Skip to main content

Full text of "Des définitions géométriques et des définitions empiriques"

See other formats


MMHlVMJ^IiWîîilj; 

oc 

y±i 

=^=^ 

oo 

o> 

-          co 

==CM 

§::-  O 

^ S 

■Knr  O 

,- 

S^ O 

u 

°^ O 

O 

!2co  1^:3=^  O 

n 

o»  « 

=  0= CO 

(O  =1 

_l  o 

!'i:;:;  i,:!i-..n!Yii?i.ir!,:) 


THE  LIBRARY 

The  Ontario  Institute 
for  Studies  in  Education 

Toronto,  Canada 


DES 


DÉFINITIONS  GÉOMÉTRIOUES 


ET 


DES  DÉFINITIONS  EMPIRIQUES. 


S9 


r-.. 


POITIKKS.  —  rVlMli,l!Al'HJK    ))F,    A.    ULPIU' 


DES 


DEFINITIONS 

GÉOMÉTRIQUES 


ET   DES 


DÉFINITIONS  EMPIRIQUES 


PAR 


LOUIS    LIARD 

Ancien  élève  de  l'Ecole  normale,  Licencié  ès-sciences , 
Docteur  ès-lettres  ,  Agrégé  de  philosophie. 


^'-JT'gfe?^.- 


PARIS 

FJBUAIRIE  PHILOSOPHIQUE  DE  LADRANGE 

RUE  SAINT- ANDRÉ-DES-ARTS,  W 
1873 


A  MONSIEUR 

J.    LAGHELIER 

MAÎTHE   DE   CONFÉRENCES  A   L'ÉCOLE   NORMALE   SL'PÉRIEURE 

HOMMAGE 

d'un    ÉLfcVE 

RECONNAISSANT  ET  DÉVOUÉ. 


INTRODUCTION. 


DE  LA  DÉFINITION   EN  GÉNÉRAL. 


Le  matériel  de  nos  jugements  se  compose  de  repré- 
sentations individuelles  et  d'idées  générales.  On  décrit 
les  représentations  ;  on  définit  les  idées. 

Décrire ,  c'est  déterminer  la  circonscription  d'un 
individu  ;  définir,  c'est  déterminer  la  circonscription 
d'une  idée.  La  description  se  fait  par  l'accident,  et  la 
définition  par  l'essence. 

Qu'est-ce  que  l'accident  ?  qu'est-ce  que  l'essence  ? 

L'accident  est  chose  variable  ;  c'est  tantôt  un  rap- 
port fortuit  et  passager.  Tout  individu  occupe  dans 
l'espace  et  le  temps  une  place  déterminée ,  mais  non 
pas  invariable  ;  de  là  naissent  entre  lui  et  les  choses 
circonvoisines ,  antérieures  et  postérieures,  des  rela- 
tions qui  changent  quand  il  se  déplace.  Cet  ensemble 
de  relations  particuhères  est  un  accident,  car  l'in- 
dividu y  entre  et  en  sort  sans  cesser  d'être  le  même 
individu.  C'est  tantôt  une  modification  accessoire  qui 
n'altère  pour  ainsi  dire  que  la  surface  de  l'être  qui 
la  subit,  sans  entamer  le  fond  ;  c'est,  d'une  manière 


8  INTRODUCTION. 

plus  générale ,  tout  ce  qui  arrive  aux  êtres  par  un  con- 
cours fortuit  de  circonstances  extérieures. 

L'essence  est ,  au  contraire ,  chose  invariable  :  c'est 
l'ensemble  des  caractères  intimes  qui  persistent  au 
milieu  du  changement  des  relations  et  des  modifi- 
cations accidentelles;  c'est,  par  suite,  ce  que  l'être 
possède  en  lui-même,  ce  qui  ne  peut  cesser  de  lui 
appartenir  sans  qu'il  cesse  aussitôt  d'exister. 

Les  noms  communs  sont,  dans  le  langage,  les  signes 
des  essences ,  et  des  combinaisons  plus  ou  moins  com- 
plexes de  noms  communs ,  de  noms  propres  et  d'ad- 
jectifs, les  signes  des  accidents.  Il  en  résulte  qu'une 
chose  doit  toujours  être  désignée  par  le  même  nom, 
tant  que  les  changements  qu'elle  subit  n'en  détruisent 
pas  l'essence.  On  a  voulu  conclure  de  là  que  l'essence 
des  choses  n'était  que  la  signification  de  leurs  noms. 
«  Suivant  Porphyre ,  dit  M.  Stuart  Mill ,  en  altérant 
»  une  propriété  cjui  n'est  pas  de  l'essence  de  la  chose, 
»  on  y  établit  simplement  une  différence  ;  on  la  fait 
»  àkkoiov  ;  mais  en  altérant  une  propriété  qui  est  de 
»  son  essence,  on  la  fait  une  autre  chose,  àAAo. — 
»  Pour  un  logicien  moderne,  il  est  évident  que  le 
»  changement  qui  rend  la  chose  différente  seulement, 
»  et  le  changement  qui  en  fait  une  chose  autre  ne  se 
»  distinguent  qu'en  ce  que,  dans  le  premier  cas ,- la 
»  chose ,  bien  que  changée ,  est  encore  appelée  du 
»  même  nom.  Ainsi,  de  la  glace  pilée  dans  un  mortier, 
»  mais  toujours  appelée  glace,  est  àAxoroy  ;  faites-la 
»  fondre,  elle  devient  JiAXo,  une  autre  chose  ,  de  l'eau. 
»  Mais  la  chose  est,  dans  les  deux  cas,  la  même,  c'est- 


DE   LA  DEFINITION  EN   GÉNÉRAL.  9 

»  ù-dire  composée  des  mêmes  particules  de  matière  ; 
»  et  on  ne  peut  pas  changer  une  chose  quelconque  de 
»  manière  qu'elle  cesse ,  en  un  sens,  d'être  ce  qu'elle 
»  était.  La  seule  identité  qu'on  puisse  lui  ôter  est 
»  uniquement  celle  du  nom.  Quand  la  chose  cesse 
»  d'être  appelée  glace,  elle  devient  une  autre  chose. 
»  Son  essence  qui  la  constitue  glace  a  disparu  ,  tan- 
D  dis  que,  tant  qu'elle  continue  d'être  appelée  ainsi, 
»  rien  n'a  disparu  que  quelques-uns  de  ses  acci- 
»  dents  (1).  » 

Ce  passage  contient  plusieurs  confusions  qu'il  im- 
porte de  dissiper.  D'abord  ,  l'exemple  sur  lequel  on 
s'appuie  est  habilement  choisi  pour  engendrer  l'équi- 
voque ;  on  abuse  d'une  richesse  de  la  langue ,  qui  a 
deux  noms  différents  pour  désigner  deux  choses  qui 
ne  diffèrent  que  par  accident.  L'eau^  qu'elle  soit  solide 
ou  liquide,  est  essentiellement  une  combinaison  d'oxy- 
gène et  d'hydrogène  ;  pour  devenir  autre  chose,  il 
faudrait  qu'elle  perdît  quelqu'un  de  ses  éléments 
constitutifs  ou  qu'elle  en  reçût  de  nouveaux  ;  la  glace 
compacte  et  la  glace  liquéfiée  ne  diffèrent  donc  pas  en 
essence  ;  l'eau,  en  passant  de  l'état  solide  à  l'état  li- 
quide, est  toujours  de  l'eau,  de  même  qu'un  Européen, 
s'il  venait  à  changer  de  couleur,  ne  cesserait  pas  pour 
cela  d'être  homme.  —  En  second  lieu ,  la  signification 
des  mots ,  quelque  part  qu'y  ait  la  convention ,  n'est 
pas  absolument  arbitraire.  Un  mot  est  à  la  fois  un 
son  et  un  signe  ;  comme  son,  il  n'a  aucun  sens  et  n'est 

(1)  Si/slèi)ic  de  logique,  liv.  I,ch.  vi^  Irad.  Passe. 


10  INTRODUCTION. 

attaché  à  rien  ;  comme  signe,  il  est  uni  à  demeure  à 
une  chose;  sa  signification  est  l'énoncé  des  propriétés 
invariables  de  la  chose  désignée  ;  aussi  tout  change- 
ment dans  la  chose  n'entrai ne-t-il  pas  un  changement 
de  nom.  L'accident  ne  porte  pas  atteinte  à  l'essence  ; 
le  nom  de  la  chose  demeure;  mais  si  l'essence  est 
détruite  ,  le  nom  disparaît.  Le  langage  suit  la  réalité, 
et  la  réalité  ne  suit  pas  le  langage  ;  autrement  il  suf- 
firait de  faire  varier  le  sens  des  mots  pour  changer  les 
attributs  des  choses.  Il  faut  donc  retourner  les  propo- 
sitions de  M.  Stuart  IMill ,  et  dire  :  une  chose  cesse 
d'être  appelée  du  môme  nom  quand  elle  devient 
autre  chose  ;  elle  continue  d'être  appelée  du  même 
nom  quand  rien  n'a  disparu  d'elle,  si  ce  n'est  quel- 
ques-uns de  ses  accidents.  Pa,r  conséquent,  quand 
nous  parlons  d'essence,  nous  ne  sommes  pas  dupes  des 
conventions  du  langage. 

Des  caractères  de  l'accident  et  de  l'essence  dérivent 
les  caractères  des  propositions  accidentelles  et  des 
propositions  essentielles. 

Toute  proposition  accidentelle  est  particulière.  L'ac- 
cident est  une  relation  et  une  modification  fortuite  et 
passagère  ;  que  le  sujet  change  de  place,  qu'il  soit  sous- 
trait à  l'action  de  la  cause  extérieure  qui  le  modifie 
par  hasard ,  et  l'accident  disparaît  ;  la  proposition  par 
laquelle  on  l'unit  au  sujet  est  donc  vraie  seulement 
d'un  seul  individu ,  dans  un  point  de  l'espace  et  dans 
un  instant  de  la  durée. 

Toute  proposition  essentielle  est,  au  contraire,  uni- 
verselle. L'essence  est  intérieure  au  sujet,  et  elle  le 


DE   LA  DEFINITION   EN  GENERAL.  11 

constitue  ;  quelques  déplacements  que  subisse  le  sujet, 
il  lu  porte  partout  avec  lui  ;  s'il  pouvait  en  être  un  ins- 
tant dépouillé ,  il  cesserait  d'exister.  La  proposition 
par  laquelle  on  affirme  du  sujet  un  de  ses  attributs 
essentiels  est  donc  vraie  dans  tout  l'espace  et  dans 
tout  le  temps,  ou,  pour  mieux  dire,  abstraction  faite  de 
l'espace  et  du  temps. 

La  proposition  accidentelle  implique  l'existence  du 
sujet.  Puisque  l'accident  dérive  de  relations  particu- 
lières et  dans  l'espace  et  dans  le  temps  ,  si  l'on  con- 
sidère sim{)lement  un  sujet  possible,  on  ne  saurait  en 
affirmer  aucun  accident,  puisqu'on  ignore  quelles  en 
seront  les  relations  dans  l'espace  et  dans  le  temps. 

La  possibilité  du  sujet  suffit  au  contraire  à  la  propo- 
sition essentielle.  Puisque  l'essence  ,  une  fois  dégagée 
des  accidents  qui  l'environnaient  chez  les  individus  , 
sort  de  l'espace  et  du  temps  et  devient  l'attribut  d'une 
proposition  universelle  ,  elle  peut  être  affirmée  non- 
seulement  des  sujets  réels,  mais  encore  d'une  multi- 
tude indéfinie  de  sujets  possibles. 

C'est  par  une  synthèse  que  nous  lions  l'attribut  au 
sujet  dans  la  proposition  accidentelle.  Si  l'expérience 
ne  m'avait  révélé  les  relations  du  sujet  donné  avec  les 
sujets  circon voisins  ,  j'en  ignorerais  les  accidents. 

C'est  par  une  analyse  que  nous  détachons  d'une  idée 
générale  l'attribut  essentiel  que  nous  en  affirmons  en- 
suite ;  le  sujet  est  un  tout  complexe,  formé  par  une 
synthèse  antérieure,  et  nous  en  faisons  sortir  les  attri- 
buts que  nous  y  avons  enveloppés. 

Il  suit  delà  que  la  proposition  accidentelle  est  con- 


12  INTRODUCTION. 

tingente,  et  la  proposition  essentielle  nécessaire.  Un 
sujet  étant  donné,  il  n'implique  pas  contradiction  qu'il 
n'ait  pas  telle  ou  telle  relation  particulière  ;  au  con- 
traire ,  il  implique  contradiction  qu'il  n'ait  pas  tel  ou 
tel  attribut  essentiel,  puisque  l'ensemble  de  ces  attri- 
buts est  le  sujet  lui-même. 

La  somme  des  attributs  accidentels  d'un  sujet  est 
la  description  de  ce  sujet  ;  la  somme  de  ses  attributs 
essentiels  en  est  la  définition. 

On  remarquera  que  la  description  implique  la  défi- 
nition ,  de  même  que  l'accident  implique  l'essence.  On 
décrit  les  individus;  mais  l'individu  réalise  une  cer- 
taine essence  dans  un  point  de  l'espace  et  dans  un  ins- 
tant de  la  durée  ;  la  description  est  donc  l'ensemble  des 
particularités  qui  s'attachent  à  l'essence  aussitôt  que 
celle-ci  s'individualise.  Mais  ,  si  l'essence  est  en  acte 
dans  l'individu,  la  définition  est  seulement  en  puissance 
dans  la  description.  La  couche  des  accidents  décrits  a 
pour  support  l'essence  ;  mais,  parla  même,  ils  la  déro- 
bent à  nos  regards  ,  et,  pour  l'apercevoir,  il  faut  faire 
tomber  cette  enveloppe  fortuite  et  variable.  Par  consé- 
quent, aucun  des  attributs  compris  dans  la  description 
ne  saurait  entrer  dans  la  définition. 

L'ensemble  des  attributs  essentiels  d'un  sujet  en 
constitue  la  compréhension.  La  définition  consiste 
donc  à  énoncer  la  compréhension  d'une  idée. 

La  logique  pure  ne  s'inquiète  pas  de  savoir  comment 
sont  formées  les  idées  ;  qu'elles  soient  le  résultat  d'une 
synthèse  a  priori  ou  d'une  synthèse  empirique,  qu'elles 
soient  faites  d'un  seul  jet,  pour  ainsi  dire,  ou  de  pièces 


DE   LA    DÉriNlTION    EN   GÉNÉlîAr..  13 

rapportées  successivement  les  unes  aux  autres ,  peu 
importe  ;  elle  ne  voit  en  elles  que  des  alliances  perma- 
nentes d'éléments,  exprimées  chacune  par  un  seul  nom 
et  réalisées  dans  un  nombre  indéfini  d'individus. 

Les  deux  caractères  que  la  logique  considère  dans 
les  idées  générales  sont  l'extension  et  la  compréhen- 
sion. 

L'extension  d'une  idée  est  égale  à  la  somme  des  su- 
jets hidividuels  desquels  cette  idée  peut  être  affirmée  ; 
nous  savons  déjà  que  la  compréhension  de  cette  même 
idée  est  égale  à  la  somme  des  attributs  qui  peuvent  en 
être  affirmés.  Pour  déterminer  l'extension  d'une  idée , 
il  faut  additionner  les  sujets  de  toutes  les  propositions 
dont  elle  est  l'attribut  commun;  pour  en  déterminer 
la  compréhension ,  il  faut  additionner  les  attributs  de 
toutes  les  propositions  essentielles  dont  elle  est  le 
sujet. 

L'extension  est  indéfinie,  puisque  l'idée  générale 
est  vraie  non-seulement  d'êtres  existants,  mais  encore 
d'êtres  possibles,  et  que  la  possibilité  n'a  pas  de  li- 
mites. La  compréhension,  au  contraire,  est  finie,  puis- 
qu'elle est  un  contenu ,  et  que  tout  contenu  est  limité. 
Par  conséquent ,  s'il  faut  renoncer  à  déterminer  d'une 
manière  précise  et  définitive  l'extension  d'une  idée, 
on  peut  toujours  en  déterminer  la  compréhension  ;  il 
suffit  pour  cela  de  l'épuiser  par  l'analyse.  Soit,  par 
exemple,  l'idée  d'homme  ;je  la  décompose,  et  j'y  trouve 
çoiitènus  les  attributs  suivants  :  être,  animal,  vertébré, 
mammifère,  bimane.  L'ensemble  de  ces  attributs  est 
la  compréhension  ou  la  définition  de  l'idée  d'homme. 


14  INTRODUCTION. 

Il  suit  de  là  que  l'attribut  de  la  définition  est  égal  en 
extension  au  sujet,  et  qu'une  telle  proposition  peut 
être  convertie ,  sans  qu'il  soit  besoin  d'apporter  quel- 
que restriction  à  l'attribut.  Si  l'homme  est  l'être  ani- 
mal ,  vertébré,  mammifère  et  bimane,  tout  être  ani- 
mal, vertébré  ,  mammifère  et  bimane  est  homme. 

De  là  résultent  encore  les  deux  règles  fondamen- 
tales de  la  définition  : 

1"  La  définition  doit  convenir  à  tout  le  défini  ; 

2°  La  définition  doit  convenir  au  seul  défini. 

Il  est  aisé  de  voir  que  la  seconde  règle  est  une  con- 
séquence de  la  première.  Plusieurs  individus  peuvent 
avoir  même  essence  sans  se  confondre ,  car  ils  se  dis- 
tingueront toujours  par  leurs  relations  particulières, 
parleur  situation  dans  l'espace  et  dans  le  temps,  et  par 
l'effort  individuel  que  feit  chacun  d'eux  pour  réaliser 
l'essence  commune  à  tous.  Mais  deux  idées  générales 
ne  sauraient  avoir  même  compréhension  sans  se  fondre 
immédiatement  en  une  seule.  Comment  la  pensée  les 
distinguerait- elle  l'une  de  l'autre,  puisqu'elles  sont 
dépourvues  d'accidents?  Il  n'existe  donc  pas  dans  l'en- 
tendement humain  deux  idées  générales  de  même  com- 
préhension. Dès  lors ,  si  j'ai  fait  sortir  de  l'idée  à  dé- 
finir tous  les  attributs  qu'elle  contient ,  leur  somme 
lui  appartient  en  propre  et  ne  convient  qu'à  elle. 

Distinctes  les  unes  des  autres,  les  différentes  idées 
ne  sont  pourtant  pas  absolument  isolées  ;  nous  n'en 
voyons  pas  le  lien  tant  que  nous  ne  les  avons  pas  dé- 
finies ;  mais ,  quand  l'analyse  en  a  fait  sortir  tous  les 
attributs ,  nous  constatons  que  tous  ces  attributs , 


DE   LA   DÉFINITION    EN    GÉNÉRAL.  15 

moins  un,  ont  une  extension  qui  déborde  de  plus  en 
plus  les  limites,  de  l'idée  définie.  L'idée  d'homme  se 
résout  dans  les  attributs  bimane,  mammifère,  vertébré, 
animal  et  être.  Homme  et  bimane  ont  même  exten- 
sion; mais  mammifère  a  une  plus  grande  extension 
que  bimane  ;  vertébré ,  une  plus  grande  extension  que 
mammifère  ;  animal ,  une  plus  grande  extension  que 
vertébré  ,  et  enfin  être ,  une  plus  grande  extension 
qu'animal.  Ainsi,  dans  une  idée,  l'un  des  attributs  est 
un  principe  de  distinction  ,  tandis  que  les  autres  sont 
les  principes  d'une  communauté  de  plus  en  plus  vaste. 

^Maintenant ,  si  nous  voulons  comprendre  la  nature 
de  la  définition ,  il  nous  faut  rechercher  comment  un 
attribut  peut  se  restreindre  de  façon  à  entrer  dans  une 
idée  d'extension  moindre  que  lui. 

Etre  est  l'attribut  le  plus  général  de  tous  ceux  qui 
sont  contenus  dans  l'idée  d'homme ,  mais  c'est  aussi 
le  moins  déterminé  ;  en  y  accouplant  les  trois  attributs 
moins  généraux  animal,  végétal  et  minéral,  j'y  trace 
trois  circonscriptions  qui  s'en  partagent  l'étendue  en- 
tière ;  de  même,  en  accouplant  à  l'idée  d'animal  les 
attributs  moins  généraux  de  vertébré ,  de  mollusque  , 
d'articulé  et  de  rayonné ,  j'en  divise  l'étendue  totale 
en  quatre  portions  ;  de  môme,  en  liant  à  l'idée  de  ver- 
tébré les  attributs  moins  généraux  de  mammifère , 
d'oiseau,  de  batracien,  de  reptile  et  de  poisson,  dans 
la  circonscription  mammifère,  je  détermine  cinq  cir- 
conscriptions de  moindre  étendue  ;  enfin ,  dans  la  cir- 
conscription mammifère,  je  découpe  une  portion  exac- 
tement égale  à  l'extension  de  l'idée   d'homme  ,  en 


16  INTRODUCTION. 

joignant  l'attribut  bimane  à  l'attribut  mammifère.  Il 
y  a  (lonc  des  provinces  dans  le  royaume  universel,  des 
départements  dans  ces  provinces  ,  des  circonscrip- 
tions dans  ces  départements  ,  et  l'habitant  de  la  cir- 
conscription est  aussi  habitant  du  département,  de  la 
province  et  du  royaume. 

Ces  restrictions  graduelles  de  l'extension  ,  qui  par- 
viennent à  faire  tenir  l'attribut  le  plus  général  dans  le 
sujet  le  moins  étendu ,  ne  sont  pas  ,  comme  on  pour- 
rait le  croire,  l'œuvre  d'une  addition  arithmétique  des 
attributs ,  mais  le  résultat  d'un  enveloppement  pro- 
gressif qui  rassemble  et  condense  dans  le  sujet  des 
atti'ibuts  plus  étendus  que  lui  ;  et  si  nous  développons 
le  tout  ainsi  formé,  nous  en  verrons  sortir  les  divers 
éléments  dans  l'ordre  de  la  généralité  croissante.  Ainsi, 
de  bimane  sort  l'attribut  mammifère  ;  de  mammifère, 
l'attribut  vertébré  ;  de  vertébré,  l'attribut  animal;  d'a- 
nimal, l'attribut  être. 

Puisque  les  éléments  des  idées  sont  inclus  les  uns 
dans  les  autres,  et  que  les  moins  généraux  supposent 
les  plus  généraux,  on  peut  simplifier  la  formule  de  la 
définition  sans  l'altérer.  J'ai  défini  l'homme  un  être  , 
animal ,  vertébré  ,  mammifère  et  bimane.  Si  mammi- 
fère impUque  vertébré,  animal  et  être,  je  puis  réduire 
ma  définition  à  ces  termes  plus  simples  :  l'homme  est 
un  mammifère  bimane.  C'est  ce  que  les  logiciens  ex- 
priment en  disant  que  la  définition  se  fait  per  genus  et 
differenliam. 

En  logique,  les  genres  sont  des  idées  générales  «  telle- 
ment communes ,  qu'elles  s'étendent  à  d'autres  idées 


DE  LA  DÉFINITION   EN   GÉNÉRAL.  17 

qui  sont  encore  universelles.  »  Les  espèces  sont  «  ces 
idées  communes  qui  sont  sous  une  plus  commune  et 
plus  générale  (i).  »  Ainsi  l'idée  de  mammifère  est  uu 
genre  ,  puisqu'elle  s'étend  aux  idées  moins  générales, 
mais  encore  universelles  de  bimane,  quadrumane,  etc. 
Au  contraire,  bimane  et  quadrumane  sont  des  espèces 
du  genre  mammifère  ,  puisque ,  tout  en  étant  univer- 
selles ,  elles  sont  comprises  sous  l'idée  plus  générale 
de  mammifère;  la  dilTérence,  c'est  l'attribut  qui  s'unit 
à  l'attribut  générique  pour  constituer  l'espèce. 

Une  espèce  est  donc  constituée  par  deux  attributs  : 
l'un  qui  lui  est  commun  avec  plusieurs  autres  espèces , 
l'autre  qui  lui  est  propre  et  la  distingue  des  autres  es- 
pèces du  même  genre.  La  définition  est  donc  complète, 
qui  énonce  le  caractère  spécifique  et  le  caractère  géné- 
rique du  défini ,  c'est-à-dire  qui  se  fait  yer  genus  el 
differentiam.  Si  l'on  ne  se  proposait,  en  définissant 
une  idée,  que  de  la  distinguer  de  toutes  les  autres ,  il 
suffirait  d'en  indiquer  la  différence  spécifique  ;  mais 
définir,  ce  n'est  pas  seulement  attacher  à  chaque  idée 
une  marque  distinctive,  c'est,  comme  nous  l'avons  vu, 
en  tracer  les  limites.  Le  genre  doit  donc  entrer  dans  la 
définition  ,  puisqu'il  est  en  quelque  sorte  l'étoffe  com- 
mune sur  laquelle  sont  décrites  les  circonscriptions 
des  différentes  espèces. 

On  doit  conclure  de  là  que  toutes  les  idées  ne  peu- 
vent être  définies.  La  définition  s'arrête  en  haut  devant 
le  genre  suprême ,  qui  couvre  de  son  universelle  éten- 

(l)  Logiqve  de  Puri-Roijal,  \^^  part.,  di.  VIL 


18  INTRODUCTION. 

due  toutes  les  classes  de  moindre  extension  ;  l'être 
n'a  qu'un  attribut,  l'existence.  En  bas,  les  individus 
ne  sauraient  être  définis,  car  ils  n'ont  pas  entre  eux  de 
diiïérences  spécifiques,  et  ils  ne  se  distinguent  que  par 
des  accidents  fortuits  et  éphémères.  La  définition  se 
meut  entre  ces  deux  extrêmes. 

Telle  est ,  en  peu  de  mots ,  la  théorie  logique  de  la 
définition.  Rien  n'est  plus  simple.  Mais  la  logique  for- 
melle suppose  résolues  plusieurs  questions  de  la  plus 
haute  importance.  D'où  nous  viennent  les  éléments 
de  nos  idées?  comment  se  combinent-ils  pour  former 
ces  systèmes  que  nous  décomposons  ensuite  ?  quel 
lien  les  enchaîne?  ce  lien  est -il  accidentel  ou  néces- 
saire? sommes- nous  autorisés  à  croire  à  la  perma- 
nence des  totalités  dont  il  unit  les  parties  ? 

Tant  que  ces  questions  n'ont  pas  reçu  de  réponse  , 
la  définition  est  un  pur  jeu  de  l'esprit.  On  en  connaît 
peut-être  le  mécanisme ,  mais  on  en  ignore  à  coup  sûr 
la  nature  ,  la  valeur  et  le  rôle. 

C'est  cette  nature ,  cette  valeur  et  ce  rôle  que  nous 
voudrions  déterminer  dans  les  deux  sciences  où  les 
définitions  passent  pour  occuper  une  place  importante, 
c'est-à-dire  dans  la  géométrie  et  dans  les  sciences 
naturelles. 


CHAPITRE  I. 

ORIGINE  DES  NOTIONS  GEOMETRIQUES. 


Rxaineii  de  la  théorie  empiriiiiic  :  les  notions  géométriques  ne  sont  le 
résultai  ni  de  l'expérience  brute,  ni  de  l'abstraction,  ni  de  la  péiiérn- 
lisation.  —  Examen  de  la  tbéorie  idéaliste  :  les  notions  géométriques 
ne  sont  pas  l'œuvre  de  la  pensée  pure;  elles  supposent  une  matière, 
l'espace. —  La  géométrie  à  n  dimensions.  —  L'hyperespace.  —  Inter- 
prétation de  la  géométrie  non  euclidienne. 


Géométrie  veut  dire  mesm^e  de  la  terre  ;  l'étymo- 
logie  du  mot,  à  défaut  de  témoignages  historiques 
précis,  nous  apprend  que  la  science  de  l'étendue  fut 
d'abord  un  art  empirique.  Que  cet  art  soit  né  ,  comme 
le  raconte  Hérodote ,  du  besoin  qu'éprouvèrent  les 
Égyptiens  de  retrouver  les  limites  de  leurs  champs 
effacées  par  les  inondations  du  Nil ,  ou  qu'il  y  ait,  plus 
vraisemblablement,  comme  le  pense  Montucla,  «  une 
»  certaine  géométrie  que  la  nature  accorde  à  tous  les 
»  hommes,  et  dont  l'origine  est  aussi  ancienne  que 
»  celle  des  arts(l),  »  il  est  permis  de  croire  que  les  pre- 
miers arpenteurs  considérèrent  seulement  les  formes 
naturelles.  Mais ,  selon  la  judicieuse  remarque  de 
Kant  (2),  une  révolution  profonde  ne  tarda  pas  à  s'opé» 


(1)  Histoire  des  mathématicjues,  liv.  I. 

(2)  Critique  de  la  raison  pure ,  préface  de  la  seconde  édition. 


20  DES   DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

rer  dans  la  géométrie ,  qui  la  fit  passer  de  l'état  d'art  à 
l'état  de  science.  Les  plus  anciens  des  travaux  géomé- 
triques qui  nous  soient  parvenus  sont  postérieurs  à 
cette  révolution,  car  ils  portent  l'empreinte  d'une  spé- 
culation déjà  fort  avancée,  et  ils  témoignent  de  l'em- 
]iloi  de  procédés  supérieurs  à  ceux  de  l'empirisme 
naissant.  Il  n'est  personne  aujourd'hui  qui  mécon- 
naisse l'existence  de  cette  révolution  féconde  dont 
l'histoire  ne  nous  fait  pas  connaître  Fauteur;  mais  on 
discute  encore  pour  savoir  quel  en  fut  le  caractère 
essentiel.  De  là  différentes  théories  sur  l'origine  des 
notions  géométriques. 

Suivant  une  école  fort  nombreuse  de  philosophes  et 
de  géomètres,  ces  notions  dérivent  de  l'expérience  et 
de  l'abstraction  travaillant  sur  une  matière  expéri- 
mentale. L'esprit  ne  saurait  créer  de  toutes  pièces, 
avec  ses  seules  ressources ,  ni  les  données  fondamen- 
tales de  la  géométrie,  telles  que  les  idées  d'étendue^  de 
forme  en  général  et  de  situation ,  ni  les  formes  par- 
ticulières. L'existence  de  l'étendue  et  des  trois  dimen- 
sions de  l'espace  est  un  fait  que  je  n'aurais  jamais 
imaginé  si  j'étais  réduit  à  la  pure  conscience  de  moi- 
même.  L'existence  de  la  ligne  droite ,  du  triangle,  du 
cercle,  sont  encore  des  faits  de  même  nature  qu'un 
être  dépourvu  de  sens  ne  connaîtra  jamais.  Il  y  a  dans 
toute  figure  des  éléments  dont  on  ne  saurait  trouver 
l'origine  que  dans  l'expérience,  à  savoir  le  continu  ,  la 
limite  et  la  forme  de  ce  continu ,  l'extériorité  de  la 
figure  par  rapport  à  la  pensée,  l'extériorité  des  di- 
verses parties  de  la  figure  par  rapport  les  unes  aux 


ORIGINE  DES  NOTIONS   DÉFINIES.  21 

autres.  Toute  forme,  en  un  mot,  est  la  forme  de  quel- 
que chose,  et  la  forme  nous  est  donnée  avec  l'objet  qui 
en  est  revêtu.  Mais  un  objet  naturel  est  un  tissu  de 
propriétés  diverses  que  jamais  nous  ne  considérons 
ensemble.  L'œuvre  intellectuelle  consiste  à  séparer  les 
unes  des  autres  ces  propriétés  de  différente  nature, 
qui  deviennent  alors  les  objets  de  sciences  différentes. 
C'est  ainsi  que  le  géomètre  considère  la  forme  des 
corps ,  sans  tenir  aucun  compte  des  autres  propriétés 
sensibles  en  compagnie  desquelles  elle  nous  est  primi- 
tivement révélée.  C'est  cette  abstraction  qui  constitue 
scientifiquement  la  géométrie,  en  rendant  la  démons- 
tration possible  :  «  Deux  grandeurs  géométriques,  de 
»  quelque  espèce  qu'elles  soient ,  sont  dites  égales 
»  lorsqu'on  peut  transporter  l'une  des  deux  en  ne 
»  changeant  rien  en  elle,  de  manière  qu'elle  coïncide 
»  complètement  avec  l'autre.  Cette  translation  offrirait 
»  des  difficultés  et  môme  des  impossibilités  dans  le 
»  cas  des  corps  solides,  si  Ton  n'avait  pas  fait  abstrac- 
»  tion  de  leurs  propriétés  matérielles ,  et  particulière- 
»  ment  de  leur  impénétrabilité  (1).  » 

Un  nouveau  progrès  de  l'abstraction  consiste  à 
isoler  les  unes  des  autres  les  propriétés  géométriques 
elles-mêmes.  A  parler  rigoureusement,  il  n'y  a  pas  de 
surface  sans  épaisseur,  de  ligne  sans  largeur,  de  point 
sans  longueur  ;  mais,  dans  l'étude  des  formes  géomé- 
triques ,  le  savant  considère  la  surface ,  la  ligne  et  le 
point  sans  tenir  compte  de  l'épaisseur,  de  la  largeur 


(1)  Duhamel,    Des  Méthodes  dans  les  sciences  de  raisonnement, 
2^  partie. 

2 


2'2  DES   DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

et  de  la  longueur  dont  la  surface ,  la  ligne  et  le  point 
ne  sauraient  être  dépouillés  en  réalité.  De  même  en- 
core ,  dans  une  forme  déterminée ,  il  considère  telle 
ou  telle  propriété  en  négligeant  les  propriétés  colla- 
térales. La  géométrie  est  donc  la  science  des  formes 
matérielles,  vidées  par  l'abstraction  de  la  matière 
qu'elles  contiennent  réellement. 

Faut -il  accepter  cette  théorie  ?  —  Remarquons 
d'abord  que  l'abstraction  proprement  dite  se  borne  à 
isoler  les  unes  des  autres  les  qualités  que  l'expérience 
nous  montre  réunies  dans  un  même  objet,  et  qu'elle 
ne  saurait  les  modifier  en  aucune  façon.  Un  corps  est 
devant  moi  ;  je  puis  en  éliminer  par  la  pensée  toutes 
les  propriétés  physiques  et  chimiques,  et  n'en  con- 
server que  le  moule  ;  mais  le  moule  vide  a  la  même 
forme  que  le  moule  plein.  Qu'elle  soit  plongée  dans 
((  l'onde  colorée  de  la  perception,  »  ou  dégagée  des 
qualités  sensibles  qui  l'accompagnent ,  une  figure  est 
toujours  identique  à  elle-même.  Or  chacun  sait  que 
les  corps  naturels  sont  loin  de  se  plier  aux  formes 
pures  et  inflexibles  de  la  géométrie  ;  dans  la  nature 
extérieure  ,  aucune  ligne  n'est  absolument  droite , 
aucun  cercle  n'a  des  rayons  absolument  égaux,  au- 
cun triangle  rectiligne  n'a  trois  angles  rigoureuse- 
ment équivalents  à  deux  angles  droits  ;  la  ligne  droite 
des  géomètres  s'étend,  au  contraire,  avec  une  rigi- 
dité parfaite  d'un  point  à  un  autre;  les  rayo»s  de  leur 
cercle  sont  rigoureusement  égaux ,  et  les  trois  angles 
de  leurs  triangles  plans  sont  absolument  équiva- 
lents à  deux  angles  droits.  Dira-t-on  que  l'abstrac- 


ORIGINE  DES  NOTIONS   DÉFINIES.  23 

lion ,  détachant  la  forme  des  propriétés  physiques  et 
chimiques,  en  a  rectifié  les  contours?  c'est  alors  sup- 
poser l'existence  de  modèles  idéaux  auxquels  nous 
rapportons  les  formes  réelles ,  pour  en  corriger  les 
imperfections.  Mais  s'il  en  est  ainsi ,  la  notion  du 
triangle,  du  cercle  parfaits  est  antérieure  à  la  percep- 
tion des  triangles  et  des  cercles  réels ,  et  à  quoi  sert 
alors  cette  purification  des  formes  matérielles ,  puis- 
que les  formes  corrigées  font  double  emploi  avec  les 
formes  correctes  ? 

En  second  lieu,  l'abstraction  ne  crée  rien.  Les  pro- 
priétés abstraites  ne  sont  pas  réelles ,  en  ce  sens  que 
le  monde  n'est  pas  un  chaos  de  qualités  solitaires, 
flottant  comme  dans  le  vide  ;  mais  elles  sont  réelles  , 
en  cet  autre  sens  qu'avant  d'être  isolées  les  unes  des 
autres,  elles  faisaient  partie  de  touts  naturels  ;  par  con- 
séquent, l'abstraction  ne  fournit  qu'autant  que  fournit 
l'expérience.  Or,  d'une  part,  le  nombre  des  formes 
géométriques  réalisées  par  les  corps  est  très-restreint , 
et,  d'autre  part,  le  nombre  des  figures  géométriques 
possibles  est  indéfini.  S'il  est  probable  que  les  spécu- 
lations des  premiers  géomètres  ne  portèrent  que  sur 
les  formes  des  corps ,  il  est  hors  de  doute  que  l'esprit 
humain  était  en  possession  d'un  autre  procédé  que 
l'abstraction,  lorsqu'il  comprit  que  la  liste  des  figures 
géométriques ,  courbes  ;,  surfaces ,  sohdes  ,  n'était 
jamais  close  (1).  Si  donc  l'abstraction  est  la  source 


(1)  Qiiaud  Platon,  Dinostrate,   Nicomède,    Dioclès    inventèreut   les 
sections  coniques,  la  quadratrice  ,  la  conchyi'de   et  la  cissoïde,  sans 


24  DES   DÉFINITIONS   GEOMETRIQUE» . 

unique  des  notions  géométriques,  pour  découvrir 
une  forme  nouvelle  il  me  faut  attendre  une  révélation 
de  l'expérience.  Mais  je  sens  en  moi  un  pouvoir  créa- 
teur sans  limites^  dont  les  œuvres  devancent  et  dépas- 
sent les  résultats  de  l'observation.  Les  sens  ne  m'ont 
pas  encore  montré  un  polygone  régulier  de  dix  mille 
côtés,  et  pourtant  je  ne  laisse  pas  de  concevoir  cette 
figure  avec  une  clarté  parfaite.  Il  faut  donc  ou  bien 
restreindre  la  géométrie  à  l'étude  des  seules  formes 
réelles,  ce  que  les  géomètres  ne  souffriront  pas,  ou 
bien  reconnaître  aux  notions  géométriques  une  autre 
origine  que  l'expérience.  On  sait,  en  outre,  que  la 
quantité  géométrique  est  infiniment  variable ,  qu'une 
ligne  donnée ,  par  exemple ,  peut  être  accrue  au-delà 
de  toute  limite  assignable.  Les  objets  de  l'expérience, 
quelque  grands  qu'on  les  suppose,  sont  toujours  finis; 
et  l'on  ne  soutiendra  pas  que  l'abstraction,  en  déga- 
geant les  formes  de  la  combinaison  de  propriétés 
sensibles  dont  elles  étaient  un  élément,  puisse  les 
étendre  tout  à  coup  au-delà  des  limites  de  la  plus  vaste 
expérience.  Le  nombre  infini  des  figures  possibles  et 
des  accroissements  de  la  grandeur  finie  est  donc  un 
signe  manifeste  de  l'insuffisance  des  théories  qui  veu- 
lent faire  dériver  les  notions  géométriques  de  l'expé- 
rience et  de  l'abstraction. 

On  demande  enfin  ce  que  devient ,  avec  une  pareille 
théorie,  la  certitude  de  la  démonstration.  Nous  recher- 


soupçonner  peut-être  la  fécondité  inépuisable  du  procédé  générateur 
des  ûgures  géométriques,  ils  le  possédaient  cependant,  et  ne  se  bor- 
naient pas  à  abstraire  les  formes  réelles. 


ORIGINE   DES  NOTIONS   DÉFINIES.  25 

clierons  plus  tard  quels  sont  les  principes  du  raisonne- 
ment géométrique  ;  mais,  sans  qu'il  soit  besoin  d'entrer 
ici  dans  une  discussion  prématurée,  nul  n'ignore  que 
philosophes  et  géomètres  sont  unanimes  pour  accor- 
der un  rôle  à  la  définition  dans  la  démonstration.  Si 
les  notions,  objets  des  définitions,  sont  des  résultats 
de  l'expérience ,  les  propositions  démontrées  n'auront 
qu'une  valeur  empirique.  Je  puis^  en  mesurant  un 
triangle,  reconnaître  que  la  somme  de  ses  trois  angles 
est  égale  à  deux  angles  droits  ;  mais  qui  m'assure  que 
tous  les  triangles  sont  dans  ce  cas  ?  qui  me  garantit  la 
similitude  parfaite  de  toutes  les  figures  de  ce  genre  ? 
Est-ce  l'expérience  ?  mais  les  triangles  réels  sont  loin 
d'être  de  forme  absolument  semblable.  Est-ce  l'abs- 
traction? mais,  l'abstraction  étant  impuissante  à  modi- 
fier les  propriétés  qu'elle  isole ,  les  formes  abstraites 
présenteront  les  mêmes  différences  que  les  formes 
réelles  ;  par  conséquent,  les  propriétés  constatées  dans 
une  figure  auront  toujours  un  caractère  particulier. 

Une  modification  ,  en  apparence  importante  ,  a  été 
faite  par  M.  Stuart  Mill  à  la  théorie  que  nous  venons 
d'examiner.  Après  avoir  déclaré  que  «  nous  pensons 
»  toujours  aux  objets  tels  que  nous  les  avons  vus  et 
»  touchés,  et  avec  toutes  les  propriétés  qui  leur  appar- 
»  tiennent  naturellement,  »  mais  que,  «  pour  la  con- 
»  venance  scientifique,  nous  les  feignons  dépouillés  de 
»  toute  propriété,  excepté  celles  qui  sont  essentielles  à 
»  notre  recherche  et  en  vue  desquelles  nous  voulons 
»  les  considérer,  »  le  logicien  anglais  ajoute  que  les 
définitions    géométriques    doivent    être   considérées 


'JG  DES  DÉFINIT10>;S   GEOMETRIQUES. 

»  comme  nos  premières  et  nos  plus  évidentes  généra- 
»  lisations  relatives  aux  lignes  et  à  toutes  les  figures 
»  telles  qu'elles  existent  (1).  »  Pour  expliquer  l'ori- 
gine des  notions  géométriques,  M.  Stuart  ^lill ,  outre 
l'abstraction,  fait  donc  intervenir  la  généralisation.  On 
pensera  peut-être  que  la  chose  n'est  pas  nécessaire, 
puisque  ces  deux  procédés  sont  si  intimement  unis 
qu'ils  s'accompagnent  presque  toujours,  et  que  la  pro- 
priété abstraite  devient  générale  aussitôt  qu'elle  a  été 
dégagée  du  groupe  de  qualités  dont  elle  faisait  partie. 
Pourtant  l'abstraction  peut  aller  sans  la  généralisation, 
car  la  propriété  abstraite  n'est  qu'une  propriété  particu- 
lière, détachée  d'une  combinaison  individuelle  ;  et  pour 
que  l'esprit  en  fasse  un  attribut  commun  à  toute  une 
classe  d'objets,  il  faut  qu'entre  eux  il  ait  saisi  quelque 
ressemblance.  Puis  donc  que  généraliser  est  un  acte 
de  l'esprit  postérieur  à  abstraire ,  nous  sommes  auto- 
risés à  voir  dans  les  paroles  de  M.  Stuart  Mill  rap- 
portées plus  haut  une  théorie  distincte  de  la  théorie 
exposée  au  début  de  ce  chapitre. 

Une  distinction  est  d'abord  nécessaire  :  on  généra- 
hse  des  rapports  observés  entre  des  faits;  on  géné- 
rahse  des  caractères  et  des  idées.  Je  vois  qu'à  une 
même  température  les  volumes  d'une  masse  donnée 
de  gaz  sont  en  raison  inverse  des  variations  de  la 
pression  supportée  par  ce  gaz.  Généralisant  ce  rapport 
de  succession,  je  dis  :  toutes  les  fois  que  la  pression 
supportée  par  une  masse  donnée  de  gaz  variera,  le 

(1)  Système  de  logique,  liv.  II,  ch.  v. 


ORIGINE  DES   NOTIONS   DÉFINIES.  27 

volume  occupé  par  ce  gaz  variera  dans  un   rapport 
inverse;  de  la  succession  empirique,  je  passe  ainsi  à  la 
succession  rationnelle  ;  je  m'élève  du  fait  à  la  loi.  Les 
définitions,  qui ,  d'après  M.  Stuart  Mill ,  sont  les  pre- 
mières généralisations  de  l'expérience,  ne  sauraient 
être  des  généralisations  de  cette  espèce  ;  elles  n'énon- 
cent pas  en  effet  des  relations  découvertes  entre  deux 
ou  plusieurs  faits.  Dans  la  définition ,  le  sujet  est  iden- 
tique à  l'attribut  ;  le  premier  est  l'expression  abrégée 
du  second,  et  le    second,  la  formule  analytique  du 
premier.   Mais  on   généralise  aussi   des   idées.    Un 
homme  est  devant  moi  :  c'est  un  groupe  individuel  de 
propriétés  ;  je  les  détache  l'une  de  l'autre  par  abstrac- 
tion. La  combinaison  de  ces  propriétés  ne  pouvait  être 
affirmée  que  du  sujet  soumis  à  mon  examen  ;  mais 
chacune  de  ces  propriétés  constitutives ,  une  fois  sortie 
de   la  combinaison  individuelle ,  peut  être  affirmée 
d'un  nombre  indéfini  de  sujets  semblables  ;  de  parti- 
cuhère ,  l'idée  est  devenue  générale.   Or,  la   forme 
étendue  est  une  de  ces  propriétés  données  primitive- 
ment dans  l'intuition  totale  ;  une  fois  abstraite  et  géné- 
ralisée,  on  peut  l'affirmer  non-seulement  de  l'être 
individuel  duquel  on  l'a  extraite,  mais  d'un  nombre 
illimité  d'êtres  semblables,  quels  que  soient  le  lieu  et  le 
temps  où  ils  apparaîtront.  Voilà  comment  les  notions 
de  triangle ,  de  cercle  ou  de  toute  autre  forme,  parti- 
culières à  l'origine  ,  deviennent  les  éléments  des  pro- 
positions générales  de  la  géométrie. 

Personne  ne  contestera  l'existence  des  idées  géné- 
rales ;  elles  entrent  comme  sujet  et  comme  attribut 


28  DES  DÉFINITrONS  GÉOMÉTRIQUES. 

dans  presque  tous  nos  jugennents.  Mais  pour  décider 
si  les  notions  géométriques  sont  «  nos  premières  et 
nos  plus  évidentes  généralisations  de  l'expérience ,  » 
nous  devons  nous  demander  quelle  est  au  juste  l'œuvre 
de  la  généralisation.  Elle  augmente  indéfiniment  l'ex- 
tension de  l'idée,  mais  elle  n'en  modifie  pas  la  com- 
préhension ;  elle  rétend,  telle  que  l'abstraction  la 
fournit,  à  tous  les  individus  d'une  même  espèce. 
]\Iais  nous  savons  que  l'abstration  dégage  la  propriété 
de  la  combinaison  dont  elle  faisait  partie ,  sans  la  mo- 
difier en  rien  ;  par  conséquent,  le  contenu  d'une  idée 
ne  varie  pas  quand  celle-ci ,  de  particulière ,  devient 
générale.  Il  résulte  de  là  que  l'idée  généralisée  de 
triangle  ou  de  cercle  ne  diffère  pas  de  la  représen- 
tation sensible  d'un  triangle  ou  d'un  cercle  individuel. 
Mais  M.  Stuart  Mill  reconnaît  lui-même  «  qu'il  n'y  a 
»  dans  l'espace  ni  dans  la  nature  aucun  objet  exacte- 
»  ment  conforme  aux  définitions  de  la  géométrie  (1).  » 
Alors,  ou  bien  la  géométrie  a  pour  objet  des  formes 
pures  et  rigides,  et  la  généralisation  des  données  expé- 
rimentales ne  peut  en  expliquer  la  parfaite  rectitude , 
ou  bien  elle  porte  sur  les  formes  des  objets  matériels, 
et  la  généralisation  est  inutile. 

La  généralisation  des  idées  particulières  entraîne 
implicitement  une  proposition  générale.  L'abstraction, 
en  isolant  les  unes  des  autres  les  propriétés  d'un  in- 
dividu, n'aurait  aucun  résultat  scientifique;  tout  au 
plus  semrait-elle  à  la  connaissance  des  objets  indi- 

(l)  Si/ilème  de  logique,  lïv.  II,  ch.  v. 


ORIGINE  DES  NOTIONS  DÉFINIES.  29 

viduels.  ^[ais  en  étendant  à  tous  les  individus  d'une 
même  espèce  les  caractères  extraits  de  quelques-uns 
d'entre  eux,  nous  passons  du  jugement  empirique  au 
jugement  scientifique  ;  les  individus  situés  dans  un 
point  déterminé  de  l'espace ,  et  se  manifestant  à  un 
instant  particulier  du  temps,  disparaissent  à  nos  yeux; 
nous  ne  voyons  plus  que  des  propriétés  sans  rapport 
avec  l'espace  et  le  temps.  Mais  ces  idées  générales 
sont  un  matériel  qu'il  faut  mettre  en  œuvre  ;  isolées 
les  unes  des  autres ,  elles  forment  une  fantasmagorie 
ondoyante  et  sans  ordre.  Et  que  nous  servirait,  si  les 
choses  restaient  ainsi,  d'avoir  substitué  aux  intui- 
tions précises  des  sens  ces  fantômes  voltigeant  dans  le 
vide  ?  Mais  en  même  temps  que  l'esprit  extrait  une 
qualité  d'une  combinaison  particulière,  il  en  extrait 
un  rapport;  en  même  temps  qu'il  généralise  une  idée, 
il  généralise  une  relation.  Les  êtres  naturels  sont, 
comme  nous  le  verrons  plus  tard,  un  tissu  de  propriétés 
combinées  entre  elles  et  subordonnées  les  unes  aux 
autres  ,  de  telle  sorte  que ,  l'une  étant  donnée,  l'autre 
est  donnée  en  même  temps.  Aussi  nos  idées  générales 
forment-elles  des  couples  dont  les  termes  sont  indis- 
solublement unis ,  sans  quoi  la  généralisation  serait  un 
jeu  de  l'esprit  se  dupant  lui-même  ,  et  non  une  œuvre 
de  la  pensée.  Par  exemple,  j'ai  dégagé  de  quelques 
individus  soumis  à  mon  observation  les  caractères 
propres  à  leur  espèce  ;  j'étends  à  tous  les  individus 
possibles  de  cette  même  espèce  les  résultats  de  l'ex- 
périence ;  l'idée  ainsi  généralisée  ,  sous  peine  de 
rester  un  être  de  raison  sans  emploi  scientifique,  im- 


30  DES   DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

plique  que,  les  caractères  de  l'espèce  étant  donnés,  les 
caractères  du  genre ,  de  la  classe ,  de  l'embranchement 
sont  aussi  donnés  ;  de  telle  sorte  que  les  premiers  sont 
les  indices  infaillibles  des  seconds ,  et  qu'il  me  suffit 
de  constater  la  présence  des  uns  pour  être  assuré  que 
les  autres  ne  sont  pas  absents.  L'idée  générale  renferme 
donc  implicitement  une  relation  constante  entre  les 
caractères  qu'elle  exprime  et  d'autres  caractères  sous- 
entendus. 

Peut-il  en  être  ainsi  des  notions  géométriques,  ex- 
périmentales à  l'origine,  et  généralisées  ensuite?  Je 
vois  un  corps  dont  la  surface  plane  est  terminée  par 
une  ligne  dont  tous  les  points  sont  également  distants 
d'un  point  fixe  ;  j'abstrais  cette  forme  ,  et,  dit-on,  je 
la  généralise.  Qu'est-ce  que  généraliser  ?  c'est  étendre 
à  tous  les  individus  d'une  même  espèce  le  caractère 
constaté  dans  quelques-uns  d'entre  eux.  A  quels 
objets  étendrai-je  la  propriété  d'avoir  une  surface  plane 
terminée  par  une  circonférence  ?  aux  cercles  apparem- 
ment, puisqu'il  n'y  a  aucune  relation  familière  entre 
les  propriétés  physiques  ou  chimiques  et  la  forme  géo- 
métrique d'un  corps.  J'aboutis  donc  aune  proposition 
de  cette  sorte  :  les  corps  terminés  par  une  surface  plane 
circulaire  seront  toujours  terminés  par  une  surface 
plane  circulaire  ,  et  je  demande  ce  que  la  généralisa- 
tion a  ajouté  à  l'expérience.  On  se  ferait  peut-être  illu- 
sion sur  l'inanité  du  résultat  en  songeant  que  les  pro- 
priétés géométriques  sont  tellement  unies  entre  elles , 
que  la  présence  de  l'une  dénote  la  présence  des  autres, 
et  on  pourrait  croire  que  généraliser  les  notions  géomé- 


ORIGINE   DES   NOTIONS   DÉFINIES.  31 

triques  expérimentales ,  c'est  affirmei-  une  liaison  cons- 
tante entre  telle  et  telle  propriété.  ^lais  ce  serait  con- 
fondre la  notion  d'une  propriété  avec  la  notion  d'une 
figure,  le  théorème  avec  la  définition.  L'aire  du  triangle 
plan  s'obtient  en  multipliant  sa  base  par  la  moitié  de 
sa  hauteur  :  voilà  un  théorème;  le  triangle  rectiUgne 
est  une  portion  du  plan  limitée  par  trois  lignes  droites  : 
voilà  une  définition.  Le  théorème  énonce  une  rela- 
tion entre  une  figure  et  une  propriété  géométrique  ; 
la  définition  nous  fait  connaître  l'essence  d'une  forme 
déterminée.  Quand  on  dit  que  les  définitions  sont  des 
généralisations  de  l'expérience,  ils'agitdela  généi-ali- 
sation  non  pas  de  rapports  découverts  entre  des  gran- 
deurs différentes ,  mais  des  notions  de  figure  et  de 
forme. 

Il  résulte  de  ce  qui  précède  qu'après  la  généralisation 
nous  sommes  toujours  en  présence  de  figures  impar- 
faites, non  rectifiées,  et  que  nous  ne  sommes  pas  plus 
assurés  qu'auparavant  de  la  similitude  rigoureuse  de 
toutes  les  figures  de  même  espèce.  On  doit  donc  dé- 
clarer illusoire  la  nécessité  attribuée  d'ordinaire  aux  ju- 
gements mathématiques,  ou  bien  faire  de  ceux-ci  des  gé- 
néralisations de  l'expérience.  Le  premier  parti  est  inac- 
ceptable ,  car  il  est  la  négation  de  la  science  ;  le  second 
peut  d'abord  faire  illusion  et  séduire.  «  Les  sciences 
))  mathématiques  ,  a-t-on  dit ,  sont  des  sciences  d'ex- 
»  périence  et  d'observation  ,  uniquement  fondées  sur 
»  l'induction  des  faits  particuliers ,  de  même  que  l'as- 
»  tronomie,  la  mécanique,  l'optique  et  la  chimie  (1).  » 

(1)  D"'  Beddoes.  Observât,  sur  la  nat.  de  l'évid.  démonstrat. 


