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Full text of "Des cris dans la mêlée, 1914-1916"

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DES  CRIS 
DANS  LA  MELEE 


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ŒUVRES  DE  JEAN  AlCARD 


Collection  in-18  jésus  à  3  fr.  50  le  volume 


ROMANS 

Le  Pavé  d'Amour,  1  roi.  —  Roi  de  Camargue,  1  vol.  —  L'Été 
à  l'Ombre,  1  vol.  —  L'Ame  d'un  Enfant,  1  vol.  —  Notre- 
Dame  d'Amour,  i  vol.  —  Diamant  noir,  1  vol.  —  Fleur 
d'Abîme,  1  vol.  —  Melita,  1  vol.  —  L'Ibis  bleu,  1  vol.  — 
Tata,  1  vol.  —  Benjamine,  1  vol.  —  Maurin  des  Maures, 
1  vol.  —  L'illustre  Maurin,  1  vol. 

POÉSIE 

Les  jeunes  Croyances,  1  vol.  —  Rébellions,  Apaisements, 
1  vol.  —  Poèmes  de  Provence  (cour,  par  l'Acad.  fr.),  1  vol.  — 
La  Chanson  de  l'Enfant  (cour,  par  l'Acad.  fr.),  1  vol.  — 
Miette  et  Noré  (cour,  par  lAcad.  fr.  Prix  Vilet),  1  vol.  —  La- 
martine (cour,  par  l'Ac.  Prix  du  budg.),  1  vol.  —  Le  Livre 
d'heures  de  l'Amour,  1  vol.  —  Visite  en  Hollande,  1  vol  — 
Le  Dieu  dans  l'Homme,  1  vol.  —  Au  Bord  du  Désert,  1  vol. 
—  Le  Livre  des  Petits,  i  vol  —  Jésus,  1  vol.  —  Le  Té- 
moin (Poème  de  France,  1914-1916),  1  vol. 

CRITIQUE 
La  Vénus  de  Milo,  1  vol.  —  Alfred  de  Vigny,  1  vol . 

THÉÂTRE 

Au  clair  de  la  Lune  (un  acte  en  vers),  1  vol.  —  Pygmalion  (un 
acte  en  vers),  1  vol.  —  Smilis  (4  actes  en  prose,  à  la  Comédie- 
Française),  1  vol.  —  Le  Père  Lebonnard  (4  actes  en  vers  repré- 
sentés à  la  Comédie-Française),  1  vol.  —  Don  Juan,  1  vol.  — 
Othello,  le  More  de  Venise  (5  actes  en  vers  représentés  à  la 
Comédie-Française).  Portrait  de  Mounet-Sully,  par  Benjamin 
Constant,  1  vol.  4  fr.  —  La  Légende  du  Coeur  (5  arles  en  vers 
représentés  au  Théâtre  Antique  d'Orange  et  au  Théâtre  Sarab- 
Bernhardt),  1  vol.  —  Le  Manteau  du  Roi  (5  actes  en  vert 
représentés  à  la  Porte-Sainl-Martin),  1  vol.  —  Théâtre,  tome  I. 
Thâtre,  tome  II. 


.78193  —  Imprimerie  Libcib,  rue  de  Fleuras,  9,  à  Paris. 


HKoJ 


JEAN    AICARD 

de  lAcadéinie  française 


DES  CRIS 
DANS  LA  MÊLÉE 


—  1914-1916 


LIBRES  PROPOS  DE  JEAN  D'AURIOL. 


Y  A  BON  LA  France  ||  Ces  Demoiselles  ||  Garros. 
Leurs  Majestés  les  Pelples  ||  Les  Oreilles  do  Mur. 

La  Poire  pure  ||  Amour  prime  tout. 

Les  Trois  Victoires  Françaises  ||  Masques  plus  vrais 

que  les  visages  II  Gallieni  II  Le  Surboche. 

La  paix  des  Choses  ||  etc. 


L'UINITÉ  MORALE  FRANÇAISE  PAR  L'ÉCOLE. 


PARIS  »^ 

ERNEST  FLAM.MARION,   ÉDITE 

26,    RUE   RACINE,    26 


Droits  de  traduction  et  de  reproduction  réservés  pour  tous  le»  pays 


DÉDICACES 


AU  DOCTEUR  GASTINEL 

MÉDECIN    EN    CHEF    DE    LA   MARINE 

QUI  m'a  donné  une  part 

DE    CE   DÉVOUEMENT    ADMIRABLE 

QUI    LE    FAIT    CHÉRIR 

DE    NOS    BLESSÉS 

ET    A 

MADAME  PAULIN  BERTRAND 

QUI    SE    FIT    PENDANT    PLUSIEURS   MOIS 

MA    DÉVOUÉE   INFIRMIÈRE 

CE    LIVRE  l 

EST    DÉDIÉ 

EN    HOMMAGE    RECONNAISSANT 


A  LÉON  DE  S^-VALERY 

Et  à  vous,  mon  cher  confrère,  qui  vîntes  m'apporter 
votre  amitié  lorsqu'un  accident  stupide  me  laissa  pour 
mort  sur  une  grand' route;  à  vous  qui  vous  êtes  fait 
mon  secrétaire  laborieux  et  attentif;  à  vous  aussi  je 
dois  un  remercîment  ému. 

Je  n  oublierai  jamais  que  la  lecture  de  votre  manus- 
crit :  Hors  la  vie,  a  enchanté  les  heures  lentes  de  ma 
convalescence;  et  f  attends  avec  impatience  l'heure  où, 
la  paix  conclue,  et  les  littérateurs  étant  rendus  à  leur 
art,  ce  manuscrit  deviendra  un  beau  livre  applaudi. 

Jean  Aicard 

La  Garde  [Var],  50  Juin  1916, 


DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE 

(1914-1916) 


DES  CRIS  DANS  LA  MELEE 


Je  dis  à  Jean  d'Auriol  : 

—  La  mêlée,  elle  est  partout,  excepté  toute- 
fois sur  les  champs  de  bataille,  puisque  nous 
ne  voyons  plus  de  ces  batailles  rangées  où 
deux  armées  aux  prises  finissaient  par  entrer 
l'une  dans  l'autre  et  par  lutter  corps  à  corps. 
La  guerre  de  tranchées  est  un  éternel  face  à 
face  d'expectative,  l'attente  de  l'usure,  avec 
des  intermèdes  de  violences  et  des  mêlées  épi- 
sodiques,  énormes  d'horreur,  mais  sans  am- 
pleur. Et  cependant,  jamais  pareil  nombre  de 
combattants  ne  se  dressèrent  à  la  fois  les  uns 
contre  les  autres,  et  c'est  la  mêlée  quand  même, 
cet  inextricable  enlacement  de  haines,  de  ran- 
cunes, d'attaques,  de  défenses,  de  révoltes, 
d'indignations,  d'intérêts  et  d'idées.  Et,  à  l'ar- 

1 


2  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

rière  parmi  les  civils,  ce  sont  des  mêlées  encore  ; 
ici,  celle  des  craintes,  des  désirs,  des  espéran- 
ces, des  doutes,  des  confiances  et  des  méfiances  ; 
ailleurs  la  mêlée  heureuse  des  partis  étonnés 
de  s'oublier,  de  se  confondre,  au  moins  pour 
un  instant,  dans  la  volonté  de  n'être   à   eux 
tous  qu'une  nation  triomphante.  —  Au  milieu 
de-  tout  cela,  mon   cher  d'Auriol,   les  poètes 
écrivent  encore,  chantent  encore,  avec,  parfois, 
le  sentiment  de  n'être  pas  inutiles,  de  donner 
une  expression  vivante  à  quelques  idées  qui 
sommeillent  dans  certains  cœurs  et  que  la  ma- 
gie du  mot  sait  y  réveiller  ;  mais  parfois  aussi 
ils  doutent  de  l'efficacité  de  leur  effort,  et  ils 
se   disent  :  «  J'ai    cru  prononcer  des  paroles 
gonflées  de  sens,  mais  que   sont  les  paroles 
devant  l'action  !  »  De  la  mêlée  universelle  sort 
une  rumeur  immense  où  nos  voix  se  perdent. 
Les  sons  articulés  qui  sortent  de  nos  lèvres  et 
qui  nous  semblent  former  quelquefois  d'utiles 
discours  n'ont  de  sens  que  pour  nous-mêmes. 
A  peine  lancés  dans  l'air  ils  ne  sont  plus  que 
des  sons    confus,  des  clameurs   vaines  parmi 
tant  d'autres,  des  cris  perdus,  des  cris  dans  la 
mêlée. 

Mon  ami  Jean  d'Auriol  me  regarda  de  tra- 
vers. 


DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE.  ^ 

—  Il  n'y  a  pas  de  cris  perdus,  me  dit-il  gra- 
vement. Rappelez-vous  la  jolie  phrase  que  voici. 
Elle  est  de  je  ne  sais  qui  :  «  J'ai  jeté  une  parole 
en  l'air  et  j'ai  lancé  une  flèche  au  hasard,  et 
longtemps  après,  j'ai  retrouvé  dans  le  cœur 
d'un  ami  la  parole  jetée  au  vent,  et  j'ai 
retrouvé,  plantée  au  cœur  d'un  chêne,  la 
flèche  tirée  au  hasard  !  » 

—  Je  me  dis  cela  bien  souvent,  mais  cela  ne 
me  rassure  pas  toujours  sur  les  destinées  des 
flèches  et  des  paroles. 

—  Il  est  clair  que,  dans  la  mêlée  dont  vous 
me  parlez,  on  ne  saurait  se  faire  entendre 
comme  aux  jours  de  paix  et  de  silence  ;  mais, 
dans  la  mêlée,  nous  avons  des  voisins,  des 
frères  de  soufî'rance  qui  nous  coudoient  et  ceux- 
là  du  moins  nous  entendent;  et  si  notre  cri  est 
un  cri  d'espoir,  il  entre  joyeusement  en  eux,  et 
ils  le  répètent  ;  et  leurs  voisins  à  eux,  les  plus 
éloignés  de  nous,  le  recueillent  à  leur  tour  et  à 
leur  tour  le  propagent;  et  c'est  ainsi  que,  d'onde 
en  onde,  le  cri,  qu'on  croit  perdu,  court  du 
premier  qui  l'a  poussé  jusqu'aux  plus  profonds 
lointains....  Et  c'est  même  pour  cela  que  l'ex- 
pression d'un  simple  découragement  individuel 
est  une  faute  grave,  car  ce  qui  est  exprimé  est 
multiplié  à  r infini. 


4  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

Je  regardai  avec  étonnement  mon  Jean  d'Au- 
riol.  Je  l'aime  bien  et  je  l'estime  beaucoup, 
mais  une  extrême  gravité  n'est  pas  dans  son 
habitude  et  je  restai  un  instant  immobile  à 
l'examiner. 

—  Je  vois  ce  que  vous  pensez,  me  dit-il,  vous 
me  trouvez  un  peu  trop  philosophique  ou  lyri- 
que, parce  qu'à  l'ordinaire  je  vous  semble  plu- 
tôt un  peu  fruste,  de  bon  sens  un  peu  vulgaire, 
et  peut-être  incapable  de  voir  les  choses  par  le 
dedans.  Détrompez-vous.  Je  crois,  en  effet, 
qu'il  vaut  mieux,  le  plus  souvent,  ne  pas  creu- 
ser les  sujets,  mais  j'entends  mettre  quelque 
profondeur  dans  mes  propos  en  apparence  les 
plus  communs. 

—  Vous  aurais-je  blessé,  mon  ami  Jean  ? 

—  Vous  savez  bien  que  non,  puisque  vous 
accordez  que  je  ne  suis  pas  trop  béte;  mais  en 
admettant  que  j'aie  été  de  tout  temps  fermé 
aux  idées  générales  et  profondes ,  encore 
devriez-vous  vous  être  aperçu  de  l'heureux 
changement  intellectuel  et  moral  qui  s'est 
opéré  chez  un  grand  nombre  d'entre  nous,  par 
l'influence  des  souffrances  publiques,  depuis  le 
début  des  hostilités.  Des  pacifistes  à  outrance 
sont  devenus  des  défensifs  outranciers,  c'est 
entendu  ;  mais  ce  n'est  rien  que  cela.  Je  con- 


DES  CRIS  DANS  LA  MELEE.  5 

nais  de  pauvres  cerveaux  d'ignorants  qui  se 
sont  ouverts  tout  à  coup  aux  plus  hautes  con- 
ceptions sociales,  humaines,  je  dirai  même 
transcendantes.  Un  paysan  de  mon  village,  qui 
n'avait  jamais  parlé  qu'à  son  mulet  et  aux  bêtes 
de  sa  porcherie,  m'écrit  :  «  Nous  avons  devant 
nous  des  brutes;  ils  ne  savent  pas  ce  que  c'est 
que  la  France  et  la  France  c'est  les  braves  gens 
qui  veulent  rester  un  peuple  libre!  »  Bien 
entendu,  l'orthographe  n'y  est  pas,  la  phrase 
est  moins  cadencée,  mais  c'est  le  sens  entier, 
à  la  forme  près.  J'ai  reçu,  ce  matin,  la  visite 
d'un  instituteur,  venu  du  front,  en  congé.  Je 
n'ai  pas  attaqué  ce  sujet  intéressant  delà  trans- 
formation morale  du  citoyen  français  devenu  sol- 
dat, il  m'en  a  parlé  le  premier.  «  C'est,  m'a-t-il 
«  dit,  une  chose  merveilleuse,  inimaginable  ! 
«  Tous,  et  le  plus  ignare,  savent  là-bas,  au  front, 
a  et  même  savent  dire  que  l'Allemagne  c'est  la 
«  bête  féroce,  la  force  laide,  dégoûtante,  mépri- 
«  sable,  et  que  la  France  c'est  la  force  noble, 
«  belle  ;  ils  le  disent  comme  ils  peuvent,  mais  il 
«  n'y  a  pas  à  s'y  tromper  :  ils  le  savent  et  le  pen- 
«  sent,  et  pour  cela  ils  sont  prêts  à  mourir.  » 

Jean  d'Auriol  parlait  et  je  sentais  l'émotion 
me  gagner.  Il  reprit  : 

—  Ne  croyez  pas,  ne  croyez  jamais  inutiles  les 


6  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

cris  dans  la  mêlée!  T^n^z^  mon  instituteur  me 
disait  ce  matin  :  «  Nous,  les  anciens,  il  nous  est 
«  arrivé  d'avoir  des  minutes  d'ennui,  après  de 
«  si  longs  mois  passés  dans  les  tranchées  où  l'on 
«  attend  plus  souvent  qu'on  ne  se  bat,  eh  bien! 
«  lorsqu 'arrivent  parmi  nous  les  plus  jeunes, 
«  les  Marie-Louise  de  1915,  leur  entrain  nous 
((  ferait  honte  si  nous  ne  l'imitions  pas,  et  leur 
«  jeunesse  héroïque  passe  en  nous,  les  vieux. ...» 
Continuons,  croyez-moi,  à  pousser  sans  fatigue 
nos  cris  dans  la  mêlée  ! 

—  Jean  d'Auriol,  dis-je  pour  cacher  mon 
émotion,  rallumez  votre  pipe  et  passez-moi  du 
feu! 


LIBRES  PROPOS 

DE  JEAN  D'AURIOL 

Vous  ne  connaissez  pas  assez  mon  ami  Jean 
d'Auriol.  Il  est  célèbre  dans  mon  département,  le 
Var,  pour  l'indépendance  de  sa  pensée,  la  fran- 
chise de  ses  discours,  et  le  bon  sens,  qui  me 
paraît  sa  qualité  dominante.  Avec  un  certain 
air  de  se  moquer  de  tout,  c'est  bien  l'homme 
qui  attache  le  plus  de  prix  aux  vieilles  qualités 
populaires  françaises  et  il  sait  en  parler  avec 
le  respect  le  plus  parfait  quand  elles  se  présen- 
tent à  lui,  —  mais  c'est  aussi  le  frondeur  le 
plus  déterminé  qu'on  puisse  voir.  Quand  il  a 
bien  dit  ce  qu'il  veut  dire,  et  lorsqu'il  sent  qu'on 
n'a  pas  pour  ses  paroles  et  ses  idées,  ou  ses 
sentiments,  l'estime  qu'il  juge  leur  être  due,  il 
ajoute  volontiers,  d'un  air  détaché,  ces  mots, 
énigmatiques  pour  les  étrangers  :  «  Après  tout, 
vous  savez,  moi  je  suis  d'Auriol.  »Et  ces  mots 
sont  une  allusion  comique  à  une  certaine 
aventure  dont  fut  le  héros  son  bisaïeul,  avant 


8  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

la  grande  époque  révolutionnaire.  Ce  bisaïeul 
de  Jean  s'appelait  Jean  comme  lui,  et,  comme 
lui,  il  était  de  la  jolie  bourgade  d'Auriol,  en 
Provence,  voisine  de  cette  autre  aimable  petite 
ville  qui  s'appelle  Roquevaire.  Ce  Jean  d'Auriol 
d'avant  la  Révolution  était  boulanger;  et,  se 
trouvant  un  dimanche,  pour  un  achat  de  farines, 
à  Roquevaire,  il  se  rendit,  avec  toute  la  popula- 
tion roquevairoise,  à  l'église,  pour  y  entendre 
un  fameux  prédicateur.  Ce  prédicateur,  qu'on 
disait  fameux,  endormit  tout  son  auditoire,  y 
compris  Jean  d'Auriol  qui,  renversé  sur  sa 
chaise,  fît  entendre,  à  deux  ou  trois  reprises, 
un  ronflement  indiscret.  Voyant  son  public 
endormi,  le  prédicant  irrité  lança  tout  à  coup 
son  bonnet  dans  l'auditoire,  et,  frappant  en 
même  temps  sur  le  rebord  de  sa  chaire  sonore 
un  coup  de  poing  retentissant,  capable  de 
réveiller  les  morts,  il  s'écria  d'une  voix  toni- 
truante :  «  Gens  de  Roquevaire,  Roquevairois, 
vous  serez  tous  damnés!  »  A  ce  cri,  à  ce  bruit, 
tout  le  monde  se  réveilla,  et,  comme  tout  le 
monde,  notre  ami  Jean,  qui  répliqua  en  ou- 
vrant l'œil  et  en  étirant  ses  bras  engourdis  : 
«  Oh!  ioù ,  sioù  d'Oourùou  :  m'en  fouti!  » 
c'est-à-dire  :  «  Moi  je  suis  d'Auriol...  je  m'en 
fiche.  » 


LIBRES  PROPOS  DE  JEAN  D'AURIOL.  9 

L'expression  être  d'Auriol  est  devenue  popu- 
laire chez  nous,  et  elle  signifie,  à  elle  seule,  les 
deux  mots  énergiques  dont  Jean  d'Auriol  la  fît 
suivre. 

Eh  bien,  mon  ami  Jean,  rarrière-petit-fils  du 
héros  légendaire,  est  venu  me  voir  il  y  a  deux 
jours  : 

—  Quoi  de  nouveau  ?  lui  dis-je. 

—  Il  y  a  de  nouveau,  répliqua-t-il,  que  je 
ne  suis  plus  d'Auriol. 

—  Allons  donc  ! 

—  Je  ne  suis  plus  d'Auriol  ! 

—  Et  d'où  êtes-vous  donc? 

—  Mon  cher,  me  dit-il  sans  répondre,  le 
moment  n'est  plus  aux  plaisanteries.  La  France 
se  bat  et  saigne  par  mille  et  mille  blessures 
pour  défendre  la  cause  de  l'humanité,  et  je  ne 
pense  plus  qu'à  cela,  en  pleurant,  moi  que 
vous  avez  connu  si  jovial  et  si  gouailleur.  Cette 
Allemagne  a  pour  idéal  la  force,  et,  par  la  force, 
l'asservissement  des  peuples  et  l'abaissement 
des  individus.  Elle  a  avoué,  par  la  bouche  de 
ses  intellectuels,  qu'à  ses  yeux  les  générosités 
sont  des  faiblesses  coupables,  et  que,  lorsque 
son  intérêt  est  en  jeu,  elle  ne  reconnaît  plus  de 
lois.  C'est-à-dire  que  les  bandits  de  grand'route 
qui  étaient  autrefois  pendus,  écartelés,  roués. 


10  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

seraient,  aux  yeux  de  rAllemagne,  de  petits 
saints  idiots  parce  qu'ils  furent  souvent  cheva- 
leresques. Non,  non,  ce  n'est  plus  le  temps  de 
rire  et  d'être  d'Auriol.  L'Allemagne  triomphante, 
ce  serait  le  recrutement  militaire  fait  par  elle 
chez  ses  vaincus  ;  ce  serait,  partout,  la  dignité 
individuelle  offensée,  écrasée,  niée;  la  gifle  du 
sous-ofBcier  et  son  coup  de  pied  dans...  les  reins 
du  soldat.  Depuis  que  l'humanité  évolue,  elle 
va  vers  ce  but  :  créer  l'indépendance  et  la  dignité 
de  l'individu  et  sa  fierté.  La  France  a  pris  la 
tête  de  ce  mouvement  d'évolution  et  le  monde 
suit.  Voilà  ce  dont  l'Allemagne  ne  veut  pas, 
voilà  ce  qu'elle  menace...  ce  que  nous  défen- 
dons, et  pour  nous  et  pour  le  monde.  Tenez,  un 
évêque,  celui  de  Nice,  vient  de  parler,  dans  une 
brochure,  comme  aurait  dû  parler  le  pape.  J'ai 
lu  la  brochure.  Elle  dit  fort  bien  ce  que  je  viens 
de  répéter;  et,  sauf  que,  pour  moi,  Jésus,  fonda- 
teur historiquement  de  la  loi  de  charité,  n'est 
qu'un  homme,  génial  par  le  cœur,  et  que,  pour 
l'évêque,  c'est  un  Dieu,  — à  part  cela,  je  trouve 
que  l'évêque  a  parlé  selon  la  vérité  profonde. 
La  pensée  moderne  la  plus  indépendante  pro- 
clame un  espoir  de  fraternité  dont  la  source 
pure  est  dans  l'Évangile. 
—  Prenez  garde,  mon  ami,  on  va  vous  traiter 


LIBRES  PROPOS  DE  JEAN  D'AURIOL.  H 

de  réactionnaire  et  de  clérical....  Quel  besoin 
avez-vous  d'établir  cette  filiation? 

—  Je  le  fais  par  amour  de  la  vérité  d'abord, 
par  amour  de  la  justice;  et  puis  parce  que  je 
voudrais  qu'on  formulât  bien  haut  toutes  les 
idées  qui  peuvent  rapprocher  les  Français,  ren- 
dre indissoluble  l'union  sacrée,  l'union  d'après 
la  guerre,  celle  qui,  après  nous  avoir  sauvés, 
assurera  seule  notre  sécurité,  et,  par  ellcj  l'ave- 
nir du  monde  chrétien.  Je  me  déclare  du  parti 
de  la  sympathie  humaine,  de  la  bonté,  de  la 
charité,  de  la  générosité,  du  droit  des  faibles, 
toutes  conceptions  chrétiennes  à  l'origine;  et  je 
me  déclare  chrétien  de  sentiment,  moi  qui  suis 
anticlérical,  libre  penseur  et  même  athée  sous 
cette  réserve  que  la  création  du  monde  n'est 
pas  plus  exphcable  sans  Dieu  qu'avec  Dieu. 

—  Jean,  mon  ami,  on  va  dire  que  vous  êtes 
un  affreux  réactionnaire,  un  clérical  formel  sans 
le  savoir,  et  un  philosophe  plein  d'obscurité.... 

—  Monsieur,  me  répondit,  froidement  irrité, 
mon  vieil  ami.  Monsieur,  je  ne  suis  qu'un  bon 
Français.  Pourquoi  me  rappelez-vous  ce  que  je 
voulais  oublier,  à  savoir  que  je  suis  d'Auriol? 


NOTRE  AMI  BOULOT 

L'ANARCHISTE 

Mon  ami  Jean  d'Auriol,  un  vieux,  comme 
moi,  lui  si  jovial  en  temps  ordinaire,  et  passé 
maître  en  galégeade,  est  devenu,  depuis  le  pre- 
mier jour  de  la  guerre,  non  pas  un  triste,  cer- 
tes, mais  un  grave,  et  il  n'a  plus  toléré  qu'on  se 
permît,  en  sa  présence,  la  moindre  plaisan- 
terie. 

—  Nos  enfants  souffrent  et  meurent,  ré- 
pète-t-il  à  tout  propos.  Jamais  le  soleil  ne  vit 
à  la  fois  dans  le  monde  tant  de  souffrance  im- 
méritées. En  présence  de  la  barbarie  allemande, 
personne  n'a  plus  le  droit  de  rire. 

Or,  il  a,  l'autre  jour,  donné  chez  lui,  tout  un 
après-midi,  l'hospitalité  à  un  nombreux  groupe 
de  blessés.  Sur  la  terrasse  de  sa  bastide,  en 
face  de  la  mer,  il  leur  servit,  à  l'heure  du  goû- 
ter, quelques  friandises,  des  fruits,  des  gâteaux, 
d'excellent  vin  de  sa  vigne,  puis  on  causa,  et 


NOTRE  AMI  BOULOT  L'ANARCHISTE.  15 

les  poilus,  mis  en  verve,  mais  orientés,  par  le 
maître  du  logis,  vers  les  pensées  les  plus  sé- 
rieuses, celles  qu'inspire  la  guerre,  racontèrent, 
chacun  à  leur  tour,  quelque  terrible  scène  de 
massacre,  d'incendie,  de  viol  et  de  pillage. 
Jean  d'Auriol  répéta  sa  phrase  favorite  : 

—  c(  Vous  voyez  bien  que  personne  n'a  le  droit 
de  rire  en  ce  moment...  »;  mais  ayant  réfléchi 
qu'il  ne  fallait  pas  contrister  ses  hôtes,  le  brave 
homme  ajouta,  cette  fois  vivement  :  «  Personne 
n'a  le  droit  de  rire...,  sauf  vous  autres,  bien 
entendu,  sauf  ceux  qui  sont  en  train  de  se 
battre,  ou  qui,  comme  vous,  se  sont  battus  en 
héros.  »  Cette  phrase  amena  un  sourire  sur 
les  visages  pâlis.  Une  béquille  s'agita  allègre- 
ment. 

L'œil  d'un  soldat  —  dont  l'autre  œil  dispa- 
raissait sous  un  épais  bandeau  blanc  —  lança 
un  éclair  narquois.  Un  sergent  —  qui  portait 
en  écharpe  son  bras  droit,  une  main  à  jamais 
morte  —  se  mit  à  rire  bruyamment.  Jean  d'Au- 
riol sentit  que  son  habituelle  tristesse  n'était 
plus  de  mise  : 

—  Oui,  oui,  vous  riez,  fît-il,  je  sais  ce  que 
c'est;  c'est  le  rire  de  guerre  qui  a  inspiré  à 
M.  Lavedan  une  page  charmante  et  superbe. 
Oui,  c'est  vrai,  la  gaieté  française  est  un  des 


14         DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

caractères  du  courage  français  ;  elle  le  soutient 
et  peut-être  le  crée;  elle  en  fait  partie  inté- 
grante.... Au  fait,  pourquoi  avez-vous  ri,  mon 
ami  ?  Car  ce  rire  répondait  évidemment  à  une 
pensée  intérieure.  Allez-y,  mon  gaillard,  ajouta- 
t-il,  nous  sommes  entre  hommes! 

—  C'est  un  rigolo,  le  sergent!  fit  une  voix. 
Et  toutes  les  figures  s'épanouirent. 

Le  sergent  (un  avocat,  dans  le  civil)  conta 
ceci  : 

—  «  Il  y  avait,  dans  mon  village,  un  anarchiste, 
pas  très  grand  de  taille,  très  large  d'épaules, 
rondelet,  velu  et  qu'on  avait  surnommé  Boulot. 
Boulot  était  manœuvre  et  n'avait  jamais  pu 
s'élever  à  la  dignité  de  maçon.  Il  était  illettré, 
mais,  au  besoin,  en  épelant  tout  bas  une  ligne 
de  journal,  il  parvenait  à  la  comprendre.  Dans 
le  pays,  où  il  était  arrivé  en  chemineau,  un 
beau  soir,  on  ne  savait  d'où,  il  était  renommé 
pour  sa  force  physique.  Cette  espèce  de  petit 
ours  portait  seul  sur  son  épaule  des  moellons 
que  les  hercules  de  foire  n'auraient  pas  soulevés 
—  et  il  eût  aisément  ployé  et  cassé  entre  ses 
doigts  une  pièce  d'or  de  dix  francs;  mais,  lors- 
que, les  jours  de  paie,  il  en  tenait  une,  Boulot 
lui  réservait  d'autres  destinées.  Naturellement, 
Boulot  était  antimilitariste.  A  ses  yeux,  les  sol- 


NOTRE  AMI  BOULOT  L'ANARCHISTE.  15 

dats  étaient  tous  des  brutes,  avec  ou  sans  ga- 
lons. «  La  guerre?  il  n'y  a  qu'à  refuser  de  la 
faire,  et  il  n'y  en  aura  plus.  »  —  «  Mais  si  ton 
ennemi  te  la  fait  quand  toi  tu  n'en  veux  pas?  » 
—  «  Ne  comprends-tu  pas,  bougre  d'idiot,  hur- 
lait Boulot,  qu'il  y  a  qu'à  refuser  de  la  faire... 
des  deux  côtés!...  c'est  bien  simple!  » 

«  Tel  était  Boulot.  Pour  l'achever  de  peindre, 
disons  qu'il  avait  un  travers  amusant.  Cet  ours 
avait  toujours  refusé  de  dire  son  âge.  En  cela, 
mais  en  cela  seulement,  il  ressemblait  à  une 
jolie  femme.  Et  c'était  vouloir  le  faire  enrager 
et  s'attirer  une  méchante  riposte,  que  de  lui 
dire  :  «  Quel  âge  as-tu,  Boulot?  »  A  cette  ques- 
tion, il  vous  regardait  d'un  air  furieux,  et  géné- 
ralement (car  il  ne  variait  guère  ses  invectives), 
on  l'entendait  grogner,  comme  le  capitaine 
moco,  arraisonné  en  mer  par  un  Hollandais  : 
«  Ta  maire  a  fa  un  pouarc!  » 

«  Et  voilà,  monsieur  Jean  d'Auriol,  le  sou- 
venir qui  m'a  fait  rire.  Un  jour,  on  lisait  le 
journal  à  Boulot;  on  dénonçait  les  infamies  al- 
lemandes; on  disait  les  reîtres  esclaves  char- 
geant en  masses  profondes;  les  officiers  met- 
tant, devant  leurs  hommes  armés,  —  non  plus 
des  ennemis,  non  plus  des  Français  ou  des 
Belges,  mais  plusieurs  rangs  épais  de  soldats 


16  DES  CRIS  DANS  LAJMÊLÉE. 

allemands  —  qui  sait,  des  punis  peut-être  ou 
des  Alsaciens,  misérables  créatures  destinées  à 
faire  de  leurs  cadavres  amoncelés  une  muraille 
derrière  laquelle,  pour  tirer,  s'abriteraient  leurs 
compatriotes.  On  décrivait  ces  premiers  rangs 
de  Teutons  sans  armes  qui  marchaient  vers 
nous,  Français,  en  se  voilant  les  yeux  de  leurs 
bras  repliés,  pour  ne  pas  voir  leur  destinée  ! 

—  Il  y  a  ça  sur  le  journal  ?  interrogea  Boulot, 
tout  rouge. 

—  Oui,  il  y  a  ça!  et  aussi  qu'on  a  trouvé 
des  artilleurs  allemands  enchaînés,  par  le  cou, 
à  leurs  pièces,  avec  des  chaînes  à  cadenas.  Les 
malheureux,  traités  en  forçats  par  leurs  chefs, 
se  tordent  comme  étranglés  par  des  serpents 
de  fer,  quand  ils  voient  venir  contre  eux  les 
baïonnettes  ennemies  ! 

c(  Il  y  a  ça?  »  criait  Boulot.  Il  se  saisit  du 
journal  et  s'assura  lentement  de  la  fidélité  du 
lecteur.  Gela  fait,  il  releva  la  tète.  Maintenant 
il  était  tout  pâle  : 

—  La  France,  elle  a  raison!  dit-il  simplement. 
Ah!  c'est  comme  ça  qu'ils  se  traitent  entre  eux? 
Ces  Allemands  sont  des  salops.  Je  vais  m'en- 
gager. 

—  Quel  âge  as-tu  donc.  Boulot?  » 
Il  se  retourna,  placide  : 


NOTRE  AMI  BOULOT  L'ANARCHISTE.  17 

—  Il  y  a  cinquante-neuf  ans  que  je  suis  dans 
cette  salope  de  vie,  dit-il,  mais  je  n'avais  pas 
encore  entendu  parler  d'abominations  pareilles. 
Je  vais  m'engager;  faites-en  autant. 

Et  il  y  alla. 


LA  NOËL  DES  NOELS 

C'est  une  coutume  invétérée  chez  nous,  celle 
qui,  pour  la  Noël,  réunit  autour  du  repas  tradi- 
tionnel tous  les  membres  d'une  même  famille. 
Les  querelles,  les  haines  même,  font  trêve  le 
plus  souvent.  De  très  loin  accourent  les  fils  se 
rassembler  autour  des  pères.  Beaucoup  n'obéis- 
sent plus  à  une  pensée  religieuse,  mais  seule- 
ment à  une  habitude  ancestrale  qu'ils  ont 
trouvée  douce  et  qu'ils  perpétuent  parce  qu'elle 
leur  donne  des  joies,  celles  du  retour  au  pays 
natal,  dans  la  maison  antique  où  ils  ont  joué 
tout  petits.  Noël,  c'est  l'attendrissement  du 
monde  devant  la  naissance,  devant  la  faiblesse 
et  la  grâce  de  l'enfance,  devant  la  Maternité  qui 
renouvelle  sans  fin  l'espérance  humaine. 

Noël,  c'est  année  nouvelle,  espoir  nouveau, 
l'attente  charmée,  la  foi  dans  un  inconnu  de 
douceur  qui  s'avance  à  travers  les  cruautés  de 
l'hiver.  Bientôt,  si  peu  que  ce  soit,  les  jours 
vont  croître  ;  la  lumière  est  promise,  elle  vien- 
dra; les  matins  seront  glorieux  et  les  nuits 
plus  douces  :  Noël  ! 


LA  NOËL  DES  NOELS.  19 

Je  me  rappelle  toujours  avec  émotion  nos 
crèches  d'enfant,  construites  dans  une  chemi- 
née abandonnée,  aménagée  comme  un  théâtre. 
Les  petits  personnages  de  terre,  coloriés,  aux 
costumes  pittoresques,  sont  tous  en  marche 
vers  l'Étable  de  la  Nativité.  Les  mages,  les  rois 
y  vont  aussi,  mais  il  leur  faut  à  ceux-là  une 
Étoile  pour  guide.  J'aime  bien  les  pauvres  gens, 
bergers,  âniers,  paysans,  menuisiers,  forge- 
rons, en  habits  de  travail,  qui,  eux,  se  sont  mis 
en  marche  sans  autre  guide  que  leur  beau  dé- 
sir; ils  devinent  le  chemin;  leur  étoile  est  dans 
leur  cœur;  ils  n'ont  pas  besoin  d'un  flambeau 
de  miracle  pour  éclairer  leur  route,  ils  savent 
où  ils  vont  et  qu'ils  seront  aimés  parce  qu'ils 
aiment. 

La  Noël  de  1914  restera  dans  la  mémoire 
humaine  comme  une  des  plus  étonnantes  fêtes 
du  cœur  et  des  plus  miraculeuses. 

Songez  donc  !  Nous  avons  devant  nous  cette 
Allemagne  monstrueuse,  difficilement  explica- 
ble à  nos  clairs  cerveaux  de  Latins,  et  qui,  soi- 
disant  chrétienne,  offense  toutes  les  pitiés, 
toutes  les  bontés,  toutes  les  charités  évangéli- 
ques.  Pays  luthérien,  dont  le  chef,  au  besoin, 
invoque  gravement  la  vierge  Marie,  qui  n'a 
pourtant  rien  à  voir  dans  aucune  de  ses  pen- 


20  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

sées.  Ce  kaiser  rappelle  un  Hérode  massacreur 
d'enfants  ou  un  Néron  incendiaire  qui  allume, 
en  guise  de  torches,  des  hommes  vivants,  en- 
duits de  poix....  Voyez  ce  qu'il  fait  de  son  propre 
peuple! 

Ce  prince  de  rapine  et  de  meurtre  se  réclame 
pourtant  du  Christ!  Il  est  vrai  qu'il  a  des  rap- 
ports plus  étroits  avec  Dieu  le  Père.  Nous  avons 
lu  dans  un  journal  allemand  cette  phrase  stu- 
péfiante :  «  Dieu  le  père  est  particulièrement 
réservé  à  Sa  Majesté  l'Empereur!  »  —  Il  paraît 
qu'ils  sont  au  mieux.  Gela  est  très  regrettable, 
car  cela  ne  fait  l'éloge  ni  de  l'un  ni  de  l'autre. 
Il  faut  s'en  consoler  en  se  persuadant  qu'il  s'agit 
d'un  Sabaoth  démodé,  d'un  dieu  hors  d'usage, 
celui-là  même  que  Jésus  vint  terrasser  pour 
mettre  à  sa  place  le  Dieu  paternel  et  souriant 
qu'il  nommait  son  Père,  et  dont  l'avènement 
réjouit  la  terre  :  Noël  ! 

Donc,  nous  avons  devant  nous  cette  Allema- 
gne et  cet  empereur,  une  race  barbare,  proli- 
fique, innombrable,  qui  cherche  vainement  à 
masquer  ses  criminelles  intentions,  et  qui,  dé- 
bordant son  territoire  devenu  trop  étroit,  ne 
veut  que  s'emparer  du  territoire  et  de  tous  les 
biens  de  ses  voisins. 

Toute  la  nation  française,  aidée  de  ses  alliés, 


LA  NOËL  DES  NOELS.  21 

s'est  portée  au-devant  de  l'invasion  des  bar- 
bares. Nous  sommes  parvenus  à  les  repousser 
vers  nos  frontières  que  nous  n'avons  pas  encore 
reconquises;  et,  blottis  dans  nos  tranchées,  en 
face  des  leurs,  nous  attendons  dans  la  dou- 
leur, —  bien  que  sûrs  du  lendemain,  —  la  déli- 
vrance. Voilà  dans  quelles  conditions  nous 
trouve  la  Noël  de  1914. 

C'est-à-dire  que  la  question  de  vie  ou  de  mort 
se  pose  entre  un  peuple,  chrétien  de  nom,  mais 
en  réalité  aussi  dur,  plus  dur  que  l'antique  force 
païenne  contre  laquelle  venait  lutter  l'Évan- 
gile, esprit  de  paix,  de  tendresse  humaine, 
de  charité,  générateur  de  l'altruisme  philoso- 
phique. 

C'est-à-dire  que  deux  mille  ans  après  la  nais- 
sance de  la  pensée  de  douceur,  du  sentiment 
de  bonté,  tout  nouveaux  au  temps  d'Hérode,  et 
qui,  passant  lentement  du  domaine  religieux 
dans  le  domaine  philosophique,  semblaient  hier 
à  la  veille  de  conquérir  tous  les  cœurs,  deux 
mille  ans  après  le  premier  Noël  tout  est  remis 
en  question.  Qui  donc  vaincra,  de  la  Force  bru- 
tale, de  l'Appétit  armé,  du  Soldat  sans  pitié,  — 
ou  de  la  tendresse,  de  la  bonté,  de  la  paix  pro- 
mise au  monde  ?  d'Hérode  ou  des  Innocents  ?  de 
Néron  ou  de  Marc-Aurèle  et  de  Jésus  ? 


22  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

En  sorte  qu'aux  yeux  du  philosophe,  cette 
Noël  1914  a  toute  la  beauté  de  la  première  des 
Noëls. 

Eh  bien!  n'en  doutez  pas,  Sabaoth,  vieux 
Dieu  réservé  à  l'usage  exclusif  de  Sa  Majesté 
Guillaume  II  —  Sabaoth  et  Guillaume  lui- 
même  seront  ensemble  vaincus  et  dépossédés, 
parce  que  la  puissance  de  l'évolution  humaine 
le  veut  ainsi  —  et  que  cette  puissance  est  une 
force  aussi  indéfinissable  mais  aussi  inéluc- 
table, aussi  impérieuse  que  la  «  volonté  de 
l'espèce  »  chère  à  Schopenhauer. 

Dans  les  tranchées  françaises  —  un  beau 
dessin  de  Neumont  apportera  à  nos  chers  sol- 
dats la  plus  consolante  des  visions  :  les  enfants, 
cette  année,  enverront  a,ux  pères  les  cadeaux 
qui,  d'ordinaire,  leur  étaient  donnés  par  les 
pères.  Et  ces  cadeaux  seront  distribués  par  les 
soins  de  l'intendance  militaire,  et  il  arrivera  ceci 
d'extraordinaire  que,  par  la  permission  officielle 
d'un  gouvernement,  un  compliment  en  vers, 
lettre  des  enfants  de  la  France,  sera  lu  aux  sol- 
dats sur  le  front!  Voilà  les  grâces  du  cœur 
français,  en  opposition  saisissante  avec  les  sau- 
vageries prussiennes.  On  ne  trouvera  pas,  dans 
l'histoire  du  monde,  une  autre  vision  pareille  : 
les  enfants  d'une  nation  venant,  en  pleine  ba- 


LA  NOËL  DES  NOELS.  23 

taille,  parler  —  aux  deux  millions  d'hommes 
armés  qui  combattent  pour  eux  —  des  dou- 
ceurs du  foyer  et  de  la  nécessité  de  sauver 
les  dieux  lares. 

Vous  sentez  bien  avec  moi,  n'est-ce  pas, 
qu'elle  est  merveilleuse,  cette  Noël? 

Voici,  .tenez,  une  lettre  d'enfant  que  je  viens 
de  recevoir.  Ne  vous  semble-t-clle  pas  adora- 
rable  ?  On  souffre  d'un  doute  sur  le  retour  du 
cher  combattant,  mais  on  ne  doute  pas  de  la 
victoire  finale.  Écoutez  : 

«  Houilles,  le  11  décembre  1914. 

((  Monsieur, 

«  J'ai  lu  votre  appel  aux  «  Enfants  de  France  »  ; 
mon  papa  est  mobilisé,  nous  pensons  bien  à 
lui,  mais  dans  ses  lettres,  il  nous  dit  de  prier 
aussi  pour  ceux  qui  se  battent,  et  comme  nous 
voulons  être  obéissants,  nous  pensons  à  tous. 
Maman  touche  pour  chacun  de  nous,  car  nous 
sommes  trois,  une  allocation.  C'est  pourquoi 
nous  vous  envoyons  chacun  dix  sous  pour  que 
nos  soldats  aient  leur  petit  Noël,  et,  ce  jour-là, 
nous  ferons  une  plus  grande  prière.  N'est-ce 
pas.  Monsieur,  que  le  bon  Dieu  voudra  que  nous 


24         DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

soyons  vainqueurs,  et  peut-être  aussi  que  notre 
papa  nous  revienne? 

«  Vous  voulez  bien  que  je  vous  embrasse? 
Ce  sera  pour  tous  les  soldats  de  la  part  de  Jean, 
Paulette  et  Simone.  » 

En  réponse  à  cette  lettre,  du  fond  des  tran- 
chées françaises,  un  grand  cri  s'élève  :  «  Noël! 
Noël!  Oui,  nous  vaincrons,  chers  petits  en- 
fants !  Nous  vaincrons  pour  ne  pas  vous  livrer 
aux  païens.  Nous  vaincrons  pour  que  vous 
soyez  aimés.  Nous  vaincrons  parce  que  la  France 
a  promis  au  monde  la  douce  fraternité.  Nous 
vaincrons  parce  que  la  victoire  des  barbares, 
qui  empruntent  à  la  science  ses  engins  de  des- 
truction et  dont  la  dialectique  n'est  que  vil 
mensonge,  serait  la  ruine  de  ce  qui  ne  peut 
pas  périr!  Contre  l'Antéchiist,  le  petit  Noël  est 
debout.  Noël!  Noël!  » 


LES  ÉCOLES  DE  MUTILES 

—  Je  vous  ai  dit,  l'autre  jour,  avoir  reçu 
une  lettre  à  laquelle  manquait  l'adresse  de  l'ex- 
péditeur, en  sorte  que  je  n'ai  pu  y  répondre 
directement.  Mon  propos,  répété  par  vous  dans 
le  journal  La  France,  m'a  valu  plus  d'une  lettre 
intéressante,  et  à  celles-là  je  désire  répondre 
par  votre  intermédiaire.  On  me  demande  quel- 
ques éclaircissements  sur  les  Écoles  de  Mutilés. 
Je  vous  les  apporte. 

—  Je  vous  écoute,  mon  cher  d'Auriol. 

—  D'abord,,  le  siège  de  V Association  qui  s'oc- 
cupe des  Mutilés,  se  trouve  à  Paris,  63,  avenue 
des  Champs-Elysées.  C'est  là  qu'on  doit  écrire  si 
l'on  a  besoin  de  renseignements  complémen- 
taires. Le  premier  de  mes  correspondants  croyait 
que,  dans  ces  écoles,  on  recommençait  l'ins- 
truction générale  des  mutilés.  «  Je  ne  sais, 
((  disait-il,  ni  bien  lire  ni  bien  écrire  et  je  suis 
«  trop  vieux  pour  apprendre,  et  j'ai  peur  d'avoir 
<(  à  m'enfermer  dans  une  école  comme  un  en- 
ce  fant!...  »  Il  ne  s'agit  pas  de  cela.  Ce  sont  des 


26  DES  CHIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

écoles  où  l'on  donne  aux  mutilés  des  leçons 
spéciales^  afin  qu'ils  puissent,  quelle  que  soit  la 
mutilation  qu'ils  ont  subie,  employer  encore 
leur  force,  leur  adresse,  et  continuer  à  exercer, 
le  mieux  possible,  le  métier  qui  est  le  leur,  qui 
fut  leur  gagne-pain  jusqu'au  moment  de  la 
guerre. 

«  Il  y  a,  par  exemple,  à  Reuilly,  aux  portes 
mêmes  de  Paris,  une  maison  pour  les  aveugles. 
La  villa  de  Reuilly  est  une  annexe  des  Quinze- 
Vingts ,  avec  des  jardins  magnifiques.  Dans  ces 
jardins,  on  a  savamment  disposé  des  grillages 
en  bordure  des  allées.  A  l'aide  de  leur  bâton, 
les  aveugles  apprennent  à  se  diriger,  en  se  gui- 
dant sur  les  sinuosités  des  clôtures. 

«  Et  là  le  vannier,  par  exemple,  retrouve 
son  travail  habituel.  Il  n'a  pas  à  l'apprendre.  Ce 
qu'il  apprend,  c'est  à  V exercer  malgré  son  infir- 
mité nouvelle;  il  apprend  u  à  se  passer  de  ses 
yeux  »,  à  voir  par  le  contact.  Les  aveugles  ap- 
prennent aussi  à  lire,  mais  à  lire  l'écriture 
spéciale  imprimée  pour  eux,  en  relief,  mé- 
thode Braille.  Les  uns  rempaillent  des  chaises. 
D'autres  font  du  filet,  de  la  dentelle,  du  ma- 
cramé^ —  vous  savez  bien  ?  —  le  macramé  est 
le  filet  artistique,  cette  guipure  de  ficelle,  à 
franges,  dont  on  recouvre,  pour  les  préserver 


LES  ÉCOLES  DE  MUTILÉS.  27 

des  mouches,  les  chevaux.  On  en  fait  aussi, 
finement,  des  parures  de  femme.  En  retrou- 
vant leur  besogne  accoutumée,  en  se  rendant 
compte  de  la  réelle  possibilité  de  la  reprendre 
utilement,  de  gagner  encore  leur  vie  par  le  tra- 
vail, les  aveugles  se  sentent  revivre.  L'espoir 
légitime  entre  dans  leur  cœur.  Leurs  yeux  se 
sont  éteints,  mais  il  se  fait  en  eux  une  faculté 
singulièrement  aiguë  de  coordonner  un  monde 
nouveau  de  sensations  qui  leur  rend  intelligible, 
autrement  que  par  le  passé,  le  monde  visible. 
Cette  rénovation  de  leur  être,  cette  adaptation 
à  leur  nouvel  état,  qui  se  ferait  lentement  s'ils 
étaient  livrés  à  eux-mêmes,  se  fait  assez  rapi- 
dement quand  ils  reçoivent,  tout  préparés,  les 
enseignements  de  l'expérience.  C'est  là  une 
œuvre  magnifique!  Ainsi  l'aveugle  même  ne 
doit  pas  désespérer;  il  verra  d'autres  lumières 
que  celles  du  jour  ou  des  lampes  familiales. 
Les  rehefs  des  choses  lui  parleront.  Les  in- 
flexions des  voix  éveilleront  en  lui  des  percep- 
tions plus  étendues.  Et,  par-dessus  tout,  il  se 
sentira  aimé.  Notre  ami  M.  Herriot,  maire  de 
Lyon,  a  écrit  là-dessus  une  admirable  page.... 
«  Et,  pour  les  mutilés,  il  en  ira  de  même 
que  pour  les  aveugles;  je  veux  dire  que  des 
moyens  leur  seront  fournis  (auxquels  ils  ne  son- 


28  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

géraient  pas  s'ils  étaient  seuls)  de  s'aider  eux- 
mêmes  et  de  revivre  normalement.  On  leur 
facilite  ou  la  reprise  de  leur  métier,  ou  bien 
l'apprentissage  d'une  profession  compatible 
avec  leur  infirmité. 

«  Le  but  essentiel  de  Vœuvre  est  donc  la 
RÉÉDUCATION  PROFESSIONNELLE. 

«  Des  ateliers  ont  été  organisés  par  les  soins 
de  l'Œuvre.  Le  mutilé  y  peut  apprendre  à  res- 
ter ou  à  devenir  cordonnier,  tailleur,  ferblan- 
tier, menuisier,  mécanicien.  Les  hommes  qui 
ont  déjà  une  certaine  instruction  peuvent  suivre 
des  cours  de  comptabilité  ou  de  sténographie, 
de  dactylographie,  et  d'autres  encore. 

«  Pendant  toute  la  durée  de  la  rééducation, 
les  mutilés  reçoivent  sur  les  fonds  de  l'œuvre 
une  allocation  journalière  de  3  fr.  50;  cette 
allocation  ne  les  prive  en  aucune  façon  de  celle 
qui  leur  est  versée  par  l'État  et  qui  s'élève 
actuellement  à  1  fr.  70  par  jour. 

«  Les  hommes  qui  se  trouvent  à  Paris  sans 
famille  sont  logés,  nourris  et  blanchis  dans  un 
établissement  situé  quai  de  la  Râpée,  n°  28.  Ils 
sont  mis  à  même  de  suivre  leurs  cours  de  réé- 
ducation ;  mais,  naturellement,  ceux-là,  étant 


LES  ÉCOLES  DE  MUTILÉS.  29 

défrayés  de  tout,  ne  touchent  pas  l'allocation 
de  3  fr.  50....  C'est  justice. 

((  Si,  dans  l'entourage  du  mutilé,  se  trouve 
une  personne  désireuse  de  lui  venir  en  aide 
personnellement  pour  l'obtention  d'un  appareil 
perfectionné,  elle  peut  s'adresser  directement 
à  l'CEuvre  pour  lui  faire  connaître  son  inten- 
tion, et  l'CEuvre  se  fera  un  devoir  de  lui  rem- 
bourser la  moitié  du  prix  qu'aura  coûté  l'appa- 
reil, à  concurrence  toutefois  d'un  maximum 
de  200  francs. 

—  Voilà,  conclut  Jean  d'Auriol,  les  rensei- 
gnements que  je  me  suis  procurés. 

—  Fort  bien,  mon  ami  Jean,  mais,  comme 
j'ai  reçu  de  mon  côté  une  lettre  me  priant  de 
donner  sur  les  Écoles  des  mutilés  des  rensei- 
gnements définitifs,  je  m'inquiète  de  ne  pas 
vous  entendre  parler  des  agriculteurs  ?. . . 

—  C'est,  dit  Jean  d'Auriol,  que  je  gardais 
cette  question-là  pour  la  fin.  Oui,  il  existe,  pour 
la  rééducation  des  mutilés^  une  école  d'agriculture 
à  Limonestj  près  de  Lyon.  Le  métier  d'agricul- 
teur est  le  premier  de  tous;  il  est  à  l'origine  de 
tous  les  métiers.  Il  représente  la  vie  essen- 
tielle de  la  nation.  Oui,  on  a  songé  aux  agri- 
culteurs. Comment  eût-on  pu  les  oublier!  Une 


50  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

des  personnes  qui  m'écrivent  a  vu  une  gravure 
anglaise  représentant  un  cultivateur  qui,  am- 
puté des  deux  bras,  apprend  à  se  servir  d'appa- 
reils spéciaux  pour  son  travail  habituel  et  pré- 
féré! Enfin,  cette  généreuse  correspondante, 
car  c'est  une  femme,  s'adresse  à  moi  pour  que 
j'offre  de  sa  part,  à  TŒuvre  des  Mutilés,  le 
prêt  d'une  terre,  bâtiments  de  ferme-école,  lits 
de  fer,  tables,  instruments  agricoles;  et  cela, 
dans  le  cas  où  son  désir  serait  réalisable,  ferait 
une  deuxième  école  de  rééducation  spéciale 
pour  les  travailleurs  de  la  terre.  Je  vais  com- 
muniquer cette  offre  généreuse  à  l'œuvre  cen- 
trale. 

—  Mais,  Jean,  mon  ami,  vous  ne  fumez  pas 
aujourd'hui?... 

—  Non;  je  n'ai  ni  faim,  ni  soif,  ni  envie  de 
fumer  quand  je  songe  à  tant  de  misères!  et  à 
tant  de  dévouements  prêts  à  répondre  à  celui 
de  nos  martyrs  ! 


LA  PUCELLE   D'ORLEANS 

—  Bonjour,  ami  d'Auriol,  m'apportez-vous 
un  sujet  d'article?  un  bon? 

—  Peut-être.  Connaissez-vous  le  projet  des 
Anglais  au  sujet  de  Jeanne  d'Arc  ? 

—  Ne  veulent-ils  pas  lui  élever  une  statue  à 
Londres? 

—  C'est  cela  même.  Qu'en  pensez-vous? 

—  Je  pense  que  c'est  une  idée  très  pure, 
très  noble,  et  c'est  par  conséquent  de  la  belle 
et  bonne  politique....  Honorer  son  ennemi,  en 
pleine  bataille,  c'était  le  vieux  jeu,  le  jeu  cheva- 
leresque et  qui  mérite  d'être  regretté.... 

—  Croyez-vous  ? 

—  Dame  ! 

—  Je  dis,  moi,  qu'en  changeant  de  méthode 
et  en  employant  contre  l'ennemi  tous  les 
moyens  de  destruction,  de  férocité,  de  trahison 
et  d'infamie,  les  Allemands,  en  fin  de  compte, 
auront  fait  d'excellente  besogne,  parce  qu'ils 
auront  déshonoré  la  guerre.... 

—  C'est  un  point  de  vue  ;  mais  alors,  si  on 
ne  consent  pas  à  les  combattre  par  des  moyens 


Ô2  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

pareils  aux  leurs,  on  atteindra  le  but  opposé  : 
non  seulement  on  court  le  risque  de  retarder 
la  victoire  des  peuples  loyaux,  mais  on  sert  la 
cause  de  la  guerre  considérée  en  elle-même, 
puisqu'on  la  réhabilite  ? 

—  C'est  là,  dit  Jean  d'Auriol,  en  allumant  sa 
pipe  de  philosophe,  ce  qu'on  appelle  un  cercle 
vicieux....  C'est  étonnant,  ce  qu'on  rencontre  de 
cercles  vicieux  au  cours  d'une  brève  existence  ! 

—  Honorer  son  ennemi  en  pleine  guerre, 
était  donc  très  bien,  repris-je,  et  d'ailleurs  on 
se  diminue  en  ravalant  l'adversaire;  mais  je 
trouve  tout  simple  que  deux  peuples  ennemis 
rendent  hommago  réciproquement  aux  héros 
de  leurs  deux  nations,  le  jour  où  elles  ont 
reconnu  avoir  de  beaux  intérêts  communs. 
L'estime  réciproque  est  un  fameux  ciment  pour 
les  alliances  internationales,  aussi  bien  que 
pour  les  mariages  d'amour.  Les  Anglais,  jadis, 
croyaient  avoir  un  droit  sur  la  terre  de  France, 
et  ils  tâchaient  de  le  faire  triompher,  lorsqu'une 
fille  du  peuple,  une  bergère,  se  révéla  guer- 
rière et  leur  infligea  de  rudes  leçons.  Humiliés 
d'être  vaincus  par  une  femme,  ils  la  crurent 
vraiment  sorcière,  comme  le  permettaient  les 
superstitions  de  leur  époque.  Ils  la  brûlèrent, 
avec  le  secours  de  quelques  moines  et  prêtres 


LA  PUCELLE  D'ORLÉANS.  35 

jaloux,  dévoyés,  intéressés  et  abominables. 
Aujourd'hui,  la  lumière  s'est  faite.  Les  procès 
de  Jeanne  sont  publiés.  Ils  ont  trouvé  en  Joseph 
Fabre,  notamment,  un  historien  précis,  élo- 
quent et  enthousiaste.  Les  Anglais  ne  croient 
plus  aux  sorciers;  la  France  non  plus.  Alors  on 
ne  voit  plus  Jeanne  d'Arc  que  comme  une  fille 
sublime,  en  qui  s'est  révélée  l'idée  de  patrie, 
quand  cette  idée  ne  se  formulait  pas  encore; 
et  tous,  sans  distinction,  Anglais  et  Français, 
nous  honorons  en  Jeanne  d'Arc  la  plus  parfaite 
incarnation  du  patriotisme. 

Jean  d'Auriol  me  considérait  d'un  œil  nar- 
quois. Il  fumait  comme  une  cheminée  d'usine. 
Il  dégorgeait  des  nuages  orageux. 

—  Donc,  me  dit-il,  vous  trouvez  heureuse 
l'idée  des  Anglais,  celle  d'élever  sur  une  place 
de  Londres,  une  statue  à  Jeanne  d'Arc  ? 

—  Je  trouve  cela  très  beau,  notre  Jeanne 
représentant  une  idée  générale  :  le  devoir  de 
défense  et  le  droit  d'autonomie  des  peuples. 

—  Bon  !  moi  aussi  !...  Mais  ne  redoutez-vous 
pas  un  culte  de  Jeanne  d'Arc  comme  un  fait 
réactionnaire,  Jeanne  ayant  été  proclamée 
bienheureuse  par  l'Église  romaine  ? 

—  Jean  d'Auriol,  lui  dis-je,  vous  me  tendez 
je  ne  sais  quel  piège?... 

3 


34  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

Il  se  mit  à  rire. 

—  En  effet,  dit-il,  et  je  suis  de  votre   avis 
sur  Jeanne  d'Arc.  Mais  peut-être  vais-je  plus 
loin  que  vous  dans  le  désir  de  voir  le  culte  de 
cette  admirable  fille  se  propager,  en  France 
surtout.  Je  suis,  il  est  vrai,  une  manière  de 
mécréant.   Je  ne  crois  pas  aux  miracles,  pas 
plus  à  ceux   qui  viennent   du   diable  qu'aux 
autres,  mais  je  constate  que  bien  des  gens  y 
croient,  —  et,  pourvu  que   ces  personnes-là 
n'encombrent  pas  ou  ne  gênent  pas  la  politique 
républicaine,  je  n'ai  rien  à  leur  reprocher.  Li- 
berté de  conscience  !  Je  vais  plus  loin,  comme 
j'ai  eu  l'honneur  de  vous  l'annoncer.  C'est  pré- 
cisément/jarce  que  «  la  question  Jeanne  d'Arc  » 
a  plusieurs  faces,  qu'elle  me  paraît  propre  à 
servir  l'unité  française,  l'union  sacrée,  si  vous 
préférez.  Oui,  je  dis  que,  autour  de  cette  mer- 
veilleuse allégorie,  il  est  heureux  qu'on  puisse 
grouper  tous  les  citoyens,  sans  exception,  — 
chacun  ayant  des  idées  propres,  diverses,  con- 
tradictoires même,  sur  les  origines  du  génie 
de  la  pauvre  bergère,  —  mais  tous  étant  d'ac- 
cord aujourd'hui  pour  voir   qu'elle  assure  et 
vivifie  les  deux  idées  qui  n'en  font  qu'une,  à 
savoir  :  le  devoir  de  défense  et  le  droit  d'auto- 
nomie des  peuples.  Et  que  notre  Jeanne  d'Arc 


LA  PUCELLE  D'ORLÉANS.  35 

ait  conquis  le  cœur  anglais,  en  territoire  anglais, 
c'est  là  une  magnifique  conquête  humaine  de 
la  France  :  la  France  a  pour  mission,  humaine 
ou  divine,  comme  on  voudra,  ce  genre  de  con- 
quêtes-là. Une  statue  élevée  à  Jeanne  d'Arc, 
sur  une  place  de  Londres,  ce  serait  un  des  plus 
gentils  camouflets  qu'on  puisse  infliger  à  l'Alle- 
magne de  Nietzche;  car  cette  Jeanne  (ne  l'ou- 
bliez pas)  n'aimait  pas  le  sang  versé  et  sa 
victoire  fut  et  sera- celle  de  la  Pitié  armée  et 
martyre!... 

Ayant  dit,  Jean  d'Auriol,  s'étant  levé,  frotta 
sur  son  fond  de  culotte  une  allumette  de  bois. 

Et  comme  je  regardais  sans  plaisir  ce  geste 
dépourvu  de  grâce  : 

«  Ne  vous  frappez  pas,  me  dit-il.  Le  roi 
Victor-Emmanuel,  en  grande  tenue  de  prince 
et  de  général,  eut  un  jour  une  entrevue  mémo- 
rable avec  Napoléon  III,  et,  sous  le  regard  un 
peu  étonné  de  cet  empereur,  il  fit  le  même 
geste,  qui  est,  j'en  conviens,  sans  noblesse. 
((  Pardonnez-moi,  mon  cousin,  dit-il,  ça  n'est 
«  pas  très  distingué...  mais  c'est  bien  com- 
«  mode!...  » 

Il  n'y  avait  rien  à  répondre.  Mon  Jean 
d'Auriol  est  incorrigible. 


LES  DEUX  SOUS 

DE  JEAN  D'AURIOL 

Mon  ami  Jean  d'Auriol  est  un  homme  à  sur- 
prises. On  lui  accorde  quelque  bon  sens,  mais 
jusqu'ici  il  ne  lui  était  pas  arrivé  de  trouver  à 
lui  seul  une  idée  à  la  fois  ingénieuse,  saisis- 
sante et  pratique.  Bref,  ni  l'imagination  ni  les 
combinaisons  financières  n'étaient  dans  ses 
moyens,  ou,  du  moins,  il  n'y  paraissait  pas. 

Voici  qu'il  entre  ce  matin  avec  une  pipe 
neuve  entre  les  dents;  et,  sur  les  lèvres,  sous 
le  pli  de  la  moustache,  un  petit  air  narquois 
que  je  lui  connais  bien,  et  qui,  chez  lui,  an- 
nonce du  nouveau,  un  nouveau  dont  il  est 
satisfait. 

Il  s'assied,  s'installe  en  silence,  allume  sa 
pipe  neuve,  en  tire  et  souffle  trois  ou  quatre 
bouffées  de  plus  en  plus  importantes;  puis,  croi- 
sant les  jambes,  renversé  dans  un  fauteuil,  il 
commence  sans  autre  préambule  : 

—  Mon  cher  ami,  vous  qui  aimez  les  bonnes 


LES  DEUX  SOUS  DE  JEAN  D'AURIOL.  57 

idées,  de  quelque  source  qu'elles  proviennent, 
vous  devriez  m  aider,  par  votre  plume,  à  en 
faire  triompher  une  qui  est  excellente;  je  n'ou- 
blie pas  que  vous  vous  êtes  donné  une  mission, 
dés  le  début  de  la  guerre,  le  jour  où  vous  avez 
publié  votre  «  Allemagne  au-dessous  de  tout  »  ; 
n'allez  pas  l'oublier  vous-même. 

—  Yous  êtes  bien  aimable,  mais  vous  êtes, 
grâce  à  moi,  plus  connu  que  moi  des  lecteurs 
de  La  France;  et  si  vous  écriviez  vous-même 
un  article  aujourd'hui,  à  ma  place,  je  crois.... 

—  Non,  fit-il,  j'aime  mieux  parler.  Voici 
mon  idée  :  il  y  a  en  ce  moment  une  crise  for- 
midable de  la  monnaie  de  billon....  Eh  bien,  je 
propose  de  faire  frapper  pour  100  millions  de 
pièces  de  10  centimes  par  vingt  séries.... 

Je  regardai  mon  Jean  d'Auriol  d'un  air  ahuri. 
11  ne  s'en  formalisa  point  et  poursuivit,  tou- 
jours fumant  : 

—  ...Par  vingt  séries,  c'est-à-dire  que  les 
pièces  de  10  centimes,  au  lieu  d'être  toutes 
semblables,  seraient  frappées  au  moyen  de 
vingt  matrices  représentant  chacune.... 

—  Quoi? 

—  ...  L'un  des  crimes  allemands  les  plus  sen- 
sationnels. Ça  n'a  l'air  de  rien...,  attendez  la 
suite;  vous  verrez  que  cela  est  gros  de  consé- 


?>8  DES  CRIS  DANS  LÀ  MÊLÉE. 

quences....  On  choisirait  donc  15,  20  ou  '25  des 
crimes  les  plus  connus  parmi  les  actes  divers 
de  la  barbarie  allemande...  Exemple  :  crimes 
en  Angleterre  :  Lusitatiia,  miss  Gavell,  zeppelins 
sur  Londres^  etc.  ;  —  crimes  en  France  :  destruc- 
tion de  la  cathédrale  de  Reims;  zeppelins  sur 
Paris;  assassinats  de  civils;  hôpitaux  bombardés; 
civils  chassés  de  Lille  en  troupeaux  ;  —  crimes  en 
Belgique  :  Louvain,  Malines,  populations  emme- 
nées en  esclavage^  femmes  et  enfants;  soldats^ 
officiers  crucifiés;  mains  d'enfants  coupées  (hélas  ! 
on  a  le  choix  entre  tant  d'horreurs);  —  crimes 
en  Russie  :  Russes  brûlés  vifs;  hôpitaux^  pleins 
de  malades^  incendiés^  et  encore  ceci,  écoutez  : 
les  Allemands  ont  affamé  pendant  vingt-quatre 
heures  des  prisonniers  russes  nombreux;  puis 
ils  leur  apportèrent  une  cuve  énorme  pleine  de 
nourriture,  qu'ils  déposèrent  au  milieu  du 
camp;  et  au  moment  où  les  malheiu'eux  captifs 
s'élançaient  vers  ce  repas  inattendu,  les  Alle- 
mands lâchèrent  contre  eux  plusieurs  molosses 
qu'ils  avaient  pris  soin  d'affamer,  et  s'égayèrent 
en  sauvages  au  spectacle  de  la  lutte  épouvan- 
table qui  s'ensuivit.... 

—  Et  vous  voulez  perpétuer  le  soin-  "i'   <!»' 
pareilles  abominations? 

—  Oui,  répliqua  gravement  Jean   d'Auriol, 


LES  DEUX  SOUS  DE  JEAN  D'AURIOL.  39 

oui,  pour  la  honte  éternelle  de  l'Allemagne. 
Rien  n'est  plus  cursif  et  plus  durable  qu'une 
pièce  de  deux  sous  et  rien  n'est  plus  populaire. 
Je  veux  faire  circuler  à  travers  le  monde  le 
spectacle  de  l'infamie  allemande  et  la  perpétuer 
à  jamais....  Écoutez-moi.  Sur  l'avers  de  ma  mé- 
daille de  deux  sous,  la  représentation  d'un 
crime;  sur  le  revers  une  brève  inscription 
explicative....  Attendez  donc!...  Supposez  qu'il 
y  ait  vingt  pièces  différentes.  Tout  le  monde 
les  voudra.  Tous  les  collectionneurs,  même  les 
Boches,  les  rechercheront!  Ce  sera  une  collec- 
tion inouïe!  Et  chacun  tiendra  à  posséder  la 
collection  entière,  les  vingt  sujets.  Gela  fait 
deux  francs....  Attendez  donc...  Supposez  que 
sur  la  terre  entière  50  millions  de  personnes 
désirent  conserver  cette  collection,  qui  vaudra 
des  prix  fous  après  la  guerre,  cela  ferait  un 
impôt  de  100  millions  que  la  France  prélèverait 
sur  l'univers!...  Je  n'en  doute  pas,  le  monde 
entier  s'arrachera  ces  médailles. 

