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^arfaarî) CTallEgc Itùrarg
FROM THE FUND
IN MEMORY or
GEORGE SILSBEE HALE
ELLEN SEVER HALE
Des traces laissées en Provence
par les Sarrasins
A Monsieur MAURICE FAURE
Sénateur de la Drôme
Membre fondateur du Félibrige de Paris
Hommage respectueux
P. H. BIGOT.
o
HENI\I "BIGOT
DES TRACES
LAISSÉES
EN PROVENCE
PAR LES SARRASINS
^^w^^^^^w«»^^^^ww^^w«ww
Étude couronnée par le Félibrige parisien
PARIS
IMPRIMERIE ET LIBRAIRIE DE LA PROVINCE
L. DUC & C'«
125, rue du Cherche- Midi, 125
1908
/^J-Zê./3
J'^oJia^^â^u^'-JL^
BIBLIOGRAPHIE
m^f^^^^^^i^t0^^t^^^
Pour étudier les invasions des Sarrasins en Provence et les traces
qu'ils ont laissées de leurs passages, nous avons eu recours aux
textes suivants et aux études antérieures dont voici la nomencla-
ture :
A. — Textes anciens
tÂnnales Magdeburgenses, G. -H. Pertz. Monum. Germ. Script.
Annales Ottemburani, id. qu'on retrouve également dans
Mabillon : Annales ord. Sti Benedicti : Ottemburanum cœno-
bium, O. monasterium.
Chronicon Adonis Viennensis^ de la création du monde à
869. Historiens de France, II, V, VI, VII. — Monum. Germ., II.
— Migne, CXXIII.
Chronicon Moissiacense^ 818, Monum. Germaniae, S. S. I.
Chronicon Novalicense, Pertz : Monumenta Germaniae histo-
rica, tome IX.
Chronicon civitatis Pedonce^ apud. Monum. Patriae, V.
Chronicon Isidori Pacensis^ chronique d'Isidore de Beja.
Testament d'Abbon^ dans le cartulaire de Saint-Hugues de
Grenoble, Paris, 1869.
Cartulaire de Saint-Pierre de Vienne^ Dom Bouquet, Histo-
riens, IX.
Cartulaire Ultien, Augusta Taurin oru m, in-4°, 1753.
Cartulaire de Vévêché de Carpentras.
Frédkgaire, Continuation 75 1-768. Hist. de Fr. Il, Migne, LXXI.
Flodoardi, Historia ecclesiœ Remens is, libri IV. Histor. de
Fr., VIII, Lejeune, Reims, 1854, 2 vol. in-8° avec traduction
française. — Traduction Guizot, VI. — Pertz, S. S. III.
LuiTPRAND, 920-970, Pertz, S. S., tome III.
I
— 1
Ekkehard, Le livre des malheurs de saint Gall, Veriz^ S. S.
tomes II, V, et Dom Bouquet, tome IX.
Paul Diacrk, De gestis longobardi, Muratori, S. S. Rerum.
Itali, II. — Waitz, Monum. german. histor. S. S. Rerum longo-
bardorum, 1883, m-^^. — Migne, XCV.
Î^AOUL Glaber, Historia, 987-1044. Voir Duchesne, Hist. de
Fr., IV. Hist. de Fr., VIII-X. — Monum. german. Scrip., VII.
— Migne, CXLII. - Trad. Guizot, VI. — Coll. A. Picard.
Rodrigue de Tolède, xiu" siècle, Histoire des Arabes.
Vita sancii Romulij Acta. S. Sanct. octobris, tome VI.
Vita sancti Majoliy Acta. S. S. mai, II.
Vita sanctœ Condorcice^ Acta. S. S. aprilis, II.
Auxquels il convient d'ajouter les textes réunis par Dom Bou-
quet : Recueil des Historiens de France^ tomes II. et seq.
Muratori, Annales d"* Italie ^ ann. 738 et seq.
Pertz, Monumenta Germaniaiy Legum, tome I.
Gallia Christ iana^ in-fol., Paris, 1866 et seq.
B. — Travaux modernes
Dom Vaissette et Dom Devic, Histoire du Languedoc^ Paris,
1733-45, 5 vol. in-folio. Nouvelle édition, Toulouse, '.872-79, in-4*.
Art de vérifier les dates ^ i'* édition, in-4°, Paris, 1750. — 3*
édition, in-folio, 1770. — 3^ édition, 3 vol. in-folio, 1783-87. —
4« édition, in-folio, 1870.
Papon, Histoire de Provence^ 1777- 1786, 4 vol. in-4°.
De Laplane, Histoire de Sisteron^ Paris, 1843, 2 vol. in-8°.
M. Reinaud, Invasions des Sarrasins en France, i v. in-8, 1836.
G. de Rey, Z^s invasions des Sarrasins en Provence, i vol. in-12,
Marseille, Marius Olive, 1878, 237 pp. sans tables.
Régnier-Vigne, même titre, Bulletin des Excursionnistes mar-
seillais, 1902.
Victor Duruy, Chronologie de l'histoire de France^ 1849, i
vol, in-8**, et Histoire de France,
Fauché-Prunelle, Académie Delphinale^ '^53> i"-8°.
Baron Ladoucettb, Topographie des Hautes^v^lpes et Histoire
des Hautes-Alpes y 1848.
Gautier, Histoire de Gap, Gap, 1844.
Le P. FouRNiiR, Histoire des Alpes-Maritimes, dans les ma-
nuscrits de Gap.
— 3 -
Depéry, Histoire ha giolo g ique du diocèse de Gap^ 1852.
A. Lacroix, Le Dauphinéy anaée 1878.
Paul Guillaume, Recherches historiques sur les Hautes-Alpes,
2 plaquettes in-8°, Paris, A. Picard, 1881.
Gaillaud, Ephèmérides des Hautes- Alpes,
J.-J.-M. Féraud, Histoire des Basses- Alpes, Digne, 1861, 1 vol. in-8.
Elisée Reclus, Géographie universelle , tome II, Géographie
de la France.
Paul Gapfarel, Le sol de la France, montagnes et plaines, i
vol. gr. in-80, Paris, A. Degorce, s. d.
Paul Arène, Vingt jours en Tunisie, i vol. in- 12, Paris, 1S84.
Jules Canonge, Arles en France, un vol. in-12 de 318 pp.
Paris, D. Giraud et J. Dagneau, 1850.
F. Mistral, Lou Trésor dôu Felibrige, 2 vol, in-4«, éditeurs :
à Aix, J. Remondet-Aubin. Avignon, J. Roumanille. Paris, H.
Champion. Abrégé par le R. P. Xavier de Fourvières, un vol.
in-3a, Avignon, irap. Aubanel fr., 1902,
Ad. Joanne, Géographie de la France par départements :
Hautes-Alpes, Basses-Alpes, Alpes-Maritimes, Var, Vaucluse,
Bouches-du-Rhône, etc.
Mary-Lafon, Tableau historique et littéraire de la langue
parlée dans le Midi de la France, un vol. in-12. Paris, Maffre-
Caprice, 1842.
F. Mandet, Histoire de la langue romane (roman-provençal),
I vol. in-8°, Paris, Dauvin et Fontaine, 1840.
L. Gautier, La Chanson de Roland, i vol.. Tours, A. Marne
et fils, 1881.
DES TRACES LAISSÉES EN PROVENCE
par les Sarrasins
^^^^^^0>^^^^^^^^0^^^^^^0^^^t
Les Sarrasins, qui ont envahi la Provence au début du
VIII* siècle et ne l'ont quittée qu'au commencement du xf,
ont laissé de ce long séjour de trois cents ans des traces
nombreuses et profondes dans Thistoire, dans les monu-
ments, dans les mœurs et dans la langue de ce pays. Ce
sont ces traces plus ou moins apparentes sous celles des
générations qui, depuis, se sont succédé en Provence, que
nous nous proposons de rechercher et de mettre en
lumière.
I
Les Sarrasins en Provence
Maîtres de l'Espagne, les Sarrasins étendirent leur domi-
nation sur le pays où jadis avaient régné les Wisigoths,
comme l'Aquitaine et la Septimanie, et au delà, dans la
Provence et dans toute la vallée du Rhône. Un historien
provençal qui a étudié les diverses étapes de ces invasions,
Gonzague de Rey, a réuni dans un ouvrage remarquable (i)
(i) G. de Rey ; Les Invasions des Sarrasins en Provence pendant It
VlII'y le XP siècle^ x vol. in-ia de 337 pages, Marseille, typographie
Marins Olive, 1878.
/
— 6 —
tous les documents qui en fixent la chronologie. Il a même
exposé, discuté, élucidé toutes les discordances et toutes
les contradictions chronologiques des chroniques et des
annales que nous ont laissées les contemporains. A ce
point de vue, son œuvre est un guide sûr pour quiconque
veut étudier avec quelque certitude et quelque soin cette
période un peu obscure de notre histoire. Aussi, à la clarté
de sa chronologie, pourrons-nous d'un pas certain nous
avancer dans ce dédale de faits qui se perdent dans les
ombres d'un passé le plus souvent ignorant autant qu'ignoré,
et en faire un exposé sommaire et exact.
Conduits par des traîtres, par le comte Julien, gouver-
neur de Tanger, dont la fille Cava avait été violée par le
roi Rodrigue et par les deux fils du roi déchu Witiza, les
Sarrasins avaient envahi le royaume des Wisigoths en
septembre 712, défait leur roi Rodrigue et mis en fuite leur
armée. Cette conquête, s'il faut en croire le chroniqueur
Isidore de Beja, s'était faite très rapidement, en trois ans
environ, mais non sans provoquer chez les vaincus quel-
ques mouvements d'impatience dont il s'est fait l'écho (i).
Malgré ces contretemps, le chef des Sarrasins, Alahor,
franchit une première fois les Pyrénées en 716, mais ce ne
fut qu'une incursion passagère. Zama,son successeur, orga-
nisa définitivement l'Espagne conquise et s'avança jusqu'à
Narbonne dont il s'empara au début de 720 (2). La chro-
nique de Moissac, qui confirme le fait, ajoute qu'il massacra
« les hommes de cette ville et qu'il envoya captifs en Es-
pagne les femmes et les enfants. » (3).
Trois mois après, il assiégeait Toulouse. Mais le prince
d'Aquitaine, Eudes, attaqua les Sarrasins et les rejeta loin
du pays (721). Cinq ans après, s'il faut en croire la même
(x) Isidori Pacensis chronicon .
(a) Histoire du Languedoc^ de D. Vaissette, i., p. 687.
(3) Chronique de Moissac, année 75) : Soma^ rex Sarracenoruntt nono
anno postquam Spaniam ingressi sunt, Narhonam obsidity ohsessam capity
virôsque civitaiis iîlius gladio perimi jussit : mulieres vero et parvulos
captives in Spaniam ducunt.
chronique, Ambiza, leur chef, envahit la Gaule, prit Car-
cassonne, s'avança jusqu'à Nîmes, sans trouver aucune
résistance et envoya à Barcelone les otages qu'il s'était fait
livrer. Les Sarrasins allèrent même jusqu'à Autun qu'ils
détruisirent, et mirent devant Sens le siège que Tévêque
Ebbon fit lever (i). Ils envahissaient donc la France pro-
prement dite, sans être inquiétés par le duc Eudes qu'ils
avaient laissé sur leur gauche, ni par Charles-Martel, oc-
cupé alors en Bavière. A cette expédition, ils acquirent
beaucoup de butin et la Septimanie où ils ne conservèrent
que Narbonne.
Entre cette invasion (726) et la suivante (732) s'écoula un
assez long temps de répit, bien que certains auteurs, sur
la foi d'un texte controversé de Bèdele Vénérable, placent
une de leurs invasions en 729, l'année des deux comètes.
En réalité, ce fut en 732, sous la conduite d'Abdérame,
que les Musulmans franchirent les Pyrénées, prirent Bor-
deaux, détruisirent l'armée du duc Eudes et pillèrent Poi-
tiers. Mais le duc d'Austrasie, intervenant à temps, les
empêcha de faire subir à la France le sort de l'Espagne et,
avec l'aide du duc Eudes, tailla leur multitude (2).
Un membre de l'Institut quia raconté cette invasion des
Sarrasins en France en s'appuyant surtout sur les écrivains
maures, M. Reinaud, leur a donné souvent des dates diffé-
rentes de celles qui précèdent. Mais, les Arabes n'ayant
rien écrit avant les dernières années du x^ siècle, il semble
préférable de se fier, pour la période antérieure, aux récits
d'Isidore de Beja et des auteurs contemporains.
Comme l'Espagne, les pays d'Oc auraient eu leurs traî-
tres. S'il faut en croire le deuxième continuateur de Fré-
(i) Histoire du Languedoc^ de Dom Vaissette ; id.
(3) Karolus auxilio Eudetis in Aquitania contra Sarracenos pugnat.
{Annales Ottemhurani).
Karolus cum Eddone contra eos pari concilio dimica verunt,
(Annales Magdeburgenses) .
