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DICTIONNAIRE
DES
SCIENCES PHILOSOPHIQUES
PARIS. — TYPOGRAPHIE LAHURE
Rue de Fleurus, 9
DICTIONNAIRE
DES
SCIENCES PHILOSOPHIQUES
PAR UNE SOCIETE
DE PROFESSEURS ET DE SAVANTS
SOUS LA DIRECTION DE
M. AD. FRANCK
MEMBRE DE L INSTITUT
DEUXIEME EDITION
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET C*
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1875
Tous droits réservés
LI BRARY
JUN 141977
THE ONTARIO INSTITUTE
FOR STUDIES IN EDUCATION
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/dictionnairedessOOfran
AVERTISSEMENT
DE LA SECONDE ÉDITION
Plus de vingt ans se sont écoulés depuis que ce livre a paru tout
entier pour la première fois l, mais il n'a pas fallu tout ce temps pour
l'épuiser. De pressantes sollicitations en appelaient bien auparavant une
édition nouvelle, qui était en grande partie préparée quand de terribles
événements nous ont forcé à l'ajourner.
Ce retard n'a pas été perdu pour notre œuvre. Sans nous croire obligé
d'introduire aucun changement essentiel, aucune modification générale
dans notre rédaction primitive, nous avions un certain nombre d'arti-
cles à remplacer; d'autres, dans une plus grande proportion, à ajouter;
les renseignements bibliographiques à compléter par tous les ouvrages
mis au jour dans ce dernier quart de siècle; enfin, puisque nous nous
sommes interdit de juger les vivants, à consacrer la mémoire de chacun
des morts que la philosophie avait enregistrés dans le même laps de
temps.
Une énumération détaillée de ces additions et substitutions serait ici
superflue; nos lecteurs les reconnaîtront dans le corps de l'ouvrage.
Mais il en est quelques-unes qui, plus propres que les autres à donner
une idée de ce travail de révision, nous ont paru dignes d'être si-
gnalées.
La place que, dans la première édition, nous pouvions donner à
Aristote sans manquer aux proportions qui nous étaient imposées, s'est
trouvée absorbée tout entière par la biographie et la bibliographie de ce
philosophe. Son savant traducteur, qui avait bien voulu se charger de cette
tâche et qui l'a complétée dans le présent volume, n'a rien laissé à dire
sur ce double sujet. Mais il restait encore à faire connaître, dans ses traits
1. Le tome VI, qui est le dernier, porte la date de 1852.
JïTCT. PHILOS. a
II AVERTISSEMENT DE LA SECONDE ÉDITION.
les plus caractéristiques et les plus essentiels et clans les effets princi-
paux de sa longue domination, la philosophie même qu'Aristote a fon-
dée. Dans un article qui a pour titre Philosophie péripatéticienne, cette
lacune a été comblée avec autant d'érudition que de talent par notre con-
frère M. Charles Lévêque.
Un autre membre de l'Institut et du haut enseignement, qui avait déjà
concouru pour une part importante à la rédaction de la première édition,
M. Paul Janet, a remplacé l'article Devoir, écrit dans un esprit trop
systématique, par un article nouveau, plus conforme à l'impartialité
du vrai philosophe. Une substitution semblable, inspirée par le même
motif, a eu lieu pour les articles : Bien, Anthropomorphisme, Honnête,
Instinct, etc.
Il serait difficile de tracer une ligne de démarcation infranchissable
entre la philosophie et les sciences. Il y a, dans l'histoire des sciences
mathématiques, astronomiques, naturelles et médicales, des esprits de
premier ordre dont les spéculations sont visiblement dominées par une
idée philosophique. Nous avons pensé qu'il était possible de leur ouvrir
notre recueil sans empiéter sur un domaine qui nous est étranger. Nous
avons donc accueilli des notices consacrées à Ampère , à Bufïon , aux
deux Cuvier, à Geoffroy Saint-Hilaire, à Lamarck, à Stahl et à quel-
ques autres savants, auteurs de systèmes plus ou moins célèbres. Parmi
ces notices, il y en a une à laquelle nous avons donné une étendue ex-
ceptionnelle. C'est celle de Galilée. Bien des nuages planaient encore sur
cette mémoire illustre; des controverses passionnées, au lieu de les dis-
siper, n'avaient servi qu'à les accroître. Grâce à des recherches opiniâ-
tres et à une critique aussi érudite qu'impartiale ; grâce à des documents
nouveaux et d'une incontestable authenticité, M. Martin, doyen de la
faculté des lettres de Rennes et membre de l'Institut, a fait luire enfin la
lumière de l'histoire sur les travaux, la vie et le procès du réformateur
florentin. Nous ne pouvions mieux faire que de lui laisser l'espace et la
liberté dont il avait besoin.
Parmi lea noms nouveaux dont la mort nous a permis de prendre pos-
session, il y en a certainement beaucoup d'obscurs, mais il y en a aussi
d'éclatants, fournis en proportions inégales parles nations familiarisées
avec lea études philosophiques, et d'autres qui sont particulièrement
chers à La France. Nous nous contenterons de citer ceux de Cousin, Ros-
mini, Shopenhauer, Stuart Mill, Gioberti, Galuppi, Hamilton, Balmès,
Donoso CortèBj Ballanche, Auguste Comte, Pierre Leroux, Jean Reynaud,
AVERTISSEMENT DE LA SECONDE ÉDITION. III
Gratry, Bûchez, Bordas-Démoulin, Bautain, Damiron, Garnier, Saisset,
Lamennais. Nous nous abstenons à dessein de tout ordre hiérarchi-
que et de toute classification dans cette énumération rapide.
Nous avons fait ce qui était en notre pouvoir pour ne rien omettre
d'important et ne rien laisser subsister de trop défectueux. La partie an-
cienne aussi bien que la partie nouvelle de ce Dictionnaire a été soumise
à un contrôle attentif; mais, bien loin de nous croire à l'abri des obser-
vations de la critique, nous les attendons et même nous les sollicitons.
Quelque sévères qu'elles puissent être, pourvu qu'elles soient justes,
elles peuvent compter sur notre reconnaissance.
On sera peut-être étonné de la forme nouvelle qui a été substituée aux
six volumes de la première édition. Il semble que cette condensation
convienne mieux à un simple recueil de renseignements qu'à un livre
d'étude, destiné à être consulté avec recueillement. Mais elle offre cet
avantage, grâce au soin avec lequel elle a été exécutée, de mettre notre
livre à la portée d'un public plus nombreux sans en rendre la lecture
plus difficile.
Nous ne terminerons pas ces réflexions préliminaires sans payer un
légitime tribut de gratitude à deux de nos collaborateurs dont le dé-
vouement et le savoir nous ont été particulièrement utiles dans ce tra-
vail de remaniement. L'un est M. Emile Charles, l'auteur d'un remar-
quable livre sur Roger Bacon. L'autre est M. Albert Lemoine, dont la
mort prématurée laisse un vide irréparable dans l'enseignement et dans
ia science, surtout dans cette partie de la philosophie qui traite des rap-
ports de l'âme et du corps, de l'esprit et de l'organisme.
PariSj ]e lu janvier 187 ô.
AD. FRANCK.
PRÉFACE
DE LA PREMIÈRE ÉDITION
Lorsqn'après bien des tâtonnements et des vicissitudes, à force de luttes, de
conquêtes et de préjugés vaincus, une science est enfin parvenue à se constituer,
alors commence pour elle une autre tâche, plus facile et plus modeste, mais non
moins utile peut-être que la première : il faut qu'elle fasse en quelque sorte son
inventaire, en indiquant avec la plus sévère exactitude les propriétés douteuses, les
valeurs contestées, c'est-à-dire les hypothèses et les simples espérances, et ce qui
lui est acquis d'une manière irrévocable, ce qu'elle possède sans condition et sans
réserve ; il faut que, substituant à l'enchaînement systématique des idées un ordre
d'exposition plus facile et plus libre, elle étale aux yeux de tous la variété de ses
richesses, et invite chacun, savant ou homme du monde, à y venir puiser sans effort,
selon les besoins et même selon les caprices du moment. Tel nous paraît être en
général le but des encyclopédies et des dictionnaires. Grâce à l'exemple donné par
le dernier siècle, dont les erreurs ne doivent pas nous faire méconnaître les bien-
faits, il existe aujourd'hui un recueil de ce genre pour chaque branche des connais-
sances humaines, et l'on ne voit pas que, pour être plus répandue, la science ait
perdu en profondeur, ni que les esprits soient devenus moins actifs ou moins
industrieux. Pourquoi donc la philosophie ferait-elle exception à la loi commune?
Pourquoi, lorsque tant de haines intéressées se soulèvent contre elle, resterait-elle
en arrière de ce mouvement qu'elle seule a provoqué ? Mais peut-être le temps
n'est-il pas encore arrivé pour la philosophie de franchir le seuil de l'école et
d'offrir au nom de la raison sous une forme accessible à toutes les intelligences,
un corps de doctrines où l'âme humaine puisse se reconnaître avec toutes ses
facultés, tous ses besoins, tous ses devoirs et ses droits, et ces sublimes espé-
rances qu'une main divine peut seule avoir déposées dans son sein. Peut-être
faut-il donner raison à ceux qui prétendent qu'après trois mille ans d'existence
elle ne sait encore que bégayer sur des questions frivoles, condamnée sur toutes
les autres à la plus honteuse et la plus irrémédiable anarchie. Nous avons voulu
répondre à tous ces doutes comme Diogène répondit autrefois à ceux qui niaient
le mouvement. Nous nous sommes réunis un certain nombre d'amis de la science,
de membres de l'Institut et de professeurs de l'Université; nous avons mis en
commun les fruits de nos études, et, sans autre autorité crue celle des idées mêmes
que nous cherchons à répandre, sans autre artifice que raccord spontané de nos
convictions, nous avons composé ce recueil où tous les problèmes qui intéressent
à un certain degré l'homme intellectuel et moral, sont franchement abordés et
nettement résolus: où la variété de la forme, la diversité des détails ne met aucun
obstacle à l'unité du fond et laisse subsister dans les principes le plus invariable
accord.
Et quels sont ces principes? Nous n'éprouvons ni embarras ni hésitation à les
exposer ici en quelques mots; car il n est pas dans notre intention d'en faire
mystère, et ce n'est pas d'aujourd'hui qu'ils gouvernent notre pensée. Les voici
donc sous la forme la plus simple dont il soit possible de les revêtir, afin que
chacun sache tout d'abord qui nous sommes et ce que nous voulons.
1° Gardant au fond de nos cœurs un respect inviolable pour cette puissance
VI PREFACE DE LA PREMIÈRE EDITION.
(utêlaire qui accompagne l'homme depuis le berceau jusqu'à la tombe, toujours en
lui parlant de Dieu cl en lui montrant le ciel comme sa vraie patrie, nous croyons
cependant que la philosophie et la religion sont deux choses tout à lait distinctes,
dont l'une ne saurait remplacer l'autre, et qui sont nécessaires t< utes <\fux à la
satisfaction de lame et à la dignité de notre espèce; nous croyons que la phil< So-
phie est une science tout à fait libre, <jui se suffit à elle-même el ne relève que de
la raison. Mais nous soutenons en même temps que, loin d'être une faculté indi-
viduelle et stérile, variant d'un homme à un autre et d'un jour au jour suivant, la
îaison vient de Dieu; qu'elle est comme lui immuable et absolue dans son essence;
qu'elle n'est rien moins qu'un reflet de la divine sagesse éclairant la cor science de
chaque homme, éclairant les peuples et l'humanité tout entière sous la condition
du travail et du temps.
2" Nous ne reconnaissons pas de science sans méthode. Or la méthode que
nous avons adoptée et que nous regardons comme la seule légitime, c'est celle qui
a déjà deux fois régénéré la philosophie, et par la philosophie l'universalité des
connaissances humaines. C'est la méthode de Socrate et de Descartes, mais appliquée
avec plus de rigueur et développée à la mesure actuelle de la science, dont l'horizon
s'est agrandi avec les siècles. Également éloignée et de l'empirisme, qui ne veul
rien admettre au delà des faits les plus palpables et les plus grossiers, et de la
pure spéculation, qui se repaît de chimères, la méthode psychologique observe
religieusement, à la clarté de cette lumière intérieure qu'on appelle la conscience,
tous les faits et toutes les situations de l'âme humaine. Elle recueille un à un tous
les principes, toutes les idées qui constituent en quelque sorte le fond de notre
intelligence; puis, à l'aide de l'induction et du raisonnement, elle les féconde, elle
les élève à la plus haute unité et les développe en riches conséquences.
3° Grâce à cette manière de procéder, et grâce à elle seule, nous enseignons en
psychologie le spiritualisme le plus positif, alliant le système de Leibniz à celui
de Platon et de Descartes, ne voulant pas que l'âme soit une idée, une pensée
pure, ni une force sans liberté, destinée seulement à mettre en jeu les rouages du
corps, ni quelque forme fugitive de l'être en général, laquelle une fois rompue ne
laisse après elle qu'une existence inconnue à elle-même, une immortalité sans
conscience et sans souvenir. Elle est à nos yeux ce qu'elle est en réalité, une force
libre et responsable, une existence entièrement distincte de toute autre, qui se
possède, se sait, se gouverne et porte en elle-même, avec l'empreinte de son ori-
gine, le gage de son immortalité.
4° En morale, nous ne connaissons point de transaction entre la passion et
le devoir, entre la justice éternelle et la nécessité, c'est-à-dire l'intérêt du mo-
ment. L'idée du devoir, du bien en soi, est pour nous la loi souveraine, qui
ne souffre aucune atteinte et repousse toute condition, qui oblige les États et
les gouvernements aussi bien que les individus, et doit servir de règle dans
l'appréciation du passé comme dans les résolutions pour l'avenir. Mais nous
croyons en même temps que, sous l'empire de cette loi divine, dont la charité et
l'amour de Dieu sont le complément indispensable, tous les besoins de notre na-
ture trouvent leur légitime satisfaction; toutes les facultés de notre être sont exci-
tées à se développer dans le plus parfait accord; toutes les forces de l'individu et
de la société, rassemblées sous une même discipline, sont également employées
au profit, nous n'osons pas dire du bonheur absolu, qui n'est pas de ce monde,
mais de la gloire et de la dignité de l'espèce humaine.
5° Dans toutes les questions relatives à Dieu et aux rapports de Dieu avec
l'homme, nous avons fait au sentiment sa part, nous avons reconnu, pins qu'on
ne l'avilit fait avant nous peut-être, sa légitime et salutaire influence, tout en
maintenant dans leur étendue les droits et l'autorité de la raison. IS'ous accordons
à la raison le pouvoir de nous démontrer l'existence du Créateur, de nous instruire
de ses attributs inliuis cl de ses rapports avec l'ensemble des êtres; mais par le
sentiment nous entrons en quelque sorte en commerce plus intime avec lui, et son
action sur nous est plus immédiate et plus présente. Nous professons un égal
éloignement el pour le mysticisme qui, sacrifiant la raison au sentiment et l'homme
à Dieu, se perd dans les splendeurs de l'infini, et pour le panthéisme, qui refuse
à Dieu les perfections mêmes de l'homme, en admettant sous ce nom on ne
PREFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION. Vil
sait quel être abstrait, privé de conscience et de liberté. Grâce à cette con-
science de nous-mêmes et de notre libre arbitre sur laquelle se fondent à la fois
et notre méthode et notre philosophie tout entière, ce dieu abstrait et vague
dont nous venons de parler, le dieu du panthéisme devient à jamais impossible, et
nous voyons à sa place la Providence, le Dieu libre et saint que le genre humain
adore, le législateur du monde moral, la source en même temps que l'objet de cet
amour insatiable du beau et du bien qui se mêle au fond de nos âmes à des pas-
sions d'un autre ordre.
6° Enfin nous pensons que l'histoire de la philosophie est inséparable de la phi-
losophie elle-même, et qu'elles forment toutes deux une seule et même science.
Tous les problèmes agités par les philosophes, toutes les solutions qui en ont été
données, tous les systèmes qui ont régné tour à tour ou se sont combattus dans un
même temps, sont, de quelque manière qu'on les juge, des faits qui ont leur ori-
gine dans la conscience humaine, des faits qui éclairent et qui complètent ceux
que chacun de nous découvre en lui-même : car comment auraient-ils pu se pro-
duire s'ils n'avaient pas en nous, dans les lois de notre intelligence, leur fondement
et leur raison d'être? Indépendamment de ce point de vue, qui fait de l'histoire de
la philosophie comme une contre-épreuve et un complément nécessaire de la psy-
chologie, nous admettons que la vérité est de tous les temps et de tous les lieux,
qu'elle fait en quelque sorte l'essence même de l'esprit humain, mais qu'elle ne se
manifeste pas toujours sous la même forme, ni dans la même mesure. Nous croyons
enfin à un sage progrès, compatible avec les principes invariables de la raison, et
dès lors l'état présent de la science se rattache étroitement à son passé; l'ordre
dans lequel les systèmes philosophiques se suivent et s'enchaînent, devient l'ordre
même qui préside au développement de l'intelligence humaine à travers les siècles
et dans l'humanité entière.
Tels sont, en résumé, les principes que nous professons et que nous avons essayé
de mettre en lumière dans ce livre. Si nous sommes dans l'erreur, qu'on nous le
prouve; qu'on nous montre ailleurs, si l'on peut, les fondements éternels de toute
morale, de toute religion, de toute science, ou qu'on avoue franchement qu'on
regarde toutes ces choses comme de pures chimères. Si l'on trouve que nous ne
sommes pas toujours restés fidèles à nous-mêmes, que cette profession de foi que
nous venons d'exposer a été maintes fois trahie; eh ljien, que l'on ne tienne aucun
compte des difficultés d'une œuvre comme celle-ci, où les sujets les plus divers se
succèdent brusquement, sans autre transition qu'une lettre de l'alphabet; que l'on
nous signale et qu'on nous reproche sévèrement chacune de nos inconséquences.
Mais aller au delà, soupçonner au fond de nos cœurs et arracher de nos paroles, à
force de tortures, des convictions différentes de celles que nous exprimons, c'est
le lâche procédé de la calomnie. Nous déclarons d'avance que nous n'opposerons à
toute attaque de ce genre, que le silence et le mépris.
Cependant, nous avons hâte de le reconnaître, les principes que nous venons de
présenter comme la substance de notre œuvre et le fond même de notre pensée,
ont aussi des adversaires avoués, sincères, sur qui il est nécessaire que nous nous
expliquions ici en peu de mots, non pas tant pour les réfuter, que pour dessiner
plus nettement encore notre propre position et la situation générale des esprits,
relativement aux questions philosophiques.
Il y a aujourd'hui, en France, des hommes qui ont entrepris une croisade régu-
lière contre la philosophie et contre la raison, qui regardent comme des actes de
rébellion ou de folie toutes les tentatives faites jusqu'à ce jour pour constituer une
science philosophique indépendante de l'autorité religieuse, et qui pensent que le
temps est venu de rentrer enfin dans l'ordre, c'est-à-dire que la philosophie, que
les sciences en général, si elles tiennent absolument à l'existence, doivent redevenir
comme autrefois un simple appendice de la théologie. Nous ne signalerons pas ici
les essais malheureux qui ont été faits récemment en ce genre ; nous ne montrerons
pas, comme nous pourrions le faire très-facilement, que la foi n'a pas moins à s'en
plaindre que le bon sens ; nous dirons seulement qu'à la considérer en elle-même,
la prétention dont nous venons de parler est, au plus haut poiut, dépourvue de
raison. De quoi s'agit-il, en effet? D'étouffer le principe de libre examen dans les
choses qui sont du ressort de l'intelligence humaine. Or ce principe, qu'on lac-
vin PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION.
cepte ou non pour son propre compte, est désormais au-dessus de la discussion.
Il est sorti, voilà déjà longtemps, de la pure théorie, pour entrer dans le domaine
des faits. Il n'est pas seulement consacré dans les sciences, dont il est la condition
suprême, il s'est aussi introduit dans nos lois et dans nos mœurs; il a affranchi el
sécularisé successivement notre droit civil, notre droit politique, la société tout
entière. En dehors des dogmes révérés de la religion qui s'appuient sur la révé-
lation, rien ne se fait aujourd'hui, rien ne se démontre, ni même ne se commande,
qu'au nom de la raison. Voulez vous que nous vous prenions au mot, et que, dans
toutes les questions de l'ordre moral, nous regardions l'usage de la raison comme
un acte de démence et de révolte? Soyez donc conséquents avec vous-mêmes, ou
plutôt soyez sincères, et commencez par nous faire prendre en haine, si vous le
pouvez, tout ce qui nous entoure, tout ce que nous avons conquis avec tant de
peine, et ce que notre devoir nous commande aujourd'hui d'aimer et de défendre.
Dans quel temps aussi vient-on nous parler de l'impuissance de la raison? C'est
lorsqu'elle voit le succès couronner son œuvre, lorsqu'elle voit tous les change-
ments introduits en son nom se raffermir chaque jour et recevoir la consécration
du temps. La philosophie, c'est la raison dans l'usage le plus nohle et le plus
élevé qu'elle puisse faire de ses forces; c'est la raison cherchant à se gouverner
elle-même, imposant une règle à sa propre activité, s'élevant au-dessus de tous les
intérêts du moment pour découvrir le but suprême de la vie et atteindre la vérité
dans son essence. C'est d'elle que part le mouvement que nous avons signalé tout
à l'heure ; elle seule peut le contenir et le discipliner. Essayer maintenant de retirer
cet appui à l'homme qui en a besoin et qui le réclame; chercher à ruiner une
science dont on pourrait faire, comme au dix-septième siècle, un auxiliaire au moins
utile pour le triomphe des vérités que la raison et la foi nous enseignent égale-
ment, c'est une entreprise que l'on peut dire coupable autant qu'impuissante.
En nous tournant maintenant d'un autre côté, nous rencontrerons des adversaires
tout aussi prévenus, mais pour une cause bien moins digne de respect. Ce sont
ceux qui, placés en dehors du mouvement intellectuel de leur époque et n'ayant
pris dans l'héritage du siècle précédent que la plus mauvaise part, c'est-à-dire les
rancunes et les erreurs, continuent à faire une guerre désespérée à toute idée spi-
ritualiste et religieuse, à toute pensée d'ordre, à tout sentiment de respect et de
généreuse abnégation. Nous avons hâte de le dire, ce n'est pas de la vraie philoso-
phie du dix-huitième siècle que nous voulons parler. L'école de Locke et de Con-
dillac, il faut lui rendre cette justice, n'est jamais descendue si bas; les penseurs
éminents qu'elle a comptés dans son sein ont suppléé, par l'élévation de leurs sen-
timents personnels, à l'imperfection de leur système, et se sont dérobés par une
heureuse inconséquence aux résultats que leur imposait une logique sévère. Au
reste, cette mémorable école n'est déjà plus qu'un souvenir. Ce que nous voyons
aujourd'hui à sa place se parant de ses titres, usurpant les respects qu'elle inspi-
rait autrefois, c'est un grossier matérialisme. Le matérialisme aurait-il donc plus
de chances de durée que la doctrine de la sensation? Logiquement, cela est impos-
sible ; mais il est inutile, ayant affaire à un tel adversaire, que nous appelions à no-
tre aide le raisonnement. Le langage des faits est bien assez clair. Or, quel spec-
tacle lopinion matérialiste offre-t-clle aujourd'hui à nos yeux? Abandonnée sans
retour par l'esprit public qui ne sait plus se plaire qu'aux idées graves et sérieuses,
elle n'ose plus même avouer son nom ni parler sa propre langue. Elle n'a plus à
la bouche que des phrases mystiques; elle ne fait que citer les Écritures saintes
pêle-mêle avec les Yédas, le Koran et des sentences d'une origine encore plus sus-
pecte ; elle parle sans cesse de Dieu, de morale, de religion; et tout cela pour nous
Siouver qu'il n'existe rien en dehors ni au-dessus de ce monde, qu'une âme distincte
u corps est une pure chimère, que la résignation aux maux inévitables de celte vie
esl une lâcheté, la charité une folie, le droit de propriété un crime et le mariage un
étal contre nature. Elle n'a pas changé, comme on voit, quant au fond, sinon qu'à
ce t issu de pernicieuses extravagances tslle vient de mêlcrencorele rêvedepuis si long-
temps oubli*'' de la métempsycose. Autrefois elle se vantait d'avoir l'appui des scien-
ces naturelles, et c'est par là qu'elle imposait le plus à quelques esprits; mais voilà
que cette dernière ressource commence aussi à lui faire défaut; car les sciences na-
turelles, en y comprenant la physiologie, n'ont pas pu se soustraire à la révolution
PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION. IX
générale qui s'est opérée dans les idées; elles rendent aujourd'hui témoignage en
faveur du spiritualisme.
Enfin, si nous prêtons l'oreille aux échos qui nous arrivent de l'autre côté du
Rhin, nous entendons accuser notre méthode; nous entendons dire que notre phi-
losophie, la philosophie française en général, manque d'unité et de hardiesse, qu'elle
ne présente pas, comme certaines doctrines allemandes, un vaste système où l'ex-
périence n'entre pour rien, où tout est donné à la spéculation pure, j'allais dire à l'i-
magination ; où tout enfin, depuis l'être ahsolu jusqu'au dernier atome de matière
est expliqué a priori, comme ils disent, au moyen d'un principe arbitraire que la
pensée, maîtresse absolue d'elle-même, adopte ou rejette, modifie et transforme
comme il lui plaît. Nous avouons sans détour que nous acceptons le reproche, et
nous allons même jusqu'à nous en féliciter : d'abord il peut servir de réponse à la
susceptibilité patriotique de ceux qui nous accusent d'abandonner les traditions
philosophiques de notre pays, pour nous faire les humbles disciples de l'Allemagne,
ce qu'au reste nous n'hésiterions pas à faire si la vérité était à ce prix; il a en
outre, l'avantage de constater comme un fait, comme une habitude de notre es-
prit, ce qui est le but le plus constant de tous nos efforts et la plus grave obli-
gation que nous nous imposions à nous-mêmes. Oui, c'est précisément ce que nous
voulons, de ne pas sacrifier à la folle espérance d'atteindre en un jour à la science
universelle les connaissances positives que nous pouvons acquérir en interrogeant
modestement l'histoire de notre propre conscience, et en appliquant les forces du
raisonnement à des faits bien constatés. Oui, c'est ce que nous voulons, de ne pas
mettre nos rêves à la place de la réalité, de ne pas nous ériger en prophètes ou en
génies créateurs, quand la nature est là devant nous, en nous-mêmes, et qu'il suf-
fit pour la connaître de l'observer avec un esprit non prévenu. Oui, nous sommes
restés fidèles à Descartes, en ajoutant à sa méthode et à ses doctrines ce que le pro-
grès des siècles y ajoute naturellement. Nous sommes d'un pays où le bon sens
c'est-à-dire le tact de la vérité, ne saurait être blessé impunément. L'unité! dites-
vous. Pas de science sans unité! Nous sommes du même avis; mais nous voulons
l'unité dans la vérité, et la vérité n'existe plus pour l'homme aussitôt qu'il prétend
tirer tout de lui-même et se rendre indépendant des faits. D'ailleurs, quels sont
donc les merveilleux résultats de cette méthode spéculative tant vantée, et dont la
privation, à votre sens, condamne à la stérilité tous nos efforts? S'il fallait la juger
par là, c'est-à-dire par les fruits qu'elle a produits en vos propres mains, cela seul
suffirait pour nous la faire repousser. Un Dieu sans conscience et sans liberté, une
âme qui se perd dans l'infini, qui n'a ni libre arbitre en ce monde, ni conscience
de son immortalité après cette vie ; à la place des êtres en général, des idées qui
s'enchaînent dans un ordre fatal et arbitraire; enfin partout et toujours des ab-
stractions, des formules algébriques et des mots vides de sens ; est-ce là ce que nous
devons regretter?
Maintenant que le but et l'esprit de cet ouvrage doivent être suffisamment con-
nus, il nous reste à dire sur quel plan il a été conçu et quels sont exactement les
éléments qu'il embrasse ; mais auparavant nous croyons utile de montrer qu'il n'est
pas sans antécédents dans l'histoire de la philosophie, qu'il vient répondre, au con-
traire, à un besoin depuis longtemps senti et qui subsiste encore malgré tous les
efforts tentés successivement pour le satisfaire.
Deux essais de ce genre ont déjà paru dans l'antiquité : c'étaient de simples vo-
cabulaires de la langue philosophique de Platon, et dont l'un, le moins imparfait
des deux, à ce que nous assure Photius, avait pour auteur Boëthe, le même proba-
blement qui a écrit un commentaire sur les catégories d'Aristote; l'autre, qui est
seul parvenu jusqu'à nous, est l'œuvre du grammairien Timée le Jeune. Suidas
nous parle aussi d'un certain Harpocration qui aurait publié un travail tout à fait
semblable sur la langue philosophique d'Aristote.
Les dicrionnaires du moyen âge sont les Sommes, véritables encyclopédies au
point de vue religieux de l'époque, mais où la philosophie, quoique rejetée au se-
cond rang et regardée comme un instrument au service de la foi , n'occupe pas
moins de place peut-être que la théologie. Ainsi, le chef-d'œuvre de l'esprit hu-
main au treizième siècle, la Somme de saint Thomas d'Aquin,est en même temps
un recueil à peu près complet de toutes les connaissances et de toutes les idées
x PRÉFACK DE LA PREMIÈRE ÉDITION.
philosophiques du temps, non-seulement chez les Chrétiens, mais aussi chez les
Arabes et chez les Juifs. Maimonidc. sous le nom de Rabi Moses, Avicenne, Aver-
rhoës, y sont cités presque aussi souvent que Platon, Aristote et les docteurs de
l'Eglise.
Mais ce ne lut guère qu'à la chute de la scolastique, vers la lin du seizième Biè-
cle, que parurent, sous leur véritable nom, les dictionnaires spécialement consa-
crés à la philosophie. Le premier de tous, autant que nous avons pu nous en as-
surer, c'est le Lexique en trois parties [Lexicon triplex) qui fut publié à Venise,
en 1582, par Jean-Baptiste Bernardini, pour servir à la fois à l'usage de la philo-
sophie platonicienne, péripatéticienne et stoïcienne.
Après cet ouvrage informe et sans unité qui caractérise assez bien la philosophie
de la Benaissance, vient le Répertoire philosophique [Lexicon philosophicum), où
tous les termes de philosophie en usage chez les anciens, soit chez les Grecs, soit
chez les Latins, sont expliqués brièvement, mais avec beaucoup de netteté et de
justesse. Ce petit ouvrage, d'ailleurs trop peu connu , peut être regardé surtout
comme une introduction utile à l'étude de Platon et d'Aristote.
Dès lors l'usage et jusqu'au nom des lexiques philosophiques parait généralement
consacré et se transmet comme une tradition commune d'une école de philosophie
à une autre. L'école péripatéticienne du dix-septième siècle en eut plusieurs, parmi
lesquels nous citerons celui de Pierre Godart (Lexicon et sunvma philosophiœ ,
publié à Paris en 1666, et celui de Allsted [Compendium lexici philosophici) , qui
parut à Herborn en 1626. L'école cartésienne reçut le sien des mains de Chauvin,
qui, tout en admettant la plupart des principes de Descartes, ne sut cependant pas
dépouiller les formes arides, ni même les idées de la philosophie scolastique. Cet
ouvrage, où les sciences naturelles ne tiennent pas moins de place que la philoso-
phie proprement dite, a paru pour la première fois en 1692, à Berlin, où Chauvin
occupait avec distinction une chaire publique. Après l'école de Descartes vient
celle de Leibniz et de Wolf, qui se résume en quelque sorte dans le lexique de
Walch. Cet estimable recueil, écrit en allemand et publié pour la première fois à
Leipzig en 1726, est de beaucoup supérieur à tous ceux qui l'ont précédé. Il res-
pire un esprit véritablement philosophique; il admet même, dans une certaine
mesure, l'histoire de la philosophie ; mais il est encore trop étroitement lié à la théo-
logie, et l'auteur lui-même, à ce qu'il nous semble, est plus théologien que phi-
losophe.
Nous n'avons à nous occuper ici ni du Dictionnaire historique et critique de
Bayle, ni de la grande Encyclopédie du dix-huitième siècle, dont le but ne sau-
rait être confondu avec le nôtre, et dont l'esprit, suffisamment connu, n'est plus
celui de notre temps. Cependant il est bon de remarquer, en passant, l'influence
immense que ces deux monuments, le dernier surtout, ont exercée sur l'esprit mo-
derne. Pourquoi donc, en remplaçant ce qui nous manque du côté du talent par la
force de nos convictions et la patience de nus recherches, ne nous serait-il pas per-
mis d'espérer une partie de cette influence au profit d'une cause bien autrement
uoble que celle du scepticisme et du sensualisme?
Sur la fin du dernier siècle, de 1791 à 1793, on a publié séparément, augmentés
de quelques travaux plus récents, les principaux articles de l'Encyclopédie qui con-
cernent la philosophie proprement dite, ou plutôt l'histoire de la philosophie; mais
ce recueil est complètement gâté parce que l'éditeur y ajoute de son propre fonds.
G'esl un athée fanatique, un matérialiste insensé, appelé Naigeon, et qui se croit
obligé, «huis L'intérêt de ses opinions, auxquelles il mêle toutes les passions de l'é-
poque, de travestir l'histoire et de calomnier les plus grands noms. Il faut aujour
d'hui du courage pour soutenir, même pendant quelques instants, la lecture de
cette compilation indigeste.
Nous arrivons enfin au Lexique ou Encyclopédie philosophique de Krug [En*
cyclopaedisch-Philosophisches Lexikon), le plus récent de tous les écrits de cette
nature; car Le dernier des cinq volumes dont il se compose ne remonte pas au
delà de 1838. Krug a bien quelques prétentions à l'originalité; il a beaucoup écrit
el sur toutes sortes de sujets; mais partout et toujours, au moment même où il
pense avoir atteint le plus haut degré de nouveauté et d'indépendance, on aperçoit
en lui le disciple de Kant, et c'est véritablement l'école kantienne qui est repré-
PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION. XI
sentée par son recueil, comme celle de Leibniz par le travail de Walch, celle de
Descartes par le Dictionnaire de Chauvin, et le dix-huitième siècle tout entier par
Y Encyclopédie. Cependant, à la considérer même sous ce point de vue, qui ne lui
laisse à nos yeux qu'un intérêt purement historique, l'œuvre de Krug est bien loin
de répondre à la gravité du sujet. Non-seulement elle manque de plan et de mé-
thode: non-seulement la philosophie proprement dite y est presque entièrement
sacriiiée à l'histoire de la philosophie ; mais il y règne, avec certaines préventions
qui sont devenues un anachronisme, une bigarrure et une légèreté incroyables.
Ainsi vous y trouverez un article sur la bigoterie, un autre sur la coquetterie, un
troisième sur les arabesques, un quatrième sur le célibat des prêtres, et tout cela
sans une ombre de grâce ou d'esprit qui puisse jusqu'à un certain point faire par-
donner ces inconvenantes digressions.
Après tous les écrits que nous venons de passer en revue, un dictionnaire des
sciences philosophiques rédigé au point de vue impartial de notre époque, d'après
les principes que nous avons exposés plus haut, et qui pût être regardé en même
temps comme l'œuvre commune de toute une génération philosophique, était donc
une œuvre à faire. C'est cette œuvre que nous avons entreprise, en mettant à pro-
fit tous les essais antérieurs. Puisse le résultat n'être pas au-dessous de nos inten-
tions et de nos efforts.
Les matériaux de ce recueil, tous embrassés dans le même cadre et disposés san-
distinction par ordre alphabétique, peuvent être classés de la manière suivante :
1° la philosophie proprement dite; 2° l'histoire de la philosophie accompagnée de
la critique, ou tout au moins d'une impartiale appréciation de toutes les opinions
et de tous les systèmes dont elle nous offre le tableau; 3° la biographie de tous
les philosophes de quelque importance, contenue dans les limites où elle peut être
utile à la connaissance de leurs opinions et à l'histoire générale de la science. Nous
n'avons pas besoin d'ajouter que cette partie de notre travail ne concerne pas les
vivants; 4° la bibliographie philosophique, disposée de telle manière, qu'à la suite
de chacun de nos articles, on trouvera une liste de tous les ouvrages qui s'y rap-
portent, ou de tous les écrits dus au philosophe dont on vient de faire connaître la
vie et les doctrines; 5° la définition de tous les termes philosophiques, à quelque
système qu'ils appartiennent, et soit que l'usage les ait conservés ou non. Chacune
de ces définitions est, en quelque sorte, l'histoire du mot dont elle doit expliquer
le sens; elle le prend à son origine, elle le suit à travers toutes les écoles qui l'ont
adopté tour à tour et plié à leur usage ; et c'est ainsi que l'histoire des mots devient
inséparable de l'histoire même des idées. Cette partie de notre tâche, sans contre-
dit la plus modeste, n'en est pas peut-être la moins utile. Elle pourrait servir,
continuée par des mains plus habiles que les nôtres, à établir enfin en philosophie
l'unité du langage.
Il semble d'abord qu'avec l'ordre alphabétique il faille beaucoup donner au ha-
sard. Nous ne sommes pas de ce sentiment, et nous avons, au contraire, un plan
bien arrêté, auquel, nous osons l'espérer, on nous trouvera fidèles dans toute l'é-
tendue de cet ouvrage.
Nous avons voulu, autant que possible, multiplier les articles, sans tomber pour-
tant dans l'abus de la division, sans détruire arbitrairement ce qui offre à l'esprit
un tout naturel, afin de laisser à chaque point particulier de la science son intérêt
propre, et d'offrir en même temps des matériaux tout prêts aux recherches spé-
ciales qu'il pourrait provoquer. C'est le besoin même de cette variété qui a donné
naissance à tous les dictionnaires scientifiques.
Pensant que la variété peut très-bien se concilier avec l'unité, nous avons subor-
donné tous les points particuliers dont nous venons de parler à des articles géné-
raux, au sein desquels on les retrouve formant, en quelque sorte, un seul faisceau,
c'est-à-dire un corps de doctrine parfaitement homogène. Ces articles généraux
sont ramenés à leur tour à quelques points plus élevés encore, où se montrent net-
tement nos principes, le caractère que nous avons donné à ce livre et le fonds com-
mun de nos iùées. Ainsi, pour en donner un exemple, quoique nous traitions sé-
parément de chaque fait important de l'intelligence : du jugement, de l'attention,
de la perception, du raisonnement; nous consacrons à l'intelligence elle-même un
article général. Mais ce n'est pas encore là que doivent s'arrêter les efforts de la
Xll PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION.
synthèse; il faut un article distinct destiné à faire connaître le système général
des facultés de l'âme; un autre où il soit question de l'homme considéré comme la
réunion d'une âme et d'un corps; un autre enfin où l'on expose les rapports de
tous les êtres entre eux et avec leur principe commun. Pour l'histoire de la philo-
sophie, notre marche est la même : outre fa part que nous faisons à chaque philo-
sophe considéré isolément, il y a celle des différentes écoles, des différents peuples
qui ont joué un rôle dans l'histoire de la philosophie, et de cette histoire elle-
même envisagée dans son ensemble et à son plus haut degré de généralité.
Enfin l'histoire de la philosophie et la philosophie elle-même n'étant à nos yeux
que deux faces diverses d'une seule et même science, nous avons cherché, en les
éclairant l'une par l'autre, à les réunir souvent dans des résultats communs. Tou-
tes les fois donc qu'une question importante s'est présentée devant nous, nous ne
nous sommes pas bornés à faire connaître et à établir directement, par la méthode
psychologique, notre propre sentiment; mais nous avons rapporté toutes les opi-
nions antérieures, nous en avons signalé le côté vrai et le côté faux ; puis uous
avons montré comment elles ont préparé et amené logiquement la solution véri-
table.
Telle est la marche que nous avons suivie. Elle est, comme on voit, entièrement
d'accord avec nos principes, et elle offre l'avantage, toutes les fois que nous nous
sommes trompés, de mettre en regard de_nos erreurs les idées et les faits propres
à les combattre.
Ce n'est pas au hasard que nous avons divisé entre nous la tâche commune ; mais
chacun de nous a pris la part que ses études antérieures lui avaient déjà rendue fa-
milière et vers laquelle il se sentait porté par la pente naturelle de son esprit.
Pour les diverses branches de connaissances qui, sans appartenir directement à la
philosophie, ne peuvent pourtant pas en être séparées, ou lui prêtent un utile con-
cours, nous nous sommes adressés à des hommes non moins connus par l'élévation
de leurs idées que par l'étendue de leur savoir : nous regardons comme un devoir
de leur témoigner ici publiquement notre reconnaissance.
Malgré tous nos efforts, nous ne pouvons pas espérer que notre œuvre soit irré-
prochable. Bien des noms et bien des faits ont dû être omis ; des inexactitudes
de plus d'un genre ont dû nous échapper; mais, nous l'avouons, nous avons compté
un peu sur une critique à la fois bienveillante et sévère. Loin de la redouter, nous
l'appelons de tous nos vœux, et nous sommes prêts, quand ils nous sembleront
justes, à mettre à profit ses conseils.
Paris, le 15 novembre 1843.
DICTIONNAIRE
DES
SCIENCES PHILOSOPHIQUES
ABAI
A, dans les traités de logique, est le signe par
lequel on représente les propositions générales
et affirmatives.
Asserit A, negat E, verum generaliter ambo ;
Asserit I, negat 0, sed particulariter ambo.
11 représente encore dans les propositions com-
plexes et modales l'affirmation du mode et l'af-
firmation de la proposition. Consultez Aristote,
Premiers analytiques, et Logique de Port-
Royal, 2e partie. Voy. Proposition, Syllogisme.
ÀBAILARD, ABEILARD OU ABÉLARB
(Pierre), né en 1079, à la seigneurie du Pallet ou
Palais {Palatium), près de Nantes, était l'aîné
d'une assez nombreuse famille. Son père, noble
et guerrier, avait quelque teinture et un vif
amour des lettres, et il voulut polir l'esprit de
ses enfants par l'étude et l'instruction, avant de
les façonner au rude métier des armes. Cette
éducation savante développa les dispositions na-
turelles d'Abailard ; il s'aperçut que la carrière
militaire convenait peu à ses goûts et à ses ta-
lents, et malgré les avantages qu'elle lui offrait,
il y renonça, abandonna son droit d'aînesse et
l'héritage paternel, et se voua pour la vie à la
culture des sciences, surtout de la dialectique.
Un passage cité par M. Cousin {Ouvrages inédits
d'Abailard, in-4, Paris, 1836, p. 42) établit for-
mellement contre l'opinion contraire, qu'un de
ses premiers maîtres fut Roscelin de Compiègne,
qu'il a du entendre vers l'âge de vingt ans.
Après avoir parcouru diverses villes, cherchant
partout les occasions de s'aguerrir à la dispute,
il vint à Paris, prendre place parmi les nombreux
disciples auxquels Guillaume de Champeaux,
archidiacre de Notre-Dame et le premier dialec-
ticien du temps, développait les principes du
réalisme, à l'école de la cathédrale ou du cloître.
Mais dès qu'il eut assisté à quelques-unes de ses
leçons, mécontent de son système, il chercha
d'abord à l'embarrasser par des objections cap-
tieuses, puis résolut de se poser publiquement
comme son émule et son adversaire. Il commença
par ouvrir, non sans difficulté, une école à Me-
lun, où Philippe P'r tenait sa cour, et peu de
temps après, pour être plus à portée d'en venir
souvent aux prises avec son ancien maître, il
s'établit à Corbeil. L'affaiblissement de sa santé
l'obligea, sur ces entrefaites, d'aller chercher du
repos en Bretagne. Lorsqu'il revint à Paris, vers
DIGT. PHILOS.
ABAI
1110, Guillaume s'était retiré dans un faubourg
de la ville, près d'une chapelle qui devint plus
tard l'abbaye de Saint-Victor; mais, sous l'habit
de chanoine régulier, il continuait d'enseigner pu-
bliquement la dialectique et la théologie. Soit cu-
riosité, soit tout autre motif, Abailard désira
l'entendre, et bientôt, plein d'une nouvelle ar-
deur pour la polémique, il le provoqua sur la
question des universaux. Guillaume accepta le
défi, soutint faiblement son opinion, et fut, à ce
qu'il paraît, obligé de s'avouer vaincu. Ce triom-
phe inespéré, sur un des plus célèbres champions
du réalisme, valut à Ahailard une immense po-
pularité; on alla jusqu'à lui offrir la chaire du
cloître, et si l'opposition de ses ennemis fit avorter
ce projet, il put, du moins, se fixer aux portes
de Paris, sur la montagne Sainte-Geneviève, où,
comme d'un camp retranché, il ne cessa de har-
celer les écoles rivales. Il avait alors plus de trente
ans, et ses études n'avaient pas encore dépassé le
cercle des questions logiques. Jugeant avec rai-
son qu'un enseignement purement dialectique
pourrait paraître à la longue étroit et monotone,
il résolut de s'appliquer à la théologie, et choisit
l'école d'Anselme de Laon comme la plus fré-
quentée et la plus célèbre. Mais il semble qu'il
fût dans sa destinée de n'être jamais satisfait des
maîtres auxquels il s'adressait. Anselme lui parut
un théologien sans portée, dont la parole ne lais-
sait aucune trace féconde dans l'esprit de ses au-
diteurs; il se sépara de lui avec l'intention d'étu-
dier seul l'Écriture sainte, et osa même ouvrir une
école à côté de la sienne et y commenter Êzé-
chiel. Obligé, à cause de ce fait, de quitter Laon,
il trouva, en arrivant à Paris, Guillaume de
Champeaux promu à l'évêché de Chàlons, l'école
du cloître vacante, le parti qui le repoussait dis-
persé, et il obtint, à peu près sans contestation,
de paraître dans cette chaire, au pied de laquelle
il s'était assis pour la première fois treize années
auparavant. Une élocution abondante et facile, un
organe mélodieux, une physionomie agréable,
beaucoup d'enjouement, le talent de la poésie re-
haussant la profondeur philosophique, toutes les
qualités extérieures jointes à tous les dons de l'es-
prit, lui assurèrent une vogue prodigieuse. On
accourait pour l'entendre de l'Angleterre, de l'Al-
lemagne, de toutes les provinces de France, et,
suivant des relations authentiques, il compta au-
1
ABAI
— 2
ABAI
tour de sa chaire cinq mille auditeurs parmi les-
quels se trouvait le fougueux Arnaud de Brescia.
Ce fut au milieu des succès inouïs de son ensei-
gnement qu'il se prit d'amour pour la nièce du
chanoine Fulbert, Héloïse, à qui il s'était chargé
de donner des leçons de grammaire et de dialec-
tique. On sait les tristes suites de cette passion
malheureuse, la fuite des deux amants en Bre-
tagne, la naissance d'Astrolabe, la colère de Ful-
bert et la cruelle vengeance qu'il tira du séduc-
teur de sa nièce. Abailard. humilié et confus, ne
vit d'autre refuge pour lui que la solitude, et,
tandis qu'Héloïse entrait dans un couvent d'Ar-
genteuil, il embrassa la vie monastique à l'ab-
baye de Saint-Denis. Mais le doître, asile pré-
cieux et sûr pour les cœurs vraiment désabusés
de la vie, ne lui offrait pas des consolations qui
pussent calmer les ardeurs de son àme, son dépit,
sa honte et ses regrets. A peine entré à Saint-De-
nis, il céda aux sollicitations de ses disciples qui
le pressaient de reprendre ses leçons, et, dans
cette vue, gagna le monastère de Saint-Ayéul de
Provins, seul théâtre où ses supérieurs lui eus-
sent permis de faire entendre sa voix. Il y pour-
suivit l'application de la dialectique à la théologie
chrétienne, essaya d'expliquer le mystère de la
trinité, publia sous le titre d'Introduction à la
théologie, une exposition lucide et savante de sa
doctrine: mais au fond il excita moins d'enthou-
siasme que de répulsion. On blâma la nouveauté
de ses sentiments et l'alliance des auteurs pro-
fanes et des Pères dans un traité sur le plus pro-
fond des dogmes; on lui reprocha d'avoir enseigné
sans avoir appartenu à l'école d'aucun maître,
sine magislro. Albéric et Lotulphe de Reims, qu'il
avait connus à Laon, le dénoncèrent comme hé-
rétique, «t cité devant le concile de Soissons, en
1121, il fut condamné à brûler lui-même son livre,
et à être enfermé pendant toute sa vie au mo-
nastère de Saint-Medard. Bientôt rendu à la li-
berté, sous la condition de retourner à l'abbaye
de Saint-Denis, il s'avisa de soutenir, d'après Bède,
que Denis l'Aréopagite avait été évêque de Co-
nnthe et non d'Athènes, d'où il s'ensuivait qu'il
n'était pas le même, comme on le croyait alors,
que l'apôtre des Gaules. Une fuite rapide le déroba,
non sans peine, aux nouveaux orages que souleva
contre lui cette opinion; et, bien que retiré sur les
terres du comte de Champagne, il ne put se croire
en sûreté qu'après que Suger, nouvellement élu
abbé de Saint-Denis, lui eut permis d'aller vivre
où il voudrait. Il se choisit alors une solitude près
deNogent-sur-Seine, aux bords de la rivière d'Ar-
dusson, où ses disciples vinrent le trouver, et lui
bâtirent un oratoire qu'il dédia à la Sainte-Tri-
nité sous le nom de Saint-Esprit ou Paraclet. Dans
les années suivantes, il fut choisi pour abbé par les
mil. de Saint-Gildas en Bretagne, qu'il essaya
vainement de réformer (1126); il établit au Pa-
raclet HéloTse et ses compagnes, dépossédées du
couvent d'Argenteuil (1127); enfin il reparut à
Paris, où, en 1136, au témoignage de Jean de
Salisbury, il enseignait encore sur la montagne
Sainte-Geneviève, théâtre de ses premiers succès.
De cruelles infortunes et une longue expérience
des choses et des hommes n'avaient pas tari en lui
cette passion immense de la nouveauté et de la
dispute qui avait fait sa gloire et. en partie, son
malheur. 11 pensait, il parlait, il écrivait aussi
librement qu'aux premiers jours de sa jeunesse ;
mais il traitail des sujets tout autrement épineux,
sinon plus graves, et il avait contre lui lescham
piona les plus justement célèbres de l'orthodoxie
chrétienne. Guillaume, abbé do Saint-Thierry,
ayant jugé quelques-unes de ses opinions peu
fondées, en refera à sainl Bernard; celui-ci avertit
Abailard, et, ne pouvant obtenir de lui une ré-
tractation, se décida, non sans quelque crainte
d'un si redoutable adversaire, à l'attaquer publi-
quement devant le concile de Sens que présida
Louis Vil en personne (1140). Abailard, qui avait
provoqué ce débat dans l'espérance de la victoire,
ne se défendit pas. on ignore pour quel motif, et
se borna à en appeler au pape. Mais avant qu'il
lût parti pour Rome, la sentence de la ci indam-
nation était confirmée, et Innocent II, plus sévère
que le concile, ordonnait qu'on le renfermât et
qu'un brûlât ses livres. Pierre le Vénérable, au-
près duquel il avait trouvé un refuge à l'abbaye de
Cluny, l'engagea à se résigner, à se réconcilier
avec saint Bernard et à entrer dans si m monas-
tère. Abailard consentit à tout; et soit qu'un der-
nier échec eût abattu son courage et son orgueil,
soit que les conseils du pieux abbé eussent fait
sur lui une impression profonde, tous les histo-
riens s'accordent à dire qu'il acheva ses jours
dans une humble soumission à l'Église et dans
la pratique des plus austères vertus. Il mourut
en 1142, au prieuré de Saint-Marcel.
Abailard est un des personnages les plus célè-
bres du moyen âge. La gloire qui environne son
nom est principalement due aux agitations de
sa vie. à ses malheurs, au dévouement d'Héloïse;
mais il y a aussi des droits par son génie, par
ses travaux, par les grandes choses qu'il accom-
plit et l'influence qu'il exerça.
Il appartenait à cette chaîne de libres penseurs
qui commence au ixe siècle avec Scot-Erigène; et
qui se continue à peu près sans interruption jus-
qu'aux temps modernes. Il reconnaissait que no-
tre intelligence a des limites qu'elle ne peut
sans présomption se flatter de franchir; mais il
croyait que dans les matières qui sont du domaine
de la raison, il est inutile de recourir à l'autorité,
in omnibus his quœ ratione discuti possunl
non esse necessarium aucloritatis judicium. Il
voulait même que dans les questions purement
religieuses, la foi lût dirigée par les lumières
naturelles. Suivant lui, il n'appartient qu'aux es-
prits légers de donner leur assentiment avant
tout examen. Suivant lui encore, une vérité
doit être crue, non parce que telle est la parole
de Dieu, mais parce qu'on s'est convaincu que
la chose est ainsi. Ajoutez qu'il admirait les
philosophes de l'antiquité, comme aurait pu le
faire un écrivain de la Renaissance. Il consacre
plusieurs chapitres de son ouvrage de la Théologie
chrétienne à louer leurs vertus, les préceptes de
conduite qu'ils ont donnés, leur genre de vie,
leur continence, leur doctrine ; il exalte l'hu-
milité de Pythagore, il met Socrate au rang des
saints; il trouve que Platon donne une idée plus
haute que Moïse de la bonté divine : Dixit et
Moïses omnia a Deo valde bona esse farta, sed
plus ali(juantulum laudis divinœbonitati Plato
assignare videtur.
Dans le débat sur la nature des univorsaux
auquel nous avons vu qu'il prit une part impor-
tante. Abailard adopta une opinion intermédiaire,
qui n'était ni le nominalisme, ni le réalisme. A
ceux des réalistes qui faisaient consister l'es-
sence des individus dans le genre, il répondait
que, s'il en est ainsi, et si le genre est tout entier
dans chaque individu, de sorte que la substance
entière de Socrate, par exemple, soit en même
temps la substance entière de Platon, il s'ensuit
(]in\ quand Platon est à Rome et Socrate à
Athènes, la substance de l'un cl de l'autre est en
même temps à Rome et à Athènes, et par con-
séquent en deux lieux à la fois; que de même,
quand Socrate estmalade, Platon l'est également;
que les contraires se réunissent en un même
sujet, puisque l'homme qui est doué de raison
et un animal qui en est privé, appartiennent tous
ABAI
— 3 —
ABAI
deux au même genre, sont une même substance
(Ouvrages inédits d Abailard, p. 513-517; pré-
face,' p. 133 et suiv.). Aux partisans d'un réa-
lisme plus modéré qui se bornaient à considérer
les genres et les espèces comme des manières
d'être appartenant en commun, indistinctement,
indiffcrenter , àplusieurs individus, il reprochait
d'aboutir à des conclusions contradictoires par la
confusion de l'individu et de l'espèce, du parti-
culier et de l'universel. Si, en effet, chaque in-
dividu humain, en tant qu'homme, est une
espèce, on peut dire de Socrate, cet homme est
une espèce; si Socrate est une espèce. Socrate
est un universel ; et s'il est universel, il n'est pas
singulier* il n'est pas Socrate [Ib., p. 520, 522).
On connaît moins te. polémique d'Abailard contre
le nominalisme, et il est probable qu'elle fut
beaucoup moins vive ; car à l'époque ou il parut,
le nominalisme comptait peu de partisans : son
chef, Roscelin, avait encouru les anathèmes d'un
concile; et la piété alarmée avait repoussé une
doctrine qui, en religion, aboutissait à l'hérésie.
— Le système nouveau qu'Abailard proposa con-
sistait à admettre que les universaux ne sont ni
des choses, ni des mots, mais des conceptions de
l'esprit. Placé en présence des objets, l'entende-
ment y aperçoit des analogies ; il considère ces
analogies à part des différences; il les rassemble,
il en forme des classes plus ou moins compré-
hensives; ces classes sont les genres et les es-
pèces. L'espèce n'est pas une essence unique qui
réside à la fois en plusieurs individus ; elle est
une collection de ressemblances. « Toute cette
collection, quoique essentiellement multiple, dit
Abailard, les autorités l'appellent un universel,
une nature, de même qu'un peuple, quoique com-
posé de plusieurs personnages, est appelé un(/6.,
p. 524). » Abailard appuyait cette théorie sur
deux sortes de preuves, les unes historiques, les
autres rationnelles. Il essayait de montrer qu'elle
s'accordait de tout point avec les textes de Por-
phyre, de Boëce, d'Aristote : démonstration indis-
pensable, au xne siècle, dans l'état de la science
et des esprits; il opposait de subtiles réponses
aux difficultés subtiles que ses adversaires tiraient
principalement des conséquences apparentes de
son système ; enfin il essayait, au moyen de ses
principes, de résoudre un problème difficile et'
souvent agité depuis dans les écoles, celui de
ïindividuation. Cette polémique singulièrement
déliée, et souvent obscure par cela même, n'est
pas susceptible d'analyse ; il faut l'étudier dans
le texte même ou dans la traduction que M. Cou-
sin a donnée des principaux passages qui s'y rap-
portent (Ib., p. 526 et suiv. ; préface, p. 155 et
suiv.). — La théorie d'Abailard a reçu, de son
caractère même, le nom de conceplualisme. Sans
nous engager ici dans une discussion qui trou-
vera sa place ailleurs (voy. Conceptualisme), nous
ferons observer qu'elle dissimule la difficulté
plutôt qu'elle ne la résout. Dire que les universaux
sont des conceptions de l'esprit, c'est avancer une
proposition que personne ne peut songer à con-
tester, ni les réalistes qui eh font des choses, ni
même les nominalistes qui en font des mots,
puisque toute parole est nécessairement l'expres-
sion d'une pensée. La vraie question était de
savoir si par delà l'entendement qui conçoit les
idées générales, par delà les objets individuels
entre lesquels se trouvent des ressemblances que
les idées générales résument, il existe autre
chose encore, des lois, des principes, un plan,
qui soient la source commune de ces ressem-
blances et le type souverain de ces idées. Or, cette
question, Abailard ne la résout qu'indirectement,
d'une manière évasive. Il se défend d'être nomi-
naliste, et au fond il nie, comme Roscelin, la
réalité des universaux; il pense comme lui, s il
ne parle pas de même. Malgré son peu de valeur
scientifique, le conceptualisme n'en obtint pas
moins de succès. Il joue le principal rôle dans le
curieux et frappant tableau que Jean de Salis-
bury nous trace du mouvement des études et
des luttes des écoles de Paris, au milieu du
xne siècle.
Enthéodicée, Abailard est l'auteur d'un essai
d'optimisme assez remarquable, d'après lequel
Dieu ne peut faire autre chose que ce qu'il fait,
et ne peut le faire meilleur qu'il n'est. Deux
motifs justifiaient à ses yeux cette opinion : l'un,
que toute sorte de bien étant également possible à
Dieu, puisqu'il n'a besoin que de la parole pour
faire usage de son pouvoir, il se rendrait néces-
sairement coupable d'injustice ou de jalousie, s'il
ne faisait pas tout le bien qu'il peut faire ; l'autre,
qu'il ne fait et n'omet rien sans une raison suffi-
sante et bonne. Tout ce qu'il fait donc, il le fait
parce qu'il convenait qu'il le fît ; et tout ce qu'il
ne fait pas, il l'omet parce qu'il y avait inconvé-
nient à le faire. Abailard tirait de là cette conclu-
sion, que Dieu n'a pu créer le monde dans un au-
tre temps, puisque, ne pouvant déroger à son
infinie sagesse, il a dû placer chaque événement
dans le moment le plus convenable à la perfection
de l'univers, et cette autre, qu'il n'a pu empêcher
le mal. parce que le mal est la source de grands
avantages qui ne peuvent être obtenus autrement.
Cette théorie élevée par laquelle Abailard a de-
vancé Leibniz, se rattache, dans son Introduction
à la théologie et dans sa Théologie chrétienne,
à des interprétations du dogme plus conformes
sans doute à son système philosophique qu'à une
rigoureuse orthodoxie. Il paraît bien qu'il voyait
dans les personnes de la Trinité, moins des exis-
tences réelles, unies par une communauté de
nature, que des points de vue divers, des attributs
d'un seul et même être. Le Père, selon lui.
exprimait la toute-puissance ou la plénitude des
perfections ; le Fils, la sagesse détachée de la
toute-puissance, et le Saint-Esprit, la bonté. Il
comparait la relation qui unit le Père au Fils et
le Saint-Esprit à tous deux, au rapport dialectique
de la forme et de la matière, de l'espèce et du
genre, ou encore des divers termes d'un syllo-
gisme. 11 pensait que le dogme de la Trinité
avait été entrevu par plusieurs philosophes an-
ciens, notamment par Platon, et que. par exem-
ple, l'âme du monde, dont il est question dans
le Timée, désigne le Saint-Esprit. Ce sont toutes
ces propositions insolites qui soulevèrent contre
lui la voix redoutable de saint Bernard, et qui le
firent condamner par les conciles de Soissons et
de Sens.
En morale, la libre méthode et la subtile har-
diesse d'Abailard se reconnaissent également à
plusieurs traits. Suivant lui, l'intention est tout
dans la conduite de l'homme; l'acte n'est rien,
et par conséquent il importe peu d'agir ou de ne
pas agir, lorsqu'on a consenti dans son cœur.
Le caractère moral de l'intention doit s'apprécier
d'après sa conformité avec la conscience. Tout
ce qui se fait contre les lumières de la conscience
est vicieux, tout ce qui est conforme à ces lumiè-
res est exempt de péché, et ceux qui, agissant de
bonne foi, ont mis à mort Jésus-Christ et ses dis-
ciples, se seraient rendus plus criminels encore,
s'ils leur avaient fait grâce en résistant aux mou-
vements de leur cœur. Qu'est-ce que le péché ori-
ginel ? moins une faute effective qu'une peine à
laquelle tous les hommes naissent sujets : car
celui qui n'a pas encore l'usage de la raison et
de la liberté, ne peut se rendre coupable d'au-
cune transgression ni d'aucune négligence. La
grâce de Jésus-Christ consiste uniquement à
ABA1
— 4 —
ABBT
3ous instruire par ses paroles, et à nous porter
vers le bien par l'exemple de son dévouement :
l'homme peut s'attacher à cette grâce au moyen
de la raison et sans secours étranger.
Cet exposé rapide de la doctrine d'Abailard,
rapproche du récit de sa vie, peut donner une
idée de la trempe de son esprit et du rôle qu'il a
joué. La pénétration, l'énergie, une hardiesse tou-
jours aventureuse, étaient chez loi les qualités
dominantes : elles s'unissaient, comme il arrive
ordinairement, à une confiance démesurée dans
ses propres forces et au mépris de ses ^ adver-
saires; il possédait, à un moindre degré, l'élé-
vation, la profondeur et même l'étendue, quoi-
qu'il ait embrassé un grand nombre de sujets.
Consommé dans la dialectique, nul ne saisissait
mieux les différentes faces d'une même question;
nu! ne les présentait avec plus d'art et de clarté;
peut-être eût-il moins réussi à réunir plusieurs
idées sous une formule systématique. Il était na-
turellement enclin à vouloir s'entendre avec lui-
même, à chercher, à examiner, et, de bonne
heure, il fortifia ce penchant par l'habitude. Il
s'occupa dans sa jeunesse de la question des uni-
versaux qui partageait les esprits; arrivé à l'âge
mûr, de 1 explication des mystères ; et son double
rôle consista à fonder en philosophie une école
nouvelle, à donner en théologie un des premiers
exemples de cette application périlleuse de la
dialectique au dogme chrétien, •• qui est la sco-
lastique même avec sa grandeur et ses défauts. »
A quelque point de vue qu'on se place pour le
juger, on ne saurait méconnaître l'impulsion
qu'il a donnée à l'esprit humain, et la philoso-
phie le comptera toujours parmi ses promoteurs
les plus habiles et les plus courageux.
Une première édition des œuvres d'Abailard
parut à Paris en 1614, in-4, sous le titre suivant:
Pétri Abœlardi et Heloissœ conjugisejus opéra,
nunc primum édita ex Mss. Codd. Francisai
Amboesii. Elle est précédée d'une apologie d'A-
bailard et comprend entre autres ouvrages, ses
lettres, ses sermons, trois expositions sur l'Oraison
dominicale, le Symbole des Apôtres et celui de
saint Athanase, un Commentaire sur les Épîtres
de saint Paul, et l'Introduction à la Théologie.
André Duchesne. à qui l'édition est attribuée dans
quelques exemplaires, y ajoint des notes sur le
récit des malheurs d'Abailard (Hisloria calami-
lalum) adressé par Abailard même à un ami, et
3ui est comme une confession de sa vie. L'Intro-
uction à la Théologie a été réimprimée par Mar-
tenne, au lome III du Thésaurus anecdolorum,
avec deux ouvrages inéditSj savoir, un Commen-
taire sur la Genèse, intitulé Hexameron, et un
traité de la Théologie chrétienne, où quelques-
unes des opinions exposées dan-> l'Introduction
sont adoucies. Quelques années après, Bernard
Pèze inséra dans son Thésaurus anecdotorum
novissimuSj t. III, un nouveau traité inédit d'A-
bailard, qui. sous le titre Scitoteipsum, embrasse
: incipalcs questions de la morale. Enfin, en
1831, M. Reinwald a retrouvé à Berlin et publié
un dialogue entre un philosophe, un juif et un
chrétien, Dialogus inler judeeum. philosophum
n christianum.) indiqué par l'Histoire littéraire
(t. XII, p. 132). Toutes ces publications contri-
im.'ii' litre dans Abailard l'homme
ci le théologien ; mais lf philosophe e1 son bv
met i el diale /tique continuaient <le dc-
i ne u ; I, C'est à M. Cousin qu'on doit
d'avoir lire le premier île la poussière des biblio-
thèques li A Ilosophiques de celui qui
l'ut le premier des dlalectii iens du m* siècle, et
un des fondateurs de la scolastique; il les a
us le. titre sui v.i n t : Ouvrage» inédita
■I Ibdlord, pour servir à l'histoire de la philo-
sophie scolastique en France ; Paris, Imprimerie
royale, 1836, 1 vol. in-4. Ce volume comprend
une Introduction, le Sic et non, la Dialectique,
un Fragment sur les genres et les espèces, les
Gloses sur Porphyre, sur les catégories, sur le
livre de l'interprétation, sur les topiques de
Bor'ce, et un Appendice. Quelques années après,
M. Cousin a publié, avec le concours de MM. Jour-
dain et Despois, une nouvelle édition des autres
ouvrages d'Abailard : Pétri Abœlardi Opéra,
Parisiis, 1859, 2 vol. in-4. Ces deux volumes
renferment les Lettres d'Abailard et d'IJéloïsc,
les Problèmes d'Héloïse, les Poésies, les Ser-
mons, Y Introduction à la Théologie, la Théo-
logie chrétienne, Y Éthique, le Dialogue entre
un philosophe, un juif, et un chrétien, les Gloses
sur Porphyre, quelques autres opuscules, et un
Appendice. M.' Cousin a pu se convaincre qu'A-
bailard n'avait point écrit sur la Physique d'Aris-
tote et sur le Traité de la génération et de la
corruption [Fragm. de philos, scolastique, p. 448
et suiv.), comme une indication fautive de l'His-
toire littéraire (t. XII, p. 130) pouvait le faire pré-
sumer. L'Introduction aux Ouvrages inédits a' A-
bélard a été publiée dans les Fragments de
philosophie du moyen âge, par M. V. Cousin. En
1720, D. Gervaise, abbé delà Trappe, mit au jour
une Vie d'Abailard, et trois ans plus tard une
traduction française de ses Lettres à Héloïse,
2 vol. in-12, Paris, avec le texte en regard -cette
traduction a été souvent réimprimée; les éditions
les plus estimées sont celles de 1782, avec des
corrections de Bastien, et de 1796, 3 vol. in-4,
avec une Vie d'Abailard de M. Delaulnaye. Deux
traductions nouvelles ont été publiées en 1823 à
Paris, 2 vol. in-8, par M. de Longchamps, avec
des notes historiques de M. Henri de Puyberland,
et 1840, Paris, 2 vol. grand in-8, par M. Oddoul;
celle-ci est précédée d'un Essai historique par
Mme Guizot. On peut encore consulter , sans
parler de l'Histoire littéraire, The History of the
lives of Abailard and Heloïsa voilh their ori-
ginal letters, by Berington, Birmingham, 1787, et
Bâle, 1796; Abailard et Dulcin. Vie et opinions
d'un enthousiaste et d'un philosophe, par Fr.-
Chr. Schlosser, in-8, Gotha, 1807 (en ail.) ; Abélard
et Héloïse, avec un aperçu du xne siècle, par C-
F. Turlot, in-8, Paris, 1822; Histoire de France
de M. Michelet, t. II; Histoire de S. Bernard et
de son siècle, par Neander, trad. en franc, par
Vial, Paris, 1842; Abélard, par M. Ch. de Ré-
musat, 2 vol. in-8, Paris, 1845; Abélard, par
C. Lévêque, dans le Journal des Savants, 1862-63.
C. J.
ABARIS, personnage presque fabuleux qui
passe pour avoir été disciple de Pythagore ; on
ne connaît rien de ses opinions ni de ses écrits
philosophiques. Voy. Porphyre, Viede Pythagore;
Plutarque. Quomoao poetœaudiri debcant ; Tour-
nier, de Arislea Proconnesio, in-8, Paris, 1863.
X.
ABBT (Thomas), un des plus élégants écrivains
et des penseurs les plus distingués de l'Alle-
magne, pendant le dernier siècle. Ne à Ulm, à
la lin de 1738, il se signala, tout jeune encore,
par son amour et son aptitude pour les études
sérieuses. Il suivit les cours de l'université de
Halle, où il commença à se consacrer à la théo-
logie. Mais il ne tarda pas à quitter cette science
la philosophie et les mathématiques. Il fut
nommé su cessivcment professeur extraordinaire
(professeur suppléant) de philosophie à l'univer-
sité de Fram Tort-sur-i l'Oder et professeur de ma-
thématiques à Rinteln. Dégoûté à la fois du
séjour de celte ville et des fonctions de l'ensei-
§nement, il étudia le droit, puis se mit à voyager
ans le sud de l'Allemagne, en France, et en
ABEL
— 5
Suisse. Enfin, il mourut à la fin de 1766, conseil-
ler aulique et membre du consistoire Tennemann
le comprend dans l'école de Leibniz et de Wojff :
mais il fut beaucoup moins occupé de méta-
physique que de morale. Encore dans cette der-
nière science s'est-il plutôt signalé comme écri-
vain que comme philosophe. Doué d'une imagi-
nation vive, d'une plume élégante et facile, il
exerça sur sa langue maternelle une influence sa-
lutaire, et contribua avec Lessing à faire entrer
la littérature allemande dans de meilleures voies.
Un tel écrivain ne se prête pas facilement à l'a-
nalyse ; aussi nous contenterons-nous de citer ses
ouvrages. Ils furent tous recueillis après sa mort
par Nicolaï, et publiés en six volumes à Berlin,
de 1768 à 1781. Il en parut une seconde édition
en 1790. Parmi ces écrits, touchant des matières
fort diverses, il n'y en a que deux qui méritent
l'attention du philosophe ; l'un a pour titre : de
la Mort de la pairie, in-8, Breslau. 1761 ; et
l'autre, dn Mente, in-8, Berlin, 17G5. Heine-
mann, dans son livre sur Meridelssohn, in-8,
Leipzig, 1831; a aussi publié de lui quelques
lettres adressées à ce philosophe, avec lequel il
était lié d'amitié.
ABDUCTION (àitaywYr,). L'abduction est, se-
lon Aristote, un syllogisme, dont la majeure est
certaine et la mineure seulement probable. Il en
résulte que la conclusion, sans être certaine comme
la majeure, acquiert la probabilité de la mineure.
11 y a encore abduction quand les deux termes de
la mineure sont séparés l'un de l'autre par un
plus petit nombre d'intermédiaires que les deux
termes de la conclusion, parce qu'alors il est plus
court et plus aisé de démontrer la mineure d'où
résultera la certitude de la conclusion, que de dé-
montrer directement la conclusion elle-même.
Aristote donne cet exemple d'une abduction. Ma-
jeure certaine : la science peut être enseignée.
Mineure plus probable que la conclusion : la jus-
tice est une science. Conclusion plus incertaine
en ehe-même que la mineure, mais qui devient
par le syllogisme aussi probable qu'elle : Donc
la justice peut être enseignée.
Voy. Aristote, Premiers analytiques, liv. II,
ch. xxv. A. L.
ABEL (Jacques-Frédéric de) n'est pas un philo-
sophe très-original ni d'une grande réputation ;
mais ses écrits et son enseignement ont servi à
répandre la science, et il faut lui laisser le mérite
d'avoir su apprécier l'importance de la psycholo-
gie aune époque où cette branche de la philoso-
phie n'était pas en faveur. Il naquit en 1751, à
Vayhingen, dans le royaume de Wurtemberg. Dès
l'âge de 21 ans, c'est-à-dire en 1772, il fut nommé
professeur de philosophe à l'école dite de Charles,
a Stuttgart. Appelé en 1790 à l'université de Tu-
bingue en qualité de professeur de logique et de
métaphysique, il fut bientôt enlevé à sa chaire
pour être chargé (sous le titre ridicule depédago-
giarque) de la direction générale de l'éducation
dans les gymnases et dans les écoles du royaume
de Wurtemberg. Enfin il mourut en 1 829, a l'âge
de 79 ans; avec le titre de prélat et de surinten-
dant général, après avoir fait partie de la seconde
chambre des États. De Abel a beaucoup écrit tant
en latin qu'en allemand; mais ses ouvrages, en-
core une fois, ne renfermant aucune vue origi-
nale, nous nous contenterons de les nommer.
Voici d'ahord les titres des ouvrages latins : de
Origine characteris animi, in-4, 1776; de Phœ-
nomenis sympathies in cor pore animait conspi-
cuis, in-4, 1780; Quomodo suavitas virluti pro-
pria in alia objecta derivari possit} in-4, 1791 ;
de Causa reproductionis idearum, in-4, 1794-95;
de Conscientia et sensu interno, in-4, 1796; de
Sensu interno, in-4, 1797 ,■ de Conscientiœ spe-
— ABER
ciebus, in-4, 1798; de F 'or iitudine animi, in-4,
1800. Les écrits suivants ont été publiés en alle-
mand : Introduction à la théorie de l'âme. in-8,
Stuttgart, 1786; des Sources de nos représenta-
tions, in-8, ib., 1786; Principes de la métaphysi-
que suivis d'un appendice sur la critique de la
Raison pure, in-8, ib., 1786; Plan d'une méta-
physique systématique, in-8, 1787; Essai sur la
nature de la raison spéculative pour servir à
Vexamen du système de Kant, in-8, Francfort-
sur le-Mein, 1787; Eclaircissements sur quelques
points importants de la philosophie et de la
morale chrétienne,m-%, Tubingen, 1790; Recher-
ches philosophiques sur le commerce de V homme
avec des esprits d'un ordre supérieur, in-8, Stutt-
gart, 1791 ; Exposition complète du fondement
de notre croyance à l'immortalité, in-8, Franc-
fort-sur-le-Mein, 1826. Ce dernier ouvrage n'est
que le développement d'une dissertation d'abord
publiée en latin : Disquisitio omnium ta/m pro
immortalitate quam pro mortalilale animi
argumentorum, in-4, Tubingue, 1792. Nous^ ne
parlons pas de divers petits écrits étrangers à la
philosophie.
ABERCROMBIE (John), médecin et philoso-
phe, né à Edimbourg en' 1781. Son père était
ministre de la religion anglicane, et sa première
éducation lui inspira une piété solide dont il ne
se départit jamais. Reçu docteur en médecine
en 1803 , et bientôt membre du collège de
chirurgie, il se fit une grande réputation en
physiologie. Ses travaux furent d'abord bornés
à des mémoires insérés dans le journal de mé-
decine et de chirurgie d'Edimbourg; m ':s ses
études le conduisirent à des recherches qui
intéressent, à la fois l'organisation et les fa-
cultés intellectuelles. La philosophie dominante
alors en Ecosse, c'est-à-dire celle de Reid et
de Dugald-Stewart, trouva en lui un adepte
convaincu, et il s'efforça de la mettre en har-
monie avec la science de l'organisation ; il de-
vint à proprement parler le physiologiste de
l'école. Ses deux ouvrages principaux sont :
1° Recherches concernant les pouvoirs intel-
lectuels et l'investigation de la vérité, Edim-
bourg, 1830. Ce livre, qui est un simple résumé
de psychologie, eut un grand succès et plus de
dix éditions successives. 2° Philosophie des sen-
timents moraux, Edimbourg, 1832. C'est la suite
et le complément du premier ouvrage. On peut
encore trouver quelques observations intéressan-
tes dans son traité intitulé : Recherches patho-
logiques et pratiques sur les maladies du cer-
veau et de la moelle epinière, Edimbourg, 1828,
traduit en français par Gendrin, Paris, 1835. Il
a laissé en outre un grand nombre d'opuscules
et d'essais sur des sujets de théologie. Il mou-
rut subitement en 1844. Ses ouvrages ne justi-
fient pas du reste la grande renommée dont il a
joui pour un temps dans son pays. On y trouve
quelques idées justes sur les rapports du physi-
que et du moral ; et des écrivains anglais et
français, entre autres M. Taine, lui ont emprun-
té plus d'une observation. Mais sa doctrine philo-
sophique manque de profondeur et^d'originalité ;
il se traîne sur les traces des maîtres écossais,
et cherche seulement à confirmer leurs opinions
en montrant que leur théorie de l'esprit humain
est d'accord avec la physiologie. « Ses ouvrages
dit un historien anglais, nous rappellent Reid
sans sa profondeur Stewart sans son^sivoir, et
Brown sans son génie. » Il ne paraît pas, du
reste, avoir ambitionné le titre de philosophe ;
et, comme beaucoup d'écrivains de son pays,
il n'a employé la science que comme un moyen
pour propager des idées morales et surtout des
croyances religieuses. Il faut cependant lui s -
ABSO — 6 -
voir gré d'avoir tenté de réunir et d'éclaireir
l'une par l'autre la science de l'àmc, et celle des
corps, sans subordonner la première à la se-
conde. Mais il a été tellement dépassé depuis
dans cette voie, en Angleterre et en France,
qu'on ne peut tirer grand profit de ces essais où
la physiologie est contestable, et la psychologie
superficielle. E. G.
ABICHT (Jean-Henri), né en 1762àVolkstedt,
professeur de philosophie à Erlangen, mort à
Wilna en 1804, embrassa d'abord le système de
Kant et les idées de Reinhold. Plus tara il voulut
se frayer lui-même une route indépendante, et
entreprit de donner une direction nouvelle à la
philosophie; mais cette tentative eut peu de .mc-
cès : il ne parvint guère qu'à former une nomen-
clature aride, incapable de déguiser l'absence de
conceptions originales. Il composa un grand nom-
bre d'ouvrages dont il suffit de mentionner les
principaux : Essai d'une recherche critique sur
la volonté, in-8, Francfort, 1788; Essai d'une
métaphysique au plaisir } in-8, Leipzig, 1789;
Nouveau sijstème de morale, in-8, ib., 1790 ;
Philosophie de la connaissance, in-8, Bayreuth,
1791 ; Nouveau système de droit naturel tiré de
la nature humaine, in-8, ib., 1792; Lettres cri-
tiques sur la possibilité d'une véritable science
de la morale, de la théologie, du droit naturel,
etc., in-8, Nuremberg, 1793; Système de la phi-
losophie élémentaire, in-8, Erlangen, 1795; la
Logique perfectionnée, ou Science de la vérité,
in-8, Fùrth, 1802; Anthropologie psychologique,
Erlangen, 1801; Encyclopédie de la philosophie,
Francfort, in-8, 1804.
ABSOLU (de absolvere, accomplir ou délivrer).
Ce qui ne suppose rien au-dessus de soi; ce qui,
dans la pensée comme dans la réalité, ne dépend
d'aucune autre chose et porte en soi-même sa
raison d'être. L'absolu, tel qu'il faut l'entendre
en philosophie, est donc le contraire du relatif
et du conditionnel. Cependant, c'est par le der-
nier terme de cette antithèse que nous nous éle-
vons à la conception du premier; car, si nous
n'avions aucune idée des conditions imposées à
toute existence contingente et finie, si, avant tout,
nous n'avions pas conscience de notre propre dé-
pendance, nous ne songerions pas à une condition
suprême, à une première raison des choses, en
un mot, à l'absolu. Toutes les questions dont
s'occupe la philosophie sont des questions rela-
tives à l'absolu et nous représentent les divers
points de vue sous lesquels cette idée peut être
conçue. En effet, voulons-nous savoir d'abord si
l'idée de l'absolu existe dans notre esprit et si elle
est réellement distincte des autres éléments de
l'intelligence, nous aurons soulevé le problème
utal de la jjsijrkologie, celui de l'origine
des idées ou de la distinction qu'il faut établir
entre la raison et les autres facultés. De l'idée
passons-nous à la vérité absolue, cherchons-nous
d de la vérité et de la raison, nous aurons
devant mais [e problème sur lequel repose toute
la logique. On sait que la monde doit nous faire
connaître l'absolu dans le bien, ou la règle sou-
de nos actions; la métaphysique, l'ab-
solu dans l'être, ou la condition suprême de toute
• v item e ; an£n, sans la manifestation de l'absolu
dans la forme, nous n'aurions aucune idée ar-
rêtée sur le beau; et la philosophie des beaux-
ails serait impossible. Mais aucun de ces divers
B pei ' ■ SOUS lesquels notre intelligence lu. niée
est obligée de se ['('présenter successivement l'ab-
solu ne le renferme tout entier et Q6 peut en être
ion dernière; il faut donc qu'ils soient
tous réunis, OU plutôt confondus, dans une exis-
tence unique, source lupréme de la vérité et de
la peu i< e, être souverain, type éternel du bien et
ABST
du beau. Alors seulement nous connaîtrons l'ab-
solu, non plus comme une abstraction, mais dans
sa realité sublime ; nous aurons l'idée de Dieu,
sur laquelle reposent toutes les recherches de la
théodicée. De là résulte évidemment que le sujet
qui nous occupe ne saurait être considéré comme
une question a part; car, pour le développer sous
toutes ses faces, il ne faudrait rien moins que tout
un système ou toute la science philosophique. Il
n'est pas plus possible d'exposer ici les diverses
opinions auxquelles il a donné lieu, ces opinions
n'étant pas autre chose, dans leur succession
chronologique, que l'histoire entière de la philo-
sophie. Voy. particulièrement les articles Principe,
Raison, Idée.
ABSTINENCE (de abstineo, ànéyopai, se tenir
éloigné). Elle consiste à s'imposer volontairement,
dans un but moral ou religieux, la privation de
certaines choses dont la nature, principalement
la nature physique, nous fait un besoin. L'absti-
nence est recommandée également par le stoï-
cisme et par le christianisme, mais dans un but
et d'après des principes tout différents. L'absti-
nence stoïcienne, comprise dans le pré:epte d'É-
pictète : 'Avé^ou -/.ai àur/ou : « Supporte et ab-
stiens-toi, » tendait à rendre l'àme indépendante
de la nature et à lui donner l'entière possession
d'elle-même. Elle exaltait outre mesure le senti-
ment de la grandeur et de l'individualité humaine
L'abstinence chrétienne, au contraire, se fonde
sur le principe de l'humilité. Elle veut que
l'homme expie ici-bas le mal qui est en lui par sa
propre faute ou par celle de ses ancêtres, et qu'il
s'abdique en quelque sorte lui-même pour renaî-
tre ailleurs. Enfin, l'abstinence est le principal
caractère de la morale ascétique qui regarde la
vie comme une déchéance, la société comme un
séjour dangereux pour l'âme, et la nature comme
une ennemie. Voy. Ascétique et Stoïcisme.
ABSTBACTION (de abstrahere, tirer de). Du-
gald-Stewart, dans ses Esquisses de philosophie
morale, définit l'abstraction : « Cette opération
intime qui consiste à diviser les composés qui
nous sont offerts, afin de simplifier l'objet de
notre étude. » L'abstraction n'est donc pas une
division réelle que nous accomplissons dans les
choses en en séparant les parties, comme cela a
lieu dans l'analyse chimique ; c'est une division
purement intellectuelle qui ne s'applique qu'aux
idées que nous avons des choses et en discerne
les éléments.
Dans l'ordre moral, comme dans l'ordre phy-
sique, la nature ne nous offre que des composés,
des choses concrètes, et les premières idées que
reçoit notre esprit de ces choses concrètes sont
concrètes elles-mêmes, c'est-à-dire nous repré-
sentent les objets dans l'état de composition où.
ils nous apparaissent. Un corps coloré, chaud,
odorant, sapide, sonore, etc., affecte à la fois tous
mes sens par toutes sortes de propriétés ; si je le
considère tel qu'il est avec toutes ces qualités
réunies, l'idée que j'en ai est une idée concrète,
parce qu'elle représente la somme de propriétés
inhérentes au ini'inc sujet. Mais je puis aussi, dé-
tachant mon attention de l'ensemble de ces qua-
lités, la concentrer sur une seule, telle que la
couleur, ou le volume, ou la forme, et l'idée que
je conçois alors de la forme de ce corps est une
idée abstraite, parce qu'elle me représente une
des qualités de ce corps, séparée des autres aux-
quelles elle est unie dans la réalité. C'est ainsi
que Laromiguière appelait les organes des sens
« des machines à abstraction », parce que l'œil
abstrait eu effet la couleur, et rouie la sonorité
d'un corps de la masse des propriétés qu'il pos
sède, pour nous la raire sentir séparément De
même je puis avoir, d'une part, ridée concrète
ABST
— 7
ABSU
du moi envisagé en tant que substance, siège de
tout un ensemble de phénomènes, et sujet d'un
certain nombre de facultés ; mais je puis aussi,
d'autre part, éliminant par la pensée tous les
attributs et tous les phénomènes du moi, sauf un
seul, concentrer mon attention sur celui-ci, ainsi
isole de l'ensemble auquel il appartient, et obte-
nir parce procédé des idées abstraites, telles que
celles de volition, de passion, de désir, de juge-
ment, de conception, de souvenir. C'est confor-
mément à cette définition que les mathématiciens
appellent concret tout nombre que l'on fait sui-
vre de la désignation de l'espèce d'unités que l'on
considère : une maison, vingt chevaux, etc., et
abstrait tout nombre qui n'est suivi d'aucune
détermination spéciale des objets énumérés : un,
vingt.
C'est à tort que l'on se sert quelquefois de ce
terme d'idées abstraites pour signifier les idées
générales. Toute idée générale, assurément, est
■iVstraite; car la conception du général ne peut
avoir lieu qu'à la condition d'éliminer tout ce qui
est spécial, individuel, accidentel, variable, c'est-
à-dire à la condition d'abstraire. Mais la récipro-
que n'est pas vraie, et l'on ne saurait dire que
tuute idée abstraite soit en même temps idée
générale. Quand je juge que la couleur est une
qualité des corps, l'idée de couleur, en cette oc-
casion, est une idée dans laquelle le caractère
de généralisation s'allie au caractère d'abstrac-
tion. Cette notion est générale; car elle porte
sur un objet qui n'est ni la couleur blanche, ni
la couleur rouge, ni aucune autre couleur spé-
cialement, et qui, par conséquent, n'a rien de
détermine. Elle est abstraite, parce que l'objet
auquel elle a trait, la couleur, n'est point une
chose qui existe réellement par elle-même et in-
dépendamment d'un sujet d'inhérence. Il y a dans
notre esprit un grand nombre d'idées, qui, à
l'exemple de celle-ci, sont tout à la fois abstraites
et générales ; mais il en est aussi qui ne sont
qu'abstraites, et dans lesquelles ne se trouve pas
le caractère de généralisation ; telle est, par
exemple, l'idée de la couleur de tel ou tel corps.
Une telle notion est abstraite : on en voit la rai-
son ; mais est-elle en même temps générale?
Assurément non ; car son objet n'est pas la cou-
leur envisagée d'une manière absolue, mais bien
la couleur de tel corps individuel et déterminé.
La faculté d'abstraire n'est pas moins naturelle
à l'esprit que toutes ses autres puissances. Ce-
pendant, il faut reconnaître que son développe-
ment est ultérieur à celui de plusieurs d'entre
elles. Il précède celui de la généralisation et ce-
lui du raisonnement ; mais il dépend de celui de
la perception extérieure et du souvenir. L'expé-
rience ne laisse aucun doute à cet égard. On ne
parvient à constater chez l'enfant l'existence de
quelques idées abstraites, qu'à partir de l'époque
où il fait usage de la parole. Il existe, en effet,
entre l'exercice de l'abstraction et le langage une
étroite relation. Ce n'est pas à dire, ainsi qu'on
l'a quelquefois avancé, que le langage soit la
condition de l'abstraction. La proposition inverse,
savoir que l'abstraction est la condition du lan-
gage, pourrait être soutenue avec au moins au-
tant de raison. Tout porte à croire que l'idée
abstraite peut, sans le secours du langage, naître
et se former dans l'esprit. Que, antérieurement à
l'usage de la parole, l'idée abstraite soit extrê-
mement vague et confuse, c'est ce qu'il faut ad-
mettre, et telle elle paraît exister chez l'enfant
qui ne peut encore se servir du langage, et chez
l'animal auquel le don du langage n'a pas été
départi. Le langage ne crée point l'idée abstraite,
mais il aide puissamment à son développement,
à sa précision, à sa lucidité ; il la rend tout à la
fois plus claire à l'intelligence et plus fixe au
souvenir: il lui donne un degré d'achèvement
qu'elle n'eût jamais acquis sans cette effica:e
assistance; et telle est la puissance de ce service,
qu'on est allé quelquefois, par une appréciation
exagérée, jusqu'à l'ériger en une véritable créa-
tion.
Une méthode plus artificielle que vraie, appli-
quée à la recherche et à la description des phé-
nomènes de l'esprit humain, a conduit quelques
métaphysiciens à fractionner, pour ainsi dire,
l'action de la faculté d'abstraire, et à signaler,
comme autant de fonctions distinctes, l'abstrac-
tion de l'esprit, l'abstraction du langage, l'abstrac-
tion des sens. Une telle division n'a rien que de
très-arbitraire. Qu'est-ce qu'un terme abstrait,
sinon le signe d'une pensée abstraite, et, par
conséquent, le produit d'une abstraction de l'es-
prit? D'autre part, les sens ne sont-ils pas de
véritables fonctions intellectuelles, et leurs opé-
rations ne sont-elles pas en réalite des actes de
l'esprit? La division proposée n'a rien de légi-
time, attendu que le second et le troisième terme
dont elle se compose rentrent nécessairement
dans le premier.
Toute abstraction opérée par l'esprit présuppose
quelque donnée concrète, obtenue par l'exercice
préalable soit de la perception extérieure, soit
du sens intime, soit de la raison. Décomposer
cette donnée concrète, et conserver sous les re-
gards de l'intelligence tel ou tel de ses éléments,
en éliminant par la pensée toutes les autres, tel
est le rôle psychologique de la faculté dite ab-
straction. Sa règle logique peut se renfermer en
ce précepte : prémunir l'intelligence contre l'in-
vasion de l'imagination dans le domaine de l'ab-
straction. Une telle alliance, quelque favorable
qu'elle puisse être à la poésie, ne saurait qu'être
préjudiciable à la science. Elle a, en eff t, pour
résultat de convertir arbitrairement des phéno-
mènes en êtres, et de prêter une existence réelle
et substantielle à de pures -modalités. L'ancienne
physique et l'ancienne philosophie n'ont point été
assez attentives à se garantir de semblables er-
reurs. La première en était venue à considérer
comme des êtres le froid, le chaud, le sec, l'hu-
mide, et autres qualités de la matière. La seconde
avait attribué une existence réelle et substan-
tielle à de purs modes de la pensée. Ainsi, pour
citer un exemple, la célèbre théorie de l'idée re-
présentative, qui régna si longtemps en philoso-
phie, n'avait pas d'autre fondement qu'une erreur
de ce genre. L'idée, au lieu d'être prise pour ce
qu'elle est réellement, c'est-à-dire pour un état
du moi, pour une modification de Fesprit, pour
une manière d'être de l'àme, avait été convertie
en une sorte d'être réel et substantiel, auquel
les uns assignaient pour résidence l'esprit, les
autres le cerveau. L'abstraction n'a véritablement
de valeur scientifique qu'autant qu'elle sait main-
tenir à ses produits leurs caractères propres. Au-
trement, ainsi que l'histoire de la philosophie,
soit naturelle, soit morale, en fait foi, au iieu
d'aboutir à des notions légitimes, elle n'aboutit
plus qu'à des fictions. On peut consulter : Tb. Reid,
V Essai sur les facultés intellectuelles de
l'homme. — Dugald-Stewart, Eléments de la
philos, de l'esprit humain, en. iv. X.
ABSURDE ne doit se dire que de ce qui est
logiquement contradictoire, par conséquent, de
ce qui ne peut trouver aucune place dans l'intel-
ligence (âxo^ov, SXoyov). En effet> une idée> un
jugement ou un raisonnement qui se contredit est
par cela même impossible et n'existe que dans les
mots. Ainsi, un triangle de quatre côtés est évi-
demment une idée absurde. Mais on n'a pas le
droit d'étendre la même qualification à ce qui est
ACAD
AGH1
contredit par l'expérience; car. après tout, l'ex-
périence ne comprend que les lois et les laits que
nous connaissons, et rien ne nous empêche d'en
supposer d'autres que nous ne connaissons pas,
ou qui. sans exister, peuvent être regardés comme
1 possibles. De là vient que, dans les sciences qui
- ont pour unique appui les définitions et le rai-
* sonnement, par exemple en géométrie, il n'y a
pas de milieu entre l'absurde et le vrai ; dans
toutes les autres, l'hypothétique et le faux servent
d'intermédiaire entre les deux extrêmes dont
nous venons de parler.
ACADÉMIE. L'Académie était un gymnase
d'Athènes ainsi appelé du nom du héros Acadé-
mus. Platon ayant choisi ce lieu pour y réunir
ses disciples, l'école philosophique, dont il est le
chef, prit à son tour le nom d'Ecole académique
ou simplement d'Académie.
L'École académique, considérée en général,
embrasse une période de quatre siècles, depuis
Platon jusqu'à Antiochus, et comprend des sys-
tèmes philosophiques d'une importance et d'un
caractère bien différents. Les uns admettent trois
Académies : la première, celle de Platon ; la
moyenne, celle d'Arcésilas ; la nouvelle, celle de
Carnéade et de Clitomaque.' Les autres en admet-
tent quatre, savoir, avec les trois précédentes,
celle de Philon et de Charmide. D'autres enfin
ajoutent une cinquième Académie, celle d'Antio-
chus (Sextus Emp., Hyp. Pyrrh., lib. I, c.
xxxni).
Parmi ces distinctions, une seule est impor-
tante : c'est celle qui sépare Platon et ses vrais
disciples. Speusippe et Xénocrate. et toute cette
famille de faux platoniciens, de demi-sceptiques
dont Arcésilas est le père, et Antiochus le der-
nier membre considérable.
Ce qui marque d'un caractère commun cette
seconde Académie, héritière infidèle de Platon,
c'est la doctrine du vraisemblable, du probable,
tô rctOavôv, qu'elle essaya d'introduire en toutes
choses.
Arcésilas la proposa le premier, et la soutint
avec subtilité et avec vigueur contre le dogma-
tisme stoïcien et le pyrrhonisme absolu de Timon
et de ses disciples, essayant ainsi de se frayer
une route entre un doute excessif, qui choque le
sens commun et détruit la vie, et ces tentatives
orgueilleuses d'atteindre, avec des facultés bor-
nées et relatives, une vérité définitive et absolue.
Après Arcésilas, l'Académie ne produisit aucun
grand maître, jusqu'au moment où Carnéade vint
jeter sur elle l'éclat de sa brillante renommée.
Carnéade était le génie de la controverse. Il livra
au stoïcisme un combat acharné, où, tout en re-
cevant lui-même de rudes atteintes, il porta à
son adversaire des coups mortels. Armé du sorite,
son argument favori (Sextus, Ado. Mathem., éd.
de Genève, p. 212 sqq.), Carnéade s'attacha à
prouver qu'entre une aperception vraie et une
aperception fausse il n'y a pas de limite saisis-
sable. l'intervalle étant rempli par une infinité
d'aperceptions dont la différence est infiniment
petite (Cic, Acad. quœst., lib. II, c x\ix sqq.).
Si la certitude absolue est impossible, si le
doute absolu est une extravagance, il ne reste
au lion sens que la vraisemblance, la probab
Disciple d'Arcésilas sur ce point, comme sur tous
Les autres, mais disciple toujours original, Car-
ie fit d'une opinion encore indécise un sys-
tème régulier, et porta dans l'analyse de la pro-
babilité, oY tes degrés, des signes qui la révèlent,
la pénétration et l'ingénieuse subtilité de son
esprit (Sextus, Adv. Mathem., p. 169 B; Hyp.
Pyrrh., lib. I, r. xxxm).
chute '1'- l' Icadémie ne se
lit pas attendre. Clitomaque éi rivit les doeti
de son maître, mais sans y rien ajouter de consi-
dérable (Cic, Acad. '/a est., lib. II, c. xzxi sqq.:
Sextus, Adv. Mathem., p. 1508). Ni Charmadns, ni
Melanchtus de Rhodes, ni Métrodore de Strato-
nice, ne parvinrent à relever l'école décroissante
Enfin Antiochus et Philon, comme épuisés par la
lutte, passèrent à l'ennemi.
Philon ne combat qu'avec mollesse le critérium
stoïcien, la célèbre çavioiaîa xaTaÀn^tix^, si vi-
goureusement pressée par Arcésilas et Carnéade.
Il alla même jusqu'à accorder à ses adversaires
qu'à parler absolument, la vérité peut être com-
prise (Sextus, Hyp. Pyrrh., lib. I, c. xxxm).
L'Académie n'existait plus après cet aveu.
Antiochus s'allie avec le vieil adversaire de sa
propre école, le stoïcisme. Il ne veut reconnaître
dans les diverses écoles académiques que les
membres dispersés d'une même famille, et rêvant
entre toutes les philosophies rivales une harmo-
nie fantastique, du même œil qui confond Xéno-
crate et Arcésilas, il voit le stoïcisme dans Platon
(Cic, l. c, c. xxn, xlii, xliii, xlvi ; de Nat. Deor.,
lib. I, c. vu).
Cette tentative impuissante d'édectisme mar-
que le terme des destinées de l'Ecole académi-
que.
Voyez, outre les ouvrages que nous avons cités
et les histoires générales de la philosophie. Fou-
cher, Histoire des Académiciens, in-12, Paris,
1690; le même, Dissert, de philosophia acade-
rnica, in-12, Paris, 1692; Gerlach, Commentatio
exhibens academicorum juniorum de probabi-
litate disputaliones, in-4, Goëtt. Em. S.
ACCIDENT (de accidere, en grec <j\Jii.6ior,v.bç).
On appelle ainsi, dans le langage de la scolasti-
que et de la philosophie aristotélicienne, toute
modification ou qualité qui n'appartient pas à
l'essence d'une chose, qui n'est pas l'expression
de ses attributs constitutifs et invariables. Tels
sont les vices par rapport à l'âme et le mouve-
ment par rapport au corps : car l'âme n'est pas
naturellement ni constamment vicieuse ; de
même la matière ne peut être tirée de son inertie
que par intervalles, grâce à une impulsion
étrangère. Il ne faut pas confondre les accidents
avec les phénomènes. En général, ceux-ci peu-
vent être constants, inhérents à la nature même
des choses, par conséquent essentiels ; ceux-là.
toujours eii dehors de l'essence des êtres, ont été
très-justement définis par Aristote [Met E, c. n):
ce qui n'arrive ni toujours ni ordinairement.
ACHENWALL (Godefroy), né en 1719 à El-
bingen (Prusse), fit ses études à Iéna, à Halle et
à Leipzig, s'établit à Marbourg en 1746, puis, en
1748, à Goëttingue, où il obtint une chaire peu
de temps après. Il mourut en 1772.
Il se distingua surtout comme professeur d'his-
toire et de statistique ; mais il appartient aussi à
ce Recueil par ses leçons sur le droit naturel et
international et par les écrits estimables qu'il a
publiés sur cette matière. A l'exemple de son
compatriote Thomasius, il sépare attentivement,
tout en la fondant sur la raison, la science du
droit de la morale proprement dite. Ses vues sur
ce point sont développées dans les ouvrages sui-
vants : Jus nalurœ, Goëtt., 1750 et 1781 ; Obser-
vât, juris nat. et gcnl., in-4, 1754 ; Proleyomoia
juris nat., in-8, 1758 et 1781.
ACHILLE. Tel est le nom qu'on a donné, dans
L'antiquité, à l'un des arguments par lesquels
Zenon d'Élée, et peut-être avant lui Parménide,
voulait démontrer l'impossibilité du mouvement.
On suppose Achille aux />icds légers luttant à la
course avec une tortue et ne pouvant jamais l'at-
teindre, pourvu que l'animal ait sur le héros l'a-
vantage de quelques pas. Car, pour qu'ils pussent
se ren sontrer, il faudrait, dit-on, que l'un fût ar»
AGON
9 —
ACRO
rivé au point d'où l'autre part. Mais si la matière
est divisible à l'infini, cela n'est pas possible,
parce qu'il faut toujours admettre entre les deux
coureurs une distance quelconque, infiniment pe-
tite (Arist., Phys., lib. IV, c. ix; Diog. Laërt.,
lib. IX, c. xxm, xxix). Cet argument n'a de valeur
et n'a été dirigé que contre les partisans exclu-
sifs de l'empirisme, forcés par leurs principes à
nier toute continuité et toute unité, par consé-
quent le teaips et l'espace. Mais, à le prendre
d'une manière absolue, c'est une subtilité qui ne
mérite pas d'autre réponse que celle de Diogène.
Voy. Ecoie Eléatique et Zenon.
ACHILLINI (Alexandre), de Bologne {Alex.
Achillinus Boloniensis) , professait à Padoue;
dans le cours du xve siècle, la philosophie aris-
totélicienne commentée par Averrhoès, et eut
même la gloire d'être surnommé Aristote second.
Il n'eut pourtant d'autre titre à cette distinction
que l'habileté de sa dialectique, habileté dont il
fit surtout preuve dans la discussion qu'il soutint
contre son célèbre contemporain, Pierre Pompo-
nace. Il mourut en 1512, sans avoir laissé aucun
écrit qui soit parvenu jusqu'à nous.
ACONTIUS (Jacques), né à Trente au com-
mencement du xvie siècle, est très-peu connu et
mériterait de l'être davantage. On ignore égale-
ment l'année de sa naissance et celle de sa mort.
Bayle, qui lui a consacré un article dans son
Dictionnaire , affirme qu'il mourut en 1565;
mais il vivait encore en 1567, puisque Ramus, qui
entretenait avec Acontius une correspondance,
s'adresse encore à lui en cette année même dans
son Proœmium malhematicum et fait allusion
à son crédit auprès de la reine d'Angleterre.
La vie d' Acontius, comme celle de la plupart
des philosophes de ce temps-là, fut semée d'à
ventures. Il nous apprend lui-même qu'ayant
embrassé la réforme, il se détermina à quitter
sa patrie, en compagnie d'un de ces coreligion-
naires, nommé Francesco Betti. Sans doute ils
suivirent la route que prenait alors l'émigration
italienne, et dont les premières étapes étaient
Genève et Zurich, Bàle et Strasbourg. Le séjour
d'Acontius dans ces deux dernières villes est
mentionné dans une lettre célèbre à son ami
Jean Wolf de Zurich {de Ralione edendorum
librorum, datée de Londres, 1562). C'est à Bâle
qu'il publia ses principaux ouvrages et fit le plus
long séjour avant de se réfugier en Angleterre,
où la reine Elisabeth l'accueillit avec faveur et
le pensionna, sinon comme jurisconsulte, ou
comme philosophe, ou même comme théologien,
au moins comme ingénieur : car il avait com-
posé en italien un traité sur l'art de fortifier les
places de guerre, et il entreprit de le mettre en
latin par ordre de la reine : « tâche assez mal-
aisée, disait-il, pour un homme qui, après avoir
passe une bonne partie de sa vie à lire le mau-
vais latin {sordes) de Barthole, de Baldus et d'au-
tres écrivains de cette espèce {ejus farinœ),
avait mené pendant plusieurs années la vie des
cours. » Aussi ne paraît-il pas qu'il ait jamais
livré à l'impression ce travail.
Acontius a joui, durant le xvic et le xvne siè-
cle, d'une assez grande réputation à cause d'un
livre ingénieux, et souvent réimprimé, tur les
Ruses de Satan (ou les Stratagèmes du Diable,
suivant une autre traduction du titre latin : Stra-
tagematum Satanœ libri oclo, Bâle, 1565). Mais
nous n'avons à nous occuper ici que du philoso-
phe qui eut l'idée de réformer la logique, et non
du théologien protestant, accusé par quelques-
uns de pousser jusqu'à leurs dernières limites la
largeur et la tolérance, et vanté pour cela même
par les arminiens, les sociniens et les libres
penseurs.
Le principal titre d'Acontius aux yeux de l'his-
torien de la philosophie est un petit traité de la
méthode, qu'il publia à Bàle en 1558, intitulé :
Jacobi Acontii T ridentini de Melhodo, hoc est de
investigandarum tradendarumque artium ac
seienliarum ralione (in-8, 138 pages, plus un
errata d'après lequel nous rétablissons le titre)
La logique étant définie l'art de découvrir et
d'exposer la vérité (recta contemplandi docendi-
que ratio), l'étude de la méthode en fait essen-
tiellement partie, et il y a lieu de s'étonner que
l'on s'en occupe si peu : car, si la méthode a pour
but de nous procurer la connaissance que nous
nous proposons d'acquérir, elle nous sert aussi à
l'enseigner aux autres. Une telle connaissance
n'est pas innée, comme celle des axiomes (p. 18,
19), ni obtenue immédiatement, comme les idées
que nous donnent les sens : elle est le fruit du
raisonnement, qui seul peut nous découvrir l'es-
sence, les causes et les effets de chaque chose
(qui sit, quae sint ejus causa, quisve effectus). A
la recherche de l'essence se rattache la théorie lo-
gique de la définition que l'auteur traite avec le
plus grand soin (p. 49-83). Pour découvrir les
causes et les effets, il distingue deux méthodes,
celle de résolution ou d'analyse et celle de com-
position, qui convient surtout à l'enseignement,
quoiqu'elle contribue aussi à la recherche de la
vérité. L'analyse dont il est ici question est celle
des géomètres: il ne peut y avoir aucun doute à
cet égard, et en général la méthode des mathé-
mathiques est l'idéal d'Acontius en logique. Il le
déclare à Wolf dans la lettre que nous citions
plus haut, et il prétend qu'elle trouve partout
son application, voire même en théologie, témoin
son livre des Ruses de Satan, où il part de la
définition du but de Satan et de principes géné-
raux ou axiomes dont il va déduisant les consé-
quences jusqu'à la fin de l'ouvrage. On trouve
encore, dans le de Melhodo d'Acontius, de bonnes
règles pour l'emploi de la division et pour la
culture de la mémoire; mais en somme, si l'on
excepte l'expression de notions innées et ce qui
est dit de l'analyse, on ne voit guère de quoi jus-
tifier un rapprochement entre Acontius et Des-
cartes. Cependant Baillet rapporte dans sa Vie
de Descaries (t. 11, p. 138) qu'un cartésien hol-
landais, nommé Huelner, signala au P. Mer-
senne le livre d'Acontius comme le seul qui lui
parût digne d'être comparé au Discours de la
Méthode: exagération évidente, que Bayle se
contente de rappeler, mais que Brucker semble
approuver.
Pour rester dans le vrai, il faut dire que le de
Melhodo d'Acontius est l'ouvrage d'un esprit net
et ferme, qu'il est bien compose, écrit d'un style
clair et dégagé de toute scolastique. L'auteur est
donc, en logique, un des précurseurs de la phi-
losophie moderne. Il en avait pressenti les glo-
rieux développements, témoin ce beau passage
de sa lettre à J. "Wolf : « Intelligo etiam me in
saeculum incidisse cultum prseter modum, nec
tam certe vereor eorum, qui regnare nunc viden-
tur, judicia, quam exorientem quamdam sseculi
adhuc paulo excultioris lucem pertimesco. Etsi
enim multos habuit habetque œtas nostra viros
praestantes, adhuc tamen videre videor nescio
quid majus futurum. » Quel dommage que cela
soit dit à propos d'un écrit de Patrizzi!
Outre l'article de Bayle cité plus haut, on peut
lire les quelques lignes que Brucker a consacrées
à Acontius dans son Hist. critica philosophiœ
(vol. V, p. 585, 586). Mais les écrits du théolo-
gien italien sont la source la plus riche et la
plus sûre pour connaître sa vie et ses opinions.
Ch. W.
ACROAMATIQUE (de àxpoâ'-jj.ai, entendre).
AGTU — 10 -
C'est la qualification que l'on donne a certaines
doctrines non écrites, mais transmises oralement
à un petit nombre d'élus, parce qu'on les juge
inaccessibles ou dangereuses pour la foule. Dans
le dernier cas, acroamatique devient synonyme
d'i'sotérique (voy. ce mot). Quelquefois même
on étend cette qualification à des doctrines écri-
tes, quand elles portent sur les points les plus
ardus de la science, et qu'elles sont rédigées dans
un langage en rapport avec le sujet. C'est ainsi
que tous les ouvrages d'Aristote ont été divisés
e:i deux classes : les uns, par leur forme aussi
bien que par les questions dont ils traitent, pa-
raissent destinés à un grand nombre de lecteurs;
on leur donnait le nom d'exotériques (è?wT£fi-
xov:) ; les autres semblaient réservés à quelques
disciples choisis : ce sont les livres acroamatiques
(à/pou-a-axo; ou êyxuxXiouç). Quant à savoir quels
sont ces livres et si nous les avons entre les
mains, c'est une question qui ne peut être réso-
lue ici. Voy. dans le tome I des Œuvres d'Aristote
par Buhlë, 5 vol. in-8, Deux-Ponts, 1791, une
dissertation intitulée : Commenlatio de libris
Aristotelis acroamaticis etexotericis. — Voy.
Aristote.
ACRON d'Agrigente ne se rattache à l'histoire
de la philosophie que parce qu'il fut le fondateur
de l'école de médecine surnommée empirique ou
méthodique; cette école fleurit surtout pendant
les deux premiers siècles après J. C, et arbora,
en philosophie, le drapeau du scepticisme; elle a
produit un grand nombre de philosophes scepti-
ques, tels que Ménodote, Saturnin, Théodas, etc.;
le plus distingué d'entre eux tous fut, sans con-
tredit, Sextus Empiricus. Voy. Sextos.
ACTE. La signification vulgaire de ce mot n'a
pas besoin d'être définie; mais il est employé par
Aristote avec un sens spécial et rigoureux qu'il
importe de préciser.
Nous voyons les objets passer d'un contraire à
l'autre, du chaud au froid ; mais ce n'est pas le
contraire qui devient son contraire, le chaud qui
devient froid. 11 y a nécessairement quelque chose
en quoi le changement s'opère; nécessairement
aussi ce quelque chose avait les deux contraires
en puissance et était indifférent à l'un et à l'au-
tre. Ce quelque chose c'est la matière qui ne se
distingue pas de la puissance. Mais pouvoir, ce
n'est pas agir ; être en puissance froid ou chaud.
ce n'est pas être froid ou chaud. Pour être froid
ou chaud, la puissance a besoin d'être réalisée,
et lorsqu'elle est réalisée le froid ou le chaud est,
non plus en puissance, mais en acte ; de sorte
que l'acte et la puissance s'excluent mutuelle-
ment. Lorsqu'une chose est en puissance, elle
n'est pas en acte ; lorsqu'elle est en acte, elle
n'est plus en puissance. L'acte n'est cependant pas
la réalisation de la puissance, mais la fin de la
puissance qui se realise. La réalisation de la
puissance est le passage de la puissance à l'acte,
i c qu'Aristotc appelle le mouvement.
voy. UusTOTE, Actuel. A. L.
ACTIVITÉ. Voy. Volonté.
ACTUEL [quoa est in actu) est un terme em-
prunté Hc l.i philosophie scolastique, qui elle-
': n'a fait que traduire littéralement cette
expression d'Aristote : ta 5v x-/t' Èvepyeiav. Or,
'lans la pensée du philosophe grec, assez fidèle-
ment sur ce point par ses disciples du
moyen âge 1 actuel c'est ce qui a eessé d'être sim-
plement possible pour exister en réalité et à l'é-
tat 'h; lait: c'est :pussi L'état d'une faculté ou
d'une force quelconque quand elle est entrée en
exercice. Ainsi, ma volonté, quoique trh&réelle
comme [acuité, ne commence à avoir une exis-
aetuelU qu'au moment où je veux telle ou
elle chose. Arim-i dit, pai conséquent, plus que
ADEQ
réel. De la langue philosophique, qui aurait tort
de l'abandonner, ce terme a passé dans le lan-
gage vulgaire, où il signifie ce qui est présent ;
sans doute parce que rien n'est présent pour nous
que ce qui est révélé par un acte ou par un fait.
Voy. Aristote.
ADAM du Petit-Pont, né en Angleterre au
commencement du xne siècle, étudia à Paris sous
Matthieu d'Angers et Pierre Lombard, et y tint
une école près du Petit-Pont, comme l'indique
son surnom, jusqu'en 1176; où il fut nommé évê-
que d'Asaph, dans le comte de Glocester. 11 mou-
rut en 1180. Jean de Salisbury vante l'étendue
de ses connaissances, la sagacité de son esprit, et
son attachement pour Aristote ; mais on lui re-
prochait beaucoup d'obscurité. 11 disait qu'il n'au-
rait pas un auditeur, s'il exposait la dialectique
avec la simplicité d'idées et la clarté d'expres-
sions qui conviendraient à cette science. Aussi
était-il tombé volontairement dans le défaut de
ceux qui semblent vouloir, par la confusion des
noms et des mots, et par des subtilités embrouil-
lées, troubler l'esprit des autres et se réserver à
eux seuls l'intelligence d'Aristote (Jean Salisbu-
ry, Metalogicus, lib. Ul c. x; lib. III, c. m; lib.
IV, c. m). On ne connaît d'Adam qu'un opuscule
incomplet, intitulé Ars disserendi, dont M. Cou-
sin a publié quelques extraits dans ses Frag-
ments de philosophie scolastique. Voy. aussi His-
toire littéraire de France, t. XIV, Paris, 1840,
p. 417 et suiv. C. J.
ADÉLARD, de Bath, vivait dans les premières
années du xne siècle. Poussé, comme lui-même
nous l'apprend, par le désir de s'instruire, il vi-
sita la France, l'Italie, l'Asie Mineure ; et, de re-
tour dans sa patrie, sous le règne de Henri, fils
de Guillaume, consacra ses loisirs à propager
parmi ses contemporains les vastes connaissances
qu'il avait acquises. Son nom est naturellement
associé à ceux de Gerbert, de Constantin le Moine,
à ces laborieux compilateurs qui introduisirent
en Europe la philosophie arabe. On lui doit des
Questions naturelles, imprimées sans date à la
fin du xive siècle; un dialogue encore inédit, in-
titulé de Eodem et Diverso, qui, sous la forme
d'une fiction ingénieuse, renferme une éloquente
apologie des études scientifiques, une Doctrine
de l'Abaque, une version latine des Éléments
(TEuclide, et plusieurs autres traductions faites
de l'arabe. Il est fréquemment cité par Vincent
de Beauvais, sous le titre de Philosophus Anglo-
rum. M. Jourdain, dans ses Recherches sur l'o-
rigine des traductions d'Aristote (in-8, Paris,
1819), a donné une analyse étendue du de Eodem
et Dicerso. X.
ADELGER (appelé aussi ADELHER), philoso-
phe scolastique et théologien du xne siècle, cha-
noine à Liège, puis moine de Cluny. 11 s'est fait
remarquer uniquement par sa manière d'expli-
quer la prescience divine, en la conciliant avec
la liberté humaine. Selon lui, le passé et l'avenir
n'existent pas devant Dieu, qui prévoit nos actions
comme nous voyons celles de nos semblables,
sans les rendre nécessaires et sans porter at-
teinte à notre libre arbitre. Voy. Adelgerus, de
Libero arbilrio ; dans le Thésaurus anecaoto-
rmti de Pèze, t. IV, p. 2.
ADÉQUAT, se dit en général de nos connais-
sances et surtout de nos idées. Une idée adéquate
est conforme à la nature de l'objet qu'elle repré-
sente. Mais quels sont les objets véritables de
nos idées, ou, ce qui revient au même, quels
sont les modes de notre intelligence auxquels le
mot idée, conformément aux plus illustres exem-
ples, doit être consacré particulièrement? L'idée
nous représente l'essence invariable et intelligible
des choses, tandis que la sensation correspond
MHD — 11 —
aux modes variables, aux apparences fugitives.
Par conséquent, plus elle est étrangère à la sen-
sation, et épurée des affections de la sensibilité
en général, plus elle est conforme à la nature
réelle de la chose représentée, c'est-à-dire plus
elle est adéquate. C'est dans ce sens que ce mot
a été employé surtout par Spinoza, qui s'en sert
très-fréquemment. Aux yeux de ce philosophe, la
connaissance adéquate par excellence, la connais-
sance parfaite, c'est celle de l'éternelle et infinie
essence de Dieu, implicitement renfermée dans
chacune de nos idées {Eth., part. II, de Anima).
C'est dans cette connaissance qu'il fait consister
l'immortalité de l'âme et le souverain bien.
ADRASTE d'Aphrodisie {Adrastus Aphrodi-
siœus), commentateur estimé d'Aristote, qui vi-
vait dans le 11e siècle après J. C, et a été classé
parmi les péripatéticiens purs. Nous n'avons
rien conservé de lui, qu'un manuscrit qui traite
de la musique.
^EDÉSIE, femme philosophe de l'école néo-
platonicienne, épouse d'Hermias et mère d'Am-
monius. Elle fut célèbre par sa vertu et sa beau-
té, mais plus encore par le zèle avec lequel elle
se dévoua à l'école néoplatonicienne et à l'in-
struction de ses fils.
Elle était parente de Sizianus, qui aurait dé-
siré l'unir à Proclus, son disciple ; mais ce der-
nier, à l'exemple d'un grand nombre de néopla-
toniciens, regardait le mariage comme une
institution profane et voulut garder le célibat.
vEdésie s'unit à Hermias d'Alexandrie, et con-
duisit à Athènes, à l'école de Proclus, les fils qui
naquirent de cette union. Elle doit, ipar consé-
quent, avoir vécu dans le ve siècle après J. C.
^EDÉSIUS de Cappadoce {sEdesius Cappadox),
néoplatonicien du iv* siècle après J. C, et suc-
cesseur de Jamblique. Après l'exécution de Sopa-
ter, autre néoplatonicien que Constantin le Grand,
converti au christianisme, livra au dernier sup-
plice, yEdésius se tint caché pendant quelque
temps pour ne pas subir le même sort: mais plus
tard, ayant reparu à Pergame, où il établit une
école de philosophie, ses leçons lui attirèrent un
grand concours de disciples venus de l'Asie Mi-
neure et de la Grèce.
-ŒGIDIUS COLONNA. issu de la noble race
italienne des Colonna, appelé aussi du lieu de sa
naissance ^Egidius Romanus (Gilles de Rome),
est un philosophe et un théologien célèbre du xive
siècle. Il reçut le surnom de Doclor fundatissi-
mus et de Princeps theologorum. Entré, jeune
encore, dans l'ordre des ermites de S. Augustin,
il vint étudier à Paris, où il suivit surtout les le-
çons de S. Thomas d'Aquin et celles de S. Bona-
venture, devint précepteur du prince qui plus
tard porta le nom de Philippe le Bel, enseigna
la philosophie et la théologie à l'Université de
Paris, fut nommé en 1294 archevêque de Bourges
et mourut à Avignon en 1316, après avoir pris
parti pour Boniface VIII contre le prince qui
avait été son élève et son bienfaiteur.
Outre son commentaire sur le Magisler senten-
tiarum de Pierre Lombard, on a de lui deux
ouvrages philosophiques dont l'un, sous le titre
de Tractatus de esse et essenlia, fut imprimé en
1493 ; l'autre, intitulé Quodlibeta} a été publié à
Louvain en 1646, et se trouve précède du de
Viris illustribus de Curtius, qui donne des ren-
seignements circonstanciés sur la vie et la répu-
tation littéraire de ce philosophe scolastique. C'est
à tort, sans doute, que les Commentationes phy-
sicœ et metaphysicœ ont été attribuées à Mgï-
dius ; car non-seulement il y est nommé à la
troisième personne, mais on y voit aussi men-
tionnés des écrivains qui lui sont postérieurs, et
le style est d'une latinité plus pure que dans les
jENÉS
écrits de notre auteur. Ses recherches philosophi-
ques se rapportent presque toutes à des questions
d'ontologie, de théologie et de psychologie ration-
nelle, à divers problèmes relatifs à l'être, la ma-
tière, la forme, l'individualité, etc. Il se rattache
strictement sur plusieurs points à la doctrine
d'Aristote : par exemple, il considère la matière
comme une simple puissance {Potentia pura),
qui ne possède aucun caractère, aucune propriété
de la forme ou de la réalité. Il ne fait pas seule-
ment dépendre la vérité de la nature des choses,
mais encore des lois de l'intelligence : en somme,
il peut être regardé comme un réaliste assez con-
séquent avec lui-même.
.dSgidius Romanus n'est pas seulement un phi-
losophe scolastique, c'est aussi un philosophe po-
litique. Sur la demande de son royal élève, il a
compose un traité du Gouvernement des princes
{de Regimine principum) imité de celui qui a
été écrit en partie par S. Thomas d'Aquin, mais
beaucoup plus étendu; et sur la fin de sa vie,
probablement pendant la querelle de Boniface VIII
et de Philippe le Bel, il a pris la défense du pou-
voir temporel du pape dans un traité de la Puis-
sance ecclésiastique {de Ecclesiastica potestale) ,
qui a été découvert et publié assez récemment
par M. Jourdain, sous le titre suivant : Un ou-
vrage inédit de Gilles de Rome, précepteur de
Philippe le Bel, en faveur de la papauté, in-8,
Paris, 1858. Dans le premier de ces deux ouvra-
ges (in-f°, Augsbourg, 1473), on trouve un traité
a peu près complet de droit naturel, de droit po-
litique et même d'économie politique, où les idées
d'Aristote et de S. Thomas se trouvent unies à
quelques principes plus modernes. Le second con-
tient un plaidoyer en faveur des prétentions les
plus exagérées de la papauté, telles que les con-
cevait Grégoire VII. — On trouvera une notice
étendue sur Gilles de Rome dans les Réforma-
teurs etpublicistes de V Europe de M. Ad. Franek,
in-8, Paris, 1864.
.ffiîNEAS ou ÉNÉE de Gaza, d'abord philosophe
païen, puis philosophe chrétien du ve siècle. Après
avoir suivi les leçons du néoplatonicien Hiéroclès
à Alexandrie, après avoir lui-même enseigné
quelque temps l'éloquence et la philosophie, il se
convertit au christianisme, et greffa si habilement
sur cette doctrine nouvelle les fruits qu'il avait
recueillis de la philosophie platonicienne, qu'on
le surnomma le Platonicien chrétien. Outre un
bon nombre de lettres, on a conservé de lui un
dialogue écrit en grec, et qui, sous le titre de
Théophrasle, traite principalement de l'immor-
talité de l'âme et de la résurrection des corps. Il
y est aussi beaucoup parlé des anges et des dé-
mons. A ce propos, Enée de Gaza invoque fré-
quemment la sagesse chaldaïque, ainsi que les
noms de Plotin, de Porphyre et de plusieurs au-
tres néoplatoniciens. Il explique la Trinité chré-
tienne avec le secours de la philosophie platoni-
cienne, établissant un rapport entre le Logos de
Platon et le Fils de Dieu, entre l'âme du monde
et l'Esprit saint. Il est facile de voir que ce trans-
fuge du néoplatonisme au christianisme aime à
faire un fréquent emploi de ses anciennes doctri-
nes, afin de donner à ses croyances religieuses
la consécration d'une conviction philosophique.
Voy. JEneaz Gazœi Thcophrastus, gr. et lat.,
in-f°, Zurich, 1560; le même ouvrage avec la
traduction latine, et les notes de Gasp. Barthius,
in-4, Leipzig 1655 ; enfin on a de lui vingt-cinq
lettres insérées dans le Recueil des lettres grec-
ques, publié par Aide Manuce, in-4, Rome, 1499,
et in-f°j Genève. 1606.
iENESlDÉME. L'antiquité ne nous a laissé sur
la vie d'^Enésidème qu'un petit nombre de ren-
seignements indécis. A peine y peut-on découvrir
jENËS
— 12 —
AFF1
l'époque où il vécut, sa patrie, le lieu où il en-
seigna, et le titre de ses écrits. Sur tout le reste,
il faut renoncer même aux conjectures.
Fal.ricius (ad Sext. Emp., Hypoth. Pyrrh., lib.
I, c. ccxxxv) et Brucker [Hisl. crit. phil.) ont
pensé qu'iEnési dénie vivait du temps de Cicéron.
Cette opinion n'a d'autre appui qu'un passage de
Photius mal interprété (Phot., Myriob., cod.
ccxn, p. 169, Bekk.) ; il résulte, au contraire,
d'un témoignage décisif d'Aristoclès (ap. Euseb.,
Prcep. evang., lib. XIV), que la véritable date
d'yEnési dénie, c'est le premier siècle de l'ère
chrétienne.
jEnésidème naquit àGnosse, en Crète (Diogène
Laërce, liv. IX, c. xn) ; mais c'est à Alexandrie
qu'il fonda son école et publia ses nombreux
écrits. (Arist. ap. Euseb., lib. I.)
Aucun de ses ouvrages n'est arrivé jusqu'à
nous. Celui dont !a perte est le plus regrettable,
c'est le ITjppamtov ).6yoi, que nous ne connaissons
que bien imparfaitement par l'exîiaitque Photius
nous en a donné (Phot., Myriob., lib. I). C'est
dans ce livre que se trouvait très-probablement
l'argumentation célèbre contre l'idée de causalité,
que Sextus nous a conservée et qui est le princi-
pal titre d'honneur d'/Enésidèine. (Sext. Emp.,
Advers. Math., éd. de Genève, p. 345-351, C; Cf.
Pyrrh. Hyp.} lib. I, c. xvii.)
Tennemanri a dit avec raison que cette argu-
mentation est l'effort le plus hardi que la philo-
sophie ancienne ait dirigé contre la possibilité de
toute connaissance apodictique ou démonstrative,
en d'autres termes, de toute métaphysique.
Aucun sceptique, avant ^Enésidème, n'avait eu
l'idée de discuter la possibilité et la légitimité
d'une de ces notions a priori qui constituent la
métaphysique et la raison, afin de les détruire
l'une et l'autre dans leur racine et, pour ainsi dire,
d'un seul coup. Cette idée est hardie et profonde.
Mûrie par le temps, et fécondée par le génie, elle
a produit dans le dernier siècle la Critique de la
liaison pure, et un des mouvements philosophi-
ques les plus considérables qui aient agité l'es-
prit humain.
On ne peut non plus méconnaître qu'^Enési-
dème n'ait fait preuve d'une grande habileté,
lorsque, pour contester l'existence de la relation
de cause à effet, il s'est placé tour à tour à tous
jintsde vue d'où il est réellement impossible
de l'apercevoir. C'est ainsi qu'il a parfaitement
établi, avant Hume, qu à ne consulter que les
sens, on ne peut saisir dans l'univers que des
phénomènes, avec leurs relations accidentelles,
et jamais rien qui ressemble à une dépendance
nécessaire, à un rapport de causalité.
Que si l'on néglige les idées grossières des sens
pour s'élever à la plus haute abstraction méta-
physique , jEnésidèine force le dogmatisme à
(nnlcsserque l'action de deux substances de na-
iure différente l'une sur l'autre, ou même celle
'!■■ deux substances simplement distinctes, sont
dunl nous n'avons aucune idée.
Et, de tuut cela, il conclut que la relation de
causalité n'existe pas dans la nature des choses.
Mais, d'un autre côté, obligé d'accorder que l'es-
prit humain conçoit cette relation et ne peut pas
ne pas la concevoir, il s'arrête à ce moyen terme,
que la loi de la causalité est. à la vérité, une
cond tion. un phénomène de 1 intelligence, mais
qu'el eu! titre; et de là le
lu eu métaphysique.
Si Pyrrhon, dans l'antiquité, conçut le premier
dans toute sa •<■ érité la philosophie du août
fameuse i y, on nepeul refuser à Jtaésidème
l'honneur de lui avoir donné pour la première
fois une ot i puissante et régulière i l
c'est là ce qui assigne É ce hardi penseur une
place à part et une importance considérable dans
l'histoire de !a philosophie ancienne.
Dans ses llupjSomwv ).6yot, il avait institué un
système d'attaque contre le dogmatisme, où il le
poursuivait tour à tour sur les questions logiques.
métaphysiques et morales, embrassant ainsi dans
son scepticisme tous les objets de la pensée, les
principes et les conséquences, la spéculation pure
et la vie.
Mais tous ses travaux peuvent se résumer en
deux grandes attaques, qui, souvent répétées de-
puis, ont fait jusque dans les temps modernes
une singulière fortune, l'une contre la raison en
général, l'autre contre son principe essentiel, le
principe de causalité. Soit qu'il s'efforce d'établir
la nécessité et tout à la fois l'impossibilité d'un
critérium absolu de la connaissance, soit qu'il
entreprenne de ruiner la métaphysique par son
fondement, il semble qu'il lui ait été réservé
d'ouvrir la carrière aux plus illustres sceptiques
de tous les âges. Par la première attaque, il a
devancé Kant; par la seconde, David Huinej par
l'une et par l'autre, il a laissé peu à faire a ses
successeurs.
Consultez, sur Jînésidème, les Histoires géné-
rales de Brucker (Hist. crit. philos., t. I, p. 1328,
Leipzig, 1766) et de Ritter (Hist. de la phil. an-
cienne, t. IV, p. 233 sqq., trad. Tissot, Paris, 1836);
l'histoire spéciale de Stseudiin (Histoire et Esprit
du scepticisme, 2 vol. in-8; t. I, p. 299 sqq.,
Leipzig, 1794, ail.); un article de Tennemann
dans 1 Encyclopédie de Ersch., IIe part., et la
monographie d'^Enésidème, par M. E. Saisset,
in-8, Paris, 1840, réimprimée dans l'ouvrage du
même auteur, le Scepticisme, in-8, Paris, 1865.
Em. S.
-ŒSCHINE d'Athènes, disciple de Socrate, au-
quel on attribue des dialogues socratiques, entre
autres Eryxiaset Axiochus. Voy. Diogène Laërce,
liv. IL — Boeckh, Simonis Socratici dialogi qua-
tuor. Additi sunt incerti auctoris (vulgo jEsehinis),
dialogi Eryxias et Axiochus. Heidelb., 1810, in-8.
AFFECTION (de afficere, même signification)
a un sens beaucoup plus étendu en philosophie
que dans le langage ordinaire : c'est le nom qui
convient à tous les modes de sensibilité, à toutes
les situations de l'àme où nous sommes relative-
ment passifs. On peut être affecté agréablement
ou d'une manière pénible, d'une douleur ou d'un
plaisir purement physique, comme d'un senti-
ment moral. « Toute intuition des sens, dit Kant
(Analyt. transcend., lre sect.); repose sur des
affections, et toute représentation de l'entende-
ment, sur des fonctions. » Cependant il faut re-
marquer que, lorsqu'il s'agit d'une signification
aussi générale, notre langue se sert plutôt du
verbe que du substantif. Dans la psychologie
écossaise, \*s affections sont les sentiments que
nous somnicb susceptibles d'éprouver pour nos
semblables ; en conséquence, elles se divisent en
deux classes: les affections bienveillantes et les
affections malveillantes. Enfin/ dans le langage
usuel, on entend toujours par affection ou l'a-
mour en général, ou un certain degré de senti-
ment. Cette dernière définition a été adoptée par
Descartes, dans son Traité des Postions (art.
Lxxxin). Voy. Amour et Sensibilité.
AFFIRMATION UaxJLfaaiQ. Elle oonsiste à
attribuer une chose à une autre, ou à admettre
simplement qu'elle est; car l'être ne peut pas
passer pour un attribut, quoiqu'il en occupe sou-
yenl la place dans le langage. L affirmation, quand
elle est renfermée dans la pensée, n'est pas autre
qu'un jugement: exprimée par la parole,
elle devient une proposition. Ce jugement et cette
proposition sont appelés l'un et l'autre affirmar
tifs, il i.nii remarquer qu'un jugement afnrmatif
AGRI
dans la pensée, peut être exprimé sous la forme
d'une proposition négative; ainsi, quand je nie
que l'àme soit matérielle, j'affirme réellement
son immatérialité, c'est-à-dire son existence mê-
me. Voy. Jigement et Proposition.
A FORTIORI (à plus forte raison). On se sert
de ces mots dans les matières de pure contro-
verse, quand on conclut du plus fort au plus fai-
ble, ou du plus au moins.
agricola (Rodolphe), surnommé Frishis à
cause de son pays natal, était de Baffloo, village
situé dans la Frise, à peu de distance de Gronin-
gue. Son véritable nom était Rolef Huesmann, et
non de Cruningen, comme le prétend l'abbé Joly,
abusé par une mauvaise prononciation de Gro-
ningen. On ne connaît la date de sa naissance que
par celle de sa mort, arrivée le 28 octobre 1486.
Il avait alors à peine 42 ans : c'est donc en 1444
qu'il faut placer sa naissance, et non en 1442,
comme font la plupart des historiens de la phi-
losophie. L'autorité décisive sur ce point n'est
pas Melchior Adam, mais l'historien de la Frise,
Ubbo Emmius, ainsi que l'a fort bien établi
Bayle (art. Agricola (Rod.). note A.)
Agricola, si l'on en croit un historien de la
ville de Deventer, aurait fait ses premières études
au collège de Sainte-Agnès, près de Zvoll, sous
le fameux Thomas à Kempis. Ainsi s'expliquerait
sa rare habileté dans l'art de copier et d'illustrer
les manuscrits. A ce talent il joignit de bonne
heure ceux de musicien et de poëte. De Zvoll,
Agricola se rendit à Louvain, ou il se distingua
bientôt par ses dispositions philosophiques et par
son talent à écrire en latin. Il faisait de Cicéron
et de Quintilien une étude assidue, et c'est d'eux
qu'il apprit, non-seulement à écrire, mais encore
à penser autrement que les scolastiques. 11 sou-
mettait à ses maîtres et développait très-habile-
ment des objections contre l'ordre suivi dans
l'enseignement traditionnel de la logique. Il eut
tant de succès à Louvain, qu'il aurait pu y rester
comme professeur ; mais ses goûts et sa vocation
l'attiraient ailleurs ; ayant appris le français avec
quelques-uns de ses condisciples, il partit pour
Paris, afin d'y perfectionner ses études. Il y de-
meura plusieurs années, étudiant et enseignant
tour à tour^ jusqu'à l'âge de trente-deux ans, et
l'on doit s'étonner que ses biographes allemands
aient glissé si légèrement sur ce séjour prolongé
dans l'Université de Paris. Il serait intéressant
de savoir quelle fut l'attitude du jeune maître
es arts de Louvain, lorsqu'il se trouva en présence
des logiciens les plus illustres de cette époque et
dans la compagnie de son docte et subtil com-
patriote, Jean Wessel, qu'on avait surnommé
magister contradictionis. On peut affirmer à
coup sûr que ses leçons n'étaient pas l'écho de
cette scolastique pour laquelle il avait tout d'a-
bord éprouvé tant de répugnance, et peut-être ne
furent-elles pas sans influence sur la génération
nouvelle. Quoi qu'il en soit, Agricola, qui était
d'humeur voyageuse et fort amoureux des lettres
anciennes, se sentait attiré vers l'Italie où elles
étaient enseignées avec éclat par les Grecs venus
de Constantinople, et où l'avaient précédé .plu-
sieurs de ses anciens compagnons d'études. Étant
arrivé à Ferrare en 1476, il y fut retenu par la
libéralité du duc Hercule d'Esté, et surtout par
les leçons et les entretiens du philosophe et gram-
mairien Théodore de Gaza, de l'humaniste Gua-
rini et des deux poètes Strozzi. Avec le premier
il étudia Aristote et la langue grecque ; avec le
second il cultiva les lettres latines, avec tous il
rivalisa de savoir et de talent. Après avoir suivi
les leçons de Théodore de Gaza, il se fit entendre
à son tour, et l'on admira son éloquence et sa
diction aussi pure qu'élégante. Il séjourna deux
13
AGRI
ans à Ferrare, et c'est probablement à cette épo-
que, c'est-à-dire à l'année 1477, que remonte la
première ébauche de son principal ouvrage : car
en dédiant quelques années plus tard son de In-
ventione dialectica à Théodoric (ou Dietrich) de
Plenningen, qu'il avait connu intimement à Fer-
rare, il lui rappelle que c'est à sa prière et sur
ses conseils qu'il a entrepris ce travail, et il
ajoute qu'il le fit un peu vite, au milieu des pré-
paratifs de son départ et pendant le voyage, alors
assez long de Ferrare à Groningue. On peut lire
là-dessus le témoignage très-intéressant de son
premier commentateur, Phrissemius, au début de
ses Scholia in libros très de Invent. dial. (Co-
logne et Paris, 1523 et 1539, in-4, Scholia in
Epistolam dedic). C'est donc à tort que Meiners
reporte aux années 1484 et 1485 la composition de
ce traité.
De retour dans sa patrie, Agricola refusa les
honneurs et les charges qu'on lui offrit comme à
l'envi, à Groningue, à Nimègue, à Anvers. Il
consentit seulement à suivre quelque temps, en
qualité de syndic de la ville de Groningue, la
cour de Maximilien I", auprès de qui il était pa-
tronné par d'anciens condisciples ou élèves; mais
au bout de six mois, ayant réussi dans sa négo-
ciation, il quitta la cour, malgré les efforts des
chanceliers de Bourgogne et de Brabant pour
l'attacher au service de l'Empereur. Il tenait à
son indépendance, et répugnait à toute fonction
qui l'aurait oblige à une vie sédentaire. Il aimait
à changer de place, et, suivant l'expression de
Bayle, menait une vie fort ambulatoire. Cepen-
dant un noble personnage, nommé Jean de Dal-
berg, à qui il avait appris le grec, ayant été fait
évêque de Worms, trouva moyen de l'attirer et
de le retenir, un peu malgré lui d'abord, tantôt
à Worms, tantôt à Heidelberg, où l'électeur Pa-
latin le combla de ses faveurs. Dans cette der-
nière ville d'ailleurs il retrouvait son ami le che-
valier Dietrich de Plenningen, qu'il surnommait
son cher Pline [Plinium suum), et dont la mai-
son fut la sienne. Puis il gardait la faculté de se
déplacer, en allant d'une ville à l'autre; il ac-
compagna même l'évêque de Worms à Rome, en
1484, lors de l'intronisation du pape Innocent XIII
que Jean de Dalberg allait complimenter au nom
du comte palatin.
Agricola fit quelques leçons à Worms, mais il
y trou\a des habitudes scolastiques tellement en-
racinées, qu'il désespéra d'en triompher. Il finit
par adopter de préférence le séjour de Heidel-
berg où il passa la plus grande partie de ses der-
nières années, de 1482 à 1486. Il y enseigna avec
un grand succès, traduisant et commentant les
écrits d'Aristote, notamment ceux d'histoire na-
turelle, alors inconnus en Allemagne. Son com-
mentaire était surtout philosophique, comme on
en peut juger par le développement qu'il pré-
senta un jour à des auditeurs enthousiastes de
cette pensée extraite du de Generatione anima-
lium (liv. II, ch. ni) : Tôv voy-* [A6vov6ùpa6Ev ïr.v-
oievai xaî Ôefov elvat p-àvov, ce qu'il traduisait
ainsi : « Mens extrinsecus accedit, et estdhinum
quid, nec nascitur ex materia corporum. »
Agricola se livra aussi à l'étude de la théolo-
gie et de la langue hébraïque. Il y apporta la
même liberté d'esprit qu'en philosophie, et peut-
être se serait-il appliqué tout entier aux ques-
tions religieuses, si une mort prématurée ne l'eût
arrêté subitement au milieu de ses travaux, le
28 octobre 1486. Son ami, le savant Reuchlin, qui
vivait à Heidelberg depuis quelque temps, pro-
nonça son oraison funèbre.
Agricola avait écrit, en prose, en vers, en la-
tin, et même en allemand. L'ouvrage par lequel
il a conquis une place distinguée parmi les phi-
AGRI
— 14 —
AGRI
losoplies de la Renaissance est intitulé : de In-
ventione dialeclica libri très. Erasme, qui en
admirait les idées et le style, en a fait, dans ses
Adages, un éloge presque enthousiaste; mais
par une inadvertance que justifie le contenu de
ce traité, il lui donne le titre de : de Inventione
rhetorica. Agricola, en effet, ayant pris tout
d'abord Cicéron et Quintilien pour guides dans
l'étude de la dialectique, fut conduit à la consi-
dérer comme instrument de l'art oratoire plutôt
que de la science et de la philosophie. De là cette
définition : Dialcclicam esse artem probabililer
de una quavis re disserendi. De là aussi la di-
vision de cet art en deux parties, l'invention et
le jugement ou disposition. L'invention dont il
veut parler est celle des preuves, qui se fait au
moyen de lieux communs, entendus aussi à la
manière des rhéteurs grecs et latins plutôt que
d'Aristote. Comment Brucker a-t-il pu affirmer
que le traité d'Agricola est conçu dans l'esprit et
suivant les vrais principes d'Aristote {juxla ge-
nuina Aristotelis principia)*! Assurément rien
ne rappelle ici les Analytiques, à peine y a-t-il
une analogie avec les Topiques. Loin de suivre
l'auteur de VOrganon, Agricola s'en sépare assez
nettement, tout en témoignant pour lui du res-
pect et même de l'admiration ; mais en vérité,
il ne le comprend guère, quoiqu'il ait sous les
yeux le texte original, et l'on doit reconnaître
qu'il n'était point de force à le corriger et à le
perfectionner. Aussi ne trouve-t-on guère d'i-
dées neuves dans cet ouvrage, dont le mérite
le plus saillant consiste dans le style. La théorie
des lieux est vague et confuse; sous prétexte de
dialectique, l'auteur traite dans le second livre
des moyens de donner au discours du mouve-
ment et du charme; et dans le troisième, il se
livre à des considérations dont on chercherait en
vain le rapport avec l'invention, dans le sens
restreint ou il prenait ce mot. Ce qui donne au
de Inventione dialeclica une physionomie parti-
culière, ce qui en fait l'originalité et l'impor-
tance historique, c'est d'une part l'esprit d'indé-
pendance qui s'y déploie, surtout à l'égard de la
scolastique, et d'autre part le style qui. malgré
la diffusion que le savant Huet a critiquée à bon
droit, est très-remarquable dans un écrivain al-
lemand du xve siècle, par la clarté, l'élégance et
une grande valeur d'images, d'exemples, de com-
paraisons ingénieuses.
En résume, Agricola était humaniste plus que
philosophe, et c'est par ses qualités d'homme et
d'écrivain, plus que par les mérites sérieux de sa
dialectique, qu'il contribua à préparer une ère
nouvelle, celle de la Renaissance. Il eut l'hon-
neur d'enseigner le grec à Heidelberg avant
Reuchlin, d'écrire et de parler un bon latin, avant
Erasme, de tenter une reforme de renseigne-
ment philosophique avant Mélanchthon. 11 fut
donc, pour ainsi dire, le premier initiateur de
l'Allemagne, puisque le premier il y introduisit
le goût et la connaissance de l'antiquité classi-
que. Son œuvre fut continuée parmi ses com-
patriotea par de nombreux disciples, parmi les-
quels il suffira de citer Rodolphe Langius, Anto-
nius Liber et Alexandre Hégius, qui fut le maître
d'Erasme. Sa réputation était grande en Italie,
témoin l'éloge que fit de lui Paul Joe, et cette
épitaphe composée par le célèbre humaniste Hcr-
molaus BarbarU8 (Ermolao Barbaro) de Venise :
Invida clauserunl hoc marmorefulu Rodoljih mu
Açricolam, Fritii spemque deensque soli.
Scilicet hoc vivo meruit Germanialaudis.
Quicquid habei L<itium,Grœcia quicquidhabel.
Le traité de Inventione dialeclica, publié à
Cologne en 152!) par J. M. Phrissemius, fut bien-
tôt connu et employé dans plusieurs collèges de
l'Université de Paris, où il obtint un si grand
succès grâce aux leçons de Latomus, de .1. Sturm
et de Jean le Voyer (Visorius), qu'en l-"»30 la fa-
culté de théologie accusait hautement la faculté
des arts d'abandonner Aristote pour Agricole.
Ainsi ce dernier eut le privilège de préluder en
France, aussi bien qu'en Allemagne, aux essais
plus hardie et plus efficaces de Mélanchthon et de
Ramus.
Les ouvrages d'Agricola ne furent recueillis
qu'assez longtemps après sa mort, par un de
ses compatriotes, Alard d'Amsterdam, en deux
volumes in-4 (Cologne. 1539), dont le premier
est une réimpression des trois livres de Inven-
tione dialeclica ; le second, sous le titre de Lu-
cubraliones} contient un commentaire du Pro
lege Manilia de Cicéron, des notes sur Sénèque
le rhéteur, la traduction latine de divers mor-
ceaux de Platon, de Démosthène, d'Isocrate et de
Lucien, quelques poésies latines, plusieurs dis-
cours et des lettres fort intéressantes à Antonius
Liber, à Langius, à Reuchlin^ à Hégius, à
J. Barbirianus, et à un frère utérin d'Agricola,
qui s'appelait Jean. Il manque à cette édition,
pour être complète : 1" les Commenlaria in Boë-
thium, publiés par Murmelius à Deventer (sans
date); 2° des poésies allemandes qui probable-
ment ne furent jamais imprimées; 3" un livre
d'histoire, de Quatuor monarchiis, qu'Agricola
avait composé sur la demande et sans doute
pour l'usage exclusif de l'électeur Palatin. Outre
les écrits de Rodolphe Agricola, on peut consul-
ter sur la vie et les travaux de ce personnage,
les ouvrages suivants : Oratio de vita Rod.
Agricolœ, recilala Witebergœ a Ioanne Saxone
Holsatico, à la suite de la Vie de Nie. Fris-
chlin publiée à Strasbourg en 1603, in-8; —
Melchior Adam, Vitœ german. philosophorum,
1615, in-8 (p. 13 et suiv.) ; — J. P. Tressling, Vita
et mérita Rod. Agricolœ, Groningse, 1830, in-8;
— A. Bossert, de Rod. Agricola Frisio, Paris.
1865, in-8 (64 p.). Ce dernier travail contient
des inexactitudes et plusieurs assertions qui au-
raient besoin d'être accompagnées de preuves.
Ch. W.
AGRIPPA mérite une place très-honorable
dans l'histoire du scepticisme de l'antiquité.
Nous ne connaissons de lui que ses Cinq motifs
de doute (Ilsvxc Tpduoi tyj; éTzrr/r\:) ; mais cette
tentative pour simplifier et coordonner les in-
nombrables arguments de son école suffit pour
témoigner de l'étendue et de la pénétration de
son esprit. Suivant cet ingénieux sceptique, le
dogmatisme ne peut échapper à cinq difficultés
insolubles : 1° la contradiction, rpoiro; àuè Sia-
çama; ; 2° le progrès à l'infini, xporcoç et: â-eipov
ëxëa).)(<>v ; 3° la relativité, xpoito; àno xoû irpôç
xi ; 4" l'hypothèse, -tpÔTco; (iTtoOcTixè;; 5° le cer-
cle vicieux, rpôitoç Sià).Xr,).o:. Voici le sens de
ces motifs, que les historiens n'ont pas assez re-
marqués. Il n'y a pas un seul principe qui n'ait
été nié. Par conséquent, aussitôt qu'un philoso-
phe dogmatique posera un principe quelconque,
on pourra lui objecter que ce principe n'est pas
consenti de tous. Et tant qu'il se bornera à l'af-
firmer, on lui opposera une affirmation contraire,
de façon qu'il n'aura pas résolu l'objection de la
contradiction. Pour se tirer d'affaire, il ne man-
quera pas d'invoquer un principe plus général;
mais la même objection reviendra incontinent
et le forcera de faire appel à un principe encore
plus élevé. Or, c'est en vain qu'il remontera
ainsi de principe en principe, l'ohjection le sui-
vra toujours, toujours insoluble, dans progriè à
ïin/ini. Poussé à bout, le dogmatiste déclarera
qu'il vient enfin d'atteindre un principe premier,
un principe évident de BOi-môme. Mais qu'est-ce
AGRI
15 —
AGRI
qu'un principe évident? celui qui parait vrai.
Reste à démontrer qu'il n'a pas une vérité seu-
lement relative, upô; ti. Renoncez-vous aux preu-
ves? votre principe reste une hypothèse. Ris-
quez-vous une démonstration? vous voilà dans le
aiallèle, car il faut un critérium à la démonstra-
tion, et le critérium a lui-même besoin d'être
démontré.
On ne peut méconnaître dans ces cinq motifs
d'Agrippa un grand art de combinaison et une
certaine vigueur d'intelligence. Tennemann n'y
a vu qu'une copie des dix motifs de Pyrrhon.
C'est une grave erreur. Pyrrhon avait réuni en
dix catégories un certain nombre de lieux com-
muns, ou il retournait de mille façons l'objec-
tion vulgaire des erreurs des sens ; les cinq mo-
tifs d'Agrippa trahissent, au contraire, une analyse
déjà savante des lois et des conditions, de 1 in-
telligence. La valeur purement relative des pre-
miers principes, la nécessité et tout ensemble
l'impossibilité d'un critérium absolu, le carac-
tère subjectif de l'évidence humaine, en un mot,
tout ce que le génie du scepticisme avait conçu
depuis plusieurs siècles de plus spécieux, déplus
subtil et de plus profond, tout cela y est résumé
sous une forme sévère et dans une" progression
exacte et puissante.
Le besoin de rigueur et de simplicité qui pa-
raît avoir été le caractère propre d'Agrippa le
conduisit à une réduction plus sévère encore. Il
ramena tout le scepticisme à ce dilemme : i\
Éau-oCi ou par une autre chose, i\ éxépov. Intelli-
gible d'elle-même, cela ne se peut pas : 1° à
cause de la contradiction des jugements humains;
2° à cause de la relativité de nos conceptions ;
3° à cause du caractère hypothétique de tout ce
qui n'est pas prouvé. Intelligible par une autre
chose, cela est absurde: car, du moment que
rien n'est de soi intelligible, toute démonstra-
tion est un cercle, ou se perd dans un progrès à
l'infini.
Simplifier ainsi les questions, c'est prouver
qu'on est capable de les approfondir, c'est bien
mériter de la philosophie. Voy. Sextus Empiri-
cus, Hyp. Pyrrh., lib. I, c. xiv, xv, xvi. — Dio-
gène Laërce, liv. IX. — Euseb.. Prœparat. Ev.,
lib. XIV, c. xvm. — Menag. ad Laërt., p. 251.
Em. S.
AGRIPPA de Nettesheim (Henri Cornélius)
est un des esprits les plus singuliers que l'on
rencontre dans l'histoire de la philosophie. Au-
cun autre ne s'est montré à la fois plus hardi et
plus crédule, plus enthousiaste et plus scepti-
que, plus naïvement inconstant dans ses opinions
et dans sa conduite. Les aventures sont accumu-
lées dans sa vie comme les hypothèses dans son
intelligence d'ailleurs pleine de vigueur, et l'on
peut dire que l'une est en parfaite harmonie avec
l'autre. C'est pour cette raison que nous donne-
rons à sa biographie un peu plus de place que
nous n'avons coutume de le faire.
Né à Cologne, en 1486, d'une famille noble, il
choisit d'abord le métier de la guerre. Il servit
pendant sept ans en Italie, dans les armées de
l'empereur Maximilien, où sabravoure lui valut
le titre de chevalier de la Toison-d'Or (auratus
eques). Las de cette profession, il se mit à étu-
dier à peu près tout ce que 1 on savait de son
temps, et se fit recevoir docteur en médecine.
C'est alors seulement que commence pour lui la
vie la plus errante et la plus aventureuse. De
1506 à 1509 il parcourt la France et l'Espagne,
essayant de fonder des sociétés secrètes, faisant
des expériences d'alchimie qui, déjà à cette épo-
que, étaient sa passion dominante, et toujours
en proie à une dévorante curiosité. En 1509, il
s?arrête à Dôle, est nommé professeur d'hébreu à
l'université de cette ville, et fait sur le de Vcrbo
mirifico de Reuchlin des leçons publiques ac-
cueillies avec la plus grande faveur. Ce succès
ne tarda pas à se changer en revers. Les Corde-
liers, peu satisfaits de ses doctrines, l'accusèrent
d'hérésie, et ses affaires prenaient un mauvais
aspect, quand il jugea à propos de s'enfuir à
Londres, où ses études et son enseignement,
prenant une autre direction, se portèrent sur les
épîtres de saint Paul. En 1510, on le voit de re-
tour à Cologne, où il enseigne la théologie, et en
1511, il est choisi par le cardinal Santa-Croce
pour siéger en qualité de théologien dans un
concile tenu à Pise; mais le concile n'ayant pas
duré, ou peut-être n'ayant pas eu lieu, iï se ren-
dit de là à Pavie, où, rentrant à pleines voiles
dans ses anciennes idées, il fit des leçons publi-
ques sur les prétendus écrits de Mercure Tris-
mégiste. Il en recueillit le même fruit que de
ses commentaires sur Reuchlin à Dôle. Une ac-
cusation de magie est lancée contre lui par les
moines de l'endroit, et il se voit obligé de cher-
cher un refuge à Turin, où il n'est guère plus
heureux. En 1518, grâce à la protection de quel-
ques amis puissants, il est nommé syndic et
avocat de la ville de Metz. Ce poste semblait lui
offrir un asile assuré; mais, combattant avec
trop de vivacité l'opinion vulgaire, qui donnait
à sainte Anne trois époux, et prenant, en outre,
la défense d'une jeune paysanne accusée de sor-
cellerie, on lui imputa à lui-même, et pour la
troisième fois, ce crime imaginaire. Il reprit
donc son bâton de voyage, s'arrètant successive-
ment dans sa ville natale, à Genève, à Fribourg,
et enfin à Lyon. Là, en 1524, dix-huit ans après
avoir reçu le grade de docteur, dont il n'avait
jusque-là fait aucun usage, il se mit dans l'esprit
d'exercer la médecine, et se fait nommer par
François Ier premier médecin de Louise de Sa-
voie. N'ayant pas voulu être l'astrologue de cette
princesse dans le même temps où il prédisait, au
nom des étoiles, les plus brillants succès au con-
nétable de Bourbon, alors armé contre la France,
il se vit bientôt dans la nécessité de chercher à
la fois un autre asile et d'autres moyens d'exis-
tence. Ce moment fut pour lui un véritable
triomphe. Quatre puissants personnages, le roi
d'Angleterre, un seigneur allemand, un seigneur
italien et Marguerite, gouvernante des Pays-Bas,
l'appelèrent en même temps auprès d'eux. Agrippa
accepta l'offre de Marguerite, qui le fit nommer
historiographe de son frère, l'empereur Char-
les V. Marguerite mourut peu de temps après,
et il se trouva de nouveau sans protecteur, au
milieu d'un pays où de sourdes intrigues le me-
naçaient déjà. Agrippa leur fournit lui-même
l'occasion d'éclater, en publiant à Anvers, qu'il
habitait alors, ses deux principaux ouvrages, de
Vanitate scientiarum, et de occulta Philoso-
phiez. Pour ce fait il passa une année en prison
à Bruxelles, de 1530 a 1531. A peine mis en li-
berté, il retourna à Cologne, repassa en France,
et chercha de nouveau à se fixer à Lj*>n, où il
fut emprisonné une seconde fois, pour avoir
écrit contre la mère de François Ier. Quelques-
uns prétendent qu'il mourut en 1534, dans cette
dernière ville ; mais il est certain qu'il ne ter-
mina son orageuse carrière qu'un an plus tard,
à Grenoble, au milieu du besoin, et. si l'on en
croit quelques-uns de ses biographes, dans un
hôpital. Il assista aux commencements de la Ré-
forme, qu'il accueillit avec beaucoup de faveur;
il parlait avec les plus grands égards de Luther
et de Mélanchthon; mais il demeura catholique
autant qu'un homme de sa trempe pouvait res-
ter attaché à une religion positive.
Il y a dans Agrippa, considéré comme philoso-
AGRI
— 16 —
AGRI
phe; deux hommes très-distincts l'un de l'autre:
l'adepte enthousiaste, auteur de la Philosojihic
occulte, et le sceptique désenchanté de la vie,
mais toujours plein de hardiesse et de vigueur,
qui a écrit sur l' Incertitude et la vanité des
sciences. Nous allons essayer de donner une idée
de ces deux ouvrages, auxquels se rattachent plus
ou moins directement tous les autres écrits d'A-
grippa.
Le but de la Philosophie occulte^ est de faire
de la magie une science, le résumé ou le com-
repro:ne a impiété si fréqu
contre elle. En effet, selon Agrippa, toutes nos
connaissances supérieures dérivent de deux sour-
ces : la nature et la révélation. C'est la nature,
ou plutôt son esprit, qui a initié les hommes aux
secrets de la kabbale et de la philosophie hermé-
tique, inventées l'une et l'autre au temps des
patriarches. La révélation nous a donné, l'Ancien
et le Nouveau Testament; la Loi et l'Evangile.
Mais la parole révélée présente un double sens:
un sens naturel , accessible à toutes les intelli-
gences, et un sens caché que Dieu réserve seu-
lement à ses élus. Ce dernier, sur lequel se
fonde aussi la kabbile, est regardé par Agrippa
comme une troisième source de connaissances
{de Triplici ratione cognoscendi Deum). Eh
bien, telle est l'étendue et l'importance de la
magie, qu'elle s'appuie à la fois sur la nature,
sur la révélation et sur le sens mystique de l'É-
criture sainte. Elle nous fait connaître, a com-
mencer par les éléments, les propriétés de tous
!e^ êtres, et les rapports qui les unissent entre
eux. En nous donnant le secret de la composi-
tion de l'univers, elle nous livre en même temps
toutes les forces qui l'animent et le pouvoir d'en
disposer pour notre propre usage ; enfin elle
nous élève au dernier terme de toute science et
de toute perfection, à la connaissance de Dieu,
tel qu'il existe pour lui-même, tel qu'il existé
en sa propre essence, sans voile et sans figure.
Mais cette connaissance sublime, à laquelle on
ne parvient qu'en se détachant entièrement de
la nature et des sens, qu'en «e transformant, à
proprement parler, en celui qui en est l'objet,
Agrippa fait l'aveu de n'y avoir jamais pu attein-
dre, enchaîné qu'il était à ce monde par une
famille, par des soucis, par diverses professions,
dont l'une consistait à verser le sang humain
{de occulta Phil. append., p. 348). Aussi ne
veut-il pas que l'on regarde son livre comme une
exposition méthodique et complète de la science
surnaturelle, mais comme une simple intro-
duction à une œuvre de ce genre, ou plutôt
comme un recueil de matériaux assemblés sans
ordre, dont l'usage cependant ne sera point perdu
pour les adeptes {Prœf. ri Conclus., p. 3'tti).
Tels sont à peu près le caractère général et le
but de la magie. Voici maintenant comment elle
est divisée. L'univers se compose de trois sphè-
res principales, de trois mondes parfaitement sub-
i ''unes l'un à l'autre, et communiquant entre
eux par une action et une réaction incessantes.
Ces trois mondes sont représentés par les élé-
ments, les astres et les pures intelligences. Ils
s'appellent le monde élémentaire ou physique, le
inonde céleste et lo monde intelligible, il faut,
en conséquence, que la magie se partage en
parties. La magie naturelle a pour
objel i étude el la domination dea éléments ; ta
magie céleste ou mathématique a les yeux axés
sur les astres, donl elle découvre les lois, la
puissance, el auxquels elle arrache le secret de
l'avenir; enfin le monde des intelligences et des
prits est le domaine de la magie reli-
gieuse ou cérémoniale, ou plutôt de la théurgie.
Rien n'est plus grand ni d'un effet plus jpoéti-
que que la manière dont Agrippa se représente
] univers dans son ensemble, et que le rôle qu'il
fait jouer à l'homme par la science. Il suppose
que tous les êtres repartis entre les trois mondes
dont nous venons de parler forment une chaîne
non interrompue, destinée à nous transmettre
les vertus émanées du premier être, cause et
archétype de l'univers ; car c'est pour nous, ex-
clusivement pour nous, que l'œuvre des six jours
a été accomplie. Mais cette chaîne par laquelle
Dieu descend en quelque façon jusqu'à nous est
aussi le chemin qui doit conduire l'homme jus-
qu'à Dieu. Arrivé à cette hauteur, identifié par
l'intelligence avec la source de toute puissance
et de toute vertu, il n'est plus dans la nécessité
de recevoir les grâces d'en haut par le canal des
autres créatures; il peut lui-même modifier ces
créatures à son gré, et les douer de propriétés
nouvelles {de occulta Phil., lib. II, c. i). Il n'y
a pas lieu de suivre Agrippa dans ses rêveries
astrologiques, ni dans sa classification des anges
et des démons; toute cette partie de son travail
n'est d'ailleurs qu'une répétition des livres her-
métiques et de la kabbale, considérée dans ses
plus grossiers éléments. Il suffira de signaler ce
qu'il y a de plus original dans sa théorie de la
nature
Parmi les éléments qui ont servi à la compo-
sition de ce monde, il n'y en a pas de plus pur
que le feu. Mais il existe deux espèces de feu,
le feu terrestre et le feu céleste. Le premier
n'est qu'une image, une pâle copie du second,
qui anime et qui vivifie toutes choses. Après le
feu vient l'air, que l'on compare à un miroir di-
vin; car tout ce qui existe y imprime son image,
que l'élément fidèle lui renvoie. Et comme l'air,
par sa subtilité, pénètre à travers notre corps
jusqu'au siège de l'âme, ou du moins de l'imagi-
nation, il nous apporte ainsi les visions, les son-
ges, la connaissance de ce qui se passe dans les
lieux et chez les personnes les plus éloignées de
nous {de occulta Phil., lib. II, c. vi). La nature et
la combinaison des éléments nous expliquent les
propiiétés de chaque objet de ce monde, même
nos propres passions, qui, selon Agrippa, ^ap-
partiennent pas à l'âme. Seulement il faut dis-
tinguer deux classes de propriétés : les unes na-
turelles, sensibles, auxquelles s'app'ique par-
faitement le principe que nous venons d'é-
noncer; les autres sont les qualités occultes
dont nulle intelligence humaine ne peut décou-
vrir la cause : telle est, par exemple, la vertu
qu'ont certaines substances de combattre les poi-
sons et la puissance d'attraction exercée par l'ai-
mant sur le fer. Agrippa ne doute pas que les
propriétés de cet ordre ne soient une émanation
de Dieu transmise à la terre par l'âme du
monde, moyennant la coopération des esprits cé-
lestes et sous l'influence des astres.
Le rapport de l'esprit et de la matière est un
des problèmes qui ont le plus vivement préoc-
cupé notre philosophe, et voici comment il a
essayé de le résoudre. L'esprit, qui se meut par
lui-même, dont le mouvement est l'essence, ne
peut rencontrer le corps, naturellement inerte,
que dans un milieu commun; dans un élément
intermédiaire comme le médiateur plastique, les
esprits animaux ou le fluide magnétique inven-
tés plus tard. C'est à la même condition que
l'âme du monde, qu'il ne faut pas confondre
avec Dieu, peut entrer en relation avec l'univers
matériel cl pénétrer de sa divine puissance jus-
qu'au moindre atome de la matière. Or, cette
substance Intermédiaire et invisible comme l'es-
prit, ce fluide éthéré dont les êtres sont plus ou
AGRI
— 17 —
AILL
moins imprégnés, Agrippa l'appelle Tesprit du
monde; ce sont les rayons du soleil et des autres
astres qu'il charge de le distribuer, comme au-
tant de canaux, dans toutes les parties de la na-
ture. Plus l'esprit du monde est accumulé dans
un corps, et dégagé de la matière proprement
dite, plus ce corps est soumis à l'action de l'âme,
à la force de la volonté, soit de la nôtre, soit
de cette force universelle qui, sous le nom d'âme
du monde, est sans cesse occupée à répandre
partout les vertus vivifiantes émanées de Dieu.
Ce principe est la base de l'alchimie ; car l'al-
chimie n'a pas d'autre tâche que d'isoler l'esprit
du monde des corps où il est le plus abondant,
pour le verser ensuite sur d'autres corps moins
richement pourvus, et qui, par cette opération,
deviennent semblables aux premiers : c'est ainsi
que tous les métaux peuvent être convertis en or
et en argent ; et Agrippa nous assure avec le plus
grand sang-froid qu'il a vu parfaitement réussir,
dans ses propres mains, cette œuvre de transfor-
mation: mais l'cr qu'il a fait n'a jamais dépassé
en quantité celui dont il avait extrait l'esprit. Il
espère qu'à l'avenir on sera plus habile ou plus
heureux [Ubi supra, lib. II, c. xn-xv).
Le livre intitulé : de V Incertitude et de la va-
nité des sciences [de Incerlitudine et vanitate
scientiarum) nous offre un tout autre caractère.
Composé pendant les dernières années, les an-
nées les plus mauvaises de la vie de l'auteur,
il est l'expression d'une âme découragée, portée
au scepticisme par l'injustice des hommes, par
le dégoût de l'existence et l'évanouissement des
plus nobles illusions, celles de la science. Il a
pour but de prouver «qu'il n'y a rien de plus
pernicieux et de plus dangereux pour la vie des
hommes et le salut des âmes, que les sciences et
les arts. » Au lieu de nous consumer en vains
efforts pour lever le voile dont la nature et la
vérité se couvrent à nos yeux, nous ferions
mieux, dit Agrippa, de nous livrer entièrement à
Dieu et de nous en tenir à sa parole révélée.
Cependant, ni ce mysticisme, ni ce scepticisme
absolu qui paraît lui servir de base, ne doivent
être pris à la lettre. Au lieu du procès de l'es-
prit humain, Agrippa n'a fait réellement qu'une
satire contre son temps, qu'une critique amère,
mais pleine de verve, de hardiesse, et générale-
ment de vérité, contre l'état des sciences au
commencement du xvie siècle. Elles sont toutes
passées en revue l'une après l'autre, la philoso-
phie, la morale, la théologie et ces sciences pré-
tendues surnaturelles, auxquelles il avait consa-
cré avec tant d'ardeur les plus belles années de
sa vie. La philosophie, telle qu'elle existait alors,
c'est-à-dire la scolastique, n'est à ses yeux qu'une
occasion de frivoles disputes, et une servilité
honteuse envers quelques hommes proclamés les
dieux de l'École : par exemple, Aristote, saint
Thomas d'Aquin, Albert le Grand. La morale ne
repose sur aucun principe évident par lui-même;
elle n'a pour base que l'observation de la vie
commune, l'usage, les mœurs, les habitudes ; en
conséquence, elle doit varier suivant les temps
et les lieux. La magie, l'alchimie et la science
de la nature ne sont que des chimères inven-
tées par notre orgueil. Enfin, ce n'est pas envers
la théologie qu'Agrippa se montre le moins sé-
vère ; il s'attaque avec tant de violence à certai-
nes parties du culte, aux institutions monasti-
ques; au droit 'canon, qu'il n'aurait sans doute
pas échappé au bûcher sans les soucis que don-
naient alors les progrès toujours croissants de la
Réforme. Ce n'est pas seulement une œuvre de
critique qu'il faut chercher dans cet ouvrage
éminemment remarquable; c'est aussi un mo-
nument de solide érudition, et l'on y rencontre
DICT. PHILOS.
souvent, sur l'origine de certains systèmes, les
vues les plus profondes et les plus saines. Ac-
cueilli par les uns comme toute une révélation,
par les autres comme une œuvre infâme, tel fut
l'intérêt qu'il excita partout, qu'en moins de huit
ans il eut sept éditions. Il n'est certainement
pas étranger au mouvement de régénération que
nous voyons plus tard personnifié dans Bacon
et dans Descartes On lui pourrait trouver plus
d'une analogie avec le de Augmentis et digni-
tate scientiarum. Cependant, il ne faut pas être
injuste, bien qu'Agrippa lui-même nous en donne
l'exemple, envers la Philosophie occul'e. Si l'un
de ces deux écrits paraît avoir en même temps
annoncé et prépare l'avenir, l'autre répand sou-
vent de vives lueurs sur le passé ; il nous mon-
tre ce que sont devenues au commencement du
xvie siècle, combinées avec les idées chrétien-
nes, ces doctrines ambitieuses et étranges dont
il faut chercher l'origine dans l'école d'Alexan-
drie et dans la kabbale. On peut même avancer
que le dernier a plus de valeur pour l'histoire
que le premier.
Nous avons dit que le de Incertiiudine et va-
nitate scientiarum a eu en quelques années,
depuis la première publication de cet écrit jus-
qu'à ia mort d' Agrippa, sept éditions. Ces sept
éditions sont les seules qui ne soient point mu-
tilées ; elles parurent, la première sans date,
in-8, les autres à Cologne, in-12, 1527 ; à Paris.
in-8, 1531, 1532, 1537 et 1539. Cet ouvrage a été
deux fois traduit en français : d'abord en 1582
par Louis de Mayenne Turquet, et par Gueu-
deville en 1726. Il en existe aussi des traduc-
tions italiennes^ allemandes, anglaises et hollan-
daises.
Le traité de occulta Philosophia a été publié
une fois sans date, puis à Anvers et à Paris en
1531, à. Malines, à Bâle, à Lyon, in-f°, 1535. 11
a été' traduit en français par Levasseur, in-8,
Lyon, sans date. Outre ces deux ouvrages prin-
cipaux, Agrippa a publié aussi un Commentaire
sur le grand art de Raymond Lullc, qu'il se re-
proche dans son dernier ouvrage ; un petit traité
intitulé de Triplici ratione cognoscendi Dcum,
une dissertation sur le mérite des femmes, de Fe-
minei sexus prœcellentia, traduite en français
par Gueudeville. Tous ces divers écrits, et plu-
sieurs autres de moindre importance, ont été réu-
nis dans les œuvres complètes d'Agrippa [Agrippœ
opp. in duos tomos digesta), in-8, Lyon, 1550 et
1660. Dans cette édition complète, on a ajouté à
la philosophie occulte un quatrième livre, qui
n'est point authentique. On peut consulter Monin,
de H. Corn. Agrippa et P. Ramo Carlesii prœ-
nuntiis, in-8, Paris, 1833.
AILLY (Pierre d'), Petrus de Alliaco. chan-
celier de l'Université de Paris, évêque dé Cam-
brai et cardinal, légat du pape en Allemagne,
aumônier du roi Charles VI, n'a pas moins d'im-
portance dans l'histoire de la philosophie scolas-
tique qu'il n'en eut pendant sa vie au milieu des
événements du grand schisme, sur lesquels il
exerça quelque influence, et du concile de Con-
stance dont il présida la troisième session. Né à
Compiègne en 1350, il étudia au collège de Na-
varre, dont plus tard il fut le grand maître ; et,
après avoir obtenu successivement toutes les di-
gnités que nous venons d'énumérer, il mourut
en 1425. Parmi les ouvrages nombreux qu'il a
laissés, quelques-uns seulement se rapportent à
l'étude de la philosophie, qui ne se séparait pas,
à cette époque; de la science théologique. Le
principal, celui dont nous tirerons en grande
partie l'exposition rapide de sa doctrine, est le
commentaire qu'il écrivit sur le Livre des Sen-
tences de Pierre Lombard, commentaire qui n'a
AILL
— 18 —
AILL
toutefois que des rapports partiels avec l'ouvrage
dont il a pour but de faciliter l'étude. Il y a
touché plusieurs questions importantes, dans les-
quelles paraît au plus haut degré la subtilité pé-
nétrante de sa dialectique. La dialectique est le
caractère général de la philosophie au moyen
âge. Réalistes et nominaux, quelle que fût d'ail-
leurs leur opposition, pratiquent à l'envi cet exer-
cice souvent sophistique dans l'emploi qu'ils en
font.
Pierre d'Ailly a exposé une doctrine sur la
connaissance. Elle a surtout pour objet les prin-
cipes de la théologie; mais elle laisse voir quelle
était la pensée de l'écrivain sur l'évidence des
vu rites philosophiques. Après avoir fait une dis-
tinction entre les vérités théologiques elles-mêmes,
dont plusieurs, l'idée de Dieu, par exemple,
sont atteintes par les lumières naturelles, il ar-
rive à cette conclusion générale : qu'il y a dans
la théologie des parties dont l'homme peut avoir
une science proprement dite, et d'autres, des-
quelles cette science n'est pas possible. Les pre-
mières sont celles qui peuvent s'acquérir par le
raisonnement, et passer ainsi de l'état d'incer-
titude à l'état d'évidence ; les secondes, celles
qui n'arrivent jamais à l'évidence, mais sont aux
yeux de la foi à l'état de certitude. L'évidence
lui paraît incompatible avec la foi, d'après ces
paroles de J'Apôtre : Fides est invisibilium sub-
stantiel rerum, « La foi est la substance des
choses invisibles. »
Quoiqu'il admette et démontre que les lumières
naturelles nous conduisent à la connaissance de
Dieu, on ne saurait dire qu'il s'élève toujours à
ce principe par des arguments complètement sa-
tisfaisants. Pour démontrer la possibilité de la
connaissance de Dieu, contre le scepticisme de
ses adversaires, il établit, par des considérations
d'une rare sagacité, que la connaissance consiste
dans le rapport de l'objet conçu avec l'intelli-
gence qui en reçoit la perception, dans une sorte
d'opération de l'objet sur le sujet préparé pour la
recevoir et pour y obéir. Il répond aussi à l'ob-
jection tirée de l'immensité de Dieu que nous ne
pouvons comprendre, et montre que, dans le
rapport établi plus haut, la connaissance ne se
mesure pas à l'objet à connaître, mais à la portée
du sujet connaissant; aussi n'avons-nous pas de
Dieu, selon lui, une connaissance formelle, mais
une connaissance analogue à celle que nous avons
de l'homme en général, sans que, sous cette no-
tion abstraite, nous placions le caractère particu-
lier de tel ou tel individu. Après cette prépara-
tion, il distingue la connaissance abstraite de la
connaissance intuitive, celle-ci lui paraissant la
seule par laquelle on puisse savoir si un objet est
réellement ou n'est pas. Quant à la connaissance
• i te. elle s'applique aux qualités semblables
que l'on saisit dans divers individus pour les gé-
néraliser, et aussi aux notions des êtres, lors-
qu'on supprime par la pensée l'existence de l'objet
qu'elles représentent.
Sa conclusion consiste à dire que la croyance
en Dieu, que nous fondons sur les données natu-
relles de notre intelligence, est, non pas certaine,
mais probable, et que l'opinion contraire, ou la
i m probable. On s'étonnera
moin • de ce singulier résultat; lorsque l'on
que la nécessite d'un ; LOteur, celle d'une
cause prcii m de
Pierre d'Ailly, que de simples probabilités. Du
reste, il ne tant pas croire que Pierre d'Ailly
ait porté cette espèce de scepticisme dans la
philosophie, pour rehausser davantage la ai
site de la i peul douter qu'il Qfl voulût
bu n i i erement n adre justice à la raison el en
reconnaître les droits. Son scepticisme, en ce
point, est un scepticisme philosophique, auquel
il est conduit par sa manière d'envisnger les prin
cipes qui constituent les bases de la raison hu-
maine; c'est d'ailleurs un ae qu'il ne
s'avoue pas à lui-même. Tel est l'inconvénient
inhérent à la dialectique, lorsqu'elle n'est pas
contenue dans de sages limites par une psycho-
logie bien arrêtée. Le scolastique du moyen âge,
entraîné par la forme qui enfermait son esprit,
conduit par des mots mal définis, dont la puis-
sance superstitieuse le dominait comme ses con-
temporains, marchait de déduction en déduction,
sans s'être avant tout rendu des principes un
compte satisfaisant.
Doit-on conclure de tout ce qui précède que les
principes a priori fussent entièrement inconnus
à Pierre d'Ailly "? Non, sans doute ; ce serait mé-
connaître le caractère de ses écrits, et la vraie
nature de l'intelligence humaine. Pierre d'Ailly
place son point de départ dans la philosophie ex-
périmentale, et il reconnaît dans Aristote, avec
éloge, l'équivalent du principe célèbre : Nihilest
in inlellectu quod non prius fuerit in sensu.
Seulement, comme il ne pousse pas le sensua-
lisme à ses dernières conséquences, il admet
aussi des principes a priori, sans cependant leur
donner l'importance qu'ils doivent avoir ; il leur
obéit plutôt qu'il ne les reconnaît, il cède à leur in-
fluence plutôt qu'il ne les analyse. Dans un pas-
sage de son commentaire sur les Sentences, se
posant cette question : Qu'est-ce qui fait qu'un
principe est vrai? il renvoie à un traité qu'il a
composé, de Insolubilibus. Ce travail, dont le vé-
ritable titre est Conceptus et insolubilia, ne
jette aucune lumière nouvelle sur la valeur qu'il
attribue aux principes. Il demeure certain que le
point de vue en partie sensualiste de Pierre d'Ailly
ne saurait être douteux, et quand nous trouverions
dans ses autres ouvrages quelques affirmations
contraires, il s'ensuivrait seulement que l'au-
teur n'échappe au sensualisme que par l'incon-
séquence.
C'est sans doute par suite de ce défaut de vues
a priori, et de ce besoin d'administrer la preuve
dialectique des principes eux-mêmes comme des
faits de conscience, que Pierre d'Ailly a rejeté
l'argument d'Anselme dans le Proslogium, connu
de nos jours sous le nom de preuve ontologique
Anselme, il est vrai, ayant présenté sous la forme
dialectique un argument qui est surtout psycho-
logique, a donné, en apparence, raison à ses ad-
versaires ; mais Anselme était réaliste et, en dehors
même des termes de la question en litige, il at-
tribuait aux idées une valeur que le nominalisme
était naturellement porté à leur refuser, ne voyant
en elles que le fruit de la faculté abstractive. Au
contraire, un fait psychologique, incontestable
dans sa force et dans sa généralité, entraînait la
conviction d'Anselme, sans qu'il s'en rendit comp-
te, tandis que les scrupules de la dialectique no-
minaliste ne pouvaient manquer d'en chercher la
démonstration. Du reste, il était indispensable
que la pensée philosophique se dégageât du réa-
lisme confus des xi" et xir' siècles, par un nomi-
nalisme qui, un peu subtil sans doute, de
revenir plus tard; par la psychologie, à une ap-
préciation plus sure de tous les éléments de l'in-
telligence. Il est facile de voir d'ailleurs qu'en-
umis à l'autorité de l'Église et à celle
d'Aristote, l'allure du nominalisme avait une li-
berté qui dut plus tard porter ses fruits. Qu'un
prélat du xv* siècle ait pu être à moitié sceptique
et presque sensualiste; sans cesser d'être ortho-
doxe, c'est un fait qui constate une distinct nui
singulière entre le philosophe et le théologien,
distinction qu'il n'est pas facile d'admettre dans
toutes les questions, mais qui fut. à plus d'uno
AILL
19 —
AKIB
époque, une sauvegarde pour l'indépendance de
la pensée.
La notion de Dieu étant ainsi obtenue avec plus
ou moins de certitude pour l'homme, plusieurs
idées accessoires s'y rattachent dans la doctrine
de Pierre d'Ailly. Dans son commentaire sur la
seconde question du Livre des Sentences, il se de-
mande si nous pouvons jouir de Dieu, et répond
avec adresse à ses adversaires qui se fondaient sur
l'impossibilité où le fini est de saisir l'infini. Il
conclut que l'homme peut jouir de Dieu, non-seu-
lement en vertu de la révélation, mais par suite
même des lumières naturelles, puisque pouvant
connaître Dieu, nous pouvons aussi l'aimer. Cette
question, qui passe tout naturellement à la théo-
logie, contient, dans son développement, des ré-
flexions qui préludent à la querelle de Bossuet et
de Fénelon sur l'amour pur.
L'existence de Dieu fournissait à Pierre d'Ailly
une base inébranlable pour y fonder d'une ma-
nière solide le principe de la loi. Quoiqu'il ne
donne pas toujours de ses idées une démonstration
satisfaisante, il pose cependant des principes cer-
tains entre lesquels se trouvent ceux-ci : Parmi
les lois obligatoires, il y en a une première, une
et simple. — Il n'y a point de succession à l'in-
fini de lois obligatoires. On peut croire que le
spectacle des désordres du grand schisme d'Occi-
dent, où les souverains pontifes mettaient si sou-
vent leur volonté à la place des lois de toute es-
pèce et de tous degrés, inspira à Pierre d'Ailly le
besoin de rappeler son siècle à des principes fixes
dont la rigueur ne fut pas toujours goûtée par
ceux de ses contemporains qu'ils blessaient dans
leurs intérêts ou condamnaient dans leur con-
duite.
L'accord de la prescience divine et de la contin-
gence des faits futurs a exercé la subtilité de
Pierre d'Ailly. comme celle de la plupart des phi-
losophes qui lui ont succédé, mais sans plus de
succès. Il cherche, après Pierre Lombard, qu'il
commente, la solution de ce problème, et croit y
être parvenu à l'aide de distinctions qui ressem-
blent plus à des jeux de mots qu'à une analyse
quelque peu sûre. A l'aide de cette conclusion :
illud quod Deus scit necessario evcniet necessi-
late immutabilitatis,non la'men necessitate ine-
vitabilitatis, il paraît ne pas douter que l'intelli-
gence ne doive être complètement satisfaite par
ce non-sens. Au milieu de ce travail d'une dia-
lectique spécieuse, on ne peut disconvenir que
les raisons en faveur de la prescience divine, soit
que l'auteur les tire des lois de l'mtelligence,
soit qu'il les puise dans les saintes Écritures, ne
soient beaucoup plus concluantes que celles sur
lesquelles s'appuie la contingence des faits, et
par suite la liberté morale de nos actes.
Quoique d'Ailly, à l'exemple de tous ses con-
temporains, ait fort négligé la science dont la phi-
losophie fait aujourd'hui sa base la plus essen-
tielle, cependant il a laissé un traité de Anima, vé-
ritable essai psychologique, tel qu'il pouvait être
conçu à cette époque. L'analyse des facultés y
est incomplète et arbitraire; mais, par une sorte
d'anticipation curieuse de phrénologie, elles sont
rapportées aux cinq divisions que les anatomistes
contemporains reconnaissaient dans le cerveau.
Dans l'examen des rapports de l'àme avec les ob-
jets extérieurs, l'auteur discute les deux hypo-
thèses des idées représentatives et de l'aperception
immédiate. Cette discussion, renouvelée de nos
jours entre les partisans de Locke et ceux de l'école
écossaise, n'était pas nouvelle, même du temps de
Pierre d'Ailly, et on la retrouve à des époques
antérieures du moyen âge, d'où il serait facile de
la suivre jusqu'à la philosophie grecque.
Les historiens de la philosophie rangent, avec
raison, Pierre d'Ailly parmi les nominalistes. Il
ne faudrait pas cependant en conclure qu'il n'ait
point admis dans sa conception philosophique'
quelque élément réaliste. Il est en effet nomma -
liste avant tout, mais il ne l'est pas exclusivement,
et ces expressions que l'on trouve dans ses écrits
notiones œlernœ, mundus intellectualis et idea-
lis, renferment le germe d'un réalisme bien en-
tendu. Dans un chapitre où il examine s'il y a en
Dieu d'autres distinctions que celle qui résulte
des personnes de la Trinité, il établit, d'après
Platon, qu'il ne cite pas toutefois avec une par-
faite intelligence, et d'après S. Augustin, qu'il y
a en Dieu les idées types ou modèles de toutes les
choses créées. 1-1 diffère cependant des réalistes
scolastiques en un point important: il reconnaît
l'existence de ces idées en tant qu'elles répon-
dent à tous les objets individuels créés; mais il
en nie l'existence absolue comme universaux. Il y
a là un progrès réel vers l'accord des deux doc-
trines rivales, et Pierre d'Ailly, en se plaçant ainsi
entre les deux extrêmes, montre une réserve
pleine de sagacité.
Tels sont les traits principaux de la doctrine de
Pierre d'Ailly. S'ils ne suffisent pas pour établir
un système coordonné et complet, du moins, par
la manière dont ils sont présentés, ils font preuve
d'une rare pénétration; mais en même temps, la
certitude de quelques principes et l'évidence de
certaines données s'affaiblissent dans les distinc-
tions d'une dialectique qui étend son domaine à
toutes les parties de la philosophie. Il ne pouvait
en être autrement à une époque où l'ignorance
de l'observation psychologique concentrait tout
l'effort de la pensée sur les nuances que l'on
pouvait trouver dans le sens des mots, et où la
victoire, dans la dispute^ était plus souvent la
récompense delà subtilité que celle du bon sens.
Il ne faut pas oublier que c'est à la puissance de
sa dialectique que Pierre d'Ailly dut sa gloire, et
sans doute aussi le singulier surnom de Aquila
Franciœ, et maliens a veritate aberrantiumin-
defessus, que lui donnèrent ses contemporains
Les plus éiiiinents de ses disciples furent le célè-
bre Jean Gerson et Nicolas de Clémangis.
Le principal ouvrage de Pierre d'Ailly est ainsi
intitulé : Pclri de Alliaco quœstiones super
IV libb. Sentent iarum. Argentor., 1490, in-f°
Ellies Dupin a donné une Vie de Pierre d'Ailly
dans le tome I des œuvres de Gerson, Anvers,
1706, 5 vol. in-f». H. B.
AKIBA (Rabbi), l'un des plus célèbres docteurs
du judaïsme. Après avoir vécu, dit-on, pendant
cent vingt ans, il périt, sous le règne d'Adrien,
dans les plus atroces tortures, pour avoir embrassé
le parti du faux messie Barchochébas. LeTalmud
en fait un être presque divin, ne craignant pas de
l'élever au-dessus de Moïse lui-même, et, si l'on
en croit la tradition, il aurait eu jusqu'à vingt-
quatre mille disciples. Cependant, à considérer les
souvenirs les plus authentiques qui nous soient
restés de lui, il n'est guère possible de voir en
lui autre chose qu'un casuiste et l'un des plus fa-
natiques soutiens de ce que les Juifs appellent la
Loi orale. Aussi n'aurait-il pas été nommé dans
ce Recueil si l'on n'avait eu le tort de lui attri-
buer l'un des plus anciens monuments delà kab-
bale, ie Sêpher ielzirah ou Livre de la création.
On lui a également fait honneur d'une autre pro-
duction beaucoup plus récente, et qui n'est pas
tout à fait sans intérêt pour l'histoire du mysti-
cisme. C'est un petit ouvrage en hébreu rabbi-
nique qui a pour titre : les Lettres de Rabi Akiba
{othioth schel Rabi Akiba, in-4, imprimé à Cra-
covie en 1579, et à Venise en 1556). L'auteur sup-
pose qu'au moment où Dieu conçut le projet de
créer l'univers, les vingt-deux lettres de l'alpha-
ALAI
— 20 —
ALIJE
liet hébreu, qui existaient déjà dans sa couronne
de lumière, parurent successivement devant lui,
chacune d'elles le suppliant de la placer en tête
du récit de la création; cet honneur est accordé
à la lettre beth, parce qu'elle commence le mot
qui signifie bénir. C'est ainsi que l'on prouve
que la création tout entière est une bénédiction
divine, et qu'il n'y a pas de mal dans la nature.
Vient ensuite une longue énumération de toutes
les propriétés mystiques attachées à chacune de
ces lettres et tous les secrets qu'elles peuvent
nous découvrir, combinées entre elles par cer-
tains procédés cabalistiques. Voy. Kabbale.
ALAIN de Lille {de Insulis, Insulensis, ma-
gnus de Insulis), appelé aussi par quelques Al-
lemands, Alain de Ryssel, surnomme le Docteur
universel. On ne sait pas précisément le lieu ni
la date de sa naissance et de sa mort, et, en gé-
néral, sa biographie est fort peu connue. Casimir
Oudin {Comm. de Script, eccl., t. II, p. 1388),
suivi par Fabricius [Bibliolh. med. et inf. lalinit.),
pense qu'il est le même personnage qu'Alain,
évêque d'Auxerre, mort en 1203 ; mais cette hy-
pothèse est combattue par Du Boulay {Hist. acad.
Paris., t. II) et par l'abbé Lebœuf {Dissert, sur
Vhist. de Paris), qui reconnaissent l'existence de
deux Alain, tous deux de Lille; de son côté l'abbé
Lebœuf a contre lui les auteurs de YHistoire lit-
téraire (t. XIV), qui, en distinguant le docteur
universel et l'évêque d'Auxerre, ne veulent pas
que celui-ci ait porté le nom de de insulis. Au
milieu de ces incertitudes un seul fait est positif,
c'est qu'un docteur scolastique du nom d'Alain,
qui vivait dans le courant du xir? siècle, a com-
posé, entre autres ouvrages célèbres au moyen
âge, un traité de théologie, de Arte fidei, et deux
poèmes philosophiques intitulés l'un, de Planctu
naturœ, sorte de complainte contre les vices des
hommes, l'autre, Anti-Claudianus. On sait que
Claudien. dans la satire qu'il nous a laissée contre
Rufin, imagine que tous les vices s'étaient réunis
pniir créer le ministre de Théodose. L'auteur de
v Anti-Claudianus, se plaçant à un point de vue
opposé, montre, au contraire, les vertus qui tra-
vaillent à former l'homme et à l'embellir de leurs
dons. Parmi les idées communes et quelques dé-
tails précieux pour l'histoire littéraire que cette
fiction renferme, deux pensées philosophiques
peuvent en être dégagées : la première, que la
raison, dirigée par la prudence, découvre par ses
seules forces beaucoup de vérités, et spécialement
celles de l'ordre physique ; la seconde, que. pour
les vérités religieuses, elle doit se confier à la foi.
Cependant, dans le traité de Arte fidei, Alain
semble considérer la théologie elle-même comme
étant susceptible d'une démonstration rationnelle.
Il ne suffit pas, selon lui, pour triompher des hé-
rétiques, d'en appeler à l'autorité; il faut encore
lirir au raisonnement, de manière à rame-
ner par des arguments ceux qui méprisent l'É-
el les prophéties. » Partant de cette idée,
il n entreprend pas moins que de prouver tous
les dogmes du christianisme à la manière des
tri . ii pose des axiomes, donne des défi-
nitions, énonce des théorèmes qu'il démontre,
corollaires qui servent de hase à des dé-
nouvelles, et ne s'arrête qu'après
ru toul le symbole, depuis l'existence
'I Dieu jusqu'à la vie future et la résurrection
nient, comme <m voit, le
le suivi par Spinoza ; mais au xnr" siècle
i'applii ation d une néthode à la théolo-
t un fait singulii rement curieux, et qui rail
' <• mieux 1 1 que tout autre les
itS. I ,'olU !
i originale. —
Les œuvres d'Alain ont été réunies par Charles do
Wisch, in-f", Anvers, 1653; mais cette édition ne
comprend pas le traité de Arte fidei, qui ne se
trouve que dans le Thésaurus anecaotorum de
Pèze, t. I, p. 11. Legrand d'Aussy a publié dans
le tome V de l'ouvrage intitulé : Notice cl Extrait*
des manuscrits, la notice d'une traduction fran-
çaise inédite de Y Anti-Claudianus. Onpcutaus-i
consulter Jourdain^ Rech. sur l'âge et torig.
trad. latines d'Amslole, in-8, Paris, 1843, p. 278
et suiv., et un article étendu de V Histoire litté-
raire de France, t. XIV. C. J.
ALBÉRIC, de Reims, docteur scolastique, dis-
ciple d'Anselme de Laon, enseigna avec succès
dans les écoles de Reims, déféra en 1121 les opi-
nions d'Abailard au concile de Soissons, qui les
condamna, devint évêque de Bourges en 1136, as-
sista en 1139 au concile de Latran, et mourut en
1141. Plus profond que méthodique, suivant un
contemporain (voy. Martenne; Thésaurus anec-
dotorum, t. III. p. 1712), plus éloquent que subtil,
il était diffus dans ses leçons, et manquait d'art
pour résoudre les questions captieuses que ses dis-
ciples affectaient de lui poser. Quelques historiens
le considèrent comme l'auteur d'un parti qui, au
témoignage de Geoffroy de Saint-Victor (Lebœuf.
Dissert, sur Vhist. de Paris, t. II, p. 256), se forma
dans le réalisme sous le nom à'Albéricains. Mais
il est plus probable que le chef de ce parti futAl-
béric de Paris, que Jean de Salisbury appelle
nominalis seclœ acerrimus impugnalor (Meta-
logicus, lib. II, c. x), et que Brucker et quelques
autres confondent avec Albéric de Reims. On ne
possède d'Albéric qu'une lettre insignifiante sur
le mariage, publiée par Martenne (Amplissima
collectio, t. I). Consult. Histoire littéraire de
France, t. XII.
ALBERT le Grand [Albertus Teulonicus, fra-
ter Albertus de Colonia, Albertus Ratisboniensis,
Albertus Grotus), de la famille des comtes de
Bollstadt, né en 1193, selon les uns, en 1205, se-
lon les autres, à Lavingen, ville dé Souabe, fré-
quenta les écoles de Padoue. Esprit laborieux et
infatigable, il puisa de bonne heure, dans la lec-
ture assidue d'Aristote et des philosophes arabes,
une vaste érudition qui le rendit promptement
célèbre. Vers 1222, il entra dans l'ordre des Do-
minicains, où la confiance de ses supérieurs l'ap-
pela bientôt à professer la théologie. Tour à tour
il enseigna avec un succès prodigieux à Hildes-
heim, Fribourg, Ratisbonne, Strasbourg, Cologne,
et, en 1245, vint à Paris, accompagné de S. Tho-
mas d'Aquin, son disciple. Après avoir séjourné
dans cette ville environ trois ans, il retourna en
Allemagne vers 1248, fut élu en 1254 provincial
de l'ordre de Saint-Dominique, et élevé, en 1260,
au siège de Ratisbonne. Mais les fonctions de l'é-
piscopat, en le mêlant aux affaires publiques, et
en le forçant de renoncer à la culture des scien-
ces et de la philosophie, devaient contrarier ses
habitudes et ses goûts. Aussi, au bout de quel-
que temps, les resigna-t-il entre les mains du
pape Urbain IV, et se retira-t-il dans un couvent
de Cologne, pour s'y livrer tout entier à l'étude,
à la prédication et à des exercices de piété. Ce-
pendant sa soumission au saint-siége et son zèle
pour la religion l'arrachèrent encore à sa solitude.
En 1270, il prôcha la croisade en Autriche et en
Bohême ; peut-être a-t-il assisté à un concile tenu
à Lyon en 1274, et des historiens assurent qu'en
1277, malgré son grand âge, il entreprit le
voyage de Paris pour venir défendre la doctrine
de S. Thomas, qui y était vivement attaquée. Il
mourut en 1280.
Albert le Grand est sans contredit l'écrivain le
plus fécond e1 le savant le plus universel que le
moyen âge ail produit. La liste de ses ouvrages
ne remplit pas moins de douze pages in-folio de
ALBE
21 —
ALBE
la Bibliothèque des frères Prêcheurs de Quétif et
Echard, et dans cette vaste nomenclature, la théo-
logie, la philosophie, l'histoire naturelle, la phy-
sique, l'astronomie, l'alchimie, toutes les bran-
ches des connaissances humaines sont également
représentées. Emerveillés de son étonnant savoir,
ses contemporains le regardèrent comme un ma-
gicien, opinion qui fut longtemps accréditée, et
Sue lé savant Naudé n'a pas dédaigné de com-
attre (Apologie pour les grands hommes fausse-
ment soupçonnés de magie, in-8, Paris, 1625). Il
est douteux, quoi qu'on en ait dit, qu'il ait su
l'arabe et le grec, car il défigure la plupart des
mots appartenant à ces deux langues ; mais tous
les principaux monuments de la philosophie orien-
tale et de la philosophie péripatéticienne lui étaient
familiers, comme le prouvent ses commentaires
sur Aristote, sur Denys l'Aréopagite, et ses fré-
quentes citations d'Avicenne, d'Averrhoès, d'Al-
gazel, d'Alfarabi, de Tofail, etc. On s'est quelque-
fois demandé s'il n'aurait pas eu entre les mains
des ouvrages qui, depuis, se seraient égarés ; dans
une curieuse dissertation insérée dans les Mé-
moires de la Société royale de Goëttingue [de
Fontibus unde Albert us Magnus libris suis xxv
de Animaiibus materien hauserit comment atio ,
Ap. Comment. Soc. Reg. Gotting., t. XII, p. 94),
Buhle s'était prononcé pour l'affirmative ; cepen-
dant des recherches ultérieures n'ont pas confirmé
ce résultat, et il demeure aujourd'hui constant
que, dans son Histoire des Animaux^ par exem-
ple, Albert n'a employé aucun traite important
dont nous ayons à regretter aujourd'hui la perte
[Rech. sur Vâge et Vorig. des trad. latines d*A-
ristole, par Am. Jourdain, in-8, Paris, 1843, p. 325
et suiv.).
Si l'originalité chez Albert égalait l'érudition,
l'histoire des sciences offrirait peu de noms su-
périeurs au sien. Mais l'étude de ses ouvrages
prouve qu'il avait plus de patience que de génie,
plus de savoir que d'invention. Fruit d'une im-
mense lecture, les citations s'y accumulent un peu
au hasard ; les questions, péniblement débattues,
y sont presque toujours tranchées par le poids des
autorités; rarement on y remarque l'empreinte
d'un esprit vigoureux qui s'approprie les opinions
même dont il n'est pas le premier auteur, et la
critique n'y peut recueillir, au lieu d'un système
fortement lie, que des vues éparses, dont voici
les plus importantes.
A l'exemple de la plupart des docteurs scolas-
tiques de cet âge, Albert, tout en proclamant la
suprématie et les droits de la théologie, reconnaît
à la raison le pouvoir de s'élever par elle-même à
la vérité. La philosophie, suivant lui, peut donc
être regardée comme une science a part, ou,
pour mieux dire, comme la réunion de toutes les
connaissances dues au libre travail de la pensée.
— La logique, qui en est la première partie, est
l'étude des procédés qui conduisent l'esprit du
connu à l'inconnu. Elle a pour objet, non le syl-
logisme, qui n'est qu'une forme particulière de
raisonnement, mais la démonstration et indirec-
tement le langage, instrument de la définition.
Ici se présentait la célèbre question des univer-
saux qu'un siècle et plus de débats n'avait point
encore assoupie. Albert résume longuement la
polémique des écoles opposées, et, comme on pou-
vait s'y attendre, il se prononce en faveur du réa-
lisme, principalement sur ce motif, que c'est
l'opinion la plus conforme aux doctrines péripaté-
ticiennes, mesure suprême du vrai et du faux. —
En métaphysique, Albert néglige le point de vue
de la cause, indiqué par quelques philosophes
arabes, pour s'attacher à celui de l'être en soi,
dont il examine les déterminations d'après les
catégories, et suivant une méthode de distinc-
tions subtiles, quelquefois puériles. Il est ainsi
conduit à analyser les idées de matière, de forme,
d'accident, d'éternité, de durée, de temps, à re-
chercher si, dans les objets sensibles, la matière
et la forme sont séparables l'une de l'autre, à dis-
tinguer dans la matière la substance qui est par-
tout la même et une aptitude variable à recevoir
différentes formes, etc. — La psychologie est
peut-être celle des parties de la philosophie où il
tempère le mieux les abus de la dialectique par
la connaissance des faits. Il ne sépare pas l'étude
de l'àme de l'étude générale de la nature, mais
il considère l'âme tout à la fois comme la forme
du corps, idée empruntée au péripatétisme, et
comme une substance distincte et indépendante
des organes, capable, même lorsqu'elle en est sé-
parée, de se mouvoir d'un lieu dans un autre,
fait dont il assure avoir reconnu la vérité dans
des opérations magiques, cujus etiam vevitalem
nos ipsi experti sumus in magicis {Opp., t. III,
p. 23). L'àme possède plusieurs facultés, la force
végétative, la faculté de sentir, celle de se mou-
voir et l'entendement, facultés qu'elle renferme
toutes dans l'unité puissante de son être ; de là la
dénomination de tout virtuel, toturn poteslati-
vum, que lui donne Albert. Les sens sont un pou-
voir purement organique, auquel se rattachent des
pouvoirs secondaires, comme le sens commun,
l'imagination, le jugement, qui occupent autant
de cellules distinctes dans le cerveau. L'entende-
ment, source des notions mathématiques et de la
connaissance des choses divines, est actif ou pas-
sif. L'entendement passif est une simple possibi-
lité, variable cependant suivant les individus. L'en-
tendement actif sépare les formes intelligibles en
les rendant fixes et universelles, et féconde l'en-
tendement passif. Il ne se confond pas avec l'âme,
mais il s'unit à elle, comme une émanation et
une image de l'intelligence suprême [Opp., t. III,
p. 152, 153). L'âme; ainsi éclairée, peut survivre
au corps. — En tlieodicée, Albert s'attache à dé-
terminer les bases, l'étendue et la certitude de
notre connaissance rationnelle de Dieu. Il en ex-
clut les dogmes positifs, et spécialement celui de
la Trinité, l'àme ne pouvant connaître les vérités
dont elle n'a pas l'image et le principe en elle-
même : mais il pense que l'existence de Dieu peut
être démontrée de plusieurs manières, entre, au-
tres par l'idée de l'être nécessaire en qui l'essence
et l'être sont identiques, et il énumère, d'après
les Alexandrins et les Arabes, plusieurs des attri-
buts divins, la simplicité, l'immutabilité, l'unité,
la bonté, etc. (Opp., t. XVII, p. 1 et suiv.). Aces
recherches, dit Tennemann, il mêlait souvent des
distinctions subtiles et un fatras dialectique sous
lequel est enveloppée plus d'une inconséquence
Ainsi il explique la création par l'émanation
(creatio univoca), et cependant il nie l'émanation
des âmes. Il soutient d'un côté l'intervention
universelle de Dieu dans la nature ; de l'autre,
les causes naturelles déterminant et limitant la
causalité de Dieu. — Enfin la morale est égale-
ment redevable à Albert de quelques aperçus ori-
ginaux. Il considère la conscience comme la loi
suprême qui oblige à faire ou à ne pas faire, et
qui juge de la bonté des actions. Il distingue dans
la conscience la puissance ou disposition morale,
qu'il appelle syndérèse, avec quelques Pères de
l'Église, et la manifestation habituelle de cette
puissance ou conscience proprement dite (Opp.,
t. XVIII, p. 469). La vertu, en tant qu'elle est une
perfection qui fait agir l'homme et qui rend ses
actions agréables à Dieu, est versée par la Divinité
même dans les âmes [virtus infusa) ; de là la dis-
tinction des vertus théologiques, la foi, l'espérance
et l'amour, lesquelles conduisent au vrai bien et
sont un effet de la grâce, et des vertus ardinales
ALCI
— 22 —
ALGU
qui sont acquises et se bornent à maintenir les
mouvements de l'esprit dans de justes bornes
(Ib., p. 476).