—  Vous  m'émerveillez! 

—  Que  sera-ce  quand  vous  m'aurez  ouï  jus- 
qu'au bout!  Soyez  patient....  Un  kilo  de  billon 
en  pièces  de  10  centimes  vaut  10  francs.  Or, 
le  cuivre  pur  vaut  4  francs  le  kilo.  Donc  l'État 
gagnerait  70  millions  nets,    car   on    pourrait 


40  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

prendre    du  laiton   comme    métal,    qui    vaut 
2  fr.  50  le  kilo. 

—  Vous  savez  tout! 

—  Non,  mais  je  sais  cela....  Ces  pièces  de 
10  centimes  auront  cours  comme  les  pièces  de 
10  centimes  vulgaires.  Le  bénéfice  de  70  mil- 
lions pourra  servir  précisément  à  réparer  une 
légère  partie  des  maux  causés  par  les  crimes 
allemands;  et,  en  tous  cas,  l'État  aura  trouvé 
le  moyen  de  perpétuer  sûrement,  dans  les 
siècles,  la  honte  ainsi  infligée  aux  Allemands.... 
On  pourrait  créer  aussi  le  timbre-pilori^  mais 
l'État  n'y  aurait  aucun  bénéfice  matériel.... 

—  Et  vous  avez  trouvé  cela  tout  seul?  Je 
suis  vraiment  émerveillé,  car  enfin  rien  n'est 
plus  facilement' réalisable  que  votre  idée,  et  ce 
serait  là  une  utilisation  extraordinaire  de  la 
monnaie  de  billon!  Quel  monument  historique! 
Quelles  représailles  sûres,  ingénieuses  et  «  ar- 
tistes »  !  Jean,  mon  ami,  je  vais  écrire  l'article  : 
vous  le  signerez. 

—  Jamais  de  la  vie,  dit  Jean  d'Auriol,  l'hon- 
neur s'y  oppose.  Je  viens  tout  simplement  de 
vous  réciter  ou  à  peu  près  une  lettre  que  j'ai 
reçue  hier  soir.  L'auteur  de  la  lettre,  l'inven- 
teur de  l'idée,  est  mon  vieil  ami  le  baron  G.  de 
Tromelin,  officier  de  marine  en  retraite,  lequel 


LES  DEUX  SOUS  DE  JEAN  D'AURIOL.     4i 

est  un  mathématicien  hors  ligne;  et  si  j'étais 
le  gouvernement,  je  ferais  appel  dés  aujour- 
d'hui à  tous  les  médaillistes  de  France....  Seu- 
lement voilà....  il  y  a  la  diplomatie?  alors?... 

Et  Jean  d'Auriol  secoua,  sur  son  ongle,  sa 
pipe  éteinte. 


SUPREME  JUGEMENT 

—  Vous  avez  ce  matin,  mon  cher  d'Auriol, 
une  figure  de  magistrat,  et  je  ne  peux  pas  dire 
qu'elle  soit  aimable.  Le  petit  sourire  un  peu 
narquois  qu'on  devine  à  l'ordinaire  sous  vos 
moustaches  a  disparu.  Vous  avez  l'air  de  porter 
le  diable  en  terre? 

—  Et  c'est  un  peu  cela,  déclara  mon  vieil 
ami  Jean.  C'est-à-dire  que  je  comprends  l'ex- 
pression dont  vous  venez  de  vous  servir  dans  le 
sens  qu'on  lui  donne  généralement.  Je  la  com- 
prends; cependant,  en  bonne  justice,  on  de- 
vrait, à  porter  le  diable  en  terre,  prendre  un 
extrême  plaisir,  puisque  ce  serait  la  fin  de 
toutes  les  diableries....  mais  je  ne  suis  pas 
venu  vous  voir  pour  disputer  sur  des  mots  ou 
des  locutions  dont  je  me  fiche  comme  de  mes 
premières  espadrilles.  Excusez-moi  d'avoir  la 
figure  peu  aimable.  Je  suis,  en  eff'et,  très 
troublé. 

Il  tira  de  sa  poche  l'étui  de  sa  pipe,  car  sa  pipe 
a  un  étui  bien  qu'elle  soit  en  simple  bois  de 
bruyère....  Il  ouvrit  l'étui,  fit  le  geste  d'y  pren- 


SUPRÊME    JUGEMENT.  43 

dre  Tobjet  précieux  qu'il  contenait;  il  te  sou- 
leva, mais  le  remit  en  place  aussitôt  d'un  air 
découragé. 

—  Jean  d'Auriol,  lui  dis-je,  vous  aviez  l'air  de 
contempler  dans  ce  petit  cercueil  noir  le  menu 
cadavre  d'une  illusion  regrettée.... 

—  Ne  plaisantez  pas,  fit-il  en  fourrant  l'étui 
et  la  pipe  dans  la  poche  de  son  large  veston.  Ne 
plaisantez  pas.  J'ai  passé  une  mauvaise  nuit. 

—  Et  c'est  pour  une  mauvaise  nuit  que  notre 
vaillant  d'Auriol  se  montre  si  abattu  ?  m'écriai- 
je.  Voyons,  mon  ami,  vous  aurez  mangé,  hier 
soir,  une  pomme  de  terre  mal  cuite? 

—  Il  est  indigne  de  vous,  dit-il,  d'attribuer  à 
une  cause  purement  matérielle  un  mauvais 
rêve.  Ma  théorie  du  mauvais  rêve  est  celle-ci  : 
un  malaise  physique  provoque,  il  est  vrai,  du- 
rant le  sommeil,  une  excitation  cérébrale  à  ten- 
dance mélancolique;  mais  le  sujet  du  rêve,  le 
choix  de  l'image  évoquée,  ne  viennent  pas  du 
malaise  physique.  Le  subconscient  profite  de 
l'état  morbide  pour  accourir  des  fonds  de  nous- 
mêmes  ;  et  nos  pensées  les  plus  tristes,  que 
nous  refoulons  en  nous  habituellement,  se  li- 
bèrent alors,  viennent  au-dessus  des  autres,  les 
annihilent.  Ce  qui  est  endormi,  durant  notre 
sommeil  physiologique,  ce  n'est  que  notre  pou- 


44  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

voir  de  nous  commander,  de  coordonner  nos 
pensées,  —  mais  elles  gardent  un  sens  ou  au 
moins  une  indication  de  vérité.  J'ai  donc  eu  à 
subir  cette  nuit  un  mauvais  rêve,  ou,  si  vous 
voulez,  un  beau  rêve,  mais  si  terrifiant,  si  gonflé 
des  réalités  présentes,  de  toute  la  souffrance  des 
peuples,  —  que  vous  m'en  voyez  encore  ac- 
cablé.... Vous  souriez?...  Vous  trouvez  que  je 
deviens  lyrique  ou  ésotérique?  Eh!  mon  ami, 
ce  qui  se  passe  dans  l'univers,  en  ce  misérable 
vingtième  siècle,  est  fait  pour  légitimer  toutes 
les  exaltations  individuelles. 

—  Racontez- moi  votre  rêve  ;  vous  serez 
exorcisé. 

—  C'est  possible,  dit  Jean  d'Auriol,  d'autant 
plus  possible  qu'en  le  racontant  j'en  diminuerai 
nécessairement  l'intensité.  Toutes  mes  paroles 
seront  plus  faibles  que  mes  impressions.  J'ai 
rêvé  que  j'assistais  au  suprême  jugement. 

—  Et  c'est  là  tout?...  Vous  aurez  revu,  dans 
quelque  livre  illustré,  une  reproduction  de  la 
fameuse  fresque  de  Michel-Ange,  honneur  de 
la  Sixtine. 

—  «  Rien  de  cela,  dit-il.  Voici  :  Les  hiais- 
Généraux  du  monde,  des  deux  mondes,  étaient 
assemblés  dans  la  rade  de  Toulon.  Les  alliés  — 
et  l'Amérique.  Toutes  lés  escadres,  en  bel  ordre, 


SUPRÊME   JUGEMENT.  45 

transformaient  l'immense  rade  bleue,  encadrée 
de  vertes  collines,  en  une  formidable  cité  de 
fer  et  de  feu,  sous  un  radieux  soleil.  Tout  à  coup, 
chacun  des  grands  cuirassés  s'étantmis  en  mou- 
vement, ils  se  rapprochèrent  les  uns  des  autres 
jusqu'à  se  toucher,  en  silence,  et  quand  ils 
furent  flanc  contre  flanc,  ils  parurent  former 
sur  la  mer  une  île  vaste,  une  sorte  de  vaste 
arène  flottante  et  unie,  car  tous  les  bordages 
s'étaient  abaissés  comme  par  enchantement.  Au 
milieu,  groupés  en  faisceau  comme  des  arbres 
nus,  s'élevaient  des  mâts  gigantesques  qui  por- 
taient en  plein  ciel  tous  les  pavillons  des  na- 
tions alliées.  Au  loin,  sur  les  collines  et  les 
montagnes,  les  peuples  s'entassaient,  regar- 
daient, attendaient.  Sous  les  mats,  au  milieu 
de  l'île  étrange,  je  vis  tout  à  coup,  comme  s'ils 
y  étaient  venus  pendant  que  mes  yeux  se  por- 
taient ailleurs,  des  personnages  assis  :  amiraux, 
généraux  en  uniformes  brillants,  et  des  civils 
en  vêtements  sombres.  L'un  d'eux  fit  un  signe, 
et,  en  présence  de  ce  tribunal  et  des  peuples 
témoins,  fut  amené,  entre  un  peloton  de  gen- 
darmes et  de  soldats  anglais,  russes,  italiens, 
serbes,  belges,  français,  —  un  malheureux  que 
j'hésitai  à  reconnaître,  mais  que  les  foules  as- 
semblées sur  les  rivages  saluèrent  de  malédic- 


46  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

lions  en  le  nommant  à  grands  cris  :  «  Guil- 
laume II!  Guillaume  II!  » 

«  Il  ne  paraissait  pas  comprendre  ce  qu'on 
lui  voulait;  sa  main  gauche,  sa  main  difforme, 
serrait  la  poignée  de  son  sabre,  et  les  nom- 
breuses bagues  dont  cette  main  est  ornée  lan- 
çaient des  feux  rouges. 

«  Un  interrogatoire  commença,  que  je  n'en- 
tendais point,  —  mais  que  sans  doute  entendait 
la  foule,  car  à  chacune  des  accusations,  elle 
criait  un  mot,  un  nom  qui  retentissait,  gémi, 
hurlé  par  des  millions  de  bouches  :  Belgique  ! 
—  Louvain!  —  Malines  !  —  Reims!  —  et  enfin  : 
Edith  Gavell  !  »  Puis,  devant  l'accusé,  défilèrent 
des  mutilés,  des  vieillards  aux  pieds  brûlés  et 
saignants,  —  qu'on  portait  sur  des  civières;  — 
des  enfants  aux  mains  coupées,  qui  tendaient 
vers  lui  leurs  moignons  rouges  ;  des  jeunes  filles 
violées  et  enceintes  qui  se  voilaient  la  face 
avec  leurs  bras,  et  qui,  sans  qu'on  pût  les  rete- 
nir, se  précipitaient  dans  la  mer,  cherchant  à 
fuir  par  la  mort  l'horreur  des  enfantements 
futurs.... 

«  A  chaque  apparition  de  l'une  des  victimes, 
les  foules  hurlaient  leur  douleur  maudissante. 
Lui,  l'homme,  paraissait  insensible.  A  ses  gestes, 
je  compris  qu'il  parlait  :  «  Qu'a-t-il  dit?  »  de- 


SUPRÊME   JUGEMENT.  47 

mandais-je  à  l'un  de  mes  voisins.  —  «  Il  a  dit 
simplement  :  «  J'ai  voulu  que  l'Allemagne  fût 
«  au-dessus  de  tout;  et  je  persiste  à  croire  que 
«  j'avais  pris  le  bon  moyen.  Je  n'ai  pas  réussi, 
«  je  le  regrette  !  »  Alors,  des  soldats  et  des  gen- 
darmes, anglais,  russes,  italiens,  serbes,  belges, 
français,  s'avancèrent,  —  et   l'homme  fut  dé- 
gradé. On  lui  arracha  ses  insignes  qu'on  jeta  à 
terre;  aussitôt  un  soldat  allemand  s'avança  et 
les  foula  aux  pieds  en  criant  —  et  ces  mots  je 
les  entendis  :  «  Traître  à  l'humanité!  »  et  les 
foules  répétèrent,  millions  et  millions  de  voix 
fondues  en  une    seule  :   «   Traître   à  l'huma- 
nité! »  Cet  accord  était  tout  nouveau,  de  toutes 
les  nations  du  monde,  même  les  Balkans,  dans 
une  pensée  de  justice.  Le  bien  sortait  enfin  du 
mal,  le  plus  grand  bien  du  plus  grand  mal.... 
La  vision   changea  d'aspect.  Les  navires-fan- 
tômes réapparurent,  reprirent  leur  mouillage, 
chacun  à  son  rang.  Tous  les  pavillons  palpi- 
taient dans  l'air  bleu,  comme  des  fleurs  de  fête 
épanouies  au  bout  de  tiges  sans  nombre,  hautes 
comme  des  tours  de  Babel....  Et  je  me  réjoui- 
rais du  présage  qui  est  le  sens  de  mon  rêve, 
si  je  n'avais  pas  dans  mon  cœur  tous  les  dé- 
sespoirs  de    toutes   les   victimes   :    Louvain  ! 
Reims  !  Miss  Gavell  !  » 


CES  DEMOISELLES 

Quelles  demoiselles?  On  ne  s'attend  pas,  je 
suppose,  à  lire  ici  une  histoire  aimable  ?  Il  s'agit 
de  ces  jeunes  héros  que  les  Allemands  lour- 
dauds avaient  surnommés  «  les  demoiselles  à 
pompon  rouge  ».  Il  s'agit  de  nos  marins,  plus 
particulièrement  de  ceux  de  Dixmude.  Je  me 
rappelle  avec  émotion  une  après-midi  de  1914 
que  j'ai  passée  au  cinquième  dépôt  des  Équi- 
pages de  la  Flotte,  à  Toulon.  Je  donnais  une 
conférence  devant  ces  «  demoiselles  ».   Elles 
étaient  plusieurs  milliers.  Un  très  long  hangar 
nous  abritait.  La  foule  des  marins  le  débordait, 
s'échelonnait  au  dehors  sur  je  ne   sais  quels 
praticables.  Il  y  avait  des  hommes,  au-dessus 
de  nos  tètes,  assis  dans  l'entrecroisement  des 
charpentes.   Et   tout   cela   écoutait   immobile; 
puis,   vibrant,  .s'agitait,  acclamait  la  France, 
huait  l'Allemagne.  Pendant  une  pause,  je  vis 
venir  à  moi  un  lieutenant  de  vaisseau  en  tenue 
de  campagne.  —  «  Monsieur,  me  dit-il,  un  cer- 
tain nombre  de  nos  marins  partent  avec  moi 
dans    un  moment  pour  Paris   (pour  le   front 
demain,  j'espère),  vous  nous  excuserez  ;   nous 


CES  DEMOISELLES.  49 

VOUS  laissons  la  plus  grande  partie  de  votre 
auditoire....  Avez-vous  une  commission  pour 
Paris?  »  Je  saluai  ces  hommes  au  départ  avec 
une  indicible  émotion.  Sans  doute  ils  furent  de 
ceux  qui  défilèrent  quelques  jours  plus  tard 
devant  le  général  Pau  ;  le  général  dit  aux  offi- 
ciers qui  l'entouraient  :  —  «  Saluez-les,  Mes- 
sieurs, vous  ne  les  reverrez  plus!  »  On  n'en 
revit  guère,  de  ceux-là;  ils  allaient  triompher 
sur  l'Yser  et  mourir  à  Dixmude,  refusant,  dit- 
on,  d'arracher  de  leur  bonnet  le  pompon  rouge, 
dansant  comme  une  flamme  sanglante,  qui  les 
désignait  au  tir  des  Allemands....  Ah!  ces 
demoiselles!  quelle  page  de  l'histoire  de  France 
ils  ont  écrite  là-bas,  dans  les  Flandres!  Gomme 
elles  sont  grandes  et  simples,  ces  figures  ! 
quelle  gloire  est  la  leur  et  restera  la  nôtre  ! 
Ils  prétendent  qu'ils  ont  eu,  jusqu'ici,  un  rôle 
effacé  !  que  leur  faut-il  donc  ?  Dixmude  en 
Belgique,  Le  Bouvet  aux  Dardanelles,  le  Gam- 
betta  dans  l'Adriatique,  c'est  pourtant  quelque 
chose...  mais  eux,  ils  ne  trouveront  jamais  que 
ce. soit  assez  d'héroïsme,  ni,  partant,  assez  de 
sacrifice  et  de  gloire  ! 

C'est  dans  le  livre  de  Le  Goffic  qu'il  faut 
lire  tout  ce  qui,  actuellement,  peut  être  conté 
sur  Dixmude.' Quelle  épopée  en  raccourci!  Un 

4 


50  DES  CftIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

amiral  les  commande,  l'amiral  Ronarc'h.  11  croit 
mener  sa  brigade  à  Dunkerque.  A  Dunkerque, 
on  leur  annonce  qu'ils  vont  continuer  vers  la 
Belgique,  vers  cette  grande  Belgique,  si  grande 
depuis  qu'elle  est  écrasée.  Alors,  ces  demoi- 
selles «  trépignent  de  joie  !  »  Elles  font  sau- 
ter en  l'air  leurs  bonnets  à  pompons  rouges! 
A  Gand,  on  les  acclame.  Là,  ils  font  connais- 
sance avec  les  soldats  anglais  —  à  qui  ils  té- 
moignent sympathie  et  admiration.  Les  voilà 
en  route  vers  la  bataille  et  la  mort.  Durant  les 
marches,  les  autos  sont  vides  d'officiers;  ceux- 
ci  ont  voulu  souffrir,  à  pied,  les  mêmes  fatigues 
que  leurs  hommes  ;  ils  se  feront  tuer  les  pre- 
miers. «  Il  n'y  a  pas,  dit  Le  Goffic,  deux  ma- 
nières d'apprendre  aux  autres  à  bien  mourir.  » 
Lorsqu'il  faut  se  replier  sur  l'Yser,  avec  Dix- 
mude  pour  point  terminus,  les  demoiselles, 
«  pour  s'épargner  les  durillons,  marchent  pieds 
nus,  leurs  souliers  en  bandoulière  !  »  A  la  tra- 
versée de  Gand,  elles  sont  acclamées  de  nou- 
veau, ce  qui  fait  écrire  à  l'un  de  nos  fusiliers 
marins  :  «  La  douce  Belgique  nous  avait  en- 
gagé son  cœur  :  elle  ne  nous  le  retire  pas, 
même  quand  nous  semblons  l'abandonner....  » 
Ils  rencontrent  une  caravane  de  «  réfugiés»,  ils 
leur  crient  :  «  Espère  un  peu  :  on  reviendra!  » 


CES  DEMOISELLES.  51 

Les  voici  à  Dixmude.  Voici  l'antique  église  con- 
sacrée à  saint  Nicolas  et  dans  laquelle  on  admi- 
rait V Adoration  des  Mages,  de  Jordaëns.  Elle 
contenait  des  merveilles.  Elle  allait  devenir  une 
cible  pour  les  Allemands,  sinistres  futuristes 
qui  ont  juré  de  détruire  les  chefs-d'œuvres  du 
passé  pour  installer  sur  leurs  ruines  le  plus 
hideux  des  triomphes  matériels.  Nos  demoi- 
'selles  ont  une  mission  définie.  «  Sans  chaus- 
settes, sans  caleçons,  sous  la  pluie,  dans  la 
vase  plus  cruelle  que  les  obus  »,  ils  vont  pas- 
ser quatre  semaines,  barrer  la  route  de  Dun- 
kerque,  sauver  l'armée  belge  d'abord,  puis  per- 
mettre à  nos  armées  du  nord  de  se  masser 
derrière  l'Yser  et  d'étaler  le  choc  de  l'ennemi. 
11  y  avait  là  6000  marins  et  5000  Belges  contre 
trois  corps  d'armée  allemands  !  Et  les  Alle- 
mands, lorsqu'ils  apprirent  que  les  demoiselles 
n'étaient  que  6000,  pleurèrent  de  rage  et  d'hu- 
miliation. 

Dixmude  fut  broyée,  et  de  nos  fusiliers  et  de 
leurs  officiers  ^beaucoup  tombèrent  ;  ce  fut^  une 
hécatombe,  mais  leur  sacrifice  faisait  plus  que 
sauver  l'honneur;  il  assurait  les  victoires  fu- 
tures.... 

Je  causais  hier  à  Toulon  avec  un  lieutenant 
de  vaisseau  qui  me  dit  :  a  Nous  allons  bientôt 


52  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

partir  à  bord  du  grand  cuirassé  Provence^  pour 
la  croisière  de  la  Méditerranée.  On  y  fera  des 
exercices  fatigants,  de  dures  et  longues  veilles. 
On  y  mènera  la  vie  rude  et  souvent  peu  gaie 
que  vous  savez.  Mais  il  y  aui:a  des  moments  de 
calme  et  de  répit.  A  quoi  s'occupera-t-on  alors? 
On  s'ennuiera,  et  ce  sera  pire,  pour  Vétat  mo- 
ral^ que  les  fatigues  passées.  Tous  les  anciens 
bateaux,  gréés  en  temps  de  paix,  possèdent' 
bibliothèques,  cinémas,  phonographes,  stands 
de  tir,  foot-balls,  etc.  Les  derniers  venus,  tels 
que  France^  Paris,  Jean- Bar t,  ont  été  l'objet  des 
plus  touchantes  faveurs.  Ce  qu'il  nous  faudrait, 
ce  serait  des  collections  de  revues,  Revue  de  Pa- 
ris^ Revue  des  Deux-Mondes,  Revue  des  Revues, 
Mercure  de  France,  Illustration,  Rire,  Vie  Pari- 
sienne, Assiette  au  beurre,  Chroniques,  Humoris- 
teries  diverses,  que  sais-je,  moi!  ma  mémoire  ne 
retrouve  pas  en  ce  moment  tous  les  titres  qui 
s'imposent;  il  faudrait  des  romans,  les  Verne, 
les  Balzac;  et  les  contemporains;  et  les  pièces 
de  théâtres!...  N'y  aurait-il  pas  aussi  quelques 
«  marraines  »  pour  les  marins  ?  » 

J'approuvais  silencieusement.  Je  trouvais  que 
mon  interlocuteur  plaidait  bien  la  cause;  mais 
je  ne  le  connaissais  pas.  Quelqu'un  le  nomma  : 
Cantener.  Et,  le  soir,  je  cherchai  ce  nom  dans 


CES  DEMOISELLES.  55 

l'appendice  du  livre  de  Le  Goffîc  et  je  lus  :  «  Le 
lieutenant  de  vaisseau  Cantener,  qui  avait  pris 
le  commandement  après  la  mort  de  son  chef, 
s'était  maintenu  jusqu'à  la  nuit  sur  la  route  de 
Beerst,  avec  trois  compagnies  de  fusiliers.  Dans 
l'ombre,  par  les  fossés  pleins  d'eau,  les  trous 
de  vase  où  l'on  enfonce  jusqu'au  ventre,  il  aura 
la  joie  —  et  la  gloire  —  de  ramener  la  presque 
totalité  de  ses  hommes  dans  nos  lignes,  —  non 
pas,  comme  on  l'a  dit,  épuisés,  sans  armes,  sans 
équipement,  mais  en  formation  de  marche  sur 
colonne  par  quatre,  aussi  calmes  qu'à  l'exercice, 
les  blessés  devant,  et  chaque  compagnie  proté- 
gée par  une  section  d'arriére-garde....  »  Je  lus, 
—  et  il  me  sembla  qu'il  suffirait  de  faire  con- 
naître aux  auteurs  et  au  public  le  vœu  d'un 
défenseur *de  Dixmude  pour  que  ce  vœu  soit 
réalisé.  Envoyons  des  livres  et  des  revues  au 
cuirassé  Provence,  à  Toulon...  Il  ne- serait  pas 
très  français  de  refuser  un  cadeau...  à  ces  de- 
moiselles, aux  demoiselles   à  pompon  rouge. 

«  Capitaine,  disait  l'une  d'elles,  en  pleine 
bataille,  devant  Dixmude,  —  capitaine,  j'ai 
perdu  ma  baïonnette!  —Fais  comme  moi,  ré- 
pondit le  chef,  cogne  avec  ta  tête/  » 

En  conscience,  peut-on  refuser  quelque  chose 
à  de  pareils  hommes? 


LES   BETES  PUANTES 

—  Vous  m'avez  dit,  l'autre  jour,  mon  cher 
d'Auriol,  que,  selon  vous,  les  moyens  infâmes 
qu'emploient  les  Allemands,  à  la  guerre,  désho- 
norent la  guerre  elle-même  et  que,  pour  cette 
raison,  il  n'y  avait  pas  aies  trop  déplorer.  Vous 
n'étiez  pas  loin  de  vous  en  réjouir,  si  j'ai  bonne 
mémoire  ? 

—  Ma  foi,  répliqua  Jean  d'Auriol,  j'ai  bien 
pu  dire  ça...  on  dit  tant  de  bêtises!...  Mais 
d'abord,  passez -moi  du  feu,  ma  pipe  '^^t 
éteinte. 

11  alluma  sa  pipe  et  reprit  : 

—  Oui,  on  dit  beaucoup  de  bêtises,  même 
quand  on  n'est  pas  dépourvu  d'intelligence, 
et  peut-être  pourrait-on  affirmer  qu'on  en  dit 
surtout  quand  on  est  très  intelligent.  Et  cela, 
qui  semble  paradoxal,  s'explique  parfaitement. 
Toutes  les  questions  ont  un  grand  nombre 
d'aspects  différents;  une  grande  intelligence 
les  voit  tous,  mais  successivement,  et  plus 
elle   en  aperçoit,  plus  elle  a  de  chances  d'er- 


LES  BÊTES  PUANTES.  55 

reur.  La  haute  raison  consiste  à  tout  peser 
et  à  ne  conclure  qu'à  bon  escient,  et  c'est 
pourquoi  le  bon  sens  dame  souvent  le  pion  à 
l'esprit.  Vous  me  parliez,  l'autre  jour,  des  abo- 
minables moyens  de  guerre  employés  par  les 
Allemands  et  je  vous  ai  dit  :  «  Ils  déshonorent 
la  guerre,  tant  mieux  !  »  Ne  voyez-là  qu'une 
boutade,  je  vous  prie.  La  question,  mieux  étu- 
diée, mérite  une  autre  conclusion. 

—  Vous  l'entrevoyez,  cette  conclusion? 

—  Je  dis  d'abord,  avec  vous,  qu'il  y  eut 
jadis  une  manière  noble  de  concevoir  la  guerre. 
On  voulait  faire  triompher  un  intérêt,  —  soit; 
—  ou  une  idée,  —  très  bien;  —  et  l'on  se  bat- 
tait à  armes  courtoises,  lorsqu'on  n'avait  pu  s'en- 
'tendre  diplomatiquement.  De  la  sorte  on  mas- 
quait la  brutalité  de  la  guerre  avec"des  procédés 
de  gentilshommes.  Et  ces  procédés  n'étaient 
pas  vains  lorsqu'ils  sauvegardaient  quelque 
chose  de  juste  et  de  bon.  Le  chevalier  qui  a  fait 
sauter  l'épée  de  son  adversaire  et  qui,  pou- 
vant le  tuer,  lui  rend  son  arme,  n'est  pas  seu- 
lement élégant.  Matériellement  fort,"  il  pro- 
clame, par  sa  générosité,  la  subordination  de 
la  force  à  la  justice.  L'humble  chasseur  de  bé- 
casses qui  se  croirait  déshonoré  en  tirant  le 
gibier  posé  à  terre  et  immobile,  et  qui  attend 


56  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

que  l'oiseau  envolé  use  de  tous  ses  moyens 
de  fuite  et  de  défense,  condamne  hautement, 
à  sa  manière,  l'abus  de  la  force  et  de  la  vio- 
lence. Le  guerrier  sournois,  traître,  à  qui  tous 
les  moyens  de  destruction  semblent  légitimes, 
ramène  l'homme  vers  ses  origines  purement 
animales,  l'avilit,  le  ravale;  il  n'arrivera  pas  à 
faire  prendre  en  horreur  la  guerre,  Vultima 
ratio^  hélas!  qui  restera  un  recours  nécessaire 
contre  une  race  agressive,  —  et  il  déshonore 
en  lui  non  pas  l'homme  tout  entier,  mais  sa 
seule  race.  Les  procédés  qu'il  emploie  peuvent 
être  scientifiques  ;  le  fait  de  les  employer  avec 
férocité,  par  traîtrise  érigée  en  principe,  lui 
donne  littéralement  physionomie  de  bête,  et  de 
bête  puante  lorsqu'il  s'agit  de  gaz  asphyxiants. 

«  L'odeur  de  ces  poisons,  dégagés  en  nuage, 
me  semble  la  buée  naturelle  sortie  de  lui-même, 
le  brouillard  de  sa  respiration,  ce  que  le  bon 
La  Fontaine  eût  appelé  ses  «  esprits  animaux  ». 
qui  sont  infects. 

—  Tout  cela  est  fort  job,  mon  cher  d'Auriol, 
mais  prenez  garde  de  parler  en  poète,  de  vous 
griser  de  mots  et  de  ne  pas  conclure  utilement. 
Vous  savez  bien  qu'on  se  demande  depuis  assez 
longtemps  en  France  s'il  sera  légitime  et  sur- 
tout s'il  sera  «  français  »  de  faire  aux  Allemands 


LES  BÊTES  PUANTES.  57 

la  réponse  du  berger  à  la  bergère,  c'est-à- 
dire  d'user  envers  eux  de  certains  moyens 
de  guerre  qui  leur  sont  propres  et  qui  nous 
répugnent,  à  savoir  :  des  gaz  méphitiques. 
Odieux  de  la  part  de  nos  ennemis,  comment 
ces  moyens  deviendraient -ils  honorables  de 
notre  part? 

—  Je  n'ignore  pas,  dit  Jean  d'Auriol,  que 
nous  hésitons  à  faire  la  guerre  avec  des  poisons, 
contre  ces  empoisonneurs,  et  cette  hésitation 
est  honorable,  certes  !  mais  je  dis  qu'elle  est 
absurde.  Nous  ne  sommes  plus  en  présence 
d'égaux;  nous  n'avons  pas  devant  nous  des 
semblables.  Une  éducation  monstrueuse,  systé- 
matique et  toute-puissante  a  fait  de  tout  un 
peuple  une  race  de  brutes  et  un  danger  uni- 
versel. Ce  peuple  proclame  lui-même  qu'il 
détruira,  par  tous  les  moyens  les  plus  horri- 
bles, tout  ce  qui  s'opposera  à  ses  volontés  de 
domination .  Il  viole  les  traités  qu'il  a  sournoi- 
sement signés  avec  l'intention  de  n'en  pas  tenir 
compte.  Il  se  met  lui-même  hors  les  lois,  hors 
le  droit  des  gens,  hors  l'humanité;  ce  n'est  plus 
un  peuple,  c'est  un  prodigieux  troupeau  en  furie 
de  loups  ou  de  tigres,  de  bêtes  puantes  ;  il  ne 
faut  penser  qu'aie  détruire  pour  sauver  V  homme, 
Vidée,  la  loyauté,  la  pitié,  la  faculté  de  sympa- 


58  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

thie  humaine.  Si  donc  la  bête  puante  secrète  un 
venin  qui,  retourné  contre  elle,  doit  en  venir  à 
bout,  n'hésitez  pas,  servez-lui  sa  propre  exha- 
laison, son  venin,  son  gaz  asphyxiant  —  et 
qu'elle  crève  dans  son  terrier! 

Jean  d'Aurjol  s'était  levé,  tout  pâle.  Chose 
extraordinaire,  il  posa  sa  pipe  sans  ménage- 
ment sur  la  cheminée  et  l'y  oublia.  11  arpentait 
la  salle. 

—  Si  vous  croyez,  me  dit-il,  qu'on  puisse 
avoir,  de  sang-froid,  pareilles  idées,  vous  vous 
trompez.  Je  m'étonne  de  les  entendre  sur  mes 
lèvres,  car  je  suis  un  pacifique,  mais  c'est  la 
paix  même,  la  'paix  future,  le  repos  de  nos 
enfants  —  qu'il  s'agit  de  préparer!  Tant  qu'un 
peuple,  théoricien  de  malheur,  approbateur  de 
honte,  apologiste  de  crime,  tiendra  en  suspens 
sur  la  France  la  menace  de  ses  forces  brutales, 
organisées  par  sa  science  sans  idéal,  —  il  n'y 
aura  plus  de  sécurité  sur  la  terre.  Ces  gens-là 
ne  sont  plus  des  êtres  humains,  sinon  par  leur 
aspect  général  ;  ce  sont  des  hybrides  infernaux, 
des  incarnations  de  cataclysmes.  Certains  peu- 
ples croient  qu'il  existe,  sous  terre,  des  géants 
endormis,  qui  parfois  se  réveillent  et  font  trem- 
bler le  globe  quand  ils  s'étirent  ou  se  retournent 
dans  leur  lit  de  ténèbres.  L'effroyable  Allemagne 


LES  BÊTES   PUANTES.  59 

ressemble  à  ces  géants  légendaires  qui  respi- 
rent par  la  bouche  des  volcans.  Il  faut  en  venir 
à  bout  par  tous  les  moyens  ! 

Et  Jean  d'Auriol  essuya  ses  yeux  pleins  de 
larmes. 


UNE  CONSULTATION 

((  Je  vous  prie,  dit  Jean  d'Auriol,  de  faire  une 
distinction  facile  entre  la  poésie  et  la  politique 
et  de  ne  jamais  prendre  un  philosophe  pour  un 
clérical  sous  prétexte  qu'il  aime  les  belles  lé- 
gendes. Vous  rappelez- vous  certain  vers  du 
débonnaire  Béranger  ?  Le  chansonnier  popu- 
laire qui  a  célébré  le  «  Dieu  des  bonnes  gens  >> 
aimait  assez  la  liberté  pour  souhaiter  qu'on  pût 
aller  «  même  à  la  messe  !  »  Et  il  osait  implorer 
la  pitié  céleste  en  faveur  des  courtisanes  qui 
s'imposent  tant  de  peine  pour, donner  à  beau- 
coup d'hommes  un  peu  de  joie  incertaine.  Cette 
philosophie  de  l'excellent  homme,  qui  s'appa- 
rente dans  mon  esprit  au  fabuliste  malicieux 
et  tendre,  ne  déplaît  pas  à  tout  le  monde.  Elle 
ne  me  déplaît  pa^,  à  moi,  simple  rêveur,  qui, 
n'ayant  jamais  eu  d'ambition  politique,  ai  tou- 
jours essayé  de  voir,  dans  chacun  des  partis 
qui  divisent  la  France,  ce  qu'il  contient  de 
justes  et  bonnes  aspirations  et  surtout  de  sincé- 
rité. Lorsqu'on  n'a  pas  besoin  de  suivre  une 


UNE  CONSULTATION.  61 

tactique  d'arriviste,  on  se  sent  plus  libre  que 
d'autres  qui  se  font  les  esclaves  d'une  préten- 
due liberté  ;  et  il  se  peut  alors  qu'on  soit  mal 
compris,  —  mais  rien  n'est  plus  estimable  que 
de  rechercher  et  respecter  la  vérité  partout, 
même  chez  des  ennemis.  Pour  moi,  j'ai  de  tout 
temps  interdit  à  la  politique  de  m'éloigner  des 
êtres  qui  me  sont  sympathiques.  Qu'ils  ne  pen- 
sent pas  comme  moi  sur  bien  des  sujets,  cela 
ne  modifie  point  mes  sentiments  à  leur  égard, 
et  je  leur  sais  gré'  surtout  de  tolérer,  à  leur 
tour,  que  je  ne  pense  point  comme  eux  sur 
toutes  choses. 

«  Tout  ceci  est  dit  en  manière  de  préambule, 
parce  que,  avant  de  vous  conter  une  histoire 
ambiguë  mais  drôle,  je  ne  saurais  le  faire  sans 
le  secours  de  quelques  précautions  oratoires, 
mon  désir  étant  de  n'offenser  «  aucune  foi  », 
ni  politique  ni  religieuse.  On  peut  même  com- 
battre sans  ofTenser.  C'est  la  bonne  façon  fran- 
çaise et  chevaleresque.... 

«  ...  Or  donc,  je  commence...  ou  plutôt  non, 
un  mot  de  préface  encore....  Un  mot  sur  les 
légendes.  Je  vous  disais,  l'autre  jour,  combien 
je  les  aime.  Tristes  ou  gaies,  elles  ajoutent  un 
sens  à  ce  qui,  dit  abstraitement,  apparaîtrait 
un  peu  trop  simple  et  nu.  Et  comme  elles  pré- 


62  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

sentent  toujours  une  idée  sous  la  forme  colorée 
d'une  histoire  qui  demeure  invraisemblable, 
rinvraisemblance  fait  pardonner  ce  qu'elles 
peuvent  contenir  d'exagération  oad'ironie. 

«  ...  Et  puis,  vous  le  savez,  le  rire  désarme. 
Je  commence  donc  cette  fois...  ou  plutôt,  non... 
pas  encore.  D'abord,  je  veux  faire  désirer  un 
peu  l'histoire  promise,  et  aussi  il  me  paraît 
nécessaire  de,  vous  dire  comment  elle  est  par- 
venue jusqu'à  moi;  son  origine  ajoute  quelque 
chose  à  son  prix. 


«  Dans  un  hôpital  temporaire,  des  blesses, 
revenus  les  uns  du  front  occidental,  les  autres 
des  Dardanelles,  —  entourent  un  de  leurs  cama- 
rades, soldat  comme  eux,  mais  prêtre.  L'ecclé- 
siastique, très  malin,  parle  gravement,  et  les 
poilus  rient  aux  éclats.  Il  a  voulu  les  distraire, 
les  amuser  un  instant,  et  il  a  inventé  une  his- 
toire qui  semble  égratigner  un  peu  Sa  Sainteté 
Benoit  XV.  D'ailleurs,  le  prêtre  parle  provençal, 
et,  en  provençal,  Benoît  se  prononce  Benoni,  à 
quoi  la  déférence  trouve  son  compte. 

«  Vous  savez  que  Benoît  XV  a  plusieurs  fois 
parlé,  depuis  le  commencement  de  cette  horri- 
ble guerre,  en  faveur  de  la  paix.  Seulement,  il 


UNE  CONSULTATION.  63 

a  oublié  de  dire  de  quel  côté,  selon  lui  et  selon 
Dieu,  se  trouvent  la  justice  et  le  bon  droit.  De 
bons  catholiques  même  lui  reprochent  de  par- 
ler toujours  en  politicien,  au  lieu  de  se  placer 
au' point  de  vue  du  surnaturel,  ce  qui  serait 
proprement  son  rôle. 

«  Les  peuples  fratricides  s'égorgent.  Gom- 
ment les  juge  le  Dieu  de  l'Evangile  représenté 
par  le  pape  ?  Dieu  le  sait  ;  le  pape  ne  le  dit  pas, 
ce  qui  lui  vaut  maintes  critiques.  Au  surplus, 
je  ne  mettrai  pas  mon  index  entre  l'arbre  et 
l'écorce,  me  rappelant  que,  pour  avoir  commis 
pareille  imprudence,  Milon  de  Grotone,  tout 
athlète  qu'il  était,  fut  mangé  par  une  béte.... 
Et  maintenant  voici,  telle  que  la  conta  un  poilu 
ecclésiastique  à  des  poilus  laïques,  l'histoire 
que  j'intitule  :  «  Une  consultation  », 

«  Le  pape,  voyant  le  monde  à  feu  et  à  sang, 
et  sa  pensée  sur  cette  guerre  interprétée  de 
plusieurs  manières  très  opposées  par  les  peu- 
ples et  les  partis,  se  décida  à  gagner  le  Para- 
dis, par  des  moyens  à  lui,  qui  demeurent 
secrets;  il  voulait  interroger  Dieu,  face  à  face. 
Il  fît  part  de  son  projet  à  l'un  de  ses  familiers  et 
lui  dit  :  «  Pour  me  tirer  d'embarras,  j'ai  décidé 
d'aller  au  Paradis  consulter  Dieu,  en  personne.  » 
—  «  En  personne?  dit  le  cardinal  étonné,  mais, 


64  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

Très  Saint  Père,  à  laquelle  de  ses  trois  per- 
sonnes avez-vous  l'intention  de  vous  adres- 
ser? —  A  celle,  dit  le  pape,  à  celle  qui  a  le 
plus  d'expérience  :  je  vais  voirie  Vieux  ». 


«  Gela  fut  prononcé  sans  irrévérence,  car  on 
ne  saurait  être  plus  vieux  que  Dieu,  puisqu'il  n'a 
pas  eu  de  commencement.  . —  «  C'est  une  bonne 
idée,  Saint-Père,  et  je  souhaite  un  bon  voyage 
à  Votre  Sainteté.  »  Et  Benoni,  tout  de  blanc 
vêtu,  la  tiare  en  tête  et  son  grand  bâton  pastoral 
en  main,  partit  pour  le  ciel,  où' les  papes  sont 
reçus  à  toute  heure,  sans  même  avoir  à  heurter 
au  seuil.  Le  Saint-Père  trouva  Dieu  le  Père  très 
occupé,  attendu  qu'il  était  en  train  de  faire 
avec  Abraham  et  les  saints  une  immense  partie 
de  cartes.  Quel  jeu  jouait-on?  C'est  un  mystère. 
Combien  la  fiche?  Je  n'en  sais  rien.  Je  crois 
qu'on  jouait  l'honneur  et  que  personne  ne  per- 
dait jamais,  vu  qu'on  était  en  Paradis.  Benoni, 
un  moment,  demeura  silencieux,  n'osant  inter- 
rompre la  partie  divine.  Enfin  le  Père  Éternel, 
ayant  murmuré  :  «  Je  manque  d'atout  »,  le  pape 
profita  de  sa  déconvenue  pour  se  faire  remar- 
quer :  il  toussa  légèrement.  Dieu  se  retourna 
sur  son  trône  :  —  «  Tiens!  c'est  Vous,  Benoni? 


UNE  CONSULTATION.  65 

qu'y  a-t-il  pour  votre  service?  —  Seigneur, 
commençaBenonijles  hommes  sont  enguerre.... 
—  Et  c'est  pour  me  dire  ça  que  vous  me  déran- 
gez? je  le  sais,  pardieu,  bien,  qu'ils  sont  en 
guerre!  Peu  ou  prou,  ils  y  sont  toujours!  Je  leur 
ai  donné  une  intelligence  et  un  cœur  et  une 
certaine  liberté  :  ce  n'est  pas  ma  faute  s'ils  ne 
s'en  servent  que  pour  le  mal.  Quoi  qu'en  dise 
un  certain  Guillaume,  qui  est,  si  j'ai  bonne 
mémoire,  un  de  leurs  empereurs,  il  y  a  beau 
temps  que  j'ai  renoncé  à  m'occuper  de  leurs 
affaires....  Tenez,  adressez-vous  à  mon  fils, 
c'est  la  plus  belle  âme  que  je  connaisse.  Il  a 
toujours  eu  la  manie  de  sauver  les  gens!  Jus- 
qu'ici, cane  lui  a  guère  réussi,  mais,  ma  foi  de 
Dieu  —  on  ne  sait  pas  —  ça  pourra  prendre 
à  la  fin  !  il  se  passe  tant  de  choses  extraor- 
dinaires! Arrangez -ça  avec  mon  fils...  adieu, 
Benoni,  laissez-nous.  Messieurs,  je  joue  trèfle. 
J'ai  l'as  et  le  roi...  j'ai  gagné,  sans  atout!  Et 
ca,  c'est  un  miracle  !  » 


Benoni,  un  peu  ennuyé,  s'en  alla,  à  travers 
les  jardins  du  ciel,  vers  le  palais  de  Dieu  le  Fils. 
Il  rencontra  quelques  saints,  à  la  promenade, 
qui  lui   sourirent   en  lui   disant  :  «  Courage, 

5 


66  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

Benoni,  bonne  chance!  »  car  tout  le  Paradis, 
par  un  spécial  télégraphe  sans  fil,  apprend  tout 
de  suite,  comme  de  juste,  toutes  les  nouvelles 
qui  le  concernent.  On  savait  donc  que  le  pape 
venait  prendre  conseil  de  Dieu  et  le  prier  de 
regarder  d'un  peu  plus  près  le  conflit  formi- 
dable qui  bouleverse  notre   planète.  Le  pape 
salua  au  passage  saint  Rigobert,  qui  aime  à  rire  ; 
saint  Hygin,   qui  toujours  se  lamente  ;   saint 
Eucher,  protecteur  des  poulaillers;  saint  Mel- 
lon,  tout  heureux  d'avoir    deux    ailes;    samt 
Papoul,  qui  serait  «  papo  »  s'il  n'avait  pas  deux 
lettres  de  trop;  —  et  enfin,  apparut  le  palais  de 
Jésus-GhrisX.  —  «  Seigneur,  dit  le  pape,  je  ne 
sais  plus  quel  langage  tenir  aux  hommes,  en 
votre  nom,  pour  les  calmer;  ils  se  massacrent 
entre  eux.  De  grâce,  descendez  un  instant  avec 
moi  sur  la  terre!  »  Le  doux  regard  de  Jésus 
s'attrista  :  —  «  Tu  oses  me  demander  de  retour- 
ner là-bas,  ô  âme  candide!  s'écria-t-il.  Tu  as 
donc  oublié  mon  histoire,  toi  dont  le  métier  est 
de  la  savoir?  Retourner  sur  la  terre  !  je  sais  trop 
et  tu  sais  ce  qui  m'y  attend  !  ils  m'ont  insulté, 
craché  au  visage,  cloué  au  gibet  !  Non,  non!  je 
n'irai   plus!  on  ne  m'attrape   pas   deux  fois! 
adresse-toi  au  Saint-Esprit.  » 


UNE  CONSULTATIO    .  67 


Le  pape,  bien  ennuyé,  obéit  en  silence. 

Le  Saint-Esprit,  colombe  divine,  dormait,  la 
tête  sous  l'aile,  sur  la  plus  haute  branche  de 
l'arbre  de  paix.  Le  pape  l'éveilla  en  frappant 
dans  ses  mains,  et  lui  exposa  sa  requête. 
—  «  Va  voir  saint  Pierre!  »  s'écria  le  Saint- 
Esprit...  Et  comme  le  pape  insistait  :  —  «  Moi  ! 
redescendre  sur  la  terre  !  y  penses-tu  !  criait-il  ; 
jamais  de  ma  sainte  vie!  D'abord,  en  ce  mo- 
ment, la  chasse  est  ouverte  ! ...  et  puis,  en  temps 
de  guerre,  vois-tu,  on  se  méfie  trop  des  pigeons- 
voyageurs.  » 


Benoni,  toujours  plus  ennuyé,  alla  voir  le 
grand  saint  Pierre,  dont  il  est  le  successeur 
glorieux,  et  le  pria  de  descendre  sur  la  terre, 
à  Rome.  Saint  Pierre  leva  les  yeux  au  ciel  du 
ciel  et  dit  doucement  :  —  «  A  Rome?  vraiment? 
tu  veux  que  j'aille  à  Rome?  eh  bien,  je  n'irai 
pas,  mon  ami,  pour  cette  raison,  que,  depuis 
que  Rome  a  fondé  le  denier  de  Saint-Pierre, 
par  tous  les  saints,  je  n'en  ai  jamais  vu  un  cen- 
time !  » 


LE  DRAPEAU   BELGE 

C'est  dimanche  qu'on  fêtera,  dans  toute  la 
France,  le  drapeau  belge. 

A  Toulon,  au  théâtre,  deux  représentations 
seront  données  au  profit  des  réfugiés  belges, 
l'une  en  matinée,  l'autre  le  soir.  C'est  notre 
chanteur  populaire  Mayol  qui  s'est  chargé  d'or- 
ganiser ces  représentations. 

Ce  Mayol  est  une  force  ;  il  ira  bientôt  courir 
les  hôpitaux  et  les  casernes  de  toute  la  France 
comme  nous  avons  couru  ensemble  ceux  du 
camp  retranché  de  Toulon,  portant,  lui,  la 
bonne  chanson,  —  moi,  la  bonne  parole. 

Une  infirmière  déclarait  :  «  11  opère  des  cures  ; 
nous  avons  vu  des  malades,  qui  dépérissaient 
d'ennui,  sourire  enfin,  et  fredonner  gaîment 
chaque  matin  les  chansons  qu'il  leur  avait 
apprises.  »  N'ai-je  pas  raison  d'affirmer  que  cet 
homme-là  est  une  force?  Quelqu'un  s'étonna, 
l'autre  jour,  devant  moi,  en  ces  termes  :  «  Cela 
me  paraît  singulier,  l'alliance  de  l'Académie 
française  et  du  café-concert!  » 


LE  DRAPEAU  BELGE.  69 

Cette  guerre  a  fait  bien  d'autres  rapproche- 
ments, et  dont  beaucoup  mériteraient  d'être 
durables.  On  s'est  aimé  pour  se  défendre;  il 
faudra  continuer. 


Croyez-vous,  par  exemple,  qu'on  ne  conti- 
nuera pas  à  aimer,  après  la  guerre,  le  drapeau 
belge  avec  la  même  ardeur  qu'aujourd'hui? 
N'en  doutez  pas,  un  lien  nouveau  s'est  créé 
entre  nos  deux  nations,  —  un  accord  que  rien 
ne  saurait  plus  détruire.  Comptez  pour  la  fidé- 
lité sur  le  cœur  de  la  France.  Au  fond,  elle  ne 
sait  qu'aimer.  Elle  se  juge  mal,  trop  souvent, 
et  aussi  la  juge-t-on  mal,  parce  qu'elle  a  une 
«  mauvaise  tête  »,  à  la  façon  de  ces  gaillards 
qui  veulent  avant  tout  rester  indépendants,  — 
mais  qui  se  donnent  tout  entiers  et  à  jamais, 
le  jour  où  on  leur  a  rendu  sciemment  un  ser- 
vice, un  vrai!  —  Et  quel  service  la  Belgique  a 
rendu  à  la  France  et,  par  ainsi,  au  monde! 
Voilà  ce  que  je  voudrais  savoir  dire,  dimanche 
prochain,  aux  sept  mille  auditeurs  qui  salue- 
ront, à  Toulon,  la  gloire  belge!  Qui  donc  le 
dira  jamais  d'une  façon  définitive,  ineffaçable? 
Rappelez-vous  ce  cauchemar  :  l'Allemagne 
monstrueuse,  qui  a  enrégimenté  des  assassins 


70  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

et  des  incendiaires,  vient  tenter  la  Belgique  : 
((  Laisse-moi  passer  par  tes  villes  et  tes  cam- 
pagnes; je  respecterai  tes  trésors  et  tes  monu- 
meùts  et  la  vie  de  tes  citoyens.  Laisse-moi 
passer,  au  mépris  des  traités,  qui  sont  des 
chiffons  de  papier.  De  tes  frontières,  je  me  pré- 
cipiterai sur  la  France  pour  la  saccager  et  la 
réduire.  Je  marcherai  sur  Paris,  j'y  entrerai  au 
pas  de  parade,  et,  le  soir,  pour  fêter  ma  vic- 
toire, je  ferai  flamber  dans  la  nuit  comme  des 
torches,  le  Louvre  et  Notre-Dame!...  Laisse- 
moi  passer!  »  Tandis  que  la  diabolique  nation 
tente  la  Belgique  au  cœur  pur,  la  France  frémit. 
Elle  aimait  trop  sincèrement  la  paix!  C'est 
pourquoi  elle  n'est  pas  prête  à  recevoir  sur  la 
pointe  des  baïonnettes  les  deux  millions  d'Alle- 
mands qui  sont,  eux,  sous  les  armes.  Mais  la 
Belgique  a  répliqué  :  «  Vous  ne  passerez  pas  î 
Je  suis  un  pays  neutre  et  libre,  et  loyal!  » 
«  Prends  garde,  petit  peuple  :  je  t'écraserai!  » 
Alors,  tous  les  drapeaux  belges  claquèrent  dans 
le  vent,  au  sommet  de  tous  les  monuments,  de 
toutes  les  forteresses,  et  le  canon  tonna.  Ils 
frémissaient,  les  drapeaux,  comme  d'indigna- 
tion; se  relevaient  d'eux-mêmes,  comme  par 
fierté,  et  ils  parlèrent  ainsi  :  «  Le  peuple  belge, 
ce  petit  peuple,  sera  un  grand  peuple,  fût-ce 


LE  DRAPEAU  BELGE.  71 

dans  la  ruine  et  dans  la  mort,  par  la  grandeur  et 
la  simplicité  de  son  sacrifice  et  de  sa  loyauté!  » 


Furieux,  l'Allemand  se  rua  sur  Liège,  sur 
Louvain,  sur  Malines,  sur  Bruxelles.  Et  il  arriva 
ceci  de  surprenant,  de  miraculeux,  qu'ayant 
empêtré,  le  lourdaud,  sa  massive  botte  éperon- 
née  dans  les  dentelles,  il  ne  put  s'en  dégager 
vite!  Il  les  déchirait  pourtant,  mais  elles  résis- 
taient, filet  merveilleux,  plus  délicat  que  les 
fils  de  la  Yierge,  plus  solide  qu'un  treillis 
d'acier!  Et  la  marche  du  monstre  fut  entravée 
assez  longtemps  pour  que,  derrière  le  mur  que 
lui  opposaient  les  poitrines  belges,  la  France 
put  se  préparer  à  la  lutte.  Enfin,  le  barrage 
héroïque  fut  franchi,  et  l'Allemagne,  avec  des 
«  hoch  »  d'enthousiasme,  roula  vers  Paris  ! 
Frémissante  de  rage,  elle  se  disposait  à  le 
traiter  comme  Malines  et  Louvain.  Vous  savez 
la  suite  :  la  feinte  tranquille  de  Joffre,  Mau- 
noury  tombant  sur  von  Kluck,  la  victoire  de  la 
Marne,  Paris  sauvé  de  l'offense! 

0  sainte  Belgique!  tes  jardins  refleuriront, 
toutes  tes  cités  seront  relevées,  tes  splendeurs 
te  seront  rendues  et  quand  tu  seras  redevenue 


72  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

indépendante,  en  pleine  gloire,  nous  pourrons 
dire  avec  orgueil  :  «  La  libre  Belgique  est  pour- 
tant française!  »  L'Allemagne  n'y  comprendra 
jamais  rien.  Elle  en  est  à  croire  que  la  brutalité 
peut  conquérir  les  cœurs. 

0  grande  Belgique  !  le  monde  entier  acclame 
ton  rni  et  vénère  ton  drapeau. 


Y  A   BON,   LA   FRANCE! 

C'était  une  enfant  du  pays  de  Bohême,  à 
moins  qu'elle  n'eût  été  volée  ailleurs,  n'im- 
porte où,  par  les  bohémiens  qu'elle  suivait 
contre  son  gré  et  qui  la  maltraitaient.  Elle 
aurait  voulu  fuir  la  roulotte  détestée  et  gardée 
par  de  grands  chiens  féroces,  mais  elle  eût  été 
vite  rattrapée  ;  elle  ne  se  sentait  protégée  par 
rien  et  par  personne;  aucune  autorité  bienfai- 
sante ne  s'étendait  sur  elle;  c'était  une  petite 
esclave.  Telle  fut  l'enfance  d'une  femme  qui 
devint  plus  tard  à  Paris  une  actrice  sans  grand 
talent,  mais  qui,  pour  l'étrangeté  de  ses  danses, 
connut  un  certain  succès.  Eh  bien!  elle  racon- 
tait volontiers  qu'un  jour,  comme  elle  avait  une 
douzaine  d'années,  le  chef  de  la  bande  d'out- 
laws qui  l'opprimait  et  la  battait  annonça  qu'ils 
allaient  tous  s'acheminer  vers  Paris. 

«  A  partir  de  ce  moment-là,  racontait  volon- 
tiers la  bohémienne  devenue  actrice,  je  me 
sentis  consolée;  j'avais  toujours  entendu  dire 
qu'en  France  il  n'y  avait  pas  d'esclaves,  que 


7i  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

c'était  le  pays  de  la  liberté  ;  qu'il  y  avait  de 
bonnes  lois  qui  défendaient  les  faibles;  et,  pen- 
dant des  mois,  étape  par  étape,  du  fond  de  la 
Hongrie,  je  marchai,  pieds  nus,  derrière  la 
roulotte,  en  chantant,  parce  que  j'allais  vers  la 
France  ! . . .  C'est  bon,  la  France  !  » . 

Ainsi  parlait  la  petite  bohémienne,  et  elle 
avait  bien  raison.  Lorsque,  Français  ou  non,  on 
n'éprouve  pas  l'amour  de  la  France,  c'est  qu'on 
oublie  de  la  comparer.  Si  l'on  ne  regarde 
qu'elle,  on  aperçoit  ses  défauts  et  l'on  se  dit 
qu'elle  pourrait  être  meilleure.  Si  on  la  com- 
pare aux  autres  pays,  on  voit  par  où  elle  peut 
leur  servir  d'exemple;  et  l'on  reconnaît  que, 
par  dessus  tout,  elle  cherche  à  fonder  la  vraie 
liberté,  à  devenir  la  protectrice  des  faibles,  des 
déshérités,  le  chevalier  du  droit  et  de  la  justice, 
(c  Y  a  bon,  la  France  !  » 

J'ai  raconté  quelque  part  l'histoire  de  l'ami 
Boulot,  l'anarchiste.  Furieux  contre  l'idée  de 
guerre,  il  ne  voulait  même  pas  admettre  que 
la  France  n'est  entrée  dans  le  conflit  actuel 
qu'à  son  «  corps  défendant  ».  a  Les  Allemands, 
disait-il,  sont  mes  frères  aussi  bien  que  les 
Français  »  ;  puis,  un  jour,  tout  à  coup,  il  déclara 
qu'il  allait  s'engager,  et  il  y  alla  en  effet. 
«  Pourquoi? —  Parce  que,  disait-il >  j'ai  été  ren- 


Y   A  :BOiN,    LA  FRANCE  !  75 

seigné  sur  les  Allemands  d'aujourd'hui.  Les 
sujets  du  kaiser  sont  proprement  les  ennemis 
de  l'humanité.  L'humanité,  c'est  la  France  qui 
la  défend  contre  un  peuple  d'esclaves  cruels 
et  enragés!  Donc,  il  faut  d'abord  défendre  la 
France!  »  Y  a  bon,  la  France! 

^/ous  savez  d'où  vient  cette  expression  : 
«  Y  a  bon,  la  France?  »  C'est  le  mot  que  vont 
répétant  les  soldats  de  notre  armée  noire,  les 
Sénégalais  ;  et  il  est  lapidaire,  car,  en  effet, 
c'est  bon,  la  France! 

Ils  sont  touchants,  ces  hommes  de  race 
noire,  dont  le  loyalisme  est  fait  de  recon- 
naissance pour  la  bonté  française. 

Aussi,  c'est  avec  une  émotion  étrange  que, 
l'autre  jour,  allant  à  Saint-Raphaël,  tout  à  coup, 
au  moment  où  la  route  a  côtoyé  un  des  petits 
affluents  de  la  rivière  Argens,  nous  avons 
aperçu,  barbotant  dans  l'eau,  des  centaines  de 
noirs,  la  plupart  tout  nus,  s'ébrouant  et  riant 
au  soleil.  On  se  serait  cru  transporté  au  Sénégal 
même.  J'ignorais  que,  prés  du  centre  d'aviation 
de  Fréjus,  tout  un  campement  de  Sénégalais 

s'étalât  dans  la  vaste  plaine 

Les  tentes  pointues, 

pareilles  à  des  parasols  à  demi  fermés  et  plantés 
enterre,  s'avancent  jusque  sur  l'immense  plage 


70  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

de  sable  où  sont  venus  s'installer  des  cantines 
et  des  marchands  de  bimbeloteries.  La  four- 
milière noire  s'agite  là,  et  s'y  repose,  en  atten- 
dant d'aller  au  feu,  aux  Dardanelles  sans 
doute.  Une  rumeur  de  gaieté  s'élève  du  camp 
et  répond  aux  sonorités  de  la  mer....  Et  si  on 
interroge  ces  hommes,  tous  disent  leur  fierté 
d'être  au  service  de  la  bonne  France  :  «  Y  a  bon, 
la  France  !»  Y  a  bon,  parce  qu'elle  colonise 
humainement,  au  rebours  de  l'Allemagne. 
L'Allemagne,  elle,  admet  que  la  victoire  doit 
être  l'écrasement  total  et  cruel  des  vaincus, 
leur  asservissement  sans  phrase,  la  perte  défi- 
nitive de  leurs  coutumes,  de  leurs  dieux,  de 
leur  génie  personnel. 

Le  lendemain  de  notre  arrivée  à  Saint - 
Raphaël,  un  bruit  de  pas  innombrables  et 
d'une  régularité  impressionnante  frappait  nos 
oreilles,  nous  poussait  vers  les  fenêtres.  Au 
bord  de  la  mer  un  défilé  surprenant  nous 
apparut.  Vu  de  haut,  c'étaient  des  fascines  de 
vertes  bruyères  encerclées  d'une  ceinture 
rouge-sang,  qui  marchaient  en  se  balançant. 
On  ne  comprenait  pas  d'abord. 

Des  Sénégalais  revenaient  des  forêts,  en  cor- 
vée, et  rapportaient  sous  les  tentes  ces  lits  de 
verdure  fraîche.  Et  une  phrase  de  Shakespeare 


Y   A  BON,   LA  FRANCE!  77 

nous  revint  en  mémoire  :  «  Macbeth  sera  vaincu 
quand  les  forêts  se  mettront  en  marche  contre 
lui  !  » 

...  La  race  noire  trouve,  en  France,  des 
moyens  d'émancipation  que  la  libre  Amérique 
réprouverait,  et  ceci  nous  remet  en  mémoire 
une  anecdote  significative  : 

Un  jeune  sergent,  un  peu  étourdi,  interro- 
geait naguère,  en  «  blaguant  »,  à  la  légère,  un 
de  nos  soldats  noirs  qui  paraissait,  comme  ses 
camarades,  très  fier  de  porter  l'uniforme  fran- 
çais ;  «  Qu'est-ce  que  tu  faisais,  toi,  dans  le 
civil?...  la  traite  des  blanches,  hein?  »  La 
figure  du  soldat  noir  devint  grise  —  c'est-à- 
dire  qu'il  pâlissait;  elle  devint  grise  et  prit  une 
expression  de  tristesse  et  de  dignité.  —  «  Ce 
que  je  faisais,  dit-il...,  je  faisais  mon  droit,  à 
Paris!  » 

Le  sergent  s'éloigna,  confus.  Il  avait,  un 
instant,  représenté  la  légèreté  française!  Il  sen- 
tait que,  en  certains  cas,  c'est  une  faute.  La 
générosité  française  vaut  mieux.  Elle  est 
aimée  dans  le  monde,  c'est  elle  qu'il  faut 
défendre.  «  Y  a  bon,  la  France!  » 


REPONSE 

A  DE  BONNES  LETTRES 

Des  lettres  que  je  reçois  en  ce  temps  extra- 
ordinaire, je  forme  un  dossier  qui  sera  bon  à 
relire. 

On  me  permettra,  d'abord,  de  remercier  ici 
ceux  de  mes  lecteurs  qui  m'ont  envoyé  des 
paroles  de  sympathie,  dans  le  moment  où  un 
accident,  aussi  cruel  qu'absurde,  est  venu  ar- 
rêter pour  un  temps  ma  collaboration  au  journal 
La  France. 

Parmi  les  lettres  que  j'ai  reçues  dans  cette 
circonstance,  il  en  est  de  si  louchantes,  de  si 
belles,  qu'on  se  prend  à  ne  pas  regretter  de 
souffrir  un  peu,  puisqu'on  y  gagne  si  nom- 
breuses et  si  bonnes  consolations.  Des  amis 
inconnus,  et  même  vos  vieux  amis,  ne  sau- 
raient, —  convenez-en  —  vous  exprimer  tout  à 
coup,  à  propos  de  rien,  leur  affection  en  termes 
ardents.  Ce  n'est  pas  l'usage.  Et  puis,  tant  que 
vous  êtes  là,  bien  portant,  ils  ne  savent  pas 
toujours  à  quel  point  ils  tiennent  à  vous  ;  mais 


RÉPONSE  A  DE  BONNES  LETTRES.     79 

s'il  s'arrive  que  vous  soyez  frappé,  quelque 
chose  qui  est  nouveau  s'éveille  en  eux;  un  élan 
de  leur  cœur  trahit  soudainement  le  plus  pro- 
fond d'une  affection,  ce  je  ne  sais  quoi  de  plus 
qui  serait  resté  caché,  qui  s'ignorait,  peut-être; 
et  je  crois  bien  que,  des  deux  côtés,  on  y  a 
gagné  effectivement. 

Un  pauvre  diable,  très  pauvre,  qui,  mobilisé 
dès  le  mois  d'août,  fut  tout  de  suite  gravement 
blessé  et  soigné  à  l'ambulance,  puis  dans  nos 
hôpitaux,  disait  gaîment  à  ses  camarades  : 

«  Sans  cette  maudite  guerre,  je  n'aurais 
jamais  couché  dans  de  si  bons  lits!  Et,  puis, 
toutes  ces  jolies  dames  qui  me  soignent!... 
Jamais  elles  m'auraient  regardé  —  avant/  » 

Mais  celui-là  ce  n'est  pas  parce  qu'il  a  souf- 
fert qu'on  le  plaint,qu'onraime,qu'on  le  soigne 
si  bien,  c'est  parce  qu'il  fut  un  défenseur,  et  cet 
honneur-là  n'est  pas  donné  à  tout  le  monde. 

Cependant,  nous  les  écrivains,  nous  prenons 
part  à  la  défense  nationale,  et,  quoique  sans 
péril,  nous  avons  conscience  de  servir,  à  notre 
place;  j'en  ai  la  preuve  bien  vivante  aujour- 
d'hui. Que  de  cœurs  sont  émus  par  une  ligne 
heureusement  trouvée,  par  un  mot  bien  venu  ! 

Combien  cherchent  dans  nos  articles  l'ex- 
pression qui  leur  manque  et  qui  éclaire  parfois 


80  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

leur  horizon,  leur  montre  un  motif  d'espérer 
ou  de  croire,  qu'ils  n'apercevaient  pas  ! 

L'écrivain,  lui,  de  son  côté,  sent  parfois  dé- 
faillir sa  confiance  en  lui-même  :  «  Est-il  bien 
utile  que  je  dise  ceci  ou  cela?  Ai-je  raison,  tout 
à  fait  raison  de  l'avoir  dit?  Ai-je  été  secourable 
à  quelqu'un  ou  ai-je  parlé  dans  le  désert?  »  Il 
se  pose  ces  questions  ;  et  elles  restent  souvent 
sans  réponse,  —  jusqu'au  jour  où  un  accident 
quelconque  rend  intéressant  son  personnage. 
Béni  soit  donc  l'accident,  puisqu'aussi  bien  le 
mal  est  fait;  et  prenons  le  droit  de  nous  réjouir 
du  «  bon  »  qu'il  amène. 