32  DES   DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

Mais ,  sous  peine  de  faire  rentrer  l'a  priori  que  l'on 
voulait  proscrire  à  tout  jamais  ,  on  s'aperçoit  vite 
qu'une  telle  généralisation  n'a  aucune  valeur  apodic- 
tique.  Je  crois  que  la  somme  des  trois  angles  d'un 
triangle  rectiligne  est  équivalente  à  deux  angles  droits 
sur  la  foi  d'une  expérience  répétée  ,  et  parce  que  je 
ne  puis  concevoir  le  contraire  de  cette  proposition 
sans  faire  violence  à  un  souvenir  habituel  et  sans  dé- 
figurer une  image  familière  tracée  dans  mon  esprit  par 
une  observation  de  chaque  jour.  Mais  le  passé  est-il 
donc  une  garantie  infaillible  de  l'avenir  ?  Qui  m'as- 
sure ,  si  je  ne  crois  pas  à  l'existence  d'un  ordre  uni- 
versel, que  demain  je  ne  trouverai  pas  le  monde  bou- 
leversé et  les  figures  de  la  veille  altérées  ?  et  même  , 
si,  contraint  de  rendre  à  l'a  priori  ses  droits  méconnus, 
je  fais  reposer  ma  croj^ance  à  la  similitude  constante 
des  figures  de  même  espèce  sur  la  croyance  rationnelle 
à  l'existence  de  l'ordre  dans  l'univers,  les  rapports  em- 
piriques généralisés  ne  vaudront  pas  pour  l'avenir. 
L'induction  étend  à  tous  les  êtres  de  même  espèce  les 
rapports  observés  dans  quelques  cas  particuliers  ;  or 
aucune  des  formes  matérielles  n'est  absolument  par- 
faite ;  par  conséquent,  pour  que  les  propositions  géné- 
ralisées fussent  d'une  application  constante,  il  faudrait 
que  les  formes  futures  reproduisissent  exactement  les 
incorrections  des  formes  observées. 

Entre  ces  deux  extrêmes  qui  sont,  l'un,  une  négation 
ouverte,  et  l'autre,  une  négation  dissimulée  de  la 
science  géométrique,  M.  Stuart  Mill  a  pris  un  moyen 
terme  :  «  Le  caractère  de  nécessité  assigné  aux  vé- 


ORIGINE  DES   NOTIONS  DÉFINIES.  33 

»  rites  mathématiques  ,  et  inùme  la  certitude  parti- 
»  culière  qu'on  leur  attribue,  sont  une  illusion,  laquelle 
»>  ne  se  maintient  qu'en  supposant  que  ces  vérités  f^e 
»  rapportent  à  des  objets  et  à  des  propriétés  d'objets 
»  purement  imaginaires  (1)  ;  »  et  pour  tirer  de  ces 
principes  hypothétiques  des  assertions  applicables  à  la 
réalité ,  nous  feignons  que  les  notions  géométriques 
correspondent  aux  choses  ,  bien  qu'en  fait  elles  n'y 
correspondent  pas  rigoureusement  (2).  Il  y  aurait  donc 
une  science  des  formes  pures  et  une  application  de 
cette  science  à  la  réalité  sensible.  Mais  cette  substitu- 
tion des  formes  pures  et  rigides  aux  figures  incorrectes 
et  variables ,  que  l'abstraction  et  la  généralisation 
réunies  sont  impuissantes  à  expliquer,  est  précisément 
l'indice  d'une  intervention  créatrice  de  l'esprit  à  l'ori- 
gine de  la  géométrie.  Ce  n'est  donc  pas  l'expérience 
et  ses  auxiliaires  accoutumés  qui  transformèrent  la 
mesure  de  la  terre  en  science  de  l'étendue. 

Une  théorie  diamétralement  opposée  à  la  théorie 
empirique  est  celle  qui  voudrait  faire  sortir  les  notions 
géométriques  de  la  pure  action  do  la  pensée.  Toute 
démonstration  géométrique  ,  a-t-on  dit ,  est  «.  comme 
un  acte  de  perpétuel  dédain  relativement  à  l'espace.  » 
L'objet  de  la  géométrie ,  comme  celui  de  toute  autre 
science,  «  se  ramène  à  des  déterminations  de  la  pensée 
»  et  de  l'activité  ;  c'est  quelque  chose  de  rationnel  et 
»  de  dynamique ,  irréductible  à  la  quantité  pure  (3).  » 


(1)  Syslè.ne  de  logique y\\-v.  II,  ch.  v. 

(2)  Ibid. 

(3)  A.  Fouillée  :  La  Philus.  de  Platon,  3^  part,,  liv.  I,  chap.  lî- 


34  DES  DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

Nous  sommes  loin  de  contester  que,  dans  la  genèse  des 
notions  géométriques  ,  le  principe  actif  et  fécond  ne 
soit  l'esprit  lui-même;  mais  on  ne  doit  pas  conclure 
de  là  que  la  seule  action  de  penser  suffit  à  engendrer 
les  notions  mathématiques.  Toute  opération  d'arithmé- 
tique ou  d'algèbre  revient,  en  dernière  analyse,  à  une 
addition  de  parties  identiques.  L'esprit  possède  le  pou- 
voir de  faire  varier  indéfiniment  les  grandeurs  données, 
qui,  par  elles-mêmes,  n'opposent  aucun  obstacle  aux 
opérations  dont  elles  sont  l'objet;  en  ce  sens  l'esprit 
est  indépendant  de  l'espace  et  de  la  quantité  ;  mais 
pourtant  cet  espace,  cette  quantité  indéterminés  sont 
la  matière  sans  laquelle  l'activité  mentale  serait  infé- 
conde. Que  cette  matière  disparaisse,  et  la  moindre 
opération  arithmétique  ou  géométrique  est  désormais 
impossible.  L'unité  de  la  conscience  nous  fait  conce- 
voir l'unité  numérique  ;  mais  si  une  matière  multiple 
n'est  pas  donnée  à  la  pensée  ,  nous  serons  à  toiit 
jamais  confinés  dans  cette  unité  isolée ,  incapable  de 
se  doubler  ou  de  se  diviser  elle-même  ;  jamais  nous  ne 
formerons  le  nombre  "2  ,  le  plus  simple  des  nombres. 
D'où  nous  viendraient,  en  effet,  les  idées  de  la  du- 
phcation  et  de  la  plurahté?  Dira-t-on  que  nous  les 
trouvons  dans  la  conscience  de  nos  différents  pou- 
voirs intérieurs,  ou  dans  celle  de  nos  divers  états 
psychologiques  ?  Mais  comment  ces  pouvoirs  distincts 
nous  seraient-ils  révélés  si  des  objets  divers  ne  les 
sollicitaient  à  sortir  du  sommeil  de  la  puissance  ? 
comment  aurions  -  nous  conscience  d'une  succession 
d'états  intérieurs  si  la  pensée  ne  se  portait  sur  des 


ORIGINE   DES   NOTIONS  DÉFINIES.  35 

objets  distincts?  Réduits  à  la  possibilité  abstraite  do 
la  pensée,  ou,  si  l'on  aime  mieux,  à  la  conscience  pure 
de  l'unité  spirituelle,  il  nous  serait  absolument  impos- 
sible de  penser  la  pluralité.  Et  môme ,  pour  parler  en 
toute  rigueur,  comme  l'unité  n'a  de  sens  que  comme 
contraire  d'une  pluralité ,  dans  cet  état  imaginaire 
nous  pourrions  avoir  la  conscience  d'un  être  un  ,  sans 
avoir  la  notion  de  l'unité  ;  à  plus  forte  raison  n'aurions- 
nous  pas  la  plus  simple  des  notions  géométriques. 
Soit,  par  exemple,  la  notion  d'une  ligne  ;  elle  renferme 
plusieurs  choses  étrangères  au  pur  fait  de  penser  : 
d'abord  l'extériorité  de  la  ligne  par  rapport  à  l'esprit  ; 
puis  une  pluralité  de  parties  juxtaposées  dont  nous  ne 
trouvons  pas  le  t3^pe  dans  l'unité  de  notre  pensée  , 
supposée  abstraite  de  toute  pluralité  extérieure.  Quand 
il  s'agit  dénombres,  nous  pouvons  faire  toutes  les  opé- 
rations de  l'arithmétique  sans  sortir  de  nous-mêmes, 
à  la  condition  qu'une  pluralité  d'états  successifs 
soit  donnée  à  la  conscience  ;  mais  toute  notion  géomé- 
trique, si  élémentaire  qu'on  la  suppose,  implique  une 
représentation  objective.  Que  la  génération  des  figures 
soit  le  résultat  d'un  acte  intellectuel,  c'est  ce  que  nous 
constaterons  bientôt;  mais  cette  figure,  engendrée  par 
mon  esprit,  est  quelque  chose  hors  de  moi  ;  c'est  une 
détermination  d'un  espace  qui  m'est  extérieur.  Ré- 
duits à  la  pure  action  de  penser^  en  supposant  même 
donnée  à  la  conscience  une  succession  d'états  inté- 
rieurs, nous  pourrions,  à  la  rigueur,  créer  l'arithmé- 
tique et  l'algèbre,  en  un  mot  la  science  de  la  quantité 
discrète,  mais  jamais  nous  n'engendrerions  la  science 


36  DES   DÉFINITIONS  GÉOMÉTRIQUES. 

de  la  quantité  continue,  c'est-à-dire  la  géométrie. 
L'espace  est  aussi  indispensable  au  géomètre  que  le 
marbre  au  statuaire. 

On  pourrait  invoquer  en  faveur  d'une  origine  pure- 
ment intellectuelle  de  la  géométrie  les  récents  progrès 
et  l'extension  nouvelle  de  cette  science.  La  géométrie, 
telle  que  nous  l'ont  transmise  les  anciens ,  telle  que 
l'ont  transformée  les  modernes  auteurs  de  l'analyse,  ne 
considérait  que  les  lignes,  les  surfaces  et  les  solides. 
Tant  qu'elle  n'était  pas  sortie  de  l'espace  à  trois  dimen- 
sions, on  pouvait  soutenir  avec  vraisemblance  que  l'in- 
tuition de  la  quantité  continue  étalée  hors  de  nous  était 
indispensable  aux  spéculations  géométriques  ;  mais 
voilà  que,  par  une  révolution  profonde,  et  dont  les  ré- 
sultats peuvent  encore  à  peine  être  prévus,  le  domaine 
(le  cette  science  s'est  élargi  dans  tous  les  sens;  la  géo- 
métrie des  lignes,  des  surfaces,  des  solides  n'est  plus 
qu'un  fragment  d'une  géométrie  universelle,  qui  ne 
s'astreint  pas  à  la  seule  considération  des  trois  dimen- 
sions de  notre  étendue  sensible^  mais  qui  raisonne  sur 
quatre ,  cinq ,  et  n  dimensions  ;  voilà  qu'à  l'espace 
s'est  ajouté  l'hyperespace  ;  voilà  que  le  contraire  de 
vérités  vraies  dans  notre  espace  a  été  démontré  (1). 
N'est-ce  pas  une  preuve  que  c'est  seulement  par 
occasion,  et  non  par  suite  d'une  nécessité  invincible  , 


(1)  Le  onzième  axiome  d'Euclide  est  le  suivant  :  Deux  droites  per- 
pendiculaires à  une  troisième  ne  se  rencontrent  jamais,  quelque  loin 
qu'on  les  prolonge.  Voici  la  seizième  proposition  de  Lobatcliewiki  : 
«  Toutes  les  droites  tracées  par  un  même  point  dans  le  plan  peuvent 
»  se  distribuer,  par  rapport  à  une  droite    donnée   dans  ce  plan,  en 


ORIGINE   DES   NOTIONS  DÉFINIES.  37 

que  l'esprit,  en  créant  la  géométrie,  s'attache  à  l'intui- 
tion de  l'espace? 

Nous  ferons  remarquer  d'abord  que  la  prétendue 
géométrie  à  4,  à  5,  à  n  dimensions  est  une  extension 
de  l'analyse  algébrique ,  et  non  pas  de  la  géométrie 
proprement  dite.  Dans  la  géométrie  analytique  ,  une 
équation  à  deux  variables  représente  une  ligne  ;  une 
équation  à  trois  variables,  une  surface;  si  je  fais  entrer 
dans  les  équations  4,  5,  ?i  variables,  et  que  je  les  traite 
par  les  procédés  ordinaires  de  l'algèbre,  j'a];>pellerai 
cette  analyse ,  plus  complexe  que  l'analyse  ordinaii'e, 
géométrie  à  4,  à  5,  à  n  dimensions,  bien  qu'elle  ne  soit 
pas  susceptible  d'une  interprétation  géométrique; 
mais  c'est  seulement  pour  ne  pas  compliquer  le  langage 
que  je  conserve,  par  analogie,  le  nom  de  géométrie, 
qui  ne  s'applique  rigoureusement  qu'à  l'analyse  à  2 
et  à  3  variables.  Ainsi  parle  Sylvester,  un  de  ceux  qui 
les  premiers  ont  conçu  cette  pseudo-géométrie,  qui  ne 
saurait  recevoir  d'interprétation  géométrique  (1). 

La  conception  de  l'hyperespace  est  différente  ;  mais 
nous  allons  voir  qu'elle  implique  une  induction  impos- 
sible sans  l'intuition  de  l'espace  à  trois  dimensions. 

Supposons  un  être  linéaire  astreint  à  se  mouvoir. 


»  deux  classes,  savoir:  en  droites  çi/i  coup'nl  la  droite  donnée,  et  en 
»  droites  qui  ne  la  coupent  pas.  La  droite  qui  forme  la  limite  com- 
mune de  ces  deux  classes  est  dite  parallèle  à  la  droite  donnée.  »  Il 
résulte  de  là  que  les  parallèles,  au  sens  euclidien  du  mot,  peuvent  se 
rencontrer,  et  se  rencontrent  en  effet. 

(i)  Dans  un  récent  mémoire  publié  dans  les  Comptes  rendus  de 
VAcadèiuie  des  scieJices  (1872},  M.  Jordan  considère  la  géométrie  à 
plus  de  trois  dimensions  comme  une  pure  extension  de  l'analyse  algé- 
brique. 

3 


38  DES   DÉFINITIONS  GÉOMÉTRIQUES. 

sans  se  déformer,  sur  une  ligne ,  c'est-à-dire  sur  un 
espace  à  une  dimension.  II  est  évident  qu'un  tel  être 
n'aurait  que  la  notion  de  l'avant  et  de  l'arrière;  mais 
il  ne  serait  pas  réduit  à  suivre  toujours  la  ligne  droite  ; 
il  pourrait  se  déplacer  sur  toutes  les  lignes  dont  une 
portion  quelconque  peut  être  superposée  à  une  autre 
portion  quelconque  sans  duplicature ,  c'est-à-dire  sur 
les  lignes  de  courbure  constante.  Mais  la  science  des 
espaces  à  une  dimension  qu'il  peut  parcourir  lui  serait 
interdite  ;  en  effet ,  on  ne  saurait  la  faire  qu'en  se  pla- 
çant au  point  de  vue  d'un  espace  à  deux  dimensions. 

Supposons  maintenant  un  être  superficiel  astreint 
à  se  mouvoir,  sans  se  déformer,  sur  une  surface,  c'est- 
à-dire  sur  un  espace  à  deux  dimensions  ;  il  est  encore 
évident  qu'un  tel  être  n'aurait  que  la  notion  de  l'avant 
et  de  l'arrière,  du  gauche  et  du  droit.  Mais  il  est  plu- 
sieurs surfaces  sur  lesquelles  il  pourrait  se  déplacer 
sans  déformation.  On  en  connaît  trois  ;  ce  sont  les  sur- 
faces de  courbure  constante ,  la  sphère ,  le  plan  et  la 
surface  pseudo-sphérique ,  qui  sont  telles  qu'une  por- 
tion quelconque  peut  en  être  superposée  à  une  autre 
portion  quelconque  sans  duplicature  ni  déchirure; 
seulement  l'être  superficiel  que  nous  imaginons  ici  ne 
saurait  faire  la  géométrie  de  ces  surfaces  ;  il  faut,  pour 
cela ,  se  placer  au  point  de  vue  d'un  espace  à  trois 
dimensions. 

Dans  l'espace  où  nous  nous  mouvons ,  nous  ne  per- 
cevons que  trois  dimensions;  mais  est-ce  en  vertu 
d'une  nécessité  des  choses  ou  de  notre  nature?  ne 
sommes-nous  pas  dans  une  situation  analogue  à  celle 


ORIGINE   DES  NOTIONS   DÉFINIES.  39 

de  l'être  linéaire  OU  de  l'être  superficiel,  qui  ne  sauraient 
percevoir  qu'une  ou  deux  dimensions,  par  suite  des 
conditions  imposées  à  leur  déplacement?  ne  peut-on 
pas  concevoir  un  hyperespace  dans  lequel  serait  notre 
espace ,  comme  les  lignes  sont  dans  la  surUxce  ,  et  les 
surfaces  dans  l'espace  à  trois  dimensions?  De  plus, 
de  môme  qu'il  existe  plusieurs  lignes  et  plusieurs  sur- 
faces sur  lesquelles  l'être  linéaire  et  l'être  superficiel 
peuvent  se  mouvoir  sans  déformation,  ne  peut-on  pas, 
en  se  plaçant  au  point  de  vue  d'un  espace  à  quatre 
dimensions,  concevoir  et  étudier  plusieurs  espaces  à 
trois  dimensions,  jouissant  de  propriétés  communes, 
que  l'on  appellerait,  par  analogie,  espaces  de  cour- 
bure constante ,  et  parmi  lesquels  l'espace  physique 
dont  nous  faisons  la  géométrie  ,  et  qui  est  défini 
par  l'axiome  de  la  ligne  droite  et  par  le  postulatum 
d'Euclide ,  serait  analogue  au  plan  dans  les  surfaces 
de  courbure  constante  ?  —  On  le  voit ,  c'est  par  une 
généralisation  progressive  de  la  géométrie  à  une,  à 
deux ,  à  trois  dimensions ,  qui  suppose  l'intuition  de 
l'espace,  que  l'on  s'élève  à  la  conception  d'une  géomé- 
trie plus  générale  ,  qui  se  refuse  à  toute  représenta- 
tion objective. 

Pour  ce  qui  est  de  la  géométrie,  en  apparence  pa- 
radoxale ,  de  Lobatchewski ,  nous  ferons  observer 
d'abord  que  son  auteur  ne  se  passe  nullement  de  l'es- 
pace. Il  commence  par  poser  quinze  propositions  sur 
les  lignes  droites,  les  triangles  rectilignes  et  les  trian- 
gles sphériques,  qui  peuvent  être  démontrées  sans 


40  DES  DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

l'intervention  du  célèbre  postulatum  d'Euclide  (1); 
puis  ,  quand  il  aborde  ses  théorèmes  originaux  ,  il  se 
sert  de  figures  et  fait ,  par  conséquent ,  appel  à  la  fa- 
culté d'intuition  aussi  bien  que  les  géomètres  eucli- 
diens. Ce  sont  ces  théorèmes  originaux  qui  semblent 
de  nature  à  dérouter  les  philosophes  et  à  justifier  plei- 
nement la  thèse  que  nous  combattons.  En  fait,  la 
géométrie  eucUdienne  est  réalisée  autour  de  nous; 
mais  le  contraire  du  postulat  sur  lequel  elle  repose  est 
géométriquement  possible  ;  si,  dans  notre  espace  phy- 
sique ,  deux  droites  perpendiculaires  à  une  troisième 
ne  se  rencontrent  pas ,  on  peut  concevoir  qu'elles  se 
rencontrent ,  et  que ,  par  suite ,  la  somme  des  trois 
angles  d'un  triangle  ne  soit  pas  égale  à  deux  angles 
droits.  Mais  les  récents  travaux  d'un  profond  géomètre 
italien  ont  répandu  la  lumière  sur  cette  obscure  ques- 
tion ,  et  autorisent  à  voir  dans  la  géométrie  non  eu- 
chdienne ,  géométriquement  interprétée ,  une  exten- 
sion de  la  géométrie  euclidienne  (2). 


(1)  Études  géométriques  sur  la  théorie  des  parallèles ,  trad.  par 
Hoûel.  —  Bolyai  admet,  de  même,  certaines  propositions  vraies  dans 
sou  système  et  dans  celui  d'Euclide  ;  il  dit  en  propres  termes  :  «  Tous 
»  les  résultats  que  nous  éuoucerons  sans  désigner  expressément  si 
»  c'est  dans  le  système  l  (géométrie  qui  repose  sur  la  vérité  de 
»  l'axiome  XI  d'Euclide)  ou  dans  le  système  S  (système  fondé  sur 
»  l'hypothèse  contraire)  qu'ils  ont  lieu,  devront  être  considérés  comme 
»  énoncés  d'une  manière  absolue ,  c'est-à-dire  qu'ils  seront  donnés 
»  comme  vrais,  soit  qu'on  se  place  dans  le  système  2  ou  dans  le  sys- 
»  tèrae  S.  »  {La  sci.  absolue  de  l'e.^pare,  indépendarile  de  la  vérité  et  de 
la  fausseté  de  Vax.  XI  d'Euclide,  par  Jean  Bolyai ,  p.  30.) 

(2)  E.  Bellrami ,  Essai  d'inlerprétation  de  la  géoiaétrie  non  eucU- 
divnne,  traduit  par  J.  Hoûel;  Annules  scientifiques  de  l'école  normale 
sup.,  tome  VI,  année  1869. 


ORIGINE  DES   NOTIONS  DÉFINIES.  41 

Euclide  ne  considère  que  le  plan  parmi  les  surfaces. 
La  géométrie  plane  a  pour  point  de  départ  le  postulat 
suivant  :  une  ligne  droite  est  déterminée  par  deux  de 
ses  points.  Mais  cette  propriété  appartient  aussi  aux 
lignes  géodésiques  tracées  sur  les  surfaces  de  cour- 
bure constante  ;  et  do  même  que,  dans  le  plan,  on  ne 
peut  mener  qu'une  seule  ligne  droite  d'un  point  à  un 
autre  ,  de  même ,  sur  ces  surfaces ,  d'un  point  à  un 
autre,  on  ne  peut  mener  qu'une  ligne  géodésique  (1). 
Si  maintenant  on  remarque  que  le  critérium  fonda- 
mental des  démonstrations  de  la  géométrie  consiste 
dans  la  superposition  des  figures  égales,  et  que  l'on 
peut  aussi  superposer  sans  déchirure  ni  duplicature , 
à  l'aide  de  simples  flexions ,  une  portion  quelconque 
d'une  surface  de  courbure  constante  à  une  autre  por- 
tion quelconque  de  la  même  surface ,  on  compren- 
dra aisément  qu'il  existe  une  géométrie  générale  , 
dont  la  géométrie  plane  n'est  en  quelque  sorte  qu'un 
cas  particulier,  et  dont  les  démonstrations  s'étendent 
à  toutes  les  surfaces  de  courbure  constante ,  c'est-à- 
dire  à  la  sphère,  dont  le  rayon  de  courbure  est  positif, 
à  la  pseudo-sphère ,  dont  le  rayon  de  courbure  est 
négatif,  et  au  plan,  dont  le  rayon  de  courbure  est  nul. 

Mais  l'analogie  de  ces  trois  surfaces  n'est  pas  abso- 
lument complète  ;  chacune  d'elles  a  ses  caractères  par- 


(1)  Cette  règle,  que  nous  énonçons  d'une  manière  générale ,  souffre 
des  exceptions  pour  les  surfaces  de  courbure  constante  positive.  Ainsi, 
sur  la  sphère,  on  peut  mener  une  multitude  de  lignes  géodésiques 
égales  entre  deux  points  diamétralement  opposés.  C'est  là  un  cas  de 
ces  exceptions  spécifiques  dont  nous  signalons  plus  loin  l'existence. 


42  DES  DÉFINITIONS  GÉOMÉTRIQUES. 

ticuliers  et  en  quelque  sorte  spécifiques  ;  de  là ,  cer- 
tains théorèmes  propres ,  les  uns  à  la  surface  sphé- 
rique  ,  les  autres  au  plan ,  les  autres  enfin  à  la  surface 
pseudo-sphérique.  C'est  là  ce  qui  permet  de  com- 
prendre les  paradoxes  apparents  de  Lobatchewski. 
Ainsi ,  dans  le  plan ,  deux  droites  perpendiculaires  à 
une  troisième  ne  se  rencontrent  pas  ;  la  somme  des 
trois  angles  d'un  triangle  est  égale  à  deux  angles 
droits;  mais,  sur  la  surface  sphérique,  deux  droites 
perpendiculaires  à  une  troisième  se  rencontrent ,  et  la 
somme  des  trois  angles  d'un  triangle  varie  entre  deux 
et  six  angles  droits.  «  C'est  ainsi,  dit  M.  Beltrami, 
»  que  certains  résultats  qui  semblent  incompatibles 
»  avec  l'hypothèse  du  plan  peuvent  devenir  conci- 
»  liables  avec  celle  d'une  surface  de  l'espèce  en  ques- 
»  tion,  et  recevoir  par  là  une  explication  non  moins 
»  simple  que  satisfaisante  (1).  » 


(1)  Dans  un  autre  mémoire,  le  même  auteur  s'exprime  ainsi  :  «  Si 
»  l'on  appelle  parallèles  deux  lignes  géodésiques  convergentes  vers  uu 
»  mCme  point  à  l'infini,  ou  voit  que,  par  un  point,  on  peut  mener  deux 
»  ligues  géodésiques  distinctes,  parallèles  à  une  ligne  géodésique  don- 
»  née;  que  ces  deux  parallèles  sont  également  inclinées  de  part  et 
»  d'autre  sur  la  ligne  géodésique  menée  normalement  du  même  point 
»  à  la  ligne  donnée;  ce  résultat  s'accorde  pleinement  avec  celui  qui 
»  forme  la  base  de  la  géométrie  non  euclidienne...  La  possibilité  de 
»  sa  construction,  au  moyen  de  la  syntbèse  ordinaire  (en  la  limitant  à 
»  l'espace  de  trois  dimensions),  dépend,  en  premier  lieu,  de  ce  que, 
»  comme  on  l'a  démontré ,  dans  les  espaces  de  courbure  constante 
»  (positive  et  négative),  toute  figure  peut  être  changée  de  position 
»  sans  subir  aucune  altération  dans  la  grandeur  et  dans  la  disposition 
»  mutuelle  de  ses  éléments  contigus,  possibilité  d'où  dépend  l'existence 
»  des  figures  égales,  et,  par  suite,  la  validité  du  principe  de  superposi- 
»  lion.  Eu  second  lieu,  dans  les  espaces  de  courbure  constante  néga- 
»  tive,    les  ligues   géodésiques  sont  caractérisées ,  comme  la  droite 


ORIGINE  DES  NOTIONS   DÉFINIES.  43 

Par  conséquent,  l'existence  de  la  géométrie  imagi- 
naire ne  fait  que  fortifier,  loin  de  l'infirmer ,  la  con- 
clusion à  laquelle  nous  étions  parvenus  plus  haut ,  à 
savoir  que  l'esprit,  pour  créer  la  géométrie ,  a  besoin 
d'une  matière,  et  que  cette  matière  est  l'espace. 


»  eiiclidieune,  par  la  propriété  d'être  déterminées  saus  auihiguité,  par 
»  deux  de  leurs  points  seulement,  de  sorte  que  l'axiome  de  la  droite  a 
»  lieu  pour  ces  lignes.  Et  pareillement,  les  surfaces  de  premier  ordre 
»  sont  caractérisées,  comme  le  plan  euclidien  ,  par  la  propriété  d'être 
»  déterminées  par  trois  de  leurs  points  seulement,  de  sorte  que  pour 
»  ces  surfaces  a  lieu  l'axiome  du  plan...  La  plauimétrie  non  eucli- 
»  dienne  n'est  autre  chose  que  la  géométrie  des  surfaces  de  courbure 
»  constante  négative.  »  (E.  Beltrami  ,  Théorie  f'ondauienlale  des 
espaces  de  courbure  constante,  trad.  par  J.  Hoûel.  — Ann.  scient,  de 
l'École  normcdc  sup.,  t.  VI,  an.  1869.) 


CHAPITRE  11. 

ORIGINE  DES  NOTIONS  GÉOMÉTRIQUES  (SUITE). 


Principes  des  nolious  géométriques  :  espace ,  esprit ,  mouveineut. — 
Géuéralion  des  lignes,  des  surfaces,  des  volumes. —  Passage  delà 
géométrie  élémentaire  à  la  géométrie  analytique. —  L'infini  géo- 
métrique.—  L'imagination  en  géométrie. 


L'espace  indéfini,  homogène,  indifférent  par  lui- 
même  à  toutes  les  déterminations,  mais  capable  de  les 
recevoir  toutes,  telle  est  la  matière  de  la  géométrie.  Les 
anciens  géomètres,  si  soucieux  de  la  rigueur  logique , 
l'avaient  bien  compris  :  de  là  ces  demandes  qu'ils 
inscrivaient  en  tête  de  leurs  traités.  «  Je  demande, 
»  dit  Euclide  avant  de  formuler  ses  théorèmes  ,  de 
»  pouvoir  :  1°  mener  une  ligne  droite  d'un  point  quel- 
»  conque  à  un  autre  point  quelconque  ;  2°  prolonger 
»  indéfiniment ,  suivant  sa  direction ,  une  ligne  droite 
»  finie  ;  3°  décrire  un  cercle  d'un  point  quelconque 
»  comme  centre,  et  avec  une  distance  quelconque.  » 
Cela  ne  revient -il  pas  à  dire  :  donnez- moi  l'espace 
indéfini ,  homogène ,  et  pouvant  recevoir  toutes  les 
déterminations ,  et  je  crée  la  géométrie?  Comment,  en 
effet,  mener  une  hgne  droite  d'un  point  quelconque  à 
un  autre  point  quelconque ,  si  l'espace  qui  sépare  ces 
deux  points  opposait  quelque  obstacle  à  la  construc- 


ORIGINE  DES   NOTIONS   DÉFINIES.  45 

tion,  c'est-à-dire  s'il  n'était  pas  indifférent  à  toute  déter- 
mination particulière?  comment  prendre  un  point 
quelconque  pour  centre  d'un  cercle  ,  et  une  distance 
quelconque  pour  rayon ,  si  la  même  construction  ne 
pouvait  être  répétée  identiquement  en  tout  lieu ,  c'est- 
à-dire  si  l'espace  n'était  pas  homogène  ?  comment  en- 
fin prolonger  indéfiniment ,  suivant  sa  direction ,  une 
ligne  droite  finie,  si  l'espace  n'était  pas  toujours  là 
pour  recevoir  le  nombre  illimité  des  accroissements 
successifs  de  la  grandeur  donnée ,  c'est-à-dire  s'il  n'é- 
tait pas  lui-même  indéfini?  La  quatrième  demande, 
que  quelques  géomètres  modernes  ont  cru  devoir  ajou- 
ter aux  trois  postulata  d'Euclide,  n'implique  pas  autre 
chose  :  «  Nous  demanderons  qu'une  figure  invariable 
»  de  forme  puisse  être  transportée  d'une  manière 
))  quelconque  dans  son  plan  et  dans  l'espace  (1).  » 

Telle  est  la  matière  de  la  géométrie.  Mais  cet  espace 
indéterminé  ne  se  déterminera  pas  lui-même  ;  cette 
matière  illimitée  ne  s'imposera  pas  à  elle-même  des 
limites;  ce  principe  passif  ne  sortira  pas  lui-même  de 
l!inertie.  Pour  que  la  géométrie  soit,  il  faut  l'interven- 
tion d'une  cause  déterminante ,  d'un  principe  actif, 
capable  de  tailler  un  nombre  indéfini  de  figures  dans 
cette  étoffe  immense.  Cette  cause  active,  c'est  l'esprit. 

Espace  indéfini,  indéterminé  d'une  part,  activité 
spirituelle  d'autre  part ,  voilà  déjà  deux  des  facteurs 
de  la  géométrie.  La  question  est  maintenant  de  savoir 
comment  l'esprit  agira  sur  l'espace  ,  comment  le  prin- 

^  (1)  Hoûel,  Es.  crit.  sur  les  princ,  fondam.  de  la  qéom.  élém. 


46  DES  DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

cipe  actif  déterminera  la  matière  passive.  Si  nous  exa- 
minons séparément  chacun  de  ces  deux  facteurs,  nous 
ne  trouvons  aucun  passage  de  l'un  à  l'autre.  Nous  nous 
représentons  l'espace  comme  un  solide  tendu  à  l'in- 
fmi  dans  tous  les  sens ,  et  pouvant  recevoir  toutes  les 
figures;  d'autre  part,  l'esprit  a  pour  fonction  essen- 
tielle de  lier  selon  certains  rapports  des  éléments 
variés,  c'est-à-dire  d'imposer  l'unité  à  une  multiplicité 
donnée.  Ces  éléments,  dont  la  pensée  forme  des  cou- 
ples^ ne  sont  pas  le  fruit  de  l'expérience  brute  ;  ils  ont 
déjà  subi^  quand  elle  les  met  en  œuvre,  une  élabo- 
ration préparatoire;  ce  ne  sont  plus  des  représenta- 
tions purement  expérimentales  ,  mais  des  idées  géné- 
rales et  abstraites  ,  desquelles  un  travail  préliminaire 
a  fait  disparaître  la  particularité ,  propre  de  Fexpé- 
rience  ,  impropre  à  la  pensée.  On  conçoit  aisément  de 
quelle  manière  le  passage  s'établit  entre  la  pensée  et 
ces  notions  ainsi  purifiées;  les  idées  générales ,  dis- 
tinctes les  unes  des  autres,  sont  fournies  successive- 
ment à  l'esprit  ;  l'acte  intellectuel  consiste  à  faire  de 
cette  pluralité,  en  elle-même  incohérente,  des  totalités 
coordonnées.  Mais  l'espace,  bien  que  divers  et  mul- 
tiple en  puissance ,  est  un  et  continu  en  acte  ;  on  ne 
saurait  dire  que  les  déterminations  en  sont  données  à 
la  pensée  comme  le  sont  les  idées  générales  dans  la 
connaissance  expérimentale  ;  ce  serait  en  elïet  sup- 
poser la  question  résolue,  puisqu'il  s'agit  de  savoir 
comment  l'action  intellectuelle  impose  à  l'espace  in- 
déterminé et  passif  les  déterminations  qu'il  peut  rece- 
voir. La  pensée  a  donc  d'abord  à  créer  véritablement 


ORIGINE  DES   NOTIONS   DÉFINIES.  47 

une  multiplicité.  Comment  ces  deux  termes  hétéro- 
gènes enti^eront-ils  en  rapport  ?  il  faut  entre  eux  un 
intermédiaire  qui  participe  à  la  fois  de  l'un  et  de  l'autre, 
qui  soit  un  comme  la  pensée,  et  multiple  en  puissance 
comme  l'espace,  de  telle  sorte  qu'en  se  réalisant,  il 
réalise  la  multiplicité  virtuelle  de  l'espace.  Cet  inter- 
médiaire ,  ce  sera  le  mouvement. 

Donnez -moi  la  matière  et  le  mouvement,  disait 
Descartes,  et  je  créerai  le  monde.  De  môme,  le  ma- 
thématicien pourrait  dire  :  donnez -moi  l'espace  et  le 
mouvement,  et  je  créerai  la  géométrie.  Toute  notion 
géométrique  implique  à  la  fois  unité  ,  pluralité  et  con- 
tinuité. Toute  figure  est  une  ;  mais  elle  est  composée 
de  parties  ;  mais  ces  parties  sont  unies  entre  elles  de 
manière  à  former  un  tout  continu  et  indissoluble.  De 
môme,  le  mouvement  implique  à  la  fois  unité,  plura- 
lité et  continuité.  Il  est  un  par  sa  racine,  qui  est  l'âme; 
il  est  multiple  par  ses  points  d'application ,  qui  sont 
dans  l'espace;  mais  en  même  temps  il  est  continu, 
précisément  parce  qu'il  est  une  synthèse  de  l'unité  et 
de  la  multiplicité  ;  il  n'est  donc  pas  étonnant  qu'il  soit 
le  moyen  term.e  grâce  auquel  l'unité  spirituelle  déter- 
minera la  pluralité  virtuelle  de  l'espace. 

Il  peut  sembler,  au  premier  abord ,  que  demander 
ainsi  le  mouvement  pour  engendrer  les  figures  géomé- 
triques, ce  soit  faire  un  cercle  vicieux(i).  Tout  mouve- 


(1)  Il  va  sans  dire  que  uous  parlous  seulemeût  du  mouveiueut  géo- 
métrique, abslracliou  faite  du  temps  et  de  la  vitesse.  Le  mouvement 
dans  le  temps  est  l'objet  de  la  cinématique  et  non  de  la  géométrie 
pure. 


48  DES    DÉFINITIONS    GÉOMÉTRIQUES. 

ment,  en  effet,  a  une  direction  déterminée^  rectiligne, 
circulaire,  elliptique,  parabolique,  etc.;  la  notion  de 
figure  paraît  donc  impliquée  dans  la  notion  de  direc- 
tion ,  et  la  genèse  des  déterminations  géométriques 
antérieure  au  mouvement  dans  l'espace.  Le  cercle  n'est 
qu'apparent.  La  notion  des  grandeurs  continues  et 
celle  du  mouvement  sont  si  intimement  unies  l'une  à 
l'autre,  que  nous  avons  peine  à  les  séparer  (1).  Toute- 
fois, si,  plus  tard,  nous  qualifions  les  différents  mouve- 
ments par  les  noms  mêmes  des  différentes  figures,  à 
l'origine,  c'est  au  mouvement  que  nous  devons  la  dé- 
termination du  continu  étendu.  Supposons-nous  abso- 
lument immobiles  en  présence  d'un  plan.  Nous  n'en 
percevons  avec  netteté  que  le  seul  point  dont  l'image 
se  forme  au  centre  de  la  tache  jaune  de  notre  rétine. 
Si,  à  la  rigueur,  une  telle  perception  nous  donne  l'im- 
pression d'étendue,  il  est  évident  qu'elle  ne  nous 
fournit  pas  la  représentation  d'une  grandeur  déter- 
minée. Ce  point,  vu  en  pleine  lumière,  est  entouré 
d'une  pénombre  dont  l'éclat  va  décroissant  du  centre 
à  la  circonférence ,  et  cette  dégradation  insensible  des 
rayons  lumineux  ne  nous  permet  pas  de  percevoir  des 
contours  nettement  dessinés.  Aussi,  en  nous  suppo- 
sant absolument  immobiles  en  face  de  ce  plan,  ne  le 
percevrons-nous  pas.  Que  faut-il  pour  en  avoir  une 
représentation  distincte  ?  Amener  chaque  élément  de 
sa  surface  et  de  son  périmètre  au  point  le  plus  distinct 


(1)  Leibnitz  a  dit:  «  Il  est  clair  que  l'idée  du  mouvement  contient 
celle  de  la  figure.  »  {Nouv.  Es.,  liv,  U.  ch.  vi.) 


ORIGINE   DES   NOTIONS  DÉFINIES.  49 

de  la  vision.  La  chose  peut  se  faire  de  deux  manières  : 
ou  bien  en  déplaçant  le  plan  ,  ou  bien  en  déplaçant 
l'œil  ;  mais ,  dans  un  cas  comme  dans  l'autre ,  un  mou- 
vement est  nécessaire.  La  perception  de  l'étendue  sup- 
pose donc  une  synthèse  successive  et  continue  d'élé- 
ments juxtaposés. 

Ainsi ,  l'espace  multiple  en  puissance  ,  l'esprit  un  et 
le  mouvement  un  et  multiple  à  la  fois ,  voilà  les  trois 
principes  indispensables  de  toute  constru(;tion  géomé- 
trique. Il  semble  que  nous  puissions  maintenant  as- 
sister à  la  genèse  des  déterminations  de  l'espace  ;  il  n'en 
est  rien  pourtant  ;  une  opération  préparatoire  est  né- 
cessaire. 

Tous  les  géomètres  commencent  par  définir  le  vo- 
lume, la  surface  et  la  hgne  ;  puis  ils  produisent  les 
définitions  des  lignes,  des  surfaces,  et  des  volumes  par- 
ticuliers, de  la  ligne  droite,  par  exemple,  de  la  circon- 
férence, du  triangle,  de  l'hexagone,  du  cube,  du  prisme, 
du  cylindre ,  etc.  On  insiste  peu ,  d'ordinaire ,  sur  la 
différence  profonde  qui  sépare  ces  trois  premières  no- 
tions :  volume ,  surface  et  ligne ,  des  suivantes  :  ligne 
droite,  carré,  cube,  etc.  ;  ou,  quand  on  les  distingue,  on 
considère  les  premières  comme  des  genres  dont  les 
secondes  sont  les  espèces  :  ainsi  un  parallélipipède  rec- 
tangle serait  une  espèce  du  genre  volume  ;  un  triangle 
isoscèle ,  une  espèce  du  genre  surface  ;  une  circonfé- 
rence,  une  espèce  du  genre  ligne.  Mais,  à  parler  rigou- 
reusement, il  n'y  a  ni  genres  ni  espèces  dans  les  figures 
géométriques  ;  et  si  le  géomètre  commence  par  définir 
le  volume,  la  surface  et  la  ligne  ,  c'est  qu'il  obéit  à  un 


50  DES   DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

besoin  invincible,  inhérent  à  la  nature  môme  de  la 
science  qu'il  construit. 

On  définit ,  le  plus  souvent ,  la  géométrie  la  science 
de  l'étendue ,  ou  encore  la  science  des  déterminations 
possibles  de  l'espace.  La  première  de  ces  définitions 
paraît  impliquer  que  le  géomètre  prend  toujours  pour 
objet  de  ses  recherches  les  formes  réalisées  dans  la 
nature  ;  elle  assignerait  donc  à  la  géométrie  une 
origine  empirique,  et  elle  en  restreindrait  singulière- 
ment le  domaine.  La  seconde,  qui  donne  pour  objet  à 
la  géométrie  les  déterminations  possibles  de  l'espace, 
maintient  le  caractère  rationnel  et  le  domaine  illimité 
de  cette  science  ;  mais  elle  est  incomplète ,  car  elle 
indique  sur  quels  objets  portent  les  recherches  géomé- 
triques, et  non  pas  quel  est  l'objet  propre  de  ces 
recherches.  On  peut  en  effet  demander  :  qu'est-ce  que 
faire  la  science  des  déterminations  de  l'espace  ?  A 
cette  question  ,  Aug.  Comte  a  répondu  :  c'est  mesurer 
directement  ou  indirectement  l'étendue  (1).  Avant  lui, 
Hobbes  avait  dit  :  «  Est  geometrîa  scientia  qua  ex 
))  aliqua  vel  aliguibus  mensuratis ,  jper  ratiocinatio- 
))  nem  determinamus  quantitates  alias  iion  mensura- 
»  tas.  (2)  »  Cette  définition  est  excellente. 

Toute  question  mathématique  revient,  en  dernière 
analyse,  à  une  question  de  mesure  ;  mais  comme  ,  le 
plus  souvent ,  la  mesure  directe  est  impossible,  nous 
suppléons  à  cette  impuissance  par  les  artifices  du  cal- 


(1)  Cours  de  phil.  posit.,  10'  leç, 

(2)  De  Principiis  el  Haliorinalione  geometrarum.—'  Loudini,  1G66. 


ORIGINE  DES  NOTIONS   DÉFINIES.  51 

cul;  en  rattachant  à  des  grandeurs  susceptibles  d'une 
mesure  directe  celles  qui  ne  peuvent  en  recevoir,  nous 
parvenons  à  découvrir  la  mesure  des  secondes,  grâce 
aux  relations  qu'elles  ont  avec  les  premières  (1).  Ce  qui 
est  vrai  des  grandeurs  en  général  l'est  en  particulier  des 
grandeurs  géométriques.  Mesurer  des  volumes  revient 
à  mesurer  des  surfaces.  Soit,  par  exemple,  à  trouver  le 
volume  d'un  cylindre  donné.  Le  procédé  direct  con- 
sisterait à  prendre  un  certain  cylindre  pour  unité ,  et  à 
voir  combien  de  fois  il  est  contenu  dans  le  premier. 
La  chose  est  impossible  ;  mais  je  sais  que  le  cylindre 
peut  être  considéré  comme  un  prisme  à  base  circu- 
laire ;  or  le  volume  du  prisme  s'obtient  en  multipliant 
sa  base  par  sa  hauteur;  par  conséquent  le  volume  du 
cyhndre  s'obtiendra  de  la  môme  façon.  L'artifice  con- 
siste donc  à  substituer  à  la  mesure  directe  impossible 
la  mesure  d'une  ligne  et  d'une  surface.  De  même,  le 
volume  du  cube ,  celui  du  parallélipipède ,  celui  du 
prisme  s'obtiennent  en  multipliant  la  surface  de  leur 
base  par  leur  hauteur.  La  mesure  des  solides  sup- 
pose donc  la  mesure  des  surfaces  ;  à  son  tour,  la  me- 
sure des  surfaces  se  réduit  à  la  mesure  des  hgnes.  La 
comparaison  immédiate  entre  surfaces  est  assez  fré- 
quente ;  je  puis  superposer  deux  triangles,  deux  poly- 
gones, deux  cercles  ;  mais  quand  il  s'agit  non  plus  de 
constater  l'égalité  ou  l'inégalité  de  deux  figures,  mais 
de  les  mesurer,  le  procédé  direct  consisterait  à  re- 
chercher combien  de  fois  une  certaine  surface  prise 

(1)  Voir  lûule  la  3=  leçou  du  Cours  de  phil.posit, 


5'i  DES   DÉFINITIONS    GÉOMÉTRIQUES. 

pour  unité  est  contenue  dans  telle  surface  donnée; 
or,  si  parfois  on  peut  le  faire ,  par  exemple  ,  pour  le 
rectangle,  dont  la  base  et  la  hauteur  ont  une  commune 
mesure ,  le  plus  souvent  la  chose  est  impossible. 
Aussi  transforme-t-on  la  mesure  des  surfaces  en  me- 
sure de  lignes  :  ainsi,  la  surface  d'un  triangle  s'ob- 
tient en  multiplant  sa  base  par  la  moitié  de  sa  hau- 
teur ;  celle  des  polygones  réguliers ,  en  multipliant  le 
périmètre  parla  moitié  de  l'apothème.  La  substitution 
des  mesures  indirectes  aux  mesures  directes  ne  s'ar- 
rête pas  là  :  la  mesure  des  courbes  est  elle-même  ra- 
menée à  la  mesure  des  lignes  droites  ;  par  exemple, 
le  rapport  de  la  circonférence  au  diamètre  une  fois 
déterminé,  il  suffit,  pour  trouver  la  circonférence  d'un 
cerde,  d'en  connaître  le  rayon;  de  la  longueur  des 
deux  axes  dépend  la  longueur  de  l'ellipse;  du  dia- 
mètre du  cercle  générateur  dépend  la  longueur  de 
la  cycloïde.  Sans  qu'il  soit  besoin  de  multiplier  les 
exemples  particuliers ,  on  peut  dire,  en  général,  qu'il 
existe  toujours  certaines  droites  dont  la  longueur  suf- 
fit à  déterminer  celle  d'une  courbe  quelconque.  Aussi 
Aug.  Comte  ,  si  profond  dans  la  philosophie  mathé- 
matique, a-t-il  pu  dire  avec  raison  que  la  science 
géométrique,  conçue  dans  son  ensemble,  avait  «  pour 
»  destination  générale  de  réduire  finalement  la  com- 
))  paraison  de  toutes  les  espèces  d'étendue  ,  volumes, 
))  surfaces  ou  hgnes ,  à  de  simples  comparaisons  de 
»  lignes  droites,  les  seules  regardées  comme  pouvant 
»  être  effectuées  immédiatement ,  et  qui ,   en  effet , 


ORIGINE   DES   NOTIONS   DÉFINIES.  53 

))  ne  sauraient  être  évidemment  ramenées  à  d'autres 
»  plus  faciles  (1).» 

La  géométrie  des  lignes  est  donc  indispensable  à  la 
géométrie  des  surfaces ,  et  la  géométrie  des  surfaces 
à  celle  des  volumes  (2).  Voilà  pourquoi  l'esprit,  au 
début  de  la  spéculation  géométrique,  établit  trois  pro- 
vinces distinctes  dans  l'espace.  L'espace  nous  est 
donné  primitivement  avec  trois  dimensions.  A  cette 
intuition  correspond  la  notion  du  volume  ;  nous  éli- 
minons l'épaisseur,  et  à  cet  espace  réduit  à  deux  di- 
mensions correspond  la  notion  de  surface;  delà  sur- 
face nous  éliminons  la  largeur,  et  à  cet  espace  réduit 
à  une  dimension  correspond  la  notion  de  la  ligne.  Ces 
deux  provinces  ultérieures,  surface  et  ligne,  sont  sus- 
ceptibles d'une  infinité  de  déterminations  particu- 
lières, aussi  bien  que  la  province  primitive ,  espace  à 
trois  dimensions.  Quand  les  géomètres  placent  en  tête 
de  leurs  définitions  celles  du  volume,  de  la  surface  et 
de  la  ligne ,  ils  ne  font  rien  autre  chose  que  démem- 
brer l'espace  ,  travail  préliminaire  indispensable  à  la 
constitution  complète  de  la  science. 

Le  démembrement  de  l'espace  est  idéal  et  abstrait. 
Il  n'existe  dans  la  réalité  que  des  solides  ;  la  surface , 
la  ligne  et  le  point  sont  des  limites  vers  lesquelles 
tendent  les  solides,  les  surfaces,  les  lignes,  dontl'épais- 


(1)  Cours  de  phil.  posit.,  10«  leç. 

(2)  «  Tous  les  problèmes  de  géométrie  se  peuvent  facilement  réduire 
à  tels  termes  qu'il  n'est  besoin,  par  après,  que  de  connaître  la  lon- 
gueur de  quelques  lignes  droites  pour  les  construire.  »  C'est  par  ces 
mots  que  débute  la  Géomélrie  de  Descartes. 


54  DES  DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

seur,  la  largeur,  la  longueur  décroissent  sans  cesse. 
Ilobbes  gourmande  fort  Euclide  d'avoir  défini  le  point 
«  ce  dont  il  n'est  pas  de  parties  ;  »  la  ligne ,  «  une 
longueur  sans  largeur;  »  la  surface ,  «  ce  qui  a  seule- 
ment longueur  et  largeur  (1).»  Un  point,  dit-il,  est  tou- 
jours divisible  :  ainsi  un  cercle  peut  être  divisé  en  un 
nombre  quelconque  de  secteurs  qui  tous  sont  termi- 
nés par  un  point  ;  le  centre  du  cercle,  sommet  com- 
mun de  tous  ces  secteurs  ,  sera  donc  divisé  en  autant 
de  parties  qu'il  y  aura  de  secteurs.  Soit  maintenant 
un  de  ces  secteurs  circulaires  ;  je  le  partage  en  deux 
autres  secteurs  ;  je  prends  l'un ,  je  vous  laisse  l'autre  ; 
la  ligne  qui  les  séparait  avait  donc  une  largeur,  puis- 
qu'après  la  séparation  des  deux  secteurs  elle  est  par- 
tagée entre  eux.  De  même  ,  toute  surface  a  une  épais- 
seur :  je  partage  une  sphère  en  deux  hémisphères 
que  je  détache  l'un  de  l'autre  ;  il  faut  bien  que  la 
surface  de  section  ait  une  épaisseur,  puisqu'elle  est 
divisée  entre  les  deux  moitiés  de  sphère  maintenant 
séparées. 

Les  critiques  de  Hobbes  porteraient,  si  la  géométrie 
avait  pour  objet  les  corps  matériels,  et  non  pas  les  dé- 
terminations idéales  de  l'espace  D'ailleurs ,  les  défini- 
tions que  le  physicien  anglais  prétend  substituer  à  celles 
d'Euchde  n'en  diffèrent  pas  au  fond.((  Un  point  est  divi- 
sible, dit-il,  mais  on  n'en  considère  aucune  partie.  »  — • 
«  La  ligne  est  le  tracé  que  laisse  après  lui  un  corps  en 
mouvement,  et  dont  on  ne  considère  pas  la  largeur.»  Il 

(1}  Op.  cil.,^, 


ORIGINE  DES   NOTIONS   DÉFINIES.  55 

aurait  pu  ajouter  :  la  surface  a  une  épaisseur,  mais  on 
n'en  tient  pas  compte.  ]\Iais  si  l'on  néglige  la  longueur 
dans  le  point ,  la  largeur  dans  la  ligne ,  l'épaisseur 
dans  la  surface  ,  ne  peut-on  pas  définir  géométrique- 
ment le  point,  ce  qui  n'a  pas  de  parties  ;  la  ligne,  une 
longueur  sans  largeur  ;  la  surface,  une  longueur  et  une 
largeur  sans  épaisseur? 

La  matière  de  la  géométrie  ainsi  préparée  par  l'abs- 
traction, comment  sont  engendrées  les  déterminations 
particulières  de  l'espace  ?  Nous  avons  déjà  remarqué 
que  la  géométrie,  depuis  qu'elle  a  reçu  une  constitu- 
tion philosophique,  porte  sur  toutes  les  formes  pos- 
sibles ,  et  non- seulement  sur  celles  que  révèle  l'ob- 
servation de  la  nature;  aussi  ne  peut -on,  sans  en 
restreindre  arbitrairement  le  domaine ,  assigner  aux 
notions  qu'elle  étudie  une  origine  empirique  ;  il  faut 
que  l'esprit  crée  les  déterminations  de  l'espace  ;  nous 
savons  quelle  matière  il  met  en  œuvre  et  de  quel  ins- 
trument il  se  sert  ;  assistons  à  la  genèse. 

Soit  deux  points  :  si  le  premier  se  meut  vers  le  se- 
cond ,  et  vers  celui-là  seulement,  il  décrit  une  ligne 
droite  (1).  «  S'il  se  meut  pendant  une  fraction  appré- 
»  ciable  de  son  mouvement  vers  le  second  point ,  et 
»  pendant  une  fraction  également  appréciable  vers  un 
»  troisième,  un  quatrième,  etc.,  la  ligne  qu'il  décrit 


(!)  Ou  a  donné  de  nombreuses  définitions  de  la  ligne  droite.  Platon  la 
définissait  :  la  ligne  dont  les  points  intermédiaires  portent  ombre  sur 
les  points  extrêmes;  Euclide  :  la  ligne  qui  est  située  semblablement 
par  rapport  à  tous  ses  points;  Archimède  :  la  plus  courte  de  toutes  les 
lignes  qui  ont  mêmes  extrémités;  Proclus  :  la  plus  courte  distance 
entre  deux  points.  Ces  propositions  sont  de  vrais  tliéorèmes,  et  non 


56  DES   DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

»  est  brisée  ou  composée  de  droites  distinctes.  Si 
»  à  chaque  instant  de  son  mouvement  il  se  meut 
»  vers  un  point  différent ,  la  ligne  qu'il  décrit  est 
»  courbe  (1).  »  Et  comme  la  loi  à  laquelle  est  assu- 
jetti le  mouvement  du  point  générateur  peut  varier  à 
l'infini ,  le  nombre  des  courbes  possibles  est  infini. 
Citons  quelques  exemples  :  qu'un  point  se  meuve  sur 
le  plan  de  manière  à  rester  toujours  à  la  même  dis- 
tance d'un  point  fixe,  la  courbe  qu'il  engendre  est  une 
circonférence  ;  que  la  somme  de  ses  distances  à  deux 
points  fixes  soit  constante ,  la  courbe  est  une  ellipse  ; 
que  cette  quantité  constante  soit  la  différence  des  dis- 
tances du  point  en  mouvement  à  deux  points  fixes ,  la 
courbe  engendrée  est  une  hyperbole  ;  que  le  point 
s'écarte  toujours  également  d'un  point  et  d'une  droite 
fixes,  la  courbe  qu'il  décrit  est  une  parabole  ;  qu'il 
tourne  sur  un  cercle  roulant  lui-même  sur  une  droite, 
la  courbe  engendrée  est  une  cycloïde  ;  enfin ,  pour 
borner  là  les  exemples  ,  qu'il  s'avance  sur  une  droite 
tournant  autour  d'une  de  ses  extrémités  comme  pi- 
vot, il  engendre  une  spirale  ;  en  un  mot,  que  l'on  fasse 
varier  à  l'infini  les  conditions  sous  lesquelles  s'accom- 
plit le  mouvement  générateur,  et  l'on  obtiendra  une 
variété  infinie  de  courbes.  Voilà  pour  la  géométrie  des 
lignes. 


des  définitions,  car  elles  ne  font  qu'énoncer  une  des  propriétés  parti- 
culières de  la  figure  à  définir.  La  définition  de  la  ligne  droite  par  le 
mouvement  est  fort  ancienne.  Je  trouve  dans  Christophorus  Clavius 
que  de  nombreux  auteurs  ont,  dès  l'antiquité,  défini  la  ligue  droite 
celle  «  quœ  describitur  a  puncto  moto  nec  vacillante.  » 
(1)  H.  Taine,  De  l Intelligence,  liv.  IV,  ch,  i. 