— 8 —
dégaîre et d'autres annalistes après lui, le duc Eudes aurait
attiré les Sarrasins en Gaule. Mais, outre que d'autres
chroniqueurs ne laissent rien soupçonner de semblable,
nous venons de voir des textes affirmer qu'Eudes et Charles-
Martel firent cause commune. De plus, s'il faut ajouter foi
à la Vita SancH Theobardi^ les Juifs seuls, aux temps de
Charlemagne et de Louis le Débonnaire, étaient accusés
d'avoir appelé les Sarrasins dans la vallée de la Garonne
et, pour ce, subissaient chaque année, à Toulouse, une
punition infamante. D'ailleurs, non seulement le duc Eudes
qu'on accuse d'avoir attiré les Sarrasins, en fut la première
victime, mais encore, en les attaquant à revers pendant la
bataille, il détermina leur défaite (732).
Détournés, par cet échec, de la France proprement dite,
mais toujours maîtres de la Septimanie, les Sarrasins diri-
gèrent leurs efforts contre la Provence où ils exercèrent
leurs ravages. Ceux-ci sont attestés par un document dont
Tauthenticité a été contestée par les uns et défendue parles
autres : c'est un parchemin que le prince de Salerne, fils
de Charles d'Anjou, trouva, en 1279, dans une tombe de
marbre exhumée delà crypte de Téglise de Saint-Maximin.
Il indiquait, suivant la dernière lecture, qu'en décembre
716, pendant les ravages des Sarrasins, le corps de sainte
Madeleine avait été porté de son sépulcre d'albâtre dans
une tombe de marbre, pour le mettre à l'abri de la profa-
nation dont avait été victime le corps de Cidoine.
il est vrai que rien ne confirme cette invasion de 716;
mais, s'il faut en croire L* Art de vérifier les dates {i), les
Sarrasins traversèrent le Rhône en 729, envahirent et
dévastèrent la Provence. Adon, qui fut archevêque de
Vienne, de 860 à 875, raconte qu'avant de rencontrer
Charles-Martel dans les plaines de Tours, Abdérame avait
ravagé toute la Viennoise :
(i) Page 533, Paris, 1870, in-foUo.
— 9 —
Sarraceni longe lateque plurimas urbes tam Septimani» quam
Viennensis provinciae vastant. Contra quos Carolus expeditionem
ducens^ graviterque eos fundens, in Hispanias repulit (ij.
De là, cette conjecture que les Sarrasins avaient franchi
« les Pyrénées avec deux armées dont Tune marcha sur
l'Aquitaine, tandis que l'autre remontait le Rhône ; ou tout
au moins que la garnison arabe de Narbonne avait tenté
une diversion du côté d'Arles. »
Rodrigue de Tolède (2) raconte que, « Tan des Arabes
CXIV, Abderaman, jaloux d'obtenir la palme de la vic-
toire, voyant sa terre couverte d'une nombreuse popula-
tion, passe les détroits, franchit les montagnes et pénètre
an delà du Rhône. Son armée innombrable ayant assiégé
Arles, les Francs eurent petite fortune; mis en fuite, pré-
venus par la poursuite des vainqueurs, le Rhône engloutit
leurs cadavres qu'il laissa à découvert sur ses rives, et leurs
tombeaux se voient encore aujourd'hui dans le cimetière
d'Arles. » Ce sont, à peu de chose près, les mêmes expres-
sions que celles de Tévéque espagnol, Isidore de Beja,
dans sa relation de la guerre qui finit par la bataille de
Tours. C'est apparemment qu'ils racontent les mêmes évé-
nements et que cette même expédition aurait eu pour
théâtre et les bords de la Garonne et ceux du Rhône.
D'ailleurs, certains auteurs arabes que cite M. Reinaud (3)
paraissent confirmer le récit d'Adon et de Rodrigue de
Tolède : « Parmi les lieux, dit l'un d'eux, où les Musulmans
portaient leurs armes, était une ville située en plaine, dans
une vaste solitude, et célèbre par ses monuments. > Un
autre déclare que « cette ville était bâtie sur le plus grand
fleuve du pays, à trois lieues de la mer; que les navires
pouvaient y venir et que les deux rives du fleuve étaient
(i) Âdon, ChronicoUy année 73a.
(3) Histoire des Arabes, chzp. 13.
(3) M. Reinaad, Invasions des Sarrasins, p. 39 et 40,
— 10 —
rénnies par un pont antique (i); enfin que, dans les envi-
rons, étaient des chaussées. »
Arles est la ville à qui peut le mieux s'appliquer cette
description.
Les Sarrasins franchirent donc le Rhône, mais ils reçurent
encore, en 736, du traître Mauronte, à qui la confiance du
duc des Francs avait donné la mission de défendre la Pro-
vence, les villes d'Arles et d'Avignon (2), dont ils firent la
base de leurs opérations dans ce pays. L'exemple de Mau-
ronte fut même contagieux, car de nombreux seigneurs,
dont les chroniques du temps ont conservé les noms, pour
s'allier aux Sarrasins, « abandonnèrent le parti monar-
chique et national dans Tespoir secret de secouer le joug
des Francs et de se rendre indépendants » (3).
Mais les Sarrasins ne purent résister à Charles-Martel,
le héros de Poitiers, qui vint leur demander compte des
ravages qu'ils faisaient dans la vallée du Rhône, et, devant
les armes du vainqueur d'Abdérame, ils durent abandonner
Avignon et chercher un asile dans les montagnes. Ils en
descendirent sous la conduite de Mauronte, après le départ
des Francs, et mirent à feu et à sang tout le pays jusqu'à
Arles (4).
Accourant aussitôt, et, pour couper aux Sarrasins la
retraite des Alpes, appelante son aide le roi des Lombards
Luitprand, Charles-Martel se dirigea du Rhône vers les
montagnes et débarrassa toute la vallée de la présence des
infidèles (^).
• •
(i) Les restes de ce pont sont encore visibles en amont d'Arles et de
son faubourg Trinquetaille.
(a) Dom Bouquet, Recueil des historiens de France^ t. II, p. 655; Art
de vérifier les dates, p. 706.
(3) Delaplane, Histoire de Sisteron. t. I., p. 45, Digne, 1843, in-S".
(4) Deiaplane, loc. cit. V Art de vérifier les dates, p. 706.
(5) Paul Diacre, De gestis Longobard. VI, 44-48 et 54, Muratori,
Annales d*Italie, années 738-739, Testament d*Abbon; Cartulaire de
Saint-Hugues, p. 44 ; Art de vérifier les dates, p. 706.
— II —
Suivant le continuateur de Frédégaire(i), il dut pourtant
revenir à la charge en 739 et, « aidé de Childebrand, son
frère, il ramena sous son pouvoir tout le pays jusqu'au
rivage de la grande mer. »
C'est pour récompenser ses soldats que Charles-Martel
leur distribua des terres et des bénéfices qn'il prit sur les
immenses domaines de TEglise (2) et dont le clergé lui
garda rancune (3).
Le souvenir que les Sarrasins gardèrent de leurs défaites
par Charles-Martel dut être assez cuisant pour les tenir
éloignés de la Provence, mais Tattrait que celle-ci exerçait
sur eux fut assez puissant pour leur inspirer le désir de
s'en emparer, ou tout au moins de tenter des descentes
sur les côtes de la mer Méditerranée, notamment en 793,
alors que vivait encore Charlemagne, en 848, où ils sur-
prirent Marseille, en 869, où ils prirent l'archevêque
d'Arles, Rutland, qu'ils rendirent pour une forte rançon;
mais toutes ces tentatives ne furent que des incursions
passagères.
Celle qu'ils firent en 886 fut moins stérile pour eux. Ils
arrivèrent par mer, comme dans la précédente, s'établirent
sur les hauteurs de Fraxinet, aujourd'hui laGarde-Freinet,
dans l'arrondissement de Draguignan(Var), s'y fortifièrent
et s'y maintinrent longtemps (886-999). C'est de ce point
qu'ils exercèrent les plus grands ravages et les plus affreuses
atrocités, et, s'il faut en croire les actes du Concile pro-
vincial de Valence (890) « réduisirent la Provence en soli-
tude. :&
Sarraceni, Provînciam depopulantes, terram in solitudinem
redigebant (4).
Ils ne limitèrent point leurs ravages à la Provence ; la
(i) Frédégaire coniin. Part. III, chap. 89. Duchesne, t. III, p. ^49.
(3) Flodoardi, Histor. eccUsiastica Remensis^ livre II, chap. xs.
(9) Duruy, Histoire de France ^ I, p. 365.
(4) PertC; Monumenta Germaniee, Legum, t. I, p. 5^8.
— 12 —
chronique de la Novalaise (i) nous apprend qu'ils « se
répandirent de tous côtés, pillant et ravageant toutes les
provinces des environs, notamment le royaume de Bour-
gogne, ritalie et leurs alentours »:
Discurrebant hue illucquc depredantes et vastantes cunctas
provincias qu» in circuitu suo fuerant, scilicet Burgundiam^ Ita-
liam et caeteras quae proximiores videbantur.
« Ils mirent à feu et à sang toute la Gaule subalpine :^ :
Totam quoque Galliam subalpinam sanguine et incendio sub-
merserunt (2).
On trouve le récit de leurs atrocités, dans les écrivains
contemporains, comme la chronique du monastère de
Pedona, près de Coni, dans le Piémont (3), ou la vie de
saint Romule, évêque de Gênes (4), ou bien celle de saint
Maïeul (5). Nous y voyons qu'en 906 les Sarrasins déso-
lèrent les monastères, détruisirent de fond en comble les
basiliques, tuèrent et massacrèrent les habitants pendant
trois ans; qu'ils ruinèrent les villes de Fréjus, d'Antibes,
de Nice et tous les châteaux jusqu'à Albinga, gagnèrent
les Alpes dont ils ravagèrent les vallées et les cités, en
sorte qu'en Italie et en Provence, « les monastères furent
détruits, les villes, les bourgades, les villages même furent
dépeuplés. :^
Ces ravages durèrent plus de quatre-vingt-cinq ans (890-
975), laps de temps pendant lequel ils restèrent maîtres
du pays, ainsi que l'attestent les chroniques de Flodoard,
chanoine de Reims (894-966) (6). L'évêque de Crémone,
Luitprand (920-972), raconte les ravages des Sarrasins dans
(i) Ckronicon Novalicense, Mb, IV, ch. 24, ap. Pertz S. S., t. VII, p. lao.
(s) Ibid., ch. a6.
(3) Chronicon civitatis Pedonee, ap. Monum. Patriae, t. V, pp. 6-7.
(4) Vita sancti Romuli, ap. Âcta Sanctorum, t. VI, octobris, p. 309,
édit. Palmé.
(5) Tertia Vita S. Maj'oli, ap. Âcta Sanct., t. II, aprilis, p. 688.
Paris 1866, in-fol.
(6) Chron, Franc, ap. Pertz, Mouum, German. $. S. .. III, p. 369-400.
— 13 —
les Alpes (i), sous les règnes de Hugues de Provence (926-
947) et de Bérenger II (947-961). L'historien Raoul Gla-
ber (2) en a gardé également la mémoire.
Le souvenir de ces événements désastreux est pareille-
ment confirmé par le témoignage des cartulaires de saint
Pierre de Vienne (920-924), de Dom Bouquet (3), de saint
Hugues (4), d'Oulx (5) et d'Embrun où se trouve une bulle
du pape Victor II, de 10^7 (6), sans parler de la légende,
que l'Eglise a prise sous sa protection, comme celle des
desnarrado de Saint-Cyr (7).
Aux malheurs de Tinvasion sarrasine, vinrent s'ajouter
les horreurs et les désastres d'une double invasion hon»
groise (924-26, 942-53).
Dès lors, il n'est pas étonnant que tant de monuments
des civilisations antérieures aient été anéantis, et que des
villes aient disparu dont le nom seul a surnagé. Telles sont,
par exemple, les localités de Heraclea Calcabaria, près de
l'emplacement de Saint-Tropez ; Olbia et Taurœntum,
non loin de la Cadière où se transportèrent, dit-on, les
habitants; Terracia, dans le terroir actuel deMouriès, Ma-
chovilla, dans celui de Malemort, Machao à l'Isle-sur-Sor-
gue, Bezaudun à Malijay, Tetea à Sainte-Tulle, Mocton à
l'Escale (8), Stolegarium à Blégiers, Verbeyet à Saint-Jac-
ques du canton de Barrème, le castrum de Cornetto à
Châteauredon, dans l'endroit où est actuellement la cha-
pelle de Notre-Dame-des-Cornettes, dans le canton de
Mezel, etc., etc.
(i) Pcrtz, S. s. t. III, liv. V, no. 9 tt 17.
(a) Dachesne, Hist, Francor.y Scriptores, t. III, liv. i, ch. 4.
(5) Historf'enSft. IX, p. 689.
(4) Paris, Imp. impér., 1869, in-4, pp. 39, 49, 63, etc.
(5) Cart. Uliien, Âugusta Taurinorum, 1753.
(6) Gallia christianUf t. III, preuves p. 178.
(7) M. Reynier- Vigne a résumé cette légende dont s'est emparée la
poésie .
(8) Acta Sanct., I, p. 666, Vie de sainte Condorce.
