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Full text of "De Tripoli à Tunis"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/detripolitunisOObern 


Autour   de   la    Méditerranée 

LES  CÔTES  BARBARESQUES 


De  Tripoli  à  Tunis 


Autour   de    la   Méditerranée 

comprendra   3  Séries  : 

i"  Série  :  LES  CÔTES  BARBARESQUES 

De  Tripoli  a  Tunis  (Tripolitaine  et  Tunisie  ,  i  volume. 
De  Tunis  a  Alger  (Tunisie  et  Algérie),  i  volume. 
DAlger  a  Tanger   Algérie  et  Maroc),  i  volume. 

2'  Série  :  LES  CÔTES  LATINES 

De  Tanger  a  Port-Vendres  (Espagne),  i  volume. 
De  Port-Vendres  a  Vintimille  (France),  i  volume. 
De  Vintimille  a  Venise  (Italie  ,  i  volume. 

3'    Série  :   LES  CÔTES  ORIENTALES 

De  Venise  a  Salonique  (Autriche  et  Grèce),  i  volume. 

De  Salonique  a  Jérusalem  (Turquie  d'Europe  et  d'Asie),  i  volume. 

De  Jérusalem  a  Tripoli  (Egypte),  i  volume. 


Chaque  volume,  avec  120  dessins  inédits.  Broché,  10  tr. 
Toile,  13  fr  —  Amateur,  17  fr. 


1981-92.  —  Cobbeil.  Imprimerie  Crête. 


PBùuriEau.  dcl.. 


Autour  de  la  Méditerranée 


LES  CÔTES  BARBARESQUES 


De  Tripoli  à  Tunis 


MARIUS    BERNARD 


120     ILLUSTRATIONS     PAR    A.    CHAPON 

ET      UNE      CARTE      ITINÉRAIRE      DU      VOYAGE 


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!ï  lr  aI  JElNllï??1 


PARIS 

LIBRAIRIE     RENOUARD 

HENRI    LAURENS,    ÉDITEUR 

6,     RUE     DE    TOURNON,    6 


PT 


AVIS    AU    LECTEUR 


Nous  ayons  parcouru  ta  France  en  prenant  comme  guides  les 
fleuves  qui  l'arrosent  ' .  Le  succès  que  /tous  ayons  ainsi  obtenu 
nous  engage  à  étendre  nos  explorations,  à  étudier  la  Méditerranée 
en  en  suivant  les  côtes.  Nous  allons  accomplir  sur  les  rives  poétiques 
de  cette  mer  d'azur  un  long  voyage  qui,  —  tout  en  nous  faisant 
faire  avec  nos  voisins  j>lus  ample  connaissance,  —  sera  comme  la 
visite  d  un  immense  musée  oit  l'histoire  est  écrite  avec  les  débris 
des  âges,  comme  une  pérégrination  à  travers  un  passé  dont  les 
grands  souvenirs  flotteront  partout  dans  la  poussière  qui  s'élèvera 
sous  nos  pas. 

Géographes,  historiens,  voyageurs  ou  poètes,  d'autres,  en  grand 
nombre,  ont  déjà  parlé  des  pays  que  nous  allons  voir,  mais  ils 
tien  ont  tracé  que  des  peintures  èparses.  Personne  ne  lésa  encore 
décrits  dans  un  tableau  d' ensemble.  Z  ne  série  d'ouvrages  qui,  for- 
mant un  tout,  les  comjtare  entre  eux,  qui  les  rapproche  les  uns 
des  autres  comme  les  ont  rapprochés  la  nature  et  les  événements, 
nous  semble  cependant  devoir  conquérir  les  suffrages  des  lecteurs. 
C'est  pourquoi  nous  n'hésitons  pas  à  en  entreprendre  la  publication. 

Autour  de  la  Méditerranée!  Tel  est  le  titre  général  de  la  col- 
lection que  commence  ce  volume. .. 

Et  ce  titre  n'est-il  pas,  à  lui  seul,  comme  un  kaléidoscope  dans 
lequel  l'imagination  séduite  voit  passer  tour  à  tour  la  Tripolilaine 

1.  Les  Fleuves  de  France,  par  Louis  Barron,  4  vol.  in-8°. 


VI  AVIS    AU    LECTEUR. 

et  la  Tunisie  avec  leurs  palmiers  et  leurs  caravanes  ;  l'Algérie 
avec  ses  oasis  et  ses  descris  de  sable;  le  Maroc  avec  ses  mosquées 
farouches  ;  l'Espagne  avec  ses  antiques  cites  mauresques,  ses  taureaux 
et  ses  mules  empanachées'  le  midi  rayonnant  de  notre  chère 
France;  l'Italie  avec  ses  ruines,  ses  palais  et  ses  églises,  ses  goljes 
et  ses  volcans,  ses  musiciens  et  ses  gondoles  ;  la  Dalmatie,  le  Mon- 
ténégro et  les  îles  Ioniennes  ;  la  Grèce  avec  son  Parthénon  et  les 
grands  faits  de  sa  chronique  ;  la  Turquie  avec  ses  minarets,  ses  sul- 
tans et  ses  m)  stères  ;  la  S)  fie  avec  son  archipel,  avec  ses  vieil/es 
gloires  ;  la  Palestine  avec  ses  couvents  et  son  Calvaire,  son  Jour- 
dain et  sa  mer  Morte  ;  l'Egypte,  enfin,  avec  ses  fellah  et  ses  pyra- 
mides, ses  Khédives  et  ses  Pharaons  ? 

Notre  ouvrage  comprendra  neuf  volumes  qui  paraîtront  suc- 
cessivement, d'hiver  en  hiver.  Chacun  d'eux  aura  toutefois  son 
individualité  distincte.  Les  trois  premiers  peindront  les  Côtes  bar- 
BAResques  de  Tripoli  à  Tunis,  de  Tunis  à  Alger  et  d'Alger  à 
Tanger  ;  les  trois  suivants  décriront  les  Côtes  latines  de  Tanger 
à  Port-Vendres,  de  Port-Vendres  à  Vintimille,  et  de  Vintimille  à 
Venise;  les  trois  derniers,  enfin,  parcourront  les  Côtes  orientales 
de  Venise  à  Salonique,  de  Salonique  à  Jérusalem  et  de  Jéru- 
salem à  Tripoli  où  aura  commencé  et  finira  notre  périple. 

Nous  suivrons  les  côtes,  avons-nous  dit ,  mais  nous  ferons  souvent 
l'école  buissonnière.  Toutes  les  fois  qu'un  chef-d'œuvre  de  l'art  ou 
de  la  nature  nous  y  appellera,  nous  nous  en  foncerons  dans  les 
terres  ou  nous  gagnerons  les  îles  ;  nous  nous  livrerons  beaucoup  à 
la  fantaisie  et  au  hasard  de  nos  courses  et  pourtant  nous  nous 
efforcerons  dette  aussi  complet  que  possible .  Productions  du  sol, 
industrie,  beaux-arts,  monuments,  histoire,  religion,  lois,  usages, 
costumes,  nous  toucherons  à  tout.  Ce  qui  le  plus  intéresse 
I  homme,  c'est  l'étude  de  l'homme  lui-même;  ce  que  le  spectateur 
va  chercher  au  théâtre,  c'est  l'acteur  plus  que  les  décors  dans  lesquels 
il  se  meut,  et  <  est  /homme,  c'est  l'acteur  de  la  grande  comédie 
humaine  que  nous  tacherons  surtout  de  /aire  vivre  au.r  )  eux  de 
nos    latents. 

Votre  publication  ne  sera  pas  uni'  suite  de  guides.  Elle  répondra 

néanmoins  à  ce  besoin  de  déplacement  s  qui  est  eut  ré  dans  nos  mœurs 


AVIS   AU    LECTEUR.  Vil 

et  qui,  lorsque  revient  l'été,  entraîne  tout  le  inonde  par  les  chemins 
faciles  mais  trop  battus  de  nos  montagnes,  de  nos  plages  et  de  nos 
villes  d'eaux.  Chaque  année  nous  prendrons  nos  amis  par  la  main, 
et,  avec  eux,  nous  accomplirons  une  partie  de  l'instructive ,  de 
l'attra  )  aute  promenade  que  nous  entreprenons  aujourd'hui.  Chacun 
de  nos  volumes  leur  fournira  comme  le  plan  d'un  voyage  qu'ils 
pourront  refaire  en  réalité  après  l'avoir  fait  avec  /ions  en  imagi- 
nation, il  leur  donnera  comme  l'esquisse  d'une  excursion  qu  ils 
puniront  aisément  effectuer  pendant  le  temps  heureux  consacré 
aux  vacances ...  Puissent  ces  compagnons  de  route  nous  venir  très 
nombreux  !  Puissent-ils  ne  pas  regretter  de  nous  avoir  suivi  ! 


DE 


TRIPOLI    A   TUNIS 


i 

TRIPOLI 

ARRIVÉE.      HISTOIRE.     DOUANE.    —  ARC    DE    TRIOMPHE.     CON- 
SULAT.    —    Kl  ES.     FOURS.      —    MAISONS.    —    COMMERCE.    —    SOUK- 

EL-TURKI.    —    HABITANTS.    —  ESCLAVES.    —   TOUAREG.     MONNAIES. 

—  CHATEAU.    FONCTIONNAIRES. 

Neuf  heures  du  malin...  La  mer  brasille.  Aucune  terre  a  l'ho- 
rizon niais,  vers  le  sud,  dans  l'éblouissement  du  soleil,  flam- 
boient des  remparts  crénelés  qui  semblent  émerger  des  Ilots. 
Sur  leur  crête  s'affleurent  des  maisons  plaies  qui,  blanches 
ou  badigeonnées  de  bleu  et  mouchetées  de  verl  par  quelques 
tr.'illis  de  fenêtres,  se  haussent  pour  regarder  le  large...  Et, 
vigoureusement,  les  murailles  étincelantes  se  détachent  sur  des 
palmiers  dont  la  bande  sombre  forme  le  dernier  plan  du  tableau. 

C'est  peu.  Lue  harmonie  puissante  résulte  cependant  de  la 
large  simplicité  des  angles  et  des  lignes,  de  l'éclat  profond 
et  radieux  des  masses  dont  l'ensemble  compose  ce  paysage 
moghrabin. 

l'as  de  montagne,  pas  de  colline  au  delà  des  dattiers.  Derrière 
la  ville,  derrière  ces  arbres,  comme  derrière  une  île  étroite 
perdue    dans  l'Océan,    on   sent  l'immensité   vide. 


DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

C'est  Tarabolos-el-Ghrarb,  —  Tripoli  du  couchant,  —  l'une  des 
principales  cités  de  ce  Maghreb  qui,  d'après  les  géographes 
arabes,  comprend  la  Tripolitaine  et  la  Tunisie,  Afrikiah  ;  l'Algérie, 
Maghreb  Aousatli;  enfin  le  Maroc,  Maghreb  Akssaï. 

Nous  marchons  toujours...  Notre  navire  serpente  entre  des 
bouées  qui  indiquent  des  passes.  La  terre  se  montre  ;  les 
détails  se  dessinent. 

Des  groupes  de  petites  coupoles  se  serrent  en  troupeaux 
blanchissants.  Dans  une  enceinte  carrée  s'arrondissent,  contigus 
comme  des  œufs  dans  une  boite,  les  douze  dômes  de  la  mosquée 
de  Si-Hamouda  où,  —  avec  ce  qui  fut  leur  famille,  —  les  derniers 
pachas  dorment  leur  dernier  sommeil.  Comme  des  chandeliers 
géants,  des  minarets  cylindriques  se  coiffent  d'un  éteignoir  de 
faïence  verte,  se  ceignent,  en  bobèche,  d'un  balcon  grossière- 
ment découpé  et  dardent  vers  le  ciel  les  cornes  du  croissant. 
Des  drapeaux  palpitent  sur  les  terrasses.  Nos  trois  couleurs 
flottent  sur  les  murs  azurés  du  consulat  de  France. 

Masse  compacte  de  tourelles  mystérieuses,  de  tours  renfro- 
gnées, de  prisons  menaçantes,  de  minarets  pointus,  de  demeures 
blanches  comme  des  tombes  et  à  peine  percées,  çà  et  là,  de 
quelques  lucarnes  jalouses,  une  forteresse  s'élève  sur  les  roches 
marines,  en  avant  des  remparts  qu'elle  domine,  rogue  et  lîère.  Sur 
sa  plate-forme  bat  le  pavillon  de  Stamboul...  Là  demeure  le  pacha. 

A  l'est,  —  sur  le  tuf  friable  d'une  sorte  de  falaise  jaunâtre, 
•creusée,  rongée,  fouillée  par  la  mer,  —  s'étend  un  vaste 
caravansérail.  Autour  de  ses  arcades,  à  travers  un  fourmillement 
gris  et  fauve  de  bêtes  et  de  gens,  passent  de  gros  points  bruns 
qui  sont  des  dromadaires,  courent  des  choses  rouges  qui  sont 
des  voitures,  voltigent,  comme  des  frelons  autour  d'une  ruche, 
de  grands  insectes  blancs  qui  sont  des  cavaliers. 

Plus  loin,  toujours  vers  l'orient,  continue  la  ligne  des  palmiers. 
Lt,  aériens,  doucement  échevelés  parles  caresses  de  la  brise,  ils 
se  dessinent  finement  sur  le  fond  diamanté  du  ciel.  Entre  leur 
file  verte  et  l'écume  des  vagues,  des  marabouts  mettent  leurs 
eubes  el  leurs  hémisphères  de  neige...  Puis  c'est  le  tombeau 
des  sultans  Karamanli . 


TRIPOLI.  * 

Propriété  de  l'ordre  de  Saint-Jean  de  Jérusalem  —  auquel,  eu 
ioio,  l'avait  donnée  Charles-Quint,  —  Tripoli  tomba,  en  i55i,  ait 
pouvoir  des  troupes  de  Soliman  II  et,  pendant  plus  d'un  siècle  et, 
demi,  appartint  à  la  Porte. 

En  i  j 1 4 ,  Ahmed  Karamànli,  qu'on  y  avait  envoyé  comme 
gouverneur,  pensa  qu'il  lui  serait  plus  agréable  d'y  commander 
pour  son  propre  compte  et  résolut  de  l'aire  de  la  T.ripolitaine 
un  Etat  indépendant,  c'est-à-dire  qui  ne  dépendrait  plus...  que 
de  lui-même.  Comment  y  arriver.'...  C'était  bien  simple!  La  vie 
humaine  pèse  si  peu  dans  la  balance  que,  d'une  main  criminelle, 
tiennent  les  faiseurs  de  coup  d'Etat  ! 

Il  convia  ses  officiers  à  des  réjouissances  attrayantes,  là-bas, 
dans  le  palais  suspect  ([iii  sourcille  sur  la  plage...  Les  aimées 
danseraient  ! 

Et,  toujours  friands  de  leurs  chorégraphies,  —  comme  un 
seul   Turc,    —  les    Osmanlis    répondirent  à  son  invitation... 

Des  gardes  leur  tenaient  l'étrier,  les  débarrassaient  de  leur 
manteau,  les  désarmaient  obséquieusement,  au  moment  où  ils 
descendaient  de  cheval,  et,  un  à  un,  les  faisaient  entrer.  Voûté, - 
bordé  de  cellules  noires,  un  boyau  long  et  sombre  était  censé 
les  conduire  jusqu'à  l'appartement  du  maître...  Il  les  condui- 
sait à  l'autre   inonde. 

A  mesure  qu'ils  passaient,  des  sicaires  bondissaient  hors  des 
antres  où  ils  étaient  cachés,  les  serraient  au  cou  pour  étouffer 
leurs  protestations,  les  égorgeaient  en  un  tour  de  main  et 
escamotaient  leur  cadavre. 

A  l'heure  où  devait  s'ouvrir  la  réception,  les  invités  arrivèrent 
si  nombreux  qu'on  ne  put  les  isoler  les  uns  des  autres.  Ils 
traversèrent  en  niasse  le  corridor  sanglant.  On  leur  dit  (pie 
leurs  camarades  étaient  ailleurs...  Et  les  tambours,  —  les  dai- 
bou/îas,  —  ronflèrent. 

Les  femmes  déployaient  leurs  foulards  et  leurs  grâces... 
Amenés  sans  bruit  à  la  porte  de  la  salle,  les  assassins  s'abattirent 
tout  à  coup  sur  les  officiers  anéantis  dans  la  contemplation  d'un 
spectacle  enivrant,  —  avant-goût  des  joies  que  promettaient  à 
leur    piété    musulmane    les    houris    paradisiaques.    Une    minute 


4  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

après,  il  n'y  avait  plus  que  des  morts!...  Et  les  aimées  dansaient 
toujours. 

Le  lendemain,  ce  fut  la  Saint-Barthélémy  des  soldats.  La 
garnison  turque  s'évanouit  comme  s'étaient  évanouis  ses  chefs 
<■(,  à  l'unanimité  des  suffrages,  Ahmed  Karamanli  se  nomma 
pacha  souverain  de  la  Tripolitaine. 

Le  peuple  épouvanté  lui  décerna  le  titre  que  l'humanité 
imbécile  réserve  aux  plus  sanguinaires  de  ses  destructeurs  : 
il  l'appela  Ahmed-el-Kebir,  — -  Ahmed  le  Grand. 

Jusqu'en  i83j  régna  sa  dynastie.  En  ces  temps  reculérs,  la 
piraterie  était  l'occupation  majeure  des  Tripolitains,  comme  des 
autres  Barbaresques.  La  France  venait  de  punir  Alger  de  ses 
brigandages  maritimes  et  ses  conquêtes  s'étendaient  dans  le 
nord  de  l'Afrique.  Tous  les  croyants  du  Maghreb  allaient-ils 
passer  sous  son  joug?...  Et,  soi-disant  fatigué  de  l'inconduite 
navale  de  ses  sujets  d'autrefois,  le  sultan  envoya  à  Tarabolos 
une  escadre  qui   devait  la  préserver  de  l'invasion  des  infidèles. 

Comme  Ahmed  avait  fait  à  ses  officiers,  le  capitan-pacha  fil 
au  dernier  Karamanli.  Il  l'invita,  avec  ses  ministres  et  sa  garde, 
a  une  fête  que,  en  son  honneur,  il  donnerait  à  bord  de  la  frégate 
amirale...  On  ne  tua  personne  mais  on  prit  tout  ce  monde,  ainsi 
que  dans  une  souricière.  Et  on  débarqua  un  corps  d'armée  qui 
était  caché  dans  les  flancs  des  navires,  comme  les  Grecs  l'étaient 
dans  ceux  du  cheval  de  Troie...  Au  nom  du  Divan,  Mustapha- 
pacha    reprit  la  Tripolitaine   redevenue  province  ottomane. 

Après  le  tombeau  des  sultans,  des  tentes  militaires  éparpillent 
leurs  cùnes  sur  un  large  espace  ensoleillé.  Puis  se  développe,  nue 
et  sablonneuse,  la  côte;  de  la  Grande  Syrte, — du  golfe  de  la  Sidre. 

A  l'ouest  île  la  ville,  sur  un  rudiment  de  quai  délabré,  se 
dressent  les  très  modestes  bâtiments  de  la  Santé,  ceux  de  la 
Douane  et  un  fort  aquatique  une,  à  demi-démantelé,  un  rempart 
réunit  à  la  terre  ferme.  De  cette  forteresse  part,  —  pour  se 
diriger  vers  le  large,  comme  une  jetée  créée  par  la  nature, 
—  un  alignement  de  pierres  blanches  et  rousses,  de  roches 
effritées. 


b  DE   TRIPOLI    A    TUNIS. 

■ —  C'est  recueil  des  Français,  disent  Italiens  et  Turcs,  avec 
une  outrecuidance  puérile.  S'ils  ont  l'audace  de  s'approcher... 
Sur  ces  cailloux  protecteurs,  leurs  cuirassés  briseront  leurs 
éperons  ! 

Vers  l'occident  s'étend  la  plage  où  vécut  l'une  des  trois  cités 
auxquelles  l'ail  allusion  le  nom  de  Tripoli  :  Sabrata  que  les 
Arabes  appellent  Zouara  et  que  les  marins  connaissent  sous  la 
dénomination  italienne  de  Tripoli  Vecchio.  Les  deux  autres  étaient 
Leptis,  qui  loge  encore  des  Bédouins  dans  ses  ruines  et  Œa  dont 
la  place  est    occupée  par  la  ville  actuelle. 

Les  eaux  de  la  rade  brillent,  unies  comme  une  glace.  Armées 
pour  la  pèche  des  éponges,  des  sakolèves  grecques  y  font  luire 
au  soleil  leurs  lianches  d'acajou  ;  des  karebs  arabes  s'y  endorment 
lourdement;  des  cliêbeques  aux  trois  voiles  latines  y  inclinent 
leur  mât  de  misaine  et,  comme  les  vieilles  galères,  y  élèvent 
leur  poupe;  des  clairons  sonnent  derrière  les  sabords  d'une 
corvette  pavoisée  de  l'étendard  écarlate  et  des  fez  d'officiers  se 
promènent  au  revers  de  ses  bastingages. 

Autour  de  nous,  pleines  de  gesticulations  et  de  clameurs,  se 
bousculent  des  embarcations  montées  par  de  grands  nègres  aux 
vestes  rouges  lacées  dans  b'  dos,  toutes  soutachées  d'or... 

Un  canot  nous  emporte.  Son  pavillon  traîne  dans  une  mer 
d'une  transparence  si  limpide  qu'on  voit,  au  fond,  les  coquillages 
et  les  crabes  se  traîner  lentement  par  les  algues  vertes  où  le 
soleil  se  joue  en  rellets  irisés.  Des  Arabes  nous  attendent  sur 
le   sable. 

Encore  quelques  coups  d'aviron  et,  —  le  cœur  gonflé  de  cette 
joie  qu'on  éprouve  en  abordant  une  terre  inconnue,  l'esprit 
éveillé  par  cette  curiosité  qui  s'allume  à  l'aspect  d'un  pays 
nouveau,  les  yeux  pleins  de  l'enchantement  d'un  spectacle  sur 
lequel,  enfin,  se  lève  la  toile,  —  nous  mettons  le  pied  sur  les 
dalles   branlantes   du  quai    tripolitaiu. 

Halte-là!  On   ne  débarque  pas  ainsi!...  Le  raïs-el-marsa,  —  le 

capitaine  de   port,  —  nous  barre    la   route.  De  jolis  employés  en 
redingote   noire    mais   en  bonnet  garance    nous   font  entrer  dans 


TRIPOLI.  7 

une  maisonnette  vide...  Et,  longtemps,  gravement,  comme  si 
nous  arrivions  de  la  .Mecque  sainte,  ils  tournent,  ils  retournent. 
ils  étudient,  ils  flairent  notre  patente  de  santé. 

—  Vraiment  .'  Ni  peste,  ni  choléra  à  bord,  ni  en  France.1...  Vous 
venez  pourtant  de  Marseille!...  Enfin,  passe/! 

A  côté  de  \a  Santé,  s'ouvre,  —  toute  petite  et,  en  partie,  grillée, 
de  bois,  —  la  place  de  la  Douane.  Au  milieu  des  ballots  défaits  et 
des  caisses  ouvertes  qui  s'y  amoncellent  en  désordre,  s'agitent,  à 
grand  tapage,  des  hammals  très  foncés.  Demi-nus,  des  boucles 
d'argent  aux  oreilles,  ils  se  mettent  six  pour  rouler  un  baril, 
douze  pour  trimbaler  une  malle  supendue  à  trois  barres  paral- 
lèles... Et  ils  suent,  ils  soufflent,  ils  geignent  comme  s'ils 
soulevaient  le  rocher  de  Sisyphe.  Velus  d'un  sac  percé  de  trois 
trous,  un  pour  la  tête  et  un  pour  chaque  bras,  d'autres  les 
regardent,  prêts  à  les  relayer  quand  faibliront  leurs  forces 
combinées.  Un  beau  Turc  en  burnous  caresse  sa  longue  mous- 
tache et,  de  temps  à  autre,  fait,  d'un  grand  coup  de  fouet, 
bondir  ces  portefaix  qu'il  traite  comme  des  parias.  Sordide  et 
chassieux,  un  vieux  Juif  rampe  dans  la  poussière  et,  tremblo- 
tant, y  ramasse  des  éclats  de  bois  et  de  débris  d'emballage. 
Un  élephanliasis  ulcéré  déforme  ses  jambes  bouffies;  ses  pieds 
sont  horriblement  bossues  de  bourgeons  charnus,  sanguinolents 
el  dans  lesquels,  mince  comme  un  lil  mais  long  comme  un 
câble,  se  loge,  en  peloton,  un  dragonneau,  un  lilaire  de  Mé- 
dine,  parasite  hideux  qu'il  n'est  pas  facile  de  chasser  de  sa 
demeure  vivante!  11  faut,  lorsqu'il  met  le  nez  à  la  fenêtre,  le 
saisir  habilement  entre  les  mors  d'une  allumette  fendue  comme 
une  pince  et,  sans  brusquer  les  choses,  patiemment,  enrouler 
chaque  jour  sur  celte  bûchette,  comme  sur  une  bobine,  son 
corps  qui  se  dévide  et  qui  sort  peu  à  peu.  Nous  avons  vu  des 
marins  mettre  quatre  ou  cinq  semaines  à  expulser  ainsi  un  de 
ces  locataires  incommodes... 

Sous  les  regards  soupçonneux  d'un  jeune  et  riche  commerçant 
sémitique  qui,  —  une  blouse  blanche  flottant  sur  son  large  pan- 
talon de  calicot,  —  surveille  le  moindre  de  leurs  mouvements,  le 
plus  insignifiant  de  leurs  gestes,  des  Arabes  venus  de  très  loin, 


H  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

à  travers  les  déserts  immenses,  discutent  avec  les  douaniers  du 
pacha.  Impassibles  comme  les  soldats  de  toutes  les  gabelles, 
blindés  contre  les  récriminations  de  leurs  victimes,  ceux-ci 
lardent  les  ballots,  bouleversent  les  caisses,  éventrent  les  paquets 
d'étoffes.  Et  la  toile,  les  cotonnades  imprimées  se  déploient  et 
déferlent  autour  d'eux  en  flots  bleus,  rouges  et  blancs.  Des 
caractères  kouffiques  sont,  en  lils  d'or,  brodés  dans  la  lisière  de 
ces  tissus  qui  arrivent  d'Angleterre  ou  d'Allemagne...  La  France 
n'introduit  guère  annuellement  en  Tripolitaine  que  pour  deux 
millions  de  francs  de  produits...   En  maugréant,   les  chameliers 


... .«igi    f  f  g  i  - 


TlllI'OM    :     Il     IKU  A  M  . 


replient  leurs  toiles  et,  sur  leurs  bêtes  au  pas  lourd,  elles  pren- 
nent le  chemin  du  Soudan,  du  Grand-Sud,  où  elles  seront 
échangées  contre  on  ne  sait  quelles  denrées  sauvages  mais 
précieuses   sorties  du   centre  de  l'Afrique. 

Au  fond  de  l'étroite  place  dont  il  occupe  tout  un  côté,  un  petit 
dock  eonlienl  une  curieuse  macédoine  d'objets  hétéroclites  que 
vendent  aux  enchères  des  employés  du  fisc.  Ce  sont  les  dîmes 
prélevées  en  nature  sur  les  marchandises  pour  lesquelles  on  a 
refusé  de  payer  en  espèces  le  huit  pour  cenl  de  leur  valeur,  — 
taux  auquel  la  loi  turque  a  lixé  les  droits  d'entrée,  —  ou  le  un 
pour  cenl  qu'elle  demande  comme  droits   de  sortie. 

Chacun  est  libre  de  satisfaire  ainsi  aux  exigences  du  Trésor... 
Il  y  a  quelque   temps,  un  employé  de  consulat   arrive  d'Europe 


I 


III  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

avec  trois  cents  cartes  de  visite.  Il  trouve  exorbitant  et  vexatoire 

l'impôt  dont  on  vent  frapper  ces  produits  d'une  civilisation 
avancée,  il  refuse  de  s'y  soumettre  et,  sans  rire,  un  grand  chef 
appelé  pour  trancher  le  débat,  lui  en  confisque  vingt-quatre, 
le    huit    pour   cent. 

—  Gardez-les,  lui  dit  le  jeune  homme,  cela  me  dispensera, 
pendant  vingt-quatre  ans,  d'aller  vous  faire  les  salamalecs  —  les 
salutations  —  du  Beïram. 

Après  le  parvis  officiel  de  la  douane,  sur  le  bord  de  la  mer,  une 
phuc  bruyante  et  poudreuse  grouille  de  Turcs,  de  Nègres  et 
d'Arabes.  Quelques  maisons  de  bois  y  vacillent  au  soleil.  Le 
rez-de-chaussée  de  ces  baraques  abrite  des  bureaux  officiels 
meublés  de  divans  larges  el  bas  ou  des  cafés  maures  qui  alignent 
au  dehors  leurs  bancs  écloppés  et  leurs  tables  boiteuses.  Les 
fenêtres  de  leur  étage  unique  s'ouvrent  largement  aux  brises  de 
la  mer  et  laissent  entrevoir  des  sortes  de  cercles  où  des  officiers 
et  îles  Turcs  considérables  fument  en  silence  de  grands  nar- 
ghilés communs,  où  ils  se  livrent  à  de  somnolentes  parties  de 
dames  ou  de  tarots,  où  ils  sirotent  lentement  l'opale  de  leur 
eau  aiguisée  de  raki...  Liqueur  essentiellement  orientale  que 
ce  mastic  de  Chio,  —  ce  rahi  lion,  — ■  préparé  avec  de  la  résine 
de  lentisque,  délices  des  buveurs  levantins! 

A  côté  de  ces  masures  pittoresques,  —  de  ce  coin  de  Syrie  qui 
a  dégringolé  les  Echelles  pour  tomber  sur  la  côte  d'Afrique,  — ■ 
est  installe  un  corps  de  garde.  Armés  d'un  sabre-baïonnette  et 
d'un  chassepot  dont  la  batterie  est  soigneusement  enfermée  dans 
une  gaine  de  cuir,  des  factionnaires  hautains  stationnent  devant 
son  entrée.  Coiffés  du  tarbouch  national,  vêtus  de  toile  d'embal- 
lage, parés  de  galons  et  de  chevrons  postiches,  décorés  de 
grosses  aiguillettes  de  laine  jaune,  d'autres  soldats  de  Sa  Ilau- 
tesse  s'étendenl  nonchalamment  sur  des  nattes  d'alfa. 

Entre  ces  cafés  et  ce  poste,  s'enfonce  Bab-el-Bahar,  la  vieille 
porte  qui,  précédée  d'une  sorte  de  corridor  montant,  passe  sous 
un  double  rempart  et  nous  conduit  dans  la  ville...  Où  aller.'  Par 
mi  commencer .' 


TIUP0I.1.  11 

—  C'est  moi,  sidi!  nous  crie  un  grand  diable  dont  la  figure, 
ravagée  par  la  petite  vérole,  grimace  un  sourire  qu'il  s'efforce  de 
rendre  avenant,  un  sourire  farouche  quoiqu'il  fasse.  C'est  moi, 
Harbib  le  Tonkinois!  Tu  peux  venir...  Je  suis  Fiançais! 

Et  comme,  à  cette  déclaration  imprévue,  nous  regardons, 
étonné,   ce  singulier  compatriote  : 

—  Oui,  Français  d'Algérie!  ajoute-t-il.  Ma  mère  était  des  Ouled- 
Naïl  mais  mon  père  fut  un  soldat  de  France.  D'ailleurs,  —  comme 
turco,  —  j'étais  a  Lang-Son  et  à  Son-Thaï. 

—  Bab!   Et  pourquoi  n'es-tu  [dus  militaire? 

—  Ah,  voilà!...  Aji  ma'ia!  —  Viens  avec  moi!  —  fait-il  brus- 
quement, comme  pour  couper  court  à  des  questions  par  trop 
indiscrètes. 

Quelque  vaurien  comme  il  en  roule  sur  toutes  ces  cotes,  ce 
tirailleur  en  rupture  de  ban!  N'importe!  Suivons-le.  Il  nous  ser- 
vira toujours  de  tordjeman,  —  d'interprète,  —  et,  à  la  fin  de  la 
journée,  nous  serons  à  ses  yeux  le  plus  généreux  des  voyageurs 
si  nous  lui  donnons  de  quoi  acheter  une  mesure  de  blé  à...  sa 
famille.  Ne  disons  pas  à  sa  femme  ;  ne  prononçons  pas  ce  mol 
devant  lui  !  Si  dénué  de  préjugés  qu'il  puisse  être,  nous  l'indis- 
poserions étrangement  contre   nous. 

Après  la  porte,  commence,  bordée  d'échoppes  en  désordre,  la 
rue  Erba  R'set,  la  principale  de  Tripoli. 

Quel  est  cet  arc  de  triomphe  dont  les  vieilles  murailles  s'élèvent, 
encore  arrogantes,  au  milieu  des  boutiques  qui  les  déshonorent  ? 
Quel  est  ce  monument  dont  la  noble  silhouette  se  profile,  — 
muette  et  sombre  comme  un  fantôme  d'autrefois,  —  sur  les 
minarets  verts  et  sur  les  maisons  blanches.'...  Aucune  inscription 
ne  répond.  La  reconnaissance  d'un  fonctionnaire  romain,  qui 
s'enrichit,  en  occupant  en  Libye  un  poste  analogue  à  celui  de 
nos  directeurs  des  douanes,  le  dédia  à  Trajan,  disent  les  uns,  à 
Marc-Aurèle  et  à  son  collègue  .Elius.  pensent  les  autres. 

11  n'a  déjà  plus  <|iie  la  moitié  de  sa  hauteur  primitive.  Autour 
de  lui,,  le  temps  a  exhaussé  le  sol  et,  comme  un  vaisseau  qui 
sombre,   il  disparait  peu  à  peu  dans  le  néant. 


12 


DE    TiUl'ul.I    A    TUNIS. 


Quatre  piliers  disposés  en  carié,  réunis  deux  à  deux  par  un  arc 
en  plein-cintre  et  supportant  la  coupole  dont  les  Arabes  les  ont 
affublés,  telles  sont  ces  ruines,  belles  encore  dans  la  misère  de 
leur  décadence.  Aucun  cimenl  n'en  lie  les  grosses  pierres;  leur 
poids  seul  les  unit.  .Mutilés  par  des  marteaux  vandales,  ou,  peut- 
être,  laissés  inachevés  par  les  ouvriers  de  Rome,  des  bas-reliefs 


\  représentent  des  (leurs  el  des  guirlandes,  des  trophées  et  des 
ligures.  Les  arcades  sont  aujourd'hui  murées  et  on  a  fini  par 
faire  de  cette  orgueilleuse  bâtisse  un  immonde  entrepôt  de  ton- 
neaux  et    de  caisses  vides.   Vanitas  vanitatum... 


Quittons  Erba    R'set  et  suivons,  à  gauche,  cette  rue  longue  el 
étroite.  Les  murailles  sans  fenêtres  en  sonl  bizarrement  peintes 


TRIPOLI    :     L  A  lie     l>l      UllOMPHE. 


14  DE    TRIPOLI   A    TUNIS. 

d'un  Lieu  céleste  sur  lequel  se  reposent,  avec  plaisir,  les  yeux 
l'alignés  de  L'éclat  du  soleil.  Jetés  des  maisons  d'un  côté  aux 
maisons  d'en  l'ace,  —  comme  des  arcs-boulants  destinés  à  les 
empêcher  de  tomber  clans  les  bras  les  unes  des  autres,  —  de 
nombreux  arceaux  aux  courbures  déliées  l'enjambent  et  la 
transforment  en  une  sorte  de  tunnel  à  claire-voie. 

Il  v  a  là  quelques  constructions  à  la  mode  européenne;  il  v  a 
une  auberge  maltaise  qui.  à  peu  prés  habitable,  se  pare  du  nom 
pompeux  ùiHôtel  transatlantique;  il  y  a  enfin,  le  consulat. 

Le  consulat  c'est  le  consulat  par  excellence,  le  protecteur 
chevaleresque  de  tous  les  chrétiens  qui  vivent  ou  qui  passent  à 
Tripoli,   c'est  le  consulat  de   France. 

Habillés  en  zouaves,  des  cawas  —  des  gardes  —  s'agitent 
pour  calmer  l'impatience  des  gens  qui,  avides  de  nouvelles,  se 
pressent  dans  sa  cour  mauresque.  Européens  et  indigènes  vien- 
nent, en  effet,  se  disputer  les  journaux  et  les  lettres  qu'on  y 
distribue  lorsque  arrive  le  paquebot. 

Tortues,  anguleuses,  étranglées,  les  autres  rues  s'embrouillent 
à  plaisir  et  forment  un  de  ces  labyrinthes  ombreux,  chers  à  tous 
les  peuples  de  l'Islam  africain.  Les  maisons  en  ont  rarement  plus 
d'un  étage.  Pauvres  en  tchafcnisirs,  —  en  moueharabys,  —  elles 
sont  en  revanche,  riches  en  grilles  qui;  solidement,  en  ferment 
les  moindres  ouvertures.  Des  colonnes  torses  s'accolent  souvent 
à  leurs  angles.  Quelques-unes  sont  à  ciel  ouvert;  d'autres  se  sur- 
montent d'arches,  comme  celle  du  consulat  ;  d'autres,  enfin,  sont 
(•ouvertes  «le  tentes  en  loques,  de  planchers  de  bois  vermoulus, 
de  longues  voûtes  sombres. 

Ce  quartier  nauséabond,  —  à  l'ouest,  prés  de  Bab-el-Djedid,  — 
c  est  le  Imiti,  le  ghetto  tripolitain.  Des  ruisseaux  de  vase  corrom- 
pue y  circulent  dans  des  ruelles  qui,  pour  la  plupart,  se  ter- 
minent en  impasses,  en  culs-de-sac  ressemblant  à  des  corridors 
de  maisons  malpropres,  a  des  cours  familières...  Et  on  en  ressort 
bien  vite,  comme  si,  involontairement  mais  indiscrètement,  on 
s'était  fourvoyé  dans  des  demeures  privées. 

Des  gamins  débraillés  se  roulaient  par  là  comme  chez  eux  ; 
vautrées  à   plal   ventre  ou  largement  assises   sur  les   dalles,  des 


TRIPOLI.  «5 

Juives  en  pantalon  blanc  y  caquetaient  avec  entrain  et,  sur  des 
fourneaux  d'alchimistes,  y  faisaient  mijoter  des  choses  puantes 
et  indéfinissables. 

A  chaque  pas,  s'offrent  de  petits  tableaux,  charmants  de  cou- 
leur locale  mais  devant  lesquels  il  ne  faut  pas  bayer  trop  long- 
temps :  boutiques  sourdes  où  des  marabouts  sommeillent  dans 
l'ombre;  intérieurs  furtivement  aperçus;  coins  que  rafraîchit  un 
bassin,  —  un  impluvium,  —  dans  le  goût  pompéien,  et  que  trans- 
forment en  salons  de  petites  tables  basses  et  îles  coussins  de 
soie  épars  sous  les  galeries  ;  mosquées  hermétiques  ;  ma- 
sures qu'flarbib  nous  montre  d'un  coup  d'œil  et  en  doublant  le  pas  . 

Les  yeux  lixes  sous  les  pendeloques  de  nacre  de  leur  calotte 
étoilée  de  sequins,  le  Iront  largement  pailleté  d'or  et  les  joues 
carminées,  des  femmes  trônent  là  dedans,  immobiles  comme  des 
idoles,  et  leur  menton  bleui  de  tatouages  s'appuie  sur  leurs 
mains  aux  ongles  rouges.  Des  colliers  de  piécettes,  de  coquil- 
lages, de  corail,  île  grains  aromatiques  s'étagenl  sur  leur  chemi- 
sette en  tulle  illusion.  Drapées  dans  une  sorte  de  large  manteau 
rose,  lamé  d'or  et  frangé  d'argent,  d'autres  se  promènent  dans 
la  rue  que  brûle  le  soleil.  Sur  leurs  bras  nus,  sur  leurs  chevilles 
brunes,  sur  leurs  épaules  basanées  et  sur  leurs  larges  hanches 
sonne  le  cliquetis  métallique  îles  anneaux,  des  amulettes,  des 
boites   à    parfums... 

De  distance  en  dislance,  s'ouvrent  des  antres  enfumés  d'où, 
manœuvres  par  îles  nègres  plus  noirs  que  nature,  sortent  de 
longs  manches  de  pelles  qui  nous  barrent  le  chemin.  Des  fours 
publics  y  clignotent  dans  les  ténèbres.  A  deux  pas  de  l'entrée 
dont  il  est  séparé  par  un  fossé  où  se  tiennent  des  chauffeurs 
diaboliques,  s'élève,  dans  ces  taudis,  un  petit  monument  qui 
rappelle  les  fourneaux  à  boulets  rouées  de  nos  anciennes  batte- 
ries et  que  coiffe  une  cheminée  en  hotte  renversée  :  c'est  le  four 
lui-même.  Et,  de  sa  gueule  embrasée,  sortent  les  pains  lavés  à 
l'eau  de  safran,  les  graines  torréfiées,  les  gâteaux  baroques  que, 
obstruant  la  rue  de  leur  masse  difforme,  attendent  des  négresses 
affaissées  sur  le  pavé  enfariné  ou,  comme  des  cariatides  de 
basalte,  appuyées  aux  montants  de  la  porte. 


11'.  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

Reposons-nous  un  instant  dans  cette  maison  hospitalière, 
l'une  des  plus  belles  de  Tripoli.  Hantée  par  des  djenoim,  —  des 
génies  malfaisants,  — les  mahométans  qui  n'avaient  plus  le  cou- 
rage  d'y  loger  leurs  pénates  l'ont  louée  à  des  Européens  sans 
préjugés.  Bâtie  sur  le  plan  à  peu  près  commun  à  toutes  les  mai- 
sons barbaresques,  elle  ressemble  aux  plus  typiques  d'Alger  ou 
de  Constantine. 

Abandonnés  pour  quelques  mois,  des  nids  d'hirondelles  s'ac- 
crochent à  ses  arcades...  Elles  venaient  du  centre  de  l'Afrique 
quand,  remontant  vers  le  nord,  elles  sont  arrivées  ici,  en  février, 
les  grandes  voyageuses.  C'était  la  première  étape  de  leur  migra- 
tion annuelle  et,  longtemps,  elles  s'y  sont  reposées.  Puis,  lorsque 
avril  a  reverdi  nus  plaines,  lorsque  les  giroflées  ont  redoré  nos 
vieilles  murailles,  lorsque  le  soleil  de  la  Tripolitaine  les  a  impor- 
tunées de  ses  rayons  déjà  trop  chauds,  elles  ont  rapporté  à  notre 
ciel  la  joie  ailée  de  leur  poésie  printanière. 

Au  milieu  de  la  cour  s'élève  un  grand  vieil  arbre  dont  le 
feuillage  abrite,  par  milliers,  des  oiseaux  si  remuants  qu'il  sem- 
ble vivre  et  s'agiter  lui-même,  si  babillards  qu'à  peine  peut-on 
s'entendre  parler  dans  l'étourdissement  de  leur  ramage.  Ceux-là 
sonl  des  philosophes,  de  bons  petits  moineaux  sédentaires  qui 
prennent  le  temps  comme  il  est,  les  saisons  comme  elles  vien- 
nent. Et,  bravement,  toujours  insouciants  et  joyeux,  ils  suppor- 
tent ici  les  fureurs  de  la  canicule  comme,  sans  penser  à  nous 
quitter,  leurs  frères  du  Nord  endurent  les  rigueurs  de  nos  hivers 
dans  les  allées  neigeuses  des  Tuileries  et  du   Luxembourg. 

Juifs  et  .Maures,  une  centaine  d'hommes  sont  assis  à  l'ombre 
de  eel  arbre.  Ils  trient  des  plumes  d'autruche  entassées  autour 
d'eux,  ils  les  battent  avec  îles  palmes  pour  en  secouer  la  poudre 
du  désert,  ils  les  classent  en  petits  paquets,  selon  leur  couleur 
et  leur  taille.  Les  plus  grandes  iront  empanacher  des  chapeaux 
d'Anglaises  ou  de  Parisiennes;  les  plus  petites  feront  des  bor- 
dures à  leurs  vêtements  de  décembre  ou  des  boas  flexibles  dans 
lesquels  s'emmitoufleront  leur  cou  et  leur  menton  frileux.  D'au- 
Ires  les   fixent  dans  les  bassins  qui  clapotent  sous  les  arcades. 

Inutile   de  dire  que  l'eau  employée  ici  provient  d'une  citerne. 


TIUPOI 


la 


G'esl  île  Veau  mauresque,  comme,  entre  autres  souvenirs  de 
leur  passage,  les  Sarrasins  ont  laissé  à  la  Provence  L'habitude 
d'appeler  l'eau  de  pluie,  recueillie  sur  les  toitures. 

A  la  hauteur  du  premier  étage,  règne,  comme  autour  de 
cour, une  galerie  agré- 
mentée de  suspensions 
qui  y  mettent  leur  fraî- 
cheur et  leur  ver- 
dure. On  est  allé, 
avec  leur  racine,  arra- 
cher des  capillaires  aux 
puits  de  l'oasis;  on  les 
a  al  tachées  aux  lianes 
d'alearazas  toujours 
suintants  d'une  humi- 
dité qui  entretient  leur 
vie  et  on  les  a  ainsi  sus- 
pendues aux    arcades. 

Sur  cette  galerie 
donnent  les  chambres, 
longues  pièces  étroites 
qui  ne  prennent  cl  n 
jour  que  par  la  porte 
el  que  plafonnent  des 
poutrelles   peintes. 

Plus  haut,  s'étendent 
les  terrasses  où  les  in- 
digènes montent  pour 
la    prière     du     soir...  tf.ipoli  :  i  m:  ru. 

Blancs,  serrés,  mame- 
lonnés de  coupoles,  hérissés  de  minarets  et  de  mâts  de  pavillons 
les  toits  plats  de  la  ville  rayonnent  autour  de  nous.  Sans  volets, 
des  trous  carrés  percent  irrégulièrement  les  murailles,  en  guise 
de  fenêtres  ;  découpés  dans  des  plaques  de  tôle,  des  bras  sur- 
montent'toutes  les  cheminées  et  lèvent  vers  le  ciel  des  mains 
aux  doigts  étendus.  Au  nord,  le  regard  se  perd  dans  l'horizon  ma- 
il 


18  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

rin;  au  sud,  il  s'égare  dans  la  muraille  verte  et  mouvante  des  palmes. 

Des  Arabes  font  sécher  ici  les  plumes  qu'il  ne  restera  plus 
qu'à    friser  en   Europe. 

Nous  sommes  chez  des  Anglais,  chez  de  jeunes  fils  de  cette 
Albion  cosmopolite  si  essentiellement  colonisatrice  et  commer- 
çante... Ils  ont  maison  à  Tripoli  et  à  Benghazi,  —  les  deux  ports 
principaux  du  Bournou,  du  Soudan,  du  continent  mystérieux. 
Dans  quelques  années,  ils  rentreront  at  home,  après  fortune 
faite.  Ils  achètent  les  peaux  de  chèvres,  les  peaux  de  bœufs  de 
Fillali  déjà  teintes  en  rouge,  la  gomme,  le  séné,  la  cire,  l'ivoire 
que  des  chameaux  leur  apportent  d'Ouins,  après  un  voyage  de 
trois  mois,  la  poudre  d'or  qui  leur  vient  du  Fezzan,  enfin  et  sur- 
tout les  plumes  dont,  plusieurs  fois  par  an,  ils  expédient  jusqu'à 
quatre  ou  cinq  tonneaux,—  quatre  ou  cinq  mille  kilos,  —  à  la  fois. 

Le  commerce  qu'ils  font  ainsi  avec  les  caravanes  est  un 
commerce  d'échanges,  un  trafic  qui  leur  procure  un  double  béné- 
fice. Ils  achètent,  par  exemple,  une  grande  plume  blanche  pour 
cinq  francs,  prix  maximum  des  plumes  les  plus  rares  et  les  plus 
belles.  Mais  ce  n'est  pas  en  espèces  qu'ils  paient  les  caravaniers; 
ils  leur  donnent  un  objet  de  quincaillerie  qui  est  censé  valoir 
celte  somme  et  qui,  en  réalité,  ne  leur  coûte  que  trois  francs.  Ils 
revendront  neuf  francs  la  plume  ainsi  acquise...  et,  au  total,  ils 
auront  gagné  le  deux  cents  pour  cent. 

Non  loin  de  celte  demeure  si  habilement  négociante,  passe 
Souk-el-Turki,  la  rue  la  plus  vivante,  la  plus  gaie  de  Tarabolos. 
Insoucieux  de  leurs  affaires,  des  marchands  s'accroupissent  dans 
les  boutiques  exhaussées  qui  la  bordent  de  leurs  alcôves  conti- 
nues et  causent  de  l'une  à  l'autre.  Sur  les  larges  auvents  de  plan- 
ches crevassées  qui  protègent  contre  le  soleil  leurs  épices,  leurs 
fruits  et  leur  mercerie  originale  sont  posées  des  traverses  qui 
Vont  d'un  côté  de  la  rue  à  l'autre.  Et  des  vignes  qui  s'accrochent 
a  ris  barres  font  sur  notre  tête  un  riant  plafond  de  verdure  dans 
lequel,  tranquillement,  les  araignées  tendent  leurs  embûches 
aux   moucherons. 

L'araignée   est  partout,  ici.   comme  chez  elle;   elle  est    sacrée 


TRIPOLI.  19 

pour  le  musulman;  ses  travaux  sont  inviolables...  Lors  de  son 
hégire,  Mahomet  se  cacha,  un  jour,  dans  une  grotte.  Sans  doute 
envoyée  de  Dieu,  une  araignée  vint,  de  ses  fils  de  soie,  fermer 
cette   retraite. 

—  Il  ne  peut  être  ici,  se  dirent  les  ennemis  qui  poursuivaient 
l'époux    de   Khadidja.    Personne    n'est,    depuis    bien    longtemps, 
entré  dans  cette  caverne...  Voyez  cette  toile. 
Et  ils  passèrent.  Le  prophète  était  sauvé! 

De  fréquents  arrosages  rafraîchissent  le  sol  de  terre  de  Souk- 
cl-Turki.  Dans  son  ombre  verte  s'ouvrent  des  calés  décores  de 
tableaux  en  clinquant,  meublés  de  fourneaux  et  de  bancs  cou- 
verts de  nattes,  éclairés  par  le  soleil  qui  leur  arrive  d'une  cour 
postérieure  et  qui  y  allume  de  pittoresques  effets  de  lumière,  de 
bizarres  éclairages  à  la  Rembrandt.  Vêtus  à  l'européenne  mais 
coiffés  à  la  turque,  des  officiers  à  la  moustache  tombante  y  sont 
assis,  le  chapelet  aux  doigts,  le  sabre  à  fourreau  d'acier  entre  les 
jambes.  Ils  boivent,  goutte  à  goutte,  le  café  parfumé  de  girofle, 
de  cannelle  et  de  muscade;  ils  contemplent,  méditatifs,  les  gens 
et  les  bêtes  qui  passent. 

Ce  sont  des  chiens  sauvages  et  des  gazelles  civilisées;  de  gros 
employés  sanglés  dans  leur  redingote  sans  revers;  des  bour- 
ricots minables;  des  Maures  en  larges  gandouras  rayées  de 
bleu;  d'autres  qui  laissent  leur  chemise  flotter  sur  le  pantalon,  ce 
qui,  ici,  est  une  manière  très  commune  et  très  reçue  de  porter  ce 
vêtement  intime.  Ce  sont  des  Négresses  dont  les  oreilles  s'allon- 
gent sous  le  poids  d'une  demi-douzaine  d'anneaux  alourdis  de 
corail;  des  Nègres  négligemment  couverts  d'une  longue  blouse 
qui,  fendue  comme  une  chasuble,  laisse  voir  tout  le  profil  de  leur 
corps  barbouillé  de  suie,  ce  qui  ne  les  empêche  pas  de  se 
mouvoir  avec  l'aisance  insouciante  d'hommes  vêtus  comme 
l'exigent   les  lois   de  la   plus   scrupuleuse  décence. 

Le  tambour  sur  le  ventre,  des  sacs  de  cuir  leur  battant  les 
cotes,  quelques  mendiants  éthiopiens,  que  les  zaptics  —  les 
agents  de  police  —  regardent  de  travers,  promènent  dans  la  foule 
le  masque  de  coquillages  et  île  peau  brute  dont  les  poils  leur 
l'ont    comme   un  hideux  faux   visage   de  guerriers  japonais. 


20 


DE    TRIPOLI     A    TUNIS. 


Des  chameaux  arrivent  d'une  allure  fatiguée.  Sur  la  selle  circu- 
laire qui,  en  couronne,  ceint  leur  bosse  pelée,  se  juchent,  très 
haut,  des  Arabes  plus  fiers  dans  leurs  haillons  que  des  rajahs  de 
l'Inde  sous  le  baldaquin  de  leur  éléphant  de  parade. 

Ces  hommes,  repoussants  d'ophtalmies  dont,  effrontément, 
ils  accusent  le  sable  et  la  lumière1,  ce  sont  des  Juifs,  les  plus 
malpropres  des  indigènes  barbaresques. 

Et,  toujours,  presque  totale,  cette  absence  de  femmes  qui 
donne   leur  cachet   particulier  aux  villes   musulmanes.    A   peine, 


MINARETS      ET     T  E  n  n  A  f 


de  loin  en  loin,  en  apparaît-il  une,  roulée,  comme  quelques 
hommes  du  pays,  dans  le  barracan  noir  et  brun,  —  dans  une 
couverture  à  carreaux,  —  qu'elle  jette  sur  sa  tète  et  que,  sévère- 
ment, elle  serre  sur  son  visage...  Une  bourgeoise  de  Tripoli  qui 
s'oublierait  jusqu'à  montrer  un  œil  serait  déshonorée  pour  le 
reste  de  ses  jours. 

La  population  du  vilayet  de  Tripolitaine  compte  environ  un 
million  d'habitants.  Ceux  qui,  placés  sous  l'autorité  du  raïs-el- 
baladia,  —  du  capitaine  du  pays,  — vivent  dans  la  capitale,  sont 
au  nombre  de  vingt-cinq  mille,  de  cinquante  mille,  de  cent 
mille,  peut-être.  Le  recensement,  la  statistique,  l'état  civil  et 
autres  préoccupations  tracassières  de  nos  gouvernements  mé- 
thodiques  ont   toujours   été    les    moindres    soucis    des    adminis- 


TRIPOLI. 


21 


hâtions  musulmanes.  Cette  population  se  compose  d'Arabes,  de 
Turcs,  de   Juifs,  de  Nègres  et  de  Maltais.   Trait  d'union  ethno- 


MENDIANT     NEGRE, 


graphique  entre  les  premiers  et  les  Européens,  ces  derniers 
pullulent  ici,  comme  sur  toutes  les  côtes  septentrionales  de 
l'Afrique.  Que  feraient-ils?  De  quoi  vivraient-ils  sur  les  roches 
stériles  où  ils  éclosent  par  milliers  .' 


22  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

A  travers  le  monde  bariolé  qui  remplit  Souk-el-Turki,  passent 
des  montagnards  qui  viennent  vendre  le  gibier  du  Djebel- 
Ghàrian  et  courent  des  brocanteurs  qui,  un  burnous  dans  une 
main,  une  paire  de  babouches  ou  un  fusil  dans  l'autre,  hurlent 
comme  si  on  leur  avait  pris  quelque  chose...  Marchands  aux 
enchères,  ceux-ci  sautent,  en  criant,  de  rue  en  rue,  de  boutique 
en  boutique.  Et,  fidèlement,  leur  mémoire  cueille  au  passage  les 
offres  qu'on  leur  jette.  Le  soir  venu,  ils  savent  retrouver  leur 
plus  fort  enchérisseur.  Malheur  au  mauvais  plaisant  qui  refuserait 
alors  de  tenir  son  marché  ! 

Jamais  les  autorités  mahométanes  de  Tripoli  n'ont  songé  à 
fulminer  le  moindre  anathème  d'expulsion  contre  les  congréga- 
tions chrétiennes...  Et,  note  curieuse  dans  la  multitude  mécréante, 
des  marianistes  mettent  parmi  le  blanc  des  turbans  et  des  bur- 
nous la  tache  sombre  de  leurs  chapeaux  de  paille  noire  et  de 
leurs  longues  redingotes.  Les  braves  gens  ont  un  établissement 
ici  comme,  depuis  longtemps  déjà,  ils  en  ont  un  à  Sfax,  un  à 
Sousse  et  un  à  Tunis.  Us  rendent,  dans  leurs  écoles  gratuites, 
les  précieux  services,  que,  chez  nous,  rendent  les  frères  de  la 
doctrine  chrétienne.  Ils  représentent  la  France  en  Tripolitaine  ; 
ils  3'  portent  un  peu  de  nos  idées  et  de  nos  mœurs  ;  ils  y  sont, 
dans  l'élément  européen,  nos  meilleurs  agents  de  propagande. 
Moins  entreprenants,  d'ailleurs,  que  les  missionnaires  dont  le 
zèle  menace  quelquefois  de  nous  créer  des  difficultés  diplo- 
matiques au  Japon  ou  en  Chine,  ils  ne  cherchent  pas  à  convertir 
les  indigènes.  A  quoi  leur  servirait  de  le  tenter  ?  Notre  religion 
n'a  jamais  fait  et  ne  fera  jamais  un  prosélyte  sérieux  dans  le 
peuple  de  Mahomet. 

—  C'est  par  les  femmes,  nous  disait  un  prêtre  d'Afrique,  que, 
ailleurs,  nous  arrivons  jusqu'aux  hommes.  Or  la  femme  est 
invisible,  inaccessible  chez  le  musulman.  Le  levier  indispensable 
de    son   influence   occulte   nous   fait   ici  complètement  défaut. 

Vers  l'est  de  la  ville,  sous  des  voûtes  qui  se  coupent  en  croix, 
s  enfoncenl  les  souks,  —  les  marchés  couverts.  Là,  dans  des 
niches  carrées  où  règne  un  beau  désordre,  s'entassent  les  habits 


TRIPOLI.  23 

plus  ou  moins  brodés,  les  tapis  d'Ouargla  ou  du  Soudan,  les 
verroteries  de  Venise,  les  œufs  d'autruche,  les  sparteries  à 
dessins  rouges  et  jaunes.  Sous  les  arcades  voisines  travaillent 
des  armuriers  et  des  selliers.  Dans  des  échoppes  Iiardeuses,  des 
joailliers  judaïques  pèsent,  avec  des  graines  de  caroubes,  les 
pierreries   et  les  perles  d'Orient  qu'ont  apportées  les  caravanes. 

On  trouve  de  tout  ici.  On  y  trouve  jusqu'à  des  nègres,  heureux 
d'avoir  été  vendus  par  leurs  rois  cannibales  à  des  trafiquants 
arabes  qui  les  ont  amenés.  — ■  Un  homme  ?  Trois  cents  francs.  — 
Une  femme?  Cent  cinquante.  — ■  Un  négrillon?  Soixante  el 
quinze...  C'est  le  prix  courant,  au  comptant  et  sans  escompte. 

Ce  commerce  ne  s'affiche  cependant  plus  aussi  ouvertement 
qu'autrefois;  le  bois  (Cébène  n'est  plus  mis  en  vente  dans  un 
bazar  public.  C'est  ordinairement  dans  quelque  jardin  de  l'oasis 
voisine  que  les  traitants  entreposent  leur  pacotille  ;  c'est  là  qu'on 
va  la  chercher. 

Les  Européens  ne  peuvent  guère  se  permettre  la  fantaisie 
orientale  de  ces  sortes  d'emplettes;  leurs  consuls  s'y  opposent. 
Et,  le  cas  échéant,  les  autorités  locales  doivent  prêter  main- 
forte  à  ces  fonctionnaires  de  qui,  en  vertu  des  capitations,  leurs 
nationaux  sont  seuls  justiciables.  Le  consulat  de  France  est 
même  regardé  comme  un  lieu  d'asile  pour  les  esclaves.  Ceux 
d'entre  eux  qui  viennent  y  chercher  un  refuge  sont  libres,  même 
s'ils  appartiennent  à  des  musulmans...  11  est  bien  rare  qu'il  ait 
à  user  de  cette  prérogative. 

Que  ferait  un  noir  de  l'émancipation  ainsi  conquise  ?  Qui  le 
reconduirait  dans  son  pays  accessible  seulement  aux  longues 
files  de  chameaux?  N'y  retrouverait-il  pas,  d'ailleurs,  ce  sacrifice 
au  diable,  cette  mort  à  laquelle  le  condamnaient  les  coutumes  des 
guerres  sauvages,  à  laquelle  l'avait  arraché  une  vente  après  tout 
bienfaisante  ?... 

Les  esclaves  ne  sont  pas  malheureux  chez  les  musulmans. 
On  les  a  vus  souvent,  pour  être  gaules  encore,  pleurer  et  sup- 
plier des  maîtres  qui  les  voulaient  affranchir  comme  on  a  même 
vu,  jadis,  des  captifs  chrétiens  rachetés  par  la  Merci  revenir  en 
Afrique  et.   volontairement,  y  reprendre   leur  servage...  Ils  tra- 


24  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

vaillent  à  peu  près  quand  et  comme  ils  veulent;  ils  font  partie 
de  la  famille  à  laquelle  ils  appartiennent  ;  bien  traités,  parfois 
aimés  de  leurs  propriétaires,  ils  ont  toujours,  au  moins,  le  toit 
et  le  couvert  et,  pour  des  êtres  d'une  race  inférieure,  cette 
douce  servitude  vaut  mieux  qu'une  liberté  précaire...  Ce  n'est 
pas  tout.  Les  Arabes  font  oublier  aux  Nègres  la  grossièreté 
de  leur  fétichisme  ;  ils  les  convertissent  à  l'Islam  en  faisant 
miroiter  à  leurs  yeux  l'espérance  d'une  vie  future  dont  les 
délices  sensuelles  séduisent  leur  esprit  inculte  mieux  que  les 
joies  mystiques  de  notre  paradis;  ils  les  élèvent  presque  jus- 
qu'à eux;  ils  se  les  assimilent,  enfin,  et  ils  les  rapprochent  de 
la  civilisation...  Si  paradoxale  que  cette  assertion  puisse  paraî- 
tre, l'esclavage  en  Afrique  perfectionne  et  moralise  des  infortunés 
qui,  sans  lui,  grouilleraient  toujours  dans  une  barbarie  téné- 
breuse. 

Si  leur  intelligence  paresseuse  pouvait  les  comprendre,  les 
Nègres  seraient  peut-être  les  premiers  adversaires  des  nobles 
utopies  que  caresse  le  cardinal  de  Tunis.  La  lutte  prématurée 
entreprise  par  ce  prélat  trop  généreux  contre  cet  esclavage  — 
que,  d'ailleurs,  admet  l'Evangile  —  n'est-elle  pas,  de  plus,  la 
lutte  contre  l'islamisme  lui-même  qui  autorise  la  vente  et  l'achat 
des  idolâtres  ?  Vouloir  abolir  la  traite  au  Soudan  n'est-ce  pas, 
pour  une  idée  juste  et  féconde  en  théorie,  fausse  et  inutile  en 
réalité,  chercher  une  vaine  querelle  à  ces  mahométans  dont, 
puissance  africaine,  la  France  a  tout  intérêt  à  ménager  les 
susceptibilités?  Envoyer  au  delà  du  Sahara  ces  moines  guerriers 
qu'on  rassemble  en  Algérie  ne  serait-ce  pas  faire  croire  aux 
Arabes  que  nous  voulons,  à  main  armée,  leur  imposer  notre 
foi  ou,  au  moins,  l'imposer  aux  peuplades  qu'ils  convertissent 
eux-mêmes?  Ne  serait-ce  pas,  enfin,  pour  un  résultat  douteux, 
nous  préparer  bien  des  embarras,  bien  des  mécomptes?...  Inter- 
rogeons tous  ceux  qui  ont  vécu  eu  Afrique  ou  en  Amérique, 
tous  ceux  qui,  voyageurs  ou  marins,  planteurs  ou  militaires,  ont 
VU  les  nègres  de  près  et  ont  pu  les  apprécier  à  leur  juste  valeur. 
fous  nous  diront  (pie  les  temps  ne  sonl  pas  encore  venus. 
Laissons,  en  attendant,  Turcs  e1  Arabes  traiter  comme  bon  leur 


TRIPOLI.  25 

semble,  leurs  serviteurs  à  la  chevelure  crépue...  Victimes  du 
vice,  de  la  misère,  de  l'ignorance,  nous  avons  chez  nous  assez 
d'esclaves  à  affranchir,  avant  de  nous  occuper  de  ceux  qui 
sortent  du  continent  noir  ! 

Dans  la  pénombre  des  souks  se  serre,  en  un  perpétuel 
remous,  un  troupeau  humain  sur  lequel,  caractéristique,. flotte 
l'odeur  musquée  de  l'Arabe. 

Voilà  des  enfants  du  désert,  armés  jusqu'aux  dents,  respirant 
toute  la  fierté  d'une  grande  race  libre.  Voici  des  citadins 
plus  humbles    et   pauvrement  vêtus...   Ne   vous   y  trompez  pas. 


l!N     COi\      lil      M  II:  (.11  K. 


Sous  les  apparences  d'un  dénûment  calculé,  ils  dissimulent 
souvent  une  fortune  que,  —  comme  les  Juifs,  comme  les  Tunisiens 
de  naguère,  —  ils  doivent  celer  aux  regards  avides  de  leurs 
gouvernants. 

Ces  hommes  chaussés  d'escarpins  et  couverts  de  deux  burnous 
de  fine  laine,  —  un  capuchon  levé,  l'autre  rabattu,  —  viennent 
de  Ghradamès...  Musulmans  intraitables,  ils  passent  lentement, 
le  dos  légèrement  arrondi  ;  ils  égrènent  un  chapelet  sans  fin  et, 
avec  componction,  ils  baissent  leur  ligure  d'ascète.  Et,  sournois, 
ils  coulent  vers  nous  de  longs  regards  qui  semblent  chargés  de 
haine,  des  regards  très  sombres  dans  lesquels  couve  comme  le  feu 
d'un  ardent  fanatisme...  Moins  terribles  qu'ils  n'en  ont  l'air,  ce  ne 
sont  guère,  pourtant,  que  des  marchands  pacifiques.  Leur  ville  a 
disent-ils.    été  fondée    par  des    israélites,   au  temps  lointain  des 


20  DE    TRIPOLI  A    TUNIS. 

patriarches,  et  on  serait  lento  de  croire  à  cette  origine  biblique. 
Comme  les  Juifs  ils  ont  la  bosse  du  négoce.  Nul  ne  sait,  mieux 
qu'eux,  organiser  des  caravanes  qui.  autrefois  rivales  de  celles 
de  Tripoli,  vont  porter  au  Soudan  les  produits  de  l'Europe;  nul 
ne  sait  vivre  en  de  meilleurs  termes  avec  les  bandits  du  désert; 
nul  n'a,  avec  une  diplomatie  plus  heureuse,  installé  et  maintenu 
des  comptoirs  au  centre  de  l'Afrique  ;  nul  n'a  su,  plus  habilement, 
conserver  une  indépendance  relative  et,  —  moyennant  un  simple 
tribut  payé  au  pacha  de  Tripoli,  —  constituer  une  sorte  de 
république  religieuse  et  commerçante. 

Ces  guerriers  dont,  à  demi,  un  voile  noir  cache  le  noir  visage 
et  que,  avec  un  vague  sentiment  de  crainte,  on  regarde  comme 
des  énigmes  vivantes,  ce  sont  des  Touareg,  de  mystérieux 
Imohags...  Us  portent  un  pantalon  et  une  blouse  d'étoffe  bleue 
et  blanche  ;  un  flot  s'ébouriffe  sur  leur  haute  cliachia  écarlate. 
A  leur  flanc  est  suspendue  une  large  épée  à  deux  tranchants  et 
dont  la  garde  a  la  forme  d'une  croix;  un  anneau  de  cuir  attache 
un  poignard  sur  leur  bras  gauche.  En  guerre,  un  petit  bouclier 
blanc,  taillé  dans  une  peau  d'antilope  les  protège  contre  les 
balles;  sur  leurs  épaules  sont  alors  jetés  en  faisceaux  de  longs 
javelots  au  fer  barbelé  ;  leur  avantd>ras  est  cerclé  d'un  lourd 
bracelet  de  pierre  sur  lequel  sont  gravés  un  nom  de  femme  et 
une  devise  d'amour,  bijou  meurtrier  dont  la  pression  brise  les 
côtes  et  luxe  les  vertèbres  des  ennemis  qu'ils  serrent  dans  leurs 
bras  secs  et  nerveux...  Écoutez-les.  lis  parlent  le  tamaoq,  ce 
dialecte  barbare  qui  n'a  rien  de  commun  avec  la  langue  arabe 
et  dont  l'origine  se  perd  dans  la  nuit  des  âges...  Tout  en  eux 
est  singulier.  Voyez-les  écrire.  L'un  d'eux  pose  la  pointe  de  son 
roseau  au  milieu  de  la  feuille  étalée  sur  la  paume  de  sa  main 
gauche  et,  partant  de  là,  il  trace,  sur  son  papier  qu'il  fait  tourner 
à  mesure,  une  longue  ligne  qui  s'enroule  sur  elle-même  comme 
les  spirales  d'un  colimaçon.  L'autre  commence  comme  nous  mais, 
arrivé  au  bout  de  sa  ligne,  il  retourne  sa  page,  la  tète  en  bas, 
et,  sans  interrompre  la  série  de  ses  lettres,  il  fait  sa  seconde 
ligne  parallèlement  à  la  première,  mais  renversée;  il  retourne 
encore  une  fois  sa  feuille,  passe  à  la  troisième  ligne  comme  il 


TRIPOLI.  -27 

a  passé  à  la  seconde  et  ainsi  de  suite.  Son  écrit  n'est  pas  en 
hélice,  comme  celui  de  son  camarade;  il  est  en  zigzag,  comme 
le  ruban  d'étain  du  carreau  étincelant  d'une  machine  électrique. 
Les  caractères  dont  ils  se  sont  servis  sont  aussi  curieux  que 
la  manière  dont  ils  les  ont  juxtaposés.  Mélange  de  points,  de 
traits  verticaux,  de  croix,  de  triangles,  de  ronds,  de  signes  pa- 
reils à  des  lettres  grecques,  ils  proviennent,  dit-on,  de  l'alphabet 
phénicien  etils  rappellent  l'écriture  idéologique  du  Céleste-Empire. 
Bien  des  fois  la  France  a  tenté  de  s'attacher  les  tribus  vaga- 
bondes de  ces  Sahariens  indomptables.  Le  maréchal  Pélissier  l'a 
essayé  en  i8j6;  il  a,  en  i863,  conclu  avec  eux  un  traité  demeuré 
lettre  morte;  le  général  Chanzy  leur  a  fait  des  avances  en  1876; 
on  leur  a  montré  nos  expositions  et  le  luxe  de  notre  capitale  ;  on 
a  voulu  les  prendre  tantôt  par  la  persuasion,  tantôt  par  les 
menaces...  Efforts  stériles!  Ils  ne  veulent  pas  de  nous  dans  leurs 
déserts  bien- aimes;  ils  n'y  veulent  de  personne,  pas  même  des 
Osmanlis  dont,  il  y  a  quelques  années,  ils  ont  égorgé  à  Rhat  la 
garnison  entière!... 

Mais  nous  ne  sommes  que  des  intrus  dans  ces  souks!  Chacun 
nous  dédaigne;  sourdement,  chacun  nous  est  hostile.  Trompés 
par  leur  costume,  par  leur  physionomie  européenne,  ne  cherchons 
même  pas  un  regard  sympathique  chez  les  officiers  turcs!...  La 
religion  creuse,  entre  tous  ces  hommes  et  nous,  un  abîme  qu'il 
sera  bien  difficile  de  combler. 

Près  des  marchés  se  tord,  ensoleillée  et  poudreuse,  une  rue 
dont  chaque  boutique  est  un  atelier  de  bijouterie  grossière;  c'est 
la  rue  des  Juifs...  Au  milieu  de  ces  magasins  bas  et  sombres, 
quatre  planches  forment,  —  pleines  de  charbon  et  de  cendres,  — 
une  sorte  de  caisse  sans  fond;  c'est  la  forge.  Une  outre  couchée 
sur  le  sol  s'ouvre  à  la  manière  d'un  porte-monnaie;  un  homme 
écarte  les  lèvres  de  bois  de  sa  large  fente  et  les  soulève,  l'outre 
se  gonfle;  il  les  referme  et  les  refoule  vers  le  sol,  l'outre  se  vide 
et  par  un  bec  de  fer,  clic  active  le  feu  qui  pétille  entre  les  pierres; 
c'est  le  soufflet...  Accroupis  autour  de  ce  foyer  primitif,  le  menton 
sur    les    genoux,    les    argentiers  d'Israël    chauffent,   découpent, 


DE    TRIPOLI    a    TUNIS. 


repoussent  les  métaux  fallacieux  tlonl  ils  font  les  larges  boucles 
d'oreilles,  les  plaques  de  colliers,  les  bracelets  pesants,  les  gros 


rlUPOLI    :    I.  \    GIIAN  DE    MOSQl  ÉE. 


ai ix  de  jambe,  plats  comme  des  coulants  de  serviettes...  Et, 

pour  en  parer  les  femmes  des  tribus,  des  Arabes  mettenl  clans 
leur  capuchon  ces  joyaux  informes,  encore  poudreux  de  la  résine 
odorante  <lrs  soudures. 


TKUMlLl. 


29 


Dos  monnaies  de  tout  pays  sortent  alors  de  leur  escarcelle 
brodée,  des  sequins  de  Turquie,  des  bou-kouffa  de  Tunis,  des 
douros  d'Espagne,   des  écus  de   France,  de  vieux  petits  sultanis 


minces  comme  du  papier  et  tranchants  comme  des  couteaux, 
enfin  et  surtout  des  tJialers  à  l'effigie  de  Marie  Thérèse.  Curiosités 
numismatiques,  ceux-ci  ont  envahi  le  nord-est  de  l'Afrique 
en  17495  époque  où  des  traités  de  commerce  furent  conclus  entre 
l'Autriche    et    la    Régence    de    Tripoli.    Ils    sont,    depuis    lors, 


■iO  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

demeurés  les  espèces  les  plus  estimées  des  indigènes  et,  à 
leur  usage,  Vienne  en  frappe  encore,  de  nos  jours,  au  môme  coin 
et  au  même  millésime. 

Entre  de  hautes  murailles  austères,  un  jardin,  que  dessèchent 
la  poussière  et  le  soleil,  enferme,  près  d'ici,  ses  cactus,  ses 
palmiers  et  ses  nicotianes  jaunes,  tristes  arbustes  des  ruines. 
Sculptées  en  turbans  ou  en  feuilles  de  lataniers  peintes  de  rouge 
ou  de  vert,  des  stèles  funéraires  y  languissent  sur  des  tombes 
émaillées...  Les  turbans  marquent  la  place  où  dort  un  homme;  les 
feuilles  indiquent  celle  où  git  une  femme,  une  épouse  de  pacha. 
Sous  une  tonnelle  treillagée,  des  soldats  gardent  la  porte  de  cet 
enclos  funèbre...  C'est  que,  au  milieu  de  ses  sépulcres,  s'élèvent 
—  minarets  et  hautes  murailles  sans  fenêtres,  —  les  bâtiments 
enchevêtrés  d'une  sorte  de  bastille  blanche.  11  y  a  là  des  mos- 
quées, de  petites  casernes,  des  logements  inquiétants  comme  des 
in-pace,  des  cachots  où,  entre  autres  prévenus,  on  serre  les 
parents  des  criminels  et  des  débiteurs  en  fuite.  Et  les  malheureux 
y  demeurent  jusqu'à  ce  qu'ils  aient  révélé  la  retraite  des  uns  ou 
payé  pour  les  autres...  C'est  le  château  que  nous  avons  vu  du  large. 

Là-haut,  derrière  les  ouvertures  grillées  qui  ajourent  sans 
ordre  le  front  d'une  grande  bâtisse  plate,  meurent  d'ennui  les 
hanoums  et  les  lellas,  —  colis  vivants  apportés,  un  jour,  de 
Constantinople,  avec  des  armes,  des  eunuques  noirs  et  des 
bagages.  C'est  1«'  harem  du  pacha...  Et,  au-dessus  de  cette  prison, 
1rs  pigeons  qui  passent  au  ciel  semblent  voler  plus  vite  et,  sur  la 
blancheur  des  murailles  courent  leurs  ombres  fugitives  et  bleuâtres. 

Là  réside  le  mouckir,  le  vali,  le  gouverneur  qui,  envoyé  par 
le    padischah,  le  représente  dans  le  pachalick  de  la  Tripolitaine. 

A  trois  queues,  ce  haut  dignitaire  est  secondé  dans  l'exercice 
de  ses  fonctions  par  vmfarik  et  par  un  liva  qui  commandent  les 
troupes,  par  un  capitan  qui  est  à  la  tête  de  la  marine,  par  un 
defterdav  qui  administre  les  finances,  par  un  mollah  qui  préside 
les  grands  tribunaux,  par  un  mouavin  qui  s'occupe  des  affaires 
étrangères,  par  un  nazi)  qui  centralise  le  service  des  contribu- 
tions, enfin  par  une  nuée  d'effendis. 


TRIPOLI.  3i 

Nayés,  kazas  et  villes,    les  divisions   administratives  du    pays 
sont,  placées  sous  l'autorité  des  mutasserif's,  des  caïmacans  et  de 
moudirs  qui   correspondent    à   nos    préfets,    à    nos   sous-préfet 
et  à  nos  maires. 

Aux  pieds  du  château  passe  une  muraille  crénelée...  Au  delà, 
glapissent,  aigres,  discordants  comme  le  bruit  confus  d'une 
ménagerie  immense,  les  plaintes  de  plusieurs  centaines  de 
chameaux  qui  grognent  tous  ensemble. 

Ouverte  aujourd'hui  mais  fermée  le  vendredi,  à  l'heure  des 
prières,  —  de  peur  que,  pour  envahir  la  ville,  les  chrétiens  ne 
sortent  tout  à  coup  de  terre  et  ne  profitent  de  l'absence  des 
soldats  qui  sont  alors  à  la  mosquée,  —  une  porte,  —  Bab-el- 
Khrandaq,  — ■  traverse  ce  rempart. 


II 

AUTOUR    DE    TRIPOLI 

MARCHÉ.    ARARES.     —    CARAVANES.    ARABAS.     CAMP    TURC.      

BENGHAZI.  —  CIMETIÈRE,    OASIS.    —  TRIPOLITAINE.   JARDINS.  

NÈGRES.    CŒURS     DE     PALMIERS.     —     AUTRUCHES.     —    CAMPEMENT 

ARARE.    DÉSERT.    TUNISIE.   DJERBAH. 

Bab-el-Khrandaq,  —  la  porte  de  l'égout,  —  donne  sur  une 
grande  place  poudreuse,  largement  ouverte  du  côté  de  la  mer. 
Sur  ses  trois  autres  côtés  s'alignent  à  peu  près  des  tentes  jaunes 
que  raient  des  bandes  rouges  et  sur  lesquelles  s'appliquent  des 
mains  et  des  croissants  découpés  dans  des  étoffes  de  couleur;  des 
fondouks  où  se  remisent  les  bêtes  de  somme  ;  des  galeries  où 
glapissent  de  perpétuelles  haroufes,  —  des  disputes  criardes... 
Et  un  mélomane  qui  semble  accompagner  les  discussions, 
comme  les  musiciens  du  forum  nourrissaient  de  leur  bour- 
donnement le  débit  des  orateurs,  tire  des  sons  plaintifs  de  sa 
double  flûte  de  canne. 

Gens  trop  remuants  et  exilés,  —  mis  à  la  sublime  porte  de  la 
Turquie,  —  des  Circassiens  sanglés  de  leur  cartouchière  de  cuir, 
des  Stamboulis  en  cafetan  sombre,  des  Albanais  qui  portent  un 
arsenal  à  la  ceinture,  des  Kurdes  que  coiffe  un  haut  turban  en 
pointe  promènent  leur  ennui  par  ici  et,  sous  leur  longue  mous- 
tache, abaissent  avec  morgue  les  coins  de  leur  bouche  dédai- 
gneuse. 

Là,  le  chapelet  garni  d'une  patte  de  porc-épic  qui,  —  noire  et 


Al'TOl'K    DE    TRIPOLI. 


33 


desséchée  comme  la  main  d'une  momie  d'enfant,  —  doit,  loin 
d'eux,   écarter    le   mauvais    œil,   se    rassemblent   les   Arabes   du 

dehors.  Ils  sont  maigres,  ils  sont  de  taille  moyenne,  mais  ils  sont 
beaux,  sains  et  vigoureux.  Aucune  maladie  ne  semble  les 
abâtardir,  aucune  infirmité  ne  les  déforme.  Passez  un  mois  chez 
eux  et  vous  n'y  verrez  peut-être  pas  un  boiteux,  pas  un  bancal, 
pas  un  bossu!...  La  liberté  de  leur  costume,  la  simplicité  de  leur 
vie,  les  ablutions,  l'abstention  de  certains  aliments,  la  proscrip- 


TIU  l'OI.  I    :     l  \      NÈGHE     Dl      SOUDAN. 


tion  du  vin  et  autres  règles  de  ce  code  d'hygiène  qu'on  nomme 
le  Ko ran  leur  valent  peut-être  ces  immunités  enviables... 
A  moins,  —  ce  qui  est  plus  probable,  —  que  la  dureté  de  leur 
existence  ne  fasse  chez  eux  une  véritable  sélection  et,  dès  leur 
enfance,  ne  supprime  les  êtres  souffreteux  et  malingres,  les 
avortons  scrofuleux  et  rachitiques  dont  notre  philanthropie  en- 
combre les  hospices  et  la  société. 

Ces  belles  tètes  de  .Nègres  aux  joues  tailladées,  à  la  barbe 
laineuse,  aux  petits  yeux  et  aux  grosses  lèvres  arrivent  du  Soudan. 
Ces  noirs  qui,  vêtus  de  leur  boubou,  —  de  leur  longue  chemise 
blanche,  —   portent  un   sabre   au    col    et,  sur    l'épaule,   un  lusil 


34  DE    ÏUIPOLI    A    TUNIS. 

précieusement  emmaillotté  de  chiffons  viennent  du  Bournou. 
Nous  sommes  sur  la  place  du  marché,  —  la  place  du  grand  souk, 
—  loute  jaune  de  halles  d'alfa,  toute  jonchée  de  provisions 
éparses,  toute  moutonnée  de  dromadaires  accroupis  sous  leur 
hàt,  en  petits  tas  bruns  et  noirâtres...  Et,  du  haut  de  leur  tète  de 
tortue  qui,  seule,  semble  vivre  dans  leur  masse  immobile,  les 
pauvres  bêles  promènent  autour  d'elles  le  regard  perdu  de  leurs 
gros  yeux  de  verre  embroussaillés  de  longs  cils,  de  ces  yeux 
dans  lesquels  se  reflètent  la  profondeur  lointaine  des  déserts 
parcourus,  le  vague  et  la  mélancolie  des  larges  horizons.  Leurs 
lèvres  tremblent  à  peine  et,  cependant,  de  leur  foule  s'élève  un 
vacarme  pareil  à  celui  d'un  marécage  fantastique  où  coasseraient 
encore  de  monstrueux  batraciens  oubliés  par  l'époque  tertiaire... 
Ils  viennent  de  là-bas,  ils  viennent  du  Sud.  Pendant  des  jours  et 
des  jours,  ils  ont  vécu  de  cette  autophagie  dont  la  nature  pré- 
voyante leur  a  ménagé  les  ressources  et  ils  sont  arrivés,  la  bosse 
à  demi-fondue  par  les  jeûnes  longtemps  endurés.  D'autres 
errent,  égarés,  et  gauchement,  boitent  sur  trois  pattes...  Pour 
prévenir  tout  vagabondage,  on  leur  a  replié  et  attaché  la  qua- 
trième sous  le  ventre. 

Cinq  ou  six  cents  de  ces  quadrupèdes  solennels  se  rangent  sur 
un  côté  du  marche.  Les  uns  sont  chargés  de  leurs  tellis,  —  de 
leurs  grands  sacs  carrés,  —  bourres  de  marchandises  :  tissus, 
poudre,  colliers  de  verre,  quincaillerie,  objets  de  troc  et 
d'échange.  Les  autres  ne  portent  rien;  ils  remplaceront,  au 
besoin,  ceux  des  premiers  qui  succomberont  en  roule. 

Des  marchands  les  moulent,  le  fusil  sur  le  dos,  le  cou  enguir- 
landé du  collier  de  ces  dattes  dont  la  pulpe  doit  les  nourrir,  dont 
les  noyaux  doivent  tromper  la  faim  de  leurs  hèles.  A  leur  selle  ësl 
suspendu  l'alcarazas  qui  demain  sera  vide. 

Autour  d'eux  circulent,  grandis  de  toute  l'importance  de  la 
mission  qui  leur  est  confiée,  des  Arabes  chaussés  de  hautes  bot- 
tines jaunes  et  coiffés  de  larges  turbans.  Ils  ont  des  poudrières  el 
des  sacs  de  balles  au  côté,  ils  ont  des  pistolets  a  la  ceinture  et  un 
tromblon  a  petite  crosse   sur  la  nuque...  Ils  défendront  les  autres 


AUTOUR    DE    TRIPOLI.  33 

dans  les  dangers  qu'ils  vont  affronter  ensemble.  C'est  une  caravane. 

Tripoli  a  presque  aujourd'hui,  le  monopole  du  commerce  avec 
l'intérieur  de  l'Afrique.  Six  ou  huit  convois  de  mille  à  trois  mille 
chameaux  en  partent  chaque  année  pour  le  Soudan.  Chacun  d'eux 
est  formé  par  des  négociants  arabes  ou  juifs  qui  s'associent  pour 
confier  leurs  marchandises  à  un  chef  avec  lequel,  au  retour,  ils 
partagent  les  bénéfices  mais  qui  a  à  sa  charge  tous  les  irais  de 
transport. 

Et,  sous  le  commandement  de  ce  capitaine,  —  le  kebir,  —  pilote 
du  désert,  la  bande  commerçante  va  partir  pour  les  pays  lointains. 

Chargé  de  deux  cents  kilogrammes,  —  poids  moyen  des  fardeaux 
qu'on  suspend  à  sa  bosse,  —  un  chameau  fait,  en  général,  un 
kilomètre  en  vingt  minutes  et  marche  dix  heures  par  jour.  Les 
caravanes  niellent  ainsi  deux  ou  trois  mois  à  atteindre  le  but  de 
leur  voyage. 

Elles  partent  de  Tripoli  vers  la  fin  de  l'été.  Elles  tournent  les 
monts  Ghârian  que  des  dunes  réunissent  à  l'Atlas  et.  qu'habitent 
des  Troglodytes  comme  nous  en  verrons  dans  le  sud  tunisien. 
Elles  jiassent  à  Djer-Boub,  là-bas  où,  sous  la  ligure  d'un  bélier, 
les  anciens  adoraient  Jupiter  Ammon,  là-bas  où  demeure  le  cheik 
redoutable  des  S'noussja...  Et,  par  les  pierres,  par  les  collines 
nues  dans  les  espaces  nus,  par  les  sables  brûlants  de  l'antique 
Lybie,  par  les  déserts  où  vivaient,  les  Garamantes  et  où,  de  loin 
en  loin,  blanchissent  des  ruines  qu'y  ont  laissées  les  colons  de 
Rome  et  de  Carthage,  elles  suivent  à  peu  près  toutes  la  même 
direction' jusqu'aux  oasis  du  Fezzan. 

Arrivées  à  Mourzouk,  elles  bifurquent,  les  unes  à  l'occident, 
les  autres  à  l'orient,  et  elles  se  lancent  vers  des  régions  dont  le 
nom  figure  à  peine  sur  nos  cartes;  vers  des  pays  où,  despotes 
ensanglantés,  régnent  des  sultans  bizarres;  vers  des  contrées  de 
rêves,  aussi  vagues,  aussi  confuses  pour  nous  que  celles  où  se 
passent  les  contes  dont  se  berçait  notre  enfance  :  «  Il  y  avait, 
une  ibis,  dans  un  lointain  royaume,   un  roi  cl  une  reine...  » 

Longtemps,  dans  l'immensité  de  la  mer  sans  eau.  elles  vont 
par  les  oasis  inhabitées,  par  les  étapes  où,  dans  les  puits  qui 
les  devaient  désaltérer,  elles  ne  trouvent  qu'un  breuvage  mortel, 


36  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

tantôt  rouge  comme  le  sang,  tantôt  blanc  et  épais  comme  le  suc 
d'une  plante  vénéneuse.  Elles  vont  par  les  dunes  mouvantes, 
par  les  rocs  calcinés  et  par  les  monts  arides.  Elles  vont,  brûlées 
par  les  feux  du  jour,  roidies  par  les  froids  de  la  nuit,  en  proie  aux 
ennuis  d'un  interminable  voyage,  troublées  par  les  rivalités  des 
marchands  et  par  les  mutineries  des  chameliers,  en  butte  à  des 
dangers  de  toute  espèce,  aux  privations,  à  la  faim,  à  la  soif,  à 
l'apparition  des  Touareg  qui  égorgent  les  hommes  et  qui,  pour 
les  vendre,  emmènent  ailleurs  les  bêtes  et  les  choses. 

Le  soleil  se  couche  quelques  fois  pour  elles  dans  une  pourpre 
plus  pompeuse  que  celle  des  autres  soirs...  Le  lendemain,  large 
el  pâle,  il  monte,  comme  un  soleil-fantôme,  dans  le  ciel  que 
des  vapeurs  jaunâtres  et  sinistres  obscurcissent  de  leur  ombre 
livide.  Les  serpents  et  les  ouranes  sortent  de  leurs  tanières. 
Chargé  d'une  poussière  impalpable,  saturé  de  redoutables  effluves 
un  vent  brûlant  arrive  par  bouffées  et  fait  courir  dans  le  désert 
comme  des  plaintes,  comme  de  longs  soupirs  d'agonie.  C'est  le 
guebli,  le  khramsjn,  le  vent  terrible  qui,  sur  le  Sahara,  va,  pen- 
dant cinquante  heures,  exercer  son  empire  de  mort  !...  Et  bientôt, 
continu,  sans  trêve,  il  souffle  avec  une  telle  violence  qu'il  ren- 
verse les  cavaliers,  qu'il  fait,  comme  des  fétus,  voler  les  palmes 
el  les  os  de  chameaux,  qu'il  soulève  le  sable  en  hautes  et  lourdes 
vagues  sous  lesquelles  il  ensevelit  parfois  les  dattiers  des  oasis. 

Les  caravanes  occidentales  gagnent,  en  quinze  ou  vingt  jours, 
Ghradamès,  situé  à  cinq  cent  vingt  kilomètres  de  Tripoli,  puis 
lîhat,  puis  l'oasis  algérienne  d'In-Çalah.  Du  nord  au  sud,  elles  tra- 
versent alors  le  Sahara  et,  selon  leur  but,  elles  prennent  l'une 
des  trois  routes  qui  s'ouvrent  devant  elles.  Les  unes  vont  à  Aga- 
dès,  vers  le  sud-est;  tout  droit  dans  le  sud,  les  autres  se  dirigent 
sur  l'IIaoussa,  le  pays  des  Nègres,  et  aboutissent  à  Soko  et  à 
Kano  ;  les  troisièmes,  enfin,  franchissent  le  Touat  et  gagnent 
Tombouctou  et  le  Haut-Sénégal. 

Les  caravanes  orientales  choisissent,  dès  Mourzouk,  le  chemin 
qui  doit  les  mener  au  centre  de  l'Afrique.  Par  la  région  des  Teb- 
lious  où  tant  d'ennemis  les  entourent  que,  sans  lui  demander 
ce  qu'il  est  ni  ce  qu'il  veut,  elles  tirent  sur  toul  homme  qui    se 


t-K-f"/ 


rnipoLi   :   i  n    nègre   du   uni  rnoi  . 


38  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

présente,  les  unes  vont  au  Bôurnou  et  au  lac  Tchad;  les  autres 
s'orientent  vers  le  sud-esl  et,  à  travers  les  monts  rocheux  e1 
boisés  où  rugissent  les  lions,  elles  arrivent  au  Soudan  où  elles 
se  dispersent  dans  les  villages  noirs  de  l'Ouadaï,  du  Darfour 
et  du  Khordofan. 

Elles  passent  un  an  ou  dix-huit  mois  chez  les  peuplades  bar- 
bares qui  vivent  en  ces  lieux  et  elles  repartent,  chargées,  — 
comme  les  caravanes  qu'on  voit  passer  au  fond  des  légendes 
orientales,  —  de  safran,  de  civette  odorante,  de  pierres  précieuses, 
de  cornes  de  gazelles,  de  dents  d'hippopotames  pareilles  à  des 
pavés  d'ivoire,  de  défenses  d'éléphants  grandes  comme  des  hom- 
mes, de  natron  recueilli  sur  les  lacs  qui  fument,  de  pépites  de 
Tombouctou,  d'encens,  de  myrrhe,  de  paillettes  étincelantes  de 
cet  or  que  les  Romains  allaient  déjà  chercher  aux  sources  du 
Sénégal,  ainsi  que  sur  les  bords  enchantés  d'un  Pactole  africain. 

Et,  un  jour,  un  méhari,  —  un  chameau  coureur,  —  arrive  à 
Tripoli,  comme  porté  sur  l'aile  des  vents...  La  caravane!  11  la 
précède,  il  l'annonce. 

En  foule  on  court  à  la  lisière  de  l'oasis...  Rien  encore!...  Un 
petit  nuage  de  poussière  se  lève  cependant  comme  une  brume 
rougeâtre,  là-bas,  dans  les  profondeurs  lumineuses  de  l'horizon 
enflammé.  Il  grossit;  il  s'approche...  C'est  elle! 

Et,  les  étendards  déployés,  elle  revient  aux  plaintes  rauques  des 
chameaux  amaigris,  au  chant  joyeux  des  flûtes,  aux  détonations 
de  la  fantasia. 

En  un  coin  du  grand  soûl;,  stationnent,  en  désordre,  les  bourri- 
cots de  louage  affublés  de  leur  grosse  selle  de  bois,  —  du  bardait, 
encore  un  mot  que  les  invasions  musulmanes  ont  laissé  autour 
t]\\  Fraxinet.  Près  d'eux  attendent  les  fiacres  du  pays,  —  les  ara- 
bas  de  place. 

\Jaraba  tripolitain  ne  ressemble  pas  à  celui  que  nous  trouverons 
en  Tunisie.  C'est  une  caisse  surmontée  d'un  baldaquin  auquel 
flottent  des  rideaux  rouges,  perchée  sur  i\c\i\  roues  cl  arrondie 
par  devant,  ouverte  par  derrière,  comme  une  lointaine  parodie 
des  chars  qui  sillonnaient  jadis  la  campagne  de  Rome. 


AUTOUR    DE    TRIPOLI.  3'J 

Prenons-en  un...  Le  conducteur  saute  sur  son  brancard,  fait 
claquer  son  fouet  et  sa  langue  et,  au  galop,  nous  emporte  dans  la 
cohue  d'un  nouveau  marché. 

Et,  dans  l'éclat  éblouissant  d'une  lumière  de  feu,  par  la  pous- 
sière qui  nous  étouffe  et  nous  aveugle,  sa  machine  effrénée  bondit 
avec  de  terribles  cabots,  s'enfonce  dans  des  ornières,  donne  de 
la  bande  comme  une  embarcation  sous  les  rafales...  Jamais  nous 
n'arriverons  entiers  !  Essayons  de  la  bourrique. 

Vingt,  cinquante,  cent  âriiers  auprès  desquels  ceux  de  la/«e  du 
Cuire  n'étaient  que  des  enfants  timides,  nous  envahissent,  nous 
tiraillent,  nous  poussent  vers  leurs  bêtes  et  les  poussent  vers 
nous. 

—  Erri!  Erri !  crie,  d'une  voix  triomphante,  celui  qui  a  rem- 
porté la  victoire. 

Et,  le  bonnet  en  arrière,  le  burnous  flottant,  la  chemise 
remontant  sur  ses  cuisses  de  bronze,  il  bondit  près  de  nous  à 
grandes  enjambées.  Sans  pitié,  son  bâton  pointu  aiguillonne  la 
croupe  saignante  de  notre  monture  grise...  Et,  sautant  et  ruant, 
la  ([iieue  raide  et  les  oreilles  droites,  celle-ci  prend  une  course 
folle...  Nous  sommes  lances! 

Une  large  plage  se  déploie  devant  nous.  Le  sable  argenté  semble 
poudré  de  cristal.  Les  indigènes  venaient,  autrefois,  chercher  ici 
de  la  poudre  d'or...  Après  de  nombreuses  lunes  d'un  travail  opi- 
niâtre, les  plus  heureux  finissaient  par  en  recueillir,  dit-on,  un 
niéCagale,  —  un  paquet  gros  comme  une  noix. 

Au  bord  de  la  mer  gisent  des  squelettes  île  navires,  rejetés, 
désemparés,  brisés  parles  lames.  Des  cavaliers  arabes  y  galopent 
à  tond  de  train.  Suivies  de  négresses  et.  de  loin,  surveillées  par 
des  gardes,  des  Turques  rêveuses  y  abritent,  sous  des  ombrelles 
qui  tamisent  une  lumière  rose,  leur  tète  que  voile  le  yach-mach 
de  soie  blanche.  Elles  passent  et,  énervante,  l'odeur  du  musc 
dont  on  les  a  imprégnées  s'exhale  des  roses  naturelles  qu'elles 
tiennent  a  la  main. 

En  processions  longues  et  lentes,  des  chameaux  vont,  sans 
bruit,  porter  de  l'alfa  aux  usines  du  voisinage...  Des  Anglais,  en 
effet,  —  toujours  des  Anglais.  —  on)  élevé  par  là  deux  ou  trois 


40  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

bâtiments  prosaïques  où,  pour  presser  les  balles  de  cette  plante 
du  désert,  ils  ont  installé  des  machines  à  vapeur.  Et,  —  ô  poésie 
infortunée!  —  des  Arabes  en  costume  d'Abraham  travaillent 
autour  de  ces  mécaniques  graisseuses!...  Les  indigènes  livrent 
chaque  année  à  ces  industriels  pour  dix  millions  de  francs  de 
cette  graminée  dont  la  culture  convient  si  bien  à  leur  noble 
paresse...  Rien  à  faire  que  couper  et  vendre! 

Plus  loin  que  ces  ateliers  s'étend  le  camp  des  Turcs.  Comme  un 
couvercle  conique  sur  la  margelle  d'un  large  puits,  chaque  tente 
y  repose  solidement  sur  une  petite  muraille  circulaire  blanchie  à 
la  chaux.  Des  hommes  de  corvée  y  font  bouillir  de  grandes  mar- 
mites... Et  on  songe  à  celles  que,  si  volontiers,  renversaient  les 
janissaires. 

—  Allah  donne  longue  vie  et  gloire  à  notre  sultan  magnanime! 
crient  des  cavaliers  alignés  devant  l'une  de  ces  cuisines. 

On  va  leur  distribuer  la  soupe  et,  comme  chaque  jour,  ils 
acclament  ainsi  le  padischah  dont  les  largesses  les  nourrissent. 

Des  maisonnettes  ont,  au  milieu  des  tentes,  été  élevées  pour 
les  officiers;  de  petits  jardins  y  ont  été  plantés,  palissades  de 
cactus...  C'est  un  camp  qui  a  pris  racine;  c'est  une  ville  de  toile, 
de  bois  et  de  pierres. 

Soldats  de  la  ligne  et  du  génie,  artilleurs,  chasseurs  et  dragons, 
il  y  a  là  un  corps  d'armée  de  quinze  mille  hommes  qui  envoie  des 
détachements  dans  les  postes  du  pays  maisque  la  Turquie  y  a  mis 
surtout  pour  tenir  en  respect  ceux  qui.  Fiançais  ou  Italiens,  mena- 
ceraient de  lui  prendre  la  Tripolitaine...  Qui  sait  si  celte  préten- 
tion ne  serait  pas  justifiée?  Ce  ne  sont  pas  de  vains  soldats  de 
parade,  ces  fiers  guerriers  à  lamine  farouche,  à  l'allure  martiale! 
Ce  ne  seraient  pas  des  adversaires  à  dédaigner,  ces  troupes  mal 
payes,  mal  tenues,  mais  armées  et  disciplinées  comme  les  nôtres... 
Elles   ont  fait  leurs   preuves  à  Plewna. 

Cachez-vous,  par  exemple,  pour  dessiner,  ou  pour  prendre  des 
noies  autour  de  ce  campement  ou  vous  serez  arrêté  sur  l'heure 
el  l'intervention  consulaire  pourra,  seule,  vous  faire  rendre  à  la 
libellé...    Italiennes   de    l'autre  côté   de  la   mer,    mais  cependant 


4-2  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

encore  bien  près  de  ses  murailles;  anglaises  en  Egypte;  fran- 
çaises en  Tunisie,  trop  de  convoitises  semblent  entourer  Tripoli 
et  tout  Européen  y  est  suspect.  La  possession  de  ce  pays  est, 
pour  le  sultan,  d'une  utilité  douteuse.  Qu'importe?...  Un  homme 
possède  une  terre  en  friche,  il  ne  s'en  sert  pas,  il  l'oublie...  Qu'un 
voisin  veuille  s'en  emparer!  Le  sentiment  de  la  propriété  se  réveil- 
lera en  lui;  il  mettra  tout  en  œuvre  pour  défendre  son  bien. 

Au  delà  du  camp,  vers  l'est,  commence  bientôt  le  désert  qui 
sépare  Tripoli  du  plateau  de  Barkah,  —  de  la  Cyrénaïque...  Là- 
bas,  à  l'orient  de  la  Grande  Syrte,  s'élève  Benghazi. 

Les  voyageurs  qui,  partis  d'ici,  veulent  gagner  cette  ville  à 
cheval  mettent  quinze  jours  à  effectuer  le  long  et  pénible  trajet 
qui  doit  les  y  conduire.  Un  paquebot  turc  les  y  transporte,  par 
mer,  en  moins  de  quarante-huit  heures. 

Des  roches,  des  bas-fonds,  des  îlots  plus  ou  moins  sauvages, 

—  tels  que  ceux  de  Falfelli  où  vivent  quelques  pécheurs  misé- 
rables, —  bordent  la  côte  inbospitalière  que  jalonnent,  de  loin 
en  loin,  des  villages  en  ruines  :  Lebida,  Zeliina,  Mesurata, 
Tabarga,  Djerna,  Karkora  et  autres  bourgades  barbares  égarées 
dans  les  sables. 

Un  vieux  château  —  forteresse  branlante  qui  sert,  en 
même  temps,  de  caserne  à  des  troupes  ottomanes  et  de  palais 
à  un  pacha,  —  domine  enfin  de  longues  murailles  blanches  sur 
lesquelles  se  balancent  des  palmes...  C'est  Benghazi,  —  Bernik, 

—  bâtie  sur  une  langue  de  terre  entre  l'azur  de  la  mer  et  la 
nappe  étincelante  d'une  sebkhra  cristallisée. 

Autour  d'elle  verdoient  quelques  jardins  maraîchers,  miroitent 
au  soleil  des  marais  endormis,  s'étend,  enfin,  la  mer  jaunâtre 
des    sables. 

Là,  aux  époques  demi-fabuleuses,  étaient  les  Hespérides,  — 
les  Euhesperidœ.  Plus  tard,  trois  siècles  avant  l'ère  chrétienne, 
Ptolémée  Philadelphe  y  jeta  les  fondements  de  Gyrène,  —  de  la 
fière  Bérénice.  Capitale  de  la  Pentapole,  centre  d'un  pays  qui, 
dit-on,  fui  riche  cl  fertile,  cette  cité  devint  bientôl  l'une  des 
heureuses   rivales    de  l'Egypte  H   de  Carthage...  Qui  le  croirait 


AUTOUR    DE    TRIPOLI.  i.S 

aujourd'hui?  Les  Arabes  ont  passé  par  là.  Bérénice  s'est  écroulée, 
elle  s'esl  nivelée  sous  les  pas  de  leurs  chevaux  et,  dans  le  nom  de 
la  ville  qu'ils  ont  élevée  sur  ses  débris,  à  peine  reste-t-il  un  sou- 
venir informe  de  celui  qu'elle  portait  elle-même. 

Une  vieille  porte  où  veillent  les  prosaïques  employés  d'une 
suite  d'octroi  donne  sur  une  longue  rue,  —  la  strada  vella,  —  où 
les  consuls  étrangers  habitent  quelques  demeures  à  physionomie 
chrétienne.  Parallèle  au  rivage,  elle  conduit  à  la  place  principale. 

Des  maisons  blanches,  des  minarets  aigus,  des  cafés  où 
sommeillent  des  hommes  plongés  dans  l'ivresse  extatique  du 
haschicli,  des  baraques  lézardées  entourent  cet  espace  où  errent 
des  Arabes,  où  dormenl  des  chameaux. 

Espèces  de  cigognes  au  bec  monstrueux  et  à  la  tête  chauve,  de 
gros  oiseaux  blancs  et  noirs  s'y  débattent,  comme  mutilés  par  un 
coup  de  fusil.  Leur  corps  semble  velu  ;  leurs  ailes  sont  duvetées 
de  plumes  fines,  floconneuses,  impalpables.  Ce  sont  des  mara- 
bouts... Ils  ont  eu  l'imprudence  de  se  poser  sur  le  sable  et  ils  ne 
peuvent  plus  qu'à  grand'peine  reprendre  leur  essor. 

Sur  cette  place,  une  petite  mosquée  de  S'noussya  élève  sou 
minaret  cylindrique;  Benghazi  est,  en  effet  l'un  des  boulevards 
du   Senoussisme. 

Près  de  là,  s'enfonce,  dans  l'obscurité  odorante  de  ses  voûtes 
poudreuses,  le  Souk-el-Lam  où  se  centralise  tout  le  petit  com- 
merce du  pays.  Le  grand  commerce,  —  celui  que  Benghazi  fait 
avec  la  Méditerranée,  —  se  réduit  à  l'exportation  de  quelques 
ballots  de  laine  brute,  de  quelques  tonneaux  d'épongés,  de 
quelques  quintaux  de  sels,  de  quelques  troupeaux  de  moutons 
qui  vont  à  Malte,  de  quelques  chargements  d'alfa  qui  partent 
pour  l'Angleterre. 

Obscures  et  étroites,  les  ruelles  qui  se  faufilent  dans  la  ville 
sont  encaissées  entre  des  maisons  semblables  à  celles  de  Tripoli, 
percées  de  petites  portes  bariolées  d'arabesques  ou  de  boutiques 
aux  larges  auvents  de  palmes. 

11  sciait  aisé  d'amener  à  Benghazi  l'Oued  Giah  qui  passe  non 
loin  de  ses  murs,  mais  les  Arabes  se  méfient  de  ses  ondes... 
Comme    celles   du    Léthé  dont   ils  ont  oublié    le    nom    mais  dont 


U  DE   TRIPOLI    A   TUNIS. 

la  tradition  semble  avoir,  chez  eux,  gardé  le  souvenir,  elles  font, 
disent-ils,  perdre  la  mémoire  à  tous  ceux  qui  en  "boivent.  Et  il 
n'y  a  pas  d'eau  ici.  Ces  rues  sont  propres,  cependant,  et,  — -  bien 
(pie  la  température  moyenne  de  ses  étés  soit  de  4a°,  —  Benghazi 
est  l'un  des  points  les  plus  sains  des  côtes  barbarescjues. 

C'est  le  chef-lieu  d'un  villayet  particulier  qui  n'appartient  plus 
que  géographiquement  à  la  Tripolitaine  et  qui  est  placé  sous 
l'autorité  d'un  pacha  et  de  cinq  caïmacans.  Sa  population  varie 
entre  six  et  douze  mille  âmes,  y  compris  les  esclaves  dont  le 
trafic  jouit  encore  ici  de  toute  sa  liberté.  Sa  garnison  se  compose 


■  ?* 


BENGH  iZI. 


de  (rois  cents  à  cinq  cents  soldais  turcs  plus  déguenillés  mais 
plus  fiers  que  des  mendiants  de  Castille.  Sa  colonie  euro- 
péenne comprend,  enfin,  quelques  Anglais,  quelques  Grecs,  un 
religieux  observant  qui  dessert  une  petite  église  maltaise,  enfin 
les  religieuses  françaises  qui  ont  établi  dans  ce  pays  infidèle  une 
école  et  une  ambulance. 

Au  delà  de  Benghazi,  Raz-el-Tin  marque  la  limite  entre  la 
Cyrénaïque  et  la  Marmarique,  déserl  qui  appartient  à  l'Egypte  et 
qui  s'étend  jusqu'à  Alexandrie. 


Autour  de  Tripoli,  comme  autour  de  toutes  les  cités  mu- 
sulmanes, flamboie  au  soleil  un  vaste  cimetière  où  pleurent 
quelques  palmiers,   où   se   tordent   quelques  lentisqucs  arbores- 


AUTOUR    DE    TRIPOLI.  i-> 

cents  niais  dont  aucun  mur,  dont  aucune  haie  ne  protège  les 
abords. 

Serrés  les  uns  contre  les  autres,  de  petits  prismes  de  bâtisse 
semblables  à  des  couvercles  de  cercueil  et  dont  un  cippe  indique 
parfois  la  tète,  jonchent,  sans  ordre,  les  pierres  calcinées  de  ce 
champ  dos  morts,  blanc  comme  un  immense  linceul. 

Des  Maures  arrivent  en  troupe.  Secouée,  ballotée,  une  civière 
drapée  de  rouge  roule  et  tangue  sur  leurs  épaules.  Elle  contient 


ISENCIIAZI    :     LA     PLACE. 


un  des   leurs  qui,   son  rôle  joué,   rentre  dans  la  coulisse  et  que 
tous  veulent  porter  en  même  temps. 

Sans  fondation,  simplement  à  plat  sur  le  sol,  les  tumuli 
maçonnés  qui  forment  les  tombeaux  ne  gardent  nullement  contre 
les  profanations  des  bêtes  les  morts  enfouis  à  peine  à  une  coudée 
de  profondeur.  Et,  de  toutes  parts,  — -terriers  hideux,  —  baillent 
les  trous  noirs  que  les  chiens  des  jardins  ont,  la  nuit,  creuses  de 
leurs  griffes  faméliques;  de  toutes  parts,  blanchissent  des 
fémurs  décharnés,  des  crânes  déterrés  et  ronges  par  les  hyènes 
immondes. 


40  l)l<;    TRIPOLI    A    TUNIS. 

Toutes  les  sépultures  ne  sont  pas  ainsi  abandonnées.  Assem- 
blées, par  exemple,  autour  de  l'une  d'elles,  des  femmes  en 
blanchissent  pieusement  les  cailloux;  de  chapelets  de  jasmin,  de 
colliers  de  tubéreuses  dont  l'arôme  pénétrant  se  mêle  à  de 
fades  émanations  cadavériques,  d'autres  enguirlandent  la  porte 
d'un  marabout  enfantin,  dans  lequel,  comme  des  vers  luisants, 
clignotent  les  petites  lampes  qu'elles  y  ont  allumées... 

Un  tronçon  de  colonne  s'élève  quelque  part  dans  cette  plaine 
funéraire...  C'est  là  que  les  zaptiès  conduisent  les  condamnés, 
la  que  le  bourreau  leur  tranche  la  tète  et  que,  selon  l'usage,  il 
boit  une  gorgée  de  leur  sang.  Ce  bloc  de  pierre  désigne  la  place 
où  s'exécutent  les  hautes  œuvres  de  la  justice. 

Et  les  chameaux  grisâtres,  les  ànons  qui  ploient  sous  le  faix, 
les  Arabes  dont  le  vaste  chapeau  bat  les  épaules  de  ses  ailes 
éplorées,  suivent,  indifférents,  la  route  qui  traverse  cette  cité 
des  morts. 

Au  delà  de  la  nécropole  ensoleillée,  —  à  l'ouest,  à  l'est,  au 
midi  de  la  ville  qu'elle  embrasse,  —  se  développe  l'oasis  de 
Mechya,  grand  arc  de  verdure  dont  la  mer  forme  la  corde,  île 
que  la  main  capricieuse  du  hasard  a  jetée  entre  deux  océans, 
—  entre  les  flots  mouvants  de  la  Méditerranée  et  les  flots 
endormis  du  Sahara. 

Etroite  bande  fertile,  longue  de  huit  kilomètres  mais  à  peine 
large  de  deux  ou  de  trois,  cette  oasis  constitue,  à  elle  seule,  pres- 
que tout  le  villayet  de  Tripoli. 

Vaguement  bornée,  au  sud,  par  des  états  nègres;  à  l'est,  par 
l'Egypte;  à  l'ouest,  par  la  Tunisie  et  par  un  coin  de  l'Algérie,  la 
Tripolitaine,  —  où  n'errent  que  des  tribus  fanatiques,  turbulentes, 
peu  connues  des  Turcs  eux-mêmes  ;  où  la  population  ne  se 
groupe  que  dans  quelques  pauvres  oasis  gouvernées  par  de 
pauvres caïmacans,  —  comprend  quatre  divisions  administratives  : 
Tripoli,  au  nord;  le  Fezzan,  au  sud;  Ghradamès,  au  sud-ouesl  ; 
l'Oudjilah,  au  sud-est. 

Criblées  de  six  mille  puits  ordinairement  desséchés,  d'autant 
de  citernes  habituellement  vides,  sillonnées  de  quelques  lits  de 


AUTOUR    LE   TRIPOLI.  47 

rivières  hydrophobes,  ces  provinces  ne  feraient,  à  elles  quatre, 
qu'une  triste  possession  pour  une  puissance  européenne.  Elles 
serviraient  de  bien  peu  à  la  France  qui  n'en  a  cure  ;  elles  ne 
seraient  qu'une  lourde  charge  pour  cette  Italie,  dont,  jalouse  de 
notre  puissance  coloniale,  l'ambition  prématurée  la  convoite 
sourdement. 

Qu'en  ferait,  en  effet,  celle-ci  ?  Un  centre  de  commerce  avec 
l'intérieur?  Un  port  où  aboutiraient  l'alfa  du  Sahara  et  les 
produits  du  Sud  ?  Mais,  alfa  et  plumes,  ivoires  et  pépites, 
Tripoli  n'exporte  pas  pour  plus  de  vingt  millions  de  lianes  par 
an  !  Gela  peut  enrichir  quelques  particuliers;  cela  ne  peut  donner 
lieu  à  des  transactions  dont  bénéficie  une  puissance  entière.  1 1  est, 
d'ailleurs,  probable  que,  —  sous  l'influence  du  clieik  Si-el- 
Mahdi-ben-S'noussi,  l'apôtre  du  panislamisme  africain,  —  les 
caravaniers  oublieraient  le  chemin  de  Tripoli,  comme  ils  ont 
oublié  la  route  de  Laghouat,  comme  ils  oublient  celle  de  Biskra. 
Cette  dernière  oasis  avait  cent  mille  âmes  avant  l'occupation 
française;  à  peine,  maintenant,  en  possède-t-elle  dix  mille. 