ORIGINE  DES   NOTIONS  DÉFINIES.  57 

Voici  maintenant  pour  les  surfaces.  Une  ligne  se 
mouvant  suivant  une  ou  plusieurs  lois  déterminées  en- 
gendre une  surface.  La  variété  des  lois  auxquelles  on 
])eut  assujettir  le  mouvement  d'une  ligne  étant  infinie , 
lu  variété  des  surfaces  que  Ton  peut  engendrer  par  ce 
moyen  est  elle-même  infinie.  De  plus,  non-seulement 
on  peut  faire  varier  le  mouvement  de  la  ligne ,  mais 
on  peut  encore  faire  varier  suivant  une  loi  déterminée 
la  nature  de  la  ligne  pendant  qu'elle  se  meut ,  ce  qui 
n'a  pas  d'analogue  dans  la  génération  des  courbes.  — 
La  géométrie  analytique  divise  les  surfaces  en  plu- 
sieurs groupes ,  d'après  leur  mode  de  génération  ;  ce 
n'est  pas,  à  proprement  parler,  une  classification  rigou- 
reuse des  surfaces ,  car  une  même  surface  peut  faire 
partie  à  la  fois  de  deux  groupes  différents.  Les  deux 
groupes  principaux  sont  les  surfaces  de  révolution  et 
les  surfaces  réglées.  Les  surfaces  de  révolution  sont 
engendrées  par  une  ligne  quelconque  tournant  autour 
d'une  ligne  droite  ;  on  peut  encore  les  considérer 
comme  engendrées  par  un  cercle  dont  le  centre  se 
meut  sur  une  droite  perpendiculaire  à  son  plan,  et  dont 
le  rayon  varie  de  telle  façon  que  sa  circonférence  s'ap- 
puie toujours  sur  une  ligne  fixe  de  position.  Ainsi  la 
surface  sphérique  peut  être  engendrée  par  la  simple 
rotation  d'une  demi  -  circonférence  autour  de  son 
diamètre  ;  elle  peut  encore  être  engendrée  par  une 
circonférence  dont  le  centre  se  meut  sur  une  droite 
perpendiculaire  à  son  plan  et  dont  le  rayon  varie  de 
façon  qu'elle  coupe  toujours  une  circonférence  dont 
cette  perpendiculaire  est  le  diamètre.  De  même,  une 


58  DES  DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

droite  assujettie  à  passer  par  un  point  fixe  et  à  toucher 
constamment  une  circonférence  fixe  dont  le  plan  est 
perpendiculaire  à  la  droite  qui  joint  le  point  S  à  son 
centre  engendrera  une  surface  conique  de  révolution. 
Cette  surface  conique  pourra  être  encore  engendrée 
par  le  mouvement  d'une  circonférence  dont  le  centre 
se  meut  sur  une  droite  perpendiculaire  à  son  plan,  et 
dont  le  rayon  varie  de  telle  sorte  qu'elle  coupe  toujours 
une  droite  oblique,  fixe  de  position.  —  Les  surfaces 
réglées  sont  des  surfaces  engendrées  par  le  mouve- 
ment d'une  ligne  droite.  Les  surfaces  coniques,  en 
général ,  résultent  du  mouvement  d'une  droite  assu- 
jettie à  passer  par  un  point  fixe  et  à  toucher  constam- 
ment une  ligne  donnée.  La  surface  conique  de  révo- 
lution, décrite  il  n'y  a  qu'un  instant,  est  donc  en 
même  temps  une  surface  réglée.  Le  plan  est  aussi  une 
surface  réglée  ,  car  il  peut  être  considéré  comme 
engendré  par  une  ligne  droite  assujettie  à  passer  par 
un  point  fixe  et  à  toucher  une  ligne  droite  fixe. —  Une 
droite  assujettie  à  rouler  tangentiellement  à  une  hélice 
engendre  une  surface  hélicoïdale  ;  —  une  droite  assu- 
jettie à  tourner  autour  d'une  autre  droite  fixe,  et  non 
située  dans  un  même  plan,  en  restant  à  une  distance 
constante  de  cet  axe ,  engendre  une  hyperboloïde  de 
révolution,  qui  est  en  même  temps  une  surface  réglée. 
Le  mouvement  des  surfaces  rectilignes  et  des  sur- 
faces courbes  produit  ensuite  tous  les  solides.  Le 
cylindre  est  engendré  par  la  révolution  du  rectangle 
autour  d'un  de  ses  côtés  ;  le  cône ,  par  la  révolution 
du  triangle  rectangle  autour  d'un  des  côtés  de  l'angle 


ORIGINE   DES   NOTIONS  DÉFINIES.  59 

droit;  la  sphère  ,  par  la  révolution  d'un  demi -cercle 
autour  du  diamètre.  Ainsi,  qu'il  s'agisse  de  lignes,  de 
surfaces  ou  de  volumes ,  étant  donné  un  point ,  une 
ligne,  une  surface  en  mouvement,  la  loi  variable  de  ce 
mouvement  étant  posée  par  l'esprit,  on  peut  engendrer 
toutes  les  déterminations  de  l'espace. 

Les  représentations  ainsi  déterminées  présentent,  il 
est  aisé  de  le  constater,  les  vrais  caractères  des  notions 
géométriques.  Toute  figure  est  à  la  fois  unité,  pluralité 
et  continuité  ;  une  ligne  droite,  par  exemple,  est  quel- 
que chose  d'un  et  d'individuel  ;  elle  est  divisible  en 
parties  extérieures  les  unes  aux  autres  ;  enfin  ces 
parties  sont  unies  entre  elles  de  manière  à  former  un 
tout  continu.  Nous  trouvons  une  unité  dans  la  cons- 
cience ;  mais ,  bornés  à  cette  seule  intuition ,  nous  ne 
saurions  imaginer  ni  concevoir  la  pluralité  de  parties 
inhérente  à  toute  figure.  L'intuition  de  l'espace  nous 
fournit  une  pluralité  virtuelle  ,  encore  indéterminée , 
que  nous  opposons  à  l'unité  de  la  conscience.  Mais  ces 
deux  termes  hétérogènes  demeurent  étrangers  l'un  à 
l'autre  tant  qu'un  intermédiaire  participant  à  la  fois 
des  deux  ne  nous  a  pas  permis  de  les  unir.  Le  mouve- 
ment, un  par  sa  racine,  multiple  par  ses  points  d'ap- 
plication, est  cet  intermédiaire;  la  figure  qu'il  trace 
dans  l'espace  est  à  la  fois  une ,  multiple  et  continue  : 
une,  car  elle  résulte  d'un  seul  mouvement  ;  multiple, 
car  ce  mouvement  s'est  appliqué  à  divers  pohits  de 
l'espace;  continue  enfin,  carie  mouvement  un  n'a  pas 
laissé  de  lacune  entre  ses  divers  points  d'application  ; 
par  conséquent ,  toutes  les  notions  géométriques  sont 


00  DES   DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

en  puissance  dans  l'espace  et  en  virtualité  dans  la 
pensée.  L'espace  est  une  matière  indéterminée  par 
elle-même,  mais  susceptible  de  recevoir  toutes  les  dé- 
terminations ;  la  pensée  est  essentiellement  l'unité 
formelle  qui  se  réalisera  de  mille  façons  diverses  dans 
la  pluralité  de  l'espace,  selon  des  lois  posées  par 
l'esprit  lui-même. 

Tout  ce  qui  précède  est  vrai  de  la  géométrie  élé- 
mentaire, où  l'on  se  représente  directement  les  formes 
géométriques.  C'est  maintenant  une  question  desavoir 
si,  dans  cette  géométrie  générale,  créée  par  Descartes, 
et  dans  laquelle  des  formules  abstraites  remplacent 
les  formes  concrètes,  la  spéculation  porte  encore  sur 
des  représentations  individuelles  dont  le  mouvement 
a  tracé  les  limites. 

On  se  fera  une  idée  incomplète  de  la  géométrie 
analytique ,  si  l'on  se  contente  de  la  définir  :  l'étude 
des  figures  par  les  procédés  du  calcul  et  de  l'analyse 
algébrique.  Cette  définition  nous  apprend  que  la  spé- 
cieuse de  Descartes,  comme  on  l'appelait  au  xvif  siècle, 
consiste  à  substituer  aux  grandeurs  concrètes  des 
symboles  abstraits,  et  à  traiter  les  signes,  abstraction 
faite  des  choses  signifiées,  «  jusqu'à  ce  qu'enfin,  dans 
la  conclusion ,  la  signification  de  la  conséquence  sym- 
bolique soit  déchiffrée  (1).  »  Mais  elle  nous  laisse 
ignorer  pourquoi  les  relations  des  signes  entre  eux  cor- 
respondent point  pour  point  aux  relations  mutuelles 


(1)  Kant,  Recherches  sur  la  clarté  des  principes  de  la  théologie  na- 
turelle et  de  la  morale;  mélanges  delogiq.,  trad.  Tissot. 


ORIGINE  DES   NOTIONS  DÉFINIES.  61 

des  choses  signifiées ,  comment  s'opère  le  passage  du 
concret  à  l'abstrait,  de  la  figure  à  la  formule. 

La  géométrie  étudie  des  grandeurs  déterminées  ; 
toute  grandeur  est  composée  de  parties  homogènes. 
Dès  lors,  je  puis  substituer  à  la  considération  de  la 
grandeur  elle-même  la  considération  du  nombre  de 
ses  éléments,  et  je  passe  ainsi  de  la  géométrie  à 
l'arithmétique  :  ainsi  4  X  4,  4  X  3  deviennent  les 
symboles  numériques  d'un  carré ,  d'un  rectangle 
donnés.  Mais  chacun  de  ces  symboles  ne  convient  qu'à 
la  figure  donnée  ;  et  comme  les  propositions  géomé- 
triques doivent  être  vraies  de  toutes  les  figures  pos- 
sibles de  même  espèce,  l'esprit,  contraint  à  une  réduc- 
tion plus  générale  encore  du  concret  à  l'abstrait, 
remplace  les  symboles  numériques  par  les  symboles 
algébriques  ,4  X  4  ,  par  X  x  X,  ou  X^,  cette  notation 
signifiant  qu'il  faut  multiplier  par  lui-même  le  côté 
d'un  carré  quelconque  pour  en  obtenir  la  surface.  Voilà 
déjà  l'algèbre  appliquée  à  la  géométrie  ;  les  figures 
ont  disparu,  et  j'opère  sur  des  signes  abstraits  et  con- 
ventionnels. Ce  n'est  pas  tout  ;  les  grandeurs  géomé- 
triques ,  et  c'est  ce  qui  les  distingue  des  autres  espèces 
de  grandeur,  ont  une  forme  déterminée  :  ainsi  deux 
grandeurs  numériquement  égales  peuvent  n'être  pas 
identiques  ;  un  triangle  dont  la  base  a  quatre  mètres,  et 
la  hauteur  deux  mètres,  est  équivalent  en  surface  à  un 
carré  de  deux  mètres  de  côté  ;  le  même  nombre  expri- 
mera donc  les  surfaces  de  l'un  et  de  l'autre  ;  mais 
chacune  de  ces  deux  figures  n'en  conserve  pas  moins 
une  forme  propre  et  h'réductible  ;  l'identité  que,  dans 


62  DES  DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

le  cas  donné ,  on  établit  entre  les  aires  est  purement 
numérique  ;  au  point  de  vue  géométrique,  un  triangle 
ne  se  confond  pas  avec  le  carré  à  la  surface  duquel  sa 
surface  est  équivalente.  De  même  encore,  le  jour  où, 
par  impossible,  on  trouverait  la  quadrature  du  cercle, 
celui-ci  ne  deviendrait  pas  pour  cela  identique  au 
carré  équivalent.  Ainsi,  en  géométrie,  la  considération 
du  nombre  des  éléments  est  secondaire  ;  celle  de  la 
forme  est  essentielle  ;  le  nombre  des  éléments  peut 
varier  à  l'infini  dans  une  figure  déterminée  ;  la  forme , 
au  contraire,  est  immuable.  Jusqu'à  présent,  nous 
n'avons  fait  exprimer  aux  symboles  abstraits  que  le 
nombre  des  unités  conventionnelles  contenues  dans 
les  grandeurs  ;  pour  que  l'analyse  algébrique  soit  com- 
plètement substituée  à  la  considération  des  figures 
représentées  directement  dans  l'espace,  il  faut  que  les 
mêmes  signes  deviennent  les  symboles  de  formes  dé- 
terminées. Comment  la  chose  est-elle  possible  ? 

Nous  avons  vu  plus  haut  que  les  volumes  étaient 
engendrés  par  le  mouvement  des  surfaces,  les  surfaces 
parle  mouvement  des  lignes,  et  les  lignes,  par  le  mou- 
vement du  point  (1).  La  forme  d'une  figure  résulte  donc, 
en  dernière  analyse,  du  trajet  suivi  par  un  point  en 
mouvement;  aussi,  déterminer  les  positions  que  celui- 
ci  occupe  successivement  est-ce  déterminer  la  forme 
de  la  figure.  La  géométrie  analytique  repose  tout  en- 


(1)  «  Je  ne  sçache  rieude  meilleur  que  de  dire  que  tous  les  points  des 
courbes  qu'on  peut  nommer  géométriques...  ont  nécessairement  quel- 
que rapport  à  tous  les  points  d'une  ligue  droite,  qui  peut  être  exprimé 
par  quelque  équation.  »  (Descartes ,  Géoniclrie ,  liv.  IL) 


V 

0 

1 

V.          r 

ORIGINE  DES  NOTIONS   DÉFINIES.  G3 

tièresur  cette  conception,  et  elle  a  pour  objet  de  dé- 
couvrir les  positions  successives  d'un  point  dans  le  plan 
et  dans  l'espace. 

Supposons  deux  droites  rec- 
tangulaires Ox  et  Oij  ,  se  cou- 
pant en  un  point  0.  La  posi- 
tion d'un  point  P  du  plan  sera 
complètement  déterminée  si 
l'on  connaît  ses  distances  PA 
et  PB  aux  deux  droites  Ox  et 
0//,  ou,  ce  qui  revient  au  même,  si  l'on  connaît  les 
longueurs  de  OA  et  OB ,  respectivement  égales  à  BP 
et  à  AP.  Ces  longueurs  ont  été  appelées  par  Descartes 
les  coordonnées  du  point  P. 

Cet  exemple  fort  simple  fait  voir  que  le  moyen  em- 
ploj^é  en  géométrie  analytique  pour  déterminer,  dans 
le  plan,  la  position  d'un  point,  consiste  à  la  rapporter 
à  certaines  grandeurs  connues.  Maintenant,  il  est  évi- 
dent que  si  le  point  P  se  déplace  dans  le  plan,  à  ces 
variations  successives  de  position  correspondent  des 
variations  dans  les  coordonnées  de  ce  point  ;  et  que  , 
inversement,  aux  variations  des  coordonnées  corres- 
pondent des  variations  dans  la  position  du  point.  Par 
conséquent,  les  diverses  positions  de  ce  point  sont  ra- 
menées à  des  variations  de  grandeurs  ;  et  comme  ces 
grandeurs  peuvent  être  exprimées  algébriquement ,  il 
est  vrai  de  dire  que  l'équation  établie  entre  les  co- 
ordonnées d'un  point  exprime  la  loi  du  mouvement 
décrit  par  ce  point ,  et  est  un  symbole  abstrait  de  la 
figure  engendrée  par  ce  mouvement. 


C4 


DES   DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 


Soit,  par  exemple,  l'équation 
kx-{-By  =  G.  Je  suppose  B 
r=  0;  A  plus  grand  ou  plus 
— i  petit  que  0  ;  C  plus  grand  ou 
plus  petit  que  0.  L'équation 
peut  se  mettre  sous  la  forme 
X  =  a. 

Je  prends  sur  Ox  une  longueur  OA  =  a  :  il  est  clair 
que  le  point  A  satisfait  à  l'équation.  Pour  que  dans  une 
deuxième,  dans  une  troisième,  dans  une  u^  position, 
le  même  point  satisfasse  toujours  à  la  même  équation, 
il  faut  que  sa  distance  à  la  ligne  y  soit  toujours  égale 
à  a;  c'est  dire  qu'en  se  mouvant,  le  point  A  engen- 
drera une  droite  AB ,  parallèle  à  Oy  ;  cette  droite  est 
la  seule  dont  les  points  sont  tels,  que  leurs  coordonnées 
satisfassent  à  l'équation  x  =  a.  Par  conséquent,  cette 
équation  représente  la  droite  AB  et  ne  représente 
qu'elle. 

Qu'on  nous  donne ,  avons-nous  dit ,  un  point  qui  se 
meut  et  les  conditions  sous  lesquelles  s'accomplit  ce 
mouvement,  et  nous  construirons  toutes  les  lignes.  La 
géométrie  analytique  ne  demande  pas  autre  chose  ; 
qu'on  lui  donne  la  relation  entre  les  coordonnées  d'un 
point,  et  elle  découvrira  toutes  les  positions  successi- 
vement occupées  par  ce  point,  c'est-à-dire  la  ligne  qu'il 
décrit  en  se  mouvant.  Mais  qu'est  la  relation  de  ces  coor- 
données, sinon  la  loi  même  du  mouvement  générateur 
de  la  figure?  Toute  définition  de  géométrie  élémentaire 
peut  donc  être  remplacée  par  une  équation  algébrique; 
et,  réciproquement,  toute  équation  analytique  est  la 


ORIGINE  DES   NOTIONS   DÉriNIES.  65 

définition  d'une  certaine  figure.  Ainsi  l'équation  du 
premier  degré  kx  +  B^  =  C  est  la  déiinition  de  la 
ligne  droite  ;  l'équation  du  deuxième  degré  A^"^  +  {jxij 
-f  C\f  -f-  Da;  +  E//  4-  F  =  0  est,  selon  les  cas ,  la  dé  ■ 
finition  d'une  courbe  des  genres  ellipse,  parabole  ou 
hyperbole.  Ce  parallélisme  entre  la  constrution  d'une 
figure  dans  l'espace,  et  l'équation  de  cette  figure, 
est  constant  ;  aussi,  pour  découvrir  de  nouvelles  lignes 
et  de  nouvelles  surfaces,  sulfit-il  de  faire  varier  les  re- 
lations des  coordonnées.(l). 

On  voit  par  là  que,  si  l'espace  indéfini,  homogène  et 
passif  est  la  matière  indispensable  de  la  géométrie,  et 
le  mouvement,  un  et  multiple  à  la  fois,  l'intermédiaire 
nécessaire  entre  l'esprit  et  l'espace,  c'est  à  l'esprit 
qu'appartient  le  rôle  actif  et  fécond.  Son  activité  de- 
meure à  l'état  latent  tant  que  certaines  conditions  ne 
sont  pas  données  ;  mais,  celles-ci  une  fois  réalisées,  elle 
s'exerce  avec  une  indépendance  absolue.  J'en  trouve 
la  preuve  dans  l'impuissance  de  l'espace  à  se  détermi- 
ner lui-même  ;  je  la  trouve  encore  dans  la  variété  iné- 
puisable des  formes  qu'il  peut  recevoir,  je  la  trouve 
enfin  dans  les  variations  indéfinies  de  grandeur  dont 
chacune  de  ces  formes  est  susceptible.  Isaac  Barro^v, 


(1)  «...  La  géométrie  étaut  une  scieuce  qui  enseigne  généralement  à 
connaître  les  mesures  de  tous  les  corps,  on  n'en  doit  pas  plutôt  exclure 
les  lignes  les  plus  composées  que  les  plus  simples,  pourvu  qu'on  leâ 
puisse  imaginer  être  décrites  par  un  mouvement  continu  ou  par  plu- 
sieurs qui  s'entresuivent,  et  dont  les  derniers  soient  entièrement  réglés 
par  ceux  qui  les  précèdent  :  car,  parce  moyen,  on  peut  toujours  avoir 
une  connaissance  exacte  de  leur  mesure.  »  (Descartes,  Géométrie^ 
liv.  I.; 


66  DES   DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

le  maître  de  Newton,  définissait  l'espace  ponibilitas ,  la 
possibilité  de  poser  ;  mais ,  par  lui-même ,  l'espace  ne 
pose  rien  ;  l'expérience  nous  y  donne,  il  est  vrai,  cer- 
taines formes  déterminées,  en  nombre  fini  ;  mais  nous 
avons  vu  qu'elles  ne  sauraient  être  l'objet  entier  d'une 
science  qui  porte  sur  toutes  les  formes  imaginables. 
Les  formes,  c'est  l'esprit  lui-même  qui  les  crée  et  les 
pose ,  et  il  peut  en  créer  un  nombre  plus  grand  que 
toute  quantité  finie.  Où  s'arrêter  dans  cette  génération 
des  courbes,  des  polygones,  des  polyèdres?  L'espace 
peut  toujours  recevoir  ;  et  si  l'esprit  devait  cesser  de 
fournir,  c'est  qu'il  trouverait  en  lui-même  un  obstacle 
à  une  production  sans  limites.  Mais  dès  l'instant  où  il 
a  créé  deux  figures  différentes,  il  a  manifesté  une  puis- 
sance illimitée  de  production.  S'il  a  pu  passer  du  qua- 
drilatère à  l'octogone ,  pourquoi  ne  passerait-il  pas  à 
toute  autre  figure  ?  Il  ne  trouve  aucun  obstacle  dans 
la  matière  sur  laquelle  il  opère  ,  et  s'il  devait  en  ren- 
contrer en  lui-même  ,  il  s'y  serait  heurté  dès  sa  pre- 
mière démarche.  La  construction  de  la  plus  simple 
figure ,  de  la  hgne  droite  par  exemple  ,  est  donc  l'in- 
dice infaillible  d'une  fécondité  inépuisable. 

Cette  puissance  sans  limites  de  l'esprit  éclate  encore 
dans  les  variations  que  peut  subir  la  quantité  repré- 
sentée dans  l'espace.  Toute  figure  géométrique  a  une 
forme  immuable  ;  un  triangle  rectiUgne ,  quelle  qu'en 
soit  la  superficie,  est  toujours  une  portion  du  plan 
terminée  par  trois  droites  qui  se  coupent  deux  à  deux  ; 
mais  la  quantité  comprise  entre  ces  limites  est  sus- 
ceptible de  varier  au  delà  et  en  deçà  de  tout  nombre 


ORIGINE   DES  NOTIONS   DÉFINIES.  07 

fini.  Ainsi ,  étant  donnée  une  ligne  droite  ,  je  puis  la 
prolongera  l'infini;  étant  donné  un  triangle,  je  puis 
en  faire  croître  ou  décroître  les  côtés  au  delà  de  tout 
nombre  assignable.  La  figure  est  donc,  par  elle-même, 
indifférente  à  l'accroissement  et  à  la  diminution.  Il  y 
a  à  cette  variabilité  indéfinie  une  cause  matérielle  et 
passive ,  et  une  cause  formelle  et  active;  la  première 
est  l'indifférence  absolue  de  l'espace  ;  la  seconde,  l'ac- 
tivité illimitée  de  l'esprit.  Soit  une  droite  de  grandeur 
finie  ;  je  la  double  :  c'est  là  un  acte  de  l'esprit  ;  mais 
pour  qu'il  s'accomplisse  ,  il  faut  que  l'espace  où  la 
ligne  est  représentée  n'oppose  aucune  résistance  à 
l'opération.  Soit  un  triangle  ;  j'en  diminue  de  moitié 
les  côtés  :  c'est  encore  là  un  acte  de  l'esprit  ;  mais , 
pour  qu'il  s'opère ,  il  faut  encore  que  l'espace  où  le 
triangle  est  représenté  ne  se  refuse  pas  à  cette  dimi- 
nution. Ainsi ,  pouvoir  de  l'esprit  d'accroître  et  de 
diminuer  toute  grandeur  donnée ,  indifférence  de  l'es- 
pace à  subir  ces  accroissements  et  ces  diminutions, 
voilà  la  source  véritable  de  l'infini  géométrique. 

Comme  l'a  fait  remarquer  un  profond  mathémati- 
cien philosophe ,  «  à  proprement  parler,  l'infini  est 
»  moins  une  idée  que  le  caractère  ou  la  propriété 
»  d'une  idée ,  caractère  qui  se  modifie  en  passant 
»  d'une  idée  à  l'autre  (1).  »  L'infini  numérique  dif- 
fère de  l'infini  géométrique.  Si  un  nombre  m'est 
donné,  quelque  grand  qu'on  le  suppose,  je  puis  l'ac- 


(1)  Cournot,    Traité  de    l'enchaînement  des  idées  fondamentales 
dans  les  scimces  et  dam  l'histoire,  liv.  I,  cli.  m. 


68  DES  DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

croître  en  y  ajoutant  l'unité,  et  rien  ne  s'oppose  à 
cette  addition ,  puisque  le  nombre  ainsi  accru  était  le 
résultat  d'une  série  d'additions  semblables  ;  de  même, 
je  puis  toujours  diviser  l'unité  sans  l'épuiser  jamais. 
Mais  l'infini  géométrique  est,  en  quelque  sorte,  cet  in- 
fini numérique  sorti  de  l'esprit, .et  étalé  dans  l'espace; 
dès  lors  il  ne  suffit  plus  qu'aucune  résistance  logique 
n'arrête  l'accroissement  ou  la  diminution  sans  limites 
de  la  quantité  représentée,  il  faut  encore  que  ces  deux 
opérations  inverses  ne  rencontrent  pas  d'obstacle  dans 
l'espace  lui-même.  L'infini  géométrique  suppose  donc 
à  la  fois  l'infinité  de  la  cause  active  et  l'infinité  de  la 
cause  passive. 

On  demandera  peut-être  comment  se  fait  le  pas- 
sage de  l'infini  numérique  à  l'infini  géométrique.  A 
cette  question ,  nous  répondrons  :  par  le  mouvement. 
Pour  concevoir  l'infini ,  a  dit  Leibnitz ,  «  il  faut  cour 
»  cevoir  que  la  même  raison  subsiste  toujours  pour 
»  aller  plus  loin.  C'est  cette  considération  des  raisons 
»  qui  achève  la  notion  de  l'infini  ou  de  l'indéfini  dans 
»  les  progrès  possibles  (1).  »  Au  fond  de  la  notion 
logique  d'infini  est  donc  impliquée  l'idée  de  conti- 
nuité. C'est  sur  cette  dernière  idée  que  repose  la  mé- 
thode infinitésimale,  Wallis ,  dans  son  Aiitîimétique 
des  indivisibles  ;  Cavalieri,  dans  sa  Géométrie  des  in- 
divisibles^ Fermât,  Barrow,  Grégoire  de  Saint -Vin- 
cent, Pascal,  ces  savants  prédécesseurs  de  Leibnitz, 
s'appuyaient  tous  sur  ce  principe,  formulé  par  celui  qui 

(l)A'o«t'.  Essais,  liv.  Il,  ch.  xiv. 


ORIGINE  DES  NOTIONS   DÉFINIES.  09 

partage  avec  Newton  la  gloire  d'avoir  dorme  l'algo- 
rithme de  la  méthode  nouvelle,  «  que  les  raisons  ou  rap- 
ports du  fini  réussissent  à  l'infini.  »  Tant  que  l'esprit 
ne  sort  pas  de  lui-même ,  l'impossibilité  de  concevoir 
une  chose  sans  raison,  et,  par  suite,  la  possibilité  de  re- 
nouveler toujours  une  opération  déjà  foite,  addition  ou 
soustraction,  expliquent  la  loi  de  continuité  ;  mais  hors 
de  nous,  dans  l'espace,  cette  loi  de  continuité  est  objec- 
tivée par  le  mouvement  Voici  une  droite  décrite  par 
un  point  qui  se  meut  de  A  à  B.  Entre  ces  limites ,  il 
existe  un  nombre  de  positions  intermédiaires  suscep- 
tible de  croître  au  delà  de  toute  quantité  assignable. 
Quand  la  droite  AB  est  décrite ,  le  point  mobile  a 
passé  successivement  par  toutes  ces  positions;  le  pas- 
sage a  été  continu,  puisque  le  mouvement  n'a  pas  été 
interrompu ,  et  que  la  ligne  qui  en  résulte  n'est  pas 
une  quantité  discrète.  Privés  du  mouvement,  et  ré- 
duits au  point  immobile ,  nous  poserions  le  premier 
terme  d'une  série  numérique  indéfinie  ;  mais  il  nous 
serait  impossible  de  passer  objectivement  du  premier 
au  second  :  l'infini  deviendrait  dans  notre  esprit,  mais 
non  hors  de  nous.  Mais  si  le  point  se  meut  entre  les 
deux  limites  fixées,  il  traverse  nécessairement  la  série 
indéfinie  des  positions  intermédiaires ,  et  il  résulte 
de  là  que  l'infini  abstrait  et  logique  est  réahsé  objec- 
tivement dans  l'espace.  En  ce  sens,  on  peut  dire  que 
la  représentation  de  toute  figure  géométrique  finie  est 
une  intuition  de  l'infini.  D'une  manière  plus  générale, 
si  la  méthode  infinitésimale  consiste ,  comme  l'a  voulu 
son  auteur,  à  conclure  des  rapports  de  deux  quantités 


70  DES  DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

variables  dont  l'une  est  fonction  de  l'autre ,  les  rap- 
ports de  ces  mêmes  quantités  réduites  à  une  valeur 
plus  petite  que  toute  quantité  assignable,  cette  mé- 
thode implique  ,  à  l'origine  de  la  spéculation ,  l'intui- 
tion du  mouvement,  par  lequel  s'accroissent  ou  di- 
minuent les  grandeurs  continues  dont  les  variations 
sont  unies  l'une  à  l'autre. 

Ainsi,  au  fond  de  toutes  les  conceptions  géomé- 
triques, les  plus  simples  et  les  plus  complexes,  les 
plus  humbles  et  les  plus  sublimes ,  nous  retrouvons 
toujours  l'espace  multiple  et  passif,  l'esprit  un  et 
actif,  et  le  mouvement ,  un  et  multiple  à  la  fois  ,  inter- 
médiaire indispensable  entre  l'esprit  et  l'espace ,  sans 
lequel  la  multitude  infinie  des  formes  géométriques 
demeurerait  concentrée  dans  l'unité  de  la  pensée,  sans 
se  développer  jamais.  On  a  eu  raison  de  dire  que  l'ob- 
jet de  la  géométrie  «  se  ramène  à  des  déterminations 
de  la  pensée  et  de  l'activité  (1)  ;  »  nous  savons  main- 
tenant quel  sens  il  faut  attacher  à  cette  parole.  Il  est 
incontestable  que  l'esprit  possède  un  pouvoir  illimité^ 
indépendant  de  l'espace  ;  mais  sans  une  matière  où 
seront  réalisés  les  possibles  qui  sortent  successive- 
ment de  la  source  toujours  féconde ,  ce  pouvoir  est 
virtuel.  Alors  même  que  la  pure  action  de  penser  suf- 
firait à  créer  les  mathématiques  abstraites,  cette  fécon- 
dation tout  intérieure  de  la  pensée  par  elle-même  ne 
saurait  donner  naissance  à  la  géométrie  ;  un  nombre 
n'est  pas  une  ligne  :  il  faut  l'espace  au  géomètre.  Mais 

(1)  A.  Fouillée,  loc.  eit, 


ORIGINE   DES   NOTIONS   DÉFINIES.  71 

l'esprit,  immobile  devant  l'espace,  serait  comme  un 
statuaire  devant  un  membre  informe  ;  il  lui  faut  agir. 
Il  prépare  d'abord  cette  matière,  en  faisant  abstraction 
de  toutes  les  qualités  sensibles  des  corps ,  et  en  éta- 
blissant dans  l'espace  les  trois  régions  distinctes  des 
volumes  ,  des  surfaces  et  des  lignes  ;  puis ,  dans  cha- 
cune de  ces  régions,  il  trace  un  nombre  indéfini  de 
figures ,  et  le  monde  géométrique  existe. 

L'origine  que  nous  venons  d'assigner  aux  notions 
géométriques  suppose  que  toujours  nous  avons  une 
représentation  intuitive  des  figures  tracées  parle  mou- 
vement dans  l'espace.  11  en  est  ainsi  en  effet  :  essayez 
de  concevoir  une  ligne  droite ,  un  triangle ,  un  cercle, 
sans  l'imaginer;  la  figure  vous  apparaîtra  malgré  vous. 
Dans  toute  opération  de  géométrie  élémentaire,  nous 
traçons  sur  le  tableau  ou  sur  le  papier  les  formes  sur 
lesquelles  nous  opérons;  si  vous  pouvez  vous  passer 
de  tableau  noir,  c'est  que  votre  imagination  y  supplée  ; 
car,  mentalement,  vous  décrivez  sur  un  plan  ou  dans 
un  espace  imaginaire  les  figures  de  géométrie  dont 
vous  recherchez  les  propriétés.  «  Les  enfants  que  l'on 
»  habitue  à  calculer  de  tête  écrivent  mentalement  à  la 
»  craie ,  sur  un  tableau  imaginaire  ,  les  chiffres  indi- 
»  qués ,  puis  toutes  leurs  opérations  partielles,  puis  la 
»  somme  finale ,  en  sorte  qu'au  fur  et  à  mesure  ils 
»  revoient  intérieurement  les  diverses  lignes  de  figures 
»  blanches  qu'ils  viennent  de  tracer.  Les  enfants  pro- 
»  diges  qui  sont  des  mathématiciens  précoces  rendent 
»  sur  eux-mêmes  le  même  témoignage  (1)=  »  Ainsi 

'^1)  H.  Taiue .  1)6  l'hilelUgence,  liv,  11,  ch.  i. 


Tl  DES   DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

font  les  géomètres  :  même  quand  ils  se  passent  de 
formes  dessinées  à  la  craie  ,  au  crayon  ou  à  la  plume, 
ils  voient  des  figures  tracées  dans  l'espace  vide  par 
un  mouvement  presque  insensible  de  l'œil;  s'ils 
ferment  les  yeux,  la  construction  mentale  sera  la 
même ,  et  sur  le  fond  obscur  se  détacheront  certains 
contours  lumineux.  Ce  besoin  d'imagination  est  telle- 
ment impérieux,  que  si  je  viens  à  vous  définir  une  fi- 
gure nouvelle,  aussitôt,  pour  en  avoir  une  notion 
distincte,  vous  la  tracez  sur  le  papier,  ou  tout  au  moins 
vous  la  décrivez  sur  le  tableau  imaginaire  par  un  mou- 
vement de  l'œil  que  l'habitude  rend  bientôt  imper- 
ceptible. Qu'on  ne  nous  oppose  pas  l'exemple  de 
Saunderson  :  ce  géomètre  aveugle  imaginait  les  figures 
par  le  toucher.  Les  idées  géométriques  ne  sauraient 
être  des  idées  pures  :  toute  figure  est  une  portion  dé- 
terminée de  l'étendue,  et  l'espace,  qu'on  en  fasse,  avec 
Clarke  et  Newton,  une  chose  réelle,  avec  Leibnitz, 
l'ordre  des  coexistences  possibles  ,  avec  Kant,  la  forme 
a  priori  de  la  sensibihté ,  est  toujours  composé  d'élé- 
ments juxtaposés,  extérieurs  les  uns  aux  autres,  que, 
dans  le  calcul,  nous  pouvons  remplacer  par  des  signes 
abstraits,  mais  que  nous  sommes  forcés  d'imaginer 
quand  on  les  suppose,  comme  fait  le  géomètre,  con- 
tenus dans  des  Kmites  de  forme  inflexible.  Chacune 
de  ces  formes  peut  donner  lieu,  et  donne  lieu  en  effets 
à  des  relations  algébriques  et  abstraites;  mais  elle 
n'en  est  pas  moins  essentiellement  une  image  con- 
crète. 
Qu'on  ne  nous  accuse  pas ,  quand  nous  affirmons 


ORIGINE   DES  NOTIONS   DÉFINIES.  73 

cette  nécessité  des  images  en  géométrie,  de  restaurer, 
après  l'avoir  proscrite,  cette  théorie  qui  veut  que  les 
notions  mathématiques  aient  une  origine  exchisive- 
inent  empirique.  La  géométrie,  au  moins  la  géométrie 
élémentaire ,  tient  dans  un  éveil  perpétuel  la  faculté 
d'intuition  ;  mais  les  images  que  nous  y  considérons 
sont  loin  de  ressembler  aux  images  empiriques.  Je  vois 
cette  feuille  de  papier  couverte  de  caractères  ;  je  ferme 
les  yeux,  et,  bien  que  ma  paupière  abaissée  intercepte 
les  rayons  lumineux,  je  revois  la  même  feuille  :  c'est  là 
une  image  empirique  ;  elle  ressemble,  à  la  netteté  près, 
à  la  représentation  même  de  l'objet  ;  je  revois  les  di- 
mensions, la  couleur,  les  petites  irrégularités  de  cette 
feuille ,  les  lignes  noires  qu'y  forment  les  caractères 
tracés  :  c'est  l'image  individuelle  d'un  objet  indivi- 
duel. Au  contraire,  quand  j'imagine  un  triangle  rec- 
tangle ou  un  cercle,  l'image  en  est  individuelle ,  puis- 
que tel  est  le  caractère  de  toute  image  ;  mais,  en  même 
temps,  elle  est  générale  :  c'est  un  schème.  En  la  traçant, 
je  n'ai  pas  voulu  reproduire  trait  pour  trait  un  modèle 
individuel  donné,  mais  j'ai  réalisé  une  certaine  loi  de 
génération  énoncée  par  la  définition.  Quand  on  me 
dit  :  la  circonférence  est  la  courbe  engendrée  par  un 
point  qui  se  meut  dans  le  plan  en  restant  toujours  à 
la  même  distance  d'un  point  fixe  ,  immédiatement  je 
vois  ce  point  mobile  et  ce  point  fixe  ;  je  suis  le  pre- 
mier dans  son  mouvement,  et  je  vois  la  courbe  qu'il 
trace  ;  j'ai  pris  arbitrairement  tel  ou  tel  rayon  ,  car 
les  dimensions  de  la  figure  ne  font  rien  à  l'affaire, 
et  l'essentiel  était   d'assister  à  la  génération  de  la 


7i  DES   DÉFINITIONS  GÉOMÉTRIQUES. 

courbe ,  de  m'assurer  que  de  la  règle  de  construction 
posée  résulte  la  figure  définie.  Cette  indifférence  à 
donner  aux  images  géométriques  telle  ou  telle  dimen- 
sion est  un  acte  de  foi  à  l'existence  de  ce  pouvoir  spi- 
rituel qui ,  nous  l'avons  vu,  fait  varier  à  l'infini  les 
grandeurs  représentées,  sans  que  les  propriétés  et  les 
relations  des  formes  s'évanouissent  et  soient  modifiées. 
Voilà  aussi  pourquoi  l'image  schématique  est  géné- 
rale. L'essence  d'une  figure  est  sa  loi  propre  de  cons- 
truction, quelle  que  soit  d'ailleurs  la  quantité  d'espace 
contenue  entre  ses  limites  ;  par  suite,  la  représenta- 
tion de  cette  génération  particulière  se  fait  sans  que 
l'on  tienne  compte  de  la  quantité  des  grandeurs  repré- 
sentées. Il  faut  qu'une  certaine  quantité  soit  comprise 
dans  la  figure  ,  puisque  tout  schème  est  une  image ,  et 
que  ce  qui  n'a  pas  de  quantité  ne  saurait  être  ima- 
giné ;  mais  l'objet  propre  du  schème  est  la  loi  de  cons- 
truction, qui  peut  être  réalisée  indifféremment  dans 
tous  les  points  de  l'espace. 

On  nous  opposera ,  sans  aucun  doute ,  la  différence 
établie  par  Descartes  entre  imaginer  et  concevoir. 
L'imagination  a  des  limites  au  delà  desquelles  elle 
devient  confuse  et  embrouillée  ;  la  conception  est ,  au 
contraire,  toujours  nette  et  distincte.  Quand  je  pro- 
nonce le  mot  triangle  rectiligne,  je  me  représente  avec 
précision  une  portion  du  plan  terminée  par  trois 
droites.  Quand  j'entends  le  mot  chiliogone,  je  vois  en- 
core une  figure,  mais  cette  fois  sans  contours  définis  ; 
je  ne  distingue  plus  chaque  côté,  chaque  angle  de 
l'image,  et  pourtant  je  ne  laisse  pas  de  concevoir  le 


ORIGINE  DES  NOTIONS   DEFINIES.  75 

chiliogone  avec  cxutant  de  clarté  que  j'imagine  le 
triangle,  et  la  preuve,  c'est  que  je  raisonne  sur  l'un 
et  sur  l'autre  avec  la  môme  rigueur.  Descartes  a  rai- 
son ;  je  puis  imaginer  le  triangle  et  toutes  les  figures 
simples ,  et  je  ne  puis  imaginer  avec  distinction  le  chi- 
liogone et  toutes  les  figures  complexes.  Mais  ce  n'est 
pas  à  dire  qu'au  début  de  la  spéculation  géométrique, 
l'esprit  puisse  se  passer  de  la  représentation  des 
formes  dans  l'espace  ;  il  existe  seulement  un  passage 
du  simple  au  composé  ,  dont  il  importe  de  se  rendre 
compte.  Prenez  un  ignorant,  et  dites-lui  :  le  chiliogone 
est  une  portion  du  plan  terminée  par  mille  lignes 
droites;  il  ne  vous  comprendra  pas,  car  la  notion  que 
vous  essayez  de  lui  donner  ne  peut  être  imaginée  net- 
tement. Mais  dites-lui  :  le  triangle  est  une  portion  du 
plan  terminée  par  trois  droites;  il  vous  comprendra  , 
car  il  verra  le  triangle.  Dites  lui  :  l'hexagone  est  une 
portion  du  plan  terminée  par  six  droites  qui  se 
coupent;  il  vous  comprendra  encore,  car  l'imagination 
continue  à  venir  au  secours  de  l'intelligence.  Dites-lui  : 
le  dodécagone  est  une  portion  du  plan  terminée  par 
douze  droites  qui  se  coupent  ;  il  vous  comprendra  tou- 
jours, et  toujours  pour  la  même  raison.  Passez  alors 
à  la  définition  d'une  figure  beaucoup  plus  complexe  , 
et  cette  fois  vous  serez  compris  ;  pourtant  la  figure  dé- 
finie ne  sera  plus  distinctement  imaginée;  mais,  en 
passant  du  triangle  à  l'hexagone,  de  l'hexagone  au  do- 
décagone ,  de  ce  dernier  au  polygone  de  vingt-quatre 
côtés ,  l'esprit  a  dégagé  de  ces  images  diverses  la  loi 
de  construction  des  polygones  réguliers,  et  cela  lui 


76  DES  DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

suffit  pour  entendre  ce  qu'est  le  chiliogone  ou  tout 
autre  polygone  complexe.  L'imagination  a  donc  pré- 
paré les  voies  à  l'intelligence. 

D'ailleurs,  est-il  rigoureusement  vrai  que  je  conçoive 
le  chiliogone  sans  aucun  mélange  d'intuition?  Tout 
polygone  régulier,  quelque  nombreux  qu'en  soient 
les  côtés  ,  peut  être  décomposé  en  autant  de  triangles 
égaux  qu'il  a  de  côtés  ;  étant  donnée  la  loi  de  construc- 
tion des  polygones  réguliers ,  il  suffit ,  pour  en  décou- 
vrir les  propriétés,  de  considérer  un  ou  deux  des 
triangles  dans  lesquels  ils  se  décomposent.  Mais  il  suf- 
fit aussi  à  l'imagination  de  voir  deux  ou  trois  de  ces 
éléments  constitutifs  pour  savoir  ce  que  sont  les 
autres.  Dès  lors ,  impuissant  à  me  représenter  les 
mille  côtés  et  les  mille  angles  de  la  figure  en  ques- 
tion,  j'en  imagine  quelques-uns,  et  j'ai  vu  tous  les 
autres. 

On  nous  objectera  encore  que,  dans  la  géométrie 
analytique,  on  opère  sur  des  formules  et  non  pas  sur 
des  formes.  Mais  n'avons-nous  pas  montré  plus  haut 
comment  les  premières  se  substituent  aux  secondes  , 
et  ne  savons- nous  pas  maintenant  qu'une  formule  est 
l'expression  de  la  loi  génératrice  d'une  figure  ?  Par  con- 
séquent ,  sous  toute  formule  analytique  est  cachée  une 
figure  géométrique ,  et  pour  la  dégager  on  n'a  qu'à 
faire  la  construction  indiquée  par  l'équation.  L'esprit 
n'a  pas  toujours  recours  aux  constructions  graphiques, 
car,  grâce  à  l'habitude  des  abstractions,  les  images 
sont  devenues  moins  nécessaires.  Mais  souvent,  quel- 
que familières  que  soient  les  opérations  purement  al- 


ORIGINE  DES   NOTIONS   DÉFINIES.  77 

gébriques ,  il  faut,  pour  déchiffrer  le  sens  d'une  foi-- 
mule ,  la  traduire  en  langage  géométrique ,  c'est-à- 
dire  construire  la  figure.  D'ailleurs  les  signes  algé- 
briques ne  sont-ils  pas  des  images?  Une  équation  est 
une  construction  où  les  matériaux  ordinaires  ,  lignes 
et  surfaces  ,  sont  remplacés  par  \es  a  ,  h ,  c,  les  x^ 
les  y  y  et  ce  schème  algébrique ,  substitué  au  sclième 
géométrique,  permet  de  découvrir,  par  les  seules  res- 
sources du  calcul  5  une  multitude  de  relations  et  de 
propriétés  qu'on  ne  saurait  dégager  des  constructions 
de  la  géométrie  élémentaire  sans  un  effort  beaucoup 
plus  considérable  d'invention. 


CHAPiTIIE  m. 


CARlCTfRES  DES  DÉFINITIONS  GEOMETRIQUES, 


Les  définitious  géométriqueri  se  fout  par  génération.  —  Contenu  et 
forme  des  notions  définies.  —  La  définition  doit  énoncer  la  forme. 
—  Elle  est  a  priori.  — Distinction  des  définitious  caractéristiques  et 
des  définitions  explicatives.  —  h'\  définition  géométrique  ne  se  fait 
pas  par  le  genre  et  la  différence  spécifi  [ue. —  Elle  n'est  pas  une  défi- 
nition de  mois. 


Nous  savons  comment  sont  formées  les  notions  géo- 
métriques. Comment  faut-il  les  définir?  Toute  notion 
géométrique  renferme  deux  éléments  :  un  contenu , 
l'espace  ,  un  contenant,  la  forme  qui  linaite  cet  espace. 
Le  contenu ,  par  lui-même ,  ne  constitue  pas  l'essence 
de  la  notion  ;  il  y  est  indispensable  ,  puisque  toute 
notion  géométrique  est  une  détermination  de  l'espace  ; 
mais  il  n'en  est  pas  l'essence,  puisqu'il  est  susceptible 
de  variations  indéfinies  qui  n'altèrent  pas  la  nature 
de  la  notion  :  un  cercle  est  toujours  un  cercle,  que  le 
rayon  croisse  ou  diminue  à  l'infini.  La  définition  qui 
doit  énoncer  l'essence  de  la  notion  à  définir  ne  por- 
tera donc  pas  sur  le  contenu  de  la  notion  géomé- 
trique ;  par  exemple,  je  ne  définis  pas  le  triangle  en 
disant  que  c'est  une  surface  de  trois  mètres  carrés,  car 
le  triangle  ne  cesse  pas  d'être  un  triange  lorsque  sa 


CARACTÈRES  DES   DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUKS.     79 

surface  augmente  ou  diminue.  Ce  qui  api)artient  eu 
propre  à  une  notion  géométrique  donnée,  c'est  la 
limite  invariable  de  son  contenu  variable,  c'est-à-dire 
sa  forme.  Un  triangle  peut  avoir  une  surface  équiva- 
lente à  celle  d'un  carré  ou  d'un  hexagone  ;  pourtant 
ces  trois  figures  n'en  sont  pas  moins  invinciblement 
irréductibles  :  la  première  a  trois  côtés  et  trois  angles, 
la  seconde  quatre,  et  la  troisième  six.  La  forme,  voilà 
donc  l'essence  de  la  notion,  et,  par  suite,  l'objet  de  la 
définition  géométrique. 

Mais  la  forme  résulte,  nous  le  savons ,  d'une  loi  de 
construction  propre  à  chaque  figure  ;  la  définition 
géométrique  énoncera  donc  cette  loi  ;  elle  se  fera  per 
gêner  ationem. 

Nous  avons  assisté  à  la  genèse  des  représentations 
géométriques  ;  dans  l'espace  indéfini ,  homogène  et 
jiassif,  l'esprit  fait  mouvoir  un  point  suivant  des  con- 
ditions indéfiniment  variables,  et  chacun  de  ces  mou- 
vements engendre  une  figure  particulière,  de  forme 
éternelle  et  immuable.  La  notion  géométrique  est  donc 
la  synthèse  d'une  portion  de  l'espace.  On  pourrait 
croire  que,  pour  la  définir,  il  suffit  de  l'analyser,  d'en 
faire  sortir  ce  que  l'esprit  y  a  compris.  Mais  une  telle 
définition  ne  nous  apprendrait  rien  sur  la  nature 
propre  de  la  notion  définie.  L'espace  peut  être  con- 
sidéré comme  un  ensemble  de  parties  identiques;  à 
parler  rigoureusement,  c'est  un  continu,  sans  divisions 
réelles  ;  mais,  pour  les  besoins  du  calcul,  nous  le  divi- 
sons d'après  une  unité  arbitraire,  et,  pour  créer  la 
géométrie  ,  nous  enfermons  un  certain  nombre  de  ces 


80  DES   DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

unités,longueurs, surfaces  ou  volumes, dans  decertaines 
limites.  L'analyse,  qui  détache  les  uns  des  autres  les 
éléments  d'un  tout  complexe,  n'aboutirait  qu'à  nous 
faire  savoir  combien  nous  avons  mis  de  ces  unités  dans 
la  notion  définie.  Mais  ce  nombre  est  variable,  puis- 
que les  dimensions  d'une  figure  donnée  sont  toujours 
susceptibles  d'accroissement  ou  de  diminution.  Les  dé- 
finitions, en  géométrie,  se  réduiraient  donc  toutes  à  une 
formule  de  ce  genre  :  telle  figure  est  une  portion  variable 
de  l'espace;  mais  cela,  ne  le  savions -nous  pas  avant 
la  définition?  La  définition  géométrique  ne  ressemble 
donc  pas  à  la  définition  arithmétique  :  un  nombre  est 
une  association  d'unités  de  même  espèce;  ce  qui  le 
caractérise,  c'est  la  quantité  même  de  ces  éléments; 
aussi,  pour  le  définir,  énonçons-nous  combien  d'élé- 
ments il  contient  ;  nous  disons  par  exemple  :  deux  est 
un  plus  un^  trois  est  deux  phfs  un,  etc.  En  arithmé- 
tique, l'analyse  accompagne  à  chaque  pas  la  synthèse, 
et  l'analyse  est  la  définition  même  de  la  notion  en- 
gendrée par  la  synthèse.  Rien  de  pareil  en  géométrie. 
Dans  toute  construction  ,  nous  avons  besoin  d'un 
certain  nombre  d'unités  semblables  ;  mais  ce  qu'il  im- 
porte de  connaître,  c'est  la  forme  déterminée  dans  la- 
quelle nous  enfermons  cette  somme  d'unités  étendues, 
extérieures  les  unes  aux  autres.  La  définition  géo- 
métrique doit  donc  exprimer  la  génération  de  la  figure 
à  définir. 

Les  définitions  que  l'on  trouve  dans  les  traités  de 
géométrie  ne  le  font  pas  toutes  ;  ainsi ,  on  a  défini 
souvent  la  circonférence  :  la  ligne  qui ,  sous  le  même 


LEURS   CARACTKUES   ESSENTIELS.  81 

contour,  renferme  la  plus  grande  aire  ;  la  ligne  droite, 
le  plus  court  chemin  d'un  point  à  un  autre  ;  l'angle, 
l'inclinaison  d'une  ligne  sur  une  autre;  la  tangente  à 
un  cercle ;,  la  droite  qui  n'a  qu'un  point  de  commun 
avec  le  cercle.  Logiquement,  ces  définitions  sont 
bonnes,  car  elles  conviennent  au  seul  défini ,  et  elles 
suffisent  à  le  distinguer  d'avec  toute  autre  notion  ;  de 
plus,  le  caractère  qu'elles  énoncent  n'est  pas  tran- 
sitoire ,  mais  immuable  ;  mais  ces  caractères ,  bien 
qu'immuables,  ne  sont  pas  irréductibles  et  primitifs. 
Aristote  disait  que  toute  définition  ,  pour  être  bonne, 
devait  renfermer  un  sujet,  un  attribut  et  un  moyen 
terme,  cause  de  l'inclusion  de  l'attribut  dans  le  sujet. 
Les  définitions  citées  plus  haut,  pourrions-nous  dire, 
se  bornent  à  affirmer  un  attribut  d'un  sujet ,  sans 
montrer  comment  il  se  fait  qu'il  y  est  contenu.  Aussi , 
logiquement  bonnes,  puisque  l'attribut  énoncé  appar- 
tient exclusivement  au  sujet  dont  on  l'affirme ,  sont- 
elles  rationnellement  mauvaises. 

L'essence,  dans  les  notions  géométriques,  ne  res- 
semble pas  à  l'essence  dans  les  notions  empiriques. 
Les  caractères  d'un  être  vivant  par  exemple,  plante 
ou  animal ,  sont  unis  par  un  lien  de  subordination  ; 
mais,  les  plus  généraux  étant  posés,  on  ne  peut  en 
déduire  les  moins  généraux  :  un  animal  est  vertébré  ; 
je  ne  saurais  conclure  de  là  s'il  est  mammifère,  oiseau, 
reptile,  batracien  ou  poisson.  Au  contraire,  dans  les 
notions  géométriques ,  l'enchaînement  des  caractères 
essentiels  est  tel  que,  l'un  d'eux  étant  posé,  tous  les 
autres  en  dérivent  :  ainsi,  la  circonférence  étant  la 


82  DES   DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

courbe  engendrée  par  un  point  mobile  qui  reste  tou- 
jours à  la  même  distance  d'un  point  fixe ,  il  suit  de  là 
que  tous  les  rayons  du  cercle  sont  égaux.  L'égalité  des 
rayons  est  un  caractère  essentiel  du  cercle  ,  mais  dé- 
rivé ,  et  non  primitif.  Aussi  la  définition  géométrique, 
pour  être  rationnellement  bonne,  ne  doit -elle  pas 
énoncer  indifféremment  tel  ou  tel  caractère  essentiel, 
mais  bien  le  caractère  essentiel  primitif  et  irréductible, 
celui  duquel  tous  les  autres  dérivent,  c'est-à-dire  la 
loi  génératrice  de  la  figure  à  définir.  Voilà  pourquoi 
nombre  de  géomètres ,  aussi  soucieux  de  l'ordre  ra- 
tionnel que  de  l'ordre  logique,  ont  substitué  aux  défini- 
tions caractéristiques  citées  plus  haut  les  définitions 
explicatives  suivantes  (1)  :  la  circonférence  est  la 
courbe  engendrée  par  un  point  mobile  qui  demeure 
toujours  à  la  même  distance  d'un  point  fixe  ;  la  ligne 
droite  est  celle  qu'engendre  un  point  qui  se  meut  vers 
un  autre  point,  et  vers  celui-là  seulement  ;  l'angle  rec- 
tiligne  est  la  portion  du  plan  que  laissent  entre  elles 
deux  droites  dont  l'une ,  coïncidant  d'abord  avec 
l'autre,  se  relève  sur  celle-ci,  en  y  restant  fixée  par  une 
extrémité,  a.  Pour  fixer  le  caractère  essentiel  de  la 
»  tangente^  dit  M.  Cournot,  il  faut  considérer  une 
»  ligne  droite  qui,  ayant  avec  la  courbe  un  point  m 
ï)  commun,  et  la  coupant  d'abord  en  un  autre  point 
»  m' très-rapproché  de  m,  tourne  autour  du  point  m 
7)  comme  pivot,  de  manière  que  le  deuxième  point 


(t)  Ces  deux  expression?  sont   d'Aug.  Comte;,  Crnrs  fie  phil.  'r)n".it, 
leç.  Xll. 