Albert forma de nombreux disciples, parmi
lesquels nous avons déjà cité S. Thomas, qui,
sous le nom d'Albertistes, propagèrent ses doc-
trines. Cependant il a exercé moins d'influence
comme chef d'école que par l'exemple de son
érudition et de ses travaux. Dès qu'il eut en-
trepris de commenter les écrits d'Aristote et des
philosophes arabes nouvellement traduits en latin,
il semble que l'Église se soit montrée moins dé-
fiante envers des ouvrages que protégeait l'ad-
miration du pieux docteur. Un concile, tenu à
Paris en 1209, avait cru devoir en interdire la
lecture; cette défense, renouvelée en 1215, était
déjà adoucie en 1231, et à la mort d'Albert, les
livres qu'elle frappait avaient acquis une immense
autorité dans toutes les écoles de l'Europe chré-
tienne. Ceux qui pensent que le règne d'Aristote
au moyen âge a été funeste pour les sciences
useront, sans doute, de sévérité à l'égard de
l'écrivain infatigable, par l'influence duquel ce
règne s'est affermi et consolidé ; mais ceux qui
ne partagent pas cette manière devoir, qui jugent,
loin de là, qu'au xme siècle le péripatétisme
commenté par les philosophes arabes ne pouvait
qu'offrir d'utiles directions et d'abondants ma-
tériaux à l'activité des esprits, compteront parmi
les titres de gloire d'Albert d'avoir contribué à
le répandre et à le faire connaître.
La plupart des ouvrages d'Albert indiqués dans
la Bibliothèque des frères Prêcheurs avaient été
réunis à Cologne en 1621 par le dominicain
.lammy. Cette collection forme 21 volumes in-fol.
dont voici le contenu : t. I à VI, Commentaires
sur Aristole; t. VII à XI, Commentaires sur les
livres sacrés; t. XII et XIII, Commentaires sur
Denys VA réopagiteetAbrêgéde Théologie; t. XIV,
XV et XVI, Explication des livres des Sentences
de Pierre Lombard; t. XVII et XVIII, Somme de
'/'/< ologie; t. XIX, Livre des Créatures [Summa
du Creaturis); t. XX, Traité sur la Vierge;
t. XXI, huit Opuscules, dont un sur l'alchimie.
Indépendamment des ouvrages et dissertations
nous avons cités, on peut consulter sur la
les é;rits et la doctrine d'Albert, Rudolphus
N jviomagensis, de Vila Alberti Magni,libri III,
Colonise, 1499;Bayle, Dictionnaire historique,
Albert: Histoire littéraire de la France,
t. XIX, et Albert le Grand, sa vie et sa science,
g documents originaux, par le Dp Joa-
chim Sigliart, trad. de l'allemand par un religieux
de l'ordre des frères Prêcheurs. Paris, 1862, in-12.
C. J.
ALBINUS, platonicien du n* siècle après J. C.
Tout e qu'on sait de lui, c'est qu'il enseigna au
célèbre médecin Galien la philosophie platoni-
cienne, qu'il a laissé une introduction grainma-
e et littéraire aux Dialogues de Platon, im-
primée par Fischer (in-8, Leipzig. 1756), ainsi
qu'un travail encore inédit sur l'ordre ou
présidé à la composition des écrits de Platon.
Voy. Alcui ..
ÂLGIDAMAS d'ElÉK, sophiste dont le nom ne
sera;: i( si les disciples de Socrate ne
repn enté dans leurs écrits sous un j
très-di
alcinous florissait au t es J. C.
l'un- ! Alexandrie et no" i il de
cette é sole, il commença le | ï la
. opinions d'Aristote et les
trouvé la preuve dans
Introduction " la philosophie de Platon,
ûenl
ijoutanl de
étrangers. Par exemple,, quand il parle des esurits
et des démons, il paraît en savoir beaucoup plus
que Platon : il les fait, les uns visibles, les autres
invisibles; il les distribue entre tous les éléments,
nous fait connaître leurs rapports, leur influencej
et met sous nos yeux une démonologie complète,
de laquelle à la magie il n'y avait plus qu'un
pas àfaire. Voy. Alcinoi, Introductio in Platonis
dogmata Lambini, grec et latin, in-fol., Paris,
1553; Scholl. Dion. Lambini, grec et latin, in-4,
Paris, 1561; cum Syllabo alphabelico platonico-
rum, per Langbœnium et Fellum, Oxford, 1667-68.
ALCMÉON de Croto.ne. Un des plus anciens
pythagoriciens, s'il est vrai que Pythagore lui-
même, vers les dernières années de sa "Vie, l'ait
initié à sa doctrine. D'après cette supposition, il
aurait vé.u dans le ve siècle avant J. C. Quoique
les anciens l'estiment surtout comme médecin, il
est loin d'être sans valeur comme philosophe.
Aristote [Métaphys., lib. I, c. v) le signale comme
ayant observe le premier que les divers prin-
cipes de la connaissance humaine sont opposés
entre eux, et peuvent être représentés par les
antithèses suivantes, au nombre de dix :
Fini et infini. Repos et mouvement
Impair et pair. Droit et courbe.
Unité et pluralité. Lumière et ténèbres
Droit et gauche. Bien et mal.
Mâle et femelle. Carré et toute figure à
côtés inégaux.
Cette table pythagoricienne tend évidemment à
diviser le monde intelligible d'après le nombre
réputé le plus parfait; c'est pour la même raison
que les pythagoriciens ont divisé en dix sphères
le monde sensible. Il est superflu de faire res-
sortir ce qu'il y a d'arbitraire dans un tel arran-
gement; mais, malgré son imperfection, cette
table n'en est pas moins remarquable, car elle
peut être regardée comme la première tentative
qui ait été faite pour remonter aux notions les
plus générales et dresser une espèce de liste des
catégories ; c'est là sans doute qu' Aristote aura
puisé l'idée de la sienne, composée de dix notions
simples. Quant à savoir si ce pythagoricien e>t
réellement l'auteur de la table qui lui est attri-
buée, ou s'il en a seulement donné l'idée, c'est
une question peu importante et qui ne saurait
être résolue avec certitude.
Les anciens historiens lui attribuent encore
quelques opinions philosophiques d'une moindre
importance. On lui fait dire, par exemple, que le
soleil, la lune et les étoiles sont des substances
divines, par la raison que leur mouvement est
continu ; que l'àme humaine est semblable aux
dieux immortels, et par conséquent immortelle
comme eux, etc. (Arist., de Anima, lib. I, c. n.
— Cie., de Nat. Deor., lib. I, c. xi. — Jambl., in
Vita Pythag., c. xxni.)
Il est à regretter que rien ne se soit conservé
de ses écrits, sauf quelques fragments de fort peu
d'étendue ; dans l'un, cité par Diogcne Laërce
(liv. VIII, c. xin), il accorde aux dieux une con-
naissance certaine ou probable des choses invisi
blés aussi bien que des choses périssables, et par
là il semble indiquer que cette connaissance est
ée à l'homme; mais ce fait unique doit d'au-
tant moins suffire pour le ranger parmi les philo-
sophes sceptiques, que se§ autres doctrines portent
un caractère prononcé de dogmatisme. — ^ On
mentionne encore un sophiste du nom d'Alcni<
auquel Crésus aurait donné autant d'or qu'il lui
était possible d'en emporter en une fois (Hérod.,
liv. VI, ch. cxxv).
ALCUIN {Fliccus Albinus Alcuinus), né, sui-
vant les conjectures les plus probables, dans le
ïorkshire, vers 735, fut élevé dans lé oie du mo-
e d'York, sous les yeux de l'archevêque
g. Quelques historiens pensent qu'il a reçu
ALGU
— 23 —
ALEM
des leçons de Bède le Vénérable; mais comme il
ne le nomme jamais parmi ses maîtres, cette opi-
nion, qui d'ailleurs s'accorde difficilement avec
la chronologie, n'est pas en général admise. On
présume qu'il était abbé de Cantorbéry, lorsqu'en
780, au retour d'un voyage entrepris à Rome par
les ordres du nouvel archevêque d'York, Eanbald,
il rencontra Charlemagne à Parme, et sur ses
pressantes sollicitations, consentit à venir se fixer
en France. Charlemagne, qui cherchait alors les
moyens de ranimer dans son royaume la culture
intellectuelle à peu près éteinte, ne pouvait trou-
ver, pour l'exécution de ses projets, un ministre
plus éclairé et plus actif. Par ses conseils et sous
la direction d'Alcuin, on s'occupa de recueillir et
de reviser les. manuscrits de la littérature latine;
les vieilles écoles de la Gaule furent restaurées;
de nouvelles s'établirent près des monastères de
Tours, de Fulde, de Ferrières, de Fontenelle ;
tandis qu'aux portes mêmes du palais impérial,
i 1 organisait un enseignement régulier, destiné au
prince et aux membres de sa famille. Ces diverses
occupations ne l'empêchaient pas de se livrer à
d'autres soins et de prendre part aux disputes
théologiques. Elispand, archevêque de Tolède, et
Félix, évêque d'Urgel, ayant avancé des opinions
hétérodoxes sur la distinction des deux natures
en J. C, il composa un livre pour les réfuter, et
assista aux conciles de Francfort (794) et d'Aix
la-Chapclle (799), où leur doctrine fut condamnée.
Cependant une vie aussi active, peut-être même
l'amitié importune du prince, finirent à la longue
par le lasser. Il insista vivement pour obtenir la
permission de quitter la cour, et Charlemagne la
lui ayant accordée en l'année 800. il se retira à
Tours, dans l'abbaye de Saint-Martin, qu'il tenait
de la munificence impériale. Ce fut dans cette
retraite qu'il termina ses jours en 804, âgé de
soixante-dix ans.
Le nom d'Alcuin appartient moins à l'histoire
de la philosophie qu'à celle de l'Église et à l'his-
toire générale de la civilisation. Cependant on
distingue dans la collection de sesœuvres quelques
traités qui sont consacrés aux matières philoso-
phiques, comme un opuscule, de Ralione animœ
un autre, de Virtulibus etvitiis, et des dialogues
sur la grammaire, la rhétorique et la dialectique.
La méthode y manque d'originalité comme le
fond qui est emprunte presque tout entier à Boëce
et aux Pères ; mais le style en est généralement
supérieur, par la précision, à celui des écrivains
de cet âge. Quelquefois même Alcuin parvient,
par la finesse du tour, à s'approprier les idées de
ses modèles, comme dans le passage suivant.
Après avoir dit que l'âme possède l'intelligence,
la volonté et la mémoire, « ces trois facultés, con-
tinue-t-il, ne constituent pas trois vies, mais une
vie; ni trois pensées, mais une pensée; ni trois
substances, mais une substance.... Elles sont trois
en tant qu'on les considère dans leurs rapports ex-
térieurs. La mémoire est la mémoire de quelque
chose; l'intelligence est l'intelligence de quelque
chose ; la volonté est la volonté de quelque chose,
et elles se distinguent en cela. Cependant il y a
en elles une certaine unité. Je pense que Je pense,
que je veux et que je me souviens; je veux pen-
ser et me souvenir et vouloir ; je me souviens
que j'ai pensé et voulu et que je me suis souvenu;
et ainsi ces trois faxultés se réunissent en une
seule (de Rat. animœ, Opp., t. II). » Ajoutons que
chez Alcuin l'esprit théologique ne règne pas
seul; que si les Pères, S. Jérôme, S. Augustin,
lui sont familiers, Pythagore, Aristote, Platon,
Homère, Virgile, Pline reviennent aussi dans sa
mémoire; qu'en lui enfin, comme l'a remarqué
M. Guizot, commence l'alliance de ces deux élé-
ments dont l'esprit moderne a si longtemps porté
l'incohérente empreinte, l'antiquité et l'Église, le
goût, le regret de la société païenne, et la sincé-
rité de la foi chrétienne, l'ardeur a étudier ses
mystères et à défendre son pouvoir.
Les œuvres d'Alcuin ont été réunies par André
Duchesne, in-f°, Paris, 1617, et par le chanoine
Frobben, 2 vol. in-f°, Ratisbonne, 1777. Cette s -
conde édition est beaucoup plus complète et plus
soignée que la première qui ne renferme pas le
livre de Ratione animœ, et qui attribue à Alcuin
un traité des Arts libéraux de Cassiodore. On peut
consulter sur la vie et les ouvrages d'Alcuin, Ma-
billon, Acta sanctorum ord. S. Rcncdicli, t. V:
Histoire littéraire de Fiance, t. IV; une leçon de
M. Guizot, Histoire de la civilisation en France.
t. II; et une savante monographie de M. MonnierJ
Alcuin. Paris, 1853, in-8. C. J.
ALEMBERT (Jean le Rontd d'), un des écri-
vains célèbres du xvme siècle, naquit à Paris le
16 novembre 1717.
11 était fils naturel de Mme de Tencin et de Des-
touches, commissaire provincial d'nrtillerie : il
fut exposé sur les marches de la petite église de
Saint-Jean le Rond, dans le cloître Notre-Dame;
de là il reçut ie nom de Jean le Rond : ce fut plus
tard qu'il prit celui de d'Alembert. L'officier de
police auquel il lut porté, au lieu de l'envoyer
aux Enfants-Trouvés, le confia à la femme d'un
vitrier, qui eut pour lui des soins tout à fait ma-
ternels, et à laquelle il conserva toute sa vie un
tendre attachement. Serait-il téméraire de con-
jecturer que par la suite, lorsque son mérite per-
sonnel lui eut acquis un rang dans cette société
dont sa naissance avait commencé par l'exclure,
le ressentiment de cette injustice fut une des
causes qui le jetèrent dans le parti philosophique,
ligué pour battre en ruine les abus de l'ancien
régime? Ce bâtard qui ne tenait à rien, était une
protestation vivante contre un ordre dé choses où
la naissance était la condition première pour jouir
de la considération et des avantages auxquels tous
ont droit de prétendre. Ainsi Rousseau, fils d'un
horloger, et que sa vie vagabonde avait maintes
fois ravalé aux conditions les plus humbles; ainsi
Diderot, fils d'un coutelier, et forcé de gagner à
la sueur de son front le pain de chaque jour; ainsi
Marmontel, fils d'un tailleur de pierres, et La-
harpe, autre bâtard, et d'autres encore que le
talent ne préserva pas de mourir à l'hôpital,
n'étaient-ils pas destinés, par la nécessité de leur
position, à invoquer un régime où nul obstacle
n'empêchât l'homme de mérite de s'élever par lui-
même ? n'étaient-ils pas les apôtres-nés de cette
doctrine, que la vertu et les talents méritent seuls
le respect, et que le mépris doit être réservé au
vice et à la sottise ?
Quoi qu'il en soit, d'Alembert devait être un de
ces esprits supérieurs qui percent l'obscurité de
leur berceau. Son père, sans le reconnaître, lui
assura du moins une pension qui permit de le
faire élever avec soin; il fut mis au collège
Mazarin ou il fit de très-bonnes études, et il
annonça de bonne heure les facultés lés plus
heureuses. Néanmoins il parut hésiter un moment
sur sa vocation. Ses professeurs, zélés jansénistes,
l'attiraient vers la théologie ; d'un autre côté, il
se fit recevoir avocat en 173S; mnis bientôt son
goût décidé pour les sciences mathématiques
l'emporta. Dès l'âge de vingt-deux ans. en 1739,
il présenta à l'Académie des sciences deux mé-
moires, l'un sur le mouvement des solides dans
les corps liquides, l'autre sur le calcul intégral.
En 1741, il fut nommé membre de cette Académie.
En 1746, son mémoire sur la théorie des vents
remporta le prix à l'Académie de Berlin, qui
l'admit dans son sein par acclamation.
Jusque-ià d'Alembert, par ses travaux scienti-
ALEM
— 24 —
ALEM
fiques, avait jeté les bases d'une renommée solide,
niais resserrée dans le cercle étroit du monde sa-
vant. Un homme aussi ardent et aussi fougueux
que d'Alembert était réservé, Diderot, préparait
alors le plan de V Encyclopédie, ce vaste inven-
taire des connaissances humaines, cette associa-
tion si puissante par le lien qu'elle créait entre
les gens de lettres et les philosophes, dont die
allait devenir le quartier général. Le chef de l'en-
treprise chargea son ami d'Alembert de rédiger
le discours préliminaire, péristyle digne du mo-
nument que la philosophie voulait élever aux
lumières du xvme siècle. Ce travail fonda la ré-
putation de d'Alembert.
Assurément le discours préliminaire de V Ency-
clopédie n"est pas un ouvrage à l'abri de toute
critique. L'auteur s'y proposait de retracer la gé-
néalogie des connaissances humaines : c'était sa^
tisfaire au besoin des époques de grande activité
intellectuelle et d'ardente curiosité, qui se jettent
tout d'abord dans la question des origines, c'était
le temps, en effet, où Montesquieu venait de pu-
blier l'Esprit des lois; où Buffon, dans un tableau
à la fois poétique et philosophique, avait essayé
de décrire les premières émotions du premier
homme sortant des mains de Dieu et s'eveillant
à la vie; où Condillac, après avoir, dans un pre-
mier essai, décrit à sa manière l'origine de toutes
nos connaissances, tentait, par l'ingénieuse fiction
de sa statue, de montrer toutes les idées humaines
sortant de la sensation transformée ; enfin c'était
le temps où Rousseau, sinon avec une intuition
plus complète de la vérité, du moins avec une
bien autre puissance de talent, recherchait^ les
causes de l'inégalité parmi les hommes. On était
donc sûr de plaire au goût de l'époque, en re-
cherchant la filiation des sciences, soit dans l'ordre
logique, soit dans leur développement historique.
Telle est, en effet, la division du discours de
d'Alembert. Mais l'exécution est loin d'être irré-
prochable. La classification de nos facultés, em-
pruntée à Bacon, est des plus arbitraires, et en-
traîne une foule d'erreurs de détails. Ainsi,
d'Alembert prétend ramener toutes les sciences
à une de ces trois facultés : mémoire, raison,
imagination. Sans insister sur la valeur de la
classification en elle-même, elle a un vice ra-
dical, en ce que ces trois facultés se confondent
continuellement dans leur action ; nulle science
n'est l'ondée sur une faculté unique ; il n'en est
aucune pour laquelle le concours de plusieurs
facultés ne soit indispensable. C'est par suite de
cet arbitraire que les sciences et les arts se
trouvent confondus sous les mêmes titres géné-
raux, que l'éloquence, par exemple, figure parmi
les sciences naturelles, et que l'histoire naturelle
est prise pour une dépendance de l'histoire pro-
prement dite.
Il y avait toutefois une idée ingénieuse et vraie
à montrer toutes les sciences comme des bran-
ches d'un mêiue tronc, et à les rattacher aux fa-
cultés de l'intelligence comme à leur principe.
Les morceaux les plus remarquables du discours
sont l'esquisse historique, ou sont retracés les
progrès de l'esprit humain, et, pour la partie
théorique, ce qui se rapporte aux sciences exactes
et à l'analyse de leurs procédés : là brillent les
qualités éminentes de 1 esprit de d'Alembert, la
justesse, la sagacité, la finesse. .Mais il devient
vague et incomplet, lorsqu'il traite des matières
purei opniques. On ne sent pas en lui
le, cette imagination élevée, qui
ne sont nullement incompatibles avec la philoso-
phie, lui re te, sa doctrine se sépare nettenu ni
ici di matérialisa i par Di
derot et par la plupart des encyclopédistes.
D'Alembert y reconnaît formellement que les
propriétés que nous apercevons dans la matière
n'ont rien de commun avec les facultés de vouloir
et de penser.
On retrouve le même caractère dans V Essai
sur les éléments de philosophie ou sur les prin-
cipes des C07i7iaissanccs humaines. Tout en ad-
mettant, avec Locke, que toutes nos idées, mi
les idées purement intellectuelles et morales,
viennent de nos sensations, il y établit avec soin
que la pensée ne peut appartenir à retendue, et
il proclame sans hésitation la simplicité de la
substance pensante. On y rencontre aussi des
vues ingénieuses sur nos sens, et sur les idées
que nous devons à chacun d'eux. Le problème
de l'existence du monde extérieur est très-bien
posé, et l'auteur se montre bien supérieur à
Condillac en cette partie; il paraît s'être inspiré
de l'article Existence, fait par Turgot pour
Y Encyclopédie. Après s'être élevé ici au-dessus
des systèmes contemporains, il retombe dans
le sensualisme et subit le joug de son siècle,
lorsqu'il veut déterminer le principe de la mo-
rale. Il définit l'injuste ou le mal moral, ce qui
tend à nuire à la société, en troublant le bien-
être physique de ses membres ; il s'arrête au
principe de l'intérêt bien entendu. En même
temps on rencontre des choses bien vues et bien
dites, comme ceci : « Le vrai en métaphysique
ressemble au vrai en matière de goût ; c'est un
vrai dont tous les esprits ont le germe en eux-
mêmes, auquel la plupart ne font pas d'attention,
mais qu'ils reconnaissent dès qu'on le leur montre.
Il semble que tout ce qu'on apprend dans un bon
livre de métaphysique ne soit qu'une espèce de
réminiscence de ce que notre âme a déjà su. »
D'Alembert a écrit quelque part : « On ne saurait
rendre la langue de la raison trop simple et trop
populaire. » Voilà le véritable esprit de la philo-
sophie du xvmc siècle.
Les essais littéraires de d'Alembert manquent
d'originalité. Il y montre, comme partout, un
jugement droit et exact; mais dans les matières
de goût il laisse à désirer ce tact délicat que le
raisonnement ne saurait remplacer; son style
précis, mais froid, a toujours quelque sécheresse.
Si, comme écrivain, son talent ne paraît pas à
la hauteur de sa renommée, il n'en a pas moins
exercé une influence notable dans l'histoire lit-
téraire de son époque. Il fut un des propagateurs
les plus actifs du mouvement philosophique, tout
en conservant beaucoup de mesure et ' d'égards
dans l'expression des idées les plus hardies. Il
contribua même personnellement à la considéra-
tion qu'obtinrent alors les gens de lettres; son
caractère honorable et son désintéressement y
eurent une grande part. Il vécut longtemps d'une
modique pension. L'impératrice Catherine II,
après la révolution du palais qui la laissa seule
maîtresse du trône de Russie, écrivit à d'Alem-
bert pour lui offrir la place de gouverneur du
grand-duc, avec 100000 francs d'appointements :
ilrefusa. lors des premières persécutions diri-
gées contre 1' 'Encyclopédie. Frédéric II lui offrit
sans plus de succès la présidence de l'Académie
de Berlin. Jaloux de son repos, il préférait aux
positions les plus brillantes une vie modeste,
mais indépendante, avec l'immense considéra-
tion qui l'entourait à Paris. Ce fut ce goût du
repos et cette horreur des tracasseries, qui lui
firent, dès 17ô9, abandonner 17. e, et
en laisser tout le fardeau peser sur Diderot. De
là aussi la réserve e1 les ménagements qu'il s'im-
posait ' ils publies : il se uedi nuiii.'i l
de eette contrainte dans sa correspondance avec
Voltaire et avec le roi de Prusse; c'est là que
son scepticisme se montre à découvert, et qu'il
médit à son aise du trône et de l'autel. A sa mort,
ALEM
— 25 — ALEM
ses amis les philosophes se scandalisèrent de ce
que son testament commençait par ces mots : « Au
nom du Père, et du Fils; et du Saint-Esprit. »
Sans famille, sans place, sans fortune, d'Alem-
bert n'en était pas moins un personnage impor-
tant. Après la mort de Voltaire, il devint le chef
du parti philosophique. La société qu'il réunissait
dans son petit entre-sol du Louvre fut plusieurs
années une des plus brillantes de Paris. Là se
rendaient d'anciens ministres, comme le duc de
Choiseul, de grands seigneurs, parfois gens de
beaucoup d'esprit : tout ce qu'il y avait d'étran-
gers marquants tenait à honneur d'y être admis,
et il y reçut, en 1782, le comte et la comtesse
du Nord (le grand-duc de Russie qui fut depuis
Paul Ier, et son épouse, la mère de l'empereur
Alexandre). L'àme de cette société fut longtemps
Mlle de l'Espinasse^ dont le tact et la finesse ne
furent pas inutiles a la considération de son ami.
Après la mort de Duclos, en 1772, d'Alembert
devint secrétaire perpétuel de l'Académie fran-
çaise. Ce fut pour remplir les devoirs de cette
place qu'il composa les éloges des académiciens,
parmi lesquels on a remarqué ceux de Destou-
ches, de Boileau, de Fénelon, etc.; ils sont en
général instructifs, semés d'anecdotes piquantes.
On lui a reproché quelquefois de courir après le
trait, pour capter les applaudissements de la
multitude qui suivait alors les représentations
académiques. Sa conversation était spirituelle,
intéressante par un fonds inépuisable d'idées et
de souvenirs curieux : il contait avec grâce et
faisait jaillir le trait avec une prestesse qui lui
était particulière. On cite de lui des mots qui
ont un caractère d'originalité fine et profonde :
« Qu'est-ce qui est heureux? quelque misérable.»
Il disait « qu'un état de vapeur est un état bien
fâcheux, parce qu'il nous fait voir les choses
comme elles sont. » Il mourut à Paris, le 29 oc-
tobre 1783. A.... D.
Malgré ses mérites comme philosophe et comme
écrivain, c'est à titre de savant que d'Alembert
est le plus célèbre; il est même le seul, parmi
les hommes supérieurs qui ont dirigé le mouve-
ment philosophique du xvine siècle, qu'on doive
compter au nombre des géomètres du premier
ordre. Cette circonstance est d'autant plus re-
marquable, que Fontenelle et Voltaire, en se
faisant, à leur manière, les interprètes des grands
génies du siècle précédent, avaient mis, pour
ainsi dire, la géométrie à la mode chez les beaux
esprits. Il est donc indispensable de dire quelques
mots des travaux mathématiques de d'Alembert,
en tant, du moins, que cela peut contribuer à
faire mieux connaître et apprécier le philosophe
et l'encyclopédiste.
Du vivant de d'Alembert, l'esprit de parti n'a
pas manqué de vouloir rabaisser en lui le géo-
mètre; mais les juges les plus compétents, ceux
qui se tenaient le plus à l'écart des coteries phi-
losophiques et littéraires, n'ont jamais méconnu
l'originalité, la profondeur de^son talent, l'impor-
tance de ses découvertes. Émule de Clairaut,
d'Euler et de Daniel Bernouilli, souvent plus juste
à leur égard qu'ils ne l'ont été au sien, il n'a sans
doute ni l'élégante synthèse de Clairaut, ni la
parfaite clarté, ni surtout la prodigieuse fécondité
d'Euler ; mais quand on a donné le premier, après
les tentatives infructueuses de Newton, la théo-
rie mathématique de la précession des équinoxes,
quand on a attaché son nom à un principe qui
fait de toute la dynamique un simple corollaire
de la statique, on a incontestablement droit à un
rang éminent parmi les génies inventeurs. Après
Descartes, Fermât et Pascal, la France avait vu le
sceptre des mathématiques passer en des mains
étrangères ■ Clairaut et d'Alembert le lui ont rendu,
ou du moins ils ont pu lutter glorieusement avec
les deux illustres représentants de l'école de Bâle;
et sur la fin de sa carrière, lorsque d'Alembert,
malade, chagrin, sentait son génie décliner
(comme sa correspondance manuscrile le laisse
assez voir), il prodiguait à Lagrange les marques
d'admiration ; il distinguait le talent naissant de
Laplace, et se préparait ainsi des successeurs qui
l'ont surpassé.
Il faut pourtant le dire : le nom de d'Alembert
est resté et restera dans la science; mais, quoi-
qu'il n'y ait guère plus d'un demi-siècle entre lui
et nous, déjà l'on ne lit plus ses écrits, tandis que
ceux de Clairaut, d'Euler et surtout de La-
grange demeurent comme des modèles du style
mathématique. Chose singulière! trois géomètres
de la même école, tous trois écrivains élégants,
membres de l'Académie française, tous trois
adeptes zélés de la philosophie du xvnr3 siècle,
d'Alembert, Condorcet et Laplace, ont eu tous
trois dans leur style mathématique une manière
heurtée, obscure, qui rend pénible la lecture de
leurs ouvrages, et les a fait ou les fera vieillir
promptemenfr. Assurément nous n'entendons pas
mettre Condorcet, comme géomètre, sur la ligne
de d'Alembert ou de Laplace, et nous reconnais-
sons que l'importance toute spéciale des grandes
compositions de Laplace doit les faire durer plus
que les fragments sortis de la plume de d'Alem-
bert ; mais le trait de ressemblance que nous si-
gnalons n'en mérite pas moins, à notre sens,
l'attention du philosophe.
Voici la liste des ouvrages de d'Alembert, pu-
bliés séparément, liste qui donnerait une idée
démesurée de l'étendue de ses travaux, si l'on ne
prenait garde que tous forment des volumes très-
minces et d'un très-petit format in-4.
1° Traité de Dynamique, 1743, 1 vol.; 2° Trai-
té de V Équilibre et du mouvement des fluides,
1740-70, 1 vol.; 3° Réflexions sur la cause gé-
nérale des vents, 1747, 1 vol. ; 4° Recherches sur
la précession des équinoxes et sur la nidation
de Vaxe de la terre, 1749, 1 vol. ; 5° Essai d'une
nouvelle théorie sur la résistance dés fluides,
1752, 1vol.; 6° Recherches sur différents points
importants du système du mon de, 1754-56, 3 vol.;
7° Opuscules mathématiques, 8 vol. publiés en
1761, 1764, 1767, 1768, 1773 et 1780.
Le Traité de Dynamique est particulièrement
remarquable par l'énonce du fameux principe que
l'on désigne encore sous le nom de Principe de
d'Alembert. Si l'on imagine un système de corps
en mouvement, liés entre eux d'une manière
quelconque, et réagissant les uns sur les autres
au moyen de ces liaisons, de manière à modifier
les mouvements que chaque corps isolé prendrait
en vertu des seules forces qui l'animent, on
pourra considérer ces mouvements comme com-
posés, 1° des mouvements que les corps prennent
effectivement, en vertu des forces qui les animent
séparément, combinées avec les reactions du sys-
tème; 2° d'autres mouvements qui sont détruits
par suite des liaisons du système : d'où il résulte
que les mouvements ainsi détruits doivent être
tels, que les corps animés de ces seuls mouve-
ments se feraient équilibre au moyen des liaisons
du système. Avec ce principe, la science du mou-
vement n'est plus qu'un corollaire purement ma-
thématique de la théorie de l'équilibre. Il n'y a
plus de principe nouveau à emprunter, soit à la
raison pure, soit à l'expérience, plus d'artifice
particulier de raisonnement à imaginer; il ne
reste que des difficultés de calcul, et celles-ci
sont inhérentes à la nature des choses. En tout
cas, l'esprit humain a accompli sa tâche quand
il est parvenu à classer ainsi les difficultés, et à
pousser les réductions autant qu'elles peuvent
ALEX
— 26 —
ALEX
l'être. Le principe de d'Alernbert est un bien bel
exemple philosophique d'une telle réduction.
Dans le cours de ses recherches sur divers
points du système du monde et sur la mécanique.
d'Alernbert a dû s'occuper beaucoup du calcul
intégral, c'est-à-dire de l'instrument sans lequel
il aurait fallu renoncer à traiter ces questions
épineuses. Eu 1747, il faisait paraître dans les
mémoires de Berlin ses premières recherches sur
les cordes vibrantes, qui sont le point de départ
de l'intégration des équations aux différences
partielles, ou de la branche de l'analyse à laquelle
se sont rattachées depuis presque toutes les ap-
plications du calcul à la physique proprement
dite. D'Alernbert eut avec Euler une discussion
célèbre sur un point capital de doctrine, sur la
question de savoir si les fonctions indé erminées,
ou, comme disent les géomètres, les fonctions
(/ bitraires qui entrent dans les intégrales des
équations aux différences partielles, peuvent re-
présenter des fonctions non soumises à la loi de
continuité. Tous les principaux géomètres du
dernier sièjle ont pris part à cette controverse,
qui se résout tout simplement, et, il faut l'avouer,
contre les idées de d'Alernbert, lorsqu'on définit
avec précision les diverses solutions de conti-
nuité, et lorsqu'on se place dans l'ordre d'abstrac-
tion qui caractérise la théorie des fonctions et
la distingue essentiellement des autres branches
:nématiques. Mais l'esprit humain a tou-
jours plus de peine à Lien fixer la valeur des
notions fondamentales sur lesquelles il opère,
qu'à les faire entrer dans des constructions com-
pliquées et savantes.
Fondateur de Y Encyclopédie, d'Alernbert s'était
chargé, dans cette grande compilation, des prin-
cipaux articles de mathématiques pures et même
appliquées. Ces articles forment en:ore le fond
du Dictionnaire de Mathématiques de l'Encyclo-
pédie dite méthodique. Tous les points impor-
tants de la philosophie des mathématiques, ceux
qui se rattachent aux notions des quantités néga-
i ves; de l'infiniment petit, des forces, s'y trou-
vent traités de la main de d'Alembcit. dont les
articles doivent être lus par tous ceux qui s'occu-
pent de ces matières. Sans exagérer, comme Con-
dillac l'a fait, le rôle du langage. d'Alernbert se
montre enclin aux solutions purement logiques,
à celles qui s'appuient sur des définitions et des
institutions conventionnelles. Il n'appn
la valeur des idées abstraites indépen-
damment des procédés organiques par lesquels
l'esprit humain s'en met en possession, les éla-
bore et les transmet; mais, pour justifier cette
assertion générale, il faudrait entrer dans une
critique détaillée, que la spécialité de ce Dic-
ùre ne comporte pas. C... t.
L'édition la plus complète des œuvres de d'A-
cellede Beûn, 5 vol. in-8, Paris, 1821-
22. Consultez un Mémoire de M. Damiron sur
d'Alernbert, dans le tome XXVII du Compte rendu
de l'Académie des sciences morales
cl politi
ALEXANDRE n'APHRODISE OU plutôt D'APHRO-
iœus), ainsi appelé
d'un- ville di m lieu de :
- lin du iic et au commencent
enne, sous le règne des
la, de qui il tenait
Pens< gner la philosophie péi
ut cette fonc-
i .i Alexandrie. Disciple '1 Her-
lès, il surpassa de beaucoup
i ar les qualités naturelles de
• ndition et lu noi
êlèbre di I
commentateurs d'Aristote, celui qu
avoir le mieux compris et développé a\(
plus de talent les doctrines du maitre. Au>.si
tous ceux de son école qui sont venus après lui
l'appellent-ils simplement le Commentateur (tôv
È;r,Yr,rr, ). comme Aristote lui-même pendant
tout le moyen âge, était nommé le Philosophe.
Nous ajouterons que cette distinction, sauf l'en-
thousiasme qui s'y joignait,- n'est pas tout à l'ait
sans fondement, et les commentaires d'Alexandre
d'Aphrodise seront toujours consultés avec fruit
par celui qui voudra lire dans l'original les œu-
vres du Stagirite. Il n'y a pas jusqu'aux di-
sions qui s'y mêlent, qui ne soient souvent d'une
grande utilité pour l'histoire de la philosophie, et
ne témoignent d'un jugement ferme appuyé d'une
vaste érudition. Cependant il ne faudrait pas re-
garder seulement Alexandre. d'Aphrodise comme
un commentateur ; il a aussi écrit en son propre
nom deux ouvrages philosophiques : de la Nature
de Vâme et de la Fatalité et de la Liberté, Dans
le premier, il cherche à prouver que l'âme n'est
pas une \éritable substance, mais une simple
forme de l'organisme et de la vie (sîSo; •:-. toû
cwfiaTo; ôpyavixoù), une forme matérialisée (eISoç
ivuXov) qui ne peut avoir aucune existence réelle
sans le corps. Le second, consacré tout entier à
la réfutation du fatalisme stoïcien, n'est guère
que le développement plus ou moins étendu des
arguments suivants : 1° Dans l'hypothèse stoï-
cienne, toutes choses seraient soumises exclusi-
vement à des lois générales et inflexibles, car
toutes elles ne forment qu'une même chaîne dont
chaque anneau est inséparable des autres : or il
n'en est point ainsi ; l'expérience nous apprend
qu'il y a des faits abandonnés à la liberté indivi-
duelle, sans laquelle nous ne pouvons concevoir
la raison. En effet, à quoi nous servirait la fa-
culté de raisonner et de réfléchir, si nous ne pou-
vions pas agir conformément au résultat de nos
propres délibérations? Mais ce caractère de néces-
sité absolue, que le stoïcisme aperçoit partout,
n'existe pas davantage dans les lois générales,
c'est-à-dire dans les lois de la nature ; car la na-
ture aussi bien que l'individu s'écarte plus d'une
fois de son but : elle a ses exceptions e
monstres, ce qui ne pourrait avoir lieu si elle
était gouvernée par des lois inflexibles. 2" Le fa-
talisme est incompatible avec toute idée de mo-
ralité. L'homme n'étant pas maitre de ses réso-
lutions, il n'a aucune responsabilité, il ne mérite
ni châtiment, ni récompense, il ne peut être ni
vertueux ni criminel. 3° Avec la doctrine de la
nécessité absolue, il n'y a plus de Providence.
partant plus de crainte ni de respect de la Divi-
nité. En effet, si tout est réglé à l'avance d'une
manière irrévocable, comment les dieux seraient-
ils bons, comment seraient-ils justes, comment
pourraient-ils distribuer les biens et les maux
suivant le mérite de chacun? Ce qui est un effet
de l'inflexible destin ne peut être regardé ni
comme un bienfait, ni comme une punition,
ni comme une récompense. Si Alexandre,
trouvant sur son chemin l'incompatibilité appa-
rente de la liberté humaine et de la prescience
divine, n'hésite pas un instant à sacrifier la
prescience, qui lui parait une chose aussi in-
concevable qu'un carré ayant sa diagonale ég
à l'un de se n'est malheureusement pas
irréprochable quand, après l'avoir dé-
tendue contre le fatalisme.' il essaye de définir
la divine Providence : ainsi que son maitre, il la
id avec les lois générales de la nature.
Les deux al nous venons de signaler
au moins le but général, furent pu mble
Les œuvres de Thémistius, à Venise, i o 1534
(in-'»), par les soins de Trincavellus. Le traité de
ii Fatalité et delà Liberléa.6té deux fois traduit
ALEX
27
ALEX
en latin, d'abord par Hugo Grotius dans l'ou-
vrage intitulé : Phûosophorum sententiœ de fato
(Amsterd., 1648), ensuite par Schulthess, dans le
tome IV de sa Bibliothèque des philosophes grecs,
et dans une édition séparée (in-8, Zurich, 1782).
Il a été traduit en français par M. Nourrisson
sous le titre suivant : de la Liberté et du hasard,
essai sur Alexandre d'Aphrodisias, in-8, 1870.
Quant aux commentaires d'Alexandre d'Aplirodise
sur les œuvres d'Aristote; il faudrait, pour en
donner la liste, savoir distinguer avec une entière
certitude ce qui est à lui et ce qu'on lui attribue
par supposition. Or ce n'est pas ici que cette
question peut être traitée. Nous nous contente-
rons de renvoyer à Casiri (Bibliolh. arabico-hisp.,
t. I, p. 243 ; à l'édition de Buhle, 1. 1, p. 287 sqq. ;
et enfin à la Bibliothèque grecque de Fabricius).
— Alexandre d'Aplirodise a fait école au sein
même de l'école péripatéticienne, et ses parti-
sans, parmi lesquels on compte un grand nombre
de philosophes arabes, ont été nommés les alexan-
dristes.
ALEXANDRE d'Egée (Alcxander JEgeus) ,
philosophe péripatéticien qui florissait pendant le
Ier siècle de l'ère chrétienne. Il était disciple du
mathématicien Sosigène et devint l'un des maîtres
de l'empereur Néron. Il est compté parmi ceux
qui ont restitué le texte du traité des Catégories,
et il résulterait d'une citation de Simplicius (ad
Categ., f" 3) qu'il aaussi composé sur cette partie
de YOrganum un commentaire fort estimé. On
a voulu également lui faire honneur de deux
autres commentaires : l'un sur la Métaphysique,
dont la traduction latine a été publiée par Sepul-
veda (in-f°, Rome, 1527; Paris, 1536; Venise,
1541 et 1561) j l'autre sur la météorologie d'A-
ristote, publie en grec et en latin, sous le titre
suivant : Comment, in Meteorol. grœce edil. a
F. Asulano (in-f", Ven., 1527); ld. latine edil.
a Piccolominco (in-f", Yen., 1540 et 1556). Mais
il est loin d'être démontré qu'il soit réellement
l'auteur de ces deux écrits, plus généralement
attribués à Alexandre d'Aphrodise, bien que cette
dernière opinion n'offre pas plus de certitude
que la première. Voy. le tome I de l'éd. d'Aristote
par Buhle, p. 291 et 292.
ALEXANDRE DE HaLÈS OU ALÈS [Alcsius),
ainsi appelé du lieu de sa naissance ou du nom
d'un monastère du comté de Glocester, où il fut
élevé, était déjà parvenu à la dignité d'archidiacre
dans sa patrie, lorsqu'il résolut de venir en
France, poussé par le désir de s'instruire. En
1222, des circonstances, qui ne sont pas bien
connues, et sa vive piété le déterminèrent à
prendre l'habit de franciscain. Cependant, malgré
sa profession, l'Université de Paris lui conserva
le titre de docteur, et bientôt même il devint un
des maîtres les plus illustres de cette époque de
la philosophie scolastique. Wading compte parmi
ses disciples S. Bonaventure, S. Thomas et Duns
Scot. D'après les auteurs de 1 Hisloirelittéraire de
France, cette opinion serait inadmissible. Alexan-
dre ayant cessé d'enseigner en 1238, avant l'arrivée
en France ou même avant la naissance de ses dis-
ciples prétendus. Cependant nous ferons remar-
quer que S. Bonaventure assure positivement
avoir eu pour maître le philosophe qui nous oc-
cupe en ce moment. Alexandre de Halès mourut
à Paris en 1245. Son principal ouvrage est une
Somme de Théologie, divisée en quatre livres,
où il donne le premier exemple de cette méthode
rigoureuse et subtile, imitée depuis par la plupart
des docteurs scolastiques, qui consiste à distin-
guer toutes les faces d'une même question, à
exposer sur chaque point les arguments con-
traires, enfin à choisir entre l'affirmative et la
négative, soit d'après un texte, soit d'après une
distinction nouvelle, en ramenant le tout, autant
que faire se peut, à la forme du syllogisme.
Un grand nombre de ses décisions ont été re
produites par saint Thomas, et en général il a
obtenu au moyen âge une telle autorité, qu'on
le surnommait le Docteur irréfragable et la
Fontaine de lumières. La Somme de Théologie
a eu plusieurs éditions (in-f°, Nuremberg, 1481 ;
Venise, 1576; Cologne, 1622). Les autres ouvrages
attribués à Alexandre de Halès ou n'offrent aucun
caractère d'authenticité ou ne sont pas de lui,
comme un Commentaire sur la Métaphysique
d'Aristote, qui a été imprimé sous son nom
(Venise, 1572), et dont l'auteur est Alexandre
d'Aphrodise. Voy. Histoire littéraire de France,
t. XVIII. C. J.
ALEXANDRE de Tralles (Alexandere Tral-
lensis ou Trallianus) est un médecin philosophe
du vie siècle de l'ère chrétienne. Outre quelques
ouvrages purement médicaux, on lui attribue
aussi les deux livres intitulés : Problemata me-
dieinalia et naluralia,q\ie l'on compte plus gé-
néralement parmi les écrits d'Alexandre d'A-
phrodise.
ALEXANDRE Numenius, qu'il ne faut pas
confondre avec Numenius d'Apamée, florissait
pendant le ne siècle de l'ère chrétienne. On ne
sait rien de lui, sinon qu'il a écrit sur les figures
de la pensée (Wspi twv tô; ciavoia: ffxï)(juxTa)v)
un ouvrage très-peu digne d'intérêt, publié en
grec et en latin par Lorence Normann (in-8,
Upsal, 1690).
ALEXANDRE Peloplato (de ra).aç, proche, et
nXâTiov, Platon), ainsi nommé à cause de sa sou-
mission à toutes les doctrines platoniciennes,
sur lesquelles d'ailleurs il n'a répandu aucune
nouvelle lumière. Né en Séleucide, il eut pour
maître Favorinus, et vivait pendant le ne siècle
de l'ère chrétienne.
ALEXANDRE Polyhistor, c'est-à-dire qui sait
beaucoup. On ne saurait dire avec précision à
quelle époque il vivait. On sait seulement par
Biogène Laërce (liv. VIII, ch. xxvi) qu'il faisait
partie de la nouvelle école pythagoricienne, et
qu'il admettait, comme un élément distinct du
soleil, un feu central, principe générateur de
toutes choses et véritable centre du monde.
ALEXANDRIE (École d'). L'école d'Alexandrie
prend naissance vers le temps de Pertinax et de
Sévère, etse continue jusqu'aux dernières années
du règne de Justinien, embrassant ainsi une
période de plus de quatre siècles. Son fondateur
est Ammonius Saccas, dont les leçons remontent
à 193 après J. C. Plotin, son disciple, est sans
contredit le plus grand métaphysicien et le pre-
mier penseur de l'école ; il en est le véritable
chef. Toute la doctrine qui se développa plus
tard en se rattachant à la philosophie d'Orphée,^
de Pythagore et de Platon, est en germe dans
ses écrits; et elle y est avec plus de force et
d'éclat, quoique avec moins de subtilité et d'éru-
dition que dans la plupart de ses successeurs.
De Plotin, l'école tomba entre les mains de Por-
phyre et de Jamblique, égaux ou supérieurs à
Plotin en réputation et en influence, mais esprits
d'un ordre inférieur qui mirent l'école d'Alexan-
drie sur la voie du symbolisme, préférèrent la
tradition à la dialectique, et commencèrent cette
lutte impuissante contre le christianisme qui
devait absorber les forces vives de l'école, et
finalement amener sa ruine complète. Le fameux
décret de Milan, qui changea la face du monde,
est de leur temps (312). L'école prit, à partir de
ce moment, un caractère tout nouveau ; elle re-
présenta le monde grec, le paganisme, la philo-
sophie, contre les envahissements du christia-
nisme : et telle était la rapidité des progrès de
ALEX
— 28 —
ALEX
cette religion naissante, que les alexandrins se
trouvèrent tout d'un coup réduits à une imper-
ceptible minorité. Julien, qui sortit de leurs rangs
pour succéder aux enfants de Constantin, s'épuisa
vainement à lutter contre l'ascendant du chris-
tianisme avec toutes les ressources de la puis-
sance impériale. Les lettres, les mœurs et la
philosophie de la Grèce qui avaient régné sur les
patriciens vers la fin de la République et dans
les plus beaux temps de l'Empire, n'arrivaient
plus au peuple que transformées et renouvelées
par l'esprit nouveau ; onne voulait plus des anciens
dieux ; les traditions mêmes étaient sans pouvoir.
Rome 'dépossédée, avec son simulacre de sénat
sans empereur les sanctuaires violés, les ruses
sacerdotales découvertes et livrées à la nsee pu-
blique; un Dieu dont le nom avait retenti à
toutes les oreilles, qui occupait tous les esprits
de sa majesté, et tous les cœurs des splendeurs
de son culte et de la perfection de sa morale :
c'était trop pour la force d'un empereur et pour
le génie d'une école de philosophes, obliges de
prêcher au peuple un polythéisme qu'eux-mêmes
désavouaient, de se retrancher derrière des sym-
boles ou dangereux ou inutiles, et d'en appeler
sans cesse à des traditions dont ils altéraient le
sens et qui avaient perdu tout leur prestige. Le
successeur de Julien fait embrasser le christia-
nisme à toute son armée; le monde entier est
attentif aux querelles de l'arianisme et à l'hérésie
naissante de Pelage. Clément d'Alexandrie, Ter-
tullien, Origène, Lactance, Grégoire de Nazianze,
S., Augustin, défendent, soutiennent, illustrent
l'Église ; tandis que les philosophes, attachés à
une cause désespérée, ne se recommandent plus
à l'histoire que par d'utiles travaux d'érudition
et d'infatigables commentaires. Proclus la relève;
le génie des premiers alexandrins revit en lui,
mais ce n'est qu'un éclat passager. Proclus résume
dans sa personne le caractère et les destinées de
l'école; avec lui tout semble s'anéantir. En 529,
un décret de Justinien ferme les écoles d'Athènes.
Les platoniciens exilés cherchent en vain un
asile auprès de Chosroès. Damascius revient sur
le sol de l'empire, et l'école, dont il est un des
derniers représentants avec Philopon et Simpli-
cius, s'éteint tout à fait vers le milieu du
Xe siècle de notre ère.
Les philosophes qu'on a coutume de désigner
sous le nom d'alexandrins ne furent pas les seuls
néoplatoniciens de cette époque. Des tendances
analogues se manifestent vers le commencement
de notre ère chez des polygraphes, des philo-
sophes et même des sectes entières. C'était l'es-
prit du temps de recourir à une érudition sans
critique, de rechercher ou de créer des analogies,
de rapprocher toutes les civilisations et toutes
les doctrines, de tenter enfin un compromis entre
l'Orient et la itrc la religion et la
science. Depuis la diffusion des lettres grecques
Platon avait acquis une sorte de royauté intel-
lectuelle ; mais le cadre de sa philosophie avait
été singulièrement agrandi jet dans ces doctrines
comprehensives où les mythes de l'Inde se trou-
vaientà l'aise, on ne retrouve plus les propoi
sévères de la dialectique, et ce divin
d'enthousiasme et de mesure qui donne à la phi-
; Platon tant de noblesse et de gran-
deur.
Alexandre en i mirant jette une ville sur les
boni du mort, ce fui le proie 'les La-
pide i, ''i bientôt le centre el la capitale d'un grand
empire. Il n'y avait pour des Grecs que la Grè :e
et la Barbarie; les l'tolémée se sentaient enei I,
si la langue, les arts, le i de la patrie
l'étaient i dans leurs Etats. Bien avant
les i toriques, l'Egypte avait fourni des
colonies à la Grèce; après tant de transformations
glorieuses, la civilisation grecque se retrouva
face à face avec les mœurs immuables de l'E-
gypte. Elle fleurit et se développa dans Alexan-
drie, à côté des croyances et des mœurs du
peuple vaincu, qu'elle ne parvint pas à entamer.
Le .Musée fondé par Démétrius avec les trésors
de Ptolémée Sotcr, la Bibliothèque bientôt en-
combrée de richesses et qui déborda dans le Sé-
rapéum où un second dépôt s'établit, les faveurs
des rois qui, souvent, partagèrent les travaux du
Musée, plus tard celles des empereurs romains
jaloux d'encourager une compagnie d'historiens
et de poètes, la munificence d'Auguste, l'insti-
tution du Claudium par ce lettré imbécile qui
eût tenu sa place parmi les grammairiens du
Musée et ne fit que déshonorer la pourpre im-
périale, le concours de tant d'hommes supérieurs,
les Zénodote, les Ératosthène, les Apollonius,
les Callimaque, toute cette splendeur, toute cette
gloire attira l'attention du monde, sans triompher
de l'indifférence et du mépris des Égyptiens. Les
Grecs, au contraire, essentiellement intelligents,
sans préjugés, sans superstition, ne purent ha-
biter si longtemps le temple même de Sérapis
sans contracter quelque secrète affinité avec ce
vieux peuple; leur littérature était celle d'une
nation épuisée qui remplace la verve par l'éru-
dition. L'étude enthousiaste et persévérante du
passé les disposait, en dépit de l'esprit mobile et
léger de la Grèce, à resDecter les traditions, à
chercher la stabilité. Par une pensée profon-
dément politique, les Lagides avaient voulu que
le chef du Musée fût toujours un prêtre. Avec
cela, nulle intolérance : toutes les religions et
tous les peuples avaient accès dans le Musée, les
Juifs seuls en étaient exclus. Les Juifs eux-mêmes,
quoique proscrits du Musée, affluaient à Alexan-
drie. Le besoin de se justifier aux yeux du monde
les poussait alors, par un retour d'amour-propre
national, à s'approprier toutes les richesses phi-
losophiques de la Grèce, en les faisant dériver
des livres de Moïse. Sur cette extrême frontière
du monde civilisé, au milieu de ce concours
inouï jusqu'alors, voués au culte des glorieux
souvenirs de leur peuple, en même temps qu'i-
nitiés à d'autres croyances et à, d'autres admi-
rations, les Grecs, sans devenir Egyptiens ou bar-
bares, apprenaient à concilier les traditions en
apparence les plus opposées, à comprendre, à
accepter l'esprit des religions et des institutions
qu'ils avaient sous les yeux ; et le courant des
événements les préparait ainsi peu à peu à cet
éclectisme qui devint le caractère dominant de
la philosophie alexandrine, quand lesDiorthontes
et les Chorisontes curent fait place aux disciples
d'Ammonius et de Plotin.
Il est vrai qu'Alexandrie ne fut pas l'unique
théâtre des travaux de laphilosophie alexandrine ;
mais elle en fut le berceau et en demeura le
principal centre. Les institutions littéraires de
Pergame, par lesquelles lesAttales avaient voulu
rivaliser avec les Lagides, disparurent avec les
Attalcs eux-mêmes, et Auguste donna leur bi-
bliothèque pour accroître celle du Sérapéum.
Les chaires dotées par Vespasien et par Adrien
dans plusieurs grandes villes de I aient
pour objet l'enseignement littéraire et non la
philosophie. Rome n'était pas un séjour on l'on
in'ii i ultiver la philosophie en paix. Si Plotin y
trouva du crédit et de la considération. N
Vespasien. Domitien y Buscitèrenl île veril
itions .-nuire les philosophes. Une seule
école in' la rivale d' Uezandi ie, 1 6 oie d'Athènes.
où les chaires fondées par Marc h
l'élite de la jeunesse romaine; mais Athènes et
ent l'une et l'autre de la doc-
ALEX
— 29 —
ALEX
trine de Plotin, le même esprit les animait.
D'ailleurs si l'on excepte Syrien, Proclus, et Ma-
rinus. l'étude de l'éloquence et des lettres do-
minait surtout à Athènes : la philosophie avait
son centre à Alexandrie. Au vr siècle, l'école
revint périr obscurément sur les lieux où Ain-
monius Pavait fondée, où Hiéroclès, Enée de Gaza,
Olympiodore, Hypatie, Isidore même, transfuge
à Athènes, l'avaient illustrée. C'était là que les
premiers chrétiens avaient fondé le Didascahie et
l'un des trois grands sièges épiscopaux de l'Église
naissante; c'était là que le polythéisme devait
triompher ou périr.
Le premier caractère de la philosophie des
+ alexandrins, le plus frappant et aussi le plus exté-
rieur, c'est l'éclectisme. Ce fut, en effet, la pré-
tention avouée de cette école, de réunir en un
vaste corps de doctrine la religion et la philo-
sophie, la Grèce et la mythologie orientale. Pour
ces esprits, dont l'unique soin était de tout dé-
couvrir et de tout comprendre, les différences ne
i* furent que des malentendus ; il n'y avait plus de
secte ; toutes ces querelles entreprises pour main-
tenir la séparation entre les dogmes de diverses
origines ne semblaient qu'une preuve d'igno-
rance, des préjugés étroits, l'absence même de
la philosophie. Au fond, le genre humain n'a
., qu'une doctrine, moitié révélée, moitié décou-
verte, que chacun traduit dans sa langue parti-
culière et revêt des formes spéciales qui con-
viennent à son imagination et à ses besoins :
celui-là est le sage, qui découvre la même
pensée sous des dialectes divers, et qui, réu-
nissant à la fois la sagesse de tous les peuples,
n'appartient à aucun peuple, mais à tous, qui se
fait initier à tous les mystères, entre dans toutes
les écoles, emploie toutes les méthodes, pour
retrouver en toutes choses, par l'initiation, par
l'histoire, par la poésie, par la logique, le même
fonds de vérités éternelles.
Toutefois on ne doit pas attribuer aux alexan-
drins un syncrétisme aveugle. S'ils ont poussé à
l'excès leur indulgence philosophique et reçu de
toutes mains, quelquefois sans discernement, ils
n'en connaissaient pas moins la nécessité d'un
contrôle. Nous avons de Plotin une réfutation en
règle du gnosticisme dans laquelle il déploie un
sens critique et une vigueur d'argumentation
dignes des écoles les plus sévères. Amélius écrivit
quarante livres contre Zostrianus et fit un paral-
lèle critique des doctrines de Numénius et de
Plotin. Porphyre réfuta le ire pi Tuyïjç, et dé-
montra que les livres attribués à Zoroastre n'é-
taient pas authentiques. Il se rencontre parmi
eux de véritables détracteurs d'Aristote. Il est
vrai que leur qualité de platoniciens pouvait les
ranger parmi les adversaires du péripatétisme ;
mais, s'ils sont platoniciens, c'est une preuve de
plus qu'ils n'acceptent pas toutes les traditions au
même titre, et qu'ils se rattachent à une école
dogmatique, au moins par leurs intentions et
leurs tendances générales.
S'ils sont à la fois Grecs et barbares, philoso-
phes et prêtres, la Grèce et la philosophie domi-
nent, et surtout la philosophie platonicienne.
Puisqu'ils voulaient allier toutes les doctrines
et pourtant se rattacher principalement à l'es-
prit d'une certaine école, l'Académie seule leur
convenait : c'est dans l'histoire philosophique de
la Grèce, l'école qui prête le plus à l'enthou-
siasme. Et dans le platonisme, que prennent-ils?
Le côté le plus vague et le plus mystérieux, ce
que l'on pourrait appeler le platonisme pytha-
gorique. Les symboles pythagoriciens leur ser-
vaient en quelque sorte de lien entre la dialectique
et l'inspiration, entre la cosmogonie du Timée et
celle des Mages.
Enfin l'autorité même de Platon, quoique cer-
tainement prédominante, n'est pas souveraine
parmi eux. Plotin répétait pour lui-même le fa-
meux Amiens Plalo. On connaît ce mot de Por-
phyre, cité par S. Augustin {de Red. an. lib. I),
que le salut, tt-,v ctoTYipiav, ne se trouve ni dans
la philosophie la plus vraie, ni dans la disci-
pline des gymnosophistes et des brahmanes, ni
dans le calcul des Chaldéens, et qu'il n'y en a
aucune trace dans l'histoire. Rien n'est plus
propre à exprimer la véritable nature de cet
éclectisme que la division presque constamment
employée par les professeurs alexandrins dans
leurs leçons publiques : el à)ri8ù>ç, si iD.axovixàk,
au point de vue de la vcritc} au point de vue
de Platon.
Ils nous ont laissé plus de commentaires et
d'expositions historiques que de traités de philo-
sophie proprement dite. Cependant les plus émi-
nents d'entre eux ont une doctrine qui leur est
propre* et il ne faut pas oublier que celui qui
interprète mal une théorie, est en réalité un in-
venteur, tandis qu'il croit n'être qu'historien.
D'ailleurs les commentaires alexandrins ne sont
pas, comme ceux d'Alexandre d'Aphrodise, un
simple secours à l'intelligence du lecteur, pour
rendre plus accessibles les difficultés du texte ;
ce sont presque toujours les mémoires philoso-
phiques de celui qui les écrit, et il y entasse, à
propos des opinions de son auteur, outre toute
l'érudition qu'il a pu recueillir, les idées, les
sentiments et les systèmes qui lui appartiennent
en propre. Le rôle d'historiens ou de disciples
ne suffit pas à des hommes tels que Plotin ou
Proclus. A côté de leur respect pour la tradition,
et surtout pour la tradition platonicienne, quelle
fut donc la méthode de philosopher des alexan-
drins?
Cette méthode est double ; elle commence par
la dialectique et finit par le mysticisme. Il ne
faut pas tenir compte des intelligences de second
ordre, qui n'ont qu'une importance historique
et ne servent qu'à transmettre, en les altérant,
les traditions communes d'un maître à un autre.
Ceux-là, comme il arrive, ont pris l'excès pour la
force, et se sont lancés d'un bond aux extrémités ;
mais les premiers maîtres alexandrins, ceux qui
ont imprimé un caractère à toute cette philoso-
phie, ne se sont pas jetés de prime abord dans
l'illuminisme; ils y sont arrivés après expérience
faite de l'impuissance vraie ou prétendue de la
raison.
Platon connaissait et appliquait à merveille le
procédé de la dialectique, mais il n'en compre-
nait pas la nature; et c'est la source des erreurs
qui les ont tant troublés, lui, Aristote et leurs
successeurs, et qui ont fini par jeter les alexan-
drins dans le mysticisme.
Après avoir établi que l'objet de la science ou
l'intelligible est le général, et que le multiple
ou le divers n'est qu'une ombre ou un reflet de
la réalité, Platon s'attache à construire cette
grande échelle hiérarchique dont l'unité absolue
occupe le sommet, à titre de dernier universel,
et qui a pour base ce monde de la diversité et
du changement dans lequel nous sommes plon-
gés ; mais ne comprenant pas que dans l'opéra-
tion difficile que notre esprit accomplit pour al-
ler de ce qui est moins à ce qui est plus, il
puisse avoir à éliminer ses propres illusions, et
à rendre de plus en plus claire et manifeste,
par ces éliminations toutes subjectives, k per-
ception d'une réalité conçue dès l'origine à tra-
vers un nuage, il prend tous ces états intermé-
diaires de nos conceptions pour des entités
successivement perçues, et leur donne une réa-
lité objective, c'est-à-dire qu'il fait de toute con-
ALEX
30 —
ALEX
ceplion générale un individu, un type : de là
tout son monde chimérique, et l'erreur con-
stante de ceux qui sont venus après lui et se
sont nommés les réalistes. Les nominalistes, au
contraire, comprenant bien qu'il ne faut pas
mettre la logique à la place de la métaphysique,
ni prendre pour des realités de différents ordres
les phases successives de nos conceptions, ont
eu le tort d'envelopper le terme final dans la
proscription des moyens, et d'assimiler l'unité
substantielle vers laquelle se meut la dialecti-
que avec ces unités génériques qu'elle rencontre
en chemin et que Platon prenait pour des exis-
tences concrètes et individuelles. Quand des
mains de Platon la dialectique passa à des philo-
sophes de décadence, cette sorte de puissance
créatrice accordée à la logique produisit néces-
sairement deux résultats en apparence opposés,
mais qui dans le fond n'en sont qu'un: la multi-
plication indéfinie des êtres suivant le plus ou
moins de subtilité des philosophes, et une faci-
lité extrême à combler les intervalles par des
universaux intermédiaires, à produire des trans-
formations et des identifications qui sont le grand
chemin du panthéisme. Un troisième résultat
non moins important de la méprise des platoni-
ciens qui croyaient n'arriver à l'idée de Dieu
qu'à travers toute cette armée d'intelligibles, et
ne s'apercevaient pas que cette idée, au con-
traire, était leur point de départ, c'est que leur
Dieu, nécessairement conçu comme le terme
d'une série, devait rentrer dans le terme géné-
ral de la série, tandis que, par la condition même
du procédé dialectique, il y échappait. De là l'o-
bligation où se crurent les alexandrins de créer
deux mondes distincts et cependant nécessaires
l'un à l'autre : l'un qu'ils regardèrent comme le
véritable ordre rationnel, et qui n'était que le
produit^ illégitime de la dialectique ; l'autre où
ils pénétraient par l'extase, et qu'ils croyaient
supérieur à la raison, quoiqu'il ne fût que la rai-
son elle-même, mal comprise et défigurée, éle-
vée au-dessus aune raison imaginaire. Ils étaient
précisément dans le cas de ces métaphysiciens
dont parle Leibniz, qui ne savent ce qu'ils de-
mandent, parce qu'ils demandent ce qu'ils savent.
La raison considérée comme existant d'abord sans
Dieu, ne pouvait plus leur donner Dieu sans se
ruiner et se confondre elle-même. Platon et les
alexandrins tournèrent la difficulté de deux
laçons très-différentes : Platon s'arrêta au mo-
ment où la contradiction allait s'introduire en-
tre la série qu'il abandonnait et l'idée nouvelle
qu'il voyait prête à sortir de l'énergie de la mé-
thode dialectique. Il aperçut cet être supérieur
ù l'être, cette unité antérieure à l'immensité de
temps et d'espace, dans laquelle l'équation im-
médiate et la possession présente et absolue de
toutes les virtualités produit l'immutabilité par-
faite, et qui est la suprême entéléchie ; mais il
ne fit que l'entrevoir comme dans un rêve, et
s'en tint à ce Dcmiurpe du Timee, qui existe
avant le monde, qui refléchit en le produisant,
qui délibère, qui se réjouit, qui gouverne;
un Dieu mobile enfin, quoiqu'il soit lui-même
le principe de son mouvement, et par consé-
quent, comme le démontre Aristote, un Dieu
secondaire. Les alexandrins, au contraire, admi-
rent sans hésiter l'unité et l'immutabilité par-
; mais cette unité des alexandrins, supé-
rieure à l'être par l'élimination de l'être, au lieu
e seulement supérieure aux conditions de
l'être fini, n'est plus qu'une conception abstraite
i nie, qui couronne, il est vrai, L'édifice ar-
bitraire de la dialectique, mais qui, transp
le monde, y demeure à jamais séparée de
tout ce qui est réalité et vie.
C'est en vain que pour faire de ce néant la
source de l'être, ils l'unissent à des hypostasea
dont en même temps ils le séparent. Parce que
la rigueur de la méthode dialectique exige un
seul Dieu, et un Dieu parfaitement un ; parce
que la raison humaine, de son côté, ne souffre
point que le principe suprême soit dépourvu
d'intelligence; et y fait pénétrer avec la pensée
une dualité véritable ; parce qu'enfin la contin-
gence du monde entraîne dans le Dieu du monde
une faculté productrice, et que cette faculté, in-
compatible avec l'unité absolue, n'est pas donnée
dans la conception pure de l'intelligence pre-
mière, ils croient répondre atout, en échelonnant,
pour ainsi dire, l'un au-dessus de l'autre, le Dieu
des écoles de physiciens, celui de Platon et ce-
lui des Éléates, et en essayant de sauver le prin-
cipe de l'unicité par l'importation des mystères
inintelligibles de l'Inde. Mais quand on leur ac-
corderait, tantôt que ces trois Dieux sont dis-
tincts, et tantôt qu'ils ne le sont pas, quand on
ferait cette violence à la raison humaine, qu'au-
raient-ils gagné en définitive"? Si le monde est
expliqué par la seconde hypostase, jamais la se-
conde ne le sera par la première. Ils ont beau
identifier ainsi l'un et le multiplier sans le trans-
former, cette contradiction même ne les sauve
pas, et toutes les difficultés subsistent.
Le mysticisme des alexandrins n'est donc qu'une
illusion et ses résultats sont entièrement chimé-
riques. Leur point de départ les condamnait ou
à s'arrêter sans motif, comme Platon, ou à se
perdre dans l'extravagance en allant jusqu'au
bout, comme les Éléates. Ce mysticisme et ces
hypostases par lesquelles ils croient pouvoir re-
descendre de cette unité morte où les a menés
la dialectique, au monde et à la vie qu'ils veu-
lent retrouver, ne sont que des fantômes par les-
quels ils cherchent à se tromper sur leur propre
misère. Leur réminiscence n'est pas réminis-
cence- leur unification ne détruit pas l'altérité.
Ce qu ils croient retrouver dans leurs souvenirs,
ils l'ont sous les yeux ; ce qu'ils croient ne pou-
voir posséder que dans l'expiration de leur per-
sonnalité, ils le voient face à face, ht i-.i'Jj-
- -:. A qui sait que l'idée de Dieu éclaire et con-
stitue la raison humaine, la réduction des idées
rationnelles est immédiate, et le mysticisme est
superflu.
La philosophie de Platon, en s'arrêtant au Dé
miurge, donnait au monde un roi et un père,
et faisait de la cause première, une cause analo-
gue à celle que nous sommes, et, par conséquent,
intelligente et libre. La théologie naturelle et la
métaphysique, dans un tel système; venaient en
aide à la morale ; et si dans les spéculations de
Platon sur la vie future on ne rencontre rien
de précis et de déterminé sur la nature des pei-
nes et des récompenses, le fait d'une rémunéra-
tion et la persistance de la personnalité humaine
ne sont jamais mis en doute. Le dogme même
delà métempsycose, quand on le prendrait au sé-
rieux, ne détruirait après la mort que l'identité
personnelle, et non l'identité substantielle. Dans
cette vie, la personnalité humaine est respectée,
même dans les plus vives ardeurs de l'amour
platonique, et le caractère de la philosophie
idrine, qu se prétendit héritière de l'Aca-
e, rend très-remarquable la théorie de Pla-
ton sur la poésie et la subordination constante
dans ses écrits de la faculté divinatoire à l'intel-
B. 11 suit de cette théorie de Platon sur
t sur l'âme humaine, que son Dieu est un
Dieu à l'image de l'homme : il n'est donc pas en
dissentiment absolu avec la mythologie; et s'il
proscrit les récits des poètes et le polythéisme
dans son sens grossier, il C t l'idéal!
ALEX — 31 —
sant, le Dieu suprême du paganisme, divum pâ-
te'- atque hominum rex. Les alexandrins, au
contraire, avec leur première hypostase, admet-
tent un Dieu inconditionnel dans lequel ils ne
savent plus retrouver ni intelligence, ni liberté,
ni efficace ; ainsi au sommet des êtres point de
personnalité ; dans le monde, ils ne conservent
pas même l'identité des substances, et font sans
cesse absorber la substance inférieure par la
substance supérieure ; loin de conserver après
la mort l'identité personnelle, toute leur mé-
thode, toute leur morale, tendent à la détruire
dès à présent, et à produire l'unification immé-
diate par l'exaltation de Vaffeclus. Aussi, quand
ils nomment les divinités mythologiques et intro-
duisent des prières, des expiations, des cérémo-
nies, semblent-ils n'emprunter que les noms des
dieux sans aucun de leurs attributs, à peu près
comme Aristote, qui ne laissait subsister d'au-
tres divinités inférieures que les astres. Quel-
quefois ils restent fidèles à ce symbolisme ab-
solu, et l'on trouve même dans Porphyre des
explications de la grâce et de la prière, analo-
gues à celles que donne Malebranche quand il
veut sauver l'immutabilité de Dieu; mais le
plus souvent ils cherchent à accepter ces divini-
tés d'une façon plus littérale, en leur donnant
une existence individuelle, personnelle. Ils ne
reviennent pas sans doute, si ce n'est poétique-
ment et par allégorie, à la mythologie d'Homère;
mais ils adoptent celle du Timëe. Il s'établit
ainsi dans l'école une sorte de lutte entre deux
principes opposés : quelques maîtres s'attachent
à la personnalité et à la liberté, et veulent les
trouver à tous les degrés de l'être, en Dieu d'a-
bord, puis dans toutes les émissions hypostati-
ques, et dans l'homme ; d'autres livrent tout à
l'action nécessaire de la nature dans chaque
être et à des impulsions irrésistibles; la plupart
se tourmentent pour réunir les deux points de
vue, et déjà Plotin, au début de l'école, se con-
tredit à chaque pas. Le point de vue qui semble
dominer dans les divers systèmes est celui-ci :
tout être intermédiaire entre le premier et le
dernier a une faculté qui le rattache à ce qui
précède, et une autre à ce qui suit: la première,
est l'amour, l'aspiration, dont le but est l'unifi-
cation ; la seconde est l'irradiation ou émission
hypostatique, dont l'effet est la constitution d'hy-
postases inférieures, et l'augmentation de la
multiplicité. La faculté de produire est un prin-
cipe d'erreur et de chute qui appartient à l'ordre
nécessaire et fatal ; la faculté de remonter et de
s'unir est un principe de grandeur et d'amélio-
ration qui appartient à l'ordre de l'amour et de
l'intelligence : c'est en lui que réside la liberté,
si elle peut être quelque part; et dans tous les
cas, cette liberté périt dès que l'unification est
produite, et, par conséquent, elle n'est tout au
plus qu'une forme transitoire de cette vie d'é-
preuves.
Ce qui trouble ainsi profondément les alexan-
drins, c'est leur mysticisme. Ils portent la peine
d'avoir reconnu l'existence d'une faculté intui-
tive supérieure à la raison ; la force active et
intelligente qui a conscience d'elle-même, qui se
gouverne elle-même, qui se possède enfin, après
avoir cru réaliser de bonne foi une abdication
impossible, fait irruption de tous les côtés et cher-
che à se ressaisir elle-même. La liberté, la raison
font effort pour rentrer dans la psychologie, dans
la métaphysique, dans la théodicée ; et, comme
on a d'abord détourné les yeux du Dieu infini-
ment infini dont la réalité se fait sentir à notre
raison dans ses plus secrets sanctuaires, on ne
parvient pas à se tenir dans cette conception
d'un Dieu abstrait et insignifiant qu'on a mis à
ALEX
la place du Dieu véritable, et l'on retombe à
chaque pas dans l'idée païenne d'un Dieu gros-.,
sier, fabriqué à notre image, et d'une mytholo-
gie qui trompe ies esprits vulgaires en mettant
au moins un simulacre de puissance et de vie
entre Dieu et nous.
Au milieu de cette lutte entre deux esprits op-
posés? une pensée consolante, c'est que la morale
de l'école demeura constamment pure. L'élé-
vation et la noblesse des idées de Plotin furent
transmises à ses successeurs. Porphyre menait
une vie ascétique ; sur ce point l'influence de
Platon resta souveraine, sinon toujours dans la
pratique, du moins dans la théorie. Plusieurs
revenaient même aux anciennes règles de l'in-
stitut pythagorique : on racontait des merveilles"1"
de la discipline des mages; plus d'une secte
philosophique de cette époque affectait une sévé-
rité de mœurs égale aux règles monastiques des^
observances les plus étroites que l'on trouve
dans l'Église chrétienne. On faisait ouverte-
ment la guerre au corps, on aidait la réminis-
cence par des pratiques ; on voulait reconquérir
de vive force la béatitude perdue, et, quoique
dans un corps, mener déjà une vie angélique/
Les chrétiens réussissaient mieux que les phi-
losophes dans ces voies d'austérité ; la raison en
est toute simple : ils avaient une règle de foi et
de conduite; ils avaient une espérance détermi-
née, certaine, et, sauf les mystiques propre-
ment dits, n'aspiraient pas. comme les platoni-
ciens, à se confondre dans une nature supérieure
Cette différence entre les chrétiens et les philo-
sophes était une des grandes douleurs de Julien;
et ce fut sans doute une des causes de son im-
puissance. Au reste, il est assez remarquable
que ces éclectiques intrépides, qui luttèrent si
longtemps contre le christianisme, ne cherchè-
rent pas à le détruire en l'absorbant. Les pré-
tendues imitations du christianisme par l'écoie
néoplatonicienne ou du néoplatonisme par les
chrétiens, ne sont le plus souvent que le résul-
tat d'une même influence générale qui agissait
sur des contemporains. Les rapprochements que
l'on a voulu faire du mystère de la sainte Tri-
nité avec les trois personnes ou hypostases du
Dieu de l'école, sont des analogies tout extérieu-
res, et la différence des doctrines est si profonde,
qu'elle exclut de part et d'autre toute idée d'em-
prunt. Il n'en est pas de même sur quelques
points de discipline, ou sur quelques opinions
plus essentiellement philosophiques; ces com-
munications sont naturelles, nécessaires : un
système de philosophie modifie toujours les doc-
trines rivales ou ennemies. Il y avait d'ailleur>
des apostasies et des conversions ; il y avait de
nombreuses et importantes hérésies dont l'ori-
gine était évidemment philosophique, et qui, pa."
conséquent, avaient pour résultat de faire discu-
ter une thèse philosophique en plein concile
Mais à l'exception de cette influence que l'on
exerce et que l'on subit, pour ainsi dire, à son
insu, il n'y a pas eu de parti pris de la part des
alexandrins de faire entrer les dogmes chrétiens
dans leur éclectisme. Quand ils l'auraient voulu,
l'Église chrétienne possédait un caractère qui la
séparait éternellement de toute philosophie : elle
était intolérante. Elle devait l'être : une religion
tolérante, en matière de dogme, se déclare
fausse par cela même ; et de plus, elle perd sa
sauvegarde, ce qui fonde et assure son unité.
La religion, qui repose sur l'autorité, doit se
croire infaillible et se montrer intolérante, ex-
clusive en matière de foi. La philosophie vit
de liberté, et il est de son essence d'être coin-
préhensiv'e : le tort de l'école d'Alexandrie est
ALEX
— 32 —
ALLE
de l'avoir été trop ; elle a pèche par excès en
tout.
Les principes philosophiques de cette école la
menaient tout droit à des contradictions qui de-
vaient l'épuiser. Le rôle qu'elle prit, après Plo-
tin, l'adversaire déclaré du christianisme, ne fit
que retarder et en même temps assurer sa chute.
Le polythéisme, dont personne ne voulait plus et
qu'ils transformèrent en symboles, fut pour eux
un obstacle et non un secours. Le philosophe n'a
pas besoin de symboles ; le peuple ne les entend
pas. Il les reçoit, mais grossièrement, sans in-
terprétation. 11 n'y a pour lui ni symboles, ni
éclectisme, ni tolérance philosophique. Cette es-
pèce d'originalité qui consiste à n'en point avoir
le touche peu ; il lui faut un drapeau et des en-
nemis. On ne le remuera jamais que par ses pas-
sions ; il n'y a pas d'autre anse pour le prendre.
Les alexandrins auraient dû se renfermer dans la
spéculation : le rôle de philosophes leur allait; ils
se sont perdus pour avoir essayé celui d'apôtres.
De tous les empereurs, ce n'est pas Justinien qui
leur a fait le plus de mal ; c'est Julien.
Les alexandrins se sont donné leur rôle et leur
caractère historique ; ils l'ont choisi, ils l'ont
créé avec réflexion et intelligence ; ils ne l'ont
pas reçu de l'inspiration ou des circonstances ;
ils l'ont accommodé aux circonstances de leur
temps. Possédés à la fois de ce double esprit
qui l'ait les superstitieux et les incrédules, disci-
ples soumis jusqu'à l'abnégation, frondeurs in-
trépides jusqu'au sacrilège, absorbant toutes les
religions, mais pour les dénaturer, les suppri-
mer et n'en garder que l'enveloppe utile à leurs
desseins, profonds politiques sans habileté véri-
table, imposteurs maigre la sincérité de leurs
vues, souvent trompés en dépit de leur pénétra-
tion, ils avaient beau connaître à fond tous les
maux et tous les remèdes, tant de science leur
nortait préjudice. Ils poussaient la prévoyance
et l'habileté jusqu'à cet excès où elle est nuisi-
ble; ils voulaient à eux seuls rassasier ces deux
besoins qui partagent les hommes : le besoin de
croire aveuglément, le besoin de voir évidem-
ment. Ils ne savaient pas qu'à force de tout am-
nistier, on perd le sentiment même de l'histoire
et cet emportement né:essaire en faveur d'un
principe ou d'une doctrine, qui seul donne de
l'énergie et imprime un caractère. Il est peut-
être beau de n'avoir aucun parti ; mais alors il
faut renoncer à l'influence.
Consultez, pour l'école en général, VHistoire
critique de V éclectisme, ou des nouveaux pla-
toniciens, 2 vol. in-12, 1766 (sans nom d'auteur
et sans indication du lieu de la publication), par
l'abbé Maleville. — Matter, Histoire de l'école
d'Alexandrie, 3* édition, in-8. Paris, 1840. —
Sainte Croix, Lettre à M. du Theil sur une nou-
velle édition de tous les ouvrages des philoso-
phe in-8, Paris, 1797. — Mciners,
Quel ' i-ihons sur la philosojih'w n:n-
plat., in-8, Leipzig, 1782 (en ail.;. — Einin.
Fichte, de Philosophiez novœ plalonicœ origine,
in-8, lierlin, 1818. — Bouterweek, Philosopho-
rum alexandrinorum ac neoplatonicorum rc-
io accuratior, dans les Mémoires de la
Société de Goëttingue. — Olearius, Disscrl. de
philosophia eclectica dans sa traduction latine
de l'Histoire de la pliilosophic de Stanley, p. 1205.
— Fùlleborn, dans le 3 cahier do son recueil.
— Mosheim, Dise, hisi. ecclés., t. I, p. 85.—
Keil, île. Causia alieni platonicorum recenlio-
rnni a rrlnji,,,!!- eh ,■/,./ ,,i „.<i <i,li,ni, ill-'l, Leip-
zig, 1785.— A. Berger, Proclue. exposition de
ta doctrine, thèse, gr. in-8", 1840.— J. Si
H •<"•• de l'école d'Alexandrie, 2 vol. in-8, Pa
t -, 1845. — E. Vacherot, HUl ire critique de
l'école d'Alexandrie, 3 vol. in-8, Paris, 1846-
1851. — Barthélémy Saint-Hilaire, de l École
d'Alexandrie, 1 vol. in-8, Paris, 1845. — L'abbé
Biet, Essai historique et critique sur l'école
juive d'Alexandrie, Paris, 1853, in-8. — Voy.
les articles spéciaux consacrés aux principaux
philosophes alexandrins. J. S.
ALEXINUS d'Eus. Il vivait au commence-
ment du m0 siècle avant l'ère chrétienne. Il ap-
partenait à l'école mégarique, non pas tant par
lui-même que par son maître Eubulide; car il a
cherché à fonder à Olympie une école nouvelle
qu'il appelait par anticipation l'école olympique.
Mais cette tentative, dont le but et le caractère
scientifique nous sont restés inconnus, échoua
misérablement, et Alexinus lui-même périt en se
baignant dans l'Alphée. Tel était chez ce philosophe
l'amour de la discussion, que, par ironie, on a
changé son nom en celui d'Elenxinus ('E/syÇï-
vo:). Il soutenait contre le fondateur du Porti-
que une polémique très-ardente dont un seul
trait nous a été conservé par Sextus Empiricus
(Adv. Mathem.; lib. IX, p. 108, éd. de Genève).
Zenon, sous prétexte qu'on ne peut rien conce-
voir de meilleur et de plus parfait que le monde,
voulait qu'on reconnût en lui un être doué de
raison; Alexinus montrait parfaitement le ridi-
cule de cette opinion en demandant pourquoi,
par suite du même principe, le monde ne passe-
rait pas aussi pour grammairien, pour poète, et
pourquoi enfin on ne lui accorderait pas la
même habileté dans les autres arts et dans les
autres sciences. Alexinus, d'après ce que nous
raconte Eusèbe (Prœp. evangel., lib. XV, c. n),
ne traitait pas mieux les doctrines d'Aristote.
Outre les passages que nous venons de citer,
voy. Diogène Laërce, liv. II, c. cix et ex; Sex-
tus Empiricus, Adv. Mathem., lib. VII, p. 13, et
la dissertation de Deyks, sur l'école mégarique
en général.
ALFARABI, voy. FâRABI.
ALGAZEL. voy. Gazali.
ALIÉNATION MENTALE, Vûy. FoL'.E.
ALKENDI. voy. K.EXDI.
allemande (Philûsopiiie). La philosophie
allemande commence avec Kant. Leibniz appar-
tient au cartésianisme dont il est le dernier re-
présentant. La philosophie française du xvmc siè-
cle, accueillie à Berlin à la cour de Frédéric,
exerça peu d'influence sur l'Allemagne et ne
jeta pas de profondes racines dans c«!te terre
classique du panthéisme et de l'idéalisme. Kant
opéra en philosophie la même révolution que
Klopstock, Goethe et Schiller en littérature. 11
fonda cette grande école nationale de profonds
penseurs qui compte dans ses rangs Jacobi.
Fichte, Schellin^ et Hegel. En même temps, il
terme le xvnic siècle et ouvre le xnc". Pour com-
prendre sa réforme, il faut la rattacher à ses
antécédents j car, loin de renier ses devanciers
et l'esprit des écoles qui l'ont précédé, Kant ra-
mène la philosophie moderne dans la voie d'où
elle n'aurait pas dû sortir; il la replace à son
point de départ, et s'il a été surnommé le se-
cond Socrate, on aurait pu l'appeler le second
Descartes.
Descartes avait donné pour base à la philoso-
phie l'étude de la pensée; mais, infidèle à sa
propre métbode, au lieu de faire l'analyse de
I intelligence et de ses lois, il abandonna la
psyctiologie pour l'ontolo ni pour
le raisonnement et l'hypotlièse. En nuire, parmi
les idées de la conscience, il en est une qui le
préoccupe et lui fait oublier toutes les autres.
ia Buhstance. Ce principe développé par
Spinoza engendre le panthéisme et devient la
théorie de la vision en Uieu de Malcbranche, ce
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panthéisme déguisé. Une autre branche de la
philosophie du xvue siècle, l'école de Locke,
s'attachant au côté de la conscience négligé par
Descartes, à l'élément empirique, et méconnais-
sant le caractère des idées de la raison, produit
le sensualisme. Leibniz se place entre les deux
systèmes, combat leurs prétentions exclusives,
et faisant la part de l'expérience et de la raison,
essaye de les concilier dans un système supé-
rieur. Mais il ne maintient pas la balance égale:
il incline vers l'idéalisme, et s'abandonne lui-
même à l'hypothèse. Le système des monades
et de l'harmonie préétablie, malgré la notion su
périeure de la force et de la multiplicité dans
l'unité, a l'inconvénient de reproduire quelques-
unes des conséquences de l'idéalisme cartésien
et de revêtir une apparence hypothétique, ce
qui le fait rejeter sans examen par le xvme siè-
cle. Wolf a beau lui donner une forme régu-
lière et géométrique, aux yeux d'hommes tout
préoccupés d'analyse et d'expérience, il n'est
que le rêve d'un nomme de génie. Cependant
le sensualisme de Locke, développé et simplifié
par Condillac, porte ses fruits, le matérialisme
et le scepticisme. En Angleterre, Berkeley, par-
tant de l'hypothèse de la sensation et de l'idée
représentative, nie l'existence du monde exté-
rieur. Hume, plus conséquent encore et plus
hardi, attaque toute vérité et détruit toute exis-
tence ; il anéantit à la fois le monde extérieur
et le monde intérieur, pour ne laisser subsister
que de vaines perceptions sans objet ni réalité.
Il essaye d'ébranler en particulier le principe
de causalité qui est la base de toute croyance
et de toute science. L'école écossaise proteste au
nom du sens commun et de l'expérience contre
tous ces résultats de la philosophie du xvir et
du xvme siècle. Elle s'efforce de ramener la phi-
losophie à l'observation de la conscience et à la
psychologie expérimentale ; mais elle montre
dans cette entreprise plus de bon sens que de
génie, plus de sagesse que de profondeur. Elle
s'épuise dans l'analyse d'un seul fait interne, ce-
lui de la perception. Elle effleure ou néglige
les idées de la raison, qu'elle se contente d'éri-
ger en principes du sens commun. Refusant
d'aborder les grandes questions qui intéressent
l'homme, elle se confine dans les régions infé-
rieures de la psychologie, et par là se sent in-
capable, non-seulement de faire faire un grand
pas à la science, mais de juger les systèmes du
passé.
Tel était l'état de la philosophie en Europe,
au moment où parut Kant; ce grand penseur,
voyant l'incertitude et la contradiction qui ré-
gnaient entre les systèmes des philosophes, en
rechercha la cause, et la trouva dans la mé-
thode qu'ils avaient suivie. Tous, s'attachant à
l'objet de la connaissance et poursuivant la so-
lution des plus hautes questions que puisse se
poser l'intelligence humaine, telles que celles de
l'existence de Dieu, de la spiritualité de l'àme et
de la vie future, ont oublié le sujet même qui
donne naissance à tous ces problèmes, savoir:
l'esprit humain, la faculté de connaître, la rai-
son. Ils ont négligé de constater ses lois, les
conditions nécessaires qui lui sont imposées par
sa nature, les limites qu'elle ne peut franchir,
les questions qu'elle doit s'interdire, afin de s'é-
pargner de vaines et stériles recherches. Voilà
ce qui a perpétué sans fruit les débats et les dis-
putes entre les philosophes. Il faut donc rame-
ner la philosophie à ce point de départ, abandon-
ner l'objet de la connaissance pour s'attacher à la
connaissance elle-même; analyser sévèrement
ses formes et ses conditions, déterminer sa por-
tée et ses véritables limites. Pour cela on doit
DICT PHILOS
écarter avec soin tout ce qui n'est pas la con-
naissance elle-même, tout élément étranger.
Par là on pourra fonder une science indépen-
dante de toutes les autres sciences, une science
qui ne reposera que sur elle-même, et dont la
certitude sera égale à celle des mathématiques,
puisqu'elle ne renfermera que les notions pures
de l'entendement. La métaphysique sera enfin
assise sur une base solide, et, les conditions de
la certitude étant fixées, le scepticisme sera dé-
sormais banni de la philosophie. Cette méthode
renversera bien des prétentions dogmatiques,
elle détruira bien des opinions et des arguments
célèbres, mais elle les remplacera par des prin-
cipes inébranlables, à l'abri des attaques du
doute et du sophisme.
Tel est le projet hardi que conçut Kant et
qu'il réalisa dans son principal ouvrage dont le
titre seul annonce l'esprit et le but de cette ré-
forme : la Critique de la raison pure.
Dans la Critique de la raison pure, Kant pro-
cède d'abord à l'analyse des notions de l'espace
et du temps, qu'il appelle les formes de la sensi-
bilité. Il es sépare avec une admirable rigueur
de toutes les perceptions sensibles avec lesquel-
les on les a confondues; il fait ressortir leur ca-
ractère de nécessité et d'universalité ; puis, ap-
pliquant la même méthode à la faculté de juger
et aux principes de l'entendement, il fait l'ana-
lyse de nos jugements. Il reprend le travail d'A-
ristote sur les catégories, il le complète et le
simplifie, lui donne une forme plus systémati-
que ; enfin, il aborde la raison elle-même, la fa-
culté qui conçoit l'idéal. Après l'analyse vient la
critique. Ces idées et ces principes de la raison une
foisenumérés et classés, Kant se demande quelle
est leur valeur objective. Ces idées ont-elles hors
de notre esprit un objet réel qui leur corres-
ponde, ou ne sont-elles que les lois de notre in-
telligence, lois nécessaires, il est vrai, qui gou-
vernent nos jugements et nos raisonnements,
mais n'existent qu'en nous et sont purement
subjectives? C'est dans ce dernier sens que
Kant résolut le problème. Selon lui, les objets de
toutes ces conceptions, l'espace, le temps, la
cause éternelle et absolue, Dieu, l'âme humaine,
la substance matérielle même, ne sont que de
simples formes de notre raison et n'ont pas de
réalité hors de l'esprit qui les conçoit. Ainsi,
après avoir si victorieusement réfuté le sensua-
lisme, après avoir fondé un idéalisme qui re-
pose sur les lois mêmes de l'intelligence hu-
maine, Kant aboutit au scepticisme sur les objets
qu'il importe le plus à l'homme de connaître,
Dieu, l'âme humaine, la liberté ; il se plaît à
mettre la raison en contradiction avec elle-
même sur toutes ces questions, dans ce qu'il ap-
pelle les antinomies de la raison. Lui enfin qui
avait entrepris sa réforme pour s'opposer au
progrès du scepticisme et le bannir pour ja-
mais de la science, il se trouve qu'il lui a con-
struit une forteresse inexpugnable dans la science
même. Kant vit bien ces conséquences, et il re-
cula effrayé devant son œuvre ; son sens moral
surtout en fut révolté. Aussi, changeant de point
de vue et se plaçant sur un autre terrain, il
cherche à relever tout ce qu'il a détruit, à l'aide
d'une distinction qui a fait plus d'honneur à son
caractère qu'à son génie. Il distingue deux rai-
sons dans la raison : l'une théorique, qui s'oc-
cupe de la vérité pure et engendre la science;
l'autre pratique, qui gouverne la volonté et pié-
side à nos actions. Or, tout ce que la raison
spéculative révoque en doute ou dont elle nie
l'existence, la raison pratique l'admet et en af-
firme la réalité. Kant, sceptique en théorie, re-
devient dogmatique en morale; il y a en lui
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deux philosophes, dans sa philosophie deux sys-
tèmes. Dieu est révélé par la loi du devoir, il
apparaît comme le représentant de l'ordre moral
etie principe de la justice. La liberté de l'homme
et l'immortalité de l'àine sont également deux
■jjosl niais de l'idée du devoir.
On sent Lien qu'une pareille doctrine avec les
conséquences qu'elle renferme, et qui ne pou-
vaient manquer d'être dévoilées, ne devait pas se
faire admettre sans combat et sans essuyer de
vives attaques. A la tête des adversaires de Kant
se placèrent trois hommes d'un esprit supérieur
et dont le nom est illustre dans la science et dans
la littérature. Hamann, Herder et Jacobi.
La philosophie de Kant, qui repose sur l'ana-
lyse des formes de la pensée, a son point de dé-
part dans la réflexion; mais, antérieurement à
toute pensée réfléchie, la vérité se révèle à nous
spontanément ; l'intuition précède la réflexion, le
sentiment, la pensée proprement dite, et la foi la
certitude. Toute science, en dernière analyse, re-
pose sur la foi qui lui fournit ses principes. Ha-
mann entreprend une polémique contre tous les
systèmes qui ont pour base la réflexion et le rai-
sonnement. Il démontre que cette méthode con-
duit inévitablement au scepticisme, et il en con-
clut qu'il n'y a qu'un moyen d'éviter recueil,
c'est d'admettre la foi, la révélation immédiate
de la vérité dans la conscience humaine. Herder
oppose également à la connaissance abstraite que
donne le raisonnement, l'idée concrète qui est le
fruit de l'expérience; il veut que l'on réunisse ce
que Kant a séparé : l'élément empirique et l'élé-
ment rationnel dans la connaissance. Kant, selon
lui, a trop abusé de 1 abstraction et de la logique.
Mais c'est surtout Jacobi qui a développé ce prin-
cipe et a su en tirer un syslème ; aussi doit-
il être regardé comme le chef de cette école. Il
signale aussi l'abus de la logique et du raisonne-
ment qui, selon lui, ne peut que diviser, distin-
guer et combiner les connaissances et non les
engendrer, opérations artificielles qui s'exercent
sur les matériaux antérieurement donnés. Jacobi
accorde à Kant que la raison logique est inca-
pable de connaître les vérités d'un ordre supé-
rieur, qu'elle reste dans la sphère du fini et ne
peut atteindre jusqu'à l'absolu. Le principe de
toute connaissance et de toute activité est la foi,
cette révélation qui s'accomplit dans l'âme hu-
maine, sous la forme du sentiment, et qui est la
base de toute certitude et de toute science.
Ce principe est éminemment vrai, mais Jacobi
l'exagère. Il est bien d'avoir reconnu le rôle né-
cessaire de la spontanéité et de la connaissance
intuitive comme antérieures à la réflexion et au
raisonnement; mais Jacobi va plus loin, il dé-
ie la raison et ses procédés les plus légitimes,
il méprise la science et ses formules, il tombe
dans le sentimentalisme, et tous ces défauts lui
ont été reprochée : le vague, l'obscurité, la faci-
lité à se contenter d'hypothèses, l'absence de mé-
thode et la prédominance des formes empruntées
à l'imagination. Le sentiment est un phénomène
mixte qui appartient à la fois au développement
spontané de l'intelligence et à la sensibilité. Ja-
cobi ne se contente pas de sacrifier la réflexion à
l'i ipontanéité, il accorde aussi trop à la sensa-
tion. De là une confusion perpétuelle qui se fait
sentir surtout dans la morale. La loi du devoir,
m admirablement décrite par Kant, fait place au
sentiment . â un instinct vague, au désir du !
hfîuf e à'eudémonismeqiu Sotte entre
!e S(" et le. mysticisme. On chercherait
ni une règle fixe ou un principe inva-
riable pour la i enduite humaine.
La do inné de Jacobi Tut une protestation élo-
quente contre le rationalisme sceptique de Kant,
mais elle lui était inférieure comme œuvre phi-
losophique. C'était déserter le véritable terrain de
la science. Il fallait attaquer ce système avec ses
propres armes et le remplacer par un autre qui,
sans offrir ses défauts, conservât ses avantages.
Aussi la philosophie de Kant, après avoir rencon-
tré d'abord de nombreux obstacles, se répandit
rapidement parmi les savants et dans les univer-
sités. Elle pénétra dans toutes les branches de la
science et même de la littérature. On vit paraître
une foule d'ouvrages animés de son esprit et de
sa méthode. On s'occupa avec ardeur de combler
ses lacunes, de la perfectionner dans ses détails,
de lui donner une forme plus régulière, de l'ex-
poser dans un langage plus clair et plus accessi-
ble à toutes les intelligences. Il suffit de citer ici
les noms des hommes qui se signalèrent le plus
dans cette entreprise, Schulz, Rcinholz, L'e k,
Abicht, Douterweck, Krug. — Mais il était réservé
à un penseur du premier ordre de donner la der-
nière main au système de Kant, de l'élever à sa
plus haute puissance et en même temps d'en dé-
voiler le vice fondamental. Métaphysicien pro-
fond, logicien inflexible, Fichte était un de ces
hommes qui font avancer la science en dégageant
un système de toutes les réserves et les contra-
dictions que le sens commun y mêle à l'origine,
et qui, épargnant ainsi de longues discussions,
préparent l'avènement d'une idée nouvelle. Fichte
s'attache d'abord à donner à la science un prin-
cipe unique et absolu. Ce principe est le moi, à
la fois sujet et objet, qui, en se développant, tire
de lui-même l'objet de la connaissance, la nature
et Dieu. Le moi seul existe, et son existence n'a
pas besoin d'être démontrée; il est parce qu'il
est. Tout ce qui est, est par le moi et pour le
moi ; c'est là l'idée que Fichte a développée avec
une grande force de dialectique et en déployant
toutes les ressources d'un esprit fécond et subtil.
Au fond c'est le système de Kant dans sa pureté
et dégagé de toute contradiction. Du moment, en
effet, que les idées nécessaires par lesquelles nous
concevons Dieu ne sont que des formes de notre
raison, Dieu est une création de notre esprit, et
il en est de même du monde extérieur; c'est
encore le sujet qui se pose hors de lui et se donne
en spectacle à lui-même ; reste donc un être so-
litaire, à la fois sujet et objet, qui, en se dévelop-
pant, crée l'univers, la nature et l'homme.
Le système de Fichte est une œuvre artificielle
de raisonnement et de dialectique, d'où le senti-
ment de la réalité est banni et qui contredit le
bon sens et l'expérience. On arrive ainsi aux con-
séquences les plus étranges et les plus para-
doxales. Mais Fichte n'a pas épuisé tout son gé-
nie à construire cet échafaudage métaphysique:
il a su, tout en restant fidèle à son principe, dé-
velopper des vues originales et fécondes dans plu-
sieurs parties de la philosophie, particulièrement
dans la morale et le droit. Il a fait du droit une
science indépendante qui repose tout entière sur
le principe de la liberté et de la personnal.té. 11
a renouvelé la morale stoïcienne; et nul n'a ex-
posé avec plus d'éloquence les idées du devoir
pur et désintéressé, de l'abnégation et du dévoue-
ment.
Cette noble et mâle doctrine fut prêchée dans
les universités à une époque où l'Allemagne se
leva tout entière pour secouer le joug de la domi-
nation française; elleex.ita un vif enthousiasme
et enflamma le courage de la jeunesse. Les Dis-
cours de Fichte à la nation allemande sont un
monument qui atteste que les plus nobles pas-
sions, et en particulier le plus ardent patriotisme,
peuvent se rencontrer avec l'esprit métaphysique
le plus abstrait. Cependant l'idéalisme subjectif
de Fichte faisait trop ouvertement violence à la
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nature humaine et aux croyances du sens com-
mun, pour être longtemps pris au sérieux ; il ne
pouvait être qu'une réduction à l'absurde du sys-
tème de Kant. Son auteur lui-même, dans les der-
nières années de sa vie, reconnut ce que sa doc-
trine avait de contraire à la raison et au bon sens,
et il essaya de la modifier. Il eut recours aussi à
la distinction de la foi et de la science, mais sans
montrer le lien qui les unit. En outre, après avoir
fait sortir du moi la nature et Dieu, il fit rentrer
le moi humain dans le moi divin infini et absolu.
Cette conception devait être la base d'un nouveau
système, celui de Schelling.
Fiente ne pouvait fonder une école ; mais sa
philosophie n'en exerça pas moins une grande in-
fluence, qui se fit sentir non-seulement dans la
science, mais dans la littérature. L'école humo-
ristique de Jean Paul, celle qui développa le prin-
cipe de Virante dans l'art, Solger, Frédéric de
Schlegel se rattachent à l'idéalisme subjectif;
tandis que d'un autre côté l'effort que fait le moi
pour sortir de lui-même, l'aspiration de l'âme
vers l'infini et l'absolu engendrent le mysticisme
de Novalis.
Après Fichte commence une nouvelle phase
pour la philosophie allemande. L'idéalisme trans-
cendantal de Kant et de Fichte abandonne la
forme subjective pour prendre avec Schelling le
caractère objectif et absolu. Schelling fut d'abord
disciple de Fichte; peu à peu il s'éloigna de sa
doctrine et s'éleva par degrés à la conception d'un
nouveau système qui prit le nom de système de
Yidentité. Kant, niant l'objectivité des idées de la
raison, ramène tout au sujet, à ses formes et à
ses lois. Fichte fait du moi le principe de toute
existence, il tire l'objet du sujet. Schelling s'élève
au-dessus de ces deux termes et les identifie
dans un principe supérieur, au sein duquel le su-
jet et l'objet s'unissent et se confondent. A ce
point de vue la différence entre le moi et le non-
moi, le fini et l'infini s'efface ; toute opposition
disparaît ; la nature et l'homme, sortant du même
principe, manifestent leur confraternité, leur
unité et leur identité. De même au-dessus de la
réflexion, qui n'atteint que le fini, se place un
autre mode de connaissance, la contemplation
intellectuelle, l'intuition, qui saisit immédiate-
ment l'absolu. L'absolu n'est ni fini ni infini, ni
sujet ni objet, c'est l'être dans lequel toute dif-
férence et toute opposition s'évanouissent, Y Un,
qui, se développant, devient l'univers, la nature
et l'homme.
Il suit de laque la nature n'est pas morte, mais
vivante. Dieu est en elle ; elle est divine, ses lois
et celles du monde moral sont identiques. Nous
ne pouvons donner ici même une légère esquisse
de ce système. Il est impossible de méconnaître
ce qu'il renferme d'élevé et d'original, la fécondité
et la richesse de ses résultats. Schelling avait su
s'approprier les idées de plusieurs philosophes,
de Platon, de Bruno, de Spinoza, et y rattacher
les découvertes plus récentes de Kant, de Jacobi
et de Fichte. A l'aide d'un principe supérieur, il
en avait composé un système séduisant, surtout
par la facilite avec laquelle il expliquait les pro-
blèmes les plus élevés, jusqu'alors insolubles. Ce
panthéisme allait d'ailleurs si bien au génie alle-
mand, qu'il ne pouvait manquer d'être accueilli
avec enthousiasme. Schelling fut le chef d'une
grande école, et l'on peut compter parmi ses prin-
cipaux disciples Oken, Stefens, Goerres, Baader,
Hegel lui-même, qui devait bientôt fonder une
école indépendante.
^ Quoique la philosophie de Schelling embrassât
l'objet entier de la connaissance, il l'appliqua
principalement au monde physique. Elle prit le
nom de philosophie de la nature : son influence
ne s'exerça pas seulement sur les sciences natu-
relles, elle s'étendit à la théologie, à la mytho-
logie, à l'esthétique et à toutes les branches du
savoir humain. Mais, malgré ses mérites et le gé-
nie de son auteur, elle présentait des lacunes et
de graves défauts qui, tôt ou tard, devaient frap-
per les regards et provoquer une réaction.
Schelling n'a jamais exposé son système d'une
manière complète et régulière ; il s'est borné à
des esquisses, à des vues générales et à des tra-
vaux partiels; il ne sait pas pénétrer dans les
détails de la science, en coordonner toutes les
parties, former sur chaque question une solution
nette et positive. La faculté qui domine chez lui
est l'intuition; il n'a pas au même degré l'esprit
logique qui analyse, discute, démontre, qui dé-
veloppe une idée et la suit dans toutes ses appli-
cations ; son exposition est dogmatique et sa mé-
thode hypothétique. Il s'abandonne trop à son
imagination, son langage est souvent figuré ou
poétique. En outre, il a plusieurs fois modifié
ses opinions, et il n'a pas toujours su établir le
lien entre les doctrines qu'il voulait réunir et
fondre dans la sienne. Ces défauts devaient être
exagérés par ses disciples. Ceux-ci se mirent à
parler un langage inspiré et mystique, à dogma-
tiser et à prophétiser, au lieu de raisonner et de
discuter. Le mysticisme et la poésie envahirent
la science; la philosophie entonna des hymnes
et rendit des oracles. Ce fut alors que parut
Hegel.
Esprit sévère et méthodique, logicien et dialec-
ticien avant tout, Hegel vit le danger que courait
la philosophie, et il entreprit de la ramener aux
procédés et à la forme qui constituent son es-
sence. Son premier soin fut de bannir de son
domaine tout élément étranger, d'écarter la poésie
de son langage, d'organiser la science dans son
ensemble et toutes ses parties, de créer des for-
mules exactes et précises. Dans ce but, il donna
pour base à la philosophie la logique : c'est là ce
qui constitue principalement l'originalité de son
système ; mais il faut bien saisir son point de
vue. La logique d'Aristote est une analyse des
formes de la pensée et du raisonnement, telles
qu'elles sont exprimées dans le langage. La lo-
gique de Kant reprend et continue l'œuvre d'Aris-
tote, c'est une analyse des formes de l'entende-
ment et de la raison, considérées dans l'esprit
humain lui-même ; mais ces formes et ces lois
sont celles de la raison humaine, elles n'ont qu'une
valeur subjective. Pour Hegel, au contraire, ces
idées et ces formes, au lieu d'être de pures con-
ceptions de notre esprit, sont les lois et les formes
de la raison universelle. Elles ont une valeur
absolue, c'est la pensée divine qui se développe
conformément à ces lois nécessaires. Les lois de
l'univers sont leur manifestation et leur -réalisa-
tion ; le monde est la logique visible. Hegel refait
donc le travail d'Aristote et de Kant, mais dans
un autre but, celui d'expliquer, à l'aide de ces
formules, Dieu, la nature et l'homme. D'un autre
côté, la logique de Hegel n'est pas, comme celle
d'Aristote et de Kant, une simple juxtaposition et
une succession d'idées et de formes ; elle repré-
sente le développement de la pensée universelle
dans son évolution et son mouvement progressif,
comme constituant un tout organique et vivant.
Il part de Yidêe la plus simple et la suit à travers
ses oppositions, dans tous ses développements,
jusqu'à ce qu'elle atteigne à sa forme dernière.
Ainsi ces formules abstraites contiennent le secret
de l'univers, c'est la science a priori et en abrégé.
Toutes les parties du système de Hegel ont pour
base et pour lien la logique et elles sont enchaî-
nées avec un art et une vigueur d'esprit admira-
bles. D'ailleurs, indépendamment du système, les
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ouvrages de Hegel abondent en vues aussi neuves
que profondes sur tous les points qui intéressent
la science, la religion, le droit? les beaux-arts,
la philosophie de l'histoire et l'histoire de la phi-
losophie.
La philosophie de Hegel est loin de pouvoir
remplir les hautes destinées qu'elle s'est promises,
et de mettre fin aux débats qui ont divisé jus-
qu'ici les écoles philosophiques. Elle est loin de
répondre aux besoins de l'âme humaine et même
de satisfaire complètement la raison. On lui a jus-
tement reproché d'avoir son principe dans une ab-
straction logique, de mépriser l'expérience et la
méthode expérimentale, de vouloir tout expliquer
a priori, de faire violence aux faits et à l'histoire,
d'avoir une confiance exagérée dans ses formules
souvent vides et dans ses principes hypothétiques,
d'affecter un ton dogmatique, de s'envelopper
dans l'obscurité de son langage. On a surtout at-
taqué ce système par ses conséquences religieu-
ses et morales. Un Dieu, qui d'abord n'a pas con-
science de lui-même, qui crée l'univers et l'ordre
admirable qui y règne, sans le savoir, qui suc-
cessivement devient minéral, plante, animal et
homme, qui n'acquiert la liberté que dans l'hu-
manité et lesindividusqui la composent, qui souffre
de toutes les souffrances, meurt et ressuscite de
toutes les morts, de celle de l'insecte écrasé sous
l'herbe comme de celle de Socrate et du Christ,
n'est pas le Dieu qu'adore le genre humain. L'im-
mortalité de l'àme, quand la mort anéantit la
personne et fait rentrer l'individu dans le sein de
l'esprit universel, est une apothéose qui équivaut
pour l'homme au néant. Le fatalisme est égale-
ment renfermé dans ce système, qui confond la
liberté avec la raison et qui d'ailleurs explique
tout dans le monde par des lois nécessaires, qui
n'établit pas de différence entre le fait et le droit,
entre ce qui est réel et ce qui est rationnel. Avec
de pareils principes, il est inutile de vouloir ex-
pliquer les dogmes du christianisme, et de cher-
cher l'alliance de la religion et de la philosophie.
Aussi, après la mort de Hegel, la division a éclaté
au sein de son école, et plusieurs de ses disciples,
tirant les conséquences que le maître s'était at-
taché à dissimuler, se sont mis à attaquer ouver-
tement ie christianisme.
Qu'on ne s'imagine pas cependant qu'il suffit,
pour renverser un système, de l'accabler sous ses
conséquences. Ce droit est celui du sens com-
mun, mais la position des philosophes est tout
autre : un système ne se retire que devant un
système supérieur, et encore faut-il que celui-ci
lui fasse une place dans son propre cadre. Pour le
remplacer, il faut le dépasser, et, avant tout, comp-
ter avec lui, le juger ; or jusqu'ici un semblable
jugement n'a pas été porté sur la philosophie de
HegcL En Allemagne, toutes les tentatives qui
ont été faites pour y substituer quelque chose qui
eût un sens et une valeur philosophiques ont été
impuissantes. Un seul homme pouvait l'entre-
prendre, et sa réapparition sur la scène du monde
philosophique a excité la plus vive attente. Mais
on no joue pas deux grands rôles ; ce serait là en
partit ulier un fait nouveau dans l'histoire de la
philosophie. Schelling. avant de condamner son
m disciple, a été obligé de se condamner lui-
même, puis il lui a fallu se recommencer, ce qui
est plus difficile, pour ne pas dire impossible.
D'ailleurs la méthode qu'il a choisie ne pouvait
lui assurer un triomphe Légitime. Ce n'esi, pas
avec des phrase pompeuses et de magnifiques
paroles que l'on,refute une doctrine aussi forte-
ment constituée que celle de Hegel. I
ne «ont pa dents. Ces foudres d'é-
loquence ont frappé à côté, et le monument est
debout. Il fallait se faire logicien pour atta-
quer la logique de Hegel, qui est son système
entier.
Schelling, cependant, a touché la plaie de .a
philosophie allemande, l'abus de la spéculation et
le mépris de l'observation. 11 a reconnu le rôle
nécessaire de l'expôrien et de la méthode expé-
rimentale; mais, au lieu d'entrer dans cette voie
et de montrer l'exemple après avoir donné le pré-
cepte, il s'est mis à faire des hypothèses et à con-
struire de nouveau un système a priori, dont
malheureusement les conséquences ne sont pas
plus d'accord avec la religion et les çxpj
raies du sens commun, que celles de la doctrine
qu'il a voulu remplacer. L'école hégélienne peul
lui renvoyer ses accusations de fatalisme et de
panthéisme.
Dans cette revue rapide, bien des noms ont dû
être omis. Nous ne pouvons cependant refuseï
une place à quelques esprits distingués, qui ont
su se faire un système propre, sans parvenir à
fonder une école. Parmi eux nous rencontrons/
en première ligne, Herbart et Krause. Le pre-
mier, d'abord disciple de Kant, puis de Ficbte,
chercha ensuite à se frayer une route indépen-
dante. Il entreprit d'appliquer les mathématiques
à la philosophie, et de soumettre au calcul les
phénomènes de l'ordre moral. Il part de cette
hypothèse, que les idées sont des forces, et réduit
la vie intellectuelle à un dynamisme : pensée
fausse et arriérée, méthode stérile, dernier abus
de l'abstraction dans un successeur de Kant et de
Fichte. Cependant Herbart a développé son prin-
cipe avec beaucoup d'esprit et un remarquable
talent de combinaison. Ses ouvrages contiennent
des observations fines et des vues ingénieuses.
Pour ce qui est de Krause, quoiqu'il n'ait pas
manqué d'originalité sur un grand nombre de
points, son système se rapproche beaucoup de ce-
lui de Schelling. Il partage l'univers en deux
sphères, qui se pénètrent mutuellement : celle de
la nature excelle de la raison, au-dessus desquelles
se place l'Être suprême, l'Éternel. On reconnaît
là une variante du système de l'identité. Krause
d'ailleurs, pas plus que Schelling, n'a donné une
exposition régulière et complète de sa philoso-
phie.
Des excès de la spéculation devait naître une
réaction dans la philosophie allemande ; après le
règne de l'idéalisme, qui est le caractère de tous
ces systèmes, un retour au réalisme et à l'empi-
risme était inévitable. L'école de Herbart marque
déjà cette tendance. Mais c'est surtout un philo-
sophe, dont le système longtemps oublié apparaît
tardivement sur la scène, qui obtient cette vogue
qu'explique l'état général des esprits. Schopen-
hauer se distingue d'abord par sa violente polé-
mique contre tous les systèmes précédents. Lui-
même propose le sien ; il proclame l'observation
et l'induction la seule vraie méthode. Comme
Herbart, il se prétend disciple de Kant et veut
ramener la philosophie allemande à son point de
départ. On peut voir en effet dans Kant aussi
bien le père du réalisme que de l'idéalisme. Sa
distinction des noumencs et des phénomènes ou-
vre cette double voie; l'objet des noumènes étant
inaccessible à notre raison, restent les phéno-
mènes. Schopenhauer l'a compris. Il réduit le
monde à n'être qu'un ensemble de représentations
sensibles. Ce qui ne l'empêche pas d'admettre
l'absolu (l'en soi) comme force universelle qui,
sous le nom de volonté, espèce de fatum aveugle,
crée l'univers physique et moral d'une façon in-
consciente. En pratique, son nihilisme le conduit
au pessimisme. La verve humoristique de ses
- et son talent d'exposition ne peuvent mas-
quer L'incohérence de sa doctrine, mélange de
Kantisme de Platonisme et de Spinosisme, etc.
ALLE
ni faire passer sur l'étrangeté révoltante de ses
conclusions. — Un retour plus sérieux à l'observa-
tion éclairée par la raison se manifeste chez des
esprits très-distingués qui joignent à un rare ta-
lent philosophique des connaissances positives
dans les sciences ou se sont fait un nom par leurs
travaux de critique et d'érudition, tels que 11er-
mann, Fichte, Lolze, H. Rilter, etc. Ceux-ci se
sont donné pour tâche principale de rétablir les
vérités niées ou compromises dans les systèmes
précédents, de démontrer l'individualité des êtres,
la personnalité humaine et divine, la liberté,
l'immortalité, comme conciliables avec la science
aussi bien que conformes aux croyances de l'hu-
manité. On ne peut que désirer vivement le suc-
cès d'une telle entreprise'.
Que conclurons-nous de cet exposé général?
D'abord nous reconnaîtrons l'importance du mou-
vement philosophique qui s'est accompli en Alle-
magne depuis un siè.le. On ne peut nier que
tous les grands problèmes qui intéressent l'huma-
nité n'aient été agités par des hommes d'une
haute et rare intelligence; que des solutions nou-
velles et importantes n'aient été proposées, des
vues fécondes émises, des travaux remarquables
exécutés sur une foule de sujets et dans toutes
sortes de directions; que ces idées n'aient exercé
une grande influence sur toutes les productions de
la pensée contemporaine. Mais ces systèmes sont
loin de satisfaire les exigences de l'esprit humain
et les besoins de notre époque. Une admiration
aveugle seraitaussi déplacée qu'un injuste dédain;
il nous siérait mal, à nous particulièrement, de
nous laisser aller à l'engouement et à une imita-
tion servile, quand l'insuffisance de ces doctrines
est reconnue par les Allemands eux-mêmes. Il
faut donc que la philosophie se remette en mar-
che, attentive à éviter les écueils contre lesquels
elle est venue tant de fois échouer, et qui sont,
pour la philosophie allemande en particulier, l'a-
bus des hypothèses, de la logique et du raisonne-
ment a priori, le mépris de l'observation et de
l'expérience. Dans l'avenir philosophique qui se
prépare, il est permis d'espérer qu'un rôle impor-
tant est réservé à la France. Le génie métaphy-
sique n'a pas été refusé aux compatriotes de Des-
cartes et de Malebranche. En outre, pourquoi la
sévérité des méthodes positives, pourquoi les qua-
lités qui distinguent l'esprit français, la justesse,
la netteté, la sagacité, l'éloignement pour toute
espèce d'exagération, le sentiment de la mesure,
c'est-à-dire du vrai en tout, l'amour de la clarté,
ne seraient-elles pas aussi, dans la philosophie,
les véritables conditions de succès? L'opinion
contraire tournerait contre la philosophie elle-
même. Mais nous répéterons, au sujet de la phi-
losophie allemande en général, ce que nous avons
dit plus haut du dernier de ses systèmes : pour
la dépasser il faut la connaître, et par conséquent
l'étudier sérieusement ; il faut se placer au point
où ces philosophes ont conduit la science.
L'ouvrage le plus important qui ait été écrit
dans notre langue sur la philosophie allemande
est celui de J. Wilm : Histoire de la philosophie
allemande depuis Kant jusqu'à Hegel, 4 vol.
in-8, Paris, 1846-1849. On peut consulter aussi
le rapport de M. de Rémusat sur le concours
académique d'où est sorti l'ouvrage de M. Wilm :
de la Philosophie allemande, in-8, 1845. — En
allemand, un des meilleurs ouvrages sur le
même sujet est celui de Charles-Louis Michelet :
Histoire des derniers systèmes de la philoso-
phie en Allemagne depuis Kant jusqu'à Hegel,
2 vol. in-8, Berlin, 1837-1838. — Nous citerons
encore le livre plus agréable que profond de
Chalybœus : Développement historique de la
philosophie spéculative depuis Kant jusqu'à
- 37 — ALST
Hegel, in-8, Dresde et Leipzig, 1839. — Parmi
les histoires plus récentes , nous signalerons,
outre le grand ouvrage de Kuno Fischer, His-
toire de la philosophie moderne (non terminé),
une Histoire de la )>hiloso/ *hie allemande depuis
Leibnitz, par Ed. Zeller, Munich, 1873. Ch. B.
ALSTEDT (Jean-Henri), en latin Alstedius,
né à Herborn en 1588, enseigna la philosophie, les
belles-lettres, les sciences et la théologie, d'abord
dans sa ville natale, puis à Carlsbourg [Alba Ju-
Uà) en Transylvanie, où il mourut en 1638. Il
fut, dans le premier tiers du xvne siècle, un des
représentants quelque peu attardés du ramisme
et même du lullisme. Doué d'un esprit conciliant,
mais de peu de portée, cet écrivain infatigable et
qui justifia pleinement l'anagramme de son nom
(Alstedius, Sedulitas), s'efforça de mettre d'a;-
cord la dialectique de Raymond Lulle et celle de
Ramus avec la logique d'Aristote, sinon avec la
scolastique, qu'il n'aimait pas. Son commentaire
sur YArs magna de Lulle (Clavis artis Lullianœ
et verœ Logicœ, Argentorati, 1609, in-8) est peut-
être le plus utile à consulter pour ceux qui veu-
lent saisir sur tous les points le véritable sens du
curieux et obscur travail par lequel le philosophe
de Majorque préluda à la Renaissance à la fin du
xme siècle. Alstedt est compté par Brucker (t. V,
p. 584) parmi les semi-ramistes ou Arislolelico-
Ramei, c'est-à-dire les logiciens éclectiques qui,
vers la fin du xvic et au début du xvii" siècle, ten-
tèrent en Allemagne une sorte de fusion entre la
demi-scolastique de Mélanchthon et la réforme
plus radicale inaugurée par Ramus dans l'ensei-
gnement de la logique. Ce savant érudit avait, on
peut le dire, la passion de la logique et de la mé-
thode. Par méthode il entendait surtout, comme
Ramus et les ramistes, l'ordre dans les idées, la
bonne division d'un sujet, la distribution régu-
lière des parties de chaque science. Il porta cette
préoccupation dans toutes les études qu'embras-
sait sa riche et patiente érudition, et dont il fit
tour à tour la matière de son enseignement. Il
écrivit dans cet esprit sur la rhétorique, sur la
logique et sur les mathématiques qu'il voulait or-
ganiser d'après un pian nouveau (voy. son Ele-
mentale mathematicum, in quo Malhesis metho-
dice traditur, 1615, in-8). Des arts libéraux pas-
sant à la théologie; Alstedt n'essaya pas seule-
ment, dans une Logica theologica, de disposer les
parties de cette science dans l'ordre le plus mé-
thodique; il entreprit encore, avec une entière
bonne foi et pour travailler à la pacification des
esprits, de montrer que la philosophie et_ toutes
les sciences ont leurs principes et leurs éléments
dans les Écritures. C'est l'objet de l'ouvrage inti-
tulé : Triumphus biblicus, sive Encyclopœdiu
biblica, exhibens triumphum philosophiae, juris-
prudentias et medicinae sacrae, itemque sacra?
theologise, quantum illarum fundamenta ex Scrip-
toribus sacris Veteris et Novi Testamenti colligun-
tur (Francofurti, 1641, in-8). Il y déploya plus de
connaissances que de jugement, et le mauvais suc-
cès du livre donna lieu à un critique de faire re-
marquer que ce n'était pas pour l'auteur un triom-
phe, mais un désastre. Aussi bien le principal
mérite d'Alstedt est-il ailleurs. Outre les ouvrages
spéciaux où il traitait de chaque science à part,
il conçut le projet de rédiger un système de toutes
les connaissances humaines. Au moyen âge il eût
écrit une somme; homme de la Renaissance, il
se conforma au goût de son temps en composant
une encyclopédie générale et méthodique des arts
libéraux, qui jouit de quelque estime dans le
monde lettré et dont le P. Lami, de l'Oratoire, a
dit avec indulgence dans ses Entreliens sur les
sciences qu'Alstedt « est presque le seul d'entre
tous les faiseurs d'encyclopédies qui mérite d'être
AMAU — 38
lu et de tenir son rang dans une bibliothèque
choisie. » Cet ouvrage paraît en effet avoir été
goûté du public ; car il eut les honneurs de la
réimpression {J. II. Alstcdii Encyclopœdia, etc.,
Herburn, 16-25, in-f", et Lyon. 1649, 2 vol. in-f°).
Au moins peut-on affirmer qu'il rendit plus de
services que les rêveries du même auteur sur
l'ère bienheureuse de mille ans qui devait, sui-
vant ses calculs, commencer en 1694. On peut
consulter sur ce point et sur les travaux theolo-
giques d'Alstedt l'article qui le concerne dans le
Dict. hisl. et crit. de Bayle. Ch. W.
AMAFANIUS, l'un des premiers auteurs la-
tins qui aient écrit sur la philosophie et fait con-
naître à son pays la doctrine d'Épicure. C'est peut-
être à cette circonstance qu'il faut attribuer la
faveur que ce système rencontra tout d'abord chez
les Romains. Nous ne connaissons Amafanius que
par les ouvrages de Cicéron, qui lui reproche à
la fois l'imperfection de son style et de sa dia-
lectique {Acad., lib. I, c. n; Tusc, lib. IV, c. ni;
lb., lib. II, c. in), mais ne nous apprend rien de
sa biographie et des idées qu'il peut avoir ajoutées
à celles de son maître.
AMAURY, AMARICUS, AMALEICUS, EL-
MERICUS, né aux environs de la ville de Char-
tres, vers la fin du xne siècle, avait fréquente les
écoles de Paris, et s'était rapidement élevé au
rang des maîtres les plus habiles dans la dialec-
tique et les arts libéraux. Doué d'une hardiesse
d'esprit tout autrement remarquable que les pre-
miers novateurs du siècle précédent, il paraît
avoir conçu un vaste système de panthéisme,
qu'il résumait dans les propositions suivantes :
« Tout est un, tout est Dieu, Dieu est tout ; » ce
qui le conduisait à regarder le Créateur et la
créature comme une même chose, et à soutenir
que les idées de l'intelligence divine créent tout
à la fois et sont créées. Variant l'expression de sa
pensée, il disait encore que la fin de toutes choses
est en Dieu, entendant par là que toutes choses
doivent retourner en lui pour s'y reposer éter-
nellement et former un être unique et immuable
Muratori. Renan ital., t. III, p. 1, col. 481;
Gerson, Opp., t. IV; Boulay, Hist. acad. Paris.,
t. III, p. 23 et 48). Il est également impossible
d'admettre qu'on a faussement attribué ces princi-
pes à Amaury, comme le soupçonne 3rucker {Hist.
crit. plut., t. III, p. 688), et de n'y voir que le
simple résultat de ses méditations personnelles,
comme on pourrait le conclure d'un passage de
Rigord, historien contemporain, qui nous dit
niaury suivait sa méthode propre, et pensait
entièrement d'après lui-même (cité par M. deGé-
rando. Histoire comparée des systèmes, 4 vol.
Paris, 1822; t. IV, p. 425); mais c'est une
question de savoir où il avait puisé des doctrines
esprit de son siècle. Quelques-uns
veulent qu'il en Bit trouvé le germe dans la mé-
taphysique d'Aristote; et, pour qui a étudié cet
ouvrage et corn du péripatétisme, une
turc admise, il est vrai, au jun'siè-
Wfl sans 'fuie peu fondée. Thomasieus
{Orig. hist. phil., n" 39) était beaucoup plus
près de la vérité lorsqu'il attribuait les erreurs
d'Amauryâ I influence de s ol Erigène. En effet,
on retrouve textuellement dans le traité ci
de hivisioiienati'iir les propositions qui consti-
i a proprement parler La doctrine d' Amaury.
routefois, il n'est pas impossible qu'il ait eu
yeux quelques ouvrages '
imme le livre de Cousis, el le traité
d'Avicébron, intituli Foru Vitat, ainsi que
Jourdain le présume [Rech. sur Vage ei Varia,
trad. latines d'Aristote, in-8, Paris, 1819,
p. 21i 'i a m,! u r y étaienl
en Opposition trop ouverte aveo l'orthodoxie.
AME
pour ne pas soulever une réprobation universelle.
Le pape Innocent III les condamna en 1204;
Amaury fut obligé de se retirer dans un ne
tère, ou il mourut en 120Ô ; après lui, sa mé-
moire fut proscrite; et, en 1209, un décret du
concile de Latran ordonna que son tombeau fut
ouvert et ses cendres dispersées. Malgré cette
persécution, la doctrine d'Amaury trouva des par-
tirais, qui la poussèrent rapidement à ses der-
nières conséquences. Suivant eux, le Christ et le
Saint-Esprit habitaient dans chaque homme et
agissaient en lui ; d'où il résultait que nos œu-
vres ne nous appartiennent pas, et que nous ne
pouvons nous imputer nos desordres. Ils niaient,
d'après cela, la résurrection des corps, le paradis
et l'enfer, déclarant qu'on porte en soi le para-
dis, quand on possède la connaissance de Dieu, et
l'enfer quand on l'ignore. Ils traitaient de vaine
idolâtrie les honneurs rendus aux saints, et n'at-
tachaient, en général, aucune valeur aux prati-
ques extérieures du culte. Parmi les sectateurs
de ces opinions, on cite surtout David de Dinant
(voy. ce nom). M. Daunou a consacré un long
article à Amaury dans le tome XVI de l'Histoire
littéraire de France. C. J.
AME. Chez les anciens, et même chez les phi-
losophes du moyen âge, ce mot avait une signi-
fication plus étendue et plus conforme à son ety-
mologie , que chez la plupart des philosophes
modernes. Au lieu de désigner seulement la sub-
stance du moi humain, il s'appliquait sans dis-
tinction à tout ce qui constitue, dans les corps
organisés, le principe de la vie et du mouvement.
C'est dans ce sens qu'il faut entendre la célèbre
définition d'Aristote : « L'âme est la première
entéléchie d'un corps naturel, organisé, ayant la
vie en puissance {de Anima, lib. II, c. i), c'est-
à-dire la force par laquelle la vie se développe et
se manifeste réellement dans les corps destinés
à la recevoir (voy. le mot Entéléchie). » C'est en
partant de la même idée qu'on a distingué tantôt
trois, tantôt cinq espèces d'âmes, à chacune des-
quelles on assignait un centre, un siège et des
destinées à part. Ainsi, dans le système de Platon,
l'âme raisonnable est placée dans la tête, et peut
seule prétendre à l'immortalité: l'âme irascible,
le principe de l'activité et du mouvement, réside
dans le cœur; enfin, l'âme appétitive, source des
passions grossières et des instincts physiques, est
enchaînée à la partie inférieure du corps et meurt
avec les organes. Cette division est également
attribuée à Pythagore, et se retrouve dans plu-
sieurs systèmes philosophiques de l'Orient. Au
lieu de trois âmes, Aristote en admet cinq : l'âme
nutritive, qui préside à la nutrition et a la re-
production, soit des animaux, soit des plantes:
l'âme sensilive, principe de la sensation et des
sens; la force motrice, principe du mouvement
et de la locomotion; l'âme appetitive, source du
désir, de la volonté et de l'énergie morale, et en-
fin l'âme rationnelle ou raisonnable. Les philo-
sophes scolastiques, rejetant le désir et la force
motrice parmi les simples attributs, les ont de
nouveau réduites au nombre de trois, à savoir ■
l'âme végétative, l'àmc sen uinalo. et
l'âme raisonnable ou humaine. D'autres ont re-
connu, en outre, l'âme du monde.
Mais s'il est vrai qu'il y ait dans tous les êtres
organisés . et même dans l'univers,
considéré comme un être unique, un principe
distim I delà matière, vivant de sa propre vie et
agissant de sa propre énergie, n - u un
mot, nous ne pouvons nous en assurer que par
la connaissance que nous avons >!■• nous-mêmes;
car notre âme est la seule que, a .ions
directement, grâce à la lumière intérieure de la
conscience; elle est la seule dont nous puissions
AME
— 39 —
AME
découvrir d'une manière immédiate les opéra-
tions, les facultés et le principe constitutif. Toute
autre existence immatérielle, excepté celle de
l'être nécessaire, ne peut être connue que par
induction ou par analogie, au moyen de certains
effets purement extérieurs qui la révèlent, en
quelque sorte, à nos sens.
Qu'est-ce donc que l'âme humaine? Il y a deux
manières de répondre à cette question, qui, loin
de s'exclure réciproquement, ne sauraient, au
contraire, se passer l'une de l'autre, et ont be-
soin d'être réunies pour nous donner une idée
complète de notre existence morale. On peut dé-
finir l'âme humaine ou par ce qu'elle fait et ce
qu'elle éprouve, c'est-à-dire par ses facultés et
par ses modes, ou par ce qu'elle est en elle-même,
c'est-à-dire par son essence. Considérée sous le
premier point de vue, qui est celui de la psycho-
logie expérimentale, elle est le principe qui sent
qui pense et qui veut ou qui agit librement
c'est elle, en un mot, qui constitue notre moi
car ce fait par lequel nous nous apercevons nous-
mêmes, et qui nous rend témoins, en quelque
sorte, de notre propre existence, la conscience est
une partie intégrante, un élément essentiel, une
condition invariable de toutes nos facultés intel-
lectuelles et morales. Ne pas savoir que l'on sent,
que l'on pense, que l'on voit, c'est n'éprouver
aucune de ces manières d'être.
Arrêtons-nous un peu à cette première défini-
tion, et voyons quelles conséquences nous en
pouvons tirer. Personne n'osera nier qu'il y ait
en nous un principe intelligent, sensible et libre;
en d'autres termes, personne n'osera nier sa pro-
pre existence, celle de sa personne, de son moi.
Mais dans tous les temps on a voulu savoir si ce
moi a une existence propre, immatérielle, bien
qu'étroitement unie à des organes; ou s'il n'est
qu'une propriété de l'organisme et même un des
éléments de la matière, quelque fluide très-sub-
til, pénétrant de sa substance et de sa vertu les
autres parties de notre corps. S'arrêter à la pre-
mière de ces deux solutions, c'est se déclarer
spiritualiste ; on donne le nom de matérialisme
à la solution contraire. Il faut choisir l'une ou
l'autre; car, à moins de rester sceptique (et j'en-
tends parler d'un scepticisme conséquent, obligé
de tout nier, jusqu'à sa propre existence), on ne
peut échapper à l'alternative de confondre ou de
distinguer le moi et l'organisme. Le panthéisme
lui-même ne saurait échapper à cette nécessité,
si l'on s'en tient strictement au point de vue où
nous venons de nous placer, au point de vue de
la pure psychologie. En effet, que l'on regarde
toutes les existences comme des modes fugitifs
d'une substance unique, cela ne change rien au
rapport du moi et de l'organisme. Dira-t-on que
le moi est une partie, un effet, une simple pro-
priété des organes? on sera matérialiste, comme
l'a été Straton de Lampsaque. Soutiendra-t-on
que le moi et l'organisme sont deux forces, ou,
pour parler le langage du panthéisme, deux for-
mes de l'existence tout à fait distinctes, bien
qu'étroitement unies entre elles? alors on ren-
trera dans le spiritualisme; et si l'on se refuse à
l'admettre avec toutes ses conséquences, on en
aura du moins consacré le principe. Remarquons,
en outre, que le matérialisme et le spiritualisme
ne sont point deux systèmes également exclusifs
que l'on puisse unir dans un point de vue plus
large et plus vrai. Le spiritualiste ne nie point
l'existence de la matière, il ne songe à mettre
en doute ni les phénomènes, ni les conditions, ni
la puissance de l'organisme ; mais le matérialiste
ne veut accorder aucune part à l'esprit, il refuse
au moi toute existence propre, pour en faire un
effet, une propriété ou une simple fonction orga-
nique. Cette seule différence pourrait déjà nous
faire soupçonner de quel côté est la vérité, à l'ap-
pui de laquelle nous pourrions appeler aussi tous
les nobles instincts de notre nature, toutes les
croyances spontanées du genre humain. Mais la
science ne se contente pas de probabilités et de
vagues aspirations : il lui faut des preuves.
Il n'existe point de preuves plus solides, ou du
moins plus immédiates de l'immatérialité du moi
c'est-à-dire de l'existence même de l*àme, que
celles qu'on a tirées de son unité et de son iden-
tité. 1° Sans unité, point de conscience; et sans
conscience, comme nous l'avons démontré plus
haut, point de pensée, point de facultés intellec-
tuelles et morales; en un mot, point de moi; car,
je ne suis à mes propres yeux, qu'autant que je sens,
que je connais, ou que je veux; et réciproquement
je ne puis sentir, penser ou vouloir, qu'autant que
je suis, ou que l'unité de ma personne subsiste au
milieu de la diversité de mes facultés, et de la
variété infinie de mes manières d'être. Cette unité
n'est point purement nominale ou composée, ce
n'est pas un même nom donné à plusieurs élé-
ments, à plusieurs existences réellement distinc-
tes, ni une pure abstraction comme celles que nous
créons à l'usage des sciences mathématiques,
c'est une unité réelle, c'est-à-dire substantielle,
puisqu'elle se sent vouloir, agir, et agir libre-
ment; c'est, déplus, une unile indivisible, puis-
qu'en elle se reunissent et subsistent en même
temps les idées, les impressions les plus diverses
et souvent les plus opposées. Par exemple, quand
je doute, je conçois simultanément l'affirmation
et la négation; quand j'hésite, je suis partagé
entre deux sollicitations contraires, et c'est encore
moi qui décide. Enfin le même moi se sent tout
entier, il a conscience de son unité indivisible
dans chacun de ses actes, aussi bien que dans leur
ensemble. La quantité de mon être, s'il m'est
permis déparier ainsi, ne varie pas, soit que j'é-
prouve une sensation ou un sentiment, soit que
je veuille, que je perçoive ou que je pense. Est-
ce là ce que nous offre l'organisme ? Nous y trou-
verons précisément les caractères opposés. D'a-
bord la matière dont nos organes sont formés ne
peut jamais être qu'une unité nominale, qu'un
assemblage de plusieurs corps parfaitement dis-
tincts les uns des autres, et divisibles à leur tour
comme la masse tout entière. Cet argument,
quoique très-ancien, n'a jamais été attaqué de
face et ne peut pas l'être. Il semble, au contraire,
que les plus récentes hypothèses du matérialisme
aient voulu lui donner plus de force, en admet-
tant pour chaque faculté, pour chacun de nos pen-
chants et pour chaque ordre d'idées, une place
distincte dans le centre de l'organisme. Si main-
tenant l'on considère séparément la masse encé-
phalique, dans laquelle on a voulu nous montrer
la substance même de notre moi, on verra com-
bien elle se prête peu àcette substitution. Non-seu-
lement elle se partage en trois grandes parties,
en trois autres masses parfaitement distinctes
l'une de l'autre, et dont chacune est prise pour
le siège de certaines fonctions particulières ; mais
il faut remarquer encore que le plus important
de ces organes, le cerveau proprement dit, est
réellement double : car chacun de ses deux lobes
est exactement semblable à l'autre; il donne nais-
sance aux mêmes nerfs, il communique avec les
mêmes sens et reçoit de ceux-ci les mêmes ira-
pressions. Cette dualité est-elle compatible avec
l'unité de notre personne, avec l'unité qui se ma-
nifeste dans chacune de nos pensées, dans chacun
de nos actes, dans chacun des modes de notre
existence ? En vain ferez-vous converger vers un
centre commun tous les nerfs qui enlacent notre
corps, et dont les uns sont les conducteurs de la
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— 40 —
AME
sensation, les autres les agents de la volonté; ce
centre ne sera jamais l'unité; il faudra toujours
reconnaître autant de corps distincts qu'il y a
d'éléments constitutifs, autant de places différen-
tes qu'il y a de nerfs qui en partent ou qui s'y
réunissent. Mais il n'en est pas ainsi; les plus ré-
centes découvertes en physiologie nous apprennent
que les agents physiques du mouvement ont un
autre centre, une autre origine que les nerfs de
la sensation. 2° Nous n'avons pas seulement con-
science d'un seul moi, d'un moi toujours un au
milieu de la variété de nos modes et de nos^ at-
tributs ; nous savons aussi être toujours la même
personne, malgré les manifestations si diverses
de nos facultés et la rapide succession des phé-
nomènes de notre existence. Notre identité ne
peut pas plus être mise en doute que notre unité;
elle n'est pas autre chose que notre unité elle-
même, considérée dans le temps, considérée dans
la succession au lieu de l'être dans la variété ; et
si on voulait la nier malgré l'évidence, il faudrait
nier en même temps le souvenir, par conséquent
la pensée, car il n'y a pas de pensée, pas de rai-
sonnement, pas d'expérience, sans souvenir; il
faudrait nier aussi la liberté, qui est impossible
sans l'intelligence, et les plus nobles sentiments
du cœur, dont le souvenir, c'est-à-dire dont l'i-
dentité de notre personne est la condition indis-
pensable. Nos organes, au contraire, ne demeurent
les mêmes ni par la forme ni par la substance.
Au bout d'un certain nombre d'années, ce sont
d'autres molécules, d'autres dimensions, d'autres
couleurs, un autre volume, une autre consistance,
un autre degré de vitalité, et l'on peut dire sans
exagération, d'autres organes qui ont pris la place
des premiers. Ainsi notre corps se dissout et se
reforme plusieurs fois durant la vie, tandis que
le moi se sait toujours le même et embrasse dans
une seule pensée toutes les périodes de son exis-
tence. Ce fait, si étrange qu'il paraisse, n'est pas
une hypothèse imaginée par le spiritualisme,
c'est le résultat des plus récentes découvertes et
dps expériences les plus positives ; c'est un té-
moignage que la physiologie rend au principe
même de la science psychologique.
Aux deux preuves que nous venons de citer nous
ajouterons une observation générale qui servira
peut-être à les compléter et à séparer plus nette-
ment le moi de l'organisme. Si les actes de l'in-
telligence et les phénomènes du sens intime n'ap-
partiennent pas a un sujet distinct, ils rentrent
< vsaireruent dans la physiologie, ils devien-
nent, aux termes de cette science, de simples
fonctions du cerveau. Or, il n'existe pas la moin-
dre analogie entre les actes, entre les phénomè-
nes dont nous venons de parler, et des fonctions
purement organiques. Celles-ci, quoi qu'on fasse,
ne sauraient être connues sans les organes, sans
les instruments matériels qui les exécutent, et ne
sont elles-mêmes que des mouvements matériels.
Qui pourrait se l'aire une idée exacte, une idée
scientifique de la respiration sans savoir ce que
c'est que les poumons? Qui pourrait se représen-
ter la circulation sans savoir ce que c'est que le
cœu res et les veines; ou la nutrition
sans avoir étudié aucun dos organes qui y con-
courent? 11 en est de même des organes sensi tifs,
par exemple de la vue et de l'ouïe, quand on a
disii fonctions réelles, leur concours
physiologique, de la sensation el de la
qui les accompagnent. Tout au contraire, nous
pouvons acquêt ervation intérieure une
conna Bsan e tri - approfondie] très analytique de
il m irale -, ei du aujel
dire du moi consi
déré comme an . en même temp
non [ans la plus i
nature et des fonctions du cerveau. La sensation
elle-même peut être connue dans son caracti re
propre, dans son élément psychologique, dans le
plaisir ou la douleur qu'elle apporte avec elle,
indépendamment de ses conditions matérielles ou
de ses rapports avec le système nerveux. Sans
doute, ce serait une manière très-complète d'é-
tudier l'homme et sa condition pendant la vie,
que de l'isoler ainsi au fond de sa conscience, en
fermant les yeux sur tous les liens qui l'attachent à
la terre, sur toutes les forces qui limitent la sienne
et dont le concours lui est nécessaire pour attein-
dre le but de son existence. Mais, tout en se trom-
pant sur leurs limites, en ignorant leurs condi-
tions extérieures et leurs rapports avec le monde
physique, il n'en connaîtrait pas moins la vraie
nature de ses facultés, de ses modes et de son
être proprement dit, de ce qui constitue son moi.
Nous nous empressons d'ajouter que cette con-
naissance il la demanderait en vain à l'étude des
nerfs et de l'encéphale, et en général à des expé-
riences faites sur les organes.
A part les faits que nous avons empruntés a
la physiologie, et qui n'appartiennent pas direc-
tement à notre sujet, qui ne nous éclairent sur
la nature de l'àme que par les contrastes, en nous
montrant dans l'organisme des caractères tout op-
posés, tout ce que nous avons dit jusqu'à présent
ne sort pas du cercle de la psychologie, ou de
l'observation de conscience. En effet, comme nous
l'avons démontré plus haut, c'est par la conscience
que nous connaissons immédiatement et l'unité
et l'identité du moi. Sans ces deux conditions la
conscience elle-même serait impossible, et elle
les réfléchit dans chacun des faits qu'elle nous ré-
vèle aussi bien que dans le moi tout entier. Or.
l'unité et l'identité du moi suffisent pour le dis-
tinguer des organes et de la matière en général.
C'est donc par un excès de timidité qu'un philo-
sophe moderne (Jouffroy, préface des Esquises de
philosophie morale), d'ailleurs plein d'élévation
et défenseur des plus nobles doctrines, a voulu
placer en dehors de la psychologie et des faits de
conscience la question que nous venons de résou-
dre. C'est là un tort sans doute, mais un tort pu-
rement logique, dont on n'a pu, sans hypocrisie.
faire un crime à l'auteur et à la philosophie elle-
même.
Il est vrai, cependant, que l'àme n'est pas con-
tenue tout entière dans ce qui tombe sous la con-
science ou dans le moi ; elle est bien plus que le
moi, sans en être essentiellement distincte; car
le moi n'est que l'àme parvenue à une certaine
expansion de ses facultés, à un certain degré de
manifestation qui peut être retardé ou suspendu
par la prédominance de l'organisme, sans qu'il
en résulte aucune interruption dans l'existence
même de notre principe spirituel. Essayez, en ef-
fet, d'admettre le contraire; supposez, pouf un in-
stant, l'identité absolue de l'àme et du moi : vous
aurez aussitôt contre vous les plus formidables
objections du matérialisme. Où était votre âme
pendant votre première enfance, quand vous n'a-
viez pas encore la conscience de vous-même, quand
toute votre existen c in érieure était bornée à
quelques vagues sensations dont le sujet, l'objet
et la cause se t'ouvaient confondus dans les mê-
mes ténèbres? Que devient cette âme dans l'éva-
nouissement, dans la léthargie, dans le sommeil
rêves, dans l'idiotisme et la Mais
i. 'l'une part, je suis obligé de i roire a mon iden-
tité comme à La condition même de mon existence;
si, d'une autre part, il est prouvé par l'expérience
que le fait sans lequel il n'y a plus de moi, que
absente, s'évanouir et
s'é lipser, il est évident qu'il faut étendre au delà
de la con ien eetdu moi leprin ipe constitutif
AME
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AME
de mon être, c'est-à-dire mon àme, dont l'idée
m'est fournie par la raison dans un fait de con-
science. De là la nécessité, comme nous l'avons
dit en commençant, d'ajouter à la définition psy-
chologique de l'âme, ou à la simple énumération
de ses facultés, une autre définition plus élevée,
ayant pour but de nous faire connaître son es-
sence, son principe constitutif et vraiment inva-
riable.
Ceux qui ont confondu l'âme tout entière avec
le moi, ont dû nécessairement se tromper sur son
essence ; car, dans le cercle étroit où ils se sont
renfermés, ils ne pouvaient rencontrer que les fa-
cultés et les modes dont nous avons immédiate-
ment conscience, c'est-à-dire, pour parler la lan-
gue de l'école, des propriétés et des accidents,
des faits variables ou de simples abstractions.
Aussi, les uns ont-ils cru voir l'essence de l'âme
dans la pensée : tels sont tous les philosophes de
l'école cartésienne; les autres, nous voulons parler
de Locke et de Condillae. l'ont cherchée dans la
sensibilité, et dans un seul mode de la sensibi-
lité, dans la sensation ; enfin un penseur plus ré-
cent, Maine de Biran, a tenté de la ramener à
l'acte de volonté, à la volition proprement dite,
désignée sous le nom d'effort musculaire. Les
conséquences qui résultent de chacune de ces opi-
nions (car ce n'est pas ici le lieu de les soumettre
à un examen plus approfondi) achèvent de nous
démontrer combien il est nécessaire d'étendre au
delà des limites de la conscience le principe réel
ou l'essence invariable de notre âme. En effet,
ave: Descartes, notre pensée finie, sans autre sub-
strat uni qu'elle-même, c'est-à-dire que les idées,
devient nécessairement un mode de l'intelligence
infinie et une manifestation passive de l'essence
divine. La première moitié de cette conséquence
a été reconnue parMalebranche, et la conséquence
tout entière par Spinoza. Avec le système de Con-
dillac, qui est sans contredit la plus complète, ou
du moins la plus franche expression du sensua-
lisme, toute unité disparaît, la conscience de noire
identité est une illusion, l'activité en général, et,
à plus forte raison, l'activité libre, ne peut être
admise que par une flagrante inconséquence ; il
ne reste plus en face de la conscience; que des
modes fugitifs et involontaires; le moi devient
une collection de sensations. La troisième opi-
nion est sans doute bien plus près de la vérité,
mais ce n'est pas elle encore; car. soit qu'il s'a-
gisse de l'acte volontaire ou de la volonté elle-
même, il est impossible que nous y trouvions l'es-
sence, le principe constitutif de notre âme, le
fond identique et invariable de notre être : l'acte
de volonté, la volition ou l'effort musculaire est
un simple phénomène, un mode variable et fugi-
tif, bien qu nous en soyons les auteurs. Un acte
n'est certainement pas identique à un autre acte,
et la volonté, c'est-à-dire une faculté du moi, un
certain mode d'activité qui exige la plus parfaite
conscience, est sujette à des interruptions et à des
absences. Elle n'existe pas, ou, ce qui revient au
même, elle ne se révèle pas encore dans le nou-
veau-né ; elle est absente dans la léthargie et le
sommeil profond; elle manque entièrement chez
l'idiot.
Il ne suffit pas de démontrer que l'âme ne peut
être contenue tout entière ni dans le moi, ni dans
aucune des facultés du moi ; il faut encore, en
prenant pour guide la raison à la place de la con-
science qui nous fait défaut, que nous sachions
positivement ce qu'elle est, j'entends en elle-mê-
me, dans son principe le plus intime. D'abord elle
est comme le moi une et identique; car l'unité
et l'identité de notre personne, quoique connues
d'une manière immédiate, ne sont pas simple-
ment des faits de conscience, mais les conditions
internes, les conditions absolues de cr>.s faits et du
moi lui-même. Or de telles conditions, je veu*
dire de telles qualités, ne peuvent avoir leur siégf
que dans le principe réel, dans le véritable centre
de notre existence. Mais cela n'est pas assez :
l'unité, par elle-même, n'est qu'une abstraction,
et l'identité, comme nous l'avons démontré pré
cédemment, n'est que la persévérance de l'unité,
ou l'unité continue. Rien n'existe véritablement,
rien ne sort du cercle des abstractions ou des ap-
parences, que ce qui agit ou en soi ou hors de
soi ; ce qui a quelque vertu, quelque pouvoir,
en un mot, ce qui est une cause efficiente. Or
toute cause distinguée de ses actes, distinguée
de ses modes ou de ses différents degrés d'activi-
té, c'est ce qu'on appelle une force. Donc, l'âme
est une force indivisible et identique, c'est-à-dire
immatérielle; une force susceptible de sentiment,
d'intelligence et de liberté, quoiqu'elle n'ait pas
toujours la jouissance ou la possession actuelle
de ses facultés; par là enfin elle est aussi une
force perfectible, et nul n'oserait fixer la limite
où cette perfectibilité s'arrête; car, d'une part,
l'expérience, lorsque nous n'avons pas renoncé à
nous-mêmes, nous montre toujours en avance sur
le passé, et de l'autre la raison, la conception de
l'idéal et de l'infini, nous ouvre un champ sans
bornes dans l'avenir. Cette théorie, nous avons
hâte de le dire, n'est pas nouvelle ; elle était dans
la pensée de Platon quand il définissait l'âme un
mouvement gui se meut lui-même, xivriaiç ix\i-
xry xivoûca (Leg.. lib. X); elle était entrevue par
Anstote, quoiqu il ait compris très-imparfaite-
ment, dans l'homme, la distinction de l'organisme
et du principe spirituel. Elle a été surtout déve-
loppée par Leibniz, dont le tort est de l'avoir ap-
pliquée, d'une manière absolue, à tous les objets
de l'univers. Enfin, grâce à des travaux plus
récents, elle est devenue l'une des bases de la
psychologie moderne.
Nous pourrions sur-le-champ démontrer l'im-
mortalité de l'âme comme une conséquence im-
médiate de son caractère métaphysique, de son
immatérialité, de sa perfectibilité indéfinie; mais,
la preuve de ce dogme important ne pouvant être
complète sans l'appui de certains principes et de
certains faits qui ne seraient point ici à leur
place, nous avons cru nécessaire d'y consacrer un
article à part(voy. Immortalité). Nous nous bor-
nerons, dans celui-ci, à passer en revue les di-
verses questions auxquelles a donné lieu l'idée
d'une âme immatérielle unie à un corps, et à in-
diquer sommairement les résultats de ces recher-
ches plus ou moins utiles à la science.
1° On a demandé comment l'âme et le corps,
l'esprit et la matière, si complètement différents
l'un de l'autre, peuvent cependant agir l'un sur
l'autre ; comment, sans étendue, par conséquent
sans occuper aucun point de l'espace, le moi de-
vient la cause de certains mouvements des or-
ganes, et les organes de certaines sensations du
moi, qui devrait, par sa simplicité indivisible,
être entièrement à l'abri de leur grossière in-
fluence? Différents systèmes ont été imaginés
pour résoudre cette question : les uns ont eu re-
cours à une substance intermédiaire, à un être
d'une double nature, qui, tenant à la fois de l'âme
et du corps, peut servir de médiateur entre ces
deux principes opposés. Cet être imaginaire a
reçu le nom de médiateur plastique. Mais on le
reconnaît aussi dans les esprits animaux, ad-
mis par les physiologistes et les philosophes du
xvii1' siècle, dans ïarchée de Van-Helmont et la
flamme vitale de Willis. Les autres, ne voyant
aucun lien possible entre l'esprit qu'ils faisaient
consister exclusivement dans la pensée, et la ma-
tière à laquelle ils donnaient pour essence l'étan-
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AME
due, se sont adressés à l'intervention divine pour
exciter dans l'âme les phénomènes correspondant
aux divers états du corps, et dans le corps les
mouvements nécessaires pour exécuter ou traduire
aux yeux les pensées de l'âme. Tel est, en sub-
stance, le système des causes occasionnelles, dont
l'invention appartient à l'école cartésienne. Leib-
niz, ainsi que Descartes, établit un abîme entre
les deux principes de la nature humaine; il va
même jusqu'à nier d'une manière générale toute
influence d'une substance finie sur une autre.
Mais, croyant au-dessous de la sagesse et de la
maj esté divines d'interven r directement dans tous
les phénomènes de notre existence, il a imaginé
que dès l'instant où ils furent créés, l'âme et le
corps ont été tellement organisés, que les phéno-
mènes de l'un fussent en accord parfait avec les
phénomènes de l'autre. Ce sont deux pendules fa-
briquées avec tant d'art, qu'elles marchent tou-
jours ensemble et n'offrent jamais la plus petite
différence dans l'indication des heures. Voilà ce
qu'on a appelé le système de Y harmonie prééta-
blie; système qui n'est qu'une simple application
de celui des Monades. Enfin, la plupart des phi-
losophes spiritualistes se sont contentés d'admet-
tre, sans l'expliquer, l'influence naturelle (in-
flucum physicum) que les deux substances
exercent l'une sur l'autre. Mais ce n'est pas là,
comme on l'enseigne presque généralement, un
système de plus ; c'est simplement l'expression
du fait dont on a cherché à se rendre compte.
Quant aux trois opinions précédentes, il n'est
pas difficile d'apercevoir au premier coup d'œil
ce qu'elles ont de faux et d'imaginaire. La pre-
mière ne fait qu'ajouter au fait qu'il s'agit d'ex-
pliquer une hypothèse tout aussi inexplicable. Les
deux autres, non moins arbitraires, ont en outre
le tort de supprimer la liberté humaine et de
rendre Dieu responsable de toutes nos actions.
Toutes trois sont en opposition directe avec le té-
moignage de la conscience; car c'est pour moi
une conviction intime, indestructible, un fait aussi
évident que celui de mon existence, que ma vo-
lonté est la vraie cause, la cause immédiate de
certains mouvements dé mon corps, et que, d'un
autre c6té. les impressions de mes sens sont trans-
mises jusqu'à mon intelligence et à ma sensibi-
lité. La physiologie me désigne les organes qui
concourent à cette opération, et me prouve par
de nombreuses expériences que leur destruction
entraîne avec elle celle des phénomènes dont ils
sont les agents. Si l'on veut maintenant respecter
les faits sans renoncer à comprendre le mystérieux
commerce de l'âme et du corps, on y parviendra
peut-être en se pénétrant de cette idée que l'es-
sence, le principe constitutif de la matière ne con-
pas plus dans l'étendue que l'essence de l'âme
dans les phénomènes si fugitifs de la conscience.
En effet, quand nous voulons faire de l'étendue
autre chose qu'un phénomène, quand nous vou-
lons en faire le principe de la realité extérieure
et la réduire à ses éléments les plus simples, aus-
sitôt elle fuitdcvantnous comme une ombre vaine:
elle échappe à la fois à nos sens et à notre raison
par sa divisibilité infinie. Je dis sa divisibilité in-
finie, car nous ne pouvons pas en admettre une
autre. Là où cesse la divisibilité, cesse également
retendue et par conséquent la matière. Non, la
matière est une force, ou plutôt un système de
forces subordonnées les unes aux autres, et se
manifestant dans i'espaco sous des formes
dues et divisibles comme l'àme se manifeste par
. Hais H ne B'agil pas i n de
la matière an général ; il est question d'un corps
Ongan nt : car ce n'est que sur an tel
cerp que I ame peul exercer une action im
diatc. Or, partout où se montrent l'organisation
et la vie, il y a des formes intelligibles et
des principes immatériels. Voy. Matière, Vie,
Force, etc.
2° On a demandé dans quelle partie du corps
la substance spirituelle avait en quelque sorte
fixé sa demeure, ou, pour me servir des termes
consacrés, quel était le siège de l'àme. Jusqu'à
ces derniers temps, les philosophes et les méde-
cins se sont montrés très-occupés de cette ques-
tion. Ceux qu reconnaissent plusieurs âmes, par
exemple Platon, Pythagore et leurs disciples,
admettaient pour chacune d'elles un siège diffé-
rent. Ainsi, comme nous l'avons déjà dit, l'àme
raisonnable était placée dans le cerveau, l'âme
irascible dans la poitrine, et l'âme concupiscible
ou sensitive dans le bas-ventre. Anstote seul, re-
gardant le cerveau comme un organe très-froid,
destiné seulement à rafraîchir le cœur par les va-
peurs qu'il en faisait naître, a renfermé dans ce
dernier organe le principe de toute vie et de toute
intelligence. Ceux qui se bornaient à une seule
âme la logeaient dans la poitrine ou dans la tête,
selon qu'elle passait à leurs yeux pour le principe
de la vie animale ou pour une force tout à fait
distincte de l'organisme. Les modernes, non con-
tents de placer l'âme dans le cerveau, ont voulu
encore la circonscrire dans une partie déterminée
de ce viscère. Descartes avait choisi la glande
pinéale, sous prétexte qu'elle est seule dans le
cerveau, et qu'elle y est comme suspendue de
manière à se prêter facilement à tous les mouve-
ments exigés par les phénomènes intérieurs. D'au-
tres, pour des raisons tout aussi péremptoires,
ont donné la préférence soit aux ventricules du
cerveau, soitau centre oval, soit au corps calleux.
Aucune de ces hypothèses n'a pu résister long-
temps au sens commun et à l'expérience. Aujour-
d'hui la question même qui les avait provoquées
a disparu complètement. Les philosophes ont la
conviction que l'àme, ne pouvant être contenue
dans un point particulier de l'espace, ne doit pas
non plus être circonscrite dans une partie déter-
minée du corps ; mais qu'elle tient dans sa puis-
sance le corps tout entier et se manifeste par ses
mouvements. Les physiologistes ont pense qu'au
lieu d'assigner à l'âme un siège imaginaire, il
valait mieux rechercher quels sont les organes
par lesquels elle reçoit les impressions du corps
et lui fait subir à son tour sa propre influence.
C'est ainsi que Bichat a découvert en nous deux
sortes de vies parfaitement distinctes : l'une or-
ganique, sans conscience; l'autre de relation.
accompagnée de conscience et de sensibilité.
N'est-ce pas la vie végétative et la vie sensitive
des anciens, placées l'une et l'autre au-dessous
de l'âme proprement dite ? Des expériences plus
récentes ont établi une autre distinction non
moins digne d'intérêt, celle des nerfs qui servent
au mouvement, et des nerfs uniquement consacrés
à la sensation. Que le cerveau soit le centre et
le point de départ de tous ces agents de com-
munication entre les deux principes, c'est encore
un fait qui ne saurait être contesté. Mais lors-
qu'on a voulu aller plus loin, quand on a voulu
assigner à chaque faculté, à chaque ordre d'idées,
à chaque direction de 1 activité morale, un or-
gane séparé dans l'encéphale, alors on est tombé
le vieux matérialisme qu'on a vainement
yé de rajeunir par un amas d'anecdotes et
de commérages contradictoires, décorés du nom
de pfirénologie (voy. ce mot).
3° On i demande d'où vienl l'àme, quelle est
son origine et de quelle manière elle pénètre dans
ps pour y fixer momentanément sa demeure.
La première de ces questions ne peut être résolue
que par des vues générales sur l'origine des
choses, sur l'essence absolue des êtres et les rap-
AME
— 43 —
AME
ports de Dieu avec ses créatures. Il nous est
donc impossible de nous en occuper ici, même
sous le point de vue historique. Quant à savoir
comment s'opère l'association de l'âme et du
corps, il existe sur ce sujet plusieurs hypothèses
que nous nous bornerons à indiquer sommaire-
ment ; car le problème en lui-même, conçu
comme il l'a été jusqu'à présent, échappe à tous
les procédés de la science. Les uns ont pensé
3ue notre vie actuelle n'est que la conséquence
'une vie antérieure; que, par conséquent, toutes
les âmes ont existé avant d'appartenir àce monde,
et que chacune d'elles, poussée par une force
irrésistible; choisit naturellement le corps dont
elle est digne par son existence passée. Ce sen-
timent, très-repandu en Orient, enseigné par
Pythagore, développé avec beaucoup d'éloquence
dans les Dialogues de Platon, adopté aussi par
quelques Pères de l'Eglise, entre autres par Ori-
gène (Huet, Origeniana, liv. II, c. n, quesl. 6),
est celui qu'on appelle le dogme de la préexis-
tence. Selon les autres, à mesure qu'un corps
est sur le point de naître, Dieu crée pour lui
une âme nouvelle, et par conséquent le nornlire
des naissances décide absolument du nombre
des âmes. Cette opinion encore avait cours chez
plusieurs Pères de l'Église, chez les Pélagiens.
qui croyaient délivrer par ce moyen la liberté
humaine du dogme de la prédestination, et chez
tous les philosophes seolasliques, qui avaient
la naïveté de la croire parfaitement d'accord avec
le système d'Aristote. Us appliquaient à l'âme ce
que ce philosophe a dit de l'intelligence active,
à savoir : qu'elle est immortelle et qu'elle vient
du dehors (de Anima, lib. III, c. v). Enfin on a
imaginé une troisième hypothèse d'après laquelle
toutes les âmes, après avoir existé en germe
dans notre premier père, se propagent comme
les corps par la génération physique. Cette doc-
trine, soutenue d'abord par Tertullien (de Anima,
c. xix), reprise ensuite par Luther, qui la trouvait
conforme au dogme du péché originel, fut aussi
défendue par Leibniz comme la seule où la
philosophie et la théologie pussent se rencontrer.
Voici de quelle manière il s'exprime à ce sujet
(Essais de Théod., Ve part., § 91) : « Je croirais
que les âmes qui seront un jour âmes humaines,
comme celles des autres espèces, ont été dans
les semences et dans les ancêtres jusqu'à Adam,
et ont existé, par conséquent, depuis le com-
mencement des choses,toujours dans une manière
de corps organisé. » Mais Leibniz ajoute que des
âmes, d'abord purement sensitives ou animales,
ne reçoivent la raison qu'à la génération des
hommes à qui elles doivent appartenir. C'est le
système général des monades appliqué au prin-
cipe spirituel de la nature humaine.
4° On a demandé, enfin, si l'on pouvait recon-
naître chez les bêtes comme chez les hommes
une âme ou un principe immatériel, quoique
voué à la mort, et privé d'un grand nombre de
nos facultés. Ici, comme dans les questions pré-
cédentes, des solutions très-diverses viennent
s'offrir à nous. Nous laisserons de côté les solu-
tions matérialistes, fondées sur une négation ab-
solue du principe spirituel, pour ne parler que
de celles qui reconnaissent dans l'homme et au-
dessus de lui l'existence de ce même principe. La
plus ancienne de toutes est sans contredit le svs-
tème de la métempsycose qui fait des corps des
animaux comme autant de lieux de châtiment
pour les âmes humaines. Cependant nous ferons
remarquer que, outre ces âmes captives et dé-
chues, condamnées à expier dans une organisa-
tion plus grossière les fautes d'une vie antérieure,
l'ythagore et Platon reconnaissaient aussi chez
êtes un principe particulier, l'âme sensitive
(tô È7ttfiu(j.YiTtxàv), le même que celui à qui ils
confiaient chez l'homme les fonctions de la vie
matérielle. Anaxagore n'admettait aucune diffé-
rence essentielle entre l'âme des animaux et
celle des hommes; ce qui, d'après lui, donnait
aux uns et aux autres le mouvement, la sensibi-
lité et la vie, c'était l'intelligence universelle,
l'âme du monde, le v&Oc, qui après avoir tiré la
nature du chaos, se montrait également chez tous
les êtres animés dans des proportions analogues
à leurs différentes organisations. Aristote, comme
nous l'avons déjà dit, reconnaissait sous le nom
d'âme autant de principes différents qu'il y a de
degrés principaux dans la vie. Il n'admettait
donc chez les bêtes qu'une âme sensitive et mo-
trice, à laquelle il faut joindre l'âme nutritive,
commune à tous les êtres organisés. Cette opi-
nion, consacrée en quelque sorte par la théologie
scolastique, a régne paisiblement jusqu'à l'avéne-
ment de la philosophie cartésienne. Descartes ayant
fait consister l'essence de l'âme dans la pensée,
ets'étant imaginé, d'un autre côté, que les fonc-
tions vitales peuvent être expliquées par des lois
purement mécaniques, a été naturellement con-
duit à regarder les animaux comme de vraies
machines, comme des automates privés d'instinct
et de sensibilité. Les phénomènes que nous ob-
servons en eux ne sont que des mouvements
produits par les esprits animaux, c'est-à-dire par
des corps extrêmement subtils qui se dégagent
du sang échauffé par le cœur, se répandent dans
le cerveau, de là dans les nerfs, et vont ensuite
ébranler les muscles (voy. les Lettres de Des-
cartes, principalement les lettres xxvi, xl, xli,
etc.). Le fond de cette hypothèse avait déjà été
imaginé par un médecin espagnol du xvie siè-
cle, appelé Gomesius Pereira, auteur d'un ou-
vrage très-obscur, publié pour la première fois à
Médine en 1554, sous le titre bizarre d'Antoniana
Margarita. Mais il ne fallait rien moins que le
génie de Descartes pour donner quelque crédit
a un paradoxe aussi étrange. La monadologie de
Leibniz rendit aux bêtes leur âme sensitive;
car, lorsque tout dans l'univers est composé de
principes spirituels, de monades où la vie et l'in-
telligence sont plus ou moins développées, il est
impossible de ne pas reconnaître chez les ani-
maux une âme inférieure à celle de l'homme.
Buffon essaya vainement de réhabiliter le para-
doxe cartésien ; mais Condillac, dans son traité
des Animaux, alla trop loin lorsque, en réfu-
tant le célèbre naturaliste, il accorda à la brute
les mêmes facultés qu'à l'homme, n'établissant
entre eux d'autre différence que celle qui résulte
de leurs besoins, et ne voyant dans ces besoins
eux-mêmes qu'un effet de l'organisation. La
psychologie actuelle, exclusivement ir-éoccupée
de l'homme, dont la connaissance e». pour elle le
po nt de départ de toute philosophie, n'a pas en-
core eu le temps d'arriver à cette question. Mais,
à vrai dire, elle se trouve toute résolue par les
éléments que nous fournit notre propre con-
science. Si, d'une part, certains faits extérieurs
par lesquels se manifestent spontanément les plus
grossiers instincts et les passions de l'homme, se
montrent aussi chez les animaux provoqués par
les mêmes causes et gouvernés par les mêmes
lois ; j'entends des causes et des lois physiques ;
si, d'un autre côté, il est psychologiquement dé-
montré que ni le désir, ni la sensation, ni l'initia-
tive du mouvement ne sauraient appartenir à un
sujet divisible et étendu, il est Lien évident qu'il
faut admettre chez la brute un principe immaté-
riel, une force douée de vie et de sensibilité dont
les organes ne sont que les instruments. Cette
force, on l'appellera si l'on veut une âme, pourvu
qu'on n'oublie pas l'immense intervalle qui la se-
AME
— 44
AME
pare de l'âme humaine; seuls au milieu de ce
monde, nous avons en partage la liberté, la rai-
son ou la faculté de l'absolu, la conscience d'une
tâche infinie, d"une perfectibilité sans limites,
et par conséquent un gage d'immortalité.
11 est impossible de joindre à cet article une
bibliographie particulière, car la théorie de l'âme
fait nécessairement partie de tous les traités et
de tous les systèmes de philosophie.
AME du monde. L'idée d'une force immaté-
rielle, mais confondue avec la matière et ne s'é-
tendant pas au delà, lui servant à la fois de
principe moteur et de principe plastique, c'est-à-
dire lui donnant à la fois le mouvement et cette
variété de formes que nous admirons dans la na-
ture, voilà ce que les philosophes ont désigné
sous le nom d'âme du monde, et que plusieurs
d'entre eux ont substitué à l'idée même de Dieu.
Cette hypothèse est presque aussi ancienne que
la philosophie. On la trouve d'abord sous une
forme assez obscure, dans le système de Pytha-
gore, qui pourrait bien l'avoir empruntée du pan-
théisme de l'Orient, en plaçant au-dessus d'elle
la conception d'un être vraiment infini. Du sys-
tème de Pythagore elle a passé dans celui de
Platon, où elle prend un caractère plus précis et
plus ferme. Platon, ne pouvant concevoir que
l'intelligence pure, que la substance des idées
éternelles puisse agir directement sur la matière,
a placé entre ces deux principes une substance
intermédiaire, formée à la fois d'un élément in-
variable, identique comme l'intelligence {-w.à.),
et d'un autre qui varie comme les objets sensi-
bles (f)ât£pov). Il pensait, en outre, quel'univers,
étant l'œuvre de l'intelligence suprême, devait
être parfait autant que le permet son essence,
et que cette perfection, il la posséderait à un
plus haut degré s'il était animé que s'il ne l'était
pas. C'est ainsi qu'il justifie l'existence et qu'il
définit les caractères de l'âme du monde. C'est
à elle qu'il confie la tâche de répandre dans toute
la nature le mouvement, la sensibilité et la vie.
Son action se fait sentir dans le centre du monde;
mais elle a aussi des effets particuliers qui s'é-
tendent jusqu'au moindre atome de la matière.
Elle est la source de toutes les âmes particuliè-
res qui tirent de son sein leur substance et leur
nourriture. Le rang et les fonctions que Platon a
donnés à l'âme du monde, ont été à peu près
conservés par l'école d'Alexandrie, car au-dessus
de ce principe, les disciples d'Ammonius recon-
naissaient encore l'intelligence, et au-dessus de
l'intelligence, l'unité ou le bien. Il n'en est pas
de même des stoïciens : dans leur système,
l'âme du monde prend la place de Dieu, et, non
contents de l'avoir élevée à ce rang sublime, ou
plutôt d'avoir abaissé jusqu'à elle l'idée de l'être
absolu, ils en font encore une force inséparable
de la matière, une force active qui par sa propre
énergie imprime aux corps les formes sous les-
quelles ils se montrent a nos yeux [formam
mundi informantem), et constitue ainsi, tout à
la fois, le principe moteur et la vertu plastique
de l'univers.... Totosgue infusa per ar tus, mens
agitât molem et mayno secorpore miscet. Quand
on compare cette opinion à celle de Straton le
physicien, on ne voit pas entre elles une grande
différence : ce que les disciples de Zenon déco-
rent du nom de Dieu, le philosopbe de Lampsa-
que l'appelle la nature; mais du reste, il lui
laisse absolument le même rôle : « Toute la puis
e, disait-il, que l'on attribue aux dieux
existe dans la nature. » (hnnem vim divinum in
natura sifm,, esse [de Nat. Deor., lib. I, c. xn).
C'est elle qui a fut toul ce qui existe, ou du
moins qui a donné une forme à tous les corps
de l'univers. Les mouvements sur' la seule cause,
et les lois la seule règle de tout .ce qui arrive
{Acad. quœsl., lib. II, c. xxxvm). L'hypothèse
de l'âme du monde a eu peu de crédit sous le
règne de la philosophie scolastique; mais elle
reparait après la renaissance des lettres et de la
philosophie ancienne, surtout de la philosophie
de Platon. Un peu plus tard elle s'introduit sous
une forme nouvelle dans les systèmes de Cor-
nélius Agrippa, de Paracelse, de Van-Helmont et
de Henri Morus ; car ce qu'on désigne sous le
nom d'archée, ce que Henri Morus appelle prin-
cipium liylarchicum , c'est-à-dire le principe
universel, agent de tous les phénomènes physi-
ques, véhicule de toutes les propriétés et de tous
les mouvements de la matière, cause plastique de
toutes les formes de l'organisme, ce n'est pas au-
tre chose que l'âme du monde. On la rencontre
aussi, à la même époque, chez quelques théolo-
giens allemands, par exemple chez Amos Come-
nius et Jean Bayer, qui ont eu la prétention de
fonder sur la Bifile, mais sur la Bible interprétée
à leur façon, un nouveau système de physique.
A les en croire, c'est l'âme du monde que l'au-
teur de la Genèse a voulu désigner par ces pa-
roles : « Et l'esprit de Dieu flottait sur la face des
eaux (Gen., c. i, v. 2), cet esprit, qui anime et
qui vivifie le monde, qui est la vie elle-même
répandue dans toute la nature, ipsa vita mundo
infusa ad operandum omnia in omnibus (Phy-
siecs ad lumen divinum reformatez synopsis,
in-8, Leipzig, 1633, p. 29). Ce n'est pas Dieu,
mais la première création de Dieu; c'est l'œuvre
du Saint-Esprit, comme la matière est l'œuvre
de Dieu le Père, et la lumière celle du Fils. Il
n'est plus question de rien de semblable dans la
philosophie de nos jours.
On voit par ce rapide résumé que l'âme du
monde a été comprise de deux manières : chez
les uns. elle représente le degré le plus élevé de
l'être, elle est mise à la place de Dieu et dégé-
nère en un véritable panthéisme; chez les autres,
elle n'est qu'une production ou une émanation de
la puissance divine, et son rôle est de servir d'in-
termédiaire entre celle-ci et l'univers matériel.
La première de ces deux théories, manifestement
contraire à l'idée que nous donnent la conscience
et la raison de l'être souverainement parfait, sera
suffisamment appréciée dans l'article consacré
au panthéisme en général. La seconde est une
hypothèse que rien ne justifie: car pourquoi Dieu
ne pourrait il pas agir sur les êtres? ou pourquoi
des forces multiples, immatérielles comme celles
dont l'expérience et l'induction constatent pour
nous l'existence, ne pourraient-elles pas suffire à
tous les phénomènes de la nature? Quel moyen,
enfin, a-t-on de s'assurer que le monde est un
être animé; qu'indépendamment de la vie parti-
culière de chacun des êtres dont il se compose,
il a aussi une vie, une sensibilité à lui, et qu'il
forme comme un animal immense dont nous ne
sommes que les organes? Ce qu'il y a de vrai
dans ces rêves justement abandonnés, c'est qu'il
règne dans le plan de l'univers une admirable
unité, c'est que tout dans son sein se meut, s'en-
chaîne et se développe dans une harmonie su-
blime, œuvre d'une intelligence et d'un pouvoir
sans bornes.
Voyez d'abord le Timée de Platon et le résumé
qu'on en a fait sous le nom de Timée de Locre.
Voir aussi R<vhenberg, Disputatio de mundi
anima, Leipzig, 1678. — S-hellinj:. de VAme du
monde, m 8, Hambourg 1809 (en ail.). — L'homme
cl les étoiles, fragmenl d'une Histoire de l'âme du
monde, par w. l'l'aff, in-8, Nuremb., 1834 (en ail.)".
— Boeck, Dissertation sur la formation </■■ l'àmc
du monde, d'après le Timée de Platon, dans les
Ëtudt i!' et de iCreuzet. — Ch. Gott!.
AMMO
— 45 —
AMOU
Schmidt, l'Univers et Vâme du monde d'après les
idées des anciens, in-8, Leipzig. 1835 (en ail.). —
Henri Martin, Études sur le Timce de Platon,
2 vol. in-8, Paris, 1840.
AMÉLIUS ou AMÉRIUS, disciple de Plotin,
florissalt vers la fin du me siècle de l'ère chré-
tienne. 11 était né enÉtrurie, et s'appelait de son
vrai nom, Gentilianus. C'est probablement afin
de marquer son mépris pour les choses de ce
monde, qu'il y substitua celui sous lequel il est
connu dans l'histoire de la philosophie (Amé-
lius en grec signifie insouciant). 11 s'était atta-
ché d'abord au stoïcien Lysimaque ; mais les
écrits de Numénius. aujourd'hui perdus pour
nous, étant tombés entre ses mains, il en fut
tellement séduit, qu'il les apprit par cœur et les
copia de sa propre main. Dès ce moment il ap-
partenait naturellement à l'école d'Alexai-drie,
dont Plotin était alors le plus illustre représentant.
Amélius alla le trouver à Rome, et pendant vingt-
quatre ans, depuis l'an 246 jusqu'en 270, il suivit
ses leçons avec une rare assiduité. Il rédigeait tout
ce qu'il entendait de la bouche de son nouveau
maître, y ajoutait ses propres commentaires, et
composa ainsi, si nous en croyons Porphyre
(Vita Plot., c. m), près de cent ouvrages. Il est
malheureux qu'aucun de ces écrits ne soit arrivé
jusqu'à nous, car ils dissiperaient probablement
bien des nuages qui existent encore pour nous
dans la philosophie néo-platonicienne. Cette
perte doit nous sembler d'autant plus regret-
table, que Plotin lui-même désignait Amé-
lius comme celui de ses disciples qui pénétrait
le mieux dans le sens de ses doctrines. Parmi
les ouvrages sortis de la plume d' Amélius, il y
en avait un qui montrait la différence des idées
de Plotin et de celles de Numénius, et qui justifiait
le premier de ces deux philosophes de l'accusa-
tion intentée contre lui de n'avoir été que le
plagiaire du dernier. Il ne paraît pas avoir dédai-
gne le travail de la critique; car il démasqua
quelques-uns des imposteurs, alors si communs,
qui publiaient, sous les noms les plus anciens et
les plus vénérés, des rapsodies de leur invention.
C'est ainsi qu'il écrivit contre Zostrianus un ou-
vrage en quarante livres. Après la mort de Plotin,
Amélius quitta Rome pour aller s'établir à Apa-
mée, en Syrie, où il passa le reste de ses jours.
Il avait cherché, comme les autres philosophes
de la même école, à relever par la philosophie le
paganisme mourant. Voy. Eunape, Vit. sophist.
et fragment, histor., etc. — Suidas, Amélius. —
Porphyre, Vita Plotini. — Vacherot, Histoirecri-
tique de l'Ecole d'Alexandrie, Paris., 1846-51,
3 vol. in-8. — J. Simon, Histoire de l'Ecole d'A-
lexandrie, Paris, 1845, 2 vol. in-8.
AMMONIUS d'Alexandrie, philosophe péripa-
téticien du Ier siècle après J. C. Il enseignait la
philosophie à Athènes, et Plutarque, qui suivait
ses leçons, ne se contente pas de le mentionner
fréquemment dans ses écrits, mais lui a consacré
un ouvrage spécial qui n'est pas arrivé jusqu'à
nous; il lui attribue d'avoir regardé, comme con-
ditions de la philosophie, l'examen, l'admiration
et le doute. On suppose qu'Ammonius est le pre-
mier péripatéticien qui ait tenté d'établir une
conciliation entre la philosophie d'Aristote et celle
de Platon ; c'est du moins ce que veut démontrer
Patricius (Discuss. péripat.,l. I, lib. nij p. 139).
Aussi n'appartient-il pas à l'école des péripatéti-
ciens purs, mais à l'école syncrétique. Du reste,
ses œuvres, s'il a écrit, n'ont pas été conservées,
et on ne sait rien de plus précis sur ses opi-
nions.
AMMONIUS, surnommé Saccas, à cause de sa
première profession (il était portefaix), était né à
Alexandrie, où il vécut et enseigna la philosophie
vers la fin du ne siècle ou le commencement du
iue. Né de parents chrétiens, il lut lui-même
élevé dans le christianisme, qu'il abandonna
plus tard pour la philosophie païenne. C'est du
moins ce que nous apprend Porphyre dans un
fragment conservé par Eusèbe (Hist. de l'Eglise,
liv. IV). Il est vrai que ce Père de l'Église sou-
tient le contraire, et, pour preuve qu'Ammonius
n'a jamais déserté le christianisme, il en appelle
à un écrit de ce philosophe où serait tentée une
conciliation entre Moïse et Jésus; mais il est
évident qu'Eusèbe se trompe et confond deux
Ammonius, car celui dont nous parlons n'a jamais
écrit, et l'on sait par le témoignage de ses dis-
ciples que son enseignement était purement
oral.
AMMONIUS, fils d'Hermias et d'Aédésie, Am-
monius Hermiœ, disciple de Proclus, quitta
Athènes après la mort de son maître et revint
habiter Alexandrie, sa ville natale, où lui-même
enseigna la philosophie et les mathématiques.
Ainsi que tant d'autres néo-platoniciens, il tenta
une conciliation entre Aristote et Platon. 11
vécut vers la fin du vc siècle ; de ses nombreux
commentaires, deux ou trois seulement nous
sont connus, du moins ce sont les seuls qui
aient été imprimés : Comm. inArist. Categoria*
et Porphyrii Isagogen, texte grec, in-8, Venise,
1545, et Comm. in Arist. librum de Inlerpret.,
texte grec, in-8, ib.; 1545. Ces commentaires
ont été souvent imprimés séparément; on les a
réunis dans une édition faite également à Ve-
nise, en 1503.
On attribue aussi à Ammonius une biographie
d'Aristote, dont quelques autres font honneur à
Philopon.
Ammonius, ayant adopté la philosophie de
Platon telle qu'elle était alors enseignée à
Alexandrie, l'exposa avec tant de succès, que
plusieurs historiens l'ont regardé comme le fon-
dateur du néo-platonisme ; mais cette opinion est
fausse ; il ne fit que donner un essor plus élevé
à l'école d'Alexandrie, ne se bornant pas à con-
cilier les doctrines de Platon et celle d'Aristote,
mais y introduisant aussi le système de Pythâ-
gore et tout ce qu'il savait de la philosophie de
l'Orient. 11 ne communiquait que sous le sceau
du secret, à un petit nombre de disciples choisis,
ses opinions qu'il faisait remonter à la plus
mystérieuse antiquité et qu'il donnait comme un
legs de la sagesse primitive.
L'enthousiasme mystique dont ses leçons por-
taient l'empreinte lui fit donner le surnom de
0£o5(oa-/.xoç (inspiré de Dieu). Au nombre de ses
disciples on compte Longin, Erennius, Crigène,
et Plotin, le plus distingué d'eux tous. Ces trois
derniers prirent l'engagement formel de tenir
secret l'enseignement d' Ammonius ; mais Eren-
nius et Origène ayant manqué à leur parole, Plo-
tin se crut dégagé de la sienne, et c'est de lui
que nous tenons tout ce qui a rapport aux opi-
nions d'Ammonius.
Quant à faire connaître son système d'une ma-
nière plus précise, ce serait une tentative pleine
de périls, car on n'aurait aucun moyen de le
distinguer de celui de Plotin. Voy. Alexandrie.
AMOUR. Le fait qui joue un si grand rôle dans
le monde physique sous le nom de gravitation,
d'attraction et d'affinités électives, semble avoir
son équivalent dans le monde moral. L'homme,
quoi qu'il fasse, ne peut pas vivre seulement
pour lui-même et dans les bornes étroites de son
individualité; il ne peut détacher son existence
de celle des autres êtres, animés ou inanimés,
matériels ou immatériels ; il les recherche, il
les attire à lui ou se sent entraîné vers eux par
un mouvement intérieur plus ou moins puissant;
AMOU
46 —
AM')C
et il est des âmes privilégiées qui, se regardant
comme exilées sur cette terre, s'élèvent de toutes
leurs forces vers un monde idéal, dirigent toutes
leurs aspirations vers l'être infini lui-même,
centre et foyer de toute existence. C'est à ce sen-
timent général, à ce fait primitif de la nature
humaine, mais qui subit par diverses causes des
modifications sans nombre, que s'applique dans
sa plus grande extension le nom d'Amour.
C'est par un étrange abus de langage que ce
nom se donne aussi à un état de l'âme entière-
ment opposé à celui dont nous venons de parler,
et qu'on appelle amour de soi la somme des
instincts, des désirs, des appétits, qui, dirigeant
toute notre activité, toute notre attention sur
nous-mêmes, nous empêchent de nous livrer à
l'amour véritable. Que l'auteur de la nature en
nous donnant latvie nous y ait attachés par des
liens puissants ; qu'il nous excite par le besoin
et nous encourage par le plaisir à tous les actes
dont dépend notre conservation ; qu'au contraire
il nous détourne par la douleur de ceux qui nous
sont nuisibles, c'est une marque de sa bonté et
de sa sagesse, ou, si l'on veut, de son amour
envers les créatures ; mais ce n'est pas dans nos
cœurs que cet amour a son siège ; ce n'est pas
à nous qu'il appartient, car nous n'en sommes
que les instruments souvent aveugles. La même
remarque doit s'étendre aux préférences que
nous montrons pour certaines choses destinées à
notre usage ou à nos plaisirs; à moins qu'il ne
s'agisse de ces plaisirs de l'âme qu'excite en nous
la vue du beau.
Cependant, au-dessus des impressions des sens
et des calculs de l'égoïsme, n'y a-t-il pas pour
nous-mêmes, au fond de nos cœurs, un sentiment
de respect et de véritable tendresse "? Et qu'est-ce
donc que l'amour de la liberté, de l'indépendance^
de la gloire, ce qu'on appelle l'honneur, et jusqu'à
cette contrefaçon de l'honneur qui a pour nom la
vanité? La liberté, n'est-ce pas la jouissance, et
l'honneur le respect de soi? La gloire n'est-elle
pas le moyen d'étendre en quelque sorte et de
fu'olonger notre existence au delà des bornes de
a nature physique? Oui, sans doute, l'homme
peut éprouver pour lui-même un amour légitime,
un amour qui n'est pas le moins fécond en actions
généreuses. Mais à quelle condition? à la condi-
tion d'aimer en lui ce qui fait la dignité et la
grandeur de l'homme en général, c'est-à-dire
l'être moral, le sujet de la loi du devoir, la plus
belle œuvre de la bonté et de la sagesse divines.
Le cette manière, l'amour de soi se confond en-
tièrement avec l'amour des autres, avec celui de
l'humanité entière. Quant à la vanité et au désir
de la gloire, s'ils ne sont pas encore le sentiment
que nous venons de définir, du moins ils le sup-
posent chez les autres; car si nous n'admettions
fas, même instinctivement, chez nos semblables
amour du beau et du grand, comment pourrions-
nous espérer de briller à leurs yeux ou de vivre
dans leur mémoire?
Ainsi la première condition, l'un des caractères
essentiels de l'amour, même quand il se réfléchit
sur nous, au lieu de se répandre, selon sa direc-
tion naturelle, sur les autres êtres, c'est d'être un
sentiment tout à fait désintéressé. Mais cela ne
suffit pas : il existe aussi des instincts où l'intérêt,
où l'attrait du plaisir n'ont aucune part, comme
celui qui attache la brute à ses petits, le chien à
son maître, et quelques hommes grossiers à leurs
enfants, dont ils se souviennent a peine quand
l'âge les a enlevés à leurs premiers soins. Assuré-
ment, ce n'esl pas là ce qu on appelle aimer ; rien
de commun entre ce brutal penchant, ce mouve-
ment aveugle de la nature animale et le noble
entratnemenl qu'excite dans une àme intelligente
et libre tout ce qui est beau, tout ce qui est bon.
tout ce qui intéresse par la souffrance ou par La
grâce. Lamour ne peut donc .se passer des lu-
mières de la conscience ni d'un certain degré de
liberté; car il n'y a que l'instinct et le besoin
qui soient des forces entièrement aveugles et irré-
sistibles. C'est l'amour physique que l'antiquité
païenne a représenté les yeux couverts d'un ban-
deau ; mais le véritable amour, l'amour dans sa
plénitude et dans toute sa force, a les yeux ou-
verts qu'il lève vers les cieux.
Maintenant que nous connaissons les caractères
généraux et les conditions essentielles de l'amour,
il faut que nous le suivions à travers tous ses dé-
veloppements, que nous nous fassions une idée de
ses diverses formes particulières. Nous distin-
guons dans l'amour, comme le résultat général
de la faculté d'aimer, quatre degrés principaux,
ou si l'on veut, quatre formes parfaitement dis-
tinctes les unes des autres : 1" i'amour de tous
les êtres vivants, pourvu qu'ils ne menacent pas
notre propre existence ou que, par leur forme
extérieure, ils ne blessent pas trop vivement notre
imagination; 2' l'amour que nous avons pour nos
semblables et pour nous-mêmes, lorsque nous
considérons en nous l'être moral ou l'image de
la nature divine ; 3° l'amour de l'idéal et des
réalités intelligibles, c'est-à-dire du beau, du bien
et du vrai considérés dans leur essence la plus
pure; 4° l'amour de Dieu, qui réalise en lui et
qui contient dans leur plénitude et dans la plus
parfaite unité les trois principes dont nous venons
de parler.
Qu'un penchant naturel et plein de douceur,
un mouvement dont nous avons parfaitement
conscience, et que la réflexion augmente encore,
nous attire vers tout ce qui sent, vers tout ce qui
respire, ou qui nous offre seulement l'image de
la vie, c'est un fait qui à peine a besoin d'être
démontré. Rien n'a plus de charme pour nous
qu'une nature animée, pleine de mouvement ;
rien, au contraire, ne nous inspire plus de tris-
tesse et d'effroi qu'une solitude absolue, dépeuplée
de toute créature vivante ; à défaut d'autres af-
fections, les fleurs et les animaux deviennent
pour nous des amis : on s'attache à un chien, à
un cheval, à un oiseau ; les souffrances de ces
créatures nous émeuvent, nous inquiètent, les
signes de leur joie nous égayent, et leurs caresses
nous sont chères. Dans le temps même où notre
cœur n'éprouve aucun vide de la part de nos
semblables, il nous est souvent impossible de
renoncer à ces affections plus humbles, tant elles
sont dans notre nature et dans celle des choses.
Mais aucun autre sentiment n'a plus de force,
n'est plus varié dans ses effets et dans ses formes,
que l'amour de nos semblables. Ces effets, nous
n'avons pas l'intention de les décrire à la manière
des moralistes et des poètes; nous voudrions seu-
lement les classer avec une certaine rigueur, et
les ramener à leurs principes selon la méthode
psychologique. Nous distinguerons donc au pre-
mier degré le sentiment qui porte à si juste titre
le nom d'humanité, cette commune sympathie
que nous éprouvons pour tout être humain, qui
nous fait compatir à ses maux sans le connaître,
et, dans un danger imminent, nous fait voler à
son secours au péril même de notre tête. L'huma-
nité est un mouvement tout à fait spontané qui
ne doit pas être confondu avec la charité ou la
philanthropie, inspirées l'une et l'autre par cer-
tains principes, par certaines doctrines acceptées
ou produites par l'intelligence. Au-dessus de l'hu-
manité, nous rencontrons l'amitié et les senti-
ments qui en approchent plus ou moins; toutes
tions individuelles qui reposant OU sur
l'appréciation et la convenance des caractères, ou
AMOU
47 —
AMOU
sur un échange de services, ou sur la similitude
des principes, l'identité des positions et des des-
tinées, par conséquent des vœux et des espérances.
Plus ces points de contact seront nombreux entre
deux âmes, plus le lien qui les unit sera durable
et fort, jusqu'à ce que ces deux existences soient,
pour ainsi dire, mises en commun. On aurait pu
se dispenser de prouver que l'amitié n'est pos-
sible qu'entre gens de bien ; car les méchants sont
précisément ceux qui. n'aiment pas, ceux qui se
livrent à un égoïsme sans limite et sans frein.
Enfin au-dessus, et à certains égards au-dessous
de l'amitié, est l'amour proprement dit, cette
passion tantôt aveugle et tantôt sublime, cette
poétique exaltation de l'âme et des sens qui nous
enlève en quelque sorte à nous-mêmes, qui nous
ravit hors de la sphère de notre propre existence,
pour nous absorber dans un autre être devenu
l'objet de tous nos désirs, de toutes nos pensées,
de toute notre admiration, et comme le principe
de notre vie.
L'amour, qui a tant exercé les romanciers et
les poètes, a été, pour cette raison même peut-
être, un peu trop négligé par les philosophes.
Cependant il tient une assez grande place dans
notre existence; il exerce une influence assez
visible sur les mœurs, sur les arts, sur les indi-
vidus et les sociétés, pour mériter d'être étudié
au point de vue général et sévère de la science
psychologique. Il faut distinguer dans l'amour
plusieurs éléments qui n'appartiennent pas tous
à la même faculté de l'âme, qui ne demeurent
pas toujours unis, et qui sont loin d'être égaux
en force, en noblesse et en durée. L'un de ces
éléments est purement sensuel : je veux parler
de l'instinct qui rapproche les sexes, et les désirs
qu'il amène à sa suite ; désirs ordinairement
exaltés par notre imagination bien au delà du
vœu de la nature, et voilés à nos yeux par cette
ivresse générale où l'amour nous plonge. Le
second élément appartient davantage à l'âme,
sans être dégagé complètement de l'influence des
sens : c'est l'attrait irrésistible de la beauté dans
un être de notre espèce, vers lequel nous entraî-
nent déjà un instinct naturel et l'amour général
de nos semblables. Sans doute la beauté de la
forme ne peut arriver jusqu'à nous sans le mi-
nistère des yeux ; mais il n'y a que notre âme
qui en soit charmée : la volupté des sens n'a rien
à gagner à cette divine splendeur que la main de
Dieu a répandue sur la plus parfaite de ses créa-
tures. Mais cette beauté extérieure qui se flétrit
et qui passe n'est que le symbole, l'image souvent
trompeuse d'une autre sorte de beauté, d'une
beauté tout intérieure, source d'un sentiment plus
profond et plus pur, conséquemment plus durable,
que l'ascendant exercé sur nous par la perfection
du corps. En effet, les deux sexes, quoique par-
faitement égaux devant la loi morale, ne se res-
semblent pas plus par les qualités de l'âme que
par leurs formes et leurs qualités extérieures : à
l'homme la dignité et la force, le courage actif,
les vertus austères, les conceptions d'ensemble
et la puissance de la méditation; à la femme la
douceur et la grâce, la résignation mêlée d'espé-
rance, les sentiments tendres, qui font le charme
de la vie intérieure, la finesse, le tact, et une
sorte de divination. De là résulte que chacun des
deux est pour l'autre un type de perfection, une
apparition céleste venant répandre sur sa vie un
jour tout nouveau, la plus belle moitié de lui-même,
ou plutôt le véritable foyer de son existence. Par
une illusion facile à comprendre dans cet âge où
l'imagination domine toutes les autres facultés,
les diverses qualités qui sont l'apanage d'un sexe,
en général, ne manquent pas d'être attribuées,
dans toute leur perfection, à un seul homme ou
à une seule femme, ou de se présenter à l'esprit
fasciné comme les dons extraordinaires d'un être
exceptionnel. Alors l'admiration et la tendresse
ne connaissent plus de bornes et se changent en
un véritable culte. Ainsi, l'amour proprement dit
établit son siège dans toutes les parties de notre
être, dans les sens, dans l'imagination et dans le
fond, le plus reculé de notre âme; mais des trois
éléments que nous avons énumérés, le dernier,
celui que nous appellerons l'élément moral, est
le seul qui survive à la jeunesse et à la beauté.
C'est par lui que s'opère cette fusion des existences
sans laquelle le sexe le plus faible n'est que
l'esclave du plus fort. Sur lui se fondent la di-
gnité et le bonheur de la famille et la sainteté
du mariage.
Près de l'amour proprement dit, nous trouvons
les affections de famille, l'amour des parents pour
les enfants, des enfants pour les parents, et des
enfants entre eux. Ce dernier sentiment approche
beaucoup de l'amitié ; le second n'est peut-être
que le plus haut degré du respect et de la recon-
naissance ; enfin le premier, comme nous l'avons
déjà remarqué, deviendrait facilement un instinct
sans l'appui de l'intelligence et du sentiment
moral. Mais dans aucun cas on ne saurait ad-
mettre l'hypothèse de quelques philosophes du
xvnr-' siècle, qui ont voulu résoudre toutes les
affections du cœur humain en un vil calcul de
l'égoïsme.
L'homme n'est pas seulement attaché à sa fa-
mille, il aime aussi sa patrie, qui n'est guère
pour lui qu'une famille plus vaste. Nos conci-
toyens, élevés comme nous, sous l'empire des
mêmes lois, des mêmes mœurs, sous le charme
des mêmes souvenirs, avec qui nous partageons
les mêmes craintes, les mêmes espérances et les
mêmes joies, sont véritablement pour nous des
frères; et ne sommes-nous pas obligés de recon-
naître nos pères dans les générations qui nous ont
précédés, qui ont fondé ou conservé, quelquefois
au prix de leur sang, la prospérité et les institu-
tions dont nous recueillons les fruits? Il n'y a
pas jusqu'au sol de la patrie, cette terre qui nous
a nourris, qui porte tout ce que nous aimons, dont
le sein renferme les cendres de nos aïeux, qui ne
soit pour nous, abstraction faite de tout le reste,
l'objet d'un pieux respect et d'une tendresse toute
filiale.
Mais la plus noble et la plus grande de toutes
les affections du cœur humain, c'est sans con-
tredit l'amour de l'humanité, du genre humain,
considéré dans l'ensemble de ses destinées, et
conçu par notre pensée comme un seul être.
Cependant il ne faut pas se faire illusion sur la
nature de ce sentiment; il n'a rien de la spon-
tanéité des autres, de ceux du moins qui nous
ont occupés jusqu'ici ; il ne dépend pas moins de
l'intelligence que de la sensibilité; car il n'existe
qu'à la condition que certaines idées, que certains
principes de morale et de métaphysique seront
reconnus vrais, soit au nom de la foi, soit au nom
de la raison. Ainsi, comment aimer le genre
humain, si nous ne' croyons pas à son unité, à
l'identité des facultés humaines, et à la continuité
de leur développement? Comment aimer le genre
humain, si nous n'admettons pas pour tous les
hommes les mêmes droits, les mêmes devoirs, la
même liberté pour faire le bien et pour éviter
le mal; si nous refusons de croire enfin, qu'ils
soient tous égaux devant Dieu et devant la loi
morale? Les anciens, qui ne connaissaient point
ces principes, étaient également étrangers au sen-
timent qui en dépend; leurs affections n'allaient
point au delà du cercle de la patrie et de la
famille.
Les êtres réels, comme nos semblables et en
AMI' — 48
général toutes les créatures viva'ntes, ne sont pas
les seuls objets de notre amour ; notre âme; suf-
fisamment développée, se sent aussi entraînée par
un charme irrésistible vers un monde tout idea),
vers certains types absolus, constamment pré-
sents à notre intelligence, et dont nous ne trouvons
dans les choses qui nous entourent que d'infidèles
copies : telles sont les idées universelles et néces-
saires du beau, du bien et du vrai. N'est-ce pas
l'amour de la Vérité en elle-même qui a donné
naissance à toutes les sciences spéculatives et sur-
fout à la philosophie, qui a, comme la religion,
ses martyrs et ses héros? N'y a-t-il pas en nous
un sentiment du bien, un sentiment du juste,
devant lequel nous nous croyons obligés d'imposer
silence à tous nos intérêts et à toutes nos affec-
tions? Ce sentiment, sans doute, ne saurait exister
sans l'idée du bien ; mais l'idée, à son tour, ne
serait qu'une forme stérile de notre intelligence,
sans l'amour, qui nous porte i la réaliser. Nous
ferons la même remarque sur le beau, que nous
aimons d'un amour plus ardent, plus enthousiaste,
mais moins persévérant peut-être que le bien et
le vrai; nous l'aimons pour lui-même et non pour
les nobles jouissances que sa présence nous ap-
porte; nous l'aimons enfin d'autant plus que nous
approchons davantage de son essence absolue et
purement intelligible. C'est cet amour que Platon
décrit avec tant d'éloquence dans ses immortels
dialogues, et auquel il a donné son nom.