Aujourd'hui,  j'ai  feuilleté  les  lettres  récem- 
ment arrivées  dans  ma  solitude.  J'en  ai  là  une 
qui  est  datée  :  «  Du  front,  3  mars.  »  Oh  !  celle- 
là,  combien  prenante!  Le  signataire  m'envoie 
des  vers  qui  exaltent  la  bravoure  des  Méridio- 
naux, contre  lesquels  on  a  réédité  des  plai- 
santeries faciles.  La  lettre  dit  eiipost-scriptum: 
«  Tous  les  poilus  de  ma  tranchée  sont  du  Midi  ; 
moi,  je  suis  Marseillais,  du  5^  dépôt  de  Tou- 
lon. ))  Et  une  demi-douzaine  de  signatures 
accompagnent  le  nom  de  mon  correspondant, 
au-dessous  de  cette  note  :  «  Écrit  sous  les  obus^ 
vu,  lu  et  approuvé  par  quelques  braves  du  Midi,  qui 
font  tout  leur  devoir.    »   Voici  la  lettre  :  «  Je 


RÉPONSE  A  DE  BONNES  LETTRES.     81 

VOUS  envoie,  avec  l'approbation  de  mes  cama- 
rades, un  petit  poème  que  j'ai  composé  dans 
les  tranchées  de  première  ligne....  Soyez  sûr 
de  vos  enfants,  maître!  J'ai  vu  mourir  bien  des 
camarades,  tous  frappés  à  l'ennemi,  mais  je 
n'en  ai  jamais  vu  fuir!  Si  vous  pouvez  me 
faire  parvenir  un  petit  mot...  il  serait  bien 
accueilli  dans  la  tranchée. . .  où  vous  êtes 
connu  et  aimé....  Tous  les  camarades  se  joi- 
gnent à  moi  pour  vous  serrer  la  main.  Rece- 
vez, du  champ  de  bataille,  l'assurance  de  mon 
amitié.  » 

Voilà.  Je  ne  suis  qu'un  «  vieux  sentimental  » 
mais  je  n'en  rougis  pas.  Berthelot  me  disait  un 
jour,  lui,  le  physicien,  le  chimiste,  le  positi- 
viste :  «  C'est  le  sentiment  qui  mène  le  monde  !  » 
Parbleu,  on  le  verra  bien,  tout  à  l'heure,  car 
c'est  le  sentiment  qui  donnera  à  nos  armes  ce 
supplément  de  force  qui  les  rendra  victo- 
rieuses.... Mais  revenons  à  notre  marin. 
«  Soyez  sûr  de  vos  enfants  !  )>  me  dit-il.  Eh 
bien,  ce  mot-là  prend  le  poète  aux  entrailles  et 
l'emplit  d'une  douce  et  aimante  fierté. 

Et  des  vers  suivent.  Dame!  je  ne  dirai  pas 
qu'ils  sont  d'une  main  très  exercée  à  manier  la 
lyre,  mais  je  voudrais  pouvoir  manier  la  baïon- 
nette aussi  bien! 

6 


82  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

Et  pendant  que  là-bas  dans  les  plaines  de  Woëvre 
On  s*endormait  brisé  de  fatigue  et  de  fièvre, 
Pendant  que  le  canon,  chanteclair  de  la  mort, 
,  Crachait  à  plein  gosier  la  raison  du  plus  fort, 
On  disait  du  Midi  que  nous  étions  des  lâches  ! 

Sans  doute  ce  sont  les  meilleurs  vers  du 
morceau....  Et  puis,  songez  donc!  cela  est  écrit 
50WS  le%  obus/ 

Bravo!  mon  camarade  !  Mais  comme  un  poète 
ne  saurait  entendre  les  vers  d'un  confrère  sans 
riposter  aussitôt  par  des  vers,  en  voici  quel- 
ques-uns de  ma  façon,  et  que  j'écrivais  naguère 
à  la  gloire  de  vos  camarades,  les  cols-bleus. 
C'est  un  simple  couplet  de  chanson,  que  ré- 
pète partout  le  chanteur  populaire  Mayol  : 

Les  cols-bleus  ont  en  habitude 
Tous  les  branle-bas. 
Tous  les  fiers  combats. 
C'est  eux  les  héros  de  Dixmude! 
Dans  l'univers  on  parle  d'eux; 
Us  font  peur  à  Guillaume  Deux  ; 
Le  Bourget  se  souvient  de  leur  charge  héroïque  ! 

Aux  grands  jours  de  la  République, 
Sur  le  «  Vengeur  »  c'est  en  héros  qu'ils  ont  sombré  ! 
L'héroïsme,  c'est  leur  coutume  ; 
Les  trois  couleurs,  c'est  leur  costume, 
Aimé  partout  et  partout  honoré. 


LA  VICTOIRE  EST  POUR  NOUS 

Ils  sont  rares  ceux  qui  ne  croient  pas  que  la 
victoire  est  déjà  pour  nous.  Ils  sont  rares,  mais 
il  y  en  a.  J'en  connais.  J'ai  ramené  quelques- 
uns  d'entre  eux  à  une  vue  plus  juste  des  situa- 
tions; mais  je  parviens  difficilement  à  m'expli- 
quer  leur  état  d'esprit,  tellement  mes  amis  et 
moi  nous  en  sommes  éloignés,  depuis  le  début 
même  de  la  guerre. 

Il  y  a  des  gens  qui  sont  disposés,  par  nature, 
à  croire  assurées  les  réalisations  de  ce  qu'ils 
espèrent  ;  d'autres,  tout  au  contraire,  à  consi- 
lérer  comme  certaines  dans  l'avenir  les  choses 
qu'ils  redoutent.  Évitons  de  leur  ressembler. 
On  a  toujours,  pour  désespérer  ou  pour  croire, 
de  plus  sages  raisons  qu'on  doit  rechercher,  et 
qu'on  trouve  lorsqu'on  descend  au  fond  des 
choses  et  au  fond  de  soi-même. 

—  Il  est  certain,  me  disait,  l'autre  jour,  un 
de  mes  amis,  qu'à  aucun  moment  (et  c'est,  je 
le  vois,  votre  cas)  je  n'ai  douté  de  la  victoire 
des  armes  françaises,  dans  le  conflit  actuel.  Et 


84  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

je  reconnais  qu'au  début  cette  foi  avait  quelque 
chose  de  mystique,  comme  la  foi  en  Dieu,  au 
Bien,  au  Beau,  à  tout  idéal.... 

—  Voyons  donc,  je  vous  prie,  pourquoi  au- 
jourd'hui vous  ne  doutez  pas  du  triomphe  final 
des  alliés  ? 

—  Eh  !  parce  que  depuis  l'aventure  de  la 
Marne,  ils  ont  prouvé  qu'ils  sont  de  taille  à 
ébranler  le  colosse  germain.  Or,  depuis  ce 
moment-là,  ils  n'ont  pas  cessé  de  se  fortifier 
matériellement  et  moralement,  de  s'accroître 
en  nombre,  de  fabriquer  des  armes,  d'accu- 
muler des  munitions,  d'apprendre  la  guerre 
nouvelle  et  toutes  les  vertus  qu'elle  exige. 

—  Et  puis? 

—  Au  début  de  la  guerre,  c'est  le  choix  de 
nos  gouvernants  qui  désignait  le  général  Joffre 
à  notre  confiance.  Aujourd'hui,  c'est  directe- 
ment qu'on  croit  en  lui,  en  sa  science,  en  son 
sang-froid  imperturbable,  en  sa  maîtrise,  en 
son  pouvoir  sur  lui-même,  et  en  sa  modestie 
magnifique. 

—  Qu'entendez-vous  par  sa  modestie  magni- 
.fique? 

—  Voici.  L'aventure  de  la  Marne  fut  une 
victoire  formidable,  extraordinaire,  qu'il  a  im- 
posée à  nos  armées  !  Quand  nos  armées  reçu- 


LA  VICTOIRE  EST  POUR  NOUS.  85 

laient  .sur  son  ordre,  c'était  en  frémissant 
d'impatience,  de  doute  involontaire,  d'affreuse 
inquiétude....  Tout  à  coup,  à  l'heure  qu'il  avait 
prévue,  sur  le  terrain  qu'il  avait  choisi  d'avance, 
il  donna  l'ordre  de  prendre  l'offensive  contre 
un  ennemi  ivre  d'orgueil,  sûr  de  lui,  —  qu'il 
étonna  et  que,  littéralement,  il  affola....  Rap- 
pelez-vous! Eh  bien,  au  lendemain,  de  cette 
miraculeuse  offensive,  le  mot  de  victoire  ne  fut 
pas  prononcé  par  le  généralissime.  Ce  n'est  que 
plus  tard,  beaucoup  plus  tard,  que  ce  mot  su- 
prême fut  écrit,  et  —  si  j'ai  bonne  mémoire  — 
ce  fut  par  l'Angleterre  d'abord.  Voilà  ce  que 
j'appelle  la  modestie  de  Joffre. 

«  Désormais,  quand  les  communiqués  offi- 
ciels nous  annoncent  de  petits  avantages  du 
côté  des  Français,  nous  pouvons  être  très  sûrs, 
non  seulement  que  ces  avantages  ont  été  réel- 
lement obtenus,  mais,  bien  mieux,  quon  ne 
nous  en  explique  pas  toute  Vimportance.  Croyez- 
moi,  la  victoire  est  en  marche. 

—  Bravo!  Allez  toujours. 

—  Ces  déductions  pourraient  ne  pas  suffire 
aux  pessimistes  entêtés.  Inconsciemment,  beau- 
coup d'entre  eux  ayant  une  première  fois  an- 
noncé un  triste  avenir,  ne  veulent  pas  s'en 
dédire  :  «  Je  vous  l'avais  bien  dit!...  Vous  voyez 


86  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

«  que  j'avais  raison  I  w  Pour  un  peu,  dans  un 
insuccès  des  nôtres,  même  grave,  ils  ne  ver- 
raient que  le  triomphe  personnel  de  leurs  pré- 
visions! N'hésitez  pas  à  leur  démontrer  qu'ils 
font,  sans  le  vouloir,  acte  de  mauvais  Français. 
Vous  verrez,  que  beaucoup  d'entre  eux  s'en 
montreront  étonnés  et  contrits. 

—  Avez-vous  tout  dit? 

—  Pas  encore.  Il  me  reste  à  parler  des  lettres 
que  nous  écrivent  chaque  jour,  du  front,  nos  sol- 
dats et  leurs  officiers.  Ils  nous  content  de  vrais 
succès,  de  vraies  victoires  partielles,  obtenus 
sur  tous  les  points  du  territoire  ;  ils  crient  leur 
confiance,  leur  certitude;  ils  nous  conjurent 
de  croire  avec  eux. 

—  Je  reçois  des  lettres  pareilles  qui  me  sou- 
tiennent, me  prouvent  la  légitimité  de  ma  con- 
fiance et  la  nécessité  de  croire  pour  soutenir 
l'ardeur  des  combattants.  L'un  d'eux  m'écrit  : 
«  Galvanisez  les  incroyants,  s'il  en  est.  »  Il 
m'explique  que  notre  foi  en  la  victoire  lui  est 
un  encouragement  nécessaire;  il  s'écrie  drô- 
lement :  «  Un  peu  moins  de  tricots!  Un  peu 
«  plus  de  confiance!  » 

—  Je  serais  convaincu  par  vos  paroles,  si 
j'avais  eu  besoin  de  l'être....  Surtout,  il  ne 
faut  pas  crier  à  la  défaite  pour  une  tranchée 


LA  VICTOIRE   EST   POUR  NOUS.  87 

perdue ,    qu'on    reprend   du   reste    le    lende- 
main! » 

«  Dans  une  partie  d'échecs  entre  deux  ad- 
versaires habiles,  voit-on  que  l'un  des  deux 
gagne  jamais  la  partie  sans  perdre  un  seul 
pion  ?  A  chaque  pion  perdu  par  le  futur  ga- 
gnant, va-t-on  crier  au  désastre?  Et  quand  l'un 
des  deux  lutteurs,  ayant  un  certain  nombre  de 
coups  à  jouer,  déclare  tout  à  coup  qu'il  aban- 
donne, et  que  la  partie  est  perdue  pour  lui,  ne 
sait-on  qu'elle  le  serait,  en  effet,  de  quelque 
manière  qu'il  consentît  à  la  jouer  jusqu'au 
bout?  L'Allemagne  a  perdu.  Elle  le  sait.  Elle 
jouera  jusqu'à  la  fin  pour  retarder  l'heure  fu- 
neste de  l'humiliant  aveu;  —  voilà  tout. 

«  Telles  sont  mes  raisons  positives  de  croire 
au  triomphe  des  alliés.  Nous  pouvons,  à  pré- 
sent, tenir  compte  des  raisons  transcendantes, 
indéfinissables,  impondérables.  Tout  devait  être 
contre  nous  et  tout  est  pour  nous.  La  France, 
qu'on  croyait  légère,  est  devenue  grave.  Les 
longues  préparations  militaires  de  l'Allemagne 
n'ont  pas  assuré  à  cette  nation  enragée  le  suc- 
cès subit  qu'elle  en  attendait.  Sa  théorie  de  la 
guerre  inhumaine  a  soulevé  de  dégoût  et 
d'indignation  la  conscience  des  peuples.  Les 
dieux  sont  pour   nous.   La  victoire   de  Samo- 


88  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

thrace  tend  au  vent  favorable  son  voile  gon- 
flé et  ses  ailes  ouvertes.  Elle  a  retrouvé  un 
visage  et  elle  nous  sourit,  debout  à  la  poupe 
du  navire  glorieux  qui  s*appelle  Paris  ou  la 
France.  » 


LA  LUTTE  POUR  LA   PAIX 

Quelque  temps  avant  la  guerre,  je  reçus,  — 
d'un  de  mes  plus  chers  amis,  et  je  crus  devoir 
décliner,  —  une  affectueuse  invitation  à  pren- 
dre une  part  active  au  Congrès  d»  la  Paix.  «  Je 
sens,  disais  je,  que  l'heure  n'est  pas  favorable 
à  une  démarche  de  cette  nature.  La  même 
bonne  pensée  n'est  pas  raisonnable  à  toute 
heure.  »  Et  Charles  Richet  m'écrivit  qu'il  me 
comprenait,  mais  me  suppliait  cependant  de 
n'abandonner  point  la  cause  sacrée  de  la  paix. 

La  France  même  ne  l'a  jamais  abandonnée, 
telle  du  moins  que  je  la  conçois. 

J'essaierai  de  la  caractériser  ici,  aujourd'hui. 
L'heure  s'y  prête,  puisque  la  guerre  actuelle 
est  décidément  faite  par  les  peuples  contre  l'Al- 
lemagne, en  vue  d'établir,  sur  les  ruines  de 
son  odieux  militarisme,  la  plus  durable,  la  plus 
universelle  des  paix. 

Les  railleurs  qui  harcèlent  les  pacifistes 
prennent  le  plus  souvent  pour  thème  Vimpos- 
sibilité  d'une  paix  universelle.  Ils  affirment  que 


DO  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

la  lutte  étant  la  loi  de  vie,  rêver  la  paix  est 
une  sottise. 

Ce  qui  me  parait  assez  sot,  c'est  de  croire  les 
pacifistes  assez  bêtes  pour  admettre  qu'on  pour- 
rait abolir  par  décret  la  haine,  le  meurtre,  la 
guerre.  Oui,  l'histoire  de  Gain  et  d'Abel  recom- 
mencera sans  fin,  mais  les  civilisations  peuvent 
vouloir  et  elles  peuvent  obtenir  que  le  nombre 
des  Gain  aille  sans  cesse  décroissant;  —  et 
encore  on  peut  arriver  à  considérer  (sauf,  tou- 
jours, le  cas  de  légitime  défense)  le  meurtre  et 
la  guerre  comme  des  crimes. 

Ge  désir-là,  c'est  tout  le  pacifisme  raison- 
nable —  et  c'est  vraiment,  selon  l'expression 
de  Gharles  Richet,  la  cause  sacrée. 

Gette  cause,  elle  est  en  train  de  se  faire  de 
si  nombreux  partisans  qu'on  peut  la  considérer 
comme  bien  près  d'être  gagnée.  Et  pourquoi? 
Parce  que  l'Allemagne  s'est  montrée  assez  féro- 
cement guerrière  pour  parvenir  enfin  à  désho- 
norer la  guerre.  Ge  n'est  certes  pas  ce  qu'elle 
a  voulu  ;  elle  y  est  arrivée  pourtant. 

Lorsque  Roland  et  Olivier  se  battent  en  duel 
dans  une  île  du  Rhône  et  qu'Olivier  dit  à  son 
adversaire  :  «  Vous  voici  bien  fatigué  ;  reprenez 
haleine  ;  et,  cette  nuit,  Roland,  je  vous  éventerai 
de  mon  panache  blanc,  »  —  on  voudrait  être 


LA  LUTTE   POUR  LA  PAIX.  91 

l'un  de  ces  deux  chevaliers  :  ils  honorent  la 
guerre,  ils  la  rendent  belle,  noble  comme  eux 
et  ils  l'immortalisent. 

Or,  voici  que,  au  vingtième  siècle,  la  Guerre 
refuse  d'étie  chevaleresque  —  rejette  au  loin 
tout  le  brillant  de  son  armure,  se  débarrasse  de 
tout  voile.  La  voici  nue  dans  sa  hideur.  C'est 
une  masse  de  chair  tuxurieuse  et  saoule  de  vin. 
Par  mille  blessures  aux  lèvres  sanguinolentes, 
ce  corps  hideux  de  la  Bellone  allemande  souf- 
fre. Sa  bouche  tordue  hurle.  De  ses  yeux  jail- 
lissent à  la  fois  des  éclairs  de  haine  et  de  dou- 
leur, de  courage  et  d'épouvante.  Ce  monstre, 
une  hache  au  poing,  coupe  des  mains  d'enfant 
et  aussitôt  panse  ces  mutilés,  afin  qu'ils  ne  se 
vident  pas  de  tout  leur  sang,  afin  qu'ils  vivent 
pour  attester  sa  puissance  démoniaque.  Quand 
il  jette  la  hache,  il  prend  la  torche  et  brûle, 
dans  leurs  maisons,  les  mères  et  les  vieillards; 
—  dans  leur  église  les  prêtres,  et  dans  les  hô- 
pitaux les  blessés. 

Et  lorsque  les  martyrs'tendent  vers  les  géné- 
raux allemands  leurs  mains  suppliantes,  ces 
chefs  froidement  répondent  :  «  Que  voulez- 
vous  !  c'est  la  guerre  !  » 

Ah!  c'est  la  guerre?  Alors,  elle  est  bien 
maudite  et  à  'jamais  déshonorée  !  Et  le  monde 


92  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

entier  pense  que  la  guerre  de  défense  contre 
une  telle  guerre,  est  un  devoir  incomparable! 
La  défense  acharnée  est  ici  le  plus  grand  des 
actes  de  pitié  et  d'amour  !  Pour  sauver  l'huma- 
nité d'uhe  humanité  pareille,  —  aucun  sacrifice 
ne  coûtera  aux  pacifistes,  ils  l'ont  fait  bien 
voir.  C'est  eux  les  plus  résolus  à  défendre 
l'avenir  contre  le  monstre  formidable,  car  la 
lutte  qui  se  déroule  aujourd'hui,  c'est  un  duel 
entre  la  Paix  elle-même  et  la  Guerre  en  per- 
sonne. Et  supposez  la  Paix  triomphante,  —  que 
signifiera  sa  victoire? 

Ceci  seulement  :  que  toute  guerre,  à  l'avenir, 
sauf  le  cas  de  légitime  défense,  sera,  par  tous 
les  peuples  libérés,  qualifiée  crime,  et,  comme 
telle,  trouvera  des  juges  et  des  châtiments. 
Avant  tout,  elle  sera  d'avance  sous  la  réproba- 
tion du  monde  !  Et  ce  sera  l'œuvre  involontaire 
de  l'Allemagne  ;  le  monstre  traître  s'est  trahi 
lui-même.  La  guerre  s'est  vaincue  ! 

Elle  a  si  bien,  la  douce  Allemagne,  le  senti- 
ment d'être  déjà  sous  la  réprobation  du  monde, 
qu'elle  cherche  à  justifier  la  guerre  inhumai^ 
nement  conduite.  Sa  théorie  est  que  la  guerre 
inhumaine  est  destinée  à  n'avoir  qu'une  brève 
durée,  parce  qu'en  présence  du  démesuré  dans 
l'horreur,  l'ennemi  se  rendra  plus  tôt  à  merci, 


LA  LUTTE  POUR  LA  PAIX.  95 

et  par  conséquent  souffrira  moins.  Cet  infâme 
plaidoyer  s'adresse  à  l'indignation  universelle 
qu'on  pressent  et  qu'on  veut  calmer.  Il  n'est 
qu'une  hypocrisie  de  plus  ;  il  ajoute  au  mé- 
pris que  soulèvent  les  ingénieux  théoriciens 
du  crime,  les  stratèges  du  viol  et  de  l'incendie, 
les  généraux  de  l'assassinat,  dignes  serviteurs 
d'un  empereur  néronien. 

Leurs  espérances  étaient  magnifiques.  Ils 
doivent  en  rabattre  ;  et,  s'ils  ont  cru  que  l'hor- 
reur qu'ils  inspirent  amènerait  très  vite  la 
désespérance  de  l'adversaire,  ils  sont  dé- 
trompés à  cette  heure.  Loin  de  le  pousser 
aux  faiblesses,  ils  ont  allumé  en  lui,  avec 
leurs  incendies,  une  inextinguible  volonté  de 
les  abattre  pour  toujours,  d'en  finir  à  tout 
jamais  avec  le  vol  organisé,  avec  le  meurtre 
savant,  avec  T'abomination  orgueilleuse  d'elle- 
même. 

L'horreur  qu'ils  inspirent?  Elle  s'est  muée 
en  farouche  énergie  au  cœur  des  plus  tendres. 

Devant  le  kaiser  et  son  peuple,  il  n'y  a  plus 
le  «  vaincre  ou  mourir  »  classique;  il  y  a  la 
mort,  toute  seule,  après  jugement  devant  le 
tribunal  des  peuples  assemblés. 


LEURS  MAJESTÉS  LES  PEUPLES 

Mes  grands-pères,  dit  Jean  d'Auriol,  m'ont 
conté  souvent,  quand  j'apprenais  l'histoire  de 
France,  que  la  Révolution  française,  pour  cer- 
tains bourgeois  paisibles  et  fidèles  sujets  du 
roi,  fut  un  événement  si  contraire  à  toute  l'ha- 
bitude de  leur  esprit,  leur  causa  un  si  subit  et 
si  grand  ébranlement,  qu'ils  en  devinrent  fous. 

Quelle  sécurité  auraient-ils  désormais,  les 
citoyens  d'une  nation  qui  portait  la  main  sur 
la  majesté  royale,  jusque-là  considérée  comme 
intangible  ;  sur  la  personne  même  d'un  roi,  par 
définition  le  plus  respectable  de  tous  les  hom- 
mes, et  d'ailleurs  prince  débonnaire?  Un  monde 
moral  était  bouleversé,  chaviré,  et  s'écroulait 
sous  leurs  yeux.  Une  épouvante  saisit  de  très 
braves  gens  devant  tant  de  désordre.  L'avenir 
leur  sembla  une  menace  qu'ils  ne  purent  sup- 
porter. La  grande  angoisse  s'empara  de  leurs 
âmes  qui  sombrèrent  dans  la  démence. 

Depuis  cette  époque,  un  ordre  nouveau  s'est 
créé.  Le  chaos  révolutionnaire  ne  se  produisit 


LEURS  MAJESTÉS  LES  PEUPLES.  95 

qu'en  vue  de  rendre  possible  cet  ordre  nouveau. 
Les  droits  de  V homme  proclamés  ne  consacrent, 
si  on  les  examine  sans  passion,  en  philosophe, 
que  la  dignité  individuelle  de  chaque  citoyen. 
Libéré  des  charges  que  faisait  peser  sur  lui 
l'arbitraire,  le  charbonnier  est  vraiment  maître 
dans  sa  cabane  ;  et  tout  homme  est  son  propre  roi . 

L'expansion  des  idées  généreuses  de  la  Révo- 
lution s'est  étendue  au  monde  entier.  Dégagées 
des  fautes,  sans  doute  fatales,  qui  ont  pu  les 
obscurcir,  ces  idées,  servies  par  un  capitaine 
de  fortune  qui,  vainqueur  des  rois,  fit  de  ses 
soldats  des  rois,  ont  conquis  l'univers. 

Les  rois  d'aujourd'hui  sont  les  grands  vas- 
saux de  la  Révolution.  Ils  peuvent  rester  rois, 
mais  à  condition  de  représenter  la  volonté  d'une 
nation,  de  respecter  ses  libertés  essentielles, 
d'incarner  en  un  mot  la  dignité  et  les  droits  de 
tous  les  citoyens.  Bref,  le  vieux  monde  n'ad- 
met plus  de  rois  que  constitutionnels.  La  mo- 
narchie s'est  humanisée,  et  les  princes,  conver- 
tis par  la  pensée"  nouvelle,  sont  devenus  des 
représentants  de  peuples,  des  présidents  libé- 
raux, de  hauts  gentilshommes  démocrates. 

Donc,  tout  homme  a  acquis  une  conscience 
nouvelle  de  sa  dignité.  Il  exige,  il  peut  exiger 
qu'elle  soit  respectée. 


96  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

Ce  que  nous  essayons  de  définir  ici,  c'est 
l'état  moral  plutôt  que  l'esprit  politique  des 
peuples  actuels.  Divisés  par  la  politique,  tous 
les  partis  ont  pourtant  un  commun  territoire 
d'idées  morales  (respect  du  droit  des  faibles, 
par  exemple), et  ces  idées  sont,  au  sens  histo- 
rique du  mot,  révolutionnaires. 

C'est  pourquoi  elles  pourraient  être  répudiées 
par  les^sectaires  de  la  monarchie  ou  de  la  reli- 
gion. Ceux-là  pourtant  ont  dû  reconnaître  que 
le  droit  du  plus  humble  fut  inscrit  pour  jamais, 
il  y  a  deux  mille  ans,  dans  l'Évangile;  les  sin- 
cères se  sont  rendus  ;  les  autres  ont  dû  suivre. 

Ce  n'est  certes  pas  toujours  dans  les  faits  et 
gestes  du  suffrage  universel,  signe  delà  royauté 
politique  de  chaque  citoyen,  qu'il  faut  chercher 
les  plus  belles  manifestations  de  cet  esprit 
nouveau;  mais,  par  exemple,  dans  le  prodigieux 
événement  moral  auquel  nous  assistons  depuis 
la  guerre,  et  qui  n'est  autre  chose  que  l'union 
cordiale  établie  entre  le  dernier  des  soldats  et 
le  chef  le  plus  élevé  dans  la  hiérarchie  mili- 
taire. Entre  soldats  et  officiers,  c'est  un  échange 
de  bons  sentiments.  La  morgue  des  chefs, 
cela  n'existe  plus  chez  nous.  Le  servage  du 
soldat  français  est  aboli.  La  nécessité  de  la 
défense  commune  fait  de  chacun  un  volontaire. 


LEURS  MAJESTÉS  LES  PEUPLES.  97 

«  Nos  hommes  nous  aiment,  m'écrit  un  officier; 
sur  un  signe,  quelquefois  sur  un  regard,  ils 
comprennent  et  obéissent.  »  Voilà  qui  ressort 
de  l'ordre  nouveau. 

Contre  cet  ordre  nouveau,  contre  la  nouvelle 
aspiration  du  monde,  quelque  chose  vient  de 
s'élever  tout  à  coup  avec  une  force  calculée  et 
un  appareil  formidable,  c'est  le  militarisme  des 
Allemands.  Il  s'est  trouvé  un  prince,  un  chré- 
tien de  nom,  pour  dresser  en  face  du  christia- 
nisme une  âme,  la  sienne,  et  un  peuple,  le 
sien,  formé  par  lui,  qui  sont,  âme  et  peuple,  la 
négation  même  de  toute  la  pensée  révolution- 
naire et  de  toute  la  pensée  évangélique  ! 

Quelle  aberration!  C'est,  en  effet,  vers  la 
réalisation  de  cette  double  pensée  que  l'huma- 
nité entière  court  d'un  élan  irrésistible,  comme 
un  torrent  sur  une  pente,  et  cette  puissance 
d'un  monde  qui  va  vers  ses  destinées  essen- 
tielles, est  si  positive,  que  nul  barrage  ne 
pourra  l'empêcher  d'aller  où  il  va.  La  volonté 
de  cet  univers  en  route  vers  ses  destinées  ne 
saurait  être  arrêtée  ;  son  poids  et  sa  masse  ne  le 
permettent  pas.  Nicolas,  George,  Albert,  sont 
chrétiens.  D'autre  part,  la  pensée  la  plus  libre 
est  à  jamais  christianisée. 

IEt  voilà  pourquoi  et  comment  il  se  fait  que 


98  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

certains,  devant  le  crime  allemand,  éprouvent 
l'horreur  du  bourgeois  de  93  mis  en  présence 
de  la  mort  de  Louis  XVL  La  majesté  des  peu- 
ples se  sent  méconnue,  insultée  et  martyrisée. 
Ce  qui  paraît  être  en  péril,  ce  n'est  plus  un 
ordre  antique  représenté  par  un  roi,  c'est  tout 
l'ordre  moderne,  garant  des  avenirs  meilleurs, 
et  menacé  par  la  félonie  d'un  prince  tellement 
incapable  de  concevoir  les  dieux  nouveaux, 
Justice  et  Droit,  —  qu'il  invoque  toujours  un 
très  vieux  dieu,  ami  des  tortionnaires  et  des 
bourreaux. 


QUELLE   NOCEl 

Un  officier  supérieur  me  répétait,  naguère  : 
«  Vous  n'imaginez  pas  de  quel  nombre  d'es- 
pions nous  sommes  encore  entourés,  partout 
en  France.  Nos  candeurs  d'idéalistes  ne  peu- 
vent s'en  faire  une  idée.  Bien  des  gens,  dont 
on  ne  se  méfie  pas,  ont  un  intérêt  quelconque 
à  servir  l'ennemi,  et  s'y  emploient  d'une  ma- 
nière ou  d'une  autre.  Nombre  de  fausses  nou- 
velles viennent  de  là.  Méfiez-vous!  » 

Un  autre  de  mes  amis,  cinq  fois  blessé  et  qui 
vient  de  recevoir  la  croix  de  la  Légion  d'Hon- 
neur pour  sa  belle  conduite,  m'écrit  :  «  Tel 
jour,  à  telle  heure,  je  fus,  n'ayant  que  deux 
cents  hommes,  attaqué  par  un  millier  d'Alle- 
mands. Ils  étaient  conduits  par  deux  espions 
que  f  avais  eu  le  tort  de  ne  pas  faire  fusiller  deux 
heures  auparavant.  » 

Pourquoi-  les  avait-il  épargnés,  ces  deux 
espions?  Il  ne  le  dit  pas.  On  le  devine.  Je  con- 
nais mon  héros  :  «  Scrupule,  un  dernier  doute, 
un  sentiment  de  pitié  suprême  »;  et  les  bandits, 


100  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

échappant  au  juste  châtiment,  grâce  à  la  bonté 
française,  devaient  bien  rire  dans  leur  barbe, 
eux,  les  fils  d'une  nation  qui  a  jeté,  par  la  voix 
de  Nietzsche,  l'anathème  sur  la  pitié,  considérée 
comme  une  faiblesse  amoindrissante. 

Depuis  quelque  temps,  je  constate  autour  de 
nous,  un  prodigieux  arrivage  de  mauvaises 
nouvelles.  Où  en  est  la  source?  Ne  sont-elles 
pas  trop  invraisemblables  pour  être  l'œuvre  des 
espions?  N'auraient-ils  pas  des  inventions  plus 
adroites? 

-A  ceci,  je  réponds  qu'au  départ  elles  pou- 
vaient être  vraisemblables.  L'inquiétude  popu- 
laire, le  papotage  des  commères,  les  ont  en 
route  altérées  et  amplifiées  jusqu'à  la  folie. 

Quelles  sont  ces  nouvelles?  Je  vous  le  donne 
en  mille.  Un  jour  (ces  exemples  suffiront),  on 
m'annonce  avec  désespoir  que  tous  nos  géné- 
raux ont  les  pieds  gelés;  le  lendemain,  que 
plusieurs  régiments  français  —  vous  m'enten- 
dez bien?  —  ont  passé  à  l'ennemi  !... 

Cette  dernière  bourde  eut  particulièrement  le 
don  de  m'exaspérer  : ....  «  Vous  ne  sentez 
donc  pas  que  notre  pays  tout  entier  a  compris 
de  quel  sort  abominable  le  menace  l'Allemagne? 
Que  ce  peuple  nous  paraît  ce  qu'il  est,  le  plus 
odieux  des  tyrans?  Que  la  France  est  en  pleine 


(JUELLE  NOCE!  101 

révolte  contre  l'idée  d'avoir  à  subir  une  heure 
l'injure  d'être  soumise  au  kaiser?  Que  les 
pierres  même  de  nos  chemins  ont  compris,  et 
sont  prêtes  à  se  soulever  sous  le  pied  des  bar- 
bares? Qu'il  peut  y  avoir,  sur  deux  millions  de 
soldats  français,  un  déserteur  isolé,  un  neuras- 
thénique, un  débilité,  un  faible,  un  inconscient, 
un  irresponsable,  —  mais  que  tout  le  reste 
sait  trop  qu'il  y  aurait  avantage  à  mourir 
plutôt  que  de  se  courber  sous  la  botte  prus- 
sienne? 

«  N'en  doutez  pas  :  parmi  nos  vieillards  inca- 
pables de  résistance  physique,  pas  un  qui  ne 
préférât  mille  fois  la  mort  à  la  défaite  de  la 
France!  » 

Après  quoi,  j'ajoutai  :  «  Gomment  avez-vous 
pu  admettre  une  seconde  que  ces  racontars 
fussent  dignes  de  foi?  Voyons,  quelles  sont  vos 
sources?  Qui  vous  a  dit  cela?))  Et  je  constate 
qu'on  ne  sait  plus  et  ce  sont  des  :  on  m'a  dit]  — 
tout  le  monde  dit...^  etc.  Ou  bien  :  «  La  servante 
tient  la  nouvelle  d'une  marchande  ambulante 
qui  avait  l'air  d'une  bien  brave  femme  !  )) 

Ce  qu'il  y  a  de  grave,  c'est  que  mes  interlocu- 
teurs sont  des  gens  sensés,  bons  Français,  qui, 
en  temps  ordinaire,  sont  incapables  de  croire 
ingénuement  aux  récits  des  portiers  et  des  col- 


102  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

porteurs.  Et  les  voilà  propagateurs  de  nouvelles 
démoralisantes. 

J'ai  pu  remonter  jusqu'à  l'origine  d'une  de 
ces  fausses  nouvelles.  Cette  fois,  les  espions 
n'étaient  pour  rien  dans  l'affaire,  comme  vous 
allez  le  voir.  L'histoire  vaut  d'être  contée,  parce 
qu'elle  peut  mettre  ceux  qui  la  connaîtront  en 
état  de  défense  contre  eux-mêmes  et  contre 
l'émotivité  trop  facile  de  bien  des  femmes. 

—  «  Vous  ne  savez  pas,  ma  chère?  Pendant 
que  nous  pleurons  sur  les  misères  de  nos  sol- 
dats, ils  font  la  noce!  Oui,  oui,  la  noce!  c'est 
incroyable,  n'est-ce  pas?  Quelle  horreur!  Qui 
jamais  aurait  pu  deviner  cela?  Pas  moi,  bien 
sûr,  ni  vous!  Cependant  rien  n'est  plus  certain. 
Ça  n'est  pas  une  de  ces  nouvelles  qu'on  prétend 
inventées  par  des  espions.  Celle-là  est  authen- 
tique :  j'ai  vu  la  lettre! 

—  Quelle  lettre? 

—  Vingt  autres  personnes  l'ont  vue  et  en 
ont  entendu  la  lecture  avec  moi.  J'étais  suffo- 
quée. Je  n'ai  rien  trouvé  à  dire!  Je  suis  sortie 
sur-le-champ  pour  venir  décharger  mon  pauvre 
cœur  auprès  de  vous!...  C'est  la  mère  elle- 
même  qui  a  eu  l'inconscience  de  nous  lire  cette 
lettre  inimaginable  ! 

—  Quelle  lettre? 


QUELLE  NOCE!  103 

—  Vous    allez   le  savoir,   mais    laissez-moi 
d'abord,  vous  dis-je,  me  soulager.  C'est  de  Tin- 
dignation  que  j'éprouve!  J'en  tremble   toute, 
ma  chère!    Non,  vraiment,  je  vous  le  répète, 
comment  aurait-on  pu  imaginer  que  nos  soldats,  . 
sur  le  froLt,  faisaient  la  noce  !  Nous  tricotions 
pour  eux!  nos  yeux  se  remplissaient  de  larmes 
à  l'idée  des  misères  qu'ils  ont  à  souffrir!...  Je  ne 
dis  pas  qu'ifs  n'en  souffrent  point  de  très  grandes 
en  réalité,  mais  cela  ne  les  empêche  pas,  dès 
qu'on  leur  accorde  un  temps  de  répit,  de  se 
très  mal  conduire!  Il  faut  donc  que  les  chefs 
tolèrent,    près  des  tranchées,  la  présence  de 
certaines  créatures!  Ah!  ma  chère,  la  France, 
quoiqu'on  en  dise  n'est  pas  toute  héroïque,  et 
vous  m'en  voyez  désespérée.  Cette  lettre  est 
pour  moi  un  trait  de  lumière  qui  éclaire  l'abîme 
d'immoralité  où  nous  a  conduits  la  République  ! 
—  Quelle   lettre?   Quel    abîme?    Qu'a-t-elle 
fait  encore  d'inconvenant,  cette  pauvre  Répu- 
blique? » 

Or,  l'explication  de  toute  cette  histoire,  la 
voici  : 

....  Une  mère,  en  effet,  avait  lu,  dans  son 
salon,  à  quelques  amies,  une  lettre  de  son  fils. 
Cette  lettre  disait  sobrement  :  «  Je  ne  m'étais 
pas    déshabillé     depuis    plusieurs    semaines. 


104  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

Éclopé,  j'ai  été  envoyé  à  X..,.  Là,  enfin,  j'ai  pu 
coucher  dans  un  lit  :  Quelle  noce,  mes  amis! 
Quelle  noce!  » 

Il  avait  suffi  d'une  pudeur  effarouchée  pour 
soulever,  autour  de  ce  simple  mot,  l'histoire 
édifiante  que  vous  venez  de  lire  et  que  je  vous 
affirme  authentique. 


L'ETINCELLE  SACREE 

Parmi  les  anecdotes  qui,  cette  semaine,  nous 
arrivent  du  front,  il  en  est  une  de  singulière- 
ment significative.  Elle  est  simple  et  contient 
tous  les  éléments  d'un  très  grand  symbole. 

L'histoire  du  feu,  c'est  celle  de  la  civilisation. 
Dans  l'obscurité  des  temps  préhistoriques,  aper- 
cevez-vous cette  étincelle  redoutable  que  le  feu 
du  ciel  communique  tout  à  coup  aux  hautes 
herbes  desséchées  par  les  soleils  d'été?  Tout 
fuit  devant  elle,  et  cependant  elle  sera  un  jour 
la  joie  et  la  vie  même  du  monde  encore  plongé 
dans  la  ténèbre.  L'homme  qui  fuit  devant  cet 
ennemi,  le  feu,  —  en  fera  demain  son  esclave 
et  son  allié  ;  il  lui  demandera  d'assouplir  le  fer, 
le  fer  dompteur  de  la  terre,  et  devenu,  par  elle, 
nourricier;  le  fer  à  qui  obéit  la  mort,  le  fer  plus 
tard  vainqueur,  avec  le  feu,  de  l'eau  et  de 
l'air. 

En  suivant  ce  long  ruban  de  feu  qui  ondule 
dans  la  nuit,  on  pourrait  suivre  toute  l'histoire 
du  monde. 


106  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

Et,  depuis  le  jour  où  un  homme  nu  tira 
l'étincelle  de  deux  morceaux  de  bois  frottés 
l'un  contre  l'autre  ou  de  deux  cailloux  heurtés, 
quel  progrès  jusqu'au  jour  où,  chaudement 
vêtu  contre  les  frimas,  l'homme  met  dans  sa 
poche  la  petite  boîte  de  métal  qui  contient  la 
même  étincelle!...  le  doigt  presse  un  bouton;  la 
boîte  s'ouvre;  un  petit  disque  de  pierre  tourne 
et,  sous  le  choc  léger  du  ressort,  allume  une 
flamme,  née  de  l'étincelle. 

Il  y  avait  une  fois,  dans  la  poche  d'un  soldat 
de  France,  une  de  ces  petites  boîtes  miracu- 
leuses d'où,  à  volonté,  il  faisait  jaillir  de  la 
flamme.  Ce  soldat  était  très  content  de  pouvoir 
ainsi  produire,  quariS  cela  lui  plaisait,  le  mi- 
racle du  feu  qui  cuit  les  aliments,  réchauffe  les 
hommes  qui  souffrent  de  l'hiver,  et  réjouit  leurs 
regards.  Ce  soldat  vivait,  avec  ses  camarades, 
dans  une  tranchée  humide  en  face  d'une  autre 
tranchée  non  moins  boueuse  occupée  par  les 
ennemis.  Ces  ennemis,  qu'on  appelait  les  Alle- 
mands, —  étaient  redoutables  par  leur  organi- 
sation militaire,  mais  plus  encore  par  leur 
fourberie  et  leur  habileté  à  s'approprier  non- 
seulement  les  biens  matériels  mais  les  idées 
et  les  inventions  de  leurs  voisins. 


L'ÉTINCELLE  SACRÉE.  107 

Or,  il  arriva  que,  dans  la  tranchée  allemande 
on  manqua  de  feu;  il  est  pénible  d'avoir  en 
main  des  fusils  glacés,  d'où  s'élance  une 
flamme,  dont  on  ne  peut  pas  se  servir  pour  se 
réchauffer*  les  pieds  ou  allumer  sa  pipe!  Les 
Boches  décidèrent  d'envoyer  un  des  leurs  en 
parlementaire  dans  la  tranchée  française;  ils 
prièrent  gentiment  les  Français  de  donner  du 
bon  feu  à  leurs  ennemis. 

Voyez-vous  combien  —  ainsi  qu'il  vous  a  été 
annoncé,  —  cette  histoire  est  symbolique? 
C'est  ici,  en  effet,  un  trait  caractéristique  du 
Teuton,  excellent  politique  qui  raisonne  comme 
il  suit  :  «  Ces  Français  sont  généreux,  c'est-à- 
dire  idiots.  Jamais  ces  imbéciles  ne  refuseront 
une  faveur  à  l'ennemi  ;  ils  trouveront  glorieux, 
au  contraire,  de  la  leur  accorder.  Ils  savent  que 
j'ai,  moi,  une  tout  autre  mentalité  ;  et  ils  n'igno- 
rent pas  que  je  les  ai  toujours  trompés,  parce 
que  je  suis  plus  intelligent  et  plus  adroit 
qu'eux.  N'importe,  ces  crétins-là  continueront 
à  faire  les  chevaleresques  !  —  Et  ils  me  don- 
neront ce  qu'ils  ont  de  plus  précieux,  si  j'ose 
le  leur  demander;  ils  auront  même  une  cer- 
taine admiration  pour  mon...  culot...  qu'ils 
appelleront  de  la  crânerie  !  » 
Ayant  ainsi  raisonné,  le  parlementaire  boche, 


108  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

agitant  un  chiffon  blanc,  se  présenta  devant 
les  Français  et  leur  demanda...  du  feu. 

—  «  Du  feu?  Gomment  donc!  Tiens,  mon 
vieux!  Tu  m'as  l'air  très,  très  chic,  toi.  Tu  as 
compris  ce  que  c'est  que  la  générosité  française  ! 
A  la  bonne  heure!  Je  te  confie  mon  briquet, 
notre  briquet,  mais  tu  me  le  rendras,  hein, 
mon  vieux?  Nous  n'avons  que  celui-là,  qui  est 
à  moi,  c'est-à-dire  à  nous  tous.  Tu  le  rappor- 
teras? sans  faute,  hein?  »  —  Le  Boche  promit. 
On  ne  signa,  il  est  vrai,  aucun  papier.  En  eût- 
on  signé  que  cela  n'eût  rien  changé  à  la  valeur 
des  engagements,  n'est-ce  pas?  Le  Boche  s'en 
alla  —  et,  naturellement,  il  ne  revint  plus. 
Et  naturellement,  les  Français  s'en  éton- 
nèrent.... «  Il  avait  une  si  bonne  figure!...  On 
ne  pouvait  vraiment  pas  lui  refuser....  Nous 
ne  faisons  pas  de  la  guerre  inhumaine,  nous 
autres!  Bah!  il  reviendra...  il  va  revenir!  »  — 
Eh  non,  triple  Français,  il  ne  reviendra  pas,  le 
plagiaire,  le  filou,  le  madré  bandit!  Il  est  en 
train  de  rire  de  ta  sottise  et  tu  ne  reverras  plus 
le  joli  briquet  qui  ne  ratait  jamais;  qui,  à  tout 
coup,  en  s'ouvrant  sous  la  pression  légère  de 
ton  doigt,  donnait  sa  flamme  réjouissante....  Tu 
le  savais  pourtant  bien  qu'ils  sont  des  fourbes,  les 
horribles  vainqueurs  deMalines  et  de  Louvain! 


L'ÉTINCELLE  SACREE,  101) 

Ses  camarades  tant  et  tant  blaguèrent  le  petit 
Français  qu'enfin  on  l'irrita.  Lui-même  sincèrer 
ment  se  reconnut  jobard....  Oui,  on  s'était  payé 
sa  tête!...  kh\  mais  non!  ça  ne  se  passerait 
pas  comme  ça!...  Et  il  alla,*  candide,  vers  la 
tranchée  boche,  réclamer  son  briquet. 

Avant  de  Taccueillir  à  coups  de  fusil  ou  même 
h  coups  de  poing,'  on  le  reçut  avec  d'épaisses 
railleries,  pour  démontrer  que  la  France  n'est 
pas  la  seule  à  savoir  manier  la  fine  ironie. 

—  Ton  briquet?  tarteiflel  Ton  briquet?  con- 
naissons pas!  —  Tu  l'as  assez  vu  !  —  Et  c'était 
des  :  <c  Kiss!  Kiss!  »  et  des  gestes  méprisants 
et  de  gros  rires. 

Le  petit  Français  reconnut  son  voleur  parmi 
les  autres  et  lui  reprocha  sa  mauvaise  foi;  ils 
se  disputèrent  et  se  prirent  au  collet,  la  grande 
Allemagne  prétendant  que  la  petite  flamme, 
Tétincelle,  était  à  elle,  à  elle  seule,  par  droit 
de  ruse  et  de  force,  par  droit  de  conquête. 

Le  Boche  était  un  colosse  et  pesant  ;  sa  poigne 
était  dure  et  sa  masse  effrayante,  mais  le  Fran- 
çais était  souple,  agile,  nerveux  et  par-dessus 
tout  indigné.  Gela  décuplait  ses  forces;  c'était 
de  nouveau,  le  duel  de  Goliath  et  de  David.  Le 
Boche  avait  le  dessous.  Gela  ne  pouvait  convenir 
aux  autres  Boches;  ils  se  mirent  à  chanter  leur 


no  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

hymne  national  :  «  Allemagne  !  Allemagne  au- 
dessus  de  tout.  »  Dans  la  tranchée  française  on 
répondit  par  «  la  Marseillaise.  »  Des  deux  côtés 
on  s'élança  hors  des  trous.  Les  deux  troupes  se 
heurtèrent  et  les  Boches  n'aimant  pas  la  baïon- 
nette, abandonnant  leurs  morts,  allèrent  se 
creuser  un  peu  plus  loin  un  nouveau  terrier. 
Cependant  ayant  lâché  son  adversaire  qu'une 
baïonnette  avait  transpercé,  le  propriétaire  du 
briquet  ne  pensait  qu'à  son  briquet.  On  s'était 
battu  pour  la  petite  flamme,  pour  l'étincelle. 
Était-elle  perdue?  Lequel  des  ennemis  en  fuite 
ou  lequel  des  morts  la  détenait  indûment? 
Il  fallait  savoir.  On  chercha.  Et  dans  la  tranchée 
humide,  sous  un  cadavre  allemand  qu'on  avait 
retourné  pour  chercher  le  trésor  dérobé,  on  vit 
briller  tout  à  coup  la  petite  boîte  de  métal  poli  : 
ce  fut  un  cri  de  joie.  Le  Français  à  qui  elle 
appartenait  la  ramassa  joyeux  et  glorieux.... 
Mais  le  mécanisme  n'était-il  pas  brisé?  la  mèche 
n'était-elle  pas  humide  et  la  flamme  impossible 
à  ranimer?  Tous,  attentifs,  anxieux,  entouraient 
l'homme;  il  pressa  le  bouton  magique.  La 
boite  s'ouvrit,  la  flamme  jaillit,  ils  crièrent  : 
«  Vive  la  France  I  » 


NOS  BONS  BRACONNIERS 

Au  front,  l'héroïsme  de  nos  soldats  est  éton- 
nant et  magnifique  de  tranquillité.  Chacun 
d'eux  a  conservé  les  goûts  particuHers  à  sa  pro- 
fession, et,  à  l'occasion,  il  le  fait  bien  -voir  sous 
le  feu.  Le  cuisinier,  au  milieu  d'une  grêle  de 
balles,  ne  songe  pas  aux  marmites  des  Boches, 
mais  à  celle  où  cuit  la  soupe  de  ses  camarades  ; 
les  poètes  font  des  vers  —  et  les  braconniers 
tendent  des  pièges. 

Vous  avez  lu  certainement  quelque  part  la 
jolie  anecdote  du  braconnier-soldat  qui,  ayant 
pris,  aux  alentours  de  la  tranchée,  un  lièvre, 
le  mange  en  compagnie  de  camarades  parmi 
lesquels  est  un  magistrat,  un  procureur  de  la 
République,  dont  il  ignore  le  titre. 

«  De  quoi?  lui  dit-il,  le  voyant  peu  empressé 
à  prendre  part  au  festin.  Tu  n'aimes  pas  le 
lièvre?  T'es  bien  difficile?  Tu  ne  peux  pas  dire 
qu'il  soit  mal  apprêté  !  En  veux-tu,  oui  ou  non  ?  » 

Dame  !  le  civet  fleure  bon.  Cas  de  force  ma- 
jeure! A  la  guerre  comme  à  la  guerre!  Sévère 


112  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

par  habitude  aux  braconniers,  le  magistrat  n'a 
pu  s'empêcher  de  laisser  paraître  quelque  chose 
de  sa  secrète  réprobation.  En  temps  ordinaire, 
il  eût  sévi  contre  l'impudent  braconnier,  de- 
venu son  frère  d'armes!  Aujourd'hui,  après 
une  hésitation,  il  finit  par  se  régaler  du  gibier 
défendu...  mais  quand  l'autre  lui  demande: 
(c  T'es  donc  pas  chasseur  ?  Quoi  que  tu  faisais 
dans  le  civil?  »  jamais  il  n'ose  avouer -sa  pro- 
fession, pourtant  honorable...  il  a  même  pour 
le  braconnier  bon  enfant  une  reconnaissance 
qui,  pour  ne  pas  s'exprimer,  n'en  est  pas  moins 
grande,  car  enfin,  comme  on  le  dit  chez  nous, 
((  tous  les  bouches  sont  sœurs.  » 

Elles  sont  sœurs  surtout  à  la  guerre.  Tous 
frères  devant  le  péril  et  la  mort  !  Ne  cessons 
pas  de  le  répéter  :  on  s'est  aimé  pour  se  dé- 
fendre ;  il  faudra  continuer. 

Cette  menue  aventure  plaisante  m'en  rap- 
pelle d'autres  qui  ont  aussi  pour  héros  des  bra- 
conniers. Notez  que,  chez  nous,  le  mot  bracon- 
nier s'applique  indistinctement  à  tout  homme 
passionné  pour  la  chasse....  L'un  d'eux  conte 
ceci  :  «  Nous  étions  en  train  de  tirailler  et  de 
«  descendre  »  des  Boches.  Les  balles  sifflaient 
autour  de  nous,  et,  sans  avoir  peur,  on  éprou- 
vait cependant,  tout  en  faisant  pour  le  mieux, 


NOS   BONS  BRACONNIERS.  115 

un  peu  d'une  drôle  d'inquiétude  :  «  Celle-ci 
«  est-elle  pour  moi?...  Non,  pas  encore....  Bah! 
«  on  va  s'en  tirer....  Attention!  »  Et  Ton  tâ- 
chait d'ouvrir  le  bon  œil....  Voilà-t-il  pas  qu'en 
cherchant  à  deviner,  derrière  un  buisson,  là- 
bas,  sur  la  lisière  d'un  bois,  si  ce  n'est  pas  un 
Boche  embusqué,  nous  voyons  arriver  sur  nous, 
quoi  ?  un  lièvre  affolé  qui  nous  donne  dans  les 
jambes;  et  les  balles  pleuvaient  toujours....  Eh 
bien,  quand  on  est  chasseur,  braconnier  sur- 
tout, il  n'y  a  pas  de  guerre  qui  tienne!  Et,  tour- 
nant le  dos  aux  Boches  et  aux  balles,  nous 
avons,  sous  le  feu,  à  deux  ou  trois,  couru  der- 
rière le  lièvre  qui  zigzaguait,  et,  à  coups  de 
crosse,  ma  foi,  nous  l'avons  eu!  Et  puis,  tout 
de  suite,  on  s'est  remis  à  son  devoir.  La  chasse 
ne  nous  avait  pas  pris  plus  de  deux  minutes.... 
Y  a  pas  grand  mal  à  ça,  n'est-ce  pas?  C'est  pas 
une  faute  bien  grave?  »  Cette  humble  façon 
d'être  héroïque  n'est-elle  pas  très  jolie? 

L'anecdote  est-elle  parfaitement  authentique? 
J*ai  des  raisons  de  le  croire. 

Par  ailleurs,  j'ai  reçu  une  lettre  d'un  brave 
garçon,  d'un  Toulonnais  qui,  blessé,  a  été, 
après  guérison,  envoyé  à  Toulon  pour  quel- 
ques jours,  en  convalescence.  Retourné  sur  le 
front,  il  m'a  écrit  plusieurs  fois.  Dans  une  de 


114  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

ses  lettres,  il  me  dit  :  «  Nous  espérons  tous  que 
le  jour  approche  où  nous  pourrons  repousser 
complètement  cette  horde  de  bandits  et  d'as- 
sassins ayant  pour  chef  ce  Guillaume  qui  vou- 
drait imposer  à  l'Europe  sa  grandeur  et  sa  bê- 
tise. En  attendant,  nous  avons  pour  musique  le 
grondement  du  canon  et  le  sifflement  des  balles. 
Malgré  cela,  j'ai  quelques  distractions  :  il  y 
aurait  de  jolis  coups  à  tirer,  car  le  lièvre  et  le 
sanglier  n'est  pas  rare  ici  ;  mais  avant  tout  il 
faut  penser  à  tirer  un  autre  gibier.  Tenez,  l'au- 
tre jour,  étant  de  faction  en  forêt,  il  m'a  traversé 
une  superbe  biche  qui,  si  ce  n'était  l'endroit 
où  je  me  trouve  et  la  nécessité  de  ne  pas  faire 
de  bruit,  je  l'aurais  ajustée  volontiers;  j'ai  dû 
ne  pas  le  faire....  Vous  voyez  qu'il  y  a  tout  de 
même,  à  la  guerre,  des  moments  pénibles! 
Enfin,  si  je  retourne  un  jour  dans  nos  bois  des 
Maures,  je  me  rattraperai  sur  la  bécasse!  je 
m'arrête  car  je  ne  sais  plus  que  vous  dire  et  ai 
déployé  toute  mon  intelligence  pour  vous  écrire 
ces  quelques  bêtises.  »  Et  quelques  jours  plus 
tard,  dans  une  nouvelle  lettre  :  «  Ily  a  ici  beau- 
coup de  petits  becfigues  dont  nous  goûterions 
volontiers,  les  copains  et  moi.  Si  vous  pouviez 
m'envoyer  quelques  pièges  avec  des  aludes 
fourmis  ailées)  pour  les   amorcer,  vous  nous 


NOS  BONS  BRACONNIERS.  115 

feriez  à  beaucoup  un  gros  plaisir.  »  Mon  gail- 
lard me  mettait  dans  un  embarras  comparable 
à  celui  de  M.  le  procureur  de  la  République 
invité  à  manger  un  lièvre  de  contrebande  — 
car  enfin,  l'Académie  française  et  le  vrai  bra- 
connage cela  ne  peut  guère  lier  partie  décem- 
ment. 

Ma  foi,  je  n'hésitai  pas  longtemps.  Bien  que 
je  condamne  la  chasse  aux  rouges-gorges  et  à 
leurs  congénères  les  becs-fins,  je  partis  pour 
la  ville  et  me  rendis  chez  un  marchand  de 
cages  et  de  pièges  à  fauves. 

—  Voulez -vous  me  donner  des  pièges  à 
prendre  des  petits  oiseaux  ? 

L'homme  prit  un  visage  sévère  et  répliqua 
sèchement  : 

—  Nous  n'avons  pas  ça,  Monsieur. 

—  Cependant?... 

—  Cependant?... 

La  voix  se  fît  plus  revéche  : 
'  —  Nous  n'avons  que  des  pièges  à  souris. 

—  Ce  n'est  pas  ce  qu'il  me  faudrait. 

—  Je  regrette. 

—  Je  regrette  bien  davantage....  C'était  pour 
les  envoyer  à  de  braves  soldats  qui  sont  là-bas 
dans  les  tranchées  et  qui  se  battent  tous  les 
jours....  Ça  leur  aurait  donné  un  petit  plaisir. 


116  DES  CHIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

La  physionomie  du  marchand  s'éclaira  d'un 
joli  sourire.  Peut-être  m'avait-il  pris  jusque-là 
pour  quelque  inspecteur  de  police.  Glacial  et 
presque  impoli  tout  à  l'heure,  il  s'humanisait 
tout  à  coup,  et,  se  penchant  vers  moi,  il  dit  : 
«  Oh!  alors,  si  c'est  ça,  Monsieur,  je'peux  vous 
dire  que  les  pièges  à  souris  dont  je  vous  par- 
lais, et  les  pièges  à  becs-fms...  c'est  les  mêmes  ! 
En  voici.  Et  quant  aux  aludes,  ça  se  vend  se- 
crètement. . .  dans  tel  endroit.  » 

Nous  avons  expédié  les  pièges  enveloppés 
dans  des  chaussettes  et  des  tricots. 

Que  celui  de  vous  qui  est  sans  péché  nous 
jette  la  première  pierre. 

Des  soldats,  qui,  sous  le  feu,  ont  pareille 
liberté  d'esprit,  méritent  bien  qu'on  risque  pour 
eux  un  juste  procès-verbal! 


LES  OREILLES   DU  MUR 

Il  y  a  des  personnes  qui  parlent  trop  et  d'au- 
tres qui  ne  parlent  pas  assez. 

—  Je  ne  connais  que  les  premières,  dit  Jean 
d'Auriol  en  riant,  et  moi  en  tête,  qui  parle 
beaucoup.  Oui,  en  parlant  peu,  on  parle  encore 
trop,  beaucoup  trop!  J'avais  espéré  que  la  pipe 
m'aiderait  à  me  taire.  Va  te  promener!  quand 
je  m'anime,  je  l'envoie  au  diable.  Lorsque  je 
fumais  des  pipes  de  terre,  j'en  cassais  une  par 
jour,  parce  que  je  parlais  trop.  J'ai  adopté  les 
pipes  en  bois  afin  de  ne  pas  les  casser.  Je  n'en 
suis  pas  devenu  plus  silencieux.  Je  les  laisse 
éteindre;  je  fume  en  conséquence  beaucoup 
d'allumettes,  ce  qui  ne  vaut  rien  ni  pour  la 
santé,  ni  pour  la  bourse. 

—  Mais,  Jean  d'Auriol,  comment  «  trop  par- 
ler »  fait-il  casser  des  pipes  ? 

—  Parce  qu'on  s'anime,  vous  dis-je,  on  ges- 
ticule, on  oublie  la  pipe,  elle  vous  fait  enrager 
à  force  de  s'éteindre,  et  on  finit  par  l'envoyer 
en  l'air.  Elle  tombe  et  dame!  si  elle  est  en 
terre.... 


118  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

—  Parlons  sérieusement.  J'ai  reçu,  il  y  a 
quinze  jours  environ,  une  lettre  très  touchante 
d'un  lecteur  de  La  France  de  Bordeaux.  Il  reve- 
nait du  front,  mutilé.  Il  me  demandait  certains 
renseignements  de  première  importance  pour 
lui,  amputé  d'un  bras.  Je  réponds  aussitôt.  Et, 
au  moment  d'écrire  son  adresse,  je  m'aperçois 
qu'il  ne  la  donne  pas!  Je  cherche  à  déchiffrer 
le  timbre  de  la  poste  sur  l'enveloppe  de  sa 
lettre.  Ce  timbre  est  illisible.  Je  crois  avoir 
deviné  le  mot  «  Rochefort  »,  —  mais  en  suppo- 
sant que  j'aie  déchiffré  ce  mot,  un  nom  de 
ville  constitue,  dans  la  plupart  des  cas,  une 
adresse  insuffisante.  Voilà  donc  un  homme  qui 
est  en  droit  d'attendre  de  moi  une  réponse  utile, 
et  qui,  par  sa  faute,  ne  l'aura  pas,  car  ma  lettre 
que  j'ai  expédiée  à  tout  hasard  —  m'est  reve- 
nue avec  la  mention  :  «  Inconnu  à  Rochefort  ». 
S'il  lit  l'article  où  je  conterai  cette  mésaven- 
ture, je  le  prie  instamment  de  me  donner  enfin 
son  adresse.  Mon  correspondant  n'a  pas  «  assez 
parlé  »,  au  rebours  de  ces  gens  innombrables 
qui  parlent  trop. 

—  Et  que  voulait-il  savoir? 

—  Il  voulait  savoir  s'il  est  vrai  que  l'on  a 
créé  des  écoles  pour  les  mutilés,  et  ce  qu'on 
leur  apprend. 


LES    OREILLES    DU    MUR.  419 

—  On  y  fait  leur  éducation  spéciale,  c'est-à- 
dire  qu'on  leur  enseigne,  autant  que  possible, 
à  se  servir  des  moyens  qui  leur  restent  de 
reprendre  un  métier  :  J'aveugle  à  se  passer  de 
ses  yeux,  le  manchot  à  se  passer  d'un  bras. 
Chaque  mutilé  redeviendra  assez  adroit  pour 
travailler  encore  et  gagner  sa  vie.  L'école  lui 
évitera  la  peine  d'inventer  les  «  trucs  »,  les 
mouvements  nouveaux  qui  suppléent  au  sens 
ou  au  membre  dont  il  est  privé.  En  les  lui  en- 
seignant, on  lui  épargne  des  tâtonnements,  des 
hésitations,  des  découragements  cruels. 

—  Eh  bien,  mon  cher  d'Auriol,  je  dirai  cela 
dans  La  France^  et  puisse  mon  correspondant, 
ne  pas  me  croire  néghgent.  Ne  pas  répondre, 
par  négligence,  à  une  lettre  comme  la  sienne, 
ce  serait,  une  faute  grave  dont  je  ne  veux  pas 
être  supposé  coupable.  Ceci  réglé,  dites-moi  si 
vous  n'approuvez  pas  la  circulaire  du  ministre 
qui  a  recommandé  à  tous  les  citoyens  de  se 
méfier  des  oreilles  du  mur? 


—  Les  murs  ont  des  oreilles,  en  effet,  dit 
Jean  d'Auriol,  des  oreilles  et  des  yeux;  et  les 
plus  dangereux  de  ces  yeux  et  de  ces  oreilles 


120  DES  CRIS  DAxNS  LA  MÊLÉE. 

sont  ceux  qu'on  ne  voit  pas.  Vous  rappelez-vous 
dans  les  Misérables,  de  Victor  Hugo,  certain  con- 
ciliabule de  bandits,  dans  une  mansarde?  Ils  se 
croient  seuls,  mais,  par  un  tout  petit  trou  percé 
dans    la  cloison,  l'œil  du    voisin  les   épie  et 
son  oreille  les  entend.  Ils  sont  trahis!  Qui  de 
nous  n'a  aperçu  dans  la  boiserie  d'une  porte 
d'hôtel,  ou  dans  une  cloison  d'alcôve,  un  trou 
menu,   percé  à  la  vrille?  C'est  Vceil  du  mur, 
V oreille  du  murl  Gela  s'appelle  un  espion.  De 
mon  temps,  au  collège,  toutes  les  portes  des 
salles  de   classe  ou  d'étude    avaient  un  trou, 
bouché  par  une  rondelle  sur  pivot,  qu'on  sou- 
levait  à  volonté.   Gela  s'appelait   et   s'appelle 
encore  un  judas,  c'est-à-dire  un  espion,   un 
traître.  Nous  organisâmes  une  révolte  contre 
un  censeur  qui  abusait  du  judas  et  qui  nous 
inondait  de  punitions  dont  nous  ne  pouvions 
nous  rappeler  le   motif,  la  plupart  du  temps 
bien  innocent!  Notre  indignation  obtint  gain, 
de  cause  :  le  censeur  fut...  déplacé.  Eh  bien,  il 
y  a  partout,  —  dans  tous  les  murs,  dans  toutes 
les  haies  de  clôture,  dans  les  voitures  publi- 
ques, —  des  oreilles  traîtresses  qui  nous  écou- 
tent,   des  yeux   traîtres   qui  nous    regardent. 
Il  faut  y  penser  et  ne  pas  prononcer  imprudem- 
ment des  paroles  qui,  dites  à  des  amis,  à  de 


LES    OREILLES    DU    MUR.  121 

bons  Français,  pourraient  n'avoir  rien  de  dan- 
gereux, —  mais  qui,  entendues  et  répétées, 
interprétée/;  par  des  Allemands  (il  y  en  a 
encore  en  France),  peuvent  causer  à  notre  pa- 
trie, à  nos  amis,  à  nos  frères,  à  nos  enfants 
sur  le  front,  les  torts  les  plus  graves.  Chacun 
de  nous  doit  se  dire  qu'en  tQmps  de  guerre  une 
indiscrétion  peut  coûter  la  vie  à  un  homme  ou 
à  plusieurs.  En  1870,  une  indiscrétion  d'un  par- 
ticulier, qui  se  crut  en  droit  de  trop  parler, 
détermina  un  changement  de  plan  chez  l'en- 
nemi et  nous  coûta  une  défaite.  Il  avait  ren- 
contré l'armée  de  Mac-Mahon  sur  sa  route  et 
avait  écrit  en  Belgique  ce  qu'il  avait  vu! 

Un  découragé  qui  donne,  au  hasard  d'ail- 
leurs, les  raisons  de  son  découragement, 
réjouit  les  oreilles  du  mur,  et  c'est  déjà  trop! 
Tenez,  je  me  rappelle  une  anecdote  assez 
significative.  Un  de  mes  amis  fut  insulté  parmi 
bravache  à  qui  il  envoya  ses  témoins.  Marié,  il 
se  garda  de  prendre  sa  femme  pour  confidente. 
Il  avait  peur  de  ses  jérémiades,  de  sa  faiblesse, 
de  son  amour.  Un  faux  ami  —  en  réalité  un 
ami  du  bravache  —  fut  chargé  d'efîrayer  la 
pauvre  femme,  et,  l'ayant  trouvée  seule  au 
logis,  commit  la  vilaine  action,  voulue  et  inté- 
ressée, de  lui  tout  dire,  ajoutant  :  a  Je  sais  que 


122  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

votre  mari  n'a  jamais  touché  une  épée  (c'était 
exact);  il  sera  tué....  Empêchez  ce  duel.  ».  La 
brave  femme,  surmontant  son  inquiétude  : 
«  Vous  êtes  mal  renseigné,  dit-elle;  mon  mari 
ne  s'est  jamais  vanté  d'être  un  homme  d'épée; 
il  l'est  pourtant,  et  j'en  suis  fâchée  pour  Vautre^ 
qui  fera  bien  d'écrire  son  testament.  Je  veux, 
moi,  que  mon  mari  se  batte!  » 

Le  bravache  fît  des  excuses.  Et  qu'est-ce  qui 
amena  cette  heureuse  et  juste  fin  d'une  mé- 
chante aventure?  C'est  que  la  femme  s'était 
méfiée  instinctivement  des  oreilles  du  mur; 
cette  heureuse  méfiance  lui  inspira  sa  réponse  ; 
elle  parla  à  celui  qu'elle  croyait  bienveillant 
comme  si  elle  eût  été  sûre  qu'un  traître  caché 
entendrait  ses  paroles. 

En  temps  de  guerre,  la  méfiance,  plus  que 
jamais,  est  un  devoir  préventif. 