LEURS   CARACTÈRES   ESSENTIELS.  81  { 

»  d'intersection  m'  se  rapproche  de  plus  en  plus  de  m, 
))  puis,  le  mouvement  de  rotation  continuant,  passe  de 
»  l'autre  côté  de  m,  en  un  point  tel  que  m".  Dans  ce 
»  mouvement  continu  de  la  droite  sécante ,  il  y  a  un 
»  moment  où  le  point  mobile  d'intersection  passe 
))  d'un  cûté  de  la  sécante  à  l'autre,  en  se  confondant 
»  avec  le  point  fixe  m.  En  ce  moment,  la  droite  rno- 
»  bile  n'a  plus ,  dans  le  voisinage  immédiat  du  point 
»  m,  que  ce  môme  point  m  qui  lui  soit  commun  avec 
»  la  courbe  ;  la  direction  de  cette  droite  est  juste- 
))  ment  alors  ce  qu'il  faut  entendre  par  la  direction 
»  de  la  tangente  à  ce  même  point  m,  et  voilà  ce  qui 
))  constitue  le  caractère  essentiel  de  la  tangente  à  une 
»  courbe  (i).  »  Empruntons  encore  au  même  auteur 
quelques  définitions  par  génération  :  «  Les  surfaces 
»  cylindriques  sont  engendrées  par  une  ligne  droite 
»  qui  se  meut  parallèlement  à  elle-même,  en  suivant 
»  une  courbe  quelconque  nommée  directrice.  »  — 
«  Les  surfaces  de  révolution  sont  engendrées  par  une 
»  courbe  tournant  autour  d'un  axe,  de  manière  que 
»  chaque  surface  de  révolution  soit  individuellement 
»  déterminée  par  le  tracé  de  la  courbe  que  les  géo- 
))  mètres  appellent  hgne  méridienne.  »  —  «  Les 
»  surfaces  coniques  sont  celles  qu'une  ligne  droite  en- 
»  gendre  en  se  mouvant,  de  manière  qu'elle  pivote  tou- 
»  jours  sur  le  même  point.  »  —  «  Les  surfaces  déve- 
»  loppables  sont  celles  qu'une  droite  engendre  dans  son 
»  mouvement,  et  qui  peuvent  s'étaler  sur  un  plan, 

(1)  Coui'Uut,    Traité  de  L' enchaîne -ne  ni,  liv.  I,  cli.  iv. 


84  DES  DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

»  sans  déchirure  ni  duplicature  (1).  »  Ces  définitions 
per  gencrationcm  sont  les  seules  rationnelles,  car  seules 
elles  donnent  la  raison  ou  la  cause  des  propriétés 
définies. 

On  pourrait  croire  que  les  définitions  géométriques, 
bien  qu'elles  se  fassent  per  generationem  ,  n'en  sont 
pas  moins  faites  per  genus  et  cUfferentiam.  Je  définis  le 
cercle  :  une  courbe  engendrée  par  un  point  mobile  qui 
demeure  toujours  à  la  même  distance  d'un  point  fixe; 
l'ellipse ,  une  courbe  engendrée  par  un  point  qui  se 
meut  de  telle  sorte  que  la  somme  de  ses  distances  à 
deux  points  fixes  soit  constante.  Courbe  serait  alors 
le  genre  ;  la  génération  propre  de  chaque  figure  serait 
la  différence  spécifique.  La  courbe,  en  général,  esta 
son  tour  susceptible  de  définition  :  c'est  la  ligne  engen- 
drée par  un  point  mobile  qui ,  à  chaque  instant  de  sa 
course ,  tend  vers  un  point  nouveau  ;  le  genre  est  de- 
venu espèce  par  rapport  à  un  genre  plus  étendu.  Il 
existe  donc,  semble- 1- il,  une  hiérarchie  dans  les 
formes  géométriques  ,  aussi  bien  que  dans  les  formes 
organiques.  Les  naturalistes  distribuent  tout  le  règne 
animal  entre  quatre  ou  cinq  grands  embranchements  ; 
puis  ils  divisent  chaque  embranchement  en  classes, 
chaque  classe  en  ordres  ,  chaque  ordre  en  familles , 
chaque  famille  en  genres,  chaque  genre  en  espèces. 
De  même,  le  géomètre  pourrait  d'abord  établir  dans  les 
formes  géométriques  les  trois  embranchements  des 
lignes,  des  surfaces  et  des  volumes  ;  subdiviser  ensuite 

(1)  Cùurnot.  Traité  de  l'endi/iînemenl,  etc.,  liv.  ],  ch.  iv. 


LEURS   CARACTÈRES   ESSENTIELS.  85 

ces  embranchements  en  classes  ;  les  lignes,  par  exem- 
ple, en  lignes  droites,  lignes  brisées  et  lignes  courbes  ; 
ces  classes ,  en  ordres  ;  les  surfaces  ,  en  surfaces  poly- 
gonales, surfaces  cylindriques  et  surfaces  coniques; 
ces  ordres  ,  en  genres  ;  les  polygones,  en  triangles, 
quadrilatères,  hexagones,  etc.  ;  et  enfin  ces  genres, 
en  espèces  ;  les  triangles  ,  en  triangles  équilatéraux  , 
triangles  isoscèles ,  triangles  scalènes  ,  triangles  rec- 
tangles ;  les  quadrilatères ,  en  carrés  ,  rectangles ,  pa- 
rallélogrammes, trapèzes. 

L'analogie  signalée  plus  haut  est  réelle  ;  mais  il  ne 
faudrait  pas  l'exagérer  au  point  d'identifier  la  hiérar- 
chie des  formes  géométriques  avec  celle  des  formes 
organiques  ,  car  il  existe  entre  elles  une  différence 
irréductible.  Voici  un  bouledogue  :  ses  caractères  spé- 
cifiques sont  une  mâchoire  inférieure  proéminente , 
un  museau  aplati,  de  petites  oreilles  dressées,  un  poil 
ras,  une  queue  courte,  une  configuration  générale 
robuste  et  trapue;  c'est  là  ce  qui  le  distingue  des 
autres  espèces  canines;  mais,  outre  ces  différences 
spécifiques ,  on  trouve  en  lui  certains  autres  carac- 
tères communs  à  tous  les  chiens  :  trois  fausses  molaires 
à  la  mâchoire  supérieure  ,  quatre  à  la  mâchoire  infé- 
rieure, la  carnassière  supérieure  plus  tuberculeuse 
que  l'inférieure,  cinq  doigts  aux  pieds  de  devant, 
quatre  à  ceux  de  derrière ,  une  langue  douce.  Outre 
ces  caractères  plus  généraux  que  les  premiers,  j'en 
trouve  d'autres  plus  généraux  encore  :  quatre  canines 
longues  et  solides  ;  entre  elles ,  six  incisives  à  chaque 
mâchoire  ;  des  molaires  tranchantes  et  lacérantes  :  ce 


86  DES   DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

senties  caractères  de  l'ordre  des  carnivores.  Si  je  conti- 
nue l'analyse,  je  rencontre  de  nouveaux  caractères  plus 
généraux  encore  que  les  derniers  :  des  membres  dis- 
posés pour  la  marche,  et,  par  suite,  des  articulations 
osseuses  précises  ;  la  mâchoire  supérieure  soudée  au 
crâne  ,  les  côtes  antérieures  attachées  à  un  sternum , 
(les  omoplates  non  articulées ,  une  tête  articulée  par 
deux  condyles  sur  la  première  vertèbre ,  un  cerveau  à 
deux  hémisphères  avec  corps  calleux  ,  corps  striés  , 
couches  optiques,  tubercules  quadrijumeaux  et  quatre 
ventricules ,  etc.  :  ce  sont  les  caractères  des  mammi- 
fères. Enfin,  si  j'épuise  l'analyse,  je  trouve  de  nou- 
veaux caractères  bien  plus  généraux  encore  :  une 
moelle  épinière  enfermée  dans  une  boîte  osseuse ,  un 
crâne  composé  de  plusieurs  pièces  soudées,  des  ver- 
tèbres à  la  partie  moyenne  desquelles  s'attachent  les 
côtes  et  les  os  des  membres ,  quatre  membres  de  plu- 
sieurs articles  chacun  ,  des  muscles  recouvrant  les  os 
qu'ils  font  agir,  un  cœur  musculaire ,  du  sang  rouge , 
deux  mâchoires  horizontales,  des  organes  distincts 
des  sens,  des  sexes  séparés  :  ce  sont  les  caractères  des 
vertébrés.  On  le  voit  par  cette  analyse  un  peu  longue, 
mais  indispensable,  un  bouledogue  est  un  tissu  de 
caractères  généraux  qui  s'ajoutent  les  uns  aux  autres 
à  mesure  que  l'on  passe  de  l'espèce  au  genre ,  du 
genre  à  l'ordre,  de  l'ordre  à  la  classe,  de  la  classe  à 
l'embranchement. 

On  ne  saurait,  sans  forcer  les  analogies,  trouver  .un 
enveloppement  semblable  dans  les  genres  et  les  es- 
pèces géométriques.  Si  je  dis  :  le  triangle  isoscèle  est 


LEURS   CARACTERES   ESSENTIELS.  87 

une  espèce  du  genre  triangle,  de  l'ordre  des  polygones, 
de  la  classe  des  surfaces  planes ,  de  l'embranchement 
des  surfaces ,  je  n'acquiers  pas  une  idée  nouvelle 
à  chaque  énonciation  nouvelle.  Ce  qui  est  sous  ces 
mots,  genre  triangle,  ordre  des  polygones,  classe  des 
surfaces  planes,  embranchement  des  surfaces,  est  com- 
pris tout  entier  dans  la  définition  ordinaire  du  triangle 
isoscèle.  Analysons  en  effet  :  triangle  isoscèleveut  dire 
portion  du  plan  terminée  par  trois  droites  dont  deux 
sont  égales.  Cet  énoncé  me  suffit.  Que  me  servirait 
en  effet,  la  notion  du  triangle  isoscèle  une  fois  connue, 
de  savoir  que  le  triangle,  en  général,  est  une  portion 
de  l'espace  terminée  par  trois  droites  qui  se  coupent  ;  le 
polygone,  une  portion  du  plan  terminée  par  un  nombre 
quelconque  de  droites  ;  la  surface  plane,  une  portion 
de  l'espace  ,  sans  épaisseur ,  sur  laquelle  on  peut 
mener  des  lignes  droites  dans  toutes  les  directions;  et 
enfin  la  surface,  deux  des  trois  dimensions  de  l'espace  ? 
Au  contraire  ;  quand  je  dis  :  le  bouledogue  est  une 
espèce  du  genre  chien ,  de  l'ordre  des  carnivores , 
de  la  classe  des  mammifères,  de  l'embranchement  des 
vertébrés ,  à  chacune  de  ces  énonciations  j'apprends 
certains  caractères ,  essentiels  au  bouledogue ,  et  que 
ne  me  faisait  pas  connaître  renonciation  précédente. 
A  vrai  dire,  tous  ces  caractères  ,  de  plus  en  plus  gé- 
néraux, étaient  contenus,  comme  nous  le  verrons  plus 
tard,  dans  la  notion  du  bouledogue,  en  vertu  du  prin- 
cipe de  la  subordination  des  caractères  ;  mais  je 
l'ignorais ,  et  l'énumération  précédente  pouvait  seule 
me  le  révéler.  Aussi  la  considération  de  la  hiérarchie 


88  DES  DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

des  formes,  si  importante  dans  les  sciences  naturelles , 
est-elle  accessoire  en  géométrie. 

La  raison  de  cette  différence  résulte  de  la  différence 
même  des  notions  objets  de  ces  deux  sciences.  Les 
sciences  naturelles  étudient  des  qualités  ;  la  géométrie, 
des  quantités  susceptibles  de  recevoir  des  limites 
variables.  Chaque  notion  de  qualité  forme  un  tout 
indivisible  et  irrésoluble;  les  quantités  peuvent,  au 
contraire,  être  augmentées  ou  diminuées;  il  existe 
entre  les  notions  de  qualité  des  rapports  d'inclusion 
ou  d'exclusion  ;  entre  les  quantités,  des  rapports  d'éga- 
lité ou  d'inégalité  ;  les  premières  donnent  lieu  à  des 
questions  de  subordination  ,  les  secondes  à  des  ques- 
tions de  composition.  C'est  de  cette  subordination  des 
caractères  que  découle  la  hiérarchie  des  formes 
naturelles,  tandis  que  la  composition  ou  la  génération 
des  quantités  mathématiques  ne  peut  produire  rien 
de  semblable. 

Dans  le  règne  animal ,  la  nature  a  suivi  quatre  ou 
cinq  plans  généraux  de  structure  :  de  là  les  embran- 
chements ;  mais  chacun  de  ces  plans  est  réalisé  de  fa- 
çons différentes  ;  chez  divers  représentants  d'un" même 
embranchement,  la  vie  est  entretenue  par  des  moyens 
divers  :  de  là  les  classes;  ces  moyens  eux-mêmes 
peuvent  présenter  plusieurs  degrés  de  complication  : 
de  là  les  ordres  ;  des  formes  distinctes  résultent  de  ces 
structures  plus  ou  moins  complexes  :  de  là  les  familles  ; 
dans  la  forme  commune  à  chaque  famille,  certaines 
parties  ont  une  organisation  spéciale  :  de  là  les  genres  ; 
enfin  des  détails  plus  particuliers  encore  caractérisent 


LEURS   CARACTÈRES   ESSENTIELS.  80 

les  espèces.  Le  naturaliste  recherche  de  quelle  façon 
ces  caractères ,  de  moins  en  moins  généraux  ou  do 
moins  en  moins  particuliers,  selon  qu'on  descend 
l'échelle  ou  qu'on  la  remonte  ,  s'impliquent  ou  s'ex- 
cluent les  uns  les  autres  ;  voilà  pourquoi  les  ques- 
tions de  genres  et  d'espèces  ont  dans  ses  études  une 
si  grande  importance.  Le  géomètre  ne  s'arrête  pas 
sur  les  rapports  qui  unissent  le  triangle  isoscèle  au 
ti'iangle  en  général,  celui-ci  au  polygone,  celui-là  à  la 
surface  plane,  la  surface  plane  à  la  surface  en  général, 
car  ces  rapports  sont  tous  de  même  nature.  Les  va- 
riations de  position  d'un  point  déterminent  les  di- 
verses figures  particulières,  ou,  si  l'on  veut,  les  espèces 
géométriques;  mais  le  genre,  qu'est-il,  sinon  l'ex- 
pression abrégée  des  règles  de  construction  de  fi- 
gures diverses?  Pour  tracer  un  triangle  ,  un  quadrila- 
tère, un  hexagone,  un  eptagone,  etc.,  je  tire  trois  , 
quatre  ,  cinq ,  six ,  sept  lignes  droites  qui  se  coupent 
dans  le  plan;  pour  tracer  un  polygone  quelconque,  je 
tracerai  un  nombre  quelconque  de  droites  qui  se  cou- 
peront deux  à  deux.  Y  a-t-il  là  rien  qui  ressemble  à 
ces  propositions  :  le  genre  est  caractérisé  par  certaines 
particularités  dans  la  structure  de  certains  organes  ; 
l'espèce,  par  le  détail  de  certains  autres  organes?  Les 
notions  plus  générales  de  ligne  et  de  surface  sont  ob- 
tenues par  le  même  procédé  :  la  surface  est  la  limite 
des  variations  que  peut  subir  le  volume  primitivement 
donné  dans  l'espace  ;  la  ligne  est  la  limite  des  variations 
de  la  surface.  Faire  varier  entre  des  limites  indéfini- 
ment éloignées  la  quantité  étendue,  voilà  le  tout  de  la 


90  DES   DÉFINITIONS  GÉOMÉTRIQUES. 

géométrie.  Il  y  a  donc,  si  l'on  veut,  une  hiérarchie 
entre  les  formes  géométriques  ;  mais  le  procédé  par 
lequel  l'esprit  passe  du  premier  degré  au  second  ,  et 
de  celui-ci  aux  suivants,  est  toujours  le  même;  aussi 
le  géomètre  s'intéresse-t-il  peu  à  cette  subordination 
logique,  et  s'applique-t-il  tout  entier  aux  questions  de 
composition.  Par  conséquent,  s'il  n'est  pas  faux  de  dire 
que  la  défmition  géométrique  se  fait  per  genus  et  clif- 
ferentlam ,  on  doit  reconnaître  qu'en  géométrie  les 
mots  genre  et  différence  spécifique  sont  loin  d'avoir  la 
même  signification  qu'en  histoire  naturelle. 

Nous  avons  prouvé  que  les  notions  géométriques 
n'ont  pas  une  origine  empirique  :  elles  sont  l'œuvre  de 
l'esprit,  déterminant  selon  des  lois  qu'il  pose  lui-même 
l'image  indéfinie  et  indéterminée  de  l'espace.  Par 
suite,  les  définitions  géométriques  qui  énoncent  le 
mode  de  génération  propre  à  chaque  figure  sont  a 
priori;  je  n'attends  pas,  pour  définir  une  notion  de 
ce  genre  ,  les  données  de  l'expérience  ;  je  la  crée ,  et , 
en  la  créant ,  je  la  définis. 

De  là  un  nouveau  caractère  des  définitions  géomé- 
triques. Toute  notion  empirique  est  un  composé  ;  les 
éléments  qui  la  constituent  nous  ont  été  donnés  suc- 
cessivement par  l'observation  ;  l'assemblage  en  estcon- 
tingent.  Quand  nous  sommes  en  présence  d'un  tissu 
de  propriétés  naturelles,  sommes-nous  jamais  assurés 
de  les  avoir  toutes  découvertes?  peut-être  avons-nous 
omis  quelque  caractère  essentiel ,  pris  pour  essentiel 
un  caractère  accidentel  ;  peut-être  encore  n'avons- 
nous  pas  saisi  le  hen  qui,  dans  la-féalité  ,  unit  toutes 


âà 


LEURS   CARACTÈRES   ESSENTIELS.  91 

ces  propriétés;  aussi  la  notion  empirique  n'est-elle 
jamais  définitivement  close  ;  toujours  elle  peut  perdre 
ou  gagner.  Les  définitions  empiriques  sont  donc  pro- 
visoires et  progressives.  En  géométrie,  rien  de  sem- 
blable. La  notion  à  définir  n'est  pas  une  somme  de 
propriétés  que  l'esprit ,  au  fur  et  à  mesure  qu'il  les 
découvrait,  a  ajoutées  les  unes  aux  autres;  c'est  une 
forme  imposée  par  l'esprit  à  l'espace.  Cette  forme  pos- 
sède ,  il  est  vrai ,  plusieurs  propriétés  distinctes  ;  dans 
un  triangle,  par  exemple,  lui  des  côtés  est  plus  petit 
que  la  somme  des  deux  autres  et  plus  grand  que  leur 
différence  ;  la  somme  des  trois  angles  est  égale  à  deux 
angles  droits.  Mais  personne  ne  s'avisera  de  soutenir 
que  ces  propriétés  constituent  la  notion  du  triangle , 
comme  les  propriétés  de  bimane  ,  de  mammifère  et  de 
vertébré  constituent  la  notion  d'homme.  Les  proprié- 
tés des  figures  géométriques  ne  sont  pas  des  élé- 
ments ,  mais  des  conséquences  ;  loin  de  constituer  la 
notion  ,  elles  en  dérivent.  Par  suite ,  les  définitions 
géométriques  ne  sont  pas  sujettes  aux  mêmes  vicis- 
situdes que  les  définitions  empiriques  ;  elles  sont  ab- 
solues, immuables  et  inflexibles. 

Il  nous  reste  à  chercher  si  ces  définitions  sont 
nominales  ou  réelles.  Rien  de  moins  précis  que  la 
distinction  vulgaire  des  définitions  de  mots  et  des 
définitions  de  choses.  Les  premières,  dit-on,  déclarent 
la  signification  d'un  nom,  les  secondes  expliquent  et  dé- 
veloppent la  nature  d'une  chose.  Mais  qu'est-ce  que  la 
signification  d'un  mot?  là  est  le  point  à  examiner.  Un 
mot  est  à  la  fois  un  son  et  un  signe  ;  comme  son,  il 


9'2  DES  DÉFINITIONS  GÉOMÉTRIQUES. 

n'a  aucun  sens  ;  comme  signe,  il  en  a  un.  Voici  quati'c 
sons  :  square,  tree, carré,  arbre.  Qu'un  Français  igno- 
rant la  langue  anglaise  entende  les  deux  premiers  ,  il 
n'y  attachera  aucune  idée  ;  mais,  en  entendant  les  deux 
autres,  il  se  représentera  plus  ou  moins  distinctement 
une  portion  de  l'espace  terminée  par  quatre  droites , 
un  cylindre  ligneux  planté  dans  le  sol ,  des  branches  , 
des  rameaux,  des  fleurs ,  des  fruits.  Un  son  devient  un 
signe  lorsqu'il  provoque  dans  l'esprit  l'apparition  de 
telle  idée  ou  de  telle  image.  Un  mot  a  un  sens ,  parce 
qu'il  possède  une  aptitude  à  éveiller  une  conception 
déterminée.  La  signification  d'un  mot  n'est  donc  que 
la  nature  même  de  la  chose  signifiée  :  d'où  il  suit  que 
déclarer  la  signification  d'un  nom  et  expliquer  la  na- 
ture de  la  chose  signifiée,  c'est  une  seule  opération. 
Les  définitions  de  mots  sont  donc  des  définitions  de 
choses,  et,  réciproquement,  comme  il  n'est  pas  d'idée 
à  laquelle  ne  corresponde  un  signe  du  langage ,  toute 
définition  de  chose  est  aussi  une  définition  de  mot. 

On  pourra,  si  l'on  veut,  distinguer  la  signification 
vulgaire  de  la  signification  scientifique  d'un  mot.  Pour 
l'ignorant ,  le  mot  pin,  par  exemple ,  signifie  un  arbre 
au  port  droit  et  élancé ,  à  la  forme  conique ,  aux 
branches  raides  _,  aux  aiguilles  rigides  et  métalliques  ; 
pour  le  savant ,  il  signifie  une  plante  dicotylédone , 
avec  des  fibres  aux  ponctuations  aréolées,  un  tissu 
ligneux  sans  vaisseaux,  des  rayons  médullaires  à  une 
seule  rangée  de  celluleSvLa  signification  d'un  même 
mot  varie  à  mesure  que  la  nature  de  la  chose  signifiée 
nous  est  mieux  connue. 


LEURS   CARACTÈRES   ESSENTIELS.  93 

On  serait  tenté  peut-être  de  considéicr  au  moins 
comme  définitions  nominales  celles  qui  expliquent 
l'étymologie  d'un  mot.  Ce  serait  méconnaître  sin<^uliè- 
rement  les  lois  qui  président  à  la  formation  des  noms. 
L'étymologie  énonce  le  plus  souvent  un  ou  plusieurs  des 
caractères  essentiels  des  choses  désignées  par  les  mots. 
Triangle ,  quadrilatère  ,  pentagone ,  hexagone  ,  epta- 
gone,  octogone,  etc.,  signifient étymologiquement trois 
angles,  quatre  côtés,  cinq,  six,  sept,  huit  angles,  etc. 
La  définition  étymologique  n'est -elle  pas  ici  presque 
semblable  à  la  définition  môme  de  la  chose  signifiée  ? 
Que  si ,  sortant  du  langage  scientifique ,  œuvre  d'une 
réflexion  avancée,  on  remonte  aux  racines  primordiales 
d'une  langue ,  fruit  d'une  spontanéité  inconsciente , 
on  verra  que  l'étymologie  désigne  au  moins  un  des  ca- 
ractères des  choses  signifiées.  «  Caverne  se  dit  en  latin 
»  antrum^  cauea,  spelunca.  Or  antrum  a,  en  réalité,  la 
»  môme  signification  que  internum.  Antar  signifie,  en 
»  sanscrit,  entre  et  en  dedans.  Antrum  a  donc  signifié, 
»  originairement,  ce  qui  est  au  dedans  ou  à  l'intérieur 
»  soit  de  la  terre,  soit  de  toute  autre  chose.  Il  est  donc 
»  évident  que  ce  nom  n'a  pas  pu  ôtre  donné  à  une 
»  caverne  particulière  avant  que  l'esprit  de  l'homme 
»  eût  conçu  l'idée  générale  de  l'existence  au  dedans 
»  de  quelque  chose.  Une  fois  cette  idée  générale 
»  conçue  par  l'esprit  et  exprimée  par  la  racine  pro- 
D  nominale  an  ou  antar,  l'origine  de  l'appellation 
»  devient  très -claire  et  très -intelligible.  Le  creux 
»  du  rocher  où  l'homme  primitif  pouvait  se  mettre  à 


94  DES  DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

»  couvert  de  la  pluie  ou  se  défendre  contre  les  attaques 
»  des  bêtes  sauvages  était  appelé  son  dedans ,  son 
»  antrum,et,  dès  lors,  les  cavités  semblables,  qu'elles 
»  fussent  creusées  dans  la  terre  ou  dans  un  arbre, 
»  devaient  être  désignées  par  le  même  nom.  En  outre, 
»  la  même  idée  générale  devait  donner  naissance  à 
»  d'autres  noms  ;  aussi  voyons-nous  que  les  entrailles 
»  étaient  appelées  en  sanscrit  antra,  et  en  grec  entera, 
»  originairement  chpses  en  dedans. 

»  Passons  maintenant  à  un  autre  nom  de  la  caverne  : 
»  cavea  ou  caverna...  Avant  qu'une  caverne  reçût  la 
»  dénomination  de  cauea ,  chose  creuse  ,  beaucoup 
»  d'autres  choses  creuses  avaient  passé  sous  les  yeux 
»  de  l'homme.  D'où  est  donc  venu  le  choix  de  la 
»  racine  cav  pour  désigner  une  chose  creuse  ou  un 
»  trou  ?  De  ce  que  cette  cavité  devait  servir  d'abord  de 
»  lieu  de  sûreté  ou  de  protection ,  et  d'abri  où  l'on 
»  serait  à  couvert;  et  c'est  pourquoi  elle  fut  désignée 
»  par  la  racine  Jm  ou  sku,  qui  exprimait  l'idée  de  cou- 

»  vrir Une  autre  forme  de  cavus  était  koilos, 

»  signifiant  également  creux.  La  conception  était  ori- 
»  ginairement  la  même  :  une  cavité  était  appelée 
»  koilon,  parce  qu  elle  servait  à  mettre  à  couvert.  Mais 
»  ce  son  de  koilon  ne  tarda  pas  à  s'étendre,  et  ce  mot 
»  désigna  successivement  une  caverne ,  une  caverne 
»  voûtée,  une  voûte,  et  enfin  la  voûte  céleste  qui 
»  semble  recouvrir  la  terre  {cœlum,  ciel). 

»  Telle  est  l'histoire  de  tous  les  substantifs.  Ils  ont 
»  tous  exprimé  originairement  un  seul  des  nombreux 


LEURS   CARACTÈRES   ESSENTIELS.  95 

»  attributs  qui  appartiennent  à  un  môme  objet  (1).  « 
Les  remarques  qui  précèdent  nous  feront  com- 
prendre comment  les  logiciens  de  Port-Royal  ont  pu 
dire  avec  raison  que  les  défmitions  de  mots  sont  arbi- 
traires et  incontestables.  Par  définition  de  mots,  ils  en- 
tendent simplement  l'imposition  des  noms  aux  choses. 
c(  Dans  la  définition  du  nom,  disent-ils,  on  ne  regarde 
que  le  son ,  et  ensuite  on  détermine  ce  son  à  être  le 
signe  d'une  idée  que  l'on  désigne  par  d'autres  mots. 
De  là  il  s'ensuit  :  premièremeut,  que  les  définitions  des 
noms  sont  arbitraires...  ;  il  s'ensuit,  en  deuxième  lieu, 
que  les  définitions  des  noms  ne  peuvent  être  contes- 
tées (2).  »  Remplaçons  ces  mots  :  la  définition  de  nom 
par  ces  autres ,  l'imposition  des  noms  aux  idées,  pour 
éviter,  ce  que  n'ont  pas  fait  Arnauld  et  Nicole ,  tout 
malentendu,  et  les  conclusions  des  logiciens  de  Port- 
Royal  sont  vraies.  Quand  j'ai  dépouillé  un  mot  de 
toute  signification,  quand  désigne  je  l'ai  fait  son ,  je 
puis  le  faire  servir  à  désigner  telle  ou  telle  chose  ;  le 
mot  cercle  peut  devenir  ainsi  le  signe  d'un  plan  ter- 
miné par  trois  droites  qui  se  coupent  ;  le  mot  triangle, 
le  signe  d'un  plan  limité  par  une  courbe  dont  tous  les 
points  sont  également  distants  d'un  point  fixe.  D'une 
façon  plus  générale,  il  m'est  licite ,  en  combinant  à  ma 
guise  les  voyelles  et  les  consonnes  de  l'alphabet ,  de 
créer  des  sons  nouveaux.  Qui  m'empêchera  d'en  faire 


(1)  Max  Mûller,  La  Science  du  langage  (trad.   Harris  et   Pf rrot , 
9'  leç.). 

(2)  Logique  de  Porl-Rogal ,  2>^  part.,  ch.  XU. 


96  DES   DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

les  signes  de  mes  idées?  qui  me  contestera  l'usage 
de  cette  langue  créée  par  moi  et  pour  moi?  L'imposi- 
tion des  noms  aux  choses,  voilà  ce  qui  est  arbitraire  et 
ce  qui  ne  saurait  être  contesté. 

Mais  le  son ,  une  fois  devenu  signe ,  est  désormais 
rivé  à  l'idée  qu'il  désigne  ,  et,  pour  le  définir,  je  dois 
définir  cette  idée.  Aussi  les  définitions  mathématiques 
sont-elles  loin  d'être  arbitraires.  Que  j'appelle  triangle 
ce  que  d'ordinaire  on  appelle  cercle,  je  viole  les  lois 
du  langage  et  de  l'étymologie;  mais  je  m'entends,  et  je 
réussirai  à  me  faire  entendre  d' autrui ,  à  la  condition 
de  déclarer  quel  sens  j'attache  à  ce  mot.  Mais  cette 
déclaration ,  qui  sera  la  vraie  définition  du  mot ,  ne 
sera-t-elle  pas  la  définition  même  de  l'idée  ou  de  la 
chose  que  ce  mot  exprime  dans  mon  langage  conven- 
tionnel? Quelque  nom  que  l'on  impose  au  cercle,  que 
ce  nom  soit  tiré  des  langues  anciennes  ou  modernes  , 
ou  qu'il  appartienne  à  un  langage  de  fantaisie ,  tou- 
jours il  désignera  la  portion  du  plan  limitée  par  la  cir- 
conférence. 

Les  définitions  géométriques  sont  incontestables  ; 
mais  la  raison  de  ce  caractère  doit  être  cherchée  ail- 
leurs que  dans  les  propriétés  prétendues  des  défini- 
tions nominales.  On  peut  toujours  contester  une  défi- 
nition empirique  ,  car  la  valeur  des  caractères  con- 
tenus dans  la  notion  définie  est  toujours  sujette  à 
discussion.  La  valeur  des  notions  géométriques  n'est, 
au  contraire ,  jamais  suspectée ,  car  elle  résulte  de 
règles  de  construction  posées  en  toute  liberté  par 
l'esprit  lui-même.  Aussi  la  définition,  qui  expose  la  gé- 


LEURS   CARACTÈRES   ESSENTIELS.  1)7 

iiération  particulière  de  telle  figure  donnée,  ne  saurait 
être  jamais  contestée. 

Ainsi,  les  définitions  géométriques  ne  sont  pas  des 
définitions  de  mots,  au  sens  où  l'on  entend  d'ordinaire 
cette  expression.  i\[ais,  pourrait-on  dire,  elles  sont  ce- 
pendant distinctes  des  définitions  de  choses.  Je  vous 
demande  ce  qu'est  cette  plante  aux  rameaux  terminés 
par  un  groupe  compact  de  petites  fleurs,  les  unes 
jaunes,  les  autres  blanches.  Vous  me  la  définissez  une 
composée  semi-flosculeuse  ;  ces  deux  mots  ,  expres- 
sion abrégée  d'une  infinité  de  caractères  révélés  l'un 
après  l'autre  par  l'analyse  ,  sont  une  définition  de 
chose  ;  en  effet,  les  caractères  qu'ils  désignent  existent 
dans  la  réalité ,  et  la  plante  qui  les  possède  était  don- 
née avant  la  définition.  Au  contraire,  en  géométrie, 
rien  n'est  donné  avant  les  définitions ,  si  ce  n'est  l'es- 
pace vide  et  indifférent  à  toute  détermination  parti- 
culière; les  figures  n'existent  pas  avant  que  vous  les 
ayez  engendrées,  c'est-à-dire  définies. 

La  différence  signalée  est  réelle  :  c'est  que  l'origine 
des  notions  empiriques  et  celle  des  notions  géomé- 
triques ne  sont  pas  semblables.  Nous  formons  les 
premières  en  assemblant  des  caractères  que  découvre 
l'expérience;  aussi  la  chose  précède-t-elle  la  notion. 
Nous  créons  les  secondes  en  imposant  à  notre  gré  des 
limites  à  l'espace  ;  aussi  la  chose  suit-elle  l'acte  intel- 
lectuel qui  la  produit.  Cependant  un  triangle,  un  cercle 
rie  sont  pas,  pour  cela,  de  purs  noms  :  ce  sont  des  dé- 
terminations de  l'espace  ;  produites  par  nous,  il  est 
vrai ,  mais  qui  sont  devenues  pour  nous  des  choses 


98  DES   DÉFINITIONS  GÉOMÉTRIQUES. 

objectives  dès  l'instant  où  nous  les  avons  engendrées; 
l'œuvre  de  l'esprit ,  une  fois  achevée ,  s'impose  à  l'es- 
prit. Toutefois,  tout  en  maintenant  cette  vérité  que 
les  définitions  géométriques  sont  des  définitions  de 
choses,  on  peut,  pour  rappeler  l'origine  des  notions 
qu'elles  expliquent  et  ne  pas  les  confondre  avec  les 
définitions  des  choses  empiriques ,  les  appeler  défini- 
tions a  priori  ou  par  génération  (1). 


(1)  Tout  ce  que  nous  avons  dit  s'applique  aux  définitions  des  figures 
distinctes.  Mais  il  est,  eu  géométrie,  certaines  notions  dont  il  semble 
possible  de  considérer  les  défîailious  comme  purement  nominales. 
Ainsi  la  ligne  droite  prend  tour  à  tour  les  divers  noms  de  diamètre,  de 
rayon,  d'apothème,  d'axe,  d'abcisse,  d'ordonnée,  etc.,sans  cesser  d'être 
la  ligne  droite.  Mais  remarquons  que  chacun  de  ces  noms  signifie  que 
la  ligne  droite  ainsi  désignée  appartient  à  certaine  figure  et  non  pas  à 
telle  autre.  Ainsi  le  diamètre  est  la  ligne  droite  qui  partage  le  cercle 
eu  deux  parties  égales;  le  rayon,  la  ligne  droite  menée  du  centre  à  la 
circonférence;  l'apothème  du  polygone  régulier,  la  ligne  droite  menée 
du  centre  du  cercle  inscrit  ou  circonscrit  au  milieu  du  côté,  etc.  Ce  sont 
là  de  vraies  définitions  de  choses. 


CHAPITRE  IV. 

ROLE  DES  DEFINITIONS  DANS  LA  DÉMONSTRATION  GÉOMÉTRIQUE. 


Rôle  des  axiomes  dans  la  d<'Mii(iuslralion  pT-onitHriquo. —  Kxanieii  de 
la  théorie  du  docteur  Whowell.  —  Détinition  des  axiomes.  —  Stéri- 
lité des  a.Kiomes. — Rôle  de  la  défmitiou  daus  la  démonstration  géo- 
métrique.—  Examen  de  la  théorie  de  Sluart  Mill. —  Examen  de  la 
théorie  de  Dugald-Stewart.  — Difîérence  du  syllogisme  et  du  raison- 
nement géométrique. —  La  définition  nous  fournit  les  termes  et  les 
intermédiaires  entre  les  termes  dont  il  s'agit  de  prouver  l'égalité  ou 
réquivalence. —  Source  de  la  nécessité  des  jugements  géométriques. 
—  Démonstration  dans  la  géométrie  analytique.  —  Démonstration 
dans  la  géométrie  imaginaire. 


C'est  une  question  encore  pendante  parmi  les  géo- 
mètres et  parmi  les  philosophes  ,  que  de  savoir  quels 
sont  les  principes  véritables  des  démonstrations  géo- 
métriques. Tous  les  mathématiciens^  depuis Euclide, 
croient  que  la  certitude  du  rapport  énoncé  entre  l'at- 
tribut et  le  sujet  d'un  théorème  résulte  à  la  fois  des 
axiomes  et  des  définitions ,  puisqu'en  tête  de  leurs 
traités  ils  placent  à  la  fois  des  axiomes  et  des  défini- 
tions. Chez  les  philosophes,  les  avis  sont  partagés. 
Locke,  le  premier  des  modernes,  a  nié  la  fécondité 
prétendue  des  axiomes.  «  Ils  ne  sont  les  fondements 
»  véritables  d'aucune  science,  a-t-il  dit,  et  ils  sont  en- 
»  tièrement  inutiles  ù  l'homme  pour  découvrir  des 


100  DES   DÉFINITIOMS   GÉOMÉTRIQUES. 

»  vérités  inconnues.  »  —  «  Ce  n'est  pas  l'influence  de 
»  ces  maximes,  admises  pour  principes  par  les  mathé- 
»  maticiens,  qui  a  conduit  les  maîtres  de  cette  science 
»  aux  merveilleuses  découvertes  qu'ils  ont  faites. 
»  Qu'un  homme  de  talent  connaisse  aussi  parfaite- 
»  ment  qu'on  voudra  tous  les  axionies  dont  on  fait 
»  usage  dans  les  mathématiques ,  qu'il  en  considère 
»  l'étendue  et  les  conséquences  autant  qu'il  lui  plaira, 
»  jamais,  parleur  seul  secours,  il  ne  parviendra  à  sa- 
»  voir  que  le  carré  de  l'hypoténuse  d'un  triangle  rec- 
))  tangle  est  égal  aux  carrés  des  deux  autres  côtés.  La 
»  connaissance  de  l'axiome  le  tout  est  égal  à  toutes  les 
»  parties ,  et  autres  semblables,  ne  servirait  de  rien 
»  pour  arriver  à  la  démonstration  de  cette  proposi- 
»  tion  ,  et  un  homme  pourrait  méditer  éternellement 
»  sur  ces  axiomes  sans  faire  un  pas  de  plus  dans  la 
»  connaissance  des  vérités  mathématiques  (1).  »  Du- 
gald-Stewart  est  de  l'avis  de  Locke ,  et  lui  aussi  il  de- 
mande quelles  conséquences  l'esprit  le  plus  subtil 
pourrait  déduire  de  ces  propositions  que  deux  quan- 
tités égales  à  une  troisième  sont  égales  entre  elles  ; 
que  deux  quantités  égales  restent  égales  quand  on  y 
y  ajoute  ou  quand  on  en  retranche  des  quantités 
égales  (2). 

Cet  argument  n'a  pas  convaincu  un  savant  philosophe 
anglais ,  le  docteur  Whewell ,  qui  a  plus  d'une  fois  es- 
sayé de  prouver,  contre  Dugald-Stewart  et  S^parti- 


(1)  Essai  stir  Venlend.  hum.,  liv.  IV,  ch.  xii,  §  15. 

(2)  l'hilos.  de  l'espril  hvm.,2'  part.,  ch  I,  sect.  i. 


LEUR  RÔLE  DANS  LA  DÉMONSTRATION.     JOl 

sans,  que  les  axiomes  sont  des  principes  de  démonstra- 
tion à  titre  aussi  légitime  que  les  définitions  (1).  Il  cons- 
tate d'abord  que  l'on  n'a  pu  encore  arriver  à  construire 
un  système  de  vérités  géométriques  avec  les  seules  dé- 
finitions. Les  mathématiciens  qui  ont  voulu  se  passer 
des  axiomes  d'Euclide  sur  la  ligne  droite  et  sur  les 
parallèles  ont  échoué  ;  ou  bien ,  par  un  artifice  facile 
à  découvrir,  ils  ont  substitué  aux  axiomes  des  défi- 
nitions énonçant  des  propriétés  évidentes  par  elles- 
mêmes  ,  et  n'ont  ainsi  abouti  qu'à  changer  le  nom 
sans  supprimer  la  chose  ,  «  puisque  poser  une  pro- 
priété comme  une  vérité  évidente ,  c'est  poser  un 
axiome  (2).))  Ainsi  font  ceux  qui  remplacent  le  deuxième 
axiome  d'Euclide  :  «  deux  lignes  droites  ne  peuvent 
enfermer  un  espace,  »  par  cette  définition  de  la  ligne 
droite  :  «  une  ligne  est  appelée  droite  quand  deux 
lignes  de  cette  sorte  ne  peuvent  coïncider  en  deux 
points  sans  coïncider  dans  toute  leur  longueur.  »  —  «  Il 
»  est  donc  étrange  d'affirmer  que  la  géométrie  repose 
»  sur  les  définitions ,  quand  elle  ne  peut  faire  quatre 
»  pas  sans  poser  le  pied  sur  un  axiome  (3).  » 

En  second  lieu ,  on  peut  retourner  contre  les  défini- 
tions l'argument  de  Stewart  contre  les  axiomes  ;  si 
de  certains  axiomes  l'esprit  ne  peut  tirer  aucune  con- 
séquence ,  la  chose  n'est-elle  pas  vraie  aussi  de  cer- 
taines définitions?  Définissez,  avec  Euchde,  la  ligne 


(1)  Wliewell,  Philosophy  of  the  inductive  sciences,  et  Appendice 
to  Ihe  mechanicul  Euclide. 

(2)  Mechanical  Euclide, 

(3)  Ibid. 

7 


ici  DES   DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

droite  celle  qui  est  située  semblablement  par  rapport 
à  tous  ses  points  ,  et  de  cet  énoncé  vous  ne  parvien- 
drez pas  à  faire  sortir  une  vérité  nouvelle.  Conclura- 
t-on  de  là  que  toutes  les  définitions  sont  stériles?  La 
vérité ,  c'est  qu'axiomes  et  définitions  sont  ensemble 
les  fondements  des  démonstrations  géométriques,  car 
les  uns  et  les  autres  ne  sont  que  des  formules  diffé- 
rentes d'une  même  conception  fondamentale.  La  géo- 
métrie débute  par  l'intuition  des  figures  et  de  leurs 
propriétés  élémentaires;  l'apperception  de  ces  pro- 
priétés ,  voilà  la  source  de  l'évidence  irrésistible  des 
raisonnements  géométriques.  Mais  nous  pouvons  ex- 
primer ces  propriétés  par  des  axiomes  ou  par  des 
définitions ,  sans  introduire  aucune  différence  dans 
la  nature  de  nos  démonstrations.  Ainsi  nous  commen- 
çons par  définir  vaguement  la  ligne  droite  en  disant 
qu'elle  est  la  ligne  qui  s'étend  uniformément  entre 
deux  points.  Cet  énoncé  est  le  premier  fruit  d'une  in- 
tuition rapide  ;  mais  comme  nous  ne  pouvons  en  rien 
tirer,  nous  y  ajoutons  ces  axiomes,  fruits  d'une  intui- 
tion plus  complète,  que  deux  lignes  droites  ne  peuvent 
enclore  un  espace ,  que  la  ligne  droite  est  le  plus  court 
chemin  d'un  point  à  un  autre.  Nous  complétons  la 
définition  par  l'axiome,  et  les  deux,  réunis,  expriment 
l'intuition  totale.  Il  semblerait  alors  possible  de  ramo- 
ner tous  les  axiomes  à  des  définitions,  puisque- axiomes 
et  définitions  énoncent  également  des  propriétés  in- 
tuitivement connues  ;  on  peut  le  faire;  mais  ce  serait 
compliquer  outre  mesure ,  et  sans  profit  réd',  ^^  sys- 
tème des  définitions.  Il  vaut  mieux,  pour  conserver  aux 


LEUR  RÔLE  DANS  LA  DÉMONSTRATION.     1U3 

principes  de  la  science  une  simplicité  indispensable, 
maintenir  la  distinction  des  définitions  et  des  axiomes, 
et  accepter  les  seconds  comme  complément  des  pre- 
mières. Si  l'intuition  totale  de  chaque  figure  est  seule 
le  principe  du  raisonnement,  comme  elle  nous  apparaît 
sous  divers  aspects  dont  l'un  est  l'objet  de  la  défini- 
tion, et  l'autre  l'objet  d'un  ou  plusieurs  axiomes,  et 
comme  elle  n'est  exprimée  intégralement  ni  })ar  la 
définition  ni  par  l'axiome ,  nous  sommes  forcés  de 
joindre  l'axiome  à  la  définition,  c'est-à-dire  de  réunir 
les  divers  éléments  de  l'intuition  totale  que  nous  avons 
décomposée. 

Une  discussion  engagée  sans  qu'on  ait  fixé  d'abord 
le  sens  des  mots  sur  lesquels  porte  le  débat  ne  saurait 
aboutir.  Aussi  l'opinion  de  Dugald-Stewart  et  celle  du 
docteur  Whewell  ne  semblent -elles  pas  s'exclure 
l'une  l'autre;  c'est  que  ces  deux  auteurs  ne  désignent 
pas  par  le  mot  axiome  des  propositions  de  même  na- 
ture. Il  est  évident  que  si  vous  prenez  pour  axiome 
cette  proposition  que  la  ligne  droite  est  le  plus  court 
chemin  d'un  point  à  un  autre ,  vous  ne  pourrez,  sans 
elle,  démontrer  que,  dans  un  triangle,  un  côté  est  plus 
petit  que  la  somme  des  deux  autres.  Mais  il  est  évident 
aussi  que  de  cet  axiome  :  deux  quantités  égales  à  une 
troisième  sont  égales  entre  elles,  il  vous  est  impossible 
de  déduire  auciine  vérité  inconnue  sans  faire  intervenir 
quelque  autre  vérité.  Le  docteur  Whewell  a  senti  que 
sa  querelle  avec  Dugald-Stewart  était  une  querelle  de 
mots  ;  mais  il  n'a  rien  fait  pour  mettre  un  terme  à  ce 
malentendu  trop  prolongé.  «  L'opinion  de  Stewart , 


i04  DES    DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

»  dit- il ,  vient  de  ce  qu'il  a  fait  un  choix  arbitraire  de 
»  certains  axiomes,  comme  exemples  de  tous  ;  il  prend, 
)•)  par  exemple  ,  les  axiomes  :  que  si  l'on  ajoute  deux 
»  quantités  égales  à  des  quantités  égales,  les  sommes 
»  sont  égales  ;  que  le  tout  est  plus  grand  que  la  partie, 
»  et  ainsi  de  suite.  Si,  au  lieu  de  ces  exemples,  il  avait 
»  considéré  des  axiomes  plus  particulièrement  géo- 
»  métriques,  tels  que  ceux  que  j'ai  mentionnés,  que 
»  deux  lignes  droites  ne  peuvent  enclore  un  espace,  ou 
»  quelques-uns  des  axiomes  qui  ont  été  pris  pour  base 
»  de  la  théorie  des  parallèles ,  par  exemple  l'axiome 
»  de  Playfair,  que  deux  lignes  droites  qui  se  coupent 
))  ne  peuvent  toutes  les  deux  être  parallèles  à  une  troi- 
»  sième  ligne  droite,  il  lui  aurait  été  impossible  d'as- 
»  signer  aux  axiomes  un  rôle  différent  de  celui  des 
»  définitions  dans  les  raisonnements  géométriques.  En 
»  effet,  les  propriétés  du  triangle  dérivent  de  l'axiome 
»  concernant  les  lignes  droites,  aussi  distinctement  et 
»  aussi  directement  que  les  propriétés  des  angles  dé- 
»  rivent  de  la  définition  de  l'angle  droit.  Tous  les 
»  essais  faits  pour  prouver  la  théorie  des  parallèles 
»  supposent  presque  tous  ouvertement  un  ou  plusieurs 
»  axiomes  comme  base  du  raisonnement  (1).  » 

Il  ressort  de  ce  passage  que  les  axiomes  placés  par  les 
géomètres  en  tête  de  leurs  traités  ne  sont  pas  tous  de 
même  nature.  Le  docteur  AYhev\'ell  ,^avant  d'engager 
contre  Dugald-Stèwart  cette  polémique  plusieurs  fois 
reprise,  aurait  dû  déterminer  d'abord  la  nature  propre 

(1)  Mechanical  Euclicle. 


LEUR  RÔLE  DANS  LA  DÉMONSTRATION.     105 

des  axiomes.  Il  semble  considérer  comme  tels  toutes  les 
propositions  géométriques  évidentes  par  elles-mêmes. 
Cette  extrême  clarté  et  cette  évidence  immédiate  ne 
sauraient  être  les  caractères  essentiels  des  proposi- 
tions axiomatiques  ;  autrement,  il  faudrait  allonger  la 
liste  de  ces  dernières,  et  le  nombre  en  varierait  suivant 
les  individus,  car  les  uns  voient  par  intuition  ce  que 
d'autres  n'aperçoivent  qu'après  démonstration.  Il  im- 
porte donc  de  s'entendre  d'abord  sur  le  sens  du  mot 
axiome. 

Dugald-Stewart  a  remarqué  que  les  douze  proposi- 
tions appelées  par  Euclide  notions  communes^  si  l'on 
néglige  le  caractère  d'évidence  immédiate  qu'elles 
offrent  toutes,  sont  loin  de  se  ressembler.  La  huitième, 
les  grandeurs  que  l'on  peut  faire  coïncider  l'une  avec 
l'autre  sont  égales  entre  elles,  doit  être  considérée,  à 
bon  droit,  comme  une  définition  de  l'égalité  géomé- 
trique (1).  La  dixième  :  tous  les  angles  droits  sont  égaux; 
la  onzième  :  si  deux  droites  sont  rencontrées  par  une 
troisième  qui  forme  avec  elles  deux  angles  intérieurs 
d'un  même  côté,  dont  la  somme  soit  moindre  que  deux 
angles  droits,  ces  deux  droites,  prolongées  indéfini- 
ment, finiront  par  se  rencontrer  du  côté  où  elles  forment 
les  deux  angles  valant  ensemble  moins  de  deux  angles 
droits ,  sont  certainement  des  théorèmes  et  non  des 
axiomes ,  puisqu'elles  énoncent  une  propriété  d'une 
figure  particuhère.  On  peut  dire  la  même  chose  de  la 
douzième  :  deux  droites  ne  peuvent  enclore  un  espace. 

(I)  Philos,  de  Vesprit  hum.,  2«  partie,  note  A. 


106  DES  DÉFINITIONS  GÉOMÉTRIQUES. 

La  neuvième  proposition ,  dont  Stewart  ne  parle  pas  , 
est  susceptible  de  démonstration.  Si  le  tout  est  plus 
grand  que  la  partie,  c'est  que,  par  définition,  le  tout  est 
égal  à  la  somme  des  parties,  c'est-à-dire  égal  à  une 
des  parties  plus  les  autres ,  et,  par  suite  ,  plus  grand 
qu'une  partie  moins  les  autres.  Restent  donc  les 
sept  premiers  énoncés  d'Euclide  ,  qui  expriment  tous 
des  rapports  applicables  à  toute  espèce  de  grandeur  (1). 
La  rigueur  logique  exige  que  l'on  ne  conserve  pas 
un  même  nom  à  ces  douze  propositions,  qu'il  est  si 
aisé ,  comme  nous  venons  de  le  voir,  de  distribuer  en 
trois  groupes  distincts.  Les  propositions  sept  et  huit 
doivent  d'abord  être  éliminées  et  mises  au  nombre  des 
définitions.  Faut-il  maintenant,  avec  Barrow  et  Ro- 
bert Simpson  ,  appeler  axiomes  géométriques  les  pro- 
positions dix,  onze  et  douze  (2)?  Ce  sont,  assurément, 
des  vérités  évidentes  dont  il  n'est  pas  besoin  et  dont 
il  serait  peut-être  impossible  de  donner  une  démons- 


(1)  Ces  propositions  sont  les  suivantes  :  1°  les  grandeurs  égales  à  une 
même  grandeur  sont  égales  entre  elles  ;  2"  si  à  des  grandeurs  égales  on 
ajoute  des  grandeur?  égales,  les  sommes  seront  égales;  3"  si  de  gran- 
deurs égales  on  retranche  des  grandeurs  égales,  les  restes  seront  égaux; 
4°  si  à  des  grandeurs  inégales  on  ajoute  des  grandeurs  égales ,  les 
sommes  seront  inégales;  3°  si  de  grandeurs  Inégales  on  retranche  des 
grandeurs  égales,  les  restes  seront  inégaux;  6°  les  grandeurs  qui  sont 
doubles  d'une  même  grandeur  sont  égales  entre  elles  ;  7°  les  grandeurs 
qui  sont  les  moitiés  d'une  même  grandeur  sont  égales  entre  elles. 

(2)  Peyrard,  un  des  deruiers  éditeurs  d'Euclide,  range  ces  trois 
énoncés  au  nombre  des  demandes.  On  sait  qu'Euclide ,  avaut  de  for- 
muler ses  théorèmes,  demande  de  pouvoir:  l»  mener  une  ligne  droilo 
d'un  point  quelconque  à  un  autre  point  quelconque;  2°  prolonger  in- 
définiment, suivant  sa  direction,  une  ligne  droite  finie;  3°  décrire  un 
cercle  d'un  point  quelconque  comme  centre^  et  avec  une  distance  quel- 
conque. Ces  poshdala,  que  nous  avons  eu  déjà  l'occasion  Je  mention- 
ner, reviennent  à  ceei  :  je  demande,  pour  créer  la  géométrie,  l'espace 
indéfini  et  passif,  eti'esprit  indéfiniment  actif  s'exergant  sur  t'espace  et 


LEUR  RÔLE  DANS  LA  DÉMONSTRATION.     Kl? 

tration.  On  ne  conteste  pas  non  plus  qu'elles  aient  une 
place  déterminée  dans  la  chaîne  des  vérités  géomé- 
triques ,  et  que  les  supprimer  ce  serait  rompre  cette 
chaîne  sans  pouvoir  jamais  la  renouer.  Mais  ce  carac- 
tère ne  suffit  pas  à  en  faire  une  classe  de  propo- 
sitions distincte  des  théorèmes  ;  comme  ceux-ci ,  elles 
énoncent  des  propriétés  de  figures  particulières  ,  et 
non  pas  des  rapports  entre  des  quantités  indétermi- 
nées. Sous  peine  donc  de  donner  matière  à  de  perpé- 
tuels malentendus  ,  il  faut  réserver  le  nom  d'axiomes 
aux  propositions  de  cette  dernière  espèce  (1). 

L'auteur  de  la  Philosophie  de  Vesprit  humain  l'a 
bien  compris,  et,  quand  il  parle  de  la  stérilité  des 
axiomes ,  il  a  soin  d'avertir  le  lecteur  qu'il  n'a  en  vue 
«  que  des  axiomes  du  genre  des  neuf  premiers ,  placés 
en  tête  des  Éléments  d'Euclide  (2).  »  Mais ,  quelque 


le  déterminant.  Les  trois  propositions  mises  par  Peyrard  au  nombre 
des  demandes  ont  un  tout  autre  caractère]  elles  n'énoncent  pas  les 
conditions  primitives  indispensables  à  la  création  de  toutes  les  figures, 
mais  bien  un  caractère  particulier  d'une  figure  déterminée. 