Le beau, le bien et le vrai, quand on les con-
sidère chacun à part, ne sont sans doute que des
idées, que de pures conceptions de notre intelli-
gence. Mais puisque nous les concevons comme
universels et nécessaires, nous sommes bien forcés
de leur attribuer, en dehors de notre esprit, et
en dehors des choses finies de ce monde, une
existence réelle, c'est-à-dire que nous devons leur
donner pour substance Dieu lui-même, car il n'y
a que Dieu au-dessus de nous et de l'univers.
Dieu est donc le vrai, le bien et le beau dans leur
essence la plus pure; ils forment en lui la plus
parfaite unité. Or, si chacune de ces trois formes
de l'absolu est pour nous l'objet d'un amour si
puissant, que ne devons-nous pas éprouver pour
l'être absolu, considéré dans la plénitude de son
existence, dans l'ensemble de ses perfections in-
finies? L'amour de Dieu ne saurait se décrire;
car il n'y a que Dieu lui-même qui puisse
l'éprouver dans toute son étendue; il n'y a qu'un
être infini qui soit capable d'un amour infini.
Pour nous, assujettis aux misères de cette vie,
nous y mêlerons toujours ou nos affections, ou
nos préoccupations terrestres, ou tout au moins
le sentiment de notre existence, le soin de notre
liberté, sans laquelle nous ne sommes plus rien
dans le inonde moral. Ceux qui, oubliant les
conditions de notre nature finie, n'ont pas voulu
reconnaître d'autre règle dans le vrai et dans le
bien que l'amour de Dieu dans sa pureté absolue,
les mystiques, en un mot, n'ont abouti qu'au
fatalisme, à l'anéantissement de la liberté, de la
réflexion, des devoirs les plus positifs de la vie.
Aussi quelques-uns n'ont-ils pas voulu s'arrêter
en si beau chemin : du fatalisme ils ont été
conduits à l'anéantissement de l'homme tout
entier, c'est-à-dire au panthéisme (voy. les ar-
ticles Mysticisme et PANTHÉISME).
Nous ne connaissons sur l'amour, considéré
«l'un point de vue philosophique, que ces deux
its : le Banquet de Platon, et l'ouvrage de
Léon l'Hébreu intitulé: Dialoghi diamoretcom-
/•ostida Leone medicOfdi nazione Ebreo,e dipoi
0 rrisliuno, in-'i, Rome, 1535, et Venise,
I 541. Il existe dans notre langue trois traductions
de cet ouvrage.
AMPÈRE (Andhé-M uuk), physicien, mathéma-
AMP
ticien, philosophe, naquit à Lyon, le 22 juin 17 7."),
de commerçants peu aisés, qui, peu après sa nais-
sance, se retirèrent au village de Poleymieux,
près de Lyon. Ce n'est pas sans raison que cet
illustre savant fut toujours tourmenté do la pensée
qu'il aurait pu faire beaucoup plus qu'il n'avait
fait. Car, sans parler de fonctions officielles aux-
quelles il se condamnait pour suffire aux dépenses
d'un ménage mal administré, par exemple des
tournées d'inspection générale de l'Université,
qui n'allaient pas bien avec ses habitudes d'esprit
et avec ses distractions perpétuelles, il faut aire
qu'une grande et précieuse partie de son temps
fut employée à des projets et à des travaux qu'il
abandonnait ensuite. 11 faut en chercher la cause
en partie dans la vivacité trop peu réglée de son
imagination et dans son esprit naturellement
aventureux, en partie dans le défaut de direction
de son éducation première, qui laissa se dé-
velopper au hasard ses prodigieuses facultés.
Dans son village, le jeune Ampère s'instruisit
comme il put, sans autres maîtres que son père
et les livres de la bibliothèque paternelle : œuvres
d'éloquence sacrée et profane, d'histoire, de poé-
sie, de fiction romanesque, tout lui plaisait.
Mais surtout, avec une mémoire aussi prompte
que tenace, l'enfant étudia les vingt volumes in-
folio de l' Encyclopédie de d'Alembert et Diderot,
qu'il concilia comme il put avec les sentiments
de piété profonde dans lesquels il était élevé.
Quand la bibliothèque paternelle ne lui suffit
plus, son père le mena de temps en temps à Lyon,
où il put étudier dans la bibliothèque publique.
Dès sa plus tendre enfance, il avait montré un goût
et une aptitude extraordinaires pour les mathé-
matiques. Quelques leçons de latin et de calcul
différentiel, données généreusement par le savant
bibliothécaire de Lyon, l'abbé Daburon, mirent
cet enfant de douze ans en état de comprendre
les œuvres mathématiques d'Euler et de Ber-
nouilli. Plus tard, il apprit le grec. A treize ans,
il présentait à l'Académie de Lyon deux mémoires
sur deux problèmes insolubles, sur la quadrature
du cercle et sur la rectification des arcs de cercle.
A dix-huit ans, suivant son propre témoignage, il
savait autant de mathématiques qu'il en sut ja-
mais. Pourtant combien d'autres choses il avait
apprises avant cette fatale époque de 1793! Il sa-
vait à fond toutes les matières traitées dans YEn-
ojclopédie. L'article Langue l'avait spécialement
frappé : ayant éprouvé les inconvénients de la
diversité des langues, il avait créé de toutes
pièces une langue destinée à tenir lieu de la
langue primitive et unique du genre humain et
à devenir universelle. Il en avait écrit la gram-
maire et le dictionnaire, restés inédits, et il
composait, en cette langue, qui était bien la
sienne, des poésies intelligibles pour lui seul.
En 1793, son père, devenu juge de paix à Lyon,
fut guillotiné, comme aristocrate, après le siège
de cette ville. Cet affreux malheur abattit le jeune
homme au point d'altérer sa raison; pendant plus
d'un an il vécut à Poleymieux dans un état voisin
de l'idiotisme. Puis les Lettres de Jean-Jacques
Rousseau sur la botanique, l'étude de cette
science, au milieu des champs, et la lecture des
poètes latins, lui rendirent son activité intellec-
tuelle et une sensibilité vive, qui se portèrent
surtout vers la poésie française, et qui produi-
sirent plusieurs essais de tragédies et de grands
poèmes. En 1796, une rencontre fortuite fit naître
soudainement en lui une passion aussi vive que
pure, dont il a écrit par fragments^ la touchante
histoire, et qui, après trois années d'attente,
aboutit à un mariage. Mais auparavant, n'ayant
pas de fortune, il avait dû se laisser imposer une
carrière, dans laquelle il avait débuté en donnant
AMl'E
à Lyon des leçons particulières de mathématiques.
Le soir, il se délassait en lisant avec d'autres
jeunes gens la Chimie de Lavoisier. Marié le
2 août 1799, et devenu, le 12 août 1800, père
d'un fils destiné à l'Académie française, il deve-
nait en 1801 professeur de physique à l'école
centrale du département de l'Ain. Ainsi exilé à
Bourg, loin de sa femme déjà malade et de son
enfant, il écrivait et lisait à une Société d'émula-
tion des poésies gracieuses et tendres. En même
temps, ses lettres prouvent qu'il rêvait pour son
jeune ménage un prix de soixante mille francs,
proposé par Bonaparte pour quelque grande dé-
couverte sur l'électricité : il avait commencé sur
ce sujet l'impression d'un ouvrage de physique,
qui ne fut pas achevé. Il préparait un ouvrage
mathématique, qu'il n'acheva pas davantage, sur
les séries et les autres formules indéfinies. Faisant
un cours de chimie expérimentale, il écrivait un
ouvrage sur l'avenir de la chimie ; mais plus tard,
effraye de la témérité de ses prédictions, il le
détruisit dans un moment de ferveur religieuse,
et ensuite il en regretta amèrement la perte. Ce
fut aussi pendant son séjour à Bourg, en 1802,
qu'il publia à Lyon des Considérations mathé-
matiques sur la théorie du jeu, ouvrage de haute
analyse, qui, apprécié par Lalande et surtout par
Delambre, lui valut une chaire, de mathématiques
au nouveau lycée de Lyon, dont ces deux savants
étaient venus préparer l'organisation. Un mé-
moire sur l'application du calcul des variations
à la mécanique, mémoire présenté dès 1802 à
Delambre, et vers 1803 à l'Institut, acheva de
le faire connaître des savants. Devenu veuf le
13 juillet 1803, il fut nommé, vers la fin de 1803,
répétiteur d'analyse à l'École polytechnique, et
bientôt il se remaria à Paris. Il fut nommé, en
mars 1806. secrétaire du bureau consultatif des
Arts et métiers ; mais il donna bientôt sa démis-
sion en faveur de Thénard. En 1807, il faisait à
l'Athénée un cours moitié mathématique, moitié
métaphysique, dans lequel la classification des
sciences et les études psy hologiques avaient leur
place. Il devint, en 1808, inspecteur général de
l'Université, et de plus, en 1809, professeur d'ana-
lyse et de mécanique à l'École polytechnique.
En 1814, il entra à l'Institut comme successeur
du mathématicien Bossut. Chargé d'un cours de
philosophie à la Sorbonne en 1819 et 1820, il fut
nommé en 1820 professeur de physique générale
au Collège de France. De 1820 à 1827, il fit les
découvertes électro-dynamiques qui ont immor-
talisé son nom, et presque toutes les sociétés
savantes de l'Europe voulurent le compter au
nombre de leurs membres. Il mourut à Marseille,
le 10 juillet 1836, pendant une tournée d'inspec-
tion générale de l'Université.
De sa vie de 61 ans, le commencement jusqu'à
l'âge de 26 ans fut employé par lui à s'instruire
et à s'essayer dans les études les plus diverses.
Son activité productrice a duré 35 ans, et se par-
tage en deux périodes à peu près égales, dont la
seconde a été la plus fructueuse. De 1802 à l'au-
tomne de 1820, il s'est adonné surtout aux ma-
thématiques et à la psychologie. De l'automne de
1820 jusqu'à sa mort, il s'est occupé surtout de
physique et de chimie, de zoologie, de cosmo-
gonie et de philosophie appliquée à l'ensemble
des sciences. De 1802 à 1820, il a marqué sa place
dans l'histoire de la philosophie proprement dite
Ïiar un mémoire psychologique inachevé, par les
ragments de sa correspondance philosophique
avec Maine de Biran, par quelques unes de ses
leçons de 1807 à l'Athénée, et par le cours de phi-
losophie qu'il fit en 1819 et 1820 à la Sorbonne.
En même temps, de 1802 à 1815, il a composé,
sur les mathématiques pures et appliquées, une
DI'/T. PHILOS.
49
AMPE
série de mémoires importants. Dans la seconde
période, on ne trouve plus de lui aucun écrit sur
la philosophie pure, mais seulement des leçons
orales ; l'on n'y trouve, en fait de mathématiques
pures qu'un traité de calcul différentiel et de
calcul intégral, dont les dernières pages ne purent
pas être obtenues de lui par l'éditeur, et qui
parut sans nom d'auteur, sans titre et sans table
des^ matières^ et en fait de mathématiques appli-
quées, un mémoire sur la théorie des ondulations
lumineuses. Pendant la première période, il avait
préludé à plusieurs des travaux de la seconde.
Ainsi H publiait, de 1814 à 1815, trois mémoires
de théorie chimique, et en mars 1832, dans la
Bibliothèque universelle de Genève, sur la struc-
ture atomique des corps, une remarquable théorie,
dont il s'était occupe dans son cours au Collège
de France, et qui lui avait été inspirée par les
découvertes de Gay-Lussac sur les rapports des
volumes des gaz dans leurs combinaisons chimi-
ques. Dès 1803, il avait eu, sur la philosophie
zoologique, des vues analogues à celles qui furent
développées plus tard par Etienne-Geoffroy Saint-
Hilaire. Par un article anonyme, inséré en 1824.
dans les Annales des sciences naturelles, sur
l'existence et les transformations de la vertèbre
chez les insectes, et par les leçons qu'en 1832,
dans son cours au Collège de France, il opposait,
avec une vivacité tempérée par le respect, aux
leçons de son illustre collègue Georges Cuvier
contre le système de l'unité de composition, il se
fit le second de Geoffroy Saint-Hilaire dans la dé-
fense de leur système commun contre le système
de la diversité des types organiques. Dès avant
1815, la question des époques géologiques et des
créations successives avait vivement préoccupé
Ampère, et une lettre à ses amis de Lyon témoigne
une grande ardeur pour l'hypothèse d'une ca-
tastrophe future à la suite de laquelle des créa-
tures plus parfaites remplaceraient l'homme sur
la terre. Depuis 1830, dans quelques leçons de
son cours du Collège de France et dans des con-
versations complémentaires, il a développé une
hypothèse cosmogonique, dont le résume a paru
dans une note à la suite de la cinquième édition
des Lettres sur les révolutions du globe, œuvre
du docteur Alexandre Bertrand, dont Ampère
avait partagé la foi ardente aux phénomènes les
plus incroyables du somnambulisme artificiel.
Modifiant l'hypothèse cosmogonique des astro-
nomes Herschell et Laplacepar celle du chimiste
sir Humphry Davy, Ampère prend, tomme les
deux premiers, la condensation progressive des
nébuleuses pour ^ause principale de la formation
du système solaire, de la terre et des étoiles;
mais il admet que les substances successivement
amenées par le refroidissement de l'état gazeux
à l'état liquide et à l'état solide ont été échauffées
de nouveau par leurs combinaisons chimiques
avec d'autres substances condensées et déposées
postérieurement, et qu'ainsi le maximum de tem-
pérature a toujours dû être, non au centre, ni à
la surface, mais à une certaine profondeur, au
contact de deux couches réagissant chimiquement
l'une sur l'autre. Ampère ébranlait ainsi l'hypo-
thèse de l'énorme chaleur centrale du globe
terrestre. Depuis 1829 jusqu'à sa mort, la clas-
sification philosophique des sciences fut l'objet
constant et presque unique de ses travaux : nous
avons vu que dès 1807 il s'en étaii occupé, et ses
études philosophiques depuis 1802 en furent la
préparation.
Quant à la découverte scientifique qui a placé
Ampère au rang des plus grands physiciens, il
ne suffit pas de la mentionner ici en deux mots;
car elle intéresse indirectement la philosophie
par la méthode dont elle est une application. En
4
AMPE
— 50 —
A.MPÊ
1802, Ampère avait publié un programme dans
lequel il exprimait la prétention de démontrer
l'indépendance réciproque des phénomènes ma-
gnétiques et électriques. Toujours prêt à aban-
donner ses opinions pour la vérité mieux connue,
le 11 septembre 1820, il accueillait avec enthou-
siasme la preuve expérimentale, présentée à
l'Académie des sciences, d'une découverte faite
depuis un an par le Danois Œrsted, qui avait
établi la dépendance réciproque de ces phéno-
mènes, en constatant l'action des courants élec-
triques sur l'aiguille aimantée. Par l'invention
de ïaiguille astatique, Ampère complétant la
découverte de Y électro-magnétisme, prouvait que
tout courant électrique, quelque faible qu'il soit,
quand son action n'est pas contrariée par celle
de la terre, fait prendre à l'aiguille une position
perpendiculaire à la direction du courant. Mais
surtout, dès le 18 septembre 1820, il montrait
à l'Académie un nouvel ordre de phénomènes,
dits électro-dynamiques, c'est-à-dire les attrac-
tions et les répulsions mutuelles de deux cou-
rants électriques, suivant qu'ils vont dans le
même sens ou en sens contraires. Puis, conti-
nuant ses re:herches, non-seulement il suivait
ces actions attractives et répulsives dans tous
leurs détails accessibles à l'expérimentation à
l'aide d'appareils merveilleusement combinés;
mais, de plus, appliquant aux données ainsi
obtenues l'analyse mathématique, il démontrait,
ave.; une certitude fondée sur l'expérimentation
et sur le calcul, ce que l'expérimentation seule
n'aurait pas pu atteindre directement : il arrivait
ainsi aux lois premières de Y électro-dynamis-
me, dans lesquelles Y électro-magnétisme rentrait
comme cas particulier ; car Ampère prouvait qu'un
fil parcouru par un courant électrique continu se
dirige comme l'aiguille aimantée, et par l'inven-
tion des solénoïdes, il montrait que tous les effets
produits par un barreau aimanté le sont égale-
ment par un système de courants électriques
circulaires, parallèles entre eux, perpendiculaires
à :eur axe commun et très -rapprochés les uns
des autres. Dès lors la force directrice du globe
terrestre sur la boussole pouvait évidemment
s'expliquer par l'existence de courants électriques
circulaires, dirigés à la surface de ce globe dans
le sens du mouvement de rotation. Toutes ces
belles découvertes furent exposées par Ampère
dans une série de mémoires publiés par lui de
1820 à 1827. Il laissait aux physiciens explorateurs
la tâche de déterminer, par les observations ma-
gnéiiques aidées du calcul, les directions et les
intensités de ces courants électriques dans toutes
les contrées de la terre. Suivant une vue émise
par lui à la fin de son hypothèse cosmogonique,
la direction de ces courants de l'est à l'ouest est
déterminée par l'action de la chaleur solaire sur
la couche superficielle, dont elle diminue tem-
porairement la conductibilité. Quoi qu'il en soit
de cette dernière explication, la découverte des
lois électro-dynamiques est une des plus admira-
bles applications de la méthode physico-mathéma-
tique dont Galilée a été le principal auteur et dont
il avaitbien compris les principes philosophiques
(voy. art. G.u.ilke).
Il nous reste à parler de la psychologie d'Am-
de 99 classification philosophique des
connaissances humaines. Avant d'examiner les
j travaux sur chacun de ces deux
' nécessaire de Eure l'histoire des
■ tudi qui les ont produits. Commençons par la
psychologie. En 1803, après la mort de
miere femme, il avait cherché avec ardeur les
consolations religieuses; mais bientôt il lui fallut,
comme après la mort de son père, l'attrait d'une
étude nouvelle : il s'adonna ayee passion à la
philosophie, et se mit à la cultiver avec ses amis
de Lyon. Nous avons les fragments d'un Mémoire
inachevé qu'il préparait en 1803 sur une question
de psychologie mise au concours pour lso'i par
l'Institut. 11 commençait en 1805 sa cônes
pondance philosophiqu» avec Maine de Biran,
ex-membre du Conseil des Cinq-Cents, retiré à la
campagne près de Bergerac depuis 1798, et don1
le Mémoire sur l'habitude avait été couronné en
1802 et imprimé en 1803. Arrivé à Paris à la fin
de 1805, Ampère se lia avec Cabanis, Destutt de
Tracy et Gérando, anciens amis de Maine de Bi-
ran. Il rédigeait les projets de divers ouvrages
philosophiques, qui ne furent pas achevés. Mais,
par la correspondance qu'il entretint avec Maine
de Biran de 1803 à 1812 et en 1815, il prenait une
part active à la naissance d'une philosophie qui
se détachait peu à peu du sensualisme de Con
dillacet du système de la sensation transformée.
en constatant l'activité volontaire du moi, mé
connue par l'école sensualiste et trop négligé'-
mêm« par Descartes ; de plus, à côté de la sen-
sibilité et de la volonté, Ampère rétablissait la
raison dans une partie de ses droits. La passion
d'Ampère pour la philosophie devint telle, qu'eu
1813, l'année même où il publiait deux im-
portants mémoires d'analyse mathématique et o.'i
il se présentait en concurrence avec Poinsot pour
la place laissée vacante à l'Académie des scienjes
par la mort de l'analyste Lagrange, il prenait.
peut-être après l'échec de cette candidature, un
profond dégoût pour les scien:es mathématiques
et physiques. Il négligeait de répondre à une
lettre de Davy, pour n'avoir pas, disait-il, à s'oc-
cuper de ces ennuyeuses choses, et il écrivait à
ses amis de Lyon qu'il était presque décidé à
renoncer aux études de ce genre, pour se donner
tout entier à une science bien supérieure, à la
psychologie, dont il se croyait destiné, disait-il.
a poser les fondements pour tous les siècles.
Cette passion exclusive pour la philosophie ne
dura pas, et ce fut heureux; car c'était à la
physique qu'il devait bientôt rendre les plus
grands services, tandis que cette philosophie à
laquelle il avait été tenté de tout sacrifier, pouvait
accomplir sans lui ses progrès, et en attendant
elle ne lui donnait ni la tranquillité d'àme ni le
bonheur, mais seulement des illusions présomp-
tueuses, qui risquaient de le détourner de sa
voie véritable. Deux ans plus tard, en 1813,
lorsqu'avec le patriotisme généreux dont il fut
animé toute sa vie depuis 1789, il souffrait des
malheurs de la France et se plaignait amèrement
à ses amis de Lyon de la joie de quelques-uns de
ses amis de Paris, il ne trouvait pas plus que
Jouffroy à la même époque une consolation et un
appui dans cette philosophie exclusivement vouée
à l'analyse psychologique : tourmenté par le
doute, il jetait à ses amis de Lyon un cri d'an-
goisse et de regret, du fond du gouffre où il
s'était précipité, disait-il, en gardant de ses an-
ciennes idées trop peu pour le faire croire, mais
assez pour le frapper de terreur. Cependant, à
partir de 1816, la petite société philosophique à
laquelle il appartenait, et qui se réunissait main-
tenant chez Maine de Biran fixé à Paris depuis
1812, prenait une couleur plus décidément spi-
ritualiste, et comptait parmi ses membres Stapfer,
le docteur Bertrand, Loyson et. turlout M. Cousin,
qui, après ses cours de 1816 et 1 SI 7 sur les
principes nécessaires, ouvrait le i décembre 1817
son cours sur le vrai, le beau et le bien. C'était
aussi l'époque où Maine de Biran. sans voir
assez nettement le rôle de la raison dans l'àine
humaine et son rapport avec Dieu, sentait de
plus en plus le besoin du sentiment religieux et
arrivait peu à peu à la foi chrétienne. Les idées
AMPÊ
— 51 —
AMPE
religieuses d'Ampère, ravivées par une corres-
pondance suivie avec le P. Barret, l'un de ses
anciens amis lyonnais, devenu prêtre et jésuite,
avaient ramené le calme dans son âme. De 1819
à 1820, il faisait à la Sorbonne un cours de phi-
losophie sur la classification des faits intellectuels,
et il songeait à publier une exposition complète
de son système psychologique. Mais l'électro-ma-
gnétisme et l'électro-dynamisme lui firent oublier
pour un temps la philosophie ; et quand il y
revint, ce fut pour l'appliquer à l'ensemble des
sciences. Voyons ce qu'était cette philosophie
qu'Ampère n'a pas trouvé le temps d'exposer
d'une manière suivie et complète.
Le système psychologique d'Ampère, formé
peu à peu et bien des fois modifié, appartient à
une philosophie de transition, dans laquelle Am-
père n'a paru jouer qu'un rôle secondaire à côté
de son ami Maine de Biran. Dans ce passage lent
du sensualisme au spiritualisme, la part de
Maine de Biran paraît plus prédominante qu'elle
ne l'a été en réalité, parce qu'il a laissé des
œuvres plus étendues, plus suivies et rédigées
en un style moins obscur. La part d'Ampère a été
plus grande qu'elle ne parait, parce qu'il n'a
iaissé, en philosophie pure, que des lambeaux
d'écrits très-décousus et dont le langage est dif-
ficile à comprendre. Les œuvres purement philo-
sophiques d'André-Marie Ampère forment la
seconde moitié d'un volume publié en 1866, par
M. Barthélémy Saint-Hilaire, sous le titre : Phi-
losophie des deux Ampère; elles se composent
des Fragments du Mémoire de Van XII (1803 à
1804), des lettres à Maine de Biran, et de quel-
ques fragments réunis par M. Jean-Jacques Am-
père et insérés soit dans son Introduction à la
philosophie de mon père, soit surtout dans un
Appendice à cette introduction qui forme la pre-
mière moitié du volume cité.
Quand Ampère écrivait les fragments du Mé-
moire psychologique de l'an XII, il ne con-
naissait encore Maine de Biran que par la lecture
de son Mémoire, purement sensualiste. sur Vha-
bitude. Il empruntait à ce Mémoire la distinction
de Vidée et du sentiment, mais il distinguait plus
nettement que l'auteur les sentiments et les sen-
sations, phénomènes réunis sous un même nom
dans le Mémoire sur l'habitude, et il devançait
Maine de Biran en constatant l'activité volon-
taire comme parfaitement distincte de la sen-
sation, du sentiment et de l'idée. Du reste, sur
l'analyse des phénomènes intellectuels, il se con-
tentait encore des amendements apportés par
M. de Gérando au système de Condillac. Mais il
hasardait quelques vues métaphysiques hardies
jusqu'à la témérité. Par exemple, il posait en
principe que tout être fini occupe nécessairement
une place daRS un être infini de même nature.
Il admettait, avec Newton, que le temps infini et
l'espace infini sont des êtres réels; mais déplus,
il voulait que l'étendue de chaque corps fît partie
de l'espace infini, et que la durée de chaque être
fît partie du temps infini. Ce n'est pas tout : con-
séquent jusqu'au bout avec son faux principe,
il voulait que chaque être pensant occupât une
place dans une pensée infinie, et que chaque
changement dans les pensées de cet être fini fût
un changement dans la pensée infinie qui em-
brasse toutes les pensées, comme chaque mou-
vement d'un corps est un changement de lieu
dans l'espace infini qui embrasse tous les corps.
En un mot, en 1804, pour être panthéiste, il ne
manquait à Ampère que de s'apercevoir qu'il
l'était. Heureusement cette conception fausse ne
se retrouve pas dans ses écrits les plus récents.
Sa rupture de plus en plus complète avec le
sensualisme s'est faite de 1805 à 1812, en com-
mun avec Maine de Biran. Ampère avait porté le
premier son attention sur l'activité volontaire.
Maine de Biran en a approfondi la notion sur un
point, en concentrant ses études sur l'analyse de
la conscience que nous avons de l'effort mus-
culaire. Mais, tandis que, pour s'élever au-dessus
du sensualisme, Maine de Biran prenait pour
point d'appui Reid, Ampère opposait avec succès
à Reid Kant mieux compris qu'il ne l'était alors
par les autres philosophes français. Ampère avait
d'abord été tenté d'admettre le scepticisme sub-
jectif de Kant; mais ensuite il l'avait rejeté, après
mûr examen, en attribuant une valeur absolue
et objective aux jugements synthétiques à prion
de Kant et à ce que lui-même appela plus tard
les conceptions objectives. Il faisait ainsi à la
raison une part que Maine de Biran n'a jamais
su lui faire. En même temps, il conservait à la
perception externe toute sa valeur, sans laquelle
les sciences cosmologiques ne seraient qu'un
vain jeu de notre esprit avec des fantômes. Pour
rendre justice à cette philosophie d'Ampère an-
térieure à 1815, il faut constater encore les
points suivants : 1° Ampère a aidé Maine de Biran
a établir une distinction entre deux choses que
ce dernier avait d'abord confondues, savoir : la
conscience de l'effort et la sensation du mou-
vement musculaire. Ampère a bien vu que cette
sensation est rapportée au muscle mis en jeu,
et qu'il n'en est pas de même de l'effort volon-
taire; mais il a eu tort de croire que tout homme
a naturellement et primitivement conscience de-
là localisation de l'effort dans le cerveau, tandis
que c'est là une notion acquise, notion qui, jus-
tifiée par l'observation et l'induction, et vul-
garisée aujourd'hui par l'éducation et par les
habitudes du langage, était restée étrangère aux
croyances populaires des anciens Grecs et Ro-
mains, comme leur langage l'atteste, et qui a
été rejetée par la plupart de leurs philosophes. —
2" En restreignant la part trop large que Reid
avait faite et que Maine de Biran conservait à la
perception immédiate dans l'acquisition de nos
connaissances sur les objets extérieurs, Ampère
a fait une part légitime à l'induction spontanée
et à la raison dans l'acquisition de ces connais-
sances. — 3° Maine de Biran avait bien distingué
la perception des phénomènes sensibles, la per-
ception des rapports entre ces phénomènes, la
conception des causes extérieures et de leur re-
lation avec les phénomènes sensibles. Mais c'est
Ampère qui a appelé l'attention de son ami sur
la conception des relations mutuelles qui existent
entre les causes extérieures, indépendamment
de nous et de nos sensations, conception ration-
nelle, sans laquelle les sciences mathématiques
et physiques ne pourraient pas exister. — 4° Il
a réagi contre l'abus de l'analyse psychologique
par ses remarques sur le rôle simultané de la
sensibilité, de l'intelligence et de l'activité vo-
lontaire dans les phénomènes psvchologiques.
Mais ces mérites sont difficiles à découvrir dans
la correspondance d'Ampère, à cause des tâton-
nements de la pensée et du néologisme étrange
du langage. Par exemple, il faut savoir que la
conscience psychologique se nomme tour à tour
émésthèse ou autopsie (pour héautopsie) ; que
la nouménali té est le caractère objectif des no-
tions, et que la phénoménalitè est le caractère sub-
jectif des perceptions sensibles. Mais, de plus, il
faut se familiariser avec la synlhétopsie, la con-
tuition, le jugement docimastique, le jugement
étéodictique, etc. Quant aux mots connus, il faut
s'habituer à leur laisser prendre les sens les
plus inattendus. Par exemple, que signifient ces
mots : « Mouvoir à volonté une intuition dans
un ensemble d'intuitions /i.rca? » Ils signifient
AMi'K
— 52
AMPJÈ
.. uni voir volontairement un corps que Von voit
au milieu d'un ensemble de corps immobiles
qi on voit aussi. » Quand Ampère dit qu'un ob-
ateur parcourt l'intervalle de deux points
d'une surface avec V intuition mobile de la main,
cela veut dire qu'il parcourt cet intervalle avec
sa main quil voit se mouvoir. Que valait la
langue universelle inventée par Ampère avant
de dix-huit ans? je ne sais ; mais certes sa
langue philosophique tirée du grec et du latin
n'ajamais eu et n'aura jamais aucune chance de
devenir universelle.
La justice envers la psychologie d'Ampère ne
serait pas complète, si l'on ne cherchait cette
psychologie que dans les fragments écrits par
lui avant 1815. Depuis cette époque, dans ses
leçons philosophiques à la Sorbonneet au Collège
de France, il a développé de vive voix des ob-
servations psychologiques remarquables par leur
justesse et par leur nouveauté. Il ne les a pas
mises par écrit, mais on en trouve un intéressant
extrait, l'ait par M. Roulin, dans un article re-
produit à la fin de la préface de la première
partie de l'essai d'Ampère sur la philosophie
des sciences. Ce qui caractérise surtout ces obser-
vations psychologiques, c'est leur caractère syn-
thétique, qui consiste à présenter les phénomènes
dans leur réalité vivante, dans leurs rapports
naturels et dans leur ordre réel de succession,
sans négliger pourtant l'analyse psychologique,
qui signale la part de chaque faculté dans chaque
phénomène complexe, tandis que la réalité
échappe aux psychologues qui, par l'emploi trop
exclusif de l'analyse, isolent fictivement les fa-
cultés, toujours plus ou moins associées dans
leur exercice commun. Quelques points méritent
spécialement d'être signalés. Par exemple, il faut
citer les vues d'Ampère sur ce qu'il appelle con-
crétion, c'est-à-dire le phénomène complexe ré-
sultant de la réunion d'une sensation présente
avec les images fournies par la réminiscence
involontaire de sensations antérieures. Il faut
noter aussi ce qui concerne le rôle de l'activité
dans la sensation, c'est-à-dire ce qu'Ampère ap-
pelle la réaction, distincte de l'attention volon-
taire. Enfin il faut mentionner une théorie qui a
exercé une influence prédominante sur sa classi-
fication des sciences : c'est la théorie des quatre
ordres de conception, réunis deux à deux en
deux classes, dont la première est dite indé-
pendante du langage, tandis que, suivant Am-
père, la seconde le suppose nécessairement. La
première classe comprend : 1° les conceptions
primitives et subjectives de l'étendue et de la
durée, conceptions qui prêtent à la perception
sensible sa forme nécessaire ; 2° les conceptions
objectives de substance et de cause. La seconde
c lasse comprend : 3° les conceptions onomast iques,
c'est-à-dire d'une part, pour les phénomènes sen-
sitifs, les conceptions comparatives ou idées <j<:-
nérales; d'autre part, pour les phénomènes de
l'activité intellectuelle, les idées réflexives. Cette
seconde classe comprend aussi : 4" les conceptions
explicatives, par lesquelles nous remontons des
phénomènes aux causes. Ainsi le grand physicien
Ampère est aussi rebelle que le grand physicien
Galilée (voy. art. Galilée) à l'interdiction pro-
noncée de nos jours par le positivisme contre la
recherche des causes.
Arrivons à la dernière grande œuvre d'Am-
re de philosophie appliquée aux autres
sciences. Di ons d'abord comment il fat conduit
à ce grand travail. Nous avons dit que dès 180*
il avait abordé dans son cours de l'Athénée la
question de la classification des connaissances
. Des observations courtes et peu claires
de- Maine de Biran, conservées parmi les lettres
d'Ampère à ce philosophe, nous permettent d
trevoir quelque chose des premières vues d'Am-
père sur cette classification. Maine de Biran
aurait voulu une première division des sciences
en plus de deux règnes. Au contraire, il paraît
que dès lors Ampère avait divisé toutes les con-
naissances humaines en deux règnes seulement,
dont l'un comprenait à la fois la métaphysique,
la théologie, la jurisprudence, l'histoire, l'ar-
chéologie, etc.; mais qu'il avait fondé alors cette
division sur une considération qu'il abandonna
depuis, savoir, sur la distinction de deux modi •
d'application du principe de > ausalité. Après 1807,
la philosophie pure, les mathématiques et les
sciences physiques occupèrent, comme nous
l'avons vu, la pensée d'Ampère jusqu'en 1828. A
cette dernière époque, après la publication de
son Mémoire mathématique sur les ondulations
lumineuses, ses amis l'exhortaient à continuer
dans la même voie et à compléter l'œuvre de
Fresnel mort en 1827. Mais, en 1829, obligé par
sa mauvaise santé d'aller chercher le climat du
midi, il revint à ses études de philosophie, pour
les appliquer à l'ensemble des sciences, et toute
son attention, pendant les sept dernières années
de sa vie, fut absorbée par cette unique pensée,
avec quelques épisodes, qu'il y rattachait et
dont nous avons parlé, sur la structure atomique
des corps, sur la zoologie et sur la cosmogonie.
Une partie de son cours au Collège de France fut
remplie par ces épisodes, tandis que l'autre
partie avait pour objet la mathésiologie, c'est-à-
dire la classification des connaissances humaines.
Avec l'aide de M. Gonod, professeur à Clermont,
il rédigeait son Essai sur la philosophie des
sciences ou Exposition analytique d'une clas-
sification naturelle de toutes les connaissances
humaines. Pendant une tournée d'inspection
général e; il composait en chaise de poste lô8
vers latins techniques, remarquables par leur
concision élégante, et dans lesquels cette classi-
fication se trouve habilement résumée. La pre-
mière partie de l'essai sur la philosophie des
sciences fut imprimée avant sa mort, mais n'a été
publiée qu'en 1838; l'autre partie a paru en 1843,
par les soins de son fils, M. Jean-Jacques Ampère,
avec une notice biographique de MM. Sainte-
Beuve etLittré.
Dans son ensemble, et surtout dans ses di-
visions les plus générales, cette classification est
très-supérieure à toutes celles qui l'avaient pré-
cédée. Mais dans beaucoup de détails, et surtout
dans les dernières subdivisions, elle est défec-
tueuse. Botaniste distingué, Ampère prit pour
modèle delà classification des connaissances hu-
maines la classification botanique de Bernard de
Jussieu. Dès lors, il est clair qu'il ne devait pas
se placer au point de vue subjectif, en classant,
comme Bacon et Dalembert, les sciences d'après
les facultés qu'elles mettent principalement en
jeu, mémoire, imagination, raison, ou bien en
les classant, comme le P. Ventura, d'après les
proi edés qu'elles emploient, autorité, raison-
nement, observation; mais qu'il devait, avec
raison, se placer au point de vue objectif, en
classant ces connaissances d'après la nature de
leurs objets. Les connaissances humaines portent
sur deux grandes classes d'objets, ceux qui ap-
I iai i en nent à la matière, et ceux qui appartiennent
a la pensée. C'est pourquoi Ampère Les divisa en
deux règnes, celui des sciotees cosmologiques et
celui des sciences noologiquee. 11 divisa le pre-
mier en deux sous-règnes, celui des sciences
cosmologiques proprement dites ou sciences do
la matière inorganique, et celui des sciences
physiologiques ou sciences de la matière orga-
nisée et vivante. 11 dmsa *\r même le second
AMPÈ
règne en deux sous-règnes, celui des sciences
noologiques proprement dites, et celui des
sciences sociales. Puis il divisa chacun des quatre
sous-règnes en deux embranchements, chaque
embranchement en deux sous-embranchements,
subdivisés chacun en deux sciences du premier
ordre, dans chacune desquelles il trouva deux
sciences du second ordre, divisées chacune en
deux sciences du troisième ordre. Il eut ainsi
128 sciences du troisième ordre, embrassant dans
leur ensemble toutes les connaissances humaines.
Ampère compare ces sciences du troisième ordre
aux familles naturelles, que Jussieu a déter-
minées d'abord sans aucune idée préconçue et
d'après l'ensemble des caractères observés dans
les espèces végétales ; il a réuni ensuite ces fa-
milles en groupes plus ou moins élevés, et il les
a subdivises en descendant jusqu'aux espèces vé-
gétales. Ampère s'est arrêté aux sciences du troi-
sième ordre, sans pousser la division plus loin 5
mais, pour tout le reste, il croit avoir procédé
comme Jussieu. Cependant, de l'inspection du
tableau final d'Ampère et de ses explications
mêmes, il résulte que c'est là une illusion. Il est
vrai que sa méthode d'exposition consiste à
partir des sciences du troisième ordre, en re-
montant de degré en degré jusqu'aux deux règnes.
Mais il est évident et l'auteur lui-même nous
apprend que telle n'a pas été sa méthode d'in-
vention, et qu'une vue philosophique a priori l'a
forcé de modifier après coup ses divisions et ses
subdivisions, pour remplir les cadres uniformes
et entièrement semblables entre eux des deux
règnes dans cette division invariablement dicho-
tomique. Les familles botaniques de Jussieu
existaient dans la nature, et ce savant n'a fait que
es y trouver. Au contraire, parmi les sciences
du troisième ordre d'Ampère, il y en a beaucoup
qui n'ont jamais existé et n'existeront jamais
comme sciences distinctes. Parmi les sciences de
ses deux premiers ordres, il y en a moins qui
aient ce défaut capital, mais il y en a encore.
Par exemple, dans le sous-embranchement des
sciences philosophiques, la thélésiologie, science
du premier ordre, n'existera jamais comme
science distincte, et des quatre sciences du troi-
sième ordre qu'elle contient, la première, la
télcsiographie, description de la volonté, fait
partie de la psxjchologie, la seconde et la'troi-
sième font partie de Y éthique. Or la psychologie
et l'éthique sont deux des quatre sciences du pre-
mier ordre de ce même sous-embranchement.
Prenons maintenant l'ontologie, autre science
philosophique du premier ordre. Parmi ses quatre
subdivisions, Vhyparctologie et la théodicée
n'existeront jamais comme distinctes des deux
autres qui sont ïontolhélique et la théologie na-
turelle. Le règne des sciences cosmologiques
donnerait lieu à des critiques du même genre.
Par exemple, des quatre sciences du troisième
ordre comprises dans lazootechnie, deux rentrent
en partie dans les deux autres et n'en diffèrent
qu'à titre de points de vue d'une même science,
tandis que les quatre sciences du troisième
ordre comprises dans la physique médicale ont
chacune un objet différent de celui des trois
autres. 11 y a donc, dans ces divisions de chaque
science du premier ordre en quatre du troi-
sième, une symétrie apparente et non réelle,
factice et non naturelle. Les cadres étaient faits :
il fallait les remplir.
Mais comment le génie classificateur d'Ampère
s'est-il asservi à ces cadres arbitraires? Sa
théorie philosophique des quatre ordres de con-
ceptions lui a imposé sa théorie des quatre points
de vue, et celle-ci s'est imposée à sa classification
des sciences. Dans sa préface et dans son intro-
53 — AMPÈ
duction, il insiste sur cette pensée, que les con-
ceptions des deux premiers ordres, les unes sub-
jectives, les autres objectives, doivent exister
chez les enfants avant l'intelligence du langage,
qui seule permet de comparer les faits et de les
expliquer. De même, suivant lui, dans chaque
science il y a une première partie qui, sans
scruter la corrélation des faits, les considère en
eux-mêmes, et cette partie se subdivise en deux
autres, dont l'une prend dans les faits ce qui
s'offre immédiatement à l'observation, et dont
l'autre cherche ce qui est d'abord caché : ensuite,
dans chaque science, il y a une seconde partie,
qui considère les faits corrélativement, de ma-
nière à les comparer et à les expliquer, en exa-
minant les changements successifs qu'un même
objet éprouve, ou bien les changements analogues
qui se produisent dans des objets différents, et
cette seconde partie se subdivise en deux autres,
dont l'une arrive par cette comparaison aux lois
les plus générales, et l'autre se propose de dé-
couvrir les causes des faits données par les deux
premiers points de vue et les causes des lois
données par le troisième point de vue, et de
prévoir les effets par la connaissance des causes
Tout cela est vrai ; mais l'erreur consiste à croire
que des points de vue d'une même science sont
des sciences distinctes. Par exemple, suivant
Ampère, dans la physique générale élémentaire,
première partie de ia physique générale, il y a
la physique expérimentale, qui s'arrête aux faits
observés, et la chimie, qui scrute les faits cachés ;
et dans la physique mathématique, seconde
partie de la physique générale, il y a la stéréo-
nomie, qui applique à tous les corps les procédés
nécessaires pour arriver à l'exactitude mathé-
matique dans les observations physiques et chi-
miques et dans les formules qui en résument
tous les résultats, et Valomologie, qui s'élève à
la recherche des causes des phénomènes et des
lois de physique et de chimie. Cet exemple choisi
par l'auteur est malheureux ; car il est évident
que la physique et la chimie sont deux sciences
distinctes, séparées avec raison dans la première
subdivision et confondues à tort dans la seconde.
Les quatre points de vue auraient dû, suivant
les principes posés expressément par Ampère,
servir seulement de contre-épreuve à la class.-
fication des sciences divisées et subdivisées
d'après leurs objets : au contraire, ce sont bien
évidemment les quatre points de vue qui d'une
part l'ont forcé à diviser en deux une science
naturellement une, comme la physique, à laquelle
appartient la partie physique de la stéréonomic
et de l'atomologie, ou comme la chimie, à laquelle
appartient la partie chimique de ces deux mêmes
sciences; d'autre part ce sont aussi les quatre
points de vue qui l'ont forcé à réunir en une
seule science deux sciences naturellement dis-
tinctes, comme la partie physique et la partie
chimique de la stéréonomie et de l'atomologie.
Cette même théorie des quatre points de vue
a produit chez Ampère une autre illusion, com-
battue avec raison par M. Arago dans sa Notice.
Ces quatre points de vue, qui déterminent toutes
les divisions et les subdivisions des connaissances
humaines, étant analogues aux quatre ordres de
conceptions rangés suivant l'ordre de leur appa-
rition successive dans la première enfance, Am-
père se croit en droit de conclure que, sauf la
nécessité d'une instruction primaire préparatoire,
ses 128 sciences se trouvent rangées dans son
tableau dans l'ordre le meilleur à suivre soit
pour les étudier toutes, soit pour en étudier à
fond quelques-unes en omettant ou en se con-
tentant d'effleurer les autres. Ainsi il admet
qu'il vaut mieux avoir acquis toute l'instruction
ANAL
54 —
ANAL
qu'on peut et qu'on veut acquérir dans les 64
sciences cosmologiques, avant de commencer
l'étude des sciences noologiques. De plus, il croit
qu'il faut apprendre dans chaque règne les
sciences du premier ordre une à une, chacune
depuis ses premiers éléments jusqu'à ses parties
les plus élevées dans les quatre sciences du troi-
sième ordre, avant de passer aux sciences sui-
vantes du premier ordre ; qu'ainsi il faut ap-
prendre les mathématiques supérieures, sans
excepter l'astronomie, avant la physique élé-
mentaire et par conséquent avant aucune notion
d'optique. Il n'est pas hesoin d'allerplus loin pour
voir que les sciences cosmologiques, classées,
comme elles doivent l'être, d'après leurs objets,
ne sont pas rangées dans l'ordre suivant lequel
elles doivent être apprises, et qu'il faut avoir
appris les éléments de plusieurs sciences du pre-
mier ordre, avant de pouvoir atteindre les parties
les plus élevées de l'une quelconque d'entre
elles, à l'exception des mathématiques pures. Il
en est de même pour les sciences noologiques.
Par exemple, à qui Ampère fera-t-il croire qu'un
futur philosophe doit commencer par acquérir
une instruction aussi complète qu'il pourra dans
les sciences cosmologiques, avant d'aborder l'é-
tude de la psychologie élémentaire, et que celui
qui veut devenir linguiste doit avoir achevé ses
études dans les sciences cosmologiques, dans les
sciences philosophiques, et de plus dans les beaux-
arts, avant de commencer l'étude des langues?
Cette illusion d'Ampère peut s'expliquer par la
puissance exceptionnelle de ses facultés, par le
défaut de direction dans les études de son enfance
et de sa jeunesse, et par l'ordre étrange qu'il
avait suivi lui-même, comme nous l'avons vu,
dans l'acquisition de ses vastes connaissances.
Sur Ampère, outre les notices déjà mentionnées
de MM. Sainte-Beuve et Littré, voyez la notice,
plus récente, de M. François Arago, qui a puisé
des renseignements intéressants dans ses sou-
venirs personnels et dans la correspondance
intime d'Ampère avec ses amis de Lyon, mais
qui a commis quelques erreurs de faits et de
dates; l'article de M. Etienne Arago. résumé de
la notice précédente, dans la nouvelle édition de
la Biographie universelle; Y Introduction déjà
citée de M. J. J. Ampère à la philosophie démon
père; Y Avant-propos de M. Barthélémy Saint-
Hilaire, et quelques passages du volume de
M. E. Naville sur Maine deBiran, sa vie et ses
'es. Th. H. -M.
AMPHIBOLIE, à[j.5i6o).ia. Tel est le nom con-
sacré par Kant, dans sa Critique de la raison
pure, à une sorte d'amphibologie naturelle,
fondée, selon lui, sur les lois mêmes de la pensée
et qui consiste à confondre les notions de l'enten-
dement pur avec les objets de l'expérience, à at-
tribuer à ceux-ci des caractères et des qualités
qui appartiennent exclusivement à celles-là. On
tombe dans cette erreur quand, par exemple, on
fait de l'identité, qui est une notion a priori,
une qualité réelle des phénomènes ou des objets
! expérience nous fait connaître (Anaiyt. des
appendice du cb. m).
AMPHIBOLOGIE, de &|Lfi6oXta, même signi-
fication. On appelle ainsi une proposition qui
présente, non pas un sens obscur, mais un sens
douteux, un double sens. Aristote, clans son Traité
réfutations sophistiques (ch. iv), a compté
l'amphibologie parmi les sophismes. Il la dis-
tingue de Vci/uivoque (ô(xwvu[j.îa), par laquelle il
désigne l'ambiguïté des termes, pris isolément.
ANACHARSIS. Voy. LES SF.PT SAGES.
ANALOGIE. On confond aujourd'hui le plus
souvent l'analogie avec la ressemblance; les an-
ciens logiciens y mettaient plus de scrupule, et
conservaient au premier de ces termes le sens
3ue lui avaient donné les mathématiciens, celui
une égalité de rapports comme celle qui con-
stitue une proportion. Le langage n'a pas cessé
d'exprimer cette différence. Deux ailes d'oiseau
sont semblables : la nageoire d'un poisson est ana-
logue à une aile, parce qu'elle a la même con-
nexion avec d'autres organes, et qu'elle sert au
même usage. Ce qui autorise l'assimilation, c
comme dans une proportion, la similitude des
rapports. Quoi de plus différent encore qu'une
colonie et un enfant, et qui s'aviserait de recher-
cher entre ces deux termes des ressemblances
intrinsèques? Mais la relation qui existe entre
l'enfant et sa mère se retrouve en quelque me-
sure dans celle qui rattache une colonie à la patrie
qui l'a fondée, et que, par analogie, on appelle
sa métropole. Ainsi, à parler rigoureusement, il
n'y a de ressemblance qu'entre des faits de
même espèce, ou tout au moins de même genre,
et une propriété dite semblable est inhérente aux
objets où on la constate; l'analogie, au contraire,
résulte entre des termes différents, d'une relation
du même genre, et son domaine est, pour ainsi
dire, sans limite. Nous découvrons sans cesse des
rapprochements imprévus entre les objets les
plus divers, et la parole les exprime en vives ima-
ges. Cette distinction semble pourtant s'évanouir
quand on parle en logique du raisonnement par
analogie, qui se trouve confondu avec le raison-
nement par ressemblance. Il y a là dans les mots
et dans les choses une grande incertitude qu'il
importe de dissiper.
Les ressemblances se constatent par l'observa-
tion et la comparaison, et l'induction, qui, sans
doute, a d'autres conditions, suppose toujours
qu'elles sont reconnues. Raisonner par ressem-
blance, c'est donc, à proprement parler, raison-
ner par induction. S'il y a un procédé différent
qu'on appelle analogie, il ne consistera donc pas
simplement à s'appuyer sur des ressemblances,
ou bien il y aura deux noms pour désigner la
même opération. Le seul moyen de s'éclairer, c'est
d'emprunter aux logiciens quelques exemples
qu'ils proposent comme des modèles du raisonne-
ment par analogie, et de les interpréter. Soutenir
que les colonies ont envers la mère patrie les
mêmes devoirs que les enfants envers leurs pa-
rents ; concevoir que la foudre a la même cause
que les phénomènes électriques artificiellement
produits dans un laboratoire; un animal d'une es-
pèce inconnue qu'un cœur, une circulation double
et complète, etc., parce qu'on l'a vu allaiter ses
petits; que la planète Mars a des habitants, parce
qu'elle ressemble à la Terre, voilà des types qui
représentent assez bien toutes les formes du rai-
sonnement par analogie, tels que le décrivent le>
auteurs les plus considérés. Or il ne parait pas
possible d'en dégager une formule qui convienne
a tous, et il y a là des procédés intellectuels de
nature très-différente. Le premier raisonnement
est une véritable déduction : on conclut de l'i-
dentité des rapports, qui est supposée reconnue
ou accordée, à l'identité des devoirs ; la conclu-
sion est forcée, si l'on admet qu'il y a entre les
colonies et la patrie commune un vrai lien de
filiation; elle est très-douteuse si cettt assimila-
tion est précaire. L'analogie est établie, avant le
raisonnement auquel elle sert de principe, par une
comparaison dont on peut contester ou soutenir
l'exactitude. On renverra donc ce premier mode
d'inférence à la déduction. En second lieu, quand
Franklin soupçonne que les phénomènes produits
par les appareils électriques sont de même espèce
que ceux des nuages qui portent le tonnerre, il ne
raisonne pas. il constate des ressemblances, qui
ont pu échapper à d'autres, mais qui le Fra] p
ANAL
parce qu'il se sert d'une observation plus atten-
tive et d'une comparaison à laquelle on n'avait
pas songé. Le raisonnement commence au moment
où il conçoit une expérience capable de mettre
cette ressemblance en pleine lumière, de vérifier
son idée ou de la contredire. Si le nuage est
comme un appareil électrique, il produira des
effets qu'on peut déterminer d'avance, et, par
exemple, on pourra en tirer des étincelles, comtne
du conducteur d'une macbine. C'est un exemple
de ce qu'un savant appelle le raisonnement ex-
périmental, c'est-à-dire une déduction fondée
sur une hypothèse, et aboutissant en dernière
analyse à une induction : car l'expérience faite,
il n'y a pas analogie, mais ressemblance avérée
entre les deux ordres de phénomènes, soumis dès
lors aux mêmes conditions, expliquées par les
mêmes causes prochaines. C'est un travail ordi-
naire dans l'investigation des lois de la nature :
observation, conception d'une similitude, déduc-
tion d'une expérien:e, induction d'une loi, ou si
l'on veut extension d'une loi déjà reconnue. Con-
sidérons maintenant le troisième exemple. « Il
n'est pas un naturaliste, dit M. Cournat, qui, à
l'aspect d'un animal d'une espèce jusqu'à présent
ùiconnue, occupé à allaiter ses petits, ne soit
parfaitement sûr d'avance que la dissection y fera
trouver un cerveau, une moelle épinière, un foie,
un cœur, des poumons, etc. » Il y a évidemment
ici un raisonnement fondé sur une observation :
cet animal est un mammifère, voilà tout ce qu'on
sait, ou plutôt tout ce qu'on voit : il a un cerveau,
un cœur, etc., voilà ce qu'on affirme, ou pour
parler à la rigueur, ce que l'on conçoit. Quelle
est la raison qui fait passer le naturaliste d'une
idée à l'autre? C'est une liaison précédemment
établie entre les caractères de l'organisation,
'•'est-à-dire une loi obtenue par une induction
légitime. Cette loi, vérifiée pour toutes les espèces
connues, peut-elle souffrir des exceptions? Ce n'est
pas absolument impossible, mais c'est tout à fait
improbable. Du reste, le doute ne sera pas de
longue durée, et sans recourir à la dissection, il
sera facile de la vérifier pour ce cas nouveau.
Entre l'induction préalablement accomplie, et son
extension à un cas nouveau, devant un cas sem-
blable, il y a un moment où l'esprit anticipe
l'observation, ou même s'en dispense. C'est un
droit qu'il s'attribue chaque fois qu'il induit, et
s'il se maintenait ici dans les limites de la même
espèce, on ne pourrait le lui refuser sans nier
l'induction elle-même; ni faire une obligation au
savant de ne rien affirmer de l'organisation d'un
chien ou d'un cheval, avant de l'avoir ouvert. Ce
qui distingue donc cette inférence de l'induction
simple c'est que l'espèce de l'animal est jusqu'à
présent inconnue: différence insignifiante, puis-
que le caractère qu'on y découvre du premier
coup est précisément celui par lequel tant d'es-
pèces sont rangées dans la classe des mammifè-
res. On pourra donc remarquer que l'induction
est un procédé dont les formes sont variables,
dont la certitude est très-inégale, qui consiste à
la fois à trouver la loi d'une espèce, et à ramener
des espèces du même genre à une même loi ;
qu'il faut induire pour établir des rapports, et
induire encore pour étendre encore ces rapports
à de nouveaux cas, mais on ne trouvera dans
l'exemple proposé rien qui puisse le distinguer
d'un cas d'induction. L'extension de la loi, quand
il s'agit des rapports d'un organe avec un autre,
est tout d'abord affirmée pour tous les cas où cet
organe existe : et la subordination des caractères
n'est pas entendue comme un accident. Jusqu'à
présent, on cherche vainement un mode de rai-
sonnement original auquel convienne le titre de
raisonnement par analogie. Il ne reste plus que
55
ANAL
l'exemple si souvent répété depuis Reid, à savoir,
le jugement problématique par lequel nous sup-
posons que les planètes sont habitées, parce que
ressemblant à la terre à d'autres égards, elles
doivent, comme elle, servir de séjour à des êtres
vivants. Il est facile de donner la formule de ce
procédé : des ressemblances sont constatées entre
deux ou plusieurs objets; l'un d'eux a en outre
certaine propriété qu'on 'ne peut observer chez
les autres; on supplée à une expérience impos-
sible, et on la leur attribue par supposition. C'est
ce qu'on appelle généraliser les ressemblances.
Qu'il y ait dans l'esprit un penchant, ou plutôt
une habitude qui le porte à réunir les faits en
groupes, et à regarder comme inséparables ceux
qu'il trouve souvent associés, c'est un fait bien
connu; mais ce n'est pas un principe qui puisse
donner une valeur logique à cette téméraire pré-
somption. Alléguer, comme on l'a fait, pour la
justifier, la croyance innée en l'unité du plan de
la nature, c'est gratifier l'esprit humain d'une
croyance dont il ne se doute pas, qui, à la sup-
poser fondée, ne peut être que le résultat d'une
science consommée, et qui d'ailleurs n'explique-
rait rien. En réalité, il n'y a rien de plus dans
cette inférence qu'une induction commencée et
qui ne peut s'achever, un projet d'induction. S'il
était certain que l'existence d'une atmosphère,
pour nous borner à un seul fait, fût la condition
nécessaire et suffisante de l'apparition de la vie
sous ses diverses formes, il deviendrait constant
que telle planète, Mars par exemple, où l'on ob-
serve des phénomènes météorologiques bien con-
nus, est peuplé de végétaux et d'animaux. Or,
nous savons bien que sans un milieu respirable
la vie ne peut se manifester; nous le savons parce
que nous pouvons, à volonté, isoler un animal de
ce milieu, ou l'y replonger, et que la vie s'éteint
ou se rallume suivant que nous le lui enlevons
ou le lui rendons. Mais nous ignorons absolument
si l'air, la chaleur et les autres conditions sans
lesquelles la vie ne peut se produire ici-bas, sont
suffisantes pour la faire naître. Nous pouvons
donc inférer d'une part qu'en l'absence d'un fluide
respirable il n'y aura, même dans les régions
que nous ne pouvons explorer, aucune créature
animée, et il ne nous en faut pas davantage pour
nous représenter, non sans une sorte d'effroi, les
espaces silencieux et déserts du globe lunaire ;
mais d'autre part nous ne pouvons conjecturer
avec probabilité que partout où il y aura une
atmosphère et les autres conditions vitales qui se
rencontrent ici-bas, elles produiront des êtres
animés : quand elles seraient toutes réunies, il
resterait toujours à savoir s'il ne faut pas, pour
faire éclore la vie, une autre puissance, une con-
dition suprême, que nous n'avons pu jusqu'à pré-
sent déterminer par expérience. Ce qui est en
question dans le raisonnement si hasardeux qui
sert de fondement à la croyance en la pluralité
des créatures animées, c'est la détermination du
phénomène de la vie; si toutes ses conditions
étaient connues, comme le sont par exemple
celles de l'ébullition de l'eau, l'induction serait
complète, et vaudrait pour tous les temps et tous
les lieux. Bref, on peut toujours d'un fait inférer
ses conditions, et réciproquement; mais il faut
pour cela que toutes les conditions soient con-
nues j quand une ou plusieurs d'entre elles res-
tent ignorées, il n'y a pas, à proprement parler,
d'induction ni de loi, et par suite on ne peut
conclure sans acception du temps et de l'espace,
puisqu'il n'y a pas de certitude, même pour un
lieu ou un instant particuliers. Un fait ne peut
se produire dans toutes ses conditions, et il suf-
fit de le constater pour être certain que ces con-
ditions, encore qu'elles échappent à l'observa-
ANAL
- 56
ANAL
tion, sont réalisées; de même toutes les conditions
étnnt connues et observées^ il n'est pas douteux
que le fait se produise : suivre l'une ou l'autre
de ces voies c'est toujours se fier à l'induction.
Mas il est impossible de s'autoriser de la présence
de quelques-unes des conditions, toutes néces-
saires qu'elles soient, pour en conclure l'existence
d'un fait que l'on ne perçoit pas : ce fait est alors
indéterminé. Si la science parvient un jour à
trouver un ensemble de faits physiques qui dé-
terminent la vie, partout où ces faits seront vé-
rifiés on devra, a moins qu'il n'y en ait d'autres
qui excluent la vie, conclure qu'elle existe, en-
core que l'on ne puisse s'en assurer par la per-
ception. Jusque-là, il faut s'en tenir à la simple
conjecture. L'analogie n'est donc en rien distincte
de l'induction. Constater des ressemblances ce
n'est pas raisonner, et c'est le préliminaire indis-
pensable de l'induction, aussi bien que de l'ana^
logie; conclure l'identité des faits de l'identité
de leurs conditions, c'est encore l'acte propre de
l'induction ; présumer que certains faits sont la
condition des autres, c'est une conception qui
précède et motive la recherche, ce n'est pas la
conclusion d'un raisonnement; c'est un des mo-
ments du travail inductif ; c'est celui que les lo-
giciens ont désigné sous ce terme, d'ailleurs si
mal défini, d'Analogie. Il n'y a, malgré ces deux
noms, aucune différence de nature entre les deux
procédés. Affirmer que le fer et les autres mé-
taux fondent et se volatilisent dans le soleil à la
même température qu'à la surface de la terre,
c'est généraliser un rapport constaté ; conjecturer
que Mars est habité, c'est généraliser un rapport
supposé ; le doute ne provient pas de l'extension
de la loi, mais de son caractère : si dans le pre-
mier cas on raisonne par induction, et dans le
second par analogie, la différence ne provient
pas; pour parler comme les logiciens, de la forme,
mais de la matière : les deux procédés sont iden-
tiques; mais le travail préliminaire, celui de
l'expérience, est achevé d'un côté, plus ou moins
ébauché de l'autre, et le plus souvent intermi-
nable.
Ainsi s'expliquent l'obscurité et l'incertitude
des théories d'ailleurs très-sommaires de l'ana-
logie, et les efforts malheureux qu'on a faits pour
la distinguer de l'induction. Kant et ses imita-
teurs Esser et Krug ont beaucoup contribué à
donner du crédit à cette superfétation de la lo-
gique. Suivant eux, l'induction étend à toutes les
choses d'un même genre les propriétés qui con-
viennent à plusieurs; l'analogie conclut de la
ressemblance particulière de deux choses à leur
ressemblance totale : l'une va de la pluralité à
l'unité, et l'autre de l'un au multiple; « par l'une,
dit Kant, on étend les données empiriques du
particulier au général par rapport à plusieurs ob-
jets; par l'autre on étend les qualités données
d'une chose à un plus grand nombre de qualités
de la même chose. » Mais Kant n'a pas une idée
très-exa.te de l'induction, et de plus on ne voit
pas quelle différence il y a entre attribuer une
propriété à une chose de même espèce que celle
où on l'a reconnue, et conclure qu'une qualité
appartenant à la seconde appartient aussi à la pre-
mière. Les espèces sont fondées sur des ressem-
blances; dire que deux choses de même espèce
sont semblables, ou réciproquement que deux
choses semblables sont de même espèce, c'est énon-
cer le même principe, qui n'est du reste pas ce-
lui de l'induction.
Consulter sur l'analogie : Aristote, Topiques,
liv. I, ch. \\i\-} Derniers analytiques, liv. II, ch.
xiv. Kant, Logique, i h. m, sect. III. Reid, Essais
sur les facultés intellectuelles. essai I,cli. m. Esser
Logik, ^§ 140, 152 K ug Logik, § 156. Hamilton,
Lectures on logic, t. II, p. 166. Cournat, kssat
sur les fondements de nos connaissances . t. I,
ch. iv. Stuart Miii, Système de Logique, liv. IV,
ch. \x. Condilla-, Art de raisonner, ch. m.
ANALYSE ET SYNTHÈSE. L'analyse et la
synthèse sont les deux procédés fondamentaux
de toute méthode; elles résultent de la nature
de l'esprit humain, et sont une loi de son dé-
veloppement. L'intelligence humaine aperçoit
d'abord confusément les objets; pour s'en faire
une notion précise, elle est obligée de concentrer
su cessivement son attention sur chacun d'eux
en parti ulier, ensuite de les décomposer dans
leurs parties et leurs propriétés. Ce travail de
décomposition s'appelle analyse. L'opération in-
verse, qui consiste à saisir le rapport des parties
entre elles et à recomposer l'objet total, porte le
nom de synthèse. Décomposition, recomposition,
analyse, synthèse, tels sont les deux procédés
qui se rencontrent dans tout travail complet de
l'intelligence, dans tout développement régulier de
la pensée, dans la formation de toute science.
Mais s'il est facile de les définir dans leur gé-
néralité, il l'est beaucoup moins de les suivre
dans leurs applications, de les distinguer et de
les reconnaître dans les opérations plus ou moins
compliquées de l'intelligence humaine et les
procèdes de la science. Il est peu de questions
qui aient été plus embrouillées et sur lesquelles
les philosophes se soient moins entendus. Ce que
les uns appellent analyse, les autres le nomment
synthèse, et réciproquement. Le mal vient
d'abord de ce que l'on n'a pas établi une dis-
tinction entre nos diverses espèces de connais-
sances, et ensuite de ce que les deux procédés
analytique et synthétique se trouvent réellement
réunis dans tout travail de l'intelligence un peu
compliqué et de quelque étendue. Pour nous
préserver d'une pareille confusion, nous éta-
blirons d'abord en principe que toute opération
intellectuelle qui, considérée dans son ensemble,
offre comme procédé principal la décomposition
d'une idée ou d'un objet dans ses éléments, doit
prendre le nom d'analyse, et que celui de syn-
thèse doit s'appliquer a toute opération de l'es-
prit dont le but essentiel est de combiner des
éléments, de saisir des rapports, de former un
tout ou un ensemble. Ce principe admis, nous
distinguerons plusieurs espèces de connaissances,
celles dont nous sommes redevables à l'obser-
vation et celles que nous obtenons par le raison-
nement; deux méthodes correspondantes, et par
conséquent aussi deux sortes d'analyse et de
synthèse, l'analyse et la synthèse expérimentales
et l'analyse et la synthèse logiques.
Examinons d'abord en quoi consistent et l'ana-
lyse et la synthèse dans la première de ces deux
méthodes et dans les sciences d'observation
Lorsque nous voulons connaître un objet réel
appartenant soit à la nature physique, soit au
monde moral, nous sommes obligés de le consi-
dérer successivement dans toutes ses parties, et
d'étudier celles-ci séparément; ce travail ter-
miné, nous cherchons à réunir tous ces éléments,
à saisir leurs rapports, afin de reconstituer l'ob-
jet total. De ces deux opérations la première est
l'analyse, et la seconde la synthèse. Il est évident
qu'elles sont l'une et l'autre également néces-
saires, et qu'elles se tiennent étroitement; mais
elles n'en constituent pas moins deux procédés
essentiellement distincts, et dont l'un est inverse
de l'autre. Condillac a cependant prétendu que
la méthode était tout entière dans l'analyse, qui,
selon lui. comprend la synthèse. Il est, dit-il,
impossible d'observer les parties d'un tout sans
remarquer leurs rapports; d'ailleurs, si vous
n'observez pas les rappor's en même temps que
ANAL
— 57 —
ANAL
les parties, il vous sera impossible de les retrou-
ver ensuite et de recomposer l'ensemble. On doit
répondre que, sans doute, on ne peut ne pas
apercevoir quelques rapports en étudiant les
parties d'un tout ; mais ces rapports ne doivent
pas préoccuper celui qui étudie chaque partie
séparément, car alors il ne verra clairement ni
les parties ni les rapports. L'esprit humain est
borné et faible : une seule tâche lui suffit; la
concentration de toutes ses forces sur un point
déterminé est la condition de la vue distincte; il
doit donc oublier momentanément l'ensemble,
pour fixer son attention surcha:un des éléments
pris en particulier; puis, quand il les a suffi-
samment examinés en eux-mêmes, les comparer
et tâcher de découvrir leurs rapports. Ce sont
là deux opérations distinctes, et qui ne peuvent
être simultanées sous peine d'être mal exécu-
tées. L'analyse est un procédé artificiel, et d'au-
tant plus artificiel, que l'objet offre plus d'unité.
Ainsi, lorsqu'il s'agit d'un être organisé, dont
toutes les parties sont dans une dépendance ré-
ciproque, elle détruit la vie qui résulte de
cette unité. Mais le moyen de faire autrement, si
vous voulez étudier l'organisation d'une plante,
d'un animal, de l'homme, le plus complexe de
tous les êtres ? Il faut, dit-on, s'attacher à l'é-
lément principal, au fait simple, le suivre dans
ses développements, ses combinaisons et ses
formes. Mais ce n'est pas là faire de la synthèse
avec l'analyse, c'est faire de la synthèse pure. Ce
fait simple, en effet, comment l'a-t-on obtenu?
A moins de le supposer et de partir d'une hypo-
thèse; c'est l'analyse qui doit le découvrir. Aussi
Condillac, qui prêche sans cesse l'analyse, em-
ploie continuellement la synthèse. Prendre pour
principe la sensation, la suivre dans toutes ses
transformations, expliquer ainsi tous les phéno-
mènes de la sensibilité, de l'intelligence et de la
volonté, c'est procéder synthétiquement et non
par analyse. Le Traité des Sensations est, comme
on l'a fait remarquer, un modèle de synthèse ;
mais aussi, où conduit une semblable méthode ?
A un système dont la base est hypothétique, et
dont la véritable analyse, appliquée aux faits de
la nature humaine, démontre facilement la faus-
seté. Mieux eût valu observer d'abord ces faits
en eux-mêmes, sauf à ne pas bien apercevoir
leurs rapports et laisser à d'autres le soin d'en
former la synthèse.
L'analyse et la synthèse sont deux opérations
de l'esprit si bien différentes, qu'elles supposent
dans les hommes qui les représentent des qua-
lités diverses et qui s'excluent ordinairement.
En outre, de même qu'elles constituent deux
moments distincts dans la pensée de l'individu,
elles se succèdent aussi dans le développement
général de la science et de l'esprit humain. Elles
alternent et dominent chacune à leur tour dans
l'histoire. Il y a des époques analytiques et des
époques synthétiques : dans les premières, les
savants sont préoccupés du besoin d'observer les
faits particuliers, d'étudier leurs propriétés et
leurs lois spéciales sans les rattacher à des prin-
cipes généraux ; dans les secondes, au contraire,
on sent la nécessité de coordonner tous ces
détails et de réunir tous ces matériaux pour re-
construire l'unité de la science. C'est ainsi, par
exemple, que l'on a appelé le xvme siècle le
siècle de l'analyse, parce qu'il a en effet pro-
clamé et généralisé cette méthode, et lui a fait
produire les plus beaux résultats dans lessciences
naturelles. Ce qui ne veut pas dire que la syn-
thèse ne se rencontre pas dans les recherches des
savants et des philosophes de cette époque. Ceux
même qui l'ont dépréciée, Condillac, par exemple,
l'ont employée à leur insu. D'ailleurs, le xvin" siè-
cle s'est servi de l'induction, qui est une géné-
ralisation, et par là une synthèse, et il n'a pas
manqué non plus de tirer les conséquences de
ses principes, ce qui est encore un procédé syn-
thétique ; mais il est vrai que ce qui domine au
xvine siècle, c'est l'observation des faits de la na-
ture, et presque toutes les découvertes qui l'ont
illustré sont dues à l'analyse.
Mais si ces deux méthodes sont distinctes, elles
ne s'excluent pas ; loin de là, elles sont éga-
lement nécessaires l'une à l'autre ; elles doivent
se réunir pour constituer la méthode complète,
dont elles ne sont, à vrai dire, que les deux opé-
rations intégrantes. Qu'est-ce qu'une synthèse
qui n'a pas été précédée de l'analyse? Une
oeuvre d'imagination ou une combinaison arti-
ficielle du raisonnement, un système plus ou
moins ingénieux, mais qui ne peut reproduire
la réalité ; car la réalité ne se devine pas : pour
la connaître, il faut l'observer, c'est-à-dire l'é-
tudier dans toutes ses parties et sous toutes ses
fa:es. Une pareille synthèse, en un mot, s'appuie
sur l'hypothèse. D'un autre côté, supposez que la
science s'arrête à l'analyse; vous aurez les ma-
tériaux d'une science plutôt qu'une science
véritable. Il y a deux choses à considérer dans la
nature : les êtres avec leurs propriétés, et les
rapports qui les unissent. Si vous vous bornez à
l'étude des faits isolés, et que vous négligiez
leurs rapports, vous vous condamnez à ignorer
la moitié des choses, et la plus importante, celle
que la science surtout aspire à connaître, les
lois qui régissent les êtres, leur action récipro-
que, l'ordre, l'accord admirable qui règne entre
toutes les parties de cet univers. Vous ne con-
naîtrez même qu'imparfaitement chaque objet
particulier, car son rôle et sa fonction sont dé-
terminés par ses rapports avec l'ensemble. La
synthèse doit donc s'ajouter à l'analyse, et ces
deux méthodes sont également importantes. Les
règles qui leur conviennent sont faciles à déter-
miner. L'analyse doit toujours précéder la syn-
thèse; en outre, elle doit être complète, s'étendre
à toutes les parties de son objet; autrement, la
synthèse, n'ayant pas à sa disposition tous les
éléments, ne pourra découvrir leurs rapports.
Elle sera obligée de les supposer et de combler
les lacunes de l'analyse par des hypothèses.
Enfin l'analyse doit chercher à pénétrer jusqu'aux
éléments simples et irréductibles, ne s'arrêter
que quand elle est arrivée à ce terme ou quand
elle a touché les bornes de l'esprit humain. Réu-
nir tous les matériaux préparés par l'analyse,
n'en rejeter et méconnaître aucun, reproduire les
rapports des objets tels qu'ils existent dans la
nature, ne pas les intervertir ou en imaginer
d'autres, telle est la tâche et le devoir de la syn-
thèse. Au reste, si ces règles sont évidentes, il
est plus facile de les exposer que de les appliquer.
Aussi, dans l'histoire, elles sont loin d'être exac-
tement observées ; on doit tenir compte ici des
lois du développement de l'esprit humain. La
science débute par une analyse superficielle, qui
sert de base aune synthèse hypothétique. La fai-
blesse des théories dues à ce premier emploi de
la méthode rend bientôt nécessaire une analyse
plus sérieuse et plus approfondie, à laquelle suc-
cède une synthèse supérieure à la première. Ce-
pendant il est rare que l'analyse ait été complète;
le résultat ne peut donc être définitif. La nécessite
de nouvelles recherches et d'une application
plus rigoureuse de l'analyse se fait de nouveau
sentir. Tel est le rôle alternatif des deux mé-
thodes dans le développement progressif de la
science et dans son histoire ; mais la règle posée
plus haut n'en conserve pas moins sa valeur
absolue. La vraie synthèse est celle qui s'appuie
ANAL
58 —
ANAL
sur une analyse complète: c'est là un idéal que
1rs savants et les philosophes ne doivent jamais
I dre 'I'' vue.
Parcourons rapidement les autres opérations
de l'esprit et les procédés de la science, qui pré-
sentent le caractère d'une décomposition ou d'une
composition, et qui, pour ce motif, ont reçu le
nom d'analyse ou de synthèse.
D'ahord, pour étudierun objet, l'esprit humain
est obligé de le décomposer, non-seulement dans
ses éléments et ses parties intégrantes, mais aussi
dans ses qualités ou propriétés ; de l'observer
sous ses divers points âe vue. Or cette décom-
position qui s'opère, non plus sur des parties
réelles, mais sur des propriétés auxquelles nous
prêtons une existence indépendante, est Vab-
s traction. L'abstraction est donc une analyse,
puisqu'elle est une décomposition; mais ce qui
la distingue de l'analyse proprement dite, c'est
qu'elle s'exerce sur des qualités qui, prises en
elles-mêmes, n'ont pas d'existence réelle. Après
l'abstraction vient la classification. Classer, c'est
réunir ; par conséquent, toute classification est
une synthèse; mais pour former une classification,
on peut suivre deux procédés. Si dans la consi-
dération des objets, on fait d'abord abstraction des
différences pour s'arrêter à une propriété géné-
rale, on pourra ainsi réunir tous ces objets dans
un même genre; ensuite, à côté de ce caractère
commun à tous, si on remarque une qualité par-
ticulière à quelques individus, on établira dans
le genre des espèces, et on descendra jusqu'aux
individus eux-mêmes. Or il est clair qu'en pro-
cédant ainsi, on va non-seulement du général au
particulier, mais du simple au composé; puisqu'à
mesure que l'on avance, de nouvelles qualités
s'ajoutent aux premières. Ainsi, quoique l'analyse
intervienne pour distinguer les qualités, le pro-
cédé général qui sert a former la classification,
est synthétique. Si, au contraire, on commence
fiar observer les individus dans l'ensemble de
eurs propriétés, et que l'on rapproche ceux qui
offrent le plus grand nombre de qualités sem-
blables, on créera d'abord des espèces ; puis, fai-
sant abstraction de ces qualités qui distinguent
les espèces, pour ne considérer que leurs pro-
priétés communes, on établira des genres ; des
genres, on s'élèvera à des classes plus générales
encore. Il est évident que dans cette méthode,
qui est l'inverse de la précédente, si la synthèse
intervient pour réunir et coordonner les indi-
vidus, les espèces et les genres, on procède non-
seulement du particulier au général, mais du
composé au simple, et du concret à l'abstrait.
L'opération fondamentale est dans l'analyse. La
méthode analytique sert à former les classifi-
cations naturelles^ et la méthode synthétique les
classifi ations artificielles (voy. Classification).
Les mots analyse et synthèse s'emploient aussi
quelquefois pour désigner l'induction et la dé-
duction. D'abord toute induction légitime repose
sur l'observation et l'analyse, en particulier sur
l'expérimentation. Or, l'expérimentation qui. en
répétant et variant les expériences, écarte d'un
l'ait les circonstances accessoires et accidentelles,
pour saisir son caractère constant et dégager sa
loi, est une véritable analyse. Enfin, si l'induction
elle-même, étendant ce caractère a tous les indi-
vidus, les groupe et les réunit dans un seul prin-
cipe, ce principe est abstrait et représente une
idée à la l'ois générale et simple. Le procédé qui
sert à le former est donc une analyse. D'un autre
côtéj la déduction qui revient du général au
particulier, du genre aux espèces et aux indi-
vidus, est une opération synthétique. Il en est
ii i des idées nécessaires' et des vérités de la rai-
son, comme des principes qui sont dus à l'expé-
rience. Le principe qui dégage l'abstrait du
concret, l'idée générale des notions particulières,
est toujours l'abstraction et l'analyse; ainsi l'in-
duction de Socrate et la dialectique de Pla
ont été appelées à juste titre une méthode d'a-
nalyse. La manière de procéder d'Aristote et de
Kant, par rapport aux idées de la raison, offre
l'emploi successif des deux méthodes. An
et Kant séparent les notions pures de l'enten-
dement et de la raison de tout élément empirique
et sensible ; ils les distinguent, les énumèrent et
en dressent la liste : c'est un travail d'analyse;
puis ils les rangent dans l'ordre déterminé par
les rapports qui les unissent : ils en forment la
synthèse. Si l'on admet avec des philosophes plus
récents que toutes ces idées rentrent dans un
principe unique, et ne sont que les formes de
son développement progressif, cette méthode sera
synthétique; mais elle suppose une analyse an-
térieure, sans quoi le système repose sur une
base hypothétique.
Dans la démonstration qui se compose d'une
suite de raisonnements, on retrouve les deux
procédés fondamentaux de l'esprit humain. Aussi
les logiciens distinguent deux sortes de démons-
tration : l'une analytique, l'autre synthétique.
Si l'on veut traiter une question par le raisonne-
ment, on peut suivre, en effet, deux marches
différentes. La première consiste à partir de l'é-
noncé du problème, analyser les idées renfer-
mées dans les termes de la proposition qui la
formule, et à remonter ainsi jusqu'à une vérité
générale qui démontre a vérité ou la fausseté
de l'hypothèse. Dans ce cas, on décompose une
idée complexe qui constitue la question même,
et on la met en rapport avec une vérité simple,
évidente d'elle-même ou antérieurement démon-
trée ; on procède alors du composé au simple et
on suit une marche analytique. Cette méthode
est en particulier celle qu'on emploie en algèbre.
Mais on peut suivre un procédé tout opposé;
prendre pour point de départ une vérité géné-
rale, déduire les conséquences qu'elle renferme
et arriver ainsi à une conséquence finale qui est
la solution du problème. Ici, on va du général
au particulier, du simple au composé; la mé-
thode est synthétique. Cette méthode est celle
dont se servent habituellement les géomètres ;
elle constitue la démonstration géométrique. Il
est évident que dans les deux cas, le raisonne-
ment consiste toujours à mettre en rapport
deux propositions, l'une générale, l'autre par-
ticulière, au moyen de propositions intermé-
diaires ; mais le point de départ est diffé-
rent : dans le premier cas, on part de la ques-
tion pour remonter au principe ; dans le second,
du principe pour aboutir à la question. Condillac
a donc eu tort de dire (Logique, Ve partie, ch. vi)
que puisque ces deux méthodes sont contraires,
l'une doit être bonne et l'autre mauvaise: et
M. de Gérando fait judicieusement observer que
la comparaison qu'il emploie à ce sujet est
inexacte. « On ne peut aller, dit Condillac, que
du connu à l'inconnu ; or, si l'inconnu est sur la
montagne, ce ne sera pas en descendant qu'on
y arrivera; s'il est dans la vallée, ce ne sera pas
en montant : il ne peut donc y avoir deux che-
mins contraires pour y arriver. — Mais Condillac
n'observe pas qu'il y a ou qu'il peut y avoir
pour nous dans une question deux espèces de
connues.... Il y a une connue au sommet de la
montagne, c'est l'énoncé du problème, et il y a
aussi une connue au fond de la vallée, c'est un
principe antérieur au problème et déjà reconnu
par notre esprit. Ce qu'il y a d'inconnu, c'est la
situation respective de ces deux points que sé-
pare une plus ou moins grande distance. L'art
ANAL
— 59
ANAX
du raisonnement consiste à découvrir un passage
de l'un à l'autre, et, quelque route que l'on ait
prise, si l'on est arrivé du point de départ au
ternie de son voyage, le passage aura été décou-
vert et l'on aura bien raisonné. » [Des Signes et
de l'Art de penser dans leurs rapports, t. IV,
ch. vi. p. 189.) On ne doit pas oublier, ainsi que
le fait remarquer le même auteur, que dans
chacune des deux méthodes, il entre à la fois de
l'analyse et de la synthèse, pour peu surtout
que le raisonnement soit compliqué et d'une
certaine étendue ; mais on doit considérer l'en-
semble des opérations qui constituent le raison-
nement total, et donnent à la démonstration son
caractère général.
Quels sont les avantages respectifs de ces deux
méthodes, quel emploi faut-il en faire, et dans
quel cas est-il bon d'appliquer l'une de préfé-
rence à l'autre? La réponse ne peut être absolue,
cela dépend de la nature des questions que l'on
traite et de la position dans laquelle se trouve
l'esprit par rapport à elles. La méthode analy-
tique qui se renferme dans l'énoncé du problème,
a l'avantage de ne pouvoir s'en écarter, et de ne
pas se perdre en raisonnements inutiles : comme
procédé de découverte, elle est plus directe. La
synthèse, sous ce rapport, est plus exposée à
s'éloigner de la question, à tâtonner, à suivre
des routes sans issue ou qui la conduisent à d'au-
tres résultats que ceux qu'elle cherche. Sa mar-
che est plus incertaine et plus aventureuse ;
mais lorsqu'elle n'a pas d'autre but positif que
celui de déduire d'un principe fécond les consé-
quences qu'il renferme, elle arrive à découvrir
des aperçus nouveaux et des solutions à une
foule de questions imprévues qui naissent en
quelque sorte sous ses pas. Quand elle poursuit
une solution particulière, et qu'elle n'arrive pas
à son but, elle rencontre souvent sur son chemin
des réponses et des solutions à d'autres ques-
tions. Ces deux méthodes sont toutes deux natu-
relles; néanmoins l'une, la synthèse, semble plus
conforme à la marche même des choses, puis-
qu'elle va des principes aux conséquences, des
causes aux effets : c'est la méthode démonstra-
tive par excellence. Quand la vérité est trouvée,
et qu'il ne s'agit que de la démontrer ou de la
transmettre, le rapport entre le point de départ
et le but étant connu, sa marche est sûre et
directe, et cette voie est plus courte que celle
de l'analyse; aussi est-ce la méthode que l'on
emploie surtout dans l'enseignement, ce qui ne
veut pas dire que l'analyse n*y ait pas une place
importante. D'ailleurs les deux méthodes, loin
de s'exclure, se prêtent un mutuel appui ; elles
se servent l'une à l'autre de vérification et de
preuve.
Il n'existe point et il ne peut guère exister de
traités spéciaux sur l'analyse ni sur la synthèse ;
l'étude de ces deux méthodes est une partie es-
sentielle de la logique ; nous renvoyons, par
conséquent, à tous les ouvrages qui traitent de
cette science, principalement aux ouvrages mo-
dernes. Nous citerons particulièrement la Logi-
que de Port-Royal, 4e partie; YOptique de New-
ton, liv. III, quest. 21; le Discours de J. J. W.
Her'schell sur l'étude de la philosophie; VEssaiàe
M. Cournot sur les fondements de nos connais-
sances, Paris, 1851, 2 vol. in-8. Ch. B.
ANALYTIQUE, VOy. ANALYSE, JUGEMENT, MÉ-
THODE.
ANALYTIQUES (Ta 'Ava).UTixâ). Tel est le
titre qu'on a donné au temps de Galien, c'est-à-
dire dans le ne siècle de l'ère chrétienne, et qui,
depuis, a été généralement consacré à une partie
de VOrganum ou de la logique d'Aristote. Cette
partie de l'Organum est formée de deux traités
parfaitement distincts, dont l'un, portant le nom
de Premiers Analytiques, enseigne l'art de ré-
duire le syllogisme dans ses diverses figures et
dans ses éléments les plus simples; l'autre,
appelé les Derniers Analytiques, donne les rè-
gles et les conditions de la démonstration en gé-
néral. A l'imitation de ce titre, Kant a donné le
nom d' 'Analytique transcendent aie à cette partie
de la Critique de la raison pure qui décompose
la faculté de connaître dans ses éléments les plus
irréductibles.
ANAXAGORE. Il naquit à Clazomène, dans
la lxxc olympiade, quelquesannées avant Empédo-
cle, qui cependant le devança par sa réputation et
ses travaux (Aristote, Métaphysique, liv. I, ch. m).
Doué de tous les avantages de la naissance et
de la fortune, il abandonna, par amour pour l'é-
tude, et son patrimoine et son pays natal, dont
les affaires ne lui inspiraient pas plus d'intérêt
que les siennes. Il avait vingt-cinq ans quand
il se rendit à Athènes, alors le centre de la civi-
lisation et, l'on pourrait dire, de la nationalité
grecque. Admis dans l'intimité de Périclès, il
exerça sur ce grand homme une très-haute et
très-noble influence, et cette position, au sein
d'une démocratie jalouse, fut probablement la
vraie cause des persécutions qu'il endura sous
le prétexte de ses opinions religieuses. Cette con-
jecture ne paraîtra pas dénuée de fondement,
si l'on songe qu'à l'accusation d'impiété dirigée
contre Anaxagore, se joignait celle d'un crime
politique, le plus grand qu'on pût imaginer alors :
on le soupçonnait de médisme, c'est-à-dire de
favoriser contre sa patrie les intérêts du roi de
Perse. Sauvé de la mort par Périclès, mais exilé
d'Athènes qu'il habitait depuis trente ans, il alla
passer le reste de ses jours à Lampsaque, où il
mourut à l'âge de soixante-douze ans, entouré
de respect et d'honneurs.
Anaxagore n'est pas seulement Ionien par le
lieu de sa naissance, il l'est aussi par ses maîtres.
Cicéron, Strabon, biogène Laërce, Simplicius,
s'accordent à dire qu'il entendit les leçons d'A-
naximène; et, quoi qu'en dise Ritter, nous som-
mes obligés d'accepter ce témoignage qu'aucune
voix dans l'antiquité n'a démenti. Mais c'est
principalement par la direction de ses études et
le caractère général de sa doctrine, qu 'Anaxagore
appartient à l'école ionienne; car, même lors-
qu'il s'élève jusqu'à l'idée d'un principe spirituel,
il a toujours pour but l'explication et l'intelli-
gence du monde sensible. Aussi l'a-t-on appelé
le physicien par excellence (6 BUffixeivra-ro;), et
ce n'est véritablement que par dérision qu'il a
été surnommé Vesprit (à voù;), à peu près comme
Descartes l'a été par Gassendi. Cette prédilection
d' Anaxagore jpour le monde extérieur nous ex-
plique la déception que Platon éprouva à la
lecture de ses ouvrages, et les reproches fort
injustes qu'il lui adresse par la bouche de Socrate.
Cependant il ne faut pas croire que le philosophe
de Clazomène soit demeuré étranger à des études
d'un autre ordre : nous savons, par le témoignage
de Favorinus, que le premier il tenta d'expli-
quer les poèmes d'Homère dans un sens allégo-
rique, au profit de la saine morale. Il savait re-
vêtir sa pensée d'une forme aussi noble qu'a-
gréable, et ne devait pas être étranger aux ques-
tions politiques; car Plutarque nous assure qu'il
enseigna à Périclès l'art de gouverner la multi-
tude avec fermeté. Enfin, selon Platon, il s'est
aussi beaucoup occupé de la nature et des lois
de l'intelligence; mais aujourd'hui il ne nous
reste d Anaxagore que des fragments relatifs à
la théorie de la nature.
Il admettait avec toute l'antiquité ce principe :
que rien n'est produit, que rien ne peut s'anéan-
ANAX
lir d'une manière absolue; par conséquent il
s dait la matière comme une substance éter-
et nécessaire, quoique essentiellement va-
riable par sa forme et la combinaison de ses
lents. Mais les seules propriétés de la matière
lui semblaient insuffisantes pour expliquer le
mouvement et l'harmonie générale du monde:
le hasard, pour lui, c'était le nom sous lequel
nous déguisons notre ignorance des causes; et
quant à cette nécessité aveugle dont les autres
philosophes se contentaient si facilement, il en
niait l'existence. De là un dualisme entièrement
inconnu jusqu'alors et qu'Anaxagore lui-même,
en tête de l'un de ses ouvrages, a formulé ainsi :
« Toutes choses étaient confondues, puis vint
l'intelligence qui fit régner l'ordre. » Ces paro-
les, que nous retrouvons également dans les plus
anciens monuments de l'histoire de la philoso-
phie, ne sauraient nous laisser aucun doute sur
leur authenticité, et nous tracent tout naturelle-
ment la marche que nous avons à suivre. Nous
examinerons d'abord quels sont, dans l'opinion
de notre philosophe, la nature et le rôle de l'es-
prit; nous chercherons ensuite à déterminer les
divers caractères et les divers éléments de la
substance matérielle ; enfin nous terminerons
par quelques réflexions sur l'origine de la phi-
losophie d'Anaxagore et ses rapports avec les
systèmes qui l'ont précédée.
Ce que nous avons dit suffit déjà pour nous
convaincre qu'il ne s'agit pas ici du dieu de la
raison et de la conscience : le dieu d'Anaxagore
n'est qu"un humble ouvrier, condamné à tra-
vailler sur une matière toute prête, obligé de
tirer le meilleur parti possible d'un principe
éternel comme lui, et dont le propriétés impo-
sent à sa puissance une limite infranchissable.
Telle sera toujours l'idée qu'on se formera de la
cause suprême, si l'on n'y arrive pas par un
autre chemin que l'observation exclusive de la
nature extérieure; car il est facile de compren-
dre que le physicien ne recourra à l'intervention
divine, que lorsque les faits ne peuvent s'expli-
quer par la nature même des corps. Or, tel est
précisément le jugement qu'Aristote a porté sur
le philosophe de Clazomène : « Anaxagore, dit-
il, se sert de l'intelligence comme d'une machine
pour faire le monde, et quand il désespère de
trouver la cause réelle d'un phénomène, il pro-
duit l'intelligence sur la scène; mais dans tout
autre cas, il aime mieux donner aux faits une
autre cause {de la Métaphysique d'Aristote, par
M. Cousin, in-8, Paris, 1835, p. 140). » Platon
dit la même chose d'une manière encore plus
explicite {Phèd.,^ p. 393, édit. Mars. Ficin).
Ainsi renfermé dans une sphère nécessairement
très-restreinte, l'esprit a deux fonctions à remplir,
parce qu'il y a deux choses que les propriétés
physiques ne sauraient jamais expliquer : 1° l'ac-
tion qui déplace les éléments matériels, qui les
réunit ou les sépare, qui leur donne constam-
ment ou leur a donné une première fois le mou-
vement ; 2° la disposition des choses selon cet
ordre admirable qui éclate à la fois dans l'en-
semble et dans chaque partie de l'univers. Con-
sidéré comme moteur universel, comme la cause
première «les révolutions générales du monde et
oangements. des phénomènes particuliers
' il est le théâtre, l'esprit ne peut pas faire
partie du monde, il ne peut être mêlé à aucun
es éléments, il. est à l'abri de toute al téra-
iiçu comme une substance en-
tièrement simple, qui existe par elle-même, qui
sa propre puissance? tant qu'elle
Si on lui donne éga-
' l!l |r titre d'infii ne ce mot n'avait
I ;'\- '• d Anaxagore, et en général
— 60 — ANAX
h. / les premiers philosophes, la signification
métaphysique qu'on y attache aujourd'hui, l
sidéré comme ordonnateur, comi ' ■ de
l'harmonie générale du monde et de l'organisa-
tion des êtres, le principe spiritu • né-
cessairement la faculté de penser, d'où lui vient
probablement le nom d'inti [voO;) sous
lequel on le désigne toujours. I c ne
peut agir qu'en pensant; et s'il est vrai qu'elle
est l'auteur du mouvement, il faut que ce mou-
vement ait une raison (Arist., Phye., lib. III.
c. iv; Metaph., lib. XII, c. a). Mais si la pensée
et l'action sont inséparahles, il faut que l'une
s'étende aussi loin que l'autre; il faut que la
pensée s'étende plus loin encore, car le plan doit
exister avant l'œuvre, et le projet avant l'exécu-
tion. Aussi Anaxagore disait-il expressément que
l'intelligence ou le principe spirituel du monde
embrasse en même temps dans sa connaissance,
le présent, le passé et l'avenir, ce qui est encore
à l'état de chaos, ce qui en est déjà sorti et ce
qui est sur le point d'y rentrer. Anaxagore attri-
buait-il aussi à son Dieu la connaissance du bien
et du juste? Cette opinion pourrait au besoin
s'appuyer sur deux passages obscurs d'Aristote
{Metaph., lib. XII, c. x); mais elle ne s'accor-
derait guère avec le caractère général du système
que nous exposons.
Puisque Anaxagore, comme tous les autres
philosophes de l'antiquité, ne reconnaît pas la
création absolue, et qu'en dehors de son prin-
cipe spirituel il n'y a pour lui que la matière,
il ne pouvait pas admettre la pluralité des âmes;
il ne pouvait pas supposer que chaque être vi-
vant soit animé par une substance particulière,
par un principe moteur distinct de l'esprit uni-
versel. Par conséquent, il ne devait pas considé-
rer l'intelligence suprême comme une existence
séparée et distincte de celle des choses. En effet,
Platon nous assure, dans son Cratyle, qu'Anaxa-
gore faisait agir l'esprit sur le monde en le pé-
nétrant dans toutes ses parties. Aristote lui at-
tribue la même pensée {de Anima, lib. I, c. n) :
« Anaxagore, dit-il, prétend que l'intelligence
est la même chose que l'âme, parce qu'il croit
que l'intelligence existe dans tous les animaux,
dans les grands comme dans les petits, dans les
plus nobles comme dans les plus vils. » Ainsi,
encore une fois, c'est le même principe, le même
esprit, une seule âme qui anime tout ce qui
existe. Conséquent avec lui-même, Anaxagore
ne s'arrête pas là: il veut que l'intelligence ré-
side aussi dans les plantes, puisque les plantes
sont des êtres vivants. Elles ont, comme les ani-
maux, leurs désirs, leurs jouissances et leurs
peines ; elles ne sont pas même dépourvues de
connaissance. Mais comment se fait-il que ce
prinipe unique, toujours le même dans la sub-
stance et dans les propriétés générales, nous ap-
paraisse dans les divers êtres sous des formes si
différentes? Pourquoi ne le voyons-nous pas
agir en tout temps et en tout lieu , d'après les
mêmes lois, avec la même sagesse, avec la
même puissance? Pourquoi la plante n'a-t-elle
pas les mêmes passions, les mêmes instincts
que l'animal? Pourquoi l'animal est-il si infé-
rieur à l'homme ? Ici reparaissent les limites in-
fran hissables que rencontre toujours le prin-
cipe spirituel, quand il veut agir sur la matière.
L'intelligence ne peut se développer que dans la
mesure où l'organisme le permet ; et l'orga-
nisme à son tour dépend de la matière et des
éléments dont elle se compose. Ainsi l'homme,
disait Anaxagore, au témoignage d'Aristote,
l'homme n'est le plus raisonnable des animaux,
que parce qu'il a des mains ; et en général, là
où le principe spirituel ne trouve pas les instru-
ANAX
ments nécessaires pour agir conformément à sa
nature, il est obligé de rester inactif sans rien
perdre pour cela de ses attributs essentiels. Il
peut être comparé à une liqueur qui, sans chan-
ger de nature, ne peut cependant ni recevoir
une autre forme, ni occuper une autre place
que celle que lui donne le vase où elle est con-
tenue. C'est en vertu de ce principe, que le som-
meil est regardé comme l'engourdissement de
l'âme par les fatigues du corps. Toute âme par-
ticulière n'étant que le degré d'activité dont
l'intelligence est susceptible dans un corps dé-
terminé, on comprend qu'elle meure aussitôt
que ce corps se dissout. Telle est à peu près ce
qu'on pourrait appeler la métaphysique d'Anaxa-
gore.
La matière; dans le système d'Anaxagore,
n'est pas représentée par un principe unique ou
par un seul élément qui sans cesse change de
nature et de forme, comme l'eau dans la doc-
trine de Thaïes, l'air dans celle d'Anaximène, et
le feu dans celle d'Heraclite; il y voyait, au
contraire, un nombre infini, non-seulement de
parties très-distinctes les unes des autres, mais
de principes véritablement différents, tous inal-
térables, indestructibles, ayant toujours existé
en même temps. Ces principes qui, par la va-
riété infinie de leurs combinaisons, engendrent
tous les corps, portent le nom d'homéomëries
(ôfj.oioyipeiai) ; ce qui ne veut pas dire qu'ils
soient tous semblables ou de la même espèce;
mais il faut la réunion d'un certain nombre de
principes semblables, pour que nous puissions
démêler dans les choses une propriété, une
qualité, un caractère quelconque. La prépondé-
rance des principes d'une même espèce est la
condition qui détermine la nature particulière
de chaque être. En effet, les homéoméries étant
d'une petitesse infinie, leurs propriétés ne sont
pas appréciables pour nous, quand on les consi-
dère isolées les unes des autres et en petite
quantilé; dans cet état, elles échappent entiè-
rement à nos sens et n'existent qu'aux yeux de
la raison (Arist., de Ccelo, lib. III, c. m).
Parmi ces principes si variés, les uns devaient
concourir à la formation de la couleur ; les au-
tres, de ce qu'on appelle, dans le langage des
physiciens, la substance des corps. De la résulte
que pour chaque couleur, comme pour chaque
substance matérielle, par exemple pour l'or,
pour l'argent, pour la chair ou le sang, il fallait
admettre des parties constituantes d'une nature
particulière. Mais tous les principes ayant été
primitivement confondus, aucun d'eux ne peut
exister entièrement pur, aucune couleur, aucune
substance ne peut être sans mélange (Arist.,
Phys., lib. I, c. v).
Puisque c'est le besoin de remonter à une
cause première de l'ordre et du mouvement qui
a conduit Anaxagore à l'idée d'un principe spi-
rituel, il fallait bien qu'il supposât un temps où
les éléments -physiques de l'univers étaient plon-
gés dans un état complet de confusion et d'iner-
tie : par conséquent, le monde a eu un com-
mencement. Si cette opinion nous paraît en
contradiction avec l'idée que nous nous formons,
d'après Anaxagore, de la cause intelligente, rien
n'est plus conforme au rôle que ce philosophe
a été forcé de laisser, et qu'il laisse en effet
à la matière. Une simple conjecture de Simpli-
cius ne peut donc pas nous donner le droit de
penser, avec Ritter, que le monde, aux yeux
d'Anaxagore, est sans commencement. Nous ne
voyons aucune raison de repousser le témoignage
d'Aristote, qui affirme expressément le contraire
et qui le répète à plusieurs reprises avec la plus
entière certitude.
— 61 — ANAX
Si l'on veut se rendre compte de cet état pri-
mitif des choses, on n'a qu'à se rappeler que les
homéoméries échappent à nos sens et qu'il en
faut réunir un certain nombre de la même es-
pèce pour qu'il en résulte une qualité distincte,
ou un objet parfaitement déterminé et réel.
Par conséquent, tant qu'une puissance libre et
intelligente n'a pas établi l'ordre, n'a pas sé-
paré les éléments pour les classer ensuite selon
leurs diverses natures, il n'y a encore ni formes,
ni qualités, ni substances ; ou si toutes ces cho-
ses existent pour la raison comme les homéomé-
ries elles-mêmes, elles n'existent pas pour l'ex-
périence, elles n'appartiennent pas encore au
monde réel. C'est ce commencement des choses
qu'Anaxagore voulait définir par le principe
que tout est dans tout.
La confusion des éléments emporte avec elle
l'idée d'inertie; car, si les êtres en général,
une fois organisés , une fois en jouissance de
leurs propriétés, peuvent exercer les uns sur les
autres une influence réciproque, et dispensent
le physicien d'expliquer chaque phénomène par
l'action du premier moteur, il n'en est pas ainsi
quand toutes ces propriétés sont paralysées, in-
sensibles, ou, comme dit Aristote, quand elles
existent dans le domaine du possible, non dans
celui de la réalité. Mais ce n'est pas tout : aux
yeux d'Anaxagore il n'y a pas même de place
pour le mouvement, car le mélange de toutes
choses, c'est l'infini. Or, dans le sein même de
l'infini, il n'y a pas de vide, puisqu'il n'y a pas
encore de séparation ; et dans tous les cas, le
vide semblait à Anaxagore une hypothèse con-
traire à l'expérience ; il s'appuyait sur ce fait
dont il se faisait une arme contre la doctrine
des atomes, que dans les outres vides et dans les
clepsydres, on rencontre encore la résistance de
l'air (Arist.. Phys., lib. III, c. vi). Ainsi tout se
touche, tous les éléments sont contigus.
Le mouvement n'est pas impossible en dehors
de l'infini, où rien n'existe ni ne peut exister,
pas même l'espace ; car, disait Anaxagore, l'in-
fini est en soi ; il ne peut être contenu dans
rien ; il faut donc qu'il reste où il se trouve.
Nous connaissons l'ouvrier et les matériaux ;
voyons maintenant comment s'est accomplie
l'œuvre elle-même ; jetons un rapide coup d'œil
sur la genèse d'Anaxagore.
Quand l'activité de l'intelligence commença à
s'exercer sur la masse inerte et confuse, elle ne
fit pas naître sur-le-champ tous les êtres et tous
les phénomènes dont se compose l'univers ;
mais la génération des choses eut lieu successi-
vement et par degrés, ou, comme Anaxagore
s'exprimait lui-même, le mouvement se mani-
festa d'abord dans une faible portion du tout,
ensuite il en gagna une plus grande, et c'est
ainsi qu'il s'étendit de plus en plus. Ce furent
des mas^js encore très-confuses qui sortirent les
premières de la confusion universelle. Le lourd,
l'humide, le froid et l'obscur, mêlés ensemble,
s'amassèrent dans cette partie de l'espace main-
tenant occupée par la terre • au contraire, le
léger, le sec et le chaud se dirigèrent vers les
régions supérieures, vers la place de l'éther.
Après cette première séparation, se formèrent
les corps généralement appelés les quatre élé-
ments, mais qui, dans la pensée d'Anaxagore,
ne sont que des mélanges ou se rencontrent les
principes les plus divers. De la partie inférieure,
de la masse humide, pesante et froide, qu'il se
représentait sous la forme des nuages ou d'une
épaisse vapeur, Anaxagore fait d'abord sortir
l'eau, de l'eau la terre, et de la terre se sépa-
rent les pierres, formées d'éléments comentrés
par le froid. Au-dessus de tous ces corps, dans
AiNAX
— 62 —
ANAX
les régions les plus pures de l'espace, est l'é-
ther, lequel, si nous en croyons Aristote {de
Cœlo, lib. 1. c. in; Meteor., lib. II, c. vu), n'est
pas autre chose que le feu. C'est l'éther qui, en
pénétrant dans les cavités ou les pores de la
terre, devient la cause des commotions qui l'ébran-
lent, 'lorsque, se dirigeant par sa tendance na-
turelle vers les régions supérieures, il trouve
toutes les issues fermées. A la formation des
éléments, nous voyons succéder celle des corps
célestes, du soleil, de la lune et des étoiles.
L'éther, par la force du mouvement circulaire
qui lui est propre, enlève de la terre des masses
pierreuses qui s'enflamment dans son sein et de-
viennent des astres. Cette hypothèse, conservée
dans le recueil du faux Plutarque et littérale-
ment reproduite par Stobée, s'accorde à mer-
veille avec l'opinion attribuée à Anaxagore, que
le soleil est une pierre enflammée plus grande
que le Péloponèse, et que le ciel tout entier,
c'est-à-dire les corps célestes, sont composés de
pierres (Diogène Laërce, liv. II, ch. vin et ix). D'a-
près un bruit populaire, il aurait prédit la chute
d'une pierre que l'on montrait sur les bords de
l'Egée, et que l'on disait détachée du soleil. Ne
pourrait-on pas, sur cette tradition que Pline
(liv. II, ch. lxviii) nous a conservée, fonder la
conjecture très-probable qu'Anaxagore s'est oc-
cupé des aérolithes, et que ces corps étranges
lui ont suggéré sa théorie sur la nature du
soleil et des autres corps célestes? Les paroles
suivantes de Diogène Laërce (liv. II, ch. xn et
xin) sembleraient confirmer cette supposition :
« Silène rapporte, dans la première partie de
son Histoire, que, sous le gouvernement de Di-
myle, une pierre tomba du ciel, et à cette oc-
casion, ajoute le même auteur, Anaxagore en-
seigna que tout le ciel est composé de pierres
qui, maintenues ensemble par la rapidité du
mouvement circulaire, se détachent aussitôt que
ce mouvement se ralentit. » Ayant découvert
que la lune est éclairée par le soleil, Anaxagore
ne devait pas croire qu'elle fût embrasée comme
les autres étoiles ; mais elle lui parut être une
masse de terre, entièrement semblable à celle
que nous occupons. Aussi disait-il qu'il y a dans
la lune, comme ici-bas, des collines, des vallées
et des habitants (Diogène Laërce, ubi supra). Il
a été le premier, si nous en croyons Platon, qui
ait trouvé la véritable cause des éclipses, et,
substituant partout les phénomènes naturels aux
fables mythologiques, il enseignait que la voie
lactée est la lumière de certaines étoiles, deve-
nue sensible pour nous quand la terre intercepte
la lumière du soleil (Arist., Meieor., lib. I,
c. vin). Toute cette partie de la doctrine d"Anaxa-
gore, concernant les rapports qui existent entre
le soleil et les autres corps célestes, a quelques
droits à notre admiration ; mais il était loin de
comprendre encore la rotation de la terre, qu'il
se représentait comme immobile au centre du
[de Cœlo, lib. I. c. xxxv). Les comètes
Lui semblaient une apparition simultanée de
plusieurs planètes qui dans leur marche, se
sont tellement rapprochées, qu'elles paraissent
se toucher [Metcur., lib. I, c. vi). Les corps cé-
une fois formés, nous voyons naître les
plantes qui ne pouvaient exister auparavant,
puisque le soleil en est appelé le père, comme
- it la mère et la nourrice (Arist., de
Plant., lib. I, c. n). Enfin, après les plantes.
"" en même temps qu'elle.-!, viennent les ani-
maux, i pour la première lois du li-
l.aufTée par le soleil, et doués
le de la faculté de se reproduire
liv.II,ch. ix et x). Les animaux
€tanl ve - derniers, les élémentsdont ils se
composent sont aussi les plus su c'est
en eux que la séparation des éléments pi
ques ou des homéoméries se trouve la
avancée. Anaxagore, voulant démontrer i
théorie par l'expérience, invoquait en sa faveur
le fait de la nutrition : quand nous considérons,
disait-il^ les aliments qui servent à notre nour-
riture, ils nous font l'effet d'être des substances
simples, et cependant c'est d'eux que nous tirons
notre sang, notre chair, nos os et les autres
parties de notre corps (Plut., de Placit. jj/tilos.,
lib. I, c. ni).
Quand les animaux et les plantes sont sortis
de l'épuration de tous les éléments, le principe
intelligent vint, pour ainsi dire, mettre la der-
nière main à son œuvre. Jusqu'alors l'axe du ciel
passait par le milieu de la terre; maintenant la
terre est inclinée vers le sud, et les étoiles pre-
nant, par rapport à nous, une autre place, il en
résulta cette variété de température et de cli-
mats sans laquelle plusieurs espèces de plantes
et d'animaux étaient vouées à une destru
inévitable. Un tel changement, ajoutait notre
philosophe, est au-dessus de toutes les forces
physiques et ne peut s'expliquer que par une sage
intervention de la cause intelligente. Mais, arrivé
ainsi à son dernier période, ce monde, dans la gé-
nération duquel l'éther ou le feu joue le principal
rôle, doit aussi périr par le feu. Cependant il n'est
pas certain qu'Anaxagore ait adopte cette opinion.
Aristote (Phys., lib. I, c. v) lui attribue posi-
tivement l'opinion contraire : le monde une fois
formé, ses éléments ne doivent plus rentrer dans
le chaos; car la cause intelligente ne peut pas
permettre le désordre, et une fois l'impulsion
donnée à la matière, les principes confondus dans
son sein doivent de plus en plus se dégager les
uns des autres.
Il nous reste, pour avoir achevé l'exposition
de la doctrine a'Anaxagore, à déterminer le prin-
cipe logique sur lequel elle s'appuie. Quoi que
l'on fasse, on est obligé, sitôt qu'on émet un
système, d'avoir une opinion arrêtée sur les sour-
ces de la vérité et la légitimité de nos facul-
tés. Anaxagore n'a probablement rien écrit sur
ce sujet; mais il nous est impossible de dou-
ter qu'il ait reconnu la raison comme moyen
d'arriver aux principes des choses ou à la vérité
suprême. C'est uniquement sur la foi de la raison
qu'il a pu admettre, à côté des éléments physi-
ques, un principe immatériel et intelligent. Mai?
ce qui est plus remarquable encore, c'est que
même les éléments matériels, dans leur pureté et
leur simplicité, sont insaisissables pour nos sens;
notre raison seule peut les concevoir. Il ne pou-
vait donc pas admettre, avec Démocrite; que la
vérité est seulement dans l'apparence ; il disait,
au contraire, que nos sens nous trompent et
qu'il ne faut pas les consulter toujours. Là est le
véritable, le plus grand progrès dont on puisse
lui faire nonneur. Quant à cette maxime que les
choses sont pour nous ce que nous les croyons,
il faut remarquer d'abord que la tradition seule
l'a mise dans la bouche d' Anaxagore : ensuite ne
pourrait-elle pas s'appliquer au sentiment, et ne
voudrait-elle pas dire que le bonheur des hommes
et une grande partie de leurs misères dépendent
beaucoup de leurs opinions? Comprises dans un
autre sens, ces paroles sont en contradiction ma-
nifeste avec toutes les opinions que nous venons
d'exposer.
Pour trouver l'origine du système d'Anaxagore.
nous ne remonterons pas, comme l'abbé Le Bat-
tcux {Mêm. de VAcaa. des inscript.), jusqu'à la
cosmogonie de Moïse ; nous ne la chercherons pas
non plus, avec un savant de l'Allemagne, dans
1 antique civilisation des mages. Nous ne croyons
ANAX
— 63 —
ANAX
pas avoir besoin de sortir de la Grèce ni de l'é-
cole ionienne; cette école se résume tout entière
dans la doctrine que nous venons d'exposer. Mais
Anaxagore ne s'est pas contenté de la résumer, il
Ta conduite aux dernières limites qu'elle pût at-
teindre ; car elle avait commencé par la physique,
elle ne cherchait autre chose que la nature, et il
l'a agrandie, il l'a conduite aux portes de la méta-
physique dont il entr'ouvrit même le sanctuaire. En
effet, si nous ne savons pas ce qu'il a emprunté à
son compatriote Hermotyme, au moins l'existence
de celui-ci ne saurait être révoquée en doute, et
quelques mots d'Aristote, les traditions fabuleuses
répandues sursoncompte, nous attestent suffisam-
ment qu'il croyait à un principe spirituel (Arist.,
Metaph., lib. I, c. m). Mais ce fait isolé a moins
d'importance que les traditions plus sûres que
nous avons conservées des philosophes ioniens.
Ainsi que Ritter l'a démontre jusqu'à l'évidence,
ils se divisent en deux classes : les uns, comme
Thaïes, Anaximène et Heraclite, admettent un
élément qui, en vertu d'une force interne et vi-
vante, se développe sous les formes les plus va-
riées et produit l'univers; en un mot, ils expli-
quent la nature par un principe dijna inique.
Anaximandre, qui forme a lui seul toute une
école, admet, au contraire, que la matière est
inaltérable de sa nature et qu'elle ne change de
forme que par la position de ses éléments : de là
une physique toute mécanique. Tous les éléments
sont d'abord confondus dans une masse infinie ;
puis en vertu du mouvement qui leur est propre,
en vertu de certaines antipathies naturelles, ils
se séparent peu à peu et se combinent de mille
manières. Ces deux principes, réunis et nettement
distingués l'un de l'autre, donnent pour résultat
la philosophie d' Anaxagore. Comme Anaximan-
dre, il reconnaît une masse confuse de tous les
éléments et un nombre infini de prin.ipes inal-
térables. Comme Anaximène, il admet une force
vitale et interne, une puissance qui se déve-
loppe j)ar elle-même et en vertu de sa propre
activité. Seulement cette puissance, nettement
distinguée du principe matériel, devient une sub-
stance simple, intelligente, active, en un mot,
spirituelle.
Anaxagore est le premier de tous les philoso-
phes grecs qui ait écrit ses pensées. Mais ses
ouvrages ne sont pas arrivés jusqu'à nous. Il n'en
reste que des lambeaux dans les œuvres d'Aris-
tote, de Platon, de Cicéron, de Diogène Laërce;
dans les Commentaires de Simplicius sur la Phy-
sique d'Aristote; dans le recueil de Stobée et le
livre pseudonyme intitulé : de Placitis philoso-
phorum. Ces fragments, que nous avons cités en
grande partie, ont été recueillis et soumis à la
critique par les auteurs suivants : Le Batteux,
(Conjectures sac le système des homéoméries, dans
le tome XXV des Mémoires deVAcad. des inscript.
— Heinius, Dissertations sur Anaxagore, dans
les tomes VIII et IX de l'Histoire de V Académie
royale des sciences et lettres de Prusse. — De
Rarnsay, Anaxagoras, ou Système qui prouve
l'immortalité de l'âme, etc., in-8, la Haye, 1778.
— Ploucquet, Dissert, de dogmatibus Thalelis
Milesii et Anaxagorœ Clazomenii, in-8. Tubing.,
1763. — Carus. sur Anaxagore de Clazomène,
dans le Recueil de Fùlleborn, 10e cahier; le mê-
me, Dissertatio de cosmo-theologice Anaxagorœ
fontibus , in-4, Leipzig, 1798. — J. T. Hemsen,
Anaxagoras Clazomenius, etc., in-8, Goëttin-
gue, 1821. — H. Ritter, dans son Histoire de la
philosophie ancienne, et son Histoire de la phi-
losophie ionienne. — E. Bersot, de Conlroversis
quibusdam Anaxagorœ doctrinis, Parisiis, 1843,
in-8. — Zévort, sur la Vie et la doctrine d'A-
naxagore. Paris, 1844, in-8. — E. Schaubacb,
Anaxagorœ Clazomenii fragmenta, in-8, Leip-
zig, 1827. — Mullachius, Fragmenta philoso-
phorum grœcorum, gr. in-8, Paris. 1860. Ces
deux derniers ouvrages sont les plus utiles à
consulter, parce qu'ils renferment tous les frag-
ments relatifs à Anaxagore.
ANAXARÛUE d'Abdère. Disciple de son com-
patriote Démocrite, suivant les uns; deMétrodore
de Cbios ou de Diomène de Smyriie, suivant les
autres. Il fut le maître de Pyrrhon et l'ami d'A-
lexandre le Grand, qu'il accompagnait dans ses
expéditions. Il vécut, par conséquent, durant le
ive siècle avant J. C. Zélé partisan de la philoso-
phie de Démocrite, il en pratiquait la morale dans
sa vie privée plus encore qu'il n'en goûtait la
théorie; c'est ce qui lui fit donner le surnom
d'eudémoniste, c'est-à-dire partisan de la philo-
sophie du bonheur (Diogène Laërce, liv. IX, en. i.x).
ANAXILAS OU ANAXILAÙS DE Larysse
[Anaxilaus Laryssœus]. Pythagoricien du siè-
cle d'Auguste, moins fameux pour ses opinions
philosophiques que pour son habileté dans les
arts de la magie; il a traité lui-même ce sujet
dans un écrit (IlaiYvia, seu Ludicra), dont nous
trouvons quelques échantillons chez Pline [Hist.
nat., liv. XIX, eh. i ; liv. XXVIII, ch. n ; liv. XXXV,
ch. xv). Cette prétendue science attira sur lui une
accusation qui l'obligea à fuir l'Italie, comme le
rapporte Eusèbe dans sa Chronique.
ANAXIMANDRE. Ce philosophe naquit à Mi-
let. L'époque de sa naissance paraît pouvoir être
rapportée à la seconde année de la xuie olym-
piade ; car Apollodore dit qu'il avait soixante-
quatre ans la seconde année de la Lvme olym-
piade. Le même historien ajoute qu'il mourut
peu de temps après.
Anaximandre, qui avait été le disciple et l'ami
de Thaïes, ©aX^To? xoivôtyiç, se livra comme lui
aux études astronomiques. Le témoignage d'Eu-
sèbe en fait foi, et ce témoignage se trouve con-
firmé par celui de Favorinus dans Diogène Laërce.
Voici quelles étaient en cette matière les opi-
nions d'Anaximandre : La terre est de figure
sphérique, et elle occupe le centre de l'univers.
La lune n'est pas lumineuse par elle-même, mais
c'est du soleil qu'elle emprunte sa lumière. Le
soleil égale la terre en grosseur, et il est com-
posé d'un feu très-pur. Diogène, sur l'autorité
de Favorinus, ajoute qu'Anaximandre avait in-
venté le cadran solaire; que, de plus, il avait
fait des instruments pour marquer les solsti-
ces et les équinoxes ; que, le premier, il avait
décrit la circonférence de la terre et de la mer,
et construit la sphère. Il est probable que la
plupart de ces travaux astronomiques et géo-
graphiques ne furent que de simples essais; car
on les retrouve, plus tard, attribués également à
Anaximène. Les découvertes d'Anaximandre ne
furent, selon toute vraisemblance, que des tâton-
nements scientifiques, des tentatives incomplètes,
qui; de la main de ses successeurs dans l'école
ionienne, durent recevoir et reçurent en effet
des perfectionnements.
Les travaux astronomiques et géographiques
d'Anaximandre n'étaient, au reste, qu'un appen-
dice à sa cosmogonie, et rentraient ainsi dans un
système général de philosophie qui avait pour
objet l'explication de l'origine et de la formation
des choses. Thaïes avait le premier tenté cette
explication, et l'eau lui avait paru être l'élément
primordial et générateur : « Car il avait remar-
qué (Arist., Metaph., lib. I, c. ni) que l'humide
est le principe de tous les êtres, et que les ger-
mes de toutes choses sont naturellement humi-
des. » Anaximandre vint modifier considérable-
ment la solution apportée par son devan.ier et
son maître au problème cosmogonique. Non-seu-
ANAX
— 64 —
ANAX
lement il refusa à l'eau le titre d'élément géné-
rateur, mais il ne reconnut comme tel aucun
des éléments qui, de son temps ou après lui,
lurent admis à ce rang par d'autres Ioniens. Pour
Anaximandre, le principe des choses n'est ni
i'eau, ni la terre, ni l'air, ni le feu, soit pris iso-
lément, comme le veulent Thaïes. Pherécyde,
Anaximène, Heraclite, soit pris collectivement,
comme l'entendit le Sicilien Empédocle. Ce prin-
cipe, pour Anaximandre, c'est l'infini, àp/r,v xal
uto"/-:îov ta a-ïir.ov. Maintenant, qu'entendait
Anaximandre par l'infini? Voulait-il parler de
l'eau, de l'air ou de quelque autre chose? C'est
un point que, d'après Diogene, il laissa sans dé-
termination précise. Toutefois, Aristote (Meta-
ph., lib. XII, c. il) essaye de rendre compte de
l'infini d'Anaximandre, en disant que c'est une
sorte de chaos primitif; et c'est en ce même sens
aussi que saint Augustin, dans un passage de sa
Cité de Dieu (iiv. VIII, ch. u), interprète la don-
née fondamentale du système d'Anaximandre.
Thaïes avait ouvert en Grèce la série des phi-
losophes dont le système cosmogonique devait
reposer sur un principe unique, admis comme
élément primordial, et donnant naissance, par
ses développements ultérieurs, à l'univers.
Dans cette voie marchèrent Pherécyde, Anaxi-
mène, Diogène d'Apollonie, Heraclite. Anaxi-
mandre, au contraire, vint poser la base de ce
système cosmogonique que devait un jour, sauf
quelques modifications, reproduire et développer
Anaxagore, et qui consiste à expliquer la forma-
tion des choses par l'existence complexe et simul-
tanée de principes contemporains les uns des au-
tres, et confondus primitivement dans le chaos.
Tel est le point de départ de la cosmogonie
d'Anaximandre. Mais comment cette confusion
primitive fit-elle place à l'harmonie? Comment
Anaximandre explique-t-il le passage du chaos à
l'ordre actuel de l'univers?
Il tire cette explication du double caractère
qu'il prête à l'infini, immuable quant au fond,
mais variable quant à ses parties. Or, en vertu
de cette dernière propriété, une série de modi-
fications ont lieu, non dans la constitution intime
des principes, qui, pris chacun en soi, furent
dans l'origine ce qu'ils devaient être toujours,
mais dans leur juxtaposition, dans leur combi-
naison, dans leurs rapports. Un dégagement s'o-
péra, grâce au mouvement éternel, attribut essen-
tiel du chaos primitif, et ce dégagement amena,
comme résultats graduellement obtenus, la sé-
paration des contraires et l'agrégation des élé-
ments de nature similaire. C'est ainsi que toutes
choses jurent formées. Toutefois, cette formation
ne s'opéra pas instantanément : elle fut successive,
et ce ne fut que par une série de transformations
que les animaux, et notamment l'homme, arri-
vèrent à revêtir leur forme actuelle.
La cosmogonie d'Anaximandre constitue une
sorte de panthéisme matérialiste. Eusèbe et Plu-
tarquelui reprochent d'avoir omis la cause ef-
fi.icnte. C'était à Anaxagore qu'il était réservé
de concevoir philosophiquement un être distinct
de la matière et supérieur à elle, une intelli-
gence motrice et ordonnatrice.
Les documents relatifs à la philosophie d'A-
ndré se rencontrent en assez grand
noinbn nc Laërce (liv. II, ch. i) ; dans
Aristote [Phys., liv. I, ch. iv, elliv. III, ch. iv et vu);
dans Simplicius (Comment, in Phys. AristoL.
î° 6, et de Coelo, f 161). Il existe en outre des
écrits particuliers sur cette philosophie : 1° Re-
cherches sur Anaximandre, par l'abbé de Ca-
-. de Mémoires de F Acad. des
talion sur la philosophie d'A-
naximandre, par S hleiermacher, dans les Mé-
moires de l'Acad. royale des sciences de Berlin ",
3° Histoire de la Philosophie ionicntie (Introd.,
et notamment le chapitre sur Anaximandre),
par C. Mallet, in-8, Pans, 18V2. On peut consul-
ter encore les histoires générale! de la philoso-
phie de Tcnnemmn, 1 edemann. Brueker, et
notamment Ritter {Ilist. de la Pnil. ionienne),
ainsi que Bouterwe k (dePrimisphiloiophorvm
grœcorum deerclis), dans les Mémoires de la
Société de Goëttingue, t. II, 1811. X.
ANAXIMÈNE. La ville de Milet, qui déjà
avait vu naître Thaïes et Anaximandre, fut la
patrie de ce philosophe. D'après les calculs les
plus probables, Anaximène a dû vivre entre la
Lvr3 et la lxx" olympiade (environ de 550 à 500
ans avant J. C). Diogène Laërce lui donne pour
maîtres Anaximandre et Parménide.
Les prédé esseursde ce philosophe dans IV
ionienne, Thaïes, Pherécyde, Anaximandre,
avaient été physiciens et astronomes. Anaxi-
mène continua leurs travaux. On lui attribue
d'avoir enseigné la solidité des cieux, et leur
mouvement autour de la terre supportée par
l'air. Dans l'origine delà science astronomique,
il dut en effet paraître assez naturel de penser
que le ciel était une voûte sphérique et solide
à laquelle étaient fixés les astres, qu'un mou-
vement diurne entraînait d'orient en occident.
Anaximène parait aussi avoir perfectionné l'u-
sage des cadrans solaires, inventés par Anaxi-
mandre.
Le système cosmogonique d'Anaximène s'é-
carta de celui d'Anaximandre pour se rapprocher
de celui de Thaïes. Ce n'est pas, toutefois, qu'il
soit complètement semblable à ce dernier : il y
a entre eux cette différence, que l'un admet l'eau
pour premier principe, et l'autre l'air. Mais il
est à remarquer qu'Ana-ximène abandonna l'hypo-
thèse de l'infini, adoptée par Anaximandre, pour
se ranger avec Thaïes à la doctrine d'un élé-
ment unique, considéré comme élément généra-
teur. Cet élément, c'est l'air, auquel Anaximène
assigna pour attributs fondamentaux l'immen-
sité, l'infinité et le mouvement éternel : Anaxi-
menes aéra Deum statuit, esseque immensum et
infinit um, et semper in molu (Cic, de Nat.
Deor.} lib. I, c. x). En vertu de son infinité, l'air
est tout ce qui existe et peut exister; il rem-
plit l'immensité de l'espace; il exclut tout être
étranger à lui. En vertu de son mouvement éter-
nel et nécessaire, l'air subit une série de dila-
tations et de condensations, qui produisent, d'un
côté, le feu, de l'autre, la terre et l'eau, les-
quelles, à leur tour, donnent naissance à tout le
reste : Anaximenes infinilum aéra dixit, a quo
omnia gignerentur.... Gigni aulem lerram, a-
quam, ignem, tum ex hia omnia (Cic, Quœst.
acad., lib. II, c. ni). Toutefois, il faut se garder
d'envis.iger la production du ieu, de l'eau et de
la terre, comme une transformation de la sub-
stance primitive en substances hétérogènes. Dans
le système d'Anaximène, la substance primor-
diale ne s'altère pas à ce point, et lorsque, par
l'effet de la dilatation ou de la condensation,
elle donne naissance au feu, à l'eau, à la terre,
on ne doit voir là autre chose qu'un change-
ment de formes, la substance demeurant une et
identique; et cette substance, c'est l'air, prin-
cipe d'où tout émane, et où tout retourne.
Le progrès de la philosophie devait un jour
conduire le plus célèbre des Ioniens, Anaxagore,
à reconnaître deux principes éternels : la cause
matérielle, •'j'/n, et la cause intelligente, voù;.
Anaximène, ainsi que son prédécesseur Anaxi-
mandre, n'admet ostensiblement que le premier
de ces deux principes. Est-ce à dire qu'il rejeta
formellement le - 1 ' Non, assurément. Ce
ANCI
— 65 —
ANCI
qu'on peut avancer avec le plus de certitude, c'est
que ce second principe ne joue aucun rôle dans
son système. Ainsi, dans la cosmogonie d'Anaxi-
mène, les modifications successives que subit la
substance primordiale, en vertu de la condensa-
tion et de la dilatation, s'effectuent fatalement,
et en l'absence de toute cause providentielle, at-
tendu que cette dilatation et cette condensation,
d'où résultent toutes ces modifications, sont elles-
mêmes la conséquence nécessaire d'un mouve-
ment inhérent de toute éternité à l'élément gé-
nérateur.
Indépendamment des histoires générales de la
philosophie, on peut consulter Tiedemann, Pre-
miers philosophes delà Grèce, in-8, Leipzig, 1780
(ail.). — BouterweJc, de Primis philosophiez
grœcœ deerctis physieis, dans les Mémoires de
la Société de Goëttingue, 1811. — S;hmidt, Dis-
seriatio de Anaximensis Psychologia, Iéna,
1689. — C. M dlet, Histoire de la Philos, ion.,
art. Anaximène, in-8, Paris, 1842. — Voy. en-
core : Diogène Laërce, liv. II, ch. n. — Aristote,
Metaphys., lib. I, c. m. — Simplicius, in Physic.
Aristot., 1'°* 6 et 9. — Cic, Acad. quœst., lib. II,
c. xxxvn. — Plutarch., de Placit. philos., lib. I,
c. ni. — Stob., Eclog., lib. I. — Sextus Empiricus,
Hypolh. Pyrrh., lib. III, c. xxx; Adv.Mathem.,
lib. VII et IX. ' X.
ANCILLON (Jean-Pierre-Frédéric), né en
1766, à Berlin, appartient à une famille de pro-
testants français établis en Prusse depuis la revo-
cation de l'édit de Nantes. Son père, ministre,
prédicateur et théologien distingué, a laissé quel-
ques écrits philosophiques. Frédéric Ancillon
fut d'abord ministre protestant, puis professeur
à l'Académie militaire, membre de l'Académie
des sciences de Berlin, conseiller d'État, secré-
taire d'ambassade, et enfin ministre des affaires
étrangères du roi de Prusse. Sans parler de plu-
sieurs traités théologiques, il a composé des ou-
vrages sur la politique et sur l'histoire, dont le
plus remarquable est son Tableau des révolutions
du système politique de V Europe depuis lequin-
zième siècle. Quant à ses publications philo-
sophiques, sans annoncer un penseur original et
profond, elles assurent à l'auteur une place dis-
tinguée dans la réaction spiritualiste qui a mar-
que le commencement du xixe siècle. Elles ont
contribué à faire valoir et à propager des idées
saines, élevées, et à ramener les esprits à des
opinions sages et modérées en philosophie, en
littérature et en politique. L'idée dominante qui
fait le fond de tous ses écrits, est celle d'un
milieu à garder entre les extrêmes. Ce principe,
excellent comme maxime de sens commun à
cause de l'esprit de sage modération et de conci-
liation qu'il recommande, a le défaut d'être vague
et indéterminé comme formule philosophique, et
de ne pouvoir s'énoncer d'une manière plus pré-
cise sans devenir lui-même exclusif, absolu, étroit.
Il est d'ailleurs emprunté à un ordre d'idées qui
ne peut s'appliquer aux choses morales et à la
philosophie : dès qu'on le prend à la lettre, il se
résout dans un principe mathématique. Cette
idée d'un milieu entre les contraires est fort
ancienne. Aristote, comme on sait, faisait con-
sister aussi la vertu dans un milieu entre deux
extrêmes, et, avant lui, Pythagore, appliquant
au monde moral les lois mathématiques, défi-
nissait la vertu un nombre carré, et la justice
une proportion géométrique. M. Ancillon n'a
sans doute pas voulu donner à son principe la
rigueur d'une formule mathématique; mais
alors que signifie ce principe? On conçoit que
Ton prenne le milieu d'une ligne, que l'on dé-
termine le centre d'un cercle, que l'on établisse
une proportion entre deux quantités; mais quel
DICT. PHILOS.
est le juste milieu entre deux opinions contra-
dictoires, entre le oui et le non, entre deux sys-
tèmes dont l'un nie ce que l'autre affirme, par
exemple, entre le matérialisme et le spiritua-
lisme, l'athéisme et le théisme, le fatalisme, et
le libre arbitre? C'est, direz-vous, d'admettre à
la fois l'esprit et la matière, le monde et Dieu,
la liberté et la nécessité. Sans doute, le sens
commun peut se contenter de cette réponse : il
n'est pas obligé de mettre d'accord les systèmes
et de résoudre les difficultés qui naissent de l'a-
doption des contraires; mais elle ne saurait sa-
tisfaire la philosophie, dont le but est préci-
sément de chercher ie rapport entre des termes
opposés : on n'est philosophe qu'à cette con-
dition. Le panthéisme, le matérialisme et le
scepticisme ne sont arrivés à des conséquences
extrêmes, que parce qu'ils ont voulu expliquer
l'existence simultanée de l'infini et du fini, de
la matière et de l'esprit, de la vérité et de l'er-
reur. Ne pouvant parvenir à concilier les deux
termes, ils ont sacrifié l'un à l'autre. Il est donc
évident qu'il ne suffit pas de prendre un milieu
entre la matière et l'esprit, ce qui n'est rien du
tout, ou ressemblerait tout au plus à la fiction
du médiateur plastique; il faut montrer comment,
l'esprit étant, la matière peut exister, et comment
ils agissent l'un sur l'autre en conservant leurs
attributs respectifs. Il en est de même du fini et
de l'infini, de la liberté dans son rapport avec
Dieu et la prescience divine. Le seul moyen de
se placer entre les systèmes qui ont cherché à ré-
soudre ces grandes questions, c'est de proposer une
solution nouvelle et supérieure. Le rôle de média-
teur n'est pas aussi facile qu'on pourrait le croire
d'après M. Ancillon ; il impose des conditions
que les plus grands génies, Leibniz entre autres,
n'ont pu remplir. Quoi qu'il en soit, la doctrine
d'un milieu entre les systèmes opposés n'offre
aucun sens véritablement philosophique ; ellfl
n'explique rien, ne résout rien; elle laisse toutes
les questions au point de vue où elle les trouve.
Elle n'est vraie qu'autant qu'elle se borne à re-
commander la modération, l'impartialité, qu'elle
invite à se mettre en garde contre l'exagération.
Elle suppose d'ailleurs une condition essentielle,
la connaissance approfondie des opinions et des
doctrines que l'on cherche à concilier. Or, M. An-
cillon n'a pas étudié à fond les systèmes de l'an-
tiquité; on peut s'en convaincre par la manière
dont il juge Platon, et les autres philosophes
grecs. Il est plus familiarisé avec les travaux de
la philosophie moderne. Cependant l'exposition
qu'il fait des grands systèmes qui marquent son
développement, est faible et superficielle. Sa cri-
tique est étroite et ses conclusions sans portée.
Il ne sait pas se placer à la hauteur des théories
qu'il a la prétention de juger. Tout ce qu'il a
écrit en particulier sur la philosophie allemande,
sur Kant, Fichte, Schelling, atteste cette insuffi-
sance. Parmi les philosophes allemands, sa place
est marquée dans l'école de Jacobi. Il adopte,
comme lui, le principe du sentiment, et il fait de
la foi la base de la certitude; mais il appartient
plutôt à l'école française éclectique et psycholo-
gique : son principe du milieu est une base un
peu étroite de l'éclectisme; il donne pour point
de départ à-la philosophie l'analyse du moi, et
ramène tout aux faits primitifs de la pensée,
comme constituant les véritables principes. Il
possède à un degré assez émineiit le sens psy-
chologique, et c'est là ce qui lait le principal
mérite de ses écrits. Il a développé dans un style
clair, précis, qui ne manque ni de force ni d'élo-
quence, des points intéressants de psychologie,
de morale, d'esthétique et de politique. — Ses
principaux ouvrages philosophiques sont les sui-
h
AMUl
— 66
vanta : Mélangea de littérature cl de philosophie,
2 vol. in-8, Paris, %' édit., 1800; — Essais phi-
losophiques, ou Nouveaux mélanges de littéra-
ture ci de philosophie, 2 vol. in-8, Genè
Paris. 1817; — Nouveaux essais de politique et
de philosophie, 2 vol. in-8, Paris, 182'»; — du
Médiateur cuire le* extr 'mes : lrc partie, Histoire
cl Politique, in-8, Berlin, 1828; 2" partie, Phi-
losophie et Poésie, in-8, Berlin, 1831. Ch. B.
ANDALA (Ruard), né dans la Frise en 1665, et
mon. en 1727. Comme penseur, il est sins origi-
nalité, et n'a aucune valeur dans l'histoire de la
science; mtis il fut un des plus zélés défenseurs
et des interprèles les plus éclairés de la philoso-
phie cartésienne, qu'il essaya d'appliquer à la
théologie. Voici les titres de ses principaux écrits :
Exercilaliones academicce in philos, primam cl
naturalem, in quibus philos. Cartesii e
confirmât ûr el vindicatur, in-4, Franeker, 1709.
— Synlagma theologico-physico-melhapl
cum, in-4, ibid., 1710. — Cartesius verus Spi-
nozismi eversor el physicœ experimentalis ar-
chitectes, in-4, ibid., 1719. C'est la réfutation de
l'ouvrage de Regius qui a pour titre : Cartesius
verus Spinozismî archilecius. — And lia est éga-
lement l'auteur d'une Appréciation de la nu
de Geulinx (Examen Ethicae Geulinxii, in-4,
1716).
ANERÉ (Yves-Marie) naquit à Châteaulin, en
Basse Bretagne, le 22 mai 1675. Il fit ses études,
y compris sa philosophie, à Quimper, avec un
grand succès. Sa pieté naturelle, encore déve-
loppée par les exemples de sa famille et un pen-
chant décidé pour la retraite et les travaux de
l'esprit, lui inspirèrent à dix-huit ans le désir de
se vouer à la vie monastique. Il entra donc en
1693 chez les Jésuites, malgré les sages avertis-
sements de quelques amis qui, connaissant son
caractère et l'esprit de la célèbre compagnie,
semblaient prévoir l'avenir. En effet, à peine eut-
il pris l'habit religieux que commen.e la série
des malheurs et des persécutions dont fut rem-
plie la première partie de sa longue vie. Selon
l'expression de M. Cousin, André s'était égaré
chez les Jésuites. Son esprit était trop indépen-
dant, son caractère trop ferme pour se plier à
toutes les exigences de la Société. Enfin il est
ordonné prêtre au commencement de 1706. C'est
durant son séjour à Paris qu'il rencontra Mile-
branche, qui lui révéla la philosophie de Des-
cartes comme le Traité de l'homme la lui avait
révélée à lui-même. Dès lors André devint le plus
sincère adepte de cette philosophie et le plus
chaud ami de Milebranche. Les Jésuites, qui pro-
clamaient le cartésianisme une doctrine aussi
absurde qu'impie, aussi contraire à la foi qu'à
la raison, éloignèrent au plus vite le jeune
prêtre de Paris et de son illustre ami, et l'en-
voyèrent pour y terminer sa théologie à la Flèche,
malgré ses plaintes et ses réclamations portées
hautement jusqu'à Rome auprès du Père géné-
ral. Do h Flè lie, transporté à Rouen pour y
achever son noviciat, puis au collège d'Hesdin,
où il est chargé d'une basse classe, averti, amendé
ou supposé tel, on lui confie enfin en 1709 la
chaire de philosophie du collège d'Amiens, où
l'on reconnut dans son enseignement l'influence
do trine de M débranche, m, us assez voilée
pour qu'on se contentât d'exiger du professeur
un écrit où il s'engageait à se prononcer à l'a-
venir pour les doctrines de la Compagnie. On
lui fil cependant quitter encore la ch dre de phi-
losophie d Amiens pour 'celle de Rouen, dans la-
quelle son enseignemenl puni d'abord si satis-
tnt qu'on l'admit, en récompense, à la der-
nière prof lion, qui le faisait dé idément Jé-
suite. Mais le cartésienne tarda pas à se montrer
AN Dit
de nouveau , condamné à se rétracter publ
ment, il se soumit, mais la douleur duis I |
On lit du professeur incorrigible an père épi-
rituel, que l'on envoya à AJençon en 1713. un
nouveau sujet d'épreuves l'y attendait. Il con-
damnait bien avec sa compagnie les cinq pro-
positions di par la bulle (jni-
genitus, mus m ne pouvait ni approuver ni
"répéter les invectives el les calomnies dont les
Jésuites accablaient les Jansénistes. Sa modé-
ration parut de la froideur et sa charité une
hostilité déguisée. Envoyé d'Alençon à Axras,
d'Arras à Amiens, il est accusé dans cette ville
d'être l'auteur d'une violente brochure contre les
Jésuites. On fouille ses papiers et ses livres;
alors se révèle aux yeux de la compagnie indi-
le grand crime dont le révérend Père était
bien réellement coupable. Une vie de Male-
bran he, où le cartésianisme était donné comme
la seule philosophie raisonnable et chrétienne,
où les doctrines du corps, sa morale pratique'.
son personnel enfin étaient sévèrement jugés, se
trouve, presque achevée, au nombre des ouvra-
ges à la composition desquels le P. André con-
sterait ses loisirs. On ne peut plus s'y mépren-
dre, c'est un faux frère ; c'est un serpent que la
So iété porte dans son sein et qu'il est temps
d'écraser. On le livre donc, sous un prétexte
quelconque, à la justice du siècle, et il est,
comme un criminel, enfermé à la Bastille. Là, a
ce qu'il paraît, le cœur lui manqua. Effrayé de
l'avenir dont il se voyait menacé, songeant sans
doute à cet abbé Blache que des causes analogues
avaient amené quelques années auparavant entre
ces mêmes murs où il venait de mourir, il con-
fesse ses torts et en demande parcîon à ses su-
périeurs et à toute la compagnie dans une lettre
qui attendrit probablement ses juges, car on le
retrouve bientôt à Amiens, où il reprend ses fonc-
tions un moment interrompues. D'Amiens enfin
on l'envoie à Caen, en 1726, où il est chargé de la
mathématique, comme on disait alors.
Là se fixe sa vie errante, et s'arrêtent les per-
sécutions dont il avait été l'objet. Dans celte
ville de calme et de silence, le P. André passe
les trente-huit années qui lui restent, estimé de
tous les personnages influents dont la haute so-
ciété se compose. Son évêque, M. de Luynes,
s'engige à le défendre envers et contre tous; et
le souvenir de la Bastille contient dans les limites
qu'il s'est lui-même posées, et son cartésianisme
et l'audace de ses jugements. Admis à l'Académie
des sciences, arts et belles-lettres, il en devient
un des membres les plus laborieux. Quelques-uns
des écrits qu'il rédige pour ses séances répan-
dent au loin sa réputation. Aussi tous les hommes
de quelque valeur qui traversent la ville vien-
nent lui rendre visite. On lui écrit de toutes
parts pour prendre son avis sur différentes ques-
tions de théologie, de littérature ou de science;
et si parmi les correspondants dont sa jeunesse
dut être aussi heureuse que fière nous trouvons
Malebranche, au nombre de ceux dont sa vieil-
lesse s'honore nous comptons Fontenelle. Ce ne
fut qu'en 1759, à quatre-vingt-quatre ans, que le
courageux vieillard auquel ses supérieurs avaient
souvent offert sa retraite, consentit enfin à quit-
ter son enseignement et à prendre le repos que
réclamait son grand âge. Lorsqu'en 1762 la
compagnie de Jésus commença à se dissoudre^
le collège qu'elle dirigeait à Caen ayant été
fermé, le P. André se retira, sur sa demande,
chez les chanoines de l'Hôtel-Dieu, qui l'accueil-
lirent avec respect, et le parlement de Rouen
subvint généreusement à tous ses besoins. Il y
mourut dans sa quatre-vingt-neuvième année,
le 26 février 1764.
ANDR
— 67 —
ANDR
Le P. André a beaucoup écrit. L'Essai sur
le Beau, qui a paru pour la première fois en
1741, se compose de huit discours, lus à l'Aca-
démie de Caen. On y remarque une foule de
pensées agréables et ingénieuses. Le P. André
distingue trois sortes de beau : 1° un beau essen-
tiel et indépendant de toute institution, même
divine; 2° un beau naturel et indépendant de
l'opinion des hommes, mais d'institution divine;
3° un beau d'institution humaine, jusqu'à un
certain point arbitraire. Il étudie successive-
ment ces trois espèces de beauté dans le beau
sensible ou le beau considéré dans les corps, et
dans le beau intelligible ou le beau considéré
dans les esprits ; dans le beau sensible qui est ou
visible ou musical ; dans le beau intelligible qui
est moral ou spirituel. L'idée du beau, sous tou-
tes ses formes, se réduit à peu près pour le
P. André aux idées d'ordre et d'unité.
Vient ensuite le Traité de l'homme, c'est-à-
dire une suite de discours sur les principales
fonctions du corps, sur les divers attributs de
l'âme, et sur l'union de l'àme et du corps. On y
reconnaît l'influence de la philosophie de Des-
cartes et de Malebranche. Outre ces deux ouvra-
ges, le P. André a laissé beaucoup de manuscrits,
dont la bibliothèque publique de Caen possède
maintenant la plus grande et probablement la
meilleure partie. On y remarque un traité de
métaphysique (Metaphysica sive Theologia na-
turalis, grand in-folio de 128 pages) ; un traité
de physique {Physica, grand in-4 de 153 pages),
et un volume in-4 de 464 pages, contenant de
longs extraits de Descartes et de Malebranche,
avec ses observations en marge. Son plus im-
portant travail est très-probablement cette Vie
de Malebranche. prêtre de l'Oratoire, avec l'his-
toire et l'abrège de ses ouvrages, dont nous ne
connaissons encore que le titre et la première
phrase : Depuis qu'il y a des hommes, on a tou-
jours philosophé.
Le P. André, tout en professant le plus grand
respect pour Platon et saint Augustin, avait ce-
pendant une préférence marquée pour Descartes
et Malebranche : « Hors de Malebranche et de
Descartes, disait-il, en philosophie, point de sa-
lut ! »
Son Cours de philosophie comprenait : 1° la lo-
gique; 2° la morale; 3° la métaphysique ; 4° la
physique.
Sa Logique nous est complètement inconnue;
nous savons seulement de lui-même qu'elle n'é-
tait qu'un recueil des règles du bon sens, ou se
trouvaient entremêlées des questions choisies et
faciles pour exercer l'intelligence des enfants et
leur apprendre à faire une juste application des
règles qui leur auraient été proposées. Il mépri-
sait profondément cette logicaillerie in abstracto
et in concreto, et ce jargon scolastique, sans
méthode, sans goût, dont l'enseignement public
faisait encore usage.
Sa Morale devait être comme une logique du
cœur. Quelques mots recueillis de sa bouche ou
détachés de ses livres nous montrent assez quel-
les étaient en cette matière l'élévation et l'indé-
pendance de son esprit. « J'ai, pris, disait-il, pour
règles de mes actions ces deux passages de
l'Écriture : « Omnia propter semetipsum opera-
tus est Dominus; » Dieu m'a donné une âme,
je dois donc l'employer pour sa gloire. « Uni-
cuique manda vit Deùs de proximo suo; » qui
n'est bon qu'à soi, n'est bon à rien. « Je ne me
souviens pas du bien que j'ai fait aux autres ;
je me souviens seulement du bien que les au-
tres m'ont fait. » Dans son premier Discours
sur l'amour désintéressé, il distingue nettement
l'amour de l'honnête qui nous dit comme à des
braves: Suivez-moi, c'est le devoir qui vous ap-
pelle; et l'amour du bien délectable, qui nous
crie comme à des troupes mercenaires: Suives-
moi, je vous payerai comptant.
Sa métaphysique se divise en trois sections :
la première traite des principes de la connais-
sance; la deuxième, de Dieu; la troisième de
l'àme : le tout d'après saint Augustin, et en vue
des vérités chrétiennes que l'enseignement gé-
néral lui semblait trop oublier. Cette métaphysi-
que n'est guère qu'un compromis entre le sys-
tème de Malebranche et le péripatétisme des
Jésuites. L'auteur y prie ses lecteurs de ne pas
l'accuser malicieusement de cartésianisme, au
moment même où, malgré ses dénégations, il est
le plus évidemment cartésien. On comprend que
sans la surveillance de ses supérieurs, il lui était
impossible de ne pas prendre cette précaution
Nous ne citerons de sa Physique que le para-
graphe qui la termine : « Voilà tout ce que j'a-
vais à dire, ou plutôt tout ce qu'il m'était permis
de dire sur la philosophie. S'il y a ici quelque
vérité, qu'on la rapporte à la source et au prin-
cipe- suprême d'où toute vie émane ; si on y
trouve parfois le faux mêlé au vrai, l'absurde au
probable, l'incertain au certain, qu'on impute ce
mélange en partie à ma faiblesse, en partie aussi
aux nécessités de mon enseignement.... Que si
quelqu'un me demandait pourquoi cette philo-
sophie, qui devait être toute chrétienne, n'a pas
toujours évité, ainsi que le lui prescrivait l'Apô-
tre, les questions ridicules, qu'il veuille bien,
je l'en prie, faire lui-même la réponse. Je ne
voulais qu'une chose, en écrivant ce livre : mon-
trer qu'il n'est pas une partie de la philosophie
qui ne puisse être chrétiennement traitée par
un philosophe chrétien ; mais remplir ce cadre,
c'est ce que je laisse à des gens plus heureux et
plus habiles. »
Voici la liste des ouvrages du P. André, tant
imprimés que manuscrits : 1° les Œuvres du
Père André, publiées par l'abbé Guyot, 4 vol.
in-12, Paris, 1766; 2° les Œuvres du Père An-
dré, de la compagne de Jésus, avec notes et
introduction, par M. Victor Cousin, un fort vol.
in-12, Paris, 1843; 3° ses manuscrits conservés
à la bibliothèque de Caen; 4° deux recueils ma-
nuscrits d'un de ses élèves, M. de Quens, le Re-
cueil Mézeray et le Recueil J., conservé dans la
même bibliothèque; 5° le Père André, ou Docu-
ments inédits sur l'histoire philosophique, reli-
gieuse et littéraire du xvnr' siècle, publiés par
MM. A. Charma et G. Mancel, 2 vol. in-12, Caen,
1843 et 1844.
ANDRONICUS de Rhodes, ainsi appelé du
nom de sa pairie, naquit à peu près cinquante
ans avant l'ère chrétienne, et passa à Rome la
plus grande partie de sa vie, consacrée à l'ensei-
gnementdelaphilosophieperipateticienne.il jouit
d'une grande célébrité, non pas comme philoso-
phe, mais comme éditeur des ouvrages d'Aris-
tote, et dont la plupart jusqu'alors étaient très-peu
connus. Cependant il ne faudrait pas croire, sur
la parole de Strabon (liv. XIII, ch. dcviii), qu'ils
ne le fussent pas du tout ; il est à peu près cer-
tain, au contraire, que la bibliothèque d'Apelli-
con, où Sylla avait trouvé les ouvrages du Sta-
girite, ne les renfermait pas seule, et qu'il en
existait aussi plusieurs copies à la bibliothèque
d'Alexandrie. Voici, d'après les recherches les
plus récentes, à quoi se réduisent sur ce sujet les
travaux d'Andronicus : 1° il livra à la publicité,
avec des tables et des index de sa composition,
les manuscrits qui lui furent communiqués des
deux philosophesgrecs ; 2° il classa tous les écrits
d'Aristote et de Théophraste par ordre de matières,
les distribuant en divers traités (upaY^aTeiai) et
ANGE
— 68 —
ANGL
réunissant en un seul corps divers morceaux dé-
tachés sur un même sujet; outre cet arrange-
ment général, il chercha à déterminer 1 ordre
et la constitution de chaque ouvrage en particu-
lier: 3° il exposa les résultats de son travail
dans chaque ouvrage en divers livres, ou il
traitait, en général, de la vie d'Anstole et de
Théophraste, ainsi que de l'ordre et de l'authen-
ticité de leurs écrits. C'est là sans doute qu î
faisait connaître les raisons pour lesquelles il
rejetait, comme non authentiques, le livre de
l'interprétation et l'appendice des catégories,
désigné chez les Latins sous le nom de Posl
prœdicamenta. Mais la première de ces deux
assertions a été victorieusement combattue par
Alexandre d'Aphrodise, et la seconde par Por-
phyre (Boeth., in. lib. delntcrpret.). Andronicus
a aussi publié deux commentaires, l'un sur la
Physique, l'autre sur les Catégories d'Anstote,
et un livre sur la Division que Plotin estimait
beaucoup. Tous ces ouvrages sont aujourd'hui
perdus, et il serait même difficile de restituer
en entier l'ordre dans lequel il a divisé les écrits
d'Aristote. C'est à tort qu'on a voulu lui attribuer
un traité des passions (7repi ilaôiiv), imprimé à
Augsbourg en 1594, et une paraphrase sur la mo-
rale à Nicomaque, publiée avec la traduction
latine à Leyde en 1617, et à Cambridge en 1679.
Voyez, pour les travaux d'Andronicus sur Aris-
tote, Stahr, Aristotelia, deuxième partie, p. 222
et seq. — Brandis, dans le Musée du Rhin (en
ail.), t. I. — Ravaisson, Essai sur la Métaphy-
sique d'Aristote, in-8, Paris, 1837, liv. I, ch. u.
— Buhle, édit. d'Arist., 5 vol. in-8, Deux-Ponts,
1791, t. I.
ANÉPONYME (Georges), philosophe grec du
xme siècle, connu par ses Commentaires sur Aris-
tote, et principalement par celui qui traite de
l'Organum. 11 a pour titre : Compendlum philo-
sophiœ, sive Organi Aristolelis, graec. et lat.;
édit. Joh. Wegelin, in-8, Augsbourg, 1600.
ANGELUS SILESIUS, poëte-philosophè, né
en 1624 à Glatz ou à Breslau. et mort dans cette
dernière ville en 1677. Ce nom, sous lequel il a
acquis en Allemagne une certaine célébrité, n'est
qu'un nom, d'emprunt, car il s'appelait Jean
Schelfler. Élevé dans le protestantisme, et d'a-
bord médecin du duc de Wurtemberg, il se con-
vertit à la foi catholique, entra dans les ordres
et fut nommé conseiller de l'évêque de Breslau.
Dès sa plus tendre jeunesse il s'était nourri des
œuvres de Tauler, de Bœhm et de quelques
autres mystiques dont il adopta les opinions en
les portant, au moins sous le rapport métaphysi-
que, à leurs dernières conséquences. Son système,
ou plutôt sa foi, comme celle de tous les hommes
de la même école, lorsqu'ils sont d'accord avec
eux-mêmes, est un vrai panthéisme fondé sur le
sentiment ou sur l'amour. 11 pensait que Dieu,
dont l'essence est tout amour, ne peut rien aimer
qui soit au-dessus de lui-même. Mais cet amour
de Dieu pour lui-même n'est pas possible, si
Dieu ne sort, en quelque façon, des profondeurs
de sa nature ou de l'abîme de l'infini, pour se
manifester à ses propres yeux ; en un mot, s'il
ne se fait homme. Dieu et l'homme sont donc au
fond le même être, ils se confondent dans le
même amour; et cet amour infini se développe,
s'élève éternellement ainsi que l'homme, sans
lequel il n'existerait pas. Tout se résume en une
sorte d'apothéose successive de l'humanité ; aussi
n'a-t-on pas manqué, en Allemagne, de regarder
cette doctrine comme un antécédent, et peut-
être comme le modèle de celle de Fichte. An-
gélus Silesius n'a jus exposé ses opinions sous
une forme scientifique; maison les trouve dis-
séminées dans un grand nombre de cantiques
spirituels et de sentences poétiques. Quelques-
unes de ces dernières, que nous allons es
de traduire, suffisent pour donner une idée de
son style et de BS -minante :
« Rien n'existe que Dieu et moi, et si nous
n'existions pas l'un et l'autre, Dieu ne serait plus
Dieu et le ciel s'ébranlerait. »
« Je suis aussi grand que Dieu, il est aussi
petit que moi; nous ne pouvons être ni au-dessus
ni au dessous l'un de l'autre. »
« Dieu, c'est pour moi Dieu cl l'homme; moi
je suis pour lui l'homme et Dieu • je le désaltère
dans sa soif; il vient à mon aide dans le be-
soin. »
« 0 banquet plein de délices! c'est Dieu lui-
même qui est le vin, les aliments, la table, la
musique et le serviteur. »
« Lorsque Dieu était caché dans le sein d'une
jeune fille, alors le point renfermait en lui le
cercle tout entier. »
Ces deux dernières strophes nous rappellent,
par l'expression aussi bien que par les idées, les
doctrines kabbalistiques qui, déjà dévoilées en
partie par Reuchlin et Pic de la Mirandole, com-
mençaient alors à se répandre parmi les chré-
tiens. Les ouvrages publiés par Angélus Silesius
sont ses Cantiques spirituels, Breslau, 1657. —
Psyché affligée, ib., 1664. — La Précieuse perle
évangélique, Glatz, 1667. — Le Chérubin voya-
geur (littéralement le Voyageur chérubiniqué) .
Glatz, 1674. Aucun de ces divers écrits n'a encore
été traduit, soit en latin, soit en français. On en
a publié des extraits sous les titres suiyants :
Sentences poétiques d 'Angélus Silesius, in-8,
Berlin, 1820. — Collier de perles, ou sentences,
etc., in-8, Munich, 1831. — Angélus Silesius et
St Martin, in-8; Berlin, 1833. L'auteur de ce
recueil est la célèbre Rachel de Varnhague. —
Enfin on pourraaussi consulter avec fruit Mùller,
Bibliothèque des poètes allemands du xvne siècle,
Leipzig, 1826.
ANGLAISE (Philosophie). L'histoire de la
scolastique en Angleterre rentre dans l'histoire
générale de la philosophie du moyen âge; d'au-
tre part, l'histoire de la philosophie écossaise
mérite, par le nombre, par l'importance, et sur-
tout par le caractère de ses travaux, qu'il en son
traite spécialement.
La philosophie anglaise ne commencerait donc
qu'avec le xvne siècle et aurait pour théâtre
l'Angleterre proprement dite. Mais si, dans ces
limites de temps et d'espace, on compte un assez
grand nombre de philosophes anglais, on ne
peut pas dire qu'il y ait une philosophie anglaise.
Il n'y a d'école philosophique qu'à la condition
que dans un certain pays ou dans un certain
temps, un groupe ou une succession de philoso-
phes aient professé sur les points capitaux de la
philosophie des opinions identiques ou sembla-
bles. Or, les problèmes fondamentaux de la phi-
losophie ont reçu en Angleterre, depuis plus de
deux siècles, les solutions les plus différentes et
même les plus opposées.
On ne peut, cependant, ne pas reconnaître une
certaine unité, sinon dans les doctrines, au moins
dans l'esprit général et la méthode de la plupart
des philosophes anglais. Malgré des différences
profondes et d'éclatantes exceptions, un même
goût pour l'expérience, surtout pour l'expérience
qui se fait par les organes des sens, une cer-
taine horreur instinctive de la raison et de la
métaphysique, l'amour des questions d'un intérêt
immédiat et des solutions qui semblent prati-
ques, ce sont là des traits communs au plus
grand nombre des philosophes anglais, mais qui
en font des esprits d'une même trempe, des
hommes d'une même nation, plutôt que des phi-
AMM
— 69 -
A MM
Josophes d'une même école; attachés à un même
dogme.
ANIMISME. On désigne par ce mot la doc-
trine qui fait de l'âme le principe de la vie. Le
nom est tout moderne, mais l'attribution de la vie
à l'âme comme à son principe est très-ancienne.
On peut même dire que cette opinion est com-
mune à tous les philosophes de l'antiquité, aux
Ioniens, aux Pythagoriens, aux Éléates, même
aux atomistes, a Platon, à Aristote, aux Stoïciens,
aux néo-platoniciens. C'est aussi l'opinion qui
domine dans la scolastique. L'animisme est re-
présenté dans les temps modernes par Paracelse,
Robert Fludd, Van Helmont, Stahl; il l'est de
nos jours par un certain nombre de philosophes
et de physiologistes distingués, il a même un
organe de publicité périodique dans la Revue
médicale.
Mais ces mots : « L'âme est le principe de la
vie, » peuvent être le résumé trompeur, quoique
littéralement exact, d'opinions très -diverses,
quelquefois même absolument contraires.il faut
donc distinguer de nombreuses et très-impor-
tantes variétés dans l'animisme.
L'animisme des Ioniens, et plus généralement
des philosophes antérieurs à Platon, est grossier,
confus, matérialiste et profondément différent
de l'animisme de Stahl ou de celui de nos jours.
Pour les Ioniens, le principe de la vie c'est
l'âme, il est vrai ; mais l'âme étant un air ou un
feu ou quelque autre matière plus ou moins
subtile, le principe de la vie est matériel. L'ani-
misme de Platon est moins grossier, mais il n'est
guère plus scientifique : l'âme est toujours le
principe de la vie, mais ce n'est pas l'âme rai-
sonnable, immortelle, immatérielle, \ovc, c'est
une âme inférieure, déraisonnable et périssable.
1." mimisme de Galien tient à la fois de celui de
Platon et de celui des Ioniens ; car, s'il admet
la distinction platonicienne des trois âmes et
n'attribue qu'à l'âme inférieure le principe delà
vie, il ne fait même pas immatérielle et impé-
rissable l'âme raisonnable. L'animisme pan-
théiste des Stoïciens ne diffère pas sensiblement
de l'animisme matérialiste des Ioniens. Celui de
Paracelse, Robert Fludd, Van Helmont, se rap-
proche beaucoup de la doctrine de Platon. Selon
Paracelse, l'homme est formé d'un corps, d'un
esprit intelligent et d'une âme sensible; la vie
a son principe dans cette âme intermédiaire,
distincte à la fois du corps et de l'esprit. C'est
de la même manière que Fludd distingue trois
âmes et n'attribue les fonctions de la vie organi-
que qu'à l'âme inférieure. Enfin, l'archée prin-
cipal, incorporel mais périssable de Van Helmont
est de la même matière que l'âme inférieure des
précédents.
Autre est l'animisme d'Aristote. Dans le traité
de VAme. Aristote distingue quatre sortes d'âmes,
l'âme nutritive, l'âme sensible, l'âme locomotrice
et l'âme raisonnable, et fait de la première le
principe de la vie. Mais ces quatre sortes d'âmes
ne sont pas des âmes différentes qui se sur-
ajoutent dans un même être vivant, sensible,
marchant, raisonnable comme l'homme. Ce sont
les fonctions diverses et hiérarchiques dont l'â-
me d'un végétal remplit la première, l'âme d'un
zoophyte la première et la seconde, l'âme d'un
animal les trois premières, et qu'assume toutes à
1 1 fois l'âme humaine. La doctrine d'Aristote est
donc sensiblement différente de celle de Platon.
Toutefois, cette immortalité de l'âme raisonnable
dont parle si brièvement Aristote à la fin de son
Traité est difficilement conciliable avec la par-
faite unité de l'âme humaine et rapproche sa
doctrine de celle de Platon.
L'animisme de Stahl est tout à fait différent
des précédents, même de celui d'Aristote. Pour
lui, non-seulement c'est la même âme, l'âme
unique qui à la fois pense et est le principe de
la vie, mais, tandis qu'Aristote considère cette
fonction du gouvernement de la vie comme in-
férieure et ne l'attribue pas à la partie intelli-
gente de l'âme, Stahl fait de l'âme le principe de
la vie précisément parce qu'elle est intelligente
et raisonnable. L'âme de Stahl agit avec une
science parfaite de tout ce qu'elle fait, sans rai-
sonnement, mais avec raison. De plus, cette
âme est très-positivement immatérielle et, selon
la foi, immortelle.
L'animisme de quelques philosophes contem-
porains est aussi ferme que celui de Stahl sur
l'identité de l'âme, pensante et du principe vital,
et sur l'immatérialité de ce principe unique.
Mais il en diffère en ce qu'il n'attribue pas
comme Stahl au principe vital la science de ce
qu'il fait : c'est en vertu d'un instinct qui s'i-
gnore que l'âme pensante accomplit ses fonc-
tions de principe de la vie.
Or, bien que toutes ces doctrines différentes
portent et méritent en apparence le nom d'ani-
misme, il n'y a réellement que les trois dernières,
celles d'Aristote, de Stahl et des contemporains,
les deux dernières surtout, qui soient l'animisme
véritable, franc et conséquent avec lui-même.
En effet, la sincérité, l'originalité et la valeur
de toute doctrine qui attribue à l'âme le prin-
cipe de la vie, dépendent absolument de l'idée
qu'on se fait de cette âme à laquelle on attribue
la vie. Or, ce qui constitue essentiellement l'ani-
misme, ce qui seul peut en faire un système franc,
net et original, ce n'est pas seulement cette at-
tribution équivoque du principe de la vie à une
âme, quoi que ce soit qu'on appelle de ce nom ;
c'est l'attribution de ce principe à une âme imma-
térielle, à un esprit, qui soit à la fois le principe
de la vie et de la pensée. Supprimez cette pre-
mière condition de la spiritualité du principe de
la vie, supposez matérielle l'âme vitale, vous
placez' le principe de la vie dans la matière et
n'avez plus qu'un animisme de nom; en réalité
vous avez une doctrine toute contraire à celle
qui fait du principe de la pensée celui de la viej
parce que la vie lui semble exiger un principe
immatériel ou intelligent. C'est le cas des physi-
ciens d'Ionie. Supprimez cette autre condition
que l'âme, principe de la vie, soit la même âme,
l'âme unique qui pense et raisonne, vous avez
encore un animisme plutôt nominal que réel et
qui se rapproche du double dynamisme de l'E-
cole de Montpellier. Car, celui qui dira que le
principe de la vie n'est pas dans le corps, qu'il
est dans l'âme, mais dans une âme autre que
l'âme pensante et raisonnable, dans une âme
incorporelle peut-être, mais périssable, douée
d'instincts, mais non de raison, répugne préci-
sément à accepter ce qui fait l'originalité et l'es-
sence de l'animisme véritable, à savoir l'identité
de l'âme pensante et du principe vital. C'est le
cas de Platon, de Paracelse, de Fludd, de Van
Helmont et peut-être bien d'Aristote.
Quelles sont les principales fonctions que l'ani-
misme attribue à l'âme dans le gouvernement
du corps? Non-seulement elle entretient la vie
dans l'individu par la nutrition et les autres
fonctions qui en dépendent, mais elle construit
tout entier le corps à la vie duquel elle préside.
Selon quelques animistes, Stahl entre autres,
elle est le médecin naturel de ce corps, elle le
répare quand H est malade, elle est même, par
ses erreurs, le principal auteur de ses maladies;
rien ne se passe dans le corps vivant, que l'âme
ne le sente, ne le sache et dont elle ne soit
cause.
AMM
— 70
Sur quels faits ou sur quels arguments
puic cette doctrine ? Ici eneore les raisons varient
selon les temps et selon les formes de l'ani-
misme. Descartes a d.'-ji remarqué que le com-
mun des hommes, qui ne se rend pas un coi
sérieux de ses croyances, attribue la vie à 1 âme
pour les motifs les plus puérils, par l'habitude
du langage, par la force de la tradition, i
puissance qu'a l'imagination de se substitu
la raison. On se représente la mort comme 1
paration de l'àme et du corps, et l'on en conclut
que c'est l'àme qui est cause de la vie et. de la
mort du corps dans lequel elle entre ou dont elle
se retire. On se représente l'àme elle-même, que
le mitérialisme le plus grossier fait toujours de
la nature la plus subtile et dont les sens veulent
toujours enfermer l'idée dans quelque image,
comme un air ; et, parce que la fonction la plus
apparemment essentielle de la vie vira-
lion qui ne cesse qu'avec elle, on dit que l'àme
s'envole avec le dernier soupir; on appelle mou-
rir expirer, rendre l'àme, efflare animant.
Simples apparences, jeux de mots puérils, mais
qui ont une grande puissance sur la croyance
vulgaire. Des motifs de cette valeur ont certai-
nement contribué à former l'opinion des anciens,
mais ils en avaient aussi de plus scientifiques, et
que l'animisme de nos jours ne renie pas com-
plètement •
Le mouvement a toujours frappé, comme un
phénomène particulièrement considérable et di-
gne d"une cause spéciale, les savants et les philo-
sophes. Kepler donnait une âme aux planètes, et
le mens agitai molem n'est pas seulement l'ex-
pression de la doctrine d'un homme ou d'une
école, il est aussi celle d'une croyance si natu-
relle qu'elle semble instinctive et prend chez
l'enfant toutes sortes de formes. Ce qui distin-
guait les êtres vivants des corps bruts, c'était,
aux yeux des anciens comme aux nôtres, le
mouvement, à savoir le mouvement spontané.
Or, une définition de l'âme très-répandue chez
les premiers physiciens était que l'àme est Ge
qui produit le mouvement. Quelques pythagori-
ciens la définissaient un nomb'ce qui se meut
lui-même. C'est pour cela que les uns faisaient
de l'âme un air ou un feu, et que les atomistes
eux-mêmes donnaient aux atomes de l'âme une
forme plus mobile. C'est pour cela que Thaïes
disait que la pierre d'aimant a une âme parce
qu'elle meut le fer. Ajoutez encore que les an-
ciens ont souvent fait de l'intelligence elle-
même une esptjcxî de mouvement. Le principe
de la vie dont le mouvement est la condition et
l'instrument sera donc l'âme qui, capable de se
mouvoir elle-même et par là de penser, est seule
capable aussi de mouvoir le corps.
Selon la fameuse définition d'Aristote. l'âme
était « l'entéléchie première d'un corps naturel,
organisé, ayant la vie en puissance, «c'est-à-dire
la forme du corps vivant, c'est-à-dire encore un
•des quatre principes de toutes choses. Elle était
forme et par conséquent cause du corps vivant,
parce qu'elle était la perfection réalisée du corps;
a ce titre elle était donc aussi principe du corps,
parce qu'elle en était la cause finale, et enfin
par e qu'elle en était la cause motrice. Il n'y
avait donc que la matière même du corps qui,
des quatre principes nécessaires de toutes choses,
ne fut pas !'
Un des principaux arguments que Stahl à son
tour taisait valoir, c'était que « le mouvement,
<'t i nt une chose incorporelle, ne peut avoir qu'un
principe incorporel comme lui, l'âme. » 11 ap-
puyait in ore sa doctrine sur bien d'autres rai-
sons. 11 disait que l'âme est déjà la cause reconnue
des mouvements volonl lires et instinctifs de lo-
_ AMM
c imotion ; d ut, ''lie .lut être, elli t
la i a use de tous les mouvements gui i omposent
la vie de nutrition. 11 en appelait à l'influence
ble des passions qui précipitent on ra-
lentis troublenl 1 1 diges-
a im ■
sur la régu
•6 ainsi rapportée qu'a une cause iii-
La plus forte de toutes ses raisons et
[es que l'animisme puisse donner est, d'une
part, dans la distinction profondément établie
P .c Stahl des phénomènes vitaux, comme devant
avoir une oau le el des faits mécaniques
ou i himiques. de l'autre, dans la v mité, l'invrai-
semblam e, l'impossibilité de toute autre cause
dans l'absurdité des arebées efasdes médiati
dans la sagesse de 1 %(ia non suut
mulliplicanda prosler nécessitaient.
Aux plus solides d'entre ces arguments, les
animistes contemporains on ajoutent quelques
nouveaux. Ils disent qu'il y a d ins l'âme des phé-
nomènes qui, quoique ne laissent pas
de traces dans la conscience, ce qu'ils appellent
des perceptions insensibles; que la direction des
fonctions vitales est un phénomène de cette i
: qu'il faut distinguer l'âme et le moi, c'est-
à-dire l'àme agissant sans conscience el l'àme
ayant conscience de ses actes; que le principe
de la vie c'est l'âme et non le moi. Quelques-uns
vont plus loin et affirment que l'âme a une con-
science positive de la vie corporelle et de ses
fonctions vitales.
Sans parler de ceux qui ne sont pas même vi-
talistes, c'est-à-dire qui considèrent la vie, non
comme un phénomène spécial, ayant une cause
propre, mais comme un résultat plus savant des
forces mécaniques, physiques ou chimiques, tous
les physiologistes et tous les philosophes qui ad-
mettent que les phénomènes vitaux sont absolu-
ment inexplicables par le jeu des seules forces
qui gouvernent la matière brute, n'attribuent pas
pour cela la vie à l'âme. L'animisme rencontre
donc des adversaires, même parmi les vitalistes
De quelque façon que ceux-ci résolvent le pro-
blème, soit par le double dynamisme, soit par
Vorganicisme, soit même qu'ils s'abstiennent de
conclure et, affirmant la vie comme un phéno-
mène spécial, confessent que la science est encore
impuissante à la rapporter à sa véritable cause,
ils opposent aux principaux arguments des anî
mistes les arguments suivants.
Ils disent que, si l'âme commande les morne
ments de locomotion, soit volontaires, soit in-. •
lontaires, ce n'est pas une raison suffisante pour
croire qu'elle gouverne aussi les fonctions vitales,
car elle a conscience d'être cause des premiers,
mais non pas des secondes; ils disent que l'âme
apprend manifestement par l'expérience àdii
les uns avec précision, tandis que les fonctions
vitales s'exécutent dès le premier instant avec
une régularité à laquelle le temps n'ajoute rien
Us prétendent que, si de l'influence qu'exercent
sur les fonctions vitales les passions de l'âme,
on tire une conclusion favorable à l'animisme.
on peut tirer avec la même rigueur une conclu-
sion tout opposée de l'influence non moins incon
testable des états du corps sur les passions, les
pensées et les volontés. Ils prétendent que l'ani-
misme, fût-il le vrai, ne saurait être qu'une hy-
pothèse, parce que nous ne connaissons certaine-
ment des actes de l'âme que ceux dont nous avons
conscience; or, si l'âme, comme le confessent la
plupart des animistes anciens, modernes ou con-
temporains, n'a pas conscience d'être le principe
de la vie. on ne peut pas nier absolument
doute qu'elle remplisse ce rôle, mais on peut
encore bien moins légitimement l'affirmer 11 y
ANSE
— 71 —
ANSE
en a même qui repoussent la distinction de l'âme
et du moi, qui veulent que l'âme n'accomplisse
aucun acte sans en avoir conscience, et concluent
de ce que l'âme n'a pas conscience de présider
aux fonctions vitales qu'en effet elle ne les gou-
verne pas. Aux rares partisans de l'animisme qui
veulent que nous ayons cette conscience, quel-
ques-uns opposent qu'il y a là une équivoque,
que nous percevons bien sans doute les phéno-
mènes vitaux les plus considérables, surtout lors-
qu'ils sont troubles par la maladie, mais qu'autre
cnose est ce sentiment naturel d'un fait qui se
passe dans le corps, autre chose est la con-
science qu'aurait l'âme d'être elle-même la
cause de ces phénomènes. Ils disent que nous
sentons notre corps, nos organes et les fonc-
tions qui s'accomplissent en eux, mais que
c'est abuser des mots que de dire que nous en
avons conscience. Ils demandent enfin quelle
explication plausible l'animisme peut donner de
la mort naturelle, sans anéantir l'âme raisonna-
ble, en même temps que cesse fatalement sa puis-
sance comme principe de la vie.
On trouvera l'indication des ouvrages à consul-
ter et d'autres renseignements utiles aux articles
Vie. Vitalisme, Dynamisme. Organicisme, Stahl.
A. L.
ANNICERIS de Cyrène florissait environ
300 ans avant l'ère chrétienne, à Alexandrie, où
il fonda la secte très-obscure et très-éphémère
des annicériens. Sa doctrine peut être regardée
comme une transition entre celle d'Aristippe,
dont il commença par adopter entièrement les
principes, et celle d'Épfcure, un peu moins in-
juste envers les besoins moraux de l'homme.
C'est pour cette raison, sans doute, que quelques
anciens l'ont compris dans l'école épicurienne.
Anniceris n'assignait pas à la fin humaine une fin
commune, un but unique vers lequel doivent se
diriger toutes nos actions; mais il prétendait
que chaque effort de la volonté devait avoir une
fin particulière, c'est-à-dire le plaisir qui peut
en être la suite. Il ne croyait pas non plus avec
Épicure que le plaisir ou la volupté fût seulement
l'absence du mal ; car, dans ce cas, disait-il, il
ne différerait pas de la mort. Il voulait, en vrai
disciple de l'école cyrénaïque, le plaisir ou la
volupté dans le mouvement (yioovy) èv y.îvï]<7£i) ;
mais en même temps il s'efforçait d'adoucir les
conséquences qui résultent et qu'on avait déjà
tirées de cette doctrine. Il ne faut pas, disait-il,
que la volupté soit le résultat immédiat de nos
actions ; mais il est quelquefois nécessaire de
renoncer à un plaisir ou de supporter un mal
actuel, en vue d'une jouissance à venir. C'est
ainsi que, dans l'espérance des biens qu'elle nous
apporte, nous saurons, au prix de quelques sa-
crifices, cultiver l'amitié et rechercher la bien-
veillance de nos semblables. Il ne faisait pas
moins de cas des jouissances intellectuelles, et
au lieu de laisser l'homme complètement livré à
ses instincts et à ses passions, il lui recommande
d'extirper en lui les mauvais penchants. Enfin,
le respect des ancêtres, l'amour de la patrie, le
sentiment de l'honneur et de la bienséance ont
également trouvé grâce devant lui C'est toute
la morale d'Épicure d'un point de vue moins
large et sous une forme moins systématique.
Voyez Diogène Laërce, liv. II, ch. xcvi, xcvn et
xcvin. — Suidas, s. v. Anniceris. — Clem.
Alex., Slrom., lib. II, c. ccccxvn.
ANSELME de Laon, surnommé le Scolastique
ou ÏÈcoldtre, étudia, dit-on, à l'abbaye du Bec,
sous saint Anselme. Vers 1076, il vint à Paris où
il enseigna pendant plusieurs années, et alla
ensuite s'établir à Laon. L'école qu'il ouvrit dans
cette dernière ville acquit bientôt une étonnante
célébrité. Parmi ceux qui la fréquentèrent on
cite les noms les plus distingués du xne siècle,
Gilbert de la Porrée, Hugues d'Amiens, Hugues
Métal, Albéric de Reims, Abélard, et même
Guillaume de Champeaux, déjà avancé en âge.
Cependant, le caractère de l'enseignement d'An-
selme justifiait peu ce nombreux concours d'au-
diteurs choisis. Il tenait pour l'autorité exclusive
de la tradition, évitait de soulever de nouvelles
questions, n'approfondissait pas les anciennes, et
se bornait à l'exposition littérale du dogme qu'il
développât, en s'appuyant sur les saints Pères
Abélard, dans une de ses LerC2s dit qu'il n'avait
ni une grande mémoire ni un jugement solide,
qu'on trouvait en lui plus de fumée que de lu-
mière, qu'enfin c'était un arbre qui avait quelques
feuilles, mais qui ne portait pas de fruits. An-
selme mourut en 1117. On lui doit des gloses
interlinéaires et des Commentaires sur l'Ancien
et le Nouveau Testament. — Consultez Histoire
lill. de France, t. X. C. J.
ANSELME (Saint), né à Aoste en Piémont,
en 10j3, mort archevêque de Cantorbéry, le
20 avril 1109, a joué un rôle important dans les
affaires de l'Eglise à la fin du xie siècle. Les
exemples de piété de sa mère Ermenburge lui
inspirèrent le désir d'embrasser la vie mo-
nastique. Son père, qui s'y était d'abord opposé,
suivit plus tard son exemple, et, après avoir
passé sa vie dans le monde, la termina dans un
monastère. Anselme s'était arrêté au Bec en Nor-
mandie, dans un couvent de l'ordre de Saint-Be-
noit dont l'abbé se nommait Herluin. Séduit par
la sagesse de l'illustre Lanfranc, qui fut bientôt
prieur de cette abbaye, il prit l'habit à l'âge de
vingt-sept ans, avec la permission de Maurilius^
évèque de Rouen. Lanfranc étant devenu abbe
du monastère de Caen, Anselme lui succéda dans
la dignité de prieur du Bec, et fit apprécier dans
ses nouvelles fonctions une douceur et une so-
lidité de caractère dont la réputation se répandit
bientôt en Normandie, en Flandre et en France.
Après la mort d'Herluin, les vœux des moines du
Bec l'appelèrent à la tête de leur abbaye. Il
céda, non sans quelque hésitation, à leurs dé-
sirs, et s'adonna particulièrement à la contem-
plation, à l'éducation, à l'avertissement et à la
correction des moines.
Anselme alla bientôt en Angleterre visiter
Lanfranc, devenu archevêque de Cantorbéry, et
fréquenta les moines de cette abbaye célèbre.
Partout, dans ce voyage, il fit admirer la sagesse
des exhortations qu'il adressait à tous les âges,
à toutes les conditions.
Guillaume le Conquérant étant mort en 1087,
et Lanfranc en 1089, Guillaume le Roux appela
Anselme au siège de Cantorbéry, quoiqu'il connût
déjà sa franchise et sa sévérité. Quelques nuages
élevés entre le roi et l'archevêque, reste fidèle à
Urbain II contre l'antipape Guibert, forcèrent le
dernier à chercher un refuge à Rome.
De retour en Angleterre, après l'avènement
de Henri Ier. il rendit à ce prince l'important
service de détacher des intérêts de Robert, son
frère, plusieurs des barons mécontents, et mé-
nagea l'accommodement qui suspendit, les hosti-
lités. Mais le parti pris par Anselme, dans la
question des investitures, brouilla le prince et
le prélat. Celui-ci, parti pour l'Italie, ou il allait
accomplir une mission qui cachait une disgrâce,
reçut à son retour l'ordre de rester en exil; il
s'arrêta en France où il demeura trois ans, et ne
revint en Angleterre que lorsque l'influence de
Pascal II eut amené Henri Ie* à une réconcilia-
tion qui eut lieu au monastère du Bec.
Plus célèbre, cependant, par les productions de
son génie que par l'influence qu'il exerça sur
ANSE
— 72 —
ANSE
quelques-uns des événements contemporains,
saint Anselme a laissé parmi ses ouvrages, la
plupart théologiques, quelques traités de philo-
sophie dont les principaux ont pour titre : Mono-
logium et Proslogium. Tous deux sont cons
à exposer diverses preuves de l'existence de Dieu.
Il les composa pendant qu'il était prieur de
l'abb iye du Bec en Normandie. Les arguments
contenus dans le premier de ces traités ne lui
appartiennent pas particulièrement. Ils se re-
trouvent dans plusieurs des philosophes qui l'ont
précédé ; mais ils semblent avoir pris plus de
développement et de rigueur sous sa plume.
C'est, avant tout, une induction qui, partant des
qualités que nous percevons dans les objets qui
nous environnent, s'élève jusqu'aux qualités ab-
solues, aux attributs divins, attributs qui se
résolvent à leur tour dans l'être absolu. Pour
en donner un exemple, nous citerons le morceau
suivant, extrait d'un résumé que nous avons
tracé ailleurs : « L'immense variété des biens
que nous reconnaissons appartenir à la multi-
tude des êtres dans des mesures diverses, ne
peut exister qu'en vertu d'un principe de bonté
un et universel, à l'essence duquel ils participent
tous plus ou moins. Quoique ce bien se montre
sous des aspects différents, en raison desquels
il reçoit des noms divers, ou, pour parler avec
plus d'exactitude encore/ quoique cette qualité
générale d'être bon puisse se présenter sous la
forme de vertus secondaires, par exemple la
bienfaisance dans un homme, l'agilité dans un
cheval, toujours est-il que ces vertus, quel que
soit leur nombre, se résolvent toutes dans le
beau et l'utile, qui présentent à une rigoureuse
appréciation deux aspects généraux du principe
absolu, le bon. Ce principe est nécessairement
ce qu'il est par lui-même, et aucun des êtres de
la nature, à qui cette qualification convient dans
une certaine mesure, n'est autant que lui. Il est
donc souverainement bon ; et, comme cette idée
de souveraine bonté entraine nécessairement
celle de souveraine perfection, il ne peut être
souverainement bon, qu'il ne soit en même temps
souverainement parfait.
« Si, partant de la bonté inhérente à chaque
chose, on arrive nécessairement à un principe
de bonté absolue, qui donne, comme identique
à^lui-même, un principe de grandeur absolue;
réciproquement, partant de la grandeur inhérente
àchaque être, grandeur mesurée, non par l'espace,
mais par quelque chose de meilleur, tel que la
sagesse, on arrive nécessairement à un principe
de grandeur et^ par conséquent, de bonté ab-
solues. — La même induction peut partir de la
qualité d'être qui appartient à tous les individus,
quels qu'Us soient, qualité qui se résout incon-
testablement, d'après des raisons analogues, en
un principe absolu d'être par qui ils sont néces-
sairement tous. — Les êtres qui trouvent ainsi
leur raison dans l'être absolu, sont de natures
différentes, et se distinguent de plus par leur
rang et leur dignité. On ne saurait douter, par
exemple, que le cheval ne soit supérieur au
bois, ou l'homme au cheval ; mais cette différence
de dignité ne peut pas créer une hiérarchie de
natures sans terme, et en exige nécessairement
une supérieure en dignité à toutes les autres;
car, dans la supposition même de plusieurs na-
tures parfaitement égales en dignité, la condition
a laquelle ell< it cette i .c; ilité même,
era etti muté supérieure et plus
dig qui, ne pouvant pas être si
elli >■, est nécessairement
idei iolu de l'être, du bon
et du /•<-/., i li. i-iv.)
Ce résumé d'une partie du Monologium suffit
pour en donner rider, il semble avoir prép
l'indu tion par laquelle Descartes, six siècles plus
'élevait du fait seul de I
absolu qui en renferme la raison et l'origine.
M lis c'est surtout l'arçumenl renfermé dans
i Proslogiwm, et reproduit par Des artes dans
les Méditations et dans les Principe* de philo-
sophie, qui fait la gloire de sainl Anselme. Il
l'a rédigé après de longues médil liions, dans
lesquelles il se proposait de découvrir un argu-
ment simple, facile à saisir, et qui ne deman-
dât pas à l'esprit une étude compliquée. On peut
le présenter en peu de mots de la manière sui
vante : « L'insensé qui rejette la croyance en
Dieu, conçoit cependant un être élevé au-dessus
de tous ceux qui existent, ou plutôt tel qu'on ne
peut en imaginer un qui lui soit supérieur. Seu
lement il affirme que cet être n'est pas. Mus,
par cette affirmation, il se contredit lui-même,
puisque cet être auquel il accorde toutes les
perfections, mais auquel en même temps il re-
fuse l'existence, se trouverait par là inférieur à
un autre qui, à toutes ces perfections, joindrait
encore l'existence. Il est donc, par sa conception
même, forcé d'admettre que cet être existe, puis-
que l'existence fait une partie nécessaire de cette
perfection qu'il conçoit.» {Proslog., ch. n et m.)
Cet argument, parfaitement compris, mais di-
versement apprécié aujourd'hui, a été le plus
souvent méconnu par le moyen âge. Sxint Tho-
mas d'Aquin, Pierre d'Ailly et d'autres scol as-
tiques en parlent d'une manière inexacte, et plu-
tôt pour le réfuter que pour l'admettre. Leibniz
lui même, le retrouvant dans Descartes, et le
rapportant à son véritable auteur, a cherché à
en démontrer l'insuffisance. « Je ne méprise pas,
dit-il, l'argument inventé, il y a quelques siècles,
par Anselme, qui prouve que l'être parfait doit
exister, quoique je trouve qu'il manque quelque
chose a cet argument, parce qu'il suppose que
l'être parfait est possible. Car, si ce seul point
se démontre encore, la démonstration tout entière
sera entièrement achevée. » (Leibniz, édit. Du-
tens, t. II, p. 221.)
La forme donnée par Anselme au Proslogium
dut lui susciter des adversaires, et cette marche,
évidemment syllogistique et dialectique, le met-
tait dans la nécessité de démontrer sa majeure;
mais si nous dégigeons l'argumentation d'An-
selme de ces circonstances dues à diverses causes,
pour la réduire à renonciation d'un fait qui
pourrait s'exprimer ainsi : Chaque homme porte
dans son esprit l'idée d'un être au-dessus duquel
on n'en saurait concevoir un autre. Cet <:tre
parfait est, en vertu de celle perfection même,
conçu comme existant; nous aurons alors le
développement d'un fait psychologique incontes-
table, développement dont la portée ne pouvait
échapper à l'attention des philosophes qui ont
étudié le plus profondément la nature de l'intel-
ligence et ses lois, et qui lui ont donné dans la
science une place importante sous le nom de
preuve ontologique. Aussi Hegel l'a-t-il considéré
comme le faîte de l'édifice commencé par les
preuves cosmologique et téléologique. Celles-ci
présentent Dieu comme une activité absolue
intelligente, vivante; la preuve ontologique y
ajoute l'idée d'être, de substance ayant son in-
dividualité propre, la conscience de sa per-
sonnalité. Cette preuve devait nécessairement
venir la dernière dans le développement normal
de l'intelligence ; elle devait, à plus forte raison,
sembler telle au philosophe qui a établi que le
terme ultérieur du mouvement qui s'accomplit
en nous et hors de nous est Dieu ayant conscience
de lui-même. Hegel s'empresse de reconnaître
que cette preuve de l'existence de Dieu appar-
ANSE
— 73 —
ANSE
tient à Anselme, et il ajoute qu'elle devait pa-
raître à cette époque, et sortir du christianisme
(Hegel, Philosophie de lu Religion, t. II, p. 290).
Le principe exposé dans le Proslogium fut
attaqué par un contemporain nommé Gaunillon,
moine de Marmoutiers, dont l'argumentation,
encore qu'elle ne manquât pas de sagacité et de
finesse, n'abordait point directement la question,
et attira au téméraire agresseur une solide ré-
ponse de saint Anselme.
Dans un dialogue sur la vérité, Anselme a
résolu, sous la forme socratique, et d'une manière
satisfaisante, quelques questions difficiles, telles
que celles-ci : La vérité n'a ni commencement
ni fin; de la vérité dans la volonté; de la vé-
rité dans Vessence des choses ; la vérité est une
en tout ce qui est vrai. 11 y soutient que la loi
morale, les lois de la nature, celles qui doivent
diriger l'intelligence, ont leur source dans l'es-
sence même des choses, et il appelle vérité dans
la volonté et dans l'opération, dans la pensée,
la conformité de ces facultés avec les lois aux-
quelles il leur faut obéir, et qu'elles doivent
exprimer. Il résout, par d'heureuses distinctions,
devenues vulgaires dans la science moderne, les
difficultés qui naissent des erreurs de nos sens.
La base de tout son traité se trouve dans ce
passage du Monologium. « Que celui qui peut le
faire se représente par la pensée quand l'éternité
a commencé, ou à quelle époque de la durée ceci
n'a pas été vrai, savoir : qu'il y aurait quelque
chose dans l'avenir, ou à quelle époque ceci ne
sera point vrai, savoir : qu'il y a eu quelque
chose dans le passé. Que si ces deux négations
extrêmes ne peuvent être admises, et si ces af-
firmations, au contraire, vraies toutes deux, ne
peuvent être vraies sans la vérité, il est impos-
sible même de penser que la vérité ait un com-
mencement ou une fin. D'ailleurs, si la vérité a
eu un commencement et doit avoir une fin, avant
qu'elle commençât d'être, il était vrai que la
vérité n'était pas, et lorsqu'elle aura cessé
d'exister, il sera vrai qu'il n'y a plus de vérité.
Or, le vrai ne peut être sans la vérité : la vérité
aurait donc été avant la vérité, et la vérité serait
donc encore après que la vérité ne serait plus ;
conclusion absurde et contradictoire. Soit donc
que l'on dise que la vérité a un commencement
et une fin, soit que l'on comprenne qu'elle n'a
ni l'un ni l'autre, elle ne peut être limitée ni
par un commencement ni par une fin. La même
conséquence s'applique à la nature suprême,
puisqu'elle est aussi la suprême vérité. » [Mo-
nol., ch. xviu.)
Quelle que soit la subtilité que présente cette
citation, subtilité qui se reproduit dans le dialogue
sur la vérité, le raisonnement n'est pas absolu-
ment sans justesse. Cependant nous ne pouvons
lui accorder la portée que quelques écrivains lui
attribuent, lorsqu'ils croient y découvrir les
principes du réalisme. Dans cette célèbre ques-
tion, saint Anselme offre à l'étude une double
fjce. On trouve, dans le Monologium, plusieurs
passages où sont exposées les bases du véritable
réalisme, de celui qu2 toute philosophie peut
avouer. Au contraire, dans la lettre au pape Ur-
bain II, ayant pour titre : de Fide Trinitalis,
le réalisme d'Anselme paraît prendre une forme
indécise et embarrassée, qui permet de croire
qu'il ne se faisait pas une idée nette de la dif-
ficulté du sujet. Roscelin était arrivé à ne con-
sidérer les trois personnes de la Trinité que
comme trois aspects sous lesquels se présentait
l'idée de Dieu; ne voyant en chacune d'elles
qu'une conception abstraite, et renouvelant ainsi
l'erreur de Sabellius. Il avait été plus loin en-
core; il avait dit que, si les trois personnes de
la Trinité n'étaient pas trois êtres distincts, trois
anges, par exemple, on devait en conclure que
le Père et le Saint-Esprit s'étaient incarnés avec
le Fils. C'était une autre hérésie, celle des patri-
passiens. Anselme crut pouvoir rapporter ces opi-
nions théologiques de Roscelin aux principes
mêmes du nominalisme, et la célèbre querelle
qui occupa tout le moyen âge, sourde jusque-là,
prit toute l'importance que lui donnèrent les
noms d'Anselme, d'Abailard, de Roscelin, de
Guillaume de Champeaux. Dans les passages du
Monologium (eh. x, xvm, xxxiv) auxquels nous
avons fait allusion plus haut, Anselme se rap-
proche de la théorie des idées de Platon, base
irréprochable d'un réalisme bien entendu; mais
il ne rattache pas cette partie de sa doctrine à
la question du réalisme ; il n'a pas même l'air
de soupçonner le rapport qui les unit. C'est sur-
tout dans le traité du Grammairien qu'il a im-
primé au réalisme un caractère de confusion et
d'incertitude qui devait le faire tomber devant le
nominalisme. Il se pose, entre autres, les ques-
tions suivantes : Le grammairien est-il une sub-
stance ou une qualité ? Y a-t-il quelque gram-
mairien qui ne soit pas homme? Que l'homme
n'est pas la grammaire, etc. Par la nature des
problèmes, on se fera facilement une idée de
celle des solutions.
Dans plusieurs traités, tels que de Casu dia-
boli, de Libero arbitrio, saint Anselme a abordé
les questions de l'origine du mal, du libre ar-
bitre, de l'accord du libre arbitre avec la grâce
et la prescience divine, sans arriver à aucune
solution satisfaisante. Tout ce qu'il dit à ce sujet
se retrouve dans les ouvrages de saint Augus-
tin, comme la plus grande partie de la théologie
du moyen âge. On sait quelle immense et dura-
ble influence ont exercée sur l'enseignement re-
ligieux les écrits de ce Père de l'Église, nourri
lui-même de la culture philosophique de l'an-
tiquité. Nous citerons cependant une phrase du
traité Cur Deus homo, où l'indépendance d'es-
prit de saint Anselme se montre sous un jour
inattendu. « De même, dit-il, que nous croyons
les profonds mystères de la foi chrétienne, avant
d'avoir la présomption de les sonder par la rai-
son • de même ce serait à nos yeux une coupable
négligence, lorsque nous sommes confirmés dans
la foi, de ne pas travailler avec zèle à comprendre
ce que nous savons.» Nous rappellerons, dans le
même esprit, un mot d'Anselme tiré d'une de ses
conversations avec Lanfranc, conservée par Ead-
mer, moine de Cantorbéry : «Le Christ, disait-il,
étant la vérité et la justice, celui qui meurt pour
la vérité et la justice, meurt pour le Christ. »
De ceux des écrits de saint Anselme qui nous
ont été conservés, aucun ne présente un travail
véritablement psychologique ; mais nous trou-
vons dans Guibert, abbé de Notre-Dame de No-
gent-sous-Coucy, qui avait eu de fréquentes con-
versations avec le prieur du Bec, un renseigne-
ment qui prouve que cet esprit profond et subt:!
avait éprouvé le besoin d'observer et de classer
les facultés de rame.
« Anselme, dit Guibert (de Vila sua), m'en-
seignant à distinguer dans l'esprit de l'homme
certaines facultés, et à considérer les faits de
tout mystère intérieur, sous le quadruple rap-
port de la sensibilité, de la volonté, de la raison
et de l'intelligence, me démontrait, après avoir
établi ces divisions, dans ce que la plupart des
hommes nous considérions comme une seule et
même chose, que les deux premières facultés ne
sont nullement les mêmes, et que cependant, si
l'on y réunit la troisième et la quatrième, il est
certain, par des arguments évidents, qu'elles for-
ment à elles toutes un ensemble unique Après
ANTII
74 —
A NT II
qu'il se fut explique en ce sens, il me montra
d'abord, de la manière la plus claire, la différence
entre la volonté et la sensibilité. Ces
preuves, il est certain qu'il ne les tirait pas de
son propre fonds, mais plutôt de quelques ou-
vrages qu'il avait à sa disposition, dans lesquels
seulement ces idées étaient exposées moins net-
tement. Je me mis ensuite moi-même à employer
sa méthode, aussi bien qu'il me fut possible, pour
des interprétations du même genre, et à recher-
cher de tous côtés et avec une grande ardeur
d'esprit les sens divers des Écritures, là où se
trouvait quelque moralité cachée. »
Les auteurs où l'on peut puiser des détails sur
s.unt Anselme sont : Eidmer, qui vécut avec lui
et écrivit s i vie: Jean de Salisbury, Guillaume de
Milmesbury, de Gestis pontificum anglorum;
Ch. de Rémusat, Saint Anselme de Canlorb >;/.
FJ tris. 1853, 1 vol. in-8. Il y a plusieurs éditions
de ses ouvrages: 1° in-f, Nuremberg. 1491]
2° in-f°, Paris, par D. Gabriel Gerberon, lb7ô;
3" réimprimé en 1721 ; 4° in-f", Venise, 2 vol.,
1744. Le Rationalisme chrétien à la fin du xi*
siècle, par H. Bouchitté, Pans, 1842, in-8, contient
le texte et la traduction du Monologium et du
Proslogium. — E. Saisset, de Varia S. Anselmi
in Proslogio argumenti fbrluna, Parisiis. 1840,
in-8; Mélanges d'histoire, de morale et de cri-
tique, Paris, 1859, in-12. —Victor Cousin, Frag-
ments de philosophie du moyen âge. Beaucoup
de manuscrits de ses ouvrages sont répandus dans
diverses bibliothèques. H. B.
ANTÉCÉDENT (de ante cedo, marcher avant)
veut dire le premier terme d'un rapport, soit lo-
gique, soit métaphysique ; le second terme se
nomme conséquent. Par exemple, dans le rapport
de causalité, !a causalité est l'antécédent, les ef-
fets sont le conséquent.
ANTHROPOLOGIE (de ivOpwîCoç et de Xoyo;,
science de l'homme) signifie, chez les natura-
listes, l'histoire naturelle de l'espèce humaine.
Mais les philosophes allemands, surtout depuis
Kant, ont donné à ce mot un sens beaucoup plus
étendu. Ils s'en servent pour désigner, soit isolé-
ment, soit dans leur réunion, toutes les sciences
qui se rapportent à un point de vue quelconque
de la nature humaine; à l'âme comme au corps,
à l'individu comme à l'espèce, aux faits histori-
ques et aux phénomènes de conscience, aux rè-
gles absolues de la morale comme aux intérêts
es plus matériels et les plus variables. Aussi a-
t-il paru en Allemagne, sous ce même titre d'An-
thropologie, des ouvrages presque innombrables
et traitant des matières les plus diverses. Nous
nous contenterons de citer par exemple : VAn-
Ih ropologie médicale et philosophique de Platner,
in-8, Leipzig, 1772; l'Anthropologie physiogno-
mom'gue de Maass, in-8; Leipzig, 1791; l'Anthro-
pologie pragmatique de Kant. in-8, Kœnigsberg,
1798; l'Anthropologie psychologique de Abicht,
in-8, Erlangen, 1801; l'Anthropologie psycholo-
gique de Liebsch, in 8, Goëttingue, 1806 ; le Ma-
nuel d'Antli ropologie physique dans ses appli-
H la vie pratique et au Code pénal, par
in-8, Tubingue, 1829, etc. Maine de Biran
ment intitulé un de ses ouvra gesiYouveaua:
d'anthropologie. Autrefois, dans notre lan-
§'"■■ or entendait par ai I e une manière
0 s'exprimer qui attribue à Dieu les actions et
les faiblesses de l'homme : c'est ce sens que nous
voyons adopté par la plupart des philoso]
des théologiens du xvir siècle. Un terme aussi
vague, qui peut s'appliquer à la fois aux choses
est justement tombé parmi
nous en désuétude, e1 doit être exclu à jamais
de la langue philosophique.