— 14 —
Mais de Texcès du mal sortit le remède. Les Provençaux
se retirèrent dans les places fortes qui pouvaient le mieux
résister aux ravages des Sarrasins et sur les hauteurs d'où,
inspirés par un sentiment de révolte et de désespoir, ils
essayèrent de les chasser. Ce qui manqua le plus à cette
tentative fut Tentente, mais la valeur de chacun essaya d'y
suppléer et borna ses désirs à rejeter les Barbares hors de
son quartier. Grasse, Castellane, Moustiers, Sisteron,
Sault, les Baux reconquirent ainsi leur indépendance et
ceux qui furent les chefs de cette campagne de résistance
devinrent, par ce simple fait, non seulement les chefs des
hommes d'armes, mais encore les seigneurs du lieu.
Si Saint Odilon de Cluny, le successeur de Saint Maïeul
sur ce siège abbatial et l'un de ses biographes, a dépeint
les souffrances des Provençaux, le moine de Saint-Gall, qui
a écrit le livre des malheurs de ce monastère, a raconté
comment les Sarrasins furent chassés, au moins, de la
Savoie :
K Ces infidèles, dit-il, étaient en Bourgogne, il y avait
de longues années, et, après avoir été vaincus, s'étaient
retranchés dans la riche vallée de Fraxinet, où le roi de
Provence d'alors avait été contraint de les laisser en repos,
moyennant un faible tribut. Conrad envoya des ambassa-
deurs à leur chef, et lui fit dire : « Ces bandits de Hongrois
me demandent l'autorisation de marcher contre vous, et de
vous chasser hors de la fertile vallée que vous occupez. Si
vous êtes des hommes, venez au plus tôt. Tandis que vous
les attaquerez de front, je tomberai sur leur flanc, et nous
les écraserons. »
« En même temps, il faisait dire aux Hongrois : « Pour-
quoi voulez-vous me combattre ? joignez-vous à moi ; at-
taquons les Sarrasins qui sont mes ennemis; prenez leurs
terres et, de plus, je vous donnerai la Provence. »
« Les uns et les autres se laissèrent tromper, et bientôt
les armées furent en présence. Conrad vient avec ses
— 15 —
troupes, dont les deux partis attendaient le concours.
Quand il voit le combat vigoureusement entamé, il se jette
dans la mêlée, massacre Hongrois et Sarrasins, et fait un
nombre considérable de prisonniers qu'il vendit à Arles. »
Vénérant quondam Sarraceni navibus in Burgundiam belloque
omnia disturbantes, tandem victi in valle Fraxmith augustiis tu-
tissima, invito qui tune erat rege, consederant ; paceque petita,
uxores filias gentis ducunt, vallem maximae ubertatis parvis régi
reditibus datis incolunt. Ad quorum ducem Conradus, nobili as-
tutia usus, legatos dirigit, his verbis : « Ecce Ungri, filiones illi
fugitivi, nunciis me fatigant, ut sibi pace mea vos quidem a tan-
tse ubertatis terra armis expeliere liceat. Sed vos, si viri estis,
obviam illi, me juvaute, quantocius pergite. Enimvero si vos eos
in faciem invaditis, ego eos a latere involabo ; sicque illos, ut
confido, profligatos exterminabimus.
« Misit autem et ad Ungros, qui dicerent : « Quare, viri fortis-
simi, mecum armis agere vultis ? Expedit enim utrisque nostrum
magis ut paciûci simus. Venite ergo mecum, et hostes meos illos
eradamus de terra uberrima, vosque ibi considite : sed et insupei*
Provinciam proximam terrae illi, si mecum in fide senseritis, li-
bcns vobis tribuam. >
Consenserunt utrinque legationi regiœ : erumpunt Sarraceni de
vallc Fraxmith confortissimi die et loco condictis ; occurrere pa-
rant Ungri Rex suis undecumque coUectis aciem ordinat, specie
velut lus et his futurus subsidiis. « Quam acute, inquit, incidant
lances et gladii hodie ostendite, socii mei fortissimi ; tam diver-
sorum daemonum utra pars vierit nemini sit curae. Victores esse
qui cooperint, tribus vos partibus insilite, parmis rejectis feiro
utimini ; nulle discrimine trucidetur Sarracenus et Ungar. Nemini
illorum misereri certum est, quia mei quidem ipsorum miscret
nemo. »
Confligunt tandem in conspectu régis in acie prospectantis
electissimi satanae milites et filii, neutris cedentibus trucidetur
utrinque ut victimae. Tandemque rea animosime pugnantibus,
veritus ne utra pars ad ultimum anfugeret, signo dato gradatim
velut subsidians supervenit, et undique ad hos et ad illos proster-
nendos turmatin omnes circundedit, fugœque locum non ha-
bentes quos non occidit captos Arelato vendidit. (i)
(i) Ekkehard : le Livre des malheurs de St^Gall.
— i6 —
Ekkehard est le seul écrivain qui fasse mention de cette
guerre ; mais, bien que son récit contienne des erreurs
historiques et même des invraisemblances, on ne peut lui
refuser quelque créance. Il est incontestable, en effet, que
cette expédition de Conrad n'aboutit point à l'expulsion
des Sarrasins de Fraxinet, mais elle fut le point de départ
d'une véritable croisade contre eux, et leur expulsion com-
mença peu après le départ des Hongrois (954).
En 956, le roi de Germanie, Othon, qui fut plus tard
empereur et mérita le nom de Grand, envoya au Calife de
Cordoue, qu'on disait protecteur de la colonie de Fraxinet,
des ambassadeurs chargés de faire mettre un terme aux
ravages des Musulmans, en France et en Italie, (i)
Quatre ans après, ils étaient chassés du mont Saint-Ber-
nard et de presque toute la Savoie. (2) Au même moment,
Isarne, évêque de Grenoble (950-976), et le dauphin Gui-
gnes II (940-991), les forçaient d'abandonner Grenoble et
la riche vallée du Graisivaudan. (3)
Chassés de Tlsère, les Sarrasins remontèrent le Drac et
se fixèrent, plus solidement que jamais, dans les Hautes-
Alpes (967-972). Le récit de la captivité de saint Maïeul,
quatrième abbé de Cluny (961-994), nous confirme ces
dates. (4)
Nous y voyons que, revenant d'Italie, le saint abbé et sa
suite franchirent le col du mont Genèvre, en descendirent
les pentes jusqu'à Freissinières ; par ladite vallée de Freis-
sinières, ils arrivèrent dans la vallée supérieure du Drac,
et, de là, dans la vallée d'Orcières, ou Orsières, jusqu'au
village actuel du Pont-du-Fossé, jadis Pont d'Orsières
(i) Fauché-PraneUe : Académie DelphinaU^ 18^3, in-8, p. 147-148.
Reinaud : Invasions des Sarrasins en France^ 1836, ia-8, p. 186-19^.
Duruy : Chronologie de la France y 1849, in-8, p. 99,
(a) Baron Ladoucette : Topographie des Hautes-Alpes.
(3) Cartulaire de Saint-Hufrues y Paris, 1869, p. 93.
(4) Bollandistesy tome II, de mai, pp. 639-689.
— 17 —
{Pons Ursarn\ « où ils furent capturés par les Sarrasins,
le j^ juillet 972. » (i)
La prise de saint Maïeul causa une vive émotion dans
tout le pays. Les chrétiens se levèrent comme un seul
homme, pour demander vengeance d'un pareil attentat.
Le moine Nalgold nous a conservé un écho du cri d'indi-
gnation qui, à cette nouvelle, s'éleva dans le pays : « Les
cruels barbares, dit-il, furent bien punis de l'attentat si
imprudemment commis envers Maïeul, le serviteur de Dieu.
L'indignation et la vengeance du ciel s'appesantirent telle-
ment sur les Sarrasins, tout le peuple chrétien fut si una-
•
nimement et si vivement excité contre eux, que, en partie,
ils furent taillés en pièces dans une grande bataille et, en
partie, ils eurent la tête tranchée par Tépée. De cette façon,
presque tous ceux qui avaient porté leurs mains sacrilèges
sur l'homme de Dieu furent à la fois enlevés de ce monde
et détruits. Dès lors, le chemin lui-même que cette cruelle
bande de voleurs avait occupé si longtemps et presque
réduit en solitude, devint fréquenté et tout à fait tran-
quille. » (2)
S'appuyantsur ce passage, le P. Fournier place cette vic-
toire à Barben ou Plan-de-Fazy, près de Guillestre.
Tous les évêques de la contrée, en effet, s'empressèrent
de prêcher la guerre sainte : tour à tour ou simultanément,
saint Thibaud, archevêque de Vienne (952-1000) ; Isarne,
évêque de Grenoble (950-976) ; saint Honorât, évêque de
Marseille (948-976) ; Riculfe, évêque de Fréjus (972-974) ;
Hugues (971), et Astorge (972-980), évêques de Gap ; Pons,
archevêque d'Embrun (972-993), firent de grands efforts
pour soulever les populations contre les Sarrasins.
(i) Le P. Fournier, Mss. de Gapy p. ^23. M. Reinaad, Invasions des
Sarrasins en France^ pp. 201 et seq. Gautier, Hisi.de Gapy p. 15. La-
doucette, Hist. des Hanf es- Alpes, p. 42. Deper)', Hist. Hagiologique ,
p. 463. Fauché-Prunelle, Acad. Delphin., '853, pp. 154 et seq. Gaillaud»
Ephémértdes, p. 372. Raoul Glaber ; voir Dont Bouquet: historiens^ t.
VIII, p. 239.
(2) Boîlandistesy t. II, de mai, p. 663.
2
i8
Conrad le Pacifique, roi d'Arles (938-993), qui, depuis
960 avait fait de Vienne sa capitale, ordonna à ses hommes
de prendre les armes. Guigues Ild'Albon (940-991); Beu-
von, de Noyers (940-986) ; Valentin, de Pietra-Castellana
(970-979); Gibelin de Grimaldi (970-990), etc., etc., vinrent
se placer sous la bannière de Guillaume I®"", comte de Pro-
vence (960-992). Les chrétiens volèrent de succès en succès.
Un très ancien bréviaire du diocèse de Gap, cité par Bouche,
dans son Histoire de Provence (i) et par bien d'autres, dit
en propres termes : « Tandis que la ville de Gap et les
terres circonvoisines étaient aux mains des Sarrasins, un
chef appelé Guillaume, avec l'aide de Dieu, vainquit les
susdits Sarrasins. »
Cum Vapincensis civitas et terrae circumpositae a Sarracenis de-
tinerentur, quidam Guillelmus nomine, Deo adjuvante, devicit
Sarraceiios prœdictos.
Profitant à son tour de l'enthousiasme général et ralliant
à lui les paysans et les bourgeois, Beuvon, qui, dit-on,
naquit au château de Noyers, près de Sisteron, délogea les
Sarrasins des rochers de Petra-Impia, aujourd'hui Pei-
rempy, ou Pierre Impie, entre Noyers et Ribiers, sur les-
quels ces envahisseurs s'étaient retranchés et avaient élevé
une forteresse. Tous ceux qui résistèrent furent passés au
fil de l'épée ; « les autres, y compris le chef, demandèrent
le baptême. » (2)
Peu après, Valentin chassa les Maures du rocher de Cas-
tellane, au pied duquel s'éleva, plus tard, la ville de ce
nom. (3)
Enfin, s'il faut en croire le chroniqueur contemporain
Raoul Glaber, vers 975, les derniers Maugrabins furent dé-
truits à Fraxinet : « Peu après, dit-il, les Sarrasins eux-
(i) Bouche, Hist. de Provence ^ t. II, p. 44.
(3) Bollandistesy aa mai, t. V, p. 185. De Laplane, Hist, de Sisteron^
1843, t. I, p. 50-56. Rcinaud, Invasion des Sarrasins en France^ p. ao6-
ao7.
(?) J. J. M. Féraud, Hist, des Basses^Alpes : Digne, 1861, iii-8, p. 33,
— 19 —
mêmes, environnés parTarméede Guillaume, duc d'Arles,
dans le lieu qui est appelé le Fraxinet, périrent tous, de
sorte qu'il n'en retourna pns un seul dans sa patrie. »
Ipsi denique Sarraceni, paulo post, in loco qui Fraxinetus di-
citur, circumacti ab exercitu Villermi, Arelatensis ducis, omnesque
in brevi, ut ne unus quidem rediret in patriam. (i)
Tel fut, sommairement raconté, le séjour des Sarrasins
en Provence, dont les ravages furent tels, que la vallée de
rUbayeen reçut le nom de Vallée Noire.
On peut éprouver, à cette lecture, un double étonne-
ment. En eiïet, comment se peut-il que de tels ravages
aient été l'œuvre de guerriers aussi chevaleresques que le
sont, dit-on, les populations arabes? Et comment, après
de tels actes de cruauté, la nation sarrasine a-t-elle pu res-
ter sympathique, comme il semble qu'elle le fut, à nos
bouillants Provençaux, dont les sentiments d'amitié ou de
haine sont si vivaces?