LA  JOURNEE  DES  MORTS 

On  a  eu  la  journée  du  75,  on  a  eu  la  jour- 
née du  drapeau  belge  et  d'autres  encore.  Yoici 
le  Jour  des  Morts ^  journée  traditionnelle  qui 
vient  sans  être  appelée  et  qui  emprunte  aux 
circonstances,  en  cette  année  1915,  une  gran- 
deur sans  pareille.  Que  de  tombes,  de  deuils, 
de  sang,  de  larmes,  sur  le  sol  de  France  !  Com- 
bien sont  morts  de  nos  frères,  de  nos  fils,  ceux- 
là  précisément  que  leurs  jeunes  forces  dési- 
gnaient pour  la  vie  et  que  la  guerre  à  choisis 
pour  la  mort.  Précisément  meurent,  en  ce  mo- 
ment formidable,  ceux  qui  devaient  vivre!  Ils 
meurent,  pour  la  défense  des  vieux  qui  déjà 
penchent  vers  la  tombe  et  des  enfants  qui 
demain  vont  naître  et  seront  la  France,  immor- 
telle grâce  aux  héros  qui  pour  elle  ont  dit  : 
«  Allons  mourir!  »  D'un  bout  à  l'autre  de  notre 
France,  un  grand  frisson  douloureux  va  cou- 
rir, et,  dans  cette  journée  des  Morts,  tous  nous 
nous  sentirons  troublés  d'une  reconnaissance 
infinie  ;  et,  dans  le  silence,  nous  entendrons 
crier  notre  douleur  de  les  avoir  perdus,  mêlée 


[U  DES  CRIS  DANS  LA  MELEE. 

à  l'espoir  que  leur  grand  sacrifice  sauvera  la  vie 
de  la  France,  assurera  la  survie  de  la  Justice. 
Gomme  elle  est  mystérieuse,  la  Mort,  celle  qui 
fut  nommée  la  reine  des  épouvantements  et 
que  toute  notre  jeunesse  française  affronte 
sans  épouvante.  Mystère  de  la  mort,  qui  ne 
s'étonne  et  ne  frémit  pas  devant  toi!  La  vie 
déconcerte  l'intelligence,  mais  elle  apporte  des 
douleurs  connues,  définies,  qu'on  prend  en 
habitude,  et  aussi  des  joies,  la  joie  dans  la 
lumière.    La    mort,  c'est    l'inconnu    dans    la 

nuit Oh  !   cette   minute  extraordinaire  où 

ce  qui  se  mouvait  librement  s'immobilise,  où 
ce  qui  regardait  ne  voit  plus,  où  ce  qui  par- 
lait se  tait!  On  appelle,...  et  l'être  cher  ne 
répond  plus;  ce  que  nous  éprouvons,  par  lui, 
lui  est  devenu  étranger;  il  ne  paraît  plus 
savoir  que  nous  l'aimons.  Son  amour  pour 
nous  n'a  plus  un  signe  d'adieu;  sa  face  pâle 
n'exprime  plus  rien  qui  nous  montre  un  regret; 
cette  paix  qui  se  lit  aux  lignes  de  son  visage, 
nous  ne  la  reconnaissons  pas.  Comme  cet  être 
est  changé,  dans  l'immobilité  suprême  !  il  va 
bientôt  se  dissoudre;  et,  lui  disparu,  c'est 
avec  peine  que  nous  retrouverons  dans  notre 
mémoire  ses  traits  familiers,  bien  aimés  !  Il  est 
perdu  pour  nous,  dans  une  région  où  nous  ne 


LA  JOURNÉE  DES  MORTS.  125 

pénétrerons  qu'après  lui  être  devenus  sem- 
blables ;  nous  sommes  dans  ce  monde  de  l'ap- 
parence ;  ili  ne  nous  appartient  plus,  il  est  à 
l'infini  ! 

En  deuil  moi-même  d'un  être  qui  fut  la 
meilleure  partie  de  moi,  une  protection  quand 
j'étais  enfant  et  même  toujours, — l'essence  de 
ma  vie  intérieure,  j'agitais  ces  pensées  lorsque 
le  Comité  des  obsèques  militaires,  de  Toulon, 
vint  me  prier  de  prendre  la  parole  le  2  no- 
vembre en  l'honneur  des  simples  soldats  tom- 
bés pour  la  patrie,  ensevelis  dans  le  cimetière 
de  Lagoubran.  C'est  là  que  reposent  ceux  de 
nos  marins  qui  périrent  dans  ^'explosion  du 
cuirassé  Liberté. 

Ces  simples  soldats,  blessés  revenus  du 
front,  ont  achevé  de  mourir  dans  nos  hôpitaux 
toulonnais.  Au  début  de  la  guerre  il  arrivait 
que  leurs  funérailles  étaient  peu  ou  n'étaient 
pas  accompagnées.  Le  corbillard,  recouvert 
du  drapeau  de  PVance,  passait  morne  et  presque 
solitaire  dans  nos  rues  et  sur  nos  boulevards. 
De  bons  citoyens  s'émurent,  réunirent  un  co- 
mité de  pitié,  firent  appel  à  la  population  ;  et 
maintenant,  le  simple  soldat  le  plus  ignoré  a 
des  amis  qui  le  suivent  jusqu'au  seuil  de  son 
«  dernier  gîte  ».  Et,  au  nom  de  ce  comité,  au 


126  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

nom  du  cœur  de  la  France,  je  les  saluerai 
demain,  ces  humbles,  qui  sont  les  plus  sacri- 
fiés des  combattants  puisqu'ils  n'ont  pas  vu, 
en  tombant,  la  Gloire  inscrire  leurs  noms  sur 
la  page  d'airain  de  l'histoire. 

Je  ne  sais  qui  a  dit  :  «  Il  n'y  a  point  d'hé- 
roïsme, point  de  dévouement,  dans  une  cave!  » 
Il  faut  entendre  par  là  qu'on  se  dévoue  toujours 
un  peu  pour  être  admiré  par  des  témoins.  Eh! 
bien  non,  le  propre  du  dévouement  parfait  c'est 
de  rester  inconnu,  de  se  savoir,  de  se  vouloir  in- 
connu. Je  connais  un  exemple  particulièrement 
frappant  de  ce  dévouement.  Le  fils  d'un  général 
s'est  engagé  au  début  de  la  guerre.  Sa  vaillante 
mère  habite  non  loin  demasolitudeetm'aconté, 
de  son  fils,  mort  à  l'ennemi,  ce  trait  touchant. 
Avant  d'aller  au  feu,  il  jeta  loin  de  lui  la  mé- 
daille qui  portait  son  nom.  Il  ne  voulait  pas, 
mort,  être  reconnu  pour  le  fils  du  général.  Dé- 
cidé à  partager  l'ordinaire  des  camarades,  il 
avait  distribué  aux  moins  riches  l'argent  de  sa 
bourse.  Il  ne  voulait  être  qu'un  «  simple  sol- 
dat »,  mort  pour  la  patrie,  non  pas  pour  sou- 
tenir l'éclat  d'un  nom.  Il  y  a  là  une  pureté  de 
dévouement  qu'on  peut  dire  incomparable.  Ce 
sont  ces  dévouements-là  qui  font  croire  à  la 
renaissance  possible  par  la  victoire. 


GARROS 

«  La  capture  de  Garros  par  les  Allemands 
cause  une  naturelle  émotion  ».  Voilà  ce  que 
je  lis  ce  soir  dans  un  journal,  le  seul  qui  m'ar- 
rive  à  cette  heure  tardive,  loin  de  la  ville;  et 
j'ai  beau  chercher  dans  la  feuille  que  froisse 
mon  anxieuse  impatience,  je  n'y  trouve  aucun 
renseignement  complémentaire.  Garros,  le  lieu- 
tenant Garros,  est  prisonnier;  c'est  tout  ce  que 
je  saurai  aujourd'hui. 

Il  y  a  quelques  semaines,  j'ai  reçu  une  lettre 
venant  de  Saigon  et  signée  :  Garros.  Elle  était 
de  son  père.  «  Vous  avez,  me  disait-il,  pris  la 
parole  l'année  dernière,  devant  le  monument 
élevé  par  Saint-Raphaël,  en  mémoire  de  cet 
exploit  :  le  survol  de  la  Méditerranée.  Je  serais 
heureux  d'avoir  votre  discours,  car  je  garde 
jalousement  tout  ce  qui  intéresse  mon  héros  ». 

Je  n'ai  pu  satisfaire  encore  le  désir  touchant 
du  père  de  notre  héros;  je  ne  sais  même  plus  si 
mon  discours  fut  publié;  je  me  rappelle  seule- 
ment qu'il  fut  prononcé  sur  la  plage  de  Fréjus, 


128  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

devant  MM.  les  officiers  du  centre  d'aviation 
maritime  et  MM.  les  maires  de  Saint-Raphaël 
et  de  Fréjus,  au  milieu  d'une  foule  enthou- 
siaste, colorée,  frémissante  et  ardente  sous  le 
soleil  de  la  merveilleuse  riviera  française.  Au 
premier  rang  des  auditeurs,  se  tenait,  entourée 
d'hommages,  Mme  la  duchesse  de  Mecklem- 
bourg.  De  mon  discours  je  ne  me  rappelle 
aucun  mot  que  je  puisse  citer  avec  exactitude, 
sinon  celui-ci  :  «  L'avion  français,  dont  Garros 
est  l'un  des  maîtres  infaiUibles,  est  une  chose 
ailée,  héroïque  —  et  narquoise.  » 

Nous  nous  étions  dit  que  Garros  nous  arrive- 
rait par  la  voie  des  airs  et  qu'il  viendrait 
joyeusement  atterrir  au  pied  de  son  monument. 
Nos  yeux  le  cjierchaient  donc  en  plein  ciel.  11 
trouva  sans  doute  que  l'arrivée  d'un  homme- 
oiseau  en  automobile  aurait  quelque  chose  de 
plus  modeste.  Et  pendant  que  nos  regards 
fouillaient  là-haut  les  profondeurs  bleues,  il 
roulait  dans  les  sables  de  la  plage,  en  simple 
chauffeur  d'auto.  La  cérémonie  terminée,  il 
m'emmena  dans  sa  voiture  ;  et,  en  attendant 
l'heure  du  banquet,  ce  jeune  homme,  pas  très 
grand,  comme  un  peu  timide!  fît  halte  chez 
moi.  Je  le  pressai  de  me  conter  son  survol  de 
la  Méditerranée....  «  Eh  bien!  me  dit-il,  je  suis 


GARROS.  129 

parti  sans  savoir  si  j'arriverais,  et  — j'arrivai.  » 
Je  ne  pus  d'abord  tirer  autre  chose  de  ce 
nouveau  msiis  victorieux  Icare.  Je  dus  invo- 
quer gentiment,  affectueusement,  mes  droits. 
N'étais-je  pas  l'auteur  de  l'inscription  coulée 
dans  le  bronze  qui  décore  le  monument?  Et 
puis,  le  cœur  des  poètes  s'accroît  d'enthou- 
siasme quand  les  héros  de  l'action  les  prennent 
pour  confidents  de  leurs  émotions.  Et,  un  jour, 
ces  émotions  passent  par  la  voix  des  poètes  qui 
émeut  et  élève  à  son  tour  le  cœur  des  foules. 
—  Je  dis  cela  et  j'eus  cause  gagnée.  Garros  me 
conta  sa  belle  aventure. 

Mais  d'abord  :  —  «  Je  sais,  lui  dis-je,  par 
nos  officiers  du  centre  d'aviation,  qu'ils  consi- 
déraient votre  entreprise  comme  aussi  folle- 
ment que  glorieusement  téméraire.  Je  sais 
aussi  quelles  furent  vos  dernières  paroles  au 
moment  de  vous  élancer  au-dessus  de  la  mer.  » 
Le  jeune  homme  sourit.  Quel  avait  été  son 
adieu  à  la  terre  de  France?  Voici.  L'avion  est 
prêt  à  prendre  essor.  L'appareil  n'a  pas  de 
flotteurs,  l'homme-oiseau  ayant  voulu  sacrifier 
la  sécurité  à  la  légèreté  et  à  la  vitesse.  Il 
prend  place  sur  son  siège  de  pilote  :  —  «  Adieu, 
Messieurs  !  » 
Et  comme  une  gentille  petite   cousine  était 


130  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

venue  assister  à  son  départ,  il  la  menaça  du 
doigt  en  disant  :  «  Sois  sage  !  »  Et  c'est  en 
jetant  ce  mot,  qu'il  s'envola.  Savez-vous  rien 
de  plus  français,  de  plus  simplement  joli?  — 
Ailé,  héroïque  et  narquois,  notre  Garros! 

—  Voyons,  lui  dis-je,  vous  avez  quitté  le 
sol  :  que  pensez  vous? 

—  Je  pense  que  mon  survol  doit  durer  cinq 
heures.  J'ai  de  l'essence  pour  sept.  Je  porte 
deux  montres  en  bracelets.  L'une  marque 
l'heure  exacte  et  l'autre  midi,  au  moment  de 
mon  départ;  celle-ci  me  dira,  sans  m'obliger 
à  un  calcul,  le  nombre  d'heures  écoulé.  Dans 
un  ciel  radieux  et  par-dessus  la  mer,  je  m'élève 
piquant  droit  sur  Bizerte,  Tout  va  bien;  me 
voici  à  la  hauteur  et  à  quelques  milles  de  la 
Sardaigne. 

«  A  ce  moment,  quelque  chose  se  brisa  dans 
mon  appareil.  A  de  certains  signes,  j'en  eus  la 
très  nette  perception  :  qu'allais-je  faire  ?  Je 
décidai  de  me  rapprocher  de  la  Sardaigne  pour 
atterrir  si  ma  situation  empirait  et* si  je  pouvais 
me  soutenir  jusque-là.  Je  me  disais  d'ailleurs  : 
peut-être  vais-je  pouvoir  reprendre,  avec  quel- 
que raison  de  confiance,  ma  direction  pre- 
mière? Voilà  donc  la  Sardaigne  qui  se  rap- 
proche, —   et  le  salut,    en   cas  de   descente 


GARROS.  131 

forcée.  Dois-je  atterrir  tout  de  suite  ou  tenter 
d'accomplir  J a  traversée  de  France  en  Afrique? 
Atterrir,  c'est  l'échec  consenti.  Poursuivre  ma 
route,  c'est,  maintenant,  la  mort  probable;  c'est 
l'échec,  mais  sans  mon  consentement...  je  choi- 
sis ce  dernier  parti.... 

—  En  héros,  dis-je. 

—  Ma  foi,  non!  se  récria  Garros,  car  voici 
ce  qui  se  passa.  La  résolution  étant  prise  par 
moi  de  poursuivre  sur  l'Afrique,  je  savais 
qu'elle  était  irrévocable.  Je  n'avais  plus  à  la 
discuter.  Et,  avec  elle,  je  sentis  s'établir  en 
moi  la  certitude  absolue  de  la  non-réussite  : 
j'allais  donc  mourir.  Et  c'est  alors  seulement 
qu'une  véritable  détresse  m'envahit;  ce  fut 
comme  une  faiblesse  dans  tous  mes  membres, 
la  complète  défaillance,  la  mort  par  avance. 
Et  je  songeais  :  «C'est  idiot!  Si  je  m'abandonne 
ainsi,  la  défaite  devient  plus  que  certaine!  — 
qu'elle  le  soit,  c'est  entendu,  mais  qui  sait? 
avec  une  chance  peut-être  d'échapper,  si  je 
fais  tout  pour  réussir.  »  Et  je  me  demandai 
ce  qu'il  fallait  faire  pour  bien  faire.  Je  conclus 
que  je  devais  m'élever  très  haut  afin  de  brûler 
moins  d'essence  et  de  rencontrer  à  ma  marche 
une  résistance  moindre  ;  ce  fut  ce  que  j'exécu- 
tai. Alors  revint  en  moi  non  pas  la  foi  dans  le 


132  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

succès,    mais   l'allégresse   que   donne   l'effort 
loyalement  tenté. 

—  Le  paysage? 

—  J'ai  du  bleu  au-dessus  de  moi  ;  au-dessous, 
des  nuages  blancs  à  perte  de  vue.  Dans  ces 
nuages,  de  temps  en  temps  s'ouvre  un  trou; 
au  fond  de  ce  trou,  du  bleu  :  la  mer.  A  quelle 
distance  suis-je,  en  ce  moment,  de  la  côte  afri- 
caine? je  l'ignore.  Mon  détour  vers  la  Sardaigne 
m'a  coûté  un  temps  précieux  ;  j'avais  de  l'es- 
sence pour  sept  heures.  Mon  essence  s'épuise, 
je  la  mesure  au  temps  écoulé  depuis  mon 
départ,  je  n'en  ai  plus  que  pour  une  heure  — 
puis  pour  une  demi-heure....  Et  toujours,  par 
les  crevasses  des  nuages  sous  mes  pieds,  j'aper- 
çois le  bleu  implacable  de  la  Méditerranée.... 
Tout  à  coup,  au  fond  d'une  de  ces  crevasses, 
sur  le  bleu,  j'aperçois  une  raie  noire,  mince, 
courte....  comme  un  porte  plume  posé  sur  un 
tapis  bleu  :  un  torpilleur! 

«  Je  me  sentis  sauvé;  je  pensai  qu'on  venait 
à  ma  rencontre  ;  je  descendis  pour  «  me  faire 
voir  »  ;  et  quand  le  torpilleur,  m'ayant  aperçu, 
eut  viré  de  bord,  cap  pour  cap,  je  m'élançai 
joyeux  vers  la  côte,  —  et,  peu  de  temps  après, 
j'atterrissais,  n'ayant  plus  qu'une  infime  quan- 
tité d'essence....    C'est  tout...  ah!   non!  i'ou- 


GARROS.  133 

bliais!...  quand  je  visitai  mon  appareil,  je  trou- 
vai une  pièce  brisée  dont  une  moitié  était 
tombée  à  laSiier...  l'autre  moitié  avait  tenu  par 
miracle  !  » 

Garros  se  tut.  Un  moment  j'admirai  en  silence 
((  mon  héros  ».  C'était  l'heure  d'aller  au  ban- 
quet. J'eus  à  porter  un  toast  à  Garros.  Je  parlai 
des  beautés  de  l'aviation,  j'exaltai  les  aviateurs 
qui  auraient  un  jour  à  servir  en  temps  de 
guerre.  Garros  répondit,  toujours  simple,  sou- 
riant, avec  un  charme  étonnant  d'extrême  jeu- 
nesse, gamine  et  sans  prétention.  Et  il  trouva 
un  mot  que  je  vais  citer,  non  pas  pour  m'en 
glorifier,  mais  pour  mettre  en  lumière  l'es- 
prit et  la  modestie  d'un  Garros.  Il  était  très 
ému,  ému  aux  larmes  :  «  Je  suifs  très  troublé, 
murmurait-il,  et  je  ne  sais  comment  répon- 
dre. Pardonnez-moi  si  je  ne  puis  m'exprimer 
mieux  :  ...  Jamais  je  ne  suis  monté  si  haut!  » 

Il  mêlait  ainsi  l'abstrait  au  concret,  d'une 
façon  délicieuse,  avec  la  suprême  courtoisie 
d'un  prince  français  de  la  bravoure. 


MON   VILLAGE 

Il  est  très  doux  d'être  d'un  village.  Les  con- 
citoyens d'une  petite  cité  se  connaissent  tous 
ou  presque  tous.  Je  n'ignore  pas  que  les  com- 
mérages y  sont  parfois  cruels  et  même  dange- 
reux; qu'il  y  a,  au  village,  des  haines  particuliè- 
rement aveugles,  notamment  quand  la  politique 
s'en  mêle.;  que  les  rivalités  de  petits  commer- 
çants y  sont  parfois  féroces;  qu'il  faut,  quand 
on  est  d'un  parti,  ne  pas  fréquenter  le  cabaret 
où  se  réunissent  ceux  du  parti  adverse;  —  et, 
malgré  tout  cela,  je  dis  qu'il  est  doux  d'être  d'un 
village,  surtout  si  ce  village  n'a  qu'un  boulan- 
ger,   qu'un   boucher,    qu'une  épicerie,    qu'un 
forgeron  ;  la  vie  alors  y  devient  facile  ;  on  n'a 
aucun  moyen  d'exciter  les  jalousies  de  métier; 
on  est  un  client  de  tout  repos,  et  l'on    peut 
n'avoir  pas  plus  de  sujets  de  mécontentement 
au  village  que  dans  sa  propre  famille.  Pour 
moi,  je   me  suis  toujours  félicité  d'être  d'un 
village.  J'y  trouve  des  mains  tendues  qui  sont 
rudes  et  bonnes;  j'y  rencontre  d'atfertueuses 


MON  VILLAGE.  135 

familiarités,  inconnues  des  grandes  villes.  Au 
village  natal,  tel  important  personnage  n'est 
que  mos^ieu  Pierre  ou  mossieu  Jean;  le  mot 
mossieu  indique  une  déférence  gentille,  et  le 
prénom  signifie  qu'on  est  considéré  comme  un 
parent.  On  désigne  son  village  en  disant  : 
«  Chez  nous  )).  C'est  la  patrie  intime.  L'autre 
est  à  tous  et  c'est  un  avantage,  —  mais  celle-ci 
est  à  quelques-uns  seulement  et  c'est  un 
charme. 


Et  puis,  il  y  a  le  dialecte,  le  patois  local.  Cer- 
tains n'aiment  pas  ce  mot  :  le  patois;  ils  le  trou- 
vent injurieux.  Je  ne  partage  pas  leur  senti- 
ment. Le  patois  de  mon  village  m'est  infiniment 
cher;  d'abord,  il  sait  dire  un  million  de  choses 
intraduisibles  en  tout  autre  langage,  et  qui  ont 
aidé  à  la  formation  de  mon  intelligence;  je 
leur  en  suis  resté  reconnaissant.  Et  encore  nos 
patois  n'ont  jamais  servi  à  exprimer  des  idées 
philosophiques  ou  compliquées  ;  ce  ne  sont 
certes  point  des  moyens  d'analyse  ;  ce  sont  des 
onomatopées  primitives;  ils  ne  rendent  bien 
que  le  concret,  les  images,  les  bruits  de  la  na- 
ture, le  relief  des  objets;  ils  sont  pittoresques, 
pas  davantage,  et  c'est  pourquoi  ils  nous  enchan- 


136  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

tent.  Us  sont  nourris  de  la  sève  des  forêts,  de 
la  lumière  du  ciel;  tel  terme  patois,  transporté 
dans  la  langue  française,  l'enrichit  ou  l'enri- 
chirait d'une  perle.  Et  si  nos  mères  ont  parlé, 
à  côté  de  nos  berceaux,  le  patois  de  notre  vil- 
lage, alors  il  nous  devient  impossible  de  n'être 
pas  attendri,  charmé,  séduit,  dès  que  les  sono- 
rités familières  viennent  à  frapper  notre  oreille. 

Les  marchandes  d'herbes  d'Athènes  recon- 
naissaient, dit-on,  à  leur  accent,  un  client  pour 
être  de  telle  ou  telle  bourgade  du  pays  hellène. 
Je  n'en  suis  pas  surpris.  Je  connais  des  villages 
séparés  du  mien  seulement  par  quatre  ou  cinq 
lieues  et  où  sont  employées  journellement, 
avec  un  accent  tout  spécial,  des  locutions  igno- 
rées des  gens  de  «  chez  nous  ». 

Je  suis  donc  partisan  de  la  survie  des  dia- 
lectes, à  condition  qu'on  ne  veuille  pas,  en  les 
unifiant,  les  amener  à  disparaître,  à  se  fondre 
dans  une  langue  rivale  de  la  langue  nationale. 

Toutes  ces  réflexions  me  sont  venues  à 
l'esprit,  l'autre  jour,  quand  j'ai  reçu  pour  la 
première  fois  un  journal  modeste,  intéressant, 
émouvant  même,  qui  s'imprime  dans  une  bour- 
gade de  mon  département  du  Var,  sous  ce 
titre  :  La  Feuille  Pierre feitcaine.  Cette  feuille, 
écrite  et  illustrée  à  Pierrefeu,  est  adressée  gra- 


MON  VILLAGE.  157 

tuitemenl  aux  Pierrefeucains  qui  sont  sur 
le  front.  Lês  fondateurs  ont  adopté  cette  admi- 
rable idée,  (qui  appartient  à  M.  Larteret,  insti- 
tuteur à  Saint-Seine-l'Abbaye,  Gôte-d'Or),  d'en- 
voyer à  ceux  de  leurs  amis  qui  se  battent  pour 
la  défense  de  la  grande  patrie,  des  nouvelles 
de  la  petite.  —  «  Que  font-ils,  que  disent-ils, 
là-bas,  dans  mon  village?. ..  Qui  sait  si  la  viande 
a  renchéri?  si  les  raisins  mûrissent?  »  Le  Pier- 
refeucain  s'interroge  ainsi  et  la  feuille  de  son 
village  apportera  la  réponse.  Elle  lui  en  ap- 
portera bien  d'aulres  :  «  J'ai  dansé,  l'année 
dernière,  avec  Toinette  ou  Mariette,  dans  la 
salle  Verte,  sur  la  Grand'Place,  d'où  le  regard 
domine  toute  la  vaste  plaine....  Que  fait  Mariette 
ou  Toinette,  en  ce  moment?  »  Et  le  petit  journal 
raconte  que  la  belle  fille  est  rêveuse,  qu'elle 
n'a  pas  cessé  de  songer  à  son  beau  danseur  de 
l'an  passé  qui,  maintenant  se  bat  pour  la 
France.  Et,  çà  et  là,  le  journal  s'égaie  d'une 
phrase  ou  même  d'une  page  en  bon  et  franc 
provençal.  Et,  bien  sûr,  lorsque  dans  la  tran- 
chée, là-bas,  La  Feuille  Pierrefeucaine  arrive, 
les  cent  poilus  de  Pierrefeu  la  commentent  allè- 
grement, répriment  peut-être  une  douce  envie 
de  la  baiser  comme  une  lettre  d'amour,  parce 
qu'elle  dit  ce  qui  se  passe  dans  «  mon  village  », 


138  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

chez  le  barbier  et  chez  le  boulanger,  dans  cette 
petite  grande  famille  que  forment  les  gens  de 
«  chez  nous.  » 

Et  comme  ils  en  viennent  naturellement  à 
penser  que  Pierrefeu  est  en  France,  c'est  d'un 
cœur  plus  ardent,  d'un  courage  plus  ferme, 
qu'ils  se  battront  demain  contre  l'horrible 
soldat  allemand;  car,  voyez-vous,  ce  que  cha- 
cun défend,  dans  la  grande  patrie,  c'est  son 
village,  sa  maison,  c'est  Mariette  ou  Toinette. 


Et  voilà  pourquoi,  bonne  petite  feuille  de 
Pierrefeu,  tu  mérites  d'être  louée;  et  voilà 
pourquoi  j'aimerais  que  chaque  province  eût  sa 
gazette,  mi-partie  français  et  patois,  qui  s'en- 
volerait chaque  semaine  vers  nos  tranchées, 
portant  à  nos  défenseurs  le  souvenir  et  même 
le  gros  baiser  de  Toinette. 


BLEU  ET  NOIR 

Bleu,  c'est  le  ciel  de  notre  Midi,  tout  rayon- 
nant, et  miré  dans  la  Méditerranée  pareille  à  un 
miroir  concassé,  mouvant,  dont  les  mille  fa- 
cettes multiplient  le  soleil.  Noir,  c'est  l'horizon 
de  l'âme  moderne,  qui,  au  moment  où  elle 
rêvait  paix  et  progrès  intellectuel,  se  voit  re- 
poussée vers  les  nuits  primitives  par  un  peuple 
féroce,  armé  des  puissances  scientifiques  de 
l'industrie,  et  par  un  prince  invraisemblable  à 
force  d'être  antihumain. 

Jamais  cette  opposition  du  bleu  clair  et  du 
noir  profond  ne  m'est  mieux  apparue  ni  plus 
cruellement  que  ces  jours-ci,  au  cours  d'un 
petit  voyage  qui  m'a  conduit,  convalescent,  de 
Toulon  à  Saint-Raphaël. 

Nous  avons  dû  nous  arrêter  d'heure  en  heure 
dans  plusieurs  bourgades,  posées  pittoresque- 
ment  au  bord  de  la  grand'route,  le  long  de  la 
vallée  de  l'Aille,  et  sur  les  flancs  des  Maures, 
ces  collines  chargées  de  pinèdes  et  de  châtai- 
gneraies. 


140  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

D'une  de  ces  petites  cités  à  l'autre,  la  route 
était  un  véritable  enchantement  des  regards  ;  et, 
par  les  yeux,  une  paix  physique  pénétrait  dans 
nos  cœurs,  jusqu'à  la  halte  nouvelle  où  nous 
retrouvions,  chez  les  amis  qui  nous  y  atten- 
daient, les  terribles  préoccupations  de  la 
guerre,  les  inquiétudes,  les  deuils....  On  se 
quittait,  et  la  voiture  emportait  de  nouveau  les 
voyageurs  à  travers  les  sites  charmants,  beaux 
de  couleur,  de  lumière,  tous  différents,  tantôt 
plaine,  tantôt  montagne,  tantôt  grève  étince- 
lante  et  chantante  ;  car,  dans  le  Var,  les  plages 
verdoyantes  semblent  des  jardins  suspendus 
en  terrasse  au-dessus  de  l'eau,  ou  parfois  des- 
cendant jusqu'aux  vagues  bleues  qui  les  bai- 
gnent et  les  caressent.  Oui,  jamais  plus  saisis- 
sant ne  m'apparut  le  contraste  entre  l'inno- 
cence de  la  nature,  qui  comporte  indifférence  à 
nos  agitations,  —  et  la  tourmente  des-  cœurs 
humains.  Les  forêts  vivent  étrangères  à  nos 
passions  et  nous  les  sentons  pourtant  frater- 
nelles, très  près  des  sources  perdues  de  notre 
vie  initiale.  Un  grand  repos  moral  nous  gagne 
sous  leurs  ombrages.  Les  arbres  sont  des  vivants 
sans  malice  et  sans  haine,  et  la  lutte  pour  la 
vie  n'est  pas  pour  eux  une  occasion  de  proclamer 
leur  droit  de  tuer;  ils  n'en  éprouvent  Miunn 


BLEU  ET  NOIR.  141 

orgueil;  ils  n'en  font  pas,  à  la  façon  d'un 
Bernhardi,  une  règle  vénérable  et  choisie  par 
eux;  ils  la  subissent  innocemment...  en  sorte 
qu'ils  ne  transmettent  à  la  conscience  humaine 
qu'un  sentiment  de  résignation  et  de  confiance. 
Ce  sentiment  s'emparait  de  nous  chaque  fois 
que,  quittant  un  village,  nous  rentrions  dans 
les  libres  paysages.  Paysages  incomparables 
d'ailleurs.  Nature  sauvage  qui  a  les  aspects 
d'une  nature  de  luxe.  Routes  forestières  qui 
semblent  l'œuvre  d'un  architecte  de  parcs  et 
jardins,  chênes-lièges  antiques,  rugueux  comme 
des  caïmans,  et  qui,  dépouillés  par  places  de 
leur  écorce,  sont  d'un  rouge  ardent  qui  flambe 
au  soleil.  Azur  des  vagues  à  tout  moment 
entrevu  à  travers  les  pieds  innombrables  des 
pins  sonores....  Et  puis,  c'est  la  rentrée  dans 
un  village ....  «  —  Ah  !  mon  ami ,  cette  guerre  ! . . . 
je  n'ai  plus  de  nouvelles  de  mon  fils  depuis  des 
mois....  »  —  «  Moi,  mon  mari  a  été  tué  dès  les 
premiers  jours  de  la  guerre.  »  —  «  Moi,  mon 
frère  !  »  Et  la  vision  de  la  consolante  nature  dis- 
paraît, chacune  de  ces  douleurs  devient  la 
nôtre.  On  lui  répond,  puis  on  interroge,  et,  alors, 
en  dépit  de  l'immense  tristesse,  on  sent  par- 
tout, toujours,  l'espoir  tenace,  invincible.  Le 
peuple  des  civils  douloureux  n'admet  pas  la 


142  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

défaite  finale,  il  la  sent  impossible,  il  croit  à  la 
France  nécessaire,  car  c'est  elle  V humaine  par 
excellence.  Non,  le  retour  aux  sauvageries 
primitives  est  un  rêve  démoniaque  qui  ne  se 
réalisera  pas!... 

Au  milieu  de  notre  voyage,  un  arrêt  en 
pleine  forêt,  loin  de  toute  agglomération,  nous 
a  conduits  dans  une  maison  isolée  où  j'ai  vu  et 
entendu  une  chose  inoubliable. 

Nous  nous  arrêtions  pour  demander  un  verre 
d'eau,  un  fruit  s'il  était  possible.  Nous  trou- 
vâmes là  un  homme  qui  vit  en  solitaire,  culti- 
vant un  carré  de  vignes  où  se  dressent  quelques 
pommiers  et  quelques  pêchers.  Il  nous  accueillit 
sur  son  seuil  devant  une  table  rustique,  avec 
simplicité,  nous  offrit  du  vin  et  des  fruits... 
refusa  tout  salaire  et  nous  dit  :  «  —  Quelles 
nouvelles  de  la  guerre  ?  » 

Ce  qui  nous  frappait  en  lui  c'était  son  grand 
air  de  sérénité.  11  semblait  paisible,  à  la  façon 
de  la  nature  qui  l'entourait.... 

—  Et,  lui  dîmes-nous,  vous  vivez  tout  seul 
ainsi,  toujours? 

Sans  perdre  son  calme  sourire,  il  répliqua  : 
—  Oh!  non,  j'avais  un  fils  qui  vivait  avec  moi. 
La  guerre  me  Ta  pris,  mais  il  reviendra;  voyez- 
vous,   Monsieur,  c'est  un   enfant  si  doux!   si 


BLEU  ET  NOIR.  145 

bon!  si  brave!  Il  ne  nous  a  jamais  donné 
que  de  l'agrément,  à  sa  pauvre  mère  et  à  moi. 
C'est  un  jeune  homme  comme  il  y  en  a  peu. 
Je  ne  crois  pas  qu'on  me  le  tue...  je  ne  le 
crois  pas....  Cependant,  c'est  possible...  et 
alors....  » 

Il  n'achevait  pas.  Ses  yeux  se  levèrent  sur 
les  arbres,  regardèrent  le  ciel  sans  affectation, 
s'y  perdirent  un  moment,  —  puis  revinrent  se 
poser  sur  nous. 

—  «  Voyez-vous,  Monsieur,  si  cet  enfant 
était  tué,  je  ne  ferais  pas  comme  d'autres  pères, 
qui  s'engagent,  tout  vieux  qu'ils  sont,  pour 
venger  le  mort;  non,  je  n'irais  pas  me  faire  tuer 
à  mon  tour;  je  ferais  autrement....  » 

De  nouveau  ses  yeux  se  détachèrent  des 
nôtres,  se  levèrent  vers  de  vagues  horizons  plus 
lointains  que  ceux  qui  nous  entouraient. 

Après  un  silence,  il  reprit,  d'une  voix  un  peu 
basse,  comme  pour  une  confidence  : 

—  «  Il  doit  y  avoir  un  moyen  de  l'approcher, 
ce  monstre...  oui,  il  doit  y  avoir  un  moyen.... 
Un  homme  n'est  pas  toujours  si  bien  gardé 
qu'on  ne  puisse  l'approcher. . .  je  m'arrangerai .... 
Je  suis  pourtant  un  homme  paisible,  mais  je 
m'arrangerai  pour  réussir  et  je  vous  assure  que 
j'y  parviendrai....  C'est  une  résolution  que  j'ai 


144  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

prise....  Voulez- vous  emporter  ces  pêches-ci? 
Vous  me  ferez  grand  plaisir.  » 

Voilà  donc  ce  qui  se  pensait  au  fond  des  bois 
sauvages  et  tranquilles.  L'homme  avait  toujours 
son  paisible  sourire,  à  peine  un  peu  triste. 

Il  nous  tendit  une  main  rude  que  nous  prîmes 
en  le  remerciant  de  son  hospitalité. 

—  «  Vous  pouvez  être  sûr  que  si  mon  fils  est 
tué,  c'est  moi,  Monsieur,  qui  tuerai  cet  empe- 
reur Guillaume,  le  maudit  du  monde.  » 

La  simplicité  de  l'accent  avec  lequel  furent 
dits  ces  mots  avait  quelque  chose  de  solennel 
comme  le  désespoir  muet  de  la  terre  elle-même. 
Nous  sentîmes  notre  gorge  se  serrer  et  venir  les 
larmes.  Nous  partîmes  sans  pouvoir  répondre 
un  seul  mot  à  cette  âme  qui  attendait  sa  dé- 
tresse. 


LES  DEUX  RACES 

Il  y  avait  une  fois  deux  jeunes  hommes  qui 
étaient  frères.  Cela  se  passait  dans  les  temps 
les  plus  lointains,  puisque  leur  père  et  leur 
mère  étaient  les  premiers  êtres  humains  qui 
eussent  paru  sur  la  terre. 

Le  père  racontait  parfois  à  ses  fils  ses  aven- 
tures, qui  étaient  extraordinaires. 

((  Pétri  de  limon,  il  avait  été  animé  par  le 
soufîle  du  Dieu  créateur.  Puis,  une  compagne, 
tirée  de  sa  propre  chair,  lui  fut  donnée.  Tous 
deux  restèrent  alors  livrés  à  eux-mêmes,  dans 
un  magnifique  jardin  dont  ils  pouvaient,  à  leur 
gré,  respirer  toutes  les  fleurs  et  cueillir  tous 
les  fruits.  Un  seul  des  arbres  du  jardin  mer- 
veilleux leur  était  pourtant  interdit;  ils  ne 
surent  jamais  pourquoi....  Ils  mangèrent  du 
fruit  défendu  et  de  cela  ils  furent  sévèrement 
punis  :  ils  furent  chassés  du  paradis  et  condam- 
nés à  une  vie  de  travaux  pénibles,  de  maladies 
et  de  douleur....  »  Adam  ne  s'expliquait  et  ne 
s'expliqua  jamais    cette  condamnation.    Il   se 

iO 


146  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

plaignait  amèrement   de  Dieu    et  à  Dieu  lui- 
même. 

—  «  Pourquoi  m'a-t-il  tenté  et  fait  tenter  par 
son  démon  et  par  la  femme  ?  Puisque  l'avenir 
lui  appartient  comme  le  présent,  il  connaissait 
par  avance  ma  destinée.  Il  me  l'a  donc  impo- 
sée !  »  Et  Adam  ne  trouvait  pas  que  cela  fût 
juste.  Ses  deux  fils  écoutaient  ces  propos,  mais 
chacun  d'eux  en  jugeait  différemment.  Abel 
plaignait  son  père  mais  il  se  disait  qu'on  a  tort 
de  condamner  ce  qu'on  ne  saurait  comprendre. 
Gain  sentait  son  cœur  s'enfler  de  colère  chaque 
fois  que,  devant  lui,  était  prononcé  le  nom  du 
Seigneur. 


Quand  à  la  tendre  Eva,  elle  n'agitait  pas  les 
problèmes.  Elle  se  faisait  de  naturelles  parures 
avec  des  fleurettes  et  mirait  son  charmant 
visage,  ou  souriant  ou  en  larmes,  dans  l'eau 
des  sources.  Gela  ne  l'empêchait  pas  d'aimer 
ses  enfants  et  d'y  penser  quelquefois.  La  femme 
et  l'homme,  étaient  encore  si  imparfaits!  Eve 
préférait  Abel  parce  qu'il  était  beau.  Le  père 
préférait  Gain  qui  était  velu,  fort  et  révolté. 

Gain  pourtant  accomplissait  ses  devoirs  reli- 
gieux, mais  jamais  avec  bonne  Cfrâce.  D'ailleurs 


LES  DEUX   RACES.  147 

il  trichait,  s'efforçant  de  tromper  Dieu.  Q-uand 
il  brûlait,  sur  l'autel  de  pierre,  la  chair  des  vic- 
times innocentes,  il  en  détournait  avec  soin 
une  partie  pour  en  faire  sa  nourriture.  Il  se 
repaissait  volontiers  de  chair.  L'odeur  du  sang 
lui  donnait  soif;  il  ne  rêvait  que  pièges;  il  orga- 
nisait des  trahisons  compliquées  contre  tout  ce 
qui  vivait,  inventant  mille  ruses  pour  s'emparer 
des  quadrupèdes  errants  dans  les  bois,  et  des 
oiseaux  du  ciel.  Il  aimait  à  les  voir  souffrir  et  se 
débattre  entre  ses  doigts  épais.  Quand  il  tortu- 
rait de  la  vie  pantelante,  il  éprouvait  comme 
une  satisfaction  de  vengeance.  Il  lui  semblait 
confusément  qu'il  faisait  souffrir  Dieu  lui-même 
et  il  se  sentait  réjoui. 

Abel,  lui  aussi,  trichait  Dieu,  mais  c'était  di- 
vinement !  Au  lieu  d'égorger  sur  l'autel  les 
timides  colombes  que  lui  livrait  son  père  ou 
son  frère,  il  les  baisait  doucement  sur  les  ailes 
et  sur  le  bec,  puis  leur  rendait  la  liberté  en  leur 
disant  :  «  Retournez  à  Dieu,  colombes!...  On 
m'a  dit  qu'il  veut  vos  souffrances  et  votre  mort 
et  que  l'odeur  de  vos  entrailles  brûlées  lui  est 
douce,  mais  je  n'en  crois  rien.  Il  est  juste  et 
bon;  et  quand  il  ne  nous  parait  ni  bon  ni  juste 
c'est,  sûrement,  que  nous  le  comprenons  mal.  » 


Ii8  DES  CRIS  DANS  LA  MP.LÉE. 


Lorsqu'il  avait  ainsi  prié,  dans  le  secret  de 
son  cœur,  Abel  allumait  sur  l'autel  de  petits 
bûchers  de  branchettes  odoriférantes,  de  feuil- 
lages aromatiques,  dont  la  flamme  s'élevait 
toute  droite  vers  le  ciel  ;  et  la  fumée  qui  fusait 
à  l'extrémité  de  la  flamme  était  aussi  bleue  que 
le  ciel  lui-même.  Gain,  de  loin,  l'apercevait  et 
songeait  :  «  Les  fumées  de  mes  sacrifices  à  moi 
rampent  noires  et  lourdes  sur  la  terre;  on  dirait 
que  le  souffle  de  Dieu  les  refuse  et  les  repousse, 
tandis  que  celles  des  sacrifices  d'Abel  montent 
toutes  droites  et  couleur  de  ciel.  Dieu  certaine- 
ment préfère  Abel  ;  je  suis  donc  la  victime 
d'une  grande  injustice  ».  Et  la  jalousie  rongeait 
son  cœur.  Et  il  se  demandait  sourdement  si,  en 
frappant  Abel,  avec  une  pierre  ou  une  lourde 
branche,  il  ne  le  réduirait  pas  à  n'être  plus 
qu'un  corps  inerte,  comme  une  de  ces  bêtes 
qu'il  assommait  pour  son  plaisir  ;  car  aucun 
homme  encore  n'était  mort  sur  la  terre  et  les 
premiers  humains  ignoraient  si  leur  mort  était 
possible.  Gain  rêvait,  et,  dans  son  rêve,  il 
inventait  la  mort  de  l'homme,  celle  de  son 
frère. 


LES   DEUX   RACES.  149 


Gain  était  trapu,  large  d'épaules  ;  il  avait  des 
bras  noueux  et  très  longs;  le  cou  très  court;  la 
tête  massive,  carrée;  le  front  fuyant,  les  mâ- 
choires épaisses,  les  dents  aiguës.  Il  marchait 
avec  un  balancement  sans  légèreté.  Quand  il 
regardait  Abel,  il  s'étonnait  de  ne  se  trouver 
aucune  ressemblance  avec  son  frère.  Abel  était 
svelte;  tous  ses  mouvements  étaient  aussi  doux 
que  fermes.  Sa  chair  était  lisse  et  blanche  : 
Eve  disait  qu'il  ressemblait  à  l'ange  que  Dieu 
avait  placé  à  la  sortie  du  paradis  terrestre,  armé 
d'un  glaive  flamboyant  afin  que  la  rentrée  dans 
le  paradis  ne  fût  pas  possible  aux  hommes.  Cette 
ressemblance  d'Abel  avec  un  ange  de  Dieu 
importunait  Gain.  Il  admirait  Abel  malgré  lui, 
et  c'était  sa  grande  souffrance. 

«  Les  anges  sont  immortels,  pensait-il.  Nous 
verrons  bien  si  mon  frère  est  de  leur  race  î  » 

Et  il  attendit  Abel,  un  soir,  à  la  sortie  d'un 
bois  où  le  bien-aimé  de  Dieu  était  allé  rendre 
visite  à  un  nid  de  colombes.  Gain,  au  moment 
où  Abel  passait  devant  lui  sans  le  voir,  leva  la 
branche  pesante  dont  il  avait  armé  son  bras 
aussi  pesant  qu'elle,  et,  il  la  laissa  retomber 


150  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

sur  le  front  d'Abel  qui  s'affaissa  sans  un  cri, 
mais  en  murmurant  de  sa  voix  douce  :  «  Oh  ! 
mon  frère!  »  Dans  le  même  instant,  une  voix 
retentit  dans  le  ciel;  elle  disait  :  «  Gain,  qu'as- 
tu  fait  de  ton  frère?  » 

Et  cette  histoire  est  éternelle.  Et  ce  cri, 
j'imagine  que  Guillaume  II  doit  l'entendre  dans 
les  ténèbres  de  son  cœur,  jaloux  de  ses  vic- 
times. Mais,  comme  Gain,  il  se  dit  :  «  Je  peux, 
à  ma  volonté,  faire  mourir  ce  que  Dieu  voudrait 
voir  vivre;  il  y  a  donc,  au-dessus  du  monde, 
deux  tout-puissants  :  Dieu  et  moi  !  » 

Et  il  semble  ignorer  que  les  fins  inéluctables 
de  l'humanité  s'appellent  évolution  et  civilisa- 
tion par  l'amour,  et  que  le  triomphe  est  réservé 
à  la  race  d'Abel. 


AMOUR    PRIME  TOUT 

Le  jour  même  où  Bismarck,  pour  légitimer 
son  agression  de  1870,  lançait  sa  fameuse  pa- 
role :  «  La  force  prime  le  droit  »,  cette  formule 
de  noire  magie  déterminait  la  future  résistance 
4u  monde  aux  ambitions  de  l'Allemagne.  Posi- 
tivement, Bismarck  sera  l'auteur  de  la  défaite 
des  Teutons.  Cette  formule,  forgée  par  le  chan- 
celier de  fer,  est  une  lame  empoisonnée  qui, 
d'elle-même,  s'est  magiquement  retournée  con- 
tre l'Allemagne,  et  l'a  blessée  en  pleine  chair. 
L'Allemagne  s'agite  et  parade  comme  cette 
Gamargo  romantique,  célébrée  par  Théophile 
Gautier,  «  qui  danse  un  poignard  dans  le  cœur  », 
mais  elle  mourra  pour  avoir  brandi  la  formule 
funeste,  contraire  à  toutes  les  aspirations  des 
peuples;  et  cette  Allemagne  vaincue  par  la 
force  n'aura  pas  même  le  droit  de  protester. 
Elle  a,  d'avance,  accepté  son  destin. 

En  résumé,  que  rêve  l'humanité?  Un  peu  de 
bonheur,  d'amour,  de  douce  paix.  Les  hommes 
cherchent  à  s'installer  le  plus  commodément 


152  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

qu'ils  le  peuvent  sur  ce  globe  où  tant  de  forces 
obscures  leur  sont  ennemies.  Par  l'intelligence, 
ils  ont  eu  raison,  en  eux  et  autour  d'eux,  de  la 
brute.  L'homme  est  parvenu,  en  effet,  à  domi- 
ner toutes  les  bêtes  et  tous  les  éléments  qui, 
de  par  la  nature  sans  cœur,  sont  plus  forts  que 
lui. Les  puissances  brutes  le  rencontrent  par- 
tout, armé  de  son  adresse,  de  son  intelligence, 
de  son  ingéniosité,  puis  de  son  génie,  et  enfin 
de  sa  bonté. 

Ce  qui  a  fait  la  grandeur  humaine,  lentement 
mais  magnifiquement  accrue  de  jour  en  jour, 
depuis  les  origines,  c'est,  en  réalité,  la  révolte 
de  la  raison  et  du  cœur  contre  les  forces  élê- 
mentales.  La  grandeur  de  l'homme,  c'est  qu'il 
est  L'idée-force  contre  le  fait-force. 

Or,  que  proclame  la  formule  du  sinistre  chan 
celier?  Que  le  fait  prime  l'idée  —  et  c'est  le 
contraire  qui  est  vrai  :  l'idée  parvient  toujours 
à  dominer  le  fait,  parce  qu'elle  crée  tôt  ou  tard 
des  faits  humains  dominateurs  des  faits  élé- 
mentaux,  parce  qu'elle  est  incessamment  géné- 
ratrice de  puissances  morales  supérieures  aux 
forces  de  la  nature  physique,  à  la  Force  comme 
l'entend  l'Allemagne. 

Dire  à  l'humanité  :  la  force  yiimt  le  droit, 
c'était  donc  bien  déterminer  tôt  ou  tard  la  ré- 


AMOUR  PRIME  TOUT.  1.^5 

volte  universelle,  dans  un  monde  qui  aime  et 
qui  espère,  qui  sent  et  qui  pense.  Nous  assis- 
tons dès  aujourd'hui  à  ce  spectacle  merveil- 
leux :  l'hum.anité  entière  se  comprenant  me- 
nacée dans  ses  destinées  idéalistes,  et  se  levant 
contre  l'absurdité  réaliste  d'un  peuple  qui  pré- 
tend contraindre  l'âme  et  l'esprit  humains  à 
s'écraser  devant  lui  parce  qu'il  est  brutal  ! 

Bismarck  a  des  commentateurs  en  Teutonie, 
et  des  disciples;  Maximilien  Harden,  par 
exemple.  Que  dit  ce  violent?  11  dit  :  «  De- 
mandez au  hêtre  qui  lui  a  donné  le  droit  d'éle- 
ver sa  cîme  plus  haut  que  le  pin  et  le  sapin, 
le  bouleau  et  le  palmier.  Citez-le  devant  l'aréo- 
page que  président  les  mâchoires  édentées  et 
pendantes.  Dans  le  feuillage  du  hêtre  retentira 
comme  une  tempête  ce  cri  :  «  Mon  droit,  c'est 
ma  force!  »  Ainsi,  parla  voix  de  leur  coryphée, 
les  intellectuels  allemands  osent  se  réclamer 
d'un  phénomène  brut;  ils  osent  dire  :  «  Nous 
nous  comportons  comme  des  végétaux;  les 
végétaux,  comme  les  bêtes,  ont  tous  les  droits 
que  leur  donne  la  force.  » 

Jamais  on  ne  vit  plus  parfaite  aberration  ! 

Et  remarquons  en  passant  que,  même  parmi 
les  végétaux,  comme  parmi  les  bêtes,  il  existe 
des  races  bienfaisantes  et  des  races  nocives  ;  et 


154  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

que  l'homme  traite  différemment  l'hyène  et  le 
chien.  Un  article  très  curieux  d'un  inspecteur 
des  forêts  —  M.  de  la  Roussière  —  fait  obser- 
ver au  polémiste  allemand  que,  dans  la  forêt, 
le  vrai  représentant  de  la  force,  c'est  le  chêne 
(robur);  et  celui-là,  étant  vraiment  fort, 
«  n'étouffe  »  personne  autour  de  lui.  Il  est  bon  ! 
et  sous  son  ombre  les  autres  essences,  surtout 
les  timides,  les  moins  robustes,  tel  le  hêtre 
précisément,  s'installent  comme  elles  veulent.  » 
Quand  au  hêtre  —  et  ceci  est  plaisant  —  «  il 
ne  tient  pas  solidement  au  sol  et  les  grands 
vents  le  mettent  à  bas!  »  Maximilien  Harden 
a  mal  choisi  son  arbre!  et  il  y  a  des  arbres 
bienveillants  à  leur  congénères!  mais  on  ne 
peut  pas  tout  savoir,  même  lorsqu'on  est  Alle- 
mand.... Laissons  cela;  l'erreur  du  fameux  po- 
lémiste ne  change  rien  au  sens  de  son  article  : 
«  un  végétal,  un  arbre  et  un  peuple  ont, 
selon  lui,  tous  les  droits  que  leur  confère  leur 
force  physique  ».  Eh  bien,  non;  il  y  a  beau 
temps  que  les  hommes,  pour  leur  vraie  gloire, 
ont  inventé  des  forces  qui  n'existent  pas  dans 
la  nature,  autour  d'eux;  qui  sont  nées  d'eux,  et 
qui  se  nomment  :  la  justice  (c'est-à-dire  le  droit 
des  faibles),  la  compassion  et  la  bonté,  la  sym- 
pathie humaine.  Et  ces  idées  et  ces  sentiments. 


AMOUR    PRIME    TOUT.  155 

en  des  temps  où  ils  ne  disposaient  d'aucune 
arme,  ont  fait  crouler  des  empires.  Ce  n'est  pas 
par  le  glaive  que  l'Évangile  a  triomphé  des 
lions,  des  tigres  et  des  Césars,  dans  le  cirque 
de  Rome,  c'est  parce  qu'il  servait  la  loi  d'évo- 
lution, la  loi  incoercible,  grâce  à  laquelle 
l'homme  des  cavernes  est  devenu  l'homme  des 
cités. 

Le  flottement  des  morales  inventées  par 
l'homme,  leur  diversité,  leur  imperfection,  leur 
impuissance  à  se  donner  un  fondement  en 
dehors  de  la  volonté  des  moralistes,  perdent 
toute  valeur  d'objection  si  on  les  met  en  face 
de  l'universel  désir  dont  elles  témoignent. 
Elles  signifient  que  l'homme  n'accepte  plus 
pour  modèles  les  hêtres  ni  les  loups,  ni  les 
tigres,  ni  les  Allemands! 

La  grandeur  d'un  peuple  n'est  pas  seulement 
dans  l'organisation  de  ses  forces  et  l'adminis- 
tration de  ses  richesses  (kultur);  elle  est  sur- 
tout dans  ses  puissances  idéalistes,  dans  les 
efforts  qu'il  tente  pour  réaliser  plus  de  justice, 
plus  de  bonté,  plus  de  compassion.  Et  c'est  à 
ces  puissances-là,  à  ces  puissances  idéalistes 
seules,  qu'est  promis  le  monde. 

Sans  doute,  nous  avons  vu  les  formes  reli- 
gieuses du  christianisme  perdre  de    leur  ma- 


150  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

jesté  et  de  leur  influence,  mais  le  christianisme 
essentiel  n'a  pas  cessé  de  gagner  des  cœurs.  Il 
est  l'âme  des  civilisations  modernes.  Je  ne 
crois  pas  beaucoup  qu'il  importe  à  un  Dieu 
(si  ce  n'est  a  celui  de  S.  M.  Guillaume)  d'être 
appelé  Dieu  des  armées  ou  même  tout  simple- 
ment Dieu.  Il  lui  suffît  d'être  appelé,  même 
par  des  philosophes.  Amour  ou  Charité.  Or, 
sous  ces  'noms,  le  Christ  est  adoré  par  l'uni- 
vers; il  le  dirige;  il  s'accommode  même  des 
socialismes  exaspérés;  il  est  compris  et  aimé 
dans  tous  les  pays,  sauf  à  Berlin.  Et  ne  dites 
pas  que  ce  miracle  :  la  victoire  initiale  de 
l'Évangile  sur  la  force,  —  ne  se  peut  recom- 
mencer. Qu'est-ce,  au  bout  du  compte,  que  le 
Fils  de  l'homme?  c'est  un  vaincu  de  la  terre]  et 
c'est  le  signe  légué  au  monde  par  ce  vaincu^ 
qui  triomphe  encore  inscrit  à  jamais  dans  les 
pierres  du  Cotisée  romain  et  au  faîte  de  la 
Colonne  trajane! 

Et  enfin,  instruit  par  l'histoire,  l'idéal  chré- 
tien, obéissant  à  la  loi  de  défense,  en  présence 
d'une  force  brute  qui  s'arme  des  engins  inven- 
tés par  la  science  sans  cœur  ni  âme,  s'est  armé 
à  son  tour,  parce  qu'il  ne  faut  pas  que  révolu- 
tion humaine  soit  arrêtée  par  la  démence  d'un 
peuple.  Le  Droit,  comme  le  Christ  fustigateur, 


AMOUR    PRIME    TOUT.  1;>7 

vS'est  donné  des  forces  matérielles;  le  cœur  et 
l'âme  à  leur  tour  ont  forgé  des  épées,  et,  face 
aux  ennemis,  ils  ont  crié  comme  Jeanne  d'Arc  : 
«  Boutons-les  dehors!  »  car  —  remarquez-le 
bien  —  notre  sainte  Jeanne,  c'est  l'esprit  même 
du  Christ,  c'est  le  Christ  à  cheval  et  armé  pour 
la  défense  de  l'amour! 

De  deux  lutteurs  égaux,  celui  qui  combat 
pour  l'amour  et  le  droit  sera  fatalement  le  vain- 
queur. Amour  est  la  force  suprême  détermi- 
nante :  Amour  prime  tout. 


MASQUES   PLUS  VRAIS 

QUE   LES  VISAGES 

Je  viens  de  recevoir  une  lettre  d'ami  dont 
voici  le  sens  :  «  Vous  injuriez  les  Allemands. 
Pourquoi  ?  Soyez  sûr  que  Guillaume  est  très 
renseigné  sur  la  façon  dont  on  parle  de  lui  en 
France.  Il  lit  Donnay  et  Richepin;  il  vous  lit. 
Un  journal  allemand  disait  l'autre  jour  :  «  Des 
«  membres  de  l'Académie  française  excitent 
«  leurs  lecteurs  contre  l'Allemagne  à  Paris  et 
if  à  Bordeaux.  » 

«  Croyez-vous  que  vous  convertirez  Guil- 
laume aux  idées  d'humanité,  de  bonté? 

«  Non!  Alors?  vous  l'exaspérez  inutilement. 
Je  suis  persuadé  que  le  cri  d'indignation  sou- 
levé en  France  par  le  bombardement  de  Reims 
et  l'écroulement  de  la  cathédrale,  a  été  cause 
de  l'acharnement  que  le  délicieux  kaiser  a  mis 
et  met  encore  à  frapper  de  nouveau  sur  les 
ruines.  Pourquoi  vos  cris  de  réprobation?  Le 
silence  serait  plus  fier  et  peut-être  plus  habile.  » 


MASQUES  PLUS  VRAIS  QUE  LES  VISAGES.    159 

En  d'autres  termes,  ne  parlons  plus  des  Alle- 
mands! «  Ne  résistons  pas  au  mal,  »  comme 
disait  ingénument  le  grand  Tolstoï.  Mais  ce 
n'est  pas  pour  les  Allemands  que  nous  écri- 
vons. Nous  n'avons  pas  à  nous  préoccuper  de 
leur  rage.  Nous  écrivons  pour  que  nos  défen- 
seurs sachent  bien  que  nous  n'ignorons  pas  la 
qualité  de  l'ennemi  qu'ils  ont  devant  eux.  Tout 
est  là.  La  plume  aussi  est  une  arme,  et  la  con- 
damnation prononcée  par  les  poètes  porte  quel- 
quefois très  loin,  dans  le  présent  et  l'avenir,  le 
déshonneur  des  princes  et  des  conquérants. 
C'est  pourquoi  sous  le  couteau  de  l'escarpe, 
nous  crierons  :  «  A  l'assassin  !  »  jusqu'à  épuise- 
ment de  soufiQe  vital. 

Or,  en  voici  bien  d'une  autre  !  J'ai  écrit  un 
petit  poème  en  l'honneur  d'un  héros  de  qua- 
torze ans  dont  vous  connaissez  l'hisloire  :  les 
Allemands  font  prisonniers  un  garde-voie  qui 
leur  demande  à  boire  ;  un  enfant  qui  passe  va 
chercher  dans  un  cabaret  une  chope  de  bière, 
et  quand  il  la  présente  au  Français,  l'un  des 
soldats  bavarois  la  brise  d'un  coup  de  crosse  ; 
l'enfant  s'éloigne  en  courant...  et  revient  bien- 
tôt avec  une  autre  chope  de  bière  ;  alors  un 
capitaine  prussien,  irrité,  veut  contraindre  l'en- 
fant, qui  se  nomme,  dit-on,  Emile  Desjardins,  à 


160  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

fusiller  le  Français.  Le  petit  Emile,  comme  s'il 
acceptait  l'ordre  abominable,  prend  le  fusil 
qu'on  lui  met  entre  les  mains  et...  fusille  le 
capitaine  ! 

Un  ami  me  reproche  d'avoir  fait  du  prisonnier 
français  un  soldat  blessé  et  d'avoir  transformé 
la  chope  de  bière  en  verre  d'eau.  11  n'y  a,  dans 
ma  version,  qu'une  erreur,  grave  mais  répa- 
rable. Nous  l'avons  tous  commise,  paraît-il,  y 
compris  le  ministre  qui  a  ouvert  dans  nos  écoles 
une  souscription  en  l'honneur  du  petit  Desprès, 
—  c'est-à-dire  d'Emile  Desjardins. 

Mais  le  reste!  Direz-vous  qu'il  importe  aux 
Allemands  de  n'être  pas  accusés,  dans  ce  cas 
particulier,  d'avoir  voulu  contraindre  l'enfant  à 
fusiller  un  blessé?  Quel  souci  de  l'exactitude,  ô 
bons  Français,  mes  amis!  Je  dis,  moi,  que, 
même  dans  le  cas  où  cette  histoire  n'eût  pas 
été  vraie,  on  aurait  eu  le  droit  de  l'écrire!  Un 
conte  symbolique,  une  allégorie,  ne  sont  pas 
des  réalités,  mais  proclament  des  vérités;  un 
conte  destiné  à  flétrir  les  Allemands,  pourrait 
être  plus  vrai  qu'une  histoire  authentique,  s'il 
ramassait  dans  un  seul  fait  imaginaire  toute 
l'ignominie  d'un  grand  nombre  de  faits  réels. 
Je  suis  persuadé  que  le  diable  n'existe  pas  tel 
qu'on  le  dépeint,  non  plus  que  les  ogres,  mais 


MASQUES  PLUS  VRAIS  QUE  LES  VISAGES.    161 

les  dépeindre  comme  dans  les  contes,  c'est 
faire  entendre,  même  aux  plus  petits  enfants, 
que  la  méchanceté,  la  perfidie,  la  cruauté,  le 
crime,  —  en  un  mot  que  le  mal  pour  le  mal 
existe  et  qu'il  faut  s'en  défier  et  se  défendre. 

Le  mal  est  une  abstraction.  Des  cornes^  c'est 
concret,  cela  se  voit.  Prêter  au  mal  une  forme 
de  diable,  ce  n'est  pas  mentir...  c'est  faire  com- 
prendre aux  naïfs  qu'il  existe  des  êtres  à  forme 
humaine  qui  sont  des  monstres. 

Quand  le  génie  populaire  veut  marquer  à 
jamais  ses  admirations  ou  ses  haines,  il  trans- 
forme un  petit  fait  en  légende.  Il  crée  un  sym- 
bole. Un  symbole  est  une  image  irréelle  qui 
rend  plus  sensible  une  vérité  profonde.  L'es- 
prit populaire  excelle  dans  ces  créations.  A 
côté  des  évangiles,  il  y  a  les  évangiles  apo- 
cryphes que  la  tradition  orale  nous  a  apportés 
et  qui,  plus  peut-être  que  les  formules  du  caté- 
chisme, ont  servi  à  propager  dans  le  monde  la 
morale  chrétienne. 

Une  de  ces  traditions  nous  montre  un  pauvre 
pâtre,  au  berceau  de  Jésus,  prêt  à  tirer  de  sa 
flûte  rustique  un  chant  naïf,  en  l'honneur  du 
petit  enfant  divin,  —  lorsqu'on  annonce  le  cor- 
tège des  rois  mages.  Le  berger,  confus,  intimidé, 
se  retire  dans  un  coin  de  l'étable  légendaire, 

11 


162  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

—  mais  la  mère  de  Celui  qui  vient  proclamer 
sur  la  terre  le  droit  des  faibles,  des  humbles, 
des  déshérités,  la  vierge  Marie,  avant  d'ac- 
cueillir l'hommage  des  rois,  dit  au  pauvre  ber- 
ger :  «  Approchez-vous,  brave  homme;  tous, 
ici,  nous  vous  écoutons.  »  Le  berger  obéit;  il 
oublie  la  présence  des  puissants  de  ce  monde 
pour  ne  voir  que  l'invisible  royauté  des  cœurs 
doux  et  bons;  —  et  les  rois  eux-mêmes  Técou- 
tent,  charmés.  Que  cela  soit  «  arrivé  »  ou  non, 
qu'importe  !  Gela  met  en  pleine  lumière  ce  qui 
est  arrivé  réellement  :  le  règne  de  l'idéal  évan- 
gélique,  bienveillance,  charité,  bonté. 

Dans  un  autre  ordre  d'idées,  rappelez-vous 
la  légende  de  Guillaume  Tell.  Est-elle  assez 
populaire,  cette  histoire  qui  n'est,  dit-on,  qu'un 
simple  conte  !  Gessler,  représentant  de  l'Au- 
triche dans  le  canton  d'Uri,  veut  contraindre  la 
libre  Suisse  à  abdiquer  ses  fiertés  devant  l'or- 
gueil de  son  empereur,  Albert  I".  Ge  que  Gess- 
ler imagine  pour  humilier  l'Helvétie  est  tout 
à  fait  digne  des  Allemands  d'aujourd'hui  :  il 
fait  planter  en  terre  une  longue  perche  au  faîte 
de  laquelle  il  a  accroché  son  chapeau.  Tous 
ceux  qui  passent  devant  la  perche  doivent  la 
saluer.  Guillaume  Tell  s'y  refuse  —  et  comme 
il  est   habile  archer,  Gessler,  cruellement,  lui 


MASQUES  PLUS  VllAIS  gUE  LES  VISAGES.    163 

dit  :  «  On  va  placer  sur  la  tête  de  ton  jeune  fils, 
une  pomme  que  tu  devras  tenter  d'abattre  d'un 
coup  d^  flèche.  Allons,  que  ta  main  ne  tremble 
pas  !  Tu  peux  tuer  ton  enfant,  et  c'est  ce  ris- 
que-là qui  sera  ton  châtiment!  »  Guillaume  ne 
tremble  pas  ;  il  abat  la  pomme.  —  «  Et  si  tu 
avais  tué  ton  fils?  »  ricane  Gessler.  —  «  En  ce 
cas,  je  t'aurais  tué  toi-même!  »  réplique  hardi- 
ment Guillaume.  Pour  cette  audacieuse  ré- 
ponse, il  se  voit  chargé  de  chaînes  et  emmené 
sur  une  embarcation,  mais  une  tempête  provi- 
dentielle bouleverse  les  eaux  du  lac.  Guillaume 
Tell,  délivré  de  ses  entraves,  s'enfuit  et  parvient 
à  tuer  Gessler,  —  tout  comme,  voici  quelques 
mois  à  peine,  le  jeune  Emile  Desjardins  ou 
Emile  Després  tua  le  barbare  officier  prussien. 

Ah  !  comme  il  sera  grand  !  et  comme  je  l'en- 
vie, même  anonyme,  le  poète  qui  inventera  de 
toutes  pièces  une  vivante  histoire  où  seront 
mises  en  pleine  lumière  d'immortalité,  la 
cruauté  et  la  fourberie  de  l'atroce  Allemagne  ! 
Qu'on  nous  donne  un  conte  propre  à  exciter, 
au  cœur  des  petits  enfants  de  France,  le  mépris 
et  la  haine  du  Teuton  perfide,  espion,  calcula- 
teur, fusilleur  d'enfants  et  de  femmes.  Plus  le 
conte  sera  invraisemble  à  force  d'horreur,  mieux 
il  représentera  la  vérité  ! 


LA  MAIN  GAUCHE 


Mon  ami  Jean  d'Auriol  est  entré  hier,  en  coup 
de  vent,  dans  mon  cabinet  de  travail...  Je  ne 
vous  ai  peut-être  pas  assez  dit  que  Jean  d'Auriol 
est  un  lettré,  d'ailleurs  licencié  en  droit,  n'ayant 
jamais  plaidé  comme  avocat,  et  en  même  temps 
un  rustique,  ne  reculant  pas  devant  une  expres- 
sion «  du  gros  grain  »  et  salée;  c'est  un  homme 
qui  porte  en  lui,  à  mon  avis,  un  joli  bon  sens 
populaire  et  l'intelligence  sympathique  des 
braves  gens  et  des  plus  humbles. 