(1)  Legendre  ne  place  en  tête  de  ses  Éléments  de  géométrie  que  cinq 
axiomes  :  1°  deu.x  quantité»  égides  à  une  troisième  sont  égales  entre 
elles;  2"  le  tout  est  plus  grand  que  la  partie;  3°  le  tout  est  égal  à  la 
somme  des  parties  dans  lesquelles  il  a  été  divisé;  4o  d'un  point  à  un 
autre,  on  ne  pçut  mener  qu'une  seule  ligne  droite;  5°  deux  grandeurs, 
lignes,  surfaces  ou  solides  ,  sont  égales  lorsque,  étant  placées  l'une  sur 
l'autre,  elles  coïncident  dans  toute  leur  étendue.  La  première  de  ces 
propositions  doit  seule  conserver  le  nom  d'axiome  ;  la  seconde  est  un 
théorème;  la  troisième,  la  définition  du  tout;  la  quatrième  ,  un  théo- 
rème; la  cinquième  est  la  définition  de  l'égalité  géométrique. 

(2)  Philos,  de  l'esprit  hum.,  2*  part.,  sect.  I.—  Stewart  n'aurait  dû 
admettre  comme  axiomes  que  les  ^sept  premières  notions  communes 
d'Euclide.  Du  reste,  dans  le  même  ouvrage,  il  reconnaît  plus  loin  que 
les  propositions  8  et  9  sont  des  détiuitions. 


108  DES   DÉFINITIONS   GEOMETRIQUES. 

soin  qu'on  mette  à  séparer  les  axiomes  des  proposi- 
tions différentes  avec  lesquelles  on  les  a  souvent  con- 
fondus ,  il  ne  suffit  pas ,  pour  en  démontrer  la  stérilité , 
de  demander  quelles  conséquences  on  en  a  jamais  dé- 
duites ;  il  faut  encore  prouver  qu'on  ne  saurait  en  tirer 
aucune  vérité  nouvelle.  Cette  preuve  a  été  faite  par  le 
maître  éminent  dont  nous  avons  reçu  les  leçons  à 
l'École  normale. 

Soit    à    prouver    que   deux 
angles  opposés  par  le  sommet 
sont  égaux;  j'ai  : 
ACB  +  ACE  =  2  droits  , 
ECD  +  ACE  =  2  droits. 
Donc  ACB  +  ACE  =  ECD  +  ACE  ;  ou  ACB  =  ECD. 

C'est  là  un  raisonnement  très-clair  par  lui-même,  et 
qui  n'a  pas  nécessité  l'emploi  du  premier  axiome  de 
Legendre  :  deux  quantités  égales  à  une  troisième  sont 
égales  entre  elles.  Donc,  en  fait,  aucun  axiome  n'in- 
tervient dans  cette  démonstration.  On  dira  peut-être 
que  cet  axiome  est  la  majeure  sous-entendue  de  mon 
syllogisme  ,  et  le  principe  de  la  conclusion  que  j'ai 
tirée.  A  parler  rigoureusement,  une  telle  proposition 
ne  saurait  être  la  majeure  d'aucun  syllogisme.  Pour 
rendre  la  démonstration  plus  aisée,  empruntons  un 
exemple  à  la  théorie  logique  du  raisonnement. 

Tout  homme  est  mortel, 
Socrate  est  homme, 
DoncSocrate  est  mortel. 

Voilà  un  syllogisme  rigoureux  et  une  conclusion 


LEUR  RÔLE  DANS  LA  DÉMONSTRATION.     100 

indubitable  ,  dont  le  principe  est  cette  règle  générale  : 
tout  homme  est  mortel ,  que  nous  avons  appliquée  au 
cas  particulier  de  Socrate.  Si  je  pose  mentalement 
à  mon  syllogisme  une  majeure  telle  que  celle-ci  :  ce 
qui  est  vrai  de  l'espèce  est  vrai  do  l'individu ,  et  que 
je  raisonne  de  la  façon  suivante  : 

Ce  qui  est  vrai  de  l'espèce  est  vrai  de  l'individu, 
Or  mortel  est  vrai  de  l'espèce  homme , 
Donc  mortel  est  vrai  de  l'individu  Socrate, 

la  conclusion ,  quoique  vraie  en  elle-même ,  n'est  pas 
contenue  dans  les  prémisses,  et  j'ai  péché  contre  les 
règles  de  la  logique.  C'est  une  règle  absolue  du  syllo- 
gisme que  le  moyen  terme  doit  être  le  même  dans  la 
majeure  et  dans  la  mineure  ;  autrement  les  deux  ter- 
mes extrêmes  ne  seraient  pas  comparés  à  la  même  idée 
dans  les  prémisses,  et  toute  conclusion  serait  impos- 
sible. Or,  ici,  le  moyen  terme  est,  dans  la  majeure  ;  ce 
qui  est  vrai  de  V espèce,  et,  dans  la  mineure  :  vrai  de 
V espèce  homme;  dans  la  majeure,  il  s'agit  de  l'espèce 
indéterminée,  et,  dans  la  mineure,  d'une  espèce  dé- 
terminée :  la  conclusion  est  donc  illégitime. 

Revenons  à  notre  exemple  géométrique,  et  construi- 
sons le  syllogisme  suivant  :  Deux  quantités  égales  à 
une  troisième  sont  égales  entre  elles  ; 

or    ACB  +  ACE  =  2  droits,  ECD  +  ACE  =  2  droits  ; 
doncj^ÂCB  +ACE  =  ECD -{-AGE . 

La  conclusion  n'est  pas  légitime^  parce  qu'ici  en- 
core je  suis  passé  de  l'idée .4'Une  quantité  indéter-' 
minée   à  celle  d'une  quantité  déterminée;  le  moyen 


110  DES  DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

terme:  «  égales  à  une  troisième  quantité,  »  dans  la  ma- 
jeure, n'est  pas  le  moyen  terme  de  la  mineure  :  «  égal  à 
deux  angles  droits.  »  L'axiome  :  «  deux  quantités  égales 
à  une  troisième  sont  égales  entre  elles,  »  ne  peut  donc 
figurer  dans  ce  syllogisme  ;  il  n'en  est  donc  pas  le  prin- 
cipe (1). 

Il  semble  qu'après  avoir  prouvé  la  stérilité  des 
axiomes,  on  puisse  attribuer  sans  conteste  aux  défi- 
nitions le  rôle  de  prémisses  originelles  du  raisonne- 
ment géométrique.  Pourtant  une  école  aujourd'hui 
célèbre  prétend,  à  l'aide  d'une  subtile  analyse,  établir 
que  la  certitude  des  théorèmes  résulte  d'un  postulat 
impliqué  dans  la  définition,  et  non,  comme  les  mathé- 
maticiens et  les  philosophes  l'avaient  cru  depuis  Aris- 
tote,  de  la  définition  elle-même. 

«  Prenons,  par  exemple,  dit  M.  Stuart  Mill,  quel- 
»  qu'une  des  définitions  posées  comme  prémisses 
»  dans  les  Éléments  d'Euclide,  celle,  si  l'on  veut  du 
»  cercle.  Cette  définition,  analysée,  offre  deux  proposi- 
»  tiens  dont  l'une  est  relative,  par  hypothèse,  à  un 
»  point  de  fait,  et  l'autre  une  définition  légitime.  Il 
»  peut  exister  une  figure  dont  tous  les  points  de  la 
»  ligne  qui  la  termine  sont  à  une  égale  distance  d'un 
»  point  intérieur.  »  —  «  Toute  figure  ayant  cette 
»  propriété  est  appelée  un  cercle.  »  Examinons  main- 
»  tenant  une  des  démonstrations  qu'on  dit  dépendre 
»  de  cette  définition,  et  voyons  à  laquelle  des  deux 
»  propositions  qu'elle  renferme  la  démonstration  fait 

(1)  J.  Lachelier,  RédacLiçns  inédites  du  cours  de  1866-67. 


LEUU  RÔLE  DANS  LA  DÉMONSTRATION.     111 

»  en  réalité  appel.  «  Du  centre  A  décrivez  le  cercle 
»  BCD.  »  Il  est  supposé  ici  qu'une  figure  comme 
»  celle  indiquée  par  la  définition  peut  être  tracée,  et 
»  cette  définition  n'est  que  le  postulat  caché  dans  la 
»  définition.  Mais  que  cette  figure  soit  ou  ne  soit  pas 
»  appelée  cercle,  c'est  tout  à  fait  indifférent.  On  aurait 
»  obtenu  absolument  le  même  résultat,  sauf  la  briè- 
»  veté,  en  disant:  «  du  point  B  tirez  une  figne  reve- 
»  nant  sur  elle-même  dont  chaque  point  sera  à  une 
»  égale  distance  du  point  A.  »  De  cette  manière,  la 
))  définition  du  cercle  disparaîtrait  et  serait  rendue 
»  inutile,  mais  non  le  postulat  y  impliqué,  sans  lequel 
»  il  n'y  aurait  pas  de  démonstration.  Le  cercle  étant 
»  décrit,  suivons  la  conséquence.  «  Puisque  BCD  est 
»  un  cercle,  le  rayon  BA  est  égal  au  rayon  CA.  »  BA 
»  est  égal  à  CA,  non  pas  parce  que  BCD  est  un  cercle, 
»  mais  parce  que  BCD  est  une  figure  à  rayons  égaux. 
»  Notre  garantie ,  pour  admettre  qu'une  telle  figure 
»  autour  du  centre  A  ,  avec  le  rayon  B  A ,  peut  être 
»  réalisée,  est  dans  le  postulat  (1).  » 

Ce  passage ,  si  précis  en  apparence,  renferme  plu- 
sieurs confusions  d'idées  qu'il  importe  de  démêler.  Sui- 
vant l'auteur  et  ses  disciples,  la  science  géométrique  ré- 
sulterait, comme  la  chimie  et  la  physique,  d'une  longue 
série  d'expériences ,  qui ,  par  la  constance  de  résul- 
tats identiques,  justifieraient  notre  croyance  invincible 
à  la  vvêrité  des  théorèmes  ;  la' certitude  des  propo- 
sitions mathématiques  serait  alors  de  même  ordre  que 

(l)  Sluarl  Kû\,  Système  de  logique,  liv.  I,  ch.  vui. 


112  DES   DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

celle  des  vérités  physiques  et  physiologiques.  C'est 
oubher  cette  distinction  fondamentale,  que  les  sciences 
iiiductives  ont  pour  objet  la  nature  concrète,  qui  se 
manifeste  à  nous  par  des  phénomènes  dont  les  agents 
demeurent  inconnus,  tandis  que  la  géométrie  porte  sur 
des  notions  dont  l'esprit  lui-même  est  l'auteur,  et  que, 
par  suite,  dans  les  sciences  de  la  nature  nous  sommes 
réduits  à  la  recherche  de  rapports  de  succession  entre 
des  faits,  tandis  qu'en  géométrie  nous  saisissons  immé- 
diatement la  génération  des  propriétés  essentielles  des 
figures  qui  dérivent  de  la  loi  de  construction  posée  par 
l'esprit.  Cette  première  confusion  en  amène  une  autre: 
on  confond  la  notion  d'une  figure  déterminée  par  nous 
dans  l'espace  et  la  possibilité  de  l'appliquer  à  la  réalité 
phénoménale.  Nous  avons  essayé  de  montrer  que  la 
géométrie  ne  saurait  être  l'œuvre  d'un  esprit  pur,  et 
que  l'intuition  de  l'espace  était  indispensable  à  la  géné- 
ration des  figures  ;  mais  nous  opérons  sur  cette  matière 
indéfinie  et  partout  homogène  ,  sans  aucun  souci  des 
corps  aux  contours  irréguliers  qu'elle  contient.  Que, 
dans  ceux-ci,  les  formes  géométriques  les  plus  simples 
aient  été  à  peu  près  réalisées  jusqu'à  ce  jour,  c'est  un 
fait  dont  la  connaissance  suit  la  démonstration  et  ne 
la  précède  pas,  et  dont  la  raison  doit  être  cherchée  dans 
cet  autre  fait  que  tous  les  corps  sans  exception  sont 
perçus  dans  l'espace  ;  mais  confondre  la  notion  a  priori 
et  sa  réalisation  empirique,  c'est  confondre  le  modèle 
et  la  copie.  La  chose  est  si  vraie,  que  le  nombre  des 
formes  réalisées  par  les  corps  naturels  n'est  rien  au 
prix  du  nombre  incommensurable  des  formes  pos- 


LEUR  RÔLE  DANS  LA  DÉMONSTRATION.     11.'} 

sibles.  Si  l'on  objecte  que  toujours  nous  construisons 
sur  des  objets  matériels  les  figures  géométriques,  nous 
ferons  observer  que  cette  construction  est  postérieure 
à  l'intuition  de  la  figure,  et  que,  d'ailleurs,  nous  la 
supposons  toujours  puiifiéc  des  imperfections  de  l'ex- 
périence sensible ,  et  la  rapportons  par  conséquent  à 
un  modèle  idéal.  On  confond  enfin  la  définition  même 
de  la  figure  avec  l'imposition  d'un  nom  à  la  figure  dé- 
finie. Nous  accordons  que  l'analyse  découvre  en  toute 
définition  deux  propositions  :  la  première  qui  énonce 
la  possibilité  d'engendrer  une  figure  déterminée ,  et  la 
seconde  qui  fait  connaître  le  nom  donné  à  cette 
figure.  La  première,  qui,  pour  M.  Stuart  Mill,  est  pure- 
ment relative  à  «  un  point  de  fait,  »  est  à  nos  yeux  la 
définition  véritable  ;  la  seconde,  qui,  pour  le  logicien 
anglais,  est  la  vraie  définition  ,  nous  apprend  simple- 
ment que,  dans  le  langage,  tel  nom  est  le  signe  de  telle 
idée.  —  «  Il  peut  exister  une  figure  dont  tous  les  points 
de  la  ligne  qui  la  termine  sont  à  égale  distance  d'un 
point  intérieur.  »  —  «  Toute  figure  ayant  cette  pro- 
priété est  appelée  un  cercle.  »  —  On  pourrait  retourner 
ces  propositions  et  dire  :  un  cercle  est  une  portion  de 
plan  terminée  par  une  ligne  dont  tous  les  points  sont 
également  distants  d'un  point  intérieur;  et  :  il  peut 
exister  une  figure  ayant  cette  propriété,  et  montrer  que 
la  première  seule  est  féconde  en  vérités  nouvelles  ; 
mais,  sans  faire  assaut  de  subtilité  avec  le  plus  subtil 
des.  logiciens  contemporains,  il  suffit  d'accepter  la 
question  telle  que  la  pose  M.  Stuart  Mill ,  pour  en 
tirer  des  conclusions  opposées  aiïx  siennes.  Il  est  in- 


114  DES  DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

différent ,  nous  le  reconnaissons,  que  telle  figure  soit 
ou  non  appelée  de  tel  nom  ;  aussi  l'imposition  des 
termes  techniques  aux  choses  suit-elle  la  découverte 
des  choses  et  n'a-t-elle  pour  but  que  la  brièveté  du 
langage.  Par  conséquent,  toute  proposition  de  ce 
genre  :  j'appelle  cercle  ou  triangle  une  figure  possé- 
dant telle  propriété ,  est  postérieure  à  la  proposition 
qui  énonce  la  génération  de  cette  figure  ;  on  peut,  par 
suite,  refuser  toute  fécondité  à  la  première,  et  voir  dans 
la  seconde  seule  l'origine  des  vérités  ultérieurement 
démontrées.  Mais ,  nous  le  demandons,  n'est-ce  pas 
abuser  d'une  confusion  de  mots  créée  à  plaisir  que 
d'appeler  définition  l'imposition  d'un  terme  technique  à 
une  idée  ;  fait  ou  postulat,  la  possibilité  de  la  conception 
désignée  par  ce  terme,  et  de  soutenir,  après  cela,  que 
ces  postulats,  et  non  pas  les  définitions,  sont  les  pré- 
misses des  vérités  géométriques?  Si  donc  nous  rendons 
aux  mots  leur  sens  véritable  et  appelons  définition  géo- 
métrique toute  proposition  énonçant  que  telle  forme 
peut  être  construite  dans  l'espace,  sans  rechercher  ici  si 
une  telle  possibilité  est  admise  en  vertu  d'une  intuition 
a  priori  ou  d'une  preuve  expérimentale ,  nous  dirons 
avec  M.  Stuart  Mill  que  «  les  termes  techniques  qui 
correspondent  aux  définitions  d'Euclide  pourraient  être 
mis  de  côté  sans  que  la  certitude  des  vérités  géomé- 
triques fût  en  rien  altérée  ;  »  mais  nous  serons  auto- 
risés à  conclure  contre  lui  que  les  définitions  ont  un 
rôle  efficace  dans  la  démonstration  des  théorèmes. 

Quel  est  ce  rôle  ?  Dugald-Stewart  l'a  comparé  à 
celui  des  faits  généraux  desquels  on  déduit  dans  les 


LEUR  RÔLE  DANS  LA  DÉMONSTRATION.     11.") 

sciences  naturelles  des  phénomènes  particuliers.  C'est 
se  contenter  d'une  analogie  lointaine  qui  deviendrait 
dangereuse  si  on  l'exagérait.  A  proprement  parler,  il 
n'y  a  pas  de  faits  généraux  dans  la  nature.  Avant  la 
science ,  l'univers  est  pour  nous  un  chaos  de  piiéno- 
mènes  s'accomplissant  chacun  dans  un  point  déter- 
miné de  l'espace  et  à  un  instant  particulier  du  temps. 
La  science,  découvrant  une  succession  constante  entre 
ces  faits,  trouve  l'ordre  là  où  semblait  exister  l'anar- 
chie ;  elle  assigne  à  chaque  phénomène  une  place  fixe 
dans  des  séries  indéfinies,  où  chaque  terme  est  effet  de 
celui  qui  le  précède  et  cause  de  celui  qui  le  suit.  On 
appelle  loi  l'expression  de  ce  rapport  invariable  de 
succession  qui  unit  ainsi  deux  phénomènes.  Mais ,  si 
la  loi  peut  être  dite  un  fait  généralisé ,  si  elle  peut  de- 
venir le  principe  de  déductions  ultérieures,  n'oublions 
pas  qu'elle  est  un  fruit  de  l'expérience,  et  que  les  con- 
séquences qui  en  découlent  sont  des  faits  de  même 
nature  que  les  faits  qui  en  ont  été  l'origine.  La  défi- 
nition géométrique  est ,  au  contraire ,  antérieure  à 
l'expérience  phénoménale ,  et  les  conséquences  qu'en 
peut  tirer  le  raisonnement  ne  sont  pas  des  cas  par- 
ticuliers dans  lesquels  on  décomposerait  une  formule 
générale. 

Considérons  de  plus  près  la  démonstration  géo- 
métrique ,  si  nous  voulons  y  découvrir  la  vraie  fonc- 
tion des  définitions. 

La  démonstration  géométrique  ne  doit  pas  être 
confondue  avec  le  raisonnement  déductif  ordinaire. 
On  fait  un  syllogisme  pour  répondre  à  une  question 


116  DES   DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

de  ce  genre  :  mortel  est-il  vrai  de  Socrate  ?  Comme 
l'inclusion  de  l'attribut  dans  le  sujet  n'est  pas  immé- 
diatement aperçue  ,  pour  résoudre  la  question  on 
place  entre  les  deux  termes ,  mortel  et  Socrate ,  un 
terme  d'extension  et  de  compréhension  moyennes , 
homme  par  exemple ,  et  l'on  raisonne  ainsi  :  mortel 
est  un  des  attributs  du  sujet  homme;  homme  est  un 
(les  attributs  du  sujet  Socrate;  donc,  comme  l'attribut 
est  toujours  affirmé  du  sujet  avec  toute  sa  compréhen- 
sion, mortel  est  un  des  attributs  du  sujet  Socrate.  Tout 
syllogisme  revient  à  la  formule  suivante  :  A  est  en  B  , 
B  est  en  C ,  donc  A  est  en  C;  A  ,  B,  C,  étant  les  sym- 
boles d'idées  de  qualité ,  d'extension  et  de  compré- 
hension différentes.  L'analyse  découvre  ,  à  la  rigueur, 
dans  la  démonstration  géométrique  trois  termes  et 
trois  propositions,  mais  qui  sont  loin  de  ressembler 
aux  termes  et  aux  propositions  du  syllogisme  ordi-r 
naire.  Dans  le  syllogisme  ordinaire ,  les  prémisses  sont 
tantôt  universelles,  tantôt  particulières;  dans  la  dé- 
monstration géométrique,  elles  sont  toutes  singu- 
lières et  universelles.  Bien  qu'elles  portent  en  particu- 
lier sur  la  figure  individuelle  prise  comme  échantillon, 
elles  sont  vraies  cependant  de  toutes  les  figures  sem- 
blables que  l'on  peut  construire  en  chaque  lieu  de  l'es- 
pace indéfini.  Dans  le  syllogisme  ordinaire  ,  les  termes 
sont  des  idées  de  qualité,  douées  chacune  d'une  com- 
préhension et  d'une  extension  propres,  et  qui,  par 
suite,  s'incluent  ou  s'excluent  l'une  l'autre.  Dans  la 
démonstration  géométrique,  les  termes  sont  des  idées 
de   quantité,  c'est-à-dire  des  grandeurs  qui,  bien 


LEUR   UÔr.E   DANS    LA  DÉ^LONSTRATION.  117 

qu'elles  aient  chacune  une  forme  puiliculière ,  n'ont 
pas  de  compréhension;  si  l'on  dit,  en  effet,  qu'un 
triangle  est  compris  dans  un  hexagone  comme  l'attri- 
but mortel  est  compris  dans  le  sujet  Socrate  ,  c'est 
jouer  sur  les  mots.  Or  tout  raisonnement  a  pour  but 
de  découvrir  des  rapports  entre  des  idées  données,  et 
la  nature  de  ces  rapports  dépend  de  la  nature  même 
des  notions  considérées  ;  si  donc  entre  les  notions  de 
quaUté  il  n'existe  que  des  rappoi'ts  d'inclusion  et  d'ex- 
clusion ,  on  cherchera  ,  par  le  syllogisme  ordinaire , 
si  deux  notions  de  qualité  données  s'incluent  ou  s'ex- 
cluent Tune  l'autre;  mais  comme  entre  des  notions 
de  quantité  il  n'existe  que  des  rapports  d'égalité  et 
d'inégalité,  d'équivalence  et  de  non-équivalence^  on 
cherchera,  par  la  démonstraUon  géométrique  ,  si  deux 
gi'andeurs  données,  de  forme  semblable  ou  différente, 
sont  égales  ou  inégales  ,  équivalentes  ou  non  équiva- 
lentes (1). 

La  nature  des  termes  de  la  proposition  géométrique 
une  fois  déterminée ,  comment  procède  la  démons- 
tration? L'énoncé  de  la  question  nous  donne  les  deux 
grandeurs  entre  lesquelles  on  cherche  des  rapports 
géométriques.  Ainsi  je  dis  :  la  somme  des  trois  angles 
d'un  triangle  rectiligne  est-elle  égale  à  deux  droits? 
Un  premier  office  de  la  définition  consiste  à  poser 
en  quelque  sorte  la  question  dans  l'espace ,  devant 
l'imaginaltion.  Je  ne  puis  entendre  ces  deux  termes , 
triangle  rectiligne  et  deux  angles  droits,  sans    me 


(1)  Cf.  J.  Latbelievj  Z^t' ;V(/ /»/•((  si/lli>f/is,)ti. 


118  DES   DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

représenter  aussitôt ,  d'un  côté ,  une  portion  du  plan 
terminée  par  trois  droites ,  et ,  de  l'autre,  deux  droites 
qui  se  coupent  en  formant  deux  angles  adjacents 
égaux ,  c'est-à-dire  sans  définir  les  deux  notions  expri- 
mées par  les  termes,  car,  nous  le  savons,  définir  c'est 
engendrer  dans  l'espace  des  formes  déterminées. 

La  question  ainsi  posée ,  il  faut  la  résoudre  ;  les 
deux  grandeurs  ainsi  représentées ,  il  faut  voir  si  elles 
sont  égales  ou  inégales  ,  équivalentes  ou  non. 

Dans  certains  cas  le  rapport  cherché  apparaît  immé- 
diatement, et,  pour  le  saisir,  il  suffit  de  voir  distincte- 
ment les  deux  termes  de  la  question.  Ainsi,  quand  je  dis  : 
la  ligne  droite  est  le  plus  court  chemin  d'un  point  à  un 
autre,  je  ne  puis  me  représenter  une  ligne  droite  sans 
voir  aussitôt  qu'elle  est  le  chemin  le  plus  bref  entre  les 
deux  points  qui  en  sont  les  limites ,  et  je  ne  puis  me 
représenter  le  plus  court  chemin  d'un  point  à  un 
autre  sans  voir  qu'il  est  la  ligne  droite  tracée  entre 
ces  deux  points  ;  les  deux  représentations  se  confon- 
dent ;  la  synthèse  du  sujet  et  de  l'attribut  est  immédiate. 
Ici ,  la  vérité  du  théorème  résulte  directement  de  la 
définition. 

D'autres  fois ,  sans  que  le  rapport  apparaisse  aussi- 
tôt que  la  question  est  posée ,  l'esprit  le  découvre  sans 
avoir  encore  besoin  d'intermédiaire.  Pour  cela,  dé- 
plaçant, une  des  grandeurs  données ,  il  les  fait  coïn- 
cider: toutes  les  deux,  et  en  constate  ainsi  l'égalité 
ou  l'inégalité  :  c'est  ainsi  qu'on  prouve  l'égalité  de 
deux  triangles ,  de  deux  polygones ,  de  deux  moitiés 
de  cercle,  et  de  toutes  les  figures  égales.  Là  encore, 


LEUR  RÔLE  DANS  LA  DÉMONSTRATION.     11*.) 

la  vérité  du  théorème  résulte  immécliatcmcnt  de  la 
définition. 

Le  plus  souvent,  le  rapport  des  grandeurs  données 
n'apparaît  pas  directement,  et  la  superposition  des 
figures  est  impossible.  Alors,  entre  l'attribut  et  le  sujet 
de  la  question,  il  faut  placer  un  intermédiaire.  Par 
exemple,  soit  à  démontrer  cette  proposition  si  simple 
déjà  citée  dans  ce  chapitre  :  les  angles  opposés  par  le 
sommet  sont  égaux. 

La  question  posée,  je  vois 
les  angles  ACB  et  ECB,  mais 
je  ne  puis  dire  encore  si  ces 
deux  quantités  sont  égales.  ]\Lais  je  vois  que  BCA-f- 
ACE  est  égal  à  deux  angles  droits,  que  ECD-f-ACE 
est  aussi  égal  à  deux  angles  droits;  le  rapport  de- 
mandé est  découvert,  et  je  puis  mettre  la  démonstra- 
tion sous  la  forme  suivante  : 

ACB  +  ACE  =  2  droits; 
ECD  +  ACE  =  2    droits  ; 
donc  ACB  +  ACE  =  ECD  +  ACE, 
ACB  =  ECD. 

Entre"  les  deux  quantités  données  par  la  question  , 
et  que  je  ne  puis  appeler  grand  terme  et  petit  terme , 
car  ces  expressions  éveillent  l'idée  d'une  compréhen- 
sion et  d'une  extension  variables,  mais  qu'il  m'est  per- 
mis dénommer  sujet  etattribut  delà  question,  j'ai  placé 
une  représentation  interràéciiaire,  grâce  à  laquelle  j'ai 
découvert  le  rapport  cherché.  Cette  fois,  les  définitions 
m'ont  rendu  un  double  office  :  elles  m'ont  fourni 


'120  DES    DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

d'abord  les  données  de  la  question ,  puis  l'intermé- 
diaii-e  qui  les  unit  ;  en  effet  cet  intermédiaire  est  une 
figure ,  et  nous  ne  pouvons  nous  représenter  une  fi- 
gure sans  l'avoir  définie. 

Toutes  les  démonstrations  ne  sont  pas  aussi  sim- 
ples que  celle-ci,  et  souvent,  entre  la  quantité  sujet 
et  la  quantité  attribut,  il  nous  faut  intercaler  plusieurs 
intermédiaires  ;  mais  toujours  ces  intermédiaires  sont 
des  représentations  géométriques,  c'est-à-dire  des 
définitions.  On  nous  fera  remarquer  sans  doute  que, 
dans  de  nombreux  cas ,  au  lieu  de  fatiguer  l'imagina- 
tion en  la  promenant  ainsi  de  figure  en  figure,  nous 
nous  contentons  d'invoquer  une  proposition  précé- 
demment démontrée ,  sans  évoquer  aucune  représen- 
tation. Mais  n'oublions  pas  qu'en  géométrie,  comme 
ailleurs ,  l'esprit ,  pour  plus  de  rapidité ,  s'habitue  à 
opérer  sur  les  mots  en  négligeant  les  idées.  Les  no- 
tions géométriques  sont  des  intuitions  ;  les  proposi- 
tions géométriques  sont  des  séries  d'intuitions  ;  mais, 
la  vérité  d'un  théorème  une  fois  trouvée,  nous  nous 
débarrassons  au  plus  vite  de  l'appareil  gênant  des 
figures,  et,  fixant  par  des  mots  les  rapports  découverts, 
nous  introduisons  entre  les  deux  quantités  d'une  ques- 
tion nouvelle  non  plus  une  série  d'images ,  mais  une 
série  de  mots  exprimant  une  relation  découverte  pré- 
cédemment entre  des  quantités  primitivement  repré- 
sentées. Mais  n'oublions  pas  que,  sous  chacune  de  ces 
propositions,  se  cache  une  série  plus  ou  moins  longue 
d'images  dont  l'égalité  ou  l'équivalence  ont  été  saisies 
antérieurement  par  intuition.  Aussi,  qu'un  obstacle 


LEUR  ROLE  DANS  L\   DÉMONSTRATION.     J^il 

nous  arrête  au  milieu  de  ces  déductions  logiques  d'où 
semblent  bannies  les  représentations  dans  l'espace , 
si ,  fidèles  au  précepte  de  Pascal ,  nous  substituons 
mentalement  la  définition  au  défini,  les  formes  un 
instant  effacées  reparaissent  tout  à  coup,  et  l'intuition 
redresse  la  logique  abstraite. 

Par  conséquent  toute  démonstration  géométrique 
[leut  être  mise  sous  l'une  des  deux  formes  suivantes  : 
1"  A  est  égal  à  A',  quand  A  et  A'  sont  des  grandeurs  de 
même  forme;  2°  A  est  équivalent  à  B,  B  à  G,  C  à  D,  etc. , 
quand  A,  B ,  C,  D ,  etc.,  sont  des  grandeurs  de  formes 
différentes.  Mais  A  ,  A',  B ,  C,  D ,  etc.,  sont  des  repré- 
sentations de  portions  déterminées  de  l'espace,  lignes, 
surfaces ,  solides.  Or  la  représentation  d'une  figure 
est  le  résultat  de  sa  loi  propre  de  construction  ,  c'est- 
à-dire  de  sa  définition.  Nous  sommes  donc  autoi'isés 
à  conclure  que  les  définitions  fournissent  les  données 
des  questions  à  résoudre  et  les  intermédiaires  qui  les 
unissent  dans  la  démonstration. 

En  résumé  ,  les  théorèmes  de  géométrie  ne  sont 
pas  des  propositions  identiques ,  comme  l'a  voulu 
Condillac;  autrement  la  géométrie  tout  entière  ne 
serait  qu'une  immense  tautologie  ;  ils  ne  sont  pas  da- 
vantage des  propositions  analytiques,  comme  on  le 
croit  parfois  ;  autrement  un  esprit  doué  d'une  péné- 
tration exceptionnelle  verrait  toutes  les  propositions 
d'Euclide  dans  les  trente  définitions  placées  en  tête  de 
ses  Éléments.  L'attribut  de  ces  jugements  n'est  pas 
une  répétition  du  sujet;  il  n'en  est  pas  non  plus  un 
élément;  mais  l'attribut  elle  sujet  sont  les  notions  de 


122  DES  DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

quantités  égales  ou  équivalentes,  distinctes  de  forme, 
ou  tout  au  moins  distinctes  de  position ,  que  Ton  peut 
substituer  l'une  à  l'autre.  C'est  toujours  par  une  syn- 
thèse que  la  substitution  est  opérée  ;  tantôt  il  suffit 
de  définir  les  termes  de  la  question  pour  en  faire  la 
synthèse  ;  tantôt  au  contraire ,  bien  que  nettement 
définies,  ces  deux  quantités  restent  isolées  ;  alors  une 
ou  plusieurs  définitions  évoquent  à  nos  yeux  une  ou 
plusieurs  quantités  intermédiaires  grâce  auxquelles 
nous  opérons  la  synthèse  demandée. 

Nous  pouvons  maintenant  nous  rendre  compte  de  la 
nécessité  des  propositions  géométriques.  D'une  façon 
générale ,  une  proposition  nécessaire  est  celle  dont  il 
nous  est  impossible  de  concevoir  le  contraire.  Ceux 
d'entre  les  philosophes  et  les  géomètres  qui  voient 
dans  la  seule  expérience  sensible  l'origine  des  notions 
et  des  vérités  géométriques  ont  prétendu  que  la  né- 
cessité des  théorèmes  dérivait  de  la  constance  des 
mesures  empiriques.  Depuis  le  jour  où  l'homme,  me- 
surant pour  la  première  fois  les  trois  angles  d'un 
triangle ,  les  a  trouvés  égaux  à  deux  angles  droits  , 
aucun  fait  n'est  venu  démentir  ce  premier  résultat  de 
l'expérience.  Aussi  l'habitude  de  les  rencontrer  tou- 
jours associées  nous  a-t-elle  fait  river  l'une  à  l'autre 
ces  deux  notions ,  de  telle  sorte  que  nous  les  considé- 
rons aujourd'hui  comme  inséparables.  Mais  ce  que 
nous  appelons  liaison  nécessaire  n'est  qu'une  liaison 
famihère  dont  nous  affirmons  la  permanence  future 
en  vertu  d'une  induction  semblable  à  celle  qui  nous 
fait  attendre  avec  confiance  le  retour  des'phénomènes 


LEUR  RÔLE  DANS  LA  DÉMONSTRATION.     123 

naturels  dont  les  antécédents  seront  donnés.  Sans  ren- 
trer ici  dans  une  discussion  épuisée ,  il  nous  suffira  de 
dire  qu'une  telle  façon  de  concevoir  la  nécessité  des 
propositions  de  la  géométrie  enlève  à  ces  dernières 
toute  certitude  apodictique ,  et  les  réduit  à  n'être  que 
des  résumés  du  passé,  sans  valeur  pour  l'avenir.  Que 
vaut,  en  effet,  cette  induction,  dont  le  seul  fondement 
est  l'expérience  des  âges  antérieurs?  pourquoi  ces  liai- 
sons ne  seraient -elles  pas  changées  d'un  instant  à 
l'autre  ? 

D'autres  philosophes ,  et  Dugald-Stewart  est  de  ce 
nombre ,  pour  sauver  la  certitude  scientifique  de  la 
géométrie,  ont  fait  des  théorèmes  les  conséquences 
logiques  des  hypothèses,  c'est-à-dire  des  définitions 
placées  au  début  de  la  science.  Il  est  vrai  que  les  dé- 
finitions géométriques  ne  s'imposent  pas  à  l'esprit, 
qu'on  peut  les  poser  ou  ne  les  pas  poser  ;  il  est  vrai, 
d'autre  part,  qu'une  majeure  une  fois  posée,  la  con- 
clusion en  sort  nécessairement.  Mais  nous  avons  vu 
que  les  définitions  ne  remplissent  pas  dans  la  démons- 
tration géométrique  le  même  office  que  les  majeures 
dans  les  raisonnements  syllogistiques  ;  et ,  d'ailleurs , 
est-il  légitime  de  les  considérer  comme  des  hypo- 
thèses ?  Dans  les  sciences  de  la  nature,  faire  une  hypo- 
thèse, c'est  imaginer  un  antécédent  à  un  phénomène 
dont  l'observation  ne  découvre  pas  l'antécédent  réel. 
Telles  ne  sauraient  être  les  prétendues  hypothèses 
géométriques.  Dans  les  raisonnements  déductifs,  une 
hypothèse  est  un  rapport  supposé  entre  deux  idées , 
dont  nous  p'ourrions  nous  abstenir,  et  qu'il  serait  pos- 


124  DES   DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

sible  de  remplacer  par  une  supposition  contraire.  Or, 
si  nous  pouvons  nous  abstenir  de  poser  les  définitions 
géométriques  ,  une  fois  posées,  il  nous  est  absolument 
impossible  d'y  substituer  des  notions  contraires  ;  dès 
l'instant  où  nous  avons  engendré  une  figure  ,  l'œuvre 
objective  de  l'esprit  s'impose  à  l'esprit,  et  demeure  à 
tout  jamais  ce  que  l'esprit  l'a  faite.  La  raison  de  la 
nécessité  géométrique  n'est  donc  pas  dans  le  prétendu 
caractère  hypothétique  des  définitions. 

La  nécessité,  en  général,  est  une  liaison  qui  ne  peut 
pas  ne  pas  être  ;  mais  il  faut  distinguer  l'une  de  l'autre 
la  nécessité  physique,  la  nécessité  logique  et  la  néces- 
sité géométrique.  L'univers  physique  est  un  réseau  im- 
mense de  phénomènes  unis  entre  eux  par  des  liens  in- 
vincibles ;  l'anarchie  n'est  pas  plus  dans  la  nature  que 
dans  la  pensée,  et  ce  qui  paraît  au  vulgaire  confusion  et 
désordre  se  résout  aux  yeux  du  savant  en  systèmes  har- 
monieux. Tout  fait  a  une  place  invariable  dans  ces  sé- 
ries régulières,  mais  si  intimement  entrelacées  et  en- 
chevêtrées, qu'il  a  fallu  des  siècles  pour  en  saisir  la 
trame.  Tant  que  cette  place  fixe  n'a  pas  été  découverte, 
rien  ne  semble  nécessaire  dans  la  production  des  phé- 
nomènes; mais  dès  que  l'esprit  a  trouvé  les  rapports  des 
faits ,  dès  qu'il  a  démêlé  sous  la  multiplicité  sensible 
l'unité  intelligible,  aussitôt  la  production  d'un  fait  quel- 
conque est  subordonnée  à  l'apparition  d'un  fait  anté- 
rieur; les  phénomènes,  désormais  rivés  ensemble,  for- 
ment des  couples  stables,  qui,  s'unissant  l'un  à  l'autre, 
constituent  ces  séries  indéfinies  où  chaque  terme  dé- 
pend de  celui  qui  le  précède,  et  c'ommando  celui  qui 


LEUR    ROLE   DANS   l.A   DÉMONSTRATION.  hJ.' 

le  suit.  Alors  nous  apparaît  distinctement  la  notion 
(le  la  nécessité  pliysique  :  nous  ne  pouvons  pas  con- 
cevoir que,  tel  phénomène  étant  donné,  tel  autre  phé- 
nomène ne  suive  pas.  On  voit  par  là  que  cette  néces- 
sité suppose  deux  choses  :  une  matière  sensible  et 
une  forme  intelligible  ;  des  phénomènes  s'accomplis- 
sant  objectivement  dans  l'espace,  et,  entre  eux,  des  rap- 
ports constants  et  invariables.  Si  l'on  peut  soutenir 
avec  quelque  apparence  de  raison  que  le  principe  d'une 
telle  nécessité  est  la  pensée  elle-même,  on  ne  saurait 
[)Ourtant  contester  que,  sans  les  phénomènes  particu- 
liers auxquels  s'applique  cette  pensée,  une  telle  né- 
cessité demeurerait  éternellement  subjective  et  for- 
melle. 

Toute  autre  est  la  nécessité  logique  Tandis  que  les 
recherches  du  physicien  portent  sur  des  objets  réels 
qui  occupent  une  place  déterminée  dans  l'espace  et 
le  temps  ,  le  logicien  considère  des  notions  générales , 
abstraction  faite  de  l'espace  et  du  temps.  On  peut  dire 
avec  raison  que  la  logique  formelle  est  une  sorte  de 
chimie  intellectuelle ,  régie  par  ce  principe  :  Quelles 
que  soient  les  décompositions  et  les  combinaisons  des 
idées,  toujours  à  la  fin  de  l'opération  on  doit  retrou- 
ver la  même  quantité  de  matière.  Le  logicien  a  pour 
instrument  l'analyse;  il  prend  des  idées  complexes, 
d'une  compréhension  plus  ou  moins  riche,  et,  sans  se 
préoccuper  de  |a,  façon  dont  ces  composés  ont  été  for- 
més ,  il  dégage  les  éléments  qui  y  étaient  enveloppés. 
De  là  le  caractère  propre  des  propositions  logiques. 
Les  jugements  empiriques  sont  synthétiques  ;  les  juge- 


126  DES  DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES 

ments  logiques  sont  analytiques  ;  l'attribut ,  quel  qu'il 
soit,  était  contenu  dans  le  sujet,  et  l'œuvre  de  la 
pensée  a  été  de  l'en  dégager.  Aussi ,  dans  ces  juge- 
ments, le  verbe  exprime-t-il  toujours  une  identité 
totale  ou  partielle  entre  l'attribut  et  le  sujet.  Il  suit  de 
là  que  la  nécessité  de  ces  propositions  est  tout  idéale  : 
je  pose  dans  mon  esprit  une  certaine  somme  d'attri- 
buts appelée  sujet;  j'affirme  de  cette  somme  un  des 
attributs  qui  en  font  partie  ;  il  ne  peut  pas  se  faire 
que  le  rapport  énoncé  ne  soit  pas ,  ou  qu'il  soit  autre 
qu'il  est.  Il  y  a  encore  là  ,  si  on  veut,  une  matière  et 
une  forme  ;  mais  la  matière  n'est  plus  un  fait  hors  de 
l'esprit  ;  c'est  une  idée  dans  l'esprit. 

Dans  la  proposition  géométrique,  au  contraire,  nous 
trouvons  une  forme  intelligible  et  une  matière  qui , 
sans  être  phénoménale,  est  cependant  extérieure  à 
l'esprit,  et  qui ,  sans  être  idéale,  est  cependant  intel- 
ligible. Nous  avons  vu  que  ,  pour  créer  la  géométrie , 
l'esprit  découpait  en  quelque  sorte  dans  l'espace  des 
portions  déterminées.  La  matière  de  la  proposition 
géométrique  n'est  donc  pas  un  phénomène  particu- 
lier, corps  ou  fait,  mais  la  forme  vide,  dont  tous  les 
corps  sont  revêtus,  et  c'est  entre  les  portions  de  l'espace 
déterminées  par  l'esprit  lui-même  qu'il  s'agit  de  trou- 
ver des  rapports.  On  conç'oit,  dès  lors,  que  la  nécessité 
géométrique  rie  ressemble  ni  à  la  nécessité  physique, 
ni  à  la  nécessité  logique.  En  physique ,  la  nécessité  est 
une  liaison  de  phéiiomënes  dans  le  temps,  abstraction 
faite  de  l'espace;  en  logique ,  elle  est  une  liaison 
d'idées ,  abstraction  faite  de  l'espace  et  du  temps  ;  en 


LEUR  RÔLE  DANS  LA  DÉMONSTRATION.     127 

géométrie  ,  elle  est  une  liaison  de  formes ,  abstraction 
faite  du  temps.  Dans  la  nature  extérieure,  les  phéno- 
mènes apparaissent  à  un  endroit  particulier  de  l'i'S- 
pace  ;  mais,  la  loi  trouvée,  l'espace  disparaît  en  quelque 
sorte ,  et  il  ne  reste  qu'un  ordre  invariable  de  succes- 
sion. Dans  le  monde  des  idées,  les  notions  que  la 
logique  analyse  n'ont  aucun  rapport  ù  l'espace  et  au 
temps  ;  si  le  passage  du  sujet  à  l'attribut  se  fait  dans  le 
temps ,  car  les  actes  de  l'esprit  sont  successifs ,  il  n'en 
est  tenu  aucun  compte  dans  le  résultat  de  l'opération. 
Dans  la  géométrie  ,  le  sujet  et  l'attribut  sont  des  dé- 
terminations de  l'espace  homogène ,  passif  et  indéfini. 
La  nécessité  de  l'attribution  ne  dérive  pas  d'une  iden- 
tité entre  les  deux  termes  de  la  proposition  ;  même 
quand  ces  termes  sont  des  notions  de  grandeurs  égales 
et  de  même  forme ,  ils  ne  sont  pas  identiques ,  car 
chacun  d'eux  occupe  un  lieu  distinct  dans  l'espace  : 
autre  chose  est  se  représenter  le  triangle  ABC  ;  autre 
chose,  imaginer  le  triangle  A'B'C  ;  à  plus  forte  raison 
une  telle  identité  n'existe-t-elle  pas  quand  les  gran- 
deui's  mises  en  présence  sont  de  forme  différente; 
si ,  numériquement , ,  les  trois  angles  d'un  triangle 
sont  égaux  à  deux -angles  droits;  autre  chose  est 
se  représenter  une  portion  de  l'espace  terminée  par 
trois  droites  ,  et  autre  chose,  imaginer  deux  portions 
de  l'espace  adjacentes  et  égales,  comprises  entre 
deux  droites  qui  se  coupent.  La  synthèse  du  sujet  et 
de  l'attribut  se  fait  en  un  ,  deux  ou  plusieurs  temps  : 
tantôt  par  la  superposition  des  figures  ,  tantôt  par  la 
'substitution  de  grandeurs  équivalentes  à  des  gran- 


128  DES  DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

deurs  équivalentes.  Toute  démonstration  est  un  dépla- 
cement de  figures  individuelles.  Il  semble,  dès  lors,  que 
le  résultat  de  l'opération  n'ait  qu'une  valeur  empi- 
rique ,  car  rien  ne  force  les  images  futures  à  entrer 
dans  le  même  moule.  La  chose  serait  vraie  si  nous 
opérions  sur  les  formes  des  corps  naturels  et  non  sur 
des  déterminations  de  l'espace  engendrées  par  nous- 
mêmes.  Mais  nous  avons  vu,  dans  un  précédent  cha- 
pitre ,  que ,  la  loi  de  construction  une  fois  posée  par 
l'esprit,  rien  dans  l'espace  ne  s'opposait  à  ce  qu'elle  fût 
réalisée.  Dès  lors ,  nous  sommes  assurés  que  partout 
et  toujours  nos  définitions  pourront  être  objectivées. 
Aussi ,  quand  nous  superposons  deux  figures  égales  , 
quand  nous  substituons  l'une  à  l'autre  deux  grandeurs 
équivalentes ,  ne  faisons-nous  pas  une  simple  consta- 
tation de  fait,  mais  une  démonstration  véritable.  Pour 
que  la  liaison  des  grandeurs  réunies  ne  fût  pas  néces- 
saire, il  faudrait  que  l'une  d'elles  pût  changer  de  formé. 
Mais  d'où  viendrait  la  cause  du  changement,  puisqu'elle 
ne  saurait  venir  ni  de  l'espace  absolument  passif  et  par- 
tout homogène ,  ni  de  l'esprit  qui  peut  varier  à  l'infini 
ses  créations,  mais  non  pas  les  altérer  une  fois  qu'elles 
sont  réalisées  ?  La  nécessité  géométrique  résulte  donc 
du  caractère  essentiel  et  de  la  fonction  des  défini- 
tions. 

Tout  ce  qui  précède  est  vrai  de  la  géométrie  eucli- 
dienne traitée  par  la  méthode  des  anciens  ;  mais  les 
choses  ne  se  passent-elles  pas  autrement  dans  cette 
même  géométrie  traitée  par  la  méthode  des  modernes 
et  dans  la  géométrie  non  euclidienne? 


LEUR   RÔLE   DANS    LA  DF.MONSTRATION.  hiU 

Pour  ce  qui  est  de  la  géométrie  analytique ,  la  lé- 
ponse  est  facile.  Nous  savons  comment  s'opère  le  pas- 
sage du  concret  à  l'abstrait  ;  la  formule  algébrique  une 
fois  substituée  à  la  définition  intuitive ,  l'esprit  opère 
avec  confiance  sur  les  signes  abstraits ,  convaincu  que 
leurs  rapports  correspondent  aux  rapports  des  choses 
signifiées  ;  les  représentations ,  absentes  du  calcul , 
ne  reparaissent  qu'à  la  fin  pour  interpréter  la  conclu- 
sion. Les  moyens  termes  ne  sont  donc  pas  ici  des 
images  correspondant  à  des  définitions,  mais  des  sym- 
boles conventionnels.  Pourtant,  les  opérations  effec- 
tuées sur  les  signes  algébriques,  qui  ont  conduit  les 
modernes  à  de  si  nombreuses  découvertes ,  n'auraient 
pu,  à  l'origine ,  être  comprises  sans  le  secours  des 
images.  «  On  ne  peut  aborder  l'étude  de  la  géomé- 
»  trie  analytique  en  partant  directement  de  simples 
»  axiomes  et  définitions.  Il  faut,  avant  de  commencer 
»  à  faire  usage  de  l'analyse,  apprendre,  par  une  géo- 
»  métrie  synthétique,  par  une  vue  immédiate,  quelles 
»  sont  les  propriétés  des  lignes  et  des  angles.  Toutes 
»  ces  propositions  synthétiques  une  fois  connues ,  on 
»  peut  en  déduire  d'autres  algébriquement;  mais 
»  c'est  seulement  grâce  a  un  double  acte  intuitif  im- 
))  médmt  :  premièrement  ^  lorsqu'on  traduit  l'énoncé 
»  géométrique  en  formules  algébriques  ;  secondement, 
»  lorsqu'on  substitue  au  résultat  algébrique ,  s'il  n'est 
»  pas  pureijicQt  quantitatif,  sa  signification  géomé- 
»  trique.  La  solution  de  toute  proposition,  en  géomé- 
»  trie  analytique  ,  n'est  pas  autre  chose  qu'une  règle 
»  destinée  à  nous  guider  lorsque ,  par    un  nouvel 


130  DES  DÉFINITIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

»  usage  de  nos  yeux  ou  de  notre  imagination ,  nous 
»  voulons  construire  les  nouvelles  lignes  que  doit 
»  nous  fournir  l'interprétation  du  résultat.  L'analyse 
»  ne  nous  permet  pas  de  nous  dispenser  des  construc- 
»  tiens  synthétiques  ;  elle  sert  simplement  à  nous 
»  guider  dans  ces  constructions,  et  elle  nous  dispense 
»  ainsi  plus  ou  moins  complètement  de  cette  sorte  de 
»  tact  qu'exige  la  découverte  des  solutions  géomé- 
»  triques  (l).  » 

Nous  ajouterons  que  les  quantités  négatives  et  les 
quantités  imaginaires,  qui  ont  fait  si  longtemps  le 
désespoir  des  logiciens ,  ont  reçu  une  interprétation 
géométrique  féconde  en  résultats  nouveaux  (2). 

Pour  ce  qui  est  de  la  géométrie  imaginaire  ,  il  nous 
semble  que  les  progrès  dont  elle  est  susceptible  pour- 
ront modifier  la  méthode  de  démonstration  suivie  jus- 
qu'à ce  jour.  Nous  avons  vu  que  cette  géométrie, 
convenablement  interprétée .  considérait  un  certain 
nombre  de  surfaces  analogues  ,  dont  elle  déterminait 
d'abord  les  propriétés  communes,  puis  les  caractères 
particuliers.  La  démonstration  géométrique  ordinaire 
va  de  l'égal  à  l'égal  ou  de  l'équivalent  à  l'équivalent  ; 
mais  n'est-il  pas  possible  de  prévoir  qu'un  jour  elle 
ira  du  genre  à  l'espèce?  En  s'en  tenant  aux  résultats 


(1)  W.  R.  Smith  ,  Le  Raisonnement  géomélrique.  —  Rev.  des  cours' 
scient.,  19  fév.  1870. 

(2)  Sur  l'interprétation  des  quantités  négatives,  F.  Renouvief;,  Essais 
lie  critique  générale,  !«■■  essai,  appendice  ; 

Sur  l'interpréta  lion  des  quantités  imaginaires,  V.  Mourey,  La  Vraie 
Théorie  des  qucmliV'S  négatives  el  des  quanliiés  prétendues  imagi- 
naires. 


LEUR  RÔLE  DANS  LA  DÉMONSTRATION.     131 

incontestables,  acquis  aujourd'hui,  ne  doit-on  pas  con- 
sidérer le  groupe  des  surfaces  de  courbure  constante 
comme  un  genre,  dont  il  faut  déterminer  d'abord 
les  propriétés  ?  Ces  propriétés  seront  toujours  prou- 
vées par  la  méthode  que  nous  avons  analysée  plus 
haut;  mais,  une  fois  démontrées  du  genre ,  ne  les  dé- 
montrera-t-on  pas  de  l'espèce  par  un  véritable  syl- 
logisme ? 


CHAPITRE  V. 

HIERARCHIE  DES  CARlCTtRES  EMPIRIQUES. 


Les  sciences  empiriques  sont  ii'iéduclibles  aux  sciences  matbôina- 
tiques.  —  On  ne  peut  complètement  substituer  h  la  perception  des 
qualités  sensibles  la  connaissance  de  formules  numériques.—  Consti- 
tution des  êtres  naturels. —  Couslitutioudes  idées  générales. —  Hiérar- 
chie des  caractères.  —  Classification.  —  Caractères  dominateurs  i-t 
caractères  subordonnés. 


Nous  passons  de  la  géométrie  aux  sciences  de  la 
natiu^e,  de  l'étude  des  quantités  à  l'étude  des  qualités. 
Au  premier  abord  ,  un  abîme  infranchissable  semble 
séparer  ces  deux  objets  ;  les  quantités  sont  ration- 
nelles ;  les  qualités  sont  sensibles.  Pourtant ,  n'est-il 
pas  possible  de  franchir  l'abîme,  c'est-à-dire  de  pousser 
la  réduction  des  éléments  sensibles  jusqu'au  mouve- 
ment géométrique  ?  Il  nous  faut  d'abord  résoudi^e 
cette  question,  si  nous  voulons  savoir  en  quoi  consiste 
la  connaissance  scientifique  des  êtres  naturels. 

Connaître,  c'est  expliquer.  La  science  mal  informée 
expliqua  les  êtres  de  la  nature  et  les  phénomènes  dont 
ils  sont  le  théâtre  par  l'action  de  forces  cachées  aux 
sens  :  pesanteur ,  chaleur ,  force  magnétique  ,  force 
électrique ,  affinité  chimique ,  force  vitale.  Mais  la 
science  mieux  informée  a  banni  ces  puissances  mysté- 


HIÉRARCHIE  DES   CARACTÈRES  NATURELS.        133 

rieuses,  et  les  a  reléguées  parmi  «  ces  petits  lutins  de 
facultés,  dont  se  moquait  Leibnitz,  paraissant  à  propos 
comme  les  dieux  de  théâtre,  ou  les  fées  de  l'Amadis, 
et  faisant,  au  besoin,  tout  ce  que  voulait  un  philosophe, 
sans  façon  et  sans  outils.  »  Elle  a  prouvé ,  d'abord  , 
que  tous  les  phénomènes  physiques  sont  corrélatifs , 
qu'aucune  des  affections  de  la  matière  a  ne  peut  être 
dite  la  cause  essentielle  des  autres,  mais  que  chacune 
d'elles  peut  produire  toutes  les  autres  ou  se  convertir 
en  elles  (1).  »  Poussant  plus  loin  la  réduction,  elle  com- 
mence à  prouver  que  ces  phénomènes,  en  apparence  si 
divers,  sont,  au  fond,  des  combinaisons  de  mouvements, 
identiques  pour  la  pensée  qui  en  a  dégagé  les  formules, 
mais  irréductibles  pour  la  sensibilité,  dont  les  organes 
imposent  des  formes  différentes  à  une  môme  matière^ 
de  telle  sorte  que  nous  prenons  pour  des  diiférences 
réelles  des  différences  subjectives  projetées  par  l'esprit 
hors  de  lui-même.  Les  lois  de  tous  les  phénomènes 
inorganiques,  même  des  plus  mystérieux  en  apparence, 
seraient  donc  les  lois  du  mouvement.  Vous  faites  éva- 
porer lentement  une  dissolution  de  sel  ;  les  molécules 
se  déposent  sur  le  fond  du  vase  ,  se  surperposent  les 
unes  aux  autres  de  façon  à  former  un  petit  édifice 
aux  arêtes  géométriques,  aux  faces  régulières  ;  vous 
n'imaginerez  pas,  pour  expliquer  la  formation  de  ce 
cristal ,  qu'une  troupe  d'ouvriers  invisibles ,  obéissant 
à  un  maître  invisible  comme  eux,  a  construit  l'édifice 
cristahin,  ainsi  que  furent  construites  les  pyramides 

(1)  Grove,  De  la  Corrélalion  des  forces  physiques ,  lutroduction. 