Un érudit, qui s'est occupé des origines de la langue ro-
mane et des influences qu'elle a subies, F. Mandet, a re-
marqué cette sorte d'anomalie et a essayé de l'expliquer.
D'après lui, le Mahométisme, comme toutes les puissances
brutales, ne put s'établir que par la destruction. Il ne trouva
de passage libre que celui qu'il s'ouvrit par le fer ou par le
feu. Comme Jules César autrefois, il ravagea d'abord et ne
planta ses racines que sur des ruines ensanglantées. Mais
la civilisation qui en sortit s'épanouit assez rapidement. En
effet, dès Mohawiah (661-680), et les Omniades (661-750),
les Arabes y prennent goût, et lorsque les Abbassides (750-
1258), montent sur le trône, ils se font, à leur tour, civili-
sateurs. Ils mirent ainsi moins de trois siècles à passer « du
fanatisme le plus dévastateur à cet état de brillante prospé-
rité que nul autre peuple n'avait peut-être jamais aussi bien
connu. »
(i) Dom Bouquet, Historiens^ t. VIII, p. 240. Bollandistes^ Reinaud,
ouvrages cités.
•i
— io —
Il est vrai qu'en pénétrant en Afrique, les Arabes avaient
rencontré d'innombrables tribus nomades, idolâtres, sans
asiles, sans lois, sans pitié, désignées sous le nom général
de Berbers (Barbari), qui subirent l'impulsion de conquête
que leur avaient imprimée les disciples de Mahomet. Ce
furent ces Berbers qui, pillant, brûlant, massacrant tout
dans leurs sanglantes expéditions, portèrent la désolation
sur leur passage et couvrirent les côtes de France de ces
ruines, qui gardèrent longtemps et gardent encore un té-
moignage évident de l'affreux vandalisme de ces hordes
sauvages, échappées des déserts de l'Afrique.
On pourra s'étonner d'une telle sauvagerie, si Ton se sou-
vient de la population Berbère ou Kabyle qui se tient en-
core cantonnée dans les hauts massifs de la côte et du Tell
algérien, où elle vit de la culture du sol et de certaines
industries locales. Ce Berbère, qui se montre curieux, cau-
seur, âpre au travail, apte au changement, a cependant con-
servé son état social démocratique, que n'a point détruit
la conquête arabe, et paraît s'accommoder volontiers des
progrès de notre civilisation, parce qu'il y entrevoit des
profits immédiats.
Mais il ne faut pas oublier que ces Berbers sont les proches
parents des Touareg, ces pirates du désert, qui ont arrêté,
parfois d'une manière si cruelle, les efforts de tant d'explo-
rateurs, ni les surprises, les embuscades, les razzias et les
assassinats sans nombre qui sont les effets de ce fanatisme
religieux qu'entretiennent, dans l'Afrique du Nord, ces
nombreuses sectes que nous essayons vainement de dé-
truire.
Dès lors, nous nous expliquerons tous ces faits de cruauté
que rapportent les chroniques du moyen âge. Si, d'autre
part, nous nous rappelons qu'à cette race africaine était
venue se mêler celle des Arabes, « le sang le plus noble
et le plus généreux de la terre », nous comprendrons ai-
sément que cette influence nouvelle se soit fait sentir dans
les invasions qui suivirent, et qu'ainsi les dernières troupes
— 21 —
d'envahisseurs aient fait oublier en partie les ravages et les
cruautés des premières. En présence des sages mesures de
clémence que prirent les chefs sarrasins, en présence sur-
tout de l'éclat de leurs fêtes, de la magnificence de leurs
costumes, de l'exubérance de leur caractère, les populations
provençales sentirent peu à peu leurs rancunes s'apaiser,
et les enfants, oubliant des ravages et des cruautés qu'ils
n'avaient point connus, cédèrent à l'inclination de leur ca-
ractère, s'éprirent d'affection pour ces brillants Maugrabins.
De là ces alliances qui fixèrent en Provence nombre d'entre
eux et leur descendance.
Mais cette étude ne serait pas complète si nous ne disions
un mot du costume et surtout de l'armement des Sarrasins.
Les chroniques sont muettes sur ce point, et nous ne pou-
vons trouver quelques éclaircissements que dans les Chan-
sons de Gestes les plus voisines de l'époque où se produi-
sirent leurs invasions. Nous nous adresserons à la plus con-
nue d'entre elles, à la Chanson de Roland, Sans doute,
l'armement que l'on y décrit sert alternativement aux
chrétiens et aux païens, ce qui semble indiquer que celui
des uns était également celui des autres à un moment donné.
D'autre part, il peut très bien se faire que l'armement du
VIII* siècle n'ait pas été le même que celui du XP ou XIP
siècle.
Voici comment s'équipe l'émir Baligant (3140 et seq.) :
Li Amirals no se voelt demurer :
Vest une brunie dunt li pan sunt safret,
Lacet sun helme kiad or est gemmez ;
Pois, ceint s'espée à V senestre costet.
Par sun orgoill li ad un num truvet :
Par la Carlun, dùnt il oït parler,
Adfait la sue Preciuse apeler.
Ço iert s'enseigne en bataille campel ;
Ses chevaliers en ad fait escrier.
Pent à sun col un soen grant escut let :
P'or est la bucle e de cristal listet ;
— 22 —
La guige en est d'un boun pâlie roet.
Tient sun espiet, si liapelet Maltet :
La hame fut grosse cume uns tinels,
De sul le fer fust uns muiez trussez.
En su destrier Baliganz est muntez ;
L'estren li tint Marcules d'ultre mer.
La furcheure ad asez grant li ber,
Graisles es flancs e larges les costez,
Gros ad le piz, bêlement est molez,
Lées espalles e le vis ad mult clèr,
Fier le visage, le chief recercelet,
Tant par ert blancs cume flur en estet.
De vasselage est suvent esprovez.
Deus ! quel vassal, s'oUst chrestientet !
Le cheval brochet, li sancs en ist tuz 1ers,
Fait sun eslais, si tressait un fosset,
Cinquante piez i poet hum mesurer.
En d'autres termes :
L'Emir ne se veut pas mettre en retard ; il revêt un haubert
dont les pans sont brodés ; il lace son heaume couvert de pier-
reries et d'or, et à son flanc gauche ceint son épée. A cette épée,
dans son orgueil il a trouvé un nom : à cause de celle de Char-
lemagne, dont il a entendu parler, la sienne s'appelle « Précieuse >,
et ce mot même lui sert de cri d'armes dans la bataille. Il fait
pousser ce cri par tous ses chevaliers. A son cou, il pend un
vaste et large écu : la boucle est d'or, et le bord en est garni de
pierres précieuses ; la guige est couverte d'un beau satin à ro-
saces. Puis, Baligant saisit son épieu, qu'il appelle « Malte »,
dont le bois est gros comme une massue, et dont le fer, à lui
seul, ferait la charge d'un mulet. Baligant monte ensuite sur son
destrier : Marcule d'outre-mer lui tient l'étrier. L'Emir a l'enfour-
chure énorme, les flancs minces, les côtés larges, la poitrine
forte, le corps moulé et beau, les épaules vastes et le regard très
clair, le visage fier et les cheveux bouclés ; il paraît aussi blanc
que fleur d'été. Quant au courage, il en a donné mille preuves.
Dieu 1 s'il était chrétien, quel baron 1 II pique son cheval, et le
— 23 —
sang sort tout clair des flancs de la bête ; il fait un temps de ga-
lop, et saute par dessus un fossé qui peut mesurer cinquante
pieds.
Ce portrait ressemble étrangement à celui des guerriers
de Tépoque. Le poète lui-même le reconnaît (5.172-5) :
L'amiralz bien ressemblet barun :
Blanche ad la barbe eus enieut cume flur,
E de sa Ici onult par est saivesherum,
£ en bataille est fier e orgaillus.
L*£mir a tout Tair d^un vrai baron. Sa barbe est aussi blanche
qu^une fleur; c^est, parmi les païens, un homme sage, et qui,
dans la bataille, est terrible et fier.
Mais les hommes de l'Emir, les simples guerriers sarrasins
s'habillent de même manière, si l'on en juge par l'esquisse
suivante (994 et seq.) :
Païen s'adubent d'osberes sarazineis :
Tuit li plusur en sunt dublet en treis ;
Lacent lur helmes mult bons sarrageizeis.
Ceignent espées de Tacier vianeis.
Escuz unt genz, espiez valentineis,
£ gunfanuns blancs e Mois e vermeilz.
Autrement dit :
Les païens se revêtent de hauberts à la sarrasine qui, pour la
plupart, sont doublés d'une triple étoffe. Sur leurs têtes, ils lacent
les bons heaumes de Saragosse, et ceignent les épées d*acîer
viennois. Leurs ccus sont beaux à voir, leurs lances sont de Va-
lence ; leurs gonfanons sont blancs, bleus ou rouges.
L'ensemble en est merveilleux, si Ton en croit la des-
cription qu'en fait le poète :
Luisent cil helme, ki ad or sunt gemmet
£ cil escut e cil osberc safret
£ cil espiet, cil gunfanun fermet.
Les heaumes luisent, tout couverts d'or et de pierreries, et les
écus, et les hauberts brodés, et les épieux, et les gonfanons au
bout des lances.
— 24 —
De ces diverses indications, nous pouvons conjecturer
les diverses parties de Tarmement. En effet, comme armes
offensives, il y a l'épée, la lance et Tépieu.
L'épée est l'arme noble par excellence. Elle est en acier.
Elle se compose de quatre parties: la lame, qui est le plus
souvent à gouttière ; le helz ou les quillons sont droits ou
recourbés vers la pointe ; la poignée est grêle et étroite et
la main du chevalier la cache complètement; quant au
pommeau, il est creux et sert de reliquaire, quelquefois il
est en cristal.
Sans doute, à ces armes, on peut ajouter Valgeir ou Tate-
gar, qui est un javelot empenet^ les dars^ les wigres^ les
museraz^ les agies^ les gtesersy sortes de flèches et de ja-
velots dont se servent ceux qui ne sont point nobles.
L'armure défensive se compose de trois pièces: le heaume,
le haubert, Técu, que complétaient les éperons. Le heaume
est formé de trois parties : une calotte de fer, généralement
pointue, d'un cercle plus ou moins décoré et orné, et d'un
nasel qui couvre et protège le nez. i" Le heaume était en
acier, le plus souvent brillant, quelquefois doré, ou tout
au moins enrichi, au cercle et aux arêtes, par des pierres
fines ou des pierres gemmées d'or. Ce heaume est lacé par
des liens de cuir qui passent, d'une part, dans une maille
du haubert et, de l'autre, dans quelques trous pratiqués au
cercle. Sous le heaume, était la coiffe ou le capuchon du
haubert. Entre les deux était le capelice, ou calotte de fer
qui protégeait la tête.
2" Le haubert était la tunique de mailles qu'on portait
sur le blialt^ sorte de justaucorps qu'on avait sous le man-
teau de fourrure, en temps de paix, et sous la brunie ou os-
berc en temps de guerre. Ce haubert avait des pans parfois
ornés, à leur partie inférieure, de broderies en or ou saffrés
qu'on ne devait trouver que sur les hauberts des grands
personnages.
3° L'écu était fait de planches assemblées et généralement
cambrées, auxquelles on donnait parfois une double épais-
— 25 —
seur. Sur ce bois, on clouait du cuir et, à Tintérieur, de la
toile grossière, qui prennent le nom de pêne, La pêne exté-
rieure était peinte de divers ornements et, au centre, était
la boucle. C'était une proéminence formée d'une armature
de fer assez large, munie d'un creux au milieu pour y pla-
cer une boucle de métal précieux, ou quelque pierre fine,
ou quelque verroterie. Le chevalier passait son bras dans
les anses ou les enarmesde Técu et, pendant le combat, il
le tenait serré contre son corps. Durant la marche, au con-
traire, il le laissait pendre à son cou. On nommait guige
la bande d^étofïe ou de cuir qui lui servait à suspendre le
bouclier, qu*on appelait également targes.
Il ne faut pas omettre les éperons, placés sur la chaussure
ordinaire, et dorés, s'ils ne sont d'or pur. Ils sont pointus
et non à molettes. Ils ont la pointe en forme d'un petit fer
de lance conique ou d'un losange.
Le cavalier se servait d'un étrierque l'on tenait à la per-
sonne qu'on voulait honorer. S'il faut en croire le même
poème, les selles étaient richement ornées, géminées à or
ou orées. Les côtés portaient le nom d'alves ou auves ; les
deux arcs formant la partie principale de la selle s'appelaient
arçons ou arçonnières, le plus souvent étroites et recour-
bées. Il y avait les quartiers, coupés en forme de carrés et
brodés, deux sangles distantes l'une de l'autre, une bande
de cuir formant le poitrail et garnie de franges, enfin les
étriers.
Modifiez cela au gré de la mode ou d'un caprice, et vous
aurez le costume habituel de tous les cavaliers. Un écrivain
de talent qui fut en même temps un curieux de nos annales,
Jules Canonge, décrit ainsi un groupe de Sarrasins :
« Les sons stridents de l'Albogon et de l'Anafin, mêlés
au cliquetis des armes, annoncèrent qu'un détachement de
Sarrasins parcourait la contrée et s'approchait rapidement...