Les  voyageurs  du  commerce  musulman  ne  voudraient  plus 
traverser  un  pays  tombé,  comme  ses  voisins,  sous  la  domination 
chrétienne,  sous  l'autorité  d'une  nation  antiesclavagiste  et  ils  se 
porteraient  vers  la  mer  Rouge. 

Les  Italiens  feraient-ils  une  colonie  de  cette  contrée  déshéritée? 
On  ne  colonise  pas  le  désert,  et  les  parties  habitables  de  la 
Tripolitaine  nourrissent  à  peine  ceux  cpii  les  possèdent.  En 
feraient-ils  un  point  stratégique  d'où,  au  besoin,  ils  fermeraient 
le  boulevard  de  la  Méditerranée'.'  La  Sicile  est  bien  loin  et 
Malte  est  au  milieu!  Cette  conquête  ne  serait  pour  nos  voisins 
d'outre-monts  qu'une  coûteuse  satisfaction  d'amour-propre, 
qu'une  compensation  insuffisante  et  puérile  à  la  perte  de  cette 
Tunisie  que  nous  ne  leur  avons  pas  laissé  le  temps  de... 
protéger.  Ils  ne  sont  pas  encore  assez  riches  pour  ajouter  à  leur 
jeune  couronne  l'ornement  onéreux  d'un  fleuron  inutile. 

Pour  nous,  mieux  vaul  conserver  l'amitié  de  Conslantinople 
(pie  la  perdre  en  gagnant  quelques  arpents  de  sables  improductifs. 
Les   Russes  qui,    quoique    vainqueurs,  les  ont.    à  leurs   dépens. 


18 


DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 


jugés  sur  les  champs  de  bataille  ont  vu,  dans  les  Turcs,  des 
soldats  qui  marchent  de  pair  avec  les  plus  braves  d'Europe  et, 
ne    serait-ce  que    par  raison,  un   rapprochement  se  l'ait  entre  le 


THIIMM.  I    :     UNE     RUE     DANS     l\     VII.  [.AGI,     DE     I.  OASl> 


czar  et  le  sultan...  Depuis  longtemps  déjà,  des  liens  d'amitié  se 
sont  noués  entre  Paris  el  Saint-Pétersbourg.  Pourquoi,  de  ces 
sympathies  internationales,  ne  résulterait-il  |>as.  entre  la  Rus- 
sie, la  Turquie  el  la  France,  une  triple  alliance  qui,  au  jour   des 


S»      "         jïïb 


50  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

combats,    vaudrait    bien    celle    de    l'Italie,     de    l'Autriche  et   de 

l'Allemagne  ?... 

Seule  raison  d'être  de  Tripoli,  l'oasis  de  Mechya  est  une 
véritable  forêt  de  palmiers  qui,  les  pieds  dans  l'eau  souterraine 
et  la  tète  au  soleil,  poussent,  par  milliers,  à  deux  ou  trois  mètres 
l'un  de  l'autre  et  confondent,  en  haut,  leurs  panaches  verts  et 
jaunes...  Arbres  d'une  poésie  grandiose,  mais  arbres  inhospi- 
taliers d'où  ne  tombe  presque  aucune  ombre,  dont  aucun  oiseau 
n'égaie  le  rude  et  austère  feuillage! 

Des  routes  courenlets'entre-coupenl  à  travers  ce  bois  africain... 
Tournons  bride  vers  le  sud. 

Construites  en  pisé,  avec  de  la  terre  que,  dans  de  petites 
caisses,  on  a  moulées  en  cubes,  de  hautes  et  épaisses  murailles, 
inclinées  en  talus  et  hérissées  de  cactus  et  d'aloès  bleuâtres, 
bordent  ces  chemins  creux  où  la  poussière  s'entasse,  où  le 
soleil  fait  rage.  Maigres  et  jaunes  comme  des  chacals,  des  chiens 
surgissent,  exaspérés,  sur  la  crête  de  ces  remparts,  aboient 
furieusement  à  notre  tète,  se  terrent  comme  pour  plonger  sur 
nous,  donnent  les  signes  les  plus  frénétiques  d'un  accès  de  rage 
à  effrayer  M.   Pasteur  lui-même. 

Encapuchonnée  dans  son  barracande  laine  blanche  el  chaussée 
de  sandales,  une  matrone  dévoilée  nous  suit  d'un  œil  sinistre 
dans  sa  figure  parcheminée  de  vieux  moine  ascétique. 

—  Raia  !  Roumi !  murmure-t-elle. 

Et,  avec  dégoût,  die  se  détourne,  comme  si  elle  craignait 
d'être  souillée  par  le  frôlement  impur  de  notre  vile  personne... 
Les  femmes  nous  détestent  et  nous  méprisent  ici  plus  que  ne 
lions  détestent  cl  ne  nous  méprisent  les  hommes.  Ce  n'est  pas 
par  elles,  en  effet,  que  nous  arriverons  jamais  à  conquérir 
ceux-ci. 

—  Eils  de  chien  !  grognent,  de  leur  côté,  des  Arabes  qui  passent 
en  balançant  une  hache  au  1er  carré  ou  une  faucille  en  forme  de 
faux. 

El  ce  sont,  a  chaque  pas.  des  obstacles  qui  embarrassenl  notre 
marche...  Couchés  au  lra\  ers  d'une  route,  des  Née-ces  dédaignenl 


AUTOUK    DE    TRIPOLI.  ."il 

de  nous  faire  place.  Se  déranger  pour  un  chrétien  et  pour  un  âne  ! . . . 
Passe  encore  pour  ce  dernier.  Mais  pour  l'infidèle  qui  le  monte? 
Cela  n'en  vaut  pas  la  peine!...  Abandonnées  dans  le  sable  ardent, 
îles  charognes  infâmes  bouchent  un  sentier  que  remplit  la  puan- 
teur de  leur  ventre  tendu...  Attention!  Baissons  la  télé!  11  faut 
passer  sous  Vattouch  d'un  dromadaire,  —  sous  le  palanquin  qui 
se  balance  à  son  roulis  et  qui  porte,  comme  des  reliques,  quel- 
ques femmes  invisibles...  Gare  doue!  Blottissons-nous  dans  une 
embrasure  de  porte!  En  dolman  bleu,  en  toque  d'astrakan,  un 
beau  cavalier  turc  fait  cabrer  son  cheval  et  cingle  de  son  fouet  un 
sous-verge  qui  rue  et  qui  s'ébroue  sous  les  coups. 

Et  ne  songeons  pas  à  marcher!  La  terre  brûle,  comme  brûlent 
les  cendres  autour  du  cratère  du  Vésuve.  Le  pied  fourchu  des 
chameaux  et  le  sabot  des  ânes  peuvent  seuls  supporter  les  ardeurs 
de  ce  sol  incandescent. 

Ces  chemins  divisent  l'oasis  en  jardins  dévorés  par  le  sable 
rouge  que,  pendant  l'automne,  le  sirocco  apporte  du  désert  et 
pourtant  étonnants  de  fraîcheur  et  de  verdure.  Sauf  pendant 
quelques  orages  qui  éclatent  en  mai  et  en  octobre,  c'est  à  peine, 
cependant,  si  Tripoli  voit  pleuvoir  une  fois  en  quatre  années. 
C'esl  vrai,  mais  une  riche  nappe  d'eau  sommeille  sous  celle  partie 
favorisée  de  son  territoire.  Elle  sourd  au  fond  des  puits  d'où, 
au  gémissement  plaintif  des  poulies  d'arrosage,  la  tirent  dis 
bêtes  de  somme  et,  sous  les  palmiers,  pousse  un  amas 
exubérant  et  sauvage  de  pêchers,  de  poiriers,  d'orangers  dont  les 
fruits  contiennent  une  pulpe  sanguine,  d'abricotiers,  de  carou- 
biers au  feuillage  sombre,  de  pruniers,  d'amandiers,  de  grena- 
diers, de  melons,  de  maïs  et  de  sorgho. 

Des  haies  de  palmes  sèches  ceignent,  au  milieu  de  ces  arbres 
et  de  ces  plantes,  de  curieuses  réunions  de  tentes  qui  s'affaissent 
lamentablement  sur  le  sol,  de  gourbis  sans  formes  arrêtées,  de 
buttes  soudaniennes  dont  les  dattiers  ont  fourni  tous  les  maté- 
riaux :  leurs  stipes  pour  la  charpente,  leurs  fibres  pour  les  liens, 
les  tiges  et  les  spathes  de  leurs  régimes  pour  le  remplissage  des 
parois,  leurs  feuilles  pour  les  toitures. 

(  )n  dirait  des  copies  de  ce  triste  coin  du  Jardin  d'acclimatation 


52  DK    TRIPOLI    A    TUNIS. 

où,  pour  l'ébahissemenl  îles  lions  bourgeois,  on  emprisonne,  — 
entre  les  otaries  et  les  girafes,  —  des  tribus  plus  ou  moins  sau- 
vages, des  êtres  humains  enlaidis  à  plaisir,  à  plaisir  mis  au  ni- 
veau des  hètes. 

Comme  des  sauvages  livrés  à  eux-mêmes,  vivent  dans  ces  habi- 
tations, —  avec  leurs  négrillons  et  leurs  négresses,  —  des  noirs 
•émancipés,  des  esclaves  auxquels  des  maîtres  maladroitement 
généreux  ont,  —  déplorable  service  !  —  rendu  une  liberté  dont 
ils  ne  savent  que  faire.  Demeurés  â  moitié  musulmans,  revenus  à 
moitié  aux  pratiques  superstitieuses  de  leur  idolâtrie,  ils  errent 
ou  se  vautrent  par  là,  aux  trois  quarts  nus,  la  poitrine  et  le 
cou  constellés  de  gris-gris  qui  les  préservent  de  la  fièvre,  de 
la  piqûre  des  serpents,  du  venin  des  scorpions,  de  la  morsure 
des  bêtes,  de  toutes  les  catastrophes  qui  menacent  leur  triste 
humanité. 

Dans  certaines  de  leurs  cabanes,  plus  enfumées,  plus  empestées, 
plus  repoussantes  encore  que  les  autres,  se  tapissent  de  vieilles 
sorcières  qui  vendent  des  breuvages  de  mort  et  des  philtres 
d'amour,  des  femmes  médecins  <|iii  brûlent  des  papiers  où  sont 
tracés  des  mots  cabalistiques  et  qui  en  l'ont  boire  les  cendres  aux 
patients  qu'on  leur  amène,  des  pythonisses  enivrées  des  vapeurs  de 
benjoin. 

Ailleurs,  des  dômes  de  marabouts  blanchissent  dans  les  palmes; 
des  minarets  pointent  dans  la  verdure;  de  petites  mosquées  aux 
multiples  coupoles  y  élèvent,  au  milieu  des  cactus,  leurs  épaisses 
murailles  que  percent  des  meurtrières,  (pie  soutiennent  des  con- 
treforts. 

De  loin  en  loin  s'ouvre  une  boutique  où  se  vendent  des  dalles 
dont  on  a  enlevé  les  noyaux  et  (pie,  sur  des  claies,  on  a  fait  sécher 
au  soleil  en  pains  jaunâtres  et  visqueux,  où  des  cœurs  de  pal- 
miers se  débitent  par  tranches. 

Espèce  de  trognon  de  chou  qui  pèse  de  cinq  à  dix  kilogrammes, 
le  cœur  du  palmier  est  la  partie  de  son  tronc  d'où  sortent  les 
régimes,  (.'est  quelque  chose  comme  un  ananas  fibreux  dont  la 
périphérie  esl  verdâtre,  dont  le  centre  est  blanc,  veine  d'orangé. 
Et,  comme  certains  fruits  des  tropiques,   cela   exhale  une   forte 


AUTOl'K    DE    TRIPOLI.  53 

odeur  résineuse,  cela  a,  en  même  temps,  le  goût  de  la  dalle  el 
celui  de  Camande  fraîche. 

Quelques  officiers  se  reposent  dans  de  bien  modestes  cafés  où 
trois  Juifs  font  une  musique  endiablée,  où  se  déhanchent  deux 
danseuses.  A  l'ombre  de  celte  chénopodiacée  péruvienne  que  les 
savants  appellent  le  Boussingaultia  baselloides  et  que  les  igno- 
rants désignent  sous  le  nom  autrement  descriptif  de  ponune  de 
terre  grimpante,  des  soldats  promènent  des  cailloux  blancs  et  noirs 


>sê£&s^. 


T  B I  PO  L I    :     UNE     M  O  S  Q  l  É  E     11  A  \  S     L  O  A  SI  S 


dans  les  cases  d'un  échiquier  qu'ils  ont  trace  sur  le  sable.  Non 
loin  d'eux  s'élèvent  de  grandes  bâtisses  autour  desquelles  des  clai- 
rons sonnent  des  airs  arabes  et  qui  sont  des  quartiers  de  cavalerie. 
A  travers  de  véritables  murailles,  des  portes  aux  battants  déla- 
brés s'ouvrent  quelquefois  sur  de  vastes  et  tristes  jardins.  Bordes 
de  ruisseaux  ou  de  petits  canaux  de  pierre,  des  sentiers  irrégu- 
liers s'y  insinuent  dans  un  fouillis  confus  d'arbres  et  d'arbustes 
aux  fleurs  odorantes.  Des  rosiers,  des  jasmins  et  des  chèvre- 
feuilles y  tapissent  des  kiosques  bardes  de  faïence  verdâtre... 
C'est  là  que  les  riches  Tripolitains  envoient  leurs  épouses  varier 
les  ennuis  du  harem. 


•Vt  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

11  y  ;i  de  tout  dans  cet  oasis  :  îles  hameaux  de  .Nègres,  des  masures 
d'Arabes,  «les  maisons  de  Turcs.  Les  Juifs  y  possèdent  le  village 
d'Hamrous;  des  missionnaires  français  y  ont  même  un  établisse- 
ment. C'est  comme  une  collection  d'anthropologie;  c'est  comme 
le  musée  ethnographique  du  Trocadéro  mis  en  vie  et  en  action. 

*  Dans  certains  enclos  languissent  des  autruches  captives.  Comme 
on  le  fait  au  Cap,  comme  on  a  voulu  le  faire  à  Biskra,  on  essaye 
de  cultiver  ici  ces  malheureux  volatiles,  de  les  l'aire  couver,  —  car, 
contrairement  aux  croyances  vulgaires,  ils  couvent,  comme  de 
giandes  poules  qu'ils  sont,  —  de  mettre  enfin  en  coupe  réglée 
leur  plumage  qu'on  récolte  un  peu  avant  l'époque  de  la  mue. 

Idée  malheureuse!  Quel  serviceaura-t-on  rendu  à  la  société  le  jour 
où,  à  vil  prix,  on  lui  donnera  les  objets  de  toilette,  les  ornements 
inutiles  dont  la  rareté  fait  l'unique  valeur?...  Qu'un  inventeur 
transforme  le  charbon  en  diamant  !  Le  diamant  ne  sera  plus  qu'un 
caillou  aussi  méprisé  qu'un  fond  de  verre.  Qu'en  or  un  alchimiste 
transmute  le  plomb  ou  le  fer!  L'orne  sera  plus  qu'un  vil  métal... 
comme  l'appellent  déjà  les  poètes  qui  voudraient  bien  vivre  dans 
son  intimité.  Que  les  éleveurs  de  Tripoli  ou  d'ailleurs  nous  livrent 
des  plumes  d'autruches  qui  ne  coûteront  pas  plus  cher  que 
des  queues  de  coqs!  Dépréciées  elles  ne  feront  plus  (pie  des 
plumeaux  pour  les  valets  de  chambre  ou  des  panaches  pour  les 
bersaglieri...  Que  les  machines  ruinent,  en  Europe,  certaines 
industries  de  luxe  ;  qu'elles  diminuent,  au  moins,  le  nombre  des 
ouvriers  qui  y  perdent  un  temps  précieux  pour  tous,  c'est  bien! 
Elles  rendent  des  liras  à  celle  Vénus  de  Milo  qu'on  appelle  l'agri- 
culture; elles  renvoient  des  travailleurs  à  la  terre,  la  grande,  l'in- 
dispensable nourrice.  Mais,  quand  on  ne  voudra  plus  de  leur 
butin,  que  feront  ceux  qui  vivent  de  la  chasse  à  l'autruche  ?  A  quel 
labeur  utile  se  livreront-ils  dans  la  stérilité  de  leurs  déserts? 
A  quel  négoce  demanderont-ils  l'existence?  Ils  ne  travailleront 
pas,  et,  chez  eux,  la  misère  envenimera  encore  la  haine  d'une 
civilisation  qu'ils  maudissent  déjà  et  qui  leur  aura  pris  leur  gagne- 
pain...  Qu'on  Laisse  donc  les  autruches  au  Sahara  et  leurs  dépouillés 
aux  caravanes  ! 


AUTOUR    DE    TRIPOLI.  oo 

Les  palmiers  font  place  à  des  bois  d'oliviers  dont  les  troncs 
verruqueux  se  tordent  dans  des  champs  d'alfa.  Extraordinaires 
ici,  les  éclats  cuivrés  d'une  fanfare  guerrière  éclatent  à  notre 
oreille...  Une  musique  de  cavalerie  turque  répète  la  marche  du 
sultan. 

Quelques  pas  encore  et  les  arbres  cessent.  Sur  leur  lisière  se 
sont  établis  des  Zlass  et  des  Oughermmas  de  Tunisie,  fractions 
des  tribus  dissidentes  qui  n'ont  pas  voulu  reconnaître  notre  inter- 
vention dans  les  affaires  de  leur  pays  et  qui  ne  veulent  pas  deman- 
der au  beyVaman,  — le  pardon, —  de  leur  révolte.  Leur  nombre 
diminue  chaque  jour.  Ils  comprennent,  peu  à  peu,  que  la  réalité 
de  notre  protectorat  vaut  encore  mieux  que  la  protection  plato- 
nique des  Turcs  et,  les  uns  après  les  autres,  ils  regagnent  les 
landes  natales,  autour  de  Kaïrouan  ou  de  Gabès. 

Près  d'eux  s'est  établi  un  camp  de  nomades...  Des  tentes  aux 
larges  bandes  brunâtres  s'écrasent  dans  le  sable  chaud  ;des  loyers 
font,  tout  droit,  monter  vers  le  ciel  la  mince  colonne  de  leur 
fumée  bleuâtre;  des  chameaux  claudicants  vont  et  viennent  dans 
la  poussière  ;  des  chevaux  piaffent,  ruent,  mordillent  les  entraxes 
qui  les  retiennent  au  sol. 

Des  femmes  que  la  curiosité  attire  apparaissent  sur  la  porte  des 
tentes.  Un  simple  barracan  qu'agrafe  sur  leur  épaule  une 
cheville  de  bois  les  drape  dans  ses  plis  négligemment  ajustés... 
Mais,  par  Mahomet!  les  étranges  créatures!...  Leur  cheve- 
lure est  partagée  en  petites  tresses  qui,  coupées  à  la  chien 
sur  leur  iront  qu'elles  cachent,  tombent  en  frange  épaisse 
jusqu'à  leurs  sourcils  amincis  par  le  rasoir  en  une  ligne  étroite 
et  peints  d'un  noir  foncé;  des  ornements  de  verre  et  de  fer-blanc, 
des  grains  de  porcelaine,  des  vertèbres  de  queues  de  gazelles, 
des  morceaux  île  corail  parent  leur  tête;  comme  les  Indiennes  de 
Ceylan,  quelques-unes  ont  serti  des  pierreries  dans  les  trous  dont 
ou  a  percé  leurs  joues  el  leurs  oreilles...  In  burnous,  une  chemise 
bleue,  une  ceinture  sur  laquelle  est  tracé  un  verset  du  {Coran  for- 
ment le  costume  des  hommes  les  plus  notables.  Les  autres  n'ont, 
comme  les  femmes,  qu'une  pièce  d'étoffe  dont  ils  se  couvrent  ainsi 
•  pie  les  Romains  se  couvraient  de  leur  toge.  II  en  est  qui  n'ont 


50 


T1UPOI.I    A    TUNIS. 


rien  du  tout.  Leur  cheval  est  malade  et,  plus  généreux  que  saint 
Martin  qui  ne  donnait  que  la  moitié  du  sien,  ils  ont  jeté  sur  sa 
croupe  le  manteau  dont  ils  se  passent  avec  une  sérénité  adamique. 
Venus  du  Sud  vers  la  fin  d'avril,  ils  ont  semé  leur  blé  autour 
de  Tripoli.  Quatre  ou  cinq  mois  suffisent  ici  à  l'évolution  com- 
plète    des  céréales   et,    tranquillement,    sans   faire   autre  chose, 

—  les  profonds  phi- 
losophes !  —  ils  re- 
gardent pousser  les 
leurs.  Quand  elles  se- 
ront mûres,  ils  les 
moissonneront,  ils 
iront  les  enfermer 
dans  les  ksour  des 
monts  Ghàrian  et  on 
ne  les  reverra  plus 
qu'au  printemps  pro- 
chain. 

Au  delà  de  leurs 
tentes,  court,  de  l'est 
à  l'ouest,  une  bar- 
rière de  petites  dunes 
jaunes  que  quelques 
plantes  épineuses  li- 
vrent, comme  une 
peau  de  panthère,  de 
leurs  touffes  desséchées.  Gravissons  l'une  d'elles...  Plus  rien! 
Plus  rien  qu'une  immensité  rouge,  plus  rien  qu'une  mer  de 
sable  qui,  figée  dans  un  morne  sommeil,  déroule  jusqu'au  sud  les 
ondulations  pétrifiées  de  sa  nappe  éblouissante!...  l'as  un  oiseau 
dans  l'air  que  le  soleil  remplit  de  son  aveuglante  lumière!  Pas  un 
arbre,  pas  \\\\c  herbe  dans  la  solitude  silencieuse  où  lèvent  passe 
sans  bruit!  Pas  un  nuage  qui  promène  son  ombre  dans  le  vide 
infini!...  Grandiose  dans  la  profondeur  de  son  inconnu,  imposant 
el  terrible  dans  sa  majesté  muette,  c'esl  le  désert!...  Et,  là-bas,  à 
l'horizon  brûlant  où,  en  vagues  de  mirage,  ondulent  et  vibrent 


i  \    m  en. 


AUTOUR    DE   TRIPOLI.  57 

des  flamboiements  mystérieux,  la  main  d'Allah  semble,  en  carac- 
tères de  flammes,  avoir,  pour  nous  EuropéenSj  tracé  ces  mois 
pleins  de  colère  ei  de  menaces  :  «   Wec  jilus  ultra  !,..  » 

Le  jour  baisse...  A  l'occident,  le  soleil  élargi  s'enfonce  lente- 
ment clans  les  sables  et,  sur  le  ciel  rouge,  les  palmiers  sont  noirs... 

Tournons  au  nord.  De  curieux  passagers  vont,  avec  nous,  faire 
la  première  étape  de  notre  voyage  :  Arabes  roulés  dans  leur 
burnous;    Nègres    qui   égayent  l'équipage    de    leurs    bouffonne- 


01  M-ES-SOl  k. 


ries  simiesques  ;  Juifs  qui,  sur  leurs  doigts  crochus,  suppu- 
tent déjà  ce  cpie  va  rapporter  la  tournée  qu'ils  entreprennent; 
Turcs  du  meilleur  inonde  qui,  de  suite,  ont  élu  domicile  en  un  coin 
du  pont.  Ceux-ci  y  ont  étalé  des  tapis  ;  ils  s'y  sont,  les  pieds  nus, 
accroupis  au  milieu  de  leurs  alcarazas,  de  leurs  pastèques  entr'ou- 
vertes,  de  leurs  bananes  et  de  leurs  narghilés  et,  —  sans  adresser 
la  parole,  sans  répondre  à  personne,  —  ils  demeureront  là,  ils  y 
mangeront,  ils  y  dormiront  jusqu'à  ce  que  le  paquebot  les  dépose 
à  Tunis,   ii  Malte  ou  à  .Marseille. 

Notre   Indice  tourne  et    bourdonne  depuis  un  quart  d'heure  à 
peine...  Tripoli  a  déjà  sombré. 

8 


58  DE   TRIPOLI    A    TUNIS. 

Ce  château  dont  les  ruines  s'écroulent  là-bas,  sur  un  îlot,  au 
bout  d'un  petit  cap,  c'est  Bordj-el-Biban,  —  le  fort  de  la  Porte. 
Jl  marque  la  frontière  occidentale  de  Tripoli...  Nous  entrons 
dans  les  eaux  tunisiennes. 

A  partir  de  ce  point  limitrophe  la  côte  remonte  à  peu  près 
directement  vers  le  nord,  jusqu'au  cap  Bon.  Elle  s'infléchit  alors 
a  angle  droit  pour  courir  de  l'est  à  l'ouest,  décrit  une  courbe 
dont  la  concavité  forme  le  golfe  de  Tunis  et  prend  enfin  la 
direction  générale  de  la  côte  algérienne  qui  la  continue  vers 
le  couchant. 

Une  chaîne  de  montagnes  qui  descend  du  nord-est  au  sud- 
ouest  forme  la  crête,  — ■  l'arête  médiane,  —  de  la  Tunisie  et  la 
divise  en  deux  bassins  :  le  bassin  nord-ouest  qu'arrose  la 
Medjerda  et  le  bassin  sud-est  que  n'arrose  rien  et  qui  constitue 
le  Sahel  tunisien.  Ce  Sahel  n'est,  à  partir  de  Sl'ax,  qu'un  vaste 
désert  parsemé  d'oasis  et  de  villages  maritimes  qui,  comme  Zarzis 
et  Gabès,  ne  sont  eux-mêmes  que  des  oasis  littorales. 

La  chaîne  des  collines  tunisiennes  se  courbe  vers  l'ouest,  au 
sortir  de  la  Régence,  et  pénètre  en  Algérie  où,  dans  la  province 
de  Gonstantine,  elle  se  bifurque  en  deux  branches  qui,  bordant 
les  hauts  plateaux,  courent  parallèlement  l'un  à  l'autre  jusqu'aux 
rivages  marocains  de  l'Atlantique.  Elle  forme  ainsi  la  double 
chaîne  de  ces  monts  Atlas  qui  semblent  compléter,  au  sud,  le 
grand  cercle  dont  les  Apennins  et  les  Alpes,  les  Sierras 
ibériques  et  les  Pyrénées  constituent  la  moitié  septentrionale... 
Autour  d'une  partie  de  la  Méditerranée,  ce  cercle  de  mon- 
tagnes enferme,  comme  dans  un  cirque  colossal,  les  côtes  occi- 
dentales de  l'Italie,  les  côtes  méridionales  de  la  France,  les 
côtes  orientales  de  l'Espagne,  enfin  les  côtes  septentrionales  de 
l'Afrique... 

Il  v  a  quatorze  heures  que  nous  avons  quitté  la  rade  de  Tripoli. 
C'esl  le  matin  et,  sur  une  mer  de  nacre,  nous  stoppons  en  vue 
d'une  ligne  de  palmiers,  vaporeuse  et  lointaine. 

Près  de  nous  flotte  le  vieux  ponton  auquel,  avant  de  continuer 
sa  route,  le  paquebot  confie,  les  jours  de  mauvais  temps,  ceux  de 


AUTOUR    DE    TRIPOLI.  59 

ses  passagers  qui  descendent  ici...  Et  les  infortunés  \  attendent 
que  le  calme  leur  permette  de  gagner  la  côte. 

Notre  arrivée  a  été  signaler.  Digne  des  vieux  pirates,  une 
embarcation  nous  arrive,  toutes  voiles  dehors.  Elle  nous  apporte 
un  Arabe  magnifique  dans  sa  djoubba  brodée  et  dans  ses  riches 
burnous.  C'est  un  Tunisien  d'origine  algérienne,  Si-Amôr-ben- 
Brahim,  le  premier  du  pays,  celui  qui  y  fait  tout,  qui  y  est  tout, 
qui  y  commande  à  chacun,  qui,  lors  du  \\  juillet,  pousse  son 
amour  pour  nous  jusqu'à  organiser  des  fêtes  indigènes  compli- 
quées d'illuminations  cl  de  mâts  de  cocagne.  Bien  avant  le 
protectorat,  son  père  était  déjà  ici  vice-consul  de  France. 

Nous  sommes  devant  Djerbah,  devant  File  où,  raconte  le  vieil 
Homère.  Ulysse  faillit  laisser  les  compagnons  de  ses  aventures... 
Qu'était  donc  ce  lotos  extraordinaire  dont  les  délices  leur  tai- 
saient ainsi  oublier  l'Archipel,  Ithaque  et  leurs  épouses  aux 
belles  chaussures?  On  ne  sait.  La  graine  en  est  perdue...  à 
moins  que  ce  ne  soit  le  jujubier,  —  comme  permet  de  le  sup- 
poser la  description  qu'en  fait  Polybe,  —  ou  la  vulgaire  caroube, 
—  comme  l'insinuent  timidement  quelques  érudits  aux  abois... 
Caroube  ou  jujube,  il  n'y  avait  pas  de  quoi  alfoler  ainsi,  même 
des  matelots  à  jeun  depuis  longtemps.  Ce  fruit  enivrant  ne  serait- 
il  pas,  tout  simplement,  une  de  ces  friandises  imaginaires  et 
symboliques  confectionnées  par  le  cerveau  des  poètes,  comme 
ce  nectar  et  cette  ambroisie  dont  —  et  pour  cause  —  liquoristes 
et    pâtissiers    ont  toujours   ignoré   la  céleste  recette? 

Ces  petites  maisons  blanches  qui  se  mirent  dans  les  eaux 
calmes,  ces  constructions  en  voûtes  demi-cylindriques,  presque 
sans  fenêtres  et  pareilles  à  nos  chapelles  de  campagne,  sont  les 
immeubles  d'Oum-es-Souk,  la  capitale,  le  seul  village  de  Djerbah. 
Là  se  tient  le  marché. 

Ailleurs  les  demeures  sont  éparpillées  dans  les  enclos  qui 
divisent  l'île  en  une  foule  de  petites  propriétés  particulières, 
Celles  des  Juifs  se  réunissent  en  deux  groupes  :  hara  k'bira  et 
//(ira  s' rira.  —  la  grande  et  la  petite  hara. 

l'eu  éloignée  de  la  côte  dont  elle  n'est  séparée  que  par  le 
canal   d'El-Kantara  facile  à  traverser  à  gué,  celle  terre  plate  est 


lit)  DE    TRIPOLI    A    TUNIS- 

habitée  par  dos  gens  de  race  berbère,  par  des  mangeurs  de 
choses  immondes  qui,  dil-on,  se  nourrissent  de  chiens.  Ghiaïtes, 
—  sectaires  hétérodoxes  d'Ali,  gendre  de  Mahomet,  —  ils  n'en 
sont,  —  ou,  plutôt,  ils  n'en  étaient  —  pas  moins  des  fanatiques 
du  plus  bel  orient,  Vers  i85o  s'amoncelaient  encore  chez  eux,  en 
pyramide  blanchie,  les  crânes  des  Espagnols  que,  après  la  san- 
glante défaite  du  duc  de  Medina-Celi,  avaient,  trois  siècles  avant, 
l'ait  décapiter  Dragut  le  Sanguinaire,  Piali-pacha  et  leur  compa- 
gnon le  féroce  renégat  italien  Oulouch-Ali. 

Le  bordj-rious,  comme  on  appelait  ce  monument  macabre,  avait 
cinq  mètres  de  hauteur  sur  trois  mètres  de  côté.  Cela  n'a  l'air  de 
rien,  n'est-ce  pas.'...  Eh  bien,  comptez  à  peu  près  et  vous  verrez 
que,  pour  l'édifier,  il  n'avait  pas  fallu  moins  de  cinq  ou  six  mille 
tètes. 

Aucune  rivière  ne  parcourt  Djerbah  mais  une  nappe  d'eau 
inépuisable  s'étend  sous  son  sol  sablonneux.  Elle  est,  grâce  a 
cette  humidité,  d'une  fécondité  étonnante  et  ses  habitants  vivent 
largement  des  produits  de  leurs  jardins  et  de  leurs  vergers,  des 
fruits  de  leurs  vignes,  de  l'huile  de  leurs  oliviers  énormes,  de  la 
vente  de  leurs  chameaux  qui  jouissent  d'une  réputation  univer- 
selle... dans  le  sud  tunisien.  Industriels  et  laborieux,  ils  se 
livrent,  en  outre,  à  la  fabrication  d'étoffes  renommées,  de  haïks 
diaphanes,  de  couvertures  célèbres  sous  le  nom  de  djerbis,  de 
bandes  de  lentes,  de  cotonnades  rouges  ou  bleues,  de  burnous 
inusables,  de  tissus  lamés  de  soie,  tramés  de  laine  et  d'or.  Leurs 
potiers  fabriquent  des  jarres  et  des  gargoulettes  incomparables; 
leurs  maiins.  enfin,  s'enrichissent  relativement  du  produit  île 
leur  pèche. 

Les  coquillages,  —  que  d'ailleurs  les  Arabes  méprisent  en 
bloc  —  fourmillent  sur  leurs  côtes;  les  murer  dont,  à  l'époque 
romaine,  ils  tiraient  celle  pourpre  qui  se  vendait  au  poids  de  l'or 
et  qui  avait  illustré  leurs  teintureries,  foisonnent  dans  leurs 
roches;  les  lorlues  de  nier  dont  les  matelots  exil  aient  une  huile 
infecte  mais  qu'ils  regardent  comme  un  vulnéraire  merveilleux, 
flottent  par  bandes  sur  leurs  vagues;  les  poissons  abondent  dans 
leurs  parages. ..  A  travers  des  bancs  innombrables  d'aiguilles  au 


AUTOUR    DE    TIUPOL1. 


i,l 


long  bec,  les  loups  cl  les  dorades  passent  comme  des  fusées 
d'argent  autour  do  notre  coque;  en  une  heure,  nos  hommes 
prennent  tant  de  pageaux  qu'ils  en  mangeront  pendant  deux 
jours,  qu'ils  en  saleront  îles  barils,  qu'ils  en  rejetteront  des  paniers 
entiers;  en  quatre  coups  de  boulent  in ,  l'un  de  nous  réalise  la 
plus  pantagruélique  des  bouillabaisses;  quelques  sous  aux 
bateliers  qui  nous  assiègent  el,  sans  autre  amorce,  nous  hissons 
nous-môme  les  sars  les  plus  larges,  les  méros  les  plus  plantu- 
reux, les  rascasses  les  plus  monstrueuses. 


III 

GABÈS    ET    LES    TROGLODYTES 

LA    PLAGE.    —   OUED- GABÈS.  —  MER   INTÉRIEURE.    GABÈS.    — ■  JOYEUX. 

OASIS.    DJARRA.    TEMPERATURE.     CHOTT-EL-DJERID.     

ARABAS.    —    KETENA.     —    MARETH.    MATMATA.    —   KSOUR.    K.SAR- 

MÉDÉNINE.    —    TATAHOUINE.    —   DOUIRET.    —    TROGLODYTES. 

Une  traversée  de  quatre  heures  nous  conduit  de  Djerbah  à 
Gabès...  Nous  sommes  loin,  très  loin  de  la  côte.  Elle  n'est,  vers 
l'ouest,  qu'une  longue  ligne  rose  frangée,  par  la  mer,  de  cristal 
el  d'argent. 

Le  soleil  se  lève  et  nous  commençons  la  véritable  traversée  qui, 
en  embarcation,  doit  nous  conduire  à  terre.  Aucun  point,  aucun 
port  de  la  côte  tunisienne  n'est  accessible  sans  une  partie  de 
canotage  qui  n'est  pas  toujours  exemple  de  péril. 

Poussés  vers  le  large  par  l'Oued-Gabès  <pii  ne  veut  pas  leur 
permettre  d'obstruer  son  cours,  repoussés  vers  la  terre  par  la 
Méditerranée  qui  ne  veul  pas  tolérer  l'encombrement  de  son  lit, 
les  sables  ballotés  s'amoncellent  en  un  long  repli  submergé  à 
quelque  distance  du  rivage.  Ils  formenl  ainsi  un  bas-fond,  une 
sorte  de  récif  sous-marin,  —  une  barre  —  où,  furieuses  de 
l'obstacle  opposé  à  leur  marche,  se  brisent,  avec  tumulte,  les  lames 
accourues  de  la  grande  mer.  El  cela  constitue  dans  la  rade  de 
Gabès.  l'une  des  plus  mauvaises  de  la  Tunisie,  un  danger  presque 
perpétuel... 

La  barre  est  franchie...    Vers    le  nord,  verdoyante  d'alfa,    se 


(.Ai;  l  :  S    ET    LES    TROGLODYTES.  6.'! 

déroule  la  grève  qui  sépare  la  mer  d'une  oasis  sur  laquelle,  molle- 
ment, ondulent  les  (laitiers;  vers  le  sud,  c'esl  le  désert,  semé  de 
bouquets  de  palmiers  qui  balisent  la  place  de  certaines  oasis 
secondaires,  flottant  sur  des  vagues  de  sable.  Au  milieu,  en  face 
de  nous,  des  mâts  de  felouques  balancent  leurs  antennes  au- 
dessus  de  quelques  hangars  et  de  quelques  maisonnettes 
Manches. 

Nous  accostons...  Une  vaste  plage  vide,  aveuglante  de  soleil; 
une  longue  estacade;  une  sorte  de  café  de  bois  qui,  perché  sui- 
des pilotis,  plane  au-dessus  des  lames  :  c'est  le  port  avec  ses 
dépendances,  le  premier  port  du  Djérid! 

Charriés  jusque-là  par  un  de  ces  petits  chemins  de  fer  qui 
roulent  autour  des  usines  et  des  carrières,  des  ballots  d'alfa 
attendent,  sur  le  rivage,  les  navires  qui  les  transporteront  en 
Europe...  Comme  à  Tripoli,  cette  graminée  pousse  partout  dans 
cette  région  déshéritée  et  constitue  encore  pour  elle  la  maigre 
mais  principale  source1  de  ses  revenus. 

Des  enfants  nus  se  battent  sur  le  sable  chaud.  Disposées  en 
carrés,  des  palissades  de  palmes  y  forment  comme  des  cabanes 
sans  toits  et,  à  l'illusion  de  leur  ombre  imaginaire,  dorment  des 
travailleurs  arabes,  fatigues  avant  d'avoir  rien  fait...  En  voici, 
cependant,  qui  mettent  en  œuvre  les  tiges  longues  et  rudes  de 
l'alfa  entassé  autour  d'eux.  Ils  en  tressent  des  cordes,  ils  en 
trament  des  lilets  grossiers  destinés  à  revêtir  les  balles  dont  on 
chargera  les  dromadaires,  ils  en  tissent  des  bandes  larges  comme 
la  main...  N'approchons  pas!  De  leur  ouvrage  jaillissent  des  jets 
d'acier  qui  menacent  nos  jambes...  Ce  sont,  longues  comme  des 
sabres,  les  aiguilles  colossales  avec  lesquelles,  —  pour  en  faire 
des  nattes,  des  confies,  des  hottes,  des  escourtins  à  presser  les 
olives,  — ■  ils  cousent  l'une  à  l'autre  ces  bandes  juxtaposées. 

Près  de   l'estacade,  —  phénomène  qui  confond  clans  ce   pays 
altéré,  —   débouche  un   torrent   dont   les   eaux  bondissent,  sein 
tilleul  .et   chantent    gaiement   sur  des  galets    polis...    Hélas!    Ce 
liquide    trompeur    est   plus    amer    que    celui   de    l'Océan.   C'est 
l'<  )ue,|  Gabès. 


(il 


DE    THIPOLI    A    TUNIS. 


Il  sort  du  Djebel-el-Halouy  et,  fécondant  les  sables,  il  crée 
l'oasis  qui  verdoie  dans  le  nord-ouest...  Mais  jamais  il  n'a  eu  à 
être  navigable  d'autres  prétentions  que  celle  dont  l'avait  gonflé 
le  colonel  Roudaire. 

C'est,  en  effet,  entre  son  cours  et  celui  de  l'Oued-Melàh,  à 
douze  kilomètres  vers  le  nord,  que  l'excellent  homme  hésitait 
pour  en  faire  le  canal  qui,  de  la  Méditerranée,  devait  conduire 
les  navires  jusqu'au  cœur  de  l'Afrique. 

Hérodote  dans  ses  Voyages,  Scylax  dans  son  Périple,  Strabon 
dans  sa  Description  du  Monde,  nous  ne  savons  encore  quels 
autres    géographes  indécis,  —  mêlant   les    mythes    à  la  réalité, 


la  tradition  à  l'observation  directe,  —  parlent,  sans  en  préciser  la 
place,  d'un  immense  lac  qu'ils  appellent  la  Tritonide. 

Tout  ce  qu'on  sait  de  cette  antique  dépendance  de  l'humide 
royaume  des  Tritons,  —  de  cette  eau,  que,  depuis  des  temps 
presque  fabuleux,  le  soleil  a  bue  jusqu'à  la  dernière  goutte,  — 
c'est  qu'elle  dormait...  quelque  part  dans  le  Sahara.  M.  Roudaire 
a  cru  en  retrouver  le  fond  sous  les  vastes  nappes  de  sel  du 
Chott-el-Djerid  et  du  Ghott-Melghrir  qui  l'avoisine.  El  il  a  voulu 
y  faire  revenir  les  flots  de  la  Petite-Syrte,  en  refaire  une  mer 
intérieure. 

Son  projet  est  tombé  dans  l'eau...  ou  plutôt  n'y  tombera  jamais. 
Il    croyait    ces  deux  chtOUt    au-dessous  du    niveau   delà  mer.    Des 

mensurations    postérieures  ont  prouvé  que,   si    celle  hypothèse 


GABÈS    ET    LES    TROGLODYTES. 


60 


est  juste  pour  le  Chott-Melghrir,  le  Chott-el-]  >jerid,  qui  se  trouve 
entre  lui  et  le  rivage,  est,  au  contraire,  à  vingt  mètres  au-dessus 
delà  Méditerranée...  Il  faudrait,  pour  atteindre  le  premier,  creu- 
ser dans  la  vase  mouvante  du  second,  un  canal  de  près  de  deux 
cents  kilomètres  ! 

Quels  seraient  les  fruits  de  ce  travail  gigantesque?  La  fertili- 
sation problématique  d'une  région  qui  demeurerait  peut-être  aussi 
stérile  que  le  rivage  de  la  Tripolitaine?  La  production  supposée 


OtEU-CAlli; 


de  pluies  qui  ne  tomberaient  peut-être  pas  plus  ici  que  sur  les 
entes  du  golfe  Arabique?  La  création,  au  sud  de  Biskra,  d'une 
mer  qui  ne  serait,  peut-être,  qu'une  mer  morte  entre  des  rives 
mortes?...  Un  résultat  si  piètre  compenserait-il  les  dépenses 
énormes  qu'entraînerait  la  folie  d'une  pareille  tentative?... 


Deux  voilures  de  place,  deux  vieux  phaétons  disloqués  venus, 
on  ne  sait-  d'où  ni  comment,  finir  dans  le  désert  les  misères  d  une 
existence  aventureuse,  nous  attendent  au  débarcadère...  Pre- 
nons-en un. 

9 


66  DK    TRIPOLI     A    TUNIS. 

Debout  sur  sou  siège,  le  cocher  arabe  pousse,  du  fond  de  la 
gorge,  les  cris  les  plus  discordants  de  sa  langue  rocailleuse. 
A  coups  redoublés,  son  fouet  cingle  les  flancs  haletants  de  sa 
maigre  haridelle.  La  pauvre  bête  souffle,  tire  à  casser  les  traits. 
La  machine  fait  quelques  tours  de  roue,  cède  sous  le  poids,  s'en- 
fonce dans  le  sable  et  demeure  paralysée...  Nous  ne  sommes  pas 
heureux  avec  les  véhicules  africains  !  Allons  à  pied.  Deux  ou 
trois  cents  mètres  nous  séparent  seuls  de  la  ville  française. 

La  ville  !  Quelle  ronflante  hyperbole  !  Une  très  large  rue, 
inondée  de  soleil,  ruisselante  de  sables  mouvants,  bordée  de 
misérables  baraques  en  planches...  Et  c'est  tout!  Louches  et 
malpropres,  de  tristes  spécimens  de  ces  commerçants  interlopes 
qui  sont  le  fléau  de  toute  colonie  nouvelle,  vendent  un  peu  de 
tout  dans  les  magasins  crevassés  de  ces  masures  ;  deux  bazars  y 
font  miroiter  aux  yeux  naïfs  des  soldats  et  des  Arabes,  les  tenta- 
lions  de  leur  quincaillerie  poudreuse  ;  trois  cafés,  soi-disant 
européens,  y  versent  à  leurs  clients  de  fortune  l'eau  chaude, 
saumàtre,  magnésienne  qu'ils  puisent  dans  le  voisinage...  Qu'on 
mette  ce  liquide  en  bouteilles  et  qu'on  l'envoie  en  France!... 
Hunyadi-Janos  n'aura  qu'à  se  bien  tenir  s'il  veut  rester  en  selle. 

L'un  des  empoisonneurs  qui,  dans  ces  officines,  exercent  leur 
industrie  coupable  est,  en  même  temps,  empailleur-naturaliste. 
Dans  un  coin  de  sa  cour,  des  gazelles  pleurent  la  liberté  et  nous 
les  consolons  avec  des  pincées  de  tabac  et  des  bouts  de  cigarettes 
■ —  étranges  friandises  dont  elles  sont  avides  et  dont,  réfractaire 
nu  toxique  de  la  nicotine,  leur  estomac  s'accommode  à  merveille. 
Des  ouranes  soufflent  dans  leurs  caisses  à  jour.  De  tous  côtés 
gisent  sans  vie  ou,  agonisantes,  tremblent  sur  leurs  pattes  grêles 
des  hirondelles  de  mer  dont  le  plumage  grisâtre  est  moucheté 
de  sang,  dont  les  ailes  cassées  traînent  douloureusement  sur  les 
dalles...  Un  chasseur  est  allé,  hier,  les  tuer,  les  blesser,  les 
prendre  au  large  où  elles  s'ébattaient  dans  l'azur  et  dans  la 
lumière.  Et,  une  à  une,  les  mortes  et  les  demi-mortes,  le  cafetier 
les  ouvre,  les  vide,  les  saupoudre  d'alun  et  de  tan,  les  roule  dans 
un  linceul  de  papier  gris,  en  fail  des  paquets  qui  partiront  pour 
la  France.  Là-bas,  leurs  petits   cadavres   desséchés  reprendront, 


GABÈS    ET    LES  TROGLODYTES.  (17 

tant  bien  que  mal,  1rs  apparences  de  la  vie  et  orneront  les  coif- 
fures de  nos  femmes...  O  douce  société  qui  protèges  les  bétes, 
pourquoi  ta  sensibilité  larmoyante  ne  demande-t-elle  pas  l'expor- 
tation de  la  loi  Grammont  ?  <)  coquetterie  féminine,  que  de  crimes 
se  commettent  pour  toi  ! 

— ■  Pauvres  oiseaux  !  disons-nous  à  ce  préparateur  barbare. 
Pourquoi,  au  lieu  de  les  achever  de  suite,  laisser  ainsi  souffrir 
ceux  qui  respirent  encore  ? 

—  Parce  que,  tant  qu'ils  vivent,  ils  se  conservent  assez  bien, 
tandis  qu'ensuite...   Avec  cette  chaleur!... 

Au  milieu  de  l'unique  rue  de  Gabès-ville,  s'aplatit  une  maison 
que  précède  une  galerie  de  trois  arcades.  Sur  sa  porte  se  tiennent 
des  spahis,  dont,  couverte  du  haïk  blanc,  la  coiffure  affecte  la 
forme  d'une  haute  toque  au  travers  de  laquelle,  comme  la  jugulaire 
de  cuivre  sur  le  kolback  des  hussards,  est  jetée  une  tresse  de 
corde.  C'est  le  palais  du  général  Allegro,  gouverneur  de  l'Arad... 
On  appelle  Arad  une  confédération  d'oasis  qui,  —  au  grand  dé- 
sespoir de  Menzel  et  de  certaines  autres  bourgades  souvent  en 
bataille  avec  elle,  —  reconnaît  pour  capitale  Gabès  ou,  plutôt, 
Djarra  où  sont  les  souks  communs. 

Plus  loin,  dans  des  ruines  qu'on  blanchit  chaque  jour,  s'affaisse 
une  habitation  du  même  style.  Vêtus  de  la  gandoura,  —  simple 
chemise  légère,  costume  d'intérieur  que  les  Européens  adoptent 
volontiers  dans  ces  pays  brûlants,  —  un  homme  et  une  femme  en 
sortent  pour  acheter  des  aubergines  violettes  à  un  bédouin  noir. 

— ■  Ci*  l'eommandant  des  voyous,  nous  dit  l'un  des  petits 
Arabes  que  l'appât  de  quelques  karroubes  a  attachés  à  nos   pas. 

—  Macach!  Non!  Ci*  des  joyaux!  crie  un  autre  qui  a  la  pré- 
tention de  parler  beaucoup  mieux  le  français. 

Ah  !  des  joj  eux-,  comme  on  appelle  à  présent  ces  soldats  du 
bataillon  d'Afrique  qu'on  appelait  autrefois  des  zéphirs ! ...  En 
voilà  justement  qui,  punis,  travaillent  sous  l'œil  vigilant  d'un 
tirailleur  indigène.  Singulier  surveillant   qu'on  leur  a  donné  là! 

Ces  jours  derniers  un  turco  en  avait  ainsi  une  paire  à  garder. 
L'un  d'eux  prend  la  fuite.  Il  le  couche  enjoué. 


68  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

—  Et  si  je  le  manque?  se  dit-il  alors  dans  sa  tôte  d'Arabe. 
Il  faudra  le  poursuivre  et,  pondant  ce  temps-là,  c'est  l'autre  qui... 
Oh!  une  idée. 

Il  se  tourne  vers  le  malheureux  demeuré  à  son  poste  et  lui 
brûle  la  cervelle  a  bout  portant.  De  cette  façon,  il  est  sur...  Et  il 
jette  son  fusil,  s'élance  comme  un  tigre  sur  la  trace  du  fuyard, 
le  rejoint  et  rend  à  l'autorité  militaire  les  deux  condamnés  qu'on 
avait  confiés  à  sa  vigilance...  Seulement,  il  y  avait  un  mort  dans 
le  nombre    Tant  pis  !  Le  compte  y  était,  on  n'avait  rien  à  lui  dire. 

Trois  i)our  l'Algérie  et  un  pour  la  Tunisie,  ces  bataillons 
d'infanterie  légère  sont,  avec  des  cadres  d'honnêtes  gens,  formés 
par  les  conscrits  qui  ont  subi  quelque  condamnation  avant  leur 
appel  sous  les  drapeaux.  11  est  parmi  ces  hommes  des  malheureux, 
il  est  vrai  dont  —  tapage  nocturne,  délit  de  chasse  ou  île  pèche, 
—  les  fautes  antérieures  ne  sont  que  de  bien  excusables  pecca- 
diles.  Mais,  confondus  par  une  loi  aveugle,  avec  l'écume  des 
maisons  de  correction,  avec  la  fleur  vénéneuse  des  prisons  cen- 
trales, ils  ne  tardent  pas  à  se  gangrener,  à  former,  avec  les 
autres,  le  corps  le  plus  turbulent,  le  plus  indiscipline  que  jamais 
officiers  aient  eu  à  commander  ni  à  conduire. 

Au  lieu  de  réunir  ces  hommes  tarés,  de  faire  de  leurs  com- 
pagnies des  léproseries  morales,  ne  vaudrait-il  pas  mieux  les 
disperser  dans  les  régiments  de  France?  Ils  y  subiraient  peut- 
être  la  contagion  d\i  bien.  Ne  vaudrait-il  pas  mieux  encore  se 
passer  de  leurs  services,  les  déclarer  indignes  de  l'uniforme?... 
Leur  envoi  en  Afrique  est,  au  surplus,  de  fort  mauvaise  politique. 
Les  Arabes  savent  très  bien  d'où  ils  proviennent  et  ce  qu'ils  sont  ; 
ils  les  méprisent  autant  qu'ils  en  redoutent  le  voisinage  et  quel- 
que chose  du  dégoût  que  ces  soldats  leur  inspirent,  rejaillit 
peut-être  sur  le  reste  de  l'armée. 

La  ville  européenne  est  passée.  Voici  la  ville  indigène.  Bordée, 
en  guise  de  trottoirs,  de  levées  de  terre  que,  à  noire  approche, 
escaladent  les  (hameaux  et  les  ânes,  la  rue  qui  la  traverse  courl 
entre  des  rocs  blanchis  à  la  chaux,  des  pans  de  bâtisse,  des  dé- 
combres,  des  bicoques  désorientées,  des  boutiques  en  nids  de  rats. 


GABES    ET    LES    TROGLODYTES. 


r,'.i 


Au  pied  des  murs,  des  Arabes  couchés  se  confondent  avec  la 
poussière  grise.  Dans  une  cour  jonchée  <le  nattes,  couverte  d'un 
toil  de  palmes  et  largement  ouverte  sur  la  rue,  des  rêveurs 
fument  des  fleurs  de  cactus  et  un  marabout  y  déclame  un  chapitre 
du   livre  sacré. 

Des  curieux  se  serrent,  en  groupe  pittoresque,  autour  d'un 
charmeur,  —  d'un  psylle,  —  qui,  de  son  sac  de  cuir,  tire  deux 
horribles  vipères  au  dos  brun,  au  ventre  jaune.  Longs  de  deux 
mètres,  gros  comme  le  poi- 
gnet, ce  sont  de  ces  naadjas- 
Imji-s,  de  ces  bou-f  tiras  dont 
la  morsure  est  mortelle  en  dix 
minutes.  Et,  —  au  roucoule- 
ment de  la  flûte  en  roseau  que, 
de  travers,  il  applique  sur  sa 
joue  tendue  comme  le  ventre 
d'une  cornemuse,  —  les  rep- 
tiles se  lèvent  sur  la  queue... 
Leurs  côtes  s'écartent,  leur 
cou  se  gonfle,  ils  dardent  le 
double  aiguillon  de  leur  langue 
noire  et  ils  sifflent,  ils  se  ba- 
lancent comme  s'ils  suivaient 
la  musique.  Puis,  tout  à  coup, 

ils  s'élancent,  ils  sautent  à  la  tête  du  jongleur  qui  baisse  le 
front,  reçoit  leur  choc  sur  son  turban,  les  saisit  au  vol  et  les  ren- 
ferme. 

Les  maisons  cessent.  Etincelantes  au  soleil,  les  eaux  de  I'(  lued- 
Gabès,  dont  nous  remontons  la  rive  droite,  sautillent  et  babillent 
sur  les  pierres,  courent  entre  les  herbes  où,  verdâtres,  luisent 
des  carapaces  de  tortues  endormies.  Plus  haut,  le  torrent  s'étale 
en  une  mare  tranquille.  Dépoitraillées,  des  négresses  piétinent 
sur  ses  bords  la  laine  qu'elles  lavent  ;  derrière  un  rocher  qui 
semblait  devoir  les  dérober  à  toute  vue,  des  femmes  battent. 
avec  de-larges  pétioles  de  palmes,  leur  unique  vêtement  qu'elles 
ont   plongé  dans  ses  ondes.  Et,  surprises  par  notre  apparition, 


i  \    i  il  u;  m  1:1  i;    ve    seispevts 


'0  DE    TKIPOLI     A    TUNIS. 

elles  lèvent  les  coudes,  se  détournent  et  se  prosternent,  pour 
nous  cacher  leur  ligure. 

Pendant  une  demi-heure,  — ■  à  travers  les  driss,  Valfa  et  les 
palmiers  nains,  — ■  nous  suivons  péniblement  une  route  à  peine 
tracée  dans  le  sable  que  fait  fumer  le  vent  et  dont  les  grains  aigus 
nous  piquent  au  visage.  Des  dattiers  poudrés,  des  ruines  enfa- 
rinées, des  tentes  brunes  qui  grisonnent  dans  des  terrains 
vagues  et  autour  desquelles  errent  des  moutons  à  large  queue... 
Et  du  soleil,  partout  du  soleil  ! 

De  l'autre  coté  de  Voueil,  vers  le  nord,  c'est  l'oasis.  Au 
sud,  dans  les  poudroiements  de  la  lumière,  moutonnent  des  mon- 
ticules jaunâtres.  Des  bouquets  de  palme  surmontent,  en  aigrettes, 
des  dunes  desséchées;  des  maisons  grises  rampent  sur  le  sol; 
des  minarets  révèlent  l'incognito  de  Ghenini,  de  Menzel,  de 
Temoulbou,  de  Marap,  d'El-Hamdou,  de  Sidi  Bou'l  Baba  où 
s'élève  la   zaouïa  de  l'un  des  barbiers  du  prophète. 

11  reste,  à  peine,  là-bas,  quelques  ruines  très  frustes  de  Tacape, 
—  la  Gabès  romaine,  —  qui  a  disparu  aujourd'hui  et  qui,  naguère, 
était  encore  une  grande  ville...,  disent  les  Edrissi  et  les  El-Bekri. 
Il  est  vrai  que,  cousins  des  Mille  et  une  Nuits,  ces  voyageurs 
avaient  l'imagination  bien  féconde  et   bien  grossissante! 

La  carriole  que  nous  avons  prise  à  Gabès  descend  dans  le  lit 
de  la  rivière  qui,  entre  le  désert  et  les  jardins,  forme  une  limite 
si  nettement  tranchée... 

«  Dans  l'oasis  de  Tacape,  nous  dit  Pline,  l'olivier  pousse  sous 
le  palmier,  le  figuier  sous  l'olivier,  le  grenadier  sous  le  figuier,  la 
vigne  sous  le  grenadier,  le  blé  sous  la  vigne,  les  légumes  sous 
le  blé,  les  plantes  potagères  sous  les  légumes.  » 

Et  cette  énuinération  descriptive  semble  écrite  d'hier.  L'une 
des  plus  belles,  l'une  des  plus  riches  de  la  Tunisie,  l'oasis  de 
Gabès  est,  en  eil'et,  sur  un  sol  de  sable,  un  immense  bois  de 
palmiers  dont  —  moins  estimées  cependant  que  celles  de  Gafsa 
ou  de  Nefta  —  les  cent  espèces  de  dattes  sont  encore,  excellentes. 
C'est,  sous  le  frisson  des  palmes,  un  bosquet  touffu  de  bananiers 
et  de  trembles,  de  caroubiers  et  de  jujubiers,  d'arbres  à  fleurs  et 


GAIiES    ET    LES    TROGLODYTES.  71 

d'arbres  à  fruits  où,  par  myriades,  voltigent  et  bavardenl  char- 
donnerets et  fauvettes,  merles  et  tourterelles,  linottes  et  pinsons, 
moineaux  et  rossignols.  Plus  loin,  attirée  par  une  eau  —  mira- 
culeuse en  ces  parages,  —  s'ébat  et  se  promène  toute  l'ornitho- 
logie tunisienne  :  outardes  et  grèbes,  sarcelles  et  macreuses, 
hérons  et  courlis,  demoiselles  de  Numidie  et  spatides,  poules 
d'eau  et  cormorans,  vanneaux  et  pluviers,  flamands  et  grues, 
râles  et  canards. 

L'oasis  est  encore,  sous  l'ombrage  protecteur  des  arbres,  un 
fouillis  serré  de  roses  de  Jéricho  et  de  treilles  extravagantes 
sous  lesquelles  poussent  le  cumin,  la  coriandre,  le  fenouil, 
la  h'iba  et  le  henné.  Des  pastèques  démesurées  arrondissent 
leurs  larges  flancs  d'émeraude  entre  les  thyms,  les  romarins, 
les  asphodèles  et  les  Ientisques  où  courent  les  reptiles,  où,  mornes 
et  ternes,  sommeillent  les  caméléons. 

Nul  ne  semble  prendre  soin  de  ces  plantes  ni  de  ces  arbres  qui 
viennent  à  la  grâce  d'Allah. 

Çà  et  là,  cependant,  quelques  dromadaires  à  la  tète  d'autruche 
traînent  dans  le  sable  une  charrue  grossière;  çà  et  là,  quelques 
laboureurs  au  grand  chapeau,  au  large  tablier  de  cuir  rouge, 
couchent  les  herbes  folles  sous  le  tranchant  de  leur  faucille 
pareille  à  un  cimeterre. 

A  peu  près  ovale,  cette  oasis,  type  des  oasis  sahariennes,  court 
de  l'est  à  l'ouest  et  touche  à  la  mer  par  un  bout.  Comme  celle 
de  Tripoli,  elle  est  morcelée  par  des  levées  de  terre  que  tapissent 
des  plantes  grimpantes  et  entre  lesquelles  circulent  des  chemins. 
Les  eaux  qu'un  barrage  détourne  de  l'Oued-Gabès  ou  celles  qui 
sortent  de  terre  à  la  température  de  480  y  serpentent  en  ruis- 
seaux limpides,  l'as  plus  que  dans  les  ondes  du  torrent  le  pro- 
meneur altéré  ne  peut  y  tremper  ses  lèvres. 

Au  milieu  de  l'oasis  se  crevassent  et  croulent  les  blanches 
masures  de  Djarra. 

On  pénètre  dans  ce  village  par  une  sorte  de  corridor  bas  et 
voûté  où,  sombre,  s'ouvre  une  vaste  salle.  Les  colonnes  trapues 
qui  soutiennent  le  plafond  de  cette  sorte  de  pas-perdu  et  auxquelles 


DE    TUIPOLI    A    TUNIS. 


servent  de  socles  des  chapiteaux  à  feuilles  d'acanthe  proviennent 
d'on  ne  sait  quels  monuments  antiques.  C'est  la  prison. 

A  travers  la  bourgade,  qui  semble  avoir  été  édifiée  pour  loger 
des  pygmées,  ondulent  comme  des  chemins  de  termites,  des 
ruelles  très  étroites  et  très  obscures  que  couvrent  des  troncs  de 
dattiers,  des  palmes  et  de  la  terre.  Dans  ces  planchers  noircis 
nichent  des  araignées  venimeuses  et  pullulent  des  scorpions  de 
la   pire  espèce,   véritables  écrevisses  terrestres   qui   ont  jusqu'à 

vingt  centimètres  de  longueur. 
Toutes  ces  bêtes  malfaisantes 
dorment  pendant  le  jour.  Ne 
les  réveillons  pas!... 

Et,  le  dos  arrondi,  la  tête 
baissée  pour  ne  pas  heurter 
leurs  demeures,  nous  nous  en- 
fonçons lentement  dans  des 
couloirs  étouffants  comme  des 
galeries  de  mines.  Et  nous 
avançons,  les  jambes  écartées, 
les  pieds  ne  se  posant  qu'avec 
hésitation  sur  les  bords  glis- 
sants du  ruisseau  dont  l'eau 
fiAliiiS  croupissante  et   profonde   oc- 

cupe presque  toute  la  largeur 
du  chemin.  Puis  ce  sont  des  rues  à  ciel  ouvert,  des  boyaux  brûlants, 
aveuglants...  De  loin  en  loin,  dans  de  vastes  pièces  noires  dont 
les  poutres  s'épontillent  de  slipes  grossièrement  équarris,  des 
négresses,  la  tête  sur  une  gargoulette  qui  leur  fait  comme  un 
oreiller  frais  et  humide,  dorment  à  côté  d'ânes  qui  rêvent,  les 
oreilles  basses.  D'autres  font  tourner  leur  petit  moulin  et  che- 
vrottent  les  modulations  langoureuses  de  leurs  cantilènes  enfan- 
tines. Semés  de  perles  rouges,  Mois  ou  quatre  larges  anneaux  de 
cuivre  percent  leurs  oreilles;  leur  chevelure  crépue,  serrée 
laeheiiienl  dans  un  foulard  lamé  d'or,  se  divise  en  mille  tresses 
que  terminent  de  gros  sequins  argentés. 

Au  fond  d'une  cour  noyée  de  soleil,  des  hommes  en  fête  mangent 


10 


74  DE    TRIPOLI    A    TUNIS 

le  couscous  servi  dans  le  large  plat  de  bois  que  couvre  un  chapeau 
tressé  de  pailles  et  de  bandelettes  de  drap  rouge.  Les  enfants  et 
les  femmes  s'entassent  dans  un  coin...  Aux  battements  de  la 
darbouka,  au  ramage  de  celte  double  flûte  qui  fait  songer  aux 
églogues,  un  danseur  et  une  danseuse  se  font  vis-à-vis,  roulent 
des  yeux  blancs,  se  soufflent  dans  la  figure,  exécutent  une  panto- 
mime burlesque...  Et  des  youyous  aigus  jaillissent  du  groupe 
des  spectatrices  surexcitées...  On  nous  a  vus,  on  murmure  et  un 
Arabe  vient  rageusement  se  mettre  devant  la  porte  qu'il  ferme  de 
toute  la  largeur  de  son  burnous  étendu. 

Dans  le  préau  voisin,  —  plus  sales,  plus  repoussants  encore 
qu'à  Tripoli,  — grouillent  des  Juifs  qui  nous  regardent  d'un  œil 
méfiant  et  terne,  d'un  œil  clignotant  et   bordé  de  rouge... 

Cave  cancm!  La  queue  en  panache,  le  museau  pointu,  les 
oreilles  dressées  comme  des  cornes,  des  bétes  affreuses  aboient 
furieusement  après  nous,  s'étranglent  à  la  laisse  qui,  seule,  les 
empêche  de  nous  dévorer,  mordent,  dans  leur  rage  impuissante, 
tout  ce  qui  se  trouve  à  la  portée  de  leurs  dents  aiguës. 

Et  toujours  le  sable  qui  fait  bouillir  nos  pieds  !  Toujours  les 
murs  qui  nous  éblouissent  comme  des  parois  de  fours  chauffés  à 
blanc!  Toujours  le  soleil  qui  nous  embrase  le  crâne,  qui,  pour 
longtemps,  nous  noircit  les  ongles  !  Toujours  une  atmosphère  de 
flammes  irrespirables  ! 

La  température  de  l'été  n'est,  en  moyenne,  que  de  3j°  à  Sousse, 
de  35°  à  Tunis.  Elle  varie  ici  entre  3o°  et  5o°.  Et  c'est  à  l'ombre 
que  le  mercure  monte  à  cette  dernière  hauteur...  Or,  on  est 
presque  toujours  au  soleil! 

Et  on  étouffe,  et  on  sue...  Les  vêtements  se  collent  sur  le  dos 
et  on  frissonne  aux  grosses  gouttes  de  sueur  que,  comme  des 
insectes,  on  sent  courir  entre  ses  omoplates.  Bien  heureux  si,  sur 
sa  peau  rubéfiée,  on  n'éprouve  pas  déjà  les  démangeaisons  in- 
supportables de  cet  exanthème  (pic  nos  matelots  appellent  le 
bourbouille,  (pie  nos  soldats  nomment  ici  la  gale  bédouine!  Et 
cette  température  d'étuve  s'exaspère  encore  lorsque  souffle  le 
simoun,  le  vent  de  feu  qui,  heureusement,  n'arrive  guère  jusqu'à 
Gabès  que  douze  fois  par  an. 


GABÈS    ET    LES    TROGLODYTES.  73 

Il  tombe,  annuellement,  i-  millimètres  de  pluie  à  Tunis. 
Grâce  aux  bois  d'oliviers,  il  en  tombe  encore  i4  millimètres 
à  Sousse.  Gabès  n'en  reçoit  d'un  ciel  trop  parcimonieux  que 
6  ou  7  pauvres  millimètres.  La  terrasse  d'une  maison  qui  aurait 
dix  mètres  de  côté,  —  et  il  n'y  en  a  pas  de  cette  largeur,  —  ne 
pourrait  ainsi  recueillir  par  an  et  déverser  dans  les  citernes  que 
six  ou  sept  cents  litres  d'eau.  Cela  ne  peut  suffire  aux  besoins  ali- 
mentaires d'une  famille  et,  sans  quelques  misérables  sources 
lointaines,  la  soif  rendrait  ces  pays  inhabitables. 

A  Bordj-el-Hamma,  —  petit  village  situé  à  une  quinzaine  de 
kilomètres  dans  l'ouest  de  Gabès  et  où,  en  une  heure  et  demie, 
nous  conduit  une  assez  bonne  route  tracée  à  travers  les  sables, 
—  commence  le  Chott-el-Djerid...  Et,  parti  de  ce  point,  —  tantôt 
sous  le  nom  de  Chott-el-Fedjedj,  tantôt  sous  celui  de  Sebkhra- 
Pharaoun,  —  il  déroule  jusqu'au  delà  de  Nefta,  sur  une  longueur 
de  plus  de  cent  kilomètres,  la  nappe  d'argent  de  ses  flots  de 
cristal,  la  surface  de  marbre  de  sa  mer  pétrifiée  que  les  Arabes 
comparent  à  un  tapis  de  camphre. 

Une  eau  épaisse  et  des  sables  détrempés  remplissant  une 
immense  dépression  de  terrain  ;  comme,  en  hiver,  la  glace  sur 
nos  lacs,  une  épaisse  couche  de  sel  étendue,  solide  et  flamboyante, 
sur  cette  mer  de  fange  :  tel  est  le  cJwtt. 

Quelques  chamserops,  quelques  tamaiix  tachent  d'un  vert 
sombre  le  mélange  de  sel  et  de  vase  gluante  qui  forme  ses  bords 
marécageux.  Des  brindilles  et  des  cailloux  y  sont  épars  sur 
lesquels  l'eau  a  passé  et  que,  —  à  la  manière  des  pétrifications 
de  Sainte-Allyre,  —  elle  a  recouverts  d'une  brillante  couche 
d'incrustations. 

Certaines  zones  de  la  croûte  saline  sont  assez  épaisses,  assez 
fortes  pour  supporter  des  poids  considérables  et  on  peut  franchir 
le  choit,  de  Debaheha  à  Tozzeur...  Et  ce  voyage  de  quarante-cinq 
kilomètres  est  l'un  des  plus  émouvants  que  puisse  affronter 
le  courage  humain. 

Un  guide  prend  la  tète  de  la  caravane.  Hommes  et  bètes  le 
suivent  à  la  file.  Us  mettent  le  cap  sur  l'horizon  vide  où  la  blan- 


"0  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

cheur  éclatante  du  ciel  se  confond  avec  la  blancheur  éblouissante 
du  chott  ;  le  plancher  qui  les  porte,  sonne  sons  le  pas  des 
chevaux...  Et,  lentement,  ils  vont  par  les  espaces  embrasés. 

Au  loin  ondoient  des  mirages  incandescents  et  la  réverbération 
du  soleil  est  si  violente  sur  ce  sol  de  métal  en  fusion  qu'elle  les 
aveugle,  qu'elle  leur  donne  le  vertige.  Tantôt,  cependant,  leur 
œil  endolori  scrute  le  large  fantastique.  La  tempête  de  sel  ne 
va-t-elle  pas  accourir  avec  un  coup  de  vent  silencieux?  Tantôt 
leur  regard  effrayé  sonde  la  profondeur  des  trous  qui  se  sont 
ouverts  ça  et  là  et  où,  comme  une  bête  immonde,  croupit  une 
eau  verdâtre,  une  eau  où  flotte,  hideux,  le  fantôme  de  la  mort 
qui  les  guette. 

Largement  espacés,  quelques  fragments  de  troncs  de  palmiers, 
quelques  pierres  debout,  quelques  os  de  chameau  fichés  comme 
des  bornes  indiquent  la  route  a  suivie...  Malheur  à  qui  dévierait 
de  leur  ligne!  Le  sol  s'ouvrirait  sous  ses  pieds,  puis,  implacable, 
se  refermerait  sur  sa  tôte.  Mille  dromadaires  fuient,  une  fois, 
engloutis  de  la  sorte  et,  pour  toujours,  disparurent  dans  la  vase. 
Une  autre  fois,  le  chemin  lui-môme,  ébranlé  par  le  passage  de  la 
première  moitié  d'une  caravane,  s'effondra  sous  le  poids  du  reste. 
Avec  ceux  qu'ils  portaient,  les  chameaux  s'enlisèrent  dans  les 
boues  fluides  et  visqueuses  et,  peu  à  peu,  ils  sombrèrent  comme 
des  barques  éventrées. 

Au  milieu  des  périls  de  ce  trajet  aventureux  s'ouvre,  dans  une 
sorte  de  petite  île,  un  puits  dont,  bizarre  dans  tout  le  sel  qui 
l'entoure,  l'eau,  amenée  par  la  voie  souterraine  de  quelque  conduit 
Volcanique,  est  à  peu  près  potable.  On  s'y  repose  un  instant,  et 
on   repart... 

Vers  le  sud  de  Gabès,  non  moins  étrange,  non  moins  intéres- 
sante (pie  celle  des  clihnil.  lègue  la  légion  des  hsour  et  des 
Troglodytes. 

L'accès  n'en  est,  par  exemple,  ni  sans  difficultés,  ni  sans 
dangers.  Nous  sommes  encore  bien  près  de  la  Tripolilaine  pour 
jouir  de  [a  sécurité  que  nous  offrira  le  reste  delà  Tunisie...  Bah! 
Suivons  l'un  des  officiers  les  plus  aimables  et  les  plus  distingués 


m 


78  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

de  notre  armée  d'Afrique,  —  le  capitaine  Bichemin,  du  4P  batail- 
lon d'infanterie  légère,  —  et,  sans  crainte,  enfonçons-nous  avec 
lui  dans  l'intérieur  du  pays!  Nul  ne  saurait  être  un  compagnon  de 
voyage  plus  intelligent  ni  plus  rassurant,  en  même  temps  ;  nul, 
plus  savamment  que  lui,  n'a  encore  étudié  cette  partie  sauvage  de 
la  Régence  ;  nul  n'en  connaît  mieux  les  routes,  les  oasis  et  les 
habitants;  nul  enfin  ne  pourrait  être  pour  nous  un  guide  plus 
complaisant  ni  mieux  informé. 

Peinte  de  rouge  vif,  —  couleur  traditionnelle,  —  et  escortée 
de  deux  spahis,  une  arabu  nous  emporte. 

Moins  fatigante  que  le  cheval,  Varaba  est  le  chariot,  le  landau, 
la  chaise  de  poste,  le  sleeping-car  de  la  Tunisie.  On  l'y  rencontre 
sur  toutes  les  routes.  C'est  une  vulgaire  charrette  non  suspendue 
et  dont  le  plancher  à  claire-voie  ne  dépasse  guère,  en  longueur, 
le  diamètre  de  ses  roues.  Elle  est  capitonnée  d'un  matelas  destiné 
à  atténuer  la  brutalité  des  heurts  et  des  cahots;  elle  est  couverte 
d'une  tente  en  cabane  qui,  selon  l'heure,  a  la  bonne  intention  de 
protéger  les  voyageurs  contre  la  rage  du  soleil  ou  contre  la  rosée 
du  soir. 

11  est  cinq  heures  du  matin  quand  nous  quittons  Gabès.  Monté 
par  un  Arabe  dont  la  figure  est  voilée  comme  celle  d'un  Targui, 
un  chameau  coureur  nous  dépasse  à  grands  pas.  C'est  le  courrier 
de  Gafsa,  la  poste...  Et  il  disparaît  dans  le  nord-ouest,  tandis  que 
nous  piquons  vers  le  sud. 

A  droite,  à  gauche,  rien  qu'un  sable  jaunâtre  sur  lequel  la 
brise  a  tracé  des  ondulations  qui  le  rident  de  petites  vagues 
immobiles.  Quelques  tas  de  pierres,  —  des  mechads,  —  marquent, 
de  loin  en  loin,  la  place  où  a  été  commis  un  assassinat... 
A  l'ouest  blanchit  le  camp  de  Ras-el-Oued  et  s'affaissent  les 
villages  de  Chenini  et  de  Menzel;  à  l'est,  —  au  delà  de  grandes 
dunes,  —  scintille,  de  temps  à  autre,  la  nappe  de  la  mer  qui 
étincelle  aux  premiers  feux  du  jour.  Une  demi-heure  de  marche 
nous  ((induit  au  petit  poste  de  Mctrech  où,  avec  un  soin  jaloux, 
des  soldats  gardent  la  source  qui  alimente  Gabès. 

Laissons  à    droite,    la    petite    oasis   de    Teboulhou,   à    gauche. 


GA.BÈS    ET    LES    TROGLODYTES.  79 

celle  de  Menara  que  parent  quelques  dattiers  et  quelques 
oliviers  grisâtres...  Et,  blanc,  monotone,  recommence  le  pays 
d'Arad,  si  plat  et  si  vide  que  nous  voyons  déjà  verdoyer 
les  palmiers  de  Ketena...  Nous  avons  cependant  encore,  avant  de 
les  atteindre,  douze  grands  kilomètres  à  parcourir. 

Pas  une  maison,  pas  une  tente,  pas  un  arbre  dans  la  plaine  nue 
et  fauve  que  l'Oued-Merzig  sillonne  de  son  lit  raviné  !  A  peine 
quelques  touffes  clair  semées  de  plantes  à  demi  mortes;  à  peine 
quelques  lauriers-roses  dans  des  flaques  empoisonnées,  au  fond 
des  torrents  que  nous  traversons  à  la  course. 

A  gauche  se  montre  encore,  par  intervalles,  le  sourire  bleu  de 
la  mer  qui  va  disparaître;  à  droite,  à  quatre  kilomètres  de  notre 
piste,  apparaît  l'étroite  oasis  d'El-Hamdou  où,  autour  d'une 
source,  quelques  ruines  romaines  donnent  sous  quelques  téré- 
binthes.  Plus  loin,  passent  du  brun  au  violet  les  sommets  du 
Djebel-el-Halouega...  La  route  est  passable  et  notre  araba  fde 
trois  nœuds  à  l'heure,  —  cinq  ou  six  kilomètres. 

Huit  heures.  Le  soleil  cuit;  la  plaine  flambe;  Ketena  se 
rapproche...  Sur  le  fond  verdàtre  d'un  grand  bois  de  palmiers  se 
détachent,  à  gauche,  son  marabout,  à  droite,  ses  maisonnettes 
blanches  et  les  murailles  grises  de  ses  ruines  arabes.  Nous 
y  sommes. 

Large  d'une  dizaine  de  mètres,  une  mare  limpide  miroite  à 
l'angle  de  l'oasis  qui  lui  doit  l'existence.  Hélas  !  L'eau  en  est 
chaude,  magnésienne,  horriblement  purgative! 

Drôle,  gracieux  dans  sa  large  chemise  écarlate,  un  négrillon, 
—  vrai  porte-queue  d'un  roi  maure  de  crèche,  —  sort  de  l'ombre 
d'un  arbre  —  marabout,  d'un  lentisque  géant  tout  fleuri  des 
loques  multicolores  que  la  superstition  y  a  attachées.  Et,  comme 
s'il  devinait  nos  désirs,  il  nous  présente  une  boite  de  fer-blanc, 
pleine  d'une  eau  fraîche  et  douce...  11  a  un  chapelet  au  cou  et, 
sur  son  petit  crâne  d'ébène,  s'enroule  un  turban  vert. 

—  Isselmek,  sidi!  —  Merci,  seigneur!  dit-il  quand  nous  vou- 
lons mettre  une  pièce  de  monnaie  dans  sa  jolie  patte  noire. 

Et,  comme  ce  refus  nous  étonne  : 


W  DE    TRIPOLI     A    TUNIS. 

—  Lui  marabout!  Lui  chéri/!  fait,  avec  une  gravité  respectueuse, 

le  cocher  assis  sur  le  brancard  de  noire  chai-  fainéant. 

Cher  if -?  C'est,  en  effet,  ce  que  prétend  la  couleur  de  sa 
coiffure...  Mais  comment  un  uègre  si  pur  peut-il  descendre  de 
Mahomet? 

Et,  grâce  au  bidon  bienfaisant  ilu  petit  santon  machiné, 
nous  déjeunons  gaiement  avec  les  provisions  que  nous  avons 
apportées  de  la  ville. 

Notre  route  descend  toujours  vers  le  sud.  Elle  côtoie  le  bord 
de  l'oasis  qui,  sur  une  étendue  de  trente  hectares,  déroule,  sur 
notre  droite,  ses  palmiers,  ses  oliviers,  ses  cultures  que  coupent 
des  parapets  couronnés  de  cactus. 

Ne  nous  arrêtons  plus...  Vingt  et  un  kilomètres  nous  séparent 
encore  de  Mareth  ;  nous  n'y  serons  pas  avant  midi  et,  à  cette 
heure  ardente,  il  n'est  pas  bon  de  courir  les  grands  chemins 
tunisiens. 

L'oasis  a  disparu.  Le  pays  est  retombé  dans  sa  désolation  et 
y  demeure,  jusqu'à  la  large  et  fertile  vallée  de  l'Oued-Zerkine, 
à  quatre  kilomètres  de  Ketena. 

11  y  a  eu  du  blé,  ici,  il  y  a  eu  de  L'orge  et,  sur  le  fond  jaune 
d'or  des  plaines  moissonnées,  les  buissons  épineux  des  jujubiers 
mettent  leurs  taches  de  verdure  claire.  Des  oliviers  s'éparpillent 
sur  les  bords  d'une  sebkhra  qui,  desséchée  aujourd'hui,  est  pleine 
pendant  une  certaine  partie  de  l'année  ;  d'autres  poussent  près 
d'un  puits  dont  l'eau  est  presque  potable  et  autour  duquel  gisent, 
informes,  des  vestiges  nombreux  de  l'occupation  latine. 

Voici  l'oued!...  Et,  à  grand  fracas,  nos  roues  bondissent  sur 
ses  galets  qu'un  flot  passager  balaie  tous  les  deux  ou  trois  ans, 
les  jouis  où,  sur  les  collines  d'où  il  vient,  tombe  du  ciel  un  orage 
fortuit. 

La  roule  reprend  sa  monotonie.  Tout  buisson  disparaît.... 
Des  pierres,  du  sable,  le  désert  !  Et,  longtemps,  nousallons  ainsi. 

Devant  nous,  un  peu  sur  la  gauche,  liai!  enfin  un  bois  de 
dattiers.  Est-ce  une  illusion  de  ce  mirage  dont  les  fantas- 
magories nous  précèdent  depuis  le  lever  du  soleil?  Non,  c'est 
.Mareth. 


GABÈS    ET    LES    TROGLODYTES. 


si 


Encore  une  oasis.  A  peu  près  carrée,  elle  occupe  une  quaran- 
taine d'hectares,  celle-là,  et  elle  se  divise  en  une  multitude  de 
jardins  presque  tous  enrichis  d'un  puits  auquel  on  peut  s'abreuver 

sans  dégoût  et  sans  crainte. 

Sur  le  bord  de  la  route,  autour  d'un  blanc  marabout,  se 
pressent,  sans  ordre,  les  masures  du  village  qui  donne  son  nom 
à  cette  ile  de  verdure.  Alimenté  par  une  petite  source,  le  bassin 


1  1   M  \l  ES       l>F      li.I  A  n  r.  \ 


commun  est,  —  large  d'une  quinzaine  de  mètres,  —  un  réservoir 
empesté  où  des  Nègres  salissent  de  la  laine,  sous  prétexte  de  la 
blanchir,  où  des  Arabes  se  baignent,  où  des  moutons  s'abreuvent, 
où  des  dromadaires  pataugent  de  leur  large  pied,  où  des  femmes 
puisent  l'eau  qu'on  boira  dans  leurs  pauvres  gourbis. 

Bien  que  soumises  aux  mêmes  prescriptions  que  les  autres 
musulmanes,  ces  dames  sont  dévoilées.  Un  turban  épais  ou 
une  simple  corde  retiennent  sur  leur  tête  un  voile  blanc  ou 
rouge  ;  d'énormes  anneaux  de  métal  ou  de  corne.  — les  ghrorsa, 
—  ornent    leurs    oreilles  :    fendue    sur  le    côté,  serrée  aux  flancs 

11 


8-2  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

par  une  grande  ceinture  écarlate,  rattachée  sur  les  épaules  pai- 
lles boucles  et  îles  chaînettes  d'argent,  um-  pièce  d'étoffe 
leur  sert,  en  même  temps,  de  robe,  de  jupon  et  de  chemise... 
Et  les  pans  de  ce  vêtement  primitif  pleins  îles  herbes  sèches 
qu'elles  ont  ramassées  dans  l'oasis,  des  légumes  qu'elles  ont 
épluchés  dans  la  mare,  elles  vont...  Les  unes  poussent  une  bour- 
rique à  longs  poils  et  traînent  par  la  main  un  enfant  vêtu  d'un 
embryon  de  blouse  ou,  le  plus  souvent,  nu  et  boueux  comme  un 
ver  de  terre;  les  autres,  que,  de  loin,  on  dirait  bossues,  promènent 
sur  le  dos  un  nourrisson  empaqueté  dans  un  linge  malpropre; 
celles-ci,  —  appuyées  sur  un  long  bâton  de  fenouil  qu'elles 
lancent  ainsi  qu'un  évêque  lance  sa  crosse  pastorale,  —  se 
courbent  sous  le  poids  d'une  grande  amphore  dont  le  goulot 
évasé  sert  comme  de  coquetier  à  un  vase  plus  petit  ;  celles-là 
geignent  et  ploient  sous  le  fardeau  que,  passée  sur  leur  Iront, 
relient  une  courroie  de  cuir...  Vite  !  Pas  un  foudouk,  pas  un 
abri  pour  l'Européen  ici  ! 

Sur  la  droite  de  la  roule,  vers  le  sud  de  l'oasis,  s'élève  le 
bordj,  avec  sa  boite  aux  lettres  dont,  chaque  jour,  les  courriers 
à  cheval  cueillent  le  contenu.  Providence  du  chrétien  égaré  dans 
ces  parages  inhospitaliers,  celle  miniature  de  forteresse  a  été 
construite  par  le  génie.  Elle  abrite  les  soldats  qui  voyagent 
isolément  et  les  civils  qui  ont  obtenu  à  Gabès  l'autorisation  de 
s'en  faire  ouvrir  la  porte...  Sans  celle  permission  il  faut  camper 
ou  coucher  dans  Varaba  .'  Une  nuit  dans  une  voiture  dételée, 
endormie  en  plein  champ  comme  un  navire  en  panne,  est  chose 
Fréquente  pour  qui  voyage  en  Tunisie.  Elle  serait  imprudente 
ici.  Nous  sommes  heureusement  avec  un  officier  et  l'Arabe  qui 
veille  a  la  porte  du  bordj  nous  en  permet  l'entrée.  Il  nous  en 
ouvre  même  la  plus  belle  chambre  :  une  petite  pièce  toute  blanche, 
meublée  d'un  lit  de  camp  et  d'une  caisse  retournée. 

A  l'occident,  au  delà  dessables,  bleuil  le  Djebel-N'fouça,  petite 
chaine  de  collines  qui  courl  du  nord  au  sud,  —  des  chtout  a  la 
Tripolitaine.    Le    plateau  de  Matmata  la   couronne,  vers  le  sud- 

OUeSl    de    M.llelh. 


GABES    ET    LES    TROGLODYTES.  81} 

Quinze  kilomètres?  Le  sentier  est  très  suffisant;  une  mule 
peul  nous  conduire  là-haut  en  deux  heures.  Mais  le  soleil  esl 
bien  chaud  !...  Qu'importe!  El  puis,  le  fauteuil  des  selles  arabes 
nous  reposera  des  fatigues  de  Varaba.  En  route  donc  ! 

Et,  pendant  une  heure,  —  au  trot  dans  le  sable,  au  galop  dans 
le  steppe,  —  nous  effarouchons  le  gibier  que,  dit  Hérodote, 
prenaient  à  la  course  les  antiques  habitants  de  ces  lieux,  nous 
mettons  en  fuite  les  serpents  et  les  lézards  dont,  faute  de  grives 
et  faute  de  merles,  ils  faisaient,  ajoute-t-il,  leur  ignoble 
nourriture. 

Voici  le  versant  septentrional  du  plateau.  Grimpons,  mainte- 
nant !...  Les  pierres  roulent  sous  les  sabots  de  nos  bêtes,  le 
soleil  s'exaspère  et,  par  le  lit  desséché  d'un  oued  d'ocre  jaune, 
péniblement,  nous  gravissons  une  petite  vallée  du  Djebel- 
Ouarifen,  l'un  des  massifs  du  N'fouça. 

Une  lumière  crue  calcine  les  rochers  qui  projettent  des 
ombres  très  nettes,  dures  comme  des  taches  d'encre  ;  le  feuil- 
lage cendré  de  quelques  oliviers  maigres  se  fond  dans  le  soleil. 
Derrière  nous,  l'oasis  Hotte  dans  la  vaste  plaine,  comme  un 
radeau  de  verdure,  et,  très  loin,  à  l'est,  l'horizon  se  barre  de  la 
ligne  brune  des  oliviers  qui  s'étendent  jusqu'à  Zarzis  et 
qu'exploite  la  tribu  des  Acaras. 

Quatre  heures.  La  vallée  s'élargit  ;  dans  la  terre  qui,  descendue 
des  hauteurs,  s'y  est  entassée  en  une  conclu' ('paisse,  un  ruisseau 
desséché  se  creuse  un  lit  à  pic.  Une  koubba,  trois  ou  quatre 
gourbis,  une  ou  deux  masures  grises,  mais  personne  !... 
Approchons. 

Quelques  sentiers  sillonnent  le  terrain  bossue  de  mamelons 
rougeâtres;  de  grands  trous  s'y  ouvrent  comme  des  réservoirs 
vides...  Beni-Zelten  ! 

—  Beni-Zelten  ?  Qu'est  cela  ? 

I  n  grand  village,  sidi  !  L'un  de  ceux  qui,  avec  Dar- 
Kouinet,  avec  Hadéje,  avec  Toujane,  occupent  cette  partie  de  la 
montagne... 

On  nous  a  vus.  Le  bruit  de  notre  arrivée  a  couru  sous  terre  et, 
comme    des    morts    levant    la    pierre    du   tombeau,  des   spectres 


84  DE    THIPOU    A    TUNIS. 

sortent  du  sol,  drapés  dans  le  suaire  de  leur  burnous...  Ce  sont 
des  Matmati,  des  Troglodytes. 

Le  terrain  de  cette  vallée  de  Josaphat  est  un  limon  mélangé 
de  gravier,  une  sorte  de  marne  argileuse  qui  s'entaille  aisément. 
Et,  dans  son  épaisseur,  ont  été  creusées  les  grottes  qu'habitent 
ces  êtres  dont  la  bizarrerie  locative  faisait  déjà  l'étonnemcnt  des 
anciens  et  a  longtemps  passé  pour  fabuleuse. 

Un  bassin  plus  ou  moins  carré,  — ■  perçant,  comme  un  cratère, 
1  une  des  éminences  que  les  alluvions  ont  formées,  —  constitue 
la  cour  centrale  de  ces  demeures  baroques.  Un  trou,  pratiqué  à 
quelques  pas  de  ses  bords  et  garni  d'une  marge  de  pierres,  sert 
d'orifice  au  couloir  souterrain,  —  au  puits  oblique,  —  qui 
nous  conduit  au  fond  d'une  de  ces  cavités.  Une  petite  tranchée 
à  ciel  ouvert  et  taillée  en  pente  douce  remplace  quelquefois  ce 
corridor  de  taupes. 

Descendons.  Un  chameau  rumine  dans  un  coin  de  notre 
réservoir  que  jonchent  des  débris,  des  détritus  aux  odeurs 
musquées.  Dans  la  poussière  traîne  une  vaisselle  barbare,  — 
quelque  chose  comme  les  vieilles  marmites  gauloises  que  nos 
musées  mettent  précieusement  sous  cloche  ;  des  cailloux  noircis 
servent  de  fourneau  à  une  cuisine  paléolithique;  des  enfants  et 
des  femmes  disparaissent  dans  des  trous,  comme  des  lapins 
effarés...  (Quelquefois  tapissées  ailleurs  d'un  revêtement  de 
pierres,  les  parois  de  la  cour  qui  consent  à  nous  révéler 
ses  arcanes  sont  simplement  taillées  au  pic  dans  une  terre 
grise  et  rouge  que  des  fossiles  antédiluviens  sèment  de 
points  blanchâtres.  Un  peu  au-dessus  du  fond,  —  pour  les 
mettre  à  l'abri  des  orages  qui,  de  très  loin  en  très  loin,  versenl 
ici  quelques  seaux  d'eau,  —  des  portes  cintrées  sont  percées 
dans  ces  murailles  et  donnent  accès  aux  terriers,  aux  pièces  de 
ces  hypogées  oit  s'enterrent  des  vivants. 

Plus  longues  (pie  larges,  ces  chambres  sépulcrales  sont  taillées 
en  voûte  et  leurs  flancs  s'élargissent  comme  ceux  d'une  barque. 
Un  massif  de  terre  qui  sert  de  couche,  d'autres  qui  remplacent 
les  sièges,  d'autres  qui  fonl  l'office  d'étagères  ont  été  ménagés 
dans   La  masse;   des  lions  v  oui  été  pratiqués  qui  jouent  le  rôle 


GABÈS   ET    LES  TROGLODYTES. 


8a 


d'armoires.   Local    et  mobilier,    tout   esl   ainsi    d'un    seul    bloc... 

El  là  vivent  des  humains  !  Celte  grotte  loge  les  hommes,  celle-ci 
abrite  les  hèles;  dans  celle-là  se  conservent  les  dattes;  dans 
cette  autre  se  renferment    les  grains   et  l'huile. 

11  y  a,  parfois,  autour  des  cours,  deux  étages  de  cavités. 
Les  plus  hautes  servent  alors  de  greniers  et  on  arrive  à  leurs 
sortes  par  des  saillies  laissées  dans  les  murailles  et  réguliè- 
rement espacées  en  diagonales,  marches  rudimentaires  d'un 
escalier  extérieur. 

Chaque  famille  a  son  réservoir,  son  habitation  particulière;  les 


CHEZ     LES     MATMATI      :      DNE      HABITATION     TIIO  CI.  0  I>  1  T  E. 

riches  seules  possèdent  deux  ou  trois  trous  qui  communiquent 
entre  eux  par  de  petits  tunnels...  Et  l'ensemble  d'une  centaine 
de  logis  pareils  constitue  le  village  de  Beni-Zelten.... 

De  petites  veilleuses  d'argile  s'allument  déjà,  comme  des  lampes 
funéraires  au  fond  de  ces  catacombes.  Le  jour  haisse  ;  hâtons-nous 
de  partir.  La  descente  est  heureusement,  sinon  plus  facile,  au 
moins  plus  rapide  que  la  montée  et,  à  huit  heures,  nous  sommes 
de  retour  à  Mareth. 


Nos  spahis    ont  déniché  des  œufs,  une  poule,  du  lait,  —  tout 
ce  que,   avec   des   moutons,  on   peut  se  procurer  ici.  Le  bois  esl 


80  DE  TRIPOLI  A  TUNIS. 

une  chose  de  luxe  dont  il  faut  savoir  se  passer  et  ils  ont,  en 
plein  air,  préparé  le  repas  du  soir  sur  un  l'eu  de  broussailles... 

La  nuit  es!  profonde,  silencieuse;  le  ciel  est  embrasé...  Mais 
pourquoi  les  paquets  de  laine  qui  emmaillottent  les  pieds  de  notre 
lit?  Pour  empêcher  les  scorpions  de  le  prendre  d'assaut. 

Une  femme  a  eu,  il  y  a  quelques  jours,  l'étourderie  de  coucher 
sur  une  natte...  On  l'a  retrouvée,  le  lendemain,  morte,  enllée 
comme  une  paillasse.  Les  scorpions  étaient  venus  !  Et,  pour  nous 
éviter  ce  désagrément... 

L'aube  teinte  le  ciel  dans  lequel,  une  à  une,  reculent  et 
s'éteignent  les  étoiles...  Nous  sommes  en  marche,  à  travers  les 
pierres  mortes  d'un  pavs  inhabité. 

Le  jour  se  lève  quand  nous  traversons  les  petites  oasis 
d'Aram,  dans  le  caïdat  des  Hamerna.  Des  palmiers  ;  un  bassin 
bourbeux  où  déjà  on  barbette;  quelques  puits;  des  murs  que 
défendent,  comme  des  bastions  noirâtres,  les  tas  nauséabonds 
d'un  fumier  séculaire  et  dans  lesquels,  grises  et  plates,  se 
pressent  les  maisons  en  terre  d'un  village...  C'est  à  peu  près  tout. 

Voici  cependant  les  ruines  d'une  zaouïa  et  voilà  un  vaste 
cimetière  où  blanchissent  de  grandes  koubbas,  —  mausolées  de 
marabouts.  C'est  que,  avant  de  retomber  dans  la  barbarie,  Aram 
a  été  longtemps  un  centre  religieux. 

Jusqu'à  dix  ou  quinze  kilomètres,  apparaît  le  pays  inculte, 
dénudé,  morne,  inanimé  que  nous  allons  parcourir.  Rien  n'arrête 
notre  vue  et  elle  traverse  le  désert  jusqu'au  squelette  sombre 
d'une  vieille  tour  carrée,  —  la  kasbah  abandonnée  de  l'Oued- 
Mezessar. 

Et,  par  les  ravins  taillés,  comme  à  l'emporte-pièce,  dans  le 
salile  durci,  par  les  creux  sans  arbres,  par  les  dunes  veloutées 
d'alfa,  par  les  savanes  où,  au  loin,  bondissent  les  gazelles,  par 
des  landes  de  cailloux  et  de  poussière,  notre  équipage,  —  comme 
une  grande  araignée  rouge,  — s'en  va  cahin-caha. 

De  vagues  replis  semblent,  à  l'horizon,  devoir  nous  fermer  la 
route  el  une  mélancolie  grandiose  Hotte  dans  les  flamboiements 
île  l'immense  soleil  qui  n'éclaire  que  le  vide,  une  poignante 
liislessr  dorl  dans  cette  nuil  de  lumière... 


<;aiies    ET    LES    TROGLODYTES.  N7 

Le  terrain  s'accidente;  des  collines  ondulent  devant  nous;  des 
perdreaux,  des  lièvres,  des  alouettes  sortent  des  buissons  qui, 
maintenant,  poussent  ça  et  là;  nous  approchons  de  l'oued... 
Le  voici!  Encaissé  entre  ses  rives  verticales,  il  esl  sec  comme,  en 
Provence,  un  chemin  d'été.  Le  r'dii\  —  la  mare,  —  qui  l'avoisine 
est  aussi  assoiffé  que  lui-même  et,  pour  désaltérer  les  hèles,  nos 
spahis  courent  au  galop  jusqu'à  la  kasbah,  à  trois  kilomètres  d'ici. 

Huit  heures...  En  marche!  Nous  avons  fait  dix-sept  kilomètres 
depuis  Mareth;  nous  en  avons  encore  seize  à  faire  [tour  être 
à  M'tameur.  La  route  serpente  en  corniche  sur  les  lianes  du 
Tadjera.  Puis  ce  sont  des  plateaux  pierreux.  Dans  les  bas-fonds 
verdoient  des  jujubiers,  des  fenouils,  îles  lentisques  mais,  autour 
de  nous,  la  brise  pleine  sur  l'alfa,  sur  le  thym  brûlé,  sur  les 
touffes  jaunies  de  nous  ne  savons  quelles  plantes  sèches.  Quelques 
figuiers,  quelques  oliviers,  quelques  cases  au  pied  de  la  mon- 
tagne... Et,  au  loin,  la  [daine  rouge  bout  sous  le  soleil. 

Au  delà  d'un  oued,  sur  un  mamelon  rocailleux  au  bas  duquel 
s'éparpillent  des  palmiers,  des  jardins,  des  maisons  basses  et 
des  gourbis  se  juche  Ksar-M'tameur.  Nous  entrons  dans  la  région 
des  ksour. 

Agglomération  étrange  de  bâtisses  étranges,  un  ksar  est,  au 
sommet  d'une  colline  tronquée,  quelque  chose  comme  une 
grande  tour  trapue,  comme  une  vieille  forteresse  grise  qui,  en 
festons  irréguliers,  découpe  sur  le  ciel  la  crête  onduleuse  de  ses 
murailles  que  ne  percent  ni  portes  ni  fenêtres.  Il  est  formé  de 
rorfas,  —  de  petites  constructions  en  voûtes  demi-cylindriques, 
—  qui,  longues  et  étroites,  ont,  en  moyenne,  trois  mètres  de  hau- 
teur, deux  ou  trois  de  largeur  et  cinq  ou  six  de  profondeur. 
Mélange  de  chaux  et  de  cendres,  le  mortier  qui  sert  à  en  élever 
les  murailles  noirâtres  prend,  en  se  desséchant,  la  consistance  et 
la  dureté  de  la  pierre.  Aucune  autre  ouverture  que  la  porte  ne 
laisse  l'air  et  la  lumière  pénétrer  dans  leur  cavité  sombre. 

Et,  pareilles  à  un  grand  carré  de  carton  gris  qu'on  aurait 
recourbé  en  une  tuile  murée  par  les  deux  bouts,  ces  cabanes 
grossières,  acculées  les  unes  aux  autres,  tournent  le  dos  au  dehors 


H.S  dk    TRIPOLI    A    TUNIS. 

et  s'ouvrent  côte  à  côte  sur  une  place  centrale  où  bâille  une 
citerne.  Sur  la  première  rangée  de  bâtisses,  —  sur  le  rez-de- 
chaussée  du  monument  bizarre  qu'elles  forment,  —  s'aligne  un 
premier  étage  d'autres  r'orfas  toujours  contiguës  et,  comme  des 
tonneaux  clans  un  ehaix,  placées  sur  les  premières  sans  que  les 
en  sépare  un  plancher  intermédiaire.  Un  deuxième  étage  sur- 
monte souvent  le  premier,  un  troisième  couronne  quelques  fois 
le  second  et,  vu  de  l'intérieur,  leur  ensemble  prend  l'aspect 
original  d'un  colombier  gigantesque.  Comme  chez  les  Matmàti, 
un  arrive  aux  portes  supérieures  par  des  pierres  saillantes  bâties 
dans  les  murs  ou  par  des  bâtons  qu'on  y  a  fichés  comme  des 
barres  de  poulaillers. 

Les  r'orfas  se  serrent  ainsi  en  groupes  à  peu  près  circulaires 
qui  contiennent  tous  les  greniers  d'une  fraction  de  tribu.  Une 
porte  unique  donne  accès  à  la  cour  commune  et  est  fermée  par 
une  serrure  colossale  dont  la  clef  est  une  barre  de  bois  plus 
grosse  que  le  bras  et  toute  garnie  de  dents,  comme  le  cylindre 
d'une  boile  a  musique...  Et,  gravement,  les  khrammès  qui. 
employés  comme  gardiens,  ne  se  séparent  jamais  de  cet  attribut 
grotesque  de  leurs  fonctions,  le  promènent  suspendu  â  leur 
poignet  par  un  bracelet  de  cuir,  comme  les  chefs  de  Cros-Magnon 
ou  de  Solutré  promenaient,  sans  doute,  le  fémur  sculpté  qui  leur 
servait  de  bâton  de  commandement. 

Plusieurs  de  ces  groupes  soudés  les  uns  aux  autres,  serrés 
comme  les  compartiments  d'une  grenade,  forment  le  hsar.  ()n  ne 
pénètre  dans  sa  masse  compacte  que  par  une  ou  deux  baies  â 
peine  visibles  du  dehors  et  fermées  par  une  double  porte  en 
bois  de  palmier.  On  n'arrive  aux  cours  que  par  des  couloirs 
tortueux,  poudreux  et  voûtés. 

Aucune  ressource,  aucune  industrie  ici  !  Les  Touazzines  aux- 
quels appartiennent  les  ksour  de  celle  région  sont  essentiellement 
nomades.  Ils  n'y  [aissenl  que  les  gardes,  —  les  porte-clefs,  — 
qui,  jour  et  nuit,  guettenl  les  passants  dans  la  plaine  el  ils  vont 
vivre  à  la  suite  de  leurs  troupeaux.  En  été,  ils  apportent  ici 
I  orge  qu  ils  mil  récoltée  ailleurs,  l'y  mettent  en  grenier,  y  passenl 
quelques  jours  el  reprennent  leur  vol. 


GABES    ET    LES    TROGLODYTES. 


89 


La  route  qui.  de  Ksar-M'tameur  va  à  Ksar-Médénine  se  dirige 
vers  le  sud-est  et  fait  un  angle  avec  celle  qui  nous  a  amenés. 
Une  traverse  les  réunit  l'une  à  l'autre  e1  forme,  avec  elles,  un 
triangle  où,  à  quinze  cents  mètres  du  ksar,  s'élève  le  bordj  con- 
struit par  nos  soldats  et  occupé  par  des  joyeux,  —  seul  endroit 
encore  où  l'Européen  trouve  un  refuge. 


Repartis  à  quatre  heures  du  soir,  nous  nous  engageons  bientôt 
dans  des  gorges  rocheuses,  dans  un  pays  fantastique  où,  — 
villages  plus  sombres  que  des  châteaux  forts,  bourgades  plus 
farouches  que  les  demeures  d'un  ogre,  —  des  ksour  couronnent, 
de  loin  en  loin,  les  grands  mornes  arides. 

Au  moyen  de  tabias,  —  de  murs  en  pierres  sèches,  —  les 
Arabes   barrent    les    petits   ravins    qui    sillonnent    les    lianes   des 

12 


!)0  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

coteaux,  y  retiennenl  ainsi  un  peu  de  terre  el  en  forment  comme 
des  champs  en  escaliers  où  s'étagent  quelques  palmiers  chétifs, 
quelques  oliviers  malingres,  quelques  figuiers  rachitiques. 

Au  bout  de  six  kilomètres,  — ■  vers  six  heures,  —  nous 
atteignons  l'oasis  que  traverse  l'Oued-Médénine.  Comme  tous  ses 
congénères  tunisiens,  cette  rivière  honoraire  ne  contient  que 
pendant  les  années  pluvieuses  une  eau  fugitive  qui,  après  avoir 
arrosé  les  dattiers,  va,  un  kilomètre  plus  bas,  se  perdre  dans  les 
sables.  Des  puits  rafraîchissent  heureusement  en  grand  nombre 
ce  verger  africain  et  fournissent  à  ses  habitants  une  boisson  assez, 
peu  chargée  de  magnésie  pour  que  leur  estomac  ne  proteste  pas 
contre  elle  avec  trop  d'indignation. 

La  route  coupe  le  torrent  et  laisse,  à  droite,  des  masures  de 
pierre  et  des  baraques  de  planches  où,  marchands  d'alcools 
toxiques  et  d'épiceries  frelatées,  tripotent  une  vingtaine  de 
mercanti  européens  ;  à  gauche,  des  cantines,  des  jardins,  des 
bicoques  arabes. 

Un  vaste  cimetière  éparpille,  un  peu  plus  loin,  ses  lumuli 
blanchâtres  et,  sur  la  hauteur  qui  le  domine,  noircit,  dans  le 
fond  d'or  du  couchant,  Ksar-Médenine,  amas  de  constructions 
pareilles  à  celles  de  Ksar-M'lameur 

Au  centre  de  leur  réunion  serrée  s'ouvre  une  place  à  peu  près 
triangulaire;  un  marché  s'y  lient  autour  d'une  petite  mosquée  et 
d'une  citerne  banale.  Quelques  habitants  sont  ici  à  demeure  ; 
quelques  commerçants  y  vendent,  dans  des  échoppes  inima- 
ginables, des  cordes,  du  cuir-,  de  l'épicerie,  des  harnais.  Il  y  a 
des  marchands  de  comestibles,  des  bouchers  et  jusqu'à  des 
fabricants  de  bijoux  sauvages... 

Le  camp  nous  a  offert,  pour  la  nuit,  une  hospitalité  cordiale. 
A  cinq  heures  d\i  matin,  —  en  compagnie  d'arabas  qui,  parties 
de  Claliès  bien  avant  nous,  vont,  à  petites  journées,  ravitailler  les 
postes  perdus,  —  nous  nous  remettons  en  marc  lie. 

Rien  '  Toujours  rien  !  La  vue  se  perd  dans  les  plaines  dé- 
sertes,   dans    la    verdure    monotone    de    l'alfa...    Les   montagnes 


GABES    ET    LES    TROGLODYTES.  !ll 

(|iii.   à    l'ouest,   semblent  nous  suivre  se  rapprochent   peu  à  peu. 

Il  est  neuf  heures  et  nous  avons  fait  vingt-trois  kilomètres  quand 
nous  atteignons  enfin  le  territoire  un  peu  plus  accidenté  de 
Bir-él-Ahmeur.  Voilà  le  village  :  un  tout  petit  étang  où  des 
bergers  et  des  chameliers  abreuvent  moutons  et  dromadaires, 
des  restes* romains,  la  tour  carrée  d'une  kashah,  une  redoute  où 
campent  les  troupes  de  passage  et  un  bordj  tout  semblable  à 
celui  de  Mareth... 

Le  tamarin  de  Bir-Touasi,  au  fond  dune  vallée  ;  le  marabout  de 
Sidi-Mosbah  ;  une  petite  chaîne  de  collines  du  haut  de  laquelle, 
jusqu'aux  montagnes  des  Troglodytes  de  Tatahouine,  apparaît  la 
plaine  de  l'Oued-Fezzi...  Et,  vers  onze  heures,  à  neuf  kilomètres 
de  Bir-el-Ahmeur,  nous  faisons  une  courte  halte  au  milieu  des 
buissons  de  Bir-el-Boum. 

Des  sables  à  présent,  des  dunes  où  s'enfoncent  les  roues!.,. 
Et,  écrasé  de  chaleur,  la  tête  baissée  et  ballottante  sous  le 
capuchon  de  laine  blanche,  affaissé  à  la  mode  arabe  sur  le 
matelas  de  Varaba,  on  s'en  va,  les  paupières  lourdes,  le  cerveau 
bourdonnant. 

A  gauche,  des  collines  d'alfa;  de  petites  vallées  où  des  palmiers 
et  des  tamarins  ombragent  les  koubbas  de  Sidi-Embarek  et  île 
ïhalet  ;  des  crêtes  où  sourcillent  les  ksour  de  Biouli,  de  Ghrou- 
m'rassen,  de  Thalet,  de  Maraptin....  Et  nous  nous  engageons 
dans  une  vallée  large  de  plusieurs  kilomètres,  verte  et  jaune  de 
broussailles  épineuses,  sillonnée  par  le  lit  desséché  de  l'Oued- 
Tatahouine...  Elle  se  rétrécit  et,  sur  la  roule  cpii  se  rapproche  de  la 
montagne  planent  KsarDraghera  et  les  ruines  du  vieux  M'guebla, 

A  leurs  pieds,  dans  une  vallée  large  qui,  s'étrangle  au  milieu 
de  sa  longueur,  se  développe  une  grande  oasis  avec  ses  maisons 
en  terrasse,  ses  jardins,  ses  champs  de  blé  et  d'orge;  avec  ses 
bassins  et  ses  canaux  d'irrigation;  avec  son  village  de  Bagrah. 
Là,  simple  cour  entourée  d'un  grossier  péristyle  et  de  chambres 
voûtées,  —  s'ouvre  la  zaouïa  du  muphti  et  u\\  cadi  des  Ougher- 
nias,  tribu  importante  dont  les  douars  errent  entre  M'tameur, 
le  Dahar  et  la  mer. 


!)2 


DE    TItIPOI.l    A    TUNIS. 


Quelques  membres  de  ce  clan  passent  l'été  ici.  Les  uns  habitent 
la  tente  ou  des  bassins  creusés  dans  le  sol  et  fermés  d'un 
plancher  de  palmes  ;  les  autres  plantent  un  poteau  quelque  part, 
y  posent,  comme  un  chapeau  d'alfa,  —  un  toit  circulaire  dont  des 
perches  soutiennent  le  bord,  tendent,  entre  ces  perches,  des 
roseaux  ou  des  nattes  en  feuilles  de  sorgho  et  se  construisent 
ainsi  des  huttes  dont  le  modèle  semble 
avoir  été  apporté  de  l'Afrique  centrale. 
A  quelques  kilomètres  du  foum,  —  de 
la  bouche,  —  de  cette  vallée  aboutit,  sur 
sa  droite,  celle  de  l'Oued-Zentag.  Venu 
du  pic  de  Si-Salem-bou-Adjila,  à  vingt- 
deux  kilomètres  d'ici,  ce  torrent,  aussi 
anhydre  que  les  ruisseaux  qu'il  est  censé 
recevoir,  est,  comme  partout,  ce  que  nos 
soldats  appellent  un  Oued-Secco.  Une  ou 
deux  fois  par  an,  des  averses  douchent 
la  calvitie  incurable  des  montagnes  voi- 
sines. De  longues  rigoles  en  amènent  les 
eaux  dans  des  citernes  et  ces  réservoirs 
jouent,  de  leur  mieux,  le  rôle  dont  Voued 
si'  l'ail  une  perpétuelle  sinécure.  Ils  ar- 
rosent, pour  lui,  les  terres  que,  comme 
à  Ksar-Médénine,  des  tabias  soutiennent 

\     BAGRAH. 

dans  les  creux  el  dans  les  ravins. 

A  quinze  cents  mètres  du  foum,  au  bas  d'un  escarpement 
rocheux,  Ksar-Djélidat  arrondit  en  deux  cercles  voisins  ses 
r'orfas  que  gardent  un  Juif  el  trois  Arabes.  Un  peu  plus  loin  se 
perche,  —  sur  un  sommet  isolé,  presque  inaccessible,  —  le  ksar 
des  Beni-Barka  donl  les  r'orfas^  disposées,  comme  un  cirque,  en 
une  enceinte  continue  et  percée  de  deux  portes,  enferment, 
ainsi  qu'un  donjon,  un  pâté  de  bâtisses  élevé  sur  une  petite 
place  où  se  lient  l'un  des  marchés  les  plus  importants  de  la 
contrée. 

fin   lace  de  celle   sorte  de  manoir  féodal  se   dresse  l\sai-< '.alofa , 

avec  ses  maisons,  ses  magasins  et  ses  grottes;  puis  ce  sonl  Ksar- 


GABES    ET    LES    TROGLODYTES.  93 

Krezer,  Ksar-Turkel,  Ksar-Kalâa  et  vingt  autres  hsour  construits 
sur  le  même  modèle. 

C'est  clans  cette  région  lointaine  qu'est  le  poste  militaire  de 
Fouin-Tatahouine.  Nos  soldais  y  logent  dans  des  baraques  ou  s'y 
terrent  à  la  manière  des  autochtones...  Profonde  de  deux  ou  trois 
mètres,  une  tranchée  est  pratiquée  dans  le  sol  et  couverte  d'un 
toit  de  branchages;  cote  à  cote,  de  petites  grottes  sont  creusées 
dans  les  parois  de  ce  corridor...  Et  là  dedans,  sous  terre,  bien 
loin  de  tout,  vivent  de  jeunes  officiers  qui,  pour  le  service  de  la 
pairie,  ont  laissé  le  doux  pays  de  France! 