9 


134  DES  DÉFINITIONS   EMPIRIQUES. 

d'Egypte.  i(  L'explication  scientifique  est  que  les  mo- 
»  lécules  matérielles  réagissent  les  unes  sur  les  autres, 
»  sans  l'intervention  d'aucun  travail  manuel,  qu'elles 
»  s'attirent  et  se  repoussent  à  certains  points  définis 
»  et  dans  certaines  directions  déterminées ,  et  que  la 
»  forme  pyi^amidale  est  le  résultat  de  ces  attractions  et 
»  de  ces  répulsions  (1).  »  La  physique  et  la  chimie  sont 
donc  des  provinces  de  la  mécanique ,  et  la  perception 
sensible  de  tous  les  phénomènes  de  cet  ordre  peut 
être  remplacée  par  une  formule  mathématique.  Ici  la 
réduction  de  la  qualité  à  la  quantité  n'est  pas  chose 
impossible,  quelque  difficulté  qu'opposent  au  calcul 
la  petitesse  infinie  des  masses  mues  et  la  complexité 
extrême  des  procédés  mis  en  œuvre  pour  les  mouvoir. 
Les  lois  qui  régissent  la  matière  brute  s'étendent 
aussi  à  la  matière  vivante.  Longtemps  on  a  cru  que  la 
vie  était  l'œuvi^e  d'une  force  spéciale,  antagoniste  des 
forces  inorganiques.  Bichat  la  définissait  l'ensemble  des 
fonctions  qui  résistent  à  la  mort ,  et  par  mort  il  enten- 
dait le  triomphe  des  forces  physiques  et  chimiques , 
faisant  rentrer  dans  leur  domaine  la  portion  de  matière 
qui  leur  avait  un  instant  échappé.  Mais  la  science  a 
renversé  cette  dernière  idole  de  la  métaphysique  ;  les 
prétendues  lois  d'exception  sont  rentrées  dans  la  règle 
commune.  Vivre  est  une  forme  de  la  mécanique;  na- 
ture, lois,  produits,  tout  se  ressemble  dans  les  phéno- 
mènes de  la  matière  brute  et  dans  ceux  de  la  matière 


(1)  Tyndall ,  Les  Forces  physiques  el  la  Pensée.  Revue  des  cours 
scient.  1866. 


HIÉRARCHIE  DES   CARACTÈRES  NATURELS.        135 

vivante.  Le  minéral  s'accroît  par  une  juxtaposition  de 
molécules  ;  l'être  organisé  transforme  des  matériaux 
empruntés  au  dehors ,  et  se  les  assimile  par  intussus- 
ception.  Cette  différence  est  superficielle  ;  au  fond,  la 
science  découvre  une  identité  complète  entre  les  phé- 
nomènes physico-chimiques  et  les  phénomènes  vitaux. 
Ce  qui  a  si  longtemps  voilé  la  vérité  et  fait  admettre, 
en  désespoir  de  cause ,  cette  prétendue  force  vitale , 
c'est  la  complexité  des  moyens  employés  dans  la  ma- 
chine vivante  pour  produire  des  résultats  identiques  à 
ceux  des  machines  inorganiques  ;  mais,  sous  ces  pro- 
cédés complexes ,  la  science  retrouve  chaque  jour  les 
procédés  plus  simples  de  la  physique  et  de  la  chimie , 
c'est-à-dire  de  la  mécanique.  L'animal  est  un  composé 
de  combinaisons  d'oxygène ,  d'hydrogène,  d'azote,  de 
carbone ,  de  phosphore ,  de  fer  et  de  quelques  autres 
corps  simples,  en  proportions  diverses  ;  ces  corps  sont 
tour  à  tour  empruntés  et  rendus  au  monde  extérieur  ; 
les  combinaisons  etles  décompositions  s'accomphssent 
dans  le  laboratoire  animé  comme  dans  le  laboratoire 
inerte  du  chimiste  ;  les  aliments  introduits  dans  l'appa- 
reil y  sont  soumis  à  l'action  de  certains  réactifs  four- 
nis par  l'appareil  lui-même ,  et  résultant  d'une  combi- 
naison chimique  et  d'un  filtrage  physique.  Transfor- 
més en  substances  assimilables,  ils  pénètrent,  en  vertu 
d'une  loi  purement  physique  d'imbibition  et  de  capilla- 
rité, dans  le  miheu  intérieur  ;  ils  y  rencontrent  des  gaz 
inorganiques,  portés  là  en  vertu  de  la  loi  physique  de 
la  diffusion  des  gaz ,  et  retenus  par  des  condensateurs 
analogues  à  certains   condensateurs  minéraux;  des 


136  DES  DÉFINITIONS   EMPIRIQUES. 

réactions  chimiques  s'établissent  entre  ces  substances 
solides ,  liquides  et  gazeuses ,  et  le  milieu  circonvoisin , 
dont  les  produits  sont  éliminés  de  l'organisme  phy- 
siquement et  mécaniquement.  Les  lois  de  la  physique 
et  de  la  chimie  suffisent  donc  à  expliquer  ces  échanges 
et  ces  métamorphoses  de  matière,  qui  sont  le  trait  es- 
sentiel de  la  vie  dans  l'être  pleinement  développé. 

Si  maintenant  nous  considérons  l'évolution  de  cet 
être ,  il  ne  sera  pas  besoin  ,  pour  l'expliquer,  de  faire 
intervenir  une  puissance  mystérieuse.  «  Plaçons  un 
»  grain  de  blé  dans  la  terre ,  et  soumettons-le  à  l'ac- 
))  tion  de  la  chaleur  ;  en  d'autres  termes ,  maintenons 
»  dans  un  certain  état  d'agitation  les  molécules  du 
»  grain  de  blé  et  celles  de  la  terre  qui  l'entoure ,  car, 
»  vous  le  savez,  aux  yeux  de  la  science ,  la  chaleur  est 
»  un  mouvement  vibratoire.  Dans  ces  conditions ,  le 
»  grain  et  les  substances  qui  l'entourent  réagissent  les 
»  unes  sur  les  autres  ,  et  le  résultat  de  cette  réaction 
j)  est  un  édifice  moléculaire.  Un  bourgeon  se  forme; 
»  ce  bourgeon  atteint  la  surface,  où  il  se  trouve  exposé 
»  aux  rayons  du  soleil ,  qu'il  faut  considérer  aussi 
»  comme  une  sorte  de  mouvement  vibratoire  ;  et  de 
»  même  que  le  mouvement  de  la  chaleur,  communi- 
»  que  aux  grains  et  aux  substances  qui  l'environnent, 
»  a  fait  un  tout  du  grain  et  de  ces  substances,  de  même 
»  aussi  le  mouvement  spécifique  des  rayons  du  soleil 
»  permet  à  la  plante  de  se  nourrir  de  l'acide  carbo- 
»  nique  et  de  la  vapeur  aqueuse  présents  dans  l'air, 
»  de  s'approprier  les  constituants  de  ces  deux  corps , 
»  pour  lesquels  elle  a  une  attraction  spéciale ,  et  de 


HIÉRARCHIE   DES  CARACTÈRES   NATURELS.        137 

»  laisser  les  autres  reprendre  leur  place  dans  l'air. 
»  Ainsi,  des  forces  sont  en  activité  dans  la  racine,  des 
»  forces  sont  en  activité  dans  la  tige  ;  les  matières 
»  contenues  dans  la  terre,  les  matières  contenues  dans 
»  l'atmosphère  sont  attirées  vers  la  plante,  et  la  plante 
»  grandit.  Tour  à  tour  nous  voyons  le  bourgeon,  la 
»  tige,  l'épi,  le  grain  dans  l'épi;  car  les  forces  qui 
»  sont  ici  en  jeu  agissent  en  un  cycle  ciui  se  complète 
»  par  la  production  de  grains  semblables  à  celui  par 
»  lequel  il  a  commencé. 

»  Or  il  n'y  a  rien,  dans  cette  évolution,  qui  dépasse 
»  nécessairement  le  pouvoir  de  notre  intelligence  telle 
»  qu'elle  existe.  Une  intelligence  semblable  à  la  nôtre, 
»  si   elle  était  seulement  suffisamment  développée, 
))  pourrait  suivre  cette  évolution  entière  depuis   le 
»  commencement  jusqu'à  la  fin.  Nous  n'avons  besoin, 
))  pour  cela,  d'aucune  faculté  intellectuelle  entièrement 
»  nouvelle.  Un  esprit  suffisamment  développé  verrait 
»  dans  cette  évolution  un  exemple  du  jeu  de  la  force 
»  moléculaire  ;  il  verrait  chaque  molécule  venir  pren- 
»  dre  la  place  qui  lui  appartient,  guidée  qu'elle  est 
»  par  les  attractions  et  les  répulsions  spécifiques  qui 
))  s'exercent  entre  elle  et  les  autres  molécules.  Que 
))  dis-je!  étant  donné  le  grain  et  ce  qui  l'environne, 
»  une  intelligence  semblable  à  la  nôtre ,  mais  suffi- 
»  samment  développée,  pourrait  tracer  dpriori  chaque 
»  pas  de  l'évolution  ;  pourrait ,  par  l'application  des 
»  principes  mécaniques ,  démontrer  que  le  cycle  doit 
»  finir  comme  nous  le  voyons  finir,  par  la  reproduc- 
»  tion  de  formes  semblables  à  celles  par  lesquelles  il 


138  DES  DÉFINITIONS   EMPIRIQUES. 

9  a  commencé.  Nous  retrouvons  ici  une  nécessité 
»  semblable  à  celle  qui  guide  les  planètes  dans  leur 
»  course  autour  du  soleil  (1).  »  On  pourrait  en  dire 
autant  de  l'évolution  animale.  Ensemble  de  molécules 
aux  positions  définies,  enveloppé  par  un  ensemble  de 
molécules  aux  positions  non  moins  définies,  l'œuf  s'ac- 
croît et  se  transforme ,  parce  qu'entre  lui  et  la  matière 
ambiante  s'établit  un  courant  d'actions  et  de  réac- 
tions ,  duquel  résulte  cette  machine  complexe  dont  les 
diverses  pièces  se  sont  ajoutées  les  unes  aux  autres  ,  à 
mesure  qu'une  modification  dans  les  masses  réagis- 
santes changeait  la  direction  ou  l'intensité  du  courant 
moléculaire.  En  un  mot ,  un  animal  qui  croît  est  une 
formule  qui  se  développe,  formule  qu'un  œil  assez 
pénétrant  pourrait  lire  dans  l'œuf,  origine  de  l'évo- 
lution. 

La  vie  est  donc  une  forme  particulière  de  la  méca- 
nique ;  mais  c'en  est  la  forme  la  plus  complexe ,  celle 
où  les  lois  du  mouvement  s'accomplissent  sous  les  con- 
ditions les  plus  variées,  et  où  tant  d'intermédiaires 
sont  intercalés  entre  le  point  de  départ  et  le  terme  de 
la  métamorphose ,  qu'il  est  extrêmement  difficile  d'en 
retrouver  la  suite  et  la  liaison. 

Il  résulte  de  là  que  chaque  être  vivant  aurait  une  for- 
mule ,  expression  rationnelle  des  qualités  sensibles , 
et  que  nous  serions  au-dessous  de  la  science  tant  que 
nous  ne  l'aurions  pas  découverte.  Ainsi  la  quantité 
remplacerait  la  quahté ,  des  combinaisons  numériques 

(i;  Tyndall,  loc.  cit. 


HIÉRARCHIE   DES   CARACTÈRES   NATURELS.        i39 

seraient  substituées  aux  combinaisons  des  propriétés 
physiques,  chimiques  et  vitales.  Nous  cherchons  à 
ramener  les  êtres  juxtaposés  dans  l'espace  à  certains 
types  constants  de  caractères  subordonnés  les  uns  aux 
autres;  il  nous  faudrait  les  réduire  à  certaines  relations 
de  nombre  ;  nous  cherchons  comment  des  qualités  s'u- 
nissent pour  constituer  des  formes  distinctes  ^  il  nous 
faudrait  chercher  en  quelles  proportions  des  nombres 
se  combinent  pour  constituer  des  formules  différentes. 
Tous  les  êtres  qui  vivent  sont  pour  nous  comme  les  va- 
riations de  plus  en  plus  riches  d'un  même  thème  sen- 
sible ,  la  vie ,  réalisée  selon  son  degré  d'intensité  par 
des  organes  de  plus  en  plus  nombreux ,  de  plus  en 
plus  spécialisés  ;  ils  deviendraient  comme  les  variations 
d'un  même  thème  numérique ,  d'abord  fort  simples  , 
puis  de  plus  en  plus  complexes ,  à  mesure  qu'augmen- 
teraient le  nombre  et  la  distinction  des  termes  mis  en 
rapport. 

Avant  de  nous  demander  si  cet  idéal  de  la  science 
naturelle  n'est  pas  une  chimère  irréalisable ,  consta- 
tons que  nous  sommes  loin  de  l'avoir  atteint.  Certes, 
les  découvertes  des  sciences  physiques  et  chimiques 
sont  considérables  ;  nous  ne  nierons  pas  non  plus  que 
beaucoup  des  phénomènes  organiques ,  rapportés  na- 
guère encore  à  la  mystérieuse  force  vitale,  soient  ren- 
trés sous  la  règle  commune  à  la  physique  et  à  la  chi- 
mie. Toutefois  on  doit  reconnaître  qu'il  y  a  loin  de  là  à 
la  découverte  de  formules  mathématiques  qui  seraient 
les  expressions  rationnelles  de  chaque  espèce  miné- 
rale, végétale  et  animale.  Mais  peut-on  découvrir  ces 


140  DES  DÉFINITIONS  EMPIRIQUES. 

formules?  et,  en  admettant  que  la  chose  fût  possible, 
cette  découverte  serait-elle  le  degré  le  plus  élevé  de  la 
science  des  êtres  naturels  ? 

Une  première  donnée  indispensable  pour  établir  de 
telles  expressions  mathématiques,  et  que  l'observation 
ne  fournira  jamais,  c'est  le  nombre  exact  des  éléments 
réagissant.  Un  animal  est  un  système  d'appareils;  un 
appareil,  un  système  d'organes;  un  organe,  un  sys- 
tème de  tissus;  un  tissu,  un  système  de  cellules.  Si 
l'on  suppose  que  ces  cellules  sont  les  éléments  irré- 
ductibles de  l'organisme,  quel  microscope  assez  puis- 
sant permettra  de  les  distinguer  toutes,  et  quel  esprit 
assez  patient  pourra  jamais  les  compter?  On  sait  à 
peu  près  quel  est  le  nombre  des  stomates  semés  sur 
les  deux  faces  d'une  feuille  ;  mais  ce  ne  sont  là  que  des 
moyennes  dont  un  mathématicien  ne  saurait  se  con- 
tenter pour  établir  des  formules  précises  ;  et,  s'il  est 
déjà  très-difficile  d'analyser  un  millimètre  carré  d'épi- 
derme,  combien  la  difficulté  ne  deviendrait -elle  pas 
plus  grande  le  jour  où  l'on  entreprendrait  de  décompo- 
ser de  la  même  façon  un  organisme  entier  !  Toutefois  il 
n'y  a  là  aucune  impossibilité  absolue.  Mais  voilà  que 
l'élément,  en  apparence  irréductible,  se  résout  ;  dans  la 
cellule  infiniment  petite ,  le  microscope  découvre  des 
infiniment  petits  de  second  ordre  :  un  nucléus ,  des 
granulations,  un  liquide  où  elles  flottent,  une  mem- 
brane qui  enveloppe  le  tout.  Chacune  de  ces  parties  est 
elle-même  composée  de  parties  ;  chaque  partie  départie 
est  divisible,  et  ainsi  de  suite.  Or,  tandis  que  la  pensée 
poursuit  ainsi ,  sans  l'atteindre  jamais ,  l'élément  irré- 


HIÉRARCHIE  DES   CARACTÈRES   NATURELS.         141 

ductible,  l'observation  s'est  arrêtée  depuis  longtemps: 
nous  sommes  donc  en  présence  de  l'infini.  Ce  n'est  pas 
tout  ;  une  seconde  donnée  aussi  indispensable  que  la 
première ,  c'est  l'évaluation  précise  des  actions  et  des 
réactions  mutuelles  des  éléments  constitutifs  du  sys- 
tème. Or  le  nombre  de  ces  éléments  est  infini;  le 
nombre  des  forces  agissantes  dont  chacun  est  doué 
l'est  donc  aussi.  Or  l'action  de  chaque  élément  est  mo- 
difiée par  les  actions  de  tous  les  autres  ;  l'état  d'un  de 
ces  éléments ,  à  un  instant  donné,  résulte  donc  d'une 
infinité  d'actions  différentes  :  nous  sommes ,  par  con- 
séquent ,  en  présence  de  l'infini  élevé  à  une  puissance 
infinie.  Établissez  maintenant  la  formule  de  ce  sys- 
tème où  tout  est  infini,  et  le  nombre  des  éléments,  et 
le  nombre  des  actions  ,  et  le  nombre  des  réactions ,  et 
le  nombre  des  combinaisons  de  ces  influences  réci- 
proques. 

La  difficulté  que  nous  venons  de  signaler  est  insur- 
montable ;  cependant  on  peut  toujours  croire  que 
l'idéal  des  sciences  empiriques  serait  de  réduire  les 
qualités  sensibles  aux  quantités  abstraites ,  tout  en 
plaçant  cet  idéal  hors  de  notre  prise.  Montrons  que  si, 
par  impossible ,  on  opérait  cette  réduction  complète , 
nous  n'aurions  pas  encore  une  connaissance  vraiment 
scientifique  des  êtres  naturels. 

Pour  concevoir  que  des  relations  de  quantité  soient 
partout  substituées  à  des  relations  de  qualité,  il  faut 
admettre  que  tout  est  mécanisme  dans  la  nature ,  et 
que  sous  ce  mécanisme  n'est  caché  aucun  fait  d'un 
autre  ordre.  Pour  ce  qui  est  de  la  nature  inanimée  . 


142  DES  DÉFINITIONS   EMPIRIQUES. 

la  chose  semble  vraie;  là.  en  effet,  les  phénomènes 
élémentaires  se  ramènent  à  des  combinaisons  plus  ou 
moins  complexes  d'éléments  géométriques,  et  forment 
des  séries  sans  fin  où  chaque  terme  est  déterminé  par 
celui  qui  le  précède ,  et  détermine  celui  qui  le  suit. 
Pourtant  nous  voyons  déjà  poindre ,  dans  la  nature 
inorganique,  un  je  ne  sais  quoi  dont  les  seules  lois  de 
la  mécanique  ne  sauraient  rendre  compte.  Ainsi  les 
molécules  d'un  sel  en  dissolution  se  superposent  et 
constituent  des  cristaux  réguliers ,  quand  on  fait  éva- 
porer lentement  le  liquide.  On  pourrait,  à  la  rigueur, 
trouver  la  formule  mathématique  de  tous  ces  mouve- 
ments. Mais  comment  se  fait-il  que  ces  séries  d'anté- 
cédents et  de  conséquents  convergent  vers  un  centre 
commun,  concourent,  chacune  pour  une  part  déter- 
minée ,  à  la  construction  de  cet  édifice  aux  formes  im- 
muables? Cette  direction  propre  à  chaque  série  de 
mouvements,  cette  concurrence  constante  de  toutes  les 
séries  vers  un  rendez-vous  unique,  sont-elles  le  résultat 
des  actions  et  des  réactions  moléculaires  ?  ^lais  alors 
pourquoi ,  si  vous  précipitez  l'évaporation ,  les  molé- 
cules du  sel  dissous  tombent -elles  pêle-mêle,  sans 
ordre ,  sur  le  fond  du  vase  ?  Ce  résultat ,  si  différent 
du  premier,  est  toujours  l'œuvre  des  mêmes  lois  mé- 
caniques. Ce  ne  sont  donc  pas  ces  lois  qui  détermi- 
naient auparavant  la  convergence  des  mouvements 
élémentaires.  Dira-t-on  que  du  premier  cas  au  second 
les  circonstances  ont  varié ,  qu'en  accélérant  l'évapo- 
ration on  a  introduit  un  élément  de  discorde  au  mi- 
lieu des   actions  et  des  réactions  moléculaires?  On 


HIÉRARCHIE  DES   CARACTÈRES  NATURELS.        143 

aura  raison  ;  mais  il  n'en  reste  pas  moins  vrai  que 
des  seules  lois  du  mouvement  on  ne  saurait  déduire 
les  formes  définies  qu'affecte  la  matière  inorganique, 
pas  plus  qu'on  n'en  déduit  la  forme  de  nos  machines 
industrielles.  Inventer  une  machine,  ce  n'est  pas  sim- 
plement tirer  par  déduction  une  conséquence  d'une 
loi  donnée  ;  c'est  faire  servir  les  lois  de  la  mécanique 
à  la  réalisation  d'une  idée  préconçue.  Dans  les  ma- 
chines naturelles  ,  l'idée  qui  forme  le  centre ,  et ,  par 
suite ,  le  lien  des  divers  éléments  du  système,  ne  ré- 
sulte pas  des  lois  mêmes  de  la  mécanique. 

Cette  lacune  de  la  théorie  mécaniste  de  la  nature 
est  beaucoup  plus  apparente  encore  dans  l'explication 
de  la  vie.  On  ne  saurait  contester,  sans  nier  les  pro- 
grès de  la  science,  l'identité  des  phénomènes  physico- 
chimiques et  des  phénomènes  dont  l'être  organique  , 
pleinement  développé ,  est  le  théâtre.  Mais  dans  cet 
être,  ce  qui  n'est  pas  l'œuvre  du  pur  mécanisme,  c'est 
le  milieu ,  le  laboratoire  vivant  où  s'accomplissent  ces 
phénomènes.  La  respiration  n'est  qu'un  échange  de 
gaz  réglé  par  les  lois  de  la  diffusion  ;  la  nutrition , 
une  série  de  dédoublements  et  de  combinaisons  chi- 
miques; l'absorption,  un  phénomène  d'endosmose 
et  de  capillarité  ;  la  circulation ,  le  résultat  d'une  im- 
pulsion et  d'une  pression  mécaniques;  mais,  pour 
produire  ces  phénomènes  physiques,  chimiques  et 
mécaniques ,  la  nature  vivante  emploie  des  appareils 
et  des  procédés  que  le  savant  ne  peut  construire  ni 
imiter.  Ce  qui  caractérise  la  vie ,  c'est  l'évolution  or- 
ganique de  laquelle  résultent  les  instruments  de  ces 


144  DES  DÉFINITIONS   EMPIRIQUES. 

phénomènes  physico-chimiques,  qui,  loin  d'être  la  vie, 
n'en  sont  que  les  manifestations.  C'est  là  aussi  ce  que 
le  mécanisme  est  impuissant  à  expliquer.  Qu'on  nous 
donne  le  germe ,  dit-on ,  et  nous  en  déduirons  toutes 
les  phases  de  la  métamorphose.  Mais  ce  germe  con- 
tient la  vie  qu'il  s'agit  précisément  d'expliquer.  On 
suppose  donc  donné  ce  dont  on  prétend  se  passer. 
Créez  de  toutes  pièces  la  cellule  primordiale,  dites- 
nous  de  quelles  actions ,  de  quelles  réactions  molécu- 
laires elle  résulte ,  et  vous  aurez  gain  de  cause  ;  mais , 
jusque-là,  nous  sommes  en  droit  de  dire  que  l'évolution 
tout  entière  est  dirigée  par  cette  vie  qui  gît  obscure 
et  virtuelle  au  fond  de  l'embryon ,  et  qui ,  excitant 
peu  à  peu  ses  puissances ,  fait  servir  à  son  complet 
achèvement  les  séries  des  mouvements  moléculaires. 

L'idée  de  vie  ne  se  résout  pas  dans  l'idée  de  mou- 
vement. Chez  l'être  vivant  pleinement  achevé ,  tout 
phénomène  est  régi  par  une  loi  physique  ou  chimique  ; 
mais,  en  même  temps,  à  ce  mécanisme  préside  une 
loi  organique  de  finalité.  Un  organisme  est  un  système 
de  moyens  appropriés  à  une  fin  commune.  Les  cel- 
lules forment  des  tissus  ;  les  tissus ,  des  organes  ;  les 
organes ,  des  appareils  ;  les  appareils ,  la  machine  en- 
tière ;  mais  cellules ,  tissus ,  organes  et  appareils  ont 
chacun  une  fonction  spéciale  qui  concourt  à  la  fin 
totale  de  l'ensemble.  Le  système  des  organes  et  des 
fonctions  est  clos  de  toutes  parts ,  et  la  place  et  le  rôle 
de  chaque  élément  y  sont  déterminés  par  la  fin  du 
tout.  Par  conséquent,  si  la  vie  estreffet  des  organes, 
elle  en  est  aussi  la  cause.  Si,  les  moyens  disparaissant, 


HIÉRAUCIIIE   DES   CARACTÈRES   NATURELS.         145 

la  fin  n'est  plus  réalisée ,  la  fin  supprimée ,  les  moyens 
disparaissent.  Supprimez  la  vie  ,  et  aussitôt  ces  forces 
mécaniques  ,  physiques  et  chimiques  qui  naguère  tra- 
vaillaient de  concert  ù  un   résultat  commun  se  dis- 
socient, et  travaillent  chacune  pour  son  compte;  il 
reste  une  matière  et  des   phénomènes  inorganiques, 
mais  organes  et  fonctions  ont  disparu.  Il  y  a  donc  dans 
l'organisme  un  double  et  constant  courant  du  centre 
à  la  périphérie ,  et  de  la  péripliérie  au  centre  ;  l'unité 
vivante  produit  une  pluralité  de  parties  vivantes  elles- 
mêmes,  et  cette  pluralité  d'organes  réalise  et  alimente 
l'unité   centrale.   La  vie  crée   donc    elle-même  les 
moyens  de  sa  propre  réalisation.  La  chose  sera  plus 
évidente  encore  si  l'on  considère  l'évolution   orga- 
nique. L'origine  est  une  simple  cellule  qu'anime  à 
peine  une  vie  vacillante  ;  le  terme  est  un  être  complexe, 
aux  énergies  intenses  et  variées.  Pour  passer  du  mini- 
mum au  maximum,   la  vie  a  besoin  d'instruments 
qu'elle  crée  peu  à  peu ,  et  qui ,  au  fur  et  à  mesure  de 
leur  apparition ,  réalisent  les  diverses  puissances  de 
la  vie.   Si  une  fin   virtuelle  encore,  mais  cependant 
efficace,  ne  préside  pas  à  ces  créations  successives ,  ne 
coordonne  pas  à  un  but  commun  les  organes  nais- 
sants ,  on  ne  comprend  pas  pourquoi  la  même  ma- 
tière ,  soumise  à  l'action  des  mêmes  forces  molécu- 
laires, régie  par  les  mêmes  lois  mécaniques,  produit 
des  instruments  divers,  pourquoi  ces  instruments  se 
réunissent  en  appareils ,  pourquoi  ces  appareils  for- 
ment un  système  clos   où  toutes  les  actions  particu- 
lières sont  dirigées  harmonieusement  vers  un  centre 


146  DES  DÉFINITIONS  EMPIRIQUES. 

unique.  Or  c'est  cette  finalité  intentionnelle,  dont  tout 
être  vivant  est  imprégné,  que  le  mécanisme  n'explique 
pas  ;  il  nous  montre  bien  comment  un  fait  est  déter- 
miné par  un  antécédent  ;  mais  la  vie  est  autre  chose 
que  ce  déterminisme  rigide  et  en  quelque  sorte  li- 
néaire ;  elle  résulte  du  concours  S3aTapathique  des 
séries  d'antécédents  et  de  conséquents  vers  une  fin 
commune.  Vouloir  la  réduire  au  mécanisme  pur,  c'est 
la  supprimer,  et  l'on  prétend  qu'on  en  a  rendu  compte  ! 

Par  conséquent ,  alors  même  qu'on  finirait  par  dé- 
couvrir la  formule  de  tous  les  mouvements  qui  s'ac- 
complissent dans  l'être  organisé ,  plante  ou  animal ,  il 
resterait  toujours  à  expliquer  la  vie  qui  l'anime,  et 
cette  vie  ne  peut  s'exprimer  en  nombres.  Ne  rêvons 
donc  pas  une  réduction  complète  de  la  qualité  à  la 
quantité.  Si  loin  que  l'esprit  puisse  aller  dans  cette 
voie,  il  sera  toujours  en  présence  de  groupes  irré- 
ductibles d'éléments  inconnus;  jamais  il  ne  rempla- 
cera le  concret  par  l'abstrait,  la  sensation  par  le 
chiffre.  Cherchons  maintenant  en  quoi  consiste  la  con- 
naissance vraiment  scientifique  des  êtres  naturels. 

Les  individus  apparaissent  chacun  dans  un  point 
particulier  de  l'espace  et  dans  un  instant  déterminé 
du  temps.  Le  nombre  en  est  par  conséquent  indéfini; 
aussi  ne  pouvons-nous  avoir  la  prétention  de  les  con- 
naître jamais  tous.  Mais  la  science  réduit  cette  mul- 
tiplicité à  l'unité  ;  aux  intuitions  individuelles ,  en 
nombre  nécessairement  illimité,  elle  substitue  un  type 
unique,  extrait  des  intuitions  antérieures ,  et  qui  nous 
dispense  des  intuitions  futures.  A  parler  en  toute 


HIÉRARCHIE   DES   CARACTÈRES   NATURELS.         147 

rigueur,  il  n'y  a  pas  dans  la  nature  deux  êtres  abso- 
lument identiques  ;  eussent-ils  d'ailleurs  mûmes  carac- 
tères ,  ils  différeraient  toujours  par  leur  situation  par- 
ticulière. Mais  dans  ces  êtres  différant  tous  l'un  de 
l'autre  ,  disséminés  dans  l'espace  et  se  succédant  dans 
le  temps ,  l'esprit  découvre  certaines  propriétés  com- 
munes et  permanentes.  Si  j'analyse  l'animal  que  je 
viens  de  voir,  je  trouve  :  un  poil  luisant,  une  allure 
fi  ère ,  un  œil  ardent ,  des  naseaux  ouverts ,  une  cri- 
nière abondante ,  six  incisives  à  chaque  mâchoire ,  six 
molaires  à  couronne  carrée ,  marquées  par  des  lames 
d'émail  en  croissant ,  un  espace  vide  entre  les  inci- 
sives et  les  molaires  ,  des  membres  antérieurs  accolés 
sans  clavicule  à  l'omoplate ,  pas  de  doigts  distincts, 
mais  des  sabots  au  bout  des  pattes.  Je  rencontre  plus 
loin  un  autre  animal ,  je  l'analyse  et  je  trouve  :  un  poil 
terne,  une  démarche  humble,  un  œil  sans  feu,  des 
narines  flasques ,  une  crinière  maigre  ,  et  six  incisives 
à  chaque  mâchoire ,  six  molaires  à  couronne  carrée , 
incrustées  d'émail  en  croissant ,  un  vide  entre  les  inci- 
sives et  les  molaires  ,  pas  de  clavicule ,  pas  de  doigts  , 
mais  un  sabot  à  l'extrémité  des  membres.  Malgré  des 
différences  notables,  ces  deux  animaux  se  ressemblent, 
et  je  puis  les  réunir  dans  une  pensée  unique.  Si,  main- 
tenant, laissant  de  côté  les  caractères  que  je  vois  varier 
dans  chaque  individu,  je  conserve  seulement  ceux  qui 
ne  varient  pas,  j'en  forme  une  image ,  ou ,  si  l'on  aime 
mieux ,  une  idée ,  vraie  de  tous  les  individus  observés 
jusqu'à  ce  jour,  et  de  tous  les  individus  semblables  qui 
pourront  exister  plus  tard.  A  l'observation  impossible 


148  DES   DÉFINITIONS   EMPIRIQUES. 

d'un  nombre  illimité  d'êtres  particuliers ,  je  supplée 
par  une  pensée  unique  ;  je  passe  des  intuitions  indi- 
viduelles ,  vraies  seulement  dans  un  point  de  l'espace 
et  dans  un  instant  du  temps,  au  type  général,  vrai  par- 
tout et  toujours. 

Telle  est  notre  première  démarche  dans  la  réduc- 
tion de  la  multiplicité  phénoménale  à  l'unité.  Mais  l'es-  - 
prit  ne  tarde  pas  à  s'apercevoir  que  les  éléments  con- 
stitutifs des  types  généraux  ainsi  obtenus  n'ont  pas 
tous  môme  extension  ;  c'est  pour  lui  un  trait  de  lu- 
mière et  l'occasion  d'un  progrès  nouveau.  Je  vois  un 
lion  et  un  tigre.  Le  corps  du  premier  est  vigoureux  et 
trapu  ;  sa  tète  est  grosse,  son  poil  serré  et  d'un  brun 
fauve  ;  l'extrémité  de  sa  queue  est  floconneuse.  Le 
corps  du  second,  vigoureux  aussi,  est  plus  allongé,  ses 
pattes  sont  plus  courtes ,  son  pelage  n'est  plus  d'une 
couleur  uniforme ,  mais  sur  un  fond  jaune  ardent  se 
détachent  des  bandes  noires  tirées  assez  régulièrement 
du  dos  vers  le  ventre  ;  çà  et  là ,  à  la  face  interne  des 
oreilles,  à  la  gorge,  au  poitrail ,  des  taches  d'un  beau 
blanc,  et  enfin  ,  au  bout  de  la  queue,  quinze  anneaux 
noirs  sur  un  fond  jaunâtre.  Voilà  deux  images  parfai- 
tement distinctes  l'une  de  l'autre,  et  que  je  ne  puis 
fondre  en  une  seule.  Le  groupe  de  qualités  sensibles 
qui  forme  la  première  appartient  à  tous  les  lions  ;  celui 
qui  constitue  la  seconde  est  vrai  de  tous  les  tigres. 

Si  je  pousse  plus  loin  l'analyse ,  outre  les  propriétés 
que  je  viens  de  décrire,  je  trouve  dans  les  deux  ani- 
maux soumis  à  mon  examen  des  canines  très-fortes, 
des  molaires  lacérantes,  une  tête  et  un  museau  arron- 


HIÉRARCHIE   DES   CARACTÈRES   NATURELS.        iW 

dis,  une  arcade  zygomatique  voûtée,  des  mâchoires 
courtes ,  une  langue  à  papilles  cornées ,  aux  pointes 
dirigées  en  arrière,  un  mufle  petit,  des  narines  per- 
cées de  côté ,  des  oreilles  courtes,  droites  et  triangu- 
laires, cinq  doigts  aux  membres  antérieurs,  quatre 
aux  membres  postérieurs,  tous  armés  d'ongles  rétrac- 
tiles.  Voilà  une  collection  de  propriétés  communes 
aux  deux  images  précédemment  obtenues.  Nous  en 
faisons  un  type  de  second  degré,  et  les  types  de  premier 
degré,  tels  que  ceux  du  lion  et  du  tigre  pris  pour 
exemples ,  et  encore  ceux  du  jaguar,  du  léopard ,  de 
la  panthère  et  du  chat ,  impliquent  tous  ce  type  plus 
général. 

i\rais  l'analyse  et  la  description  de  nos  deux  indi- 
vidus ne  sont  pas  épuisées.  Outre  les  caractères  qui 
ont  formé  le  type  du  deuxième  degré,  je  vois  en  eux  ; 
six  incisives  et  deux  canines  à  chaque  mâchoire ,  huit 
molaires  tranchantes  ou  tuberculeuses  à  la  mâchoire 
supérieure,  six  à  la  mâchoire  inférieure,  les  maxillaires 
inférieurs  solidement  enchâssés  dans  la  cavité  glé- 
noïde,  et  incapables  de  mouvements  horizontaux  ,  des 
orbites  non  séparées  des  fosses  temporales,  des  arcades 
zygomatiques  écartées  et  relevées,  un  estomac  simple 
et  membraneux ,  un  intestin  court ,  un  cerveau  sillonné, 
sans  troisième  lobe,  et  ne  recouvrant  pas  le  cervelet. 
Voilà  une  nouvelle  collection  de  propriétés  qui  n'appar- 
tient en  propre  ni  aux  deux  types  de  premier  degré 
choisis  pour  point  de  départ,  ni  au  type  de  deuxième 
degré  que  j'en  ai  dégagé  ,  mais  qu'on  rencontre  dans 
un  nombre  plus  ou  moins  considérable  de  types  de 

10 


150  DES  DÉFINITIONS  EMPIRIQUES. 

deuxième  degré  précédemment  obtenus,  dans  le  chien 
par  exemple,  dans  le  chacal,  le  renard,  l'ours,  l'hyène, 
le  raton,  le  blaireau ,  la  loutre  et  le  putois.  Je  suis 
conduit  à  en  faire  un  type  de  troisième  degré,  impliqué 
dans  un  certain  nombre  de  types  du  deuxième  degré. 

On  doit  aller  plus  avant  encore.  Dans  les  deux 
formes  animales  prises  comme  exemples ,  outre  les 
propriétés  énoncées  jusqu'ici,  je  trouve  :  une  mâchoire 
supérieure  fixée  au  crâne,  sept  vertèbres  cervicales,  des 
côtes  antérieures  soudées  à  un  sternum,  des  omoplates 
non  articulées,  une  tête  articulée  par  deux  condyles 
sur  la  première  vertèbre  ,  un  cerveau ,  deux  hémi- 
sphères réunis  par  un  corps  calleux ,  une  allantoïde 
autour  du  fœtus,  un  appareil  mammaire.  Voilà  une 
quatrième  collection  de  caractères  qui  n'appartient 
pas  en  propre  aux  types  desquels  nous  l'avons  extraite, 
mais  qu'on  retrouve ,  unie  à  des  caractères  différents 
de  ceux  que  nous  avons  rencontrés  jusqu'alors,  dans 
l'homme,  dans  le  singe,  l'éléphant,  la  chauve-souris, 
le  phoque  et  la  baleine.  J'en  fais  un  type  de  quatrième 
degré  qui  sera  impliqué  dans  un  certain  nombre  de 
types  du  troisième  ordre. 

Je  ne  puis  m' arrêter  encore.  Dans  le  lion  et  le  tigre, 
je  trouve:  un  encéphale  et  une  moelle  épinière  logés 
dans  une  boîte  osseuse,  un  squelette  intérieur,  du 
sang  rouge ,  un  cœur  musculaire ,  des  organes  dis- 
tincts des  sens.  Voilà  une  cinquième  collection  de 
caractères,  plus  générale  encore  que  toutes  les  collec- 
tions précédemment  dégagées,  car  je  la  rencontre  non- 
seulement  dans  les  êtres  appartenant  à  notre  type  de 


HIÉRARCHIE   DES   CARACTÈRES   NATURELS.        151 

quatrième  degré,  mais  dans  les  poissons,  les  oiseaux, 
les  reptiles  et  les  batraciens.  J'en  fais  un  type  de  cin- 
quième degré,  qui  sera  impliqué  dans  un  certain 
nombre  de  types  du  quatrième  degré,  malgré  les  diiïé- 
rences  qui  les  séparent. 

Enfin  ce  lion,  ce  tigre  digèrent,  respirent,  sentent , 
se  meuvent,  se  reproduisent  et  sont  sortis  d'un  œuf. 
Voilà  une  dernière  collection  de  caractères  ,  encore 
plus  générale  que  les  précédentes,  car  elle  se  trouve 
non -seulement  impliquée  dans  notre  type  du  cin- 
quième degré ,  mais  dans  toute  forme  animale,  dans 
un  escargot,  dans  un  helminthe,  dans  une  méduse.  Je 
suis  ainsi  conduit  par  les  progrès  de  l'analyse  à  éta- 
blir au-dessus  des  types  obtenus  jusqu'ici  un  type 
commun  à  tout  le  règne  animal ,  qui  sera  impliqué 
dans  tous  les  types  des  degrés  inférieurs. 

L'individu  est  donc,  aux  yeux  de  la  science,  un  sys- 
tème de  dispositions  organiques  formant  des  groupes  de 
plus  en  plus  généraux,  subordonnés  les  uns  aux  autres. 
Avant  que  l'esprit  ait  découvert  cette  hiérarchie  de  ca- 
ractères, l'individu,  isolé  dans  le  monde,  ne  pouvait  être 
un  objet  pour  la  pensée; il  nous  apparaît  maintenant 
comme  un  élément  d'un  vaste  système  dont  les  mailles 
enveloppent  le  règne  animal  tout  entier,  et  comme  le 
produit  d'une  alliance  de  qualités  générales  qui ,  en 
s'unissant  suivant  des  rapports  variés,  constituent  la 
diversité  des  formes  animales.  Ainsi,  partis  du  cercle 
infini  des  individus,  nous  rencontrons  des  cercles  con- 
centriques, aux  rayons  de  plus  en  plus  petits,  jusqu'à 
ce  que  nous  parvenions  enfin  au  centre  un  et  indi- 


d52  DES   DÉFINITIONS   EMPIRIQUES. 

visible,  source  inépuisable,  d'où  nous  voyons  s'écouler 
en  des  sens  divers,  et  par  des  canaux  de  plus  en  plus 
ramifiés,  le  torrent  infini  des  formes  animales. 

Si,  maintenant  que  nous  sommes  parvenus  au  terme 
infranchissable  de  la  pensée ,  dans  la  réduction  de  la 
multiplicité  à  l'unité,  nous  revenons  de  là  vers  le 
point  de  départ,  nous  verrons  comment,  sur  une  sorte 
d'étoffe  uniforme,  la  nature  elle-même  détermine  des 
circonscriptions  de  plus  en  plus  restreintes,  remplies 
par  des  dessins  de  plus  en  plus  variés. 

Tout  animal  vit,  se  reproduit  et  sent;  il  faut  des 
appareils  pour  réaliser  ces  fonctions  essentielles;  mais 
il  n'est  pas  nécessaire  que  la  disposition  générale  des 
organes  indispensables  à  la  vie  soit  la  même  chez  tous 
les  animaux;  une  fin  unique  peut  être  réalisée  par  des 
systèmes  différents  de  moyens.  Aussi  voyons-nous 
que  toutes  les  formes  animales  n'ont  pas  été  coulées 
dans  le  même  moule  ;  on  a  trouvé  dans  la  nature 
quatre  ou  cinq  grands  plans  de  structure  différents  l'un 
de  l'autre  ;  tantôt  les  parties  du  corps  sont  paires  et 
disposées  symétriquement  des  deux  côtés  d'un  plan 
médian  longitudinal  ;  tantôt  le  corps,  toujours  symé- 
trique et  binaire ,  est  composé  de  parties  qui  se  ré- 
pètent, de  tronçons  homologues;  tantôt,  au  lieu  do 
suivre  une  ligne  droite ,  il  se  contourne  en  spirale  ; 
tantôt  les  divers  organes  rayonnent  plus  ou  moins  ré- 
gulièrement autour  d'un  centre  ;  tantôt  enfin  ils  sont 
unis  sans  symétrie  et  sans  ordre  apparent.  Chacun 
de  ces  plans  généraux  de  structure ,  auxquels  corres- 


IIIÉRAIÎCIIIK   DES   CARACTÈKES   NATURELS.        153 

pondent  des  dispositions  différentes  du  système  ner- 
veux, caractérise  un  embranchement. 

Un  plan  de  structure  posé,  il  peut  être  poursuivi  de 
façons  différentes.  Ainsi  le  rayonnement  des  organes 
est  la  marque  caractéristique  de  l'embranchement  des 
radiaires.  Mais  la  manière  dont  l'idée  de  rayonne- 
ment ,  fondamentale  dans  leur  structure ,  est  réalisée 
en  acte  dans  tous  les  animaux  qui  le  présentent,  est  va- 
riable. Chez  les  uns,  on  trouve  dans  le  corps  une  cavité 
partagée  en  compartiments  par  des  cloisons  rayon- 
nantes; chez  d'autres,  le  corps  est  une  masse  com- 
pacte sillonnée  par  des  canaux  qui  vont  isolément  du 
centre  à  la  périphérie;  chez  d'autres  enfin,  une  enve- 
loppe rigide  entoure  une  cavité  où  des  organes  distincts 
sont  disposés  en  rayons  plus  moins  réguliers.  Voilà 
donc  trois  réalisations  distinctes  d'un  plan  commun; 
chacune  de  ces  combinaisons  des  éléments  de  struc- 
ture caractérise  une  classe.  On  pourra,  suivant  la  com- 
plexité ou  la  simplicité  de  ces  combinaisons ,  ranger 
ces  classes  dans  un  ordre  hiérarchique ,  comme  on  a 
pu  grouper  hiérarchiquement  les  grands  embranche- 
ments eux-mêmes  d'après  la  supériorité  et  l'infériorité 
des  plans  qui  les  caractérisent;  mais,  au  point  de  vue 
où  nous  sommes  placés  ici,  les  classes  sont  des  divi- 
sions parallèles  et  de  même  importance ,  subordonnées 
immédiatement  aux  embranchements. 

Étant  donnée  une  collection  particulière  de  moyens 
destinés  à  réaliser  un  plan  général  de  structure ,  on 
conçoit  que  l'agencement  en  soit  plus  ou  moins  com- 
pliqué. Ainsi  l'anatomie  découvre  dans  la  tortue  et  le 


154  DES  DÉFINITIONS  EMPIRIQUES. 

serpent  les  mêmes  éléments  organiques;  aussi  ces 
animaux  appartiennent -ils  tous  deux  à  la  classe  des 
reptiles  ;  mais  de  ces  éléments  organiques  communs  , 
les  uns  sont rudimentaires  chez  le  serpent,  et  exagé- 
rés chez  la  tortue ,  les  autres  sont  soudés  et  coales- 
cents  chez  la  tortue ,  et  multiphés  chez  le  serpent.  Il  y 
a  donc  lieu  d'établir  dans  les  classes  des  subdivisions 
caractérisées  par  le  degré  de  complication  des  élé- 
ments déstructure.  Ces  subdivisions  seront  les  ordres. 

Mais  de  cette  complication  d'organes  ,  propre  à 
chaque  ordre,  peuvent  résulter^des  formes  différentes. 
Ainsi ,  dans  l'ordre  des  chéloniens  ,  la  forme  des  tor- 
tues de  mer  ne  saurait  être  confondue  avec  celle  des 
tortues  d'eau  douce.  La  carapace  des  premières  est  dé- 
primée et  cordiforme  ;  celle  des  secondes  est  bombée 
et  à  peu  près  elliptique.  On  doit  donc  établir  parfois, 
dans  les  ordres ,  des  subdivisions  caractérisées  par  la 
forme  qu'affecte  la  réunion  des  éléments  anatomiques. 
Ces  subdivisions  sont  les  familles. 

Considérons  maintenant  plusieurs  animaux  de 
même  forme  ;  le  détail  des  parties  ne  se  ressemble  pas 
chez  tous.  Ainsi  les  rolliers  et  les  corbeaux ,  de  la  fa- 
mille des  conirostres  ,  ont,  les  premiers,  un  bec  com- 
primé vers  le  bout ,  et  des  narines  nues ,  les  seconds , 
un  bec  aplati  sur  les  côtés  et  des  narines  couvertes  de 
plumes.  On  est  donc  conduit  à  diviser  les  familles  en 
groupes  de  moindre  importance,  caractérisés  parles 
détails  dans  la  structure  des  organes.  Ce  sont  les  genres. 

Enfin ,  si  nous  examinons  plusieurs  individus  d'un 
même  genre ,  nous  verrons  qu'ils  diffèrent  entre  eux 


HIÉRARCHIE  DES   CARACTÈRES  NATURELS.        155 

par  la  stature ,  la  proportion  des  parties ,  la  couleur, 
l'ornementation.  Ces  dilTérences  caractérisent,  dans 
chaque  genre ,  des  groupes  de  moindre  importance , 
les  espèces.  Là  s'arrêtent  les  subdivisions  progres- 
sives du  règne  animal  ;  l'espèce  est  indivisible. 

Ainsi  nous  voyons  ,  d'une  part ,  dans  l'individu,  une 
série  de  formules  organiques,  de  moins  en  moins  com- 
préhensives,  mais  de  plus  en  plus  générales  ,  comme 
emboîtées  les  unes  dans  les  autres,  et,  d'autre  part,  une 
formule  commune  à  tout  le  règne  animal ,  engendrant 
par  son  alliance,  avec  des  groupes  distincts  de  proprié- 
tés nouvelles^  des  formules  plus  compréhensives,  mais 
moins  générales,  dont  chacune,  à  son  tour,  et  par  un 
procédé  semblable ,  donne  naissance  à  des  formules 
d'une  compréhension  de  plus  en  plus  riche,  mais 
d'une  extension  de  plus  en  plus  restreinte.  Par  consé- 
quent, connaissant  les  caractères  spécifiques  d'un  in- 
dividu, on  peut  dire  à  quel  genre,  à  quelle  famille,  à 
quel  ordre ,  à  quelle  classe  ,  à  quel  embranchement  il 
appartient  ;  mais  la  réciproque  n'est  pas  vraie  :  con- 
naissant l'embranchement  d'un  individu,  on  ne  sau- 
rait dire  de  quelle  classe,  de  quel  ordre,  de  quelle 
famille,  de  quel  genre,  de  quelle  espèce  il  est  le  repré- 
sentant. Les  caractères  des  groupes  inférieurs  sont 
subordonnés  aux  caractères  des  groupes  supérieurs  ; 
aussi  la  présence  des  premiers  dénote-t-elle  l'exis- 
tence nécessaire  des  seconds.  Mais  les  caractères  des 
groupes  supérieurs  dominent  et  commandent  les  ca- 
ractères, non  pas  d'un  seul,  mais  de  plusieurs  groupes 
inférieurs.  Aussi  la  présence  des  premiers  laisse-t-elle 


156  DES  DÉFINITIONS   EMPIRIQUES. 

le  choix  entre  un  certain  nombre  d'organisations  su- 
bordonnées. Par  exemple,  tout  mammifère  est  verté- 
bré ;  mais  tout  vertébré  peut  être  mammifère,  oiseau, 
reptile,  batracien  ou  poisson. 

On  s'expliquera  aisément  et  la  variété  des  formes 
animales,  et  les  rapports  étroits  des  groupes  inférieurs 
aux  groupes  supérieurs ,  et  les  relations  plus  larges 
des  divisions  générales  aux  subdivisions  moins  géné- 
rales, si  l'on  comprend  ce  qu'est  la  vie.  La  vie  est  une 
fonction  totale  réalisée  par  une  pluralité  de  fonctions 
partielles.  Considérons  l'une  de  celles-ci,  la  respiration 
par  exemple.  C'est  essentiellement  un  échange  de 
gaz  entre  le  milieu  extérieur  et  le  milieu  intérieur. 
Pour  que  ce  but  soit  atteint,  il  faut  que  l'organe  re- 
çoive par  l'une  de  ses  faces  le  gaz  extérieur,  libre  ou 
dissous  dans  un  véhicule ,  et  par  l'autre  le  gaz  inté- 
rieur dissous  ou  fixé  dans  le  sang ,  et  que  l'écran  qui 
sépare  les  deux  fluides  élastiques  soit  perméable  à  l'un 
et  à  l'autre.  Ces  conditions  pourront  être  réalisées  de 
plusieurs  façons  :  tantôt  l'écran  perméable  sera  la  sur- 
face téguraentaire  elle-même  ,  baignée  au  dehors  par 
l'air  atmosphérique  ou  par  un  liquide  chargé  d'oxygène, 
et  en  dedans  par  le  sang  chargé  d'acide  carbonique  ; 
tantôt  ce  seront  des  appendices  saillants ,  remplis  du 
fluide  nourricier,  et  recevant  à  l'extérieur  le  contact 
du  fluide  respirable  ;  tantôt  enfin  ce  seront  des  poches 
logées  dans  le  corps ,  dans  les  parois  desquelles  le 
sang  circule  par  d'étroits  canaux ,  et  qui  reçoivent  l'air 
dans  leur  intérieur.  Voilà  trois  dispositions  générales 
des  organes  respiratoires;  toutes  les  trois  réalisent  la 


HIÉRARCHIE  DES  CARACTÈRES  NATURELS.         157 

même  fonction  ;  toutes  les  trois  permettent  l'échange 
de  l'oxygène  et  de  l'acide  carbonique.  Mais  chacune 
de  ces  formes  essentielles  peut  recevoir  des  modifica- 
tions secondaires  et  des  perfectionnements  de  détail. 
Ainsi,  dans  la  respiration  branchiale,  les  lamelles  sail- 
lantes se  subdivisent,  se  multiplient;  au  lieu  de  rester 
sans  abri ,  flottant  au  dehors ,  elles  se  logent  sous  les 
bords  soudés  d'un  manteau  ou  sous  les  lames  protec- 
trices d'un  opercule  ;  dans  la  respiration  pulmonaire  , 
les  parois  gorgées  de  sang  s'étalent ,  se  replient  sur 
elles-mêmes,  se  boursouflent,  et  augmentent  ainsi  la 
surface  par  laquelle  s'opère  l'échange  des  gaz. 

Une  fin  unique  peut  donc  être  réalisée  par  des  sys- 
tèmes variés  et  plus  ou  moins  compliqués  de  moyens. 
La  diversité  des  formes  animales  est  une  conséquence 
de  la  flexibilité  du  rapport  qui  unit  les  moyens  à  la  fin. 
On  comprend  donc  que  si  toutes  les  espèces  du  règne 
animal  ont  une  même  fonction  générale,  celle-ci 
peut  être  poursuivie  dans  chacune  d'elles  par  des  voies 
différentes. 