Les aigrettes des turbans verts se dessinaient déjà derrière
les ruines. Celui qui marchait à la tête des Sarrasins était
jeune et beau. Sa large tunique de soie et sa pelisse brodée
d'argent faisaient valoir l'élégaDce de sa taille et la dignité
de son maintien. Il ne portait qu'une lance à banderolle
blanche et une épée de Bordeaux ; armes légères, mais qui,
dans sa main, avaient toute l'autorité du sceptre et toutes
les terreurs du glaive. Ce beau guerrier, c'était l'émir Ibin-
Yussuf, le dominateur d'Arles conquis. A son côté, mais
à une respectueuse distance, se tenait son lieutenant Ro-
bastre, vêtu d'une tunique d'écarlate et coiffé d'un bonnet
indien. Un arc reposait sur ses athlétiques épaules ; une
massue était appuyée contre le cou musculeux de son gi-
gantesque cheval, à la selle duquel flottait une fronde. Son
bouclier, sa cuirasse étaient couverts d'écaitles : barbare
équipement, moins sauvage cependant que le sombre in-
cendie de son regard. » (La Chèvre d'or, p. 93-93),
II
Monuments
Les textes que nous venons de citer semblent indiquer
suffisamment quelles traces dans l'histoire les Sarrasins ont
laissées de leur long séjour en Provence.
Celles qu'ils ont laissées dans les monuments ne sont pas
de moindre importance. Mais il ne faut pas se méprendre
sur ce mot de monuments et croire qu'il n'a qu'un sens et
ne saurait désigner que les vestiges matériels de la civilisa-
tion sarrasine qui subsistent sur le sol ou dans les musées,
œuvres d'art et travaux publics, tels que murailles, temples,
colonnes ou tombeaux, etc., etc. Ici, ce mot peut avoir une
compréhension plus grande et désigner, d'une part, des
traces non équivoques des ravages qu'ils exercèrent long-
temps sur leurs passages et, d'autre part, les constructions
qui furent élevées pour leur résister, ou dans lesquelles ils
s'établirent eux-mêmes.
Au cours de la première partie de ce travail, nous avons
mentionné un certain nombre de villes et de localités, du
midi de la France et au delà, qui disparurent sous les coups
des Sarrasins. Depuis Autun, qu*ils détruisirent en 725, en
se rendant à Sens, sous Tépiscopat d'Ebbon, jusqu'aux
villes de Fréjns, d'Antibes et de Nice, qu'ils ruinèrent
complètement en 906, ils ravagèrent tout le pays à des
époques indéterminées ; tantôt à une invasion, tantôt à
une autre, les localités comprises dans cet intervalle furent
— 28 —
détruites. Certaines furent reconstruites, mais d'autres dis-
parurent à jamais de la surface du sol provençal. Nous
avons déjà mentionné les noms de Terracia, Machovilla,
Bezaudun, Tétéa, Mocton, Cornettum, etc., etc. S'il fallait
citer les noms des localités que le courage et la patience des
habitants relevèrent de leurs ruines, on pourrait mention-
ner ceux de toutes les villes anciennes que baignent encore
les eaux de la mer provençale, du Rhône, de la Durance
ou de leurs affluents.
Car, s'il faut en croire le pieux et savant archiviste des
Hautes-Alpes, M. l'abbé Paul Guillaume, les bourgades et
même les plus humbles villages de cette époque étaient
entourés de murailles et dominés par une tour ou maison
forte, que Ton désignait sous le nom de Castrum, De plus,
ce qui est un signe du temps, « les populations, si mal-
heureuses depuis longtemps, après leur délivrance se je-
tèrent par gratitude dans les bras de leurs libérateurs et
s'attachèrent à leur fortune. Ceux-ci leur promirent aide
et protection pour l'avenir et reçurent, en retour, des
peuples, l'assurance de leur fidélité et de leur dévoue-
ment. »
Le savant archiviste de la Drôme, M. André Lacroix, a
cru voir, dans ce mouvement de défense, l'origine de la
Féodalité dans les Alpes et en Provence. C'était, à son
avis, « l'association des faibles contre les forts. » Pour se
préserver de nouvelles agressions et parer à d'aussi fâ-
cheuses éventualités, « châteaux et bourgs se rebâtissent
au sommet des mamelons escarpés, et s'entourent de mu-
railles et, au milieu, se rencontre partout l'église romane
contemporaine. » (i)
Nombreux, enfin, sont les villages alpins couronnés na-
guère d'un château, et les bourgades ou villes jadis forti-
fiées de grosses tours ou d'épaisses murailles, que les guerres
humaines, plus encore que le poids des ans, ont en partie
(i) A. Lacroix : le Dauphiné^ année 1878, p. 58 et sec^.
— 2g —
détruites. On peut citer, comme exemples : Guillestre,
Saint-Clément, Châteauroux, Chorges, la Bâtie-Neuve,
Tallard, Ventavon, Serre, Rosans, Montmorin, Aspres,
Veynes, Montmaur, etc.
D'ailleurs, le pieux et savant archiviste des Hautes-Alpes
a lui-même dressé la liste, par région, des localités de son
département dont la fondation remonte environ aux X® ou
XP siècles: elles sont assez voisines de la Provence pour
que nous puissions les mentionner dans ce travail :
« Dans le Briançonnais : le château de Briançon, ^^jj-
trumde Brian7{pne\ le Monêtier-de- Briançon, il/<2>;/â:.9/<?r///»*
Brianzoni\ Nevache, castrum de Nevaschia\^i\xi\.'-y{2iX\AX\
de Queyrières, castrum Queyrertée ; TArgentière, casirum
de Argenteria ; Vallouise, villa ^ castrum de Valleputa ; le
château Queyras, castrum Quadracti,
« Dans TEmbrunnais: Rame, castrum de Rama \ Saint-
Crépia, castrum Sancti Crispini\ Le Gros, hameau d'Ey-
gliers, casirum de Crocto\ Guillestre, villa^ castrum de
Guillestra ; Vars, castrum de Varcio ; Risoul, castrum de
Rtsolis] Basben, hameau de Risoul, castrum de Balais^ de
Barbenoq ; Saint-Clément, turris^ castrum Sancti Clemen^
lis '^ Kéoiier, castrum de Reor ter io] Châteauroux, turris^
castrum Rodulphi ; Embrun, civitas Ebreduni ; Les Orres,
castrum de Orreis ; Les Crottes, castrum de Crotis ; Savines,
villa^ castrum de Sabina ; Réallon, castrum de Realono ;
Prunières, castrum de Pruneriis ; Chorges, villa Cuturi-
carum^ Caturicas^ Cadorgas\ Montgardin, castrum Montis
Gardini ; Avançon, castrum de Avansono ; Theus, castrum
de Theussio ; Breziers, casirum Bricil ou de Briseriis ;
Rousset, castrum de Rosel ; Espinasse, castrum de Espina-
cis ; Valserres, castrum de Valseris^ etc.
Dans le Gapençais: Gap, civitas Vapinci\ Montalquier,
terroir de Gap, castrum Montis Alquerii\ Rambaud, mon-
temj castrum Ermenbaldi \ la Bâtie-Vieille, iurris de Bas-
tida Veteri ; la Bâtie-Neuve, Bastida Nova ; Ancelles,
— 30 —
turris de Faudaone^ castrum de Ance1la\ Montorsier, cas-
trum Montis Orserii\ Buissard, castrum de Buyschart\
Laye, castrum de Laya\ La Roche des Arnauds, Rupes Ar^
naudorum\ Montmaur, castrum Montis Mauri\ Veynes,
eastrum de Veneto ; Aspres-les-Veynes, castrum de Asperis ;
Montbrand, castrum de Montebrando \ Aspremont, castrum
de Aspero Monte : La Piarre, castrum de Petra ; Sigottier,
castrum de Sigotiero ; Serres, castrum de Serro ; l'Épine,
castrum de Spina ; Montmorin, castrum de Monte Maurino ;
Rosans, castrum de Rosanis ; Trescléoux, castrum de Très--
c/eus'^ Orpierre, vt /la de Auripetra\ Barre t, castrum de
Bareto \ Pomet, castrum de Pometo ; Ribiers, Rispas^ Ri-
perias Buchn\ Châteauneuf-de-Châtre, Castrum Novum
de Capr a] Avzelier s, castrum de Arsileriis\ Montéglin,
castrum de Monte Atglino\ Upaix, castrum de Upaysio \
Ventavon, castrum de Ventabono ; Vitro lies, castrum de
Vitrolle ; La Saulce, castrum de Salice\ Tallard, castrum
de Talardo ; Sigoyer, castrum de Sigœrio ; Châteauvieux,
castrum vêtus super Talardum ; Pebautier, Montem ou po^
dium Lautern\ Jarjayes, castrum de Gargaia^ etc. > (i)
Dans une courte et récente étude sur les Arts dans les
Basses- Alpes ^ il est dit :
« C'est au sein de cette tourmente que se dressa la tour
du Mont d'Or, qui veillait ainsi à la sécurité des bourgs qui
composaient Manosque. Nous devons rattacher à cette
même époque les vestiges des forteresses qu'on voit àTau-
lane, Robion, Demandolx, .Soleilhas, Peyroules, Rougon,
Ubraye, Senez, Blieus, Vauclause, Allons, etc., qui furent
pour la plupart détruites.
« Le rôle de ces forteresses est bien démontré par le
Segnal qu'on trouve à Touest de Castellane. On voit des
(i) Paul GaiUaume : Recherches historiques sur les Hautes- Alpes ^ a«
partie, pp. 136 et 7, Paris, A. Picard. — Ce savant a le tort de ne pas
rappeler le nom de Porto Sarrasino qae portent d'anciennes portes d'Em-
brun et de Pérignenx, on Porto Mauresco, comme à Narbonne.
— 31 —
constructions de la même époque à St-André-de-Méouilles :
c'est une tour carrée, en forme de clocher, construite avec
de petites pierres carrées dont la taille est à peine ébauchée,
et liées entre elles par un ciment tel que le monument est
bien conservé. Cette tour communiquait avec une chapelle
dont le sanctuaire existe encore.
« A trois kilomètres, à l'ouest de Thorame-basse, est
une tour carrée d'une bien ancienne et très solide cons-
truction. La montagne de Baruli, près de Castellane, a con-
servé, en un quartier qui porte le nom des Maures, les
vestiges d'un château que les Sarrasins firent, dit-on, cons-
truire. Ce nom, rapproché de celui du Segnal, prouverait
bien que ce fut contre les Sarrasins, sinon par eux, que
furent édifiés ces forts et ces châteaux. En cet âge de
troubles, les monuments avaient moins à parer la cité qu'à
la défendre. » (i)
Pour en finir avec le département des Basses- Alpes, nous
signalerons près de Corbières, sur la colline de Saint-Brice,
les vestiges d'un camp sarrasin. Lorsque, du sommet des
hauteurs voisines, on examine cette colline, on suit du re-
gard le tracé du camp. Les plus vieux habitants du pays se
souviennent en avoir vu exhumer un nombre considérable
d'ossements humains. Le voisinage de Tétéa, qui a été com-
plètement détruite, en amont, le défilé de Mirabeau, en
aval, expliquent très bien la présence de ce camp sarrasin,
poste de repos et d'observation d'où ces bandes devaient
s'élancer sur les caravanes et les fermes des régions envi-
ronnantes.
Bien moins que le sol hérissé des Hautes et des Basses-
Alpes, les plaines riantes du Comtat offraient de ces éléva-
tions d'où l'œil pouvait embrasser l'horizon, surveiller un
pays, commander un passage. Aussi, les fortifications qu'on
dut édifier ailleurs pour résister aux Sarrasins, ou que
ceux-ci firent construire pour se défendre, furent plus rares
(i) Les Arts dans les Basses-^Alpes,
- 32 —
dans le département de Vaucluse. Sans doute, ils ravagèrent
ce pays comme les autres. Nous avons dit quelles furent
leurs dévastations et nous avons déjà donné les noms de
certaines localités depuis longtemps disparues sous leurs
coups et leurs efforts. Nous avons dit également quelle
part prirent à l'expulsion des Sarrasins les régions monta-
gneuses de ce département, ainsi que leurs seigneurs. Ajou-
tons que le long séjour que fit en ce terroir la Cour Pon-
tificale fut pour beaucoup dans la disparition de ces ruines
d'un passé dont le souvenir subsiste à peine. Carie peuple
commet parfois de bien grandes confusions : c'est ainsi
qu'il donne le nom de teule sarrasin à de larges briques
qu'on trouve dans les sépultures gallo-romaines ; celui de
toumbo sarrasino qu'on donne à des tombelles antiques,
consistant en des rangées de pierres plates recouvertes par
d'autres qui leur servaient de couvertures. On peut citer
bien des exemples de pareilles confusions : un dolmen
devient, dans le Languedoc, une lauso di Sarrasin \ de
même, une voie romaine qu'on trouve près de Cazals, dans
le Lot, prend le nom de Camin sarrasin^ au lieu de Camin
roumiéu^ que Ton donne, en Provence, à ces vestiges de
la civilisation antique. A Saint-Rémy-de-Provence, on
appelle Ouide-di- Sarrasin^ une partie de l'aqueduc romain
qui conduisait les eaux des sources de Mollégés à la ville
d'Arles. C'était lou trau sarrasin^ l'endroit oii ces eaux se
t jetaient dans le conduit souterrain. Au moyen âge même,
c'était le Portai dels Sarrasins que l'arc de triomphe de
cette même ville. Ce nom est prodigué aux vestiges de
l'antiquité et d'un passé plus ou moins lointain : c'est ainsi
qu'on appelait tourre Sarrasino certaines tours anciennes,
bâties le long du littoral, et que l'on croit avoir été desti-
nées aux signaux et à l'observation de la mer, et Port
SarrasinÏQ port de Maguelone que détruisit Charles Martel.