Enfin,  si  je  le  fais  intervenir  volontiers, 
c'est  que  je  trouve  souvent  plus  de  sel  et  de 
saveur  dans  sa  façon  de  s'exprimer  que  dans  la 
mienne. 

—  «  Quel  bon  vent  vous  amène,  lui  ai-je  dit 
hier,  mon. vieux  Jean  d'Auriol?  » 

Il  alluma  sa  pipe  sans  façon,  s'assit  dans  un 
fauteuil  de  paille  (il  aime  les  sièges  durs)  et 
répliqua  : 

—  Voilà.  Savez-vous  pourquoi  Polichinelle  a 


LA  MAIN   GAUCHE.  165 

deux  bosses?  ou  plutôt  comment  est  venue  à 
l'esprit  de  ceux  qui  ont  créé  ce  personnage  de 
la  comédie  italienne,  l'idée  de  lui  prêter  deux 
bosses,  qu'il  n'a,  comme  vous  savez,  jamais 
rendues. 

—  Allez,  mon  ami  d'Auriol,  je  vous  écoute. 

—  Pulcinella  ou  Polichinelle  est  Napolitain, 
spirituel,  narquois,  malicieux  et  voleur.  Il  avait, 
au  début  de  sa  carrière,  un  pantalon  large,  que 
débordait,  à  la  taille,  la  chemise  serrée  et  bouf- 
fante. Et  les  objets  qu'il  dérobait,  il  les  mettait 
dans  son  sein,  id  est  dans  sa  chemise,  ce  qui, 
peu  à  peu,  lui  constitua  par  devant  une  bosse 
permanente.  Quand  cette  bosse  de  devant  fut 
devenue  partie  intégrante  de  son  personnage, 
on  le  gratifia  d'une  seconde  bosse  par  derrière 
pour  accuser  son  caractère  de  malin  critique, 
car  chacun  sait  que  les  bossus  regagnent  en 
vivacité  d'esprit  ce  qu'ils  ont  perdu  en  beauté 
physique,  par  besoin  ou  de  se  défendre,  ou  de 
se  donner  des  avantages  compensatoires. 

—  Compensatoire,  ô  Jean  d'Auriol,  est  dou- 
teux!... 

—  Fichez-moi  la  paix  avec  vos  scrupules 
académiques,  s'écria  d'Auriol,  en  projetant  au 
loin  une  énorme  bouffée  de  sa  pipe.  D'ailleurs, 
vous  me  reprendrez  sur  d'autres  vocables,  car 


1GG  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

eelui-là  est  français  quoique  aussi  lourd  qu'un 
mot  allemand! 

—  Revenons  à  Polichinelle!... 

—  N'y  revenons  pas,  au  contraire,  je  passe 
sans  transition  à  lord  Byron.  Pourquoi  ce  poète 
romantique  était-il  d'humeur  sarcastique?  Parce 
qu'il  était  pied-bot.  Il  eût  voulu  être  Antinoiis  ; 
il  en  avait  laissé  échapper  l'occasion  dans  le 
ventre  de  sa  mère.  Gela  l'avait  mis  en  mélan- 
colie d'abord  et  en  fureur  conséquemment. 

—  Conséquemment?...  Hum! 

—  Oui,  mon  ami,  sa  'fureur  fut  la  consé- 
quence de  sa  mélancolie,  ou  (si  vous  voulez  un 
style  noble),  sa  mélancolie  engendra  sa  fureur. 
Elle  engendra  autre  chose  qui  lui  fut  plus  utile, 
à  savoir  le  désir  quotidien  d'être  aimé  et  ad- 
miré des  femmes.  Il  fit  donc,  parce  qu'il  était 
pied-bot,  beaucoup  de  malheureuses  que  sédui- 
sit son  génie  exaspéré  par  son  infirmité;  —  et 
celte  tare,  quand  il  eut  épuisé  la  coupe  des  plai- 
sirs, le  poussa  à  mourir  en  beauté,  si  bien  qu'il 
alla  finir  sur  les  rivages  de  la  Grèce,  au  moment 
011  ce  pays,  si  beau  dans  l'histoire,  tenta  de 
reconquérir  son  indépendance. 

—  Et  alors? 

—  Et  alors,  on  pourrait  prouver  par  beau- 
coup d'autres  exemples  que  les  bossus  et  les 


LA  :MAIN  gauche.  167 

pieds-buls,  humiliés  à  tort  par  une  infirmité 
qui,  n'étant  que  regrettable,  devrait  être  dédai- 
gnée par  eux,  —  s'en  préoccupent  toujours,  au 
contraire,  et  cherchent  d'autant  plus  à  dominer 
dans  le  monde,  qu'ils  ont  moins  apparence  de 
triomphateurs.  On  ne  sauraii  imaginer,  deviner, 
concevoir  la  quantité  de  coups  de  bâton  qu'a 
valus  au  commissaire  de  police,  à  Guignol  et  à 
sa  femme,  la  bosse  de  .Polichinelle  !  Au  fond, 
et  toujours,  quand  Polichinelle  cogne,  c'est 
qu'il  se  venge.  C.Q.F.D. 

—  C'est  entendu.  Après? 

—  Après?  Connaissez- vous  Mlle  Z...,  artiste 
dramatique? 

—  Je  la  connais.  Talent  de  premier  ordre. 

—  Elle  a  donné  à  Berlin  des  représentations 
théâtrales,  et  elle  a  été  présentée  au  kaiser. 
Elle  a  vu  sa  main  gauche.  Demandez-lui-en  des 
nouvelles. 

—  Tout  le  monde  sait  que  son  bras  et  sa 
main  gauche  sont  atrophiés.... 

—  Tout  le  monde  le  sait,  mais  peu  de  per- 
sonnes les  ont  vus.  C'est  la  vue  qui  en  est  sug- 
gestive. Cette  main,  il  paraît  qu'on  ne  peut  la 
regarder  sans  un  sentiment  des  plus  pénibles. 
Toute  petite,  comme  avortée,  elle  apparaît 
comme  celle  d'un  autre^  d'un  nain  malade,  tou- 


168  DES  CRIS  DANS  LA   MÊLÉE. 

jours  appuyée  qu'elle  est  sur  la  poignée  de 
Tépée  impériale.  Elle  fait  avec  la  stature  du 
prince,  avec  son  allure  de  haute  arrogance, 
avec  sa  moustache  forcenée,  et,  enfin,  avec  son 
autre  main,  qui  n'est  pas  difforme,  un  contraste 
effrayant  et  qui  explique  tout.  Elle  dit  :  «  Je 
suis  la  tare  héréditaire,  le  signe  évident  de  la 
déchéance  d'une  race.  »  Elle  dit  :  «  Celui  que 
je  déshonore  ainsi  physiquement  ne  pense  qu'à 
moi;  il  me  hait  et  je  suis  part  de  lui-même! 
aussi,  voyez,  je  ne  quitte  pas  la  poignée  de  sa 
redoutable  épée  ;  c'est  là  qu'il  me  place  tou- 
jours, d'instinct,  comme  une  menace.  Et  là,  je 
dis  :  Prenez  garde,  tous!  Je  suis  débile  jusqu'à 
l'impuissance,  et,  cependant,  je  suis  toute  puis- 
sante, par  la  volonté  du  souverain  qui  me  com- 
mande, que  j'humilie  et  que  j'inspire!  Regardez 
bien!  il  rougit  de  moi  et  il  me  surcharge  de 
joyaux  qui  ne  parviennent  pas  à  me  masquer, 
et  qui  plutôt  me  dénoncent.  Imaginez  donc,  si 
vous  le  pouvez,  un  Jupiter  Tonnant,  boiteux 
comme  un  Yulcain.  Impossible,  n'est-ce  pas  ? 
Et  pourtant,  c'est  bien  cela  ;  cet  empereur  omni- 
potent ne  peut  rien  demander,  aucun  geste 
noble  et  fort,  à  sa  main  gauche.  C'est  la  droite 
seule  qui  agira,  mais  il  faut  qu'elle  fasse  oublier 
l'autre;  il  faut  que  ce  Jupiter-là  soit  si  tonnant 


LA  MAIN   GAUCHE.  169 

et  si  étonnant  qu'on  ne  pense  plus 'au  vilain 
membre  dont  les  fées  Carabosse  le  dotèrent. 
Et  c'est  pourquoi  il  enrage,  et  sa  rage  est  de- 
venue redoutable.  Il  est  pénible  d'être  un  si 
grand  prince  et  d'être  estropié.  Un  pauvre 
bougre,  d'esprit  sain,  s'accommode  d'une  infir- 
mité pareille,  l'accepte  avec  simplicité  et  éner- 
gie, mais  ce  mauvais  bougre-là,  malade,  méga- 
lomane, ah!  mes  enfants!  il  vous  fera  voir  ce 
qu'on  fait  à  cause  de  la  main  gauche,  et  ce 
qu'elle  conseille  à  la  main  droite,  car  enfin  il 
faut  montrer  ce  qu'on  est  et  ce  qu'on  vaut, 
lorsqu'on  a  Dieu  pour  copain  et  la  certitude 
d'asservir  un  jour  l'Europe.  Alors,  on  devient 
quoi?  le  plus  grand  criminel  de  tous  les  siè- 
cles. Ah!  mon  ami!  quel  argument  contre  le 
pouvoir  personnel  !  Car  enfin,  en  république, 
quand  on  veut  changer  de  gouvernants  on  en 
change....  On  en  change  rarement  pour  ne  pas 
abuser  de  la  liberté,  mais  tout  de  même,  on  en 
chanae,  comme  de  chemise,  à  volonté.  » 
Et  Jean  d'Auriol  ralluma  sa  pipe  éteinte. 


LE   ROUGE-GORGE 

C'est  un  admirable  petit  être  que  tout  le 
monde  connaît,  mais  certainement  sans  se 
rendre  compte  de  toutes  ses  qualités  symbo- 
liques. 

Je  l'ai  aimé  dés  mon  enfance;  il  fut  un  com- 
pagnon de  mes  jeux.  Adolescent,  je  le  retrouvai 
dans  le  livre  de  Michelet,  YOiseau,  et  dés  lors 
je  rêvai  d'être  son  poète.  Cette  ambition  n'ayant 
rien  de  démesuré,  je  peux  dire  que  je  crois 
l'avoir  réalisée.  J'ai  consacré  au  rouge-gorge 
plusieurs  petits  poèmes  qui  sont  aimés  des  éco- 
liers, et  qui  leur  ont  appris  que  ce  charmant 
oiseau,  bien  français,  est  à  la  fois  un  cœur  vail- 
lant et  une  âme  tendre.  Oui,  je  le  connais  très 
particulièrement;  oui,  nous  sommes  des  amis 
(le  toujours;  il  a  quelquefois  frappé  à  ma  vitre, 
aux  soirs  d'automne  noirs,  menaçants,  lorsqu'il 
pressentait  une  nuit-d'orage.  Je  sais  qu'il  compte- 
sur  la  générosité  de  l'homme,  sur  l'hospitalité 
du  plus  pauvre  bûcheron.  Un  rouge-gorge  à  qui 
j'ai  donné  asile,  se  sent  chez  lui  très  vite,  car 


LE  ROUGE-GORGE.  17! 

je  connais  des  moyens  sûrs  déplaire  à  ce  petit 
Sylvain.  Et,  au  bout  d'une  heure  de  libre  capti- 
vité dans  mon  cabinet  de  travail,  l'hôte  mignon 
finit  par  venir  picorer  sur  mon  papier  blanc  les 
vivantes  lettres  noires,  à  mesure  qu'elles  nais- 
sent sous  ma  plume,  assez  pareilles  à  des  mou- 
cherons ou  à  des  fourmis  ailées.... 

Je  vous  répète  que  c'est  une  admirable  créa- 
ture que  le  rouge-gorge.  Son  plastron  rougeâ- 
tre,  orangé,  dit  bien  son  caractère  :  c'est  un 
être  énergique  et  délicat,  toujours  prêt  à  se 
battre,  —  attaque  et  défense  —  et  toujours  prêt 
à  se  donner. Quel  mystère!  Pourquoi  cet  oiseau 
mignon  est-il  né  duelliste?  et  pourquoi,  en 
même  temps,  tout  plein  d'une  tendresse  vrai- 
ment «  humaine  »?  A  peine  voit^il  rougeoyer 
fleur  ou  fruit,  sanglante  arbouse  ou  rose  pour- 
pre, qu'il  vole  au  combat!  Croyant  rencontrer 
un  de  ses  congénères  il  s'élance,  brûlant  de  se 
mesurer  avec  lui.  Pourquoi?  Au  temps  des 
amours,  sous  les  yeux  de  la  dame  désirée,  on 
comprendrait.  Il  ne  ferait  qu'imiter  toutes  les 
autres  créatures,  mais  c'est  en  toute  saison 
qu'il  s'offre  au  combat.  Pourquoi?  goût  de  la 
solitude?  fierté? désir  de  prendre  à  toute  heure 
une  conscience  nouvelle  de  sa  force  ?  Je  ne 
sais.  Le  vaillant  se  précipite;  il  faut  que  l'un 


172  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

des  deux  adversaires  s'avoue  vaincu,  soit  mis 
en  fuite  ;  et  ce  fuyard  tout  à  l'heure  attaquera 
superbement  un  autre  de  ses  congénères  : 
«  Voyons  si,  sur  toi,  j'aurai  la  victoire!  » 

Je  n'approuve  ni  ne  désapprouve  en  ceci  le 
rouge-gorge  ;  ses  raisons  m'échappent,  voilà 
tout,  mais  je  suis  sur  qu'elles  sont  nobles, 
comme  celles  d'un  don  Quichotte. 

Vous  savez  que  c'est  pour  avoir  voulu  alléger 
les  souffrances  du  Christ,  détacher  avec  son 
bec  une  épine  de  la  couronne  affreuse  au  front 
du  Crucifié,  que  le  rouge-gorge  est  resté  mar- 
qué d'une  goutte  du  sang  divin,  comme  d'une 
décoration  sacrée.  D'autres  oiseaux  ont  essayé 
de  lui  dérober  cette  gloire,  mais  elle  n'est  qu'à 
lui  ;  et  nul,  désormais,  ne  la  lui  conteste. 

Je  ne  sais  pas  ce  que  pensent  les  Allemande 
du  rouge-gorge.  L'Allemagne  d'autrefois,  la 
sentimentale  en  laquelle  nous  avons  cru, 
devrait  lui  sourire,  mais  l'Allemagne  de 
Nietzsche  ne  doit  avoir  que  mépris  pour  l'oi- 
seau sacré,  dont  l'idéal  guerrier  est  comme 
nimbé  de  générosité  et  de  tendresse. 

Notre  alliée  l'Angleterre  a  très  bien  vu  1  ame 
du  rouge-gorge  et  elle  la  vénère.  En  Angle- 
terre, le  rouge-gorge  s'appelle  Robin;  il  est 
célèbre  pour  avoir  eu  pitié  de   deux  pauvres 


LE  ROUGE-GORGE.  173 

enfants  perdus  dans  les  bois,  qu'il  recouvrit 
pieusement,  après  leur  mort,  de  feuilles  tom- 
bées, qu'avec  son  petit  bec  il  arrangea  douce- 
ment sur  eux. 

Rien  de  mieux  observé.  Le  rouge-gorge,  au 
fond  des  forêts  les  plus  solitaires,  dès  qu'il 
aperçoit  une  créature  humaine,  court  à  elle. 
Ici  encore  je  dirai  :  «  Pourquoi?  »  A-t-il  faim  ? 
Quelquefois;  et  alors  il  accepte  la  miette  tom- 
bée du  rustique  repas  d'un  chasseur  ou  d'un 
bûcheron,  mais  souvent  il  ne  manifeste  aucun 
désir  de  prendre  part  au  festin  ;  il  s'approche 
pourtant  et  vous  regarde.  Son  œil,  perle  de  jais, 
profond,  est  d'une  douceur  infinie.  La  petite 
tète  se  penche,  se  tourne  et  se  détourne,  car 
lorsqu'un  de  ses  yeux  vous  a  vu,  l'autre,  à  son 
tour,  veut  vous  voir.  Si  vos  gestes  sont  calmes 
et  s'accordent  aux  siens,  il  viendra  jusqu'à  vos 
pieds  ou  tout  prés  de  votre  main....  Qu'est-ce 
donc  ?  Que  veut-il  ?  Oh  !  presque  rien  :  un  ins- 
tant, il  veut  être  aimé  de  vous!  Mystère  !  Et  c'est 
pour  cet  indélébile  trait  de  son  caractère  que 
Robin  est  partout  adoré  des  enfants. 

Or,  écoutez.  Un  de  nos  confrères  journa- 
listes, mobilisé,  envoie  du  front  des  croquis 
de  guerre  à  son  journal.  Et  il  conte  ceci  :  un 
rouge-gorge  est  venu  rendre  visite  à  sa  compa- 


174  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

gnie,  dans  une  tranchée.  Pendant  que  crépitaient 
les  fusillades,  il  est  venu,  parmi  les  soldats  de 
France,  regarder,  s'informer,  et  faire  ses  petites 
mines  de  tendre  appel.  Et  les  soldats  de  France 
se  sont  appelés  l'un  l'autre  :  «  Viens  donc 
voir!  qu'il  est  gentil!...  C'est  qu'il  n'a  pas 
peur  ».  Et  tous  oubliaient  la  bataille  pour 
admirer  cet  inconcevable  mystère  d'amour  :  le 
rouge-gorge/  Leur  tendresse  française  compre- 
nait la  tendresse  humaine  du  petit  être  ailé  au 
cœur  saignant,  aux  yeux  doux...  Je  trouve, 
moi,  ce  tableau  incomparable,  et  d'une  signifi- 
cation transcendante.  Tous  les  soldats  admi- 
raient et  aimaient  si  bien,  qu'à  la  fin,  n'y 
tenant  plus,  l'un  d'eux  se  détacha  «  pour  allei^ 
prévenir  l'officier  \  »  Et  il  criait  :  «  Mon  capitaine, 
un  rouge-gorge!  » 

Je  voudrais  bien  savoir  ce  que,  de  cette  très 
simple  et  véridique  histoire,  pense  l'aigle  idiot 
que  Guillaume  II  porte  sur  son  casque?  Il 
n'en  pense  rien.  D'autres  genres  d'oiseaux  atti- 
rent son  admiration.  La  mésange,  par  exemple, 
qui  me  paraît  assez  bien  représenter  l'âme  alle- 
mande moderne.  Cette  fauvette  de  romance, 
au  nom  angélique  et  trompeur,  a  pour  habitude 
de  se  percher,  sournoisement,  au-dessus  d'un 


LE  ROUGE-GORGE.  175 

oiseau,  rossignol  ou  pinson,  qui,  la  tête  sous 
l'aile,  dort  avec  confiance;  et,  brusquement 
d'un  coup  de  son  bec  acéré,  la  perfide  perce  le 
crâne  du  kamarade  et  lui  mange  la  cervelle.... 

—  Allemagne/  Allemagne  au-dessus  de  tout! 


LA  MESANGE 

Quand  j'ai  pensé  pour  la  première  fois  à  faire 
de  la  mésange  l'oiseau  symbolique  de  l'Alle- 
magne, je  voyais  dans  cette  idée  une  trou- 
vaille. Ce  que  je  savais  de  la  mésange,  je  ne 
l'ai  pas  appris  dans  les  livres;  je  l'ai  étudié 
«  sur  nature  ».  J'ai  possédé,  dans  mon  adoles- 
cence, des  oiseaux  en  cage;  on  m'offrit  une 
mésange  ;  elle  assassinait.  A  plusieurs  reprises, 
je  trouvai  des  morts,  le  crâne  percé  et  san- 
glant, gisants  au  fond  de  la  volière.  Je  soupçon- 
nai la  mésange,  tout  en  me  disant  :  «  C'est  im- 
possible !  un  oiseau  d'aspect  si  pacifique,  qui 
compose  des  lieds  comme  un  petit  Gœthe,  qui 
est  musicien  comme  Schumann,  elle  assassine- 
rait! quand  les  abreuvoirs  et  les  mangeoires 
sont  si  bien  garnis  autour  d'elle  !  c'est  impos- 
sible !  »  Je  l'épiai.  Je  lavis  dans  l'exercice  de 
ses  hideuses  fonctions  de  bourreau.  Lorsqu'un 
des  hôtes  de  la  volière  se  trouvait  perché  sur 
l'un  des  barreaux  inférieurs,  elle  allait  prendre 
place  juste  au-dessus  de  lui,  d'un  air  innocent; 


LA  MÉSANGE.  177 

et  brusquement,  d'un  coup  de  son  bec  aigu,  elle 
lui  perçait  le  crâne  et  lui  mangeait  la  cervelle. 
On  a  vu  une  seule  mésange  venir  ainsi  à  bout 
de  toute  une  volière. 

La   mésange  est  une   manière  de  monstre, 
('/est  une  race  perverse.  Pour  des  raisons  que 
je  dirai  tout  à  l'heure,  j'ai  voulu  avoir  sur  la 
mésange  des  renseignements  ^complémentaires. 
Vvais-je  lu  ce  qu'en  pense  Toussenel?  peut- 
utre?  En  tout  cas,  je  l'avais  oublié-;  j'ouvris  donc 
V Esprit  des  bêtes,  Ornithologie  passionnelle,  tome 
second....   Ah!   mes  amis!  Quelle  surprise  et 
quelle  âpre  joie!  L'ennemi  y  était  dévoilé,  son 
infamie  proclamée,  sa  fourberie  traînée  au  jour! 
Écoutez  plutôt   :   «   C'est  le  seul  des  oiseaux 
chanteurs  »,  —  ô  Allemagne  de  Wagner!  — 
«  qui  soit  infecté  du  vice  d'infanticide  et  de 
cannibalisme,  le  seul  qui  donne  sur  la  charogne, 
le  seul  qui  ait  les  pieds  prenants,  le  seul  qui 
thésaurise  !  Ajoutez  à  cela  qu'elle  fait  plus  d'une 
ponte  par  an,  malgré  sa  fécondité  prodigieuse; 
qu'elle  grimpe,  qu'elle  marche  et  qu'il. ne  lui 
manque  plus  que  de  savoir  plonger  )>  —  ô  Alle- 
magne des  sous-marins  !  —  «  pour  jouir  de  la 
faculté  de    locomotion   omnimode.    Dites-moi 
maintenant  dans  quelle  catégorie  de  mangeurs 
vous  classeriez  une  échenilleuse  qui  adore  le 

1-2 


178  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

suif,  le  chènevis  »  —  ô  Allemagne  du  pain  KK  ! 
—  «  le  mollusque,  l'abeille,  la  semence  de 
charme...  et  la  cervelle  de  rouge-gorge!  Assu- 
rément, conclut  Toussenel,  jamais  espèce  n'a 
mieux  mérité  que  celle-ci  le  titre  d'ambiguë  !  » 

Selon  notre  auteur,  la  mésange  —  ô  Werther! 
ô  Charlotte!  —  «  est  l'emblème  de  tous  les 
essors  subversifs  qui  peuvent  dériver  de 
l'égoïsme  familial,  affection  légitime  en  son 
essence,  mais  atroce  en  ses  subversions,  qui 
sont,  au  premier  rang  :  la  peur  de  la  misère, 
l'avarice,  la  rapacité,  etc.  » 

Ainsi,  au  début,  vous  avez  l'Allemagne  sen- 
timentale, celle  qui  s'attendrit  sur  le  Roi  des 
Aulnes  et  qui  pleure  adorablement  sur  les  fian- 
cées mortes.  Dans  le  principe,  cette  Allemagne 
maternelle  thésaurise  vertueusement  et  s'a- 
donne pour  ses  petits  à  l'honorable  fabrication 
des  andouilles  et  des  confitures.  Elle  emplit  ses 
greniers  et  ses  coffres...  mais,  dit  Toussenel, 
qui  trésor  a  guerre  a,  et,  en  même  temps  que 
la  mésange  «  est  devenue  riche,  elle  a  été 
portée  à  considérer  tous  ses  voisins...  comme 
autant  d'ennemis.  Elle  a  été  en  proie  à  une 
inquiétude  dévorante  qui  ne  l'a  laissée  en  repos 
ni  le  jour,  ni  la  nuit.  Les  flâneurs  les  plus  inno- 
cents et  les  plus  pacifiques  qui  vivent  au  jour 


LA  MÉSANGE.  179 

le  jour,  ne  songeant  qu'à  aimer,  ont  cessé  d'être 
pour  elle,  comme  par  le  passé,  d'aimables  com- 
pagnons de  plaisir.  La  peur  d'être  dépouillée 
par  eux  du  fruit  de  ses  épargnes  lui  a  fait  dé- 
couvrir dans  leur  troupe  joyeuse  une  bande  de 
brigands  avides  en  quête  de  son  magot.  Puis 
elle  a  commencé  par  n'y  plus  voir  que  rouge  et, 
dans  sa  rage  aveugle,  elle  s'est  ruée  sur  les 
espèces  les  plus  inoffensives....  Alors,  elle  s'est 
mise  à  dépouiller  les  morts!...  elle  s'est  enivrée 
de  leur  cervelle;  et  la  soif  du  meurtre  étant 
venue  s'ajouter  à  l'autre,  pour  lui  brûler  le 
sang,  elle  s'est  habituée  au  carnage,  achevant 
tout  ce  qui  souffrait,  attaquant  tout  ce  qui 
était  faible,  pénétrant  dans  le  domicile  de 
ses  sœurs,  pour  massacrer  leurs  petits  au  ber- 
ceau. » 

Voilà.  Et  le  pénétrant  psychologue  s'écrie  : 
«  Il  n'y  a  parmi  les  oiseaux  que  ceux  du  diable  : 
les  Mésanges,  les  Corbeaux,  les  Pies  voleuses  ; 
et  ceux  du  bon  Dieu  :  les  Rouges-gorges,  les 
Hirondelles  et  les  Bergeronnettes.  Il  y  a  aussi, 
dans  le  monde,  des  nations  de  proie,  rapaces 
et  avides,  douées  au  plus  haut  degré  du  génie 
de  l'industrie  et  du  commerce  anarchique  !  elles 
ont  semé  bien  des  misères,  versé  bien  du  sang 
sur  la  face  du  globe;  et  leur  cupidité  sans  frein 


180  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

a  largement  motivé  les  anathèmes  de  l'Église  et 
les  imprécations  des  âmes  charitables  !  » 

Voici  maintenant,  cher  lecteur,  les  raisons 
qui  m'ont  fait  rechercher  ces  renseignements 
sur  la  mésange.  Mon  article  intitulé  Le  Rouge- 
Gorge  a  éveillé  une  émotion  singulière.  On  m'a 
adressé  de  divers  côtés  un  grand  nombre  de 
lettres  qui  parlent  avec  affection  du  vaillant 
petit  oiseau  symbolique.  Même  un  homme 
d'État  des  plus  considérables  a  pris  la  peine  de 
m'écrirô  pour  être  renseigné  sur  les  origines  de 
la  légende.  Et  enfin,  un  artiste  m'a  annoncé 
son  intention  de  conférer  au  Rouge-gorge  une 
médaille  symbolique  qui  sera  certainement  un 
des  souvenirs  les  plus  attendrissants  de  l'époque 
farouche  que  nous  traversons  (1).  Or,  cet  ar- 
tiste, séduit  par  les  apparences  trompeuses  de 
la  mésange  et  ne  connaissant  rien  de  son  carac- 
tère et  de  ses  mœurs,  m'a  avoué  qu'il  était  prêt 
à  lui  donner,  dans  son  œuvre,  le  rôle  qui  ap- 
partient au  seul  Rouge-gorge.  Halte-là,  j'ai  dé- 
noncé la  traîtresse  !  et  j'en  appelle  à  Toussenel. 

Glorifions  le  Rouge-gorge.  Toussenel  le 
nomme  un  des  consolateurs  du  pauvre.  Le 
rouge-gorge,   dit-il,   est  plus  vaillant  et  plus 

(1)  M.  Augis,  joaillier  à  Lyon,  a  réalisé  son  gracieux 

projet. 


LA  MÉSANGE.  ixi 

généreux  que  le  faucon!  La  couleur  orangée 
de  sa  poitrine  est  celle  de  l'enthousiasme  qui 
pousse  en  avant  les  chercheurs  de  vérités  nou- 
velles. Il  est  remblême  du  dévouement  et  de 
la  charité  sociale;  il  arrive  le  premier  à  la 
charge  contre  l'infâme  (l'oiseau  de  nuit),  et 
meurt  le  premier  en  l'atlaquant,  parce  qu'il  «  a 
le  besoin  de  jeter  bas  toutes  les  tyrannies!  »  11 
se  bat  et  meurt  pour  «  la  concorde  et  la  li- 
berté ».  Enfin,  c'est  l'oiseau  favori  de  la  Lor- 
raine !  Tous  les  héros  de  cette  province  «  ont 
été  élevés  à  l'école  du  Rouge-gorge.  L'héroïsme 
implique,  en  même  temps  que  le  déploiement 
d'un  courage  surhumain,  la  grandeur  du  but 
collectif....  Jeanne  d'Arc  était  du  pays  des 
Rouges-gorges  ! . . .  » 

Le  chant  du  rouge-gorge  est  une  fine  et  déli- 
cieuse mélodie;  son  appel  de  guerre  un  cli- 
quetis d'épées  empruntées  aux  panoplies  de  la 
reine  Mab. 

La  mésange  siffle  comme  la  vipère. 


ILS  "  FAISAIENT   LUMIÈRE  " 
La  mort  du  <(  Gambetta  » 

J'ai  eu  l'honneur  insigne  de  rendre  aux  ma- 
rins du  Bouvet j  un  solenneL  hommage. 

Le  public  de  Toulon  était  rassemblé  dans  le 
grand  théâtre  municipal;  les  autorités  civiles 
et  militaires  étaient  présentes.  La  musique  des 
équipages  de  la  flotte  avait  pris  place  à  l'or- 
chestre. Sur  la  scène,  seuls,  des  fusiliers  ma- 
rins, clairons  et  tambours. 

Le  poète,  placé  hors  du  cadre  de  la  scène, 
n'était  plus  qu'une  voix.  Il  lut  un  Hommage  au 
Bouvet]  et  lorsque,  par  intervalles,  il  interrom- 
pait sa  lecture,  les  clairons,  appuyés  par  les 
tambours,  faisaient  entendre  des  sonneries  en 
rapport  direct  avec  le  mouvement  des  strophes 
c'est-à-dire  de  l'escadre  en  route  vers  les  Dar- 
danelles. Au  départ,  ce  fut  le  branle-bas  du 
matin]  plus  tard,  le  salut  aux  couleurs]  puis  le 
branle-bas  de  combat]  —  enfin  les  honneurs  fu- 
nèbres^ lorsque  le  poète  eut  montré  les  femmes 


ILS  "  FAISAIENT  LUMIÈRE  ".  183 

grecques  jetant,  —  du  rivage,  —  des  fleurs  sur 
les  eaux  qui  viennent  d'engloutir  le  Bouvet. 
Beaucoup  d'entre  les  marins  du  Bouvet  appar- 
tenaient à  des  familles  toulonnaises,  et  ce  ne 
fut  pas  là  une  représentation  de  notre  deuil, 
mais  bien  notre  deuil  même.  Les  marins,  sur 
la  scène,  se  détournaient  pour  cacher  leurs 
larmes.  «  L'émotion  de  nos  marins  et  soldats, 
m'écrivit  le  lendemain  l'amiral  gouverneur  de 
Toulon,  doit  être  une  douce  récompense  pour 
le  poète  »  ;  et  lés  commandants  du  Gaulois  et 
du  Suffren  qui  ont  conservé  à  la  France  leurs 
bateaux  blessés,  ont  donné  au  poète  une  inou- 
bliable marque  de  leur  sympathie.... 


Gomme  elle  est  grande,  notre  marine  fran- 
çaise !  Grande  parce  qu'elle  est  la  plus  matérielle 
des  forces,  animée  du  plus  pur  esprit  ! 

De  temps  en  temps,  du  sol  de  France,  du 
flanc  de  nos  villes  maritimes,  un  fragment 
vivant  se  détache  ;  et,  petite  île  flottante  que 
gouverne  l'âme  de  la  patrie,  il  s'en  va  sur  tou- 
tes les  mers  du  monde  porter  notre  pavillon, 
c'est-à-dire  nos  idéals  de  liberté  et  de  justice. 
Ce  morceau  de  la  patrie,  cet  îlot  qui  la  porte 


18i  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

avec  lui  tout  entière,  c'est  le  Navire,  et  partout 
où  il  se  trouve,  se  trouve  la  France. 

Quand  plusieurs  de  nos  bateaux  se  rassem- 
blent dans  quelque  rade,. ils  forment  comme 
une  miraculeuse  cité  qui  étonne  le  regard  et 
confond  l'imagination.  Sur  des  espaces  d'eau 
qui  étaient,  hier  encore,  de  libres  déserts,  voici 
que  tout  à  coup  se  sont  élevés  de  prodigieux 
édifices,  chargés  de  peuple;  ce  sont  des  palais 
de  rêve,  tels,  ceux  que  transportait  la  lampe 
d'Aladin.  Chacun  de  ces  édifices  est  même,  à 
lui  seul,  une  cité  véritable  où  se  rencontre, 
accumulé,  tout  ce  qui  est  utile  à  la  vie.  Leurs 
superstructures  se  découpent,  massives,  sur 
le  ciel  ;  leurs  tours,  d'aspect  trapu,  sont  mena- 
çantes ;  des  fumées  s'échappent  d'eux,  attes- 
tant que  l'âme  du  feu  leur  est  soumise.  Mus 
par  le  feu,  ces  mondes  en  abrégé  ont  pour 
grand  ennemi  le  feu  lui-même.  Une  étincelle 
peut  transformer  en  volcans  leurs  soutes  qui 
regorgent  d'explosifs.  Ceux  qui  vivent  dans  les 
flancs  et  sur  le  pont  des  bateaux  de  guerre 
sont  les  familiers  du  péril  et  de  la  mort.  Ils 
les  voient  tous  les  jours  face  à  face,  les  mé- 
prisent et  les  oublient.  Le  cœur  des  marins 
n'est  pas  héroïque,  non  ;  il  est  l'héroïsme 
même,  sans  phrase,  coutumier  et  souriani  ;  il 


II.S  •'  FAISAIENT  LUMIÈRE  ".  is  , 

n'apparaît  point  par  accès;  il  est  continu,  quo- 
tidien. C'est  une  habitude.  Pour  le  marin,  les 
temps  de  paix  n'existent  pas.  Mrnie  ou  lemps 
de  paix  il  est  en  état  de  lutte. 

Que  de  fois,  dès  l'enfance,  j'ai  poussé  un  cri 
de  surprise  heureuse,  en  voyant,  de  ma  fenêtre, 
le  matin,  sur  la  vaste  mer  bleue  où,  la  veille 
encore,  rien  ne  remuait  qu'elle-même, —  notre 
escadre,  archipel  magnifique,  s'étaler  en  bon 
ordre,  pavois  au  vent.  Elles  étaient  venues  dans 
la  nuit,  les  nefs  formidables,  sur  l'eau  bruis- 
sante qui  absorbait  le  murmure  des  sillages;  et 
c'était  la  France  flottante  qui,  amoureusement, 
s'était  rapprochée  du  continent  maternel,  France 
prolongée  dans  les  espaces,  à  volonté,  à  l'in- 
fini !  spectacle  grandiose  ;  réunion  de  chefs- 
d'œuvre  du  génie  humain  ;  conquête  des  eaux, 
domination  des  éléments,  asservissement  de  la 
mer  sous  la  puissance  du  feu  et  du  fer  ;  défense 
mobile,  toujours  en  alerte,  protectrice  attentive 
des  plus  beaux  idéal  s  humains. 


Un  jour,  —  souvenez-vous!  —  le  spectacle 
dépassa  tout  ce  que  peut  rêver  de  plus  somp- 
tueusement beau,  l'imagination  des  hommes. 
Ce  jour-là,  l'escadre  russe  rendait  visite  à  la 


186  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

France.  Ces  navires,  îlots  glorieux  détachés  du 
flanc  de  la  lointaine  Russie,  entraient  dans  la 
rade  de  Toulon.  Sur  toutes  ces  îles,  sur  tous 
ces  édifices  voyageurs,  un  peuple  de  marins 
s'agitait  en  ordre,  saluant,  acclamant  la  France. 
Ils  passaient  devant  l'escadre  française  qui  ren- 
dait les  saluts  et  les  acclamations,  dans  la 
fumée  guerrière  des  canons  paisibles.  Sur  la 
splendide  rade,  la  Russie  évoluait.  Elle  entrait 
chez  nous.  On  eût  dit  une  Babylone  errante 
dont  les  mouvements  ondulés,  savants  et  sûrs, 
changeaient  par  miracle  la  forme  des  rues  sil- 
lonnées de  petites  embarcations  pavoisées:  rues 
liquides,  toutes  bleues  et  comme  pavées  de  pla- 
ques de  soleil  miroitantes!  Quel  moment!  Je 
me  rappelle  le  flot  des  larmes  joyeuses  montant 
des  cœurs  aux  yeux.  Les  miennes  m'étouffaient. 
Mes  confrères  parisiens  gouaillaient  un  peu. 
L'esprit  boule vardier*' régnait  alors  en  maître 
absolu  :  «  Ah  !  ces  méridionaux  !  où  nous  trou- 
vons sujet  de  verser  un  pleur,  ils  pleurent  à 
torrents  1  »  Paris  n'admettait  pas  encore  que 
les  grandes  émotions  fussent  «  de  bon  goût  »  ; 
et  puis  il  doutait  :  —  «  Qu'adviendra-t-il  de 
tout  ceci?  en  sortira-t-il  une  vraie  alliance,  aux 
jours  où  elle  sera  nécessaire?  »  Nous  répon- 
dions :  —  «  Croyez  à  la  signification  utile  de 


Il,S  '*  FAISAIENT  LUMIÈRE  ".  1X7 

l'événemeiit  présent.  »  Il  me  paraissait  digne 
d'une  joie  éperdue,...  je  me  disais  : 

«  Pour  la  première  fois  depuis  1870,  la  France 
n'est  plus  toute  seule]  »  je  me  rappelais  le  mot 
de  Michelet  :  «  l'Allemagne  craquera,  pressée 
entre  la  Russie  et  l'Angleterre.  »  Et  un  espoir 
immense  nous  traversait  le  cœur.  Nous  atten- 
dions l'Angleterre....  Elle  est  venue.  Aimons-la 
bien!  Aimons  toujours  davantage  notre  marine 
et  celle  des  Alliés....  Sous  quelle  protection 
combattent  nos  patients  héros  des  tranchées  ? 
Sous  la  protection  des  escadres  qui  ferment  les 
horizons  à  l'Allemagne  prudente,  insolente  et 
infâme. 

Non,  ce  printemps  de  1915  ne  fera  pas  pous- 
ser sur  notre  continent  assez  de  fleurs,  si  nous 
voulons,  selon  l'usage  des  femmes  grecques  et 
de  nos  Bretonnes,  jeter  des  fleurs  en  hommage 
funèbre  sur  les  eaux  mortelles  qui  ont  englouti 
le  Bouvet  et  le  Gambetta. 


Le  Gambetta  !  je  le  vois,  silhouette  noire,  sur 
le  bleu  moins  sombre  de  l'espace,  fendant,  par 
une  nuit  printaniére,  les  eaux  adriatiques,  et 
marchant  à  ses  destinées.  Le  torpilleur  sournois 


188  ,  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

le  surveille,  le  suit.  La  guerre  de  guet-apeiis, 
de  traquenards,  vise  en  secret  ce  morceau  de 
France....  La  torpille,  monstre  des  mers  mo^ 
dernes,  s'élance  et  l'atteint....  Tout  sommeille 
à  bord,  sept  à  huit  cents  hommes.  Tout  à  coup, 
le  tonnerre  formidable  de  l'explosion  a  retenti. 
Flancs  crevés,  le  grand  bateau  s'incline....  Que 
ceux  qui  le  peuvent  se  sauvent!  J'ai  sous  les 
yeux  une  lettre  d'un  matelot  rescapé,  fils  d'un 
de  mes  voisins  ;  il  écrit  :  «  Aussitôt  des  cris 
furent  poussés  de  toutes  parts.  Plus  de  lumière; 
on  tâtonnait  pour  sortir  de  la  batterie  où  l'on 
dormait.  Une  minute  après,  une  seconde  déto- 
nation. Heureusement  pour  moi,  je  me  trouvais 
tout  près  de  l'échelle  où  est  mon  poste  de  cou- 
chage... Aussitôt,  quelques  officiers  se  trouvaient 
là.,  et,  avec  des  lanternes  électriques,  ils 
nous  faisaient  lumièrel...  Je  réussis  à  monter 
l'échelle....  Le  bateau  allait  couler...  je  me 
lance  à  l'eau....  » 

On  s'est  interrogé  sur  l'attitude  des  officiers 
du  Gambetta.  Pouvaient-ils  se  sauver?  devaient- 
ils  tenter  du  moins  de  conserver  leur  vie  à  la 
patrie  qui  avait  besoin  d'eux?  —  Se  sauver,  s'ils 
le  peuvent,  en  pareil  cas,  sans  doute  les  offi- 
ciers le  doivent.  Mais  le  peuvent-ils,  tant  que 
reste  à  bord  un  seul  homme  de  l'équipage?  Or, 


ILS    '  FAISAIENT  LUMIÈRE  ".  IXîi 

sur  le  Gambetta,  l'équipage  presque  entier  allait 
périr...  Alors,  que  font  les  officiers  accourus? 
une  chose  simple  et  sublime,  que  je  n'ai  vue 
encore  signalée  nulle  part  :  ils  éclairent  la  mar- 
che des  hommes  qui  se  pressent,  tâtonnant  au 
pied  dés  échelles,  et  ils  «  leur  font  lumière  \  » 
Faire  lumière,  c'est  le  provenrahsme  qui  signifie 
éclairer]  et,  dans  cette  occasion,  ce  mot  prend 
une  grandeur  digne  des  chefs  glorieux.  Ne 
vous  semble-t-il  pas  les  entendre  dire  à  leurs 
hommes:  — «  Par  ici,  mes  amis!  attention!  et 
vivement!  »  Songent-ils  à  eux?  non.  Us  font 
lumière...  et  le  bateau  coule. 

Maintenant,  quand  on  nous  dira  :  «  Que  fai- 
saient-ils, les  officiers  du  Gambetta,  pendant 
que  s'engloutissait  ce  morceau  de  France?  » 
nous  répondrons  :  «  Ils  faisaient  lumière  ». 

Et  cette  lumiére-là,  l'horrible  Allemagne  ne 
peut  ni  l'allumer  ni  l'éteindre. 


POUR    L'AVENIR 

Comme  l'arbre  tient  à  la  terre  par  ses  ra- 
cines, nous  sommes  rattachés  à  la  vie  par 
d'innombrables  liens  —  qui  sont  nos  projets, 
nos  désirs,  et  les  existences  des  êtres  que  nous 
aimons.  Le  temps  se  charge  de  couper  nos  rai- 
sons de  vivre.  Nos  amis  les  mieux  aimés  une 
fois  disparus,  nous  nous  apercevons  que  nos 
activités  s'alimentaient  du  sentiment  que  nous 
avions  de  leur  présence.  Ils  étaient  les  témoins, 
tantôt  réjouis,  tantôt  attristés,  de  nos  efforts, 
de  nos  luttes,  de  nos  défaites  et  de  nos  succès. 
Les  satisfactions  qui  leur  venaient  de  nous 
accroissaient  les  nôtres  et  nous  poussaient  à 
de  nouvelles  espérances.  Eux  partis,  nous  nous 
sentons  véritablement  diminués,  moins  ardents 
à  vivre.  Nous  nous  apercevons  que  notre  vie  la 
plus  «  quotidienne  »,  la  plus  baiiale,  prenait 
plus  de  force  que  nous  ne  pensions  —  dans  la 
sève  d'amitié,  dans  un  touchant  et  inconscient 
altruisme. 

En   ce   moment    précis    de  notre    histoire, 


POUR  L'AVENIR.  \\n 

voyez,  regardez  en  vous;  vous  connaîtrez  com- 
bien il  est  vrai  que  nous  vivons  pour  les  autres 
et  par  les  autres.  Par  une  blessure  ouverte,  le 
sang  de  la  France  coule  et  coule  en  ruisseaux. 
Parents,  amis,  jeunes,  vieux,  combien  en  avez- 
vous  perdus,  depuis  le  début  de  la  guerre!  Des 
deuils  innombrables  nous  accablent.  Chacun  de 
ces   êtres  que  nous  pleurons  représentait  de 
grandes  espérances  disparues  avec  eux.  Nous 
voyons  tout  à  coup  que  ces  êtres,  diversement 
aimés  par  nous,  étaient  les  appuis  de  nos  cœurs, 
et,   à  différents  degrés,   autant  de  raisons  de 
vivre  encore,  de  travailler  encore,  de  vouloir 
et  de  lutter.  Il  nous  semble  par  moment  que 
le  monde  entier  chancelle  sur  ses  bases.  Les 
colonnes  du  temple   sont  ébranlées.  Un  vent 
d'horreur  en  secoue  l'architecture,   comme   il 
secoue,  en  mer,  un  navire  dont  on  entend  les 
membrures  craquer.  Les  choses,  les  idées  qui 
nous  semblaient  les   plus  solides,  celles  qui 
nous  inspiraient  le  plus  de  sécurité,  nous  appa- 
raissent précaires,    instables,  vacillantes.    On 
croirait  que  l'humanité  tout  entière  est  atteinte 
de    démence.    Demandez    à   ces    millions   de 
combattants  s'ils  ne  préfèrent  pas  la  paix  à  la 
guerre!  Tous  maudiront  l'horreur  des  tueries  et 
tous  se  ruent  aux  carnages  avec  emportement. 


192  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

Et  tant  de  jeunesse  périt,  que  ceux  qui  restent 
loin  des  champs  de  bataille  sentent  fuir  hors 
d'eux-mêmes  leur  naturel  désir  de  durer.  La 
lîiort  de  tant  d'êtres  diminue  tous  les  survi- 
vants. L'un  d'eux,  et  des  plus  actifs,  m'écrit  : 
((  Nous  perdons  le  goût  de  vivre.  »  Oui,  et 
c'est  qu'on  meurt  trop.  Cependant,  on  vit 
encore  et,  malgré  tout,  malgré  soi,  on  veut 
vivre  encore.  Des  racines  innombrables  sont 
coupées  sous  l'arbre  ;  mais  une  lui  reste,  tenace, 
par  laquelle  il  revit  de  la  base  au  faite.  Et 
quelle  est  cette  racine?  L'obscure  volonté  d'as- 
surer l'avenir  à  ceux  qui  viendront  après  nous. 
Pour  la  mère  et  le  père,  rien  de  plus  simple 
que  de  vouloir  heureux  leurs  enfants,  —  mais 
tel  qui  n'en  a  pas  encore  ou  n'en  eut  jamais, 
éprouve  obscurément  ce  sentiment  de  mater- 
nité ou  de  paternité  qui  protège  les  avenirs 
inconnus. 

Le  jeune  soldat  de  dix-huit  ans  qui  prononce 
le  mot  France  et  meurt  pour  son  pays,  sert  les 
lendemains  de  sa  patrie,  c'est-à-dire  les  enfants 
nés  ou  à  naître  ;  il  obéit  ainsi  à  une  loi  plus 
impérieuse  que  tous  les  raisonnements,  et  que 
la  nature  nous  impose. 

Une  légende  consacre  cette  pensée.  La  voici; 
mais  dites-vous  bien  que  les  légendes  sont  des 


POUR  L'AVENIR.  193 

images  naïves  destinées  à  faire  entendre,  même 
aux  enfants,  —  les  idées  abstraites,  les  plus 
hautes. 

Un  jour,  comme  il  errait  par  la  campagne, 
Jésus  s'arrêta  au  bord  d'un  champ  dans  lequel 
un  pauvre  homme  était  en  train  de  se  cons- 
truire une  cabane  de  planches  et  de  feuillages. 
—  «  Homme,  lui  dit-il,  que  fais-tu  là?  —  Vous 
le  voyez  bien,  passant,  je  construis  une  cabane 
où  je  pourrai  dormir  à  l'abri  du  vent  et  de  la 
pluie. —  Mais,  dit  Jésus,  cette  cabane  ne  durera 
pas  longtemps.  Le  vent  et  la  pluie  mêmes  la 
détruiront.  —  Elle  durera  autant  que  moi,  et 
cela  me  suffît,  dit  l'homme.  —  Homme,  dit 
Jésus,  c'est  là  une  pensée  inhumaine.  Quand 
on  prend  la  peine  de  se  construire  un  asile,  il 
le  faut  établir  de  telle  sorte  qu'il  serve,  après 
nous,  à  d'autres  hommes.  Faute  de  prendre  ce 
soin  en  vue  des  hommes  futurs,  jamais  nous 
ne  ferions  rien  de  grand.  Ceux  qui  ne  sont  pas 
nés  encore  seront  nous  encore.  Attends,  je  vais 
t'apprendre  à  bâtir  une  demeure  de  pieri*e.  » 
Et  Jésus,  qui  avait  été  charpentier,  se  fit  maçon 
pour  un  jour;  et  l'homme,  ayant  compris,  lui 
rendit  grâce  quand  Jésus  le  quitta  pour  porter 
ailleurs  le  sens  d'humanité,  le  Verbe. 

Aujourd'hui,  en  1915,  par  quoi  tenons-nous 

13 


194  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

à  la  vie  encore?  Par  le  désir  de  ne  la  quitter 
que  lorsque  nous  aurons  vu  assurés  les  avenirs 
de  l'idée  française  ou  du  sentiment  français. 
Et  qu'est-ce  que  le  sentiment  français?  Rien 
autre  que  le  plus  général,  le  plus  simple,  le  plus 
rationnel  et  le  plus  religieux  des  sentiments,  à 
savoir  le  désir  de  léguer  à  l'avenir  un  peu  plus 
de  paix,  de  sécurité,  de  justice  et  d'amour.  Ce 
désir,  instinctif  au  cœur  des  pères  et  des  mères, 
devenu  conscient  et  raisonné  au  cœur  de  tous, 
c'est  la  patrie  française,  c'est  le  pays  paternel 
désigné  par  un  féminin  qui  signifie  maternité. 
C'est  l'essence  même  du  socialisme  et,  en  même 
temps,  du  christianisme  initial,  dépouillé  des 
superstitions  et  des  erreurs.  Oui,  c'est  pour 
mourir  rassurés  sur  l'avenir  du  monde  que  nous 
voulons  vivre  encore  un  peu,  jusqu'à  voir 
l'aube  naissante  d'un  «  demain  »  que  nous  ne 
verrons  pas.  Mille  de  nos  racines  sont  coupées, 
mais  nous  tenons  encore  à  la  terre  par  cette 
suprême  espérance.  Et  c'est  elle  qui  permet  à 
la  France  de  supporter  sans  défaillance  l'abo- 
minable épreuve,  la  plus  grande  des  cata- 
strophes qui  aient  été  provoquées  par  l'homme 
depuis  que  l'humanité  s'est  mise  en  marche 
vers  son  but  ignoré  et  beau. 


DE    BONNES   HISTOIRES 

Sous  la  surveillance  d'un  civil,  une  demi- 
douzaine  de  convalescents  sont  à  la  promenade 
par  les  routes  qui  traversent  la  chaîne  des 
Maures,  dans  le  Var.  Le  pays  est  incomparable. 
Sa  beauté  lui  vient  de  la  sauvagerie  des  végé- 
tations. Ce  ne  sont  que  forêts  de  pins  d'Alep, 
de  pins  maritimes,  de  chênes-lièges.  Les  châ- 
taigneraies çà  et  là  font,  sur  le  flanc  des  col- 
lines vues  de  loin,  de  larges  taches  d'une 
verdure  plus  claire.  Par  endroits,  on  rencontre 
des  vignes  chères  aux  perdreaux:  un  chaume 
qui  atteste  la  présence  et  le  travail  de  l'homme 
parmi  ces  bois  livrés  à  eux-mêmes. 

Dans  ces  solitudes  si  peu  troublées,  nos 
blessés,  retour  du  front,  jouissent  d'une  grande 
paix  et  s'entretiennent  des  choses  de  la  guerre 
comme  si  elles  leur  étaient  devenues  très  étran- 
gères. «  Était-ce  bien  moi  qui  étais  naguère  au 
milieu  de  l'enfer  des  tranchées,  dans  le  bruit 
des  canons  et  des  mitrailleuses?  »  Ainsi  s'inter- 
roge chacun  d'eux,  et  ils  causent  gaiement. 

—  «  Il  nous  en  est  arrivé  une  bien  bonne, 
dit  l'un;  figurez-vous  que  nous  allions  à  plu- 


196  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

sieurs,  la  nuit,  faire  une  reconnaissance.... 
Nous  étions  dans  un  petit  bois,  nous  avancions 
sans  parler,  tous  du  Midi,  et  ce  silence  nous 
était  difficile,  mais  enfin  il  était  commandé  et 
nécessaire.  Nous  avions  toutes  les  raisons  du 
monde  pour  ne  pas  faire  de  bruit;  nous  espé- 
rions approcher  de  la  tranchée  ennemie  assez 
pour  voir  s'ils  y  étaient  nombreux,  les  Boches. 
Nous  aUions  donc  comme  des  ombres.  Un  cra- 
quement de  feuilles  nous  faisait  passer  un  petit 
frisson...  quand  tout  à  coup,  parmi  nous  qui 
marchions  un  peu  séparés  les  uns  des  autres, 
un  bruit  singulier  éclate,  suivi  d'un  grand  juron 
en  provençal  :  «  Gouquin  dé  sort  î  »  Qu'est-ce 
que  c'est?  On  s'arrête;  on  se  rapproche...  Devi- 
nez ce  que  c'était?  Je  vous  le  donne  en  mille, 
en  cent,  en  trois?  Qu'est-ce  que  c'était?  Non, 
vous  ne  pouvez  pas  deviner.  Un  homme,  un 
tambour  boche,  qui  s'était  écarté  dans  ce  petit 
bois,  je  ne  sais  pourquoi  ;  et  il  était  là  avec  son 
tambour, — pourquoi  avec  son  tambour?  —  mais 
enfin  il  était  là  et  nous  avait  reconnus  pour 
des  Français....  Tout  le  monde  sait  que  la  caisse 
des  tambours  boches  est  plate  comme  une  ga- 
lette. Se  voyant  sur  le  point  d'être  pris,  notre 
Allemand  n'avait  rien  trouvé  de  mieux  que  de 
crever  son  tambour   sur  la  tête  de  l'un  des 


DE  BONNES  HISTOIRES.  197 

nôtres,  «  plouf!  »  qui  restait  là,  stupide,  avec 
ce  collier  autour  du  cou  :  «  Gouquin  dé  sort!...  » 
Vous  voyez  donc,  mes  amis,  que,  parmi  ces 
féroces  Allemands,  il  y  en  a  qui  comprennent 
la  plaisanterie,  ou,  si  vous  préférez,  la  galé- 
geade.  Elle  est  bonne,  celle-là,  hein!  et  si  vous 
réfléchissez  que  ce  tambour,  que  nous  fîmes 
prisonnier,  naturellement,  portait  des  lunettes 
d'or,  vous  la  trouverez  encore  plus  drôle.  » 

On  riait.  Un  autre  riposta  :  «  J'en  ai  vu  une 
meilleure.  Mon  ami  Maurin,  Marins,  le  fils  d'un 
Maurin  des  Maures  dont  vous  avez  peut-être 
entendu  parler,  vit  (j'étais  là)  venir  vers  sa 
tranchée  une  compagnie  de  perdreaux.  Ce  Mau- 
rin, digne  fils  de  son  père,  est  chasseur  dans 
l'âme.  Il  tire  dans  le  tas,  un  perdreau  tombe  et, 
tranquillement  Marins  va  chercher  son  gibier.... 
La  tranchée  boche  aussitôt  se  met  à  tirailler; 
Maurin  ne  s'en  soucie  pas  plus  que  des  pre- 
mières espadrilles  qu'il  a  chaussées  pour  aller 
à  l'école...  Seulement  deux  balles  l'atteignent, 
lui  traversent  les  cuisses;  il  tombe....  Il  faut 
aller  le  ramasser,  lui,  maintenant.  Nous  creu- 
sons dans  sa  direction  une  espèce  de  petite 
tranchée,  et,  le  ventre  contre  terre,  deux  de 
nous  rampent  lentement  dans  ce  sillon,  qu'ils 
ouvrent  et  prolongent  devant  eux.  Les  balles 


198  DES  CRIS  DANS  LA  MÏ^LÉE. 

sifflent,  écorchent  la  terre,  font  sauter  les 
cailloux  autour  de  nous....  Nous  arrivons 
enfin....  «  Marins!  »  Mais  le  camarade  est  éva- 
noui. On  le  réveille  avec  un  peu  d'aïguarden; 
et  comme  nous  commençons  à  le  traîner  vers 
la  tranchée  française,  voilà  qu'il  résiste  en  nous 
criant  à  voiœ  basse  :  «  Et  mon  perdreau  ! 
n.  de  D  !  »  —  C'est  vrai,  nous  avions  oublié  le 
perdreau....  Nous  retournâmes  le  chercher  — 
et  Marins  en  a  mangé  une  aile....  Que  dites- 
vous  de  celle-là  ?  » 

L'héroïsme  de  Marins  impressionnait- les  au- 
diteurs. Plus  que  le  comique  de  l'anecdote,  ils 
sentaient  la  grandeur  du  soldat.  C'est  pourquoi 
tous  se  recueillirent  un  moment. 

Et,  pendant  qu'ils  se  taisaient  ainsi,  sur  la 
route,  semblable  à  une  avenue  de  parc,  bordée 
et  ombragée  par  des  pins  et  des  chênes-lièges 
centenaires,  ils  virent  arriver  une  troupe 
d'hommes  au  teint  clair,  blonds  pour  la  plu- 
part, vêtus  de  treillis,  et  qui  tous  portaient  sur 
l'épaule  un  pic  ou  une  pioche. 

—  Tiens!  des  prisonniers  allemands! 
Ils  marchaient  sous  la  garde  de  soldats  français. 
Seul,  un  d'eux,  un  gradé,  portait  l'uniforme  bava- 
rois. Tous  les  autres  avaient  de  grands  chapeaux 
de  jonc,  pour  s'abriter  contre  le  soleil  de  France. 


DE  BONNES  HISTOIRES.  199 

Ils  passèrent,  muets,  devant  le  groupe  de 
nos  convalescents.  Ils  étaient  une  centaine  ; 
leur  piétinement  de  troupeau  était  flou  dans  la 
poussière.  Ils  passèrent,  leurs  gardiens  salués 
et  rendant  le  salut...  et  l'escouade  de  ces  pri- 
sonniers, employés  à  débroussailler  les  forêts 
des  Maures,  s'éloigna  vers  son  baraquement.... 

Alors,  un  des  convalescents  dit  avec  gravité  : 
«  C'est  drôle,  je  hais  ces  Boches;  ils  m'ont  mal 
arrangé  et  je  leur  ai  fait  le  plus  grand  mal  pos- 
sible... eh  bien,  à  les  voir  comme  ça,  dans  leur 
costume  d'ouvriers,  je  n'ai  vu  que  des  hommes 
à  plaindre  et  je  n'ai  plus  senti  ma  haine....  » 

—  «  Je  comprends  ça,  dit  un  autre;  moi, 
là-bas,  au  front,  il  m'est  arrivé  plusieurs  fois, 
d'en  tenir  un  au  bout  de  mon  fusil,  mais  un  qui 
ne  me  voyait  pas  pour  se  défendre,  qui  ne  se 
méfiait  pas  ou  qui,  même,  était  sans  arme. 
Eh  bien,  dans  ces  occasions-là,  je  n'ai  jamais 
pu  tirer  dessus.  Je  sais  bien  que  c'est  une  faute 
de  soldat,  mais  je  l'ai  commise.  C'est  bête, 
c'est  comme  ça.  » 

—  «  Mon  vieux,  cette  bêtise-là,  c'est  notre 
faiblesse  et  notre  force  ;  c'est  le  germe  des  paix 
futures;  c'est  l'espoir  du  monde,  qui  nous  aime 
pour  ça;  vois-tu,  c'est  la  France.  » 


LA   POESIE    PATRIOTIQUE 

Ce  fut  de^  tout  temps  ma  conviction  que  la 
poésie,  je  veux  dire  l'idée  et  le  sentiment  expri- 
més en  langue  rythmée  et  rimée,  a,  sur  les 
publics  populaires,  une  extraordinaire  puis- 
sance; qu'est-ce  après  tout  que  la  Marseillaise'^ 
un  cri  poétique  ;  l'élan  rythmé  de  l'unanimité 
patriotique.  La  phraséologie  du  temps  où  elle 
fut  écrite  n'a  rien  de  réaliste;  la  Marseillaise 
enlève  parce  qu'elle  surélève,  même  par  le  pom- 
peux suranné  des  vocables. 

Les  poètes,  naguère  encore,  dédaignaient  les 
sujets  généraux,  nationaux;  ils  ne  se  souciaient 
pas,  ou  paraissaient  ne  se  point  soucier,  de  la 
pensée  collective;  chacun  d'eux,  et  ils  sont 
légion,  ne  nous  contait,  le  plus  souvent,  que  ses 
peines  personnelles,  ses  joies  et  chagrins 
d'amour,  ses  mélancolies,  ses  sensations  sur- 
tout; les  rimeurs  affirmaient  que  la  poésie  est 
un  art  réservé  à  une  élite  orgueilleuse  ;  et  ne  pas 
penser  ainsi  avec  eux,  c'était  un  peu  se  vouer 
au  dédain  des  purs  esthètes,  qui  haussaient  les 


LA   POÉSIE  PATHIOTIQUE.  201 

épaules  lorsqu'on  leur  répétait  le  conseil  du 
grand  et  généreux  Sully-Prudhomme  : 

Laisse  à  travers  ton  luth  souffler  le  vent  des  âmes, 

Et  tes  vers  flotteront  comme  des  oriflammes, 

Et  comme  des  tambours  rouleront  dans  les  cœurs. 

Aujourd'hui,  tous,  nous  avons  ajouté  à  notre 
lyre,  selon  le  mot  de  Victor  Hugo,  une  corde 
d'airain.  Le  mot  patrie  a  repris  tout  son  sens; 
les  stylistes  ne  craignent  pas  de  reconnaître 
que  France  rime,  sans  déshonneur,  à  espérance. 
Partout  où  passent  la  douleur  et  la  mort,  — 
hélas!  banales  pourtant,  —  il  n'y  a  plus  de 
banalité  !  Tout  se  grandit  à  la  hauteur  de  l'hé- 
roïsme de  nos  défenseurs. 

Pour  ma  part,  j'ai  donné,  la  semaine  der- 
nière, au  Grand-Théâtre  de  Toulon,  une  confé- 
rence au  profit  des  œuvres  de  guerre.  Confé- 
rence, est-ce  le  mot  propre?  Disons  plutôt  que 
j'ai  lu,  en  les  commentant,  une  série  de  poèmes 
rangés  sous  ce  titre  :  la  Guerre  infâme.  Infâme, 
c'est  bien,  n'est-ce  pas,  la  guerre  telle  que  la 
font  les  Allemands.  J'ai  dit  nos  douleurs,  nos 
espoirs,  notre  foi  indéfectible,  les  crimes  de 
l'ennemi,  les  nouvelles  vertus  françaises;  et, 
trois  heures  durant,  plus  de  deux  mille  audi- 
teurs  ont  écouté    des  vers  auxquels   ils   ont 


202  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

répondu  par  des  cris  de  sympathie  généreuse. 
Loin  de  rebuter  les  auditeurs,  la  forme  poé- 
tique dans  laquelle  je  présentais  les  émotions 
de  nos  soldats,  de  nos  frères  liéroïqu-es,  leur 
paraissait  évidemment  la  forme  nécessaire.  En 
surélevant  le  sentiment,  elle  le  rendait  plus 
semblable  à  celui  qu'ils  portaient  dans  le  secret 
de  leur  cœur.  A  de  certaines  heures,  il  y  a  du 
sublime  au  fond  de  nous  tous;  mais  une  sorte 
de  pudeur  l'empêche  de  s'avouer;  on  crain- 
drait, d'ailleurs,  de  paraître  un  peu  gauche  en 
le  montrant  ;  on  a  peur  du  contraste  entre  ce 
que;  par  occasion,  on  éprouve  de  grand,  et  la 
nécessité  d'être  simple  ou  même  vulgaire,  que 
nous  impose  la  vie  ;  mais  si  le  cri  poétique  ose  se 
faire  entendre  autour  de  nous,  et  nous  appelle, 
tout  change  ;  on  consent  alors  à  montrer  quel- 
que élévation.  Voyez  le  moment  où,  dans  une 
salle  de  théâtre,  retentissent  les  premières  me- 
sures du  chant  national.  Les  spectateurs  sont 
transfigurés  ;  un  frisson  passe  ;  les  larmes  mouil- 
lent les  yeux.  On  se  croirait  dans  une  église. 
Ces  hommes  communient  entre  eux  dans  le 
même  amour  d'une  même  chose  idéale  et  plus 
vraie  qu'une  réalité  physique.  Le  souffle  de  la 
poésie  vient  de  passer  sur  la  foule.  Le  lyrisme 
longtemps  méconnu  vient  d'avoir  sa  revanche. 


LA  POÉSIE    PATRIOTIQUE.  .  20:^ 

J'avais,  pour  ma  conférence  du  Grand-Théâtre 
de  Toulon,  groupé  sur  la  scène  des  enfants  et 
des  jeunes  gens  d'un  côté;  de  l'autre,  une 
France  et  une  Alsace  allégoriques,  entourées 
des  nations  alliées.  Le  poète  lut  sa  Lettre  aux 
Ecoliers.  De  temps  à  autre,  l'un  d'eux  sortait  du 
rang  et  donnait  la  réplique.  Cette  figuration 
poétique,  répondant  aux  réalités  de  l'heure, 
provoqua  beaucoup  d'émotion. 

A  ce  moment  retentirent  des  sonneries  de 
clairons  lointaines,  de  lointains  bruits  de  guerre  ; 
et  une  jeune  fille  et  une  jeune  femme  nous 
dirent  avec  talent  :  V Alsace  retrouvée.  Je  sen- 
tais, devant  nous,  un  public  livré,  sans  critique, 
aux  douceurs  d'aimer  les  avenirs  promis  à  l'hé- 
roïsme, au  dévouement  et  à  la  patience  de  la 
France. 

Enfin,  hommage  fut  rendu  aux  marins  du 
Bouvet.  Voici  comment  : 

L'amiral  préfet  maritime,  gouverneur  de  Tou- 
lon, avait  bien  voulu  mettre  à  la  disposition  de 
notre  œuvre  la  musique  des  équipages  de  la 
flotte  —  qui  prit  place  à  l'orchestre  ;  et  un 
certain  nombre  de  marins,  plus  douze  clairons 
et  tambours,  se  groupèrent  sur  la  scène. 

Ce  fut  la  troisième  et  dernière  partie  de  la 
conférence.  Le  poète  se  plaça  de  façon  à  ne 


204  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

pas  être  un  personnage  sur  le  théâtre,  mais 
seulement  une  voix  dans  l'espace.  Dès  que  fut 
annoncé  le  titre  du  poème  :  «  La  mort  du  Bou- 
vet »  les  clairons  sonnèrent  le  branle-bas  du 
matin.  La  voix  du  poète  impersonnel  récita  les 
strophes  qui  montraient  l'escadre  des  Alliés  en 
route  vers  les  Dardanelles....  Lorsque,  dans  le 
poème,  elle  salua  du  large  les  rivages  hellènes, 
les  clairons  sonnèrent  pour  les  couleurs.... 
Yoici  l'escadre  dans  le  détroit....  Le  Bouvet 
rencontre  la  mine  fatale;  les  vedettes  accou- 
rent, recueillent  blessés  et  morts  qu'on  trans- 
porte à  bord  des  navires-hôpitaux;  alors,  sur  la 
scène,  les  clairons  sonnent,  les  tambours  rou- 
lent; ce  sont  les  honneurs  funèbres.  Dans  le 
poème,  les  femmes  grecques  allument  des 
feux,  brûlent  des  encens  qui  fument  vers  ce 
ciel  impassible  qui  a  vu  le  vol  d'Icare;  elles 
jettent  des  fleurs  dans  ces  flots  bleus  qui  ont 
vu  la  gloire  de  Salamine.  Les  tambours,  sur  la 
scène,  battent  aux  champs.... 