Une  antichambre, —  une  antigrotte,  —  meublée  d'un  banc  et 
d'une  table  pliante,  constitue  le  salon  exigu  de  ces  logements  de 


LOGEMENT    MILITAIRE    A    TATAHOUIXE. 


renards;  un  caveau  qui  lui  fait  suite  et  où  se  dresse  un  lit  de 
campagne,  —  sur  lequel  tombent,  en  poussière  et,  quelquefois, 
en  morceaux,  les  débris  de  la  voûte  qui  s'effrite,  —  en  forme  la 
chambre;  percée  à  travers  le  sol,  une  sorte  de  cheminée  y  amène, 
enfin,  un  peu  d'air  et  de  jour. 

Talahouine  est  notre  poste  le  plus  avancé.  Il  doit  empêcher  le 
retour  des  révoltes  qui,  après  le  traité  du  Bardo,  éclatèrent  en  ces 
parages,  sous  l'influence  tripolitaine. 

Couchons  au  camp.  La  franche  affabilité  des  officiers  nous  y 
offre  un  asile  si  cordial! 


Vingt-trois  kilomètres,  -■  une  simple  promenade  avec  des 
mulets  gracieusement  offerts  par  le  commandant  du  poste,  — 
nous  séparent  seulement  de  Douiret,  la  capitale  de  ce  pays 
primitif. 

La    roule   laisse    bientôt  le   nouveau   M'guebla    derrière    elle. 


94  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

M'guebla  est  un  ksar  habité,  établi  sur  le  plan  de  celui  des  Beni- 
Barka  et  entouré  de  grottes  artificielles  où  les  Arabes  se  logent 
pendant  la  saison  chaude...  Montante,  sablonneuse,  malaisée,  à 
peine  flanquée  de  quelques  champs,  la  route  suit  l'Oued-Tatahouine 
pendant  dix  kilomètres.  Ça  et  là,  sur  son  parcours,  gisent  des 
débris  romains  :  ruines  de  mausolées,  pierres  sillonnées  d'ins- 
criptions illisibles,  colonnes  brisées,  torses  de  statues  mutilées 
parle  temps  et  par  les  hommes,  huttes  faites  de  pierres  antiques. 

Après  Bir-Ouderna,  elle  s'éloigne  des  cailloux  blanchissants 
de  la  rivière  pour  se  rapprocher  de  la  montagne  et  la  côtoyer 
jusqu'à  un  col  où  un  puits  et  des  sentiers  battus  révèlent  le 
voisinage  des  hommes.  Où  sont-ils?  Regardez  là-haut... 

Des  trous  noirs  s'alignent  horizontalement  sur  les  flancs  de  la 
colline  et,  au-dessous,  la  pente  se  strie  de  longues  traînées  noi- 
râtres qui  sont  des  détritus  et  des  ordures...  C'est  là  qu'ils 
nichent.  L'ensemble  de  ces  aires  aériennes,  —  de  ces  abris  sous 
roches,  —  est  Ksar-Ayad.  C'est  leur  village. 

En  pente  raide  au  versant  de  la  colline,  un  sentier  de  traverse 
nous  mène  de  l'autre  côté  du  col.  La  terre  est  verdâtre,  noirâtre 
comme  les  scories  volcaniques;  les  rocs  sont  rouges,  brûlés 
comme  des  rocs  des  premiers  âges;  c'est  le  monde  avant  l'homme, 
la  terre  avant  les  végétaux.  Dans  les  fissures  dorment  des  fossiles 
de  coquilles  antédiluviennes  et  cependant  pareilles  à  celles  qui 
rampent  encore  au  fond  des  Syrtes.  Loin  de  l'adoucir,  quelques 
arbres  moroses,  quelques  masures  inhabitées  rendent  plus  sau- 
vage, plus  méchant  l'aspect  de  cette  région  funèbre. 

Le  sentier  tourne.  Devant  nous  se  dresse  un  pic  détaché  de  la 
montagne.  Comme  un  nid  de  cigogne  sur  le  cône  d'un  toit,  les 
ruines  d'un  hsar  se  posent  sur  sa  pointe.  Sur  ses  flancs,  — 
comme  les  trois  couronnes  de  la  tiare  papale,  —  s'étagent,  au 
grand  soleil  qui  les  frappe  d'aplomb,  trois  longues  rangées  de 
trous  obscurs,  de  maisons  blanches,  de  petits  minarets,  de 
/coubbas,  de  murailles  de  citernes.  Plus  bas.  grimpent  des  che- 
mins grisâtres,  se  superposent  des  tablas,  se  dispersent,  en  gros 
points  Mânes,  les  lombes  d'un  cimetière.  Plus  lias,  enfin,  dans  la 
plaine  désolée  où  circule  un  <>iicrf,  se  cultivent  quelques  champs. 


GABÈS    ET    LES    TROGLODYTES.  95 

C'esl  Douiret.  Les  rangées  de  bâtisses  el  de  trous  dont  se  ceint 
la  colline,  sont  les  rues  de  ce  village.  Un  chemin  presque  carros- 
sable nous  conduit  à  la  première. 

Le  versant  de  la  montagne  a  été  coupe  en  étagères.  Des 
maisonnettes  plates,  des  cours  closes  de  murs  plus  ou  moins 
solides,  des  bâtisses  en  voûte  ont  été  établies  sur  le  bord  des 
corniches  données  par  ce  travail.  Entre  les  parois  de  la  colline 
entaillée  et  ces  rangées  désordonnées  de  constructions  irrégulières 
courent  des  corridors  tantôt  voûtés,  tantôt  coiffés  de  palmes, 
demeure,  comme  à  Djarra,  des  plus  venimeux  annélides.  Ce  sont 
les  rues.  Dans  les  rochers  friables  qui  forment  l'un  de  leurs  eûtes 
ont  été,  enfin,  creusées  des  grottes  qui  s'appellent  aussi  des 
r'orfas  comme  les  greniers  du  ksour  auxquels  elles  semblent 
avoir  servi  de  moules  et  dont  elles  ont  les  dimensions. 

Les  maisons  et  les  cours  abritent  les  provisions,  les  chevaux, 
le  bétail;  les  hommes  se  cachent  dans  les  trous.  Une  porte  carrée, 
fermée  de  planches  mal  jointes,  encombrée  de  poteries,  d'ordures. 
de  cuisines  enfantines,  de  bancs  de  pierre  où  se  traînent  des 
désœuvrés,  donne  dans  ces  r'orfas  souterraines  et,  seule,  y  laisse 
pénétrer  le  jour  et  les  personnes. 

Les  parois  de  la  grotte  elle-même  sont  renflées  à  leur  équa- 
teur  de  manière  à  donner  à  leur  coupe  des  courbes  ovoïdes;  sa 
voûte  est  plate...  Des  nattes,  des  tapis  de  laine,  des  couvertures 
en  poils  de  chèvre  ou  de  chameau  en  résument  le  mobilier.  Comme 
chez  les  Matmati,  des  enfoncements  dans  les  côtés  servent 
d'alcôves  et  d'armoires.  Au  fond,  une  petite  ouverture  donne  dans 
une  arrière-grotte,  —  le  cellier.  Deux  r'orfas,  enfin,  communi- 
quent souvent  entre  elles. 

Les  Troglodytes  de  ce  pays-ci  sont  des  Djebalia,  des  Djellidats 
ou  des  Oudernas.  Outre  Douiret,  les  premiers  possèdent  Che- 
nini  et  Guermessa,  construits,  fouillés  de  la  même  manière.  Peu 
nomades,  ils  contient  leurs  troupeaux  aux  Oudernas  du  voisinage 
et  ils  vivent  dans  leurs  tanières  et  dans  leurs  ruines  où,  — 
incapables  d'exploiter  le  marbre  ni  le  gypse  qui  foisonnent  dans 
leur  région  montagneuse,  —  ils  se  livrent  au  négoce  des  grains 


96  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

et  d<'  la  laine  Connue  les  Mozabites  d'Algérie,  ils  s'expatrient 
volontiers  pour  aller  commercer  et  travailler  clans  les  villes  du 
nord,  où,  détail  inattendu,  ils  ont  la  spécialité  de  la  cuisine...  Et, 
après  de  longues  années  de  labeur,  ils  quittent,  sans  regret,  les 
charmes  d'une  civilisation  relative  pour  revenir  vivre  de  leurs 
économies  et  mourir  dans  les  cavernes  natales. 

Les  Djellidats  et  les  Oudernas  forment,  au  contraire,  de  nom- 
breuses tribus  nomades  qui,  étrangères  à  foute  industrie,  à  tout 
trafic,  passent  la  plus  grande  partie  de  l'année  entre  la  Tunisie  et 
la  Tripolitaine.  Et  là-bas,  dans  les  plaines  onduleuses  de  la  Mokta, 
ils  élèvent  des  moutons,  des  chameaux,  des  ânes,  de  petits 
chevaux  très  durs  à  la  fatigue;  ils  cultivent  des  oliviers  et  des 
céréales;  ils  récoltent  enfin  quelques  légumes. 

Leurs  moyens  d'existence  ne  se  réduisent  pas  aux  produits  de 
ces  occupations  pacifiques.  Ils  vont  encore^,  de  temps  à  autre, 
razzier  en  Tripolitaine  les  Nouaïls  et  les  Touareg  qui  leur 
rendent  la  pareille  et  cpii  viennent  enlever  dans  leurs  douars  les 
troupeaux  et  les  bêtes  de  somme...  C'est  là-bas,  au  fond  des 
steppes  brûlants,  le  struggle  for  life,  —  la  lutte  pour  la  vie,  — 
dans  toute  la  brutalité  sanglante,  dans  toute  la  sauvagerie  des 
époques  primordiales. 

Bien  qu'un  peu  mélangés  de  Nègres  et  d'Arabes,  bien  que,  — 
sauf  l'observation  de  certains  kanouns,  de  certaines  lois  particu- 
lières, —  ils  vivent  à  la  manière  des  musulmans  dont  ils  ont 
accepté  la  religion,  les  Troglodytes  descendent  directement  des 
hommes  qui  habitaient  leur  pays  avant  la  conquête  romaine;  ils 
viennent  de  ces  Gétules  qui,  croisés  plus  tard  avec  d'autres 
races  antiques,  ont,  ailleurs,  donné  naissance  aux  Numides.  Leur 
teint  presque  noir,  leur  crâne  allonge,  leur  front  bas,  leur  nez 
légèrement  relevé,  leurs  lèvres  épaisses  et  leur  menton  fuyant 
semblent  perpétuer  de  nos  jours  le  type  des  Troglodytes  contem- 
porains de  la  pierre  éclatée.  On  retrouve  enfin  dans  leur  idiome 
des  traces  d'une  langue  spéciale,  —  de  celte  langue  qu'Hérodote 
comparai!  au  sifflement  des  oiseaux. 

De  Ksar-Douiret  la  vue  se  perd  dans  les  profondeurs  d'un 
immense   paysage    donl    les    détails    se    fondent    en    un    océan    de 


GABÈS    ET    LES    TROGLODYTES. 


:r, 


soleil.  Au  nord,  se  succèdent  des  montagnes  sèches;  à  L'est,  se 

hérissent  les  mornes  rocailleux  que  couronnent  les  ksour  •  à 
l'ouest,  des  collines  ravinées  descendent  vers  le  Bled-Dahar,  — 
la  plaine  de  sable  qui,  déserte,  dort   jusqu'à  l'horizon;  au   sud, 


[>  o  i :  i  n  e  T   :    M  u  SI  Cl  K  N  s . 


enfin,  déferlent,  inanimés,  d'autres  monticules  et  d'autres  vallées 
où  ne  pousse  pas  une  herbe...  Et,  au  loin,  à  quatre-vingt  kilomè- 
tres disent  les  uns.  à  cent  vingt  soutiennent  les  autres,  se  déve- 
loppe, —  occupée  par  les  tribus  belliqueuses  et  pillardes  des 
Oughermas  tunisiens  et  des  Nouaïls  tripolitains,  —  la  frontière 
indécise  qui   sépare  les   États  du  bey  des  possessions  africaines 

de  la  Sublime-Porte. 

13 


IV 

S  FAX    ET    MEIID1A 

EN    MER.    —   SFAX.    PÈCHE    DES    ÉPONGES.    —      POULPES.     MAREE. 

STRADA  REALE.  BAB-EL-DI VAN.  —  CAFES.  —  RUES.  —  CIMETIÈRE. 

—    CITERNES.   —   KERKENNAH.    —    PÊCHERIES.    —  MEHDIA.    —    TISSE- 
RANDS.         PRISON.    BORD.J.     PRISE     DE      MEHDIA     ET     DE     KAI- 

ROUAN.    —    SIDI-DJABEUR. 

-  Roh'  bel  a'  fia  ou  Allah  yousselek  a  la  khe'tr  !  Pars  avec  la 
paix  et  que  Dieu  te  fasse  arriver  avec  le  bien! 

Pousse!...  Kt  la  côte  de  Gabès  disparaît  à  l'ouest.  C'est  le  soir; 
nous  sommes  au  large...  Le  soleil  descend  clans  \\\\  ciel  qui  res- 
plendit comme  une  tente  de  drap  d'or.  11  grossit  et,  sans  peine, 
l'œil  supporte  la  rougeur  de  braise  de  son  éclat  qui  s'éteint... 
Il  se  déforme,  il  s'allonge  comme  un  ballon  dont  la  queue  plonge- 
rait dans  la  mer.  Il  baisse  toujours;  il  a,  maintenant,  l'air  d'une 
porte  mauresque  ouverte  sur  un  Alhambra  de  flammes,  d'une 
porte  dont  peu  à  peu,  les  jambages  se  submergent...  Son  arceau 
s'arrondit  encore  un  instant  sur  l'horizon  où  il  ne  met  plus  que 
comme  la  bouche  d'une  fournaise,  puis  tout  sombre  dans  les  Ilots 
(jiii  passent  rapidement  du  rouge  au  violet,  du  violet  au  bleu,  du 
bleu  au  noir...  Les  étoiles  scintillent  déjà  et,  sur  le  calme  de  la 
mer  phosphorescente,  le  navire  qui  nous  emporte  trace  un  sillage 
lumineux.  A  l'est  monte  la  lune Pauvre  Phœbé!  Elle  pour- 
suivait Phœbusl  Trop  lard!...  11  a  disparu,  quand  elle  arrive;  il 
a,  sur  su ji  alcôve,  tiré  les  courtines  mouvantes  des  vagues  et  sa 


SFAX    ET    MEHDIA.  9!) 

grosse  face  rondo  grimace  un  désappointement  pleurnicheur... 
Et  cela  fait  sourire  les  constellations  dont  les  mille  petits  yeux 
d'éscarboucles  pétillent  de  malice. 

Comme  de  sombres  récifs  les  îles  Surkennis  passent  au  large... 

Un  voyage  de  six  heures  à  travers  les  ondes  assoupies  de  la 
Petite  Syrte  et  nous  stoppons,  au  milieu  de  la  nuit.  La  tempéra- 
ture a  été  torride  pendant  cette  traversée.  Le  thermomètre  mar- 
quait b'90  dans  la  chambre  de  chauffe!  Malheureux  mécaniciens  ! 
Chauffeurs  infortunés  !.. .  Demi-nus,  —  avec  les  pelles  rougies, 
avec  les  ringards  incandescents,  —  ils  alimentaient  pourtant  le 
monstre  de  fer  et  d'acier  dont  les  gueules  infernales  grondaient 
dans  les  flancs  du  paquebot.  Fondus  de  sueurs,  brisés  de  fatigue, 
ils  se  reposent,  ils  dorment,  maintenant  que  le  bâtiment  dort 
lui-même  sur  les  eaux  noires  et  tranquilles...  Pourquoi  né  pas 
faire  comme  eux,  en  attendant  le  jour  ?  Impossible!  Les  cabines 
sont  inhabitables;  on  s'y  asphyxie;  aucun  souffle  n'y  pénètre  par 
les  portes  ni  par  les  hublots  ouverts  comme  des  gueules  de  pois- 
sons échoués  sur  la  plage...  Et  on  va,  sur  le  pont,  attendre  le  lever 
de  l'aurore,  en  conversations  somnolentes  avec  des  silhouettes 
d'interlocuteurs  dont  le  cigare  pique  les  ténèbres  d'une  pointe 
de  feu. 

La  solitude  de  la  mer  s'élargit  enfin  ;  fraîche  et  radieuse  l'aube 
se  colore...  Le  soleil  fuit  toujours  la  lune  qui,  dépitée,  s'était 
décidée  à  l'aller  rejoindre  dans  son  humide  demeure  et  il  reparaît 
dans  un  ciel  de  lapis-lazuli,  sur  une  mer  de  turquoise.  Alourdie 
de  sommeil,  la  houle  ondule  mollement,  sans  déchirures  et,  sur 
les  hanches  noires  du  navire,  ses  reflets  miroitent  lentement  en 
moire  de  lumière. 

Entre  le  bleu  du  ciel  et  le  bleu  de  la  mer,  entre  des  mame- 
lons de  sable  qui  rougissent  aux  premiers  baisers  du  jour, 
s'étendent,  —  comme  une  ville  sous  une  housse  blanche,  — 
des  remparts  qu'on  dirait  bâtis  de  la  veille,  des  maisons  qui 
semblent  avoir  les  pieds  dans  les  vagues,  des  tours,  des  cré- 
neaux, des  dômes  roses  que  surmonte  le  croissant...  C'est  St'ax, 
—  le  Sfakès  des  Arabes,  —  avec  ses  40  000  indigènes. 


100  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

Vers  te  sud,  jaune  et  désert,  court  un  rivage  très  plat  que  ter- 
mine un  cap  dont  les  arbres  renversent  dans  des  eaux  invisibles 
leur  spectre  lumineux;  vers  le  nord,  se  déroule  un  autre  rivage 
avec  des  campagnes,  de  petits  loris,  de  petites  tours  carrées,  — 
miradores  d'où  les  jardiniers  veillent  sur  leurs  cultures  —  avec 
des  palmiers  et  des  maisons  blanches...  Toujours  des  palmiers  et 
toujours  des  maisons  blanches!...  Un  chameau  sous  un  palmier 
près  d'une  maison  blanche,  c'est  toute  la  Tunisie.  Et,  — coupée  par- 
le marabout  de  Sidi-Mansour  où,  chaque  année,  les  Nègres  de 
Sfax  cidèlirent  des  fêtes  extravagantes,  —  la  file  des  arbres  suit 
longtemps  la  côte,  pâlit,  s'amincit,  se  perd  à  l'horizon. 

Débarque...  ou,  plutôt,  embarque  pour  la  terrre!...  Dans  la 
lumière  liquide,  de  la  rade,  passent,  leurs  voiles  ouvertes  à  une 
brise  insensible,  les  karebs  qui  convoient  nos  passagers  de  pont. 
Et  ilslouvoienl  à  travers  les  sakolèves,  à  l'étambot  pointu  et  à  la 
grande  étrave ;  à  travers  les  bovos  italiens  au  mât  incliné  sur 
l'avant,  à  la  toile  serrée  sur  leurs  longues  antennes;  à  travers  les 
laudes  spéciales  aux  pêcheurs  de  Sfax  et  des  îles  voisines;  à 
travers  les  sconnas  arabes,  trop  petites  pour  que  leur  corne  de 
goélettes  ait  le  droit  de  battre  pavillon;  à  travers  les  chitiah  au 
grand  mât  barré  de  vergues  comme  celui  d'un  brick,  à  l'artimon 
gréé  comme  le  mât  d'une  tartane. 

Toutes  ces  barques  se  livrent,  en  temps  et  lieu,  à  la  pèche  des 
éponges.  Sfax  exporte,  par  an,  pour  un  million  de  francs  de  ces 
zoophytes. 

Les  éponges  recueillies  sur  ce  point  des  côtes  sont  cependant 
moins  estimées  que  les  Kerkenni,  moins  que  les  Djerbi,  —  que 
celles  des  K eike uiia h  ou  de  Djerbali. —  moins  surtout  que  celles 
de  Zarzis  que  leur  finesse  prédestine  aux  toilettes  les  plus  cha- 
touilleuses. 

Gomme  celle  du  corail  à  la  Calle,  la  récolte  de  ce  produit  sous- 
marin  se  fait  ici  d'une  façon  déplorablemenl  imprévoyante...  (  )n  at- 
tache, à  une  forte  amarre,  un  filel  dispose  en  une  poche  dont  l'orifice 
est  maintenu  béant  par  un  Lourd  demi-cerceau  de  fer  :  c'est  le 
gangava.  <  m  jette  cet  engin  à  la  mer.  —  on   le  manille,         et,  à 


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102  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

force  de  rames,  on  le  remorque  sur  le  fond  qu'il  drague  bruta- 
lement. Et,  pour  en  emplir  son  ventre  conique,  sa  gloutonnerie 
ravageuse  en  arrache  toutes  les  éponges  qu'il  rencontre,  les 
bonnes  et  les  mauvaises,  les  grosses  et  les  petites,  les  vieilles 
qui  seront  inutiles  et  celles  qui  étaient  l'espoir  des  campagnes 
futures.  Plus  sages,  mieux  avisés,  quelques  pêcheurs  les  prennent 
simplement  à  la  fuuane,  —  au  trident.  Ainsi  que  les  chercheurs 
d'oursins  sur  les  côtes  de  Provence,  ces  derniers  facilitaient 
autrefois  leur  travail  en  aspergeant  la  mer  avec  de  l'huile... 
Phénomène  qui,  —  de  tout  temps  connu  des  marins,  —  étonna 
si  Fortement  naguère  notre  science  officielle,  ce  liquide  placide  a 
la  propriété  conciliante  de  calmer,  pour  un  instant,  le  clapotis 
des  lames,  comme  il  apaiserait  le  remue-ménage  d'une  tempête, 
si  on  le  projetait  en  assez  grande  quantité.  Et  les  pécheurs 
scrutaient  le  fond  à  travers  les  gouttes  d'huile  qui,  sur  la  mer 
artificiellement  aplanie,  s'étalaient  en  larges  plaques;  ils  interro- 
geaient les  roches,  ils  choisissaient  leurs  prises.  Un  Français  a 
eu  l'idée  ingénieuse  et  économique  de  remplacer  ce  procédé, 
encore  assez  coûteux,  par  l'usage  d'un  appareil  des  plus  simples. 
C'est  le  specchio,  le  bouquiérê,  cylindre  de  bois  fermé  par  une 
vitre,  baquet  à  fond  de  verre.  Il  suffit,  pour  voir  dans  l'eau  sans 
être  gêné  par  ses  rides,  de  faire  flotter  cette  machine  le  long  de 
la  barque  et  de  regarder  à  travers  sa  glace...  D'autres  pêcheurs, 
enfin,  vont  prendre  leurs  éponges,  comme  de  hardis  plongeurs 
vont  chercher  les  perles  au  fond  de  l'océan  Indien. 

Quand  elles  ne  s'adonnent  pas  à  cette  cueillette  aquatique,  les 
sa/iolèves  attachent  en  palangre,  —  en  chapelet  à  une  longue 
corde  d'alfa,  —  deux  cents  ou  trois  cents  pots  de  terre  rouge,  légè- 
rement étranglés  au-dessous  de  leur  orifice  mais,  sauf  ce  détail, 
en  tout  pareils  à  des  œufs  d'autruche  qu'on  aurait  mangés  à  la 
coque.  Elles  immergent,  comme  un  câble  télégraphique,  cet 
appareil  primitif  mais  rusé  et  elles  le  laissent  au  fond,  sous  la 
garde  de  deux  flotteurs  de  liège  qui,  empanachés  d'arroche  ou 
<le  myrte,  en  marquent  les  deux  bouts. 

Les  poulpes  fourmillent  dans  ces  parages  et  sont  quelquefois 


SI   \\    ET    MEHDIA.  103 

très  embarrassés  pour  y  trouver  un  logement.  Leurs  explo- 
rations vagabondes  découvrent  bientôt  les  trous  de  ces  poteries 
captieuses.  Ils  y  plongent  le  regard  scrutateur  de  leurs  gros 
yeux  humains,  ils  y  introduisent  et  y  promènent  leurs  tentacules 
tentés,  trouvent  le  local  confortable  et,  finalement,  y  entrent 
61  s'y  installent  comme  chez  eux. 

Le  lendemain,  enchantés  de  leur  nouvelle  demeure,  ils  s'y 
pelotonnent  en  sybarites;  ils  songent  à  contracter  un  bail  indé- 
finiment renouvelable...  Qu'est  ceci?  Leur  maison  se  soulève! 
Elle  monte,  elle  sort  de  l'eau,  elle  tombe  dans  une  barque  où 
l'ont  précédée  des  maisons  pareilles,  où  d'autres  la  suivent... 
Les  pêcheurs  baient  leurs  palangres  !...  Les  poulpes  délogent; 
ils  protestent  contre  cette  trahison.  Les  yeux  leur  sortent  litté- 
ralement de  la  tète;  la  rage  gonfle  leur  cœur  de  céphalopodes  ;  de 
leurs  huit  pattes  à  ventouses  qui  se  nouent,  se  dénouent  et  cinglent 
l'air  comme  les  fouets  des  Euménides,  ils  gesticulent  à  tort  el  a 
travers...  Colère  vaine!  Indignation  superflue!  Lu  mousse  leur 
retourne  le  capuchon,  leur  met  la  tète  à  l'envers  et,  vaincus, 
aplatis,  ils  tombent  en  masses  flasques  et  inertes...  Adieu,  les 
grands  fonds  aux  transparences  glauques  !  Adieu.  1rs  sables 
blancs  où  glissent  les  cypris  !  Adieu,  les  petits  palais  de  lumière 
bleue  et  d'algue  verte  au  flanc  moussu  des  roches  marines!... 

On  les  suspend  à  des  cordages,  ils  se  recoquillent  au  soleil 
et,  quelques  jours  après,  ils  ne  sont  plus  que  d'informes  pelotes 
de  rognures  de  cuir,  que  des  paquets  coriaces  de  bitord  gou- 
dronné... Ils  partent  alors  pour  le  Levant  où,  comme  nous 
faisons  du  stock-fish,  on  les  soumet  à  des  macérations  prolongées 
qui  les  ramollissent  jusqu'à  la  consistance  du  caoutchouc,  — 
ce  dont  s'accommodent  les  estomacs  robustes  des  Hellènes, 
grands  amateurs  de  ce  plat  de  carême  qui,  plus  que  tout 
autre,  mérite  le  nom  de  plat  de  résistance.  Sfax  expédie  an- 
nuellement jusqu'à  4°  °°o    francs  de    pieuvres   ainsi    momifiées. 

Une  demi-heure  de  canotage  à  la  voile...  La  côte  s'avance,  avec 
ses  chantiers  de  construction,  avec  les  débris  de  la  Toprana,  - — 
de  cette  batterie  rasante  que,  en  1 88 1 ,  nos  marins  enlevèrent  en 
un  tour  de  main. 


104 


DE    Tlill'OLl    A    TUNIS. 


La  cime  des  plantes  marines  émerge  des  flots  tout  pailletés 
d'argent  ;  de  petites  vagues  s'y  déchirent  et  y  écument  avec  des 
frissons  qui,  de  loin,  nous  faisaient  croire  à  des  flottilles  innom- 
brables de  nous  ne  savions  quels  oiseaux  aquatiques.  La  plage 
est  à  sec!...  Poules  et  chèvres,  ânes  et  chameaux  errent  sur 
l'algue    humide,  jonchée    d'épongés    dédaignées,    ou    pataugent 


i  F  A  X  :     UN      C  0  SI  M  F.  I;  C  *  \  T      N  0  T  *  Fi  1.  t . 


dans  des  flaques,  au  milieu  des  bateaux  couchés  sur  le  liane,  au 
milieu  des  barques  que  soutiennent  des  épontilles...  La  marée  se 
l'ail,  en  effet,  sentir  dans  ce  recoin  «le  la  Méditerranée  comme  sur 
les  cotes  de  l'Atlantique  et  y  atteint  jusqu'à  une  amplitude  de 
deux  mètres...  Nous  accostons  au  momenl  du  jusant. 

Au  delà  du  quai  encombré  de  ballots,  de  Bédouins,  de  droma- 
daires, s'ensable,  irrégulière  et  ouverte  par  les  deux  bouts,  une 
place  que  bordent,  au  nord  et  au  sud,  des  baraques,  des  bâtisses 
demeurées  franchemenl  arabes,  des  maisons  qui,  —  bossuées  de 


S  FAX     ET    M  KHI  MA. 


lu.-. 


moucharabys  vitres  et  peints  de  vert  ou  de  blanc,  —  ont  cepen- 
dant percé  des  fenêtres  à  travers  leurs  murailles  et  ont  revêtu 
ainsi  une  apparence  semi-européenne. 

Plus  grande  que  ses  voisines,  l'une  cle  celles-ci  a  orné  sa 
façade  d'une  galerie  qui  découpe  ses  arcades  à  la  hauteur  du 
premier  étage  :  c'est  le  cercle  où  se  réunissent  les  officiers  de 
imlic  corps  d'occupation.  Des  spahis  astiquent  des  harnais  rouges 
ou  montent  la  garde  devant  la  porte  d'une  autre  :  c'est  le  loge- 
ment du  commandant  de  nos  troupes. 


I   \  1       l'OUÏ  F.     DE     JAHD1N  . 


Une  large  rue  que.  nous  ne  savons  pourquoi,  on  appelle  encore 
t\ui\  nom  italien,  —  la  strada  renie,  —  part  de  cette  place  et 
aboutit  aux  remparts  qui  entourenl  seulement  la  ville  arabe.  C'est 
la  grande  artère  du  r'bat,  —  du  quartier  franc. 

Près  de  là  s'élèvent  une  petite  église  catholique,  un  couvent 
de  religieuses  et  cette  maison  de  Saint-Joseph  de  la  Rédemption 
dont,  modestes  mais  précieux  auxiliaires  de  notre  armée,  les 
saintes  et  courageuses  filles,  —  venues  de  la  Capelette.  prés  de 
Marseille,  —  nous  ont,  de  bien  longtemps,  précédés  en  Tunisie. 
Elles  ont  ouvert  ici,  comme  sur  d'autres  points  de  la  cote,  une 
école  qui  a   rendu  et   qui   rend  encore  d'inappréciables  services 

14 


100  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

à   la   population    chrétienne   et  même   à  la   population   israélite. 

Point  de  départ  de  ruelles  pavoisées,  comme  celles  de  Santa 
Lucia,  de  linges  et  de  haillons  de  toutes  couleurs,  cette  rue 
est  peuplée  de  cales  italiens,  d'hôtelleries  soi-disant  françaises, 
de  buvettes  d'une  nationalité  mal  définie,  de  bazars  juifs  que 
surmontent  des  enseignes  grecques  et  où,  vendus  seulement  au 
triple  de  leur  valeur,  s'entassent  les  produits  les  plus  divers  de 
l'industrie  européenne. 

Une  pittoresque  animation  y  règne  du  matin  au  soir,  sauf  à 
l'heure  inviolable  de  la  sieste. 

—  Barra  !  Darek!  Darek !  Gare  !  Gare  ! 

Et,  tiraillés,  battus,  bousculés  les  chameaux  nourris  aux  tour- 
teaux de  marc  d'olives,  —  les  plus  forts  de  Tunisie,  — -y  naviguent 
à  travers  une  foule  bariolée  et  glapissante  d'Arabes,  de  Francs 
et  de  Juifs...  Leur  tête,  leurs  aines,  leurs  aisselles  sont  souvent 
horriblement  maculées  d'une  couche  de  goudron  qui  doit  leur 
faire  une  armure  contre  l'aiguillon  des  œstres;  leurs  flancs  sont 
labourés  d'arabesques  cicatricielles.  Quand  leur  maître  a  besoin 
de  s'en  faire  un  bout  de  corde,  il  leur  coupe,  n'importe  où,  une 
touffe  de  poils  et  leur  pelage  est  largement  moucheté  de  vides 
qui  y  font  comme  des  plaques  de  gale. 

Avec  la  gravité  burlesque  de  masques  qui  se  prendraient  au 
sérieux,  des  hommes  de  la  campagne,  la  matraque  à  la  main,  y 
promènent  de  longues  chemises  trouées  comme  des  drapeaux  au 
retour  de  la  bataille,  des  burnous  héréditaires  et  dont  les  coins 
noués  ensemble  sont  relevés  par  un  mouchoir  de  couleur  passé 
dans  la  ceinture,  de  prodigieux  couvre-chefs  qui  ballottent  sur  leur 
dos.  Véritables  enseignes  de  chapeliers  que  ces  coiffures  exorbi- 
tantes, avec  leur  énorme  calotte  cylindrique,  avec  leurs  vastes 
ailes  soutenues  par  des  balancines  et  doublées  d'étoffe  rouge  ou 
d'appliques  de  drap  ou  de  cuir  ! 

— ■  Al  barbouch!  Al  barbouch  !  crie,  à  pleine  gorge,  un  mar- 
chand d'escargots  qui  aiguillonne  jusqu'au  sang  une  bourrique 
pelée. 

Pourquoi  les  naseaux  de  ce  quadrupède  sont-ils  ouverts  sur 
toute  leur  longueur  ?  Pour  empêcher  le  pauvre  rossignol  d'Arcadie 


SFAX    ET    MEHDIA.  1U7 

de  chanter  ses  joies  et  ses  amours  '.'  Il  n'en  braie  pas  moins.  Pour 
faciliter  sa  respiration?  Peut-être.  L'Arabe  a,  d'ailleurs,  pour  les 
animaux,  la  cruauté  facile  et  comme  inconsciente  des  enfants. 
Les  baudets  à  narines  et  à  oreilles  fendues,  les  moulons  à  queue 
coupée,  les  chats  et  les  chiens  essorillés  pullulent  autour  de  lui. 
Et  si  on  lui  demande  pourquoi  il  a  détérioré  ainsi  ces  créatures 
domestiques  : 

—  Nous  souffrons  bien,  nous!  répond-il.  Tu  veux  qu'elles 
soient  plus  heureuses  que  leurs  maîtres  ? 

Arrivés  du  désert,  des  bandits  inoffensifs  portent  en  bandou- 
lière un  long  et  mince  fusil  dont  la  crosse  maigre  est  raccommodée 
avec  de  la  ficelle,  au  cou  un  vieux  sabre  dont  la  poignée  et  le 
fourreau  de  bois  sont  fourrés  de  chiffons,  à  la  ceinture  un  pistolet 
rouillé  et  un  poignard  en  faucille,  —  tout  un  fourniment  de  bachi- 
bouzouk. 

Des  Maures  en  djoubba  rouge,  rayée  de  jaune,  bordée  et  brodée 
de  soie  améthyste  ouémeraude,  lèvent  fièrement  leur  front  bombé 
sur  lequel  s'évase  largement  un  turban  à  la  couleur  du  prophète... 
Portée  par  des  muphtis  ou  par  de  vulgaires  marchands,  par  d'hum- 
bles portefaix  ou  par  d'orgueilleux  fonctionnaires,  la  coiffure  verte 
foisonne  par  ici.  Tous  les  Sfakiotes  sont  donc  des  chorfa,  —  des 
descendants  de  Mahomet?  Allah,  non!  Mais  le  pèlerinage  de  la 
Mecque  confère  aux  Jiadjis,  —  à  ceux  qui  l'ont  accompli.  —  le 
droit  d'arborer  cette  distinction  et  de  la  transmettre  à  leurs  héri- 
tiers... Les  croyants  de  Sfax  font,  paraît-il,  volontiers  ce  pieux  et 
cholérique  voyage. 

—  El  ma  !  El  ma  !  A  l'eau  !  A  l'eau  !  hurlent  les  guerbadjis,  — 
les  Auvergnats  du  cru. 

Et,  affublés  de  leur  carapace  de  cuir,  ils  s'en  vont  tout  en  avant, 
poussés  parle  poids  des  deux  grandes  amphores  dont  sont  char- 
gées leurs  omoplates  ou  ployant  sous  le  faix  d'outrés  qui,  la  panse 
fluctuante  et  les  poils  ruisselants,  ressemblent  à  des  bêtes 
noyées. 

Et  dans  ce  monde,  en  même  temps  solennel  et  drolatique,  magis- 
tral et  bouffon,  courent,  comme  des  rats  dégoûts,  des  chacheras 
—  des  gamins,  — jolis  comme   des  tilles.    Emmêlé  dans  les  lils 


ION 


DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 


bleus  du  gland  de  leur  chachia,  -  de  leur  calotte  rouge, 
-  un  sachet  de  cuir  contient  un  verset  du  Koran  ;  une  che- 
mise aux  larges  manches  couvre  leur  buste  ;  un  pantalon  blanc 
Hotte,  sous  leur  ceinture  écarlate,  avec  l'ampleur  d'une  jupe  de 
femme... 


Lastrada  reale  est,  au  bout,  comme  fermée  par  le  rempart  qui 
découpe  ses  créneaux  sur  le  ciel  et  que,  flanquée  de  tours,  traverse 
Bab-el-Divan,  —  la  porte  du  Divan.  C'est  par  cette  entrée,  —  la  porte 
des  concombres,  des  sfakous  renommés  auxquels  la  ville  doit  son 
nom,  —  que  le  quartier  franc  communique  avec  le  quartier  arabe. 


SFAX:      LES      REMPARTS. 

Un  boucher  étale  à  sa  gauche  les  quartiers  de  mouton  qui 
tachent  en  rose  la  blancheur  des  murailles;  une  tente  dont  les 
haillons  lumineux  planent  sur  toute  la  largeur  d'une  rue  transver- 
sale, ombrage,  à  sa  droite,  le  café  le  plus  pittoresque  du  monde 
musulman. 

Des  cavités  pratiquées  tranquillement  dans  le  rempart  servent 
d'armoires  aux  ustensiles  du  kawadji,  —  du  cafetier.  Plaqué  de 
briques  bleues  e1  blanches,  un  fourneau  fume  en  plein  vent. 

l'n  garçon  indolent  l'ait  tourner  la  manivelle  du  moulin  cylin- 
drique qu'il  tient  entre  ses  genoux  ;  l'oreille  fleurie  de  tubéreuses, 
un  autre  met  dans  de  petites  cafetières  à  long  manche  àvw\ 
cuillerées  de  café  et  deux  cuillerées  de  sucre,  j  verse  «le  l'eau 
bouillante  et,  un  instant,  fait  écumer  au  feu  ;  un  troisième  enlin, 
les  paupières  légèrement   brillantées  d'antimoine,  vient  uoncha- 


SFAX    ET    MEIIIHA. 


il  11) 


Iamment  offrir  de  la  braise  aux  cigarettes  ou  verser  le  contenu 
des  cafetières  dans  les  tasses  tic  faïence  bariolée...  Et,  quand 
le  mare  s'est  précipité  au  fond  de  son  liquide  bourbeux,  les  con- 
sommateurs le  dégustent  lentement.  Des  musiciens  s'alignent  sur 
les  tapis  coloriés  d'une  petite  estrade.  De  leur  phrase  mélodique, 
monotone  comme  le  chant  d'un  oiseau  nocturne,  le  violon  et  la 
darbouka  bercent  la  somnolence 
des  buveurs  et,  les  jambes  croi- 
sées, accroupis  sur  les  bancs  qui 
se  rangent  dans  la  rue  comme  dans 
une  église,  ils  s'assoupissent  dans 
les  éblouissements  de  la  lumière 
diffuse,  dans  le  bourdonnement 
continu  des  mouilles  On  leur 
passe  sous  le  nez  de  petits  plats 
de  cuivre  où  fument  des  pastilles 
du  sérail  et,  silencieux,  engourdis, 
ils  s'endorment  en  rêvant  du  passé. 
de  l'avenir...    de   rien  du  tout. 

La  porte  des  sfakous  est  double, 
comme  toutes  les  portes  de  villes 
fortifiées.  Chez  nous,  pratiquées 
aux  deux  bouts  d'une  sorte  de  cou- 
loir, les  deux  ouvertures  se  cor- 
respondent; en  Tunisie,  elles  sont 
perpendiculaires  l'une  à  l'autre. 
L'ouverture   extérieure  donne  sur 

une  petite   cour  ménagée  dans  un  bastion;    l'intérieure  est  prati- 
quée dans  l'une  des  parois  latérales  de  cette  salle  des  pas  perdus... 

Des  ferblantiers  et  des  parfumeurs  ont  élu  domicile  sous  les 
voûtes  de  celle-ci  ;  un  cafetier  s'y  tapit  dans  une  lanière,  étend  ses 
nattes  d'alfa  sur  le  pavé  et  paie  des  musiciens  qui,  pour  arrêter 
les  passants,  exécutent  une  sorte  d'air  mécanique.  Seul,  secouant 
ses  longues  oreilles,  un  âne  atlachédans  leur  voisinage  les  écoute 
malgré'  lui. 
I  ,es  murs  aveuglants  d'une  petite  mosquée  grossièrement  bâtie, 


110  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

naïvement  ornée  de  colonnettes  peintes,  se  lèvent  (lésant  nous. 
Nous  sommes  dans  la  ville  arabe. 

Des  ruelles  étroites;  des  maisons  basses,  retentissantes  du  gla- 
pissement de  femmes  invisibles;  de  petites  portes  vertes,  décou- 
pées en  fer  à  cheval,  encadrées  d'arabescpies  de  pierre,  bardées 
de  clous  à  grosse  tête,  précédées  parfois  d'une  dépression  de  ter- 
rain qui  indique,  —  aujourd'hui  affaissée  sur  son  corps  disparu, 
—  la  place  où  fut  enterré  un  des  anciens  maîtres  du  logis;  îles 
lucarnes  solidement  grillées;  des  minarets  aux  angles  empâtes, 
arrondis  parle  temps,  semblant  avoir  été  bâtis  avec  des  mottes  de 
terre  qu'on  aurait  blanchies  à  la  chaux;  des  murailles  sur  les- 
quelles, solidiliées,  des  stalactites  de  plâtre  pleurent  comme  des 
larmes  de  cire  sur  une  bougie;  des  murs  ébréchés  et  montrant 
les  caisses  vides  qui  y  jouent  le  rôle  de  pierres  de  taille;  des 
voûtes  qui,  à  demi  effondrées,  avaient  été  construites  avec  de 
petits  pots  de  terre  employés  comme  les  Romains  employaient 
quelquefois  les  amphores,  comme  nous  employons  nous-mêmes 
les  briques  creuses...  Tel  est,  à  première  vue,  l'aspect  de  cette 
ville. 

Et  des  rues  inclinées,  glissantes,  sinueuses,  serpentent  là  dedans 
pleines  de  grognements  de  chameaux;  pleines  d'hommes  assis 
dans  des  niches,  comme  des  santons  de  pierre  ;  pleines  de  joueurs 
de  dames  étendus  sur  des  paillassons  étalés  au  pied  des  murs.  Tour 
a  tour,  elles  passent  sous  des  planchers  ténébreux,  sous  des  arca- 
des transversales,  sous  des  tentes  éplorées,  sous  les  rayons  pesants 
d'un  soleil  implacable.  Des  boyaux  s'embrouillent  à  travers  les 
maisons,  bouchés  par  un  dromadaire  accroupi  ou  par  un  âne  chargé 
de  deux  couffes  de  figues;  des  impasses  s'y  enchevêtrent  où  ne 
s'ouvre  pas  une  porte  et  que  ferment,  au  bout,  de  petits  magasins 
au-dessus  desquels  se  superposent,  en  gradins,  des  terrasses  et 
des  murs  blancs. 

Des  hommes  demi-nus,  des  vieilles  dépenaillées,  des  Négresses 
plantureuses  el  criardes  assiègent  des  fours  enfumés;  des  éta- 
gères, des  petits  bancs  à  jour,  des  lits  aux  colonnettes  tordues, 
des  coffres  sculptes,  peints,  ruisselants  de  dorure  s'amoncellenl 
dan-  de-    boutiques    papillotantes;  une  foule   bruyante  grouille 


SFAX    ET    M  EH  MA.  111 

dans  les  souks;  "plus  doux  qu'en  Algérie,  quelques  Aïssaoua  crienl 
èl  se  démènent  sans  conviction  dans  un  marabout  devant  lequel 
leurs  coreligionnaires  passent  indifférents;  par  leurs  portes  lar- 
gement ouvertes,  des  mosquées  laissent,  entre  leurs  colonnes,  la 
vue  planer  sur  les  rangs  serrés  de  deux  mille  turbans  rouges. 
blancs  ou  verts.  Là  s'agenouillent  les  deux  mille  marchands  qui, 
à  l'heure  de  la  prière,  ferment  leurs  magasins  et  viennent  écouter 
et  marmotter  des  versets  du  kitab. 

Le  long  des  remparts  démantelés,  — ■  restes  de  murs  dont  a 
soigneusement  blanchi  le  tour  des  trous,  des  brèches  et  des  fentes, 
—  des  couloirs  étranglés  et  poudreux  se  glissent  dans  la  chaleur 
et  le  silence. 

La  gorge  ridée,  de  vieilles  femmes,  à  la  peau  de  parchemin  jauni. 
s'y  affaissent  sur  de  petites  portes  et  tendent  aux  passants  une  main 
sèche  et  osseuse  ;  des  bijoux  sauvages  y  brillent  sur  des  bras  nus. 
teintés  de  ces  reflets  d'or  mat  que  prennent  au  soleil  les  marbres 
des  ruines;  des  matrones  dont  les  formes  opulentes  ballonnent 
la  draperie  serrée  sur  leurs  larges  hanches  y  circulent,  hardies  et 
parlant  très  haut;  repliées  dans  un  étroit  corridor,  les  pieds  contre 
une  muraille,  la  tête  contre  l'autre,  déjeunes  filles  y  sont  couchées 
au  travers  de  leurs  portes  et,  bêtes  humaines,  regardent  immo- 
biles et  muettes... 

Nulle  expression  dans  la  placidité  ovine  de  leur  physionomie  ; 
nulle  vie  dans  les  traits  figés  de  leur  figure  dure  et  impassible  ! 
Une  lourde  et  rude  chevelure  d'un  noir  bleuâtre  encadre  leur 
visage  violemment  enluminé,  visage  qu'aucun  de  nos  peintres  n'a 
su  ou  n'a  voulu  reproduire.  Tous  semblent  avoir  reculé  devant 
la  réalité.  Ils  n'ont  représenté  qu'une  femme  arabe  toute  de  con- 
vention, créée  d'après  les  modèles  de  la  rue  Monge  ou  de  Mont- 
martre. La  coquetterie  barbare,  la  beauté  déconcertante  et  cepen- 
dant réelle  de  ces  êtres  d'une  autre  race  nous  étonne  plus  qu'elle 
ne  nous  attire.  Elle  s'éloigne  trop  des  types  adoptés  par  notre 
esthétique. 

Aucun  artiste  n'a  eu  le  courage  réaliste  de  nous  montrer  ces 
mains  aux  ongles  maculés  de  henné,  aux  doigts  qui  semblent  avoir 


11-2 


DE    THIPOLI    A    TUNIS. 


été  trempés  dans  l'encre,  à  la  paume  couleur  de  brique,  au  dos 
couvert  par  l'épingle  d'ivoire  d'hiéroglyphes  si  sériés  qu'ils  font 
comme  des  mitaines  bleuâtres.  Aucun  n'a  peint  l'étrangeté  de  ces 
pieds  teints  de  noir,  de  ces  sourcils  qui  se  rejoignent.  Aucun  n'a 
donné  dans  toute  leur  vérité  brutale  ces  tatouages  qui  ceignent  le 
Iront  d'un  mince  diadème  indélébile,  cette  croix  ou  cette  étoile 
qui  bleuissent  au-dessus  de  l'espace  intersourcilière,  ces  petites 
rosaces  ou  ces  croix  grecques  en  abîme  dans  le  champ  mordoré 
des  joues,  ces  lignes  qui  partent  du  milieu  de  la  lèvre  inférieure 
pour  s'étaler  eu  éventail  surla  saillie  du  menton.  Aucun  n'a  rendu 


UN     CIMETIERE     A01EE. 


l'éclat  fixe  ël  sauvage  de  ces  grands  yeux  qui,  rehaussés  d'alqui- 
foux,  tiennent  la  moitié  de  la  l'ace  et  dont  le  regard  tantôl  étin- 
celle,  tantôt,  profond  et  vague,  semble  noyé  dans  les  vapeurs 
(\\\n  rêve. 

Ce  que  nous  disons  de  la  figure  peut  se  dire  des  palmiers,  des 
villages,  du  ciel,  de  la  terre,  de  toute  la  nature  africaine.  L'Algé- 
rie seule  a  été  étudiée,  jusqu'à  présent,  mais  aucun  paysagiste 
n'a  produit  autre  chose  qu'une  Algérie  fictive,  imaginaire.  La 
Tunisie  sera-t-elle  mieux  comprise.'  Bien  raies  sont  encore 
ceux  qui  en  <>nt  exploré  le  champ  pourtant  si  vaste,  qui  onl  sondé 
sa  mine  inépuisable  >\<-  couleur  et  de  lumière!...  Il  est  si  facile 
de    photographier   sans  cesse   les    arbres   de    Fontainebleau,   si 


S       $     £ 


H  '«  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

commode  de  tirer  de  perpétuelles  éditions  des  paysages  prosaï- 
ques de  Barbizon  ou  de  Marlotte! 

Autour  de  la  ville,  —  côtoyant  les  remparts  que,  rondes  ou 
carrées,  des  tours  flanquent  de  cinquante  en  cinquante  mètres, 
—  court  un  chemin  dont  le  sable  durci  est  à  peu  prés  praticable 
aux  voitures. 

Par  là.  dans  la  terre  aride,  s'étend  un  vaste  cimetière  qui 
fourmille  de  lombes.  Simples  bâtis  blanchissants  que  des  maçons 
paresseux  construisirent  avec  un  pétiole  de  palme  en  guise  de 
truelle,  ces  sépulcres  ne  sont  qu'une  sorte  de  cercueil  en 
maçonnerie,  ouvert  d'une  fente  longitudinale  dans  laquelle 
végètent  quelques  plantes  sauvages.  Un  trou  y  est  creusé  qui  se 
remplit  lorsque,  comme  des  gouttes  de  sueur,  tombent  quelques 
larmes  de  pluie  et  les  oiseaux  du  ciel  viennent  alors  y  boire. 
Courbe  sur  sa  tranche  extérieure,  une  pierre,  pareille  au  segment 
triangulaire  d'une  petite  meule,  est  ordinairement  placée  de 
champ  sur  la  tête  de  ces  monuments  d'une  modestie  extrême... 
On  ne  détruit  jamais  les  tombeaux,  le  nombre  s'en  accroîl 
chaque  jour  et  ils  finissent  par  s'étendre  en  immenses  champs  de 
pierres  à  travers  lesquels  chacun  circule  avec  la  même  tranquillité 
qu'à  travers  des  champs  de  ruines  centenaires. 

C'est  au  pied  de  ces  remparts  qu£,  en  juillet  1881,  nos  troupes 
rencontrèrent  et  défirent  les  Xïehedbas,  les  Metellits,  les  Zlass  el 
les  Souassi  soulevés  par  les  Turcs  el  conduits  par  Ali-ben- 
Kkalifa.  Les  vaincus  s'enfuirent  vers  la  Tripolitaine  ou  nous 
axons  déjà  rencontré  quelques-uns  de  ceux  qui  y  sont  encore. 

Au  nord  des  remparts,  —  au  delà  des  vastes  espaces  de  sable 
blanc  où,  dit-on,  se  pressaienl  autrefois  les  arbres  d'une  forêt 
que  brûlèrent   les    Vandales,  —    s'affaissent   el   flambent  dans  la 

lumière     des    gourbis    de    palmes,    des    dénies    de    marabouts,    des 

dattiers,  des  amas  de  murailles  qui  forment  des  villages. 

De  temps  a  autre,  passent  des  chameaux,  des  cavaliers,  des 
paysans  qui  sortent  par  Bab-el-Djebli,  —  la  porte  des  champs, 
—  opposée  a  Bab-el-Divan  par  laquelle  nous  sommes  entres  en 
ville.  Le  poignard  à  La  ceinture,  le  fusil  sur  l'épaule,  des  proprié- 


S  FAX     ET    MKIIIWA.  lia 

taires  vont,  à  cheval,  garder  contre  les  chacals,  les  maraudeurs 
et  les  nomades,  les  jardins  où,  entre  <\<'^.  haies  de  cactus,  ils 
récollent  leurs  dalles,  leurs  pêches,  leur  raisin,  leurs  amandes, 
leurs  pistaches  et  ces  figues  dont  l'alcool  mélangé  à  de  l'essence 
d'anis  constitue  une  sorte  de  ra/ci  analogue  à  celui  du  Levant. 

Hus  loin  se  creusent  les  citernes  de  la  Nasria.  Elles  occupent 
un  enclos  de  deux  hectares  dont  le  sol,  —  revêtu,  comme  une 
terrasse,  d'une  maçonnerie  imperméable,  —  est  percé  de  cinq  ou 
six  cents  ouvertures,  bouches  de  petits  réservoirs  souterrains 
qui  peinent  contenir,  chacun,  (h'  quinze  mille  à  vingt  mille  litres 
d'eau.  Là  s'emmagasinent  les  pluies...  quand  il  en  tombe. 

Si  nombreux  que  soient  ces  trous  prévoyants,  ils  ne  peuvent 
cependanl  faire  lace  aux  besoins  de  la  ville  et  un  Maure  généreux 
a,  de  ses  deniers,  fait  établir  les  Fesguias,  a  l'ouest.  (  m  appelle 
ainsi  une  petite  vallée  dont  on  a  bouché  les  fissures,  dont  on  a, 
en  partie,  maçonné  les  parois.  Des  barrages  successifs  la  divisent 
en  réservoirs  dans  lesquels  le  liquide  qui  s'y  recueille  laisse  dé- 
poser son  limon.  Elle  constitue  ainsi  de  véritables  citernes  à 
demi  naturelles. 

Dans  de  grossières  et  lourdes  barques,  des  Bédouins  arrivent, 
en  même  temps  que  nous,  à  bord  du  paquebot  qui  va  nous 
emporter.  Ils  ont  en  sautoir,  dans  une  fonte  de  cuir  rouge,  des 
poignards  et  de  grands  pistolets  a  la  longue  crosse  courbe.  Ils 
résistent,  mais,  prudemment,  on  les  désarme  au  moment  où  ils 
liassent  la  coupée.  Cet  arsenal  ne  leur  sera  rendu  qu'à  l'arrivée... 
Le  choix  d'une  lionne  place  dans  quelque  coin  du  navire,  le 
partage  d'une  tranche  île  pastèque  pourraient,  sans  cette  précau- 
tion, amener  des  rixes  sanguinaires.  Des  femmes  les  accom- 
pagnent. Les  jeunes  promènent  autour  d'elles  de  grands  regards 
effarés  et  se  serrent  comme  des  brebis  à  l'approche  d'un  danger 
inconnu;  déjà  exténuées  de  mal  de  mer,  les  vieilles  vacillent  en 
touchant  le  pont  et  s'assoient  où  elles  tombent,  comme  si, 
flageolantes,  leurs  jambes  se  dérobaient  sous  elles.  En  riant, 
les  malelols  les  poussent  ou  les  portent  ailleurs,  —  ballots  inertes 


116  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

mais  plaintifs,  —  et,  hommes,  femmes,  enfants,  se  tassent  vers  le 
beaupré  avec  leur  précieux  semdouk,  —  ce  coffre  de  bois  peint 
ipii  est  leur  inséparable  compagnon  de  route,  —  avec  leurs 
couffins  de  provisions  excentriques,  leurs  alcarazas  humides, 
leurs  pots  de  miel,  leurs  marmites  de  couscous,  leurs  melons, 
leurs  lambeaux  de  rôti  de  suite  étales  sur  des  nattes  d'alfa,  sur 
des  tapis  usés.  Et  comme  un  amas  de  chiffons  qu'on  aurait  balayés 
dans  un  coin,  ils  se  pressent  en  un  tas  de  guenilles  blanchâtres 
dans  lesquelles  vivent  et  se  meuvent  des  figures  noires,  des  yeux 
étincelants,  des  dents  de  chat  sauvage,  des  mains  tatouées,  des 
tètes  dont  un  voile  qui  glisse  découvre  les  sequins  d'or  et  les 
foulards  voyants. 

—  La  pauvre  jolie  petite  fille  !  dit  un  passager  français. 

Et  il  caresse  la  joue  brune,  veloutée  comme  une  pêche,  d'une 
enfant  qui  lève  sur  lui  ses  beaux  yeux  de  gazelle  étonnée. 

—  Khramsa!  gronde  la  mère  qui  dirige  vers  lui  ses  doigts 
réunis  en  faisceau.  Khramsa!  Cinq!  répète-t-elle  pour  écarter 
Vain,  —  le  mauvais  œil,  —  que  le  roumi  a  jeté  à  sa  progéniture. 

Songez  donc!  11  suffit  de  regarder  un  petit  Arabe  pour  lui 
porter  malheur. 

Où  vont  ces  voyageurs  sauvages?  Seconder  les  Khrammès,  ces 
agriculteurs  sédentaires  qui  se  louent  aux  propriétaires  du  sol  et 
qui  touchent,  comme  salaire  de  leur  travail,  le  cinquième  de  la 
récolte  dont,  depuis  l'ensemencement,  ils  sont  tenus  de  suivre 
toutes  les  phases.  Us  vont  moissonner  dans  les  campagnes  du 
nord,  comme,  en  hiver,  ils  iront  collaborer  à  la  cueillette  des 
olives. 

Felouques  et  mahonnes  balancent  pesamment  leurs  antennes 
quigémissent,  elles  se  poussent,  se  heurtent,  roulenl  el  tanguent  le 
long  du  bord.  Elles  hissent  leurs  derniers  ballots;  les  m  oui'  el 
flouka,  --  les  patrons,  ■ —  s'agitent  et  crient...  Embarque! 
Embarque  ! 

La  nuit  s'approche...  Au  nord  bleuissent,  el-Cherghi  et  el- 
Rharbi,  les  deux  îles  Kerkennah,  —  les  Carcàni,  comme  les 
appellent  les  marins  de  Marseille. 


SFAX   ET    MEHDIA. 


117 


Les  alcyons  tournoient  autour  de  leurs  palmiers  qui  semblent 
pousser  dans  les  vagues.  Occupé  par  des  pêcheries,  le  chenal  qui 
les  sépare  de  la  terre  ferme  est  impraticable  aux  navires  et  nous 
les  doublons  pour  remonter  leur  côte  orientale,  pour  suivre  une 
route  tracée  par  des  bouées  qui,  semblables  à  de  gigantesques 
bouteilles,  balancent  sur  les  flots  leur  goulot  noir  et  rouge. 

Montées  par  des  matelots  par  des  pécheurs  funèbres  dans  leur 


LES     K  E  T.  K  E  N  \  A  H    :     IN      PECHEUR. 


caban  à  capuchon  ou  dans  leur  chemise  de  drap  noir  galonnée 
de  blanc,  des  loudes  et  des  balancelles  remorquent  des 
chapelets  de  barques.  Elles  pèchent...  Et,  du  haut  de  leur  tillac, 
les  patrons  inquiets  surveillent  le  large  d'où,  pour  fondre  sur 
eux,  accourent  trop  souvent,  comme  des  oiseaux  de  proie,  les 
Grecs  et  les  Siciliens  qui  les  pillent  à  coups  de  fusil. 

Près  de  la  côte,  des  lignes  noirâtres  décrivent,  à  fleur  d'eau, 
des  sinuosités  arrondies  ou  anguleuses.  Ce  sont  des  canards  et 
des   hasors. 

Très  usités   en  Provence,    les  canards  sont,  disposés  en  rond, 


,lls  DE    TKII'OLl    A    TUNIS. 

des  filets  flottants  sur  lesquels  tombent  et  se  prennent  les  mulets 
(|iii  bondissent  pour  franchir  le  cercle  infernal  dans  lequel  on  les 
a  enfermés. 

Les  luisitrs  sont  des  claies  de  palmes  fichées  dans  les  hauts 
fonds  et  disposées  en  cher/ias,  —  en  palissades  compliquées,  — 
dans  lesquelles  on  pousse  les  poissons  comme  dans  les 
madragues. 

Ainsi  que  les  Djerbiens,  les  Kerkenniens  s'enrichissaient  jadis 
en  recueillant  dans  leurs  récifs  les  murex  dont  on  tirait  la  pourpre... 
La  chimie  et  les  révolutions  ont,  depuis  longtemps,  ruiné  celle 
industrie  royale. 

Ni  eau,  ni  terre,  le  sol  plat  de  ces  îles,  qui  servirent  de  refuge 
a  Annibal  et  a  Marins,  est  ymc  vaste  mosaïque  de  petites  oasi>. 
d'étangs  aux  bords  dénudes  et  changeants,  de  sbakhr'  maré- 
cageuses, de  plaines  miroitantes  de  sel,  de  landes  incultes  ou 
se  promènent  les  hérons,  de  lambeaux  de  terrain  ou  poussent 
péniblement  des  caroubiers,  des  oliviers  et  des  vignes. 

Sous  l'autorité  d'un  cheik  qui  relève  du  khalifa  de  Sfax 
quatre  mille  Berbères  aquatiques  peuplent  les  Kerkennah  et  y  vi- 
vent dans  les  bordjs  de  Mou-Amlah,  d'El-Attaya,  d'El-Abessya... 

Le  jour  parait...  Cette  haute  tour  qui  surgit,  là-bas.  dans  les 
brumes  argentées  du  matin,  c'est  Lella-Khadidja.  Elle  domine 
u\\  cap,  —  le  ras  Capoudiah,  —  qui  sépare  le  golfe  d'Hamamel 
de  la  Petite-Syrie...  A  sept  heures,  nous  sommes  en  vue  île 
Mehdia. 

Encore  une  ville  blanche  !  Un  dirait  un  immense  goéland  qui, 
étendanl  des  ailes  verdâtres,  arriverait  à  nous  en  rasant  la  surface 
radieuse  des   Ilots... 

Des  barques  démâtées  dorment  sur  le  sable;  crêtée  d'un  vieux 
mur,  une  petite  l'alaise  soutient  la  roule  qui  longe  la  plage; 
méditatifs  comme  des  sphinx  de  bronze,  des  Arabes  s'accroupissent 
sur  des  pans  de  ruines  ci  regardent  le  large;  d'autres  entrent 
dans  les  vagues  et  \  l'ont  leurs  ablutions,  le  visage  vers  la 
Mecque. 

Mehdia  qui,   au  xe  siècle,  lut  fondée  sur   les  restes  d'une  ville 


S I  A  \     ET    MKIIU1A.  119 

romaine  et  qu'habitenl  aujourd'hui  dix  mille  âmes  tranquillement 
mécréantes,  laisse  la  terre  ferme  aux  jardins,  aux  palmiers,  aux 
oliviers  dont  elle  vil  et  se  presse  sur  une  presqu'île  dont  elle 
occupe  la  base...  Ce  n'est  qu'un  grand  village  arabe  :  ruelles 
sans  pavé;  maisons  réduites  au  strict  nécessaire  el  dont  la 
porte  unique  est  souvent  doublée,  a  l'extérieur,  d'une  gracieuse 
portière  en  filet  ;  boutiques  où  se  vendent  des  poteries  bizar- 
res et  aux  poulies  desquelles    i queue   de    thon   se   suspend 

en  amulette;  marchands  de  couffes  et  de  dattes  qui  abritent 
leurs  misérables  étalages  sons  des  lentes  lacérées;  cafés 
dont  la  voûte  hémisphérique  se  perce  en  pomme  d'arrosoir, 
dont  le  sol  est  jonché  de  l'algue  sèche  qu'y  a  poussée  le  vent 
de  mer. 

Sous  des  arceaux  enfumés,  dans  des  taudis  en  coin  h  ce  s  cl  'outres, 
d'alcarazas,  de  pastèques  pléthoriques,  de  melons  anémiés,  se 
terrent  des  tisserands...  Habitués  à  être  assis  par  terre  et  forcés 
de  l'être  comme  nous,  ils  oui  tourné  la  difficulté  en  creusant  dans 
lé  sol  un  trou  dans  lequel  ils  se  blotissent.  Ils  on!  ainsi  à  la 
portée  de  la  main  tous  les  objets  épais  autour  d'eux.  Et,  avec 
des  navettes  d'os  qui  semblent  dater  de  l'âge  de  la  pierre,  sur 
un  métier  dont  les  montants  sont  des  troncs  de  palmier,  dont  les 
traverses  grossières  sont  reliées  par  des  lanières  de  peau,  ils 
lissent  les  burnous  épais,  les  manteaux  bruns  des  femmes,  les 
longues  ceintures  jaunes  et  rouges  que  ter-mine  une  cordelière. 
Près  d'eux,  un  aide  enroule  les  (ils  el  la  laine  sur  des  dévidoirs 
en  roseaux  ;  un  autre  tresse  des  cordons  de  soie  dont  il  a  attaché 
le  bout  au  gros  orteil  de  son  pied   nu. 

Près. du  rivage  s'élève  un  grand  bâtiment  blanc,  ('.'est  le  bordj, 
—  la  forteresse,  —  qui  avait,  autrefois,  la  prétention  de  défendre 
Mehdia  et  qui  ne  sert  plus  guère  aujourd'hui  que  de  lieu  de 
détention. 

t'n  passage  voûté  la  traverse  de  part  en  part.  Un  cafetier 
occupe,  selon  l'usage,  les  niches  creusées  dans  les  parois  de  ce 
tunnel  et  les  humeurs  de  cale  y  écoulent  avec  un  sourire 
complaisant    les    hâbleries    d'un    tirailleur,    enfant   du    pays    qui, 


120  DE    TRIPOLI  A  TUNIS. 

devenu  à  peu  près  soldat  français,  leur  raconte,  avec  les 
allures  gouailleuses  et  débraillées  d'un  caporal  faubourien,  les 
péripéties  de  la  campagne  merveilleuse  qu'il  a  faite  en  imagi- 
nation. 

La  vieille  et  lourde  porte  de  la  prison  met,  sur  ce  corridor, 
son  seuil  formé  d'une  colonne  antique  que  les  passants  usent  du 
frottement  de  leurs  sandales.  Des  fonctionnaires  du  bey  feuillet- 
tent sous  ses  arceaux  un  gros  livre  d'écrou  qui  est,  en  même 
temps,  un  grand  livre  de  comptes.  Des  gardes  s'y  tiennent  qui  ne 
diffèrent  de  leurs  captifs  ni  par  le  costume,  ni  parla  mine. 

Dentelées  de  créneaux  délabrés,  quatre  murailles  entourent  le 
petit  préau  qui  forme  le  cœur  de  ce  monument  rébarbatif;  des 
cellules  donnent  sur  cette  cour  ;  une  citerne  y  ouvre  la  bouche 
au  ras  du  sol;  des  décombres  s'y  entassent  dans  les  coins;  de 
vieux  boulets  de  pierre  y  roulent,  tombés  on  ne  sait  d'où,  peut- 
être  lancés,  il  y  a  trois  cents  ans,  par  les  basilics  et  par  les  cou- 
leuvrines  de  don  Garcia  de  Toledo  et  de  don  Juan  de  Véga. 

Et  les  prisonniers  errent  comme  des  âmes  qui  n'auraient  pas 
une  obole  pour  passer  le  Styx...  Les  uns  s'abandonnent  et  gisent 
sur  les  gravats;  les  autres  s'accroupissent  sur  des  pierres,  laissent, 
sur  leurs  genoux,  pendre  leurs  mains  tatouées  de  croissants 
emmanchés  d'une  croix  et  fixent  devant  eux  des  regards  que 
ternit  un  morne  découragement. 

—  Maktoub  Rabbi!  Dieu  l'avait  écrit!  soupirent  les  plus 
résignes. 

Et,  tristement  accotés  aux  murailles,  ils  tricotent  des  calottes 
blanches. 

—  Un  prince!  se  disent-ils  tous  à  votre  vue. 
Et  ils  s'agitent,  ils  accourent,  ils  vous  entourent,  ils  réclament, 
ils  prient,  ils  supplient,  ils  implorent  la  liberté...  Pauvres  gens! 
Ils  devaient  payer  au  gouvernement,  les  uns  le  Kanoun,  qui  est 
une  taxe  sur  les  arbres,  les  autres  1'  tchour\  qui  est  une  dîme 
sur  les  céréales,  ceux-ci  la  Mechia,  qui  est  un  droit  sur  les 
charrues,  ceux-là  la  Médjba,  qui  est  une  impôt  de  capitation  ou 
la  M'radjas  qui  grève  les  jardins  maraîchers. ..  Le  simoun  a  soufflé, 
les  sauterelles  sont  venues,  ils  n'ont  pul  s'acquitter  de  leur  dette 


i    s y 


EH 

il   '"' 


16 


\12 


DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 


et,  coupables  de  pauvreté,   ils  demeureront   ici  jusqu'à   ce  que, 

pour  eux,  leurs  parents  aient  satisfait  aux  exigences  du  fisc. 

Leur  misère  vous  touche-t-elle  ?  Voulez-vous  voir  la  reconnais- 
sance se  manifester  de  la  façon  la  plus  bruyante  et  la  plus 
expansive?  Vous  avez  à  la  poche  la  clef  d'argent  <pii  ouvrira  leur 
cachot.  Vingt-cinq  francs  pour  le  plus  criminel  et  les  portes 
s'élargiront  devant  lui...  11  tombera  alors  à  vos  pieds,  il  baisera 
les  pans  de  votre  habit,  puis  il  se  lèvera,  il  secouera  son  burnous, 
il  s'envolera  comme  un  oiseau  dont  on  a  oublié  de  fermer  la 
(âge  et,  à  lire-d'ailes,  il  fuira  vers  ses  campagnes  lointaines,  il 
fuira  tant  que,  derrière  lui,  blanchiront  les  murs  de  la  citadelle 
maudite. 

Au  fond  du  préau,  derrière  trois  arcades  isolées,  —  seul  reste 
d'une  galerie  dont  le  plafond  a  disparu,  —  des  hommes  nous 
regardent  à  travers  des  judas  grillés...  C'est  la  cage  des  bêtes 
féroces!  Ceux-là  ont  commis  de  véritables  crimes.  Ils  attendent 
leur  départ  pour  le  bagne  de  Tunis  ou  la  liberté  définitive  que, 
par  la  main  du  bourreau,  leur  donnera  la  mort,  la  grande  libé- 
ral i  iec. 

Grossièrement  taillée  en  gradins,  une  maçonnerie  accolée 
à  un  mur  conduit  de  la  cour  à  la  caserne  qui  la  flanque, 
entassement  irrégulier  de  salles  dont  les  portes  et  les  fenêtres 
s'ouvrent  à  tous  les  vents,  de  casemates  que  des  meurtrières 
éclairent  à  travers  des  murailles  épaisses,  de  corridors  étroits. 
d'escaliers  dont  les  marches  sont  des  débris  sculptés  arrachés  à 
des  monuments  d'autrefois.  L'édifice  est  couronné  de  terrasses 
branlantes  que  couvre  unf  épaissi'  couche  de  poussière.  La 
luise  râle  avec  de  petits  sifflements  aigus  sur  les  jusquiames  et 
sur  les  belladones  qui  s'y  dessèchent  dans  les  crevasses;  des 
boulets  inutiles  y  traînent  au  pied  des  parapets  disjoints;  des 
canons  en  retrait  d'emploi  y  gisent  sur  le  liane,  comme  des  cada- 
vres de  bronze  ;  des  lézards  gris  s'y  étirent  au  soleil...  Et,  l'âme 
;illi ■istée  de  la  vétusté,  Aw  deuil  de  toutes  ces  choses,  de  l'abandon 
désolé  dans  lequel  elles  finissent,  on  laisse  son  regard  se  perdre, 
songeur,  sur  les  terrasses  voisines  où  errent  des  femmes  dra- 
pées comme  des  spectres;  sur  la  ville  qui  se  déroule  mollement, 


S  FAX    ET    MEHDIA  I-JH 

blanche  et  mélancolique  comme  un  champ  de  neige;  sur  des  cam- 
pagnes inconnues;  sur  l'immensité  bleue  de  la  mer  qui  sommeille... 

Cette  forteresse  fut,  — toujours  en  i SS i  ,  —  le  siège  el  le  prétexte 
de  batailles  tragi-comiques  entre  les  Arabes  des  tribus  qui  accou- 
raient pour  défendre  ceux  de  Mehdia  et  les  Arabes  de  Mendia  qui 
ne  voulaient  pas  être  défendus,  (les  derniers  avaient  eu  gain  de 
cause  lorsque,  disent  les  gens  du  pays  que  ce  souvenir  amuse 
encore,  apparut  notre  Hotte.  Compagnies  de  fusiliers,  obusiers  de 
montagnes,  chaloupes  armées  en  guerre,  tout  était  prêt  pour  le 
débarquement...  Un  bateau  se  détachail  cependant  de  la  côte  et 
voguait  vers  l'amiral.  Il  portail  un  Européen. 

—  Oh  !  du  canot!  lit  le  factionnaire  de  la  coupée. 
Le  canot  ne  répondit  pas.  On  le  laissa  venir. 

Parlementaire  ?  demanda-t-on  au  brave  ho  ni  me  qui  le  montait. 
-    Moi'.'   Pas    plus!   répondit-il.    Eh!  je    suis  de    -Marseille!... 
Seulement  il  y  a  quarante  ans  que  je  fais  ici  les  peaux  et  éponges 
et  je  n'ai  jamais  vu  de  cuirassé.  Alors... 

—  Oh!  du  canot!   hélait  encore  la  sentinelle. 
Une  nouvelle  barque  arrivait  à  force  de  rames. 

—  Votre  patente.'  cria  d'en  lias  son  passager.  Je  suis  le  raïs,  le 
capitaine  de  la  Santé. 

I  "n  coi  h  m  créa  nt!  Un  agent  sanitaire  !...  Cela  ne  poux  ait  se  passer 
ainsi!  Et,  tout  de  même,  on  envoya  a  terre  les  matelots  qui 
devaient  prendre  possession  des  forts.  Les  Mehdiotes  les  atten- 
daient sur  la  plage...  avec  des  poulets,  du  couscous  et  des 
dalles.  Ils  axaient  peur,  les  pauvres!  Ils  voulaient  attendrir  nos 
hommes.  Il  n'en  Faut  pas  tant  pour  toucher  le  cœur  de  Mathurin ! '. . . 
Et,  dans  ce  combat  de  comédie,  les  éclats  de  rire  remplacèrent 
ceux  de  la  fusillade. 

Si  la  marine  était  en  gaieté,  l'armée  éprouvait,  en  même  temps, 
une  déception  aussi  réjouissante.  Elle  marchait  sur  Kaïrouan,  le 
foyer  de  l'insurrection,  le  sanctuaire  inviolé  de  l'Islam  tunisien  !... 
On  allait  moissonner  des  lauriers!...  (  >n  ne  moissonna  que  des 
lauriers-roses. 

Vingt    mille    hommes,    commandés    par   six    généraux    et    par 


124  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

quatre  mille  caporaux  ou  brigadiers,  arrivaient,  tambour  battant... 
On  ne  pouvait  cependant  canonner  une  ville  sainte  sans  lui  avoir 
fait  au  moins  les  sommations  qu'on  ne  refuse  pas  à  de  simples 
grévistes.  Un  officier  fut  envoyé  en  avant. 

Personne!  Rien  qu'un  gros  turban  qui  se  montrait  timidement 
dans  une  embrasure  et  qui,  à  son  approche,  plongea  comme 
le  chapeau  de  Polichinelle  derrière  la  rampe  de  son  théâtre. 

—  Cordon,  s'il  vous  plaît!  cria  le  cavalier  en  frappant  du 
pommeau  de  sa  cravache  la  porte  qui  s'ouvrit  aussitôt. 

—  Cebah  el-keir,  y  a  sidi  cajitain!  Bonjour,  monsieur  le  capi- 
taine! dit  un  Arabe  qui  se  présenta,  la  main  sur  le  cœur,  le  sourire 
sur  les  lèvres.  Ou  Allah  ikemmel  mouradek !  Et  que  Dieu  accom- 
plisse tes  souhaits!...  que  demandes-tu? 

— ■  Les  clefs  de  la  ville. 

—  Ou  rass  habakl  Par  la  tête  de  ton  père!...  Nous  allions 
justement  te  les  offrir. 

Et,  derrière  ce  concierge  d'une  politesse  ineffable,  apparut  le 
gouverneur  suivi  de  son  escorte.  Il  venait  au-devant  de  nos 
bataillons;  ils  n'eurent  qu'à  le  suivre...  Et  Kaïrouan  peut  encore 
se  vanter  de  n'avoir  jamais  subi  le  siège  des  chrétiens. 

Voilà,  cependant,  comme  on  écrit  l'histoire,  àMehdia! 

Le  chemin  qui  suit  la  plage  traverse  bientôt  la  place  de  Tunis, 
vaste  carré  de  sable  où  se  prélassent  des  dromadaires,  où  se 
rangent  une  petite  mosquée  à  la  porte  largement  ourlée  d'émail 
vert  et  bleu,  un  minaret  mal  d'aplomb,  des  masures  disloquées, 
des  cafés  dans  des  cabanes.  Il  sort  ensuite  de  la  ville  et  nous 
conduit  vers  l'extrémité  du  cap  qui  se  renfle,  là-bas,  en  un  mon- 
ticule couvert  de  tombes  et  de  débris,  couronné  par  une  kasbah 
el  par  le  marabout  de  Sidi-Djabeur. 

Et  ce  ne  sont,  en  route,  que  fragments  de  maçonnerie  énormes, 
restes  du  vieux  port  d'Africa  définitivement  démantelé  par  Charles- 
Quint;  ce  ne  sont  que  pans  de  bâtisses  alignés  sur  la  plage,  que 
blocs  de  béton,  que  murailles  fendues,  que  hautes  portes  ne 
s'ouvrant  plus  que  sur  le  \  ii I <■,  que  décombres  dans  lesquels 
gisent   des  fûts   de  marbre   et  des  chapiteaux  sculptés  qui   déjà 


SFAX     ET    MEHDIA. 


125 


étaient  des  ruines  à  l'époque  où  les  chevaliers  de  Malle  les 
employèrent  comme  de  vulgaires  matériaux  de  construction. 

En  un  coin  du  rivage  dort,  à  demi  comblée  par  les  moellons  de 
ses  jetées  détruites,  une  petite  darse  à  laquelle  aboutit  encore  le 
chenal  qui,  taillé  dans  le  roc-,  y  conduisait  jadis  les  galions  et  les 
galères.  De  puissantes  chaînes  dont  on  retrouve  les  traces  la 
fermaient  en  temps  de  guerre;  des  tours  dont  la  mer  sape  les 
derniers  vestiges  la  défendaient  contre  les  navires  ennemis. 

Sec  et  blanc,  le  terrain  de  la  colline  dénudée  cpii  fait  au  cap 
comme  une  tète  de  crocodile  est.  dirait  un  géologue,  un  conglo- 


llllll'll    :      INIi     ENTRÉE     DE     MOSQUÉE. 


mérat  de  pierres,  de  coquillages,  d'ossements  humains  et  de 
fossiles,  débris  de  la  vie  préhistorique  confondus  avec  les  débris 
des  générations  qui  vivaient  hier  et  qui,  déjà,  sont  aussi  loin  dans 
la  nuit  du  passé  que  les  bélemnites  et  les  ammonites  auxquelles 
se  mêlent  leurs  cendres...  11  n'y  a  plus  de  temps  pour  les  êtres 
entrés  dans  cette  éternité  qui  ne  connaît  pas  de  mesure,  dans  cet 
infini  où  ne  sont  plus  ni  veille  ni  lendemain.  Ce  monticule  n'est 
qu'un  vaste  ossuaire  sur  lequel  plane  la  solitude  du  néant...  Pas 
une  couronne  sur  ces  tombes!  Pas  une  Heur  qui  y  exhale  le  triste 
parfum  du  souvenir!  Sur  elles  est  retombé  le  linceul  de  cet  oubli 
qui  est  comme  une  seconde  mort... 

Un  grain  se  prépare.  Frangés  d'argent,  de  gros  nuages  aux 
teintes  funéraires  ont  monté  dans  le  ciel  obscurci;  la  mer  qui 
clapote  aux  souffles  d'une  brise  soudaine  s'est  assombrie  comme 


126  DE    TRIPOLI   A    TUNIS. 

une  nier  de  Bretagne  et  ces  promesses  fallacieuses  d'une  pluie 
qui  ne  tombera  pas  jettent  un  voile  de  deuil  sur  ce  paysage 
funèbre...  Le  vent  pleure  sur  les  touffes  jaunâtres  des  herbes  qui 
meurent  entre  de  gros  cailloux  polis  comme  des  crânes,  entre 
des  fémurs  et  des  humérus  rongés  parles  bêtes;  il  gémit  sur  les 
pierres  dressées,  sur  les  stèles  en  turban  qui  fontautour  de  nous 
comme  un  peuple  de  nains  difformes,  comme  une  légion  de  pyg- 
inées  pétrifiés;  il  se  plaint  a  l'angle  des  ruines  mélancoliques... 
Et,  le  cœur  oppressé,  on  entend  la  voix  lointaine  de  ceux  qui  ne 
sont  plus  mais  dont  la  mémoire  est  partout,  de  ceux  qu'on  a  aimes 
et  qui,   les  premiers,  sont  partis  pour  le  pays  de  tous  les   morts. 

Au  bout  de  la  presqu'île  blanchissent,  au  niveau  du  sol.  des 
voûtes  qui  résonnent  sous  les  pas.  Des  ouvertures  carrées  en 
percent  le  dos  arrondi  et  les  pierres  que  nous  y  poussons  du 
pied  tombent  lentement  pour  aller  réveiller,  en  dessous,  des  cla- 
potis sinistres,  des  bruits  qui,  longtemps,  roulent  dans  le  vide.  Si 
l'œil  plonge  dans  ces  antres,  s'il  s'habitue  à  leur  obscurité,  vague- 
ment il  y  aperçoit  des  murailles  souterraines  que  traversent  de 
glandes  portes  donnant  sur  d'autres  ténèbres, vaguement  il  y  dé- 
couvre des  soupiraux  qui,  béants,  donnent  sur  d'autres  profondeurs. 

Ce  sont,  creusées  par  les  Phéniciens,  les  citernes  à  deux  étages 
d'Africa,  de  Turris  Annibalis,  de  la  grande  ville  qui  existait  ici 
cl  que  le  temps  a  effacée  du  monde...  Toujours  l'image  de  la 
destruction  et  de  la   mort  ! 

Et.  tout  a  coup,  comme  pour  nous  rappeler  à  la  vie.  éclate  le 
rire  de  cristal  de  deux  écoliers  qui.  —  donnant  la  main  à  une 
toute  jeune  sieur  en  robe  mi-partie  comme  celle  des  orphelines 
d'Amsterdam,  —  nous  suivent  a  travers  les  tombes  et  s'amusent 
de  notre  costume  d'Europe. 

Des  rochers,  de  nouveaux  morceaux  de  murailles  bordent  le 
rivage  septentrional  (\n  cap  ;  des  femmes  en  bleu  y  lavent  dans  les 
vagues  qui,  le  grain  passé,  ont  retrouvé  leur  azur... 

Des  chameliers  crient  derrière  leurs  bêtes;  des  gamins  multi- 
colores, —  de  petits  Mustapha  et  de  petites  Aicba,  de  petites 
Fatma,  et  de  petits  M'bammed.  courent  par  les  ruelles  en  vols 
de  perruches  babillardes...  Nous  sommes  rentrés  en  ville. 


Y 
ED-DJEM     ET     M  ON  ASTI  R 

DE    MEHDIA    A    ED-DJEM.    —     VUTOUR     DE     MEHDIA,     SIDI-AHMED.     — 

ED-DJEM.      AMPHITHEATRE.    ANTIQUITES.     —  CUISINE     ARABE. 

—  KN  MER.  —  OLIVIERS.  —    MONASTIR.    —    ÎLOTS.  —  SOUKS.  — RI  ES. 

PRISON.    DE    MONASTIR    A    SOUSSE. 

-   Combien    de    temps    pour    parcourir  les  trente-cinq    kilo- 
mètres qu'il  y  a  d'ici  à  Ed-Djem  '.' 

—  Avec  de  bons  mulets,  trois  heures...  ///  cha  lllah  !  S'il  plaît 
a   Dieu. 

—  Et  avec  une  voiture? 

—  Cinq  ou  six...  Tu  ne  pourrais  pas.  le  soir,  être  revenu  à 
Medhia.  Les  pistes  sont  si  mauvaises! 

—  Prenons  des   mulets. 

Quatre  heures  du  matin...  Tout  est  bleuet  or.  Le  firmament  est 
encore  poudre  d'étoiles.  Les  astres  sont  certainement  plus 
nombreux  au  ciel  d'Afrique  qu'au  ciel  de  France...  Et,  gaiement, 
nous  trottons  dans  la  poussière. 

Hassan,  —  le  digne  Métellil  qui  nous  accompagne,  —  s'est 
contenté  de  jeter  un  vieux  burnous  sur  le  dos  de  sa  bête  dont 
ses  jambes  nues  serrent  les  flancs  nerveux,  dont,  aplaties  et 
crevées,  ses  larges  babouches  battent  le  ventre  maigre,  zébré 
des  longues  cicatrices  qu'y  a  tracées  le  fer  rouge.  Un  chapeau 
démesuré  ombrage  sa  tète;  comme  un  sceptre,  sa  main  droite 
lient   un  bâton  auquel,  pour  en  faire  un  aiguillon  au  triple  dard, 


128 


DE   TRIPOLI    A    TUNIS. 


il  a  attaché  des  folioles  de  palmes,  rigides  et  acérées  comme  des 
stylets  d'acier.  A  son  côté  sont,  avec  la  vieille  djebirah  obliga- 
toire, suspendues  quelques  provisions  très  prudentes  et  une 
bouteille  de  café  noir...  On  a  l'habitude  de  prendre  cette  boisson 
à  une  assez  haute  température  et  c'est  la  seule  que,  pendant  ces 
voyages,  la  chaleur  ne  rende  pas  écœurante.  Nous  serons  trop 
heureux  d'y  recourir  quand  l'air  chaud  séchera  notre  langue, 
quand  la  poussière  bridera  notre  gorge.  Inutile  de  dire  qu'un 
fusil  inoffensif  danse  sur  le  dos  de  notre  guide. 

Notre  propre  monture  est  harnachée  comme  si  elle  devait  porter 
la  respectable  personne  d'un  caïd  ou  d'un  khalifa.  Ses  œillères 


S^Vs    SÊfa 


EN      COUTE. 


sont  timbrées  d'un  croissant  de  laine  rouge;  sur  son  poitrail 
sautillent  et  tintent  des  amulettes  de  métal.  Drapée  d'écarlate  et 
très  suffisamment  rembourrée,  sa  selle  a  un  petit  dossier  et, 
devant,  un  énorme  bourrelet  sur  lequel  on  s'accoude  pendant 
les  fatigues  de  la  route,  sur  lequel  on  écrit,  sur  lequel  on 
dessine  aussi  commodément  que  sur  le  pupitre  d'un  cabinet.  De 
courtes  étrivières  soutiennent  de  larges  étriers  dans  lesquels 
le  pied  s'emboîte...  Et,  sans  lassitude,  sans  préoccupation,  on 
chevauche  là-dessus  comme  on  se  balancerait  dans  un  fauteuil 
berceur. 

Le  burnous  dont  la  blancheur  doit  repousser  les  rayons  du 
soleil  Hotte  sur  nos  épaules,  mais  à  cet  accessoire  si  utile  se 
réduit  noire  travestissement  indigène. 


ED-DJEM    KT   M0NAST1R. 


129 


—  Se  couvrir  tient  frais,  disent  les  Arabes  qui  s'emmitouflent 
en  été  mieux  que  nous  en  hiver. 

Faites  un  peu  comme  eux  quand  vous  irez  en  Afrique.  Habillez- 
vous  de  flanelle  et  prenez  le  burnous;  ne  portez  que  du  linge 
non  empesé  ;  remplacez  la  cravate  par  un  cordon  de  soie  ;  ayez 
la  barbe  et  les  cheveux  très  courts  [Sali' lia  ct-lali  fifa,  être  rase 
donne  la  santé,  affirme  un  adage  tunisien)  ;  coilïez-vous  d'un 
casque  à  large  couvre-nuque;  protégez  vos  yeux  avec  des  lunettes 


la    r  R  i  e r.  E . 


qui,  foncées  et  garnies  de  toile  métallique,  vous  défendront 
contre  la  poussière  et  la  lumière  et  vous  donneront,  en  même 
temps,  une  agréable  illusion  d'ombre  et  de  fraîcheur;  armez- 
vous  enfin  d'un  parasol.  Et,  ainsi  équipé,  vous  pourrez,  sans 
crainte,  affronter  les  espaces  les  plus  embrasés,  braver  les  soleils 
les  plus  ardents... 


Un  beau  militaire  européen  passe  au  grand  trot,  escorté  de 
deux  cavaliers  indigènes  qui  caracolent,  le  fusil  au  travers  de  la 
selle.  (Test  un  simple  préposé  des  douanes  franco-beyliekales  !... 
Il  lait  un  détour  pour  aller  inspecter  la  cote. 


17 


130  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

Et  par  les  jardins  où  de  charmantes  petites  villas  mauresques 
entr'ouvrent  leurs  fenêtres  vertes,  par  les  campagnes  où  des 
bosquets  de  palmiers  balancent  leur  éventail  sur  de  blanches 
maisonnettes,  le  long  des  marabouts  que  gardent  des  cactus 
menaçants,  nous  trottons  toujours. 

Nous  nous  enfonçons,  maintenant,  dans  les  oliviers  qui  font  à 
Medhia  une  ceinture  large  de  quatre  à  cinq  kilomètres.  Hommes 
et  femmes,  des  gueux  en  haillons  errent  déjà  parmi  les  troncs 
rugueux.  Ils  semblent  se  livrer  à  des  occupations  champêtres... 
Mais,  nulle  part,  aucune  trace  de  leur  travail  ! 

Les  arbres  alternent  avec  des  champs  arides,  avec  des  terrains 
sablonneux  où  bleuit  le  romarin,  où  frissonne  l'alfa,  où,  en  larges 
hémisphères  aplatis,  les  jujubiers  buissonneux  étalent  leurs 
épines  et  leur  verdure  tendre.  Jamais,  en  labourant,  l'Arabe  ne 
se  donne  la  peine  d'arracher  ces  arbrisseaux  parasites!  Sa  charrue 
les  tourne.  Convaincus  du  crime  de  receler  des  reptiles  venimeux, 
quelques-uns  de  ceux-ci  ont,  pourtant,  été  condamnés  aux 
flammes.  Et,  sous  le  fouillis  charbonné  de  leurs  brindilles  mortes, 
le  sol  noir  se  jonche  d'escargots  que  la  calcination  a  blanchis  et 
qui,  plus  que  jamais,  méritent  leur  nom  conchyliologique  d'Iielix 
candidissima.. . 

—  Ach  namallah!  entonne  Hassan  dune  voix  chevrotante, 
Ach  namallah  !  Galbi  achag!..  Ld-a-assmar!  Ach  namallah  ! 
N'dih  lessoulah,  Rabbi'dla  !  Tant  pisl  Mon  cœur  aime  sa  belle 
figure  brune.  Tant  pis  !..  Que  les  marabouts  me  pardonnent  et 
ipie  Dieu   me  le  ramène!.. 

Et  rien  ne  peut  traduire  le  charme  langoureux,  rien  ne  peut 
rendre  la  grâce  sauvage  de  ces  rapsodies  entendues  dans  le 
pays  qui  les  a  créées.  Ce  sont  comme  les  berceuses  des  vieilles 
grand'mères;  ce  sont  comme  les  ballades  sans  air  bien  défini 
et  que,  peut-être  par  atavisme,  les  très  anciens  matelots  de 
Provence  chantent  quelquefois  dans  leurs  barques,  par  le  calme 
sonore  de  leurs  beaux  soirs  d'été  ;  ce  sont,  en  même  temps,  des 
chansons  d'enfants  et  des  chansons  de  vieillards.  Elles  symbo- 
lisent ainsi  les  hommes  qui  les  disent.  Le  peuple  arabe,  —  le 
Vrai,  non   celui   des   villes,   niais   celui   qui   \il    sous  la   tente,  — 


ED-DJEM    ET    MONASTIR.  131 

n'est-il  pas  un  peuple  très  vieux  et,  par  bien  des  cotés,  demeuré 
tout  enfant?  N'est-il  pas,  si  on  veut,  retombé  dans  l'enfance  des 
peuples  ?  Nous  avons  progressé,  nous  avons  tout  bouleversé 
autour  de  nous,  nous  ne  sommes  plus  l'humanité  d'il  y  a  mille 
ans,  nous  sommes  des  hommes  nouveaux,  nous  sommes  jeunes... 
Lui  a  vécu  sans  changer,  il  a  vieilli  dans  sa  foi,  dans  ses  mœurs, 
dans  son  costume.  Sa  civilisation  a,  un  instant,  il  est  vrai,  éclairé 
et  ébloui  le  monde  mais  l'éclat  s'en  est  bien  vite  éteint.  Et  il  est 
retombé  dans  ses  habitudes  premières,  il  est  revenu  à  la  simplicité 
des  antiques  patriarches,  à  la  touchante  naïveté  des  premiers 
âges... 

Et,  lentement,  nos  mulets,  déjà  paresseux,  gravissent  une 
pente  douce  dont  le  sol  argileux  et  sec  résonne  sous  leurs  pas. 
La  nappe  encore  sombre  de  la  mer  et  la  kasbah  de  Medhia,  — 
près  de  laquelle,  vers  le  nord,  blanchit  la  nappe  de  sel  de  la 
Sebkhra  M'ta-Moknine,  —  apparaissent  derrière  les  arbres  qui 
s'éloignent.  Devant  nous,  monotone,  s'étend  l'immense  plaine 
jaunâtre  que  nous  allons  traverser  dans  la  direction  du  sud- 
ouest... 

Les  constellations  palissent  et  s'éteignent;  tout  se  teinte  de 
rose;  notre  ombre  se  forme  tout  à  coup  et  s'allonge  sur  notre 
droite  ;  une  haleine  chaude  caresse  notre  visage.  A  l'horizon, 
comme  dans  une  poussière  de  cendres  rousses,  monte  un  gros 
disque  de  fer  rougi.  C'est  le  soleil. 

Hassan  met  pied  à  terre,  et,  sur  son  burnous  étendu,  se  tourne 
vers  l'orient  : 

—  Le  hamdoullaï  eurbeu  el  alamina,  maliki  lioum  (Uni  iaka, 
naboudou  aaLlioum  al  dallim  hamdoullaïn.    imin! 

Et,  ce  disant,  il  se  tient  debout,  les  mains  à  la  hauteur  des 
épaules  et  ouvertes  vers  la  Mecque;  il  baisse  la  tète,  joint  les 
doigts  et  laisse  retomber  ses  liras;  il  s'agenouille,  assis  sur  ses 
talons;  il  se  prosterne  et  touche  la  terre  d'un  front  qui  s'humilie; 
il  se  lève  enfin  et  se  passe  les  mains  sur  la  ligure...  Amin!  Sa 
prière  est  dite  et  il  se  remet  en  selle. 

Cette  piété  des  musulmans  nous  étonne,  mais  moins  que  notre 
indifférence    religieuse  ne  les  étonne  eux-mêmes.  Elle  fait  plus 


[32  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

que  les  étonner,  elle  diminue  la  confiance  qu'ils  pourraient  avoir 
en  nous. 

Un    négociant   arabe   cherchait,    un  jour,   un  employé  qui    lui 
servît  d'interprète  : 

—  Qu'es-tu?  demanda-t-il  à  celui  qui  se  présenta. 

—  Chrétien. 

—  Et  tu  vas  à  la  messe? 

—  Oh!  non,  dit,  en  riant,  le  Français  qui  crut  lui  faire 
plaisir. 

—  C'est  bien...  Je  ne  veux  pas  de  toi. 

Les  sons  traversent  la  limpidité  de  l'atmosphère  aussi  nettement 
que  la  lumière  traverse  un  bloc  de  cristal  et,  parcourant  la 
solitude  sans  y  rencontrer  aucun  obstacle,  des  bruits  lointains, 
des  chants  d'oiseaux,  des  bêlements  de  brebis  invisibles  nous 
arrivent  en  vibrations  d'une  précision,  d'une  netteté  saisissantes. 
Autour  de  nous,  toute  ronde  comme  la  plaine  mer,  s'étend 
maintenant  l'immensité  plate,  la  lande  africaine  tigrée  de  juju- 
biers, verdàtre  d'alfa,  blanchâtre  d'efflorescences  salines...  C'est 
le  steppe,  à  peine  animé,  de  loin  en  loin,  par  les  battements 
d'ailes  d'une  alouette,  par  le  passage  de  quelques  Arabes  qui, 
!-omnolents,  s'en  vont,  la  gargoulette  obligatoire  attachée  au  flanc 
ravagé  de  leur  chameau. 

Hassan  prétend  raccourcir  le  chemin.  Il  dédaigne  les  sentiers 
battus  et,  par  le  calme  majestueux  des  espaces  enflammés,  dans 
le  large  repos  des  solitudes  silencieuses,  nous  marchons  après 
lui,  baigné,  pénétré  de  chaleur  et  de  lumière,  ces  deux  principes 
de  toute  vie. 

Rien!  Et  on  s'identifie  à  cette  nature  embrasée;  on  sent  son 
âme  se  dilater  dans  ce  vide  qu'aucune  barrière  n'enserre  et  qui 
semble  sans  fin  ;  on  est  envahi  jusqu'au  fond  de  l'être  par 
l'imposante  et  mâle  poésie  de  ces  paysages  effrayants  dans  leur 
nudité  sublime...  On  ne  sait  plus  où  on  est,  ni  d'où  on  vient,  ni 
où  on  va.  On  écoute,  distrait,  la  grande  harmonie  du  désert 
silencieux.  L'esprit  flotte  dans  un  indéterminé,  dans  un 
vague  voluptueux   semblable  à  celui  <lu   premier  sommeil.  C'est 


KD-DJEM    ET    MONASTIR. 


133 


une  trêve  aux  banalités  de  la  vie  ;  c'est  un  rêve  qui,  pour  un 
instant,  vous  affranchit  de  toutes  les  conventions  sociales,  de 
toutes  les  mesquineries  de  l'existence.  El,  involontairement,  on 
s'attache  à  ces  pays  grandioses,  patrie  entrevue  dans  l'élargisse- 
ment fugitif  d'un  songe  de  grandeur  et  de  liberté.  Vus  une  fois, 
on  veut  les  revoir  encore,  on  veut  y  revenir  comme  le  fumeur 
d'opium,  comme  le  mangeur  de  haschich  reviennent  à  leur 
ivresse.  Et,  si  on  savait  les  traverser  pour  jamais,  on  en 
quitterait  les  solitudes  émouvantes 
avec  plus  de  regrets  au  cœur,  avec 
plus  de  larmes  aux  paupières  qu'on 
ne  quitterait  la  ville  la  plus  animée 
et  la  plus  luxueuse   de   l'Europe... 

—  Ouallah!  Ou  Rabbi  !  Bellah 
el  ad'him  !  crie  Hassan  qui,  malgré 
sa  piété,  jure  comme  un  païen. 

Et,  nous  réveillant  en  sursaut, 
brusquement  il  saisit  et  secoue 
notre  mulet  par  la  bride.  Le  pauvre 
animal  que  nous  laissions  marcher 
à  l'aventure  a  voulu  gravir  l'un  de 
ces  mamelons  qui  bossuent  le  sol, 
empanachés  de  jujubiers,  et  son  pied 

s'est  enfoncé  dans  le  vide.  Il  a  marché  sur  une  ville  de  rats!  C'est 
avec  les  défilais  du  terrain  qu'ils  ont  fouillé  pour  y  creuser  leur 
demeure  que  ces  rongeurs  ont  élevé  ces  boursouflures.  Quelques- 
unes  d'entre  elles  se  sont  éboulées  en  partie  et  leur  tranche 
ressemble  à  celle  d'un  tronc  d'arbre  qu'auraient  percé  et  évidé 
en  tous  sens  des  termites  gigantesques. 

Plaies  saignantes  de  la  terre  qui  se  fend  et  qui  s'entrouvre 
sous  les  feux  du  ciel,  la  plaine  se  ravine  ensuite  de  larges  et 
profondes  crevasses.  Rougeàtres,  taillées  comme  à  l'emporte- 
pièce,  elles  s'entre-croisent  ainsi  que  les  mailles  d'un  filet  ensan- 
glanté. Et,  à  chaque  pas,  notre  monture  pointe  les  oreilles. 
s'arrête  et  hésite  au  bord  d'une  de  ces  fissures. 


P  B  M  M  E     ARABE. 


134  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

—  N'aie  pas  peur!  dit  Hassan.  Elli  kteb  Ihou  Rabbi  tslatsin, 
ma  imoutchi  fi  achrin!  Celui  que  Dieu  a  écrit  pour  qu'il  vive  cent 
uns,  ne  mourra  pas  à  vingt. 

C'est  possible,  mais  mieux  vaut  encore  la  piste  de  chacun  que 
ces  raccourcis  périlleux  ! 

Voici  un  bois,  un  véritable  bois  de  cactus  arborescents.  Des 
Arabes  ont  accroché  des  loques  aux  branches  verruqueuses  de 
ces  arbres  fantasques  et,  à  leur  ombre  problématique,  se  vautrent 
des  enfants  et  des  femmes.  Ça  et  là  s'éparpillent  des  chameaux. 
Déjà  écrasés  de  chaleur,  des  moutons  se  serrent  en  masses 
haletantes,  cachent  leur  tête  et  semblent  se  concerter  comme 
des  conspirateurs  qui  se  chuchoteraient  de  graves  confidences. 
Une  chèvre  gît  la  gorge  horriblement  ouverte,  et  le  boucher 
qui  vient  de  la  tuer  essuie  son  couteau  sanglant  au  tronc  cre- 
vassé d'un  figuier  barbare.  Nous  sommes  au  marabout  de 
Sidi-Alïmed. 

Encadré  de  troncs  de  palmiers  abattus,  un  r'dir  d'eau  verdàtre 
croupit  tout  près  de  là.  Une  famille  en  voyage  s'y  est  arrêtée  et, 
comme  dans  l'Arad,  les  bêtes  y  boivent,  les  hommes  s'y  lavent, 
les  femmes  y  puisent  l'eau  nécessaire  à  leur  ménage  errant. 
Tatoués  de  bleu,  des  enfants  nous  poursuivent  avec  des  perdreaux 
en  vie  et  se  battent  pour  les  kanoubes  données  en  échange  de 
ces  heureux  volatiles  auxquels,  plus  loin,  nous  rendons  la 
liberté...  faute  d'un  cuisinier  et  de  sa  broche. 

Ici  passe  la  route,  route  tunisienne,  il  est  vrai,  mais  encore 
préférable  aux  républiques  souterraines  de  la  gent  trotte-menu  et 
aux  fondrières  sournoises. 

Et,  au  pas,  dans  les  cailloux  et  dans  le  sable,  nous  la  suivons. 
Notre  passage  effarouche  les  huppes  et  les  alouettes  casquées; 
il  trouble  les  moutons,  les  vaches  et  les  chèvres  qui  errent 
dans  ce  pays  vague;  il  stupéfie  une  fille  des  tribus  qui,  très  brune 
sous  m, n  gros  turban  noir,  nous  regarde  longtemps  du  haut  de 
son  dromadaire. 

—  Es  salamou!  répond  Hassan  au  salut  amical  des  cavaliers  qui 
passent,  armés  jusqu'aux  dents. 


ED-DJEM    ET    MONASTIR.  135 

Et  ces  rencontres  éveillent  une  sorte  d'inquiétude  qui  ne  manque 
pas  de  charme. 

Le  pays  s'accidente  et  s'anime.  De  loin  en  loin,  le  long  d'un  sen- 
tier s'en  vont,  lourdes  et  lentes,  de  petites  caravanes  harrassées  : 
ânes  et  chevaux,  femmes  et  chameaux,  toutes  les  bêtes  de  somme 
ensemble.  Et  les  hommes  suivent,  les  mains  sur  le  bâton  mis 
comme  un  joug  au  travers  de  la  nuque. 

Au  loin  s'estompent  des  montagnes  légères;  quelques  tentes 
qui  fument  dentellent  l'horizon;  un  berger  pousse  devant  lui  un 
troupeau  blanchâtre  qui  se  meut  lentement,  pareil  à  un  morceau 
de  terrain  qui  se  mettrait  en  marche. 

Quelques  oueds,  quelques  torrents  desséchés,  sillonnent  notre 
route  et,  là-bas,  dans  le  creux  d'un  ravin,  s'épanouit,  chaud  et 
vivant,  le  sourire  des  lauriers-roses. 

Mieux  que  l'épi  grisâtre  de  l'alfa  et  que.  le  pâle  calice  du  cactus, 
mieux  que  le  régime  poudreux  du  dattier  et  que  le  gigantesque 
lampadaire  de  l'agave,  la  fleur  aux  tendres  carnations  de  cet 
arbuste  poétique  est  la  fleur  symbolique  du  Maghreb.  Comme  les 
sons,  les  odeurs  ont  souvent  le  pouvoir  d'évoquer,  avec  la  netteté 
d'une  vision,  certains  souvenirs  du  passé.  Et,  lorsque  les  lauriers- 
roses  s'épanouissent  et  répandent  leurs  arômes  pénétrants  dans 
les  vallons  de  cette  Ligurie  qu'un  cataclysme  semble,  aux  épo- 
ques sans  histoire,  avoir  violemment  séparée  de  l'Afrique,  nous 
ne  pouvons  les  respirer  sans  revoir  les  pays  d'Islam,  leur  ciel  en 
feu,  leurs  marabouts  étincelants,  leurs  torrents  de  sable,  sans 
retrouver  l'émouvante  et  sublime  tristesse  des  paysages  africains, 
la  fraîcheur  des  oasis,  le  charme  des  villes  algériennes...  Et, 
dans  l'éloquence  de  son  langage  muet,  une  fleur  bien  connue 
raconte  tant  de  choses  à  la  mémoire  de  qui  l'interroge  et  l'écoute  ! 

Nous  devions,  prétendait  Hassan,  arriver  à  sept  heures.  11  en 
est  dix  et  nous  marchons  encore.  Qu'importe  ?  On  est  si  bien  en 
route  et,  sur  le  sol  moelleux,  l'allure  languissante  de  nos  bêles 
berce  si  doucement  les  longues  rêveries! 

—  Ed-Djein!  La  Ruine!  s'écrie  cependant  notre  guide  qui 
nous  a  devancé  et  qui  se  retourne,  le  bras  étendu  vers  l'ouest. 


136  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

Erri!  Notre  mulet  trotte,  gravit  une  dernière  éminence  et,  avec 
la  soudaineté  d'un  changement  à  vue,  nous  apparaît,  —  colossal 
sur  la  plaine  qu'il  écrase,  immense  sur  le  fond  blanchissant  du 
ciel  dont  il  semble  remplir  l'espace,  — ■  un  fantôme  de  pierres 
grises,  étonnant,  effrayant  dans  l'imposante  majesté  de  sa  masse 
éternellement  immobile...  Les  siècles  se  sont  amoncelés  sur  son 
front  sourcilleux  ;  comme  des  fleuves  évanouis,  les  générations 
ont  coule  à  ses  pieds;  tout  s'est  éteint,  tout  s'est  effacé  autour  de 
lui  et,  seul,  il  demeure,  monument  d'un  passé  grandiose  et  ter- 
rible, témoin  impénétrable  des  âges  disparus.  Contemporain  des 
Antonins,  selon  les  uns,  bâti,  d'après  les  autres,  par  Gordien  le 
Vieux,  au  m'  siècle  de  notre  ère,  seul  il  marque  encore  la  place 
où  s'éleva  Thysdrus,  la  grande  et  opulente  cité  dont  l'histoire  a 
à  peine  gardé  un  souvenir  incertain. 

Dans  la  vaste  plaine  jaune,  des  détails  qu'on  n'avait  pas  vus 
d'abord,  —  tant  est  puissante  et  exclusive  l'impression  de  cette 
résurrection  des  temps  antiques,  —  se  dessinent  bientôt  en  avant 
de  l'amphithéâtre  dont  ils  cachent  la  base  :  des  oliviers,  des  pal- 
miers, des  cactus  qui  font  comme  une  oasis  clairsemée,  une 
petite  mosquée,  un  misérable  village  de  misérables  masures, 
des  maisonnettes  effondrées,  des  taudis  en  terre. 

On  nous  a  vus.  Des  Arabes  accourent,  en  guenilles;  ils  parlent 
tous  à  la  fois,  ils  crient,  ils  se  poussent,  ils  se  battent.  L'arrivée 
d'un  voyageur,  d'un  curieux  qu'ils  vont  guider  est  pour  eux  une  si 
rare  aubaine! 

Des  ruines  plus  ou  moins  récentes,  des  clôtures  et  des  portes 
délabrées,  des  pans  de  murailles  construites  avec  des  pierres 
arrachées  au  colosse  en  encombrent  les  abords  semés  de  débris 
de  poteries  et  de  fragments  de  briques. 

Haut  encore  de  trente-cinq  mètres,  ce  qui  reste  de  cet  amphi- 
théâtre, —  le  plus  grand  «lu  inonde,  après  celui  de  Pouzzole  et 
après  le  Colisée,  —  a  environ  un  demi-kilomètre  de  tour  et  oc- 
cupe, par  conséquent,  une  superficie  beaucoup  plus  étendue 
que  celle  du  Panthéon. 

l'ail  d'énormes  blocs  d'un  grès  liés  friable  et  qui,  sous  un  autre 


■;■ 

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IS 


138  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

climat,  n'eût  peut-être  pas  eu  une  durée  aussi  longue,  il  est  divisé 
en  trois  étages  que  ceignent  des  rangées  de  colonnes  entre  les- 
quelles s'ouvrent  les  cent-quatre-vingt-douze  arcades  qui  donnent 
dans  les  galeries.  Les  colonnes  du  premier  et  du  troisième  étage 
sont  d'ordre  composite  ;  celles  de  l'étage  intermédiaire  sont 
d'ordre  corinthien,  comme  devaient  l'être  celles  du  quatrième 
qui  a  complètement  disparu.  Les  moellons  qui  formaient  cette 
dernière  assise  ont,  dit-on,  servi  de  munitions  de  guerre  à  la 
Berbère  Damiab.-el-Kab.ina,  —  Damiah  la  prétresse. 

En  689,  en  effet,  lorsque  l'Ifrikia  fut  envahie  par  les  musul- 
mans, ses  habitants,  —  aujourd'hui  disciples  de  Mahomet  et 
presque  totalement  assimilés  à  la  race  conquérante  dont  les  sépare 
cependant  encore  une  inimitié  sourde,  —  résistèrent  à  leurs  pré- 
dications et  à  leurs  armes.  Une  femme,  —  une  sorte  de  Velléda 
enflammée  de  patriotisme,  —  s'était  mise  à  leur  tête  et,  enfermée 
avec  ses  compagnons  dans  l'amphithéâtre,  elle  se  défendit  en 
faisant  pleuvoir  sur  ses  assaillants  les  pierres  de  sa  forteresse.  Sa 
résistance  fut  même  si  longue  que  les  soldats  des  Khalifes  suppo- 
sèrent qu'elle  recevait  des  vivres  et  des  renforts  par  une  voie 
mystérieuse.  Les  Arabes  montrent  même  encore  l'ouverture  du 
souterrain  par  lequel,  disent-ils,  elle  communiquait  avec  Mehdia. 
Bouché  aujourd'hui  à  quelques  pas  de  son  entrée,  ce  corridor 
n'était  probablement  qu'un  canal.  Les  jours  de  naumachies,  il 
devait  conduire  dans  l'arène  l'eau  de  quelque  montagne  aujour- 
d'hui desséchée. 

Déjà  découronné  ainsi,  l'amphithéâtre  reçut  mille  ans  plus 
tard,  une  large  blessure  qui  emporta  un  grand  tiers  de  son  en- 
ceinte. Plus  barbare,  plus  destructrice  que  le  temps,  la  main  de 
l'homme  s'attaquait  à  l'œuvre  de  l'homme.  Des  Arabes  révoltés 
avaient,  en  effet,  trouvé  un  refuge  à  Ed-Djem  et,  —  pour  les 
en  chasser,  pour  les  empêcher  de  s'en  faire  désormais  une  cita- 
delle, —  Mohammed-bey  y  lit  pratiquer  l'immense  brèche  par 
laquelle  nous  entrons. 

C'est  tout  un  pénible  voyage  que  l'ascension  de  ces  pierres 
croulantes!...  Les  gradins  intérieurs  n'existent  plus  et,  sans  les 
herbes  sèches  auxquelles  on  se  cramponne,  sans  l'aide  des  Arabes 


ED-DJEM    ET     M0.NAST1K.  139 

(|iii  grimpent  en  avant,  agiles  comme  des  chats  el  qui  nous  tendent 
une  main  secourable,  sans  ceux  qui  nous  poussent,  qui  nous 
lussent  vers  les  hauteurs,  il  nous  serait  presque  impossible  de 
gravir  ces  amas  de  moellons,  ces  éboulis  de  cailloux,  de  plâtras 
et  de  gravats. 

Des  voûtes  grondent  et  semblent  prêtes  à  s'effondrer  sous 
notre  poids;  des  pans  de  planchers  que  rien  ne  paraît  soutenir 
s'avancent  en  étagères  sur  des  villes  menaçants;  des  crevasses, 
des  trous  tantôt  sombres  comme  la  nuit,  tantôt  lumineux  à 
donner  le  vertige  s'ouvrent  devant  nous;  des  blocs  oscillent 
sous  nos  pieds...  Vont-ils  nous  entraîner  avec  eux  dans  les 
bonds  désordonnés,  dans  la  poussière,  dans  l'écroulement  d'une 
catastrophe?...  Ni  vipères  heureusement,  ni  scorpions  à  la  piqûre 
mortelle!  Les  ruines  écartent  ces  animaux,  disent  les  Arabes; 
elles  leur  font  peur.  Et,  lorsqu'un  habitant  d'Ed-Djem  s'éloigne 
des  génies  qui  protègent  ces  murailles,  il  ne  manque  jamais,  en 
guise  de  talisman,  de  coudre  dans  un  coin  de  son  burnous  un 
fragment  de  pierre  ramasse  dans  les  débris. 

Voici  enfin  le  faite!  Le  soleil  se  concentre  dans  l'arène,  et 
elle  flambe  là-bas  comme  un  cratère  de  flammes  livides.  Les 
décombres  entassés  en  ont  exhaussé  le  sol  et  on  devine  plutôt 
qu'on  ne  voit  autour  d'elle  les  murs  du  podium,  les  soupiraux  des 
fosses  souterraines,  les  bouches  des  vomitoires.  Des  herbes 
l'ont  envahie,  des  orties  colossales  y  verdissent  dans   les  angles. 