Mais  comment  se  fait -il  que  certains  caractères 
soient  subordonnés ,  et  que  d'autres  soient  domina- 
teurs ?  Si  l'organisme  animal  était  un  système  unique 
d'éléments  mécaniques,  l'un  d'eux  ne  pourrait  pas  mo- 
difier les  autres  ;  la  fin  seule  exerce  une  influence  effi- 
cace sur  l'agencement  et  la  disposition  des  moyens. 
Mais,  dans  cet  organisme ,  les  moyens  mis  en  œuvre 
sont  eux-mêmes  des  organismes  distincts  ;  la  vie  est 
une  fin  à  laquelle  concourent  plusieurs  fins  secon- 
daires. Aussi  que  cette  fin  totale  soit  modifiée,  et  aus- 


158  DES  DÉFINITIONS   EMPIRIQUES. 

sitôt  les  fins  secondaires  le  sont  aussi,  et  aussi  les 
moyens  employés  à  réaliser  chacune  d'elles.  La  fin 
essentielle  de  l'animal ,  c'est  la  sensibilité  et  le  mouve- 
ment spontané.  Les  plantes  vivent  et  se  reproduisent, 
a  dit  Linné  ;  les  animaux  vivent ,  se  reproduisent ,  se 
meuvent  et  sentent.  Il  résulte  de  laque,  dans  l'animal, 
toutes  les  fonctions  n'ont  pas  même  importance  et 
même  dignité  ;  la  plus  élevée  commandera  donc  natu- 
rellement aux  autres ,  puisqu'elle  en  est  la  fin  com- 
mune. Or  le  caractère  des  fonctions  ou  des  fins  déter- 
mine le  caractère  des  organes  ou  des  moyens.  Aussi 
les  appareils  des  fonctions  secondaires  sont-ils  subor- 
donnés aux  appareils  de  la  fonction  principale.  Voilà 
pourquoi,  dans  la  classification  naturelle  de  Cuvier,  les 
caractères  dominateurs  les  plus  généraux  sont  tirés  du 
système  organique  qui  préside  à  la  sensibilité  et  au 
mouvement  ;  voilà  pourquoi  toute  modification  de  ce 
système  entraîne  une  modification  dans  les  systèmes 
organiques  dont  les  fonctions  propres  ne  sont  pas  la 
fin  essentielle  de  l'animal.  Si  l'on  veut  bien  se  rappeler 
maintenant  qu'une  certaine  latitude  est  toujours  lais- 
sée dans  la  mise  en  œuvre  et  dans  la  combinaison  des 
moyens  destinés  à  réaliser  une  fin  proposée,  on  com- 
prendra qu'une  modification  dans  l'appareil  domina- 
teur laisse  le  choix  entre  plusieurs  modifications  des 
appareils  subordonnés,  mais  qu'une  modification  dans 
un  des  appareils  subordonnés  est  la  conséquence,  et, 
par  suite,  l'indice  infaillible  d'une  modification  dans 
l'appareil  dominateur.  La  variété  des  formes  orga- 
niques et  la  subordination  des  caractères  résultent 


HIÉRAllCIIIE   DES   CARACTÈRES   NATURELS.         159 

donc  de  la  niiturc  même  de  l'organisme  en  général. 
On  voit  par  tout  ce  qui  précède  que  la  connaissance 
scientifique  des  individus  implique  la  connaissance  du 
i-ègne  entier  auquel  ils  appartiennent.  Isolé  dans  l'es- 
pace et  dans  le  temps,  l'individu  est  un  objet  pour  la 
sensibilité  et  non  pour  la  pensée.  Nous  le  décompo- 
sons ,  et  nous  trouvons  en  lui  des  caractères  de  plus 
en  plus  généraux  que  nous  superposons  hiérarchique- 
ment les  uns  aux  autres.  A  mesure  que  nous  gravis- 
sons ces  degrés,  notre  horizon  s'étend,  et  enfin ,  par- 
venus au  faîte ,  nous  contemplons  dans  son  ensemble 
la  réalité  minérale,  ou  végétale,  ou  animale.  De  là 
nous  voyons  les  éléments  constitutifs  des  êtres  se  dé- 
tacher en  quelque  sorte  de  chacun  des  degrés  infé- 
rieurs, s'unir,  se  combiner,  et  converger  vers  un  centre 
commun ,  et  nous  assistons  ainsi  à  la  composition 
des  formes  individuelles.  Nous  sommes  vraiment  alors 
en  possession  de  la  science  ;  les  éléments  phénomé- 
naux, multiplicité  indéfinie,  espace,  temps,  ont  dis- 
paru. Au  nombre  illimité  et  insaisissable  des  individus, 
est  substitué  un  nombre  fini  de  types  généraux ,  unis 
dans  une  même  pensée  par  les  rapports  les  plus  in- 
times ;  nos  cadres  sont  ouverts  à  tous  les  êtres  actuel- 
lement existants  ;  et  enfin,  grâce  à  la  subordination  des 
caractères ,  nous  devançons  le  temps  et  prédisons  à 
coup  sîu'  que  tel  caractère  sera  toujours  accompagné 
de  tel  autre  caractère. 


ClIAPiTllE  VI. 


PRINCIPE  A  PfllORI  DE  LA  CLASSIFICATION. 


Exigences  de  la  pensée.  —  Relations  universelles  et  nécessaires  de  nos 
idées.  —  Principe  directeur  de  la  connaissance.  —  Objectivité  de  ce 
principe.  —  L'ordre  dans  la  succession;  loi  mécanique.  —  L'ordre 
dans  la  coexistence;  loi  dynamique. —  Application  de  cette  loi  à  la 
science  des  êtres  naturels. 


Toute  classification  implique  une  double  induction. 
Nous  n'avons  pas  analysé  tous  les  êtres  actuellement 
existants  dans  l'espace,  ni  tous  ceux  qui  pourront 
exister  plus  tard  ;  pourtant  nous  ne  laissons  pas  de 
croire  que  nos  cadres  s'étendent  à  toute  la  réalité  pré- 
sente et  à  toute  la  réalité  future  ;  nous  concluons  donc 
du  particulier  à  l'universel ,  du  présent  à  l'avenir.  Sup- 
primez cette  double  induction,  et  la  classification  perd 
toute  valeur  scientifique  ;  elle  n'est  plus  que  le. résumé 
et  la  coordination  de  nos  expériences  passées.  Or, 
puisque  la  connaissance  des  individus  est  obtenue  par 
la  classification,  il  importe  au  plus  haut  degré;, de  se 
demander  ce  que  vaut  cette  distribution  hiérarchique 
des  caractères  généraux  extraits  des  individus,  et  de 
savoir  si  nous  sommes  vraiment  autorisés  à  croire  à 
l'universalité  des  rapports  et  des  types  qui  constituent 
le  fond  commun  des  êtres  de  la  nature. 


PRINCIPE  DE  LA  CLAS.SIFICATIOX  NATUKEI.LE.      Il  11 

L'auteur  de  la  classification  la  i)lus  naturelle  du 
règne  animal,  Cuvier,  a  dit  :  «  L'histoire  naturelle  a 
aussi  un  principe  rationnel  qui  lui  est  particulier,  et 
qu'elle  emploie  avec  avantage  en  beaucoup  d'occa- 
sions :  c'est  celui  des  conditions  d'existence,  vulgaire- 
ment nommé  des  causes  finales.  Comme  rien  ne  peut 
exister  s'il  ne  réunit  les  conditions  qui  rendent  son  exis- 
tence possible,  les  différentes  parties  de  chaque  être 
doivent  être  coordonnées  de  manière  à  rendre  possible 
l'être  total,  non-seulement  en  lui-même,  mais  dans  ses 
rapports  avec  ce  qui  l'entoure,  et  l'analyse  de  ces  condi- 
tions conduit  souvent  à  des  lois  générales  ,  tout  aussi 
démontrées  que  celles  qui  dérivent  du  calcul  ou  de 
l'expérience  (1).»  Ce  principe  est  vrai  ;  mais  est-il  une 
suggestion  de  l'expérience  ou  une  révélation  de  la 
raison?  on  comprend  tout  l'intérêt  de  cette  question. 
Si  l'idée  qui  nous  a  guidés  dans  la  longue  et  labo- 
rieuse construction  des  cadres  du  règne  minéral,  ou 
du  règne  végétal  ,  ou  du  règne  animal,  est  le  fruit  de 
l'expérience ,  ces  édifices  sont  bâtis  sur  une  base  trop 
étroite  pour  pouvoir  en  quelque  sorte  couvrir  l'univers 
entier,  trop  fragile  pour  que  nous  soyons  assurés  que, 
du  soir  au  lendemain ,  ils  ne  seront  pas  renversés. 

Nous  pensons,  c'est  là  un  fait  incontestable.  Penser, 
c'est  juger;  juger,  c'est  affirmer;  affirmer,  c'est  unir 
des  idées.  Avant  de  nous  demander  si  cette  pensée 
correspond  à  un  objet  réel ,  il  nous  faut  en  rechercher 
les  conditions.  On  a  soutenu  souvent  que  tout  était 

(1)  Règne  anvnal,  InlroductioD, 


'162  DES   DÉFINITIONS  EMPIRIQUES. 

phénomène  dans  l'esprit;  il  n'en  saurait  être  ainsi;  le 
caractère  essentiel  du  phénomène,  c'est  d'apparaître  et 
de  disparaître.  Si  donc  tout  était  phénomène  en  nous, 
les  éléments  de  la  pensée  ,  idées  ou  représentations , 
de  quelque  nom  qu'on  les  appelle,  naîtraient  et  mour- 
raient aussitôt  pour  faire  place  à  d'autres  apparitions 
non  moins  passagères.  A  chaque  instant  la  pensée  bril- 
lerait donc  d'un  éclat  soudain  mais  éphémère ,  comme 
ces  phares  qui  s'allument  et  s'éteignent  de  minute  en 
minute  dans  l'obscurité  des  nuits.  L'homme  borné  à 
un  présent  insaisissable  serait  alors  sans  souvenir  et 
sans  prévision.  On  ne  peut  pas  dire  qu'un  pareil  état 
mental  serait  la  folie ,  car  la  folie ,  cette  anarchie  du 
dedans,  suppose  une  pluralité  consciente  d'éléments 
incohérents  ,  et ,  dans  l'hypothèse  ,  nous  n'aurions 
conscience  que  d'un  seul  élément  à  la  fois  :  ce  serait 
quelque  chose  d'inconcevable  et  d'inqualifiable ,  une 
sorte  de  nihilisme  intellectuel.  Le  jugement  le  plus 
simple  est  une  synthèse  de  deux  instants  successifs , 
de  deux  idées ,  du  sujet  et  de  l'attribut.  Mais  si  nous 
nous  bornions  à  former  des  jugements  isolés  l'un 
de  l'autre ,  la  pensée  mourrait  après  chaque  couple 
d'idées,  pour  renaître  avec  le  premier  terme  du  couple 
suivant,  et  cet  état  ne  différerait  guère  du  précédent; 
la  lumière  brillerait  un  peu  plus  longtemps  ;  mais  ses 
subites  clartés  s'éteindraient  toujours  à  de  courtes 
périodes.  La  pensée  suppose  un  passage  continu  entre 
tous  les  instants  de  notre  vie  ,  une  liaison  non  inter- 
rompue entre  toutes  nos  idées.  Nos  jugements  ne 
sont  pas  isolés  ;   mais  ils  forment  des  séries  dont 


PRINCIPE  DE  LA  CLASSIFICATION  NATURELLE.     103 

chaque  terme  est  uni  à  celui  qui  le  précède  et  à  celui 
qui  le  suit  ;  toute  solution  de  continuité  dans  cette 
chaîne  partagerait  notre  existence  en  deux  tronçons 
qu'on  ne  saurait  réunir  et  souder. 

Mais  ces  relations  qui  font  un  tout  de  nos  divers  élé- 
ments de  pensée  peuvent-elles  être  capricieuses  et  ar- 
bitraires ?  On  doit  distinguer  dans  l'esprit  humain  deux 
états  possibles  :  la  santé  et  la  maladie.  Quand  l'esprit 
est  malade ,  les  éléments  conscients  sont  toujours  unis 
entre  eux  ;  leur  dissociation  complète  serait  la  mort  ; 
mais  les  rapports  qui  les  unissent  sont  éphémères  et 
fortuits ,  et  les  combinaisons  qui  en  résultent  sont  in- 
cohérentes. Un  fou  dira  aujourd'hui  que  deux  et  deux 
font  cinq ,  qu'il  porte  une  tète  d'éléphant  sur  un  corps 
d'homme;  le  lendemain,  que  deux  et  deux  font  dix, 
que  sa  tête  est  celle  d'un  cheval  ;  son  esprit  est  plein 
d'éléments  anarchiques  qui  s'accouplent  au  hasard , 
et  divorcent  de  même.  Mais  les  expressions  que  nous 
venons  d'employer  supposent  un  autre  état  mental  où 
tout  est  ordonné  par  des  rapports  immuables.  Alors 
même  que  la  pensée  vagabonde ,  elle  ne  court  pas 
tout  à  fait  à  l'aventure  ;  quand  nous  bâtissons  nos  châ- 
teaux en  EspagnC;,  nous  faisons  comme  les  architectes 
de  tous  les  pays  :  nous  en  plaçons  toujours  les  fonde- 
ments en  bas  et  la  toiture  en  haut.  Des  règles  inva- 
riables président  toujours  à  l'union  des  éléments  de 
nos  pensées.  Les  relations  de  nos  idées  sont  assez  di- 
verses: tantôt  c'est  un  effet  que  nous  lions  à  sa  cause, 
une  qualité  que  nous  rattachons  à  une  substance ,  un 
moyen  que  nous  rapportons  à  sa  fin  ;  tantôt  c'est  un 


-164  DES   DÉFINITIONS   EMPIRIQUES. 

tout  complexe  que  nous  décomposons  en  ses  parties  , 
un  total  que  nous  résolvons  en  unités.  Mais,  quelque 
diiïérents  qu'ils  soient  les  uns  des  autres ,  tous  ces 
rajiports  ont  deux  caractères  communs  et  indestruc- 
tibles :  l'universalité  et  la  nécessité.  L'homme  endormi 
que  l'on  transporterait  dans  un  pays  inconnu  se  croi- 
rait fou  à  son  réveil.  Un  rapport  de  succession  dans 
le  temps  unirait  bien  ses  perceptions  nouvelles  à  ses 
anciennes  représentations;  mais  la  pensée  réclame 
autre  chose;  si  la  raison  de  cette  succession  ne  lui 
apparaît  pas ,  elle  est  déroutée  et  devient,  par  suite, 
incohérente.  j\Iais  expliquez  à  cet  homme  que  vous 
l'avez  pris  endormi ,  que  vous  l'avez  transporté  à  son 
insu  là  où  il  se  trouve ,  énumérez-lui  les  lieux  qu'il  a 
traversés  sans  le  savoir,  et  son  esprit,  saisissant  un 
lien   rationnel  entre  ses  états  successifs ,  reprendra 
son  assiette  ordinaire.  Nous  aussi ,  nous  nous  éveille- 
rions à  chaque  instant  en  pays  nouveau ,  si  les  rap- 
ports de  nos  idées  étaient  particuliers  et  fortuits.  Ici , 
en  cet  instant ,  telle  relation  unit  en  nous  deux  idées  ; 
mais  si  là,  et  dans  cet  autre  instant,  les  mêmes  idées 
s'offrant  à  moi ,  le  même  rapport  ne  les  unit  plus ,  la 
trame  de  ma  pensée  est  brusquement  interrompue  ;  je 
ne  me  reconnais  plus.  Si  à  cent  lieues  d'ici,  et  dans 
vingt  ans  ,  les  rapports  qui  lient  aujourd'hui  et  dans 
ce  lieu  mes  diverses  idées  changent  sans  raison,  voilà 
une  nouvelle  solution  de  continuité  dans  la  série  de 
mes  pensées ,  voilà  une  vie  nouvelle  qui  commence. 
Le  fou  change  en  quelque  sorte  d'existence  à  chaque 
instant;  l'homme  pensant  suit  sans  interruption  la 


PRINCIPE  DE  LA  CLASSIFICATION  NATURELLE.     165 

même  existence  jusqu'au  terme  suprême.  La  chose 
n'est  possible  que  si  nous  sommes  assurés  qu'en  tout 
temps,  en  tout  lieu  ,  les  mêmes  rapports  uniront  en 
nous  les  mômes  éléments  de  pensée.  Supprimez  cette 
garantie ,  et  l'esprit  n'aura  plus  devant  lui  qu'un  mo- 
bile tableau,  aux  images  changeantes  ;  ce  sera  pour  lui 
l'hébétement,  la  folie. 

L'universalité  des  liaisons  qui  unissent  nos  idées  en 
implique  la  nécessité.  Une  liaison  nécessaire  est  celle 
qui  ne  peut  pas  ne  pas  être  ,  quand  les  termes  qu'elle 
relie  sont  mis  en  présence.  Il  est  aisé  de  voir  que  cette 
nécessité  est  la  seule  garantie  possible  de  l'universalité 
indispensable  à  la  pensée.  Je  pense,  en  ce  moment,  que 
la  somme  des  trois  angles  d'un  triangle  rectiligne  est 
égale  à  deux  angles  droits  ;  si ,  dans  un  instant ,  dans 
un  an ,  dans  dix  ans ,  ce  rapport  peut  changer,  dans 
un  instant ,  dans  un  an ,  dans  dix  ans ,  le  fil  de  mes 
pensées  sera  brisé.  Mais,  en  même  temps  que  je  pense 
dans  le  présent,  je  crois  à  la  possibilité  future  de  la 
pensée.  Enlevez-moi  cette  sécurité  pour  l'avenir,  et, 
semblable  à  la  brute  ,  je  suis  confiné  tout  entier  dans 
les  impressions  actuelles.  Il  me  reste,  il  est  vrai,  le  sou- 
venir ,  mais  que  me  fait  le  souvenir  sans  la  prévision? 
que  vaut  le  passé,  si  je  n'en  puis  déduire  l'avenir? 
quel  fruit  me  revient-il  de  l'expérience  accumulée  des 
âges  antérieurs ,  si  d'un  instant  à  l'autre  l'ordre  de 
mes  pensées  peut  être  brusquement  interrompu?  L'es- 
prit ,  pour  penser,  veut  des  gages  de  stabilité;  il  n'en 
aura  pas  si  des  rapports  nécessaires  n'enchaînent  pas 

nos  idées. 

11 


•166  DES  DÉFINITIONS  E^rPIRIQUES. 

La  pensée  consiste  donc  à  ajouter  aux  représenta- 
tions phénoménales  des  liaisons  universelles  et  néces- 
saires. Comment  se  fait  cette  addition?  Par  l'expérience 
elle-même,  répond  le  sensualisme.  Ce  n'est  pas  le  lieu 
de  rapporter  et  d'examiner  en  détail  les  arguments 
de  Locke  et  de  ses  successeurs  contre  Yinnéité  de  cer- 
taines idées.  Mais,  si  le  sensualisme  triomphe  aisément 
de  quelques  exagérations  de  la  doctrine  opposée,  il  ne 
peut ,  ce  semble ,  sortir  du  dilemme  suivant  :  ou  bien 
les  rapports  de  nos  idées  sont  particuliers  et  fortuits  , 
et  alors  la  pensée  est  impossible  ;  ou  bien  ils  sont  uni- 
versels et  nécessaires ,  et  alors  ils  ne  viennent  pas  de 
l'expérience.  Dans  le  premier  cas ,  à  quoi  bon  se  tor- 
turer l'esprit  à  chercher  l'explication  d'une  pensée 
qui  n'existe  pas  !  vivons ,  mais  ne  pensons  pas.  Dans  le 
second ,  les  efforts  du  raisonnement  le  plus  subtil  ne 
feront  jamais  que  l'immensité  et  l'éternité,  indéfini- 
ment étendues,  rentrant  en  quelque  sorte  en  elles- 
mêmes,  se  concentrent  dans  le  point  où  nous  sommes 
et  dans  l'instant  où  nous  vivons. 

On  espère  échapper  à  ces  conséquences  en  invo- 
quant les  effets  de  l'habitude ,  ou  bien  encore  en  ti- 
rant de  l'expérience  passée  un  principe  général  que 
nous  appliquerions  par  anticipation  aux  expériences 
futures  ;  mais  on  ne  réussit  pas  à  transformer  cette 
garantie  expérimentale  en  garantie  rationnelle.  L'ha- 
bitude de  voir  unis  deux  phénomènes  nous  fait  at- 
tendre le  retour  du  second  quand  le  premier  est  donné  ; 
l'habitude  de  voir  tous  les  phénomènes  liés  entre  eux 
par  des  relations  que  rien  n'a  troublées  jusqu'à  ce  jour 


PRINCIPE  DE  LA  CLASSIFICATION  NATURELLE.     167 

nous  fait  croire  qu'il  en  sera  toujours  ainsi;  mais  ce 
sont  là  des  présomptions ,  et  non  des  assurances  cer- 
taines. Pourquoi  demain  les  phénomènes  associés 
jusqu'ici  ne  se  dissocieraient- ils  pas?  pourquoi  de- 
main ne  se  produirait  -  il  pas  des  phénomènes  réfrac- 
taires  à  la  règle  des  phénomènes  passés?  Réduite  à 
elle-même,  de  quelque  façon  qu'on  en  combine  les 
résultats ,  l'expérience  est  impuissante  à  franchir  les 
limites  de  l'expérience;  un  immense  inconnu  l'en- 
toure dans  l'espace  et  s'ouvre  devant  elle  dans  le 
temps. 

Il  faut  donc  admettre  que  l'esprit  ne  reçoit  pas  la 
pensée  toute  faite ,  mais  qu'il  en  fournit  un  des  élé- 
ments constitutifs.  Le  principe  directeur  de  toute  con- 
naissance se  présente  à  nous  sous  différents  aspects, 
selon  les  matières  diverses  auxquelles  il  s'applique  ; 
mais,  dégagé  de  cette  variété  extérieure  et  d'emprunt, 
on  peut  le  formuler  ainsi  :  il  existe  entre  tous  les  élé- 
ments de  la  pensée  des  rapports  universels  et  néces- 
saires. Qu'on  l'appelle prmcipe  de  la  raison  suffisante^ 
avec  Leibnitz ,  iwincipe  de  V universelle  mtelligibilité , 
avec  un  philosophe  contemporain  (1),  c'est  la  même 
chose  sous  des  noms  différents.  La  raison  suffisante 
d'une  chose ,  c'est  un  rapport  invariable  qui  l'unit  à 
une  autre  ;  ce  qui  est  partout  et  toujours  intelHgible  , 
ce  ne  sont  pas  les  phénomènes,  mais  les  relations  uni- 
verselles et  nécessaires  qui  en  font  ce  système  mul- 
tiple et  un  tout  à  la  fois ,  que  l'esprit  peut  parcourir 


(i)  A.  Fouillée,  La  Philos,  de  Plalon,  3«  part.,  liv.  I,  cli.  i, 


168  DES  DÉFINITIONS  EMPIRIQUES. 

en  tous  sens  sans  s'égarer  jamais ,  parce  qu'il  suit  des 
voies  établies  par  lui-même. 

C'est  maintenant  une  question  de  la  plus  haute  im- 
portance que  de  savoir  si  Tordre  des  choses  corres- 
pond à  l'ordre  de  nos  pensées  ,  si  la  suite  des  phéno- 
mènes est  réglée,  comme  la  suite  de  nos  idées,  par  une 
loi  universelle  et  nécessaire.  Il  serait  inutile  de  con- 
sulter l'expérience  ,  elle  ne  saurait  répondre.  Qu'elle 
nous  ait  jusqu'ici  montré  des  liaisons  régulières  entre 
les  phénomènes,  qu'en  conclure?  Sommes-nous  pré- 
sents à  tout  l'espace  et  à  tout  le  temps  ?  Impuissant  à 
résoudre  expérimentalement  une  question  qui  semble 
du  ressort  de  l'expérience,  l'esprit  est  réduit  aux  hy- 
pothèses. Ou  bien  nous  ne  savons  pas  si  le  monde 
existe ,  la  pensée  tout  entière  est  notre  œuvre ,  et  ce 
que  nous  prenons  pour  une  réalité  objective  n'est  que 
la  projection  de  nos  conceptions  subjectives  hors  de 
nous-mêmes  ;  ou  bien  le  monde  existe ,  mais  nous 
n'en  connaissons  pas  la  loi,  et  Ton  peut  supposer  alors 
que  les  phénomènes  extérieurs  suivent  un  autre  cours 
que  nos  pensées  ;  ou  bien  le  monde  existe,  et  l'enchaî- 
nement des  phénomènes  correspond  à  l'enchaînement 
de  nos  idées.  Examinons  successivement  ces  trois  ré- 
ponses. 

Il  faut  avouer  que  la  première  semble  amenée  et 
justifiée  par  tout  ce  qui  précède.  Nous  connaissons 
les  exigences  de  la  pensée  ;  elle  veut  de  l'ordre ,  de  la 
régularité ,  de  la  stabiHté.  Mais ,  pour  qu'elle  soit  satis- 
faite ,  est-il  besoin  d'un  monde  sensible  ?  Ne  se  con- 
tenterait-elle pas  aussi  bien  d'un  monde  purement 


PRINCIPE  DE  LA  CLASSIFICATION  NATURELLE.      1G9 

algébrique  où  les  phénomènes  seraient  remplacés  par 
des  symboles  abstraits,  unis  d'une  manière  invariable 
par  des  rapports  déterminés  ?  Ne  se  contenterait-elle 
même  pas  d'un  monde  possible ,  à  la  condition  que 
tout  y  fût  régulièrement  ordonné  ?  Réalité  ou  rcve , 
peu  lui  importe,  si  le  rêve  est  bien  réglé.  Que  la  pen- 
sée ait  pour  objet  un  monde  sensible  ,  un  monde  géo- 
métrique et  algébrique,  ou,  plus  simplement  encore,  un 
monde  possible ,  on  reconnaîtra  qu'elle  n'est  pas  une 
absolue  unité ,  mais  l'unité  d'une  pluralité  réelle  ou 
imaginaire.  Dans  tout  jugement,  il  faut  distinguer 
deux  choses  :  les  termes  mis  en  rapport,  et  le  rapport 
qui  les  unit  ;  supprimez  les  termes ,  le  rapport  per- 
siste, mais  à  l'état  de  pure  puissance.  Dans  la  pensée 
en  acte ,  la  multiplicité  est  aussi  indispensable  que 
l'unité.  Que  la  pensée  n'exige  rien  au-delà  d'un  monde 
simplement  possible ,  nous  l'accordons  volontiers  ; 
mais  nous  demandons  d'où  vient  cette  pluralité  d'élé- 
ments imaginaires  à  laquelle  l'esprit  apphque  ses 
formes  a  priori.  La  fera-t-on  dériver  de  la  pensée  elle- 
même?  mais  alors  on  demandera  comment  l'unité, 
avec  ses  seules  ressources,  engendre  la  pluralité.  Le 
possible ,  c'est  le  réel  dont  nous  projetons  les  lignes 
au-delà  de  notre  expérience.  On  ne  saurait  donc  ex- 
phquer  cette  plurahté  d'éléments  inhérents  à  toute 
pensée,  qu'on  la  suppose  réelle  ou  imaginaire,  sans  un 
autre  facteur  que  l'esprit  lui-même.  D'ailleurs  il  est 
en  nous  d'autres  exigences  que  celles  de  la  raison.  Si 
celle-ci  se  contente  de  pures  possibilités,  la  sensibi- 
lité veut  des  réalités.  Il  n'y  a  pas  de  différence  pour 


170  DES  DÉFINITIONS   EMPIRIQUES. 

la  pensée  entre  la  formule  chimique  d'un  vin  délicat 
et  ce  vin  lui-même  ;  mais  la  formule  ne  suffit  pas  au 
sens  du  goût  ;  les  symboles  abstraits  ne  déterminent 
aucun  plaisir.  Si  la  raison  est  idéaliste ,  la  sensibi- 
lité est  réaliste ,  et  nous  ne  saurions ,  sans  courir  un 
grand  danger,  sacrifier  la  seconde  à  la  première. 

Une  seconde  hypothèse  consiste  à  admettre  l'exis- 
tence d'un  monde  réel,  sur  la  foi  delà  sensation,  mais  à 
nier  que  nous  en  puissions  connaître  les  lois.  Le  monde 
existe,  puisqu'il  fait  impression  sur  nous  ;  c'est  de  lui 
que  viennent  nos  plaisirs,  nos  douleurs  et  nos  repré- 
sentations ;  mais ,  comme  les  lois  de  la  pensée  sont 
l'œuvre  de  l'esprit,  nous  ne  sommes  pas  assurés  que 
les  combinaisons  formées  par  nous  avec  les  représen- 
tations sensibles  correspondent  aux  combinaisons  des 
choses  ;  peut-être  le  monde  est-il  anarchique ,  tandis 
que  la  pensée  est  ordonnée  ;  peut-être  obéit-il  à  une 
loi  complètement  hétérogène  à  laloidenotre  entende- 
ment. Une  pareille  hypothèse,  loin  de  concilier  les  exi- 
gences de  la  sensibilité  avec  celles  delà  raison,  n'abou- 
tirait qu'à  des  contradictions  manifestes.  On  part  d'un 
double  fait  :  la  sensation,  et  la  nécessité  de  principes  a 
'priori  dans  la  pensée  humaine  ;  on  cherche  à  combiner 
ces  données,  et,  en  fin  de  compte,  on  étend  un  voile  im- 
pénétrable sur  la  réalité  objective  dont  on  affirme  l'exis- 
tence. Considérons  d'abord  le  cas  d'un  monde  anarchi- 
que. Une  telle  réalité  ne  saurait  entrer  dans  la  pensée  ; 
la  raison  établit  entre  tous  les  éléments  qui  lui  sont  pré- 
sentés des  rapports  invariables  ;  d'après  l'hypothèse, 
les  phénomènes  extérieurs  se  produiraient ,  se  succé- 


PRINCIPE  DE  LA  CLASSIFICATION  NATURELLE.      171 

deraient  au  hasard,  et  pourtant  ils  seraient  les  objets 
des  représentations  combinées  parla  pensée.  Comment 
celle-ci  peut-elle  coordonner  des  éléments  désordon- 
nés ?  Le  désordre  cesse-t-il  dans  le  monde  aussitôt  qu'ap- 
paraît et  intervient  la  raison  humaine  ?  alors  le  monde 
cesse  d'être  anarchique ,  mais  il  faut  expliquer  com- 
ment est  possible  l'action  de  ce  démiurge  intellectuel 
sur  une  matière  extérieure  à  lui ,  et  par  elle-même  re- 
belle à  toute  loi.  Le  désordre  persiste-t-il  dans  le  monde 
lors  même  que  nos  représentations  forment  des  séries 
régulières  ?  alors  ce  que  nous  prenons  pour  réalité 
n'est  qu'un  rêve,  et  derrière  le  rideau  sans  lacunes  de 
nos  représentations  se  cache  à  tout  jamais  la  réalité 
véritable.  Mais  s'il  en  est  ainsi ,  ou  bien  les  éléments 
de  nos  pensées  ne  sont  pas  fournis  par  le  monde  ex- 
térieur, et  l'on  retombe  dans  l'hypothèse  précédem- 
ment rejetée  ;  ou  bien ,  si  nos  représentations  sont 
l'œuvre  des  choses ,  ces  images  désordonnées,  s'impo- 
sant  à  nous,  doivent  rompre  la  trame  de  nos  pensées. 
Considérons  maintenant  le  cas  d'un  monde  ordonné, 
mais  dont  l'ordre  différerait  de  celui  de  la  pensée  ;  les 
conséquences  seront  toujours  les  mêmes.  Si  l'univers 
suit  un  cours,  et  la  pensée  un  autre,  jamais  la  suite  de 
nos  pensées  ne  rencontrera  celle  de  nos  représenta- 
tions; D'où  viendront  alors  les  éléments  multiples 
qu'unit  l'entendement  ?  Si  l'on  suppose  qu'elles  se 
rencontrent  toutes  deux,  un  conflit  en  résultera;  le 
monde  poursuivra  sans  doute  son  cours ,  car  l'esprit 
ne  saurait  l'arrêter,  mais  la  pensée  sera  bouleversée  , 
anéantie.  Par  conséquent,  on  ne  saurait  admettre  que 


172  DES  DÉFINITIONS   EMPIRIQUES. 

nous  sommes  assurés  de  l'existence  du  monde,  mais 
que  nous  en  ignorons  les  lois. 

On  est  donc  conduit  par  élimination  à  une  troisième 
hypothèse,  qui  consiste  à  admettre  que  l'ordre  des 
phénomènes  est  semblable  à  l'ordre  des  idées,  qu'à 
une  pensée  une  correspond  un  monde  un ,  que  si  l'es- 
prit est  fait  pour  penser  la  réalité ,  la  réalité  est  faite 
pour  être  pensée.  On  ne  saurait  démontrer  cette  thèse  ; 
mais  n'est-eile  pas  suffisamment  justifiée  par  l'impuis- 
sance ou  les  contradictions  des  thèses  opposées  ?  Toute 
science  débute  par  un  acte  de  foi.  Je  crois  à  la  réalité 
des  phénomènes  physiques,  je  crois  à  la  réalité  de  la 
vie,  je  crois  à  layérité  des  axiomes  mathématiques,  je 
crois  à  l'existence  passée  de  l'humanité,  je  crois  à  la  loi 
morale.  Je  démontre  les  lois  de  l'univers ,  je  démontre 
les  théorèmes  de  l'arithmétique  et  de  la  géométrie  ,  je 
démontre  le  progrès  du  monde  moral ,  je  démontre  la 
nécessité  de  la  justice  ;  mais,  physicien,  géomètre,  his- 
torien, moraliste,  je  pars  d'un  fait  indémontrable. 
Refuserait-on  à  la  philosophie  le  bénéfice  accordé  aux 
autres  sciences ,  sous  prétexte  qu'elle  est  la  science 
universelle,  et,  qu'à  ce  titre,  elle  doit  pouvoir  se  passer 
de  tout  postulat?  Mais  on  reconnaîtra  du  moins  que 
l'objet  à  expliquer  doit  être  donné  avant  l'explication. 
Partant  du  fait,  on  pourra  peut-être  en  découvrir  la 
raison  ;  le  cercle  vicieux  sera  manifeste  ;  mais  l'esprit, 
qui  n'est  pas  l'auteur  des  choses,  peut-il  s'en  affran- 
chir? Le  grand  problème  philosophique  est  la  décou- 
verte du  premier  principe  ;  le  point  de  départ  de  la 
spéculation  doit  être  pris  dans  la  réalité  immédiate- 


PRINCIPE  DE  LA  CLASSIFICATION  NATURELLE.      173 

ment  connue  ;  le  principe  trouvé,  on  en  tirera  la  raison 
(le  la  réalité  ;  mais  on  n'en  sera  pas  moins  parti  d'une 
réalité  dont  l'existence  était  acceptée  et  non  pas  dé- 
montrée. Que  faire?  Se  taire  éternellement,  ou  se 
résigner  au  postulat.  Depuis  Platon,  l'esprit  humain  a 
fait  son  choix. 

Nous  croyons  donc  que  l'ordre  est  en  nous,  et  qu'il 
est  aussi  hors  de  nous,  que  des  rapports  universels 
et  permanents  unissent  les  éléments  multiples  de  la 
pensée  et  de  la  réalité  ,  et  que  le  principe  directeur  de 
notre  entendement  dirige  aussi  l'univers.  Mais  cet 
ordre,  qui  consiste  essentiellement  en  liaisons  in- 
variables, peut  offrir  différents  aspects,  selon  les 
matières  diverses  où  il  estréaUsé.  Or  la  nature  nous 
présente  une  double  matière  :  dans  le  temps,  des 
phénomènes  successifs  ;  dans  l'espace ,  des  phéno- 
mènes simultanés.  Qu'est-ce  que  l'ordre  dans  la  suc- 
cession ?  qu'est-ce  que  l'ordre  dans  la  simultanéité  ? 

On  pourrait  d'abord  répondre  que  l'ordre  dans  la 
succession  est  la  succession  elle-même.  Puisqu'une 
nécessité  invincible  de  l'esprit  et  des  choses  nous  force 
à  placer  tout  événement  à  la  suite  d'événements  an- 
térieurs ,  la  série  s'ordonne  en  quelque  sorte  sponta- 
nément ;  les  faits  sont  réguhèrement  disposés  dans  le 
temps,  par  cela  seul  qu'ils  apparaissent  l'un  après 
l'autre.  La  réponse  serait  complète  si  aucun  phéno- 
mène ne  revenait  sur  la  scène  après  l'avoir  quittée. 
Aux  premiers  jours  de  la  vie,  tout  est  nouveau  pour 
nous ,  mais  bientôt  nous  revoyons  ce  que  nous  avons 


174  DES  DÉFINITIONS   EMPIRIQUES. 

déjà  vu  ;  la  loi  du  temps,  qui  ne  permet  pas  à  deux 
événements  d'une  même  série  d'être  simultanés ,  ne 
suffit  pi  as  à  régler  cette  réapparition  des  phénomènes. 
Que  deviendra  l'ordre  si  tout  phénomène  peut  se 
produire  indifféremment  après  tout  phénomène  ?  La 
pensée,  dont  nous  connaissons  les  voies,  se  perdra 
dans  ces  successions  fortuites  et  capricieuses.  A  la 
succession  doit  donc  s'ajouter  une  loi  de  succession. 
Non-seulement  tout  phénomène  en  précède  ou  en  suit 
un  autre ,  mais  il  en  est  encore  l'antécédent  ou  le  con- 
séquent. Tant  que  nous  demeurons  dans  la  simple 
succession,  nous  voyons  les  faits  se  produire  l'un  après 
l'autre  ;  mais  rien  ne  nous  garantit  que  demain  cet  ordre 
d'apparition  ne  sera  pas  changé  ;  lorsqu'à  la  succes- 
sion nous  avons  ajouté  la  loi  de  succession,  chaque 
événement  a  une  place  déterminée  dans  le  temps  ; 
nous  n'avons  plus  affaire  à  une  simple  suite  de  phéno- 
mènes successifs ,  mais  à  une  série  de  couples  dont 
les  termes  ne  sauraient  être  disjoints  sans  que  l'ordre 
de  la  nature  et  de  la  pensée  fût  troublé  ;  un  événement 
qui  surgirait  isolé ,  sans  antécédent ,  dans  cette  série 
continue,  ne  saurait  pénétrer,  sans  la  rompre,  dans  la 
trame  de  la  pensée  ;  il  serait  un  élément  d'anarchie 
au  dehors  et  de  folie  au  dedans. 

Tel  est  l'ordre  rigide  de  la  succession.  Quel  est 
maintenant  l'ordre  dans  la  simultanéité  ?  La  nature , 
développée  dans  l'espace ,  est  constituée  par  une  infi- 
nité de  ces  séries  linéaires  dont  nous  venons  de  déter- 
miner l'enchaînement  régulier;  la  perception,  même 
la  plus  Umitée,  nous  en  découvre  toujours  un  certain 


PRINCIPE  DE  LA  CLASSIFICATION  NATURELLE.       175 

nombre  en  môme  temps.  Pour  entrer  dans  la  pensée 
sans  y  apporter  le  désordre ,  les  divers  éléments  de 
cet  ensemble  doivent  être  ordonnés  entre  eux.  La 
question  est  donc  de  savoir  quels  rapports  peuvent 
unir  des  séries  coexistantes.  A  ce  sujet,  trois  hypo- 
thèses sont  possibles  :  ou  bien  les  séries  linéaires  des 
antécédents  el  des  conséquents  suivent,  en  se  dé- 
veloppant, des  directions  obliques  et  croisées  ;  ou  bien 
elles  suivent  des  directions  parallèles ,  ou  bien  elles 
rayonnent  vers  un  centre  commun. 

La  première  hypothèse  a  pour  conséquence  la  né- 
gation de  la  pensée.  Si  les  séries  phénoménales  se 
croisent,  se  mêlent,  se  confondent ,  elles  forment  un 
réseau  inextricable,  dont  l'esprit  ne  saurait  suivre  la 
trame  irréguHère  ;  il  exige  en  effet  de  l'unité  et  de  la 
constance  dans  les  rapports  des  éléments  soit  succes- 
sifs, soit  simultanés  qu'il  unit.  Or,  dans  l'hypothèse, 
une  simple  juxtaposition  de  hasard  rapprocherait  pour 
un  instant  des  éléments  de  séries  distinctes  qui,  après 
s'être  unies  ici,  se  sépareraient  là  pour  former  de  nou- 
veaux mélanges  aussi  instables  et  aussi  fortuits  que 
les  premiers  :  le  chaos  serait  dans  l'espace.  On  peut 
aller  plus  loin  et  prétendre  qu'un  pareil  état  de  choses 
détruirait  même  l'ordre  de  succession  dans  le  temps. 
Ces.  suites  de  phénomènes  qui  se  croiseraient  ainsi  à 
l'aventure  se  pénétreraient-elles  mutuellement  sans 
se  détruire  ?  mais  alors  comment  suivre  le  dévelop- 
pement propre  de  chacune  d'elles  ?  comment  les  re- 
trouver et  les  reconnaître  à  leur  sortie  de  ce  mélange 
où  elles  se  seraient  un  instant  confondues  ?  Il  y  aurait 


176  DES   DÉFINITIONS   EMPIRIQUES. 

donc  à  chaque  confluent  solution  de  continuité  dans 
la  pensée.  Si  elles  restent  distinctes ,  tout  en  se  heur- 
tant l'une  contre  l'autre ,  de  ces  conflits  incessants  ne 
résultera-t-il  pas  des  ruptures  sans  nombre  dans  la 
trame  des  choses,  et  aussi  dans  la  trame  de  la  pensée  ? 
Il  est  donc  impossible,  si  la  pensée  doit  exister  et 
penser  le  monde,  que  les  séries  phénoménales  courent 
en  quelque  sorte  follement,  à  droite,  à  gauche,  et 
qu'elles  se  rencontrent  ici  et  se  séparent  là. 

Admettra-t-on  qu'elles  se  développent  parallèlement 
les  unes  aux  autres?  ce  ne  sera  plus  le  désordre ,  mais 
ce  ne  sera  pas  encore  Tordre  véritable.  Des  gouttes 
de  pluie  qui  tombent  toutes  suivant  la  perpendiculaire 
ne  se  font  pas  mutuellement  obstacle  :  elles  des- 
cendent simultanément  vers  le  sol,  en  conservant 
leurs  distances  respectives ,  si  on  les  suppose  toutes 
animées  d'une  même  vitesse  ;  mais  il  n'existe  entre 
elles  que  des  rapports  de  situation  dans  l'espace.  De 
même,  les  éléments  de  séries  phénoménales  qui  sui- 
vraient des  directions  parallèles  seraient  toujours  éga- 
lement distants  l'un  de  l'autre  ;  mais  la  pensée  veut 
autre  chose  :  elle  exige  des  liaisons  rationnelles  entre 
les  phénomènes  successifs ,  et,  quand  il  s'agit  de  phé- 
nomènes coexistants,  elle  ne  saurait  se  contenter  d'une 
juxtaposition  géométrique  qui  laisserait  subsister,  sous 
un  ordre  apparent ,  de  véritables  solutions  de  con- 
tinuité entre  les  éléments  rapprochés  dans  l'espace  ; 
parce  qu'un  phénomène  s'accomplit  en  même  temps 
qu'un  phénomène  voisin ,  ce  n'est  pas  une  raison  pour 
qu'il  y  ait  passage  de  l'un  à  l'autre  ;  des  éléments  in- 


PRINCIPE  DE  LA  CLASSIFICATION  NATURELLE.      177 

cohérents  peuvent  être  donnés  simultanément  sur  une 
même  ligne  horizontale.  Une  telle  hypothèse  main- 
tiendrait donc  l'ordre  dans  la  succession,  mais  elle 
n'expliquerait  pas  l'ordre  dans  la  coexistence  ;  d'ail- 
leurs, elle  nous  met  en  présence  d'un  infini  insaisis- 
sable. Sans  commencement  et  sans  fin  dans  le  temps, 
ces  séries  linéaires  emplissent  l'immensité  de  l'es- 
pace ;  nous  ne  saurions  donc  avoir  la  prétention  de  les 
parcourir  et  de  les  saisir  en  entier.  Nous  ne  perce- 
vons que  des  individus  limités  dans  le  temps  et  dans 
l'espace.  Mais  que  peuvent  être  les  individus  dans  une 
telle  hypothèse  ?  Sont-ils  constitués  chacun  par  une 
seule  série  phénoménale?  alors  ils  sont  sans  commen- 
cement et  sans  fin  ?  Comprennent-ils  au  contraire  plu- 
sieurs séries  parallèles?  ils  sont  encore  illimités  dans 
le  temps,  et  les  limites  qu'on  leur  suppose  dans  l'espace 
sont  arbitraires ,  puisque  toutes  les  séries  parallèles 
n'ont  entre  elles  que  des  rapports  de  juxtaposition. 

Il  faut  donc  accepter  la  troisième  hypothèse  :  les 
séries  phénoménales  convergent  vers  un  centre  com- 
mum.  A  priGri  il  n'est  pas  impossible  que  l'univers 
entier  soit  un  vaste  organisme  où  l'idée  du  tout  dirige 
harmonieusement  les  parties  en  les  attirant  à  elle.  L'ex- 
périence ne  nous  fournit  aucune  lumière  à  ce  sujet; 
bien  que,  par  l'induction  ,  nous  puissions  étendre  au- 
delà  des  limites  de  notre  expérience  les  résultats  ob- 
servés, nous  ignorons ,  et ,  vraisemblablement ,  nous 
ignorerons  toujours  la  totalité  universelle.  L'homme  ne 
connaît  pas  encore  le  petit  coin  du  monde  qu'il  habite  ; 
quand  connaîtra-t-il  le  système  planétaire  dont  son 


178  DES   DÉFINITIONS  EMPIRIQUES. 

monde  fait  partie?  Connaîtra -t -il  jamais  tous  ces 
mondes  semés  au-delà  de  notre  soleil  ?  La  métaphy- 
sique parviendrait  peut-être  à  démontrer  que  l'en- 
semble des  choses  doit  réaliser  harmonieusement  une 
fin  posée  par  le  premier  principe  ;  mais,  sans  sortir  du 
sujet  proposé  ,  il  nous  suffit  que  cette  convergence 
universelle  vers  un  but  unique  n'ait  rien  de  contradic- 
toire aux  lois  de  la  pensée ,  et  qu'elle  les  satisfasse. 
La  pensée  veut  partout  des  liaisons  rationnelles  entre 
les  phénomènes  coexistants,  aussi  bien  qu'entre  les 
phénomènes  successifs.  Si  toutes  les  séries  phénomé- 
nales concourent  vers  un  centre  commun ,  les  phéno- 
mènes sont  en  quelque  sorte  placés ,  dans  l'ordre  de 
l;i  coexistence,  sur  des  cercles  concentriques,  et,  dans 
l'ordre  de  la  succession^  sur  des  rayons  appartenant  à 
tous  ces  cercles  ;  le  passage  est  désormais  possible 
dans  tous  les  sens,  d'arrière  en  avant ,  et  de  gauche  à 
droite,  et  ce  n'est  plus  seulement  une  juxtaposition 
géométrique ,  mais  une  subordination  dynamique  qui 
détermine  la  place  invariable  de  chaque  élément  du 
tout;  l'ordre  existe,  et  la  pensée  est  satisfaite. 

Mais  les  organes  de  cet  organisme  total  sont  eux- 
mêmes  des  organismes.  Le  monde  se  compose  d'êtres 
individuels  ;  chacun  d'eux  est  pour  nous  un  ensemble 
de  séries  phénoménales  ;  celles-ci,  nous  venons  de  le 
voir,  ne  peuvent  se  développer  suivant  des  directions 
obliques  ni  croisées,  ni  suivant  des  directions  paral- 
lèles; il  reste  qu'elles  rayonnent  vers  un  centre  com- 
mun. Le  mécanisme  qui  réduit  tout  à  un  enchaîne- 
ment linéaire  de  mouvements  géométriques  aboutit 


PRINCIPE  DE  LA  CLASSIFICATION  NATURELLE.      179 

à  une  dispersion  universelle  de  la  réalité  dans  l'espace. 
A  la  loi  mécanique  de  la  succession  il  faut  donc  ajou- 
ter une  loi  organique  de  coexistence ,  qui  rassemble  et 
concentre  en  un  certain  nombre  de  foyers  détermi- 
nés les  séries  géométriques  indéterminées  par  elles- 
mêmes.  Que  cette  concentration  soit  une  œuvre  d'art 
ou  le  fruit  d'un  instinct,  qu'elle  résulte  d'une  tendance 
inconsciente  et  pourtant  efficace ,  inhérente  aux  phé- 
nomènes eux-mêmes ,  ou  de  l'action  d'un  être  exté- 
rieur et  supérieur  à  la  nature ,  c'est  ce  qui  n'est  pas 
en  question  ici  ;  il  nous  suffit  de  savoir  que  la  pensée 
pourra  suivre  ses  voies  à  travers  les  éléments  coor- 
donnés de  ces  systèmes.  Logiquement,  en  effet,  l'idée 
(lu  tout  préexiste  aux  parties ,  la  fin  aux  moyens. 
Chaque  partie  est  dès  lors  subordonnée  à  l'idée  du 
tout ,  et  les  relations  des  moyens  entre  eux  résultent 
de  cette  fin  commune  à  laquelle  tous  concourent  ;  la 
juxtaposition  des  éléments  n'est  plus  le  résultat  passa- 
ger d'un  hasard  aveugle  ,  mais  l'œuvre  durable  d'une 
finalité  intentionnelle.  Nous  ne  pouvons  penser  le  si- 
multané que  si  les  phénomènes  donnés  en  même 
temps  à  la  perception  sont  unis  entre  eux  par  des 
rapports  de  subordination;  cet  ordre  dans  l'espace, 
qu'exige  la  pensée ,  est  aussi  le  seul  fondement  et  la 
seule  garantie  de  notre  croyance  à  l'union  permanente 
des  qualités  qui  constituent,  à  nos  yeux,  les  êtres  na- 
turels. 

On  remarquera  que  cette  loi  dynamique  de  coexis- 
tence est  loin  d'être  aussi  rigide  que  la  loi  mécanique 
de  succession.  L'enchaînement  dans  le  temps  est  in- 


180  DES  DÉFINITIONS  EMPIRIQUES. 

llexible  ,  parce  que  les  termes  enchaînés  sont  des  uni- 
tés successives  ;  l'harmonie  dans  l'espace  est  flexible 
au  contraire ,  parce  que  des  combinaisons  différentes 
des  mêmes  éléments  peuvent  être  toujours  harmo- 
nieuses. Nous  avons  montré ,  dans  le  précédent  cha- 
pitre, que  la  nature,  quand  elle  réalise  un  type  donné, 
peut  se  mouvoir  dans  de  certaines  limites.  De  même , 
la  loi  de  finalité  qui  préside  à  l'épanouissement  du 
monde  dans  l'espace  souffre  une  assez  grande  lati- 
tude dans  les  variations  des  combinaisons  phénomé- 
nales; elle  exige  que  celles-ci  forment  des  systèmes 
clos ,  aux  éléments  coordonnés  entre  eux  et  subor- 
donnés à  une  fin  commune  ;  mais  là  se  bornent  ses 
exigences  ;  elles  ne  vont  pas  jusqu'à  imposer  d'une 
manière  absolue  et  définitive  les  fins  à  réaliser.  On 
conçoit,  en  effet,  qu'étant  donné  un  nombre  quel- 
conque d'éléments  à  coordonner,  on  puisse  en  former 
successivement  des  systèmes  différents ,  qui  tous  ré- 
pondront au  besoin  d'ordre  inhérent  à  la  pensée, 
puisque  tous  seront  des  harmonies.  Toutes  les  mélo- 
dies sont  faites  avec  les  treize  sons  musicaux  de  la 
gamme  chromatique. 

Il  résulte  de  là  que ,  si  nous  n'avons  pas  à  craindre 
de  voir  rompre  l'union  des  qualités  essentielles  d'un 
être  donné,  la  permanence  indéfinie  des  espèces  n'est 
pas  garantie  par  la  pensée;  du  reste,  l'expérience  con- 
firme cette  conclusion  a  priori  :  la  plupart  des  pre- 
miers habitants  de  la  terre  n'ont  pas  laissé  de  descen- 
dants. Nous  n'avons  pas  à  prendre  parti  pour  la  théorie 
des  transformations  lentes,  ni  pour  celle  des  créations 


PRINCIPE  DE  LA  CLASSIFICATION  NATURELLE.      181 

successives.  Nous  n'avons  pas  abordé  le  problème 
métaphysique  des  origines ,  et ,  dans  l'état  actuel  de  la 
science  positive,  on  ne  peut  se  prononcer  entre  Darwin 
et  ses  adversaires.  Si  l'esprit  se  refuse  à  admettre 
qu'un  être  organisé  apparaisse  subitement  dans  un 
milieu  où  rien  ne  vivait  avant  lui ,  il  lui  répugne  aussi 
de  concevoir  que  la  matière  inerte  s'organise  sponta- 
nément; quelque  petite  qu'on  suppose  la  quantité  de 
vie  obscure  qui  gît  dans  l'organisme  rudimentaire,  elle 
n'en  manifeste  pas  moins  un  fait  irréductible  aux  phé- 
nomènes inorganiques.  Mais  qu'on  accepte  la  thèse 
de  Darwin  ou  qu'on  la  combatte ,  on  ne  saurait  nier 
qu'une  multitude  de  formes  organiques  ont  disparu 
sans  retour,  pour  faire  place  à  des  formes  nouvelles. 
Si  nous  avions  à  retracer  les  vicissitudes  et  les  pro- 
grès de  la  vie  végétale  ou  de  la  vie  animale ,  il  nous 
serait  aisé  de  montrer  les  divers  ordres  apparaissant 
tour  à  tour  à  des  époques  déterminées ,  arrivant  tour  à 
tour  à  leur  maximum  de  développement ,  puis  s'étei- 
gnant  l'un  après  l'autre,  ou  ne  nous  transmettant 
que  des  représentants  rares  et  débiles  d'espèces  autre- 
fois riches  et  vigoureuses.  Par  conséquent,  si  le  fond 
commun  de  la  nature  demeure  toujours  identique , 
la  forme  qu'il  revêt  peut  se  renouveler,  et  se  renou- 
velle en  réalité. 

Nous  savons  maintenant  sur  quel  fondement  repose 
notre  croyance  à  la  subordination  des  caractères  es- 
sentiels des  êtres  naturels.  La  pensée  veut,  entre  toutes 
les  représentations  et  toutes  les  idées  qu'elle  unit,  des 
liaisons  rationnelles  :  elle  pense  le  monde ,  donc  il 

n 


182  DES  DÉFINITIONS  EMPIRIQUES. 

existe  entre  les  éléments  des  choses  des  liaisons  cor- 
respondant aux  liaisons  des  éléments  de  pensée.  Dans 
l'ordre  du  temps ,  l'enchaînement  des  antécédents  et 
des  conséquents  est  rigoureux  et  inflexible ,  et  la  ré- 
gression et  la  progression  des  effets  aux  causes  et  des 
causes  aux  effets  peut  aller  à  l'infmi  ;  dans  l'ordre  de 
l'espace,  l'adaptation  harmonieuse  des  moyens  à  une  fin 
commune  souffre  des  écarts  et  des  transformations , 
sans  pouvoir  cependant  cesser  jamais  d'exister  et  de 
présenter  à  l'esprit  des  systèmes  nettement  définis. 
Nous  trouvons  la  garantie  de  cette  permanence .  abso- 
lue dans  le  temps  ,  relative  dans  l'espace ,  dans  les 
besoins  mêmes  de  la  pensée. 

Une  telle  conception  de  la  nature  paraîtra  peut-être 
en  contradiction  avec  la  liberté  humaine.  La  volonté 
n'est  pas  seulement  la  faculté  de  prendre  une  résolu- 
tion avec  la  conscience  qu'on  pourrait  en  prendre  une 
autre;  un  tel  pouvoir  n'aurait  qu'une  demi-efficacité. 
Deux  possibles  sont  en  présence  dans  mon  esprit,  as- 
pirant tous  deux  à  l'existence  pour  des  raisons  diffé- 
rentes ;  après  délibération ,  je  me  décide  pour  l'un  ou 
pour  l'autre  ;  si  j'en  reste  là ,  le  possible  préféré  de- 
meure toujours  à  l'état  de  virtualité  :  il  est  maître  du 
terrain ,  mais  sa  victoire  est  stérile  ,  puisqu'il  ne  reçoit 
pas  l'existence  objective  que  mon  choix  semblait  lui 
promettre.  Une  telle  volonté  ne  serait-elle  pas  illu- 
soire, semblable  à  celle  d'un  fou,  qui ,  se  croyant  mo- 
narque, commanderait  à  des  ministres,  à  des  géné- 
raux ,  à  des  soldats  imaginaires  ?  Vouloir,  c'est  tout  à 
la  fois  terminer  le  conflit  entre  plusieurs  possibles  qui 


PRINCIPE  DE  LA  CLASSIFICATION  NATURELLE.      183 

sollicitent  de  nous  l'existence ,  et  réaliser,  ù  l'aide  des 
matériaux  fournis  par  la  nature ,  le  possible  préféré. 
Mais,  si  les  phénomènes  naturels,  pour  être  des  objets 
de  pensée,  doivent  former  une  trame  continue,  l'homme 
ne  peut  diriger  à  son  gré  les  phénomènes  vers  des 
fins  posées  par  lui ,  et  auxquelles  ils  ne  tendent  pas 
naturellement ,  sans  rompre  les  mailles  du  réseau.  Sa 
liberté  détruirait  donc  sa  pensée. 