Nous  n'avons  plus  devant  nous  les  planches, 
le  plateau  d'un  théâtre;  nous  croyons  voir  le 
pont  d'un  des  bateaux  de  notre  escadre.  Subi- 
tement, la  musique  des  équipages  de  la  flotte 
attaque  la  Marseillaise.  La  salle  entière  est  de- 
bout, d'un  élan.  Et  comme  le  poète  n'est  plus 


LA  POÉSIE  PATRIOTIQUE.  206 

pour  rien  dans  cet  effet  de  réalité  idéalisée,  il 
peut  dire  que  cela  est  aussi  beau  que  simple.  Sur 
la  scène,  après  leur  sonnerie  finale,  on  a  vu  les 
clairons  se  détourner,  essayant  de'  dissimuler 
leurs  larmes.  C'est  ainsi  que  Toulon,  directement 
frappé  dans  ses  affections  de  famille  par  la  dis- 
parition du  Bouvet,  a  rendu  un  solennel  hom- 
mage à  ses  morts  héroïques  ;  et  je  dis  que  les 
«  moyens  de  la  poésie  »  ont  quelque  chose  de 
vraiment  sacré.  Il  l'a  bien  compris,  le  marin 
qui,  ce  matin,  m'envoie  copie  d'une  lettre 
écrite  par  son  fils  échappé  à  la  catastrophe  du 
fJon-Gambetta.  Cette  lettre,  il  me  l'envoie  parce 
qu'il  sait  que  la  plus  belle  mission  du  poète 
c'est  de  glorifier  l'héroïsme  et  de  le  siis(M*ter 
en  le  glorifiant. 

Le  vrai  lyrisme,  c'est,  dans  la  voix  d'un  seul, 
l'âme  de  tout  un  peuple. 


LES  TROIS  VICTOIRES 

.     FRANÇAISES 

L'Allemagne,  virtuellement,  est  vaincue. 
Nous  avons  remporté  sur  elle  trois  formidables 
victoires. 

La  première  :  nous  lui  fîmes  croire,  sans 
avoir  voulu  la  jeter  dans  cette  erreur,  que  nous 
avions  poussé  la  classique  légèreté  française 
jusqu'à  l'inconsistance,  jusqu'à  la  déliques- 
cence. Indiscipline  sur  toute  la  ligne.  En  poli- 
tique, en  littérature,  en  art,  absence  totale 
d'unité.  Notre  armée  nationale  ne  pouvait  que 
reproduire  les  vices  de  la  nation  civile.  Il  faut 
avouer  que  jamais  nous  ne  fîmes  le  moindre 
effort  pour  donner  à  penser  au  monde  que  nous 
étions,  au  fond,  des  croyants  et  des  enthou- 
siastes. Nous  jugeant  affaiblis  au  point  d'être 
incapables  d'une  résistance  sérieuse,  ces  vail- 
lants Teutons  choisirent  leur  moment,  et,  par 
millions,  tombèrent  sur  cette  méprisable  France, 
à  travers  la  chère  Belgique  qu'ils  ont  traitée 


LES  TROIS  VICTOIRES  FRANÇAISES.  207 

comme,  selon  eux,  un  grand  peuple  doit  en 
en  traiter  un  petit  :  égorgement,  incendies, 
viols,  assassinats,  —  en  passant. 

La  France,  diplomate  sans  le  savoir  ni  l'avoir 
voulu,  remporta  donc  sur  la  diplomatie  alle- 
mande une  première,  incontestée  et  merveil- 
leuse victoire,  lorsqu'elle  accueillit  avec  un 
héroïsme  narquois  et  sublime,  l'ours  allemand. 
«  Tu  me  croyais  décadente?  Je  suis  renaissante. 
Immorale?  J'ai  toutes  les  vertus!  Faible?  Je 
suis  forte!  Désunie?  Je  proclame  l'union  sa- 
crée !  »  Elle  a  fait  danser  l'ours  au  chant  de  la 
Marseillaise. 

Deuxième  victoire  :  celle  de  la  Marne.  Celle- 
ci,  l'admirable  Joffre  la  voulut,  la  prépara,  com- 
bina, —  toujours  en  silence,  —  selon  sa  ma- 
nière. Il  attira  l'ours  sur  un  terrain  à  sa  conve- 
nance ;  la  bête  y  rencontra  deux  chasseurs  im- 
prévus, Maunoury  et  Galliéni;  et  quand  Tours 
essoufflé  eut  renoncé  à  venir  bouleverser  la 
ruche  du  monde,  bourdonnante  d'activité  et 
toute  pleine  du  miel  des  esprits,  qui  s'appelle 
Paris;  quand  la  brute  allemande  se  fut  retirée 
dans  les  champignonnières  et  les  cavernes 
repérées  depuis  longtemps  par  sa  prudence, 
Joffre  l'y  emprisonna  et  lui  passa  un  anneau 
dans  le  nez. 


208  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

Soyez  sûrs  que  l'anneau  est  en  place  ;  on  le 
rive  à  cette  heure.  On  tient  l'ours  par  le  mufle. 
Le  généralissime,  quand  le  temps  sera  venu, 
tirera  hors  du  terrier  le  fauve  honteux,  en 
halant  sur  la  chaîne.  Hoch  !  Ce  sera  un  beau 
spectacle;  et  nous  le  verrons,  et  nous  assis- 
terons à  la  suprême  danse  de  l'ours. 

La  troisième  victoire  est  le  couronnement 
des  deux  autres  ;  et  c'est  elle  qui  amènera  le 
triomphe  définitif,  parce  qu'elle  l'a  rendu  dési- 
rable au  monde  entier.  Elle  consiste  en  ceci, 
que  nous  avons  pu,  avec  des  enquêtes  bien 
conduites,  nettes  et  probantes,  déshonorer  la 
culture  allemande.  C'est  la  revanche  (complète 
dès  aujourd'hui,  celle-là  !)  de  notre  France,  que 
l'Allemagne  prétendait  corrompue,  contre  la 
corruption  masquée  de  science,  et  qui  est  la 
pire  des  corruptions;  contre  la  félonie,  l'hy- 
pocrisie, la  fourberie,  l'ignominie,  la  bassesse, 
la  cruauté,  la  férocité,  la  rapine,  la  luxure, 
l'ivrognerie,  l'infamie  enfin  (les  vocables  man- 
quent) du  peuple  honteux  qui  ose  se  réclamer 
de  Kant  et  de  Gœthe  et  qui  a  droit  seulement 
à  la  gloire  de  son  Nietzsche.  Nietzsche,  méga- 
lomane, épileptique,  mourut  de  rage  orgueil- 
leuse, par  impuissance  de  concevoir  la  bonté 
chrétienne  et  la  générosité  française  ! 


LES  TROIS  VICTOIRES  FRANÇAISES.  209 

Et  aujourd'hui  il  n'est  pas  un  peuple  au 
monde  qui  ne  traite  les  marins  allemands  de 
pirates,  les  soldats  allemands  de  barbares  et 
Guillaume  II  de  bandit  couronné. 

11  s'ensuit  qu'avec  raison  le  monde  entier 
se  sent  menacé  dans  la  noblesse  de  ses  aspira- 
tions et  dans  la  sécurité  de  ses  demeures,  dans 
la  paix  de  ses  foyers,  dans  la  jouissance  des 
quelques  pauvres  biens  que  l'homme  est  par- 
venu à  se  créer  sur  la  terre,  en  dominant  la 
m*atiére,  en  soumettant  les  éléments,  et  en  fai- 
sant, des  choses  du  cœur,  des  affections  fami 
liales,  la  raison  de  ses  efforts  et  la  fin  même  de 
ses  travaux. 

Le  monde  se  comprend  menacé  par  une 
nation  très  une,  qui,  avec  l'approbation  de  ses 
intellectuels,  proclame  que  la  guerre  sans  pitié, 
l'incendie,  l'assassinat,  le  viol  et  la  cruauté, 
ses  moyens  de  conquête,  sont  l'expression  d'une 
culture  qu'elle  comipte  lui  imposer.  Ainsi  me- 
nacé, le  monde  se  défendra;  il  se  défend.  L'Al- 
lemagne a  même  les  neutres  contre  elle.  Elle  est 
pressée  sous  le  mépris  du  monde.  Elle  périra. 

Le  simple  bon  sens  des  peuples  est  contre 
elle.  La  sagesse  des  nations  est  contre  elle.  Elle 
l'a  offensée  et  bravée.  Elle  n'échappera  pas  à  la 
ruine  qui  est  imminente. 

u 


210  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

J'ai  entendu  le  grand  historien  Michelet  dire 
un  jour  :  «  Si  le  mal  l'emportait  sur  le  bien,  le 
monde  finirait.  »  Rien  de  plus  clair.  Les  forces 
malignes  sont  destructives  de  toute  vie.  Tout 
organisme  ne  consent  à  persister,  à  se  perpé- 
tuer, que  parce  qu'il  éprouve  des  satisfactions 
qui  compensent  les  peines.  Or,  le  monde  évolué 
que  nous  sommes,  ne  goûte  ses  meilleures 
joies,  celles  qui  doMient  envie  de  durer,  il  ne 
trouve  ses  raisons  de  vivre  que  dans  une  haute 
moralité  ,dont  l'Allemagne  est  la  négation 
effrénée.  L'Allemagne  elle-même  s'est  con- 
damnée à  mort.  La  vie  veut  vivre.  L'instinct  de 
conservation  du  monde  vomira  ce  poison  : 
l'Allemagne. 


OHEÎ  GUILLAUME! 

J'ai  reçu  de  Paris  la  lettre  que  voici  : 
«  Mon  cher  ami,  enfin,  nous  avons  vu  les 
zeppelins  sur  Paris.  11  était  temps.  On  finissait 
par  ne  plus  y  croire.  Eh  bien!  ils  existent.  Il 
m'a  été  donné  d'en  regarder  un .  11  a  passé  au- 
dessus  de  ma  tête  et  j'ai  souhaité  de  le  voir 
incendié  et  qu'il  me  coiflat  de  sa  vaste  carcasse, 
non  que  j'eusse  le  désir  d'être  tué,  —  car  je  tiens 
à  la  vie  —  mais  pour  qu'il  fût  anéanti.  Oui,  je 
tiens  encore  à  la  vie,  bien  que  j'aie  ton  âge 
avancé,  mon  vieux  (mille  excuses),  et  sais-tu 
pourquoi  j'y  tiens?  Pour  voir  la  fin  de  la  guerre 
infâme,  pour  aucune  autre  raison,  je  te  jure. 
J'ai  assez  de  bien  des  choses,  mais  le  spectacle 
de  l'héroïsme  de  notre  France  est  si  merveil- 
leux, si  enlevant,  générateur  de  tant  d'énergies 
inattendues,  de  tant  de  vertus  incroyables,  que 
moi,  l'ancien  sceptique,  je  tiens  à  me  remplir 
le  cœur  et  les  yeux  de  ces  visions  réconfor- 
tantes, et  je  veux  pousser  un  jour,  avec  le 
monde  entier,  le  cri  de  triomphe,  le  cri  de 


212  DES  CRIS  DANS  LA  MELEE. 

délivrance,  le  cri  du  droit  sauvé,  du  bon  sens 
vengé,  de  la  charité  et  de  la  saine  raison  triom- 
phantes . 

((  Donc,  j'ai  vu  un  zeppelin  survoler  Paris. 
Quel  dommage  que  tu  n'aies  pas  été  à  mes 
côtés,  sur  le  toit  de  ma  maison,  quand  cette 
noire  forme  monstrueuse  naviguait  au-dessus 
de  la  Seine,  comme  un  navire  paradoxal. 

«  D'abord,  nous  fûmes  réveillés,  vers  une 
heure  un  quart,  par  des  sonneries  de  trompe 
et  de  clairon.  Impression  bizarre.  Je  pensai 
aussitôt  à  la  trompette  de  Josaphat.  J'ouvris  ma 
fenêtre  :  Paris  s'éteignait.  Les  fenêtres  éclai- 
rées des  maisons  d'en  face  devinrent  brusque- 
ment noires.  Dans  l'avenue,  sur  les  trottoirs, 
des  passants  attardés  crièrent  d'un  ton  gouail- 
leur :  «  Voici  les  barbares .  »  Une  voix  à  l'accent 
faubourien  s'exclama  :  v  Ohé!  Guillaume  ».  Et 
une  autre  :  «  Empereur  d'assassins!  »  C'était 
déjà  bien.  Je  plongeai  mes  regards  dans  une 
vaste  étendue  de  ciel,  et  tout  à  coup,  j'aperçus, 
sous  un  fin  cône  lumineux  de  nos  projecteurs 
électriques,  la  silhouette  noire,  l'immense  dra- 
gon volant,  porteur  de  bombes  incendiaires, 
bête  apocalyptique  par  sa  forme,  mais,  tout  de 
même,  quoi!  en  baudruche!  Et  je  pensai  au 
mot  héroïque  de  nos  chers  aviateurs  :  «  S'il  le 


OHÉ!  GUILLAUME!  213 

faut,  nous  entrerons  dedans!  »  Cette  masse 
noire,  cette  immense  tache  errante,  déshonneur 
du  ciel,  tantôt  ici,  tantôt  là,  effaçait  les  étoiles, 
telle  une  nuée  chargée  d'orage.  «  Pourvu, 
pensai-je,  que  cela  ne  tue  ni  enfant,  ni  femme, 
•que  cela  ne  détruise  aucun  de  nos  édifices 
glorieux  !  » 

«  Mais  je  ne  sais  pourquoi  cette  pensée  ne 
fit  que  traverser  mon  esprit.  J'admettais  bien 
que  cette  forme  très  laide  pût  tenter  quelque 
chose  contre  notre  magnifique  Paris:  je  n'ad- 
mettais pas  qu'elle  put  réussir.  Pourquoi?  Je 
l'ignore.  Que  veux-tu?  toute  l'Allemagne  me 
paraît  aujourd'hui  dégonflée  de  son  orgueil  et 
de  ses  forces  essentielles.  Toute  la  puissance 
allemande  perd  de  son  gaz  qui  s'échappe  en 
sifflant  et  qui  empeste  l'air. 

«  ...  Le  zeppelin  s'en  allait,  lâchant  ses 
crottes  puantes,  car,  paraît-il,  leurs  bombes 
sentent  mauvais. 

«  Ah  !  les  sales  êtres  que  ces  Boches  !  Le  triste 
sire  que  leur  Guillaume!...  Et  ma  foi,  mon 
cher,  faut-il  te  dire  toute  ma  pensée?  Je  trouve 
que  ces  Allemands  odieux  sont  surtout  stupides. 
Oui,  odieux,  mais  bêtes,  et  bêtes  surtout  d'être 
odieux!  Yoyons!  voilà  des  gens  qui  veulent 
terroriser  tout  le  monde  et,  en  l'espèce,  Paris. 


214  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

D'abord,  ils  devraient  savoir  que,  à  Paris,  ça 
ne  prend  pas,  d'avoir  peur.  Et  si  ça  pouvait 
prendre,  encore  faudrait-il  des  raisons  un  peu 
valables!  Mais  ça?  un  zeppelin?  Non!...  Cepen- 
dant, veux-tu  un  aveu?  Eh  bien,  en  ce  qui  me 
concerne,  j'ai  souvent  tremblé  quand  un  auto- 
bus passait  à  mon  côté,  au  bord  du  trottoir,  en 
me  frôlant.  Alors,  oui,  j'avais  peur;  peur  aussi 
en  taxi-auto,  cjuand  tous  les  autres  taxis  croisent 
autour  de  vous  et  devant  vous,  et  qu'on  dérape 
brusquement  dans  le  macadam!  Peur,  oui,  moi, 
d'être  un  piéton,  dans  le  Paris  d'avant  la 
guerre,  mais  il  n'y  a  plus  d'autobus,  en  ce 
moment,  dans  Paris;  les  rues  sont  dégagées; 
on  respire.  Paris  connaît,  aujourd'hui,  une 
parfaite  sécurité.  Pour  que  leurs  zeppelins  nous 
donnassent  (pardon)  quelque  inquiétude,  il  en 
faudrait,  sur  Paris,  une  centaine,  et  encore! 
Songe  à  la  superficie  de  la  capitale!  au  petit 
espace  que  peut  couvrir  la  course  d'un  diri- 
geable. C'est  enfantin. 

((  Les  midinettes  qui  traversent  la  rue  de  la 
Paix,  en  se  troussant  d'un  doigt  léger,  quand  le 
pavé  de  bois  est  glissant  de  boue  gluante,  ont 
appris  à  se  moquer  un  peu  de  la  mort.  La  tra- 
versée de  Paris  à  pied  est  une  école  d'héroïsme. 
On  voit  bien  que  Guillaume  ignore  ça,  l'imbé- 


OIIÉ!  GUILLAUME!  215 

cile  !   Il  n'est  jamais  venu  à  Paris,  c'est  son 
excuse;  et  il  n'y  viendra  jamais,  et  pour  cause. 
La  vois-tu,  la  magnifique  sottise  de  ces  gens 
odieux  !  En  vérité,  on  a  autant  de  chances  de 
recevoir  une  bombe  de  zeppelin  que  de  gagner 
le  gros  lot  à  la  loterie.  Ils  ne  peuvent  faire  que 
peu  de  mal,  et  quand  bien  même  ils  incendie- 
raient quelques  maisons,  en  quoi  cela  change- 
rait-il les  résultats  de  la  guerre?  Ces  gens-là, 
je  te  dis,  sont  des  idiots  .  Ils  veulent  soulever  la 
terreur,  et  ils  ne  soulèvent  que  l'indignation  du 
monde  entier.  Eh  bien ,  ils  ne  s'en  aperçoivent 
pas;  ils  ne  voient  pas  qu'elle  est  une  force 
redoutable    déchaînée    par    eux    contre    eux- 
mêmes.   Ah!  oui,  les  idiots!  les  formidables 
crétins  !  Ils  sont  vraiment  sans  bornes.  Et  cet 
empereur? est-il  assez  invraisemblable!  Crois-tu 
que  vraiment  il  existe,    celui-là?  J'ai  vu  un 
zeppelin,  mais  je  ne  l'ai  pas  vu,  lui.  Crois-tu 
qu'il  soit  possible  qu'il  y  ait  vraiment  sur  terre, 
en  Europe,  à  si  peu  de  distance  de  Paris,  du 
Paris  de  Voltaire,  un  imbécile  qui,  successeur 
du  grand  Frédéric,  se  prétende  l'ami  particu- 
lier, le  kamàrad  du  bon  Dieu,  et  qui  appelle 
bon   un  Dieu   voleur,  violeur  de   femmes    et 
assassin,  car,  conseiller  le  vol,  le  viol  et  l'as- 
sassinat à  tout  son  peuple,  par  le   canal 'de 


216  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

son  eifipereur,  lorsqu'on  est  Dieu,  autant  dire 
spiritualiste,  c'est  se  rendre  coupable  de  tous 
ces  crimes.  Un  zeppelin  ne  vient  pas  survoler 
Paris  contre  la  volonté  de  Guillaume,  l'inspiré 
de  Dieu...  Ohé!  Guillaume!...  La  lâcheté,  l'in- 
famie d'envoyer,  du  haut  de  l'air,  sur  des  cita- 
dins sans  armes,  sur  des  enfants  endormis, 
des  bombes  incendiaires,  quelle  idée  divine! 
Je  t'assure  qu'on  a  oublié  jusqu'ici  de  qualifier 
comme  elle  le  mérite  la  sottise  des  Teutons, 
peuple  et  empereur.  Elle  est  kolossale,  haute 
comme  la  pyramide  de  Ghéops  !  Et  je  m'écrase 
devant  elle  dans  un  ahurissement  qui  est 
inexprimable. 

«  Les  Académies  ont  répondu  au  manifeste  des 
intellectuels  allemands  pour  leur  déclarer  qu'ils 
sont  odieux.  Mais  elles  ont  oublié  de  leur  don- 
ner à  entendre  qu'ils  sont  plus  bêtes  que  cela 
n'est  permis...  dans  notre  Paris  du  moins.  » 

Ici  se  termine  la  lettre  de  mon  vieux  cama- 
rade. 


HlPl   HIPI  HIPI  HURRAH! 

J'ai  assisté,  voici  quelques  jours,  à  un  inou- 
bliable spectacle. 

Il  y  a  trois  ans,  la  ville  de  Nice  élevait  a  la 
Reine  Victoria,  sur  le  point  le  plus  haut  d'une 
large  avenue  qui  monte  vers  Cimiez,  un  monu- 
ment commémoratif,  œuvre  du  jeune  sculpteur 
Louis  Maubert.  Cela  se  fit,  comme  on  pense, 
avec  grande  solennité. 

D'ordinaire,  on  ne  fête  point  les  anniversaires 
d'une  solennité  pareille;  mais  les  circonstances 
commandent  les  actes,  et  la  ville  de  Nice  a 
pensé  qu'à  l'heure  où  les  soldats  de  la  Grande- 
Bretagne   combattent  et  meurent   à  côté  des 
nôtres,  sur  le  sol  de  France,  il  est  bon  d'ap- 
porter un  hommage  populaire  à  la  reine  Vic- 
toria. Cet  hommage,  les  fleurs  et  les  palmes  de 
la  Riviera  française  signifieraient  l'affection  de 
la  France  pour  le  peuple  britannique  et  ses  sou- 
verains actuels.  Cette  commémoration  devien- 
drait la  fête  même  de  l'Entente  cordiale,  —  de 
l'alliance. 


218  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

La  manifestation  fut  vraiment  grandiose. 

Ligue  antigermanique;  Anciens  combattants 
de  70;  Union  franco-anglaise....  Nombreuses 
étaient  les  délégations. 

En  tête  du  cortège,  les  autorités  civiles  et 
militaires.  Les  chasseurs  alpins  formaient  la 
haie.  Quand  le  cortège  avait  passé,  la  foule  se 
repliait  et  marchait  à  la  suite. 

On  arriva  ainsi  devant  le  monument  :  quatre 
villes,  gracieusement,  tendent  à  la  reine  des 
gerbes  fleuries  :  Nice,  Cannes,  Grasse  et  Men- 
ton. Maubert  est  aussi  l'auteur  du  monument 
d'Alphonse  Karr  à  Saint-Raphaël,  et  je  ne  pou- 
vais m'empêcher  de  penser,  devant  celui  de  la 
reine  Victoria,  que  toutes  ces  fleurs,  oflertes 
par  les  villes  sculptées  dans  le  marbre,  sont  un 
peu  l'œuvre  d'Alphonse  Karr,  poète  et  jardi- 
nier, qui  créa  à  Nice  le  charmant  commerce 
des  fleurs  coupées. 

A  gauche  du  monument,  adossé  à  un  terrain 
déclive  et  verdoyant,  se  massaient,  militaire- 
ment immobiles,  les  officiers  anglais,  écossais, 
irlandais;  à  droite  et  dans  la  même  attitude, 
des  officiers  français. 

Au  premier  rang,  en  chef  de  file,  se  tenait, 
très  grand  et  de  belle  allure,  le  duc  de  Teck, 
frère  de  S.  M.  Mary,  reine  d'Angleterre,  impé- 


HIP!   HIP!   HIP!   HURRAIIÎ  219 

ratrice  des  Indes.  La  duchesse  de  Teck  était 
présente,  apportant  à  cette  assemblée  grave  le 
charme  d'une  grâce  accueillante. 

La  ville  de  Nice  —  et  je  suis  fier  d'un  tel 
honneur  —  m'avait  prié  de  prononcer  les 
seules  paroles  qui  furent  apportées  devant  le 
monument.  Madame  Moreno,  l'impeccable  ar- 
tiste, voulut  bien  dire  mon  poème  :  Vive  V An- 
gleterre! Ce  cri  et  celui  de  Vive  la  France!  furent 
répétés  par  la  foule.  «  Hip!  hip!  hurrah!  ».  La 
minute  fut  profondément  émouvante. 

Et  très  émouvant  aussi  pour  lé  poète,  l'instant 
où  il  prononça  les  paroles  suivantes  : 

Anglais!  le  globe  est  bleu;  c'est  une  sphère  d'eau; 
Et  l'eau  sans  borne  est  votre  empire  libre  et  beau, 
Et  votre  bouclier  couvre  l'orbe  du  monde... 
Entre  la  France  et  vous  la  haine  fut  profonde.... 

Quand  s'acheva  ce  dernier  vers,  je  perçus 
comme  un  frisson  d'inquiétude  dans  une  partie 
de  mon  auditoire  (la  française);  les  Anglais 
restèrent  impassibles;  vivement,  très  vivement, 
je  passai  au  vers  suivant,  pour  le  souligner  avec 
lenteur  : 

Mais  ce  triste  vallon  est  comblé  par  nos  morts! 

Alors,  je  crus  entendre  le  soupir  de  soulage- 


220  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

ment  de  ceux  qui  avaient  craint  une  trop 
grande  hardiesse  du  poète;  les  têtes  de  l'im- 
mense public  ondulèrent;  on  eût  dit  d'un 
souffle  de  vent  salubre  passant  sur  des  pins 
sonores. 

Et  nous  fraternisons,  même  dans  le  remords 
(Kipling  l'a  dit)  d'avoir,  à  Rouen,  brûlé  Jeanne, 
La  guerrière  d'amour,  la  sainte  paysanne; 
Et  celle  dont  le  nom  se  prononce  à  genoux, 
Fait  ce  prodige  encor  :  votre  entente  avec  nous! 

L'effet  du  nom  de  Jeanne  d'Arc  fut  immense. 
La  foule  n'hésita  plus.  Le  poète  avait  dit  la 
parole  qui  traduisait  le  sentiment  de  deux 
peuples  alliés,  et  qui  n'affrontait  le  souvenir 
d'un  passé  de  haine  que  pour  le  faire  fondre  au 
feu  ardent  des  sympathies  nouvelles. 

J'étais  donc  très  fier  d'avoir  répondu  au  sen- 
timent de  la  foule.  Malheureusement  dans  les 
premières  strophes  du  poème,  j'avais  omis  de 
donner  un  particulier  souvenir  à  l'Irlande;  non 
par  oubli,  mais  parce  que,  ayant  à  improviser 
mon  discours,  qui  me  fut  demandé  presque  à 
la  dernière  heure,  j'avais  effacé  par  mégarde, 
en  «  recopiant  »,  ce  nom,  d'ailleurs  prestigieux  : 
Irlande. 

A  ce  sujet,  un  Irlandais  au  nom  très  illustre, 


HIP!  HIPl  HIP!  HURRAH!  221 

le  comte  O'Connell,  qui  signe  :  «  Médaillé  de  la 
guerre  de  70  »,  m'a  écrit  hier  une  lettre  de  gé- 
néreux reproche.  Je  la  résume  : 

«  En  1870,  le  chiffre  des  volontaires  irlandais 
fut  si  élevé  que  le  gouvernement  français  en 
forma   une    légion    spéciale.    M.     le   colonel 
Massu,   commandant    de    l'état   de     siège  au 
Havre,  souhaita  la  bienvenue  aux  Irlandais  au 
nom  de  l'armée  française.  La  municipalité  était 
représentée  par  M.   Félix  Faure,    adjoint   au 
maire.  M.  P.-J.  Smyth,  membre  du  Parlement 
(et  vieil  ami  de  M.  O'Connell)  s'exprima  ainsi  : 
Nous  voulons  nous  séparer  de  la  honteuse  indiffé- 
rence de  l'Europe.  Nous  sommes  Irlandais,  amis 
de  la  France,  et  nous  sommes  pour  vous  et  avec 
vous  JUSQU'A  LA  MORT.  Aujourd'hui  (191 4-1915), 
il  y  a  dans  la  nouvelle  armée  de  lord  Kitchener 
50  pour  100  de  la  population  irlandaise  née  en 
Angleterre  Grande-Bretagne,  tandis  qu'il  n'y  a 
que  7  pour  100  de  la  population  anglaise.  » 
Je  restitue  ici  les  trois  vers  qui  furent  omis  : 

Salut,  noble  Angleterre,  à  jamais  libre  et  grande  1 
Ecosse!  honneur  fidèle  à  tes  clans  de  légende! 
Fidélité  toujours  et  partout  à  l'Irlande. 

Semperet  ubique  fidelis,  c'est  la  devise  de  la 
célèbre  brigade  irlandaise.  «  Irlande,  m'écrit  le 


222  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

comte  O'Gonnell,  aimant  passionnément  la 
France,  unie  à  elle  par  d'innombrables  alliances 
historiques,  a  toujours  et  partout  suivi  la  for- 
tune des  armées  françaises.  L'amour  vrai  se 
traduit  par  des  services.  » 

Fidélité  toujours  et  partout  à  l'Irlande' 


LA  GRANDE  PATRIE 

Avez-vous  lu  le  manifeste  superbe  des  flamin- 
gants ?  Les  flamingants  de  Belgique  sont  les 
Flamands  qui  voudraient  le  rester,  le  rester 
purement  jusqu'à  ne  point  admettre  que  la 
langue  française  soit  la  langue  officielle  de  leur 
pays.  Rien  de  plus  honorable  que  ce  désir.  La 
question,  en  tout  temps,  est  de  savoir  s'il  est 
réalisable  et  si  le  sentiment' n'est  pas  ici  en 
contradiction  formelle  avec  les  possibilités.  Du 
moins  la  théorie  des  flamingants  est  elle  actuel- 
lement en  désaccord  avec  les  plus  hauts  intérêts 

de  la  Belgique. 

Cet  amour  de  la  langue  qu'ont  parlée  nos 
mères  fait  partie  intégrante  de  notre  amour 
pour  la  petite  patrie.  Les  antipatriotes,  qui  sont 
des  idéologues  forcenés,  oublient  que  le  patrio- 
tisme, en  son  essence,  n'est  pas  une  idée; 
c'est  un  sentiment,  le  plus  simple,  le  plus  natu- 
rel, le  plus  impérieux  des  sentiments.  Il  est  lié 
à  l'amour  que  nous  avons  pour  nos  mères.  Il 
commence  à  celui  qu'on  éprouve  pour  l'habitat, 


'224  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

et  sans  doute  rhomme  primitif  a  aimé  son  ter- 
rier, son  gîte,  sa  caverne.  Là  il  avait  ses  sou- 
venirs ;  les  parois  de  la  roche  s'imprégnaient  à 
la  longue  de  son  humanité  ;  il  y  traçait  des 
signes,  d'abord  grossiers,  qui  fixaient  certains 
de  ses  souvenirs  ;  et  ainsi  son  rocher  finissait 
par   devenir    un   peu    de    lui-même,   comme 
aujourd'hui  le  logis  retient  un  peu  de  l'âme  de 
l'habitant  qui  l'a  orné  selon  son  esprit,  son  âme 
et  son  cœur.  Aux  alentours  du  «  chez  nous  », 
le  sentier  familier,  la  rue  connue,  les  maisons 
des  voisins,  les  usages  du  groupe,  et  leur  lan- 
gage et  l'accent  particulier  avec  lequel  ils  le 
parlent,   tout  cela    nous  est  cher   parce    que 
nous  sentons  que  cela  est  encore  nous.  Si  le 
groupe  vient   à  connaître  la  nécessité   de  se 
défendre  contre  un   cataclysme,  un    cyclone, 
contre  une  épidémie,  contre  l'incendie  ou  les 
malfaiteurs,  nous  savons,  même  si  nous   n'y 
songeons    point    habituellement,    qu'il    nous 
défendra  en  se  protégeant.  Loin  de  son  village, 
tel  brave  homme  de  France  se  trouvera  comme 
perdu,  esseulé,  fût-ce  en  France,  ^t  si  dans 
une  cité  française  où  l'accent  est  tout  différent 
du  nôtre,   nous  rencontrons,  par  hasard,   un 
inconnu,  qu'à  son  dialecte  nous  reconnaissons 
pour  un  homme  de  notre  province,  aussitôt  une 


LA  GRANDE  PATRIE.  225 

joie  nous  vient  au  cœur.  Cet  inconnu  nous 
semble  un  ami;  un  lien  est  entre  nous.  Nous 
voilà  en  confiance,  fût-ce  à  la  légère  ;  et  rien 
jamais  n'empêchera  un  exilé  de  tressaillir  lors- 
que, enterre  étrangère,  il  reconnaît,  il  retrouve 
sa  patrie  dans  les  intonations  et  le  langage  d'un 
passant. 

Tant  qu'il  existera  des  hommes,  semblable 
émotion  restera   émotion  incoercible,    douce, 
digne  d'être  honorée,  et  si  naturelle  que  nul 
raisonnement  n'empêchera  jamais  qu'elle  soit. 
Voilà  le  patriotisme  initial;   il  ne  reconnaît 
que  la  petite  patrie.  Quand  plusieurs  groupes, 
cités,    provinces,     se    sont    soudés,    ont   fait 
alliance,  se  sont  donné  des  usages  et  des  lois 
identiques,  ont  adopté  une  langue  commune, 
parce  qu'ils  ont  des  intérêts  communs,  le  pa- 
triotisme n'apparaît  plus  que  comme  une  idée 
politique;  il  s'impose  à  la  réflexion  avant  de 
s'imposer  au  cœur,  mais  le  cœur  finit  par  sen- 
tir que  la  protection  de  la.  nation  par  elle-même 
fait  seule  la  sécurité  de  la  province,  de  la  cité, 
du  village  ;  et  c'est  pourquoi  le   félibre  Félix 
Gras  a  écrit  cette  formule  qui  est  aujourd'hui 
celle  de  tous  les  félibres  :  «  J'aime  mon  village 
plus, que  ton  village;  j'aime  ma  province  plus 
que   ta  province;   j'aime  la   France  plus   que 


15 


^i-26  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

tout  I  »  Pourquoi  l'enfant  aime-t-il  sa  mère  plus 
que  tout?  Parce  qu'elle  est  sa  protection,  et  cela 
n'abaisse  nullement  l'amour  filial  ;  cela  l'expli- 
que. «  La  France  plus  que  tout!  »  Ah!  comme 
il  faut  l'aimer!  comme  on  la  sent  maternelle  à 
tous  ses  fils!  Gomme  cet  amour  finit  par  devenir 
un  passionné  sentiment  lorsqu'on  sait,  lorsqu'on 
voit  que,  sans  l'idée  française,  l'homme  serait 
partout  diminué,  non  seulement  sur  notre  ter- 
ritoire mais  sur  toute  la  surface  du  globe.  Avec 
tous  ses  défauts,  qu'il  aime  trop  à  proclamer, 
le  Français  est,  en  effet,  un  magnifique  propa- 
gateur de  libertés,  un  inventeur  d'idées,  en 
science,  en  art;  un  protecteur  de  faiblesse,  un 
créateur  de  justice,  un  émancipateur  vers  qui 
les  peuples  lèvent  un  regard  d'espérance. 

Eh  bien,  et  les  flamingants?  Les  flamingants 
faisaient,  chez  eux,  la  guerre  à  la  langue  fran- 
çaise, par  amour  pour  la  flamande.  Le  gouver- 
nement allemand  a  voulu  profiter  de  cette  dis- 
position d'esprit  des  flamingants  pour  se  les 
rendre  favorables  «  en  leur  accordant  des 
faveurs  linguistiques  »  que  nul  d'entre  eux  n'a- 
vait sollicitées.  Les  politiciens  d'Allemagne 
comprenaient  fort  bien  que  le  langage  est  la 
patrie  môme;  que  les  mots  dans  leur  racine 
rattachent  l'âme  d'un  peuple  à  ses  plus  pro- 


LA  GRANDE  PATRIE.  227 

fondes  origines;  et  ils  espéraient  (sauf  à  repren- 
dre plus  tard  l'autorisation  donnée)  que  per- 
mettre le  flamand  aux  vieux  Flamands,  ce  serait 
les  séduire  par  là,  les  détacher  de  l'esprit  mo- 
derne de  la  Belgique,  qui  est  «  esprit  de 
France  ».  Oh!  oui,  esprit  de  France!  Loyauté 
belge  et  loyauté  française  sont  même  chose  ;  et 
même  chose  sont  l'héroïsme  français  et  l'hé- 
roïsme belge.  La  Belgique,  solidaire  de  la 
France  par  les  traités  violés,  la  Belgique  mar- 
tyrisée par  les  affreux  Germains,  s'est  sentie 
Outragée  par  les  propositions  des  reîtres.  Les 
flamingants  se  sont  indignés  quand  l'ennemi  a 
pu  croire  que  leur  âme  était  capable  de  se  pré- 
férer à  l'âme  wallonne  et  de  se  séparer  d'elle  en 
face  de  la  persécution.  Belgique  avant  tout  ï 
s'écrièrent-ils,  comme  nos  provinces  disent  : 
«  France  avant  tout  !  »  Et  ils  rédigèrent  leur 
manifeste.  Et  ce  manifeste  est  signé  par  le 
grand  député  flamand,  Frans  van  Gauwelaert  et 
par  plusieurs  autres  députés  et  littérateurs.  Ils 
disent  qu'ils  désapprouvent  énergiquement, 
dans  les  circonstances  présentes,  toute  discus- 
sion entre  les  partisans  de  la  langue  française  ' 
et  ceux  de  la  langue  flamande.  Ils  affirment 
solennellement  leur  fidéhté  au  roi  et  au  pays 
et  que  le  mouvement  flamand  n'est  pas  une 


228  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

école  dti  défaillance  au  devoir,  mais  une  école 
d'honneur,  de  sacrifice  et  d'amour  de  la  liberté. 
«  Entre  les  Allemands  et  nous,  s'écrient  les 
flamingants,  coule  le  ruisseau  de  sang  versé 
par  notre  jeunesse  combattante  et  par  des  mil- 
liers de  civils  innocents.  Au  cas  où  un  seul 
flamingant  s'abaisserait  à  faire  cause  commune 
avec  les  Allemands,  il  commettrait  un  crime  de 
haute  trahison,  tout  aussi  bien  vis-à-vis  du 
mouvement  flamand  que  vis-à-vis  de  la  Bel- 
gique. » 

Bravo,   les   Flandres  !  c'est  ainsi  qu'on  fait 
les  grandes  patries  ! 


LA  "  POIRE  "   PURE 

Une  ferme  voisine  de  ma  bastide  est  habitée 
par  un  couple  de  travailleurs  qui  a  deux  fil- 
lettes. Les  mignonnes  nous  font  quelquefois 
une  visite  que  je  qualifierai  de  majestueuse. 
L'une  a  cinq  ans,  l'autre  en  a  quatre.  Elles  sont 
trop  petites  pour  leur  âge,  en  sorte  que  leur 
démarche  assurée,  leurs  moindres  gestes,  pren- 
nent, de  l'exiguïté  de  leur  taille,  je  ne  sais 
quoi  de  très  drôle.  La  plus  jeune  suit  l'aînée 
avec  une  fidélité  sans  défaillance.  C'est,  on  le 
sent,  sa  protection,  sa  Providence,  et  elle  lui  a 
donné  toute  sa  confiance. 

Quand  elles  arrivent,  je  les  fais  asseoir  très 
cérémonieusement,  après  leur  avoir  tiré  mon 
bonnet  plusieurs  fois,  en  m'inclinant  devant 
elles.  Les  deux  petites  personnes  regardent  ces 
saints  extraordinaires  sans  paraître  étonnées,  ni 
amusées,  comme  elles  regardent  les  arbres  du 
jardin  ou  les  nuées  du  ciel....  Il  est  évident 
qu'elles  acceptent  la  vie  telle  qu'elle  est,  qu'elles 
ne  discutent  pas  avec  elle,  et  mes  révérences, 


230  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

que  je  voudrais  plaisantes,  font  pour  elles  sim- 
plement partie  du  spectacle  de  la  vie,  comme 
le  balancement  des  branches  de  l'arbre  ou  la 
course  du  nuage.... 

—  Bonjour,  mesdemoiselles,  quelles  nou- 
velles aujourd'hui  ? 

Elles  ne  répondent  rien  ;  elles  me  regardent 
sans  trop  de  familiarité,  mais  sans  sauvagerie, 
avec  le  calme  de  la  confiance  parfaite. 

Leur  mère  pour  elles  répond  : 

—  11  y  a  du  nouveau,  monsieur  ;  elles  savent 
une  chanson  que,  depuis  quelques  jours,  on  ap- 
prend à  nos  petits,  dans  les  écoles. 

Je  demande  à  entendre  la  chanson.  L'aînée 
se  lève,  fait  deux  pas  vers  moi;  sa  sœur  la  suit 
comme  pour  ne  pas  perdre  sa  protection,  et  se 
tient  debout  derrière^  elle  ;  toutes  deux  me 
regardent  sans  crainte  mais  sans  sourire.  Je 
suis  persuadé  que  la  vie  leur  semble  une  chose 
très  grave. 

La  chanteuse  attaque  la  première  note.  Sa 
voix  est  fine,  fine,  ténue  comme  un  fil  de  la 
vierge.  Vous  savez  qu'on  ne  parvient  jamais  à 
comprendre  les  paroles  chantées,  même  quand 
elles  le  sont  par  une  grande  diva;  je  suis  donc 
devenu  très  attentif  et  voici  ce  que  j'entends, 
sur  l'air  de  la  Marseillaise  : 


LA  "  POIRE  »  PURE. 


La  poire  pure  rayonne. 


231 


Et  les  couplets  se  succèdent,  mais  aucun  sens 
ne  s'en  dégage  pour  moi.  quand  tout  à  coup 
ce  vers  m' arrive  distinctement  : 

Les  Aulrichiens  sont  en  déroute. 

Cela  ne  m'apprend  rien  de  nouveau,  sinon 
que  la  chanson  est  un  hymne  guerrier...  ah! 
mais   oui!   La  poire  pure.'..,   c'est  «  la  çiloire 
pure    »    qu'il  faut    entendre.   Tout  s'explique. 
Depuis  ce  temps  j'ai  appelé  mes  deux  chan- 
teuses :  les  poires  pures.  Je  trouve  que  1  epi- 
théte  rachète  complètement  la  trivialité  du  mot 
poire  et  restitue  à  la  sottise  des  êtres  de  can- 
deur ou  d'innocence  —  l'honneur  auquel   ils 
ont   droit.  Poirrs,  soit,  parce  que  ce  sont  de 
pauvres  créatures  humaines,  mais  pures  parce 
que  ce  sont,  en  quelque  manière,  des  anges. 

Ne  sentez-vous  pas  qu'à  partir  d'un  certain 
â-e  il  est  un  peu  absurde  de  rester  une  poire 
pure,  c'est-à-dire  un  de  ces  êtres  qui  ne  sau- 
raient croire  à  une  action  qu'ils  ne  voudraient 
pas  commettre?  une  de  ces  créatures  sans  ma- 
lice, totalement  incapables  de  défense,  de  mé- 
fiance, de  divination  ou  de  pénétration  psycho- 


232  DES  CRIS  DANS  LA  MÈLÈE. 

logique  du  mal  ?  Elles  sont  si  bonnes,  si 
bonnes,  qu'on  peut  tout  leur  faire  sans  risques; 
chacun  sait  cela  et  en  profite.  On  sait  qu'elles 
excuseront  toujours  par  un  point  les  pires 
fautes,  les  pires  coupables.  Leur  bienveillance 
est  infinie,  l'élévation  de  leurs  sentiments  est 
indiscutable,  mais  leur  défaite  dans  la  vie  est 
assurée  :  «  la  poire  pure  rayonne  »,  ô  Tolstoï! 

On  se  demandera  où  je  veux  en  venir  avec 
ce  portrait,  d'ailleurs  rigoureusement  exact,  de 
deux  fillettes  innocentes  qui  chantent  un  hymne 
guerrier?  A  ceci,  qu'elles  symbolisent  quelque 
chose  de  l'âme  française  populaire.  Et  quoi 
donc?  Une  ingénue  et  dangereuse  confiance 
dans  la  bonté  des  hommes  ;  une  parfaite  igno- 
rance des  perfidies  du  Malin. 

Rappelez-vous  ce  dialogue  d'un  officier  fran- 
çais avec  un  officier  allemand  prisonnier  : 

—  Vos  soldats,  dit  à  l'Allemand  le  Français, 
commettent  en  France  des  atrocités.  Prenez 
garde  que  nous  vous  rendions  la  pareille? 

L'officier  allemand,  loin  de  se  déconcerter, 
se  prit  à  sourire  : 

—  Oh  !  fit-il,  nous  ne  craignons  pas  cela  de 
vous  :  noblesse  oblige! 

Ce  mot  a  tous  les  caractères  sataniques  réu- 
nis. Noblesse  oblige,  c'est-à-dire  :  «  Vous  êtes, 


LA    '  POIRE  "  PURE. 


■233 


VOUS   Français,  des  poires  pures  —  oh!  d'une 
telle    pureté    que    nous    pouvons    étrç    sans 
crainte;  vous  ne  répondrez  jamais  à  nos  abo- 
minations que  par  les  générosités  qui  vous  sont 
naturelles.  Nous  savons  que  votre  bon  cœur 
l'emportera  toujours  sur  les  solides  raisons  que 
vous  auriez  de  vous  montrer  durs  envers  nous; 
nous  savons  que  votre  bonté  de  cœur  est,  selon 
Vous,  une  noblesse;   et  c'est  bien,  en  effet, 
même  à  nos  yeux,  une  noblesse  véritable,  mais 
que  nous  n'avons  pas  et  que  nous  ne  voulons 
pas  avoir.  Nous  sacrifions  et  sacrifierons  tou- 
jours tout  à  nos  intérêts,   nous  autres.  Nous 
sommes  la  raison  scientifiquement  calculatrice, 
et  nous  prenons  en  pitié  vos  sentiments  che- 
valeresques. Vous   ne    voudrez    pas  vous  dé- 
mentir. Gela  vous  serait  d'ailleurs  impossible. 
Vous   resterez    des    poires   pures    :    Noblesse 

oblige!  » 

Tel  est  le  discours  contenu  en  puissance  dans 
le  mot  bref  de  l'officier  allemand,  mais  les  Bo- 
ches se  trompent  s'ils  croient  pouvoir  être  fé- 
roces avec  impunité.  Est-ce  à  dire  qu'il  faut 
souhaiter  que  les  bons  Français  tirent  ven- 
geance, après  la  victoire,  des  cruautés  alle- 
mandes? (Eil  pour  œil,  dent  pour  dent?  Non, 
PS,  car  il  est  bien  vrai  que  noblesse  oblige  ; 


cert^^s 


254  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

mais  il  y  a  d'autres  lois  que  la  loi  de  Lynch,  et 
laFrance  fera  justice  sans 'cesser  d'être  la  noble 
France.  C'est  même  là  qu'est  sa  noblesse  véri 
table,  nationale  :  vouloir  par-dessus  tout  la  jus- 
tice. La  France  trouvera  le  moyen  de  punir  le 
crime,  de  châtier  pirates  et  bandits;  elle  y  par 
viendra  en  restant  digne  d'elle-même.  L'idéal 
français  n'est  pas  une  bonté  niaise,  c'est  une 
loyauté  justicière. 

Et  si,  par  hasard,  ô  Allemands,  vous  entendez 
chanter,  en  ce  moment,  par  des  écoliers  de 
France  :  «  La  poire  pure  rayonne  »,  soyez  sûrs 
que  vos  oreilles  vous  trompent.  C'est  la  gloire 
pure,  qu'il  faut  entendre. 


ALLEMANDS   ET  VANDALES 

A  voir  les  Allemands  se  ruer  sur  de  beaux 
pays  qu'ils  dévastent,  à  les  voir  massacrer  les 
populations  inoffensives,  incendier  les  plus  ma- 
gnifiques monuments,  07i  ne  comprend  pas  et 
l'on  s'écrie  tous  les  jours  :  «  Ah  !  les  Vandales  !  » 
(h'oit-on  vraiment  que  ce  soit  là  un  jugement 
sévère  et  conforme  à  la  justice?  Il  n'en  est  rien; 
on  fait  injure  aux  Vandales  :  les  Allemands 
sont  pires.  Faux  civilisés  et  faux  barbares,  ils 
-ont  monstrueux. 

Les  Vandales  étaient  des  sauvages  vrais,  des 
appétits,  en  quête  de  proie,  obéissant  en  aveu- 
-;les  aux  lois  naturelles  qui  veulent  qu'ayant 
faim  on  mange,  fût-ce  son  semblable.  On  ne 
reproche  pas  à  des  bandes  de  loups  affamés 
d'être  cruels  parce  qu'ils  attaquent  troupeaux 
et  berger.  On  se  défend  contre  eux  sans  haine 
et  sans  mépris. 

On  n'est  pas  un  criminel  parce  qu'on  est  un 
loup,  un  lion  ou  un  tigre,  et  qu'on  dévore  vi- 
vantes de  très  innocentes  gazelles. 


'236  DES  CRIS  DANS  LA  MELEE. 

Le  crime  sans  nom  des  x\llemands,  c'est 
d'avoir  une  kulture  ;  c'est  d'être  des  conscients 
raisonnants  et  hypocrites. 

C'est  d'employer  à  leur  œuvre  de  mort 
et  de  ruine  des  engins  perfectionnés  par  une 
science  dont  ils  ont  ravi  les  secrets  aux  races 
qui  sont  seules  dignes  de  les  détenir,  parce 
qu'elles  ont  le  culte  de  la  Justice  et  du 
Droit. 

C'est  d'être  des  chrétiens  et  d'agir  au  rebours 
du  suave  conseil  évangélique,  en  osant  se 
réclamer  de  Dieu  le  Père  ! 

Leur  crime,  c'est  d'être  des  philosophes  et 
de  faire  parler  au  banditisme  le  langage  sacré 
de  la  sagesse  !  c'est  de  mettre  leur  dialectique 
au  service  du  pire  mensonge.  Leur  mensonge 
est  tel  qu'ils  nous  font  la  plus  impardonnable 
des  offenses  en  nous  croyant  assez  sots  pour 
en  être  dupes. 

Le  crime  des  Allemands,  ce  n'est  pas  d'être 
un  peuple  abruti  par  une  discipline  automa- 
tique, c'est  d'avoir  des  intellectuels  qui  ont 
voulu  et  forgé  cette  discipline,  qui  l'admirent 
et  qui  la  défendent. 

On  ne  peut  que  pardonner  aux  Vandales, 
hordes  ignorantes  que  la  faim  rend  furieuses. 
On  ne  pardonne  pas  à  la  nation  qui  orpanisp 


ALLEMANDS  ET  VANDALES.  '^''"^ 

savamment  le  meurtre,  le  vol,  le  viol,  rincen- 
die,  la  dévastation. 

Que  dit  l'Allemagne  intellectuelle?  Ceci 
textuellement  :  «^Le  hêtre  dans  la  forêt  étouffe 
tout,  autour  de  lui,  pour  vivre  et  s'élever  par- 
dessus les  autres  végétaux.  Il  a  raison.  Sa 
force,  c'est  son  droit.  »  Et  encore  :  «  Le  tigre 
dans  la  jungle  égorge  les  proies  dont  il  a 
besoin  pour  vivre.  La  force,  c'est  son  droit. 
C'est  sa  force  qui  fait  de  lui  le  roi  légitime  de 
de  la  jungle.  » 

Il  est  vrai  que   l'homme  a  pu  légitimement 
autrefois  vivre  à  la  façon  du  hêtre,  et  régner  à 
la  façon  du  tigre;  mais  il  y  a  beau  temps  qu'il 
n^estplus  un  végétal  ni  une  brute  des  forêts.  Il 
a  sans  doute  marché  —  dans  les  temps  préhis- 
toriques —  à  quatre  pattes.  Il  s'est,  depuis,  mis 
debout  ;  il  a  levé  les  yeux  vers  les  astres.  En 
.e  réclamant  des  fatalités  impérieuses  de  l'ins- 
tinct, la  honteuse  Allemagne  nous  donne   le 
spectacle  d'une  intellectualité  à  quatre  pattes 
et  qui  plonge  dans  des  chairs  crues  une  gueule 
rouge  de  sang. 

Or,  comme  il  existe  une  conscience  humaine 
universelle,  l'Allemagne,  qui  le  sait  bien,  a  eu 
peur  tout  à  coup  de  la  réprobation  du  monde. 
Alors,  toujours  intellectuelle  et  philosophante, 


238  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

cette  Bête  d'Apocalypse  a  osé  dire  :   «  On  me 
reproche  bien  injustement   ma   férocité    à  la 
guerre.    Faut-il    que  le    monde   soit  injuste, 
jaloux  et  méchant!  J'ai  fusillé,  c'est  vrai,  des 
prêtres,  des  enfants  et  des  femmes.  J'ai  quel- 
quefois mis  mes  soldats  à  l'abri  des  balles  der- 
rière un  troupeau  de  femmes,  d'enfants  et  de 
vieillards   français  et  belges,    comptant  bien, 
avec  sagacité,  que  l'ennemi  naïf  ne  voudrait  pas 
tirer  sur  les   siens.  J'ai  incendié  des  villages 
entiers,  usines,  châteaux  et  chaumières.  J'ai, 
sans  raisons  militaires  et  même  sans  aucune 
autre  raison  avouable,  bombardé  et  fait  crouler 
de   précieux  monuments,    des    chefs-d'œuvre 
d'architecture,  des  bibliothèques,  des  musées 
et  des  cathédrales.  Et  l'on  a  crié  au  Vandale  ! 
On  a  eu  tort  !  Je  ne  suis  pas  le  Vandale  igno- 
rant. Je  suis  l'Allemagne  consciente,  sublime, 
et  toutes  ces  horreurs,  je  les  ai  commises  par 
humanité!  Vous  ne  comprenez  pas?  Vous  allez 
comprendre  :  j'ai  réfléchi  et  j'ai  pensé,  dans  ma 
sagesse,  que  plus  la  guerre  que  j'apporte  sera 
horrible,  et  plus  tôt  les  populations   lassées, 
terrorisées,    sentiront,    vaincues    par    l'excès 
brusque  de  leurs  souffrances,  qu'il  faut  faire  la 
paix  à  tout  prix.  Obtenir  rapidement  la  victoire, 
c'est  mettre  rapidement  un  terme  aux  angoisses 


ALLEMANDS  ET  VANDALES.  259 

de  mon  ennemi.  Vous  voyez  bien  que  je  suis 
•une  race  de  pitié,  de  douceur,  de  délicatesse, 
de  tendresse,   une   race   chrétienne  enfin,  et 
digne  des  respects  du  monde  civilisé.  « 

Vous  savez  tous,  lecteurs  de  France,  que, 
accusée  de  férocité,  l'Allemagne  intellectuelle  a 
plaidé  ainsi  sa  cause.  Ces  choses  épaisses  ont 
été  dites.  L'Allemagne  a  pu  croire  que  l'uni- 
vers imbécile,  le  tribunal  universel  de  l'opi- 
nion, admettrait  la  pureté,  la  sainteté  secrètes,  de 
ses  intentions!  L'Allemagne  parlant  ainsi  vou- 
lait se  donner  les  attitudes  d'un  ange  suave  tis- 
sant un  voile  d'innocence  avec  des  fils  de  la 
Vierge!  Le  monde  a  ri;  il  n'a  vu  qu'un  ours 
maniant  des  poutres  et  s'efPorçant  de  jongler 
avec!  Non,  ce  ne  sont  pas  là  d'ingénus  bar- 
bares, d'excusables  Vandales;  ce  sont  des  civi- 
lisés coupables,  dont  les  invraisemblables  ruses 
sont  dévoilées.  Toutes  les  abominations  qu'ils 
commettent  ont  été  préméditées,  et  nous  con- 
naissons le  vrai,  l'unique  mobile  de  l'efTroyable 
agresseur.  Que  personne,  donc,  ne  dise  plus  : 
«  Il  est  impossible  de  comprendre  leur  rage  de 
destruction.  Apparemment,  ils  ont  perdu  la 
tète!  Quand  ils  subissent  une  déconvenue,  il 
faut  croire  que  leur  orgueil  s'affole,  et  alors, 
ils  se  vengent,  sans  raisonner,  sur  les  gens  et 


240  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

sur  le's  choses.  Ce  sont  des  impulsifs  et  des 
inconscients,  »  Ne  répétez  jamais  plus  ces 
choses.  Tous  leurs  actes  sont  raisonnes  point 
par  point,  et  voulus.  Ce  sont  de  faux  barbares, 
si  le  mot  «  barbare  »  veut  dire  non  cultivé.  Ce 
sont  de  vrais  cultivés  au  contraire  :  vous  savez 
bien  que  certains  jardiniers  (tel  Nietzsche)  ont 
pour  idéal  de  produire  des  monstres. 

Le  fond  de  leur  pensée,  le  voici  : 

«  Nous  sommes  un  peuple  prolifique.  Nous 
avons  besoin  de  terres  nouvelles  pour  nous  y 
installer  et  y  vivre.  La  Belgique  et  la  France 
sont  sous  notre  main.  Elles  seront  à  nous  bien- 
tôt, mais  à  quoi  nous  serviront-elles  si,  une 
fois  allemandes,  elles  continuent  à  être  encom- 
brées de  Français  et  de  Belges?  Détruisons  les 
indigènes!  Nous  ne  pouvons  le  faire  qu'à  la 
faveur  de  la  guerre...  Vite!  des  pastilles  incen- 
diaires! vite,  des  prétextes  à  tout  fusiller.  Fai- 
sons place  nette  pour  demain!  Drutschiand 
iXher  ailes!  » 

Et  tournant  vers  le  tribunal  universel  leur 
visage  d'hypocrisie,  ils  vont  répétant  :  «  Nous 
vous  paraissons  cruels?  Quelle  erreur!  Com- 
bien de  fois  faudra-t-il  vous  dire  que  si  nous 
menons  une  guerre  d'atrocités,  ce  n'est  qu'afin 
de  rendre  plus  vite  à  nos  vaincus  les  douceurs 


ALLEMANDS  ET  VANDALES.  241 

de  la  paix?...  Dieu,  qui  nous  juge,  ne  s'y 
trompe  pas!  Si  nous  sommes  horribles,  c'est 
par  bonté  d'âme  !  » 

Le  maire  de  Lyon,  M.  Herriot,  a  écrit  récem- 
ment :  «  Il  faut,  chaque  jour  davantage,  par  des 
enquêtes,  par  des  témoignantes  irrécusables, 
établir  que  cette  guerre,  c'est  le  grand  crime 
allemand,  afin  qu'après  les  heures  d'indignation 
et  de  colère,  resplendisse  l'aube  de  justice.  » 

Mais,  en  attendant,  n'essayez  pas  de  ramener 
au  calme  d'un  juge  de  profession  les  victinies 
du  crime  allemand  :  leur  fureur  est  utile;  leur 
colère  est  sacrée. 


16 


L'OREILLER    DU    BLESSE 

C'est  une  œuvre  entre  toutes  bien  touchante. 
«  Elle  a  pour  but  de  munir  les  formations  sani- 
taires d'oreillers  mesurant  0",50  sur  O^jSB.  Ces 
oreillers  sont  garnis  de  charpie  de  laine  désin- 
fectée, puis  recouverts  d'une  taie  blanche  facile 
à  enlever  et  à  laver.  En  moins  de  six  semaines, 
il  en  a  été  expédié  plus  de  trois  mille  à  Nantes, 
Rennes,  Tours,  etc.  Les  fonds  ont  été  produits 
par  des  quêtes  faites  dans  les  écoles  de  Nantes  et 
du  département  de  la  Loire -Inférieure;  la 
charpie  a  été  faite  en  classe;  c'est  en  classe 
également  que  les  taies  d'oreiller  ont  été  cou- 
sues. » 

Cette  œuvre  a  été  fondée  par  M°*  Buffet, 
née  de  Boisguilbert,  femme  de  M.  Buffet,  con- 
seiller général  de  la  Loire-Inférieure,  et  par 
M""  Einholtz,  directrice  d'école,  place  des 
Garennes,  à  Nantes. 

Il  semble  qu'il  suffise  de  signaler  cette  fon- 
dation pour  faire  affluer  les   secours  dans  la 


L'OREILLER  DU  BLESSE.  243 

caisse,  aujourd'hui  peu  riche,  de  la  Société  qui 
porte  ce  titre  suggestif  :  U Oreiller  du  blessé. 


Oui  de  nous  ne  se  rappelle  une  mauvaise  nuit 
passée,  par  exemple,  dans  un  wagon  de  3^  classe, 
entre  deux  voisins  qu'on  s'efforçait  de  ne  point 
gêner,  et  qui  avaient,  eux,  pris  la  précaution 
de  se  munir  d'un  oreiller.  Même  installé  dans 
un  coin  du  wagon,  et  n'ayant  par  conséquent 
qu'un  seul  voisin,  rappelez-vous  le  malaise 
qu'on  éprouvait  à  ne  trouver  contre  l'angle  de 
la  voiture  qu'un  appui  dur  et  glissant. 

Rappelez-vous  enfin  la  plainte  évangélique  : 
((  Il  n'avait  pas  même  une  pierre  où  reposer  sa 
tête  !  »  On  dirait  que  cette  absence  d'un  oreiller, 
fût-il  plus  rude  ^ que  la  roche,  a  été  consi- 
dérée par  l'Évangile  comme  le  symbole  par 
excellence  d'une  grande,  de  la  plus  grande 
misère!  Et  si,  au  lieu  de  la  souffrance  d'un 
voyageur  jeune  et  bien  portant,  cette  absence 
d'appui  se  trouve  être  la  torture  d'un. malade, 
d'un  blessé  de  la  guerre,  qui  cherche,  dans  la 
fièvre,  à  garantir  des  secousses  de  son  train 
sanitaire,  un  membre  brisé  et  saignant,  alors ^ 


'244  DES  CHIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

imaginez  le  supplice!  et  la  pitié  vous  prendra 
aux  entrailles.  Songez  à  la  lenteur  des  trains,  à 
la  longueur  interminable  de  la  route,  et  des 
heures .  Le  blessé,  à  toute  seconde,  se  retourne, 
s'agite,  cherchant  une  attitude  meilleure,  celle 
qui  pourrait  assoupir  ses  douleurs.  Il  ne  la 
trouve  point,  il  ne  pourra  pas  la  trouver  tant 
qu'il  n'aura  pas  à  sa  disposition  l'oreiller  du 
blessé,  «  garni  de  charpie  de  laine,  faite  en 
classe  »  et  «  recouvert  d'une  taie  blanche,  facile 
à  enlever  et  à  laver  ». 

Pourquoi  répétons-nous  volontiers  ces  mots  : 
«  faite  en  classe  »?  Parce  que  l'oreiller  du 
blessé  nous  paraît  devoir  être  par  excellence 
le  cadeau  des  enfants  à  nos  soldats.  Pour- 
quoi encore  ?  Parce  que  l'enfance  est  l'âge  des 
sommeils  heureux,  des  sommeils  bercés  et  pro- 
tégés. Nul  mieux  qu'un  enfant  ne  saura  com- 
prendre le  besoin  de  protection  de  ces  vaillants 
qui,  une  fois  mutilés,  redeviennent  eux-mêmes 
enfants  tout  à  coup  et  qui  appellent  leur  mère . 
Nul,  mieux  que  l'enfant,  ne  comprend  le 
charme  du  petit  lit  qui  se  presse  contre  le  lit 
maternel,  comme  une  frêle  embarcation  contre 
un  bateau  secourable  ;  nul  ne  sent  mieux  la 
bienveillance  des  rideaux  qui  abritent  les  rêves; 
nul  mieux  que  l'enfant  ne  conçoit  la  douceur 


L'OREILLER    DU    BLESSÉ.  2  5:. 

des  couvertures  blanches  et  des  oreillers  bien 
blancs. 

Cher  petit  oreiller,  doux  et  chaud  sous  ma  tête, 
Plein  de  plume  choisie,  et  blanc,  et  fait  pour  moi, 
Quand  on  a  peur  du  vent,  des  loups,  de  la  tempête. 
Cher  petit  oreiller,  que  Ion  dort  bien  sur  toi  ! 

L'œuvre  de  V Oreiller  du  blessé  a  son  siège  à 
Nantes.  Il  n'y  a  qu'à  écrire  à  M""^'  Buffet  et 
Einholtz,  à  Nantes,  pour  avoir  d'elles,  s'il  en 
est  besoin,  des  renseignements  complémen- 
taires. Il  faut  les  aider  dans  leur  œuvre  si 
bienfaisante;  si  profondément  utile,  si  émou- 
vante. 

Je  suis  persuadé  que  si  les  instituteurs  et  les 
institutrices  expliquent  aux  enfants  l'œuvre  de 
VOreiller  du  blessé^  tous  les  écoliers  donneront 
avec  élan  leur  petit  sou  ou  leurs  gros  sous,  afin 
de  procurer  à  nos  soldats  blessés  un  peu  de 
repos,  le  coussin  rêvé  qui  endort  les  douleurs 
lancinantes. 

Tenez,  lisez  cette  lettre.  Elle  émane  du  mé- 
decin en  chef  du  train  sanitaire  3  bis,  de  l'Est  : 

«  M.  le  D""  Ferry  Wilczek  remercie  de  son 
gracieux  envoi  Madame  la  Présidente  de  l'œuvre 
VOreiller  du  blessé.  Il  croit  s'acquitter  en  partie 
de  sa  dette  de  reconnaissance  en  disant  à 
Madame  la  Présidente  toute  la  joie  qu'il  ressent, 


246  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

quand  un  blessé  souffre  en  route  et  qu'ayant 
fixé  le  membre  endolori  par  un  ou  deux  cous- 
sins, il  s'entend  dire  que  toute  souffrance  a 
disparu.  C'est  désormais  grâce  à  vous  et  à  vos 
collègues,  Madame,  que  ces  mots  seront  dits, 
et  le  sourire  du  blessé  sera  pour  vous.  » 

Petits  enfants,  chers  écoliers,  vous  voudrez 
qu'il  s'adresse  à  vous  aussi,  ce  sourire  recon- 
naissant du  blessé.  Un  cadeau  (rien  n'est  plus 
certain)  prend  un  sens  particulier,  une  valeur 
spéciale  selon  la  main  qui  le  donne.  Lorsqu'ils 
sauront  que  l'oreiller  secourable  qu'on  leur 
apportera  dans  les  trains  sanitaires,  est  un 
cadeau  de  l'enfance  française,  que  la  charpie 
dont  il  a  été  rembourré  a  été  faite  dans  les 
écoles,  nos  chers  blessés  lui  trouveront  une 
tiédeur  suave  de  duvet.  Il  aura,  le  coussin 
donné  par  l'enfance,  une  vertu  de  talisman,  un 
pouvoir  magique.  Lorsqu'un  soldat  endolori 
posera  sur  lui  son  front,  le  coussin  lui  dira 
quelles  mains  l'ont  préparé  et  offert  ;  il  contera 
à  ce  pauvre  héros  les  souvenirs  de  sa  propre 
enfance  ;  il  lui  dira,  comme  aux  jours  où  il 
était  au  berceau  :  «  Dors,  petit,  ta  mère  veille 
sur  toi;  ta  mère,  c'est  la  France,  et  c'est  aussi, 
par  un  délicieux  prodige,  l'enfance  qui,  pour 
toi,  s'est  faite  maternelle.  » 


LETTRE  OUVERTE 

A  UN  INCONNU 

Mon  ami,  vous  m'écrivez  en  ennemi  déter- 
miné, parce  que  vous  n'aimez  pas  la  guerre 
(moi  non  plus)  et  vous  trouvez,  dites-vous,  que 
celle  dont  nous  souffrons  est  mal  conduite  puis- 
qu'elle dure  !  Vous  ne  consentez  pas  à  rendre 
hommage  au  généralissime  parce  qu'il  n'a  pas 
refoulé,  après  la  victoire  de  la  Marne,  les  Alle- 
mands en  Allemagne.  La  guerre  âe  tranchées 
vous  indigne  ;  vous  regrettez  les  beaux  corps  à 
corps  que,  d'ailleurs,  vous  condamnez,  l'huma- 
nité ayant,  selon  vous,  mieux  à  faire  que  «  du 
viol,  du  vol,  de  l'entr'égorgement  »  à  la  façon 
des  malades  qui  font  de  la  fièvre  paludéenne 
ou  de  la  tuberculose.  Et  comme,  de  toutes  mes 
forces,  je  m'emploie,  par  la  plume  et  par  la  pa- 
role, à  consoler  ceux  qui  se  désolent  sans  profit 
pour  personne  et  à  montrer  à  ceux  qui  se  déses- 
pèrent les  subhmes  raisons  d'espérer  qui  se 
multiplient  chaque  jour,  vous  ne  trouvez  rien 
de  mieux  que  de  m'injurier  un  peu,  même 
beaucoup,  même  énormément,   —   et,  ce  fai- 


us  DES  CHIS  DANS  LA  MÊLÉl::. 

sant,  vous,  pacifiste,  vous  vous  comportez  en 
batailleur;  vous,  humanitaire,  vous  m'adressez 
des  paroles  de  haine  ;  vous,  humanitaire  fran- 
çais, vous  vous  mettez  en  état  de  violence  et 
de  guerre  contre  la  France  qui  combat  pour  la 
paix. 