Lugubres,  le  silence  et  la  mort  planent  sur  les  cavées  où  quatre- 
vingt-dix  mille  spectateurs  acclamaient  autrefois  le  rétiaire  victo- 
rieux, sur  les  précinctions,  d'où,  le  pouce  retourné,  ils  vouaient  au 
trépas  le  myrmidon  vaincu...  Là-bas  où  rugissaient  les  lions,  où 
miaulaient  les  panthères,  errent  maintenant  des  chameaux  inof- 
fensifs, courent  des  lézards,  rampent  des  reptiles.  Déshonoré, 
l'amphithéâtre  où  si  souvent  ruissela  le  sang  humain  porte 
comme  la  peine  des  crimes  odieux  dont  jadis  fut  souillée  son 
enceinte. 

Si  le. premier  sentiment  qu'on  éprouve  à  sa  vue  est  un  senti- 
ment d'étonnement,  d'admiration  involontaire,  le  second  est  un 
sentiment    de    compassion   et  de    pitié   profonde    pour  ceux   qui 


HO  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

y  sont  morts  aux  applaudissements  féroces  d'une  foule  plus  bar- 
bare que  ceux  qu'elle  flétrissait  de  ce  nom...  Le  piédestal  de  la 
grandeur  romaine  n'est  qu'un  hideux  entassement  de  trésors  ravis 
à  main  armée,  d'hommes  écrasés  pendant  qu'ils  défendaient  leurs 
autels,  leurs  enfants  et  leur  patrie.  A  Rome,  à  Nîmes,  à  Pouzzoles 
ce  que  disent  surtout  les  géants  de  pierre  qui,  —  comme  celui-ci, 
—  ouvrent  encore  au  ciel  leur  gueule  monstrueuse,  c'est  l'infamie 
de  ce  peuple-roi  pour  lequel  nous  professons  un  culte  irraisonné, 
une  vénération  stupidement  classique.  Son  caractère,  en  effet, 
n'était  plus,  sous  les  empereurs,  que  le  détestable  alliage  d'un 
égoïsme  impitoyable,  d'une  basse  et  cruelle  envie,  d'un  orgueil 
colossal,  d'une  paresse  criminelle  que  n'arrivait  pas  à  servir  le 
reste  du  monde  réduit  en  esclavage.  Ses  conquêtes  n'avaient 
môme  pas,  —  comme  l'eurent,  plus  tard,  celles  des  Arabes,  — 
l'excuse  du  fanatisme  religieux.  11  n'imposait  ses  dieux  à  personne  ; 
il  adoptait,  au  contraire,  les  divinités  conquises  et  il  leur  élevait 
des  temples  ...  Ce  qu'il  lui  fallait,  ce  qu'il  demandait  à  ses  armes, 
c'étaient  des  vivres  et  des  fêtes...  Panem!  Et,  des  champs  de  la 
Gaule,  des  plaines  de  la  Lybie  arrivaient  l'or  que  les  princes 
distribuaient  à  la  multitude  avilie  et  corrompue  par  une  oisiveté 
vicieuse,  le  pain  qu'ils  lui  jetaient  en  pâture...  Circenses !  Et, 
pétri  avec  du  sang  et  des  larmes,  le  ciment  romain  liait  les  blocs 
de  roches  que,  mourant  à  la  peine,  les  vaincus  roulaient  sous  le 
fouet  des  mastigophores.  Et  les  amphithéâtres  s'élevaient  et,  clans 
leur  enceinte  grondante,  s'entr'égorgeaient,  condamnés  à  ses 
plaisirs  sanguinaires,  les  Germains  et  les  Bretons,  les  Scythes  et 
les  Ibères,  les  Cantabres  et  les  Thraces...  On  peut  avoir  à  célébrer 
quelquefois  le  génie  et  la  puissance  de  Rome;  on  a,  plus  souvent 
à  en  flétrir  la  mémoire. 

Plus  personnelle,  plus  mélancolique,  une  autre  impression  se 
dégage  de  cette  immense  tombe,  de  ce  prodigieux  cadavre  de 
pierres.  C'est  le  sentiment  du  néant,  de  la  vanité  des  choses 
humaines.  Comme  celle  d<'s  individus,  la  vie  des  nations  n'est 
qu'une  minute  dans  l'éternité.  Le  peuple  romain  élevait  jusqu'au 
milieu  (lu  déserl  îles  ares  de  triomphe,  des  temples  e!  des  villes... 
Il    a    passé,   pourtant    comme    toutes    les  civilisations  ont   passé 


KD-DJEM    ET    M  ON  ASTI  lî. 


1-41 


sur  cette  terre  d'Afrique,  comme  nous  y  passerons  nous-mêmes. 
A  quoi  lui  ont  servi  sa  valeur  militaire  et  son  intelligence,  sa  stra- 
tégie et  ses  machines,  ses  routes  et  ses  cités?  A  quoi  nous  servi- 
ront les  conquêtes  de  nos  soldats  et  celles  de  notre  science,  nus 
chemins  de  fer  et  nos  télégraphes?...  Le  vraiment  sage  serait-il  cet 
Arabe  dont  la  tente  dure  plus  longtemps  que  les  monuments  les 
plus   orgueilleux?    Serait-ce    ce    Bédouin    qui,    satisfait   du   peu 


SSS1*^        ".;-_>' 


EN     TUNISIE. 


qu'Allah  lui  envoie,  s'assoupit  aux  cantilènes   de  ses  femmes  et 
s'endort  sans  souci  à  l'ombre  chaude  de  sa  maison  de  toile? 


Des  fouilles  ont  été  pratiquées  autour  de  l'amphithéâtre.  Elles 
ont  mis  à  jour  des  caves,  des  canaux,  des  débris  de  colonnes. 
Plus  loin,  à  Djebel-Aïoun,  s'éparpillent,  jonchés  de  marbre  el  de 
débris  d'amphores,  les  restes  d'une  cité  anonyme,  d'une  de  ces 
villes  qui,  comme  s'il  n'avait  pas  été  fait  pour  les  Européens, 
n'ont  pu  prendre  racine  sur  le  sol  africain.  On  ne  peut  faire  un 
pas    dans    ces    parages    aujourd'hui    presque    abandonnés  sans 


142  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

y  retrouver  les  traces  des  vainqueurs  de  Cartilage.  Les  cara- 
vanes du  Soudan  en  rencontrent,  nous  l'avons  dit,  jusque  dans 
l'extrême  Sud.  La  Tunisie,  —  surtout  dans  le  triangle  compris 
entre  Tunis,  le  Keff  et,  Ghardimaou,  —  est  le  paradis  des  archéo- 
logues. Tombeaux  puniques  ou  latins,  véritables  catacombes, 
caveaux  ou  citernes,  aqueducs  ou  substructions  de  temples,  fon- 
dements  de  villes  ou  hypogées  d'amphithéâtre,  il  y  a,  dans  toute  cette 
terre,  de  véritables  richesses  enfouies.  Un  Français  qui  a  acheté 
une  propriété  près  de  Mehdia,  nous  disait  y  avoir,  en  trois  mois, 
recueilli  plus  de  deux  mille  médailles  phéniciennes,  romaines  ou 
byzantines  !  Trésors  sans  doute  enterrés  par  des  Arabes  qui  redou- 
taient la  rapacité  des  anciens  khalifes  et  qui  sont  morts  sans  révé- 
ler leurs  cachettes,  il  a,  en  certains  endroits,  découvert  des  mon- 
naies antiques  étrangement  associées  à  des  pièces  tunisiennes  qui 
dataient  à  peine  d'un  ou  de  deux  siècles  et  à  des  écus  de  Louis  XV. 
C'est  en  creusant  un  canal  d'irrigation  que  le  brave  homme  a 
rendu  tout  cela  à  la  lumière.  Bien  que  simple  colon,  il  en  soup- 
çonne cependant  le  prix  et  volontiers  il  poursuivrait  ses  recherches, 
maisle  gouvernement  beyliekal  s'oppose  à  toute  espèce  de  fouilles 
privées...  Ce  qui  est  sous  terre  lui  appartient,  dit-il,  et  il  l'exhu- 
mera quelque  jour  pour  en  enrichir  les  musées  de  Tunis  et  ceux 
des  puissances  amies. 

Midi.  Les  rayons  du  soleil  tombent  d'aplomb  dans  la  cuve 
bouillonnante  des  arènes  et  traversent  de  leurs  pointes  de  feu 
notre  parasol  et  notre  casque;  il  serait  imprudent  de  les  affronter 
davantage. 

Allons  demander  un  instant  de  repos  et  un  semblant  de  fraî- 
cheur au  cafetier  qui,  — ■  comme  des  couteliers,  des  barbiers  el  des 
forgerons,  —  s'est  installé  sous  l'une  des  arcades  du  cirque,  au 
milieu  des  boutiques,  des  cactus  et  des  gourbis  qui  s'y  adossent. 

Les  Arabes  nous  envahissent  de  nouveau.  Les  karroubes  qu'ils 
^entent  dans  nos  poches  les  attirent  comme  l'odeur  du  miel  attire 
les  mouches  et,  en  nuée,  ils  nous  offrent  maintenant  des  frag- 
ments de  sculptures,  des  morceaux  de  mosaïque,  des  éclats  de 
gargoulettes,    des  monnaies   aussi    authentiques  que    celles  des 


ED-DJEM    ET    MONASTIR.  143 

brocanteurs  qui  orront  dans  les  recoins  du  Capitule  ou  autour  des 
Thermes  deCaracalla...  11  y  a.  parla,  dans  quelque  caveau  enfumé, 
les  creusets  primitifs  et  les  moules  de  terre  sigillaire  qui  servent 
à  la  fabrication  de  ces  médailles.  La  place  n'est  plus  tenable! 

Au  milieu  des  bicoques  indisciplinées  qui  constituent  le  village 
d'Ed-Djem  s'étend,  jonchée  d'une  poussière  éblouissante,  jon- 
chée d'ordures  el  de  paille,  une  sorte  de  place  où  picorent  îles 
poules  étiques.  Près  de  là,  sur  une  déclivité  du  terrain,  s'élève 
le  bordj,  le  misérable  fondouk  dont  les  arcades  intérieures  vont 
nous  donner  asile... 

—  Haloufl  Porc!  fait,  en  grimaçant,  une  sorcière  qui  s'ap- 
proche el  se  détourne  pour  cracher  avec  dégoût. 

—  Eh  bien,  Hassan!  Est-ce  ainsi  qu'on  pratique  l'hospitalité 
dans  la  tribu  des  ruines? 

Mais  le  muletier  nous  montre  en  souriant  le  lambeau  de  jambon 
rougeâtre  que  nous  avons  apporte  de  Mehdia...  Ce  n'est  pas  à 
nous,  c'est  à  cet  aliment  réputé  immonde  que  s'adresse  l'injure 
de  la  vieille  musulmane. 

Et,  comme  pour  nous  faire  revenir  sur  la  mauvaise  opinion  que 
nous  pourrions  avoir  de  ses  administrés,  le  clieik,  prévenu  de 
tous  nos  faits  et  gestes,  nous  envoie  du  lait,  des  galettes  d'orge 
faites  au  beurre  et  cuites  dans  un  plat,  des  gâteaux  poudreux  et 
un  peu  de  son  inévitable  couscous. 

La  cuisine  arabe  ne  se  réduit  cependant  pas  à  la  masse  étouf- 
fante et  incendiaire  de  ce  mets  national.  Chez  un  riche  citadin, 
chez  un  caïd  de  grande  tente,  un  repas  peut  être  aussi  compli- 
qué que  chez  nous. 

Lin  potage,  par  exemple,  ouvre  la  cérémonie  :  bouillon  de 
poule  ou  de  tète  de  mouton,  semoule,  vermicelle,  soupe  de  mie 
de  pain  ou  de  boulettes  de  pâte  parfumées  au  citron  ou  à  la 
cannelle. 

Du  poisson  salé  ou  sec,  des  hachis  de  viande  confits  dans 
de  l'huile  et  mélangés  à  du  beurre  el  à  du  blé  torréfié  et  concasse. 
peuvent  représenter  les  hors-d'œuvre. 

Les  entrées  sont  de  poulet  fricassé  aux  pois,  de  viande  farcie 


144  DE    TRIPOLI    A    TUMS. 

de  légumes,  de  mouton  aux  œufs  ou  aux  tomates,  le  tout  abomi- 
nablement épicé. 

Du  mouton,  de  la  volaille,  des  brochettes  de  viande  forment 
les  matériaux  du  rôti. 

Le  dessert,  enfin,  comporte  des  gâteaux  de  semoule  au  miel,  à 
la  cannelle,  au  citron,  aux  amandes  ou  au  beurre;  des  pâtisseries 
à  l'huile  et  au  miel;  des  gâteaux  feuilletés  nageant  dans  du  miel 
fondu;  des  fruits,  des  sorbets  et  des  dattes. 

Des  boissons  parfumées  avec  des  essences  de  fleurs,  du  lait  et 
surtout  de  l'eau  arrosent  ces  festins  sur  lesquels  on  distille  goutte 
à  goutte  la  première  des  nombreuses  tasses  de  café  qui  seront 
hues  ensuite. 

Un  homme  du  peuple  se  contente  de  moins.  Trois  sous  lui 
suffisent  pour  faire  face  aux  dépenses  d'un  dîner  dont  se  déclarent 
satisfaites  les  modestes  exigences  de  son  estomac  :  une  karroube 
de  galette,  une  karroube  de  viande,  une  karroube  de  fruits,  enfin 
une  karroube  de  café...  soient,  en  tout,  quatre  karroubes,  — 
quinze  ou  seize  centimes  ! 

Et,  dans  un  coin  de  muraille,  le  capuchon  sur  les  yeux,  les 
babouches  pour  coussin  et  les  orteils  en  liberté,  il  s'endort,  heu- 
reux et  content. 

Une  longue  et  lourde  sieste  dans  une  cellule  étouffante,  avec, 
un  sac  de  paille  en  guise  d'oreiller,  une  natte  pour  matelas,  notre 
burnous  pour  couverture...  Et  en  route  pour  le  bord  de  la 
mer  !... 

Les  collines  reculent  dans  des  vapeurs  violacées;  quelques 
nuages  d'argent  bruni  traversent  le  ciel  d'or  pâle;  adouci,  le 
feuillage  triste  des  oliviers  moutonne  en  masses  plus  moelleuses; 
les  marabouts  silencieux  revêtent  des  blancheurs  de  suaires;  des 
(leurs  blanches  qui  se  fondaient  dans  la  lumière  blanche  du  jour, 
constellent  maintenant  le  fond  assombri  du  steppe  comme  des 
larmes  constellent  des  tentures  funèbres  ;  des  grillets  à  la  tête 
énorme  chantent  au  bord  de  leur  trou  ;  les  souris,  les  geckos,  les 
chouettes  sortent  des  tombeaux  é ventres  qui  s'exhaussent  et  s'élar- 
gissent dans  l'ombre...  El  dans  le  deuil  du  crépuscule  fugitif,  une 


KD-DJEM    ET    MO.NASTIR. 


145 


tristesse  envahit  et  oppresse   le    cœur.  Les  morts  tiennent  trop 
de  place  ! 

La  nuit  est  noire  quand  nous  rentrons  à  Mehdia. 

Les  paquebots  qui  remontent  la  côte  ne  passent  ici  qu'une  fois 
par  semaine.  Une  sorte  de  felouque  maltaise  va  heureusemenl 
appareiller.  Nous  ne  scions  pas  à  son  bord  aussi  commodément 


l  \      M  M;  I  \ . 


que  dans  un  salon  transatlantique,  mais  nous  n'y  ferons  qu'une 
traversée  de  quelques  milles. 

La  brise  est  fraîche;  elle  vient  de  l'est;  la  mer  moutonne  ;  le 
bateau  s'incline  sous  les  risées,  il  vole  comme  un  goéland  et,  en 
moins  d'une  heure,  nous  doublons  le  ras  Dimas,  —  l'ancien  cap 
Thapsus. 

Calme  plat,  maintenant!  A  peine  un  souffle  qui,  presque  insen- 
sible, gonfle  nos  voiles  et  qui,  sur  la  mer  paresseuse,  nous  pousse 
doucement,  vent  arrière. 

Le  soleil  fait  danser  comme  des  flammes  légères  sur  l'eau  qui 
semble  fumer;  une  couche  de  vapeurs  chaudes  vibre  sur  l'horizon 

19 


14*>  DE    THIPOLI    A    TUNIS. 

et,  là-bas,  très  lointaine  vers  le  sud,  rougit,  splendide  dans  son 
aridité,  une  côte  calcinée  de  lumière...  Aucun  son  autour  de  nous 
que  le  bruissement  de  Fonde  déchirée  parl'étrave,  que  le  clapotis 
des  petites  lames  qui,  en  longs  replis  d'azur,  courent  aux  lianes 
bariolés  île  notre  barque. 

L'un  des  deux  hommes  qui  composent  l'équipage  sommeille, 
la  main  droite  sur  l'écoute,  la  main  gauche  sur  la  barre  ;  le  second 
s'est  endormi  à  l'avant,  à  l'ombre  rougeâtre  de  la  voile...  Et  on 
s'en  va.  mollement  balances  par  les  longues  houles  qui  viennent 
du  large...  Et  c'est  une  de  ces  heures  pleines,  comme  celles  i\u 
désert,  d'un  charme  amollissant  et.  en  môme  temps,  d'une  tris- 
tesse douce  e1  rêveuse,  la  tristesse  d'une  absence  volontaire, 
d'un  rxil  passager. 

Au  nord  s'estompent  les  îlots  de  Kourriat.  Les  petits  dômes  de 
Teboulba,  de  Lemta,  de  Bamba,  blanchissent  tour  à  tour  sur  l'ho- 
rizon du  sud.  Vers  l'ouest,  apparaît  bientôt  un  rivage  qui  se  déve- 
loppe en  deux  longues  bandes  horizontales  et  parallèles.  Jaune  et 
sablonneuse,  la  bande  inférieure  est  formée  par  l'ondulation  lan- 
guissante des  dunes;  verte  et  noirâtre,  la  bande  supérieure  l'est 
par  des  têtes  de  palmiers.  Et,  de  l'une  à  l'autre,  les  troncs  de  ces 
arbres  jettent  des  hachures  sombres  sur  lesquelles  brochent  des 
maisons  aux  fenêtres  peintes. 

Puis  ce  sont  les  oliviers,  des  oliviers  énormes  qui,  en  un 
fouillis  grisâtre,  en  un  bois  désordonné,  poussent  à  l'aventure. 
L'Arabe  ne  s'en  occupe  que  pour  les  bâtonner  avec  fureur  le  jour 
de  la  cueillette,  que  pour  y  secouer  alors,  avec  une  frénésie 
incroyable,  de  longues  gaules  qui  en  effarouchent  les  feuilles  et 
les  fruits,  qui  en  mettent  les  rameaux  en  une  lamentable  capilo- 
tade... S'il  tirait,  au  moins,  un  bon  parti  d'une  récolte  faite  avec 
des  procédés  aussi  dévastateurs!  Non.  Il  triture  ses  olives  de  si 
défectueuse  manière  que  des  usines  européennes  trouvent  encore 
le  moyen  de  faire  fort  une  en  ('puisant  par  le  sulfure  de  carbone  les 
résidus  qu'il  rejette. 

(  les  arbres  malt  raités,  toujours  généreux  cependant,  forment,  de 
Sl'ax  à  Sousse,  une  véritable  forêt  que  nulle  borne  ne  partage  en 
propriétés    particulières    mais    dont,    selon    sa    fortune,    chacun 


ED-DJEM    ET    MONASTIR.  H7 

exploite  une  houeza,  — un  nombre  de  pieds  plus  ou  moinsconsi- 
dérable.  L'opulente  famille  des  Si-Hamza,  par  exemple,  en  possède 
plusieurs  milliers  sur  celte  cote. 

Si-Hamza  ?  Nous  avons  déjà  entendu  ce  nom  quelque  pari...  En 
effet,  dans  le  Sud-Oranais,  vers  le  pays  de  Bou-Amema.  Rappro- 
chement de  noms  qui  symbolise  à  lui  seul  le  caractère  des  deux 
peuples  musulmans  que  nous  avons  à  diriger.  Si-Hamza  c'est  ici 
la  placidité  épicière  de  fort  tièdes  croyants,  de  marchands  crain- 
tifs et  pacifiques;  là-bas,  c'est  le  turbulent  fanatisme  de  marabouts 
intransigeants,  de  caïds  belliqueux  et  farouches. 

Voguons  toujours.  Au  delà  des  oliviers  resplendissent,  ceints 
de  cactus  et  d'agaves,  de  hauts  remparts  que  dépassent  seulement 
les  minarets  et  les  coupoles  de  la  gracieuse  ville  de  Monastir. 

Ce  nom,  disent  des  antiquaires  de  bonne  composition,  vient  de 
celui  de  Ruspina...  Ruspina?  Monastir.'  Mon  Dieu,  oui  !  En  chan- 
geant... C'est  égal,  voilà  deux  vocables  qui  ne  semblent  liés  que 
par  une  libation  bien  nébuleuse  !  C'est  pourquoi  quelques  esprits 
inquiets  préfèrent  trouver  l'origine  du  second  dans  un  monastère 
qui  aurait  existé  par  là,  il  y  a  longtemps,  vers  le  w"  ou  le  ve  siècle, 
à  l'époque  où  l'Ifrikia  était,  en  même  temps,  grecque  et  chrétienne. 
Pourquoi  pas?  Mais  si  ce  moutier  a  jamais  vu  le  jour,  les  Sarrasins 
l'ont  si  bien  replongé  dans  la  nuit  qu'il  n'a  laissé  aucune  trace  sur 
le  sol  ni  dans  l'histoire. 

La  brise  est  morte...  Quelques  coups  d'aviron  et  nous  entrons 
dans  une  petite  anse,  sorte  de  port  naturel  que  ferment,  comme 
une  digue,  trois  ilôts  arides,  trois  blocs  de  sable  durci  —  qui, 
longs,  à  peine,  de  deux  ou  trois  cents  mètres,  alignent  bout  à 
bout  leur  masse  d'ocre  jaune. 

Djezirat-Abou-'l-Fadel-el-Ghradamsi,  l'ilot  du  nord,  touche 
presque  à  la  pointe  rocailleuse  qui  forme  la  corne  méridionale  du 
golfe  d'IIamamet.  Il  possédait  autrefois  une  grande  pêcherie  de 
thons  qui  lui  a  laisse  son  nom  populaire  de  Tonara;  il  ne  porte 
plus  aujourd'hui  que  les  ruines  pittoresques  d'un  petit  marabout. 

Djezirat-el-Hammam,  l'îlot  du  sud,  garde  les  restes  d'une 
citerne  et  d'un  établissement  de  bains  carthaginois. 


148  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

Djezirat-el-Oustania,  enfin,  l'îlot  du  Milieu  ou  îlot  de  la  Qua- 
rantaine, est,  comme  la  moitié  d'un  pain  de  munition,  taillée  en 
une  petite  falaise  verticale  dans  laquelle,  à  diverses  hauteurs, 
se  creusent,  en  bouches  de  four,  des  grottes  qui,  faites  de 
main  d'homme,  semblent  avoir  été  hahitées  autrefois.  Par  qui  ? 
On  l'ignore.  L'ensemble  de  ces  cavités  donne  à  ce  côté  de  l'île 
l'aspect  d'un  pigeonnier.  De  là,  sans  doute,  le  nom  d'îles  des 
Pigeons  décerné  à  ces  petits  mornes  par  des  voyageurs  qui,  pas 
plus  que  les  habitants  du  pays,  n'y  ont  jamais  vu  se  poser  un  seul 
de  ces  granivores. 

A  l'ouest  de  cette  crique,  —  au  delà  d'une  large  plage  où 
s'ébattent,  comme  les  plongeurs  d'Aden,  des  baigneurs  bronzés 
que  ne  gênent  les  règlements  d'aucune  police,  où  s'affaissent 
quelques  gourbis  de  loques  et  de  palmes,  où  craquent  au 
soleil  des  barques  au  nez  extravagant,  —  s'élèvent  les  fortifi- 
cations de  la  ville  :  une  kasbah,  des  bastions  sabordés,  des 
remparts  qui  se  plient  et  se  replient  en  angles  sortants  et  ren- 
trants, comme  ceux  d'un  château  de  cartes. 

Rien  de  plus  africain,  de  plus  barbaresque  que  ces  hautes 
murailles  sur  leur  piédestal  de  roches  arrondies  par  les  flots  et 
blanchies  par  les  hommes!  Leur  partie  moyenne,  —  celle  que, 
d'en  bas  ni  d'en  haut,  ne  peut  atteindre  le  badigeon,  —  montre  de 
grosses  pierres  jaunâtres  qui  semblent  pouvoir  résister  à  des 
boulets. 

Des  tourelles  élincelanles,  pavoisées  tic  rouge  ;  un  minaret 
dentelé,  écaillé  de  faïences  qui  reluisent  au  soleil  ;  le  nadoui\ 
— ■  la  tour  de  veille,  —  tout  rond,  tout  blanc,  couronné  par  une 
plate-forme  festonnée  qui  porte  une  lanterne  aux  lignes  indécises  ; 
des  bouquets  de  palmes  vertes  dans  le  ciel  bleu,  immobiles 
dépassenl  les  créneaux  éblouissants.  Par  les  embrasures  arron- 
dies, des  c.iiioiis  lèvent  leurs  gueules  noires,  comme  s'ils  allaient 
aboyer  au  soleil. 

Deux  murs  intérieurs  courent  des  remparts  de  l'est  aux  rem- 
parts de  l'ouest  cl,  de  leurs  grosses  pierres  brunes  que  ne  revêl 
plus  aucun  crépi,  divisent  la  ville  en  trois  quartiers  séparés  les 


ED-DJEM    ET    MONASTIK. 


149 


uns  des  autres.  Ils  en  font,  ou  plutôt  ils  en  faisaient,  une  sorte  de 
forteresse  à  compartiments,  quelque  chose  comme  un  navire 
cuirasse  à  cloisons  étanches,  à  l'époque  où  Torghoud-reïs,  - 
Dragut  l'écumeur,  —  déployait  sur  son  château  sa  bannière 
rouge  et  blanche  semée  du  croissant  bleu...  Une  porte  forcée,  une 
muraille  battue  en  brèche,  l'ennemi  n'était  pas  pour  cela  le  maître 
de  la  place.  Les  assiégés  se  barricadaient  clans  le  compartiment 
voisin  et  le  siè<>'e  était  à  recommencer... 


K^ 


M  0  N  A  S  T  I  T. 


Une  place  sablonneuse  qu'ombragent  des  palmiers,  un  grand 
marabout  religieusement  clos  mais  plein  de  psalmodies  et  de 
ronflements  de  tambours,  une  vieille  porte  aux  pierres  disjointes 
et  dont  on  ferme  encore  le  soir  les  battants  vermoulus,  et  nous 
sommes  dans  l'enceinte  de  cette  ville  méfiante  comme  un  nicl  de 
pirates. 


La  première  rue  où  le  hasard  nous  conduit  est  moins  une  rue 
qu'un  long  corridor  sombre,  voûté,  tout  papillotant  des  foulards 
suspendus  en  frange  à  l'auvent  relevé  de  ses  petites  boutiques. 
C'est  le  sou/i  dont  ne  saurait  se  passer  une  ville  tunisienne.  Des 


150  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

tisserands  pareils  à  ceux  de  Mehdia  fabriquent  dans  tous  les 
caveaux  de  la  ville  des  couvertures  bariolées  et  des  étoiles  de 
laine.  Et,  sous  le  spécieux  prétexte  de  vendre  ces  tissus  à  des 
chalands  imaginaires,  des  commerçants  honoraires  vivent  ici, 
dans  la  perpétuelle  nonchalance  d'un/àr  niente  qui  rendrait  des 
points  à  celui  des  lazzaroni  les  plus  invétérés  du  Pausilippe. 

Une  planche  (pie  tapisse  la  fraîcheur  d'une  natte  est  placée  sur 
le  seuil  de  leur  échoppe;  un  petit  tabouret  que  rembourre  un 
coussin  rouge  y  joue  le  rôle  d'oreiller  et,  du  matin  jusqu'au 
soir,  ils  sont  là,  étendus  sur  le  dos.  Et,  lentement,  ils  poussent 
la  fumée  de  leurs  cigarettes  aux  toiles  d'araignées  qui  lambrissent 
les  voûtes;  ils  dégustent  du  café;  ils  allongent,  de  temps  à  autre, 
une  main  fatiguée  pour  prendre  au  passage  et  vider  à  demi  la 
boite  de  fer-blanc  qu'un  gamin  promène,  pleine  d'eau  claire. 

Une  longue  rue  fait  suite  à  ce  couloir  soi-disant  industriel  et 
aboutit  à  une  petite  place  où  des  cafés  maures  reçoivent  sur  leurs 
bancs  et  sur  leurs  trottoirs  les  paresseux  qui  n'ont  même  pas  la 
pudeur  de  simuler  un  commerce.  Les  maisons  qui  bordent  celte 
voie  sont  plus  liantes,  plus  grandes  que  celles  que  nous  avons 
vues  jusqu'ici.  L'intérieur,  que  ronge  la  poussière  de  l'abandon, 
en  est  souvent  décoré  avec  un  luxe  véritable...  La  course  devait 
au  temps  de  Mami-reïs  rapporter  à  ces  honnêtes  forbans  plus 
qu'un  négoce  pour  lequel  ils  ne  manifestent  aujourd'hui  qu'une 
bien  tiède  vocation. 

Presque  personne  dans  les  ruelles  voisines  inondées  de  soleil, 
jonchées  d'une  poussière  brûlante,  embarrassées,  ça  et  là,  de 
décombres  qui  tombenl  eu  pondre!  A  peine  un  chameau  qui  passe 
sans  bruit;  un  Arabe  endormi  dans  une  ligne  d'ombre;  une 
femme  roulée,  avec  l'enfant  qu'elle  porte  en  paquet  sur  le  dos, 
dans  une  épaisse  couverture  brune  rayée  et  frangée  de  noir;  un 
âne  chargé  de  hottes  de  roseaux  qu'il  traîne  sur  le  sol  comme  les 
ailes  d'un  grand  oiseau  malade;  un  homme  qui,  en  turban  de 
calicot,  secoue  majestueusement  l'ampleur  de  sa  djoubba  foncée 
dont  les  bords  et  les  poches  se  galonnenl  de  blanc...  Des 
muezzins  hissent  sur  des  minarets  leurs  petits  pavillons  groseille 


ED-DJEM    KT    MONASTIR.  151 

estampillés  du  croissant  et  de  l'étoile  blanche.  Le  goût  immodéré 
•  le  pirater  et  de  courre  sus  aux  navires  chrétiens  n'était  pas 
incompatible  avec  une  piété  fervente,  au  contraire,  et  Monastir 
enferme  encore  dans  les  casiers  de  ses  murailles  treize  mosquées 
et  treize  zaouïas.  Sa  population  n'est  cependant  cpie  de  8000  à 
10000  âmes...  Il  y  a  aussi  une  trentaine  de  Français  qui,  natu- 
rellement, se  déchirent  les  uns  les  autres,  qui  s'y  noircissent 
mutuellement  des  vilenies  les  plus  malpropres. 

—  Que  voulez-vous,  nous  disait  l'un  d'eux,  il  n'y  a  en  Tunisie  que 
des  Algériens  qui  oui  fini  de  bien  faire  en  Algérie  et  chacun  sait 
qu'il  n'y  a  en  Algérie  que  des  Français  qui  ont  fini  </<•  bien  faire 
en  France. 

Assertion  outrée  mais  malheureusement  trop  vraie  encore 
maigre,  inutile  de  le  dire,  de  très  nombreuses,  de  très  honorables 
exceptions. 

Voici  ce  qu'on  pourrait  appeler  le  quartier  officiel  de  Monastir. 
Sous  la  voûte  d'un  passage  ombreux  une  vieille  porte  aux  grandes 
ferrures  rouillées  ouvre  la  maison  du  cadi,  juge  et  chef  de  la 
police.  Dans  sa  cour  aux  dalles  brûlantes,  entre  les  murailles  à 
créneaux  d'une  sorte  de  petite  redoute  blanche  qui  sert  décaisse 
à  fleurs,  poussent  des  pêchers  auxquels  grimpent  des  citrouilles. 
A  coté,  c'est  la  demeure  du  caïd,  —  du  gouverneur,  comme  on 
dit  en  Tunisie.  Fuis,  c'est  l'habitation  îles  spahis.  Puis,  enfin,  au 
delà  de  la  voûte,  dans  une  rue  solitaire,  le  tribunal  et  la  prison 
élèvent  leurs  grands  murs  mouchetés  de  plantes  sèches,  percés 
de  lucarnes  et  de  fenêtres  grillées. 

Au  bas  de  ces  murailles  moroses  se  ferment  deux  ou  trois  petites 
portes  basses,  les  portes  des  cellules.  Des  pierres  de  taille  en 
encadrent  les  panneaux  bardés  de  fer;  de  formidables  verrous  les 
garnissent;  une  chaîne  y  est  scellée  qui,  tendue  au  travers  du 
trottoir,  va  se  cadenasser  sur  un  taquet  hàti  dans  le  pavé  et 
empêche  les  complices  des  captifs  de  les  enfoncer  du  dehors; 
uni'  ouverture  carrée.  —  sorte  de  grille  de  confessionnal,  — 
est,  enfin,  pratiquée  à  leur  partie  inférieure  et  permet  aux  hôtes 
involontaires  de  ces  lieux  de  communiquer  avec  leurs  visiteurs... 
Une  pauvre  vieille  femme,  —  une  mère,  sans  doute.  —  est,  dans 


152 


DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 


la  rue,  accroupie  contre  une  de  ces  chatières  et  sa  petite  main 
ridée  et  tremblante  fait,  à  travers  les  barreaux,  passer  des  frian- 
dises au  jeune  prisonnier  dont  la  figure  brune  y  encadre  un 
sourire  attendri.  Il  n'est,  en  aucun  pays  du  monde,  ni  crime  ni 
délit  pour  le  cœur  maternel!  Et  il  y  a  quelque  chose  de  touchant 
dans  le  spectacle  de  ces  deux  êtres  que  séparent  les  grilles  d'un 
cachot  mais  que  réunit  le  plus  inépuisable,  le  plus  saint  des  amours. 
Les   reclus  recevaient  autrefois  par  ce  trou  la  nourriture  que 


: 


:  * 


[TOUB      DE     MOS.ISTI1 


leur  apportaient  leurs  parents  et  leurs  amis.  L'autorité  ne  prenait 
(pie  leur  logement  à  sa  charge...  Tant  pis  s'ils  n'avaient  ni  amis, 
ni  parents  !...  C'est  encore  ainsi  que  nous  avons  vu  les  choses  se 
passer  au  Maroc;  ce  n'est  plus  ainsi  qu'elles  se  passent  en 
Tunisie.  Les  détenus  de  toute  espèce  ont,  comme  chacun,  béné- 
ficié du  protectorat;  l'incarcération  ne  se  complique  plus  pour 
eux  d'un  abandon  possible,  du  danger  de  mourir  d'inanition. 
Le  champ  des  morts  disperse  au  nord  de  la  ville  ses  tombes 
rouges  ou  blanches;  ses  jardinets  funèbres  sur  lesquels  quelques 
g]  auds  arbres  laissent  tomber  une  ombre  opaque  ;  sa  porte  isolée 


: 


E  \  T  II  F.     «OMSIin      El      S  O  U  SS  E . 


20 


154  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

qui,  comme  une  arcade  d'aqueduc  disparu,  s'élève  au  milieu  des 
sépultures;  ses  marabouts  d'albâtre;  sa  mignonne  mosquée;  ses 
cactus  sous  lesquels,  Heurs  vivantes,  jouent  de  petites  filles  aux 
robes  de  vermillon;  ses  chameaux  qui  rêvent  près  d'un  puits  en 
ruines;  ses  palmiers  qu'un  pinceau  délicat  semble  avoir  amou- 
reusement tracés  sur  la  tapisserie  uniforme  des  remparts  ou  sur 
le   fond  lumineux  du  ciel. 

Par  une  route  aussi  belle  que  nos  plus  belles  routes  nationales, 
une  promenade  de  deux  ou  trois  heures  va  nous  conduire  à 
Sousse.  Un  cabriolet  à  deux  chevaux  et  dont  la  capote  est  soi- 
gneusement levée  nous  attend  sur  la  place,  hors  de  la  porte 
occidentale. 

Encore  un  lieu  bien  délicieusement  africain  que  cette  place 
elle-même!  Les  murailles  que  dominent  des  terrasses,  des  mina- 
rets et  des  palmiers  forment  une  rayonnante  toile  de  fond  à  la 
simplicité  du  décor  et,  bien  aisément,  on  a,  devant  eux,  comme 
une  vision  confuse  mais  éclatante  don  ne  sait  quels  défilés  musul- 
mans, de  quels  sultans  de  Fez,  de  Bagdad,  de  n'importe  où, 
revenant  vainqueurs  de  quelque  guerre  sainte  et,  les  drapeaux 
flottants,  passant  sous  l'ogive  mauresque  au  sourd  piétinement 
des  chevaux,  au  tintement  des  timbales  drapées  de  rouge,  aux 
accents  triomphants  des  musiques  barbares... 

La  route  monte  entre  les  oliviers  où  chantent  les  cigales;  elle 
descend  entre  des  jardins  pleins  de  figuiers  poudrés,  d'abrico- 
tiers, de  grenadiers,  de  mûriers,  d'amandiers  grisâtres  ;  elle  court 
longtemps  entre  des  cactus  et  des  aloès  ;  elle  laisse,  à  droite,  à 
gauche,  de  blanches  maisons  qui  éparpillent  dans  la  verdure  leurs 
terrasses,  leurs  créneaux  ou  leurs  dômes  aplatis;  elle  se  lance 
enfin  dans  la  plaine. 

Le  spectacle  change.  Le  repli  de  terrain  qui  forme  le  cap,  dont 
l'extrémité  porte  Monastir,  n'est  plus,  à  notre  gauche,  qu'une 
sorte  de  falaise  rougeâtre  ;  à  droite,  au  delà  «les  dunes  jaunes. 
reparait  le  liseré  bleu  de  la  mer,  le  golfe  de  Sousse  ;  en  face, 
émeraude  sombre  sertie  dans  l'argent  d'une  sebkhra.  une  oasis  fait 


ED-DJKM    ET    MONASTIR.  153 

une  large  tache  el  des  dattiers  plus  hauts  que  les  autres  s'en 
élancent  qui  mettent  au  <i<l  comme  de  grandes  étoiles  vertes. 

Ouelques-uns  de  ces  arbres  se  présentent  sous  un  aspect  bien 
imprévu.  Leur  stipe  est  annelé  de  deux  ou  de  trois  profonds 
étranglements  ;  deux  ou  trois  collerettes  de  palmes  y  for- 
ment, plus  haut,  comme  des  nervures  de  parasols  dépouillés 
de  leur  toile  el  superposés  sur  leur  tronc,  comme  sur  un  manche 
unique  ;  un  bouquet  de  feuilles  s'épanouit  enfin  à  leur  extrémité... 
Ils  ont  simplement,  autant  de  fois  qu'ils  sont  étrangles,  subi  la 
décapitation  qui  doit  donner  lieu  à  l'hémorragie  de  celte  sève 
dont  la  fermentation  produit  le  lakmi,  —  le  vin  de  palmier. 
Pratiquée  aussi  près  que  possible  du  sommet,  cette  décollation 
y  laisse  les  feuilles  les  plus  basses  qui  souvent  persistent  encore 
quand  de  la  surface  de  section  jaillit  une  nouvelle  tige...  Et  ainsi 
s'explique  l'étrange  anomalie  de  ces  végétaux  phénomènes. 

L'oasis  est  passée.  Plus  que  le  fond  plat,  argenté,  crevassé  de 
la  sebkhra,  du  vaste  étang  desséché  !  Plus  que,  au  loin,  des  collines 
devant  lesquelles  se  jouent  les  illusions  du  mirage!  Des  arbres 
qui  n'existent  pas  se  reflètent  dans  des  lacs  irréels  mais  d'un  azur 
admirable;  des  Styx  d'une  eau  transparente  et  lumineuse,  des 
Phlégétons  silencieux  roulent  des  flammes  transparentes,  ondulent 
à  grandes  houles,  passent  très  vite  au  pied  de  falaises  sur- 
chauffées... Et  des  haleines  fiévreuses,  des  émanations  embrasées 
semblent  nous  arriver  de  ces  fleuves  fantastiques. 

Voici  enfin  les  landes  ;  voici  des  oliviers  dans  lesquels  blanchit 
un  village;  voici  de  nouvelles  dunes  sur  lesquelles  se  balancent 
d'autres  palmiers...  Voici  encore  la  mer! 

Des  jardins  ;  un  rivage  où  clapotent  doucement  de  petites 
vagues  mourantes;  de  hideux  plésiosaures  qui,  de  près,  ne  sont 
plus  que  des  chameaux  à  la  baignade  ;  des  arabas  qui  prennent 
des  bains  de  roues  parce  que  leur  conducteur  ne  se  donne 
pas  la  peine  d'en  dételer  le  cheval  qui  a  besoin  de  prendre  un 
bain  de  pattes;  des  barques  échouées;  des  remparts;  des 
tonneaux  et  des  Juives...  Nous  sommes  à  Sousse. 


VI 

K. M  ROUAN 

DE    SOUSSE  A  KAIROUAN.    SIDI-EL-HAN  I .   KAIROUAN.    REMPARTS. 

—     HISTOIRE.     ZANKAT-TOUILA.     ROUTIQL'ES.      HALLE.       

SOUK.    ■ — ■    FONTAINE    BAROUTA.    RIES.    — ■   INTÉRIEURS.     —    DJAMA- 

TlATA-BIBAN.     PLACE    BAR-TUNIS.    CONTEUR.    TIRAILLEURS. 

A  quelques  pas  de  Bab-el-Bahr,  dans  le  sable  d'un  jardin 
hérissé  de  plantes  féroces,  stationne,  sur  des  rails  étroits,  un 
wagon  réduit  à  sa  plus  simple  expression  et  rappellant,  en  petit, 
ceux  qui  en  France  transportent  les  matériaux.  C'est  la  plate-forme, 
la  voiture  du  chemin  de  fer  élémentaire  sur  lequel  nous  allons 
parcourir  les  soixante  kilomètres  qui  séparent  Sousse  de  Kaïrouan. 
Traîné  par  deux  chevaux  qui  remplacent  la  locomotive  de  l'avenir, 
ce  véhicule  primitif  constituée  lui  seul  tout  le  train...  Ceux  qui  n'y 
trouvent  pas  de  place,  remettent  leur  voyage  au  lendemain. 
Quatre  montants  de  fer  l'abritent  d'une  toiture  de  bois  d\n\ 
pendent  des  rideaux  de  toile  à  voile.  Seize  personnes  en  lin 
peuvent  s'asseoir  sur  ses  bancs  à  deux  faces. 

Complet!..  Et  c'est,  là-dessus,  un  entassement  odorant  et 
confus  de  melons  d'eau  et  de  tirailleurs  tunisiens,  de  gargoulettes 
suintantes  et  d'Arabes  poudreux,  de  bagages  sans  nom  et 
d'israélites  aux  yeux  rouges. 

Entre  ces  colis  el  ces  voyageurs,  comme  pour  les  caler,  comme 
pour  les  empêcher  de  se  casser  en  route,  s'enfoncent  des  burnous 
roulés  en   boule,  des  sacs  de  paille,   des  haïks  en   paquets,   des 


158  DE    TIÏIPOLI    A    TUNIS. 

couvertures  en  ballots.  A  notre  droite,  empêtré  clans  trois  ou 
quatre  manteaux,  un  vieux  marabout  égrène  son  chapelet;  à  notre 
gauche  une  Juive  sordide  gémit  et  allaite  un  nourrisson  qui 
pleure  comme  s'il  était  né  sur  les  rives  de  l'Euphrate,  et  qui, 
avec  rage,  enfonce  son  petit  nez  de  proie,  dans  le  sein  maternel  ; 
en  face,  sourient  les  yeux  sombres  d'une  jeune  femme  empaquetée 
dans  son  voile  noir. 

—  Khradoudja!...  lui  dit,  de  temps  à  autre  et  d'une  voix  très 
dure,  une  vieille  duègne  qui  l'accompagne  et  qui,  sans  raison, 
éprouve  le  besoin  de  la  rappeler  à  l'ordre. 

Midi  !  Le  soleil  est  de  feu  ;  tout  est  blanc  dans  l'aveuglement 
de  la  poussière  blanche.  Et,  lentement,  le  long  des  remparts, 
nous  montons  jusqu'à  Bab-el-Ghrarbi...  Vers  l'ouest,  maintenant! 
Et,  pendant  quatre  lieues,  sur  un  terrain  sablonneux,  gris  et  sec, 
nous  courons,  ventre  à  terre,  à  travers  les  cactus,  à  travers  les 
caroubiers  au  tronc  noueux,  à  travers  les  oliviers  dont  les  pieds 
grisâtres  se  tordent,  se  crevassent,  se  fendent  comme  s'ils 
craquaient  à  la  chaleur  du  jour.  Par  les  campagnes  calcinées,  de 
loin  en  loin,  blanchit  un  henchir,  —  une  ferme,  —  que  des  figuiers 
de  Barbarie  enserrent  de  leur  rempart  d'épines.  Autour,  quelques 
bœufs,  quelques  paysans  dans  des  restes  de  burnous. 

A  gauche  apparaît  M'saken,  la  petite  ville  sacrée  ;  à  droite,  sur 
îles  pentes  nues,  s'étagcnt  Ilammam-Soussa  et  les  deux  Kala,  la 
grande  et  la  petite,  —  Kala  K'bira  et  Kala  S'rira.  Au  nord,  à 
l'horizon,  pareil  à  un  nuage  chaud  et  vaporeux  bleuit  le  mont 
Zaghouan. 

.Nos  compagnons  de  route  s'épaulent  les  uns  les  autres  ;  leurs 
paupières  s'alourdissent;  ils  s'endorment...  Sous  son  masque, 
Khradoudja  grignotte  des  graines  de  melon. 

A  l'ouest,  verdit  cependant  un  bouquet  d'arbres.  C'est  l'Oued- 
Laya,  la  première  station...  Une  femme  dévoilée  surgit  au  revers 
d'une  haie  de  cactus.  Un  bandeau  rouge  ceint  le  lambeau  de  toile 
grisâtre  qu'elle  a  noué  sur  sa  tête  et  qui  flotte  sur  ses  épaules  ; 
le  soleil  brûle  ses  bras  nus  ;  une  ceinture  de  cordes  serre 
lâchement   sur  ses  hanches  la  robe  bleue   dont   la  fente  latérale 


KA1R0UAN.  159 

s'entrouvre  sur  sa  jambe  nerveuse  et  sur  son  flanc  cambré... 
Elle  traîne  les  chevaux  de  relais.  Et  on  repart. 

Sur  le  fond  violacé  des  montagnes  lointaines  se  peignent  des 
marabouts  et  le  dôme  de  F'guira  F'tima.  Et,  au  triple  galop,  nous 
volons  par  les  espaces  plats,  nus,  chauffés  à  blanc  ;  par  les  sables 
stériles  où  se  blottissent  les  lefaa,  où  courent  les  ouranes  ;  par 
les  vastes  plaines  jaunes  qu'a  rasées  la  moisson.  Çà  et  là,  comme 
des  rochers  isolés,  se  lèvent  de  petites  masses  brunes  qui  changenl 
de  forme  selon  les  caprices  de  la  roule...  Ce  sont,  de  loin,  de 
gigantesques  points  d'interrogation,  des  sphinx,  des  lions 
accroupis,  des  casques  du  temps  d'Okhba,  des  tètes  de  femmes 
que  surmontent  les  pointes  d'une  coiffure  hiératique...  Ce  ne 
sont,  de  près,  que  des  moitiés  d'arceaux,  des  pans  de  murs,  des 
fragments  de  ruines  romaines. 

De  tous  côtés  voltigent  des  tourterelles  aux  ailes  roses, 
s'enlèvent  des  huppes  au  plumage  noir  et  blanc,  sautillent, 
effrontées,  des  alouettes  qui  chantent  jusque  sous  les  pieds  «les 
chevaux.  Comme  des  tanières  de  serpents,  des  trous  s'ouvrent 
entre  les  rails  et,  effarées,  des  chouettes  en  sortent  qui,  d'une 
aile  précipitée,  vont,  à  quelques  pas  de  là,  se  poser  sur  la  plus 
haute  cime  d'un  buisson.  Et  leur  grosse  tête  de  côté,  le  nez  sur 
le  menton,  —  ainsi  que  des  gens  qui  pincent  les  lèvres,  —  elles 
nous  regardent  de  leurs  yeux  ronds  et  clignotants,  avec  des 
mines  fâchées. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  ce  monsieur  Decauville  qui  vient 
ainsi  troubler    le   repos    des   petites    chouettes    croyantes? 

Des  jujubiers,  puis  de  l'alfa  qui  éparpille  sur  le  sable  ses 
touffes  chevelues,  et  nous  nous  arrêtons  au  haut  d'une  éminence. 
Nous  devons  nous  y  croiser  avec  la  plate-forme  qui  est  partie  de 
Kaïrouan  au  moment  où  nous  partions  nous-mêmes  de  Sousse. 
11  y  a  trois  heures  que  nous  roulons;  nous  sommes  à  mi-chemin. 

L'air  est  lourd,  la  chaleur  est  étouffante.  Khradoudja  elle-même 
ne  peut  plus  y  tenir  et  laisse  tomber  son  voile...  Vingt  ans  à 
peine  et  jolie  comme  les  femmes  arabes  savent  l'être. 

Gravissons  à  la  course  le  monticule  qui  s'élève  à  notre  gauche. 


160  DE    TRIPOLI  A    TUNIS. 

A  nos  pieds  se  déroule  et  flamboie  un  de  ces  paysages  africains  dont 
on  n'oublie  jamais  l'impression  grandiose  et  profonde.  Quelques 
poignées  d'alfa  mouchettent,  autour  de  nous,  la  terre  morte, 
jaune,  sèche  comme  la  peau  d'une  momie  égyptienne...  Et,  vers 
le  sud.  au  delà  de  ces  dunes  de  sable  durci,  au  delà  de  ces 
ondulations  que  semble  avoir  roussies  un  incendie  énorme,  le 
fond  d'un  lac  salé,  desséché  aujourd'hui,  étend  au  soleil  le  miroir 
éblouissant  de  sa  nappe  immobile.  Quelques  apparences  d'îlots 
en  tachent  l'argent  qui  étincelle.  Vaguement,  des  montagnes 
rougeâtres  le  bordent  à  l'horizon  lointain.  C'est  la  Sebkhra  Sidi- 
el-Hani...  Pas  un  gourbi,  pas  un  être  vivant,  pas  un  arbre  autour 
de  sa  vaste  et  morne  solitude!  Seul,  sur  son  fond  lumineux,  un 
chameau  égaré  prolile  et  grandit  sa  silhouette  sombre. 

En  route  encore  !...  Le  terrain  ondule  à  grands  replis  ;  quelques 
lignes  brunes  marquent,  au  loin,  des  oasis  plus  ou  moins 
imaginaires;  le  mirage  fait  scintiller  au  large  un  étang  chimé- 
rique ;  à  l'ouest,  dans  les  poudroiements  de  la  lumière,  bleuissent 
les  flancs  transparents  du  Djebel-Seldja  et  du  Djebel-Gourine. 

Aucune  culture  n'est  possible  dans  ce  sol  argileux,  saturé  de 
sel  et,  sur  le  paysage  vide,  planent  une  désolation  saisissante  et 
farouche,  une  uniformité  de  sensations  qui  surprend  l'esprit  plus 
qu'elle  ne  le  fatigue. 

Au  nord,  dans  les  espaces  déserts,  tourbillonne  en  trombe  une 
poussière  livide.  De  gros  nuages  noirs  ont  rapidement  monté 
sur  l'horizon  et,  avec  la  netteté  d'une  cassure,  des  éclairs  y  tracent 
de  longs  sillons  de  feu.  De  larges  gouttes  de  pluie  s'écrasent 
autour  de  nous...  Hélas!  l'orage  se  dissipe;  il  fuit,  emporté  par 
un  \  eut  dont  nous  n'avons  pas  senti  les  caresses. 

—  Je  vais  nous  montrer  si  vous  ('-[es  ici  pour  vous  rafraîchir, 
rici le  soleil. 

Et,  de  plus  belle,  il  nous  crible  de  ses  flèches  de  feu,  et  l'air 
qui  nous  arrive  a  la  l'ace  est  toujours  plus  embrasé. 

Sur  la  terre  nue.  de  grands  ronds  laissés  par  des  tentes  indiquenl 
que,  par  là,  ont  campé  des  nomades.  Plus  loin,  des  fagots  de 
jujubier  ceignent  d'un  rempart  épineux  les  maisons  de  toile  d  un 


KAIROUAN. 


161 


douar  de  passage...  C'est,  sans  doute,  en  prévision  des  services 
qu'elles  leur  rendent  ainsi  que,  dans  leurs  labours,  les  Arabes 
ménagent  ces  broussailles. 

Vêtues  de  bleu  ou  de  rouge,  de  petites  filles  tatouées  fixent 
sur  nous  l'étonnement  de  leurs  grands  yeux  sauvages  ;  des  chiens 
et  des  chevaux  vaguent  autour  du  camp  ;  îles  chameaux  <|iii 
broutaient  de  l'alfa  le  long  de  notre  roule  lèvent  leur  long  col  à 
notre  approche  et,  ennuyés,  détalent  d'un  trot  lourd,  en  secouant 
leur  bosse. 

l'ius  loin  c'est,    ainsi   que  sur   la  route  d'Ed-Djem,  un  bois  de 


RO  III       DE       h  VI  ROI  A.\. 


cactus  isolés  les  uns  des  autres,  comme  les  arbres  de  nos  vergers. 
Et,  debqut  sur  un  pied  unique,  ils  tordent  en  blanches  épileptiques 
leurs  épaisses  séries  de  feuilles  menaçantes,  ils  gesticulent  en 
végétaux  extravagants. 

Une  baraque  où  un  eu/on  vend  de  l'absinthe;  une  autre  où 
logent  six  turcos  indigènes  et  deux  spahis  autochtones  qui,  au 
nom  de  la  France,  représentent  la  garnison  protectrice;  un 
nouveau  douar;  une  ('curie  d'où  on  nous  amène  des  chevaux 
frais  :  c'est  le  relais  de  Sidi-el-Hani...  Et  Khradoudja  roule  une 
cigarette  entre  ses  doigts  jaunis,  tandis  que  le  petit  Juif  hurle 
comme  un  chevreau  arraché  à  sa  mère. 

En  route  toujours  !  Le  paysage  ne  change  guère.  Il  y  a  quelques 
plantes  cependant,   mais,  comme  parfois  chez  nous  aux  croix  des 

-21 


102  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

cimetières,  les  colimaçons  revêtent  d'une  blanche  mosaïque  leurs 
tiges  dépouillées  et  les  engainent  d'un  fourreau  de  coquilles 
pareil  à  celui  de  certains  poignards  de  nègres... 

Personne  et,  tout  à  coup,  jaillit  du  sol  une  fourmilière 
d'enfants. 

—  Ya,  sidi,  sourdi,  sourdi!  karroub\  sidi!  Holà,  seigneurs, 
des  sous,  des  sous!  Une  harroube! 

Et,  les  yeux  brillants,  la  tète  nue,  les  oreilles  écartées,  ils 
courent  à  perdre  haleine.  La  chemise  des  garçons  leur  remonte 
jusqu'aux  aiselles,  la  robe  des  lilles  s'ouvre  comme  des  ailes 
sur  leur  corps  de  statuettes  de  bronze  et  ils  courent  toujours, 
ils  courent  jusqu'à  ce  que  quelque  chose  tombe  de  la  plate-forme 
lancée  avec  la  rapidité  d'un  express  ou  que,  épuisés,  ils  tombent 
eux-mêmes  dans  la  poussière. 

Voici  l'Oued-Zeroud ,  la  dernière  station,  et  Khradoudja 
s'oublie  jusqu'à  nous  offrir  du  melon  et  des  cigarettes.  Puis, 
derrière  une  longue  vague  de  terrain  desséché,  déferle  enfin  la 
verdure  d'une  mer  dalla. 

Au  delà,  dans  une  immense  plaine  poudreuse  et  légèrement 
excavée,  au  milieu  d'un  vaste  désert,  sous  un  ciel  de  plomb  où  ne 
flotte  pas  un  nuage,  une  longue  ligne  blanche  se  festonne  de 
tours  et  de  dômes. 

C'est  Kaïrouan,  la  ville  sainte,  la  métropole  religieuse  du 
Maghreb;  d'est  Kaïrouan,  la  vieille  résidence  des  khalifes, 
l'ancienne  capitale  de  l'Afrique  mahométane;  c'est  Kaïrouan 
dont,  jadis,  les  fidèles  ne  foulaient  que  pieds  nus  le  sol  sanctifié 
et  où  ne  pouvait  demeurer  quiconque  n'était  pas  de  .Mahomet. 

Il  v  a  une  dizaine  d'années,  un  chrétien  n'obtenait  la  permis- 
sion d'y  entrer  «pie  s'il  était  porteur  d'un  amar-bey^  —  d'une 
autorisation  spéciale  émanée  du  pouvoir  suprême.  Il  ne  lui  était, 
en  aucun  cas.  permis  d'y  passer  la  nuit.  S'il  avait  enfreint  celle 
défense,  les  marabouts  défunts  se  seraient  levés  de  leurs  tombes 
ei  auraient  purgé  la  ville  de  sa  présence  sacrilège...  Quant  à 
I  israélite,  malheur  sur  lui  si.  sous  un  déguisement  trompeur,  il 
en  franchissait  les  murailles  !  Reconnu,  il  n'en  sortait  pas  vivant 


KAIROUAN.  L63 

et  son  cadavre  mutilé  était,  sur  une  claie  de  palmes,  —  les  palmes 
du  martyre,  —  traîne  à  la  voirie  où  il  pourrissait  au  soleil,  avec 
des  charognes  d'ânes  et  de  chameaux,  où  les  vautours  au  cou 
déplumé  et  sanglant  lui    donnaient   seuls  une  horrible  sépulture. 

Comme  l'industrie  de  sa  race  trafiquante  et  tripoteuse  a, 
cependant,  toujours  été  indispensable  a  la  paresse  de  l'Arabe, 
comme  son  usure  a  toujours  été  pour  l'imprévoyance  musulmane 
[\n  mal  nécessaire,  on  lui  permettait  quelquefois  cependant  de 
s'approcher  des  remparts,  mais  il  devait  s'arrêter  à  deux  kilo- 
mètres au  nord-ouest,  au  petit  caravansérail  de  Dar-el-Aman,  — 
la  maison  du  pardon.  Là  seulement,  au  confluent  de  l'Oued- 
Merkelil  et  de  l'Oued-Zeroud  dont  il  ne  pouvait  franchir  les 
sables  arides,  on  daignait,  pour  quelques  heures,  non  oublier, 
mais  lui  pardonner  son  infamie... 

L'apparition  de  la  ville  sacrée  s'évanouit.  Nous  nous  enf oie. 

dans  les  joncs,  les  arroches,  les  tamaris  d'Aïn-Kazezia.  A  travers 
la  verdure  se  meuvent  «les  blancheurs  bizarres...  C'est  une  légion 
île  Nègres  en  calottes  et  en  robes  de  neige,  une  vision  du 
Soudan. 

Kaïrouan  reparait,  tout  près  maintenant.  Sur  ses  murs  crénelés 
se  lèvent  et  étincellent  au  soleil  la  lanterne  de  ses  minarets;  le 
dos  de  ses  dômes  arrondis  en  hémisphères,  en  œufs  ou  en  poires; 
la  courbe  de  ses  coupoles  lisses  ou  largement  cannelées.  Et,  à 
sa  vue,  une  tristesse  oppresse  le  cœur.  Aucune  idée  souriante  ne 
vient  égayer  l'esprit  devant  cette  ville  anachorète.  Nul  autre 
lieu  que  celui  qu'elle  occupe  n'aurait  pu  être  mieux  choisi  pour 
une  cité  qui  ne  fut  qu'un  vaste  monastère;  nul  n'aurait  été 
mieux  approprié  à  l'austérité  de  la  prière,  à  la  sévérité  des  médi 
talions,  à  l'abstraction  des  croyants  dans  la  contemplation  d'un 
Dieu  dont  l'infini  de  ce  désert  est  le  temple  grandiose,  temple 
qui,  cependant,  ne  peut  le  contenir  dans  son  immensité. 

Près  de  la  voie,  sur  la  droite,  doit,  dans  une  enceinte  de  murs 
lias  et"  flancs,  un  monument  carré,  percé'  d'une  porte  en  fer  a 
cheval  sur  chacune  de  ses  façades.  La  grande  coupole  qui  le 
surmonte  repose  sur  une  sorte  de  large  socle  octogonal  à  travers 


[64  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

lequel  s'ouvrent  des  fenêtres  carrées  comme  les  sabords  d'un 
vaisseau.  C'est  la  petite  mosquée  de  Sidi-Sahad-Gervel.  Son  dôme 
n'est  pas  uni,  mais,  comme  presque  tous  ceux  qui  bossuent 
Kaïrouan,  il  est  cannelé  en  eûtes  saillantes,  à  la  manière  des 
cantaloups.  Une  longue  tige  de  fer,  à  laquelle  sont  embrochées 
trois  boules  de  grandeur  inégale,  y  élève  un  croissant  qu'elle 
traverse  de  sa  pointe,  ce  qui  le  fait  ressembler  au  trident  des 
bouviers  de  la  Camargue. 

Près  de  ce  temple  suburbain  s'étend,  ('(datant  comme  une  mare 
de  soleil,  un  large  enclos  dalle  de  pierres  grises.  Dessus  de  la 
M'sallat-Darbat-Tamar  et  voûte  d'une  grande  citerne,  cel  espace 
nu  sert,  en  même  temps,  de  lieu  de  prière  aux  dévots  qui  veulent 
s'isoler  et  de  lieu  de  réunion  aux  convois  funèbres  qui  vont  déposer 
les  restes  d'un  trépassé  au  milieu  îles  lombes  qui,  innombrables, 
s'éparpillent  autour  de  la  ville. 

Vers  le  nord,  enfin,  à  quelques  pas  de  la  M'sallat,  s'entassent 
les  Dra-el-Guemel,  monticules  noirâtres  qui  portaient  jadis  une 
poudrière  et  que,  pour  cette  raison,  on  appelle  encore  les  collines 
des   poudres. 

Résultat  du  dépûl  séculaire  des  immondices  de  la  ville,  ces 
éminences  grises  ont  aujourd'hui  cessé  de  s'accroître,  mais  des 
amas  qui  leur  ressemblent  et  qui  ont  la  même  origine  poussent 
tous  les  jouis  un  peu  plus  loin  cl  y  fermentent  à  leur  aise.  (Test, 
entre  eux  et  les  portes,  un  continuel  va-et-vient  de  chameaux  qui 
y  charrient  des  détritus  de  toute  sorte.  Voilà  qui  est  certes  d'une 
déplorable  hygiène,  mais  où  conduire  les  égouts  d'une  agglomé- 
ration qui  n'a  pas  de  champs  à  fumer,  qui  n'a,  a  sa  portée,  ni  mer, 
ni  rivière,  ni  lac  ? 

Quelques  palmiers  à  droite  et  à  gauche,  et  nous  entrons  dans 
l'épaisseur  d'un  véritable  rempart,  dans  l'hostilité  d'un  fourré 
inextricable  de  cactus  sombres  et  rébarbatifs.  El  la  voie  y  courl 
comme  dans  une  tranchée  de  verdure. 

Ce    sont    les  cactus  du    liacli-.Muphii.   —  de  loul    le    monde.    - 
comme,  pour  parler  du   domaine   public,   on  disait  en    France,   le 
domaine  <ln  roi.  Le  figuier  de  Barbarie,  dont  les  haies  méchantes 
entourenl    tous   les   lieux  habités,  est.  avec  le  palmier,   l'un  des 


KAIROUAN. 


Iti; 


végétaux  les  plus  utiles  de  ces  ingrates  régions.  Pendanl  les 
derniers  mois  de  l'été,  l'Arabe  se  nourrit  avec  délices  des  fadeurs 
pâteuses  de  son  fruit  à  la  pulpe  rougeâtre  ;  pendanl  l'année 
entière,  à  grands  coups  de  sabre,  il  taille  dans  ses  buissons 
luisants   le  repas  des  chameaux.  Et,  dans  ses   épaisses   raquettes 


MIIiOlAN    :     FEU  ME     ARABE. 


au  suc  vert  et  gluant,  la  sobriété  légendaire  de  ces  bétes trouve  à 
manger  el  à  boire. 

Voici  enfin  la  station  d'arrivée  !...  Khradoudja  se  retourne  avec 
un  sourire,  laisse  retomber  sur  son  visage  le  drap  noir  de  sa 
cagoule  et,  à  petits  pas,  traînant  paresseusement  ses  pantoufles 
jaunes,  elle  su  dirige  vers  la  ville... 


Ilifi  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

Devanl  nous,  à  l'ouest,  file  une  sorti'  de  rue  que  flanquent 
quelques  maisons  éparses,  que  longe  le  marché  aux  bestiaux.  Au 
bout  de  sa  poussière,  Bab-Djellalin,  —  la  porte  des  Peaussiers, 
—  s'ouvre  à  travers  les  murailles. 

Blanches,  unies,  sans  fossés,  flanquées,  de  distance  en  distance. 
de  tours  carrées  qui,  sans  les  dépasser,  s'y  accolent  par  une  de 
leurs  laces,  celles-ci  élèvent  à  huit  ou  dix  mètres  leurs  créneaux 
arrondis.  Etroits,  délabrés,  dépourvus  de  toute  espèce  de  parapet 
et  roides  comme  des  échelles,  des  escaliers  bâtis  contre  la  face 
intérieure  de  ces  remparts  permettent  d'atteindre  les  terrasses  qui 
dominent  les  portes,  de  se  promener  sur  les  chemins  de  ronde. 

Une  maison  arabe,  —  ancienne  écurie  tant  bien  que  mal  arrangée 
en  hôtellerie  européenne,  —  nous  donne  devanl  ces  murs  une 
hospitalité  très  suffisante.  Elle  est  tenue  par  un  Provençal,  l'un 
des  cinquante  chrétiens  qui  se  noient  dans  les  vingt-deux  mille 
crovants  dont  la  ville  est  peuplée  aujourd'hui.  Ses  fortifications, 
qui  se  déployaient  alors  sur  seize  kilomètres  de  tour,  renfer- 
maient, dit-on,  cinq  cent  mille  habitants  au  temps  des  Aghlabites. 

Les  Aghlabites?  Quels  sont  ces  princes  dont  le  nom  s'écoulera 
encore  de  notre  plume?  Pourquoi  cette  grande  ville  dans  ces 
steppes  inhospitaliers.1...  lTn  mot  d'histoire  est  ici  nécessaire. 

Chacun  sait  que,  de  la  famille  des  Haschem,  —  l'une  des  plus 
illustres  de  la  tribu  des  Koreïschites,  issue  elle-même  d'Ismaël, 
tils  du  patriarche  Abraham,  —  naquit,  entre  5-n  et  5j8  de  notre 
ère,  un  entant  que  son  père  décora  du  nom  de  Mohammed,  — le 
glorifié.  (Que  Dieu  l'aide  et  le  garde!  L'excellent  homme  avait 
loi  dans  la  prédestination  des  noms  et  les  événements  confir- 
mèrent sa  croyance. 

Plus  connu  die/,  nous  sous  l'appellation  défigurée  de  Mahomet, 
(■<■  tils  -qui.  aujourd'hui,  est,  en  effet,  glorifié  comme  fondateur 
et  comme  premier  chef  de  l'Islam  —  mourul  vers  632  et  oui  suc- 
cessivement pour  khalifes.  pour  lieutenants  el  pour  succes- 
seurs.—  sim  beau-père  Abou-Bekr,  son  cousin  Omar,  son  secré- 
taire Othman,  son  gendre  Ali.  enfin  divers  membres  de  la  famille 

des  (  (iiuniades. 


KAIROUAN.  167 

C'est  à  l'ordre  tic  ces  derniers  que  les  musulmans  marchèrent 
sur  le  Maghreb.  Leurs  premières  campagnes,  en  647  et  en  665, 
ne  furent  que  des  incursions  dévastatrices.  En  666,  Mohawiah- 
ben-Khodeïdj-el-Kendi  vint  jusqu'à  Sousse,  mais  recula  ensuite 
sur  la  Tripolitaine.  En  668,  Okhba-ben-Nafi-el-Fehri  fit  enfin  la 
conquête  définitive  de  L'Ifrikia  et  en  devint  Youali,  —  le  gouver- 
neur gênerai.  En  6^5,  il  songea  à  bâtir  une  ville  qui  fut  le  boule- 
vard du  Croissant  dans  le  pays  conquis. 

Cette  cité  devait,  pensait-il,  s'élever  sur  un  sol  vierge,  loin  de 
la  mer,  loin  des  centres  habités,  loin  des  lieux  corrompus  par  le 
commerce,  par  les  richesses  qu'il  apporte,  par  les  fourberies  qu'il 
inspire.  Comme  un  monastère  dans  sa  solitude,  elle  devait  être 
séparée  du  reste  du  momie  par  des  déserts  et  par  des  savanes. 
I  ne  discussion  surgit  alors  entre  ses  compagnons  et  lui  au 
sujet  de  l'endroit  où  elle  serait  construite.  Okhba,  qui,  dans  ces 
différends,  savait  mettre  Allah  de  son  côté,  leva  tout  à  coup  la  lèle 
et  sembla  prêter  l'oreille. 

—  Entendez-vous  ?  dit-il  a  ses  officiers. 

—  Quoi?  demandèrent,  ébahis,  ceux-ci  qui  n'entendaient  rien. 

-  La  voix  de  Dieu...  Écoutez-la  !...  Okhba,  dit-elle,  Okhba, 
mon  ami,  brandis  l'étendard  du  prophète  !  Marche  en  récitanl  le 
tekbir  et  arrête-toi  au  dernier  mot.  La  place  où  tu  seras  est  celle 
que  j'ai  choisie. 

Et,  priant  à  haute  voix,  il  marcha  comme  au  hasard...  Tout  a 
coup,  il  planta  le  drapeau  dans  le  sable...  C'était  là!...  Cela  ne 
pouvait  mieux  tomber;  c'était  là  aussi  qu'il  avait  été  d'avis  de 
poser  la  première  pierre  de  la  capitale  future. 

Les  bêtes  infestaient  la  région.  11  pria  encore,  il  cria,  il 
ordonna  à  son  armée  entière  de  prier  et  de  crier  avec  lui...  El, 
au  bout  de  trois  jours,  on  vit,  effrayés  par  les  clameurs  que  pous- 
saient des  milliers  de  voix,  s'en  aller  en  une  exode  pareille  à  la 
sortie  de  l'arche  de  Noé,  tous  les  animaux  du  pays;  on  vit,  mar- 
chant et  sautant,  volant  et  rampant,  déménager  ensemble  les 
sangliers  et  les  gerboises,  les  perdreaux  et  les  najas;  les  chacals 
et  [es  gazelles,  les  abeilles  et  les  couleuvres;  les  renards  et  les 
pies-grièches,   les   cantharides  et  les  lézards;   les  porcs-épies  et 


168  DE    TRIPOLI    A     TUNIS. 

les  onces,  les  alouettes  et  les  tarentules;  les  hérissons  et  les 
lièvres,  les  tourterelles  et  lesjeckos;  les  tortues  et  les  tiques,  les 
huppes  et  les  vipères;  les  lynx  et  les  fourmis  ailées,  les  ramiers 
et  les  caméléons;  les  hyènes  et  les  scarabées,  les  cailles  et  les 
cafards;  les  lions  et  les  scorpions,  les  pigeons  et  les  pythons;  les 
panthères  et  les  sauterelles,  les  gangas  et  les  poux;  les  lapins  et 
les  puces,  les  outardes  et  les  vers,  toutes  bêtes  plus  ou  moins 
féroces  qui  n'allèrent  pas  bien  loin  et  dont  la  descendance  habite 
encore  la  Tunisie. 

L'édification  de  la  première  mosquée  fut  plus  facile  encore  que 
l'expulsion  de  cette  ménagerie.  Les  pierres  se  détachèrent  elles- 
mêmes  des  montagnes  septentrionales,  volèrent  à  la  file  comme 
des  bataillons  de  grues  et  se  superposèrent  en  murailles  autour 
du  pavillon  d'Okhba  devenu  le  premier  mihrab...  C'était  un  heu  = 
reux  temps  bien  fertile  en  miracles  ! 

Et  Youali  reprit  vers  l'Occident  sa  marche  conquérante. 

—  L'épée  est  la  clef  du  paradis,  avait  dit  Mahomet. 

Kairouan  était  fondée.  Vers  807,  à  la  voix  d'Ibrahim-ben-el- 
Arleb,  créateur  de  la  dynastie  des  Aghlabites,  la  première  qui 
régna  en  Afrique,  elle  se  séparait  de  l'Egypte  et  devenait  le  siège 
d'un  gouvernement  qui,  khalifal  de  nom  mais  indépendant  de  fait, 
s'étendait  de  la  Cyrénaïque  à  l'Océan,  de  Benghazi  à  Mogador. 
Elle  atteignit  l'apogée  de  sa  splendeur  sous  les  khalifes  fati- 
mites  et  sous  les  khalifes  zeyrites,  mais  elle  commença  à  déchoir 
au  xme  siècle,  lorsque  les  Almohades  eurent  transporté  au 
Maroc  le  siège  du  pouvoir... 

Et  maintenant  entrons;  traversons  la  porte  Djellalin,  la  porte 
méridionale  «le  la  ville. 

Entre  <\\^\>x  rangées  de  masures  blanches,  une  cohue  mouvante 
de  gens  en  turban  el  en  djoubba,  en  burnous  el  en  haïk,  en 
chemise  el  en  bonnet  rouge  s'agite  comme  une  fourmilière  en 
débandade,  lue  ligne  de  maisons  irrégulières,  presque  sans 
fenêtres  el  couronnées  de  terrasses  sur  lesquelles  apparaissent 
des  êtres  qui,  tout  blancs,  se  fondenl  dans  Le  blanc  du  ciel, 
double   el    dépasse   ces   bicoques.   Les  petites  louis   carrées  des 


KA1R0UAN. 


169 


minarets  blanchis  élèvent  de  tous  côtés  le  pain  de  sucre  de  leurs 
lanternes  coniques...  Nous  sommes  dans  la  Zankat-Touila,  la 
grande  avenue  de  la  cité,  «elle  qui  la  coupe  du  sud  au  nord. 

Sous  des  tentes  éplorées,  sous  de  larges  paillassons  . l'alfa  que 
soutiennent  des  bâtons  fichés  à  tort  el  à  travers,  sous  des  planches 
pourries  plantées   en  visières  de  casquettes,  dans  les    murailles 


h  M  ROUAN    :      UN      POTIEH. 


étincelantes,  sous  des  auvents  à  deux  versants  qui  forment  au- 
dessus  de  leur  porte  comme  de  petits  toits  à  pignon  sur  rue.  des 
magasins  <pie  remplissent  des  marchands  flegmatiques  el  des 
marchandises  en  désordre  garnissent  la  zankat  dans  toute  sa  lon- 
gueur.-C'est  comme  un  marché  perpétuel,  comme  une  foire  sans 
lin.  Devant  les  boutiques,  au  milieu  des  fruits  el  des  légumes, 
se  vautrent  dans  la  poussière  des  maraîchers  qu'ombragent  des 


L70  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

chapeaux  énormes,  de  ces  chapeaux  auxquels  on  ne  peul  s'habi- 
tuer et  qui,  en  tous  lieux,  nous  poursuivent  comme  un  cauchemar 
grotesque...  A  côté  d'eux,  le  mortier  d'airain  entre  les  jambes, 
des  Nègres  pilent,  avec  le  petit  bout  d'une  massue  d'Hercule,  on 
ne  sait  quoi  de  verdâtre  ;  des  cafetiers  distribuent  leurs  lasses 
puériles  ;  des  barbiers  en  plein  vent  tondent  en  citrouilles  des 
têtes  luisantes  et  bleuâtres;  des  bouchers  pantelants  dépècent 
des  viandes  blanches  <■!  roses. 

Adossés  aux  espaces  qui  séparent  les  portes,  des  hommes 
sommeillent  dans  la  posture  favorite  des  Arabes,  ces  philosophes 
dont  le  sans-gêne  n'est  jamais  embarrassé  par  la  recherche  d'un 
siège.  D'autres  y  prennent  leur  café.,  accroupis  entre  deux  pots 
de  basilic  qui  voyagent  avec  eux. 

Au  bord  du  trottoir,  enfin,  se  rangent  des  tables  sur  lesquelles, 
les  jambes  repliées,  des  épiciers  burlesques  trônent,  comme  des 
poussahs,  entre  leurs  plats  et  leurs  disques  de  bois.  Et  leurs 
pâtes  sucrées,  leurs  confitures  au  miel  attirent  toutes  les 
mouches,  toutes  les  guêpes  du  voisinage.  A  une  karroube  le 
verre,  des  tonneaux  versent  la  hnr  verdâtre.  — -  l'eau-de-vie  de 
ligues  que  n'a  pas  songé  à  prohiber  le  Koran.  De  loin  en  loin,  — 
compliqués  de  jets  d'eau  filiformes  et  de  poupées  de  fer-blanc 
qui  tournent  et  qui,  de  leurs  petits  pieds,  sonnent  des  carillons 
tentateurs  sur  les  verres  rangés  autour  d'elles,  —  des  comptoirs, 
bariolés  d'or  cl  de  peintures,  offrent  aux  passants  leurs  gargou- 
lettes d'eau  fraîche,  leur  jus  de  grenade  et  aussi,  hélas!  leur 
absinthe  mécréante. 

Entre  ces  triples  haies  de  commerçants  el  de  boutiques 
burlesques,  circule,  sans  qu'un  seul  costume  de  roumi  lâche  sa 
blancheur  uniforme,  la  foule  lente  el  digne  des  promeneurs  et 
des  acheteurs  désœuvrés...  Marcher  vite,  si  on  est  à  pied. 
galoper  s;uis  motif,  si  on  es1  à  cheval,  sont  des  marques  d'une 
légèreté  que  réprouve  la  dignité  musulmane.  Manger,  siffler, 
fumer  dans  les  rues  son l  des  actes  d'une  inconvenance  suprême. 
El  l'Arabe  de  la  plus  humble  condition  connaît  el  respecte  ces 
règles  d'une  politesse  qui  en  remontrerai!  a  la  nôtre. 

Les  citadins  portenl  ici  le  turban  blanc,  la  djoubba  immaculée, 


KAIROUAN.  171 

et  le  fin  burnous  négligemment  jeté  eu  paquet  sur  l'épaule.  Les 
habitants  de  la  tente  se  convient  du  manteau  brun  et  ceignent 
d'un  turban  de  cordes  noires  qui  leur  tombe  sur  les  yeux  leur 
tête  que,  rarement,  encapuchonné  le  haïk.  L'oreille  droite  ornée 
d'un  anneau  d'argent,  les  pasteurs  venus  des  montagnes  s'en 
vont,  le  fusil  à  pierre  sur  le  dos,  la  main  balançant  par  sa  dra- 
gonne de  cuir  la  matraque  que  termine  en  boule  une  grosse  tête 
ferrée,  lu  vieux  sabre  pend  à  leur  liane  et,  plus  vaniteux  que 
Diogène,  ils  se  drapent  dans  des  burnous  si  uses,  si  rapiécés,  si 
décatis  qu'ils  Unissent  par  ressembler  à  des  peaux  de  mouton  sur 
lesquelles  on  aurait  marché  longtemps.  Vêtus  de  toile,  quelques 
tirailleurs  indigènes  se  sanglent  de  leur  large  ceinture  bleue  el 
serrent  leurs  mollets  dans  des  guêtres  blanches. 

Efféminé,  un  jeune  Maure,  gras  et  rose  comme  une  Juive, 
s'avance  d'un  pas  traînant,  la  poitrine  épanouie  clans  une  longue 
et  large  blouse  de  soie  écrue.  Sa  tête  se  renverse,  orgueilleuse. 
comme  entraînée  par  l'énorme  Ilot  de  soie  bleue  qui  orne  --a 
chachia...  C'esl  un  lils  de  caïd  !  Deux  fois  millionnaire,  il  possède 
harem  et  jardin,  chevaux  et  voitures.  Et  on  se  détourne  à  peine 
sur  son  chemin. 

In  marabout  du  désert  arrive,  la  ligure  brûlée  par  le  soleil, 
ses  cheveux  noirs  flottant  en  longues  boucles  sous  son  modeste 
turban  de  toile...  Et  chacun  baise  son  épaule  ou  un  pan  de  son 
burnous  en  guenilles. 

—  Allah  i/'  aouel  o'mrek!  Que  Dieu  le  lasse  vivre  longtemps  ! 
lui  dil  l'un. 

—  Allah  iajà'l  el-baraka  firassek!  Que  Dieu  bénisse  la  tête! 
fait  un  autre. 

—  Allah  ierli  am  oualdik!  Que  Dieu  soit  miséricordieux  poin- 
tes parents  !  souhaite  un  troisième. 

Et  ceux  qui  ne  se  jugent  même  pas  dignes  de  baiser  ses 
misérables  loques  s'arrêtent  devant  lui  el  portent  respectueuse- 
ment la  main  à  leur  front,  à  leur  bouche  et  à  leur  cœur. 

—  Tii  es  mon  maître,  dit  le  premier  geste. 

—  .Mes  lèvres  te  louent,  ajoute  le  second. 

—  Et  je  t'aime,  signifie  le  dernier... 


1"2  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

Et  toujours  pas  de  femmes!..  A  peine  une  pauvre  vieille  folie 
demi-nue,  courbée  comme  une  sorcière  chevauchant  le  bouleau 
cabalistique.  Et  elle  court  avec  un  glapissement  prolonge  que 
les  battements  précipites  de  sa  main  sur  sa  bouche  entr'ouverte 
transforment  en  un  toulouil  aigu,  en  un  joujou  strident.  A  peine, 
près  de  son  père,  une  excpiise  toute  petite  fille  qui,  —  la  Impie 
frangée  d'or,  la  ligure  déjà  peinte  comme  celle  d'une  jolie  poupée 
d'émail,  les  jeux  déjà  avivés  de  koïi'l,  —  s'assoit  sur  la  table 
dune  boutique,  immobile  et  muette  comme  un  charmant  objet 
d'étagère... 

Une  bousculade  se  produit.  Des  chameaux  cheminent  en  file 
paresseuse,  chargés  de  fagots  de  thuya,  — de  branches  biscornues, 
rouges  comme  des  os  sanglants.  On  se  gare,  on  se  pousse,  on  crie 
un  peu  et,  la  caravane  passée,  on  reprend  le  sérieux  obligatoire. 

L'une  des  plus  larges  constructions  de  celte  rue  est,  ainsi  qu'un 
meuble  sur  ses  pieds,  posée  sur  de  fortes  colonnes  romaines, 
sur  des  piliers  trapus  dont  la  tête  s'évase  en  chapiteaux  aux 
feuilles  d'acanthe   usées    par  le    temps.    Un    homme  peut  à   peine 

«le urer    debout    dans    l'entrepont    sombre   et    graisseux    qui 

s'enfonce  entre  cette  bâtisse  et   le  sol.    C'est  là  que  se  tient,   là 
que  s'entasse  le  marche  aux  grains  et  à  l'huile. 

Derrière  cette  halle  réduite,  se  croisent,  sous  leurs  liantes 
voûtes  noircies,  quatre  ou  cinq  passages  étroits,  pleins  de  mou- 
vement, de  cris,  de  tètes  en  turban,  de  capuchons  levés,  de  bras 
maigres  qui  agitent  des  burnous  mis  aux  enchères,  d'acheteurs 
si  pressés  les  uns  contre  les  autres  qu'ils  se  meuvent  en  bine. 
que  la  circulation  esl  presque  impossible  dans  leur  masse  odo- 
rante. Des  boutiques  contiguës  se  creusent  en  niches  dans  les 
parois  de  ces  couloirs  obscurs  et  regorgent  de  quincailleries,  de 
bimbeloteries,  d'objets  extraordinaires.  Ce  sonl  les  souks,  faillie 
reproduction,  comme  ceux  que  nous  avons  vus  déjà,  de  l'im- 
mense bazar  que,  en  détail,  nous  parcourrons  à  Tunis... 

Mais  que  fait  le  chameau  qui,  là-haut,  passe  et  repasse  derrière 
la  fenêtre  de  celle  maison?  Il  travaille...  Au-dessous  de  lui 
l'ouvre,  en   effet,  —  pour  descendre,  très  bas,  plus  bas  que  le 


KAIROUAN. 


173 


terrain  salé  sur  lequel  est  bâti  Kaïrouan,  —  le  puits  Barouta,  le 
seul  qui  donne  ici  un  liquide  à  peu  pies  potable.  Et,  pour  faciliter 
la  distribution  des  eaux  qu'y  puisent  ses  gros  cordages  dalla  et 
ses  godets  de  poterie,  on  a  installé  à  un  premier  étage  la  noria 
grossière  que  le  malheureux  ruminant  l'ail  tourner  du  malin  au 
soir  et  à  laquelle  il  arrive  par  un  plan  incliné  construit  à  son 
intention.  In  abreuvoir  établi  au  pied  de  cette  habitation  bien- 


KF^3 


faisante  est  le  rendez-Vous  perpétuel  des  croyants  qui  viennent 
y  faire  leurs  ablutions,  de  tous  les  animaux  du  pays  qui  viennent 
s'y  désaltérer. 

Si  nous  ne  craignons  de  souiller  notre  burnous  à  la  suie  qui 
en  tapisse  les  murs,  si  nous  ne  redoutons  d'être  asphyxié  par  la 
fumée  épaisse  cpii  Hotte  sous  son  toit  de  broussailles  noircies, 
traversons  à  la  hâte  la  longue  rue  où,  —  au  bruit  assourdissant 
des  marteaux  tombant  et  retombant  sur  la  tôle,  au  grincemenl  aigu 
des  limes  e1  des  scies. —  forgent,  rassemblés,  tous  les  cyclopes 
de  la  région  et  ésarons-nous   dans  le  labyrinthe  de  la  ville. 


174  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

Des  maisons  de  briques  crépies  de  blanc,  presque  toutes 
coupées  au-dessus  t]u  premier  étage  comme  si,  effleurant  les 
remparts,  un  ouragan  de  boulets  avait,  sauf  les  minarets  et  les 
dômes,  rasé  tout  ce  qui  en  dépassait  la  crête;  des  fûts  antiques 
couchés  dans  les  seuils,  encastrés  dans  les  angles  ;  des  ruelles 
étranglées;  des  culs-de-sac  envahis  par  les  décombres;  des 
impasses  ;  de  longs  couloirs  voûtés  s'insinuant  sous  les  habitations 
qui  se  rejoignent  ;  des  séries  d'arcades  jetées  entre  les  maisons... 
Voilà  Kaïrouan. 

Pas  un  arbre,  pas  une  plante  qui  nielle  la  gaieté  de  sa  noie 
verte  dans  le  blanc  des  murailles,  du  sol,  du  firmament  lui- 
même!  Plus  de  boutiques  ici.  Pas  de  fenêtres  mais  seule- 
ment quelques  lucarnes  que  quadrillent  des  grillages  serres 
qu'enferment  des  moucharabys  soupçonneux  ;  de  petites  portes 
rongées  de  vieillesse,  quelquefois  blanchies  à  la  chaux,  souvent 
bardées  de  fer,  toujours  armées  de  puissantes  ferrures. 

Et  presque  personne!  Un  Arabe  assis  dans  un  coin  d'ombre 
bleue:  une  négresse  dont  la  face  de  goudron  tache  la  blancheur 
des  murailles;  un  Maure  dont  la  chachia  pique  un  point  écarlate 
dans  quelque  carrefour  ensoleillé...  Et  c'est  tout.  Si  le  quartier 
que  nous  avons  vu  le  premier  déborde  de  inonde  et  d'animation, 
celui-ci  est  vide  comme  le  désert,  silencieux  comme  la  tombe... 
Et  des  cris  qui  n'ont  rien  d'humain,  des  hurlements  prolongés 
comme  des  clameurs  de  goules  et  de  striges,  percent  tout  à  coup 
l'assoupissement  de  ces  lieux  funéraires.  Ils  soi  lent  d'une  maison 
dont  le  propriétaire  vient  de  rendre  a  Allah  son  unie  musulmane... 
Et,    à    pleine  tête,   dans  le   ton   le  plus  aigu  du   fausset  le  plus 

perçant,    s'égratignant    les   unes    les    autres,   les   fem s    de    la 

famille  se  lamentent  en  commun.  Peurs  amies  vonl  accourir  au 
tapage.  <  >n  se  taira  un  instant;  on  les  écoulera,  l'une  après 
l'autre,  dire,  d'une  voix  larmoyante,  les  qualités  et  les  vertus  du 
trépassé  et,  leur  oraison  Unie,  elles  joindront  leurs  glapissements 
a  ceux  de  la  douleur  générale  qui  éclatera  avec  une  nouvelle 
fureur.  Épouvantés  de  ce  vacarme,  les  enfants  croironl  voir  passer 
dans  la  maison  tous  les  fantômes  de  la  nuit  el  ils  ajouteront  leurs 
beuglements  de  terreur  à  cet  ensemble  discordant  de  pleins  et 


KAIROUAN.  17."'. 

de  vociférations.  Comme  les  lamies  antiques,  des  femmes  voilées 
de  noir  surgiront  au  parapet  tics  terrasses  voisines,  plongeront 
de  longs  regards  curieux  dans  la  cour  mortuaire  et  exhaleront  en 
faux-bourdon  des  plaintes  de  condoléance...  Et,  nuit  et  jour,  ce 
concert  lugubre  retentira  jusqu'à  ce  que  le  défunt  ait  quitté  sa 
demeure. 

L'Arabe  rebâtit;  il  ne  répare  jamais  ce  qui  s'écroule,  ce  que 
renverse  la  main  d'Allah...  Et  la  moitié  de  Kaïrouan  tombe  en 
ruines.  Sauf  quelques  habitations  de  caïds  ou  de  khalij'as,  Imites 
les  maisons  de  la  Tunisie  se  ressemblent,  comme  se  ressemblent 
les  mœurs  et  le  costume  de  ceux  qui  y  vivent.  En  voir  une,  c'esl 
les  voir  toutes.  Visitons  celle-ci.  celle  d'un  riche  propriétaire, 
d'un  des  gros  turbans  de  l'endroit. 

—  Ach  koun  and  el  bab  ?  Oui  frappe  a  la  porte.'  demande, 
du  dedans,  une  voix  féminine. 

—  Rh'alLi!  Mule  khrafich  !  Ouvre!  N'aie  pas  peur!  Khrada 
h'abibi.  C'est  mon  ami,  répond  notre  compagnon,  le  maître  de 
ct-ans. 

Et,  à  regrets,  l'huis  bâille  en  grinçant.  Personne  dans  le  corridor 
mais  des  aiguilles,  des  bobines  de  soie,  un  métier  sur  lequel 
se  tend  une  étoffe  dorée  s'y  éparpillent  en  désordre...  Une 
femme  était  là;  elle  s'est  évanouie  à  notre  approche. 

Une  porte  intérieure  qui,  comme  à  l'entrée  des  villes,  ne 
correspond  pas  avec  celle  du  dehors,  —  de  sorte  qu'un  passant 
ne  peut  plonger  ses  regards  au  delà  du  vestibule,  —  donne 
sur  une  petite  cour  dont  le  sol  est  revêtu  de  grandes  dalles  de 
marbre  et  de  briques  vernissées  qui  se  relèvent  en  soubassement 
cont  re  les  murailles. 

A  ses  parois  se  suspendent,  percées  en  écumoires,  des 
marmites  à  couscous  dans  lesquelles  verdoient  de  gros  plants  de 
basilic.  Plus  bas  s'y  accolent  des  caisses  de  maçonnerie  d'où 
s'élancent  des  géraniums  rouges,  des  jasmins  grimpants,  des 
vignes  et  des  courges  dont  les  larges  feuilles  se  balancent  à  des 
ficelles  tendues  sur  nos  têtes. 

Une   galerie    dont,    soutenues    par    des  pilastres  latéraux,    les 


L76 


DE    THll'ùl.l    A    TUNIS. 


deux  arcades  retombent  sur  une  colonne  médiane  met  une  ombre 
opaquesurun  côté  de  ce  patio  frais  et  humide.  Autour,  s'ouvrent 
la  bouche  de  la  citerne  indispensable,  la  margelle  du  puits  dont 
l'eau  saumâtre  ne  sert  qu'aux  soins  de  propreté,  l'escalier  <|iii 
descend  à  la  cave,  celui  qui  monte  au  premier  étage  abandonne 
aux  domestiques,    celui    enfin   qui    conduit    aux   terrasses.  Dans 


h  a  i  r.  o  v  a  \   :    i  \    épicier. 

cette  cour  aussi  donnent  les  fenêtres  et  les  portes.  De  fortes 
grilles  de  cuivre  défendenl  les  premières;  des  tentures,  qui,  dia- 
phanes, semblent  venir  de  quelque  marquise  de  Pompadourfermenl 
les  secondes.  (  )rd  i  lia  i  re  nient  écartés,  de  lourds  ballants  aux  petits 
panneaux  embrouillés  el  aux  cadenas  formidables  comme  des 
serrures  de  prison,  barricadent  cependant  quelquefois  celles-ci. 
In  double  encadrement,  —  L'un  de  marbre  sculpte  ou  de  pienc. 
ciselées  et  peintes  d'ocre    jaune,   l'autre   de  faïence  céladon  aux 


KAIROUAN. 


177 


dessins  noirs,  —  borde  ces  ouvertures.  L'entrée  de  la  chambre 
principale  est  surmontée  d'un  fronton  étroit  divisé  en  cinq  petits 
compartiments.  Deux  triangles  qui  se  superposent  en  sens  inverse 
pour  former  une  éloile  à  six  pointes.  —  l'anneau  de  Salomon,  — 
remplissent  le  compartiment  du  milieu  et  les  deux  comparti- 
ments extrêmes;  une  espèce  de  cyprès  orne  les  deux  autres. 

Parallèle  à  la  cour,  la  chambre  elle-même  est  une  pièce  longue 
et  étroite  au  milieu  de  laquelle  s'ouvre  largement  la  rot/m,  —  l'al- 
côve, —  que  flanquent  des  cabinets 
noirs.  Des  boiseries  et  des  rideaux 
en  transforment  les  deux  bouts  en 
alcôves  secondaires,  —  les  roukouns. 
(/est  dans  l'ombre  de  ces  réduits  que 
se  réfugient  les  femmes  lorsque  leur 
seigneur  et  maître  éprouve  le  besoin 
d'un  repos  solitaire. 

Des  bandes  épaisses  de  ces  cé- 
lèbres moquettes  coloriées  que.  tapies 
dans  leurs  maisons  comme  des  arai- 
gnées dans  leur  trou,  tissent  ici  des 
ouvrières  invisibles,  couvrent  en  par- 
tie le  sol  revêtu  de  Iniques  émaillées. 

Le  plafond  est  une  vraie  mer- 
veille. Quatre  poutres,  fixées  en  relief 
dans  les  angles  qu  il  forme  avec  les 

murs,  lui  font  un  cadre  que,  plus  courtes  et  perpendiculaires  aux 
premières,  deux  autres  poulies  divisent  en  trois  caissons  très  pro- 
fonds, en  trois  cavités  dont  le  vide  représente  comme  le  moule  d'une 
pyramide  à  trois  ou  quatre  gradins.  Et,  sur  toutes  les  faces,  sur 
toutes  les  tranches  de  cette  boiserie  compliquée  se  déploie  une 
richesse  inouïe  d'arabesques  multicolores,  de  raiesjaunes  et  rouges 
qui  s'entre-croisent  en  tous  sens  pour  border  des  carreaux  ou  des 
losanges  bleus  ou  verts,  de  lignes  en  festons  trilobés,  de  rosaces 
qui  sont  des  chefs-d'œuvre  de  patience,  de  fonds  plus  travailles 
que  les  dessins  d'un  châle  de  l'Inde,  d'ornements  plus  riches  que 
les  miniatures  d'un  vieux  Koran. 

23 


178  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

L'âge  a  adouci  l'éclat  des  couleurs,  le  temps  qui  les  a  éteints 
a  revêtu  tous  les  tons  d'une  patine  moelleuse;,  les  ors  ont  bruni 
et  se  sont  légèrement  enfumés,  les  blancs  ont  pris  le  chaud  reflet 
de  l'ivoire  jauni,  les  roses  ont  la  teinte  caressante  de  la  chair 
animée,  les  rouges  ont  la  profondeur  des  fonds  sombres  et  mats 
des  fresques  pompéiennes.  Et,  de  l'harmonie  de  ces  coloris 
atténues  résulte  un  velouté,  un  charme  dans  lequel  le  regard  se 
perd  avec  une  volupté  véritable. 

Un  lustre  de  cuivre  se  balance  au  milieu  de  la  pièce.  Des 
patères  de  bois  découpé,  des  étagères  délicalemenl  ciselées,  des 
tableaux  en  clinquant,  de  vieilles  petites  glaces  au  cadre  rococo 
en  décorent  les  murs.  Dans  les  niches  s'y  rangent  les  tasses  de 
porcelaine,  les  brûle-parfums  de  cuivre,  les  coffrets  à  toilette,  les 
rebha  de  métal  repoussé  qui  renferment  les  bijoux,  les  kanouïta 
où  se  cachent  les  fards  et  les  poudres  intimes. 

Le  mobilier  se  réduit  à  des  guéridons  de  marqueterie  et  à  de 
grands  coffres  bariolés,  chargés  de  plateaux  de  métal,  d'aiguières 
élégantes,  de  lampes  à  pétrole  et  de  pendules  en  simili-bronze. 

—  Ces  curiosités  te  déplaisent?  nous  dit  le  propriétaire  en 
nous  montrant  ces  luminaires  et  ces  horloges.  Est-ce  que,  en 
France,  vous  ne  mettez  pas  dans  vos  salons  des  cruches  et  des 
pots  dont  ne  voudraient  pas  nos  négresses?  Ce  sont  nos  bibelots 
exotiques,  nos  souvenirs  de  voyages. 

Des  colonnettes  peintes,  enchâssées  dans  ses  angles  extérieurs 
dont  elles  n'occupent  que  le  tiers  moyen,  flanquent  la  rotba  de 
leur  petit  chapiteau  rehaussé  de  croissants  et  de  volutes  qui 
forment  comme  la  bouche  et  les  yeux  de  mascarons  grimaçants. 
Une  boiserie  découpée  en  arcade  pointue,  richement  taillée  à 
jour  et  garnie  de  rideaux  fleuris  d'argent  et  d'or,  en  ferme  la 
partie  supérieure.  Les  parois  en  sont  tapissées  de  briques  enjo- 
livées de  dessins  ilonl  la  juxtaposition  produit  îles  arceaux  mau- 
resques encadrant  des  vases  et  des  fleurs  imaginaires  et  une 
longue  étagère,  ajourée  el  appliquée  sur  un  fond  de  glace,  leur 
fait  une  sorte  de  corniche  que  chargent  des  objets  de  toilette. 
Des  vêtements  de  salin  broché,  de  soie  légère  et  de  mousseline 
transparente  s'y  accrochenl  ;»  de  petits  champignons  dores.  Et, 


KAIROUAN.  179 

de  leurs  plis  qui  semblent  avoir  gardé  l'empreinte  gracieuse  clés 
formes  qu'ils  ont  vêtues,  se  dégagent,  délicates  et  musquées, 
des  émanations  qui  imprègnent  l'air  d'un  vague  parfum  de  Heurs, 
d'une  subtile  odeur  de  femme. 

Du  plafond  de  cette  alcôve,  historié  comme  celui  de  la  chambre 
elle-même,  pend  une  grande  lanterne  de  couleur.  Trois  fenêtres 
étroites,  contiguës  et  percées  dans  la  muraille  du  fond  se  ferment 
de  lames  de  pierre  qui,  découpées  en  dentelles  et  doublées  de 
verres  jaunes  et  rouges,  forment  comme  des  vitraux  par  lesquels 
ne  passe  qu'un  jour  affaibli,  plein  de  caresses  et  de  mystères. 

Un  lit  de  planches  que  portent  des  pieds  tournés,  occupe  tonte 
l'étendue  de  ce  sanctuaire.  Un  traversin  garnit  trois  de  ses  côtés; 
des  oreillers,  des  couvertures  polychromes  y  errent  avec  de 
tous  petits  coussins  brodes  d'or  et  destinés  à  soutenir  la  nuque, 
les  coudes,  les  poignets,  les  reins  ou  les  épaules,  à  faciliter  au 
sommeil  les  poses  les  pins  abandonnées,  à  permettre  à  la  sieste 
les  postures  les  plus  capricieuses. 

—  Et  tu  n'as  pas  vu  les  femmes!  nous  dit,  en  sortant,  notre 
ami  qui,  à  demi  francisé  par  un  long  séjour  à  l'esplanade  des 
Invalides,  ne  craint  pas  d'aborder  ce  sujet  scabreux. 

—  En  effet. 

—  Mais  elles  t'ont  vu,  elles,  par  les  lucarnes  entr'ouvertes, 
par  les  portes  entre-bâillées...  Ce  soir,  elles  me  décriront,  jus- 
qu'au moindre  détail,  ton  costume,  ta  tournure,  ton  visage. 
Ta  venue  est  pour  elles  un  événement  dont  longtemps  elles 
parleront. 

Très  de  cette  maison  s'élève  la  façade  de  la  Djama-TIata- 
Bihan,  la  mosquée  des  Trois-Portes.  Elle  renferme  le  tombeau 
de  Mohammed-Keïroun,  mais  il  est  inutile  d'en  voir  l'intérieur. 
Tout  l'intérêt  qu'elle  offre  se  concentre  dans  les  trois  entrées  qui 
lui  valent  son  nom  et  qui,  séparées  seulement  l'une  de  l'autre 
par  des  pilastres,  encadrent  leur  plein-cintre  de  voussoirs  et  d'ar- 
chivoltes arlistemeut  ciselés.  L'entablement  qui  les  surmonte 
porte,  taillées  dans  la  pierre,  quatre  ou  cinq  lignes  de  caractères 
en  relief  qui  forment  de  pieuses  maximes. 


180 


1)K    TRIPOLI    A    ÏUXIS. 


Au  boni  de  la  Zankat-Touila,  s'ouvre  la  porte  septentrionale 
de  Kaïrouan,  —  Bab-Tunis,  —  qui  donne  sur  la  place  du  même 
nom. 

Du  soleil;  de  la  poussière;  sous  l'éblouissante  splendeur 
d'un  vaste  ciel  qui  flambe,  une  multitude  mouvante  d'hommes 
et  de  bétes  :  au  delà,  une  sorte  d'avenue  aboutissant  au 
vide  et  pleine  de  chevaux  qui  se  cabrent,  de  chameaux  qui 
grognent,   «le  moutons  qui,  les   cornes  basses,  se  laissent,  avec 


k  A  I  H  0 1  A  \    :    UN     K  A  U  C  O  N  N I E  II . 


résignation,  pétrir  le  dos  par  des  acheteurs  défiants...  Les 
remparts  dressent  leur  barrière  aveuglante  sur  l'un  des  côtés  de 
cette  place.  Près  de  la  porte,  en  blanc  sur  blanc,  un  petit  minarel 
gaufre  ses  quatre  faces  du  relief  de  ses  inscriptions  prédicantes. 
Une  levée  de  terre  el  de  gravats  fait,  au  pied  des  murailles,  une 
banquette  sur  laquelle,  en  boxes  d'écurie,  s'alignent  des  boutiques 
dont  la  porte  occupe  toute  la  façade,  l'es  planches  disjointes, 
hérissées,  en  chevelure  jaune,  des  plantes  qui  y  avaient  pousse 
an  printemps,  en  forment  la  toiture.  Dans  leurs  lianes  pou- 
dreux s'amoncellent   des   légumes    el   des   couffes   d'alfa   pleines 


KAIROUAN. 


18  11 


des  produits  les  plus  incompréhensibles  de  l'épicerie  indigène. 
Quelques-unes  d'entre  elles  sont  occupées  par  des  armuriers 
<|ui  réparent,  qui  fabriquent  encore,  de  longs  fusils  à  pierre: 
d'autres  abritent  des  teinturiers  et,  devant  elles,  stationnent  les 
chameaux  qui  vont  partir  pour  les  douars  et  qui,  avec  leurs  pro- 
digieuses charges  de  laine  bleue  ou  rouge,  ont  l'air  de  mons- 
trueuses bêles  à  bon  Dieu. 

Sur  les  trois  autres  cotés  se  rangent,  dans  un  désordre  pitto- 
resque, de  petites  maisons  n'ouvrant  au  dehors  que  des  lucarnes 
clignotantes,  —  de  véritables  jouis  de  souffrance. 


KUIlOlïVN    :      10     MAI'.  Cil  K. 


Et  il  y  a,  dans  ces  masures,  des  calés  d'où  sortent  des  chants 
nasillards  et.  tristes  comme  les  plaintes  du  vent,  de  vagues  modu- 
lations exhalées  par  des  flûtes  de  canne.  Il  y  a  des  fondouks  dont  la 
terrasse  porte  des  kiosques  grossiers,  ouverts  à  tonds  les  brises 
désirées  mais  endormies  au  loin.  Il  y  a  des  trous  de  chiffonniers 
où  se  vendent  des  haillons,  des  harnachements  lépreux,  des 
oignons,  de  grandes  poteries  qu'on  dirait  extraites  d'une  fouille. 
tant  elles  ont,  dans  toute  sa  pureté,  conservé  la  tradition  do 
l'amphore  romaine.  Plus  loin,  ce  sont  des  magasins  de  tabac 
de  clous,  de  ferrailles,  d'on  ne  sait  quels  outils  barbaresques.  11  y 
a  aussi  de  grandes  huttes  dont  des  piliers  de  bois  brut  sou- 
tiennent  l'auvent  disloqué  auquel  des   nattes  et  des  serpillières 


1N-2  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

en  lambeaux  suspendent  leurs  tentures  flottantes.  Et,  élans 
l'ombre  chaude  de  ces  galeries  misérables,  boivent  des  Bédouins 
accroupis  en  rond  tandis  qu'une  gazelle  apprivoisée  ronge  un 
coin  de  leur  tapis  de  paille,  qu'un  chien  égratigné  hurle  devant 
un  chat  qui  se  roule  en  oursin,  qu'un  chef  au  vaste  turban  de- 
meure gravement  immobile  et  taciturne,  un  faucon  sur  le  poing, 
un  autre  sur  l'épaule.  Kl  le  burnous  de  cet  homme  est  plus  maculé 
de  blanc  qu'un  rocher  d'île  à  guano,  nobles  souillures  dont  il  se 
pare  comme  d'une  preuve  de  l'intimité  dans  laquelle  il  vit  avec  ses 
élèves  ailés.  11  y  a  encore  des  ateliers,  noirs  comme  des  antres 
de  magiciens,  tout  retentissants  du  bruit  des  marteaux  sur  les 
pieds  des  chevaux  et  des  ânes  qu'on  chausse  de  fers  plus  minces 
que  du  carton,  dont  on  fait  les  ongles  avec  une  sorte  de  hache 
carrée  au  talon  recourbé  en  serpette...  Un  ouvrier  sort  de  l'une 
de  ces  baraques,  enfonce,  d'un  petit  coup  de  maillet,  une  lancette 
triangulaire  dans  les  quatre  veines  des  bourriquets  qu'on  suppose 
malades,  et  rentre  en  essuyant  son  outil  à  sa  chemise.  Et, 
tremblant  sur  leurs  pattes,  les  naseaux  horriblement  serrés 
entre  deux  bâtons,  les  pauvres  bêles  laissent,  sans  pro- 
lester par  la  ruade  la  plus  inoffensive,  jaillir  leur  sang  qui,  en 
minces  (ilets,  va,  autour  d'elles,  faire  avec  la  poussière  une  argile 
rougeâtre. 

Ailleurs  s'écrasent  de  petites  tentes  à  deux  versants,  sous  les- 
quelles des  Arabes,  venus  du  dehors,  vendent  avec  nonchalance 
des  vases  de  toutes  formes,  des  poteries  maladroites,  des  peaux 
de  mouton  desséchées  au  soleil.  Des  cordiers  reculent  pour 
tordre  en  cordes  épaisses  le  chanvre  qui  les  ceint  et  leur  fait 
des  abdomens  d'hydropiques.  Des  fripiers  étalent  dans  la  pous- 
sière leurs  défroques  «le  rencontre...  Et,  à  travers  ces  honnêtes 
marchands,  trottent  des  ânes  qui  portent  un  homme  sur  la  queue; 
passent  îles  cavaliers  fièrement  renversés  sur  le  haut  dossier  de 
leur  selle  que  couvre  un  tapis  muge;  galope  un  chameau  sur 
lequel  a  grimpe''  un  gamin  qui,  à  la  grande  colère  du  maître,  mais 
a  la  plus  grande  joie  de  ses  petits  camarades,  h'  lance  a  l'aven- 
ture;   se    vautre,   les  fers   en   l'air,   un  jeune    baudet    charge    d'une 

infortunée    vaisselle    donl    le  fracas    se  mêle  aux  éclats  de  rire 


KAIROUAN.  183 

des  passants  que  ce   spectacle  l'ait,   pour  une  seconde,  sortir  de 
leur  gravité  composée. 

Un  repli  de  terrain  règne,  en  marche  d'escalier,  au  travers  de 
la  place  et  ils  sont  là  deux  ou  trois  cents  qui,  assis  côte  à  côte  et 
sages  comme  des  écoliers  qu'on  amuse,  prêtent  une  oreille 
attentive  au  conteur  qui  se  démène  devant  eux  et  dont  le  tambour 
souligne  chaque  lambeau  de  phrase. 

—  Et,  comme  Ahmed  chevauchait  par  la  plaine —  panpan-pan- 
pan...  il  rencontra  Mustapha  le  voleur...  panpan-pan-pan...  qui 
lui    prit...  panpan-pan-pan... 

Et  il  continue  en  montrant  sur  lui-même,  d'un  grand  geste 
emphatique,  son  manteau,  ses  babouches,  sa  coiffure  : 

—  ...  qui  lui  prit  ou'l  bournous ,...  ou's  s'batt's,...  ou  t  toulban,... 
panpan-pan-pan...  et  qui  le  laissa   nu  comme  une  grenouille. 

Et  un  murmure  d'indignation  bourdonne  sur  l'auditoire...  S'il 
était  là,  Mustapha  le  voleur  n'en  mènerait  pas  large! 

Mais  on  se  lève,  on  court;  le  pauvre  narrateur  est  abandonné... 
Là-bas,  détonnent  les  tebouls,  ronflent  les  darboukas,  glapissent 
les  hautbois,  carillonne  le  chapeau  chinois  d'une  nouba,  —  d'une 
musique,  — ■  qui  passe...  Les  tirailleurs! 

Et,  fiers  comme  leurs  aînés  d'Algérie,  ils  vont,  les  petits  turcos 
tunisiens,  le  fusil  sur  l'épaule,  le  turban  blanc  sur  l'oreille...  Fils 
d'une  race  intelligente,  perfectible,  c'étaient  hier  des  vagabonds 
qui  se  traînaient  clans  tous  les  taudis  de  Kaïrouan;  ce  sont  aujour- 
d'hui de  braves,  d'excellents  soldats  dont  la  discipline,  l'allure 
dégagée  et  la  coquetterie  martiale  pourraient  servir  d'exemple  à 
plus  d'un  de  nos  fantassins...  Ils  s'enfoncent  sous  l'arcade 
blanche  et  noire  de  la  vieille  porte  en  fer  à  cheval  et,  dans  la 
sonorité  des  voûtes,  leur  musique  naïve  et  sauvage  fait  comme 
un  bruit  affaibli  de  bataille  que  les  détonations  des  grands 
tambours  ponctuent  sourdement  comme  des  coups  de  canon 
lointains... 

Rentrons  en  ville.  Devant  nous  s'étend  la  grande  artère  que 
nous  avons  parcourue  déjà;  à  droite,  se  glisse,  le  long  des  rem- 


184  DE   TRIPOLI    A    TUNIS. 

parts,  la  rue  étroite  qu'habitent  ces  aimées  dont,  anomalie 
étrange,  la  cité  sainte  a  le  monopole  de  fournir  la  Tunisie;  à 
gauche,  s'enfonce  une  ruelle  où  s'ouvre  la  kasbah  que  gardent 
des  factionnaires  en  burnous. 

Dans  la  petite  fenêtre  aux  angles  arrondis  d'une  des  mai- 
sonnettes qui  font  face  à  la  vieille  forteresse,  s'encadre,  sou- 
riant, un  gracieux  visage,  doré  dans  l'or  du  foulard  qui  ceint  la 
chevelure  noire... 

—  Khradoudja  !...  dit  une  matrone  qui  a  suivi  la  direction  de 
notre  regard  et  qui,  s'éloignanl  un  peu  de  sa  porte,  lève  des 
yeux  courroucés  sur  la  lucarne  coupable. 

Tu  rideau  aux  fleurettes  rouges  est  brusquement  retombé  et, 
revue  par  hasard,  la  voyageuse  de  la  plate-forme  a  disparu 
comme  un  enfant   pris  en  faute. 

Au  bout  de  cette  rue  s'élève  une  sorte  de  rempart  long  de 
cent  mètres,  épais  de  six  et  soutenu  par  des  contreforts...  (Test  la 
grande  mosquée,  l'un  des  sanctuaires  les  plus  vénérés  de  l'Islam. 


VII 

K  Al  ROUAN 

DJAMA-KEBIR. — MUEZZIN.    —    BASSIN    DES    AGHLABITES.    SIDI-SAHAB- 

EL-BELOUI.    LE     TOMBEAU.    SIDI    AMOR-ABBADA.     FAUBOURG 

DES   ZLASS.    DJAMA-SIDI-BEN-AISSA.    LE    SOIR.    LA    NUIT.    

CORTÈGE    NUPTIAL.    —   CHANTEURS. 

Le  soleil  brûle  dans  les  rues  solitaires;  chacun  se  cache, 
chacun  dort...  La  vie  est  interrompue  de  dix  heures  à  quatre 
heures,  ce  qui  raccourcit  singulièrement  la  journée  tunisienne. 
A  peine,  sur  les  vingt-quatre  dont,  comme  partout,  elle  se  com- 
pose, l'Arabe  consacre-t-il  six  heures  au  travail.  Et  quel  travail!... 
Il  est  vrai  que  le  brave  homme  a  ou  se  donne  si  peu  à  faire! 