ANTHROPOMORPHISME (de Sv6f>amoç, hom-
l
le, et de p-opir,, forme). Ce nom a d'abord
onné, comme l'étymologie J'indique
'•. comme l'étj mologie l'iDd
conception de la Diviniiô qiii lui attribuai!
i de L'homme. K leavail son prin-
cipe dans le besoin qu'a l'esprit humain d'ajouter
toujours une image à ses conceptions, m
plus pures, et qui a été si bien con
tote dans 1 aphorisme fameux, ôuîtv voi
îa/TaTia;. Ce besoin n'étant pas contre-balancé
par une idée assez élevée do la Divin
les progrès de la raison, Dieu ou les dieux, di-
sait-on, ne peuvent avoir que la plus belle
ies: or, selon les uns, la plus
belle forme est la forme sphérique, parce qu'elle
est la plus régulière et la plus parfaite :
dieux ont donc la forme sphérique; selon d'au-
tres, la plus belle de toutes les formes est la
forme humaine, elle est donc aussi la forme de
la Divinité.
Aux exigences de l'imagination s'ajoutait, dans
la seconde conclusion, cette autre tendance en
vertu de laquelle l'homme conçoit volontiers tous
les êtres à son image, se prend pour la me-
sure et le point de comparaison de toutes choses
Ou même interprétant à la lettre le mot de la
Genèse : « Dieu fit l'homme à sa ressemblance, »
on s'en autorisait pour reconstruire d'après la
copie le modèle divin.
Cet anthropomorphisme est tellement grossiei
qu'il a depuis longtemps disparu de l'histoire
avec la mythologie païenne et les premières hé-
résies du christianisme en voie de formation 11
ne subsiste plus que dans l'imagination des en-
fants et des simples ou à l'état d'innocente allé-
gorie dans les œuvres des peintres et des poètes.
La même dénomination a ensuite été appliquée
par extension à toute doctrine philosophique qui
attribue à Dieu, non plus la figure humaine,
mais les actions, les sentiments, les passions et
en général les manières d'être ou d'agir de l'hu-
manité. Cette nouvelle espèce d'anthropomorphis-
me, très-différente de la première, ne saurait être
ugée aussi sommairement. Sans doute, c'est une
grave et dangereuse erreur que de concevoir
Dieu à l'image de l'homme moral, de le doter
de nos imperfections ou même de nos perfections
purement relatives. Mais d'une autre part, c'est
la connaissance de nous-mêmes et du monde qui
peut seule nous élèvera la connaissance de Dieu;
il est donc à la fois très-difficile de fixer et très-
aisé de franchir la limite en deçà de laquelle il
est permis à la raison humaine de puiser dans la
connaissance de sa propre nature et dans celle du
monde les moyens de se faire quelque idée de la
nature de Dieu.
L'anthropomorphisme est la grande et facile
accusation que l'athéisme et le panthéisme adres-
sent aux philosophes qui croient que l'on peut,
non-seulement prouver l'existence de Dieu, mais
encore concevoir quelque chose de sa nature,
sans pour cela faire de Dieu un homme divin. Per-
sonne n'a attaqué plus vigoureusement l'anthro-
pomorphisme et décrit d'une façon plus saisissante
que Spinoza la difficile situation du philosophe
qui prétend déterminer quelque perfection de la
nature divine et lui attribuer, par exemple, la
pensée ou la volonté. Attribuera Dieu la pensée,
disait-il, ou bien c'est concevoir Dieu comme un
homme en le dotant purement et simplement de
la pensée humaine, ou bien c'est lui attribuer une
puissance ou une manière d'être dont nous n'avons
aucune idée, car il n'existe pas. alors, plus de rap-
port entre la pensée humaine et ce que nous attri-
buons à Dieu sous le même nom qu'entre le Chien,
constellation céleste, et le chien, anim il aboyant.
Vingt-deux siècles avant Spinoza, les Éléates di-
saient déjà: « L'Être est si grand, que nous n'en
ANTI
— 75 —
ANTI
pouvons rien dire qui soit digne de lui, que nous
ne pouvons ni le connaître, ni le concevoir, ni
même le nommer. »
Il est impossible de nier que ce ne soit au
nom d'une noble pensée que l'on défende ainsi à
l'homme déparier de Dieu pour ne pas s'en faire
une idée indigne de sa grandeur et par consé-
quent erronée.
11 est encore impossible de ne pas reconnaître
combien certains esprits abusent de ce procédé
commode pour déterminer la nature de Dieu qui
consiste à lui attribuer presque pêle-mêle tout
ce qu'ils trouvent dans l'homme ou même dans
la nature, avec l'addition le plus souvent contra-
dictoire de l'infinité. Mais s'ensuit-il que la rai-
son humaine soit condamnée à l'admiration muette
et stérile d'un Dieu dont elle ne pourrait rien
connaître, sous peine, dès qu'elle ouvrirait la
bouche, de le représenter grossièrement à notre
image et de diviniser l'homme ou d'humaniser
Dieu? La philosophie spiritualiste ne le pense pas.
Elle croit que si nous ne pouvons prétendre à
comprendre la nature de Dieu, la connaissance
de notre propre nature peut nous aider à conce-
\ oir dignement, quoique imparfaitement, celle de
Dieu. Elle croit que Dieu n'est pas l'être indéter-
miné, égal au néant, qu'il a des attributs ou des
j erfections, qu'il nous est possible de soupçonner
et même de connaître dans une certaine mesure,
i in doit passer condamnation sur toute idée de
Dieu qui transporte sans plus de façons dans la
nature divine les qualités ou les facultés de
l'homme, telles quelles, fût-ce les moins impar-
faites, et se contente de les agrandir pour qu'elles
atteignent l'infinité de Dieu. Mais il y a en notre
à me quelques attributs de notre essence, quel-
ques nobles facultés, qui, en elles-mêmes, débar-
rassées de toutes les conditions particulières,
humaines, contingentes qui les limitent et les
déparent, sont bonnes, belles, absolument excel-
lentes. Celles-là, il est certainement légitime de
concevoir qu'elles ont dans la nature divine
et leur type et leur cause, qu'elles représentent
en nous, avec toute la disproportion qui sépare
!a créature du créateur, des attributs vraiment
divins. Quoi de meilleur, par exemple, que de
connaître le vrai, quoi de plus beau que la scien-
ce, quoi de plus excellent que la bonté, quoi de
plus grand que la puissance et la liberté? Ce n'est
pas à dire qu'il faille attribuer à Dieu l'intelli-
gence humaine, acquérant péniblement par les
lents procédés que nous savons une connaissance
successive et partielle des choses ; mais nous
pouvons et nous devons lui attribuer une science
pleine, entière, absolue du vrai, sans nos défauts,
nos lacunes, nos détours et nos lenteurs, aussi
supérieure à notre ignorance que son infinité l'est
à notre petitesse. Est-ce donc une erreur mon-
strueuse, un grossier anthropomorphisme que de
concevoir de Dieu de telles idées? Est-ce un ido-
lâtre s'adorant lui-même dans son idole que le
philosophe qui croit à l'existence d'un Dieu uni-
que, étemel, souverainement puissant, sage, bon
et libre? Voy. Dieu. A. L.
ANTICIPATION est la traduction littérale du
mot 7tp6>i,4"; (de Ttpo).afj.oâvav, antecapere), d'a-
bord mis en usage par Ëpicure, pour désigner
une connaissance ou une notion générale, servant
à nous faire concevoir à l'avance un objet qui
n'est pas encore tombé sous nos sens. Mais, for-
mées par abstraction d'une foule de notions parti-
culières, antérieurement acquises, ces idées gé-
nérales devaient, selon Épicure, dériver, comme
toutes les autres, de la sensation. Le même terme,
adopté par l'école stoïcienne, s'appliqua plus tard
à la connaissance naturelle de V absolu, c'est-à-
dire à eu qu'on appelle aujourd'hui les principes
a priori. Enfin Kant, dans la Critique delà rai-
son pure, lui donne un sens encore plus restreint;
car il entend par Anticipation de la perception
[Anticipation der Wahrnehmung) un jugement
a priori que nous portons, en général, sur les
objets de l'expérience, avant de les avoir perçus ;
par exemple, celui-ci : tous les phénomènes sus-
ceptibles d'affecter nos sens ont un certain degré
d'intensité. Aujourd'hui, dans quelque sens qu'on
le prenne, le mot que nous venons d'expliquer
a à peu près disparu de la langue philosophique.
Voy. Cic, de Nat. Deor., lib. I, c. xvi. — Kernii,
Dissert, in Epicuri irpo).r,<|>et;, etc., Goëtt., 1756.
— Kant, ouvr. cit., 7e édit., p. 151.
ANTINOMIE. Kant appelle ainsi une contra-
diction naturelle, par conséquent inévitable, qui
résulte, non d'un raisonnement vicieux, mais des
lois mêmes de la raison, toutes les fois que,
franchissant les limites de l'expérience, nous vou-
lons savoir de l'univers quelque chose d'absolu :
car, selon le philosophe allemand, nous nous trou-
vons alors dans l'alternative, ou de ne pas répondre
par nos résultats à l'idée de l'absolu, ou de dépas-
ser les limites naturelles de notre intelligence,
qui n'atteint que les phénomènes. C'est ainsi que
l'on peut soutenir à la fois, par des arguments
d'égale valeur, que le monde est éternel et infi-
ni, ou qu'il a un commencement dans le temps
et des limites dans l'espace; qu'il est composé
de substances simples, ou que de pareilles sub-
stances n'existent nulle part ; qu'au-dessus de tous
les phénomènes, il y a une cause absolument li-
bre, ou que tout est soumis aux lois aveugles de
la nature ; enfin, qu'il existe quelque part, soit
dans le monde, soit hors du monde, un être né-
cessaire, ou qu'il n'y a partout que des existences
phénoménales et contingentes. Ces quatre sortes
de résultats contradictoires sont appelées les an-
tinomies de la raison pure. Chacune d'elles se
compose d'une thèse et d'une antithèse : la thèse
défend les droits du monde intelligible; l'anti-
thèse nous retient dans les chaînes du monde
sensible. Kant reconnaît aussi une antinomie de
la raison pratique, qui a sa place dans nos re-
cherches sur la morale et sur le souverain bien :
d'une part, nous' regardons comme nécessaire
l'harmonie de la vertu et du bonheur ; de l'autre,
cette harmonie est reconnue impossible ici-bas.
Mais cette dernière contradiction n'est pas, comme
les premières, absolument sans remède; elle
trouve, au contraire, une solution satisfaisante,
quoique dépouillée de la rigueur scientifique, dans
la loi d'une autre vie. Pour répondre à cette
partie de la Critique de la raison pure où la mé-
taphysique est entièrement sacrifiée au scepti-
cisme, il faut s'attaquer au principe même de la
philosophie de Kant et démontrer que la raison
n'est pas, comme il le prétend, une faculté per-
sonnelle et subjective. Voy. Raison et Kant.
ANTIOCHUS d'Ascalon, philosophe académi-
cien, qui florissait environ un siècle avant l'ère
chrétienne. Il enseigna la philosophie avec
beaucoup de succès à Athènes, Alexandrie et
Rome, où Cicéron fut au nombre de ses audi-
teurs, et il eut même la gloire d'être regardé
comme le fondateur d'une cinquième Académie
Après avoir succédé à Philon à la tête de l'Aca-
démie, il devint, dans son enseignement oral
aussi bien que dans ses écrits, l'adversaire de
son ancien maître, et l'attaqua surtout dans un
livre intitulé Sosûs, qui ne s'est pas plus con-
servé que le reste de ses œuvres. Antiochus
ayant aussi écouté les leçons de Mnésarque,
c'est peut-être à ce dernier qu'il faut attribuer
la direction nouvelle de ses opinions. Il comprit
que les intérêts moraux de l'homme ne s'accor-
dent ni avec le scepticisme, ni avec le probabi-
ANTI
— 76 —
AN 'Il
lisme. et, oe voyant mille part cet intérél aussi
bien aéfendu que dans le stoïcisme, il chéri
philosophie avec celle d'Àristote
cl de Platon; il allégua, en conséquence, que
ces divers systèmes n'offrent de différences i
eux que dans la forme, mais qu'ils ne sedistin-
i pas les uns des autres, pour le foi
qu'il ne faut que les entendre convenablement,
pour que la conciliation se trouve opérée d'une
manière évidente. C'est ainsi qu'Antiochus in-
troduisit le syncrétisme dans l'Académie, et
remplit le rôle de médiateur entre le platonisme
ancien et l'école néo-platonicienne, qui. une fois
entrée dans cette voie, ne tarda pas à le la
bien loin derrière elle. Ce philosophe est fré-
quemment cite par les anciens, et surtou'
on, avec lequel il entretenait des relations
d'étroite amitié (Cic, Acad.. lib. I, c. iv ; lib. II,
c.iv, ix, xxii, xxxiv. xxxv, xi.ui; Epiât, ad fam..
lib. IX.' ep. vin ; de Finibus, lib. V, c. m, v,
xxv ; de Nat: Deor., lib. VII). Voy. aussi Plu-
Urque, Vila Ciceronis. — SextusEmp., Hypoth.
Pyrrh., lib. I, c. ccxx, ccxxv. — Eusebe, Prœp.
evang., lib. XIV, c. ix. —Saint Augustin^ contra
Acad., lib. III, c. xvm. — Zwanziger, Théorie des
stoïciens et des philosophes académiciens, etc.,
in-8, Leipzig, 1788. — Chappuis, de Antiochi
Ascalonitœ vita et doctrina. 1854, in-8.
ANTIOCHUS de Laodicêe', un philosophe scep-
tique qui vivait dans le i" et le nc siècle avant
J. C. ; on n'a aucun renseignement sur lui, si-
non qu'il fut disciple de Zeuxis et maître de Mé-
nodote.
ANTIPATER de Cyrène, disciple immédiat
d'Aristippe, le fondateur de l'école cyrénaîque. Il
vivait dans le ive siècle avant J. C, et ne s'est
pas distingué par ses opinions personnelles, qui
étaient en harmonie parfaite avec celles de' l'é-
cole dont il faisait partie. On en trouve la preuve
dans ce que Cicéron dit à propos de lui dans
ses Tusculanes (lib. V, c. xxxvm).
ANTIPATER de Sidon ou de Tarse, philoso-
phe stoïcien du ne siècle avant J. C. Disciple de
Diogène le Babylonien, maître de Panétius et
contemporain de Carnéa'de, il combattit dans ses
écrits ce redoutable adversaire du stoïcisme; de
là lui vint le surnom de Kalamoboas (de xâXauLo:,
plume, et de poaiD, crier).
Cependant quelques stoïciens jugèrent son ar-
gumentation insuffisante, parce qu'il se conten-
tait d'accuser ses adversaires d'inconséquence
sans entrer plus avant dans l'examen de leur
système (Cic, Acad., lib. II, c. vi, rx, xxxiv). On
n'a rien conservé des écrits d'Antiochus; nous
savons seulement (Cic. de Divin., lib. I, c. rv)
qu'il fut l'auteur d'un écrit intitulé : De lis quœ
mirabiliter a Socrate divinata sunt. Plutarque
nous apprend qu'il reconnaissait dans la nature
divine trois attributs principaux : la béatitude,
l'immutabilité, la bonté. Différant en cela des
autres stoïciens, il ne croyait pas que nos désirs,
pu- cela seul que nous les tenons de la nature,
pussent être regardés comme libres; mais il
lissait, au contraire, une distinction entre
la liberté et la nécessité que la nature nous im-
pose (Nemes. de Nat. hom.). Quant au souve-
riin bien, il s'est contenté d'éclaircir ce prin-
cipe si commun dans l'école stoïcienne, que le
but de la vie, c'est de vivre conformément à la
nature (Stob., Ed.). Antipater accorde quelque
prix aux biens extérieurs, regardés par les au-
tres stoïciens comme entièrement indifférents ;
enfin Cicéron nous apprend {de Off., lib. III,
c. xn) que, sur plusieurs points particuliers, il
pi rtait plus loin que son maître la sévérité stoï-
cienne. Toutes ces différences en firent le chef
d'une secte particulière à laquelle il donna son
nom. — Il a ex
chrétienne, un autre stoïcien du même nom.
naire de Tyr {Antipater Tyrius), sur lequel
pas d'i n' iits.
ANTIPATHII . passion
contraire). On appelle ainsi, dans l'homme, DD
mouvement aveugle et instinctif qui.
appréciable, nous éloigne d'une personne que
nous apercevons souvent pou la première
Tout sentiment analogue, donl noas conn lissons
la cause et l'origine, n'est plus de Vanlipalhie,
mais de la haine, ou de l'envie, ou de la i ol
selon les circonstances au sein desquelles il s'est
développé. Il est, par conséquent, très-difficile
de savoir quelque chose de certain sur la nature
et l'origine véritable de l'antipathie. Faut-il la
compter parmi les sensations ou parmi les sen-
timents? Est-elle fondée sur la constitution de
l'àme et sur celle du corps? La dernière solu-
tion pourrait s'appuyer au besoin sur les anti-
pathies de races entre plusieurs espèces d'ani-
maux. Dans tous les cas, un mouvement aussi
aveugle ne doit point être écouté; il faut juger
les autres par leurs actions, et se conduire soi-
même d'après les principes avoués par la rai-
son.
ANTISTHÈNE, le fondateur de l'école cyni-
que, naquit à Athènes, d'un père athénien et
d'une mère phrygienne ou thrace, la deuxième
année de la lxxxix' olympiade, c'est-à-dire
422 ans avant l'ère chrétienne. Il suivit d'abord
les leçons de Gorgias, et ouvrit lui-même une
école de sophistes et de rhéteurs. Mais, ayant
assisté un jour aux entretiens de Socrate, il s'at-
tacha irrévocablement à ce philosophe, et devint
l'un de ses disciples les plus fervents, sinon les
plus éclairés. Il faisait tous les jours un trajet
de 40 stades pour se rendre du Pirée, où il de-
meurait, à la maison de son nouveau maître. Ce
qui le frappait surtout dans la philosophie et
d ins la conduite de Socrate, c'était le mépris des
richesses, la patience à supporter tous les maux
et l'empire absolu de lui-même. Mais, au lieu de
remonter jusqu'au principe de ces vertus et de
les maintenir dans leurs justes limites, Antis-
thène les poussa à un degré d'exagération qui
les rendait impraticables, qui leur était toute
noblesse et qui le couvrait lui-même de ridicule.
Déjà Socrate avait vainement essayé de lutter
contre ces excès, où il méconnaissait le fruit de
son enseignement, et qu'il attribuait avec beau-
coup de sens à la seule envie de se distinguer;
de là ce mot spirituel de Platon: « Antisthène,
je vois ton orgueil à travers les trous de ton
manteau. » Mais après la mort de Socrate, Antis-
thène ne connut plus de frein. Vêtu seulement
d'un manteau, les pieds nus, une besace sur l'é-
paule, la barbe et les cheveux en désordre, un
bâton' à la main, il voulut, par son exemple, et
en leur offrant pour tout attrait cet extérieur
ignoble, ramener les hommes à la simplicité de
la nature. Cependant sa singularité même attira
autour de lui un certain nombre de disciples
qu'il réunissait dans le Cynosarge, gymnase si-
tué près du temple d'Hercule. De là, et bien
plus encore de leur mépris pour toute décence,
leur vint le nom de philosophes cyniques, car
ils s'appelaient eux-mêmes les Antisthéniens.
Leur patience fut bientôt à bout, et Antisthène,
en mourant, vit l'école qu'il avait fondée repré-
sentée tout entière par Diogène de Sinope.
La doctrine d'Antisthène n'est intéressante
que par les conséquences qu'elle porta plus tard
dans l'école stoïcienne, dont elle est le véritable
antécédent : donner à l'homme la pleine jouis-
sance de sa liberté en l'affranchissant de tous
les besoins factices, et en le ramenant à la sim-
ANTI
— 11 —
ANTI
plicité de la nature ; mettre la vertu au-dessus
de toutes choses, faire consister en elle le sou-
verain bien, et regarder le reste comme indiffé-
rent; s'exercer à la pratique de ce qui est juste
par des habitudes austères, par le mépris du
plaisir et des vaines distractions ; tels sont les
principes fondamentaux, les principes raisonna-
bles de cette doctrine, et l'on aperçoit immédia-
tement leur ressemblance avec la morale stoï-
cienne. Mais voici où l'exagération commence
et où se montre le caractère personnel d'Antis^
thène, peut-être aussi l'influence de son temps,
dont la honteuse mollesse^ érigée en système
par Aristippe, a pu l'entraîner à l'extrême op-
posé. Le plaisir et les avantages extérieurs ne
sont pas seulement indifférents, ils sont un mal
réel, tandis que la souffrance est un bien ; par
conséquent, il faut la rechercher pour elle-même,
et non pas seulement comme un moyen de per-
fectionnement. Quant à la vertu, à part l'exer-
cice de la volonté, elle n'offre aucun résultat
positif; car on ne voit pas qu'elle soit autre
chose, pour Antisthène, que l'absence de tous
les besoins superflus : « Moins nous avons de be-
soins, disait-il, plus nous ressemblons aux dieux,
qui n'en ont aucun. » Toutefois, il faut recon-
naître qu'il admettait certains plaisirs de l'âme,
résultant des efforts mêmes que nous avons faits
et des sacrifices que nous nous sommes imposés
pour vivre conformément à notre fin. Socrate
avait dit, avec une haute raison, que la vertu de-
vait être le but suprême ou le véritable objet de
la philosophie. Le chef de l'école cynique, ou-
trant ce principe, allait jusqu'à retrancher la
science, comme chose inutile et même perni-
cieuse. Si nous en croyons Diogène Laërce, il ne
voulait pas même qu'on apprît à lire, sous pré-
texte que c'est déjà s'éloigner de la nature et du
but de la vie. C'est à peu près l'équivalent de
cette proposition célèbre : « L'homme qui mé-
dite est un animal dépravé. » De là une autre
exagération non moins ridicule : la vertu, aux
yeux d'Antisthène, consistait dans l'habitude de
vivre d'une certaine manière, et cette habitude,
une fois acquise, ne pouvant ni se perdre ni
nous abandonner un instant, il en résulte, puis-
que la science, c'est-à-dire la philosophie, est
identique à la vertu, que le sage est au-dessus
de l'erreur (to gosôv âvajxàpfiQTov). On retrouve
encore ici le germe d'une idée stoïcienne, celle
qui nous représente le sage comme le type de
toutes les perfections. Enfin, défigurant de la
même manière l'idée de la liberté, et voulant
que l'homme puisse absolument se suffire à lui-
même, il anéantissait tous les liens, par consé-
quent tous les devoirs sociaux. Il dépouillait de
tout caractère moral l'institution du mariage
et l'amour des enfants pour les parents. Il
mettait les lois de l'État aux pieds du sage,
qui ne doit obéir, selon lui, qu'aux lois de la
vertu, c'est-à-dire à sa propre raison. Il mé-
prisait encore bien davantage tous les usages et
toutes les bienséances de la vie sociale. Rien ne
lui paraissait inconvenant que le mal ; rien, à
ses yeux, n'était bienséant et beau, si ce n'est la
vertu.
Bien que l'esprit d'Antisthène fût dirigé pres-
que entièrement vers la morale, il ne pouvait
pas cependant garder un silence absolu sur la
métaphysique et sur la logique. De sa métaphy-
sique, ou plutôt de sa physique (car la science
des causes premières se confondait alors avec la
science de la nature), on ne connaît que cette
seule phrase : « 11 y a beaucoup de dieux adorés
par le peuple, mais il n'y en a qu'un dans la
nature. » {Populares dcos multos, naluralcm
union esse. Oie, de Nat. Deor., lib. I, c. xui.)
Ici, du moins, les idées de Socrate paraisscr.l
avoir été conservées dans toute leur pureté.
Ce qu'il y a de plus obscur pour nous dans la
doctrine d'Antisthène, ce sont les propositions
qu'Aristote lui attribue sur la logique. A l'exem-
ple de Socrate, et l'on peut dire de tous les phi-
losophes sortis de son école, il attachait une ex-
trême importance à l'art des définitions. Mais il
prétendait qu'aucune chose ne peut être définie
selon son essence (xô t( Icti), et qu'il faut se
contenter de la désigner par ses qualités exté-
rieures (tîoîov) ou par ses rapports avec d'autres
objets. Ainsi, voulons-nous faire connaître la ma-
tière de l'argent"? nous sommes obligés de dire
que c'est quelque chose d'analogue à l'étain
(Arist., Melaph., lib. VIII, c. m, et lib. XIV,
c. m). Il enseignait aussi que, pour chaque su-
jet d'une proposition, il n'y a qu'un seul attri-
but, et que cet attribut devait être l'équivalent
du sujet; en d'autres termes, il n'admettait
comme intelligibles que des propositions identi-
ques [ubi supra, lib. V, c. xxix), et il arrivait à
cette conséquence qu'il nous est impossible de
contredire nos semblables; bien entendu sous le
rapport logique, et nullement au point de vue
des faits. L'esprit que respirent ces courts frag-
ments est éminemment sceptique. Mais com-
ment ce scepticisme peut-il se concilier avec le
dogmatisme moral et religieux que nous avons
exposé tout à l'heure? Est-ce un reste des doc-
trines de Gorgias, ou bien un moyen sophistique
imaginé pour détruire toute philosophie spécula-
tive, et élever sur ses ruines la morale prati-
que ? Cette dernière supposition, que nous em-
pruntons à Tennemann, paraît la plus fondée.
Antisthène, si nous en jugeons d'après la liste
que Diogène Laërce (liv. VI, c. xvm) nous a con-
servée de ses ouvrages, a considérablement écrit;
mais il ne nous reste de lui que des lambeaux
disséminés de toutes parts. Voy., outre le grand
ouvrage de Tennemann, t. II, p. 87, et VHistoire
de la philos, de Ritter, t. II, p. 93, de la traduc-
tion de Tissot, les deux dissertations suivantes :
Richteri , Dissert, de vita, moribus ac placitis
Anlislhenis Cynici, in-4, Iena, 1724. — Crellii,
Progr. de Antislhene Cynico , in-8, Leipzig,
1728. — Delaunay, de Cynismo, ac prœcipue
de Antisthène, Diogène et Cralele, in-4, Paris,
1831. — Chappuis, Antisthène, 1854, in-8.
ANTITYPIE, mot formé du grec 'et signifiant
proprement la propriété de rendre coup pour
coup. Les philosophes s'en sont servis pour dé-
signer un des caractères essentiels de la matière,
équivalant à la fois à la résistance et à l'impé-
nétrabilité. Lorsque Descartes eut fait consister
la nature ou l'essence de la matière dans la
simple étendue, il y eut des philosophes, entre
autres Gassendi, qui y ajoutèrent la propriété de
résister et d'exclure du même lieu tout autre
corps, et qui empruntèrent au grec l'expression
iïantitypie. Elle fut reprise par Leibniz ; on lit
dans sa dissertation sur la vraie méthode :
« Ceux qui pour constituer la nature du corps
ont ajouté à l'extension une certaine résistance
ou impénétrabilité, ou, pour parler comme eux,
l'antitypie ou la masse, comme Gassendi et d'au-
tres hommes savants, se sont montrés meilleurs
philosophes que les Cartésiens ; mais ils n'ont
pas épuisé la difficulté.... il faut encore y joindre
l'action. » Leibniz distingue en effet la matière
première et la matière seconde, comme l'Ecole
l'avait fait avant lui. L'une est une simple puis-
sance passive, un pur concept sans réalité; elle
a pour essence l'inertie : « Elle n'ajoute pas
plus au corps, dit-il dans une lettre à Wagner,
que le point n'ajoute à la ligne ; car elle consisté
seulement dans l'antitypie et l'extension qui ne
APÀT
— 78 —
Ai'i;i;
sont rien autre chose que de pures puissances
passives. » L'autre, au contraire, est une ciilrlr-
chie, c'est-à-dire une substance réelle et active ;
« la résistance, dit-il encore, n'est pas une action,
mais une pure passivité" cette propriété qu'on
appelle antitypie ou impénétrabilité, par laquelle
la matière résiste à tout ce qui pourrait la pé-
nétrer, ne comporte pas le pouvoir d'agir à son
tour sur cet objet, non repercutit, si l'on n'y
ajoute une force élastique. » Plusieurs critiques
se sont mépris en croyant que Leibniz identifiait
Fantitypie avec l'activité de la matière : l'une
est pour lui l'inertie, l'autre la force; l'une une
conception abstraite, l'autre une chose réelle.
E. C.
A PARTE ANTE, A PARTE POST. Ces deux
expressions, empruntées à la philosophie sco-
lastique, ne peuvent être comprises l'une sans
l'autre. Elles s'appliquent à l'éternité, que
l'homme ne peut concevoir qu'en la divisant,
pour ainsi dire, en deux parties. L'une n'a pas
de bornes dans le passé : c'est l'éternité a parle
a>ile: l'autre n'en a pas dans l'avenir : c'est l'é-
ternité a parte post. Les philosophes du moyen
âge attribuaient à Dieu ces deux sortes d'éternité ;
mais l'âme, disaient-ils, ne possède que la der-
nière. Voy. Éternité.
APATHIE (de à privatif et de niôoç, pas-
sion) signifie littéralement l'absence de toute
passion. Et comme les passions sont, aux yeux
du vulgaire, le principe même ou du moins le
mobile le plus ordinaire de nos actions, on en-
tend généralement par apathie une sorte d'inertie
morale, l'absence de toute activité, de toute éner-
gie, de toute vie spontanée. Dans la langue phi-
losophique, l'acception de ce mot n'est pas tout
à fait la même. Là il exprime seulement l'anéan-
tissement des passions par la raison , une in-
sensibilité volontaire qui, loin de nuire à l'acti-
vité, en est, au contraire, le plus beau triomphe.
C'est ainsi que l'entendaient les stoïciens, pour
qui toute passion et toute affection, même la
plus noble, était une maladie de l'àme, un
obstacle au bien, une faiblesse indigne dont le
sage doit être affranchi. Dans leur opinion,
l'homme cessait d'être vertueux et libre aussitôt
qu'à la voix de la raison venait se joindre pour
lui une autre influence. Par suite du même prin-
cipe, tout ce qui n'est pas le mal moral était
regardé comme indifférent ; ils n'accordaient pas
que les plus vives douleurs du corps ou les plus
cruelles blessures de l'àme puissent nous arra-
cher un soupir ou une plainte. L'apathie stoï-
cienne est donc tout autre chose que la résigna-
ti on, c'est-à-dire la patience dans le mal, par le
l de quelque noble espérance ou d'une sainte
aission à des décrets impénétrables : c'est la
ation même du mal et de notre faiblesse à
le supporter. Cependant il ne faudrait pas croire
que l'apathie ne fût qu'un précepte stoïcien; elle
également recommandée par d'autres phi-
losophes, mais dans un but différent. Pyrrhon la
comme le souverain bien, comme le
but même de la sagesse, dont le scepticisme, à
ses yeux, n'était que le moyen (Cic, Acad., lib.
Il, c. xxxxil ; Diogène Laërce, liv. IX, c. xxxxn).
Une l'ois convaincus que le bien et le mal, le vrai
et le faux, ne sont que des apparences, nous ar-
eron infailliblement; pensait-il, à ne plus
émouvoir de rien et à goûter cette tran-
quillité parfaite au sein de laquelle doit s'écouler
•lu sage. Stilpon, l'un des plus brillants
iples de l'école mégarique, avait 1 1 <
opinion sut bien. N'admetl nt pas
dautre * . elle que celle de l'Être ab-
solu, un et. immuable de sa nature, il voulait
que l'homme s'eflbrçâl de lui ressembler, ou
plutôt qu'il s'identifiât avec lui i • de
toute passion et de tout intérél (Sene
Enfin, si nous en croyi n [Tusc, ub. V,
c. xxvn), la règle de l'apathie était non
Mit recommandée en théorie, mais rigoureu-
sement suivie en pratique par les gymnosopb
de l'Inde. Cependant il est permis de sup]
que Cicéron ne possédait sur ce point qui
connaissances inci mplètes; car, dans la momie
des Hindous, il s'agissait plutôt de I i
l'absorption de l'àme en Dieu, dont l'apathie
pliquee aux choses de la terre, n'est qu'une
simple condition. Voy. Extase.
L apathie, surtout l'apathie stoïcienne, a été
traitée séparément dans les dissertations sui-
vantes: Niemeieri (Joh. Barih.). Disserl. desloi-
rorum àr.abiia, exliibcns eorum de a/J'eclibus
doctrinam, etc., in-4, Helmst., 1679. — Becnii,
Dispp., lib. 111, i-abcÎT. sapienlis sloici, in-i, Co-
penhague, 169."). — Fischen (Joli, llcnr.), Disserl
de slowis oni'xbdo: falso suspeelis, in-4, Leipzig,
1716. — Quadii, Dtspatatio Irilum illud sloico-
rum paradoxon ntçl i-?t- àvcaBeiaç expendens,
in-4, Sedini, 1720. — Meiners, Mélanges, t. II,
p. 130 (ail.).
APERCEPTION ou APPERCEPTION (de ad
et de percipere, percevoir intérieurement et
pour soi). Leibniz est le premier qui ait in-
troduit ce terme dans la langue philosophique,
pour désigner la perception jointe à la conscience
ou à la réflexion. Voici comment il définit lui-
même ce mode de notre existence : « La per-
ception, c'est l'état intérieur de la monade repré-
sentant les choses externes, et l'aperception est
la connaissance réflexive de cet état intérieur,
laquelle n'est point donnée à toutes les âmes, ni
toujours à la même âme. » De là résulte, comme
Leibniz le reconnaît formellement, que l'aper-
ception constitue l'essence même de la pensée,
qui ne peut être conçue sans la conscience,
comme la conscience n'existerait pas si elle
n'enveloppait dans une même unité tous nos
modes de représentation. Kant, dans sa Critique
de la raison pure (Analyt. transcend., §§ 16 et
17), se sert du même terme sans rien changer à
sa première signification. Selon lui, nos di-
verses représentations, les intuitions ou impres-
sions diverses de notre sensibilité n'existeraient
pas pour nous, sans un autre élément qui leur
donne l'unité et en fait un objet de l'entendement.
Or, cet élément que nous exprimons par ces
deux mots je pense, c'est précisément l'aper-
ception. « Le je pense doit pouvoir accompagner
toutes mes représentations, car autrement quel-
que chose serait représenté en moi sans pouvoir
être pensé, c'est-à-dire que la représentation se-
rait impossible, ou du moins elle serait pour moi
comme si elle n'existait pas » {ubi supra, tra-
duction de M. Cousin dans sa Crit. de la phil.
de Kant, 1. 1, p. 106). Mais le fait de l'aperception
peut être considéré sous deux aspects : dans le
moment où il s'exerce sur les éléments très-
divers que nous fournit la sensibilité et les relie,
en quelque sorte, par l'unité de conscience, il
prend le nom d'aperccplion empirique; quand
on le considère isolément, abstraction faite de
toute donnée étrangère, comme l'essence pure de
la pensée et le fond commun des catégories, c'est
l'aperception pure, ou l'unité primitive et syn-
thi tique de lu perception, ou bien encore l'unité
transccndentale de la conscience. Il y a ce-
pendant une énorme différence entre Kant et
Leibniz, lorsqu'on les interroge, non plus sur le
caractère actuel de l'aperception, mais sur son
origine. Selon l'auteur de la monadologie; tout
mode intérieur, par conséquent la sensation et
même ce que nous éprouvons dans l'évanouis-
APOL
— 79 -
APOL
sèment ou dans le sommeil, a une certaine vertu
représentative, et porte le nom de perception.
L'aperception n'appartient pas à une l'acuité spé-
ciale, elle n'est que la perception elle-même
arrivée à son état le plus parfait, éclairant à la
fois, de la même lumière, le moi et les objets
extérieurs. D'après le fondateur de la philosophie
critique, l'aperception, complètement distincte
de la sensibilité, est l'acte fondamental de la
pensée et ne représente qu'elle-même, nous lais-
sant dans l'ignorance la plus complète sur la
réalité du moi et des objets extérieurs consi-
dérés comme des substances. Cette différence n'a
rien d'arbitraire ; elle vient de ce que le pre-
mier des deux philosophes dont nous parlons
s'est placé au point de vue métaphysique ou de
l'absolu, et l'autre au point de vue psychologique.
Pour M. Cousin, qui a voulu concilier les inté-
rêts de la métaphysique avec ceux de la psycho-
logie, l'aperception pure est la vue spontanée
des choses, et à ce titre, elle est opposée à la
connaissance réfléchie ou analytique. Dans cette
dernière, les principes rationnels étant consi-
dérés par rapport au moi, et séparés de leur
objet, ont par là même un caractère subjectif
qui a donné lieu au scepticisme de Kant. Au
contraire, dans l'aperception pure, la raison et
la vérité,' qui en sont les deux termes, restent
intimement unies et se présentent sous la forme
d'une affirmation pure, spontanée, irréfléchie, où
l'esprit se repose avec une sécurité absolue. De
cette manière, la vérité se trouve avec la raison
enveloppée dans la conscience, et un fait psycho-
logique devient la base de la science métaphysi-
que. Maine de Biran appelle aussi la conscience :
exception immédiate interne.
APODICTIQUE (à-UGOî'.'/Ti/ô;, de àTtoSuÇiç,
_ démonstration). Ce terme n'a jamais été mis en
"usage que par Kant, qui l'a emprunté matériel-
lement à Aristote. Le philosophe grec {Anabjt.
Prior., lib. I, c. i) établit une distinction entre
les propositions susceptibles d'être contredites,
ou qui peuvent être le sujet d'une discussion dia-
lectique, et celles qui sont la base ou le résultat
de la démonstration. Kant, voulant introduire
une distinction analogue dans nos jugements, a
donné le nom d'apodictiques (apodictisch) à
ceux qui sont au-dessus de toute contradiction.
Voy. Kant, Critique de la raison pure, logique
transcendanlale, analytique des concept.
APOLLODOKE est un philosophe épicurien
mentionné par Diogène Laërce (liv. X, ch. xxv),
mais dont la vie et les écrits nous sont éga-
lement inconnus. Nous ignorons même à quelle
époque il vivait. Tout ce que nous savons de lui
c'est qu'il appartient à l'ancienne école épicu-
rienne et qu'il y jouissait d'une très-grande au-
torité, car on lui donna le surnom de Cépotyran-
nus (le tyran du jardin) : c'est dans un jardin
qu'Ëpicure enseignait ses doctrines. On lui at-
tribue jusqu'à 400 ouvrages dont le temps n'a
pas épargné le moindre lambeau. Il ne faut pas
le confondre avec Apollodore le Grammairien,
l'auteur de la Bibliothèque mythologique, et qui
vivait à Athènes environ 140 ans avant l'ère
chrétienne.
APOLLONIUS de Cyrène. surnommé Cronus?
philosophe très-obscur de l'école mégarique, qui
passe pour avoir été le maître de Diodore Cro-
nus, le représentant le plus illustre et le plus
habile dialecticien de la même école. 11 vivait
pendant le me siècle avant l'ère chrétienne.
APOLLONIUS de Tyane n'est pis seulement
un philosophe, un disciple enthousiaste de Pytha-
gore ;, c'est le dernier prophète, ou plutôt la der-
nière idole du paganisme expirant, qu'il essaya
vainement, par ses nobles réformes, d'arracher à
une mort inévitable. Objet d'une vénération su-
perstitieuse durant sa vie, il reçoit pendant trois
ou quatre siècles après sa mort les honneurs di-
vins. Les habitants de sa ville natale lui élèvent
un temple ; ailleurs, on place son image à côté
de celle des dieux ; on invoque son nom avec
l'espoir de faire des prodiges ou pour implorer
sa céleste protection ; des empereurs sont à la
recherche de ses moindres paroles, des moindres
traces de son existence ; un historien de la philo-
sophie (Eunap., Vit. sophist.) l'appelle un dieu
descendu sur la terre, et les derniers défenseurs
du paganisme ne cessent de l'opposer à Jésus-
Christ, dont il fut le contemporain. Mais, au
milieu de ces manifestations d'enthousiasme, il
est bien difficile de discerner la vérité historique,
surtout si l'on songe que les ouvrages d'Apol-
lonius ne sont pas arrivés jusqu'à nous, et que
sa vie n'a été écrite que cent vingt ans environ
après sa mort, par le rhéteur Philostrate, et sous
l'inspiration de l'impératrice Julie, femme de
Sévère, pour laquelle notre philosophe était l'ob-
jet d*un culte passionné. Veut-on savoir main-
tenant quelles sont les sources où Philostrate a
puisé"? C'étaient, comme il nous l'apprend lui-
même, les récits merveilleux des prêtres, les lé-
gendes conservées dans les temples, et avec deux
autres écrits plus obscurs encore, les Mémoires,
aujourd'hui perdus pour nous, de Damis, esprit
crédule et borné, qui, ayant passé une grande
partie de sa vie avec Apollonius, l'ayant accom-
pagné dans la Chaldée et dans l'Inde, n'a rien
trouvé de plus digne d'être transmis à la pos-
térité, que des miracles et des prodiges. Voici
cependant ce que l'on peut recueillir de plus
vraisemblable sur la vie et sur les doctrines d'A-
pollonius.
Il naquit sous le règne d'Auguste, au commen-
cement du Ier siècle de l'ère chrétienne, d'une
famille riche et considérée de Tyane, métropole
de la Cappadoce. Dès l'âge de quatorze ans, il fut
envoyé par son père à Tarse pour y étudier, sous
le Phénicien Euthydème, la grammaire et la
rhétorique. Un peu plus tard, il rencontra le
philosophe Euxène, qui lui enseigna le système
de Pythagore. Apollonius, ne trouvant pas la
conduite de son maître d'accord avec ses leçons,
ne tarda pas à le quitter, et Pythagore lui-même
devint le modèle qu'il se proposa d'imiter en
toutes choses. En conséquence, il se soumit dès
ce moment jusqu'à sa mort à la vie la plus aus-
tère, s'abstenant rigoureusement de toute nour-
riture animale, s'interdisant l'usage du vin, ob-
servant la plus sévère continence, couchant sur
la dure, marchant les pieds nus, laissant croître
ses cheveux et ne portant jamais que des vê-
tements de lin. Il ne recula pas devant la rude
épreuve d'un silence de cinq ans, et ce fut, dit
on, pendant ce temps-là qu'il commença ses
voyages. Désirant remonter aux sources des
idées pythagoriciennes, il se rend en Orient,
s'arrête pendant quatre ans à Babylone à con-
verser avec les mages, passe de là dans le Cau-
case, et enfin dans l'Inde, où il se met en rapport
avec les gymnosophistes et les,brahmanes. Il vi-
sita aussi l'Ethiopie, la haute Egypte, la Grèce et
l'Italie, toujours occupé à s'instruire lui-même
ou à éclairer les autres, cherchant de préférence
à agir sur les prêtres, et recueillant dans tous
les lieux où il passait des honneurs extraor-
dinaires. Le mystère qui enveloppa sa mort aug-
menta encore la superstition dont il fut l'objet;
car, arrivé à un âge très-avancé, il sembla tout
à coup disparaître de la terre, sans qu'on pût
jamais découvrir ni en quel lieu ni de quelle
manière il termina ses jours.
Ce que nous savons de la vie d'Apollonius, et
APUL
RO —
AJ>OL
même les fables qui le dérobent en que
aui recherches de l'histoire, nous m
•ui un prêtre réformateur, on moraliste relij
i qu'un philosophe. Ainsi, quoique dis
de Pythagore, il faisait assez peu de cas de la
théorie des nombres (Philostr., liv. III, eh. xx\).
Il n'accordait qu'une valeur tout à l'ait secondaire
aux mathématiques, à l'astronomie et à la mu-
sique, qui, pour les autres philosophes de la
même école, étaient des sciences du premier
ordre. S'il conserve l'usage des symboles, c'est
afin de donner un sens plus élevé aux céré-
monies du culte et aux croyances religieuses.
C'est vers ce but que tendaient principalement
tous ses efforts, son séjour prolongé dans les
temples, son commerce assidu avec les prêtres
de tous les pays, et probablement aussi ses ou-
vrages, dont Fun, à ce que nous apprend Philos-
trate, traitait des sacrifices, et l'autre de la di-
vination par les astres (ubi supra, lib. III,
c. xix). Ainsi que Platon, il accuse les prêtres
d'avoir perverti chez les hommes, par leurs
fables immorales, l'amour de la vertu et l'idée
de la Divinité. Pour remédier à ce mal, il voulait
remonter aux traditions primitives du genre hu-
main, et ce sont ces traditions qu'il est allé
chercher parmi les plus anciens peuples de l'O-
rient. Cependant on serait embarrassé d'exposer
avec suite et d'une manière certaine les doctrines
qu'il a tenté de substituer aux opinions ré-
gnantes. Il paraît seulement, d'après quelques
paroles prononcées en diverses circonstances et
conservées par son disciple Damis, qu'il regardait
toute la terre comme une même patrie; et tous
les hommes comme des frères qui devaient par-
tager entre eux les biens que la nature leur
offre à tous. En cela, il n'aurait fait que généra-
liser le principe de la vie commune, que l'école
de Pythagore avait, dès l'origine, essayé de
mettre en pratique. Ses vues sur le culte ne
paraissent pas avoir été moins élevées que sa
morale, dont il faut surtout se faire une idée par
sa vie irréprochable et ses goûts cosmopolites.
Il avait en horreur le sang et les sacrifices ; il
regardait comme indignes du Dieu suprême,
même les offrandes les plus innocentes : car
Dieu, disait-il, n'a besoin de rien, et, comparé à
lui, tout ce qui vient de la terre est une souil-
lure ; des paroles entièrement dignes de lui, et
qui n'ont pas même besoin de sortir de nos lè-
vres, voilà le seul hommage qu'il faut lui adres-
ser (Eus., Prœp. evang., lib. IV, c. xiii. — Phi-
lostr., Vit. Apoll.f lib. III, c. xxxv ; lib. IV,
c. xxx). Un tel homme ne peut pas avoir con-
servé, comme on l'assure, la divination, les pro-
nostics, la prédiction de l'avenir par les songes,
sans donner à toutes ces pratiques du paganisme
une signification plus profonde, ou sans les rat-
tacher à quelque théorie mystique sur l'intuition
intérieure et la révélation individuelle. Quoi
qu'il en soit, les tentatives d'Apollonius ne furent
certainement pas sans résultats pour son épo-
que. Tout en cherchant à les raviver par un
esprit plus pur, il n'a pas peu contribué à faire
prendre en dégoût ce vieux culte des sens, cette
antique apothéose de la forme, et à préparer les
voies à la religion nouvelle.
Dans le domaine de la philosophie proprement
dite, son iniluence est moins grande, mais non
moins incontestable. Ainsi que Philon, ilaeontri-
buéà élargir la sphère de la spéculation en faisant
passer dans son sein des éléments nouveaux. Il
a rapproché deux mondes jusqu'alors trop isolés
l'un de l'autre, l'Orient et la Grèce. Un des pre-
miers, il s'est mis à la recherche de celte chaîne
invisible de la tradition qui, à leur insu, ne
cesse de relier entre eux les hommes et les peu-
ples. Enfin o'e«l un précurseur de celte in
tique école d'Alexandrie qui, en fa< e 'lu cl
tianisme naissant, semble avoir voulu résumer
rmuler <-n Bystème I Intel-
lectuels de l'ancien monde. Cependant, si les
i qui portent le nom d'Api i talent
authentiques, nous pourrions attribuer à ce phi-
losophe un système métaphysiqi 18 les
êtres et loules les existences finies -
sentes comme des modes purement passifs d'une
substance unique tenant la place de Dieu; où la
naissance et la mort ne Bont que le passage d'un
état plus subtil à un état plus dense de la ma-
tière <•■■ a; où la matière elle même, se
raréfiant et se condensant alternativement, est
précisément cette substance unique dont nous
venons de parler, cet être éternel, toujours le
même en essence et en quantité, malgré la di-
versité de ses formes (Apoll., Epiai. Lvni). Mais
il est facile de voir que ce système, qui se réduit
simplement au matérialisme, est en contradiction
flagrante avec le caractère moral et religieux
d'Apollonius. On y reconnaîtrait plutôt le lan-
gage de la nouvelle école stoïcienne, et celte
observation s'applique tant aux idées morales
qu'aux opinions métaphysiques exprimées dans
la lettre que nous venons de citer. D'ailleurs, par
des raisons extérieures qui ne trouvent pas ici
leur place, la critique moderne est unanime à
regarder comme apocryphe le recueil entier de
ces lettres. — Voy. Philostr., Vil. Apoll., lib.
VIII, dont il a paru plusieurs éditions avec la
traduction latine, à Venise, à Cologne et à Paris.
Il existe aussi deux traductions françaises de cette
biographie, dont l'une, par Biaise de Vigenère, a
paru à Paris en 1611, in-4, l'autre à Berlin en 1774,
4 vol. in 12. — Consultez aussi Ritter. Ilist. de la
phil. anc. Paris. 1836, t. IV, p. 400 delà traduc-
tion de Tissot. — Tennemann, t. V, p. 198. — Mos-
heim, Comment, et orat. Varr. argum., in-8 ,
Hamb., 1751, p. 347. — Klose, Disserl.de Apol-
lonio Tyan. et de Philoslrato, in-4, Wittemb..
1723. — ,Zimmermann, de Miraculis Apollonii
Tyan., Édimb., 1755. — Herzog, Philosophia
practica Apollonii Tyan. in sciographia, in-4,
Leipzig, 1719. — Bayle. Dict. crit., art. A/Jûllonius.
— Encyclopédie méthodique, art. Pythagore. —
Baur, Apollonius de Tya?ie et le Christ; ou
Rapport du pythagorisme au christianisme,
in-8, Tubing., 1832 (ail.). — Chassang, Apol-
lonius de Tyane, sa vie, ses voyages, ses pro-
diges , par Philostrate, Paris, 1862. 1 vol. in-S.
— Histoire critique de l'école a Alexandrie.
par M. Vacherot, Paris, 1846, 1' vol. — Histoire
de l 'école d'Alexandrie, par J. Simon, Paris,
1845, 2 vol. in-8. — Mervoyer, Ihoi Arco/Xomou
xoO Tuavéoç. Paris, 1864, in-8. — Legrand d'Aus-
sy, Vie d'Apollonius de Tyane, Paris, 1807,
2 vol. in-8.
APOLLOPHANE, philosophe stoïcien, né à
Antioche en Mygdonie. vécut longtemps à Alexan-
drie. 11 était le disciple direct d'Ariston, et par
conséquent devait être né comme Ëratosthène.
que les biographes anciens lui associent, vers le
commencement du ni" siècle avant Jésus-Christ.
Les témoignages qui nous ont transmis son nom
ne sont par nombreux, et encore moins instruc-
tifs. On peut dire seulement qu'il avait écrit un
livre intitulé: Ariston, et qu'il y reprochait à
son maître de s'être écarté de l'ancienne rigueur
morale des stoïciens ; qu'il ne prétendait pas
non plus, comme lui, borner toute la philoso-
phie à l'éthique, et avait composé mie physique;
qu'il réduisait toutes les vertus à la seule sa-
gesse ; et enfin qu'il divisait l'àme en neuf par-
ties.
Voy. Diogène Laërte, VII, 92 et 140: Athénée,
APOS
— 81 —
APUL
VII, 6 ; Tertullien, de Anima. 14. Ménage, dans
ses Observationes in Diogeném Laertium, VII,
92. rapporte en l'approuvant une conjecture gra-
tuite, suivant laquelle ce philosophe serait le
même que le médecin Apollophane, cité par
Pline l'ancien, XXII, 2, par Celse, V, 18, et par
Polybe, liv. V. X.
APONO (Pierre d'), médecin et philosophe
très-renommé de son temps, naquit en 1250,
dans un village des environs de Padoue, qui
s'appelle aujourd'hui Abano : de là le nom de
Pierre d'Abano. généralement adopté par les
biographes modernes. Après avoir fait à l'Uni-
versité de Paris de brillantes études et s'y être
signalé déjà par la variété de ses connaissances,
il alla s'établir à Padoue, où il exerça la méde-
cine avec beaucoup de succès et, il faut ajouter,
avec un grand profit; car on dit qu'il mettait
ses soins à un prix exorbitant. Très-passionné
pour tout ce qu'on nommait alors les sciences
occultes, il consacrait tous les loisirs que lui
laissait l'exercice de son art, à la physiognomo-
nie, à la chiromancie, à l'astrologie, ou plutôt à
l'astronomie, comme le prouve la traduction des
livres astronomiques d'Aben-Ezra. Il ne resta
pas non plus étranger à la philosophie scolasti-
que et arabe, et son principal ouvrage (Concilia-
tio dijferentiarum philosophicarum et prœci-
pue medicarum), le seul qui puisse être cité ici,
a pour but de concilier entre elles les principa-
les opinions des philosophes, et surtout des mé-
decins. De là le nom de conciliateur (concilia-
lor), sous lequel les écrivains du temps le dési-
gnent ordinairement. Apono ne fut pas plus
heureux que Roger Bacon et d'autres hommes
de la même trempe d'esprit. Traduit devant le
tribunal de l'Inquisition, sous l'accusation de
sorcellerie, il n'aurait probablement pas échappé
au bûcher, si la mort ne fût venue le surpren-
dre au milieu de son procès, en l'an 1316, au
moment où il venait d'atteindre l'âge de soixante-
six ans. Mais l'Inquisition ne voulut pas avoir
perdu ses peines; elle brûla publiquement son
effigie à la place de son corps, que des amis du
philosophe avaient soustrait à cette infamie. —
L'ouvrage d'Apono, que nous venons de citer, a
été imprimé avec ses autres œuvres, à Mantoue
en 1472, et à Venise en 1483, in-f°. Voir Bayle,
Dict. crit., art. Apono, et Naudé, Apologie des
grands hommes.
A POSTERIORI, A PRIORI. De ces deux ex-
pressions, unanimement adoptées par la philoso-
phie moderne, la première s'applique à tous les
éléments de la connaissance humaine que l'in-
telligence ne peut pas tirer de son propre fonds,
mais qu'elle emprunte à l'expérience et à l'ob-
servation des faits, soit intérieurs, soit exté-
rieurs; par la seconde, au contraire, on désigne
les jugements et les idées que l'intelligence
ne doit qu'à elle-même, qu'elle trouve déjà
établis en elle quand les faits se présentent, et
qu'on a appelés, avec raison, les conditions mê-
mes de l'expérience ; car, sans leur concours, la
connaissance des objets serait absolument im-
possible. Ainsi, on dira de la notion de corps
qu'elle est formée a posteriori, tandis que l'idée
d'espace existe en nous a priori. Mais en même
temps l'on conçoit qu'en retranchant celle-ci, la
première est entièrement détruite ; car, si l'es-
pace peut exister sans corps, il n'y a pas de
corps sans espace, c'est-à-dire sans étendue. Une
connaissance a posteriori est tout à fait la même
chose qu'une connaissance acquise. Mais a priori
n'est pas synonyme d'inné : les idées innées
étaient regardées comme indépendantes de l'ex-
périence ; les idées a priori, encore une fois,
sont la condition et se manifestent à l'occasion |
DICT. PHILOS.
de l'expérience. Voy. Idées, Intelligence. Expé-
rience.
APPÉTIT (de appetere, désirer). Par ce mot,
la philosophie scolastique n'entendait pas uni-
quement le désir proprement dit, mais aussi la
volonté; seulement on établissait une distinction
entre l'appétit sensilif {appetitus sensitivus) et
l'appétit rationnel (appetitus rationalis) , qui,
éclairé par la raison, nous rend maîtres de nos
passions animales. Le premier se divisait à son
tour en appétit irascible et appétit concupisci-
ble, c'est-à-dire la colère et la concupiscence.
Cette confusion de la volonté et du désir re-
monte à Aristote, qui, lui aussi, comprenait ces
deux faits de l'âme sous un titre commun, celui
d'ôpcijtç ou d'ô'jexTixèv, qu'on ne saurait traduire
que par appétit (de Anima, lib. III, c. ix). Au-
jourd'hui ce terme n'a plus d'autre usage, en
philosophie, que de désigner les désirs instinc-
tifs qui ont leur origine dans certains besoins
du corps, à savoir celui de la nutrition et de la
reproduction. Le mot désir, appliqué aux mêmes
choses, écarterait l'idée d'instinct et ferait sup-
poser une certaine influence de l'imagination.
APPÉTITION. Ce terme est fréquemment em-
ployé par Leibniz ; il prétendait que tous les
êtres qui composent la nature, toutes les mona-
des sans exception, sont doués de deux qualités
essentielles : 1° la représentation, qui est la
forme la plus humble de la sensibilité et de
l'intelligence; 2° Yappétition, qui est une ten-
dance a l'action et la première ébauche de la
volonté. Voy. Leibniz.
APPRÉHENSION (de apprehendere, saisir
ou toucher). Ce terme a été emprunté par la sco-
lastique à la philosophie d' Aristote. Il est la tra-
duction littérale du mot 6i£iç ou ôiyetv, consacré
par le philosophe grec à désigner les notions ab-
solument simples qui, en raison de leur nature,
sont au-dessus de l'erreur et de la vérité logi-
que (Metaph., lib. IX, c. x). En passant dans la
langue philosophique du moyen âge, il perdit
un peu de sa valeur primitive ; il servit à dési-
gner, non-seulement les notions simples, mais
toute espèce de notion, de conception propre-
ment dite, qui ne fait pas partie et qui n'est pas
le sujet d'un jugement ou d'une affirmation.
Enfin, accueilli dans la philosophie de Kant, il
subit une nouvelle métamorphose; car dans la
Critique de la raison pure, on donne h? nom
d'appréhension à un acte de l'imaginatiun qui
consiste à embrasser et à coordonner dans une
seule image ou dans une conception unique les
éléments divers de l'intuition sensible, tels que
la couleur, la solidité, l'étendue, etc. Mais
comme il y a, selon Kant, deux choses à distin-
guer dans l'exercice des sens, à savoir : la sen-
sation elle-même et les formes de la sensibilité,
représentées par le temps et par l'espace, il se
croit obligé d'admettre aussi deux sortes d'ap-
préhension : l'une empirique, qui nous donne
pour résultat des notions sensibles ; l'autre ,a
priori, appelée aussi la synthèse pure de l'ap-
préhension, qui nous fournit les notions des
nombres et les figures de géométrie. Aujour-
d'hui, tant en Allemagne qu'en France, ce terme
est à peu près abandonné.
APULÉE (Lucius Apuleius ou Appuleius)
naquit à Madaure, petite ville de la Numidie.
alors province romaine, 120 ans environ après
J. C. Après avoir fait à Carthage ses premières
études, il alla compléter son éducation à Athè-
nes, ou il fut initié à la philosophie grecque,
principalement au système de Platon.^ D'Athènes,
il se rendit à Rome, apprit sans maître la lan-
gue latine, et remplit pendant quelque temps la
charge d'intendant. Mais la mort de ses parents
6
APUL
— b-1
l'ay.mt mis en possession d'une fortune considé-
rable, il ne crut pas en faire un meilleur em-
ploi que de la dépenser en voyages jpstwtctifs.
En conséquence, il se mit à parcourir, comme
les sages de l'antiquité, l'Orient et l'Egypte, étu-
diant principalement les doctrines religieuses
des contrées qu'il visitait, et se faisant initier à
plusieurs mystères, entre autres à ceux d'Osiris.
De retour dans sa patrie, après avoir ainsi dis-
sipé tous ses biens, il épousa une riche veuve
dont il avait connu le nls à Rome. Les parents
de cette femme l'ayant accusé de magie devant
te proconsul romain, Apulée se défendit avec
beaucoup d'art et d'éloquence, comme le prouve
son plaidoyer que l'on a conservé parmi ses œu-
vres [Oratio pro magia, etc.). On sait qu'il vi-
vait sous le règne d'Antoine et de Marc Aurèle ;
mais on ignore en quelle année il mourut.
Apulée appartient à cette époque indécise où
l'esprit oriental et l'esprit grec, les croyances
religieuses et les idées philosophiques, se mê-
laient, ou plutôt se juxtaposaient dans l'opinion
générale, sans former encore un tout systéma-
tique. Il est un de ceux qui ont beaucoup con-
tribué, par leur exemple, à amener ce résultat,
et, quoique les qualités de son esprit et de ses
œuvres soient surtout littéraires, il ne peut être
négligé impunément par l'historien de la philo-
sophie. Ce n'est pas dans un recueil comme ce-
lui-ci qu'il peut être question de l'^lrce d'or, vé-
ritable roman satirique sur lequel se fonde la
réputation d'Apulée. Nous ne parlerons pas même
de la plupart de ses écrits philosophiques, aride
et par là même infidèle analyse des doctrines
de Platon et d'Aristote. Il n'y a guère que sa
démonologie, contenue presque tout entière
dans l'ouvrage intitulé de Deo Socratis, qui mé-
rite l'honneur d'être cité- car là se trouve l'élé-
ment nouveau qu'il voulait introduire dans la
philosophie, et qui joue un si grand rôle chez
les derniers Alexandrins. Dans la pensée d'Apu-
lée, il est indigne de la majesté suprême que
Dieu intervienne directement dans les phénomè-
nes de la nature. Par conséquent, il met à ses
ordres des légions de serviteurs de différents
grades, qui gouvernent et qui agissent d'après
leur impulsion et leur plan éternel. Ces servi-
teurs, ce sont les démons, revêtus d'un corps
subtil comme l'air, et habitants de la région
moyenne qui s'étend entre le ciel et la terre.
Rien de ce qui se passe dans la nature ou dans
le cœur de l'homme ne peut échapper à leurs
regards pénétrants. Quelquefois même, lorsque
Dieu nous appelle à quelque grande mission, ils
viennent, nous vivants, habiter notre corps et
nous dicter ce que nous avons à faire. Ainsi
s'explique le génie familier de Socrate. C'est à
cette même croyance qu'Apulée veut rattacher
tous les usages religieux, tant chez les Grecs
que chez les barbares. Ce n'est pas assez que ces
idées soient par elles-mêmes d'un caractère peu
philosophique; elles sont encore présentées sous
une forme confuse et dans un ordre tout à fait
arbitraire. Voici les titres des ouvrages d'Apulée
et des travaux auxquels ils ont donné lieu : de
Philosophia, seu de Habitudine doctrinarum
et nativitate Platonis, lib. III; — de Mundo
(une traduction de l'ouvrage faussement attri-
bué sous le même titre à Aristote) ; — de Deo
— Fabuke milesiœ, seu Melamorph.,
lib. XI; — Hermetis Trismeg. de Natura deo-
rum, ad Asclepium alloijuula. — Ses Œuvres
complètes, 2 toL iii-8, Lyon. 1614; et 2 vol.
in ',. parig, 1688;— Apuleii Theoloma exhibita
<< lyi !■-,.,, dans es Cogitaéa phitoiophiea,
]'■ '■''< ~ I' l », v'/''s. etc., auct.
Bonëbaj feu le 9* vol. de l'édition de Leyde,
AHAB
iu-'i. 1786. — De mystica Apuleii doctrina,
anof. Charpentier, in-8, Pansus, 1 830.
arabes (Philosophie des). Les monumi
littéraires des Arabes ne remontent pas au delà
du vie siècle de l'ère chrétienne. Si la Bible
nous vante la sagesse des fils de l'Orient, si l'au-
teur du Livre de Job choisit pour théâtre de son
drame philosopli ntrée de l'Arabie, et
pour interlocuteurs des personnages arabes, m
pouvons en conclure tout au plus que 1>
Arabes étaient arrivés à un certain degré de cul-
ture, et qu'ils excellaient dans ce qu'on compre-
nait alors sous le nom de sagesse, c'est-à-dire
dans une certaine philosophie populaire, qui
consistait à présenter, sous une forme poétique,
des doctrines, des règles de conduite, des ré-
flexions sur les rapports de l'homme avec les
êtres supérieurs, et sur les situations de la vie
humaine. Il ne nous est resté aucun monument
de cette sagesse, et les Arabes eux-mêmes esti-
ment si peu le savoir de leurs ancêtres, qu'ils
ne datent leur existence intellectuelle que depuis
l'arrivée de Mohammed; appelant la longue sé-
rie de siècles qui précéda le prophète le temps
de l'ignorance.
Dans les premiers temps de l'islamisme, l'en-
thousiasme qu'excita la nouvelle doctrine et le
fanatisme des farouches conquérants ne laissè-
rent pas de place à la réflexion, et il ne put être
question de science et de philosophie. Cepen-
dant un siècle s'était à peine écoulé que déjà
quelques esprits indépendants, cherchant à se
rendre compte des doctrines du Koran, que jus-
que-là on avait admises sans autre preuve que
l'autorité divine de ce livre, émirent des opinions
qui devinrent les germes' de nombreux schis-
mes religieux parmi les Musulmans ; peu à peu
on vit naître différentes écoles, qui, plus tard,
surent revêtir leurs doctrines des formes dialec-
tiques, et qui, tout en subissant l'influence de la
philosophie, surent se maintenir à côté des phi-^
losophes, les combattre avec les armes que la
science leur avait fournies, et d'écoles théo-
logiques qu'elles étaient, devenir de véritables
écoles philosophiques. La première hérésie, à ce
3u'il paraît, fut celle des kadrites. c'est-a-dire
e ceux qui professaient la doctrine du kadr,
qu'on fait remonter à Maabed ben-Khaled al-
Djohni. Le mot kadr (pouvoir) a ici le sens de
libre arbitre. Maabed attribuait à la seule vo-
lonté de l'homme la détermination de ses ac-
tions, bonnes ou mauvaises. Les choses, disait-il,
sont entières, c'est-à-dire aucune prédestination,
aucune fatalité n'influe sur la volonté ou l'action
de l'homme. Aux kadrites étaient opposés les
djabarites, ou les fatalistes absolus, qui disaient
que l'homme n'a de pouvoir pour rien, qu'on ne
peut lui attribuer la faculté d'agir et que ses ac-
tions sont le résultat de la fatalité et de la con-
trainte (djabar). Cette doctrine, professée vers la
fin de la dynastie des Ommiades, par Djahm
ben-Safwân, aurait pu très-bien marcher d'ac-
cord avec la croyance orthodoxe, si, en même
temps, Djahm n'eût nié tous les attributs de
Dieu, ne voulant pas qu'on attribuât au Créateur
les qualités de la créature, ce qui conduisait à
faire de Dieu un être abstrait, privé de toute
qualité et de toute action. Contre eux s'élevèrent
les cifalites, ou partisans des attributs (cifàt).
qui, prenant à la lettre tous les attributs de
Dieu qu'on trouve dans le Koran, tombèrent
dans un grossier anthropomorphisme.
De l'école de Hasan al-Baçri, à Bassora, sortit,
nu h" siècle de l'hégire, la secte des motazales, ou
dissidents, dont les éléments étaient déjà donné-
dans les doctrines ies sectes précédentes. Wacel
ben-Atha (né l'an 8C de l'hégire, ou 699-700 de I . G»,
ARAB
— 83 —
ARAB
et mort l'an 131} ou 748-749 de J. C), disciple de
Hasan, ayant été chassé de l'école, comme dissi-
dent (motazal), au sujet de quelque dogme reli-
gieux, se fit lui-même chef d'école, réduisant
en système les opinions énoncées par les sectes
précédentes, et notamment celle des kadrites.
Les motazales se subdivisent eux-mêmes en
plusieurs sectes, divisées sur des points secondai-
res; mais ils s'accordent tous à ne point reconnaî-
tre en Dieu des attributs distincts de son essence,
et à éviter, par là, tout ce qui semblait pouvoir
nuire au dogme de l'unité de Dieu. Ils accordent
à Thomme la liberté sur ses propres actions, et
maintiennent la justice de Dieu, en soutenant
que l'homme fait, de son propre mouvement, le
bien et le mal, et a ainsi des mérites et des dé-
mérites. C'est à cause de ces deux points princi-
paux de leur doctrine que les motazales se dé-
signent eux-mêmes par la dénomination de
achâb al-adl wal-tauhîd (partisans de la justice
et de l'uni te'). Ils disent encore «que toutes les
connaissances nécessaires au salut sont du res-
sort de la raison; qu'on peut, avant la publica-
tion de la loi, et avant comme après la révéla-
tion, les acquérir par les seules lumières de la
raison, en sorte qu'elles sont d'une obligation
nécessaire pour tous les hommes, dans tous les
temps et dans tous les lieux. » (Voy. de Sacy, Ex-
posé de la religion des Druzes, t. I, introd.,
p. xxxvij.) — Les motazales durent employer les
armes de la dialectique pour défendre leur sys-
tème contre les orthodoxes et les hérétiques, en-
tre lesquels ils tenaient le milieu ; ce furent eux
qui mirent en vogue la science nommée ilm
al-calâm (science de la parole), probablement
parce qu'elle s'occupait de la parole divine. On
peut donner à cette science le nom de dogma-
tique, ou de théologie scolastique; ceux qui la
professaient sont appelés motecallemîn. Sous ce
nom nous verrons fleurir plus tard une école
importante, dont les motazales continuèrent à
former une des principales branches.
Ce que nous avons dit suffira pour faire voir
que lorsque les Abbasides montèrent sur le
trône des khalifes, l'esprit des Arabes était déjà
+ assez exercé dans les subtilités dialectiques et
dans plusieurs questions métaphysiques, et pré-
paré à recevoir les systèmes de philosophie qui
allaient être importés de l'étranger et compli-
quer encore davantage les questions subtiles
qui divisaient les différentes sectes. Peut-être
même le contact des Arabes avec les chrétiens
de la Syrie et de la Chaldée, où la littérature
grecque était cultivée, avait-il exercé une cer-
taine influence sur la formation des sectes schis-
matiques parmi les Arabes. On sait quels furent
ensuite les nobles efforts des Abbasides, et no-
tamment du khalife Al-Mamoun, pour propager
parmi les Arabes les sciences de la Grèce; et
quoique les besoins matériels eussent été le pre-
mier mobile qui porta les Arabes à s'approprier
les ouvrages scientifiques des Grecs, les différen-
tes sciences qu'on étudia pour l'utilité pratique,
telles que la médecine, la physique, l'astronomie,
étaient si étroitement liées à la philosophie,
qu'on dut bientôt éprouver le besoin de connaî-
tre cette science sublime, qui, chez les anciens,
embrassait, en quelque sorte, toutes les autres,
et leur prêtait sa dialectique et sa sévère mé-
thode. Parmi les philosophes grecs, on choisit
de préférence Aristote, sans doute parce que sa
méthode empirique s'accordait mieux que l'idéa-
lisme de Platon avec la tendance scientifique et
positive des Arabes, et que sa logique était con-
sidérée comme une arme utile dans la lutte quo-
tidienne des différentes écoles théologiques.
Les traductions arabes des œuvres d'Aristote,
comme de tous les ouvrages grecs en général,
sont dues, pour la plupart, à des savants chré-
tiens syriens ou chaldéens, notamment à des
nestonens, qui vivaient en grand nombre comme
médecins à la cour des khalifes, et qui, familia-
risés avec la littérature grecque, indiquaient
aux Arabes les livres qui pouvaient leur offrir
le plus d'intérêt. Les ouvrages d'Aristote furent
traduits, en grande partie/ sur des traductions
syriaques ; car dès le temps de l'empereur .his-
tinien on avait commencé à traduire en syria-
que des livres grecs, et à répandre ainsi dans
l'Orient la littérature des Hellènes. Parmi les
manuscrits syriaques de la Bibliothèque natio-
nale, on trouve un volume (n° 161) qui renferme
VIsagoge de Porphyre et trois ouvrages d'Aris-
tote, savoir : les Catégories, le livre de Y Inter-
prétation et les Premiers Analytiques. La 'tra-
duction de VIsagoge y est attribuée au Frère
Athanase, du monastère de Beth-Malca, qui l'a-
cheva en 956 (des Séleucides), ou 645 de J. C.
Celle des Catégories est due au métropolitain
Jacques d'Édesse (qui mourut l'an 708 de J. C).
Un manuscrit arabe (n° 882 A), qui remonte
au commencement du xie siècle, renferme tout
VOrganon d'Aristote, ainsi que la Rhétorique,
la Poétique et VIsagoge de Porphyre. Le travail
est dû à plusieurs traducteurs ; quelques-uns des
ouvrages portent en titre les mots traduit du
syriaque, de sorte qu'il ne peut rester aucun
doute sur l'origine de ces traductions. On voit,
du reste, par les nombreuses notes interlinéai-
res et marginales que porte le manuscrit, qu'il
existait, dès le xe siècle, plusieurs traductions
des différents ouvrages d'Aristote, et que les tra-
vaux faits à la hâte sous les khalifes Al-Mamoun
et Al-Motawackel furent revus plus tard, corrigés
sur le texte syriaque ou grec, ou même entière-
ment refaits. Les livres des Réfutations des so-
phistes se présentent, dans notre manuscrit,
dans quatre traductions différentes. La seule vue
de l'appareil critique que présente ce précieux
manuscrit peut nous convaincre que les Arabes
possédaient des traductions faites avec la plus
scrupuleuse exactitude, et que les auteurs qui,
sans les connaître, les ont traitées de barbares
et d'absurdes (voy. Brucker, Hist. crit. phil.,
t. III, p. 106, 107, 149, 150) étaient dans une
profonde erreur; ces auteurs ont basé leur juge-
ment sur de mauvaises versions latines dérivées,
non de l'arabe, mais des versions hébraïques.
Les plus célèbres parmi les premiers traduc-
teurs arabes d'Aristote furent Honaïn ben-Ishâk,
médecin nestorien établi à Bagdad (mort en 873),
et son fils Ishâk; les traductions de ce dernier
furent très-estimées. Au xe siècle, {Yahya ben-
Adi et Isa ben-Zaraa donnèrent de nouvelles
traductions ou corrigèrent les anciennes. On
traduisit aussi les principaux commentateurs
d'Aristote, tels que Porphyre, Alexandre d'Aphro-
disée, Themistius, Jean Philopon. Ce fut surtout
par ces commentateurs que les Arabes se fami-
liarisèrent aussi avec la philosophie de Platon,
dont les ouvrages ne furent pas traduits en
arabe, ou du moins ne furent pas très-répandus,
à l'exception de la République, qui fut com-
mentée plus tard par Ibn-Roschd (Averrhoès).
Peut-être ne pouvait-on pas d'abord se procurer
la Politique d'Aristote, et on la remplaça par la
République de Platon. Il est du moins certain
que la Politique n'était pas parvenue en Espa-
gne ; mais elle existait pourtant en Orient,
comme on peut le voir dans le post-scriptum
mis par Ibn-Roschd à la fin de son commentaire
sur l'Éthique, et que Jourdain (Recherches
crit., etc., in-8, nouv. édit., Paris, 1843, p. 438)
a cité d'après Herrmann l'Allemand. — Un au-
ARAB — 8
leur arabe du XIIIe siècle, Djemàl-eddîn al-Kifti,
qui a écrit un Dictionnaire des philosophes.
nomme, à l'article Platon, comme ayant été
traduits en arabe, le livre de la République, ce-
lui des Lois et le Timée; et, à l'article Sociale,
Je môme auteur cite de longs passages du Cn-
ton et du Phédon. — Quoi qu'il en soit, on peut
dire avec certitude que les Arabes n'avaient de
notions exactes, puisées aux sources, que la
seule philosophie d'Aristote. La connaissance des
œuvres d'Aristote et de ses commentateurs se
répandit bientôt dans toutes les écoles, toutes
les sectes les étudièrent avec avidité. « La doc-
trine des philosophes, dit l'historien Makrizi,
causa à la religion, parmi les Musulmans, des
maux plus funestes qu'on ne peut le dire. La
philosophie ne servit qu'à augmenter les er-
reurs des hérétiques, et à ajouter à leur impiété
un surcroît d'impiété » (de Sacy, liv. c, p. xxij).
On vit bientôt s'élever, parmi les Arabes, des
hommes supérieurs qui, nourris de l'étude d'A-
ristote, entreprirent eux-mêmes de commenter
les écrits du Stagirite et de développer sa doc-
trine. Aristote fut considéré par eux comme le
philosophe par excellence; et si l'on a eu tort de
soutenir que tous les philosophes arabes n'ont
fait que se traîner servilement à sa suite, du
moins est-il vrai qu'il a toujours exercé sur eux
une véritable dictature pour tout ce qui con-
cerne les formes du raisonnement et la méthode.
Un des plus anciens et des plus célèbres com-
mentateurs arabes est Abou Yousouf Yaakoub
ben-Ishâk al-Kendi (voy. Kendi), qui^ florissait
au ixe siècle. Hasan ben-Sawàr, chrétien, au
xe siècle, disciple de Yahya ben-Adi, écrivit des
commentaires dont on trouve de nombreux ex-
traits aux marges du manuscrit de VOrganon,
dont nous avons parlé. Abou-Naçr al-Farabi, au
xe siècle, se rendit célèbre surtout par ses écrits
sur la Logique (voy. Farabi). Abou-Ali Ibn-
Sina. ou Avicenne, au xic siècle, composa une
série d'ouvrages sous les mêmes titres et sur le
même plan qu'Aristote, auquel il prodigua ses
louanges. Ce que Ibn-Sina lut pour les Arabes
d'Orient, Ibn-Roschd, ou Averrhoès, le fut, auxue
siècle, pour les Arabes d'Occident. Ses commen-
taires lui acquirent une réputation immense, et
firent presque oublier tous ses devanciers (voy.
Ibn-Roschd). Nous ne pouvons nous empêcher
de citer un passage de la préface d'Ibn-Roschd
au commentaire de la Physique, afin de faire
voir quelle fut la profonde vénération des phi-
losophes proprement dits pour les écrits d'Aris-
tote : « L'auteur de ce livre, dit Ibn-Roschd. est
Aristote, fils de Nicomaque, le célèbre philoso-
phe des Grecs, qui a aussi composé les autres
ouvrages qu'on trouve sur cette science (la phy-
sique), ainsi que les livres sur la logique et les
traités sur la métaphysique. C'est lui qui a re-
nouvelé ces trois sciences, c'est-à-dire la logique,
la physique et la métaphysique, et c'est lui qui
les a achevées. Nous disons qu'il les a renouve-
lées, car ce que d'autres ont dit sur ces matières
n'est pas digne d'être considéré comme point de
ut pour ces sciences..., et quand les ouvra-
ges de cet homme ont paru, les hommes ont
écarté les livres de tous ceux qui l'ont précédé.
Parmi les livres composés avant lui, ceux qui,
par rapport à ces matières, se trouvent le plus
liode scientifique, sont les ouvra-
ges de Platon, quoique ce qu'on y trouve ne soit
que très-peu de. chose en comparaison de ce
qu'on trou i livres de notre philosophe,
et qu'ils soient plus ou moins imparfaits sous le
rapport de lasch n >■. Nous disons ensuite qu'il
les a achevées (les trois sciences) ; car aucun de
ceux qui l'ont suivi, jusqu'à notre temps, c'est-à-
_ ARAB
dire pendant près de quinzi i , n'a pu
ajouter à ce qu'il a du rien qui soi! digne d'at-
tention. C'est une 'i ^i reniement étri
et vraiment merveilleuse que tout cela se trouve
réuni dans un seul homme.. Lorsque cependant
ces choses se trouvent dans un individu, on doit
les attribuer plutôt à l'existence divine qu'à
l'existence humaine; c'est pourquoi les anciens
l'ont appelé le divin» (comparez Brucker, t. III.
p. 10:.).
On se tromperait cependant en croyant que
tous les philosophes arabes partageaient cette
admiration, sans y faire aucune restriction. Mai-
monide, qui s'exprime à peu près dans les mê-
mes termes qu'Ibn-Roschd sur le compte d'Aris-
tote (voy. sa lettre à R. Samuel lbn-Tibbon,
vers la fin), borne cependant l'infaillibilité de ce
philosophe au monde sublunaire, et n'admet pas
toutes ses opinions sur les sphères qui sont au-
dessus de l'orbite de la lune et sur le premier
moteur (voy. More nebouchîm, liv. II, en. xxn).
Avicenne n allait même pas si loin que Maimo-
nide; dans un endroit où il parle de l'arc-en-
ciel, il dit : «vJ'en comprends certaines qualités.
et je suis dans l'ignorance sur certaines autres :
quant aux couleurs, je ne les comprends pas en
vérité, et je ne connais pas leurs causes. Ce
qu'Aristote en a dit ne me suffit pas; car ce
n'est que mensonge et folie » (voy. R. Schem-
Tob ben-Palkéira, More hammoré, Presburg,
1837, p. 109).
Ce qui surtout a dû préoccuper les philosophes
arabes, quelle que pût être d'ailleurs leur indif-
férence à l'égard de l'islamisme, ce fut le dua-
lisme qui resuite de la doctrine d'Aristote, et
qu'ils ne pouvaient avouer sans rompre ouverte-
ment avec la religion, et. pour ainsi dire, se dé-
clarer athées. Comment 1 énergie pare d'Aristote,
cette substance absolue, forme sans matière,
peut-elle agir sur l'univers? quel est le lien en-
tre Dieu et la matière? quel est le lien entre
l'âme humaine et la raison active qui vient de
dehors? Plus la doctrine d'Aristote laissait ces
questions dans le vague, et plus les philosophes
arabes devaient s'efforcer de la compléter sous ce
rapport, pour sauver l'unité de Dieu, sans tom-
ber dans le panthéisme. Quelques philosophes,
tels qu'Ibn-Bâdja et Ibn-Roschd (voy. ces noms),
ont écrit des traités particuliers sur la Possibi-
lité de la conjonction. Cette question, à ce qu'il
paraît, a beaucoup occupé les philosophes; pour
y répondre, on a mêlé au système du Stagirite^
des doctrines qui lui sont étrangères, ce qui fit
naître parmi les philosophes eux-mêmes plusieurs
écoles dont nous parlerons ci-après, en dehors des*
écoles établies par les défenseurs des dogmes
religieux des différentes sectes.
Pour mieux faire comprendre tout l'éloigne-
ment que les différentes sectes religieuses de-
vaient éprouver pour les philosophes, nous de-
vons rappeler ici les principaux points du sys-
tème métaphysique de ces derniers, ou de leur
théologie, sans entrer dans des détails sur la
divergence qu'on remarque parmi les philoso-
phes arabes sur plusieurs points particuliers
de cette métaphysique. Quant à la logique et à
la physique, toutes les écoles tant orthodoxes
qu'hétérodoxes sont à peu près d'accord :
1° La matière, disaient les philosophes, est+
éternelle; si l'on dit que Dieu a créé le monde,
ce n'est là qu'une expression métaphorique.
Dieu, comme première cause, est l'ouvrier de
la matière, mais son ouvrage ne peut tomber
dans le temps, et n'a pu commencer dans un
temps donne. Dieu est à son ouvrage ce que la
cause est à l'effet ; or ici la cause est inséparable
de l'effet, et si l'on supposait que Dieu, à une
AIUB
85 —
ARAB
certaine époque, a commencé son ouvrage par
sa volonté et dans un certain but, il aurait été
imparfait avant d'avoir accompli sa volonté et
atteint son but, ce qui serait en opposition avec
la perfection absolue que nous devons recon-
naître à Dieu. — 2° La connaissance de Dieu,
ou sa providence, s'étend sur les choses univer-
selles, c'est-à-dire sur les lois générales de l'u-
nivers, et non sur les choses particulières ou
accidentelles; car si Dieu connaissait les acci-
dents particuliers, il y aurait un changement
temporel dans sa connaissance, c'est-à-dire dans
son essence, tandis que Dieu est au-dessus du
changement. — 3° L'âme humaine n'étant que
la faculté de recevoir toute espèce de perfec-
tion, cet intellect passif se rend propre, par l'é-
tude et les mœurs, à recevoir l'action de F intel-
lect actif qui émane de Dieu, et le but de son
existence est de s'identifier avec l'intellect ac-
tif. Arrivée à cette perfection, l'âme obtient la
béatitude éternelle, n'importe quelle religion
l'homme ait professée, et de quelle manière il ait
adoré la Divinité. Ce que la religion enseigne du
paradis, de l'enfer, etc., n'est qu'une image des
récompenses et .des châtiments spirituels, qui
dépendent du plus ou du moins de perfection
que l'homme a atteint ici-bas.
Ce sont là les points par lesquels les philo-
sophes déclaraient la guerre à toutes les sectes
religieuses à la fois; sur d'autres points secon-
daires ils tombaient d'accord tantôt avec une
secte, tantôt avec une autre; ainsi, par exemple,
dans leur doctrine sur les attributs de la Divi-
« nité, ils étaient d'accord avec les motazales.
On comprend que les orthodoxes devaient voir
de mauvais œil les progrès de la philosophie ;
aussi la secte des philosophes proprement dits
f fut-elle regardée comme hérétique. Les plus
grands philosophes des Arabes, tels que Kendi,
Farabi, Ibn-Sina, Ibn-Roschd, sont appelés sus-
pects par ceux qui les jugent avec moins de sé-
vérité. Cependant la philosophie avait pris un si
grand empire, elle avait tellement envahi les
écoles théologiques elles-mêmes, que les théo-
logiens durent se mettre en défense, soutenir
les dogmes par le raisonnement, et élever sys-
tème contre système, afin de contre-balancer, par
une théologie rationnelle, la pernicieuse méta-
physique d'Aristote. La science du calâm prit
alors les plus grands développements. Les au-
■^ teurs musulmans distinguent deux espèces de
calâm, l'ancien et le moderne : le premier ne
s'occupe que de la pure doctrine religieuse et de
la polémique contre les sectes hétérodoxes; le
dernier, qui commença après l'introduction de
la philosophie grecque, embrasse aussi les doc-
trines philosophiques et les fait fléchir devant
les doctrines religieuses. C'est sous ce dernier
rapport que nous considérons ici le calâm. De
ce mot on forma le verbe dénominatif tecallam
(professer le calâm) dont le participe mole-
callem, au pluriel motecallemîn, désigne les
partisans du calâm. Or, comme ce même verbe
signifie aussi parler, les auteurs hébreux ont
rendu le mot motecallemîn par medabberîm
(loquenles), et c'est sous ce dernier nom que les
motecallemîn se présentent ordinairement dans
les historiens de la philosophie, qui ont puisé
dans les versions hébraïques des livres arabes.
On les appelle aussi oçouliyyîn, et en hébreu
schoraschiyyim (radicaux), parce' que leurs rai-
sonnements concernent les croyances fonda-
mentales ou les racines.
Selon Maimonide {More nebouchîm, liv. I,
ch. Lxxi), les motecallemîn marchèrent sur les
traces de quelques théologiens chrétiens, tels que
Jean le Grammairien (Philopon), Yahya ibn-Adi
et autres, également intéressés à réfuter les
doctrines des philosophes. « En général, dit
Maimonide, tous les anciens motecallemîn, tant
parmi les Grecs devenus chrétiens que parmi
les Musulmans, ne s'attachèrent pas d'abord, en
établissant leurs propositions, à ce qui est ma-
nifeste dans l'être, mais ils considéraient com-
ment l'être devait exister pour qu'il pût servir
de preuve de la vérité de leur opinion, ou du
moins ne pas la renverser. Cet être de leur ima-
gination une fois établi, ils déclarèrent que l'être
est de telle manière; ils se mirent à argumenter,
pour confirmer ces hypothèses, d'où ils devaient
faire découler les propositions par lesquelles
leur opinion pût se confirmer ou être à l'abri
des attaques. » — « Les motecallemîn. dit-il
plus loin, qaoique divisés en différentes classes,
sont tous d'accord sur ce principe : qu'il ne faut
pas avoir égard à ce que l'être est, car ce n'est
là qu'une habitude (et non pas une nécessité, et
le contraire est toujours possible dans notre rai-
son. Aussi dans beaucoup d'endroits suivent-ils
l'imagination, qu'ils décorent du nom de rai-
son. »
Le but principal des motecallemîn était d'é-
tablir la nouveauté du monde, ou la création de
la matière, afin de prouver par là l'existence
d'un Dieu créateur, unique et incorporel. Cher-
chant dans les anciens philosophes des principes
physiques qui pussent convenir à leur but, ils
choisirent le système des atomes, emprunté,
sans aucun doute, à Démocrite, dont les Arabes
connaissaient les doctrines par les écrits d'Aris-
tote. Selon le Dictionnaire des philosophes, dont
nous avons parlé plus haut, il existait même
parmi les Arabes des écrits attribués à Démocrite
et traduits du syriaque. — Les atomes, disaient
les motecallemîn, n'ont ni quantité ni étendue.
Us ont été créés par Dieu et le sont toujours,
quand cela plaît au Créatenr. Les corps naissent
et périssent par la composition et la séparation
des atomes. Leur composition s'effectuant par le
mouvement, les motecallemîn admettent, comme
Démocrite. le vide, afin de laisser aur atomes
la faculté de se joindre et de se séparer. De même
que l'espace est occupé par les atomes et le vide,
de même le temps se compose de petits instants
indivisibles, séparés par des intervalles de repos.
Les substances ou les atomes ont beaucoup d'ac-
cidents ; aucun accident ne peut durer deux
instants, ou, pour ainsi dire, deux atomes de
temps ; Dieu en crée continuellement de nou-
veaux, et lorsqu'il cesse d'en créer, la substance
périt. Ainsi Dieu est toujours libre, et rien ne
naît ni ne périt par une loi nécessaire de la
nature. Les privations, ou les attributs négatifs,
sont également des accidents réels et positifs
produits constamment par le Créateur. Le repos,
par exemple, n'est pas la privation du mouve-
ment, ni l'ignorance la privation du savoir, ni
la mort la privation de la vie ; mais le repos,
l'ignorance, la mort, sont des accidents positifs,
aussi bien que leurs opposés, et Dieu les crée
sans cesse dans la substance, aucun accident ne
pouvant durer deux atomes de temps. Ainsi dans
le corps privé de vie, Dieu crée sans cesse l'ac-
cident de la mort qui sans cela ne pourrait pas
subsister deux instants. — Les accidents n'ont
pas entre eux de relation de causalité; dans
chaque substance, il peut exister toute espèce
d'accidents. Tout pourrait être autrement qu'il
n'est, car tout ce que nous pouvons nous ima-
giner peut aussi exister rationnellement. Ainsi,
par exemple, le feu a ïhabitndede s'éloigner du
centre et d'être chaud ; mais la raison ne se re-
fuse pas à admettre que le feu pourrait se mou-
voir vers le centre et être froid, tout en restant
AHAB
— 86 —
AHAH
le fou. Les sens ne sauraient être eanaidi
comme critérium de la vérité, et on ne saurait
m t ivi- aucun argument, car leurs perceptions
trompant souvent En somme, les motecallcmîn
détruisent toute causalité, et déchirent, pour
ainsi dire, tous les liens de la nature, pour ne
laisser subsister réellement que le Créateur seul.
— Tous les éclaircissements relatifs aux prin-
cipes philosophiques des motecallemin et. les
preuves qu'ils donnent de la nouveauté du
monde, de l'unité et de l'immatérialité de Dieu,
te trouvent dans le More nebourhhn de Mai-
monide, P" partie, eh. lxxiii à i.xxvi. Malgré les
assertions d'un orientaliste moderne, qui nous
assure en savoir plus que Maimonide et Avcr-
rhoès, nous croyons devoir nous en tenir aux
détails du More, et nous pensons qu'un philo-
sophe arabe du xue siècle, qui avait à sa dispo-
sition les sources les plus authentiques, qui a
Beaucoup lu et qui surtout a bien compris ses
auteurs, mérite beaucoup plus de confiance
qu'un écrivain de nos jours, lequel nous donne
les résultats de ses études sur deux ou trois ou-
vrages relativement très-modernes.
On a déjà vu comment les motazales, prin-
cipaux représentants de l'ancien calàm, pour
sauver l'unité et la justice absolues du Dieu
créateur, refusaient d'admettre les attributs, et
accordaient à l'homme le libre arbitre. Sous ces
deux rapports, ils étaient d'accord avec les phi-
losophes. Ce sont eux qu'on doit considérer aussi
comme les fondateurs du calâm philosophique,
dont nous venons de parler, quoiqu'ils n'aient
pas tous professé ce système dans toute sa ri-
gueur. L'exagération des principes du calàm
semble être due à une nouvelle secte religieuse,
qui prit naissance au commencement du Xe siè-
cle, et qui, voulant maintenir les principes or-
thodoxes contre les motazales et les philosophes,
dut elle-même adopter un système philosophique
pour combattre ses adversaires sur leur propre
terrain, et arriva ainsi à s'approprier le calàm
et à le développer. La secte dont nous parlons
est celle des ascharites, ainsi nommée de son
fondateur Aboulhasan Ali ben-Ismaël a.\-Aschari
de Bassora (né vers l'an 880 de J. C. et mort
vers 940). Il fut disciple d'Abou-Ali al-Djabbaï,
un des plus illustres motazales, que la mère
d'Aschari avait épousé en secondes noces. Élevé
dans les principes des motazales, et déjà un de
leurs principaux docteurs, il déclara publi-
quement, un jour de vendredi, dans la grande
mosquée de Bassora, qu'il se repentait d'avoir
professé des doctrines hérétiques, et qu'il recon-
naissait la préexistence du Koràn, les attributs
de Dieu et la prédestination des actions humaines.
Il réunit ainsi les doctrines des djabarites et des
cifatites ; mais les ascharites faisaient quelques
réserves, pour éviter de tomber dans l'anthropo-
morphisme des cifatites, et pour ne pas nier
toute espèce de mérite et de démérite dans les
actions humaines. S'il est vrai, disent-ils, que les
attributs de Dieu sont distincts de son essence,
il est bien entendu qu'il faut écarter toute com-
paraison de Dieu avec la créature, et qu'il ne
faut pas prendre àlalettre lesanthropomorphismes
du Koràn. S'il est vrai encore que les actions
des hommes sont créées par la puissance de Dieu,
que la volonté éternelle et absolue de Dieu est
la cause primitive de tout ce qui est et de tout
ce qui se l'ait, de manière que Dieu soit réel-
lement l'auteur de tout bien et de tout mal, sa
volonté ne pouvant être séparée ; ne
l'homme a cependant ce qu'ils appellent ['acqui-
sition (cash), c'est-à-dire, un certain concours
dans la production de l'action créée, et acquiert
par là un mérite ou un démérite (,voy. Pocockc,
Spécimen kitt. A '•"'' ., p.
pat cette hypothèse d<
saisissable et vide de sens, (JUS plu eut &
teurs aseharistes ont cru pouvoir attribut
l'homme une petite part dans la causalité
actions. Ce sont 1m ascharites qui onl p<
jusqu'à l'extrémité les propositions des atu idenU
el de la réalité des attributs négatifs que nuis
avons mentionnées parmi celle teealr
lemin, et ont soutenu que les accident-) rm tufflH
et disparaissent constamment par la volonté de
Dieu; ainsi, par exemple, lorsque l'homme écrit,
Dieu crée quatre accidents qui ment
iicun lien de causalité, savoir : 1° la volonté
de mouvoir la plume; 2" la faculté de la mou-
voir; 3° le mouvement delà main, r 'lui de
la plume. Les motazales, au contraire, disent
que Dieu, à la vérité, est le créateur de la fa-
culté humaine, mais que, par cette faculté i i
l'homme agit librement; certains attributs né-
gatifs sont de véritables privations et n'ont pas
de réalité, comme, par exemple, la faiblesse qui
n'est que la privation de la force, l'ignorance qui
est la privation du savoir (voy. More, liv. 1.
ch. lxxiii. proposit. 6 et 7. — Ahron ben Elia.
h'tz Hayijim, in-8, Leipzig, 1841, p. 115).
On voit que les motecallemin, ou les atomistes.
comptaient dans leur sein des motazales et de-
ascharites. Ces sectes et leurs différentes subdi-
visions ont dû nécessairement modifier çà et là
le système primitif, et le faire plier à leurs do -
trines particulières. Le mot molecallcm'u
prenait, du reste, dans un sens très-vaste, et
désignait tous ceux qui appliquaient les raison-
nements philosophiques aux dogmes religieux,
par opposition aux fakihs, ou casuistes, qui se
bornaient à la simple tradition religieuse, et il
ne faut pas croire qu'il suffise de lire un auteu
quelconque qui dit traiter la doctrine du calàm.
pour y trouver le système primitif des mot'
lemîn atomistes.
Au x" siècle le calâm était tout à fait à la mode
parmi les Arabes. A Bassora il se forma une
société de gens de lettres qui prirent le nom de-
Frères de la pureté ou de la sincérité (Ikhwân
al-çafà) et qui avaient pour but de rendre plus
populaires les doctrines amalgamées de la religion
et de la philosophie. Ils publièrent à cet effet
une espèce d'encyclopédie composée de cinquante
traités, où les sujets n'étaient point solidement
discutes, mais seulement effleurés, ou du nioins
envisagés d'une manière familière et facile. Cet
ouvrage, qui existe à la Bibliothèque nationale,
peut donner une idée de toutes les études répan-
dues alors parmi les Arabes. Repoussés par les
dévots comme impies, les encyclopédistes n'eu-
rent pas grand accueil près des véritables philo-
sophes.
Les éléments sceptiques que renferme la doc-
trine des motecallemin portèrent aussi leurs
fruits. Un des plus célèbres docteurs de l'école
des ascharites, Abou-Hamed al-Gazâli. théologien
philosophe, peu satisfait d'ailleurs des théories
des motecallemin, et penchant quelquefois vers
le mysticisme des soufis. employa habilement le
scepticisme, pour combattre la philosophie au
profit de la religion, ce qu'il fit dans un ouvrage
intitulé : Tchâfot al-falasifa (la Destruction des
philosophes), ou il montra que les philosophes
n'ont nullement des preuves évidentes pour éta-
blir les vingt points de doctrine (savoir les trois
points que nous avons mentionnés ci-dessus et
dix-sept points secondaires) dans lesquels ils se
trouvent en contradiction avec la doctrine reli-
gieuse [voy. à l'article Gazali). Plus tard Ibn-
Roschd écrivit contre cet ouvrage la Des truc lion
de la destruction CTehâfot-al-ten8
ARAB
— 87 —
ARAB
Les philosophes proprement dits se divisèrent
également en différentes sectes. Il paraît que le
] ■'. ■■lonisine, ou plutôt le néo-platonisme, avait
aussi trouvé des partisans parmi les Arabes; car
d,es écrivains musulmans distinguent parmi les
philosophes les maschâyîn (péripatéticiens) et les
ischrâkiyyîn, qui sont des philosophes contem-
platifs, et ils nomment Platon comme le chef
de ces derniers (voy. Tholuck, Doctrine spécu-
lative de la Trinité, in-8, Berlin. 1826, ail.).
Quant au mot ischrâk, dans lequel M. Tholuck
croit reconnaître le ^coTtap-à; mystique, et qu'il
rend par illumination, il me semble qu'il dérive
plutôt de schkak ou meschrek (orient), et qu'il
désigne ce que les Arabes appellent la philo-
sophie orientale (hicma meschrekiyya), nom
sous lequel on comprend aussi chez nous cer-
taines doctrines orientales qui déjà, dans l'école
d'Alexandrie, s'étaient confondues avec la philo-
sophie grecque.
Les péripatéticiens arabes eux-mêmes, pour
expliquer l'action de Yénergie pure, ou de Dieu,
sur la matière, empruntèrent des doctrines néo-
platoniciennes, et placèrent les intelligences des
sphères entre Dieu et le monde, adoptant une
espèce d'émanation. Les ischrâkiyyîn péné-
trèrent sans doute plus avant dans le néo-pla-
tonisme, et, penchant vers le mysticisme, ils
s'occupent surtout de l'union de l'homme avec la
première intelligence ou avec Dieu. Parmi les
philosophes célèbres des Arabes, Ibn-Bâdja (Aven-
pace) et Ibn-Tofaïl (voy. ces noms) paraissent
avoir professé la philosophie dite ischrdk. Cette
philosophie contemplative, selon Ibn-Sina cité
par Ibn-Tofaïl (Philosophus autodidactus, sive
Epistola de Hai Ebn-Yokdhan, p. 19), forme le
sens occulte des paroles d'Aristote. Nous retrou-
vons ainsi chez les Arabes cette distinction entre
l'Aristote exotérique et csotérique, établie plus
tard dans l'école platonique d'Italie, qui adopta
la doctrine mystique de la kabbale, de même que
les ischrâkiyyîn des Arabes tombèrent dans le
mysticisme des soufis, qui est probablement
puisé en partie dans la philosophie des Hindous.
Nous consacrerons à la doctrine des soufis un ar-
ticle particulier. — ■ En général, on peut dire que
la philosophie chez les Arabes, loin de se borner
au péripatétisme pur, a traversé à peu près toutes
les phases dans lesquelles elle s'est montrée dans
le monde chrétien. Nous y retrouvons le dogma-
tisme, le scepticisme, la théorie de l'émanation
et même quelquefois des doctrines analogues au
spinozisrne et au panthéisme moderne (voy. Tho-
luck, loco cit.). — Nous renvoyons, pour des
informations plus détaillées sur les philosophes
arabes et leurs doctrines, aux articles Kendi, Fa-
rabi, Ibn-Sina, Gazali, Ibn-Badja, Ibn-Gebirol,
Ibn-Tofaïl, Ibn-Roschd, Maimonide.
Les derniers grands philosophes des Arabes
florissaient au xnc siècle. A partir du xme, nous
ne trouvons plus de péripatéticiens purs, mais
seulement quelques écrivains célèbres de phi-
losophie religieuse, ou si l'on veut, des motecal-
lemîn, qui raisonnaient philosophiquement sur
la religion, mais qui sont bien loin de nous pré-
senter le vrai système de l'ancien calàm. Un des
plus célèbres est Abd-al-rahmàn ibn-Ahmed al-
Aïdji (mort en 1355), auteur du Kitâb al-ma-
icakif '-(Livre des stations), ou Système du calâm,
imprimé à Constantinople, en 1824, avec un
commentaire de Djordjàni.
La décadence des études philosophiques, no-
tamment du péripatétisme, doit êtv 3 attribuée à
l'ascendant que prit, au xne siècle, la secte des
ascharites dans la plus grande partie du monde
musulman. En Asie, nous ne trouvons pas de
grands péripatéticiens postérieurs à Ibn-Sina.
Sous Salàh-eddîn (Saladin) et ses successeurs,
l'ascharisme se répandit en Egypte, et à la même
époque il florissait dans l'Occident musulman
sous la fanatique dynastie des Mowahhedîn ou
Almohades. Sous Almançour (Abou-Yousouf Yaa-
koub), troisième roi de cette dynastie, qui monta
sur le trône en 1184, Ibn-Roschd, le dernier
grand philosophe d'Espagne, eut à subir de
graves persécutions. Un auteur arabe espagnol
de ces temps, cité par l'historien africain Makari.
nomme aussi un certain Ben-Habîb, de Séville,
qu'Almamoun, fils d'Almançour, fit condamner à
mort à cause de ses études philosophiques, et il
ajoute que la philosophie est en Espagne une
science haïe, qu'on n'ose s'en occuper qu'en
secret, et qu'on cache les ouvrages qui traitent
de cette science (Manuscr. arabes de la Biblioth.
nationale, n° T05, f°44 recto). Partout on prêchait,
dans les mosquées, contre Aristote, Farabi, Ibn-
Sina. En 1192, les ouvrages du philosophe Al-
Raon Abd-al-Salàm furent publiquement brûlés
à Bagdad. C'est à ces persécutions des philo-
sophes dans tous les pays musulmans qu'il faut
attribuer l'extrême rareté des ouvrages de philo-
sophie écrits en arabe. La philosophie chercha
alors un refuge chez les Juifs, qui traduisirent
en hébreu les ouvrages arabes, ou copièrent les
originaux arabes en caractères hébreux. C'est de
cette manière que les principaux ouvrages des
philosophes arabes, et notamment ceux d'Ibn-
Roschd, nous ont été conservés. Gazali lui-même
ne put trouver grâce pour ses ouvrages purement
philosophiques; on ne connaît, en Europe, aucun
exemplaire arabe de son résumé de la philosophie
intitulé Makâcid al-falâsifa (les Tendances des
philosophes), ni de sa Destruction des philo-
sophes, et ces deux ouvrages n'existent qu'en
hébreu (voy. Gazali). Dans cet état de choses, la
connaissance approfondie de la langue rabbi-
nique est indispensable pour celui qui veut faire
une étude sérieuse de la philosophie arabe. Les
Ibn-Tibbon, Levi ben-Gerson, Calonymos ben-
Calonymos, Moïse de Narbonne, et une foule
d'autres traducteurs et commentateur? peuvent
être considérés comme les continuateurs des
philosophes arabes. Ce fut par les traductions
des Juifs, traduites à leur tour en latin, que les
ouvrages des philosophes arabes, et même, en
grande partie, les écrits d'Aristote, arrivèrent à
la connaissance des scolastiques. L'empereur
Frédéric II encouragea les travaux des Juifs ;
Jacob ben-Abba-Mari ben-Antoli, qui vivait à
Naples, dit, à la fin de sa traduction du Com-
mentaire d'Ibn-Roschd sur YOrganon, achevée
en 1232, qu'il avait une pension de l'empereur,
qui, ajoute-t-il, aime la science et ceux qui s'en
occupent. — Les ouvrages des philosophes arabes,
et la manière dont les œuvres d'Aristote par-
vinrent d'abord au monde chrétien, exercèrent
une influence décisive sur le caractère que prit
la philosophie scolastique. De la dialectique ara-
bico-aristotélique naquit peut-être la fameuse
querelle des nominalistes et des idéalistes, qui
divisa longtemps les scolastiques en deux camps
ennemis. Les plus célèbres scolastiques, tels
qu'Albert le Grand et Thomas d'Aquin, étudiè-
rent les œuvres d'Aristote dans les versions la-
tines faites de l'hébreu (voy. sur cette question,
le savant ouvrage de Jourdain, Recherches cri-
tiques sur Vâge et sur V origine des traductions
latines d'Aristote). Albert composa évidemment
ses ouvrages philosophiques sur le modèle de
ceux d'Ibn-Sina. La vogue qu'avaient alors les
philosophes arabes, et notamment Ibn-Sina et
Ibn-Roschd, résulte aussi d'un passage de la Di-
vina commedia du Dante, qui place ces deux
pbilosopbfis a" oiilieu des plus célèbres Grecs,
ARCÊ
— 88
ARCÊ
et mentionne particulièrement le grand Com-
mentaire d'Ibn-Roschd .
Euclide geometra e Tolommeo,
Ippocrate, Avicenna e Galieno,
Averrois che 'l gran comento feo.
[Inferno, canto iv.)
Sur la philosophie arabe en général, on trouve
ilans le grand ouvrage de Brucker (Hist. crit.
philosopliiœ, t. III) des documents précieux.
Ce savant a donné un résumé complet, bien que
peu systématique, de tous les documents qui
lui étaient accessibles, et il a surtout mis à pro-
fit Maimonide et Pococke. C'est dans Brucker
qu'ont puisé jusqu'à présent tous les historiens
de notre siècle. L'Essai sur les écoles philoso-
phiques chez les Arabes, publié par M. Schmœl-
ders (in-8, Paris, 1842, chez Firmin Didot), ne
répond qu'imparfaitement aux exigen.es de la
critique. Un pareil Essai devrait être basé sur
la lecture des principaux philosophes arabes
qui étaient inaccessibles à l'auteur. Quant à
tbn-Roschd, ce nom même lui est peu familier,
et il écrit constamment Abou-Roschd; par ce
qu'il dit sur le Tehâfot de Gazàli, on reconnaît
qu'il n'a jamais vu cet ouvrage. Il n'a pas tou-
jours jugé à propos de nous faire connaître les
autorités sur lesquelles il fonde ses assertions et
ses raisonnements, et par là même il n'inspire
pas toujours la confiance nécessaire. Un ouvrage
spécial sur la philosophie arabe est encore à
faire. S. M.
ARBITRE (libre ou franc), voy. Liberté.
ARCÉSILAS naquit à Pritane, ville éolienne,
la première année de la cxvie olympiade. Après
avoir parcouru tour à tour les écoles philosophi-
ques les plus accréditées de son temps, et reçu
les leçons de Théophraste, de Crantor, de Diodore
le Mégarien et du sceptique Pyrrhon, il se mit
lui-même à la tête d'une école nouvelle. L'Aca-
démie, livrée à des hommes de plus en plus obs-
curs, et tombée des mains de Platon dans celles
de Socratidès, était près de périr. Arcésilas la re-
leva; mais en lui donnant un nouvel éclat, il en
changea complètement l'esprit.
Il introduisit à l'Académie une méthode d'en-
seignement toute nouvelle. Au lieu de dire son
sentiment, il demandait celui de tout le monde
(Cicéron, de Fin., lib. II, c. i). Il n'enseignait
pas, il disputait. Dans cette inépuisable contro-
verse,^ chaque système avait son tour, et celui
d'Arcésilas était de détruire tous les autres.
Arcésilas prétendait continuer Socrate et Pla-
ton ; mais l'apparent scepticisme de Platon n'est
qu'un jeu d'esprit, et sa dialectique, négative
dans la forme, est au fond très-positive et très-
dogrnatique. Arcésilas abandonna le fond, et,
ne s'attachant qu'à la forme seule, il la corrom-
pit et l'altéra. «. Je ne sais rien, disait Socrate,
excepte que je ne sais rien. » Mais dans sa pen-
sée, celui qui sait cela est bien près d'en savoir
davantage. Arcésilas gâte, en l'exagérant, cette
excellente maxime. Il ne sait, dit-il, absolu-
ment rien, et son ignorance elle-même, il fait
profession de l'ignorer. Rien, à son avis, ne
peut être compris, et cette universelle incom-
Dréhensibililè apréhensible comme tout
le reste (Aulu-Gelle, Nuits atliques, liv. IX,
cb. v). Gorgias et Métrodore disaient-ils autre
ebose ?
Arcésilns n'épargnait personne. Mais il devait
trouver son adversaire naturel dans le Stoi
la plus i il te do trine du temps. Aussi
g'iemcb, lias fut-il un duel de chaque
jour contre Zenon. La doctrine de Zenon repo-
sai sur sa h [ique qui elle-même avait ['nui
ine théorie de la connaissance Dans icttc
théorie, trois degrés conduisent à la science, la
sensation (aW)r.v.c) . ['assentiment (TJY**Tâ0s<JiO
et la représentation véridique (^avrocia xiTaHu-
iixyj), qui seule constitue une connaissan i
plète et certaine (Cic, Ara/l. <!<"<• ..t., lib. II,
c. xi.vii. — Sext., Adv. Math., p. 166, B, édit.
de Genève). Olez la représentation véridiqne,
mesure et critérium de la vérité, c'en est fait de
', la logique stoïcienne et du stoïcisme tout entier.
Tout l'effort d'Arcésilas fut de prouver que ce
critérium est insuffisant ou contradictoire. Il
sut profiter babilement des objections accumu-
lées par les sophistes; les mégariques et les pyr-
rhoniens contre les intuitions sensibles (Sextus
Emp., Hyp. Pyrrh., lib. I. c. xxxni. — Cf. Cic,
Acad. quant., lib. 1, c. xni), et y ajouta de son
propre fond plusieurs arguments qui trahissent
une sagacité supérieure.
C'est une chose curieuse de lire dans Cicéron
comment le père de l'école stoïcienne fut con-
duit, presque malgré lui, par les objections
d'Arcésilas qui le pressait et le harcelait sans re-
lâche, à établir peu à peu une théorie régulière
sur le critérium de la vérité.
Zenon soutenait contre Arcésilas que le sage
peut quelquefois se fier sans réserve aux repré-
sentations de son intelligence (Cicéron, Acad.
queest., lib. II, c. xxiv). Arcésilas lui opposait
les illusions des rêves et du délire, la diversité
des opinions humaines, les contradictions de
nos jugements [ibid., c. xxxi). Pressé par son
adversaire, Zenon crut qu'il lui fermerait la
bouche, s'il découvrait un caractère, une règle
qui fît distinguer les représentations illusoires
de celles qui s'accordent avec la nature des ob-
jets. Ce caractère, cette règle, il l'appela la re-
présentation véridique. Il la définissait : une
certaine empreinte sur la partie principale de
l'âme, laquelle est figurée et gravée par un ob-
jet réel, et formée sur le modèle de cet objet
(Cf. Sextus Emp., Adv. Math., p. 133, D ; —
Hyp. Pyrrh., lib. IL c. vn).
Mais, objecta Arcésilas, cette espèce de repré-
sentation ne servirait de rien, si un objet ima-
ginaire était capable de la produire. Zenon
ajouta alors qu'elle devait être telle qu'il fût
impossible qu'elle eût une autre cause que la
réalité. — Recte consentit Arcésilas, dit Cicé-
ron. Cette définition était, en effet, entre les
mains de l'habile académicien, une source inta-
rissable d'objections.
Nous ne citerons que la principale : S'il existe
des représentations illusoires et des représenta-
tions véridiques, il faut un critérium pour les
démêler. Quel sera ce critérium ? une représen-
tation véridique. Mais c'est une pétition de prin-
cipe manifeste, puisqu'il s'agit de distinguer la
représentation véridique de ce qui n'est pas elle.
Ainsi donc, cette représentation véridique qu'on
aura prise arbitrairement pour critérium, de-
mandera une autre représentation de la même
nature, et ainsi de suite à l'infini.
Arcésilas conclut qu'il n'y a pas de différence
absolue pour l'homme entre le vrai et le faux,
et que le sage doit s'abstenir. Mais il faut vivre,
il faut agir, et si la spéculation pure peut se
passer de critérium, il en faut un pour la prati-
que. Arcésilas, à qui la vérité échappe, se réfu-
gie dans la vraisemblance. Ce n'est pas qu'elle
doive, suivant lui, pénétrer dans les pensées du
sage ; mais il peut en faire la règle de sa con-
duite.
Arcésilas n'oublie qu'une chose, c'est que la
vraisemblance suppose la vérité, puisqu'elle se
ne sur elle. La certitude, chassée de l'enten-
dement, y rentre; malgré qu on en ait, à la suite
de la vraisemblance. Car s'il n'est pas certain
ARCH
— 89 —
ARCH
qu'une intuition soit vraisemblable, elle ne l'est
déjà plus.
L'école académique, à qui Arcésilas légua cette
théorie de la vraisemblance, ne trouva pas la
route qu'elle cherchait entre le dogmatisme et
le scepticisme^, et ce n'est qu'au prix d'une pal-
pable inconséquence qu'elle se mit d'accord
avec le sens commun. Voyez, outre les ouvrages
cités, Diogène Laërce, liv. IV, ch. vi, et la bi-
bliographie de l'article Académie. Em. S.
ARGHÉE (de àpxzloc, qui commande). Sous
ce nom, qui est de son invention, Parajelse dési-
gnait l'esprit vital, le principe qui préside à la nu-
trition et à la conservation des êtres vivants. Placé
dans l'estomac, Yarchée a pour tâche principale
de séparer dans les substances alimentaires les
éléments nutritifs des poisons, et de les impré-
gner d'une sorte de fluide particulier, appelé
teinture, au moyen duquel ces éléments sont
assimilés au corps. Il ne faudrait pas cependant
regarder Yarchée comme un être spiritue' ; c'est
un corps, mais un corps astral, c'est-à-dire une
émanation de la substance des astres qui de-
meure en nous et nous défend contre les agents
extérieurs de destruction, jusqu'au terme inévi-
table de la vie (Paramirum, lib. II, ad ini-
tium). Jean-Baptiste Van-Helmont a donné à
cette hypothèse une plus grande extension :
Yarchée est pour lui le principe actif dans tous
les corps et même dans chaque partie impor-
tante des corps organisés. Il ne préside pas seu-
lement aux fonctions de la vie, mais il donne
aux corps la forme qui leur est propre, d'après
une image inhérente et en quelque sorte innée
à la semence de laquelle ils sont engendrés.
C'est cette image (imago seminalis) qui, en se
combinant avec le souffle vital (aura vitalis), la
matière véritable de la génération, donne nais-
sance à Yarchée. Le nombre des archées est in-
fini, car il y en a autant que de corps organisés
et d'organes principaux dans ces corps. Voy. Pa-
RACELSE et V.\N-HELMONT.
ARCHÉLAÛS fut, avec Périclès et Euripide,
l'un des disciples d'Anaxagore. Il succéda à son
maître dans l'école que celui-ci avait fondée à
Lampsaque, depuis que la persécution sacerdo-
tale l'avait chassé d'Athènes. Peu de temps après,
Archélaûs transporta cette même école à Athè-
nes, où Anaxagore l'avait d'abord établie et
maintenue durant l'espace d'environ trente an-
nées. Dans cette école, Archélaûs eut pour dis-
ciple Socrate, qui puisa à son enseignement le
goût des sciences physiques. Diogène Laërce as-
sure qu'il fut le premier qui apporta d'Ionie à
Athènes la philosophie naturelle. Mais cette as-
sertion constitue une grave erreur, attendu
qu' Archélaûs succédait à Anaxagore, et que c'est
celui-ci, et non son disciple, qui apporta à Athènes
la science que Thaïes avait fondée en Ionie, et
dans laquelle Archélaûs comptait pour devan-
ciers Phérécyde, Anaximandre, Anaximène, Dio-
gène d'Apollonie, Heraclite. Archélaûs fut à
Athènes le propagateur de cette science, ce qui
lui valut le surnom de <ï>\jjix6c, lequel, d'après
Diogène Laërce, lui fut encore donné parce que
la pnilosophie naturelle s'éteignit avec lui pour
faire place à la philosophie morale, que créa So-
crate. Toutefois, l'enseignement d'Archélaùs pa-
raît ne s'être pas exclusivement renfermé dans
la sphère de la philosophie naturelle, puisque,
au rapport de Diogène Laërce, les lois, le beau
et le bien, avaient fait plus d'une fois la matière
de ses discours. Diogène ajoute même que ce fut
d'Archélaùs que Socrate reçut les premiers ger-
mes de la science morale, et qu'il passa ensuite
pour en être le créateur, bien qu'il ne fît que
développer l'enseignement qu'il avait reçu.
Diogène ne détermine rien de précis touchant
la patrie dArchélaûs : il se contente de dire
qu'il naquit à Athènes ou à Milet. Quant à l'é-
poque de sa naissance, il ne la mentionne même
pas. Il est difficile d'apporter ici une date cer-
taine ; mais on peut cependant s'arrêter à une
conjecture assez vraisemblable. On sait qu'A-
naxagore mourut en 426, et qu'Archélaûs lui
succéda dans l'école de Lampsaque. Or, il paraît
probable qu'il ne devint pas chef d'école avant
l'âge de quarante à cinquante ans ; et l'on est
ainsi conduit à rapporter approximativement l'é-
poque de sa naissance à l'une des dix années
qui séparent l'an 476 d'avec l'an 466 avant l'ère
chrétienne.
La cosmogonie d'Archélaùs diffère par des
points essentiels de celle de ses prédécesseurs
dans l'école ionienne. Les uns, Thaïes, Phéré-
cyde, Anaximène et Diogène, Heraclite, avaient
adopté pour principe générateur un élément
unique, soit l'eau, soit la terre, soit l'air, soit le
feu. Les autres, Anaximandre et Anaxagore,
avaient reconnu un nombre indéfini de principes.
âTmpov, une sorte de chaos primitif, une totalité
confuse, èv 4pj£YJ iràv-ra oli.où. Archélaûs, à son
tour, admit une pluralité d'éléments primor-
diaux, non une pluralité indéfinie, mais une
pluralité déterminée, une dualité, 5ûo aîuaç
Yeveas'wç. Maintenant, quels étaient ces deux prin-
cipes? Diogène Laërce les mentionne sous les
dénominations de chaud et de froid, ce qui, vrai-
semblablement, signifie le feu et l'eau. Primiti-
vement confondus, ces deux principes se séparent
et, en vertu de l'action du feu sur l'eau, prirent
naissance la terre et l'air, de telle sorte que,
dans cet ensemble, la terre et l'eau occupèrent
la partie inférieure, l'air le milieu, et le feu les
régions élevées. L'action du feu fit éclore du li-
mon terrestre les animaux, et l'homme fut le
dernier produit de cette énergie spontanée des
éléments.
Bibliographie : les travaux de Brucker et de
Tennemann sur l'histoire générale de la philoso-
phie. — Plus particulièrement : Diogène Laërce,
liv. II, ch. xvi. — Tiedemann, Premiers philoso-
phes de la Grèce, in-8, Leipzig, 1780 (ail.). —
Bouterwek, de Primis philosophiez grœcœ de-
cretis physicis, dans le tome II des Mémoires de
la Société de Goëttingue. — Ritter, Histoire de
la philosophie ionienne, in-8, Berlin, 1821 (ail.),
et dans le tome I de son Histoire de la philoso-
phie ancienne, trad. franc, par Tissot, 4 vol.
in-8, Paris, 1833. — C. Mallet, Histoire de la
philosophie ionienne, in-8, Paris, 1842, art. Ar-
chélaûs. — Voy. encore quelques passages rela-
tifs à Archélaûs dans Simplicius, in Physic.
Arist., p. 6. — Stobée, Ed. I.
ARCHÉTYPE (de àp'/ii et de ivtzoç) a le même
sens que modèle ou forme première. C'est un
synonyme du mot idée employé dans le sens
platonicien, et, comme ce dernier, il s'applique
aux formes substantielles des choses, existant de
toute éternité dans la pensée divine (voy. Pla-
ton, Idée, Malebranche). Le même terme se
rencontre aussi chez les philosophes sensualis-
tes : Locke principalement en fait souvent usage
dans son Essai sur l'entendement humain: mais
alors il ne conserve plus rien de sa première si-
gnification. Pour l'auteur de l'essai sur Ventcn-
dement humain, les idées archétypes sont celles
qui ne ressemblent à aucune existence réelle, à
aucun mode en nous, ni à aucun objet hors de
nous. C'est l'esprit lui-même qui les forme par
la réunion arbitraire des notions simples, et
c'est pour cela, parce qu'elles ne peuvent pas
être considérées comme des copies des choses,
qu'il faut les admettre au nombre des formes
ARCII — 90 -
premières qu des archétypes (Essai sur l'cnlcu-
dement. liv. II, ch. xxxi, § 74, et liv. IV, ch. xi).
Quelques philosophes hermétiques, par exemple
Cornélius Agrippa, donnent le nom d'Archétype
à Dieu, considéré comme le modèle absolu de
tous les êtres. Ce mot a disparu complètement
de la philosophie de nos jours, sans laisser le
moindre vide.
ARCHIDÈME de Tarse, philosophe stoïcien
du n* siècle avant J. C. Dialecticien habile, il
montra pour la polémique un goût trop pro-
noncé ; aussi fut-il souvent aux prises avec le
stoïcien Antipater (Cic, Acad. quœst., lib. II,
c. xlvii). Il donna une nouvelle définition du
souverain bien, qu'il fait consister dans une vie
entièrement consacrée à l'accomplissement de
tous les devoirs; cette définition ne diffère que
par les mots de l'ancienne formule stoïcienne.
Voy. Diogène Laërce, liv. VII, ch. lxxxviii. — Sto-
bée, Ed. II, p. 134, édit. de Heeren.
ARCHITECTONIQUE. Kant, qui fait usage
de ce terme, le définit ainsi : « J'entends par ar-
chitectonique l'art des systèmes ou la théorie de
ce qu'il y a de scientifique dans notre connais-
sance générale. » La connaissance vulgaire diffé-
rant précisément de la science en ce que la pre-
mière n'est pas réduite en système, l'architee-
tonique la convertit en connaissance scientifique
en lui donnant l'unité systématique qui lui man-
que. Voy. Kant, Critique de la raison pure,
Méthodologie.
Leibniz emploie aussi ce mot dans un sens
plus général comme synonyme d'organisateur,
d'inventeur, de créateur.
ARCHYTAS de Tàrente, philosophe pytha-
goricien, disciple de Philolaùs, serait peut-être
au premier rang dans l'histoire de la philosophie
ancienne, si sa vie et ses ouvrages nous étaient
mieux connus. 11 naquit à Tarente vers l'an 430
avant notre ère, et, par conséquent, ne put re-
cevoir directement les leçons de Pythagore.
Quand la conjuration de Cylon ruina l'institut
fondé par ce grand homme (vers 400), Archytas
fut, avec Archippus et Lysus, du petit nombre
de ceux qui échappèrent au désastre, et nous le
retrouvons à Tarente vers 396, époque du voyage
de Platon en Italie. S'il faut en croire le témoi-
gnage assez suspect d'un discours attribué à Dé-
mosthène (VEroticos), Archytas, dédaigné jus-
qu'alors par ses concitoyens, dut au commerce
de Platon une considération qui le mena rapi-
dement aux premières charges de l'État. Il est
certain, du moins, qu'il fut six fois, selon Élien.
sept fois, selon Diogene Laërce, général en chef
des Tarentins et de leurs alliés, qui, sous ses or-
dres, furent constamment victorieux, entre autres
dans une guerre contre les Messéniens ; c'est en
revenant de cette dernière campagne qu'il adres-
sait à un fermier négligent une célèbre pa-
role, souvent répétée par les anciens: Tu es
bien heureux que je sois en colère! Tout ce
qu'on sait du reste de sa vie se borne à qucl-
s traits énars chez des écrivains de date et
d'autorité très-diverses : ainsi Tzetzès . auteur
^suffisant, veut qu'Archytas ait racheté Platon,
vendu comme esclave par ordre de Denys l'An-
cien. Diogène Laërce est plus digne de loi,
quand il nous montre les doux philosophes réu-
nis à la cour de Denys le Jeune; puis, lors du
troisième voyage de Platon à Syracuse, Archy-
i nier venant d'abord comme garant des bonnos
intentions de ce prince, et après la rupture en-
tre Platon et Denys, usant des mêmes droits de
l'amitié pour sauver la philosophie d'un nouvel
outrage. Çioépon et Athénée, d'après Aristox
ancien biographe 4'Arobytae, nous oui i n
conservé le souvenir de deui CQavaraations phi-
AJREU
losophiques auxquelles il prit part, mais don! n
est presque impossible d'assigner la date. Sa
mort dans un naufrage sur loi côtes d'Apulie
nous est attestée par une belle ode dfHorai
parait de peu antérieure à celle de Platon (348).
Dans cet espace de quatre vingts .iron
(430-348) se placent les travaux qui valurent à
Archytas une haute réputation de matbématieiai]
et de philosophe: 1° sa méthode pour Ja dupli-
cation du cube, sa fameuse colombe volante si-
gnalée comme le chef-d'œuvre de la mécanique
ancienne, et d'autres inventions du même genre;
2° de nombreux ouvrages dont il reste soixante
fragments, dont un sur la musique, un sur
l'arithmétique, un sur V astronomie, un sur
l'être, six sur la sagesse, un sur l'esprit et le
sentiment, deux sur les principes (des choses),
cinq sur ta loi et la justice, trois sur l'instruc-
tion morale, douze sur le bonheur et la vertu.
quatre sur les contraires, vingt-six sur les uni-
versaux ou sur les catégories, fragments con-
servés par Simplicius dans son Commentaire
sur les Catégories d'Aristote, et qu'il faut bien
distinguer du petit ouvrage publié d'abord par
Pizzimenti, puis par Camerarius, sous le même
titre, et qui n'est qu'une copie incomplète de
l'ouvrage d'Aristote. On attribuait encore à notre
Archytas des traités sur les flûtes, sur la dé-
cade, sur la mécanique et sur l'astronomie, sur
Vagriculture. sur l'éducation des enfants, et
des lettres dont deux, relatives au troisième
voyage de Platon en Sicile, se retrouvent chez
Diogène Laërce. Il est impossible que plusieurs
de ces citations et des fragments que nous ve-
nons d'indiquer ne soient pas authentiques, et
alors quelques-uns contiendraient les origines
de certaines théories devenues célèbres sous le
nom de Platon et d'Aristote ; mais ici, comme
dans toute l'histoire de la philosophie pythago-
ricienne, il est difficile de distinguer entre les
morceaux vraiment anciens et le travail des
faussaires; cette difficulté semble avoir con-
duit, dès le ive siècle de notre ère, quelques
commentateurs à distinguer deux philosophes
du nom d' Archytas, subterfuge dont la mauvaise
critique a fort abusé. On trouvera dans Diogène
Laërce et dans ses interprètes la liste des Archy-
tas réellement distincts de notre philosophe.
Voy. Mullachius, Fragmenta philosophorum
grœcorum, 1 vol. gr. in-8, Paris, 1860, et con-
sultez, outre les histoires générales de la philo-
sophie (surtout Brucker et Ritter), E. Egger, de
Architœ Tarentini pythagorici vita , operi-
bus et philosophia disquisitio, in-8, Paris,
1833. — Hartenstein. de Fragmentis Ârchytœ
philosophicis , in-8, Leipzig, 1833. — Gruppe,
sur les Fragments d'Archytas (ail.), Mémoire
couronné en 1839 par l'Académie de Berlin.
E. E.
ARÉTÉ, fille d'Aristippe l'Ancien et mère d'A-
ristippe le Jeune, vivait au ive siècle avant l'ère
chrétienne. Son père l'instruisit assez complète-
ment dans sa philosophie, pour qu'elle pût a son
tour la transmettre à son fils; c'est pourquoi elle
fut considérée comme le successeur d'Aristippe
l'Ancien à la tête de l'école cyrénaïque. Du reste,
elle ne se distingua par aucune opinion person-
nelle. Voy. Diogène Laërce, liv. II, ch. lxxii,
i \.\.\\i. — Menag., Hist. mulierum philosophan-
te n m. § 61, et Eck, de Arête philosopha, in-8,
Leipzig. 1775.
AREUS, à tort nommé ARIUS. était natif
d'Alexandrie et appartenait à la secte des nou-
veaux pythagoriciens. 11 passe pour avoir été un
des mailre.s de l'empereur Auguste, auprès du-
quel, dit-on. il jouissait de la plus haute faveur.
On raconte qu'Auguste, entrant à Alexandrie
ARGE — 91
après la défaite d'Antoine, déclara aux habitants
de cette ville qu'il leur pardonnait en l'honneur
de son maître Areus (Suet., Aug.. c. lxxxix). Sé-
nèque nous vante beaucoup l'éloquence de ce
philosophe, mais l'on n'a rien conservé de ses
doctrines. Il ne faut pas le confondre avec Areius
Didymus, philosophe platonicien qui vivait à peu
près à la même époque et qui a beaucoup écrit,
tant sur les doctrines de Platon que sur celles
des autres philosophes grecs. Du reste, il nous est
aussi inconnu que son homonyme. Voy. Eusèbe,
Prœp. evang., lib. XI, c. xxm. — Suidas, adv.
Alôvpo:. — Jonsius, de Script, hist.phil., lib. III,
c. i, m.
ARGENS (Jean-Baptiste Boyer, marquis d'),
un des enfants perdus de la philosophie du xvnr'
siècle, naquit en 1704; à Aix en Provence. Son
père, procureur général près le parlement de
cette ville, le destinait à la magistrature, mais
dès l'âge de quinze ans il annonça une préférence
décidée pour l'état militaire, moins gênant pour
les passions d'une jeunesse licencieuse. Bientôt
épris d'une actrice qu'il voulait épouser, il passa
en Espagne avec elle, dans l'intention d'y réali-
ser son projet ; il est poursuivi et ramené au-
près de son père, qui le fait attacher à la suite
ue l'ambassadeur de France à Constantinople.
Mais en Turquie, sa vie ne fut pas moins aven-
tureuse. Il visita tour à tour Tunis, Alger, Tri-
poli. A son retour en France, il reprit du service.
Mais en 1734, il fut blessé au siège de Kehl, et,
dans une sortie devant Philipsbourg, il fit une
chute de cheval qui l'obligea de quitter la car-
rière des armes. Déshérite par son père, il se fit
auteur, et vécut de sa plume. C'est alors que, re-
tiré en Hollande, il publia successivement les
Lettres juives, les Lettres chinoises, les Lettres
cabalistiques, pamphlets irréligieux, quelquefois
remarquables par une certaine érudition anti-
chrétienne. C'est sans doute ce qui en plut d'a-
bord à Frédéric II, encore prince royal ; et lors-
que Frédéric monta sur le trône, il s'attacha le
marquis d'Argens comme chambellan , et le
nomma directeur de son Académie, avec 6000 fr.
de pension. D'Argens continuant d'écrire, fit pa-
raître la Philosophie du bon sens et la traduc-
tion du discours de Julien contre les chrétiens,
publiée d'abord sous ce titre : Défense du pa-
ganisme: il donna encore la traduction de deux
traités grecs, faussement attribués, l'un àOcellus
Lu ;mus sur la Nature de l'univers, l'autre à Ti-
mée de Locres sur l'ànie du monde. De tous ses
écrits, ce qui nous reste de plus intéressant au-
jourd'hui, c'est sans contredit sa correspondance
avec Frédéric, auprès duquel il jouissait de la
plus grande faveur. Avec bien des travers de
conduite, et souvent beaucoup de dévergondage
d'esprit, d'Argens ne fut pas un méchant hom-
me. Il n'abusa jamais de sa position de favori.
Nous trouvons en lui une application frappante
de l'adage qui dit que lorsqu'on ne croit pas à
Dieu, il faut croire au diable. Ce philosophe si
acharné contre le christianisme était sujet à des
superstitions misérables : ainsi, il croyait à l'in-
fluence malheureuse du vendredi, il n'aurait pas
consenti à dîner, lui treizième à table, et il trem-
blait si par hasard il voyait deux fourchettes en
croix. Agé de près de soixante ans, il s'éprit encore
d'une actrice, et l'épousa à l'insu du roi, qui ne
lui pardonna jamais. A son retour d'un voyage
qu'il avait fait en France, il eut beaucoup à souf-
frir de l'humeur, moqueuse de Frédéric. Il solli-
cita de nouveau la permission de revoir sa patrie,
et alla en effet passer un congé assez long en Pro-
vence, oi il mourutle 11 janvieii771. Frédéric lui
lit ériger un tombeau dans une des églises d'Aix.
Le peu de philosophie que l'on rencontre dans ses
ARIS
trop nombreux écrits se résume en un seul mot :
c'est le plus grossier matérialisme.
M. Damiron a publié sur d'Argens un mémoire
dans le tome XXXV du Compte rendu des séances
de l'Acad. des se. mor. et politiques. X.
ARGUMENT, ARGUMENTATION. Un argu-
ment n'est pas autre chose qu'un raisonnement.
C'est ainsi que la Fontaine attribuant aux bêtes
le jugement, mais leur refusant le raisonnement,
dit : «
Je rendrais mon ouvrage
Capable de sentir, juger, rien davantage,
Et juger imparfaitement,
Sans qu'un singe jamais fît le moindre are
rgument.
C'est ainsi que les traités de logique et de rhé-
torique énumèrent, sous les noms d'arguments,
les différentes formes du raisonnement, enthy-
mème, épichérème, etc. C'est encore ainsi que
l'on dit l'argument de saint Anselme ou de Des-
cartes, l'argument des causes finales, l'argument
ontologique, cosmologique, etc., pour désigner
certains raisonnements célèbres par lesquels saint.
Anselme, Descartes ou autres philosophes se sont
efforcés de prouver l'existence de Dieu. On ap-
pelle encore argument, dans la langue philoso-
phique comme dans la langue vulgaire, le sujet
ou l'exposition abrégée d'un ouvrage. C est ainsi,
par exemple, que les Dialogues de Platon sont
précédés, dans la traduction qu'en a donnée
M. Cousin, de sommaires explicatifs sous le titre
d'arguments.
L'argumentation est l'usage ou le développe-
ment d'un argument, c'est-à-dire d'un raisonne-
ment pour prouver quelques propositions; elle
peut enchaîner, pour arriver à son but, plusieurs
arguments partiels dont l'ensemble forme l'ar-
gument total. Il n'est pas nécessaire que deux
adversaires soient en présence pour qu'il y ait
argumentation. Saint Anselme, dans son Mono-
logium, et Descartes, dans ses Méditations, n'ar-
gumentent pas moins bien, quoique solitaires,
qu'ils ne font dans leurs répliques aux objections
de Gaunilon ou de Gassendi. Il n'est pas néces-
saire non plus de réfuter pour argumenter ; ce-
lui qui cherche à établir directement une vérité
argumente tout comme celui qui s'efforce de
réfuter une erreur. La réfutation et la discussion
ne sont que des espèces d'argumentation. On peut
lire au sujet de la dernière Y Art de conférer,
dans les Essais de Montaigne, et consulter la qua-
trième partie de Y Art logique de Genovesi.
A. L.
ARGYROPULE (Jean), de Constantinople, est
un des savants du xv° siècle qui contribuèrent à
répandre en Italie l'étude de la littérature classi-
que et de la philosophie grecque. Prisé fort haut
par Cosme de Médicis, il enseigna le grec à son
fils Pierre, à son petit-fils Laurent et à quelques
autres Italiens de distinction. En 1480, il quitta
Florence pour aller habiter Rome, où il obtint
une chaire publique de philosophie et termina ses
jours en 1486. Ses traductions latines des traités
d'Aristote sur la physique et la morale (in-f°,
Rome, 1652) inspirèrent aux Italiens le goût de
ces connaissances ; mais il se fit du tort dans l'o-
pinion du plus grand nombre en traitant les La-
tins avec un certain mépris, et surtout en accu-
sant Cicéron, alors plus que jamais l'objet de la
vénération publique, d'une complète ignorance
touchant la philosophie grecque.
ARISTÉE de Crotone, après avoir été le dis-
ciple, épousa la fille et devint le successeur de
Pythagore. C'est tout ce que nous savons de lui
avec quelque certitude (Iambl., Vita Pythag.,
cap. ult.). Il ne faut pas confondre Aristée de
Crotone avec un autre Aristée, personnage réel
A.RIS
— 92 —
MUS
,.u imaginaire, à qui l'on attribue, sous forme de
le tire l'histoire fabuleuse de la traduction des
Septante. Cette lettre, d'un grand intérêt pour
l'histoire des livres canoniques, mais qui n'appar-
tient que très-indirectement à l'histoire de la phi-
losophie, se trouve ordinairement imprimée avec
les œuvres de Flavius Josèphe [Antiq. jud., liy.
XII ch. ii). mais elle a été aussi publiée séparé-
ment à Bàle, enl.iGl, par Richard Simon. Depuis,
elle est devenue l'objet de nombreuses disserta-
tions.
ARISTIDE, philosophe athénien du n* siècle
après J. C. ; il se convertit à la religion chré-
tienne, mais n'en conserva pas moins les allures
et la méthode de la philosophie païenne. Lors du
séjour que l'empereur Adrien fit à Athènes du-
rant l'hiver de l'année 131, Aristide lui remit un
ouvrage apologétique sur le christianisme. Cet
ouvrage n'est pas arrivé jusqu'à nous; mais
nous pouvons nous en faire une idée par Justin
le martyr, considéré comme son imitateur. Voy.
Eusèbe, Hist. eeclés., liv. IV. ch. m, et la plu-
part des écrivains ecclésiastiques.
ARISTIPPE naquit à Cyrène, colonie grecque
de l'Afrique, cité riche et commerçante (Diogène
Laërce, liv. II, ch. vm). 11 florissait 380 ans avant
J. C. La réputation de Socrate l'attira à Athènes,
où il suivit les leçons de ce philosophe. C'était un
homme d'un caractère doux et accommodant, d'une
humeur facile et légère, de goûts voluptueux.
Socrate essaya vainement de le ramener à une vie
plus sévère et plus grave.
Aristippe composa un assez grand nombre d'ou-
vrages, à en juger du moins par la longue liste
que nous en donne Diogène Laërce. Quelques ti-
tres seulement indiquent des traités de morale ;
la plupart annoncent des sujets frivoles ou étran-
gers à la philosophie. De tous ces livres, du reste,
il ne s'est pas conservé une seule ligne.
La doctrine d' Aristippe n'a d'autre objet que la
fin morale de l'homme. Cette fin, suivant lui,
c'est le bien; et le bien, c'est le plaisir. Or il y a
trois états possibles de l'homme, ni plus, ni moins :
le plaisir, la douleur, et cet état d'indifférence
qui est pour l'âme une sorte de sommeil. Le
plaisir est, de soi, bon ; la douleur est, de soi,
mauvaise. Chercher le plaisir, fuir la douleur,
voilà la destinée de i'homme.
Le plaisir a son prix en lui-même. Quelle que
soit son origine, il est également bon.
Le plaisir est essentiellement actuel et présent;
l'espérance d'un bien à venir est toujours mêlée
de crainte, parce que l'avenir est toujours incer-
tain. Il faut donc chercher avant tout le plaisir
du moment, le plaisir le plus vif et le plus im-
médiat. Le bonheur n'est pas dans le repos, mais
dans le mouvement, ^Soviîj èv xivrj(7£i.
Telle est la doctrine morale d' Aristippe. Son
caractère distinctif, c'est de faire résider la fin de
l'homme et son souverain bien, non pas, comme
Épicure, dans le calcul savant et la récherche
habile et prévoyante du bonheur, 2Ù5ou[Aovîa, mais
dans la jouissance actuelle et présente, dans le
développement de la sensibilité li . rée à ses pro-
Fres lois et à tous ses caprices, en un mot dans
obéissance passive aux instincts de notre nature.
C'est là ce qui donne à cette doctrine, dans sa
faiblesse même, quelque intérêt historique et
quelque originalité.
Voy. Mentzii, Aristippus philosophus socrati-
cus, seu de cjus vita, moribus et dogrnalibus
commentarius, in-4, Halle, 1719. — Wieland,
Aristippe, in-8. Leipzig, 1800. — Développement
de la morale d .Aristippe. dans les Mémoires de
V Académie des inscripli07is, t. XXVI. — Kun-
hardt , de Aristipp. philosoph. moral., in-4.
Helmst., 1796.
ARISTIPPE le Jeune, petit-fils d'Aristippe
l'Ancien et fils d'Arété. Initié par sa mère a la
doctrine qu'elle-même avait reçue de son père,
il fut pour cette raison surnommé Métrodidacte
[instruit par su mère). Il n'est pns sur qu'il ait
rien publié; mais des quelques paroles de Dio-
gène Laërce (liv. II, ch. lxxxvi et i.xxwn), on a
supposé qu'il avait développé et systématisé la
philosophie de son aïeul. 11 établissait une dis-
tinction entre le plaisir en repos, qu'il regardait
seulement comme l'absence de la douleur, et le
plaisir en mouvement, qui est le résultat de
sensations agréables, et doit être, selon lui, con-
sidéré comme la fin de la vie ou le souverain
bien.
ARISTOBULE. Ainsi s'appelait un frère d'K-
picure. épicurien lui-même comme Néoclès et
Chérédeme, ses deux autres frères. Tous trois
paraissent avoir été tendrement aimés du chef de
l'école épicurienne; ils vivaient en commun avec
lui, réunis à ses disciples les plus chers; mais
aucun d'eux ne s'est personnellement distingué
(Diogène Laërce, liv. X, ch. m, xxi).
ARISTOBULE, philosophe juif dont le nom
nous a été transmis par Eusèbe et saint Clément
d'Alexandrie, florissait dans cette dernière ville
sous le règne de Ptolémée Philométor, c'est-à-dire
environ 150 ans avant l'ère chrétienne. Telle est
du moins l'opinion la plus probable ; car il y a
aussi un texte qui le fait vivre sous le règne de
Ptolémée Philadelphe et qui le comprend dans
le nombre des Septante (Eusèbe. Hist. eeclés.,
liv. VII, ch. xxxn). Le caractère fabuleux de l'his-
toire des Septante, telle que Josèphe la raconte
au nom d'Aristée, étant un fait universellement
reconnu, le rôle qu'on y fait jouer à Aristobule
signifie seulement qu'il a contribué un des pre-
miers à répandre parmi les Grecs d'Alexandrie
la connaissance des livres saints. En effet, s'il n'a
pas publié une traduction de ces livres, il est du
moins certain qu'il a composé sur le Pentateuque
un commentaire allégorique et philosophique en
plusieurs livres, dont la dédicace était offerte au
roi Ptolémée. Cet ouvrage n'est point parvenu
jusqu'à nous; mais les deux auteurs ecclésiasti-
ques que nous avons cités plus haut nous en ont
conservé quelques fragments dont l'authenticité
ne peut guère être contestée, et qui marquent
assez nettement le rang d'Aristobule dans l'his-
toire de la philosophie. Il peut être regardé
comme le fondateur de cette école moitié perse
moitié grecque, dont Philon est la plus parfaite
expression, et qui avait pour but, en faisant de
l'Écriture une longue suite d'allégories, de la
concilier avec les principaux systèmes de phi-
losophie, ou plutôt de montrer que ces systèmfes
sont tous empruntés des livres hébreux. Les
doctrines péripatéticiennes faisaient le fond des
opinions philosophiques d'Aristobule; mais il y
mêlait aussi quelques idées de Platon, de Pytha-
gore et un autre élément qui a pris chez Philon
un développement considérable. Ainsi, dans les
fragments qu'on lui attribue, la Sagesse joue
absolument le même rôle que le Logos: elle est
éternelle comme Dieu, elle est la puissance créa-
trice, et c'est par elle aussi que Dieu gouverne
le monde. Le nombre sept est un nombre sacré,
emblème de la divine sagesse; c'est pour cela
qu'il marque le temps où Dieu termina et vit
sortir parfaite de ses mains l'œuvre de la création.
Enfin il professe aussi cette croyance, dont Philon
s'est emparé plus tard, que Dieu, immuable et
incomprehensiUe par son essence, ne peut pas
être en communication immédiate avec le monde ;
m us qu'il agit sur lui et lui révèle son existence
par certaines forces intermédiaires (ôuvipetc). Ces
forces paraissent être au nombre de trois: d'abord
ARIS
93
ARIS
la sagesse, dont nous avons déjàparlé,puis la grâce
(yà&'.ç) et la colère (ôpyr,), c'est-à-dire l'amour et
la force. N'est-ce point le germe de toutes ces
trinités devenues plus tard si communes dans
les écoles d'Alexandrie? Pour prouver que toute
sagesse vient des Juifs, Aristobule, comme un
grand nombre de ses successeurs, ne se contente
pas d'expliquer la Bible d'une manière allégo-
rique, il a aussi recours à des citations falsifiées.
C'est ainsi qu'il rapporte un fragment des hymnes
d'Orphée, ou cet ancien poëte de la Grèce parle
d'Abraham, des dix commandements et des deux
tables de la loi. — Voy., pour les textes originaux.
Eusèbe, Prœp.evang., lib. VIII, c. ix; lib. XIII,
c. v; et Hist. eccles., lib. VII, c. xxxn. — Clem.
Alex., Strom., lib. I, c. xn, xxv; lib. V, c. xx;
lib. VI, c. xxxvii. — Pour connaître sur ce sujet
tous les résultats de la critique moderne, il suf-
fira de lire Walckenaër, Diatribe de Aristobulo
Judœo, etc., in-4, Lugd. Bat., 1806. — Gfroerer,
Hist. du christianisme primitif, 2 vol. in-8,
Stuttgart, 1835, liv. II, p. 71 (ail.). — Daehne,
Histoire de la philosophie religieuse des Juifs
à Alexandrie, 2 vol. in-8, Halle, 1834, t. II,
p. 72 (ail.).
ARISTOCLÉS de Messène, péripatéticien du ne
ou du nr' siècle après J. C, fut aussi regardé
comme appartenant à l'école néo-platonicienne,
car il vivait précisément au temps où commença
la fusion entre les deux systèmes. L'analogie de
son nom avec celui d'Arïstote l'a fait souvent
confondre avec ce grand homme. Il écrivit une
Histoire des philosophes et de leui^s opinions.
dont quelques fragments ont été conservés par
Eusèbe dans sa Préparation cvangélique. Il
paraît y avoir combattu le scepticisme d'Œné-
sidème.
ARISTON de Chios, stoïcien du me siècle avant
l'ère chrétienne. 11 faut le distinguer d'un autre
Ariston de l'île de Céos, avec lequel on l'a souvent
confondu. Disciple immédiat du fondateur de
l'école stoïcienne, il entendit aussi les leçons de
Polémon. S'étant éloigné sur plusieurs points
de la doctrine de Zenon, il forma une secte
particulière, celle des aristoniens; mais elle
n'eut point de durée, et on ne lui connaît que
deux disciples fort obscurs, Miltiades et Di-
philus.
Ariston rejeta de la philosopnie tout ce qui
concerne la logique et la physique, sous prétexte
que l'une est indigne d'intérêt, et que l'autre ne
traite que de questions insolubles pour nous; il
ne conserva que la morale, comme la seule étude
qui nous touche directement; encore ne l'a-t-il
envisagée que d'un point de vue général, laissant
aux nourrices et aux instituteurs de notre enfance
le soin de nous enseigner les devoirs particuliers
de la vie. Il disait que le philosophe doit seule-
ment faire connaître en quoi consiste le souverain
bien. 11 n'existait à ses yeux d'autre bien que la
vertu, d'autre mal que le vice; il rejetait toutes
les distinctions que d'autres stoïciens ont admises
sur la valeur des choses intermédiaires. Les
questions relatives à l'essence divine rentrant à
ses yeux dans l'objet de la physique, il les plaçait.
en dehors de la portée de noire intelligence ;
mais ce scepticisme, sur un point particulier de
la science, ne nous donne pas le droit de l'exclure
de l'école stoïcienne. Du reste, il n'enseignait
pas dans le Portique, mais dans le gymnase
Cynosarge, à Athènes. C'est à lui que l'on rap-
porte ces paroles mentionnées par Diogène Laërce,
et commenté s par Épictète et Antonin {Enchir.,
c. xvn, § 50 ; c. i, § 8), que le sage est semblable
à un bon comédien, parce qu'entièrement indif-
férent à tous les rapports extérieurs de la vie, il
est aussi capable «le jouer le rôle d'Agamemnon
que celui de Thersite. Les écrits d'Ariston n'ont
pas été conservés.
Voy. Cic, deLeg., lib. I, c. xrn. — De Fin.,
lib. II, c. xin ; lib. IV, c. xvn. — Diogène Laërce,
liv. VII, ch. clx et clxi. — Sextus Emp., Adv.
Math., lib. VII, c. xn. — Stob.. Serm. 78 —
Sen., Ep. 89 et 94.
ARISTON de Iuus, de l'Ile de Céos, péripaté-
ticien qui Mûrissait 260 ans avant J. C, disciple et
successeur de Lycon. Il n'est rien resté de ses
nombreux écrits, que Cicéron mentionne d'une
manière peu favorable [de Fin., lib. V, c. v), et
nous n'en savons pas davantage à l'égard de ses
opinions philosophiques. Tout fait supposer qu'il
ne s'est écarté en rien des principes de l'école
péripatéticienne (voy. Diogène Laërce, lib. V,
c. lxx,lxxiv; lib.VIIjCCLXiv. — Strabon, Geogr.,
lib. X).
Un péripatéticien du même nom vivait au siècle
d'Auguste ; il était né à Alexandrie et ne se dis-
tingua par aucun caractère particulier.
ARISTOTE, le plus grand nom peut-être de
l'histoire de la philosophie, si ce n'est par la va-
leur morale des vérités découvertes, du moins par
le nombre et l'étendue de ces vérités dans le do-
maine de la nature et de la logique, et surtout par
l'incomparable influence qu'il a exercée sur les
développements scientifiques de l'esprit humain,
dans l'Orient aussi bien que dans l'Occident, dans
les temps modernes aussi bien que dans l'antiquité,
parmi les chrétiens aussi bien que parmi les peu-
ples croyant à d'autres religions. Aristote naquit
la première année de la xcix0 olympiade, c'est-
à-dire 384 avant 1ère chrétienne, à Stagire, colo-
nie grecque de la Thrace; fondée par des habi-
tants de Chalcis en Eubee, sur le bord de la
mer, au commencement de cette presqu'île dont
le mont Athos occupe l'extrémité méridionale.
Stagire et son petit port paraissent n'avoir point
été sans quelque importance; elle joue un rôle
dans tous les grands événements qui agitèrent la
Grèce, pendant l'expédition de Xerxès, pendant
la rivalité de Sparte et d'Athènes, et plus tard,
pendant les guerres de Philippe, père d'Alexandre.
Le lieu qu'occupait jadis Stagire se nomme au-
jourd hui Macré ou Nicalis, suivant quelques au-
teurs, philologues et géographes, ou suivant
d'autres, dont l'opinion paraît plus probable,
Stavro, nom qui conserve du moins quelques
traces de l'antique appellation. Par sa mère
Phaestis, qu'il perdit, à ce qu'il semble, de fort
bonne heure , Aristote descendait directement
d'une famille de Chalcis ; son père, Nicomaque,
était médecin et ami d'Amyntas II, qui régna sur
la Macédoine de 393 à 369. Nicomaque avait com-
posé quelques ouvrages de médecine et de phy-
sique, et il était un Asclépiade. Il a donné son
nom à une préparation pharmaceutique que Galien
cite encore avec éloge. Sa haute position à la cour
d'un roi, l'illustration de son origine médicale,
la nature de ses travaux, influèrent certainement
beaucoup sur l'éducation de son fils. Philippe, le
plus jeune des enfants d'Amyntas, était du même
âge à peu près qu'Aristote; et l'on peut croire
que, dès leurs plus tendres années, s établirent
entre eux des relations qui préparèrent pour plus
tard la confiance du roi dans le précepteur de son
héritier. Il est certain qu'Aristote n'avait pas dix-
sept ans quand son père mourut. Du moins nous
le voyons, avant cet âge, confié, ainsi que son
frère et sa sœur, aux soins d'un ami de sa fa-
mille, Proxène d'Alarnée en Mysie, qui habitait
alors Stagire. Aristote conserva pour son bienfai-
teur et pour la femme de son bienfaiteur, qui
sans cloute lui avait tenu lieu de mère, la recon-
naissance la plus vive et la plus durable. Dans
son testament, que cite tout au long Diogène
ARIS
94 —
AHIS
Lacrce, il désire qu'on élève des statues à la mé-
moire do l'un et de l'autre. Bien plus, après la
mort de Proxène, il fit, pour un orphelin qu'il
laissait, ce que Proxène avait fait jadis pour lui;
il adopta cet orphelin pour fils, Lien qu'il eût
d'autres enfants, et il lui donna en mariage sa
fille Pythias. Il est bon d'insister sur ces détails
que les biographes attestent unanimement, pour
réduire à leur juste mesure les reproches d'ingra-
titude qu'on lui a si souvent adressés. La recon-
naissance, comme le prouveront quelques autres
faits encore, a été une des qualités les plus écla-
tantes d'Arislote ; et il n'est pas à soupçonner que
son cœur ait manqué pour son maître seul à ce
devoir qu'il a toujours scrupuleusement accom-
pli à l'égard de tant d'autres. Des biographes fort
postérieurs ont, sur la foi d'Épicure, il est vrai,
donné quelques détails peu favorables sur la jeu-
nesse d'Aristote. A les en croire, il aurait dissipé
son patrimoine par sa conduite désordonnée, et
il aurait été réduit à se faire soldat, et plus tard
même, commerçant et marchand droguiste. Pour
sentir combien tout ceci est faux, il suffit de se
rappeler, ce qu'on sait d'ailleurs' d'une manière
irrécusable, qu'Aristote vint étudier à Athènes à
l'âge de dix-sept ans. Il est impossible, quelque
précocité qu'on lui veuille prêter, qu'il eût pu
dès cette époque avoir subi toutes les épreuves
par lesquelles on veut bien le faire passer. Il est
plus probable que, vers cet âge, son tuteur, dont
la surveillance ne l'avait point quitté, l'envoya
dans la capitale scientifique de la Grèce, achever
des études commencées sans doute sous les yeux
de son père, et continuées ensuite sous la direc-
tion de Proxène. Si Aristote vit alors Platon, ce
ne fut que pendant bien peu de temps ; car c'est
dans cette année même, la seconde de la cme olym-
piade, 367 avant J. C, que Platon fit son second
voyage en Sicile. Il y resta près de trois ans, et
n'en revint que dans" la quatrième année de la
même olympiade. Aristote avait donc vingt ans
environ quand il put recevoir les premières leçons
d'un tel maître. Il paraît que Platon rendit tout
d'abord justice au génie de son élève : il l'appelait
« le liseur, l'entendement de son école, » faisant
allusion par là et à ses habitudes studieuses, et à
la supériorité de son intelligence. Il ne lui repro-
chait que la causticité de son caractère et un soin
exagéré de sa personne. qu'Aristote, peu favorisé
de ce côté, ce semble, poussait plus loin qu'il ne
convenait à un philosophe. Quelques auteurs, qui
vivaient d'ailleurs plusieurs siècles après, ont
essayé de prouver que le disciple n'avait point
eu pour son maître tout le respect et toute la
gratitude qu'il lui devait. C'est surtout Élien qui,
d'après le témoignage fort incertain d'Eubulide,
déjà réfuté par Aristoclès, a donné cours à ces
fables ridicules qu'ont répétées et propagées
plusieurs Pères de l'Église, et qui tiennent une
nlace assez importante dans l'histoire de la phi-
losophie. D'autres, au contraire, affirment qu'A-
ristote avait voué à Platon une admiration pleine
de respect, et qu'il lui consacra un autel ou une
inscription composée par le disciple reconnaissant
exaltait les vertus de cet « homme que les mé-
chants eux-mêmes ne sauraient attaquer. » Ce
qui explique cette inimitié prétendue, c'est l'op-
["isition du génie des deux philosophes. La pos-
térité crédule et peu bienveillante aura converti
en luttes personnelles la rivalité et l'antagonisme
des systèmes. Le plus exact et le plus récent des
biographes d'Aristote. M. Stahr, a beaucoup insisté,
ave • raison, sur le fameux passage de la Morale
à IS'icomnrj ue (liv.l. eh. 111,5 1), ou Aristote donne
un témoignage personnel des sentiments qu'il
avait pour son maître : <■ 11 vaut peut-être mieux,
dit-il en parlant d'une théorie qu'il veut réfuter,
examiner avec soin et de pris ce qu'on a pi <'!cndu
dire, bien que cette recherche put
délicate, puisque ce sont des philosophes qui nom
sont chefs -î/o-j; Sv8pa:) qui ont avan é la théorie
des Idées. Mais il doit paraître mieux aussi, sur-
tout quand il s'agit de philosophes, de mettre de
côté ses sentiments personnels, pour ne m
qu'à la défense du vrai; et quoique la vérité et
l'amitié nous soient bien chères toutes les deux.
c'est un devoir sacré de donner la préférence a
la vérité, 6<no* 7tpoti(iqlv vtp &).^9ttsv. » 11 est
difficile de comprendre comment, en face d'un
témoignage si décisif et si précis, l'histoire a be-
soin d'en aller chercher d'autres. On peut ajouter
d'ailleurs que cette maxime d'Aristote n'a point
été stérile pour lui; et que dans toute sa polémi-
que contre la grande tnéorie des Idées, il a su
toujours allier les droits de la vérité, et les ména-
gements dus à son maître et au génie de Platon.
Une rivalité dont on parle moins, en général, et
qui parait avoir été beaucoup plus réelle, si ce
n'est plus digne de lui, c'est celle qu'Aristote
soutint contre Isocrate. Pour combattre le mau-
vais goût et les grâces efféminées que ce rhéteur
introduisait dans l'éloquence, Aristote ouvrit une
école où il professa les principes qu'il devait con-
signer ensuite dans ses ouvrages de rhétorique.
C'est un fait qui nous est attesté par Cicéron. et
il paraît que dès lors Philippe vit dans le fils du
médecin de son père et dans le compagnon de
son enfance, l'homme qui devait enseigner plus
tard l'éloquence au futur conquérant de l'Asie.
La lutte d'ailleurs, toute brillante qu'elle pouvait
être, n'était peut-être pas fort généreuse, puis-
qu'Isocrate avait alors plus de quatre-vingts ans;
il est vrai qu'il vécut jusqu'à quatre-vingt-dix-
huit ans. Les attaques d'Aristote furent assez gra-
ves pour que les élèves du vieux rhéteur dussent
prendre sa défense dans des ouvrages longs et
importants, dont l'un existait encore au temps
de Denys d'Halicarnasse et d'Athénée. Cette po-
lémique n'a point laissé de traces dans les œuvres
qui nous restent d'Arislote. Il ne faut pas atta-
cher non plus d'importance à ses discussions avec
Xénocrate, le second successeur de Platon à l'A-
cadémie. Aristote ne put jamais prétendre à l'hé-
ritage de son maître, dont il avait toujours com-
battu le système ; et, de plus, nous le voyons,
quelques mois après la mort de Platon, faire un
voyage en Asie Mineure, de compagnie avec Xé-
nocrate, qui paraît lui avoir été attaché par les
liens d'une assez étroite amitié. Ainsi l'on peut
dire que les inimitiés attribuées à Aristote contre
Platon, contre Isocrate et contre Xénocrate, n'ont
point du tout ce caractère odieux qu'on a voulu
souvent leur donner. Tout ce qui doit résulter
pour nous de ces récits divers, c'est qu'avant la
mort de Platon (348 ans avant J. C), Aristote n'a-
vait point encore ouvert son école philosophique,
mais qu'il s'était fait connaître par des cours
d'éloquence. Le talent qu'il y déploya, ses an-
ciennes relations avec la cour de Macédoine, le
firent choisir pour ambassadeur par les Athéniens,
si l'on en croit un témoignage assez douteux rap-
porté par Diogène Laërce. Philippe avait ruiné
dans la Thrace bon nombre de villes grecques
qui tenaient le parti d'Athènes, et Stagire entre
autres. Le fils de Nicomaque fut chargé d'aller
demander au vainqueur macédonien le rétablis-
sement des villes détruites; il n'est pas sûr qu'il
ait réussi dans cette mission assez délicate, puis-
que ce n'est que beaucoup plus tard qu il put
obtenir de Philippe ou peut-être même de son
disciple, fils de Philippe, la restauration de la
petite ville qui lui avait donné naissance. Quoi
qu'il en soit, Platon mourut durant son absence
(348 avant J. C); et à son retour, Aristote se hâta
ARIS
— 95 —
ARIS
de quitter Athènes, où alors les partisans de la
Macédoine n'étaient point en faveur ; suivi de Xé-
nocrate, il se rendit en Asie près d'Herniias, tyran
d'Atarnée, qui avait été, à ce que l'on suppose,
un des auditeurs les plus assidus de ses cours
d'éloquence. On peut croire d'ailleurs que les re-
lations d'Aristote avec Hermias avaient commencé
sous les auspices de son tuteur Proxène, qui était
aussi de ce pays, comme on l'a vu plus haut.
Hermias avait été jadis esclave d'un tyran d'A-
tarnée, Eubule, auquel il succéda, et qui, comme
lui, était un ami déclaré de la philosophie; c'é-
tait par son seul mérite qu'il s'était élevé au poste
brillant et dangereux qu'il occupa quelque temps.
Attiré dans un piège par Mentor, général grec au
service de la Perse; il fut livré aux mains d'Ar-
taxerce, qui le fit étrangler. La liberté des cités
grecques dans l'Asie Mineure perdit en lui un de
ses soutiens les plus courageux et les plus habiles.
Cette catastrophe affligea profondément Aristote,
dont le voyage auprès d'Hermias avait peut-être
aussi quelque but politique ; et la douleur de son
amitié est attestée par deux monuments qui sont
parvenus jusqu'à nous. L'un est ce chant admi-
rable, ce Péan, adressé à la Vertu et à la mémoire
du tyran d'Atarnée, dont la noble simplicité et la
douloureuse inspiration n'ont été surpassées par
aucun poëte; Athénée et Diogène Laërce nous
l'ont transmis ; l'autre est une inscription de quatre
vers que nous possédons aussi et qu'Aristote fit
placer sur la statue, d'autres disent le mausolée,
qui, par ses soins, fut élevé à son ami dans le
temple de Delphes. De plus, il épousa la fille
qu'Hermias laissait en mourant; et. il se retira,
pour la mettre, ainsi que lui-même, en sûreté
contre la vengeance des Perses, à Mitylène dans
l'île de Lesbos, où il séjourna deux années envi-
ron (jusqu'en 343 avant J. C). Son union paraît
avoir été fort heureuse ; et, dans son testament,
il prescrit qu'on réunisse ses cendres à celles de
son épouse bien-aimée. Du reste, les liaisons d'A-
ristote avec le tyran d'Atarnée sont une des cir-
constances de sa vie qui ont prêté le plus aux ca-
lomnies de toute espèce ; et ces calomnies étaient
assez accréditées pour que, cinq siècles plus tard,
Tertullien, les répétant sans doute, ait avancé que
c'était Aristote lui-même qui avait livré son ami
aux agents des Perses. Ces fables sont tout aussi
ridicules que celles dont nous avons déjà parlé ;
seulement elles sont plus odieuses. On ne sait si
Aristote était encore à Mitylène quand Philippe
l'appela près de lui pour diriger l'éducation d'A-
lexandre (343 avant J. C). Le jeune prince avait
alors treize ans, et la lettre de Philippe au philo-
sophe, lettre dont l'authenticité n'est pas très-
certaine, malgré le témoignage d'Aulu-Gelle et de
Dion Chrysostôme, ne se rapporte point à cette
époque. Elle annonce à celui dont Philippe fera
plus tard l'instituteur de son héritier, la naissance
d'un fils; et si elle n'a point l'importance spéciale
qu'on lui attribue d'ordinaire, elle prouve du
moins, comme le remarque fort bien M. Stahr,
que les relations de Philippe avec l'ancien com-
pagnon de son enfance étaient assez fréquentes et
assez intimes. Aristote paraît avoir profité de sa
faveur à la cour de Macédoine pour faire relever
les murs de sa ville natale; on dit même qu'il lui
donna des lois de sa propre main, qu'il y fit éta-
blir des gymnases et une école. Les habitants re-
connaissants consacrèrent à leur illustre compa-
triote le nom d'un des mois de l'année, et celui
d'une fête solennelle qui était probablement
la fête de son jour de naissance. Du temps de
Plutarque, on montrait encore aux voyageurs les
promenades publiques, garnies de bancs de pierre,
qu'Aristote y avait fait établir. Bien que l'éduca-
tion d'Aleiandre n'ait pas pu durer plus de quatre
ans, bien que son précepteur eût à corriger de-
graves erreurs commises dans la direction anté-
rieurement donnée au jeune prince par Léonidas,
parent d'Olympias, et par Lysimaque, on ne peut
douter qu'Aristote n'ait exercé sur son élève la
plus décisive influence. Il sut prendre sur ce
fougueux caractère un ascendant qu'il ne perdit
pas un instant, et lui inspirer la plus sincère et la
plus noble affection. Les études auxquelles il ap-
pliqua surtout Alexandre furent celles de la mo-
rale, de la politique, de l'éloquence et de la poésie.
La musique, l'histoire naturelle, la physique, la
médecine même, occupèrent beaucoup le jeune
prince, et l'on peut s'en rapporter au génie si
positif d'Aristote pour être sûr qu'il ne donna
toutes ces connaissances à son élève que dans la
mesure où elles devaient être utiles à un roi. Il
paraît aussi, à en croire la lettre citée par Aulu-
Gelle et Plutarque, qu'Alexandre attachait le plus
grand prix aux études de métaphysique qu'il avait
alors commencées, puisqu'au milieu même de ses
conquêtes il écrit à son ancien maître, pour lui
reprocher d'avoir rendues publiques des doctrines
et des théories qu'il voulait être le seul à possé-
der. Il est certain que cette édition de Y Iliade
qu'Alexandre porta toujours avec lui, qu'il met-
tait sous son chevet, cette fameuse édition de la
Cassette, avait été revue pour lui par Aristote ; et
le conquérant qui, dans Thèbes en cendres, ne
respectait que la maison de Pindare, devait avoir
bien profite des leçons d'un maître qui nous a
laissé les règles de la poétique, et qui lui-même
eût été un grand poëte, s'il l'eût voulu. Aristote
composa quelques ouvrages spécialement destinés
à l'éducation de son élève ; mais, parmi eux, on
ne saurait compter celui qui nous reste sous le
titre de Rhétorique à Alexandre, et qui est cer-
tainement apocryphe. Il fit particulièrement pour
lui, à ce qu'affirme Diogène Laërce, un traite sur
la royauté. Callisthène, neveu d'Aristote, et qui
devait accompagner Alexandre en Asie pour y
tomber victime de ses soupçons, partageait les
leçons données au jeune prince, ainsi que Théo-
phraste, et Marsyas, depuis général et historien,
qui fit un ouvra ge sur l'éducation même d'Alexan-
dre. C'était à Pella le plus habituellement, dans
un palais appelé le Nymphaeum, qu'Aristote rési-
dait avec son royal élève, et quelquefois aussi à
Stagire relevée de ses ruines. Alexandre n'avait
pas encore dix-sept ans quand son père, partant
pour une expédition contre Byzance, lui remit la
direction des affaires, sans qu'une si grande res-
ponsabilité dépassât en rien la précoce habileté
du jeune roi. On peut croire que son précepteur
continua de lui donner dès conseils, qui, pour
n'être plus littéraires, n'en furent pas moins
utiles. Mais dès lors les études régulières et l'é-
ducation furent nécessairement interrompues ; en
338, nous voyons Alexandre, âgé de dix-huit ans,
combattre au premier rang et parmi les plus bra-
ves à la bataille de Chéronée, qui décida du sort
de la Grèce. Aristote resta une année encore
auprès de son élève, devenu roi après le meurtre
de Philippe, et ne quitta la Macédoine qu'en 335
avant J. C, quand Alexandre se disposait à passer
en Asie, la seconde année de la cxie olympiade. Il
se rendit alors à Athènes, où il resta sans inter-
ruption durant treize années, et qu'il ne quitta
que vers la mort d'Alexandre. C'est donc à cette
époque qu'il ouvrit une école de philosophie dans
un des gymnases de la ville nommé le Lycée, du
nom d'un temple du voisinage consacré à Apol-
lon Lycien ; et ses disciples, bientôt nombreux,
reçurent, ainsi que lui, le surnom de péripatéti-
ciens, de l'habitude toute personnelle qu'avait le
maître d'enseigner en marchant, au lieu de de
meurer assis. Il donna, comme Xénocrate l'avait
AIUS
— 96 —
AUIS
fait avant lui, une sorte de discipline à s jn école :
un chef, un archonte, renouvelé tous les dix
jours, veillait à maintenir le bon ordre; et des
banquets périodiques réunissaient tous les élèves
plusieurs fois dans l'année. Aristote avait pris
soin lui-même, à l'imitation de son ami et de
son rival platonicien, de tracer le règlement de
ces réunions (v6u.oi avinioiiY.oi), et un article, in-
spiré par ses goûts très-connus, interdisait l'entrée
de la saile du festin au convive qui, sur sa per-
sonne, n'aurait point observé la plus scrupuleuse
propreté. Aristote faisait deux leçons ou, comme
on disait pour lui particulièrement, deux prome-
nades par jour : l'une le matin, Ttepircairoî ëa>8ivo;;
l'autre le soir, SeiXivôç. L'enseignement variait de
l'une à l'autre, comme l'exigeait la nature même
des choses : la première destinée aux élèves plus
avancés traitait des matières les plus difficiles,
àxpoaixoiTixoî ).6y<h; l'autre s'adressait en quelque
sorte au vulgaire, et n'abordait que les parties les
moins ardues de la philosophie, êÇonepixol Xôvoi,
iyxûx^ioi '/.oyoi, \6yoi èv xoivw. C'est de cette divi-
sion nécessaire dans toute espèce d'enseignement,
que des historiens postérieurs ont tiré ces singu-
lières assertions sur la différence profonde de
deux doctrines, l'une secrète, l'autre publique,
qu'Aristote aurait enseignées. La philosophie en
Grèce, à cette époque surtout, a été trop indépen-
dante, trop libre, pour avoir eu besoin de cette
dissimulation. Le précepteur d'Alexandre, l'ami
de tous les grands personnages macédoniens, l'au-
teur de la Métaphysique et de la Morale, n avait
point à se cacher : il pouvait tout dire et il a tout
dit, comme Platon son maître, dont un disciple
zélé pouvait d'ailleurs recueillir quelques théories,
qui ae la leçon n'avaient point passé jusque dans
les écrits (iypîça fiéyp-ata). Mais supposer aux
philosophes grecs, au temps d'Alexandre, cette ti-
midité, cette hypocrisie antiphilosophique, c'est
mal comprendre quelques passages douteux des
anciens ; c'est, de plus, transporter à des temps
profondément divers des habitudes que les om-
brages et les persécutions mêmes de la religion
n'ont pu imposer aux philosophes du moyen âge.
Il faut certainement distinguer avec grand soin
les ouvrages acroamatiques des ouvrages exoté-
riques d' Aristote; mais il ne s'agit que d'une dif-
férence dans l'importance et l'exposition des ma-
tières ; il ne s'agit pas du tout de la publicité, qui
était égale pour les uns et pour les autres. Aristote
avait donc cinquante ans quand il commença son
enseignement philosophique, et l'on peut juger,
d'après les détails biographiques qui précèdent, ce
que devait être cet enseignement appuyé sur d'im-
menses travaux, des méditations continuelles, une
expérience consommée des choses et des hommes,
et une position toute-puissante par l'estime que
lui avait vouée son élève, dominateur de la Grèce
et de l'Asie. C'est durant ces treize années de
séjour à Athènes qu'Aristote composa ou acheva
de composer tous les grands ouvrages qui sont
parvenus jusqu'à nous, à travers les siècles qui
les ont sans cesse étudiés. On sait avec quelle
rosi té, digne d'un conquérant du monde,
Alexandre contribua, pour sa part, â ces monu-
ments éternels de la science. Si l'on en croit Pline,
plusieurs milliers d'hommes, aux gages du roi,
et m uniquement du soin de recueillir
et de faire parvenir au philosophe tous les ani-
toutea Les plantes, toutes les productions
n es de l'Asie ; et c'est avec ce secours qu'au-
jourd'hui les nations les plus libérales et les plus
riches peuvent à peine assurer à la science, qu'A-
aposa cette prodigieuse Histoire des
"'"" ' aités d'anatomie et de physiologie
comparées que les plus illustres naturalistes de
dos jours admirent plus encore peut-être que ne
l'a fait l'antiquité. Athénée affirme qu'Alexandre
donna plus de 800 talents à son maître pour fa i
liter ses travaux de tous genres, et la formation de
sa riche bibliothèque, ce qui fait, eu ne i omptant
le talent qu'à 5000 fr., 4 000 000 de notre monnaie.
Cette somme, toute considérable qu'elle est, n'a
rien d'exagéré quand on songe aux trésors incal-
culables que la conquête mit aux mains d'Alexan-
dre. On peut croire que ces libéralités du royal
élève et cette intelligente protection servirent
aussi au philosophe pour composer cet admirable
et si difficile /ïecuei'l des constitutions politiques,
grecques et barbares, que le temps n'a pas laisse
parvenir jusqu'à nous, mais qui n'avait pas dû
coûter moins de recherches que l'Histoire des
animaux. Aristote, entouré, comme il l'était à ce
moment, d'une famille qu'il paraît avoir beaucoup
aimée; de sa fille Pythias mariée à Nicanor, son
fils adoptif ; d'Herpyllis sa seconde femme, et au-
paravant son esclave, pour laquelle il semble,
d'après son testament, avoir eu la plus vive affec-
tion; de Nicomaque, fils qu'il avait eu d'elle; il-
lustre parmi les philosophes, les naturalistes, les
médecins même de son temps, comblé des faveurs
d'Alexandre, Aristote était alors dans une de ces
rares positions qui font l'envie du reste des hom-
mes. Il ne paraît point qu'il en abusa ; mais ce
bonheur si complet, si réel, si éclatant, aura peu.
La conspiration d'Hermolaùs, dans laquelle Alexan-
dre impliqua le neveu d'Aristote, Callisthène, dont
la rude franchise l'avait blessé, éclata vers cette
époque, et il est certain que dès lors la froideur
entre le roi et son ancien maître succéda aux re-
lations si affectueuses qui jusque-là les avaient
unis. Le meurtre d'un homme tel que Callisthène.
accompagné des circonstances odieuses que n'ont
pu dissimuler même les historiographes officiels
du roi, indigna la Grèce entière, et la postérité
le regarde encore comme une tache ineffaçable à
la mémoire du héros. On peut juger delà douleur
que cette catastrophe dut causer à l'oncle de la
victime, au précepteur de celui qui venait de se
déshonorer par ce forfait. Six années s'écoulèrent
encore jusqu'à la mort d'Alexandre, et l'on doit
croire que durant tout ce temps les rapports d'A-
ristote et de son coupable élève durent être aussi
rares que pénibles. Mais si le ressentiment devait
être profond dans le cœur du philosophe, rien
n'autorise à supposer, avec quelques auteurs an-
ciens, qu'Aristote ait nourri des projets de ven-
geance. Tout dément cette abominable calomnie,
répétée par Pline, qui lui attribue d'avoir, d'ac-
cord avec Antipater, empoisonné Alexandre, ca-
lomnie dont s'autorisa plus tard Caracalla, le singe
du héros macédonien, pour chasser les peripatéti-
ciens d'Alexandrie et brûler leurs livres. Alexan-
dre est mort à la suite d'orgies, d'une mort par-
faitement naturelle, comme l'attestent les mé-
moires mêmes de ses lieutenants, Aristobule et
Ptolémée, que possédaient et que citent Plutar-
que et Arrien ; comme l'attestaient le journal qu'on
tenait chaque jour des actions du roi, êfïijieptôeç
Pa<Ti).ei'ïi! et en particulier le journal de sa mala-
die. Aristote passait si peu pour l'ennemi d'A-
lexandre, malgré son juste ressentiment, et il
était si bien resté l'ancien partisan du Macédonien,
qu'aussitôt après la mort du roi, à ce qu'il parait,
il dut songer à se soustraire aux dangers de la
réaction, et qu'il se retira dans une ville soumise
aux autorités macédoniennes et protégée par elles.
Il serait également difficile de comprendre et que
le parti antimacédonien, dirigé par Démosthène
et Hypéridcs, ait poursuivi l'empoisonneur d'A-
lexandre, et que Les Macédoniens raient défendu,
Aristote dut luir, non point devant une accusation
politique, mais devant une accusation d'impiété
portée contre lui par le grand prêtre Ëurymedon,
ARIS — 97 —
soutenu d'un citoyen nommé Démophile. On lui
reprochait d'avoir commis un sacrilège en élevant
des autels à la mémoire de sa première femme
et de son ami Hermias. Sa pieuse amitié devint
un crime; et Aristote, comme il semble l'avoir dit
lui-même, se retira pour épargner aux Athéniens,
dont l'esprit lui était bien connu, « un second
attentat contre la philosophie. » Tous ces détails,
qui semblent assez positifs, doivent être rapportés
peut-être à une époque antérieure; et l'on peut
conjecturer, d'après quelques indications, comme
l'a l'ait M. Stahr, qu'Aristote s'était retiré à Chakis,
même avant la mort d'Alexandre, laissant la di-
rection de son école à Théophraste, qui lui suc-
céda dans le Lycée. Quelques biographes lui ont
attribué une apologie contre cette accusation, sans
doute pour faire pendant à V Apologie de Socrale
par Platon; mais Athénée, qui en cite un passage,
ne la regarde pas comme authentique. Aristote
vécut un an à Chalcis et mourut en 322, vers le
mois de septembre, peu de temps avant Démos-
thène, qui, lui aussi, victime d'autres passions,
vint s'empoisonner à Calaure, et termina par une
mort héroïque une vie consacrée tout entière à
la patrie et à la liberté. Quelques biographes ont
soutenu qu'Aristote s'était tué, assertion contre
laquelle protestent et le témoignage d'Apollodore,
et celui de Denys d'Halicarnasse, et les théories
même du philosophe contre le suicide. Il paraît
certain qu'il succomba, après plusieurs années
de souffrance, à une maladie d'estomac qui était
héréditaire dans sa famille, et qui le tourmenta
pendant toute sa vie, malgré les soins ingénieux
par lesquels il cherchait à la combattre. Quelques
Pères de l'Église, on ne sait sur quels témoigna-
ges, ont avancé qu'il s'était précipité dans l'Eu-
ripe par désespoir de ne pouvoir comprendre les
causes du flux et du reflux. Cette fable ne mérite
pas même d'être réfutée ; mais elle témoigne qu'on
supposait au philosophe une immense curiosité
des phénomènes naturels. Si c'est là tout ce qu'on
a voulu dire, ses ouvrages sont un bien meilleur
témoignage que tous les contes inventés à plai-
sir : la Météorologie et l'Histoire des animaux
attestent suffisamment les efforts d'Aristote pour
comprendre le grand spectacle de la nature qui
pose éternellement devant nous. Diogène Laërce
et Athénée nous ont conservé sous le nom de Tes-
tament d'Aristote une pièce qui ne porte aucun
caractère positif de fausseté ; mais on a remarqué
avec raison (M. Stahr) que le philosophe n'y fai-
sait aucune mention ni de ses manuscrits, ni de
sa bibliothèque, qui lui avait coûté tant de soins
et de recherches. C'est tout au moins un oubli fort
singulier, à moins que ce prétendu testament ne
soit un simple extrait d'un acte beaucoup plus
long et beaucoup plus complet. Il avait, du reste,
institué Antipater pour son exécuteur testamen-
taire ; et son puissant ami dut assurer à tous ceux
que le philosophe avait aimés les bienfaits qu'il
répandait sur eux, et particulièrement sur ses es-
claves.
Cette esquisse rapide de la vie d'Aristote suffit
pour montrer que si la nature avait fait beaucoup
pour lui, les circonstances extérieures ne lui fu-
rent pas moins favorables. Sa première éducation,
les leçons d'un maître tel que Platon, continuées
pendant près de vingt ans, la protection de deux
rois, et surtout celle d'Alexandre, et d'autre part
les immenses ressources qu'avaient accumulées
déjà les efforts des philosophes antérieurs, tout
se réunissait pour rendre complète et décisive
l'influence d'un génie tel que le sien, se dévelop-
pant dans de si heureuses conditions. Cette in-
fluence a été sans égale ; elle agit depuis plus de
deux mille ans, et l'on peut affirmer, sans crainte
d'erreur, qu'elle sera aussi durable que l'huma-
DICT. PHILOS.
ARIS
nité sur laquelle elle s'exerce. L'autorité souve-
raine de ce grand nom a pu être ébranlée et dé-
truite en physique ; elle est éternelle en logique,
en métaphysique, en esthétique littéraire, en
histoire naturelle, tout aussi bien qu'en politique
et en morale.
Aristote, doué d'une activité prodigieuse, qui,
suivant l'observation même de son maître, avait
besoin du frein, comme la lenteur de Xénocrate
avait besoin de l'éperon ; aidé par tous les secours
que lui offraient des disciples nombreux et in-
telligents, des livres et des collections de tout
genre, Aristote avait beaucoup écrit. On peut voir
par les citations diverses des auteurs, et par les
catalogues de Diogène Laërce, de l'anonyme de
Ménage, de l'anonyme arabe de Casiri, quelles ont
été nos pertes. Ces catalogues, tout informes, tout
inexacts qu'ils sont, nous attestent qu'elles furent
bien graves. Parmi tous ces trésors détruits, nous
n'en citerons qu'un seul; c'est ce Recueil des
constitutions dont Aristote lui-même fait mention
à la fin de la Morale à Nicomaque, et qui con-
tenait l'analyse des institutions de cent cinquante-
huit États, selon les uns, de deux cent cinquante
et même de deux cent cinquante-cinq selon les
autres. C'est de cette vaste collection de faits gé •
néralisés, résumés, qu'il a tiré l'ouvrage politique
qui nous reste. Ce qui est parvenu jusqu'à nous
de toutes ses œuvres forme le tiers, tout au plus,
de ce qu'il avait composé ; mais ce qui peut nous
consoler, c'est que ces admirables débris sont
aussi les plus importants de son édifice, sinon
par l'étendue, du moins par la nature et la qua-
lité des matériaux qui les forment. Les commen-
tateurs grecs des cinq ou six premiers siècles ont
donné beaucoup de soin à la classification des
œuvres d'Aristote. Un d'eux, Adraste, qui vivait
150 ans environ après J. C, avait fait un traité
spécial fort célèbre sur ce sujet, qui de nos jours
en est encore un pour les érudits. On distri-
buait les ouvrages du maître de diverses façons,
soit en les considérant simplement sous le rap-
port de la rédaction plus ou moins parfaite où il
les avait lui-même laissés, soit en les considérant
plus philosophiquement sous le rapport de la ma-
tière dont ils traitaient. Ainsi d'abord on distin-
guait les simples notes, les documents, les vno-
[Avriu/xTixoc, des ouvrages complètement mis en
ordre ffuvTaYjwmxâ, et parmi ceux-ci on distin-
guait encore les acroamatiques ou ésotériques,
des exotériques ; puis, en second lieu, on divisait
les œuvres d'Aristote presque selon les divisions
qu'il avait tracées quelquefois lui-même à la phi-
losophie, en théorétiques, pratiques, organiques
ou logiques. Ces classifications peuvent être jus-
tifiées selon le point de vue auquel on se place;
mais, pour se rendre compte comme dans une
sorte d'inventaire des richesses que nous avons
reçues des siècles passés, il suffit de s'en tenir à
l'ordre donné par l'editio princeps des Aide, et
que depuis lors tous les éditeurs, si l'on excepte
Sylburge et Buhle après lui, ont scrupuleusement
suivi. Voici, selon cet ordre, les divisions princi-
pales qu'on peut faire des œuvres d'Aristote :
1" La Logique, composée de six traités tous au-
thentiques, malgré quelques doutes d'ailleurs
très-réfutables, élevés dans l'antiquité et dans les
temps modernes, traités qui doivent se succéder
ainsi : les Catégories, YHerm'ncia, les Premiers
Analytiques, en deux livres, appelés par Aristote
Traité du Syllogisme; les Derniers Analyti-
ques, en deux livres, appelés par Aristote Traité
de la Démonstration; les Topiques, en huit li-
vres, appelés par Aristote Traité de Dialectique.
et les Réfutations des sophistes. La collection de
ces traités est ce qu'on nomme habituellement
l'Organon, mot qui n'appartient pas plus à l'au-
1
MUS
— 98
teur que celui de Logique, et qui vient des com-
mentateurs grecs.
2" La Physique, en prenant ce mot dans le sens
général qu'y donnaient Les Grecs, et non dans le
sens spécial où nous l'entendons actuellement.
Elle se compose des ouvrages suivants : 1° la Phy-
sique, ou pour mieux dire les Leçons de Physi-
que, en huit livres; 2" le Traité du Ciel, en
quatre livres; 3° le Traité de la Génération et
de la Destruction, en deux livres ; 4" la Météoro-
logie, en quatre livres; 5" le petit Traité
Monde, adressé à Alexandre, apocryphe; 6° le
Traité de l'Ame, en trois livres; 7° une suite de
petits traités appelés par les scolastiques : Parva
naturalia : de la Sensation cl des Choses sensi-
bles, de la Mémoire et de la Réminiscence, du
Sommeil et de la Veille , des R':ves cl de la Di-
vination pur le sommeil, de la Longévité et de
la Brièveté de la vie, de la Jeunesse et de la
Vieillesse, de (a Vie et de la Mort, et enfin de la
Respiration : S1 Y Histoire des animaux, en dix
livres, dont le dernier est peut-être apocryphe ;
9° le Traité des Parties des animaux, en quatre
livres; 10 le Trait' duMouvemcnt desanimaux;
11° le Traité de la Marche des animaux; 12° le
Traité de la Génération des animaux, en cinq
livres ; 13 ' le Traité des Couleurs; 14° un extrait
d'un Traité d'Acoustique; 15" le Traité de Phy-
siognomonie: 16° le Traité des Plantes, en deux
livres, dont le texte grec a été refait à Constanti-
nople. d'après le texte arabe et latin, en deux li-
vres, 17° le Petit Recueil des récits sur/, notants,
apocryphe; 18° le Traité de Mécanique, sous
firme de questions; 19' le vaste recueil de faits
de tout genre, sous forme de questions, et inti-
tulé : les Problèmes en cinquante-sept sections;
20" le petit Traité des lignes insécables; 21° et
enfin les Positio?is et les noms des vents, frag-
ment d'un grand ouvrage sur les signes des sai-
sons.
3" La Métaphysique, nom qui ne vient pas
d'Aristote lui-même, en quatorze livres, et avec
laquelle il faut classer le petit ouvrage sur Mé-
lissus, Xénophane et Gorgias.
4° La Philosophie pratique, ou, comme le dit
aussi Aristote, la Philosophie des choses humai-
nes : la Morale, proprement dite, composée de
trois traités, dont les deux derniers ne sont que
des rédactions différentes des élèves d'Aristote:
1° la Morale « Sicomaque, en dix livres; 2° la
Grande Morale en deux livres; 3° la Morale à
Eudème, en sept livres; 4° le fragment sur les
Vertus et les Vices; 5° la Politique, en huit li-
vres; 6° l' Économique, en deux livres, dont le
second est apocryphe; 7° Y Art de la Rhétorique,
en trois livres, suivi de la Rhèt or ique à Alexan-
dre, qui est apocryphe; 8° le Traité de la Poéti-
que, qui n'est qu'un fragment.
5° Il faudrait ajouter à tous ces ouvrages : l°les
frag, i dans les auteurs de l'antiquité,
et dont quelques-uns sont assez considérables;
2" les ; « .lin les Lettres, bien qu'elles
ne soient p ntiques. Jusqu'à présent au-
cune récente, celle de Ber-
lin, n'a donné complète cette cinquième partie
des œuvres d'Aristote; elle n'est pas ccpei
sans im]
Il est impossible de donner ici, en quelques pa-
ges, il usante «lu vaste et profond sys-
tème que renferment ces di et qui
roi- s:ms interruption, bien qu'avec des in-
termitten | de •>■ Lin, depuis
tote jusqu'à nous, d'abord sur les écoles de la
i lusivemenl sur '
âge. berceau de la e
arabes, et qui i
Souverainement encore dans les parties les plus
AIUS
importantes de la philosophie, la < •■ ro< i
autres, el sur les belles-lettres, la rhétorique et
La poétique. Quelques observations cependant
pourroni faire comprei
gnant dans d'étroites limites, comment cet ciu-
i été et est encore légitime autant que bien-
Parmi les causes qui ont fait d'Aristote le précep-
teur de l'intelligence humaine, co ut les
Arabes, il faut mettre en première Ligne le ca-
ractère tout encyclopédique de ses ouvrages. Nul
philosophe avant lui, nul autre après lui, n'a su,
doué d'un tel génie, embrasser, dans une théorie
une et systématique, l'ensemble des choses. La
philosophie grecque, quelque valeur qu'eussent
ses recherches avant le siècle d'Alexandre, n'avait
pu rien produire d'aussi complet ni d'aussi pro-
fond. Démocrite, qui, avant Aristote, a pu être
appelé le plus savant et le plus laborieux des
Grecs, n'avait pu entrevoir qu'une faible partie
de la science. 11 avait recueilli beaucoup de faits;
mais le point de vue tout matérialiste où il s'était
placé ne lui avait permis de les comprendre que
bien insuffisamment. Platon, dont on ne veut pas
d'ailleurs rabaisser ici le mérite, et qui certaine-
ment est supérieur à son disciple par la simpli-
cité et la grandeur morale de son système ; Platon
s'était condamné, par la direction même de son
génie, à ignorer une partie des faits naturels, dont
il n'avait point à tenir un compte bien sérieux;
de plus, la forme de ses ouvrages ne lui permet-
tait pas cette rigueur systématique sans laquelle
une encyclopédie n'est qu'une vaste confusion,
sans laquelle surtout un enseignement positif et
général est impossible. Platon a. dans un sens;
trouvé beaucoup mieux que cela; il n'a pas joue
le rôle de précepteur, il a joué le rôle beaucoup
plus grand, beaucoup plus utile même, de légis-
lateur des croyances religieuses et des mœurs :
c'est comme un prophète philosophe. Mais avant
Aristote, la science eparse n'avait point été réunie
en un corps ; des matériaux isolés attendaient
l'architecte et ne formaient point un édifice ; c'est
lui qui le construisit. Quelques historiens de la
philosophie, M. Ritter entre autres, lui ont repro-
ché d'avoir le premier introduit l'érudition dans
la philosophie. La critique ne semble pas méritée.
Pour composer l'œuvre totale de la science, la
ranger tout entière sous une seule discipline, les
forces d'un individu, quelque puissant qu'il soit.
ne pourront jamais suffire. S'il ne datait que dé
lui seul, ce serait un révélateur ; ce ne serait plus
un philosophe. Au contraire, Aristote s'est fait une
gloire, et cette gloire n'appartient qu'à lui seul,
d'être l'historien de ses prédécesseurs. L'odieuse
accusation de Bacon est complètement fausse :
loin d'égorger ses frères, comme font les despotes
ottomans pour régner seuls, c'est lui qui les a
fait vivre en transmettant à la postérité leurs
noms et leurs doctrines. Il n'a jamais prétendu
cacher tout le profit qu'il avait tiré de leurs tra-
vaux. Mais s'il doit à ses devanciers une partie
des matériaux qu'il a employés, c'est à lui seul
qu'il doit d'avoir su les mettre en œuvre. C'est du
liaut de la philosophie première, de la métaphy-
sique dont il est le fondateur, qu'il a pu saisir,
d'un regard ferme, la valeur relative de tous les
faits particuliers, de toutes les notions particu-
lières, et les classer entre elles de manière à re-
produire, dans une théorie complète, l'ordre ad-
tnirable de, la réalité. C'est de ce laite élevé qu'il
a pu voir sans confusion, sans erreur, cette pro-
priété de phénomènes que i'homme et
la nature présentent incessamment à l'observation
ou philosophe. La métaphysique fut pour lui ce
que le vulgaire trop souvent ignore, la science
de la réalité, la science de ce qui est, de l'être en
ARIS
99 —
ARIS
soi. Pour Platon, la réalité des choses, l'essence
des choses, était en dehors d'elles et résidait tout
entière dans les idées séparées, distinctes, éter-
nelles, immuables. Aristote, au contraire, ne vit
de réalité et ne put en concevoir que dans l'indi-
vidu, dont la science doit tirer les notions géné-
rales et les premiers principes qui composent ses
théories et ses démonstrations. Tout être, et il
n'y a que des êtres particuliers, est nécessaire-
ment l'assemblage de quatre causes dont l'une est
sa forme, qui tout d'abord se révèle à nos sens;
l'autre, sa matière; la troisième, le mouvement,
qui l'a l'ait devenir ce qu'il est, qui l'a produit;
la quatrième enfin, la cause finale, la fin même
vers laquelle il tend, qui lui assigne un but, et
lui donne un sens aux yeux de la raison. Sans ces
quatre causes, l'être ne se comprend plus; il n'est
rien sans elles. Les deux premières nous sont
attestées par le témoignage irrécusable de notre
sensibilité, les deux autres par le témoignage non
moins certain de notre raison. Elles sont toujours
réunies dans toute chose qui n'est pas le simple
accident d'une autre. Mais l'être, produit de ces
quatre causes, n'est pas seulement d'une essence
stérile et purement logique; il revêt des attributs
qui le modifient et que la science peut affirmer
de lui. Ces attributs, ces catégories, sont au nom-
bre de dix, comme les causes sont au nombre de
quatre. La science, en affirmant ou en niant ces
attributs, fait la vérité ou l'erreur; quanta l'être
et à ses attributs, ils n'ont d'autre caractère que
d'exister, et pour les connaître, c'est dans les ter-
mes simples et non dans les propositions compo-
sées qu'il faut les chercher. Les catégories sont:
d'abord, celle de la substance sans laquelle les
autres ne seraient pas, à laquelle elles sont toutes
comme suspendues; puis, la quantité, la qualité,
la relation, le temps, le lieu, la situation, la ma-
nière d'être, l'action et la passion. Les catégories
sont les éléments nécessaires dont les propositions
se forment, comme la réalité même: d'une part,
les êtres en soi, les sujets avec cette merveilleuse
diversité qu'a d'abord faite la nature, et avec
celle que l'esprit de l'homme vient y joindre par
l'abstraction; et d'autre part, les attributs. Ici la
seule catégorie de la substance, là les neuf au-
tres ; les unes et les autres liées entre elles par
cette notion de l'existence, la seule qui puisse
unir le prédicat au sujet, et qui fournit également,
soit qu'on l'affirme ou qu'on la nie, l'indispensa-
ble condition sans laquelle les deux autres n'ont
jii valeur ni détermination. De là toute la théorie
"de la proposition, les formes diverses qu'elle peut
prendre; de là toute la théorie du syllogisme où
deux propositions enchaînées l'une à l'autre par
un moyen terme compris dans l'attribut et com-
prenant le sujet, forment une conclusion où l'at-
tribut est uni au sujet d'une nécessité logique ;
de là, enfin, toute cette théorie de la démonstra-
tion où le rapport de l'attribut au sujet repose
sur la vraie cause qui met l'un dans l'autre, et
qui prouve leur union d'une irréfutable manière,
non plus par la seule nécessité logique, mais par
cette nécessité réelle, effective, que les phéno-
mènes mêmes portent avec eux. Mais rien ne se
démontre qu'à la condition d'un indémontrable;
les causes, et par suite les moyens termes, ne sont
point infinis. Dans les démonstrations, il faut
s'arrêter aux axiomes, sans lesquels la démons-
tration ne serait pas possible, bien qu'elle ne les
emploie jamais directement. Les axiomes sont les
principes communs, et en tête de tous est le prin-
cipe de contradiction qu'implique la notion même
d'existence. Les principes propres sont ceux qui
appartiennent à chaque sujet spécial que la science
étudie, et sans lesquels les principes communs
resteraient inféconds et stériles. L'ordre de la na-
ture et l'ordre de la science se correspondent
ainsi l'un à l'autre; la pensée n'est rien sans
l'expérience, bien que l'expérience soit fort au-
dessous de la pensée. Ce que la science doit faire
avant tout,^ c'est d'observer scrupuleusement
tous ces phénomènes qu'elle doit comprendre et
démontrer par leurs causes, les lois générales
du mouvement dont la nature entière est animée,
les lois de plus en plus complexes par lesquelles
l'organisation s'élève du végétal jusqu'à l'homme,
et de la vie aveugle, obscure des derniers êtres,
à cette vie supérieure de la pensée et de l'intel-
ligence dans le plus parfait des êtres* ces lois,
enfin, les plus admirables, les plus élevées de
toutes, qui président à la vie morale des indivi-
dus et des sociétés. Et pour couronner cette œuvre
de la science, il faut qu'elle monte encore un de-
gré plus haut, il faut qu'au-dessus de la nature,
où les causes sont nécessaires et fatales, au-des-
sus de l'homme, cause libre et volontaire, elle
arrive jusqu'à la cause première, à la cause uni-
que, au premier moteur, qui communique à tout
le reste le mouvement, la vie, la pensée ; il faut
qu'elle arrive jusqu'à Dieu. Tel est l'immense
système qu'Aristote a tracé et qu'il a rempli. Il
a fait la logique et fondé la science de la pensée
de telle sorte, que depuis lui, comme le dit Kant,
elle n'a fait ni un pas en avant, ni un pas en ar-
rière; il a fondé dans l'histoire naturelle celte
admirable méthode d'observation, que personne
n'a mieux appliquée que lui; il y a tracé quel-
ques-unes de ces lois de la vie que la physiologie
comparée s'efforce encore de nos jours de consta-
ter ; il a fondé la métaphysique sur des bases qu'on
ne peut plus changer; il a fondé la psychologie,
la science morale, la science politique, l'esthétique
littéraire, etc. Cette magnifique encyclopédie,
résumé à peu près complet de tout ce qu'avait
su le monde grec, n'avait que peu de chose à en-
seigner à la Grèce, si on la compare à ces peuples
qui, dans la suite des temps, privés de toute
spontanéité scientifique, durent aller se mettre à
l'école des siècles passés. Pour refaire au milieu
de la barbarie l'éducation de l'esprit humain, il
fallut s'adresser à la Grèce, la sage institutrice des
nations, et, dans la Grèce, il n'y avait qu'un
maître possible : c'était Aristote, parce que seul
il pouvait enseigner et démontrer la totalité de
la science. Aujourd'hui même, si par une catas-
trophe qui heureusement est impossible, le genre
humain avait à subir la même épreuve qu'il a
subie dans le moyen âge, nul doute que le choix
ne fût absolument identique. Il n'est point de
philosophe qui pût aujourd'hui même remplacer
Aristote : Descartes, Leibniz, Kant n'y suffiraient
pas. L'enseignement péripatéticien, après tout ce
qu'aurait appris l'humanité, serait sans doute
bien incomplet; mais, sans contredit, il serait
encore le moins imparfait de tous.
Il faut ajouter à cette première cause de la do-
mination aristotélique, la forme même de ses
livres : il avait fait des dialogues, à ce qu'atteste •
Cicéron; ils ne sont pas parvenus jusqu'à nous,
et l'on peut affirmer sans aucune témérité qu'en
face des dialogues de son maître, cette perte ne
fait point tort à sa gloire. Jlais les ouvrages que
la postérité a conservés, et que nous possédons,
ont donné à la science cette forme didactique que,
depuis lors, elle n'a point changée, et qu'elle a
reçue pour la première fois des mains d'Aristote.