Laissez-moi  vous  dire,  mon  ami,  mon  frère 
français,  que  le  plus  intelligent,  le  mieux  doué 
et  même  le  plus  instruit  des  hommes  ne  peut 
pas  tout  juger.  Il  faudrait  pour  disserter  de 
toutes  choses  et  décider  sur  toutes  choses  (et 
plus  que  jamais  de  nos  jours  où  les  branches 
de  la  connaissance  se  sont  multipliées  à  l'infini), 
il  faudrait  un  savoir  encyclopédique  qu'un  seul 
homme  est  incapable  de  posséder;  le  temps  de 
plusieurs  existences  ne  pourrait  pas  sutïire  à 
tout  apprendre,  ni  même  seulement  à  tout 
effleurer. 

Or,  d'après  le  style  de  votre  lettre,  on  voit 
tout  de  suite  que  vous  n'avez  pas  poussé  très 
loin  vos  études,  et  il  paraît  bien  évident  que  la 
tactique  et  la  stratégie  militaires  vous  sont  des 
sciences  inconnues.  Je  me  hâte  de  vous  dire, 
mon  ami,  que  je  n'y  entends  pas  grand'chose 
non  plus.  Je  no  vous  apporte  que  des  raisons 
de  sentiment  et  de  sens  commun,  et  si  je  les 
crois  bonnes,  excellentes   même,  contre   les 


vôtres,  —  c'est   que  les  vôtres  sont  découra- 
geantes, et  les  miennes  vivifiantes. 

Que  les  miennes  soient  vivifiantes,  pourquoi 
puis-je  me  permettre  de  l'affirmer?  D'abord  parce 
qu'elles  me  réconfortent  moi-même,  ensuite 
parce  que  je  reçois  d'autres  lettres  que  la  vôtre, 
plus  douces,  et  à  tout  instant,  des  lettres  d'in- 
connus, soldats  et  officiers,  qui  combattent  et 
meurent  dans  ces  tranchées  que  je  maudis  avec 
vous  ;  —  et  ils  m'écrivent  :  «  Redites-nous  sou- 
vent de  ces  bonnes  paroles  qui  nous  prouvent 
que,  derrière  nous,  sur  le  sol  de  la  France  resté 
vierge  de  la  souillure  allemande,  —  on  pense 
à  nos  efforts,  à  nos  misères,  et  qu'on  croit, 
comme  nous,  invinciblement  à  la  victoire  finale. 
Vos  espérances,  si  fermement  exprimées,  nous 
soutiennent  en  doublant  les  nôtres.  » 

Voilà  ce  qu'ils  répètent  à  l'envi;  et  comme 
c'est  surtout  pour  eux  que  j'écris,  vous  me  per- 
mettrez, mon  ami,  de  penser  que  mes  paroles 
sont  allées  heureusement  à  leur  adresse  et  que, 
lorsque  vous  y  répondez  par  des  cris  de  haine, 
vous  allez  à  rencontre  même  de  ce  que  vous 
désirez  avec  moi  :  la  paix  du  monde  assurée 
par  les  armées  de  la  Justice,  du  Droit  et  de 
la  Liberté. 

—  u  Mais,  iiisistez-vous,  qu'est-ce  qui  vous 


250  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

permet  de  croire  à  la  victoire  finale  et  aux 
mérites  de  nos  généraux? 

—  D'abord,  ô  mon  ami,  je  crois  à  la  fin, 
heureuse  pour  nous,  des  hostilités,  parce  que 
la  foi  est  une  force  mystérieuse  qui  naît  et 
s'impose  à  nous,  malgré  nous.  Cette  force  est 
créée  en  nous  par  des  raisons  insaisissables, 
mais  réelles  qui,  probablement,  si  on  parvenait 
à  les  formuler,  entraîneraient  l'adhésion  des 
esprits  positifs.  Elles  sont  de  ces  impondérables 
qui,  sans  échapper  à  notre  intuition,  échap- 
pent à  notre  analyse,  mais  qui  agissent  souve- 
rainement —  et  d'autant  plus  souverainement 
peut-être  qu'ils  sont  hors  de  notre  prise. 

A  la  certitude  que  je  sens  impérieuse  en  moi, 
je  donne  librement,  et  après  réflexion,  mon 
adhésion  complète,  parce  que  je  sais,  je  vois, 
que  cette  certitude  se  communique  de  proche 
en  proche  et  devient  la  source  d'utiles  efforts. 
Rappelez-vous  ceci  :  Qui,  d'avance,  se  croit 
battu,  est  battu  d'avance. 

Quant  aux  mérites  de  nos  chefs  d'armées, 
les  résultats  qu'ils  ont  déjà  obtenus  plaident 
assez  pour  eux,  si  on  ne  fait  pas  abstraction, 
comme  vous,  des  perfides  et  puissantes  prépa- 
rations de  l'ennemi.  Nos  chefs,  je  les  vois  ap- 
prouvés, loués,  porteurs  pairs,  par  l'^«  hommes 


LETTRE  OUVERTE  A  UN  INCONNU.  251 

de  métier,  et  mon  incompétence,  plus  prudente 
que  la  vôtre,  accepte  ces  jugements  que  le  bon 
sens  ratifie....  Il  faut  songer,  pour  être  juste, 
que  nous  manquions  de  préparation  à  la  guerre, 
et  cela  précisément  parce  que  vos  coreligion- 
naires politiques,  aveuglés  par  un  humanita- 
risme qui  fut  longtemps  celui  des  poètes,  ne 
pouvaient  pas  croire  à  la  perfidie  teutonne,  à  la 
barbarie  teutonne,  à  la  trahison  des  prétendus 
humanitaires  d'Allemagne. 

D'ailleurs,  j'aime  mieux  m'en  tenir,  pour 
justifier  ma  confiance  dans  le  généralissime  par 
exemple,  aux  raisons  impondérables  :  Il  y  a 
quelque  temps,  un  officier  supérieur,  qui  venait 
d'assister  à  une  entrevue  du  général  Joffreavec 
divers  généraux,  n'a  pu  s'empêcher  de  dire  : 
«  Pour  qu'un  homme  qui  porte  le  fardeau  de 
tant  de  responsabilités  garde  ce  calme  absolu, 
cette  sérénité  parfaite,  —  il  faut  qu'il  soit  bien 
définitivement  sûr  du  résultat  final,  c'est-à-dire 
de  la  victoire  de  son  pays  !  »  Nous  serions  à  la 
fois  absurdes  et  criminels  si  nous  n'avions  pas 
confiance.  J'entends  bien,  mon  ami,  que  vous 
êtes  pressé.  Soyez  plus  raisonnable.  Sachez 
attendre,  et  ne  répandez  pas,  je  vous  en  sup- 
phe,  les  impressions  que  vous  m'avez  com- 
muniquées.   Ce    serait  tirer   sur  vos  troupes, 


i.'D  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

VOUS  qui  détestez,  me  dites-vous,  la  trahison 
...  Oui,  sur  vos  troupes,  car  fussiez-vous 
anarchiste  et  le  plus  exaspéré  des  anarchistes, . 
considérez  bien  que  vous  n'avez  de  salut,  vous 
et  les  vôtres,  que  celui  de  la  France.  Avec  elle 
et  en  elle,  vous  serez  sauvé  ou  perdu.  —  Ce  sont 
les  partis  les  plus  avancés  qui  sont  le  plus 
menacés  par  l'Allemagne  féodale,  par  l'Alle- 
magne de  ce  kaiser  qui,  de  ses  sujets,  a  fait 
des  esclaves  grâce  à  la  discipline  d'acier  qui 
courbe  sous  lui  le  militarisme  prussien.  En  Al- 
lemagne, le  soldat  dans  le  rang  reçoit  sans 
sourciller  le  coup  de  pied  au  derrière  ou  le  coup 
de  cravache  en  travers  de  la  figure.  Vaincu  avec 
la  France,  vous  deviendriez  ce  militaire-là.  Ne 
l'oubliez  pas. 

Si  vous  êtes,  mon  ami,  l'ennemi  déterminé 
de  ce  noble  empereur,  soyez  confiant,  afin  de 
la  mériter,  dans  la  victoire  française  qui  vous 
permettra  de  penser  librement,  d'être  ce  que 
vous  êtes,  quoi  que  vous  soyez. 

Plus  vous  aimez  la  paix  et  la  liberté,  plus 
vous  devez  applaudir  à  la  résistance  française, 
compter  sur  la  victoire  et  espérer  dans  le  génie 
de  la  France.  Vous  aurez,  demain,  toute  lati- 
tude pour  être  un  ingrat  à  votre  aise,  quand 
la  France  sera  de  nouveau  la  France  paisible. 


LA   PETITE   FLEUR  ROUGE 

J'ai  reçu,  d'une  maman,  une  bien  délicieuse 
et  très  judicieuse  lettre. 

Délicieuse  lettre,  jugez-en  :  la  mère  me  parle 
de  son  fils;  il  a  19  ans,  il  s'est  engagé  comme 
matelot.  Elle  me  dit  :  «  Il  y  a  six  mois,  il  avait 
l'air  d'un  grand  bébé  à  moustache  ;  depuis 
qu'il  a  enfilé  la  vareuse  et  coiffé  le  bonnet,  il 
a  pris  l'air  trop  sérieux  d'un  capitaine  sur  qui 
pèse  la  lourde  responsabilité  de  son  navire.  Et 
de  l'Adriatique  il  nous  écrit  des  lettres  enthou- 
siastes et  désolées  :  enthousiaste  de  ce  que  ses 
yeux  s'ouvrent  sur  la  vie  et  sur  le  monde  dans 
un  décor  de  féerie,  —  et  désolées  de  se  sentir 
encore  inutile.  Pensez  donc,  Monsieur!  il  vou- 
drait bien  sauver  aussi  un  peu  la  patrie,  ce  gar- 
çon! »  N'ai-je  pas  raison  de  la  trouver  déli- 
cieuse, cette  lettre?  Quelle  allègre  façon,  quelle 
manière  élégante  et  naturelle  de  parler  du 
jeune  marin,  sans  allusion  aucune  aux  périls 
qu'il  peut  courir!  Le  bébé  à  moustache  a  pris 


254  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

pour  de  bon  l'air  d'un  capitaine  et  il  veut  sau- 
ver un  peu  sa  patrie  :  cela  suffit  ;  la  mère  fran- 
çaise est  fîère  de  son  garçon.  Elle  ajoute  : 
«  Merci  encore,  merci  pour  le  «  col-bleu  », 
grand  col  d'enfant,  symbole  de  la  touchante  et 
proverbiale  naïveté  du  marin;  merci  pour  le 
pompon  rouge,  petite  fleur  d'héroïsme  poussée 
sur  le  bonnet  bleu,  crânement.  Merci  ». 

Et  maintenant  que  vous  savez  pourquoi  j'ap- 
pelle délicieuse  la  lettre  de  cette  maman, 
—  vous  allez  voir  pourquoi  je  la  trouve  judi- 
cieuse. 

Le  fils  de  cette  vaillante  Française  venait,  au 
moment  où  a  éclaté  la  guerre  de  se  présenter  à 
l'Ecole  Navale  et  d'être  déclaré  admissible. 

Jusqu'à  ce  moment-là  on  avait  annoncé  qu'on 
prendrait  à  Navale  150  de  nos  jeunes  gens  :  on 
décida  de  n'en  prendre  qu'une  centaine.  Notre 
jeune  admissible,  avec  le  numéro  105  ou  106, 
après  l'oral,  se  trouva  éliminé.  Premier  désa- 
vantage pour  lui,  du  fait  de  la  déclaration  de 
guerre. 

On  pensait  que  nos  jeunes  gens  seraient  pris 
sans  oral,  comme  à  Saint-Gyr  et  à  Polytech- 
nique, comme  à  l'Ecole  de  Santé  militaire.  Il 
n'en  fut  rien.  Les  élèves  complètement  reçus 


LA  PETITE  FLEUR  ROUGE.  255 

furent  incorporés  en  qualité  de  simples  mate- 
lots mais  ils  font  partie  officiellement  de  l'Ecole 
Navale.  Quant  aux  autres,  on  leur  a  permis 
seulement  de  s'engager  dans  la  flotte.  «  Pour- 
quoi, implore  la  mère  de  notre  jeune  col-bleu, 
n'avoir  pas  fait,  à  ce  moment-là,  une  distinc- 
tion entre  les  admissibles  ayant  assez  bien 
passé  l'oral,  et  ceux  qui  n'avaient  pas  réussi 
à  l'écrit  ?  Et  notez  que  parmi  ceux-ci  plusieurs 
avaient  échoué  précédemment  deux  ou  trois 
fois.  Et  maintenant,  quand  il  va  falloir  statuer 
sur  l'avenir  de  ces  enfants,  ne  fera-t-on  rien 
de  plus  pour  ceux  qui  vraiment  avaient  fait 
quelque  chose  ?...  Parlez  pour  nos  enfants, 
Monsieur.  » 

Certes,  les  dieux  ont  eu  leurs  raisons,  sans 
doute  excellentes,  et  je  ne  suis  pas  dans  le 
conseil  des  dieux;  mais  —  les  choses  étant 
comme  il  vient  d'être  dit  —  il  semblerait  juste 
que  la  réclamation  de  cette  courageuse  maman 
fût  entendue.  Elle  n'appelle  aucune  faveur  ; 
elle  demande  un  peu  de  justice  distributive, 
et  je  dis  que  ses  observations,  si  gentiment 
présentées,  sont  judicieuses. 

La  postulante  voudrait  qu'on  prît  à  Navale 
les  jeunes  gens  qui  se  trouvent  dans  la  même 
situation  que  son  fils.  Elle  voudrait  que  leur 


256  DES  CRIS  DANS  LA  MELEE. 

avenir  fût  fixé  cette  année,  quand  on  devrait 
leur  faire  passer  un  examen  de  circonstance  en 
tenant  compte  des  notes  antérieures  et  de  l'in- 
terruption des  études;  elle  voudrait  qu'on  ne 
les  laissât  pas  dans  une  démoralisante  incerti- 
tude au  sujet  de  leur  avenir,  et  que,  au  con- 
traire, on  leur  donnât  «  ardeur  et  courage  dans 
ce  beau  métier  d'officier  de  marine  qu'ils  sau- 
ront alors  sûrement  devoir  être  un  jour  le 
leur....  Je  vous  assure,  Monsieur,  qu'il  serait 
dommage  que  certains,  que  je  connais,  n'en- 
trassent pas  dans  la  carrière....  —  Votre  fils, 
par  exemple.  Madame?  —  Mais  certainement, 
, Monsieur!  » 

Voilà,  transmises  au  public,  les  observations 
d'une  mère  qui  sait  réclamer  sans  se  plaindre. 
Je  souhaite  vivement  que  ces  considérations 
paraissent  convaincantes  à  quelques-uns  de 
mes  puissants  confrères,  à  Maurice  Barrés,  par 
exemple,  qui  n'a  jamais  eu  un  talent  plus  sûr, 
plus  pénétrant,  plus  efficace  que  depuis  l'heure 
où  les  cris  de  la  patrie  offensée  passent  par  sa 
voix  comme  ils  passaient  par  celle  de  l'admi- 
rable M.  de  Mun. 

...  Le  voyez-vous,  dans  l'Adriatique,  sur  un 
de  nos  bateaux  de  France,  le  gentil  col-bleu,  le 
grand  bébé  à  moustache,  qui  a  pris  des  airs  de 


LA  PETITE   FLEUR  ROUGE.  2o7 

capitaine,  depuis  qu'il  a  coiffé  le  bonnet  bleu?  Il 
a  dix-neuf  ans  ;  et  s'il  était  né  55  jours  plus  tard, 
«  serait  encore  sur  les  bancs  du  lycée  !  »  Mais 
il  est  là-bas;  il  écrit  à  sa  maman  des  lettres 
enthousiastes  à  la  fois  et  désolées;  il  aime  tant  la 
mer  et  notre  marine  française  !  il  se  voyait 
aspirant,  avec  la  casquette  où  brille  la  petite 
ancre  dorée  !  il  est  simple  matelot  et  ne  le 
regrette  pas,  au  contraire!  il  sacrifiera  bien  des 
choses,  même  sa  vie,  à  la  douce  France,  —  mais, 
sans  le  dire,  il  pense  que  son  sacrifice  mérite- 
rait qu'on  ne  le  privât  point  du  titre  officiel 
d'élève  de  Navale,  qu'il  croyait  tenir,  qu'il 
tenait,  dont  la  guerre  le  prive  —  que  la  guerre 
au  contraire  aurait  pu  lui  conférer  plus  tôt...  11 
jalouse  Saint-Gyr  et  Polytechnique. . . .  Et  je  pense 
qu'il  a  bien  raison,  —  et  je  plaide  pour  lui. 

De  grâce.  Monsieur  le  ministre  de  la  marine, 
examinez  ce  cas  intéressant.  Ne  pouvez-vous 
rien,  dites,  pour  le  petit  matelot,  qui,  hier, 
admissible  à  Navale,  a  été  refusé  avec  le  numéro 
105  ou  106,  parce  qu'on  a  reçu  seulement 
100  élèves  au  lieu  de  150,  à  cause  de  la  guerre? 
mais  regardez-le  donc.  Monsieur  le  ministre  ; 
ses  yeux  brillent  d'un  espoir  sublime  ;  son 
grand  col  bleu  de  marin  rappelle  encore  le 
large  col    d'enfant  qu'arrangeait  sa    vaillante 

17 


258  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

mère  sur  ses  épaules  d'écolier;  —  et,  sur  sa 
fîère  jeune  tête  frémit  le  pompon  des  marins 
de  Dixmude,  la  petite  Oeur  rougp,  —  rouge 
comme  la  crête  du  coq  gaulois,  rouge  comme 
le  sang  généreux  de  cette  adolescence  fran- 
çaise, qui  est  prête  à  tous  les  sacrifices  pour 
nous  donner  la  victoire  du  droit,  de  la  justice 
et  de  l'amour  :  «  rouge  petite  fleur  d'héroïsme 
poussée  sur  le  bonnet  bleu,  crânement.   » 


FENETRE    D'HOPITAL 

Lorsque  j'étais  un  petit  écolier,  j'habitais, 
pendant  les  vacances,  une  maison  de  campagne 
aux  environs  de  Toulon.  Par  toutes  les  fenê- 
tres qui  s'ouvraient  au  midi,  on  voyait,  res- 
plendissante, la  rade  de  Toulon,  par  delà  la 
ville  et  l'arsenal;  —  et,  par  dessus  les  collines 
en  presqu'île  qui  ferment  la  rade,  on  aperce- 
vait la  pleine  mer,  azur  et  or  incandescents. 
C'est  sur  ce  tableau  que  s'ouvrirent  mes  yeux 
d'enfant;  cet  horizon  m'apprit  la  beauté. 

Je  fus  naguère,  soixante  ans  plus  tard, 
accueilli  d'urgence  dans  un  hôpital  de  la  ma- 
rine; —  j'y  suis  arrivé  sans  voir  les  chemins, 
et  quand,  le  lendemain  matin,  on  a  ouvert  la 
fenêtre  de  ma  chambre,  j'ai  retrouvé,  dans  ce 
cadre  étroit,  l'infini  spectacle  qui  charma  mes 
premiers  regards  d'enfant.  Impression  à  la  fois 
triste  et  douce.  La  vie  finissante  reliée  à  la  vie 
commençante.  Le  retour  au  point  de  départ. 
Le  cercle  qui  se  ferme.  Mais  que  de  change- 
ments dans  les  détails  du  tableau!  La  ville  et 


260  DES  CRIS  DANS  LA   MKLEE. 

l'arsenal  n'ont  plus  les  mêmes  aspects.  Tout 
vit,  même  les  murs  des  cités,  tout  meurt, 
renaît,  se  transforme.  Et,  au  changement  qui 
s'est  opéré  dans  ce  qui  me  semblait  immuable, 
je  sens  mieux  encore  la  fuite  de  la  vie.... 

Qu'elle    est   vaste,    par    le    tableau    qu'elle 
enserre,    cette    haute     fenêtre    étroite!    Elle 
s'ouvre    sur    des    jardins    en    terrasse,    tout 
neufs,    aux   plantes  encore    adolescentes.    Au 
bord  d'un  terre-plein  qui  porte  des  buissons  de 
roses,  se  dresse  un  jeune  marronnier.  Il  a,  cet 
arbrisseau,  l'air  gauche  des  enfants  parvenus  à 
l'âge  ingrat.  Ses  trois  maîtresses  branches  sont 
trop  épaisses,  ses  feuilles  trop  larges  par  rap- 
port au  tronc,  qui  est  frêle.  Il  porte  à  sa  cime 
deux  thyrses  en   fleurs   qui  semblent  lourds 
pour  sa  taille.    Il  a  l'air  d'un  jouvenceau  qui 
veut  «  faire  l'homme  ».  Pourtant,  demain,  je  le 
verrai  tenir  tête  à  un  coup  de  vent  effroyable. 
Secoué,  comme  arraché,  perdant  ses  fleurs,  il 
résistera!  Il  résistera  d'une  façon  vraiment  sur- 
prenante.   Il    a  des  souplesses  de  roseau  en 
révolte.    On  sent  qu'il  ne   veut  pas  céder   à 
l'orage.    Courbé    à    moitié  vers  le   sol,  il  se 
relève  d'un  coup,  sous  la  pluie  cinglante,  et  se 
rejette   en  arrière  dès  que  le  vent,  comme  à 
bout  d('  force,  le  lâche  un  instant.  Je  me  sens 


FENÊTRE  D'HOPITAL.  i<>l 

plein  d'admiration  pour  le  petit  arbuste.... 
•  C'est  un  Marie-Louise;  et  je  me  sens  tout  ému. 
En  cette  saison,  les  orages  durent  peu.  Voici 
le  calme  revenu  avec  le  soir.  Le  malade,  qui 
était  assis,  renverse  sa  tête  sur  l'oreiller.  Alors, 
je  ne  vois  plus  que  du  ciel,  quelques  nuages 
en  flocons,  très  hauts,  traversés  par  le  vol 
tournoyant  des  martinets  et  des  hirondelles, 
qui  rôdent,  gracieux,  éveillant  des  rêves  de 
douce  paix,  de  nids  gazouillants  et  pleins  d'at- 
tente. Et  cependant  ces  oiseaux  sont  de  petites 
tombes  vivantes,  des  monstres  en  maraude,  en 
quête  de  proies!  Ce  n'est  pas  pour  la  joie  de 
nager  haut  dans  l'espace  et  la  lumière  qu'ils 
tournoient  ainsi  sans  repos,  —  c'est  pour 
«  faire  la  guerre  »,  la  guerre  aux  faibles!  Et 
plus  haut  qu'eux,  alors,  monte  dans  le  ciel  le 
regard  du  malade.  Ne  révéleras-tu  jamais  ton 
secret  aux  hommes,  ciel  mystérieux,  si  cruel  et 
si  beau  ?  A  cette  question,  un  sot  attend  une 
réponse.  '<  Un  sot  attend  une  réponse  !  »  Qui  a 
dit  cela?, Henri  Heine  — -et  tout  ramène  tou- 
jours ma  pensée  à  la  guerre,  à  l'horrible  Alle- 
magne que  son  lîls  Heine  n'aimait  pas.  Ne  l'ai- 
mait-il  pas?  En  sommes-nous  sûrs?  Nietzsche, 
lui  aussi,  prétendait  ne  point  l'aimer;  mais  son 
antipathie  pour  son.  pays  doit  rester  suspecte, 


'262  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

puisque  son  pays  tout  entier  est  devenu  son 
élève  et  n'agit  que  selon  sa  philosophie 
féroce.... 

La  nuit  s'est  faite.  L'extinction  des  feux 
sonne  dans  les  casernes  toutes  voisines.  Les 
notes  très  mélancoliques  des  clairons  montent 
vers  les  étoiles...  et  la  sonnerie  se  prolonge, 
s'agrémente  de  variations  ;  —  et  cela  veut  dire 
(on  me  l'a  expliqué)  que  demain  matin  il  y 
aura  un  départ  de  soldats  pour  le  front....  La 
sonnerie  conte  cela  aux  étoiles  ;  elle  est  triste 
et  vaillante  ;  comment  serait-elle  gaie?  Elle  le 
deviendra  quand  elle  pourra  dire  :  «  Dormez, 
c'est  l'heure;  mais  la  victoire  est  acquise.  Sur 
vos  lits,  il  y  aura,  ce  soir,  des  lauriers.  Dormez 
dans  la  joie  et  la  gloire.  » 

Hélas!  l'heure  joyeuse  n'est  pas  encore  arri- 
vée! La  nuit  est  longue  au  malade....  Enfin,  le 
jour  se  fait....  «  Comme  c'est  beau,  la  lumière!  » 
Je  pense  aux  paroles  de  Gœthe  mourant  : 
«  Encore  plus  de  lumière  »,  disait-il.  et  l'on 
assure  qu'il  paillait  symboliquement.  C'est  le 
cri  d'un  Latin.  Napoléon  disait  de  Gœthe  : 
c(  C'est  un  homme  !  »  Que  penserait-il,  cet 
homme,  de  l'Allemagne  actuelle,  celle  de 
Guillaume,  de  Bismarck,  de  Nietzsche?  de  cette 
Allemagne  qui  n'aime  pas  le  feu  pour  sa  clarté 


FENÊTRE   D'HOPITAL.  263 

mais  pour  ses  fumées  puantes  et  homicides? 

Ce  qu'il  penserait,  nous  le  savon-s  car  c'est 
lui,  Gœthe,  qui  a  écrit  :  «  Les  Prussiens 
sont  nés  cruels;  la  civilisation  les  rendra  fé- 
roces... ». 

Par  ma  fenêtre  ouverte,  voici  que  dans  ma 
chambre  entre  tout  à  coup  la  diane,  claire 
comme  les  cuivres  qui  la  sonnent  et  où  se  mire 
le  soleil  levant....  La  diane  sonne.  La  vie 
recommence  aujourd'hui,  toute  pareille  à  celle 
d'hier.  Quel  est  ce  bruit  de  mer  roulant  des 
galets  vers  la  plage,  pour  les  reprendre  aussitôt 
en  les  entraînant  dans  son  mouvement  de 
recul?  La  mer  est  trop  loin  d'ici  pour  être 
entendue.  Ce  bruit  régulier,  pareil  à  celui  des 
plages  caillouteuses,  qu'est-ce  donc?  C'est  le 
bruit  des  mitrailleuses  :  dans  les  gorges  de  la 
haute  colline,  au-dessus  de  l'hôpital,  nos  sol- 
dats s'exercent.  On  tire  sans  relâche.  L'écho 
des  vallées  répercute  le  crépitement  des 
balles....  La  guerre!  la  guerre!  l'abominable 
guerre  allemande,  l'admirable  défense  fran- 
çaise, la  vision  des  batailles,  des  douleurs,  des 
héroïsmes,  des  calamités,  des  sublimités,  entre 
par  ma  fenêtre  avec  le  bruit  de  marée  que  font 
au  loin  les  mitrailleuses  et  les  fusils....  Quand 
te  tairas-tu,  marée  infernale?  Quand  ne  te  ver- 


'^64  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

rai-je  plus  en  rêve,  marée  de  sang?  Oh!  la 
France  aimante,  la  France  libre  et  fîère,  la 
France  humaine,  sauvez  la  France,  l'espoir  du 
monde,  canons,  fusils,  mitrailleuses,  engins 
maudits  que  la  légitimité  des  droits  défendus 
rend  sacrés  ! . . . 


FAUTES   D'ORTHOGRAPHE 

Parmi  les  lettres  que  veulent  bien  m'écrire 
mes  lecteurs,  j'en  ai  reçu  une,  cette  semaine, 
dont  je  vous  dirai  tout  à  l'heure  le  sens  général, 
mais,  de  cette  lettre  je  veux  d'abord  souligner 
certaine  phrase  et  y  répondre.  La  voici  :  «  Un 
enfant  du  peuple  vous  a  écrit  une  lettre  sans 
orthographe,  que  vous  devez  bien  mépriser  ! . . .  » 
Ah!  cher  lecteur,  je  jugerais  digne  de  peu  d'es- 
time l'homme  qui  mépriserait  une  lettre  parce 
qu'elle  n'est  pas  d'une  orthographe  irrépro- 
chable. L'orthographe,  l'art  d'écrire  les  mots 
correctement,  ou,  s'il  se  peut,  d'une  manière 
qui  rattache  le  mot  à  ses  racines,  peut  fort 
bien  être  ignorée  d'un  honnête  homme,  d'un 
brave  cœur,  d'un  homme  d'esprit  et  même 
d'un  homme  de  génie.  J'imagine  qu'un  physi- 
cien peut  faire  des  découvertes  qui  accroissent 
le  trésor  des  connaissances  et  écrire,  par  exem- 
ple, filosofie  avec  des  /",  au  lieu  de  ph.  Cela  n'a 
qu'une  importance  relative,  à  telles  enseignes 
qu'une  société  s'est  fondée  pour  la  réforme  ra- 


266  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

tionnelle  de  l'ancienne  orthographe.  Cette  So- 
ciété pense  qu'il  faut  se  contenter  d'écrire  les 
mots  avec  le  moins  de  lettres  possible,  pourvu 
que  l'écriture  reproduise  le  son;  ainsi  :  filozofie 
aura  raison  contre  philosophie.  Pour  moi,  il  est 
vrai,  j'aime  mieux  l'ancienne  orthographe,  primo 
par  habitude,  secundo  et  surtout  parce  qu'il 
plaît  aux  écrivains  de  retrouver  dans  l'ortho- 
graphe les  traces  du  passé  des  mots.  Je  crois 
aussi  que  la  langue  écrite  selon  les  vieilles 
formes  est  une  partie  respectable  de  l'héritage 
d'une  race,  mais  je  sacrifierais  volontiers  mes 
préférences  en  cette  matière,  et  bien  d'autres 
choses  encore,  si  ce  sacrifice  devait  aider  la 
marche  du  progrés  intellectuel  et  moral  de  la 
nation,  accroître  le  bien-être  des  malheureux; 
si,  en  un  mot,  le  salut  d'un  peuple  en  dépen- 
dait. En  vérité,  il  n'en  est  rien.  Qu'il  sache 
mettre  l'orthographe  ou  non,  un  homme  est  ce 
qu'il  est,  bon  ou  pervers,  honnête  ou  non.  Sa 
connaissance  de  l'arithmétique  même  ne  le  mo- 
difie pas  en  bien,  c'est  quelquefois  le  contraire; 
et  la  vanité  de  savoir,  comme  toute  autre  vanité, 
est  un  danger  moral.  Ce  qui  fait  l'homme,  ce 
n'est  ni  la  fortune,  ni  même  la  science,  c'est  sa 
faculté  d'aimer,  d'avoir  pitié  et  de  se  dévouer  à 
l'occasion  ;  c'est,  en  un  mot,  les  qualités  du  cœur. 


FAUTES  D'ORTHOGRAPHE.  267 


J'ai  eu  un  grand'père  (il  avait  douze  ans  en 
1789),  qui  parlait  le  patois  de  Provence,  et  fai- 
sait, en  parlant  français,  des  fautes  qui  équi- 
valaient à  des  fautes  d'orthographe.  C'était 
bien  le  plus  charmant,  le  plus  aimant,  le  plus 
noble  des  roturiers;  et  il  est  resté,  dans  mon 
souvenir,  à  une  place-  que  n'atteindront  jamais 
bien  des  «  gros  savants  ».  Je  crois  bien  que 
ma  grand'  mère  ne  savait  pas  lire  ;  cela  n'ôtait 
rien  (c'était  peut-être  tout  au  contraire)  à  ses 
qualités  d'esprit  et  de  cœur.  Pour  régler  les 
notes  de  son  boulanger,  elle  se  livrait  à  des  cal- 
culs de  bonne  femme,  et,  à  la  vérité,  je  me  vois 
souvent  réduit  à  faire  comme  elle. 

Le  grand  Tolstoï,  que  j'ai  aimé  à  la  folie,  et 
que  j'aime  encore,  mais  plus  raisonnablement, 
allait  jusqu'à  croire  que  les  ignorants  valent 
mieux  que  les  savants.  Je  n'en  suis  plus  aussi 
sur  que  par  le  passé,  mais  c'est,  ma  foi,  très 
possible. 

Un  sage  hindou  contemporain  a  écrit  qu'il 
méprisait  la  science  occidentale.  Savez-vous 
pourquoi?  11  dit  à  peu  prés  :  «  Elle  est  mépri- 
sable et  n'atteindra  pas  des  résultats  vraiment 


268  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

grands,  parce  qu'elle  ne  se  propose  pour  but 
que  la  satisfaction  de  connaître.  Si  un  savant 
d'Europe  découvrait  demain  que  les  galets  de 
la  mer  *peu vent  se  transformer  en  pains,  tous 
les  savants  s'épuiseraient  en  cris  d'admiration, 
mais  ils  ne  commenceraient  pas  par  se  réjouir 
à  l'idée  que  ces  pains  offriraient  aux  pauvres 
une  nourriture  imprévue  et  gratuite  !  »  Ce  sage 
hindou  ne  savait  peut-être  pas  que,  chez  nous, 
la  science,  représentée  par  un  Pasteur  qui  a 
d'innombrables  disciples,  se  préoccupe  par- 
dessus tout  d'améliorer  le  sort  de  la  pauvre 
humanité.  Ce  n'est  pas  de  science  pure  que 
peut  se  nourrir  l'humanité,  mais  d'amour,  de 
fraternité,  de  justice....  On  ne  nous  dit  pas  si 
Jésus  écrivait  bien  Thébreu.  Toujours  est-il 
qu'il  ne  lui  est  pas  venu  à  l'esprit  d'écrire  lui- 
même  les  Évangiles,  résumés  en  ces  mots 
éternels  :  «  Aimez-vous  les  uns  les  autres  »  ;  il 
s'est  contenté  d'en  proclamer  la  beauté  évangé- 
lique  et  de  la  faire  luire  sur  le  monde....  J'en- 
tends bien  que  sa  fameuse  fraternité  n'est  pas 
réalisée!...  mais  c'est  un  idéal —  quelque  chose 
comme  une  étoile  peut-être  inaccessible  qui, 
pourtant,  du  fond  des  infinis,  éclaire  un  peu  la 
marche  humaine.... 


l-AUTES  D'ORTHOGRAPHE.  269 


Voilà  pour  la  question  de  l'orthographe. 
J'arrive  au  sens  général  de  la  lettre  loyale  que 
j'ai  reçue,  d'un  inconnu,  cette  semaine.  Le 
-eus  général  en  est  celui-ci  :  «  Gomment 
pouvez-vous  croire  au  triomphe  futur  de  la 
justice,  puisque,  à  travers  les  siècles,  on  la  voit 
toujours  offensée  et  vaincue?  »  Suit  l'énumé- 
ration  des  grandes  victimes  :  Jeanne  d'Arc, 
Etienne  Dolet,  Urbain  Grandier,  et  tant  d'au- 
tres.... Et,  de  nos  jours,  combien  d'abomina- 
tions politiques  !  que  de  voleurs  !  que  de 
concussionnaires!  et  par-dessus  toutes  ces  in- 
famies, les  horreurs  effroyables  de  la  guerre 
allemande  !  —  Conclusion  :  «  Il  faut  désespé- 
rer de  la  justice  !  » 

Eh  bien,  non  î  nego  consequentiam^  comme 
dirait  un  pédant  :  je  repousse  la  conclusion. 
Toutes  ces  abominations,  comment  un  honnête 
cœur  ne  serait-il  pas  de  ceux  qui  en  souffrent, 
de  ceux  qu'elles  indignent  et  tourmentent  sans 
cesse? —  il  ne  saurait  les  oublier,  il  les  maudit, 
—  mais,  pour  en  diminuer  le  nombre  dans 
l'avenir,  il  faut  voir  —  au-dessus  —  la  belle 
Étoile,   l'Espérance.   Le   désir,    l'espoir  quand 


270  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

même,  servent  à  amener  les  réalisations,  au 
moins  partielles,  des  beaux  rêves  humains. 
Notre  République  n'est  pas  sans  reproches, 
certes,  mais  elle  vaut  mieux  qu'un  Guillaume, 
et,  toute  imparfaite  qu'elle  est,  elle  a  permis 
quelques  progrès  sociaux,  notamment  dans 
l'ordre  judiciaire  ;  elle  est  la  promesse  d'une 
liberté  plus  parfaite,  mieux  comprise  et  mieux 
pratiquée,  plus  voisine  de  la  raison  saine  et  de 
la  justice  vraie.  A  vingt  ans,  déjà  contristé, 
j'écrivais  cette  ligne  : 

Ah!  comme  il  faut  vouloir,  pour  garder  l'espérance! 

Ayons  cette  volonté.  Elle  est  le  gage  de  la 
future  victoire  sur  les  injustices  sociales, 
comme  elle  est  le  gage  d'un  autre  triomphe  : 
celui  de  la  France  humaine  sur  l'Allemagne 
féroce. 


LE  SOURIRE  DE  NOTRE  MIDI 

—  Ne  souHrez-vous  pas  singulièrement,  mon 
ami,  lorsque,  au  réveil,  l'esprit  oppressé  par 
les  songes  des  nuits  mauvaises,  moins  affreux 
que  les  réalités  de  l'heure  présente,  vous  voyez 
tout  à  coup  entrer  dans  votre  chambre,  par  la 
fenêtre  grande  ouverte,  tout  le  bleu  du  ciel  de 
Nice  ou  de  Saint-Raphaël?  La  mer  le  reflète, 
cet  azur  débordant  de  soleil.  Dans  le  cadre  de 
votre  fenêtre,  il  n'y  a  que  du  bleu  souriant.  La 
terre  a  disparu.  En  bas,  comme  en  haut,  ce 
n'est  que  gaieté  physique.  Et  pendant  qu'ici 
tout  est  joie  pour  les  yeux,  là-bas,  au  Nord,  on 
souffre,  on  crie,  on  meurt  —  et  comment!  Les 
Flandres  sont  sous  la  boue  et  le  sang.  La  Bel- 
gique pleure  dans  les  bras  de  la  France.  Gom- 
ment pouvez-vous  accepter  l'indifférence  des 
choses  autour  de  vous  ? 

—  Je  ne  vois  plus  rien,  me  répondit-il,  plus 
rien  avec  mes  yeux  ;  je  ne  regarde  plus  que  dans 
mon  cœur,  où  se  répètent,  en  images,  tous  les 
tableaux    de    la    uuerre    monstrueuse,    et.    en 


272  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

échos,  tous  les  cris  des  combattants,  des  blessés 
qu'on  opère  et  de  ceux  qui,  tout  seuls,  dans  la 
nuit,  couchés  parmi  les  morts,  appellent  leur 
mère  (même  ceux  qui  n'en  ont  plus),  comme  si, 
soudainement,  ils  étaient  redevenus  les  petits 
enfants  qui  voudraient  être  bercés. 

La  nuit  venait,  triste  infiniment  ;  une  noire 
bise  s'était  levée,  chassant  les  nuages  de  mau- 
vais aspect  qui  nous  avaient  caché  les  derniers 
rayons  du  soleil.  En  cet  instant,  nous  étions 
d'accord,  la  nature  et  nous. 

Le  vieil  ami  avec  lequel  je  causais  a  passé 
une  partie  de  son  existence  dans  les  exils,  aux 
colonies. 

—  Oui,  j'ai  passé,  me  dit-il,  ma  vie  entière  à 
regretter  la  France.  Ah!  qu'elle  apparaît  belle 
et  douce  à  ceux  qui  l'ont  perdue  ou  qui  crai- 
gnent de  la  perdre  !  Gomme,  alors,  elle  se  ré- 
vèle, s'explique  soudainement  à  eux!  Comme 
les  comparaisons  avec  les  climats  d'exil  lui  sont 
favorables  ! ...  0  mon  ami  !  songez  à  aimer  mieux 
ceux  qui  vous  sont  chers!  Songez-y  pendant 
qu'ils  sont  à  vous,  pendant  qu'ils  vivent!  Leur 
mort,  ou  simplement  leur  absence,  vous  mon- 
trera en  eux  des  mérites  nouveaux,  ceux  par  où, 
à  votre  insu,  ils  vous  attachaient  le  plus  impé- 
rieusement   à   eux.    Soyez-leur  juste  de  leur 


I.E  SOURIRH;  de   notre  midi.  273 

vivant;  et,  de  même,  aimez  votre  patrie,  sans 
attendre  qu'on  menace  de  vous  la  voler  par  la 
force  des  armes  ou  qu'elle  disparaisse  à  vos 
regards  dans  le  lointain,  quand  un  steamer 
vous  emportera  vers  des  terres  auxquelles  n'est 
pas  mêlée  la  poussière  de  vos  ancêtres.  C'est 
cette  poussière-là  qui,  chez  vous,  vous  parlait 
dans  le  bruissement  du  blé  qui  lève  ou  de  la 
forêt  qui  reprend  sa  frondaison  de  printemps. 
Je  suis,  vous  le  savez,  un  vieux  Provençal 
joyeux,  et  un  vieux  dur-à-cuir,  et  j'ai  i)u  long- 
temps me  croire  rebelle  à  toute  sentimentalité. 
Or,  l'âge  a  fait  de  moi  un  podagre.  Je  ne  sors 
plus;  je  vis  avec  mes  livres  dans  le  passé,  avec 
les  journaux  dans  le  présent.  L'autre  matin, 
impatienté  par  la  persistance  du  beau  temps 
qui  opposait  son  indilTèrence  à  la  cruauté  de  la 
guerre,  appelé  cependant  au  dehors  par  la  dou- 
ceur d'une  splendide  journée  d'hiver,  j'ai  fait, 
en  automobile,  une  très  longue  promenade. 

((  Je  me  suis  fait  conduire  d'abord  dans  ces 
routes  sinueuses  qui  épousent  les  contours  de 
nos  collines  et  conduisent  dans  des  vallées  ro- 
cailleuses; puis,  au  retour,  je  voulus  suivre,  le 
long  de  la  mer,  les  plages  qui  ondulent,  gra- 
cieusement frangées  d'écume.  Étais-je  simple- 
ment poussé  par  le  désir  du  malade  qui  veut 

18 


274  DES  CRIS  DANS  LA  MELEE. 

profiter  d'un  beau  jour  ou  par  l'inquiétude  du 
philosophe  qui  veut  étudier  ses  impressions, 
descendre  au  fond  de  lui-même,  se  confronter 
avec  une  nature  qui  lui  parle  de  joie  tandis 
qu'il  souffre?  —  Je  ne  sais,  je  suis  sorti....  Ah! 
mon  ami!  ces  vallées,  ces  collines  rocheuses 
sont  celles  où  j'ai  passé  ma  petite  enfance, 
parmi  les  oliviers  gris  et  bleutés.  Sur  ces 
pentes,  le  travail  de  nos  aïeux,  utilisant  les 
pierres  innombrables,  a  patiemment  élevé  des 
gradins  qui  vont  de  la  base  des  collines  jus- 
qu'au sommet.  Chacune  de  ces  marches  spa- 
cieuses, chargée  de  terre  végétale,  porte  les 
oliviers  et  la  vigne,  et  les  câpriers  en  touffe 
aux  fentes  des  blocs  de  calcaire. 

«  Toutes  ces  choses,  remises  sous  mes  yeux, 
me  rapportaient  mes  impressions  d'enfance,  du 
temps  où,  tout  petit,  plus  près  de  la  terre,  on 
n'a  pas  à  se  baisser  beaucoup  pour  l'interroger 
et  jouer  avec  elle  ;  le  front  de  l'enfant  n'arrive 
pas  au  niveau  des  hauts  fenouils  odorants  ;  ses 
regards  ne  s'élèvent  pas  au-dessus  des  kermès 
au  feuillage  aigu  et  dur,  que  broutent  nos 
chèvres  sarrazines;  je  voyais  tout  cela;  et  tout 
mon  passé,  tout  le  temps  où  mes  pères-grands 
vivaient  encore,  revenait  en  moi  et  me  ramenait 
à  eux.  J'avais  lu  le  matin  ce  mot  d'un  Allemand 


lp:  sourire  de  notre  midi.  nb 

à  un  Provençal  de  notre  Ligurie  :  «  Vous  pos- 
«  sédez  le  joyau  de  la  France,  la  plus  belle  des 
«  provinces  françaises,  mais  vous  ne  savez  pas 
«  en  tirer  parti  ;  nous  saurons  l'exploiter,  nous 
«  autres,  quand  elle  sera  allemande  !  » 

—  Et,  vieil  enfant,  adossé  aux  coussins  de 
ma  voiture,  je  me  surpris  à  dire  tout  bas,  du 
ton  qui  aurait  pu  en  effet  être  celui  d'un  enfant  : 
«  Ils  veulent  nous  la  prendre  !  Ils  veulent  nous 
«  la  prendre!  »  Oui,  elle  est  si  belle,  qu'ils  vou- 
draient nous  la  dérober!  Le  regret  nostalgique 
que  Gœthe  prête  à  Mignon  n'est  pas  seulement 
la  rêverie  du  poète,  c'est  la  convoitise  d'un 
peuple  !  La  province  où  fleurit  le  citronnier  porte 
une  si  riche  parure  qu'elle  a,  plus  que  d'autres, 
excité,  coquette  attirante,  le  désir  des  bru- 
taux.... Ils  voudraient  nous  la  prendre!...  Au 
retour  de  ma  promenade,  nous  suivîmes  les 
dentelures  de  la  côte,  les  sinuosités  des  petits 
golfes  où  les  basses  falaises,  rouge  et  or,  s'écrou- 
lent dans  l'écume  argentée  des  vagues  azurées 
au-dessus  desquelles  pendent  les  branches  des 
pins  toujours  verts  et  comme  transparents.  Et 
toute  la  mer  et  tout  le  ciel  bleu,  l'espace  déli- 
vré de  la  culture,  qui  est  le  rappel  des  pénibles 
travaux  humains,  tout  l'horizon  joyeux,  étince- 
lant,  papillottant  de  soleil,  s'engouffra  dans  mon 


276  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

cœur  plein  d'ombre,  où  s'agitait  la  vision  des 
champs  de  bataille  sur  lesquels  les  enfants  de 
la  France  donnent  leur  vie,  pour  nous  garder 
les  beautés  de  notre  sol  et  de  nos  idéals;  —  et, 
vieux  comme  je  suis,  ô  mon  ami,  parce  que  la 
mer  était  trop  belle  et  le  ciel  trop  souriant,  je 
fondis  en  larmes,  j'éclatai  en  sanglots;  et  je 
revins  cacher,  dans  la  sohtude  de  ma  biblio- 
thèque, ma  honte  de  n'être  qu'un  vieillard  qui 
pleure!  » 

Je  me  levai  et  tombai  dans  les  bras  de  mon 
vieil  ami. 


LE  SURBOCHE 

—  Vous  n'ignorez  pas  qu'il  y  a  deux  morales. 

—  J'en  connais  un  bien  plus  grand  nombre, 
me  répondit  un  arriviste  d'avant  la  guerre. 

L'esprit  d'arrivisme,  n'en  doutez  pas,  fut  une 
des  formes  de  l'invasion  allemande  ;  car  il  y 
eut,  avant  celle  des  armées  de  Guillaume,  une 
sournoise  et  audacieuse  invasion  allemande, 
avec  Nietzsche  pour  général.  Sournoise,  parce 
qu'elle  dissimulait  la  portée  de  son  dessein  qui 
était  la  préparation  de  l'invasion  armée  ;  auda- 
cieuse, parce  qu'elle  déployait  un  drapeau  d'or- 
gueil. Le  fourbe  Nietzsche  s'avançait  au  pas  de 
parade,  reniant,  semblait-il,  sa  patrie,  feignant 
de  la  blâmer  pour  en  mieux  imposer  l'esprit, 
et  annonçant  à  l'univers  un  surhomme  qui,  — 
nous  le  voyons  aujourd'hui  —  n'était  que  le 
surhoche! 

Pendant  longtemps,  toutes  les  fois  que  nous 
avions  une  occasion  de  rendre  hommage,  en 
poète  ou  en  romancier,  à  l'esprit  de  bonté,  au 


278  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

sacrifice,  au  dévouement,  à  ridéal  enfin  qui, 
depuis  vingt  siècles,  fait  l'espoir,  la  fierté,  l'en- 
chantement  et  la  grandeur  du  monde,  —  beau- 
coup nous  répondaient  par  des  sarcasmes,  des 
précisions  expérimentales,  des  ironies  spiri- 
tuelles et  un  parfait  dédain.  Et  l'on  nous  citait 
Nietzsche,  le  maître  éblouissant,  le  conculcateur 
de  la  pitié,  l'inventeur  de  l'orgueil,  l'apôtre  de 
l'individualisme  effréné  :  «  Il  faut  développer 
ton  moi^  à  tout  prix,  en  toute  liberté,  dans  le 
sens  de  tes  dispositions  naturelles.  Que  rien 
ne  t'arrête;  méfie-toi  surtout  des  sottes  com- 
passions; c'est  elles  qui  te  seraient  la  plus 
grande  entrave.  Sois  dominateur.  L'humanité 
est  une  tourbe  vile.  Sois  grand  au-dessus  d'elle, 
sans  tenir  compte  de  ses  gémissements.  La  vie 
superbe  et  périlleuse,  voilà  ce  que  tu  dois  re- 
chercher. Elle  te  mènera  à  être  un  surhomme, 
c'est-à-dire  un  homme  au-dessus  de  tous  les 
autres  hommes  —  et  cette  gloire  sera  pour  toi 
le  bonheur  suprême!  » 

Nous  connaissons  déjà  ce  discours.  La  Lé- 
gende sacrée,  où  tout  se  trouve,  nous  montre 
Jésus,  sur  le  toit  d'une  maison,  tenté  par  un 
diable,  vraiment  naïf  en  la  circonstance  : 
«  Écoute-moi,  suis-moi,  et  le  royaume  de  la 
terre  t'appartiendra  !   »   mais  les  yeux  divins 


LE  SURBOCHE.  279 

du  Fils  de  l'Homme  regardent  ailleurs.  Un  idéal 
matériel  est  une  conception  trop  grossière  pour 
attirer,  fût-ce  un  instant,  son  attention.  Et  le 
diable  en  est  pour  sa  courte  honte. 

Nietzsche  n'a  rien  inventé.  Son  surhomme  au 
théâtre  s'appelle  parfois  don  Juan.  Ce  person- 
nage sans  pitié,  extravagant  d'orgueil,  se  rend 
un  jour  à  un  rendez-vous  galant,  dans  une  ca- 
lèche à  quatre  chevaux.  Les  chevaux  sont 
lancés  au  grand  galop.  Tout  à  coup  le  cocher 
les  retient  parce  qu'il  voit  un  vieux,  un  pauvre 
vieux,  qui  traverse  la  route,  et  qui  infaillible- 
ment sera  renversé  s'ils  ne  sont  pas  arrêtés. 
Et  dans  ce  vieillard  un  peu  sourd  et  inattentif, 
don  Juan  a  reconnu  son  propre  père.  Mais  il 
est,  lui,  le  prototype  du  surhomme;  il  court  à 
son  plaisir,  à  sa  passion,  et  n'accepte  pas  de 
retard!  Il  crie  à  son  cocher  :  «  Plus  vite  donc, 
au  contraire!  imbécile!  »  Et  il  passe,  en  effet, 
sur  le  corps  sanglant  du  vieil  homme.  A  la 
bonne  heure!  voilà  un  admirablç  héros,  et  un 
idéal  bien  servi. 

Le  danger  de  l'idée  nietzschéenne,  l'aperce- 
vez-vous  clairement?  Il  faut  le  voir  en  ceci 
qu'elle  a  exalté  et  fortifié  matériellement  la  col- 
lectivité allemande,  c'est-à-dire  une  nation, 
une  race,  faites  'pour  la  produire,   l'appliquer 


280  DES  CRIS  DANS"  LA  MÊLÉE. 

et  en  tirer  toutes  les  conséquences  utiles,  — 
tandis  qu'elle  affaiblissait  et  désagrégeait,  chez 
l'ennemi,  c'est-à-dire  en  France,  1  ame  indivi- 
duelle coupée  de  sa  base,  comme  on  "peut  le 
dire  aujourd'hui  sans  risquer  d'être  incom- 
pris. 

Gela  vous  semble  singulier?  que  ce  qui  for- 
tifie les  uns  affaiblisse  les  autres?  Réfléchissez 
cependant  que  la  malignité,  qui  est  la  force 
propre  des  démons  légendaires,  c'est  l'affai- 
blissement et  la  déchéance  des  héros. 

Dans  l'idéal  militaire  et  politique  de  l'Alle- 
magne tel  que  l'ont  foraïuié  ses  intellectuels^ 
on  retrouve  tous  les  caractères,  sans  excep- 
tion, de  la  pensée  nietzschéenne,  —  mais  au 
profit  de  la  nation,  considérée  comme  une 
individualité.  L'Allemagne  ne  demande  pas  à 
chacun  de  ses  enfants  le  don  libre  de  soi,  le 
don  touchant  et  magnifique.  Non.  Ses  gouver- 
nants se  sont  emparés  des  âmes  individuelles, 
par  des  procédés  pédagogiques  ;  ils  les  ont 
amalgamées  pour  ainsi  dire,  en  ont  fait  comme 
un  bloc  plastique  où  chaque  âme,  noyée  dans 
les  autres,  n'a  plus  de  désir,  de  volonté,  que 
ceux  d'une  masse  compacte  et  redoutable,  uni- 
quement pénétrée  du  génie  funeste  de  ses  édu- 
cateurs, des  Bismarck  et  des  Nietzsche;  c'est 


LE   SURBOCHE.  '281 

là  ce  que  leurs  philosophes  appellent,  lorgani- 
sation  de  l'Allemagne. 

Pendant  que  s'opérait  cette  création,  cette 
unification  monstrueuse,  dans  laquelle  se  noient 
dignité  et  liberté  individuelles,  —  la  morale 
de  Nietzsche  ne  parvenait  qu'à  détacher  du 
groupe  français  quelques  esprits,  en  assez 
grand  nombre  pourtant  pour  qu'on  sentît  que 
l'idéal  latin  perdait,  çà  et  là,  chez  nous,  du 
terrain.  Les  traîtres  éducateurs  allemands  en- 
vahissaient le  domaine  de  la  pensée  française. 
Beaucoup  de  nos  jeunes  gens  parlaient,  avec 
insolence,  du  droit  qu'on  a  de  «  vivre  sa  vie  », 
serait-ce  en  foulant  aux  pieds  le  voisin.  Pendant 
ce  temps,  au  nom  des  mêmes  principes,  un 
peuple,  unifié  au  rebours  de  l'esprit  d'unité 
humaine,  proclamait  son  droit  d'-établir  sa  puis- 
sance et  sa  gloire  sur  les  autres  peuples  écra- 
sés. Ce  peuple  monstrueux,  cestleSurboche. 

Il  croyait  les  âmes  de  France  corrompues.  Il 
a  pu  s'apercevoir  de  son  erreur.  Devant  le  péril 
qu'il  fait  courir  à  la  liberté  individuelle  et  à  la 
dignité  humaine,  chères  à  tout  Français,  il  a  vu, 
il  voit  encore  chacune  des  individualités  fran- 
çaises, dans  un  même  élan,  se  donner  volon- 
tairement à  toutes  les  autres  ;  il  a  vu  l'amour 
nécessaire  se  créer  subitement  et  resplendir  en 


^82  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

nous.  Et  cet  amour  est  une  puissance  impon- 
dérable, dont  aucun  mécanisme,  si  savant 
soit-il,  dont  aucun  matérialisme  n'aura  rai- 
son. Il  a,  lui  aussi,  ses  armes  matérielles,  sa 
science  et  son  expérience,  mais  par-dessus  il  a 
cette  puissance,  —  d'être  la  Destinée  même 
de  l'Homme. 

Quant  au  surhomme,  on  connaît  sa  fin.  C'est 
celle  de  don  Juan,  c'est  celle  de  Nietzsche.  Ce 
sera  demain  celle  du  surboche. 


LA   RENAISSANCE 

PAR  LA  VICTOIRE 

—r  Le  renaissance  par  la  victoire,  j'y  crois, 
dit  Jean  d'Auriol,  je  veux  dire  que  je  la  crois 
possible. 

—  Le  seul  fait  d'être  vainqueur  n'assure 
donc  pas,  selon  vous,  le  progrès  moral  d'un 
peuple? 

—  Assurément  non,  dit  Jean  d'Auriol.  Le 
succès  de  ses  armes  inspire  toujours  au  vain- 
queur un  grand  orgueil,  mais  ce  sentiment-là, 
dont  il  faut  se  méfier,  peut  l'enivrer  et  lui 
faire  oublier  les  sagesses  nécessaires.  Savoir 
user  de  la  victoire  est  autrement  difficile  que 
vaincre.  Voyez  ce  que  fut  la  vie  de  Napoléon. 
Pour  ce  génie  des  batailles,  la  guerre  était  un 
jeu  où  il  paraissait  gagner  à  coup  sur.  La  na- 
tion française,  incarnée  en  lui,  se  croyait  deve- 
nue la  maîtresse  du  monde.  Ni  lui  ni  elle  ne 
surent  s'arrêter  à  temps  dans  la  victoire  :  ils 
[)réparaient   contre  eux,  comme  à  plaisir,  des 


284  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

haines  et  des  revanches.  Et,  malgré  cette  leçon, 
l'Allemagne,  victorieuse  en  1870,  s'est  perdue 
par  la  conquête.  Sans  doute  elle  a  paru  de- 
venir grande  par  l'unité,  mais  elle  n'a  songé 
qu'à  se  constituer  une  grandeur  matérielle,  à 
devenir  une  incarnation  de  la  force  brutale  et 
de  la  guerre  sans  merci.  C'était  là  une  néces- 
sité imposée  par  la  qualité  de  sa  victoire  qui 
était  une  victoire  de  conquête,  puisqu'elle  lui 
donnait  notre  Alsace  et  notre  Lorraine.  Sa  re- 
naissance, son  progrès  politique  entraînaient 
des  germes  de  mort,  la  vouaient  aux  œuvres 
de  guerre,  —  et  mettaient  l'Europe  sur  l'éternel 
qui-vive.  —  Toute  autre  sera  notre  situation 
au  lendemain  de  notre  triomphe  :  nous  et  nos 
alliés,  —  vous  le  savez,  n'est-ce  pas  ?  —  nous 
ne  songeons  dés  aujourd'hui  qu'à  établir  la  paix 
sur  des  bases  durables,  c'est-à-dire  à  écarter 
des  conditions  de  la  paix  tout  ce  qui  paraîtra 
devoir  contenir  des  germes  de  représailles  légi- 
times. Tout  va  tendre  à  réaliser  de  la  justice, 
à  établir  des  droits,  à  mettre  les  traités  et  la 
foi  jurée  hors  de  L'atteinte  des  bandits.... 

—  Gela  est  facile  à  dire  ! 

—  Sans  doute,  mon  cher  ami.  Et  comme  je 
ne  suis  pas  un  utopiste  aveugle,  je  sais  bien 
que  l'humanité  de  demain  ne  va  point  devenir 


LA  RENAISSANCE   PAR  LA  VICTOIRE.  285 

par  miracle  une  humanité  sans  tache,  sans 
erreur,  angélique!  non,  —  mais...  voyez  ce  qui 
arrive  pour  chaque  citoyen  de  France,  depuis 
la  Révolution  et  la  refonte  de  nos  Godes .  Les 
aspirations  des  révolutionnaires  proclamant  la 
liberté,  l'égalité,  la  fraternité,  n'ont  pas  fait  de 
nous  de  vrais  libéraux,  des  égaux,  des  frères,  — 
mais  il  n'en  est  pas  moins  réel  que  chacun  de 
nous  a  évolué,  dans  la  mesure  du  possible  hu- 
main, vers  des  vertus  sociales  qui  s'affirmeront 
mieux  encore  quelque  jour.  La  liberté  indivi- 
duelle, l'égalité  devant  la  loi,  la  mutualité  fra- 
ternelle, trouvent  des  défenseurs  aujourd'hui 
qu'elles  n'avaient  pas  hier.  Les  droits  de  cha- 
cun sont  protégés,  et  tout  au  moins  reconnus. 
Demain  les  droits  des  nationalités,  et  des  moin- 
dres, seront  de  même  reconnus  par  toutes.  Cela 
ne  veut  pas  dire  qu'il  n'y  aura  pas  quelques 
coups  de  canif  donnés  dans  les  contrats,  mais  le 
principe  sera  établi  ;  et  y  manquer  sera  d'avance 
reconnu  par  la  fédération  des  peuples  comme 
une  faute  passible  d'un  châtiment.  C'est  pour- 
quoi il  faut  que  soit  réduite  à  l'impuissance  la 
nation  qui  a  osé  définir  les  traités  par  ce  mot 
désormais  inscrit  dans  l'histoire  :  «  chiffons  de 
papier  ». 

—  Alors,   selon  vous,   le   progrès  politique 


286  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

apporté   au  monde  par  la  victoire  des  Alliés 
sera  un  progrès  moral  ? 

—  Je  n'en  doute  pas  !  Et  c'est  chose  curieuse 
de  penser  que  l'immoralité  féroce  de  l'Alle- 
magne aura  provoqué,  par  réaction,  l'entrée 
de  la  morale  la  plus  haute  dans  les  rapports 
internationaux  et,  en  même  temps,  au  cœur 
même  de  chaque  nation. 

—  Vous  allez  loin  ! 

—  Mais  non;  vous  savez  bien  que  je  suis 
idéaliste  d'espérance  mais  rationaliste  en  cri- 
tique. 

—  Exemple? 

—  Exemple?  Voici.  Je  crois  que  la  morale  a 
son  fondement  dans  la  commune  aspiration 
de  toutes  les  races  qui  tendent  (c'est  leur  des- 
tinée impérieuse)  à  unifier  leur  vie.  Pour  s'uni- 
fier, elles  se  soumettent  à  des  règles,  règles 
provisoirement  variables  dans  leurs  détails, 
mais  qui  toutes  affirment  la  même  orientation. 

—  Cela,  c'est  votre  idéalisme;  il  est  même 
un  peu  mystique. 

—  Je  n'en  disconviens  pas,  il  l'est  d'abord; 
et  c'est  pourquoi  je  cherche  à  Vétayer,  après 
coup,  sur  quelque  raisonnement  valable. 

—  Voyons  donc. 

—  Eh  bien,  pour  ceux  qui  cherchent  à  la 


LA   RENAISSANCE   PAR  LA   VICTOIRE.  287 

morale  un  fondement,  sans  lequel  ils  ne  sau- 
raient l'admettre  comme  un  impératif  qui  les 
oblige  malgré  eux,  voici  ce  que  je  trouve. 
Quelle  est  la  plus  haute  règle  de  la  morale, 
par  conséquent  la  plus  difficile  à  imposer  et  à 
suivre'^  —  C'est  la  loi  du  sacrifice.  L'instinct  na- 
turel veille  à  ma  conservation,  tandis  que  la  loi 
morale,  en  certains  cas,  commande  le  dévoue- 
ment. Ce  dévouement,  par  quel  moyen  parvien- 
drai-je  à  le  faire  accepter  comme  un  devoir,  si  je 
ne  peux  invoquer  les  sanctions  divines?  D'une 
façon  très  simple,  en  montrant  qu'il  est,  dans 
certains  cas,  d'une  nécessité  si  évidente  pour 
le  salut  de  la  race,  qu'on  ne  s'y  peut  dérober  et 
qu'on  l'accepte  sans  résistance,  et  même  qu'on 
y  vole,  qu'on  s'y  rue  d'instinct.  Eh  bien,  la 
guerre  actuelle  nous  a  apporté  la  révélation 
subite,  éblouissante,  de  cette  nécessité.  En  1914, 
avant  le  mois  d'août,  toutes  les  vertus  qui 
tiennent  du  renoncement  semblaient  mises  en 
oubli.  Si  quelqu'un  en  évoquait  le  souvenir, 
celui-là  soulevait  des  railleries  joyeuses  ou  de 
graves  négations.  Être  réahste  en  littérature, 
c'était  proclamer  la  veulerie  humaine  comme  la 
seule  réalité.  Au  mois  d'août  de  la  même  année, 
tout  fut  changé  brusquement.  Chacun  se  sentit 
l'étoffe  d'un  héros  et  le  fit  bien  voir.  On  se 


288  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

passe  de  confort,  on  est  endurant,  on  meurt 
avec  un  sourire,  on  est  le  dévouement  quoti- 
dien; on  retrouve  les  mots  Pairie  et  France.... 
Ne  voyez-vous  pas  bien  apparaître  le  fonde- 
ment de  ces  vertus,  c'est-à-dire  de  lapins  haute 
morale^  de  la  plus  difficile  à  suivre?  Où  est-il? 
Dans  la  nécessité  de  défendre  la  collectivité 
qui  est  notre  protection,  la  source  de  notre  bien- 
être.  Sans  cette  morale  du  dévouement,  on  n'a 
devant  soi  que  la  mort  de  la  race.  Donc  la  mo- 
rale la  plus  mystique  se  révèle  comme,  la  plus 
rationnelle.  Q.  E.  D. 


GALLIENI 

Qu'un  sous-marin,  protégé  par  l'invisibilité, 
vienne  sans  être  aperçu  torpiller  un  navire, 
fùt-re  un  cuirassé  prêt  à  la  bataille,  un  tel 
acte  change  délinitivement  la  face  du  monde 
moral.  La  guerre  a  bien  perdu  toute  beauté; 
tout  y  est  coup  de  Jarnac;  et  si  les  Germains 
triomphaient,  c'en  serait  fait  de  toute  noblesse 
humaine.  Qu'un  magnifique  soldat  tel  que  lord 
Kitchener  soit  tué  par  un  moyen  purement  per- 
iide,  cela  est  monstrueux. 

Il  était  déjà  lamentable  qu'un  soldat  tel  que 
notre  Gallieni  put  succomber,  en  pleine  acti- 
vité, frappé  par  une  perfidie  de  la  mort;  mais 
là,  du  moins,  nous  n'avions  à  maudire  que  les 
cruautés  imbéciles  et  sournoises  de  la  nature, 
et  non  plus  l'imbécillité  cruelle  de  l'espèce 
humaine. 

Chère  et  grande  figure,  pour  nous,  Gallieni, 
comme  l'était  pour  nos  amis  anglais  celle  de 
lord  Kitchener.  Tous  deux  étaient  des  soldats 

19 


290  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

organisateurs,  à  l'esprit  net,  aux  décisions  ra- 
pides, au  coup  d'œil  divinateur. 

J'avais  eu  l'honneur  de  faire  la  connaissance 
du  général  Gallieni,  voici  de  longues  années, 
lorsqu'il  résidait  à  Lyon.  Ce  fut  à  un  banquet 
offert  au  poète  de  passage,  par  la  Chanson 
Française^  que  préside  Camille  Roy.  Tout  de 
suite,  je  fus  conquis  par  la  simplicité  affable  du 
grand  général  ;  et  la  sympathie  qu'il  inspirait 
d'abord,  on  la  lui  gardait  fidèlement.  Sur  ce 
terrain-là  comme  sur  tous  les  autres,  c'était.un 
conquérant. 

Je  le  retrouvais  souvent  en  Provence.  Et  s'il 
est  permis  de  donner  aujourd'hui  un  sourire 
au  souvenir  des  heures  de  repos  qu'il  venait 
goûter  dans  notre  séduisant  Saint-Raphaël,  je 
dirai  que,  là,  sur  an  des  plus  beaux  rivages 
du  monde,  il  fut  le  ministre  le  plus  illustre 
d'un  roi  de  fantaisie,  le  roi  de  Vile  d'or. 

Au-dessous  des  hauts  rochers  du  Dramont, 
que  couronne  un  sémaphore,  une  petite  île, 
roussie  par  le  soleil,  dort  sur  l'azur  des  eaux. 
Notre  ami  L...  y  a  fait  construire  une  tour;  et, 
comme  l'île  n'appartient  qu'à  lui,  il  y  régne  :  il 
est  le  roi  de  Vile  d'or.  Il  y  reçoit  ses  sujets  les 
plus  notables  ;  il  y  nomme  des  fonctionnaires  ; 
et  le  général  Gallieni  fut  son  ministre   de  la 


GALLIENI.  291 

guerre,  bien  avant  que  nos  gouvernants  lui 
fissent  faire  à  Paris,  «  un  métier  qui  n'était  pas 
le  sien  ». 