Il  est  incontestable  que  les  phénomènes  forment  des 
séries  où  chaque  terme  résulte  de  ceux  qui  le  pré- 
cèdent et  produit  ceux  qui  le  suivent.  Mais ,  si  la  pre- 
mière fonction  de  la  nature  est  d'enchaîner  chaque 
phénomène  à  un  antécédent  par  le  lien  d'une  nécessité 
rigide  et  aveugle ,  nous  avons  vu  que  ces  séries  de 
phénomènes  sont  coordonnées  par  groupes ,  suivant 
une  loi  de  convenance  et  d'harmonie.  Tout  mouve- 
ment est  à  la  fois  produit  par  les  mouvements  anté- 
rieurs ,  et  déterminé  à  une  certaine  direction  par  le 
but  auquel  il  tend  ;  si  la  production  est  nécessaire  et 
mécanique,  la  direction  est  intentionnelle  et  variable. 
S'il  est  vrai  que  rien  ne  se  crée  et  ne  se  perd  dans  lana-^ 
ture,  que  la  même  quantité  de  mouvement,  ou  mieux 
de  force  se  conserve  toujours,  il  est  évident  aussi ,  et 
l'étude  des  anciennes  formes  de  la  vie  le  prouve ,  que 
les  systèmes  constitués  par  une  association  de  mouve- 
ments et  de  forées  sont  temporaires  et  changeants  ;  la 
nature,  inflexible  dans  le  mécanisme,  montre  une  très- 
grande  flexibilité  dans  ses  formes.  A  ce  dernier  point 
de  vue ,  la  volonté  fait  ce  que  fait  la  nature  :  elle  pose 
des  fins  temporaires  et  variables,  puis  efle  y  coordonne 


184  DES   DÉFINITIONS   EMPIRIQUES. 

des  séries  de  phénomènes  ;  elle  ne  fait  donc  pas  vio- 
lence à  des  lois  qui  ne  sauraient  disparaître  sans  en- 
traîner avec  elles  la  perte  de  la  pensée  ;  elle  détermine 
seulement  la  direction  des  phénomènes  suivant  ses 
fins,  mais  son  pouvoir  ne  va  pas  jusqu'à  créer  des 
mouvements  nouveaux,  ni  jusqu'à  soustraire  les  mou- 
vements existants  à  la  nécessité  du  déterminisme  uni- 
versel. Dans  ce  cas  seulement  on  serait  en  droit  de  voir 
en  elle  un  principe  de  désordre  et  d'anarchie,  con- 
traire au  principe  même  de  toute  pensée.  Elle  existe , 
mais  elle  est  limitée  par  les  lois  mêmes  de  la  réalité, 
dont  le  respect  est  la  première  condition  du  succès  de 
ses  œuvres.  Nous  sommes  libres ,  mais  nous  ne  fai- 
sons pas  de  miracles.  Il  n'est  donc  pas  à  craindre  que 
l'homme  apporte  lui-même  la  perturbation  dans  la 
nature  et  dans  sa  pensée. 


CHAPITRE  VII. 

CARACTÈRES  DES  DEFINITIONS  EMPIRIQUES. 


La  définition  empirique  suppose  une  classification.  —  Imperfections 
des  procédés  pratiques  de  classification.  —  La  définition  empirique 
qui  se  fait  par  le  genre  et  la  différence  est  variable ,  temporaire  et 
toujours  provisoire.— Elle  est  uu  résumé  et  non  pas  un  principe. 


La  nature  se  compose  d'individus  qui  sont  pour 
nous"^  l'objet  de  représentations  distinctes  ;  mais  ces 
images  ne  sauraient  entrer  dans  la  science  ;  aussi  la 
pensée  y  substitue-t-elle  des  notions  générales  d'où 
les  accidents  sont  éliminés.  Ces  notions  sont  à  la  fois 
l'œuvre  de  l'expérience  et  de  l'esprit  lui-même.  Nous 
commençons  par  analyser  nos  représentations  sen- 
sibles ;  puis,  recueillant  un  à  un  les  éléments  communs 
ainsi  extraits  des  images,  nous  en  formons  un  tout, 
dont  la  permanence  nous  est  garantie  par  la  loi  de 
subordination  qui  règle  à  la  fois  la  coexistence  des 
qualités  essentielles  dans  les  choses ,  et  des  idées  élé- 
mentaires dans  l'esprit.  Cette  synthèse  d'éléments 
empiriques  n'est  donc  pas  arbitraire ,  puisqu'elle  suit 
et  reproduit  l'ordre  même  de  la  nature. 

Définir  une  telle  notion ,  c'est  en  déclarer  la  com- 
préhension ;  c'est  en  quelque  sorte  étaler  ce  que  nous 


186  DES  DÉFINITIONS   EMPIRIQUES. 

avons  enfermé  dans  une  idée.  Ainsi,  je  forme  l'idée 
d'homme  par  une  synthèse  successive  des  caractères 
communs  à  un  certain  nombre  d'individus  ;  je  la  définis 
en  faisant  sortir  l'un  après  l'autre  ces  caractères  du 
tout  qu'ils  constituent,  et  je  dis  :  l'homme  est  un  être, 
animal ,  vertébré ,  mammifère ,  bimane. 

On  doit ,  dans  toute  notion  empirique ,  distinguer  la 
matière  et  la  forme.  La  matière,  ce  sont  les  qualités 
comprises  dans  la  notion  ;  la  forme ,  c'est  le  lien  qui 
fait  de  ces  qualités  un  tout  permanent  ;  la  matière  est 
a  posteriori^  et  la  forme  a  priori.  La  matière  varie 
d'une  notion  à  l'autre  ;  la  forme  est  la  même  dans 
toutes  les  notions;  il  suit  de  là  que  les  définitions 
empiriques  ont  une  forme  commune  a  priori^  et  des 
matières  distinctes  a  posteriori.  Tl  est  aisé  de  voir  que 
toutes  ces  définitions  se  ramènent  à  la  formule  sui- 
vante :  les  êtres  naturels  sont  des  tissus  de  propriétés 
générales  incluses  les  unes  dans  les  autres  ;  substituez 
à  ce  sujet  et  à  cet  attribut  indéterminés  un  sujet  déter- 
miné et  un  groupe  déterminé  de  propriétés  subor- 
données ,  et  vous  aurez  une  définition. 

Mais  les  propriétés  essentielles  des  êtres  n'ont  pas 
toutes  même  extension.  Si  l'on  trouve  dans  les  indi- 
vidus de  l'espèce  humaine ,  par  exemple ,  des  carac- 
tères qui  les  distinguent  des  individus  de  toutes  les 
autres  espèces ,  on  y  rencontre  aussi  des  propriétés 
communes  à  tous  les  mammifères,  à  tous  les  verté- 
brés, à  tous  les  animaux  et  à  tous  les  êtres.  La  notion 
complexe  de  l'espèce  enveloppe  toujours  les  notions 
de  plus  en  plus  simples  du  genre ,  de  la  famille ,  de 


LEURS   CARACTÈRES   ESSENTIELS.  187 

l'ordre,  de  la  classe  et  de  l'embranchement,  et,  pour 
la  former,  il  faut  savoir  comment  les  caractères  de 
l'embranchement  sont  modifiés  par  ceux  de  la  classe , 
ceux  de  la  classe  par  ceux  de  l'ordre ,  ceux  de  l'ordre 
par  ceux  de  la  famille  ,  ceux  de  la  famille  par  ceux  du 
genre ,  et  enfin  ceux  du  genre  par  ceux  de  l'espèce. 
Cette  connaissance  est  le  résultat  de  la  classification , 
dont  les  degrés  doivent  reproduire  la  hiérarchie  et  la 
subordination  des  caractères  naturels.  La  classifica- 
tion est  donc  antérieure  à  la  notion,  et,  par  suite ,  à  la 
définition  empirique;  il  résulte  de  là  que  notion  et 
définition  valent  ce  que  vaut  la  classification. 

Toute  distribution  naturelle  des  êtres  en  groupes 
de  plus  en  plus  étendus  repose  sur  le  principe  de  la 
subordination  des  caractères.  Théoriquement,  rien  ne 
semble  plus  facile  que  de  tracer  ces  cadres  où  doit 
entrer  la  réalité  tout  entière.  Si  la  fonction  la  plus 
importante  du  végétal  est  la  reproduction ,  les  carac- 
tères des  groupes  les  plus  généraux  seront  tirés  des 
organes  reproducteurs;  si  une  modification  de  l'appa- 
reil reproducteur  entraîne  des  changements  dans  le 
système  de  nutrition ,  c'est  à  ce  dernier  qu'on  devra 
emprunter  les  caractères  des  groupes  inférieurs.  Si, 
dans  le  règne  animal ,  la  fonction  la  plus  élevée  en 
dignité  et  en  importance  est  la  sensibilité  et  le  mouve- 
ment spontané ,  le  système  nerveux  et  le  système 
locomoteur  fourniront  les  caractères  des  embranche- 
ments; si  une  sensibilité  intense  réclame  un  sang 
chaud,  et  si  une  sensibilité  moins  vive  se  contente 
d'un  sang  plus  froid ,  les  modifications  du  système 


188  DES  DÉFINITIONS  EMPIRIQUES. 

circulatoire  permettront  d'établir  des  classes  dans  les 
embranchements;  si  un  sang  chaud  exige  une  respira- 
tion active,  si  au  sang  froid  suffit  un  échange  lent 
entre  les  gaz  intérieurs  et  les  gaz  extérieurs ,  l'ap- 
pareil respiratoire  fournira  les  caractères  des  ordres  ; 
si  la  nutrition  est  subordonnée  à  la  respiration ,  les 
caractères  génériques  seront  tirés  de  l'appareil  de 
nutrition  ;  et  enfin,  si  de  la  nature  des  aUments  dépend 
la  forme  des  organes  de  préhension ,  on  trouvera  dans 
ces  derniers  les  différences  spécifiques.  Il  semble  donc 
aisé  de  dégager  des  individus  les  caractères  des  divi- 
sions les  plus  étendues  et  des  subdivisions  les  plus 
restreintes. 

Mais  en  pratique ,  la  chose  est  moins  simple  qu'en 
théorie.  Les  sciences  qui  font  usage  de  la  classification 
sont  la  minéralogie,  la  botanique  et  la  zoologie.  Les 
minéraux  sont  les  moins  complexes  des  êtres  ;  ils  n'ont 
entre  eux  que  des  rapports  de  forme  géométrique  et 
de  composition  chimique  ;  rien  ne  paraît  donc  plus 
facile ,  au  premier  abord ,  que  d'en  déterminer  les 
espèces  et  les  genres  ;  pourtant  il  y  a  cent  ans  à  peine 
que  Werner  a  reconnu  que  «  le  système  de  la  nature 
»  minérale  doit  être  constitué  à  la  fois  d'après  la  nature 
»  chimique  et  la  forme  cristalline  des  corps,  »  et,  si  au- 
jourd'hui les  prmcipes  de  la  cristallographie  semblent 
définitivement  arrêtés ,  les  savants  sont  loin  de  s'en- 
tendre sur  les  espèces  chimiques.  Les  plantes  ,  objet 
de  la  botanique ,  sont  des  êtres  beaucoup  plus  com- 
plexes que  les  minéraux  ;  elles  vivent  et  se  reprodui- 
sent; aussi  la  distribution  en  sera- 1- elle  beaucoup 


LEURS  CARACTÈRES   ESSENTIELS.  180 

moins  aisée  encore.  On  sait  combien  a  été  lent  l'avé- 
nement  de  la  méthode  naturelle  en  botanique  ;  sans 
parler  ici  des  vues  d'Aristote,  combien  d'essais  impar- 
faits ont  précédé  le  système  de  Linné  !  Depuis  les  tra- 
vaux des  deux  Jussicu  ,  nous  possédons  les  principes 
d'une  classification  naturelle  des  plantes;  mais  quelles 
difficultés  ne  rencontre-t-on  pas  quand  on  les  appli- 
que !  Dans  la  méthode  de  Jussieu,  les  familles  for- 
maient une  série  linéaire ,  comme  si  la  dernière 
famille  des  monocotylédons  était  supérieure  en  orga- 
nisation à  la  famille  la  plus  parfaite  des  acotylédons  ;, 
comme  si  la  dernière  famille  des  dicotylédons  pré- 
sentait un  organisme  plus  parfait  que  celui  de  la 
famille  la  plus  élevée  des  monocotylédons.  Cette  dis- 
position des  familles  sur  une  seule  ligne  no  suivait 
pas  exactement  la  hiérarchie  naturelle ,  et ,  de  plus , 
elle  laissait  dans  l'ombre  certaines  analogies  impor- 
tantes. On  a  reconnu  le  besoin  de  la  modifier,  et  du 
substituer  à  cette  unique  série  linéaire  des  séries 
parallèles  ;  on  peut  ainsi  exprimer  un  plus  grand  nom- 
bre de  rapports  intimes,  sans  sacrifier  les  différences. 
Toutefois,  malgré  la  relative  simplicité  des  organismes 
végétaux,  malgré  les  avantages  incontestables  delà 
distribution  des  familles  en  séries  parallèles ,  on  est 
loin  encore  d'avoir  pu  comprendre  dans  un  seul  tableau 
la  subordination  et  la  parenté  de  tous  les  groupes  du 
règne  végétal.  Aussi  les  notions  et,  par  suite,' les  défi- 
nitions des  êtres  contenus  dans  ces  groupes  sont-elles 
incomplètes  et  provisoh^es. 
C'est  en  zoologie  surtout  que  se  manifeste  l'imperfec- 


190  DES  DÉFINITIONS   EMPIRIQUES. 

tion  peut-être  irrémédiable  de  nos  procédés  pratiques 
de  classification.  Toute  notion  empirique  suppose  une 
classification,  et  toute  définition  s'y  réfère.  Mais  quand 
il  s'agit  de  définir  une  espèce  animale ,  quelle  classifi- 
cation choisir  ?  adopterons- nous  la  classification  de 
Cuvier,  celles  de  Lamark,  de  Blainville  ,  d'Ehrenberg , 
de  Burraeister,  d'Owen ,  de  Milne  Edwards ,  ou  de 
Leukart ,  celles  d'Oken ,  de  Fitzinger,  de  Leay,  celles 
de  Baer,  de  Van  Beneden,  de  Kolliker,  de  Vogt,  ou 
enfin  celle  de  Hseckel?  Cuvier,  Blainville ,  Ehrenberg , 
Milne  Edwards,  partagent  le  règne  animal  en  embran- 
chements   caractérisés  par  des  plans  différents   de 
structure  et  par  des  dispositions  spéciales  du  système 
nerveux  ;  Lamark  divise  les  animaux  en  apathiques , 
scnsitifs  et  intellirjejits  ;  les  physio-philosophes  alle- 
mands Oken  et  Fitzinger,  partant  de  cette  idée  que 
l'homme  est  le  prototype  de  l'organisation  animale , 
admettent  que  tous  les  animaux  inférieurs  à  l'homm^e 
sont  pour  ainsi  dire  l'homme  fragmenté  et  dispersé,  et, 
ffdsant  de  chaque  appareil  humain  la  caractéristique 
d'un  groupe  animal,  superposent,  dans  l'ordre  de  per- 
fection, les  animaux-digestion^  les  animaux-circula- 
tion, les  animaux-respiration,  les  animaux-os,  les 
animaux-muscles,  les  animaux-nerfs  et  les  animaux- 
sens.  Pour  les  embryologistes  ,  «  les  formes  animales 
»  supérieures,  à  diverses  phases  du  développement  de 
»  l'individu  depuis  le  commencement  de  son  existence, 
»  jusqu'à  son  achèvement  parfait ,  correspondent  à 
»  des  formes  permanentes  de  la  série  animale  ;  le  dé- 
»  veloppement  de  quelques  animaux  suit  les  mêmes 


LEURS  CAKACTÈUES  ESSENTIELS.        191 

»  lois  que  la  série  tout  entière  des  animaux  ;  par 
»  suite,  l'animal  de  l'organisation  la  plus  élevée  passe, 
»  durant  son  développement  individuel ,  et  pour  tout 
))  ce  qui  est  essentiel,  à  travers  des  phases,  qui,  chez 
»  des  êtres  moins  nobles ,  sont  l'état  permanent  ;  si 
»  bien  que  les  différences  périodiques  de  l'individu 
»  peuvent  être  ramenées  aux  différences  des  formes 
»  permanentes  des  animaux  (1).  »  De  là  cette  classi- 
fication de  Baer  en  quatre  types  :  le  type  périphé- 
rique, le  type  longitudinal,  le  type  massif  et  le  type 
vertébré.  Pour  ceux  eniin  qui  voient  dans  tous  les  in- 
dividus du  règne  animal  des  descendants  d'un  type 
unique ,  perfectionnés  par  la  double  et  incessante  ac- 
tion de  la  concurrence  vitale  et  de  la  sélection  natu- 
relle, la  classification  devra  figurer  le  développement 
du  règne  organique  et  la  filiation  des  types. 

On  voit,  par  ce  rapide  aperçu,  combien  peu  les 
naturalistes  sont  d'accord  sur  la  nature  des  caractères 
propres  aux  embranchements.  La  diversité  serait  plus 
grande  encore  si  nous  passions  des  embranchements 
aux  classes ,  des  classes  aux  ordres ,  des  ordres  aux 
familles,  des  familles  aux  genres.  Pourtant  chacune  de 
ces  classifications  repose  sur  une  distinction  réelle ,  et 
sur  une  subordination  naturelle  des  caractères.  C'est 
que  l'animal  est  si  compliqué ,  c'est  que  les  organes 
qui  le  constituent  sont  si  nombreux  et  si  variables, 
qu'on  ne  saurait  exprimer  en  même  temps  toutes  les 


(1)  Cité  par  Agassiz  ,  De  V Espèce  et  de  la  Classificalion  en  zoologie, 
ch.  m,  sect.  Yi. 


192  DES    DÉFINITIONS    EMPIRIQUES. 

analogies  qui  les  unissent  et  toutes  les  différences 
qui  les  séparent.  Aussi,  chaque  classification  particu- 
lière n'est-elle  qu'un  fragment  de  la  classification 
idéale,  a  La  nature  elle-même,  a  dit  Agassiz,  a  son 
»  système  propre ,  à  l'égard  duquel  les  systèmes  des 
»  auteurs  ne  sont  que  des  approximations  succes- 
»  sives  ,  d'autant  plus  grandes ,  que  l'intelligence 
»  humaine  comprend  mieux  la  nature.  »  Le  mieux 
serait  sans  doute  d'unir  et  de  combiner  ces  fragments 
épars  d'un  même  tout;  mais  nos  procédés  graphi- 
ques sont  impuissants  à  rendre  les  analogies  et  les 
homologies  si  variées  de  toutes  les  espèces  d'un  même 
règne. 

On  a  cru  d'abord  que  les  embranchements  du  règne 
animal  étaient  comme  soudés  bout  à  bout  en  une  série 
unique;  mais  on  a  bientôt  reconnu  l'erreur  de  cette 
doctrine.  «  Ainsi,  les  insectes  ont  certainement  une 
»  organisation  plus  élevée  que  les  derniers  représen- 
»  tants  des  vertébrés ,  notamment  les  poissons  cyclo- 
»  stomes  ;  les  mollusques  céphalopodes  l'emportent  de 
»  beaucoup  sur  certains  crustacés  et  sur  les  articulés 
»  inférieurs ,  vers  et  helminthes  ,  et  ces  derniers ,  de 
»  même  que  les  mollusques  bryozoaires ,  restent  au- 
»  dessous  des  échinodermes  et  des  rayonnes  supé- 
»  rieurs.  Il  est  donc  impossible  de  souder  bout  à  bout 
»  les  embranchements  pour  en  faire  une  série  unique, 
»  puisqu'ils  empiètent  les  uns  sur  les  autres  par  leurs 
.))  extrémités.  Au  lieu  de  les  figurer  au  moyen  d'une 
»  seule  ligne  formée  de  cinq  parties  d'inégale  lon- 
»  gueur,  on  doit  les  représenter  par  cinq  lignes  droites, 


LEURS   CARACTERES   ESSENTIELS.  193 

»  verticales  et  parallèles  (1).  »  Maintenant,  si,  dans 
un  même  embranchement,  les  classes  s'échelonnent 
parfois  régulièrement  du  simple  au  composé,  souvent 
aussi  l'une  d'elles  ne  se  termine  pas  où  l'autre  com- 
mence ;  on  aura  donc  dans  un  même  embranchement 
des  groupes  isolés  et  des  groupes  parallèles.  «  Au  lieu 
»  de  s'étendre  sur  une  ligne  verticale  unique ,  les 
»  divers  éléments  d'un  ensemble  peuvent  s'étaler  sur 
»  une  surface  plane.  Les  groupes  et  les  séries  paral- 
»  lèles  prennent  place  les  uns  à  côté  des  autres,  de 
»  manière  que  leurs  termes  homologues  se  trouvent 
»  sur  la  même  ligne  horizontale ,  chaque  série  formant 
»  d'ailleurs  une  colonne  verticale  dans  laquelle  les 
»  termes  se  succèdent  du  simple  au  composé.  Les 
»  séries  et  les  groupes  qui  ne  sont  pas  parallèles  entre 
»  eux  se  succèdent  également  sur  la  verticale,  du 
»  simple  au  composé ,  et  les  types  isolés  sont  inter- 
»  calés  dans  l'ensemble  selon  leurs  affinités.  La  situa- 
»  tion  en  haut ,  en  bas ,  à  droite  ou  à  gauche ,  indique 
»  la  supériorité  ou  l'infériorité ,  suivant  les  conven- 
»  tions.  Telle  est,  en  peu  de  mots,  la  méthode  de 
»  classement  par  séries  parallèles,  dont  Is.  Geoffroy 
»  Saint- Hilaire  a  fait  de  si  heureux  emplois  (2).  » 
Cette  méthode  a  l'avantage  d'exprimer  à  la  fois  les 
rapports  directs  et  les  rapports  collatéraux  des  êtres 
classés  ;  mais  elle  manque  de  simplicité  et  elle  laisse 
dans  l'ombre  les  rapports  divergents.  Un  naturaliste 

(1)  Contejean,  Des  Classificalions  et  des  Mélliodes,  Revue  des  Cours 
Scient.,  22  mai  1869. 

(2)  Contejean,  loc,  cit. 


194  DES   DÉFINITIONS  EMPIRIQUES. 

anglais,  M.  Leay,  a  cru  qu'on  pourrait  encore  expri- 
mer un  plus  grand  nombre  de  rapports ,  si  l'on  dis- 
tribuait cîrculaîrement  les  divers  représentants  du 
règne  animal.  Il  dispose  tous  les  animaux  de  manière 
«  à  former  un  grand  cercle ,  qui  lui-même  touche  ou 
»  se  rattache  à  un  autre  grand  cercle  composé  des 
»  plantes ,  au  moyen  des  êtres  les  moins  organisés 
»  du  règne  végétal.  Les  parties  composantes  de  ce 
»  cercle  général  sont  cinq  grands  cercles  formés  par 
»  les  mollusques .  les  acrites  et  polypes ,  les  rayonnes 
»  ou  étoiles  de  mer,  l-es  insectes  ou  annelés,  et  les  ver- 
»  tébrés.  Chacun  d'eux  passe  et  s'enchaîne  au  suivant 
»  au  moyen  d'un  groupe,  beaucoup  plus  petit  comme 
»  étendue ,  mais  qui  forme  un  anneau  ou  cercle  oscu- 
»  lant...  Chacun  de  ces  grands  cercles  contient  cinq 
»  groupes  ou  cercles  moindres ,  dont  chacun  peut ,  à 
»  son  tour,  se  résoudre  en  cinq  autres  plus  petits, 
»  décrits  suivant  le  même  procédé...  Ainsi,  il  y  a 
»  des  cercles  dans  des  cercles ,  des  roues  dans  des 
»  roues ,  —  un  nombre  infini  de  relations  complexes, 
»  mais  toutes  réglées  par  un  principe  uniforme,  la 
»  circularité  de  chaque  groupe  (1).  »  Le  nombre  des 
analogies  et  des  homologies  figurées  par  cette  méthode 
circulaire  est  certainement  plus  considérable  que  dans 
la  méthode  des  séries  parallèles  ;  mais  il  est  encore 
incomplet.  Il  faudrait  pouvoir  disposer  les  embranche- 
ments, les  classes  et  les  ordres  sur  les  faces  et  dans 
l'intérieur  d'un  parallélipipède ,  ou  bien  sur  la  surface 

(!)  Agassiz,  De  VEsp.  et  de  la  Classif.  en  zooL,  ch.  III,  sect.  v. 


LEURS   CARACTÈllES  ESSENTIELS.  195 

et  dans  l'intérieur  d'une  sphère;  et  pourtant  on  ne 
parviendrait  pas  encore  à  mettre  en  saillie  les  rapports 
divergents  :  il  faudrait ,  pour  cela ,  distribuer  les  êtres 
dans  un  de  ces  hyjjcrcspaces  rêvés  par  les  auteurs  de 
la  géométrie  imaginaire.  Du  reste,  les  divisions  ne 
sont  pas  toujours  aussi  nettement  accusées  dans  la 
réalité  que  dans  nos  classifications.  La  distinction  des 
embranchements  est  bien  tranchée ,  et  l'on  ne  peut 
espérer  que  les  découvertes  de  la  paléontologie  vien- 
nent un  jour  l'effacer  ;  mais  parfois  la  transition  est 
insensible  entre  deux  classes ,  entre  deux  ordres  suc- 
cessifs. Ainsi,  pour  ne  citer  qu'un  exemple ,  les  chéi- 
romys  ont  à  la  fois  les  caractères  des  singes  et  ceux 
des  rongeurs  ;  auquel  de  ces  deux  ordres  les  rapporter? 
On  serait  donc  conduit ,  si  l'on  voulait  exprimer  toutes 
les  affinités  des  espèces  animales,  à  les  disposer  tantôt 
sur  des  lignes  sinueuses  ,  tantôt  sur  des  cercles ,  tan- 
tôt sur  des  droites  ;  ici  en  groupes  isolés  ,  là  en  séries 
parallèles  ;  en  cherchant  l'ordre  le  plus  grand ,  on 
aboutirait  à  la  confusion.  Il  faut  donc  renoncer  à  l'es- 
poir de  faire  tenir  en  un  tableau  tous  les  rapports 
qui  unissent  les  innombrables  représentants  du  règne 
animal. 

On  voit  par  là  combien  les  définitions  empiriques 
sont  loin  d'être  assurées  et  immuables.  Quand  nous 
définissons  une  idée  par  le  genre  et  par  la  différence, 
les  deux  éléments  de  l'attribut  évoquent,  l'un,  le 
groupe  des  qualités  propres  à  l'espèce ,  l'autre ,  le 
groupe  des  qualités  communes  à  un  certain  nombre 
d'autres  espèces.  Il  faudrait  donc  s'accorder  d'abord 


•H^r 


■'/'■" 

.7;*^/^ 


196  DES   DÉFINITIONS  EMPIRIQUES. 

sur  les  caractères  des  espèces  et  des  genres.  Si,  dans  la 
définition ,  on  ne  mentionne  pas  l'ordre ,  la  classe  et 
l'embranchement ,  c'est  qu'ils  sont  impliqués  dans  le 
genre ,  en  vertu  de  la  subordination  des  caractères  ;  il 
faudrait  donc  être  aussi  d'accord  sur  la  subdivision 
du  règne  animal  ou  végétal  en  embranchements  ,  des 
embranchements  en  classes ,  des  classes  en  ordres  ou 
en  familles.  Il  résulte  de  là  que  la  définition  d'une 
espèce  naturelle  variera  selon  le  système  de  classifica- 
tion adopté;  on  peut  employer  les  mêmes  noms  pour 
désigner  les  espèces ,  les  genres ,  les  familles ,  les 
ordres ,  les  classes  et  les  embranchements  sans  s'ac- 
corder sur  le  fond  des  choses.  En  effet ,  chacune  des 
subdivisions  d'un  règne  naturel  est  l'expression  de 
certaines  analogies  plus  ou  moins  étendues,  et  les 
divers  systèmes  ne  sont ,  nous  l'avons  vu ,  que  des 
approximations  variées  de  la  vérité.  Ainsi ,  le  terme 
mammifère  n'a  pas  la  même  signification  dans  la  clas- 
sification de  Linné  et  dans  celle  de  Cuvier  :  pour 
celui-ci ,  il  exprime  un  nombre  plus  considérable  de 
caractères  et  d'affinités  organiques  que  pour  celui-là. 
Bien  que  Hseckel  fasse  usage  de  ce  terme  mammifère, 
consacré  par  l'usage ,  il  n'y  attache  pas  le  sens  qu'y 
attachait  Cuvier  ;  pour  ce  dernier,  les  mammifères 
sont  une  classe  autonome  en  quelque  sorte,  sans 
parenté  directe  avec  les  autres  classes  du  règne  ani- 
mal 5  pour  le  premier  au  contraire ,  ils  sont  une  classe 
issue ,  par  voie  de  transformations  lentes ,  d'un  arché- 
type animal ,  sorti  lui-même  de  la  monère  autogène , 
souche  commune  des  végétaux  et  des  animaux.  Il  n'est 


LEURS  CARACTÈRES  ESSENTIELS.       197 

pas  impossible  qu'on  parvienne  un  jour  ù  fondre  en  un 
seul  tous  les  systèmes  de  classification  qui  se  par- 
tagent aujourd'hui  les  savants;  mais  jusque-là,  les 
définitions  empiriques  ne  seront  pas  irrévocablement 
closes;  la  formule  n'en  variera  peut-être  pas  ;  dans  un 
siècle ,  on  pourra  définir  encore  l'homme  un  mammi- 
fère bimane  ;  mais  les  choses  désignées  par  ces  mots , 
mammifère  et  bimane,  auront  peut-être  changé;  on 
aura  peut-être  reconnu  la  fausseté  de  certaines  affini- 
tés admises  aujourd'hui  comme  vraies;  on  aura  décou- 
vert de  nouvelles  analogies  encore  cachées  à  nos  yeux. 
Par  conséquent,  jusqu'à  la  constitution  définitive  des 
systèmes  naturels  ,  les  définitions  empiriques  doivent 
rester  à  l'état  instable. 

Mais,  le  jour  où  tout  désaccord  aurait  cessé  entre 
les  savants  sur  la  valeur  et  les  caractères  propres  des 
subdivisions  de  la  nature ,  les  définitions  seraient  en- 
core loin  d'être  complètes  et  définitives.  En  premier 
lieu,  il  faut  toujours  tenir  compte  des  méprises  pos- 
sibles de  l'expérience  ;  l'observation  anatomique  est 
des  plus  déhcates  ;  l'œil  doit  souvent  s'armer  du  mi- 
croscope, et,  alors,  à  quelles  illusions  n'est- il  pas 
exposé  !  De  cette  façon,  l'erreur  peut  toujours  s'intro- 
duire dans  une  classification  dont  les  degrés  corres- 
pondraient cependant  à  la  hiérarchie  véritable  des 
caractères  naturels  ;  de  là  l'erreur  passe  dans  la  défi- 
nition ;  celle-ci  ne  saurait  donc  jamais  être  affranchie 
de  tout  soupçon.  En  second  heu,  nous  avons  vu  qu'il 
était  impossible  à  l'homme  de  figurer,  avec  les  pro- 
cédés dont  il  dispose,  les  analogies  si  variées  qui 

13 


198  DES   DÉFINITIONS   EMPIRIQUES. 

unissent  entre  elles  les  espèces  d'un  même  règne.  Les 
définitions,  si  remplies  qu'on  les  suppose,  ne  contien- 
dront donc  jamais  l'essence  entière  des  êtres  définis; 
elles  sont  des  expressions  de  plus  en  plus  approchées 
d'une  réalité  qui  ne  sera  jamais  exprimée  d'une  ma- 
nière adéquate. 

Supposons  même  que ,  par  impossible,  l'esprit  hu- 
main ait  pénétré  le  détail  infini  des  êtres  naturels , 
qu'il  en  ait  découvert  tous  les  rapports  intérieurs,  ex- 
térieurs ,  directs  ,  collatéraux  et  divergents ,  qu'il  ait 
réussi  à  exprimer,  sans  en  omettre  aucune,  toutes  les 
différences  et  toutes  les  affinités  des  espèces,  la  classifi- 
cation et  les  définitions  qui  l'accompagnent  ne  seraient 
pas  encore  immuables.  L'analyse  des  lois  de  la  pensée 
nous  a  prouvé  que  les  fins  poursuivies  et  les  formes  réa- 
lisées pouvaient  changer,  sans  que  l'ordre  fût  détruit  ; 
l'expérience  nous  montre  qu'elles  ont  changé  et  qu'elles 
changent  encore.  Des  espèces,  des  classes  même  sont 
disparues  ;  d'autres  espèces  ,  d'autres  classes  les  ont 
remplacées ,  et  disparaîtront  sans  doute  à  leur  tour. 
Que  les  groupes  nouveaux  rentrent  dans  les  cadres  gé- 
néraux de  nos  systèmes ,  c'est  ce  qu'on  admettra,  en 
vertu  de  la  loi  de  finalité  qui  règle  la  coexistence  des 
êtres  ;  mais  on  reconnaîtra  qu'ils  n'occupent  pas  juste 
dans  ce  cadre  la  place  laissée  vide  par  les  groupes  dis- 
parus. Voilà  donc  de  nouveaux  termes, et,  par  suite, 
de  nouveaux  rapports  introduits  dans  les  systèmes  ;  les 
lignes  générales  de  la  classification  demeurent ,  mais 
il  faut  en  modifier  le  détail.  La  classification  parfaite 
ne  serait  donc  que  le  tableau  temporaire  de  là  nature , 


LEURS   CARACTÈRES   ESSENTIELS.  109 

et  la  durée  en  serait  subordonnée  aux  vicissitudes  de 
la  nature  elle-même.  La  définition  empirique  ne  sau- 
rait donc  être  éternelle  ;  elle  s'évanouit  lorsque  l'être 
qu'elle  exprimait  n'est  plus. 

On  voit ,  par  ce  qui  précède ,  quels  sont  le  rôle  et  la 
place  des  définitions  de  cette  sorte  dans  la  science. 
Nous  percevons  des  individus;  ces  individus  sont  pour 
la  pensée  des  systèmes  de  propriétés  de  plus  en  plus 
générales  ;  chaque  propriété  résulte  de  certaines  dis- 
positions intérieures  et  de  certaines  affinités  exté- 
rieures; c'est  par  l'expérience  que  nous  constatons  ces 
dispositions  et  ces  affinités,  et,  à  mesure  que  s'étendent 
la  puissance  et  le  champ  de  notre  observation ,  nous 
pénétrons  plus  avant  dans  la  texture  des  êtres,  et  nous 
saisissons  entre  eux  des  rapports  de  plus  en  plus 
amples.  Le  terme  de  la  science  serait  la  découverte  et 
la  distribution  hiérarchique  de  toutes  les  propriétés 
de  tous  les  êtres;  nous  croyons  a  priori  qu'il  existe 
un  système  de  la  nature ,  nous  en  traçons  môme  les 
cadres  ;  mais  c'est  à  l'expérience  seule  qu'il  appartient 
d'accumuler  les  caractères  concrets  dans  ces  formes. 
La  classification  et  la  définition  sont  donc  à  la  fin ,  et 
non  pas  à  l'origine  de  la  science.  Les  anciens  avaient 
raison  de  dire  que  savoir  c'est  définir  ;  mais ,  ici ,  la 
définition  n'est  que  le  développement  de  la  notion ,  et 
la  notion  empirique  est  le  résultat  d'une  synthèse  pro- 
gressive. 

Les  définitions  empiriques  ne  sont  qu'un  résumé, 
moins  condensé  que  la  notion,  des  propriétés  de  l'être 
défini.   Nous    faisons  tenir   en  un    certain  nombre 


200  DES   DÉFINITIONS  EMPIRIQUES. 

d'idées  générales,  exprimées  par  des  noms  communs, 
toutes  les  propriétés  spécifiques  et  toutes  les  affinités 
génériques  des  êtres  de  nature.  Si  la  chose  était  pos- 
sible ,  ces  notions  devraient  suivre  la  découverte  de 
tous  les  caractères  qu'elles  doivent  contenir  ;  mais  si 
nous  les  formons  prématurément,  nous  ne  les  fer- 
mons pas  ;  elles  demeurent  ouvertes  à  toutes  les  qua- 
lités que  l'expérience  découvre  chaque  jour.  Ces  résu- 
més des  résultats  empiriques  devraient  nous  suffire  ; 
mais  ils  ont  le  grave  défaut  d'être  pour  l'esprit ,  si  on 
ne  les  décompose  pas,  des  touts  irréductibles  l'un  à 
l'autre,  et  nous  savons  que  les  êtres  distincts  sont 
cependant  unis  par  des  liens  plus  ou  moins  étroits  ;  ce 
sont  ces  relations  que  la  définition  a  pour  objet  de 
mettre  au  jour;  elle  se  fait  par  la  différence  spécifique 
et  par  le  genre.  La  différence  spécifique  nous  apprend 
par  quoi  l'espèce  définie  se  distingue  de  toutes  les 
autres  espèces  ;  le  genre ,  par  quoi  elle  se  rattache  à 
toutes  les  subdivisions  du  règne  auquel  elle  appar- 
tient ;  les  notions  non  développées  demeurent  à  tout 
jamais  isolées  l'une  de  l'autre  ;  les  notions  développées, 
c'est-à-dire  définies,  restent  distinctes,  et  pourtant 
elles  soutiennent  toutes  ensemble  des  rapports  mu- 
tuels. La  science  est  à  l'état  latent  dans  la  notion  ;  la 
définition  la  fait  passer  à  l'acte. 


CHAPITIIE  Vin. 

CONCLUSION. 

Résumons  brièvement  les  résultats  obtenus. 

Toute  notion  générale  contient  une  matière  et  une 
forme  ;  la  matière,  ce  sont  les  éléments  constitutifs  ;  la 
forme,  c'est  le  lien  qui  fait  de  ces  éléments  des  en- 
sembles permanents  et  déterminés  ;  la  matière  est  donc 
essentiellement  multiplicité,  et  la  forme,  unité. 

La  matière  des  notions  géométriques,  c'est  l'espace 
indéfini,  passif,  indéterminé  et  partout  semblable  à  lui- 
même  ;  aussi  toutes  les  notions  géométriques  ont-elles 
un  fond  identique,  et  ne  peuvent-elles  être  distinguées 
l'une  del'autre  par  leur  contenu  ;  les  lignes,  les  surfaces, 
les  solides  sont  des  déterminations  d'un  même  espace; 
la  distinction  ne  vient  donc  pas  de  la  matière.  On  peut, 
il  est  vrai ,  diviser  cette  matière  commune  en  unités 
semblables ,  et  il  semble  alors  que  les  notions  doivent 
être  distinguées  l'une  de  l'autre  par  le  nombre  des  élé- 
ments qu'elles  contiennent  ;  mais  l'espace  est  par  lui- 
même  un  continu  homogène ,  et  c'est  idéalement  que 
nous  le  partageons  en  unités  de  grandeur  constante  et 
déterminée  ;  la  division  de  la  matière  en  éléments  con- 
stitutifs ne  vient  donc  pas  de  la  matière  elle-même  ;  et 
d'ailleurs  en  vînt-elle,  comme  ces  unités  étendues  sont 


202  CONCLUSION. 

juxtaposées  sans  aucune  solution  de  continuité,  elles 
ne  sauraient  former  par  elles-mêmes  des  ensembles 
limités  et  définis.  Du  reste,  les  accroissements  ou  les 
diminutions  du  contenu  n'altèrent  en  rien  l'essence 
de  la  notion  géométrique  ;  les  limites  des  figures  peu- 
vent se  mouvoir  dans  l'espace  ;  leur  contenu,  par  suite, 
croître  ou  décroître;  si  les  relations  des  limites  ne 
changent  pas,  la  notion  demeure  toujours  identique. 
La  matière  est  donc,  en  géométrie ,  le  principe  de 
communauté,  et  non  pas  le  principe  de  spécification. 
Il  en  est  autrement  dans  les  notions  empiriques.  Le 
contenu  est  ici  un  ensemble  de  qualités  variées  et  irré- 
ductibles. Je  perçois  par  les  sens  des  individus  isolés 
dans  l'espace;  par  l'abstraction,  j'en  dégage  les  pro- 
priétés communes  et  j'en  élimine  les  accidents  ;  mais  il 
ne  faudrait  pas  croire  qu'en  passant  ainsi  de  la  sensa- 
tion à  l'idée ,  je  me  sois  débarrassé  de  la  diversité  et  de 
la  qualité.  Si  loin  que  je  pousse  la  réduction,  je  suis 
toujours  en  présence  d'un  certain  nombre  de  types 
qu'on  ne  saurait  fondre  en  un  seul,  et  chacun  d'eux 
est  un  groupe  de  qualités  qu'il  m'est  impossible  de 
transformer  en  formules  purement  inteUigibles.  Ici,  la 
matière  est  donc  fournie  par  les  sens,  et  l'élaboration 
qu'elle  subit  pour  pouvoir  entrer  dans  la  science  ne 
lui  enlève  pas  son  caractère  primitif;  en  devenant  objet 
pour  la  pensée ,  elle  ne  cesse  pas  d'être  objet  pour  la 
sensibilité ,  ou  mieux  pour  l'imagination.  Par  consé- 
quent, au  contraire  de  ce  qui  a  lieu  en  géométrie,  la 
matière  est,  dans  les  notions  empiriques,  un  principe 
de  diversité  et  non  de  communauté. 


CONCLUSION.  203 

La  forme,  en  géométrie,  est  l'œuvre  de  l'esprit. 
L'espace  homogène,  indifférent  à  toute  détermination, 
nous  est  donné  ;  nous  appliquons  l'unité  réelle  de  la 
pensée  à  cette  multiplicité  virtuelle  et  indéterminée,  et 
de  cette  union  résultent  des  notions  multiples  et  unes 
à  la  fois.  Si  l'espace  n'était,  comme  le  veut  Leibnitz, 
que  l'ordre  des  coexistences  possibles,  nous  n'engen- 
drerions que  des  nombres;  mais,  bien  qu'il  ne  soit  pas 
un  objet  de  sensation,  il  est  cependant  un  objet  d'in- 
tuition ;  aussi  les  limites  que  nous  imposons  à  la  mul- 
tiplicité virtuelle  qu'il  contient  sont-elles  aussi  des 
objets  d'intuition.  Mais  il  résulte  de  là  qu'un  inter- 
médiaire, un  et  multiple  à  la  fois,  est  indispensable 
entre  l'esprit  et  l'espace  :  c'est  le  mouvement  qui 
réalise  hors  de  nous  l'unité,  qui,  sans  lui,  resterait  tou- 
jours idéale.  Étant  donnés  l'esprit  un,  le  mouvement, 
un  par  son  origine  et  multiple  par  ses  points  d'appli- 
cation, l'espace  multiple  en  puissance,  et  par  là  même 
indéterminé,  il  est  aisé  de  concevoir  et  de  se  représen- 
ter la  génération  des  notions  géométriques  ;  chacune 
d'elles  est  une  réalisation  distincte  de  l'unité  dans  la 
mutiplicité,  par  l'intermédiaire  du  mouvement.  La  loi 
à  laquelle  le  mouvement  obéit  pour  engendrer  ainsi 
les  figures  résulte  à  la  fois  de  l'esprit  et  de  l'espace  ; 
c'est  l'esprit  qui  la  pose  ;  mais  les  conditions  que  la 
pensée  impose  au  mouvement  impliquent  l'existence 
de  la  multiplicité  indéterminée  qu'il  s'agit  de  déter- 
miner. L'esprit  est  donc  le  principe  actif,  et  l'espace,  le 
principe  passif  de  la  loi  de  construction,  qui,  réalisée, 
devient  la  limite  d'une  figure  définie.  Or  l'espèce  propre 


204  CONCLUSION. 

d'une  figure  résulte  non  de  son  contenu ,  mais  de  sa 
limite  ;  cette  limite  est  tracée  par  le  mouvement  ;  mais 
le  mouvement  ne  fait  qu'appliquer  à  la  multiplicité 
de  l'espace  l'unité  de  la  pensée;  l'esprit  lui-même  est 
donc,  en  dernière  analyse,  l'auteur  de  la  diversité  spé- 
cifique en  géométrie. 

C'est  encore  lui  qui  fournit  leur  forme  aux  notions' 
empiriques;  mais,  ici,  la  forme  est  un  principe  de 
communauté  et  non  plus  de  diversité.  Toute  notion 
empirique  n'est  pas  un  simple  ensemble ,  mais  un 
système  de  qualités  sensibles  :  si  ces  éléments  pou- 
vaient se  séparer  au  hasard,  s'ils  n'avaient  pas  entre  eux 
des  rapports  permanents,  il  ne  nous  servirait  de  rien 
de  substituer  la  notion  à  la  sensation ,  et  jamais  nous 
ne  pourrions  parvenir  à  la  science.  ]\lais  une  nécessité 
invincible  de  l'esprit  nous  force  à  concevoir  que  les 
qualités  des  choses  sont  unies  par  un  lien  durable  ; 
autrement  les  phénomènes  simultanés  ne  sauraient 
entrer  dans  la  pensée.  Il  résulte  de  là  que,  pour  l'es- 
prit, un  être  naturel  est  un  système  de  qualités  en- 
chaînées et  subordonnées  les  unes  aux  autres.  Telle 
est  la  forme  de  toutes  les  notions  empiriques;  nous  ex- 
trayons des  sensations  les  éléments  communs  qu'elles 
renferment,  et  nous  les  réunissons  en  un  tout,  non 
sur  la  foi  de  la  sensation  elle-même ,  mais  sous  la  ga- 
rantie du  principe  rationnel  qui  préside  à  la  science  des 
phénomènes  coexistants.  Ce  cadre  vide  de  toutes  les 
notions  empiriques  ne  préexiste  pas  plus  à  l'expé- 
rience que  les  formes  géométriques  à  l'intuition  de 
l'espace  ;  mais  aussitôt  que  les  qualités  nous  sont  don- 


CONCLUSION.  205 

nées  par  la  sensation ,  nous  les  unissons  instinctive- 
ment d'une  façon  durable  ;  c'est  l'analyse  qui,  plus  tard, 
sépare  dans  la  notion  la  forme  de  la  matière  ;  mais 
tandis  qu'en  géométrie  ,  de  chaque  notion  elle  dégage 
une  forme  nouvelle ,  dans  les  notions  empiriques  elle 
trouve  partout  et  toujours  une  forme  unique  et  inva- 
riable ;  par  conséquent,  tandis  qu'en  géométrie  la 
forme  est  un  princique  d'unité  et  de  diversité,  elle  est, 
dans  les  notions  empiriques,  un  principe  d'unité  et  de 
communauté. 

De  là  résultent  les  difterences  profondes  des  défi- 
nitions géométriques  et  des  définitions  empiriques. 

Puisque,  dans  la  notion  géométrique,  la  matière  est 
passive,  indifférente  et  partout  homogène,  et  que  l'es- 
sence résulte  de  la  limite,  c'est  cette  limite  que  la  défi- 
nition doit  énoncer.  Mais  la  limite,  c'est  la  forme,  et  la 
forme  dérive  d'une  loi  posée  par  l'esprit ,  et  réalisée 
par  le  mouvement.  La  définition  fera  connaître  cette 
loi  ;  on  est  donc  autorisé  à  l'appeler  définition  par  gêné- 
ration^  ou  encore  définition  formelle. 

Dans  les  notions  empiriques,  au  contraire,  la  forme 
est  partout  la  même ,  et  l'essence  résulte  du  contenu 
variable  qu'elle  enveloppe  ;  c'est  ce  contenu  que  la  dé- 
finition doit  énoncer.  Mais  ce  contenu  est  un  système 
de  qualités  sensibles  ;  la  définition  énumérera  ces  qua- 
lités constitutives ,  en  respectant  leurs  rapports  mu- 
tuels, garantis  par  la  loi  de  la  subordination.  On  peut 
donc  l'appeler  définition  j^ar  composition  ^  ou  encore 
définition  matérielle. 

La  loi    qu'énonce  la  définition  géométrique    est 


206  CONCLUSION. 

l'œuvre  de  l'esprit  ;  les  qualités  qu'énumère  la  défini- 
tion empirique  sont  des  révélations  de  l'expérience. 
La  définition  formelle  est  donc  a  priori ,  et  la  défini- 
tion matérielle  a  posteriori. 

Toute  notion  complexe  résulte  d'une  synthèse  ; 
mais,  en  géométrie,  la  synthèse  trace  des  limites  dans 
la  quantité  extensive  ;  dans  les  sciences  de  la  nature, 
elle  accumule  des  qualités  intensives  dans  une  forme 
vide  donnée  par  l'esprit;  la  définition  des  notions  géo- 
métriques en  expose  la  limite;  la  définition  des  no- 
tions expérimentales  en  développe  le  contenu  ;  la  pre- 
mière peut  donc  encore  recevoir  le  nom  de  définition 
synthétique.,  et  la  seconde  celui  de  définition  analy- 
tique. 

La  notion  géométrique  est,  pour  ainsi  parler,  engen- 
drée d'un  seul  coup  ;  la  définition  en  est ,  par  consé- 
quent, définitive  et  immuable.  La  notion  empirique 
se  remplit  graduellement  par  les  découvertes  suc- 
cessives d'une  expérience  qu'on  ne  peut  jamais  dé- 
clarer pleinement  achevée  ;  la  définition  en  est  donc 
progressive  et  toujours  provisoire. 

La  forme ,  essence  de  la  notion  géométrique ,  vient 
de  l'esprit  lui-même  ;  l'espace  passif  la  reçoit  sans  op- 
poser de  résistance  ,  et  la  conserve  sans  l'altérer  ;  la 
définition  géométrique  est  donc  aussi  durable  que  la 
pensée  elle-même.  Le  système  de  qualités  sensibles, 
essence  de  la  notion  expérimentale ,  vient  de  la  per- 
ception ;  sans  parler  des  méprises  de  l'expérience , 
qui  nous  font  souvent  confondre  l'accident  et  l'es- 
sence ,  ces  qualités  peuvent  disparaître  ou  se  modi- 


CONCLUSION.  207 

fier;  la  définition  empirique  n'est  donc  que  l'expres- 
sion temporaire  d'une  réalité  changeante. 

Enfin ,  les  définitions  géométriques  sont  des  prin- 
cipes de  connaissance  ;  les  définitions  empiriques  ne 
ne  sont  que  des  résumés.  Les  unes  et  les  autres  con- 
tiennent la  science  à  l'état  virtuel ,  mais  avec  cette  dif- 
férence que  les  premières  en  précèdent  le  développe- 
ment, et  que  les  secondes  le  suivent.  En  géométrie  , 
nous  posons  des  définitions  grosses  de  conséquences  -,  la 
détermination  de  l'espace  y  est  la  première  démarche 
de  l'esprit  ;  mais  on  peut  s'en  tenir  là  et  s'abstenir  de 
dérouler  la  série  des  théorèmes. 'Dans  les  sciences  de  la 
nature,  avant  de  poser  les  définitions,  il  faut  avoir  fait 
la  science,  et  celle-ci,  pour  pouvoir  se  concentrer  dans 
la  notion  et  dans  la  définition ,  retourne  à  l'état  de 
puissance,  après  avoir  existé  en  acte.  Par  conséquent, 
alors  même  que  l'on  parviendrait  à  réduire  la  qualité 
intensive  à  la  quantité  extensive ,  la  science  géomé- 
trique et  la  science  empirique  différeraient  encore  par 
la  genèse  et  le  rôle  de  leurs  notions  fondamentales. 


TABLE  DES  MATIÈRES, 


INTRODUCTION. 

De  la  définition  en  général Page    7 

CHAPITRE  I. 

ORIGINE   DES  NOTIONS   GÉOMÉTRIQUES. 

Examen  de  la  théorie  empirique  ;  les  notions  géométriques  ne  sont  le 
résultat  ni  de  l'expérience  brute,  ni  de  l'abstraction,  ni  de  la  généra- 
lisation. —  Examen  de  la  théorie  idéaliste;  les  notions  géométrique  s 
ne  sont  pas  l'œuvre  de  la  pensée  pure;  elles  supposeut  une  matière, 
l'espace.  —  La  géométrie  à  n  dimensions.  —  L'hyperespace.  —  Inter- 
prétation de  la  géométrie  non  euclidieune 19 

CHAPITRE  II. 

ORIGINE   DES   NOTIONS  GÉOMÉTRIQUES  (SUITE). 

Principes  des  notions  géométriques  :  espace,  esprit,  mouvement. — 
Génération  des  lignes,  des  surfaces,  des  volumes. —  Passage  de  la 
géométrie  élémentaire  à  la  géométrie  analytique.— L'infini  géo- 
métrique. —  L'imagination  en  géométrie 44 

CHAPITRE  III. 

CARACTÈRES   DES   DÉFINITIONS  GÉOMÉTRIQUES, 

Les  définitions  géométriques  se  font  par  génération.  —  Contenu  et 
forme  des  notions  définies.  —  La  définition  doit  énoncer  la  forme, 


210  TABLE   DES  MATIÈRES. 

—  Elle  est  a  pjtori.  —  Distinction  des  définitions  caractéristiques  et 
des  définitions  explicatives.  —  La  définition  géométrique  ne  se  fait 
pas  par  le  genre  et  la  différence  spécifique.—  Elle  n'est  pas  une  défi- 
nition de  mots 18 


CHAPITRE  IV. 

RÔLE  DES   DÉFINITIONS   DANS  LA    DÉMONSTRATION  GÉOMÉTRIQUE. 

Rôle  des  axiomes  dans  la  démonstration  géométrique.  — Examen  de 
la  théorie  du  docteur  Whewell.  —  Définition  des  axiomes.  —  Stéri- 
lité des  axiomes.  — Rôle  de  la  définition  dans  la  démonstration  géo- 
métrique.—  Examen  de  la  théorie  de  Stuart  Mill. —  Examen  de  la 
théorie  de  Dugald-Stewart.  —Différence  du  syllogisme  et  du  raison- 
nement géométrique. —  La  définition  nous  fournit  les  termes  et  les 
intermédiaires  entre  les  termes  dont  il  s'agit  de  prouver  l'égalité  ou 
l'équivalence. —  Source  de  la  nécessité  des  jugements  géométriques. 
—  Démonstration  dans  la  géométrie  analytique.  —  Démonstration 
dans  la  géométrie  imaginaire 99 

CHAPITRE  V. 

HIÉRARCHIE   DES   CARACTÈRES   EMPIRIQUES. 

Les  sciences  empiriques  sont  irréductibles  aux  sciences  mathéma- 
tiques. —  On  ne  peut  complètement  substituer  à  la  perception  des 
qualités  sensibles  la  connaissance  de  formules  numériques.—  Consti- 
tution des  êtres  naturels. —  Constitution  des  idées  générales. —  Hiérar- 
chie des  caractères.  —  Classification.  —  Caractères  dominateurs  et 
caractères  subordonnés 132 


CHAPITRE  VI. 

PRINCIPE  A   PRIORI   DE  LA  CLASSIFICATION. 

Exigences  de  la  pensée.  —  Relations  universelles  et  nécessaires  de  no? 
idées.  —  Principe  directeur  de  la  connaissance,  —  Objectivité  de  ce 
principe.  —  L'ordre  dans  la  succession;  loi  mécanique.  —  L'ordre 
dans  la  coexistence;  loi  dynamique. —  Application  de  cette  loi  à  la 
science  des  êtres  naturels. 160 


TABLE   DES   MATIÈRES.  214 

CHAPITRE  VII. 

CARACTÈRES    DES   DÉFINITIONS   EMPIRIQUES. 

La  définition  empirique  suppose  une  classificaliun.  —  Imperfections 
des  procédés  pratiques  de  classification.  —  La  définition  cmpiriquo 
qui  se  fait  par  le  genre  et  la  différence  est  variable,  temporaire 
et  toujours  provisoire. —  Elle  est  un  résumé  et  non  pas  un  prin- 
cipe  IS.'j 

CHAPITRE  VIII. 
CO.VCLUSIOX 201 


roitiors.  — Typ.deA.  Diipré,  rue  Natifpnale. 


/ 


Z77    > 


I 


510.1  L693DC.1 

Liard  #  Des  définitions 
géométriques  et  des  defin 


3  0005  02029398  4 


L693t) 

Dés  définitions, géomét- 
riques et  des  définit- 
ions empiriques 


510.1 
L693E 


Lisrd 

Des  définitions  géométriques 
et  des  définitions  empiriques