Un ton magistral, comme s'il eût prévu le rôle
qu'il devait remplir plus tard; un style austère,
sans autres ornements que la pensée même qu'il
revêt; une concision et une rigueur faites pour
exciter le zèle et la sagacité des élèves, tels sont
les mérites secondaires, mais non point inutiles,
qui ont contribué à faire donner au disciple de
ARIS
— 100 —
ARIS
Platon la préférence sur son maître. Platon a
rendu d'autres services à l'esprit humain, et le
christianisme, en particulier, sait tout ce qu'il lui
doit; mais Platon, avec la divine élégance de ses
formes, n'était point fait pour les labeurs de l'é-
cole. Sa mission était de charmer^ de convaincre
les âmes, en les purifiant. C'était a un autre d'i-
nitier les esprits aux pénibles investigations de
la science. C'est qu'en effet, quand on parle de
l'empire souverain exercé par Aristote, c'est sur-
tout de sa logique qu'il s'agit; et, pour qui se
rappelle l'histoire de la scolastique, pour qui
connaît la nature vraie de la logique, il n'y a pas
de doute que YOrganon d'Aristote, étudié sans
interruption pendant cinq ou six siècles par tou-
tes les écoles de l'Europe, commenté par les maî-
tres les plus illustres, ne pouvait être remplacé
par aucun livre ; il n'y a pas de doute qu'aucun
livre, si ce n'est celui-là, ne pouvait donner à
l'esprit moderne et à toutes les langues par les-
quelles il s'exprime cette rectitude, cette justesse,
cette méthode que le génie européen seul jusqu'à
présent a connues. Il est tout aussi certain que
la logique était la seule science qui pût être cul-
tivée avec cette ardeur et ce profit, sans porter
atteinte aux croyances religieuses qui firent alors
le salut du monde. La logique, précisément parce
qu'elle ne consiste que dans les formes de la
science, et qu'elle n'engage expressément aucune
question, ne peut jamais causer d'ombrage. Elle
ne s'inquiète point des principes, auxquels elle
est complètement indifférente. C'est là ce qui fait
qu'elle a pu tout à la fois être adoptée par les
chrétiens et les mahométans, par les protestants
et les catholiques, par les croyants et les philo-
sophes. Où trouver rien de pareil dans Platon?
Ou trouver rien de pareil dans aucun autre phi-
losophe? Si la science et ses procédés étaient l'es-
prithumain toutentier, Aristote eûtétéplus grand
encore qu'il n'est; l'esprit humain n'aurait point
eu d'autre guide que lui.
Mais sur les questions essentielles que Platon
avait résolues d'une manière si nette et si vraie,
sur la Providence, sur l'âme, sur la nature de la
science, Aristote s'est montré indécis, obscur,
incomplet. Le dieu de sa métaphysique n'est pas
le dieu qui convient à l'homme; Dieu est plus
que le premier moteur, au sens où Aristote
semble le comprendre; il a créé le monde,
comme il le protège et le maintient ■ il ne peut
avoir pour ses créatures cette indifférence où le
laisse le philosophe, il préside au monde moral
tout aussi bien qu'il meut le monde physique ;
il doit intervenir dans la vie des individus et des
sociétés tout aussi bien qu'il intervient dans les
phénomènes naturels. Incertain sur la Providence
et sur Dieu,^ Aristote ne l'est guère moins sur
l'immortalité de l'âme et sur la vie qui doit
suivre celle d'ici-bas. 11 ne nie pas que l'âme
survive au corps, sans toutefois l'affirmer bien
positivement; mais de ce principe il ne tire
aucune de ces admirables conséquences qui ont
fait du platonisme une véritable religion. Quant
à la science, il ne la fait pas sortir tout en
de la sensation, comme le lui attribue le laineux
axiome qu'on chercherait vainement dans ses
œuvres; mais il est sur la pente où son m;
avai> voulu retenir la philosophie ; il est sur le
boni de l'abîme, où tant d'autres se sont p
eu suivant ses i tigré les avi
sements île Platon. D'ailleurs, ces lacunes si
grav qu'on pourrait citer,
Levaient rien ôter à son autorité. Dans Le
ii, le chri
.l'on puisait
cru-. i poinl îi lui en demander,
et les siennes, chancelantes comme elles l'étaient,
ne pouvaient pas blesser bien vivement des con-
victions contraires. Cette indécision même ne
nuisait en rien à la science; elle s'accordait fut
bien avec elle, et l'Église catholique, tout om-
brageuse qu'elle était, oublia bien vite les ana-
thèines dont jadis quelques Pères de l'Eglise
avaient frappé le péripalétisme. On attendait et
l'on tirait d'Aristote trop de services, pour qu'on
pût s'arrêter à ce que dans un autre on eût
poursuivi comme des opinions condamnables.
C'est une histoire qui est encore à faire, toute
curieuse qu'elle est, que celle de l'aristotelisme.
Les ouvrages d'Aristote, d'abord peu connus après
sa mort, par suite de quelques circonstances
assez douteuses qu'ont rapportées Strabon, et
Plutarquc, ne commencèrent à être vraiment
répandus que vers le temps de Cicéron ; c'est
Syila qui les avait apportés a Rome après la prise
d'Athènes. Il n'est pas présumable d'ailleurs que
renseignement d'Aristote, qui dura treize années
dans la capitale de la Grèce, eût laissé ses doc-
trines ignorées autant qu'on le suppose en gé-
néral ; mais ce qui est certain, c'est que ce n'est
guère que vers l'ère chrétienne que son empire
s'étendit. Ce fut d'abord, comme plus tard, la
logique qui pénétra dans les écoles grecques et
latines. Sans acception de systèmes, toutes se
mirent à étudier, à commenter YOrganon; les
Pères de l'Église, et à leur suite tous les chré-
tiens, n'y étaient pas moins ardents que les gen-
tils: et tout le moyen âge n'a pas craint d'at-
tribuer à saint Augustin lui-même un abrégé des
Catégories, qui d'ailleurs n'est pas authentique.
Boëce, au vie siècle, voulait traduire tout Aris-
tote, et nous avons de sa main YOrganon. Les
commentateurs grecs furent très-nombreux^
même après que les écoles d'Athènes eurent été
fermées par le décret de Justinien ; et, parmi ces
commentateurs, quelques-uns furent' vraiment
considérables. L'étude de la logique ne cessa pas
un seul instant à Constantinople ni dans l'Europe
occidentale. Bède. Isidore de Séville la culti-
vaient au vne siècle, comme Alcuin la cultivait
au vme à la cour de Charlemagne. C'est de
YOrganon que sortit, au xie siècle, toute la que-
relle du nominalisme et du réalisme, tout l'en-
seignement d'Abeilard. Vers la fin du xne siècle,
quelques ouvrages autres que la Logique s'intro-
duisirent en Europe, ou, ce qui est plus probable,
y furent retrouves; et, dès lors, les doctrines
physiques et métaphysiques d'Aristote commen-
cèrent à prendre quelque influence. L'Église s'en
effraya, parce qu'elles avaient provoqué et auto-
risé des hérésies. Un envoyé du pape dut venir
inspecter l'Université de Paris, centre et foyer
de toutes lumières pour l'Occident; et, en 1210,
les livres d'Aristote autres que la Logique furent
condamnés au feu; non-seulement on défendit
de les étudier, mais encore on enjoignit à tous
ceux qui les avaient lus d'oublier ce qu'ils y
avaient appris. La précaution était inutile, et elle
venait trop tard. L'exemple des Arabes, qui, dans
leurs écoles, n'avaient point d'autre maître qu'A-
te, et qui l'avaient traduit et commenté tout
entier à leur usage; les besoins irrésistibles de
l'esprit du temps, qui demandait à grands cris
une sphère plus large que celle où l'Eglise avait
tenu l'intelligence clcpuis cinq ou six siècles, la
même île L'Église, revenue à des sen-
lairés, tout se réunit pour abaisser
les barrières; et, après quelques essais encore
infructueux, et une nouvelle mission apostolique
qui n'avait pas plus réussi que la première, on
ouvrit La 'li; no et on laissa le torrent se pré-
p par toutes Les voies, par toutes Les issues,
il se répandit en
toute liberté dans toutes les écoles, et il suffit à
ARIS
— 101 —
ARIS
alimenter tous les esprits. Albert le Grand, une
des lumières de l'Église, et l'on doit ajouter de
l'Occident à cette époque, commenta les œuvres
d'Aristote tout entières; saint Thomas d'Aquin,
l'ange de l'école, en expliqua quelques-unes des
parties les plus difficiles; et, à leur suite, une
foule de docteurs illustres suivirent leur exemple,
et bientôt Aristote, traduit par les soins mêmes
d'un pape, Urbain V, et du cardinal Bessarion,
devint pour la science ce que les Pères de l'É-
glise, et l'on pourrait presque dire les livres
saints, étaient pour la foi. 11 est inutile de re-
marquer qu'ici, comme dans la religion, l'en-
thousiasme, la soumission aveugle dépassa bientôt
les bornes. Il ne fut plus permis de penser au-
trement qu'Aristote, et une doctrine soutenue
contre les siennes était traitée à l'égal d'une hé-
résie. Il suffit de rappeler le déplorable destin
de Ranius, qui périt victime de sa lutte coura-
geuse contre ce despotisme philosophique, plus
enLore que de ses opinions suspectes ; il suffit de
se rappeler que, même en 1629, sous le règne
de Loiiis XIII, un arrêt du Parlement put dé-
fendre, sous peine de mort, d'attaquer le système
d'Aristote. Heureusement qu'alors cette défense
était plus ridicule encore qu'elle n'était odieuse;
mais on ne saurait répondre que, si quelque
imprudent se fût alors élevé en France contre le
père de l'école, il n'eût point été frappé comme
un criminel • et l'on peut voir par cette défense
même que jamais l'Eglise n'avait défendu plus
énergiquement contre les hérétiques l'autorité
des Évangiles. 11 fallait être à Venise et sous la
protection de la République pour oser attaquer
Aristote comme le fit Francesco Patrizzi dans ses
Discussiones peripatelicœ (1571). Ce qu'il y a de
remarquable, c'est que le protestantisme, après
quelques hésitations, avait adopté Aristote tout
aussi ardemment que les catholiques. Mélanch-
thon l'introduisit dans les écoles luthériennes.
Mais il faut ajouter que l'Aristote de Mélanchthon
n'était plus celui du moyen âge et de la sco-
lastique ; et le péripatétisme, mieux compris
qu'on ne l'avait fait jusqu'alors, n'avait plus
rien qui dût effrayer l'esprit de liberté qui faisait
le fond de la réforme. La Société tout entière de
Jésus, à l'imitation de l'Église, adopta l'aris-
totélisme, et s'en servit avec son habileté bien
connue contre tous les libres penseurs du temps,
et surtout contre les adhérents de Descartes. Ce
n'est que le xvme siècle qui, victorieux de tant
d'autres abus, vit aussi finir celui-là. Aristote ne
régna plus que dans les séminaires, et les Ma-
nuels de philosophie à l'usage des établissements
ecclésiastiques n'étaient et ne sont encore qu'un
résumé de sa doctrine. La réaction alla trop loin,
comme il arrive toujours : malgré les sages a*ùs
de Leibniz, représentant des écoles protestantes
qui avaient compris le philosophe comme il faut
le comprendre ; maigre l'admiration de Voltaire
et de Buffon; maigre les affinités certaines que
les doctrines aristotéliques avaient sur tant de
points avec l'esprit philosophique de ce temps,
le xvme siècle laissa le père de la logique, de
l'histoire des animaux, de la politique, dans le
plus profond oubli. Il fut enveloppé dans cet in-
juste dédain dont tout le passé fut alors frappé.
Les historiens de la philosophie les plus graves,
Brucker, entre autres, ne surent même pas lui
rendre justice. Il n'y avait peut-être pas assez
longtemps que le joug était brisé, et l'on se sou-
venait encore combien il avait été pesant. Au-
jourd'hui, Aristote a repris dans la philosophie
la place qui lui appartient à tant de titres. Grâce
à Kant, surtout à Hegel et à M. Brandis, en Al-
lemagne, où d'ailleurs l'étude d'Aristote n'avait
jamais tout à fait péri ; grâce à M Cousin, parmi
nous, cette grande doctrine a été plus connue
et mieux appréciée. Des travaux de toute sorte
ont été entrepris. On ne regarde plus Aristote
comme un oracle; mais on sait tous les services
qu'il a rendus à l'humanité, et, parmi tous les
grands systèmes de philosophie que la curiosité
historique de notre siècle cherche à bien com-
prendre, on accorde à celui-là plus d'attention
qu'à tout autre; ce n'est que justice, et sans
doute la philosophie de notre temps ne profitera
pas moins de ces labeurs, bien qu'ils soient au-
trement dirigés, que n'en a profité le moyen
âge. Connaître Aristote, connaître l'histoire de
l'aristotélisme, c'est mieux connaître, non pas
seulement le passé de l'esprit humain, mais son
état actuel. Par le moyen âge, d'où nous sortons,
Aristote a plus fait pour nous que nous ne sommes
portés à le croire. Il y a tout avantage et comme
une sorte de piété à bien savoir tout ce que nous
lui devons.
Le xixe siècle, en attendant ce qui doit le
suivre, aura donc ajouté un chapitre de plus à
l'histoire des fortunes diverses d'Aristote ; et l'on
peut douter que nos successeurs jugent un jour
plus équitablement que nous la philosophie pé-
ripatéticienne. Il semble que désormais cette phi-
losophie est classée à son vrai rang dans les des-
tinées et les annales de l'intelligence humaine.
Il n'y a rien de plus vaste ni de plus fécond ,
mais il y a des doctrines qui sont à la fois plus
profondes et plus pratiques. On a pu dire avec
raison du platonisme qu'il avait préparé les
voies à la morale chrétienne et même au dogme
chrétien ; on n'a rien pu soutenir de pareil d'A-
ristote ; et si quinze siècles plus tard l'Europe
l'a adopté pour maître et pour instituteur, elle
n'a jamais songé à lui demander ce qu'elle devait
croire, mais exclusivement ce qu'elle^ devait
étudier et apprendre. La différence est énorme.
Platon a été, à bien des égards, un initiateur, et
il est toujours resté un appui si ce n'est un
guide, témoin saint Augustin. Aristote, qui n'a
été connu et accepté que postérieurement, a été
aussi fort utile; mais son secours a été beaucoup
moins intime ; et s'il a formé les esprits, il n'a
guère touché les âmes ni les cœurs. Ce n'est
pas le rabaisser ni lui rien ravir de sa gloire ;
mais c'est exercer envers lui, au noin de la
vérité, la justice qu'il a proclamée lui-même le
premier devoir du philosophe, et la plus sacrée
de ses obligations. Si l'on peut un instant forcer
un peu les choses afin de les faire mieux com-
prendre, on dirait que, dans ce partage des plus
hautes qualités et des influences les plus nobles,
Platon représente la morale et qu'Aristote repré-
sente la science, les deux legs inappréciables que
la Grèce, notre mère vénérée, a transmis à la
civilisation occidentale. Ce n'est pas à dire que
la science manque tout à fait dans Platon ni que
la vertu fasse défaut dans Aristote ; mais pour voir
la distance qui les sépare, il suffirait de com-
parer le Timée à YHistoire des animaux, et le
Phédon au Traité de l'Ame. Le contraste est
frappant; et de ces œuvres prises au hasard
comme mesures, l'opposition s'étend à l'ensemble
des deux systèmes. C'est là ce que doit affirmer
la critique de notre siècle si instruite, si sagace,
si impartiale; c'est là le verdict qu'elle doit
rendre et la sentence qu'elle doit porter au nom
des faits les moins contestables et de l'observation
la plus attentive. Les œuvres des deux philosophes
sont entre nos mains ; l'action qu'ont exercée leurs
doctrines nous est également connue, et nous ne
pouvons nous tromper, sauf des détails de peu
d'importance, ni sur leur mérite propre ni sur
la nature des enseignements qu'ils ont propagés,
au grand avantage de tous ceux qui les ont reçus
ARIS
— 102 —
A IUS
et goûtés. La science ou la vertu, la vertu ou la
science, l'alternative est toujours bien belle; et
quel que soit le parti qu'on adopte, ou plutôt vers
lequel on penche, on ne risque guère de déchoir
ni de s'égarer. Cependant la raison humaine a
l'ait son choix; elle incline à Socrate et à Platon
plus qu'à Aristote et à Théophraste. Dans le
spiritualisme de notre temps, dont M. Cousin a
si longtemps et si fermement tenu le drapeau,
c'est encore Platon qui occupe le plus de place;
et Aristote, tout admiré qu'il est, n'a pas reçu
les mêmes hommages et ne nous a pas soul'flé
les mêmes inspirations. C'est que la science nous
fait penser; elle ne nous fait pas agir, malgré les
illusions dont elle se berce trop souvent. Le pla-
tonisme est et restera la réelle école de la vie;
le péripatétisme est surtout l'école de la nature.
Ce qui doit même un peu nous étonner, c'est que
notre époque, où les sciences font tant de bruit^
et jouissent d'une telle vogue, n'ait pas pousse
plus loin qu'elle ne l'a fait la réhabilitation d'A-
ristote. Nous sommes demeurés dans les limites
quand il était si facile de les dépasser. On a
vanté son génie, mais on ne s'est pas approprié
ses opinions ; et ^e nos jours les savants suivent
sa méthode sans bien se rendre compte de tuut
ce qu'il a fait pour eux. Par habitude, on rapporte
toujours à Bacon le réveil de l'esprit moderne ;
et l'on ne voit pas assez que l'esprit moderne
n'a fait que reprendre absolument la trace et les
exemples d'Aristote et de l'antiquité, dès que les
circonstances plus favorables lui ont permis de
renouer la chaîne interrompue de la tradition
hellénique. Malgré ce qu'en peut croire notre
vanité trop facile à se satisfaire et à s'aveugler,
nous n'avons pas découvert une voie nouvelle
dans les deux ou trois derniers siècles qui
viennent de s'écouler. La science, que l'Orient
n'a jamais connue sous aucune forme, est née
dans ia Grèce où elle a été cultivée comme la
poésie, comme les arts, comme les lettres avec
une perlection que notre amour-propre a grand'-
peine à s'avouer, quoiqu'elle n'ait rien d'hu-
miliant pour nous. Nous en savons mille fois
plus que la Grèce, de même que nos successeurs
en sauront un jour mille fois plus que nous. Mais
c'est la Grèce qui a et conservera la gloire supé-
rieure d'avoir tout commencé et d'avoir ouvert la
carrière où nous devons tous marcher. Pour sa part
spéciale, Aristote esta l'apogée de la science grec-
que, et sans diminuer rien de ce qui est venu avant
ou après lui. à cet égard il domine le monde ancien
comme il a domine le moyen âge, le plus savant
des philosophes et le plus philosophe des sa-
vants. 11 observe les faits aussi bien que per-
sonne ; et H sait de plus que l'observation est la
condition préalable de la science, qui ne peut
rien sans des matériaux exactement recueillis.
Ce n'est pas le xvi c siècle ni le xvme qui ont
fondé la méthode d'observation : c'est Aristote,
comme ses ouvrages l'attestent quand on prend
la peine de les consulter ; personne parmi Les
modernes n'a plus fortement ni plus fréquem-
ment recommandé l'observation de la nature
et de la réalité. L'éloge peut même être poussé
plus loin ; et l'on peut ajouter encore à lalou
d'Aristote qu'il a pratiqué et conseillé l'expé-
rimentation dans la mesure où elle était pos-
sible dans reculés. La Bcien e contem-
poraine, si elle était plus éclairée ou plus mo-
deste, devrait proclamer dans Aristote son glo-
rieux ancêtre et son précurseur; non pas qu'il
ait à lui seul tout lait dans la science telle que
l'a connue l'antiquité grecque, mais il en est le
plus complet et le plus illustre représentant. 11
clôt cette période à jamais écoulée de la pensée
humaine ou le domaine trop varié de la philo-
sophie comprenait encore toutes les sciences, en
1rs (•('•unissant en un faisceau qui depuis lorsa
dû se diviser. Personne ne l'a embrasse ni étreint
d'une main aussi vigoureuse qu'ÂristOte, et il
restera comme un modèle inaccessible et impé-
rissable, sans cesse proposé aux siècles, mais que
les siècles ne reproduiront pis. Parmi ces génies
souverains et inégaux, il restera le plus extra-
ordinaire si ce n'est le plus beau. Il est autant
que qui que ce Boit digne de la Grèce, qui seule
pouvait enfanter un tel fils; et parmi tous ces
personnages merveilleux dont elle nous a trans-
mis les œuvres et le souvenir, celui-là est avant
tout, comme le disait de lui son incomparable
maître, l'entendement et l'intelligence univer-
selle.
Pour étudier cet immense sujet, dont on n'a
pu indiquer ici que les points les plus saillants,
voici les principaux ouvrages qu'il faudrait con-
sulter :
Pour la biographie d'Aristote : Diogène Laërce
(liv. V)? qui a fait usage des travaux spéciaux de
ses prédécesseurs fort nombreux et beaucoup
plus habiles que lui; — l'Anonyme publié par
Ménage dans le second volume de son édition de
Diogène Laërce; puis la biographie attribuée à
Ammonius et qu'on trouve habituellement à la
suite de son commentaire sur les Catégories ;
Nunnesius en adonné une édition spéciale in-4,
Helmstrcdt, 1666. Buhle a réuni toutes ces bio-
graphies dans le premier volume de l'édition
complète qu'il avait commencée. — Parmi les
modernes on peut citer Patrizzi, dans son pre-
mier livre des Discussiones pcripalelicœ, si hos-
tile contre Aristote; — Andréas Schott, qui a
écrit la vie comparée d'Aristote et de Démosthène,
in-4, Augsb., 1603j — Buhle, et surtout M. Ad.
Stahr qui a résume tous les travaux antérieurs,
dans ses Arislotelia, 2 vol. in-8, Halle, 1832
(ail.) ; le premier est consacré tout entier à la
biographie. On pourrait ajouter aussi des articles
de Dictionnaires, comme celui de Bayle, la Bio-
graphie universelle, l'article de M. Zell, dans
l'Encyclopédie générale (ail.). La vie d'Aristote,
en anglais, par M. J. W. Blakesley, 1839, et enfin
les Biographies résumées des historiens de la
philosophie, Brucker, Tennemann, Ritter, Zel-
ler, etc., etc.
Pour la connaissance du système général d'A-
ristote, d'abord les Œuvres complètes dont la
lement sans traduction, mais avec des notes
courtes et substantielles ; celle de Duval, 1619,
plusieurs fois reproduite ; — celle de Buhle,
1791-1800, laissée inachevée au cinquième vo-
lume;— celle de l'Académie de Berlin, in-4,
1831-1837, dont il a paru quatre volumes, deux
de texte, avec des variantes nombreuses, mais
incomplètes, tirées des principaux manuscrits
de l'Europe; une traduction latine revue, mais
non refaite de toutes pièces, et des commentaires
grecs qui ne sont donnés que par extraits. Il doit
paraître encore au inoins un volume de com-
mentaires. On ne sait si M. Brandis, l'un des
éditeui i. Bekker, y ajoutera des notes.
Enfin l'édition complète de la Bibliothèque
gre «pic de Firmin Didot, avec une table des plus
étendues et une traduction latine. — Après les
éditions complètes, il faut consulter les Com-
mentaires généra . traduits de l'a-
rabe en latin, 11 vol. in-8, Venise, 1540, et
d'Albert le Grand, ,"> vol. in-f°, Lyon, 1651. 11 n'y
a jamais eu de commentaire général en grec.
— Après les commentaires, les tradu lions com-
plètes ■ en latin, du cardinal Bcssarion, in-f",
ARIS
— 103 —
ARIS
Venise, 1487; en anglais, de Taylor, 10 vol.
in-4, Londres, 1812, peu connue sur le con-
tinent, et faite, à ce qu'il semble, avec un peu
trop de précipitation. Deux traductions géné-
rales, l'une en allemand, par une réunion de
savants à Stuttgart, l'autre en français, par
M. B. Saint-Hilaire, sont commencées et se
poursuivent actuellement; cette dernière com-
prend déjà dix-huit volumes. Enfin deux livres
récents, sans parler des historiens de la phi-
losophie, et de Hegel en particulier, peuvent
contribuer à faire connaître la doctrine générale
d'Aristote : l'un est en allemand, de M. Biese ;
l'autre ' est l'Essai sur la Métaphysique, par
M. Bavaisson, ouvrage très-remarquable, et le
plus distingué de tous ceux qui ont été publiés
sur ce sujet. M. Brandis a publié les travaux les
plus étendus et les plus exacts sur Aristote et ses
contemporains de l'Académie, sur son système
général et sur ses successeurs. On peut consulter
aussi : de Aristotelis operum série et dislinc-
tione, par M. Titze, in-8, Leipzig, 1826, et de
Aristotelis librorum ordine et aucloritate, par
M. Valentin Bose, Berlin, 1854.
Pour la Logique, qui a fourni matière à un
nombre presque incalculable de Commentaires,
il faudrait consulter surtout les commentateurs
grecs : Porphyre, Simplicius, Ammonius, Philo-
pon, David l'Arménien, pour les Catégories ;
Ammonius, Philopon, les anonymes, pour YHer-
méneia; Alexandre d'Aphrodise. Philopon, pour
les Premiers Analytiques ; Philopon, et la para-
phrase de Thémistius, pour les Derniers Analy-
tiques; Alexandre d'Aphrodise, pour les Topi-
ques et les Réfutations des sophistes. — Parmi
les modernes, les Commentaires des jésuites de
Coïmbre ; le Commentaire général de Pacius
joint à son édition de YOrganon, in-4, Genève,
1605; celui de Lucius, in-4, Bàle, 1619; le Com-
mentaire spécial de Zabarella sur les Derniers
Analytiques; et, de nos jours, la traduction
allemande de M. Zell, Stuttgart, 1836; la traduc-
tion de M. B. Saint-Hilaire, en quatre volumes ;
l'ouvrage de M. Franck intitulé : Esquisse d'une
histoire de la Logique, précédée d'une analyse
étendue de YOrganon d Aristote, in-8, Paris, 1838;
et le Mémoire de M. B. Saint-Hilaire, couronne
par l'Institut, 2 vol. in-8, Paris, 1838, avec le Bap-
port de M. Damiron sur le concours, dans le troi-
sième volume des Mémoires de l'Académie des
sciences morales et politiques ; les Elernenta lo-
gices Arislot.,TTende\enhurg, in-8, Berlin, 1836;
l'édition de YOrganon de M. Waitz, 1846, et l'his-
toire de la Logique de M. Prantl, en allemand,
1855. Il a été démontré qu'Aristote n'avait point
emprunté sa logique aux Indiens, comme on l'a
souvent répété : voy. dans le troisième volume
des Mémoires de l'Académie des sciences morales
et politiques, le Mémoire de M. B. Saint-Hilaire
sur le Nyâya.
Pour les Leçons de Physique, le Commentaire
très-précieux de Simplicius; celui des jésuites
de Coïmbre, in-4, 1593 ; celui de Zabarella,
in-f", 1600 ; celui de Pacius avec son édition,
in-8, Hanovre ; la traduction allemande et les
remarques de Weisse, Leipzig, 1829; la traduc-
tion allemande avec le texte de M. Prantl, 1854.
La Physique est un des ouvrages d'Aristote qui
dans les temps modernes ont été le moins étu-
diés.
Pour le Traité du Ciel, le Commentaire de
Simplicius, et parmi les modernes celui de Pa-
cius ; la traduction française de M. B. Saint-
Hilaire. — Pour la Météorologie, les Commen-
taires d'Olympiodore pour les quatre livres, et
celui de Philopon pour le premier; le Commen-
taire des jésuites de Coïmbre, in-4, 1596, et
l'édition avec notes et commentaires de M. Ide-
ler, 2 vol. in-8, Leipzig, 1834 ; la traduction
française de M. B. Saint-Hilaire, 1863.
Pour le Traité de l'Ame, les Commentaires de
Simplicius et de Philopon, la paraphrase de Thé-
mistius, l'ouvrage d'Alexandre d'Aphrodise sur
le même sujet. — Parmi les modernes, l'excel-
lente édition de M. Trendelenburg avec notes
et commentaires, in-8, Iéna, 1833, et celle de
M. Torstrik ; puis les deux traductions alleman-
des de Voigt, 1803, et de Weisse, 1829.
Pour YHistoire des animaux, l'édition et la
traduction française de Camus, 2 vol. in-4, Paris,
1783; la célèbre édition de Schneider, 4 vol. in-8,
Leipzig, 1811. Il est à regretter que Schneider
n'ait pu étendre les mêmes soins aux autres trai-
tés d'histoire naturelle et de physiologie com-
parée. Le texte épuré de YHistoire des animaux
a été donné par M. Piccolos, en 1865.
Pour le Traité de Mécanique, l'édition avec
traduction et notes de J. S. de Capelle, in-8,
Amsterdam, 1812.
Pour la Métaphysique, les Commentaires d'A-
lexandre d'Aphrodise, publiés pour la première
fois, mais non tout entiers, dajas l'édition de
Berlin, et qui, au xvie siècle, avaient été traduits
en latin par Sépulvéda, le précepteur de Phi-
lippe II; le texte grec de ce commentaire a été
donné par M. HermannBonitz, Berlin, 1847, in-8;
le Commentaire de Philopon, traduit par Pa-
trizzi, mais dont le texte grec n'a pas encore été
publié ; celui de Thémistius, sur le douzième
livre, en latin, traduit de l'hébreu : le texte grec
est perdu ; les fragments du Commentaire d'As-
clépius de Tralles, publiés dans l'édition de Ber-
lin ; les fragments de ceux de Syrianus, traduits
en latin au xe siècle, et dont le texte a été publié
dans l'édition de Berlin, t. IV, p. 837-942. —
Au moyen âge, le Commentaire d'Avicenne, sans
parler de celui d'Averroès; surtout celui de
saint Thomas, sans parler de celui de son maî-
tre Albert le Grand ; l'Exposition de Duval dans
son édition complète d'Aristote. — Et de nos
jours, l'édition de M. Brandis, in-8, Berlin, 1823,
et son ouvrage : de Perditis Aristotelis libris
de ideis et de bono sive philosophia, in-8, Bonn,
1823; le Bapport de M. Cousin sur le concours
ouvert par l'Académie des sciences morales et
politiques, avec la traduction des premier et
douzième livres, in-8, 1836; et les deux Mémoi-
res couronnés : Examen critique de V ouvrage
d'Aristote intitulé Métaphysique, par M. Miche-
let. de Berlin, Paris, 1836, in-8; Essai sur la
Métaphysique d'Aristote, par M. F. Bavaisson,
ouvrage refait d'après le Mémoire qui avait ob-
tenu le prix, in-8, t. 1, 1837, Paris, Irnpr. royale ;
t. II, 1846, impr. Fournier; la traduction alle-
mande de la Métaphysique, par Hengsterberg,
in-8, Bonn, 1824, publiée par M. Brandis, qui
devait y joindre un volume de notes qui n'ont
point paru ; la traduction française de MM. Pier-
ron et Zévort, très-bon travail que l'Académie
française a honoré d'un de ses prix, 2 vol. in-8,
Paris, 1840; la traduction allemande avec le
texte, notes et commentaires, par M. A. S:h\ve-
gler. 1847-48; l'édition de M. H. Bonitz, 1849. —A
ces travaux, il faut en ajouter d'autres de moin-
dre étendue: Théorie des premiers principes
selon Aristote, par M. E. Vacherot, in-8, Paris,
1836; Aristote considéré comme historien de
la philosophie, par M. A. Jacques, in-8, Pans,
1837 ; du Dieu d'Aristote, par M. J. Simon,
in-8. Paris, 1840. . .
Pour la' Morale, la traduction française de
Thurot, 2 vol. in-8,' Paris, 1823, d'après l'édition
de Coray, in-8, Paris. 1822; celle de M. B. Saint-
Hilaire, 3 vol. in-8, 1856, et l'édition de M. Mi-
AH1S
— 104 —
ARNA
chelct, de Berlin, 2 vol. in-8, 1829-1835. —
Pour la Politique, l'édition de Schneider, 2 vol.
in-8, Francfort sur-1'Oder, 1809 ; l'excellente
édition de Gœttling, in-8, Iéna, 1824 ; celle de
M. Stahr, in-4, Leipzig, ls:>6-39, avec traduction
allemande ; l'édition de M. Fr. Susemihl, avec la
traduction de M. Guillaume de Morbeka, Leip-
zig. in-8, 1872 : celle de M. B. Saint-Hilaire. 2 vol.
in-8, Paris, 1837, Impr. royale, avec traduction
française. Cette édition se distingue de toutes les
autres en ce que l'ordre des livres y a été changé
et rétabli d'après divers passages du contexte
lui-même. Dans cet ordre, le traducteur a jugé
que l'ouvrage était complet, ce qu'on avait nié
jusque-là. Notre langue compte, outre ette tra-
duction avec le texte, cinq autres traducl 'lis sans
le texte. Celle de Nicolas Oresme, au xiv" siècle,
sous Charles V, imprimée en 1489; celle de
Louis Leroy, 1568; celle de Champagne, an V
de la République, 2 vol. in-8; celle de Millon,
3 vol. in-8, 1803 ; enfin, celle de Thumt, in-8,
1824. —M. Neumannen 1827, M. Stahr, dans
son édition de la Politique, et M. Valentin Rose,
Aristolelis pseudcpïgraphus , 1863, ont donne
les fragments du recueil des Constitutions.
L'édition générale de Firmin Didot donne aussi
les fragments du Recueil des Constitutions,
p. 219-297, de la collection des Fragments d' Aris-
tote, par M. Em. Heitz, 1869, t. IV de l'édition
générale.
Notre langue possède aussi plusieurs traduc-
tions de la Rhétorique et de la Poétique, ou-
vrages qui ont donné naissance à une foule de
travaux philosophiques et littéraires.
Les dernières traductions de la Rhétorique
(1870) et de la Poétique (1858) sont celles de
M. B. Saint-Hilaire.
L'Académie de Berlin a proposé pour sujet
d'un de ses prix la collection des Fragments
d'Aristote, et c'est à cet ordre d'idées que répon-
dent les deux ouvrages de M. Valentin Rose et
de M. E. Heitz, 1865.
Pour Y Histoire de la doctrine aristotélique :
Jean Launoy, de Varia Aristot. in Academia
parisiensi fortuna, avec un supplément de Jon-
sius, et un autre de Elswich, sur la fortune d'A-
ristote dans les écoles protestantes, Wittenberg,
in-8, 1720. — Recherches critiques sur l'âge et
sur V origine des traductions latines d'Aristote,
par Jourdain, in-8, Paris, 1819, ouvrage cou-
ronné par l'Académie des inscriptions et belles-
lettres; 2e édition par son fils, M. Charles Jour-
dain, 1843. Pour l'Histoire de la logique en
particulier, l'ouvrage de M. Franck et le Mé-
moire de M. B. Saint-Hilaire, t. II.
Pour la distinction des livres Acroamatiques
et Exotériques : la discussion spéciale de
M. F. Stahr, tome II des Arislotelia, p. 239;
celle de M. Ravaisson. Essai sur la Métaphysi-
que, t. I, p. 210.
Pour la transmission des ouvrages d'Aristote,
depuis Théophraste jusqu'à Andronicus de Rho-
des et la discussion des passages de Strabon,
Plutarque et Suidas, il faut consulter, parmi les
travaux parus de nos jours, Schneider, Epime-
ira, c. il et m en tête de son Histoire des ani-
maux; Brandis, dans le Musée du Rhin, t. II,
p. 236-254, et p. 259-284, avec les additions de
Kopp dans le troisième volume de ce recueil; le
deuxième volume de Stahr, Aristolelia. p. 1-
169, et aussi son ouvrage allemand. Âristole
thez le» Romaine ; B. Saint-Hilaire. préface de
ja. Politique; Ravaisson, Essai sur la Métaphy-
tique, t. I. p. 5 et suiv. J Pierron et Zévort,
traduction de la Métaphysique, t. I, p. 92. Sur
ce sujet très-controversé, le travail de M. Stahr
est le plus complet. B. S.-H.
ARISTOXÉNE DB Taki'.nte, disciple il
diat. mais i r.it d'Aristote. ( 'H '11' que,
dépit(
phraste. pour lui succéder à la tête de i
péripa '1 rat un de ceux qui cherché
r.'iii a rép mdre des bruits injurieux
maître, O/uoi qu'il en Boit, Aristoxène se distin-
gua par son talent et par l'étendue de ses con-
naissances. Fils d'un musicien, il s'occupa lui-
• de cet art et y appliqua les leçons qu'il
reçues du pythagoricien Xénophylax. On a
conservé de lui un traité en trois livres sur
l'harmonie, publié par Ueursius et Meibom avec
d'autres ouvrages sur la même matière. Lors-
que Aristoxène se livra à l'étude de la philoso-
phie, il devint disciple d'Aristote; mais il ne
nous reste aucun ouvrage touchant ses doctrines
it seulement, par le témoignage de quel-
ques anciens (Cic, Tusc., lib. I, c. x, xvm, xxii ,
— Sextus Emp., Adv. Mathem., lib. VI, ci),
qu'il appliquait ses connaissances musicales à la
philosophie et surtout à la psychologie ; par
exemple, il disait que l'âme n'est pas autre chose
qu'une certaine tension du corps (inlentio quœ-
dam corporis) ; et de même qu'en musique
l'harmonie résulte des rapports qui existent en-
tre les différents tons, ainsi, selon lui, l'àme
est produite par le rapport des différentes par-
ties du corps. On voit par là qu'à l'exemple de
tant d'autres péripatétioiens il penchait vers le
matérialisme. Voy. Mahne, de Aristoxeno, phi-
losopha peripatetico, in-8, Amst., 1793.
ARNAULD (Antoine), né à Paris, le 6 février
1612, était le vingtième enfant d'un avocat du
même nom, qui avait plaidé en 1594, au parle-
ment de Paris, la cause de l'Université contre
les jésuites. L'exemple de son père et ses pro-
pres goûts le portaient à suivre la carrière
du barreau ; mais il en fut détourné par l'abbé
de Saint-Cyran, directeur de l'abbaye de Port-
Royal et ami de sa famille, qui le décida à em-
brasser l'état ecclésiastique. Après de fortes
études de théologie, où il se pénétra des senti-
ments de saint Augustin sur la grâce, il fut ad-
mis, en 1643, au nombre des docteurs de la mai-
son de Sorbonne. La même année vit paraître
son traité de la Fréquente communion ; mais
ce livre, dont l'austérité formait un contraste
remarquable avec la morale indulgente des jé-
suites, souleva des haines si puissantes, que,
malgré l'appui du Parlement, de l'Université et
d'une partie de l'épiscopat, l'auteur dut céder à
l'orage, et se cacher comme un fugitif. A partir
de ce moment, objet de haine pour les uns et
d'admiration pour les autres, mêlé activement
aux querelles théologiques que les doctrines de
Jansenius provoquèrent en France, la vie d'Ar-
muld fut celle d'un chef de parti, et se passa
dans la lutte, dans la persécution et dans l'exil.
En 1656, la Sorbonne l'effaça du rang des doc-
teurs, pour avoir soutenu cette proposition jan-
séniste, que les Pères de l'Église nous montrent
dans la personne de saint Pierre un juste à
qui la grâce, sans laquelle on ne peut rien,
a manqué. Une transaction entre les partis, con-
clue en 1669 sous le nom de Paix de Clé-
ment VII, lui procura quelques instants d'un
repos glorieux qu'il employa à défendre la cause
de l'orthodoxie catholique contre les ministres
protestants Claude et Jurieu; mais en 1679, de
nouvelles persécutions de la part de l'archevê-
que de Paris, François de Harlay, les rigueurs
exercées contre Port-Royal, et les craintes per-
sonnelles qu'il inspirait à Louis XIV, l'obligè-
rent à quitter la France. 11 se rendit d'abord à
Mons, puis à Gand, à Bruxelles, à Anvers, cher-
chant de ville en ville une retraite qu'il ne
ARNA
— 105 —
ARNA
trouvait pas, et, malgré son grand âge, ses in-
firmités et les inquiétudes de cette vie errante,
ne cessant pas d'écrire et de combattre. Il est
mort à Liège, le 6 août 1694, à l'âge de quatre-
vingt-trois ans.
Considéré comme philosophe, Arnauld appar-
tient à l'école cartésienne par l'esprit et par la
méthode. Comme Descartes, il distingue la théo-
logie et la philosophie, la foi et la raison, et,
sans assujettir la première à la seconde, il main-
tient les droits de celle-ci. Il n'accorde pas que
la foi puisse être érigée en principe universel de
nos jugements, ni qu'en dehors de cette règle
il n'y ait pour l'esprit aucune certitude: il trouve
(Œuv. compl., t. XXXVIII, p. 97) que « cette
prétention n'est qu'un renouvellement de l'erreur
des académiciens et des pyrrhoniens que saint
Augustin a jugée si préjudiciable à la religion,
qu'il a cru devoir la réfuter aussitôt qu'il fut
converti. » Arnauld ne s'élève pas avec moins
de force contre le préjugé qui attribue aux opi-
nions des anciens "le pouvoir de trancher les
controverses scientifiques, comme si la raison
d'un homme avait aucun droit sur celle d'un
autre, et que tous deux n'eussent pas Dieu seul
pour maître (Œuv. compl., t. XXXVIII, p. 92).
Plus il exigeait de l'intelligence une entière
soumission à l'autorité dans les matières reli-
gieuses, plus, en philosophie, il faisait une large
part au travail de la réflexion, au progrès du
temps et de l'expérience. Sa maxime constante,
le principe qui se retrouve dans tous ses ouvra-
ges, c'est qu'il y a des choses où il faut croire,
d'autres où on peut savoir, et qu'on ne doit ni
rechercher la science dans les premières, ni se
borner à la foi dans les secondes.
De tous les travaux philosophiques d' Arnauld,
le plus célèbre est un ouvrage qui ne porte pas
son nom, et auquel Nicole paraît avoir contri-
bué, la Logique ou VArt de penser. L'auteur l'a
divisé, d'après les principales opérations de l'es-
prit, en quatre parties, dont la première traite
des idées, la seconde du jugement, la troisième
du raisonnement, et la quatrième de la méthode.
Les idées sont considérées selon leur nature et
leur origine, les différences de leurs objets et
leurs principaux caractères. L'étude du raison-
nement est ramenée à celle de la proposition
et, par conséquent, du langage, dont le rôle et
l'influence, comme expression et comme auxi-
liaire de la pensée, sont appréciées avec une
exactitude égalée peut-être, mais non surpassée
par l'école de Locke, La théorie du raisonne-
ment ne diffère que par un degré de^ précision
supérieur de l'analyse qu'en ont donnée Aristote
et les scolastiques. Pour la méthode, Arnauld
s'en réfère à Descartes, qu'il a même reproduit à
la lettre dans son chapitre de l'analyse et de la
synthèse, comme il a la bonne foi d'en avertir
le lecteur. Ce plan laisse en dehors de la logi-
que la théorie de l'induction et les vègles de
l'expérience, si savamment exposées par Bacon,
si habilement pratiquées par Galilée et Coper-
nic. Mais, cette lacune si regrettable exceptée,
VArt de penser est un livre parfait en son genre.
On ne peut apporter dans l'exposition des arides
préceptes de la logique, plus d'ordre, d'élégance
et de clarté qu'Arnauld, un discernement plus
habile de ce qu'il faut dire parce qu'il est né-
cessaire, et de ce qu'il faut taire parce qu'il est
superflu, un choix plus heureux d'exemples in-
structifs, une connaissance plus rare de la nature
humaine et de ce qui forme le jugement en épu-
rant le cœur. Aussitôt que VArt de penser eut
paru, il devint ce qu'il est resté depuis, un ou-
vrage classique que les écoles d'Allemagne^ et
d'Angleterre ont de bonne heure emprunté à la
France, et qui peu à peu a pris dans l'enseigne-
ment la place des indigestes compilations héri-
tées de la scolastique.
En métaphysique, comme dans les autres par-
ties de la philosophie, Arnauld est le continua-
teur fidèle de Descartes sur presque tous les
points ; car on ne peut considérer comme un in-
dice de sérieux dissentiment les objections res-
pectueuses qu'il adressa au P. Mersenne contre
les Méditations, et sur lesquelles il n'insista
plus, après avoir vu la Réponse. Mais dans le
sein même du cartésianisme, il s'est fait une
place comme métaphysicien par sa théorie de
la perception extérieure opposée à la vision en
Dieu, de Malebranche, et à l'hypothèse ancienne
des idées représentatives. Si par idées on entend
des modifications de notre âme qui, outre le
rapport qu'elles ont avec nous-mêmes, en ont
un second avec les objets, Arnauld consent à
admettre l'existence des idées; mais si on les
considère comme des images distinctes des per-
ceptions, et interposées entre l'esprit et les cho-
ses, il nie que rien de semblable se trouve dans
la nature. Premièrement l'expérience ne nous
fait découvrir aucun de ces êtres qui ne sont ni
les pensées de l'intelligence, ni les corps. En
second lieu, elle nous montre fort clairement
que la présence locale de l'objet, et, pour ainsi
dire, son contact avec l'esprit, n'est pas une con-
dition indispensable de la perception, puisque
celle-ci a lieu pour des choses très-éloignées
comme le soleil. Troisièmement, si l'on admet
que Dieu agit toujours par les voies les plus
simples, il a dû donner à notre âme la faculté
d'apercevoir les corps le plus directement qu'il
se peut, et, par conséquent, sans le secours de
ces intermédiaires qui n'ajoutent rien à la con-
naissance. Quatrièmement; si nous n'apercevions
les choses que dans leurs images, nous ne pour-
rions pas dire que nous les voyons ; nous ne
saurions pas qu'elles existent. Mais ce qui paraît
à Arnauld le comble de l'extravagance, c'est
l'application paradoxale que Malebranche fait de
ce principe, c'est l'opinion que l'esprit voit tout
en Dieu. Ou chaque objet de la nature nous est
représenté par une idée particulière de la pen-
sée divine, telle pierre, telle plante, tel animal,
par telles idées, ce qui est inadmissible, même
aux yeux de Malebranche ; ou bien nous aper-
cevons tous les objets dans le sein d'une étendue
intelligible, infinie, ce qui ne donne pas lieu à
de moindres difficultés. Car d'abord, l'existence
de cette étendue intelligible que Dieu renferme
seul, et qui ne se trouve pas dans l'âme, est un
problème: déplus, sa nature est assez difficile
a déterminer, et pour peu qu'on s'égare en
cherchant à la définir, on peut être conduit à
se représenter Dieu sous une forme matérielle ;
enfin, par cela seul qu'elle comprend tous les
corps en général, elle n'en comprend spéciale-
ment aucun, et n'explique pas les idées particu-
lières que nous nous formons des objets indivi-
duels : c'est à peu près comme un bloc de marbr^
qui ne représente rien, tant que le ciseau du
sculpteur ne lui a pas donné une forme détermi-
née. Ce qu'il faut reconnaître, parce que l'expé-
rience nous l'atteste, c'est que l'âme atteint les
corps extérieurs sans idées représentatives, sans
images créées ou incréées, directement, im-
médiatement, en vertu de la faculté de pen-
ser que Dieu lui a départie. Telle est la conclu;
sion à laquelle Arnauld arrive dans son traite
des Vraies et des Fausses idées contre ce qu'en-
seigne Vauteur de la Recherche de la vérité,
dans la Défense de cet ouvrage et dans plusieurs
lettres à Malebranche. Appliquée à la perception
extérieure, cette conclusion a du moins le me-
ARNA
— 106 —
A HT
rite de satisfaire le sens commun, et Arnauld a
heureusement devancé, dans ses recherches à ce
sujet, Thomas Reid et l'école écossaise. Mais il
ne s'est point arrêté là, et non-seulement contre
Malebranche, mais contre Nicole, Hu
le P. Lami, il a soutenu, malgré l'autorité de
saint Augustin, que nous ne voyons en Dieu
aucune veritéj pas même les vérités nécessaires
et immuables; que nous les découvrons toutes
par le travail intérieur de notre esprit, la com-
paraison et le raisonnement (Œuv. eompl.,
t. XL, p. 117 et suiv.). Or cette seconde partie
de son opinion est radicalement fausse. Il est
impossible de comprendre les premiers princi-
pes, les axiomes, dans le nombre des conceptions
quis'expliquentparlesprocédés de l'analyse et de
l'abstraction comparative : leur portée absolue
dépasse infiniment les étroites limites de l'expé-
rience ; faute de l'avoir reconnu, Arnauld, disci-
ple de Descartes, abandonne les traditions de
son école et finit par tomber dans la même er-
reur que Locke. Ajoutons que l'esprit aperçoit
toute vérité là où elle se trouve : l'étendue dans
les corps parce qu'elle est un de leurs attributs ;
les corps dans la nature parce qu'ils en font
partie. Mais quel peut être le centre des vérités
nécessaires et immuables, sinon une substance
également nécessaire, immuable, infinie, sinon
Dieu ? Il ne semble donc pas si étrange de pen-
ser qu'en les découvrant l'esprit contemple les
perfections divines; et ce qui, au contraire, est
inacceptable, c'est de les isoler de la vérité in-
créée, et de les faire dépendre d'un rapport mo-
bile entre les pensées de l'esprit humain.
La théodicée doit encore à Arnauld d'intéres-
santes recherches sur l'action de la Providence
divine. Dans ses Réflexions philosophiques et
tlicologiques sur le nouveau système de la na-
ture et la grâce, il établit contre Malebranche
les quatre points suivants : le premier, que l'idée
de l'être parfait n'implique pas nécessairement
qu'il ne doive agir que par des volontés généra-
les et par les voies les plus simples ; le second,
que, loin de suivre dans la création du monde
les voies les plus simples, Dieu a fait une infi-
nité de choses, par dés volontés particulières
sansque des causes occasionnelles aient déter-
miné ses volontés générales; le troisième, que
Dieu ne fait rien par des volontés générales
qu'il ne fasse en même temps par des volontés
particulières; quatrièmement enfin, que la trace
des volontés particulières se retrouve dans la
conduite même de l'homme, et, en général,
dans tous les événements qui dépendent de la
liberté. Des propositions aussi graves demande-
raient un examen approfondi ; nous nous bor-
nons à les indiquer : la discussion en viendra
en son lieu.
En résumé. Arnauld. théologien de profession,
philosophe par circonstance, a maintenu avec une
égale énergie les droits de la raison et ceux de
la foi. Par un ouvrage qui est un chef-d'œuvre,
lArt de penser, il a porté à la scolastique un
dernier coup dont elle ne s'est pas relevée. Dans
son traité des Vraies cl des Fausses idées, il a
devancé l'école écossaise par sa théorie de la
perception et ses arguments contre l'hypothèse
dcsin iilativcs. Ces titres sont suffisants
pour lui assurer une place honorable à la suite
des maîtres de la philosophie moderne, qu'il
aurait sans doute égalés, si d'autres soucis,
d ■'"' ' d autres luttes n'avaiei '
remi 11 sa vie et comme absorbé cette viimu;
intelli-'
arnauld, recueillies à Lausanne
en ]i«o. forment 12 volumes in-4, auxquels il foui
joindre 2 volumes de la Perpétuité de la foi de
V Église catholique touchant l'Eucharistie, et la
\ te de l'auteur, 1 vol. Les ou , tifsà ta phi-
hic se trouvent auv tomes XXXVIII, XXXIX
et XL; les œuvres littéraires dans les deux I
suivants. Il existe deux éditions récentes des
Œuvres philosophiques d' Arnauld : l'une de M. J.
Simon. Paris, 1843, in-12: l'autre de M. C.Jourd iin.
Paris, 1843, in-12. Toutes deux sont
d'introductions. Brucker, dans son Hi
losophica doctrinœ de ideis, in-S. Augsb.. 17'J!!,
a donné un résumé fidèle de la polémique d' Ar-
nauld et de Malebranche. On lira aussi avec in-
térél un chapitre de Reid (Essais sur les facultés
intellect., ess. II, ch. xm), relatif à cette polémi-
que, quoiqu'il n'ait pas toujours bien compris la
pensée 'lu philosophe de Port-Royal. C. J.
ARNOLD DE Villa.nova, philosophe contem-
porain de Raymond Lulle et attaché à ses doc-
trines. Ses œuvres ont été recueillies et annotées
par Nie. Taurellius, Bas., 1Ô8Ô, in-f*.
ARRIA. femme philosophe qui embrassa les
doctrines de Platon; elle est connue surtout par
^e qu'en fait Galien, dont elle était contem-
poraine. C'est à son instigation, dit-on, que
Diogène Laërce, quoiqu'il ne lui consacre pas
même une mention, a composé son recueil, si
précieux pour l'histoire de la philosophie. — Il
ne faut pas la confondre avec Arria, femme de
Pétus.
arrien (Flavius Arrianus Nicomediensis),
né à Nicomédie en Bithynie, vers la fin du icr siècle
de l'ère chrétienne, se distingua à la fois comme
guerrier; comme historien, comme géographe,
comme écrivain militaire, et enfin comme phi-
losophe. Il commença par servir dans l'armée
romaine, et fut élevé ensuite, grâce à sa valeur
et à ses talents, au poste important de préfet de
la Cappadoce. On estime beaucoup son ouvrage
sur les Campagnes d'Alexandre, son Histoire de
VInde, et plusieurs fragments qui intéressent la
navigation et l'art militaire; mais nous n'avons
à nous occuper ici que du philosophe. Arrien
était un zélé disciple d'Épictète, dont les doctrines
nous seraient inconnues sans lui. Il a réuni toutes
les idées de son maître en un corps de doctrine
auquel il a donné le nom de Manuel CEyysiptSiov,
Enchiridion); c'est le fameux Manuel d'Épictète.
Il a aussi rédigé en huit livres les leçons de ce
philosophe pendant qu'il enseignait à Nicopolis;
mais la moitié seulement de cet ouvrage, c'est-à-
dire les quatre premiers livres, est arrivée jusqu'à
nous. Pour les différentes éditions de ces deux
écrits et pour les travaux modernes dont ils ont
été l'objet, voy. l'article Épictète.
ART. Ce mot a plusieurs sens différents qui se
déterminent aisément par opposition avec d'autres
termes. Par opposition à la nature, l'art est le
travail de l'homme. Par opposition aux métiers
qui ont pour but l'utile, aux scien es qui cher-
chent le vrai, les arts ont le beau pour objet et
se nomment pour cette raison les beaux-arts, se
dis: i nguant encore des belles-lettres, parce qu'ils
se proposent la production du beau par les formes,
les couleurs, les sons, et celles-ci par le discours.
Mais c'est surtout quand le mot art est opposé
absolument au mot science qu'il est d'un usage
plus particulièrement philosophique. La science
est desintéressée, c'est un des caractères essentiels
que lui assigne Aristote; elle recherche la vérité,
sans s'inquiéter de l'application qu'on en peut
foire el du profit qu'on en peut tirer; elle demeure
dans les régions élevées île la pure théorie. L'art
oci upe d'une façon générale de l'application
le des vérités théoriques, en proposant à
l'esprit desméthodes de travail, et peut descendre
jusqu'à la pratique même de ces règles. Par
exemple, ceux qui réduisent la logique à l'étude
ARTS
— 107 —
ARTS
des lois de la démonstration, dans le seul but
de les connaître, comme a fait Aristote, disent
que la logique n'est qu'une science, tandis que
d'autres, pensant que la logique doit dicter aussi
des règles pour la direction de l'esprit, enseignent
les méthodes qui conviennent à la recherche des
différents objets de la connaissance, et que c'est
surtout en vue de cette utilité qu'elle étudie les
lois de l'entendement, disent qu'elle est à la
fois une science et un art, surtout un art, comme
les auteurs de la Logique de Port-Royal qui l'ont
intitulée l'Art de ijcnser. Voy. Arts (Beaux-);
Logiqui:.
ARTS (Beaux-). La théorie des beaux-arts appar-
tient à une des sciences qui forment le domaine
de la philosophie, à l'esthétique. On essayera de
donner dans cet article une idée de l'art en gé-
néral, de déterminer sa nature et son but, et de
montrer ses rapports avec la religion et la phi-
losophie.
I. Plusieurs opinions ont été émises sur le but
de l'art ; la plus ancienne et la plus commune est
celle qui lui donne pour objet l'imitation de la
nature : de là le nom d'arts d'imitation, par
lequel on désigne souvent les beaux-arts. Ce
système, cent fois réfuté et reproduit sans cesse,
ne supporte pas l'examen; il contredit l'idée de
l'art et rabaisse sa dignité; il ne peut se défendre
qu'à l'aide d'une foule de restrictions et de con-
tradictions; il confond le but de l'art avec son
origine. D'abord, pourquoi l'homme imiterait-il
la nature"? quel intérêt trouverait-il à ce jeu
puéril ? le plaisir de se révéler son impuissance,
car la copie resterait toujours au-dessous de
l'original. Puis, quel est l'art qui imite réelle-
ment? est-ce l'architecture? Que l'on me montre
le modèle du Parthénon ; quand il serait vrai
que le premier temple ait été une grotte, et que
les arceaux de la cathédrale gothique rappellent
l'ombrage des forêts, on avouera que l'imitation
s'est bien écartée du type primitif. Il faudrait
donc, pour être conséquent, soutenir que, plus
l'art s'est éloigné de son origine, plus il a dé-
généré; que c'est la pagode indienne, et non le
temple grec, qui est l'œuvre classique. La sculpture
elle-même, qui reproduit les belles formes du
corps humain, ne se borne pas davantage à imiter.
En supposant qu'il se soit trouvé un bomme pour
servir de modèle à l'Apollon, où le sculpteur a-t-il
pris les traits qu'il a donnés au dieu? la noblesse
et le calme divins qui rayonnent dans cette
figure ? 11 a, dites-vous, idéalisé la forme humaine
et son expression; je le crois comme vous; mais
qu'est-ce que l'idéal ? ce mot n'a pas de sens dans
votre système. Le principe de l'imitation, qui
offre quelque vraisemblance, appliqué aux arts
figuratifs, perd tout à fait son sens quand il s'agit
des arts qui ne s'adressent plus aux yeux, mais
au sentiment et à l'imagination, à la musique et
à la poésie. Ainsi, la poésie, pour ne pas s'écarter
de sa loi suprême, devra se renfermer exclusive-
ment dans le genre descriptif. Elle se bornera à
reproduire les scènes variées de la nature et les
diverses situations de la vie humaine; de plus,
comme la poésie dispose des moyens particuliers
à chacun des autres arts, elle les imitera à leur
tour. Le poète sera l'imitateur par excellence;
mais ce mot est un injurieux contre-sens : poète,
en effet, veut dire créateur, et non imitateur.
Ce système méconnaît donc le but de l'art, qui
n'est pas d'imiter, mais de créer, non de créer
de rien, ce qui n'est pas donné à l'homme, mais
de représenter, avec des matériaux empruntés à
la nature, les idées de la raison. Ces idées que
l'homme porte en lui-même et qui sont l'essence
de son esprit, la nature les renferme aussi dans
son sein; ce sont elles qui répandent dans le
monde la vie et la beauté. La. nature les révèle
et les manifeste, mais d'une manière imparfaite :
elles nous apparaissent également dans la vie
humaine, confondues avec des particularités qui'1
les obscurcissent et les défigurent. L'art s'en
saisit à son tour et les dépose dans des images
plus pures, plus transparentes et plus helles, qu'il
crée librement par la puissance qui lui est propre.
Représenter des idées par des syinholes qui parlent
à la fois aux sens, à l'âme et à la raison, tel est
le véritable but de l'art; il n'en a pas d'autre.
C'est ce que fait l'architecture par des lignes
géométriques, la sculpture par les formes du
règne organique et du corps humain en particu-
lier, la peinture par les couleurs et le dessin, la
musique par les sons, et la poésie par tous ces
symboles réunis. Ainsi, la nature et l'homme
représentent tous deux ces idées divines, l'une
fatalement et aveuglément, l'autre ave j conscience
et liberté. L'homme ne copie pas la nature, il
s'inspire de son spectacle et lui dérobe ses formes
pour en composer des œuvres qu'il ne doit qu'à
son propre génie. Il lui laisse le soin de produire
des créatures vivantes; en cela, il se garderait
bien de vouloir rivaliser avec Dieu ; car alors il
ne parviendrait qu'à fabriquer des automates ou
à représenter des êtres qui n'auraient de la vie
qu'une apparence mensongère. Mais s'agit-il de
créer des symboles qui manifestent la pensée aux
sens et à l'esprit, qui aient la vertu de réveiller
tous les sentiments de l'âme humaine, de faire
naître l'enthousiasme et de nous transporter dans
un monde idéal; ici, non-seulement le génie de
l'homme peut lutter avec avantage contre la na-
ture, mais elle doit reconnaître en lui son maître.
Il est son maître dans l'art comme il l'est dans
l'industrie lorsqu'il assujettit ses forces à son
empire et les plie à ses desseins, comme il l'est
dans la science lorsqu'il lui arrache ses secrets
et découvre ses lois, comme il l'est dans la morale
lorsqu'il dompte ses passions et les soumet à la
règle du devoir, comme il l'est partout par le
privilège de sa raison et de sa liberté.
En résumé, l'art a pour but de représenter, au
moyen d'images sensibles créées par l'esprit de
l'homme, les idées qui constituent l'essence des
choses; c'est là son unique destination, son prin-
cipe et sa fin; c'est de là qu'il tire à la lois son
indépendance et sa dignité. Cette tâche lui suffit,
et il n'est pas permis de lui en assigner une autre.
Elle fait de lui une des plus hautes manifestations
de l'intelligence humaine, car il est une révéla-
tion; il révèle la vérité sous la forme sensible.
C'est en même temps ce qui lui impose des con-
ditions dont il ne peut s'affranchir, et des limites
qu'il ne peut dépasser.
Que l'on examine, à la lumière de ce principe,
les doctrines qui donnent à l'art un autre but,
par exemple, l'agrément ou l'utile, ou même un
but moral et religieux. Ces systèmes confondent
les accessoires avec le fait principal, les consé-
quences avec le principe, l'effet avec la cause.
En outre, ils ont le grave inconvénient de faire
de l'art un instrument au service d'un objet
étranger, et de lui ôter sa liberté, qui est son
essence et sa vie. Longtemps on a méconnu
l'idépendance de l'art ; aujourd'hui encore, chaque
parti veut, l'enrôler sous sa hannière : les uns en
font un instrument de civilisation, un moyen
d'édu<ation pour le genre humain; d'autres de-
mandent que les monuments et les œuvres de
l'art offrent avant tout un caractère religieux;
enfin, le plus grand nombre ne voit dans ies
productions des arts qu'un objet d'agrément.
Tous repoussent ce qu'ils appellent la théorie de
l'art pour l'art. Cette théorie, nous n'hésitons
pas à l'admettre, mais non avec l'étroite et
ARTS
— 108 —
ARTS
fausse interprétation qu'il a plu de lui donner.
La maxime de l'art pour l'art ne veut pas
dire, en effet, que l'artiste peut s'abandonner
à tous les caprices d'une imagination déréglée,
qu'il ne respectera aucun principe, et ne se sou-
mettra à aucune loi, qu'il sera impunément
licencieux, immoral, impie; que, s'il lui plaît de
braver la pudeur, de faire rougir l'innocence, de
prêcher l'adultère, il ne sera pas permis de lui
demander compte de l'emploi qu'il fait de son
talent. Non; mais la critique devra lui montrer
avant tout qu'il a violé les lois du beau, qu'en
outrageant les mœurs, il a péché contre les règles
de l'art, que ses ouvrages blessent le bon goût
autant qu'ils révoltent la conscience, qu'il s'est
trompé s'il a cru trouver le chemin de la gloire
en s'ecartant du vrai, qu'il a flatté des penchants
grossiers et des passions vulgaires, mais qu'il est
loin d'avoir satisfait des facultés plus nobles et
les besoins élevés de l'âme humaine; que; par
conséquent, de pareilles productions sont éphé-
mères, et n'iront jamais se placer à côté des
chefs-d'œuvre immortels des grands maîtres de
l'art, parce que cela seul est durable qui répond
aux idées éternelles de la raison et aux senti-
ments profonds du cœur humain. On démontre
ainsi à un auteur que c'est pour n'avoir pas fait
de l'art pour l'art, mais de l'art pour la fortune,
pour la faveur populaire, et même pour un but
plus élevé, mais étranger à l'art, pour un but
moral, politique ou religieux, qu'il a manqué le
sien, et qu'il a été si mal inspiré. En tout ceci,
il n'est question ni des règles du juste et de
l'injuste, ni d'orthodoxie, ni d'éducation morale
et religieuse. Le critérium n'est pris ni dans la
religion, ni dans la morale, ni dans la logique^
mais dans l'art lui-même, qui a ses principes a
lui, sa législation et sa juridiction particulières,
qui veut être jugé d'après ses propres lois. Ne
craignez rien; ces lois, que le goût seul connaît
et applique, ne sont point opposées à celles de la
morale ; ces principes ne sont pas hostiles aux
vérités religieuses. Comment la vérité, dans l'art,
serait-elle l'ennemie de toute autre vérité? le
fond n'est-il pas identique? ne sont-ce pas toujours
ces mêmes idées, éternelles et divines, qui se
manifestent dans des sphères et sous des formes
différentes? Elles ne peuvent ni se combattre,
ni se contredire; ce n'est pas, cependant, une
raison pour confondre ce qui est et doit rester
distinct. Laissez les facultés humaines se dé-
velopper dans leur diversité et leur liberté, c'est
la condition même de leur harmonie. La pensée
religieuse, la pensée philosophique et la pensée
artistique sont sœurs, leur cause est commune,
et elles aspirent au même but, mais par des
moyens différents, et sans s'en douter, sans s'en
inquiéter, sans s'en faire un perpétuel souci.
Elles suivent chacune la voie que Dieu leur a
tracée, sûres qu'elles arriveront au même terme
final. Après qu'on a eu tout divisé et séparé, est
venue la manie de tout ramener à l'unité et de
tout confondre; rien n'est plus fastidieux que
celte perpétuelle identification de toutes choses,
qui efface, avec la diversité, la vie et l'originalité,
qui enlève les limites, brise toutes les barrières,
intervertit les rôles, fait de l'artiste, tantôt un
prêtre, tantôt un philosophe, tantôt un pédago-
gue, tout, excepté un artiste. Laissons à l'art son
caractère et sa physionomie propres, gardons-
nous de le travestir ou de l'asservir. Nous ne
comprenons pis l'intolérance de ceux qui ré-
clament une liberté entière pour la raison philo-
sophique, et qui la refusent à l'art, ils blâment
le moyen âge de ce qu'il a fait de la philosophie
la servante de la théologie. Mais l'artiste a-t-il
donc moins besoin de celle liberté que la philo-
sophie? son esprit doit-il être moins dégai
toute contrainte et affranchi de toute préo i upa-
tion? Obligé d'avoir les yeux fixés sur une vérité
morale à développer, sur un dogme are]
sur une découverte scientifique à pri
sur une idée métaphysique à rendre sensible par
des images, il attendra vainement l'inspiration,
ses compositions seront froides, la vie manq
à ses personnages^ n'espérez pas qu'il parvienne
jamais à toucher, a émouvoir, à exciter L'admira-
tion et l'enthousiasme. Dans les œuvres d'où
l'inspiration est absente, il ne faut pas même
chercher ce que vous demandez, édification,
leçon morale ou salutaire impression ; vous n'y
trouverez que l'ennui.
IL Mais essayons de déterminer d'une manière
plus précise la nature et le but de l'art en mon-
trant les différences qui le séparent de la re-
ligion et de la philosophie, malgré les rapports
qui les unissent.
Ce qui distingue d'abord essentiellement l'art
de la religion, le voici en peu de mots : l'art,
ainsi qu'il a été dit plus haut, a pour mission de
révéler par des images et des symboles les idées
qui constituent l'essence des choses. Dans toute
œuvre d'art il y a donc deux termes à considérer :
une idée qui en fait le fond, et une image qui la
représente ; mais ces deux termes sont tellement
combinés et fondus ensemlile, ils forment si bien
un tout unique et indivisible, qu'ils ne peuvent
se séparer sans que l'œuvre d'art soit détruite
L'art réside essentiellement dans cette unité
Son domaine est illimité- il s'exerce au milieu
d'une infinie variété d'idées et de formes ; mais
il est retenu dans le monde des sens, il ne peut
s'élever par la pensée pure jusqu'à l'invisible,
concevoir l'idée en elle-même dégagée de ses
images et de ses enveloppes. L'alliance de l'élé-
ment sensible et de l'élément spirituel est donc
le premier caractère de l'art.
Un autre caractère non moins essentiel, c'est
que l'art est une création libre de l'esprit de
l'homme. La vérité dans l'art n'est pas révélée,
l'artiste ne la reçoit pas toute faite, ou s'il la
reçoit, il lui fait subir une transformation ; c'est
librement qu'il l'accepte et l'emploie, librement
qu'il la revêt d'une forme façonnée par lui. Idée
et forme sont sorties de son activité créatrice ;
c'est pour cela que ses œuvres s'appellent des
créations. L'artiste est inspiré, mais l'inspiration
est interne, elle ne vient pas du dehors ; la Muse
habite au fond de l'âme du poète. A côté de la
libre personnalité se développe un principe spon-
tané, naturel, qui se combine avec elle comme
l'image avec l'idée. L'harmonie de ces deux
principes, leur pénétration réciproque et leur
action simultanée constituent la vraie pensée
artistique.
La religion diffère de l'art en ce que la vérité
religieuse, non-seulement est révélée, mais encore
n'est pas essentiellement liée à la forme sensible.
Sans doute la religion est obligée de présenter
ses idées dans des emblèmes et des symboles qui
parlent à la fois aux yeux et à l'esprit ; elle ap-
pelle alors à son secours l'art qui traduit ses
enseignements en images ; celui-ci est son inter-
prète auprès des intelligences encore incapables
de comprendre le dogme dans sa pureté; mais
ce n'est là qu'une préparation et une initiation.
Le véritable enseignement religieux se transmet
par la parole et s'adresse à l'esprit. D'un autre
côté, le véritable culte est celui que l'âme rend
au lîicu invisible en cherchant à s'unir à lui dans
le silence de la méditation et de la prière; c'est
là le culte en esprit et en vérité; or l'art ne
saurait y atteindre. L'union mystique de l'âme
avec Dieu s'accomplit dans le silence et le re-
ARTS
109 —
ARTS
cueillement. A ce degré, l'art non-seulement est
inutile, mais il opère une distraction profane. Le
fidèle ferme les yeux, il ne voit plus, n'entend
plus, l'esprit s'envole dans des régions où les
sens et l'imagination ne sauraient le suivre. Ainsi
l'art est incapable d'atteindre la hauteur de la
pensée religieuse, il n'est pour la religion qu'un
accessoire et un auxiliaire ; celle-ci ne le regarde
pas comme son véritable mode d'expression et
son organe, ainsi qu'on l'a appelé; elle n'accorde
à ses œuvres qu'une valeur secondaire. Elle pré-
fère à une belle statue, sortie des mains du plus
habile sculpteur, l'image grossière vénérée des
fidèles, une humble chapelle sur le tombeau d'un
martyr, consacrée par des miracles, à la cathé-
drale de Cologne et a Saint-Pierre de Rome. L'art,
de son côté, conserve son indépendance et le
témoigne de mille manières. Jamais il n'est
strictement orthodoxe; jamais il ne se plie tout
à fait aux volontés d'autrui. Il ne reçoit jamais
une idée toute faite ni une forme imposée sans
les modifier. Il a ses conditions et ses lois qu'il
respecte avant tout sous peine de n'être pas lui-
même. Il a de plus ses fantaisies et ses caprices
qu'il faut lui passer. Lorsqu'il travaille au service
de la religion, il s'écarte sans cesse du texte bi-
blique, du fait historique ou du type consacré;
il transforme le récit traditionnel et la légende,
et, si on ne le surveille, il finira par altérer le
dogme lui-même. Vous chercherez vainement à
le retenir et à l'enchaîner, il vous échappera
toujours. D'ailleurs, quelque docile et soumis
qu'il paraisse, n'oubliez pas que son but est de
captiver les sens et l'imagination. Si vous vous
abandonnez à lui, il vous enchaînera à votre tour
dans les liens du monde sensible et fera de vous
un idolâtre et un païen. 11 vous voilera le Saint
des saints et vous empêchera de communiquer
en esprit avec le Dieu esprit. Enfin entre la re-
ligion et l'art se manifestent non-seulement des
différences réelles, mais une tendance opposée
et contradictoire. Le caractère de la vérité re-
ligieuse est l'immobilité. L'art, au contraire, est
essentiellement mobile. Il tend, par conséquent,
à altérer et à défigurer la vérité religieuse en
cherchant à l'embellir et à la revêtir de formes
nouvelles, en l'associant aux intérêts, aux goûts,
aux idées de chaque époque et aux passions hu-
maines. Aussi, après avoir marché pendant quelque
temps ensemble au moyen âge, ils finissent par se
séparer.
Si nous comparons maintenant l'art et la philo-
sophie, nous remarquerons entre eux un rapport
intime, mais aussi des différences essentielles.
L'art et la philosophie ont l'un et l'autre pour
objet les idées qui sont le principe et l'essence
des choses; mais l'art représente ces idées sous
des formes sensibles ; la philosophie, au contraire,
cherche à les connaître en elles-mêmes, dans leur
nature abstraite et dégagées de tout symbole.
Elle les exprime dans un langage également
abstrait qui ne rappelle à l'esprit que la pensée
même, et ne s'adresse qu'à la raison. La religion
traverse tous les degrés du symbole pour s'élever
jusqu'à l'adoration de Dieu en esprit et en vérité ;
mais la pensée religieuse, même sous sa forme
la plus pure, s'allie avec le sentiment ; comprendre
n'est pas son but. La philosophie, au contraire,
veut comprendre, et elle ne comprend réellement
que quand la vérité lui apparaît nue, sans voile,
environnée de sa propre lumière. Les belles
formes, les images brillantes, les magnifiques
emblèmes la touchent peu; elle y voit plutôt un
obstacle qu'un moyen pour contempler le vrai :
aussi elle les écarte à dessein, ou bien elle en
pénètre le sens ; mais alors elle détruit l'œuvre
d'art qui consiste dans l'union indissoluble de
l'idée et de l'image sensible. D'un autre côté, si
l'art, comparé à la religion, est une création libre
de l'intelligence humaine, l'inspiration est in-
dépendante de la volonté; l'artiste sent au dedans
de lui-même un principe qui agit et se développe
comme une puissance fatale et à la manière des
forces de la nature, qui l'émeut et l'échauffé, le
subjugue et le transporte. Sans doute il doit se
posséder, et, jusque dans l'enthousiasme et le
délire poétique, maîtriser et diriger l'essor de sa
pensée. Néanmoins ce souffle divin qui l'anime ne
vient pas de lui, de sa personnalité, il l'appelle
sa muse ou un dieu. Il en est tout autrement du
philosophe; quoiqu'il sache bien que sa raison
émane d'une source divine, et que la vérité est
indépendante de lui, c'est librement qu'il la
cherche, c'est par un effort volontaire de son in-
telligence qu'il tend à se mettre en rapport avec
elle. Dans ce travail de son esprit, il impose
silence à son imagination et à sa sensibilité ;
dans le calme de la méditation, il observe, il
raisonne, il réfléchit. Attentif à surveiller tous
les mouvements de sa pensée, il l'assujettit à
une marche régulière, et la soumet aux procédés
de la méthode. La philosophie est la raison hu-
maine sous sa forme véritablement libre.
A son origine, la philosophie présente un rap-
port avec l'art de la poésie; mais voyez avec
quelle rapidité la séparation s'opère. Les pre-
miers philosophes écrivent en vers, leurs systèmes
sont des poèmes cosmogoniques" quoique la
poésie didactique se rapproche de la prose, cette
forme est bientôt remplacée par le dialogue.
Mais le dialogue est encore une œuvre d'art,
c'est un petit drame quia ses personnages, une ex-
position, une intrigue et un dénoûment. L'en-
tretien socratique le reproduit d'une manière
vivante ; il est porté à son plus haut point de
perfection par Platon, non moins artiste et poète
que grand philosophe. Mais vient Aristote, qui,
à la savante ordonnance du dialogue platonicien,
substitue l'exposition simple, crée la prose philo-
sophique et enferme la pensée dans le syllogisme.
Le poème didactique et le dialogue ont leur
place naturelle et légitime à l'origine de la phi-
losophie. Ils marquent les degrés de cette tran-
sition par laquelle la philosophie se dégage de
l'art; ce sont des formes irrévocablement pas-
sées. Mais, dira-t-on, n'y a-t-il pas des pensées
profondes dans les créations de l'art et dans les
ouvrages en particulier des grands poètes ? Oui,
sans doute ; mais si l'on entend par là que l'ar-
tiste ou le poète a eu une conscience nette de ses
idées, qu'il était capable de s'en rendre compte,
et d'en donner une explication philosophique, on
se trompe. Homère, Hésiode ne sont point des
philosophes parce qu'on a cru pouvoir dégager
de leurs poèmes toute une philosophie. Hésiode
ne s'est jamais douté qu'en composant sa' Théo-
gonie, il exposait un système cosmogonique,
métaphysique et moral; ce furent des philoso-
phes qui, douze siècles après Homère, trouvèrent
la Théorie des nombres de Pythagore et les
idées de Platon dans sa Mythologie. On peut en
dire autant de la philosophie du théâtre grec,
comme on a coutume de dire aujourd'hui. Es-
chyle, qui révéla les mystères d'Eleusis, aurait
été probablement fort embarrassé de donner le
sens philosophique de ses tragédies. Sophocle
aurait-il su dégager la formule de 1 Œdipe roi et
faire une théorie de l'expiation? Euripide le
philosophe sur la scène, comme l'appelèrent ses
contemporains, fait des contre-sens toutes les fois
qu'il tire la morale de ses pièces. Jusqu'à quel
point l'inspiration et la reflexion peuvent-elles
se combiner pour produire une œuvre d'art ou
de poésie? c'est une question qui ne peut être
ASGÊ
— 110 —
ASGÊ
tranchée en quelques mots; il suffit de remar-
quer que L'inspiration doit avoir l'initiative, et
que si la réflexion intervient autrement que
pour la diriger, si elle la remplace, c'en est l'ait
de l'art et de la poésie. Dans les temps modernes,
en Allemagne, deux grands poètes ont paru réa-
liser cette alliance de la poésie et de la philoso-
phie ; mais Goethe a eu raison de dire que
Schiller n'avait jamais été moins poète que quand
il avait voulu être philosophe, et Schiller aurait
pu renvoyer à Goethe le même reproche. La plus
grande composition poético-philosophique que
l'on puisse citer, le Faust, confirme notre opi-
nion. La première partie est incomparablement
plus intéressante que la seconde, et lui est supé-
rieure comme œuvre dramatique, précisément
parce que l'allégorie philosophique y joue un
plus faible rôle. Le second Faust, œuvre de
réflexion plus que d'inspiration, offre sans doute
de grandes beautés d'ensemble et surtout de
détails ; mais on ne peut nier que ce ne soit une
composition froide; elle ne peut être goûtée
qu'après une longue et profonde étude ; mais dès
lors elle manque l'effet que doit produire l'œu-
vre d'art, une impressionsoudaine. Jesentimentdu
beau et l'enthousiasme que sa vue excite. Les sa-
vants veulent être traités en cela comme le vul-
gaire. Les artistes allemands rêvent aujourd'hui
l'union de la science et de l'art ; nous ne voudrions
pas nier que cette alliance ne puisse produire
d'heureux effets, mais d'abord on doit reconnaître
que l'idée, pour passer de la sphère philosophi-
que dans celle de l'art, est obligée de subir une
transformation dans la pensée de l'artiste ; il faut
que celui-ci s'en soit inspiré; ensuite il est un
ordre d'idées qui échappera toujours à l'art,
ce sont précisément celles qui sont vraiment
philosophiques. Les artistes allemands n'ont sans
doute pas songé à représenter les Antinomies
de la raison et {'Impératif catégorique de Kant
sur les bas-reliefs de la Valhalla; et il ne s'est
pas trouvé parmi les disciples enthousiastes de
Hegel quelque jeune poète pour mettre sa logi-
que en vers. — Pour la bibliographie et pour le
sujet lui-même, voy. Beau. Esthétique. C. B.
ASCÉTISME ou MORALE ASCÉTIQUE (de
KffxTjatç, exercice; sans doute parce que la vie
ascétique était regardée comme l'exercice par
excellence). On appelle ainsi tout le système de
morale qui recommande à l'homme, non de gou-
verner ses besoins en les subordonnant à la raison
et à la loi du devoir, mais de les étouffer entiè-
rement, ou du moins de leur résister autant que nos
forces le permettent; et ces besoins ce ne sont pas
seulement ceux du corps, mais encore ceux du
cceur, de l'imagination et de l'esprit; car la so-
ciété, la famille, la plupart des sciences, et tous les
arts de la civilisation, sont quelquefois proscrits
avec la même rigueur que les plaisirs matériels.
Le soin de son âme et la contemplation de Dieu,
c'est tout ce qui reste à l'homme ainsi abîmé
dans les austérités et dans le silence. Encore, la
conscience de lui-même doit-elle s'anéantir peu
à peu dans L'amour divin.
Il Faut distinguer deux sortes d'ascétisme: l'un,
fondé sur le dogme de l'expiation, n'a pas d'autre
but que d'apaiser la colère divine par des souf-
es volontaires : c'est l'ascétisme
dont nous n'avons pas à nous oci user ici, car il
ne Baurait être séparé de la théologie positivi
souvent même il l'ait partie du culte. L'autre
est instituée, d'aprèi
principes purement rationnels, pour rend
a sa vraie de tination, pour développer en
toutes ses la ultés el toutes ses forces, en l'af-
franchissanl de La servitude du corps et des lois
prétendues tyrannlques de La nature extérieure :
nous lui donnerons le nom d'ascétisme philoso-
phique.
Nous rencontrons les premiers germes d
système dans l'école pyth . qui, res-
pectant jusque dans les animaux le principe de
la vie, confondu mal à propos avec le prin ipe
spirituel, imposait à ses adeptes l'abstinence delà
chair et même des végétaux, lorsque, par leur
forme, ils rappellent à l'imagination quelque être
vivant. Elle demandait, en outre, le sacrifice de
la volonté par l'obéissance, et son silence prover-
bial devait être à la fois le résultat et la condi-
tion de la vie contemplative.
Le point de vue que nous essayons de définir
est déjà plus nettement prononcé dans l'école
cynique; car ici il ne s'agit plus d'un sentiment
qui est déjà par lui-même un frein aux excès de la
morale ascétique (nous voulons parler de ce vague
respect qu'inspirait aux pytliagoriciens; partout où
il se manifeste,lc principe de la vie), mais on exalte,
aux dépens même de la bienséance, le senti-
ment de la liberté, dont le développement inces-
sant est regardé comme le fond de la moralité
humaine : de là cette maxime d'Antisthène, que
la douleur et la fatigue sont un bien; que le
plaisir, au contraire, est toujours un mal. Non
contents d'affranchir l'homme des lois de la na-
ture, les philosophes cyniques cherchaient aussi,
comme on sait, à le rendre indépendant de la
société ; c'est dans ce but qu'ils répudiaient les
affections de famille et même l'amour de la pa-
trie, si puissant chez les peuples de l'antiquité.
Les stoïciens, dont toute la morale se résume
en ces deux mots, abstinence et résignation
(àvé/ou xcù inéxov), n'ont fait que donner au
principe d'Antisthène plus de dignité, en le con-
ciliant avec toutes les bienséances de la vie so-
ciale, et plus de valeur scientifique, en le ratta-
chant à un vaste système de philosophie. Mais on
reconnaît sans peine le caractère ascétique dans
cette insensibilité absolue qu'ils affectaient pour
tous les biens et pour tous les maux de la vie, dans
leur mépris de toutes les œuvres extérieures et
leur indifférence pour les intérêts, par conséquent
pour les devoirs de la société. Dans leur opinion,
comme dans celle de leurs devanciers de l'école
d'Antisthène, le sage ne devait pas plus dépendre
de ses semblables que du monde extérieur.
Mais nulle part, au moins dans l'antiquité, les
principes ascétiques n'ont été portés aussi loin
que dans l'école d'Alexandrie. Là. la matière étant
considérée comme une simple négation, Dieu
comme la substance commune de tous les êtres,
et l'homme comme d'autant plus parfait qu'il
abdique, en quelque sorte, sa propre existence
pour se confondre dans celle de l'Être unique,
siège de toute réalité et de toute perfection, il en
résultait nécessairement le plus complet mépris
de la nature, de la vie, de la société, de tout ce
qui est limité et fini. L'âme ne devait plus seu-
lement se détacher de ses liens matériels, elle
devait aussi se détacher d'elle-même, renoncer
à la conscience de son être individuel, et s'a-
néantir, s'abîmer en Dieu. Ainsi que nous en
avons déjà fait la remarque, la culture même de
l'intelligence, la science, devait paraître misé-
rable dans ce système, parce que, au-dessus de
l,i science, il plaçait l'intuition et 1 enthousiasme,
faculté toute divine, par L'intermédiaire de la-
quelle disparaît La différence de notre intelli-
gence bornée et de l'Être ineffable. Cette morale
pas seulement enseignée cl ez les païens,
"niaient plus particulièrement l'école néo-
platonicienne; nous la trouvons également chez
Pbilon le juif, chez Origcne le chrétien, et,
longtemps avant I'hilon, si nous en croyons le
témoignage de ce dernier, elle était mise en
ASGL
111 —
ASSO
pratique, dans toute sa sévérité, par les théra-
peutes. Aux yeux de ces hommes, les vertus ordi-
naires et sociales, la moralité proprement dite,
n'était qu'une préparation aux vertus solitaires
de la vie contemplative, regardée comme le terme
de la perfection humaine.
Si l'on juge la morale ascétique d'un point
de vue purement relatif, comme un contre-poids
nécessaire à des excès d'un autre genre, elle
mérite assurément notre indulgence et même
notre respect. Dans les temps de mollesse et de
désordre, elle vient rappeler à l'homme le sou-
venir de sa force et de son principe spirituel
qu'elle met à nu par les plus héroïques résis-
tances contre les lois du corps; elle exagère le
néant des choses de la terre, les vanités et les
misères de la vie, pour élever sa pensée vers les
régions de l'idéal et de l'infini. Mais, à la consi-
dérer en elle-même et dans sa valeur absolue,
comme le dernier terme de la moralité humaine
ou comme le but même de la vie, elle renferme
des conséquences aussi dangereuses peut-être
que celles du système diamétralement opposé;
de plus, elle est en contradiction avec son pro-
pre principe, car elle veut la fin sans vouloir les
moyens ; elle appelle la perfection de l'homme
et repousse les conditions sans lesquelles il est
impossible d'y atteindre. En effet, ce n'est pas
par lui seul, mais c'est au sein de la société, grâce
à son concours et à ses institutions, que l'homme
peut arriver au complet développement, à la
conscience de son être, à la connaissance parfaite
de sa nature, de son principe et de ses devoirs.
Donc, le perfectionnement de l'état social est
tout à fait inséparable de notre perfectionnement
individuel, sous quelque point de vue qu'on l'en-
visage. Mais vivre dans la société, c'est vivre
pour elle, c'est prendre part à ses biens comme
à ses maux, c'est veiller à ses intérêts et défen-
dre son existence, en un mot, c'est tout le con-
traire de la vie ascétique. En second lieu, si
l'état social est pour l'âme qui aspire à la perfec-
tion un mal et un danger ; si l'abandon, les
misères et les souffrances sont un bien, une pu-
rification nécessaire, quelle pitié restera-t-il dans
nos cœurs pour les douleurs de nos semblables,
quel devoir nous commandera de les soulager,
quelle raison aurons-nous d'interrompre nos su-
blimes méditations pour rentrer dans les impu-
retés de ce monde ? L'ascétisme, conséquent avec
lui-même, doit donc aboutir à l'isolement de
l'âme comme à celui du corps ; et cet isolement,
pour être commandé par les intentions les plus
pures, n'en mérite pas moins le nom d'égoïsme.
Enfin, si, comme le supposent les apologistes de
la vie ascétique, notre existence ici-bas est une
déchéance, notre corps une prison, et tous les
besoins qui en dépendent autant de souillures,
n'aurions-nous pas le droit d'accuser la bonté et
l'intelligence divines, qui, pour fournir à l'homme
un lieu d'épreuves, auraient tout exprès créé le
mal? Oui. sans doute, la vie est une épreuve;
mais, pour la soutenir dignement, il faut que
nous développions tous les germes qu'une main
divine a déposés en nous, que nous comprenions
toute la grandeur et la beauté de la nature inté-
rieure, que nous acceptions tous les devoirs que
nous avons à remplir envers les autres et envers
nous-mêmes, qu'enfin la création de l'homme
soit regardée comme le chef-d'œuvre de Dieu.
Voy. Ch.-L. Schmidt, de Asceseos fine cl origine
dissert., in-4, Caris., 1830. — Jean-B. Buddeus,
de Kàôapo^i Pyihagorico-Platonica, in-4, Halle,
1701; — et de 'Actz.yi<7îi philosophica, dans son
recueil intitulé : Analecla hisloriœ philosophiœ,
in-8, Halle, 1706 et 1724.
ASCLÉPIADE de Phlionte. Philosophe de
l'école d'Érétrie ; il était disciple de Stilpon et
vécut au iv° siècle avant J. C, connu surtout
par son étroite intimité avec Ménédème, le fon-
dateur de cette école : voy. Diogène Laërce,
liv. II, ch. xvii. Il y eut aussi un néo-platonicien
du même nom qui fut disciple de Proclus; c'est
tout ce qu'on sait de lui.
ASCLÈPIGÉNIE. Fille du néo-platonicien Plu-
tarque d'Athènes, sœur d'Hiérius et femme d'Ar-
chiade; complètement initiée à tous les mystères
de la philosophie néo-platonicienne, elle put les
enseigner à Proclus quand celui-ci vint à Athènes
pour y suivre les leçons de Plutarque. Voy. Pro-
clus et Plutarque d'AmÈNES.
ASCLÉPIODOTE. Néo-platonicien ; tout ce que
nous savons de lui, c'est qu'il fut disciple de
Proclus.
ASCLEPIUS de Tralles. Un des plus anciens
commentateurs d'Aristote, disciple d'Ammonius,
fils d'Hermias, vivait au vie siècle après J. C. ; ses
travaux n'ont pas été conservés.
ASPASIUS. Ancien commentateur d'Aristote,
dont les écrits ne sont pas arrivés jusqu'à nous.
ASSENTIMENT. On appelle ainsi l'acte par
lequel l'esprit reconnaît pour vraie, soit une
proposition, soit une perception ou une idée. De
là résulte que l'assentiment fait nécessairement
partie du jugement; car, si l'on retranche de
cette dernière opération l'acte par lequel j'af-
firme ou je nie, par lequel je reconnais qu'une
chose est ou qu'elle n'est pas, soit absolument,
soit par rapport à une autre, il ne restera plus
qu'une simple conception sans valeur logique,
qu'une proposition qu'il faut examiner avant de
l'admettre. Le même acte est nécessaire à la
perception, qui peut n'être pour nous qu'une
simple apparence tant que l'esprit ne l'a pas en
lui-même reconnue pour vraie. C'est ainsi qu'il
a existé des philosophes qui ont révoqué en doute
la réalité des objets perçus, ou qui ont cru né-
cessaire de s'en convaincre par le raisonnement.
L'assentiment est spontané ou réfléchi, libre ou
nécessaire. Il est libre quand il n'est pas imposé
par l'évidence, nécessaire quand je ne puis le
refuser sans me mettre en contradiction avec
moi-même. Les stoïciens sont les premiers, et
peut-être les seuls philosophes de l'antiquité, qui
aient donné au fait dont nous nous occupons une
place importante dans la théorie de la connais-
sance : tout en admettant, avec l'école sensua-
liste, que la plupart de nos idées viennent du
dehors, ils ne croyaient pas que les images pu-
rement sensibles (aocvraoïai) puissent être con-
verties en connaissances réelles sans un acte
spontané de l'esprit, qui n'est pas autre chose
que l'assentiment (cr'JYxaxcJOsac).
ASSERTOIRE OU ASSERTORIQUE (asserto-
risch, de asserere). Mot forgé par Kant pour dé-
signer les jugements qui peuvent être l'objet
d'une simple assertion à laquelle ne se joint
aucune idée de nécessité. Leur place est entre
les jugements problématiques et apodictiques.
Voy. Kant, Critique de In raison pure, Logique
transcendant aie, analytique des concepts.
ASSOCIATION DES IDÉES. Quand un voya-
geur parcourt les ruines d'Athènes, la campagne
de Rome, les champs de Pharsale ou de Mara-
thon, la vue de ces lieux illustres éveille dans
son esprit le souvenir des grands hommes qui_ y
ont vécu et des événements qui s'y sont passés.
Lorsqu'un philosophe, un astronome ou un phy-
sicien entendent prononcer les noms de Descar-
tes, de Copernic ou de Galilée, leur pensée aus-
sitôt se reporte vers les découvertes qui sont dues
à ces immortels génies. Le portrait d'un ami ou
d'un parent que nous avons perdu a-t-il frappe
nos regards, les vertus et l'affection de cette
ASSO
— 112 —
ASSO
personne chérie se retracent dans notre âme et
renouvellent la douleur que nous a causée sa
perte. Quelquefois même, au milieu d'un entre-
tien, un mot qui paraissait indifférent, une allu-
sion détournée, suffisent pour provoquer le ré-
veil soudain d'un sentiment ou d'une idée qui
paraissaient endormis ; et voilà pourquoi la me-
sure dans les paroles est le premier précepte de
l'art de converser.
Ces exemples, que nous pourrions aisément
multiplier, nous découvrent un des faits les plus
curieux de l'esprit humain, une de ses lois les
plus remarquables, la propriété dont jouissent
nos pensées de s'appeler réciproquement. Cette
propriété est connue sous le nom d'association
ou de liaison des idées; à quelques égards, elle
est dans l'ordre intellectuel ce que 1 attraction
est dans l'ordre matériel : de même que les corps
s'attirent, les idées s'éveillent, et ce second phé-
nomène ne parait pas être moins général, ni
avoir moins de portée que le premier.
Pour peu qu'on observe avec attention la ma-
nière dont une pensée est appelée par une autre,
il devient évident que ce rappel n'est pas for-
tuit, comme il peut paraître à une vue distraite,
mais qu'il tient aux rapports secrets des deux
conceptions. Hobbes, cité par Dugald-Stewart
{Élém. de la Phil. de l'esprit hum., trad. de
l'anglais par P. Prévost, in-8, t. I, p. 162, Ge-
nève, 1808), nous en fournit un exemple remar-
quable. Il assistait un jour à une conversation
sur les guerres civiles qui désolaient l'Angleterre,
lorsqu'un des interlocuteurs demanda combien
valait le denier romain. Cette question inatten-
due semblait amenée par un caprice du hasard,
et parfaitement étrangère au sujet de l'entretien ;
mais, en y réfléchissant mieux, Hobbes ne tarda
pas à découvrir ce qui l'avait suggérée. Par un
progrès rapide et presque insaisissable, le mou-
vement de la conversation avait amené l'histoire
delà trahison qui livra Charles Ier à ses ennemis ;
ce souvenir avait rappelé Jésus-Christ, égale-
ment trahi par Judas, et la somme de trente
deniers, prix de cette dernière trahison, s'était
offerte alors comme d'elle-même à l'esprit de
l'interlocuteur.
Souvent des rapports plus faciles à reconnaître,
parce qu'ils sont plus directs, unissent entre elles
nos idées. Comme le nombre en est infini, nous
ne prétendons pas en donner une énumération
complète ; nous nous bornerons à citer les prin-
cipaux, la durée, le lieu, la ressemblance, le
contraste, les relations de la cause et de l'effet,
du moyen et de la fin, du principe et de la con-
séquence, du signe et de la chose signifiée.
1° Au point de vue de la durée, les événements
sont; simultanés ou successifs. Une association
d'idées, fondée sur la simultanéité, est ce qui
rend les synchronismes si commodes dans l'étude
de l'histoire. Deux faits qui ont eu lieu à la
même époque se lient dans notre esprit, et, dès
que le souvenir de l'un nous a frappés, il sug-
gère l'autre. César fait penser à Pompée, Fran-
çois I r à Léon X, Louis XLV aux écrivains cé-
lèbres que son règne a produits. D'autres liaisons
reposent sur un rapport de succession qui nous
permet de parcourir tous les termes d'une longue
série, pourvu qu'un seul nous soit présent. Notre
mémoire peut ainsi descendre ou remonter le
cours des événements qui remplissent les âges;
elle peut de même c il reproduire une
suite de mots d lus l'ordre où ils s'étaient offerts
à l'esprit, et ce qu'on nomme apprendn
cœur n'est pas autre i b
2° Que | soient contigus dans
l'espace ci m, pour ainsi dire, qu'un
seul, ou bien qu'ils soientséparés et simplement
voisins, leur relation locale en introduit une
autre dans les idées qui y correspondent. Une
contrée rappelle les contrées limitrophes ; un
paysage oublié cesse de l'être, lorsque nous nous
sommes retracé un de ses points de \uc. Là est
tout le secret de la mémoire dite locale. Telle
est aussi une des sources de la vive émotion que
produit sur l'âme la vue des lieux illustres.
Nous en avons donné plus haut des exemples qui
nous permettent de ne pas insister.
3° Le pouvoir de la ressemblance, comme élé-
ment de liaison entre les pensées, apparaît dans
les arts, dont les chefs-dVtuvrc, pure imitation
d'un modèle absent ou d'une idée imaginaire,
nous touchent comme fait la réalité. Ce même
pouvoir est le principe de la métaphore et de
l'allégorie, et en général de toutes les figures
qui supposent un échange d'idées analogues. Il
se retrouve même dans une foule de jeux de mots
comme les équivoques, et principalement les
pointes ; une parité accidentelle de consonnance
entre deux termes qui n'ont pas la même signi-
fication inspire ces saillies si chères aux esprits
légers.
4° Souvent on pense une chose, on en dit une
autre qui y est contraire, et toutefois on est
compris. Ainsi, dans Andromaque, Oreste rend
grâce au ciel de son malheur, qui passe son es-
pérance. Les poètes ont donné aux Furies le nom
d'Eumcnides, ou de bennes déesses. La mer
Noire, funeste aux navigateurs, était appelée
chez les anciens Ponl-Euxin, ou mer hospita-
lière. Ces antiphrases ou ironies, transition d'une
idée à l'idée opposée, sont l'effet d'une associa-
tion fondée sur le contraste. Les pensées con-
traires ont la propriété de s'éveiller mutuelle-
ment, comme les pensées qui se ressemblent : la
nuit fait penser au jour, la santé à la maladie,
l'esclavage à la liberté, la guerre à la paix^ le
bien au mal. Un fait aussi simple n'est ignore de
personne.
5° La vie privée et la science ont de nombreux
exemples de la manière dont nos idées peuvent
s'unir d'après des rapports de cause et d'effet :
ainsi, l'œuvre nous rappelle l'ouvrier, et réci-
proquement; ainsi, le père nous fait songer aux
enfants, et les enfants à leur père. C'est par l'ef-
fet d'une relation analogue que le spectacle de
l'univers excite dans l'âme le sentiment de la
Divinité ; on ne peut contempler un si merveil-
leux ouvrage, sans qu'aussitôt, par un progrès
irrésistible, l'intelligence se reporte vers son au-
teur.
6" Nos conjectures sur les intentions de nos
semblables, les jugements criminels dans les cas
de préméditation, la pratique des arts et de l'in-
dustrie, sont autant de preuves de la facilité
avec laquelle on passe de la notion d'un but aux
moyens propres à y conduire, et réciproquement.
Un projet, avant d'être accompli, nous est révélé
par les actes qui en préparent l'exécution; et si,
par exemple, un inconnu a pénétré dans un ap-
partement en forçant les portes, chacun présu-
mer i qu'il est venu pour voler. A la vérité, l'in-
duction a beaucoup de part dans ces jugements,
puisqu'elle en détermine le fait capital, qui est
l'affirmation; mais ici l'affirmation a pour objet
un rapport qui suppose lui-même deux termes.
Or, qu'est-ce qui met ces deux termes en pré-
sence, qu'est-ce qui suggère que tel acte a tel
but, et que telle fin peut s obtenir par tels
s, sinon l'association des td
7" l'our apprécier le rôle et la fécondité des
derniers rapports signalés, ceux du principe à la
juence, du signe à la chose signifiée, il suf-
fit d'une simple remarque : l'un est la condition
du raisonnement, l'autre est la condition du lan-
ASSO
— 113
ASSO
gage. Que l'esprit cesse d'avoir ses idées unies
de manière à découvrir facilement le particulier
dans le général et le général dans le particulier,
que devient la faculté de raisonner? Qu'il nous
soit interdit d'aller, soit d'un sentiment ou d'une
idée au mot qui les traduira, soit d'un signe quel-
conque, aux secrètes pensées dont il est l'expres-
sion, que deviennent ce pouvoir de la parole et
du geste, et l'art précieux de l'écriture?
Tous les éléments d'association que nous ve-
nons de parcourir, en avouant qu'ils ne sont pas
les seuls, peuvent, selon Hume (Essais philoso-
phiques, ess. III), être ramenés à trois princi-
paux : la ressemblance, la contiguité de temps
ou de lieu et la causalité. Une remarque ingé-
nieuse et plus solide, peut-être, qui appartient à
M. de Gardaillac [Êtucl. clém. de Phil., in-8,
t. II, p. 217, Paris, 1830), c'est que la simulta-
néité est la condition commune de tous les autres
rapports ; en effet, deux idées ne peuvent s'unir
par un lien quelconque, si elles ne nous ont été
présentes toutes deux a la fois.
Comme toutes les facultés de l'esprit, l'asso-
ciation est soumise à l'influence de différentes
causes qui en modifient profondément l'exercice
et les lois. La première de ces causes est la
constitution que chacun de nous a reçue de la
nature. Unies par les liens du contraste et de
l'analogie, les conceptions du poète se tradui-
sent, pour ainsi dire à son insu, en images et en
métaphores; mais les pensées du mathémati-
cien, fatalement disposées d'après des rapports
de conséquence à principe, auraient toujours
formé une suite régulière et savante, quand bien
même il n'eût jamais étudié la géométrie. Il y a
ainsi entre les esprits des différences originelles
que toute la puissance de l'art et du travail ne
peut ni expliquer ni entièrement abolir. Tous les
hommes ont un penchant plus ou moins éner-
gique qui les porte, dès le bas âge, à unir leurs
idées d'une certaine manière de préférence à une
autre, et c'est en partie de là que la variété des
vocations provient.
La volonté exerce un empire moins absolu
peut-être que l'organisation, mais aussi incon-
testable. Reid observe ingénieusement que nous
en usons avec nos pensées comme un grand
prince avec les courtisans qui se pressent en
foule à son lever : il salue l'un, sourit à l'autre,
adresse une question à un troisième ; un qua-
trième est honoré d'une conversation particu-
lière; le plus grand nombre s'en va comme il
était venu : ainsi parmi les pensées qui s'offrent
à nous, plusieurs nous échappent, mais nous re-
tenons celles qu'il nous plaît de considérer, et
nous les disposons dans l'ordre que nous jugeons
le meilleur. Cet empire de la volonté est Je fon-
dement de la mnémotechnie, cet art de soulager
la mémoire, qui consiste à unir nos connais-
sances aux objets les plus propres à nous les rap-
peler
Enfin, parmi les éléments qui doivent entrer
dans le fait de l'association, il faut encore pla-
cer la vivacité des impressions, leur durée, leur
fréquence, l'époque plus ou moins lointaine où
elles se sont produites. On ne voit pas sans hor-
reur l'arme qui nous a privés d'un ami, ni les
lieux témoins de sa mort : une arme différente
et d'autres lieux ne touchent pas. Un jour qui a
souvent ramené des malheurs, est dit néfaste :
la veille et lendemain n'ont pas de nom.
Si l'association des idées est soumise à l'in-
fluence de la plupart des autres principes de notre
nature, elle-même réagit avec force contre les
causes qui la modifient, et exerce un empire se-
cret et continuel sur l'esprit et sur le cœur de
l'homme.
DICT. PHILOS.
Parmi les liaisons qui peuvent s'établir entre
nos pensées, plusieurs, accidentelles et irrégu-
lières, se forment au hasard par un caprice de
l'imagination. On peut citer entre autres celles
que suggèrent la ressemblance, le contraste et
les rapports de temps et de lieu. Ce sont elles qui
font en partie le charme de la conversation, où
elles répandent la variété, la grâce et l'enjoue-
ment. Tout entretien avec nos semblables devien-
drait un labeur, si elles ne répandaient pas un
peu de variété dans le cours ordinaire de nos
conceptions. Toutefois, quand on les recherche
plus qu'il ne convient, voici infailliblement ce
qui arrive. Comme elles sont plus que toutes les
autres indépendantes de la volonté, elles empê-
chent qu'on soit maître de ses pensées. Loin que
l'esprit gouverne, il est gouverné. La vie intel-
lectuelle se change en une sorte de rêverie in-
cohérente, où brillent des saillies heureuses,
quelques éclairs d'imagination, mais qui flotte à
l'aventure sans unité et sans règle. Le désordre
des pensées réagit sur le caractère; les senti-
ments sont versatiles, la conduite légère et in-
conséquente; toutes les facultés, devenues re-
belles au pouvoir volontaire, s'affaiblissent ou
s'égarent.
Il est d'autres associations plus étroites et
moins arbitraires qui supposent un effort systé-
matique de l'attention, les liaisons fondées sur
des rapports de cause a effet, de moyen à fin, de
principe à conséquence. Celles-ci engendrent à
la longue la fatigue et l'ennui par je ne sais
quelle uniformité désespérante ; mais, d'un autre
côté, lorsqu'elles sont passées en habitude, elles
donnent à l'esprit et de l'empire sur lui-même
et de la régularité. Il acquiert cette suite dans
les idées et cette profondeur méthodique d'où
résulte l'aptitude aux sciences. Le jugement
étant droit, le caractère l'est aussi ; l'enchaîne-
ment rigoureux dans les conceptions donne plus
de poids à la conduite, plus de solidité aux sen-
timents; tout ce que l'esprit a gagné profite au
cœur.
Outre cette influence générale sur l'intelli-
gence et sur le caractère, l'association joue un
rôle essentiel dans plusieurs phénomènes de la
nature humaine. Elle est, sans contredit, je ne
dirai pas seulement une des parties, mais la loi
même et le principe créateur de la mémoire ;
car, en parcourant la variété infinie de nos sou-
venirs, on n'en trouverait pas un seul qui n'eût
été éveillé par un autre souvenir ou par une
perception présente. Elle explique aussi pour-
quoi on se rappelle plus volontiers les formes,
les couleurs, les sons, ou bien un principe et sa
conséquence, une cause et ses effets* pourquoi
la mémoire est présente, facile et fidèle chez les
uns, lente et infidèle chez les autres : ces va-
riétés, fondées sur la marche des conceptions ou
sur la différence de leurs objets, dépendent des
rapports que nous établissons entre nos pensées,
et de la manière dont elles s'appellent.
S'il est vrai, comme on l'a répété mille fois,
que l'imagination, alors même qu'elle s'écarte le
plus de la réalité, ne crée pas au sens propre du
mot, et se borne à combiner tantôt capricieuse-
ment, tantôt avec règle et mesure,, des matériaux
empruntés, il est bien clair que, à l'exemple de la
mémoire, elle a son principe dans l'association.
C'est la propriété qu'ont les idées de s'appeler et
de s'unir, qui lui permet de les évoquer et de les
assortir à son gré; qui met à la disposition du
peintre tous les éléments de ses tableaux ; qui
amène en foule, sous la plume du poëte, les
pensées bizarres ou sublimes; qui fournit au ro-
mancier tous les traits dont il compose les aven-
tures fabuleuses de ses héros; qui même suggère
ASSO
— 114 —
AT II F,
au savant )es hypothèses hrillantes et les utiles
découvertes.
Puisque l'association est un des éléments du
pouvoir d'imaginer, elle doit se retrouver a
sairement dans tous les faits qui dépendent plus
ou moins de ce pouvoir, comme le l'ait de 1 1 rê-
verie, la folie, les songes. Ce n'est pas ici le lieu
de décrire ces divers phénomènes, dont chicun
exigerait une étude approfondie et des dévelop-
pements étendus. 11 suffit de faire observer quà
part leurs différences profondes, à part les c
qui peuvent directement les produire, ils ne sonl
à Lien prendre que des suites de pensées formées
par association.
Comme dernier exemple du pouvoir de l'asso-
ciation, nous indiquerons la plupart de nos pen-
chants secondaires. Que l'homme désire la vé-
rité, la puissance, l'union avec ses semblables, la
dignité de ces biens qui sont des éléments de sa
destinée, en motive la recherche ou la rend né-
cessaire. Mais la possession des richesses, objet
des convoitises de l'avare, ne compte pas entr
les fins de notre nature ; elles ne valent que par
les idées qu'on y attache, comme signes des
hiens véritables, ou comme moyens de les obte-
nir. Pourquoi cet amour que nuus ressentons
pour la terre de la patrie? Parce que nous y
sommes nés, que nous y fûmes élevés, et qu'elle
renferme tout ce qui nous est cher, nos parents,
nos amis, nos bienfaiteurs, les objets de notre
culte et de notre amour. Ces souvenirs de l'en-
fance, de la famille et de la religion, éveillés par
le sol natal, émeuvent doucement l'àme, et com-
muniquent leur attrait à un coin de terre isolé à
la surface du globe. Combien d'antipathies et d'af-
fections étrangères à la nature ont ainsi pour
cause un rapport souvent fortuit entre deux
idées i
Ce n'est pas ici le lieu de faire la critique des
systèmes qui expliquent, par l'association des
idées, quelques-uns des principes fondamentaux
de la raison : par exemple celui de Hume, qui veut,
par ce moyen, rendre compte du principe de cau-
salité; nous nous contenterons d'apprécier en
peu de mots l'opinion de Reid et de quelques au-
tres philosophes qui ont cru pouvoir faire ren-
trer l'association des idées dans l'habitude. Si,
comme le soutient M. de Cardaillac, partisan de
cette opinion (Étucl. déni, de Phil.,t. II, p. 121),
Lhabitude est la propriété qu'ont les phénomènes
intérieurs de s'appeler l'un l'autre, l'association
des idées y rentre indubitablement. Mais le mot
habitude a un sens plus ordinaire dans la langue
philosophique, où il désigne, en général, une dis-
position produite dans l'àme par la répétition fré-
quente des mêmes actes. Or, nous voyons bien
comment des liaisons d'idées, qui se sont souvent
répétées, se formeront à l'avenir plus facilement,
et, devenues, pour ainsi dire, une seconde nature,
changeront notre caractère et la tournure de
notre esprit; mais la propriété en vertu de la-
quelle elles ont eu lieu une première fois, nous
paraît un fait parfaitement distinct et indépen-
dant de l'habitude. Le pouvoir de celle-ci peut la
fortifier, mais il ne la crée pas plus qu'il n'en
découle. En un mot, l'association des idées nous
paraît une loi primitive et irrésistible de l'esprit
humain, an fait duquel tous les faits psychologi-
ques ne dépendent pas, mais qui en explique un
fort grand nombre.
m lion des idées est au nombre des phé-
nomènes intellectuels qui ont été le plus ancien-
nement observés, comme le prouvent quelques
mots d'Aristote, au chapitre deuxième de son
traité de lu Réminiscence; mais elle n'a été l'ob-
jet d'une élude approfondie que dans les temps
modernes. Sans parler de Hobbes, qui s'y arrête
seulement par occasion, la liste des ph
qui s'e tent est fort i
sidérable. Nous citerons seulement : Lo I ■■ /
sai sur l'Entendement humain, liv. Il, rb. xxni.
— Hume, lissais philosophiques, ess. III. —
Hartley, Observations on jnan,2 vol. in-8, Lond.,
1749. — Reid, Essais sur lest Fac. intell., t. IV,
ess. IV. — Dugald-Stewart, Élcm. de la Phil. de
l'esprit humain, t. II, ch. v, p. 1 et suiv. de la
traduct. franc, citée plus haut. — Thomas Brown,
Lectures an the Philosophy of the human mind,
4 vol. in-8, Édimb.. 1827, lect. XXXIII et sq. —
De Cardaillac, Eludes élémentaires de Philoso-
phie, t. II, édition citée. — Damiron, Psycholo-
gie, in 8, Paris, 1837, t. I, p. 196. —P. AÏ. Mer-
voyer, Etude sur V association des idées, in-8,
Paris, 1864. — J. St. Mill., Logic, t. II. — Beto-
laud, de Consociationibus idearum, in-4, Paris,
1826. — Gratacap, Théorie de la Mémoire, Pa-
ris, 1866, in-8.
ast (Frédéric), né à Gotha en 1778, fit ses
études et prit ses grades à l'Université d'Iéna, où
il ouvrit un enseignement particulier. Il professa
ensuite successivement à Landshut et à Munich.
11 s'attacha particulièrement à la philosophie de
Schelling, qu'il développa avec talent, surtout
dans ses applications à la théorie de l'art. C'était
un esprit ingénieux et doué d'imagination. Son
ouvrage sur la vie et les écrits de Platon révèle
de l'érudition et un sentiment vrai de l'antiquité;
mais il s'abandonne aux conjectures et aux hypo-
thèses les plus hardies. C'est ainsi qu'il regarde
comme apocryphes plusieurs dialogues de Pla-
ton, don\ l'authenticité est le mieux établie, le
Premier Alcibiade, le Ménon, les Lois, etc. Ses
ouvrages sur l'esthétique ont le défaut de ne ren-
fermer guère que des généralités; ce sont des
cadres et des esquisses. Les divisions et les clas-
sifications sont souvent arbitraires ; cependant on
trouve çà et là des vues originales, des critiques
ingénieuses et fines. Le style ne manque pas de
richesse et d'éclat. Les principaux ouvrages d'Ast
sont les suivants : Système de la Science de Vart,
in-8, Leipzig, 1806; — Manuel d'Esthétique.
in-8, Leipzig, 1803; — Esquisse des principes
de V Esthétique, in-8, Landshut, 1807; — Es-
quisse de l'Esthétique, in-8, ib., 1813; — Prin-
cipes fondamentaux de la Philosophie, in-8,
ib., 1807, 1809; — Esquisse générale de l'his-
toire de la Philosophie, in-8, ib., 1807 ; — Epo-
ques principales de l'histoire de la Philosophie,
in-8, ib., 1829 ; — Sur lavie et les écrits de Pla-
ton, in-8. Leipzig, 1816. Tous ces ouvrages sont
écrits en allemand.
ATHÉISME (de à privatif et de ©sèç, Dieu).
On appelle ainsi l'opinion des athées ou de ceux
qui nient l'existence de Dieu. 11 n'entre pas dans
notre plan de donner ici, soit une réfutation, soit
une histoire proprement dite de cette opinion :
on la réfute par la démonstration même de l'exi-
stence de Dieu, et par un examen approfondi de
1 1 nature de l'homme, par la distinction de l'àme
et du corps, par une analyse exacte des principes
de la raison, en un mot, par l'ensemble des doc-
trines enseignées dans ce recueil; et quant à
faire de l'athéisme l'objet d'une histoire tout à
fait distincte de celle des autres systèmes, cela est
issible : car l'athéisme n'est "pas un système,
mais une simple négation, conséquence immé-
di ite et inévitable de certains principes positifs.
On n'est pas athée parce qu'on a voulu l'être,
parce qu'on a posé en principe qu'il n'y a pas de
Dieu; mais parce qu'on attribue à la matière la
pensée, la vie, le mouvement, ou tout au moins
une existence absolue; parce qu'on affirme que
ce monde a pu être une combinaison du hasard,
ou par l'effet de telle autre hypothèse où l'on croit
ATHÉ
115 —
ATHE
pouvoir se passer, dans l'explication des phéno-
mènes de la nature, de l'intervention d'une cause
intelligente, antérieure et supérieure au monde.
Nous nous bornerons donc à déterminer les vrais
caractères de l'athéisme et les limites dans les-
quelles se renferme son existence. Nous remon-
terons ensuite à ses causes, aux principes qui l'ont
mis au jour et dont il ne peut être séparé que par
une grossière contradiction; ce qui nous con-
duira naturellement à indiquer les principales
formes sous lesquelles il s'est montré dans l'his-
toire. Enfin, nous le considérerons dans ses con-
séquences pratiques ou dans ses rapports avec la
morale et avec la société.
Aucune accusation n'a été plus prodiguée que
celle d'athéisme. Il suffisait autrefois, pour en
être atteint, de ne point partager, si grossières,
et même si impies qu'elles pussent être, les opi-
nions dominantes, les croyances officielles d'une
époque. Socrate, le premier apôtre dans la Grèce
païenne d'un Dieu unique, pur esprit, législateur
suprême et providence du monde, a été con-
damné à mort comme athée. Avant lui Anaxa-
gore, après lui Aristote furent sur le point de su-
bir le même sort, et sans doute Platon lui-même
n'eût pas été plus heureux s'il n'avait pas quel-
quefois abrité la vérité sous le manteau de la
fable. L'exemple de l'antiquité fut perdu pour les
temps modernes. Sans parler de Vanini et de Jor-
dano Bruno, qui éveilleraient des souvenirs trop
amers, nous rappellerons que Descartes a été lui
aussi accusé d'athéisme. Et pourquoi cela? pour
s'être écarté d' Aristote, qui avait subi avant lui
la même accusation. Un contemporain, un ami de
Descartes, le P. Mersenne, comptait de son temps,
dans la seule ville de Paris, jusqu'à cinquante
mille athées. Ce fut ensuite le tour de ceux qui
abandonnèrent le cartésianisme, ou qui le com-
j rirent à leur manière, Spinoza, Locke, Kant,
Fichte entendirent successivement cet éternel cri
de guerre, jusqu'à ce que, le trouvant trop su-
ranné, on lui substitua un jour le grand mot de
panthéisme. Cependant il ne faut pas que, par un
excès contraire, nous regardions l'athéisme comme
une chimère qui n'a existé nulle part. Cette fu-
neste maladie de l'esprit humain n'est que trop
réelle ; elle date de fort loin, et les efforts réunis
de la religion et de la science ne sont pas par-
venus encore à la faire disparaître. Mais où com-
mence-t-elle ? où finit-elle ? et quels en sont les
symptômes ?
L'homme ne pouvant jamais comprendre l'infini
dans l'ensemble de ses perfections, il faut laisser
le nom d'athée, non pas à celui qui a une idée
incomplète de la nature divine, mais à celui qui
la. nie entièrement et qui sait qu'il la nie. Le po-
lythéisme, le culte des astres étaient des reli-
gions fort grossières, mais non l'absence de toute
religion et de toute connaissance de Dieu. La
même règle doit être appliquée aux systèmes
philosophiques. Or, la nature divine se présente
à notre intelligence sous deux points de vue prin-
cipaux : sous un point de vue métaphysique,
comme la cause première, comme la raison des
choses, comme la source de toute existence, ou
du moins comme le moteur suprême; et sous un
point de vue moral, comme la source du bien et
du beau, comme le législateur des êtres libres,
doué lui-même de conscience et de liberté, enfin
comme le modèle de toute perfection, auquel
l'homme et l'humanité tout entière doivent s'ef-
forcer de ressembler autant que le permettent les
■conditions de leur existence. Dans la réalité,
c'est-à-dire dans l'essence même de Dieu, et dans
le fond constitutif de notre raison, ces deux or-
dres d'idées sont inséparables: mais dans un
système ou dans une croyance religieuse, l'un ou
l'autre suffira pour écarter l'athéisme ; car l'un
et l'autre nous transportent au delà des bornes
de ce monde, au delà de toute expérience pos-
sible, dans le champ de l'invisible et de l'infini. '
En effet, nier Dieu, n'est-ce pas se renfermer dans
la sphère des existences finies, dont l'expérience
seule peut nous donner connaissance? N'est-ce
pas s'en tenir à ce qui paraît, c'est-à-dire à la ma-
tière et aux phénomènes qui lui sont propres,
sans rechercher ce qui est, sans élever ses regards
vers quelque puissance antérieure ou supérieure
à la matière? Sitôt, au contraire, que l'on fran-
chit ce cercle étroit, c'est Dieu que l'on ren;ontre
ou l'un de ses attributs, c'est-à-dire, de quelque
nom qu'on l'appelle, l'essence divine considérée
sous l'une de ses faces et dans l'un de ses rap-
ports avec nous; car il n'existe rien et notre in-
telligence ne peut rien concevoir que Dieu et la
création, que le fini et l'infini. Ainsi, pour con-
server l'exemple que nous avons cité plus haut,
le Sabéen qui adore dans le soleil le maître et
le suprême ordonnateur du monde, lui attribue
certainement de la puissance, de l'intelligence et
de la bonté; autrement, pourquoi lui adresse-
rait-il des prières et des actions de grâces? Or
les qualités que l'idolâtrie rapporte au soleil ne
diffèrent que dans une certaine mesure des at-
tributs avec lesquels la raison nous représente
la nature divine; elles répondent au même besoin
de l'intelligence et du sentiment; celui de cher-
cher au-dessus de nous, et de tous les objets pé-
rissables qui nous entourent, un principe d'exis-
tence plus réel et plus propre à nous rendre
compte des merveilles de la nature. Seulement
ces idées de bonté, d'intelligence, de force, d'é-
ternité, que le philosophe conçoit en elles-mêmes
comme la suprême réalité, comme l'essence vé-
ritable du souverain Être, l'homme enfant veut
les voir revêtues d'une forme sensible, et natu-
rellement il choisit d'abord la plus éclatante, celle
qui offre d'abord à ses yeux étonnés le spectacle
le plus extraordinaire.
Mais quoi ! les systèmes de philosophie doivent-
ils rester exclus de cette justice qui n'a jamais
été refusée à la plus grossière idolâtrie ? On re-
connaîtrait l'idée de Dieu dans le culte des astres,
et l'on ne trouverait rien de pareil dans le sys-
tème de Spinoza? Les termes dans lesquels nous
parlons ailleurs de ce philosophe (voy. l'article
Spinoza) prouvent suffisamment combien nous
sommes éloignés de ses doctrines. Mais, quelque
distance qui nous sépare de ce noble génie, il
nous est impossible d'accepter pour lui cette ba-
nale accusation d'athéisme, adressée indistincte-
ment à tous les systèmes nouveaux. L'on n'est pas
un athée lorsqu'on croit à une substance absolue,
éternelle, infinie, ayant pour attributs essentiels
et également infinis, non la matière, qui n'est
qu'un mode fugitif de l'étendue, mais l'étendue
elle-même, l'étendue intelligible et la pensée.
L'on n'est pas un athée quand on enseigne, et,
ce qui est mieux encore, lorsqu'on pratique^ la
morale la plus élevée et la plus austère, lorsqu'on
reconnaît pour souverain bien et pour fin der-
nière de nos actions la connaissance et l'amour
de Dieu. Hoc idea Dei dictât, Deum summum
esse nostrum bonum, sive Dei cognitionem et
amorem fînem esse ultimum, ad quem omnes
actiones nostrœ sunt dirigendœ {Tract. Theol.
pol., c. iv). Quels que soient les rapports établis
par Spinoza entre Dieu et le monde, il nous élève
au-dessus du monde, je veux dire au-dessus du
contingent, du fini, de la matière et de ses modes
périssables, en nous parlant d'une substance in-
finie, douée de pensée et d'intelligence. Nous
n'en dirons pas autant des systèmes de Hobbes
et d'Épicure. Là, quoique le nom de D;eu soit
ATILE
— 116 —
AT1IE
conservé, l'athéisme coule à pleins bords. En ef-
fet, à commencer par Épicure, quelle part reste-
t-il à. faire à la puissance suprême, quand l'atome
et le vide, c'est-à-dire quand la matière seule a
suffi à tout produire, même l'intelligence? Quel
ê d'existence peut-on accorder a ces dieux
relégués dans le vide, sans action sur le monde,
vains fantômes qui ne sont ni corps ni esprits, et
dont la seule attribution est un éternel repos? Il
est évident, comme les anciens eux-mêmes l'a-
vaient déjà remarqué, que leur fonction réelle
était de protéger le philosophe contre la haine
de la multitude. L'athéisme de Hobbes n'est pas
moins visible sous le voile transparent qui le
couvre; car, laissant au pouvoir politique le soin
de prescrire ce qu'il faut penser de Dieu et de la
vie à venir, il ôte à ces deux croyances toute va-
leur réelle, il en fait un instrument de domina-
tion à l'usage du despotisme, et destiné à l'agran-
dir de toute la puissance que les idées religieuses
exercent sur les hommes. D'ailleurs, Hobbes est
franchement matérialiste comme le philosophe
grec dont nous avons parlé tout à l'heure; il re-
garde comme une contradiction l'idée d'un pur
esprit, ne reconnaît pas d'autres causes dans l'u-
nivers que le mouvement et des moteurs maté-
riels ; et quant à Dieu, il n'est pour nous que l'i-
déal du pouvoir ; sa justice même ne signifie que
sa toute-puissance ; tous les autres attributs que
nous croyons lui donner ont un sens purement
négatif, à savoir: qu'il est incompréhensible pour
nous.
Nous n'admettons pas, avec certains philoso-
phes, qu'il y ait des athées par ignorance, c'est-
à-dire que l'idée de Dieu soit complètement ab-
sente chez certains peuples ou chez certains
hommes doués d'ailleurs d'une intelligence ordi-
naire, et libres de faire usage de toutes leurs fa-
cultés. Les récits de quelques obscurs voyageurs,
seules preuves qu'on ait alléguées en faveur de
cette opinion, ne sauraient prévaloir contre l'his-
toire du genre humain et contre l'observation
directe de la conscience. Or, l'histoire nous at-
teste que les institutions religieuses sont aussi
anciennes que l'humanité, et la conscience nous
montre l'idée de Dieu, le sentiment de sa pré-
sence, l'amour et la crainte de l'infini se mêlant
à toutes nos autres idées, à tous nos autres sen-
timents. L'athéisme, comme toute négation, sup-
pose toujours une lutte dans la pensée ou un effort
de réflexion pour remonter aux principes des
choses : par conséquent il n'a pu commencer
qu'avec l'histoire de la philosophie; il est le ré-
sultat d'une réaction naturelle de l'esprit philo-
sophique contre les grossières superstitions du
paganisme. Mais, comme nous l'avons déjà dit,
l'athéisme n'a point d'existence par lui-même ;
il n'est que la conséquence plus ou moins di-
recte de certains principes erronés, de certains
systèmes incompatibles avec l'idée de Dieu. Les
systèmes qui présentent ce caractère ne sont qu'au
nombre de deux : le matérialisme et le sensua-
lisme. Sans doute il existe entre ces deux doc-
trines une dépendance très-étroite ; cependant il
n'est pas permis de les confondre : le matérialis-
me, essayant de démontrer que tous les êtres et
tous les phénomènes de ce monde ont leur ori-
gine ou leurs éléments constitutifs dans la ma-
tière, se place évidemment en dehors de la con-
science, et se montre beaucoup plus occupé des
objets ue la connaissance que de la connaissance
elle-même : c'est tout le contraire dans la doc-
trine sensualiste; car ce qui l'occupe d'abord, ce
qui l'occupe avant tout, et quelquefois d'une ma-
nière exclusive, c'est un phénomène psychologi-
que, c'est la sensation par laquelle elle prétend
nous expliquer toutes nos idées et toutes nos con-
naissances, il arrive de là que le pari
dernier système se croit beaucoup plus >
ihc'isiiie que le matérialiste j etquelqui
en elfet, il parvient à s'y soi heu-
reuse inconséquence, ou en restant d
mites du scepticisme. De ce que, à tort ou à rai-
son, je ne trouve dans mon intelligence que les
notions originaires de la sensation, il ne s ensuit
pas immédiatement qu'il n'existe hors de moi que
des objets sensibles ou matériels ; car. au point
de vue où je me suis placé, les idées dont je me
vois en possession, c'est-à-dire les idées que me
fournit l'c\ ne sont pas nécessairement
la mesure ou l'expression exacte et complète de
l'existence: il peut y avoir des êtres qui ne cor-
respondent à aucune donnée de mon intelligence
et, par conséquent, tout différents de ceux queie
comprends et que je perçois. Admettez avec cela
une révélation, un témoignage extraordinaire au-
quel j'accorde la puissance de changer cette sup-
position en certitude, et vous aurez toute la doc-
trine de Gassendi, demeuré chrétien sincère, en
même temps qu'il admirait Hobbes et qu'il res-
suscitait Épicure. Si, au contraire, je commence
par me prononcer sur ce qui est, si j'affirme d'a-
bord que rien n'existe que la matière et ses pro-
priétés, la question est tranchée sans ressource.
Est-il vrai que l'athéisme, comme on le répète
si souvent, soit aussi renfermé, au moins impli-
citement, dans le panthéisme? Pour répondre à
cette question, il faut savoir d'abord ce que l'on
entend par panthéisme. Veut-on dire qu'il n'y a
pas d'autre Dieu, qu'il n'existe pas autre chose
que la somme des objets et toute la série des phé-
nomènes qui composent le monde ? Alors évidem-
ment on sera athée ; mais à quel titre? A titre de
matérialiste et de sensualiste; car, ôter à l'infini
toute réalité pour en faire une simple abstraction
ou la somme des objets finis, c'est l'application
de la théorie de Locke sur la' Nature et l'origine
de nos idées; c'est le sensualisme. D'un autre c -
té, ne reconnaître aucune réalité substantielle en
dehors du monde visible, ou distincte des objets
matériels, c'est regarder la matière comme la
substance unique des choses, c'est, en un mot, le
matérialisme. Veut-on affirmer, au contraire, (jue
Dieu seul existe, c'est-à-dire une substance véri-
tablement infinie, invisible, éternelle, renfermant
dans son sein le principe de toute vie, de toute
perfection, de toute intelligence, et que tout le
reste n'est qu'une ombre ou un mode fugitif de
cette existence absolue? On pourra alors se trom-
per gravement au sujet de la liberté, de la per-
sonnalité humaine et des rapports de l'âme avec
le corps ; mais assurément, comme nous l'avons
déjà démontré pour Spinoza, on ne pourra pas
être accusé d'athéisme. Quoique au fond toujours
le même, l'athéisme, ainsi que les deux systèmes
qui le portent dans leur sein, change souvent de
forme, suivant qu'on lui oppose une idée de Dieu
plus où moins complète. Dans l'antiquité, quand
l'idée de Dieu ne se montrait encore que dans
les rêves de la mythologie, quand elle n'était que
la personnification poétique des éléments ou des
forces de la nature, la physique la plus grossière
suffisait pour la compromettre; aussi les physi-
ciens de cette époque, c'est-à-dire les philosophes
de l'école ionienne et les inventeurs de l'école
atomistique, ont-ils tous, à l'exception d'Anaxa-
gore, essayé d'expliquer la formation du monde
par les seules propriétés de la matière. L'unique
différence qui les sépare, c'est que les uns, comme
Thaïes, Anaximène, Heraclite, font naître toutes
choses des transformations diverses d'un seul élé-
ment ; les autres, comme Leucippe et Démocrite,
ont recours au mouvement et aux atomes. Des
athées déclarés, poursuivis comme tels par leurs
ATHÉ
117 —
ATHÉ
contemporains, sortirent également de ces deux
écoles : à la première se rattache le célèbre so-
phiste Protagoras ; à la seconde, Diagoras de Mé-
los, le premier, je crois, qui reçut le nom d'athée.
Un peu plus tard, ce n'est plus seulement au
nom de la physique que l'athéisme entreprend
de s'établir dans les esprits : il veut aussi avoir
pour lui la philosophie morale et se montrer d'ac-
cord avec la nature intérieure de l'homme. C'est
ainsi qu'il se produit dans l'école cyrénaïque, qui
ne reconnaît chez l'homme d'autres principes
d'action que les instincts les plus matériels, que
les sensations les plus immédiates, les plus gros-
sières, et qui a donné naissance à deux athées fa-
meux, Théodore et Evhémère. Enfin, après les
deux vastes systèmes de Platon et d'Aristote, l'a-
théisme dut prendre également une forme plus
large, plus élevée, autant que l'élévation est dans
sa nature, et, si je puis m'exprimer ainsi, plus
métaphysique. Ce changement a été opéré par
Straton de Lampsaque, disciple égaré de l'école
péripatéticienne. En effet, repoussant la physique
purement mécanique de Démocrite, Straton re-
connaissait dans la matière une force organisa-
trice, mais sans intelligence, une vie intérieure
sans conscience ni sentiment, qui devait donner
à tous les êtres et les formes et les facultés que
nous observons en eux. Cette force aveugle rece-
vait de lui le nom de nature, et la nature rem-
plaçait à ses yeux la puissance divine (Omnem
vim divinam in nalura sitam esse. Cic, de Nat.
Deor., lib. I, c. xin). Ëpicure, dont l'athéisme a
été suffisamment établi, était le contemporain de
Straton et le servile imitateur de Démocrite.
Tout son mérite est d'avoir épuré et développé
avec beaucoup d'art la morale qui découle de
cette manière de comprendre la nature des cho-
ses. A partir de cette époque, l'étude delà nature
humaine se substituant de plus en plus aux hy-
pothèses générales, l'athéisme prend un caractère
moins dogmatique, moins tranchant, et se rattache
ordinairement à unepsychologie sensualiste. C'est
ainsi qu'il s'offre à nous chez les modernes, même
dans Hobbes, dont le matérialisme n'est guère que
la conséquence d'une analyse incomplète de la
théorie nominaliste de l'intelligence humaine.
Mais à cette influence il faut en ajouter une autre
toute négative; je veux parler de cet esprit d'hos-
tilité qui se manifesta à la fin du xvne et dans
tout le cours du xvine siècle contre les dogmes de
la religion positive. Et cet esprit à son tour ne
doit pas être isolé des passions d'un autre ordre
qui ont amené la rénovation de la société tout
entière. Ce mouvement une fois accompli, l'a-
théisme devient de plus en plus rare; et l'on peut
dire aujourd'hui, s'il en reste encore des traces
dans quelques autres sciences, il a disparu à peu
près complètement de la philosophie. Les progrès
d'une saine psychologie en rendront le retour à
jamais impossible; car c'est par une observation
exacte de toutes les facultés humaines que l'on
rencontre en soi tous les éléments de la connais-
sance de Dieu, et que l'on aperçoit le vice radical
des deux systèmes dont l'athéisme est la consé-
quence. Sans doute il y aura toujours à côté de
l'idée de Dieu des mystères impénétrables, des
difficultés invincibles pour la science ; mais, de
ce que nous ne savons pas tout, il n'en résulte
pas que nous ne sachions rien; de ce que nous ne
voyons pas fous les rapports qui lient les deux
termes, le fini et l'infini, on n'en peut pas con-
clure que les termes eux-mêmes n'existent pas.
On a dépassé, et par là même on a compromis
la vérité, quand on a prétendu que l'athéisme
conduisait nécessairement à tous les désordres et
à tous les crimes. Considéré individuellement,
l'athée peut trouver, dans son intérêt même, la
seule règle de conduite à laquelle il puisse s'ar-
rêter, un contre-poids suffisant à ses passions :
mais la société ne saurait se contenter ni d'un tel
mobile, ni d'un tel frein. En fait d'intérêt, un
autre n'a rien à me prescrire; chacun juge de ce
qui lui est utile d'après sa position, d'après ses
moyens d'agir, et surtout d'après ses passions. Et
quand on parviendrait, avec ce faible ressort, à
empêcher le mal, jamais on ne ferait naître l'a-
mour du bien; car le bien n'est qu'une abstrac-
tion, un mot vide de sens, s'il n'est pas confondu
avec l'idée même de Dieu.
Il existe sur l'athéisme plusieurs traités spé-
ciaux dont nous donnons ici les titres : Pritius,
Dissert, de Atheismo in se fœdo et humano ge-
neri noxio, in-4, Leipzig, 1695. — Grapius, an
Atheismus necessario ducat ad corruptionem
morum, in-4, Rostock, 1697. — Abicht, deDamno
Atheismi in republica, in-8, Leipzig, 1703. —
Buddeus, Thés, de Atheismo et Super stitione,
in-8, Iéna, 1717. — Stultitia et irrationabilitas
Atheismi, par Jablonski, in-8, Magdeb., 1696. —
Leclerc, dans la Bibliothèque choisie, Histoire
des systèmes des anciens athées. — Mùller, Atlieis-
mus devictus, in-8, Hamb., 1672. — Theoph. Spi-
zelii, Scrutinium Atheismi historico-theologi-
cum, in-8, Augsb., 1663. — Heidenreich, Lettres
sur l'Athéisme, in-8, Leipzig, 1796 (ail). — Reim-
mann, Historia Atheismi et Atheorum falso et
merito suspeclorum, etc., in-8, Hildesh., 1725.
— Sylvain Maréchal, Dictionnaire des Athées,
in-8, Paris, 1799.
ATHÉNAGORE d'Athènes florissait vers le
milieu du ne siècle de l'ère chrétienne, et fut
d'abord un zélé disciple de Platon, dont il a long-
temps enseigné la philosophie dans son pays na-
tal. S'étant converti au christianisme, il essaya
de concilier dans son esprit les principes de sa
foi nouvelle avec les doctrines de son premier
maître. Ce mélange fait le principal caractère
des deux ouvrages que nous avons conservé de
lui, une apologie des chrétiens adressée à l'em-
pereur Marc-Aurèle et à son fils Commode, et un
traité de la résurrection des morts, Athenagorœ
legatio pro christianis, et de Resurreclione
mortuorum liber; grœc. et lat., éd. Adam Be-
chenberg, 2 vol. m-8, Leipzig, 1684. — Une se-
conde édition en a paru à Oxford, en 1706, pu-
bliée par Ed. Dechair. Il existe une traduction
française de ces deux ouvrages par Armand Du-
ferrier, 1777, et une autre du second, par P. L.
Renier, Breslau, 1753. Voy. aussi Brucker, Hist.
crit. de la Phil., ch. m, et toutes les histoires
ecclésiastiques. Du reste, Athénagore est très-ra-
rement cite par les auteurs un peu anciens.
ATHÉNODORE de Soli (Alhenodorus Solen-
sis), philosophe stoïcien dont on ne sait absolu-
ment rien, sinon qu'il a été disciple immédiat
de Zenon, le fondateur du stoïcisme. (Voy. Dio-
gène Laërce, liv. VII, ch. i.)
ATHÉNODORE de Tarse (Athenodorus Tar-
sensis). Il a existé deux philosophes de ce nom,
tous les deux attachés à l'école stoïcienne. L'un,
surnommé Cordylion, était le contemporain et
l'ami de Caton le Jeune. Il était placé à la tête de la
fameuse bibliothèque de Pergame, et l'on raconte
de lui (Diogène Laërce, liv. VII) que, dans un ac-
cès de zèle pour l'honneur de l'école dont il fai*'
sait partie, il essaya d'effacer des livres stoïciens
tout ce qui ne lui semblait pas absolument irré-
prochable; mais cette supercherie ne tarda pas
à être découverte, et l'on rétablit les passages
supprimés. — L'autre Athénodore est plus récent.
Il porte le surnom de Cananites et a donné des
leçons à l'empereur Auguste, sur qui il a exercé,
dit-on, une salutaire influence. Il a publié plu-
sieurs écrits qui ne sont pas arrivés jusqu'à nous.
ATMM
118 —
\'iv,.\i
Voy. Recherches sur la ois et les ouvrages d?A-
thénodore, par M. l'abbé Sevin (Mém. de l'Acad.
des inscript., i. XIII).— Hoffmanni, Dissert, de
Athenodiiro Tarsensi, philosopha stoïco. in-4,
Leipzig. 1732.
ATOMISME (PHILOSOPHIE ATOMISTIQUE OU COR-
pusculaiki ). On comprend sous ce titre général
tous les systèmes qui se fondent en totalité ou en
partie sur l'hypothèse des atonies. Quoique nous
ayons consacré dans ce recueil une place séparée
à chacun de ces systèmes, nous avons jugé utile
de les examiner dans leur ensemble, dans leur
commune destinée, et de suivre dans toutes ses
transformations le principe qui fait leur ressem-
blai! e.
Réfléchissant que la division des corps ne peut
être illimitée, bien que cette limite échappe en-
tièrement à l'expérience, on s'est représenté la
matière comme la réunion d"un noml re infini
d'éléments indécomposables et indivisibles, qui,
par leur disposition, la diversité de leurs formes et
de leurs mouvements, nous rendent compte des
phénomènes de la nature. Voilà l'atoniisme dans
sa base. .Mais, la base une fois trouvée, l'hypothèse
une fois admise dans sa plus haute généralité, il
restait encore à en faire l'application, à en fixer
les limites, à déterminer la nature même de ces
principes matériels que l'intelligence seule devait
concevoir. L'univers tout entier et toutes les for-
mes de l'existence peuvent-ils s'expliquer par les
seuls atomes ? ou faut-il admettre encore un autre
principe, par exemple une substance intelligente
et essentiellement active? Les atomes existent-
ils de toute éternité, ou bien faut-il les considérer
comme des existences contingentes, œuvre d'une
cause vraiment nécessaire? Enfin, les atomes
sont-ils aussi variés dans leurs espèces que les
corps et, en général, que les êtres dont ils for-
ment la substance? ou n'ont-ils tous qu'une même
essence et une même nature? Les solutions qu'on
a données à toutes ces questions sont très-diverses,
et constituent, provoquées comme elles le sont les
unes par les autres, l'histoire même de la philo-
sophie atomistique.
La doctrine des atomes n'a pas pris naissance
dans la Grèce, comme on le croit généralement;
elle est plus ancienne que la philosophie grecque
et appartient à l'Orient. Posidonius, à ce que nous
assurent Strabon (liv. XVI) et Sextus Empiricus
(Adv. Malhem.), en faisait honneur à un Sido-
nien appelé Moschus, qu'il affirme avoir vécu
avant la guerre de Troie. Jamblique, dans sa Vie
de Pylhagore, nous assure qu'il a connu les suc-
cesseurs de ce même Moschus. Mais aucun n'a
pu nous dire en quoi précisément consistait son
système, ni s'il était d'accord ou en opposition
avec le dogme fondamental de toute religion. La
doctrine^ des atomes a été trouvée aussi dans
l'Inde, où elle prend un caractère plus précis et
plus net. Elle fait partie du système philosophi-
que appelé vaisêchika et n'exclut pas l'existence
du principe spirituel ; car elle ne rend compte
que de la composition et des phénomènes de la
matière. Kanada, l'auteur de ce système, recon-
naît expressément une âme distincte du corps,
siège de l'intelligence et du sentiment, et une in-
telligence inlinie distincte du monde. Mais il ne
peut croire que la divisibilité de la matière soit
sans bornes. Si chaque corps, dit-il, était composé
d'un nombre infini de parties, il n'y aurait aucune
différence de grandeur entre un grain de moutarde
et une montagne, entre un moucheron et un élé-
phant ; car l'infini est égal à l'infini. Nous sommes
donc obligés de considérer la matière; en général,
comme un composé de particules indivisibles, par
conséquent indestructibles et éternelles : tels sont
les atomes. Les atomes ne tombent pas sous nos
i •■ment ils m prjn
mai-., comme tout ce qui affe Le nos o
lia seraient
action. Ainsi, la plus petite partie «le matière
nue notre o dsir dans un i b
mière, n'e ,i encore qu'i
de parties plus simples. Chacun des granû
mcnls de la nature comprend des atomes d'une
espèce particulière, ayant toutes les pr> ,
corps qui en sont formés: il va donc di iimncs
terrestres, aqueux, aériens, lumineux, et d'autres
qui appartiennent à l'éther. Ce n'est pas le hasard
qui les réunit lorsqu'ils donnent naissance aux
corps composés, ce n'est pas non plus le hasard
qui les sépare à la dissolution de ces mêmes
corps: ils suivent, au contraire, I i ssion
invariable. La première combinaison est binaire
ou ne comprend que deux atomes ; la seconde se
compose de trois atomes doubles ou molécules
binaires. Quatre molécules de cette dernière es
pèce, c'est-à-dire quatre agrégats dont chacun se
compose de trois atomes doubles, forment la qua-
trième combinaison, et ainsi de suite. La dissolu-
tion des corps suit la progression inverse.
Lorsqu'on songe que ce système est à peu près
le même que celui d'Anaxagore; quand on se
rappelle que, d'après une tradition fort ancienne
et très-répandue, Démocrite, l'auteur présumé de
la philosophie atomistique, a été chercher en
Orient; même dans l'Inde, les éléments de sa
vaste érudition ; quand on pense enfin que Pytha-
gore a été, lui aussi, selon l'opinion commune,
dans ces antiques régions, et qu'il n'y a pas un
abîme entre ces atomes invisibles et l'idée des
monades : alors il est absolument impossible de
laisser à la Grèce le mérite de l'invention. Un
disciple de Pythagore, Ecphante de Syracuse, re-
gardait positivement la théorie des monades
comme un emprunt fait à la philosophie atomis-
tique (Stob., Ecl. i), et la manière dont le philo-
sophe de Samos expliquait la génération des corps
offre aussi quelque ressemblance avec la progres-
sion géométrique sur laquelle se fonde la doctrine
indienne. Un autre pythagoricien, ou du moins
un homme profondément imbu des idées de cette
école, Empédocle, a fondé toute sa physique sur
la théorie des atomes, à laquelle il ajoute, comme
le philosophe indien, la distinction vulgaire des
quatre éléments et la croyance à un principe spi-
rituel, cause première du mouvement, de l'ordre
et de la vie. Ce principe, c'est Vamour, qui, selon
lui, vivifie et pénètre toutes les parties du sphé-
rus, c'est-à-dire de l'univers considéré comme un
seul et même être. A côté, ou plutôt au-dessous
de l'amour, il reconnaît encore un principe de
dissolution, ou, comme nous dirions aujourd'hui,
une force répulsive qui désunit et sépare ce que
l'amour a rassemblé selon les lois de l'harmonie.
Anaxagore est à peu près dans le même cas; car,
lui aussi, il reconnaît deux principes également
éternels, également nécessaires à la formation du
monde : l'un est le principe moteur, la force in-
telligente, la substance spirituelle, sans laquelle
tout serait plongé dans l'inertie et dans le chaos;
l'autre, c'est la matière, composée elle-même d'un
nombre infini d'éléments indécomposables, invi-
sibles dans l'état d'isolement et d'abord réunis en
une masse confuse, jusqu'à ce que l'intelligence
vînt les séparer. Ces éléments qui, dans le sys-
tème d'Anaxagore, portent le nom d'homéoméries,
ne sont pas autre chose que les atomes. Seule-
ment^ au lieu de les diviser en quatre classes,
d'après le nombre des éléments généralement re-
connus, Anaxagore en a prodigieusement multi-
plié les espèces : ainsi, les uns servent exclusive-
ment à la formation de l'or, les autres à celle de
l'argent; ceux-ci constituent le sang, ceux-là la
ATOM
119 —
ATOM
chair ou les os; et de môme pour tous les autres
corps qu'on distingue dans la nature. Il y a même
des homéoméries d'un caractère particulier qui
composent les couleurs, et naturellement elles se
partagent en autant d'espèces secondaires qu'il y
a de couleurs principales. C'est un commencement
de chimie à côté d'une physique toute méca-
nique.
Les trois systèmes que nous venons d'esquisser,
celui du philosophe indien, et ceux qui ont pour
auteurs Empédocle et Anaxagore, nous représen-
tent l'atomisme dans sa première forme, quand
il n'exclut pas encore l'intervention du principe
spirituel, quand il se réduit aux proportions d'une
physique admettant à côté d'elle une métaphysi-
que quelconque, ou du moins une théologie. Mais
avec Leueippe et Démocrite, qu'il n'est guère
possihle de séparer l'un de l'autre, commence,
pour ainsi dire, une nouvelle ère. La puissance
spirituelle est écartée comme une machine inutile,
tout s'explique dans l'univers par les propriétés
des atomes, et la physique, ou plutôt la mécani-
que se substitue à la totalité de la science des
choses, à ce qu'on appelait alors la philosophie.
En effet, pour Démocrite etpoursonami Leueippe,
comme l'appelle toujours Aristote, rien n'existe
que le vide et les atomes. Ceux-ci ont en propre
non-seulement la solidité, mais aussi le mouve-
ment, ce qui rend inutile toute autre hypothèse.
Les atomes se suffisent à eux-mêmes et à tout le
reste; car le vide n'est rien en soi, que l'absence
de toutobstacle au mouvement. Ils se rencontrent,
se réunissent ou se séparent sans dessein, sans loi
et suivant les seuls caprices du hasard. L'univers
tout entier n'est que l'une de ces combinaisons
fortuites, et le hasard qui l'a fait naître peut aussi,
d'un instant à l'autre, le détruire. Ne parlez pas
de la vie ; elle n'est qu'un jeu purement mécani-
que de ces petits corps toujours en mouvement:
ni de l'âme, qui est un agrégat d'atomes plus
légers et plus rapides. Épicure, comme l'a très-
bien démontré Cicéron, n'a rien ajouté au fond
de cette doctrine ;. il n'a que le mérite d'en avoir
tiré avec beaucoup de sagacité toutes les consé-
quences morales et d'avoir ennobli l'idée du plai-
sir, sans pouvoir cependant la substituer à celle
du devoir. Lucrèce lui a prêté le secours de sa
riche imagination ; il a été le poëte de cette mal-
heureuse école, comme Épicure en a été le mora-
liste et Démocrite le physicien (de métaphysique,
elle n'en a pas) ; mais les ressources mêmes de son
génie nous sont une preuve que la poésie expire
comme la vertu sous le souffle glacé du matéria-
lisme. Ces trois noms, que nous venons de pronon-
cer, nous représentent la doctrine des atomes sous
sa seconde forme, sans contredit la plus hardie et
la plus complète, lorsque, repoussant l'alliance de
tout autre principe, elle essaye de constituer par
elle seule la philosophie tout entière.
A partir de cette époque, nous voyons les ato-
mes rentrer dans les ténèbres et se perdre dans
l'oubli, jusqu'à ce que, au beau milieu du xvne
siècle, un prêtre chrétien ait songé à réhabiliter
Épicure. Mais gardons-nous de nous laisser trom-
per aux apparences. Gassendi, en cherchant à res-
taurer la philosophie atomistique, n'a pas peu
contribué à l'amoindrir et à la refouler pour tou-
jours dans le domaine des sciences naturelles. En
effet, enchaîné par la foi, et par une foi bien sin-
cère, au dogme de la création ex nihilo, il ôte
aux atomes l'éternité, dont on n'avait pas songé à
les dépouiller jusqu'alors, même dans les systè-
mes qui reconnaissaient l'existence d'un moteur
spirituel. Il les fait déchoir du rang que la matière
a toujours occupé chez les anciens, du rang d'un
principe non moins nécessaire que la cause intel-
ligent? ; et, les considérant comme une œuvre de
la création, comme une œuvre qui a commencé
et qui devra aussi finir selon le dogme chrétien
de la fin du monde, il nous les montre réellement
comme des phénomènes servant à expliquer d'au-
tres phénomènes plus complexes, je veux parler
des corps composés. C'est à ce titre qu'ils sont en-
trés dans la physique et dans la chimie moderne,
et que la philosophie proprement dite les a abjurés
pour toujours. Encore faut-il remarquer que, dès
ce moment, leur indivisibilité même, c'est-à-dire
leur existence comme substances distinctes, se
trouve formellement niée par les uns et regardée
par les autres comme une hypothèse. Descartes,
en continuant d'expliquer les phénomènes du
monde visible par la matière et le mouvement,
c'est-à-dire par une physique purement mécani-
que comme celle de Démocrite et d'Épicure; en
appliquant le même système à la physiologie, jus-
qu'au point de refuser tout sentiment à la brute;
Descartes, disons-nous, a cependant nié l'existence
des atomes. « 11 est, dit-il [Principes de la Philo-
sophie, 2e partie, ch. xx\), très-aisé de connaître
qu'il ne peut pas y avoir d'atomes, c'est-à-dire de
parties des corps ou de la matière qui soient de
leur nature indivisibles, ainsi que quelques phi-
losophes l'ont imaginé. Nous dirons que la plus
petite partie étendue qui puisse être au monde
peut toujours être divisée, parce qu'elle est telle
de sa nature. » Bientôt, grâce aux découvertes de
Newton, un nouvel élément, un principe pure-
ment immatériel pénètre peu à peu dans toutes
les sciences naturelles, dans le système du monde
sous le nom de gravitation, dans la physique et
dans la chimie sous les noms de pesanteur, d'at-
traction, de répulsion, d'affinité, et enfin dans la
physiologie sous le nom de principe vital. Nous ne
doutons pas que cet élément nouveau ne finisse
par emporter, un jour ou l'autre, cette ombre de
réalité que les atomes conservent encore. Au
point où nous sommes arrivés, il n'est pas difficile
de reconnaître que si la matière n'est pas vraiment
quelque chose par elle-même, un principe éter-
nel et nécessaire comme Dieu, elle rentre dans la
classe des existences contingentes et phénomé-
nales. Or un phénomène doit toujours être conçu
tel que l'expérience nous le montre ; car, si nous
le concevons autrement, c'est-à-dire d'après les
idées de la raison, d'après une base admise a
priori, ce n'est plus un phénomène que nous avons,
et ce n'est plus l'expérience qui est notre guide
dans l'étude des choses extérieures. Mais quel est
le caractère avec lequel nous percevons toujours
la matière, et sans lequel elle demeure absolu-
ment en dehors de la perception? C'est la divisi-
bilité. Donc la divisibilité entre nécessairement
dans l'essence de la matière, et vous ne pouvez
y mettre un terme qu'en niant l'existence de la
matière elle-même. La divisibilité, direz-vous, est
un simple phénomène : la matière aussi n'est
qu'un phénomène; elle est la forme sous laquelle
je saisis dans l'espace les forces qui limitent ma
propre existence, et en l'absence de laquelle ces
forces ne sont plus pour moi que des puissances
immatérielles, telles que la gravitation, l'affinité,
le principe vital, etc. Voulez-vous reculer vers
l'hypothèse antique et faire de la matière, en dé-
pit" de vos sens, une substance réelle, un prin-
cipe nécessaire et indestructible? Alors, ou vous
reconnaîtrez à côté d'elle un moteur intelligent,
et vous aurez à lutter contre toutes les absurdi-
tés du dualisme; ou vous la regarderez comme
le principe unique des choses, et vous soulèverez
contre vous les difficultés bien autrement graves
du matérialisme; vous serez forcé de nous expli-
quer comment le hasard est devenu le père de
la plus sublime harmonie, comment ce qui ne
pense pas a produit la pensée, ce qui ne sent pas
ATTE
— 120 —
ATTE
le sentiment, et comment l'unité du moi a pu
sortir d'un assemblage confus d'éléments en dés-
ordre ; ou enfin vous vous réfugierez dans le
système de Gassendi et vous armerez contre vous
les sciences physiques et la métaphysique à la
fois ; en un mot, vous serez forcé de recommencer
l'histoire entière de l'atoniisme, pour arriver fi-
nalement au point où nous en sommes, c'est-à-
dire à. ne pas séparer l'idée de la matière du phé-
nomène de la divisibilité, par conséquent, à la
regarder elle-même comme un simple phéno-
mène. De cette manière, l'histoire de la philoso-
phie atomistique est la meilleure réfutation de ce
système, et cette réfutation est en même temps
celle du matérialisme tout entier. Elle nous mon-
tre toutes les hypothèses imaginées jusqu'aujour-
d'hui pour élever la matière au rang d'un prin-
cipe absolu, se détruisant les unes les autres et
abandonnant enfin, vaincues par leurs propres
luttes, le champ de la philosophie. Cependant les
recherches, ou, si on l'aime mieux, les inventions
de tant de grands esprits n'ont pas eu seulement
un résultat négatif; la philosophie atomistique a
été éminemment utile à l'étude des corps, et peut-
être aussi, comme nous l'avons avance plus haut,
a-t-elle mis sur la voie de la théorie des mo-
nades.
Voy. la Philosophie atomistique, par Lafaye
(Lafaist), in-8, Paris, 1833, et pour les détails,
les articles Empédocle, Anaxagore, Démocrite,
Epicure, Gassendi, etc.
ATTALUS philosophe stoïcien, qui vivait dans
le i" siècle de l'ère chrétienne; nous ne savons
absolument rien de lui, sinon qu'il fut le maître
de Senèque.
ATTENTION (de tendere ad, application de
1 esprit a un objet). Nous recevons à tout instant
d innombrables impressions qui, étant très-con-
fuses et très-obscures, passeraient toutes inaper-
çues, si quelques-unes ne provoquaient une réac-
tion de la part de l'âme. Cette réaction, par la-
quelle l'âme fait effort pour les retenir, est ce
qu'on nomme attention. Je ne suis pas encore
attentif lorsque, ouvrant les yeux sur une cam-
pagne, j'aperçois d'un regard les divers objets
qui la remplissent; je le deviens, lorsque, attiré
par un objet déterminé, je m'y attache pour le
mieux connaître.
Le premier et le plus saillant des phénomènes
que 1 attention détermine, est l'énergie croissante
des impressions auxquelles l'âme s'applique, tan-
dis que les autres s;affaiblissent graduellement et
s effacent. L'état où nous nous trouvons quand
nous assistons à une représentation théâtrale en
est un exemple frappant. Plus nous avons les yeux
nxes sur la scène, plus nous prêtons l'oreille aux
paroles des acteurs, plus, en un mot, les péripé-
ties du drame nous attachent, moins nous vovons,
moins nous entendons ce qui se passe autour de
nous. I eut-etre en perdrions-nous tout à fait le
sentiment si notre attention parvenait à un degré
encore plus intense. Dans le tumulte d'une ba-
taille, un soldat peut être blessé sans en rien sa-
voir. Archimède, absorbé dans la solution d'un
problème, ne s'aperçut pas, dit-on, que les Ro-
mains avaient pris Syracuse, et mourut victime
de sa méditation trop profonde. Reid [Essai sur
les fac. actives, ess. II, ch. m) connaissait une
personne qui, dans les angoisses de la goutte,
avait coutume de demander l'échiquier, « comme
elle était passionnée pour ce jeu, elle remarquait
qu a mesure que la partie avançait et fixait son
attention, le sentiment de sa douleur disparais-
sait. » '
Chacun a pu remarquer aussi que l'attention
permet de démêler dans les choses beaucoup de
propriétés et de rapports qui échappent à une vue
distraite. Comme un ingénieux écrivain l'a dit,
elle est une sorte de microscope qui grossit les
objets, et en découvre les plus fines nuances
Lorsque nous n'avons p 18 été attentifs, il ne reste
à l'esprit que de vagues perceptions qui se mêlent
et se détruisent. Cette vue imparfaite des ol
mérite à peine le nom de connaissance;
quelques philosophes ont-ils pu avancer, non
raison, que, pour connaître, il fallait être atten-
tif. Toutefois, présentée sous une forme aussi ab-
solue, cette proposition est exagérée. Si une notion
quelconque, aussi vague qu'on le voudra, ne pré-
cédait pts l'attention, comment notre âme se por-
terait-elle vers des objets dont elle ne soupçonne-
rait pas même l'existence? Ignoti nulla cupido.
dit le poète, et la raison avec lui.
Un dernier effet de l'attention important à si-
gnaler, c'est la manière dont elle grave les idées
dans la mémoire. Lorsque nous avons fortement
appliqué notre esprit à un objet, il est d'observa-
tion constante que nous en conservons beaucoup
mieux le souvenir; l'expérience nous dit même
que les faits auxquels nous sommes attentifs, sont
les seuls que nous nous rappelions. « Si quelqu'un
entend un discours sans attention, dit Reid [ib.),
que lui en reste-t-il? s'il voit sans attention l'é-
glise de Saint-Pierre ou le Vatican, quel compte
peut-il en rendre? Tandis que deux personnes
sont engagées dans un entretien qui les intéresse,
l'horloge sonne à leur oreille sans qu'elles y fas-
sent attention : que va-t-il en résulter? la minute
d'après, elles ne savent si l'horloge a sonné ou
non. »
Étudiée en elle-même, l'attention est un phé-
nomène essentiellement volontaire; comme tous
les autres phénomènes du même ordre, elle subit
l'influence de divers mobiles dont les principaux
sont le contraste, la nouveauté, le changement ;
souvent elle est provoquée avant qu'aucune dé-
cision de l'âme ait pu intervenir ; mais elle n'en
demeure pas moins soumise à l'autorité supé-
rieure du moi. Je la donne ou la retire, comme
il me plaît; je la dirige tour à tour vers plusieurs
points; je la concentre sur chaque point aussi
longtemps que ma volonté peut soutenir son ef-
fort.
Condillac (Logique, Ve partie, ch. vn) pensait
que toute la part de l'âme, lorsqu'elle est atten-
tive, se réduisait à une sensation « que nous
éprouvons, comme si elle était seule, parce que
toutes les autres sont comme si nous ne 'es
éprouvions pas. » Il est évident qu'abusé par
l'esprit de système. Condillac n'avait pas reconnu
la nature vraie de l'attention, qui est la dépen-
dance du pouvoir personnel, opposé au rôle pas-
sif que nous gardons dans les faits de la sensi-
bilité.
M. Laromiguière (Leçons de Philosophie,
lre partie, leçon iv) a mis dans tout son jour
cette grave méprise du père de la philosophie
sensualiste; il a rappelé la différence établie par
tous les hommes entre voir et regarder, enten-
dre et écouter, sentir et flairer en un mot, pâ-
tir et agir; mais il est tombe lui-même dans
une confusion fâcheuse, lorsqu'il a envisagé l'at-
tention comme la première des facultés de l'en-
tendement, et celle qui engendre toutes les au-
tres. Puisque l'attention est volontaire, elle est
aussi distincte de l'intelligence que la sensibilité;
car nos idées ne dépendent pas plus de nous que
nos sentiments. Cette différence est d'ailleurs con-
firmée d'une manière directe par l'observation.
Ainsi que la remarque en a été souvent faite,
ie puis m'appliquer avec force à une vérité sans
la comprendre, a un théorème de géométrie sans
pouvoir le démontrer, à un problème sans pou-
voir le résoudre.
ATTE
— 121 —
ATTR
Quelques philosophes se sont demandé si l'at-
tention était une faculté proprement dite, ou
seulement une manière d'être, un état de l'ame.
On vient de voir que M. Laromiguière soutenait
la première opinion; la seconde appartient à
M. Destutt de Trac y {Idéologie, en. xi). Au fond,
toutes deux diffèrent moins qu'on ne croit, et
peuvent aisément se concilier. Ceux qui ne
voient dans l'attention qu'une manière d'être,
ne prétendent pas sans doute qu'elle soit un ef-
fet sans cause ; ils reconnaissent qu'elle suppose
dans l'âme le pouvoir de considérer un objet à
part de tout autre; seulement ils soutiennent
que ce pouvoir n'est pas distinct de la volonté.
Or les partisans de l'opinion en apparence oppo-
sée n'ont jamais contesté ce point; l'attention,
pour les uns et pour les autres, est une faculté ;
mais elle n'est pas une faculté primitive, irré-
ductible; elle est déterminée par son objet plutôt
que par sa nature; c'est un mode, une dépen-
dance de l'activité libre; c'est la liberté même
appliquée à la direction de l'intelligence.
L'attention présente de nombreuses variétés,
suivant les individus. Faible et aisément dis-
traite chez ceux-ci, elle est incapable de se re-
poser deux instants de suite sur un même objet,
et ne fait que passer d'une idée à une autre.
Naturellement forte chez ceux-là, elle ne connaît
pus la fatigue; elle est encore éveillée au mo-
ment où on croirait qu'elle sommeille, et d'une
étendue égale à sa puissance, elle peut embras-
ser simultanément plusieurs objets. César dic-
tait quatre lettres à la fois. Un phénomène vul-
gaire, inaperçu de tout autre, est remarqué par
un Newton, auquel il suggère la découverte du
système du monde.
Ces différences tiennent en partie à la prépon-
dérance inégale du pouvoir personnel. Puisqu'au
fond ce pouvoir constitue l'attention, il est natu-
rel qu'il en mesure la force et la faiblesse par
son énergie propre et ses défaillances; qu'elle
soit moins soutenue dans l'enfance, où il ne fait
que poindre, dans le trouble de la maladie ou de
la passion qui l'énervent, enfin chez tous les
esprits qui ne sont pas maîtres d'eux-mêmes ;
qu'elle le soit davantage dans l'âge mûr, dans
la santé, partout où se rencontre une volonté
puissante et forte.
Une autre cause de l'inégalité en ce genre est
l'habitude. Comme tous les philosophes qui ne
reconnaissent dans l'âme aucune disposition pri-
mitive et innée. Helvétius a exagère l'influence
de ce principe {de l'Esprit, dise. III, ch. iv), lors-
qu'il a dit que la nature ayant accordé à tous les
hommes une capacité d'attention pareille, l'usage
qu'ils en faisaient produisait seul toutes les diffé-
rences. Toutefois il est certain que l'exercice
contribue beaucoup à nous rendre plus faciles la
direction et la concentration de nos facultés in-
tellectuelles. Incertaine et pénible au début,
l'attention, comme tout effort, devient, quand on
la répète, facile et assurée. Nous apprenons à
être attentifs, comme à parler, à écrire, à mar-
cher. Si beaucoup de personnes ne savent pas
conduire et fixer leur esprit, c'est, on peut le
dire, pour ne s'y être point accoutumées de
bonne heure.
L'attention appliquée aux choses extérieures
constitue à proprement parler {'observation. Lors-
qu'elle a pour objet les faits de conscience, elle
prend le nom de réflexion. Voy. ces mots.
On peut consulter outre les auteurs cités dans
le cours de cet article. Bossuet, Traité de la con-
naissance de Dieu et de soi-même, ch. m, § 17, 19.
— Dugald-Stewart , Eléments de la philos, de
l'espr. humain, ch. n; Bonnet, Essai analytique
sur l'Ame, ch. vu; Prévost, Essais de Philoso-
phie, lre partie, liv. IV. sect. V; et surtout M. de
Cardaillac, Etudes élémentaires de Philosophie,
sect.V, ch. ii. Malebranche, dans le sixième livre
de la Recherche de la Vérité, a présenté des
vues ingénieuses et utiles sur la nécessité de
l'attention, pour conserver l'évidence dans nos
connaissances, et sur les moyens de la soutenir.
C. J.
ATTICTJS. Philosophe platonicien du ne siècle
de l'ère chrétienne. Nous ne connaissons ni son
origine ni ses ouvrages, dont il n'est parvenu
jusqu'à nous que de rares fragments conservés
par Eusèbe ; nous savons seulement que, disciple
fidèle de Platon, et voulant conserver dans toute
leur pureté les doctrines de ce grand homme, il
s'est montré l'adversaire de l'éclectisme alexan-
drin. Il repoussait surtout les principes d'Aris-
tote, qu'il accusait de ne s'être éloigné des idées
de son maître que par un vain désir d'innovation.
Il lui reprochait avec amertume d'avoir altéré
l'idée de la vertu, en soutenant qu'elle est insuf-
fisante au bonheur, d'avoir nié l'immortalité de
l'âme pour les héros et les démons, enfin d'avoir
méconnu la Providence et la puissance divine, en
rejetant !a première de ce monde où nous vi-
vons, et en enseignant que la seconde ne pour-
rait pas préserver l'univers de la destruction.
Tous ces reproches ne sont pas également justes,
mais ilstémoignentde sentiments très-éleves. Mal-
gré cette résistance à l'esprit dominant de son
temps, Plotin avait une telle estime pour les
écrits d' Atticus, que, non content de les recom-
mander à ses disciples, il n'a pas dédaigné d'en
faire le texte de quelques-unes de ses leçons.
Voy. Porphyre, Vit. Plot., c. xiv. — Eusèbe.
Prœpar. evang., lib. XI, c. i; lib. XV, c. iv, vi.
— 11 faut se garder de confondre le philosophe
dont nous venons de parler avec un sophiste du
même nom et de la même époque, Tiberius
Claudius Herodes Atticus. On peut consulter
sur ce dernier Ed. Raph. Fiorillo, Her. Attici
quœ supersunt, in-8, Leipzig, 1801, et Philos-
trate, Vit. sophist. cum notis Olearii, lib. II,
c. i. — Quant à l'ami de Cicéron, Titus Pompo-
nius Atticus, que l'on compte avec raison parmi
les disciples d'Épicure, il suffit de lui accorder
une simple mention.
ATTRIBUT (de tribuere ad) signifie, en gé-
néral, une qualité, une propriété quelconque,
toute chose qui peut se dire d'une autre {■/.■x-rr
■yopEtsOai, xar/iyopoûfiavov). Il faut établir une
distinction entre les attributs logiques et les at-
tributs réels ou métaphysiques; nous ne parle-
rons pas des attributs extérieurs, qui ne doivent
occuper que les artistes et les poètes. Le seul ca-
ractère distinctif des attributs logiques, c'est la
place qu'ils occupent dans la proposition ou dans
le jugement; c'est de se rapporter, sinon à une
substance, à un être réel, du moins à un sujet.
Par conséquent, les attributs de cette nature
peuvent exprimer autre chose que des qualités,
si toutefois ils ne renferment pas une pure néga-
tion. Ainsi , dans cette fameuse proposition de
Pascal : l'homme n'est ni ange ni bête; les mots
qui tiennent la place de l'attribut ne représentent
ni une qualité ni une idée positive. Les attributs
métaphysiques, au contraire, sont toujours des
qualités réelles, essentielles et inhérentes, non-
seulement à la nature, mais à la substance même
des choses. Ainsi l'unité, l'identité et l'activité
sont des attributs de l'âme ; car je ne saurais les
nier sans nier en même temps l'existence de
l'âme elle-même. La sensibilité, la liberté et l'in-
telligence ne sont que des facultés. En Dieu, il
n'y a que des attributs, parce qu'en Dieu tout est
divin, c'est-à-dire absolu, tout est enveloppé dans
la substance et dans l'unité de l'être nécessaire.
AUGU
— 122
AUGU
— Dans l'école, on désignait sous le nom d'at-
tributs dialectiques, la définition, le genre, le
propre et l'accident, parce que tels sont, aux
yeux d'Aristote (Top., lib. I, c. vi), les quatre
points de vue sous lesquels doit être env
toute question livrée a la discussion philoso-
phique.
ATTRIBUTIF, se dit de tous les termes qui ex-
priment un attribut ou une qualité, de quelque
nature qu'ils puissent être.
AUGUSTIN (Saint). Aurelius Augustinus
naquit à Tagaste, en Afrique, le 13 novembre
de l'année 354. Son père, d'une bonne naissance,
mais d'une médiocre fortune, s'appelait Patrice,
et sa mère, femme d'une grande vertu, portait
le nom de Monique. C'est d'elle qu'il reçut les
premiers principes de la religion chrétienne. Il
étudia successivement la grammaire à Tagaste,
les humanités à Madaure, et la rhétorique à Car-
thage. Son goût pour les poètes fut la cause prin-
cipale de son ardeur pour le travail. Après avoir
fréquenté le barreau à Tagaste, il retourna à
Carthage en 379, et y professa la rhétorique. Il
était, dès ce temps, engagé dans les erreurs des
manichéens. Plus tard, il porta son talent à
Rome, et de Rome à Milan, où il quitta le mani-
chéisme. Il avait été disposé à le faire par un
discours de saint Ambroise et par la lecture de
Platon. La connaissance des épîtres de saint
Paul acheva ce que les paroles et les écrits de
ces deux grands hommes avaient commencé.
L'année suivante, 387, il reçut le baptême. Peu
de temps après, il perdit sa mère à Ostie. De re-
tour en Afrique, il fut élu par le peuple, sans
qu'il s'y attendît, prêtre de l'église d'Hippone. Les
succès qu'il obtint en cette qualité au concile de
Carthage, en 398, où il expliqua le symbole de
la foi devant les évêques, et la crainte que con-
çut Valère; évêque d'Hippone, qu'on ne lui enle-
vât un prêtre si nécessaire au gouvernement de
son diocèse, décidèrent le prélat africain à le
choisir pour son coadjuteur. Il le fit consacrer
par Megalius, évêque de Calame, primat de Nu-
midie. Ses nouvelles fonctions le forcèrent à
demeurer dans la maison épiscopale; c'est pour-
quoi il quitta le monastère qu'il avait élevé à
Hippone, dans lequel il vivait en communauté
avec quelques personnes pieuses. Il s'adonna plus
que jamais à la prédication et à la composition
d'ouvrages qui intéressaient la pureté de la foi.
Les Vandales, maîtres d'une partie de l'Afrique
depuis l'année 428, vinrent en 430 mettre le
siège devant Hippone. Ce fut pendant que sa ville
épiscopale était assiégée, que saint Augustin
mourut, âgé de soixante-seize ans. 11 s'était
mêle depuis 411 à la querelle du pélagianisme,
et a celle des donatistes depuis 393.
Parmi les nombreux ouvrages de saint Augus-
tin, plusieurs appartiennent plutôt à la philoso-
phie qu'à la théologie, d'autres appartiennent à
1 une et à l'autre, d'autres enfin sont purement
theologiques; nous indiquerons ceux des deux
premières classes. Les écrits de saint Augustin à
peu près exclusivement philosophiques sont :
1° les trois livres contre les Académiciens;
2° le livre de la Vie heureuse; 3° les deux li-
vres de V Ordre; 4" le livre de l'Immortalité de
l'Ame; 5° de la Quantité de l'Ame; 6° ses qua-
torze premières lettres. Ses écrits mêlés de phi-
losophie et de théologie sont : 1° les Soliloques;
2° le livre du Maître; 3' les trois livres du Li-
bre arbitre; 4' des Mœurs de l'Église; 5" de la
Vraie religion; 6» Réponses à quatre-vingt-trois
questions; 7° Conférence contre Fortunat ;
8° trente-trois disputes contre Fausle et les Ma-
nichéens; 9- traite de la Créance des choses que
l un ne conçoit pas; 10" les deux livres contre le
Mensonge; 11' discours sur la Patience; 1
laCiléde Dieu; 13* U Confe «ton . i 'r
de la Nature contre les Manichéens; 15*
Trinité.
Les doctrines philosophiques contenues i
ces ouvrages pew ! uner ainsi.
Théodicée. — « Dieu est l'être au-dessus duquel,
hors duquel, et au-dessous duquel rien n'est de
ce qui est véritablement. Dieu est donc I
suprême et véritable, de laquelle toutes choses
vivent d'une manière vraie et suprême ; il est en
réalité la béatitude, la vérité, la bonté, la beauté
suprême. Tous ces attributs ne doivent point
être en Dieu considérés comme ils le seraient
dans l'homme, c'est-à-dire comme des qualités
qui revêtent une substance; mais ils doivent être
regardés comme sa substance et son essence. La
bonté absolue et l'éternité sont Dieu lui-même.
Il n'y a, dans la substance divine, rien qui ne
soit être, et c'est de là que vient son immutabi-
lité. » (Soliloque i, n" 3 et 4 : — de Trinitate,
lib. VIII, c. v; — de Vcra religione, c. xux.)
Dans toutes ces idées sur Dieu, on ne rencon-
tre rien qui ne se retrouve dans la tradition pla-
tonicienne et aristotélicienne de la philosophie
antique, et l'influence de la révélation ne s'y
aperçoit pas. Il n'y avait pas lieu, en effet,
qu'elle s'y exerçât; car la révélation, supposant
toujours la croyance en Dieu et la connaissance
de ses attributs établies dans les esprits, n'a
nulle part cru nécessaire de démontrer l'existence
de la cause première et absolue.
On doit remarquer avec quel soin saint Au-
gustin, en exposant l'ubiquité de Dieu, environ-
nait sa définition de réserves de tout genre, dans
la crainte qu'on n'en tirât quelque conséquence
favorable à des hérésies qui tendaient à identi-
fier la création et le Créateur. Il développe sa
pensée dans plusieurs passages où il dit : « Dieu
est substantiellement répandu partout, de telle
manière, cependant, qu'il n'est point qualité par
rapport au monde, mais qu'il en est la substance
créatrice, le gouvernant sans peine, le contenant
sans efforts, non comme diffus dans la masse,
mais, en lui-même, tout entier partout. » (Èpî-
treism). Il ajoute ailleurs : « Dieu n'est donc pas
partout comme contenu dans le lieu, car ce qui
est contenu dans le lieu est corps. Quant à Dieu,
il n'est pas dans le lieu; toutes choses, au con-
traire, sont en lui, sans qu'il soit cependant le
lieu de toutes choses. Le lieu, en effet, est dans
l'espace occupé par la largeur, la longueur, la
profondeur du corps : Dieu cependant n'est rien
de tel. Toutes choses sont donc en lui, sans qu'il
soit néanmoins lui-même le lieu de toutes cho-
ses. » (Quesl. divers., n° 20; — Soliloq. i,
n- 3 et 4).
On ne peut se dissimuler sans doute que. sous
le mystère de l'ubiquité divine, affirmée par
ces passages, plutôt qu'elle n'est expliquée, il ne
se trouve des principes d'où sortirait sans beau-
coup d'efforts, en apparence du moins, une philo-
sophie inclinant au panthéisme. Mais si ces ex-
pressions, par exemple : Dieu est substantielle-
ment répandu partout, faiblement modifiées par
ce qui suit, mettent le lecteur sur la voie de sem-
blables conséquences, saint Augustin ne saurait
être justement repris d'avoir énoncé un principe
incontestable en soi. En cela, il procédait en
vertu des lois de l'intelligence, et par conséquent,
de toute philosophie rigoureuse, disposée à ou-
blier l'individuel et le fini, lorsqu'elle s'arrête à
la contemplation de l'immanence de la cause ab-
solue. Quoique nous le surprenions ici obéissant
à ces tendances inhérentes à l'esprit humain, et
qui ne s'arrêtent que devant la connaissance des
données psychologiques sous l'influence desquel-
AUGU
— 123 —
AUGU
les l'homme se considère comme un être limité,
créé, doué, en un mot, de qualités irréductibles
dans les attributs de la cause suprême, il est
certain que saint Augustin a de bonne heure
porté son attention sur ces conséquences, et sur
les résultats qu'elles peuvent avoir dans la pra-
tique. Il est également certain qu'il les a com-
battues, tantôt par sa doctrine sur la nature du
mal, tantôt par le principe de la création ex ni-
hilo dont il est le défenseur, quoiqu'il le réfute
souvent, sans s'en rendre compte, par les efforts
mêmes qu'il fait pour l'expliquer.
Entre un grand nombre de difficultés, deux
principales ne pouvaient manquer, en effet, de se
présenter à cet esprit actif et pénétrant. 1° Com-
ment le mal peut-il subsister en même temps
1 que la bonté suprême, absolue, toute-puissante?
Le faire sortir de Dieu, c'eut bien été, sans
doute, le lui subordonner; mais cette origine,
contradictoire à sa nature absolument bonne, ne
pouvait être admise ; croire qu'il n'avait pu naî-
tre de Dieu, et lui accorder cependant une exis-
tence quelconque, c'était le supposer indépen-
dant du principe bon, et revenir à l'opinion des
manichéens que saint Augustin avait abandon-
née, non sans considérer cette phase de sa vie
comme un bienfait de la grâce céleste. Il crut
avoir trouvé la solution de cette difficulté, et la
vraie nature du mal, dans cette considération,
que Dieu, étant absolument bon, n'a pu créer
que des choses bonnes ; qu'il a créé toutes les
substances, qu'elles sont donc toutes bonnes;
que le mal, par conséquent, doit être cherché
ailleurs que dans les substances, qu'il n'existe
que dans les rapports faux qui s'établissent entre
les êtres, ou que les êtres établissent volontaire-
ment entre eux. Cette doctrine, qui n'est dé-
nuée ni de vérité ni de profondeur, est loin ce-
pendant de satisfaire à toutes les exigences de la
question. 2° L'autre difficulté consistait en ce
que quelques-uns considéraient Dieu comme
ayant tiré de lui-même la matière, substance si
contraire à la sienne, ce que semblaient cepen-
dant enseigner les systèmes d'émanation mis en
avant par les valentiniena, les gnostiques et les
manichéens, dont les opinions encore répandues
excitaient saint Augustin à leur répondre. La
matière ne pouvant donc être émanée de Dieu,
ce qui eût supposé qu'elle faisait auparavant
partie de sa substance; ne pouvant pas non plus
être admise comme une force rivale et indépen-
dante de lui, les orthodoxes la considérèrent
comme créée, qualification dont le sens n'impli-
quait pas, aussi clairement que celui d'émaner,
que la matière fût sortie de la substance divine
elle-même. Cependant il était facile à des esprits
peu dociles de suppléer au silence de l'étymolo-
gie, et de supposer dans l'être^créé une partici-
pation réelle à l'essence de l'Être créateur. On
ajouta donc au mot creavit les mots ex nihilo,
autorisés par une traduction inexacte du IIe livre
des Machabées (c. vu, v. 28), et saint Augustin
défend cette formule, en l'appuyant, comme
nous l'avons dit, d'explications qui la détruisent
le plus souvent. Après s'être, dans le livre de la
Vraie religion, fait cette question : Unde fecit?
et avoir repondu : Ex nihilo, il ajoute plus bas
(c. xvin) : Omne autem bonum aut Deus , aut
ex Deo est, et il termine cette partie de ces ré-
flexions par ces mots remarquables : Illud quod
in comparatione perfectorum informe dicitur,
si habet aliquid formas, quamvis exiguum,
quamvis inchoatum, nondum est nihil, ac per
hoc id quoque in quantum est, non est nisi ex
Deo.
Sans entrer ici dans le domaine de la théologie,
nous, ne pouvons passer complètement sous si-
lence le travail d'interprétation philosophique
auquel saint Augustin a soumis l'analyse de l'es-
sence divine connue sous le nom de Trinité,
principalement la définition de celle des person-
nes dont l'idée se retrouve dans l'antiquité grec-
que, et que Platon, et; plus de trois siècles après
saint Jean, ont appelé du nom de Xôyoç. Dans les
quinze livres qu'il a consacrés à l'étude de ce
mystère, saint Augustin a cherché, dans la nature
et dans la constitution morale de l'homme, des
similitudes qui fissent comprendre la Trinité
de personnes dans l'unité de substance. Nous
n'avons pas besoin de dire qu'il est rarement
heureux dans cette tentative ; mais il avoue lui-
même qu'il ne prétend qu'approcher du vrai
sens du dogme, n'en donner qu'une intelligence
incomplète, sachant à l'avance que le mystère
ne serait plus, s'il pouvait être pénétré tout en-
tier. Il y a cependant un singulier oubli des
conditions du problème qu'il cherche à résoudre,
dans le rapprochement qu'il fait entre la personne
du Père et la mémoire, faisant passer ainsi l'es-
sence éternelle sous la loi du temps, condition
nécessaire de la mémoire.
Saint Augustin a raconté lui-même que, lors-
qu'il était encore dans les erreurs des mani-
chéens, et lorsqu'il admettait deux principes,
l'un du bien, l'autre du mal, ce fut à la lecture
des livres de Platon qu'il dut le premier retour
à la vérité. Il s'est plu d'ailleurs a répéter, dans
plusieurs de ses écrits, et principalement dans
la Cité de Dieu, que Platon et ses disciples eu-
rent connaissance du vrai Dieu. Ces faits expli-
quent comment il a toujours compris et exposé
au sens platonicien, la notion du Verbe ou du
ïôyo:, et pourquoi nous trouvons, dans le traité
de la Trinité (liv. X), sur la nécessité de conce-
voir nos œuvres avant de les réaliser, des consi-
dérations qu'il transporte, par induction, des
faits psychologiques a l'essence divine, et qui
reproduisent assez fidèlement la théorie des
idées du philosophe grec. C'est surtout sous l'in-
fluence de cette philosophie que la pensée de
saint Augustin s'élève à l'enthousiasme ; cette
partie de sa doctrine a été souvent, après lui,
reproduite par les philosophes du moyen âge,
par ceux principalement qui inclinaient au réa-
lisme.
Saint Augustin ne s'est pas contenté; en appli-
quant la philosophie aux doctrines révélées, de
pénétrer, le plus avant qu'il a pu, dans la con-
naissance de l'essence divine ; il a aussi présenté
Dieu comme le bien suprême et la véritable fin
à laquelle l'homme doit aspirer. Dans ses deux
livres contre les Académiciens . et dans celui de
la Vie heureuse, il a démontre que le doute ou
l'incertitude dans lesquels vivaient les académi-
ciens, en leur ôtant le terme fixe auquel nous
devons tendre, ne pouvaient que troubler leur
âme, et éloigner d'eux le bonheur que tout
homme appelle de ses vœux, auquel toute vie
aspire. Passant ensuite à l'objet de ce désir, il
arrive, par l'exclusion successive des êtres im-
parfaits, à Dieu lui-même, comme seul objet di-
gne de tous nos efforts, seul capable de nous
procurer un bonheur éternel et sans mélange.
Ici, quelle que soit l'influence de la révélation
chrétienne, il y a néanmoins, dans la considéra-
tion de Dieu comme sagesse absolue, loi morale,
terme dernier et ensemble complet de la science,
quelque chose qui semble emprunté au dieu
abstrait des anciens. Saint Augustin semble un
instant oublier que le christianisme, par le
dogme de l'incarnation, a mis Dieu en commu-
nication immédiate, réelle, physique même, avec
l'humanité. Toute la discussion contenue dans
ces deux écrits reproduit, pour le fond et pour
AUGU
124 —
AlLiC
la forme, la philosophie antique, bien plus que
les livres révélés. Quelques reflexions même ne
rappellent que trop la subtilité de Sénèque.^
Par suite des idées que nous venons d'expo-
ser, la religion, aux yeux de saint Augustin, est
le moyen de réunir à Dieu l'homme qui s"en
trouve éloigné, l'acte qui nous ramène a notre
véritable source. Deum, dit-il (de Civil. Dei, lib. X;
c. m) avec des expressions que leur singularité
nous engage à conserver, qui fons est nostrœ
beatituainis, et omnis desiderii nostri finis, eli-
gentes, imo potius religentes, amiseramus enim
négligentes; hune, inquam, religentes, unde et
religio dicta est, ad eum ailectioiie tendamus,
ut perveniendo quiescamus.
Pour saint Augustin, le mot religio suppose
donc avec raison deux termes : Dieu et l'homme.
Aussi, tandis que quelques doctrines sorties du
sein de l'Église par les hérésies qui le déchirè-
rent tendaient à confondre l'homme, la nature
et Dieu en un seul être, et que d'autres, origi-
naires de l'antiquité grecque, enfermaient Dieu
dans l'univers, comme l'âme dans le corps, le
vit-on distinguer soigneusement la cause et l'ef-
fet, et s'élever avec force contre toute philoso-
phie qui identifie la matière et l'homme avec
Dieu, ou seulement qui, tout en distinguant
Dieu de la matière, l'en revêt en quelque sorte,
et le place au centre du monde pour en vivifier
et en mouvoir les diverses parties. De pareilles
aberrations lui paraissaient le comble de l'im-
piété (ib., lib. IV, c. xn).
Dans l'obligation de distinguer, par une juste
critique, entre les sources philosophiques et les
sources révélées auxquelles puisa saint Augus-
tin, il est évident pour nous que sa connaissance
du platonisme, encore qu'imparfaite, lui suffi-
sait pour ne pas admettre la grossière théologie
des stoïciens, qui enfermaient Dieu dans son
œuvre, et le réduisaient à la simple condition
d'une force physique ou d'un principe moteur.
Psychologie. — Dans la psychologie de saint
Augustin. « la nature de l'âme est simple. Elle
n'a rien en elle que la vie et la science, car
elle est elle-même la science et la vie. Aussi ne
peut-elle perdre la science et la vie, pas plus
qu'elle ne peut se perdre elle-même, tant qu'elle
est, ou se priver d'elle-même. Elle est tout en-
tière présente dans chacune des parties du corps,
sans être plus dans l'une, moins dans l'autre,
encore qu'elle n'opère pas les mêmes choses par-
tout et dans tous les membres. C'est pourquoi le
corps est une chose, la vie et l'âme une autre.
La nature de l'âme étant spirituelle, l'âme ne
contient aucun mélange, rien de condensé, rien
de terrestre, d'humide, d'aérien ou d'igné ; elle
n'a point de couleur, n'est contenue dans aucun
lieu, enfermée par aucun système d'organes, li-
mitée par aucun espace ; mais on doit la conce-
voir et se la représenter comme la sagesse, la
justice et les autres vertus créées par le Tout-
Puissant. » Voy. de Civitate Dei, lib. XI, c. x ;
de Immortalité Animœ, et de Quantitale Ani-
mez, passim.
Cette dernière partie de la définition semble
exclure de l'âme 1 idée de substance, pour la ré-
duire à des vertus abstraites, qui ne pourraient,
dans ce cas, trouver leur base substantielle que
dans Dieu lui-même. Nous ne tirerons pas la
conséquence extrême de ces principes, nous
bornant à faire remarquer que la doctrine de
saint Augustin sur l'âme n'est pas en tout point
d'accord avec elle-même; que, d'un côté, il la
considère comme une substance, d'un autre,
comme une qualité ; qu'il flotte entre les sys-
tèmes de l'antiquité, ou plutôt qu'il en rappro-
che les divers éléments d'une manière qui
n'est pas toujours heureuse. Il est ce| endanl
juste de reconnaître qu'il est plus particulière-
ment platonicien. Dans la définition la plus
concise qu'il ait donnée de l'âme (de Quantttaté
Animœ. c. xm), il s'exprime ainsi : « L'âme est
une substance douée de raison, disposée pour
gouverner le corps. » Cette définition rappelle la
doctrine de Platon, résumée de la manière sui-
vante par Proclus (Comm. in Alcib.) : « L'homme
est une âme qui se sert d'un corps. »
Ainsi définie, l'âme parcourt sept situations,
s'élève successivement par sept degrés différents.
Dans sa première condition, elle anime par sa
présence un corps terrestre et mortel, elie
en forme l'unité et le conserve ; dans la seconde,
la vie se manifeste par les organes des sens; dans
la troisième, l'homme devient l'unique objet de
l'attention : de là l'invention de tant de langues
diverses, des arts, des jeux, des charges, des lois,
des dignités, de la poésie, du raisonnement, etc.;
dans la quatrième, commence à se montrer le
désir du bon : l'âme a. pour la première fois,
conscience de sa dignité propre et de la fin pour
laquelle elle a été créée; elle entre ensuite dans
la cinquième période, dans laquelle elle marche
à Dieu avec confiance ; dans la sixième, l'âme
dirige vers Dieu lui-même son intelligence, elle
commence à le voir tel qu'il est ; le septième
degré n'est plus même un degré de cette ascen-
sion glorieuse, c'est une situation fixe et con-
stante, dans laquelle l'âme jouit de Dieu, heu-
reuse et éclairée de sa lumière; la langue de
l'homme ne saurait en parler dignement [de
Quantitate Animœ, c. xxxm).
Quant à l'origine de l'âme, saint Augustin la
trouve dans Dieu: Deum ipsum credo esse, dit-
il, a quo creala est (ib., c. i). Cette origine, la
plus générale possible, ne l'empêche pas de re-
chercher les systèmes particuliers, à l'aide des-
quels on a tenté de s'en faire une idée plus
précise. Il distingue quatre opinions qui lui pa-
raissent également admissibles, et qu'il essaye
d'accorder avec le péché originel par des rai-
sonnements plus ou moins satisfaisants. La pre-
mière est que les âmes sont formées par celles
des parents; la seconde, que Dieu en crée de nou-
velles à la naissance de tous les hommes; la troi-
sième, que, les âmes étant déjà créées, Dieu ne
fait que les envoyer dans les corps ; la qua-
trième, qu'elles y descendent d'elles-mêmes (Li-
ber, arbitr., lib. III, c. x). Mais ce que nous nous
hâtons de constater avec plus d'intérêt que ces
hypothèses, c'est que saint Augustin, fidèle à l'es-
prit de la philosophie platonicienne, regarde
Dieu comme l'habitation de l'âme, et, s'il n'ex-
prime pas explicitement qu'elle est déjà et tou-
jours dans l'éternité par son essence, on peut
l'entrevoir sous l'élévation habituelle de sa
pensée.
L'âme ainsi considérée sous ces divers rap-
ports, son immortalité semble une conséquence
nécessaire de sa nature. Saint Augustin a con-
sacré un traité tout entier à cette question, et
il y est revenu à plusieurs reprises dans d'autres
parties de ses ouvrages. La science moderne
pourrait sans doute, en les développant avec une
meilleure méthode, en les traduisant dans le lan-
gage de notre temps, donner quelque importance
a plusieurs de ses arguments; mais, présentés
comme ils le sont, avec obscurité et incertitude,
ils perdent beaucoup de leur valeur. L'âme est
immortelle, selon saint Augustin, parce que la
science, qui est éternelle, y a établi sa demeure;
elle est immortelle, parce que la raison et l'âme
ne font qu'un, et que la raison est éternelle. Les
développements donnés à ces propositions ne sont
ni plus précis, ni plus clairs, ni mieux démontrés.
AUGU
— 125 —
AUGU
On ne peut pas ignorer, sans doute, par quel-
ques autres passages, que saint Augustin recon-
naît à l'âme une existence substantielle; cepen-
dant, presque partout, les expressions qu'il em-
ploie feraient soupçonner qu'il la considère plus
volontiers comme la conception abstraite de la
raison, de la sagesse, etc. On est même amené
à croire que, dans certains passages, saint Au-
gustin suppose à l'âme une éternité simplement
conditionnelle : impossible, si elle s'écarte de la
raison et de la vérité; possible, nécessaire même,
si elle s'y conforme de plus en plus {de Immort.
Animœ, c. vi). Quoique saint Augustin rappelle
à la fin du même chapitre que nous citons qu'il
a déjà démontré que l'âme ne pouvait se sépa-
rer de la raison, et que, de toutes ces prémisses?
il conclue qu'elle est immortelle, la difficulté qui
reste n'est pas moins grande, puisqu'il est incon-
testable que l'âme s'écarte souvent de la raison
et rejette la vérité, et que c'est sur cette possi-
bilité même que repose l'idée du péché et la doc-
trine du libre arbitre. Du reste, cette incertitude
se produira toujours, lorsqu'on cherchera l'im-
mortalité de l'âme ailleurs que dans sa nature et
son essence, lorsqu'on la placera dans certaines
modifications qu'elle peut ou non recevoir, dans
certaines lois auxquelles elle peut ou non se con-
former. Saint Augustin admet donc ici, sur la foi
de quelques anciens, principalement d'Aristote,
et sans en saisir toute la portée, des principes
qui par quelques-unes de leurs conséquences se
rapprocheraient facilement de plusieurs doctri-
nes modernes justement suspectes.
Ce n'est pas qu'il n'ait considéré l'âme sous le
rapport de son existence substantielle ; mais il
a moins insisté sur ce point, et là aussi, nous
surprenons dans ses écrits des affirmations inat-
tendues. Ainsi, dans le chapitre vin du traité de
l'Immortalité, il fonde l'immortalité de l'âme
sur ce que, étant de beaucoup meilleure que le
corps, et le corps ne faisant que se transformer
sans pouvoir être anéanti, l'âme doit, à plus
fGrte raison, échapper au néant. Cependant nous
devons reconnaître que le principe de Vindes-
tructibilité de la substance, ainsi que celui-ci :
Rien ne se peut créer, rien ne se peut anéan-
tir, n'y sont pas aussi formellement exprimés
que semblent le croire plusieurs des abrévia-
teurs ecclésiastiques de ce Père (Nouv. Biblioth.
ecclés., par ElliesDupin, t. III, p. 545. — Biblioth.
portative des Pères, t. V, p. 59).
Au milieu des graves sujets que saint Augus-
tin a traités, il a été plus d'une fois appelé à
s'expliquer sur des questions psychologiques
d'un ordre secondaire, auxquelles nous ne nous
arrêterons pas. Nous signalerons seulement la
théorie des idées représentatives des objets, théo-
rie plus ancienne ^ que saint Augustin, quoi-
qu'elle ait traversé le moyen âge, en partie
sous l'autorité de son nom et de ses écrits, avant
de devenir, dans la philosophie de Locke, la
base de l'idéalisme de Berkeley et de Hume, et
plus tard l'objet des attaques de Reid et de Du-
gald-Stewart. C'est au chapitrera du second li-
vre du Libre A rbitre qu'il a établi la doctrine d'un
sensorium central qui perçoit les impressions
des sens, impressions transformées en idées, en
images, et qui ne sauraient être les objets eux-
mêmes tombant immédiatement sous l'action de
nos organes.
De toutes les doctrines psychologiques de saint
Augustin, la plus digne d'attention est celle
qu'il a émise sur la nature du libre arbitre. Les
rapports étroits qui existent entre cette question
et celle de la grâce, et l'autorité dont jouit l'évê-
que d'Hippone dans l'Église, principalement à
cause de la manière dont il a combattu les péla-
giens, donnent une importance particulière à ce
qu'il a écrit sur cette matière.
Le traité du Libre Arbitre, divisé en trois li-
vres, fut achevé en 395, vingt-deux ans, par con-
séquent, avant la condamnation de Pelage par
le pape Innocent Ier, en 417. Il était dirigé con-
tre les manichéens, qui affaiblissaient la liberté
en soumettant l'homme à l'action d'un principe
du mal égal en puissance au principe du bien.
Il était naturel que, pour combattre avec succès
de semblables adversaires, saint Augustin accor-
dât le plus possible au libre arbitre. Aussi voit-
on, par une lettre adressée à Marcellin, évêque,
en 412, qu'il n'est pas sans crainte que les pé-
lagiens ne s'autorisent de ses livres composés
longtemps avant qu'il fût question de leur erreur.
La philosophie ne peut donc rester indifférente
au désir d'étudier de quelle manière l'auteur du
traité du Libre Arbitre a pu se retrouver plus
tard le défenseur exclusif de la grâce, et conci-
lier ses principes philosophiques avec les don-
nées de la révélation. Nous ne pouvons, toute-
fois, sur ce point, présenter que de courtes ex-
plications.
Dans ses livres sur le Libre Arbitre, saint
Augustin reconnaît que le fondement de la. li-
berté est dans le principe même de nos déter-
minations volontaires. Le point de départ de
tout acte moral humain est l'homme seul, con-
sidéré dans la faculté qu'il a de se déterminer
sans l'intervention d'aucun élément étranger {de
Lib. Arb. lib. III, c. n). Dans sa manière de dé-
finir le libre arbitre, le mérite de la bonne action
appartient à l'homme ; rien n'a agi sur sa vo-
lonté en un sens ou en un autre ; sa détermina-
tion est parfaitement libre.
Saint Augustin a-t-il maintenu ces principes
dans sa controverse contre Pelage ? une étude
plus attentive des saintes Écritures, et princi-
palement de saint Paul, ne lui a-t-elle pas fait
modifier sa manière de voir? Il ne paraît pas 1«
croire; mais l'examen philosophique de ses
écrits ne nous semble laisser aucun doute à cet
égard. Entre la doctrine de saint Paul {Philipp.,
c. n, v. 13), que Dieu opère en nous le vouloir
et le faire {operatur in nobis et velle et perfi,-
cere), doctrine à laquelle plusieurs écoles de phi-
losophie, l'école de Descartes en particulier, ne
sont pas restées étrangères, et celle qui recon-
naît un libre arbitre véritable, la conciliation ne
paraît pas s'offrir d'elle-même, l'accord complet
est difficile. Sans doute, nous' voyons l'homme
exercer tous les jours une action quelquefois
heureuse, plus souvent funeste, sur la volonté
des autres, et nous sommes néanmoins forcés de
reconnaître que, sous l'empire de la séduction la
plus adroite, comme de la menace la plus puis-
sante, le libre arbitre persiste. De là il semble-
rait naturel de conclure que, le pouvoir divin
étant infiniment supérieur à celui de l'homme,
il peut toujours agir sur notre volonté sans que
le libre arbitre en soit blessé; mais les rapports
ne sont pas les mêmes dans ces deux situations.
Dans la première, ce n'est toujours qu'une force
humaine en face d'une force humaine, une vo-
lonté humaine sous l'action d'une séduction hu-
maine, deux puissances extérieures l'une à l'au-
tre et de même nature, aux prises dans une lutte
de leur ordre ; tandis que, dans le fait de la grâce,
les déterminations de la volonté dépendent d'une
action intérieure et plus profonde que celle de
l'homme. Or, l'investigation philosophique, pous-
sée jusqu'où elle peut légitimement aller, arrive
toujours à ce résultat, que la liberté existe là
seulement où la spontanéité de la volonté est
intacte. Si Dieu siège en quelque sorte au cen-
tre de l'homme pour régler les mouvements de
Al'lill
— 126 —
A I i i I
son libre arbitre, quelle que soit la douceur
avec laquelle il l'incline, quelle que soit l'appa-
rente liberté qui se manifeste à la conscience,
cette liberté n'est-elle pas une pure illusion ? et
la volonté captive, sans sentir, il est vrai, le
poids de ses chaînes, ne restc-t-elle pas dépen-
dante d'une puissance supérieure? Telles sont,
du moins, les conséquences que donne la raison
livrée à elle-même, sans que nous prétendions
les défendre outre mesure. Nous ne discutons
point, en effet, la doctrine de la grâce; nous
n'établissons point de préférence entre elle et la
théorie purement philosophique du libre arbitre,
encore moins en cherchons-nous l'accord; nous
constatons seulement que les conditions d'har-
monie que saint Augustin se flattait d'avoir
trouvées entre elles ne sauraient satisfaire en-
tièrement l'intelligence, et nous pensons qu'il
vaut mieux garder ces vérités sous le sceau du
mystère, que de les compromettre par des solu-
tions imparfaites.
Tels sont, parmi les questions que la philo-
sophie a pour objet de résoudre, les points prin-
cipaux auxquels saint Augustin s'est arrêté dans
ses nombreux écrits. Si l'on ne peut refuser à la
manière dont il les a traités l'élégance de la
forme, et beaucoup d'aperçus de détails dont la
finesse est portée quelquefois jusqu'à la subtilité,
on doit reconnaître aussi que le fond appartient
à l'ensemble des connaissances philosophiques
transmises au monde romain par le génie des
Cirées. Du reste, saint Augustin est loin de s'en
défendre, et sa reconnaissance, pour les hommes
dans les travaux desquels il a puisé une partie
de son savoir, éclate avec enthousiasme dans plu-
sieurs de ses écrits. Dans la Cité de Dieu, en par-
ticulier (liv. X, ch. n), il reconnaît que les plato-
niciens ont eu connaissance du vrai Dieu, et re-
garde .'opinion de Platon sur l'illumination divine
comme parfaitement conforme à ce passage de
saint Jean (c. i, v. 9) : Luxvera quœ illuminât
omnem hominem venientem in hune mundum.