Et  personne  pour  nous  ouvrir  l'une  des  vingt  portes  de  la 
Djama-Kebir  !  Des  gamins  qui  sortent  de  l'école  trainenl  leurs 
livres  et  leurs  planchettes  le  long  des  murailles  surchauffées. 

—  Faïn  el  ou/cil  ?  leur  dit  le  Kaïrouanais  qui  nous  accompagne. 
<  >ù  esi  le  gardien  ? 

—  Hena  krib.  Là,  à  côté. 

—  Cou/  l'hou  iji?  Dites-lui  de  venir... 

Dérangé  dans  sa  sieste,  un  vieux  Maure  nous  arrive,  boudeur 
el  renfrogné.  Et  c'est  pour  un  roumi  qu'on  le  dérange!...  Nous 
avons  beau  les  protéger,  les  gens  d'ici  ne  nous  aiment  guère. 
Nous  ne  sommes  pas  encore  à  'l'unis  où  notre  présence  est 
acceptée  comme  un  bienfait.  Les  fidèles  de  la  ville  sainte  ne 
nous  supportent  qu'à  contre-cœur.  Si,  ne  pouvant  faire  autrement, 


IH<;  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

ils  permettent  à  nos  regards  de  profaner  Leurs  sanctuaires,  ils 
en  demandent  pardon  à  Mahomet  et  à  Ions  ses  marabouts... 

—  El  amar?  grogne  Voukil. 

Et  nous  exhibons  deux  choses  :  une  pièce  blanche  qu'il  re- 
pousse avec  le  geste  d'une  personne  froissée  élans  sa  dignité  et 
un  petit  papier  devant  lequel  il  s'incline.  Tracé,  à  notre  inten- 
tion, par  la  propre  main  An  caïd  de  Kaïrouan,  ce  gribouillage 
hermétique  est  le  Sésame  ouvre-toi  de  tous  les  verrous  sacrés. 
C'est  iw\c  autorisation  qu'il  serait  presque  impossible  d'obtenir 
en  aucune  autre  ville  de  Tunisie. 

Une  première  porte;  quatre  marches  pour  descendre  en  un 
large  vestibule  tapisse  de  nattes;  une  nouvelle  porte  aux  boi- 
series caduques...  et  devant  nous,  —  triste,  désolée  comme  un 
vieux  cimetière,  —  s'ouvre  la  grande  cour  de  la  mosquée. 

C'est  un  vaste  carré  long.  Le  pavé  gondole  en  est  fait  de 
pierres  tumulaires  qui  remontent  à  l'époque  romaine  et  qu'ont 
polies  le  frottement  séculaire  des  babouches...  De  gros  taons 
bourdonnent  sur  les  herbes  mortes  qui,  entre  ces  dalles  dis- 
jointes, se  tordent  aux  flammes  du  soleil.  Quelques-uns 
de  ces  moellons  s'enfoncent,  cèdent  sous  le  poids  du  temps; 
d'autres  ont  disparu  et,  à  leur  place,  s'ouvrent  des  carrés  noirs 
entre  lesquels  on  marche  avec  appréhension.  Ils  donnent  dans 
les  profondeurs  sinistres  des  citernes  dont  les  eaux  lugubres 
dorment  sous  celte  pallie  de  l'édilice.  Çà  e|  là  blanchissent  sans 
Ordre,  le    cube    massif  d'illl    large   cadran    solaire   et    des    hases   de 

colonnes  antiques.  Percées  de  part  en  pari,  rayées  de  cannelures 

profondes     par    les    cordes    qui,     pendant     des    siècles,    y    ont  i'ail 

passer  les  seaux  de  cuir  cousus  en  forme  de  cornes,  celles-ci 
servenl  de  margelles  aux  bouches  des  réservoirs  souterrains. 
Là  s'ouvre  enfin  un  puits  qui.  par  un  canal  miraculeux  troué 
dans  [es  entrailles  île  la  terre,  reçoil  les  eaux  du  Zem-Zem,  —  la 
source  sacrée  qui  est  a  la  Mecque...  Voilà  un  aqueduc  qui 
laisse  bien  loin  derrière  lui  les  plus  orgueilleux  de  Rome  et 
de  Cartilage' 

Sur  les  quatre  côtés  de  rcll ur  se  développent,  comme  dans 


KA1R0UAN.  187 

un  immense  cloître,  de  hautes  galeries  de  colonnes  aux  chapi- 
teaux feuillus.  Le  mur,  — ■  l'entablement,  —  est,  au-dessus  d'elles. 
revêtu  d'un  assemblage  barbare  de  pierres  dont  les  bas-reliefs 
ont  décoré  jadis  des  autels  de  Jupiter,  des  temples  de  Vénus. 
Certaines  portions  de  ces  galeries  sont  doubles;  la  plupart  de 
leurs  colonnes  sont  géminées.  Les  architectes  de  ce  sanctuaire 
conquéranl  semblent  avoir  été  embarrassés  de  leurs  richesses. 

Au  milieu  de  la  colonnade  septentrionale  se  dresse,  —  haut 
d'une  cinquantaine  de  inities,  —  le  minaret  d'Okhba,  le  plus 
grand  de  Kaïrouan.  C'est,  toute  blanche  et  solidement  assise  sur 
une  base  plus  large  que  le  faite,  une  tour  carrée,  à  peine  percée 
d'une  porte  et,  ça  et  là,  d'une  lucarne.  Des  créneaux  ronds, 
fenêtres  d'une  sorte  de  meurtrière,  en  couronnent  la  plate-forme 
d'où  s'élève,  plus  petite,  une  nouvelle  tour  embellie  de  fausses 
portes.  Une  troisième  tour,  ajourée  d'ouvertures  à  la  turque, 
domine  enfin  celle-ci  et  se  coiffe  d'une  calotte  à  côtes  qui,  en 
aigrette,  porte  les  boules  et  le  croissant. 

lue  impression  de  grandeur  sévère,  menaçante  comme  le 
fut  la  force  brutale  des  hordes  de  Mahomet,  se  dégage  de  cet 
édifice,  beau  dans  son  ensemble  mais  négligé  dans  ses  détails. 
Ceux  qui  l'ont  élevé  à  la  gloire  de  leur  Dieu  semblent  n'avoir 
pas  eu  le  temps  ou  avoir  dédaigné  de  descendre  jusqu'aux  minu- 
ties de  l'architecture...  Et,  —  dans  la  solitude  de  ce  monu- 
ment d'un  fanatisme  qui  s'assoupit,  qui  meurt  sans  abdiquer, 
—  aucun  bruit  que  le  grondement  de  quelque  lourde  porte 
fermée  par  un  desservant  invisible,  aucun  être  vivant  que  les 
hirondelles  qui  tournoient  dans  le  ciel  en  feu!  On  regarde  le 
vide,  on  écoute  le  silence...  Et,  dans  l'ombre  des  galeries,  passent 
les  spectres  guerriers  des  vieux  khalifes  miramolins;  sous  les 
voûtes  sonores  roule  le  cri  de  guerre  de  ces  Sarrasins  qui, 
au  xc  siècle,  partaient  d'ici  pour  entraîner  à  leur  suite  les 
Musulmans  de  Fez  et  d'Espagne  et  qui,  —  pendant  que  les  lettres, 
les  sciences  et  les  arts  florissaient  clans  leurs  propres  écoles,  — 
venaient  mettre  à  feu  et  à  sang  les  moutiers  de  nos  côtes  et  de 
nos   îles  ;  au  revers  des  colonnes,  enchaînés   et  gémissants,  se 


1S8 


DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 


traînent  les  captifs  que  les  galères  mécréantes  venaient  enlever 
jusqu'au  fond  îles  golfes  de  Provence...  L'apparition  s'efface  et  de 
ces  péristyles  que  laissent  tomber  en  ruines  l'incurie  et  le  fata- 
lisme musulmans,  de  ces  dalles  sur  lesquelles  semblent  llolter 
de  fades  émanations  de  sépulcres,  s'exhale  la  tristesse  des  choses 
qui  s'en  vont. 


La  mosquée  proprement  dite  s'ouvre  au  milieu  de  la  galerie 
méridionale,  eu  face  du   minaret.  C'est  comme  une  sombre    foret 

de  pierre.  Des  centaines  de  co- 
lonnes en  sont  les  troncs  réguliers 
et  polis;  jetés  de  l'une  à  l'autre,  en 
un  fouillis  inextricable,  des  arceaux 
forment  sa  voûte  de  ramures;  ses 
fruits  sont  de  grands  lustres  faits 
de  cerceaux  inégaux  qui  se  sus- 
pendent les  uns  au-dessus  des  autres 
pour  dessiner  de  vastes  cônes  à 
jour;  ses  Heurs  sont  les  veilleuses 
de  verre  et  les  petites  pyramides 
lumineuses  qui  s'accrochent  aux 
barres  de  fer  ou  de  bois,  placées  en 
tirants  entre  tous  les  chapiteaux. 
Une  obscurité  mystérieuse  rem- 
plit les  profondeurs  de  ce  temple;  sur  nos  têtes,  elle  se  condense 
entre  les  arcades  serrées  el  à  peine  distingue-t-on  les  poulies 
noircies  el  le  plancher  qu'elles  supportent. 

Dans  un  coin  ténébreux  s'agenouille  un  Arabe  abîmé  en  des 
contemplations  absorbantes,  anéanti  en  de  profondes  médita- 
tions. Au  fond  du  vaisseau  erre  lentement  un  iman  à  la  physio- 
nomie immobile  comme  celle  d'un  fantôme...  Les  nattes  e1  les 
lapis  «-pais  étouffenl  le  bruit  des  pieds  nus;  les  conversations 
s'abaissent,  par  instinct,  au  diapason  assourdi  de  respectueux 
murmures;  une  sorte  de  frisson  sacré  tombe  des  murailles  où 
les  louanges  d'Allah  s'inscrivent  en  hiéroglyphes  d'or,  où,  rouges, 
se   peignent   des    maximes   qui    semblent   tracées  avec   le   sang 


KAIHOUAN    :     l   \      MUEZZIN. 


190  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

qu'elles  ont  fait  couler  au  temps  des  propagandes  belliqueuses. 
Un  silence  religieux  règne  dans  le  demi-jour  de  la  pieuse 
enceinte  qu'habite  l'idée  d'un  Dieu  inconnu,  d'un  Dieu  îles 
combats  qui  inspire  plus  de  crainte  que  d'amour,  d'un  Dieu 
imposant  et  redoutable  dans  la  majesté  de  son  isolement,  incom- 
préhensible dans  l'immensité  de  sa  solitude. 

Nous  voyons,  dans  nos  oraisons  comme  dans  nos  églises,  un 
Dieu  le  Père  qui  trône  sur  des  nuages  bleus  et  qui  livre  sa 
«  barbe  florie  »  à  tous  les  vents  du  ciel;  un  Dieu  le  Fils  cloué  au 

ffibet  du  Golgotha  et  dont  les  muscles  se  tordent  dans  des  sour- 
ie o 

frances  que  partagent  nos  nerfs  et  notre  cœur;  un  Esprit-Saint 
<|iii.  sur  nous,  étend  ses  ailes  immaculées...  Allah  n'a  jamais 
revêtu  aucune  de  ces  formes  qui  prêtent  à  notre  divinité  quelque 
chose  d'humain,  quelque  chose  de  vivant,  aucune  de  ces  appa- 
rences qui  en  fixent  l'idée  errante,  qui  la  font  descendre  jusqu'à 
nous.  L'Islam  défend,  comme  un  acte  d'idolâtrie,  la  représenta- 
lion  de  la  ligure  animée  et,  jamais,  il  n'a  essayé  de  donner  un 
corps  à  son  Dieu...  Et,  resté  dans  les  nébulosités  de  l'intelli- 
gence, ce  Dieu  est  demeuré  une  abstraction  qui  ne  tombe  sous 
aucun  sens.  C'est  une  essence  idéale  qui  est  partout  et  qui  n'est 
nulle  part;  c'est  un  être  insaisissable  dont,  sans  le  décrire,  la 
langue  humaine  ne  peut  qu'énumérer  les  qualités,  que  célébrer 
la  puissance,  la  bonté,  la  clémence,  la  miséricorde;  c'est  une 
entité  absolue  dont  l'imagination  ne  peut  avoir  qu'une  perception 
lointaine  d  indéfinissable.  El,  en  s'efforçant  de  se  le  figurer 
quand  même,  l'esprit  des  Mahométans  s'égare  dans  un  Océan  de 
pensées  flottantes  et  indécises  comme  les  mirages  brouillés  de 
leurs  déserts  incommensurables,  de  leurs  horizons  infinis. 

Grande  comme  une  de  nos  plus  grandes  églises,  la  mosquée 
de  Sidi-Okhba  est  un  bâtiment  carré,  sans  abside  ni  transept.  Les 
colonne-,  qui  la  peuplent  se  rangent  en  longues  séries  qui,  du 
nord  au  sud  et  (le  l'est  à  l'ouest,  se  coupent  à  angle  droil  el  for- 
nienl  ainsi  dix-sept  galeries  parallèles  et  de  longueur  comme  de 
largeur  égales.  La  galerie  moyenne,  —  celle  qui  part  de  la  porte 
principale,  — ■  esl  seule  un  peu  plus  haute  que  les  autres,  et  re- 
présente  une   sorte   de    nef  qui,    très  étroite,  sérail   flanquée  de 


KAIROUAN.  191 

vastes  bas  côtés.  Son  plafond  se  rehausse  de  splendides  rosaces  et 
elle  aboutit  au  mihrab  qui,  par  exception,  se  creuse  dans  la 
muraille  méridionale.  Dans  toutes  les  mosquées  situées  à  l'occi- 
dent de  la  mer  Rouge  c'est,  en  effet,  à  l'est  que  doit  être  cette 
niche,  afin  que  les  fidèles  prosternés  devant  elle  aient  le  visage 
tourné  vers   la   Mecque. 

I  >n  évalue  à  quatre  ou  cinq  cents  le  nombre  des  colonnes  de  la 
Djama-Kebir,  mais  il  est  impossible  de  le  préciser.  Celui  qui 
tenterait  de  compter  ces  pierres  saintes,  commettrait  un  sacri- 
lège et  il  serait  frappé  d'aveuglement...  Ce  n'est  pas  le  seul  miracle 
dont  elles  soient  capables.  Il  en  est  deux,  par  exemple,  —  une 
rouge  et  une  blanche  —  qui,  rapprochées  comme  les  jambages 
d'une  porte,  ne  laissent  passer  entre  elles  aucun  homme  en  état 
(!<•  péché;  il  en  est  qui  suent  tous  les  vendredis;  il  en  est  qui 
sont  encore  moites  du  sang  qui  s'écoula  île  leurs  tronçons  quand, 
pour  les  transporter  ici,  on  les  arracha  à  leur  socle  primitif.  Les 
fûts  ont  été,  par  mille  ouvriers  divers,  taillés  dans  l'onyx,  dans 
le  calcaire,  dans  le  porphyre,  dans  le  granit,  dans  des  brèches  de 
toutes  les  couleurs,  dans  ce  marbre  de  Numidie  qui,  taché  de 
safran,  était  tant  estimé  des  Romains.  Presque  tous  dissemblables, 
presque  tous  surmontés  de  chapiteaux  qui  n'ont  pas  été  taillés 
pour  eux  et  dont  on  les  a  coillés  au  hasard,  ils  viennent  d'Ed- 
Djem,  de  Sousse,  de  Carthage,  de  Sicile,  de  Constantinople, 
d'Egypte,  de  tous  les  monuments  anciens  dans  lesquels  ont  puisé 
les  Arabes  qui  construisaient  les  mosquées  comme  ils  faisaient 
des  adeptes  au  prophète,  à  grands  coups  de  sabre  el  de  masses 
d'armes. 

Construit  par  Okhba,  le  mirhab  est,  avec  un  vieux  pan  de 
mur  conservé  en  relique,  tout  ce  qui  reste  île  la  construction 
qui,  connue  à  l'appel  d'un  Orphée  invisible,  s'éleva  mira- 
culeusement ici  après  l'expulsion  des  hèles.  C'est,  —  comme 
dans  toutes  les  mosquées  où  il  correspond  à  nos  autels,  — ■  une 
suite  d'abside  minuscule  creusée,  au  rez  du  sol,  dans  le  mur  du 
fond;  c\'St,  en  voûte  de  foui-,  une  niche  semblant  toujours 
attendre  l'image  qui  ne  l'habitera  jamais.  11  est  encadré  au  dehors 
et  tapissé    au   dedans    de  ces  faïences  miroitantes    dont,    résultat 


111:2  HE    TRIPOLI     A    TUNIS- 

d'un  secret  perdu,  les  reflets  d'or  et  de  nacre  excitent  l'émulation 

et  l'uni  le  désespoir  de  nos  céramistes. 

Placé  à  la  gauche  du  mihrab,  le  mimbar  est  la  chaire  sacrée 
où.  les  jouis  de  prières,  monte  Viman,  un  Koran  ouvert  dans 
une  main,  clans  l'autre  un  bâton  pastoral  que  terminent  une  boule 
et  un  croissant  d'or.  Vieux  de  plus  de  huit  siècles  et  apporté, 
dit-on,  de  Bagdad,  ce  meuble  ne  peut  mieux  être  comparé  qu'à 
un  coffre  en  triangle  rectangle,  qu'à  la  caisse  d'emballage,  dressée 
sur  un  de  ses  côtés,  d'un  énorme  piano  à  queue.  Des  gradins 
établis  sur  son  hypoténuse  conduisent  à  la  petite  plate-forme 
qui,  entourée  d'une  balustrade,  couronne  son  sommet  tronqué. 
Ses  parois  résultent  de  la  juxtaposition,  en  mosaïque,  de  petits 
panneaux  de  bois  de  cèdre  d'un  pied  de  long  et  d'une  main  de; 
larwe.  Ciselées,  gravées,  é\  idées,  ajourées  avec  une  minutie 
étonnante,  avec  un  ail  inimitable,  ces  planchettes  précieuses  sont, 
hélas  !  raccommodées  aujourd'hui  avec  des  pattes  de  fer-blanc, 
avec  «les  clous  de  travers. 

A  côte  du  mimbar  qui  le  sépare  du  mihvab  est,  enfin,  le 
marsouin.  C'est  \\w  espèce  de  salle  découverte  constituée  par  le 
mur  même  de    la    mosquée  et    par   trois  cloisons  de  bois    qui  ne 

itenl    pas    jusqu'au    plafond    et    que    percent  des   ouvertures 

grillées.  Cela  rappelle,  en  même  temps,  le  chœur  isolé  de 
certaines  de  nos  églises  cl  le  retrait  claustral  où,  pour  assister 
aux  offices,  se  cachent  les  religieuses  de  nos  couvents.  Dans 
cette'  sorte  de  loge  qui  communiquait  directement  avec  leur 
palais,  disparu  comme  un  palais  de  légende,  se  tenaient,  sans 
/■lie  vus  de  personne,  les  khalifes  qui  venaient  assister  //  la 
messe  arabe,  dil  notre  compagnon.  11  ne  sait  quel  autre  nom 
donner  aux   prières   musulmanes. 

l'n  cabinet  qui  dépend  du  maesoura  garde,  dans  ce  que  les 
mites  ont  laisse  d'un  vieux  coffre,  des  lambeaux  de  cottes  de 
maille,    deux    salues    mangés    de    rouille,    \\t\    arinel    d'airain,    un 

casque  sarrasin  surn te  de  la  mortaise  où  se  fichait  le  panache 

cl  muni  d'une  visière  cintrée  en  tuile,  enfin  une  salade  contem- 
poraine de  Charles-Quint.  D'où  viennent  ces  reliefs  de  guerriers 
d'autrefois?  Quelle  histoire  de  batailles  racontent-ils? 


K  A  11,  OU  AN. 


193 


indifférente.   Parlez  à  l'un 


—  Oh,  ilit  l'oukil,  cela  a  toujours  été  ici.  Cela  a  deux  cents  ans. 
trois  cents  ans quatre  mille  ans.  peut-être! 

Les  années  et  les  siècles  se  confondent  dans  l'esprit  insouciant 
des  Arabes. 

—  Quand  je  suis  né?  nous  dit  l'un  d'eux.  Parla,  vers  l'époque 
ou  les  Francissa  prirent  Alger...  à  inoins  que  ce  ne  soit  Constan- 
tine.  Mais  qu'est-ce  que  cela  te  fait  ?  La  curiosité  est  un  bien 
grand  défaut  et  c'est  l'un  des  vôtres. 

Leur  histoire  leur  est  encore  plu? 
des  Kaïrouanais  les  plus  instruits 
d'Okhba,  d'Omar  ou  des  Aghla- 
bites.  Il  vous  écoutera  comme  si 
vous  l'entreteniez  de  Glovis,  de 
Pépin  d'Héristal  ou  des  .Mérovin- 
giens.  Et,   quand  vous  aurez  fini  : 

—  Enta  ta-rafl  Tu  en  sais  plus 
que  moi!  vous  dira-t-il  avec  un 
sourire  légèrement  moqueur. 

Ht   il  s'occupera  d'autre  chose 


K  A  I  K  0  V  A  N 


POU  TE      DE      LA     GRANDE 
M  0  S  Q I)  É  E . 


11  est  près  de  midi  et,  cloche 
vivante  qui,  —  à  quatre  heures  du 
matin,  au  milieu  du  jour,  à  quatre 

heures,   à  sept  heures    et  à    neuf  heures  du   soir,  —  appelle  les 
croyants  à  la  prière,  le  muezzin  va  chanter. 

Carrée  et  sans  ornements,  la  petite  porte  du  minaret  que  nous 
escaladons  avec  lui  est  flanquée  d'inscriptions  latines  gravées 
dans  les  moellons  qui  ont  servi  à  l'édification  des  murailles. 
L'une  d'elles  est  sens  dessus  dessous;  Trajan  a  les  jambes  en  l'air. 
Des  débris  des  siècl  s  écoulés,  des  décombres  romains,  des 
Irises,  des  portions  de  corniches  encore  bossuées  de  postes  et 
de  palmettes,  d'oves  et  d'entrelacs,  forment  les  marches  et  les 
dalles  de  la  tour. 

Kaïrouan  s'étend  à  nos  pieds...  Au  nord  et  à  l'est,  passent  les 
remparts  avec  les  lésions  de  leurs  créneaux,  avec  leurs  bastions 
rangés    comme   des  factionnaires,   avec  Bab-el-Khroukhra,  —  la 


194  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

porte  des  Pêchers.  A  l'ouest  et  au  sud,  se  déroule  sur  un  terrain 
plat,  aveuglante  au  soleil  et  comme  fouillée  dans  un  bloc  de 
plâtre,  la  masse  confuse  de  la  ville  avec  ses  terrasses,  avec  les 
trous  d'ombre  de  ses  cours,  avec  ses  innombrables  petites 
coupoles,  avec  ses  minarets  qui,  sans  saillies,  sans  ornements, 
sans  corniches,  atteindraient  à  peine  au  deuxième  ou  au  troisième 
étage  de  nos  maisons.  Au  couchant,  s'étendent  des  plaines 
piquées  de  marabouts  et  s'estompent  des  collines  bleuâtres. 
Au  levant  et  au  septentrion,  au  delà  de  la  cité  lumineuse,  l'œil 
effrayé  s'égare  dans  des  plateaux  déserts,  dans  des  steppes  vides, 
qui,  —  jaunes  près  des  murs,  grisâtres  plus  loin,  violacés 
ensuite,  —  vont  se  perdre  et  se  fondre  dans  la  ligne  vaporeuse 
qui  limite  un  horizon  indécis. 

Midi!  Le  muezzin  élève  et  déploie  dans  le  soleil  l'étendard 
écarlate  d'Okhba...  El.  sur  toutes  les  mosquées,  sur  toutes  les 
tours,  montent  des  drapeaux  qui  palpitent  comme  un  vol  de 
papillons  rouges  s'enlevanl  tout  à  coup  sur  une  [daine  blanche. 
11  chante  et,  sur  la  ville  entière,  traînant  et  mourant  au  dernier 
mot,  planent  et  se  répondent  les  paroles  sacrées  : 

—  La  il  Allah  il  Allah  !  La  il  Allah  il  Allah  !  La    il  Allah  il 

lllah!  —  Mohammed  raçoul  Allah!  —  Aaïou  es  sallat !  Aïaou 

al  fallait!  Aïaou  es  sa/la/.'  Aïaou  al  fallah  !  —  La  il     lllah  il 

Allah!  Allah  on  ekbeui!  Dieu  seul  est  Dieu!    Mahomet  est  son 

prophète!  Venezàla  prière  !  Dieu  seid  est  Dieu!  Dieu  est  grand  ! 

Une  brèche  à  travers  les  remparts;  une  forêt  de  cactus;  un 
cimetière  désordonné  où,  plus  chaud,  l'air  pèse,  chargé  de  plus 
lourds  effluves  ;  une  plaine  brûlée,  —  la  plaine  d'El-Belouïa,  — 
et,  a  cinq  ou  six  cents  mètres  au  nord  des  murailles,  nous 
découvrons  la  Fesguia,  le  célèbre  bassin  creusé  par  Ahmed 
l'Aghlabite  el  restauré  depuis  peu. 

C'est,  au  milieu  de  levées  de  terre  brune,  \\\\  réservoir 
circulaire  d'une  centaine  «le  mètres  de  diamètre  et  dont  les  para- 
pets arrondis  sont  soutenus  par  <lc  petits  contreforts.  Il  reçoit  le 
trop-plein  d'un  canal  souterrain  qui,  long  de  soixante  kilomètres, 
amène  à  la  citerne  publique  ouverte  derrière  la  grande  mosquée, 


KA1R0UAN.  195 

l'eau  qu'il  va  prendre,  à  l'ouest,  dans  les  lianes  du  Djebel- 
Chercherra  et  qui,  malheureusement,  se  charge  de  sel  en  route  el 
n'esl  presque  plus  potable  à  son  arrivée...  On  voit  partout  en 
France  des  bassins  de  cette  taille  et  cependant  on  ne  saurait  dire 
le  joyeux  étonnement  qu'on  éprouve  devant  eette  masse  d'eau 
limpide  qui,  bouillonnante,  vit  dans  la  mort  du  désert.  Les 
anciens  voyageurs  arabes  regardaient  cette  miniature  de  lac 
comme  une  des  huitièmes  merveilles  du  monde  ;  les  khalifes 
l'avaient  entourée  d'un  jardin  et  avaient  construit  a  son  centre 
un  petit  pavillon  octogone  qu'ils  gagnaient  en  barque  et  ou  ils 
se  donnaient  une  idée  des  délices  aquatiques  promises  aux  élus 
de  .Mahomet.  Aujourd'hui  encore,  on  y  célèbre  des  l'êtes  nau- 
tiques ! 

Des  hommes  se  baignent  dans  un  bassin  de  inoindre  étendue. 
contigu  a  celui-ci;  des  Nègres  et  des  femmes  foulent  sous  leurs 
pieds  nus  la  laine  lavée  dans  la  longue  mare  fangeuse  qui  en  est 
comme  une  dépendance  fortuite. 

A  l'horizon  rapproché  des  chameaux  passent  en  une  longue, 
en  une  interminable  file  qui  semble  s'avancer  tout  d'une  pièce. 
On  ne  dislingue  pas  le  mouvement  des  pattes  et,  se  pro- 
filant en  noir  sur  le  ciel  lumineux,  leur  troupeau  a  l'air  de  ces 
silhouettes  qui,  dans  la  Marche  à  l'étoile,  glissent  sur  les  fonds 
éclairés  du  Chat  .Noir.  Us  vont  à  l'abreuvoir  qui  s'élève  vers 
l'ouest.  Allons-y  comme  eux,  à  travers  les  terrains  secs  et  chauds, 
a  travers  les  détritus  calcinés  qui  nous  en  séparent. 

Gel  abreuvoir  est  un  corps  de  bâtisse  derrière  lequel,  oasis 
minuscule,  se  pressent  les  palmiers  d'un  jardin.  Son  plan 
représenterait  assez  bien  un  oiseau  au  vol  :  le  corps  est  un 
réservoir  fermé;  les  ailes  étendues  sont,  de  chaque  coté,  une 
petite  galerie  couverte  et  exhaussée  au-dessus  du  sol;  la  queue 
est  un  bassin  autour  duquel,  conduits  par  des  Arabes  aux  grands 
chapeaux,  se  pressent  des  chameaux  el  des  ânes  qui  se  faufilent 
sous  leur  ventre  crotte. 

Asseyons-nous  a  l'ombre  i\t~>  arcades  hospitalières.  En  grains 
de  corail,  de  jolies  bestioles  rouges  tombent  autour  «le  nous. 


196 


DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 


Là-bas,  u\\  gracieux  monument  enferme  dans  le  remparl 
irrégulier  de  ses  murailles  blanches  ses  petits  bâtiments  aux 
fenêtres  grillées,  ses  coupoles  éclatantes,  son  minaret  chatoyanl 
d'azur  et  d'émeraude,  ses  terrasses  d'où  montent  des  mâts  de 
pavillons... 

C'est  la  mosquée  de  Sidi-Sahab-el-Belouï. 

Autour  d'elle,  dans  la  verdure  sombre  des  cactus,  blanchissent 
et  s'éparpillent  de  modestes  tumuli  et,  grands  à  peine  comme  des 
nielles  a  chien,  des  turbé,  —  des  réductions  de  marabouts 
funéraires.  La  foule  des  morts  se  presse  autour  de  Kaïrouan... 
Pour  leur  ouvrir  son  paradis.   Dieu  reconstituera  plus  volontiers 


KimouAN  :     LA    MOI  IA     11  E     s  un- S  A  11  A  II  . 


les  restes  (le  ceux  qui  se  seront  fondus  dans  cette  terre  que  les 
débris  de  ceux  qui  se  seront  disloqués  ailleurs. 

Sidi-Sahab    est    moins     une     mosquée    qu'une    zaouïa,    —   un 

Collège   des    hautes  éludes,  ('/est  une   sorte    de   faculté  de  théologie 

musulmane  qui,  —  université  rivale  de  celle  de  Cordoue,  il  y  a 
environ  dix  siècles,  ^s'efforce  encore  de  maintenir  la  prépon- 
dérance religieuse  de  Kaïrouan.  Ses  élèves  sont  des  hommes  de 
vingt-cinq  a  i  renie  ans  qui,  sans  préoccupation  d'avenir,  viennent 
v  consolider  leur  lui.  v  perfectionner  leur  vertu.  Ils  n'y  apprennent 
ni  belles-lettres,  ni  chimie,  ni  mathématiques,  ni  médecine... 
1-e  temps  n'esl  plus  où,  vestales  de  la  science,  les  Arabes 
empochaient  sa  flamme  de  s'éteindre  dans  les  ténèbres  du  moyen 
âge;  le  temps  n'est  plus  où,  traduisant  les  versions  syriaques,  ils 


KAIROUAN. 


197 


conservaient  pour  nous  les  travaux  des  Grecs;  le  temps  n'est 
plus  où  professaient  les  Rharzès  el  les  Avicenne,  les  Albucasis 
et  les  Avenzoar,  pères  nourriciers  de  notre  art  de  guérir.  Le 
Koran, —  substance  unique,  pour  eux,  compendium  de  toul  savoir 
humain,  —  occupe  seul  les  veilles  de  leurs  descendants.  Ils 
le  lisent,  ils  l'interrogent,  ils  le  transcrivent,  ils  l'apprennent 
par  cœur,  ils  le  tournent,  ils  le  retournent  sous  toutes  ses  faces, 
ils  le  fouillent,  le  pressurent,  le  tenaillent,  le  torturent  pour  lui 
l'aire  dire  toul  ce  qu'ils  veulent. 

La    srrande    entrée   de  la  zaouïa  donne  sur  une   première  cour 


KA1ROOAN  :     ONE     R  l  I  . 


aux  arcades  surbaissées,  aux  murs  percés  de  fenêtres  carrées. 
Dans  l'un  des  côtés  de  ce  préau  s'enfonce  la  voûte  d'un  corridor 
où  gisent  des  domestiques  noirs.  Elle  conduit  à  une  cour 
intérieure  entourée  de  cellules  qui,  par  de  vieilles  petites  portes 
branlantes,  s'ouvrent  sous  sa  galerie  aux  colonnes  droites, 
spirales  ou  cannelées,  aux  chapiteaux  variés  comme  les  fûts... 
Les  cellules  des  étudiants. 

Ils  -ont  là,  accroupis  sur  des  nattes,  accotés  aux  murailles, 
étendus  sur  les  dalles,  et.  -  l'écritoire  de  cuivre  à  la  ceinture,  le 
pupitre  devant  eux,  —  ils  feuillettent  de  vieux,  de  très  vieux 
grimoires...  Puis,  à  l'encre,  ils  copient  sur  de  larges  tablettes  de 

bois  les   passages  qu'ils  veulent  en    retenir. 

.Notre  arrivée  les   distrait.  Lentement,  l'un  après   l'autre,  ils  se 


I!>8  DE   TRIPOLI    A    TUNIS. 

lèvent,  ils  rejettent  leur  burnous  sur  L'épaule  <'t  ils  s'approchent, 
nous  fonl  asseoir,  nous  offrent  de  l'eau  fraîche  et  s'assoient  avec 
nous.  Tout  les  intéresse,  tout  les  amuse  dans  noire  costume  et 
dans  ses  accessoires.  Ils  veulent  savoir  la  provenance,  le  prix 
de  tout. 

-  Tselts-mia-  francs,  une  simple  bague!  Eh  bien!  s'écrie  l'un, 
si  j'avais  trois  cents  francs  à  gaspiller  j'aimerais  mieux  en  acheter 
\u\c  femme! 

Et,  grands  enfants,  tous  rient  de  leurs  belles  dents  blanches. 

—  Et  celle-ci?  dit  un  autre  en  prenant  une  alliance. 
Moins  cher,  mais  regarde. 

D'abord  très  étonnes  de  la  voir  se  diviser  en  deux,  ils  (''coulent 
nos  explications  avec  une  attention  profonde...  Et,  quand  ils  ont 
compris  le  sens  de  cet  anneau  emblématique,  ils  sont  pris  tout  à 
coup  d'un  rire  inextinguible...  Les  maillons  d'une  chaîne?  Un 
signe  d'esclavage?...  Non!  On  n'a  pas  idée  de  cela  dans  le  mariage 
musulman. 

Chef-d'œuvre  de  l'art  sarrasin,  ce  séminaire  tunisien  est  une 
succession  de  murailles  tapissées,  en  liant,  de  guipures  de  stuc, 
en  lias,  de  panneaux  faïences;  de  portes  d'un  travail  admirable; 
de  galeries  aux  gracieuses  colonnades;  de  cours  et  de  salles  aux 
parois  émaillées  de  vert,  de  bleu,  de  rose  et  d'or... 

I  n  escalier  de  ipielques  marelles  commence  dans  la  cour  des 
études  et  aboutit  à  une  petite  salle  dont  le  plafond  s'arrondit  en 
un  dôme  élégant,  ceint  de  fenêtres  aux  vitraux  coloriés.  Deux 
portes  s'y  couronnent  de  merveilleuses  sculpl  lires  taillées  dans  un 
marbre  chaud  à  l'œil,  brillant  et  translucide  comme  la  porcelaine, 

doux  coin la  pâte  tendre.  L'une  d'elles  donne  sur  une  sorte  de 

péristyle  qui,  pavé  de  faïence  el  bordé  de  sièges  de  marbre, 
iiune  ;ï  1 1 1 1 . ■  salle  étincelante  d'arabesques  el  où,  en  chœur,  de 
nouveaux  élèves  déclament  et  chantent  le  Koran.  L'autre  donne 
"  i  es  a  un  cloître  magnifique,  aux  parois  splendidement  laie  née  es. 
au  faite  richement  tendu  de  dentelles  de  stuc...  C'est  la  que 
s'ouvre,  en  lin.  le  saint  des  saints,  la  salle  du  tombeau  de  monsei- 
gneur le  compagnon. 


K  A  Ili  OU  AN.  199 

Pavé  de  mosaïques  à  peine  visibles  ça  et  là,  le  sol  de  cette 
kouba  vénérée  est  jonché  de  tapis  de  Turquie.  Le  revétemenl 
îles  murs  y  l'orme  comme  cinq  /eues  différentes  :  En  lias,  de  unes 
nattes  de  palmier;  plus  haut,  divisée  eu  compartiments  aux 
ilessius  variés,  une  tapisserie  de  porcelaine  bleuâtre;  plus  haut 
encore,  des  panneaux  de  bois  sculptés,  rehausses  d'or;  plus  haut 
toujours,  de  grands  cartouches  d'azur  aux  maximes  étincelantes; 
plus  haut  enfin,  îles  rosaces  de  plâtre  blanc  noyées  dans  des 
fleurs  fantaisistes  et  dans  des  feuilles  imaginaires. 

Au-dessus  des  murs  se  rangent  en  rond  huit  petites  arcades. 
Quatre  d'entre  elles  surmontent  les  parois  de  la  pièce  et  encadrent 
un  fond  plat,  troue  d'une  fenêtre  a  vitrail.  Intermédiaires  à  celles- 
ci,  les  quatre  autres  enjambent  les  angles  des  murailles  et  ourlent 
un  fond  en  cul-de-four  revêtu  de  Iniques  luisantes.  Leur  ensemble 
l'ait  comme  une  base  octogonale  au  dôme  peint  à  la  fresque  qui, 
—  bordé,  au  lias,  de  briques  vertes  et  de  lucarnes  coloriées,  — 
>e  développe  au-dessus  d'elles  et  laisse  pendre  sur  la  salle  un 
lustre  de  Venise. 

Au  milieu  du  sanctuaire  et  louchant  au  mur  du  fond,  des 
barreaux  de  bois,  peints  de  vert,  se  rangent  en  carré,  comme  une 
clôture  de  tombe.  Plus  longs  que  les  autres,  les  barreaux  des 
angles  soutiennent  un  cadre  horizontal  auquel  se  suspendent 
des  boules  d'or,  —  des  oeufs  d'autruche  enjolivés  de  glands  de 
soie,  des  cierges  dorés,  peints,  mouchetés  de  clinquant. 

Dans  cette  barrière,  entre  quatre  colonnettes  de  marbre 
surmontées  de  croissants  et  de  mains  d'or,  gît  un  tsabout,  — 
un  sarcophage,  —  invisible  sous  un  drap  mortuaire  de  velours 
noir  brodé  de  gros  caractères  d'argent  et  couvert,  aux  pieds,  de 
vieux  brocard  sablé  d'or,  à  la  tête,  d'un  voile  de  soie  verte. 

Sur  ce  catafalque  s'inclinent,  en  faisceau,  des  étendards  de  satin 
et  de  drap  d'or  dont  la  hampe  se  plante  obliquement  dans  la 
muraille,  dont  le  croissant  est  cravaté  de  longues  cordelières 
auxquelles  de  petits  triangles  dures  sont  enfilés  de  champ.  Ce 
sont  de'S  ex-voto  et  des  offrandes  propitiatoires  que  des  géné- 
raux, des  caïds  et  des  cheiks  apportèrent  de  fort  loin,  en  grande 
cavalcade,  au  bruit  des  coups  de  fusil,  aux  batteries  des  tambours. 


200  UE   TRIPOLI    A    TUNIS. 

Et  loul  cela  impressionne  connue  si  c'était  arrangé  de  la  veille. 
On  dirait  un  cercueil  qui,  sous  un  porche,  attendrait  son  départ 
pour  le  Père-Lachaise... 

Là,  depuis  douze  siècles,  cependant,  Sidi-Sahab  serre  dans  sa 
main  de  squelette  le  sachet  vert  qui  contient  trois  poils  de  la 
barbe  de  Mahomet,  du  prophète  dont  il  fut  le  compagnon.  Celui 
qui  l'ut  son  barbier  est  enterré  près  de  là. 

Une  longue  prière  récitée  pendant  quarante  samedis  consé- 
cutifs devant  cette  tombe  illustre  ne  confère  pas  le  titre  envié 
d'/.7  Hadj,  —  ne  remplace  pas  le  grand  pèlerinage,  —  mais  y 
supplée  en  partie  pour  ceux  qui  ne  peuvent  aller  à  la  Mecque. 
Les  femmes  elles-mêmes,  —  ces  èlres  incomplets  et  impurs  que 
l'Islam  déclare  indignes  d'entrer  dans  la  plupart  des  mosquées, 

—  ont  trouvé  grâce  devant  ce  saint  et,  de  temps  à  autre,  elles 
viennent  le  visiter,  en  longues  et  noires  théories. 

A  l'ouesl  des  remparts  s'étend  le  grand  faubourg  des  Zlass  où 
s'élèvent   les  six  coupoles  de  la  mosquée  de  Sidi-Amor-Abbada, 

—  Djam ' Amor-Abbed\  comme  disent  les  gens  du  pays,  —  l'une 
des  premières  de  Kaïrouan.  Elle  a,  il  y  a  seulement  une  cinquan- 
taine d'années,  été  construite  par  un  saint  et  riche  forgeron  qui 
l'éleva  à  sa  propre  gloire,  disent  les  uns,  à  la  glorification,  pré- 
tendent les  autres,  d'un  marabout  qui  végétait  dans  le  voisinage, 
à  L'époque  dis  grandes  chevauchées  sarrasines  à  travers  toutes 
les  Kspagnes,  à  travers  la  terre  de  Fiance,  jusqu'à  Poitiers... 
exclusiA  ement. 

Elle  a  la  forme  d'un  carré  long,  coupé  aux  deux  tiers  de  sa 
longueur  par  une  sorte  de  transept.  Sa  décoration  n'a  rien  du 
luxe  poétique  de  Sidi-Sahab.  Pas  de  faïences,  pas  d'arabesques! 
Pour  lapis,  rien  que  de  pauvres  nattes!  Pour  lustre,  rien  qu'un 
grand  cadre  île  bois  chargé  de  petits  verres  de  couleur. 

Lue  humidité  sépulcrale-  tombe  des  murailles  nues;  tristement 
la   voix   résonne   suus  les   voûtes  déjà   délabrées;    le   vent   passe   a 

travers  les  broderies  à  jour  des  coupoles  et  il  pleure  là-haut,  il  se 
plaint  dans  un  idiome  incompréhensible...  C'est  un  vent  étranger 

el   dont  la  VOix  serre   le  cirlir.  le  vent  de    Kaïrouan . .. 


202  DE   TRIPOLI    A    TUNIS. 

La  partie  de  la  nef  qui  correspond  à  nos  absides  est  fermer  de 
portes  vertes  et  rouges,  pareilles  aux  iconostases  de  l'Orient. 
Des  tètes  de  clous  dessinent  sur  leurs  battants  des  ligures 
bizarres;  des  mains  y  sont  peintes  en  blanc,  pour  en  éloigner  le 
mauvais  œil,  l'œil  des  profanes.  Et  ces  mains  deviennent  des 
choses  extraordinaires  :  un  rond  emmanché  d'une  poignée  cpii 
ressemble  à  l'hermine  de  Bretagne  et  surmonté  de  trois  fuseaux 
disposes  comme  les  cordes  de  la  Ivre,  tandis  que  clés  volutes  qui 
représentent  le  pouce  et  le  petit  doigt  forment  les  montants  de 
cet  instrument. 

—  Ouvre-toi,  Sésame  !  dit  encore  le  billet  du  caïd. 

VA  les  mains  s'écartent  devant   nous. 

Le  dôme  du  tabernacle  est  cerclé  d'un  bandeau  où,  sur  cinq 
lignes,  s'inscrivent  des  citations  du  livre  divin.  Flanquée  de  grands 
chandeliers  de  bois,  une  caisse  longue  de  quatre  à  cinq  mètres 
s'élève  sous  son  hémisphère.  Elle  contient  Sidi-Amor. 

Sculpté,  peint,  bariolé  île  dorures,  ce  coffre  funéraire  disparaît 
en  pailie  sous  une  housse  verte  illustrée  de  croissants,  d'arcades 
pointues,  de  mains  encore  plus  problématiques  que  celles  des 
portes  Sut-  son  couvercle  se  dresse  de  champ,  maintenu  par  des 
haubans  de  1er.  un  énorme  tableau  où,  en  or  sur  fond  rouge,  se 
grave  l'histoire  du  bienheureux. 

Cachée  dans  son  liaïk  funèbre,  une  femme  s'est,  sans  bruit, 
glissée  derrière  nous.  Lentement,  elle  fait  le  tour  du  sarcophage 
et,  a  chaque  pas,  elle  le  louche  avec  respect  du  plat  de  sa  main 
droite  qu'elle  baise  ensuite  en  bredouillant  des  prières...  Elle 
vient  d'avoir  une  querelle  avec  son  mari  et  Sidi-Amor,  a,  parait- 
il,  raccommodante  spécialité  de  rétablir  le  calme  dans  les  exis- 
tences troublées  par  les  orages  de  la  vie   conjugale. 

Aux  pieds  du  cercueil  roulent  des  boulets  et  des  bombes. 
Toujours  l'idée  de  la  guerre  unie  a  celle  de  Dieu  et  de  ses  saints 
chez  ce  peuple  aujourd'hui  si  pacifique  mais  dont  les  aïeux 
maniaienl  si  volontiers  la  hache  d'armes  et  le  cimeterre! 

De-,  râteliers  soutiennent  des  fourreaux  de  sabres,  -  des  four- 
reaux de  bois,  lourds  et  massifs,  dont  les  parois  sont  épaisses 
comme  des  Iniques    dont  la  cavité  admet  le  poing  fermé...  Les 


KAÏROUAN.  -203 

sabres  du  marabout!  Les  Lames  que  logeaient  ces  gaines  formi- 
dables devaient  peser  plusieurs  dizaines  de  livres  et,  pour  peu 
qu'elles  eussent  été  trempées  à  Tolède,  les  paladins  assez  forts 
pour  les  manier  n'avaient  pas  grand  mérite  à  pourfendre  d'un 
coup  le  cavalier  et  le  cheval. 

L'une  d'elles  est  en  plomb  el  elle  porte  une  inscription  qui, 
dans  l'obscurité  îles  images  pythiques,  a  prédil  l'entrée  des 
Français  à  Kaïrouan  !. ..  Il  est  vrai  que  cette  prophétie  a  été,  dit-on, 
gravée  sur  cette  arme  fatidique  le  jour  même  où  rougeoyèrent  au 
loin  les  pantalons  garance.  Le  chef  de  la  maison  était  alors  un 
Français  renégat,  un  aventurier  de  la  plus  curieuse  espèce.  Suc- 
cessivement saint  de  la  dernière  heure  chez  les  Mormons  d'Amé- 
rique et  moine  à  la  Grande-Chartreuse,  cet  homme  avait  fini  par 
devenir  iman  de  la  mosquée  des  Salues!  Personne  a  Kaïrouan  ne 
se  doutait  de  son  origine  chrétienne;  il  l'avait  presque  oubliée 
lui-même  lorsque,  à  travers  les  déserts,  lui  arriva  la  sonnerie  de 
nos  trompettes...  La  voix  île  la  patrie!  11  se  souvint  alors  qu'il 
était  Français  et  Normand,  il  s'enferma  dans  la  mosquée,  gravi 
cette  prédiction  à  la  hâte  el  se  précipita  dans  la  rue  pour  la  mon- 
trer à  chacun.  Il  n'y  avait  qu'à  se  rendre.  Sidi-Amor-Abbada 
l'avait  écrit!...  Et  nous  avons  vu  comment  on  reçut  nos  soldais. 

Dans  un  coin  est  un  tuyau  de  bois  peint,  long  et  gros  comme  un 
essieu  do  charrette,  terminé  par  un  bouquin  plus  volumineux 
qu'une  tète  d'enfant...  La  pipe  d\\  marabout  !  Quel  est  le  géant  qui 
maniait  ces  sabres  et  ce  cliibouij  et  dont  le  cadavre  remplit  un 
cercueil  de  cinq  mètres? Un  homme  comme  les  autres,  sans  doute, 
mais  dont  ses  dévots  ont  grossi  les  prétendues  reliques.  Ainsi  les 
Egyptiens  peignaient  des  Sésostris  démesurés  au  milieu  de 
soldats  qui  ne  leur  arrivaient  pas  aux  genoux  et  de  vaincus  qui 
n'atteignaient  pas  leurs  chevilles  ;  ainsi  les  Romains  représen- 
taient des  Bacchus  et  des  Apollon  dont  le  large  pied  eût  écrasé 
d'un  coup  une  douzaine  des  pygmées  qui,  autour  d'eux,  figuraient 
les  mortels  suppliants. 

Un  cercueil  voisin  et  orné  aussi  d'un  tableau  bavard,  mais  de 
dimensions  beaucoup  moindres,  contient  le  nègre  d'Amor,  la 
sombre  dépouille  d'un  anthropoïde  canonisé  à  la  musulmane  pour 


204  DE   TRIPOLI    A    TUNIS. 

avoir,  pendant  toute  sa  vie,  été  la  propriété  d'un  sidi  gigantesque.. . 
Qu'on  dise  encore  que  l'esclavage  n'a  pas  de  glorieuses  compen- 
sations chez  les  bons  disciples  de  Mahomet  ! 

A  quelques  pas  de  la  mosquée,  dans  une  ruelle  déserte,  s'ouvre 
un  petit  enclos  où  s'entassent  des  décombres.  Semblable  à  nos 
oratoires  de  campagne,  un  massif  tic  maçonnerie  s'y  creuse  en 
une  niche  étroite.  Nouveau  stylite,  c'est  dans  cette  cavité  exiguë 
que,  —  réduisant,  par  un  miracle,  sa  taille  à  des  proportions 
humaines,  — Amor-Abbada  s'assit  un  jour  comme  un  fakir.  Il  n'en 
descendit  plus  et  y  passa,  en  anachorète  aérien,  le  reste  de  sa  vie. 

Au  milieu  de  la  cour,  leurs  pattes  mordant  le  gravois,  gisent, 
étonnées,  trois  grosses  ancres  de  vaisseaux  de  ligne...  D'où 
viennent-elles.'  Gomment  les  a-l-on  apportées?  Pourquoi  sont- 
elles  la? 

—  Sidi-Amor-Abbada  (Qu'Allah  l'exalte!!  alla  une  fois  en 
France  comme  toubib,  —  comme  médecin,  —  nous  dit  le  gardien 
de  ces  ruines.  Un  émir,  —  un  prince,  —  de  ce  pays  infidèle  lui 
demanda  la  santé  de  sa  fille  malade. 

—  Je  la  lui  rendrai,  s'il  plaît  à  Dieu,  répondit  le  thaumaturge, 
mais  à  condition  que  tu  me  donneras  trois  ancres  de  ton  arsenal. 

—  Qu'eu  feras-tu  ? 

—  Je  leur  ordonnerai  d'aller  à  Kaïrouan,  pour  le  prouver 
l'omnipotence  de  l'incréé. 

Le  chrétien  s'engagea  au  paiement  de  ces  étranges  honoraires 
et  la  petite  princesse  guérit.  Amor-Abbada  lit  un  signe...  Les 
ancres  bondirent  comme  îles  béliers  et  atteignirent  la  mer.  Elles 
flottèrent  comme  des  houes  de  palmiers  et  elles  arrivèrent  à 
Porto-Farina.  Elles  s'enlevèrent  comme  des  oiseaux  et  elles  vin- 
rent s'abattre  ici. 

—  Et  à  quelle  époque  se  passaient  ces  choses  surprenantes? 

—  Rabb  i  ia  rafl  Dieu   le  sait! 

La  partie  nomade  de  la  grande  tribu  des  Zlass,  —  la  plus  nom- 
breuse, —  vit  sous  la  tente,  dans  les  vastes  solitudes  qui  dorment 
au    sud   de  Kaïrouan.  La  partie  sédentaire'  en  habite  le  faubourg 


KAIROUAN. 


205 


dans  lequel  nous   venons   d'entrer  el   qui  est   bâti  sur  la  marge 
de  son  territoire. 

Un  assemblage  de  petites  maisons  sans  boutiques,  sans  toiture, 
sans  étages,  sans  fenêtres,  plus  mystérieuses  encore  que  celles 
qu'enferment  les  remparts;  îles  murs  unis,  crayeux,  éblouissants 
de  soleil;  des  ruelles  irrégulières;  des  bandes  d'ombre  qui,  au 
pied  des  murailles,  sur  la  poussière  brûlante,  se  projettent  avec 


K  AI  KO  U  AN    :     l'IIl     LES     RIES. 


la  netteté  du  burin  ;  des  femmes  et  des  enfants  effrayés  à  notre 
vue;  un  silence  à  faire  croire  que  toute  vie  est  étouffée,  que  tout 
le  monde  est  cuit  clans  ces  habitations  ardentes,  telle  est  cette 
banlieue. 

Et  toujours  des  mosquées  :  Djama-Ismaïl-ben-Obeid-el-Ansai  i. 
Djama-Zeïtoun,  Djama-el-bey,  Djama-Sidi-Abd-el-Kader-el-Ted- 
jini,  Djama-Si-Mohammed-el-Ouani,  Djama-Barouta,  Djama-Abd- 
el-Melék,  Djama-Si-Moulaï-Tayeb  !  lit  toujours  des  zaouïas,  pauvres 
comme  des  savants,  mais  drapées  dans  la  misère  de  leurs  mu- 
railles blanches  avec  la  fierté  d'un   muphti  dans  son  burnous  de 


206  DE   TRIPOLI    A    TUNIS. 

laine  :  Zaouïa-Sidi-Hadid-el-Khrangani,  Zaouïa-Sidi-Adid-el- 
Khraoulani,Zaouïa-Sidi-Abd-el-Kader-el-Djilani,  Zaouïa-Sidi-ben- 
Salera  et  tanl  d'autres  qu'un  volume  ne  suffirait  pas  à  décrire!... 
Kaïrouan,  en  effet,  possède  encore  vingt-six  mosquées  et  cin- 
quante zaouïas,  sans  compter  les  marabouts  qui,  le  vendredi, 
pavoisent  de  drapeaux   de  soie   leur  petite  porte  verte  et  ronge. 

Voici  la  dernière  djama,  près  de  Bab-Djellalin,  notre  point 
de  départ,  Djama-Sidi-ben-Aïssa. 

Une  porte  aux  boiseries  blanchies  par  Le  temps,  un  corridor 
lambrissé  de  toiles  d'araignées,  une  cour  poudreuse  ;  puis,  sous 
une  galerie  lézardée,  une  salle  en  décrépitude  surmontée  d'un 
dôme  et  toute  papillotante  de  lustres  de  verre  et  de  cerceaux 
garnis  de  veilleuses,  toute  tapissée  d'œufs,  d'instruments  de  mu- 
sique, de  boules  bleues,  de  miroirs  sphériques,  de  petits  tableaux 
qui  représentent  la  jument  al-Borak,  le  soulier  de  Mahomet,  la 
main  protectrice,  le  sceau  du  sultan,  le  monogramme  du  bev... 
C'est  là  que  la  secte  possédée  des  Aïssaoua  se  livre  aux  pratiques 
hystériques  de  sa  dévotion  insensée. 

Deux  femmes  jonchent  les  dalles  malpropres.  Elles  se  sou- 
lèvent paresseusement...  Un  l'oumi?  Et,  vivement,  elles  se  dé- 
tournent, ramènent  le  voile  sur  leur  face,  collent  leur  nez  au  sol 
et,  —  comme  des  bêtes  qui  se  croient  invisibles  parce  qu'elles 
ont  mis  la  tête  dans  un  trou,  —  elles  demeurent  sans  mouve- 
ment, le  dos  arrondi,  en  tas  de  linge  sale  et  de  mousseline 
froissée. 

Le  soleil  descend;  l'horizon  poudroie.  La  blanche  crudité  îles 
dessins  se  fond  doucement  dans  les  vapeurs  légères,  dans  la 
limpidité  cristalline  d'un  crépuscule  fugitif.  Les  montagnes  loin- 
taines se  baignent  de;  teintes  violettes;  des  reflets  roses  colorent, 
un  instant,  les  minarets  et  les  coupoles;  la  ville  s'éclabousse 
d'or...  l'uis,  rapidement,  toul  se  glace  d'indigo,  tout  s'assombrit 
.m  rayonnement  clignotanl  des  premières  étoiles,  tout  s'efface 
dans  une  nuil  bleue,  une  nuit  aux  clartés  incertaines  et  qui  tombe 
comme  un   rideau  de  gaze. 

C'est    l'heure    du    repas  (lu    soir.    Notre    modeste  couvert    est 


KAIROUAN.  207 

dressé  en    plein  air,    au  pied   des    remparts,    dans   l'angle    d'un 
bastion  où  s'accroche  une  grande  lanterne  fumeuse. 

Sur  noire  petite  table  valsent,  —  les  poings  sur  les  hanches, 
les  jupes  ballonnées,  —  des  gargoulettes  semblables  à  des  de- 
moiselles dont  la  taille  serait  si  fine  qu'elle  aurait  fini  par  dispa- 
raître. C'est,  en  effet,  par  leurs  anses  arrondies  et  percées  en 
tuyaux  que  passe  pour  tomber  dans  leur  ventre,  l'eau  versée 
dans  le  goulot  séparé  de  ces  récipients  bizarres...  Dans  un  plat 
étincellent  des  fragments  d'un  cristal  inappréciable.  0  touchants 
bienfaits  d'une  civilisation  prévenante!  C'est  de  la  glace!  De  la 
glace  (pie  la  plate-forme  a  apportée  de  Sousse  !  De  la  glace  après 
des  journées  dans  une  atmosphère  chauffée,  —  à  l'ombre, — jus- 
qu'à  quarante-huit  degrés  centigrades  ! 

La  large  roule,  — ■  nous  pourrions  presque  dire  le  boulevard 
extérieur,  —  où  nous  sommes  court  au  revers  des  remparts  qui 
la  borde  d'un  côté.  De  l'autre  se  rangent,  capricieusement 
éclairés,  une  fondouk  à  porte  crénelée  et  devant  lequel  se  re- 
posent des  Arabes  voyageurs;  des  calés  sombres,  au  fond  des- 
quels rougissent  des  fourneaux;  des  boutiques  étroites;  des 
murs  blancs  aux  petites  fenêtres  treillissées...  Vers  le  nord,  celle 
route  s'enfonce  dans  la  nuil  du  désert;  vers  le  sud,  —  comme 
pour  la  clore,  —  un  minaret  et  un  retour  du  rempart  se  pei- 
gnent en  noir  sur  le  ciel  étoile. 

Des  coups  secs  tintent  sur  la  vitre  de  notre  fanal...  Des  cailloux  .' 
Des  gamins  qui  nous  prennent  pour  cible  a  leurs  espiègleries?... 
Non  !  Les  enfants  de  Kaïrouan  professent  trop  la  crainte  du 
chrétien,  ce  qui,  pour  eux.  est  le  commencement  de  la  sagesse. 
Voici,  d'ailleurs,  les  coupables!  Ce  sont  de  gros  scarabées,  — 
des  rhinocéros.  Attirés  par  la  lumière,  ils  arrivent  de  très  loin, 
ronflant  comme  des  balles;  ils  se  heurtent  aux  carreaux  et  tom- 
bent étourdis.  Le  sol  en  est  jonché;  il  en  pleul  sur  la  table.  Et, 
renversés  sur  le  dos,  ceux-ci  égratignent  l'air  de  leurs  petites 
grilles  luisantes,  travaillent  de  la  corne,  font  des  efforts  déses- 
pères pour  se  remettre  sur  pattes...  Venons  à  leur  aide  du  bout 
d'un  couteau  charitable.  Ils  s'enlèvent,  tournoient  en  bourdon- 
nant, nous  frappent  au    front,  —  peut-être  pour  nous  donner  un 


DE    TRIPOLI   A    TUNIS. 


baiser  de  reconnaissance,  —  retrouvent  enfin  leur  boussole  et, 
épouvantés  de  tout  ce  qui  leur  est  arrivé  ici,  disparaissent  dans 
les  ténèbres... 

l'ne  haleine  chaude  et  humide  caresse  notre  oreille.  C'est  un 
honnête   bœuf  qui,   en  passant,    vient   par- dessus  notre   épaule, 
voir  quelle  salade  verdit  dans  notre  assiette. 
—  Amschiî  Allez-vous-en! 

Et   la   bonne  bête   baisse    timidement   les   cornes  et  s'éloigne, 
confuse   de   son  indiscrétion. 

Une  respiration  rauque  souffle  sur 
notre  tète.  Ce  n'est  pas  un  mufle 
bleuâtre,  cette  fois,  ce  sont  de  grosses 
lèvres  pendantes  et  baveuses  qui 
effleurent  notre  calotte,  —  les  lèvres 
d'un  chameau.  Il  a  dévié  de  son  che- 
min et  il  s'arrête  sur  nous,  comme 
devant  un  obstacle  imprévu.  Et, 
ahuri,  poussé  par  son  conducteur 
<  1 1 1  i  le  manœuvre  comme  une  barque, 
il  se  retourne  tout  d'une  pièce  et, 
plaintif,  va  se  buter  ailleurs. 

Le   sabre  sous   la  cuisse,  la  cara- 

4     h  K  I  V.  0  V  A  \  . 

bine  à  l'épaule,  caracolent  des  ca- 
valiers du  maghzen.  De  temps  à  autre,  pittoresques  et  somno- 
lentes, passent  de  petites  caravanes.  Juché  sur  l'arrière-train  d'un 
bourriquet  aux  oreilles  pendantes,  un  Arabe  ouvre  la  marche  et 
sa  flûte  pleure  des  sons  funèbres.  Puis  viennent  des  chameaux 
dont  la  tète  et  les  pattes  apparaisse  ni  seules  sous  la  montagne 
d'alfa  ou  de  broussailles  qui  leur  fait  comme  une  grosse  carapace; 
des  dromadaires  en  enfance  qui,  ne  portant  rien,  s'en  vont  tout 
de  travers  el  allongent  le  cou  sous  le  ventre  des  chamelles  où 
ils  cherchent  une  mamelle  insaisissable:  de  jeunes  hommes  <|ui. 
en  chemise  brune  el  en  turban  blanc,  chevauchenl  gravement  des 
baudets  grands  comme  des  chiens;  ^\c<.  chameliers  qui,  assis  sur 
la  croupe  de  leur  bête,  embrassent  sa  bosse  «le  leurs  jambes  nues; 
des  vieillards  qui  se  respectent  trop  pour  jamais  aller  à  pied  et 


KAIR01  AN. 


'200 


qui  suivent  à  cheval,  le  chapeau  et  le  fusil  sur  Le  dos;  des  femmes 
enfin,  de  malheureuses  créatures  déformées,  chargées  comme  des 
mules  et  courbées  sousle  faix...  C'est  une  famille  qui  revient  de  là- 
bas,  des  plateaux,  de  la  Sobra-ed-Fatnassa,  de  l'Oued-Boghral, 
de  quelque  part  où  elle  se  livrait  à  on  ne  sait  quelle  culture 
vague  et  d'où  elle  rapporte  on  ne  sait  quelles  récoltes  indéfinies. 
L'heure  s'avance.   Les  cafetiers  d'en  face    étendent    autour  de 


nous  des  tapis  et  des  nattes,  v  d 


■nt  des  lianes  lars-es  comme 


.i:C"^\-  J. 


des  tables,  y  plantent,  sur  des  pieux,  des  fanaux  grands  comme 
des  réverbères...  Des  burnous,  des  djoubbas,  des  turbans  arri- 
vent. Les  citadins  viennent,  hors  des  murs,  respirer  la  fraîcheur 
du  soir.  On  se  groupe,  on  s'agenouille,  on  s'asseoit,  on  s'ac- 
croupit, on  se  couche...  D'un  bout  à  l'autre,  la  rue  est  pleine 
d'une  foule  immobile  d'où  s'élèvent  des  murmures  voilés,  des 
conversations  assourdies...  On  cause,  on  dort,  on  prend  du  café, 
on  fume,  on  joue  aux  cartes  avec  des  tarots,  on  fait  errer  de 
petites  molettes  de  bois  sur  des  échiquiers  dont  les  noirs  sont 
représentés  par  des  creux,  on  fredonne,  on  fait  discrètement  une 

27 


216  DE   TRIPOLI    A    TUNIS. 

musique  enfantine  et  le  blanc  des  manteaux,  le  carmin  des 
chlamydes,  le  vermillon  des  coiffures  chatoient  à  la  lumière  des 
falots  dont  la  flamme  vacille  aux  brises  de  la  nuit,  et  fait  miroiter 
les  vitres. 

—  Al  gloub  !  Al  gloub!  crient  de  petits  marchands. 

Et  ils  colportent  des  graines  de  melon  et  de  citrouille  torré- 
lii-i-s,  friandises  puériles  qui  remplacent  ici  nos  berlingots  et 
nos  oublies. 

—  Yasmin!  Jasmin!  Al  mesk!  glapissent  d'autres  qui  nous 
mettent  sous  le  nez  buis  bouquets  de  jasmin  turc  et  de  tubé- 
reuses. Karroub !  Kai roub !.. 

Et  on  se  seul  isolé,  connue  perdu,  dans  ce  monde  exotique... 
N'être  qu'à  cinq  ou  six  cents  lieues  de  Paris,  el  cependant  être  si 
loin  !.. 

Adossé  au  rempart,  les  yeux  levés  en  extase,  la  tête  renversée 
el  oscillant  à  la  mesure,  un  homme  gratte  une  guitare  faite  d'une 
écaillede  tortue.  Et,  d'une  voix  gutturale,  chevrotante,  traînant  sur 
les  finales,  il  chante  son   chanta  la  lune  qui  vient  de  se  lever: 

—  Anaïna  sallem,  ia  gamar  !  ■ —  Sallem  alla  ghraïabina.  — 
Ghramet  m'noum  thendeur  fi,  ommiah.  ■ —  El  mesk  oui  ambr'  rihat 
/iiitin  miah.  — la  saad  mai  liazha  ou  gbrdem  chfetha.  — N'zadet 
fi  omrou  tsementàcli  en  sana...  0  belle  lune,  salue  pour  moi 
l'absente  que  j'aime.  Elle  se  réveille  maintenant,  elle  regarde  sa 
mère  et  les  parfums  du  musc  cl  de  l'ambre  s'exhalent  de  sa 
bouche.  Oh!  si  j'avais  le  bonheur  de  pouvoir  baiser  sa  lèvre, 
je  reviendrais  à  mes  dix-huit  ans... 

El  il  sourit  comme  si,  dans  les  notes  de  cristal  qui  s'égrènent 
sous  ses  doigts  distraits,  il  entendait  le  rire  perlé  de  l'absente 
qu'il  rêve;  comme  si.  devant  ses  yeux  ravis,  elle  passait  en  une 
vision  nuageuse  el  flottante. 

Neuf  heures.  La  voix  des  muezzins  s'élève,  comme  une  voix 
venue  d'un  autre  monde  et,  sur  la  nuit  calme,  elle  fait  planer  une 
mélancolie  indicible...  Les  pipes  s'éteignent,  lestasses  se  vident, 
les  turbans  se  rajustent,  les  burnous  se  déploient  et,  à  grands 
pas,  on  va  à  la  mosquée. 


KAIROUAN.  C-H 

.Minuit.  Kaïrouan  s'est  transformé;  ses  rues  silencieuses  sonl 
un  pays  d'ombres  et  de  fantômes...  Les  maisons  sont  des  mauso- 
lées; farouches  à  la  lumière  spectrale  de  la  lune,  les  minarets 
sont  des  apparitions  d'autrefois;  la  blancheur  des  marabouts  en- 
dormis jette  des  clartés  phosphorescentes;  comme  des  entrées 
de  catacombes,  les  impasses  ne  sont  plus  que  de  grands  trous 
noirs  dans  des  murailles  blanches. 

Quelques  hommes  glissent  sans  bruit,  roulés  dans  leur  man- 
teau comme  dans  un  linceul  et,  à  leur  vue.  on  se  croit  le  jouel 
d'une  hallucination  maladive  .Manifestation  mystérieuse  d'une 
vie  impénétrable,  ça  et  là  bourdonnent  les  soupirs  d'une  musique 
qui  semble  très  lointaine  et  les  grondements  des  ben-daïrs,  —  des 
tam-tams  religieux.  —  dont  on  étouffe  le  son...  Et  on  croit  ouïr 
comme  une  harmonie  chimérique  de  fées  et  de  djenoun.  Quels 
rites  s'accomplissent  dans  celle  mosquée  ténébreuse?  «Miellés 
cérémonies  inconnues  se  célèbrent  dans  cette  maison  dont  la 
porte  verrouillée  laisse  filtrer  des  filets  de  lumière  rouge.'... 

In  cortège  étrange  traverse  une  ruelle  subitement  illuminée. 
Des  négresses  dont  la  face  noire  est  fendue  d'un  large  rire  blanc 
lèvent  etfont  ronfler  de  grands  tambours  de  basque;  des  enfants 
balancent  de  petites  pyramide-,  de  bois  dans  lesquelles  brùlenl 
des  chandelles  et  qui,  percées  à  jour,  sont  des  lanternes  pareilles 
a  celles  des  mosquées;  îles  mulets  et  des  chevaux  dont  des 
hommes  à  pied  tiennent  la  bride  rouge,  s'avancent  à  la  file.  Des 
matelas  sont  entassés  sur  le  liât  du  premier;  le  second  porte  une 
armoire  peinte;  le  troisième  esl  chargé  d'étoffes;  le  quatrième 
balance,  posé  en  équilibre  au  travers  de  son  dos,  un  long  coffre 
doré  que  couvre  une  housse  de  gaze;  le  cinquième  fait  sonner 
des  poteries  et  des  casseroles;  le  sixième  ferme  la  marche  ave< 
un  berceau  drapé  dans  les  plis  traînants  d'une  mousseline  a  fleurs 
d'or...  C'esl  un  trousseau  de  mariage.  De  la  maison  de  la  future 
épouse,  il  s'achemine  en  grande  pompe  vers  celle  du  futur  époux. 

Une- escorte  du  même  genre  accompagnera  demain  la  fiancée 
elle-même,  soutenue,  comme  si  elle  défaillait,  par  deux  amies 
qui,  tout  le   long   du  chemin,   prétendront   l'encourager  de   leurs 


212 


DE   TRIPOLI    A    TUNIS. 


joujous  aigus...  Pauvre  enfant!  Elle  aura  bien  le  droit,  sinon 
de  s'évanouir,  au  inoins  d'être  perplexe.  Comment  la  trouvera 
son  mari?  11  ne  sait  d'elle  que  son  regard  et  que  ses  mains. 

C'est,  en  effet,  presque  sans  avoir  vu  sa  fiancée  qu'un  homme 
se  marie  ici.  Son  père  arrange  la  chose;  sa  mère  ou  ses  sœurs 
lui  l'ont  de  celle  qu'on  lui   destine  un  portrait  aussi  ressemblant 


que  possible  et,  sur  la  toi  de  leurs  descriptions,  il  l'épouse,  les 
veux  fermés. 

I>es  chants  criards  remplissent  une  maison  dont,  gardée  par 
une  négresse  hargneuse  el  par  un  chien  furieux,  la  petite  porte  est 
cependant  ouverte.  C'est  un  cale  à  danses  et  à  musique, 

Un  couloir  délabré,  un  escalier  périlleux  el,  là-haut,  entre  de 
grands  parapets  bleus,  une  terrasse  pareille  à  une  masure  dont 
un  ouragan  aurait  emporté  le  toit...  Quelques  labiés,  des  Arabes 
et.  au  fond,  sur  une  banquette,  une  jeune  femme  el  une  vieille 
flanquées  de  musiciens.  La  jeune  fixe  un  instant  sur  nous  ses 
grands  yeux  stupéfaits,  puis,  tout  à  coup,  —  dans  le  froufrou  de 
ses  larges  pantalons  de  soie,  — ■  elle  s'enfuit,  elle  va  se  blottir 
dans  un  cabinet   voisin. 


KAIROIA.N.  213 

Les  instrumentistes  nous  regardent,  se  consultent  et,  — •  avec 
un  bruyant  accompagnement  de  darboukas^  avec  des  variations 
et  des  ritournelles  indigènes,  — •  ils  jouenl  la  Marseillaise!  Gela 
vaut  quelques  remerciements,  n'est-ce  pas? 

Ne    leur   parle    pas,  nous  dit  le   Tunisien  qui  nous  escorte. 
C'est  leur  métier. 

Comme  en  Chine,  comme  dans  l'ancienne  Rome,  —  s'ils  font 
de  leurs  talents  une  profession  lucrative,  — -  les  danseurs,  les 
conteurs,  les  chanteurs,  les  musiciens  forment  chez  les  musul- 
mans une  caste  méprisée. 

L'orchestre  change  d'air.  Un  vieillard,  dont  la  barbe  de  huit 
jours  met  une  sorte  de  moisissure  sur  le  parchemin  raccorni  de 
son  menton  et  de  ses  joues,  grimace  comme  si  <>n  arrachait  sa 
dernière  molaire.  Et.  du  trou  noir  de  sa  bouche  édentée,  sort 
nous  ne  savons  quel  macabre  refrain  d'amour: 

—  Oualla,   oualla  Zehra;  oualla  khroumrij  a  zi/ia!... 

Et,  en  un  tutti  glapissant,  les  autres  reprennent  en  chœur... 

—  Khradoudja!...   gronde   la  vieille   restée  sur  son  banc. 

Et,  comme  une  souris  dans  son  trou,  la  fugitive  se  renfonce 
dans  la  cachette  blanche  d'où  elle  nous  regardait  curieuse.  Même 
aimée,  une  fdle  de  Kairouan  ne  doit  pas  montrer  son  visage  à  un 
infidèle.  La  liberté  d'un  voyage  en  plate-forme  pouvait  seule 
excuser  une  pareille  dérogation  aux  règles  les  plus  élémentaires 
des  convenances  musulmanes. 


VIII 

SOUSSE 

PLACE    DE    LA    MARINE.   VUE  DE    SOl'SSE.     RUES.      ALMEES.      

PORTE   DE  TERRE.  LE  ((  MAHSOULAT  ».   LA   PLAGE.  — -  LE  SOIH.   

HAMMAM-SOUSSA.    ENFIDA.   BIR-LOUHIT.    FOÎSDOTJK.    BIR- 

VRBAIN.    GOLFE    DE  TUNIS. 

Près  cl 1 1  hangar-terminus  qui  sert  de  gare  au  wagon  par  le- 
quel nous  revenons  de  Kaïrouan,  se  mêlent  des  bicoques  <le 
bois  cl  des  maisonnettes  de  briques;  vacillent  des  habitations 
arabes  dont  les  loits  servent  de  promenoir  à  des  chèvres  cita- 
dines et  des  constructions  récentes,  —  embryon  de  ce  qui  sera 
un  jour  une  ville  européenne;  s'élèvent  les  baraques  de  La 
Compagnie  transatlantique  et  une  halle  de    style  byzantin. 

Au  delà,  entre  des  remparts  et  la  mer,  une  petite  place  publique 
sert  comme  de  parvis  à  une  grande  porte  qui  découpe,  dans  de 
blanches  murailles,  le  fer  à  cheval  de  ses  moellons  alternative- 
ment blancs  et  noirs.  Quand  les  matériaux  ne  peuvent  le  leur 
donner,  les  Tunisiens  imitent  par  la  peinture  ce  genre  de  déco- 
ration qu'ils  affectionnent.  Deux  pierres  de  la  même  couleur  sont 
habituellement  contiguës  et  font  comme  une  tache  en  un  poinl 
de  l'arceau.  Cette  erreur  es)  volontaire.  La  perfection  est  un 
attribut  de  Dieu;  l'homme  ne  peut  y  aspirer...  Et,  dans  la  crainte 
puérilement  prétentieuse  de  l'atteindre  en  leurs  œuvres  et 
d'attirer  sur  elles  la  jalousie  et  la  colère  du  ciel,  les  architectes 
musulmans    y    commettent    d'ordinaire    une    faute    préméditée. 


"ilti  DE   TRIPOLI    A    TUNIS. 

Des  pilotis  verts  de  mousse  portent,  près  de  là,  des  estaeades 
qui,  tant  bien  cpie  mal,  plutôt  mal  que  bien,  jouent  le  rôle  de 
quais.  Allons  au  bout  de  la  jetée  qui  les  termine  et  retournons- 
nous  vers  le  couchant. 

Sur  une  pente  légèrement  inclinée.  —  au  milieu  de  dunes,  de 
lombes  et  de  koubbas,  au  milieu  de  villas  arabes  nichées  dans  le 
gris  des  oliviers  et,  avec  leurs  murailles,  affectant  l'allure  de 
petits  châteaux  loris,  —  se  disposent  en  carré  des  remparts 
sarrasins.  Découpée,  sans  mâchicoulis  ni  meurtrières,  de  cré- 
neaux en  fer  à  repasser,  leur  longue  ligne  se  flanque,  comme  à 
Ivaïrouan,  de  tours  et  de  bastions. ..  Le  canon  ne  gronde  plus  sur 
ces  murailles,  depuis  le  jour  où  les  commotions  d'une  salve 
imprudente  en   tirent  tomber  une  partie. 

De  petits  dûmes  el  des  maisons  donl  la  terrasse  dépasse  à 
peine  la  crête  de  ces  murs,  se  pressent,  parquées  comme 
un  troupeau,  dans  leur  enceinte  éblouissante.  De  leur  masse 
compacte  s'élèvent  et  montent  dans  le  ciel  bleu  des  tours  rondes 
que  coiffent  des  cônes  tronqués,  des  panaches  de  palmes 
ondoyantes,  des  minarets  cylindriques  tout  blancs  ou  faïences 
de  vert. 

C'est  Sousse,  la  capitale  du  Sahel  tunisien,  le  chef-lieu  de  la 
province  romaine  de  la  Byzacène,  C'esl  l'ancienne  Hadrumète. 
Celle  kasbah  qui.  au-dessus  de  ses  fenêtres  grillagées,  déploie 
ensemble  Le  pavillon  de  fiance  et  celui  de  Tunis  s'élève  où  se 
dressait  jadis  l'acropole  phénicienne. 

Aucune  cité  d'Afrique  n'a  plus  que  celle-ci  un  aspect  poéti- 
quemenl  oriental.  C'esl  comme  la  réalisation  des  rêves  dont  la 
naïveté  flotte  dans  l'imagination  des  peintres  indigènes  lorsque 
leur  pinceau  enfantin  représente  Stamboul  ou  la  Mecque. 

Les  paquebots  mouillent  ici  très  loin  de  la  terre,  comme  ils 
le  font  devant  toutes  les  villes  marines  de  la  Tunisie. 

Aucun    autre    poil    sur   ces    côtes  que   juin,  juillet  et    août, 
disait  André  Doria  à  Charles-Quint. 

(/est    toujours  vrai,   et,  trop  souvent,   les  tempêtes  rendent  la 
inabordable,  trop  souvent  les  bateaux  brûlent  des  escales. 


|)la: 


SOUSSE. 


-217 


Tel  voyageur,  parti  de  Tunis  pour  Sousse  ou  pour  Monastir, 
va  parfois  faire  une  excursion  forcée  à  Tripoli  ou  à  Malte  et  revient 
bredouille  à  son  point  de  départ;  telles  marchandises  sont,  jus- 
qu'à trois  fois,  promenées  le  long  de  ers  rivages  sans  qu'une 
accalmie  permette  de  les  jeter  à  leurs  destinataires...  Le  besoin 
d'un  port  de  mer  se  l'ail  plus  vivement  sentir  à  Sousse,  à  .Monastir, 
à  Sfax  et  à  Gabès  que  sur  les  bords  parisiens  de  la  Seine. 

La  rade  est  aujourd'hui  unie  comme  une  glace.  Des  embarca- 
tions   glissent,  manœuvrées    par    des  rameurs  dont  un   bonnet 


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S  0  l  S  S  E   :     1NE      l'ORTt. 


et  une  chemise  forment  tout  l'accoutrement;  le  Turco  passe 
monté  par  des  tirailleurs  indigènes  étrangement  parés  d'un  col 
de  matelot;  des  chalands  et  des  mahonnes  chargent  de  dattes, 
de  savon  et  de  peaux  brutes  des  navires  maltais  ou  arabes;  des 
barriques  vides  que  des  bâtiments  ont  confiées  à  la  mer  et  qu'on 
repêchera  à  leur  arrivée  sur  le  sable  flottent  à  l'aventure;  re- 
morqués par  des  chaloupes,  de  longs  chapelets  de  tonneaux 
nagent,  pleins  de  cette  huile  dont  Sousse  est  comme  une  source 
intarissable  et  qu'on  mesure  au  sas,  à  Youiba,  au  m'tal  et  au 
caf/i... 

Le  sas  vaut  à  peu  près  trois  litres,  Youiba  douze  sas,   le  nital 

28 


218 


DE   TIUPOI.I    A    TUNIS. 


un  ouiba  et  quatre  sas,  te  caffi  de  seize  à  trente-deux  ouibas. 
Quelque  amour  qu'on  ail  pour  la  couleur  locale  et  pour  les 
vieilles  coutumes,  on  ne  peut  que  souhaiter  de  voir  la  rigidité 
de  notre  système  métrique  mettre  bon  ordre  à  la  confusion  de 
toutes  ces  mesures  par  trop  indépendantes. 

Un  désordre  analogue  règne  ici  dans  le  compte  des  années. 
Notre  ère  date  de  Jésus-Christ,  l'ère  musulmane  date  de  l'hégire, 
l'ère  mosaïque  date  de  la  création  du  monde...  Or,  ces  trois 
points  de  départ  dans  la  supputation  du  temps  sont  officielle- 
ment en  usage  en  Tunisie.  L'établissement  du  protectorat,  par 
exemple,  a  eu  lieu  en  1881,  en  1298  et  en  564 1  !...  Il  ne  manque 
plus  (pie  l'ère   républicaine. 

Une  autre  place  s'étend  derrière  la  porte  de  Mer  et  envoie, 
vers  le  sud,  \\\w  rue  très  vivante,  liés  bruyante,  peuplée  de  ma- 
gasins isiaélites  qui  se  parent  d'affiches  françaises,  infestée  de 
buvettes  hybrides.  Des  cafés  maures  y  prêtent  l'ombre  restreinte 
de  leurs  auvents  et  de  leurs  petites  arcades  aux  rêveries  des 
indigènes  qui,  un  pied  nu  dans  la  main,  s'alignent  sur  leurs 
bancs  extérieurs  et  mettent  une  heure  à  boire  une  tasse  grande 
comme  la  moitié  d'une  coquille  d'œuf  ;  des  bouges  français  y  sont 
tenus  par-  quelques-uns  de  ces  déclassés  qui,  de  Tanger  à  Tripoli, 
font  naufrage  et  faillite  sur  tous  les  points  îles  côtes  barba- 
resques;  dans  des  tavernes  italiennes  barbouillées  de  fresques 
hurlantes  et  empestéesde  fromage,  «les  Napolitains  et  des  Siciliens 
braillent  a  l'unisson  des  chants  hachico-patriotiques. 

Dans  des  fondouks,  —  enclos  de  quatre  murs  en  ruine,  — 
s'entassent,  pêle-mêle,  des  ballots  éventrés  ;  des  ânes  qui,  les 
quatre  fers  en  l'air,  se  vautrent  avec  désespoir  pour  écraser  une 
mouche;  des  chameaux  qui,  sous  leur  housse  de  sparterie  raide 
comme  une  chasuble,  les  regardent  avec  dédain  ;  des  murailles 
écroulées;  des  Arabes  juchés  sur  des  bornes  ou  lassés  dans 
l'ombre  des  portes... 

Fuis  h'  marché  encombre  la  voie  de  ses  légumes  amoncelés 
en  désordre;  de  ses  grappes  de  raisin  poisseuses,  suanl  le  sucre 
ci  dont   la   monstruosité  l'ail   croire  aux  merveilles   bibliques  de 


SOUSSE.  219 

la  Terre  promise;  de  ses  pastèques  que,  avec  des  dis  furieux, 
avec  des  gesticulations  incohérentes,  on  met  lune  après  l'autre 
aux  enchères;  de  ses  perdreaux  vivants,  à  cinquante  centimes  le 
couple;  de  ses  volailles  gloussantes  que,  attachées  par  les  pattes, 
on  promène  en  paquets  palpitants... 

Une  religieuse  passe,  la  tête  baissée,  un  bon  sourire  sur  les 
lèvres...  A  sa  poitrine  est  attaché  un  ruban  rouge,  le  ruban  de 
la  Légion  d'honneur!  Chapeau  bas!  Saluez  jusqu'à  terre  !  C'est  la 
sœur  Joséphine...  Elle  a  quatre-vingts  ans  aujourd'hui  ;  elle 
avait  trente  ans  quand  elle  est  venue  à  Sousse.  Et,  depuis  un 
demi-siècle,  elle  instruit,  elle  soigne,  elle  console  ici  tous  ceux 
qui  souillent  et  qui  pleurent,  Italiens  et  Français,  musulmans  et 
catholiques...  Sainte  charité  chrétienne,  seule  tu  peux  soutenir 
l'abnégation  de  semblables  existences!  Morale  sublime  de 
l'Evangile,  seule  tu  peux  inspirer  ces  dévouements  qu'ignorent 
le  Ivoran  et  le  Talmud  ' 

Vers  le  nord  monte  une  autre  rue  qui  tourne  bientôt  a  gauche. 
Elle  court  alors  entre  des  maisons  basses  où.  —  semblables,  dans 
buis  costumes  éclatants,  à  des  vases  de  Heurs  sur  le  bord  d'un 
balcon,  —  de  jeunes  Juives  accoudent  leurs  bras  nus  au  parapet 
des  terrasses.  Elle  se  glisse  sous  une  longue  voûte  aux  nervures 
bizarres.  Elle  s'étrangle  enfin,  en  un  corridor  long  et  tortueux 
qui  rampe  vers  le  haut  de  la  ville...  Jusqu'à  mi-jambe,  on  s'y 
enlise  dans  une  poussière  torride,  dans  des  détritus  qu'a  sèches 
le  soleil,  qu'a  pulvérisés  le  pied  des  passants.  Produit  d'une 
fermentation  écœurante,  des  émanations  fades,  indéfinissables, 
s'élèvent  de  ce  sol  embrasé.  Effrayés,  des  rats  qui  se  pro- 
menaient ici  comme  chez  eux,  grimpent  aux  murailles,  n'y  trou- 
vent aucun  trou,  se  rejettent  en  arrière  avec  des  sauts  périlleux 
de  clowns  à  quatre  pattes  et   s'enfuient,  affolés. 

Creusé  de  grandes  niches,  perce  parles  poternes  qui  donnenl 
accès  a  ses  bastions,  le  rempart,  aveuglant  de  blancheur  et  de 
lumière,  borde  le  côté  extérieur  de  cette  rue.  Sur  l'autre  côté 
s'alignent  maintenant  des  maisons  irrégulières,  fermées,  silen- 
cieuses. 


220  DE   TRIPOLI    A    TUNIS. 

Plus  haut,  des  Européens  en  joie,  des  Arabes  dont  le  burnous 
drape  une  indifférence  mal  jouée  errent  au  milieu  de  repaires 
cosmopolites,  peuplés  de  la  plus  triste  façon...  Ces  quartiers  sont 
moins  sûrs  que  les  rues  franchement  indigènes,  que  les  ruelles 
les  plus  solitaires  de  Kaïrouan...  Marchons  vite! 

Notre  chemin  fait  un  coude  et,  du  nord  au  sud,  il  court  vers 
la  kasbah.  Des  soldats  du  corps  d'occupation  occupent  surtout 
ces  parages  où  traînent  lourdement  des  relents  épais  de  ver- 
mouth et  d'absinthe.  Sur  les  comptoirs  de  zinc  carillonnent  les 
verres  et  les  bouteilles;  des  brasseries  baroques  se  sont  éta- 
blies dans  des  marabouts  abandonnés  et,  sous  leurs  voûtes 
blanches,  aux  accords  faux  et  pressés  de  pianos  à  manivelle,  tour- 
noient, avec  des  cliquetis  d'éperons  et  de  fourreaux  d'acier,  des 
militaires  qui  valsent  avec  des  fdles  d'auberge. 

Des  venelles  se  détachent  de  celte  artère  interlope  et  s'insi- 
nuent au  cœur  de  la  ville,  entre  les  maisons  qu'habitent  les 
naturels. 

Là-haut,  sur  une  terrasse,  étincellent  des  bijoux,  chatoient  des 
foulards  lamés  d'or,  brillent  les  sequins  d'une  coiffure,  sourit 
une  ligure  enluminée  de  noir  et  de  rouge.  C'est  comme  une 
enseigne  vivante...   Ici  l'on  danse. 

Au  fond  dune  cour  que  des  vignes  lambrissent  de  verdure, 
s'ouvre,  en  effet,  une  longue  salle  avec  des  bancs  contre  les  mu- 
railles, avec  une  large  table  eu  guise  d'estrade.  Des  musiciens 
sont  assis  parterre,  entre  de  grands  chandeliers  de  fer-blanc  et 
des  bougeoirs  gigantesques  qui  s'allument  le  soir. 

Sur  la  table,  les  jambes  repliées  dans  leurs  mains  jointes,  les 
joues  et  les  lèvres  peintes  comme  celles  des  simulacres 
d'un  musée  (irévin,  se  rangent  des  femmes,  immobiles,  plus 
étincelantes  que  des  divinités  hindoues  :  Ilalima,  la  douce;  Yas- 
mina,  la  confiante;  Aïcha,  la  vivante;  Nedjma,  l'étoile;  Djemila,  la 
belle;  Zina,  la  jolie. 

Joyaux  barbares,  des  boucles  d'oreilles  démesurées,  de  larges 
bracelets  à  jour,  des  bagues  grossières,  des  plastrons  de  sultanis, 
des  colliers  d'anneaux  découpes  à  l'emporte-pièce  dans  des 
feuilles  d'or  parent  leur  épidémie  colon''. 


SOUSSE. 


221 


Serré  par  une  foula,  —  jupe  sans  plis  et  pareille  au  pagne 
des  statues  égyptiennes,  leur  pantalon  broche  s'arrête  aux 
genoux  et  laisse  à  nu  leurs  jambes  cerclées  ù  la  cheville  de 
khrolkhrals  d'argent,  lourds  et  massifs  comme  îles  manilles  de 
forçats. 

Légèrement  étoilée  d'hiéroglyphes,  leur  poitrine  brunit  dans 
la  large  échancrure  de  leur  petit  gilet  doré.  Constellée  de  pié- 
cettes, une  chachia  à  gland  d'or  coiffe  les  unes  tandis  qu'une  raie 
de  côté  divise  en  deux  masses  inégales 
leur  chevelure  lustrée,  si  noire  el  tran- 
chant si  bien  avec  l'éclal  artificiel  de 
leur  peau,  que,  de  loin,  on  croit  voir 
comme  de  larges  trous  dans  leur  crâne. 
In  mouchoir  lame  s'enroule  en  turban 
sur  la  tête  des  autres  ou  se  replie  en 
bandeau  sur  leur  front  qu'il  cache  jus- 
qu'aux yeux.  Au-dessus  îles  sourcils  — 
que  réunit  en  un  seul  arc  une  grosse 
ligne  de  peinture  épaisse. — bleuit  enfin 
Youchema  mystique,  ce  tatouage  qui 
reproduit  la  croix  et  dont  le  sens  e1 
l'origine  se  perdent  dans  la  nuit  des 
temps... 

Un  musicien  pose   sur  ses  genoux  sa 
darbouka,  —  son  tambourin  d'argile  au  almle. 

ventre  rebondi.  —  et,  pour  la  tendre  en 

la  chauffant,  il  promène  lentement  sa  main  sur  la  peau  qui  ferme 
un  seul  de  ses  orifices;  un  autre  souffle  sur  les  cordes  de  sa 
cithare  la  fumée  de  la  cigarette  qu'il  tient  entre  le  pouce  et 
l'index,  le  bout  embrasé  hors  des  doigts  ;  une  mandoline  prélude 
de  son  chant  grêle,  de  ses  trilles  de  grillet  et  bientôt  éclate  la 
cacophonie  discordante  du  hautbois,  de  la  guitare,  du  violon 
manœuvré  comme  un  violoncelle,  de  la  cornemuse,  du  petit  tam- 
bour de.  basque  au  cercle  incrusté  de  nacre  et  garni  de  crotales 
de  cuivre. 

Pins,  d'une  voix  désespérée,  l'un  des  musiciens  entonne    une 


■lïï  1»E   THII'OI.I    A    TUNIS. 

mélopée  aigre  et  traînante  el  les  femmes  qui  chantent  dunez  l'ac- 
compagnent detremolos  à  l'unisson,  sans  parties  distinctes.  Elles 
ne  connaissent  que  le  ton  donné  à  leur  voix  par  l'âge  on  par  la 
nature  et  leurs  ensembles  l'ont  ainsi  songer  au  chœur  des  théâtres 
antiques...  Ce  n'est  pas  seulement  dans  les  ruines,  c'est  en  tout 
que  nous  retrouvons  ici  les  souvenirs  du  vieux  monde. 

Et  la  salle  se  remplit  d'un  vacarme  de  charivari,  d'un  tintamarre 
dont  peuvent  donner  une  faible  idée  les  concerts  nocturnes  que 
les  chats  exécutent  parfois  dans  les  rues  désertes. 

Une  aimée  se  lève...  Chacun  a  vu,  chacun  peut  encore  voir  en 
France,  et,  avec  raison,  y  trouver  grotesques  les  contorsions  in- 
vraisemblables el  la  gymnastique  désordonnée  qui  constituent  la 
danse  tunisienne,  celle  chorégraphie  gastrique  qu'on  a  ridiculisée 
d'un  nom  si  trivial...  Et,  cependant,  elle  a  encore  ici  ralliait  d'une 
curiosité  étrange.  Toute  chose  doit  être  vue  dans  son  milieu,  tout 
tableau  doit  être  mis  dans  son  cadre... 

Un  instant,  la  danseuse  est  immobile.  Le  gland  de  sa  calotte 
caresse  son  oreille  et  sur  sa  taille  mince  brille  l'or  de  sa  cein- 
ture brodée.  Puis,  attachées  à  son  pouce  et  à  son  index  qui  se 
rapprochent,  comme  si  (die  voulait  pincer  îles  mouches  au  vol, 
sonnent  des  cymbales  minuscules  el.  peu  à  peu.  elle  imprime  à 
son   buste   un  balancement  lent  el  cadence. 

I.es  cymbales  tombent  et  dans  ses  mains  ondoient  des 
foulards  dont  elle  saisit  bientôt  le  bout  avec  ses  dents,  pour  les 
rejeter  sur  ses  épaules.  Ses  bras  s'étendent  alors  convulsés 
comme  si  elle  repoussait  une  attaque  ;  ses  coudes  se  replient 
sur  ses    veux,  dans  un  brusque  mouvement  effarouché. 

Fuis  ce  sont  des  bonds  rhvlhmiques,  des  courses  à  grands  pas, 
des  marches  heurtées,  des  claudications,  des  déhanchements. 
des    sauts    IlexiMes.    des   pirouelles  gracieuses...    Et    ses  liras    qui 

maintenant  s'arrondissent  font,  comme  des  ailes  d'or,  voltiger 
les  foulards  chatoyants. 

Secouée  de  frissons  nerveux,  elle  s'arrête  enfin,  les  coudes  aux 
lianes,  les  reins  cambrés,  les  épaules  effacées,  les  lèvres  entr'ou- 
vertes,  el  elle  demeure  haletante. 

Kl.  tout  à  coup,  —  les  pieds  rives  au  sol,  le  busle  si  droit  que, 


SOUSSE.  223 

sans  le  laisser  tomber,  elle  peut  tenir  un  alcarazas  sur  la  trie,  — 
elle  lève  les  yeux  au  eiel  et  la  vraie  danse  commence...  Seul 
son  torse  y  prend  part  et  il  va.  il  vient,  il  tourne  dans  tous  les 
sens;  son  ventre  se  creuse,  se  gonfle,  monte,  descend  comme 
un  ventre  en  délire;  son  estomac  se  contracte,  s'arrondit  en 
une  boule  aussi  dure  que  s'il  avait  un  pavé  à  digérer;  ses  flancs 
se  tordent  comme  si,  galvanisés  par  un  poison  tétanique  ses 
intestins  en  révolte  se  livraient  à  des  spasmes  éperdus  ;  ils 
palpitent  comme  s'ils  renfermaient  des  serpents  qui  se  bat- 
traient, se  pelotonneraient,  se  dérouleraient  pour  s'enlacer 
encore... 

La  danse  est  la  pantomime  du  caractère  des  peuples.  Nous 
verrons  les  cachuchas  et  les  boléros  de  Malaga  dire,  dans  toute 
son  ardeur,  la  vivacité  andalouse  ;  nous  verrons  les  saltarelles  de 
Venise  et  les  tarentelles  de  Naples  refléter,  en  même  temps,  la 
chaleur  et  la  légèreté  italiennes  ;  nous  avons  vu  nous-môme 
les  chicas  et  les  bamboulas  d'Amérique  exprimer  les  passions 
bestiales  et  les  joies  puériles  des  .Nègres;  les  attitudes  hiératiques 
des  bayadères  de  l'Inde  et  des  ballerines  de  Java  marier  les 
idées  religieuses  à  des  idées  profanes;  la  danse  de  guerre  du 
Canada  représenter  les  mœurs  belliqueuses  des  Peaux-Rouges... 
Ici  c'est  comme  l'incarnation  des  basses  rêveries  dans  lesquelles 
se  complaît  le  sybaritisme  musulman,  c'est  une  mimique  dont 
l'inconvenance  choqua  si  bien  nos  ancêtres  eux-mêmes  qu'ils 
donnèrent  le  nom  de  «  danse  moresque  »  aux  ébats  <  boutés  des 
sorcières,  aux  sarabandes  du  sabbat. 

La  principale  des  rues  de  Sousse  part  de  la  />o/ie  de  Mer  et 
partage  la  ville  en  deux  moitiés.  A  demi-européenne  dans  sa  par- 
lie  inférieure,  coupée  de  ruelles  baptisées  par  des  généraux 
français,  elle  traverse  les  souks  cl  devient  ensuite  exclusivement 
indigène. 

Comme  presque  partout,  quatre  murailles  blanches  que.  seule, 
perce  une  porte  constituent  les  maisons. 

—  Aouinéî  crie,  dans  leur  solitude,  un  marchand  ambulant  qui 
promène  sur  sa   tête    des    étolfes    rayées. 

Des  coups  retentissent.  Personne!  Des  esprits  frappeurs  han- 


--4  DE   TKIPOt.I    A    TUNIS. 

tent-ils  ces  lieux  déserts  ?  Le  brocanteur  a  entendu  comme  nous. 
Il  s'arrête,  il  parlemente  avec  une  interlocutrice  invisible.  La 
porte  qui  l'a  appelé  ainsi  s'entr'ouvre  avec  précautions:  il  s'y 
glisse  comme  un  voleur;  elle  se  referme. 

Le  quart  de  ces  constructions  tombe  en  ruines.  Des  terrasses  se 
sont  effondrées;  des  figuiers  tordent  leurs  bras  noueux,  comme 
pour  se  dégager  de  leurs  décombres  d'où  s'élèvent  de  furieux 
amas  de  ronces,  d'où  jaillit  parfois  la  gerbe  d'un  palmier. 

Dans  des  boutiques  voûtées,  plus  sombres  que  des  caves,  des 
tisserands  —  dont  les  Israélites  achètent,  à  vil  prix,  les  produits 
qu'ils  revendent  très  cher,  —  fabriquent  ces  tissus  que  Sousse 
exporte  en  si  grande  quantité;  des  cordonniers  y  taillent  et  y 
cousent,  en  babouches  ou  en  bottes,  le  maroquin  jaune  ou  rouge; 
des  brodeurs  y  chamarrent  d'or  les  toilettes  des  femmes  et  les 
harnachements  des  chevaux. 

Ailleurs,  dans  une  sorte  de  caverne  où  tout  est  blanchi  d'une 
neige  légère,  un  chameau  l'ail,  au  moyen  de  grossières  roues 
dentées,  tourner,  dans  un  réservoir  de  bois  une  meule  horizon- 
tale. Celle-ci  est  percée  d'un  trou  en  entonnoir  dans  lequel,  par 
un  lice  qu'elle  secoue  ingénieusement  elle-même,  tombe  le  grain 
que  contient,  estampillée  de  mains  rouges,  une  caisse  accrochée 
à  la  muraille.  C'est  un  moulin  à  farine. 

Des  femmes  glissent  qui,  — drapées  dans  de  grands  voiles  de 
crêpe  noir  rejetés  en  capuchon  sur  leur  tête  et  étroitement  serrés 
sur  leur  visage,  — ont  l'air  de  porter  leur  propre  deuil.  La  face 
découverte,  l'une  d'elles  hasarde  quelques  fois  sur  le  seuil  de  sa 
demeure  ses  grands  yeux  effarés  et  les  gros  anneaux  d'or  de  ses 
oreilles...  Elle  nous  aperçoit  et  sa  porte  retombe  avec  un  claque- 
ment de  colère  qui,  dans  son  corridor,  résonne  et  se  prolonge  un 
instant  comme  le  grognement  d'un  boule-dogue. 

Derrière  l'ombre  d'un  couloir,  dans  une  cour  blanche  et  inon- 
dée de  soleil,  nous  entrevoyons  cependant  des  ménagères  qui, 
pour  laver  leur  linge  ou  pour  faire  leur  cuisine,  se  prosternent 
sur  de  larges  plais  de  bois.  Et,  sans  embarras,  celles-ci  se 
retournent  et  nous  regardent  avec  un  éclat  de  rire...  Elles 
sont  d'Israël. 


SOUSSE. 


225 


Nous  approchons  du  liant  de  la  ville.  Derrière  nous  —  par  de 
furtives  échappées  entre  des  angles  de  murailles  mollement 
arrondis,    apparaissent,    étagées,    des    terrasses    sur   lesquelles, 


BOUSSl      :    l  \  E     BOUTIQUE. 


emmanchés  d'une  perche,  se  dressent,  en  guise  de  mains 
protectrices,  de  vieux  gants  roumis  bourrés  d'étoupe.  De  petits 
dômes  et' de  grands  palmiers  surgissent  de  leurs  gradins  blan- 
chissants, et  plus  loin  bleuit  la  mer  où  de  petites  lames  d'argent 

miroitent  comme  des  écailles  sur  le  dos  d'un  boa...  Mais  atten- 

29 


226  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

tion  !  Un  chameau  chargé  d'outrés  huileuses.  —  des  outres  faites 
d'une  peau  de  bœuf,  — ■  a  failli  nous  étouffer  entre  le  mur  et 
leur  masse  fluctuante. 

Voici  la  grande  porte  de  la  kasbah.  Des  pierres  alternativement 
rouges  et  jaunes,  cette  fois,  en  forment  l'arc  et  les  montants. 

A  travers  le  rempart  occidental,  passe,  peinte  comme  les  autres, 
la  porte  de  Terre  surmontée  d'un  moueharaby  que  coiffe  un  petit 
dôme  où  se  déploie  l'étendard  des  beys.  Des  soldats  et  des  Arabes 
dorment  à  l'ombre  de  sa  voûte.  Vn  sarcophage  antique  y  est  bâti 
dans  la  muraille  et  porte,  sur  le  flanc,  deux  sortes  de  mamelons. 
—  deux  bouts  de  tuyaux.  — ■  auxquels  les  passants  collent  leurs 
lèvres.  C'est  un  réservoir.  Ceux  qui  ont  soif  peuvent  s'y  abreuver 
comme  le  font  les  matelots  qui  tettent  au  charnier  des  navires, 
fontaines  YYallace  de  la  Tunisie,  des  plaques  de  pierres,  scellées 
dans  les  murs  des  maisons,  ferment  des  caisses  à  eau  et,  munies 
de  becs  de  biberon,  jouent  le  même  rôle  dans  la  ville.  A  la  porte 
de  certaines  boutiques  charitables  se  balancent  môme  une  tasse 
el  une  outre  de  cuir  ouverte  en  coulisse,  comme  une  grande 
bourse...  Puisez,  buvez,  et  ne  remerciez  pas  le  marchand  qui 
vous  désaltère.  11  lui  suffit  d'espérer  que  son  verre  d'eau  lui  sera 
rendue  au  centuple. 

Entre  les  deux  entrées  de  la  porte  de  Terre  s'enferme  une 
sorti'  de  préau  où,  en  foule  serrée  et  mouvante,  s'entassent 
et  grouillent  des  turbans  blancs  sur  des  figures  noires,  des  gan- 
douras très  larges  sur  des  épaules  maigres,  des  burnous  en 
haillons  sur  des  membres  tannés;  où  crient  des  paysans  à  mines 
de  bandits;  où  grognent  et  braient  des  chameaux  dont  le  petit 
bâl  île  l>uis  s'entr'ouvre  comme  des  élytres  pour  écarter  la  charge 
de  leurs  côtes  haletantes,  des  ânes  ployant  sous  leurs  confies 
de  sparterie  que  remplissent  l'émeraude  des  piments,  l'or  des 
raisins,  le  corail  des  tomates. 

Dans  le  brouhaha  de  celle  cohue  poudreuse,  des  papiers  à  la 
main,  circulent  à  grand'peine,  des  Maures  fort  bien  mis.  Ils 
réclament  le  mahsoulat^  —  le  droit  d'octroi  qui  représente  le  quart 
de  la  valeur  des  marchandises  introduites  el  donl  ils  oui  affermé 


SOUS  SE.  227 

les  revenus.  Et  ils  comptent;  ils  appellent;  ils  s'agitent;  ils 
empochent;  ils  soulèvent  des  réclamations  qui  se  formulent  en 
cris  étourdissants,  en  protestations  frénétiques  ;  ils  arrêtent  par 
leur  capuchon  qui  craque  des  maraîchers  qui  discutent  avec  des 
clameurs  étourdissantes,  qui,  pour  cause  ne  retrouvent  par  leur 
reçu  et  qui,  finalement  paient  en  glapissani  de  douleur,  comme 
des  coqs  qu'on  plumerait  tout  vifs. 

L'un  après  l'autre,  les  paysans  entrent  en  ville,  niais  ils 
défendent  leurs  karroubes  avec  une  telle  opiniâtreté  que,  pour 
un  qui  obtient  la  permission  de  passer  outre,  quatre  arrivent  du 
dehors  avec  leurs  bétes  de  somme.  Et,  de  minute  en  minute,  la 
multitude  se  l'ait  plus  bruyante,  plus  étouffante,  plus  compacte. 
On  se  faufile  péniblement  à  travers  ce  Ilot  hurlant  d'où  s'élève 
une  violente  odeur  de  fauves  ;  on  est  brutalement  repousse 
contre  le  mur  par  le  panier  d'un  mulet  qu'on  bouscule;  on 
-m  saute  au  cri  déchirant  d'un  chameau  couché  et  dont  on  a  la 
tête  à  la  hauteur  de  l'oreille;  on  glisse  sur  des  grappes  perdues; 
on  est  piétiné  par  les  sabots  d'un  âne  ou  par  les  sandales  d'un 
Bédouin  et  on  atteint  enfin  la  porte  extérieure. 

Un  chemin  longe  le  revers  des  remparts.  Au  pied  de  ces 
murailles  blanchissent,  comme  l'écume  au  pied  d'une  falaise,  des 
gens  des  tribus  venus  on  ne  sait  d'où  ni  pourquoi,  des  ber- 
gers qui  mettent  en  vente  de  petits  tas  de  laine,  des  marchands 
de  citrouilles  ou  de  melons  d'eau  qui,  pour  se  soustraire  au  susdit 
mahsoulat,  s'arrêtent  aux  barrières.  Vue  nouvelle  mer  de  burnous 
roule  par  ici  et  s'augmente  sans  cesse;  du  nord  et  du  sud, 
arrivent  les  habitants  des  jardins,  —  de  la  campagne  restreinte 
qui   entoure  les  villes  tunisiennes. 

Bordée  d'aloès,  de  cactus  dont  on  pêche  les  fruits  avec  une 
couronne  de  fer  emmanchée  d'un  roseau,  la  route  court  d'abord 
en  plaine,  vers  le  midi.  Puis,  coupée  par  une  pente  brusque,  elle 
semble  s'arrêter  au  bord  d'un  vide  d'où  surgissent  des  chameaux 
étonnés1.  Et  leur  silhouette  apocalyptique  se  découpe  sur  les 
collines  de  M'saken  qui  poudroient  au  loin  dans  une  brume  de 
feu...  D'autres  troupes  arrivent  du  nord   :    dromadaires   pareils. 


228 


DE   TRIPOLI    A    TUNIS. 


avec  leur  charge,  à  des  meules  de  paille  qui  se  mettraient  en 
locomotion  sur  des  pattes  difformes  et  boueuses;  ânes  pelés; 
paysans  aux  chapeaux  en  parasol;  hommesen  blanc  et  femmes  en 
noir.  Et  comme  des  oiseaux  de  nuit  prêts  à  prendre  leur  vol, 
celles-ci  écartent,  de  temps  à  autre,  et  referment  aussitôt  un  voile 
qui  laisse  entrevoir  des  vestes  rouges  et  des  foulards  dont  la  bor- 
dure de  sequins  s'applique  sur  leur  front  en  diadème  d'or.  Chefs 
en  costume  des  grands  jours,  des  cavaliers  passent  avec  cette 
coiffure  originale  qui,  —  sans  bords  et  coin  crie  de  petites  plumes 
d'autruches,  —  leur  donne  l'aspect  de  hussards  extraordinaires. 


-oisse  :    LA     M  si;  mi. 


avec  leur  selle  et  leurs   vêtements  chamarrés,   avec   leur  cartou- 
chière de  métal  repoussé  el  leur  djebirah  pailletée  d'argent. 

Des  Juives  se  promènent  d'un  pas  de  tortues  fatiguées;  des 
Femmes  arabes  s'en  vont,  traînant  la  jambe;  la  veste  blanche  parée 
de  galons  postiches,  la  chemise  et  la  figure  défaites,  le  large  pan- 
talon de  coutil  leur  tombant  sur  les  talons,  le  front  ruisselanl  sous 
le  casque  rejeté  en  arrière,  des  officiers  français  tiennent,  d'une, 
main  découragée,  leur  cravate  el  leur  col  donl  ils  n'ont  pu  sup- 
porter la  gône  tandis  que,  de  l'autre,  mollement,  sans  conviction, 
ils  sïvenieni  avec  un  petit  pavillon  de  palmes;  des  maquignons 
braillards  courent  et  vendent  pour  vingt-cinq  lianes  un  cheval 
vole  dans  quelque  douar  de  la  plaine  ou,  pour  dix  francs,  une 
mule  récalcitrante  qu'ils  remorquent  à  grands  cris... 


SOUSSE. 


229 


Une  musique  guerrière  mêle  les  accents  moqueurs  de  ses 
polkas  et  de  ses  quadrilles  à  la  voix  âpre  des  Arabes,  aux  lamen- 
tations îles  chameaux.  C'est  la  fanfare  des  zouaves  qui,  avec  des 
spahis  et  tics  tirailleurs,  habitent  le  camp  établi  sur  le  plateau  qui 
couronne  la  ville. 

Les  tentes  ont  déjà  ici  fait  place  à  d'élégantes  baraques;  aux 
baraques  succéderont  des  maisons;  comme  à  l'époque  romaine, 
ce  castrum  deviendra  une  ville...  Et,  après  des  siècles,  cette 
ville  sera  à  son  tour  un  amas  de  ruines  que  fouillera  la  curio- 
sité des  archéologues  de 
l'avenir. 

Plus  loin,  des  buvettes 
où  chante  une  ribeaudaille 
en  pantalons  bleus  ou 
garances  assemblent  au 
milieu  des  oliviers  leurs 
planches  mal  jointes  ;  de 
petits  Robinsons  vacillants 
se  juchent  dans  la  ver- 
dure des  caroubiers  ;  un 
humble  cube  de  maçon- 
nerie blanchit  comme  une 

tombe   et  rappelle  le  nom  des  postes  tunisiens  où  la  maladie  a 
décimé  nos  bataillons. 


Au  nord-est  de  Sousse,  s'étend  le  tapis  d'un  rivage  dont  le 
sable  blanc  est  si  fin  qu'il  s'écoule  entre  les  doigts  comme  une 
eau  qui  ne  mouillerait  pas.  Des  insectes  inanimés  lui  t'ont  une 
longue  bordure  rouge...  Ce  sont  de  ces  sauterelles  dévastatrices 
qui  exercent  leurs  ravages  dans  les  champs.  Un  vent  bienfaisant 
les  a  portées  à  la  mer  et,  grande  justicière  de  leurs  méfaits 
faméliques,  la  mer  a  jeté  leurs  cadavres  à  la  terre  vengée...  De 
grosses  barques  maltaises,  à  la  ceinture  bariolée,  au  grand  nez 
aplati  comme  l'étrave  des  gondoles  vénitiennes,  gisent  par  là,  au 
milieu  des  agaves.  Et,  près  d'elles,  de  beaux  enfants  aux  mollets 
bronzes  dorment  sur  des  filets  qui  sentent  la  marine. 


230  DE  TRIPOLI    A    TUNIS. 

Ce  rivage  est  l'un  des  points  les  plus  gracieux  des  côtes  afri- 
caines. Des  cabines  y  tournent  le  dos  au  soleil  couchant  et,  à 
leur  ombre,  à  la  fraîcheur  salée  de  la  mer,  se  réunit  le  dessus  du 
panier  —  le  gratin  —  de  la  société  européenne  de  Sousse.  Là 
s'échangent  les  petites  nouvelles  de  ce  petit  monde;  là  se  chu- 
chotent les  questions  curieuses  que  soulève  l'apparition  d'un 
nouveau  venu.  Spécimen  levantin.  Sousse  est  une  ville  arabe  dont 
la  moitié  de  la  population  est  formée  de  Juifs,  de  Maltais,  de 
mercanti  chrétiens  sans  nationalité  distincte  et  «pie  le  négoce  y 
a,  depuis  fort  longtemps,  attirés. 

A  quelques  mètres  du  rivage,  se  perchent,  sur  des  pilotis,  des 
cabanes  «le  bain  réservées  aux  filles  de  Sion...  Voyez-les  venir! 
A  petits  pas,  le  ventre  en  avant,  la  tète  conique  sous  le  voile  qui 
les  enveloppe,  elles  arrivent,  comme  des  œufs  d'autruche  qui 
marcheraient  sur  leur  pointe.  Une  planche  réunit  leurs  baraques 
a  la  plage  e1  elles  y  posenl  en  hésitant  un  pied  jaune  ou  rouge,  — 
le  petit  pied,  à  demi-chaussé,  sur  lequel,  en  équilibre  instable, 
doit  se  soutenir  la  niasse  pesante  de  leur  rotondité...  Non,  celle-ci 
n'aura  jamais  la  hardiesse  de  passer  !  Elle  tente  dix  fois  l'aventure 
cl.  découragée  enfin,  elle  recule,  s'affaisse  dans  le  sable,  s'y 
ci  l'use  un  large  trou  et,  roulée  dans  sa  soie  et  dans  sa  mousseline, 
elle  attend,  résignée,  le  retour  de  ses  compagnes  plus  auda- 
cieuses. 