C'était la paret di Sarrasin que l'ancien mur qui protégeait
Gallargues contre les crues et les inondations, parfois ter-
ribles, du Vidourle. A Avignon même, en 1504, dit M.
— 33 —
F. Mistral, les consuls firent démolir d'énormes murs du
clos de Pierregort, qui étaient appelés aussi murs dels Sar-
rasins^ et, près de Noves, un groupe de rochers reçoit, dans
les anciens titres, la dénomination de « los cavals dels Sar-
rasins ». Enfin, près de Sault (Vaucluse), on désigne en-
core aujourd'hui sous le nom de Forgo di Sarrasin (forges
des Sarrasins), certaines excavations circulaires autour des-
quelles on rencontre des scories de fer, et, à Montmirail,
s'élève encore la tour des Sarrasins.
Dès lors, il n'est pas étonnant que le peuple, qui s'était
épris d'aiïection pour ces populations brillantes avec les-
quelles sa nature méridionale avait tant d'affinités, ait songé
à conserver leur nom à tous ces souvenirs d'un passé au-
quel les Sarrasins étaient totalement étrangers. D'autre part,
les dignitaires de la cour pontificale, désireux d'établir
leurs résidences d'été sur les points les plus agréables de
la contrée, avaient fait choix de toutes les élévations que
n'avaient pas encore occupées les seigneurs du pays, et
firent élever de nouvelles constructions là où les Sarrasins
avaient édifié des forteresses, dont ils utilisèrent les ma-
tériaux.
Nous avons déjà dit quels furent les ravages des Mau-
grabins dans cette partie de la Provence qui forme aujour-
d'hui le département des Bouches-du-Rhône. Nous ne
pouvons dire avec quelque certitude ce qu'ils y ont édifié,
mais nous pouvons indiquer plusieurs monuments et édi-
fices dont la construction remonte à l'époque de leur séjour
en ce pays : les abbayes et les églises fortifiées de Saint-
Victor, de Montmajour, de Silvacane, des Saintes-Maries-
de-la-Mer, les murailles crénelées de Fos, qui lui donnent
l'aspect d'un bourg sarrasin, comme les ruines sarrasines de
Sainte-Croix, dans le massif de la Sainte-Baume, etc., etc.,
ont des parties qui datent de leur temps. On peut en dire
autant de telles ou telles parties du château de Vauve-
nargues, de la ville et du château des Baux, du village
détruit au moyen âge qui s'élevait antan sur le puech de
3
— 34 —
Valoni, près de Vernègues, surtout de la chapelle deSaint-
Césaire qui fut élevée au x* siècle contre la façade nord du
Temple, sans parler des remparts ni des châteaux de
Noves, où des rochers voisins portent encore le nom de
Cavals dels Sarrasins^ de ceux de Salon, de Trets, de
Lamanon, etc.
A la même époque, certains monuments de la civilisation
antique furent utilisés par les Sarrasins, et dans cette inten-
tion reçurent certaines modifications : telles sont, par
exemple, les Arènes de Nîmes qui portent encore, avec
des vestiges de constructions intérieures, des traces de
l'incendie qu'y allumèrent les troupes de Charles Martel;
les Arènes d'Arles-sur-Rhône et le Théâtre Antique où de
grosses tours carrées s'élèvent encore sur les arcades
romaines et surveillent Timmense horizon que limitent au
nord les chaînes des Alpilles et que bornent à l'est les
hauteurs qui s'étendent du confluent du Verdon aux portes
de Marseille. Mais ces tours, et en particulier celle du
Théâtre Romain, portent le nom de Tourre de Rouland^ en
souvenir de l'archevêque d'Arles, saint Rotland, mort en
869, en qui s'incarna la résistance aux Sarrasins. Il est vrai
que ce nom a été prodigué en Provence à un grand nom-
bre de curiosités de toutes sortes: lahaumo de Rouland (la
grotte de Roland) est celui d'une grotte à stalactites située
près de Mazargues, comme l'Ëspaso de Rouland est la
dénomination d'une grotte celtique en forme d'épée, sur
la colline de Cordes, près d'Arles. Dans le théâtre d'Arles
sont encore debout deux colonnes du proscenium qui
s'appelaient, au xiii® siècle, li Fourco de Rouland, C'était
également, pour les troubadours, la mar de Rouland ^"^çy^Q
ce golfe du Lion où rendit l'âme le prélat d'Arles, prison-
nier des Sarrasins. Comme exemple de confusion entre
l'archevêque et le paladin de la cour de Charlemagne, on
peut citer lou saut de Rouland qui est le nom que l'on
donne à un escarpement des Alpilles, près de Fonvieille,
en plein terroir d'Arles, par conséquent. Ce n'est sûrement
— 35 —
pas le prélat qui a pu accomplir cette prouesse que le
légendaire local prête au héros de Roncevaux. Enfin, on
donne le nom de Tombeau de Roland à un tumulus qui est
sur le bord du Vigueirat, entre Saint-Gabriel et Arles. S'il
faut en croire César de Nostre-Dame, c'est là que le célè-
bre paladin est enterré avec Samson de Bourgogne, à la
tombe des rois d'Arles. Ce dernier détail indique bien ce
que nous devons croire de toutes ces dénominations où le
nom du neveu de Charlemagne se trouve ainsi confondu
avec celui du digne archevêque d'Arles que l'Eglise a béa-
tifié, et s'est même substitué à lui, tant l'imagination popu-
laire s'est exercée sur cette similitude de nom.
Le département du Var fut, ainsi que nous l'avons déjà
vu, celui où les Sarrasins résistèrent le plus aux efforts des
populations provençales désireuses de s'affranchir de la
domination et des ravages des Maugrabins. Le pays se
prêtait à merveille à leur genre de guerre avec la série de
chaînons et de massifs plus ou moins élevés qui s'étagent
du cap Sicier aux rives escarpées du Verdon, sans oublier
les importantes chaînes des Maures et de l'Estérel dont les
roches primitives couvrent de leurs ramifications les côtes
de la Méditerranée d'où elles s'élèvent par degrés jus-
qu'aux grandes Alpes de Provence. Nous avons déjà indi-
qué les phases principales de la conquête et de la domi-
nation sarrasines. De ce long séjour, sont restés dans le
pays des vestiges, et non des moins importants, de la civi-
lisation mauresque.
C'est ainsi qu'à Cabasse se trouvent les ruines d'un châ-
teau attribué aux Sarrasins, qu'à Correns est un vieux
quartier ceint de murailles épaisses et formé de rues
étroites aboutissant à une place sur laquelle se trouve une
vieille citadelle ; celle-ci conserve dans son nom de Fort-
Gibron un souvenir de l'occupation sarrasine (Djebel-
montagne). A La Garde-Freinet sont les ruines de l'an-
cieenne forteresse de Freinetou Fraxinet, au sommet d'un
rocher à pic, d'où les Sarrasins ravagèrent, pendant plus
- 36 -
de quatre-vingts ans, les pays d'alentour sur lesquels
s'étendait leur vue. A Vidauban sont des restes de fortifi-
cations crénelées, appelés fort des Mures et dans le canton
du Luc, au lieu dit les MayonSy sont visibles les restes d'un
camp retranché appelé Castèu dei Mouros^ dont on attri-
bue la construction aux Sarrasins. De même, à Tourtour,
dans le canton de Salernes, la Tour de Grimaud rappelle
une de leurs défaites. Cette nomenclature serait incom-
plète si nous passions sous silence les noms de Bormes,
ancien bourg sarrasin qui s'étale en amphithéâtre sur le
penchant d'une colline couverte d'une admirable végéta-
tion, de Gassin et de Ramatuelle,qui sont encore de curieux
villages maures.
Après tout ce qui a été dit des ravages qu'exercèrent les
Maugrabins dans ce pays, il est inutile de rappeler encore
les noms des lieux qu'ils détruisirent. Nous serions d'une
part obligé de répéter des noms déjà cités et, d'autre part,
forcé de mentionner des ruines sur la nature desquelles
plane quelque obscurité.
Il en est de même des pays qui, dans le département des
Alpes-Maritimes, s'étagent de la mer aux Alpes. Le littoral
découpé se prêtait, aussi bien que celui du Var ou des
Bouches-du-Rhône, au débarquement des barques sarra-
sines qui trouvaient dans les golfes et les baies des mouil-
lages propices à cette opération. Les rochers qui bordent
cette côte leur offraient également des postes d'obser-
vation qui leur permettaient d'étendre plus loin leurs
ravages. De proche en proche, ils établissaient leurs re-
paires sur les points isolés du pays, occupant, selon le cas,
les châteaux, les couvents ou les monastères. C'est ainsi
qu'ils habitèrent, à Nice, le quartier du Château avec la
tour Bellanda qu'ils s'étaient bien gardés de détruire;
qu'ils occupèrent longtemps Eza, dont le bourg, « bâti
comme une aire d'oiseau de proie au haut d'un rocher
ardu, est encore orné de maisons d'origine orientale»;
qu'ils s'établirent à Mouans-Sartoux, dans les restes plus
— 37 -
ou moins restaurés d'un vieil oppidum ligure, ainsi qu'à
Saorge, dans ceux de deux temples païens qui dominaient
du haut d*une arête rocheuse les pays d'alentour. Ils occu-
pèrent également le trophée d'Auguste, à La Turbie, la
tour de Crivella sur le rocher qui domine la petite ville
de Breil, le monastère de Saint-Véran, près de l'embou-
chure du Loup, à Gagnes, le Castrum Massilinum qui cou-
ronne le sommet du Mont-Chevalier, à Cannes, sans parler
des auties lieux fortifiés dont la situation et la construction
rappellent celles d'Eza, comme Peillon, Rimplas, Cas-
tillon, etc., etc. On ne peut passer sous silence les cita-
delles et les châteaux où les chefs de la famille des Gri-
maldi résistèrent aux Sarrasins et d'où ils sortirent pour
les attaquer et les expulser définitivement du pays. Gri-
maldi et ses deux fils, Guide et Gibelin, répondirent à
l'appel du comte de Provence, Guillaume Y\ fils de
Bason II. et marchèrent contre les infidèles qu'ils délo-
gèrent du Mont Maure où Gibelin planta son étendard
victorieux et reçut en récompense de ce signalé service le
pays, théâtre de ses exploits, autour du golfe de Sambracie
qui fut, depuis lors, le golfe de Grimaud, tandis que son
frère Guido était confirmé dans la possession de Monaco.
Telle, est la simple nomenclature des monuments aux-
quels se rattachent le nom ou le souvenir -des Sarrasins.
Sans doute, il en est peut-être d'autres, mais il vaut mieux
pécher par excès de prudence et ne pas les nommer tous,
que donner une liste trop longue où certains noms pour-
raient froisser la délicatesse du sens historique ou critique
de plusieurs, sans offrir plus d'avantages à celui qui écrit
ou à celui qui lit : la vérité toute simple et sans souci de
l'apparat, plaît bien plus que l'erreur la plus fastueuse-
ment vêtue.
III
Les Mœurs
Pressés entre les hommes da Nord et les Orientaux, les
habitants de la Provence avaient donné de préférence leur
sympathie aux Sarrasins avec lesquels leur nature méri-
dionale avait plus d'affinité et de rapport, qu'aux Francs et
aux Austrasiens d'où les détournaient de vieilles antipa-
thies nationales que n'avait pu effacer la communauté de
religion. D'ailleurs, la nature expansive des populations
provençales se laissait facilement séduire par les dehors
brillants de la civilisation nouvelle que les Sarrasins im-
portaient d'Orient et d'Espagne. Ainsi se justifie la légende
qu'a popularisée le talent exquis de Paul Arène dans Vingt
jours en Tunisie. C'est le Puits des Sarrasins où les belles
filles paresseuses vont, la cruche sur l'épaule, se faire enle-
ver par les forbans.
De cet attrait mystérieux, on cite de fameux exemples :
La légende du Languedoc rapporte que la fille naturelle
du comte Alphonse de Toulouse, que celui-ci avait em-
menée à la croisade, épousa, aux pays levantins, le sultan
Nourreddin; de même, celle de Provence veut que la
mère de Mahomet II ait été une Marseillaise du quartier
Saint-Jean.