Il revient même sur une erreur par lui commise
en supposant que Platon avait reçu la connais-
sance de la vérité de Jérémie, qu'il aurait vu
dans son prétendu voyage en Egypte. Il rétablit
de bonne foi les dates, qui mettent un intervalle
de plus d'un siècle entre le prophète hébreu et le
philosophe grec [la Cité de Dieu, liv. VIII, c. xi) ;
mais il n'en maintient pas moins ce qu'il a
avancé de Platon. La seule différence qu'il trouve
entre lui et saint Paul, c'est que l'apôtre, en
nous faisant connaître la grâce, nous a montré,
agissant et opérant, le Dieu qui, pour la philo-
sophie platonicienne, n'était qu'un objet de con-
templation.
Saint Augustin était trop éclairé, son érudition
trop étendue, sa supériorité sur la plupart de
ses contemporains trop peu contestable, pour
qu'il crût avoir à redouter quelque chose de la
science, ou qu'il pensât que la foi qu'il défendait
dût perdre à en accepter le secours. Dans le
second livre du Traité de l'Ordre, il fait voir
que la science est le produit le plus digne d'ad-
miration de la raison; il la décompose dans ses
divers éléments : la grammaire, la dialectique,
la rhétorique, la géométrie, l'arithmétique, l'as-
tronomie, et il en rétablit ensuite les rapports et
l'ensemble. Telle qu'elle est, il la considère
comme une introduction, comme une préparation
nécessaire à la connaissance de l'âme et de Dieu,
qui constitue à ses yeux la véritable sagesse.
Mais nulle part il n'a 'exprimé son opinion sur la
dignité de la science, sur le devoir pour l'esprit
d'en sonder les profondeurs, aussi bien que dans
le morceau suivant, où il applique à cette re-
cherche le cjuœrilc et invenietis de saint Mat-
thieu : « Si croire, dit il [de Lib. Arb., lib. II,
c. n), n'était pa pic comprendre,
s'il ne fallait pas croire d'abord, pour éprouver
le désir de connaître ce qui est grand et divin.
le prophète eût dit inutilement : « Si vous ne
« commencez par croire, vous ne sauriez com-
« prendre. » Notre-Scigncur lui-même, pai
actes et par ses paroles, a exhorté à croire ceux
qu'il a appelés au salut; mais, en parlant du don
qu'il promet de faire au croyant, il ne dit pas
que la vie éternelle consiste a croire, mais bien
à connaître le seul vrai Dieu, ri J.:sus-< i
qu'il a envoyé. A ceux qui croient déjà, il dit
ensuite : Cherchez et vous trouverez; car on ne
saurait regarder comme trouvé ce qui est cru
sans être connu, et personne n'est capable de
parvenir à la connaissance de Dieu; s'il ne croit
d'abord ce qu'il doit connaître ensuite. Obéissons
donc au précepte du Seigneur, et cherchons sans
discontinuer. Ce que ses exhortations nous in-
vitent à chercher, ses démonstrations nous le
feront comprendre autant que nous le pouvons
dès cette vie, et selon l'état actuel de nos fa-
cultés. »
Nous ne pouvons terminer cette esquisse des
doctrines philosophiques de saint Augustin, sans
dire quelque chose des deux plus célèbres ou-
vrages de ce Père. Nous voulons parler des Con-
fessions et de lu Cité de Dieu.
Les Confessions sont l'histoire des trente-trois
premières années de la vie de saint Augustin, et
surtout des mouvements intérieurs qui l'agitèrent
dans sa longue incertitude entre les principes
du manichéisme et les dogmes orthodoxes qu'il
embrassa enfin en 386. Il ne cherche ni à dissi-
muler ses fautes, ni à exagérer son repentir.
L'enthousiasme qui règne dans ces récits est un
enthousiasme sincère, quoique dans l'expression
on retrouve quelquefois les habitudes du rhé-
teur. Cette biographie se termine à la mort de
sa mère, qu'il raconte à la fin du IXe livre. Les
quatre derniers contiennent diverses solutions
qui préoccupaient vers cette époque l'esprit de
saint Augustin, et principalement l'ébauche des
livres qu'il écrivit plus tard sur la Genèse contre
les manichéens.
Quant à la Cité de Dieu, vantée outre mesure
par des écrivains dont plusieurs semblent n'en
avoir connu que le titre, cet ouvrage est loin de
répondre à l'idée qu'on s'en fait. Composé pour
démontrer que la prise de Rome par Alaric n'était
pas un effet de la colère des dieux irrités du
triomphe du christianisme, il présente quelques
aperçus très-faibles sur le gouvernement tempo-
rel de la Providence, et sur les côtés défectueux
de la religion et de la politique des Romains. Cet
examen de la supériorité du vrai Dieu sur les
dieux du paganisme ne saurait être d'aucun inté-
rêt pour nous, et il nous importe peu de savoir si
les demi-dieux de l'antiquité sont ou ne sont pas
les démons des traditions chrétiennes. Cette lutte
des deux cités, ou plutôt du peuple élu avec les
peuples que Dieu a laissés dans l'ignorance de la
vérité, et que saint Augustin parcourt depuis l'o-
rigine du monde jusqu'à la consommation des
siècles, est plus remarquable par l'érudition que
par l'ordre et le discernement, et ne remplit
nullement l'attente de ceux qu'attire naturel-
lement un titre si magnifique.
En résumé, les ouvrages de l'évêque d'Hip-
ponc témoignent d'une vaste érudition, d'une
connaissance, sinon très-profonde, au moins éten-
due de la philosophie antique, d'un esprit facile,
enthousiaste et sincère. Ce qui frappe le plus
chez lui, c'est le besoin incessant de se rendre
un compte raisonné de sa croyance, de pénétrer
aussi avant dans l'intelligence du dogme, que le
AVIG
— 127 —
AVIG
lui permettaient son génie et les lumières dont
l'esprit humain était éclairé à cette époque. On
peut trouver que partout la discussion n'est pas
également forte, et que trop souvent les habitu-
des d'une rhétorique et d'une dialectique un peu
vides ont disposé l'illustre théologien à se faire
illusion sur la valeur de ses arguments • mais à
part ces défauts que personne ne peut méconnaî-
tre; et qui appartiennent aux lettres latines en
décadence, saint Augustin est un des plus beaux
génies qui aient honoré l'Église par l'étendue
de sa science, et par son ardent amour pour la
vérité.
La meilleure édition des œuvres de saint Au-
gustin est l'édition des Bénédictins, 10 vol. in-f°,
Paris, 1677-1700, réimprimée à Paris en 1835-
40, 11 vol. gr. in-8. Plusieurs des ouvrages de
saint Augustin ont été traduits en français : la
Cité de Dieu, par Lambert, 1675, et par M.
E. Saisset, 1855; les Confessions, par Arnauld
d'Andilly, 1649, et par M. P. Janet, 1857 ; les
Soliloques, par M. Pellissier, 1853, etc. On
pourra consulter, en outre, le Tableau de Vè-
loquence chrétienne au quatrième siècle de
M. Yillemain: — Y Introduction à la Cité de
Dieu de M. Saisset; la Psychologie de saint Au-
gustin, par M. Ferraz, Paris, 1862. in-8 ; — Doc-
trine de saint Augustin sur la liberté et la
Providence, par M. E. Bersot, Paris, 1843, in-8;
— Sadous, Sancti Augustini de Doctrina chris-
tiana, Paris, 1847, in-8 ; — Nourrisson, la Phi-
losophie de saint Augustin, Paris, 1865, 2 vol.
in-8. H. B.
AUTONOMIE (de aO-ô; vô(j.o: , être à soi-même
sa propre loi) est une expression qui appartient
à la philosophie de Kant. Lorsque ce philosophe
proclame l'autonomie de la raison, il veut dire
simplement qu'en matière de morale, la raison
est souveraine ; que les lois imposées par elle à
notre volonté sont universelles et absolues ; que
l'homme, trouvant en lui des lois pareilles,
devient en quelque sorte son propre législateur.
C'est dans cette propriété de notre nature, c'est-
à-dire, encore une fois, dans la souveraineté du
devoir, que Kant fait consister le véritable ca-
ractère et la seule preuve possible de la liberté.
Il appelle, au contraire, du nom fthétéronomie
les lois que nous recevons de la nature, la vio-
lence qu'exercent sur nous nos passions et nos
besoins.
AVEN-PACE, voy. Ibn-Badja.
AVERROÉS. voy. Ibn-Roschd.
AVICEBRON. Ce nom rappelle une énigme
historique aujourd'hui résolue. Il nous a été con-
servé par les philosophes du moyen âge qui,
depuis Guillaume d'Auvergne jusqu'à Duns Scot,
ne cessent de le citer comme l'auteur d'un livre
qui les intéresse au plus haut point et qu'ils
nomment tantôt Fons vitœ, tantôt Fons sapien-
tiœ. Les uns l'invoquent comme un guide éclairé,
les autres le maudissent comme un impie; mais
tous s'accordent à ignorer s'il est juif, chrétien,
ou arabe, s'il est ancien ou moderne. On n'en
savait pas davantage avant ces dernières années.
11 restait certain que la Source de vie, comme
le fameux livre de Caus.is, avait eu le plus grand
crédit dans les écoles ; mais quel en était l'au-
teur, en quelle langue et dans quel temps avait-
il écrit, par quelle voie son livre était-il venu
entre les mains de nos docteurs, et' quelles
étaient au fond ses doctrines, à peine entrevues
dans les réfutations d'Albert et de saint Thomas,
voilà des questions intéressantes pour l'histoire
et qui n'avaient reçu aucune réponse. M. Munk
a réussi à les résoudre. Il a d'abord rétabli le
nom défiguré de l'écrivain ; puis il a retrouvé
et traduit de nombreux extraits de la Source de
vie; en un mot, il nous a fait connaître l'homme
et la doctrine.
Il y avait à Saragosse en 1045 un poëte nomm'-
Ibn-Gebirol, dont les hymnes mystiques écrits en
hébreu, et empreints d'un ardent sentiment re-
ligieux, ont été conservés jusqu'à nos jours dans
la liturgie des synagogues. C'était en même
temps un critique et un savant ; il avait com-
menté la Bible, en donnant à ses récits un sens
allégorique ; il avait composé une grammaire
hébraïque dont on a encore l'introduction, et
avait écrit un petit traité de morale, de la Cor-
rection des mœurs, qui a été traduit de l'arabe
en hébreu et imprimé plusieurs fois.
M. Munk le soupçonnait déjà d'être l'auteur du
Fons vitœ, quand il découvrit à la Bibliothèque
nationale une traduction en hébreu d'une grande
partie du texte de ce livre, d'abord écrit en
arabe. Ces extraits étaient l'œuvre d'un savant
israélite du xme siècle, Ibn-Falaquéra. Bientôt
après il retrouvait aussi une version latine du
même ouvrage, précieux moyen de contrôle pour
le texte hébreu. Depuis lors M. Seyerlen en a
découvert un autre exemplaire moins défectueux
à la bibliothèque Mazarine. L'identité d'Avi-
cebron avec Ibn-Gebirol est démontrée; la tra-
duction latine qui a été faite directement de
l'arabe concorde avec la partie du texte hébreu
que Ibn-Falaquéra a reproduite. L'histoire de
la philosophie juive compte un grand nom de
plus, et nous connaissons une des voies par où
le néo-platonisme s'infiltra dans la scolastique.
Les extraits de la Source de vie, tels que nous
pouvons les étudier aujourd'hui, comprennent
des fragments des cinq livres du traité original,
très-suffisants pour juger du système tout entier.
Sans doute l'auteur n'a jamais entendu parler
des discussions philosophiques qui, au moment où
il écrit, commencent à passionner les esprits à
Paris; ni de la querelle naissante du réalisme
et du nominalisme ; et pourtant son attention
est fixée sur les problèmes qui préoccupent les
docteurs chrétiens; le jour où ses opinions leur
seront connues, elles s'introduiront tout naturel-
lement dans leurs écoles, pour y recevoir le
blâme ou l'approbation : mais, en tout cas, ils n'en
contesteront ni la gravité, ni l'à-propos; elles
leur paraîtront faites pour jeter une grande clarté
sur quelques-uns des sujets qui les tiennent per-
plexes, et principalement sur celui qui bientôt
va dominer tous les autres, la question de la
nature de la substance, qui renouvelle, en le
continuant, le grand débat sur les universaux.
Anstote analysant l'idée de l'être, en avait dégagé
deux éléments étroitement unis, la matière et la
forme. Cette division purement mentale corres-
pondait dans son système à celle de la puissance
et de l'acte, et ne peut s'entendre que par elle.
Pour qu'une chose existe dans l'ordre de la
nature, il faut d'abord qu'elle puisse être, et
ensuite qu'elle devienne de simplement pos-
sible, réelle ou actuelle : en d'autres termes,
qu'elle ait une matière et une forme. Ainsi dans
une sphère d'airain ou peut distinguer l'airain
même qui pouvait aussi bien devenir un cylindre
ou une pyramide, et la forme sphérique dont il
a été revêtu. Il va sans dire que l'un de ces élé-
ments ne peut subsister sans l'autre, et qu on ne
peut pas plus feindre une masse d'airain sans
forme qu'une forme qui ne serait la forme de
rien. Ces principes de l'être se retrouvent donc
partout, excepte dans la cause première qui est
forme pure, activité simple. Les alexandrins
trouvent le moyen de concilier cette métaphysique
avec celle de Platon, et Plotin, par exemple,
acceptant cette proposition que tout être se i 0 u-
pose d'une matière et d'une forme, en conclut
AY1C
— 128 —
AVIC
Suc les principes constitutifs du monde sont
'abord Dieu qui est la forme par excelle
l'unité absolue, et ensuite la matière qui n'a
qu'une puissance passive, et ne peut être appelée
principe au même titre que Dieu. Ibn-Gebirol
s'inspire évidemment des traditions alexandrines,
et son maître véritable, ce n'est pas Platon
auquel il attribue parfois des idées qu'il n'a ja-
mais connues; c'est Plotin qu'il ne cite jamais, et
dont il ignore peut-être le nom, mais dont les
doctrines ont passé jusqu'à lui par l'intermé-
diaire de livres plus ou moins authentiques,
comme la Théologie attribuée à Aristote. Suivant
Lui, il suffit de trois principes pour expliquer
l'univers : d'un côté l'unité pure qui est Dieu, de
l'autre la matière avec la forme, qui est le
monde ; et entre ces deux extrémités, la volonté,
qui est intermédiaire entre la cause suprême^,
et ses effets. Sa philosophie se réduit donc a
trois sciences ; l'auteur a traité de la seconde,
celle de la volonté, dans un livre qu'il men-
tionne et qui est demeuré inconnu ; il ne paraît
pas avoir beaucoup approfondi la première, celle
de l'unité, mais il a fait sur la dernière, celle de
la matière et de la forme, d'ingénieuses et pro-
fondes remarques qu'il importe avant tout de
recueillir.
Ibn-Gebirol est un réaliste : toute réalité, dit-
il, est dans les genres, et comme en définitive
tous les genres quels qu'ils soient se ramènent
aux deux grandes catégories de la matière et de
la forme, il en résulte que ces deux abstractions
deviennent pour lui les fondements de toute
réalité, exception faite de la nature divine. Voici
le procédé qui le conduit à cette conclusion.
D'abord il y a une matière universelle, commune
à la terre, au ciel, aux âmes, aux substances
intermédiaires entre l'homme et Dieu. En effet,
si on considère les corps, tels que nous les con-
naissons ici-bas, il est clair que, malgré leurs
différences, ils présentent un fond commun, qui
sert de sujet à toutes les qualités corporelles,
qui permet de les ranger sous une seule idée^
dans l'entendement, et qu'on peut appeler, au
sens le plus rigoureux, la matière. Si cette ma-
tière n'existait pas, il n'y aurait entre les corps
que des différences, et ce mot même de corps ne
pourrait avoir de sens. Mais au-dessus des corps,
il y a les âmes particulières ou universelles; ont-
elles aussi leur matière, ou sont-elles de simples
formes, comme on le répétera d'après Aristote
dans l'école thomiste ? C'est par sa réponse hardie
à cette question qu'Ibn-Gebirol a surtout frappé
l'attention des scolastiques et provoqué les réfuta-
tions du plus grand nombre. Les âmes sont compo-
sées, comme tout le reste, de matière et de forme;
sinon, elles ne formeraient pas un genre, et il
n'y aurait entre elles que des dissemblances; on
ne pourrait pas dire de toutes réunies qu'elles
sont spirituelles. Ces deux genres ne sont à leur
tour que les espèces d'un genre supérieur, à
savoir, la matière qui est identique dans chacun
d'eux : car la matière corporelle et la matière
spirituelle ne sont que des divisions, des déter-
minations de la matière universelle. Il peut
être choquant au premier abord d'entendre as-
socier ces deux mots matière et esprit* mais
on doit se rappeler que le premier a clans le
langage péripatéticien un sens qu'il a perdu
depuis : il désigne un des principes de l'exis-
tence, et en affirmant que ce principe se retrouve
partout où il y a un être, Ibn-Gebirol ne fait
pas profession de matérialisme; il constate scu-
illvant ses expressions, « que tous les
sont joints et unis ; » qu'il n'y a pas d'hia-
tus d i lis cette immense hiérarchie de créatures,
ci que celle qui est au sommet a encore avec la
plus infime une communauté de nature; une
seule matière, disons le mot, une seule sub-
stance soutient le monde de l'étendue et i
de la pensée. Il y en a une preuve que l'auti sur
a considérée comme décisive, et qui rap|
certaines assertions de Spinoza. On convient
généralement, dit-il, que le monde intelligible
est la cause du monde sensible ; mais une chose
qui est causée par une autre a nécessairement
avec elle quelque communauté dénature; sms
quoi elle n'en tirerait rien. Or si tout ici-bas
est matière et forme, et si celte matière ne se
retrouve pas dans le monde supérieur, d'où
peut-elle venir, et comment dire qu'elle y a sa
cause? Il ne sert à rien d'objecter que les sub-
stances spirituelles sont simples, et les autres
composées, car leur simplicité est relative; elles
sont simples si l'on veut, par rapport aux sub-
stances qui sont au-dessous d'elles ; mais elles
sont véritablement composées par rapport à l'u-
nité absolue qui est Dieu. En somme il y a une
seule et même matière commune à tout ce qui
existe, hormis Dieu, soutenant l'univers des
âmes et celui des corps, également répandue
dans les substances intermédiaires entre Dieu et
le monde, et dans le monde lui-même. L'idée
n'en est pas fixée avec une grande précision :
elle est indéfinissable; mais on peut la décrire :
c'est une faculté spirituelle, de nature intel-
ligible? et non sensible, tout à fait insaisissable à
l'imagination ; une substance subsistant par
elle-même, une en nombre, supportant toutes
les différences, recevant toutes les formes, et
donnant à tout son essence et son nom (liv. V,
29). Son être, à vrai dire, est une simple puis-
sance d'être, et en même temps un éternel
désir d'exister, « d'échapper à la douleur du
néant. » Voilà pourquoi elle se meut pour re-
cevoir la forme et pour se perfectionner. Quoi-
qu'elle ne soit jamais sans forme, elle peut ce-
pendant être sans certaines formes, comme on
le voit à ses degrés inférieurs où elle est dénuée
non pas de toute spiritualité, mais de « cette
spiritualité seconde qui constitue l'essence des
substances simples. » De même, quoique n'ayant
pas de parties constituant un tout individuel,
elle a comme deux extrémités , et par un bout
elle s'élève presque à la hauteur du principe
souverain, à la limite de la création, tandis que
par l'autre elle descend jusqu'aux confins du
non-être, à la limite de la cessation (liv. V,
30 à 45). Elle a deux propriétés, elle porte la
forme, et elle est divisible et multiple ; ce n'est
plus la pure unité, mais une unité qui se frac-
tionne et qui devient la dyade, principe de la
multiplicité (liv. IV, 18, 20). Ces explications sont
un peu hésitantes : mais Spinoza lui-même ne
sera guère plus intelligible dans sa doctrine de
l'étendue indivisible et imperceptible au sens,
qui ne diffère pas beaucoup de ce qu'Ibn-Gebi-
rol appelle la matière.
S'il n'y a qu'une seule matière, d'où peut pro-
venir la variété des êtres? Sans doute de la mul-
tiplicité des formes; car si toutes les choses
sunt composées de ces deux principes, et si
chacun d'eux reste identique, et unique en es-
sence, on cherchera vainement à distinguer les
êtres. Mais les raisonnements, par lesquels on
établit qu'une seule et même matière circule
dans l'univers, s'appliquent avec plus de rigueur
encore à la forme. En montant d'espèce en es-
pèce, de genre en genre, on arrive à l'idée d'une
forme universelle, « c'est-à-dire d'une espèce
générale dans Laquelle toutes les espèces ont
leur principe » (liv. IV, 20). C'est elle qui est
unie a la matière universelle, et constitue ainsi
l'intelligence absolue, la première des choses
AVIG
— 129 —
AVIG
créées, dont on parlera plus loin. Elle seule est
vraiment réelle, puisque seule elle est perceptible
au sens et à la raison, et que seule elle existe
en acte ; on peut la décrire, en disant qu'elle est
une substance constituant l'essence de toutes les
formes, une science essentiellement parfaite, et
une lumière pure » (liv. V, 29). Elle est l'unité
immédiatement inférieure à l'unité première,
celle qui peut entrer en composition et former
un nombre. Comment alors un univers composé
de ces deux principes, qui à leur origine sont
tous deux indéterminés, d'une matière qui est
la même en toute chose, et d'une forme qui
devient la qualité de toute substance, pourra-t-il
comporter la diversité dans ses développements;
comment, pour parler comme Platon, fera-t-on
plusieurs de un? Le juif espagnol aborde, sans se
troubler, cette difficulté et il la résout, sans
recourir aux thèses obscures et profondes du Par-
ménide ou du Sophiste. Il place résolument
dans la matière, au risque de se contredire, le
principe de la différence des êtres, ou tout au
moins de l'inégalité des espèces. Quoiqu'elle
paraisse d'après lui-même avoir des parties in-
distinctes, comme celles de l'espace vide, il y
reconnaît des parties pures et des parties so-
lides, les unes supérieures, les autres inférieures ;
elle a, comme on l'a déjà dit plus haut, deux extré-
mités. Par l'une elle est voisine de la forme que
l'on peut comparer à la lumière, et, pénétrable
à ses rayons, elle les laisse passer dans son es-
sence intime, et devient elle-même entièrement
lumineuse ; par l'autre extrémité, elle s'épaissit
à raison de la distance du foyer qui l'éclairé ;
elle devient opaque, repousse les rayons qui
parviennent jusqu'à elle, et ne reçoit la forme
qu'en l'altérant, en ternissant son éclat. Des
comparaisons font entendre cette dégradation de
la lumièie primitive, qui va toujours en s'obs-
curcissant, à mesure qu'elle s'éloigne de sa
source et qu'elle passe par chacune des sphères
dont se compose l'univers : le regard qui pénètre
sans peine dans les couches d'air les plus voi-
sines de l'œil, ne peut plus les percer quand elles
s'étendent à l'infini entre lui et les objets ; ce
n'est pourtant pas sa force qui s'est émoussée,
c'est le milieu qui s'est épaissi ; l'étoffe blanche
et transparente que l'on place sur un corps noir
s'assombrit ; elle n'a pourtant pas perdu sa cou-
leur. On conclura donc que u la forme est une seule
chose à quelque extrémité des êtres qu'on la
prenne, mais qu'il lui arrive d'être troublée par la
matière à laquelle elle est unie, comme la couleur
au corps » (liv. IV, passim). Il y a donc des degrés
dans l'union de la matière et de la forme, et
entre le monde que nos sens découvrent, et
son principe absolu, devant qui la raison se
confond, il y a des substances intermédiaires.
D'abord le monde est éloigné de Dieu, sinon,
ils se confondraient, et le premier serait le der-
nier, en d'autres termes le parfait serait l'im-
parfait et réciproquement. Cette séparation c'est
« la discontinuation de la ressemblance. » Si ces
deux termes extrêmes sont séparés, il y a quel-
que chose entre eux, qui s'interpose, les em-
pêche de se toucher et de faire une seule et
même substance. Ensuite l'œuvre immédiate
d'une puissance simple doit être simple, et le
monde est composé ; il n'est donc pas la première
effusion de la substance divine, qui cependant
doit rendre nécessaire celle des substances les
unes dans les autres. Le monde est en mouve-
ment, c'est-à-dire qu'il tombe dans le temps ; le
temps lui-même tombe dans l'éternité, et l'agent
premier est au-dessus de l'éternité même, qui
forme ainsi une région moyenne entre ce qui
dure et ce qui ne dure pas. Donc enfin entre
DICT. PHILOS.
nous et Dieu il y a des substances simples, in-
visibles aux sens, qui réunissent le corps à
l'esprit, et le corps et l'esprit à l'unité (liv. III,
passim) ; elles sont à la fois actives et passives,
puisqu'elles reçoivent l'impression de l'unité et
qu'elles transmettent la vie et le mouvement ■
c'est un milieu nécessaire entre le principe qui
est toute activité, et la matière terrestre qui est
passivité absolue. Elles forment une hiérarchie
dont voici les degrés. Au plus haut sommet, au
point même où se fait sentir directement « cette
impression de l'unité, » la matière universelle
est jointe à la forme absolue; à cette origine,
coïncident, pour ainsi dire, dans une commune
existence tous les êtres et toutes les idées ; c'est
« l'intellect universel » illuminant toutes les in-
telligences particulières, qui grâce à lui peuvent
transformer en idées les images fournies par les
sens, et passer de la puissance à l'acte. C'est le
lien des esprits, cette autre sorte d'intelligence
dont Aristote a parlé, qui est impassible et éter-
nelle, au-dessus de laquelle il n'y a plus rien
que l'unité, et qui eUe-même a pour objet l'unité.
Son action consiste à percevoir toutes les formes
intelligibles, hors du temps et de l'espace, sans
éprouver aucun désir, aucun besoin, et dans une
entière perfection (liv. III, 33). Cette intel-
ligence pense tout, sans rien penser de déter-
miné : « Elle n'a pas de forme qui lui soit
propre, sans cela elle ne pourrait percevoir les
formes de toutes choses en dehors de la sienne. »
Elle est l'unité de la pensée et de son objet,
tout l'intelligible saisi par toute l'intelligence.
C'est de là que les formes s'épanchent dans les
sphères inférieures, où elles constituent, toujours
unies à la matière, le principe des âmes, sub-
stance universelle qui produit toutes les âmes
particulières, avec leurs diverses espèces. La
première en dignité, celle qui est le plus près
de l'intellect suprême, c'est l'âme rationnelle, la
raison universelle, à laquelle participent tous
les hommes et qui est propre à recevoir la lu-
mière d'en haut, sans avoir la puissance de la pro-
duire eHe-même. Puis viennent l'âme sensitive, et
l'âme végétative, telles qu'on les admet dans l'école
sur la foi d' Aristote, et qui animent, conservent
et nourrissent les corps. Ce sont là, comme on
voit, des idées générales qui deviennent des
êtres, suivant ce principe, « que le genre est le
véritable être » (liv. III, 26). Il est à peine ques-
tion, dans ces élucubrations sur les substances
intermédiaires, des individus, et de la façon dont
ils participent à l'existence de ces principes uni-
versels. Ce qui est clair pourtant, c'est qu'ils
n'en sont que des formes fugitives, des modes
passagers, qu'ils ont à peine une existence dis-
tincte de celle des âmes universelles qui sont à
la fois des âmes collectives. — Au-dessous encore,
en descendant un degré dans cet intermonde,
se trouve la Nature, le principe des phénomènes
de l'univers, substance simple d'où émane le
mouvement et l'ordre dans les choses terrestres
qui ne participent pas à la vie. C'est, pour ainsi
dire, l'âme des corps bruts. Après quoi on ne
trouve plus que la matière proprement dite,
celle que les Grecs appellent hylé, c'est-à-dire les
corps, limite extrême de l'existence qui semble
expirer en eux. La lumière d'en haut pénètre à
peine dans ces couches profondes, et y vacille
comme une flamme troublée par l'humidité.
L'activité ne va pas plus loin, car elle suppose un
terme sur lequel elle s'exerce, et il n'y a rien
au-dessous de la substance corporelle qui puisse
*èn supporter l'action; elle se borne et se nie
elle-même et devient aussi la passivité. Eloignée
de la source et de la racine du mouvement^
cette substance ne peut recevoir de la faculté
0
AVIG
— 130 —
avm;
active de quoi devenir elle-même un principe
d'action : elle supporte Le mouvement, mais elle
ne le donne à rien. La quantité, nombre et
étendue, pèse sur elle comme un fardeau et la
tient immobile. Telle est la hiérarchie des choses
créées, depuis la plus noblejusqu'à la plus vile.
Il n'y a pas d'hiatus dans la série : chaque terme
supérieur est comme une cause pour l'inférieur,
et l'inférieur comme une matière pour le su-
périeur. L'idée de cause elle-même ne rend pas
un compte exact de ces rapports multiples;
concevons que chaque substance s'épanche et
rayonne, qu'elle fait passer sa force dans une
autre, non pas comme une chose qui lui soit
étrangère, mais comme une qualité qui lui reste
propre, ainsi que la chaleur reste dans le soleil
tout en échauffant les corps. Peut-être même
cette sorte d'émanation représente-t-elle encore
faiblement les relations des substances entre
elles : il vaudrait mieux dire qu'elles s'envi-
ronnent, ou plutôt encore qu'elles sont les unes
dans les autres, que chacune d'elles est comme
un lieu, un espace pour une autre, l'intellect
pour l'âme rationnelle, celle-ci pour l'âme sen-
sitive, etc. Bref, et pour dire le dernier mot,
« en général une substance réside dans une
autre comme les couleurs dans les surfaces, les
surfaces dans les solides, ou mieux encore comme
les actes de l'âme résident dans l'âme elle-
même. » Ainsi tout à l'heure l'univers nous pa-
raissait livré à une diversité excessive ; les êtres
s'y multipliaient au gré de l'imagination du phi-
losophe; et maintenant ces fantômes auxquels
il a prêté la vie s'évanouissent dans l'unité de
l'être; ces diverses substances ne sont les unes
par rapport aux autres que des qualités par
rapport à un sujet, ou comme le dira Spinoza,
des modes par rapport à une substance. La der-
nière, « celle qui environne tout et porte tout, »>
c'est cette grande fiction de l'intelligence univer-
selle, qui conduisit bientôt Averroès à ce système
que Leibniz appelle le monopsychisme.
L'intelligence universelle est la première des
substances simples ; mais n'y a-t-il rien au-dessus
des substances ? Même à cette hauteur, on discerne
toujours, ces deux éléments de la matière et de la
forme, et par conséquent on est obligé de monter
plus haut jusqu'à un principe qui puisse les unir
et les tenir ensemble. En d'autres termes, c'est là
la limite de la nature naturée — le mot n'est pas
d'Ibn-Gebirol, mais on le dira dans ce sens bien
avant Spinoza — et il reste encore à découvrir les
mystères de la nature naturante. A la rigueur
on pourrait peut-être s'en dispenser ; car la ma-
tière et la forme réunies ont en elles la raison
même de leur existence, impliquée dans leur
essence (liv. V, 30), elles sont une sorte d'être
nécessaire et éternel. Mais ce qui empêche la
pensée de s'y arrêter comme au premier principe,
c'est précisément cette unité qui ne s'explique
pas par elle-même, et qui de deux choses, à
savoir la matière et la forme — Spinoza dira la
pensée et l'étendue — fait une seule et même
chose. Il y a donc quelque part une vertu
unissante, qui combine en un seul tout l'idée
et son objet. C'est Dieu, qui peut se définir « l'un
agent, » et dont l'unité domine tout, pénètre dans
tout, retient tout (liv. V, 53). On l'entrevoit à
peine par delà le point où l'esprit rencontre la
matière et la forme qui sont « comme deux portes
fermées. » Mais celui qui les ouvre, a atteint la
perfection et est devenu un être spirituel et divin,
•on mouvement s'arrête et sa jouissance est per-
Bétuelle.» Dans cette unité à laquelle on ne s'élève
qu'en se séparant des choses sensibles — procédé
qui ressemble à l'extase — dans cette unité existe
« tout l'être spirituel et corporel, et réciproque-
ment son essence existe en chaque clioso. ., La
première impression qu'elle fait sur la matière et
la forme, les unit; ;ï la rigueur, la formi
antérieure et Dieu la connaît d'abord, mais elle
n'existe pas «un clin d'œil, » sans la mai
Elle y est unie éternellement, car l'acte de Di< D
ne peut tomber son, le temps; elle y est u
un procéd le
matière elle même est produite D nont.
Entre elles et Dieu, il n'y a pas d'intermédi
pas plus qu'on n'en peut découvrir entre un el
deux. Aussi l'union est-elle plus forte dan
sphères supérieures, elle tend à se relâcher dans
les autres, et dégénère tout au bas, où commence
la matière corporelle. Pourtant même à l'extré-
mité inférieure, où éclate la division, on retrouve
encore les traces de l'impression de l'unité, une
sorte de tendance à se rapprocher, d'attraction
qui pousse les individus, les espèces, les genres
à s'unir, à se rassembler « au moyen d'une chose
qui les met d'accord. » La matière tout entière se
meut vers l'unité, qui en définitive est Dieu:
elle l'aime, elle y aspire. Mais, dira-t-on, com i
le monde peut-il aimer Dieu, sans lui ressem I
Il lui ressemble en quelque mesure, et d'ailleurs
faut-il ressembler à la lumière pour se tourner
vers elle et en recevoir un rayon? Comment ce
monde qui n'est pas intelligent, avant d'être uni
à la forme, c'est-a-dire à l'esprit, se meut-il déjà
pour la recevoir, pour la chercher; possède-t-il
le mouvement et l'amour sans avoir la connais-
sance? Ibn-Gebirol répond avec subtilité qu'avant
toute chose la matière a toujours un peu de
lumière, comme l'air au lever de l'aurore ; ce n'est
pas la nuit absolue; il ne lui en faut pas plus
pour désirer en recevoir davantage. De là une
sorte d'aspiration vers la lumière, la vie, et la
perfection, qui travaille déjà les profondeurs les
plus obscures du monde. La matière naturelle,
c'est-à-dire la substance étendue, se meut pour
atteindre la forme des quatre éléments; puis elle
aspire à prendre la forme des minéraux, plus
haut encore celle des végétaux, celle des animaux,
à s'imprégner enfin de raison, et à s'élever jusqu'à
l'intellect universel, limite et mesure de tout ce
progrès, où tout mouvement va cesser.
L'unité, la forme, Dieu d'une part, et de l'autre
la matière, voilà les principes de toute réalité.
Mais l'esprit religieux du philosophe israélite.
imbu des préceptes de la loi mosaïque, a cherche
à atténuer les conclusions d'un système qui
aboutit clairement à l'unité substantielle de Dieu
et du monde. Entre l'unité pure et la diversité^
il a placé un principe intermédiaire qu'il a appelé
la volonté. « C'est, dit-il, une faculté divine qui
fait la matière et la forme et les lie ensemble,
qui pénètre du haut dans le bas comme l'âme
pénètre dans le corps et s'y répand; qui meut
tout et conduit tout » (liv. V, 60). Elle est comme
l'écrivain, la forme est l'écriture, et la matière
le tableau ou le papier. Elle produit dans la
matière de l'intellect l'existence, qui est la forme
des formes ; dans la matière de l'âme, la vie et
le mouvement; dans la matière de la nature, la
locomotion. Toutes les substances sont mues par
elle, comme notre corps par notre volonté. C'est
d'elle que la forme sort, comme l'eau de sa
source ; c'est d'elle que la matière reçoit la forme,
comme le miroir reçoit l'image de celui qui y
regarde. Elle n'est pas la même chose que la
forme; elle la meut, la mesure et la partage.
Elle est infinie quant à son essence, et bornée
quant à son action. Telle est la conception la plus
originale de la Source de vie; elle pénètre au
milieu de ce néo-platonisme pour lequel elle n'est
pas faite, et s'accorde mal avec l'ensemble de la
doctrine. Elle permet sans doute au croyant de
AVIG
— 131 —
AXIO
parler de la création, et de la présenter comme
an acte libre : mais elle ne peut faire oublier tant
de paroles qui sont la négation la plus absolue de
l'acte créateur. Non-seulement dans le monde
créé il y a émanation d'une substance à l'autre,
ou pour mieux dire, une seule substance diverse
ment modifiée, mais encore au-dessus même de
l'intellect, la volonté elle-même ne fait que
s'épancber en toute chose avec la forme qui est
en elle, et qui en sort comme l'eau sort de sa
source; elle pénètre la matière, elle y fait im-
pression : voilà tout son rôle ; cette matière, si
elle la crée, n'est que le développement même
de son essence; si elle ne la crée pas, ce qui
paraît bien l'opinion d'Ibn-Gebirol, elle est à
côté d'elle un principe mal défini, coéternel à
Dieu; et dans tous les cas il n'y a là rien qui
ressemble à l'idée d'un monde distinct de Dieu
et tenant pourtant de lui tout ce qu'il a d'être.
Étrange volonté, cause de l'intelligence sans la-
quelle on ne la conçoit pas; singulière intelli-
gence produite par une puissance qui elle-même
ne connaît rien! Le philosophe ne parvient pas à
combiner deux dogmes qui répugnent l'un à
l'autre. A-t-il mieux réussi à sauvegarder la
liberté de l'âme ? c'est le sentiment de M. Franck,
dont l'autorité est grande en ces matières. Il
faut reconnaître avec lui qu'il ne témoigne nulle
part cette sorte de haine de la personnalité, et
cette impatience de s'absorber en Dieu, qui
éclatent clans les écrits de Plotin et de Proclus.
Mais quelle individualité peut-on attribuer à une
âme qui est une émanation de la substance ra-
tionnelle « qui pénètre le monde entier et s'y
enfonce? » Elle est en quelque sorte une idée :
« l'idée de la forme est une avec la forme de
i'àme; car l'une et l'autre sont des formes, et les
formes particulières, savoir toutes les formes
sensibles, se réunissent dans la forme univer-
selle, c'est-à-dire dans celle qui renferme toutes
les formes. Ces formes particulières se réunissent
par conséquent dans la forme de l'âme, parce
que la l'orme universelle qui les renferme toutes
se réunit avec la forme de l'âme (liv. III, 25). »
Tel est le système; il est facile d'en marquer
l'origine. On ne le rattachera pas au péripaté-
tisme ; et quoique les idées et la terminologie
d'Aristote y soient souvent reproduites, on n'y
verra qu'une étrange corruption de cette grande
doctrine. L'esprit en est plus franchement pla-
tonicien, mais d'un platonisme qui a passé par
Alexandrie et s'est compliqué des emprunts faits
à d'autres écoles et même aux cosmogonies
orientales. En un mot, les véritables maîtres du
juif de Malaga ce sont Plotin et Proclus. Pour-
tant il est douteux qu'il les ait jamais lus : les
Arabes au milieu desquels il vivait ont peu connu
le dernier, et ils ont ignoré le nom du premier,
de Plotin, dont les idées se retrouvent à chaque
page de la Source de vie. Comment sont-elles
parvenues jusqu'à lui? Ce n'est pas par des textes
originaux, puisqu'il les attribue de bonne foi à
Platon. 11 les a puisées sans doute dans ces
compilations néo-platoniciennes, si multipliées
vers le déclin de l'école, circulant sous les noms
de philosophes anciens, et que les Arabes tradui-
sirent, bien persuadés qu'elles étaient les œuvres
d'Empédocle, de Pythagore, de Platon, d'Aris-
tote. Il est certain que dès le ixe siècle les
musulmans possédaient des versions de ces livres
apocryphes^ qui gardèrent leur crédit jusqu'au
moment ou Al-Farabi et Ibn-Sina firent con-
naître un péripatétisme plus pur.
Quelle fut la destinée de ce système qui malgré
des défauts trop visibles est un événement im-
portant dans l'histoire de la pensée? Il paraît
être resté à peu près inconnu de ceux qui pou-
vaient le mieux en profiter, des Arabes et des
Juifs. Le premier musulman philosophe qui ait
brille en Espagne est Ibn-Bâdja ou Avempace;
il est disciple du grand péripatéticien d'Orient,
d'Avicenne, et il ne paraît connaître ni le nom
ni les doctrines d'Ibn-Gebirol; Avcrroès donne
un grand développement à une des théories de
la Source de vie, celle de l'intellect universel,
mais il ne l'emprunte pas à cet ouvrage. Les
juifs semblent eux-mêmes l'oublier; son nom
n'est cité ni par Maimonide, ni par les kabba-
listes, quoique ces derniers aient pu le connaître
et introduire dans leurs doctrines, dont les com-
mencements sont bien plus anciens, quelques-
unes de ses idées. Les littérateurs et les com-
pilateurs sont les seuls qui gardent son souvenir,
et M. Munk a reproduit quelques-unes de leurs
mentions^ il y est généralement décrié comme
s'étant révolté contre la communion israélite.
En revanche il s'introduit de bonne heure dans
les écoles chrétiennes, sous le nom d'Avicebron.
et grâce à une traduction faite par Dominique
Gundisalvi, vers le milieu du xne siècle. Ses
idées y causèrent une profonde émotion, qui se
prolongea jusqu'au déclin de la scolastique; il
initia ces esprits curieux et hardis, malgré leur
apparente soumission, à une philosophie péril-
leuse qui en ramena plus d'un dans la voie où
Jean Scot Érigène s'était déjà égaré. Dès le
commencement du xme siècle il y a à Paris, et
autour de Paris, de véritables cénacles de pan-
théistes, dont les chefs les plus connus, con-
damnés en 1209 avec leurs disciples, sont Amaury
de Bène et David de Dinan , qui pourraient
avoir lu la Source de vie. Après eux le nom
d'Avicebron est répété par tous les docteurs;
Albert essaye de réfuter sa théorie de la matière
universelle, et celle de l'intellect actif; saint
Thomas substitue aux critiques puériles de son
maître une réfutation qui fait honneur à sa
clairvoyance; Roger Bacon, au contraire, adopte
hardiment l'ensemble du système, tout en le
corrigeant. Duns Scot ne craint pas non plus de
se placer sous ce patronage suspect :Ego autem
recleo ad posilionem Avicebronis, s'écrie-t-il ;
et il en tire les conséquences naturelles, en
confondant tous les êtres comme des accidents
dans l'unité la plus générale, in ratione entis.
Au xviE siècle, Giordano Bruno cite, admire et
interprète à son profit cet Avicebron qui, dit-il,
regarde les formes comme des accidents et la
matière comme la seule substance. Spinoza l'a-t-il
connu? il serait téméraire de l'affirmer; mais il
n'y a pas loin de la doctrine de l'identité de la
matière et de la forme, à celle de l'union substan-
tielle de la pensée et de l'étendue.
Consulter : S. Munk, Mélanges de philosophie
juive et arabe, Paris, 1857-59, 2 vol.
Seyerlen, Annales de théologie, publiées à Tu-
bingue, t. XV et XVI.
Ad. Franck, Études orientales, Paris, 1861,
p. 361. E. C.
AVICENNE, voy. Ibn-Sina.
AXIOME. Ce terme, dont l'usage paraît très-
ancien, n'a été employé d'abord que par les^ ma-
thématiciens pour désigner les principes mêmes
de leur science, ou un certain nombre de pro-
positions d'une évidence immédiate et servant
de base à toutes leurs démonstrations. C'est ce qui
résulte d'un passage de la Métaphysique d'Aris-
tote (liv. III, ch. m), où ce philosophe se demande
si la science de l'être ou de l'absolu ne doit pas
aussi s'occuper de ce qu'en mathématiques on
appelle du nom d'axiomes. Pour lui, il donne à
ce mot une signification plus étendue ; car il
l'applique sans distinction à tous les principes
qui n'ont pas besoin d'être démontres, et sur
AXIO
132 —
AXK)
lesquels se fondent, au contraire, toutes les
sciences ; à tous les jugements universels et évi-
dents par eux-mêmes, sans lesquels, dit-il, le
syllogisme ne serait pas possible [Analyt. Posl.,
lib. I, c. n). Mais ces divers principes sont sub-
ordonnés à un seul , qui passe à ses yeux pour
la condition suprême de toute démonstration et
même de tout jugement : c'est le fameux prin-
cipe d'identité et de contradiction; à savoir, que
le même ne saurait à la fois être et n'être pas
dans le même sujet, sous le même rapport et
dans le même temps [Métaph., lib. III. c. m).
Après Aristote, les stoïciens ont compris sous \c
nom d'axiome toute espèce de proposition géné-
rale, qu'elle soit nécessaire ou d'une vérité con-
tingente. Ce sens a été conservé par Bacon : car,
non content de soumettre ce qu'il appelle les
axiomes à l'épreuve de l'expérience et des faits,
ce philosophe distingue encore plusieurs sortes
d'axiomes, les uns plus généraux que les autres
[Nov. Organ., lib. I. aphor. xni, xvn, xix, et
pass.). Le sens d'Aristote s'est maintenu dans
l'école cartésienne, qui voulait, comme on sait,
appliquer à la philosophie la méthode des géo-
mètres. C'est ainsi que Spinoza et Wolf ont com-
mencé leurs œuvres par des axiomes et des dé-
finitions dont se déduisent ensuite toutes leurs
théories. Kant, ayant distingué plusieurs sortes
de principes, aussi différents les uns des autres
par leur usage que par leur origine, a consacré
le nom d'axiomes à ceux qui servent de base aux
sciences mathématiques : ce sont, d'après lui,
des jugements absolument indépendants de l'ex-
périence, d'une évidence immédiate, et qui ont
pour origine commune l'intuition pure du temps
et de l'espace. Par cette raison, il les appelle
aussi les axiomes de Vintuition. A l'exemple
d'Aristote, il néglige d'en fixer le nombre, et
cherche à les subordonner à un principe su-
prême qu'il formule en ces termes {Critique de
la Raison pure, analyt. des principes) : « Tous
les phénomènes peuvent être considérés comme
des grandeurs étendues. Grâce à ce principe, les
propriétés de l'espace ou de l'étendue, en dehors
de laquelle nous ne pouvons ^ rien ' percevoir,
c'est-à-dire les vérités et les définitions mathé-
matiques, deviennent les conditions nécessaires,
les formes a priori des choses elles-mêmes ou
des phénomènes que nous découvrons par l'expé-
rience. »
Si maintenant nous passons de l'histoire du
mot à la nature même de la chose ; si nous vou-
lons connaître le vrai caractère des principes
mathématiques, et le comparer à celui des autres
principes de l'intelligence humaine, nous serons
forcés de choisir entre la proposition suprême
d'Aristote et celle de Kant ; car, dans l'état actuel
de la psychologie, c'est à ce choix seul que se
réduit toute la question. Si, comme le prétend
le philosophe grec, tous les axiomes peuvent se
résoudre dans le principe de contradiction, ils
ne sont plus que des jugements analytiques et
même de simples formules abstraites, dont le seul
résultat est de décomposer dans ses divers élé-
ments une notion générale déjà présente à l'es-
prit, sans enrichir notre intelligence d'aucune
connaissance nouvelle. Si, au contraire, les
axiomes sont de véritables principes, c'est-à-dire
des connaissances intuitives, immédiates, que ni
l'expérience ni l'analyse n'ont pu nous fournir,
il faut alors, avec le philosophe allemand, les
regarder comme des jugements synthétiques a
priori. Nous n'hésitons pas, uniquement en ce
qui concerne les principes ma [ues, à
nous prononcer pour l'opinion d'Aristote. En effet,
quand je dis, par exemple, que la ligne droite
est le plus court chemin d'un point à un autre,
il m'est impossible de ne pas voir qu'entre le
sujet et l'attribut de cette proposition, il n
pas seulement, comme entre l'effet et sa cause,
un rapport de dépendance ou un enchatnei
nécessaire, mais une véritable identité, ou au
moins la relation d'un tout à sa partie; dans
l'idée que je me fais d'une ligne droite, est cer-
tainement déjà comprise celle du plus court
chemin d'un point à un autre; par conséquent,
il n'y a que l'analyse qui ait pu les séparer.
Kant, il est vrai, en choisissant précisément le
même exemple, arrive à un résultat tout op-
posé : « La ligne droite, dit-il, me représente
seulement une qualité; le plus court chemin
d'un point à un autre me rappelle, au contraire,
une quantité ; ce n'est donc que par une vérita-
ble synthèse, mais par une synthèse nécessaire,
que j'ai pu réunir dans un même jugement deux
notions aussi différentes l'une de l'autre. » Une
telle subtilité, malgré le nom qui la recom-
mande; mérite à peine d'être prise au sérieux.
Il est évident qu'en pensant à une ligne droite;
je suis forcé de tenir compte de la quantité
aussi bien que de la qualité; car, faites abstrac-
tion de la quantité, et la ligne n'aura plus d'é-
tendue ; elle ne représentera plus aucune dimen-
sion de l'espace ; en un mot, elle aura cessé
d'exister. De plus, l'étendue d'une ligne droite,
la quantité d'espace qu'elle me représente, est
nécessairement telle, qu'entre ses deux extré-
mités je ne saurais en concevoir une plus petite,
c'est-à-dire qu'elle est le plus court chemin
d'un point à un autre. Nous ne parlerons pas des
autres axiomes considérés par Kant lui-même
comme des applications diverses du principe de
contradiction, par conséquent comme des juge-
ments analytiques; nous ferons seulement re-
marquer que ce caractère n'est pas le seul qui
établisse une différence entre les axiomes pro-
prement dits et les véritables principes ou les
connaissances intuitives de la raison. Quand je
dis que la partie est moindre que le tout, ou
que deux quantités égales à une même troisième
sont égales entre elles, je n'affirme rien des
existences, je ne dis pas qu'il y ait quelque part
un tout, des parties, une quantité et des quan-
tités égales entre elles; je prétends seulement,
comme il a été démontré tout à l'heure, que,
dans l'un des deux termes dont se compose prin-
cipalement chacun de ces axiomes, l'autre est
nécessairement compris. En outre', ces deux
termes, avec les idées qu'ils expriment, peuvent
être l'un et l'autre empruntés à l'expérience
C'est, en effet, à cette source de nos connaissan-
ces, plutôt qu'à la raison, que nous devons les
notions d'un tout et de ses parties. Il en est au-
trement de ce principe qui est le fondement de
toute morale : toutes nos actions libres sont sou-
mises à une loi obligatoire, universelle et né-
cessaire. Non-seulement la loi du devoir ne sau-
rait être déduite par voie d'analyse de l'idée de
liberté; mais de plus, je crois à l'existence de
ces deux termes, dont le premier dépasse entiè-
rement les limites de l'expérience. Il ne faut
donc pas confondre sous un même titre des ju-
gements aussi différents les uns des autres que
ceux qui servent de base aux démonstrations
mathématiques, et ceux que la métaphysique et
la morale sont obligées de chercher dans une
analyse approfondie de la raison humaine. Les
premiers sont purement analytiques, c'est-à-dire
Qu'ils reposent sur un rapport d'identité ou celui
'un tout à sa partie; ils ont pour objet et pour
attribut deux termes corrélatifs dont l'existence
est hypothétique ; enfin, ces deux termes peu-
vent être également empruntés à l'expérience.
Les autres., au contraire sont des jugements
AZAI
133 —
AZAI
synthétiques où deux termes complètement dis-
tincts l'un de l'autre sont enchaînés par un lien
nécessaire ; chacun de ces deux termes repré-
sente une existence réelle, et l'un au moins est
tout à fait étranger à l'expérience. Il faut laisser
aux premiers le nom d'axiomes, et consacrer
aux autres celui de principes. Comme l'a dit
avec un sens profond l'auteur de la Critique de
la Raison pure (Introd.), les mathématiques
n'ont pas d'autres principes que leurs définitions,
car elles n'ont affaire qu'à un monde idéal : à
l'aide des limites et des figures dans lesquelles
elles circonscrivent librement l'espace et l'éten-
due, elles- produisent elles-mêmes, elles créent
en quelque sorte toutes les données qu'elles
soumettent ensuite au procédé de la démonstra-
tion. Voy. Principes et Mathématiques.
AXIOTHÉE de Philius, l'une des femmes
qui, après avoir suivi les leçons de Platon et de
Speusippe, transmettaient à leur tour la doctrine
qu'elles avaient reçue. Elle passe pour avoir
porté des vêtements d'homme, probablement le
manteau de philosophe; cet usage paraît avoir
été adopté également par Lasthénie de Mantinée
(voy. Diogène Laërce, liv. III, ch. xlvi; liv. IV,
ch. n). .
AZAÏs. Né à Sorèze en 1766, mort en 1845, a
eu pour un moment une réputation que ne justi-
fient guère les ouvrages volumineux et insigni-
fiants qu'il nous a laissés. Ses premières études
le destinaient plutôt à l'enseignement de la mu-
sique qu"à la culture de la philosophie, qu'il ne
connut jamais. Admis à l'école fondée par les bé-
nédictins, dans sa ville natale, il entra d'abord
comme novice dans la congrégation des orato-
riens, fut pendant quelque temps régent de cin-
quième à Tarbes, puis secrétaire de l'évêque
d'Oléron, et au moment de la révolution il em-
brassa les idées nouvelles avec une ardeur qui
devait bientôt se refroidir. Après le. 18 fructidor,
il fut poursuivi pour avoir publié une brochure
trop franchement royaliste, et condamné à la
déportation. Il trouva un asile dans l'hospice des
Sœurs de la Charité de Tarbes. et y écrivit son
premier ouvrage où il propose déjà son système,
qu'il reproduira avec monotonie dans tous ses
autres livres. Grâce à l'amitié de Mme Cottin,
alors en pleine renommée, après que le danger
fut passé, il eut l'honneur de fréquenter à Pa-
ris quelques-uns des hommes célèbres du temps,
Lacépède, Hauy, Cuvier, Laplace, qui parais-
sent n'avoir pas fait grand cas de son mérite.
Il vivait dans un état voisin de la misère
quand il obtint les fonctions d'inspecteur de la
librairie. Pendant les Cent-Jours il se prononça
pour le gouvernement qu'il avait servi, et fut
nommé recteur à Nancy. Après la Restauration,
il retomba dans la gêne, et vécut d'une pension
qui fut peu à peu réduite. Des leçons laites à
l'Athénée lui avaient valu une sorte de célébrité,
qui attira l'attention sur les ouvrages qu'il ne
cessait de faire paraître. Cette renommée était
dans tout son éclat vers 1827. Azaïs réunissait
alors dans son jardin de Passy un auditoire bril-
lant, et exposait dans des conférences animées
son explication universelle. Cette prospérité fut
coir'.e, et à partir de 1830, quoiqu'il ne cessât
d'j publier, il serait tombé dans l'oubli, si l'on
n'avait gardé le souvenir des railleries qui ac-
cueillirent son Système des compensations. Il
mourut en 1845.
Dans les nombreux ouvrages qu'il a fait pa-
raître de 1800 à 1840, on ne trouve guère qu'une
seule idée, et elle n'est ni originale ni vraie. Il
la répète sous toutes les formes, l'applique à
l'homme et à la nature, au présent et au passé,
à l'individu et à la société, et en fait la formule
d'un optimisme banal; il y a, suivant lui, « une
succession équitable dans les vicissitudes du
sort de l'homme, un balancement continu dans
les diverses conditions et les divers événements
qui constituent sa destinée. » Voilà la grande loi
des compensations, qu'on déduirait de la justice
de Dieu, qui n'a pas pu traiter inégalement ses
enfants, et qui se vérifie aussi par l'observation.
Dans l'univers entier se joue une seule et même
force qui d'un côté poursuit une œuvre de des-
truction, de l'autre ne cesse de réparer ses ruines
et de construire. Ces deux opérations sont soli-
daires : car on ne peut détruire un édifice qui
n'est pas bâti, et d'autre part il faut des débris
pour réparer et réédifier; elles sont nécessaire-
ment égales l'une à l'autre : plus il y a d'ê-
tres en formation plus il y_ a d'êtres sur la
voie de la destruction, et réciproquement. Or,
pour les êtres sensibles le premier acte est ce
qu'on appelle un bien, et le second un mal.
Chacun d'eux reçoit un plaisir pendant la durée
des opérations qui le forment, ou le développent,
et une douleur pendant la durée des opérations
contraires. Il en résulte qu'il y a équilibre parfait
entre son malheur et son bonheur : plus il lui
est accordé d'avantages, plus il doit en jjerdre,
et ses regrets, ses souffrances et son desespoir
sont une rançon qu'il doit infailliblement payer
et qui demeure proportionnelle aux bienfaits qu'il
a reçus. A défaut des épreuves qui lui sont rare-
ment épargnées, le mortel le plus fortuné doit
au moins subir la mort, et c'en est assez pour
que cette suprême tristesse, croissant avec le
prix de la vie, compense toutes ses joies,^ et le
rende égal au plus misérable esclave. En résulte-
t-il qu'après avoir vécu, tous les hommes ont
reçu une quantité égale de maux et de bien?
Non sans doute, et l'auteur qui hésite et se con-
tredit sur ce point, se borne à soutenir qu'il y a
un rapport invariable entre les deux sommes,
qui peuvent d'ailleurs être très-différentes suivant
les individus, tout en restant toujours égales
pour un seul d'entre eux. L'homme le plus favo-
risé a peu de biens, mais il a aussi peu de maux;
et les déshérités, mal pourvus des uns, sont aussi
bien moins accablés des autres.
Cette loi s'applique aux sociétés, comme aux
particuliers. Le sauvage que le hasard de la
génération a jeté sur quelque plage inhospi-
talière, au milieu d'hommes grossiers, et aux
prises avec une nature ennemie, a sans doute des
misères qui épargnent l'homme civilisé; mais
comme toute peine vient d'un bien et y est pro-
portionnelle, l'homme policé subit à son tour
mille tourments qui sont épargnés à l'autre.
Aussi le système des compensations est-il destiné
à adoucir les haines sociales et à mettre fin à
cette hostilité croissante entre les riches et les
pauvres. Les philosophes et les théologiens
qui défendent d'autres doctrines sèment la
haine et la discorde : » Le principe de l'iné-
galité naturelle et essentielle dans les destinées
humaines conduit inévitablement au fanatisme
révolutionnaire, ou au fanatisme religieux. »
Enfin, l'univers entier est l'application de cette
loi de balancement : tout être « tend à être en
expansion continue. » Mais par cela même il
rencontre dans les forces qui l'entourent sa li-
mite et son obstacle : plus il se déploie et plus il
est refoulé. Quand la terre a soulevé de son sein
les hautes montagnes qui la sillonnent, pour-
quoi ne se sont-elles pas élevées à l'infini? c'est,
dit l'auteur, parce que sa force d'expansion est
équilibrée par la nature expansive des autres
globes.... Tout s'explique, et l'harmonie des glo-
bes, et la réciprocité de tous les actes physiques,
physiologiques, politiques etc.; équilibre con-
BAAD
134 —
BAAD
gaminent invariable dans an mouvement con-
. telle es1 la définition de l'uni-
rere. ■ Onvoil que la physique d'Azaïs ne vaut
fuère mieux que sa philosophie.-Le vice inhérent
l'une et à l'autre, c'est l'ignorance. La m
douce et résignée qui accompagne ces élucu-
brations h maies ou creuses, et la pureti
intentions honorent lu caractère d'Azats :
il ne suffit pas d'avoir l'âme tendre et d'aimer
les hommes pour être compté parmi les philo-
sophes.
Voici la liste chronologique des œuvres les
plus intéressantes d'Azaïs : du Malheur cl du
Bonheur. 1800; — Introduction à l'essai sur le
monde, 180o; — les Compensations dans les desti-
nées , etc. , 1808; — Système universel, en huit
volumes, 1809; — Coursdc philosophie générale,
1821, reproduit en 1826 sous cet autre titre :
Explication universelle. Il a lui-même résu
ses idées dans l'article Compensations du Dic-
tionnaire de la conversation. E. C.
B. Dans la composition des termes numéri-
ques par lesquels les logiciens désignent les
différents modes du syllogisme, cette consonne
indique que tous les modes des truis autres figu-
res, qui ont cette initiale, peuvent être ramenés
au mode de la première qui commence par la
même lettre ; par exemple, Barbari et Baroco
se ramènent de différentes manières au mode
Barbara. Voy. Conversion, Syllogisme.
BAADER (François), un des plus éminents
penseurs de l'Allemagne, étudia d'abord la méde-
cine et les sciences naturelles. Il ne se voua
qu'assez tard aux spéculations métaphysiques.
Il occupe dans la philosophie moderne, une place
à part. 11 n'a pas rédigé de corps de système.
Ses idées se trouvent dispersées dans une foule
d'écrits détachés. Cette exposition, déjà si peu
suivie, est sans cesse brisée par des digressions.
Baader est ardent à la polémique : il ne sait pas
résister au plaisir d'une escarmouche, et ne perd
aucune occasion de faire le coup de feu contre ses
adversaires. La rapidité de la pensée et de fré-
quentes allusions rendent difficile la lecture de
ses écrits. Les étrangetés d'un style original,
embrouillé, bizarre, ajoutent encore à l'obscu-
rité. On peut aussi reprocher à Baader des pué-
rilités mystiques que te viril esprit aurait dû
s'interdire. Tout cela fait autour de sa vraie pen-
sée un fourré que peu de gens ont le courage
de traverser. Mais ceux qui l'essayent sont bien
récompensés. Les écrits de Baader sont une
mine des plus riches. Ils ont une grande valeur
critique, et forment un arsenal précieux pour
qui veut combattre les diverses écoles de l'Alle-
magne. Baader en a saisi les côtés faibles avec
une singulière pénétration, et de sa dialectique
acérée il a frappé au défaut de l'armure tour à
tour Kant, Fiente, Schelling et Hegel. Baader a
profité de tous les progrès que ces grands esprits
ont fait faire à la pensée; mais il a, dès l'ori-
gine, combattu leurs erreurs, quand personne
encore ne les soupçonnait, et a été seul à soute-
nir toujours contre eux la cause de la science
chrétienne.
l'aider unit la religion positive et la philoso-
phie par un mysticisme qui rappelle Jacob
Bcehm. Jacnl, Bœhm a partagé l'étonnante des-
tinée de Spinoza. Ces étranges génies n'ont
exercé aucune influence sur leur temps. Il a
fallu deux siècles et plus à l'esprit humain pour
arriver à les comprendre. Ils n'ont trouvé qu'au-
jourd'hui des penseurs capables de les pi
trer ; et ils ont présidé à la révolution philoso-
phique de l'Allemagne, comme Montesquieu
et Rousseau à la révolution politique di
France. Schelling, dans son premier système, cl
de Spim z 1 : ils si réclament
■ le Jacob Bœhm, mais c'est à torl ; ils l'ont
mal compris. Baader est son véritable
ilanl. Les mystiques du moyen âge, Parad
Van Belmont, sainte 'l hérèse, M
denborg, Pascalifl, el surtout Saint-Mari
■1er.
que le roi de Bavière voulut faire de l'uni-
versité de Munich le centre d'une réaction reli-
ise contre les idées nouvelli r fut
appelé à y professer la philosophie. 11 finit par
être assez mal vu. Le roi voulait restaurer le
plus encore que le christianisme, et
Baader avait une libéralité de vue qui s'accor-
dait mal avec ses projets. ' as parlé do
bizarreries mystiques; mais toutes les fois qu'il
sait s'en préserver, il retrouve le bon sens du
B. 11 se distingue même entre les penseurs
île l'Allemagne par son esprit pratique. 11 s'est
fort occupé de politique, et toujours avec indé-
pendance. En 1815, il conseilla à la Sainte-
Alliance de légitimer sa cause par un grand
acte de justice, la restauration de la nationalité
polonaise. A la même époque, il signalait avec
un coup d'œil prophétique le besoin qu'avait
donné la révolution française de réaliser socia-
lement les principes évangéliques de justice et
de charité. Après 1830, il s'occupa le premier,
dans son pays, des prolétaires, et ce fut avec un
esprit généreux. Tout cela ne le mettait pas en
faveur auprès du roi, moins encore ses idées sur
l'Église. Baader s'est détaché de Rome ; il s'est
prononcé avec force contre la suprématie du
pape. Il voulait d'un catholicisme régi par les
conciles et démocratiquement constitue. L'Eglise
grecque répondait le mieux à son idéal ; et dans
son dernier écrit, peu de temps avant sa mort,
il cherche à établir la suprématie de cette Église
sur celle de Rome.
La théorie de la liberté est ce qu'il y a de ca-
pital dans Baader. La philosophie allemande est
venue aboutir au panthéisme. Hegel est l'inévi-
table conclusion de Kant. On a compris alors que
la logique seule menait à un Dieu universel, à
un monde nécessaire, et que, pour échapper au
panthéisme, il fallait la dépasser et réhabiliter la
liberté. Tout l'effort des adversaires intelligents
de Hegel porte sur ce point. Baader a suivi cette
tactique bien avant les autres. Il a donné le si-
gnal et le plan de l'attaque, et a beaucoup con-
tribué au changement de Schelling et au discré-
dit du panthéisme en Allemagne.
Il faut, d'après Baader, distinguer trois mo-
ments dans l'histoire de l'homme. Dieu le crée
innocent; mais cette pureté originelle n'est pas
la perfection. L'homme est créé pour aimer Dieu.
Or l'amour n'est pas cet instinct primitif du bien
imposé par la nature ; il suppose le consente-
ment, il est le libre don de soi-même. Mais la li-
berté n'est pas le libre arbitre, le choix du bien
ou du mal. Le bien seul est la liberté. Le mal est
l'esclavage; car la volonté coupable est sous la
servitude des attraits qui la dominent, et des lois
divines qui répriment ses désordres, la frappent
d'impuissance et la paralysent. Le libre arbitre
n'est donc pas la liberté; il est le choix entre elle
et l'esclavage. Il n'est pas la perfection ; il n'en
est que la possibilité. Il n'est pas l'amour ; il n'en
est que la porte. Il doit donc être franchi et dé-
. Mais si la liberté est une charité immua-
Me. éternelle, une vie divine dont on ne peut dé-
choir, elle n'en présuppose pas moins le libre
arbitre. Pour se donner librement, il faut pou-
voir se refuser. 11 y a donc un momentoù l'homme
est appelé à se donner ou à se refuser à Dieu;
l'alternative est offerte : il choisit. Après l'inno-
cence, avant l'amour, le libre arbitre ou lé-
BAAD
— 135 —
BAAD
preuve. La tentation est donc pour l'homme, et
généralement pour toutes les créatures libres, une
nécessité, mais non point la chute. Unies d'abord
fatalement à Dieu, sans conscience propre, elles
doivent se distinguer de lui. Mais cette distinction
n'est point nécessairement une contradiction ou
une révolte ; c'est ce que le panthéisme mécon-
naît. Il distingué aussi dans l'histoire de l'homme
trois moments, mais le second est la chute, au
lieu d'être, comme l'exige la pensée, la tentation
qui peut avoir deux issues.
Le choix fait ne peut être prévu. Il ne se con-
naît pas a priori; car le contraire était égale-
ment possible. On ne le connaît donc que par
l'événement. C'est l'expérience, et non la raison,
qu'il faut interroger; elle trouve ainsi sa place
dans toute philosophie qui reconnaît la liberté.
Or le mal est entré dans le monde : l'expé-
rience le témoigne. Quelle devait être la suite de
cette chute ? Le choix accompli, le libre arbitre
cesse aussitôt. Il n'est ni le bien ni le mal; il le
précède ; il est l'égale possibilité de l'un et de
l'autre. L'homme devait demeurer à jamais fixé
dans la décision prise. Or le mal n'est que néant
et douleur; car Dieu est la vie. La conséquence
delà chute était pour le monde l'éternel néant et
l'universelle douleur : ce n'est pas ce qui a lieu :
la chute a donc été réparée. Mais l'homme déchu
ne pouvait recevoir la vie que si Dieu, le prin-
cipe de vie, s'associait de nouveau à lui. Dieu de-
vait descendre pour cela dans les abîmes où nous
a précipités le mal ; il devait partager nos dou-
leurs, porter le faix de nos peines, s'abaisser à
toutes nos humiliations, se faire entièrement sem-
blable à nous, connaître même la mort. Le sacri-
fice du Calvaire pouvait seul sauver une race dé-
chue. Le but de ce grand holocauste était d'élever
l'homme à l'amour éternel dont il s'était exclu;
mais ce ne pouvait être l'effet immédiat. Cetamour
exige la coopération du libre arbitre, le libre arbitre
devait donc être rendu. L'homme a été replacé, par
la vertu de l'expiation divine, dans la position
où il se trouvait à l'heure de l'épreuve, libre de
choisir, avec une différence toutefois. Il avait
alors l'instinct du bien, il a maintenant celui du
mal. Il doit mourir à lui-même s'il veut renaître
à Dieu. La croix est pour l'homme et pour Dieu
le seul moyen de réunion depuis la chute.
Le déisme et le panthéisme pallient le mal :
l'un et l'autre n'y voient que l'inévitable imper-
fection du fini ; mais le mal est si peu le fini,
qu'il est. au contraire, l'effort du fini à se poser
comme l'infini, de la créature à se faire le centre
de tout, à usurper le droit de Dieu. Il n'est point
d'ailleurs le contraire seulement du bien, comme
le fini l'est de l'infini ; il en est la contradiction.
Le manichéisme regarde le mal comme positif;
mais il a le tort d'en faire une substance, un
principe éternel. Or, le dualisme est incompa-
tible avec l'idée de Dieu. Ce système d'ailleurs,
qui semble exagérer le mal, en atténue la gravité
non moins que les précédents. En faisant du mal
un principe éternel, il en fait un principe néces-
saire; c'est l'absoudre. Ces trois systèmes, à les
prendre rigoureusement, sont donc unanimes à
nier la liberté et la responsabilité du mal : ils en
méconnaissent la nature.
Ici se présente une grande difficulté. On peut
dire : Le mal est impossible; il ne saurait exis-
ter : ce que l'on appelle de son nom, ou n'est
rien, ou n'est qu'une forme du bien, un de ses
déguisements. Le bien seul peut exister; car
Dieu est l'Être. On ne peut donc supposer quel-
que chose qui soit hors de lui, qui soit contre lui :
ce serait un non-sens. — D'autre part, si l'on ne
veut pas nier le libre arbitre, il faut accepter la
possibilité du mal. Ort nier le libre arbitre, c'est
nier l'expérience, la conscience, tomber dans le
fatalisme et avec lui dans le panthéisme. —
Voilà deux exigences également impérieuses. La
contradiction, heureusement, n'est pas inso-
luble.
Dieu est l'Etre, donc hors de lui il n'y a que
néant. L'homme est libre, donc il peut vouloir
contre Dieu. Seulement alors sa volonté est néant.
Il ne peut la réaliser, il trouve l'opposé de ce
qu'il cherche, et son œuvre le trompe. La vo-
lupté ruine les sens, l'orgueil amène l'abaisse-
ment, l'égoïsme est l'ennemi de notre intérêt : le
mal se tourne toujours contre lui-même ; il est
châtié par une divine ironie qui lui fait faire
perpétuellement le contraire de ce qu'il se pro-
pose. Il obéit donc malgré lui, et son impuis-
sante révolte est aussi bien soumise que la plus
fidèle obéissance. Le mal manifeste Dieu comme
le bien, seulement d'une autre manière : par son
néant il proclame que Dieu seul règne et seul
est. L'effet, étant toujours le contraire de ce que
veut la volonté coupable, est divin. Le mal
n'existe que subjectivement; il essaye en vain de
se réaliser, il ne peut se donner l'existence ob-
jective. 11 y a dualité dans les volontés, non pas
dans leurs actes : toutes, elles exécutent les des-
seins éternels. Les créatures, qu'elles le veuillent
ou non, n'accomplissent jamais que les ordres
divins. Fata volentem ducunt, nolentem tra-
hunt.
Contemplée de ce point de vue, l'histoire se
montre à nous sous un jour tout nouveau.
L'homme, malgré les obstinés égarements de sa
liberté, ne fait jamais que suivre la route tracée
par la Providence; il est inhabile à troubler l'u-
niverselle harmonie ; il exécute toujours la pen-
sée divine. Et quelle est cette pensée? Pour
notre race déchue, il n'y en a qu'une, la ré-
demption. Elle est l'œuvre miséricordieuse, l'é-
vénement magnifique dont les siècle se transmet-
tent l'accomplissement. Au milieu de l'histoire,
s'offre le sacrifice qui sauve l'humanité : le chris-
tianisme est fondé. Tout jusqu'alors le prépa-
rait; tout, depuis son apparition, concourt à son
établissement universel. Il est la puissance qui
entraîne le monde à un progrès incessant, et le
provoque infatigablement à la justice, à l'unité,
à l'amour. On ne peut connaître d'avance la vo-
lonté de l'homme : on peut prévoir celle de Dieu,
que l'homme a deux manières, à son choix, d'ac-
complir. On n'est plus dans le fatalisme, cet in-
sipide lieu commun des modernes philosophies
de l'histoire; mais on demeure dans un ordre
d'autant plus majestueux que le désordre même
finit par l'établir.
A cette théorie, que Baader a développée en
plusieurs endroits de ses ouvrages, notamment
dans le premier cahier de la Dogmatique spécu-
lative, se rattache encore une idée importante.
Le bien et le mal donnent à toutes nos facultés,
à l'imagination, à la pensée, au sentiment, aussi
bien qu'à la volonté, une direction différente. Les
passions asservissent tout notre être. L'homme,
sous leur empire, ne voit plus les choses sous
leur véritable aspect, et il en est incapable. Le
mal obscurcit, trouble, égare l'entendement, le
frappe de folie et de sophisme : le bien l'illu-
mine et le rectifie. La volonté a donc sur l'intel-
ligence une décisive influence. Dans l'ordre mo-
ral, les convictions dépendent de la pratique. Une
vie sensuelle et égoïste mène à d'autres croyances
qu'une vie chaste et dévouée. Les âmes médio-
cres ont une autre philosophie que les cœurs tour-
mentés de la noble ambition de l'infini. Tous les
hommes, à l'origine, ont sans doute un principe
commun : ils entendent d'abord un même ordre
de la conscience ; mais, selon qu'ils obéissent ou
BAAD
— 136 —
BAAD
non, leur conscience s'altère ou garde sa pureté,
leur entendement s'obscurcit ou s'éclaire, il y a
action de la pensée sur la volonté, et réaction de
la volonté sur la pensée*, elles ne sont point iso-
lées : l'homme est un. Il faut donc, dans la re-
cherche de Dieu, se ceindre d'obéissance, selon
l'expression du poëte oriental. Tout ceci peut
être regardé comme vrai. L'expérience montre
que notre conduite exerce un grand empire sur
notre pensée. La raison enseigne que le vrai et
le bon sont un. L'homme n'est donc pas dans la
vérité, tant qu'il demeure dans le mal. 11 peut
avoir d'elle alors une image abstraite et morte ;
il ne possède pas la vérité vivante et réelle. Pour
bien penser, il faut bien vivre.
Baader s'est, dans la philosophie de la nature,
aussi nettement séparé du panthéisme que dans
la théorie de la liberté. Les poètes, inspirés par
leur génie divinatoire, ont vu dans les tristesses
et les joies de la nature, dans ses l'êtes et ses
deuils, dans ses voluptés et ses fureurs, l'image
de nos espérances et de nos regrets, de notre
bonheur et de notre infortune, de nos amours et
de nos haines, l'image de l'homme tombé. Les
religions sont unanimes à expliquer par une
chute les fléaux de la nature, et par le péché la
mort. Que doit penser la philosophie? On trouve
ici les mêmes solutions que pour la liberté. Le
déisme et le panthéisme voient dans la mort
comme dans le mal une institution nécessaire à
l'économie du fini. Mais la mort n'est pas plus
nécessaire que le mal. Nous avons au dedans de
nous le type d'une nature idéale, dont les formes
sont d'une irréprochable correction- elle ne con-
naît ni souffrance, ni laideur? ni déclin; elle a
l'éternelle jeunesse de ce qui est parfaitement
beau. La raison enseigne qu'il doit y avoir har-
monie de l'idéal et du réel. Cette harmonie
n'existe pas dans l'ordre présent de la nature; il
n'est donc pas l'ordre divin, l'ordre légitime,
l'ordre primitif. La nature souffrante, infirme,
périssable, est une nature déchue. La mort est
donc la suite du mal, et n'affligeait pas le monde
avant le péché. Baader arrive ici à une hypo-
thèse aventureuse. La mort, selon lui, était avant
l'homme; l'histoire des révolutions du globe le
prouve : il y a donc eu une chute antérieure à
celle de l'homme, et la création de la terre est
en rapport avec cette ancienne catastrophe. Le
chaos de la Genèse n'est que les ruines confuses
de la région céleste que gouvernait Satan et que
troubla sa révolte. Le travail des six jours a eu
Sour fin d'ordonner et de réparer cette grande
estruction. Ce ne fut qu'au terme de l'œuvre que
la puissance du mal fut domptée. La mort était
emprisonnée ; la désobéissance de l'homme lui
ouvrit de nouveau les portes.
La nature, Isis voilée, semble vouloir punir les
audacieux qui osent tenter ses mystères. Baader
s'est permis dans la philosophie de la nature d'é-
tranges aberrations. Il revient aux élucubrations
de Jacob Bœhm et de Paracelse. Il est à regret-
ter aussi qu'il ait donné dans son système, aux
merveilles du somnambulisme, une place qu'elles
n''mt pas dans lanature. S'il est frivole de ne négli-
aucun fait, il est téméraire de trop vite les
expliquer; il faut d'ailleurs toujours garder la
juste proportion, et l'univers ne s'explique pas
par une crise nerveuse. Baader a suivi avec
grande attention la fameuse voyante de Pré-
vorst, qui a tant occupé toute l'Allemagne sa-
vante et rêveuse, et jusqu'à Strauss lui-même ; il
est fâcheux qu'il ait jeté par là quoique défaveur
sur sa philosophie, qui renferme, du reste, tant
de précieux aperçus.
Baader n'a pas en Allemagne toute la réputa-
tion qu'il mérite. On ne lui a pas encore par-
le dédain qu'il avail de r
matique dont on a si fort la superstitioi
du Rhin, il a dérouté les habitudes de loui
de qu'affectionne la science alli mandi
B tader, au lieu de faire un gros livre, a dispi
se i idées dans une multitude de brochures, et l'on
•i bien quelque peine à réunir en un même*
tous les membres de son système. Mais on sent
lira chez lui l'intime harmonie qui coor-
donne tous les détails. Baader n'en a pas moins
exercé une grande influence : par sa polémique
surtout, si incisive et si spirituelle, il a beaucoup
contribué à la réaction contre le panthéisme. 11
compte ses partisans les plus nombreux pal
les mystiques et les théologiens philosophes. Ju-
lius Mullcr, entre autres, a écrit d'après ses
principes un livre remarquable sur la chute et
la rédemption. Hoffmann a publié, pour servir
d'introduction à la philosophie de Baader. un
volume facile et agréable , die Vorhalle zu
Baader.
11 paraîtra peut-être paradoxal, après tout
cela, de dire que Baader est un des philosophes
allemands dont l'étude pourrait avoir le plus
d'attrait et de profit pour nous. Nous croyons
qu'il en est ainsi pourtant. Baader aimait l'es-
prit français, et le savait comprendre. Il avait
même pour lui une prédilection qui lui a donné
li fantaisie d'écrire un jour en français (et quel
français !) deux petits traités, qui feraient prendre
de ce penseur une idée bien fausse à ceux qui
ne le connaîtraient pas autrement. Malgré toutes
ces excentricités et de fâcheuses préoccupations,
il y a dans Baader une verve, une originalité,
un rapide et libre mouvement que nous suivons
plus volontiers que les lentes évolutions d'une
métaphysique d'école. Sa pensée est profonde et
difficile, mais, sauf les abus de mysticisme, pré-
cise, nette, bien déterminée. Surtout, ce ne sont
point chez Baader de vaines abstractions; c'est
l'homme, trop visionnaire sans doute et trop en-
touré de spectres, mais enfin l'homme vivant et
réel, qu'il s'efforce d'étudier et de faire con-
naître. Baader a semé ses ouvrages d'une foule
d'aperçus ingénieux, de vues nouvelles et d'idées
fécondes. Il y a plus de bonne psychologie chez
lui que dans aucun autre philosophe allemand.
Ce n'est souvent qu'un trait, une saillie, quelque-
fois une boutade, toujours une vive lumière.
Voici la liste des principaux ouvrages de Baa-
der. dont une édition complète vient d'être pu-
bliée sous ce titre : Œuvres complètes de Fr.
Baader publiées par Fr. Hoffmann, Leipzig,
1860, 15 vol. in-8; — Extravagance absolue de
la Raison pratique de liant, lettre à Fr. H. Ja-
cobi, in-8, 1797 (ail.); — Considérations sur la
philosophie élémentaire, en opposition au traite
de Kanl intitulé : Principes élémentaires de la
Science de la nature, in-8, Hamb., 1797 (ail.);
— Mémoire sur la Physiologie élémentaire,
in-8, Hamb., 1799 (ail.); — sur le Carré des
pythagoriciens dans la nature, in-8, Tubin-
gue, 1799 (ail.); — Mémoire de Physique dyna-
mique, in-8, Berlin, 1809 (ail.) ; — Démonstra-
tion de la morale par la physique, in-8, Munich,
1813 ; et dans ses Écrits et Compositions philo-
sophiques, 2 vol. in-8, Munster, 1831 et 1832; —
de l'Éclair, comme père de la lumière (dans le
même recueil); — Principes d'une Théorie des-
tinée à donner une forme et une base à la vie
humaine, in-8, Berlin, 1820 (ail.); — Fermenta
cognitionis, 3 cahiers in-8, Berlin, 1822-1823; —
de la Quaaruplicité de la vie, in-8, Berlin, 1819; ,
— Leçons sur lu Philosophie religieuse en o]*po-
sition avec la Philosophie il l dans les
temps anciens et modernes, in-8, Munich, 1827
(all.)j — Leçons sur la Dogmatique spécula-
J3AGÛ
— 137 —
BAGO
tive , in-8 , Stuttgart et Tubingue } 1828 , et
Munster, 1830; — Quarante propositions d'une
erotique religieuse, in-8, Munich, 1831; — de la
Bénédiction et de la Malédiction de la créature,
in-8, Strasb., 1826 ; — de la Révolution du droit
positif, in-8, Munich, 1832; — Idée chrétienne
de l Immortalité en opposition avec les doctrines
non chrétiennes, in-8, Wurtzb., 1836, —Leçons
sur une théorie future du sacrifice et du culte,
in-8, Munich, 1836. Nous ne parlons pas de ses
écrits purement politiques ou théologiques. X.
BACON (Roger) naquit probablement en 1214
dans le comté de Sommerset, non loin d'Il-
chester. Sa famille était noble et possédait
une grande fortune, qui fut compromise dans
les guerres civiles du temps. Destiné à l'état
ecclésiastique, il alla étudier à l'université d'Ox-
ford ; il y rencontra des maîtres alors célèbres,
unis entre eux par l'amitié, par un goût com-
mun pour des sciences suspectes et dédaignées,
et par l'indépendance de leur caractère. C'é-
taient Robert Bacon, Richard Fisacre, Adam
Marsh, Edmond Rich, et surtout Robert Grosse-
Tête, qui devint évêque de Lincoln, et resta
jusqu'à sa mort l'ami et le protecteur de Ro-
ger. L'école d'Oxford a alors son originalité
propre; elle est indocile au joug de la discipline
scolastique, et encourt souvent les arrêts du
pouvoir ecclésiastique. Ses docteurs, si on les
compare aux autres, sont presque de libres pen-
seurs. Leurs leçons et leurs exemples ne furent
pas perdus pour le jeune clerc, dont le caractère
était par lui-même peu traitable, et dès l'an-
née 1233, première date certaine de son histoire,
il se signalait par des paroles audacieuses adres-
sées au roi Henri III, réduit à subir publique-
ment les remontrances de ses barons et des
membres du clergé. Bientôt après, il passa en
France, et vint, comme tous les savants du
temps, demander aux écoles de Paris le titre de
docteur. Il arriva dans cette ville au moment où
la scolastique y jetait le plus vif éclat ; mysti-
ques, péripatéticiens, panthéistes, averroïstes et
sceptiques s'agitaient autour des chaires de l'u-
niversité et des ordres mendiants. Au lieu de pren-
dre parti au milieu de ces débats, Roger Bacon,
fuyant une agitation qu'il jugeait stérile, choisit
pour maître non pas un de ces philosophes dont
l'histoire a conservé le nom, mais un person-
nage obscur dont lui-même nous a fait connaî-
tre l'intéressante figure. C'est un solitaire, nous
dit-il, qui redoute la foule et les discussions, et
se dérobe à la gloire ; il a l'horreur des que-
relles de mots et une grande aversion pour la
métaphysique; pendant qu'on disserte bruyam-
ment sur l'universel, il passe sa vie dans son la-
boratoire, à fondre les métaux, à manipuler les
corps, à inventer des instruments utiles à la
guerre, à l'agriculture, aux métiers des artisans.
Il n'est pas ignorant pourtant; mais il puise sa
science a des sources fermées au vulgaire : il a
des ouvrages grecs, arabes, hébreux, chaldéens;
il cultive l'alchimie, les mathématiques, l'opti-
que, la médecine ; il apprend à son disciple les
langues et les sciences méconnues, et par-des-
sus tout il lui donne le goût et l'habitude d'ob-
server, de ne rien dédaigner, d'interroger les
simples d'esprit, et de se servir de ses mains
autant que de son intelligence. Pour tout dire,
c'est le maître des expériences, dominus experi-
mentorum, le plus grand génie de son temps, le
seul qui puisse diriger l'esprit moderne à la re-
cherche de la vérité. Bacon nous apprend qu'il
est Picard, qu'il s'appelle Pierre de Maricourt;
nous avons de bonnes raisons de croire que ce
grand homme ignoré est l'auteur d'un petit traité
imprimé, de Magncte, souvent remarqué par
les savants, et que son nom est bien celui qu'on
lit en tête de cet opuscule, Pierre Péregrin.
Pendant qu'il se forme auprès de ce maître, Ba-
con reste simple clerc, sans entrer dans l'un ou
l'autre des deux grands ordres mendiants, pour
lesquels il n'a jamais dissimulé son mépris. Un
peu plus tard, un événement mal connu le dé-
cide à prendre la robe des franciscains ; il de-
vait cruellement s'en repentir.
Vers 1250 il retourne à Oxford, et y acquiert
par ses travaux et son enseignement une renom-
mée qui a laissé un souvenir durable dans les
légendes populaires. Il y a là pour lui cinq ou
six années qui sont les plus belles et les plus
tranquilles de sa vie. Mais peu à peu, ses har-
diesses, son dédain pour ses confrères, son mé-
pris pour les autorités du siècle, et son zèle à
réformer l'enseignement, soulèvent contre lui les
défiances et bientôt l'animosité de ses supérieurs.
Le général de l'ordre était alors Jean de Fi-
danza, le mystique auteur de Yitinerarium,
l'homme le moins disposé à comprendre Bacon,
et à lui pardonner son indocilité. En 1257 il
force Bacon à quitter Oxford, où son influence
devenait dangereuse, et lui impose une retraite,
ou même un emprisonnement dans le cou-
vent des Mineurs à Paris. Pendant dix an-
nées on y exerça sur lui une persécution dont il
nous a laissé le lamentable récit. La disci-
pline tracassière du cloître, avec ses rigueurs
aggravées pour punir un rebelle, fut appliquée
sans pitié à ce puissant esprit : défense d'écrire,
d'enseigner, d'avoir des livres, et à chaque dés-
obéissance, les châtiments réservés aux écoliers
mutins, le jeûne au pain et à l'eau, la prison et
la confiscation. Pendant ce temps, il n'eut qu'une
consolation: il se prit d'affection pour un novice
pauvre et ignorant, et par ses leçons, il en fit,
assure-t-il, un des grands savants du siècle,
parmi lesquels on cherche vainement son nom.
Mais il y avait alors dans l'Église un prélat,
tour à tour soldat et légiste, avant d'être prêtre,
et plus éclairé que ces moines implacables: c'é-
tait Guy de Foulques, archevêque, cardinal, et
légat du pape en Angleterre. Quelques amis de
Bacon implorèrent son assistance, et l'intéressè-
rent au sort du savant religieux ; il lui écrivit
avec bonté, l'encouragea; mais son bon vouloir
échoua contre la règle du cloître, et valut à son
protégé un redoublement de rigueur. Bacon
semblait à jamais condamné à la réclusion,
lorsque, en 1265, Guy de Foulques devint pape,
sous le nom de Clément IV. Dès l'année sui-
vante, il écrivait au prisonnier une lettre dont
on a le texte, et sans oser exiger qu'on le mît
en liberté, il l'affranchissait du silence qu'on lui
avait imposé, et lui ordonnait, « nonobstant
toute injonction contraire de quelque prélat que
ce soit, » de composer un ouvrage où il expose-
rait ses idées, et de le lui envoyer. La haine
des franciscains n'en fut que plus irritée, et,
sans désobéir ouvertement aux ordres du souve-
rain pontife, ils prirent à tâche de mettre leur
victime hors d'état d'en profiter. Pour travailler
à ce livre, qui pouvait le sauver et faire triom-
pher ses idées, Bacon aurait eu besoin d'une bi-
bliothèque; il lui fallait des aides pour ses ex-
périences et ses calculs; on lui refusait tout,
jusqu'au parchemin pour écrire. Il était sans
ressources; il avait épuisé le peu d'argent qu'il
tenait de sa famille; il fut réduit à mendier, au-
près de son frère aîné, qui, ruiné par la guerre
civile, ne put l'assister; auprès de grands per-
sonnages qui le rebutèrent, quoiqu'il leur mon-
trât l'ordre du pape ; il dut épuiser la bourse de
quelques amis, pauvres comme lui, et qu'il se
désespérait de condamner à la gêne. Voilà quel
liACO
138 —
BAGO
fut le douloureux enfantement de VOpus majus,
qui en 1267 l'ut confié à son disciple bien-aimé,
pour qu'il le remît lui-même entre les mains du
souverain pontife. Comme le voyage étail
et dangereux, comme la réponse du pape se
sait attendre, Bacon le fit suivre de deux autres
ouvrages considérables, VOpus minus et VOpus
tertium, où se trouve, en guise d'épître dédi-
catoire, le touchant récit de ses infortunes,
qu'on a justement comparé à YHisloria calamv-
tatum d'un autre persécuté. Enfin, le pape, sans
doute frappé d'admiration pour ce courage et ce
génie, usa de son autorité souveraine; Bacon
fut libre ; il put quitter Paris et retourner à
Oxford; il avait un protecteur puissant, décidé
à seconder ses projets de réforme, et il songeait
avec son aide à donner à l'enseignement une
impulsion qui changerait la face du siècle. Mais
ce rêve fut court; dès 1268, Clément IV mourut,
et les grands projets de Bacon n'eurent plus
d'appui.
Il restait donc seul en face des rancunes de
ses ennemis ; et rien n'indique qu'il se soit
soucié de ne pas les braver. On le perd de vue
pendant quelques années. Mais, en 1278, le suc-
cesseur de saint Bonaventure, Jérôme d'Ascoli,
esprit étroit et disposé à la tyrannie par carac-
tère autant que par politique, convoque un cha-
pitre général de l'ordre, y condamne Jean d'O-
live, et, après lui, « Roger Bacon, Anglais, maître
en théologie, » et le fait jeter en prison. Bacon y
resta cette fois quatorze années. Il n'est pas dif-
ficile de découvrir les motifs de cette sentence.
Bacon est un révolté ; il n'aime ni son ordre ni
son temps- il raille sans révérence Alexandre
de Halès, la grande gloire des franciscains, ra-
baisse Albert et Thomas, dont les dominicains
étaient si fiers, et confond dans un commun
mépris les chefs des deux ordres. Il s'attaque à
l'Église, reproche à la curie romaine ses mœurs
dissolues, son avidité, ses scandales ; au clergé,
son ignorance; il n'épargne pas même les pou-
voirs politiques et les légistes alors si puissants,
et enfin il soulève contre lui le peuple haineux
des écoles dont il condamne la science stérile.
Il est le vrai précurseur de la Réforme, l'un des
promoteurs de ce mouvement de liberté, qui a
ses origines jusque dans les profondeurs du
moyen âge, et qui commence au moins à Grosse-
Tête, pour aboutir à Wiclef. Mais à tous ces
griefs il faut joindre un prétexte qu'on saisit
avec empressement. Non-seulement Bacon croit
à l'astrologie — qui n'y croit pas au xme siècle"?
— mais il complique cette erreur d'une doctrine,
particulièrement odieuse à l'Église, qui l'a tou-
jours poursuivie, qui la condamna encore en
1303 dans la personne de l'averroïste Jean d'A-
bano, et qu'il avait empruntée à l'Arabe Albu-
mazar. Il croyait, avec cet astronome et avec
Averroès, qu'il y a des rapports nécessaires en-
tre les conjonctions des planètes et l'apparition
des religions, dont il rattachait ainsi l'origine
aux phénomènes réguliers de la nature. Voilà
quelle fut la cause apparente de sa condamna-
tion, prononcée, dit l'historien de l'ordre, prop-
ter quasdam novitates suspectas.
A partir de ce moment, Bacon disparaît; il
est enseveli dans quelque cachot d'un couvent
d'Angleterre ou de France, et jusqu'en 1292 il
n'écrit plus une ligne. Cette rôme
d'Ascoli, devenu pape sous le nom deNicolasIV,
vient à mourir; Raymond Gaufredi tient à Pa-
ris un grand chapitre de l'ordre, pour rép
les sévérités de l'assemblée de 1278. Jean d'O-
live est renvoyé en paix et Bacon rendu à la li-
berté. Il en profite pour commencer, à soixante-
dix-huit ans, un grand ouvrage, dont on trouve
des fragments manuscrits, et qui probablement
ne fut jamais achevé. Il n'y dément pas la foi
de toute sa vie; mais une sorte de mélancolie
a remplacé la fougue de ses premiers écrits. On
ignore l'année de [U'onpeut placer avec
vraisemblance vers 1294. La haine s'acharna sur
sa mémoire : ses ouvrages proscrits furent dis-
persés ou anéantis ; on en trouve des débris
dans plusieurs bibliothèques. L'imagina-
nation populaire lui fut plus clémente; elle l'a-
dopta en l'accommodant à son goût pour le mer-
veilleux, et le philosophe hardi fut transformé
en magicien occupé de sorti!
Si on consulte les bibliographes, tels que
Baie, Pits, Wadding, on est étonné du nombre
prodigieux des écrits attribués à Roger Bacon.
En interrogeant les manuscrits conservés en An-
gleterre et en France, on découvre qu'ils ont
multiplié les textes au gré de leur fantaisie, et
changé de simples chapitres en traités de lon-
gue haleine. Somme toute, l'œuvre capitale du
« docteur admirable » se compose de cinq gran-
des compositions qui souvent se répètent, qui
toujours se complètent, et qui renferment toute
l'encyclopédie des sciences, telle qu'il la conce-
vait. Ce sont: 1" VOpus maius en sept parties,
qui forment autant de traites sur les causes des
erreurs, la dignité de la philosophie, la gram-
maire, les principes des mathématiques, la pers-
pective, la science des expériences et la morale;
2" VOpus minus avec six parties, une introduc-
tion, un traité d'alchimie pratique, un résumé
de VOpics majus, un opuscule sur les sept dé-
fauts de la théologie, un essai d'Alchimie spé-
culative, et d'Astronomie; 3° VOpus terlium en
cinq sections, une épître à Clément IV, un traité
des langues, de logique, de mathématiques, de
physique et enfin de métaphysique et de mo-
rale. Plusieurs de ces parties, "et entre autres la
quatrième, où se trouve toute la philosophie de
Bacon, ont été conservées à peu près intactes ; il
reste quelques débris des autres. Ces trois pre-
miers ouvrages ont été écrits pendant les années
1267 et 1268; 4° Compendium philosophie?
(1272), en six parties, qui répètent souvent les
ouvrages précédents: toutefois l'introduction est
d'un grand intérêt. Bacon y attaque violemment
les universités, l'Église, les légistes et même les
souverains ; 5° Compendium studii theologiœ
(1292), le dernier ouvrage de Bacon, dont il
reste quelques fragments. Outre ces vastes com-
positions, il faut citer des commentaires sur la
physique et la métaphysique d'Aristote, dont le
manuscrit est à Amiens, et des traités sur le ca-
lendrier. On a imprime de lui plusieurs opus-
cules : de Mirabili potestate artis et natures;
de Retardandis seneclutis accidentibus ;Per$pec-
tiva, simple extrait de VOpus majus. On doit à
Jebb une belle édition de ce dernier ouvrage
(Londres; 1733, réimprimé à Venise en 1750),
que l'éditeur anglais a défiguré en y introdui-
sant un traité qui appartient à VOpus lertium.
en mutilant la troisième partie, et en suppri-
mant la sepl ième do t il existe pourtant des ma-
nuscrits. Un a publié à Londres en 1859 un pre-
mier volume des Œuvres inédites de Roger
Bacon: cette publication, entreprise par ordre
du Parlement, a été faite sans critique et avec
une connaissance imparfaite des manuscrits. La
suite s'en fait attendre depuis quatorze ans.
Ces ouvrages permettent de rendre à Roger
Bacon la place qui lui appartient parmi les plus
grands philosophes du mu" siècle, dont il se dis-
tingue par sa singulière originalité. Son mérite
éminent n'est pas dans une doctrine nouvelle,
mais plutôt dans une critique des méthodes et
des doctrines de son temps. C'est un homme de
BACO
— 139
BACO
la Renaissance perdu parmi les scolastiques : il
a les passions, les préjugés, les illusions mêmes
du xvie siècle ; il y joint le génie d'un réforma-
teur ; il ne lui a manqué que le succès. Sur un
seul point important, il semble d'accord avec ses
contemporains : il professe que la philosophie
et la théologie sont une seule et même science,
et ne diffèrent que comme la main ouverte de
la main fermée; mais en cela même, il a son
sentiment propre, qui ne ressemble en rien à
celui qui domine. C'est une alliance et non pas
un esclavage qu'il propose à la philosophie; il
veut la rendre plus respectable sans rien lui
ôter de sa liberté. Dans ce but, il emprunte à
Averroès, en la modifiant toutefois, sa théorie
de l'intelligence active : il y a une raison uni-
que qui communique le mouvement à tous les
esprits et les fait passer de la puissance à l'acte;
c'est Dieu lui-même qui éclaire toutes les intel-
ligences comme la lumière éclaire tous les yeux.
Il y a donc une vraie révélation qui instruit en
tout temps et en tous lieux les sages et les sa-
vants ; elle ne manque pas à ceux qui ignorent
ou refusent celle qui s'est transmise par les li-
vres saints; et elle a aussi des vérités sacrées,
habet sacratissimas veritates. Tout ce qui est
raisonnable est donc divin ; la science et la reli-
gion ne sont que deux rayons de la même
clarté, una sapietitia in utraque relucens, et
Platon, Aristote, voire même Avicenne et Albu-
mazar, des précurseurs ou des interprètes de
ce christianisme universel. Les philosophes se
sont parfois trompés, mais les saints ne sont pas
non plus infaillibles. Bacon a pour la science
tant d'enthousiasme, que, non content de la rat-
tacher à une origine divine, il la confond avec la
vertu, et soutient cette proposition qu'assuré-
ment il n'a pas trouvée chez Aristote: que le
méchant n'est qu'un ignorant, et que le vrai
c'est le bien. Il ne comprend donc pas tout à
fait la philosophie comme les docteurs de l'é-
cole; il accepte encore moins la méthode qu'ils
y appliquent.
Cette méthode, on le sait, a pour principe l'au-
torité de quelques livres, et pour procède le rai-
sonnement par déduction. Bacon n'admet la tra-
dition et le syllogisme qu'avec beaucoup de
réserve, et préfère à l'une et à l'autre la sim-
ple expérience. D'abord où trouver une autorité
qui soit incontestable? Les livres saints sont-ils
bien compris, bien traduits? Les Pères de l'É-
glise sont-ils toujours d'accord, et saint Augus-
tin et saint Jérôme n'avouent-ils pas qu'ils se
sont trompés, ne se rétractent-ils pas ? Parmi les
philosophes, il y en a trois qui dépassent de
beaucoup tous les autres, Aristote, Avicenne,
Averroès. Est-il défendu de les contredire? Mais
Aristote enseigne parfois des erreurs, et d'ail-
leurs qui peut se reconnaître dans ses ouvrages
mutilés, défigurés par d'ineptes traductions : « Il
vaudrait bien mieux qu'ils ne fussent jamais ve-
nus aux mains des Latins, et quant à moi, s'il
m'était permis d'en disposer, je les ferais tous
brûler : car ils ne servent qu'à faire perdre le
temps, à embrouiller l'esprit et à propager l'i-
gnorance. » Avicenne et Averroès sont des gui-
des bien moins sûrs encore: de l'un, on n'a que
sa philosophie populaire, et non pas son grand
traité de la Philosophie orientale, le seul où il
ait divulgué sa pensée; et quant à l'autre, il
commet des erreurs si prodigieuses, qu'on ne
sait où il a pu trouver les grandes vérités qu'il y
mêle. Il resterait donc, pour régenter la pensée,
les docteurs modernes, les chefs des franciscains
et des dominicains, un Alexandre de Halès dont
la Somme pourrit dans la bibliothèque des Pères
mineurs, un Albert qui ignore les langues sa-
vantes, n'entend rien à la physique, et dont on
résumerait les gros volumes en quelques pages;
ou enfin un Thomas qui est devenu maître
avant d'avoir été élève. Voilà les gens à qui il
faut soumettre sa pensée, et donner plus de cré-
dit qu'on n'en a jamais accordé au Christ! Sans
doute la foule les admire ; mais la foule est
stupide, entichée de préjugés, rebelle à toute
nouveauté, et prompte à maudire ceux qui la
servent; c'est elle qui après avoir été éclairée
pendant deux ans par les prédications de Jésus,
l'abandonna et s'écria : Crucifiez-le! Le consen-
tement du peuple, c'est la marque certaine de
l'erreur. Ces protestations, Bacon les répète
pendant vingt-cinq ans avec une constance qui
tourne à la monotonie : quand il énumère,
avant son homonyme, les causes de l'erreur, il
en signale quatre, toujours les mêmes : la fausse
autorité, la routine, la stupidité du vulgaire, et
le sot orgueil des savants; il connaît le mal de
son siècle, il l'a nommé et flétri de toute façon,
et quand il parle froidement, en philosophe, il
juge l'autorité d'un seul mot décisif : elle n'a pas
de valeur, si on ne la justifie pas, non sapit
nisi datur ejus ratio.
Le raisonnement n'a pas les mêmes défauts,
mais il est incomplet par lui-même. Il convainc
sans instruire , et souvent il établit l'erreur
avec la même rigueur que la vérité; enfin ses
conclusions les plus certaines ne sont pour-
tant que des hypothèses si on ne les vérifie pas.
L'expérience seule supplée à ces lacunes, et de
plus elle se suffit à elle-même, tandis que ni
l'autorité ni le raisonnement ne peuvent se passer
d'elle. Rien n'est au-dessus d'elle : lorsque Aris-
tote affirme que la connaissance des raisons et
des causes la dépasse, il parle de l'expérience
vulgaire et inférieure, qui est à l'usage des ar-
tisans, qui ne connaît ni sa puissance ni ses
procédés : celle dont il est ici question est pro-
pre aux savants, ou plutôt elle est la science
maîtresse, et « elle s'étend jusqu'à la cause
qu'elle découvre par l'observation. » Elle a, par
rapport aux autres sciences, trois grandes pré-
rogatives : elle les contrôle en vérifiant leurs
conclusions ; elle les complète en leur fournis-
sant des principes, auxquels elles ne peuvent at-
teindre ; elle les dépasse parce qu'elle embrasse
le passé et l'avenir. En un mot, hœc est domina
scienliarum omnium et finis totius speculalio-
nis. Voilà donc un fait mémorable dans l'histoire
de l'esprit humain : c'est la première fois qu'on
signale avec précision cette expérience savante,
« qui s'étend jusqu'aux causes,» et qu'on la pro-
pose comme une puissance plus féconde que
l'interprétation d'un texte ou un raisonnement
abstrait.
La scolastique est jugée depuis longtemps, et
il n'y a pas grand mérite aujourd'hui à en dé-
couvrir les défauts. Bacon les a aperçus, comme
s'il avait eu d'autres lumières que ses contem-
porains, et d'avance il a tracé le programme
d'une réforme aujourd'hui consommée. Il ne se
borne pas à dénigrer son temps, il voudrait
remplacer ce qu'il blâme, et passionner les es-
prits pour l'idéal qu'il entrevoit. D'abord il nous
révèle, en la combattant, la prodigieuse illusion
de cette génération qui de bonne foi croyait
avoir achevé la philosophie et la science, et at-
teint la dernière limite du vrai et du bien. Il la
rappelle à la modestie, et essaye de lui prouver
qu'elle ne sait rien, que « les Latins » n'ont ja-
mais rien produit d'excellent, et qu'il n'y a eu
dans le monde que trois civilisations fécondes,
celle des Hébreux, des Grecs et des Arabes.
«Voilà, dit-il, nos vrais ancêtres; nous devons
être leurs fils et leurs héritiers. » Non pas qu'il
BA.GO
— 140
BAGO
faille s'arrêter au point où ils ont cessé de tra-
vailler : ils ont planté l'arbre de la science, c'est
à d'autres à lui faire produire tous ses rameaux
et tous ses fruits; la tâche est infinie, <■ et quand
un homme vivrait pendant des milliers de siè-
cles, il apprendrait toujours sans parvenir à la
perfection de la science. » Les anciens sont donc
nos maîtres, à condition qu'on les dépasse, et,
en réalité, «ce sont les derniers venus qui sont
les anciens, puisqu'ils profitent des travaux de
ceux qui les ont précédés. » Ainsi, il propose
à des esprits satisfaits de leur immobilité la
perspective du progrès, et en trouve une for-
mule presque aussi nette que celle de Pascal.
Mais, en attendant, il comprend qu'il faut faire
sortir de son isolement la civilisation chrétienne,
exposée à mourir d'inanition, depuis qu'elle a
brisé la chaîne des traditions de l'antiquité. Il
veut la retremper aux sources du génie grec,
hébreu, arabe, lui faire connaître tant d'ouvra-
ges, écrits dans des idiomes qu'elle ne comprend
pas, lui rendre avec un Aristote authentique les
philosophes de la Grèce, et tous les Juifs, et tous
les Arabes qui ont traduit, commenté ou déve-
loppé leurs doctrines. Lui-même a appris l'hébreu,
le chaldéen, l'arabe, le grec: il a fait chercher
partout des livres ; mais il faudrait pour cette
œuvre la richesse et la puissance d'un roi ou
d'un pape ; il y a là des trésors que l'Orient ré-
serve aux peuples latins, et Bacon se désespère
de l'indifférence qui en fait négliger la recher-
che. Qu'on ouvre des écoles, qu'on cherche des
maîtres, qu'on l'emploie lui-même, et qu'on
inscrive surtout au premier rang parmi les étu-
des obligatoires « celle des langues savantes. »
Il pressent donc et il appelle la révolution que
le xvie siècle consommera en retrouvant, par de-
là les ténèbres du moyen âge, les grandes lu-
mières du génie antique.
On ne peut adresser à la scolastique aucun
autre reproche que Bacon ne lui ait déjà fait,
souvent en l'exagérant. Les scolastiques se dé-
fient des mathématiques, qu'ils confondent vo-
lontiers avec la magie ; il les exalte, et dans son
plan d'études, il leur donne la première place
après la connaissance des langues. Ils ont le culte
de la logique abstraite ; il la dédaigne, estime que
l'homme le plus simple en remontrerait aux
raisonneurs de profession, et va jusqu'à mettre
au-dessus de tout YOryanon d'Aristote, ses deux
traités de la Rhétorique et de la Poétique, qui
sont, dit-il, sa véritable et pure logique. Le
même contraste entre leur pensée et la sienne
éclate dans l'idée qu'il se fait de l'usage des
sciences : il les apprécie surtout, en véritable
Anglais, parce qu'elles contribuent au bien-être
et aux agréments de la vie. La métaphysique,
qu'il a pourtant approfondie, lui paraît devoir
être une sorte de philosophie des sciences, « com-
prenant les idées qui leur sont communes, et
propre à leur donner leur forme, leurs limites
et leur méthode. » A la physique générale, celle
d'Aristote et de l'école, il préfère l'alchimie, non
pas seulement celle qui poursuit la transmuta-
tion des métaux, mais celle qu'il appelle théo-
rique, qui traite clés combinaisons des minéraux,
de la. structure des tissus des animaux et des
végétaux, et qui est profondément ignorée dans
les universités. En toutechoscil tient en honneur
les sciences (|u 'on dédaigne, et qui peu vent s'appli-
quer à la construction des villes et des mai-
sons, à La fabrication de machines destinées à
augmenter la puissance de l'homme, à l'art de
cultiver 1;. terre <'t d'élever des troupeaux, à
la connaissance et à la mesure du temps; on
peut même dire, sans forcer sa pensée, qu'il de-
vine qu< ! essor elles peuvent donner à l'industrie
humaine. Bref, il est, comme on l'a écrit, un
positiviste à sa manière, il a pourtant le
ment de la forme littéraire; il fait des efforts,
le plus souvent inutiles, pour retrouver en écri-
vant les traditions de l'antiquité; il déplore le
langage barbare des auteurs, sans pouvoir en
employerun beaucoup meilleur; il gémit de leur
dédain pour la « beauté rhétorique, » se raille
du mauvais goût des prédicateurs et de la gros-
sièreté des chants d'église. L'antiquité, si peu
qu'il l'ait connue, réveille en lui cette délica-
tesse, et il n'est pas moins révolté de la pau-
vreté de la forme que de la stérilité du fond.
Ses doctrines philosophiques, il est facile
de le prévoir, sont surtout remarquables par
leur caractère critique: il semble moins dési-
reux de résoudre les questions alors agitées que
de les supprimer, ou du moins de les simplifier.
Il ne manque pas de subtilité ni de profondeur,
mais il n'a pas le génie de saint Thomas ou de
Duns Scot. Ses opinions l'inclinent naturelle-
ment vers le nominalisme, mais il a des retours
imprévus vers l'autre doctrine, et généralement
il prend le contre-pied des théories thomistes.
Voici, du reste, un court exposé de ses idées
sur l'universel, sur la matière et la forme, sur
la connaissance.
Les idées universelles sont l'objet de la science ;
si elles sont de simples mots, la science n'est
qu'une combinaison de paroles; si elles sont de
pures conceptions, elle n'a pas de valeur hors
de l'esprit, et Bacon repousse ces deux opinions
qui la détruisent. D'un autre côté, il est con-
vaincu que l'individu seul est réel; il a même
le vif sentiment de la personnalité, et l'exprime
d'une manière qui n'est pas commune en son
temps. Il veut, dit-il, se fonder sur la dignité
de l'individu, super dignitalem individui. Le
monde a été fait pour des individus et non pour
l'homme universel; ce sont des personnes et
non des universaux qui ont été rachetées par un
Dieu, et quand il n'y en aurait qu'une seule,
elle vaudrait mieux que tous les universaux du
monde. L'espèce et le genre ne sont-ils donc
que des abstractions ? Non ; l'individu est dou-
ble, et il y a en lui deux sortes de caractères :
les uns lui sont propres, constituent son unité
et son identité, et subsisteraient encore quand
même il serait seul ; les autres lui sont pour
ainsi dire extérieurs et résultent de sa ressem-
blance avec d'autres êtres; les uns ont en eux-
mêmes une existence fixe et absolue; les autres,
sans être tout à fait des accidents, ne sont pas
cependant l'essence même des choses auxquelles
ils appartiennent ; en d'autres termes, d'un
côté il y a un être, et de l'autre un rapport. Les
universaux sont des rapports ; mais des rapports
entre des choses réelles sont très-réels ; ce n'est
pas l'esprit qui les crée, en les connaissant; ils
subsistent aussi bien que les termes qu'ils re-
lient.
Mais, parmi les idées universelles, il en est
deux qui préoccupent toutes les écoles depuis
qu'elles connaissent la physique et la métaphy-
sique d'Aristote. Les docteurs y ont lu que toute
substance est composée de matière et de forme,
et que, par exemple, pour réaliser une sphère
d'airain, il faut la matière, c'est-à-dire l'airain
lui-même, et la forme qui la fait passer de la
puissance à l'acte. Voilà des universaux bien plus
mystérieux que ceux de Porphyre, et une belle
occasion pour les philosophes de poser des « ques-
tions» et de satisfaire leur penchant à réaliser des
abstractions. Y a-t-il une ou plusieurs matii
une ou plusieurs formes, l'un de ces éléments
subsiste-t-il sans l'autre, l'âme les reunit-elle, et
comment se combinent-ils pour former un indi-
BACO
— 141 —
BACO
vidu ? Bacon soutient contre les thomistes que
dans la réalité, il n'y a ni matière ni forme,
mais seulement des substances composées de
l'une et de l'autre : il n'y en a pas d'autres ni sur
la terre, ni dans le ciel, ni dans l'âme humaine,
qui elle-même, si elle est quelque chose; est à la
l'ois matière et forme. Séparer ces deux éléments
l'un de l'autre, et tous deux de la substance,
c'est isoler la toile, les couleurs et le tableau.
Il professe donc avec Avicebron qu'il y a une
matière spirituelle, comme il y en a une corpo-
relle ; et il n'y a aucune contradiction dans ces
termes, si on prend le mot de matière au sens
où il 1 entend. Maintenant, chaque substance a
en elle un principe d'individualité et de diffé-
rence, et il n'y a de commun entre elles toutes,
que l'unité du genre et non celle de l'être.^ Si
l'on soutient qu'il y a en toutes choses un élé-
ment identique qui persiste malgré d'apparentes
diversités, on est obligé de choisir entre l'opi-
nion d'Avicebron et d'Averroès , et celles des
thomistes. Les uns appellent matière ce prin-
cipe universel qui se retrouve le même dans
chaque être, qui dès lors devient infini, éternel,
et par suite égal à Dieu ou Dieu lui-même; les
autres confondent tous les êtres dans l'unité
d'un même principe formel, qui est Dieu lui-
même, qui sans cesse fait passer la matière de
la puissance à lacté, ou, pour mieux dire, est
l'acte de la matière, s'engendre et périt avec
chaque corps, de façon que l'univers n'est que
l'acte de Dieu. La vérité c'est que toutes les
choses créées ont en elles-mêmes leurs principes
d'existence, tous individuels, et que tous les
phénomènes naturels s'expliquent par leurs pro-
priétés absolues. Hors d'elles, il n'y a que la
cause première, la cause efficiente qui n'est ni
la forme, ni la matière du monde, mais l'arti-
san et l'exemplaire qui dirige les opérations de
la nature vers une fin que Dieu seul connaît, et
réalise par elle. C'est dans le monde lui-même
qu'il faut chercher le secret de ses lois. Ces con-
clusions ne tendent à rien moins qu'à ruiner la
théorie des formes substantielles, et des causes
occultes, dont Bacon se moque ouvertement, à
simplifier les questions de la science en les sé-
parant des hypothèses métaphysiques, et à sup-
primer les spéculations de l'école sur les sub-
stances séparées, et sur le principe d'individua-
tion. On sait quelles disputes a soulevées ce
dernier problème, avant et après Bacon. Pour
lui, il n'existe pas. Ce qui constitue l'individu,
ce n'est pas la matière, comme l'enseigne saint
Thomas, ni la forme, comme Boèce l'a prétendu :
l'individu est à lui-même sa propre cause après
Dieu; il est tel parce qu'il existe, parce que
l'existence est individuelle ; se demander pour-
quoi, c'est chercher pourquoi il y a quelque
chose, c'est vouloir forcer la pensée à remonter
au delà de l'être, «c'est remuer une question
absurde. » Cette solution sera celle d'Ockam,
celle de Fénelon lui-même. En admettant qu'elle
ne soit pas la bonne, il est certain qu'on n'en a
trouvé guère de meilleure, même après les dis-
sertations des scotistes sur Yhacceité.
La doctrine des idées représentatives, ou des
espèces, qui n'est guère contestée au moyen âge,
n'a pas' trouvé grâce devant Bacon, et ses tra-
vaux sur ce sujet mériteraient d'être plus con-
nus. Les scolastiques admettent, bien persuadés
de suivre Aristote, qu'entre l'âme et les objets
connus il y a des intermédiaires, qui représen-
tentleschoses,etsontletermeimmédiat de la con-
naissance, que laformeseuleestperceptibleetnon
la matière. On sait déjàce que Bacon pense de cette
distinction de la forme et de la matière qui em-
brouille toute la philosophie. Pour lui, il n'y a
que des substances qui toutes sont actives, om-
nis substantia est activa, et des rapports entre
elles, fixes, immuables et généraux, comme des
lois. Ces relations que la science peut détermi-
ner avec une rigueur mathématique, s'établis-
sent d'un corps à un autre, ou à un autre es-
prit, ou même entre les esprits eux-mêmes.
Tout ce que nous appelons phénomène dans
l'ordre physique ou moral est un cas particu-
lier de cette loi universelle des actions récipro-
ques. Quand elles ont lieu entre un corps et no-
tre entendement, par l'intermédiaire des nerfs
et du cerveau, il en résulte une idée. Sa con-
naissance s'ajoute à l'effet primitif; elle ne pro-
vient donc pas de l'objet, mais de l'âme, et si
on l'appelle une idée, l'idée sera une action de
l'âme provoquée par une action de l'objet. Elle
n'est dont pas un intermédiaire entre l'une et
l'autre, ou} comme le dit saint Thomas, un
moyen de connaître : elle est la connaissance
elle-même. S'il fallait un tiers à l'objet pour
agir sur l'esprit, pourquoi ne pas imaginer un
nouveau ministre à ce tiers, et ainsi de suite jus-
qu'à l'infini? il y aura toujours un moment ou le
sens et les choses extérieures seront en rapport,
pourquoi ne pas commencer par reconnaître
cette communication. Bacon, dans une théorie
qui forme à elle seule un long traité, devance
le jugement d'Ockam et celui d'Arnauld; il ne
faut pas sans doute chercher chez lui l'explica-
tion vraie de la connaissance des corps, mais
une critique singulièrement forte d'une fausse
explication.
Roger Bacon a donc découvert quelques-unes
des erreurs dont on ne s'est débarrassé que long-
temps après lui ; il a même deviné quelques vé-
rités qui auraient pu abréger pour l'humanité
la longue et dure épreuve du moyen âge. Peut-
être n'a-t-il été que l'écho d'un petit groupe
d'hommes, demeurés inconnus, et il n'est pas
probable qu'il ait été le seul à avertir une soj
ciété qui se fourvoyait. En tout cas, il a.devancé
son temps, comme il est possible, par des vues
générales qu'un génie inventif peut tirer de son
propre fonds et soustraire à l'empire des préju-
gés régnants ; mais il ne lui a pas été donné de
s'élever beaucoup au-dessus de lui par ses con-
naissances. Les découvertes merveilleuses qu'on
lui prête, outre qu'elles sont une erreur histo-
rique, seraient la négation de la loi du progrès,
qui ne comporte pas ces soudaines anticipations.
Bacon n'a inventé ni les lunettes, ni le téles-
cope, ni la cloche à plongeur, ni les aérostats,
ni les locomotives, ni la boussole, pas même la
poudre à canon; il a pourtant proposé quelques
idées nouvelles dans les sciences, et il serait
juste de les lui restituer. Mais ses prétendues
inventions, ou bien appartiennent à d'autres, ou
bien ne sont que les prévisions d'une imagina-
tion puissante, qui conçoit les progrès futurs de
l'étude de la nature, en décrit d'avance les ef-
fets, et, parmi beaucoup d'illusions, rencontre
parfois les résultats où la science n'arrivera
qu'après de longs efforts. Les erreurs étranges
où il se complaît, ses rapprochements puérils,
ses croyances superstitieuses, sa crédulité, et sa
foi au merveilleux et aux sciences occultes, té-
moignent, aussi vivement que ses critiques, con-
tre un siècle où le génie ne pouvait se défendre
de pareilles aberrations.
On a cité plus haut les ouvrages imprimes
de Roger Bacon. Pour sa vie et ses œuvres, on
peut consulter: Victor Cousin, Fragments phi-
losophiques, philosophie du moyen âge, Paris,
\§ob. — E. Saisset, Précurseurs et disciples de
Descaries, Paris, 1862. — E. Charles, Roger Ba-
con, sa vie, ses œuvres et ses doctrines, Paris,
BAOO
- 142 —
BAGO
1861.— G. Lewes, Histoire de la philosophie
((Mi anglais). Londres, 1871, t. XI, p. 77. E. C.
BACON (François^ célèbre philosophe anglais,
regardé comme le perc de la philosophie expé-
rimentale, naquit à Londres le 22 janvier 1560.
11 était fils de Nicolas Bacon, jurisconsulte dis-
tingué, garde des sceaux sous Elisabeth, el
d'Anna Cook, femme d'une grande instruction et
d'un rare mérite. Il se fit remarquer, dès son
enfance, par la vivacité de son esprit et la pré-
cocité de son intelligence, et fut envoyé à treize
ans au collège de la Trinité, à Cambridge, où il
fit de rapides progrès. Il n'avait pas encore seize
ans qu'il commença à sentir le vide de la philo-
sophie scolastique; il la déclara dès lors stérile
et bonne tout au plus pour la dispute. C'est ce
que nous apprend le plus ancien de ses biogra-
phes, le révérend W. Rawley, son secrétaire, qui
le tenait de lui-même. Destiné aux affaires, il l'ut
envoyé en France, et attaché à l'ambassade d'An-
gleterre; mais il perdit son père à vingt ans, au
moment même où un tel appui lui eût été le plus
utile. Laissé sans fortune, il abandonna la car-
rière diplomatique, revint dans sa patrie et se
mit à étudier le droit afin de se créer des moyens
d'existence. Il ne tarda pas à devenir un avocat
habile, et fut nommé avocat au conseil extraor-
dinaire de la reine, fonctions honorifiques plu-
tôt que lucratives; il se vit aussi, vers le même
temps, chargé par la Société de Gray's Inn de
professer un cours de droit. Ses nouvelles études
ne lui faisaient pourtant pas perdre de vue l'in-
térêt de la philosophie, qui avait toutes ses pré-
dilections : on le voit à l'âge de vingt-cinq ans
tracer la première ébauche de VInslauratio
magna dans un opuscule auquel il donnait le ti-
tre ambitieux de Temporis partus maximus
(La plus grande production du temps).
Afin de concilier son amour pour la science
avec le soin de sa fortune, Bacon sollicitait un
emploi avantageux qui lui laissât du loisir. Il
s'attacha pour réussir à des personnages in-
fluents, notamment à William Cécil et à Robert
Cécil, ministres tout-puissants ; mais ceux-ci,
quoique étant ses parents, ne firent rien pour
lui. Il se tourna ensuite vers le comte d'Essex,
favori de la reine, qui, avec plus de bonne vo-
lonté, ne put rien obtenir. Mieux traité par ses
concitoyens, il fut nommé, en 1592, membre de
la Chambre des communes par le comté de Mid-
dlesex.
C'est à trente-sept ans seulement que Bacon
débuta comme auteur. Il fit paraître à cette
époque (1597) des Essais de morale el de poli-
tique, écrits originairement en anglais, et qu'il
mit plus tard en latin sous le titre de Sermones
fidèles, sive Inleriora rerum (1625), ouvrage
rempli de réflexions justes, de conseils d'une
utilité pratique qui lui fit prendre rang parmi
les premiers écrivains de son pays comme parmi
les plus profonds penseurs. Il composa aussi
vers le même temps, sur des matières de juris-
prudence et d'administration, divers ouvrages
qui n'ont vu le jour qu'après sa mort, et il con-
çut le vaste projet de refondre toute la législa-
tion anglaise; mais ce projet, auquel il revint
plusieurs fois par la suite, resta sans exécution.
Lorsque le malheureux comte d'Essex . poussé
au désespoir, eut tramé la plus folle des conspi-
rations, Elisabeth exigea que Bacon, en sa qua-
lité de conseiller extraordinaire de la reii
sistàt le ministère public dans l'instruction du
procès, et le courtisan consentit à devenir un
des accusateurs de celui dont il avait recherché
la protection. Malgré cette lâche complaisance,
il n'obtint rien t int que vécut Elisabeth.
Plus beureux sous Jacques Ier, il plut par sa
vaste instruction et son esprit à ce prince qui
avait de grandes prétentions à la science, et sut
bientôt se concilier toute sa faveur, n
fendant avec chaleur auprès de la Chambre des
communes l'important projet que le roi avait
formé de réunir l'Angleterre et l'Ecosse, soit en
travaillant par ses écrits à faire cesser les dis-
sensions religieuses, soit en publiant sous les
auspices du roi un ouvrage qui devait honorer
son règne : nous voulons parler du traité of the
Proficienceand Advancement of learning divine
and human (1605), que l'auteur refondit pins
tard en le mettant en latin sous ce titre : de
Dignitate et Augmentis scienliarum (1623).
Dans ce livre, qui est le premier fondement de
sa gloire comme philosophe, il s'attachait à mon-
trer le prix de l'instruction en repoussant les ac-
cusations des ennemis des lumières, et passait
en revue toutes les parties de la science, afin de
reconnaître les lacunes ou les vices qu'elle pou-
vait offrir, et d'indiquer les moyens d'accroître
ou de perfectionner les connaissances humaines.
En même temps qu'il méritait ainsi la faveur du
roi, il ne dédaignait pas de se concilier son in-
digne favori, Villiers, duc de Buckingham, et il
obtenait ses bonnes grâces en lui rendant avec
un empressement obséquieux des services qui
faisaient pressentir ce qu'on pourrait attendre
de sa complaisance s'il arrivait un jour au pou-
voir.
Jacques Ier, qui, dès son avènement (1603),
avait créé Fr. Bacon chevalier, ne tarda pas à
accumuler sur lui les faveurs. En 1604, il lui
donna le titre de conseil ou avocat ordinaire du
roi, au lieu de celui de conseil extraordinaire,
qu'il avait porté jusque-là, l'appelant ainsi à un
service plus actif auprès de sa personne; il lui
accorda en même temps une pension de 100 li-
vres sterling. En 1607, il le nomma sollicitor
général; en 1613, attorney général; en 1616,
membre du Conseil privé; en 1617, garde du
grand sceau; enfin, lord grand chancelier (1618);
en outre, il le créa baron de Vérulam (1618),
puis vicomte de Saint-Alban (1621), et le dota
d'une riche pension.
Tout en remplissant avec zèle les diverses fonc-
tions qui lui furent confiées successivement, Bacon
trouvait encore des loisirs pour se livrer à ses étu-
des favorites : ainsi, en 1609, il publia l'ingénieux
opuscule de Sapientia veterum (de la Sagesse
des anciens), où il voulut montrer que les véri-
tés les plus importantes de la philosophie, aussi
bien que de la morale, étaient cachées sous les
fables que l'antiquité nous a transmises, s'effor-
çant de propager ainsi à l'aide de l'allégorie les>
principaux dogmes d'une philosophie nouvelle.
En 1620, il fit paraître, sous le titre de Novum
Organum, sive Indicia vera de interpretatione
naturœ et regno hominis, un ouvrage qu'il mé-
ditait depuis bien des années, et dont il avait
déjà tracé plusieurs ébauches (notamment l'opus-
cule intitulé Cogitala et visa de inlerpretalione
naturœ, sive de lnvenlione rerum et artium,
rédigé dès 1606, mais resté inédit). Dans ce li-
vre, qui devait commencer la révolution des
sciences, Bacon se propose, comme l'indiquo le
titre même, de substituer à la logique scolasti-
que, au célèbre Organon d'Aristote, une logique
toute nouvelle, un Organon nouveau. L'auteur
l'écrivit en latin, afin que ses conseils pussent
être lus et mis en pratique par tous les savants
de l'Europe; il le partagea en aphorismes afin
que les préceptes qu'il contenait fussent plus
frappants et pussent se graver plus facilement
dans la mémoire.
La gloire de Bacon comme savant, son crédit
et sa puissance comme homme d'État étaient au
BAGO
— 143 —
BACO
comble, lorsqu'il se vit attaqué dans son hon-
neur par une accusation flétrissante, et précipité
du faite des grandeurs par le coup le plus inat-
tendu. Pour se conserver les bonnes grâces du
roi, ainsi que celles de Buckingham, il avait
prêté son concours à des mesures vexatoires. et
avait, par une complaisance servile, appose le
sceau royal à d'injustes concessions de privilèges
et de monopoles, qui pouvaient remplir les cof-
fres du roi et de son favori, mais qui irritaient
la nation. En outre, le grand chancelier, peu
scrupuleux sur les moyens de s'enrichir ou d'en-
richir les siens, avait, avec une coupable facilité,
accepté lui-même des plaideurs, ou laissé rece-
voir par ses gens, des dons qu'on pouvait regar-
der comme des arrhes d'iniquité.
Au commencement de l'an 1621, un nouveau
parlement, élu sous l'influence du mécontente-
ment universel, résolut de mettre un terme à tous
ces abus. Bacon, dénoncé à la Chambre des com-
munes par des plaideurs déçus, fut accusé par
celle-ci, devant la Chambre des lords, de corrup-
tion et de vénalité. Sur le conseil du roi, qui
craignait lui-même d'être compromis si une dis-
cussion s'engageait, Bacon renonça à toute dé-
fense, et s'avoua humblement coupable. Il fut,
par une sentence du 3 mai 1621, condamné à
perdre les sceaux, à payer une amende de
40 000 livres sterling, et a être enfermé à la
tour de Londres.
Sans aucun doute, le chancelier n'était pas in-
nocent ; mais la haine et l'envie furent pour beau-
coup dans sa condamnation : longtemps, ses
prédécesseurs avaient reçu des présents sans être
inquiétés ; il est d'ailleurs certain que Bacon ne
fut. pour ainsi dire, qu'une victime expiatoire;
ce ne fut pas, comme il le dit lui-même dans une
de ses lettres , sur les plus grands coupables
que tombèrent les ruines de Silo. Le roi, pour
lequel il s'était dévoué, ne tarda pas à lui rendre
sa liberté et à le décharger des peines portées
contre lui : mais il n'osa le rappeler au pouvoir.
Rentré dans la vie privée, Bacon se remit avec
plus d'ardeur que jamais à ses études, se félici-
tant de pouvoir enfin suivre librement l'impul-
sion de son génie. Après avoir terminé une his-
toire de Henri VII, qu'il n'avait rédigée que pour
plaire au roi Jacques, issu de ce prince, il revint
à sa grande entreprise de la restauration des
sciences. Sentant que pour travailler efficace-
ment à l'avancement de la philosophie, il devait
donner l'exemple comme il avait donné le pré-
cepte, il se mit lui-même à l'œuvre, et s'imposa
l'obligation de traiter chaque mois quelqu'un
des sujets qui lui semblaient avoir le plus d'im-
portance; c'est ainsi qu'il rédigea, dès 1622,
V Histoire des Vents, l'Histoire de la Vie et de
la Mort, et, dans les années suivantes, l'His-
toire de la Densité et de la Rareté; de la Pesan-
teur et de la Légèreté; l'Histoire du Son, et
qu'il entreprit des recherches sur la chaleur, la
lumière, le magnétisme, etc. Dans ces essais,
qui ne sont guère que des tables d'observations,
on trouve quelques expériences curieuses, et le
germe de précieuses découvertes. En même
temps, il recueillait et consignait par écrit, à
mesure que l'occasion les lui présentait, les
faits de toute espèce qui pouvaient avoir quel-
que intérêt pour la science : c'est ce qui com-
pose le recueil que William Rawley, son secré-
taire, publia après sa mort sous le titre de
Sylva sylva r um , sive Historia naturalis (la
Forât des forêts, ou Histoire naturelle) ; on y
trouve mille observations distribuées en dix
centuries. A la même époque, il revisait, éten-
dait et mettait en latin, avec le secours d'habi-
les collaborateurs, parmi lesquels on remarque
Hobbes, Herbert et Ben-Johnson, son traité de
l'Avancement des sciences ; ses Essais moraux.
son Histoire de Henri VII, et quelques opus-
cules.
Accablé par tant de travaux, et déjà affaibli
par une maladie épidémique qui avait régné
dans Londres en 1625, Bacon ne tarda pas à suc-
comber. Au commencement de 1626, il fut saisi
d'un mal subit pendant qu'il faisait des expé-
riences en plein air. Il expira le 9 avril 1626,
âgé de soixante-six ans. Il avait été marié, mais
n'eut pas d'enfants. Dans son testament, qui of-
fre plusieurs dispositions remarquables, il lègue
sa mémoire aux discours des hommes charita-
bles, aux nations étrangères, et aux âges futurs.
Il créait, par le même acte, diverses chaires
pour l'enseignement des sciences naturelles;
mais le peu de fortune qu'il laissa ne permit
pas de remplir ses intentions.
Pour apprécier complètement Fr. Bacon, il
faudrait distinguer en lui l'homme, le juriscon-
sulte, le politique, l'orateur, l'historien , l'écri-
vain et le philosophe. Devant surtout ici nous
occuper du philosophe, nous nous bornerons à
dire que, comme jurisconsulte, Bacon a laissé
des travaux qui lui assignent le rang le plus
éminent, et que, portant partout son génie ré-
novateur, il voulut réformer et refondre les lois
de l'Angleterre; que, comme politique, il mon-
tra de la souplesse et de l'habileté, qu'il accueil-
lit toutes les idées grandes, et concourut de tout
son pouvoir à une mesure de laquelle date la
puissance de la Grande-Bretagne, l'union de
l'Ecosse avec l'Angleterre ; qu'en écrivant son
Histoire de Henri VII, il donna à son pays le
premier ouvrage qui mérite le nom d'histoire ;
que, comme orateur et écrivain, il n'eut point
d'égal en son siècle ; qu'à la force, à la profon-
deur, il unit l'éclat, et qu'il n'a d'autre défaut
que de prodiguer les images et les métaphores ;
que, comme homme, il nous apprend, par son
ingratitude, par ses lâches complaisances et ses
prévarications, jusqu'où peut aller la faiblesse
humaine, et nous offre un affligeant exemple du
divorce trop fréquent des qualités du cœur et
des dons de l'esprit; ajoutons cependant que, au
témoignage de ses contemporains, il avait toutes
les qualités qui rendent un homme aimable ; il
était affable, bon jusqu'à la faiblesse, généreux
jusqu'à la prodigalité.
Comme philosophe, Fr. Bacon a attaché son
nom à une grande révolution. Frappé de l'état
déplorable dans lequel se trouvaient la plupart
des sciences, il reconnut qu'il fallait reprendre
l'édifice par la base, et il tenta d'accomplir cette
œuvre immense. C'est là que tendent tous ses
travaux scientifiques, sous quelque titre et à
quelque époque qu'ils aient été publiés. Tous ne
sont que des fragments de VInstauratio ma-
gna, vaste ouvrage divisé en six parties, dont
nous allons tracer le plan.
I. L'auteur sent avant tout le besoin de réha-
biliter dans l'opinion publique les sciences qui
étaient tombées dans un grand discrédit, de re-
connaître les vices de la philosophie du temps
pour les corriger, de signaler les lacunes afin de
les combler. C'est là l'objet d'une première par-
tie de VInstauratio; on la trouve exécutée dans
le traité de Dignitate et Augmentis scientiarum,
qui est comme l'introduction et le vestibule de
tout l'édifice. — II. Le mal connu, il fallait en
indiquer le remède : ce remède se trouve dans
l'emploi d'une meilleure méthode, dans la sub-
stitution de l'observation à l'hypothèse, de l'in-
duction au syllogisme. Une seconde partie de
VInstauratio est consacrée à l'exposition de la
méthode nouvelle : c'est le Novum Orgonum.
ha<;o
144 —
I3AC0
— 111 et IV. Ce n'était pas encore assez d'à
trouvé la méthode, si l'un n'enseignait la ma-
nière de s'en servir : pour cela, il fallait d'ail
avec le secours de l'observation et do l'expé-
rience, rassembler le plus grand nombre de faits
possible, c'est l'objet de la troisième partie,
Vllistoire naturelle et expérimentale; puis, tra-
vailler sur ces faits de manière à s'élever gra-
duellement, par une sorte d'échelle ascendante,
de la connaissance des faits singuliers à la dé-
couverte de leurs causes et de leurs lois, ou à
redescendre par une marche inverse de ces lois
générales à leurs applications particulières ; ce
travail est l'office d'une quatrième partie que
Bacon appelle VÈchelle de V entendement {Scala
inlellectus). — V et VI. Il semblait qu'après ces
recherches il n'y eût plus pour constituer la
science qu'à recueillir et ordonner en un corps
régulier les vérités découvertes par l'application
de la méthode; mais Bacon, pensant avec raison
que le moment n'était pas encore venu de don-
ner des solutions définitives, fait précéder la
vraie philosophie d'une science provisoire dans
laquelle il consigne les résultats obtenus par les
méthodes vulgaires. De là encore deux parties
qui complètent VInstauratio; l'auteur appelle
la cinquième Avant-coureurs ou Anticipations
de la philosophie {Prodromi sive Anlicipationes
philosophiœ) , et la sixième, Philosophie seconde
(par opposition à la philosophie provisoire ou
préliminaire), Science active (c'est-à-dire propre
a l'action, à la pratique), Philosophia secunda
sive activa.
De ces six parties, l'auteur a, comme on l'a dit,
exécuté la première dans le de Augmentis ; il a
écrit aussi la portion la plus importante de la
deuxième : en effet, il ne manque guère au No-
vum Organum, pour être une exposition com-
plète de la nouvelle méthode, que les préceptes
sur l'art de redescendre du général au particu-
lier, et d'appliquer la théorie à la pratique; la
troisième et la quatrième partie ont été à peine
ébauchées par l'auteur dans ses diverses histoires
(Historia Densi et Rari, Historia Venlorum,
Historia Vilœ et Mortis, Sylva sylvarum), ainsi
que dans les morceaux qui ont pour titres : To-
pica inquisitionis de luce et lumine, Inquisitio
de forma calidi, etc., qui offrent quelques es-
sais informes de l'application de l'induction à la
recherche des causes et des essences. A la phi-
losophie provisoire, qui forme la cinquième par-
tie, appartiennent plusieurs mémoires sur di-
vers points de la science, que Bacon a laissés
manuscrits; tels sont ceux qui ont pour titres :
Cogitationcs de natura rerum, de Fluxu ,
Thcma cœli, de Principiis et Originibus. Quant
à la sixième partie, c'est un monument dont il
pouvait tout au plus tracer l'ordonnance, mais
dont il laissait la construction aux siècles luturs.
En effet, l'édifice n'a pas tardé à s'élever : il a
été promptement avancé par ceux qui ont su
manier le nouvel instrument, par les Boyle, les
Newton, les Franklin, les Lavoisier, les Volta,
les Linné, les Guvier.
Il nous faut maintenant entrer dans quelques
détails sur ce qu'il y a de plus important dans
la réforme tentée par Bacon, à savoir : son but,
sa méthode et ses résultats.
Son but, c'est l'utilité pratique de la science,
c'est le bien de l'humanité. Bacon voulut qu'au
lieu de se livrer à d'oiseuses et stériles spé-
culations, la science ne visât qu'à des applications
Eratiques; qu'au lieu de nous apprendre à com-
attre un adversaire par la dispute, elle tendît
à enchaîner la nature elle-même-, et à établir
l'empire de l'homme sur l'univers; qu'au lieu
do dépendre d'heureux hasards le progrès des
arts et de l'industrie lut assuré par le prog
de la science; c'est dans ce sens qu'il ré
sans cesse : - Savoir, c'est pouvoir: — Ce < ] u i
est cause dans la spéculation, devient m<
dans l'industrie; — Pour dompter la nature, il
faut s'en faire l'esclave, etc. » Scienlia et poten-
lia humana in idem coincidunt, quia ign<>-
ratio causœ destiluit effectum : — Natura
nisi parendo vincitur; — Quod in contem-
platione instar causœ est, id in opérai'
instar rcgulœ est (Xov. Org.. lib. I. c. m). C'est
par les mêmes motifs que, dans le deuxième
titre du Xovum Organum, à ces mots : sive de
Interpretationt nalurœ, il ajoute ceux-ci : et
regno hominis, et qu'il donnera la science défi-
nitive vers laquelle doivent tendre tous nos
efforts le nom de scientia activa. Les innoin-
brables applications qu'on a faites de la science
à l'industrie, les merveilleuses découvertes qui,
depuis deux siècles, sont nées de ce concert et
qui ont centuplé la puissance de l'homme en
augmentant ses jouissances, prouvent surabon-
damment combien ce grand homme avait vu
juste sur tous ces points. Ainsi, sous ce rapport,
la révolution dont il avait donné le signal a été
pleinement consommée.
Sa méthode, c'est l'observation, soit pure, soit
aidée de l'expérimentation, et fécondée par l'in-
duction. Il voulut, en effet, qu'au lieu de se con-
tenter, comme on l'avait fait jusque-là, d'hypo-
thèses gratuites, la science ne s'appuyât que sur
l'observation qui recueille les révélations spon-
tanées de la nature, ou sur des expériences ha-
biles et hardies qui mettent, pour ainsi dire, la
nature à la question pour lui arracher ses se-
crets; qu'au lieu de débuter, comme la scola-
stique, par de vaines abstractions, par des pro-
positions générales admises sans contrôle, la
philosophie commençât par le particulier et le
concret, et qu'elle soumît à un examen rigoureux
tout ce qui avait été regardé jusque-là comme
un axiome incontestable; qu'au lieu de préten-
dre découvrir la vérité par la seule force du
syllogisme, et en la tirant par déduction d'un petit
nombre de principes abstraits, on ne procédât à
la recherche des causes des phénomènes et des
lois de la nature qu'avec le secours d'une induc-
tion légitime. Ces recommandations sont cent
fois répétées. L'induction de Bacon, pour em-
ployer une comparaison qui lui est familière,
est une échelle double par laquelle on s'élève
des effets aux causes, des faits particuliers aux
lois générales de la nature, pour redescendre en-
suite des causes aux effets, des lois générales aux
applications particulières. Afin de découvrir par
cette induction la véritable cause, la véritable
loi d'un phénomène, la véritable essence d'une
propriété (ce que Bacon appelle sa forme, en con-
servant une expression de la scolastique dont il
change le sens), il faut, après avoir recueilli par
l'observation tous les faits qui précèdent ou qui
accompagnent le phénomène en question, con-
fronter tous ces faits avec le plus grand soin, re-
jeter ou exclure tous ceux en l'absence desquels
le phénomène peut se produire, noter ceux en
présence desquels il se produit toujours; recher-
cher parmi ces derniers ceux qui varient en de-
gré, c'est-à-dire qui croissent ou décroissent avec
lui; c'est à ces caractères que l'on reconnaît la
véritable cause; la manière dont cette cause agit
constamment en est la véritable loi. On appli-
quera ensuite la1 même méthode à la recherche
du principe de cette première cause, de la loi de
cette première loi, et l'on s'élèvera ainsi graduel-
lement aux causes suprêmes, aux lois univer-
selles.
Bacon ne se contente pas de ces vues généra-
3AU0 — S
les, il institue un nouvel art logique qui le dis-
pute presque en complication à la logique scola-
stique. Il réglemente et la méthode expérimen-
tale et la méthode inductive. Pour la première,
il passe en revue tous les procédés de l'observa-
tion, tous les genres d'expérience? et indique le
parti que l'on peut tirer de certains faits qu'il
nomme privilégies (Prcerogativœ instantiarum).
Pour l'induction, il veut que l'on fasse sur cha-
que sujet une sorte d'enquête, et que l'on dresse
trois tables : une Table de présence [Tabula pree-
sentiœ), qui réunira tous les faits où se trouvent
les causes présumées; une Table d'absence (Ta-
bula abscnliœ), où seront consignés les cas dans
lesquels l'une de ces causes aura manqué; une
Table de degrés (Tabula graduum), où l'on indi-
quera les variations correspondantes des effets et
des causes. C'est dans le deuxième livre du No-
vum Organum que cette méthode est exposée en
détail.
Peut-être Bacon a-t-il trop donné à la méthode
d'induction, maltraitant fort le syllogisme (au-
quel cependant il sait faire sa part), et connais-
sant peu les procédés de transformation et d'a-
nalyse qu'emploie le mathématicien; peut-être
aussi trouverait-on quelques points obscurs,
quelques détails inapplicables dans l'exposé de
sa méthode, mais, ces réserves faites, on doit
reconnaître qu'ici encore il a vu la vérité, et qu'il
a obtenu un plein succès. Les fausses méthodes
qu'il a signalées ont été peu à peu abandonnées;
la méthode nouvelle qu'il préconisait a été par-
tout proclamée, a partout triomphé. Quand New-
ton, dans ses Principes de la Philosophie natu-
relle et dans son Optique, expose la marche qu'il
a suivie, que fait-il autre chose que reproduire
les règles de méthode tracées par Bacon?
Dans l'examen des résultats de la méthode
baconienne, il faut distinguer ce que Bacon a fait
lui-même et ce qu'ont fait ses successeurs. On
doit à ce philosophe un assez grand nombre de
découvertes et d'aperçus qui suffiraient pour le
placer parmi les premiers physiciens de son siècle :
il invente un thermomètre (Nov. Org.} lib. II,
aph. 13) ; il fait des expériences ingénieuses sur
la compressibilité des corps, sur leur densité, sur
la pesanteur de l'air et son efficacité; il soup-
çonne l'attraction universelle et la diminution de
cette force en raison de la distance (aph. 35,
36 et 45) ; il entrevoit la véritable explication des
marées (aph. 45 et 48), la cause des couleurs,
qu'il attribue à la manière dont les corps, en vertu
de leur texture différente, réfléchissent la lumière,
et mérite ainsi d'être appelé le prophète des gran-
des vérités que Newton est venu révéler aux hom-
mes. D'un autre côté, il est tombé dans de graves
erreurs, et a eu le tort de combattre le système
de Copernic ; de sorte que si l'on voulait juger sa
méthode par les seuls résultats qu'il a obtenus
lui-même, on pourrait la juger assez défavora-
blement, ou même lui refuser toute valeur,
comme l'a fait Joseph de Maistre. Mais il ne
serait pas équitable de procéder ainsi. Bacon lui-
même répète en vingt endroits que son but est
moins de faire des découvertes que d'en faire
faire, se comparant tantqt à ces statues de Mer-
cure qui montrent le chemin sans marcher elles-
mêmes, tantôt au trompette qui sonne la charge
sans combattre. En outre, il déclare formellement,
en donnant son opinion sur certains points de la
science, qu'il ne prétend point en cela appliquer
sa méthode, et qu'il n'offre encore que des résul-
tats provisoires obtenus par la méthode vul-
gaire.
Mais si, au lieu de considérer Bacon, on con-
sulte ses disciples et ses successeurs, on voit bien-
tôt l'arbre porter tous ses fruits. Grâce à la me-
DICT. PHILOS.
& — BACO
thode nouvelle, les sciences prennent un rapide
essor, et font en deux cents ans plus de progrès
qu'il n'en avait été fait en trente siècles. C'est à
tort que Bacon a été accusé d'être l'adversaire
des sciences métaphysiques; sa méthode s'appli-
que aux recherches psychologiques aussi bien
qu'aux sciences physiques et naturelles, et c'est
du progrès des recherches ainsi conduites qu'il
fait dépendre la découverte de moyens efficaces
pour aiderou réformer l'esprit humain. La gloire
de l'école écossaise a été d'appliquer la méthode
baconienne à la science de l'esprit humain, et de
donner ainsi à la psychologie une base solide.
Toutefois, en attribuant à la méthode expéri-
mentale et inductive les rapides progrès des
sciences, nous ne prétendons pas, avec les parti-
sans fanatiques de Bacon, qu'avant lui on n'avait
rien su, et que c'est à lui seul qu'on doit faire
honneur de tout ce qui s'est fait depuis. Bien des
découvertes isolées s'étaient faites avant le xvne
siècle ; dans le temps même de Bacon plusieurs
hommes de génie, Galilée à leur tête, travaillaient
à l'avancement de la science; enfin depuis Bacon.
bien des recherches ont été entreprises avec suc-
cès par des hommes qui peut-être ne connais-
saient nullement le Novum Organum. Ce qui est
vrai, c'est qu'avant Bacon, on n'avait pas compris
toute l'importance de la méthode expérimentale
et inductive, et que personne n'avait songé à la
réduire en art; ce qui est vrai encore, c'est que
tous les travaux de quelque valeur entrepris de-
puis ont été exécutés d'après les règles posées
par Bacon, qu'on le sût ou qu'on l'ignorât. En
proclamant comme la seule voie de salut la mé-
thode expérimentale et inductive, Bacon expri-
mait un besoin qui commençait à se faire géné-
ralement sentir; et comme tous les grands hom-
mes, il ne faisait que résumer son siècle, et aider
à la marche des temps, en accomplissant une
révolution qui était mûre.
Après la grande question de la méthode, un des
objets auxquels le nom de Bacon est resté atta-
ché, c'est la division des sciences, ou plutôt des
produits de l'esprit humain. Il fonde cette division
sur la différence même des facultés que l'esprit
applique aux objets après qu'ils ont été saisis par
les sens : de la mémoire, il fait naître l'histoire (qui
comprend l'histoire naturelle comme l'histoire ci-
vile); de l'imagination, la poésie, dans laquelle il
fait entrer tous les arts ; de la raison, la philosophie
(qui embrasse, avec la science de la nature, celle
de Dieu et de l'homme). Cette classification, re-
produite au dernier siècle avec de nouveaux dé-
veloppements en tête de Y Encyclopédie, acquit
alors une grande célébrité, et elle a donné lieu
depuis à de nombreuses critiques et à plusieurs
essais de remaniement. Mais Bacon n'y attachait
qu'une importance fort secondaire ; placée en tête
du de Augmentis, cette division n'était pour lui
qu'un cadre propre à recevoir les conseils de ré-
forme qu'il adressait à chaque science.
On a élevé contre la philosophie de Bacon d'as-
sez graves accusations. On a fait de ce philosophe
le père du sensualisme moderne. Si par là on a
voulu dire qu'il conseille à la science de viser à
des applications utiles, commodis humants in-
servire. on a raison; mais si on prétend qu'il for-
mula et défendit cette doctrine qui fait dériver
toutes nos idées des sens, on se trompe : nulle
part il ne soutient cette opinion ; il ne se pose
pas même la question, et ne paraît pas l'avoir
soupçonnée. Il est vrai que, dans la Philosophie
naturelle, il recommande de ne s'appuyer que
sur l'expérience, de se défier des axiomes gra-
tuits qu'on admettait aveuglément; mais s'en-
suit-il qu'il niât ou qu'il fît dériyer des sens les
idées et les vérités absolues sur lesquelles la lut lu
10
BALD
— 146 —
BAGO
s'est depuis engagée entre les idéalistes et lea
sensualistes ? on serait tout au plus là-dessus ré-
duit à des conjectures.
On l'accuse aussi d'avoir condamné les causes
finales, et par là d'avoir affaibli les preuves de
l'existence de Dieu. Joseph de Maistre, dans
un ouvrage posthume, qui n'est qu'un pamphlet
virulent, va bien plus loin encore- parce que le
nom de Bacon a été invoqué par les encyclopé-
distes, il l'ait de ce philosophe le père de toutes
les erreurs, il accumule sur lui les imputations
d'athéisme, d'immoralité, d'impiété; il en fait le
véritable antechrist. Tout au contraire, loin de
proscrire les causes finales. B:iCon en recommande
l'usage comme un des objets spéciaux de la théo-
logie naturelle, et comme fournissant les plus
belles preuves de la sagesse divine; mais il ne
veut pas qu'on les introduise dans la physique,
qu'on les substitue aux causes efficientes, et que
l'on croie avoir tout expliqué quand on a dit, en
ne consultant que son imagination, à quelle fin
chaque chose peut servir dans l'ordre de la créa-
tion. Quant à l'accusation d'athéisme, comment
a-t-on pu l'adresser sérieusement à celui qui, dans
ses Essais, a écrit un si beau morceau pontre les
athées, à l'auteur de cette belle pensée (Senn.
fid., 16) tant de fois répétée : « Un peu de philo-
sophie naturelle fait pencher les hommes vers
l'athéisme ; une connaissance plus approfondie
de cette science les ramène à la religion. » L'im-
putation d'irréligion n'est pas mieux fondée; il
suffit pour la détruire de renvoyer uu\Mcditations
sacrées de Bacon, et à sa Confession de foi, trou-
vée dans ses papiers, confession tellement ortho-
doxe qu'on s'étonne que celui qui l'a écrite ap-
partienne à la religion réformée. L'auteur du
Christianisme de Bacon, le pieux et savant abbé
Eymery, ancien supérieur de Saint-Sulpice, était
loin de soupçonner l'impiété du philosophe an-
glais, lui qui a composé un livre tout exprès pour
opposer la foi de ce grand homme à l'incrédulité
des beaux-esprits du xvmc siècle.
Les œuvres de Bacon, dont une partie seule-
ment avait vu le jour de son vivant, n'ont été
réunies qu'un siècle après sa mort. Les éditions
les plus estimées qui en aient été faites sont
celle de 1730, publiée à Londres par Blackbourne,
en 4 vol. in-fol. ; celle de 1740, Londres, 4 vol.
in-1 ', due au libraire Millar; celle de 1765, Lon-
dres, 5 vol. in-4, magnifique et plus complète que
les précédentes (elle est due aux soins de Robert
Stephens; John Locker et Thomas Birch), et celle
qui a été donnée à Londres, de 1825 à 1836, en
12 vol. in-8, par Bazil Montagu, la plus complète
de toutes, avec une traduction anglaise des œu-
vres latines et avec des éclaircissements de tout
genre. M. Bouillet a donné une édition des Œuvres
philosophiques de Bacon, 3 vol. in-8, Paris,
1834-1835; c'est la première qui ait paru en
France; elle est accompagnée d'une notice sur
Bacon, d'introductions, de sommaires de chacun
des ouvrages, et suivie de notes et d'éclaircisse-
ments.
Plusieurs des ouvrages de Bacon avaient été
traduits, de son vivant même, en français ou en
d'autres langues; à la lin du dernier siècle, Ant.
Lasalle, aide des secours du gouvernement, fit
paraître, de l'an VIII à l'an XI (1800-1803), en
15 vol. in-8, les Œuvres de F. Bacon* chancelier
d'Angleterre, traduites en français, avec des notes
critiques, historiques et littéraires. Cette traduc-
tion si volumineuse est loin d'être complète, et
elle n'est pas toujours fidèle, le traducteur s'étant
permis de retrancher 1rs passages favorables à la
religion. On a reproduit dans le Panthéon litté-
raire (1 vol. grand in-8, 1840) et dans la collec-
tion Charpentier (2 vol. in-12, 1842) la traduction
des Œuvres philosophique •'•■ Ba i ec de
légères variantes; cel te o ition est
due à M. F. Riaux, qui l'a fait précéder d un in-
téressant travail sur fa personne et la philosophie
de Bacon, et y a joint des noirs, empruntées pour
la plupart au travail de M. Bouillet.
La vie de Bacon a été écrite par le révérend
William Hawlcy, qui avait été Bon secrél tire el
son chapelain (il la donna en 1G58, en léte d'un
recueil d'œuvres inédites de son ancien maître)]
par W. Dugdal, dans le Baconiana de Th. Teni-
son, 1679; par Robert Stephens, Londres, 1734;
par David Millet, en tête de l'édition de 1740
(cette vie a été traduite en français par Pouillot,
1755, et par Bertin, 1788); par M. de Vauzelles,
2 vol. in-8, Paris. 1833, et par M. Bazil Mont
en tête de la belle édition de Londres, 1825, que
nous avons déjà citée : cette dernière n'est guère
qu'une apologie.
La philosophie de l'auteur de la Grande Réno
ration et ses doctrines ont été aussi l'objet d'un
assez grand nombre de travaux, parmi lesquels
nous citerons : l'Analyse de la philosophie de Ba-
con, par Deleyre, 2 vol. in- 12, Paris, 1755; — le
Précis de la philosophie de Bacon, par J. A. De-
luc, 2 vol. in 8, Genève, 1801 ; — le Christianisme
de Bacon, par l'abbé Eymery, 2 vol. in-12, Paris,
1799; — V Examen de la philosophie de Bacon,
ouvrage posthume du comte Joseph de Maistre,
2 vol. in-8, Paris, 1836, factum dicte par une haine
aveugle contre toute philosophie, et dont nous
avons déjà fait connaître la valeur ; — de Baco-
nis Verulamii philosophia, par M. Huet, in-8,
Paris, 1838; — Bacon, sa vie, son temps, sa phi-
losophie, par M. Ch. de Rémusat, Paris, 1857, in-8;
elle a encore été l'objet de plusieurs articles dans
diverses Revues, parmi lesquels on distingue un
article de la Bévue d'Edimbourg, de juillet 1837,
dû à la plume de M. Macaulay; ce morceau a été
en partie traduit en français dans la Revue bri-
tannique du mois d'août suivant, et a donné lieu
à une savante réplique de M. Benjamin Lafaye,
insérée dans la Revue française et étrangère. Sur
quelques points particuliers, on pourra consulter
une thèse de M. Jacquinet, F. Baconi de re lit-
leraria judicia, Paris, 1863, in-8. Enfin l'exposi-
tion et l'appréciation de cette philosophie occu-
pent une grande place dans plusieurs ouvrages
importants, tels que la Logique de Gassendi; les
Lettres sur les Anglais, de Voltaire; l'Histoire
d' Angleterre de Hume (cet historien établit un
parallèle entre Bacon et Galilée, et donne la su-
périorité au grand physicien de l'Italie) ; le dis-+
cours préliminaire de l'Encyclopédie; l'Essai sur
les Connaissances humaines, de Condillac; la
Logique de Destutt de Tracy (Discours prélimi-
naire), et dans toutes les histoires de la philoso-
phie. N. B.
BALDINOTTI (César), philosophe italien de
la fin du siècle dernier. Son premier ouvrage est
de 1787 et en 1820 il enseignait encore à Padoue :
il y avait pour élève Rosmini. qui plus d'une fois
embarrassa son maître par les objections qu'il
opposait à sa doctrine scnsualiste. Baldinotti
reconnaît pour maîtres Gassendi, Locke, Condillac
et Bonnet; mais il fait des efforts louables pour
er 1 empirisme avec les vérités religieuses
et morales que ce système semble exclure. 11
ne confond pas l'acte de la conscience avec la
perception, et distingue surtout l'idée, sous sa
forme universelle et abstraite, de la sensation,
d'où elle est dégagée par un acte rationnel. Aussi
après avoir critiqué ce que les philosophes appel-
lent les principes, et montré que ce sont des
propositions stériles, il proclame qu'il y a pour-
tant des vérités nécessaires, celles qui concernent
les idées universelles, qui sont l'œuvre de notre
BALL
147
BALL
esprit, mais ont leur fondement dans la réalité
des choses. Bref, il appartient à cette famille
d'esprits éclairés, qui par prudence se défient de
tout ce qui dépasse l'expérience, mais qui sont
perpétuellement tentés de sortir des limites où
ils se sentent trop à l'étroit. On connaît de Baldi-
notti deux ouvrages : 1° de Recta humanœ mentis
inslitutione, Pavie, 1787, in-8, sans nom d'au-
teur. C'est un livre clair, un peu superficiel,
comprenant d'abord une revue sommaire de l'his-
toire de la philosophie, puis quatre livres qui
traitent de la connaissance considérée dans ses
éléments, en elle-même, dans ses instruments
et dans ses sources. 2° Tentaminum metaphy-
sicorum, lib.lll, Padoue, 1807, in-8. Le progrès
de la pensée est visible d'un ouvrage à l'autre.
E. C.
BALLANCHE (Pierre-Simon), né à Lyon en
1776, mort à Paris en 1847. Après des études qui
paraissent avoir été assez superficielles, il em-
brassa d'abord la profession de son père, dont il
dirigea l'imprimerie pendant trois ans. Il était
dès lors disposé à la rêverie, recherchait la
solitude^ et prenait des habitudes méditatives.
La révolution, et les épreuves qu'elle infligea à
sa ville natale, l'obligèrent à fuir à l'étranger
avec sa mère; il ne revint en France qu'après
le 9 thermidor, et les événements dont il avait
été le témoin et, jusqu'à un certain point, la
victime, contribuèrent à développer ses disposi-
tions mélancoliques, et à affaiblir une constitu-
tion déjà maladive, sans altérer le fonds de bonté
et de douceur qui fut toujours la vertu dominante
de son caractère. C'était une âme tendre, pas-
sionnée pour les choses divines, et portée à
chercher les causes secrètes et les raisons in-
visibles des événements ; mais son esprit qui
n'avait pas l'appui d'une science solide, et où
l'imagination avait plus de force que la raison,
le rendait plus propre à inventer des concep-
tions poétiques qu'à découvrir des vérités phi-
losophiques. Il s'essaya d'abord dans un récit
épique du siège de Lyon, dont le manuscrit a
disparu; puis il publia en 1801 : du Sentiment
considéré dans ses rapports avec la littérature
et les beaux-arts, œuvre très-imparfaite qu'il a
prudemment retranchée de sa collection. Il eut
en arrivant à Paris, à vingt-cinq ans, la bonne
fortune de mériter l'amitié de Chateaubriand,
et d'être admis parmi les hommes d'élite^ que
l'esprit et la beauté de Mme Récamier reunis-
saient en une sorte de cénacle, et qui ne cessèrent
de le protéger, et de le vanter peut-être avec
un peu d'exagération. Lui-même ne résista pas
au charme que tant d'autres ont subi, et ses
Fragments d'élégies sont des confidences d'amour
pur pour cette femme qu'il appelle sa Béatrice,
et qui, dit-il, fut douce à ses souffrances. En 1814
il publia l'Antigone, sorte de poëme en prose,
qu'un biographe trop indulgent compare au Té-
lémaque. Il faut beaucoup de bonne volonté pour
découvrir dans ces pages prolixes, et d'un style
sans naturel, des idées philosophiques cachées
sous d'obscurs symboles. Il n'y en a pas davan-
tage dans V Essai sur les institutions sociales
(Paris, 1817), dont on peut louer du reste la
politique modérée et généreuse. Tout au plus y
démêlerait-on l'esquisse d'une théorie du lan-
gage, qui prétend concilier les doctrines de de
Bonald et celles des idéologues sur cette question
alors vivement débattue. Suivant Ballanche, la
parole à l'origine était, non pas le signe de l'idée,
mais l'idée elle-même formant avec son expres-
sion un tout indivisible, l'idée ayant sa forme
avec elle-même. Mais peu à peu cette synthèse
subit une décomposition ; la pensée se sépare
•des signes qui y sont inhérents, qui dès lors
sont comme des formes vides, perdent leur force,
et se matérialisent pour s'écrire et s'imprimer.
De son côté la pensée tend à s'isoler, à se suffire
à elle-même, et il devient possible à l'homme
de penser sans parole. On voit que la rigueur et
la clarté ne sont pas les qualités saillantes de
cette conception. Il n'y a pas non plus grand
profit à tirer pour la science de quelques pro-
ductions de courte haleine : le Vieillard et le jeune
homme, l'Homme sans nom, l'Élégie. La phi-
losophie de l'auteur, ou plutôt les inventions
mystiques qu'on a décorées de ce nom, sont tout
entières réservées à son grand ouvrage, la Pa-
lingénésie sociale, qui, suivant M. de Laprade.
« est peut-être le monument le plus original, lé
plus entièrement à part dans les lettres fran-
çaises. » Cette vaste composition devait être une
trilogie dont les parties auraient reçu ces titres :
Orphée, la Formule, la Ville des expiations, et
auraient dû former ce que l'auteur appelle une
« théodicée de l'histoire. » Ses œuvres complètes,
publiées en 4 vol. (Paris, 1830) et réimprimées
sans additions en 5 vol. (Paris, 1833), ne contien-
nent que la première partie et des fragments
des deux autres, entre autres un morceau de
forme apocalyptique, intitulé la Vision d'Hébal,
que ses admirateurs déclarent « étrange et gran-
diose. » Les qualités littéraires de ces écrits,
réelles sans doute puisqu'elles ont recueilli des
suffrages considérables, avaient valu à Ballanche
un fauteuil à l'Académie française en 1841. Il
mourut en 1847, en laissant une mémoire chère
à ses amis, et une renommée qui ne paraît pas
destinée à s'accroître. Deux volumes qu'il a laissés
manuscrits n'ont pas été publiés. On éprouve un
grand embarras quand on a le devoir de faire con-
naître les opinions philosophiques de Ballanche :
ses amis affirment qu'il a un système « homogène
comme sa vie et son style,» une profonde érudi-
tion, et un génie métaphysique de premier ordre ;
mais ils se dispensent d'en donner des preuves,
et ne peuvent s'empêcher d'avouer qu'il y a dans
ses ouvrages, d'ailleurs incomplets, du vague et
de l'obscurité. Le plus bienveillant d'entre eux
l'appelle d'un nom qui semble bien appliqué :
« l'illustre théosophe. » En réalité, il y a peu de
philosophie dans ces compositions solennelles,
et si on en trouve, elle ressemble à celle que
Montaigne appelle « de la poésie sophistiquée. »
Des formules ambitieuses et de froides allégories
dissimulent mal des idées creuses, et une igno-
rance complète de l'histoire de la philosophie.
La méthode est celle d'un inspiré, c'est-à-dire
une sorte de divination, qui procède par oracles
et néglige les preuves; celle dont les sciences
font usage est tenue pour pernicieuse, et doit
céder la place « à une méthode synthétique et
inspirée. » Les meilleures idées ainsi séparées de
toutes leurs raisons ne sont plus que des vues
plus ou moins ingénieuses, sans aucune valeur
scientifique ; il y en a sans doute dans la Palin-
génésie sociale; mais elles ne se prêtent pas à
l'analyse, et d'ailleurs concernent l'histoire, la po-
litique et la religion, plutôt que la métaphysique
ou la psychologie. Ces remarques sont faites pour
expliquer l'indigence du résumé qui suit.
Pour prendre les choses à l'origine, il faut
remonter à Dieu, qui est avant toutes choses. La
création est d'abord en lui-même, mais à l'état
de possibilité, et non pas en acte; plus tard elle
en émane. Pourquoi ? « Dieu avait-il besoin de
rayonner en dehors de lui, de se manifester dans
les choses et les existences? avait-il besoin d'être
contemplé, d'être adoré, d'être aimé? ayait-ii
besoin de s'assurer de sa puissance de réalisa-
tion? ne lui suffisait-il pas d'être?» Devant ces
questions redoutables l'auteur ne trouve que
BALM
— 148
BALM
cette explication : « il ne faut pas lui demander
compte de ses œuvres; il lui a plu de sortir de
son repos. » C'est son Verbe qui < rée, « sa parole
est le moule qui donne à notre planète une forme
sphérique. » Pour ne parler que de l'homme, il en
détache l'essence de l'intelligence universelle, il
lui communique un pouvoirpropre, etde sa propre
volonté il détache aussi des volontés individuelles.
Naguère encore la Providence avait une action
irrésistible ; maintenant les volontés isolées ou
concourant ensemble vont lui opposer une sorte
de force des choses, un véritable destin, et in-
troduire dans le monde le mal et le desordre,
qui ne peuvent cesser que par un suprême et
définitif accord de la Providence et de la liberté
humaine, « une confarréation universelle. "Mais
avant ce retour à l'unité de volonté, il y a de
longs siècles de malheur. Dieu ne peut tolérer
la révolte, la lutte du fatum humain contre la
volonté divine; d'autre part il ne peut non plus
se démentir, se repentir d'avoir créé des forces
libres, ni les abolir. Il faut donc à la fois qu'il
frappe l'humanité et qu'il la sauve, et que du
même coup l'homme soit déchu et réhabilité.
Les hommes n'avaient primitivement tous en-
semble qu'une seule volonté, et par son unité
même elle avait plus de puissance pour s'opposer
à la Providence. Dieu brise ce pouvoir unique en
une infinité de morceaux, et les éparpille dans
chaque individu, pour diminuer la résistance
primitive. De là les divisions, les discordes, une
humanité coupée en tronçons, variant avec les
nations, les familles, les individus; de là des
castes et des sexes différents. Car Dieu voulut
séparer l'une de l'autre ces deux facultés cou-
pables, l'intelligence et la volonté, et donna l'une
a l'homme et l'autre à la femme « qui est l'ex-
pression volitive de l'homme. » Mais il y aura
une palingénésie qui ramènera tout à l'unité
(l'auteur ne dit pas si elle réalisera l'androgyne
de Platon), et pour cette «nouvelle génération»
Dieu a initié l'homme par sa parole, et lui a
ordonné le retour à la loi. Cette révélation,
mieux entendue de certains hommes, les élève
à la dignité d'initiateurs; ce sont les chefs des
nations, les magistrats et les patriciens; mais le
christianisme fait la révélation égale pour tous:
il est le but de toute l'évolution historique. Son
règne doit assurer à l'homme, non pas le bonheur
de l'homme, qui n'est passa vraie destinée, mais
la grandeur. Toute créature, après une série d'é-
preuves qui ne se termine pas avec la vie, mais
qui doit se poursuivre, suivant les besoins de
chaque âme, jusqu'à l'expiation définitive, arri-
vera à la perfection de sa nature. La bonté uni-
verselle, voilà le terme de cette ascension, et le
but vers lequel tous les progrès convergent.
On peut consulter sur Ballanche, outre l'étude
que Sainte-Beuve lui a consacrée : de Laprade,
Ballanche, sa vie et ses écrits, Paris, 1848. —
J. J. Ampère, Ballanche, Paris, 1848. E. C.
BALMÈS (Jacques-Lucien) , philosophe espa-
gnol, naquit à Vich en Catalogne, le 28 août 1810.
Il entra dans les ordres, et s'etant voué à l'ensei-
gnement, il fut attaché au collège de sa ville na-
tale comme professeur de mathématiques. Il prit
part aux luttes politiques et religieuses de son
pays, protesta contre la vente des biens du clergé
et fut exilé par Esparlero. Après la chute du ré-
gent, il vint fonder à Madrid un journal hebdo-
madaire : el I'ensamientos de la nation, destiné
à combattre les idées libérales. Il a laissé de
nombreux ouvrages, parmi lesquels la philosophie
peut réclamer en tout ou en partie les quatre
suivants : Corso de filosofia clément al, Madrid,
1837 in-8 ; el Critcrio, Barcelone. 1845, in-8 : / ï
losofia fondamental , Bircelone, 1840,4 vol.in-8;
el Prolestanlismo campai adoconclCatnliiixmo
en sus relaciones cou la civiliêattion Europea
Madrid. 1848,3 vol. in-8. Les trois dernien
été traduits en l i M. l'abbé Edouard
Monec: Art d'arriver au vrai, 1 vol. ; Phil
phie fondumcntalei 3 vol.; le Protestantisme
comparé au Catholicisme dans ses rapports avec
la civilisation européenne, 3 vol., Paris, Auguste
Vaton, plusieurs éditions, in-8etin-18.
L'Espagne, qui tient une si grande place dans
l'histoire des lettres et des arts, comme dans
l'histoire politique des temps modernes, n'en a,
pour ainsi dire, aucune dans l'histoire de la phi-
losophie. Suarez n'y représenle que le dernier ef-
fort de la scolastique expirante. Raymond Lulle,
Raymond de Sebonde. Michel Servet ne lui ap-
partiennent que par leur naissance. Si, de nos
jours, elle a voulu avoir une philosophie, elle n'a
su s'approprier que la moins philosophique des
écoles contemporaines, l'école néo-catholique.
Balmès a été, en Espagne, le métaphysicien
de cette école. C'est un homme de parti en poli-
tique et en religion. De là, dans l'exposition de
ses idées, quelque chose de plus vivant, le fruit
souvent amer, mais presque toujours plein de
suc, d'une expérience personnelle. Il aime à
prendre dans la politique ses exemples de logi-
que, et il décrit avec finesse, en homme qui les
a observées de près et qui n'en a pas été la dupe,
les erreurs et les contradictions de l'esprit de
parti. Mais il lui est plus facile de les signaler
que de s'y soustraire. Dans son antipathie pour
les idées démocratiques, il cite à plusieurs repri-
ses, comme un exemple d'équivoque, l'idée de
l'égalité, et il ne s'aperçoit pas qu'il y introduit
lui-même la confusion dont il se plaint. L'égalité
devant la loi ne lui paraît pas moins chimérique
et moins injuste que l'égalité physique et l'éga-
lité des biens • car, dit-il, une même loi appliquée
au fort et au faible, au riche et au pauvre, au sa-
vant et à l'ignorant ne saurait produire des effets
égaux; Or la chimère et l'injustice consisteraient
précisément, pour l'égalité devant la loi, à tenir
compte des différences de forces, de fortune ou
d'éducation qui peuvent exister entre les hom-
mes ; elle n'est un principe éminemment juste
que parce qu'elle fait abstraction de ces différen-
ces inévitables, pour assurer à tous les droits,
chez tous les individus, un égal respect.
C'est surtout au point de vue religieux que
Balmès se laisse égarer par l'esprit de parti. Non
contente de proclamer, comme la philosophie
chrétienne du xvne siècle, la conformité néces-
saire de la raison et de la foi. ou, comme la sco-
lastique, la subordination de la première à la se-
conde, l'école à laquelle il appartient confond les
deux domaines; elle ne se sert de la raison que
comme d'un instrument de polémique au profit
de la foi. Confusion pleine de périls et pour la
philosophie et pour la théologie elle-même ! Mieux
vaut renoncer à interroger la raison que de lui
demander des réponses toutes faites, non pour
se convaincre soi-même, mais pour convaincre
ses adversaires. D'un autre cote, c'est faire bon
marché de la foi que de mettre la raison à sa
place, même pour assurer son triomphe. Balmès
n'évite pas ce double écueil. Il fait entrer dans
sa logique toute une démonstration de la religion
catholique réduite aux points suivants: une révé-
lation surnaturelle est possible ; elle est néces-
saire ; elle a besoin, pour se conserver et pour se
transmettre, d'une Eglise infaillible; l'Eglise ca-
tholique peut seule s'attribuer ce caractère d'in-
faillibilité; l'autorité de l'Église une fois recon-
nue, toutes ses décisions exigent par elles-mêmes
une soumission sans examen. Le rôle des apolo-
gistes serait bien simplifié si quelques pagesd'une
BALM
— 149 —
BALM
démonstration purement rationnelle pouvaient
leur suffire. Mais, quand on accorderait àBalmès
tous les points qu'il croit avoir si aisément éta-
blis, il n'éviterait pas l'examen particulier de
tous les dogmes; car il reconnaît lui-même que
la raison ne peut souscrire qu'aux dogmes où
elle ne rencontre pas une impossibilité absolue.
Aussi, sans se borner à invoquer l'infaillibilité
générale de l'Église, il entraîne plus d'une fois
la philosophie sur le terrain théologique; et bien
qu'il se montre dans ces excursions moins témé-
raire que plusieurs philosophes de la même école,
elles sont loin de lui avoir porté bonheur. Il voit,
dans le mystère de la Trinité, « le type sublime
de la distinction nécessaire du sujet et de l'objet
au plus profond de l'intelligence. » Si les trois
personnes divines sont à la fois unies et distinctes
comme le sujet et l'objet dans la connaissance,
ou bien elles constituent des êtres différents,
c'est-à-dire autant de dieux, ou bien leur unité
se manifeste dans l'identité du sujet et de l'objet,
c'est-à-dire dans l'identité universelle du pan-
théisme. Sur le mystère eucharistique, Balmès
n'est pas plus heureux. Il fait revivre, pour l'ex-
pliquer, une des distinctions les plus subtiles et
les plus obscures de la scolastique, celle de deux
sortes de rapports entre les parties de l'étendue,
les unes intrinsèques (ordo ad se), les autres sub-
ordonnées à une certaine situation dans l'espace
{ordo ad locum). Il oublie qu'il a ruiné d'avance
cette distinction en identifiant l'étendue et l'es-
pace : si l'espace occupé par un corps n'est que
l'abstraction de son étendue même, que devien-
nent ces rapports intrinsèques, dans lesquels se
conserverait, sous les apparences d'un autre corps
et en plusieurs lieux à la fois, tout ce qui consti-
tue l'étendue réelle du corps divin?
Comme tous les philosophes de la même école,
Balmès a, pour la scolastique, une admiration
départi pris, qui l'entraîne non-seulement à faire
revivre des théories justement condamnées, mais
souvent aussi à les dénaturer pour les concilier
avec ses propres doctrines. C'est ainsi qu'après
avoir combattu par d'excellents arguments le sen-
sualisme moderne, il accepte le sensualisme
scolastique comme faisant la part de l'activité
propre de l'âme, grâce à l'intervention de l'in-
tellect agent. Or lui-même reconnaît ailleurs
que Y intellect agent n'est qu'un intermédiaire
inutile, suscité par la fausse hypothèse des
espèces intelligibles. Il se montre juste, en gé-
néral, pour les grands philosophes de l'antiquité
et des temps modernes ; mais, à partir du xvme
siècle, il apporte dans ses jugements toute la
partialité de son école. Il ne voit que des monu-
ments de déraison dans les constructions de la
métaphysique allemande, et il n'est pas même
désarmé par le bon sens timide des Écossais.
Quant à notre école spiritualiste et éclectique, il
refuse d'y voir autre chose que le panthéisme
germanique : « Si les philosophes universitaires
sont, en France, les humbles disciples de M. Cou-
sin, M. Cousin lui-même, à son tour, qu'est-il
autre chose que le successeur de Hegel et de
Schelling?»
L'injustice de ce dernier jugement est d'autant
plus manifeste que Balmès, dès qu'il se maintient
sur un terrain philosophique, se rattache, par tout
l'ensemble de ses théories, au spiritualisme fran-
çais du xixe siècle. Sa méthode est la méthode
psychologique, éclairée par le sens commun et
par l'étude comparée des systèmes, et, dans cette
étude, il professe un véritable éclectisme. « Quand
tous les philosophes discutent, dit-il, c'est, en
quelque sorte, le genre humain qui discute. » Et
ailleurs : « En général, il est dangereux de traiter
légèrement une opinion Que des intelligences de
premier ordre ont défendue; si ces opinions ne
sont pas toutes la vérité, il est rare qu'elles n'aient
pas en leur faveur de fortes raisons et au moins
une portion de la vérité. » Son éclectisme a
d'ailleurs les mêmes antipathies et les mêmes
préférences que l'éclectisme français. La polémi-
que contre l'école de Condillac tient une grande
place dans ses écrits philosophiques, et, après les
scolastiques, dont il est le sectateur plutôt que
le disciple, les philosophes qu'il cite le plus sou-
vent et avec l'admiration la plus sympathique,
sont les grands métaphysiciens du "xvir3 siècle,
Descartes, Malebranche et Leibniz.
Si l'on pouvait séparer dans Balmès le philo-
sophe de l'homme de parti, le premier ne méri-
terait guère que des éloges. C'est un esprit judi-
cieux et élevé, qui sait honorer la raison et l'hu-
manité. Il a même une certaine impartialité gé-
nérale, trop souvent démentie malheureusement
dans ses jugements particuliers. « Je suis loin de
confondre, dit-il, l'esprit philosophique du der-
nier siècle avec l'esprit du siècle présent; à mes
yeux,, le panthéisme moderne n'est point un ma-
térialisme pur, et jusque dans l'athéisme qui
déshonore les doctrines de certaines écoles, il
m'est doux de signaler des tendances spiritua-
listes. »
La Philosophie fondamentale contient toute
la doctrine philosophique de Balmès. L'Art d'ar-
river au vrai ou le Critérium n'est qu'un ma-
nuel de logique pratique, entremêlé, comme la
Logique de Port-Royal, de réflexions morales.
Des pensées ingénieuses, parfois profondes, pres-
que toujours dictées par un bon sens élevé, y sont
développées dans un style élégant, mais un peu
diffus. L'auteur y suit le mouvement de sa pen-
sée, sans s'attacher à un ordre didactique. Un
chapitre sur le choix d'une carrière se place entre
une théorie de l'attention et des considérations
métaphysiques sur la possibilité et sur l'existence.
Nulle question n'est approfondie dans ses princi-
pes, et si quelques pages affectent un caractère
spéculatif et abstrait, elles ne servent qu'à relier
entre eux, souvent d'une façon peu heureuse, les
conseils et les exemples pratiques auxquels l'ou-
vrage emprunte tout son prix.
Balmès a suivi, dans la Philosophie fonda-
mentale, l'ancienne division de la philosophie en
Logique, Métaphysique et Morale. Il traite, dans
le premier livre, de la certitude, dans les sui-
vants, des sensations, de l'étendue et de l'espace,
des idées, de l'idée de l'être, de l'unité et du
nombre, du temps, de l'infini, de la substance,
de la nécessité et de la causalité. Le dernier li-
vre se termine par des principes de morale, rat-
tachés à l'idée de causalité libre. Il n'y a point de
place spéciale pour la psychologie, mais elle rem-
plit et anime en réalité toutes les parties de l'ou-
vrage.
Balmès pose la certitude comme un fait, qu'il
s'agit non d'établir, mais d'expliquer. Repoussant
un critérium unique, il distingue trois sources
de certitude : la conscience, pour les faits inté-
rieurs ; l'évidence, pour les vérités idéales; et
Yinstinct intellectuel, pour le passage des_ faits
de conscience et de l'ordre. idéal aux réalités ex-
térieures. La conscience et l'évidence sont réunies
dans le Cogito de Descartes, que Balmès analyse
et justifie avec une certaine profondeur, mais au-
quel il reproche, comme Maine de Biran, de mê-
ler deux principes distincts : un simple fait de
conscience, et une proposition idéale, a savoir le
rapport universel et nécessaire de la pensée avec
l'existence. Quant à l'instinct intellectuel, il est
aisé d'y reconnaître, bien que Balmès n'en dise
rien, le sens commun et les principes constitutifs
de l'entendement des Écossais
«ARB
— 150 —
BARB
La théorie de la perception est également tout
écossaise, sauf une tentative assez malheureuse
pour attribuer à la vue la perception complète
de l'étendue, dans le but de faciliter l'explication
de l'Eucharistie, en écartant de l'essence de la
matière l'idée d'impénétrabilité. Sur l'espace et le
temps, sur la nature des corps, sur les idéesinnées,
Balmès suit en général les traces de Leibniz.
Il ne voit dans l'espace et dans le temps que des
rapports de coexistence et de succession, soit dans
l'ordre réel, soit dans l'ordre idéal. Sous ces
rapports, il incline à placer, quoique avec
une certaine hésitation, des forces simples ou des
monades. Il rejette l'expression d'idées innées.
mais il admet dans l'intelligence une activité
innée, inhérente à tous les esprits et qui consti-
tue la raison universelle, et il lui donne pour
objet propre l'idée de Dieu, à laquelle il ramène
toutes les conceptions idéales. Son ontologie a,
dans la forme, quelque chose d'hégélien. Elle se
résume dans les combinaisons des idées d'être et
de non-être, par lesquelles il explique les idées
de nombre, de temps, d'infini et de fini, de sub-
stance et d'attribut, de cause et d'effet. Mais son
bon sens ne se perd pas dans l'abstrait ; il revient
promptement à l'observation psychologique, et
elle lui fournit une excellente démonstration de
la substantialité et de la causalité du moi, et une
réfutation non moins solide du panthéisme.
La morale de Balmès est celle de Malebranche.
Elle a pour principe l'amour de Dieu et de toutes
les choses que Dieu aime, dans l'ordre même où
il les aime, c'est-à-dire suivant leurs degrés de
perfection tels qu'ils sont représentés dans l'en-
tendement divin : théorie très-élevée, mais qui a
le tort de faire reposer le devoir sur un senti-
ment, l'amour de Dieu, et de le subordonner à la
connaissance toujours incomplète de l'ordre uni-
versel.
Balmès, on le voit, n'a point édifié un système
original. Sa philosophie ne se compose guère que
d'emprunts à tous les philosophes spiritualistes.
Elle n'en tient pas moins une place très-honora-
ble dans le mouvement philosophique du xixe siè-
cle, comme le plus remarquable effort qui ait été
tenté en Espagne depuis la Benaissance, pour y
ranimer les études métaphysiques. Quoique peu
sympathique à l'état présent de sa patrie, Bal-
mès se plaisait à y reconnaître des symptômes
évidents de renaissance : « Malgré le trouble du
temps, disait-il, il s'opère dans mon pays un dé-
veloppement intellectuel dont on connaîtra plus
tard la portée. »
On peut consulter sur la philosophie de Balmès
une étude de M. de Blanche -Baf fin : Jacques
Balmès, sa vie et ses ouvrages, Paris, 1860, et
un article de M. Emile Beaussire {Revue moderne
du 10 décembre 1869). Ém. B.
BARALIPTON. Terme de convention mné-
monique, par lequel les logiciens désignaient un
des modes indirects de la première des trois fi-
gures du syllogisme reconnues par Aristote. La
dernière syllabe de ce mot n'a aucun sens, elle
est ajoutée pour la mesure du vers mnémonique,
usité dans l'École :
Barbara, Celarent, Darii, Ferio, Bara!
Voy. la Logique de Port-Royal, 3" partie, et l'ar-
ticle Syllogisme.
Barbara. Terme mnémonique de conven-
tion dans lequel les logiciens désignaient un des
modes de 1 1 première figure du syllogisme, le
plus parfait et le type de tous les autres. Voy. la
Logique de Port-Royal, 3* partie, et l'article Syl-
MK.
BARBARI. Terme de convention mnémoni-
que, paT lequel les logiciens désignaient un des
modes de la quatrième figure du syllogisme.
Voy. li Logique de Port Royal, '.ir pari
l'article Syllogisme.
barbeyrac (Jean), né à Béziers en 1674,
d'une famille calviniste, est un de ces réfugiés
français dont la révocation de l'édil do Na
enrichit les pays protestants, la Suisse, la Hol-
lande et surtout la Prusse. Il pn l.elles
lettres au collège français de Berlin, l'histoire et
le droit civil à Lausanne, le droil public à Gro-
ningue. Il mourut dans cette dernière ville en
1744. Il était membre de l'Académie royale des
sciences de Prusse. 11 a rendu service à l'un'
branches de la philosophie, le droit naturel, par
ses traductions de Grotius, de Pufendorf, de Cuni-
berland, de Noot (voy. ces nom»), et par les pré-
faces et les notes dont il les a accompagnées. La
préface qu'il a mise en tête du traite de Pufen-
dorf, du Droil de la nature et des gens, est un
véritable ouvrage, dans lequel il passe en revue
tous les systèmes de morale anciens et modernes,
avec un grand luxe de citations, mais peu de
critique. Les Pères de l'Église y sont juges avec
une sévérité, que Barbeyrac dépassa encore dans
son célèbre traité de la Morale des Peines. Quel-
ques vues théoriques se mêlent à ces considéra-
tions historiques. Il suit, en général, les prin-
cipes de Locke plutôt que ceux de Descartes,
bien qu'il emprunte à ce dernier une de ses
théories les moins heureuses, celle qui fait ren-
trer le jugement dans la volonté. Il repousse les
idées innées, et, comme Locke, il ramène les
idées morales à des rapports de convenance,
fondés sur la nature des actions humaines. Ces
rapports constituent le bien et le mal, mais non
la loi morale ; car il ne s'y attache un caractère
obligatoire qu'en vertu d'un commandement di-
rect de la volonté divine, naturellement révélé à
la conscience. Barbeyrac insiste dans presque tous
ses écrits sur cette théorie de l'obligation, dont
le germe se trouve dans Pufendorf et dans Locke
lui-même, mais confusément et avec des contra-
dictions manifestes. Il l'a défendue contre Leib-
niz dans un écrit spécial, qui est le meilleur de
ses titres comme philosophe. Leibniz avait vive-
ment attaqué le système de Pufendorf, dans une
lettre à Gérard Molanus, publiée d'abord sans
nom d'auteur. Barbeyrac traduisit cette lettre, et
il l'inséra, avec ses propres remarques, à la suite
de sa traduction du petit traité de Pufendorf,
des Devoirs de l'homme et du citoyen. Il ac-
corde à Leibniz que l'obligation est toujours con-
forme aux principes de la raison. Il reconnaît
que le bien et le juste n'ont rien d'arbitraire, et
il les dégage de toute considération d'utilité, soit
personnelle, soit sociale. Mais il distingue entre
l'idée et le fait même de l'obligation. Si l'idée
de l'obligation est une conception de la raison,
ou plutôt de la conscience, le fait de l'obligation
consiste dans un commandement, qui ne peut être
que l'acte d'une volonté. Or la seule volonté à
laquelle toutes les volontés particulières soient
soumises, et dont tous les ordres soient nécessai-
rement l'expression de la droite raison, c'est la vo-
lonté de Dieu. En vain objecte-t-on qu'il y a des
règles de morale reconnues et observées par les
a Unes; ce ne peut être qu'une morale très-im-
sur des idées de convenance
plus ou moins exactes, mais suis caractère obli-
beyrac aurait pu répondre plusjustc-
menl qu'on peut reconnaître l'obligation sans la
rapportera sa véritable source, de même qu'on
ne nie pas l'existence des choses, parce qu'on re-
fuse d'admettre un Dieu créateur. Quant au fond
de sa théorie, elle ne se sépare qu'en apparence
d s doctrines philosophiques qui ont repoussé
avec le plus de force la volonté divine comme
fondement de l'obligation morale; car ces doc-
BARB
— 151 —
BARD
tri nés n'ont en vue qu'une volonté arbitraire,
qui détruirait la distinction absolue du bien et
du mal. Leibniz lui-même, dans la lettre que
Barbeyrac a prétendu réfuter, proclame que les
hommes forment une seule société sous le gou-
vernement de Dieu. Kant définit l'obligation un
impératif de la raison pure, considérée comme
pratique, c'est-à-dire comme investie de la fa-
culté de commander, ce qui l'assimile à la vo-
lonté, et, quand il a établi l'existence de Dieu,
comme un postulat nécessaire de la raison pra-
tique, il n'hésite pas à rapporter le devoir à la
volonté divine, qui seule y attache une sanction.
Si Barbeyrac maintient la dépendance de la mo-
rale à l'égard de la religion naturelle, il exclut
cependant de la considération de l'obligation
l'idée de l'immortalité de l'âme et des peines à
venir. Il distingue, avec une netteté dont on ne
rouverait guère d'exemple avant Kant, entre le
devoir lui-même et les mobiles qui peuvent en-
gager à l'accomplir. L'immortalité de l'âme est
un de ces mobiles ; mais, lors même qu'on l'écar-
terait, l'obligation ne perdrait rien de sa force.
Il devance aussi une autre distinction de Kant :
celle des devoirs de droit, bornés aux actes exté-
rieurs, et des devoirs de vertu, qui ne regardent
que le for intérieur, et qui échappent à toute
sanction civile. Cette distinction indiquée dans
sa réponse à Leibniz, est développée dans deux
discours sur la permission et sur le bénéfice des
lois, qu'il a insérés également à la suite de sa
traduction de l'abrégé de Pufendorf. Il y établit
que les lois ne sont pas la mesure du juste, non-
seulement parce qu'elles peuvent être injustes,
mais parce qu'elles n'embrassent que les devoirs
qui intéressent l'ordre social. Il ne faut donc pas
se prévaloir, contre le témoignage clair et posi-
tif de la conscience, des permissions qu'elles ac-
cordent et des droits qu'elles confèrent.
Dans les notes qu'il a jointes aux ouvrages de
Grotius et de Pufenforf, Barbeyrac a éclairé plu-
sieurs questions de droit naturel, entre autres
celle de la propriété, qu'il fonde, non pas sur le
fait physique de l'occupation et de la possession,
mais sur l'acte moral de la volonté, par lequel
l'homme s'empare de ce qui n'est à personne,
pour en faire un usage intelligent et libre. Il re-
pousse l'assimilation féodale entre la propriété et
la souveraineté politique. Cette dernière n'est
fondée que sur le consentement exprimé ou ta-
cite des peuples, et il leur appartient d'en modi-
fier les conditions, et d'en empêcher l'abus, dus-
sent-ils recourir à l'insurrection, à défaut de
garanties légales. Le consentemeut des peuples
lui paraît nécessaire, même en cas de conquête :
autrement la prise de possession du pays conquis
n'est que la continuation de l'état de guerre, et
elle autorise toujours tous les moyens de ré-
sistance que les vaincus ont encore en leur pou-
voir. Enfin il rejette, avec Pufendorf, le droit des
gens arbitraire, admis par Grotius et par Leibniz :
les principes du droit des gens sont ceux du
droit naturel, et, quant aux conventions ou aux
traités, leur force est tout entière dans les
maximes du droit naturel qui défendent de violer
un engagement librement contracté. Sa théorie
de la famille est moins acceptable. Il fait dé-
river les devoirs du mariage des engagements
arbitraires des époux; d'où il infère la légitimité
du divorce par consentement mutuel et de la
polygamie elle-même. Il ne conteste pas aux
pères le droit de vendre leurs enfants. Il ne faut
pas oublier que l'esclavage est admis par Leib-
niz lui-même, ainsi que par presque tous les au-
teurs qui ont traité du droit naturel jusqu'au mi-
lieu du xvmc siècle.
Barbeyrac montre en général un esprit net,
j judicieux, libéral, suffisamment versé dans les
matières philosophiques et leur faisant une large
part dans les études spéciales auxquelles il a
consacré sa vie. Son style est clair, mais peu
élégant et d'une prolixité souvent fastidieuse.
Les meilleures éditions des traductions de
Barbeyrac sont : 1' pour le traité du Droit de
la nature et des gens, de Pufendorf celles
d'Amsterdam, 1720 et 1734, 2 vol. in-4, et de
Londres, 1740, 3 vol. in-4: 2° pour l'abrégé de
Pufendorf, avec les opuscules qu'y a joints le
traducteur, celle de 1741, 2 vol. in-12; 3" pour le
traité de Grotius, du Droit de la paix et de la
guerre, celles d'Amsterdam, 1724 et 1729, et de
Baie, 1746, 2 vol. in-4.
On peut consulter sur la philosophie de Barbey-
rac une thèse de M. Beaussire, du Fondement
de l'obligation morale, Grenoble. 1855. Ëm. B.
BARCLAY (Jean). Il naquit en 1582, à Pont-à-
Mousson, où son père, l'Écossais Guillaume Bar-
clay, enseignait avec distinction le droit, après
avoir quitté son pays par suite de la chute de Marie
Stuart, sa bienfaitrice. Les jésuites, sous la di-
rectio î desquels il fit ses premières études dans
le collège de sa ville natale, ayant remarqué en
lui des facultés peu communes', essayèrent de le
gagner à leur ordre; mais, voyant leurs offres
repoussées, leur faveur se changea bientôt en
persécutions. En 1603, le jeune Barclay partit
avec son père pour l'Angleterre, où il ne tarda
pas à attirer sur lui l'attention de Jacques Ier. Il
mourut à Rome en 1621. Les ouvrages sur les-
quels se fonde principalement sa réputation ap-
partiennent à la politique et à l'histoire; mais il
est aussi l'auteur d'un écrit philosophique inti-
tulé Icon animarum (in-12, Londres, 1614).
Dans ce petit livré, d'ailleurs plein de fines ob-
servations et composé dans un latin assez pur,
on chercherait en vain quelque chose qui res-
semblât à de la psychologie. Il ne contient
qu'une sorte de classification des intelligences
et^ des peintures de caractères, d'après des consi-
dérations purement extérieures. L'auteur veut
prouver que nos facultés intellectuelles et mo-
rales varient suivant les âges, les pays, les
grandes époques de l'histoire, les constitutions
individuelles et les positions sociales. Dans ce
but il passe en revue les différentes physiono-
mies par lesquelles se distinguent entre eux
les peuples anciens et modernes, et celles que
nous présentent les individus dans les diverses
classes de la société, dans les professions les
plus importantes. Voici la liste des autres ouvra-
ges de Jean Barclay : Euphormionis Satyricon,
in-12, Lond., 1603; — Histoire de la conspiration
des poudres, in-12, Lond., 1605; — Argents,
Paris, 1621. Le premier de ces trois écrits est,
sous la forme d'un roman, une satire politique
principalement dirigée contre les jésuites. Le
dernier est une allégorie politique sur la situa-
tion de l'Europe, et particulièrement de la France
au temps de la Ligue.
BARDESANE d'Ëdesse, voy. Gnosticisme.
BARDILI (Christophe-Godefroi), né à Blau-
beuren en 1761, d'abord répétiteur de théologie,
puis professeur de philosophie dans plusieurs éta-
blissements. Il mourut en 1806.11 eut la préten-
tion de réformer la philosophie en la ramenant
à une sorte de logique mathématique qui rap-
pelle les idées de Hobbes sur ce sujet, mais qui
fait surtout pressentir la logique de Hegel. Il at-
taque avec une extrême violence les doctrines de
Kant, de Fichte et de Schelling; il prétend que
la philosophie allemande est très-malade, et ne
voit d'autre moyen de la sauver que l'analyse
raisonnée de la pensée. Voici les principaux ré-
sultats de son travail.
BARD
— 152 —
BATT
Le principe suprême de toute science, de toute
philosophie, est le principe d'identité logique ou
de contradiction, principe qui doit servir aussi
de pierre de touche pour reconnaître la vé-
rité d'une proposition quelconque. D'où il suit
deux choses : la première, qu'il n'Y a. que des
vérités logiques, c'est-à-dire des vérités qui ne
concernent que le rapport des idées entre elles,
et non point le rapport des idées aux choses ; à
moins toutefois que l'identité logique ne puisse
être convertie en une identité réelle ou méta-
physique. L'autre conséquence de ce principe,
c'est que tout ce qui n'implique pas contradic-
tion est vrai. Mais si l'identité logique n'est pas
la même que l'identité ontologique ou réelle,
l'absence de toute contradiction ne permettra
de conclure qu'une vérité logique, et point du
tout une vérité réelle. Or une vérité logique, par
opposition à une vérité réelle, n'est pas autre
chose qu'une pure possibilité, et même une possi-
bilité subjective ou formelle, et non une possibi-
lité intrinsèque ou tenant de la nature même des
choses, de leur essence la plus intime. Bardili a
fort bien aperçu la difficulté, et, comme il ne
peut se résigner à reconnaître que des vérités de
l'ordre logique, il applique aussi son principe aux
vérités métaphysiques, et en déduit cet autre
principe moins élevé, à savoir, que rien de ce
qui implique contradiction n'existe, et que tout
ce qui n'implique pas contradiction (tout ce qui
est possible) existe réellement.
Il n'est pas nécessaire de relever ce qu'il y a
d'erroné dans une semblable assertion. Mais nous
ferons remarquer que cette erreur a son origine
dans le point de départ purement logique de
l'auteur, dans la prétention de faire du prin-
cipe de contradiction le critérium de toute vé-
rité.
Bardili a cru pouvoir s'élever de l'identité lo-
gique à l'identité métaphysique, en faisant con-
sister toutes les fonctions" de la pensée dans la
conception du rapport qui unit les deux termes
des jugements, et que nous exprimons par le
verbe être. Il prouve bien que, considéré en lui-
même, ce rapport est constant, universel ; mais
il conçoit en même temps que par lui seul il ne
constitue pas la connaissance proprement dite, et
que, d'un autre côté, admettre les termes du ju-
gement parmi les données de l'intelligence, c'est
tomber dans le variable, le contingent ; c'est
sortir de la ligne qu'on s'était tracée en voulant
faire dériver toute la philosophie du principe
d'identité. En deux mots, si Birdili reste fidèle à
son principe d'identité, il n'a qu'une forme vide,
sans réalité, et la théorie de la coyinaissance est
impossible; si, au contraire, il tient compte de
la matière déterminée, diverse, ou des termes va-
riables de nos jugements, il s'écarte de son prin-
cipe et des conséquences qui en découlent. C'est
ce dernier parti que prend l'auteur, mais en fai-
sant mille efforts pour dissimuler sa marche in-
conséquente. Cette doctrine n'est donc pas.
comme le croyait Reinhold, qui s'y était laisse
prendre, un réalisme rationnel, mais tout sim-
plement un idéalisme qui dégénère, par incon-
séquence, en réalisme. Cette transition vicieuse
s'est opérée au moyen d'une double confusion :
l'être logique a été converti en un être réel, et la
matière de la pensée en une matière véritable.
Celle-ci s'est ensuite déterminée en minéral, en
plante, en animal en homme, en Dieu.
Bardili prétend prouver la réalité de l'espace
et du temps, par la raison que les animaux, dont
sans doute il Buppose l'âme exemple de certaines
lois de notre faculté perceptive, ont aussi les no-
tions de temps et d'espace.
Les ouvrages laissés par Bardili sont ■ Époques
des principales idées philosophiques , in-8,
lrc partie, Halle, 1788; — Sophylus, ou Mora-
lité et nature considérées comme les fondements
delà philosophie, in-8, Stuttgart, I794j — l'hi-
losophie pratiijuc générale, in-8, Stuttgart,
17!).") ; — des Lois de l'association des idées.