Quelques-uns  de  ces  établissements  sont  précèdes  d'une  plate- 
forme dont  une  tente  pavoisée  protège  les  tables  contre  les  der- 
niers rayons  du  soleil...  Et  rien  ne  peut  dire  le  charme  de  l'heure 
que,  dans  l'air  pur  et  vivifiant  du  large,  le  front  fouetté  par  la  brise 
(pie  parfument  les  arômes  de  l'algue,  on  passe  sur  ce  balcon 
marin,   après  les  brûlantes  journées  de  l'été. 

Dans  l'écume  frémissante  se  roulenl  de  petits  Arabes  noirs  qui, 
sur  leur  crâne  luisant,  secouent  la  mèche  de  Mahomet;  des 
Italiennes  crient  et  tournent  en  rond;  des  Juives  empêtrées 
dans  des  costumes  ridicules  sortent  des  flots,  monstrueuses 
sirènes,   et  leur   regard   étonné  demande  ce  qui  fait  rire. 

Sous  nos  pieds  se  poursuivent  et  brisent  les  vagues  qui, 
dans    celte    langue    pareille     en    tous    pays,     —    celle     langue    si 


SOUSSE.  231 

chère  à  ceux  dont  elle  a  caressé  l'oreille  au  temps  de  leur 
enfance,  --  chantent  leur  chant  monotone,  leur  mélodie  ber- 
ceuse. 

Une  vieille  batterie  et  le  maraboul  de  Sidi-bou-Djaffeur  s'élèvent, 
là-bas,  sur  la  gauche  ;  à  droite,  très  loin,  Monastir  dont  le  cap 
se  fond  dans  la  lumière  semble  (lotler,  bleuâtre  comme  ces  ban- 
quises qui  flottent  aux  parages  de  Terre-Neuve;  en  face,  vers 
l'ouest,  la  transparence  de  la  grande  mer  passe  insensiblement 
des  clartés  tlu  rivage  au  bleu  foncé  du  large.  In  paquebot  part 
pour  la  France...  Pour  la  France?  Et  ces  mots  qui  respirent  une 
mélancolie  si  profonde  quand  on  les  prononce  à  l'extrême 
Orient  ou  à  l'Occident  extrême  n'éveillent  ici  que  des  idées  sou- 
riantes. Marseille  est  si  près!...  Et  on  laisse  sa  pensée  s'embar- 
quer sur  des  navires  imaginaires  et  s'en  aller  plus  loin  encore, 
vers  l'inconnu,  vers  le  pays  où  le  soleil  se  lève....  L'imagination 
n'est  jamais  satisfaite  ;  la  soif  de  connaître  est  insatiable.  On 
contemplait  la  mer  des  bords  de  la  Provence  et  on  se  disait  avec 
envie  :  «  Là-bas,  c'est  la  Tunisie,  l'Afrique  ensoleillée  !  »  On  est 
en  Tunisie  et  on  regarde  l'horizon  en  songeant  :  «  Là-bas.  c'est  la 
Syrie,  c'est  la  magie  de  l'Orient...  » 

Le  soleil  décline.  Un  calme  délicieux  se  répand  sur  la  nature 
recueillie.  Diaphane,  transparente,  la  blancheur  des  maisons  se 
dissout  dans  la  blancheur  du  ciel  et  bientôt,  dans  la  poésie 
grandiose  des  décors  africains,  le  couchant  déploie  ses  féeries 
chaque  jour  plus  nouvelles...  Très  bleu  au  zénith,  le  firmament 
s'embrase  à  l'horizon  de  larges  clartés  d'or  rouge  et,  sur  son  fond 
éclatant  comme  sur  le  fond  doré  d'une  vieille  peinture,  se  déta- 
chent, avec  une  netteté  vigoureuse,  la  silhouette  assombrie  d'une 
porte  de  remparts  sous  laquelle  une  lanterne  s'allume  comme 
une  lampe  dans  un  sanctuaire,  d'un  marabout  encore  rose, 
d'une  colline  déjà  noire  que  festonnent  des  maisons  et  des 
palmes. 

Aux  premières  heures  de  la  nuit  c'est  au  sud-est  de  la  ville 
(pion  se  rassemble,  au  bord  de  la  mer,  sur  la  route  de  Monastir. 
De  grands  fanaux  brûlent  çà  et  là;  des  hommes  se  promènent 
en    burnous;    des    officiers   indigènes    errent    en  se    tenant  par 


232  DI-:   T1UP0LI    A    TUNIS. 

la  main.  De  grosses  Juives  se  pressent  en  troupeaux  et,  dans 
L'ombre,  éclatent  les  couleurs  de  leurs  draperies,  l'argent  de 
leurs  foulards,  l'or  de  leurs  coiffures  pareilles  aux  hennins 
d'autrefois  ;  des  Françaises  passent,  dégagées  et  sémillantes,  dont 
le  costume  fait  plaisir  à  voir  dans  ce  monde  de  carnaval. 

Cinq  heures  du  matin.  Les  quatre  chevaux  de  la  carrossa,  - — 
du  vieux  landau  cpie  nous  avons  frété,  —  piaffent  de  front,  comme 
ceux  d'un  quadrige.  La  branche  de  basilic  à  la  chachia,  un  cocher 
déluré  tient  les  rênes. 

—  Ouacli  igoulo  lekP  Comment  t'appelles-tu? 

—  R'Iiali-ben-R'hali. 

—  Eh  bien,  R'hali,  haïja  nemchou!  En  route! 

Le  cimetière,  les  remparts  que  caresse  le  soleil  levant,  des  bois 
d'oliviers...  et  Sousse  disparait.  A  l'ouest  les  deux  Kala  s'étagent 
en  amphithéâtre;  à  l'est  étincelle  le  golfe.  Près  de  nous,  un 
minaret  —  d'une  si  éclatante  blancheur  que  ni  neige  ni  albâtre  ne 
peuvent  lui  être  compares  —  surgit  d'une  agglomération  con- 
fuse de  tombeaux  et  de  masures  qui  se  blottissent  dans  un  bois 
de  palmiers. 

—  Ali  ! 

—  Commandi.  signor  ! 

—  -/sut  hinVnk  el  moudha  elli . . . 

—  Questa  piccola  cittàP  Hammam-Soussa. 

Inutile  de  s'évertuer  à  parler  l'arabe  sur  les  côtes  septentrio- 
nales de  la  Tunisie  !  La  moitié  des  indigènes  s'y  expriment  en  un 
italien  d'une  pureté  florentine... 

La  route  monte.  Les  oliviers  finissent  :  l'aridité  règne  en  maî- 
tresse dans  les  champs  moissonnés;  la  chaleur  se  réveille  et 
Tofla,  — petite  fille,  —  la  chienne  d'Ali,  que  nous  avons  adoptée 
comme  compagne  de  voyage,  laisse  déjà  pendre  sa  langue  rouge  et 
sèche...  Fi  ouost  ec  si/'!  Nous  sommes  an  cœur  de  L'été. 

Au  sonunei  de  la  pente  (pie  nous  avons  gravie  s'entrecoupent 
des  chemins  (pie  murent,  inabordables,  des  remparts  de  cactus 
et,  autour  d'un  marabout,  se  pressent  une  su  île  de  caravansérail  et 
des  baraques  de  planches. C'est Sidi-bou- Ali...  Devant  nous  s'étend 


30 


23i  DE    TRIPOLI    A    TUMS. 

une  vaste  plaine  verdàtre.  Plus  loin.  Hergla  rayonne  clans  une 
mer  de  lumière.  Plus  loin  encore,  fin  de  l'Atlas  et  roi  d'un  peuple 
<le  collines,  le  pic  de  Zaghouan,  —  l'ancien  Baal-Jovis,  —  lève 
sa  tiare  argentée  que  ceignent  des  nuages  de  gaze. 

Marchons.  A  l'ouest,  derrière  des  plaines  jaunes,  dort,  profond 
de  deux  ou  trois  mètres,  le  lacKelbia.  Mulets,  anguilles  et  barbeaux 
l'ourmillenl  dans  ses  eaux  douces  et,  au  coucher  du  soleil,  les 
oiseaux  viennent  s'y  abreuver  par  myriades,  mais  pas  un  arbre 
sur  ses  bords  !...  Ce  n'est  pas  dans  les  grands  chtout  du  sud, 
comme  le  voulait  le  commandant  Roudaire,  c'est  ici,  affirme  le 
docteur  lionne,  qu'il  faut  placer  le  lac  Triton. 

Plus  loin  miroitent  des  flaques  de  sel  :  la  Sebkhra  Djiribah 
commence.   Nous  allons  la  côtoyer  pendant   de  longues  heures. 

Encore  un  marabout,  encore  des  lombes,  simples  amas  de 
pierres  brutes,  celle  l'ois...  (l'est  Sidi-Soïa.  Des  Nègres  et  des 
Arabes  trottent  avec  des  chevaux  qu'ils  tiennent  par  la  bride  et, 
a  la  rage  de  la  canicule,  ils  foulent  sur  des  aires  values  le  blé 
qui  esl  encore  la  principale  richesse  cl n  pays.  Le  temps  n'es!  plus, 
cependant,  où  le  gouverneur  de  la  Byzacène  envoyait  à  Auguste 
quatre  cents  épis  issus  d'un  grain  unique.  A-t-il  jamais  existé  '.' 
Ces  bons  vieux  écrivains  de  Rome  on!  été  si  souvent  des  (lascons 
prématurés  ou  de  naïfs  couleurs  de  légendes  '. 

En  route,  toujours  !  A  gauche,  jusqu'à  l'horizon,  brûlent  des 
espaces  rouges  que  remplit  le  soleil  ;  à  droite,  flambe,  comme 
illimitée,  la  nappe  de  sel  de  la  sebkhra.  Kl  le  mirage  y  l'ail  flotter 
des  navires  à  voile  cpii  sont  des  marabouts  déformés  par  la  réfrac- 
tion, «les  barques  qui  sont  des  buissons  desséchés,  des  îles,  — 
de  vraies  Iles.  —  don!  rien  n'explique  l'apparilion  étonnante, 
des  caps  qui  semblent  planer  sur  une  eau  dont  les  séparent  les 
vibrations  éclatantes  d'une  bande  de  ciel. 

La  mer  se  rapproche.  Par  bouffées,  ses  fraîches  et  odorantes 
effluves  nous  arrivent  comme  des  caresses  amies.  A  droite,  au 
delà  des  ébl  nu  i  sse  m  en  i  s  de  la  sebkhra,  apparail  b'  bordj  Baba- 
Selloum;  a  gauche,  sur  un  mamelon  fauve  lâche  de  vert,  au  delà 
de  ees  tentes  brunes  que  les  khrammès  onl  barricadées  de  brous- 


SOUSSE.  23b 

sailles,  noircissent  les  maisons  berbères  et  la  tour  deTakrouna;  en 
face  enfin,  — vers  le  nord.  —  se  détachent  sur  un  rideau  de  verdure 
deux  énormes  constructions  dont  les  toits  rouges  semblent  avoir 
été  empruntés  à  quelque  dock  maritime.  C'est  Dar-el-bey,  le 
centre  de  l'Enfida. 

dette  célèbre  propriété,  l'une  des  plus  vastes  du  inonde  occupe 
cent  vingt  mille  hectares  et  est,  en  grande  partie,  louée  par  méditas, 
—  par  lots,  —  à  des  Arabes  qui  y  vivent  au  nombre  de  quinze  mille 
et  qui  l'exploitent  à  leur  guise...  Obscurs  comme  des  cryptes,  ses 
cliaix  où  le  froid  nous  saisit  ainsi  que  dans  les  profondeurs 
humides  d'une  cave  souterraine  peuvent,  dans  leurs  foudres  et 
leurs  citernes,  loger  jusqu'à  vingt  mille  hectolitres,  —  deux  mil- 
lions de  litres,  —  de  vin. 

Autour  d'un  large  terrain  vague  où  errent  des  chameaux,  où 
chevauchent,  en  casque  et  en  hottes,  les  gentlemen-farmers, 
intendants  de  l'exploitation,  où  une  vieille  fontaine  pleure  sous 
de  jeunes  eucalyptus,  se  dispersent  des  cabanes  couvertes  de 
planches  ou  de  chaume,  des  masures  de  terre  blanchie,  des 
échoppes  arabes.  C'est  Enfidaville!...  Là  vivent,  employés  par  la 
Compagnie,  vingt  Français  et  trois  cents  Siciliens  qui  font  de 
ce  coin  de  terre  l'un  des  repaires  les  inoins  rassurants  de  la 
Tunisie. 

La  chaleur  est  atroce.  La  sieste  est  impossible  dans  l'étuve 
qu'un  aubergiste  nous  a  donnée  pour  cabine;  les  chevaux  ont  eu 
deux  heures  de  repos...  Repartons! 

Le  pays  ondule;  le  blé  et  les  vignes  l'ont  place  aux  jujubiers... 
El  plus  de  route  !...  Une  piste  sans  bordure,  sinueuse,  sablonneuse, 
tantôt  large  comme  la  place  Vendôme,  tantôt  étroite  comme  un 
sentier  et,  —  a  travers  les  plantes  sauvages,  à  travers  les  lauriers- 
roses,        on  s'en  va,  tout  droit  devant  soi. 

Çà  et  là  verdit  un  jardin  isolé  où  s'élèvent  un  henchir  aux 
petites  maisons  grises,  une  koubba,  des  pans  de  mur  dorés  par  le 
temps.  —  ruines  d'un  Aphrodisium,  d'un  Suffetula  quelconque... 
A  gauche,  très  loin,  le  Djebel-Zriba  étage  trois  ou   quatre  plans 


236  DE    TKIPOLl    A    TUNIS. 

de  croupes  gracieusement  arrondies  ;    à  droite,    très  loin   aussi. 
le  golfe  d'Hamamet  barre  le  pays  de  sa  ligne  d'azur. 

Courbés  sur  leur  bête,  deux  cavaliers  nous  dépassent  à  franc 
ctrier  et  leurs  burnous  volent  au  vent...  Ce  sont  les  coureurs  de  la 
poste.  Ils  ont  pris  à  Dar-el-bey,  les  lettres  venues  de  Sousse  et 
ils  les  portent  à  Hamamet  d'où  elles  partiront  immédiatement 
pour  Tunis...  Elles  franchiront  ainsi  en  quelques  heures  le  trajet 
que  nous  mettons  trois  jours  à   parcourir. 

Oued-Bagrà,  Oued-Serraoud,  Oued-baba-Alimed,  de  larges 
torrents  desséchés  coupent  notre  roule. 

—  )  <i,  r'jtil !  Allez,  les  hommes!  crie  à  ses  chevaux  Ali  pour 
qui  les  bêtes  ne  sont  que  des  humains  punis  par  Allah,  la, 
r'jall 

Et,  avec  d'effrayantes  embardées,  notre  équipage  descend, 
comme  une  avalanche,  dans  le  lit  sablonneux  des  rivières,  soulève 
des  nuages  de  poussière  tousse  et,  de  l'élan,  remonte  sur  l'autre 
rive... 

Toujours  des  ruines  !  l'n  pont  dont  les  arches  se  sont  effondrées 
mais  qui  élève  encore  1res  haut  ses  piles  sur  lesquelles  passèrent 
les  cohortes  romaines;  un  autre  qui,  pavé  de  dalles  glissantes. 
remonte  au  temps  des  Aghabites;  des  voûtes  à  Heur  de  terre, 
percées  de  soupiraux  d'où  sortent  des  figuiers;  des  marches 
de  pierre  où  nos  roues  bondissent  ;  des  traces  de  rues  bordées 
de  pans  de  murs;  une  tour  en  grand  appareil,  —  le  mausolée 
circulaire  de  Ksai-Menai  a.  —  qui,  haute  de  dix  mètres  sur  un 
diamètre  de  quatorze,  rappelle  le  tombeau  de  Cecilia  Metella,  sur 
la  voie  Appienne. 

Le  jour  baisse;  une  lumière  adoucie  baigne  la  nature  qui 
s'endort...  Le  long  lùsil  rayant  leur  burnous,  deux  voyageurs 
nous  escortent  avec  une  obstination  qui  sérail  inquiétante  si  nous 
n'étions  en  Tunisie,  si  nous  ne  savions  que  leur  moukala  est, 
pour  eux,  un  accessoire  indispensable  : 

-  El  f ares    bla    selah    kif  et'   l'ir  bla  jenah.    Le  cavalier  sans 
arme  est  comme  l'oiseau  sans  ailes. 

Au  nord,  blafarde  dans  la  nuit  qui   tombe,  blanchit  enfin   une 
longue  muraille. 


mm 


ï.iH  DE   TRIPOLI    A    TUNIS. 

—  Fdok!  dit  gaiement  Ali  qui  nous  la  montre  du  fouet. 
C'est,   en   effet,  le    fondouk  de   Bir-Loubit,   le  terme   de   notre 

longue  ('-tape. 

Comme  les  caravansérails  d'Algérie,  ce  fondouk  est,  —  loin  de 
tout  centre,  isolé  dans  le  désert  comme  une  île,  —  un  grand 
bâtiment  carré  dont  les  murs  uniformes  n'ouvrent  aucune  fenêtre 
au  dehors,  dans  lequel,  ainsi  que  dans  une  forteresse,  on  ne 
pénètre  que  par  une  seule  porte.  Des  troupeaux  qui  s'en  sont 
rapprochés  pour  la  nuit  errent  dans  la  lande  sombre. 

—  Ya  rjal!  Zil  Zi  !  crie  Ali  triomphant. 

Les  chevaux  donnent  un  dernier  coup  de  collier,  sortent  du 
sable,  mordent  de  leurs  seize  fers  la  pierre  qui  étincelle,  escala- 
dent l'émmenee  qui  porte  le  fondouk,  se  cabrent  devant  les  bancs 
où  sommeillent  des  Arabes,  s'ébrouent  devant  la  vieille  porte  et 
s'engouffrent   sous   sa    voûte. 

—  Ihla  ou  sahla!  Sois  le  bienvenu  !  dit  le  maître  de  céans  en 
se  portant  la  main  au  front... 

Les  quatre  corps  «le  bâtisse  sans  étage  qui  forment  [e  fondouk, 
se  rangent  en  carré  autour  d'une  vaste  cour  qu'une  construction 
transversale  divise  en  deux  compartiments  inégaux.  Sous  la 
voûte  et  dans  le  vestibule  a  ciel  ouvert  qui  traversent  le  bâtiment 
antérieur  s'ouvrent  des  trous  noirs,  des  réduits  étroits.  Dans  un 
magasin  à  auvent,  grand  comme  une  armoire  et  éclairé  de  lan- 
ternes fumeuses,  trône  un  marchand  d'épiceries  ;  dans  les  grandes 
niches  d'une  sorte  d'étable,  un  cafetier  a  installé  ses  nattes  et  son 
fourneau.  Un  escalier  conduit  enfin  aux  deux  ou  trois  chambres 
que,  pour  les  passagers  de  distinction,  on  a  édifiées  sur  une 
terrasse. 

Autour  du  pavé  irrégulier  de  la  première  cour  où,  les  jambes 
repliées,  des  (  liameaux  dorment  déjà  en  masses  informes,  de 
petites  cellules  toujours  ouvertes  abritent  les  autres  bêles  et  les 
hôtes  de  peu  d i  mp<  >  ri  a  mit  .  Sous  les  arcades  massives  de  la 
seconde   sont   des  greniers,  des  écuries,  des   remises. 

Les  <|eux  cavaliers  qui  nous  escortaient  arrivent  après  nous  ;  ce 
sont    deux  honnêtes  marchands.    Ils  redoutaient    la   solitude  des 


SOUSSE.  i:SfJ 

steppes    et,    tacitement,   ils  s'étaient   mis  sous  notre  protection. 
On  peut  à  peu  près  se  loger  ici,  mais  mangearia  niacach,  dit  le 
fondoukdji.  Et  nous  réalisons  à  peine,   chez   l'épicier  de  la  porte, 
une  melokcïii.  —  une  salade,  —  abominable:    fïral,  t'matich    ou' 
felfel,  —  oignon,  tomate  et  concombre. 

—  Allah  iquenneh!  Bon  appétit  !  nous  dit  avec  un  sourire 
légèrement  ironique  l'Arabe  qui,  [tour  compléter  noire  couvert, 
nous  apporte  une  gargoulette  et  une  chandelle  fichée  dans  une 
bouteille. 

—  Allah  iquenna  ko  u  m  !  Dieu  vous  rassasie!  nous  dit  aussi  le 
plus  âgé  de  nos  camarades  de  route. 

Ceux-ci  ont  pris  place  près  de  nous,  sur  le  massif  de  maçonnerie 
dont  la  natte  sert,  en  même  temps,  de  table  et  de  siège,  el  tandis 
que  le  plus  jeune  lient  de  la  main  gauche  une  bougie  jaunâtre 
qui  pleure  sur  ses  doigts,  ils  plongent  la  spatule  dans  le  couscous 
dont  la  masse  fume  devant  eux. 

—  Amdoullah!  Dieu  vous  bénisse! 
Les  écuelles  sont  vides... 

Nous  avons  la  plus  belle  chambre  de  la  maison  :  des  murs 
soigneusement  blanchis;  une  voûte  dont  les  nervures  se  feston- 
nent des  dentelures  capricieuses  que  forment,  en  se  croisant,  les 
briques  des  arêtes;  une  lourde  petite  porte  fermée  par  i\\\  gros 
verrou  de  bois  qui  joue  verticalement  et  que  maintient  en  place 
un  déclic  automatique  ;  une  fenêtre  solidement  grillée  ;  pour 
mobilier,  enfin,  une  chaise  et  un  étroit  lit  de  camp  sur  lequel  sont 
jetés  trois  ou  quatre  tapis... 

Et  les  aboiements  des  chiens,  les  coassements,  —  extraordi- 
naires en  ces  lieux,  —  de  grenouilles  innombrables,  les  hurle- 
ments des  chacals,  les  holements  des  chouettes  bercent  notre 
sommeil  interrompu,  d'heure  en  heure,  par  l'arrivée  bruyante 
d'une  bande  d'Arabes,  par  les  rêves  de  Tofla  dépaysée,  par 
rentrée  d'une  voiture  qui  vient  de  Tunis,  par  le  départ  d'une  petite; 
caravane,  par  les  protestations  des  dromadaires  qui  trouvent  qu'on 
s'en  va  trop    tôt. 

Voici   enfin  le  jour,  frais,  joyeux,  limpide   comme    le  sourire 


âiO 


DE    IMPOLI    A   TL'MS. 


d'un  enfant  à  son  réveil  !  Sous  notre  fenêtre,  clans  un  enclos  de 
cactus,  est  un  jardin  toufl'u.  Une  mare  y  loge,  sous  des  arbres,  les 
batraciens  dont  la  mélodie  nous  a  étonnés  cette  nuit;  des  hommes 
y  balancent  des  seaux  de  cuir  sur  les  bords  d'un  puits  ombragé  ; 
à  grands  flots  intermittents,  de  l'eau  y  tombe  dans  un  large 
bassin;  des  femmes  y  remplissent  leurs  amphores.  A  l'Orient, 
où,  derniers  voiles  de  la  nuit,  se  traînent  encore  quelques 
bruines  paresseuses,  scintille  la  nier  qui  frissonne  et  se  dorent  les 
maisons  d'IIamamet...  Et  tout  cela  fait   un  de  ces  tableaux  gracieux 

<pii  mettent  la  joie  au  cœur. 
Chacun  est  dehors  ;  des 
Arabes  prosternés  prient  vers 
le  soleil  levant;  un  Juif  en 
calotte  blanche  lit  des  ver- 
sels  de  la  Bible  dans  un 
vieux  petit  livre  de  parche- 
min ;  les  chevaux  hennissent  ; 
les  alouettes  montent  en 
chantant  dans  le  ciel  d'un 
bleu  pâle...  De  toute  pari 
s'élève  L'hymne  de  la  vie  à  la 
nature  qui  s'éveille. 


Ali  est  prêt;  notre  équipage  s'enlève...  Des  gerboises  traînent 
leur  queue  à  travers  l'alfa  et  courent  comme  des  poissons  a  tra- 
vers l'algue;  des  tortues  dont  le  dos  brille  au  soleil  se  liaient 
lentement  vers  leurs  petites  affaires;  un  lièvre  détale...  Ne  crai- 
gnons rien!  Il  a  passe  à  gauche.  S'il  eùl  passé  à  droite,  noire 
voyage  ne    se   lût    pas  terminé  sans  une  catastrophe. 

lit  nous  nous  enfonçons  dans  les  taillis  de  thuyas  au  noir  feuil- 
lage... A  gauche,  se  lèvent  des  montagnes  bleues  qui  dépendent 
du  massif  du  Zaghouan  ;  à  droite,  fuient  les  crêtes  du  capiton. 
- — du  Ras-Addar,  —  dont  nous  allons  couper  la  base. 

Des  gourbis  sous  les  branches;  une  halte  d'Arabes  a  l'ombre 
opaque  d'un  grand  caroubier  plusieurs  fois  séculaire  avec  un 
petit  puits,  des  chameaux  qui  allongent  le  cou  vers  les  feuilles  de 


SOUSSE. 


.'il 


l'arbre,  des  Anes  qui  broutent,  des  hommes  qui  rompent  la  galette 
des  voyageurs;  plus  loin,  tics  bois  tout  roses  de  lauriers  et 
toujours  des  caroubiers,  toujours  des  thuyas,  —  de  ces  citres 
dont  la  fastuosité  romaine  faisait  des  tables  qu'elle  pavait  jusqu'à 
trois  cent  mille  francs. 

Voici  enfin  une   roule,  une  vraie  route,  —  la  route   beylickale 


4Ï3g? 


\  E     BOI   I    \  \lj  ERE. 


d'Hamamet  et  de  Nebeul...  De  loin  en  loin,  des  figuiers  de  Bar- 
barie, entourent  un  henchir  ou  un  abreuvoir;  de  loin  en  loin,  se 
lèvent,  —  blocs  informes,  —  des  ruines  de  monuments  qui  ont 
dû  être  gigantesques,  des  tours  à  demi  renversées  el  qui,  avec 
leurs  larges  brèches,  rappellent  nos  donjons  de  l'époque  féodale. 
Sur  un  plateau  s'éparpillent,  larges  de  trois  à  quatre  mètres, 
des  enclos  de  pierres  grises,  de  petites   enceintes  dont   les  mu- 

31 


242  DE   TRIPOLI    A    TUNIS. 

raillesbasses  s'en  vont  tristement  en  débris.  Des  arbres  y  poussent, 
rabougris  et  noueux;  des  bouquets  de  palmiers  y  l'ont  llotter  leur 
ombre.  C'est  Bir-Arbaïn,  c'est  le  cimetière  de  quarante  martyrs 
tombés  dans  ou  ne  sait  quelle  guerre  sainte,  dans  on  ne  sait  quelle 
pieuse  bataille  des  vieux  temps.  Des  tombes  récentes  les  entourent; 
les  trépassés  d'hier  viennent  dormir  près  des  morts  vénérés 
d'autrefois. 

Les  oliviers  recommencent.  Brich,  Belli,  Aïn-Tebouriiouk, 
Niaroun  pressent  autour  du  minaret  pastoral  le  blanc  troupeau  de 
leurs  maisons  plates.  Puis  apparaît  Gorombalia,  horrible  petit 
village  européen  où  des  colons  polyglottes  boivent  de  l'absinthe 
frelatée  et  s'accoudent  en  grognant  sur  les  tables  graisseuses  de 
leurs  tavernes. 

Au  loin,  derrière  des  champs  dorés  que  tigrent  des  oliviers 
très  verts,  miroitent  heureusement  les  reflets  magiques  du  mirage 
et,  sur  leur  argent  fluide,  nagent  dans  la  lumière  les  mosquées 
de  Soliman. 

Le  paysage  s'élargit  tout  à  coup  vers  le  nord;  le  miroir  de  la 
mer  se  déploie  dans  toute  sa  splendeur...  Le  ciel,  les  flots,  les 
montagnes,  tout  est  bleu. 

A  droite,  s'arrondissent,  au  loin,  les  croupes  du  Djebel-abd-er- 
Rhaman,  du  Djebel-Kourbès,  du  pays  des  Beni-el-Kaoli ;  à  gauche, 
sous  nos  pieds,  s'étend  la  plage  d'Hammam-el-Life  et,  comme  un 
vol  de  mi  mettes  sur  un  rocher,  se  posent  sur  une  éminence  les 
maisons  étincelantes  de  Rhadès  qui  nous  cachent  Tunis;  plus 
haut,  le  Djebel-Ressas  se  cuirasse  de  ses  roches  plombées  et  le 
Djebel-bou-Gorneïn  dresse  la  mitre  de  sa  cime  aux  deux  cornes. 

En  face,  rougit,  au  delà  d'un  golfe,  une  sorte  de  l'alaise  abrupte, 
calcinée  par  le  soleil,  écorchée  par  les  vents  du  large.  Des  maisons 
échelonnent  leurs  cultes  d'albâtre  sur  ses  lianes  rocailleux;  quel- 
ques dattiers  y  l'ont  des  taches  vertes;  le  farouche  village:  de 
Bou-Saïd  boude  dans  la  sauvagerie  de  son  fanatisme  musul- 
man. A  ses  pieds,  des  monticules  arides  se;  couvrent,  en  croûtes 
grisâtres,  des  ruines  de  ce  qui  l'ut  Carthage.  Au-dessus  de  ces 
débris  informes,  une  cathédrale,  blanche  comme  une  mosquée, 


SOUSSE.  243 

élève  ses  tours  etsa  coupole.  La  maison  des  missionnaires  d'Afrique 
range,  à  côté  d'elle,  ses  arcades  mauresques;  un  couvent  de 
religieuses  s'y  enferme  dans  l'austérité  de  ses  hautes  murailles; 
une  modeste  chapelle  nous  y  parle  enfin  de  saint  Louis.  Plus  près, 
entre  Rhadès  et  Carthage,  s'étend,  comme  pour  les  réunir, 
l'ancienne  Taenia,  le  ruban  de  sable  cpie  couvre  R'halq'  l'ved,  — 
la  petite  ville  de  la  Goulette  dont  le  golfe  sert  de  port  à  la  capitale 
de  la  Régence.  Tunis,  en  effet,  n'est  pas  sur  la  mer,  mais  sur  la 
rive  occidentale  d'un  lac  salé  dont  la  Goulette  occupe  la  rive 
orientale.  A  peu  près  circulaire  et  large  de  dix  kilomètres,  cette 
nappe  d'eau  communique  par  trois  ouvertures  avec  la  Méditerranée 
dont  la  sépare  l'étroite  bande  de  terre  que  nous  voyons  d'ici. 
A  midi,  nous  sommes  à  Hammam-el-Lif. 


IX 

LA   GOULETTE 

HAMMAM-EL-LIF.     —    RHADÈS.    —    SUR    LA     PLAGE.     —    LA    NUIT.    —   LA 

GOULETTK.    LA    FLOTTE    TUNISIENNE.    FORÇATS.    - —    COMMERCE. 

—  PLACE  AHMED-DEY.    KASRA1I.    CHEMIN  DE    FER.  LA   MALKA. 

—  CARTHAGE.   HISTOIRE.    RUINES.    SAINT-LOUIS.    SUR    LE 

LAC. 

Hammam-el-Lif,  —  la  Mamélife,  comme,  avec  un  sans-gêne  dé- 
daigneux, l'appelle  un  auteur  célèbre  qui  a  entrevu  ce  pays  dans 
son  itinéraire  de  Paris  à  Jérusalem,  —  n'est  guère  qu'un  village 
presque  inhabité.  Il  s'écroule  au  fond  du  golfe  de  Tunis,  au 
pied  du  Djebel-bou-Gorneïn  dont,  vu  de  près,  le  profil  perd 
singulièrement  de  son  aspect  grandiose.  Les  Tunisiens  s'enor- 
gueillissent cependant  de  cette  bourgade  et  en  parlent  comme 
d'une  rivale  future  de  Dieppe,  de  Vichy,  de  toutes  les  stations 
hydrauliques  à  la  fois.  Ils  appuient  la  prétention  de  ces  plaisanteries 
thermales  e1  maritimes  sur  le  voisinage  de  la  mer  et  d'une  source 
mi  né  raie. 

En  attendant  rlammam-el-Lifn'est,  dans  une  chaude  saisonnière, 
que  la  débandade  d'une  petite  gare,  tête  de  ligne  du  tronçon 
du  chemin  de  fer  qui  vient  de  Tunis;  d'une  grande  maison 
garnie,  vide  en  été,  déserte  en  hiver  ;  de  deux  cafés  ai  européens, 
ni  arabes,  installés  dans  des  baraques  chancelantes  ;  de  quelques 
marabouts  qui,  désolés,  oui  fermé  leurs  droites  portes  rouges  ; 


LA   GOULETTE. 


d'un  restaurant  dont  les  plantes  grimpantes  dissimulent  heureu- 
sement la  misérable  charpente  de  bois  ;  d'une  dar-el-bej  ;  enfin 
d'\[\i  établissement  balnéaire  encore  inachevé. 

La  dar-el-bey,  ■ — ■  ancien  palais  de  pacha,  —  est,  mi-italien, 
mi-mauresque,  un  vaste  bâtiment  aux  trois  quarts  abandonné... 
Pourquoi  le  laisser  tomber  en  morceaux  ?...  11  serait  si  gracieu- 
sement, si  franchement  tunisien  au  soleil,  avec  son  architec- 
ture hybride,  sa  porte  pointue,  son  petit  avant-corps  crénelé, 
ses  inscriptions,  ses  fenêtres  vertes 
dans    des    grilles  ventrues  ! 

Un  large  corridor  aux  niches  tapis- 
sées de  faïence  conduit  à  sa  cour  cen- 
trale ([lie  décore  une  grande  vasque 
de  marbre,  qu'entourent  de  charmantes 
galeries  sous  lesquelles  débouchent  les 
escaliers.  Ne  montez  pas!  Vous  trébu- 
cheriez sur  des  marches  ravinées,  vous 
vmis  perdriez  dans  un  labyrinthe  de 
couloirs  sonores,  embrouillés  comme 
un  écheveau  de  fil  entre  les  pattes  d'un 
singe,  dans  un  dédale  de  pièces  que 
des  fenêtres  étroites  éclairent  à  travers 
des  murailles  de  forteresses,  dans  des  boyaux  obscurs  où  vous 
entendriez  des  bruits  incompréhensibles,  des  craquements 
inexplicables...  Et  vous  vous  croiriez  égaré  dans  quelque 
demeure  hantée,  dans  quelque  manoir  où  se  cacheraient  les  qua- 
rante voleurs  d'Ali-Baba. 

Suive/,  cependant  les  détours  de  cette  allée  ténébreuse. 

—  Alloumetl  ?  vous  demande  le  nègre  qui  vous  guide  et  dont 
la  face  noire  se  fond  dans  le  noir  qui  vous  entoure. 

Si  vous  n'avez  pas  d'allumettes,  rebroussez  chemin  ;  si  vous  en 
avez, fiât  lux!  Et,  à  tâtons,  — le  long  des  murs  en  moiteur,  sur  des 
dalles  qui  glissent,  sur  des  moellons  qui  basculent  comme  des 
trébuchets,  —  vous  allez,  par  une  atmosphère  étouffante,  hésitant 
a  chaque  pas.  comme  si  des  soupiraux  s'entr'ouvraient  devant 
vous.  Vous  atteignez    ainsi   une  petite   salle.    In   peu   de    jour  y 


h  ni  m  \  M-t  i.-i.  1 1   : 

LE     CONCIERGE     DES     BAINS 


246  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

tombe  par  dos  trous  pratiqués  dans  son  dôme  ;  sons  une  galerie 
s'y  étendent  des  planches  et  des  nattes  pour  les  baigneurs  qui 
peuvent  facilement  s'y  donner  l'illusion  macabre  d'être  des  sujets 
déposés  dans  les  caveaux  d'un  amphithéâtre  et  attendant  leur 
tour  d'aller  éparpiller  leurs  membres  sur  les  tables  de  dissection. 

A  côté,  dans  un  réduit  où  la  respiration  devient  un  travail 
horriblement  laborieux,  bouillonne  la  petite  piscine  où  arrive  — 
à  la  température  de  5o°,  —  l'eau  purgative,  bicarbonatée,  chlorurée, 
sulfureuse,  lithinée,  arséniatée,  ferrugineuse  et  surtout  empestée 
qui  sort  de  la  montagne.  C'est  le  hammam  qui  donne  son  nom  à 
celle  station  balnéothéra pique.  Hammam-el-lif, —  le  bain  du  nez... 
Mais  pourquoi  plutôt  du  nez  que  de  tout  autre  accessoire  de  la 
bête    humaine  ? 

Quant  à  l'établissement  thermal,  il  ressemblera  tout  simple- 
ment, dans  un  temps  très  lointain,  à  celui  d'Aix,  de  la  Bour- 
boule,  de   Cauterets  et   autres  pays  aux  eaux  miraculeuses. 

La  plage  n'est,  au  delà  d'un  plateau  désert,  qu'une  bande  de 
sable  où  le  soleil  fait  craquer  quelques  cabines,  où  une  sorte  de 
caserne  de  douaniers  loge  des  familles  maltaises  qui,  en  costume 
de  bain,  y  vivent  dans  une  promiscuité  digne  des  Soudaniens  de 
Tripoli. 

Ali  et  Tof'la  nous  attendent  sur  la  carrossa...  La  mer,  d'un 
cote,  des  collines  rocailleuses  de  l'autre  ;  une  grande  route  à 
travers  des  bois  d'oliviers  semés  île  petites  fermes...  Et,  en  moins 
d'une  heure,  nous  atteignons  le  fondouk  Choucha  où  nous 
prenons,  à  droite,  un  chemin  qui  se  dirige  vers  le  nord.  Toujours 
des  oliviers  ;  puis  le  pittoresque  village  de  Rhadès  avec  ses 
jardins,  avec  son  minaret  qui  étincelle  et.  péniblement,  nous 
entrons  dans  les  sables  de  la'Lenia... 

t'n  pont  de  bateaux  sur  l'ancienne  bouche  du  lac;  une  espèce 
d'ile  où,  —  au  milieu  de  palmiers,  de  petits  jardins,  de  construc- 
tions militaires,  —  s'élève  le  /.a/a/,,  —  le  bagne  bevlickal, —  un 
bac  qui,  à  la  terreur  de  Tof'la  et  au  grand  étonnement  d'Ali,  nous 
transporte,  chevaux  et  voiture,  au  delà  de  la  nouvelle  bout  lie  ; 
une  petite  kasbah  circulaire  où  le  boy  rend  quelquefois  la  justice 


LA   GOULETTË.  247 

cl  près  de  laquelle  s'élèvent  les  deux  colonnes  du  ^il)cl  :  quelques 
maisons  éventrées  par  un  Haussmann  africain  ;  un  pont  tournant 
sur  une  sorte  de  canal  et  nous  sommes  à  la  Goulette. 

La  nuit  esl  tombée  quand  nous  arrivons  et  comme  à  Sousse, 
c'est  sur  la  plage  qu'on  vit  ici  après  le  coucher  du    soleil. 

Là  s'alignent  des  baraques  où  on  donne  à  boire,  des  maisonnettes 
où  on  donne  à  manger,  des  cales  où  des  Nègres  l'ont  une  musique 
étourdissante,  des  terrasses  où,  sous  des  loils  de  jonc,  des 
Européens,  heureux  de  respirer  enfin,  s'assoient  autour  de 
tables  chargées  de  boissons  multicolores. 

Entre  ces  constructions  hâtives  et  les  vagues  qui  murmurent  et 
se  pâment  sur  le  rivage,  errent,  — ■  discrètement  éclairés  par  les 
grands  fanaux  que  portent,  comme  à  Kaïrouan,  des  pieux  fichés 
en  terre.  —  tout  un  monde  jaune,  rouge,  vert  et  blanc,  toute  une 
foule  papillotante  de  Juives  et  de  Juifs.  Les  femmes  ont  laisse''  au 
logis  la  gène  du  grand  voile  et  ce  ne  sont  partout  que  caleçons 
blancs,  que  coiffures  d'or,  que  blouses  légères,  tombant  à  peine 
au-dessous  tles  tailles. 

Des  cuisiniers  ambulants  se  sont  accroupis  derrière  une  large 
planche  que  supportent  deux  pierres  et  que  couvrent  des  comes- 
tibles à  prix  réduit;  à  leur  droite,  brûle,  enfoncé  dans  le  sable,  un 
fourneau  portatif;  à  leur  gauche,  blanchissent  et  verdoient  des 
paniers  d'œufs  et  de  salade. 

Gomme  les  autres,  deux  vieux  petits  Israélites  voûtés  et  branlant 
le  chef  —  rajel  ou  zouja,  le  mari  et  la  femme.  Philémon  et 
Baucis  — ■  leur  achètent  les  éléments  d'un  souper  frugal,  et  ils 
vont  s'asseoir  au  bord  des  flots. 

Des  groupes  se  forment;  de  toutes  les  familles  assises  en  rond 
s'exhalent,  dans  la  nuit,  des  musiques  grêles  comme  des  rires 
d'enfants  ou  ronflantes  comme  des  sommeils  de  gros  hommes 
repus. 

— -  M'raïed  fani,ya  tofla,  —  Elbek  dur  banil  Je  vais  mourir, 
mademoiselle,  et  mon  cœur  encore  palpite  pour  vous  !  bêle  sur  la 
guitare  un  Isaac  pelotonné  derrière  une  Rébecca  de  quatorze 
ans  qui  baisse  se     longs  yeux. 


2  '.8 


DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 


Et  toute  la  tribu  se  tait  et  l'écoute. 

Toujours  comme  à  Sousse,  niais  sur  une  plus  grande  échelle, 
des  établissements  de  bains  auxquels  conduisent  des  passerelles 
s'élèvent  au  large,  sur  des  pilotis  invisibles  dans  la  nuit,  et 
semblent  planer  sur  la  mer  calme.  On  s'y  désaltère  et  on  y  dîne. 

Des  lanternes  illuminent  leur  plate-forme  au  fond  de  laquelle 
joue  un  orchestre  italien...  Et  les  darboukas  des  établissements 
voisins  où  dansent  et  chantent  des  aimées  Israélites  couvrent  de 
leur  tapage  ses  mélodies  frétillantes  ou  langoureuses.  Au  delà  de 
la  barrière,  l'œil  se  perd  dans  la  profondeur  bleuâtre  des  ombres 
marines   piquées  de   mille  feux.    En  haut,    scintille   le  sable  d'or 


I.  \     G  OUI   I    III. 


des  étoiles  et  blanchit  la  bande  phosphorescente  de  la  voie  lactée  ; 
en  bas.  rougissent  les  Canaux  des  navires  au  mouillage  et  tremble 
le  sillage  de  la  lune  ;  de  tous  côtés,  comme  des  épées  flam- 
boyantes, s'enfoncent  dans  les  eaux  les  reflets  onduleux  des 
lanternes  qui  voguent  sur  des  barques...  Et,  sous  nos  planches, 
dans  l'épaisseur  des  ténèbres,  éclatent  des  rires  et  des  cris  de 
baigneuses  nocturnes. 

On  fait  plus  que  manger  en  ces  hôtelleries  aquatiques,  on  y 
loge  à  la  nuit,  dans  des  cabines  donl  le  plancher  à  claire-voie 
laisse  monter  jusqu'au  sommeil  de  leurs  locataires  la  fraîcheur, 
les  parfums,  la  plainte  monotone  des  vagues... 


Large  d'une  vingtaine  <b'  mètres,  défendue  par  deux  bastions, 


LA    GOELETTE. 


249 


flanquée  d'une  baraque  où  flotte  le  pavillon  ictérique  de  la  >Saritt:, 
une  troisième  coupée,  — ■  la  Goletta,  la  petite  gueule,  —  traverse 
la  tligue  naturelle  delà  Tutiia.  Elle  donne  passage  aux  navires  qui, 
grâce  à  leur  faible  tirant  d'eau,  peuvent  entrer  dans  le  lac,  à  ceux 
qui  transportent  à  terre  les  passagers  des  paquebots  forcés  de 
stopper  à  un  grand  kilomètre  au  large.  Près  d'elle   s'enfonce  le 


..l/8"!  ^&^SHF"  PIS: 


la    collette:    le    canal. 


canal  qui   servait  autrefois  de   port  aux  embarcations  de   la  floU< 
tunisienne. 


Cette  flotte  se  composait,  il  y  a  quarante  ou  cinquante  ans, 
d'une  frégate  que  Louis-Philippe  avait  offerte  au  bey  de  l'époque. 
Ce  souverain,  cependant  peu  prodigue,  avait  poussé  la  générosité 
jusqu'à  joindre  à  ce  présent  \m  capitaine  de  vaisseau  chargé  de 
le    faire    manœuvrer.    Pour  sauvegarder   l'amour-propre   de   ses 

3-2 


250  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

officiers  de  mer,  le  gouvernement  tunisien  y  avait  malheureuse- 
ment embarqué,  en  même  temps,  un  capitan-paclia. 

—  Avec  deux  capitaines,  dit  sagement  un  vieux  proverbe 
maritime,  la  barque  va  à  terre. 

Et  cela  m-  manqua  pas  d'arriver...  Consterné  de  ce  désastre,  le 
bey  voulait  au  moins  savoir  comment  il  s'était  produit...  (Vêlait  la 
ruine  totale  de  sa  marine  ! 

—  Capitan  dormir,  disait  l'amiral  indigène,  oscrivan  escrivir, 
pilota  macacli  sabir...  ou  bastimento  perdir. 

Jamais,  ou  n'en  put  tirer  autre  chose...  Et,  depuis  ce  jour 
néfaste,  la  puissance  tunisienne  ne  posséda  plus  d'escadre.  Deux 
croiseurs  désemparés  qui  habitaient  Sfax  au  moment  de  l'occu- 
pation, —  VEssed  et  le  Bèchir,  —  servirent  seuls  de  prétexte  au 
maintien  de  ses  officiers  de  vaisseau...  Ils  avaient,  par  de  bons  et 
de  loyaux  services,  acquis  des  droits  imprescriptibles  ! 

Le  port  ne  sert  plus  aujourd'hui  (pu1  de  refuge  a  des  barques 
italiennes;  à  des  mahonnes  qui  arborent  la  flamme  verte  et  rouge 
de  Tunis  ;  a  des  farelles  et  à  des  paranzellcs  qui.  largement 
ceintes  de  couleurs  éclatantes,  enjolivées  de  saints  naïfs  et 
d'arabesques  enfantines,  hissent  le  pavillon  timbré  de  la  croix 
de  Malte  ;  à  des  speronares  bariolés  de  dragons,  d'œils  de  jonques 
chinoises,  de  têtes  de  maures  et  de  nymphes,  d'anges  et  d'amours, 
de  saintes  Vierges  et  de  Vénus.  Et  ceux-ci  coiffent  leur  haute 
étrave  et  leur  gouvernail  démesure  de  perruques  en  peau  de 
mouton  ;  ils  suspendent  à  leur  gros  mât  tronqué  des  voiles  où  se 
peignent  des  séraphins,  des  poissons  el  des  cavaliers  ;  ils  y 
hissent  des  filets  qui  sèchent,  déployés  en  larges  triangles  de 
■dentelle  roiigeàlre. 

Les  jours  où  arrive  le  courrier  de  France,  une  multitude  gla- 
pissante d'Européens  et  d'indigènes  se  bouscule,  —  au  milieu  des 
malles,  des  valises  ci  des  caisses.  —  sur  le  vieux  petit  quai  de 
•ce  vieux  petit  port.  Des  maiins  arabes  dont,  roulé  en  maigre 
turban,  un  mouchoir  serre  le  grand  bonnet  de  laine  blanche  s'y 
disputent  alors  avec  des  hommes  appartenant  a  celle  curieuse 
variété  de  l'espèce  humaine  qu'on   désigne   en  Algérie  sous   le 


LA    GOULETTË.  231 

nom  générique  d'jaouleds...  El  ils  vocifèrent,  ils  se  poussent,  ils 
se  tiraillent,  ils  se  battent  au  milieu  des  colis  en  déroute;  ils  se 
les  arrachent  comme  dos  épaves  que  la  providence  d'Allah  aurait 
jetées  sur  leurs  côtes. 

Autour   d'eux,    musardent,    désœuvrés,   des    soldats   tunisiens, 
badauds  el  encombrants  comme  les  fantassins  de    tous  pays;  les 
larges  manches  de  leurs  chemises  flottant  sur  leurs  bras  nus,  des 
gamins  boutonnent  sur  leurs  épaules  un  gilet  qu'orne,  à  la  place 
du  cœur,  un  gousset  découpé  en  croissant;   des  musulmans  très 
notables,  — les  descendants  les  plus  purs  des  Maures  andalous!  — 
se  drapent,  avec  une  emphase  bouffonne  dans  Yhabaya,  cette  vaste 
chemise  de  laine  groseille,   pèche,    prune  ou  abricot  que,   à  l'in- 
verse des  nôtres,  ils  portent   par-dessus  tous  leurs  vêtements... 
Et,  —  plus   volumineux,   sous   son    casque    de  toile,  qu'un   capi- 
taine de  pompiers  sous  son  heaume   de  cuivre,   —  l'agent  com- 
mercial  de   la    compagnie  à  laquelle   appartient    le    navire    arrivé 
brandit,  comme    un   sabre,   son   parasol    blanc,  —   insigne    de  sa 
dignité.  —  et,  de  la  voix  et  du  geste,  gourmande  les  travailleurs 
polyglottes  dont  il    a   le   difficile  commandement...    In  fonction- 
naire qui    croit    remplir  un    sacerdoce,    résiste   aux  prières    lar- 
moyantes d'une  jeune  femme  à  laquelle,  pour  la  noyer,  on  arrache 
une    pauvre    petite    plante  que,  —  souvenir  du    village   natal,  — 
elle  apportait   d'Europe.  La   malheureuse!    Sans  la  vigilance   de 
cet  inflexible  cerbère,  elle  allait  infecter  de  phylloxéra  toutes  les 
vignes  de  la  Tunisie  ! 

Accouplés,  tles  vauriens  patibulaires  traînent  leur  chaîne  et 
feignent  de  balayer.  Ils  sont  vêtus  de  grosses  vestes  de  drap 
brun,  de  vieux  burnous  en  lambeaux,  de  guenilles  sans  couleur 
ni  forme.  Khroumirs  récalcitrants,  voleurs  vulgaires,  Arabes  pil- 
lards, détrousseurs  de  caravanes  amenés  du  sud,  ravageurs  de 
mer  dragués  dans  les  parages  de  Kerkennah  et  porteurs  de  tètes 
de  bandits  maritimes  pareilles  à  celles  que  l'imagination  prête 
aux  gredins  qui  montaient  autrefois  les  chébèques  des  corsaires, 
ce  sont-les  forçats  du  pays...  lit,  surveillant  du  coin  de  l'œil  la 
matraque  des  gardes-cliiourme,  marmottant  on  ne  sait  quelles 
prières,  ils  tendent   à   tout  venant   des   mains  noires  et  sèches 


252  DE    TRIPOLI  A    TUNIS. 

dans    lesquelles  tombe  parfois   une  karroube    ou   une  pincée  de 
tabac. 

Venus  directement  de   Marseille  ou  ayant  déjà   passé   par  les 


escales  d'Algérie,  trois  paquebots  transatlantiques  mouillent  à  la 
Goulette  chaque  semaine;  deux  autres  y  viennent  de  Tripoli  par 
la  côte  ou  par  Malte.  Chaque  lundi  voit,  en  outre,  arriver  un 
bâtiment  des  Transports  maritimes  et  un  courrier  qui  réunit  Tunis 
à  l'Italie. 

Transportées  des  navires  à  Tunis  par  des  bateaux  plats  qui 
traversent  le  lac  ou  transbordées  sur  des  mahonnes,  puis  voitu- 
rées  en  chemin  de  fer,  les  marchandises  sont,  à  la  Goulette, 
l'objet  d'un  transitdans  lequel  la  France  occupe  le  premier  rang. 
La  moitié  de  l'importation  est  entre  uns  mains.  Nous  envoyons 
aux  Tunisiens  trois  t'ois  plus  que  l'Angleterre,  quatre  fois  plus 
<pie  l'Italie... 

C'est  seulement  ainsi  et  non  par  des  impôts  directs,  c'est  en 
ouvrant  de  nouveaux  débouchés  à  son  industrie  et  a  son  négoce, 
que  les  colonies  el  les  pays  de  protectorat  doivent  enrichir  leur 
métropole.  Que  des  droits  frappent  les  produits  étrangers  mais 
que  les  noires  entrent  en  franchise!  Et  nous  accentuerons  encore 
notre  prépondérance  commerciale. 

Au  grand  désespoir  des  Algériens,  justement  jaloux  de  cette 
faveur,  les  douanes  françaises  laissent  passer  librement  les  dén- 
ués tunisiennes  el  cependant,  si  nous  l'emportons  dans  le  com- 
merce d'importation,  l'étranger  l'emporte  dans  le  commerce 
inverse.  L'Italie,  par  exemple,  tire  de  la  Tunisie  quatre  luis  plus 
que  nous.  El  il  y  a  lieu  (le  s'en  féliciter  encore.  .Nous  gardons 
notre  argent  el  c'est  avec  les  lires  italiennes  (pie  les  Tunisiens 
payent  nos  produits;  elles  ne  fonl  que  traverser  Tunis  pour 
arriver  en  France.  Cette  exportation  s'augmente  chaque  jour. 
Elle  était,  par  exemple,  de  quatorze  millions  en  1889,  elle  a  été 
de  vingt-cinq  millions  en   1890! 

(lue  le  liey  acliève  d'abolir  la  laxe  de  sortie  donl  sonl  grevés 
les  produits  de  ses  sujels  el   cpii,  pal  l'ois,  l'ail   reculer  les  acheteurs 

et  celte  forme  de  commerce  s'étendra  encore.  Nous  aurons  ainsi 


LA    GOULETTE. 


253 


amélioré  les  affaires  du  pays,  comme  nous  en  avons  déjà  amé- 
liore l'administration  et  la  justice. 

Deux  plaideurs  se  présentaient-ils  autrefois  à  la  barre  de  cer- 
tains cadis?  Celui  qui  apportait  un  pain  de  sucre  ou  une  cou  fie 
de  dattes  avait  gain  de  cause  contre  celui  qui  se  présentait  les 
mains    vides. 

Un   cultivateur   récoltait-il  deux  ou   trois  cents  keffiz  de  blé? 

—  Cinquante  te  suffisent,  lui   disait-on. 

Et  on  confisquait  le  reste. 

Un  Arabe  de  la  plaine  avait-il  un  beau  cheval,  un  étalon  de 
race  ?  On  le  mandait  à  Tunis. 


1.  A      GOELETTE:     SUR      LES      II  E  M  P  A  II  T  S . 


—  Combien  ta  bête?  lui  disait   un  général. 

—  Elle  n'est  pas  à  vendre. 

—  Tu  sors  de  la  question.  Combien  ? 

—  Mille  piastres,  gémissait  le  propriétaire  résigné. 

—  En  voilà  cent!  Que  tes  gens  amènent  l'animal!  Et  en  atten- 
dant, nous  te  gai-dons  en  otage. 

Des  esclaves  grecs  entraient-ils  au  Bardo  sans  sou  ni  maille.1 
S'ils  savaient  plaire,  ils  étaient  bientôt  vingt  fois  millionnaires. 

Un  nouveau  caïd,  —  <|ui,  d'ailleurs,  avait  acheté  sa  charge,  — 
était-il  envoyé  dans  une  tribu.'  Vile,  il  y  faisait  une  tournée  et, 
outre  les  droits  réguliers,  il  prélevait  sur  elle  l'haqq-es-sabats,  — 
le  prix  des  savates  qu'il  usait  en  parcourant  son  territoire  el  qui 
s'élevait  parfois  jusqu'à  cent  mille  francs... 


2oi  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

Les  temps  sont  bien  changés  et,  — avec  une  satisfaction  qu'elle 
ne  cherche  pas  à  dissimuler,  —  la  population  indigène  a  vu  nos 
représentants  porter  la  lumière  dans  les  ténèbres  de  son  gouver- 
nement, l'aire  régner  la  justice  dans  sa  justice,  réprimer  les  exac- 
tions dont  elle  était   la  victime  tremblante,  chasser  les  parasites 
qui  s'engraissaient  de  son  sang.   Elle  a  vu  ses  impôts  diminués, 
ses  contributions  mieux  administrées;  elle  verra  bientôt  sa  for- 
tune s'accroître  avec  la  nôtre,  son   bien-être  s'accroître  avec  sa 
fortune.  Elle  aura  des  routes,  des  puits,  des  ponts,  des   phares, 
des  chemins  de  fer,  des  télégraphes.    Elle  jouira,  —  sans  qu'on 
les  lui  ait  imposés  par  les  armes,  —  de  tous  les  bienfaits  d'une 
civilisation  maintenant  en  avance  sur  la  sienne.  L'autonomie  dont 
elle  a  plus  que  les  apparences,  lui   enlèvera  tout   prétexte  à  une 
révolte  à  laquelle  elle  ne  songe  guère  et  qui  serait  dirigée  moins 
contre  nous  que  contre  le  bey,  notre  allié  et  son  souverain  légi- 
time. Elle  nous  sera  unie  enfin,  non  par  les  liens  d'une  gratitude 
qu'il  ne  faut  attendre   de  personne,    mais    par   ceux   de  l'intérêt 
commun...    Et  l'expédition  qu'on  appelait   une   déplorable  aven- 
ture   nous    aura,    —   par   une    sorte    d'association     tout    amicale 
entre  les  Tunisiens  et  nous,  par  une  conquête  toute  pacifique,  — 
donné    la    plus  calme,   la    plus    productive,    la    meilleure    de    nos 
dépendances.  Les  bénéfices  que  nous  en  retirerons,  les  avantages 
dont  elle  jouira  elle-même  prouveront  que,  — lorsqu'il  s'agit   de 
pays  habités  par  des  êtres   intelligents  et  placés  à  notre  niveau 
sur  l'échelle  de  l'humanité,  —  le  protectorat  est  encore  le  meilleur 
des   modes   de  colonisation.  Pour  ceux  qui  voudraient  assimiler 
la  Tunisie  a  l'Algérie,  il  est  cependant  moins  sur  que  l'annexion 
pure  et  simple.  La  Tunisie  peut   encore  échapper  à  notre  tutelle, 
disent-ils;  elle  peut  encore  obéir  aux  instigations  des  puissances 
rivales.    Dans    tous  les  discours   qu'ils  lui   adressent  à  l'occasion 
dis    fêtes    officielles,    les    consuls    d'Angleterre    et    d'Allemagne 
ne    manquent  guère,    il   est  vrai,  de   faire  miroiter  aux   veux   du 
he\  l'espoir  de  recouvrer  l'indépendance,  la  possibilité  de  faire, 
sans    nous,    le    bonheur    de   son     peuple.     Les   Italiens,     de    leur 
côté,   protestenl   encore   de   leur  mieux  contre   notre  immixtion 
dans  les  affaires  de  la  Tunisie;  ils  conservent  leur  poste  et  leur 


LA    GOULETTE.  2oo 

chambre  de  commerce;  ils  tâchent  d'attirer  el  d'endoctriner  les 
jeunes  indigènes  dans  les  collèges  que  nous  avons  la  générosité 
exagérée  de  leur  laisser  ouvrir;  ils  saisissent  le  moindre  pré- 
texte, —  une  expulsion  de  capucins  gallophobes,  par  exemple,  — 
pour  se  mêler  de  nos  affaires...  Qu'importe!  Ce  ne  sont  là  que 
des  animosités  qui  s'éteindront  à  la  longue  et  dont  sauront  avoir 
raison  l'honnêteté,  l'habileté,  l'énergie  de  nos  fondés  «le  pouvoir 
auprès  du  bey.  Kl  le  jour  n'est  pas  loin  où  rien  ne  prévaudra 
contre  nous. .. 

Revenons  à  la  Goulette.  Elevé  sur  un  terre-plein  et  haut  à 
peine  de  deux  mètres,  un  rempart  règne  comme  une  arête  sur 
la  langue  de  terre  qui  sépare  le  port  d'avec  le  large.  Ses  embra- 
sures démantelées  laissent  passer  la  gueule  noire  de  vieux 
canons  inoffensifs  gardés  par  des  artilleurs  indigènes  qui  tri- 
cotent placidement,  à  l'ombre  d'un  écran  de  toile  orienté  comme 
la  tente  île  nos  tailleurs  de  pierre.  In  pantalon  de  canonnier 
français,  une  veste  de  zouave,  un  fez  timbre  d'une  plaque  de 
cuivre  aux  armes  beylikales  et  doublé  d'un  bonnet  dont  le  bord 
apparent  le  souligne  d'un  étroit  liséré  blanc  :  lel  est  l'uniforme 
de  ces  guerriers  pacifiques. 

Au  bout  de  ce  rempart,  s'effrite,  roussie  par  le  soleil,  une  très 
ancienne  forteresse.  A  ses  pieds,  wn  petit  pont  tournant  enjambe 
le  canal  et,  à  la  file,  des  chameaux  le  traversent  qui  se  rengor- 
gent, le  museau  en  l'air,  ou  qui  grognent  dans  leur  muselière 
d'alfa. 

Là  commence,  pour  se  diriger  vers  le  nord,  la  place  Ahmed- 
Bey,  espèce  de  large  boulevard  qui,  — avec  ses  galeries  et  les 
fenêtres  de  ses  hautes  maisons  à  l'européenne,  —  constitue 
la  principale  avenue  île  la  Goulette.  Des  peupliers  biscornus  y 
répandent  la  fraîcheur  de  leur  ombre;  des  cafés  comme  les 
nôtres  y  mettent  la  gaieté  de  leurs  tables  en  plein  air,  de  leurs 
tentes  rayées  <|iii  claquent  à  la  brise.  Ce  n'est  plus  la  Tunisie. 
Provençale,  italienne,  arabe,  la  Goulette  est  un  pays  sabir,  un 
pays  hybride  comme  la  langue  qu'on  y  parle  et  que  les  vieux 
Moghrabins  prennent  pour  le  français   le  plus  pur. 


-2M".  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

—  De  quelle  nation  est  donc  cet  homme?  disait  l'un  d'eux  en 
montrant  un  Ponantais  à  un  capitaine  de  la  Canebière.  11  me 
demande   du    son,  du   son...  Qu'estai-  du  son.' 

—  Du  race,  répond  le   .Marseillais  dans  l'idiome  des  fêlibres. 

—  Ah!  du  race?  Je  le  pensais  bien  qu'il  n'était  pas  de 
France  !... 

Mais  quelle  joyeuse  animation  autour  de  nous!  De  toute  pari 
retentissent  les  appels  des  marins,  les  cris  des  fruitiers  ambu- 
lants, les  disputes  hurlantes  des  Napolitains  et  des  Maures...  Où 
est  le  silence  morne  tics  déserts  ?  Où  est  le  recueillement 
religieux  de  Kaïrouan  ?  Braillard  comme  savent  l'être  les  Arabes 
quand  ils  ne  se  renferment  pas  dans  un  mutisme  systématique,  un 
poissonnier  traîne  dans  la  poussière  la  queue  de  deux  énormes 
méros  qu'il  lient  par  leurs  ouïes  sanglantes.  Un  autre  promène 
dans  le  tintamarre  de  la  foule  un  paquet  de  mulets  qu'il  a  enfilés 
par  la  bouche,  les  offre  à  chacun,  les  secoue  comme  un  panier  à 
salade,  les  fait  tournoyer  sur  sa  tête  et  menace  d'en  fouetter  la 
joue  d'un  Sicilien  qui,  dédaigneusement,  lui  en  a  offert  un  prix 
dérisoire,  Un  troisième  a  couché  sur  sa  main  un  paquet  d'aiguilles 
qui  balancent  leur  long  bec  d'un  côté,  leur  queue  effilée  de  l'autre, 
l'n  quatrième  porte,  ainsi  qu'une  corbeille  sacrée,  un  panier  de 
crevettes  longues  comme  la  main,  grosses  comme  les  deux  pouces 
réunis  et  récrimine  contre  une  Maltaise  qui,  pour  les  déprécier,  a 
ose  les  comparera  des  djérads,  —  a  de  misérables  sauterelles.  Et, 
à  grands  cri*,  'les  maraîchers  poussent  devant  eux  des  bourri- 
(|iiets    et   des  chameaux  accablés  de  tristesse. 

Des  hammals,  — îles  portefaix,  —  ploient  sous  le  tonneau  ou  sous 
l'énorme  coujffe  dont  leur  dos  esl  chargé.  Une  calotte  tricolée  à 
jour,  un  mouchoir  roulé  en  corde,  un  bonnet  crasseux,  au  flot 
ébouriffé,  leur  servent  de  coiffure;  les  uns  jettent  sur  leur 
djoubba  un  caban  de  laine  blanche  ou  sont  vêtus  d'une  longue 
ei  épaisse  chemise  brune  ;'  les  autres  s'emmaillottenl  dans  une 
jupe  sans  plis.  —  une  fouta  de  femme.  Leur  poignet  es)  serré 
dans  un  bracelet  de  cuir;  leur  taille  esl  ceinte  d'une  sangle 
brodée  ou  d'i large  ceinture  de  peau  que  boucle  un  fer- 
moir de    cuivre    découpé  en  poisson  aplati.  Cette  image  écarte 


I.A    (iOULIiTTE. 


257 


encore  le  mauvais  œil  et,  — comme  jadis  dans  les  catacombes  où 
elle  était  l'emblème  du  Christ,  —  elle  est  partout  ici  peinte  sur 
les  murailles,  tantôt  simple,  tantôt  formée  de  trois  poissons  qui 
s'enlacent  en  une  sorte  d'étoile. 

Souvent    coiffés   du   turban   de  corde  des  Arabes,  des  Maures 


.*      GOULK'I'TE:      1  ACTIONNAIRES. 


citadins,  —  résultat  de  toutes  les  races  qui,  tour  à  tour,  ont 
envahi  ou  habité  le  nord  de  l'Afrique, — -traînent  en  savates  leurs 
babouches  jaunes  et  flânent,  toujours  inoccupés.  Leurs  tempes 
sont  épilées  ;  leur  moustache  aux  bouts  tombants  est,  dans  sa 
partie  "moyenne,  coupée  en  brosse  et  découvre  leur  lèvre;  leur 
barbe  légèrement  taillée  en  pointe  est  rasée  avec  un  tel  soin 
sous    le  menton  et   sur   la   partie    antérieure     des  joues    qu'elle 

33 


258  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

leur  fait  comme  un  bandeau  odontalgique  ;  à  leur  chachia  enfin 
se  balance  l'énorme  gland  de  soie  sans  lequel  un  Tunisien  se 
croirait  déshonore... 

Des  Nègres  rient  et  gesticulent,  débraillés  dans  des  friperies  d'un 
pittoresque  désopilant,  fagotés  de  défroques  d'une  drôlerie  indes- 
criptible, drapés  dans  des  accoutrements  de  mardi-gras...  Une  vraie 
descente  de  la  Gourtille.  Des  Koulouglis,  —  fils  de  Turcs  et  de 
Maures,  —  se  promènent  avec  des  hommes  qui,  —  Musulmans, 
Maltais,  Provençaux,  Espagnols  et  Juifs,  tout  ensemble,  —  n'ap- 
partiennent à  aucune  nationalité  distincte.  Des  galons  blancs  cou- 
rant sur  toutes  les  coutures  de  leur  épaisse  gandoura  velue,  des 
matelots  arabes  s'en  vont  avec  des  matelots  maltais  qui,  affublés 
d'une  grosse  veste  à  capuchon,  parlent  à  peu  près  leur  langue  et,  en 
eux,  retrouvent  des  frères.  Une  escadre  française  vient,  enfin,  de 
mouiller  au  large  et  ses  hommes  mettent  dans  ce  monde  bigarré 
leur   large  col  bleu  et  leur  joie  toujours  et  partout  exubérante. 

Conduites  par  de  grands  noirs  en  livrées  écarlates,  en  cafetans 
bleu  de  ciel  brodés  d'or,  en  vestes  sombres  soutachées  d'argent, 
des  voitures  passent,  pleines  d,e  croix  et  d'épaulettes...  L'état- 
major  de  notre  (lotte  va,  à  la  Marsa,  rendre  visite  au  bey  et  en 
rapporter  des  Nichams. 

Charmant  tout  cela  !...  Mais  l'endroit  est  inhabitable.  Les 
cousins,  que  les  arbres  voient,  chaque  nuit,  éclore  par  milliards, 
n'attendent  pas,  pour  effectuer  leurs  sorties  belliqueuses,  que  la 
une  ait  brandi  le  croissant  de  son  cimeterre  au  ciel  de  Mahomet 
Ils  fondent  sur  nous  en  bataillons  serrés,  comme  si,  bons  mous- 
tiques musulmans,  ils  avaient  juré  de  débarrasser  l'Afrique  de  la 
présence  du  roumi. 

Marchons.  Au  fond  d'une  petite  cour  ouverte  de  toute  sa 
largeur,  se  décrépit  un  vieux  monument  très  barbaresque  et  dont 
les  murs  grisâtres  portent  comme  des  dents  branlantes  des 
créneaux  ébréchés.  Des  soldats  et  des  officiers  en  calotte  rouge 
en  gardent  l'entrée  en  fer  à  cheval,  la  porte  séculaire  dont  les 
battants,  bordés  de  clous  énormes,  ne  s'ouvrent  en  grondant 
que  pour  laisser  passer  des  galériens.  C'est  une  kasbah,  — 
comme   partout,   —    une   sorte   de  forteresse   qui  sert  d'arsenal 


LA    GOULETTE.  259 

et  que,    de   l'autre    côté,    un   cimetière   entoure    de    ses    lombes. 

Enfonçons-nous  au  hasard  dans  les  rues  latérales.  Il  y  a  peu  à 
voir...  l'ius  encore  que  la  place  Ahmed-Bey,  la  Goulette  entière  a 
le  même  aspect  italien,  le  même  faux  air  napolitain.  Partout  bru- 
nissent au  soleil  des  plats  de  pomi  cToro  • — ■  de  tomates —  écrasées 
en  coulis;  partout,  — en  gros  échcveaux  jaunâtres,  —  des  macaroni 
se  suspendent  à  des  séchoirs;  partout  des  yeux  noirs  de  femmes  à 
la  peau  très  brune  brillent  dans  l'ombre  de  taudis  charbonnés... 
Sommes-nous  déjà  à  Portici  ou  à  Torre  dell'Annunziata  ? 

Seuls  quelques  Ahazverus,  —  quelques  Juifs  errant  par  les  rues, 
—  seules  quelques  Juives,  vautrées,  avec  leurs  enfants,  derrière 
les  barreaux  d'un  balcon  cpii  en  prend  l'air  d'une  grande  cage  de 
faisans  dorés,  donnent  la  note  tunisienne  aux  maisons  qui.  - 
pour  être  transplantées  sur  cette  terre  où  elles  poussent  comme 
chez  elles,  ■ —  semblent  avoir  été  arrachées  aux  pieds  <\u 
Vésuve. 

Au  bout  de  la  Grande-Place  s'élève  la  gare  du  petit  chemin  de 
1er  qui,  en  passant  par  la  Marsa,  va  île  la  Goulette  à  Tunis.  C'est 
une  sorte  de  halle  précédée  d'une  véranda  sous  laquelle  bâillent 
les  guichets.  Affiches,  machines,  billets,  employés,  tout  arrive  de 
Rome...  Nous  sommes  dans  le  pays  del  re  Umberto. 

Al  Labour  el  behr,  —  le  vapeur  de  terre,  comme  les  Arabes 
appellent  le  train  pour  le  distinguer  du  paquebot,  al  babour  el 
bahr,  le  vapeur  de  mer,  —  suit,  pour  aller  de  l'extrémité  orientale 
à  l'extrémité  occidentale  de  son  principal  diamètre,  la  rive 
septentrionale  d'El-Bahira... 

Les  voitures  de  première  classe  sont  à  moitié  vides  ;  découvertes 
comme  les  tramways  de  Marseille,  celles  de  troisième  classe  sont 
bourrées  de  promeneurs  indigènes,  de  Juives  aux  bonnets 
étincelants  et  aux  figures  poupines,  de  Maltaises,  de  Siciliennes, 
de  Napolitaines...  Les  yeux  de  velours  semblent  avoir  été  ras- 
semblés ici  pour  les  opérations  d'un  concours  de  beauté...  Et 
dans  un  charmant  embarras  serait  l'heureux  comité  chargé  de 
décerner  la  pomme  !... 

//  babour  siffle  et    mule...  L'n  quart  d'heure  de  vacarme  et  il 


260 


DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 


nous  dépose  sur  le  quai  de   la  pelile   station   de   la   Malka-San- 
Luigi. 

A  l'est  se  renfle  un  repli  de  terrain  aride  où,  roulée  dans  sa 
robe  bleue  et  défendue  par  un  chien  maigre,  une  bergère  garde 
ses  noirs  moutons  au  milieu  des  buissons  épineux.  Au  delà  de  ce 
seuil  hérissé,  —  au  deuxième  plan,  —  un  ravin  sépare  deux 
collines  qui  portent  des  couvents  et  une  église.  Terrasses  de 
petites  maisons  grisâtres,  quelques  lignes  horizontales  dépassent 
à    peine    des    haies    formidables,  des  falaises,    des    cascades    de 


L  \     GOl  LETTE     :      Cl  M  ETI  ÈRE. 


cactus  et  d'aloès.  C'est  le  village  qui  donne  à  la  gare  la  première 
moitié  de  son  nom. 

Nos  pieds  entrent  dans  des  gravats  brûlants  el  très  anciens; 
des  portes  se  ferment  devant  nous  ;  des  entants  nous  regardent, 
méfiants.  Au  bourdonnement  des  mouches,  un  boucher  est 
accroupi  dans  la  poussière,  sur  le  seuil  de  sa  pelilt-  boutique.  Il 
dispense  à  des  femmes  agenouillées  autour  de  lui  le  mouton  (pie 
son  tranchoir  carré  dépèce  avec  fureur.  Assis  cote  à  côte,  dix- 
huit  chiens  «les  deux  sexes,  -  -  la  gueule  ouverte,  le  ventre 
ballant  de  faim,  les  yeux  pétillants  d'une  convoitise  suraiguë,  — 
sont  tant  préoccupés  de  ce  qu'il  fait  qu'ils  oublient  d'aboyer  après 
nous.  comme  il  dédaigne  lui-même  de  nous  répondre... 
Passons  ! 

Au  milieu  du  village  se  creuse  une  vaste  fosse  dans  laquelle, 


LA    (iOLLETTK. 


261 


contiguës  et  parallèles  entre  elles,  se  rangent  quatorze  longues 
constructions  dont,  percée  de  trous,  la  voûte  est  au  niveau  du  sol 
supérieur.  Elles  étaient  jadis  souterraines  mais  on  les  a, 
pour  ainsi  dire,  dégagées  de  leur  gangue.  Des  sentiers  en 
pente  douce  y  conduisent  ;  un  écroulement  a  ouvert  au  milieu 
d'elles  un  vide  dont  on  a  fait  comme  une  petite  place  publique; 
on  a,  à  travers  leurs  parois,  percé  des  portes  et  des  fenêtres  ; 
on  en  a  l'ait  enfin  des  maisons  et  des  écuries  où,  dans  le  fumier 
«■t  la  paille,  vivent  bêles  et  gens...  Ce  sont  des  citernes  anté- 
rieures à  l'époque  romaine. 

Gravissons  cette  hauteur  et  arrêtons-nous. 


1.4    MALKv    :    CITERNES    IN  TIQUES. 


—  Passant,  va  dire  à  ton  maître  cpie  tu  as  vu  Marins  assis  sur 
les  ruines... 

Tout  est  mort,  tout  est  vide  autour  de  nous...  Et  cependant, 
indécis  comme  clans  un  songe,  des  palmiers,  des  colonnes,  des 
monuments  sortent  des  roches  grises...  Le  murmure  d'une  foule 
invisible  gronde  comme  celui  d'une  mer  lointaine  ;  le  pays  se 
peuple  ;  le  désert  vit. 


Quelle  est  cette  cité  populeuse  ?  Dans  quel  monde  enchanté  la 
folle  du  logis  nous  a-t-elle  transporté  d'un  coup  de  sa  baguette 
magique  ?... 

A  droite,  —  vers  le  sud,  —  derrière  une  épaisse  muraille;  der- 


26-2  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

rière  des  rues  et  des  maisons  à  six  étages;  derrière  les  bâtiments 
majestueux,  les  portiques  et  les  pylônes  d'une  agora  ;  derrière  des 
temples  et  des  thermes,  se  pressent  des  vaisseaux.  Leurs  mâts 
s'emmêlent,  comme  les  troncs  d'une  foret  sans  feuilles,  dans  deux 
ports  qui  communiquent  entre  eux  et  que  des  jetées  défendent 
contre  l'envahissement  tumultueux  des  vagues.  Carré,  bordé  d'en- 
trepôts, le  premier  est  encombré  de  navires  marchands;  circulaire 
et  protégé  par  une  forteresse  qui  s'élève,  comme  un  donjon,  au 
milieu  de  ses  eaux  tranquilles,  l'autre  est  réservé  aux  bâtiments 
de  combat...  Plus  loin  miroite  le  golfe  où  voguent  les  galères;  â 
l'horizon  vaporeux  s'estompent  le  promontoire  d'Apollon,  le  cap 
Hermanus,  les  monts  Zeugitanes  et  les  monts  Zuchares. 

A  nos  pieds,  cette  maison  est  celle  où  naquit  Hannibal. 
Le  temple  qui  couronne  cette  éminence,  —  là  bas,  au  delà 
d'un  cirque,  au  delà  d'une  place  d'armes  où  étincellent  des 
casques  et  des  cuirasses,  —  c'est  le  temple  d'Eschmoun,  le  soleil 
bienfaisant. 

A  gauche,  —  vers  le  nord, —  derrière  un  théâtre  et  une  basi- 
lique ;  derrière  des  bains  et  des  galeries  ;  derrière  des  temples  à 
la  Mémoire,  à  Didon  divinisée,  à  Baal-Moloch,  le  soleil  dévorant 
comme  celui  du  désert,  —  se  découpent,  sur  l'acier  du  ciel,  les 
arcades  élancées  d'un  aqueduc  rougeâtre  et  sourcillent  des 
sanctuaires  redoutables... 

Nous  sommes  à  Byrsa,  au  cœur  de  Khart-Hadaeh,  de  l'antique 
Carthage. 

Un  double  rempart  que  traversent  les  portes  de  Furne,  de 
Thapsus  et  de  Sévesle  décrit  un  triangle  irrégulier  dont  ce 
quartier  sacré  occupe  le  sommet,  dont  la  mer  baigne  la  base.  Il 
sedéploie  sur  trente  kilomètres;  il  enferme  la  riche  métropole  où 
vivent  six  cent  mille  hommes.  Massives,  de  grosses  louis  le 
flanquent  ;  des  voûtes  divisent  en  étages  l'espace  compris  entre 
les  deux  murs  qui  le  forment.  Dans  ses  écuries  barrissent  les 
éléphants  de  guerre;  au  premier  étage —  où  les  a  conduits  un 
plan  incliné,  —  piaffent  les  chevaux  des  auxiliaires  numides; 
plus  haut,  s'emmagasinent  les  harnais  et  les  armures;  plus  haut 
encore  se  logent  les  soldais  mercenaires;  plus  haut,  enfin,  sur  les 


LA    GOULETTE.  263 

terrasses,  veillent  les  défenseurs  salariés  de  la  patrie  punique. 

Autour  île  ces  fortifications  prodigieuses  court  une  route  ceinte 
d'une  nouvelle  muraille  que  longe,  à  l'extérieur,  un  chemin  de 
ronde  défendu  lui-même  par  des  fossés  et  par  des  palissades. 

Au  delà,  — ■  toujours  au  nord,  —  s'élève  la  colline  qui  cache 
Utique  et  Kamark.  Des  puits,  au  fond  desquels  s'ouvrent  des 
caveaux  qui  habitent  des  cercueils,  se  creusent  dans  ses  flancs. 
C'est  la  montagne  des  sépultures...  A  ses  pieds  s'étendent  les 
villas  et  les  jardins  de  l'immense  faubourg  de  Megara... 

Ecoutons!  Des  sonneries  éclatantes  déchirent  l'air  alourdi  de 
soleil;  le  peuple  escorte  les  suffètes  et  des  acclamations  roulent 
dans  la  cité  fantôme...  Pourquoi  ce  bruit  et  ces  fanfares?  Pour- 
quoi ces  joyeuses  clameurs  ?  Cartilage  a  vaincu  Massinissa,  son 
ennemi  noir  et  farouche  ;  Cartilage  est  en  fête. 

Et  de  rouges  clartés  se  plaquent,  sanglantes,  aux  fûts  trapus  des 
puissantes  colonnades.  Blafardes,  fantastiques,  des  illuminations 
polychromes  s'enroulent  aux  tours  embrasées,  s'allument  au 
fronton  des  temples.  La  fumée  des  sacrifices  monte  lentement 
dans  le  ciel  obscurci.  Les  prêtresses  infâmes  chantent  et  dansent 
devant  les  autels  d'Astarté  l'Impudique.  Des  cris  d'enfants,  de 
longs  cris  de  douleur  et  de  désespoir,  s'étouffent  et  meurent  aux 
lianes  incandescents  des  divinités  monstrueuses,  des  idoles  au 
front  d'airain... 

Delenda  est  Carthago  !...  Un  roulement  sourd,  prolongé,  ébranle 
le  sol  qui  gronde  comme  aux  frémissements  précurseurs  d'un 
tremblement  de  terre;  des  nuages  de  poussière  flottent  au  loin  en 
vapeurs  menaçantes  ;  des  chars  de  guerre  grincent  sur  leurs 
essieux...  Les  balistes,  les  catapultes  romaines!... 

Et  l'incendie  déroule  son  linceul  de  flammes  sur  la  patrie  d'Ha- 
milcar;  les  sanctuaires  flambent;  l'épouse  d'Hasdrubal  jette  dans  la 
fournaise  ses  fils  qu'elle  a  poignardés  et  s'y  précipite  elle-même; 
les  monuments  de  la  grandeur  phénicienne  vacillent  et  s'effon- 
drent ;  Scipion  triomphant  fait  rouler  les  débris  de  Cartilage  sous 
les  pieds"  de  son  cheval;  Rome  n'a  plus  de  rivale  ! 

De  nouvelles  tours,  de  nouveaux  temples  s'élèvent.  La  foule 
rugit  à  présent  dans  l'amphithéâtre  où,  sous  la  dent  des  lions  de 


2G4  DE   TRIPOLI    A    TUNIS. 

Libye,  se  déchirent  en  lambeaux  les  membres  des  chrétiens  ;  les 
(lamines  font  fumer  l'encens  sur  les  autels  de  Jupiter  et  de  Mer- 
cure ;  sur  le  forum  qui  a  remplacé  l'agora,  les  fds  de  Romulus 
révent  de  conquêtes  qui  leur  ouvriront  le  continent  mystérieux 
dont  ils  tiennent  la  clef.  Comme  le  Phénix  égyptien,  Carthage 
renaît  de  ses  cendres;  une  ville  romaine  a  remplacé  la  métropole 
dont  elle  a  gardé  le  nom... 

Mais  des  nuages  noirs  s'amoncellent  au  large  et,  de  l'Occident 
accourt  l'ouragan  des  barbares  de  Genséric,  vengeurs  inconscient 
des  premiers  Carthaginois... 

Une  fois  encore  la  cité  d'Elisa  resplendit  au  soleil.  Elle  n'est 
plus  punique  ni  romaine  ni  vandale;  elle  est  grecque,  elle  est 
byzantine,  maintenant.  Va-t-elle  reconquérir  ses  richesses  et  sa 
grandeur  passées?... 

Delenda  est  Carthago  .'...  Le  vieux  Caton  semble  avoir  prononcé 
contre  elle  un  anathème  éternellement  implacable  et,  sortie  de 
l'Orient,  la  tempête  rouge  de  l'Islam  s'abat  sur  elle  et  la  déracine. 

Après  la  mort  de  leurchef,  Hassan  le  Gassanide,  les  musulmans 
tentent  cependant  de  la  reconstruire  : 

—  Montjoye-Saint-Denis  ! 

Et  Louis  IX,  l'un  des  fléaux  dont  la  main  de  Dieu  a  battu  celte 
terre  condamnée,   arrive    à    la   rescousse... 

Tout  tombe,  tout  s'écroule  et,  pour  jamais,  celte  fois  tout 
sombre  dans  la  nuit...   Carthage  a  disparu  de  la   lace  du  monde. 

La  vision  s'est  évanouie...  Grands  papillons  sur  une  prairie 
d'azur,  les  felouques,  les  balancelles,  les  mahonnes  à  la  double 
voile  en  ciseaux  voltigent  sur  les  Ilots  pailletés  où  passaient  les 
trirèmes;  là-haut  où  flamboyaient  les  temples  lamés  d'or,  là-haut 
où  trôna  Esculape,  s'élève  la  chapelle  de  Saint-Louis;  là-bas,  dans 
celle  plaine  où  défilèrent  tour  à  tour,  les  phalanges  de  Carthage, 
les  légions  de  Rome,  les  houles  des  Vandales,  les  soldats  de 
.Mahomet  et  les  chevaliers  de  France,  ondulent  des  champs  d'orge 
et  sifflent  des  locomotives.  Plus  loin,  i\<^  villas  mauresques  se 
cachenl  dans  les  arbres;  au  bord  de  la  mer,  à  la  place  du  temple 
d'Apollon  et  de  la  Basilique,  verdoient  le  jardin  de  Mustapha-ben- 


^ip  = 


34 


266  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

Istnaïl  et  du  général  Ahmed  Zarrouch;  sur  la  Tanin,  là  où  se 
pressaient  les  forts  et  les  casernes,  se  blottissent  sons  les  palmes 
les  poétiques  demeures  d'été  du  Uhasnadar ,  de  l'agha,  de 
Khrereddin  ;  aux  pieds  du  Djebel-Khraoui,  là  où  se  déroulait  le 
faubourg  de  Megara,  entre  la  mer  et  la  Sebkhra-er-Rouan, 
s'étendent  les  bosquets  et  le  palais  de  la  Marsa  au-dessus  desquels 
planent  le  phare  et  le  village  Sidi-bou-Saïd  ;  au  sud  de  Byrsa 
enfin,  là  où  se  creusait  le  Côthon,  —  le  port  de  guerre,  — 
s'éparpillent  les  maisons  et  les  figuiers  du  Khram,  —  ces  figuiers 
dont  les  fruits  délicieux  contribuèrent  à  la  perte  de  Cartilage. 
Caton  en  avait,  — ■  dernier  et  irrésistible  aigu  ment,  —  caché  dans 
les  plis  de  sa  toge  quand  il  monta  à  la  tribune  aux  harangues.  Et 
c'est  en  les  montrant  tout  à  coup  à  la  gourmandise  des  vieux 
sénateurs  qu'il  s'écria  pour  la  première  l'ois  : 
—  Del  end  a  est  Carthago  ! 

Et  plus  rien  d'un  passé  englouti  dans  les  abîmes  du  néant,  noyé 
dans  l'océan  ténébreux  des  âges!  Plus  rien  de  la  ville  punique 
ensevelie  !...  Plus  que  des  dépressions  de  terrain  qui,  comme  le 
sol  affaissé  sur  une  sépulture,  marquent  vaguement  la  place  de  ses 
ports  comblés!  Plus  rien  de  la  colonie  romaine!...  Plus  que,  çà 
et  là,  des  voûtes  de  souterrains  qui  mamelonnent  le  sol  comme 
si,  sans  se  briser,  elles  étaient  tombées  du  haut  de  colonnes 
disparues!  Plus  que  des  pierres  renversées,  des  trous  béants,  des 
soupiraux  sinistres,  —  ouvertures  de  citernes,  de  caves  et  de  tom- 
beaux où  grouillent  les  reptiles  !  Plus  que  des  pans  de  murailles, 
des  débris  informes  qui  blanchissent  sous  les  feux  du  ciel  !  Plus 
que  «les  ruines  de  ruines!  Plus  que  de  vagues  vestiges  dans 
lesquels  on  recueilli'  à  peine  quelques  fragments  de  marbre,  de 
mosaïque  ou  de  verre  irisé,  dans  lesquels  ou  déterre  à  peine 
quelques  monnaies,  quelques  tessons,  quelques  pierres  de  fronde, 
<[iielc|nes  lampes  funéraires  ! 

Par  les  champs  voisins,  des  archéologues  dont  la  lionne 
volonté  est  doublée  d'une  imagination  féconde  et  d'une  loi 
robuste  croient  seuls,  en  des  blocs  bouleversés,  reconnaître 
le,  restes  d'un  amphithéâtre. 


LA    GOULETTE.  267 

Plus  près  de  la  mer  cependant,  —  semblables  à  une  mosquée, 
avec  leur  double  rangée  de  voûtes,  leurs  portes  et  leurs  coupoles 
—  blanchissent  îles  bâtiments  fraîchement  recrépis.  Successive- 
ment restaurées  par  les  Romains,  les  Grecs,  les  Arabes  et  les 
Français,  ce  sontles  citernes  carthaginoises  de  Bordj-Djedid.  C'est 
là  que,  réparé  en  1860,  aboutit  l'aqueduc  qui  va,  comme  jadis, 
demander  au  Djouggar  et  au  Zaghouan  ces  eaux  auxquelles  les 
Romains  avaient  élevé  un  temple  dont  leur  source  baigne  encore 
les  ruines. 

Ces  bâtisses  couvrent  un  grand  bassin  qu'un  couloir  voûté 
ceint  en  chemin  de  ronde,  que  des  murs  divisent  en  dix-sept 
compartiments  qui  communiquent  entre  eux  par  des  portes  sub- 
mergées... 

La  vieille  citerne  est  la  ruine  caractéristique  de  la  Tunisie. 
L'eau  de  source  y  était  donc,  il  y  a  vingt  siècles,  aussi  rare 
qu'aujourd'hui  ?  D'où  lui  venait  alors  cette  fécondité  qui  en  faisait, 
dit-on.  le  grenier  et  le  cellier  de  Rome? 

Au  sommet  d'une  colline  voisine,  sur  un  emplacement  cédé  par 
le  bey  Ahmed,  se  perche,  —  espèce  de  marabout  gothique,  —  une 
chapelle  construite  par  ordre  de  Louis-Philippe...  Il  y  a  six  cents 
ans  à  peine,  saint  Louis  eut,  dirent  des  historiens  très  profanes, 
à  régler  avec  l'Afrique  une  certaine  histoire  de  dette  israélite... 
Une  affaire  du  même  genre  a  amené  la  chute  d'Alger  ;  une  autre 
s  ■  cache  sous  les  motifs  de  notre  occupation  de  la  Tunisie,  occu- 
pation qu'il  n'a  tenu  qu'à  nous  de  transformer  en  conquête.  Il 
faut  bien  souvent  chercher  le  Juif  dans  les  calamités  qui  se  sont 
abattues  sur  les  musulmans  !  Quoi  qu'il  en  soit,  le  noble  fds  de  la 
reine  Blanche  éprouva  tout  à  coup  le  désir  de  «  chrestienner 
El-Mostancer,  roy  de  Thunes  »,  et  son  peuple  de  mécréants.  Mal 
lui  en  prit...  Il  avait  à  peine,  pour  commencer,  fait  renverser  défi- 
nitivement le  «  chastel  de  Carthage  »  que  «  ledit  roy  de  Thunes  » 
faisait,  à  titre  de  représailles,  couper  le  col  à  tous  les  catholiques 
qui,  pour  lors,  habitaient  ses  États...  Et,  comme  cette  exécution 
en  masse  ne  sembla  pas  ébranler  la  pieuse  résolution  du  «  roy 
Loys  le  neufviesme  »,   El-Mostancer  appela   à    son  secours  les 


208  DE   TRIPOLI    A    TUNIS. 

sables  du  désert.  Et,  avec  des  machines  diaboliques  qui  faisaient 
le  simoun,  il  eut  la  félonie  de  les  souffler  sur  l'armée  française  !... 
Cela  ne  suffisait  pas.  11  combattit  encore  les  croisés  par  la  faim 
et  par  la  soif  et  Mahomet  leur  envoya  la  peste.  Tant  et  si  mal 
que  le  «  paoure  »  saint  roi  finit  par  en  mourir.  C'est  là  qu'il 
rendit...  ou  qu'il  aurait  pu  rendre  l'âme.  Telle,  en  effet,  n'est 
pas  l'opinion  des  Arabes.  Touchés,  prétendent-ils,  par  la 
grâce  d'Allah,  Louis  IX  s'est  converti  ;  il  a  embrassé  l'islamisme  ! 
Il  a  pris  le  nom  de  Sidi-bou-Saïd,  —  le  seigneur  Père  du  bon- 
heur, —  il  est  mort  marabout  et  il  a  voulu  être  enseveli  dans 
le  village  encore  placé  sous  son  vocable...  Chacun  peut  y  voir 
sa  tombe. 

Autour  de  sa  chapelle,  —  statues,  chapiteaux,  inscriptions 
bas-reliefs,  vases  et  mosaïques,  ■ —  des  débris  anciens  se  ras- 
semblent dans  an  jardin.  Longue  maison  dans  le  goût  indi- 
gène, là  s'élève  aussi  le  couvent  des  pères  blancs  de  Mgr  La- 
vigerie,  de  ces  moines  africains  qui  chaussent  les  babouches, 
se    drapent    dans  le  burnous  et  coiffent  la   chachia   musulmane. 

De  magnifiques  fresques  représentent,  au  parloir  de  ce  monas- 
tère, le  débarquement  de  saint  Louis,  ses  batailles  el  son  trépas 
sur  un  lit  de  cendres. 

Dans  une  salle  voisine,  les  religieux  ont  réuni  en  musée  des 
lampes,  des  terres  cuites,  des  débris  de  charpente,  des  objets  de 
bronze  ou  d'ivoire...  A  huit  mètres  au-dessous  des  ruines  latines 
que  la  terre  cl  le  sable  avaient  recouvertes  elles-mêmes,  ils  ont, 
dans  des  sépulcres  carthaginois,  découvert  dis  poteries  dont  les 
Kabyles  semblent  avoir-  conservé  les  formes  bizarres;  îles  navires 
d'argile  pareils  aux  balaneelles  d'aujourd'hui;  des  amphores 
ventrues  ;  des  lambeaux  d'étoffes  grossières  ;  des  lames  dont  la 
croûte  de  rouille  retient  des  fragments  du  fourreau  de  bois  qui 
les  enfermait  jadis  ;  des  œufs  d'autruelie  peints  en  ligures  humaines 
et,  —  usage  que  les  Africains  du  Nord  ont  gardé  jusqu'à  nos 
jours,  —  destinés  à  orner  le  plafond  des  temples  et  des  maisons  ; 
des  monnaies  a  tête  de  cheval.  Ils  y  ont  surtout  trouvé  de  petits 
pains  de  marbre  ovales.  Les  uns  portent  l'équerre  et  le  marteau 


A     SIUI-BOL'-SAID. 


270  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

qui  constituent  maintenant  les  attributs  maçonniques  ;  les  autres 
sont  ornés  d'une  croix,  emblème  religieux  venu  Je  l'Egypte  et  de 
l'Asie  ;  d'autres  encore  montrent  une  main  pareille  à  la  main 
superstitieuse  des  musulmans;  sur  d'autres  enfin,  —  écrits  avec 
ces  caractères  puniques  qui  ressemblent  en  même  temps  aux 
caractères  arabes  et  aux  caractères  cunéiformes,  — ■  se  gravent 
des  vœux  à  la  «  grande  déesse  Thanit,  face  de  Baal-Ilammon  »  ou  à 
Baal-llainmon  lui-même,  «  le  maître  des  maîtres  ». 

Dans  une  vitrine  dort  un  pauvre  petit  squelette  trouvé  dans 
l'une  de  ces  tombes,  —  un  élégant  squelette  de  femme. 

—  Les  restes  de  Salammbô,  nous  dit  en  souriant  l'excellent 
père  qui  nous  montre  ces  richesses. 

Salammbô  !  C'est  presque,  en  effet,  d'elle  seide,  c'est  de  cette 
incarnation  vivante  d'une  civilisation  disparue  qu'on  rêve  invo- 
lontairement lorsqu'on  évoque  l'ombre  de  ceux  qui  vécurent  en 
ces  lieux...  La  puissance  créatrice  de  l'érudition,  de  l'imagina- 
tion, du  génie  d'un  écrivain  a,  pour  peindre  Cartilage,  fait  plus 
que  tous  les  collectionneurs,  que  tous  les  voyageurs,  que  tous 
les  historiens  ensemble.  Vaste  synthèse  d'où  jaillit  une  résur- 
rection, son  œuvre  a  rendu  la  vie  à  un  cadavre  dont  l'analyse 
stérile  des  archéologues  ne  savait  que  disséquer,  qu'étiqueter 
les  lambeaux,  que  les  enfouir  dans  des  musées  plus  froids,  plus 
inanimés  que  des  nécropoles. 

Plat  comme  un  chaland,  un  petit  bateau  à  vapeur  qui  fait  le 
service  du  lac,  va  nous  transporter  en  une  heure  de  la  Goulette 
à  Tunis... 

Vers  le  nord,  gris  d'oliviers,  ondulent  les  coteaux  du  Belvé- 
dère et  de  l'Ariadne  ;  vers  le  sud,  se  reflètent  dans  les  eaux  les 
montagnes  violettes  et  chaudes  au  pied  desquelles  blanchissent 
Rhadès  et  le  marabout  de  Sidi-Fatallah,  propice  aux  musulmanes 
qui  aspirent  aux  joies  de  la  maternité;  vers  l'ouest,  enfin,  entre 
des  rochers  roux  et  des  mamelons  hémisphériques  qui  portent 
de  petites  forteresses,  des  dômes  verts  et  des  minarets  d'albâtre 
se  leveni  sur  Tunis  la  Blanche. 

Autour  de  nous,  lavées  de  bleu  clair  avec,  ça  et  là,  des  touches 


2""2  DE  TRIPOLI    A    TUNIS. 

d'outremer  et  de  turquoise,  dorment,  —  dans  les  miroitements 
d'un  calme  que  des  risées  passagères  gauffrent  par  instants  de 
frissons  assombris,  —  les  eaux  de  la  mer  en  miniature. 

Des  nuées  de  canards  s'abattent  sur  des  îlots  très  plats  qui 
semblent  y  nager  comme  des  taches  de  verdure  brune;  des 
pigeons,  des  goélands,  des  cormorans,  des  grèbes  les  effleurent 
an  vol  :  perchés  sur  un  pied,  des  flamants  s'y  rangent  en 
longues  files  de  gros  points  blancs  et  immobiles...  Ceux-ci 
nous  regardent  venir,  puis,  soudain  effarouchés,  ils  déploient, 
comme  des  oiseaux  blessés,  de  grandes  ailes  dont  le  dessous 
est  teint  de  sang,  et,  lourdement,  ils  s'enlèvent  tous  ensemble... 
Et,  —  traînant  en  fines  rayures  noires  leurs  pattes  grêles  sem- 
blables à  des  lambeaux  de  filets  auxquels  ils  auraient  échappé, 
—  ils  barrent  le  ciel  d'une  ligne  rose  qui  s'éloigne,  se  raccourcit, 
disparaît  dans  la  lumière. 

Sur  ces  ondes  perfides  qui  ont  englouti,  cousues  dans  des 
sacs  de  cuir,  tant  de  malheureuses  que  des  maris  jaloux  préten- 
daient avoir  exilées  aux  Kerkennah,  se  poussent  de  fond  les 
lanchas  maltaises  ou  arabes  et  les  sandales  qui,  pavoisées  du 
pavillon  rouge,  déploient  à  la  brise  le  triangle  de  leur  voile 
latine  et  le  trapèze  de  leur  livarde. 

Le  chemin  qu'elles  suivent  de  préférence  est  balisé  de  poteaux 
que  surmontent  des  croix,  îles  triangles,  des  carrés  ou  des  cer- 
cles. Ces  signaux  indiquent  le  chenal  que  drague  dans  la  vase 
la  Compagnie  des  Batignolles  et  qui  doit,  un  jour,  amener  les 
navires  jusqu'à  Tunis,  devenu  port  de   mer. 

Un  petit  fort  carré  couvre  de  ses  vieilles  murailles  grises  l'îlot 
de  Schikly...  Les  eaux  qui  s'épaississent  prennent  la  teinte  verte 
et  jaune  «le  l'absinthe;  elles  se  moirent  de  plaques  transparentes, 
irisées  comme  des  feuilles  de  mica.  Nous  sommes  près  de  la 
ville  et   le  lac  est  le  réceplacl e  de  ses  khvaildaqs,  —  de  ses  égouts. 

Il  n'est   plus,  sur  la  côte,  qu'un  cloaque  nauséabond... 

Comment  expliquer,  dans  un  pareil  voisinage,  la  salubrité  dont, 
avec  raison,  s'enorgueillit  Tunis?  El-Bahira,  ne  reçoit  aucune 
rivière  ;  l'é\  apbration  y  esl  très  active  sous  L'influence  du  soleil  et, 


LA    GOt'LETTE.  273 

par  suite,  l'eau  en  est  si  salée  que,  pour  ainsi  dire,  elle  confit, 
dit-on,  les  détritus  qu'on  y  jette,  qu'elle  y  empêche  ainsi  la  for- 
mation des  vihrioniens.  la  pullulation  de  toute  espèce  de  bacté- 
rie... II  y  a  une  explication  plus  scientifique  à  eette  anomalie 
apparente.  La  plupart  des  maladies  miasmatiques,  en  ell'et,  —  la 
fièvre  typhoïde,  en  particulier,  —  viennent  plutôt  de  ce  qu'on 
boit  que  de  ee  qu'on  respire,  et  il  est  plus  juste  d'attribuer  l'im- 
munité dont  jouissent  les  Tunisiens  à  l'eau  du  Zaghouan  dont  ils 
font  presque  exclusivement  usage  et  qui,  amenée  par  un  aqueduc 
fermé,  leur  fournit  une  boisson  à  laquelle  est  inconnu  le  bacille 
d'Eberth... 


:i.'i 


X 

TUNIS 

AVENUE    DE    LA  MARINE.     RUE    DE    FRANCE. MENDIANTS.   —   JOUR- 
NAUX.         BAU-EL-BAIIR.     —    QUARTIERS.     ■ —    PLACE    DE    LA    BOURSE. 

RUES.    ÉCOLES.    —     QUARTIER    ARABE.    FEMMES.     — -   QUAR- 
TIER   JUIF.    COSTUMES  DES    JUIVES.     h'lRA.    JUIFS. 

Non  loin  du  débarcadère  où  accostent  les  bateaux  à  vapeur  de 
la  Goulette,  commence  l'avenue  de  la  Marine  qui  va,  de  l'est  à 
l'ouest,  d'El-Bahira  à  la  principale  porte  du  Tunis  tunisien. 

Bordée,  près  du  lac.  de  jardins  désordonnés,  d'entrepôts,  de 
terrains  vagues,  cette  promenade  se  pare  bientôt  de  maisons 
qui  blanchissent  et  cpii  rougeoient  gaiement  dans  la  verdure; 
elle  s'étale  ensuite  en  une  place,  —  la  place  de  la  Marine,  — 
ornée  d'une  fontaine  municipale  et  jalonnée  de  bâtons  qui 
promettent  de  l'ombre  aux  générations  de  l'avenir;  elle  traverse 
enfin  le   quartier  Franc. 

De  vastes  maisons,  de  larges  .artères...  Nous  ne  sommes  plus 
en  Tunisie  !  Nous  avons  brusquement  été  transportés  dans  une 
des  plus  belles,  une  des  plus  régulières  de  nos  grandes  villes  de 
France...  Fort  bien,  mais,  bêlas!  plus  que  dans  le  désert,  nous 
sommes  ici  brûlés  par  le  soleil  qui  tombe  dans  ces  rues  sans  ombre, 
plus  que  dans  les  sables  de  Tripoli,  notre  visage  y  est,  de  lias 
en  haut,  calciné  par  les  flammes  qui  montent  du  sol  comme  (Van 
accumulateur  de  calorique...  Et,  casqué  de  Manc,  vêtu  de  flanelle, 
on  compatit  aux  souffrances  des  soldats  qui   passent  en  képi   de 


TUMS.  2".> 

drap  et  en  pantalon  de  coutil.  On  ne  pourrait  mieux  habiller  des 
malfaiteurs  que,  pour  s'en  défaire,  on  voudrait  exposer  aux 
insolations  et  aux  maladies  d'entrailles. 

La  musique  joue  presque  chaque  soir  sur  la  place  de  la  Ma- 
rine. Toute  la  population  européenne  s'y  réunit  alors  et  quelques 
turbans  mettent  seuls  leur  tache  blanche  dans  sa  foule  prosaïque, 
quelques  Juives  de  bon  ton  s'y  traînent  seules  d'un  pas  lourd 
et  alangui  au  milieu  des  Maltaises  et  des  Italiennes  qui  jouent  de 
la  prunelle  et  de  l'éventail.  Et,  tandis  que  les  derniers  refrains  de 
nos  calés-concerts  battent  des  ailes  dans  les  colonnes  de  carton 
d'un  alcazar  échafaudéà  la  hâte,  des  aimées  dansent  dans  les  éta- 
blissements du  voisinage  aux  ronflements  de  cette  darbouka  dont 
la  cadence  monotone  est  indispensable  à  leurs  gambades  et  ù 
leurs  contorsions. 

Toujours  bien  étranges,  toujours  bien  étonnants  sont  ces  lieux 
de  plaisir  indigènes.  Sous  les  branches  rougeâtres  des  ricins  arbo- 
rescents, sous  leurs  larges  feuilles  immobiles,  luisantes  et  comme 
découpées  dans  des  plaques  de  métal,  sous  les  petits  eucalyptus 
dont,  à  la  lumière,  la  verdure  se  lave  de  teintes  transparentes  et 
légères,  se  rangent  des  spectateurs  plus  curieux  à  voir  que  le 
spectacle  lui-même:  Juifs  en  costumes  malpropres;  Marocains 
étonnés,  la  djebirali  et  le  poignard  au  flanc;  Nègres  aux  yeux  éme- 
rillonnés  ;  gros  Maures  somnolents  dans  leur  graisse  paresseuse. 

Indifférents  à  ce  qui  arrive  sur  l'estrade,  les  uns  mangent  les 
bananes,  les  œufs,  les  rougets  frits  que  leur  a  vendus  un  cui- 
sinier installe  à  la  porte  avec  son  fourneau,  ses  grils  et  ses  poêles. 
Pendant  des  heures  entières,  les  autres  demeurent  sans  parler, 
sans  bouger,  comme  hypnotisés  par  la  musique.  Les  danseuses 
accompagnent  leur  chorégraphie  de  chants  d'amour  ou  de  guerre 
et,  quoi  qu'elles  fassent,  quoi  qu'elles  disent,  ces  hommes  res 
tent,  en  apparence,  impassibles  et  froids.  Toute  leur  vie  s'es! 
réfugiée,  s'est  concentrée  dans  leurs  yeux.  De  jeunes  marchands 
aux  sourires  blêmes  offrent  à  chacun  des  fleurs  d'oranger  ou  de 
jasmin  séparées  de  leur  tige  et,  en  pommes  d'arrosoir,  piquées 
sur  des  lils  de  1er  qu'on  a  réunis  en  gros  pinceaux  très  lâches. 
Avec    une   nonchalance  souveraine,    des   Arabes  en   riches  bur- 


270  DE    TRIPOLI    A   TUNIS. 

nous  agitent  leur  pavillon  de  palme  et  boivent  du  café  ou  de 
la  limonade...  Et  c'est  partout  avec  une  sympathie  curieuse 
qu'on  regarde  ceux-ci.  Tout  intéresse  en  eux  :  la  douceur  de  leur 
regard,  la  blancheur  étincelante  de  leurs  dents,  la  politesse 
timide  qui  donne  comme  un  charme  enfantin  à  leur  mâle  visage, 
le  timbre  en  même  temps  caressant  et  âpre  de  leur  voix,  leurs 
«estes  délicats  comme  des  gestes  de  femmes.  Voyez  avec  quelle 
légèreté  gracieuse,  le  petit  doigt  soulevé,  celui-ci  porte  sa  tasse 
à  ses  lèvres!  Voyez  avec  quelle  négligence  élégante  sa  main  in- 
telligente et  fine  lient  la  cigarette  parfumée  à  l'ambre!  Son  bur- 
nous s'entr'ouvre  cependant  et,  sur  sa  poitrine  brillent  la  médaille 
militaire  et  l'étoile  de  la  Légion  d'honneur...  Quelque  oflicier  de 
spahis,  sans  doute,  quelque  brave  qui  a  noblement  et  vaillamment 
conquis  cette  croix  dont  il  rehausse  le  prestige... 

L'avenue  de  la  Marine  prend,  de  suite  après  la  place,  le  nom 
de  nie  de  Fiance  et  n'est  plus  flanquée  que  de  hautes  construc- 
tions dont  la  fierté  déplacée  ouvre  maladroitement  au  soleil  les 
larges  fenêtres  qui,  de  leurs  appartements,  font  des  fours  cré- 
matoires. Là  s'élèvent  la  cathédrale,  de  grands  hôtels  à  façade 
banale,  la  résidence  générale  pavoisée  de  nos  couleurs,  le  bâti- 
ment de  la  poste... 

Bien  que  pavé  par  le  gouvernement  tunisien,  bien  que  se  ser- 
vant de  ti mines  aux  armes  du  bev,  le  service  qui  occupe  ce 
dernier  édifice  est,  depuis  1848,  fait  par  des  employés  français 
qui  dépendent  de  Paris.  Comme  celle  de  la  douane,  comme  celle 
des  travaux  publics,  des  mines,  des  finances,  des  ponts  et  chaus- 
sées el  de  la  marine,  la  direction  en  est  toute  entre  nos  mains... 

La.  s'ouvre  enfin  l'avenue  de  la  gare  française.  C'est  ainsi  que, 
pour  la  distinguer  de  la  gare  d'où  parlent  les  trains  de  la  Gou- 
lelle.  on  appelle  la  tète  de  ligne  du  chemin  de  fer  qui  gagne  le 
Tell  algérien,  le  seul  dont  jouisse  encore  la  Tunisie.  On  ne  peut, 
en  effet,  compter  la  voie  qui  passe  a  la  Marsa,  ni  le  tronçon 
d'Ilamniani-el-Lif,  ni  la  petite  ligne  du  liardo,  dont  les  rails 
dévorés  de  rouille  sont  réservés  au  bey. 

De  grands  cafés  animent  la  rue  de  France.  Pleins  de    respect 


278  nE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

el  de  prévenances  intéressées  pour  celte  soif  chronique  qui, 
comme  les  accès  réguliers  d'une  lièvre  intermittente,  fait,  plu- 
sieurs fois  par  jour,  haleter  nos  officiers,  les  cafetiers  leur  réser- 
vent des  laides,  des  portions  de  galerie,  des  salles  entières.  El, 
à  heure  fixe,  tirailleurs  et  zouaves,  spahis  et  chasseurs  d'Afrique, 
ils  sont  tous  là,  s'abreuvant  d'absinthe  rafraîchie  à  la  glace  arti- 
ficielle et,  clans  le  cliquetis  des  sabres,  parlant  quelquefois  île  la 
Tunisie,  le  plus  souvent  du  pays  regretté. 

Dans  des  couffins  d'alfa,  de  pauvres  marchands  en  burnous 
viennent  humblement  leur  offrir  les  produits  les  plus  modestes 
de  l'industrie  indigène  ;  tics  brocanteurs  promènent  autour  de 
leurs  tables  les  sabretaches  brodées,  les  tromblons  et  les 
sabres  au  fourreau  de  métal  ;  de  petits  décrotteurs  veulent 
absolument  les  cirer  «  à  la  glace  de  Paris  »  ;  leurs  dents  blanches 
brillant  dans  un  rictus  rougeâtre,  des  .Nègres  dansent  devant  eux 
avec  des  grâces  d'ours  de  bateleurs. 

De  nombreux  Marocains  traversent  l'Algérie  et  viennent  vendre 
leurs  services  aux  Tunisiens  qui  les  emploient  comme  gardiens. 
I  ne  longue  chemise  blanche,  un  turban  de  mousseline  très  lâche 
et  dont  un  pan  cache  le  rouge  de  leur  chacJùa,  les  distinguent 
des  autres  musulmans.  Un  poignard  courbe  que  soutient  un 
cordon  écarlate  jeté  en  sautoir  sur  leur  épaule  l'ait,  sur  leur 
hanche,  comme  une  grosse  virgule  d'or.  Une  barbe  très  noire 
termine  en  pointe  leur  figure  maigre,  et  bronzée.  Tous  les  cafés 
confient  à  l'un  d'eux  les  fonctions  de  chasseur...  Et,  prenant  son 
titre  au  pied  de  la  lettre,  le  bon  jeune  homme  passe  son  temps  à 
chasser  les  vagabonds  qui  rôdent  autour  des  bouts  de  cigare,  les 
jolis  petits  .Maures  dont  la  gourmandise  guette  les  morceaux  de 
sucre...  Et  il  murmure,  il  se  lient  à  quatre  pour  ne  pas  bousculer 
les  Juifs  qui,  un  paquet  de  chemises  sur  la  tête,  harcèlent  les 
buveurs  avec  les  mouchoirs  et  les  chaussettes  en  boîtes  dont  ils 
lonl  le  commerce  ambulant.  Hélas!  Il  n'est  plus  à  Fez  ni  à 
Mogador!  Ici  le  Juif  est  presque  un  homme  comme  les  autres. 

Quelques  mendiants  timides  tendent,  de  loin,  une  main 
décharnée,  bien  peu  nombreux,  cependant,  grâce,  peut-être,  aux 


TUNIS.  270 

œuvres  de  charité  donl  Tunis  aurait  le  droit  d'être   fière  et  qui, 
presque  toutes,  existaient  avant  le  protectorat. 

Fondés  parle  bey  Mohammed-es-Sadok,  entretenus  par  des  legs 
pieux,  l'hôpital  et  l'hospice  Sadiki,  par  exemple,  ouvrent  leurs 
portes  aux  indigènes  ;  dû  à  Mgr  Lavigerie,  l'hôpital  Saint-Louis 
reçoit  les  Européens  ;  l'hôpital  italien  est  réservé  aux  indigents 
venus  de  la  péninsule  ;  la  Société  française  de  bienfaisance,  la 
crèche,  les  petites  Sœurs  des  pauvres,  les  fdles  de  Saint-Vincent- 
de-Paul,  les  religieuses  du  Bon-Secours,  les  dames  de  charité 
prodiguent  à  tous  leurs  soins  et  leurs  aumônes,  sans  distinction 
de  nationalité  ni  de  culte. 