Mais, en dépit de l'attrait qu'exerçaient les Sarrasins, les
Maures et les Arabes sur les populations vives et enthou-
siastes de la Provence et du Midi, il n'y a pas en France,
s'il faut en croire M. Reinaud, de groupement qui puisse
tirer son origine des Sarrasins. Cette affirmation est peut-
être trop catégorique, car il est difficile d'admettre que des
peuples expansifs et sympathiques comme l'étaient pour
les Provençaux les fidèles de Mahomet, aient pu séjourner
— 39 —
deux ou trois cents ans dans le pays, sans y laisser de reje-
tons. Car, sans parler des lieux ou des accidents de pays
auxquels leurs noms et leur souvenir se trouvent attachés,
il y a bien des groupes de populations qui ont conservé
jusqu'à nos jours non pas le nom, mais le type sarrasin.
Ainsi, d'après une tradition reçue dans le pays, on
regarde comme étant d'origine sarrasine, les habitants du
village d'Uchizy, situé à environ 20 kilomètres de Mâcon.
Ils portent le nom de Chizerots', ne se marient guère
qu'entre eux et ont conservé quelques coutumes bizarres.
Il en est de même des habitants deMalemort (Vaucluse),
aux lieux où s'élevait jadis Machoville, qu'on désigne sous
le nom des Espagnols. Ce vocable pourrait venir d'une des
troupes d'Espagnols qui, sous le règne de Louis le Débon-
naire, se réfugièrent dans le midi de la France et furent
autorisés à s'y établir avec leurs comtes, qui devaient con-
tinuer à les gouverner. Mais la seigneurie de Malemort
appartenait depuis longtemps à Tévêque de Carpentras,
en vertu de la donation que Charles de Provence avait
faite à l'évêque Jean (857) (i). Il est difficile d'admettre
que le chef espagnol qui commandait cette troupe eût si tôt
disparu. Dès lors, on peut conjecturer que c'étaient des
Sarrasins venus d'Espagne qui s'étaient établis dans ce pays
et y avaient fait souche. En effet, les habitants de cette
localité rappellent assez le type sarrasin pour justifier une
pareille supposition. Félix Gras, le regretté capoulier du
Félibrige, dont le buste s'élève sur la roche des Doms, et
sa digne sœur, Mme veuve Roumanille, en sont les dignes
représentants.
Un homme qui fut tout à la fois un archéologue, un
poète et surtout un curieux, au sens qu'on donnait jadis à
ce mot, Jules Canonge, retrouvait ce type dans la beauté
des filles d'Arles. D'après lui, « Arles moderne a gardé le
prestige de ses anciens jours. Ce qui, dans cette ville,
éblouit surtout l'étranger, ce qui le captive, le fait soupirer
(i) Cartulaire de révêché de Carpentras n* ï.
— 40 —
au départ et désirer ardemment le retour, c'est la beauté
des femmes... Il n'est pas rare d'y rencontrer les trois
types grec, romain et sarrasin, dansleur pureté originelle...
Pouvez-vous, enfin, sans rêver à TEspagne et à TOrient,
voir la sémillante allure, l'œil de gazelle, le teint doré de
cette jeune femme dont la taille svelte semble onduler à
travers les galeries mauresques du Cloître avec la souplesse
du palmier balancé par la brise ? Ces analogies physiques
sont rendues encore plus manifestes par l'analyse dans les
caractères : ...TArlésienne a la grâce coquette de l'Espa-
gnole, la brûlante et profonde passion des sœurs de Gul-
nare et de Zuleïka. Voisin du port et habité par les marins,
le faubourg de la Roquette donne leur nom aux Roquet-
tières. C'est une race à part et peut-être plus franchement
provençale que les deux autres ; c'est la plus remuante, la
plus espiègle, la plus audacieuse fraction de la population
féminine d'Arles. La Roquettière est en général mignonne
et bien tournée ; c'est surtout dans son faubourg que vous
rencontrez des yeux pétillants, des nez mutinement
retroussés et des lèvres toujours rieuses. » (i).
A côté d'Arles, les plaines et les marécages de la
Camargue ont conservé jusqu'à nos jours une race de
chevaux dont l'élégance des formes, la finesse des atta-
ches rappellent les origines arabes. Les poètes se sont
emparés de cette identité des formes et, se rappelant le
séjour des Sarrasins au pays de Mauronte, ont essayé de
raconter, chacun à sa manière, l'arrivée de ces chevaux
dans la région du Bas-Rhône et d'en expliquer ainsi
l'origine.
Les femmes d'Arles et les chevaux de Camargue ne sont
pas les seuls vestiges qui soient restés du passage et du
séjour des Sarrasins en Provence. S'il faut en croire une
tradition, un grand nombre de ces envahisseurs, séduits
par la beauté du pays, la douceur du climat et d'autres
(x) J. Canon^e : Arles en France^ introduction 4-5, 6-7.
^ Aia^'*. ..•; ÀM
- 41 ~
charmes peut-être plus attachants, plutôt que de quitter la
Provence ou la vie, se convertirent au christianisme. De ce
côté des Pyrénées, comme au delà, on donna à ces néo-
chrétiens et à leurs descendants un nom générique iden-
tique, les Marran^ qui rappelle assez leurs origines mau-
resques. Ils entrèrent en servitude chez les grands seigneurs
du pays. Longtemps, en effet, jusqu'à la fin du xv*" siècle,
par exemple, les riches familles provençales possédèrent
des esclaves maures. Un érudit Provençal dont Téloge
n'est plus à faire, M. Emile Fassin, à l'heure actuelle con-
seiller à la Cour d*Appel d'Aix, en a donné de nombreux
exemples dans le Bulletin Archéologique et dans le Musée
Arlésien,
Le rituel de l'église de Rognes, près duquel on montre
le Val des Maures^ prescrit la célébration d'un service
religieux pour les victimes des Sarrasins.
Après la pluie, le beau temps ! Le rire suit de près les
pleurs. Si certaines populations conservent encore le sou-
venir des deuils qu'ont apportés dans le pays les invasions
musulmanes des ix' et x** siècles, d'autres ont gardé celui
des danses et des fêtes. C'est ainsi qu'au village d'Istres se
danse encore la Moresque qui faisait jadis les délices de
tous les romérages de la Provence et qui a conservé d'an-
ciennes figures dues aux Sarrasins.
Dans la même région de l'étang de Berre se danse éga-
lement une autre pantomime qui a reçu, selon les endroits,
la dénomination de Folies espagnoles ou celle du Jeu des
épées et qui serait un reste du séjour de ces conquérants.
Un jeune homme, un Espagnol, et une jeune espagnole
se tiennent au milieu d'un cercle formé par dix, douze ou
quatorze jeunes gens armés de sabres de bois. Fou d'amour,
le jouvenceau courtise la jouvencelle qui fait le semblant
de ne point s'inquiéter de luî et l'excite encore plus par
ses refus. Celui-ci, désespéré, frappe d'un coup de poi-
gnard la cruelle qui tombe évanouie, à demi morte. Alors,
le sauvage amoureux, par ses vives protestations, obtient
— 42 —
le pardon ainsi que l'amour de la belle qui, en fin de
compte, revient à la vie et à l'affection du jeune amant.
Elle a été touchée, non par les belles paroles, mais par les
gestes énamourés que lui adresse le jeune Espagnol. Pen-
dant ce temps, les danseurs tournent en rond, s'agitent
autour du jeune couple, marquent le pas, font le moulinet
et ferraillent avec leurs sabres de bois chaque fois qu'ils se
rencontrent, symbole de bataille qui dure ainsi jusqu'à la
fin de la pantomime.
Un écrivain d'élite qui a su s'inspirer de ces traditions,
l'exquis Paul Arène, décrit, dans ^2, Chèvre d' or ^ une danse
d'hommes présidée par un Turc en turban.
L'influence des Sarrasins ne s'est point arrêtée là. Sui-
vant les uns, experts dans les délicatesses de l'harmonie,
elle se serait exercée sur la musique, soit, comme nous le
verrons plus loin, en donnant leur nom au tambour et au
tambourin, soit en conservant certains rythmes particuliers
dont Bizet s'est inspiré et qu'il a conservés dans Carmen (i).
Suivant d'autres, plus soucieux de poésie que de musique,
nous devrions aux Arabes, ce qui n'est pas absolument
prouvé, le poème, le conte ^ la ghasèle et la casside.
Il y avait, chez les Orientaux, deux sortes de poèmes :
le poème héroïque et le poème fantastique. Le premier
servait à raconter la vie et les exploits d'un guerrier fa-
meux, d'un homme illustre par ses talents ou ses vertus.
Le second se confond avec le conte. C'était une œuvre
toute d'imagination et de cette imagination brillante et
colorée que peut seul inspirer le soleil de l'Orient. Là,
toutes les pensées semblent avoir été sculptées dans le
marbre ou coulées dans le bronze. Car, s'il faut en croire
les Orientalistes, la langue arabe parle à la fois à l'œil, à
la main, à l'esprit et au cœur. Ce serait une cassette d'où
ruisselleraient à profusion les gemmes les plus brillantes
(i) Voir notamment la habanera « L'Amour est enfant de bohème »,
dont la mesure, binaire au premier temps, est ternaire au deuxième
(i,a-i,3,3).
— 43 —
et les perles les plus précieuses magnifiquement enchâssées
dans un style si merveilleusement travaillé que nous en
sommes éblouis.
Le conte, qui est une œuvre d'imagination comme le
poème fantastique avec lequel il se confond, tenait lieu de
poème dramatique. L'odalisque, au fond du harem, en
amusait l'oisiveté du sultan que Téclat de ses charmes avait
attiré près d'elle ; et au milieu de la place publique, un
homme peut charmer, pendant des heures entières, une
foule attentive par quelques-uns des rêves de sa nuit.
Mais le poème héroïque se confond avec Vépopée des
Grecs et des Latins; le poème fantastique et le conte
s'identifient également avec telle ou telle composition des
anciens.
La ghazelle elle-même se rapproche aussi de l'élégie des
Grecs et de l'ode telle que la concevaient Alcée, Sapho
ou Anacréon. C'était une odelette amoureuse qu'un amant
adressait à la femme qui régnait sur son cœur. Le titre
même de ce genre de composition dit bien tout ce qu'il
doit y avoir de timide, de doux, de tendre et de sensible
dans ce chant. Car ces sentiments si délicats qui se trouvent
si divinement exprimés dans les doux yeux de la gazelle
sont ceux que Ton admire dans ces petits poèmes dont les
Canzoni de Pétrarque peuvent nous donner une idée. Ce
genre de poésie ne pouvait renfermer moins de sept dis-
tiques ni plus de treize.
La casside était une idylle guerrière ou sentimentale, de
vingt à cent distiques.
Mais ce qui distingue tous ces genres de poèmes, ce n'est
pas seulement la variété des images dans l'expression d'un
même sentiment ni la variété de l'harmonie dans la même
mesure de vers, mais, ce qui est plus conforme à notre
idéal poétique, le goût de la gêne, si Ton peut dire, le
goût de la rime.
La rime, en effet, est tout orientale. Les Grecs et les
Latins l'ignoraient, quoi qu'on ait voulu prouver le con-
— 44 —
traire. Ce que Ton trouve dans quelques poèmes latins de
la décadence, ce sont quelques consonnances semblables,
plutôt produites par un hasard ou par un caprice inexpli-
qué que par une intention régulière et formulée. Si dans
certaines pièces latines on trouve une apparence de rime,
c'est parce que le besoin du chant l'exigeait, tant il semble
que la cadence des mêmes sons soit indispensable pour
l'harmonie musicale.
Sans doute on peut trouver dans les siècles contempo-
rains de la littérature arabe quelques poèmes latins rimes.
Mais ce ne sont que des exceptions qui ne peuvent nous
faire admettre que les Latins connaissaient la rime, qu'ils
en avaient le parfait sentiment, qu'ils en sentaient le be-
soin et en appréciaient les avantages. Aucun des grands
poètes connus, aucun de ceux qui ont établi les règles et
ont servi de modèles, ne paraît s'être douté du profit que
l'harmonie poétique pouvait tirer de la rime asservie à des
règles constantes.
Les poésies des Arabes sont rimées suivant deux natures
de règles : les unes sont absolues et adoptées, en général,
surtout pour certains sujets; les autres sont facultatives et
inspirées par le caprice du poète qu'elles dominent cepen-
dant durant toute la pièce. Les premières employaient des
vers alternativement masculins et féminins, de telle sorte
que les impairs étaient tous de même rime et de même
longueur jusqu'à la fin, et ainsi des pairs. Ce qui ne faisait
que deux rimes différentes pour toute la pièce, comme le
dizain provençal de l'empereur d'Allemagne Frédéric I*""
(1152-1190). Dans les secondes, on variait à l'infini les jeux
de poésie comme dans la Sixtine ou la Retroensa.