Tubingue; 1796; — Origine des idées de l'im-
mortalité et de la transmigration des âmes,
Revue mensuelle de Berlin, 2° liv., 1792; — de
l'Origine de Vidée du libre arbitre, in-8, Stutt-
1796; — Lettres sur Yoriginede lu méta-
physique. in-8, Altona, 1798; — Philosophie
élémentaire, in-8, 2' cahier, Landshut. 1802-
180 '<: — Considérations critiques sur Vetal ae
tuel de la théorie de la raison, in-8, Landshut,
1803 : — Correspondance de Bardili et de Rein-
hold sur l'objet de la philosophie et sur ce qui
i dehors de la spéculation, in-8, Munich,
1804. — Son principal ouvrage est V Esquisse de
li logique première, purgée des erreurs qui
l'ont généralement défigurée jusqu'ici, partir u-
lièrement de celles de la logigue de Kant ■ ou-
vrage exempt de toute critiqua, mais qui ren-
ferme une Medicina mentis } destinée principale-
ment à la philosophie critique de l'Allemagne,
in-8, Stuttgart, 1800. J.T.
BAROCO. Terme mnémonique de convention,
par lequel les logiciens désignaient un des modes
de la seconde figure du syllogisme. C'est de ce
terme qu'a été formé vraisemblablement le mot
baroque. Voy. la Logique de Port-Royal, 3e par-
tie, et l'article Syllogisme.
BASEDOW (J. Bernard), né à Hambourg en
1723, mort en 1790, philanthrope et pédagogue,
auteur de plusieurs ouvrages dans lesquels il
propose comme critérium pratique du vrai ou
de la vraisemblance, le bonheur, l'assentiment
intérieur et l'analogie : Philaléthie ou nouvelles
considérations sur la vérité et la religion ra-
tionnelle jusqu'aux limites de la révélation.
Altona, 1764, in-8; — Système métaphysique de
la saine raison, ibid., 1765, in-8; — Philosophie
pratique pour toutes les conditions de la so-
ciété, Dessau, 1777, 2 vol. in-8. Tous ces ouvrages
sont écrits en allemand.
BASILIDE. On connaît trois philosophes de
ce nom : un épicurien, qui vécut vers la fin du
ni* siècle avant J. C. ; un stoïcien, contemporain
de Dion Chrysostôme et de Sénèque; un gnosti-
que d'Alexandrie, au nc siècle après J. C.
BASSUS AXJFIDIUS est un [philosophe épi-
curien contemporain de Sénèque, qui seul nous
a transmis son nom dans une de ses lettres
{epist. xxx), où il nous fait l'éloge le plus pom-
peux de sa patience et de son courage en pré-
sence de la mort. Quant aux opinions parti-
culières de Bassus, si toutefois il a été autre
chose qu'un philosophe pratique, elles nous sont
totalement inconnues.
BATTEUX (Charles), écrivain français, né en
1713, mort eu 1780, est surtout connu par des
ouvrages de rhétorique qui après avoir été en
grand crédit sont aujourd'hui très-oubliés. Mais
il a composé plusieurs traités qui touchent à la
philosophie. Sans parler de La Morale d'Épicure
tirée de ses propres écrits, Paris, 1758, on doit
mentionner son Histoire des causes premières,
exposé sommaire des pensées des philosophes
sur le principe des êtres, Paris. 1769, et les
Beaux-Arts réduits à un même principe, Paris,
I7'i(>. Ces doux écrits sans prétention ne sont pas
absolument sans mérite. Dans le premier, l'abbé
Batteux divise en trois époques toute l'histoire
de la philosophie, et se propose dans ses courtes
notices de fournir « des espèces de précis ou de
résultats pour ceux qui veulent savoir à peu
près. » Dans ces limites, on peut dire qu'il a
BAUM
153 —
BAUM
réussi autant qu'on le pouvait alors : il est
curieux de voir comment un homme instruit se
représentait en ce temps le système de Platon
ou celui d'Aristote, et, franchement, Batteux ne
les entend pas trop mal. Il a parfois des ré-
flexions qui ne manquent pas de profondeur, et
il comprend assez exactement l'enchaînement
des doctrines. Un esprit tout à fait médiocre
n'aurait pas écrit cette pensée : « Otez au Dieu de
Zenon l'intelligence et le sentiment, qui dans le
fait lui étaient inutiles pour la formation et la
conservation des êtres, et vous avez le natu-
ralisme de Straton. » La doctrine qui s'accuse
dans ces pages est celle d'un spiritualisme tem-
péré, qui a peur des hypothèses, mais non pas
de la liberté, et qui ne veut pas « se perdre
dans l'abîme des causes métaphysiques. » Dans
le second ouvrage, que l'on appellerait main-
tenant un traité d'esthétique, Batteux soutient
que les arts ne subsistent que par l'imiîation ;
mais il se demande où ils trouveront leur modèle.
Dans la nature sans doute, mais à condition de
ne pas la copier, c'est-à-dire suivant sa très-
juste expression, dans la belle nature : « Ce n'est
pas le vrai qui est, mais le vrai qui peut être,
le beau vrai, qui est représenté, comme s'il
existait réellement et avec toutes les perfections
qu'il peut recevoir-. » Mais pour se le représenter
ainsi, il faut être inspiré, et outre les dons de
l'esprit, posséder « surtout un cœur plein de feu
noble, et qui s'allume aisément à la vue des
objets. Voilà la fureur poétique; voilà l'enthou-
siasme, voilà le Dieu ! » Sans doute il n'y a en
tout cela rien de bien original ; mais un livre qui
contient des analyses exactes, exposées en style
simple et clair, est toujours bon à lire, et peut-
être a-t-on trop définitivement jugé que Batteux
a vieilli, et qu'il n'y a dans ses œuvres que des
lieux communs de littérature. E. C.
BAUMEISTER (Frédéric-Chrétien), né en 1708,
mort en 1785, recteur à Gœrlitz. Il suivait la
philosophie de Leibniz et de Wolf, tout en re-
gardant l'harmonie préétablie comme une hypo-
thèse. Il présenta les raisons qui la défendent
et les objections qu'elle soulève d'une manière
assez complète et assez impartiale. Ses ouvrages
élémentaires ont été utiles. Il donnait beaucoup
de définitions, les expliquait et les éclaircissait
par des exemples généralement bien choisis.
Comme Wolf, il eut le tort de vouloir tout dé-
montrer. C'était la méthode du temps et de
l'école. Ses écrits, maintenant peu recherchés,
sont : Philosophia defmitiva, h. e. Deflnitiones
philosophicœ ex systemate libri baronis a Wolf
in unurn collectée, in-8, Wittemb., 1735 et 1762;
— Historia doctrines de mundo optimo, in-8,
Gœrlitz, 1741 ; — Instilutiones metaphysicce rne-
thodo Wolfii adornatee, in-8, Wittemb., 1738,
1749, 1754.
BAUMGARTEN (Alex.-Gottlieb), né en 1714 à
Berlin, étudia la théologie et la philosophie à
Halle, où il enseigna lui-même. Il occupa ensuite
une enaire de philosophie àFrancfort-sur-1'Oder,
et mourut dans cette ville en 1762. Baumgarten
fut un disciple de Leibniz et de Wolf. Il se
montra, plus encore que Wolf, partisan déclaré
de la monadologie et de l'harmonie préétablie.
Seulement il chercha à concilier cette dernière
hypothèse avec celle de l'influx physique, ce
qu'il ne fit pas sans mériter le reproche de con-
tradiction. Il montra d'ailleurs un talent assez
remarquable de combinaison logique. Le prin-
cipal service qu'il a rendu à la philosophie,
c'est d'avoir le premier séparé la théorie du beau
des sciences philosophiques, avec lesquelles elle
avait été confondue jusqu'alors, et d'en avoir
fait une science indépendante. Il essaya d'en
tracer le plan et d'en expliquer les parties prin-
cipales ; mais son travail est resté incomplet.
On a eu tort de regarder Baumgarten comme le
fondateur, de l'esthétique. Ce titre est acquis et
doit rester à Platon. Sans doute, l'auteur de
Phèdre et de VHippias a eu tort d identifier le
beau avec le bien ; mais il n'en a pas moins fait
de l'idée du beau l'objet d'une étude spéciale, et
il a pénétré dans cette analyse à une profondeur
qui laisse bien loin derrière lui Baumgarten,
et tous les autres disciples de Wolf qui se sont
occupés du même sujet. La faiblesse du point
de vue de Baumgarten se trahit déjà dans la
dénomination même qu'il donne à la science du
beau. Il l'appelle esthétique, parce qu'il con-
sidère le beau comme une qualité des objets qui
s'adresse aux sens, et que, pour lui, l'idée du
beau se réduit à une perception confuse, c'est-à-
dire à un sentiment. Dans le système de Wolf,
la clarté n'appartient qu'aux idées logiques. Le
sentiment du beau n'est donc pas susceptible
d'être déterminé par des règles fixes. Il se trouve
ainsi que cette science nouvelle, qui vient d'être
tirée de la foule, n'a été, pour ainsi dire, éman-
cipée que pour être placée dans une condition
inférieure, et se voir refuser jusqu'à son titre
même de science. Le formalisme de Wolf a em-
pêché Baumgarten de comprendre la véritable
nature de l'idée du beau et la dignité de la
science qui la représente. — On sait que la
morale de Wolf repose sur l'idée du perfection-
nement. Baumgarten applique ce principe à l'es-
thétique ; mais en même temps il le modifie.
Autrement, ce n'était pas la peine d'avoir séparé
la théorie du beau de celle du bien; l'esthétique
rentrait de nouveau dans la morale, l'ancienne
confusion subsistait. Voici la différence qu'établit
Baumgarten : la perfection, selon Wolf, consiste
dans la conformité d'un objet avec son idée (par
idée il faut entendre la conception logique qui
sert de base à la définition). La perfection ne
peut donc être saisie que par l'entendement, qui
contient toutes les hautes facultés de l'intei-
ligence; elle échappe aux sens. Or le beau, c'est
la perfection telle que les sens peuvent la per-
cevoir, c'est-à-dire d'une manière obscure et
confuse. Une pareille perception ne peut produire
une connaissance rationnelle (c'est la perception
confuse de Leibniz et de Wolf). Les facultés qui
sont en jeu dans la considération du beau sont
donc d'une nature inférieure, et Baumgarten
va jusqu'à définir le génie, les facultés infé-
rieures de l'esprit portées à leur plus haute puis-
sance.
Il est facile de découvrir une première contra-
diction dans cette théorie. Si la perfection con-
siste dans un rapport de conformité entre l'objet
et son idée, l'idée, ainsi que le rapport, ne peu-
vent être saisis que par une opération de l'esprit
qui sépare les deux termes et s'élève jusqu'à la
notion abstraite. Alors la perception cesse d'être
confuse ; mais le beau disparaît, il rentre dans le
bien. En second lieu, la beauté n'est pas réelle-
ment dans les objets, elle n'est que dans notre
esprit. Ce n'est pas une qualité de l'objet, mais
une manière de voir du sujet qui le considère.
Baumgarten, pour échapper à ces conséquences,
admet une perfection sensible; mais c'est une
autre contradiction ; il ne peut y avoir de perfec-
tion pour les sens, puisque ceux-ci sont incapa-
bles de saisir l'idée. Dans le système de Wolf, la
différence entre le fond et la forme, l'idée et sa
manifestation extérieure, n'existe pas non plus
au sens que l'on a donné depuis à ces termes. La
perfection sensible n'est donc pas la manifesta-
tion sensible d'une idée qui constitue l'essence
d'un objet beau; il faut seulement supposer qu'en
BAUT
— 154 —
i:\ri
percevant un objet par les sens, nous songi
vaguement à son idée. Ainsi, en analysant '.
du beau, on trouve une conception obscure mê-
lée à une perception sensible ; mais c'est une sim-
ple concomitance. Le lien qui unit les deux ter-
mes de la pensée n'est pas mieux marqué que le
rapport de l'élément sensible et de l'élément
idéal dans l'objet. D'ailleurs, l'idée n'est qu'une
abstraction logique. — Les successeurs de Bunn-
garten, comme il arrive lorsqu'un principe est
vague et mal déterminé, essayèrent de le préci-
ser ; les uns les firent rentrer dans celui de la
conformité à un but. Kant a démontré la faus-
seté de cette définition (voy. Beau). D'autres
s'attachèrent à l'élément sensible; dès lors il ne
fut plus question que de beauté sensible ou cor-
porelle. La beauté spirituelle se trouve exclue de
la science du beau ; néanmoins, la théorie de
Baumgarten n'est pas complètement fausse ; il a
entrevu la vraie définition du beau, lorsqu'il a
reconnu que le beau se compose de deux élé-
ments combinés dans un rapport que la raison
seule ne peut saisir, et qui exige le concours des
sens. Il a ainsi frayé la voie à des théories plus
profondes et plus exactes.
Les principaux ouvrages de Baumgarten sont :
Philosophia generalis, cum dissertatione proœ-
rniali de dubitatione et cerlitudine, in-8. Halle,
1770; — Metaphysica, in-8, Halle, 1739; —
f'thica philosophica , in-8, Halle, 1740; — Jus
naturœ, in-8, Halle, 1765; — de Nonnullis ad
Poema perlinenlibus, in-4, Halle, 1735; —
jEsthetica, 2 vol. in-8, Francfort-sur-1'Oder, 1750
et 1759. Ce dernier ouvrage est resté ina-
chevé. C. B.
BAUTAIN (Louis-Eugène-Marie, abbé) naquit
à Pans le 17 février 1796. Entré à l'École nor-
male en 1813, il eut pour maître M. Cousin, de
quatre ans plus âgé que lui, et pour condisciples
Jouffroy et Damiron. Il partageait toutes les idées
qui faisaient la base de l'enseignement philoso-
phique de 1 École normale, quand il entra en
1816 dans l'a carrière de l'enseignement pu-
blic. Nommé d'abord professeur de philoso-
phie au collège de Strasbourg, il ne tarda pas à
être appelé avec le même titre à la Faculté
des lettres de cette ville. Il occupa simultané-
ment les deux chaires jusqu'en 1830. Dans l'une
et l'autre il exerça sur la jeunesse un grand as-
cendant par l'éloquence de sa parole et la variété
de ses connaissances. M. Bautain, profitant de
son séjour^ dans une ville qui réunissait toutes
les Facultés, avait ajouté à son titre de docteur
es lettres le doctorat es sciences, en médecine, en
droit et en théologie.
Gagné par le mouvement religieux qu'avaient
que en France, sous laRestauration, les écrits
de de Maistre, de de Bonald et de Lamennais. Bau-
tain se détacha des opinions de M. Cousin et de toute
doctrine philosophique indépendante des dogmes
de la foi. Mais il ne se contenta pas de se
soumettre à l'autorité de l'Église, il voulut de-
venir un de ses ministres et de ses apôtres. Il
entra dans les ordres en 1828, signala son zèle
par d'éclatantes conversions, notamment celles
de plusieurs israélites appartenant aux familles
les plus distinguées de Strasbourg, et sans quit-
ter ses fonctions universitaires, fut nommé cha-
noine de la c ithédrale et directeur du petit sé-
minaire. A toutes ces dignités il joignit en 1838
celle de la Faculté des lettres. 11 se dé-
mit de ce titre en 1849 et fut nommé vicaire gé-
néral du diocèse de Paris. En 1853, après avoir
obtenu de grands succès comme prédicateur.
r fait à Notre-Dame des conférences
très-suivies sur la religion et la liberté, il fut
Chargé du cours de théologie morale à 1a Fa-
culté de théologie de Paris. 11 esl mort le 18 oc-
tobre 1867.
En renonçant au I de la raison,
Bautain n'a er à la philoso-
phie. U s'est efforcé, au contraire, de justifier par
des arguments et des spéculations philosophiques
son adhésion à tous les dogmes religieux et à
l'enseignement traditionnel de l'Église. C'est au
nom même de la raison qu'il a abaissé la raison
devant la révélation. 11 s'est fait un système où
la philosophie et la théologie, absolument con-
fondues, ne forment plus qu'un seul corps de
doctrine. Voici les traits essentiels de ce sys-
tème tel qu'il est exposé dans les trois princi-
paux ouvrages de l'abbé Bautain : la Pniloso-
]>hie du Christianisme (2 vol. in-4, Strasbourg,
1833) ; la Psychologie expérimentale (2 vol. in-8,
Strasbourg. 1839); rééditée plus tard sous un au-
tre titre : l'Esprit humain et ses facultés (2 vol.
in-8, Paris, 1859): et la Philosophie morale (2 vol.
in-8, Paris, 1852).
« Ce qu'on veut bien appeler ma philosophie,
dit Bautain dans la dédicace de sa Psychologie
expérimentale, n'est que la parole chrétienne
scientifiquement expliquée. » Voilà le but qu'il
se propose indiqué en quelques mots ; mais ces
mots appellent un éclaircissement que l'on trou-
vera dans les lignes suivantes : « La parole sa-
crée doit fournir au vrai philosophe les princi-
pes, les vérités fondamentales de la sagesse et de
la science; mais c'est à lui qu'il appartient de
développer ces principes, de mettre ces vérités
en lumière ; en d'autres termes, de les démon-
trer par l'expérience en les appliquant aux faits
de l'homme et de la nature, donnant ainsi à
l'intelligence l'évidence de ce qu'elle avait d'a-
bord admis de confiance ou cru obscurément
{Discours préliminaire, p. 88).» C'est la géné-
ralisation systématique de ces paroles de saint
Anselme de Cantorbery : Fides guœrens inlellec-
tum.
Et pourquoi faut-il procéder de cette façon?
Pourquoi devons-nous chercher les principes et
les vérités fondamentales de la philosophie dans
les livres saints au lieu de les chercher en nous-
mêmes, au lieu de les demander à la raison?
Parce que la raison, comme nous l'apprend
Kant, dont l'abbé Bautain tient la doctrine pour
parfaitement démontrée dans les limites où il la
croit utile à son propre système ; la raison ne
nous apprend rien des choses en elles-mêmes;
elle nous donne seulement les lois suivant les-
quelles nous pouvons observer, juger et classer
dans notre entendement les phénomènes de la
nature et de la conscience. Voilà donc le scepti-
cisme pris pour base du dogmatisme, et, qui
plus est, d'un dogmatisme chrétien.
Cette difficulté , ou pour l'appeler de son vrai
nom, cette contradiction, Bautain croit l'écarter
en supposant l'existence d'une faculté supérieure
à la raison, et que seul il investit du privilège
de nous mettre en communication avec Dieu et
les purs esprits. A cette faculté transcendante, il
donne le nom d'intelligence. Le philosophe ita-
lien Gioberti, en reconnaissant une faculté ana-
logue; l'appelle plus justement la surintelligence
(sovrinlelligenza).
Si l'intelligence, telle que Bautain l'imagine
et la définit, avait par elle-même le don de nous
faire connaître le monde spirituel et les plus
hautes vérités de l'ordre moral et métaphysique,
nous n'aurions pas besoin des livres saints; la
philosophie pourrait encore se rendre indépen-
dante de la religion; mais telle n'est pas la pen-
sée de Bautain: il admet dans l'intelligence des
germes d'idées, non des idées complètes; et pour
féconder ces germes, pour les changer en con-
BAUT
— 155 —
BAUT
naissances et en principes de connaissances, il
nous faut une lumière supérieure même à cette
faculté qui est supérieure à la raison, il nous
faut la lumière surnaturelle de la révélation
conservée dans les Écritures (Philosophie du
Christianisme, t. I, p. 193, 221, 222 et suiv.).
Ainsi la raison ne compte pour rien en philo-
sophie, puisqu'elle ne peut démontrer que sa
propre impuissance. La faculté imaginaire qu'on
place au-dessus d'elle sous le nom d'intelligence
compte pour peu de chose, puisque, ne conte-
nant que des germes ou des embryons d'idées,
elle appelle le concours d'une autre puissance,
tout extérieure à l'homme, à savoir : la révéla-
tion. Au moins peut-on dire que la parole révé-
lée, que le texte des livres saints offre un appui
solide? Non, puisqu'il s'agit de l'expiiquer d'une
manière philosophique, de lui imposer un sens
qu'on n'y trouve pas naturellement, et de la
convertir en système à l'aide d'une faculté autre
3ue la raison, par conséquent affranchie des lois
e la logique. Aussi rien de plus arbitraire, de
plus chimérique et de plus incohérent que la
doctrine que Bautain a édifiée, nous ne disons
pas en prenant pour base, mais en prenant pour
prétexte de pareilles prémisses. Cela ressemble
au gnosticisme combiné avec l'alchimie et relevé
de loin en loin par quelques observations tirées
de la science moderne. Comme il ne s'agit de
rien moins que de nous faire comprendre l'es-
sence et les mutuels rapports de la nature, de
l'âme et Dieu, nous allons résumer les principa-
les propositions qui ont trait à ces trois objets
de nos connaissances.
Bautain distingue entre la nature et le
monde. L i nature, c'est le principe qui nous re-
présente la forme des êtres, le principe de leur
organisation et la simple capacité de la vie, car
par elle-même la nature est passive, elle n'a pas
la propriété d'engendrer, mais de concevoir. Le
monde, c'est la nature passée à l'état objectif ou
de manifestation. Pour que ce passage ait lieu,
il faut l'intervention d'un principe actif, à la
l'ois supérieur à la nature et supérieur au
monde. Ce principe, c'est l'esprit de la nature.
L'esprit de la nature se divise en deux : l'esprit
psychique et l'esprit physique, qui, lui-même,
se partage en esprit animal, en esprit végétal et
en esprit minéral. Enfin, outre l'esprit psychique
et l'esprit physique de la nature, il y a l'esprit
du monde, produit par l'union des deux précé-
dents esprits.
Sans nous attacher aux attributions distinc-
tives de ces cinq entités, nous dirons qu'on les
retrouve dans la constitution de l'homme, parce
que l'homme, selon la doctrine du microcosme
et du macrocosme, est un abrégé et une image
fidèle de l'univers. Or, la nature humaine nous
offre d'abord une âme et un corps qui répondent
à la nature et au monde. Puis viennent trois es-
prits : un esprit de l'âme ou psychique, un es-
prit du corps ou physique, et un esprit moyen
qui résulte de la combinaison des deux premiers.
Deux substances et deux esprits, cinq d'un côté
et cinq de l'autre; rien ne manque au parallé-
lisme. L'esprit, psychique, c'est' l'intelligence,
par laquelle nous sommes mis en relation avec
le monde invisible. L'esprit physique remplace
chez Bautain les esprits animaux de la vieille
physiologie et le principe vital de l'école de
Montpellier. L'esprit mixte, produit par l'union
de l'intelligence et de l'esprit physique, c'est ce
que nous appelons la raison. Semblable à l'esprit
du monde, elle ne règne que sur des phénomè-
nes et ne pénètre point jusqu'aux principes.
11 ne faut pas croire que la raison, l'intelli-
gence et ce qui lui tient lieu de principe vital
soient pour Bautain de simples facultés de l'âme
ou des propriétés diverses d'un seul et même
être; non, ce sont de véritables esprits, dans le
sens du gnosticisme, c'est-à-dire des émanations,
des effluves , une sorte d'excroissance métaphy-
sique tout à fait distincte de l'âme et du corps,
quoiqu'elle ne puisse pas se séparer de ces deux
substances.
Non content de nous montrer dans l'homme
un abrégé et une image de l'univers, Bautain
veut aussi que chaque fonction, chaque partie de
notre corps et notre corps tout entier soit à nos
yeux comme un symbole des mystères les plus
cacLés de l'âme. Selon lui, « l'âme et le corps se
pénétrant sans cesse par leurs esprits, il y a en-
tre eux une correspondance continue qui suppose
une grande analogie dans leurs fonctions et doit
établir une sorte de parallélisme dans leur dé-
veloppement (Psychologie expérimentale, t. II,
p. 267 et 268). » De là les rapprochements les
plus arbitraires entre les phénomènes de la vie
physique et ceux de la vie morale. Il n'y a pas
jusqu'aux dogmes religieux, entre autres le pé-
ché originel, dont Bautain ne cherche à trouver
la preuve dans la conformation de nos organes.
« Le corps humain, dit-il (ubi supra, p. 232), est
une croix désharmonisée; ce qui peut nous faire
pressentir pourquoi tout a dû être restauré par
le mystère de la croix. »
Ainsi que de Bonald, Saint-Martin, et l'on peut
dire ainsi que tous les mystiques, Bautain attri-
bue une origine et un rôle surhumains à la pa-
role. Sans elle l'intelligence, toute divine qu'elle
est par son objet et son principe, nous serait
absolument inutile, parce qu'elle resterait inac-
tive. » La parole, pour lui, est la manifestation
la plus pure du divin par l'humain , de l'absolu
par le relatif, de Dieu par l'iiomme' (ubi supra,
t. II, p. 251). Non-seulement la parole dans
son ensemble, mais chacun de ses éléments con-
sidéré à part et principalement les voyelles,
présentent à son esprit des mystères insonda-
bles. Il n'y aurait aucun intérêt à le suivre sur
ce terrain ; mais après avoir résumé ses opinions
sur l'univers et sur l'homme, il nous reste à dire
quelle idée il se fait de Dieu.
Béduisantles notions de cause et de substance,
comme toutes les autres idées que nous tenons
de la raison, à n'être que de simples formes sans
réalité, ou de simples lois de la pensée, Bautain
ne peut concevoir Dieu ni comme une substance
ni comme une cause; par conséquent, ni comme
la substance absolue ni comme la cause pre-
mière. « La loi de la substance, dit-il (Psycholo-
gie expérimentale, t. Il, p. 363), qui affirme
qu'il n'y a pas de qualité sans substance, n'est
applicable que là où la substance se manifeste
et se distingue par des qualités. Appliquée à
Dieu, elle n'a plus de sens, parce que Dieu est
celui qui est, qu'en lui il n'y a qu'être et sub-
stance, rien d'accidentel, de contingent, de phé-
noménique. La loi de causalité qui dit : tout ce
qui existe a une cause, s'arrête impuissante de-
vant P tre, principe de tous les êtres, au delà
duquel il n'y a plus de cause. »
Mais si Dieu n'est pas la cause de l'univers,
comment donca-t-il produit l'univers? Comment
en est-il le créateur? Bautain pense, comme
Saint-Martin, que le monde est, la pensée divine
devenue visible : « en sorte qu'en affirmant que
Dieu a créé l'univers, nous entendons dire qu'il
a divinement exprimé son idée, qu'il a parle
l'univers (Philosophie du Christianisme, t. II,
p. 243). » En réalité, quand on se rappelle tous
les esprits qui, dans la métaphysique, nous
pourrions dire dans la théosophie de Bautain,
s'interposent entre Dieu et le dernier degré de
BAYE
— 156 —
BAYL
l'existence, on a le droit de penser que l'auteur,
ou plutôt le restaurateur de cette doctrine, dont
le berceau est dans l'Inde brahmanique, est plus
près du système de l'émanation que de la créa-
tion ex nihilo. Il ne serait même pas difficile de
trouver dans la Philosophie du Christ ianisme
(t. II, p. 276) des passages où le dogme de
la création est formellement répudié.
Aussi le clergé catholique a-t-il accueilli avec
défiance une philosophie qui contenait de telles
propositions et qui, sous prétexte d'interpréter
l'Écriture, la livrait à la discrétion de l'esprit
de système. L'évêque de Strasbourg, M. de Tré-
vern, a cru devoir la condamner publiquement
dans un écrit qui a pour titre : Avertissement
sur l'enseignement de M. Bautain (Strasbourg,
1834). Une commission ecclésiastique , appelée
un peu plus tard à donner son avis sur la même
question, justifie la sévérité du prélat. Elle re-
proche à l'abbé Bautain « des théories insoute-
nables où tout se réduit à un dangereux mysti-
cisme qui nous ferait prendre l'illusion de l'ima-
gination pour des oracles du Saint-Esprit, et les
rêveries d'un esprit malade pour des vérités de
la foi {Rapport à Mgr Véveque de Strasbourg
sur les écrits de M. l'abbé Bautain , Stras-
bourg, 1838). Obligé de se rétracter, l'abbé Bau-
tain l'a fait , dans la préface de sa Philosophie
morale, en termes assez équivoques pour laisser
subsister le fond de ses opinions.
Aux écrits philosophiques de Bautain qui vien-
nent d'être cités et analysés, il faut ajouter sa
thèse en médecine : Propositions générales sur la
vie, présentées à la Faculté de , médecine de
Strasbourg. 1826; la Morale de l'Évangile com-
parée à la morale des philosophes, in-8, Stras-
bourg, 1827. et Paris, 1855; Lettre à Mgr de
Trévem, in-8, Strasbourg 1838; la Conscience,
ou la Rrgle des actions humaines, in-8, Paris,
1860; Manuel de Philosophie morale, in-18, Paris,
1866. Sous le titre suivant : la Religion et la Li-
berté onsldércesdans leurs rapports, in-8, Paris,
1848, on a réuni ses conférences à Notre-Dame.
BAYER (Jean), né près d'Épéries, en Hongrie,
dans la première moitié du xvie siècle, étudia la
philosophie, la théologie et les sciences à Toul,
où il ne tarda pas à enseigner. Rappelé dans son
pays pour y diriger une école, il fut ensuite reçu
pasteur et en exerça les fonctions. Ennemi de
la philosophie d'Aristote, qu'il ne croyait propre
qu'à faire naître des discussions sans pouvoir en
terminer aucune, il s'appliqua d'une manière
particulière à une sorte de physique spéculative,
et suivit en partie les doctrines de Coménius.
Voulant arriver à une théorie physique de la
nature, en prenant surtout Moïse pour guide,
Bayer, ainsi que Coménius, admet trois prin-
cipes : la matière, l'esprit et la lumière. Par an-
tipathie pour la nomenclature d'Aristote, il évite
le mot matière, se sert de celui de masse mo-
saïque (massa mosaica), et lui reconnaît deux
états successifs : celui d'une première création,
c'est alors la matière universelle; celui d'une
seconde création, état en vertu duquel elle
devient telle ou telle espèce de matière. Le pre-
mier de ces états ne dura qu'un jour, et il n'en
reste plus rien aujourd'hui. Le second fut l'effet
de la création pendant les jours suivants; il
subsiste encore maintenant sous les différentes
espèces et les différents genres des choses. Sui-
vant que la matière revêt l'un ou l'autre de ces
deux états, elle est primordiale ou séminale,
native ou adventice, permanente ou passagère.
La génération des choses exige l'union de la
matière, de l'esprit et de la lumière. L'esprit, qui
"jten i i forin Ltàon de toutes choses,
h est pas seulemenl : i c un
esprit vital, plastique ou formateur
plcumator). Parmilei rieurs, i<-s uns
sont des causes efficientes solitaires, c
assez puissantes pour produire leurs effets par
elle-mêmes; les autres ne sont que '1rs cai
concurrentes, incapables d'agir efficacement si
elles ne sont pas aidées par d'autres causes. I
prit vital tire son origine de l'Esprit saint, qui
l'a créé pour qu'il réalisât les idées dans les
choses corporelles, en faisant celles-ci à l'image
des premières. Cet esprit vital se divise et se sub-
divise à l'infini; ou plutôt il prend des noms
divers selon les effets qu'il produit et selon la
sphère dans laquelle son action se manifeste. Il
donne aux corps la forme et le principe qui les
anime; il donne à l'univers physique le mou-
vement et l'harmonie. C'est à lui qu'est duc la
fermentation, qui est une de ses principales
fonctions. Il est le principe actif, et la matière
le principe passif. La lumière est le principe
auxiliaire; elle tient une sorte de milieu entre la
matière et l'esprit, et son intervention est né-
cessaire pour achever l'œuvre de la création.
Bayer distingue une lumière primitive ou uni-
verselle, et une lumière adventice ou carac-
térisée, et en fait consister le mode d'action dans
le mouvement, l'agitation, la vibration : ce mou-
vement s'accomplit ou à la surface des corps ou
à leur centre, deux circonstances qui expliquent
le chaud et le froid. Bayer distingue une foule
de points de vue dans la lumière, et fait naître
à chaque instant de nouvelles entités, telles que la
nature dirigeante ou l'idée, principe plastique ou
formateur des qualités des choses; la nature figu-
rée (nalura sigillata), d'où résultent les caractè-
res distinctifs des corpsetleurs différentes formes.
La forme a cependant une autre raison encore :
c'est la configuration de la matière première, ou
la concentration des esprits, et le degré sous
lequel se montre la lumière (lemperamentum
lucis). Bayer fait de la plupart des propriétés ou
des qualités des choses autant de principes.
Ainsi, l'étendue, la limite, la figure, la conti-
nuité, la juxtaposition, la situation sont des na
tures ou des principes. D'autres propriétés ou
natures procèdent de l'esprit : ce sont la vie, la
connaissance, le désir, la force, l'effort, l'acte.
L'esprit peut revêtir la' substance corporelle de
toutes ces propriétés ; d'où il suit que la matière
peut penser et vouloir. Ce n'est pas tout encore.
La combinaison de ces principes divers donne
naissance à d'autres propriétés, qualités ou na-
tures. C'est de là que procèdent l'entité par
excellence ou l'être, la subsistance, le nombre,
le lieu, etc. L'amour, la haine, le désir, l'a-
version ont une nature et une origine sembla-
bles. — Brucker, et avant lui Morhof, ont-ils eu
tort de perdre patience devant toutes ces fictions
ontologiques, et de les appeler des subtilités
sans valeur et sans ordre?
Bayer a laissé les ouvrages suivants : Ostium
vel atrium naturœ iconographice delinealum,
id est Fundamenla interpretationis et admi-
nistrationis generalia, ex mundo, mente et
scripturis jacta, in-8, Cassov., 1662; — Filo
labijrinlhi, vel Cynosura seu luce menlium
loiiversali, cognoscendis, expendendis et com-
municanais universis rébus accensa, in-8, Leip-
zig, 168... J. T.
BAYLE (Pierre) naquit, en 1647, à Cariât,
dans le comté de Foix. Son père, ministre cal-
viniste, se chargea de sa première éducation, et
lui enseigna lui-même le latin et le grec. Plus
tard, le jeune Bayle est envoyé à Puylaurens, où
il continue ses études avec autant d'ardeur que
de succès. Sa rhétorique achevée dans cette aca-
démie, il va, en 1669, à Toulouse, chez lesjésui-
BAYL
— 157 —
BAYL
tes, faire son cours de philosophie. Là, embar-
rassé par quelques objections élevées contre ses
croyances religieuses, il abjure en faveur du
catholicisme, qui lui parut un moment plus ra-
tionnel que le calvinisme, auquel de nouvelles
réflexions et les instances de sa familje le ra-
mènent bientôt. A peine rattaché à l'Eglise ré-
forméej il se rend à Genève, s'y familiarise avec
le cartésianisme, auquel il sacrifie le péripaté-
tisme scolastique qu'il avait appris des jésuites,
et y contracte avec les célèbres professeurs en
théologie Pictet et Léger, et surtout avec un
jeunG homme qui se fit remarquer dihs la suite
comme écrivain et ministre du saint Évangile,
avec Basnage, une de ces liaisons que la mort
seule peut rompre. Puis nous le voyons, grâce à
l'active amitié de Basnage, entrer successive-
ment, comme précepteur, dai s la maison de
M. de Normandie, à Genève ; dans celle du comte
Dohna, à Coppet; et enfin à Paris, dans celle de
M. de Beringhen. En 1675, une chaire de philo-
sophie, vacante à l'Académie de Sedan, est mise
au concours. Pressé par Basnage, qui achevait
alors dans cette ville ses études théologiques, et
qui avait gagné à son ami l'appui de Jurieu, son
maître, Bayle vient disputer la place et l'obtient.
Il occupait ce poste depuis six ans, à la satisfac-
tion de tout le monde et de Jurieu lui-même,
qui. malgré son caractère envieux, n'avait pu lui
refuser son estime, lorsqu'en 1681, cinq ans avant
la révocation de l'édit de Nantes, l'université cal-
viniste de Sedan fut supprimée. Bayle passe avec
Jurieu à Rotterdam, ou M. de Paets fait créer
pour eux Y École illustre. L'enseignement dont
Bayle y fut chargé comprenait la philosophie
et l'histoire. Ses leçons et surtout ses publi-
cations, remarquables à tant de titres, attirent
bientôt sur le professeur de Rotterdam l'attention
générale; ses relations s'étendent; tous les sa-
vants de l'Europe correspondent avec lui; la
reine Christine lui écrit de sa main. Mais il faut
un nuage à nos plus belles journées. La haine et
l'envie vinrent tourmenter cette heureuse exi-
stence. Jurieu poursuit avec un acharnement
odieux son trop célèbre rival. Il le dénonce
comme athée au consistoire, comme conspirateur
à l'autorité politique. Ses menées, après avoir
longtemps échoué, à la fin réussirent. Bayle per-
dit sa chaire et sa pension. Cette perte ne parait
l'avoir affecté qu'en ce qu'elle donnait gain de
cause à son adversaire. D'ailleurs le philosophe
se félicitait vivement d'avoir échappé aux cabales
et aux entremangeries professorales, si commu-
nes dans les académies, et de pouvoir vivre pour
lui-même et les muses, sibi et musis. Il se trou-
vait si bien de cette indépendance, malgré les
poursuites de Jurieu et celles de Jaquelot et de
Leclerc, qui se liguèrent pour inquiéter ses der-
nières années, qu'en 1706, le comte d'Albemarle
lui ayant demandé comme une grâce de venir
habiter sa maison à la Haye, Bayle refusa. Mais
déjà il souffrait de la maladie qui devait l'em-
porter. Une affection de poitrine à laquelle
quelques-uns de ses parents avaient succombé,
et qu'il refusait de soigner, faisait chez lui des
progrès rapides qu'il observait av?c un calme
imperturbable. Son activité n*en fut pas un in-
stant ralentie ; ses travaux se poursuivaient
comme par le passé; et la mort, une mort sans
douleur, sans agonie, le surprit, le 28 décem-
bre 1706, comme dit son panégyriste, la plume
à la main; il avait cinquante-neuf ans.
On connaît peu d'existences littéraires aussi
bien fournies que celle de P. Bayle. Depuis l'âge
de vingt ans il s'était à peine accordé quelques
instants de repos. A ceux qui s'étonnaient de la
rapidité avec laquelle ses publications se succé-
daient, il pouvait répondre ce qu'on lit dans la
préface du tome II de son Dictionnaire histori-
que et critique : « Divertissements, parties de
plaisir, jeux, collations, voyages à la campagne,
visites, et telles autres récréations nécessaires a
quantité de gens d'étude, à ce qu'ils disent, ne
sont point mon fait; je n'y perds point de temps.
Je n'en perds point aux soins domestiques, ou à
briguer quoi que ce soit, ni à des sollicitations,
ni à telles autres affaires.... Avec cela, un auteur
va loin en peu d'années. »
Il écrivait avec une extrême facilité, et il reve-
nait rarement sur son premier travail. « Je ne
fais jamais, dit-il quelque part, l'ébauche d'un
article ; je le commence et l'achève sans discon-
tinuation. » Ce qu'il cherche surtout dans les for-
mes dont il revêt sa pensée, c'est la clarté, et son
style est plutôt vif et coulant qu'élégant et
châtié.
Son érudition était immense, et elle ne man-
quait pour cela ni d'exactitude ni de profondeur.
Il avait d'ailleurs autant de logique que de
science; c'était un de ces hommes rares chez les-
quels la mémoire ne semble pas nuire au raison-
nement. Malheureusement toutes ces forces sont
dépensées en pure perte au profit du paradoxe et
du scepticisme.
Toutes les questions importantes que la philo-
sophie se propose de résoudre se hérissent, selon
Bayle, d'inextricables difficultés. Cette proposi-
tion, il y a un Dieu, n'est pas d'une évidence
incontestable. Les meilleures preuves sur les-
quelles on a coutume de s'appuyer, comme celle
qui conclut de l'idée d'un être parfait à son exi-
stence, soulèvent mille objections. Il peut même
y avoir, touchant l'existence divine, une invinci-
ble ignorance. À la rigueur, tous les hommes
pourraient encore se reunir dans une croyance
commune à l'existence de Dieu ; mais il leur sera
difficile de s'entendre sur sa nature; car jamais
ils ne pourront accorder son immutabilité avec
sa liberté, son immatérialité avec son immensité.
Son unité est loin d'être démontrée. Sa prescience
et sa bonté ne se concilient pas aisément, l'une
avec les actes libres de l'homme, l'autre avec le
mal physique et moral qui règne sur la terre et
les peines éternelles dont l'enfer menace le péché.
Ses décrets sont impénétrables, ses jugements
incompréhensibles. Nous n'avons que des idées
purement négatives de ses diverses perfections
[Œuvres diverses, passim).
Qu'est-ce que la nature ? « Je suis fort assure
{Dictionn.hist. et crit., art. Pyrrhon) qu'il y a
très-peu de bons physiciens dans notre siècle qui
ne soient convenus que la nature est un abîme
impénétrable, et que ses ressorts ne sont connus
qu'à celui qui les a faits et les dirige. » Bayle ne
voit aucune contradiction à ce que la matière
puisse penser (Object. in libr. secund., c. ni).
« L'homme est le morceau le plus difficile à
digérer qui se présente à tous les systèmes. Il est
l'écueil du vrai et du faux ; il embarrasse les na-
turalistes, il embarrasse les orthodoxes.... Je ne
sais si la nature peut présenter un objet plus
étrange et plus difficile à pénétrer à la raison
toute seule, que ce que nous appelons un animal
raisonnable. Il y a là un chaos plus embrouille
que celui des poètes. » ,
Que savons-nous de l'essence et de la destinée
des âmes? On établit également, avec des argu-
ments qui se valent, leur matérialité et leur im-
matérialité, leur mortalité et leur immortalité.
Notre liberté ne nous est garantie que par des
raisons d'une extrême faiblesse; et les principes
sur lesquels la morale s'appuie sont encore
moins assurés que ceux qui donnent aux scien-
ces physiques leur base chancelante et leur me-
BAYL
— 158 —
BEAT
bile fondement. Quoi qu'il en suit, l'homme
peut, sans avoir la moindre idée d'un Dieu, dis-
tinguer la vertu du vice. Souvent même un
portera plus loin qu'un croyant la notion et la
pratique du bien; et, sous ce rapport, l'athéisme
semble infiniment préférable à la superstition et
à l'idolâtrie (Œuvres diverses, passim).
Que résulte-t-il pour l'esprit humain des incer-
titudes dans lesquelles il tombe quand il médite
ces grandes questions? Bayle nous dira bien des
lèvres que la suite naturelle de cela doit rire de
renoncer à prendre la raison pour guide, et
d'en demander un meilleur à la cause de toutes
choses; il nous donnera le conseil hypocrite de
captiver notre entendement à Vobèissance de la
foi (Dictionn. hist. et crit., art. Pyrrhon) ; mais
il ne nous aura pas plutôt amenés à sacrifier la
science à la croyance, la raison à la révélation,
qu'il se hâtera de briser sous nos pieds le pré-
tendu support sur lequel ses artifices nous auront
attirés. « Qu'on ne dise plus que la théologie est
une reine dont la philosophie n'est que la ser-
vante ; car les théologiens eux-mêmes témoi-
gnent par leur conduite qu'ils regardent la phi-
losophie comme la reine, et la théologie comme
la servante.... Us reconnaissent que tout dogme
qui n'est point homologué, pour ainsi dire, véri-
fié et enregistré au parlement suprême de la
raison et de la lumière naturelle, ne peut être
que d'une autorité chancelante et fragile comme
le verre (Comment, philos, sur ces paroles, etc.,
lte partie, ch. i). » Non, Bayle n'a point, il nous
l'affirme lui-même, une arrière-pensée dogmati-
que. « Je ne suis, nous dit-il ailleurs (Lettre au
P. Tournemine) , que Jupiter assemble-nues;
mon talent est de former des doutes, mais ce ne
sont pour moi que des doutes. » Son scepticisme
enveloppe tout.
Mais comment fera-t-il ces ruines? Bayle n'est
pas un lâche, à coup sûr ; et ses intérêts maté-
riels lui demanderaient en vain une bassesse. Ce
n'est pas non plus un enthousiaste; il n'y a en
lui ni un héros ni un martyr. Il n'attaquera
donc pas directement, ouvertement, ies dogmes
contre lesquels il conspire. Sa méthode, qui sa-
tisfera à la fois et son érudition et sa piudence.
opposera à un système qui soutient telle ou telle
assertion quelque système ancien ou moderne
qui la nie, broiera ainsi l'une par l'autre les doc-
trines contradictoires, et ensevelira sous leurs
débris les vérités, ou du moins les opinions que
leur désaccord compromet.
D'où venaient chez Bayle ces dispositions
sceptiques? Il faut d'abord faire, pour la for-
mation et la constitution de ce caractère, une
large part à l'esprit des temps nouveaux, dont
les libres penseurs devaient être les premiers
pénétrés, et auquel le protestantisme était plus
particulièrement accessible. A cette cause gé-
nérale, des causes spéciales étaient venues se
joindre. A vingt ans, c'est-à-dire à l'âge où l'in-
telligence se prête avec le plus de docilité aux
doctrines qui lui sont prâhées, nous le trouvons
lisant sans cesse et relisant Montaigne. Pus tard,
sa double apostasie, et la honte accompagnée de
remords dont elle l'accabla, lui inspira une aver-
sion profonde pour cette légèreté avec laquelle
les hommes, en général, se rendent à ce qui leur
présente le masque de la vérité ; et sans doute il
a sacrifié outre mesure à une disposition dont il
s'accuse dans une lettre datée du 3 avril 1675,
« à la honte de paraître inconstant; » le meilleur
moyen de ne se jamais mettre en contradiction
avec soi-même, c'est de ne jamais rien affirmer.
Les principaux ouvrages de Bayle sont : 1° les
Pensées diverses sur la comète qui parut en
1G80; — 2° les Nouvelles de la République des
Lettres, journal fondé en 1684, et qui eut jus-
qu'en 1687, oii il finit, un suci es prod gieux ; —
3° un Commentaire philosophiq /m
rôles de l'Evangile : Contrains les il entrer; —
4° Objecliones in libros quatuor de Deo, anima
et malo; — 5° les Réponses aux question a d'un
provincial. Tous ces ouvrages tonnent le recueil
des Œuvres diverses , 4 vol. in-8, la Haye, 1725-
1731 • — 6" le plus important de tous les ouvra-
ges de Bayle, c'est son Dictionnaire historique
et critique. Il a eu douze éditions, dont le.i deux
meilleures sont celles de Dcs-Maiseaux, avec la
vie de Bjryle par le même, 4 vol. in-f°, Amsterdam
et Leyde, 1740, et celle de M. Bouchot, 16 vol.
in-8. Paris, 1820. — On consultera avec fruit sur
Bayle les articles que Tennemann et Buhle lui
ont consacrés dans leurs travaux sur l'histoire
générale de la philosophie, un Mémoire sur
Bayle et ses doctrines, par M. P. Damiron, Pa-
ris, 1850, in-4, une Étude sur Bayle, par M. Le-
nient, Paris, 1855, in-8; — Lefranc, Leibnitiiju-
dicium de nonnullis Baylii senlcnliis, Parisiis,
1843, in-8.
BEATTIE (James) naquit en 1735 àLawrenco-
kirk, dans le comté de Kincardine, en Ecosse. Il
fit ses éludes dans l'université d'Aberdeen, fut
placé ensuite comme maître d'école à Fordoun,
dans le voisinage de Lawrencekirk, et y composa
des vers qui lui valurent une assez grande répu-
tation. En 1758, il fut nommé professeur dans une
école de grammaire à Aberdeen, et obtint, en
1760, la chaire de logique et de philosophie mo-
rale du collège Maréchal. Après plusieurs années
d'un brillant enseignement, Beattie se fit suppléer
par son fils, de 1787 à 1789. La mort de ce fils,
en 1789, et celle de son second fils, en 1796, le
jetèrent dans une mélancolie inconsolable. Il se
fit donner un remplaçant, s'enferma dans la so-
litude et mourut en 1803.
Beattie est presque aussi célèbre en Ecosse par
ses ouvrages de poésie et de littérature que par
ses écrits philosophiques. Le plus vanté de ses
poèmes, le Ménestrel ou le progrès du génie, paraît
avoir été imité dans les premiers vers de lord
Byron. C'est du moins l'opinion exprimée par
M. de Chateaubriand (voy. VEssai sur la littéra-
ture anglaise). Nous n'avons à examiner ici que
les ouvrages philosophiques de Beattie.
Beattie a écrit sur toutes les parties de la phi-
losophie, sur la psychologie, la logique, la théo-
dicée, la morale, la politique même, ainsi que
l'esthétique. Il suffit de parcourir la liste de ses
livres, que nous donnons plus bas, pour s'assurer
qu'il n'y a pas une question philosophique un peu
importante à laquelle il n'ait touché. Mais si l'on
veut rechercher parmi ces questions celles qui
reviennent le plus souvent dans les ouvrages de
Beattie, celles qui ont le plus préoccupé sa pen-
sée et le plus contribué à lui faire un nom dans
la philosophie écossaise, on trouve qu'à l'exem-
ple de Reid il a particulièrement insisté sur les
points suivants :
1" Distinction des vérités du sens commun et de
celles de la raison, les unes qui sont évidentes
par elles-mêmes et sans démonstration, les autres
qui le deviennent à l'aide du raisonnement.
Beattie ne néglige rien pour établir fortemenl
cette distinction qui joue un si grand rôle dan}
le système des philosophes écossais. Le sens com
iiuiii pour lui est « cette faculté de l'esprit, qu
perçoil la vérité ou commande la croyance par
une impulsion instantanée, instinctive, irrésisti-
ble, dérivée non de l'éducation ni de l'habitude.
mais de la nature. » En tant que cette faculté
agit indépendamment de notre volonté, toutesles
fois qu'elle est en présence de son objet, et con-
formément à une loi de l'esprit, Beattie trouve
BEAT
— 159 —
BEAU
qu'à proprement parler, elle est un sens (c'est
précisément la raison qu'alléguait Hutcheson pour
donner le nom de sens à la l'acuité morale et à
la faculté qui nous fait saisir le beau). En tant
qu'elle agit de la même manière dans tous les
hommes, il croit qu'elle peut s'appeler sens com-
mun. Quant à la raison, il la définit [Essai sur
la nature et l'immutabilité de la vérité) : « la
faculté qui nous rend capables de chercher, d'a-
près des rapports ou des idées que nous connais-
sons, une idée ou un rapport que nous ne con-
naissons pas, faculté sans laquelle nous ne cou-
vons faire un pas dans la découverte de la vérité
au delà des premiers principes ou des axiomes
intuitifs. »
2° Polémique contre le scepticisme spiritualiste
de Berkeley, contre le scepticisme universel de
Hume, enfin contre Descartes, que Beattie, de
même que Reid, accuse d'avoir produit le scep-
ticisme moderne en cherchant à tout démontrer.
Beattie traite impitoyablement les sceptiques. Le
titre même de son meilleur ouvrage [Essai sur
la nature et l'immutabilité de la vérité, en op-
position aux sophistes et aux sceptiques) indi-
que assez la place que cette polémique occupe
dans ses écrits. 11 analyse la philosophie scepti-
que ; il la considère surtout dans les temps mo-
dernes, et la suit depuis sa première apparition
dans les œuvres de Descartes, jusqu'à son déve-
loppement le plus complet dans les écrits de
Hume. Il montre qu'elle admet des principes en-
tièrement opposés à ceux qui ont dirigé les re-
cherches des mathématiciens et des physiciens,
qu'elle substitue l'évidence du raisonnement à
celle du sens commun, et qu'elle aboutit à des
conclusions qui contredisent les principes les plus
légitimes et les plus universels de la croyance
humaine.
Tels sont les points les plus saillants de la phi-
losophie de Beattie. On voit assez combien il se
rapproche de Reid, dont il avait été l'ami et le
collègue à Aherdeen, et dont il reproduit presque
constamment les doctrines. En dehors des ques-
tions que nous venons d'indiquer, et toutes les
fois que Beattie n'a pas à revendiquer contre
le scepticisme les principes du sens commun, ses
opinions ont peu d'intérêt. Nous avons remarqué
toutefois, dans sa morale, une coïncidence assez
frappante entre l'idée générale qu'il se fait du
bien et du devoir, et l'idée que s'en faisaient les
stoïciens. On sait que les stoïciens fondaient la
morale sur ces deux principes : « vivre confor-
mément à la nature ; vivre conformément à la rai-
son, » et qu'ils ramenaient ces deux principes à
un seul, en ce sens que, la nature de l'homme
étant éminemment rationnelle, obéir à la nature
et obéir à la raison leur paraissaient une seule
et même chose. C'est par un raisonnement ana-
logue que Beattie arrive à identifier l'idée de
l'accomplissement de la fin de notre nature et
l'idée de l'accomplissement des lois de la con-
science morale. Voici sa conclusion :«.... De ce
que la conscience, ainsi qu'il vient d'être prou-
vé, est le principe par excellence, le mobile ré-
gulateur de la nature humaine, il suit que l'action
vertueuse est la fin suprême pour laquelle l'hom-
me a été créé. Car la vertu, c'est ce que la con-
science approuve.... C'est donc agir d'après la fin
et la loi de, la nature, que d'agir d'après la con-
science. » [Éléments de science morale, lre partie,
ch. i).
Au fond, la philosophie de Beattie manque de
profondeur et d'originalité. On peut citer des opi-
nions célèbres et durables que l'histoire a enre-
gistrées sous les noms de Hutcheson, de Smith,
de Reid? de Ferguson; on en citerait difficilement
une qui appartienne en propre à Beattie. C'est
par la clarté et l'élégance de son style, par l'au-
torité attachée à sa réputation littéraire, que
Beattie a servi la philosophie écossaise, beaucoup
plus que par la nouveauté ou la fécondité de ses
idées.
Les ouvrages de philosophie de Beattie sont
intitulés : Essai sur la nature et l'immutabilité
de la vérité, en opposition aux sophistes et aux
sceptiques, in-8, Edimbourg, 1770. Cet ouvrage
a été réfuté en même temps que la Recherche sur
l'esprit humain, de Reid, et V Appel au sens com-
mun, d'Oswald, par le docteur Priestley ; — Essai
sur la Poésie et la Musique, sur le Rire, sur
l'utilité des Études classiques, in-4, Edimbourg,
1777. VEssai sur la Poésie et la Musique a été
traduit en français, in-8, Paris, 1798. — Disser-
tations morales et critiques sur la Mémoire et
V Imagination, sur les Rêves, sur la Théorie du
Langage, sur la Fable et le Roman, sur les Af-
fections de famille, sur les Exemples du sublime,
in-4, Londres, 1783; — Éléments de science mo-
rale, publiés à Edimbourg, le premier volume
en 1790, le deuxième en 1793, et traduits en fran-
çais par Mallet, 2 vol. in-8, Paris, 1840. — Il faut
ajouter à cette liste plusieurs lettres relatives à
la philosophie qui se trouvent dans le livre de
W. Forbes sur la vie et les ouvrages de Beattie.
Enfin on a de ce philosophe un traité sur l'Évi-
dence du Christianisme, publié en 1786, et réim-
primé en 1 vol. in-8, Londres, 1814. On peut con-
sulter un mémoire de M. Mallet sur la vie et les
écrits de James Beattie dans le tome LXVI du
compte rendu de l'Académie des sciences morales
et politiques, année 1863. A. D.
BEAU. Dans cet article nous nous attacherons
d'abord à distinguer l'idée du beau des autres no-
tions de l'esprit humain avec lesquelles on serait
tenté de la confondre. Nous essayerons ensuite
de la caractériser en elle-même et de la définir.
Nous terminerons en indiquant ses formes prin-
cipales.
I. L'idée du beau diffère essentiellement de
celle de l'utile; pour s'en convaincre, il suffit de
remarquer qu'il y a des objets utiles qui ne sont
pas beaux et des objets beaux qui ne sont pas
utiles. S'il y a des objets à la fois utiles et beaux,
nous ne confondons pas en eux ces deux points
de vue. Le laboureur qui contemple une riche
moisson et le voyageur qui admire un paysage
ne voient pas la nature du même œil. Il y a plus,
pour jouir du beau, il faut faire abstraction de
l'utile; ces deux sentiments se contrarient loin
de se fortifier. Le plaisir du beau est d'autant
plus vif et plus pur qu'il est plus dégagé de toute
considération d'utilité et d'intérêt. L'idée de l'utile
est purement relative, elle exprime le rapport
entre un moyen et un but; l'objet utile n'est rien
par lui-même ; le but atteint, le besoin satisfait,
le moyen perd sa valeur. Au contraire, l'objet
beau est beau par lui-même, indépendamment de
l'avantage qu'il procure, du plaisir que sa vue
excite et de son rapport avec nous. Une belle
fleur n'est pas moins belle dans un désert que
dans nos jardins. Si on prétend que l'objet beau
est utile puisqu'il nous fait éprouver du plaisir,
c'est faire une pétition de principe. Pourquoi le
beau nous plaît-il? est-ce parce qu'il est utile ou
parce qu'il est beau ?
L'utilité, si toutefois on peut se servir ici de ce
mot, vient alors de la beauté, et non la beauté de
l'utilité. En d'autres termes, le beau n'est pas
beau parce qu'il nous est agréable, mais il est
agréable parce qu'il est beau. Ceux qui ont con-
fondu i'agréable et le beau, ont donc pris l'effet
pour la cause. D'ailleurs là jouissance que nous
fait éprouver la vue du beau est d'une nature
toute particulière et n'a rien de commun avec
BEAU
— 160 —
BEAU
celle que nous procure rutile: l'une est in:
sée, l'autre ne Test pas; l'une est accompagnée
du désir de posséder l'objet utile et de le faire
servir à notre usage, l'autre est dégagée de tout
semblable désir; elle laisse l'objet subsister tel
qu'il est. libre et indépendant, ce qui fait dire
que le désir de l'utile tend à consommer et à dé-
truire, tandis que le sentiment du beau aspire à
la conservation et à l'union. Enfin les deux actes
de l'esprit par lesquels nous saisissons le beau et
l'utile sont différents; nous voyons, nous contem-
plons le beau, nous concevons l'utile. Pour aper-
cevoir l'utilité d'un objet, il faut le comparer avec
son but ou sa fin; or ce jugement, qui suppose
une comparaison, est un acte réfléchi ; la per-
ception' du beau, au contraire, est immédiate :
c'est une intuition. Aussi, quand un objet est à la
fois utile et beau, sa beauté nous frappe avant
que nous ayons pu souvent deviner son utilité.
L'idée du beau est également distincte de celle
du bien. Plusieurs philosophes ont identifié le
beau et le bien. C'est la théorie de Platon ; il est
possible que ces deux idées soient identiques dans
leur principe, mais pour l'esprit de l'homme elles
sont différentes. D'abord l'idée du bien comme
celle de l'utile implique la conception d'une fin.
Le bien pour un être est l'accomplissement de sa
fin. Le bien général, l'ordre, est l'accomplisse-
ment de toute* les fins particulières dans leur
rapport avec une fin totale. Or il est évident que
l'idée du beau ne renferme pas la conception d'un
but ou d'une fin propre à chaque existence. Lors-
que je contemple la beauté d'un objet, je ne
songe nullement à sa destination ni à celle de
chacune des parties qui le composent. Ce juge-
ment supposerait d'ailleurs une comparaison ; or
nous avons vu que la perception du beau est im-
médiate et intuitive. Aussi, pour le dire en pas-
sant, le sentiment du beau précède l'idée du bien
comme celle de l'utile. La jouissance qui accom-
pagne la vue du bien est infiniment plus noble
que celle de l'utile, mais nous ne la confondons
pas avec le plaisir du beau. Ainsi que l'a fait re-
marquer Kant, elle n'est pas non plus désintéres-
sée, en ce sens qu'elle ne nous laisse pas indif-
férents à l'existence réelle de l'objet. Que l'objet
beau existe réellement ou ne soit que la repré-
sentation du beau, le plaisir n'en est pas moins
vif; souvent même l'image nous plaira plus que
la réalité. Il n'en est pas de même du bien; la
volonté est loin d'être indifférente à son accom-
plissement et à sa réalisation, elle veut que le
Lien soit pratiqué et en fait une obligation a tout
être raisonnable. Celui-ci, quoique moralement
libre, apparaît soumis à une loi. Or toute idée de
dépendance doit être écartée de la considération
du beau. Le même philosophe démontre que
l'idée du beau ne peut rentrer dans celle de per-
fection, qui d'ailleurs se confond avec l'idée de
bien. La perfection consiste à posséder en soi tous
les moyens de réaliser sa fin. Dans l'utile, le but
est en dehors du moyen ; dans le parfait, les
moyens et le but sont inséparables. L'être par-
fait est donc celui à qui rien ne manque et qui
jouit de la plénitude de ses facultés. Mais la con-
ception d'une fin et d'un rapport entre les moyens
et la fin n'en est pas moins comprise dans l'idée
de perfection.
On établit une corrélation entre les trois idées
du beau, du bien et du vrai. Nous devons donc
montrer la différence de cette dernière avec l'idée
du beau. Le vrai est la parfaite identité de l'idée
et de son objet. Il est évident dès lors que le vrai
s'adresse à la raison seule, et suppose la concep-
iion pure des idées de la raison, dépouillées de
toute forme, de toute manifestation senible; or
le beau se voit, se contemple et ne se conçoit
pas; il diffère donc du vrai, en re qu'il est insé-
parable de la manifestation sensible. Le beau et
le vrai au fond sont identiques; mais pour s'i-
dentifier avec le vrai, le beau doit se dégager de
si forme : ce qui par là même l'anéantit comme
beau.
II. Nous nous trouvons ainsi conduits à la vé-
ritable définition du beau. Sans entrer dans une
analyse que ne comporte pas cet article, nous
dirons, en nous appuyant sur ce qui précède, que
l'idée du beau renferme la notion fondamentale
d'un principe libre indépendant de toute relation,
qui est à lui-même sa propre fin et sa loi. et qui
apparaît dans un objet déterminé, sous une forme
sensible. Le beau nous offre donc les deux termes
de l'existence, l'invisible et le visible, l'infini et
le fini, l'esprit et la matière, l'idée et la forme,
non isolés et séparés, mais réunis et fondus en-
semble de manière que l'un est la manifestation
de l'autre. Cette harmonieuse unité est l'essence
du beau qui peut se définir : la manifestation sen-
sible du principe qui est l'âme et l'essence des
choses.
Il est facile d'expliquer à l'aide de cette défini-
tion les caractères de l'idée du beau et du senti-
ment qu'il nous fait éprouver. En effet, s'il est
vrai que le beau nous présente réunis dans le
même objet les deux éléments de l'existence, le
spirituel et le sensible, le fini et l'infini; il s'a-
dresse à la fois aux sens et à la raison, à la rai-
son par l'intermédiaire des sens. A travers la
forme sensible, l'esprit atteint l'invisible, c'est
une révélation instantanée, soudaine, qui ne sup-
pose ni comparaison ni réflexion; ce n'est ni une
conception pure, ni une simple perception, mais
une intuition qui renferme dans un a:te complexe
les deux termes de toute connaissance, comme
elle saisit les deux prin.ipes de toute existence.
On voit donc en quoi, sous ce rapport, le beau
diffère de l'utile, du bien et du vrai; l'utile nous
retient dans la sphère bornée du monde sensi-
ble, dans le cercle des besoins de notre nature
finie. Le beau nous révèle l'infini, non en soi,
mais dans une image et sous une forme sensi-
ble. Le bien nous fait concevoir la fin des êtres
et le but auquel ils tendent; mais dans le bien la
fin est distincte des êtres eux-mêmes; elle est
placée en dehors d'eux; ils y aspirent, ou ils
doivent l'accomplir. Dans le beau, la fin et les
moyens sont identiques; la fin se réalise d'elle-
même par un développement naturel, libre et har-
monieux.
Puisque le beau nous offre l'image d'un être au
sein duquel toute opposition est effacée et se dé-
veloppant harmonieusement et librement, la con-
templation du beau doit éveiller dans notre âme
une jouissance délicieuse qui n'a rien de commun
avec celle que fait naître la satisfaction «les be-
soins physiques, jouissance pure et desintéressée
qui se suffit à elle-même,, et n'est accompagnée
d'aucun désir de faire servir l'objet à notre usage,
de nous l'approprier ou de le détruire. Nous nous
sentons seulement attirés vers la beauté par la
sympathie et Vamour.
Nous pouvons distinguer aussi l'idée du beau
de celle du sublime, et les deux sentiments qui
leur correspondent. J.e beau, c'est l'harmonie par-
faite des deux principes de l'existence, de l'infini
et du fini. Dans le sublime, cette proportion
n'existe plus; l'infini dépasse à tel point la ma-
nifestation sensible, que celle ci apparaît comme
incapable de le contenir et de l'exprimer. D'un
côté, l'infini se révèle dans sa grandeur et son
infinité; de l'autre, le fini s'efface, disparaît, ou
ne ma:.ifeste que son néant; dès lors l'équilibre,
qui dans le beau maintenait le rapport et l'har-
monie des deux principes, est rompu. La sensi-
BEAU
161 —
BEAU
bilité est refoulée sur elle-même ; l'homme,
comme être fini, sent sa petitesse et son néant ;
il est accablé par cette mystérieuse puissance de
l'absolu et de l'infini dont le spectacle lui est of-
fert. Un sentiment de terreur et d'épouvante s'em-
pare de son âme ; mais en même temps, la partie
de son être qui se sent infinie prend d'autant
mieux conscience de sa grandeur, de son indé-
pendance et de son infinité. Aussi, le sentiment
du sublime est mixte; à la tristesse, à la frayeur,
se mêle une joie intime et profonde et un attrait
puissant qui s'exerce particulièrement sur les
âmes fortes.
III. Dieu est le principe du beau, comme il est
celui du vrai et du bien. Où trouver, en effet,
l'idée du beau complètement réalisée, sinon dans
le seul être au sein duquel la contradiction, l'op-
position et le désaccord n'existent pas, dont l'in-
telligence, la volonté et la puissance se dévelop-
pent dans une éternelle harmonie et ne rencon-
trent aucun obstacle, dans l'être qui agit et crée
sans effort et dont la félicité est inaltérable ? Dieu,
qui est le type de la liberté absolue, est donc
aussi la beauté suprême • toute beauté dérive de
lui. La beauté du monde est une image et un
reflet de la beauté divine.
Parcourons les principaux degrés de l'existence,
nous verrons le beau suivre dans la création le
même progrès que l'intelligence, la vie et la spi-
ritualité. La beauté n'est pas dans la matière,
celle-ci ne devient belle que par l'arrangement
et la disposition de ses parties, et par le mouve-
ment qui lui est communiqué. Une forme régu-
lière, des mouvements qui s'exécutent selon des
lois fixes, la lumière et la couleur, voilà ce qui
constitue la beauté des êtres inanimés, celle du
système astronomique et du règne minéral; or il
est évident qu'elle est empruntée à l'intelligence.
Qu'est-ce que la régularité, l'harmonie, que sont
les lois du mouvement, sinon la manifestation
d'une force intelligente? Qu'est-ce que l'ordre,
sinon la raison visible ? Ce que nous trouvons à ce
premier degré de l'existence, c'est la beauté ma-
thématique; à elle peut s'appliquer cette défini-
tion du beau : Vanité dans la variété, la propor-
tion, la convenance des parties entre elles. Mais
cette formule ne peut être générale; appliquée
aux êtres vivants et à la beauté spirituelle, elle
devient trop abstraite, elle est vide et insigni-
fiante. Dans la beauté physique elle-même, un
élément lui échappe, la couleur qui nous plait
indépendamment de ses combinaisons et possède
déjà le caractère symbolique. Dans le règne or-
ganique, l'exactitude et la simplicité des lignes
géométriques font place à des formes plus riches
et plus variées, qui annoncent une plus grande
liberté et un commencement de vitalité. Les forces
qui animent la plante, se déploient sous des for-
mes et par des phénomènes qui se dérobent à la
mesure précise et au calcul. En outre, la plante
jouit de l'expression symbolique à un degré plus
élevé que le minéral. Par son aspect extérieur,
par la disposition et la direction de ses branches
et de ses feuilles, par ses couleurs, elle exprime
des idées et des sentiments qui répondent aux
affections de l'âme : la grâce, l'élégance, la mé-
lancolie, etc. Aussi, nous commençons à sympa-
thiser vivement avec ces êtres, quoiqu'ils ne pos-
sèdent pas les qualités dont ils nous offrent l'em-
blème ou le symbole. Le règne animal nous pré-
sente une beauté d'un ordre supérieur, et dont
il est facile de suivre les degrés à travers le pro-
grès des espèces. L'animal possède, outre les
propriétés qui appartiennent à la plante, c'est-à-
dire l'organisation et. la vie, des facultés qu'elle
n'a pas, la sensibilité, le mouvement spontané,
l'instinct; il a des organes appropriés à ces fonc-
DICT. PHILOS.
tions et qui non-seulement servent à les accom-
plir, mais Jes manifestent au dehors. La plante
est enracinée au sol, immobile et muette; quoique
doué d'une intelligence qui n'a pas conscience
d'elle-même, et d'une activité qui ne se possède
pas, l'animal se meut et agit en vertu de déter-
minations intérieures, en apparence volontaires
et libres. Son caractère, ses mœurs et ses habi-
tudes nous donnent l'image des qualités morales
qui appartiennent à l'âme humaine ; la laideur et
la difformité sont ici bien plus fortement pronon-
cées que dans le règne précédent ; mais cela tient
à la détermination même des formes et à la su-
périorité de l'expression. Les dissonances doivent
être plus choquantes, les mélanges offrir un as-
pect bizarre et monstrueux, et à côté des qualités
qui nous plaisent, la légèreté, la grâce, la dou-
ceur, la force, la finesse, le courage, apparais-
sent la lenteur, la stupidité, la férocité. Mais que
peut être la beauté dans le règne animal, si on la
compare à la beauté dans l'homme ? « L'âme seule
est belle, » a dit Plotin • aussi nous avons vu que
dans les êtres inférieurs a l'homme, ce sont encore
l'intelligence, la vie et l'expression des qualités
morales qui font leur beauté ; mais l'âme vérita-
ble, c'est l'âme humaine, le corps est fait pour
elle, et il n'est pas seulement sa demeure, il est
son image. Tout annonce dans le corps humain,
dans ses proportions, dans la disposition des mem-
bres, dans la station droite, dans les attitudes et
les mouvements, une force intelligente et libre.
La surface n'est plus recouverte de végétations
inanimées, d'écaillés, de plumes ou de poils ; la
sensibilité et la vie apparaissent sur tous les
points; enfin la figure humaine est le miroir dans
lequel viennent se refléter tous les sentiments et
toutes les passions de l'âme. Qui pourrait dire
tout ce qu'il y a de puissance d'expression dans
le regard, dans le geste et dans la voix humaine ?
L'homme possède en outre un moyen de manifes-
ter sa pensée qui lui est propre : la parole. Enfin
il se révèle tout entier dans ses actes. Les actions
humaines ne sont pas seulement utiles ou nuisi-
bles, bonnes ou mauvaises ; elles sont aussi belles
ou laides, selon qu'elles expriment les qualités
de l'âme en harmonie avec son essence, l'intelli-
gence, la noblesse, la bonté, la force, ou leur
opposé : l'ignorance, la stupidité, la bassesse, la
faiblesse et la méchanceté, selon qu'elles annon-
cent une nature richement douée, dont le déve-
loppement facile est conforme à l'ordre, ou une
âme pauvre, bornée, misérable, comprimée dans
le développement de ses tendances, folle et désor-
donnée dans ses mouvements.
Telles sont, grossièrement indiquées sans doute,
les principales manifestations du beau dans la
nature et dans l'homme, c'est-à-dire dans le
monde réel ; mais le spectacle de la nature et de
la vie humaine est loin de nous offrir une réa-
lisation de l'idée du beau, capable de nous satis-
faire; partout le laid à côté du beau; le hideux
et le difforme, le chétif, l'ignoble forment con-
traste avec la beauté, l'obscurcissent et la défi-
gurent; partout, dans la vie réelle, la prose est
mêlée a la poésie; aussi l'homme sent le besoin
de créer lui-même des images et des représen-
tations plus conformes à l'idée du beau, que
conçoit son intelligence, et de reproduire cette
beauté idéale qu'il ne trouve nulle part autour
de lui. Alors naît Part, dont la destination est
de représenter l'idéal (voy. Arts).
Nous reconnaissons donc trois formes princi-
pales de l'idée du beau : le beau absolu, le beau
réel, et le beau idéal ; le premier n'existe que
dans Dieu, le second nous est offert dans la na-
ture et dans la vie humaine, et le troisième est
l'objet de l'art.
11
BEAU
— 162
l,VJT,
Les ouvrages que l'on peut consulter particu-
lièrement sur le beau sont : d'abord quelques
dialogues de Platon, tels que le Grand Hippias,
le Phèdre, le Banquet et la République. —
Plotin, Traite sur le Beau, dans le VIe livre de
la 1" ennéade, et dans le VHP livre de la 5e en-
néade. — Spiletti, Saggio sopra la BeUezza,
in-8, Rome, 1756. — Crouzas, Traité du Beau,
Amsterdam, 1724. — Le P. André, Essai sur
le Beau, Paris, 1763. — Diderot, Traité sur le
Beau, dans le recueil de ses œuvres. — Marcenay
de Ghuy, Essay sur la Beauté, in-8, Paris, 1770.
— Hutcheson's Inquiry into the original of
our ideas of Beauly and Virtue, Lond., 1753. —
Donaldson's Eléments of Beauly, Lond., 1787.
— Hogarth's Analysis of Beauty, etc., Lond.,
1753, trad. en français par Jansen, Paris, 1805.
— Van Beek Calkoen, Euryales ou du Beau, en
hollandais. — Kant, Traité du Beau et du Su-
blime ; Critique du Jugement, dans le recueil
de ses œuvres. — Heydenreich, Idées sur la Beauté
et la Politesse. — Ferd. Delbfùck, le Beau, in-8,
Berlin, 1800. — Bouterwelk, Idéessur la métaphy-
sique du Beau, Leipzig, 1807. — Adam Mùller,c/e
Vidée de Beauté, in-8, Berlin, 1808. — Staeckling,
de laNolion du Beau, in-12, Berlin, 1808. — Vogel,
Idées sur la théorie du Beau, in-4, Dresde, 1812
(ail.). — Solger, Quatre dialogues sur le Beau et
sur l'Art, in-8, Berlin, 1815. — Krug, Calliope
et ses sœurs, ou Nouvelles leçons sur le Beau
dans la nature et dans l'art, in-8, Leipzig, 1805.
— Ch. Lévêque, la Science du Beau étudiée dans
son principe, dans ses applications et dans son
histoire, Paris, 1861, 2 vol. in-8. — Chaignet,
Principes de la science du Beau, Paris, 1860,
in-8. — Lamennais, de l'Art et du Beau, Paris,
1865, in-12. — Voy., pour le complément de la
bibliographie du beau, l'article Esthétique.
Les idées sur le beau contenues dans le précé-
dent article ont été développées par l'auteur dans
son livre : Questions de Philosophie, section V
(Esthétique), 2e édit., Paris, 1872. C. B.
BEAUSOBRE (Isaac de) naquit à Niort, le
8 mars 1659; d'une famille noble et ancienne,
qui professait le culte réformé. Son père le des-
tinait à la magistrature, où, comptant sur la
protection de Mme de Maintenon, avec laquelle
il avait quelque lien de parente, il espérait ie
voir parvenir bientôt aune position élevée. Lé
jeune Beausobre préféra les fonctions ecclésias-
tiques. Il s'y prépara à l'Académie de Saumur,
fut nommé pasteur en 1683, et envoyé en cette
qualité à Cbàtillon-sur-Indre. Mais peu de temps
après son installation, la révocation de l'édit de
Nantes et les persécutions exercées contre les
protestants l'ayant forcé de quitter son pays, il
alla chercher un refuge à Rotterdam, passa de
là à Dessau en qualité de chapelain de la prin-
cesse d'Anhalt, et se fixa définitivement à Berlin,
où il occupa plusieurs postes importants. Il
mourut en 1738, ayant près de quatre-vingts ans,
et récemment marié à une jeune femme dont
il eut plusieurs enfants. Beausobre est un théo-
logien, un controversiste, et n'appartient à ce
recueil qu'à cause du service rendu à l'histoire
de la philosophie, surtout de la philosophie reli-
gieuse des premiers temps du christianisme
son Histoire critique de Manichée et du Mini-
me (2 vol. in-4, Amst., 1734). Ce tra
n'est pas écrit tout entier de la main de Beau-
; le deuxième volume a été rédigé par
Formcy; d'après les notes de l'auteur, et il de-
vait même être suivi d'un troisième, qui n'a
jamais paru. L'Histoire critique du Manichéii
'■■' consultée avec fruit par tous ceux qui
voudront connaître l'état des esprits en Orienl
pendant les premiers siècles qui ont suivi l'avé-
ncment du christiatisme. Il y règne une pro-
fonde connaissance de l'antiquité ecclésiastique,
beaucoup de critique et de sagacité. Malheureu-
sement, toutes ces qualités sont gâtées par l'es-
prit de secte. De plus, comme on ne connaissait
alors ni les Védas, ni le Zend-Avesta, ni le Code
Nazaréen, les faits exposés dans l'ouvrage dont
nous parlons ont dû nécessairement souffrir de
cette lacune. Nous ne parlons pas des œuvres
purement théologiques de Beausobre, où règne
toute la passion du sectaire persécuté.
BEAUSOBRE (Louis de), fils du précédent,
naquit à Berlin en 1730, quand son père venait
d'atteindre sa soixante et onziàme année. Adopté
par le prince royal de Prusse, plus tard Frédéric
le Grand, il fut élevé au collège français de
Berlin, et acheva ses études à l'université de
Francfort. Après avoir voyagé en France pen-
dant quelques années, il retourna dans la capi-
tale de la Prusse, où il fut nommé membre de
l'Académie des sciences et conseiller privé du
roi. Il mourut en 1783. Louis de Beausobre était
un homme d'esprit, doué de connaissances très-
variées, mais dépourvu d'originalité et de pro-
fondeur. Il a laissé divers écrits philosophiques,
où l'on retrouve, sous une forme assez vulgaire,
les idées sceptiques et sensualistes du xvm° siè-
cle. En voici les titres : Dissertations philoso-
phiques sur la nature du feu et les différentes
parties de la philosophie, in-12, Berlin, 1753; —
le Pyrrhonisme du sage, in-8, Berlin, 1754; —
Songe d'Épicure, in-8. Berlin, 1756; — Essai
sur le Bonheur, introduction à la statistique,
introduction générale à la statistique, etc.,
2 vol. in-8, Amst., 1765.
BECCARIA (César Bonesajta, marquis de),
né à Milan en 1735, fut nommé professeur d'éco-
nomie politique en 1768, dans sa ville natale, et
remplit cette chaire avec beaucoup de distinc-
tion jusqu'à la fin de sa vie, arrivée en 1793. Il
avait eu le projet de faire un grand ouvrage sur
la législation ; mais les critiques injustes dont
son Traité des Délits et des Peines fut l'objet
l'empêchèrent de donner suite à cette idée. Ses
leçons n'ont été imprimées qu'en 1804. Il avait
commencé sa carrière d'écrivain en 1764, par la
publication d'un journal littéraire et philosophi-
que intitulé le Café. Les ouvrages de Montes-
quieu, particulièrement les Lettres persanes et
l'Esprit des lois, déterminèrent sa vocation de
publiciste et de philosophe. Son Traité des Délits
et des Peines (in-8, Naples, 1764) lui a fait une
très-grande réputation. Cet ouvrage, à l'influence
duquel est due en très-grande partie la réforme
du droit criminel en Europe, particulièrement
en France, est l'expression de la philosophie et
des sentiments philanthropiques du siècle der-
nier. L'auteur s'élève avec force contre les vices
de la procédure criminelle, contre la torture en
particulier; il pose les véritables principes du
droit pénal, en détermine l'origine, les limites,
la fin^ les moyens. Il termine son livre par ce
théorème général, théorème très-utile, ajoute-t-il,
mais peu conforme aux usages législatifs les
plus ordinaires des nations : « C'est que, pour
qu'une peine quelconque ne soit pas un acte de
violence d'un seul ou de plusieurs contre un ci-
toyen ou un particulier, elle doit être essentiel-
lement publique, prompte, nécessaire, la plus
légère possible eu égard aux circonstances, pro-
portionnée au délit, dictée par les lois. » Il n'est
pas partisan du druit de grâce, du moins sous
l'empire d'une législation pénale qui serait ce
qu'elle doit être. « A mesure, dit-il, que les
peines deviennent plus douces, la clémence et le
pardon deviennent moins nécessaires. Heureuse
la nation dans laquelle l'exercice du droit de
BECK
— 163
BECK
grâce serait funeste! » La pénalité a perdu pour
la première l'ois, dans le livre de Beccaria, le
caractère de la passion et de la vengeance,^ pour
revêtir celui de la raison et de la moralité. Elle
n'est plus, à ses yeux qu'un régime moral pour
le coupable, et un effroi salutaire pour les mé-
chants. Le germe des systèmes pénitentiaires
avait donc été déposé dans le livre des Délits et
des Peines. L'auteur se prononce aussi avec force
contre la peine de mort. Rousseau, dans son
Contrat social, n'a fait que reproduire les argu-
ments du publiciste italien sur cette grave ques-
tion. Kant a répondu à tous deux. L'esprit du
Traité des Délits et des Peines a aussi inspiré
Filangieri, Romagnesi, et beaucoup d'autres.
Cet ouvrage a été traduit en français plusieurs
fois ; la première traduction en fut faite par
l'abbé Morellet en 1766, sur l'invitation de Ma-
lesherbes; celle de Collin de Plancy, 1823, con-
tient les commentaires de Voltaire, de Diderot,
etc. ; la plus récente est de M. Faustin Hélie,
Paris, 1856, in-12. — On a aussi de Beccaria :
Recherches sur la nature du style, in-8, Milan,
1770. Mais ce dernier ouvrage est tombé dans
l'oubli. On peut consulter sur Beccaria les Pu-
blicistes modernes, par M. Baudrillart, Paris,
1862, in-8. X.
BÉCCHETTI, évêque de città délia Pieve,
faisant alors partie de l'État ecclésiastique, a
écrit en 1812 un livre où se trouve inscrit le
nom de la philosophie : Philosophie des anciens
peuples.... en réponse à l'ouvrage de M. Dupuis,
Pérouse, 1812, in-12. C'est une composition con-
fuse, sans méthode et sans érudition, combinant
en proportions inégales la théologie qui a le
premier rang et la philosophie, représentée sur-
tout par les indiens, les persans, les gnostiques.
Le tout a pour but de réfuter la doctrine du
livre de l'Origine des Cultes, et voici la con-
clusion : la religion n'a rien d'allégorique, et
Jésus-Christ n'est pas un mythe. X.
BECK (Jacques-Sigismond), né à Lissau, près
de Dantzig, vers 1761, successivement professeur
de philosophie à Halle et à Rostock, s'est distin-
gue comme interprète de laphilosophie de Kant.
Mais cette interprétation fut un progrès vers
l'idéalisme de Fichte. Pour lui, « la chose en
soi, ou le noumène de Kant, n est qu'une œu-
vre d'imagination. »
Mécontent du scepticisme de Schulze, qui n'est
qu'une espèce de dogmatisme empirique ; peu
satisfait de la fausse manière dont Reinhold
avait compris et présenté la philosophie criti-
que, Beck entreprit de mettre cette philoso-
phie sous son véritable jour, et de porter un
jugement définitif sur sa valeur. Mais il n'abou-
tit, comme le remarque très-bien M. Michelet de
Berlin, qu'à un scepticisme idéaliste. En effet,
malgré ses efforts apparents pour sortir du doute^,
Beck ne tient pas essentiellement à conserver a
nos connaissances une valeur objective; car,
pour lui, le degré le plus élevé de la science, la
philosophie transcendantale, n'est que l'art de
se comprendre soi-même.
Partant de l'acte primitif de la représentation,
c'est-à-dire du fait constitutif de l'intelligence,
comme d'un principe suprême, Beck donne à la
philosophie un caractère expérimental et exclu-
sivement psychologique, c'est-à-dire qu'il ne
laisse plus rien debout que les représentations
mêmes de notre esprit, distinguées les unes des
autres par les différents degrés de la réflexion.
Ainsi, l'espace, le temps, les catégories de notre
entendement, ne sont pas quelque chose de réel,
mais les représentations primitives de notre in-
telligence. La catégorie de la quantité, par
exemple, est une synthèse par laquelle nous
réunissons divers éléments homogènes en un
seul tout ; et ce tout, au yeux de Beck, n'est
pas autre chose que l'espace lui-même. Seu-
lement il établit une distinction subtile cuire
l'espace, tel qu'il vient de nous l'expliquer, et la
représentation de l'espace. Le premier est le
produit d'une synthèse spontanée, sans aucun
mélange de réflexion; on l'appelle, pour cette
raison, une intuition. La seconde, c'est-à-dire la
notion de l'espace ; car ce n'est plus un produit spon-
tané ou intuitif. Quand j'ai la notion d'une ligne,
je la perçois, je ne la crée point; au contraire, je
la crée, je la produis par une synthèse spontanée,
lorsque je la tire. Il y a donc ici toute la diffé-
rence qui sépare la spontanéité de la réflexion.
Outre l'acte primitif de la représentation, Beck
en admet un autre en rapport avec le premier,
et qu'il appelle l'acte de la reconnaissance pri-
mitive. C'est à peu près ce que Kant a appelé le
schématisme transcendantal. La synthèse pri-
mitive, jointe à la reconnaissance primitive, pro-
duit l'unité objective, synthétique et originelle
des objets {Seul point de vue possible, etc.,
p. 140-145).
Un point essentiel par lequel Beck est séparé
de Kant, c'est qu'il n'accorde au noumène, à la
chose en soi, qu'il appelle l'inintelligible, qu'une
existence purement subjective, tandis que le
fondateur de la philosophie critique en faisait
la véritable objectivité. J'affirme de la manière
la plus absolue, dit-il, que l'existence, tout comme
la non-existence des choses en soi, n'est absolu-
ment rien (/&., p. 248, 250, 252, 265et 266). Ce
concept est donc complètement dépourvu de
matière, rien pour nous ne lui est adéquat. Beck
n'a cependant pas le courage de rejeter entière-
ment le monde réel. — Il regarde la liberté mo-
rale comme un fait et un acte original. Quant à
la foi morale en Dieu et à l'immortalité, elle
n'est pour lui qu'un certain état de la réflexion
chez l'homme de bien (76., p. 287, 298).
On a de Beck : Extraits explicatifs des ou-
vrages critiques de Kant, Riga, 1793-1796, 3 vol.
in-8 (le troisième volume de cet ouvrage porte
aussi ce titre particulier : Seul point de vue
possible d'où la philosophie critique doit être
envisagée) ; — Esquisse de la philosophie criti-
que, in-8, Halle, 1796; — Commentaire de la
métaphysique des mœurs de Kant, Ve partie
{le Droit), in-8, Halle, 1798; — Propédeulique
à toute étude scientifique, in-8, Halle, 1799; —
Principes fondamentaux de la législation, in-8,
Leipzig, 1806; — Manuel de la logique, in-8,
Rostock et Schwer., 1820; —Manuel du droit
naturel, in-8, Iéna, 1820.— On lui attribue aussi
l'écrit anonyme suivant : Exposition de l'am-
phibolie des concepts de réflexion, ,avec un
essai de réfutation des objections d'Enésidème
(Schulze), dirigées contre la philosophe élémen-
taire de Reinhold, in-8, Francfort-sur-le-Mein,
1795. J. T.
BECKER ou BEKKER (Balthazar), né en
1634 à Metslawier dans, la Westfrise, l'Ut long-
temps persécuté, et finit par être retranché du
sein de l'Église réformée, dont il était ministre.
Il fut coupable, aux yeux de ses ennemis^ de
nier l'action des esprits sur les hommes, et d'être
attaché au cartésianisme. Ces deux chefs d'accu-
sation se tiennent plus étroitement qu'il ne le
paraît au premier abord. En effet, si l'esprit fini
n'a aucune action possible sur la matière, comme
le soutenaient les cartésiens, le démon ne peut
agir sur le corps humain. L'intervention divine
ne serait donc pas moins nécessaire ici que pour
opérer l'action et la réaction entre l'âme et le
corps. Becker niait aussi la magie et la sorcel-
lerie, l'homme ne pouvant pas plus agir sur les
BEDE
— 164
BEND
esprits, que les esprits sur l'homme. Il a laissé
les ouvrages suivants : Candida et sincera ad-
monitio de philosophia cartesiana, in-12. Wesel,
1668. Cette philosophie ayant paru hétérodoxe,
il en fit une Apologie, qui ne fut pas plus goûtée
que son Explication du catéchisme de Hcidel-
berg. — Le Monde enchanté, en holl., in-4, 4vol.,
Leuwarden, 1690; Amst., 1691-1693 : ouvrage
qui a été traduit en français, en italien, en es-
pagnol et en allemand. Becker publia cet ou-
vrage à l'occasion de la grande comète de 1680,
la même qui fixa l'attention de Bayle. Ces deux
philosophes furent également persécutés pour
avoir voulu rassurer leurs contemporains contre
les vaines frayeurs que leur inspirait l'appari-
tion de cette comète, et pour avoir voulu les
délivrer de quelques superstitions funestes. On
peut voir sur sa polémique : 0. G. H. Becker,
Schediasma criticolitterarium de controversiis
preecipuis B. Beckcro molis, in-4, Kœnigsb. et
Leipzig, 1721. Schwager a écrit la vie de B. Bec-
ker, in-8, Leipzig, 1780.
BECKER (Rodolphe-Zacharie) , né à Erfurt
en 1786, précepteur à Dessau, puis professeur
privé à Gotha, a popularisé la philosophie mo-
rale, par ses Leçons sur les droits et les devoirs
des hommes, iiî-8, 2 parties, Gotha, 1791-1792.
— Un Mémoire couronné par V Académie de
Berlin, sur la question de savoir s'il y a des
manières de tromper le peuple qui lui soient
avantageuses. Cet ouvrage a aussi paru en fran-
çais, in-4, Berlin, 1780. — Du Droit de propriété
en matière d'ouvrages d'esprit, in-8, Francfort
et Leipzig, 1789.
BEDE, surnommé le Vénérable, naquit en 672
ou 673, dans un village du diocèse de Durham.
A l'âge de sept ans, ses parents le confièrent aux
soins des_ moines, depuis peu établis à Were-
mouthetà Jarrow ; à dix-neuf ans, il fut ordonné
diacre, prêtre à trente ans, et le premier asile
de son enfance devint le séjour où sa vie entière
s'écoula. En 701, le pape Sergius l'ayant, dit-on,
mandé à Rome, il avait refusé, malgré les vives
instances du pontife, de quitter sa solitude et
son pays. Au milieu des devoirs aussi nombreux
que pénibles de la profession monastique, innu-
mera monasticœ servitutis retinacula, comme
il les appelle, son esprit laborieux et vaste se
livra assidûment à l'étude de toutes les bran-
ches des connaissances humaines qui étaient
alors cultivées, et il acquit une instruction bien
supérieure à celle de ses contemporains. Dans
le catalogue des livres qu'il avait composés, et
dont la plupart nous sont parvenus, on trouve
des introductions élémentaires aux différentes
sciences, des traités sur l'arithmétique, la phy-
sique, 1 astronomie et la géographie, des ser-
mons, des notices biographiques sur les abbés
de son monastère et sur d'autres personnages
éminents, des commentaires sur l'Écriture sainte,
enfin une Histoire ecclésiastique des Anglo-
Saxons, qu'il rédigea sur des documents en-
voyés de tous les diocèses d'Angleterre et même
de l'Eglise de Rome. La tradition lui attribue
un recueil d'axiomes tirés des ouvrages d'Aris-
tote, et M. Barthélémy Saint-Hilaire en a tiré la
conclusion qu'il avait eu sous les yeux la. Politique
du philosophe grec (Polit. d'Aristotc, préf.) :
mais d'habiles critiques pensent que ce recueil
est plus ancien, et que Bèdc, comme les doc-
teurs scolastiqucs des siècles suivants, jusqu'au
xui«, n'a connu d'Aristote que Wrgunum {Itech.
sur Vdge cl l'origine des trad. .d'Aristotc, par
C. Jourdain, in-8, 2' édit., p. 21). Boëce, Cic
et les Pères, sont les autorités qu'il suit le plus
fréquemment; et comme il leur emprunte à peu
près tout ce qu'il avance, on ne doit chercher
dans ses ouvrages ni un système régulier, ni des
théories qui lui soient propres; ce sont de labo-
rieuses compilations dont l'utilité fut inappré-
ciable au vme siècle, mais qui aujourd'hui n'of-
frent pour nous que fort peu d'intérêt. Bède
mourut en 735, comme il avait vécu, au milieu
de travaux littéraires, et dans la pratique de la
dévotion. Quelques auteurs reculent sa mort,
sans aucune vraisemblance, jusqu'à l'année 762
ou même 766. — Les œuvres de Bède ont eu
plusieurs éditions. La dernière et la plus com-
plète est celle de Cologne, 1688, en 8 volumes
in-fol., dont les deux premiers comprennent, les
ouvrages sur les sciences humaines; les Elé-
ments de philosophie, qui forment le second,
sont de Guillaume de Conches. Il faut y joindre
divers opuscules publiés par Wharton ( in-4.
Londres, 1693); Martenne, Thcsau>*us Anccdo-
lorum, t. V; Mabillon, Analecta. L'Histoire des
Saxons, traduite, dit-on, en saxon, par Alfred
le Grand, a été souvent réimprimée à part. On
peut consulter sur la vie et les ouvrages de Bède :
Oudin, Comm. de Scriptoribus ecclesiasticis,
t. I ; — Dupin, Bibliothèque des auteurs ecclés.,
t. VI ; — Mabillon, Acta sanct.ord.S. Benedicti,
t. III, p. 1; et parmi les écrivains plus récents,
Lingard, Antiquités de l'Eglise saxonne, dans
les Preuves de l'Histoire d'Angleterre. C. J.
BENDAVID (Lazare), philosophe israélite,
d'un esprit très-distingué, et disciple zélé de
Kant, qui en parle dans ses ouvrages avec la
plus haute estime. Né à Berlin, en 1762, de
parents très-pauvres, il exerça d'abord un métier,
celui de polir le verre, tout en faisant lui-même
sa première éducation. Il ne fut pas plutôt par-
venu à s'assurer une petite position contre le
besoin, qu'il se rendit à Goëttingue pour y suivre
les cours de l'Université. Ses goûts le portèrent
d'abord vers l'étude des mathématiques, qu'il
cultiva pendant quelque temps avec un grand
succès. Mais la philosophie de Kant commençant
alors à faire beaucoup de bruit en Allemagne,
Bendavid voulut la connaître et s'y attacha d'une
manière irrévocable. De retour à Berlin, en 1790.
il fit des leçons publiques sur la Critique de la
Baison pure. 11 se rendit ensuite à Vienne, où il
exposa le système entier de la philosophie criti-
que, à la satisfaction générale de tous les esprits
éclairés. Le gouvernement autrichien, dans ses
préjugés étroits, lui ayant interdit l'enseignement
public, Bendavid fut accueilli dans la maison du
comte de Harrah, où pendant quatre ans il con-
tinua ses leçons devant un auditoire choisi.
Cependant, de sourdes persécutions l'obligèrent
enfin à regagner sa ville natale, où, par ses cours
et par ses écrits, il rendit de grands services à
la nouvelle école. Il prit aussi part à la rédaction
d'un journal politique, qui se publiait à Berlin
pendant l'invasion française, et montra jusqu'à
la fin de sa vie le plus grand zèle pour l'instruc-
tion de ses coreligionnaires. Il mourut le 28 mars
1832, sans avoir apporté la moindre modification
à ses opinions purement kantiennes. Voici les
titres de ses écrits philosophiques, tous publiés
en allemand : Essai sur le Plaisir, 2 vol. in-8,
Vienne, 1794; — Leçons sur la critique de la
Baison pure, in-8, Vienne 179ô, et Berlin, 1802;
— Leço>is sur la critique de la Raison pratique,
in-8, Vienne 1796 ; — Leçons sur la critique du
Jugement, in-8, Vienne, 1796; — Matériaux pour
servir à la critique du Goût, in-8, Vienne, 1797 ;
— Essai d'une théorieduGout, in-8, Berlin, 1798;
— Leçons sur les princi/>es métaphysiques des
sciences naturelles, in-8; Vienne, 1798: — Essai
d'une th.:oriedu droit, in-8, Berlin, 1802; — de
VOriginede »ios connaissances, in-8, Berlin, 1802.
Ce dernier ouvrage est un Mémoire adresse à
LENT
165 —
BENT
l'Académie d s sciences de Berlin, sur une ques-
tion mise au concours.
BENTHAM (lérémie), né à Londres en 1748,
l'un des jurisconsultes et des publicistes philo-
sophes les plus distingués de notre siècle. II se
destinait d'abord à la profession d'avocat ; mais,
en voyant le chaos de la législation anglaise,
l'inconstance et l'arbitraire de la jurisprudence,
il ne put se décider à faire partie active d'un
corps où Ton porte des toasts à la glorieuse
incertitude de la loi. 11 comprit que le plus grand
service à rendre à son pays, était de provoquer
la réforme des abus dans la législation et l'ad-
ministration de la justice. 11 consacra donc toute
sa vie à des travaux de ce genre. 11 était lié avec
le conventionnel Brissot, connaissait la France
qu'il avait visitée plus d'une fois, et reçut même
de la Convention le titre de citoyen français.
Ennemi des préjugés et des abus, deux choses
qui ont d'ailleurs une liaison si étroite, Bentham
ordonna par son testament que son corps fût
livré aux amphithéâtres d'anatomie. II mourut
en 1832.
Bentham voulait que la justice ne fût rendue
au nom de personne, ne voyant dans l'habitude
de la rendre au nom du roi qu'un reste de la
barbarie féodale. Tout tribunal doit être, suivant
lui, universellement compétent. Du reste, il croit
que certains tribunaux d'exception sont néces-
saires. Un seul juge par tribunal, avec pouvoir
de délégation, lui semble offrir plus de garantie
que plusieurs. Il ne veut point de vacances pour
les tribunaux. Les autres points principaux des
réformes qu'il propose sont : l'amovibilité des
juges; une accusation et une défense publiques;
la fusion des professions d'avocat et d'avoué, et
l'abolition du monopole ; pas de jury en matière
civile; enfin une codification qui permette de
savoir au juste quelles sont les lois en vigueur,
quelles lois régissent chaque matière, et comment
elles doivent être entendues. Bentham s'est beau-
coup occupé de la constitution, des règlements
et des habitudes des assemblées législatives. Il
expose très au long ce qu'il appelle les Sophismes
politiques et les Sophismes anarchiques. Il
intitule aussi ce dernier traité : Examen critique
des diverses déclarations des droits de V homme
et du citoyen. Toute cette logique parlementaire
est fort curieuse.
Pour se faire une juste idée du système et des
opinions de Bentham, il faut, dit M. Jouffroy,
lire son Introduction aux principes de la mo-
rale et de la législation; c'est là qu'il a cherché
à remonter aux principes philosophiques de ses
opinions. Habitue, comme légiste, à n'envisager
les actions humaines que par leur côté social ou
leurs conséquences relatives à l'intérêt général,
Bentham finit par en méconnaître le côté moral
ou individuel. C'est ainsi qu'il a été conduit à
croire et à poser en principe que la seule dif-
férence possible entre une action et une autre,
réside dans la nature plus ou moins utile ou
plus ou moins nuisible de ses conséquences, et
que l'utilité est le seul principe au moyen duquel
il soit donné de la qualifier. Aux yeux du publi-
ciste anglais, toute action et tout objet nous
seraient parfaitement indifférents, s'ils n'avaient
la propriété de nous donner du plaisir et de la
douleur. Nous ne pouvons donc chercher ou
éviter un objet, vouloir une action ou nous y
refuser, qu'en vue de cette propriété. La recherche
du plaisir et la fuite de la douleur, tel est donc
ie seul motif possible des déterminations hu-
maines, et par conséquent l'unique fin de l'homme
et tout le but de la vie. Tel est le principe moral
et juridique suprême de Bentham , principe
égoïste, base du système d'Épicure et de la phi-
losophie pratique de Hobbes. Il n'est donc pas
aussi nouveau que l'auteur avait la simplicité de
le croire. Seulement, Épicure et Hobbes le pré-
sentent comme une déduction des lois de notre
nature, tandis que Bentham le pose tout d'abord
comme un axiome qui n'aurait d'autre raison
que sa propre évidence.
Bentham, après avoir ainsi naïvement posé
son principe, le prend pour base de ses défini-
tions et de ses raisonnements. L'utilité est pour
lui cette propriété d'une action ou d'un objet
qui consiste à augmenter la somme de bonheur,
ou à diminuer la somme de misère de l'individu
ou de la personne collective sur laquelle cette
action ou cet objet peut influer. La légitimité,
la justice, la bonté, la moralité d'une action, ne
peuvent être définies autrement, et ne sont que
d'autres mots destinés à exprimer la même
chose, Vutilité : s'ils n'ont pas cette acception,
dit Bentham, ils n'en ont aucune. D'après ces
principes, l'intérêt de l'individu, c'est évidem-
ment la plus grande somme de bonheur à la-
quelle il puisse parvenir et l'intérêt de la société,
la somme des intérêts de tous les individus qui
la composent.
Sa doctrine ainsi établie, Bentham cherche
quels peuvent être les principes de qualification
opposes à celui de l'utilité , ou simplement
distincts de ce principe, et il n'en reconnaît que
deux : l'un qu'il appelle le principe ascétique ou
l'ascétisme, l'autre qu'il nomme le principe de
sympathie et d'antipathie. Le premier de ces
principes qualifie bien les actions et les choses,
les approuve ou les désapprouve d'après le plaisir
ou la peine qu'elles ont la propriété de produire;
mais, au lieu d'appeler bonnes celles qui pro-
duisent du plaisir, mauvaises celles qui produi-
sent de la peine, il établit tout l'opposé, appelant
bonnes celles qui entraînent à leur suite de la
peine, et mauvaises celles qui conduisent au
plaisir. Le second de ces principes opposés à
celui de l'utilité, le principe de sympathie et
d'antipathie, comprend tout ce qui nous fait
déclarer une action bonne ou mauvaise, par une
raison distincte et indépendante des conséquences
de cette action. Bentham cherche ensuite à ré-
futer ces principes, différents du sien.
C'est dans les conséquences de ce système que
l'originalité de l'auteur se montre plus parti-
culièrement. Un des principaux titres de gloire
de Bentham, c'est d'avoir essayé de donner une
mesure pour évaluer ce qu'il appelle la bonté et
la méchanceté des actions, ou la quantité de
plaisir et de peine qui en résulte. 11 commence
donc son arithmétique morale par une énuméra-
tion et une classification complète des différentes
espèces de plaisirs et de peines. Vient ensuite
une méthode pour déterminer la valeur com-
parative des différentes peines et des différents
plaisirs : opération délicate et qui consiste à
peser toutes les circonstances capables d'entrer
dans la valeur d'un plaisir. Ces circonstances
sont déterminées en envisageant un plaisir sous
ses rapports principaux : ceux de l'intensité, de
la duree; de la certitude, de la proximité, de la
fécondité, enfin de la pureté. La même méthode
s'applique évidemment aux peines. Ce n'est
qu'après avoir envisagé les plaisirs et les peines
qui résulteront de d'eux actions sous tous ces
rapports, qu'on peut décider avec assurance
laquelle est réellement la plus utile ou la plus
nuisible, la meilleure ou la pire, et mesurer la
différence qui existe entre elles. Il faut aussi
tenir compte des différences qui existent entre
les agents, différences qui se distinguent en deux
ordres, dont le premier comprend les tempéra-
ments, les divers états de santé ou de maladie,
P.EXT
— 166 —
BÈRA
les degrés de force ou de faiblesse du corps, de
fermeté ou de mollesse du caractère, les habitudes,
les inclinations, le développement plus ou moins
grand de l'intelligence, etc., etc. Bcntham ne se
contente pas de dresser un catalogue exact de
toutes ces circonstances, il entre sur chacune
d'ellesdansdes développements pleinsdesagacité.
Mais le législateur ne peut tenir compte de
tous ces détails; il est obligé de procéder d'une
manière générale et, par conséquent, de se guider
d'après des vues d'ensemble, d'après les grandes
classifications dans lesquelles se répartissent les
individus; ce sont ces vues qui nous fournissent
les circonstances du second ordre, où les pre-
mières se trouvent naturellement comprises.
Telles sont celles qui résultent du sexe, de l'âge,
de l'éducation, de la profession, du climat, de
la race, de la nature du gouvernement et de
l'opinion religieuse. De là une conséquence lé-
gislative : c'est que, pour qu'il y ait égalité dans
la peine infligée à un coupable, il faut que cette
peine ne soit pas matériellement la même pour
tous les sexes, pour tous les âges, enfin pour
toutes les circonstances dont nous venons de
parler.
Mais les peines et les plaisirs ne se bornent pas
tous à un seul individu ; il en est qui s'étendent
à un grand nombre. De là un troisième élément
du calcul moral, élément que Bentham a analysé
avec le plus grand soin. Les résultats de cette
analyse sont peut-être ce que son système offre
de plus original et de plus utile. Le calcul de
tout le mal ou de tout le bien que fait une action
à la société, par delà l'individu qui la subit
directement, et les lois suivant lesquelles se ré-
pindent et se multiplient les effets de ce bien
ou de ce mal, voilà ce que nous offre l'ingénieuse
analyse de Bentham.
Pour apprécier une action au moyen de ces
données, il faut envisager comparativement ses
bons et ses mauvais effets ; c'est uniquement
d'après le résultat de cette comparaison qu'il
sera permis de la qualifier de bonne ou de
mauvaise. On décidera de la même manière
quelle est, de deux actions, celle qu'il faut juger
la meilleure ou la pire. On résoudra enfin par
un ]iro:édé analogue la question de savoir quel
est le degré de bonté ou de méchanceté d'une
action déterminée faisant partie d'un certain
nombre d'autres actions.
Pour savoir maintenant si le législateur doit
ériger en délits certaines actions et leur infliger
des peines, il faut rechercher si la peine peut
empêcher le délit, ou du moins le prévenir sou-
vent ; et, en supposant qu'elle le puisse, si le mal
de la peine est moindre que celui de l'action. Ben-
tham examine ensuite quels sont les meilleurs
moyens à employer par le législateur pour porter
les hommes à faire le plus d'actions utiles, et
les détourner le plus efficacement des actions
nuisibles à la communauté. Il se livre ici à une
nouvelle étude du plaisir et de la peine, envisa-
gés comme leviers entre les mains du législateur,
et en distingue quatre sortes : 1° les plaisirs et
les peines qui résultent naturellement de nos ac-
tions, et que Bentham appelle, pour cette raison,
la sanction naturelle; 2" ceux qui viennent de la
sanction morale, c'est-à-dire de l'opinion publi-
que; 3° ceux qui ont pour cause la sanction légale;
et 4° enfin ceux qui ont leur origine dans la sanc-
tion religieuse. La sanction légale peutscule être
appliquée par le législateur; mais il doit prendre
garde de se mettre en opposition avec les trois
autres. Bentham trace à ce sujet la ligne de dé-
marcation qui sépare le droit et la morale. Il
montre très-bien, el par des raisons très-sages,
ce qui avait été démontré mille fois, mais jamais
peut-être avec la même évidence, jusqu'où peut
aller la législation, et jusqu'où elle ne doit pas
pénétrer. Après cela, Bentham entre dans la lé-
gislation elle-même, et jette les bases do Code
civil et du Code pénal. Il divise les différents re-
cueils de lois en Codes substantifs et en Codes
adjectifs, suivant qu'ils sont principaux ou ac-
cessoires. Nous ne le suivrons pas dans les der-
nières conséquences de sa philosophie pratique;
elles appartiennent plutôt à la science de la lé-
gislation qu'à celle de la philosophie. Nous ne ré-
futerons même pas ce qu'il peut y avoir de faux et de
dangereux dans la philosophie que nous venons
d'esquisser. Cette réfutation se trouve faite par
cela seul qu'on reconnaît dans l'homme un autre
principe d'action que l'intérêt.
Les principaux ouvrages de Bentham sont : In-
troduction aux principes de morale et dejuris-
prudence, in-8, Londres, 1789 et 1823; — Traités
de législation civile et 'pénale, in-8, Paris, 1802
et 1820; — Théorie des peines et des récompenses,
in-8. Paris, 1812 et 1826; — Tactique des as-
semblées délibérantes et des sophismes politiques,
in-8, Genève, 1816; Paris, 1822; — Code consti-
tutionnel, in-8, Londres. 1830-1832; — Déontolo-
gie ou Théorie des devoirs (œuvre posthume),
in-8, Londres, 1833; — Essai sur la nomencla-
ture et la classification en matière d'art et de
science, publié parle neveu de l'auteur en 1823;
— Défense de Vusure, in-8, Londres, 1787; —
Panoptie ou Maison d'inspection, in-8, Londres,
1791 ; — Chreslomalhic. in-8, Londres, 1718. —
Pour l'exposition générale et la critique du sys-
tème de Bentham, voy. particulièrement Jouffroy,
Cours de Droit naturel, t. II, leç. xiv. J. T.
BÉRARD (Frédéric), né à Montpellier en 1789,
et professeur d'hygiène à l'école de celte ville,
a bien mérité de la philosophie spiritualiste par
son livre intitulé : Doctrine des rapports du phy-
sique et du moral (in-8, Paris, 1823). Il reconnaît
que l'étude de l'homme ne peut être bien faite
qu'à la condition de l'envisager tout à la fois sous
les points de vue physiologique et psychologique:
c'est le moyen, dit-il, de ne tomber ni dans le
matérialisme ni dans le spiritualisme outré. La
sensation est inexplicable par le mouvement, soit
vital, soit chimique; elle ne l'est pas davantage
par le galvanisme et l'électricité, ou par tout autre
fluide impondérable. Ce ne sont point les nerfs
qui sentent, et le cerveau lui-même n'est pas in-
dispensable pour qu'il y ait sensation. Il est plus
raisonnable d'admettre que l'âme sent dans la
partie du corps à laquelle la sensation est rap-
portée que de penser qu'elle sent ailleurs. Le
temps pendant lequel le sentiment persiste après
la décapitation varie suivant les différentes clas-
ses d'animaux, et suivant la manière de faire
l'opération. Les mouvements des animaux déca-
pités présentent les mêmes caractères que les
mouvements volontaires. Ni le jugement, ni la
mémoire, ni l'imagination ne s'expliquent par la
sensation, quoiqu'il y ait, suivant l'auteur, des
sensations actives. Le moi n'est pas toujours en-
tièrement passif dans les rêves. L'instinct lui-
même appartient au moi, comme modification des
sentiments; il est actif sous certains rapports, et
se combine avec les données de la réflexion. Les
langues sont aussi le produit de l'activité du moi :
l'esprit est tout à la fois actif et passif dans le
somnambulisme. La personnalité morale, ljexis-
tence substantielle d'un être simple en nous et son
immortalité, sonl aussi établies dans le livre
estimable du docteur Bérard. il n'était point par-
tis m du système de Gall ; il l'a réfuté dans le Die-
es médicales, article Cra-
. kik. Bérard a fait, dans cet ouvrage, plu-
sieurs autres articles importants. On a encore de
BERE
— 167 —
BERG
lui . Doctrine médicale de l'école de Montpellier,
et comparaison de ces principes avec ceux des
autres écoles de V Europe.
BÉRENGER, né à Tours, au commencement
du xie siècle, de parents riches et distingués, étu-
dia les arts libéraux et la théologie sous Fulbert
de Chartres, un des maîtres les plus fameux de
ce temps. Revenu dans sa patrie en 1030, il fut
choisi pour écolàtre, magisler scholarum, du mo-
nastère de Saint-Martin, et remplit ces Jonctions
jusqu'en 1039, où il devint archidiacre d'Angers.
Un point qui touche au fond même du christia-
nisme, celui de savoir quel est le sens du sacre-
ment eucharistique, soulevait alors de vifs débats.
Déterminé, dit-on, par une rivalité d'école, Bé-
renger soutint contre Lanfranc de Pavie, supérieur
de l'abbaye du Bec et son émule; que ;Jeucharis-
tie n'était qu'un pur symbole, opinion déjà émise
par Scot Érigène. Divers conciles tenus en 1050,
à Rome, à Verceil, à Brienne, en Normandie, et
à Paris, condamnèrent la doctrine de Bérenger,
et celui de Paris le priva même de ses bénéfices.
Bérenger; qui s'était vigoureusement défendu,
pensa qu'il devait céder à l'orage et abjurer. Mais a
peine se fut-il rétracté^ en 1035, devant le concile
de Tours, qu'il revint a son premier sentiment,
et désormais sa vie offrit, pour tout spectacle, de
continuelles variations. Une seconde abjuration
devant le concile de Rome, en 1039, fut aussitôt
suivie d'une nouvelle rechute. En 1078, il abjura
une troisième fois aux pieds du pape Grégoire VII,
et deux années plus tard l'incertitude de son or-
thodoxie obligea encore de le citer devant le con-
cile de Bordeaux, où il confirma ses précédentes
rétractations. Quelques auteurs pensent que sa
conversion fut sincère et définitive; d'autres le
contestent, entre autres Oudin, Cave, et la plu-
part des écrivains protestants. Il mourut en 1088.
Un chroniqueur cité par Launoy {de Scholis cele-
brioribus liber) loue les connaissances de Béren-
ger en grammaire, en philosophie et en nécro-
mancie. Hildebertde Lavardin, son disciple, dans
une épitaphe qu'il lui a consacrée, dit que son
génie a embrassé tous les objets décrits par la
science, chantés par la poésie, quidquid philoso-
phi,quid<juid cecinere poetœ. Sigebert de Gem-
bloux parle de son talent pour la dialectique et
les arts libéraux (de Script. Eccles., c. m); tous les
historiens le représentent comme versé profondé-
ment dans les sciences humaines. Ceux de ses
ouvrages qui nous sont parvenus portent, en ef-
fet; l'empreinte d'une érudition assez variée, et
qui, au xie siècle, était peu commune. Lanfranc,
son adversaire, lui reprochait ses réminiscences
profanes, et ce n'était pas sans motifs ; car, dans
un de ses opuscules, il cite cinq fois Horace. Cette
préoccupation de l'antiquité classique s'allie, chez
Bérenger, comme chez tant d'autres, à un esprit
d'indépendance, attesté d'ailleurs par l'histoire
entière de sa vie. Il ne récusait pas l'autorité ;
mais il a écrit ces mots que beaucoup de philo-
sophes d'une époque plus éclairée n'auraient pas
désavoués (de Sacra cœna, p. 100) : « Sans doute,
il faut se servir des autorités sacrées quand il y
a lieu, quoiqu'on ne puisse nier, sans absurdité,
ce fait évident, qu'il est infiniment supérieur de
se servir de la raison pour découvrir la vérité. »
Ailleurs, dans son élan pour la dialectique, il
s'écrie que Dieu lui-même a été dialecticien, et à
l'appui de cette étrange assertion il cite quelques
raisonnements tirés de l'Évangile. On ne saurait
donner au droit de discussion, comme le dit in-
génieusement M. J.-J. Ampère, une plus luute
garantie. Telle est donc la physionomie générale
sous laquelle Bérenger se présente : il a conti-
nué Scot Érigène et préparé Abailard. Inférieur
à tous deux, par le génie et par l'influence, il
s'est trompé comme l'un et l'autre en appliquant
la dialectique aux objets de la foi; mais de son
entreprise échouée il est resté un ébranlement
profitable sous quelques rapports à l'esprit hu-
main, qui, au commencement du xie siècle, se
mourait de langueur et d'immobilité. — Quelques
opuscules de Bérenger sont épars dans les œu-
vres de Lanfranc (in-f°, Paris, 1648), et diverses
collections bénédictines. En 17 70, Lessing, ayant
retrouvé dans la Bibliothèque de Brunswick un
manuscrit de son livre de Sacra cœna, en publia
quelques fragments sous le titre de Berengarius
Turonensis, in-4. Depuis, l'ouvrage complet a
été imprimé par les soins de M. Fred. Vischer,
in-8, Berlin, 1834. On peut consulter, en outre :
Oudin, Dissert, de vila, scriplis et doctrina Be-
rengarii, ap. Comment, de Script. Eccles., t. II,
p. 622; — Histoire littéraire de France, t. VIII;
— M. Ampère, Histoire littéraire de France
avant le xne siècle. C. J
BÉRENGER (Pierre), natif de Poitiers et dis-
ciple d'Abailard, écrivit après le concile de Sens
une Apologétique où il essayait de justifier son
maître. Le fond de cette défense, qui est semée
de beaucoup de réminiscences profanes, est moi-
tié plaisant, moitié sérieux, et la forme en est
généralement très-acerbe. Les Pères du concile y
sont représentés sous les figures les plus grotes-
ques, préparant, au milieu des désordres d'une
orgie, une sentence de condamnation, arrachée
parla crainte et la vengeance. Mais c'est surtout
à saint Bernard que l'impitoyable champion d'A-
bailard prodigue le sarcasme et l'outrage. Il con-
teste son éloquence; il nie jusqu'à son ortho-
doxie; il lui reproche de se payer de jeux de
mots et d'abuser les esprits par des frivolités
puériles ou par des erreurs que l'Église réprouve.
Ce pamphlet est une œuvre de la jeunesse de
l'auteur, qui n'en publia que la première partie.
Plus tard, tout en refusant de le désavouer, Bé-
renger se défendit, dans une lettre à l'évêque de
Mende, d'admettre les opinions imputées à Abai-
lard, et d'avoir voulu attaquer la personne de
saint Bernard. « J'ai mordu,* dit-il, je l'avoue;
mais ce n'est point le béat contemplatif, c'est le
philosophe; ce n'est point le confesseur, mais l'é-
crivain. J'ai attaqué non pas l'intention, mais la
langue; non pas le cœur, mais la plume. » VA-
pologétique et la lettre à l'évêque de Mende ont
été imprimées à la suite des œuvres d'Abailard
et d'Héloïse, soit dans l'édition d'Abailard don-
née par Amboise, soit dans celle de M. Cousin,
in-4, Paris, 1614. C. J.
BERG (François), né en 1753, dans le royaume
de Wurtemberg, professeur d'histoire ecclésias-
tique et conseiller ecclésiastique à Wurtzbourg,
fut un des plus ardents adversaires de Schelling.
Il publia contre lui, sous le titre de Sextus, un
traité de la connaissance humaine, où le dogma-
tisme le plus absolu, celui que professait M. de
Schelling avant sa seconde apparition sur la scène
philosophique, est combattu par le scepticisme.
Cet écrit provoqua une réponse anonyme, qui re-
çut le nom d'Anli-Sextus. Berg essaya plus tard,
dans un second ouvrage intitulé : Epicriliqiu de
la philosophie, de poser les bases de son propre
système, où la volonté appliquée à la pensée, la
volonté logique, ainsi qu'il la nomme, est re-
gardée comme le seul moyen d'arriver à la con-
naissance de la réalité. 11 pense que le principe
unique de toute erreur en philosophie consiste
en ce qu'on ne songe pas à s'entendre sur le point
de la question à éclaircir. Le premier remède a
cet inconvénient serait, selon lui, de donner un
Organon à la philosophie, ainsi que Kant l'avait
voulu faire. UÉpicrilique est la philosophie
destinée à combler cette larune, et elle doit, en
IÎERG
168 —
BÉRI
se conformant rigoureusement à la nouvelle mé-
thode, soumettre à l'examen toutes les solutions
possibles du problème fondamental, jusqu'à ce
qu'on ait enfin trouvé l'unique solution capable
de répondre à toutes les difficultés. Les faits in-
tellectuels, en tant qu'objets de ce problème, doi-
vent être expliqués sous le triple point de vue de
l'expérience, de laconnaissance? et surtout de la
réalité. Cette tentative sans originalité et sans
profondeur passa tout à fait inaperçue. Berg mou-
rut en 1821, ne laissant que les deux ouvrages
dont nous venons de faire mention. Le Sextus a
été publié à Nuremberg, en 1804, in-8, et YEpi-
critique àArnstadt et Rudolstadt, en 1805, in-8.
BERGER (Jean-Eric de) , philosophe danois,
né en 1772, et mort en 1833 à Kiel, où il était
professeur dé philosophie et d'astronomie. Il s'es-
saya d'abord sur divers sujets de morale et de
politique ; puis, se vouant entièrement à la phi-
losophie, il publia les écrits suivants^ qui ne
manquent pas d'une certaine originalité : Expo-
sition philosophique du système de l'univers,
in-8, Altona, 1808 ; — Esquisse générale de la
science, in-8, Altona, 1817-1827. Cet ouvrage, écrit
en allemand comme le précédent, se compose de
quatre parties, dont chacune a son titre particu-
lier : la 1'° s'appelle Analyse de la faculté de
connaître; la 2e, de la Connaissance ]>hilosophi-
que de la nature; la 3e, de i Anthropologie et de
la Psychologie ; la 4e traite de la morale, du
droit naturel et de la philosophie religieuse.
BERGER (Jean-Godefroy-Emmanuel), théolo-
gien-philosophe très-distingué, né à Ruhland,
dans la haute Lusace, le 27 juillet 1773, et mort
le 20 mai 1803. Ses écrits, tous en allemand,
sont remarquables par la liberté de ses opinions
et l'élévation de sa morale. Voici les titres de
ceux qui intéressent particulièrement la philoso-
phie : Aphorismes pour servir à une doctrine
philosophique de la religion, in-8, Leipzig, 1796;
— Histoire de la philosophie des religions, ou
Tableau historique des opinions et de la doctrine
des philosophes les plus célèbres sur Dieu et la
religion, in-8, Berlin, 1800 ; — Idées sur la phi-
losophie de l'histoire des religions, dans le Re-
cueil de Stauedlin, 5 vol. in-8, Lubeck, 1797-
1799, t. IV, n° 5.
BERGIER ( Nicolas-Sylvestre ) , théologien ,
philologue et apologiste du christianisme, mérite
une place dans ce recueil par la lutte qu'il soutint
contre J. J. Rousseau et les autres philosophes
du dernier siècle. Né à Darnay, en Lorraine, le
31 décembre 1718, il fut successivement curé
dans un village de la Franche-Comté, professeur
de théologie, principal du collège de Besançon,
chanoine de Notre-Dame de Paris, et confesseur
du roi. Il est mort à Paris le 9 avril 1790. Après
avoir débuté dans la carrière d'écrivain par dif-
férents travaux d'érudition et une traduction
d'Hésiode assez estimée de son temps, il s'attaqua
aux philosophes, alors tout-puissants sur l'opi-
nion. Les seuls de ses ouvrages qui se fondent
sur la raison, et qui, laissant de côté les dogmes
révélés, présentent un caractère purement phi-
losophique, sont les deux suivants : 1" le Déis-
me réfuté par lui-même, 2 vol. in-12, Paris,
1765, 1766, 1768. C'est 1 examen des principes
religieux, et une réfutation purement personnelle
de Rousseau: î" Examen du matérialisme, ou
Réfutation du système de la nature, 2 vol. in-12,
Paris, 1771.0n lui attribue aussi de! Principes
métaphysiques, imprimés dans le Cours d'études
à l'usaqede l'École militaire. On rem irque dans
ces écrits de l'ordre, de la netteté, de la suite,
rien de distingué dont la science puisse
faire sun profit.
BERGK (Jean Adam), né en 1769 près de Zcitz,
dans le gouvernement de Merscbourg en Prusse,
et mort à Leipzig, en 1834, fut principalement
occupé des rapports de la philosophie et du droit;
mais il publia aussi quelques ouvrages de philo-
sophie pure, conçus dans le sens des idées de
Kant. Voici les titres de ses principaux écrits, qui
d'ailleurs ne se distinguent par aucune origina-
lité : Recherches sur le droit naturel des Etats et
des peuples, in-8, Leipzig, 1796; — Lettres sur
les principes métaphysiques du droit, de Kant,
in-8, Leipzig et Géra; 1797- — Réflexions sur les
principes métaphysiques de la morale de Kant,
in-8, Leipzig, 1798; — l'Art de lire, in-8, Iéna,
1799; — l'Art dépenser, in-8, Leipzig, 1802; —
l'Art de philosopher, in-8; Leipzig, 1805 ; — Phi-
losophie di: droit^pénal, in-8, Meissen, 1802; —
Théorie delà législation, in-8, Meissen, 1802; —
Moyens psychologiques de prolonger la vie, in-8,
Leipzig, 1804 ; — Recherches sur l'âme des bêles,
in-8, Leipzig,, 1805; — Quel est le but de l'É-
tat et de l'Église, quels sont leurs rapports,
etc., in-8, Leipzig, 1827; — la Vraie Religion;
recommandé à l'attention des rationalistes et
destiné à la guérison radicale des super-natu-
ralistes, des mystiques, etc., in-8, Leipzig; 1828.
Ces deux derniers ouvrages furent publies sous
le pseudonyme de Jules Frey. — Défense des
droits des femmes, Leipzig, 1829. — Bergk a pu-
blié aussi, accompagnée de notes et d'éclaircis-
sements, une traduction allemande de l'ouvrage
de Beccaria sur les Délits et les Peines (Leipzig,
1798), et plusieurs autres petits écrits de droit.
— Dans tous ces ouvrages, comme il est facile
de le voir par les titres, règne l'esprit du xvm»
siècle.
BÉRIGARD OU BEAUREGARD (Claude Guii-
lermet, seigneur de), naquit à Moulins, selon les
uns en 1578, en 1591 selon les autres. Il acheva
la plus grande partie de ses études à l'Académie
d'Aix en Provence, où il s'appliqua particulière-
ment à la philosophie et à la médecine. Il se ren-
dit ensuite successivement à Paris, à Lyon et à
Avignon, et se fit partout une telle réputation,
que le grand-duc de Florence l'appela à l'univer-
sité de Pise, avec la mission d'enseigner ses deux
sciences de prédilection. Douze ans plus tard, en
1640, le sénat de Venise lui confia les mêmes
fonctions dans l'université de Padoue, à laquelle
il resta attaché jusqu'à sa mort. Il est l'auteur
de deux ouvrages, dont l'un: Dubitaliones in
dialogos Galilœi pro terrœ immobilitate (in-4,
1632), a été publié sous le pseudonyme de Gali-
l rus Lincœus. C'est, comme le titre l'indique,
une critique du nouveau système du monde.
L'autre, intitulé Circulus Pisanus, seu de vete-
rum et peripatelica philosophia Dialogi (in-4,
Udine, 1641 et 1643; Padoue, 1661), a eu beau-
coup plus de réputation, grâce aux colères qu'il
a soulevées parmi les théologiens. Sous la forme
d'un dialogue entre un disciple d'Aristote et uu
partisan de l'ancienne physique des ioniens, sur-
tout de celle d'Anaximandre, l'auteur met sous
nos yeux les deux hypothèses entre lesquelles son
esprit semble balancer : l'une où la formation du
monde est expliquée simultanément par les pro-
priétés d'une matière première, éternelle, et l'ac-
tion d'une cause motrice, d'un Dieu sans provi-
dence ; l'autre où tout s'explique par la seule
puissance des éléments matériels, des atomes ou
des homéoméries (voy. Anaxagore). et où l'exis-
tence de Dieu est regardée comme inutile. Peut-
être aussi, comme Tennernann le soutient avec
beaucoup d'esprit [Histoire de la Philosophie),
son dessein était-il de miner sourdement l'auto-
rité d'Aristote, en lui opposant avec avantage des
doctrines plus anciennes; cir, l'attaquer en face
était impossible à Bérigird, dont les fonctions
BERK
— 169 —
BERK
consistaient à enseigner officiellement la philo-
sophie péripatéticienne. A propos et sous le nom
d'Aristote. il fait aussi la critique des opinions
erronées rie son temps; par exemple de la théorie
des causes occultes, qu'il compare à des lambeaux
cousus sur le vêtement des philosophes pour ca-
cher leur nudité, c'est-à-dire leur ignorance. Ce-
pendant, quand on considère l'impuissance à la-
quelle il réduit la raison, il n'est guère permis
de voir en lui autre chose qu'un sceptique. Il ne
pense pas que, sans le secours de la révélation,
nous puissions résoudre aucune des questions
qui touchent à la religion et à la morale; il ne
nous accorde pas même la faculté de savoir par
nous-mêmes s'il y a un Dieu, encore moins de
démontrer son existence et de pénétrer dans les
secrets de la nature (Circulus Pisanus in prio-
rem librum physices, p. 24). Les contemporains
de Bérigard ne se sont pas mépris sur le sens de
ces protestations, en apparence si favorables à
l'autorité religieuse.
BERKELEY (Georges) naquit à Kilkrin en
Irlande, en 1684, et mourut à Oxford en 1753.
Les années de son adolescence et de sa jeunesse
se passèrent à Kilkenny, l'une des villes les plus
considérables de l'intérieur de l'Irlande. C'est là
que fut commencée son éducation, qui reçut son
achèvement au collège de la Trinité, à l'université
de Dublin, dont il devint associé en 1707. Après
une série de voyages en France, en Italie, en
Sicile, il fut nommé au doyenne de Derry, ri-
che bénéfice, qui semblait devoir le retenir et
le fixer dans sa patrie, lorsque, cédant à un
mouvement tout à la fois d'humeur aventureuse
et de prosélytisme religieux, il partit pour Rhode-
Island , avec le projet d'y créer, sous le nom
de collège de Saint-Paul, un établissement qui,
moyennant une instruction fondée sur des prin-
cipes évangéliques, devait devenir un foyer de
civilisation pour les sauvages d'Amérique. Ce
dessein échoua. De retour en Angleterre, Ber-
keley fut, en 1734, promu à l'évêché de Cloyne,
qu'il refusa plus tard de quitter pour un béné-
fice deux fois plus considérable. Il était venu à
Oxford pour y surveiller l'éducation de son fils;
il y mourut presque subitement en 1753. Il avait
été l'ami de Steele, de Swift, de lord Péterbo-
rough, du duc Grafton et de Pope. Il laissait un
grand nombre d'écrits, réunis par lui et publiés
en un recueil, sous le titre de Traités divers, à
Oxford, en 1752, un an avant sa mort.
Parmi les ouvrages de Berkeley, il en est qua-
tre qui, au point de vue philosophique, sont
particulièrement importants. Ce sont: 1" la Théo-
rie de la vision, publiée en 1709; 2° le Traité
sur les principes de la connaissance humaine,
publié en 1710, c'est-à-dire à une époque où Ber-
keley n'avait encore que vingt-six ans; 3° les
Trois Dialogues entre Hylas et Philonoûs, pu-
bliés en 1713; 4° YAlciphron, ou le Petit Phi-
losophe, publié en 1732. Les Dialogues ont été
traduits en français par l'abbé du Gua de Malves
(in-12, Amsterdam, 1750), et Y Alciphron par de
Joncourt (2 vol. in-12, la Haye, 1734).
Alciphron, ou le Petit Philosophe {the Minute
Philosophe)'), est un traité tout à la fois de
théodicee, de logique et de psychologie, mais
surtout de morale. L'Essai sur ^entendement
humain avait donné naissance à une foule de
théories matérialistes, fatalistes, sceptiques.
L'objet général du livre de Berkeley est la réfu-
tation de ces doctrines. Toutefois, YAlciphron
paraît plus spécialement dirigé contre les écrits
de Mandeville, qui, dans sa Fable des abeilles et
autres ouvrages, avait prétendu que ce qu'on
appelle la vertu n'est qu'un produit artificiel de
la politique et de la vanité. Berkeley adopta I
dans cet ouvrage la forme du dialogue, dont il
s'était déjà servi dans plusieurs autres écrits. Les
principales questions relatives au devoir, au libre
arbitre, à la certitude, à la nature de l'âme et de
Dieu, s'y trouvent, les unes- traitées en détail,
les autres sommairement examinées, et les unes
et les autres y sont résolues dans le sens des
croyances universelles.
Le livre intitulé Théorie de la vision (Theory
of vision) contient en germe le scepticisme en
matière de perception extérieure, qui devait,
quelques années plus tard, se produire sous des
formes plus complètes et plus hardies dans les
Principes de la connaissance humaine et clans
les Dialogues entre Hylas et Phiionoûs. Le sys-
tème de Berkeley sur la non-réalité du monde
matériel n'était-il pas encore parfaitement arrêté
dans son esprit, ou l'auteur jugea-t-il préférable
de ne le produire que graduellement? Ce sont
là deux hypothèses qui ont l'une et l'autre leur
probabilité. Quoi qu'il en soit, la Théorie de la
vision contient d'excellents aperçus sur les opé-
rations des sens. La distinction que, plus tard,
l'école écossaise, avec Reid et Stewart, devait
établir entre les perceptions naturelles et les
perceptions acquises du sens de la vue, s'y
trouve déjà présentée par Berkeley. Cette distinc-
tion était d'autant plus importante, qu'elle était
rendue plus difficile par la longue et presque
invincible habitude où nous sommes dès les
premiers jours de notre enfance d'associer les
unes aux autres dans une étroite union les opé-
rations de nos divers sens.
Le Traité sur les principes de la connais-
sance humaine (Treatise on the principles of
human knoivledge), et les Trois Dialogues en~
ire Hylas et Philonoûs (Three Dialogues belwen
Hylas and Philonoûs), malgré la différence de
la forme dans laquelle ils sont écrits, ont un
seul et même objet, qui est de contester la réa-
lité objective de nos perceptions. « Il est, dit
Berkeley {Théorie des principes de la connais-
sance humaine, § 6), des vérités si près de nous
et si faciles à saisir, qu'il suffit d'ouvrir les
yeux pour les apercevoir, et au nombre des
plus importantes me semble être celle-ci, que,
la terre et tout ce qui pare son sein, en un mot,
tous les corps dont l'assemblage compose ce ma-
gnifique univers, n'existe point hors de nos es-
prits. » Ainsi, point de réalités matérielles. Les
seules existences réelles sont les êtres incorpo-
rels, les esprits, c'est-à-dire Dieu et nos âmes.
Deux causes principales paraissent avoir dé-
terminé chez Berkeley l'adoption d'Une telle
doctrine. La première, d'un caractère tout per-
sonnel, se trouve dans les dispositions religieu-
ses du pieux évêque de Cloyne. Nous pouvons,
sur ce point, recueillir son propre aveu : « Si
l'on admet (dit-il dans sa Préface aux Trois
Dialogues) les principes que je vais tâcher de
répandre parmi les hommes, les conséquences
qui, à mon avis, en sortiront immédiatement,
seront que l'athéisme et le scepticisme tombe-
ront totalement. » Berkeley croyait donc, par la
négation de la matière, servir la cause du spi-
ritualisme. L'école de Locke avait converti en une
négation hardie le doute timide du maître à l'en-
droit de la spiritualité, et Berkeley répondait à
cette école par la négation de la substance ma-
térielle. Il ne s'attendait pas qu'un jour vien-
drait où le scepticisme, par la main de Hume,
saisirait l'arme dont il venait de frapper le
monde matériel, et la tournerait contre le monde
des esprits.
La seconde cause, il faut la chercher dans le
caractère fondamental de la théorie, qui, tout
bsurde qu'elle fût, régnait alors souveraine-
BKHN
— 170 —
IlKl'.N
nient en philosophie relativement au mode d'ac-
2uisition.de la connaissance. Nous voulons parler
e la théorie de l'idée représentative. D'après
cette théorie, la connaissance et l'idée étaient
deux choses distinctes. L'idée n'était qu'un
moyen de connaissance et non la connaissance
même. L'idée était une sorte d'intermédiaire
entre l'objet et le sujet. L'idée était pour le
sujet l'image ou la représentation de l'objet; et
l'exactitude de la connaissance se mesurait sur
le plus ou le moins de conformité de l'image,
avec l'objet qu'elle représentait. Cette théorie,
d'abord imaginée pour expliquer la formation de
nos connaissances sensibles, avait graduellement
acquis plus d'extension, et, à l'époque à laquelle
apparut Berkeley, elle servait à rendre compte
de la formation de toutes nos connaissances.
Berkeley l'adopta, mais cependant avec restric-
tion. Ainsi que paraît l'avoir fait Malcbranche à
la même époque, il n'attribua à l'intervention
de l'idée représentative que la formation d'un
certain ordre de connaissances, à savoir celles
qui ont pour objet le monde extérieur. Quant
aux notions qu'a notre âme de son propre être
et de ses modifications, Berkeley en regarde
l'acquisition comme s'opérant par un simple
acte d'aperception intérieure, et sans qu'il soit
besoin d'aucune image ou idée à titre d'inter-
médiaire entre l'objet et le sujet. Cette dis-
tinction explique comment Berkeley affirme à
la fois l'existence de l'esprit et nie celle de la
matière. En effet, l'esprit se saisissant lui-même
par une aperception immédiate, son existence
ne saurait être mise en question; tandis qu'il
en est tout autrement des objets corporels,
qu'il ne nous est jamais donné d'atteindre di-
rectement à cause de la présence de cette idée,
qui vient toujours s'interposer entre notre âme
et la réalité extérieure, et rendre ainsi cette
réalité à jamais insaisissable. C'est, assurément,
par cette voie que Berkeley fut conduit à pré-
tendre que les objets que nous regardons comme
constituant le monde extérieur ne sont que des
idées de notre esprit. Cet idéalisme, poussé par
la logique à ses conséquences dernières, ne tar-
derait pas à aboutir à un absolu égoïsme. Car,
la doctrine de Berkeley une l'ois adoptée, rien
ne me garantit plus l'existence extérieure d'êtres
semblables à moi, et je reste seul dans l'univers,
ou plutôt je constitue l'univers à moi seul, avec
mon esprit et mes idées, les seules choses qui,
dans un idéalisme conséquent, puissent échap-
per à la négation et au doute. Berkeley n'a pas
formellement avoué cette conclusion; mais elle
s'impose irrésistiblement à sa doctrine.
On peut consulter sur Berkeley, indépendam-
ment des écrits de ce philosophe dont les titres
ont été mentionnés plus haut, et des historiens
généraux de la philosophie, un ouvrage allemand
intitulé : Collection des principaux écrivains
qui nient la nudité de leur propre corps et du
monde matériel tout entier, contenant les Dia-
logues de Berkeley entre Hylas et Philonoùs et
la Clef universelle de Collier, avec des notes
qui servent à lu réfutation du texte, cl un sup-
plément dans lequel on démontre la réalité des
corps, par J. Chr. Eschenbach, in-8, Rostock,
Hûo. C. M.
BERNARD DE CHARTRES, dit Sijlvcstris. éi ri-
vain du xne siècle, enseigna dans les écoles de
Chartres. Jean de Sarisbéry, qui l'appelle le
meilleur des platoniciens de son temps, perfec-
tissimus inter platonicos hujus sœculi, lui at-
tribue deux ouvrages : l'un où il cherchait à
concilier Platon et Aristote, l'autre où il prou-
vait l'éternité des idées, justifiait la Providence,
tt montrait que tous les êtres matériels, étant
de leur nature soumis au changement, doivent
sairement périr [Metalog., lib.1V. c. xxxv).
Ces deux ouvrages Boni aujourd'hui perdus;
mais plusieurs bibliothèques possèdent en©
sous le nom de Bernard Sylvestris, un traite
philosophique en deux parties. Megacosmut et
Microcosmus, le Grand et le Petit monde, qui
en effet est empreint d'une forte teinte de pla-
tonisme. L'auteur y reconnaît deux éléments
des choses: la matière et les idées. La matière
est privée de toute forme et susceptible de les
recevoir toutes. Les idées résident dans l'enten-
dement divin ; elles sont les exemplaires de la
vie, le principe immuable de ce qui doit être, et
toutes choses résultent de leur union avec la
matière. Créé à l'image du monde intelligible,
ie monde sensible a toute la perfection de son
modèle. Il est complet, parce que Dieu est com-
plet ; il est beau, parce que Dieu est beau ; il
est éternel dans son exemplaire éternel. Le
temps a sa racine dans l'éternité et il retourne
dans l'éternité. En lui l'éternité paraît se mou-
voir et il paraît se reposer en elle. 11 gouverne
i le monde, gouverné lui-même par l'ordre. A
l'exposition de ces principes qui sont évidem-
ment empruntés du Timée, un des monuments
de la philosophie ancienne que le xne siècle a
le mieux connus, succède, dans le Microcosme,
une théorie de l'homme. Bernard reconnaît la
distinction du corps et de l'âme ; il admet la
préexistence de celle-ci, et semble adopter l'hy-
pothèse de la réminiscence. Les détails physio-
logiques occupent d'ailleurs la plus grande place
dans cette partie de l'ouvrage. — M. Cousin a
publié à la suite des Œuvres inédites d'Abailard
quelques extraits du Megacosmus et du Micro-
cosmus, avec des fragments d'un Commentaire
de Bernard de Chartres sur le VIe livre de YÈ-
néide. — Voy. aussi : Fragments de philosophie
du moyen âge, par V. Cousin; et un article
étendu de YHisloire littéraire de France, t. XII.
C. J.
BERNARD (Saint), abbé de Clairvaux, né
en 1091, mort en 1153, est certainement une des
figures les plus imposantes du xne siècle. Mais
on n'a pas à rappeler ici ses vertus, ses talents,
sa fermeté à maintenir l'ordre dans les esprits
et la discipline dans les mœurs, ni son éloquence
qui envoya des foules en terre sainte, ni même
ses écrits qui touchent de plus près à la religion
qu'à la science. Il n'a guère abordé la philosophie
que pour exprimer combien il la dédaignait ; et les
philosophes qui ont attiré son attention, comme
Abailard et Gilbert de la Porrée, n'ont pas eu à
s'en louer. L'histoire de ces débats se trouve
ailleurs (voy. Abailard, Gilbert de la Porrée).
On doit seulement indiquer ici qu'en poursuivant
ses adversaires, saint Bernard ne les a jamais
attaqués sur le terrain de la philosophie : il a
voulu réprimer les excursions qu'ils faisaient en
pleine théologie, non sans porter dommage à
plus d'un dogme. Abailard est très-maltraité dans
les cinq lettres envoyées contre lui au pape
Innocent : c'est un autre Goliath, un lion, un
dragon qu'il faut fouler aux pieds ; et dans douze
autres epîtres à divers personnages, toujours
contre le même Abailard, il le représente comme
le précurseur de l'antechrist et comme un fabri-
cateur de mensonges. Mais toujours et partout
ce sont des hérésies formelles qu'il lui impute à
tort ou à raison : « Quand il parle de la trinité,
dit-il, on croirait entendre Arius; il pense sur la
grâce comme Pelage, sur la personne du Christ
comme Nestor..., et tout en s'évertuant à faire
de Platon un chrétien, il prouve que lui-même
est païen. » Quant à Gilbert de la Porrée, en
distinguant d'une part la divinité et de l'autre
BERN
171 —
BERT
les trois personnes qui en sont revêtues, il com-
promettait le dogme de la trinité. Ces luttes ne
permettent donc pas de préjuger les opinions
philosophiques de saint Bernard, et l'examen de
ses écrits donne à penser qu'il n'en a pas eu de
bien suivies. Il parle avec un certain dédain de
Platon et d'Aristote, et ne choisit pas entre les
arguties de l'un et le bavardage de l'autre :
Arislolclicœ subtilitatis facunda quidem sed
infecunda loquacitas (Sermons, édit. Martène,
p. 21). Cependant il incline vers le platonisme.
« Les idées, dit-il, ne sont pas seulement des idées,
mais leur être est l'être vrai, puisqu'elles sont
immuables et éternelles, et que tout ce qui est, de
quelque manière qu'il soit, n'arrive à l'existence
que par leur participation » (deQuœstionibus, etc.,
quaestio 46). Ces idées ont leur substance dans
le Verbe, ou l'homme saint les contemple après
la vie. Mais dès à présent il s'y prépare par
l'amour. La première aurore de cette passion
divine c'est le sentiment de Dieu : « Ce n'est pas
la langue, c'est l'onction de la grâce qui enseigne
ces choses ; elles sont cachées aux grands et aux
sages du siècle ; mais Dieu les révèle aux petits
(Sermon lxxxv). » Mais il y a toute une hiérar-
chie d'amours, et au dernier degré la volonté
qui aime et l'intelligence qui contemple sont
confondues, et s'unissent entre elles et avec Dieu.
Toutefois cette union est d'affection et de sen-
timent, sans qu'elle abolisse la différence des
substances. « Dieu est l'être de toutes choses, non
que toutes choses soient un même tout avec lui ;
mais elles sont de lui, en lui, et par lui. Il en
est le principe et non la matière, principium
causale non maleriale (Sermon iv). » Saint
Bernard est sur la pente du mysticisme où va
s'engager l'école de saint Victor. Mais il ne dé-
passe pas la limite où s'est arrêté saint Augustin.
L'amour qu'il place au-dessus de la science n'est
pas mercenaire, et comme il le dit avec délicatesse,
habet pro:mium, sed id quod amatur (de Deo
diligendo). La grâce qu'il oppose à la liberté ne
la délruit pas : « Sans le libre arbitre, il n'y a
rien à sauver; sans la grâce, il n'y a rien qui
fiuisse sauver; Dieu est l'auteur du salut, le
ibre arbitre est seulement capable d'être sauvé.
La grâce fait tout dans le libre arbitre, et le libre
arbitre fait tout par la grâce. » Les œuvres com-
plètes de saint Bernard ont été publiées par Mar-
tène, Venise, 1567, et depuis souventréimprimées.
Elles renferment des lettres, des sermons et des
traités. Parmi les lettres, il y en a vingt-six qui
traitent de matières plus ou moins philosophi-
ques; on en trouvera les numéros dans Y Histoire
littéraire, t. XIII, p. 148; quelques sermons (il y
en a trois cent quarante) renferment des passages
intéressants ; enfin parmi les traités on consultera
ceux de l'amour de Dieu et de la grâce et du
libre arbitre. De nombreux travaux, entre autres
ceux de Néander, de MM. Ratisbonne et de Monta-
lembert, ont illustré la figure de saint Bernard;
mais, sauf erreur, on ne s'est pas inquiété par-
ticulièrement de sa philosophie, qui n'a ni ori-
ginalité ni étendue. E. C.
BERNIER (François), voyageur, médecin et
philosophe, naquit le 25 ou 26 septembre 1620, à
Joué, aujourd'hui commune de Joué-Ètiau, près
d'Angers, et mourut à Paris le 22 septembre 1688.
Élevé par les soins d'un curé de campagne, son
oncle paternel, il fut, encore très-jeune, mis en
relation avec Gassendi, alors prévôt de la cathé-
drale de Digne. Gassendi, après plusieurs voyages
à Paris, s'étant décidé à y demeurer, Bernier ne
tarda pas à l'y joindre et fut admis à suivre ses
leçons de philosophie et d'astronomie. Il enseigna
lui-même ces deux sciences au jeune de Mer-
veilles, qui, chargé plus tard d'une mission di-
plomatique, l'emmena avec lui en Allemagne et
en Italie. Reçu docteur en médecine en 1652, il
fit servir l'autorité que lui donnait ce titre pour
défendre son maître contre les attaques pas-
sionnées de Morin. En 1656, après la mort de
Gassendi, dont il entoura la vieillesse d'une sol-
licitude toute filiale, il s'embarqua pour l'Orient.
Il passa plusieurs années dans l'Inde, à la cour
d'Aureng-Zeyb, dont il fut le médecin, et ne re-
vint en Europe qu'en 1669, après avoir visité la
Palestine, l'Egypte, la Perse et la Turquie. Les
Mémoires, qu'il publia peu de temps après son
retour sur les événements dont il fut témoin pen-
dant son séjour dans la presqu'île hindousta-
nique, le rendirent promptement célèbre (Mé-
moires du sieur Bernier sur l'empire du Grand
Mogol, 4 vol. in-12, Paris, 1670-1671).
Lié d'amitié avec Chapelle, Boileau, Racine,
la Fontaine et Molière, son compagnon d'étude à
l'école de Gassendi, il fut mêlé indirectement à la
littérature du xvi'r3 siècle. On suppose qu'il a
fourni à Molière plusieurs traits satiriques contre
les médecins et à la Fontaine les sujets de
quelques-unes de ses fables. Il a contribué avec
Racine et Boileau à la rédaction de VÂrrct bur-
lesque, et fut un des collaborateurs les plus
actifs des journaux scientifiques et littéraires de
l'époque. Mais les ouvrages par lesquels il mérite
surtout d'occuper une place dans ce recueil sont
les suivants : Abrégé de la philosophie de Gas-
sendi (8 vol. in-12, Lyon, 1678 et 1684); Doutes
de M. Bernier sur plusieurs chapitres de son
Abrégé de Gassendi (in-12, Paris, 1682); Éclair-
cissements sur le livre de M. de la Ville (le P. le
Valois) intitulé : Sentiments de M. Descartes
touchant l'essence et les propriétés des corps;
Traité du libre et du volontaire, in-12, Amster-
dam, 1685; Mémoire sur le Quiélisme des Indes,
dans YHistoire des ouvrages des Savants, de
Basnage, septembre 1688. Voici les titres des
deux autres écrits où M. Bernier défend contre
Morin la doctrine et la personne de son maître :
Anatomia ridiculi mûris, hoc est disseria-
tiunculœ J. B. Morini astrologi, adversus ex-
positam a P. Gassendo philosophiam , in-4,
Paris, 1651; — Favilla ridiculi Mûris, et:., in-4,
Paris, 1653. — Consulter sur Bernier la notice que
lui a consacrée M. de Lens dans le Dictionnaire
historique, géographique et biologique de l'Anjou.
BERTRAND (Alexandre), né àRenncs en 1795,
mort en 1831, élève de l'École polytechnique,
docteur en médecine, a étudié en physiologiste
et en philosophe les phénomènes du somnambu-
lisme et particulièrement ceux qu'on a attribués
au magnétisme animal.
Dans un ouvrage intitulé Traité du Somnam-
bulisme (Paris, 1823, in-8), il distingue quatre
espèces de somnambulisme : 1° le somn unbu-
lisme essentiel, se produisant pendant le sommeil
chez des individus qui paraissent jouir d'ailleurs
d'une santé parfaite; 2° le somnambulisme symp-
tomatique, apparaissant dans le cours de certaines
maladies dont on peut le considérer comme une
crise ou un symptôme ; 3° le somnambulisme
artificiel, que font naître à volonté chez certains
sujets les pratiques des magnétiseurs ; 4° le som-
nambulisme extatique, résultat d'une exaltation
morale exagérée, contagieux par imitation, celui
des possédés au moyen âge. Il pense que toutes
ces espèces de somnambulisme sont de la même
nature, mais que l'étude des deux dernières peut
éclairer la science sur les phénomènes du som-
nambulisme, d'autant mieux que l'observateur
peut entrer en communication avec les somnam-
bules de ces deux genres. Voici le résumé de
j sa théorie. Il y a dans l'homme deux vies, la
BERT
— 172 —
UKHT
vie organique intérieure et la vie extérieure
ou de relation. Dans le sommeil, la vie de
relation est plus ou moins complètement sus-
pendue: au contraire, la vie intérieure de-
vient plus intense, selon l'aphorisme d'Hippo-
crate : In somno motus intra; somnus labor
visceribv.s. Dans le sommeil, les fibres cérébrales
produisent par leurs mouvements spontanés une
foule d'impressions et d'images qui affectent le
dormeur comme feraient des perceptions vérita-
bles : ce sont les rêves. Lorsque la vie de relation
n'est pas assez entièrement suspendue pour en-
lever la possibilité des mouvements musculaires,
lorsque quelques sens demeurent en activité, le
dormeur devient somnambule. L'état de somnam-
bulisme, dans quelques circonstances qu'il se
produise, consiste surtout en deux choses : 1° dans
le reflux de la vie vers les organes intérieurs;
2° dans la surexcitation du cerveau. Cette con-
centration de la vie vers les organes internes
rend perceptibles au somnambule les impressions
qui se rapportent à ces organes et qu'il ne perçoit
pas en temps ordinaire. De là des faits d'appa-
rence merveilleuse : la prévision des accidents
pathologiques qui doivent s'accomplir en lui,
le développement de l'instinct des remèdes, l'ap-
préciation de la durée, l'apparition des symptômes
morbides de personnes étrangères. La surexcita-
tion du cerveau explique des phénomènes d'un
autre ordre : le perfectionnement de la mémoire,
l'activité extraordinaire de l'imagination, l'oubli
au réveil, la communication des pensées et des
volontés étrangères, enfin la puissance du som-
nambule sur les phénomènes de la vie inté-
rieure.
On voit que le docteur Bertrand accepte tous
ou presque tous les faits que l'on dit se produire
chez les somnambules extatiques ou chez les
sujets des magnétiseurs, mais il ne discute pas
quelle est la cause qui produit l'état de ces
derniers; c'est pourquoi il appelle leur somnam-
bulisme artificiel et non magnétique. Il les prend
dans cet état et cherche à expliquer physiologi-
quement les phénomènes qu'ils présentent. On
peut trouver qu'il met quelque complaisance et
même un peu de crédulité dans la simple ac-
ceptation de tous ces faits; mais, comme la
théorie qu'il expose est purement scientifique,
elle mérite déjà d'être discutée par les médecins
et les philosophes. Cependant, malgré le soin
qu'il apporte à ne pas s'expliquer sur la nature
de la cause qui produit le somnambulisme arti-
ficiel et à refuser à celui-ci le nom de magné-
tique, il est évident qu'il admet l'existence d'un
fluide parti ulier dont le magnétiseur dirigerait
à son gré les effluves vers le somnambule. En
effet, dans^ un autre ouvrage dont il sera ques-
tion tout à l'heure, il reconnaît avoir partagé
avec une foi profonde les principales croyances
des plus chauds partisans du magnétisme animal
et avoir envoyé en 1821, pour un concours ouvert
à Berlin, un mémoire où il défend la cause
commune. Le Traité du Somnambulisme n'est
même que le résumé, très-atténué, comme on
l'a vu, de leçons publiques faites par le docteur
Bertrand sur le magnétisme animal et en sa
faveur, au milieu des railleries des incrédules.
Dans un traité intitulé : du Magnétisme
animal en France et des jugements qu'en ont
portés les sociétés savantes, suivi de Çonsidéra-
tions sur l'apparition de l' extase dans les
traitements magnétiques (Paris, 1826, in-8), de
nouvelles lumières se font dans l'esprit du do tcur
Bertrand. Il se sépare des partisans absolus du
magnéti nie, en déclarant que le magnétisme
nal n'existe pas-, qu'il n'y a pas de fluide
magnétique, que la volonté du soi-disant ma-
gnétiseur n'est pour rien dans La production du
somnambulisme artificiel; mais il se sépare à \\
fois de ses adversaires également exagérés, en
maintenant la réalité des faits du somnambu-
lisme, seulement comme des effets étrangers au
prétendu magnétisme animal et procédant d'une
tout autre cause. Le somnambulisme artificiel
n'est plus à ses yeux qu'une variété de l'extase,
et il propose de remplacer le premier met par
le second. Du reste il définit assez vaguement
l'extase, « un état particulier, qui n'est ni la veille,
ni le sommeil, un état qui est naturel à l'homme,
en ce sens qu'on le voit constamment apparaître,
toujours identique au fond, dans certaines cir-
constances données. » La plus puissante de ces
circonstances qui produisent l'extase, est une
exaltation morale portée à un haut degré. Ce
second ouvrage diffère donc du premier en ce
seul point, que le magnétisme animal admis dans
celui-ci, au moins comme possible et tacitement
comme réel, est décidément repoussé dans celui-
là. Mais les faits du somnambulisme artificiel,
devenus ceux de l'extase, demeurent les mêmes
et conservent la même explication.
Puisque le docteur Bertrand, débarrassé par la
seule puissance de son bon sens de la croyance
temporaire au fluide magnétique, ramenait à
l'extase tous les faits du somnambulisme, quelles
que fussent les causes déterminantes de cet état,
il devait être conduit naturellement à étudier
l'extase de plus près, d'autant plus qu'il la dé-
clarait être un état réel, historique et toujours
actuel, mais inconnu à la science; il devait en
donner une théorie scientifique qui expliquât les
phénomènes d'apparence merveilleuse à la réalité
desquels il ne cessait d'accorder sa croyance. En
effet, il se proposait, dit-on, de composer un
volumineux ouvrage sur l'extase. Ce projet n'a pas
été exécuté dans ces vastes proportions ; le docteur
Bertrand a seulement écrit pour Y Encyclopédie
progressive un petit traité de cinquante-six pages
intitulé : Extase; de l'état d'extase considéré
comme une des causes des effets attribués au
magnétisme animal (1826, 8e traité). Dans ces
pages qui ne sont en partie que le résumé de
l'ouvrage précédent, le docteur Bertrand ne
s'occupe que de l'extase produite par l'exaltation
morale, dont le somnambulisme, dit magnétique,
est un cas particulier. Après avoir rappelé l'in-
fluence si puissante que le moral exerce sur le
physique et les phénomènes physiologiques qui
en résultent et qui ont souvent passé pour des
miracles, il place l'état d'extase au nombre de ces
effets, comme un fait d'autant plus surprenant
qu'il ne se produit pas seulement chez des in-
dividus isolés, mais qu'il se propage à la façon
d'une épidémie. L'histoire a enregistré plusieurs
de ces épidémies singulières, par exemple, celle
qui éclata parmi les religieuses de Loudun et
dont Urbain Grandier fut la victime. Le somnam-
bulisme, dit magnétique, serait une épidémie de
plus. Parmi les phénomènes qu'on observe chez
les extatiques, A. Bertrand prend à part ceux
qu'il appelle du nom général d'inspiration. Il
définit l'inspiration : l'acquisition d'idées et de
7iotions que l'intelligence 7i'a pas la conscience
d'avoir formées ou acquises, la manière dont
l'extatique prétend qu'elles lui sont inspirées
n'étant qu'une circonstance accessoire. De
l'inspiration ainsi définie il donne l'explication
suivante. Quand nous faisons un raisonnement,
soit: tout homme est mortel, Pierre est homme,
donc il est mortel, après avoir considéré atten-
tivement les deux prémisses, nous ne pouvons
nous refuser à admettre la conclusion, et notre
seule participation active à l'acquisition de cette
conclusion est l'attcntioxi que nous avons donnée
BESS
173 -
BEUR
aux prémisses; la conclusion elle-même s'impose
par son évidence. Si donc les idées que notre
attention rapproche ainsi avec effort naissaient
de notre cerveau sans exercice de notre volonté,
la conclusion nous en paraîtrait révélée. C'est
précisément ce qui arrive aux extatiques : leur
cerveau surexcite suscite et rapproche une foule
d'idées à la production et à la comparaison des-
quelles ils ne participent pas : la conclusion leur
en tombe dans l'esprit et ils cherchent, ils rêvent
une cause qui en explique l'apparition.
Le mérite du docteur Bertrand est, outre une
parfaite sincérité, d'avoir, le premier ou l'un
des premiers, su tenir un juste milieu vraiment
philosophique entre les opinions extrêmes de
ceux qui acceptaient sans contrôle le magnétisme
animal avec tous ses miracles et de ceux qui
rejetaient indistinctement avec le magnétisme I
les faits, incontestables et naturels quoique éton-
nants en apparence, du somnambulisme et de
l'extase; mérite d'autant plus grand qu'il avait
tout d'abord abondé dans l'erreur. Toutefois on
peut lui reprocher enjore d'être trop peu sévère
dans l'acceptation et dans l'explication de certains
faits, même après avoir abjuré le magnétisme.
Ces reproches s'adressent en particulier à son
second ouvrage ; les excellentes quoique très-
courtes considérations que renferme son petit
traité de V Extase donnent peut-être lieu de
croire que, s'il eût vu le jour, son grand ouvrage
les eût réduits à néant.
A. Bertrand a encore publié des Lettres sur
les révolutions du globe, Paris, 1824, in-18, et des
Lettres sur la physique, Paris, 1825, 2 vol. in-8,
où il a essayé de vulgariser les découvertes de
la science. Enfin il a rédigé pendant plusieurs
années la partie scientifique du journal le Globe.
A. L.
bessarion (Jean), un de ceux qui ont le
plus contribué à répandre en Occident la con-
naissance des lettres et de la philosophie grec-
ques. Né à ïrébizonde en 1389, selon quelques-
uns en 1395, il entra d'abora dans l'ordre de
Saint-Basile, et passa vingt et un ans dans un
monastère du Péloponnèse, occupé de l'étude
des lettres, de la théologie et de la philosophie,
à laquelle il fut initié par le célèbre Gémiste
Pléthon. En 1438, il accompagna en Italie, avec
d'autres Grecs de distinction, l'empereur Paléo-
logue se rendant au concile de Ferrare pour
opérer la réunion de l'Église grecque et de l'É-
glise latine. S'étant prononcé pour les Latins, et
ayant fait prévaloir son opinion dans l'esprit de
Paléologue, le pape Eugène IV l'en récompensa
en le nommant cardinal-prêtre du titre des Apô-
tres. Dès lors, soit pour se conformer aux exi-
gences de sa nouvelle dignité, soit pour échap-
per aux troubles qu'excita dans son pays le
projet de réunion arrêté à Ferrare, Bessarion se
fixa en Italie, où sa maison devint le centre du
mouvement intellectuel qui s'opérait alors en
faveur des lettres antiques. Les successeurs
d'Eugène IV le traitèrent avec la même faveur.
Nicolas Ier le nomma archevêque de Siponto et
cardinal-évêque du titre de Sabin. Pie II lui
conféra le titre de patriarche de Constantinople.
Il remplit successivement différentes missions
diplomatiques de la plus haute importance; deux
fois même il faillit être élu souverain pontife.
Enfin il mourut à Bavenne. le 19 novembre
1472.
Les écrits philosophiques de Bessarion se rap-
portent tous à la querelle qui s'éleva de son
temps et au milieu de ses compatriotes habitant
l'Italie, entre les partisans d'Aristote et de Pla-
ton. Gémiste Pléthon, dans un petit écrit sur la
Différence de la philosophie de Platon et de
celle d'Aristote, avait attaqué ce dernier avec
assez de violence. Le chef du Lycée fut défendu
par Gennadius et Théodore de Gaza. Bessarion,
consulté sur la question, essaya de concilier les
deux partis, en montrant que Platon et Aristote
ne sont pas aussi divisés qu'on le pense, et
au'il faut les vénérer également comme les
eux plus grands génies de l'antiquité. Ce fut
alors que George de Trébizonde vint ranimer la
dispute, en publiant, sous le titre de Compa-
raison entre Platon et Aristote (Comparatio
Platonis et Aristotelis), une longue et amère
diatribe contre Platon. Bessarion publia à cette
occasion deux écrits, qui ne servirent pas peu à
préparer les voies à une manière plus large
d'étudier la philosophie et à une connaissance
plus approfondie des monuments originaux:
l'un {Epistola ad Mich. Aposlolium de Prœs-
tantia Platonis prœ Aristotele, gr. et lat., dans
les Mémoires de l'Académie des inscriptions,
t. III, p. 303) est adressé sous la forme d'une
lettre au jeune Apostolius, qui, sans rien enten-
dre au sujet de la discussion, avait écrit contre
Aristote un véritable pamphlet; l'autre, beau-
coup plus considérable, est dirigé contre Geor-
ge de Trébizonde, et a pour titre : In calum-
niatorem Platonis (in-f°, Venise, 1503 et 1516;
in-f°, Rome, 1469). Bessarion démontre très-
bien à son adversaire qu'il n'entend pas les
écrits du philosophe contre lequel il se déchaîne
avec tant de violence. Mais, quant à sa propre
impartialité, il ne faut pas qu'elle nous fasse il-
lusion ; le disciple de l'enthousiaste Gémiste
Pléthon ne pouvait pas tenir la balance égale
entre les deux princes de la philosophie an-
cienne. Dans son opinion, Platon est beaucoup
plus près de la vérité quand il nous décrit la na-
ture du ciel, celle des éléments et les diverses
figures des corps. Que pense-t-il donc de sa
théologie et de sa morale ? Il n'hésite pas à les
regarder comme parfaitement orthodoxes, et il
va même jusqu'à les présenter comme la plus
grande preuve qu'on puisse donner de la vérité
de la religion, comme le moyen le plus efficace
d'y ramener les esprits sceptiques et incrédules.
Pour lui, oser attaquer Platon, c'est se révolter
contre l'autorité des Pères de l'Église et contre
la religion elle-même; car, ainsi qu'il cherche à
le démontrer avec beaucoup d'esprit et d'érudi-
tion, tout ce que Platon a enseigné sur la nature
divine, sur la création, sur le gouvernement du
monde, sur la liberté et la fatalité, sur l'âme
humaine, a été consacré par les dogmes du
christianisme. On conçoit que de telles opinions,
malgré la réserve avec laquelle elles furent ex-
posées, aient pu, non-seulement achever la ruine
déjà commencée de la. scolastique, mais prépa-
rer de loin l'indépendance de la philosophie mo-
derne, en élevant la raison humaine au niveau
de la révélation.
Outre les ouvrages que nous venons de men-
tionner, Bessarion a publié aussi une traduction
latine des Memorabilia de Xénophon, Louvain,
1533, in-4; de la Métaphysique d'Aristote, avec
le fragment attribué à Theophraste, Paris, 1516,
in-4 ; et, dans un écrit intitulé : Correctorium
interprelationis librorum Platonis de Legibus,
il releva les fautes commises par son adver-
saire George de Trébizonde dans la traduction
des Lois de Platon. — Voy. Vacherot, Histoire
critique de V école d'Alexandrie, 3 vol. in-8,
Paris, 1846-51.
BEURHUSIUS (Frédéric), philosophe alle-
mand, contemporain de Ramus dont il adopta
la doctrine avec ardeur. Il n'admettait pas même
qu'il pût y avoir quelque erreur dans sa dialec-
tique et soutenait qu'elle était parfaite, perfeclam
Bien
174 —
BIEN
esse omnibus modis liami dialecticam, nous dit
Elswich. Lorscme Schegk eut donné le signal de
la résistance a cette réforme, et que Cornélius
Martini eut publié contre Ramus une violente
diatribe, Beurhusius, de concert avec ses amis
Hoddée et Buscher, recteurs des académies de
Gcettingue et de Hanovre, écrivit une défense
du ramisme, en trois dissertations qui parurent
réunies en 1596 à Lemgow. Voy. Elswich, de
Varia Aristotelis in schotis prolestantismis for-
tuna, "Witternberg, 1720, p. 55 et 62.
BIAS, l'un des sept sages de la Grèce, naquit
à Priène, une des principales villes de l'Ionie,
vers l'an 570 avant J. C. Il fut principalement
occupé de morale et de politique, comme tous
ceux qu'on honorait alors du titre^ de sages. Il
avait, en quelque sorte, condamné à l'avance
les spéculations philosophiques, en disant que
nos connaissances sur la Divinité se bornent à
savoir qu'elle existe, et qu'on doit s'abstenir de
toute recherche sur son essence. Il fit une étude
particulière des lois de sa patrie, et consacra les
connaissances qu'il avait acquises en cette matière
à rendre service à ses amis, soit en plaidant
pour eux, soit en se faisant leur arbitre. Il refusa
toujours l'appui de son talent à l'injustice, et
l'on avait coutume de dire, pour désigner une
cause éminemment droite : c'est une cause de
l'orateur de Priène. Possesseur d'une grande
fortune, il la consacrait à de nobles actions, tout
en la dédaignant pour son propre usage ; on sait
à quelle occasion il prononça le mot célèbre :
« Je porte tout avec moi. » Bias passa toute sa
vie dans sa patrie, où il mourut dans un âge fort
avancé, en plaidant pour un de ses amis. Les
Priéniens lui firent des funérailles splendides,
et consacrèrent à sa mémoire une enceinte,
qu'on appelait du nom de son père, le Tenta-
mium. A défaut d'ouvrages, nous citerons quel-
ques maximes de Bias : « Il faut, disait-il, vivre
avec ses amis comme si l'on devait les avoir un
jour pour ennemis. » — « Il vaut mieux être pris
pour arbitre par ses ennemis que par ses amis ;
car, dans le premier cas, on peut se faire un
ami ; dans le second, on est sûr d'en perdre un. »
— Voy. Diogène Laërce, liv. I, ch. v; une excel-
lente biographie de Bias par M. Clavier, dans le
IVe vol. delà Biographia universelle: la Morale
dans l'antiquité, par A. Garnier, Paris, 1865.
in-12: la Morale avant les philosophes, par
L. Menard, Paris, 1860, in-8; l'article Sages (les
Sept).
BICHAT (Marie-François-Xavier), né en 1771
à Thoirette, département de l'Ain, mort à 31 ans
en 1802, anatomiste et physiologiste du premier
ordre, ne mérite d'être compté au nombre des
philosophes que pour ses idées sur la vie et la
sensibilité. Il admettait deux sortes de vies :
l'une animale, l'autre organique. La première a
pour instruments les organes au moyen desquels
l'être vivant se trouve en rapport avec le monde
entier : c'est par cette raison que la vie animale
s'appelle aussi vie de relation. La vie organique
a pour but le développement, la nutrition et la
conservation de l'animal : les organes spécia-
lement consacrés à cette triple fonction sont
placés dans les profondeurs du corps; mais ils
communiquent avec ceux de la vie externe ou
de relation, parce que ces deux vies sont réel-
lement subordonnées l'une à l'autre et ne forment
que deux aspects différents d'un même système,
La fonction de la reproduction, destinée à la
conservation de l'espèce, se classe mal dans
l'une et l'autre espèce de vie; elle appartient
très-visiblement à toutes deux. Bichat reconnaît
deux sensibilités : l'une animale, source des
,'laisirs et de la douleur et dont nous avons par-
faitement conscience ; l'autre organique, sur le»
phénomènes de laquelle la conscience est muette.
La vie organique est donc renfermée dans les-
limites de la matière organisée et a pour effet
de la rendre sensible aux impressions. De là
deux sortes de contractilité : l'une animale ou
volontaire, l'autre organique et involontaire.
Bichat rapporte toutes les fonctions de l'intel-
ligence à la vie animale, et toutes les passions
à la vie organique. En plaçant la sensation dans
les organes eux-mêmes, en réduisant toutes les
fonctions intellectuelles à cette sensibilité or-
ganique, Bichat a favorisé le matérialisme con-
temporain. Ses Recherches physiologiques sur
la vie et la mort, publiées en 1800, ont été plu-
sieurs fois réimprimées. J. T.
BIEL (Gabriel), philosophe et théologien al-
lemand, né à Spire vers le milieu du xve siècle,
se fit d'abord remarquer à Mayence comme pré-
dicateur. Lorsque l'université de Tubingue fut
fondée par Éberhard, duc de Witternberg, en
1477, il y fut appelé comme professeur de théo-
logie. Vers la fin de ses jours, il se retira dans
une maison de chanoines réguliers, où il mourut
en 1495. Biel est un des plus habiles défenseurs
du nominalisme d'Occam, qu'il exposa, d'une
manière très-lucide, dans l'ouvrage suivant : Col-
lectorium super libros sententiarum G. Oc-
cami, in-f°, 1501. Il a laissé aussi quelques ou-
vrages de théologie plusieurs fois réimprimés.
BIEN. Tous les êtres capables de quelque
degré d'activité, on pourrait dire simplement,
tous les êtres, puisque l'inertie absolue équivaut
au néant ; tous les êtres tendent à une fin, vers
laquelle se dirigent tous leurs efforts et toutes
leurs facultés. Cette fin, sans laquelle ils n'a-
giraient pas, c'est-à-dire n'existeraient pas, c'est
ce qu'on appelle le bien. Le bien, dans sa géné-
ralité, qu'il ne faut pas confondre avec son unité
et sa perfection, c'est donc le but proposé à l'ac-
tivité des êtres, c'est la fin dans laquelle ils
cherchent la plénitude de leur existence, et,
quand ils sont doués de sensibilité, de leur bien-
être.
Il résulte de cette définition, la seule qui s'ac-
corde avec le sens universellement attribué au
mot défini, qu'il y a autant d'espèces de bien,
qu'il y a d'espèces d'êtres. Mais ce serait faire
violence au langage et à la pensée que de parler
du bien des minéraux, des liquides et des gaz,
en un mot, des corps bruts, simples ou com-
posés. Les corps bruts ne sont pas, à vrai dire,
des êtres; ce ne sont que des phénomènes. Ils
n'ont en propre aucun bien parce qu'ils ne ten-
dent vers aucune fin déterminée. Ils servent
d'instruments et de moyens à des existences
moins incomplètes dans la recherche des biens
qui leur appartiennent. Le bien directement in-
telligible pour nous ne commence qu'avec l'or-
ganisation et la vie. Il y a certainement un bien
pour les végétaux, quoiqu'ils soient privés de
sentiment et de connaissance. Ce bien, vers
lequel ils tendent par le concert de leurs organes
et de leurs propriétés actives, c'est d'abord leur
complet développement conformément à un type
plus ou moins arrêté, ensuite leur conservation,
et enfin leur reproduction ou la conservation de
leur espèce. Tout ce qui favorise ce triple résultat
leur est bon* tout ce qui l'empêche leur est
mauvais. Les idées du bien et du mal leur sont
donc parfaitement applicables.
Quand on passe du règne végétal au règne
animal, le bien est encore plus facile à apercevoir,
et il devient plus manifeste à mesure qu'on
moule plus haut sur l'échelle des êtres animés.
Comme pour les plantes, le bien consiste d'abord
dans le développement, la conservation et la
BIEN
— 175 —
BIEN
reproduction des êtres, c'est-à-dire dans l'exer-
cice des facultés essentielles de la vie sous une
forme déterminée, quoique plus ou moins va-
riable. A l'exercice des facultés essentielles de
la vie vient se joindre la sensibilité, qui change
le bien en bien-être et le mal en souffrance; qui
fait rechercher, on pourrait presque dire qui
fait aimer l'un par la puissance du désir, et fait
fuir ou haïr l'autre par la force de l'aversion. A
la sensibilité elle-même s'ajoute un degré de
plus en plus élevé de perception, sinon de con-
naissance, et une activité instinctive qui a quel-
que ressemblance éloignée avec la volonté. L'a-
nimal n'est pas réduit à sentir son bien; il en a
une représentation intérieure puisqu'il est ca-
pable d'imagination et de souvenir. Il ne se
borne pas à le poursuivre et à l'accomplir par le
mouvement, purement physique de ses organes;
il le désire et jusqu'à un certain point il le
veut.
Mais c'est dans l'homme que le bien se dé-
couvre à nous sous une forme éclatante et admet
une variété d'expression, par conséquent une
étendue dont il n'est pas susceptible dans les
êtres inférieurs. Le bien, dans l'homme, nous
présente au moins trois caractères qui répondent
à trois ordres de facultés. Le bien physique, re-
présenté à son plus haut degré par le dévelop-
pement et la conservation de son corps, ou pour
le désigner d'un seul mot, le bien-être, est la
fin à laquelle tendent les propriétés actives ou
les énergies multiples de ses organes, secondées
et dirigées non-seulement par Ta perception et
la sensation, mais par la reflexion et la volonté,
facultés étrangères à l'animal. Le bien intel-
lectuel, c'est la fin à laquelle tendent toutes les
facultés de l'esprit, toutes les forces et toute l'ac-
tivité de la pensée. Il se résume dans la vérité,
ou pour parler plus exactement dans la connais-
sance de la vérité, dans la science. Le bien
moral, c'est le but que poursuit ou la règle à
laquelle obéit la volonté éclairée par la raison ;
c'est la fin que doit atteindre ou au moins se
proposer tout être raisonnable et libre, sous
peine de se rendre indigne de la raison et de la
liberté ! Cette fin, c'est le devoir, et le devoir
accompli se nomme la vertu.
Le bien-être, tel que nous venons de le définir,
compris comme la satisfaction du corps et des
facultés qui dépendent directement des sens,
est étroitement lié à la satisfaction des besoins
et des facultés de l'âme. Il est certain que nos
forces et notre santé déclinent quand nos affec-
tions sont blessées, ou comme on dit vulgai-
rement, quand notre cœur est en souffrance,
quand le mépris nous poursuit, quand l'inquié-
tude nous accable, quand le remords nous dé-
chire. Si, au contraire, le corps et l'âme sont
satisfaits en même temps, alors ce n'est pas du
bien-être que nous sommes en possession, mais
du bonheur.
Ces trois biens de l'homme : le bonheur, la
science et la vertu, ou le bonheur, la vérité et
le devoir, devraient être par leur nature insé-
parables et ne former qu'un bien unique. On ne
comprend pas, en effet, qu'un être intelligent,
qui a reçu en même temps la faculté et le be-
soin de connaître la • vérité, puisse trouver le
bonheur, un bonheur complet et digne de lui, en
dehors de la science. On ne comprend pas da-
vantage que le bonheur se passe de la vertu,
puisque la vertu est l'accomplissement habituel
des lois les plus élevées et des conditions les
plus nécessaires de la nature de l'homme, con-
sidéré comme un être raisonnable et libre. Est-
il admissible qu'un être quelconque soit heureux
ou trouve la satisfaction de tous ses besoins en
dehors des conditions essentielles de son exis-
tence? Enfin, s'il est vrai que les principes sur
lesquels repose la vertu ne soient que les lois les
plus élevées de la nature humaine, il est im-
possible de supposer que ces lois ne s'accordent
pas avec toutes celles qui déterminent le but et
qui règlent l'exercice de nos facultés; par con-
séquent la vertu ne devrait pas pouvoir se dis-
joindre du bonheur.
C'est cette union de tous les biens, au moins
de ceux que conçoit la raison et que poursuit
l'activité de l'homme, en un bien unique et in-
divisible, que les anciens ont appelé le souverain
bien. En dehors, ou ce qui revient au même, au-
dessous du souverain bien, ils ne reconnaissaient
que des biens secondaires.
Que cette unité existe dans la nature des
choses, dans la nature du bien, cela est incon-
testable. Mais quand on tient compte des limites
diverses dans lesquelles s'arrêtent les désirs, les
efforts et les conceptions habituelles de l'homme,
on rencontre inévitablement la multiplicité et la
division. Combien y en a-t-il qui, en recherchant
soit le bonheur, soit la vertu, les demandent
complets ou même sont en état de comprendre
les conditions sous lesquelles l'objet de leurs
vœux atteint cette perfection? L'immense majo-
rité d'entre eux se contente d'un bonheur relatif
ou d'une vertu relative. Peu leur importe que
toutes les facultés et tous les besoins de leur être
soient satisfaits ; il leur suffit que quelques-uns
le soient. Ils accepteraient volontiers le bonheur
avec l'ignorance et avec les désordres de l'im-
moralité, jusqu'à ce que l'expérience leur ait
démontré que le bonheur n'existe pas à ce prix.
De même, quand ils se flattent de marcher dans
les sentiers de la vertu, ils n'ont le plus souvent
d'autre but que d'échapper aux rigueurs de la
loi ou au mépris de leurs semblables, que de
vivre en paix avec eux-mêmes et avec les autres
ou d'échapper aux peines d'une autre vie.
Quand le souverain bien, le bien unique, qui
consiste dans la perfection de notre être, se
trouve ainsi divisé et mutilé par l'ignorance, la
faiblesse ou les passions humaines, alors il faut
établir une hiérarchie entre les éléments, les
buts partiels, les principes multiples dans lesquels
il se décompose. Il est évident que le bonheur
ne dépendant plus que de nos facultés secondaires;
ne représentant plus que des biens particuliers
et variables, tels que le plaisir, l'intérêt, le pou-
voir, doit être subordonné^ et quand cela est
nécessaire, doit être sacrifie à la loi du devoir,
qui commande à nos facultés supérieures; qui
est la règle et la condition de la liberté ; qui,
imposé par la raison, participe à son unité, à sa
perpétuité et à son universalité. La vertu, c'est-
à-dire l'accomplissement du devoir, devient alors
le bien absolu ; le bonheur n'est plus qu'un bien
relatif, et la science, revêtue du même carac-
tère, est un moyen d'atteindre à tous les deux.
De même que les biens de l'homme, les biens
de tous les êtres qui sont susceptibles d'en
avoir un, ou qui possèdent un certain degré de
vie et d'individualité, se réduisent à un bien
unique. Tous les êtres, depuis les plus humbles
jusqu'aux plus élevés, sont soumis à des lois
générales qui, se coordonnant les unes avec les
autres, forment ce qu'on appelle le plan de la
création ou l'ordre universel. Hors de ce plan
rien n'existe, rien ne peut exister, parce que
rien n'échappe aux lois, c'est-à-dire aux con-
ditions de son existence, et que ces conditions
elles-mêmes seraient impossibles si elles ne s'ac-
cordaient entre ellessous l'empire d'une loi com-
mune, d'un ordre souverain qui s'impose éga-
lement au monde physique et au monde moral.
BIEN
— 176
1JILF
à la nature et à la conscience. C'est cet ordre
absolu qui est le bien unique et indivisible de
tous les êtres. Selon Platon et les philosophes de
l'école d'Alexandrie, le bien unique, indivisible,
universel, qui se communique, dans une cer-
taine mesure, à tous les êtres, se confond avec
l'intelligence divine, avec Dieu lui-même, qu'on
ne peut séparer de son intelligence. Voilà pour-
quoi, dans leurs écrits, Dieu s'appelle le Bien.
Mais il n'est pas nécessaire d'aller jusqu'à cette
identification pour concevoir le bien dans son
universalité et son unité suprême.
L'idée du bien, quand nousjugeo s les actions
humaines, ou quand nous voulons leur prescrire
une règle commune, étant souvent substituée à
l'idée du devoir, il n'est pas sans intérêt de re-
chercher jusqu'à quel point cette substitution
est légitime ou quel est exactement le rapport
des deux idées qui prennent ainsi, dans les ha-
bitudes de notre esprit et de notre langage, la
place l'une de l'autre.
Le devoir est nécessairement compris dans le
bien, mais le bien n'est pas tout entier compris
dans le devoir. Celui-ci est moins étendu que
celui-là, et les rapports qui existent entre eux
peuvent être représentés sous la figure de deux
sphères con entriquesqui, ayant le même centre,
diffèrent par leurs circonférences. Qu'est-ce, en
effet, que le devoir? C'est cette loi écrite en
nous-mêmes à laquelle un être libre, un être
raisonnable ne peut faillir sans se rendre indigne
de la raison et de la liberté, par conséquent sans
déchoir du rang qui lui est assigné par sa
nature, sans encourir son propre mépris et celui
de ses semblables. Cela revient à dire que le
devoir s'impose à nous absolument, et que celui
qui le viole avec intention, se plaçant en dehors
ou plutôt au-dessous de l'humanité et de la so-
ciété, donne à la société et à l'humanité le droit
de le répudier, de le rejeter de leur sein. Il est
hors de doute que ce que la raison nous com-
mande avec ce caractère d'impérieuse obligation
est essentiellement bon. Mais tout ce qui est bon,
tout ce qui est conforme aux lois de la raison,
tout ce qu'admire et applaudit la conscience mo-
rale, ne saurait passer pour obligatoire et être
compté au nombre de nos devoirs.
Le bien, même quand on le considère dans
les seules limites de l'humanité, est donc plus
que le devoir, quoique le devoir soit une des
formes du bien. Le devoir, c'est la limite au-
dessous de laquelle il ne nous est pas permis de
descendre, sans perdre, dans l'ordre moral,
notre qualité d'homme. Le bien, c'est le but le
plus élevé que puissent se proposer les efforts
réunis de toutes nos facultés; c'est l'ordre éternel,
l'ordre suprême, auquel, par les attributs dis-
tinctifs de notre nature, nous sommes appelés à
concourir dans la mesure de notre intelligence
et de nos forces; c'est plus qu'une simple loi de
notre existence ou une perfection relative, c'est
la perfection même, vers laquelle nous portent
à la fois la raison et le sentiment, la reflexion
et de sublimes instincts, et dont il est en notre
pouvoir d'approcher de plus en plus sans l'at-
teindre jamais.
Il n'est pas une œuvre philosophique de quel-
que valeur et de quelque importance ou la
question du bien ne soit traitée avec plus ou
moins d'étendue. Celles-là mêmes où elle est
examinée séparément sont encore trop nom-
breuses pour être citées. Nous nous contenterons
de rappeler parmi ces dernières celles qui portent
les plus grands noms de l'histoire de la phi-
phie : la République de Platon; la Morale à
Nicomaque, la Morale à Eudème et la Grande
Mo aie d'Aristote; le de Finibus bonorum et
malorum de Cicéron ; le de Sumtno bono contra
Manichœos de saint Augustin; le IV* et le V*
livre de la Recherche de la Vérité, les Médita-
tions chrétiennes, et le Traité de l'amour de
Dieu de M débranche ; la Critique de la raison
pratique et la Mctaj/hysiijue des mœurs de
Kant; Méthode pour arriver à la vie bienheu-
reuse de Fichte; Philosophie du droit de He-
gel : Cours de Droit naturel et Mélanges philo-
sophiques de Jouffroy; du Vrai, du Beau et du
Bien de V. Cousin.
BILFINGER ou BULFFINGER (Georges-Ber-
nard), né le 23 janvier 1693, à Canstadt, dans le
Wurtemberg, s'est distingué à la fois comme
physicien, comme théologien, comme homme
d'Etat et comme philosophe. Il est, sans con-
tredit, l'un des esprits les plus remarquables qui
soient sortis de l'école de Leibniz, et le petit
royaume qui lui donna le jour le compte encore
aujourd'hui parmi ses plus grands hommes. Se
destinant à l'état ecclésiastique, il entra d'abord
au séminaire théologique de Tubingue; mais les
livres de Wolf étant tombés entre ses mains, il
en fut tellement charmé, qu'il se voua entiè-
rement à la philosophie leibnizienne. Revenu
plus tard à la théologie, il voulut du moins
la mettre d'accord avec ses études de pré-
dilection. C'est dans ce but qu'il composa son
traité intitulé : Dilucidationes philosophicœ de
Deo, anima humana, mundo et generalibus
rerum aff'ectionibus (in-4, Tubingue, 1725, 1740
et 1768). Cet ouvrage eut un grand succès et fit
nommer l'auteur prédicateur du château de Tu-
bingue et répétiteur au séminaire de théologie ;
mais Bilfinger, éprouvant le besoin d'aller puiser
à sa source la doctrine dont il s'était épris, ne
tarda pas à se rendre à l'Université de Halle, où
Wolf enseignait alors avec beaucoup d'autorité
le système de son maître. Il fut nommé ensuite,
par l'entremise de Wolf, professeur de logique
et de métaphysique à Saint-Pétersbourg. Pendant
qu'il occupait ce poste, l'Académie des sciences
de Paris mit au concours le fameux problème de
la cause de la pesanteur des corps. Bilfinger
entra dans la lice et remporta le prix. C'est alors,
c'est-à-dire vers 1731, que le duc de Wurtemberg
songea à le rappeler comme une des gloires de
son pays. Il fut élevé successivement au rang
de conseiller privé, de président du consistoire
et de secrétaire du grand ordre de la Vénerie.
Bilfinger se servit de son crédit pour opérer des
réformes utiles dans l'administration des affaires
publiques et dans l'organisation des études ; car,
aux différentes dignités que nous venons de
mentionner, il joignait celle de curateur de l'U-
niversité. Il mourut à Stuttgart en 1750. Sans
doute Bilfinger n'a rien ajouté, pour le fond, au
système qu'il reçut des mains de Leibniz et de
Wolf comme le dernier mot de la sagesse hu-
maine; mais il l'a exposé et développé avec une
rare intelligence, dans les ouvrages suivants
Dispulatio de triplici rerum cojnilione. his-
tonca. philosophica et malhemalicaj in-4, Tu-
bingue, 1722; Dispulatio de harmoma prœsta-
bilila, in-4, Tubingue, 1721; Commenlatio de
harmonia animi et corporis humani, maxime
prœslabilita, ex mente Lcibnizii, in-8, Franc-
fort-sur-le-Mein, 1723, et Leipzig, 1735; Epis-
tolœ amœbeœ Bulfingeri et Hollmanni de har-
monia prœslabilita, in-4, 1728; Commenlatio
philosophica de origine el permissione mali,
prœcipue moralis, in-8, Francfort et Leipzig,
1824; Prœcepla logica, curante Vellnagel, in-8,
Iéna, 1729. Le plus important de tous ces ou-
vrages est celui que nous avons mentionné
plus haut : Dilucidationes philosoplv'cœ, etc.
Nous citerons aussi, quoiqu'ils se rapportent
BODI
— 177 —
BODI
moins directement à la philosophie, deux autres
écrits, l'un sur les Chinois : Spécimen doctrines
veterum Sinarum moralis et politicœ, in-4,
Francfort, 1724; l'autre sur le Tractatus theo-
logico politicus de Spinoza : Notœ brèves in
Ben. Spinozœ methodum explicandi scripluras,
in-4, Tubing., 1733.
BION de Botîysthène, ainsi appelé parce qu'il
naquit à Borysthène, ville grecque sur les bords
du fleuve de ce nom, aujourd'hui le Dnieper. 11
était, comme il le dit lui-même à Antigone Go-
natas, auprès de qui il était en grande faveur,
fils d'un affranchi et d'une courtisane. Vendu
comme esclave avec toute sa famille, il tomba
entre les mains d'un orateur à qui il eut le bon-
heur de plaire et qui lui laissa, en mourant,
tous ses biens. Bion les vendit pour aller à Athè-
nes étudier la philosophie. Il s'attacha d'abord à
Cratès et à l'école cynique, puis il reçut les le-
çons de Théodore l'Athée, et finit enfin par se
passer de maître, sans échapper cependant à l'in-
fluence qu'il avait subie jusque-là. Il fut lui-même
accusé d'athéisme, si l'on en croit une tradition se-
lon laquelle il aurait regardé comme indifférentes
toutes les questions relatives à la nature des
dieux et à la divine Providence. On cite de lui
plusieurs paroles qui prouvent au moins son in-
crédulité à l'égard du paganisme. Diogène Laërce
le regarde comme un sophiste ; Ératosthène disait
qu'il avait le premier revêtu de pourpre la phi-
losophie. Bion a beaucoup écrit; mais il ne nous
reste de ses ouvrages que quelques fragments
disséminés dans Stobée.
Il a existé un autre Bion, désigné également
sous le titre de philosophe, et à qui nous ne pou-
vons assigner aucune époque précise dans l'his-
toire. C'était un mathématicien d'Abdère et de la
famille de Démocrite. Selon Diogène Laërce, il
est le premier qui ait enseigné qu'il y a des con-
trées de la terre où l'année ne se compose que
d'un seul jour et d'une seule nuit dont la durée
est également de six mois. Il connaissait donc la
sphéricité de la terre et l'obliquité de l'éclipti-
que. Il est malheureux que nous ne sachions pas
à quel temps remonte cette découverte. Voy.
Diogène Laërce, liv. IV, ch. vu. — Rossignol, Frag-
menta Bionis Borystenithœ philosophi, e variis
scriploribus collecta, in-4, Paris, 1830.
BOCARDO. Terme mnémonique de convention
par lequel les logiciens désignaient un des modes
de la troisième figure du syllogisme. Voy. la Lo-
gique de Port-Royal, 3e partie, et l'article Syllo-
gisme.
BODIN (Jean) naquit à Angers en 1520, et,
sans rien savoir de précis sur sa famille, on peut
présumer pourtant que son père était juriscon-
sulte, et que sa mère appartenait à la religion
israélite pour laquelle Bodin s'est toujours montré
respectueux et bienveillant. Il étudia le droit à
Toulouse, où plus tard il professa cette science,
et arriva à Paris vers l'âge de quarante ans. Il
avait déjà publié un opuscule sur l'éducation, et
un traité de jurisprudence, qu'il détruisit en-
suite. Mais sa véritable carrière commence en
1566 avec sa Méthode pour connaître Vhistoire,
et deux écrits de peu d'étendue sur les monnaies
et renchérissement de toutes choses. Ses idées,
assez neuves pour le temps, le mirent en grande
réputation, et après avoir été attaché au duc d'A-
lençon en qualité de conseiller, il obtint la faveur
assez précaire de Henri III. Il ne parut pas en
avoir tiré grand profit pour sa fortune. Il était
avocat du roi à Laon, lorsqu'en 1576 il fut en-
voyé comme député du tiers aux États de Blois.
Il y montra un grand zèle à soutenir les droits
de l'assemblée, et défendit la religion réformée
contre les violences dont on la menaçait; aussi
DICT. PHILOS.
encourut-il lui-même le soupçon d'hérésie, qui
faillit lui être fatal dans la nuit de la Saint-Bar-
thélémy. Après un voyage en Angleterre à la
suite du duc d'Alençon, devenu duc d'Anjou, il
revint à Laon en qualité de procureur général. 11
ne devait plus quitter cette ville. Malgré son res-
pect pour la liberté de conscience, et ses prédi-
lections pour la monarchie, il embrassa le parti
de la Ligue, entraîna par son exemple la ville de
Laon, et quand ifvoulut calmer le peuple et s'op-
poser à ses violences, il excita contre lui sa dé-
fiance et sa haine. Sa personne fut en butte aux
outrages, sa maison saccagée, ses livres brûlés.
Aussi fut-il un des premiers à se déclarer pour
Henri IV. Il mourut de la peste en 1596.
Dans sa longue carrière, outre les ouvrages
que l'on a cités, il avait composé les six livres de
la République, la Démonomanie, un traité en
latin intitulé: Universœ Naturce theatrum, et un
long dialogue sur la religion, Heplaplomeres,
sive colloquium de sublimium rerum abditis. La
République a eu du vivant même de l'auteur un
nombre considérable d'éditions et a été traduite
dans toutes les langues de l'Europe. Le Théâtre
de la nature. « œu.vre de pure spéculation et
trop souvent d'imagination, dit M. Franck, où la
métaphysique et la physique, associées ensemble,
ne servent qu'à se nuire réciproquement, » a été
traduit en français, mais c'est un livre qui est
resté rare. Quant à Y Heplaplomeres, Bodin l'avait
laissé en manuscrit. Les trois premiers livres en
ont été publiés en latin et les deux autres en al-
lemand par M. Guhrauer en 1841. Il en existe un
manuscrit à la Bibliothèque nationale, n° 6564.
Ces ouvrages assurent à leur auteur une place
éminente parmi les hommes de la Renaissance,
dont il a les qualités et les défauts, beaucoup dé
hardiesse et d'activité dans la pensée, peu de sû-
reté dans le jugement, rien de médiocre ni dans
le vrai ni dans le faux. Faisons; pour n'y plus
revenir, la part du mal. L'érudition du xvie siècle
n'est pas contestable, et Bodin est de la famille
de ces grands lettrés dont le savoir nous étonne;
mais sa science est confuse et sans critique; il
accepte de toutes les mains les témoignages qui
peuvent lui être utiles, sans s'inquiéter de leur
valeur, et parfois sans se mettre en peine de les
concilier. La littérature hébraïque, l'antiquité,
les Pères de l'Église, les ouvrages authentiques
ou apocryphes de tous les temps et de tous les
pays lui fournissent d'inépuisables citations qui
étouffent sa pensée, loin de la rendre plus vive.
Les idées ne sont pas moins discordantes que les
textes : l'auteur paraît parfois arrivé à cette in-
dépendance d'esprit qu'on appelle la libre pensée,
et dégagé de toute religion positive j puis on dé-
couvre qu'il est imbu des superstitions les plus
étranges; il croit à peine au Christ, mais il est
persuadé des folies de l'astrologie, donne une
théorie formelle de la prophétie; et croit aux ma-
léfices et aux sortilèges. Ces préjugés se glissent
dans les parties les plus sérieuses de son œuvre
et les corrompent. L'homme qui, on va le voir
tout à l'heure, fonde la science politique et la
philosophie de l'histoire, explique les révolutions
des États par des mouvements planétaires, « les
conjonctions, éclipses, et regards des basses pla-
nètes et des étoiles fixes ; » il établit entre les
événements et les combinaisons de nombres des
analogies puériles et compliquées; il écrit tout
un livre sur la sorcellerie, et ce n'est pas pour
éclairer ses compatriotes sur cette maladie men-
tale, c'est pour donner des armes aux juges qui
la poursuivent comme une impiété, et leur indi-
quer à quels signes certains ils pourront recon-
naître les vassaux de Satan, et par quelles tor-
tures leur arracher l'aveu de leur sacrilège. La
12
B0D1
— 178 —
r.oin
Dcmonologic.cst comme le code de ces procédures
détestables dont le bûcher était presque toujours
le dénoûment. Ces aberrations, il est vrai, étaient
(iiiiimuiies à toute cette génération; la concor-
dance des événements d'ici-bas avec les phéno-
mènes astronomiques avait été enseignée pur tous
les averroïstes, les plus savants peut-être des
philosophes du moyen âge, et la sorcellerie pou-
vait bien être prise au sérieux par un homme
qui l'avait entendu confesser par ses adeptes.
Cet esprit asservi à de misérables préjugés est
pourtant un esprit hardi. Ses contemporains ne
s'y sont pas trompés ; ils le désignent comme un
novateur; ils l'associent à tous ceux qui ont laissé
une renommée suspecte, aux ennemis de toutes
les religions, aux athées. Huet le désigne, en plein
xvne siècle, comme un écrivain dangereux, et plus
tard encore, Morhof rapproche son nom de celui
deVanini et signale « ses opinions monstrueuses.»
Les théories politiques de la République ne suf-
iisent pas pour justifier cette réputation; mais
elle s'explique à la lecture de ses dialogues inti-
tulés Heptaplomeres. Les personnages représen-
tent toutes les religions, et déplus l'épicurisme
et la philosophie. Leur discussion ne conclut pas,
et il semble que l'auteur ait voulu comme Car-
dan renvoyer toutes les religions dos à dos, et les
détruire Tune par l'autre, pour établir la néces-
sité d'une tolérance universelle. Quant à la phi-
losophie qui à son tour prend la parole, il serait
difficile de la ciractériser ; elle respire d'un côté
le sentiment très-décidé de la liberté humaine,
de l'autre elle ne s'élève à Dieu que par l'inter-
médiaire d'un nombre infini de créations imagi-
naires, qui comblent l'intervalle entre lui et la
nature, anges, archanges, esprits de toute sorte
bons ou mauvais, exerçant tous leur empire sur
la nature et sur l'homme, et prenant part à la
production des événements. 11 y a là quelque
chose qui ressemble à Vachette d'Averroës, à cette
hiérarchie de principes qui transmettent à l'uni-
vers l'action de l'unité divine. Au milieu de ces
rêveries, qui sentent le mysticisme, on remarque
les premiers essais de critique religieuse d'après
l'examen des textes. Bodin n'est pas un incrédule,
mais il est tiède ou même indifférent pour les
religions positives, sauf le judaïsme envers lequel
il laisse percer assez de prédilection, pour que
Guy Patin ait écrit : « qu'il était juif en son âme
et que tel il mourut. >> En lui se réunissent tant
bien que mal les deux esprits qui se heurtent au
xvie siècle : la loi et le doute ; mais sa foi est plu-
tôt philosophique que religieuse, et son doute ne
le détend pas de la superstition. Il suffit cepen-
dant à lui inspirer le goût, et à lui découvrir les
vrais procédés de l'exégèse religieuse, qui, au
témoignage de M. Baudrillart, paraît dans cet
ouvrage armée de toutes pièces. Ce mystique
singulier est donc le précurseur des rationalistes
allemands, et des critiques français du xvme siè-
cle. « 11 réunit en lui, dit M. Franck, avec la
connaissance la plus approfondie du texte sacré
le spiritualisme traditionnel de la Mischna, la
subtile dialectique du Talmud^ le platonisme al-
légorique de Pnilon, le mysticisme de la Kabale,
le demi rationalisme de Moïse Maimonide.s'éman-
cipantplus d'une fois jusqu'à la pure philosophie.»
Le vrai titre de gloire de Bodin n'en reste pas
moins son traité sur l'État, ou, pour parler <'ommc
lui au sens antique, son livre de la République.
Il aurait pu, avec plus de raison que Montes-
quieu, y mettre cette épigraphe: jimirs sine,
maire creata. Non pas qu'il n'ait été préi édé dans
cette carrière, ni qu'il ignore les travaux de ses
devanciers: il connaît les dialogues de Platon,
il sait mieux encore la Politique d'Arislote, a
laquelle il fait de nombreux emprunt! : il a lu
Machiavel et essaye dès sa préface une juste, cri-
tique de l'écrivain « qui n'a jamais sondé le gué
de la science politique, qui ne gist pas en ruses
tyranniques ; » et du livre qui « rehausse jus-
qu'au ciel et met pour un parangon de tous les
lois le plus desloyal fils de prestre qui fut on-
ques. » Mais sa doctrine reste originale; il la
puise dans ses principes philosophiques, dans
l'étude de l'histoire et dans l'expérience des choses
de son temps ; elle n'a rien d'artificiel ni de com-
mun et elle contient des parties d'une puissante
originalité. En voici l'esquisse. Le souverain bien
de l'État est le même que celui de l'individu.
L'homme de bien et le bon citoyen sont tout un,
« et la félicité d'un homme et de toute la répu-
blique est pareille. » Or chaque homme en par-
ticulier trouve son bien dans la pratique de la
vertu, dans l'obéissance à la raison ; mais la rai-
son règle les appétits et ne peut les supprimer;
il faut donc qu'ils soient satisfaits, que la vie et
la sécurité de chacun soient assurées. Le prin-
cipe de la communauté n'est donc pas le bonheur,
mais ne peut être non plus exclusif du bonheur,
ou contraire au bien-être. Les anciens avaient
tort de définir la république une société d'hom-
mes assemblés pour bien et heureusement vivre.