Le  roi  de  Vile  d'Or  me  nomma  un  jour,  par 
politesse,  ministre  de  l'instruction  publique,  et 
c'est  ainsi  qu'il  me  fut  permis  d'appeler,  durant 
quelques  instants,  le  général  Gallieni,  mon  cher 
collègue.  Le  roi  presque  aussitôt  me  fit  redeman- 
der :  «  Je  suis  désolé  !  me  dit-il  gravement  ;  le 
ministre  que  vous  remplaciez  tient  à  son  titre 
plus  que  je  ne  pensais,  et  il  refuse  de  vous 
céder  son  portefeuille  !  —  Vous  êtes  un  roi 
singulièrement  débonnaire,  dis-je  au  prince, 
mais  vous  ne  trouverez  jamais  en  moi,  Ma- 
jesté, qu'obéissance  parfaite  et  dévouement  ab- 
solu. Je  vous  donne.  Sire,  ma  démission...  puis- 
que je  ne  peux  faire  autrement.  Je  regrette 
seulement  de  ne  pas  rester  le  collègue  du 
général  Gallieni.  »  Le  roi  me  félicita,  et  je  ren- 
trai, comme  tant  d'autres  ministres,  dans  les 
rangs  des  simples  citoyens. 

Le  général  possédait  à  Saint-Raphaël  une 
villa  où  je  lui  rendis  quelquefois  visite.... 
Vastes  salles  pleines  de  souvenirs  coloniaux, 
qui  sont  des  trophées. 

La  villa  se  dresse  parmi  les  vignes,  dans  les 
sables  de  la  plaine  que  domine  la  ville  de  Fréjus. 


2i)2  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

Depuis  le  commencement  de  la  guerre,  j'ai 
passé  bien  souvent  devant  cette  villa  du  géné- 
ral; je  ne  le  fis  jamais  sans  envoyer  un  salut 
du  cœur  à  celui  qu'on  nomme  désormais  le 
sauveur  de  Paris. 

Un  rayon  de  célébrité  touchait  le  front  de 
Gallieni,  dont  on  connaissait  surtout  l'œuvre 
accomplie  à  Madagascar.  La  victoire  de  la 
Marne  l'avait  jeté  brusquement  dans  l'orbe 
même  du  soleil  de  gloire. 

C'est  qu'elle  a,  cette  victoire,  qui  fut  long- 
temps ignorée,  une  beauté  de  légende;  et  lé- 
gendaire deviendra,  par  elle,  le  nom  de  Gal- 
lieni. 

Lorsqu'Attila,  à  la  tête  de  ses  hordes,  me- 
nace Paris,  Geneviève  surgit  et  déclare  :  «  Il 
reculera  ».  Attila  recule. 

Lorsqu'Attila,  à  la  tête  de  ses  hordes,  marche 
contre  Athènes,  la  statue  de  Pallas  lui  apparaît 
d'abord,  au  faîte  du  Parthénon.  Le  roi  barbare 
arrête  son  cheval,  regarde  la  lance  dont  la 
déesse  est  armée....  Cette  lance  d'or,  frappée 
d'un  rayon  d'aurore,  resplendit  soudainement 
en  éclairs  —  et  Attila  recule.  Les  hordes, 
comme  vaincues  par  la  Beauté,  rebroussent 
chemin.  La  civilisation  a  vaincu  la  barba- 
rie. 


GALLIENI.  29Ô 

Miracle?  Si  Ton  veut.  Les  dieux  ne  consen- 
tent jamais  à  la  régression  définitive  de  l'hu- 
manité en  marche  vers  eux. 

Le  jour  où  Tes  armées  allemandes,  enroule 
contre  Paris,  tout  à  coup  se  décidèrent  à  lais- 
ser de  côté  la  capitale  confiée  à  Gallieni,  ce 
jour-là,  le  généralissime  eut,  dans  l'organisa- 
teur de  Madagascar,  un  lieutenant  inspiré, 
prompt  à  assumer  la  responsabilité  d'un  mou- 
vement qu'il  jugeait  nécessaire....  Le  général 
Bonnal  a  écrit  :  «  Gallieni  eut  un  éclair  de 
génie  ». 

A  ce  moment-là,  dans  son  épée  étincelante, 
on  peut  reconnaître  la  lumière  qui  fit  flamber 
sur  Athènes  la  lance  de  Pallas,  —  et  l'Alle- 
magne rebroussa  chemin. 

Ces  légendes,  cette  vision,  me  hantaient 
l'autre  jour,  quand  s'ouvrit  sous  nos  yeux  le 
wagon  scellé  dans  lequel  le  général  Gallieni 
venait  de  faire  son  dernier  voyage,  de  Paris  à 
Saint-Raphaël. 

Quand  la  porte  glissa,  je  ne  vis,  dans  un 
éblouissement,  qu'un  drapeau  de  soie,  les  trois 
couleurs,  sous  des  roses.  Le  soleil  s'engouffra 
dans  les  phs  de  la  soie  illuminée  et  frisson- 
nante, alluma  Tor  des  décorations,  et  je  crus 


29i  DES  CRIS  DANS  LA   MÊLÉE. 

voir  une  épée  s'élever  flamboyante.  Et  cétail 
bien,  sur  tous  ces  insignes,  sur  l'étendard  et 
l'épée,  la  lumière  —  la  même  —  dont  est  fait 
le  nimbe  d'une  Geneviève,  et  qui  rend  redou- 
table à  tous  les  barbares,  la  lance  immortelle 
de  la  Pallas  Athènè. 


LA   PAIX  DES  CHOSES 

Il  y  a  des  heures,  en  ce  temps  à  la  fois  su- 
blime et  douloureux,  où  l'on  ne  peut  porter  ses 
propres  douleurs,  physiques  et  morales,  qui 
s'ajoutent  comme  une  surcharge  trop  lourde  à 
l'inquiétude  que  donnent  les  événements.  Alors, 
si  on  en  a  la  liberté,  il  faut  demander  aux 
choses  de  la  nature  un  instant  de  demi-oubli 
et  de  paix.  C'est  ce  que  j'ai  dû  faire,  il  y  a 
deux  jours,  à  une  date  qui  était  pour  moi  un 
cruel  anniversaire. 

Je  suis  allé  voir  dans  mon  voisinage,  du  haut 
des  rochers  de  Solliés-le-Vieux,  près  de  Tou- 
lon, une  vaste  étendue  de  plaines  fertiles,  et 
les  collines  verdoyantes  qui  élèvent  dans  la 
lumière  leurs  beaux  contours,  et  dévalent  vers 
la  mer  d'un  bleu  céleste.  A  nos  pieds,  Solliés- 
Pont,  verger  du  Yar,  nous  invitait  à  suivre  les 
bords  du  Gapeau,  les  grands  platanes,  les 
ormeaux  séculaires,  les  grasses  prairies  qu'on 
dirait  normandes.  Le  contraste  est  extrême,  de 


296  DES  CRIS  DANS  LA  MELEE. 

la  route  toute  blanche  avec  les  bords  ombreux, 
verts  et  fleuris,  de  la  rivière.  Sur  cette  route, 
une  ruine  étrange  nous  arrête  un  instant.  Deux 
petites  tours  carrées,  établies  sur  le  rocher,  se 
profilent  sur  le  ciel  très  clair.  Ruines  singu- 
lières d'être  blanches  et  roses,  sous  des  touffes 
de  valérianes  et  de  genêts.  Ce  sont  des  den- 
telles, à  travers  lesquelles  on  voit  le  ciel.  De  la 
route,  la  grille  de  fer  poudreuse  permet  de  devi- 
ner, à  quelques  pas,  sous  la  construction,  une 
sorte  de  caveau,  envahi  de  ronces,  un  cippe  au 
milieu,  comme  un  autel  dédié  aux  morts  in- 
connus.... Nous  passons.  De  hauts  peupliers 
antiques,  des  platanes  gigantesques  apparais- 
sent. L'eau  du  Gapeau  leur  donne  une  magni- 
fique jeunesse.  Ils  abritent  Belgentier,  son  joli 
pont,  ses  tanneries,  ses  jardins.  Plus  loin,  dans 
les  nléandres  d'une  vallée  aux  végétations  si 
abondantes  qu'elle  en  est  assombrie,  voici  les 
deux  Mont-Rieux,  le  jeune  et  le  vieux;  le  vieux, 
avec  ses  vestiges  du  xii"  siècle,  perdus  dans  les 
feuillages,  sa  sauvagerie  émouvante,  son  si- 
lence prestigieux,  fond  éternel  sur  lequel  les 
bruits,  à  peine  perceptibles,  de  l'eau  et  des 
nids,  font  courir  comme  une  broderie  éphémère 
et  mélancolique.  Ici,  des  moines  jadis  vinrent 
chercher,  plus  païens  peut-être  qu'ils  ne  pen- 


LA  PAIX  DES  CHOSES.  29i 

saient,  la  paix  des  choses  qu'ils  confondaient 
avec  la  paix  de  Dieu.  Celle-ci  serait  justice, 
l'autre  est  indifférence,  mais  toutes  deux  ont  le 
charme  aimable  de  la  vie  mêlé  au  charme  in- 
quiétant de  la  mort. 

Nous  avions  emporte  le  livre  d'Edouard 
Schuré,  V Alsace  française ,  car  en  ces  temps 
douloureux  le  désir  du  repos  ne  va  pas  sans 
remords,  et  nous  voulions  donner  à  la  France 
d'Alsace  une  pensée  fidèle,  du  fond  même  de 
notre  France  méridionale;  mais  l'émotion  qui 
nous  venait  de  cette  nature  occupée  d'elle 
seule  ne  nous  permit  pas  d'abord  d'ouvrir  le 
livre....  Et  nous  voilà  parcourant  une  route  nou- 
vellement créée,  délicieuse,  qui  livre  à  l'admira- 
tion des  touristes  et  des  gens  du  pays  toute 
cette  vallée,  jusque-là  inconnue,  de  Mont-Rieux- 
le-Vieux  à  Signes.  De  hautes  pentes  s'élèvent  à 
droite  et  à  gauche  de  la  route  jolie,  aussi  ondu- 
lante qu'un  ruban  léger  qui  flotte  à  la  brise. 
Et  à  nos  pieds,  toujours,  l'eau  murmurante 
sous  des  enlacements  de  branches  et  de  lianes. 
Une  fraîcheur  suave  circule.  Une  perdrix  rap- 
pelle.... La  voici  sur  la  route,  suivie,  entourée 
d'un  grouillement  de  poussins  à  peine  éclos. 
La  pauvre  mère  se  tapit  dans  les  herbes  rares, 
auxmargesdelaroute.  Elle  s'est  trop  aventurée 


298  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

sur  ce  cliemiii  que  bordent  d'infranchissables 
parapets.  Elle  pourrait  s'envoler,  mais  elle  reste 
là  héroïquement,  pour  défendre  la  nichée.... 
Nous  prenons  un  de  ses  petits,  le  temps  d'une 
furtive  caresse  sur  les  plumes  naissantes,  et 
nous  le  rendons  à  la  mère  efTarée  qui  disparaît 
enfin,  suivie  de  sa  bande,  dans  la  brousse  re- 
trouvée.... Pendant  ce  temps,  là-bas,  à  Ver- 
dun, le  canon,  incessamment,  tonne.  La  paix 
des  choses  et  des  plus  humbles  êtres  donne 
aux  hommes  sa  leçon  perdue  —  mais  qui  se 
retrouvera. 

Aux  approches  de  Signes,  des  permission- 
naires rencontrés  se  promènent  paresseuse- 
ment, accompagnés  déjeunes  filles  souriantes; 
des  enfants  se  couronnent  de  feuillage.  C'est 
le  lundi  de  la  Pentecôte.  Nous  sommes  à  400  mè- 
tres d'altitude.  La  fraîcheur  exquise  nous  en- 
veloppe. Saluons  ici  la  Provence  heureuse,  la 
Tempe  du  Yar. 

C'est  Signes,  son  maire  attentif,  qui  ont  créé 
la  route  nouvelle  que  nous  venons  d'admirer 
et  qui  est  une  des  plus  ravissantes  qu'on  puisse 
voir. 

Signes  ;  les  rues  antiques,  queiques-aiu-.> 
pareilles  aux  rues  algériennes,  si  étroites  que 
le  soleil  n'y  pénètre  guère.  C'est  un  Eden  de 


LA  PAIX  DES  CHOSES.  299 

fraîcheur  et  d'o^Tibre,  de  douceur  apaisante. 
Nous  entrons  dans  une  maison  qui,  tout  de 
suite,  nous  est  hospitalière.  Là,  comme  par- 
tout, on  nous  parle  du  <<  fils  »  aujourd'hui 
soldat.  11  est  au  feu,  quelque  part,  là-bas. 
La  mère  nous  tend  une  photographie,  celle 
d'un  solide  et  beau  jeune  homme.  Et  elle 
nous  dit  avec  une  grave  fierté  :  «  C'est  mon 
petit  perdreau  à  moi  !  )>  Elle  espère  l'heure 
où  la  Grande  Main  des  Destinées  le  lui  ren- 
dra.... 

Et  r Alsace  française?  Dominé  par  les  émo- 
tions de  la  journée,  par  la  puissance  des  spec- 
tacles que  nous  offrait  le  pays, —  nous  n'avons 
rouvert  le  livre  que  le  soir,  «  à  la  maison  ».  Au- 
cun livre  ne  dit  mieux,  d'une  façon  si  décisive, 
les  raisons  historiques  qui  font  que  l'Alsace  est 
française  et  doit  rentrer  dans  le  concert  de  nos 
provinces.  Quand  on  a  lu  Edouard  Schuré, 
Alsacien,  on  sait  de  quel  amour  l'Alsace  chérit 
l'idéal  français,  celui  de  son  choix.  Elle  est 
fille  de  l'âme  et  de  l'esprit  de  France.  Il  est 
temps  qu'elle  nous  revienne.  Elle  va  nous  re- 
venir; et  cette  assurance,  à  mesure  que  je  reli- 
sais le  précieux  livre,  se  mêlait  en  moi  indici- 
blement  au  sentiment  de  force  renouvelée  que 


500  DES  GRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

venait  de  m'inspirer  en  pleine  nature,  la  paix 
des  choses.... 


0  charme  et  paix  des  choses,  eurythmie, 
soulïle  calme!  vous  ne  sauriez  être  un  men- 
songe. Vous  êtes  l'espoir  et  le  gage  d'une 
paix  humaine,  qui  viendra,  douce  et  magni- 
fique, soiis  un  Arc  triomphal. 


L'UNITÉ  MORALE  FRANÇAISE 
PAR  L'ÉCOLE 


Etre  moral,  cela  ne  veut  pas  dire 
être  exempt  de  faute;  cela  veut  dire 
savoir  eu  quoi  on  a  failli,  et  avoir 
la  volonté  de  se  relever. 


Dans  la  pauvre  humanité  instructive  une 
lucide  volonté  de  justice  et  d'amour  s'accroit 
sans  cesse ^  aussi  puissante ^  plus  puissante  que 
les  énergies  aveugles  de  V instinct. 


PREMIÈRE  LETTRE  OUVERTE 

A    M.    FERDINAND    BUISSON 

Peu  de  temps  avant  cette  guerre  infernale, 
j'ai  publié  un  essai  sur  la  Morale  à  V Ecole.  Il 
vous  intéressa  sans  réserves,  si  bien  que  vous 
m'engageâtes  vivement  à  devenir  l'apôtre  actif 
de  mes  idées  sur  le  sujet  en  question  ;  vous 
m'offriez  de  constituer  un  comité  qui  eût  orga- 
nisé mes  conférences;  il  semblait  que  j'eusse 
trouvé  quelqu'une  de  ces  formules  maîtresses, 
qui  imposent  la  conviction  —  et,  ma  foi,  je  ne 
reçus  pas  sans  fierté  des  éloges  que  soutenaient 
tant  de  marques  de  votre  sincérité  prête  à  l'ac- 
tion. 

Que  disais-je  donc,  en  cet  essai  qui  fut  d'ail- 
leurs publié  d'abord  par  le  Temps,  puis  envoyé, 
sous  forme  de  brochure,  aux  instituteurs  de 
France? 

Je  disais  que  c'était  folie  ou  absurdité  de 
chercher,  avec  une  vaine  obstination,  un  fonde- 
ment rationnel  à  la  morale;  que  le  mieux-être 
d'une  société  dépend  de  sa  fidélité  aux  lois  mo- 


5(U  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

raies  qu'elle  se  donne  ;  que  la  vie  morale  ne  fait 
pas  seulement  meilleure  l'existence,  mais  qu'elle 
fait  la  vie  même;  qu'il  est  aussi  absurde  de  se 
refuser  à  accepter  la  vivifiante  morale,  préten- 
due sans  fondement,  qu'il  le  serait  de  se  refuser 
à  prendre  de  la  nourriture  tant  que  la  philoso- 
phie rationnelle  n'a  pas  trouvé  les  raisons  de  la 
vie  physique \  Bref,  les  morales,  pour  la  société, 
tirent  leur  valeur  impérative  de  notre  nécessité 
d'être.  Pour  vivre,  il  faut  manger;  et  pour  vivre 
en  société,  il  faut  êlre  nourri  de  morale. 

Le  point  principal  de  mon  travail,  et  j'y  re- 
venais sous  diverses  formes,  était  celui-ci  :  il 
ne  faut  pas  chercher  le  fondement  rationnel 
de  la  morale  ailleurs  que  dans  la  nécessité  où 
nous  nous  trouvons  d'avoir  une  morale  si  nous 
voulons  vivre  en -tant  que  société. 

Toutes  ces  belles  idées  n'étaient,  pour  beau- 
coup, que  viande  creuse  et  vaines  déclamations. 
Pendant  que  je  recevais  vos  louanges,  j'enten- 
dais crépiter  autour  de  moi  les  objections  iro- 
niques. 

Hélas!  vous  savez  combien,  ivres  de  l'orgueil 
de  tout  comprendre,  de  raisonner  et.  d'être  li- 
bres, certains  esprits  s'affranchissent  volontiers 
des  idées  simples.  On  éprouve  tant  de  satisfac- 
tion à  dresser  son  intelligence  contre  toutes  les 


L'UNITÉ   MORALE   FRANÇAISE.  305 

autres,  contre  celle  des  vivants  et  contre  celle 
des  morts!  Il  y  a  eu  des  maîtres  contradictoires 
pour  tout  dire.  On  leur  tient  tête  à  tous,  et  l'on 
se  sent  plus  grand  que  tous.  Ni  dieu,  ni  maître. 
Et,  cette  devise  ayant  été  pensée  et  adoptée,  on 
tâche,  en  maître  et  en  dieu,  d'imposer  aux  igno- 
rants la  vérité  négative  qu'on  possède!  Voilà  le 
péril  qui  nous  menaçait  à  l'intérieur;  le  néant 
faisait  des  prosélytes;  Nietzsche  ricanait  là- 
bas;  et  Sa  Majesté  Guillaume,  qui  trouvait  ce 
philosophe  bon  pour  l'Allemagne,  nous  dénon- 
çait comme  anti-moraux,  anarchistes  et  déca- 
dents, sans  ignorer  que  nos  erreurs  venaient  de 
ce  que  nous  raisonnions  à  l'allemande!  L'hon- 
neur? où  est  le  fondement  de  l'honneur?  le  dé- 
vouement? duperie!  le  respect  du  mystère? 
//  71  y  a  pas  de  mystère  {sic).  Bref,  nous  étions 
atteints  par  la  kultur. 

Trois  lignes  supprimées  par  La  Censure. 

Sur  tous  les  terrains,  on  rencontrait  la  néga- 
tion sans  profondeur  du  Méphisto  de  Goethe.  Je 
me  rappelle  avoir  lu  à  un  comédien  une  pièce 
de  théâtre  où  se  trouvait  cette  réplique  d'un 
gentilhomme  à  sa  femme  :  u  Vous  êtes  vrai- 
ment une  âme  exquise  ».  —  «  Otez  cela!  s'écria 

20 


506  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

mon  auditeur,  ce  mot  âme  n'est  plus  tolérable 
dans  le  langage  français  moderne;  vous  met- 
trez :  nature  ». 

Théâtre  ou  roman  (c'étaient  là  des  signes) 
étaient  blagués  à  souhait  quand  ils  montraient 
et  affirmaient  la  beauté  du  sacrifice.  «  Le  sa- 
crifice, ça  n'existe  pas!  soyez  donc  réaliste  ».  Et 
toujours  le  refrain  :  «  Où  est  le  fondement  de 
telle  ou  telle  idée  que  vous  trouvez  morale?... 
Je  veux  vivre  ma  vie,  développer  mou  moi,  j'ai 
droit  au  bonheur;  le  sacrifice,  métier  de  dupe!... 
ce  qui  m'importe  à  moi,  c'est  moi-même!...  » 
Vous  savez  bien  que  cette  antienne  retentissait 
à  toute  heure  autour  de  nous. 

La  guerre  éclata;  et,  avant  le  miracle  de  la 
victoire  de  la  Marne,  il  y  eut  le  miracle  de 
Y  union  sacrée. 

Du  soir  au  lendemain  ce  qui  était  désuni  fut 
uni;  mais  ce  n'est  pas  tout;  on  aurait  pu  s'unir 
de  fait  pour  la  défense  sans  s'unir...  d'âme  (oh! 
pardon!)  Nullement;  on  se  retrouva  unanimes 
pour  affirmer  l'existence  et  la  beauté  de  tout 
ce  qu'on  niait  la  veille.  Pas  de  citoyen  qui  ne 
fût  un  convaincu,  un  enthousiaste  et  un  héros. 
«  Je  meurs  pour  toi;  tu  meurs  pour  moi;  nous 
mourons  avec  joie  les  uns  pour  les  autres.  » 
Corneille  triomphe!  et  c'est  un   spectacle  ex- 


!    l  NITK   MORALE  FRANÇAISE.  ".07 

traordinaire,  aussi  sublime  qu'inattendu,  dont 
il  faut  tirer,  de  différentes  manières,  tout  le  pro- 
fit moral  possible. 

Et  je  dis  :  d'où  vient  que  ces  vertus  transcen- 
dantes, niées  ou  raillées  la  veille,  sont  devenues 
soudainement  les  maîtresses,  les  reines  de 
l'beure,  celles  en  qui  l'on  croit,  celles  qu'on 
admire;  ...  bien  plus,  —  et  ceci  est  décisif  — 
celles  qu  on  pratique? 

C'est  qu'elles  sont  apparues  comme  le  salut, 
le  seul  moyen  d'assurer  la  vie  de  tous,  la  résis- 
tance et  la  victoire.  Ah!  certes,  on  n'en  a  plus 
cherché  le  fondement!  on  n'en  a  plus  raisonné  ! 
on  a  couru  à  la  conclusion  :  «  Ces  vertus,  il  nous 
les  faut  pour  vivre  :  donc  elles  sont  des  vertus; 
elles  sont  ou  elles  seront;  il  faut  qu'elles  soient. 
Rien  n'est  plus  sacré.  »  Et  les  rationalistes  ne 
se  sont  pas  fait  faute  de  répéter  ce  mot  mysté- 
rieux :  sacré.  Et  tout  fut  dit.  La  France  avait, 
d'un  coup,  retrouvé  l'unité  et  la  foi  morales, 
par  subite  révélation. 

Eh  bien,  de  quel  autre  fondement  rationnel 
a-t-elle  besoin,  la  morale?  Si  celui-là  ne  suffi- 
sait pas,  c'est  que  les  admirateurs  de  nos  héros 
ne  seraient  que  des  simulateurs  intéressés,  exci- 
tant, par  l'éloge  menteur,  les  dévouements  dont 
ils  bénéficient?  Soit.    Ma;is   ceux  qui  meurent 


508  DES  GRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

par  centaines  de  mille  pour  nous,  pour  l'avenir, 
pour  la  beauté  française,  —  nierez-vous  qu'ils 
ont  à  jamais  montré  à  leurs  enfants,  à  nos  éco- 
liers, le  fondement  tant  cherché  de  la  morale 
essentielle? 

Que  si,  après  la  guerre,  la  France  partielle, 
celle  qui,  avant,  se  montrait  légère  assez  pour 
paraître  corrompue  et  faire  croire  à  la  corrup- 
tion du  pays  tout  entier,  —  si  cette  Prance 
sceptique,  gouailleuse,  jouisseuse,  reprenait  ses 
errements,  et  se  reprenait,  comme  jadis,  à  nier 
les  vertus  dont  elle  profite  à  cette  heure  ;  si 
par  là,  elle  révélait  qu'elle  n'a  montré  que  par 
politique  de  l'admiration  pour  nos  héros,  afin 
de  les  susciter  parce  qu'elle  en  avait  besoin, — 
soyez  sûr  qu'une  vague  populaire  d'indignation 
légitime  se  soulèverait  des  profondeurs;  que  la 
révolte  des  âmes  arriverait  à  être  une  révolution 
de  fait,  et  que  nos  erreurs  revivantes  d'avant 
la  guerre  seraient  balayées  par  un  vent  sa- 
lubre. 

Cela  est  d'autant  plus  probable  que  les  moins 
éclairés  de  ceux  qui  combattent  ont  aujourd'hui 
pris,  comme  par  miracle  (d'innombrables  lettres 
le  prouvent)  une  intelligence  nouvelle,  une 
nouvelle  conscience.  La  nécessité  des  vertus 
qu'ils  pratiquent,  au  prix  de  tant  de  souffrances, 


L'UNITÉ  MORALE  FRANÇAISE.  309 

leur  est  définitivement  apparue.  Après  avoir 
défendu  la  France  contre  l'étranger,  ils  sont 
prêts  à  la  protéger,  —  si  besoin  est,  —  contre 
elle-même! 

Quelque  chose  me  dit  qu'on  a  jadis  nommé 
révélation  la  simple  affirmation  par  les  faits  et 
le  bon  sens,  d'une  vérité  morale  essentielle. 


DEUXIEME  LETTRE  OUVERTE 

A    M.    FERDINAND    BUISSON 

J'ai  montré  que  l'unité  morale  française  s'est 
brusquement  reconstituée,  dans  les  faits  et 
dans  les  conclusions  que  les  esprits  tirent  des 
faits.  Si  elle  ne  s'était  affirmée,  à  l'heure  où  l'in- 
tensité du  péril  l'a  imposée,  que  pour  dispa- 
raître avec  les  dangers  qui  en  ont  fait  voir  la 
nécessité,  ce  serait  donc  que  la  nation  légère 
ne  profiterait  d'aucune  expérience,  abdiquerait 
la  maîtrise  d'elle-même  et  se  résignerait  à  tenir 
la  conduite  de  l'enfant  sans  réflexion,  qui  court 
à  clochepied  sur  le  parapet  d'un  pont  d'où  il 
est  déjà  tombé  une  fois  dans  la  rivière. 

Je  dis  que  la  nation  a  reconnu  la  nécessité 
sans  appel  (où  elle  se  trouve,  à  peine  de  mort) 
de  reconstituer  son  unité  morale  ;  qu'elle  y  est 
parvenue  au  moment  psychologique  et  qu'il 
s'agit  aujourd'hui  de  maintenir  cette  unité,  de 
la  fixer,  d'en  faire  l'armature  inébranlable  du 
corps  social. 

Tout  le  monde  se  rend  compte  de  cette  obli- 


L'UNITÉ  MORALE  FRANÇAISE.  3H 

gation  où  nous  sommes,  vis-à-vis  de  nous- 
mêmes,  d'être,  dans  l'avenir,  sans  défaillance, 
ce  que  nous  fûmes  et  sommes  encore  à  l'heure 
héroïque. 

J'entends  bien  que  l'héroïsme  n'est  pas  et  ne 
peut  être  un  état  permanent  de  Tindividu,  mais 
la  morale  n'est  pas  cela  non  plus.  Elle  est  la  foi 
irréductible  dans  les  principes  qui  font  l'hon- 
nête homme  courant  —  et  le  disposent  par 
avance  à  savoir  se  conduire  en  héros,  le  jour 
où  il  faudra  que  l'honnêteté,  s'élevant  à  la 
hauteur  des  circonstances  les  plus  redoutables, 
monte  jusqu'à  être  l'oubli  de  soi  pour  le  bien 
de  toute  la  race;  héroïsme  national  où  l'on  ne 
doit  voir  que  le  prolongement  de  l'amour  des 
parents  assurant  la  protection  des  jeunes. 

Plaçons-nous  dans  le  proche  avenir.  La  guerre 
est  finie,  l'ouragan  est  passé.  Les  grandes  eaux 
reprennent  un  ni  veaupaisible.  Les  surexcitations 
des  écrits  et  l'élan  de  résistance  des  âmes  sont 
tombes  avec  la  violence  des  bouleversements. 
Durant  la  tempête,  on  pensait  en  conséquence 
des  impressions  nouvelles  qu'elle  soulevait; 
allons-nous  nous  retrouver  les  gens  de  la  veille, 
avec  une  reprise  des  mêmes  errements,  des 
mêmes  mollesses,  des  mêmes  philosophismes? 

C'est  ce  qu'il  ne  faut  pas.  Et  que  devons-nous 


312  DES  CRIS  DAxNS  LA  MÊLÉE. 

combattre  d'abord?  Les  façons  de  raisonner  qui 
conduisaient  à  des  conclusions  contraires  à  ce 
que  l'expérience  a,  depuis  hier,  dénoncé  comme 
nocif.  Je  ne  vois  pas  ce  que  le  rationalisme  peut 
opposer  à  raffîrmation  qui  s'écrit  ici.  Le  siècle 
s'est  réclamé  de  Veorpérimentalisme.  Tant  pis 
ou  plutôt  tant  mieux  pour  lui  s'il  aboutissait 
hier  au  sot  réalisme,  et  si  la  plus  récente  et  la 
plus  formidable  des  expériences  établit  aujour- 
d'hui la  nécessité,  la  légitimité,  le  triomphe  de 
l'idéalisme.  Il  faut  un  idéal,  il  faut  une  morale, 
il  faut  qu'ils  deviennent  des  principes  toujours 
présents,  toujours  visibles,  toujours  directeurs. 
Ennemi  de  la  France  et  du  monde,  ennemi  des 
vivants  et  des  morts,  tout  ce  qui  trouble  les 
principes  moraux,  tout  ce  qui  ose  en  chercher  le 
fondement  ailleurs  que  dans  une  nécessité  prou- 
vée parune  telle  expérience  !  J'ai  toujours  trouvé 
admirable  cette  obstination  des  raisonneurs, 
servants  d'une  raison  qui  se  heurte  à  la  dérai- 
son, ces  raisonneurs  théoriques  qui  cherchent 
la  raison  d'être  de  ce  qui  est,  de  ce  qui  ne  con- 
sent pas  à  nous  donner  de  raisons!  Combien 
m'apparaissent-ils  illogiques!  Rationahstes,  po- 
sitivistes, réalistes,  ils  cherchent,  en  quintes- 
senciant  des  abstractions,  le  fondement  abstrait 
de  lois  évidemment  nécessaires!  Cette  néces- 


L'UNITÉ  MORALE  FRANÇAISE.  313 

ité  évidente,  comme  concrète,  est  d'ordre  po- 
sitif,—  et  ils  demandent  autre  chose!...  Quoi, 
en  somme?  Tout  simplement  la  valeur  méta- 
physique des  lois  morales,  —  recherche  diamé- 
tralement contraire  à  la  qualité  de  leur  philoso- 
pliisme^  qui,  logiquement,  ne  devrait  tenir 
compte  que  des  faits.  Au  fond,  ils  ne  se  rap- 
pellent pas  que  la  nécessité  des  lois  morales 
est  un  des  phénomènes  de  la  vie  expérimentale, 
tandis  que  le  fondement  initial  de  ces  lois 
demeure  perdu  aux  régions  de  l'inconnaissable  ; 
ils  ne  voient  pas  que  chercher  à  prouver  l'exis- 
tence de  Dieu,  ou  rechercher  la  valeur  absolue, 
purement  spirituelle  mais  impérative,  de  la 
morale,  c'est  même  chose,  et  raisonnablement 
interdite  aux  positivistes.  Pourquoi  donc  s'em- 
barrassent-ils de  vouloir  démontrer  comme 
existant  ce  qu'ils  ont  ou  nié  une  fois  pour  toutes, 
ou  négligé  comme  placé  hors  de  leur  portée?  Il 
faut  considérer  la  recherche  du  fondement  de 
la  morale  comme  une  intrusion  illogique  du 
rationalisme  dans  les  régions  métaphysiques. 
Laissons  la  métaphysique  au  spiritualisme  pur. 
Nous  arriverons  à  un  pur  spiritualisme  par  les 
voies  que  nous  désigne  l'expérience. 

Donc,  nous  savons  que  la  morale  est  néces- 
saire; nous  en  connaissons  les  lois  essentielles. 


ÔU        DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

universelles,  et  celles  plus  particulièrement  chè- 
res à  notre  race.  Elles  sont  les  mêmes  pour  les 
hommes  de  nos  différentes  religions  et  de  nos 
différentes  «  pensées  ».  Qu'ils  se  réunissent  tous, 
en  bataillon  sacré,  sur  le  terrain  commun  Les 
régies  de  la  morale  commune,  il  ne  nous  res- 
tera dés  lors  qu'à  les  proclamer  tous  ensemble, 
à  les  exalter,  à  les  enseigner  (oui,  les  mêmes!) 
dans  nos  écoles  différentes,  aussi  bien  laïques 
que  religieuses.  Avons-nous,  qui  que  nous 
soyons,  une  autre  façon  que  nos  adversaires  po- 
litiques de  nourrir  nos  enfants?  Ne  mangeons- 
nous  pas,  les  uns  et  les  autres,  le  même  fro- 
ment? 

Reconnaître  que,  pour  une  nation,  la  morale 
doit  être  une,  et  en  imposer  partout  le  même 
enseignement,  voilà  toute  la  solution  du  pro- 
blème. 

«  Sauvons  la  morale!  le  trésor  des  .siècles! 
l'âme  des  civilisations!  »  Ce  fut  le  cri  qu'Alfred 
de  Vigny,  le  poète  transcendant  et  visionnaire, 
attribue  à  Julien  l'Apostat,  fondateur  d'écoles. 


TROISIÈME  LETTRE  OUVERTE 

A    M.    FERDINAND    BUISSON 

Comment  sauver  la  morale?  Un  seul  moyen  : 
l'école.  L'école  seule  peut  d'abord  la  formuler, 
ensuite  l'enseigner,  la  propager,  la  vivifier,  la 
faire  passer  dans  l'âme  de  l'avenir  qui  nous  est 
déjà  présent  sous  cette  forme  :  l'enfance.  Sau- 
ver la  morale,  l'école  vraiment  le  pourra-t-elle ? 
Il  faut  répéter  éternellement  au  mot  de  Spen- 
cer :  «  Si  nous  nous  emparions  véritablement 
de  l'âme  enfantine,  nous  renouvellerions  le 
monde.  » 

Mais  si  l'école  a  tant  de  puissance,  comment 
se  fait-il  qu'avant  la  guerre  nous  n'ayons  pas 
aperçu  dans  la  France  adulte,  préparée  depuis 
tant  d'années  par  nos  écoles,  les  vertus  que 
commande  la  morale  ou  seulement  la  foi  dans 
ces  vertus  et  l'admiration  pour  elles?  N'appro- 
fondissons pas  trop,  mais  sachons  nous  dire  que 
les  conclusions  individuelles  des  auteurs  sco- 
laires sur  les  idées  essentielles  ne  concordaient 
guère.  Les  livres  destinés  aux  enfants  révèlent, 


316  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

d'une  façon  éclatante,  par  la  diversité  de  leurs 
tendances,  la  décoordination  la  plus  complète 
des  méthodes  d'enseignement,  l'altération  pro- 
fonde de  la 'substance  même  de  l'enseignement 
moral.  Chacun  professe  non  la  morale,  mais  sa 
morale.  Pour  l'un  de  nos  auteurs,  la  patrie 
était  un  mot  désuet,  et  il  rayait  de  son  livre  tout 
ce  qui  pouvait  pousser  aux  sentiments  patrio- 
tiques ;  pour  cet  autre,  le  mot  «  élévation  d'âme  » 
semblait  affirmer  l'immortalité  du  moi.  Vite, 
cherchons  autre  chose,  et,  si  nous  ne  trouvons 
rien,  tenons-nous-en  là!  Un  troisième  pensait 
que  le  mot  «  charité  »  (amour)  a  un  caractère 
religieux;  il  n'en  parlait  donc  jamais....  Vous 
vous  rappelez  la  modification  illustre  apportée 
à  une  fable  de  La  Fontaine  par  un  de  ces  édu- 
cateurs attentifs  à  ne  nourrir  l'enfance  que  de 
réalités  bien  nettes  : 

Petit  poisson  deviendra  grand 
Pourvu  que  Von  lui  prête  vie. 

La  Fontaine  avait  écrit  (le  misérable!)  : 
«  pourvu  que  Dieu  lui  prête  vie.  »  Dieu,  c'était 
dire  la  puissance  mystérieuse,  quelle  qu'elle 
soit,  qui  fait  la  vie,  —  mais  il  ne  vous  échappera 
pas  qu'au  temps  aboli  dont  je  parle  il  était 
devenu  dangereux  d'affirmer  que  nous  ne  som- 


L'UNITÉ  MORALE  FRANÇAISE.  317 

mes  pas  libres  (quoique  très  savants)  de  prolon- 
ger notre  existence  quand  il  plaît  à  la  destinée 
[deo  ignoto)  d'y  couper  court. 

On  a  pu  voir,  dans  une  de  nos  écoles,  ce  pré- 
cepte lapidaire  donné  en  exemple  d'écriture  : 

Une  bonne  action  est  celle  qui  m'est  utile; 

et  les  petits  enfants,  de  leur  mieux,  avec  cette 
application  admirative  qui  leur  fait  tirer  la 
langue,  la  recopiaient  des  centaines  de  fois  sur 
leur  malheureux  cahier.  Morale  sommaire,  celle 
de  l'égoisme  audacieux  et  inconscient!  A  de 
telles  erreurs,  la  nation  doit  dire  énergique- 
ment  :  «  Vous  ne  passerez  plus  !  »  Y  aura-t-il 
donc  une  morale  d'État?  Eh!  pourquoi  non, 
puisqu'il  y  en  a  une  en  temps  de  guerre  et  de 
mort?  Osez  la  formuler  en  temps  de  paix,  de 
vie  et  d'espérance,  —  pour  l'enfance,  pour 
l'avenir  inconnu. 

Ainsi  on  n'enseignait  pas  la  morale  une^  belle 
d'unité,  ferme  par  l'unité,  —  non,  ce  qu'on  en- 
seignait, c'était  la  désagrégation  des  morales, 
les  incertitudes  individuelles! 

Or,  ce  qu'on  n'a  pas  le  droit  d'enseigner  aux 
enfants,  —  c'est  précisément  l'incertitude; 
mieux  leur  vaudraient  les  fables  merveilleuses 


318  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

qui,  on  l'oublie  trop,  sont  représentatives  de 
vérités. 

Modifiez  les  morales  pour  votre  compte,  ô 
penseurs,  car  —  c'est  entendu  —  vous  êtes  des 
hommes  libres!  grisez-vous  de  doutes,  ô  spécu- 
lateurs profonds  et  poètes  romantiques!  noyez- 
vous  dans  vos  tristesses  d'orgueil  et  de  déses- 
pérance... mais  ne  versez  pas  votre  alcool, 
vos  poisons,  à  lenfance!  Le  lait  blanc  et  pur 
des  idées  simples,  voilà  la  nourriture  que  vous 
leur  devez,  celle  qui  refera  le  pays  sain  et  fort. 

Avant  la  guerre,  l'enseignement  moral  dans 
les  écoles  s'était  perdu,  se  cherchait,  s'interro- 
geait, s'abandonnait,  se  contredisait  à  l'inflni. 
Le  résultat  de  tous  ces  «  alambicages  »,  de  tou- 
tes ces  tergiversations,  de  toutes  ces  spécula- 
tions —  devenait  funeste  et  ridicule.  Par  pitié 
pour  nous-mêmes,  reconnaissons  nos  faules  et 
n'y  retombons  pas  ! 

Sauvez  la  morale!  je  répète  ce  cri  du  poète. 
Et  vous  la  sauverez  par  l'école,  mais  seulement 
le  jour  où  les  maîtres  auront  juré  sur  l'autel 
restauré  de  la  patrie,  de  ne  plus  raisonner  de 
l'irraisonnable  ;  quand  les  partis  auront  juré 
également  de  ne  pas  repousser  les  vérités  écla- 
tantes d'ordre  moral,  dès  qu'elles  sont  présen- 
tées par  des  adversaires  politiques:  quand  tous 


L'UNITÉ  MOHALE  FRANÇAISE.  319 

les  éducateurs  s'affirmeront  comme  les  servi- 
teurs fervents,  héroïques,  de  l'idée  une,  ce 
qu'ils  sont  aujourd'hui  dans  les  tranchées,  ces 
tombeaux  d'attente  d'où  sortira  la  France  res- 
suscitée;  quand  nous  aurons,  pour  la  Patrie, 
abjuré  l'orgueil  naïf  de  penser  là  où  il  ne  faut 
qu'aimer,  —  de  parler  lorsqu'il  ne  faut  qu'agir, 
—  de  nous  montrer  habiles  en  sophismes,  quand 
la  simple  réalité  nous  crie  :  «  Aimez  les  écoliers 
et  servez  leur  avenir.  Pour  cela,  soyez  unis;  le 
salut  n'est  pas  ailleurs.  » 

Beaucoup  de  mal  sort  de  trop  de  raisonne- 
ments sur  les  problèmes  insolubles.  La  qua- 
drature du  cercle  mène  au  cabanon  ceux  qui  la 
poursuivent. 

L'unité  morale  chez  les  maîtres,  dans  les 
écoles  normales,  voilà  la  vérité  et  la  vie.  Il  existe 
sûrement  des  moyens  pratiques  de  la  réaliser; 
il  y  faut  des  surmaîtres  initiateurs,  apôtres  de 
l'idée,  voyants  du  vrai,  disciples  des  réalités 
qui  nous  ont  donné  leurs  leçons  définitives,  et 
incapables  d'en  laisser  atténuer  en  eux  le  sens 
impératif. 

J'imagine  qu'en  présence  de  la  solennité  de 
l'aventure  que  nous  aurons  courue,  ces  paroles 
ne  permettront  plus  aux  sceptiques,  hier  ré- 
gnants,   de    sourire.    J'imagine    aussi  que  les 


320  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

instituteurs  s'engageront,  pour  leur  service 
nouveau,  aussi  impérieux  que  le  service  mili- 
taire, avec  les  mêmes  ardeurs  qui  les  ont  pous- 
sés aux  héroïsmes  des  batailles. 

Et  je  ne  vois  plus  devant  moi  que  la  vieille 
objection  :  «  Nous  n'avons  pas  le  droit  de  nous 
emparer  de  l'âme  des  enfants!  »  Scrupule  in- 
sensé! Quoi,  nous  n'avons  pas  le  droit  de  nour- 
rir l'enfance  du  lait  essentiel  de  la  vie?  nous 
n'avons  pas  le  droit  de  lui  dire  :  «  C'est  ceci  et 
non  cela  qui  est  bon?  »  folie,  folie  et  crime! 
Ce  droit,  nous  l'avons  toujours  eu;  et  aujour- 
d'hui nous  l'avons  acheté  assez  cher  sur  le  sol 
de  France,  détrempé  de  sang  français,  du  sang 
de  tous,  laïques  ou  non,  magistrats,  avocats, 
littérateurs,  paysans,  poètes,  médecins,  ouvriers, 
prêtres  et  professeurs.  Cette  guerre  nous  a  en- 
seigné pour  jamais  les  vérités  essentielles.  Si, 
sous  prétexte  de  respecter  les  libertés  de  l'en- 
fance (!),  la  République  lui  refusait  le  pain  de 
vie,  elle  décréterait  sa  mort  dans  la  honte.  Sa 
gloire,  ce  sera  au  contraire  l'École  fondée  sur 
la  morale  retrouvée,  unifiée,  affirmée,  vécue. 
La  victoire  par  les  armes  aura  sauvé  la  civili- 
sation, à  la  seule  condition  que  l'École  pour- 
suive et  consacre  le  vœu  des  morts  de  la 
guerre. 


L'UNITÉ  MORALE  FRANÇAISE.  321 

A  l'Allemagne  du  plus  gros  des  Krupp,  quand 
la  France  aura  répondu  par  la  victoire  du  plus 
-spirituel  des  canons  —  le  75  —  alors  elle  devra, 
notre  France,  répondre  à  l'Allemagne  de  Nietzs- 
che et  de  Guillaume,  à  cette  Allemagne  qui  a 
su,  sous  la  volonté  éducatrice  de  ces  deux 
monstres,  devenir  un  peuple  de  bandits  orga- 
nisé tout  entier  en  vue  de  l'hégémonie  féroce, 
animale,  démoniaque.  En  face  de  cette  organi- 
sation, née  d'une  foi  sinistre  dans  les  puis- 
sances du  mal,  elle  aura,  notre  France,  à  s'or- 
ganiser sur  la  base  immuable  d'une  foi  définitive 
dans  ces  puissances  du  bien  auxquelles  elle 
devra  déjà  la  victoire  des  armes. 

Rester  unis  sur  le  terrain  commun  d'une 
même  morale,  à  l'heure  où  prêtres  et  institu- 
teurs, libres  penseurs  et  fidèles  de  toutes  les 
croyances,  goûteront  les  joies  de  la  paix  triom- 
phante, —  pourquoi  et  comment  cela  serait-il 
plus  difficile  qu'à  l'heure  où  ces  mêmes  fils  de 
la  France  tombaient  côte  à  côte,  dans  le  sang 
les  uns  des  autres? 


21 


QUATRIEME  ET  DERNIERE 
LETTRE  OUVERTE 

A   M.   FERDINAND    BUISSON 

L'enseignement  moral  n'est  pas.  Il  faut  1°  qu'il 
soit;  2°  qu'on  l'affranchisse  de  la  politique.  Pour 
obtenir  ce  double  progrès  nécessaire,  la  Répu- 
blique n'a  qu'à  le  vouloir  ;  et  comment  ne  le 
voudrait-elle  pas,  aujourd'hui  qu'elle  est  bruta- 
lement éclairée  sur  la  nécessité  de  se  défendre 
avant  tout  en  tant  que  France  ?  Elle  sait  que  le 
jour  où  elle  a  cherché  le  salut  général,  elle  l'a 
trouvé  seulement  dans  la  morale  transcendante, 
qui  a  transformé  tout  à  coup  en  héros  les  citoyens 
de  toutes  les  conditions. 

Donc, —  tous  les  partis  en  sont  convaincus, 
—  point  de  salut  hors  d'une  morale  précise.  Ils 
ne  failliront  point  à  leur  devoir,  qui  est  de  créer 
à  l'école  un  enseignement  moral  libéré  de  toute 
politique. 

En  vue  de  ce  résultat,  une  première  réforme 
s'impose  :  ne  faire  dépendre  la  nomination  des 


L'UNITÉ  MORALE  FRANÇAISE.  323 

instituteurs  que  de  leurs  chefs  naturels,  inspec- 
teurs et  directeurs  de  l'Enseignement,  suffi- 
samment responsables  vis-à-vis  de  l'État.  L'ins- 
tituteur doit  n'être  qu'instituteur.  N'est  digne 
de  ce  titre  que  celui  qui  s'engage  librement  à 
donner  aux  écoliers  la  nourriture  morale  qu'il 
a  reçue  lui-même  dans  les  écoles  normales; 
aucune  autre.  11  n'a  pas  plus  le  droit  d'en  mo- 
difier les  éléments  qu'il  n'est  en  son  pouvoir  de 
changer  quelque  chose  aux  règles  de  l'arith- 
métique.... Le  boulanger  vend  son  pain  sous 
le  contrôle  des  administrations  municipales, 
protectrices  de  la  santé  publique. 

La  morale  n'est  pas,  et  ne  peut  pas  accepter 
d'être  la  vassale  de  la  politique.  La  politique  la 
plus  noble  n'est  autre  chose  que  la  vie  de  lutte 
et  d'essais  des  nations  en  perpétuel  travail  de 
progrés.  Elle  remet  sans  cesse  en  question 
toutes  les  idées  pour  en  tirer  un  incessant  de- 
venir, une  amélioration  toujours  espérée.  Or  la 
valeur  et  la  puissance  des  principes  moraux  est 
dans  la  fixité.  Les  législateurs  eux-mêmes  ne 
peuvent  rien  contre  eux. 

Tout  flottement  des  règles  morales  est  un  af- 
faiblissement de  la  force  d'une  nation,  une  rup- 
ture de  son  unité  profonde.  Soumettre  la  morale 
aux  caprices,  aux  variations,  aux  inventions  des 


324  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

hommes  politiques,  est  une  erreur  mortelle, 
d'autant  plus  dangereuse  qu'il  existe,  à  côté  de 
l'autre,  une  politique  sans  noblesse,  attentive  à 
poursuivre,  non  pas  l'intérêt  général  et  élevé 
du  pays,  mais  la  satisfaction  de  quelques  faux 
prophètes  en  quête  de  suffrages  lucratifs,  et 
qui,  pour  les  obtenir,  servent  les  appétits  les 
moins  avouables.  La  morale  la  plus  élémen- 
taire étant  la  condamnation  de  ces  habiles,  leur 
livrer  le  contrôle  des  catéchismes  de  morale 
rationnelle  serait  proprement  préparer  la  cor- 
ruption de  l'enfance,  —  le  plus  grave  de  tous 
les  crimes. 

Que  veulent  les  partis?  Perpétuer  leurs  riva- 
lités jusqu'à  ce  que  soit  réalisée  la  domination 
de  l'un  d'eux  sur  tous  les  autres. 

Que  demandera  morale?  L'union  de  tous  les 
partis  sur  les  principes  essentiels  de  Thonnê- 
teté. 

La  morale  veut  faire  d'honnêtes  gens  :  c'est 
tout.  Une  nation  ferme  et  une  dans  ses  prin- 
cipes généraux  de  morale  serait  toujours,  à  toute 
heure,  prête  à  faire  face  aux  attaques  du  dehors, 
et  n'aurait  jamais  à  improviser  ses  vertus  pas 
plus  que  son  armement. 

Nous  sommes  dans  la  seconde  héroïque  ;  les 
yeux  voient  des  lumières  qu'ils  nej  percevaient 


L'UNITÉ  MORALE  FRANÇAISE.  325 

pas  ;  aidons-nous  de  ces  clartés,  elles  sont  révé- 
latrices. 

La  France  au-dessus  de  tout,  tel  est  le  premier 
article  de  notre  code  moral.  Ceci  s'entend  de 
tout  autre  façon  que  le  mot  des  Germains,  qui 
veulent  fonder  sur  la  force  l'hégémonie  de  l'Al- 
lemagne au-dessus  de  tout. 

France  au-dessus  de  tout,  c'est-à-dire  (et  ce 
principe  est  de  sens  commun)  la  défense  natio- 
nale doit  être  le  premier  souci  des  Français  de 
tous  les  partis,  puisque  la  défaite  nationale  se- 
rait l'effondrement  de  tous  les  partis  sans  excep- 
tion. Et  la  vie  de  la  France  importe  d'autant 
plus  qu'elle  est,  par  excellence,  la  nation  géné- 
ratrice d'idées,  provocatrice  d'évolution,  la  na- 
tion des  générosités  et  des  charités,  le  champion 
du  droit,  l'espoir  du  monde. 

J'imagine  une  sorte  de  congres,  présidé  par 
des  hommes  tels  que  les  Lavisse,  les  Boutroux 
et  les  Branly,  une  assemblée  choisie  parmi  les 
notables  des  deux  enseignements,  parmi  les 
hauts  représentants,  philosophes  ou  religieux, 
des  sciences,  des  arts,  de  la  politique.  Ils  ne 
seront  pas  réunis  pour  rédiger  un  code  de  mo- 
rale, puisque  nous  admettons  que  ce  code  est 
tout  prêt,  n'étant  que  l'ensemble  des  lois  mo- 
rales courantes  reconnues  par  tous. . . .  Que  cher- 


320  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

cheradonc  cette  assemblée?  quelle  sera  sa  fonc- 
tion? quel  but  se  proposera-t-elle? 

En  somme,  elle  représentera,  avec  le  consen- 
tement et  l'appui  des  pouvoirs  publics,  la  volonté 
française  de  faire,  en  dehors  et  au-dessus  de  la 
politique,  une  France  «  honnête  homme  ». 

Avant  tout,  cette  assemblée  écartera  toute 
discussion  sur  la  valeur  respective  des  doctrines 
de  chacun,  l'essence  même  de  son  programme 
étant  la  recherche  des  moyens  d'union.  Discu- 
ter pour  prouver  chacun  l'excellence  de  notre 
foi  ou  de  notre  pensée,  tenter  de  convertir  ou 
de  convaincre,  c'est  lutter;  et,  ici,  en  vue  d'un 
grand  résultat  déterminé,  il  s'agit  de  s'accorder. 
Les  uns  et  les  autres  doivent  se  dire  :  «  Ayons 
les  yeux  non  plus  sur  ce  qui  nous  sépare,  mais 
sur  ce  qui  nous  rapproche,  et  gela  existe,  la 
guerre  nous  l'a  prouvé.  » 

Les  premières  des  qualités  qu'on  demandera 
à  cette  assemblée  seront  l'esprit  d'acceptation 
des  nécessités,  c'est-à-dire  des  lois  étabhes,  et  la 
tolérance  qui  permet  aux  sectaires  les  plus  dé- 
terminés de  reconnaître  l'honnêteté  chez  1ns 
hommes  d'un  parti  adverse. 

Les  philosophes  indépendants  devront  se  dire  : 
«  Il  y  a  chez  les  religieux,  dont  toute  la  morale 
n'est  pas  hi  nAirp,  des  principes  de  morale  dont 


L'UNITÉ  MORALE  FRANÇAISE.  3i7 

la  pureté  ne  saurait  être  surpassée  et  que  nous 
adoptons  sans  réserves  )>.  Les  esprits  religieux 
devront  se  dire  :  «  Le  meilleur  de  la  morale  laï- 
que n'est  autre  chose  que  notre  morale.  Com- 
ment cela  cesserait-il  d'être  excellent  le  jour 
où  cela  serait  accepté,  servi,  pratiqué  par  des 
hommes. non  religieux  mais  de  bonne  foi?  » 

Nous  touchons  au  vif  de  la  question.  Les  uns 
et  les  autres  vont  se  trouver  en  présence  d'une 
loi  de  neutralité  scolaire  qui  ne  peut  être  élu- 
dée. Les  religieux  devront,  en  conséquence, 
s'interdire  tout  blâme  dirigé  contre  une  morale 
affranchie  de  sanctions,  et  cependant  conforme 
à  la  morale  religieuse  si  puissante  sur  les 
croyants  :  les  autres,  les  philosophes,  devront 
s'interdire  toute  incursion  dans  les  régions  mé- 
taphysiques ou  mystiques,  c'est-à-dire  toute 
recherche  de  l'absolu  en  morale. 

Pareille  attitude,  pareil  effort  de  tolérance, 
seraient-ils  impossibles  à  des  hommes  d'élite 
qui  se  seront  réunis  en  vue  de  fonder  la  gran- 
deur de  leur  pays  sur  l'éducation  de  l'enfance? 
Non;  la  tolérance  leur  sera  facile  :  ils  se  rap- 
pelleront que,  pendant  une  effroyable  guerre, 
il  est  arrivé  que  même  des  hommes  de  passion 
,et  sans  culture,  gens  de  partis  adverses,  enne- 
mis entre  eux  la  veille,  ont  su  imposer  silence 


328  DES  CRIS  DANS  LA  MÊLÉE. 

à  leurs  rancunes  politiques,  et  côte  à  côte,  main 
dans  la  main,  tomber  et  mourir  pour  l'unique 
France  mise  au-dessus  de  leurs  intérêts  direc- 
tement personnels. 

Nous  en  appelons  à  tous  les  partis  pour  que 
soit  accepté  par  eux,  d'un  commun  accord  rai- 
sonné, le  livre  unique,  le  catéchisme  de  la 
morale  française.  L'enseignement  dans  les  éco- 
les deviendra  alors  comme  l'impérissable  ciment 
de  l'unité  morale  nécessaire. 

Celui  qui  écrit  ces  lignes  n'a  pas  qualité  pour 
parler  au  nom  de  la  France,  —  mais  il  sait  que 
la  France  même  parle  par  son  entremise.  Tous 
ceux  qui,  à  l'heure  de  miracle  où  nous  sommes, 
prêteront  comme  lui  l'oreille  à  tous  les  bruits 
venus  des  horizons,  entendront  des  voix,  les 
voix  salvatrices,  répéter  éperdument  .  «  Sau- 
vez LA  MORALE,  LE  TRÉSOR  DES  SIÈGI.ES!  G'esT 
ELLE   l'avenir    DE    LA    FrANGE    ET    DU    MONDE  !   » 


DISCOURS 

PRONONCÉ  AU  NOM 

DE    LA    VILLE    DE    TOULON 
PAR  M.  JEAN   AICARD 

LE  14  JUILLET  1916 


Les  Sociétés  défilent  devant  le  monument  Albert  V% 
y  déposent  fleurs  et  couronnes,  et  vont  se  masser  sur 
les  côtés,  où  la  police  contient  difficilement  la  foule. 

M.  Micholet,  Maire  de  Toulon,  après  une  brève  et 
émouvante  allocution,  donne  la  parole  à  M.  Jean 
Aicard. 


Mes  chers  Concitoyens 


La  Ville  de  Toulon  m'a  offert  le  très  grand 
honneur  de  rendre  ici,  en  son  nom,  un  solennel 
hommage  à  ceux  de  ses  enfants  qui  sont  morts 
pour  la  France,  et  aux  vivants  héroïques  qui 
combattent  pour  elle  chaque  jour,  sans  repos  et 
sans  défaillance.  La  date  historique  du  14  Juillet 
ne  sera  pas  fêtée  autrement,  sur  toute  l'étendue 
du  territoire  français,  que  par  un  salut  de  la  pa- 
trie à  ses  défenseurs  vivants  et  à  ceux  qui  sont 
morts  pour  elle,  à  ceux  de  70  comme  à  ceux  de 
1914-1916. 

^  Ceux  qui  pieusement  sont  morts  pour  la  patrie 
Ont  droit  qu'à  leur  tombeau  la  foule  vienne  et  prie. 

En  apparence,  historiquement,  il  y  a  deux 
France  :  celle  de  Jeanne  d'Arc,  l'humble  pas- 
tresse,  qui  voyait  en  ses  rois  l'incarnation  de  la 
patrie,  —  et  la  France  moderne  qui  renversa 
l'ancien  ordre  de  choses,  pour  donner  aux  petits 


332  DISCOURS 

et  aux  faibles  des  droits  qui  leur  avaient  été 
annoncés,  depuis  des  siècles,  par  le  plus  doux 
et  le  plus  grand  des  réformateurs.  En  réalité, 
ces  deux  France  n'en  sont  qu'une  seule,  tou- 
jours fidèle  à  elle-même.  Et  si  la  France  des 
rois  suscita  Jeanne  d'Arc,  la  France  moderne  a 
simplement  mis  sur  le  front  de  l'héroïque 
paysanne  la  couronne  d'une  royauté  conquise 
par  son  martyre. 

Elle  est  faite  de  laurier  d'or,  cette  couronne 
symbolique;  et  c'est  une  feuille  de  ce  laurier 
que  Toulon  apporte  aujourd'hui  au  pied  du  mo- 
nument érigé  en  l'honneur  de  ceux  de  ses 
enfants  qui  tombèrent  devant  l'ennemi. 

Le  trait  le  plus  caractéristique  peut-être  de 
l'heure  où  nous  sommes,  c'est  que  notre  Jeanne 
d'Arc  soit  devenue,  même  pour  l'Anglais,  un 
symbole  du  Droit  armé  de  l'Épée. 

Il  faut  être  physiquement  fort  pour  se  défen- 
dre; c'est  la  condition  absolue  de  l'existence. 
Croire  que  la  justice  s'impose  par  elle-même  et 
la  laisser  sans  armes,  c'est  là  une  idée  mystique, 
sans  valeur  au  regard  de  l'expérience,  et  nous 
avons  été  bien  prés  de  payer  cher  cette  erreur 
généreuse.  Le  bon  droit,  heureusement,  la 
bonté  de  notre  cause,  la  beauté  de  l'idéal  fran- 
çais, ont  un  don  d'attirance  qui  agit  sur  les 


PRONONCÉ  AU  NOM  DE  LA  VILLE  DE  TOULON.  333 

races  prédestinées;  et  quand  elles  ont  vu  la 
France  décidément  menacée  de  mort,  la  Bel- 
gique saisie  à  la  gorge  par  un  bandit  royal  et 
par  son  peuple  d'esclaves,  —  Russie,  Serbie, 
Angleterre,  Italie,  ont  tiré  Tépée  flamboyante, 
le  glaive  de  justice  dont  les  éclairs  promettent 
la  mort  à  la  brutale  force  allemande. 

Gloire  donc  à  nos  fils,  à  nos  frères,  tombés 
pour  la  cause  immortelle  de  l'idéal  français, 
humain  par  excellence,  si  humain  qu'il  attire 
à  lui  tous  les  hommes  dignes  du  nom  d'homme. 

A  notre  idéal,  le  tsar  de  toutes  les  Russies 
avait  donné  un  gage  :  ce  fut  la  création  du 
Congrès  de  La  Haye.  Cette  assemblée  a  fait  sou- 
rire les  sceptiques.  Ils  jugent  encore  qu'elle  fut 
inutile  parce  que  les  délibérations  formulées 
par  elle,  signées  par  l'Allemagne,  n'ont  pas  pu 
empêcher  la  nation  sans  honneur  de  manquer 
à  la  foi  jurée.... 

Mais  ce  n'est  point  ainsi  qu'il  faut  raisonner. 

L'engagement  pris  par  les  nations  loyales  les 
a  servies  deux  fois;  d'abord  parce  que,  gardé 
par  elles,  il  les  a  rapprochées  et  les  tient  unies, 
—  puis  parce  que,  en  le  trahissant,  la  nation 
parjure  s'est  désignée  elle-même  à  l'animadver- 
sion  du  monde.  Il  est  loin  d'être  inutile  à  la 
vérité,  le  «  chiffon  de  papier  »,  puisque  c'est 


334  DISCOURS 

lui  qui  fait  la  condamnation  des  traîtres;  puis- 
qu'il met  dans  un  jour  éclatant  leur  honte  ren- 
due indiscutable,  et  puisqu'enfîn  il  légitime  la 
mort  morale  qui  les  attend. 

Telle  fut  la  rayonnante  utilité  du  Congrès  de 
La  Haye,  imaginé  par  le  tsar  Nicolas,  dont  la 
conception  fut  conforme  à  l'idéal  français;  car 
les  Alliés  défendent  plus  et  mieux  que  leur  ter- 
ritoire ou  que  l'empire  des  mers  :  ils  défendent 
l'avenir  moral  de  l'univers,  l'idéal  de  France! 

Est-il  pays  au  monde  où  soient  plus  respec- 
tées qu'en  Angleterre  la  liberté  et  la  dignité 
individuelles?  Aucun,  en  vérité;  à  tel  point  que 
la  noble  Angleterre  n'a  pas  voulu  jusqu'à  pré- 
sent porter  atteinte  aux  droits  des  étrangers 
suspects  qui  pullulent  chez  elle.  C'est  encore  là 
un  de  ces  scrupules  touchants  qui  mettent  en 
péril  un  instant  le  droit  même  qu'on  veut  dé- 
fendre, —  mais  combien  un  tel  scrupule  fait 
éclater  la  beauté  humaine  de  l'idéal  anglais, 
frère  du  nôtre! 

Quant  à  l'Italie,  elle  fut  la  mère  du  Droit. 

Le  Droit,  la  Rome  guerrière  ne  le  reconnais- 
sait qu'à  ses  citoyens,  mais  ce  droit  élémentaire, 
ses  armes  en  portaient  au  loin  l'idée,  et  il  reste 
comme  le  fondement,  caché  sous  la  terre,  fruste 
mais  inébranlable,  sur  lequel  s'est  établi   le 


PRONONCE  AU  NOM  DE  LA  VILLE  DE  TOULON.   335 

magnifique  édifice  du  droit  humain  universel; 
et  c'est  pour  défendre  le  Droit,  d'origine  latine, 
que  vos  fils  souffrent  et  meurent  à  côté  des 
nôtres,  ô  grande  Russie;  Belgique!  Serbie! 
vieille  Angleterre!  Italie  éternelle! 

Nous  reprochons  à  notre  soleil  provençal  de 
ne  pas  se  voiler  aux  heures  de  deuil  que  nous 
traversons.  Il  est  trop  joyeusement  clair,  en 
effet,  à  de  certains  jours,  et  en  désaccord  bles- 
sant avec  les  sombres  visions  qui  sont  dans  nos 
cœurs;  mais  demain,  mais  tout  à  l'heure,  il 
n'aura  pas  assez  de  splendeur  pour  éclairer  dans 
le  ciel  l'orgueil  des  pavillons  de  France!  Et,  ce 
jour-là,  qui  sera  celui  de  la  victoire  dos  Alliés 
sur  l'horrible  Allemagne,  ce  jour-là,  avec  nos 
voix,  —  ce  seront  nos  morts,  ce  seront  les  héros 
du  «  Bouvet  »,  ceux  du  «  Gambetta  »,  ceux  de 
Dixmude,  des  Dardanelles,  et  tous  ceux  qui,  en 
ce  moment  même,  tombent  dans  les  tranchées 
d'Alsace,  de  la  Somme  et  de  la  Meuse,  —  ce 
sont  nos  morts  qui  crieront  avec  nos  voix  :  Vive 
l'immortelle  France,  champion  sacré  des  libertés 
du  monde! 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Des  cris  dans  la  mêlée •   .  1 

L'bres  propos  de  Jean  d'Auriol 7 

Notre  ami  Boulot  l'anarchifete 12 

La  Noël  des  Noëls 18 

Les  écolf^s  de  mutilés 25 

La  pucelle  d'Orléans 31 

Les  deux  sous  de  Jean  d'Auriol 36 

Suprême  jugement 42 

Ces  demoiselles 48 

Les  bêles  puantes 54 

Une  consultation 60 

Le  drapeau  belge 68 

Y  a  bon,  la  France! 73 

Réponse  à  de  bonnes  lettres 78 

La  victoire  est  pour  nous 83 

La  lutte  pour  la  paix 89 

Leurs  Majestés  le-s  peuples 94 

Quelle  noce  ! 99 

L'étincelle  sacrée 105 

Nos  bons  braconniers 111 

Les  oreilles  du  mur 117 

La  journée  des  morts 123 

Garros 127 

Mon  village 134 

Bleu  et  noir 139 

Les  deux  races 145 

Amour  prime  tout  . 151 

Masques  plus  vrais  que  les  visages 158 

La  main  gauche 164 

Le  rouge-gorge 170 

La  mésange 176 

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558  TABLE  DES  MATIÈRES. 

Ils  '•  faisaient  lumière  ".  La  mort  du  Gambetta..   .   .  182 

Pour  l'avenir '90 

De  bonnes  histoires '^^ 

La  poésie  patriotique 200 

Les  trois  victoires  françaises 206 

Ohé!  Guillaume! 211 

Hip!  Hip!  Hip!  Hurrah! 217 

La  grande  Patrie 223 

La  "  Poire  "  pure •  229 

Allemands  et  vandales 235 

L'oreiller  du  blessé 242 

Lettre  ouverte  à  un  inconnu 247 

La  petite  fleur  rouge 253 

Fenêtre  d'hôpital •  259 

Fautes  d'orthographe 265 

Le  sourire  de  notre  Midi 271 

Le  surboche 277 

La  renaissance  par  la  victoire 283 

Gallieni 289 

La  paix  des  choses •   •  295 


L'UNITÉ  MORALE  FRANÇAISE 
PAR   L'ÉCOLE 

Première  lettre  ouverte  à  M.  Ferdinand  Buisson.  .   .  303 

Deuxième  lettre  ouverte  à  M.  Ferdinand  Buisson  .   .  310 

Troisième  lettre  ouverte  à  M.  Ferdinand  Buisson  .  .  315 
Quatrième  et  dernière  lettre  ouverte  à  M.  Ferdinand 

Buisson ^22 

Discours  prononcé  le  14  juillet  lOlPrau  nom  de  la 

Ville  de  Toulon 329 


78  193.  —  Imprimerie  Laiiure,  9,  ruo  de  Fletinis,  à  Paris. 


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