Mais  si  les  mendiants  ne  se  montrent  qu'avec  une  discrétion 
louable,  il  n'en  est  pas  ainsi  des  petits  marchands  de  journaux 
français.  Ils  fourmillent.  Et,  comme  leurs  congénères  de  Ménil- 
montant,  ils  allèchent  l'acheteur  en  annonçant  à  grands  cris  les 
scandales  et  les  honteuses  polémiques  dont  on  leur  a  confié  la 
vente. 

Les  Français  depuis  longtemps  établis  dans  la  Régence  n'ont, 
en  effet,  vu  en  nos  généraux  et  en  nos  administrateurs  que  des 
intrus  qui  devaient  les  empêcher  de  faire  danser  en  rond  les 
boukoufas  et  les  piastres  ;  ils  n'y  ont  vu  que  des  indiscrets  qui 
allaient  passer  au  filtre  de  l'honnêteté,  l'eau  trouble  dans 
laquelle  ils  faisaient  des  pèches  si  fructueuses.  De  nouveaux 
venus  qu'on  ne  s'est  pas  empressé  d'élever  aux  plus  liantes 
fonctions  du  protectorat  ont  joint  leurs  murmures  au  concert  de 
leurs  gémissements.  I  (es  folliculaires  faméliques  sont  arrivés  alors 
qui,  pour  y  mettre  leur  pot-au-feu,  ont  souillé  sur  les  tisons  de 
ces  colères  sourdes.  Et,  dans  les  colonnes  des  papiers  malsains 
qu'ils  déposent  le  long  de  la  voie  publique,  ce  ne  sont  que  récri- 
minations contre  des  taxes  trop  fuites,  des  employés  trop  faibles, 
des  fonctionnaires  incapables,  des  inspecteurs  concussionnaires, 
des  contrôleurs  arabophiles,  des  impôts  qui  les  traînent  à  la  fail- 
lite et  à  la  ruine.  Ce  ne  sont  que  perpétuelles  disputes,  que  querelles 
d'Allemand  cherchées  à  l'autorité,  qu'injures  au  gouvernement, 
qu'insultes  à  la  résidence,  que  plaintes  contre  la  commission  mu- 


280 


lii:    TRIPOLI    A    TUNIS. 


uicipale,  qu'invectives  virulentes  contre  nos  consuls,  que  protes- 
tations contre  certains  actes  de  notre  armée  elle-même,  dont 
l'honneur  n'échappe  pas  toujours  à  l'infamie  de  leurs  attaques  ; 
ce  ne  sont  que  fureurs  contre  tout  et  contre  tous. 

Cette  rage  de  critique  à  outrance,  cette  jalousie  à  l' encontre  de 
qui  remplit  une  charge  publique,  ce  besoin  de  renverser  ce  qui 
existe  pour  mettre  à  sa  place  une  chose  dont  on  ne  voudra  plus 
le  lendemain  ,  ne  sont  pas  les  moindres  de  nos  défauts  dits 
politiques  et  ce  sont  les  premières  ordures  que  nous  avons  jetées 
sur  la  terre  de  Tunis.  Et,  poussées 
sur  ce  fumier,  des  feuilles  vénéneu- 
ses donnent  aux  indigènes  le  triste 
et  dangereux  spectacle  de  nos  mé- 
contentements incurables,  de  nos  dis- 
sensions continuelles.  Quel  respect 
peuvent-ils  avoir  pour  les  Français  qui 
doivent  contribuer  à  les  gouverner  si, 
par-dessus  leurs  minarets  et  leurs 
dômes,  nous  leur  crions  à  tue-tôte  que 
ces  hommes  ne  sont  qu'un  ramassis  de 
voleurs  el  d'incapables?...  La  liberté 
de  la  presse  n'est  pas  un  article  d'ex- 
portation. 

Des  fiacres,  excellents  et  larges  lan- 
daus conduits  par  des  Italiens  ou  par 
des  indigènes;  des  voitures  maltaises  aux  panneaux  illustrés 
de  fleurs  et  de  figures;  des  baribos,  comme  disent  les  Arabes 
qui  ne  peuvent  prononcer  omnibus;  des  tramways  découverts 
el  dont  les  rideaux  rouges  sont  timbrés  du  croissant,  parcourent 
la  rue  de  France  et  la  remplissent  d'une  poudreuse,  mais  joviale 
animation. 

El  de  temps  à  autre,  passent,  en  grinçant,  des  tonneaux  d'arro- 
sage prolongés  par  un  tuyau  de  cuir  que,  au  moyen  d'une  corde, 
secoue,  comme  la  queue  de  la  Tarasque,  un  homme  qui  arrose 
avec  entrain  la  chaussée,  les  roues  des  véhicules,  les  jambes 
des  promeneurs. 


TUNIS. 


281 


Au  bout  de  L'avenue  se  dresse  Bab-el-Bahr,  —  la  porte  de  Mer, 
—  seul  souvenir  des  remparts  qui,  avec  leurs  bastions,  entourent 
encore  le  reste  de  la  ville,  mais  qui  ont  disparu  du  côté  du  quar- 
tier franc.  Aucun  mortier  n'en  relie  les  pierres  qui  viennent  de 
Carthage  ;  le  tympan  de  sa  grande  arcade  porte  une  longue  ins- 
cription arabe  :  sa  corniche  se  couronne  de  créneaux  taillés  comme 
les  cippes  funéraires  des  Romains;  ses  lourds  battants,  qui  ne  se 
ferment  plus,  sont  enfin  bardés  de  lames  de  fer  qui  s'imbriquent 
comme    celles     d'une     armure. 

Une  foule  mouvante  et  ba- 
riolée anime  de  son  mouvement 
perpétuel  le  carrefour  qui  pré- 
cède cette  porte.  Vandalisée  par 
de  noirs  ingénieurs,  par  des 
architectes  avides  <pii  n'ont  pas 
compris  que  la  moitié  des  tou- 
ristes v  venaient  seulement 
pour  voir  ses  vieilles  rues,  Al- 
ger s'en  va,  Alger  s'en  est  allé. 
C'est  ici,  maintenant,  qu'il  faut 
se  hâter  de  venir,  si.  dans  tout 
son  éclat,  on  veut  voir  encore  la 
couleur  barbaresque. 

(lomme  des  gens  qui  sortiraient  du  bain,  des  Maures  passent, 
débraillés  dans  le  vaste  peignoir  de  calicot  qui  cache  leur  costume. 
Dans  un  huit-ressorts  reluisant  un  prince  du  Bardo  ou  delà  Marsa 
s'épanouit  dans  sadjoubba  de  soie  écrue  brodée  de  soie  jaunâtre, 
ton  sur  ton  ;  négligemment,  il  joue  avec  son  bouquet,  son  lorgnon 
ou  son  éventail,  etil  s'arrête  pour  causer,  en  un  excellent  fiançais, 
avec  un  de  ses  jeunes  compatriotes  vêtu  à  l'européenne  mais 
coiffé  de  la  chachia  à  écusson  d'or  que  portent  les  élèves  des  écoles 
gouvernementales.  Venu  de  l'intérieur,  un  caïd  fait,  sans  daigner 
le  regarder,  déballer  à  un  Juif  cauteleux,  qui  est  allé  les  chercher 
dans  sa  boutique,  les  pièces  de  velours  violet  ou  cramoisi  qu'il 
destine  à  ses  femmes.  Des  fonctionnaires  se  sanglent  dans 
notre  costume,  mais  demeurent  fidèles  à  cette  calotte  rouge  qu'ils 

36 


A     LA     PORTE     D   UN      IONDOIK. 


282  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

regardent  comme  l'insigne  de  leur  nationalité.  Des  chameaux  aux 
mouvements  onctueux  protestent  en  cris  aigres  contre  les  bous- 
culades qu'ils  reçoivent  de  toute  part  et,  la  tête  haute,  la  lèvre 
tombante,  avec  un  suprême  dédain  ils  promènent  sur  l'humanité 
qui  s'agite  autour  d'eux  le  regard  ennuyé  de  leur  gros  yeux 
mi-clos.  Des  Arabes  de  la  campagne  affectent  tics  airs  féroces. 
Des  Israélites  vont  à  leurs  affaires.  Arrivés  de  Marseille  par  le 
dernier  paquebot,  des  commis  voyageurs  colportent,  leurs  échan- 
tillons pernicieux  d'amers  ou  de  vermouth.  Des  cochers  hurlent 
et  jurent  en  trois  ou  quatre  langues.  Des  Juives  déploient  leurs 
accoutrements  saugrenus.  De  petits  ânes  fatalistes  semblent  se 
dire  que  c'était  écrit  et,  aiguillonnés  par  de  grands  diables 
crasseux,  laissent,  avec  résignation,  tomber  leurs  longues  oreilles 
flasques.  Des  Bédouins  courent,  le  burnous  rejeté  sur  l'épaule. 
La  tête  sous  leur  chapeau  invraisemblable,  les  pieds  dans  de 
larges  étriers  guillochés;  des  cavaliers  en  djoubba  rouge  se 
renversent  sur  le  haut  dossier  de  leur  selle,  le  fusil  en  verrouil 
sur  le  dos.  le  sabre  sous  la  cuisse,  et,  plus  fiers  que  des  khalifes, 
veulent  que  chacun  fasse  place  à  leur  mule  harnachée  comme  un 
pur  sang.  Laids,  mais  toujours  en  joie,  des  Nègres  montrent  sur 
leurs  joues  les  cicatrices  dont  les  ont  marqués  ceux  qui  les 
amenèrent  captifs.  A  l'instigation  des  consuls  de  France  el 
d'Angleterre,  Achmet-bey  a  pourtant,  depuis  1 846,  aboli  l'esclavage 
en  Tunisie.  Pourquoi  les  prognathes  stigmatisés  de  la  sorte 
sont-ils  encore  si  nombreux.' 

Tunis  a  grossièrement  la  forme  d'un  ovale  très  allonge  dont 
le  grand  axe  va  du  nord  au  sud.  Le  quartier  Franc  est  situe  à  l'est  ; 
a  l'ouest,  sur  la  hauteur,  se  dresse  la  Kasbah,  demeure  de 
l'armée  e1  château  fort  des  beys...  La  ville  est  divisée  en  trois 
quartiers  par  deux  rues  qui,  parties  de  la  porte  de  France,  se 
dirigent  d'abord  directement,  l'une  vers  le  nord,  l'autre  vers  le 
sud.  puis  se  recourbent  pour  gagner,  à  travers  les  maisons,  les 
remparts  occidentaux.  La  première  de  ces  voies  esl  la  rue  îles 
Maltais,  qui  change  bientôl  son  nom  pour  celui  de  Bab-Souika, 
la  deuxième  esl  la  rue  Bab-Djezirah. 


TUNIS.  283 

Chacun  de  ces  quartiers  est  place  sous  l'autorité  particulière 
d'un  cheik.  Le  quartier  d'Al-Djezirah,  au  sud  de  la  rue  de  ce 
nom,  n'est  guère  habité  que  par  des  Arabes  pauvres,  des  maqui- 
gnons et  des  bouchers  qu'y  attire  le  voisinage  du  marché  aux 
chevaux  et  du  marché  aux  moutons.  Le  quartier  septentrional,  — 
Bab-Soùika,  —  semble  réservé  aux  Arabes  et  aux  Nègres.  Le 
quartier  central,  enfin,  —  Al-Medina,  —  appartient  aux  fonction- 
naires musulmans,  aux  riches,  aux  notables,  aux  principales 
mosquées.  C'est  comme  le  cœur  de  la  cité,  la  Médina  —  la  ville, 
■ —  par  excellence. 

Européennes  ou  indigènes,  ijo  ooo  personnes  peuplent  ces  di- 
verses fractions  de  Tunis  cpii  contient  ainsi  la  dixième  partie  de 
la  population  totale  de  la  Régence.  Après,  en  effet,  avoir  eu 
20  ooo  ooo  d'habitants  sous  la  domination  romaine,  cet  Etat,  grand 
comme  le  quart  de  la  France,  n'en  possède  plus  aujourd'hui 
qu'un  million  et  demi...  Les  Francs  sont,  à  Tunis,  au  nombre  de 
3oooo:  5ooo  Français  et  a5  000  étrangers  de  nationalités  diverses; 
les  indigènes  y  sont  au  nombre  de  120000:  80  000  musulmans  et 
4o  000  israélites. 

Interrompue  seulement,  comme  nous  l'avons  dit,  du  côté  de 
l'avenue  de  France,  une  double  muraille  entoure  la  ville  et  lui 
fait  comme  deux  ceintures,  tangentes  à  la  Kasbah  qui  leursert  «le 
fermoir  unique.  L'enceinte  extérieure  embrasse  la  cité  entière  à 
l'exception  du  quartier  européen  ;  l'enceinte  intérieure,  —  qui, 
construite  en  terre  et  facile  à  renverser,  tombe  maintenant 
presque  partout  sous  la  pioche  des  démolisseurs,  —  se  confond 
avec  les  maisons  qui  lui  sont  adossées  et,  comme  le  rempart  par- 
ticulier qui  défendait  les  donjons  du  moyen  âge,  elle  n'entoure 
que  la  Médina. 

Au  revers  de  Bab-el-Bahr  s'ouvre,  vestibule  de  la  ville  indi- 
gène, la  petite  place  de  la  Louise. 

Des  gens  y  traitenl  leurs  affaires  en  plein  vent;  des  .Maures  y 
vendent  de  petits  pains  ronds  el  jaunes  méthodiquement  alignés 
sur  une  planche  saupoudrée  de  farine;  des  confiseurs  forains  y 
posent  en  équilibre  sur  un  pied  unique  leur  éventaire,  sur  lequel, 


284 


UK    THIPOLI    A    TUNIS. 


pour  chasser  mouches  et  guêpes,  ils  agitent  une  longue  queue 
de  feuilles  de  palmier;  des  fruitiers  y  étalent  leurs  melons  et 
leur  jasmin,  leurs  choux  et  leurs  tubéreuses;  des  débitants  d'eau 
fraîche  y  font  tinter  huis  lasses  de  cuivre  et  y  promènent  leurs 
grandes  gargoulettes  que  ferme  un  bouchon  de  paille...  Et  un  Bar- 
baresque  à  mine  de  forban,  les  reins  ceints  d'une  corde  qui,  cent 
fois,  fait  le  tour  de  son  corps,  lave  son  violon  dans  une  fontaine, 
achète  un  bouquet  dont   il  enfonce  la  queue  sous  son  turban  en 

poils  de  chameau,  chante,  crie, 
mime  la  danse  du  ventre,  se  livre 
à  des  excentricités  qui,  à  Paris, 
causeraient  un  attroupement  à 
émouvoir  la  préfecture  de  police, 
niais  qu'ici  personne  ne  regarde. 
Accroupis  derrière  de  petites  ta- 
bles basses  que  chargent  des 
piles  de  monnaie,  des  Juifs  chan- 
gent les  bou-mia,  les  bou-kliram- 
sin,  les  bou-kouffa  d'or  en  boa- 
tlasta,  en  noiis-franks  ou  en 
nous-rials  d'argent;  les  pièces 
d'argent  en  karroubtines  cjui  va- 
lent huit  centimes  et  en  kar- 
roubes  qui  en  valent  quatre... 
Imposée  par  le  protectorat,  une 
monnaie  basée  sur  le  système  décimal  el  française,  d'un  côté, 
tunisienne  de  l'autre,  a  aussi  cours  en  Tunisie. 

De  la  place  de  la  Bourse  montent  vers  l'ouest  des  rues  sinueuses 
et  glissantes  mais  qui,  avec  leurs  boutiques  de  Juifs  francisés, 
ont  encore  une  certaine  physionomie  européenne. 

Quelques  pas  de  plus,  el  toul  change.  Le  roumi  a  disparu  ; 
nous  sommes  en  pleine  ville  mahomélane.. .  Tracés  en  fiançais  et 
en  arabe  sur  des  plaques  bleues,  les  noms  inscrits  à  tous  les  car- 
refours rappellent  seuls  la  présence  de  notre  armée  dans  la 
Régence. 

Faite  d'émanations  de  musc,  de  benjoin  et  de  fleurs  se  mêlant 


rosis  :    on   épicier. 


TUNIS. 


285 


à  on  ne  sait  quelles  exhalaisons  d'ordures  fermentées,  à  quels 
relents  dont  le  soleil  transforme  la  fadeur  en  effluves  indéfinis- 
sables, l'atmosphère  alourdie  se  sature  de  ces  parfums  insi- 
nuants, de  ces  arômes  qui  pénètrent  el  engourdissent,  de  ces 
senteurs  capiteuses  et  molles  qui,  comme  une  griserie  énervante, 
se  traînent  dans  tous  les  pays  maures... 

Sillonnées    d'un   ruisseau    que    borde,     à    pic,  une    marge    de 
pierres  cubiques,  ces  rues,  —  obscures  ou  ruisselantes  de  soleil, 


U\E      S  E  K  V  A \ T  E  . 


pleines  d'ombres  violettes  ou  de  surprenants  effets  de  jour,  — 
offrent,  à  chaque  pas,  des  sujets  qui,  pour  donner,  sans  arrange- 
ment, des  tableaux  pleins  de  charme  exotique,  n'ont  qu'à  être. 
tels  quels,  transportés  sur  la  toile... 

Des  ceps  rugueux  se  tordent  et  grimpent  le  long  des  façades 
blanches;  leurs  rameaux  s'étendent  sur  la  rue  en  treilles  épaisses 
ou  retombent  en  panaches  de  pampres,  en  girandoles  de  feuil- 
lage, en  cascatelles  de  verdure.  Et  les  insectes  bourdonnent 
autour  de  leurs  lourdes  grappes...  Des  Juives  aux  longs  regards, 
aux  lèvres  empourprées,  sourient  derrière  les  barreaux  bombés 
de   leurs  fenêtres  sans   treillis;   fagotées   de    blanc,    d'autres  se 


286  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

dandinent,  lentes  et  lourdes  comme  des  galioles  hollandaises  aux 
hanches  rebondies,  balancées  par  la  houle...  Rangés  comme  les 
ustensiles  de  nos  cuisines,  des  rasoirs,  des  pinces,  des  ciseaux 
s'accrochent  aux  planches  bariolées  dont  les  barbiers  tapissent 
leur  boutique...  Des  Soudaniennes  difformes  posent  de  larges 
couffins  sur  une  épaisse  couverture  repliée  sur  leur  tête  ou,  — 
semblables  alors  à  des  champignons  fantastiques,  à  des  champi- 
gnons de  féerie,  —  y  retournent  de  vastes  plats  de  bois  hémi- 
sphériques dans  lesquels  elles  ont  attaché  du  linge  mouillé... 
De  noires  servantes  de  hammams,  coiffées  d'un  bandeau  noir, 
circulent,  demi-nues,  autour  de  grands  fourneaux  qui  mettent  de 
rouges  lueurs  dans  l'ombre  de  voûtes  enfumées,  qui  éclairent, 
dans  des  coins,  des  nudités  d'ivoire  ou  des  torses  d'ébène. 
D'autres,  au  contraire,  passent  qui  serrent  prétentieusement  leur 
voile  sur  leur  face  de  gorille,  comme  si  son  exhibition  pou- 
vait effaroucher  la  jalousie  de  leurs  sombres  époux. 

Des  maisons  s'entr'ouvrent  et,  dans  le  poudroiement  mystérieux 
d'une  lumière  bleuâtre,  apparaissent  des  intérieurs  fugitifs.  De- 
bout derrière  une  sorte  de  pétrin  à  moitié  fermé  par  un  couvercle 
à  claire-voie,  des  femmes  lavent  dans  des  cours.  Autour  d'elles 
ruisselle  l'eau  de  savon  et  elles  y  font  clapoter  les  semelles  de  bois 
de  leurs  kobs-kobs,  —  comme  on  appelle  les  socques  dans  celle 
langue  arabe  qui,  sur  la  trame  de  sa  mâle  rudesse,  brode  si 
volontiers  les  oripeaux  puérils  de  l'harmonie  imitative...  Des 
marchands  d'eau  crient  et  poussent  leurs  ànons  chargés  de  deux 
coujfes  coniques  que  remplissent  deux  amphores  ou  deux 
cruches  de  fer-blanc...  Les  cheveux  coupés  en  calotte,  les  habits 
déchirés,  des  enfants  courent,  piaulent,  rasent  le  sol  comme  des 
vols  de  martinets  à  la  (liasse  des  moucherons...  Des  jardiniers 
aux  chansons  glapissantes  suivent  leurs  petites  charrettes,  que 
traînenl  péniblement  des  bourriques  lamentables...  Cravatés  du 
Nicham  dont  les  brillants  d'argent  scintillent  sur  leur  jabol  mal 
empesé,  de  vieux  messieurs  liés  dignes,  —  hauts  fonctionnaires 
à  haute  cliachia,  —  ouvrent,  pour  laisser  voir  un  gilet  blanc 
el  aw  grosse  chaîne  de  montre,  leur  redingote  noire  façon- 
née en    tunique...    Des    ménagères   reviennent    de    la    fontaine, 


TUNIS.  287 

la  gargoulette  en  équilibre  sur  la  paume  de  leur  main  levée  à  la 
hauteur  de  l'épaule. 

De  loin  en  loin  —  pleine  de  poussière,  de  bruit  et  de  cris,  — 
— ■  s'ouvre  le  préau  ensoleillé  d'un  fondouk  que  garde  un  Maro- 
cain, l'u  fon  look  de  ville  est  une  espèce  de  caravansérail  où  à 
l'heure  du  marché,  s'entassent,  dans  des  décombres, Arabes,  ânes 
et  chameaux;  c'est  une  hôtellerie  où  les  gens  du  dehors  trou- 
vent, en  même  temps,  leur  logement,  leurs  écuries,  leurs  bou- 
tiques à  couscous  et  leurs  cafés...  Les  commerçants  européens 
se  serraient  dans  des  maisons  pareilles  et  dont  une  porte  unique 
fermait  la  cour  commune,  à  l'époque  où  ils  avaient  encore  besoin 
de  se  sentir  les  coudes. 

Des  murmures  cadencés  sortent  d'une  maison   blanche. 

—  Alif,  Ba,  Ta,  Tsa,  Djim,  H'a,  Dral,  Rha,  Zin...  A,  b,  c... 
C'est  une  école.  Les  élèves  lisent  l'alphabet. 

Plus  loin,  ce  sont  des  psalmodies  monotones.  Des  enfants  se 
balancent  d'avant  en  arrière,  —  une  planchette  à  la  main,  en 
guise  de  livre,  —  et,  tous  ensemble,  ils  débitent  quelque  chose. 
Encore  une  école! 

—  Ouahacl,  Zoitj,  Tsaltsa,  trha,  Khramsa,  Setta,  S'ba,  Tsma- 
nia,  Tsaa,  Ach'ra...  Un,  deux,  trois,  quatre... 

On  apprend  à  compter  ici.  Toujours  une  école,  une  école 
koranique  et  gratuite. 

Ces  établissements  pullulent  à  Tunis.  Des  maisons  d'instruc- 
tion secondaire  ouvrent,  en  outre,  leurs  portes  aux  jeunes  Tuni- 
siens. — ■  et  ils  sont  nombreux,  —  qui  ne  se  contentent  pas  de 
renseignement  primaire  des  tolba.  Tel  est  le  collège  Alaouï  qui, 
fondé  en  1884  par  Ali-Bey  et  régenté  par  des  Français,  consti- 
tue une  véritable  école  normale  d'où  sortent  des  instituteurs 
auxquels  on  a  appris  gratuitement  l'histoire,  la  géographie,  les 
mathématiques,  notre  langue  et  la  leur.  Tel  est  encore  le  collège 
Sadiki  crée  par  Kheïr-ed-Din,  ministre  de  Mohammed-es-Sadok, 
avec  les  biens  confisqués  à  son  prédécesseur,  Si-Mustapha- 
Khasnadar.  Celui-ci  est  dirigé  par  des  Arabes,  a  des  annexes 
dans  diverses  villes  de  la  Régence  et  reçoit  des  élèves,  pension- 


288 


DE    TRIPOLI   A    TUNIS. 


naires  ou  demi-pensionnaires  auxquels,  en  1881,  on  apprenait 
déjà  le  français.  C'est  sur  cette  branche  de  l'enseignement  que, 
avec  raison,  on  insiste  surtout  aujourd'hui...  Pas  plus  en  Tunisie 
qu'en  Algérie,  nous  ne  demandons  aux  indigènes  une  assimila- 
tion dont  la  poursuite  chimérique  serait  une  utopie  irréalisable; 
nous  ne  cherchons  qu'à  les  rapprocher  de  la  France.  Gardons- 
nous,  dans  ce  but,  d'apprendre  à  parler  comme  eux,  mais  appre- 
nons-leur à  parler  comme  nous...  Les  Allemands  défendent  le 
français  en  Alsace. 

Ces  écoles  sont   pour  les   musulmans.  Les   petits  Juifs   ont  le 

m  -K     JiB'' 


TDNIS     :     l  M:     MAISON     AT. AISE. 

collège  anglais  de  la  London's  .lors  Societj  et  l'école  israélite 
allemande;  les  enfants  européens  ont  l'école  des  frères,  le 
collège  italien,  enfin  et  surtout  le  collège  Saint-Charles  que  fré- 
quentent même  déjeunes  indigènes  dont  la  calotte  jure  agréable- 
ment  avec  la   casquette   de   ses  élèves  en  promenade. 

Des  pensionnats  anglais,  allemands,  français  ou  italiens,  congré- 
ganistes  ou  laïques,  reçoivent  les  Européennes  el  les  Juives. 
Quant  aux  jeunes  mahométanes,  on  les  laisse,  de  parti  pris,  dans 
l'ignorance  la  plus  complète.  Si  les  teinturiers  tunisiens  font  de 
bonnes  affaires,  ce  n'esl  certes  pas  en  bleuissant  les  bas  de 
leurs  compagnes  qui,  au  surplus,  n'en   usent  guère. 

Voici  les  ruelles  désertes  du  quartier  arabe  avec  leurs  petites 


TUNIS. 


28!  I 


portes  rouges  ou  vertes,  cintrées  en  fer  à  cheval,  timbrées  de  la 
main  protectrice,  bardées  de  clous  dont  les  grosses  tètes 
forment  des  dessins  capricieux,  garnies  d'anneaux  fixés  à  des 
armatures  taillées  en  croissants  ou  repoussées  en  hémisphères; 
avec    leurs   maisons   cachottières  comme    l'existence    intime    de 


Ttxis  :    poniitr.    u  eau. 


ceux  qui  les  habitent.  L'architecture  d'un  peuple  ou  d'une 
époque  est  la  formule  de  ses  croyances,  l'expression  de  ses 
mœurs,  le  symbole  de  ses  usages. 

Coiffées  d'auvents    massifs  el   plafonnés  en  caissons,  de  rares 
ouvertures  percent    les    façades.     Et    elles    sont    soigneusement 

défendues     par    un    grillage    de    bois    aux    mailles    si    serrées 

37 


290  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

qu'elles  ne  pourraient  donner  passage  à  une  main  de  femme. 
D'autres  sont,  en  outre,  doublées  extérieurement  d'une  cage  de 
1er,  plaie  ou  ventrue.  D'autres,  enfin,  sont  emprisonnées  dans 
des  moucharabys  de  briques  brutes  ou  blanchies  à  la  chaux,  — 
espèces  de  balcons  fermés,  à  peine  ajourés  d'une  lucarne  par 
laquelle  on  peut  entrevoir  les  deux  bouts  de  la  rue,  quand  les 
moucharabys  voisins  ne  s'y  opposent  pas. 

Triste  existence  que  celle  des  recluses  dont  la  vie  uniforme 
s'écoule  entre  ces  murailles  de  cloître!  Les  soins  d'un  ménage 
primitif,  le  blanchiment  de  leurs  murs,  le  lavage  perpétuel  de 
leurs  parquets  de  faïence  occupent  à  peu  près  la  journée  des 
pauvres  dont  le  plaisir  principal  semble  consister  en  d'intermi- 
nables conversations  autour  du  moulin  à  farine.  Voyez-les 
par  cette  porte  qu'elles  ont  oublié  de  clore.  Elles  sont  là  une 
dizaine,  accroupies  dans  un  coin  de  leur  cour  en  un  amas  papil- 
lotant d'étoffes  multicolores,  en  groupe  pittoresque  et  bavard. 
Le  cône  de  leur  meule  est  posé  à  plat  sur  le  disque  où  il  écrase 
le  grain  ;  somnolente,  l'une  d'elles  en  tourne  la  poignée  et 
chevrote  une  mélopée  traînante  et  nasillarde;  lentement,  pares- 
seusement, une  de  ses  voisines  fait,  de  temps  à  autre,  couler 
une  poignée  de  blé  dans  l'ouverture  en  entonnoir  qui  traverse 
sa  pierre;  les  autres  fument,  rient,  babillent  comme  un  concilia- 
bule de  pies.  Parler  de  tout  et  même  de  rien,  n'est-ce  pas,  en  tous 
lieux,  la  plus  grande  joie  de  la  meilleure  moitié  de  notre  espèce? 

Aucune  occupation  plus  ou  moins  sérieuse  ne  remplit  le  temps 
des  riches.  Leurs  domesticpies  travaillent  pour  elles;  les  Juifs 
brodent  pour  elles  les  vêtements  chamarrés;  elles  ne  savent  ni 
lire,  ni  écrire;  elles  ne  songent  ni  au  ménage,  ni  à  la  couture. 
Qu'elles  soient  belles!  Cest  tout  ce  qu'on  leur  demande. 

—  Zin  er-rajel  ji  aklhou  ou  a'klh'  el  m'ra  fi  h'oussn  ha.  La 
beauté  de  l'homme  est  dans  son  esprit;  l'esprit  de  la  femme  est 
dans  sa  beauté,  dit  un  proverbe  arabe. 

Et  les  combinaisons  de  leurs  atours  dorés,  les  soins  méticu- 
leux d'une  toilette  compliquée,  L'emploi  des  fards  et  des  mouches 
comblent  seuls  le  vide  de  leurs  journées  monotones. 


TUNIS.  291 

De  rares  incidents  rompent  cependant  quelquefois  l'unifor- 
mité de  cette  vie  végétative...  C'est  la  visite  d'une  voisine  qui 
vient  rêver  et  s'endormir  aux  vapeurs  du  tabac  parfumé,  aux 
plaintes  de  la  darbouka;  c'est  une  représentation  à  domicile  de 
cet  infâme  Karagheuz  qui,  librement,  colporte  encore  ici  ses 
plaisanteries  abominables  et  ses  spectacles  dévergondés;  c'est 
l'arrivée  d'une  marchande  qui,  pendant  des  heures  entières,  étale 
sous  leurs  yeux  charmés  ses  bijoux,  ses  costumes  brochés  et 
ses  coiffures  constellées  de  sultanis;  ce  sont  surtout  de  sourdes 
rivalités,  des  explosions  de  jalousie  subite  entre  épouses  du 
même  seigneur  et  maître.  Il  est  bien  rare,  il  est  vrai,  que,  usant 
de  la  loi  religieuse  qui  en  autorise  quatre,  un  riche  Tunisien  ait 
plus  de  trois  femmes,  —  deux  blanches  et  une  noire  achetée  à 
Tripoli.  Mais  ce  nombre  est  plus  que  suffisant  pour  entretenir 
au  harem  des  querelles  qui  en  animent  la  captivité.  Les  autres 
habitants  n'accusent  jamais  plus  d'une  ou  de  deux  compagnes. 
Agir  autrement  serait  faire  aveu  d'opulence  et  cet  aveu  n'était 
pas  sans  danger  à  l'époque  où  le  gouvernement  était  toujours 
disposé  à  prélever  sur  ses  sujets  les  impôts  les  plus  imprévus, 
les  taxes  les  plus  arbitraires...  Ils  ajoutent  seulement  à  la  mes- 
quinerie de  ce  sérail  officiel  des  servantes  qu'ils  peuvent  toujours 
désavouer  et  que  Mahomet  leur  permet  de  prendre  en  aussi  grand 
nombre  qu'il  pourront  en  nourrir.  Et  la  zizanie  s'élève  entre 
toutes  ces  dames  aussi  bien  et  peut-être  mieux  que  si  la  loi  avait 
consacré  la  présence  des  dernières  dans  le  logis  commun. 

Toute  sortie  n'est  pourtant  pas  interdite  aux  Tunisiennes. 
Entre  cinq  heures  et  six  heures,  il  n'est  pas  rare  de  les  voir, 
énigmes  ambulantes,  traîner  sur  le  pavé  des  rues  leurs  babou- 
ches aux  quartiers  repliés.  Deux  a  deux,  trois  à  trois,  elles  s'en 
vont  alors,  drapées,  encapuchonnées  dans  le  haïk  blanc  ou  rayé 
de  brun.  Les  unes  serrent  leur  front  dans  un  foulard  de  crêpe  noir 
qui  descend  jusqu'aux  sourcils;  jusqu'à  la  racine  du  nez,  elles 
couvrent  leur  face  d'un  lambeau  de  la  même  étoile  sinistre 
étroitement  attaché  sur  la  nuque...  Et  leurs  yeux  brillent,  étran- 
gement vivants,  entre  ce  bandeau  et  ce  masque  qui  dessinent 
leurs  traits  comme  un  suaire  noué  sur  la  figure  d'un  cadavre.  Les 


202  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

autres,  plus  réservées  encore  et  toujours  suivies  d'une  domes- 
tique, jettent  sur  leur  tète  le  liajar,  —  large  pièce  de  soie  noire 
bordée  de  broderies  sombres,  —  cpii  leur  tombe  jusqu'aux  ge- 
noux et  qui  leur  fait  comme  un  poêle  de  pleureuses  funéraires. 
La  partie  de  cette  draperie  lugubre  qui  correspond  au  visage 
est  percée  d'un  trou  carré  que  grille  une  épaisse  étamine  à  tra- 
vers laquelle  elles  peuvent  voir  sans  être  vues.  Et,  en  hésitant 
comme  si  elles  marchaient  entre  des  œufs,  les  coudes  aux  flancs, 
les  avant-bras  tendus  pour  effacer  les  plis  de  cette  sorte  de  fe- 
nêtre, elles  vont,  écartant  les  bords  de  leur  linceul  qui  s'étale 
comme  les  ailes  entr'ouvertes  d'une  chauve-souris  gigantesque... 
Les  visites,  le  bain  en  commun,  les  longues  explorations  des 
souks,  les  stations  au  cimetière,  les  flâneries  dans  les  nus  sont 
le  but  ordinaire,  le  prétexte  de  ces  promenades  silencieuses  et 
embarrassées. 

Les  jours  de  leurs  plus  grandes  fêtes  sont  les  jours  où,  cro- 
quant à  jolies  dents  des  gâteaux  de  circonstance,  elles  fiancent 
la  fille,  la  sœur,  la  petite  parente  qui  approche  de  sa  dixième 
année.  Ce  sont  surtout  les  jours  de  mariage. 

La  future  épouse  a  douze  ans.  Loin  du  regard  indiscret  des 
hommes  —  qui,  d'ailleurs,  ne  cherchent  pas  à  voir  et  qui,  dans 
la  cour,  fument  sans  penser  à  elles  —  les  femmes  de  la  famille 
sont  réunies  autour  de  sa  petite  personne.  Et  on  lui  noircit  les  sour 
cils,o  n  lui  rougit  les  joues,  on  lui  avive  les  lèvres,  on  lui  bleuit  les 
paupières,  on  lui  colle  des  mouches  aux  coins  de  la  bouche  et 
dis  yeux,  on  l'habille,  on  l'attife,  on  la  pare  comme  une  madone 
andalouse,  on  l'assoit  sur  une  estrade  comme  une  idole  sur  son 
trône,  on  jette  enfin  un  voile  sur  sa  tète  comme,  chez  nous,  on 
couvre  les  statues  devant  lesquelles  vont  discourir  des  ministres 
en  voyage.  Le  futur  est  introduit...  La  toile  tombe  et,  dans  la 
pose  hiératique  d'une  [ sis  de  granit,  la  future  apparaît,  muette, 
les  yeux  baissés,  raide  comme  un  mannequin  dans  un  atelier  de 
peintre.  Puis  a  lieu  la  cérémonie  nuptiale,  cérémonie  très  som- 
maire, simple  engagement  mutuel  que  prennent  les  futurs  en 
la  présence  de  deux  témoins  et  en  l'absence  de  toute  espèce, 
de  prêtre.  A  grand  renfort  de  tambours  et  de  youyous  ^  les  femmes 


TUNIS.  293 

conduisent  alors  la  nouvelle  mariée  à  la  maison  qui  va  èlre  la 
sienne,    elles    reviennent   chez  sa  mère    et    la   fête    commence. 

Les  zalabias,  —  les  beignets  à  l'huile,  —  précèdent  les  gâteaux 
au  miel  plaqués  de  feuilles  d'or  et  parfumés  d'essences  ;  les 
sfeniis  de  couscous  frits  suivent  les  gâteaux  au  miel,  puis  ce  sont 
des  boules  de  nougat  rose,  du  raatloukoum  de  Stamboul,  des 
fleurs  d'oranger  cristallisées  dans  du  sucre,  des  pâtisseries  de 
toutes  formes,  carrées,  ovales,  annulaires,  coniques,  glacées  de 
blanc,  mouchetées  de  feuillesd'or,  sablées  de  rouge  et  de  bleu...  Et 
on  s'abreuve  de  café,  de  sirop  de  violettes,  de  jus  d'oranges. 
Les  danses  succèdent  enfin  à  cette  dînette  enfantine,  digne  festin 
nuptial  d'une  grande  poupée  vivante... 

Et,  surexcitées  parle  rhylhme  monotone  d'une  musique  qui  les 
enivre,  elles  poussent  leurs  folies  chorégraphiques  jusqu'à 
des  défaillances  qui  les  laissent  haletantes,  brisées,  rompues,  la 
figure  décomposée  par  une  nuit  de  fatigues  et  de  veille. 

Par  une  espèce  de  souk  où  se  niellent,  dans  des  soupentes 
nauséabondes,  des  bouchers  et  des  épiciers  juifs  au  turban  noir 
ou  bleu  roulé  en  une  mince  corde,  nous  sommes  sortis  des  rues 
arabes. 

Quel  est  le  souterrain  auquel  conduit  cet  escalier  délabré?... 
Des  tapis  épais  s'y  étendent  entre  des  colonnes  au  fût  sali  de 
jaune,  au  chapiteau  barbouillé  d'azur;  des  tableaux  de  clinquant 
y  miroitent  aux  murailles;  des  inscriptions  hébraïques  s'y  peignent 
dans  de  grossiers  cartouches  de  bois;  une  large  galette  symbo- 
lique y  est  clouée  à  une  arcade;  des  hommes  s'y  prosternent  sui- 
des bancs  de  maçonnerie  tapissés  de  nattes...  (Test  une  syna- 
gogue. 

En  cafetan  couleur  de  ciel,  un  très  vieux  rabbin  à  barbe  de 
patriarche  est  juché  dans  une  chaire  disloquée  et  lit  quelque  chose 
dans  un  antique  manuscrit.  Un  autre,  très  jeune,  vient  au-devant 
de  nous,  l'air  inspiré,  une  flamme  mystique  dans  le  velours  noir 
de  ses  grands  yeux  maladifs.  Une  espèce  de  soutane  l'enveloppe 
et  sur  ses  omoplates  passe  une  large  bande  de  drap  gris  dont  les 
bouts  retombent  devant  ses  épaules  comme  l'étole  de  nos  offi- 


294  DE   TRIPOLI   A    TUNIS. 

ciants...  Avec  vénération,  il  baise  puis  il  ouvre  les  petites  portes 
peinturlurées  d'une  petite  armoire  et,  —  comme  s'il  espérait,  par 
cette  pieuse  profanation,  nous  ramener  à  Jéhovah,  —  il  nous 
montre  le  rouleau  cl n  livre  de  la  loi  et  nous  ne  savons  quels 
accessoires  de  son  culte. 

Nous  sommes,  en  effet,  dans  le  hara,  au  bas  d'Es-Souika;  nous 
sommes  dans  la  partie  de  la  ville  où  gîtent  les  Juifs.  Ce  quartier 
ressemble  à  celui  des  Arabes  mais  avec  plus  de  mouvement,  plus 
d'animation,  plus  de  bruit.  Jeunes  filles  au  front  embroussaillé 
d'or,  épouses  aux  épais  bandeaux  plus  noirs  que  l'aile  des  cor- 
neilles, vieilles  à  la  rare  chevelure  grise,  les  femmes  se  montrent 
ici.  Elles  s'y  montrent  môme  trop  et  on  demeure  souvent  inter- 
loqué devant  ces  tenues  extraordinaires,  devant  ces  déshabillés 
dont,  avec  une  placidité  sereine  et  inconsciente,  elles  étalent 
sur  leurs  portes  la  coupe  et  les  tissus  excentriques.  I  ne  courte 
chemise  de  mousseline  aux  larges  manches  de  tulle  et  une  sorte 
de  caleçon,  l'ont  tous  les  frais  de  ces  toilettes  immodestes.  Ce 
dernier  vêtement  s'élargit  cependant  aujourd'hui  et  les  élégantes 
le  remplacent  volontiers  par  une  espèce  de  pantalon  de  zouave. 
C'est  le  dernier  cri  du  jour.  Comme  en  Europe,  les  modes  fémi- 
nines exercent  à  Tunis  leur  gracieuse  tyrannie.  Le  bout  des 
pieds  nus,  jaunes  de  benne,  s'engage  dans  îles  babouches 
d'enfants;  les  cheveux  s'enroulent  en  une  longue  queue  qui 
tombe  sur  le  dos  à  la  mode  chinoise  et  qui  se  termine  par 
un  large  triangle  de  carton  recouvert  de  soie  brodée.  Cinq 
rubans  de  couleur  sont,  côte  à  côte,  cousus  à  la  base  de  cet 
ornement    bizarre    et  flottent   sur   les    reins. 

(  le  costume  —  que  portent  aussi  les  .Mauresques,  —  est,  dit-on, 
celui  donl  se  paraient  les  femmes  de  l'Ancien  Testament...  Nous 
ne  savons  sur  quel  document  antique  ci  authentique  repose  cette 
affirmation  étonnante,  niais  on  a  grand'peine  à  se  figurer 
l'austère  Rébecca  ou  la  chaste  Rachel  dans  ci'  travesti  de  bal 
masqué. 

Tunis  a  trois  dimanches.  Le  vendredi  est  consacré  à  Mahomet, 
mais  les    Arabes   ne   se    niellent  jamais    en  grands   liais    et  on  ne 


TUNIS.  295 

s'apercevrait  guère  de  leur  fête  si,  sur  les  mosquées  ne  (luttaient 
alors  des  pavillons  rouges  illustrés  de  l'anneau  de  Salomon.  Le 
dimanche  appartient  au  Christ  et  il  remplit  les  rues  du  quartier 
Franc  d'Européennes  en  falbalas  et  d'Italiens  mélomanes.  Le 
samedi,  enfin,  est  à  Moïse,  et  c'est  ce  jour-là  qu'il  faut  voir  les 
dames  d'Israël  ! 

Sur  la  camisole  légère  se  pose  alors  le  farmla,  —  espèce  de 
gilet  largement  échancré  et  dont  les  manches  rudimentaires 
ne  forment  que  de  petits  ailerons  sur  1rs  épaules.  Le  velours 
cramoisi,  le  satin  blanc  ou  le  damas  broche  de  ce  vêlement,  qu'on 
dirait  taillé  dans  une  chasuble,  disparaissent  si  bien  sous  les 
galons  et  sous  les  arabesques  d'or  ou  d'argent  qu'il  prend  l'air 
d'une  cuirasse;  les  métaux  précieux  y  sont  en  une  telle  profusion 
qu'il  se  vend  au  poids,  comme  certains  bijoux,  comme  cer- 
taines pièces  d'orfèvrerie...  Sur  cette  veste  radieuse  se  met, 
comme  une  housse,  la  soria,  simple  blouse  de  soie  légère  et 
de  couleur  voyante,  assez  translucide  pour  laisser  entrevoir 
les  richesses  qu'elle  couvre,  assez  courte  pour  en  révéler  au 
moins  le  bord.  Le  pantalon,  alors  surchargé  de  dorures  el 
retenu  par  une  coulisse  que  ferme  une  barrette  d'or  agrémentée 
de  quatre  glands  de  soie,  se  rétrécit,  à  partir  du  genou,  pour 
ne  plus  former  qu'une  guêtre  encroûtée  de  broderies.  Des  mules 
pailletées,  mais  toujours  trop  courtes  s'accrochent  aux  orteils 
et  laissent  leurs  talons  porter  à  faux.  Un  turban  noir,  étroit  et 
plat  retient,  en  même  temps,  sur  leur  nuque,  une  pièce  de 
mousseline  flottante  et  sur  la  tète,  la  koufjia  conique,  -taillée 
dans  du  drap  d'or,  brodée  d'or,  cousue  d'or...  D'énormes  bijoux, 
de  grandes  perles,  de  gros  diamants,  une  large  chaîne  plate 
et  portée  en  baudrier  complètent  enfin  cet  accoutrement  fan- 
tasque sur  lequel  tombe  le  choussari,  —  le  grand  voile  de  laine 
blanche  qui  en  éteint  l'eblouissement. 

Et,  —  note  dominante  de  la  symphonie  de  couleurs  que  font  les 
bigarrures  diaprées  du  monde  de  Tunis,  —  elles  s'en  vont  ainsi 
par  la  ville,  les  reins  creux,  le  clos  ballonné,  la  poitrine  exubérante. 

—  Voyez,  mesdames  et  messieurs,  je  n'ai  que  vingt  ans  et  je 
pèse  deux  cents  livres  ! 


290 


DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 


Et  ce   spectacle  qui  coûterait  quinze  centimes  à  Neuilly  est  ici 
complètement  gratuit. 


Si  dans  leur  jeunesse,  en  effet,  on  admire  chez  les  Juives  l'ovale 
parlait  tic  leur  visage,  la  blancheur  de  leur  teint  mat  et  velouté, 
l'arête  pure  de  leur  nez  légèrement  aquilin,  la  fierté  de  leur  profil 
busqué,  la  finesse  de  leurs  mains  de  race  et  l'élégance  de  leur 
taille,  l'époque  du  mariage  marque 
pour  elle  la  fin  de  la  beauté... 

Trois  mois  avant  cette  catastrophe, 
elles  se  soumettent  à  un  engraissement 
méthodique  qui  les  transforme,  qui  les 
défigure. 

Simple  graine  de  fenugrec  qu'on 
trouve  chez  tous  les  épiciers  de  Tunisie 
et  dont  la  mercuriale  du  pays  accuse 
une  vente  quotidienne  de  mille  à  douze 
cents  rottolo-attaris,  —  cinq  à  six  cents 
kilogrammes,  —  la  h'Lba  est  le  facteur 
principal  de  cet  embonpoint  qu'une  co- 
quetterie- dévoyée  exagère  jusqu'à  une 
difformité  repoussante.  Cette  graine  — 
qui,  modérément  employée  pourrait 
peut-être  rendre  quelques  services  chez 
nous,  —  s'apprête  de  diverses  façons. 
Le  plus  souvent,  on  en  pile  chaque  soir  deux  cuillerées  à 
soupe  et  on  les  fait,  pendant  toute  la  nuit,  macérer  dans  un 
demi-litre  d'eau  ;  le  matin,  à  jeun,  on  boit  cette  eau  et  on  mange 
une  poignée  de  raisin  sec  Mélangée  à  du  miel  et  nu  sucre,  la 
pâte  qui  reste  au  fond  du  pot,  forme  une  sorte  de  confiture  qu'on 
avale  dans  la  journée...  D'autres  fois,  on  l'ail  griller  la  Ji'lba,  on 
la  pulvérise,  on  la  pétrit,  à  parties  égales,  avec  de  l'huile  et  du 
miel  ei  on  prend,  chaque  jour,  quatre  cuillerées  à  soupe  de  celle 
confection  horriblement  amère...  D'autres  fois,  enfin,  on  se 
contente  «le  s'administrer,  malin  el  soir,  une  cuillerée  à  soupe 
de  graine  jetée  telle  quelle  dans  un  verre  d'eau. 


JIM  VE     EN    COSTUME 

d'intéri  ei  n. 


TUNIS. 


2!>7 


A  cela  ne  se  réduit  pas  le  régime  à  suivre,  mais  que  ne  ferait-on 
pas  pour  être  belle  !...  On  va  encore,  dans  les  abattoirs,  chercher 
de  ces  grosses  boules  de  poils  agglutinés  qu'on  trouve  souvent 
clans  l'estomac  des  veaux  et  qu'on  appelle  des  égagrophiles  et  on 
en  mange  un  morceau  Ions  les  jours.  Après  chaque  repas,  on  se 
gave,  en  outre,  d'un  plat  de  couscous  sins  sauce,  ni  viande,  et  on 
l'arrose  d'aulant  d'eau  que  possible.  Puis  s'efforçant  de  ne  penser 


TUNIS    :     DANS     LE     QUAIi'llMl     JUIF. 

à  rien,  d'oublier  surtout  son  prochain  mariage,  on  partage  son 
temps  entre  une  inaction  absolue  et  le  sommeil  dans  un  lieu 
sombre...  Et  après  un  trimestre  de  ce  genre  de  vie,  la  plus 
mince,  la  plus  éthérée  des  jeunes  filles  est  atteinte  d'un  élé- 
phantiasis  général,  d'une  adipose  incohérente  qui  en  l'ait  une 
monstruosité  semblable  à  ces  clowns,  qui,  les  vêtements  bourrés 
de  laine,  tombent  et  roulent  sur  le  sable  des  cirques.  Sa  face 
ferait  de  dépit  maigrir  la  pleine  lune  ;  ses  hanches  défient  les 
comparaisons  les  plus  paradoxales...  L'asperge   est  devenue  une 

citrouille  ! 

38 


208  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

La  situation  des  Juifs  à  Tunis  est  encore  à  peu  près  ce  qu'elle 
était,  il  y  aune  trentaine  d'années;  leur  organisation  particulière 
y  fait  encore  de  leur  communauté  comme  un  petit  Etat  dans  le 
grand. 

Ils  se  partagent  en  deux  clans:  les  Toimsis,  —  vieux  tunisiens, 
—  et  les  Gournis  ou  Juifs  du  Grana,  —  Juifs  Livournais  descen- 
dants de  ceux  cpie  l'inquisition  a  chassés  d'Europe. 

Divisée  en  corporations  de  métiers  que  président  des  amins 
nommés  à  l'élection,  chacune  de  ces  catégories  a  son  grand 
rabbin,  sa  synagogue  et  son  conseil  qui,  formé  de  prêtres  et  de 
notables,  a,  jusqu'à  la  mort  exclusivement,  le  droit  de  haute  et  de 
basse  justice.  Tounsis  et  Gournis  relèvent  tous  ensemble  du  caïd 
des  Juifs,  dignitaire  qui,  toujours  pris  parmi  les  premiers,  sert 
d'intermédiaire  entre  ses  coreligionnaires  et  le  bey  auprès  du- 
quel il  remplit,    par  tradition,   les  fonctions  de  receveur  général. 

Plus  que  les  mahométans,  les  israélites  méritent  en  Afrique 
la  dénomination  d'indigènes;  ils  se  targuent  eux-mêmes  d'y  être 
venus,  pour  la  première  fois,  à  l'époque  de  Psammetichus  ou  au 
moins  de  Ptolémée  Soter.  Ils  sont,  avec  les  Maures  numides, 
.avec  les  Berbères,  les  plus  vieux  habitants  de  la  Régence.  Quand 
les  Arabes  y  entrèrent,  ils  tentèrent  en  vain  de  les  convertir  à 
l'Islam;  fidèles  à  Moïse  ils  gardèrent  leurs  mœurs  et  leur  foi  et 
la  haine  religieuse  que  déjà  ils  inspiraient  aux  musulmans  ne  fit 
«pie  s'envenimer  el  s'accroître.  Elle  devint  monstrueuse  au 
xiii0  siècle,  lorsque  Abdallah-Metamer-Billah,  qui  régnait  abusa 
Tunis,  voulut  leur  faire  expier  le  mal  l'ait  à  ses  frères  en  Allah 
par  les  croisades  dont  ils  étaient  pourtant  bien  innocents. 

Il  leur  a  été,  jusqu'à  nos  jours,  défendu  de  loger  hors  de  leurs 
fondouks  situés  au-delà  des  murs.  Ils  ne  pouvaient  porter  ni  le  cos- 
tume des  croyants  ni  celui  des  chrétiens  el  ils  se  souviennent 
encore  «les  décrets  prohibitoires  et  des  vexations  de  toutes  sortes 
auxquels  les  mit  naguère  en  butte  leur  tentative  de  remplacer 
par  noire  chapeau  le  turban  noir  qui  leur  élail  imposé. 
Seuls  ils  payaient  le  karadj,  impôt  qui  élail  censé  exigé  de 
tout  non-musulman  résidant  a  Tunis;  ils  étaient,  sur  les  marchés, 

SOtimis  à  de  triples  laxes;  ils  avaient   fondé   une  caisse  commune 


TUNIS.  20!> 

dans  laquelle  les  rabbins  puisaient  pour  payer  les  impôts  de  tous, 
mais,  pour  peu  que  cet  argent  se  lit  attendre,  il  leur  était  directe- 
ment réclame  par  les  collecteurs  du  bey  (|iii,  à  grands  coups  de 
bâton,  leur  en  écrivaient  la  demande  et  même  le  reçu  sur  les 
épaules  ;  surchargés  de  corvées,  ils  bâtissaient  pour  les  maîtres 
du  pays  ;  ils  leur  servaient  inoins  que  gratuitement  d'hommes  de 
peine;  ils  lavaient  leurs  maisons,  ils  allaient  jeter  au  lac  leurs 
immondices.  Quand  la  pluie  changeait  les  rues  en  torrents,  les 
Maures  qui  ne  voulaient  pas  souiller  leurs  belles  pantoufles,  pre- 
naient au  collet  le  premier  d'entre  eux  qui  passait,  sautaient  sur 
son  dos  et,  jusqu'à  leur  porte,  en  luisaient  leur  monture.  C'étaient 
encore  eux  qui  étranglaient  les  condamnés  et  qui  traînaient  leurs 
cadavres  sur  la  claie... 

Leur  sobriété,  leur  moralité,  leur  monogamie,  leur  esprit 
de  famille,  leur  patriotisme  survivant  à  la  perte  de  la  pa- 
trie, leurs  préceptes  religieux,  —  règles  d'hygiène  auxquels  ils 
devaient  une  longévité  dont  ne  jouissaient  pas  leurs  adversaires. 
—  tout  donnait  cependant  à  leur  race  une  vitalité  qui  leur  permit 
de  résister  aux  avanies,  aux  persécutions.  Ils  se  soutenaient  ;  ils 
se  créaient  des  fonds  de  prévoyance  en  n'achetant  leur  viande 
qu'aux  rabbins  qui,  des  bénéfices  de  ce  commerce  conforme  aux 
rites  mosaïques,  alimentaient  la  caisse  commune  dont  nous 
avons  parlé  ;  ils  se  servaient  de  cet  argent  pour  nourrir  leurs 
pauvres,  pour  entretenir  leurs  synagogues  et  leurs  écoles,  pour 
racheter  les  esclavesde  leur  foi  ;  ils  s'étaient  coalisés,  enfin,  pour 
créer  cette  hazzaka  qui  existe  encore,  cette  taxe  bizarre  qui  les 
fait  copropriétaires  des  immeubles  que  les mahométans  possèdent 
dans  leur  quartier  et  (pie,  pour  cette  raison,  ils  ne  peuvent  louer 
qu'à  eux  seuls.  Acquéreurs  habituels  des  prises  maritimes  que, 
en  détail,  ils  revendaient  très  cher  à  ceux  mêmes  qui  les  avaient 
faites;  adjudicataires  delà  pèche,  des  douanes,  de  certains  impôts 
que.  moyennant  une  redevance,  ils  prélevaient  à  leur  bénéfice, 
ils  avaient  fini  par  obtenir  de  la  fortune  une  partie  des  avan- 
tages .civils  que  leur  refusait  la  loi.  Grâce  à  leur  habileté,  ils  par- 
venaient enfin  à  se  faire  employer  dans  le  service  lucratif  d<  s 
fonds  de   l'État,  à  remplir  auprès   du  bey  les  fonctions  de  cais- 


300  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

siers,  de  chefs  de  la   dette,  de   directeurs   du    rabba    ou    impôt 

en    nature. 

Ce  n'étaient  là,  toutefois,  que  des  correctifs  encore  insuffi- 
sants à  la  misère  de  leur  condition.  Cela  ne  les  empêchait 
pas  de  ne  trouver  presque  aucune  protection  auprès  de  l'auto- 
rité qui  les  utilisait  ainsi;  cela  ne  les  empêchait  pas  d'être,  à 
chaque  instant,  persécutés  ou  dépouillés;  d'être,  de  temps  à  autre, 
massacrés  sans  raison;  d'être,  sous  prétexte  de  blasphèmes,  brûlés 
tout  vifs,  avec  des  chemises  goudronnées. 

En  i8j5,  Mohammed-bey  abolit  pour  eux  la  corvée,  la  surtaxe 

du    karàdj  et  autres  impôts  exorbitants.  Le   20  moharrein  1274 

10  septembre  i85n)  il  promulga  enfin  le  «  Pacte  fondamental  », 

espèce   de   constitution  qui,  au  moins  en  apparence,  leur  donna 

toute  égalité  avec  les  mahométans. 

Plus  tard,  grâce  à  notre  consul  qui  les  couvrait  de  son  influence 
protectrice,  Mohammed-es-Sa  do k  améliora  encore  leur  situation. 

Ils  s'habillent  à  présent  comme  ils  veulenl  et  ils  en  profitent 
pour  se  parer  des  teintes  les  plus  tendres,  pour  déployer  sur 
leurs  vêtements  toutes  les  couleurs  de  l'arc-en-ciel,  pour  jeter 
négligemment  sur  leurs  épaules  de  riches  burnous  blancs  ou 
bleus,  pour  usurper  jusqu'au  turban  vert  des  chorfa.  Ils  habitent 
où  bon  leur  semble  ;  ils  nous  copient  en  tout  :  ils  envoient  leurs 
filles  dans  nos  écoles  religieuses  où,  avouons-le,  elles  remportent 
tous  les  prix  ;  ils  paient  toute  chose  comme  les  autres...  On  ne 
les  asssomme  même  plus! 

Le  Tunisien  les  regarde  cependant  toujours  comme  des  étran- 
gers et  la  réprobation  dont  il  les  poursuit  est  toujours  vivace  dans 
son  cœur.  S'il  s'abaisse  jusqu'à  donner  la  main  à  l'un  d'eux,  c'est 
la  gauche  que,  en  signe  de  mépris,  il  tend  à  ce  ben-djifa,  —  à 
ce  fils  île  cadavre. 

-Un  sultan,  dit-il,  eût,  un  jour,  la  bonne  idée  de  faire  massacrer 
tous  les  mâlesde  la  nation  hébraïque.  Mais  les  femmes  allèrent,  la 
nuit,  pleurer  sur  leurs  tombeaux,  et,  plus  tard  elles  mettaient  au 
inonde  les  petits israélites  de  qui  descend  la  génération  actuelle... 

De   là    celte  appellation   à  ses  yeux    infamante... 

Tâchons  d'effacer  celle  haine  héréditaire;  employons  toutnotre 


I  l  \  [S  :     BAB-SODIKJ 


302  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

pouvoir  à  obtenir  l'assimilation  complète  des  Juifs  avec  les  autres 
indigènes... 

Résultat  d'une  mesquine  rivalité  commerciale,  d'une  répulsion 
instinctive  mais  blâmable  et  que  nos  aïeux  nous  ont  transmise 
comme  une  infirmité,  expression  d'une  envie  inavouable,  l'anti- 
sémitisme est  un  sentiment  gothique  en  opposition  flagrante  avec 
toutes  les  idées  modernes,  en  contradiction  criante  avec  les 
trois  mots  de  la  devise  que  la  république  a  inscrits  au  fronton 
de  nos  monuments.  Traqués;  maltraités;  pilles  tour  à  tour 
par  les  Romains,  par  les  chrétiens  et  par  les  musulmans  ; 
habitués  à  courber  la  tète  sous  la  réprobation  universelle,  les 
Juifs  sont,  il  est  vrai,  devenus  rusés,  fourbes  et  menteurs.  I!s  ont, 
pour  se  venger,  pris  les  armes  des  faibles.  La  peur  leur  a  fait 
cacher  les  richesses  auxquelles  ils  demandaient  des  consolations 
et  ils  sont  devenus  rapaces  et  avares.  Et,  après  de  longs  siècles 
d'humiliations  et  de  terreurs,  ces  défauts  qui  sont  l'œuvre  des 
préjugés,  de  l'aveugle  et  stupide  fanatisme  de  nos  ancêtres, 
sont  entrés  dans  leur  sang,  dans  leur  nature...  Pouvons-nous  leur 
en  vouloir  '.' 

Ils  ont  gardé  leur  religion  ;  il  y  a  toujours  eu  entre  eux  une 
cohésion  admirable  ;  Jérusalem  est  demeurée  leur  capitale  morale 
et  leur  patriotisme  platonique  a  toujours  relié  les  membres  de 
leur  peuple  dispersé  ;  ils  se  tendent  la  main  à  travers  les 
mers  et  les  continents;  ils  constituent  comme  une  vaste  franc- 
maconnerie...  Ces  moyens  sont-ils  illicites.'  Ces  voies  sont-elles 
coupables? 

Qu'ils  soient  donc  libres  d'adorer  Adonaï  ou  le  veau  d'or,  de 
s'entr'aider,  de  travailler,  de  s'enrichir  à  leur  guise!  Que  les 
Juifs  de  Tunisie  soient  Tunisiens  comme  ceux  de  France  sont 
Fiançais!  Que  partout  ils  soient  les  égaux  de  leurs  compatriotes  !... 
Mais  sachons  nous  en  tenir  là.  N'exagérons  pas  notre  philanthro- 
pie, ne  nous  appuyons  pas  sur  des  considérations  d'origine  qui 
se  perdent  dans  la  nuit  des  temps  ni  sur  des  spéculations  qui 
n'ont  plus  rien  à  faire  avec  l'organisation  des  peuples  pour 
avoir  (\<'u\  poids  et  deux  mesures,  pour  accorder  aux  indi- 
gènes Israélites  d'Afrique  ce  que  nous  refusons   aux    indigènes 


TUNIS.  303 

musulmans  !  Si.  ■ —  ce  qui  n'est  à  souhaiter  ni  pour  elle,  ni  pour 
nous,  —  la  Tunisie  est  jamais  française,  si,  un  jour,  nous  y 
sommes  les  maîtres  absolus,  n'y  commettons  pas  l'injustice  que 
nous  avons  commise  en  Algérie  et  qui,  en  excitant  la  jalousie  des 
Arabes,  a  failli,  en  1 8- 1 ,  nous  faire  perdre  tout  le  fruit  de  nos 
conquêtes    africaines. 


XI 

T  U  N I S 

SOUKS.    ENCAN".    —    SOUK    DES    PARFUMS.    ■ —   SOUK    DES    ÉPICIERS.   

LES     TROIS     MARABOUTS.    DJAMA.-ZEITOUN.     HABBOUS.    JUS- 
TICE   TUNISIENNE.    MOSQUÉES.    ■ —     LES    TUNISIENS.     —    SOUK     DES 

SELLIERS.     VUE    GENERALE    DE    TUNIS.     —     HUE     B  AB-DJ  EZIRAH.    

BAHMENARA. 

—  Par  ici,  maintenant!  nous  dit,  pour  la  douzième  fois,  le 
yaouled  que  nous  avons  pris  pour  guide  et  cpii  nous  fait  remonter 
la  rue  de  l'Église. 

Depuis  que  nous  avons  mis  les  pieds  dans  la  ville,  depuis  qu'il 
s'est,  d'office,  constitué  notre  gardien  et  notre  conducteur,  tous 
ses  efforts  tendent  a  nous  entraîner  vers  un  quartier  ou  il  semble 
avoir  à  gagner  quelque  chose.  Suivons-le  enfin. 

Et,  vite,  se  retournant  de  temps  a  autre  pour  s'assurer  cpie 
nous  sommes  toujours  derrière  lui,  il  marche,  il  court,  comme 
s'il  redoutait  de  nous  voir  nous  arrêter  encore  devant  quelque 
cour  entr'ouverte,  devant  quelque  mosquée  ou  quelque  syna- 
gogue. 

Encastrées  à  l'angle  de  deux  maisons  qui   se  font  face,  deux 

eol îettes,    peintes,   —  en    mirlitons,   —  de   spirales   vertes  et 

rouges,  soutiennent  un  arceau  de  pierres  blanchies  et  flanquent 
l'ouverture  béante  d'une  sorte  de  large  corridor  d'où  s'exhalenl 

de   violentes   odeurs    de    cuir,  de    Meurs    et   d'essences.   I   ne    foule 

s'\   agite,  confuse  dans  l'ombre  transparente. 


TUNIS    :     LE    SOIR    DUS    Pà R F D 1 


39 


306  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

C'est  un  souk,  c'est  l'un  des  passages  de  cet  immense  bazar 
dont  l'ensemble  remplit  tout  ce  quartier  et  où  se  réunissent 
prescpie  toutes  les  boutiques  de  Tunis,  où  s'exerce  tout  le  petit 
commerce  de  la  ville,  le  seul,  à  peu  près,  qui  soit  encore  entre 
les  mains  des  musulmans.  Le  grand  négoce,  en  effet,  appartient 
aux  Italiens,  aux  Prussiens,  à  quelques  Français  et  surtout  aux 
Juifs  du  Grana...  Ces  derniers  sont  si  efficacement  soutenus  par 
leurs  frères  d'Allemagne  !  Qu'un  de  ces  consuls  teutons  qui  ne 
se  contentent  pas  d'être  des  agents  diplomatiques,  mais  qui  jouent 
encore  le  rôle  d'agents  commerciaux,  recommande  l'un  d'eux, 
qu'il  l'appuie  de  sa  garantie  morale  et  il  lui  sera  aussitôt  ouvert 
un  crédit  presque  illimité!  II  recevra,  à  prix  réduit  et  sans  avoir 
aies  payer  de  suite,  des  marchandises  qui,  de  qualité  inférieure, 
ont  cependant  aussi  bonne  apparence  (pie  les  nôtres  et  grâce  aux- 
quelles il  fera  à  chacun  une  concurrence  victorieuse... 

Que,  sur  un  terrain  légèrement  incliné,  on  se  ligure  le  passage 
des  Panoramas  avec  la  galerie  Feydeau,  la  galerie  de  la  Bourse,  la 
galerie  Montmartre,  la  galerie  des  Variétés  et  les  couloirs  sans  nom 
qui  vont  de  l'une  de  ces  galeries  à  l'autre  ;  qu'on  y  ajoute  le  boule- 
vard Montmartre  rétréci  et  couvert,  le  passage  Jouffroy  avec  ses 
enfoncements  et  ses  sinuosités,  le  passage  Verdeau  et  les  rues 
avoisinantes  transformées  en  corridors;  que,  se  coupant,  s'abou- 
chant,  montant,  descendant,  divergeant  en  tous  sens  on  multiplie 
dix  fois  ces  passages,  ces  galeries  et  ces  impasses;  qu'on  fasse 
•  le  leur  ensemble  comme  les  mailles  irrégulières  d'un  filet  em- 
brouillé et  on  aura,  en  petit,  une  idée  du  labyrinthe  compliqué  que 
forment  les  souks,  la  grande  curiosité,  le  quartier  typique  de  Tunis. 

Pas  de  dalles  ici,  mais  un  pavé  de  galets  glissants,  polis  par  le 
frottement  perpétuel  des  pieds  nus  el  des  sandales;  pas  de  toi- 
tures vitrées  mais,  très  bas  et  comme  reposant  sur  le  linteau  des 
poiles.  des  lentes  en  loques,  des  plafonds  de  bois  crevassés,  des 
voûtes  de  (lierres  percées  de  trous  carrés  pareils  à  des  bouches 
de  citernes  el  souvent  bouchés  par  des  claies  qu'on  y  hisse  et 
qu'on  y  applique  au  moyen  d'une  poulie  el  d'une  corde. 

De  chaque  côté  de  ces  allées  couvertes  se  rangent,  comme  les 


UNIS.  307 

casiers  d'une  étagère,  de  petites  boutiques  exhaussées  au-dessus 
du  sol,  de  véritables  alcôves,  des  niches  arrondies  que  séparent 
une  simple  cloison  ou  une  colonne  bariolée. 

Une  obscurité  lumineuse,  une  vapeur  bleuâtre  flottent  dans  ce 
dédale.  Les  fentes  des  planchers,  les  déchirures  des  tentes  lais- 
sent, ça  et  là,  le  jour  titrer  en  minces  lames.  Par  quelques  sou- 
piraux ouverts  tombent  îles  piliers  de  soleil  que  rendent  visibles 
les  atomes  qu'ils  dorent.  Et  les  hommes  qui  passent  sous  ces  trous 
reçoivent  comme  une  douche  de  lumière,  apparaissent  un  instant 
vivement  éclairés  et  rentrent  aussitôt  dans  l'ombre.  Un  rayon  qui 
pénètre  par  une  crevasse  accroche  à  une  chamarrure  des  paillettes 
qui  éclatent  comme  des  étincelles  électriques;  un  autre  allume 
une  flamme  rouge  sur  un  objet  de  cuir,  sur  un  foulard  suspendu 
à  une  muraille.  Des  portions  de  voûtes  se  sont  effondrées  et, 
de  loin  en  loin,  une  clarté  intense,  une  chaleur  d'incendie  inon- 
dent les  allées  qu'elles  ne  protègent  plus;  ailleurs  régnent,  au 
contraire,    une   fraîcheur  délicieuse,  une    température    de    cave. 

Des  volets  qui  se  relèvent  en  marquises  ou  qui  se  replienl  contre 
les  murs  défendent  les  magasins  pendant  la  nuit.  Aucun  vitrage, 
aucune  devanture  ne  les  ferment  maintenant,  mais,  accrochés  à 
tort  et  à  travers,  des  sabres  et  des  étoiles  légères,  des  cierges  el 
des  vêtements  brodés  les  encadrent  d'un  étalage  flottant,  rappe- 
lant ceux  des  cabanons  qui  remplissent  le  bazar  du  Temple.  Elevé 
à  la  hauteur  d'un  banc,  leur  seuil  est  tapisse  d'une  natte  de  spar- 
terie  et  là  s'asseoient  les  acheteurs  qui  ne  pénètrent  jamais  dans 
[  échoppe  où  tout  s'empile,  où  tout  se  mêle  en  un  fouillis  confus. 
A  peine  le  propriétaire  du  lieu  peut-il  s'y  faire  lui-même  une 
petite  place,  derrière  le  tabouret  qui  lui  sert,  en  même  temps,  de 
comptoir,  d'établi,  de  table  pour  le  repas  ou  pour  le  café;  à  peine 
trouve-t-il  à  se  loger  à  côté  du  coffre  de  cuir  vert,  qui,  constellé 
de  clous  à  tète  dorée,  renferme,  dans  des  sébiles  de  cuivre,  ses 
karroubes.  ses  piastres  et  ses  sequins.  Attachée  au  plafond,  une 
coule  se  balance  sur  sa  tête,  comme  celle  qu'on  met  parfois  sui- 
te lit  des  blessés;  elle  lui  sert  à  se  soulever  quand  sa  journée 
est  finie...  Et,  nu-pieds  mais  souvent  revêtus  de  riches  costumes, 
des  Maures  gras  et  roses,  parfumés  de  benjoin  et  de  musc,  vivent 


308  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

ainsi  au  milieu  de  leurs  marchandises  que  l'exiguïté  de  la  boutique 
leur  permet  d'atteindre  de  la  main.  Au  fond  du  local  s'ouvre  quel- 
quefois, par  une  petite  porte,  une  cour  minuscule  que  remplit, 
éclatante,  une  lumière  venue  on  ne  sait  d'où  et  où  s'entassent 
des  couvertures  et  des  poteries,  des  armes  et  des  caisses  res- 
plendissantes de  couleurs  et  de  dorures. 

Et  vous  n'avez  pas  fait  un  pas  dans  ce  quartier  général  du  bibelot 
et  du  brocantage  que,  criant  comme  Archimède  à  la  sortie  de  son 
bain  révélateur,  un  enfant  se  précipite  sur  votre  personne. 

- —  Chbuf\  CIiou/l  Regarde!  répète-t-il,  en  vous  entraînant  vers 
une  boutique. 

Celui  qui  vous  accompagnait  s'efface  respectueusement  devant 
lui,  comme  devant  un  maître,  et  se  met  derrière  vous.  Un  nouveau 
cicérone  surgit  qui  s'empare  de  votre  droite.  Un  quatrième  sur- 
vient qui,  marchant  à  reculons  comme  un  thuriféraire,  vous 
précède  et  vous  assourdit  de  ses  offres.  D'autres  veulent  vous 
arracher  à  ces  gardes  du  corps...  Ils  forment  le  carré  autour  de 
vous;  ils  les  repoussent  à  grands  cris  et,  étourdi,  tiraillé,  vous 
n'avez  qu'un  moyen  de  vous  débarrasser  d'eux-mêmes.  C'est  de 
vous  liver  à  l'un  d'eux. 

—  Viens!  s'écrie  celui-ci  avec  élan. 

Et  il  vous  traîne  vers  un  magasin  dont  le  titulaire,  —  un  Mus- 
tapha, un  Berbouchi,  un  exploiteur  quelconque  de  votre  curiosité, 
—  lui  donnera  le  vingt-cinq  pour  cent  des  piastres  «pie  vous 
laisserez  chez  lui...  Ne  craignez  rien  !  11  n'y  perdra  pas;  c'est  vous 
qui  ferez  les  frais  de  ce  courtage  et  il  saura  en  majorer  le  prix  de 
ce  que  vous  achèterez  chez  lui,  —  prix  qui  sera,  d'ailleurs,  le  triple 
ou  le  quadruple  de  celui  auquel  il  vous  le  laissera  si  vous  n'êtes 
pas  novice  dans  les  bazars  barbaresques. 

Ne  vous  débattez  plus!...  Nous  êtes  pris  comme  une  mouche 
dans  une  toile  d'araignée.  Le  marchand  vous  lient;  vous  lui 
appartenez,  vous  êtes  sa  chose.  Les  autres  vous  regardent  et 
ricanent  mais  aucun  ne  cherche  à  lui  ravir  sa  conquête. 

R'odoua,  rodoua,  demain,  demain,  .le  repasserai...,  avant  de 
partir,  dites-VOUS  en  détresse. 


TUNIS. 


ao!» 


Avant   de   partir!   Domain!    Mais    c'est    aujourd'hui,    c'est    sur 
l'heure  qu'il  faut  s'exécuter  ! 
—    Tcli    abb    nechrobou  el   kaoua?  Veux-tu   prendre  le  café? 


TINIS    :     DANS      LES     SOUkS 


—  Non.     ///</,  Allai  Merci,  merci,  mon  ami. 
Inutile!  On  ne  vous  écoute  pas. 

■ —  irt,   kouadji,  zoudj  fenadjell  Holà,   cafetier,    deux  tasses. 
Fissa,  fissa\  Vite,  vite! 

Et,  de  force,  Mustapha  vous  installe  au  bord  de  sa  souricière. 


310  DE    TRIPOLI    A     TUNIS. 

Le  cafetier  voisin,  —  complice  appelé  à  l'aide,  — ■  accourt  et, 
avec  un  .sourire  où  pointe  une  moquerie,  il  dépose  devant  vous 
son  plateau  de  cuivre  chargé  de  ses  cafetières  et  de  ses  coquetiers 
en  filigrane. 

— ■  Mark'  abat  Qu'elle  soit  la  bienvenue!  soupirez-vous,  si 
vous  connaissez  cette   formule  obligatoire  de  la  politesse  arabe. 

Et,  comme  un  condamné,  vous  tirez  une  cigarette  de  son  étui 
de  papier  rouge  ou  vert. 

—  la,  ouled,  j'ib  a  afin  !  Holà!  garçon,  apporte  du  feu! 
commande  votre  homme  qui  a  toutes  les  prévenances. 

Sous  vos  yeux  bientôt  ahuris,  passent  cependant,  en  sarabande, 
les  nattes  du  M'zab,  les  étoffes  de  Brousse,  les  soieries  d'Orient 
fabriquées  à  Lyon,  les  blanches  gargoulettes  moulées  en  poissons 
ou  en  poules,  les  poteries  jaunes  que  semble  avoir  décorées  en 
noir  un  vague  souvenir  de  l'art  étrusque,  les  vieux  yatagans, 
les  longs  fusils  à  la  crosse  mouchetée  de  corail,  les  poignards  à  la 
lame  damasquinée,  les  lourds  coupe-têtes  en  forme  de  faucilles, 
les  /lissas  hideux  comme  des  couteaux  de  boucher,  les  petites 
tables,  les  étagères,  les  coffrets,  les  cadres  de  bois  dur  incrusté 
de  nacre,  le  bric-à-brac  ramassé  dans  tous  les  coins  de  l'Islam. 

Enervé  par  les  boniments  que  vous  avez  subis,  ébloui  par  le 
feu  d'artifice  des  couleurs  qui  ont  détonné  devant  vos  yeux,  vous 
vous  levez,  vous  vous  échappez  enfin... 

Hélas!  Votre  guide  est  chargé  d'un  tapis  et  d'un  tambour  que 
vous  avez  achetés  sans  savoir  pourquoi  ni  comment. 

Voici  des  boutiques  qui,  par  extraordinaire,  sont  de  plain- 
pied  avec  la  rue.  Elles  vous  semblent  curieuses  et  vous  vous 
arrêtez  devant  l'une  d'elles.  Imprudent  !  L'industriel  qui  y  était 
blolli  se  lève,  comme  ces  diables  qui  jaillissent  d'une  boîte, 
pousses  par  un  ressort.  Il  effectue  une  sortie  bruyante,  il  fond 
sur  vous,  il  jette  sur  votre  bras  ses  doigts  recourbés  en  grappin 
d'abordage  et,  comme  ses  ancêtres  remorquaient  dans  leur  port 
les  galères  chrétiennes,  il  vous  tire  jusqu'au  fond  de  son  antre... 
El  il  vous  l'ait  si  bonne  grâce,  le  scélérat  ;  il  vous  sourit  si 
doucement  que  vraiment  vous  n'avez  pas  le  cœur  de  vous  fâcher. 


TUNIS.  311 

Vous  voilà  encore  sur  la  sellette,  derrière  une  table  de  marque- 
terie, cette  fois,  dans  une  arrière-boutique  éclairée  par  un  trou 
pratiqué  dans  sa  voûte...  Un  nouveau  café  fume  déjà  devant 
vous.  Et  c'est  une  nouvelle  débandade  de  tapis,  de  costumes  en 
velours  brodé  d'or,  de  brûle-parfums,  de  lanternes,  de  cuirs 
gaufrés  comme  des  cuirs  de  Cordoue,  de  poteries  émaillées 
comme  des  vases  d'Ispahan.  Votre  pirate  est  bon  prince... 

— ■  Netlakou,  au  revoir,  dit-il  en  vous  serrant  cordialement 
la  main. 

Et  il  vous  rend  la  liberté.  Encore  une  fois,  hélas  !...  Notre 
yaouled  a  jeté  le  tapis  sur  son  épaule,  le  tambour  sous  son  bras 
gauche  et  il  a  maintenant  entre  les  mains  une  caisse  enjolivée 
d'arabesques  et  sous  le  bras  droit  le  paquet  volumineux  d'une 
tenture  dont  vous  serez  bien  embarrassé...  Qu'il  vous  suive  de  très 
près,  au  moins!  Qu'on  voie  bien  que  tout  cela  est  à  vous!  Et. 
peut-être,  vous  laissera-t-on  tranquillement  achever  votre  visite. 

Une  foule  musquée  encombre  les  passages  ;  des  groupes 
flegmatiques  d'hommes  debout  ou  couchés  obstruent  la  circu- 
lation avec  une  indifférence  superbe.  Ils  sont  chez  eux  ! 

—  Enta  krechin  bezef  l  Tu  n'es  qu'un  grossier  personnage  ! 
crie  un  gros  Maure  essoufflé. 

—  Halouf!  Kelb !  K'Ixid!...  Iaoudi !  Porc!  Chien!  Kabyle!... 
Juif!  glapit  un  Arabe. 

—  Bar  cal  Barca!  Assez!  Assez!  soufile  le  premier  qui 
suffoque. 

Et  on  murmure  autour  d'eux.  C'est  vrai,  le  Bédouin  a  monté 
trop  haut  ou,  si  on  veut,  est  descendu  trop  bas  dans  la  gamme 
de  ses  injures. 

Passons!  Ce  n'est  rien,  c'est  une  simple  dispute  entre  ces  hommes 
d'un  calme  si  trompeur. 

Adossé  à  un  mur,  un  vieil  aveugle  qui  a  un  pain  de  trop  le 
met  bravement  aux  enchères  et  crie  comme  s'il  avait  à  vendre 
une  rareté  inestimable. 

Harassé  de  chaleur,  un  Arabe  a  déposé  sur  un  banc  son  turban 
et  sa  chachia;  sa  calotte  blanche  suit  ces  premières  pièces  de  sa 


312  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

coiffure  ;  un  à  un,  ses  vêtements  suivent  la  calotte...  Et  il  finit 
par  se  promener  avec,  pour  tout  costume,  un  étroit  lambeau  de 
toile  sur  le  dos. 

Perchée  comme  une  chouette  sur  l'escalier  d'une  mosquée,  au 
fond  d'une  voûte  sombre,  une  vieille  insensée  adresse  aux  passants 
cpii  la  regardent  avec  respect  un  discours  dont  elle  entrecoupe 
les  incohérences  de  hurlements  prolongés  et  sinistres.  Et,  appuyé 
sur  sa  faucille  emmanchée  d'une  longue  hampe  que  couvrent  des 
fanfreluches,  un  marabout  qui  passe  interrompt  ses  psalmodies 
pour  la  contempler  en  hochant  la  tète. 

—  Est-elle  heureuse!  semble-t-il  se  dire.  Maboul!  Polie  !  Ah! 
(pie  son  sort  est  digne  d'envie  ! 

Des  burnous  en  paquet  sur  les  épaules  et  des  tapis  plies  sur 
la  tête,  des  Arabes  affairés  lèvent  leurs  bras  noirs  chargés  de 
colliers,  de  chapelets,  de  bijoux,  de  ceintures  d'or.  Et,  criant 
à  pleine  gorge,  haletants,  les  yeux  enflammés,  ils  se  faufilent  à 
travers  la  foule. 

—  Avbal  Arhaî  Quatre!  Quatre!  hurlent-ils  d'une  voix 
étranglée,  d'une  voix  dont  les  efforts  gonflent  les  veines  de  leur 
cou  nerveux  et  suant... 

Leur  ton  baisse,  plaintif  comme  s'il  allait  mourir.  Ils  vont 
céder  leur  marchandise  à  un  acheteur  qui,  de  loin,  leur  a  l'ait  un 
signe...  Mais,  tout  à  coup,  galvanisés  par  une  surenchère,  ils 
repartent  de  plus  belle. 

—  Khramsa  !  Khramsa  !  Cinq  !  Cinq  !.. 

Et  ils  sonl  dix,  vingt,  cinquante  qui  vont  ainsi,  beuglant  et  se 
démenant,  jusqu'à  ce  qu'ils  perdent  tout  espoir  de  voir  la  dernière 
offre  couverte. 

Chez  les  mahométaiis  comme  chez  les  Israélites,  chaque  corps 
de  métier  forme  ici  une  corporation  placée  sous  la  juridiction 
d'un  iimiii.  —  d'un  prévôt,  — et  occupe  un  souk  particulier... 

(n  Maure  secoue  sur  notre  dos  un  flacon  de  porcelaine  au 
loue-  col  e1  y  fait,  en  fine  pluie,  tomber  des  gouttelettes  d'essence. 
Ainsi  que  dans  une  de  ces  églises  mondaines  où  l'odeur  de 
l'encens   se    mêle    harmonieusement   à   l'arôme    des  fleurs,   aux 


TUNIS. 


313 


émanations  délicates  du  cuir  de  Russie  el  des  sachets  d'iris,  une 
atmosphère  de  parfums  nous  enveloppe  et  nous  pénètre.  Et, 
comme  l'ouïe  perçoit  le  son  de  tel  ou  de  tel  instrument  dans 
l'ensemhle  d'un  orchestre,  de  temps  à  autre  ici,  l'odorat  distingue 
les  effluves  concentrés  du  jasmin,  du  géranium  ou  de  l'oranger... 

Et  on  songe  aux  captives  langoureuses  des  harems  ;  on  voit 
passer  les  odalisques  au  pas  traînant,  aux  gestes  lents  et  mous; 
on  voit  les  pachas  fatigués 
s'endormir  sur  les  divans.  la 
tête  et  les  membres  alour- 
dis... Nous  venons  d'entrer 
dans  le  souk-el-*  lltariu,  le 
souk  des  parfumeurs.  Partout, 
en  minces  filets  bleuâtres,  fu- 
ment les  pastilles  du  sérail; 
partout  se  rangent  et  scintil- 
lent côte  à  côte,  dans  leur 
lit  de  coton,  les  longs  petits 
flacons  de  cristal  doré  et  [ail- 
les à  facettes  dans  lesquels 
est  emprisonnée  l'âme  des 
roses  qu'on  recueille  dans  les 
environs  de  Tunis. 

Le  souk-el-JLttarin    envoie 
bientôt,  à  gauche,  une  branche 

qui  s'enfonce  entre  des  boutiques  bleues  et  la  galerie  extérieure 
de  la  grande  mosquée;  à  droite,  une  autre  branche,  —  le  souk-el- 
Bladjia  où,  innombrables,  s'ouvrent  les  ateliers  des  fabricants 
de  babouches. 

Plus  loin,  s'en  détache  le  souk-el-chachia  où  de  grandes  et 
lourdes  mécaniques  aux  grosses  vis  de  bois,  à  peu  près  pa- 
reilles à  des  pressoirs  à  vin,  apprêtent  les  bonnets  rouges  el 
en  font  des  cylindres  plus  ou  moins  hauts,  des  pots  à  fleurs 
renversés,  des  calottes  hémisphériques,  des  cônes  tronqués  aux 
angles  carrés  ou  arrondis,  selon  qu'ils  sont  destinés  aux  Touareg, 
aux    Arabes,     aux    Egyptiens,     aux    Algériens,    aux    Tunisiens 


314  DE    TRIPOLI     A    TUIN'IS. 

musulmans  ou  juifs.  Los  commerçants  de  ce  passage  reçoivent 
ces  objets  de  Tebourba.  Ils  leur  arrivent  à  demi  fabriqués  et  ils 
les  peignent  eux-mêmes  avec  des  tètes  de  chardons,  les  mettent 
ainsi  à  la  forme,  les  ornent  de  glands  bleus  et  en  vendent  ou  en 
expédient  chaque  année  pour  deux  ou  trois  cent  mille  francs. 

L'n  peu  plus  loin  le  souk  des  tissus  bifurque  avec  celui  des 
parfums.  On  dirait,  sans  sa  voûte  sombre,  une  de  nos  rues  de 
village  tendues  de  draperies  pour  le  passage  d'une  procession. 
Toutes  les  boutiques  s'y  pavoisent  d'étoffes  qu'on  mesure  et  qu'on 
débite  au  pik-arbi  long  de  cinquante  centimètres  ou  au  pik-turki 
long  de  soixante,  selon  qu'elles  ont  été  fabriquées  à  Tunis  ou 
à  l'étranger;  toutes  se  tapissent  de  vestes  aux  lourdes  broderies, 
de  vêtements  incrustés  d'arabesques  d'or,  de  portières  en 
velours  bleu  sur  lesquelles  s'appliquent  de  fausses  portes  décou- 
pées dans  du  drap  rouge,  de  gazes  aériennes  étoilées  comme 
la  nuit,  de  voiles  diaphanes,  de  rideaux  lamés  d'argent  et  de  soie, 
de  mousselines  fleuries,  de  foulards  éclatants  et  diaprés  comme 
des  ailes  de  papillons  brésiliens. 

Au  souk-el-Attarin  fait  à  peu  près  suite  le  souk-el-Belat,  —  le 
soukdes  <'[)iciers,  —  aux  senteurs  fortes  et  bizarres.  Ici  se  trouvent 
la  cire  coulée  dans  des  pots  de  terre  jaune  ;  les  confies  de 
charbon;  la  chaux  à  blanchir  les  murailles  ;  la  semoule  en  gros 
grains;  le  d/'aho,  —  espèce  de  millet,  — ■  dont  on  fabrique  des 
plats  barbares  et  des  nougats  extraordinaires;  le  café  en  grains 
ou  en  poudre  ;  le  cumin  pour  parfumer,  pour  colorer  les  ragoûts  ; 
les  aulx;  les  oignons;  les  dattes  pressées,  écrasées,  agglutinées 
dans  de  petits  sacs  en  une  sorte  de  fromage  qu'on  détaille  par 
morceaux;  le  raisin  sec:  les  noisettes;  les  amandes;  les  pistaches; 
la  kefta  qui  ressemble  à  de  la  pâte  de  coing  ;  les  graines  de 
courge  torréfiées;  les  fèves  grillées;  les  arachides  enfin,  — -ces 
kakawettes  chères  aux  yaouleds  de  tout  âge.  Ici  se  trouvent 
surtout  les  épiées  embrasées  sur  lesquelles  règne  ce  piment 
rouge  dont  la  poudre  violente  constitue  le  J'clfcl...  On  fait  de  ce 
jelfel  une  sauce  qu'on  appelle  la  margha  et  on  arrose  de  cette 
margha  le  couscous  qui  en  devient  un  plat  inabordable,  une  pâte 
infernale  dont  vous  ne   pouvez  prendre   une  cuillerée  sans  que 


TUNIS.  315 

votre  bouche  soit  en  feu,  sans  que  votre  front  s'emperle  de  sueur, 
sans  que  des  milliers  d'épingles  s'enfoncent  dans  votre  cuir 
chevelu.  Si  Dante  avait  connu  ce  condiment  furibond,  il  en  eût 
fait  servir  aux  membres  d'un   de  ses  cercles  de  damnés. 

Les  teinturiers  achètent  ici  le  sulfate  de  cuivre  efflorescent, 
les  bois  colorants,  l'écorce  des  pins  et  celle  des  petits  chênes  qui 
servent  à  tanner  les  peaux,  la  racine  delentisque  et  les  calices  de 
grenadier  qui  les  teignent  en  rouge,  l'écorce  de  grenade  et  les 
petites  grenades  sèches  qui  les  font  vertes,  jaunes  ou  brunes... 
Les  coquettes  y  envoient  chercher  les  boules  de  savon  rouge  ou 
vert;  le  t'vel,  espèce  de  talc,  qui,  venu  du  Maroc,  se  chauffe,  se 
pulvérise,  s'additionne  de  quelques  gouttes  de  parfum  et  forme 
une  pommade  avec  laquelle  on  se  lave  la  tête  dans  les  hammams; 
le  :iit.  graine  oléagineuse  qui  ressemble  à  la  pistache  et  qui  l'ail 
luire  les  cheveux;  le  kohl  qui,  préparé  avec  de  l'antimoine,  donne 
aux  yeux  leur  éclat  sauvage  ;  le  souak,  écorce  de  racine  de  noyer, 
qui  blanchit  les  dents  ;  la  lilba  qui  dénature  les  charmes  ;  [erusma 
épilatoire  ;  le  henné  vendu  en  feuilles  concassées  ou  en  une 
poudre  verdàtre  qui,  —  simplement  délayée  dans  de  l'eau  et,  pen- 
dant une  nuit,  appliquée  en  cataplasme,  —  donne  aux  cheveux, 
aux  pieds  et  aux  mains  une  étrange  teinte  d'acajou...  Les  malades 
s'y  procurent  ce  même  henné  qui  leur  rend  de  véritables  ser- 
vices contre  les  dermatoses,  les  gerçures,  les  plaies  et  les  escha- 
res;  le  nitrate  d'argent  qu'ils  appellent  \in  excrément  du  diable; 
les  capitules  de  pyrèthre  qu'ils  emploient  comme  vomitif;  les 
tètes  de  pavot;  la  graisse  et  la  moelle  d'autruche,  souveraine, 
disent-ils,  contre  les  douleurs  et  les  fractures;  la  poudre  de 
momie  égyptienne,  médicament  qu'on  trouve  moins  ridicule  qu'il 
n'en  a  l'air,  si  on  tient  compte  du  n aphte  et  des  baumes  dont 
sont  encore  imprégnés  ces  cadavres  millénaires  ;  le  séné,  le  t/uua 
le  thafega,  le  khebel,  le  zat/tur,  le  bonzouz-doumi,  le  m'rista,  le 
nounek'ha,  Voukei'z-sidna-moussa  et  autres  simples  d'une  pharma- 
copéehermétiqu<v^' très  ingrédients  inconnus  de  nos  thei  a  peu  tes... 

Puis,  plus  large,  c'est  le  souk-Ettrouk,  avec  son  plafond  de 
bois,  ses  portes  flanquées  de  petites  colonnes,  ses  étalages  de 
costumes  anciens,  ses  boutiques  frémissantes  du  bourdonnement 


:U6 


DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 


des  rouets,  du  ronflement  des  dévidoirs.  Des  tailleurs  turcs 
accroupis  devant  des  tables  liasses  y  brodent  de  soie  aux  couleurs 
tendres  les  vastes  djoubba  dans  lesquelles,  paresseuses,  s'en- 
dormiront les  longues  siestes  des  croyants,  ces  sages  qui  s'éva- 
dent  de  la  vie  dans  le  sommeil  et  dans  le  rêve;  ils  chamarrent 
les  vestes  qui,  bardées  de  dormes,  s'arrondiront,  comme  des  cor- 
selets de  cétoine,  sur  les  larges  épaules  des  Juives  ;  ils  taillent  les 


I  l   \  1 .-    :      UOSQt  ÉE     DE     L  <>I.  I  VI  Eli. 

vêtements  qui,  tissés  d'or  et  de  lumière,  noieront  dans  leurs  plis 
soyeux  les  habitantes  ennuyées  des  harems...  Abomination!  L'un 
d'eux  s'applique,  de  tout  son  talent,  à  tracer  dans  le  dos  d'un 
gilel  mauresque,  non  un  croissant,  ni  un  soleil,  mais  une  sorte 
de  long  triangle  ajouré...  La  tour  Eiffel!... 

Jonché  «le  nattes,  un  corridor  étroit  aboutit  à  une  cour  voûtée 
où,  derrière  des  grilles,  gisent  trois  longs  coffres  de  bois  peint. 
I>es  cierges  à  cinq  branches  en  éventail.  —  mains  aux  doigts 
étendus,  —  brûlent  sur  le  couvercle  de  ces  caisses...  Elles  con- 


TUNIS. 


317 


tiennent  trois  saints,  —  trois  morabetJis,  —  le  père  et  ses  deux 
fils.  Devant  eux,  entre  des  colonnes  bariolées,  des  Maures  s'en- 
dorment dans  une  demi-obscurité  sépulcrale;  d'autres  égrènent 
leur  chapelet  en  ânonnant  des  prières  «  au  bon,  au  puissant,  au 
miséricordieux  »;  d'autres 
boivent  ou  jouent  aux  dames. 
C'est  le  café  des  trois  mara- 
bouts. Au  fond  de  ce  mau- 
solée qu'habitent  des  vi- 
vants et  des  morts,  des 
figuiers  se  tordent  dans  une 
nouvelle  cour  d'où  un  esca- 
lier disloqué  conduit  à  un 
grand  carré  plein  de  soleil 
et  de  mouches,  d'orties  et 
de  décombres.  Là  était  la 
maison  des  susdits  bienheu- 
reux, lieu  vénéré  où  nul  n'a 
le  droit  de  rebâtir  quelque 
chose.. 

Le  souk-Ettrouk  conti- 
nue. A  droite  s'en  séparent 
le  souk-Esser-madjia  et  le 
souk-el-Ouzar  où  se  vendent 
les  sacs;  à  gauche,  le  souk- 
kebalbia  et  le  souk-el-IIari- 
ria,  pour  les  costumes  de 
femmes  et  pour  les  soieries. 

Voici  maintenant  le  souk- 
el-kefa,  pour  les  couver- 
tures, le  souk-el-bej  ,  pour  les  meubles  et  les  tissus,  le  souk-Bran- 
sia  et  le  souk-Bernousia  pour  les  haïks  et  les  burnous,  le  souk- 
Tkarkia  pour  la  laine  et  les  foulards  lamés,  le  souk-sidi-ben-Ziad 
et  le  souk-Eliamani  pour  les  pantoufles  de  cuir  jaune  ou  rouge. 

Plus  loin,  étroit  et  sombre  mais  étincelant  d'argent  et  de  dorures 
c'est  le  souk-el-Berka.  Là.  il  y  a  cinquante  ans  à  peine,  se  vendaient 


UNE     MOSQUÉE. 


318  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

publiquement  les  esclaves  dont  le  commerce  ne  se  l'ail  plus  qu'en 
secret  ;  là  se  tiennent  aujourd'hui  les  orfèvres.  Blafards  comme 
îles  plantes  poussées  à  l'ombre,  la  face  souvent  bouffie  et  livide, 
des  Israélites  y  fabriquent  les  gros  bijoux  dont  se  parent  les 
femmes,  y  transforment  cinq  militais,  —  vingt  grammes,  —  d'or 
en  bracelets  qui  en  pèsent  cinquante  et  qu'ils  garantissent  pur  de 
tout  alliage,  y  spéculent  sur  les  produits  de  l'industrie  des  autres, 
s'y  livrent  enfin  à  ces  travaux  aussi  lucratifs  que  peu  fatigants 
dont  leur  habileté  sournoise  a  pris  la  spécialité. 

A  côté,  dans  le  souk-Sorra,  se  logent  les  joailliers  et  les  mar- 
chands qui  centralisent  le  commerce  des  diamants  et  dis  perles. 
Dans  une  sorte  de  petite  chapelle  défendue  par  des  grilles,  des 
Juifs  y  poinçonnent   des  bijoux    et  les  mettent   aux    enchères 

Puis,  à  droite,  à  gauche,  partout  ce  sont  le  souk-Essrairia  où 
se  font  les  tamis  et  les  tambours,  les  vans  etles  ben-daïrs,  —  ces 
tambourins  sonores  dont  les  battements  surexcitent  les  pieuses 
fureurs  des  aïssoua  ;  — le  souk-Kebabdjia,  où  s'installent  les  coute- 
liers; le  souk-Chaharin,  où  se  vendent  les  armes;  le  souk  des 
forgerons;  le  souk  du  cuivre  (pie  remplit  le  tapage  assourdissant 
des  chaudronniers;  le  souk  des  teinturiers  où  errent  des  hommes 
dont  les  bras  nus  sont  bleus  ou  rouges,  où  d'autres,  armés  d'un 
pinceau,  illustrent  d'arabesques  des  étoiles  tendues  devant  eux; 
le  souk  des  libraires  ;  le  souk-el-houaffia  où  sont  les  bonnetiers; 
et  vingt  autres  dont,  —  heureusement  pour  nos  lecteurs,  —  le 
nom  s'est  échappé  de.  notre  mémoire. 

Ici  on  mange...  Propriétaires  d'un  bouillon  Duval  réduit  à  sa 
plus  simple  expression,  des  bouchers  ont,  sur  le  seuil  de  leur 
porte,  construit  un  fourneau  massif  qui  l'obstrue  aux  trois  quarts 
nu.  plus  simplement,  oui  allume''  devant  leur  boutique  un  brasero 
de  chimiste.  I  u  Nègre  vient-,  pour  eux,  de  brosser,  à  tour  de  bras, 
trois  têtes  de  mouton  qu'il  a  savonnées  de  toutes  ses  forces  et, 
dans  un  grand  plat  de  fer,  elles  font  grimacer  sur  des  charbons 

ardents,    leur    pauvre    museau    rôti.    In    aide    de    cuisine    active    le 

foyer  à  l'aide  d'un  petit  pavillon  de  palmes  et,  sans  conviction, 
d'un  geste  fatigué,  il  chasse  les  mouches  qui  tourbillonnent.  On 
trouve  encore  ici,  enfilés  àdes  fibres  de  dattier  ou  à  desbrins  de  jonc, 


TUNIS.  JM9 

des  morceaux  de  viande  grillés  en  brochettes  flexibles.  Sur  une 
planche  que  porte,  en  équilibre,  leur  main  droite  élevée  a  la 
hauteur  de  leur  tête,  îles  boulangers  promènent  des  galettes 
huileuses;  des  marchands  d'eau  pure  dispensent  la  boisson;  des 
débitants  de  ligues  de  Barbarie  fournissent  le  dessert;  des  calés 
enfin  offrent  à  chacun  l'abri  hospitalier  de  leurs  petites  galeries 
aux  arcades  d'azur  et,  comme  siège,  les  bancs  de  pierre  qui 
s'adossent  aux  murs  de  leurs  boutiques. 

Ailleurs,  dans  la  rue  des  Itachachins.  c'est,  plein  de  coiffures 
et  de  vêtements  d'or,  le  souk-Erba,  —  le  souk  des  revendeurs. 
En  voile  blanc,  en  masque  noir  et  en  pantoufles  jaunes,  certaines 
femmes  viennent  ici  se  procurer  à  vil  prix,  les  costumes  dont 
elles  se  pareront.  Elles  sont  là.  par  douzaines,  assises  sur  des 
marches  d'escaliers  et  elles  palpent  de  leurs  mains  brunes  les 
étoffes  usées  que  leur  prônent  les  marchands.  (Test  leur  soufc... 
C'est  aussi  celui  d'un  ramassis  de  vagabonds  qui  s'y  pressent 
en  une  foule  très  périlleuse,  dit-on,  pour  la  bourse  des  visi- 
teurs. 

Du  milieu  des  tentes,  du  milieu  des  voûtes  et  des  planchers  qui 
couvrent  ce  marché  immense,  jaillit,  pour  s'élancer  vers  le  ciel 
comme  une  invocation  silencieuse  au  Dieu  de  Mahomet,  le  mi- 
naret octogone  de  Sidi-ben-Arous  ;  sur  le  mouvement  et  sur  le 
bruit  qui  le  remplissent  planent,  recueillies  et  austères,  les  hautes 
galeries  aux  piliers  de  pierres  brutes  et  les  tourelles  pointues  de 
la  Djama-Zeïtoun. 

Asile  de  la  prière,  du  travail  intellectuel,  de  la  science,  d'une 
partie  de  la  justice  musulmane,  ce  temple  est  le" premier  de  Tunis, 
le  premier  de  la  Tunisie  après  celui  de  Kaj' rouan. 

—  Ici,  les  infidèles  seront  humiliés  jusqu'à  la  fin  des  siècles, 
avait  dit  Allah  au  khalife  Othoman,  en  lui  parlant  de  cette  der- 
nière ville. 

Et  pour  montrer  aux  Arabes  la  toute-puissance  de  notre  volonté 
et  de  nos  armes,  nous  en  avons  ouvert  les  mosquées.  C'était 
assez.  Toutes  les  autres  demeurent  closes  pour  nous.  Un  firman 
du  bey  pourrait  seul  nous  y  introduire.  A  quoi  bon  le  solliciter? 


320 


DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 


A  quoi  bon  froisser  les  préjuges  inoffensifs  de  ceux  qui  s'y  réu- 
nissent? Qu'y  trouverions-nous  que  nous  n'ayons  déjà  trouvé 
ailleurs? 

Les  jours  de  fête,  —le  vendredi,  par  exemple,  —  l'enceinte  de 

la  Djama-Zeitoun  n'est  pas  assez  grande  pour  contenir  les  khalifas 

et  les  portefaix,  les   soldats  et  les  généraux  qui,  au  milieu  des 

colonnes  enlevées  aux  ruines  de  Carthage, 

||\  viennent  s'y  prosterner  et  s'y  confondre 

dans  la  promiscuité  de  leur  religion  éga- 

litaire.  Aucune  distinction  de   places  !  Ni 

bancs   particuliers,    ni    chaises  réservées 

ici  !    Tous  les  croyants    se  valent    devant 

Dieu. 

Lorsque  les  fidèles  sont  absents,  des 
étudiants  s'accroupissent  sur  les  dalles  et 
entourent  des  mokkadems  qui,  en  feuille- 
tant de  vieux  gros  livres  puisés  dans  la 
bibliothèque  commune,  leur  commentent 
les  commentaires  qu'ont  inspirés  à  un  com- 
mentateur de  la  loi  ceux  d'un  commenta- 
teur de  Sidi-Khalil,  le  prince  des  com- 
mentateurs du  Koran. 

De  cette  mosquée  dépend,  en  effet,  une 
medersa,  —  sorte  de  séminaire  ou  plutôt 
d'université  religieuse  où,  sous  la  direc- 
tion du  cheik-ul-lsltnn .  —  espèce  d'arche- 
vêque, de  cardinal  musulman,  —  cent 
vingt  maîtres  annoncent  la  bonne  nou- 
velle à  six  cents  élèves  tolba,  —  six  cents  futurs  professeurs,  — 
entretenus  sur  des  revenus  de  Jiabbous. 


TUNIS  :     LN     MINARET. 


Un  appelle  habbous  ou  oukaj's  des  sortes  de  biens  de  mainmorte 
qui  sont,  en  général,  le  résultat  de  successions  tombées  en  déshé- 
rence ou  de  legs  pieux  faits  par  des  particuliers  en  faveur  de  con- 
grégations religieuses,  de  bonnes  œuvres,  de  mosquées,  quelque- 
fois même  en  faveur  des  villes  saintes  de  la  Mecque  ou  de  Médine. 


il 


322  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

Administrés,  dans  leur  ensemble,  par  la  commission  de  la 
djemaia,  ces  biens  sont  inaliénables.  Depuis  quelque  temps, 
cependant,  ils  peuvent  être  cédés  mais  seulement  à  e/izel,  c'est- 
à-dire  moyennant  une  redevance  fixe  et  perpétuelle  payée  en 
m'sakat,  —  en  espèces,  —  ou  en  m'rassa,  —  en  nature,  —  et, 
dans  ce  dernier  cas,  représentant  la  moitié  des  produits  du  bien. 
h'enzel  est  une  sorte  de  contrat  en  vertu  duquel  s'effectue  une 
location  définitive  qui  ne  peut  être  rompue  par  la  djemaia  que  si 
les  clauses  de  la  convention  ne  sont  pas  observées  par  le  locataire. 
Le  rachat  de  cette  redevance,  —  autrement  dit  l'achat  définitif 
d'un  habbous,  —  ne  peut  être  effectué  que  si  les  membres  compé- 
tents de  la  justice  indigène  l'autorisent  d'une  manière  toute 
spéciale  et  si  l'acheteur  paie  le  bien  au  double  de  sa  valeur 
d'estimation.  La  djemaia  doit  immédiatement  faire  le  remploi  de 
la  somme  ainsi  versée.  Quatre  millions  d'hectares  de  terres  cul- 
tivables, —  le  tiers  des  terres  de  cette  nature  que  possède  la 
Tunisie,  —  se  sont,  par  la  suite  des  temps,  transformés  en 
habbous  convoités  par  les  Européens  qui  tentent  de  tourner  la  loi 

pour  en  devenir  les  maîtres  définitifs Espérons  que,  quoique 

mal  exploités  aujourd'hui,  ils  ne  seront  pas  plus  ou  moins  bruta- 
lement confisqués,  comme  ils  l'ont  été  en  Algérie  où,  avec  une 
désinvolture  toute  révolutionnaire,  nous  les  avons  souvent  traités 
comme  des  biens  de  clergé  et  pour  ainsi  dire,  convertis  en  biens 
nationaux. 

C'est  enfin  à  la  Djama-Zeïtoun  que  se  tient  le  tribunal  de  Chara, 
le  tribunal  religieux. 

Secondée  par  les  cadis  qui  remplissent  les  fonctions  de  nos 
juges  de  paix,  la  justice  indigène  comprend  cinq  tribunaux  avec 
leurs  adonis  et  leurs  oukils,  —  leurs  notaires  et  leurs  avocats. 

Le  tribunal  que  nous  venons  de  nommer  a  la  préséance.  Présidé 
par  le  cheik-ul-Islam,  il  se  compose  d'une  chambre  malékite  et 
d'une  chambre  hanéfite.  Avec  le  Koran  pour  code,  il  connaît  des 
successions,  des  divorces,  des  affaires  de  famille.  Il  est,  en  même 
temps,  compétent  en  matière  immobilière  pour  les  contestations 
qui  s'élèvent  entre  Tunisiens  et  même  entre  Tunisiens   et  Euro- 


TUNIS.  323 

péens,  à  la  condition,  dans  ce  dernier  cas,  que  ses  jugements 
soient  revêtus  de  la  sanction  de  notre  tribunal.  11  est,  pour  les 
Juifs,  remplacé  par  un  tribunal  rabbinique  qui  juge  d'après  la 
Bible. 

Au-dessous  du  Chara  se  place  le  tribunal  civil  de  YOuzara. 
Celui-ci  s'occupe  de  l'administration  générale  de  la  Régence  et 
comprend  trois  sections  :  celle  des  affaires  d'Etat,  celle  des 
affaires  civiles  et  celle  des  affaires  pénales. 

De  YOuzara  relève  le  tribunal  de  l'Or/'  qui,  présidé  par  le 
cheik-el-Medina.  juge  entre  les  patrons  et  les  ouvriers. 

Le  quatrième  tribunal  est  celui  de  la  Driba.  présidé  par  le 
ferikz  le  général,  —  qui  avec  les  fonctionnaires  et  le  commissaire 
central  que  nous  y  avons  installés,  —  est  ebargé  de  l'ordre  à  Tunis. 
C'est  un  véritable  tribunal  de  police  correctionnelle. 

Le  cinquième  enfin,  est  celui  des  Amiris,  espèce  de  tribunal  de 
commerce,  qui  rend  ses  sentences  dans  le  souk  aux  chachias. 

Les  anciens  tribunaux  consulaires  ont,  avec  les  capitations,  été 
abolis  en  1884.  Les  étrangers,  considérés  en  Tunisie  comme  en 
terre  française,  ne  relèvent  plus  judiciairement  de  leurs  consuls 
mais  seulement  de  nos  juges.  Nous  avons,  en  effet,  dans  la  Régence 
des  juges  de  paix  et  un  tribunal  dont  les  magistrats,  —  payés, 
comme  les  contrôleurs,  sur  les  fonds  tunisiens,  —  règlent  les 
contestations  qui  s'élèvent  entre  Européens  ou,  comme  le  chara, 
celles  qui  surgissent  entre  Européens  et  indigènes.  Les  juges  de 
paix,  dont  les  fonctions  sont  souvent  dévolues  aux  vices-consuls 
que  nous  maintenons  encore  sur  le  littoral,  siègent  dans  les  villes 
secondaires.  Le  tribunal  est  un  tribunal  de  première  instance  qui 
siège  à  Tunis  et  qui  relève  de  la  cour  d'appel  d'Alger.  Le  bey  ne 
juge  presque  plus,  ne  condamne  plus  lui-même.  Il  ne  lui  reste 
que  la  prérogative  de  prononcer  les  sentences. 

Vers  le  nord  de  la  Djama-Zeitoun,  s'élève  une  autre  mosquée 
lieu  d'asile  auquel  le  pacha  lui-même  ne  peut,  quel  que  soit 
leur  crime,  arracher  les  coupables  qui  s'y  enferment.  Abri 
illusoire!  Si  les  zaptiès  ne  peuvent  y  entrer,  les  fuyards  ne  peu- 
vent en  sortir  sans  tomber  dans  leurs  mains.  Et,  comme  ils  ne 


324 


DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 


trouvent  rien  à  manger  sous  sa  coupole  blanche,  la  faim  qui 
chasse  les  loups  du  bois  les  chasse  bientôt  eux-mêmes  de  leur 
refuge. 

Malékites  pour  les  Maures,  hanéfites  pour  les  descendants  des 
Turcs  et  pour  le  bey,  ehaféïtes  pour  les  uns,  hanélabites  pour  les 
autres,  Tunis  possède  une  cinquantaine  de  mosquées.  Dans  tous 
ses  quartiers  pullulent,  en  outre,  les  zaouias,  les  koubbas,  les 
santons,  les  tombeaux  de  marabouts  et  autres  lieux  de  chapelets, 
autres  lieux  de  prières. 

Les  juifs  ont  ici  sept  ou  huit  synagogues,  les  protestants  deux 
temples,  les  schismatiques  grecs  une  église.  Les  catholiques 
possèdent  la  cathédrale,  sur  l'avenue  de  la  Marine,  diverses 
chapelles  congréganistes  dans  le  quartier  franc,  enfin  l'église  de 
Sainte-Croix,  — la  plus  ancienne,  —  à  l'angle  de  la  rue  de  l'Eglise 
et  de  la  rue  Sidi-Mourdjani.  La  porte  de  cette  chapelle  a,  d'ail- 
leurs, tout  simplement  l'air  d'une  porte  de  maison  arabe  qu'on 
aurait  sanctifiée  de  quelques  pieuses  sculptures  ;  le  corridor 
auquel  elle  donne  accès  aboutit  à  une  cour  mauresque  où,  — entre 
deux  colonnes,  au  fond  d'une  galerie,  —  s'enfonce  une  grotte  de 
Lourdes,  toute  dépaysée  dans  ce  décor  musulman.  Et  c'est  sur 
un  côté  de  ce  patio  composite  que  s'ouvre  l'église  elle-même. 

Les  chrétiens  n'ont  pas,  comme  on  le  croit,  toujours  été  détestés 
en  Tunisie.  Mahomet  reconnaît  jusqu'à  un  certain  point  la  valeur 
de  leur  religion  et  pour  que  l'un  d'eux  soit  admis  aux  joies  égril- 
lardes de  son  paradis,  il  suffit  que,  à  l'article  de  la  mort,  il 
prononce  du  fond  du  cœur,  la  phrase  sacramentelle  :  «  Sallat 
Allah  il  llluh  on  Mohammed  raçoul  lllah  ».  Celte  profession  de 
foi  rachète  l'infidélité  de  toute  sa  vie,  le  lave  de  toutes  ses  erreurs. 
Avis  a  ceux  qui  préféreraient  la  société  sémillante  des  houris 
toujours  jeunes  à  celle  de  nos  vieilles  filles  trépassées  dans  la  vertu 
finale!...  Cela  ne  suffirait  pas  à  un  Hébreu  par  exemple!  Le 
malheureux  aurait  beau  bredouiller  mille  fois  les  paroles  sacrées, 
la  porte  du  fifdoits,  —  du  jardin  îles  délices, — ■  lui  demeurerait 
obstinément  close. 