Mais la poésie provençale, si l'on excepte le poème
héroïque, se trouva privée d'un grand ressort, et pour faire
du nouveau, ceux qui avaient du talent pour les vers, dési-
reux de trouver des sources d'intérêt et d'agrément, cru-
rent les trouver dans la recherche outrée du rythme et des
rimes, dans les jeux exagérés de l'esprit. Ils voulurent
— 45 —
donner à leur pensée un air de grandeur et de délicatesse
en la retournant, en la reproduisant sous toutes les formes
imaginables. Ils ont prodigué les antithèses, les méta-
phores, les ornements les plus étudiés et ont essayé de pro-
duire une harmonie qui flatte Toreille et supplée le plus
souvent au vide des pensées et des beautés solides.
Le poème héroïque, au contraire, doit beaucoup aux
Sarrasins. La légende provençale composée sur la fonda-
tion de Tabbaye de Conques, dans le Rouergue, repose
entièrement sur l'hypothèse d'une guerre contre les Arabes
et les montagnards du Rouergue.
La chronique d'un chevalier toulousain au début du
xi*" siècle, fait allusion à des faits de l'histoire des Arabes
d'Espagne.
Guillaume VI de Montpellier est le héros d'un poème
provençal que Gariel, le plus ancien historien de cette
ville, avait vu.
Raymond de Bousquet était également celui d'une autre
épopée qui montrait bien Tadmiration et la curiosité
qu'inspiraient alors les Arabes d'Espagne aux peuples du
Midi.
On pourrait en citer bien d'autres exemples plus pro-
bants les uns que les autres. Car, s'il faut en croire les
nombreux provençalisants qui ont fureté dans nos riches
collections de manuscrits du moyen âge, longue, fort lon-
gue serait la simple nomenclature des chansons de gestes
en langue méridionale qui ont pour sujets les guerres lon-
gues et opiniâtres des Sarrasins d'Espagne et des chrétiens
du Midi de la France, sous la conduite d'Aimeri de Nar-
bonne et de ses descendants dont Guillaume au court-nes
fut le plus illustre. Le roman de ce nom ne compte pas
moins de quatre-vingt mille vers et de quinze parties qui
se suivent dans l'ordre chronologique des événements et
des personnes. Il ne faut donc pas négliger cet apport et
cette contribution des populations sarrasines à la littéra-
ture méridionale.
- 46 -
En somme, les terribles et brillants envahisseurs des
IX* siècle et suivants ont laissé dans les mœurs du Midi et
particulièrement de la Provence des traces indéniables de
leur passage : ce sont tout d'abord, par endroits, des
groupes de population et des types maures; ailleurs, des
coursiers rapides et fringants; autre part, un office reli-
gieux ; un peu partout, des danses et des jeux. Des instru-
ments de musique et des rythmes musicaux ou poétiques,
des sujets de romans et de chansons de gestes en complè-
tent la sèche nomenclature.
IV
Langue
La langue, comme les mœurs, a conservé des traces du
long séjour que firent les Sarrasins en Provence. Nous
classerons en trois groupes ces épaves du passé :
A. les noms de lieux; B. les noms de famille; C. les
termes usuels.
Comme noms de lieux, nous pouvons tout d'abord citer
hors de la Provence :
Arabaux (Ariège); Barbaresque (La), nom d'une fontaine
à Nant (Aveyron) ; Font-Barberine ; Fort-Sarrasin (Ain);
Gibre, montagne (Hérault); Gibret, mamelon (Hérault)
(Djebel-montagne); Malras, Mauras (Aude) ;Mauran (Hte-
Garonne); Maurens (Dordogne, Haute-Garonne, Gers,
Tarn); Maures (Trous des), anciens puits d'exploitations
minières dans les Pyrénées et dans les Alpes ; Mauresque
(Porte), à Narbonne; Maureville (Haute-Garonne); Mau-
rian (N.-D. de), (Hérault); Maurin (Hérault, Landes);
Maurin (St), près d'Agen (Lot-et-Garonne); Maurines
(Cantal); Maurinie (La) (Cantal); Mauroux, en Gascogne;
Maurs (Cantal); Maury (Basses-Pyrénées); Moro (Porte
del), à Cahors; Montmorel, près d'Avranches (Manche);
Mouragne (Ariège) ; Mourens (Gironde); Moureux (Basses-
Pyrénées) ; Mourèze (Hérault) ; Puymorins, dans les Pyré-
nées; Rochemaure (Ardèche); Roquemaure (Gard); Sar-
razin, rivière du jura; Sarrazain (^Gers); Sarrazac (Lot,
Dordogne); Sarraziet (Landes).
Et dans la Provence même ou aux portes de la Provence,
nous relevons les noms suivants :
- 48 -
Château-Sarrasin, dans le Champsaur; Fort-Gibron
(Var); Mauragne, montagne près d'Apt (Vaucluse) ;
Maures (Les), forêt qu'on appelait jadis vallis nigra^ dans
la vallée de Barcelonnette; Maures (Les), quartier de Cas-
tellane; Maures (Les) hameau près de Seyne-les-Alpes ;
Maures (Le trou des), rocher percé à travers lequel passait
l'ancien aqueduc de la Traconade, près de Jonques (Bou-
ches-du-Rhône) ; Maures (château des), dans le canton du
Luc (Var); Maureisse, près de Guillestre (Hautes- Alpes);
Mauren (col de), dans les Alpes; Maurin, près de Saint-
Paul (Basses-Alpes) ; Mûres (fort des(, près de Vidauban
(Var); Montmaur, canton de Veynes (Hautes-Alpes);
Montmorin, dans le canton de Serres (Hautes-Alpes);
Mornes ou Mournès, quartier des Saintes-Mariés; Puy-
maure, près de Gap ; Puymore, dans le Champsaur.
Mais le nom le plus connu est, sans contredit, celui de
\^ Montagne des Maures^ qui rappelle assez le séjour de ce
peuple envahisseur. Tel est Tavis du géographe Elisée
Reclus {Géographie Universelle^ II, La France) corroboré
par celui de M. Paul GafFarel {Le Soi de la France^
(pp. 249 etc.). Certains prétendent, au contraire, que ce
nom est antérieur à l'arrivée des Sarrasins dans le pays et
qu'il fut donné à cette chaîne de montagnes par les Grecs
qui colonisèrent toute la côte de la Gaule depuis les Pyré-
nées jusqu'aux Alpes. Les Grecs l'appelèrent ainsi à cause
de sa coloration. Ce nom s'applique fort bien à la Vallis
nigra^ voisine de Barcelonnette et pourrait s'appliquer
également aux forêts de pins au sombre feuillage qui s'éten-
dent entre Grasse et Hyères. « Grammatici certant, dirait
Horace, et adhuc sub judice lis est». Cependant, les par-
tisans de l'étymologie grecque devraient nous apporter des
textes de géographes anciens pour justifier leur opinion.
Jusqu'à plus ample information, nous pouvons la tenir
pour suspecte.
B
Comme noms de familles, nous citerons ;
— 49 —
Barbari ; Barbarin ; Barberin ; Barberini, famille illustre
de Rome; Gibre, famille languedocienne; Larabit; Mar-
ran, nom donné aux Maures chrétiens ; Maumet; Mauran,
famille provençale; Maurand; Maurandi ; Mauias, famille
du Dauphiné; Maurat, famille du Limousin; Maure (Jean-
Joseph, d'Arles, 1663, mort à Paris, 1728, ami de Mas-
sillon); Maureau; Maurel; Maurent, famille du Dauphiné
Maures ; Maurio ; Maurin; Maurou ; Maurran; Maurras
Moran ; Morand; Morandi; Morandy; More; Moreau
Moriau; Moriaux ; Morel; Morenas; Moret; Morisque
Moural; Mouralis ; Mouravit, nom de famille gascon
Moure; Mourenas ; Mouriau ; Mourou ; Sarrasin ; Sarrazin
Sarrasy, etc.
C
Termes usuels
Provençal Arabe Français
Amirau
Amir al (le chef)
Amiral.
Amalu
Amaluc
Croupion.
Asard
Al sar (le dé)
Hasard.
Aujubis
Algibiz
Raisin mielleux.
Boutoun
Bôthor
Bouton.
Cafèr
Cafer
Sacripant.
Crida sebo
Seibou (assez,
il suffit)
Crier grâce.
A la babala
Bab Allah
A la grâce de Dieu.
Atahut
Tabout
Cercueil.
Arsena, (arsenal)
Al ssanas
Fabrique.'
Quitran
Quitran
Goudron.
Aufo
Alfa
Sparte.
Basar.
Bazar
Troc, marché en
bloc.
A jabo
Djaba (gd marché)
A profusion.
Ramadan
Ramadan
Sabbat.
Trescalau
Trescalau
Mille-pertuis.
Salamalec
Salam ala ka
(salut sur toi)
Salutations.
— 50 —
Jaussemin
lasmin
Sarrazin
Sharaka (s
Espinar
Isfinadj
Tambour
Toubour
Sirop
Charab
Arange
Narandj
Safran
Zà feran
Girafo.
Zerafa
auxquels certains
ajoutent les
pruntent, comme
Mary-Lafon
ou du Caire :
Gip
Gips
Forn
Forn
Camel
Gâmel
Ligan
Ligan
Limoun
Leymoun
Poutoun
Bous
Bardo
Bardââb
Berdoun
Berdounn
Cresta
Khetten
Carreto
Kerrâtah
Endivo
Endib
Gorp
Gorbân
Mesquin
Meskyn
Nanaï
Nam, nais
Cacha
Gachar
Raco
Raqs
Secado
Sekhanah
Saca
Saquatt
Sabato
Sabatt
Mirau
Mirary
Salado
Salatha
Serfuei
Serfoull
Camiso
Q.uamise
Jasmin.
Sharaka (s'est levé) L'homme du pays
où se lèvelesoleiL
Epinard.
Tambour.
Sirop.
Orange.
Safran.
Girafe.
Plâtre.
Four.
Chameau.
Licol, lien.
Citron.
Baiser.
Selle d'âne.
Chardonneret.
Châtrei .
Charrette.
Chicorée, endive.
Corbeau.
Malheureux.
Lit.
S'écorcher.
Amusement.
Sécheresse.
Donner un coup
violent.
Chaussure.
Miroir.
Salade.
Cerfeuil.
Chemise.
— 51 —
Mais il n'est pas prouvé que ces termes aient été im-
portés en France et surtout en Provence par les Sarrasins
du ix^ siècle. Il y eut, en effet, durant tout le moyen âge,
des rapports constants entre les deux rivages méditerra-
néens d'Afrique et d'Europe. Il ne serait donc pas impos-
sible que cette longue promiscuité ait provoqué un échange
de mots et d'expressions qu'un long usage ait faits com-
muns. A entrer dans cette voie, il faudrait épuiser tout le
vocabulaire sabir ^ sans avoir la certitude de ne citer que
des mots d'origine sarrasine et médiévale.
Conclusion
Nous voici parvenu au terme de la tâche que nous nous
étions imposée. Nous avons essayé de relever, chemin fai-
sant, les traces que les Sarrasins des viii^ et xi* siècles ont
laissées tour à tour dans l'histoire, dans les monuments,
dans les mœurs et dans la langue de Provence. Ces ves-
tiges ne sont pas toujours ni bien évidents ni bien appa-
rents. Aussi en avons-nous omis peut-être beaucoup, mais
nous avons pensé que dans un travail de ce genre, on ne
saurait être trop prudent et qu'à mériter un reproche, il
valait mieux que ce fût celui-là que celui d'une trop facile
crédulité. Voilà pourquoi, toutes les fois qu'il pouvait y
avoir quelque doute, nous n'avons pas hésité à suspendre
notre jugement, laissant à de plus expérimentés que nous
le soin de donner une réponse définitive.
Nous avons fait plus : lorsque ceux qui avaient sur nous
l'autorité de l'expérience et de la science exprimaient une
opinion catégorique sur un sujet et heurtaient de la sorte
une opinion différente qui ne paraissait pas tout à fait sans
fondement, nous avons donné leur avis auquel nous nous
sommes franchement rallié, mais nous n'avons pas oublié
de mentionner l'opinion divergente, sans craindre de dire
ce qui militait en sa faveur et ce qui y faisait tort.
Si nous n'avons pas cru devoir donner une opinion défi-
nitive, c'est que nous n'avons aucune prétention au titre
d'éruditou d'historien. Nous ne sommes qu'un modeste
curieux, justement soucieux de recueillir sur un pays qu'il
aime, et de classer comme il convient, les épaves d'un passé
lointain que des générations éteintes ont piétinées à plai-
sir, sans essayer de conserver pour l'histoire et pour l'ave-
nir ces traces à demi effacées d'une population qui nous a
précédés dans ce beau pays de Provence. Trop heureux si
dans notre œuvre de curieux, nous nous sommes montré
justement soucieux de rechercher la vérité et de la suivre
pas à pas dans ce dédale de légendes et d'opinions diver-
gentes dont chacun essaie d'envelopper et d'embellir ses
origines et son berceau. Nous laissons aux poètes le soin
de glaner et de tresser les mille et une fleurs d'un légen-
daire provençal et sarrasin au milieu des ruines que nous
venons de parcourir : le curieux note au passage ce qu'il
voit et n'accepte que ce que son esprit critique lui permet
d'admettre dans un classement sérieux et judicieux.
Imprimerie L. Duc & Cie, 125, rue du Cliorche-Midi, Parii
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