Depuis  i65i,  —  depuis  le  dey  el-IIadj-Mohamincd-Laz,  —  les 
disciples  du  Christ  sont  complètement  libres  ici  et  ils  peuvent  en 


326  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

toute  sécurité  se  livrer  aux  pratiques  de  leur  culte,  même  aux 
plus  extérieures.  Les  maîtres  du  pays  se  sont,  comme  à  Tripoli, 
toujours  montrés  pour  eux  d'une  admirable,  d'une  exemplaire 
tolérance. 

Il  est  juste  de  dire  que  les  caractères  vont  en  s'adoucissant  à 
mesure  qu'on  va  de  l'ouest  à  l'est  sur  la  côte  septentrionale  de 
l'Afrique.  Grâce  à  une  religion  qui  prohibe  le  vin,  l'ivrognerie, 
— ■  cette  mère  hideuse  de  la  folie  et  de  la  moitié  des  crimes  dont 
ailleurs  on  se  souille,  —  est  prescpie  totalement  inconnue  ici  ; 
grâce  au  climat  et  à  une  sobriété  qui  diminuent  les  besoins  et  qui 
laissent  aux  indigènes  la  faculté  d'être  paresseux  à  leur  aise,  ils 
peuvent  se  contenter  de  peu;  la  vie  retirée  et  cachée  des  riches, 
l'absence  de  ces  femmes  dont  le  luxe  excite  les  désirs  ne  font  pas 
passer  sous  leurs  yeux  ces  spectacles  qui,  si  souvent  chez  nous, 
allument  les  passions,  attisent  l'envie,  arment  le  bras  des  crimi- 
nels. Et,  transition  entre  la  férocité  marocaine  et  la  mollesse  des 
fellahs  d'Egypte,  les  Tunisiens  sont  les  plus  doux,  les  plus  accom- 
modants, les  plus  pacifiques,  les  plus  faciles  parmi  les  disciples 
de  Mahomet. 

—  Les  Algériens  sont  des  hommes,  mais  les  Tunisiens  sont 
des  femmes,  prétend  un  dicton  africain. 

Il  est  bien  rare  qu'un  véritable  crime  puisse  leur  être  attribué. 
In  méfait  se  commet-il  à  Tunis  ou  autour  de  ses  murailles?  Les 
zaptiès  entrent  en  chasse  et,  quand  ils  ne  reviennent  pas  bre- 
douilles, ils  arrêtent  par  bandes  des  vagabonds  maltais  ou  napoli- 
tains que,  selon  l'expression  populaire,  ils  mettent  au  chaud, 
comme  nos  gardiens  de  la  paix  mettent  leurs  captifs  nu  frais.  Des 
fermes  sont-elles  rançonnées? Des  meurtres  épouvantent-ils  la  cam- 
pagne ?  Lancés  aux  trousses  des  coupables,  les  spahis  de  YOdjeac 
ou  les  gendarmes  maures  ramènent,  liés  par  les  poings  à  l'arçon 
de  leur  selle,  des  bandits  siciliens  ou  calabrais  que  la  misère  à 
chassés  de  leur  pays  et  qui  prennent  possession  de  la  Tunisie  à 
leur  manière.  «  Sans  domicile,  sans  argent  et  sans  souliers  », 
comme  disent  les  rapports  des  agents  qui  ont  à  s'occuper  quelque- 
fois de  Leurs  peccadilles,  lesj  aouleds  errenl  cependant  volontiers 


TUNIS.  327 

à  l'heure  où  rôdent  les  chiens,  à  l'heure  où  pleurent  les  chats; 
bien  volontiers,  sous  les  yeux  bienveillants  de  la  police  mixte, 
ils  passent  la  nuit  sur  le  seuil  des  portes,  sur  les  tables  vides  des 
marchands,  sous  les  draps  qui  protègent  les  étalages  et  cepen- 
dant on  n'a  peut-être  jamais  eu  une  arrestation  nocturne  à  leur 
reprocher...  A  peine,  de  temps  à  autre,  le  larcin  d'un  pantalon  on 
d'une  chemise  péchés  par  une  fenêtre  qu'avait  négligé  de  fermer 
un  dormeur  trop  confiant,  à  peine  quelque  melon  dérobé  à  une 
boutique...  Il  n'y  a  là  de  quoi  effrayer  personne.  Un  promeneur 
attardé  est  plus  en  sûreté  ici  que  sur  le  boulevard  de  Clichy  ou 
de  la  Chapelle.  Sauf  dans  le  sud, — entre  Sfax  et  Tripoli,  où  errent 
des  tribus  presque  aussi  insoumises  aujourd'hui  qu'à  l'époque  où 
les  beys  les  menaçaient  seuls  de  leurs  colères  impuissantes,  — 
l'Européen  qui  voyage  en  Tunisie  a  certainement  moins  à  craindre 
des  Arabes  que  n'a  à  redouter  des  Français  le  passant  égaré  sur 
nos  routes.  Le  Bédouin  est  maraudeur,  chapardeur,  comme  disent 
nos  soldats,  voleur,  si  on  veut...   II  est  bien   rarement  assassin. 

Et  le  protectorat  n'est  pour  rien  dans  la  sécurité  dont  on 
jouil  ici;  elle  découle  des  mœurs  du  pays  elles-mêmes. 

■ —  Quand  on  construisait  le  chemin  de  fer  de  la  Medjerda,  nous 
disait  un  ancien  entrepreneur,  j'allais  faire  les  payements  sur  les 
chantiers  et,  seul,  à  cheval,  je  partais  de  Tunis  toutes  les  semaines 
avec  quinze  ou  vingt  mille  francs  dans  ma  sacoche.  Les  Arabes 
le  savaient;  les  Khroumirs  dont  je  traversais  le  territoire  l'igno- 
raient d'autant  moins  que  presque  tous  nos  ouvriers  étaient  pris 
parmi  eux...  Pendant  un  an  j'ai  accompli  ce  voyage;  on  n'a  pas 
fait  mine  de  m'arrêter  une  seule  fois! 

—  Très  longtemps  avant  l'arrivée  de  notre  armée,  nous  raconte 
un  autre  Français,  négociant  établi  depuis  quarante  ans  sur  la 
côte,  j'ai  eu  bien  souvent  à  faire,  toujours  à  cheval,  le  trajet  de 
Mehdia  à  Sousse,  à  Monastir  ou  à  Kaïrouan.  Je  partais  sans 
escorte,  sans  guide,  sans  vivres.  Partout  j'étais  reçu  comme  un 
ami,  comme  un  parent.  Je  ne  pouvais  traverser  un  douar  sans  y 
prendre  part  à  la  difja,  —  au  festin,  — ■  qu'on  donnait  en  mon 
honneur. 

—  Il  ne  sera  pas  dit,  s'écriaient  clieiks  et  caïds,  qu'un  étranger 


328  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

aura  passé  chez  nous  sans  y  recevoir  le  couscous  de  l'hospitalité! 
11   n'était   souvent  pas    fameux   ce  couscous!  .Mais    un    plat  est 
toujours  bon  quand  c'est  le  cœur  qui  l'offre.  Et  j'acceptais,  pour 
ne  pas  mortifier  ces  pauvres  gens. 

—  Selam  alekl  faisaient,  en  portant  la  main  à  leur  cœur  et  à 
leur  bouche,  les  cavaliers  et  les  bergers  que  je  rencontrais  sur 
ma  route. 

—  jélehoum  selam! 

Et  je  passais  en  paix.  Mon  fusil  n'a  jamais  tiré  que  des  perdreaux 
et  des  lièvres... 

Voyez-vous,  ajoutait  le  brave  homme,  ne  regardons  pas  les 
indigènes  comme  des  ennemis  mais  bien  comme  des  alliés,  comme 
des  amis,  comme  des  protégés  dans  l'acception  la  plus  pater- 
nelle du  mot  ;  ne  les  traitons  pas  avec  la  brutalité  conquérante 
dont  font  stupidement  parade  les  colons  d'Algérie  qui,  volontiers, 
feraient  des  Arabes  ce  que  les  Américains  font  des  Peaux-Rouges; 
acceptons  cette  familiarité  amicale  qui  est  dans  leurs  coutumes; 
n'ayons  jamais  avec  eux  de  ces  discussions  religieuses  dont  ils 
ont  une  horreur  profonde;  comme  Bonaparte  eut  le  bon  esprit  de 
le  faire  en  Egypte,  respectons  ou  feignons  au  moins  de  respecter 
leurs  mosquées  et  leurs  petits  marabouts;  ne  touchons  pas  au 
voile  de  leurs  femmes;  ne  froissons  ni  leurs  croyances  ni  leurs 
habitudes  et  nous  trouverons  en  eux  les  meilleures  gens  du 
monde. 

Au  delà  de  la  Djama-Zeitoun,  s'étend  le  souk-el-Mestaff,  —  le 
souk  des  selliers,  avec  ses  harnachements  d'une  éblouissante 
richesse,  avec  ses  fontes  et  ses  djebirahs  pailletées,  avec  les  four- 
reaux de  cuir  rouge  qui  cachent  les  dorures  somptueuses  des 
selles,  qui,  quelquefois  aussi  en  dissimulent  la  misère,  comme  ces 
housses  menteuses  que  les  ménages  pauvres  jettent  sur  leurs 
meubles  fatigués. 

Scellé  dans  le  pavé,  un  cercueil  s'y  prélasse  au  beau  milieu  du 
passage.  Là  dort  encore  un  marabout. 

Le  souk-el-Mestaff  déborde  du  quartier  commerçant  que 
nous    venons   de    parcourir   et    envahit   la  petite  place   dont  les 


42 


330  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

maisons  en  ruine  s'écroulent  entre  lui  et  les  remparts.  Une  porte 
de  ville  s'ouvre  sur  ce  délicieux  carrefour,  à  travers  les  fortili- 
cations  délabrées,  une  fontaine  où  viennent  se  désaltérer  les 
Arabes  qui  arrivent  de  la  campagne,  où  les  apprentis  selliers 
viennent  remplir  leurs  boites  d'eau,  y  murmure  à  l'ombre  fraîche 
d'un  mûrier  centenaire.  Autour  de  son  aire  où  passent  des  cha- 
meaux, où  des  fabricants  de  gaufres  annoncent  leurs  friandises 
d'une  voix  traînante  et  nasillarde,  où  trottinent  des  ânes  en 
troupes,  se  rangent  des  masures  branlantes.  Couvertes  de 
plantes  sèches,  ces  maisons  se  réduisent  à  des  boutiques  con- 
tiguës  où  l'or  des  broderies  splendides  scintille  étrangement 
dans  les  débris  et  dans  la  poussière. 

Par  les  décombres  qui  roulent  sous  la  pioche  des  démolisseurs, 
escaladons  ce  reste  de  remparts.  Il  nous  conduit  sur  une  terrasse. 
Sous  les  flamboiements  du  soleil,  sous  un  ciel  inondé  d'une 
lumière  radieuse,  tout  est,  autour  de  nous,  d'une  blancheur  litté- 
ralement éblouissante,  d'une  blancheur  qu'on  voudrait  contempler 
à  travers  des  verres  noircis.  Prodigues  envers  Tunis  des  épithètes 
les  plus  caressantes,  les  plus  flatteuses,  les  plus  hyperboliques, 
les  plus  menteuses  quelquefois,  les  poètes  arabes  l'ont  appeler 
la  Glorieuse,  la  Verdoyante,  la  Florissante,  l'Odorante,  la  Bien- 
Gardée,  enfin  et  surtout,  la  Blanche...  Jamais  qualification  ne  fut 
mieux  justifiée  que  la  dernière. 

Toute  la  ville  se  déroule  sous  nos  yeux.  Derrière  nous  la 
kasbah  festonne  ses  murailles;  élève,  très  haut,  les  mâts  que 
l'étendard  des  beys  pavoise  les  jouis  de  grandes  fêles;  arrondit 
le  dôme  de  sa  petite  mosquée  de  Yaya-bou-Zacharia,  la  plus  vieille 
de  Tunis;  ouvre  ses  cours  où  nos  zouaves  se  promènent  autour 
des  canons  de  cuivre  qui  étincellent  sur  leurs  affûts.  Au  nord 
bleuissent  les  croupes  de  Djebel-Ainar.  Au  sud  scintille  la  Sebkhra- 
es-Sedjoumi.  Devant  nous,  boursouflés,  gondolés  de  toutes  parts, 
s'échelonnent  des  toits  plats  et  ondulent  des  voûtes  que  percent 
de  petits  Irons  carrés.  C'est  le  dessus  des  souks.  Et  des  touffes  de 
jusquiame  et  de  belladones  brûlées  y  font  çà  et  là  des  taches  ver- 
dàtres,  quand  elles  ne  sont  par  blanchies  à  la  chaux  comme  les 
murailles  auxquelles  elles  tiennent. 


TUNIS.  331 

Plus  loin,  hérissée  de  minarets  pointus  et  faïences  d'émeraude, 
bossuée  de  dômes  qui  ressemblent  à  de  grands  oignons  verts, 
s'étend  une  mer  de  terrasses.  Souvent  couvertes,  comme  celles 
des  souks,  de  voûtes  sur  Lesquelles  les  maisons  empiètent  pour  se 
rejoindre,  les  rues  y  tracent  à  peine  quelques  crevasses  d'ombre; 
quelquefois  remplis  par  la  verdure  d'un  arbre,  les  ouvertures  des 
cours  y  bâillent  comme  des  citernes.  Plus  loin  encore,  toujours 
vers  l'est,  dort  le  lac  El-Bahira,  puis  blanchit  la  Goulette,  puis 
enfin  resplendit  la  mer  bleue,  moirée  d'argent  par  des  souffles 
qui  n'arrivent  pas  jusqu'à  nous. 

Sortons  de  la  ville.  Une  large  rue  noyée  de  lumière  part  de  la 
porte  des  Selliers  et  se  dirige  vers  le  sud. 

Des  maisons  blanches  et  basses  la  bordent  des  deux  côtés; 
quelques  misérables  boutiques  s'y  ouvrent  de  loin  en  loin;  quel- 
ques petites  mosquées  s'y  recueillent  dans  un  silence  de  tombes; 
des  Maures  et  des  Arabes  y  passent  lentement  dans  la  pous- 
sière, s'y  couchent  dans  tous  les  coins  où  semble  tomber  un  peu 
d'ombre.  A  peine  un  spahis  indigène  nous  rappelle-t-il,  de  temps 
à  autre,  que  nous  ne  sommes  pas  dans  une  ville  où  jamais  Euro- 
péen n'ait  mis  les  pieds.  En  plein  soleil  ou  dans  des  échoppes 
louches,  des  fripiers  entassent  un  fouillis  poudreux  d'antiquailles 
parmi  lesquelles,  —  sabres  rouilles  ou  ustensiles  bizarres, 
tableaux  sur  verre  ou  boiseries  très  anciennes,  —  un  fureteur  de 
vieilleries  ferait  de  précieuses  trouvailles,  de  ces  découvertes 
qui  incitent  une  joie  futile  mais  si  vive  au  cœur  de  ceux  que  la 
collection  a  frappés  de  sa  douce  manie. 

Encore  un  cale  au  bout  de  cette  avenue  brûlante...  A  l'ombre 
d'un  vieil  arbre  sur  des  cubes  de  maçonnerie  tapissés  de 
nattes,  —  comme  partout,  comme  toujours,  —  des  hommes  s'y 
accroupissent,  au  milieu  des  basilics  dont  la  tète  méticuleusement 
taillée  s'arrondit  en  une  grosse  boule  verte,  à  côté  des  poissons 
rouges  dont  le  mutisme  et  la  lenteur  plaisent  à  leur  nonchalance 
silencieuse.  Et,  comme  perdus  dans  des  méditations  de  chartreux, 
ils  laissent  leurs  regards  éteints  se  reposer  sur  le  cimetière  de 
Ben-Ayeb  qui,  de  l'autre  côté  de  la  route,  éparpille  ses  sépulcres 


332 


DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 


sous  les  cactus  et  sous  les  agaves...  Frères,  il  faut  mourir!..  Sous 
les  galeries,  d'autres  se  plongent  dans  les  délices  prohibées  par 
le  bey  de  ce  kij)\  —  de  ce  haschich,  ■ —  qu'ils  reçoivent  en  contre- 
bande de  l'Algérie  où  nous  en  permettons  la  vente.  Gomme  on  le 
fait  de  l'opium  dans  l'Extrême-Orient,  il  semble  que  nous  voulons, 
dans  nos  possessions  africaines,  nous  faire  un  allié  de  ce  poison 
lentement  mais  sûrement  mortel. 

Près  de  ce  café,  Bab-Menara  met  dans  les  remparts  son  arcade 
élégante.  Et,  exception  à  la  règle,  les  murailles  vierges  de  blan- 


UE     RUE. 


chissage  montrent  ici  leurs  pierres  brunes  et  leurs  iniques  rou- 
geàtres  et  rompent  agréablement  la  monotonie  des  blancheurs 
dans  lesquelles  on  vit  en  Tunisie.  Cette  porte  donne  sur  une 
rue  d'un  caractère  ravissant  d'originalité,  —  la  rue  des  charrons 
et  des  forgerons  agricoles,  ("est.  —  plus  haut,  plus  large,  cou- 
vert de  planches  plus  disloquées  el  plus  noires,  —  comme  un 
passage  de  souk  dont  chaque  boutique  est  un  atelier  barbouillé 
de  suie,  encombré  de  ferrailles.  Le  foyer  brûle  par  terre,  au 
milieu  du  local  et,  à  côté,  sont,  à  plat,  posés  sur  h;  sol  deux 
énormes  soufflets  qu'un  homme  actionne  au  moyen  de  deux  tiges 
de  bois  qu'il  manœuvre  comme  les  aiguilleurs  de  chemin  de  fer 


TUNIS.  333 

manœuvrent  les  poignées  qui  l'ont  tourner  les  disques.  On 
fabrique  là-dedans  les  pièges  à  chacal,  les  colliers  de  fer,  les 
faux,  les  faucilles,  les  serpettes  aux  formes  menaçantes,  on  y 
fait  surtout  d'étranges  machines  à  dépiquer  le  blé.  Ce  sont  de 
longues  et  larges  planches  carrées,  relevées  d'un  bout  à  la 
manière  des  traîneaux  dont  les  Canadiens  se  servent  pour  glisser 
sur  les  pentes  de  neige.  La  face  inférieure  en  est  hérissée  de 
fragments  de  silex  gros  comme  des  pierres  à  fusil.  On  attache 
un  cheval  à  ces  sortes  de  râpes  gigantesques,  un  homme  y  monte 
et,  debout  comme  sur  un  char  antique,  il  les  lance  et  les  fait 
tourner  en  rond  sur  les  aires  où  le  blé  est  étendu. 

L'avenue  que  nous  suivons  depuis  la  kasbah  tourne  vers  l'est, 
devient  la  rue  Bab-Djedid  et  descend  entre  la  Médina  et  les 
petites  maisons  plates,  les  modestes  minarets,  les  boutiques 
dévorées  de  mouches  du  quartier  de  Bab-Djezirah  dont  elle  prend 
bientôt  le  nom. 

Des  Maltais  commencent  à  se  mêler  aux  indigènes;  des 
tramwaj  s  sonnent  de  l'olifant  ;  îles  acacias  ombragent  les  trottoirs. 

Plus  bas  des  fondouks  s'ouvrenl  a  côté  d'établissements  de  pho- 
tographes; des  barbiers  italiens  suspendent  leur  plat  de  cuivre 
contre  les  bananes  d'un  fruitier  musulman;  dans  leur  devanture 
vitrée,  des  modistes  étalent  des  chapeaux  parisiens  près  du 
nougat  blanc  et  rose,  près  des  blocs  de  sucre  colorés  d'un  con- 
fiseur autochtone;  des  libraires  rangent  leurs  livres  et  leurs 
journaux  illustrés  en  face  des  balais,  des  paquets  de  cordes,  des 
gargoulettes,  des  régimes  de  dattes  dont  un  épicier  tunisien 
enguirlande  son  auvent  et  tapisse  l'envers  de  ses  portes  appli- 
quées  contre  le  mur;  la  foule  augmente;  des  chapeaux  et  des 
vestes  se  mêlent  aux  turbans  et  aux  burnous...  Nous  sommes 
revenus  à  la  porte  de  France. 


XII 

LES    PALAIS    DE    TUNIS 

CAFÉ.      CORTÈGE     DU     BEY.    DAR-EL-BEY.     POPULATION    TUNI- 
SIENNE.         HISTOIRE.     —    GOUVERNEMENT.     RUE      DES     MALTAIS. 

AQUEDUC.      BARDO.      ARMÉE.     SELAM.    SALLES      DU 

BARDO.     —   k'sAR-SAID.    ROUTE     DE    LA    MARSA.    LA    MARSA.   

PALAIS. 

Dans  le  haut  de  la  ville  s'étend  une  petite  place  plantée  d'euca- 
lyptus dépenaillés,  de  lauriers-roses  dépaysés  et  poudreux.  Sur 
deux  de  ses  côtés  s'alignent  les  galeries  des  deux  grands  bâti- 
ments grisâtres  et  moroses  où  se  loge,  avec  ses  employés  et  ses 
bureaux,  Mohammed-el-Djellouli,  ministre  de  la  plume,  garde 
îles  sceaux  tunisiens.  Des  cafetiers  en  occupent  les  magasins 
destinés  par  Khereddin  aux  marchands  qui  ne  sont  pas  venus... 
Ils  préfèrent  l'ombre  des  souks. 

— •  Ya,  kawadji !  Ouad  kawa...  ou  macach  sucar! Eh!  cafetier! 
I  11  café...  et  sans  sucre! 

Hélas!  son  breuvage  est  plus  écœurant  que  le  plus  savant  des 
sirops  élaborés  dans  une  officine  d'apothicaire!  Qui  a  fait  courir 
le  bruit  que  les  .Arabes  prennent  le  café...  naturel...  Et  vous  aurez 
beau  insister  : 

—  M'tamech  souci  '  !  Bla  sokkor!  Attirai  Sans  sucre!  Amer! 
On  vous  apportera  toujours  le  brouet  nauséeux  qui  vous  pour- 
suit depuis  que  vous  avez  mis  le  pied  sur  la  terre  africaine. 

—  Tiens,  yaouled,  avale  cela! 


LES    PALAIS    DE    TUNIS.  333 

Et  le  premier  négrillon  qui  passe  vous  débarrasse  de  cet  émé- 
tique   noirâtre. 

Sur  le  troisième  côté  de  cette  place  s'élève  la  kasbah,  res- 
taurée et  occupée  par  nos  troupes. 

Des  fantassins  beylickaux  montent  la  garde  devant  le  monu- 
ment qui  se  dresse  au  midi.  Sur  sa  porte,  des  officiers  cachetés 
du  fez,  flanqués  d'un  grand  salue  courbe,  vêtus  de  la  tunique 
noire  et  du  pantalon  rouge  à  bande  d'or,  garnissent  des  bancs  et 
chevauchent  des  chaises;  sur  sa  terrasse  flotte  l'étendard  zébré 
horizontalement  de  vert,  de  bleu  et  de  rouge.  C'est  la  dar-el- 
bcv,  — ed-dar-el-k'bira,  la  grande  maison;  c'est  la  résidence  offi- 
cielle du  prince  qui  n'y  passe  cependant  que  le  rhamadan.  Le 
samedi,  il  vient,  en  outre,  y  donner  des  signatures  et  y  rece- 
voir les  ambassadeurs  étrangers. 

Des  soldats  français  errent  au  milieu  des  soldats  tunisiens  ; 
roulés  dans  leur  burnous,  des  Arabes  se  blottissent  à  l'ombre  ché- 
tive  des  arbustes,  se  couchent  dans  les  feuilles  mortes  cl  dans 
la  poussière  ;  la  foule  grouille  devant  le  palais  dont  les  fac- 
tionnaires ont  grand'peine  à  dégager  les  accès. 

D'autres  officiers  arrivent,  le  hausse-col  au  menton,  Luis,  ce 
sont  des  capitaines  pacifiques,  des  colonels  de  garde  nationale, 
des  généraux  à  barbe  blanche,  avec  leur  gros  bonnet  et  leur 
large  nicham.  A  leur  ceinturon  d'or  pend  un  cimeterre  à  garde 
de  poignard. 

—  Ouech  alek :'  Ouecli  enta?  Comment  vas-tu?  Comment  toi- 
même  .' 

Et  chacun  se  touche  la  main,  chacun  se  baise  le  bout  des 
doigts... 

Mais  une  rumeur  gronde  sur  la  place.  On  se  lève,  on  s'agite,  on 
court.  Au  tournant  de  la  route  qui  vient  de  l'ouest  et  qui  passe 
devant  la  dar-el-k'biva,  deux  spahis  débouchent,  drapés  dans  les 
plis  de  leur  manteau  bleu. 

Les  mousquetons  battant  les  dos,  les  sabres  au  clair,  les 
écussons  d'or  brillant  sur  l'écarlate  des  chachias,  un  peloton  de 
cavalerie  les  suit  de  près...  Dans  le  cliquetis  des  étriers  et   des 


33fi  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

armes,  dans  la  poussière  qui  tourbillonne,  il  arrive  avec  un  bruit 
d'orage  et,  au  galop,  il  descend,  comme  s'il  n'y  avait  personne, 
à  travers  la  cohue  qui  se  pousse  et  se  culbute. 

Il  précède  un  vaste  landau  à  huit  ressorts  que,  —  au  galop 
toujours,  —  traînent,  au  claquement  des  fouets,  au  carillon  des 
grelots,  six  mules  montées  à  la  Daumont  par  des  conducteurs  en 
livrée  mauresque  bleu  de  ciel  et  soutachée  d'or.  Deux  cochers 
vêtus  du  même  costume  s'inclinent  sur  le  siège  de  cet  équipage 
comme  s'ils  retenaient  un  attelage  emporté...  Sur  ses  panneaux 
se  peignent  les  armes  bevlickales. 

Puis  ce  sont  des  coupés  largement  écussonnés  du  même  blason 
et  conduits  par  des  hommes  en  caban  d'azur  brodé  d'argent... 
Puis,  pêle-mêle,  accourt  une  suite  pittoresque  :  un  mameluk 
dont  les  deux  baudriers  jaunes  soutiennent,  l'un  une  giberne  re- 
poussée,l'autre  un  mousquet  qui,  la  crosse  en  l'air,  y  est  accroché 
par  sa  batterie;  un  secrétaire  en  redingote  militaire;  des  Arabes 
en  burnous;  des  officiers  étoiles.  Un  nouveau  piquet  suit  cette 
bruyante  cavalcade;  deux  autres  spahis  ferment  la  marche. 

Brusquement,  le  landau  s'arrête  devant  le  palais.  Dans  la 
sonorité  des  corridors,  résonnent,  sourds  et  saccadés,  les  roule- 
ments des  tambours  qui  battent  aux  champs...  Soutenu  par  les 
princes  qui  ont  sauté  hors  de  leur  voiture,  un  beau  vieillard 
descend  lentement  de  la  sienne  et  le  grand  cordon  du  Nicham 
coupe  sa  poitrine  d'une  large  diagonale    rouge  et  verte. 

Les  officiers  saluent  de  la  main;  les  cavaliers  saluent  du  sabre 
et,  dans  les  acclamations  des  spectateurs,  passent,  cent  fois 
répétés,  les  cris  :  El  bej!  El  bej  ! 

C'est  lui,  en  effet,  c'est  Ali-bey,  pacha-possesseur  du  royaume 
de  Tunis. 

Gros,  essoufflé,  empêtré  dans  des  bottes  de  mousquetaire,  le 
premier  cocher  quitte  son  siège  et  distribue  des  poignées  de 
main  aux  officiers  qui  se  pressent  autour  de  lui.  Il  a  le  grade  de 
colonel!...  Pourquoi  pas?  Nous  mêlions  bien  un  capitaine  de 
vaisseau  à  l'arrière  de  l'embarcation  qui  porte  un  roi;  nous 
plaçons  bien  un  ingénieur  en  chef  sur  la  plate-forme  de  la  loco- 
motive qui  traîne  un  président  de  république. 


LES    PALAIS    DE    TUNIS. 


3.17 


Affublés  de  leur  haute  selle  de  cuir  rouge,  les  chevaux  des 
Arabes  mordillent  les  petits  arbres  auxquels  on  les  a  attachés; 
ceux  de  l'escorte  piaffent,  s'impatientent  et  ruent  aux  coups  de 
fourreaux  de  saine  que  leur  donnent  sous  le  ventre  les  cavaliers 
<|iii.  lourdement,  rôdent  autour  d'eux.  Et,  pendant  une  heure, 
c'est,  devant  la  dar-el-bej  comme  devant  une  ruche,  un  va-et- 
vient  bourdonnant  de  plaideurs,  de  fonctionnaires,  de  sollici- 
teurs, de  soldats  et  de  plaignants  qui,  au  nom  de  Dieu,  vont  im- 
plorer la  justice  du  bey  lui-même... 

Le  secrétaire  de  Son  Altesse  répa- 
rait. Il  jette  sur  le  dos  de  sa  mule 
un  double  cartable  de  cuir  jaune  et 
rouge  disposé  en  besace  et  bourré 
de  papiers  d'Etat;  il  enfourche  sa 
bête  et,  les  jambes  écartées  sur  les 
actes,  sur  les  secrets  du  gouverne- 
ment, il  attend. 

L'audience  est  finie.  Les  tambours 
battent;  les  clairons  sonnent;  les 
petits  fantassins  à  ligure  de  bronze 
présentent  les  armes...  Le  bey  re- 
monte dans  son  équipage;  il  repart 
pour  la  Marsa. 

Le  burnous  flottant,  à  grands  cris 

A     TUNIS. 

et  à  toutes  jambes,  les  Arabes  qui  en 

perdent  les  babouches  courent  aux  portières  comme  emportés  par 

un  coup  de  vent;  les  cavaliers  reprennent  le  galop;  les  chevaux 

des   spahis    se    cabrent    et   s'élancent...    Tout    disparait  dans   le 

soleil. 


.      >:-, 


Un  large  corridor  nous  conduit  à  la  cour  centrale  de  la  dar-el- 
hey.  Un  vitrage  couvre  cet  espace;  une  galerie  le  ceint  de  ses 
arcades  aux  pierres  noires  et  blanches,  de  ses  colonnes  encore 
apportées  de  Carthage. 

—  Voici  nos  chambres,  nous  dit  avec  orgueil,  un  gros  capi- 
taine en  tunique  de  toile,  notre  cicérone. 

43 


338  DE   TRIPOLI    A    TUNIS: 

II  tient  à  bien  nous  faire  sentir  que,  avec  ses  camarades,  les 
officiers  de  service,  il  est  l'un  des  commensaux  du  bey  et  il  nous 
montre  d'étroites  et  modestes  pièces  que  des  soupiraux  éclairent 
d'un  jour  parcimonieux,  que  meublent  très  succinctement  une 
chaise  et  un  lit  de  fer...  Engageons-nous  dans  le  labyrinthe  du 
palais. 

Surmontées  de  lucarnes  et  encadrées  de  pilastres,  de  petites 
portes  s'écartent  devant  nous.  Elles  sont  percées  à  travers  des 
murailles  dont  l'épaisseur  est  égale  à  la  largeur  de  leurs  battants 
de  cèdre,  de  sorte  que  ceux-ci  disparaissent  quand  ils  sont  ouverts 
ou  plutôt  qu'ils  forment  comme  des  panneaux  sur  la  tranche  des 
murs. 

Partout  maintenant  des  salles  plafonnées  d'arabesques  en  nids 
de  guêpe;  partout,  —  comme  à  la  mosquée  de  Sidi-Sahab,  a 
Ivaïrouan,  comme  dans  toutes  les  riches  demeures,  —  des  mo- 
saïques de  faïence  qui  couvrent  la  partie  inférieure  des  murailles. 
Des  entrelacs,  des  fleurs,  des  ornements  taillés  au  couteau  dans 
le  plâtre,  en  tapissent  la  partie  supérieure  et  la  revêtent  de 
guipures  de  stuc,  de  dentelles  aussi  légères  que  celles  de  Venise, 
de  plumetis  qu'on  dirait  brodés  par  une  main  de  femme.  Partout 
de  petites  fenêtres  en  ogive  que  ferment  des  lames  de  pierre 
ajourées,  doublées  de  verres  de  couleur;  partout  des  bas-reliefs 
antiques  et  des  colonnettes  d'onyx  ou  de  marbre;  partout,  hélas! 
d'ignobles  pendules  de  fabrication  française  ou  allemande. 

Voici  la  salle  à  manger.  Les  parois  sont  plaquées  de  marbre 
noir  et  blanc;  le  plafond  se  lambrisse  d'une  curieuse  mosaïque 
faite  de  morceaux  de  miroir;  des  fauteuils  s'alignent  contre  une 
longue  table  à  tapis  vert. 

Voilà  le  salon  du  baise-main.  Un  trône,  —  grand  fauteuil  doré, 

—  s'y  prélasse  entre  des  rideaux  cramoisis  frangés  de  cannetilles. 

Ici  c'est  la  salle  d'audience  dont,  toujours  magnifique,  la  voûte 

a  été  fouillée  sous  Hamouda-pacha, il  y  a  quatre  ou  cinq  siècles. 

Là,  c'est  la  chambre  du  conseil.  Le  dôme  est  doublé  de  lames 

d'or. 

—  D'or  vrai,  affirme  le  capitaine  dont  la  fierté  nationale  insiste 
sur  cette  richesse  byzantine. 


LES    PALAIS    DE    TUNIS.  339 

Dans  la  pièce  voisine,  deux  coffrés-forts  contiennent  les 
insignes  du  Nicham-Itfikhar,  cet  ordre  <|ue  le  bey  n'accorde  plus 
aux  Fiançais  que  sur  la  proposition  du  ministre  résident  et  qui 
est  devenu  pour  eux  une  sorte  d'ordre  colonial,  au  même  titre 
que  la  croix  d'Annam  ou  que  celle  du  Cambodge. 

Comme  toutes  les  maisons  de  Tunis,  la  dar-el-bey  est  couronnée 
de  terrasses...  Gardons-nous  de  nous  y  aventurer!  Tout  cela 
vacille,  caduc,  sous  l'apparente  jeunesse  de  la  chaux  dont  on  ne 
se  lasse  pas  de  le  maquiller.  Ces  voûtes  plates  peuvent  s'effon- 
drer, ces  planchers  peuvent  s'entr'ouvrir,  ces  rebords  de  murailles 
peuvent  s'écrouler  sous  nos  pieds. 

La  dar-el-bej  est  le  siège  de  l'administration  centrale  du  pays. 
Combinaison  assez  compliquée  d'autorité  militaire  et  d'adminis- 
tration coloniale,  de  protectorat  el  de  gouvernement  indigène, 
cette  administration  est  comme  une  grande  machine  musulmane 
dont  les  gros  rouages  sont  chrétiens,  comme  un  monument  arabe 
dont  la  charpente  a  été  remplacée  par  une  armature  française. 

La  population  tunisienne  se  divise  en  fractions  de  villes  et 
en  villages  pour  les  habitants  sédentaires,  ou  en  douars 
pour  les  nomades.  Chacune  de  ces  divisions  est  placée  sous  la 
direction  d'un  clicih.  dont  la  charge  correspond  à  peu  près  à  celle 
«le  nos  maires.  Les  fractions  de  villes  se  groupent,  naturellement, 
en  villes  entières  administrées  par  une  municipalité  qui  com- 
prend un  président  indigène,  un  vice-président  français  et  un 
conseil  composé  de  chrétiens,  de  musulmans  et  même  d'israélites. 
Les  villages  et  les  douars  se  réunissent  en  tribus. 

Villes  et  tribus  ont  à  leur  tète  un  khalifa,  —  lieutenant  de 
caïd,  —  correspondant  à  nos  sous-préfets  et  elles  se  groupent,  à 
leur  tour,  en  soixante-neuf  amals,  outans  ou  caïdats  commandés 
par  des  caïds  qu'on  pourrait  assimiler  à  des  préfets. 

Assistés  par  des  cadis,  les  caïds  font  exécuter  par  les  khalifas 
qui  les  transmettent  aux  clieiks  les  ordres  qu'ils  reçoivent  direc- 
tement du  premier  ministre.  Ils  exercent  la  basse  justice.  Ils 
centralisent  la  collection  des  impôts.  Ils  ont,  à  côté  d'eux,  — 
chargés    de    surveiller   leurs    actes,    —    des    contrôleurs    civils 


340 


DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 


français  qui  représentent  notre  résident  général,  correspondent 
avec  lui  et  remplissent,  en  outre,  pour  nos  nationaux,  les  fonc- 
tions de  notaires  et  souvent  celles  de  vice-consuls  de  France. 

Au-dessus  des  caïds  et  des  ministres,  au  sommet  de  la  hiérarchie, 
plane  enfin  le  successeur  des  rois  de  Thunes,  Son  Altesse  Ali-bey, 
flanqué  de  son  frère  Sidi-Tayeh,  bey  du  camp,  c'est-à-dire 
héritier  présomptif...    L'hérédité,    en  effet,    ne   transmet  pas   la 

couronne  au  fils  aîné  du  prince 
qui  disparaît,  mais  à  l'aîné  de 
sa  famille,  quel  que  soit  son 
degré  de  parente  avec  lui. 

Autour  d'Ali-bey  se  presse 
la  pléiade  de  ses  parents,  des 
vingt-trois  princes  qui,  comme 
lui,  ont  droit  au  titre  de  hey; 
qui  habitent  les  palais  de  la 
Marsa,  de  la  Mohammedieh,  de 
la  Manouba,  de  Sidi-bou-Saïd, 
du  Bardo;  qui,  enfin,  émargent 
au  budget  et  jouissent  d'une 
liste  civile. 

Quelle  fut  la  population  pri- 
mitive de  l'antique  Lybie,  cette 
population  dont  les  monuments 
mégalithiques  se  retrouvent  encore  dans  ses  steppes?  On  l'ignore. 
A  peine  peut-on  affirmer  qu'elle  s'est  continuée  par  les  Numides 
et  que  ceux-ci  ont  donné  naissance  aux  Berbères  actuels.  Les  pre- 
miers conquérants  connus  de  cette  région  si  souvent  conquise 
furent  les  Gélules,  les  hommes  de  celle  tribu  d'Afarik  dont  le 
nom  s'est  étendu  à  tout  le  continent  africain.  Plus  tard,  une  co- 
lonie phénicienne  y  fonda  un  emporium  qui  devint  Carthage, 
—  Kairt  Ago,  la  ville  de  la  mer,  ■ —  et  qui  ne  larda  pas  à  do- 
miner Le  paj  s.  Les  Romains  remplacèrent  les  Carthaginois.  Appe- 
lés d'Espagne  par  les  indigènes,  les  Vandales  conduits  par  Gen- 
séric  remplacèrent  les  Romains.  Commandés  par  Bélisaire,  les 


TUNIS    :     IN     S  l' A  II I     l>  l     M  A  0  H  Z  E  N  . 


LES    PALAIS    DE    TUNIS. 


3  il 


Grecs  remplacèrent  les  Vandales.  Les  Arabes  remplacèrent  enfin 
les  Grecs. 

La  dynastie  des  Arlébites,  celle  des  Fatimites,  celle  des  Zirides 
et  celle  des  Almohaves  détinrent  successivement  le  pouvoir,  de 
l'an  800  à  l'an  1229. 

Les  Hafsides  régnaient,   à    leur   tour,    depuis  trois  siècles  et 


T  l  N  1  S    :     IN     MUSICIEN. 


demi  lorsque  Baba-Arroudj  et  Kheïr-Eddin,  —  les  hardis  fonda- 
teurs du  beylick  d'Alger,  —  s'emparèrent  de  la  Tunisie.  Ils  ne 
s'y  maintinrent  pas  longtemps.  Fatigué  de  leurs  pirateries, 
Charles-Quint  les  en  chassa  bientôt,  mais  ne  conserva  pas  le 
pays  qui  tomba  au  pouvoir  des  Osmanlis.  Maures  et  indigènes 
détestaient  cependant  Baba-Tourki,  —  compère  le  Turc,  —  et, 
tout  en  ayant  toujours  l'air  de  régir  Tunis  au  nom  de  la  Sublime- 
Porte,  les  beys  s'affranchirent  peu  à  peu  de  sa  tutelle. 


342  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

Ali-bey  est  le  représentant  actuel  de  la  famille  des  Hassénides, 
arbre  dynastique  dont,  —  admirable  matière  à  mettre  en  tragédie, 
—  les  racines  ont  été  arrosées  de  larmes  et  de  sang... 

C'était  en  i(xp.  Du  fruit  de  ses  courses  et  de  ses  pillages,  la 
Cité  de  lafélicité  vivait  heureuse  sous  le  gouvernement  patriarcal 
de  son  vieux  bey  Ibrahim-ech-Cliérif,  quand  un  chébec  arriva 
à  la  Goulette  avec  cent  chrétiens,  pêcheurs  de  corail,  qu'il  amenait 
en  esclavage. 

Parmi  eux  était  un  jeune  Corse.  Ibrahim  le  trouva  beau 
et  voulut  qu'il  figurât  dans  sa  part  de  prise,  —  la  part  du  lion. 
Avec  le  baptême  musulman,  on  imposa  à  ce  marin  le  nom  d'Ali- 
et-Turki.  Il  disparut  pour  quelque  temps  dans  les  mystères  du 
sérail,  mais,  un  beau  matin,  on  l'en  vit,  sans  étonnement,  ressortir 
sous  le  cafetan  des  Aglias.  Il  prit  alors  pour  femme  une  indigène 
qui  lui  donna  deux  enfants:  Ilassen  et  Mohammed. 

En  1705,  le  sire  Ibrahim  partit  en  guerre  contre  les  .Algériens, 
mais  il  fut  pris  et  Ali-et-Turki  en  profita  pour  faire  élever  son 
propre  fils  aine  à  la  triple  dignité  île  bey,  de  dey  et  de  pacha...  11 
poussa  la  précaution  jusqu'à  faire  poignarder  son  ancien  maître, 
le  jour  où  celui-ci  reconquit  la  liberté. 

Le  fils  d'un  chrétien  devint  ainsi  le  prince  incontesté  des 
croyants  de  la  Tunisie.  Il  ne  manquait  qu'une  chose  à  son 
bonheur  :  unhéritier.  Négresses  ni  Arabes,  Turques  ni  Mauresques 
n'avaient  pu  lui  en  donner  un  et,  résigné  à  cette  infortune,  il 
avait  désigné  comme  devant  lui  succéder  le  jeune  Ali,  fils  de  son 
frère  Mohammed,  lorsqu'un  nouveau  chébec  vint  mettre  le 
désordre  dans  ces  arrangements  de  famille.  Entre  autres  captives, 
cette  barque  portait,  en  effet,  une  Génoise  de  treize  ans,  déjà 
belle  comme  le  jour.  Et  à  sa  vue,  Ilassen-ben-Ali  sentit  le  sang 
paternel,  le  sang  chrétien,  battre  dans  ses  altères. 

—  Reynaud,  je  l'aime,  dit-il  à  l'esclave  toulonnais  dont  il  avait 
fait  son  ami  intime. 

— ■  Oui  ?  Eh  bien,  épouse-la!   lue  de  plus,  une  de  moins... 

—  Tu  as  raison... 

Et,  au  boni  de  deux  ans,  il  avait  deux  enfants,  Mohammed  et 
Ali.    11  oublia    alors  ce  qu'il  avait  déjà  fait  pour  son  neveu  et  il 


LES    PALAIS    DE    TUNIS.  343 

désigna  le  premier  de  ses  fils  comme  devant  le  remplacer  un  jour. 
Le  trône  avait  ainsi  deux  titulaires  en  perspective  :  Ali-ben- 
Mohammed  et  Mohammed-ben-Hassen. 

Furieux  de  cette  compétition  imprévue,  le  premier  trouva  que 
le  plus  simple  et  le  plus  sûr  était  de  régner  tout  de  suite.  11  se 
révolta,  s'allia  à  des  Arabes  indépendants,  s'unit  au  dey  d'Alger  et, 
finalement,  eut  recours  au  procédé  le  plus  expéditif...  Le  poignard 
avait  ilonné  le  pouvoir  à  Hassen,  le  poignard  le  lui  nia... 
Ali-ben-Mohammed  devait  voir  plus  tard  ce  qu'il  ferait  de  son 
jeune  cousin. 

Celui-ci  ne  lui  donna  pas  le  temps  de  voir.  Dès  qu'il  eut  vingt 
ans,  il  le  fit  tout  simplement  étrangler  lui-même.  Ote-toi  de  là 
que  je  m'y  mette  !...  11  était  là  depuis  trois  ans  quand  son  cadet 
Ali-ben-Hassen  voulut  goûter  à  son  tour  aux  délices  du  divan 
beylickal. 

Et  Mohammed-ben-Hassen  disparut  comme  avaient  disparu 
Ali-ben-Mohammed  et  Ilassen-ben-Ali.  Il  laissait  un  enfant, 
Mahmoud-ben-Mohammed,  mais  ce  petit  prince  était  trop  inno- 
cent encore  pour  porter  ombrage  à  personne. 

Ali-ben-Hassen  régna  donc  et  eut  deux  fils  :  Hamoud  et 
Othman.  Il  mourut  bientôt  et  laissa  le  trône  à  l'aîné  des  deux. 

Devenu  grand,  Mahmoud-ben-Mohammed  eût  été  bien  aise  de 
s'asseoir  à  la  place  qu'avait  occupée  son  père,  mais  il  attendit. 
Hamoud  mourut  cependant,  on  ne  sait  comme,  et  son  frère 
Othman  ceignit  le  cimeterre.  Mahmoud  s'emporta,  cette  fois. 
Attendre  encore  ?  Non  !  On  abusait  de  sa  patience,  à  la  fin...  Il 
en  appela  au  lacet  de  soie  enjolivé  de  glands  d'or  et  de  cou- 
lants de  corail  et  Othman  alla  régner  au  séjour  des  célestes 
houris. 

Ceci  arrivait  en  1814.  C'était  la  tin  du  drame.  A  Mahmoud-pacha 
succéda  son  fils  Hussein-bey;  à  Hussein-bey  succéda  Mustapha- 
bey,  son  frère  ;  à  Mustapha-bey  succéda  Ahmed-pacha,  son  fils  ; 
à  Ahmed-pacha  succéda  Mohammed-bey,  son  cousin  ;  à  Moham- 
med-bey  succéda  son  frère  Mohammed- es-Sadok;  à  Mohammed- 
es-Sadok  succédaenfin,  en  1884, le  secondfrèrede  Mohammed-bey, 
Ali,  actuellement  au  pouvoir. 


344 


DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 


Six  ministres  assistent  le  bey  :  le  ministre  de  l'intérieur,  le 
ministre  de  la  plume,  le  ministre  de  la  guerre,  le  ministre  des 
finances,  le  ministre  des  travaux  publics,  enfin  le  ministre  des 
affaires  étrangères.  Les  deux  premiers  sont  tunisiens.  Les  quatre 
autres  sont  français. 

Le  ministre  de  la  guerre  est,  en  effet,  le  général  qui  commande 
notre  corps  d'occupation  ;  le  ministre  des  finances  est  notre 
directeur  de  l'administration  financière  ;  le  ministre  des  travaux 
publics  est  notre  directeur  des  affaires  de  ce  nom,  enfin  le  ministre 
des  affaires  étrangères  est  notre  résident  général. 

Les  puissances  qui  ont  à  s'adresser  au  bey  doivent  passer  par 


TUNIS    :     SOUS     LES     PORTES. 


le  canal  de  ce  dernier.  Véritable  vice-roi,  il  dicte  au  prince 
nominal  les  décrets  que  celui-ci  semble  promulguer  de  lui-même 
et  son  autorité  se  dissimule  sous  les  apparences  de  simples  indi- 
cations, de  simples  conseils  qu'il  sait  donner  selon  les  circons- 
tances. 

La  plupart  des  ministères  ont  leur  siège  à  la  dar-el-bej .  Là 
sont  aussi  installés  le  conseil  sanitaire  de  la  Régence,  les 
archives,  les  bureaux  de  l'agriculture,  l'administration  centrale 
de  l'année  tunisienne. 

Là  siège  enfin  le  service  des  finances  dirigé  par  des  Français 
que  secondent  des  indigènes  chargés  du  secrétariat,  de  la  rédac- 
tion, de  la  comptabilité  et  du  timbre.  Le  bit-el-mel,  —  le  domaine 
public,  ■ —  n'existe  plus  que  pour  la  forme  ;  la  commission 
financière   qui,  constituée    par   des  étrangers,    nous    créa   de    si 


LES    PALAIS    DE    TUNIS. 


345 


sérieux  obstacles  au  début  de  l'occupation  a  été  abolie  et  ce 
service  centralise  presque  à  lui  seul  toute  l'administration  des 
deniers  de  l'Etat.  Il  régit  la  dette  convertie,  les  douanes  organisées 
comme  en  France,  le  domaine,  les  contributions,  les  impôts,  enfin 
les  monopoles  du  tabac,  du  sel,  du  charbon,  des  matériaux  de 
construction  et  îles  pêcheries. 

C'est  encore  à  la  dar-el-hey  qu'un  tribunal  mixte  applique  la  loi 
du  i"  juillet    1880  et  règle   les  propriétés  foncières.  11  en  établit 


TUNIS    :    RUINES     DE     LAQIEDIC     DE     CARTH1GE. 

la  "délimitation,  il  les  immatricule,  il  en  remplace  enfin  les  titres 
actuels  par  des  titres  réguliers.  Et  tout  cela  est  extraordinaire- 
ment  difficile  chez  un  peuple  où  les  droits  de  propriété  ne  sont 
établis  que  sur  la  notoriété  pure  et  simple  ;  où  les  seules  pièces 
qui  les  constatent  quelquefois  sont  des  adelas,  actes  tracés  sur  de 
longues  bandes  de  papier  qui  s'enroulent  comme  les  papyrus 
antiques  et  qui,  souvent  aussi  difficiles  à  déchiffrer  que  ceux 
d'Herculanum,  ont  été  rédigés  par  le  roseau  fantaisiste  de  braves 
hommes  de  loi  fort  peu  méticuleux. 


Prise  sur  la  place  de  France,  une  voiture  nous  emporte  par  la 

Al 


346  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

rue  des  Maltais,  rue  à  maisons  européennes  mais  où  errent  chats 
et  poules,  où  se  pressent  Arabes  et  Maures... 

Cette  voie  qui  s'en  détache  sur  la  droite,  c'est  la  rue  Bab-el- 
Khadra.  La  grande  mosquée  de  Sidi-Mahrez  y  élève  sa  blanche 
coupole  tigrée,  sablée  d'hirondelles  qui  s'y  posent  comme  des 
mouches  sur  un  fromage.  Au  bout  s'arrondit  l'arceau  de  Bab-el- 
Khadra,  —  la  porte  de  la  Verdure,  —  la  porte  par  laquelle  passe 
la  verduresse  de  presque  tous  les  légumes  qui  entrent  à  Tunis. 
Au  dehors,  s'étend  un  cimetière. 

Le  dos  tourné,  accroupies  dans  leurs  costumes  éclatants,  des 
femmes  prient  dans  ce  champ  des  morts;  elles  s'affaissent  sur 
des  tumuli  que  marquent  des  turbans  de  marbre,  au  milieu  des 
buissons  desséchés  et  des  broussailles  poudreuses.  Dans  un  coin, 
une  misérable  koubba  couvre  les  restes  des  derniers  Abencerages, 
de  ces  princes  romantiques  qui,  pleurant  Grenade,  vinrent  se 
réfugiera  Tunis. 

La  rue  des  Maltais  devient,  plus  loin,  la  rue  Bab-Souika.  Les 
maisons  chrétiennes,  les  demeures  hybrides  des  Juifs  font  place 
à  de  petites  cases  blanches,  à  des  boutiques  de  bardes  et  d'outils 
rouilles,  à  des  échoppes  bourrées  de  loques,  à  de  sombres  taudis 
où  forgent  des  armuriers  farouches,  à  des  cours  où  des  maré- 
chaux ferrent  des  chevaux  blancs  qui  ont  la  queue  et  les  pattes 
roses,  à  des  magasins  où  des  bourreliers  gonflent  de  paille  les 
selles  énormes  qui  surchargeront  les  bètes  de  somme. 

Etranges  et  moqueurs  à  travers  ces  maçonneries  informes,  à 
travers  ce  bric-à-brac  barbait',  les  tramways  sifflent,  courent  et, 
de  leurs  petites  roues  de  fer,  frôlent  les  jambes  bronzées  que 
laissent  à  la  traîne  les  Arabes  couchés  au  bord  des  trottoirs. 

Des  mendiants  en  manteaux  de  Diogène  psalmodient  sous  l'ar- 
cade pittoresque  de  Bab-Saadoun  ;  étendus  sur  les  nattes  de  leurs 
bancs  de  pierre,  des  soldats,  la  chachia  sur  les  sourcils,  soulèvent 
une  tète  nonchalante  et  nous  suivent  d'un  œil  ennuyé... 

Les  blanches  murailles  de  l'unis  sont  derrière  nous.  Des 
masures  à  arcades  ;  des  cafés  maures  qui  abritent  sous  un 
bellombra  leurs  cloisons  de  planches  branlantes  et  leurs 
vérandas  de  roseaux  où  pendent  des  liserons  flétris;   une  guin- 


LES    PALAIS    DE    TUNIS.  347 

guette  européenne  tenue,  comme  partout,  par  un  vieux  chasseur 
d'Afrique  qui,  —  incapable  de  rien  faire  d'utile  quand  a  sonné 
pour  lui  la  dernière  retraite,  —  n'a  pu  quitter  le  pays  du 
mazagran  et  de  l'absinthe  ;  une  espèce  de  caravansérail  ;  un  fort 
aux  grosses  tours  démantelées  ;  la  kachlat-et-tobjia,  —  la 
caserne  des  artilleurs...  Et  nous  sommes  dans  la  campagne  qui, 
entrecoupée  de  cactus,  verte  de  jardinage,  jaune  de  moissons, 
s'étend,  au  sud,  jusqu'à  la  seb/chra,  au  nord  jusqu'aux  collines 
d'oliviers  grisâtres  derrière  lesquelles  coule  la  Medjerda. 

Toute  droite,  la  route  court  entre  des  chardons  à  tète  bleue,  des 
broussailles  de  genêts  et  de  lentisques,  des  arbousiers  enfarinés, 
des  agaves  menaçants,  des  oliviers  sauvages... 

Quelque  chose  se  remue,  de  temps  à  autre,  au  bruit  de  nos 
chevaux  ;  on  dirait  un  tas  de  poussière  se  bossuant  et  se  sou- 
levant au  soleil.  C'est  un  Arabe.  Il  méprise  les  coins  d'ombre  que 
les  buissons  offrent  à  sa  tète  et,  tranquille,  il  sommeille  sous  le 
ciel  embrasé. 

Les  ruines  d'un  aqueduc  profilent  devant  nous  les  piliers 
élancés  de  leurs  hautes  arches  rougeàtres.  Celui  que  nous  avons 
restauré  et  qui,  de  nouveau,  conduit  aux  citernes  de  Carthage  les 
eaux  du  Djouggar  et  celles  du  Zaghouan  a  été  creusé  par  Hadrien 
mais,  ■ —  sauf  près  du  Zaghouan  où  il  suit  des  arceaux,  —  il  che- 
mine sous  terre.  Bâti  ou,  peut-être  seulement  restauré  par 
Charles-Quint,  celui-ci,  presque  partout  ruiné  aujourd'hui, 
amenait  jadis  les  mêmes  eaux  à  Tunis. 

La  route  passe  sous  ses  arcades...  Tout  est  plat,  sec,  brûlé 
autour  de  nous,  mais,  au  loin,  verdoient  des  vignes  et  des 
cactus  et  des  koubbas  mamelonnent  le  pays  de  leurs  gros  dômes 
de  plâtre. 

Des  paysans  passent  à  cheval,  armés  comme  s'ils  allaient  à  la 
conquête  de  quelque  pays  mécréant;  la  djebirah  battant  leur  liane, 
des  cavaliers  galopent;  des  officiers  du  bey  caracolent  sur  leurs 
harnachements  de  velours  cramoisi.  Attelé  de  trois  chevaux  de 
front,  un  antique  carrosse  nous  dépasse  dans  un  nuage  de 
poussière.  Un  grand  diable  noir  qui  roule  des  yeux  blancs  est 
assis  sur  le  siège,  à  côté  du  cocher  ;  deux  janissaires  d'escorte 


348 


DK    TRIPOLI    A    TUNIS. 


trottent,  les  cuisses  collées  aux  portières...  Et  on  entrevoit,  au 
passage,  des  bijoux,  des  coiffures  d'or,  de  grands  yeux  noirs  qui 
s'éteignent  soudain  sous  de  lourdes  paupières  bleuâtres,  sous 
des  voiles  tirés  brusquement,  sous  des  stores  subitement  abaissés. 
Ce  sont  les  femmes  d'un  harem  en  promenade,  les  épouses  de 
quelque  villégiateur  dont  elles  vont  égayer  la  maison  de  campagne. 
Dans  la  plaine,  entre  des  fossés,  entre  des 
murs  sans  créneaux,  mais  dont  la  crête  se 
hérisse  de  canons,  apparaît  enfin,  —  avec 
sa  cour  octogone  ;  avec  les  fenêtres  grillées 
de  ses  palais,  de  ses  casernes,  de  son  hôtel 
des  monnaies  et  de  ses  prisons;  avec  ses 
bâtisses  couronnées  de  toits  plats  ou  de  tui- 
les rouges,  —  un  vaste  château  fort  dont  la 
moitié  tombe  en  ruine.  Devant  sa  porte  s'é- 
tend une  petite  place  où,  entre  des  palmiers, 
de  jolis  canons  étincellent  sur  leurs  affûts 
à  roues...  C'est  le  Bardo  où  selon  l'usage, 
le  bey  ne  réside  plus  depuis  qu'y  est  mort 
son  prédécesseur,  Mohammed-es-Sadok. 

Paresseux,  des  soldats  se  lèvent  pour  nous 
en  interdire  l'entrée.  Voici  Yamar  !  Et  la 
porte  s'ouvre.  Oh  !  pas  n'est  besoin  d'appar- 
tenir au  corps  diplomatique  pour  avoir  ce 
laisser-passer  !  Une  modeste  pièce  blanche 
donnée  au  capitaine  qui  fait  visiter  la  dar- 
el-bey,  et  cela  suflit. 

Une  cour  ensoleillée  brûle  entre  des 
murailles  incandescentes.  Sur  le  seuil  des  portes,  dans  les  cor- 
ridors, partout,  gisent  des  soldats  beylickaux.  Quelques-uns  gro- 
gnent ri  saluent  le  nouvel  officier  dont  l'espoir  d'un  bacchich  a 
bien  vite  fait  notre  guide. 


TUNIS:     tS     SOLDAT 
DU     BEY. 


L'armée  illusoire  que,  comme  fiche  de  consolation,  nous  avons 
laissée  au  bey  et  qui  forme  sa  garde,  comprend  les  ambas,  les 
hanéfias  et  les  zouavuas.  Les  ambas  ou  ouanebs  correspondent  à 


LKS    PALAIS    DE    TUNIS. 


349 


nos  gendarmes  ;  les  hané/îas,  auxquels  se  joignent  les  irréguliers 
du  Maghzen,  constituent  la  cavalerie  :  coiffés  de  la  chachia  que 
timbre  une  grosse  étoile  de  cuivre,  velus  du  pantalon  de  notre 
ligue  et  de  la  veste  mauresque,  les  zouaouas  forment  l'infan- 
terie. Il  y  a  cent  ans,  déjà,  on  donnait  à  ces  derniers  le  nom  de 
zouaves.  De  là,  plutôt  que  de  la  tribu  kabyle  des  Zouaouas  vient, 


f£ 


'-/C" 


F  S  C  4  1. 1  E  II     DES     LIONS     Al'      BIT.  DO. 


sans  doute,  le  nom  de  nos  plus  anciennes  troupes  algériennes. 
L'état-major  de  cette  année  comprend  des  chaouchs,  —  sergents; 
des  balouk-amins,  —  sergents-fourriers  ;  des  bac/i-chaouchs,  — 
sergents-majors  ;  des  klassi-s'rirs,  —  sous-lieutenants  ;  des 
klassi-k'birs,  —  lieutenants  ;  des  m'bachis,  —  capitaines  ;  des 
boum-bachis,  —  commandants  ;  des  kaïmacans,  —  lieutenants- 
colonels  ;  des  émirs-alaî,  —  colonels  ;  enfin,  et  surtout,  des  liouas 
et  des  fariks,  —  généraux  de  brigade  et  de  division,  dignitaires 
in  partibus  qui,  comme  les  colonels  aux  Etats-Unis,  foisonnent 


350  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

dans  cette  armée  d'opéra-comique.  Tous  ne  sont  pas  soldats,  il 
est  vrai. 

Jadis,  lorsque  le  bey  était  content  de  quelqu'un,  civil  ou 
militaire,  il  le  faisait,  en  un  quart  d'heure,  caporal,  capitaine, 
général.  Les  fonctionnaires  étaient,  en  outre,  assimilés  aux  offi- 
ciers et  il  fallait  n'être  qu'un  employé  bien  subalterne  pour  être 
simple  colonel  !...  Tous  avaient  les  mêmes  droits,  les  mêmes 
décorations.  les  mêmes  honneurs,  le  même  costume,  tous  enfin 
se  partageaient  le  gâteau  dont  le  peuple  broyait  la  farine. 

Un  serviteur  du  gouvernement  ne  peut  plus  aujourd'hui  être 
élevé  au  généralat  qu'avec  la  permission  de  la  Fiance. 

Notre  armée  d'occupation  comprend  elle-même  des  gendarmes 
départementaux  secondés  par  des  ambas  qui  leur  servent  d'inter- 
prètes ;  le  4e  régiment  de  zouaves  dont  le  dépôt  est  à  Tunis; 
le  4r  régiment  de  chasseurs  d'Afrique  dont  le  dépôt  est  à  la 
Manouba  ;  le  4°  régiment  de  tirailleurs  dont  le  dépôt  est  à 
Sousse;  le  4e  régiment  de  spahis  dont  le  dépôt  est  à  Sfax;  enfin 
le  4°  bataillon  d'infanterie  légère  d'Afrique  dont  le  dépôt  est  à 
Gafsa. 

Encadrés  dans  des  sous-officiers  et  des  officiers  français  ou 
algériens,  les  tirailleurs  et  les  spahis,  —  créés  spécialement  pour 
le  service  de  la  Tunisie,  —  se  composent  surtout  de  soldats  indi- 
gènes recrutés  par  les  soins  de  nos  officiers  de  renseignements. 
On  appelle  ainsi  des  officiers  dont  les  fonctions  correspondent 
à  peu  près  à  celles  de  nos  chefs  de  bureaux  arabes  d'Algérie 
Chargés  du  recensement  approximatif  de  la  population;  du  soin 
de  tenir  les  autorités  militaires  au  courant  de  tout  ce  qui  inté- 
resse l'ordre  public;  de  l'exploration  et  de  l'étude  du  pays,  ils 
ell'ectuent,  en  outre,  et  soi-disant  pour  le  gouvernement  tunisien, 
les  opérations  du  tirage  au  sort.  Ils  ne  font  en  cela  qu'appliquer 
la  loi  de  conscription  que,  avant  1881,  Mohammed-bey  édicta  à 
L'instigation  du  général  Campenon,  envoyé  en  mission  auprès  de 
lui.  Tirailleurs  et  spahis  comprennent,  de  plus,  une  partie  des 
soldais  et  drs  officiers  que  possédait  le  bey  et  que  nous  avons 
transformés  lors  de  l'installation  du  protectorat...  Et,  des  klassi- 
s'rirs  aux   m' hachis,  les  derniers  ne   se  plaignent  certes  pas  du 


LES    PALAIS    DE    TUNIS.  3,ji 

nouvel  état  de  choses.  Une  mesure  d'huile  et  quinze  ou  vingt 
piastres  de  soixante  centimes  qu'on  était  censé  leur  donner, 
constituaient  autrefois  leur  solde  mensuelle.  Ils  sont  maintenant 
payés  comme  nos  officiers  et,  habitués  à  vivre  de  peu,  ils  se 
trouvent  si  riches  que  des  sous-lieutenants  achètent  des  jardins 
sur  leurs  économies!...  Des  jardins  où  ils  iront,  sous  les  pal- 
miers, vivre  d'une  retraite  sûre  !  Quel  rêve  d'or! 

Une  longue  avenue  fait  suite  à  la  cour  dans  laquelle  nous 
venons  d'entrer.  Des  constructions  plus  ou  moins  sérieuses  la 
bordent  d'un  côté  ;  de  Faillie  ce  sont  des  maisons  liasses,  des 
boutiques  pareilles  à  celles  des  souks,  mais  vides  et  abandonnées 
à  la  poussière  et  aux  ordures,  des  écuries  voûtées  où  cohabitent 
ânes,  chèvres  et  (joules.  Au  bout  s'élève  une  grande  maison  dont, 
treillagées  de  vert,  les  fenêtres  sont  closes  comme  celles  d'un 
monastère.  Dans  son  large  corridor  aux  parois  miroitantes  de 
faïences  verdàtres  se  promènent  des  soldats  et,  sur  un  large 
banc,  s'accroupissent,  avachis  comme  des  outres  à  demi-pleines, 
deux  énormes  nègres  bouffis,  —  deux  gardiens  de  sérail.  Là 
demeure  Tayeb-bey. 

L'avenue  des  Boutiques  fait  un  coude  sur  la  gauche,  passe  sous 
une  sorte  de  tunnel,  traverse  une  autre  cour  dont  les  liantes 
murailles  sont  percées  d'ouvertures  qui  donnent  sur  des  ruines  ou 
sur  le  bleu  du  ciel,  s'insinue  sous  une  voûte  et  aboutit  enfin  à  la 
cour  des  Lions. 

Au  fond  de  ce  nouveau  préau,  s'alignent,  sur  une  rangée 
d'arceaux  trapus,  les  colonnes  d'une  galerie.  Un  escalier  y  con- 
duit, bordé  de  parapets  taillés  en  gradins  sur  lesquels,  —  quatre 
de  chaque  côté,  —  s'étirent  et  bâillent  des  lions  de  marbre 
apportés  de  Venise. 

Et  toujours  des  militaires  lazzaroni  qui  se  roulent  sur  les 
marches,  comme  si  la  position  sociale  la  plus  enviable  pour  un 
homme  était  la  position  horizontale. 

—  Mieux  vaut  être  assis  que  debout,  couché  qu'assis  et  mort 
que  couché,  dit  la  paresse  philosophique  des  Arabes. 

J'ignore  si  ces  figurants  de  mise  en  scène  guerrière  partagent 


352  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

jusqu'au  bout  cette  opinion  outrée  de  la  sagesse  musulmane,  mais, 
à  coup  sûr,  ils  en  prisent  fort  le  deuxième  terme  et  ils  le  mettent 
en  perpétuelle  pratique. 

Il  est  trois  heures,  l'heure  du  selam,  —  du  salut.  Le  bey  n'est 
pas  au  Bardo,  mais  Sa  Hautesse  hante  quand  même  le  désert  de 
cette  demeure  délaissée.  Et,  flanqué  de  trois  vieux  musiciens, 
escorté  de  quelques  officiers  et  de  quelques  Arabes,  un  homme 
très  digne  monte  lentement  l'escalier  des  Lions. 

Sur  sa  chachia  resplendit  un  large  écusson  armorié;  des  galons 
d'or  courent  sur  toutes  les  coutures  de  son  costume  écarlate.  Il  a 
un  visage  presque  européen,  une  bonne  mine  paterne,  et  cependant 
on  évite  de  le  frôler  quanti  il  vient  à  Tunis;  chacun  s'écarte  de 
lui  s'il  entre  dans  un  cale  ou  dans  une  mosquée...  C'est  le  bour- 
reau. Depuis  vingt  ans,  il  exécute  les  hautes  œuvres  de  la  justice 
beylickale  et  des  centaines  de  tètes  ont  roulé  sous  le  cimeterre 
étincelant  suspendu  à  sa  ceinture. 

La  salle  de  justice  a  largement  ouvert  ses  deux  battants 
sculptés.  C'est  une  longue  pièce  qu'entourent  des  colonnes  et  des 
bancs  de  marine  garnis  de  coussins  rouges.  Au  fond,  derrière 
une  balustrade,  s'élève,  très  liant,  le  trône  d'or  où  venait  s'asseoir 
Mohammed-es-Sadok  (pie,  —  debout  et  accoudés  aux  appuis  de 
son  siège,  — ■  flanquaient  ses  deux  frères,  Ali  et  Tayeb. 

Les  ministres  se  rangeaient  autour  île  la  salle.  Les  bras  croisés, 
le  bourreau  s'adossait  à  une  colonne  de  marbre.  Le  coupable 
-était  introduit.  \Ji\  cadi  lisait  l'acte  d'accusation  pur  et  simple  et  le 
bey  écoutait  sans  parler.  11  jugeait  en  son  for  intérieur. 

Au  dernier  mot  de  la  lecture,  il  regardait  la  porte  ou  il  clignait 
de  l'œil,  en  coupant  l'air  d'un  geste  horizontal  de  sa  main  droite. 

Dans  le  premier  cas,  l'accusé  était  élargi;  dans  le  second,  le 
bourreau  le  garrottait  et,  séance  tenante,  le  conduisait  hors 
du  Bardo.  Les  parents  du  malheureux  l'attendaient.  Ils  graissaient 
plus  ou  moins  largement  la  patte  sanglante  (h;  l'exécuteur  et  ils 
accompagnaient  le  condamné  qui  faisait  quelques  pas  sur  la  place, 
puis  s'agenouillait  pour  tendre  la  nuque  au  glaive  de  la  loi. 

La  famille  avait-elle  été  généreuse  ?  Sa  tête  vidait  d'un  seul  coup. 


45 


334  DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 

S'était-elle  montrée  avare?  Pratiquée  avec  une  maladresse  voulue, 
la  décollation  devenait  un  hideux,  un  épouvantable  supplice. 
On  le  savait,  on  empruntait,  on  s'arrangeait  pour  épargner  aux 
siens  les  tortures  de  cette  boucherie  et  les  piastres  qu'il  gagnait 
de  la  sorte  étaient  les  petits  bénéfices  du  brave  homme  qui, 
tranquillement,  s'appuie  aujourd'hui  à  ce  chambranle. 

Machinalement,  de  la  voix  monotone  d'un  chantre  qui  débite  une 
antienne  mille  ibis  rabâchée,  il  invoque  Dieu  et  Mahomet  pour 
que,  là  haut,  ils  placent  à  côté  des  khalifes  d'autrefois,  au  milieu 
des  pieux  et  des  vaillants,  le  feu  bey  Mohammed-es-Sadok.... 
ALtah  ier  hani    hou  !  Qu'Allah  lui  fasse  miséricorde  ! 

Puis  il  salue  et  il  remercie  l'Altesse  régnante,  Ali,  «  bacha-bej  , 
maître  de  l'empire  d'Afrique,  possesseur  du  royaume  de  Tunis, 
iiHnicliir.  illustre  et  magnifique  seigneur,  prince  des  nations,  issu 
de  sang  royal,  brillant  des  marques  les  plus  éclatantes  et  des 
vertus  les  plus  sublimes...  C'est  lui  qui  donne  la  vie  au  peuple. 
Et  le  peuple  est  content!  C'est  lui  qui  donne  l'argent  et  le  pain 
aux  soldats....  Et  les  soldats  sont  contents!  » 

Et  rien  de  bizarre,  rien  de  lugubre  comme  ces  louanges  pro- 
noncées par  cet  homme  de  sang  devant  ce  trône  vide,  devant  cette 
salle  déserte  que,  —  vision  fantastique,  —  peuplent  l'ombre  des 
ministres  muets,  le  fantôme  impitoyable  de  ces  souverains  dont 
un  geste  tranchait  des  existences,  le  spectre  tremblant  et  livide 
de  ceux  qu'on  menait  à   la  mort. 

Le  bourreau  a  fini  et  sur  les  petites  timbales,  sur  le  grand 
tambour  drapé  de  rouge,  sur  la  flûte  criarde,  les  trois  vieux  qui 
l'ont  suivi  exécutent  une  musique  de  nécromanciens,  une  musique 
pareille  à  celle  que  les  prêtres  de  jadis  devaient  exécuter  devant 
le  sanctuaire  clos  de  leurs  divinités  barbares.  La  salle  de  justice 
se  referme.  Chacun  s'en  va. 

lue  quatrième  cour  range  ses  arcades  blanches  et  noires 
derrière  la  galerie  du  selam.  Elle  conduit  à  la  salle  du  divan, 
semblable  à  une  petite  église  avec  sa  voûte  de  pierres,  ses  tran- 
septs garnis  de  larges  sophas,  son  abside  où,  sous  un  baldaquin 
frangé  d'or,  s'élève  un  troue  de  velours  vert. 


LES    PALAIS    DE   TUNIS.  355 

A  côté  c'est  le  harem  que  n'habiteront  plus  les  odalisques. 
Enseveli  dans  une  atmosphère  navrante  de  solitude  et  d'ennui,  il 
a  reçu  les  collections  du  musée  Alaouï;  il  ne  loge  plus  que  des 
pierres  mortes,  que  des  mosaïques  tristes  comme  des  fleurs  dans 
le  tombeau  d'un  herbier,  que  des  corniches  dont  les  larmiers 
pleurent  le  grand  air  et  le  soleil,  que  des  statues  momifiées. 

Haute  comme  une  cathédrale,  une  large  salle  des  pas  perdus 
s'entoure  ici  d'une  galerie  de  marbre  et  se  plafonne  d'arabesques 
d'une  richesse  inouïe;  une  vaste  pièce  revêtue  de  faïence  et  cons- 
truite sur  le  plan  des  chambres  tunisiennes,  s'y  couvre  de  trois  dômes 
tapissés  d'un  stuc  merveilleusement  travaillé;  dans  ce  salon 
luxueux,  sous  un  plancher  pareil  à  un  immense  parapluie  d'or, 
les  pachas  fumaient  sur  les  divans  de  soie  ;  sous  ces  deux  coupoles 
rondes,  sous  cette  longue  voûte  plate  et  ovale  que  lambrisse  un 
immense  soleil,  étincelle  la  nef  grandiose  où  se  donnaient  les 
fêtes,  où  s'exécutaient  les  danses  que  le  bey  et  sa  favorite  regar- 
daient du  haut  d'une  tribune,  que  contemplaient,  d'une  autre, 
les  femmes  du  sérail. 

Autour  d'une  cinquième  cour  dont  les  fines  arcades  s'ornent 
puérilement  de  cages  dorées  et  de  Heurs  de  papier  dans  des 
suspensions  de  fil  de  fer,  s'embrouillent  des  appartements  et  des 
corridors  aussi  compliqués  que  ceux  de  la  dar-el-bej. 

La  salle  d'audience  se  pare  d'un  trône  de  velours  bleu  que 
surmonte  un  gros  écusson  beylickal;  celle  des  ministres  s'en- 
orgueillit de  ses  potiches,  de  ses  divans  à  dossier  droit,  de  ses 
bonshommes  naïvement  enluminés,  de  son  trône  de  velours 
jaune;  celle  des  fêtes  est  fière  de  ses  portraits  en  pieds  de  bey 
laurés  et  chamarrés  d'or,  de  ses  grands  turcs  coiffés  du  fez  à 
aigrette,  île  ses  Louis-Philippe,  de  ses  Napoléon,  de  ses  lithogra- 
phies qui  représentent  toutes  les  batailles  de  notre  premier 
empire,  de  ses  baromètres  à  cadran,  de  son  trône  de  velours 
rouge  adossé  à  une  tenture  armoriée,  enfin  de  ses  douze  pen- 
dules posées  sur  douze  consoles...  Mais  où  les  possesseurs  de  ce; 
royaume  ont-ils  pu  concevoir  un  amour  aussi  immodéré  de  l'hor- 
logerie parisienne  ?  Leurs  troupes  inoffensives  auraient-elles, 
avec  les  hordes  teutonnes,  fait  la  campagne  de  France? 


356 


DE    TRIPOLI    A    TUNIS. 


Dans  le  cabinet  voisin,  des  armoires  de  fer,  dont  seul  le  maître 
a  les  clefs,  gardent  les  habits,  les  insignes  et  les  armes  de  son 
prédécesseur...  Et,  de  temps  à  autre,  il  vient,  devant  ces  reliques, 
rêver  sur  la  vanité  des  grandeurs  humaines. 

Derrière  le  moueharaby  de  la  pièce  consacrée  aux  conférences, 
se  prélasse,  en  face  du  modeste  fauteuil  où  s'asseyait  un  ministre, 
le  trône  azuré  d'où  le  grand  justicier  pouvait,  tout  en  causant  des 
affaires  du  pays,  voir  étrangler  les  Juifs  et  voir  pendre  les  Turcs, 
gens  de  peu  auxquels  on  refusait  les  honneurs  du  sabre. 

La  salle   du   baise-main  se  décore  d'un  trône  de  velours   cra- 


: 


'  •  ttt; 


TUNIS:      UNE     \1LLA. 


moisi...  Il  y  a,  dans  ce   Bardo,  presque  autant  de  trônes  que  de 
pendules.  Mieux  vaut  être  assis  que  debout,  nous  le  savons. 

Et  mieux  valait  encore  être  couché  qu'assis  dans  ces  pièces 
intimes  où  les  sièges  d'apparat  font  place  à  des  divans  moelleux 
et  profonds,  où  les  accoudoirs  des  fenêtres  closes  sont  percés  de 
soupiraux  grillés  qui,  pour  les  distraire,  permettaient  aux  habi- 
tantes du  logis  d'entrevoir  obliquement  un  peu  de  ce  qui  se 
passait  au  dehors. 


Non  loin  du  Bardo,  dan  s  un  jardin  à  demi  abandonné,  roucoulent 
des  tourterelles.  Coiffé  d'un  fronton  en  accent  circonflexe,  là 
s'élève  K'sar-Saïd,  l'une  des  maisons  de  plaisance,  l'une  des  rési- 
dences favorites  des  beys. 

—  On  ne  passe  pas  !.... 


LES    PALAIS    DE   TUNIS. 


357 


Mais  la  sentinelle  qui  vent  ainsi  nous  arrêter  se  ravise  tout  à 
eoup  et  regarde  une  horloge...  Cinq  heures  !  Son  temps  de  faction 
est  fini,  alors?  Et  on  n'est  pas  venu  la  relever!...  Et,  haussant 
l'épaule  sur  laquelle,  la  crosse  en  l'air,  il  jette  son  fusil  qu'il 
prend  par  le  canon,  le  brave  militaire  s'en  va  à  la  caserne... 
Cela  ne  le  regarde  plus.  Gardera  qui  voudra  la  porte  de  K'sar- 
Saïd. 

Toujours  des  revêtements  de  faïence,  des  colonnes  de  marbre, 
des  colonnettes  d'onyx,  des  glaces,  des  ten- 
tures, des  pendules  sur  des  gaines  dorées. 

Voici  la  pièce  principale,  la  chambre  du 
seigneur  de  l'endroit.  Des  miroirs,  des  mo- 
saïques, des  arabesques  d'or  en  décorent  les 
murs  et  la  voûte;  des  psychés  y  multiplient 
les  grâces  de  celles  qui  l'habitent  quelque- 
fois. Des  rideaux  v  ferment  les  retraits  où 
ces  dames  viennent  procéder  à  leur  toilette 
ou  chercher  le  repos;  des  divans,  des  fau- 
teuils à  deux  places  y  enfoncent  leurs  pieds 
dans  l'épaisseur  des  tapis;  dans  deux  grandes 
alcôves  dorées,  de  somptueux  baldaquins  y 
surmontent  de  larges  conciles  tendues  de 
satin  chatoyant. 

Hélas  !    Les  pachas  n'ont  pas  toujours  été 

1  '  J  «hue. 

heureux  dans  ce  temple  de  leurs  multiples 

amours,  dans  ce  Ivsar-Saïd,  —  la  maison  du  bonheur!  —  C'est  la 
que,  le  i3  mai  1881,  le  général  Bréart  fît  signer  à  Mohamined- 
es-Sadok  la  reconnaissance  de  notre  protectorat. 

Revenons  à  Tunis.  Au  cœur  du  quartier  Franc  s'élève  la  petite 
gare  du  chemin  de  fer  de  la  Goulette.  Sous  le  vitrage  de  sa 
véranda,  les  yaouleds  effrontés,  les  enfants  juifs  âpres  déjà  au 
gain  de  la  moindre  karroube,  crient,  tourbillonnent,  piétinent 
les  orteils  noirs  et  nus  des  marchands  de  pain  qui  se  tassent  aux 
pieds  des  murs. 

En  route!...  Un  vaste  champ  dallé  de  larges  pierres  et  uni  au 
soleil  comme  le    sol    d'une   église  disparue...  C'est  le  cimetière 


358  DE    TKIPOLI    A    TUNIS. 

hébreux.  Voilées  de  leur  choussari  comme  d'un  suaire,  dos  Juives 
qui,  debout,  baissent  leur  tête  pointue  y  lèvent,  immobiles  et 
silencieuses,  vivantes  statues  de  cénotaphes. 

Les  bords  d'El-Bahira...  Une  grande  plage  sablonneuse  que 
mouchettent,  comme  les  hauts  plateaux  d'Algérie,  les  touffes  de 
cendres,  régulièrement  espacées,  de  YAtriplex  halimus;  une 
marge  de  fange  détrempée,  comme  celle  qui  borde  la  terre  ferme 
en  l'ace  de  Venise  ;  au  large,  des  hommes  (|iii  pèchent  dans  la 
vase  des  bas-fonds  et  qui  semblent  marcher  sur  les  eaux 
endormies. 

Errante  et  vague,  court,  le  long  de  la  voie,  une  route  blanchâtre 
où  liassent  des  équipages  qui  viennent  de  laMarsa,  des  troupeaux 
dînions  qui  trottent  dans  des  nuages  de  poussière,  de  petites 
caravanes  qui  s'en  vont  lentement,  loqueteuses  et  grisâtres. 

Des  paysans  promènent  leur  grossière  charrue  à  travers  des 
piliers  d'aqueducs,  d'énormes  pans  de  mur,  des  blocs  sans 
l'orme,  des  ruines  qui  trouent  la  terre  comme  les  ossements 
gigantesques  de  quelque  cadavre  monstrueux. 

Les  jardins  commencent,  gardés  par  de  vieux  cactus  dont  les 
pieds  crevasses  se  tordent  comme  les  tronçons  d'un  horrible 
reptile,  —  hydres  végétaux  tirant  aux  passants  les  mille  langues 
épineuses  et  charnues  de  leurs  tètes  invisibles.  Des  palmiers,  des 
oliviers,  des  vignes,  du  mais,  du  sorgho  verdoient  entre  les 
fourrés  de  leurs  haies  impénétrables. 

Partout,  des  masures  lépreuses  se  cachent  à  l'ombre  de  petits 
pins  parasols;  des  tentes  brunes  pointent  çà  et  là  comme  des 
verrues  colossales  et,  relevés  par  des  arcs-boutants,  leurs  bords 
laissent  entrevoir  tous  les  détails  malpropres  des  ménages 
misérables  qu'elles  abritent.  Partout,  —  comme,  chez,  nous,  ces 
croix  de  roseau  que  laissent  les  rogations,  —  des  cornes  de 
bœuf  se  fichent  sur  des  hampes  plantées  en  terre  et  repré- 
sentent le  croissant.  Dans  tous  les  jardins  se  déroulent  et  grincent 
les  cordages  des  d'ious,  ces  puits  grossiers  mais  pittoresques 
dont,  sous  un  toit  de  palmes,  un  chameau  llegmalique  tire,  du 
matin  au  soir,  le  large  seau  de  cuir  en  l'orme  île  bourse,  —  Il 
guerba. 


LES    PALAIS    DE   TUNIS.  35'.» 

Des    gamins    nous    regardent,    nus    comme    au   jour    de    leur 

naissance;  des  hommes  se  drapent  dans  leur  burnous  troué, 
plus  fiers  que  des  rois  de  théâtre  dans  leur  manteau  de  pourpre; 
la  face  découverte,  les  bras  chargés  d'anneaux  de  corne  ou  de 
cuivre,  la  poitrine  constellée  de  broches  énormes,  des  femmes 
apparaissent  qui,  de  loin,  ressemblent,  —  avec  leur  robe  rouge 
et  le  buisson  de  leur  grosse  chevelure,  — ■  à  ces  coquelicots 
dont  les  enfants  retournent  et  lient  les  pétales  pour  en  faire 
de  petites  poupées  dont  leurs  noires  étamines  forment  la  tète 
hirsute. 

Arrêtons-nous  à  la  Marsa...  (Test  comme  une  immense  et 
joyeuse  oasis  de  palais  et  de  jardins. 

Des  dômes  et  des  terrasses  escaladent  des  monticules  qui  se 
hérissent  d'agaves  ;  des  coupoles  éclatent  de  blancheur  dans  la 
verdure  des  bananiers  et  des  palmes;  des  cyprès  profilent  leur 
pointe  noire  sur  le  blanc  de  grands  murs  crénelés  ;  des  dattiers 
se  peignent  nettement  sur  des  façades  éblouissantes;  des  drapeaux 
flottent  sur  des  massifs  verdoyants. 

Voici  la  place,  avec  son  café  européen,  —  le  café  deCarthage;  — 
avec  son  café  juif  fanfreluche  île  couleurs  et  de  dorures  ;  avec,  en 
plein  vent,  son  grand  café  arabe  où,  —  dans  l'ombre  glauque 
qu'y  laissent  tomber  ses  bellombras  et  son  toit  de  planches 
bleues,  —  des  gens  en  blanc  et  en  rouge  écoutent  des  guitares 
tandis  qu'un  dromadaire  fait  grincer  une  vieille  noria  aux  cla- 
potis monotones. 

Ruisselante  de  fraîcheur,  de  couleurs,  de  lumière  et  de  vie, 
une  grande  rue  part  de  cette  place  et  se  dirige  vers  le  sud.  Des 
cafetiers,  des  maraîchers,  des  confiseurs  encombrent  les  trottoirs 
de  leurs  bancs,  de  leurs  nattes,  de  leurs  tas  de  melons,  de 
leurs  friandises  teintes.  Des  désœuvrés  s'y  assoient  en  file, 
comme  s'ils  attendaient  l'arrivée  d'un  cortège. 

Des  Maures,  des  Arabes  passent  avec  des  soldats  du  bey. 
Innom'brables,  des  Juifs,  en  longues  djoubbas groseille  rayées  de 
vermillon  et  largement  brodées  de  vert,  se  promènent  par 
groupes.   C'est  le  jour  du  sabbat.  El  leurs  femmes  qui  étalent  les 


360  DE   TRIPOLI    A    TUNIS. 

toilettes  les  plus  brillantes,  les  plus  extraordinaires  circulent 
comme  des  troupeaux  de  dindes  parées  de  plumes  de  paon. 
Voyez-les  venir. 

Les  jambes  écartées,  elles  arrivent,  côte  à  côte,  en  longues 
lignes  cpii  occupent  toute  la  largeur  de  la  route.  Leurs  mains 
balancent  le  mouchoir  lamé  qu'elles  tiennent  par  un  coin,  à  la 
manière  des  danseuses  et  leurs  courtes  blouses  boudantes  font 
comme  des  mosaïques  de  rouge  et  de  bleu,  de  violet  et  de  vert, 
de  jaune  et  d'orangé.  D'autres  s'éloignent  et,  —  sur  la  rangée 
onduleuse  de  leurs  hanches  que  serre  le  caleçon  blanc,  — 
étincellent  les  triangles  pailletés  d'or  qui  se  suspendent  à  la 
tresse  finale  de  leur  chevelure  emprisonnée  dans  des  foulards 
tramés  d'argent  et  de  soie. 

Cette  grande  maison  jaune,  avec  ses  moucharabys  verts, 
avec  ses  pavillons  aux  fenêtres  treillissées,  c'est  le  palais  du 
bev.  Devant  sa  porte  où  veillent  quatre  sentinelles  s'étend  une 
large  cour  d'honneur.  Des  artilleurs  y  gardent  des  canons  de 
bronze  et,  au  fond,  s'élève  une  caserne  dont  le  fronton,  rehaussé 
d'énormes  armoiries,  se  découpe  en  chapeau  de  gendarme,  comme 
celui  de  K'sar-Saïd.  L'art  italien  n'est  pas  étranger  à  toutes  ces 
constructions  panachées. 

Traversez  cette  cour,  —  c'est  toléré,  —  mais  ne  levez  pas  les 
yeux  vers  les  moucharabys  ou  l'un  des  factionnaires  qui,  ça  et  là, 
se  tiennent  sur  des  rondelles  de  bois,  comme  des  soldats-jouets, 
viendra  vous  rappeler  au  respect  des  habitudes  locales. 

Derrière  ces  grilles,  en  effet,  —  sous  la  garde  de  douze 
nègres  et  au  milieu  de  cinquante  servantes  de  couleur,  — 
vivent  les  deux  femmes  du  bey  et  celles  de  deux  de  ses  (ils,  Sidi- 
Hassen  et  Sidi-Mustapha. 

Le  clairon  sonne.  La  cour  se  remplit  de  soldats  qui,  en  grande 
tenue  ou  en  vêtements  de  toile,  se  rangent  aux  commande- 
ments en  français  que,  d'une  voix  gutturale,  leur  jettent  des 
officiers  en  tarbouch.  Ils  forment  le  carré;  au  milieu  d'eux  se 
groupent  en  cercle  les  musiciens  dont  le  costume  vermillon  se 
rehausse  de  brandebourgs,  de  bandes  et  de  galons  jaunes. 


LES    PALAIS    DE   TUNIS. 


361 


La  grille  extérieure  s'ouvre.  Deux  spahis  entrent,  le  fusil  sur 
la  cuisse.  Ils  précédent  des  mules  qui,  harnachées  d'argent, 
traînent  un  grand  panier  carré  dont  le  cocher  trône  sur  un 
siège  de    carrosse   comme  nous  n'en  voyons  plus  qu'à  l'Hippo- 


L  ,1     M  A  R  S  A  :     D1SS     LES     J  A  I\  1)  1  N  S  . 


drome.    Quatre    officiers    dont     on    n'aperçoit    que  les    grosses 

chachias  et  les  décorations  étincelantes  se  font  tout  petits  sur  les 

bancs  latéraux  de  cette  voiture.  Au  fond,  les  bras  étendus  sur  le 

dossier,   se    prélasse,    lourdement  secoué    par  le  galop  de    son 

attelage,   un    vieillard   majestueux    que    revêt,    comme   une  toge 

antique,  une  large  djoubba  de  moire  safranée. 

46 


362  DE   TRIPOLI   A   TUNIS. 

Les  soldats  présentent  les  armes,  les  tambours  battent,  la 
grosse  caisse  résonne,  le  chapeau  chinois  agite  ses  grelots  et  ses 
queues  de  cheval...  C'est  encore  Ali-bey. 

Mais  la  nuit  va  se  faire,  le  ciel  s'étoile  d'or  et  un  dernier  train 
nous  ramène  à  Tunis. 


INDEX   ALPHABÉTIQUE 


A 

Abreuvoirs 1 95 

Adelas 345 

Africa.   .    .       124 

Alfa 40 

Ali-el-Turki 342 

Allah 190 

Aimées 222 

Amphithéâtre  d'Ed-Djem.   .    .   .  130 

Antiquités 141 

Antisémitisme 304 

Appel   des    muezzin* 194 

Aqueduc  de  Carthage 347 

Arabas  tri  poli  tains 38 

—  tunisiens 38 

Arabes  à  Tripoli 33 

—        Tunis 271» 

Arabesques 177 

Are  de  triomphe  à  Tripoli   ...  11 

Armée  française 350 

—  tunisienne 348 

Arrivée  à  Tripoli 1 

Autour  de  Mehdia 128 

Autruches 54 

Avenue  de  la  Marine,  à  Tunis.  .  274 

B 

Bab-Djédid 333 

—  Djellalin 160 


Bab-Djézirah 333 

—  el-Bahr 281 

—  ed-Divan 108 

—  Menara 332 

—  Saadoun 340 

—  Tunis 180 

Bagrali 91 

Bains  à  Hammam-el-Lif.    .    .    .  240 

—    à  Sousse 230 

Bardo 348 

Barques  à  Tripoli 0 

Bassin  des   Aghlabites 194 

Bataillon   d'Afrique 67 

Beautés    juives 290 

Benghazi 43 

—        (De  Tripoli  à)   .    .    .    .  42 

Beni-Zelten 85 

Bey 336 

Bibelots  tunisiens 310 

Bijoutiers  à  Tripoli 27 

Bir-Arbaïn 242 

—  Loubit 238 

Bled-Dahar 91 

Bordj  de  Mareth 82 

Bordj  de  Mehdia 122 

Bordj-Bious 60 

Bourreau 332 

Boutiques  à  Kaïrouan 170 

—  Sousse 224 

—  des  souks 307 

Byrsa 262 


364 


INDEX    ALPHABETIQUE. 


C 

Cactus 165 

Café 334 

—  maureàSfax 108 

Camp  turc 40 

Campement  arabe  à  Tripoli.   .    .  55 

Cap  Bon 2i0 

Caravanes 34 

Carthage 202 

—  (État  actuel  de).   .    .    .  264 

—  (Ruines  de) 266 

Chambre  de  fondouk 230 

—  tunisienne 177 

Chameaux 34 

Chant  arabe 210 

Chanteurs 213 

Charmeur  de  serpents 69 

Château  de  Tripoli 30 

Chemin  de  fer  de  la  Goulette.    .  232 

Cheïks  et  Caïds 339 

Chott-ed-Djérid 75 

Cieeroni   ùessouks 308 

Cimetière  à  Monastir 152 

Sfax 114 

—  Tripoli 44 

Citernes  à  Sfax 115 

Cœurs  de  palmier 52 

Colonnes  de  la  grande  mosquée 

à  Kaïrouan 19) 

Commerce  à  Benghazi 43 

—  la  Goulette   ....  232 

—  Tripoli 8 

Condition  des  Juifs 302 

Consulat  à  Tripoli 14 

Conteur 183 

Cortège  du    bey 335 

—  nuptial 211 

Costume  des  Juives 293 

—  —      Tunisiennes.    .    .  291 
Cour  de  la  Djama-Kebir,  à  Kaï- 
rouan   180 

Criminels 326 

Cuisine  arabe 143 

Culture    des  ksaiir 89 


Daminh-el-Kahina. 


138 


Dans  les  ruines 140 

Danse  tunisienne 222 

Dar-el-Bey  à  Hammam-el-Lif.    .  245 

—          à  Tunis 337 

Désert 56 

Dispute 311 

Djama-Kebir 185 

—  Sidi-ben-Aïssa 206 

—  Tlata-Biban 179 

—  Zeïtoun 319 

Djarra 71 

Djemaia  des  oukafs 322 

Djerbah 60 

Douane  à  Tripoli 7 

Douiret 95 

Dra-el-Guemel 164 

Droits  de  douane  à  Tripoli.    .    .  8 


E 


Ecoles 287 

Ed-Djem 135 

Églises  à  Tunis 324 

Encan 312 

Enfida 235 

Environs  de  Sfax 114 

Epiceries  mauresques 311 

Éponges 100 

Eiba-IVset 12 

Ères  tunisiennes 218 

Esclavage 23 

Esclaves  à  Tripoli 23 

Étudiants 197 

Exactions 253 

Exilés  à  Tripoli 32 


Femmes  à  Mareth 81 

—  à  Sfax 1 1 1 

—  à  Tunis 290 

Fiacres  à  Gabès 65 

Flamants  roses 272 

Flotte  tunisienne 249 

Fonctionnaires  à  Tripoli  ....  30 

Fondouk 238 

Fontaine  Barouta 173 

Forçats 251 


Fours  publics IS 

Friandises  tunisiennes 293 

Fripiers 181 


INDEX    ALPHABÉTIQUE 

Juifs  .    .    . 


365 


Gabès 

—      indigène 

Géographie 

Golfe  de  Tunis 

Goulette  (La) 

Gouvernement 

Grades   de  l'armée    tunisienne. 
Grande  Syrie 


H 


Habbous 

Habitants  de  Tripoli.    .    .    . 
Habitations  de  Troglodytes. 

Hadrumète 

Halle  à   Kaïrouan 

Hamamet 

Hammam- el-Lif 

—  Soussa 

Histoire  de  Cartilage     .    .    . 

—  de  Kaïrouan    .    .    . 

—  de  Tripoli 

—  de  Tunis 

H'iba 

Huttes  à  Tripoli 


Ilots  de  Monastir 

Impôts 

Intérieur    à  Kaïrouan  ... 

—  à  Tripoli  .... 

—  à  Tunis 

—  de  la  Djama-Kebir 
Interprète  à.  Tripoli  .... 


Jardins  à  Tripoli 
Journaux  à  Tunis. 


66 

68 

58 

242 

249 

344 

348 

4 


320 

20 

84 

216 

172 

240 

244 

232 

263 

166 

3 

340 

296 

51 


147 

120 
174 

15 
286 
188 

11 


50 

279 


267 

—    à  Kaïrouan 162 

Juives  à  la  Marsa 359 

Jujubiers 130 

Justice 322 


Kaïrouan 102 

Karamanli-paclia 3 

Kasbah  de  la  Goulette 258 

—       de   Monastir 148 

Kelbia  (Lac) 234 

Kcrkennalï { iij 

Ketena 79 

Khramsyn 30 

Koubba  de  Sidi-Sahab 196 

Kourriat 146 

94 

92 

90 

237 

87 

236 


K'sar-Ayad  .    .    . 

—  Djelidat.  . 

—  Médenine. 

—  Mènera .    . 

—  M'tameur . 

—  Saïd.  .    .    . 


Lac  de  Tunis 243 

Large  (Au) 145 

Lauriers-roses 135 

Lotos 59 


M 


Maboul 312 

Wacsoura 192 

Mahsoulat 227 

Maisons  à  Sousse 223 

—  à  Tripoli 16 

—  des  ksour 87 

Malka  (la) 260 

Marabout 171 

Marabouts  (Les  trois) 316 

Marchands  à  Kaïrouan 170 

—  à  Sfax 106 

—  aux  souks 308 

Marché  à  Sousse 218 


366 


INDEX    ALPHABETIQUE. 


Marché  à  Tripoli 34 

Maréchal-ferrant 182 

Marée  à  Sfax 104 

Mareth 80 

Mariage  à  Tunis 292 

—  musulman 211 

Marianistes  à  Tripoli 22 

Marocains  à  Tunis 275 

Marsa(la) 339 

Malmata 82 

Maures 237 

.Mauvais  œil 116 

Mehdia 118 

—     (De)  à  Ed-Djem 127 

Mendiants 278 

Mer  (En) 98 

—   intérieure 04 

Mesures  tunisiennes 217 

Mihrab 191 

Mimbar 192 

Minarel  d'Okhba 187 

Monastir 147 

—  (De    à  Sousse 154 

Monnaies  à  Tripoli 29 

Mosquée  à  Sfax 100 

Mosquées  à  Kaïrouan 203 

—  à  Tunis 322 

Moucharabys 290 

M'saken 227 

Muezzin 193 

Mulet 127 

Musée  de  Garthage 2G8 

Musiciens 221 


Nègres  à  Tripoli.    . 

Norias 

Nuil  a   la   l. uni. -Ile  . 
—   à  Kaïrouan.    . 


358 

2iS 
211 


Oasis    <l  \  !  a  m 80 

—  de  Gabès 03 

—  di'  Tripoli 40 

Œuvres  de  bienfaisance.   .   .   .  279 

Officiers  tunisiens 335 


Oliviers 140 

Origine  des  Juifs  tunisiens.    .    .  298 

Oued-Gabès 03 

—  Lava 158 

—  Zeroud 102 

Oukil 185 

P 

Pacte  fondamental 300 

Palais  de  la  Marsa 360 

Palmiers  à  Tripoli 2 

Paquebots 232 

Passants  à  Kaïrouan 208 

Paysans  à  Sfax 100 

Pêcheries  de  Kerkennah.    ...  117 

Pécheurs  à  la  Houlette 250 

Piété  musulmane 131 

Place  Ahmed-bey 255 

—  de  la  Bourse  à  Tunis.    .    .  283 

—  —     Marine     —       ...  27.'! 

—  —     Mer  a  Sfax 104 

—  —       —     à  Sousse  ...  212 

—  —      —    à  Tripoli  ...  10 
Plage  à  Galiés 02 

—  à  Sousse 229 

—  a  Tripoli 30 

Plate-forme  de  Kaïrouan.    .    .    .  130 

Plumes  d'autruche 18 

Poissons  à  Djerbah 00 

Population  tunisienne 283 

Port  de  la   Goulette 250 

Porte  de  Terre  à  Sousse 220 

Portes 170 

Poulpes 102 

Prédécesseurs  d'Ali-bey  ....  343 

Prière  arabe 131 

Prise  de  Mehdia 123 

-    de  Kaïrouan 124 

Prison  à  Monastir 151 

Prisonniers 120 

Protectorat 254 


Quartier  arabe  à  Tunis 288 

—    juif  —         294 

Quartiers  de  Tunis 282 


INDEX    ALPHABETIQUE. 


367 


Rabbins 204 

RaJe  de  Sl'ax 100 

—  de  Tripoli 6 

R'dir 134 

Région  des  ksour 76 

Remparts  de  Kaï rouan 160 

Repas  à  Kaïrouan 207 

Restaurants  des  souks 318 

Retour  des  caravanes ils 

Rhadès 246 

Route  à  Sousse 227 

—  de  la  Marsa 337 

—  des  caravanes 33 

Rue  de  France  à  Tunis 276 

—  des  Maltais 346 

Rues  à  Djarra 72 

—  à  Kaïrouan 171 

—  à  Monastir 150 

—  à  Sl'ax lt(l 

—  à  Sousse 219 

—  à  Tunis 284 

—  à  Tripoli 14 


Sabres  de  Sidi-Amor-Abbada.    .  203 

Saint  Louis 26" 

Salammbô 270 

Salles  de  la  Dar-el-bey 338 

—    du  Bardo 354 

Sunle  à  Tripoli 0 

Sarcophage     de     Sidi-Amor-Ab- 
bada      ...  202 

Schikly 272 

SebUbra  de  Monastir I.'i.'i 

—       de  Sidi-el-  Hani.    .    .    .  loi 

Sécurité  en  Tunisie 327 

Selam 352 

Services  publics 344 

Sl'ax 99 

Sidi-Amed 134 

—  Amor-Abbada 200 

— --Bou-Djaffeur 231 

—  Djabeur 124 

—  el-Hani 161 

—  Okhba 167 


Sidi-Sahab-el-Beloui 196 

—  Sahad-Gervel 164 

Soir  à  Kaïrouan 209 

—  à  Sousse 231 

—  à  Tunis 273 

—  en  route 141- 

Soldats  tunisiens 348 

—      turcs 53 

Sorcières  noires 52 

Souk  à  Kaïrouan 172 

—  à  Monastir 9 

—  à  Tripoli 23 

—  des  chachias 313 

—  —  épiciers 314 

—  —  orfèvres 317 

—  —  parfums 313 

—  —   perles 318 

—  —  revendeurs 319 

—  —  selliers 328 

—  —  tissus 317 

Souks 304 

Sousse  (De)  à  Kaïrouan 156 

Specchio '02 

Steppes 132 

Stradi  reale,\  Sfax 105 

Surkennis 99 

j  Sur  la  plage 247 


Taenia -i''1 

Tatahouine 93 

Tatouages 112 

Tayeb-bey 351 

Température  à  Gabès 74 

Terrasses 225 

Tirailleurs  tunisiens 183 

Tisserands 119 

Toilette  de  route 129 

Tombeau  de  Sidi-Sahab 199 

Tombeaux  à  Tripoli feS 

Toprana 103 

Touareg 26 

Tribunaux  fiançais 323 

Tripoli 2 

Tripolilains 46 

Troglodytes 96 

Tunisiens 326 

Turcs  et  Maures 'lit 


368 


INDEX   ALPHABÉTIQUE. 


Végétation  à  Tripoli 51 

Véhicules  tunisiens 280 

Vexations  (juifs) 299 

Vie  des  femmes  tunisiennes.   .    .  290 

Village  d"Ed-Djem 143 

Voyageurs  indigènes. 57 

VuedeSousse 216 


Vue  générale  de  Tripoli  ....  2 

—  de  Tunis 330 

—  des  souks  de  Tunis.      306 


Zankat-Touïla 169 

Zaouïa 196 

Zlass 20i 


TABLE    DES    GRAVURES 


Frontispice  :  Carie-itinéraire  du  voyage. 

Tripoli   :  Mosquée  de   Si-Hamouda :; 

—  La  douane ■    .  a 

—  La  rade 9 

Barbier 12 

Tripoli   :  L'arc  de  triomphe 13 

—  Une  rue 17 

— ■         Minarets   et  terrasses 20 

—  Un  mendiant  nègre 21 

—  Un  coin  du  marché 25 

— ■         La  grande  mosquée 28 

—  L'avenue  de  Bab-el-Khrandaq 29 

—  Un    nègre  du  Soudan 33 

—  Un  nègre  du  Bournou 37 

—  Le  camp  des  Turcs 41 

Benghazi 44 

—  La  place 45 

Tripoli  :   Une  me  dans  un  village  de  l'oasis 48 

—  Une  entrée  de  l'oasis 49 

—  Une  mosquée   dans  l'oasis S3 

En  mer 50 

Djerbah  :  Oum-es-Souk 57 

Gabès 04 

Gabès  :  Oued-Gabès 05 

—  Un  charmeur  de  serpents 69 

A  Gabès 72 

Gabès  :  Autour  de  Djarra 73 

—  Dans   l'oasis 77 

—  Femmes  de   Djarra 81 

Chez  les    Matmati  :  Une   habitation  troglodyte 85 

Un  ksar.- 89 

A   Bagrah. 02 

Logement  militaire  à  Tatahouine 95 

Douiret   :  Mu  siciens 97 

Sfax ICI 

Al 


370  TABLE   DES    GRAVURES. 

Sfax  :  Un  commerçant  notable 104 

—  Une  porte  de  jardin 105 

—  Les  remparts 10S 

—  Dans  la  rue 109 

Un  cimetière  arabe 112 

Sfax  :  Dans  les  jardins 113 

Les  Kerkennah  :  Un  pécheur 117 

Mehdia 121 

Mehdia  :  Une  entrée  de  mosquée 125 

En  route 128 

La   prière 129 

Femme   arabe 133 

Ed-Djem 137 

En  Tunisie 141 

Mehdia  :  Un  marin 145 

Monastir  :  La  kasbah 149 

Autour  de  Monastir 152 

Entre  Monastir  et  Sousse 153 

Entre  Sousse  et  Kairouan  :  Une  tente 157 

Sur  la   roule  de  Kairouan 161 

Kairouan  :  Femme  arabe 165 

—  Un  potier 169 

—  Boutiques 173 

—  Un  épicier 176 

—  Au   puits •    .    .  177 

Un  fauconnier 180 

Au  marché 181 

Un  muezzin 188 

Mosquée  de  Sidi-Okhba 189 

—  Porte  de  la  grande  mosquée 193 

La  zaouïa  de  Sidi-Sahab 196 

Une  rue 197 

—  Sidi-Amor-Abbada  :  La  mosquée  des  Sabres 201 

—  Par  les  rues -05 

—  A  la  fontaine 208 

—  Au   café 209 

A  Kairouan 212 

Sousse 215 

Sousse  :   Une  porte 217 

Aimée 221 

Sousse  :  Une  boutique 225 

—  La  kasbah 228 

—  Une   koubba 229 

A  Hammam-Soussa 233 

Sousse  :  Les  courriers  de  la  poste 237 

Autour  de  Bir-Loubit 240 

Hammam  el-Lif:  Une  boulangère 241 

—  Le  concierge  des  bains 245 

A  la  Goulette 248 

—  Le  canal 249 


TABLE   DES   GRAVURES.  371 

La  Goulette  :  Sur  les  remparts -j  ,:! 

—  Factionnaires 257 

—  Cimetière 260 

La  Malka  :  Citernes  antiques oui 

Citernes  carthaginoises 265 

A  Sidi-Bou-Saïd 269 

La  Goulette  :  La  plaee  Ahmed-Bey 271 

Tunis  :  Un    coin  de  rue 277 

A  Tunis 280 

Tunis  :  A  la  porte  d'un  fondouk 281 

—  Un  épicier 2S4 

—  Une   servante 285 

—  Maison  arabe 28S 

—  Porteur  d'eau 280 

Juive  en  costume  d'intérieur 2% 

Tunis  :  Dans  le  quartier  juif 207 

—  Bab-Souïka 301 

—  Le  souk  des  parfums 305 

—  Dans  les  souks 300 

—  Une  sortie  des  souks 313 

—  Mosquée   de  l'olivier 310 

—  Une  mosquée 317 

—  Un    minaret 320 

—  Mosquée   de  Sidi-Mahrez 321 

—  Au  souk  des  selliers 325 

Vue  de  Tunis 320 

Tunis  :  Une  rue 332 

A  Tunis 337 

Tunis  :  Un  spahi  du  Maghzen 340 

—  Un  musicien 341 

—  Sous  les  portes 344 

—  Ruines  de  l'aqueduc  de  Carthage 345 

—  Un  soldat  du  bey 348 

Escalier  des  Lions  au  Bardo 349 

Le  Bardo 353 

Tunis  :  Une  villa 356 

Maure 357 

La  Marsa  :  Dans  les  jardins 36t 


TABLE    DES    MATIERES 


Avis  au  lecteur v 

I.  —  Tripoli.  —Arrivée.  —  Histoire.  — Douane.  —Arc  de  triomphe  — 
Consulat.  —  Hues.  —  Fours.  —  Maisons.  —  Commerce.  — Souk- 
el-Turki.  —  Habitants.  —  Esclaves.  —  Touareg.  —  Monnaies.  — 
Château.  —  Fonctionnaires 1 

II.  —  Autour  de  Tripoli.  — Marché.  — Arabes.  — Caravanes.  —  Arabas. 

—  Camp  turc.  —  Benghazi.  —  Cimetière.  —  Oasis.  —  Tripoli- 
tain  e.  —  Jardins.  —  Nègres.  —  Cœurs  de  palmiers.  —  Autruches. 

—  Campement  arabe.  —  Désert.  —  Tunisie.  —  Djerbah  ....         32 

III.  —  Gabès  et  les  troglodytes.  —  La  plage.  —  Oued-Gabès.  —  Mer 
intérieure.  —  Gabès.  —  Joyeux.  —  Oasis.  —  Djarra.  —  Tempé- 
rature. —  Chott-ed-Djérid.  —  Arabas.  —  Ketena.  —  Mareth.  — 
Mal  mata.  —  Ksour.  —  Ksar-Médénine.  —  Tatahouine.  —  Douiiet. 

—  Troglodytes 62 

IV.  —  Sfax  et  Meudia.  —  En  mer.  —  Sfax.  —  Pèche  des  éponges.  — 
Poulpes.  —  Marée.  —  Strada  reale.  —  Bab-ed-Divan.  —  Cafés. 
■ —  Rues.  —  Cimetière.  —  Citernes.  —  Kerkennah.  —  Pêcheries. 

—  Mehdia.  — Tisserands.  —  Prison.  —  Bordj.  —  Prise  de  Mehdia 

et  de  Kaïrouan.  —  Sidi-Djabeur 98 

V.  —  Ed-Djem  et  Monastir.  —  De  Mehdia  a  Ed-Djem.  —  Autour  de 
Mehdia.  —  Sidi-Ahmed.  —  Ed-Djem.  —  Amphithéâtre.  —  Anti- 
quités. —  Cuisine  arabe.  —  En  mer.  —  Oliviers.  —  Monastir. 

—  Ilots.  —  Souks.  —  Rues.  —  Prison.  —  De  Monastir  à  Sousse.       127 

VI.  —  Kaïrouan.  —  De  Sousse  à  Kaïrouan.  —  Sidi-el-Hani.  —  Kaïrouan. 

—  Remparts.  —  Histoire.  —  Zankat-Touila.  —  Boutiques.  — 
Halle  —  Souk.  —  Fontaine  Barouta.  —  Rues.  —  Intérieurs.  — 
Djama-Tlata-Biban.  —  Place  Bab-Tunis.  —  Conteur.  —  Ti- 
railleurs         156 

VU.  —  Kaïrouan.  —  Djema-Kebir.  —  Muezzin.  — Bassin  des  Aghlabites. 
. —  Sidi-Sahab-el-Beloui.  —  Le  tombeau.  —  Sidi-Amor-Abbada. 

—  Faubourg  des  Zlass.  —  Djama-Sidi-ben-Aissa.  —  Le  soir.  — 

La  nuit.   —  Cortège  nuptial.  —  Chanteurs 185 


374  TABLE  DES    MATIÈRES. 

VIII.  —  Sousse.  — Place  de  la  Marine.  —  Vue  de  Sousse.  —  Rues.  — 
Aimées.  —  Porte  déterre.  —  Le  «Mahsoulat  ».  —  La  plage.—  Le 
soir.  —  Hammam-Soussa.  —  Enlida.  —  Bir-Loubit.  —  Fondouk. 

—  Bir-Arbaïn. —  Golfe  de  Tunis 214 

IX.  —  La  Goulette..  —  Hammam-el-Lif.  —  Rhadès.  —  Sur  la  plage.  — 
La  nuit.  —  La  Goulette.  —  La  flotte  tunisienne.  —  Forçats.  — 
Commerce.  —  Place  Ahmed-Bey.  —  Kasbah.  —  Chemin  de  fer. 

—  La  Malka.  —  Carthage.  —  Histoire.  —  Ruines.  —  Saint-Louis. 

—  Sur  le  lac 244 

X.  —  Tunis.  —  Avenue  de  la  Marine.  —  Rue  de  France.  —  Mendiants. 

—  Journaux.  —  Bab-el-Bahr.  —  Quartiers.  —  Place  de  la  Bourse. 

—  Rues.  —  Écoles.  —  Quartier  arabe.  —  Femmes.  —  Quartier 
juif.  — Costumes  des  juives. —  H'iba. — Juifs 274 

XL  —  Tunis.  —  Souks.  —  Encan.  -  Souk  des  parfums.  —  Souk  des 
épiciers.  —  Les  trois  marabouts.  —  Djama-Zeitoun.  —  Habbous. 

—  Justice  tunisienne.  —  Mosquées.  —  Caractère  tunisien.  — 
Souk  des  selliers.  —  Vue  générale.  —  Rue  Bab-Djezirah.  —  Bab- 
Menara 304 

XII.  —  Les  palais  de  Tunis.  —  Café.  —  Cortège  du  bey.  —  Dar-el-Bey.  — 
Population  tunisienne.  —  Histoire.  —  Gouvernement.  —  Rue 
des  Maltais.  —  Aqueduc.  —  Bardo.  —  Armée.  —  Selam.  — 
Salles  du  Bardo.  —  K'sar-Saîd.  —  Route  de  la  Marsa.  —  La 
Marsa.  —  Palais 334 


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238  De  Tripoli  a  Tunis 

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