« Ce mot heureusement n'est point nécessaire,
autrement la vertu n'aurait aucun prix, si lèvent
ne soufflait toujours en poupe. » En résumé, l'É-
tat le mieux ordonné est celui qui rend le plus
facile la satisfaction des besoins et l'accomplisse-
ment des devoirs. Il implique des sujets ayant
des intérêts communs, et une souveraineté. Les
sujets ce sont les « mesnages » ou la famille,
« vraye source et origine de toute république. »
La souveraineté c'est la volonté même de ces fa-
milles, qui forment ce qu'on appelle un peuple,
personne collective, qui ne meurt jamais. Cette
volonté est l'origine de la loi; elle est indépen-
dante de tout autre pouvoir, excepté de la raison,
et de ses règles absolues qui sont les ordres du
« Grand Dieu dénature. » Ces souverains peuvent
déléguer leur autorité à des personnes chargées
de l'exercer, et constituer ainsi un gouvernement
qui n'a d'autre droit que celui qu'il tient de ce
mandat, de cette « commission. » Mais il a toutes
les prérogatives que cette délégation implique,
pour tout le temps qu'elle les lui a conférées ; il
peut la retenir à jamais si on la lui a confiée à
cette condition : il peut la transmettre à ses des-
cendants, la donner à son tour «sans autre cause
que sa libéralité. » Ainsi Bodin admet à la fois la
souveraineté populaire ; il la déclare perpétuelle,
indépendante; et d'autre part il estime qu'elle
peut être aliénée à jamais entre les mains d'une
seule personne. Il arrive presque au même excès
que Hobbes, et l'on ne voit pas ce qu'il reste de
droits à ces « mesnages », du jour qu'ils ont ab-
diqué au bénéfice d'un chef; non-seulement ils
se sont dépouillés, mais ils ont d'avance stipulé
la servitude de leurs descendants, qui naîtront
sans rien exercer de cette souveraineté qu'on leur
accorde nominalement. Bodin, au milieu des trou-
bles qui déchiraient la France et en menaçaient
l'unité, ne voyait le salut que dans la monar-
chie absolue, indépendante à la fois de la foule
aveugle, de la noblesse avide, et de l'Église into-
lérante. C'est son excuse : il en a d'autres, meil-
leures encore, dans les limites qu'il assigne à ce
pouvoir, qu'on aurait pu croire illimité. 11 trouve
sa borne, non pas préi isément dans le droit in-
dividuel, auquel Bodin ne s'attache pas assez;
mais dans celui de la famille et de la propriété
qui en est la condition. Ce sont là des choses
saintes, inviolables par nature, des droits que
nulle loi n'a dictés, que nulle loi ne peut effacer.
Il n'y a pas de souverain qui y puisse porter at-
BODI
— 179
BODI
teinte ; les républiques de Platon, de Morus, des
anabaptistes sont à la fois des conceptions in-
sensées et criminelles. Aussi dans un « droit gou-
vernement » la loi fondamentale comprend deux
prescriptions essentielles : l'autorité du père de
famille restera entière, et s'exercera sur sa femme
et sur ses enfants, comme une véritable souve-
raineté qui ne peut se déléguer, et d'une manière
si absolue qu'elle entraîne le droit de vie et de
mort, et la licence de tester à son gré. Le prince
ne pourra porter atteinte à la propriété, garantie
de la famille, ni même lever aucun impôt sans le
consentement de la nation, ou de ses délégués
les états généraux. L'esprit de l'auteur oscille
sans cesse du droit des sujets à celui du souve-
rain et les sacrifie et les relève tour à tour : on
ne peut le critiquer sévèrement pour n'avoir pas
résolu un problème si épineux : à vrai dire il ne
Tapas même posé, puisque sans descendre jusqu'à
l'individu qui est l'élément actif et vivant de la
société, il s'arrête à la famille et concentre en
son cbef toute la liberté. Pourtant il est une pré-
rogative qu'il lui refuse ; il n'aura pas d'esclaves,
l'esclavage est odieux et dangereux tout à la fois.
Il est un outrage à la justice et se tourne à la
perte de ceux qui semblent en profiter. 11 faut
l'abolir et préparer par l'éducation l'affranchis-
sement de ces êtres dégradés. Aucune voix chez
les anciens, ni, il faut le dire avec regret, chez
les écrivains sacrés, ne s'était encore élevée avec
tant de force contre cette honteuse institution.
Quelle est maintenant la forme du gouverne-
ment qui répond le mieux à ces principes, et d'a-
bord y en a-t-il quelqu'une qui vaille mieux que
les autres? Avec un sens très-rare, Bodin se garde
d'une solution trop absolue et ne paraît pas per-
suadé qu'il y ait telle ou telle constitution par-
faite, capable de procurer le bonheur du peuple.
Il sent qu'à part les principes qui tiennent de la
morale leur fixité, la politique est chose d'expé-
rience et peut varier avec les temps et les hom-
mes. Aussi il se souvient à temps de cette maxime
de sa Méthode historique: « La philosophie mour-
rait d'inanition si elle ne vivifiait ses préceptes
par l'histoire. » Les nations ne sont pas partout
les mêmes, et dans chacune d'elles il peut même
y avoir des différences entre les habitants de di-
verses provinces : il faut tenir compte de cette
diversité, et l'expliquer. Elle tient surtout au cli-
mat et à la configuration géographique, peut-être
même à la race. Cette influence, déjà indiquée
par Platon et surtout par Aristote, au livre IV de
la Politique, si souvent marquée depuis Montes-
quieu et Herder, fait varier les caractères, la for-
tune, les mœurs, les occupations; et elle rend les
hommes si dissemblables qu'ils ne peuvent sup-
porter les mêmes institutions. On peut les ranger
en trois catégories : les peuples du Midi, ceux
du Nord et les « mitoyens. » Leurs qualités et
leurs défauts sont analysés avec sagacité, mais
peut-être avec un peu de partialité pour ceux des
régions moyennes : il les juge plus propres à res-
pecter les droits et les lois, et à combiner les
œuvres de l'intelligence avec celles de la force.
Ainsi les Français sont supérieurs aux Allemands
« qui font grand état du droit des Reistres, qui
n'est ni divin, ni humain, ni canonique; ainsi
c'est le plus fort qui veut qu'on fasse ce qu'il
commande.» Il faudra donc accommoder la répu-
blique à ces humeurs, par exemple, elle sera
théocratique dans le Midi et dans 1 Orient, mili-
taire dans le Nord, et libre dans les contrées
moyennes. Quant aux diversités qui distinguent
une province d'une autre, il n'en faut pas tenir
compte, et Bodin réclame l'unité de législation
qui déjà avait été demandée par le tiers, aux
Etats de 1560. Ces sages considérations ne l'em-
pêchent pourtant pas de classer et de comparer
les diverses formes de gouvernement qu'il réduit
à trois, suivant que le pouvoir est exercé par un
seul, par tous ou par quelques-uns. Il y en a
bien une quatrième que l'antiquité a prônée et
qui lui arrive recommandée par Platon, Aristote,
Polybe, Cicéron, c'est le gouvernement mixte,
formé d'un mélange savant de la monarchie, de
l'aristocratie, de la démocratie, et qui devait avoir
plus tard des destinées si variables. Bodin n'en
est pas enthousiaste; il juge qu'en théorie il est
impossible de comprendre comment l'équilibre
se maintiendra entre ces éléments ennemis; et
remarque qu'en fait l'histoire n'en donne aucun
exemple encourageant. Parfois il semble réfuter
Cicéron et le de Republica qu'on cherchait vaine-
ment au xvie siècle ; parfois aussi il a des argu-
ments qu'on croirait empruntés aux polémiques
de nos jours, et qui pourraient être embarrassants
pour les partisans de la monarchie constitution-
nelle. Surtout il se refuse à avouer la moindre
ressemblance entre ce système et la monarchie
française, qu'il déclare monarchie absolue. Entre
les trois formes simples, il n'exagère pas les dif-
férences et comprend que le nombre des per-
sonnes qui exercent l'autorité n'est pas d'une
extrême conséquence pour l'ensemble des insti-
tutions : il accorde qu'il peut y avoir quelque
chose de semblable à la démocratie sous le
nom de monarchie, et qu'il est fréquent de dé-
couvrir la tyrannie sous le régime démocratique.
Mais les principes de ces trois constitutions n'en
sont pas moins très-différents. La démocratie re-
pose sur l'égalité, c'est là son mérite ; elle «cher-
che une égualité et droiture en toutes loix; sans
faveur ni acception de personne; » mais en même
temps c'est sa faiblesse et sa ruine. Car son prin-
cipe ne peut être maintenu sans violer celui de
la justice qui exige quelque degré de dignité,
parce qu'il y a des degrés de vertu, d'intelligence,
de travail. L'aristocratie est fondée sur la modé-
ration, parce qu'elle est une sorte de milieu entre
les deux extrêmes ; mais cette modération est à
la fois nécessaire et impossible. Reste la monar-
chie, qui peut être tyrannique, seigneuriale,
c'est-à-dire féodale, ou simplement royale. La
dernière seule est « la plus seure république
et la meilleure de toutes. » La seconde n'est
qu'une transition, et la première est si odieuse,
que le meurtre d'un tyran est un acte légitime.
Si l'on demande à quel signe on reconnaît un ty-
ran d'un roi et qui sera le juge, Bodin répond
en énumérant les institutions dont il entoure le
pouvoir royal, et qui le limitent de toutes parts,
tout absolu qu'il est nominalement : nécessité
d'obtenir le consentement de la nation pour per-
cevoir les impôts, pour lever les soldats ; convo-
cation fréquente des États généraux, création d'un
sénat inamovible, sorte de conseil d'État, qui
parfois devient une cour de justice, et d'assem-
blées provinciales chargées de représenter les in-
térêts de chaque région ; indépendance des ma-
gistrats et des officiers qui ne doivent obéir qu'à
la loi, voilà les précautions à prendre pour ar-
rêter la monarchie sur la pente du despotisme,
et partout où elles existent, on est sous l'autorité
d'un roi et non sous le despotisme d'un tyran.
Ce ne sont pas des garanties illusoires destinées
à dissimuler la servitude : on ne peut confondre
celui qui les propose avec les défenseurs du droit
absolu des monarques; d'autant moins qu'il y
ajoute les conséquences ordinaires des gouverne-
ments libres, l'égalité devant la loi, le droit de
parvenir à toutes les charges, à tous les honneurs,
reconnu à tous les citoyens sans distinction de
naissance, de caste; une pénalité équitable et
personnelle, des impôts qui n'épargnent que les
BOËG
180
BOËG
indigents, le pouvoir de s'associer, de former des
communautés et la liberté de conscience. Il cite
souvent cette parole de Théodoric qui sert aussi
de conclusion à YHeptaplomeres : «La religion
ne s'impose pas, car personne ne peut être forcé
de croire malgré lui. » Outre l'article du diction-
naire de Bayle, excellent pour la biographie, on
consultera avec profit le livre de M. Baudrillart,
Jean Bodin et son temps, Paris, 1853, et celui
de M. Ad. Franck : Réformateurs et publicistes
de l'Europe, Paris, 1864. C'est à ce dernier ou-
vrage qu'on a emprunté la substance de cette
notice. E. C.
BOËCE (Anicius Manlius Torqualus Scveri-
nus Boetius ou Boelhius) naquit à Rome, en 470,
d'une famille noble et riche. Son père avait été
trois fois consul. Boëce obtint le même honneur
sous le règne de Théodoric. Ce prince faisait le
plus grand cas de son génie et de ses lumières.
Il exerça sur le roi barbare l'influence la plus
heureuse, jusqu'à ce que, l'âge ayant altéré le
caractère de Théodoric, les Goths, flattant ses idées
sombres et soupçonneuses, éloignèrent de lui les
Romains et en firent leurs victimes. Boëce, en-
fermé à Pavie, périt dans d'affreux tourments le
23 octobre 526, après six mois de captivité. Les
catholiques enlevèrent son corps, et l'enterrèrent
religieusement à Pavie même. Les bollandistes
lui donnent le nom de saint, et il est honoré
comme tel dans plusieurs églises d'Italie.
Les travaux philosophiques de Boëce n'ont rien
d'original ; il porta presque exclusivement son
attention sur les divers traités d'Aristote qui
composent la logique péripatéticienne, ou YOrga-
num : 1" le Traité des Catégories; 2° celui de
Y Interprétation; 3° les Analytiques; 4° les To-
piques; 5° les Arguments sophistiques; il com-
menta les uns, traduisit les autres, et composa
quelques traités particuliers qui se rapportent au
même sujet. L'exposition de sa doctrine se con-
fond nécessairement avec celle de la doctrine
d'Aristote, qu'elle reproduit fidèlement, et n'a
d'intérêt que pour cette période de l'histoire qui
sert, en quelque sorte, de transition entre la
philosophie ancienne et le renouvellement des
études au moyen âge. Sous ce rapport , Boëce a
exercé une incontestable influence sur les siècles
qui l'ont suivi. Cette influence a été d'autant
plus facile, d'autant plus naturelle, que le res-
pect pour sa qualité de saint, et presque de mar-
tyr, recommandait ses écrits au sacerdoce catho-
lique, avide de trouver quelque part les con-
naissances logiques et dialectiques nécessaires
à l'exposition et à la défense du dogme, et de
puiser aux sources aristotéliciennes, auxquelles
saint Augustin lui-même n'avait pas craint de re-
courir. Deux choses, cependant, empêchaient
d'étudier Aristote dans les textes originaux : la
difficulté où l'on était de se le procurer, et l'igno-
rance, presque universelle alors, de la langue
grecque. Les écrits de Boëce étaient donc d'autant
plus précieux, que seuls ils pouvaient fournir les
renseignements désirés. Aussi en peut-on suivre
la trace dans les siècles suivants, au moins jus-
qu'au XIII".
Boëce a aussi commenté la traduction faite par
le rhéteur Victorinus de Ylsagoge de Porphyre,
considéré alors comme une introduction à l'é-
tude d'Aristote. Une circonstance particulière
ajoute encore à l'importance de ce travail. On
sait qu'une phrase de cet ouvrage devint, plu-
sieurs siècles après, l'occasion de la querelle des
réalistes et des nominalistcs, qui tentèrent, par
des voies différentes, de donner une solution au
problème qu'elle posait dans les termes suivants :
« Si les genres et les espèces existent par eux-
mêmes, ou seulement dans l'intelligence; et,
dans le cas ou ils existent par eux-mêmes, s'ib
sont corporels ou incorporels, s'ils existent sépa-
rés des objets sensibles, ou dans ces objets et en
faisant partie. » Porphyre, à la suite de ce pas-
sage, reconnaît la difficulté, et se hâte de décla-
rer qu'il renonce, au moins pour le moment, à
résoudre celte question. Mais le commentaire
supplée à ce silence de l'auteur, et expose rapi-
dement des considérations que nous allons ana-
lyser, comme le premier monument de la dis-
cussion à laquelle furent soumis les universaux.
« Nous concevons, dit Boëce (In Por/Jvjrium
a Victorino tratislatum, lib. I, sub fine), des
choses qui existent réellement, et d'autres que
nous formons par notre imagination, et qui n'ont
point de réalité extérieure. A laquelle de ces
deux classes doit-on rapporter les genres et les-
espèces? Si nous les rangeons dans la première,
nous aurons à nous demander s'ils sont corporels
ou incorporels, et s'ils sont incorporels, il faudra
examiner si, comme Dieu et l'âme, ils sont en
dehors des corps, ou si, comme la ligne, la sur-
face, le nombre, ils leur sont inhérents. Or le
genre est tout entier dans chacun de ces objets;
il ne saurait donc être un, et, n'étant pas un, il
n'est pas réel ; car tout ce qui est réellement, est
en tant qu'individuel ; on peut en dire autant des
espèces. De là cette alternative : si le genre n'est
pas un , mais multiple, il faut de nécessité qu'il
se résolve dans un genre supérieur, et successi-
vement de genre supérieur en genre supérieur,
en remontant toujours sans limite et sans terme;
si, au contraire, il est un, il ne saurait être
commun à plusieurs; il n'est donc véritablement
pas. Sous un autre point de vue, si le genre et
l'espèce sont simplement un concept de l'intelli-
gence, comme tout concept est ou l'affirmation
ou la négation de l'état d'un sujet, d'un être qui
est soumis à notre perception, tout concept sans
un sujet est vain, le genre et l'espèce viennent
d'un concept fondé sur un sujet, de manière à
le reproduire fidèlement, ils ne sont pas alors
seulement dans l'intelligence, ils sont encore
dans la réalité des choses. Il faut aussi chercher
quelle est leur nature. Car si le genre, emprunté
à l'objet, ne les reproduisait pas fidèlement, il
semble qu'il faudrait abandonner la question ,
puisque nous n'aurions ici ni objet vrai, ni con-
cept fidèle d'un objet. Cela serait juste, s'il n'é-
tait pas d'ailleurs inexact de dire que tout con-
cept emprunté à un sujet, et qui ne le reproduit
pas fidèlement, est faux en lui-même; car; sans
nous arrêter aux conceptions fantastiques, incon-
testablement vraies en tant que conceptions, nous
voyons que la ligne est inhérente au corps, et
qu'elle n'en saurait être conçue séparée. C'est
donc l'âme qui, par sa propre force, distingue
entre ces éléments mêlés ensemble, et nous les
présente sous une forme incorporelle, comme
elle les voit elle-même. Les choses incorporelles,
telles que celles que nous venons d'indiquer,
possèdent diverses propriétés qui subsistent ,
même lorsqu'on les sépare des objets corporels
auxquels elles sont inhérentes. Tels sont les
genres et les espèces ; ils sont donc dans les ob-
jets corporels, et aussitôt que l'âme les y trouve?
elle en a le concept. Elle dégage du corps ce qui
est de nature intellectuelle, pour en contempler
la forme telle qu'elle est en elle-même ; elle ab-
strait du corps ce qui est incorporel. La ligne
que nous concevons est donc réelle, et, quoique
nous la concevions hors du corps, elle ne peut
pas s'en séparer. Cette opération accomplie par
voie de division, d'abstraction ; ne conduit pas à
des résultats faux ; car l'intelligence seule peut
aborder véritablement les propriétés. Celles-ci
sont donc dans les choses corporelles, dans les
BOËC
— 181 —
BOEH
objets soumis à l'action des sens; mais elles sont
conçues en dehors de ces objets, et c'est la seule
manière dont leur nature et leurs propriétés
puissent être comprises. Les genres et les espè-
ces en tant que concepts de l'intelligence, sont
formés de la similitude des objets entre eux ; par
exemple l'homme, considéré dans les propriétés
communes à tous les hommes, constitue l'espèce
humaine, l'humanité, et, dans un degré supé-
rieur de généralité, les ressemblances des espè-
ces donnent le genre. Mais ces ressemblances
que nous retrouvons dans les espèces et dans les
genres, existent avant tout dans les individus;
de sorte que, en réalité, les universaux sont
dans les objets, tandis qu'en tant que conçus, ils
en sont distincts et séparés. Ainsi donc le parti-
culier et l'universel, l'espèce et le genre ont un
seul et même sujet, et la différence consiste en
ce que l'universel est pensé en dehors du sujet,
le particulier senti dans le sujet même où il
existe. »
Telles sont les considérations indiquées par
Boëce sur les universaux. Nous n'en ferons point
la critique, et nous ne tenterons pas de distin-
guer les aperçus ingénieux des notions confuses
qui s'y rencontrent. Le lecteur verra facilement
que toutes les difficultés résultent de l'incerti-
tude où l'on était encore, en partie, sur la véri-
table nature de l'idée abstraite. Il n'est pas sans
intérêt de savoir qu'il a fallu à l'intelligence hu-
maine plusieurs siècles de discussion pour en re-
trouver la connaissance précise. Boëce, à la suite
d'un passage de ses écrits que nous venons d'ana-
lyser, ajoute : « Platon pense que les universaux ne
sont pas seulement conçus, mais qu'ils sont réel-
lement, et qu'ils existent en dehors des objets.
Aristote, au contraire, regarde les incorporels et
les universaux comme conçus par l'intelligence,
et comme existant dans les objets eux-mêmes. »
Boëce, comme Porphyre, renonce à décider en-
tre ces deux philosophes, la question lui parais-
sant trop difficile : Altioris enim est philoso-
phiœ, dit-il.
Quoi qu'il en soit, ces lignes constatent qu'à
son point de départ, la querelle du réalisme et
du nominalisme se présente sous deux faces
principales : la face platonicienne et la face aris-
totélicienne. Non qu'elles s'opposent absolument
Tune à l'autre : la doctrine platonicienne, il est
vrai, caractérise, à l'exclusion de toute autre,
une des formes du réalisme : mais en dehors d'elle^
dans le cercle même du peripatétisme renouvelé
par la scolastique, il y eut des réalistes et des no-
minaux. Ce sont les arguments péripatéticiens
pour et contre que Boëce vient de nous faire con-
naître. La lutte s'est continuée sous les mêmes
influences ; toutefois la face platonicienne s'est
montrée plus rarement, la face aristotélicienne a
prédominé, et cette prédominance devait contri-
buer à la victoire du nominalisme.
Le livre qui fait le plus d'honneur à Boëce, et
dont la forme élégante et le style varié le placent
au rang des écrivains les plus distingués de
Rome chrétienne, c'est le Traité de la Consola-
lion, en cinq livres, qu'il écrivit dans sa capti-
vité de Pavie. Cet opuscule, composé alternati-
vement de vers et de prose, est l'expression
d'une' âme éclairée par une saine philosophie
qui supporte ses maux avec patience, parce
qu'elle a mis son espoir dans une Providence
qui ne saurait la tromper. « Ce n'est pas en vain
que nous espérons en Dieu, dit-il en terminant,
ou que nous lui adressons nos prières ; quand
elles partent d'un cœur droit, elles ne sauraient
demeurer sans effet. Fuyez donc le vice, et cul-
tivez la vertu; qu'une juste espérance soutienne
votre cœur, et que vos humbles prières s'élèvent
jusqu'à l'Éternel! 11 faut marcher dans la voie
droite, car vous êtes sous les yeux de celui aux
regards duquel rien n'échappe. » Ce petit traité
a été souvent réimprimé. La meilleure édition
est celle de Leyde, cum nolis variorum, in-8,
1777. Il a été souvent traduit. La plus ancienne
traduction française est attribuée à Jean de
Meun, auteur du roman de la Rose, in-f", Lyon,
1483. Elle passe pour la première traduction du
latin en français. La meilleure et la plus com-
plète édition des œuvres de Boëce est celle de
Bâle, in-f", 1370, donnée par H. Loritius Glarea-
nus. Indépendamment des commentaires et des
traductions que nous avons indiqués, on y trouve
encore des traités d'Arithmétique, de Musique
et de Géométrie. L'abbé Gervaise a publié en
1715 une Histoire de Boëce. Voy. Thesis philo-
sophica de Boelhii consolationis philosophiez
libro, par M. Barry, Paris, 1832, in-8. H. B.
BOEHM ou BOEHME (Jacob), communément
appelé le Philosophe teutonique, un des plus
grands représentants du mysticisme moderne et
de cette science prétendue surnaturelle que les
adeptes ont décorée du nom de théosophie. 11
naquit, en 1575, dans le Vieux-Seidenbourg, vil-
lage voisin de Gorlitz, dans la haute Lusace,
d'une famille de pauvres paysans qui le laissa,
jusqu'à l'âge de dix ans, privé de toute instruc-
tion et occupé à garder les bestiaux. Mais déjà
alors, si l'on en croit ses biographes^ il se fit re-
marquer par une vive imagination, a laquelle se
joignait la dévotion la plus exaltée. Après avoir
été initié, dans l'école de son village, à quelques
connaissances très-élémentaires, il fut mis en
apprentissage chez un cordonnier de Gorlitz, et
il exerça cette profession dans la même ville
jusqu'à la fin de sa vie. Mais ce n'était là que le
côte matériel de son existence ; dans le monde
spirituel, Boehm se voyait, par un effet de la
grâce, élevé au comble de toutes les grandeurs.
Les querelles religieuses, les subtilités théologi-
ques de son temps, et plus tard l'influence de la
philosophie de Paracelse, jointe à son exaltation
naturelle, entraînèrent vers le mysticisme sa
riche et profonde intelligence. Dès lors, prenant
son amour de la méditation pour une vocation
d'en haut, et les confuses lueurs de son génie
pour une révélation surnaturelle, il ne douta pas
qu'il n'eût reçu la mission de devoi-ler aux hom-
mes des mystères tout à fait inconnus avant lui.
bien qu'ils soient exprimés sous une forme sym-
bolique à chaque page de l'Écriture. Boehm
nous raconte lui-même qu'avant de se décider à
prendre la plume, il a été visité trois fois par la
grâce, c'est-à-dire qu'il a eu trois visions séparées
l'une de l'autre par de longs intervalles : la pre-
mière vint le surprendre quand il voyageait en
qualité de compagnon ; et n'a\'ait pas encore
atteint l'âge de dix-neuf ans. Elle laissa, peu de
traces dans son esprit, quoiqu'elle eût duré
sept jours. La seconde lui fut accordée en 1600,
au moment où il venait d'atteindre^ sa vingt-cin-
quième année. Il avait les yeux fixés sur un vase
d'étain quand il éprouva tout à coup une vive
impression , et au même instant il se sentit ravi
dans le centre même de la nature invisible ; sa
vue intérieure s'éclaircit; il lui semblait qu'il li-
sait dans le cœur de chaque créature , et que
l'essence de toutes choses était révélée à ses re-
gards. Enfin, dix ans plus tard, il eut la dernière
vision, et c'est afin d'en conserver le souvenir
qu'il écrivit, sous l'influence même des impres-
sions extraordinaires qui le dominaient, son pre-
mier ouvrage intitulé : Aurora ou VAube nais-
sante. Ce livre avait déjà fait l'admiration de
quelques enthousiastes, amis de l'auteur, quand
il fut publié en 1612. Il fut moins gcûté d'un cer-
BOEII
— 182 —
BOEII
lain Jean Riclitcr, pasteur de Gorlitz, lequel,
:nt la religion gravement compromise par
cette production étrange, attira sur Boehm une
petite persécution dont le seul résultat fut de
l'entrelcnir dans son fanatisme et d'accroître son
importance. Cependant , soit pour obéir à une
défense de l'autorité, soit par l'effet d'une réso-
lution tout à fait libre, Boehm garda le silence
jusqu'en 1619. C'est alors seulement que parut
son second ouvrage, la Description des vrais
principes de l'essence divine, et tous les autres,
à peu près au nombre de trente , suivirent sans
interruption. Il n'y a que l'ignorance et la cré-
dulité la plus aveugle qui aient pu prétendre
que Boehm ne connaissait pas d'autre livre que
la Bible; il suffit de jeter un coup d'oeil sur ses
écrits, même le premier, pour y reconnaître à
chaque pas le langage et les idées de Paracelse.
Il connaissait certainement les écrits de Wagen-
seil, théosophe et alchimiste de son temps, et il
vivait habituellement dans la société de trois
médecins pénétrés du même esprit, Balthazar
Walther, Cornélius Weissner et Tobias Rober.
Ces trois enthousiastes, dont le premier avait
voyagé en Orient pour y chercher la sagesse et
la pierre philosophale, formèrent autour de no-
tre cordonnier-prophète le noyau d'une secte
nouvelle, qui ne tarda pas à compter dans son
sem des hommes très-distingués par leur savoir
ou par leur naissance. Boehm mourut en 1624,
au retour d'un voyage à Dresde, où il avait dé-
fendu avec succès, devant une commission de
théologiens, l'orthodoxie de ses principes.
Le but que poursuit Boehm dans tous ses écrits,
ou plutôt le don qu'il croit avoir obtenu de la
faveur divine, c'est la science universelle ou ab-
solue, c'est la connaissance de tous les êtres dans
leur essence la plus intime et dans la totalité de
leurs rapports. Ce don surnaturel, il le communi-
que à ses lecteurs comme il prétend l'avoir reçu,
sans ordre, sans preuves, sans logique, dans un
langage inculte, dont l'Apocalypse et l'alchimie
font les principaux frais, entremêlé de déclama-
tions fanatiques contre toutes les églises établies
et traversé de loin comme par des éclairs de
génie qui ouvrent à l'esprit des horizons sans fin.
II repousse les procédés ordinaires de la réflexion
pour les autres comme pour lui-même, regardant
la grâce, les inspirations du Saint-Esprit comme
la source unique de toute vérité et de toute
science. Son unique souci est de se mettre d'ac-
cord avec l'Écriture; mais cela n'est pas difficile
avec la méthode arbitraire des interprétations
symboliques, qui fait sortir des livres saints tout
ce qu'on est résolu d'y trouver. Cependant, une
fois qu'on a traversé cette grossière enveloppe du
mysticisme, on aperçoit dans les ouvrages de
Boehm un vaste système de métaphysique dont
un panthéisme effréné fait le fond, et qui, par sa
construction intérieure, par sa prétention à réu-
nir dans son sein l'universalité des connaissances
humaines, ne ressemble pas mal à quelques-unes
des doctrines philosophiques de l'Allemagne con-
temporaine. Nous allons maintenant faire con-
naître ce système dans ses résultats les plus
essentiels et dans un ordre approprié à sa na-
ture.
Dieu est à la fois le principe, la substance et
la fin de toutes choses. En créant le monde, il n'a
lait autre chose que s'engendrer lui-même, que
sortir des ténèbres pour se produire à la lumière,
que secouer l'indifférence d'une éternité immo-
bile pour donner carrière à son activité, à son in-
telligence infinie, et ouvrir en lui toutes les sour-
ces de la vie. Il est donc indispensable, pour bien
I connaître, de le considérer smis un double
i : tel qu'il est en lui-même, caché dans les
profondeurs de sa propre essence; cl tel qu'il se
montre dans la nature ou dans la création.
Dieu, considéré en lui-même en dehors ou au-
dessus de la nature, est un mystère impénétrable
à toutes ims l,i suites, qui ne peut être défini par
aucune qualité ni par aucun attribut. Il n'est ni
bon ni méchant, il n'a ni volonté ni désir, ni joie
ni douleur, ni haine ni amour. Le bien etlc mal,
les ténèbres et la lumière sont confondus dans
son sein ; il est tout, et en même temps il n'est
rien. Il est tout ; car il est l'origine et le principe
des choses, dont l'essence se confond avec son
essence. 11 n'est rien; car la matière n'existe
pas encore, c'est-à-dire qu'il y a absence de vie,
de forme, de qualité, de tout ce qui lui donne de
li réalité à nos yeux (de Signatura rerum, lib. III,
c. n). C'est cet être sans consciem-e et sans per-
sonnalité, comme nous dirions aujourd'hui, ou,
comme dit Boehm, cet abîme sans commence-
ment ni fin, où régnent la nuit, la paix et le si-
lence, qui occupe le rang de Dieu le Père. Dieu
le Fils, c'est la lumière qui luit dans les ténè-
bres; c'est la volonté divine qui d'indifférente
qu'elle était a un objet, mais un objet éternel et
infini. Or, l'objet de la volonté divine, c'est cette
volonté elle-même se réfléchissant dans son pro-
pre sein, ou se reproduisant à sa ressemblance,
c'est-à-dire se connaissant par le Verbe, par l'é-
ternelle sagesse. Enfin l'expansion, la manifesta-
tion continue de la lumière, l'expression de la
sagesse par la volonté, ou, si l'on peut s'exprimer
ainsi, l'exercice même des facultés divines, c'est
le Saint-Esprit, dont on a raison de dire qu'il
procède à la fois du Père et du Fils. Pour mieux
nous faire comprendre cette explication du dogme
de la Trinité, Boehm nous engage (Description
des trois principes, liv. VII, ch. xxv) à jeter un
coup d'ceil sur notre propre nature. « Prends une
comparaison en toi-même. Ton âme te donne en
toi : 1° l'esprit par où tu penses; cela signifie
Dieu le Père; 2° la lumière qui brille dans ton
âme, afin que tu puisses connaître ta puissance
et te conduire; cela signifie Dieu le Fils; 3° la
base affective qui est la puissance de la lumière,
l'expansion de la lumière par laquelle tu régis le
corps; cela signifie Dieu l'Esprit-Saint. » Tel est
Dieu considéré en lui-même et dans sa sainte
Trinité, c'est-à-dire dans la totalité infinie de ses
perfections, dans la plénitude de son existence et
de son amour. Voyons maintenant ce qu'il devient
dans la nature.
Selon Jacob Boehm, il y a deux natures, qu'il
faut se garder de confondre, quoique toutes deux
sortent de la même source : l'une est éternelle,
invisible, directement émanée de Dieu, formée
par la réunion de toutes les essences qui entrent
dans la composition des choses et qui, par la di-
versité de leurs rapports, donnent naissance à la
diversité des êtres : véritable intermédiaire entre
Dieu et la création, espèce de démiourgos, d'ar-
tisan invisible mis au service de l'éternelle sa-
gesse ; ce que, dans la langue de Spinoza, on ap-
pellerait la nature nalurante. L'autre, c'est la
nature visible et créée, l'univers proprement dit.
Voici comment du sein de l'unité divine sortent
toutes les essences, toutes les qualités fondamen-
tales ou, comme nous dirions aujourd'hui, toutes
1rs forces dont l'ensemble constitue la nature
éternelle. Elles existent d'abord confondues et
identifiées dans l'essence suprême, c'est-à-dire
dans la volonté ou dans la puissance divine, que
Boehm nous représente comme Dieu le Père. Mais
la volonté divine se regardant à la lumière de
l'éternelle sagesse, et se voyant dans sa perfection
infinie, conçoit pour elle un amour, ou plutôt un
désir irrésistible, par l'effet duquel elle se trouve
en quelque sorte divisée en deux et mise en op-
BOEH
— 183 —
BOEH
position avec elle-même. Or ce qu'il y a de plus
parfait; c'est la lumière, et ce qui est en opposi-
tion avec la lumière, ce sont les ténèbres. Ces
deux principes, ou plutôt ces deux aspects de la
nature divine, se divisent à leur tour, et ainsi se
distinguent, les unes des autres, les sept essences,
ou, comme les appelle Saint-Martin, les Sources-
Esprits qui constituent le fonds commun de
toute existence finie et de l'univers tout entier.
La première de ces essences, c'est le désir,
qui engendre successivement l'âpre, le dur, le
froid, l'astringent, en un mot tout ce qui résiste.
C'est le désir qui a présidé à la formation des
choses et les a fait oasser du néant à l'existence.
La seconde, c'est le mouvement ou l'expansion
dont résulte la douceur, la force qui a pour at-
tribut de séparer, de diviser, de multiplier,
comme le désir de condenser et de réunir. C'est
par cette seconde puissance que tous les éléments
sont sortis du mysterium magnum, c'est-à-dire
du chaos.
La troisième est celle qui donne un but et une
direction à l'expansion. Dans le monde physique
elle se produit sous forme de l'amertume ; dans
le monde moral elle engendre à la fois la sensi-
bilité et la volonté naturelle, c'est-à-dire les
instincts, les passions et la vie des sens. Ces trois
premières qualités ou essences sont le fondement
de ce que Boehm appelle colère; car. lorsqu'elles
ne sont pas tempérées par les qualités suivantes,
elles n'engendrent que le mal : elles donnent
naissance à la mort, et à l'enfer et à l'éternelle
damnation [Aurora, c. xxm, § 23).
La quatrième, c'est le feu spirituel au sein
duquel doit se montrer la lumière; c'est l'effort,
l'énergie qui résulte des trois qualités précé-
dentes, l'énergie de la volonté instinctive et de
la vie elle-même. Joignez-y la lumière, c'est-à-
dire la sagesse, ce sera l'amour; mais qu'on la
laisse abandonnée à elle-même, elle ne sera
qu'un instrument de destruction, un feu dévo-
rant, le feu de la colère.
La cinquième qualité ou essence, c'est la lu-
mière qui change en amour le feu de la colère,
la lumière éternelle qui n'a pas eu de commen-
cement et qui n'aura pas de fin, celle qu'on
appelle le Fils de Dieu (ubi supra, § 34-40).
La sixième, c'est le son ou la sonoréité, c'est-à-
dire l'entendement, l'intelligence finie, qui est
comme un écho, un retentissement de la sagesse
éternelle et la parole par laquelle elle se révèle
dans la nature.
Enfin la septième émane du Saint-Esprit comme
les deux précédentes émanent du Fils. Elle est re-
présentée, tantôt comme la forme, comme la
figure qui donne à l'existence son dernier ca-
ractère (ubi supra, c. xnn), tantôt comme l'Etre
lui-même, comme la substance au sein de la-
quelle se combinent entre elles toutes les autres
essences ; car de même qu'elles sont sorties de
l'unité, elles doivent y rentrer et former dans
leur ensemble un seul principe que Boehm,
dans son langage alchimique emprunté de Pa-
racelse, appelle souvent du nom de teinture (voy.
Aurora, c. xxm. — Clef et explication de
plusieurs points, nos 23-73). Aussi a-t-il soin de
nous dire que la destruction de ces sept qualités
ou productions premières, quoique nécessaire
pour donner aux hommes une idée de la nature
éternelle, est en elle-même sans réalité. « De
ces sept productions aucune n'est la première et
aucune n'est la seconde, la troisième ou la der-
nière; mais elles sont toutes sept chacune la pre-
mière, la seconde, la troisième, la quatrième et
la dernière. Cependant je suis obligé de les pla-
cer l'une après l'autre, selon le mode et le lan-
gage créaturel, autrement tu ne pourrais me
comprendre ; car la Divinité est comme une
roue, formée de sept roues l'une dans l'autre, où
l'on nevoitni commencement ni fin. » [Aurora,
c. xxm, § 18.)
Au-dessous de la nature éternelle, nous ren-
controns la nature visible, ou, comme dirait en-
core Spinoza, la nature naturce, qui est une
émanation et une image de la première. Tout ce
que contient celle-ci dans les conditions de l'é-
ternité, l'autre nous le présente sous une forme
créalurelle, c'est-à-dire que dans son sein les
essences se traduisent en existences et les idées
en phénomènes. Les corps qui nous environnent,
les éléments et les étoiles, ne sont qu'un écou-
lement, une effluve, une révélation du monde
spirituel, et, malgré leur diversité apparente,
ils sont tous sortis du même principe, tous ils
participent de la même substance. « Si tu vois
une étoile, un animal, une plante ou toute autre
créature, garde-toi de penser que le créateur de
ces choses habite bien loin, au-dessus des étoiles.
Il est dans la créature même. Quand tu regardes
la profondeur, et les étoiles, et la terre, alors tu
vois ton Dieu, et toi-même tu as en lui l'être et
la vie. » [Aurora, c. xxm, § 3, 4, 6.) Il ne faut
donc point prendre à la lettre le dogme de la
création ex nihilo : mais ce néant, ce rien dont
on nous apprend que Dieu a tiré tous les êtres,
ce n'est pas autre chose que sa propre substance
avant d'avoir revêtu aucune forme. Aux yeux de
Boehm la nature est le corps de Dieu, un corps
qu'il a tiré de lui-même et dont les éléments, les
diverses parties ont d'autant plus de durée et de
perfection qu'elles sont plus rapprochées de leur
centre commun, c'est-à-dire de l'unité. Au con-
traire, plus elles s'éloignent de ce centre, plus
elles sont grossières et fugitives [Signatura r&-
rtiut, c. vi, § 8).
Si Dieu est la substance commune de tout ce
qui existe, il est aussi la substance, ou du moins
le principe du mal, et le mal, le démon, l'enfer,
sont en lui comme le reste. Boehm ne recule
pas devant cette monstrueuse conséquence. « Il
est Dieu, dit-il en parlant du premier être, il est
le ciel, il est l'enfer, il est le monde (2e Apologie
contre Tilken, n° 140). Le vrai ciel où Dieu de-
meure est partout, en tout lieu, ainsi qu'au mi-
lieu de la terre. Il comprend l'enfer où le démon
demeure et il n'y a rien hors de Dieu. » (Des-
cript. des trois principes, ch. vu, §21.) En effet,
nous avonsAdéjà vu précédemment comment le
souverain Être, épris d'amour pour sa propre
perfection, se met en opposition avec lui-même :
on le conçoit sous deux aspects dont l'un repré-
sente la lumière et l'autre les ténèbres. Eh bien,
les ténèbres ne sont pas autre chose que le mal,
sans lequel il serait impossible, même à l'intel-
ligence divine, de dire, de concevoir et d'aimer
le bien. Cependant, il ne faudrait pas seulement
regarder le mal comme une pure négation, à
savoir l'absence du bien et de la perfection ab-
solue; il forme aussi une puissance positive, il
est la force, l'énergie, la volonté et le désir sé-
parés de la sagesse, il est ce feu de la colère dont
nous avons parlé un peu plus haut; il est aussi
l'enfer, car il n'existe point d'angoisse compa-
rable à celle de ce désir séparé de son objet et
brûlant dans les ténèbres {Signatura rerum,
c. xvi, § 26).
La nécessité du mal est plus évidente encore
dans la nature; car le désir, les obstacles et la
souffrance sont les conditions mêmes des biens
qui nous arrivent, tant dans l'ordre moral que
dans l'ordre physique. S'il n'existait, dit Boehm,
aucune contradiction dans la vie, il n'y aurait
pas de sensibilité, pas de volonté, pas d'activité,
pas d'entendement, pas de science; car une
BOEII
— 184
BOET
chose qui ne rencontre pas de résistance capable
de la provoquer au mouvement, demeure immo-
bile [Contcmjjlation divine, liv. I, ch. i.\). Si la
vie naturelle ne rencontrait pas de contradiction,
elle ne s'informerait jamais du principe dont
elle est sortie, et de cette manière, le Dieu ca-
ché demeurerait inconnu à la vie naturelle (u&i
supra). On démontre par un raisonnement sem-
blable que sans la douleur nous ne connaîtrions
pas la joie, que la jouissance sort toujours des
angoisses et des ténèbres du désir. Aussi Boehm,
dans son langage inculte, mais plein d'imagina-
tion, a-t-il appelé le démon, c'est-à-dire le mal
personnifié, le cuisinier de la nature ; car, dit-il
en continuant la métaphore, sans les aromates,
tout ne serait qu'une fade bouillie (Mysterium
magnum, c. xvm).
Avec les éléments que nous possédons déjà, il
est facile de deviner le rang que ce système
donne à la nature humaine. L'homme nous offre
en lui une image et un résumé de toutes choses;
car il appartient à la fois aux trois sphères de
l'existence que nous venons de parcourir. Il
tient à Dieu par son âme, dont le principe se
confond avec l'essence divine ; c'est la lumière
divine qui l'ait le fond de notre intelligence, et
c'est Dieu lui-même qui est notre vie et notre
savoir. L'esprit qui est en nous est celui-là même
qui a assiste à la création; il a tout vu et il voit
tout à la lumière suprême (Description des trois
principes, ch. vu, § 6). Par l'essence de son
corps; l'homme tient à la nature éternelle, source
et siège de toutes les essences. Enfin, par son
corps proprement dit, il appartient à la nature
visible. Ainsi s'explique la faculté que nous
avons de connaître Dieu et l'univers tout entier.
Car, dit-il {ubi supra), « lorsqu'on parle du ciel
et de la génération des éléments, on ne parle
point de choses éloignées, ni qui soient à dis-
tance de nous • mais nous parlons de choses qui
sont arrivées dans notre corps et dans notre âme,
et rien n'est plus près de nous que cette géné-
ration au sein de laquelle nous avons la vie et le
mouvement, comme dans notre mère. »
Avec une pareille métaphysique, toute morale
devient un non-sens. Cependant Boehm en a une
sur laquelle nous n'insisterons pas, car elle est
commune à tous les mystiques : ne s'attacher à
rien dans ce monde, ne penser ni au jour ni au
lendemain, se dépouiller de la volonté et du
sentiment de son existence personnelle, s'abîmer
dans la grâce, et hâter par la contemplation et
par lu prière l'instant où l'âme doit se réunir à
Dieu, en un mot, s'efforcer de ne pas être, tel
est, selon lui, le but suprême de la vie.
Ce système est le fruit des idées protestantes
sur la grâce, mêlées à l'alchimie et à certains
principes cabalistiques très-répandus au xvic siè-
cle. Ce que nous ne comprenons pas, c'est que
des hommes qui se croient des chrétiens ortho-
doxes, aient partagé cet engouement, ce respect
presque religieux pour ce chaos informe, ou le
panthéisme coule à pleins bords.
Les œuvres de J. Boehm, toutes écrites en
allemand, ont été réimprimées plusieurs fois. Il
en a paru à Amsterdam quatre éditions : la pre-
mière, chez Henri Betcke, in-4, 1675 ; la seconde,
beaucoup plus complète, a été publiée par Gichtel,
un sectateur de Boehm, en 10 vol. in-8, 1682; la
troisième, 2 vol. in-4, a paru en 1730, sous 1»
titre de Thcologia revclala; enfin la quatrième,
en 6 vol. in-8, est de la même année. En 1831,
un autre sectaire de Boehm, Scheibler, a com-
mencé à Leipzig, la publication d'une nouvelle
édition des Œuvres complètes de Jacob Boehm,
in-8. — Les œuvres de Boehm ont été traduites
en anglais par Guillaume Law, 4 vol. in-4, Lon-
dres, 1765, et 5 vol. in-4, 1772. Saint Martin a
traduit en français les trois ouvrages suivants :
1° Y Aurore naissante, 2 vol. in-8, Paris, an VIII ;
2° les Trois Principes de Vessence divine, 2 vol.
in-8, Paris, an X; 3° le Chemin pour aller à
Christ, 1 vol. in-12, Paris, 1822. On avait com-
mencé, en 1684, une traduction italienne qui n'a
pas eu de suite. — Il existe aussi, sur Jacob
Boehm, plusieurs écrits biographiques, apolo
tiques et critiques dont voici les principaux :
Histoire de Jacob Boehm, ou Description des
événements les plus importants, etc., in-8,
Hamb., 1608, et dans le premier volume de l'é-
dition de 1682 (ail.). — Joh. Ad. Calo, Disputatio
sistens historiam Jac. Boehmii, in-4, Wittem-
berg, 1707 et 1715. — Just Wessel Raupaeus.
Dissertatio de Jac. Boehmio, in-4, Soest, 1714.
— Ad. Sig. Bùrger, Disputatio de sutoribus fa-
naticis. in-4, Leipzig, 1730. — Jacob Boehm,
Essai biographique, in-8, Dresde, 1802 (ail.). —
Introduction à la connaissance véritable et fon-
damentale du grand mystère de la Béatitude,
etc., 1 vol. in-8, Amsterdam, 1718 (ail.). — De
la Motte Fouquet, Essai biographique sur J.
Boehm, 1 vol. in-8, Greiz, 1831. — Henrici Mori,
Philosophiœ teutonicœ censura, dans le tome I
de ses œuvres, Londres, 1679, p. 529.
BOEHME (Christian-Frédéric), théologien-phi-
losophe, né en 1766, à Risenberg, professeur au
gymnase d'Altenberg, pasteur et inspecteur à
Luckau , docteur en théologie et membre du
consistoire. Il appartient à l'école de Kant ,
dont il a défendu les doctrines contre l'idéa-
lisme de Fichte. Voici les titres de ses ouvrages
philosophiques : de la Possibilité des jugements
synthétiques a priori, in-8,Altenb., 1801; — Com-
mentaire sur et contre le premier principe de
la science d'après Fichte, suivi d'un Epilogue
sur le système idéaliste de Fichte, in-8, ib., 1802;
— Eclaircissement et solution de celte question:
Qu'est-ce que la vérité? in-8, ib., 1804. Aces trois
ouvrages, écrits en allemand, il faut ajouter celui-
ci, qui s'est publié en latin : de Miraculis Enchi-
ridion, 1805. — Les écrits suivants appartiennent
à la philosophie et à la théologie : la Cause du
supernaturalisme rationnel, in-8, Neust. s. l'O.,
1823; — de la Moralité du Mensonge, dans le
cas de nécessité.
BOËTHIUS (Daniel), philosophe suédois, at-
taché à la doctrine de Kant qu'il enseignait à
l'Université d'Upsal pendant les premières an-
nées de ce siècle. Mais, comme écrivain, il s'est
appliqué principalement à l'histoire de la philo-
sophie, qui lui doit les ouvrages suivants : Diss.
de philosophiœ nomine apud veteres Romanos
inviso, in-4, Upsal, 1790; — Diss. de idea hislo-
ria philosophiœ rite formanda, in-4, ib.; 1800;
— Diss. de prœcipuis philosophiœ epochis, in-4,
Londres, 1800; — de Philosophia Socratis, Up-
sal, 1788.
BOÉTHUS. Ce nom, qu'il ne faut pas confon-
dre avec celui de Boëthius, appartient à la fois
à quatre philosophes de l'antiquité : le premier
est un stoïcien dont le souvenir nous a été
transmis par Cicéron et par Diogène Laërce,
liv. VII, en. i. Il n'admettait pas. avec les autres
philosophes de son école, que le monde fût un
animal, et, au lieu de deux motifs de nos juge-
ments, il en connaissait quatre, à savoir : l'esprit,
la sensation, l'appétit et l'anticipation. Il avait
composé une Physique et un traité du Destin
en plusieurs livres. Le second est un péripatéti-
cien, disciple d'Andronicus de Rhodes et origi-
naire de Sidon. Strabon, son condisciple, le cite
(liv. XVI) au nombre des philosophes les plus
distingués de son temps, ce qui veut dire, sans
doute, de son école, et Simplicius ne craint pas
BOET
— 185 —
BOLI
de lui donner l'épithète d'admirable. Ses travaux,
aujourd'hui perdus pour nous, paraissent avoir
été connus jusqu'au \T siècle, car ils sont cités,
à cette époque, par Àmmonius [in Categ., fol. 5,
a) et David l'Arménien. Ils consistaient en un
commentaire sur les Catégories d'Aristote et un
ouvrage original, destiné à soutenir la théorie
du relatif selon Aristote, contre la doctrine stoï-
cienne. Le troisième philosophe du nom de
Boéthus est un autre péripatéticien , Flavius
Boéthus, de Ptolémaïs, disciple d'Alexandre de
Damas et contemporain de Galien. Enfin, le qua-
trième est un épicurien et un géomètre cité par
Plutarque, qui en a fait un des interlocuteurs
de son Dialogue sur Voracle de la Pythie.
BOÉTIE (La), né à Sarlat en 1530 et mort en
1563, serait sjns doute peu connu, malgré quel-
ques écrits ébauchés pendant le cours d'une vie
prématurément terminée et consacrée aux de-
voirs de la magistrature, si Montaigne ne s'était
chargé de recueillir ses travaux, et surtout de
rendre son nom immortel en rappelant souvent,
et avec des traits qu'on n'oubliera jamais, leur
commune amitié. Ce n'est pas à ce titre qu'il
mérite une brève mention dans ce recueil, et
quoiqu'il ait traduit une partie de Y Economique,
attribuée à Aristote , et la Mesnagerie de Xéno-
phon, rien n'autorise à penser qu'il ait étudié
particulièrement la philosophie; mais une élo-
quente déclamation de quelques pages contre la
tyrannie lui assure une place parmi les publi-
cistes du xvie siècle. Gomment un grave magis-
trat, toujours soumis au pouvoir et d'opinion
très-modérée, fut-il conduit à écrire cette véhé-
mente philippique qu'on appelle le traité de la
Servitude volontaire, ou le Contr'un? D'Aubigné
insinue qu'il obéit a un mouvement d'amour-
propre froissé ; Montaigne, qui est un peu confus
de la vivacité de son ami, et qui n'ose publier
son opuscule, de peur qu'il ne donne des armes
« à ceux qui cherchent à troubler et à changer
Testât de notre police, » avance qu'il le composa
« dans son enfance, par manière d'excrcitation
seulement. » De Thou, qu'il vaut peut-être mieux
croire en ce point, assure que le spectacle de la
ville de Bordeaux en proie aux fureurs du con-
nétable de Montmorency, exécuteur de la ven-
geance royale, arracha du cœur de La Boétie ce
cri d'indignation. Quoi qu'il en soit, cette œuvre,
pour être courte, n'est pas à dédaigner : l'anti-
quité y respire, non pas en ses doctrines, mais
en ses sentiments et à son langage, également
passionnés contre la tyrannie ; et la politique,
dégagée de toute théorie, s'y appuie sur le bon
sens et la justice. On réduirait facilement ces
pages à ces trois idées : l'opposition de la liberté
naturelle et de la servitude politique, et le
moyen de se débarrasser de celle-ci pour retour-
ner à celle-là. Les hommes sont libres par la vo-
lonté de Dieu, « subjects à la raison et serfs de
personne. •> En cela tous sont égaux, « tous faicts
de mesme forme, et comme il semble, à mesme
moule, afin de nous entrecognoistre tous pour
compaignons , ou plutost frères. » La société n'a
fias d'autre but que de maintenir cette libre éga-
ité, de resserrer les liens de la fraternité, et de
faire « une communion de nos volontés. » Si la
nature répartit parfois ses dons d'une manière
inégale, ce n'est pas pour envoyer ici-bas les
plus forts comme dans une forêt où ils attaque-
ront les plus faibles; c'est pour donner lieu à une
mutuelle affection, « ayant les uns puissance de
donner aide, et les autres besoing d'en recevoir,
et ne peut tomber en l'entendement de per-
sonne que nature ayt mis aulcuns en servitude,
nous ayant tous mis en compaignie. » Voilà le
dioit naturel; mais comme il est en contra-
diction avec l'état social! il s'est trouvé des
hommes, des « meschants princes » de diverses
espèces, tous intéressés à avilir les peuples, à
leur faire perdre l'amour inné de la liberté, à
transformer la servitude en une sorte d'habitude
qui fait leur sécurité. La Boétie flétrit les tyrans
au nom de la juslice; au nom de l'histoire, et
répète contre eux les imprécations des écrivains
de l'antiquité, depuis Platon jusqu'à Cicéron. Il
les dépasse en montrant à quel degré d'avilisse-
ment descend sous ce régime la nature humaine;
comment les esprits y semblent privés de tout
commerce et comme dénués « de ce grand pré-
sent de la voix et de la parole, » comment il n'y
a plus de ressort à l'activité, plus d'honneur dans
les mœurs, et comment enfin le sentiment reli-
gieux lui-même est corrompu dans sa source ,
parce que le tyran prend la religion pour com-
plice, « et se la met devant comme garde corps. »
Quant au remède, il n'est pas difficile à indi-
quer, et encore moins à employer. Cette servi-
tude qui opprime les citoyens , ce sont eux-mê-
mes qui l'ont nourrie , fortifiée , et qui la
maintiennent. « Soyez résolus de ne plus servir,
et vous voilà libres. » Il n'y faut pas grands ef-
forts ni combats périlleux ; il suffit de consentir
à ne pas se donner beaucoup de peine pour s'im-
poser un maître : « Je ne veulx pas que vous le
poulsiez ny l'esbranliez ; mais seulement ne le
soubstenez plus, et vous le verrez, comme un
grand colosse à qui on a desrobé la base, de son
poids même fondre en bas et se rompre. » Voilà
le fond de ce « discours. » Il est difficile de n'y
pas reconnaître l'esprit républicain de l'antiquité :
on peut sans doute distinguer entre la tyrannie
et la royauté, et soutenir que les reproches
adressés à l'une sont même une façon détournée
de louer l'autre ; mais La Boétie ne paraît pas
avoir eu cette arrière-pensée. Aussi les protes-
tants qui rêvaient la république ont-ils fait grand
accueil à sa dissertation; et Montaigne, qui de-
vait en savoir long sur les opinions de son ami,
ne permet pas à la critique d'hésiter : « Je ne
fays nul doubte, dit-il, qu'il ne creust ce qu'il
escrivaitj car il estait assez conscientieux pour
ne mentir pas mesme en se jouant; et say da-
vantage que s'il eust eu à choisir, il eust mieulx
aymé estre nay à Venise qu'à Sarlat; et avec-
ques raison. »
Les œuvres de La Boétie ont été publiées par
Montaigne en 1571; mais le discours de la Ser-
vitude volontaire ne figure pas dans cette édi-
tion. Il circula longtemps manuscrit et sans nom
d'auteur, et fut imprimé pour la première fois
dans un recueil, Mémoires de V Estât de France,
en 1576. Au xvne siècle, c'était un livre rare.
Coste l'a inséré dans son édition des Essais de
Montaigne, et son exemple a été imité. M. de
Lamennais l'a publié à part en 1835. E. C.
BOLINGBROCKE (Henri Saint-Jean, vicomte)
fut un des hommes les plus célèbres et les plus
influents du xvme siècle. Il naquit en 1672 à
Bittersea, près Londres, d'une famille ancienne
f-.t considérée. Doué des qualités les plus heu-
reuses, d'un esprit prompt et facile, d'une ima-
gination vive et féconde, d'une certaine grâce
mêlée de fermeté qui savait séduire et subju-
guer tout à la fois, il ne résista pas à l'ivresse
de ses premiers succès, et sa jeunesse se passa
dans tous les genres de dérèglements. Il venait
d'atteindre sa vingt-troisième année, quand son
père, espérant le ramener à une vie plus sage,
obtint de lui qu'il se mariât à une femme non
moins distinguée par ses qualités personnelles
que par sa fortune et par sa naissance; mais le
remède fut impuissant, et les jeunes époux ne
tardèrent pas à se séparer pour toujours. La po-
BOLI
— 186
BONA
litique eut un résultat plus heureux que le ma-
riage. Entré à la Chambre des communes peu
de temps après cette rupture. Bolingbrocke y
développa tous les talents qu'il avait reçus de
la nature ; son éloquence, la solidité de son ju-
gement, la profondeur de son coup d'ceil en fi-
rent tout d'abord un personnage politique de la
plus haute importance. Il s'engagea dans le
parti des torys et fut successivement secrétaire
d'État au département de la guerre, puis minis-
tre des affaires étrangères. C'est en cette qua-
lité qu'au milieu des plus graves obstacles, et
malgré tous les partis déchaînés contre lui, il
amena la conclusion de la paix d'Utrecht. Mais
après la mort de la reine Anne, tout changea de
face ; les whigs furent les maîtres, et Boling-
brocke, sur le point d'être mis en accusation
pour crime de haute trahison, se réfugia en
France, où il accepta, près du prétendant Jac-
ques III, les fonctions de ministre. Toute espé-
rance étant ruinée aussi de ce côté, et se voyant
abandonné par le prétendant lui-même, Boling-
brocke sollicita de Georges Ier la permission de
retourner en Angleterre. Il l'obtint, après bien
des difficultés, en 1723: mais la carrière des af-
faires lui resta fermée. Bolingbrocke tourna
alors son activité vers l'étude et vers la presse,
où il fit une vive opposition au gouvernement.
Huit ans s'écoulèrent ainsi lorsque, après un se-
cond voyage en France, il prit le parti de vivre
entièrement dans la retraite entre Swift et Pope,
ses deux amis. Il mourut en 1751, laissant un
assez grand nombre de manuscrits qui furent
publiés deux ans plus tard par le poëte David
Mallet.
Bolingbrocke, comme on vient de le voir par
ce rapide résumé des événements de sa vie, fut
principalement un publiciste et un homme d'É-
tat. Cependant, durant les années qu'il passa
dans la retraite, il s'occupa aussi de philosophie.
Il embrassa avec chaleur les opinions de son
siècle. Dans un de ces écrits posthumes dont
nous venons de parler, examinant la nature; les
limites et les procédés de l'intelligence, il se
déclare hautement pour le système de la sensa-
tion, tel que Locke l'avait conçu, et pour l'em-
ploi exclusif de la méthode expérimentale. Tous
les systèmes qui se sont succédé depuis Platon
jusqu'à Berkeley lui paraissent de pures chimè-
res, des_ rêveries plus ou moins poétiques qu'on
a décorées mal à propos du nom de philosophie,
et qui pourraient être supprimées sans aucun
préjudice pour la science. Il pense que le corps
fait partie de l'homme, aussi bien et au même
titre que l'esprit; que ce dernier n'est pas l'ob-
jet d'une science distincte, mais qu'il est, comme
le premier, du ressort de la physique ou de
l'histoire naturelle. Pour les connaître l'un et
l'autre, il n'est pas d'autre moyen que d'obser-
ver scrupuleusement tous les laits qui se pas-
sent en nous depuis l'instant de la naissance
jusqu'à celui de la mort. Viser plus haut, c'est
de la folie; et les métaphysiciens proprement
dits lui semblent, comme à Buchanan, des hom-
mes qui prennent la raison elle-même pour
complice do leur délire: Gens ratione furens.
Cependant, par une inconséquence dont il
n'offre paa Le seul exemple, Bolingbrocke ne re-
fuse pas à l'homme la connaissance de Dieu;
uniquement par l'expérien a et par
l'analogie qu'il prétend démontrer son i
tence. Quelque chose existe maintenant; donc
il a toujours existé quelque chose; car le non-
être n'a pa i pu devenir la cause de l'être, et une
série de eau le 1 9 l'infini est chose tout à fait in-
concevable. Ce tt'eal pas encore tout: parmi !
phénomènes de la nature nous rencontrons l'in-
telligence; or, l'intelligence ne peut pas avoir
été produite par un être qui serait lui-même
prive de cette faculté; donc la première cause
des êtres est une cause intelligente. De là
suite que nier l'existence de Dieu, c'est se met-
tre dans la nécessité logique de nier sa propre
existence. Mais les convictions religieuses de
Bolingbrocke ne vont pas plus loin. Il s'arrête
au déisme, à un déisme inconséquent, et traite
les religions révélées à la façon de ceux qu'on
appelait alors les philosophes. Toute autorité
en matière de croyance est illégitime à ses yeux,
et il n'admet l'intervention du témoignage hu-
main que pour les faits de l'ordre naturel et
historique. Un tel homme devait beaucoup
plaire à Voltaire, qui en parle, en effet, avec la
plus haute admiration dans la plupart de ses ou-
vrages philosophiques.
Tous les écrits de Bolingbrocke qui intéres-
sent la philosophie portent le titre d'Essais et
remplissent à peu près le troisième et le qua-
trième volume de ses Œuvres complètes, pu-
bliées après sa mort par Mallet (5 vol. in-4,
Londres, 1753-1754), et condamnées par le grand
jury de Westminster comme hostiles à la reli-
gion, aux bonnes mœurs, à l'État et à la tran-
quillité publique.
William Warburton, évêque de Glocester, a
écrit, en 1775, un Aperçu de la philosophie de
Bolingbrocke. — On peut aussi consulter sur Bo-
lingbrocke de Rémusat, V Angleterre au dix-
huitième siècle, 1 vol. in-8, Paris, 1856; 2 vol.
in-18, Paris, 1865.
BONALD (Victor-Gabriel-Ambroise, vicomte
de), né en 1753 à Monna, près Milhau, départe-
ment de l'Aveyron, émigra en 1791. Après s'être
montré peu de temps à l'armée de Condé, il se
retira à Heidelberg, et bientôt après à Constance.
La tranquillité rétablie en France, et consolidée
par le sacre de Napoléon, le décida à rentrer
dans sa patrie, où sa réputation littéraire et
l'influence de ses amis le firent nommer conseil-
ler titulaire de l'Université. En 1815, la Restau-
ration lui fournit l'occasion de jouer le rôle po-
litique auquel semblait l'appeler la nature de
ses écrits. Député de 1815 à Î822, pair de France
de 1822 à 1830, il refusa de prêter serment au
gouvernement établi parla révolution de juillet
Il est mort en 1840, le 23 novembre, dans le
lieu de sa naissance, où il s'était retiré.
La plupart des ouvrages de M. de Bonald ont
pour Lut la solution de questions sociales: VEs-
sai anabjlique sur les lois naturelles de V ordre
social, la Législation primitive, le traité du
Divorce sont les écrits d'un publiciste, plus en-
core que ceux d'un philosophe. Cependant l'au-
teur a éprouvé le besoin de rattacher à des
principes abstraits le système politique qu'il a
développé; il a cherché la justification de ses
vues dans une philosophie qui lui est propre.
La philosophie de M. de Bonald repose en
grande partie sur ce principe : V homme pense sa
parole avant de parler sa pensée. Nous ne nous
arrêterons qu'un moment pour faire remarquer
l'obscurité de la première partie de cet axiome :
l'homme pense sa parole. La pensée, d'après
l'auteur, ne se manifestant, chez l'homme indi-
viduel, qu'à l'instant où la parole se prononce
dans son esprit, tout acte antérieur reste insai-
sissable, et les expressions que nous venons de
citer, alléguant une opération inobservable dans
Les données mêmes du système, ne présentent
dans le fait aucun sens.
Nous sommes b>in assurément de méconnaître
ce qu'il y a de vrai dans la théorie de M. de
Bonald; mais, comme il n'arrive que trop sou-
vent, la considération exclusive d'une idée juste,
BONA
— 187 —
BONA
peut-être le désir secret de donner à cette idée
une portée sociale, en a altéré l'exactitude. Il
n'est personne qui méconnaisse le rapport étroit
qui unit la pensée à la parole. Les philosophes
les plus spiritualistes, Leibniz, par exemple,
aussi bien que ceux qui ont tout rapporté à la
sensation, comme Condillac, ont unanimement
reconnu que le langage exerce* la plus grande
influence sur la pensée. Nul doute que par sa
clarté et sa précision une langue ne puisse
être, plus qu'une autre, favorable au développe-
ment de l'intelligence; nul doute que, dans le
travail individuel de la pensée, les mots qui
nous la figurent et nous la présentent, n'en
soient les corrélatifs, et ne contribuent à l'éclai-
rer ou à la modifier. Mais partir de ces faits
pour établir, entre la parole et la pensée, une
dépendance tellement rigoureuse que l'homme
ne voie jamais dans sa pensée que ce qui est
contenu dans sa parole ; que celle-ci circon-
scrive les données pures de l'intelligence de ma-
nière à les empêcher, dans tous les cas, de fran-
chir ce cercle étroit, c'est faire sortir d'un fait,
vrai en lui-même, des conséquences forcées et
inacceptables.
Et d'abord, la conscience de notre existence
propre, qui seule rend possibles nos autres con-
naissances, précède incontestablement en nous
la présence de toute espèce de signes. A cette
raison décisive peuvent se joindre d'autres con-
sidérations qui démontrent la même vérité : il est
certain, par exemple, que la pensée se prête à un
nombre beaucoup plus considérable de nuances,
que la parole n'en saurait exprimer. De là le tra-
vail de l'écrivain qui essaye, en quelque sorte, les
mots à ses idées, rejette l'un, adapte l'autre,
crée une expression nouvelle, ou modifie l'ex-
pression déjà connue par la place qu'il lui donne,
par les expressions secondaires dont il l'entoure.
Pour que cette opération puisse avoir lieu, il
faut qu'il conçoive, chacun à part, la pensée et
le mot dont il veut la revêtir ; il faut qu'il lui
soit possible d'apercevoir l'idée en elle-même,
d'en sentir toutes les nuances, pour constater
ensuite par comparaison que le mot choisi les
exprime fidèlement, ou se décider à en cher-
cher un autre. Sans doute la pensée ne reste-
rait pas longtemps dans l'intelligence à cet état
purement abstrait : fatigués d'une contempla-
tion difficile, nous la laisserions s'évanouir, et
nous avons besoin que le langage vienne à no-
tre secours; mais la psychologie constate facile-
ment la mesure d'indépendance qui appartient à
l'esprit sous ce rapport, indépendance qui s'ac-
croît de plus en plus, selon le degré de culture
et la puissance d'abstraction qu'il acquiert par
l'exercice.
On voit dès l'abord le parti que M. de Bo-
nald, défenseur des gouvernements traditionnels
et absolus, dut tirer de cette théorie pour ap-
puyer ses vues sociales. Si, en effet, l'homme
n'a dans sa pensée que ce que sa parole lui ré-
vèle, il est enfermé sans retour dans les condi-
tions de la langue qu'il parle : il ne saurait con-
cevoir autre chose que les idées transmises,
que les formes politiques, les maximes religieu-
ses, morales, déjà en vigueur. Cependant il
nous semble résulter de cette doctrine une con-
séquence que M. de Bonald aurait désavouée,
nous n'en doutons pas, car elle est en contra-
diction avec le désir de donner une base immua-
ble aux institutions sociales. L'homme n'aspire
pas à la connaissance d'une vérité relative; il
tend à la vérité elle-même, à la vérité en soi.
Le christianisme {Jean, ch. xiv, v. 16) et la phi-
losophie sont d'accord sur ce point. Or, la vérité,
avec son caractère éternel, ne saurait dépendre
de certaines conditions finies, changeantes, re-
latives du langage. Son siège est l'intelligence
et la pensée. C'est là, dans le silence des sens et
dans l'absence de leurs images, que nous devons
la chercher. La parole n'est donc et ne doit être
que son instrument; et si la puissance tradition-
nelle des langues est assez grande pour agir sur
notre intelligence, malgré sa liberté et sa sponta-
néité, nous ne devons pas oublier que l'effort de
l'esprit humain tend chaque jour à nous affran-
chir de plus en plus des liens de cette autorité
contestable. L'influence exclusive du langage,
telle que l'entend M. de Bonald, ne saurait donc
produire qu'une vérité restreinte et relative,
bonne peut-être pour garantir la stabilité d'un
ordre social déterminé, et assurer la sécurité
des classes qui le constituent ce qu'il est ; mais
elle détournerait certainement l'homme et la
société du terme qui leur est assigné: la pos-
session de la vérité considérée en elle-même, et
placée à ce titre au delà des conditions et des
formes qui servent à l'exprimer et à la faire
connaître. ' On pourrait répondre, sans doute,
pour justifier M. de Bonald, que ce sont surtout
les lois générales abstraites du langage, sa con-
nexion étroite et nécessaire avec les formes de
l'intelligence, qui constituent le point de départ
des considérations qu'il a développées, et que,
de ce point de vue, l'influence de la langue sur
l'intelligence est incontestable, puisque c'est
l'intelligence elle-même qui se traduit sous ces
formes. Tout en admettant, en partie, cette rec-
tification, nous répondrons à notre tour que les
lois de la pensée préexistent à celles du langage,
qu'elles en sont la raison et les produisent, loin
de les subir, et que, vouloir qu'il en soit autre-
ment, c'est nier la puissance spontanée de l'es-
prit ; c'est, sans descendre, il est vrai, jusqu'au
sensualisme, compromettre cependant, en les
soumettant a des conditions extérieures, son ac-
tivité et son indépendance. On serait disposé à
croire que telle fut en réalité la pensée de
M. de Bonald, lorsqu'on examine la définition
qu'il avait donnée de l'homme d'après Proclus,
mais en l'altérant: «L'homme, dit-il, est une
intelligence servie par des organes. » L'activité
de l'âme nous paraît plus précisément réservée
dans les paroles du philosophe grec : Anima
utens corpore («^uy.ïi aw|j.aTi yçM\>.i\r). Quoi qu'il
en soit, nous regardons plutôt la conséquence
que nous venons de signaler, comme une ten-
dance indéterminée du système de l'auteur, que
comme une conséquence avouée et réfléchie.
M. de Bonald a encore affaibli la part de vérité
que renferme sa théorie de la parole, en considé-
rant le langage comme un don spécial de Dieu,
comme une faveur miraculeuse de sa toute-puis-
sance. Sans doute il est impossible de croire,
comme quelques philosophes l'ont soutenu, que
l'homme a inventé le langage, si l'on entend par
le mot inventer un acte fortuit, un effort de
génie, tels que ceux qui ont conduit à découvrir
l'imprimerie, ou la force de la vapeur. Non,
l'homme n'a pas inventé le langage de cette
manière. Mais il n'est pas plus juste de considérer
le don du langage comme distinct de celui auquel
nous devons nos autres facultés, comme ajouté,
en quelque sorte, par surcroît à l'organisation
déjà complète de la créature. Dieu a crée l'homme
pensant et sociable, et lui a donné dans la parole
un moyen de se rendre compte à lui-même de
ses propres pensées et de les communiquer aux
autres ; l'action de cette faculté, que nous étudions
dans le développement régulier des langues
considérées soit dans leur unité, soit dans leur
variété, porte en elle tous les caractères d'une
loi providentielle, et n'a pas besoin, pour qu'on
BONA
1S8 —
BONA
en apprécie l'importance, de se produire sous la
forme d'un miracle, lorsque son universalité, sa
régularité s'opposent à ce qu'on la considère
comme un fait surnaturel.
Nous ne soumettrons qu'à une critique som-
maire quelques autres parties de la philosophie
de M. de Bonald, où, par un abus des expressions
parole, penser sa parole, parler sa pensée, il
semble réduire à de véritables jeux de mots la
solution de plusieurs problèmes importants. De
ce que le mot verbe signifie en latin parole, et
qu'il a servi à traduire le mot Xôyoç de l'Évangile
de saint Jean, il ne suit pas que, de traduction
en traduction, on puisse, sans confusion, établir,
entre la parole humaine et l'essence divine, des
similitudes qui ne sauraient exister entre des
êtres si différents. Nous ne saurions admettre
la légitimité de ces rapprochements, purement
apparents, pas plus que l'introduction, dans la
métaphysique et la théologie, de la langue de
sciences qui leur sont étrangères. Lorsque, par
exemple, M. de Bonald, pour caractériser à sa
manière le dogme de l'incarnation, énonce cette
proposition : Dieu est à l'homme Dieu, comme
V homme Dieu est à Vhomme; quel lecteur ne
s'aperçoit que ce langage arithmétique ne pré-
sente aucun sens admissible, et que ce serait le
comble de la témérité que de vouloir faire su-
bir, à cette étrange proportion, les transforma-
tions régulières que la science enseigne à opé-
rer sur les chiffres?
Nous ferons encore une seule réflexion sur ces
passages, dans lesquels M. de Bonald, établissant
la nécessité d'un terme moyen entre le terme
extrême Dieu et le terme extrême homme, passe
insensiblement à l'idée de médiateur, et identifie
ce terme moyen avec la personne du Verbe in-
carné, comme il a identifié la parole divine avec
la parole conçue ou articulée. Nous croyons que
l'orthodoxie ne saurait accepter un système qui,
regardant la venue de Jésus-Christ comme une
suite nécessaire de la création de l'homme et de
l'univers, enlève à la doctrine de la rédemption
la libre détermination de la miséricorde divine,
pour en faire le développement rigoureux d'une
loi providentielle, qui n'aurait pas même attendu
la chute de l'homme pour rendre nécessaire
l'intervention du Rédempteur. Mais nous n'avons
pas à nous occuper d'accorder M. de Bonald avec
l'Église; nous dirons seulement que l'originalité
de cette idée appartient à Malebranche. Indiquons
maintenant, en peu de mots, le caractère général
de la théorie sociale que l'auteur coordonne avec
ces principes.
A sa doctrine du langage, M. de Bonald joint
vn prin ipe général par lequel il considère tous
jcs objets comme entrant dans les trois catégories
de cause, moyen, effet. Ces termes, Dieu, mé-
diateur et homme, ainsi devenus, dans le monde
physique, cause ou premier moteur, mouvement,
effets ou corps, se transforment dans sa théorie
so.iale en pouvoir, ministre, sujet, dont on nous
montre l'application jusque dans la famille, où
le pouvoir est l'époux, le ministre, la femme,
le sujet, l'enfant. Nous pourrions nous arrêter
à faire, remarquer que l'époux est, dans ce qui
concerne la famille, aussi souvent au moins mi-
nistre que l l femme, dont les fonctions ont été,
par la nature, renfermées dans un cercle assez
étroit; mais de Bonald ne met pas dans l'obser-
vation des faits une rigoureuse exactitude, et il
renferme toute L'organisation politique de la so-
ciété dans ces trois termes. Est il nécessaire de
faire remarquer qu'il ne peut sortir de cette
eption que le de potisme? Nous lisons, en
effet, dans la Législation primitive (liv. I, ch. ix) :
pouvoir veut, il doit être un,' les ministres
agissent, ils doivent être plusieurs; car la vo-
lonté est nécessairement simple, et l'action né-
cessairement composée. » ,On voit que les mi-
nistres responsables des États modernes n'ont
point de place dans celte doctrine.
Il serait parfaitement inutile de suivre M. de
Bonald à travers les rapports forcés, les défini-
tions inattendues, dont se compose l'exposition
de ses idées ; car partout nous rencontrerions la
même formule, appuyée sur des considérations
et des faits qui, tous, fléchissent et se modifient,
afin de se prêter plus facilement à une conclu-
sion évidemment préconçue. Pour ne citer qu'un
exemple de ces définitions où personne ne sau-
rait reconnaître, dans les mots, le sens connu
et admis par tous, nous demanderons si la diffé-
rence qui existe entre la religion naturelle et la
religion révélée a jamais été conçue telle que
l'auteur la présente, dans le passage suivant (ib.,
liv. I, ch. vm) : « L'État purement domestique de
la société religieuse s'appelle religion natu-
relle, et l'état public de cette société est, chez
nous, la religion révélée.... Ainsi, la religion
naturelle a été la religion de la famille primi-
tive, considérée avant tout gouvernement, et la
religion révélée est la religion de l'État. » Une
des conclusions immédiates de cette définition
arbitraire, c'est la consécration de l'intolérance,
et l'identification de la loi religieuse et de la loi
politique. Ces principes expliquent facilement
plus d'un vote de l'auteur en faveur des lois
réactionnaires de la Restauration. Nous ajoute-
rons que M. de Bonald ne recule pas devant la
conséquence des principes qu'il a posés, et que
c'est même là un des traits caractéristiques de
cette doctrine, où la politique s'unit à la philo-
sophie.
Nous reconnaissons cependant que l'origina-
lité de la pensée, la fermeté et la précision, du
moins apparente, du style ont, ajuste titre, mé-
rité à M. de Bonald l'enthousiasme de nombreux
lecteurs. En cherchant, dans une philosophie
qui lui est propre, la raison des mystères du
christianisme, il s'est peut-être écarte quelque-
fois des définitions orthodoxes de l'Église; il a
néanmoins rendu à la religion un véritable ser-
vice; car il en réhabilitait la philosophie, en
même temps que M. de Chateaubriand vengeait
des dédains du xvme siècle le côté sentimental
et poétique du christianisme. Quelles que soient
les erreurs qu'aient pu soutenir quelques-uns de
ses disciples; et quoique son école, vouée à la
tâhe ingrate de défendre l'absolutisme reli-
gieux et politique, soit à peu près demeurée
stérile, M. de Bonald n'en a pas moins disposé
les esprits à rattacher à des considérations ra-
tionnelles l'étude des lois, de la politique et de
la théologie, et apporté sa part dans le mouve-
ment qui a fait, de la philosophie de l'histoire
et de celle de la religion, une des préoccupa-
tions particulières à notre âge.
Indépendamment de la théorie du langage, que
l'on peut considérer comme la base de ses écrits,
M. de Bonald a développé, dans ses Recfierches
philosophiques, des considérations qui ne sont
pas sans intérêt, sur la cause première, sur les
causes finales, sur Vhomme considéré comme
cause seconde, sur les animaux, etc. Il a tenté de
démontrer l'existence de Dieu, en se fondant sur
ce principe qu'une vérité connue est une véritée
nommée. C'est, en d'autres termes, la preuve par
le consentement des nations, dans laquelle l'au-
teur a reproduit sa théorie des rapports de la
parole et de la pensée. Il a aussi défendu le
système de la préexistence des germes, contre
ceux qui ne voyaient, dans l'apparition du règne
animal, qu'une transformation de la matière,
BONA
— 189 —
BONA
devenue vivante par ses altérations successives.
Il a ingénieusement démontré la spiritualité de
l'âme et son indépendance du corps, par le fait
du suicide, acte que la nature animée ne présente
que dans l'homme, et qui suppose à un haut
degré dans l'âme, la faculté de s'abstraire du
corps, et de le condamner à périr comme un être
qui lui est étranger. 11 nous suffira de mention-
ner l'essai où l'auteur, reproduisant ce qu'il a
dit du don gratuit du langage, a tenté de dé-
montrer que l'écriture a été également révélée
à l'homme par un moyen surnaturel. Les argu-
ments, à l'aide desquels il a soutenu cette thèse,
pourraient s'appliquer à. une foule d'autres su-
jets, avec une égale apparence de justesse, et l'on
pourrait réduire, de cette manière, à une suite de
révélations miraculeuses le plus grand nombre
des inventions qui constatent et honorent la spon-
■• tanéité créatrice de l'intelligence humaine.
Diverses éditions des ouvrages de M. de Bonald
1 ont paru de 1816 à 1829 et années suivantes, chez
j Adrien Leclère. On a réimprimé sa Théorie du
| pouvoir social, 3 vol. in-8, Paris, 1843 : la pre-
1 mière édition de cet ouvrage, publiée en 1796,
avait été détruite par ordre du Directoire. Voy.
I Examen critique des opinions de M. de Bonald,
I composé en 1818, publié pour la première fois
I dans le troisième volume des Œuvres inédiles
| de Maine de Biran. Paris, 1859, in-8. H. B.
BONAVENTURE (Saint). Jean de Fidanza,
! plus connu sous le nom de saint Bonaventure,
naquit en 1221, à Bagnarea, en Toscane. Les
! prières de saint François d'Assise l'ayant , à
| l'âge de quatre ans, guéri d'une maladie grave,
et le saint s'étant écrié à cette vue : 0 ouona
ventura, ce surnom resta à l'enfant miraculeu-
j sèment sauvé. 11 entra en 1243 chez les Frères
mineurs, et fut envoyé à Paris pour étudier sous
Alexandre de Haies. Il professa successivement
! la philosophie et la théologie, et fut reçu docteur
i en 1255. Devenu, l'année suivante, général de son
ordre, il y rétablit la discipline. Élevé, en 1273,
par Grégoire X, au siège épiscopal d'Albano et à
la dignité de cardinal, il mourut en 1274, le
| 15 juillet, pendant le second concile de Lyon,
auquel il avait été appelé par le pontife. Il fut
canonisé en 1482 sous le pontificat de Sixte IV,
et reçut de Sixte V le surnom de Doclor sera-
phicus. Ce surnom semble nous annoncer à
l'avance que nous devons le ranger parmi les
théologiens mystiques.
Indépendamment de son caractère général ,
le mysticisme de saint Bonaventure se rattache,
sous certains rapports, à saint Augustin, mais
plus particulièrement au prétendu Denys l'Aréo-
pagite, qu'il suit de près, dans un traité de
Ecclesiastica hierarchia, dont il lui a emprunté
le titre. Nous en dirions autant de sa Théologie
mystique, dans l'introduction de laquelle il rap-
pelle celle de l'Aréopagite, si quelques critiques
n'avaient pas douté que ce traité dut lui être at-
tribué. On peut encore s'assurer de cette filiation
en constatant les rapports qui existent entre le
traité des Noms divins de l'auteur dont nous
parlons, et les idées développées dans la distinc-
tion xxne du livre I du Commentaire de saint Bo-
naventure sur les Sentences de Pierre Lombard,
où est traitée la question suivante : de Nominum
differentia quibus utimur loquentes de Deo.
Le fait qui sert de point de départ au mysti-
cisme de saint Bonaventure est le péché originel.
L'homme avait été créé pour contempler la vérité
directement, sans trouble et sans travail; mais
la faute d'Adam a rendu pour lui cette contem-
plation immédiatement impossible, et entraîné
sa postérité dans les mêmes ténèbres {Itiner.
iicntisin Deum, c. i). L'ignorance actuelle de
l'homme n'est pas le résultat de sa nature vé-
ritable, mais celui d'une révolution qui s'est
accomplie dans son être ; elle n'est pas la con-
dition nécessaire de l'état de ses facultés intel-
lectuelles, telles que Dieu les lui a données
mais l'état de ses facultés est l'effet de la fauté
dont se sont rendus coupables les premiers pa-
rents du genre humain. Ce n'est donc pas à une
culture intellectuelle, toujours laborieuse et in-
complète, qu'il faut demander la connaissance
du vrai en toute chose, mais au rétablissement
de la pureté la plus parfaite dans le cœur, au
retour de l'homme aux véritables conditions qui
l'unissaient à Dieu dont il est maintenant sé-
paré. C'est là une œuvre toute pratique, et qui
ne peut s'accomplir que par une vie pure, par la
prière, par l'ardeur soutenue de l'amour, et par
de saints désirs (loco cit.).
Les phases successives de ce retour de l'âme
à Dieu sont présentées par saint Bonaventure
comme les trois degrés d'une échelle, image fa-
milière aux saintes Écritures. « Dans notre con-
dition actuelle, l'universalité des choses est l'é-
chelle par laquelle nous nous élevons jusqu'à
Dieu. Dans les objets, les uns sont les vestiges
de Dieu, les autres en sont les images; les uns
sont temporels, les autres éternels; ceux-là cor-
porels, ceux-ci spirituels; et, par conséquent, les
uns hors de nous, les autres en nous. Pour par-
venir au principe premier, esprit suprême et
éternel, placé au-dessus de nous, il faut que nous
prenions pour guides les vestiges de Dieu, ves-
tiges temporels, corporels et hors de nous ; cet
acte s'appelle être introduit dans la voie de
Dieu. 11 faut ensuite que nous entrions dans
notre âme, image de Dieu, éternelle, spirituelle
et en nous : c'est là entrer dans la vérité de
Dieu* mais il faut encore qu'au delà de ce
degré, nous atteignions l'Éternel, le spirituel
suprême, au-dessus de nous, contemplant le
principe premier ; c'est là se réjouir dans la
connaissance de Dieu, et l'adoration de sa ma-
jesté. »
A ces trois degrés répondent, selon saint Bo-
naventure, trois faces de notre nature : la serisi-
bilitc, par laquelle nous percevons les objets
matériels extérieurs, que le docteur séraphique,
par une heureuse image, appelle les vestiges de
Dieu; l'intelligence, qui, à la vue de ces objets,
en atteint l'origine; en conçoit le développement
successif, en prévoit et en marque le terme ; la
raison enfin , qui, s'élevant plus haut encore,
arrive à considérer Dieu dans sa puissance, dans
sa sagesse, dans sa bonté, le concevant comme
existant, comme vivant, comme intelligent, pu-
rement spirituel, incorruptible, mtransmutable.
Ces passages, fidèlement résumés ou traduits,
suffisent pour démontrer la prédominance du
mysticisme dans les travaux philosophiques et
théologiques de saint Bonaventure, et le caractère
biblique dont se revêt son langage. Ce mysti-
cisme, en effet, ne consiste pas, comme le mys-
ticisme philosophique, à faire à la spontanéité
de l'intelligence une part plus large qu'à ses
autres facultés; il rappelle l'homme à la science
par la foi et la vertu, qui seules peuvent le ra-
mener à son premier état.
Cependant, en constatant l'importance du
rôle que joue le mysticisme dans les écrits^ de
saint Bonaventure, nous devons reconnaître
qu'il n'est pas exclusif. La distinction observée
dans les divers degrés d'ascension de l'homme à
Dieu, établit différents points dont les dévelop-
pements constitueraient une théorie de la per-
ception sensible, une théorie des opérations
inductives et déductives de la raison, et même
une sorte de philosophie transe endantale [Opor-
BONA
— 190 —
BONA
tel cliam nos transcendere ad spiriluahssimum,
etc., ltiner., c. i). Ainsi la philosophie ration-
nelle se joint, dans saint Bonaventure, au mys-
ticisme révélé, et ses nombreux ouvrages mon-
trent que, malgré sa prédilection pour la vie
contemplative, il était très-familier avec la dia-
lectique et toute la culture philosophique du
moyen âge. Cette connaissance se remarque sur-
tout dans ses vastes commentaires sur les Qua-
tre livres des Sentences, dans lesquels Pierre
Lombard semble avoir rédigé à l'avance le pro-
gramme de la philosophie des xnc, xme; xive et
xve siècles. Il est facile cependant de voir que,
retenu par l'unité et la grandeur de son point de
départ, il ne se perd pas dans les mille subtilités
où l'école mettait sa gloire ; son argumentation
a plus de largeur et de fermeté que celle de la
plupart des scolastiqses, ses contemporains et
ses successeurs.
Appuyé, d'une part, sur les principes mys-
tiques de la foi chrétienne, versé, de l'autre,
dans la philosophie d'Aristote, il a, comme saint
Augustin avant lui, comme Scot Erigène et
d'autres encore, tenté d'unir le rationalisme
au supernaturalisme. Son petit traité intitulé
de Reductione artium ad theologiam, en don-
nerait une preuve irrécusable, s'il n'était pas
iacile de le reconnaître même dans ses autres
écrits. Dans ce résumé de quelques pages, il
distingue quatre sources de la connaissance na-
turelle, parmi lesquelles la plus importante et
la plus élevée est la lumière de la connaissance
philosophique. Les prenant ensuite l'une après
l'autre, et les plaçant en regard des ensei-
gnements de la religion, il montre leur confor-
mité de but et d'objet avec les saintes Écritures,
base de la théologie spéculative. Il n'y a sans
doute là qu'une ébauche. Ni l'état des esprits
alors, ni la science de l'auteur ne comportaient
un meilleur résultat; mais l'essai même n'en
couvait être fait que par un esprit profond et
éclairé.
Cette mesure à la fois dans la soumission et
dans l'indépendance, cette prudente appréciation
des forces relatives de la croyance et de l'intel-
ligence, ont, sans doute, motivé le jugement
favorable que Gerson porta sur les ouvrages de
saint Bonaventure, près de deux siècles après sa
mort. Ce jugement nous a paru assez remar-
quable, pour mériter d'être cité : « Si l'on me
demande, dit Gerson {de Exam. doct.), quel
est, entre les docteurs, celui des écrits duquel on
peut retirer le plus grand profit, je réponds que
c'est saint Bonaventure, solide, sûr, pieux, juste,
plein d'une dévotion sincère dans tout ce qu'il a
écrit. Exempt d'une curiosité inquiète, ne mêlant
point à la religion des emprunts étrangers, ne
se livrant pas sans réserve à la dialectique du
siècle, comme le font beaucoup d'autres, et ne
couvrant pas les principes physiques de termes
de théologie, il ne cherche jamais à éclairer
l'esprit, sans rapporter ses efforts à la piété, à la
religion du cœur. C'est pour cela qu'un trop
grand nombre de scolastiques, ennemis de la vu-
ritable piété, ont négligé ses écrits, quoique au-
cune autre doctrine ne soit , pour les théolo-
giens, plus sublime, plus divine, plus salutaire,
plus douce que la sienne. »
Nous résumerons, en terminant, quelques-uns
des pria ipea les plus importants et les plus
itre ceux que présentent les travaux
philosophiques de s mit Bonaventure.
1° Le négatif n'est connu que par le positif;
notre intelligence ne serait point capable d'at-
teindre à la connaissance parfaite d'un objel
Créé quelconque, si elle n'était pas encore écli
pari idée de la pureté, delà réalité, de la per-
fection de l'essence absolue. La connaissance de
l'imparfait, sans celle de la perfection suprême,
n'est pas possible. L'intelligence contient ainsi
l'idée de l'essence divine; elle ne peut être fer-
mement convaincue d'une vérité, elle ne peut
atteindre à aucune connaissance nécessaire, si
elle n'est éclairée par une lumière immuable,
n'étant pas immuable elle-même {ltiner., c. m).
2° La réflexion et le jugement ne sont pos-
sibles qu'à la même condition. — Celui qui ré-
fléchit a, pour objet médiat ou immédiat de. sa
réflexion, le bien suprême. Il ne pourrait le
faire s'il n'avait pas lui-même une idée de ce
bien; il a donc en soi-même l'idée du bien su-
I prême, c'est-à-dire l'idée de Dieu. — Celui qui
juge, juge nécessairement en vertu d'une règle
qu'il regarde comme véritable, mais il ne peut
être convaincu de la vérité de cette règle, que
parce qu'il reconnaît qu'elle est conforme a une
autre règle qui existe dans l'infini {ubi supra).
3° Le rien n'est qu'une conception en oppo-
sition à celle de quelque chose, qui doit être
pensé d'abord par nous. De même, le possible ne
saurait être conçu par notre esprit, que nous
n'ayons auparavant conçu l'actuel. L'être absolu,
par conséquent, est l'idée fondamentale par
laquelle seule nous pouvons penser le possible;
cet être est Dieu {loco cit., c. v).
4° Le fondement de l'individualité et des dif-
férences des êtres est l'union de la matière et de
la forme, d'un élément modifiable et d'une
force modifiante. La matière donne à la forme le
fondement de l'être, la forme donne à la matière
son essence {in II Lib. Sentent., dist. m, menib.
2, quœst. 3, 4).
5° Il n'est pas nécessaire d'admettre une âme
générale du monde; chaque être est animé par
sa propre forme et son activité intérieure {loco
cit., dist. xiv).
6" Si Dieu donne à chaque chose la forme qui
la distingue des autres et la propriété qui l'in-
dividualise, il faut qu'il y ait en lui une forme
idéale, ou plutôt des formes idéales {in Hexaem.,
serra. VI).
7° Toute âme raisonnable est destinée au bon-
heur suprême; personne n'en doute, tout le
monde l'éprouve. Il suit donc que l'âme est
immortelle; car elle ne goûterait pas le bonheur
suprême si elle pouvait craindre de le perdre
(in II Lib. Sentent., dist. xix, art. il, quaest. 1).
8° Aucune bonne action ne demeure sans ré-
compense, aucune mauvaise sans punition. Les
choses, il est vrai, ne se passent pas ainsi dans
celte vie; la connaissance que nous avons de la
justice de Dieu nous conduit donc nécessairement
à admettre une autre vie {ib.).
9° Lorsqu'un homme meurt, comme il le doit,
plutôt que de commettre une mauvaise action^
si l'âme n'était point immortelle, que deviendrait
la justice de Dieu, puisque, dans cette tir-
constance, une action irréprochable produirait
le malheur de celui qui l'aurait accomplie (<6.)?
10° Tous les vrais philosophes ont adoré un
seul Dieu; de là le destin de Socrate. Comme il
défendait de sacrifier à Apollon, et qu'il n'adorait
qu'un seul Dieu, il fut mis à mort (in Hexaem.,
serin. Y).
11- La métaphysique s'élève à la considération
des rapports du principe premier avec la totalité
des choses dont il est la source. En ce point.
elle se confond avec la physique, à laquelle il
tient d'étudier l'origine des choses. La mé-
taphysique s'élève encore à la contemplation de
l'Etre éternel, cten ce point, elle se confond avec
la philosophie morale, qui ramène toutes choses
à une seule fin, au bien suprême, soit qu'elle
ail pour but la félicité pratique, ou la félicité
BONN
— 191
BONN
spéculative, et qu'elle considère le bonheur
comme la fin dernière, encore qu'elle ne con-
naisse pas la vraie félicité. Mais en tant que la
métaphysique considère l'être premier comme
l'exemplaire absolu et le type de toutes choses ,
elle n'a rien de commun avec les autres sciences ;
c'est là où elle est vraiment elle-même, où elle
est purement la métaphysique (in Hexaem.,
serm. I).
Les œuvres de saint Bonaventure ont été re-
cueillies pour la première fois, à Rome, 1588-
96, par l'ordre de Sixte-Quint et par les soins du
P. Buonafoco Farnera, franciscain, 7 vol. in-f°;
c'est sur cette édition que fut faite celle de Lyon
in-f°, 1668. Il en a paru une plus récente àVenise,
1752-56, 14 vol. in-4. Voy. aussi Histoire abrégée
de la vie, du culte et des vertus de saint Bona-
venture. in-8, Lyon, 1747; Essai sur la philo-
sophie de saint 'Bonaventure, par de Margerie,
Paris, 1855, in-8. H. B.
BONNET (Charles), né à Genève en 1720, est
mort en 1793. Il n'a pas quitté la Suisse pendant
le cours d'une vie paisible et tout entière consa-
crée à l'étude et à la méditation. Avant d'étu-
dier l'homme, Bonnet a étudié la nature; il est
à la fois naturaliste et philosophe. Ses premiers
travaux eurent pour objet la botanique et l'ento-
mologie; mais il apporte un caractère particu-
lier dans l'étude de la nature. A la patiente
sagacité de l'observateur, il joint la sensibilité
et l'imagination du poète, en même temps que
des idées philosophiques sur l'ensemble des
êtres. L'univers est pour lui comme un temple
sacré, où Dieu de toute part se révèle. Il aper-
çoit dans toutes ses parties la sagesse adorable,
la puissance infinie qui en a conçu et exécuté
le plan; il l'aperçoit jusque dans le dernier des
végétaux et le dernier des insectes, où se dé-
couvrent à lui de merveilleuses harmonies. Des
élans d'amour et de reconnaissance s'échappent
à chaque instant de son âme pénétrée de la
beauté et de la grandeur de l'œuvre de Dieu et
donnent à ses ouvrages une sorte de poésie qui
ne nuit pas toujours à la rigueur de sa mé-
thode. Ses deux principaux ouvrages d'histoire
naturelle ont pour titres : Considérations sur
les corps organisés et Contemplation de la
nature. La méthode et la profondeur de ces deux
ouvrages ont été louées p?r les plus grands na-
turalistes de notre époque, jntre autres par Cu-
vier. Il a consacré à l'étude de l'homme deux
autres grands ouvrages : l'Essai analytique sur
Ze? facultés de Vâme et la Palingénésie philoso-
phique.
Comme philosophe, Charles Bonnet appartient
à l'école sensualiste; mais le sentiment religieux
dont il est pénétré, ses spéculations sur l'enchaî-
nement des êtres, sur l'état futur de l'homme et
des animaux, son attachement à quelques prin-
cipes de la philosophie de Leibniz, le distin-
guent profondément des autres philosophes de
cette école et lui donnent une physionomie tout
à fait originale. La psychologie de Bonnet est
contenue dtns l'Essai analytique des facultés
de Vâme. Le plan de l'ouvrage est le même que
celui du Traité des Sensations qui parut à peu
près à la même époque. Bonnet, comme Con-
dillac, imagine une sorte de statue vivante dont
il ouvre ou ferme, pour ainsi dire, chaque sens
à volonté, afin d'étudier la série d'impressions,
d'idées qui découlent de chacun de ces sens iso-
lés ou combinés ensemble. Mais l'Essai ana-
lytique se distingue du Traité des Sensations
par le mélange de la physiologie avec la psy-
chologie. L'homme, selon Bonnet, est un être
mixte, un composé de deux substances, l'une
immatérielle, l'autre corporelle. L'homme n'est
pas une certaine âme, il n'est pas non plus un
certain corps, mais le résultat de l'union d'une
certaine âme à un certain corps. Pour connaître
l'homme, il faut donc l'étudier dans son âme
et dans son corps. Mais comment peut-on l'étu-
dier dans son âme? Selon Bonnet, on ne peut
étudier l'âme en elle-même, parce que l'âme
ne peut ni se voir ni se palper. Nous ne pou-
vons rien savoir de ce qui se passe dans l'âme
que par l'étude du jeu et du mouvement des
organes qui nous le représente. « J'ai mis dans
mon livre beaucoup de physique et assez peu
de métaphysique ; mais en vérité que pou-
vais-je dire de l'âme considérée en elle-même?
nous la connaissons si peu ! L'homme est un
être mixte, il n'a des idées que par l'intervention
des sens, et ses notions les plus abstraites dé-
rivent encore des sens. C'est sur son corps et
par son corps que l'âme agit. Il faut donc tou-
jours en revenir au physique comme à la pre-
mière origine de tout ce que l'âme éprouve ;
nous ne savons pas plus ce que c'est qu'une
idée dans l'âme, que nous ne savons ce qu'est
l'âme elle-même ; mais nous savons que nos
idées sont attachées à certaines fibres; nous
pouvons donc raisonner sur ces fibres, parce que
nous les voyons; nous pouvons étudier un peu
leurs mouvements, les résultats de leurs mou-
vements et les liaisons qu'elles ont entre elles. »
(Préf. de l'essai analytique sur les facultés de
Vâme.)
Toutes les idées viennent des sens ; les idées
ne peuvent être étudiées que dans les fibres qui
en sont les organes : tels sont les deux grands
principes de la psychologie de Charles Bonnet.
Les fibres nerveuses jouent le rôle le plus im-
portant dans cette psychologie. C'est par l'action
des fibres nerveuses qu'il entreprend de rendre
compte de tous les phénomènes de la pensée
sans exception. Toutefois, il n'identifie pas l'ac-
tion de la fibre nerveuse avec la pensée ; c'est
l'action de la fibre qui éveille la pensée, mais
elle ne se confond pas avec elle. Comment l'é-
branlement d'une fibre peut-il produire la
pensée? Bonnet n'a pas la prétention de l'expli-
quer; il déclare cette action de deux substances
opposées l'une sur l'autre un mystère profond
qu'en vain l'intelligence tenterait d'éclaircir.
Mais si nous ignorons comment l'ébranlement
de la fibre produit la pensée, nous savons
très-bien que cet ébranlement est la condition
indispensable de l'existence des idées% Puisque
les idées considérées en elles-mêmes échappent
à notre observation, ce sont les mouvements des
fibres qui les produisent que le psychologue doit
observer et étudier. Si les fibres ne sont pas nos
idées elles-mêmes, elles sont les organes, les
signes de nos idées, et c'est seulement en étu-
diant les rapports du mouvement de ces fibres,
qu'on peut saisir les rapports et la génération de
nos idées.
L'erreur de Charles Bonnet est d'avoir mé-
connu le fait si évident de la conscience immé-
diate de ce qui se passe au dedans de nous, le
fait du moi se sachant et s'observant lui-même,
sans l'intermédiaire d'aucune espèce d'organe.
Néanmoins, on ne peut l'accuser de matérialisme,
puisqu'il soutient la distinction de la fibre et de
l'idée, la distinction de l'âme et du corps.
VEssai analytique est rempli d'ingénieuses
hypothèses de physiologie sur la mécanique des
sens, pour me servir d'une expression de Char-
les Bonnet. Chaque nerf, selon lui, se compose
d'une multitude de fibres infiniment déliées qui
toutes viennent aboutir au cerveau. Non-seule-
ment la structure de ces fibres varie pour cha-
que sens, mais encore dans chaque espèce de
BONN
— 192 —
BONN
sens il y a des fibres de structure diverse pour
chaque espèce de sensation : ainsi ce n'est pas
la même fibre qui conduit au cerveau l'odeur
d'œillet et l'odeur de rose. Un objet quelcon-
que venant à faire impression sur l'une de ces
libres, un changement survient dans l'âme à
l'occasion de ce changement survenu dans la fi-
bre. L'objet agit par impulsion sur les fibres ner-
veuses; les fibres sont ébranlées et communi-
quent au cerveau leur ébranlement. Mais l'âme
n'est pas bornée à sentir par le ministère des
sens; elle a encore le souvenir de ce qu'elle a
senti, et voici comment Bonnet prétend expli-
quera condition organique de la mémoire.
L'état d'une fibre qui a déjà été mue par l'im-
pression d'un objet extérieur n'est pas le même
que celui d'une fibre qui n'a encore été mue par
aucune espèce d'action. Les objets extérieurs
meuvent les fibres qui ne peuvent être mues
une seule fois sans qu'un changement durable
survienne dans leur état. Une fibre déjà mue
a contracté une tendance à reproduire le mou-
vement déjà imprimé. Cette tendance est un
degré de mobilité, de flexibilité plus grand ac-
quis par la fibre qui a été mue. Lors donc que
le même objet, la même couleur, la même
odeur, etc., viendra une seconde fois agir sur
cette même fibre, il ne la trouvera pas dans le
même état, et, en conséquence, cette seconde
impression aura un caractère qui la distinguera
de la première. Une fibre qui est ébranlée pour
la première fois offre une certaine raideur, une
certaine^ résistance qui est l'indice auquel l'âme
reconnaît qu'elle éprouve cette sensation pour
la première fois; mais lorsque le même objet
vient une seconde fois agir sur la même fibre,
il la trouve plus mobile. Or, c'est le sentiment
attaché à cette augmentation de souplesse et de
flexibilité de la fibre ébranlée pour la seconde
fois qui est la condition de la réminiscence.
Après avoir considéré l'âme comme passive
et modifiée par l'action des objets extérieurs,
Bonnet la considère comme active. Il définit
l'âme : une force, une puissance, une capacité de
produire certains effets. L'âme étant une force,
est douée d'une activité qui s'exerce sur elle-
même et sur le corps. Ce qui met en jeu l'acti-
vité de l'âme, c'est le plaisir et la douleur. Sans
le plaisir et la douleur, l'âme demeurerait inac-
tive; Dieu a subordonné l'activité de l'âme à sa
sensibilité, sa sensibilité au jeu des fibres, et
le jeu des fibres à l'action des objets. Bonnet
distingue entre la liberté et la volonté; il donne
le nom de liberté à l'activité de l'âme considérée
en elle-même, indépendamment de toute déter-
mination et application ; et celui de volonté aux
déterminations de l'activité. La volonté est sou-
mise a la faculté de sentir ou de connaître.
Moins un être a de connaissances et moins il a
de motils de vouloir, et, au contraire, plus il a
d idées et plus il a de motifs de vouloir, et plus
en conséquence, il peut déployer de liberté. '
Bonnet appelle reflexion la réaction de l'âme
contre les objets extérieurs, l'intervention de la
vnlonte dans l'acquisition et la combinaison des
idées sensibles. C'est la réflexion qui, s'appli-
quant aux idées sensibles, produit les idées ab-
straites et les idées générales, depuis les plus
humbles jusqu'aux plus élevées. A mesure que,
le travail de lu réflexion, l'abstraction s'é-
tend et s'élève, à mesure aussi elle s'éloigne da-
vantage des idées sensibles qui en ont été le
ll- départ. Cependant, quelque éloignées
que soient de l'expérience certaines idées ab-
straites et générales, elles en dérivent néan-
mtes les autres.
Nos idées les plus abstraites, les plus spiritua-
lisées, suivant l'expression de Bonnet, dérivent
des idées sensibles comme de leur source natu-
relle. 11 en donne pour exemple l'idée de Dieu,
qui est la plus spiritualisée de toutes nos idées
et qui cependant tient manifestement aux sens.
C'est de la contemplation des faits, de la succes-
sion des êtres, que l'esprit déduit la nécessité
de cette première cause qu'il nomme Dieu. Des
traits de puissance, de bonté, de sagesse qui
sont répandus dans le monde, et qui sont trans-
mis à l'âme par les sens. Il en est de même,
selon lui, de toutes les idées abstraites ou mo-
rales sans exception, et toutes ne sont que des
espèces d'esquisses des objets sensibles.
Telles sont les principales idées contenues
dans VEssai analytique sur les facultés de
Vàme et sur la mécanique de ses facultés.
Nous ne reprochons pas à Bonnet d'avoir cher-
ché à déterminer les conditions organiques de
l'exercice de ces facultés, des sens, de la mé-
moire, de la réflexion; mais nous lui reprochons
de n'avoir pas reconnu que ces facultés pouvaient
être directement étudiées en elles-mêmes par
la conscience, et d'avoir ainsi confondu la psy-
chologie avec la physiologie. Nous nous borne-
rons également à signaler cette autre erreur
fondamentale de la psychologie de Bonnet, qui
consiste à faire dériver toutes les idées des sens
et du travail de la réflexion sur les données
des sens.
Il y a un rapport remarquable entre la psy-
chologie de VEssai analytique et celle de [VEs-
sai sur V entendement humain. Charles Bonnet,
comme Locke, reconnaît l'existence de deux
sources d'idées, la sensation et la réflexion; com-
me Locke, il l'ait intervenir l'activité de l'esprit
dans la formation de nos idées. Il reproche, non
sans raison, à Condillac d'avoir confondu deux
faits profondément distincts, sentir et être at-
tentif. Mais si, de ce côté, il se rapproche de
Locke, d'un autre il s'en éloigne. Locke, fidèle
en général à la vraie méthode psychologique,
étudie l'âme avec la conscience et la réflexion ;
Bonnet, au contraire, affirme qu'on ne peut sai-
sir et étudier l'âme en elle-même, et qu'on n'ob-
serve ses divers phénomènes que dans les mou-
vements du cerveau et des fibres qui en sont les
instruments et les conditions.
Donnons maintenant une idée de sa Palingc-
nésie philosophique. Palingénésie veut dire re-
naissance, résurrection. En effet, dans cet ou-
vrage, Bonnet traite exclusivement de la renais-
sance, de la résurrection, de l'état futur des
hommes et des animaux. Que devient l'homme à
la mort? Quels changements doivent s'opérer
dans son âme et dans son corps? Comment,
dans sa condition nouvelle, gardera-t-il le sou-
venir de sa condition passée? Quel sera son
nouveau séjour? Voilà les questions auxquel-
les Bonnet a cherché une réponse dans sa
Palingénésie. C'est dans cet ordre de questions
qu'il s'est inspiré de Leibniz, pour lequel il
professe la plus vive admiration. Il proclame
applique et développe cette grande loi de conti-
nuité, posée par Leibniz: Rien ne se fait dans
la nature par bond et par saccade, tous les êtres
se tiennent et s'enchaînent les uns aux autres
par des différences presque insensibles. De ce
principe il déduit, comme Leibniz, la survi-
vance de toutes les âmes et leur union perpé-
tuelle à des organes.
L'homme est immortel ; mais, selon Bonnet,
son âme ne doit pas cesser d'être unie à un
corps. Croire que l'âme, à la mort, doive se sé-
parer tout à coup d'un corps pour exister à l'é-
t a d'esprit pur, c'est croire que, dans Penchaî-
ncmcr.i des existences les unes aux autres, il y a
BONN
— 193
BONN
des lacunes et des abîmes, c'est croire que la
vie nouvelle ne sera pas reliée à la vie passée,
c'est aller contre la loi de continuité. Donc
l'homme tout entier, donc notre âme et notre
corps doivent survivre à cette vie. La mort,
suivant l'expression de Bonnet, est une prépara-
tion à une sorte de métamorphose qui doit faire
jouir l'homme tout entier d'une vie nouvelle et
meilleure. Mais quel est ce corps auquel l'âme
doit demeurer attachée dans une autre vie? Sera-
ce le corps actuel diversement modifié, ou bien
un corps nouveau? Selon Bonnet, ce sera un
corps nouveau qui existe déjà en germe dans le
corps actuel, et que la mort ne fait que dégager
et développer. Quel est ce germe et où est-il
placé? Les physiologistes s'accordent, en géné-
ral, à mettre Te siège du sentiment et de la pen-
sée dans le cerveau et plus spécialement dans ce
qu'ils appellent le corps calleux. Or, selon Bon-
net, le corps calleux ne serait pas l'organe im-
médiat de l'âme, mais seulement l'enveloppe de
cette machine organique nouvelle à laquelle
l'âme doit être unie dans une vie nouvelle. Cet
organe immédiat de l'âme doit être d'une pro-
digieuse mobilité et d'une nature analogue à
celle du feu ou du fluide électrique. A la mort,
cette petite machine éthérée n'est nullement at-
teinte par l'action des causes qui dissolvent le
corps actuel. Le moi y demeure attaché et il
garde dans son existence nouvelle le souvenir de
son existence passée, parce que la machine éthé-
rée. en communicati"on avec le corps grossier,
pendant cette vie, a gardé des traces de ses im-
pressions et de ses déterminations. Alors se dé-
velopperont des organes nouveaux, en rapport
avec le nouveau séjoar que l'homme transformé
doit aller habiter, abandonnant ici-bas la pre-
mière place au singe et à l'éléphant. Toutefois,
dans cette vie nouvelle, les conditions ne seront
pas égales; les progrès que chaque homme aura
faits dans la connaissance et dans la vertu dé-
termineront le point d'où il commencera à se
développer et à se perfectionner, en même
temps que la place qu'il occupera dans la vie fu-
ture. D'après la loi de continuité, nous ne pas-
sons jamais d'un état à un autre sans raison ;
l'état qui suit doit avoir sa raison suffisante
dans l'état qui l'a précédé; donc le châtiment
et la récompense dans une autre vie sont le ré-
sultat d'une loi naturelle et non d'une interven-
tion miraculeuse de Dieu.
Bonnet embrasse aussi, dans ses spéculations,
les destinées des animaux qu'il croit appelés
également à participer, en un certain degré, à
ce perle. tionnement qui doit élever indéfiniment
l'espèce humaine dans l'échelle des êtres. Il
suppose que l'âme de l'animal, comme l'âme de
l'homme, est unie à une petite machine de ma-
tière éthérée. Lorsque l'animal sera séparé du
corps grossier par la mort, alors se dévelop-
peront aussi, dans cette petite machine orga-
nique, des orgmes nouveaux qui y étaient con-
tenus en germe dès le jour de la création. Ces
organes nouveaux seront en rapport avec le
monde transformé, comme ceux du vieil animal
étaient en rapport avec le vieux monde. Selon
Bonnet, les révolutions du globe coïncident avec
les évolutions des espèces vivantes qui l'habitent.
Avant la dernière révolution que le globe a
subie, les animaux qui l'habitaient étaient bien
moins panaits qu'ils ne le sont aujourd'hui, et
nul sous sa forme primitive n'aurait reconnu
l'animal qui depuis, en se perfectionnant, est de-
venu le singe ou l'éléphant. Mais l'animal pri-
mitif impariait contenait déjà en germe l'animal
plus parfait qui a paru sur le globe à sa der-
nière révolution. Dieu, en effet, pour accomplir
DICT. PHILOS.
l'œuvre de la création, ne s'est pas mis plusieurs
fois à l'ouvrage. Tout ce qui a été, tout ce qui
est, tout ce qui sera dans l'univers, découle d'un
acte unique de sa volonté toute-puissante. 11 a
créé chaque être contenant en lui-même, dès
l'origine, le germe de toutes les évolutions, de
toutes les métamorphoses qu'il devait accomplir
dans la suite des temps. Les âmes unies à des
corps se sont développées en même temps que les
corps, et les corps se sont développés en même
temps que les âmes, par suite d'une virtualité
déposée en eux par le Créateur. L'animal actuel
contient le germe de l'animal futur, de même
que la chenille contient en elle le germe du pa-
pillon, dans lequel elle doit se métamorphoser un
jour. Bonnet considère les animaux comme étant
encore dans un état d'enfance et il espère qu'en
vertu de cette perfectibilité dont ils sont doués,
ils s'élèveront un jour jusqu'à l'état d'êtres pen-
sants, jusqu'à la connaissance et l'amour de celui
qui est la source de vie. Dans ce grand rêve de
perfectibilité il comprend les plantes elles-mêmi -
il conjecture qu'elles pourront s'élever un jour
jusqu'à l'animalité, comme les animaux jusqu'à
l'humanité. Ainsi, dans la création, il y a un
avancement perpétuel de tous les êtres vers une
perfection plus grande. A chaque évolution nou-
velle, chaque être s'élève d'un degré, et le der-
nier terme de la progression, l'être le plus
parfait de tous les êtres créés, s'approche d'un
degré de plus de la perfection souveraine. « il
y aura, dit Bonnet, un flux perpétuel de tous Ii s
individus de l'humanité vers une plus grande
perfection ou un plus grand bonheur, car un
degré de perfection acquis conduira par lui-
même à un autre degré; et parce que la distance
du fini à l'infini est infinie, ils tendront conti-
nuellement vers la souveraine perfection, sans
jamais y atteindre. »
Voilà, en résumé, les principales hypothèses
sur l'état futur de l'homme et des animaux, dé-
veloppées par Charles Bonnet dans sa Palingc-
nésie philosophique. Il a emprunté à Leibniz Tes
deux idées fondamentales de l'union perpétuelle
et indissoluble de l'âme, avec des organes, et
du progrès continuel des êtres dans une séné
indéfinie d'existences successives. Mais il a donne
à ces deux idées des développements qui ne se
trouvent pas dans Leibniz, sans s'arrêter là où
l'observation refuse tout point d'appui à l'induc-
tion et au raisonnement. Dans l'Essai analy-
tique sur les facultés de l'âme, Bonnet refuse
de traiter la question du rapport de l'ébranle-
ment de la fibre avec l'idée de la communica-
tion de l'âme avec le corps, parce que c'est une
question insoluble, un profond mystère que ja-
mais l'intelligence humaine ne pourra éclairoir.
Comment n'a-t-il pas reconnu que la plupart des
questions qu'il agite dans la Palingénésie étaient
de même nature? Nous ne suivrons donc pas
Chorles Bonnet dans un monde qui n'est plus ce-
lui de la science, et nous nous garderons des
brillantes conjectures et des aventureuses hypo-
thèses dans lesquelles s'est égarée son imagina-
tion.
Voici la liste des principaux ouvrages de Char-
les Bonnet : Traité d'Insectologie, 2 partiesin-8,
Paris, 1745; — Recherches sur l'usage des feuil-
les, in-4, Goëttingue et Leyde, 1754; — Consi-
dérations sur les corps organisés, 2 vol. in-8,
Amst. et Paris, 1762 et 1776; — Contemplation,
de la Nature, 2 vol. in-8, Amst., 1764 et 1765;
— Essai de Psychologie, in-12, Londres, 1754;
— Essai analytique sur les facultés de l'âme,
in-8, Copenhague, 1760; — Palingénésie philoso-
j/lii'jue, 2vol. in-8, Genève, 1770; —Recherches
philosoph iq ucs sur les preuves du Christian isme
13
BORD
— 194 —
BORD
in-8, ib., 1770. Ses œuvres complètes ont paru à
Neufchâtel, de 1779 à 1783, en 8 vol. in-4, ou
18 vol. in-8. — Voy. aussi Mémoire pour servir
à l'histoire de la vie et des ouvrages de Bonnet,
par Jean Trembley, in-8, Berne, 1794 ; — Tableau
de la littérature française au xvme siècle, par
M. Villemain, 19eleçon •*— Ch. Bonnet deGenève,
philosophe et naturaliste , par A. Lemoine. Pa-
ris, 1850, in-8. F. B.
BONSTETTEN (Charles-Victor de) naquit en
1745, à Berne, d'une noble et ancienne famille.
Après avoir commencé ses études dans sa ville
natale, il les continua à Yverdun et à Genève,
où il fit connaissance de plusieurs hommes du
plus haut mérite, entre autres Voltaire et Char-
les Bonnet. Mais ce fut ce dernier qui exerça sur
son esprit le plus d'influence, et dont il resta
toute sa vie le disciple et l'ami. Après avoir passé
quelques années à Genève, Bonstetten, toujours
dans l'intérêt de son instruction, se rendit suc-
cessivement à Leyde, à Cambridge, à Paris, puis
il visita aussi une grande partie de l'Italie. De
retour en Suisse, il fut nommé membre du con-
seil souverain de Berne, puis bailli de Sarnen.
Pendant qu'il exerçait les mêmes fonctions à
Nyon, il se lia d'amitié avec le poète Matthison
et avec le célèbre historien Jean de Muller. Les
troubles de son pays l'ayant forcé de fuir, il se
rendit de nouveau en Italie, puis à Copenhague,
où il resta trois ans chez un de ses amis. Enfin
il passa le reste de sa vie à Genève, où il mourut
au commencement de 1832.
Malgré l'influence exercée sur son esprit par
les écrits de Leibniz et de Bonnet, Bonstetten ne
manque pas d'originalité. Il règne dans quel-
ques-uns de ses ouvrages une profonde connais-
sance des hommes, une rare finesse d'aperçus,
des vues neuves, élevées , des sentiments tou-
jours nobles et généreux, et un remarquable ta-
lent d'observation. Mais il y a deux hommes à
considérer dans Bonstetten : le moraliste et le
philosophe. C'est au moraliste qu'appartiennent
toutes les qualités que nous venons d'énumérer;
le philosophe proprement dit est beaucoup
moins bien partagé ; et lorsqu'on le considère
uniquement sous ce dernier point de vue, Bon-
stetten est bien au-dessous de sa réputation. Ses
analyses psychologiques manquent d'exactitude
et de profondeur ; ses idées, en général, se sui-
vent sans ordre et sont développées sans nulle
rigueur ni méthode. On retrouve dans son lan-
gage les défauts de sa pensée. Son style est plein
d'images, de chaleur et quelquefois d'élégance;
mais il manque de précision et de clarté, et ne
saurait satisfaire ceux qui ont le besoin ou l'ha-
bitude de s'entendre avec eux-mêmes. Ses prin-
cipaux ouvrages sont : Recherches sur la nature
et les lois de l'imagination, 2 vol. in-8, Genève,
1807; — Etudes de l'homme, ou Recherches sur
les facultés de sentir et de penser. 3 vol. in-8,
Ri ris, 1821; — Sur V Education na-
tionale, l vol, in-8, Zurich, 1802; — Pensées sur
têts de bien public, in-8, Genève, 1815;
— l'Homme du midi cl l'Homme du nord, in-8,
.!■, 1814. Ce dernier ouvrage, d'ailleurs
. avait été composé en 1789. De-
puis 1 1 tte i poque, l'auteur avait revu l'Allema-
et l'Italie, et il déclare qu'au moment où il
publie son ouvrage, les idées qu'il y exprime se
l oup modifiées avec les faits eui
mes. Néanmoins il semble touj er la
i à l'homme du nord sur l'homme du
midi. — On a aussi de Bonstetten pin
lettres dont la lecture ne manque
d'attrait. J. T.
BORDAS (Jean}, philosophe français, né en
a de la Bcrtinie, arrondissement
de Bergerac, et plus connu sous le nom de
Bordas-Démoulin, qu'il adopta par caprice. Or-
phelin de bonne heure, recueilli et élevé pieu-
sement par une tante, il fut envoyé à l'âge de
quinze ans au collège de Bergerac, où il montra
peu de goût pour les lettres et une aptitude
plus grande pour les mathématiques. 11 était
médiocrement instruit, lorsqu'il arriva en 1819
à Paris, sans autre dessein que d'y travailler à
son esprit. Il était alors préoccupé et hésitant
entre deux passions ordinairement inconcilia-
bles, l'enthousiasme pour le christianisme, et le
dévouement à la révolution française; ses au-
teurs étaient à la fois de Bonald, de Maistre et
Condorcet; il mêlait de profondes études de
théologie et de droit canonique à la lecture des
philosophes et des mathématiciens; et déjà se
préparait la grande conviction qui a été l'origi-
nalité et l'unité de sa vie, celle de l'harmonie
profonde du christianisme et de la civilisation
moderne. Au bout de quelques années, il avait
dévoré son patrimoine, et ne s'était créé aucune
ressource. Insouciant de ses intérêts, ombra-
geux et sauvage, il souffrit toutes les extrémités
de la misère, pendant six années qui laissèrent
en lui une longue impression de tristesse. Em-
ployé d'abord comme homme de peine chez un
libraire, puis contrôleur d'omnibus, il finit par
rester sans place, sans argent. Souvent contraint
de garder le lit toute la journée, il quittait
le soir sa mansarde de la rue des Postes, et se
risquait dans les rues pour y respirer, parfois
même pour y chercher quelque vieille paire de
souliers. Il était résolu à se laisser mourir,
quand sa destinée s'adoucit un peu, sans jamais
lui devenir clémente : quelques leçons, quelques
articles dans les journaux ou dans les revues le
mirent à l'abri de la faim. Mais il n'était pas de
ceux qui savent forcer la fortune à les favoriser.
Penseur isolé et peu compris, il était suspect
au clergé qui l'accusait de jansénisme et d'hé-
résie, et aux philosophes qui blâmaient juste-
ment en lui le mélange du dogme et de la
science. Il avait d'ailleurs un orgueil immense,
au-dessus même de son mérite très-réel, et un
caractère intraitable et violent. En 1834, il pu-
bliait une Lettre sur l'Éclectisme et le Doctri-
narisme, où il critiquait avec amertume l'école
alors florissante de M. Cousin, et reprochait à
son chef « son intolérance, son irréligion et son
hypocrisie. » Quelques années plus tard il re-
courait à la bienveillance de son adversaire pour
obtenir l'impression dans les Mémoires de l'A-
cadémie des sciences morales d'un article sur
Platon. L'homme qu'il avait violemment attaqué
se montra bienveillant et empressé pour lui, et
ne cessa depuis de lui donner des marques
d'intérêt. Mais Bordas ne lui pardonna pas de
ne pas s'être rendu à ses objections et d'avoir
té aux séductions de « la philosophie des
3. » Sonamour-propre fut cruellement froissé,
lorsque, dans le concours de 1840, l'Académie
partagea entre lui et M. Fr. Bouillier le prix
destine à une histoire du cartésianisme: ce suc-
cès, qu'il obtint encore plus tard dans les mêmes
conditions à l'Académie française, pour un éloge
de Pascal, lui parut un déni de justice et une
offense à son génie. Vers le même temps, il se
brouillait brusquement avec un homme g
reui qui l'avait soutenu et nourri pendant de
ac, aumônier du col-
Rollin, et auteur du Christianisme c<
apports avec la civilisation mo-
e (Paris, 1837), ouvrage auquel Bordas a
BÛrement collaboré. 11 avait peu d'amis, en
moin les, et l'on n'en citerait qu'un
seul qui lui soit resté fidèle, le regretti
BORD
195 —
BORD
M.Fr. Huet. Ses ouvrages avaient peu de succès,
et ne paraissaient que grâce au dévouement d'un
éditeur désintéressé. Il avait pourtant la con-
science très-vive de son mérite, croyait passion-
nément à la vérité de ses idées en politique, en
religion, en philosophie, et était persuadé qu'il
devait renouveler la face du monde. Il est cer-
tain du moins que sa gloire fut beaucoup au-
dessous de son talent, et que ses contemporains
n'ont pas assez rendu justice, sauf quelques
rares exceptions, à cet esprit original et pro-
fond. Il mourut à l'hôpital le 24 juillet 1859.
Pour terminer l'esquisse de cette vie malheu-
reuse, il est juste de reconnaître que si Bordas
eut à se reprocher quelques travers et une hu-
meur peu sociable, il s'est rendu digne de respect
et d'admiration par ses mœurs exemplaires, sa
fidélité obstinée à ses croyances, et son amour
constant pour la liberté, la religion et la science.
Ses ouvrages traitent tous de questions reli-
gieuses et philosophiques, et il n'en est pas un
seul qui soit à négliger pour la connaissance de
sa doctrine. En voici la liste chronologique :
le Cartésianisme, 2 vol. in-8, Paris, 1843, avec
une préface de Fr. Huet, et deux très-remarqua-
bles mémoires sur la Substance et sur l'Infini;
— Mélanges philosophiques et religieux, 2 vol.
in-8, Paris, 1846; — les Pouvoirs constitutifs de
VÉglise, in-8; Paris, 1855; — Essais sur la réforme
catholique, en collaboration avec Fr. Huet, Paris,
1856; — Œuvres posthumes, Paris, 1861, 2 vol.
in-8. Les opuscules ou les articles disséminés de
côté et d'autre se retrouvent dans ces ouvrages
qui renferment tout ce que Bordas a écrit. Voici
l'exposé sommaire de la doctrine qui s'y trouve
répétée, abstraction faite des vues historiques
qui sont parfois neuves et profondes, et des
théories religieuses; qui n'intéressent pas ce re-
cueil.
Bordas relève à la fois de Platon et de Des-
cartes, mais il ne se borne pas à combiner leurs
doctrines, il les corrige et les complète. A l'un
il emprunte sa théorie des idées; à l'autre celle
de la substance et de l'infini ; et pourtant son
système ne peut recevoir le nom de platonisme
ni de cartésianisme. Pour lui, les idées sont les
principes régulateurs de toute pensée, et les
philosophes ont assez exactement reconnu le
rôle qu'elles jouent dans nos opérations intellec-
tuelles. Mais que sont-elles en elles-mêmes? A
cette question on a répondu de trois façons dif-
férentes : suivant les uns, les idées constituent
l'essence même de Dieu, et ses perfections ; se-
lon les autres, ce sont de simples formes de
l'entendement, et enfin il en est qui les définis-
sent l'acte de l'esprit, quand il connaît. La pre-
mière solution est celle des platoniciens, la se-
conde appartient à Kant, et la troisième aux
Écossais et à leurs disciples français. Mais elles
sont toutes ou incomplètes ou fausses : les
idées sont bien quelque chose de réel, comme
le pense Platon, mais cette réalité n'a pas son
centre unique et son unique substance en Dieu;
elle rayonne partout, vivifie tout, et se retrouve
dans l'âme, qui a ses idées, et dans la nature
elle-même. Ce ne sont pas non plus de simples
conceptions, comme le dit Kant, mais des forces
agissantes, de véritables êtres. Enfin, préten-
dre, comme les Écossais, qu'elles n'existent
qu'au moment où elles se montrent, c'est ré-
duire l'intelligence à des pensées fugitives, qui
commencent sans s'achever, l'éparpiller en mo-
ments distincts qui ne se tiennent pas, en faire
un phénomène variable et intermittent, nier le
progrès dans l'esprit et la suite dans les raison-
nements et même rendre la mémoire impossi-
ble. Que peut-il y avoir dans la pensée alors
que l'idée s'évanouit; que devient-elle pendant
ses éclipses? Ce qui change et comporte des in-
termittences, ce n'est pas l'idée, mais son appli-
cation particulière, c'est-à-dire notre connais-
sance : les idées préexistent à chaque percep-
tion, et survivent après elle ; elles ne peuvent
être acquises ni perdues, et il n'y a de variable
dans l'esprit que les combinaisons où elles se
trouvent engagées, comme les lettres de l'al-
phabet suffisent à une multitude de mots sans
cesser d'être les mêmes. Il faut donc conclure
que l'esprit est en lui-même l'ensemble des
idées, qui toutes se tiennent, se mêlent, se super-
posent, et forment un tout indivisible qui est à
la fois unité et pluralité ; tout au moins faut-il
reconnaître que les idées sont les propriétés es-
sentielles, ou mieux encore l'essence de l'esprit.
Depuis Descartes il est constant que « philosopher
c'est rappeler la pensée à soi-même ; » or quel est
ce fond immuable que la pensée contemple en se
saisissant? ce sont les idées; et comme elle ne
peut rien tirer que d'elle-même , chaque fois
qu'elle se tourne vers elles, c'est elle-même
qu'elle aperçoit dans son fond le plus intime, et
dans sa vraie substance. Ce qui est vrai de
l'homme, l'est aussi pour les mêmes raisons de
Dieu lui-même; seulement les idées qui forment
l'essence du premier sont inférieures à celles
qui ont une essence divine, comme le particu-
lier est au-dessous de l'universel ; elles en dé-
pendent, mais elles en sont distinctes. Bref,
« l'esprit humain est constitué par des idées gé-
nérales dépendant immédiatement d'idées géné-
rales supérieures constitutives de Dieu ou de
l'esprit incréé. » (Cartésianisme, t. II, p. 358.)
Analyser les idées c'est donc pénétrer au fond
de la nature humaine ; du même coup, on at-
teint la nature divine, et indirectement l'uni-
vers matériel lui-même, que nous ne pour-
rions nous représenter, s'il n'avait rien d'analogue
à nous-mêmes. Or cette analyse a déjà été com-
mencée, sinon achevée, par Malebranche, qui
distingue excellemment des rapports de perfec-
tion et des rapports de grandeur ; les uns exis-
tent d'après lui entre les idées des êtres ou
des manières d'être de nature différente, comme
entre le corps et l'esprit, le plaisir et la dou-
leur; ils ne peuvent être mesurés; les autres, au
contraire, s'établissent entre les choses sembla-
bles, et qui comportent une mesure. Cette dis-
tinction n'est pas tout à fait exacte, puisqu'il
peut y avoir des rapports de perfection entre
des êtres de même nature, par exemple entre
deux esprits ; mais, sauf cette correction, elle
doit être conservée et étendue. « Quant à la dif-
férence entre les idées de perfection et les idées
de grandeur, à leur fondement respectif, à la
constitution de la substance, Malebranche seul
a quelques vues; mais il ne considère que Dieu.
Les autres confondent et dénaturent tout : cette
théorie qui était encore à faire, je l'ai faite. »
(Cartésianisme, t. II, p. 359.) Grandeur et per-
fection, voilà donc les deux catégories qui con-
tiennent toutes les idées : mais la grandeur c'est
aussi bien la quantité, le nombre, l'étendue, la
pluralité ; et le vrai nom de la perfection c'est
la vie, la force, l'unité. S'il est constant que les
idées sont la vraie substance de l'âme, il est
donc prouvé que dans l'àme se trouvent réunis
ces deux éléments qu'un faux spiritualisme a
séparés, et qui ne peuvent subsister l'un sans
l'autre. L'âme enferme à la fois la force et l'é-
tendue, la vie et la quantité; d'un côté elle a les
idées de grandeur, et de l'autre celles de per-
fection. Dans les unes, il s'agit de grand et de
petit, d'égal et d'inégal ; dans les autres, d'a-
chevé ou d'inachevé, d'accompli ou d'inaccom-
BORD
— 186
RORD
pli. Il faut insister sur ce point décisif. L'éten-
due ne peut subsister sans la force ; elle serait
alors une collection sans unités, une pluralité
sans terme, se divisant et se subdivisant tou-
jours et s'évanouissant dans l'infini. Le nombre
indéterminé n'est qu'une cbimère, s'il n'a au^un
rapport avec l'unité ; la perfection, qui est l'u-
nité; est nécessaire à l'étendue : car sans elle,
l'idée de l'être qui est sa forme principale, dis-
paraît et emporte tout avec elle. Veut-on substi-
tuer à ces mots de perfection et d'unité ceux de
vie et de force, qui en sont les équivalents, on
dira que, sans la force ou la vie, la quantité n'a
plus rien qui retienne ses parties, et les <
che de se dissoudre : elle est un pur néant.
Ainsi, une substance ne peut être purement éten-
due, divisible, et le matérialisme enferme une
contradiction insoluble ; il reconnaît le nombre,
et nie l'unité sans laquelle il n'y a pas de nom-
bre. Réciproquement, la vie, la force, l'unité ne
peuvent se séparer de l'étendue i de la quan-
tité, du nombre. « Sans quantité } la vie n'a
point de règle et ne peut se déterminer, ni
comme pluralité, puisque de soi elle est indivi-
sible, ni comme unité, puisque l'unité implique
à la fois union et mesure ; or si la vie est le
principe de toute union, elle ne l'est pas de la
mesure, qui ne vient que de la quantité. » (Car-
tésianisme, t. II, p. 371.) Si les substances sont
des forces pures, il faudra comme les Éléates,
et même- comme Leibniz, s'il était conséquent,
se les représenter sous la forme de l'unité sans
rapport avec le nombre, unité vide et fausse
qui n'a rien à unir, rien à mesurer. Descartes
est donc tombé dans une erreur égale à celle des
matérialistes, quoique très-différente : il a érigé
en choses distinctes et se suffisant par elles-
mêmes les éléments indissolubles d'une seule et
même substance: la force qui lie la quantité, et
la quantité qui détermine la vie. En les réunis-
sant, on ne confond pas pour cela la matière et
l'esprit; on n'ôte pas à l'homme son âme, et l'on
p'en donne pas une à la matière. Malebranche
a-t-il l'ait de Dieu un être corporel en lui attri-
buant l'étendue intelligible? Qu'importe qu'il
y ait et dans l'âme et dans la nature, à la fois
et partout, de la force et de l'étendue, si la force
matérielle est différente de celle de l'esprit, et si
l'étendue de l'âme n'a rien de commun avec
celle des corps?
On s'est donc trompé sur la nature de la
substance, et pour réformer cette erreur il faut
restaurer u l'antique doctrine des idées.» Par le
même moyen on verra clair dans la question de
l'infini « qui est resté encre inconnu jusqu'à
moi, » dit Bordas. La querelle du dynamisme et
du mécanisme à propos de l'âme, se reproduit
ici sous une autre forme, et doit être conciliée
de la même façon. Les philosophes considèrent
l'infini comme l'unité, et les mathématiciens le
placent dans le nombre. Tous deux se trompent;
comme Platon l'a bien compris. L'infini n'est ni
l'unité, ni lenombre, maisces deux choses àla fois.
En effet considérons cette série : 5 + T + -, etc.
2 4 8
A-t-elle un dernier terme ? Bernouilli répondrait
qu'elle en a un qui est infiniment petit, ce qui
est absurde ; Leibniz il qu'elle n
pas. Ce qui est sûr, c'est qu'elle est indôterm
et par conséquent incompatible avec l'infini. Mais
elle n'existe pas seule, elle n'est qu'un membre
d'une égalité dont l'autre terme est l'unité :
1 = j + ~ + Si etc. Le second nombre est égal
au premii par la somme de ses termes,
car l'addition est impossible, mais par la loi de
génération qui les fait sortir l'un de l'autre, son
essence est de pouvoir s'approcher infiniment de
l'unité sans l'atteindre jamais. Ainsi l'unité du
premier membre est le principe de l'ensemble
indivisible des termes du second; et à son tour
cet ensemble épuise l'unité du premier. Voilà
l'infini : il est comme la substance, puisque c'est
la substance par excellence, à la fois unité et
nombre, force et quantité. « La substance est.
voilà son unité; elle ne peut être sans être d'une
certaine manière, c'est-à-dire déterminée, voilà
son nombre ; sa détermination l'embrasse tout
entière, répond à tout ce qu'elle est, voilà l'égalité
de son nombre et de son unité : le tout pris en-
semble, triple et indivisible. Voilà où est l'infi-
ni. » (Cartésianisme, t. II, p. 430.) L'infini montre
donc sa fécondité par le nombre; il est l'unité
concentrée, comme le nombre est l'unité dé-
veloppée, et il est l'ensemble indivisible de l'un
et du multiple unis par un rapport d'égalité par-
faite. Il n'est pas seulement l'absence de bornes,
de limites; car alors il serait le nombre indéter-
miné, le second membre de l'égalité qu'on a eue
tout à l'heure; il faut de plus qu'il ne reste pas
sans mesure, et que cette mesure soit encore
lui-même, et que cette unité soit parfaitement
égale au nombre. « Le nombre de l'infini déter-
mine son unité; ce sont ses attributs tous divers,
tous réels; et son unité est la source de son
nombre; c'est l'être qui se trouve tout entier et
le même en chaque attribut. Le nombre est
ég tl à l'unité , quoiqu'il ait un autre genre
d'existence qu'elle. » En définitive, l'infini est
la vraie substance; il est partout ; il est le mode
universel d'existence. En effet toute substance
a une quantité divisible à l'infini, parties après
parties, sans qu'on arrive jamais au néant de
l'étendue qui lui est propre ; elle a aussi une
force individuelle, il est vrai, mais ayant une
infinité de degrés, jouissant de propriétés diffé-
rentes, et correspondant à l'infinité des parties
de la quantité, et ainsi de suite degrés par
degrés. Où trouvera-t-on le fini? A la rigueur il
n'est nulle part, si on le cherche dans le réel
et le positif des créatures; elles sont toutes in-
finies, en tant qu'elles sont des êtres; elles sont
finies seulement parce qu'elles n'ont pas la plé-
nitude de l'être, et participent plus ou moins du
néant. Il y a en effet, comme le soutient Male-
branche, 'des infinis de diverses sortes : « Ces
infinités d'infinités de degrés et de parties de-
là force et de la quantité, forment des infinités
d'infinités d'ordres dans les substances, qui
ce que j'appelle leur manière d'être particulière,
leur nombre. Dans chacune il y a un infini prin-
cipal, que l'on peut considérer comme leur unité,
et qui comprend une infinité d'infinis inférieurs,
par lesquels il est nombre, rapport, raison. »
(Cartésianisme, t. II, p. 430.) Cela est vrai de
l'homme et de la nature ; et vrai encore de
chacune de nos idées universelles. Que l'on
considère par exemple l'idée d'homme : elle a
son unité indivisible, qui peut être pos&
par une infinité d'êtres sans qu'elle s'y épuise ;
et le nombre de ces êtres, tout en restant
à l'unité, n'a pas de terme, puisqu'il comprend
tous les hommes passés, présents, et possibles.
Ainsi se termine le vieux débat des scolasliques
sur les nniversaux : le parti ulier est en germe
dans l'universel, et l'universel soutient et porte
le particulier, s. .us jamais se séparer d'un élément
individuel. Si l'on accuse cette doctrine de res-
Bembler au panthéisme, Bordas répondra que
Spinoza et ses disciples donnent à Dieu pou
nombre l'univers qui par suite lui devient égal:
tandis que lui fait de l'univers une subst
part ayant son nombre et son unité, et consti-
BORD
— 197 —
BORN
tuant un infini relatif qui ne se confond pas avec
Dieu, seul absolument infini. Il est bien loin
d'attribuer à l'univers les attributs de la divinité :
il n'a pour lui que des paroles méprisantes : la
somme d'être, dit-il, n'est pas plus grande après
la création qu'avant; l'être créé ne peut entrer
en ligne de compte avec son créateur, et son
infini est néant devant celui de Dieu : Substantiel
rnea tanquam nihilum ante le. Cependant tout
chétif qu'il est, l'être crééperçoit directement l'in-
fini d;ms les idées qui appartiennent à son enten-
dement; il les distingue de celles qui constituent
l'entendement divin, et se pose ainsi comme une
réalité, comme une personne. Maine de Biran
se trompe quand il dit : « Nous apercevons le
moi actuel de la conscience, mais le moi ab-
solu, l'âme, substance ou chose pensante, nous
échappe. » Tout au contraire le moindre juge-
ment implique l'affirmation de notre être, et
rien de nous-mêmes n'échappe à notre percep-
tion : notre substance, ce sont nos idées.
La « philosophie des idées» s'applique à la
nature comme à l'homme et à Dieu : la substance
de l'univers matériel est constituée par les mêmes
éléments que celle de l'homme et de Dieu; il y
a en elle quelque chose de semblable aux idées,
un fond intelligible, analogue à celui que nous
reconnaissons en nous-mêmes. Le monde et nous
nous sommes faits de la même étoffe. La force et
l'étendue y sont indissolublement unis. Ce qui
frappe d'abord l'attention ce sont les rapports
de grandeur et de quantité, plus saillants, plus
aisés à saisir que les idées de perfection et de
force. Aussi la première métaphysique de la
nature est-elle un mécanisme matérialiste qui
réduit l'univers à des atomes sans vie, sans
spontanéité, simples corpuscules à la fois étendus
et indivisibles, ce qui implique contradiction. Le
dynamisme est une erreur déjà plus savante.
Mais en ramenant l'idée de la substance à celle
de la force, Leibniz ne peut expliquer les notions
de division, d'organisme, de nombre; une pensée
qui est une simple force ne peut les puiser en
elle-même; elle ne peut non plus les tirer du
dehors puisque ces forces prétendues n'agissent
pas les unes sur les autres. Il risque donc de
confondre toute réalité dans l'unité immobile des
Ëléates. Sans doute on peut à la rigueur expliquer
la constitution des corps par des forces mo-
léculaires agissant avec des intensités et des
directions différentes. Mais d'où proviennent ces
différences de degré ou de nature dans le mou-
vement, sinon de la figure qui les détermine;
on retrouve ici comme partout l'alliance indis-
soluble de la force et de l'étendue, de l'unité et
du nombre. Seulement ce n'est plus la même
force, ni la même étendue que chez l'homme ou
chez Dieu ; ni le même rapport entre l'une et
l'autre. On ne confondra pas la grandeur pure,
Vélendue spirituelle, qui convient seulement à
Dieu et aux êtres pensants, et la quantité ma-
térielle qui est inhérente au corps; il faudra
même faire entre ces deux extrémités une di-
vision particulière pour les animaux et les végé-
t mx. De plus, en remontant du corps brut jusqu'à
Dieu, on voit changer les relations respectives de
la force avec la grandeur: dans le règne inorga-
nique la force est avec la grandeur « dans un rap-
port rigoureux »; elle prédomine à mesure qu'on
s'élève dans l'échelle des êtres. De là cette consé-
quence que le mécanisme n'est calculable que dans
les limites de la nature brute, là où toute la force
se déploie suivant la quantité. Il y aura donc
deux ordres de sciences bien distinctes : d'un
côté la métaphysique, la théologie, la morale, la
politique, la médecine, la zoologie, la botanique,
et de l'autre les mathématiques; il y a entre ces
deux parties du savoir humain des barrières in-
franchissables, et rien ne doit passer de l'une
à l'autre. Sans doute dans la première comme
dans la seconde on mesure, on compte, on parle
de petit et de grand, de plus et de moins, etc.;
mais ces idées de grandeur sont ici de simples
moyens, et n'entrent dans nos opérations que
pour aider à se produire les idées de perfection
qui sont alcrs les objets vrais de la pensée. Le
contraire a lieu dans les mathématiques. Pytha-
gore et Platon ne sont pas les seuls qui aient
confondu ces deux règnes, le nombre idéal et
le nombre mathématique. La prétention de tout
soumettre au calcul se reproduit à chaque instant .
« elle n'est ni matérialiste, ni spiritualiste; elle
est destructive de toute substance. » Les ma-
thématiques ne peuvent s'appliquer aux autres
sciences; l'extension qu'on a voulu donner aux
applications du calcul des probabilités « est une
des plus grandes extravagances qui soient tombées
dans l'esprit humain. » De même la logique qui
affecte parfois des allures mathématiques, est
l'ennemie la plus acharnée de la philosophie. Elle
repose sur cette hypothèse imaginaire que les
idées de perfection s'expriment exactement par
les mots, comme les idées de grandeur par les
symboles mathématiques; elle traite donc _ la
pensée comme s'il n'y avait en elle que des idées
de quantité. De là un duel à mort entre la logique
et la philosophie : « elles s'excluent comme la
mort et la vie. » Les logiciens ont une pensée qui
agit hors d'elle-même, les philosophes voient en
eux-mêmes l'idée de leur propre nature, la
force, la perfection. Aussi y a-t-il une lutte sans
cesse renaissante entre les uns et les autres.
Aristote, ce grand logicien, « a exterminé la phi-
losophie, » fondée par Platon. La logique à son
tour, succombe sous les coups de Plotin et de
saint Augustin, se ranime encore, « s'ébat dans
les vastes et profondes ténèbres dû moyen âge;»
pour être anéantie par Descartes, et ressuscitee
de nouveau par Wolf, Kant et Hegel, ces derniers
destructeurs de la philosophie. «La logique est
impossible aux philosophes. »
On n'a pas interrompu cet exposé par des cri-
tiques qui auraient pu le compliquer. Quand un
système est peu connu, sans disciples pour le
soutenir, il est plus utile de le reconstruire que
de le réfuter. Celui de Bordas-Démoulin est
certainement, malgré son réalisme excessif, et
ses contradictions insolubles, un des plus puis-
sants efforts de la philosophie au xix' siècle
On ne peut s'y méprendre : cette pensée vigou-
reuse qui approfondit sans se lasser une seule
idée féconde, et ramène à son unité^ parfois non
sans violence, tout un ensemble de vérités, est
celle d'un vrai métaphysicien; et c'est justice de
décerner à cet homme mé. onnu et malheureux
ce titre si rarement mérité en notre temps et en
notre pays.
Outre les ouvrages cités plus haut on peut
consulter : Fr. Huet : Histoire de la vie et des
ouvrages de Bordas -Dc'moulin, Paris, 1861.
L'auteur a été le disciple et l'ami fidèle de
Bordas ; il est mort récemment après avoir eu
la tristesse de confesser que l'idée d'une conci-
liation entre la philosophie et la religion était
une chimère. E. C.
BORN (Ferdinand-Gottlob), professeur de phi-
losophie à Leipzig, où il était né en 1785, est
principalement connu comme auteur d'une tra-
duction latine des œuvres de Kant (3 vol. in-8,
Leipzig, 1796-1798). Mais il a aussi publié, dans
le sens de la philosophie critique, plusieurs ou-
vrages originaux dont voici les titres : Essai sur
les principes fondamentaux de la doctrine de
la sensibilité, ou Examen de divers doutes, etc.,
liOSC
— 198 —
BOSS
m-8, Leipzig. 1788 (ail.): — Recherches sur les
premiers fondements de la pensée humaine,
in-8, Leipzig, 1789 (ail.), réimprimé en 1*91
sous ce titre : Essai sur les conditions primiti-
ves de la pensée humaine et les limites de notre
connaissance. Il a également travaillé avec
Abicht au Nouveau Magasin philosophique,
consacré au développement du système de Kant,
11 vol. in-8, Leipzig. 1789-1791 (ail.).
BOSCOVICH (Roger-Joseph), de la compagnie
de Jésus, naquit à Raguse, le 18 mai 1711. Il an-
nonça de bonne heure des dispositions si heu-
reuses, qu'avant même d'avoir terminé le cours
de ses études, il fut nommé professeur de ma-
thématiques et de philosophie au collège Romain.
Une dissertation sur les taches du soleil (de Ma-
eulis solaribus), qu'il publia en 1736, le plaça
au rang des astronomes les plus distingués de
l'Italie. Elle fut suivie d'opuscules nombreux et
de quelques grands ouvrages sur toutes les bran-
ches des sciences mathématiques et physiques,
qui accrurent d'année en année la réputation de
l'auteur, non-seulement en Italie, mais dans
l'Europe entière. Diverses missions scientifiques
et diplomatiques furent confiées par des pontifes
et par des princes à l'habileté de Boscovich; la
Société royale de Londres l'accueillit parmi ses
membres, et il a même rempli pendant quelque
temps enFrance la place de directeur de l'opti-
que de la marine. Il est mort à Milan en 1787.
Boscovich était partisan des idées de Newton,
et son rôle comme physicien et mathématicien a
consisté principalement à appuyer, par ses ob-
servations et ses calculs, le système de la gravi-
tation universelle. Considéré comme philosophe,
il a attaché son nom à une théorie de la sub-
stance matérielle qui offre quelques analogies
avec l'hypothèse des monades, mais qui touche
de plus près encore à l'idéalisme. Suivant Bos-
covich, les derniers éléments de la matière et
des corps seraient des points indivisibles et iné-
tendus, placés à distance les uns des autres et
doués d'une double force d'attraction et de ré-
pulsion. L'intervalle qui les sépare peut aug-
menter ou diminuer à l'infini, mais sans dispa-
raître entièrement ; à mesure qu'il diminue, la
répulsion s'accroît ; à mesure qu'il augmente,
elle s'affaiblit, et l'attraction tend à rapprocher
les molécules. Cette double loi suffit à expliquer
tous les phénomènes de la nature et toutes les
qualités du corps, soit les qualités secondaires,
soit les qualités primaires. L'étendue et l'impé-
nétrabilité qu'on a rangées à tort parmi celles-ci,
non-seulement n'ont rien d'absolu, mais ne sont
pas même des propriétés de la substance corpo-
relle que nous devons considérer uniquement
comme une force de résistance capable de con-
trarier li force de compression déployée par no-
tre puissance physique. Il est aisé de voir le vice
de cette théorie ingénieuse, mais hypothétique.
qui altère la nature de la matière, puisqu'elle nie
les propriétés fondamentales du corps, et qui ne
mène pas à moins qu'à en révoquer en d ute
l'existence. Boscovich y est revenu dans plusieurs
de ses ouvrages, parmi lesquels nous nous bor-
nerons à indiquer les suivants : Dissertationcs
(I us de viribus vivis, in-4, 1745: — de Lumine,
in-4. 17*8; — de Continwlatù lege, in-4, 1754;
— theoria philoaophia naturalis reducla ad
unicam legem virium in natura existentium,
in-4, Vienne, 17.')8; Venise. IT63. A la Bn de
cet ouvrage se trouve une liste étendu* de tous
I travail! publiés par l'auteur jusqu'en
(tn doit aussi à Boscovich une excellente édition
du poème de Stay sur la philosophie de Newton :
Philo ophia recentioris a benedicto Stay versi-
l tradita libriX, cum adnulalionibus et tup-
j'Irinends, 3 vol. in-8, Rome, 1755-1 7G0. L'astro-
nome Lalande a publié dans le Journal des Sa-
vants, février 1792, un éloge de Boscovich. Voy.
aussi Dugald-Stewart , Essais philosophiqnet,
trad. par Ch. Huret, in-8, Paris, 1828. p. 157 et
suiv.
BOSSUET (Jacques-Bénigne), évêque de
Meaux, un des plus grands théologiens et le
plus grand orateur sacré dont s'honore la France,
né à Dijon en 1627, mort à Paris en 1704, a sa
place marquée dans l'histoire de la philosophie,
pour le Traité de la Connaissance de Dieu et
de soi-même, et la Logique, ouvrages excellents
qui suffiraient à la renommée d'un écrivain
ordinaire, et que Bossuet composa pour l'édu-
cation du Dauphin. Bossuet est un de ces es-
prits pénétrants qui, dans les discussions théo-
logiques , ne s'enferment point dans l'aride
nomenclature des textes; il répand la lumière à
flots sur toutes les questions, parce qu'il puise
sans cesse au plus profond de la nature humaine.
S'il est vrai, selon saint Augustin, que les hé-
résies sont transportées dans l'Église du sein des
écoles philosophiques. l'Église, à son tour, guérit
par la philosophie les blessures que la philosophie
lui a faites. Dans sa lutte contre les diverses
communions protestantes Bossuet discute les
droits et les limites respectifs de l'autorité et de
la raison; avec les molinistes, il sonde les mys-
tères du libre arbitre et de la grâce ; en réfutant
les quiétistes, il détermine, en psychologie et en
morale, les rapports de l'amour avec l'intelligence
et la volonté. Aussi à l'aise avec Leibniz qu'avec
Richard Simon et Tournemine, s'il n'a point de
système proprement dit, c'est qu'il avait donné
toute sa pensée à l'Église ; mais il abonde en
vues profondes et étendues, dont les philosophes
peuvent faire leur profit. Ce qui le distingue
partout, c'est une sorte de dédain pour la spé-
culation pure, et une direction constante et sûre
vers la pratique, disposition admirable, quand
elle se rencontre unie à tant de grandeur dans
les idées et d'élévation dans les sentiments. Bos-
suet était un esprit et une âme fermes, et de
cette trempe particulière qui fait qu'on peut
viser au plus haut sans jamais se perdre.
L'esprit de rigueur et d'opiniâtreté que montra
Bossuet dans l'affaire du pur amour, s'accorde à
merveille avec les dispositions conciliatrices qu'il
apporta dans les querelles du protestantisme. Si
l'on tient compte d'un peu d'aigreur personnelle,
dont on ne saurait disculper sa mémoire à l'é-
gard de Fénelon, il fut dirigé dans les deux cas
par le même génie pratique. Le pur amour
n'allait à rien moins qu'à la destruction du dogme
et de la discipline; il était, au contraire, de
l'intérêt de la religion et de celui de l'Etat de
faire des concessions aux communions protes-
tantes, pour détruire le schisme et éviter des
collisions nouvelles. Rien n'est plus admirable
que la tentative de fusion des deux i glises dans
laquelle Bossuet a joué le prin avec
Leibniz. C'est une grande leçon pour ces esprits
étroits qui font consister l'intégrité de la foi
dans des points d'une importance secondaire, et
.aiment mieux perdre la moitié du monde que de
reculer sur un point où leur orgueil est engagé
plutôt que leur croyance. Bossuet montra la
même liberté d'esprit et la même modération
dans la détermin Ltion des rapports de La religion
et de li philosophie. 11 ne crul pas que toute re-
impossible si on Ins.- ut à la peu-
humaine la liberté de croire ce qui serait
une lois démontré par des raisons solides à la
suite d'un mûr el consciencieux examen. 11 ad-
met sans hésiter L'infaillibilité de La raison, lors-
qu'elle prononce clairement sur les matières que
BOSS
— 199 —
BOUC
la foi catholique n'a point réglées, et ne tombe
jamais dans la funeste contradiction de ceux qui
rendent d'abord l'esprit humain incapable de
comprendre et de croire, pour lui imposer en-
suite la foi à un dogme révélé. Le scepticisme
philosophique de Huet, qui ne fut connu tout en-
tier qu'après sa mort, par la publication d'un
ouvrage posthume, fut pour lui un objet de dou-
leur et de scandale, parce qu'il n'admettait pas
de scepticisme philosophique qui ne fût néces-
sairement suivi du scepticisme religieux. Il par-
tageait sur tous ces points la doctrine de Des-
cartes et d'Arnaud; et s'il y trouve quelque chose
à blâmer, c'est l'excès des scrupules que Des-
cartes faisait paraître. Sa doctrine, qui est celle
de l'école, peut se résumer par ce mot de saint
Augustin, qui dit en parlant de la raison : Et
omnibus communis est, et singulis casla est.
Pour bien apprécier l'opinion de Bossuet sur le
libre arbitre et la grâce, il faut distinguer les
faits eux-mêmes, et l'explication qu'il en a don-
née. Bossuet a démontré philosophiquement l'exi-
stence de la liberté humaine ; il n'a jamais varié
ni vacillé dans cette conviction, et ceux même
qui ne reconnaissent aucune influence divine
dans la direction des conseils humains, ne sont
Îias plus que lui fermes et inébranlables dans
eur croyance au libre arbitre. En même temps,
il admet la grâce, et toute la doctrine de saint
Augustin : question difficile et délicate, et dans
laquelle la théologie s'avance au delà des limites
de la lumière naturelle; mais si la raison ne va
pas jusqu'à établir la nécessité de la grâce pour
le salut, elle démontre aisément, par les rela-
tions de Dieu avec ses créatures, par la création,
par la Providence, elle vérifie et. constate par les
laits, la présence intérieure de Dieu conçu
comme souverain intelligible et comme principe
béatifiant, et ne permet pas plus de nous isoler
de Dieu dans notre vie et notre activité, que
dans notre être et notre substance. La solution
de Malebranche. si habile et si philosophique pour
la grâce générale, et si défectueuse pour les grâ-
ces spéciales, ne suffisait pas à Bossuet, qui s'at-
tachait davantage à l'esprit des Écritures et ne
voyait pas la Providence à travers les nécessités
d'un système.
Dans tous ses ouvrages, et en particulier dans
un passage célèbre, passage du Mémoire sur la
Bibliothèque ecclésiastique de M. Dupin, Bossuet
se montre préoccupé de la discipline, de la pra-
tique du culte, de la prière, de l'amour de Dieu,
et ne consent jamais à sacrifier ni notre dépen-
dance ni notre liberté.
Il s'est moins occupé, et avec moins de succès,
de la conciliation de ces deux principes en appa-
rence opposés. Pourvu qu'il tint les deux bouts
de la chaîne, comme il le dit, il admettait sur
la foi de la toute-puissance divine que des liens
existaient entre eux, quoiqu'il ne vît pas « le
milieu par où l'enchaînement se continuait. »
Quant à la théorie de la force motrice, Bossuet
va presque aussi loin que Malebranche, et met-
tant, comme lui, toutes les forces de la nature
dans la main de Dieu, il semble ne point admet-
tre de causes secondes dans l'ordre de la physio-
logie et de la physique. Cette doctrine aurait pu
le conduire aux causes occasionnelles. Il faut no-
ter cependant cette différence capitale, que. sui-
vant lui, l'homme se détermine spontanément,
quoique sous l'influence delà grâce.
Pour qui sait reconnaître toute la force d'un
principe et les liens qui unissent les questions
diverses, Bossuet est le même quand il juge en-
tre l'amour pur et l'amour de Dieu comme objet
béatifiant, et quand il prononce entre la philoso-
phie et la religion, entre la liberté et la grâce.
Partout il fait sa part au mysticisme en élevant
au-dessus le côté raisonnable de la nature hu-
maine. Il ne voulait ni livrer l'homme à sa propre
intelligence; ni le courber sous un joug qui ren-
drait son intelligence inutile; ni lui donner cette
liberté d'action qui isole ses destinées de celles
de l'univers et le rend indifférent à son Dieu;
ni la réduire à la condition des êtres aveugles et
sourds qui subissent la loi de la Providence et
concourent à ses desseins sans les comprendre.
Il ne voulait pas enfin laisser le cœur humain
s'égarer dans des aspirations vagues, sans règle,
sans frein, sans boussole, ni le resserrer dans
l'aridité de la pratique et le restreindre à l'a-
mour intéressé qui le dégrade et l'avilit. Il a
tenu le milieu entre les doctrines qui détruisent
la liberté et la raison individuelle, et celles qui
les exaltent jusqu'à oublier Dieu ; et c'est pour
cela qu'il est toujours dans la vérité.
Il nous reste à ajouter quelques mots sur les
ouvrages purement philosophiques de Bossuet, la
Connaissance de Dieu et de soi-même et la
Logique. Le premier, publié sous le titre ^In-
troduction à la philosophie, se compose de cinq
chapitres où l'auteur traite successivement de
l'âme, du corps, de l'union de l'âme et du corps,
de Dieu, et de l'extrême différence entre l'homme
et la bête. L'esprit, la méthode et les principes
de Descartes dominent dans cet admirable ou-
vrage; cependant sur la question de la nature
des animaux, Bossuet ne se prononce pas ouver-
tement en faveur de la philosophie cartésienne
et paraît pencher pour l'opinion de saint Thomas,
qui accorde aux bêtes une âme sensitive. La
Logique, divisée en trois livres, d'après les trois
opérations de l'entendement, concevoir, juger,
raisonner, expose avec précision et clarté les
règles données par les anciens logiciens. Quelques
préceptes généraux, placés à la fin de chaque
livre, résument la doctrine qui y est développée.
Les exemples sont nombreux et choisis avec cet
habile discernement qui a tant contribué au
succès de la Logique de Port-Royal. C'est bien
à tort que l'authenticité de cette Logique a été
quelquefois contestée ; la plume du grand écrivain
s'y reconnaît à chaque page.
Il existe plusieurs éditions des Œuvres de
Bossuet: 20 vol. in-4, Paris, 1743-53; 19 vol. in-4,
ib., 1772-88; 43 vol. in-8,Versailles,18Ï5-19; 43vol.
in-8, Besançon, 1828-30; 12vol. grand in-8, Paris,
1835-37. Les Œuvres philosophiques ont été
publiées séparément par MM. Jules Simon, de
Lens et Jourdain, 1 vol. in-12.
On peut consulter : Monty, de Politica Bos-
suelii doctrina, Paris, 1844; Bonnel, de la Con-
troverse de Bossuet et de Fénelon sur le quiétisme,
Paris, 1850; Nourrisson, Essai surla philosophie
de Bossuet, Paris, 1832; Delondre, Doctrine phi-
losophique de Bossuet sur la connaissance de
Dieu, Paris, 1855; Fr. Bouillier, Histoire de la
philosophie cartésienne, Paris, 1869, t. II, ch. ix;
Dainiron, Essai sur l'histoire de la philosophie en
France au dix-septième siècle, Paris, 1846, t. II,
liv. VII. J. S.
BOUCHITTÉ (Louis-Firmin-Hervé), écrivain
français, né à Paris en 1795, se destina d'abord,
à l'état ecclésiastique; mais il quitta le séminaire
pour entrer à l'École normale. Il en sortit en 1817
et professa les lettres et l'histoire dans deux
collèges de province, et fut nommé inspecteur
d'Académie en 1845 et recteur d'une Académie
départementale en 1849. Il est mort à Versailles
en 1866. Quoique son enseignement dût le tenir
un peu loin des questions de la philosophie, il y
fut toujours attiré par un goût naturel. On lui
doit quelques travaux sérieux sur divers points
dhistoire.Le plus intéressant à coup sûr. c'est te
COUD
— 200
uoun
Rationalisme chrétien à la fin du onzième siècle,
Paris, 1842. L'auteur y donne une traduction des
deux ouvrages si connus de saint Anselme, et de
l'opuscule de Gaunilon, le Liber pro insipiente,
et dans une longue introduction il explique le
sens des démonstrations de saint Anselme et les
compare à celles que d'autres grands philosophes
ont proposées. Du reste l'histoire des preuves de
l'existence de Dieu était pour lui un sujet de
prédilection. On le trouve traité dans plusieurs
Mémoires insérés dans le recueil des savants
/'(rangers de l'Académie des sciences morales et
politiques. On trouvera dans la même collection
un Mémoire sur la notion de Dieu dans ses
rapports avec V imagination et la sensibilité
(t. II, 1847), et un autre intitulé : de la Per-
sistance de la personnalité après la mort. Dans
ces divers écrits M. Bouchitté défend les vérités
religieuses, comme l'école spiritualiste à laquelle
1 1 se rattache ; malgré une extrême circonspection,
il ne manque pas de l'indépendance nécessaire
au philosophe; des juges rigoureux estiment qu'il
manque plutôt de méthode et de concision. Il a
donné plusieurs articles à la première édition
de ce dictionnaire.
BOUDDHISME. On désigne sous ce nom une
doctrine philosophique et religieuse, sortie du
sein du brahmanisme indien, à une époque qui
remonte, selon les autorités chinoises, à mille
ans avant notre ère, et selon les autorités in-
diennes, ou d"origine indienne, à cinq ou six
cents ans seulement avant la même époque.
Le fondateur de cette doctrine, qui est répan-
due aujourd'hui, sous deux formes, sur la vaste
surface de l'Asie, Indien d'origine et de nais-
sance, appartenait à la famille royale de Ma-
gadha, aujourd'hui partie méridionale de la
province du Béhar. Cette famille, selon le Vich-
nou-Pourâna, était celle à'Ikchwakou , dans
laquelle le fondateur du bouddhisme porta le
nom de S'âkya, ce qui l'a fait considérer, par
quelques écrivains, comme ayant appartenu à la
race des Saces ou Scythes.
Le nom de Bouddha signifie en sanscrit : celui
qui a acquis la connaissance absolue des choses.
Le célèbre encyclopédiste chinois Mathouan-lin,
en parlant de Bouddha, dit : « qu'il quitta sa
maison pour étudier la doctrine ; qu'il régla ses
actions et fit des progrès dans la pureté, qu'il
apprit toutes les connaissances et qu'on l'appela
Fo (ou Bouddha). Ce mot étranger, ajoute-t-il,
signifie la connaissance absolue, l'intelligence
pure, V intelligent par excellence. » Selon les
traditions et les légendes, S'àkya Bouddha se
sentit poussé à sa mission de réformateur du
brahmanisme, par la vue du spectacle des mi-
sères humaines et par une immense commiséra-
tion pour les souffrances du peuple. Il se retira
un grand nombre d'années dans le désert pour
méditer et préparer sa nouvelle doctrine dans
laquelle il repoussa formellement l'autorité des
i$; ensuite il alla avec quelques disciples la
prècber dans les principales villes de l'Inde,
entre autres à Bénarès, où sont établis, depuis
la plus haute antiquité, les grands collèges des
Brahmanes; ceux-ci enseignaient alors et en-
seignent encore la distinction imprescriptible de
différentes castes parmi les hommes, dont l'une,
la plus éminente, celle des Brahmanes
destinée; par sa nature, à la suprématie intel-
lectuelle et religieuse; dont l'autre, celle cb's
Kchatriyas, ou guerriers,- est destinée, par sa
nature, au métier des armes et au commande-
ment militaire; dont la troisième, celle des
Vax destinée, par sa nature, au com-
merce et à 1 agriculture, et dont la quatrième.
celle des S'fniara8) est destinée, par sa nature, à
servir les trois premières. A l'époque où parut
Bouddha, le brahmanisme indien, essentiellement
fondé sur cette distinction des castes et soumis à
toutes les pratiques religieuses prescrites dans
les Vcdas et dans les anciennes lois de Manou,
était dominant, exclusivement dominant, dans
l'Inde. Cependant, autant que les monuments
connus jusqu'ici peuvent permettre de le con-
jecturer, il s'était déjà manifesté plus d'une
protestation philosophique contre l'intolérant en-
seignement des brahmanes. La secte des Djaînas,
qui a dû peut-être à cette circonstance d'être
restée longtemps à l'état de spéculation philo-
sophique, la faveur d'être tolérée dans l'Inde,
tandis que le bouddhisme passé à l'état de re-
ligion essentiellement propagandiste, en a été
violemment expulsé, dans le ve et le vie siècle
de notre ère; la secte des Djaînas. disons-nous,
dont la doctrine philosophique a tant d'analogie
avec celle des bouddhistes, existait déjà dans
i'Inde lorsque Bouddha parut, et un passage du
Bhâgavata Pourâna, cité par M. E. Burnouf
(Journal Asiat., t. VII, p. 201), ferait croire que
ce grand réformateur appartenait à cette secte
philosophique. Voici ce passage :
« Alors, dans la suite du temps, à une époque
de confusion et de trouble causés par les ennemis
des dieux, un fils de Djina (un Djnina), du nom
de Bouddha, naîtra parmi les Kikât'as (habitants
du Magadha). »
Les sectateurs de Bouddha, comme ceux de
Lao-tseu, ont cru rehausser le mérite et les vertus
de ces deux personnages historiques en leur
attribuant une origine céleste et en entourant
de prodiges leur vie terrestre. Ce n'est point ici
le lieu de rapporter tout ce que les légendes
bouddhiques déjà connues racontent sur te nais-
sance et la vie de Bouddha. Notre devoir, au
contraire, est de dégager de ces légendes les
seuls traits qui peuvent être considérés comme
historiques, et de faire connaître en quoi le
bouddhisme a droit de trouver place dans un
Dictionnaire des sciences philosophiques.
Ayant atteint sa dix-neuvième année. S'âkya
Bouddha, selon ces légendes, désira quitter sa
famille et toutes les jouissances d'une demeure
royale pour se consacrer tout entier au bien des
hommes. Il réfléchit sur le parti qu'il devait
prendre. Il vit aux quatre portes par où il pouvait
passer, c'est-à-dire au levant, au midi, au couchant
et au nord, régner les quatre degrés de la misère
humaine, et son âme en fut pénétrée de douleur.
Au milieu même des joies de son âge. il ne pouvait
s'empêcher de penser aux maux nombreux qui
affligent la vie : à la vieillesse, aux maladies, à
la mort et à la destruction finale de l'homme.
Il séjourna de trente à quarante ans dans les
forêts de l'Inde, peuplées alors de religieux pé-
nitents et de philosophes de toutes sectes (au
nombre desquels étaient ceux que les Grecs du
temps d'Alexandre appelèrent Gymnosophistes,
ou philosophes nus. Là, Bouddha chercha a
s'instruire, à constituer sa doctrine, à l'enseigner
à un certain nombre de disciples et ensuite à la
propager par son enseignement. Il essaya même,
comme nous l'avons dit précédemment, de con-
vertir les Brahmanes, qui soutinrent avec lui de
nos controverses auxquelles assistèrent, dit-
on, des mages ou sectateurs de Zoroastre venus
de la Perse pour l'entendre et le combattre. Mais
ses prédications eurent peu de succès m l'on s'en
rapporte aux légendes mêmes ■ car il sentit la
nécessité de communiquer sa doctrine complète
à quelques-uns de ses disciples en leur donnant
la mission 'le la propager après sa mort par tous
les moyens qui seraient en leur pouvoir. Il
s'adressa ainsi à son disciple favori Mahà Kàçyapa
BOIID
— 201 —
BOL'D
(le grand Kâryapa) : « Prends le kia-li (habit
ecclésiastique a broderies d'or), je te le remets
pour que tu le conserves jusqu'à ce que Y accompli
se montre comme Bouddha, plein de compassion
pour le monde; ne permets pas qu'il le gâte ou
qu'il le détruise. » Le disciple ayant entendu ces
paroles, se prosterna aux pieds de son maître, la
l'ace contre terre, en disant : « 0 très-excellent
maître ! j'obéirai à tes ordres bienveillants. »
Bouddha se rendit dans une grande assemblée,
où, après avoir exposé de nouveau sa doctrine,
il dit : « Tout m'attriste, et je désire entrer dans
le Nirvana, c'est-à-dire dans! 'existence dépouillée
de tout attribut corporel, et considérée comme la
suprême et étemelle béatitude. » Il alla ensuite
sur le bord d'une rivière où, après s'être couché
sur le côté droit, et avoir étendu ses pieds entre
deux arbres, il expira. « Il se releva ensuite de
son cercueil^ ajoute la légende, pour enseigner
les doctrines qu'il n'avait pas encore transmises.»
Il est difficile, dans l'état actuel de nos con-
naissances, de savoir avec exactitude quelle fut
la véritable doctrine que Bouddha enseigna à
ses disciples, et que ceux-ci transmirent à la
postérité dans des écrits que l'on croit subsister
encore parmi les livres sanskrits, si nombreux,
conservés au Népal, et dont on possède main-
tenant en Europe plusieurs copies. Cependant,
on peut déjà conjecturer, par l'examen de divers
écrits bouddhiques, ainsi que par la forme et
le développement de ces écrits chez les diffé-
rents peuples de l'Asie où le bouddhisme a
pénétre (en Chine, dans le Thibet et dans la
Mongolie), que la partie philosophique de cette
doctrine a suivi, comme la partie religieuse sans
doute, une marche progressive, et qu'elle n'est
plus dans les écrits modernes, ce qu'elle était
dans ceux du fondateur ou de ses disciples im-
médiats. Dans les écrits de ces derniers, tous les
principes que les écrivains bouddhiques posté-
rieurs ont portés jusqu'aux plus extrêmes limites
de la subtilité, c'est-à-dire jusqu'à l'extrava-
gance (comme dans la distinction de dix-huit
espèces de vides), n'existent quelquefois qu'en
germe dans les écrits des fondateurs de la doc-
trine. Il en est résulté que des interprétations
diverses ont pu être données au même texte;
de là plusieurs écoles qui ont eu cbacnn» '«nr
chef. Colebrooke {Philosophie des HinuûUi, l?a-
duct. franc, de l'auteur de cet article, p. 222)
en distingue quatre, dont il expose les principes
fondamentaux.
I. Quelques-uns soutiennent que tout est vide
(sarva soùnya), suivant, à ce qu'il parait, une
interprétation littérale des soûtras ou axiomes
de Bouddha. Cette école est considérée comme
tenant le milieu (mâdhyamika) entre toutes
celles qui sont nées de l'interprétation philoso-
phique de la doctrine primitive.
II. D'autres bouddhistes exceptent du vide
universel la sensation interne ou l'intelligence
qui perçoit (vidjnâna), et soutiennent que tout
le reste est vide. Ils maintiennent seulement
l'existence éternelle- du sens qui donne la con-
science des choses. On les nomme Yôgâtchâras,
livrés ou adonnés à Vabstraclion.
III. D'autres, au contraire, affirment l'existence
réelle des objets externes, non moins que celle
des sensations internes; considérant les objets
externes comme perçus par les sens, et les sen-
sations internes, la pensée, comme induites par
le raisonnement.
IV. Quelques autres enfin reconnaissent la per-
ception immédiate des objets extérieurs, d'autres
une conception médiate de ces mêmes objets
par le moyen d'images ou formes ressemblantes
présentées à l'intelligence; les objets, disent-
ils; sont induits, mais non effectivement ou im-
médiatement perçus. De là deux autres branches
de la secte de Bouddha, dont l'une s'attache
littéralement aux Soûtras, l'autre aux commen-
taires de ces Soûtras. Mais comme ces deux
dernières branches ont un grand nombre de
principes communs, elles sont généralement con-
fondues et considérées comme une seule secte
dans les controverses soutenues avec leurs ad-
versaires.
Les différentes écoles bouddhiques établis-
sent deux grandes divisions de tous les êtres.
La première comprenant tous les êtres exter-
nes, et la seconde tous les êtres internes. A la
première appartiennent les éléments (bhoiita),
et tout ce qui en est formé (bhaufika); à la
seconde appartient la pensée ou l'intelligence
[tchilta), et tout ce qui en dépend (Ichaitta). Ces
écoles reconnaissent quatre éléments à l'état
d'atomes. Ce sont la terre, Veau, le feu et Vair.
Les atomes terreux sont durs ; les aqueux, li-
quides; les ignés, chauds; les aériens, mobiles.
Les agrégats de ces atomes partagent ces carac-
tères distincts. Ces différentes écoles soutiennent
l'agrégation atomique indéfinie, regardant les
substances composées comme étant des atomes
primordiaux conjoints ou agrégés.
Les bouddhistes ne reconnaissent pas Vêlement
éthéré (dkàsa), admis dans presque tous les autres
systèmes philosophiques de l'Inde, ni une âme
individuelle vivante et distincte de l'intelligence
ou phénomène de la pensée, ni aucune substance
irréductible aux quatre éléments ci-dessus men-
tionnés.
Les corps qui sont les objets des sens sont des
agrégats d'atomes, étant composés de la terre
et des autres éléments. L'intelligence, qui habite
dans le corps, et qui possède la conscience indi-
viduelle, perçoit les objets et subsiste comme
étant elle-même; et sous ce point de vue seu-
lement elle est elle-même ou âme (âtman).
Quelques bouddhistes prétendent que les agré-
gats, ou les corps composes des éléments primitifs,
ne sont perçus par les organes des sens (qui sont
pareillement des composes atomiques) qu'à l'aide
des images ou des représentations de ces objets
extérieurs : ce sont les Saâtrunlikas ou adhé-
rants stricts aux axiomes de Bouddha. D'autres
ïsscriîiàlsserit la perception directe des objets
extérieurs : ce sont les Vaibhâchikas ou adhé-
rents aux Commentaires. L'une et l'autre de ces
sectes pensent que les objets cessent d'exister dès
l'instant qu'ils ne sont plus perçus : ils n'ont
qu'une courte durée, comme la lueur d'un éclair,
n'existant pas plus longtemps que la perception
qui les fait connaître. Alors leur identité n'est
que momentanée : les atomes ou les parties com-
posantes sont dispersées, et l'agrégation était
seulement instantanée.
C'est cette doctrine qui a porté les adversaires
philosophiques des bouddhistes à les désigner
comme soutenant que toutes choses sont sujettes
à périr ou à se dissoudre {Poûrna ou Sarva-
vaînâsikas) .
Voilà pour le monde extérieur, ou pour la
première division ontologique. Quant au monde
intérieur, c'est-à-dire Yintelligcnceei tout ce qui
lui appartient, qui est la seconde division onto-
logique, elle consiste en cinq catégories, qui
sont :
1° La catégorie des formes, comprenant les
organes des sens et leurs objets considérés dans
leurs rapports avec la personne, ou la faculté
sensible et intelligente qui est impressionnée par
eux. Les couleurs et les qualités sensibles, ainsi
que tous les corps perceptibles, sont externes, et
comme tels, ils sont classés sous la seconde série
BOUD
— 202 —
BOUI
de la première division ontologique; mais comme
objets de la sensation et de la connaissance, ils
sont regardés comme étant internes, et, par con-
séquent, ils sont classés dans la seconde division
ontologique.
2° La catégorie de la cognilion, consistant
dans l'intelligence, ou la pensée (tchitta), qui
est identique avec la personnalité {âtma, soi-
même) et avec la connaissance (vîdjnâna). C'est
la connaissance des sensations, ou le cours con-
tinu de la cognition et du sentiment. Il n'y a pas
d'autre agent, d'être à part, ou distinct, qui
agisse et qui jouisse; il n'y a pas, non plus, une
âme éternelle, mais une pure succession de pen-
sées, accompagnée d"une conscience individuelle
qui réside dans le corps.
3° La catégorie des impressions, comprenant
ie plaisir, la peine ou l'absence âe l'un et de
l'autre, et les autres sentiments excités dans l'es-
prit par les objets agréables ou désagréables.
4° La catégorie des connaissances admises,
comprenant la connaissance provenant des noms,
ou mois du langage, comme bœuf, cheval, etc.,
ou d'indications particulières, de signes figuratifs^
comme une maison indiquée par un pavillon,
un homme par son bâton.
5° La catégorie des actions^ comprenant les
passions, comme le désir, la haine, la crainte, la
joie, le chagrin, etc., en même temps que l'il-
lusion, la vertu, le vice et toute autre modification
de la pensée ou de l'imagination. Tous les sen-
timents sont momentanés.
Le cours apparent, mais non réel, des évé-
nements, ou la succession mondaine, externe et
interne, ou physique et morale, est décrite comme
étant un enchaînement de causes et d'effets qui
opèrent dans un cercle continu.
La cause prochaine et la cause occasionnelle
concomitante sont distinguées l'une de l'autre.
L'école bouddhique, ainsi que la plupart de
celles qui ont une origine indienne, propose,
comme le grand objet auquel l'homme doit as-
pirer, Y obtention d'un état de bonheur final,
d'où le retour aux conditions de ce monde est
impossible.
L'obtention de cette félicité finale parfaite
s'exprime par le terme général ày émancipation,
de délivrance, d'affranchissement {moukti ou
mokcha). Le terme que les bouddhistes affection-
nent plus particulièrement, mais qui n'est pas
employé exclusivement par cette école , est le
mot nirwâna (calme profond). La notion qui est
attachée à ce terme, dans son acception philoso-
phique, est celle de apathie parfaite. C'est une
condition de bonheur tranquille et sans mélange,
ou d'extase mentale, regardée comme le suprême
bonheur. Cet état de l'homme accompli après la
mort, n'est point, comme dans l'école des Vé-
dantins indiens, la réunion finale avec Y Ame
suprême, obtenue par une discontinualion de
l'individualité; ce n'est pas, non plus, une an-
nihilation, comme on l'a prétendu, c'est un
repos absolu, une cessation de tout mouvement,
une négation de tous modes d'être et de sentir.
L'accusation d'athéisme ne pouvait manquer
d'atteindre un pareil système de philosophie.
Aussi, trouve-t-on déjà cette accusation dans cer-
taines recensions du Ramâyâna. le plus ancien
poéme épique de l'Inde, ou il est dit :
ime apparaît un voleur, ainsi est apparu
Bouddha; sache que c'est de lui que ['athéisme
est venu. »
Le mot que nous traduisons par athéisme {ride*
tikam) signifie littéralement la doctrine du non-
Are. Il est composé de na, négation, et de asti
(est) ; o'esl donc plutôt la né././h.m de l':tre, que
la négation de la Divinité. Cependant, comme
les bouddhistes n'admettent pas, en dehors des
quatre éléments, d'Être suprême qui aurait créé
le monde, on ne peut disconvenir qu'ils ne soient
alliées dans le sens habituel du mot.
L'esquisse précédente de la philosophie boud-
dhique, d'après l'exposition de Colebrooke, re-
présente principalement l'ancienne doctrine.
Cette doctrine paraît s'êlre modifiée sur plusieurs
points dans les temps modernes, ainsi que le
font connaître les Mémoires que M. Hodgson,
résident anglais du Népal, a publiés sur le boud-
dhisme (Voy. ATouv. Journal Asiat., t. VI, p. 81),
après avoir recueilli leur contenu de la bouche
même de plusieurs savants bouddhistes. Selon
cette dernière autorité, le bouddhisme se divise
en quatre principales sectes, ou systèmes distincts
d'opinions sur l origine du monde, la nature de
la cause première, la nature et la destinée de
l'âme. Les sectateurs du premier système, nom-
més Swâbhâvihas, nient l'existence de Yimma-
térialité. Ils affirment que la matière est la
substance unique, et ils lui donnent deux mo-
des : Yaction ou Yactivité, et le repos ou Yi-
nertie (en sanscrit pravritti et nirvrilti). La
révolution, ou la succession de ces deux états,
est éternelle, et embrasse la naissance et la
destruction de la nature, ou des formes corporelles
palpables. Ils affirment que l'homme peut ac-
croître ses facultés à l'infini jusqu'à la parfaite
identification de sa nature avec celle qui existe
dans l'état de repos.
Les sectateurs du second système, nommés
Aiswarikas, ou théistes, ^reconnaissent l'essence
immatérielle, c'est un Être suprême, infini et
immatériel, que quelques-uns d'entre eux consi-
dèrent comme la cause unique de toutes choses,
tandis que d'autres lui associent un principe
matériel égal et coéternel. Quoique tous ceux
qui professent ce second système admettent Yim-
matérialité et un Dieu suprême, ils nient sa
providence et son autorité sur les êtres.
Les sectateurs du troisième système, les Kar-
mikas, ceux qui croient aux effets des œuvres
[karma), aux actions morales;
Et les sectateurs du quatrième système, les
Yâtnikas (deyalna; effort), ceux qui croient aux
effets des austérités physiques dans une vue
morale, ont modifié le " quiétisme absolu des
premiers systèmes, et donnent plus à l'empire
des bonnes actions et de la conscience morale en
reconnaissant la libre volonté de l'homme.
Quant à la destinée de l'âme, tous admettent
la métempsycose et l'absorption finale. Mais en
quoi l'âme est-elle absorbée? C'est là un grand
sujet de controverse parmi les bouddhistes. On
ne pourra connaître d'une manière un peu com-
plète l'ensemble de la philosophie bouddhique,
que lorsque les principaux monuments de cette
philosophie auront été mis à la portée de l'in-
vestigation européenne; mais ce que l'on en
connaît déjà peut suffire pour en avoir une idée.
M. E. Burnouf, auquel la science indo-arienne
devait déjà tant, a publié également l'un des
principaux traités bouddhiques venus du Népal:
le Lotus de la bonne loi, in-4, Paris, 1852; et
Y Introduction au bouddhisme indien, in-4,
Paris, 1852. Voy. Bar th. Saint-Hilaire, le Boud-
dha et sa religion, Paris, in-8; le Lalila-Vistou
ra, traduit par Pli. -Ed. Fou eaux, Paris. 1848;
the Life or legend of Gaudama the Budha of
the Uurmese, by ltev. P. Bigander, Rangoon,
1866; a Manual of Budhism, by R. Spcnce
Hardy, Londmi, 18.'>:i; Histoire du bouddha
Sakya-Mouni) par Mme Mary Sumnier, in-18,
Paris, 1874. G. P.
bouillet (Marie-Nicolas), philosophe fran-
çais; né en 1798 à Paris, entra en 1 81 G à l'École
BOUL
— 203
BOUR
normale où il put entendre les leçons de Cousin
et de Jouffroy. Nommé ensuite suppléant de la
chaire de philosophie du collège de Rouen, il dut,
comme beaucoup d'autres, renoncer à l'ensei-
gnement public lors du mouvement de réaction
qui entraîna le licenciement de l'École normale
en 1821. Il obtint néanmoins le titre d'agrégé, et
professa plusieurs années au collège RoUin^ qui
était alors une instituttion particulière. Apres la
révolution de 1830, il exerça les mêmes fonctions
aux collèges Saint- Louis, Charlemagne, Henri IV,
et fut nommé en 1840 proviseur du collège Bour-
bon, puis membre du Conseil royal de l'instruc-
tion publique, inspecteur de l'Académie de Paris
et enfin inspecteur général; il est mort en 1864.
Ses titres philosophiques, sans être éclatants, sont
recommandables : il a publié dans la collection
Lemaire les œuvres philosophiques de Cicéron et
celles de Sénèque, avec des notes qu'il aurait
sans doute perfectionnées, s'il avait pu reprendre
ce travail dans sa maturité; il a donné une excel-
lente édition des œuvres philosophiques de F.
Bacon, la meilleure, sans contredit, que nous
possédions. Enfin il a employé une bonne partie
d'une vie laborieuse, et distraite par d'autres tra-
vaux bien connus, a traduire les Ennéades de
Plotin (1857, 3 volumes in-8). La tâche était diffi-
cile; elle exigeait la connaissance de la langue
et celle des systèmes : M. Bouillet l'a accomplie
avec succès. Ces cinquante-quatre livres, hérissés
de passages obscurs, ont été traduits en un lan-
gage exact et qui s'anime quand le texte devient
éloquent; les difficultés en ont été signalées,
discutées, souvent éclaircies ; des notes remar-
quables, de vraies dissertations ont fait connaître,
non sans une certaine surabondance de rensei-
gnements, tout ce que Plotin doit à ses devan-
ciers et tout ce que ses successeurs lui ont em-
prunté; et le traducteur s'est si bien passionné
pour son auteur qu'il voudrait non-seulement
imposer sa doctrine, mais encore la justifier, et
la laver du reproche de panthéisme. E. C.
BOULATNVILLIERS (Henri, comte de), né à
Saint-Laire, en Normandie, en 1658, d'une an-
cienne famille nobiliaire, et mort en 1722, em-
brassa d'abord le parti des armes, qu'il quitta
bientôt pour consacrer le reste de ses jours aux
affaires de sa famille et aux travaux de la pen-
sée. Sa réputation se fonde principalement sur
ses œuvres historiques, où il soutient, entre
autres paradoxes, que le gouvernement féodal
est le chef-d'œuvre de Vespril humain. Mais il
appartient aussi à l'histoire de la philosophie par
quelques écrits, les uns imprimés, les autres
manuscrits, où se décèle un esprit inquiet, flot-
tant entre la superstition et l'incrédulité. Sous
prétexte de rendre plus facile la réfutation de
Spinoza en mettant ses opinions à la portée de
tout le monde, Boulainvilliers a eu réellement,
pour but de propager le système de ce philo-
sophe, en dissimulant toutes les difficultés dont
il est hérissé, et en substituant au langage aus-
tère du métaphysicien hollandais une forme
simple et pleine d'attraits. Tel est le véritable
caractère du livre intitulé : Réfutation deserreurs
de Benoît de Spinoza, par M. de Fénelon, ar-
chevêque de Cambrai, par le P. Lami, béné-
dictin, et par il/, le comte de Boulainvilliers,
etc., in-12, Bruxelles, 1731. Ce même ouvrage,
avant d'être imprimé, était aussi connu sous ce
titre : Essai de métaphysique dans les principes
de B. de Sp., et c'est à tort que la Biographie
de Michaud en fait un ouvrage distinct. Quoique
l'auteur déclare, avec cette hypocrisie devenue
plus tard si commune chez Voltaire, que la Pro-
vidence ne manquera pas de se susciter des dé-
fenseurs, et que si les années n'avaient déjà
affaibli sa vivacité, il aurait lui-même pris part
à la réfutation du plus dangereux livre qui ait
été écrit contre la religion (ouvr. cité, Préface),
ses intentions ne sauraient échapper à personne.
Il a écrit dans le même esprit, comme il nous
l'apprend lui-même {ubi supra), une analyse du
Traité théologico-politique, imprimée à la suite
des Doutes sur la religion (in-12, Londres, 1767).
Le Traité des trois Imposteurs, qu'on lui attribue
également (in-8, sans nom de lieu, 1775, de
102 p.), n'est qu'un extrait du livre intitulé : la
Vie et VEsprit de Spinoza, in-8, Amst., 1799,
ou plutôt de la deuxième partie de ce livre,
l'Esprit de Spinoza. Enfin Boulainvilliers est
l'auteur d'un ouvrage demeuré manuscrit sous
le titre de : Pratique abrégée des jugements
astrologiques sur les nativités (3 vol. in-4.
n1" 569 et 570 dans la bibliothèque de M. Jariel
de Forge; dont le fonds provenait de celle de
Boulainvilliers). Il avait réuni plus de 200 vo-
lumes sur la philosophie hermétique et les scien-
ces occultes. Les écrits philosophiques de Bou-
lainvilliers ont aujourd'hui perdu toute leur
valeur. La prétendue Réfutation du système de
Spinoza est une exposition très-faible et très-in-
complète de la doctrine contenue dans Y Éthique,
et n'offre plus d'autre intérêt que celui de la
rareté. Voy. Œuvres de Spinoza publiées par
M. E. Saisset.
BOURDIN (Pierre), jésuite français, né à Mou-
lins en 1595, enseigna la rhétorique et les ma-
thématiques à la Flèche et à Paris, où il mourut
en 1653. Il a laissé quatre ou cinq ouvrages de
mathématique. Mais son nom serait profondément
inconnu, s'il n'avait opposé aux méditations de
Descartes les septièmes objections qu'on lit à la
suite de cet ouvrage, et si Descartes ne lui avait
fait l'honneur de lui répondre. Bourdin avait
commencé par écrire en 1640 quelques traités
contre les idées de Descartes surtout en matière
d'optique; puis il en composa des thèses qu'il fit
imprimer « et qu'il soutint, dit Descartes, pendant
trois jours avec une pompe et un appareil extra-
ordinaires. » Enfin il rédigea contre les Médi-
tations une longue et lourde dissertation, remar-
quable seulement par la mauvaise foi des
interprétations et la grossièreté des critiques.
Lescartes prit la peine de se défendre, et de se
justifier du reproche de scepticisme, qui résume
tous les arguments du P. Bourdin. Il eut la
faiblesse d'accuser auprès du P. Dinet, pro-
vincial des jésuites, son indigne adversaire et
son écrit « conçu en termes si pleins d'aigreur
qu'un particulier même et qui ne serait tenu par
aucun vœu solennel de pratiquer la vertu plus
que le commun des hommes, ne pourrait avec
bienséance se donner la licence d'écrire de la
sorte.» (Lettre au Père Dinet, Œuvres complètes
de Descartes, édition Cousin, t. IX, p. 1.) — Les
seuls détails biographiques qu'on ait trouvés sur
le P. Bourdin sont contenus dans une courte
notice de la Bibliotheca scriptorum societatis
Jesu. On n'y parle pas de sa querelle avec Des-
cartes. E. C.
BOURSIER (Laurent-François), docteur de
Sorbonne, né à Écouen en 1679, mort à Paris en
1749, fut un des chefs du parti janséniste, et prit
en cette qualité une part active aux querelles
religieuses des premières années du règne de
Louis XV. Il mérite une place dans l'histoire de
la philosophie par son ouvrage De V action de
Dieu sur les créatures, traité dans lequel on
prouve la prémotion physique par le raison-
nement, et où V on examine plusieurs questions
qui ont rapport à la nature des esprits et à la
grâce, 2 vol. in-4, Paris, 1715. Boursier est un
disciple de Malebranche qui exagère la théorie
MOIT
204 —
BOUT
des causes occasionnelles au point de soutenir
que, pour toute action, « nous avons besoin d'un
secours actuel et prédéterminant. » Malebranche,
dont il ne partageait pas les opinions sur la
grâce, écrivit contre lui ses Réflexions sur la
promotion physique. Boursier a eu aussi pour
adversaire, le P. Dutertre, qui l'a réfuté durement.
Voy. Histoire de la philosophie cartésienne, par
M. Bouillier, Paris, 1854, 2 vol. in-8; Essai sur
Vhi&toire de la philosophie en France au dix-
septième siècle, par M. Damiron, Paris, 1846,
2 vol. in-8.
BOUTERWECK (Frédéric) n'est pas seu-
lement connu comme philosophe; il était aussi
poëte. et surtout fort bon critique. Né à Oker
dans le Hartz. en 1776, il étudia d'abord le droit,
et finit par s'adonner exclusivement à la litté-
rature et à la philosophie. Il professa cette der-
nière science à Goëttingue, où il termina sa
carrière en 1828.
D'abord partisan des doctrines de Kant, mais
bientôt mécontent de l'idéalisme qui en est le
dernier mot, et effrayé des conséquences que
Fichte semblait en avoir rigoureusement tirées,
il finit par se jeter dans une sorte de mysticisme
philosophique analogue à celui de Jacobi. — Il
retourne contre les sceptiques leurs propres ar-
guments, et les met au défi de prouver que la
certitude est impossible. C'est peut-être leur
demander plus qu'ils ne sont tenus de donner,
les sceptiques pouvant fort bien borner leurs
prétentions à soutenir qu'il n'y a rien de certain,
pas même ceci : que nous ne savons rien.
Quoi qu'il en soit, Bouterweck, soutenant que
le sceptique est tenu d'établir l'impossibilité de
la science philosophique, le place par là même
sur le terrain du dogmatisme, puisque toute
preuve exige un principe, un point de départ
certain. Tel est le principe commun entre les
sceptiques et les dogmatiques, principe qui doit
servir à ruiner la thèse des premiers. Le but de
VApodictique, ou Traité de la certitude dé-
monstrative, publié par l'auteur en 1799, est de
trouver ce point de départ certain, ce principe
générateur de la science ; que cette science
doive être positive, comme le veulent les dog-
matiques, ou qu'elle doive être négative, comme
le prétendent les sceptiques. Et, de peur de ren-
contrer un principe qui ne serait pas suffisam-
ment large pour garantir toutes les croyances
humaines primitives contre les atteintes du
scepticisme, Bouterweck commence par recon-
naître les grandes manifestations de la vie in-
ii-llei'tuelle, l&pcnsée, la connaissance etVaction.
)Je là trois parties dans VApodictique. Dans la
première, on examine s'il y a un principe possible
•le vérité pour la sphère de la pensée pure et
simple; c'est l'objet de VApodictique logique.
Dans la seconde, on recherche l'existence et la
I ortée de ce même principe en fait de science ;
c'est VApodictique transcendantale. Dans la
troisième, il s'agil également d'établir le fonde-
ment de la certitude pratique, et d'en déterminer
la sphère d'application ; c'est VApodictique pra-
tique.
Le résultat de VApodictique logique est que
la pensée elle-même suppose la connaissance, et
par conséquent la réalité. En effet, les jugements
n'ont pas simplement pour objet de pures for-
mules, mais encore quelque chose que nous
connaissons. En ne les considérant d'abord que
sous le point de vue logique, on n'y trouve rien
de plus, ce semble, que le fait de la pensée
même : Je pente. Mais, outre que ce fait est
incontestable, il implique en outre un principe
rieur, celui-ci : Je sais que je pense. La
pensée suppose donc réellement le savoir; elle
le suppose même à un double titre, puisqu'il y
a là deux choses connues, le sujet de la pensée,
et le fait de la pensée.
Mais il s'agit de savoir maintenant quel est le
principe de la connaissance ou du savoir. Si ce
n'est pas la chose en soi, comme le veut Kant,
ni le moi. comme le prétend Fichte, qu'est-ce
donc? Tel est le problème de VApodictique
transcendantale. L'idée fondamentale la plus
élevée que l'homme puisse avoir est celle d'être,
de quelque chose en général. On peut très-bien
appeler cet être Vabsolu. Or, en fait, l'existence
de l'idée en nous est incontestable.' Nous nous
sentons attachés, dans notre nature la plus in-
time, à quelque chose d'innommé, qui, loin
d'opprimer notre liberté, en est, au contraire,
comme le principe secret, le sujet dernier. Mais
à ce sentiment se joignent aussi ceux de la né-
cessité et de la vérité, qui sont subordonnés à
l'idée de l'absolu, idée qui accompagne toute
pensée. Le scepticisme, tout aussi bien que le
dogmatisme, ne peut se dispenser de partir de
cette idée, de l'idée de l'être en général; son
doute, autrement, n'aurait ni sens ni raison. Le
sceptique, il est vrai, demande qu'on lui prouve
que l'idée de l'absolu, dont il reconnaît la né-
cessité dans le raisonnement, est quelque chose
de plus qu'une idée; mais, quoiqu'il ne puisse
pas dire ce qu'il entend par là, il le sent cependant
et l'appelle réalité. L'idée de l'absolu n'a donc
pas, pour le sceptique lui-même, une valeur
purement logique ou idéale, mais encore une
valeur ontologique ou réelle.
Reste à savoir comment nous parvenons à
l'absolu, comment nous pouvons légitimement
lui donner une valeur ontologique, et ne pas en
faire simplement un principe régulateur de la
pensée, comme le voulait Kant. On ne peut ré-
soudre cette question, dit Bouterweck, qu'en
réfléchissant à l'origine de l'idée de l'absolu.
Vêtre étant impliqué dans toute pensée, il ne
peut être le produit de la pensée. Donc il est
quelque chose d'imaginaire et de chimérique,
ou bien il doit y avoir une faculté de connaître
absolue, fondement de la raison même, et qui
ait pour fonction la découverte de l'être. L'être
se trouve aussi au fond du sentiment ; c'est à lui
que le sentiment est rapporté. La faculté absolue
de connaître n'est donc pas la même chose que
le sentiment. Celui-ci suppose la réalité connue
par celle-là. Enfin, l'être véritable, réel, n'est
pas plutôt découvert par la faculté absolue de
connaître, que l'entendement le conçoit identique
avec l'idée de l'absolu, en sorte que l'être réel et
l'être absolu idéal sont une seule et même chose.
La faculté absolue de connaître produit donc
immédiatement et simultanément l'idée de l'ab-
solu comme principe régulateur de la raison, et
la reconnaissance réelle de l'être comme principe
ontologique ou constitutif des choses. Cette fa-
culté est donc supérieure à la sensibilité et à la
raison.
Mais la réalité se présentant sous deux faces,
comme sujet et comme objet, Bouterweck est
conduit à désigner, dans la faculté absolue de
connaître, la réflexion absolue et le jugement
absolu. La première donne les deux aspects d*
la réalité absolue, le sujet et l'objet; le second
en donne l'essence invisible, la réalité absolue
suis distinction. Du reste, le sujet ne se pose
pas lui-même, comme le pense Fichte; il eal
moins eneore un produit de l'objet, comme Io
prétend le réalisme vulgaire; mais le sujet et
l'objet se posent simultanément, à titre de réalités
opposées, lorsque la réflexion absolue vient à
redoubler la réalité absolue. On n'explique pas,
du reste, la possibilité de la réflexion absolue.
BOUT
— 205 —
BOUT
Ce résultat de YApodictique transcendantale
est appelé par Buhle un spinozisine négatif. Il
ne le juge guère plus avantageusement sous le
rapport logique, puisqu'il ne le croit pas plus
fort contre le scepticisme que le système de Kant
et de Fiente. De nos jours, M. H. Fichte n'y voit
qu'une hypothèse, une sorte de dogmatisme ré-
trograde, déjà mis justement à l'écart par Kant
et par G. Fiante. Un autre historien contemporain
de la philosophie allemande ne trouve de neuf
dans Bouterweck que le mot de virtualité, qui
ne lui paraît pas d'un heureux emploi. Ces juge-
ments, le dernier surtout, sont un peu sévères.
Revenons à l'analyse de la troisième partie de
YApodictique.
La volonté ne peut être conçue que par le
principe de la liberté; celui qui veut quelque
chose doit pouvoir aussi ne pas le vouloir. Mais
au-dessus de la liberté, se conçoit- la force vi-
vante qui en est le fondement. Le moi idéal qui
s'évanouit, aux yeux de la philosophie théorique,
dans l'Être infini, prend, dans la philosophie
pratique, le caractère d'une réalité individuelle.
L'unité des points de vue théorique et pratique
résulte de ce que la réalité pratique de l'individu
doit être reconnue par un seul et même jugement
absolu, en même temps que la réalité absolue en
général. La réalité et l'individualité se réunissent
donc, au moyen de la faculté absolue de con-
naître; en une réalité unique, qui n'est que la
réalite pratique en général, c'est-à-dire réalité
par puissance et résistance ; c'est cette réalité que
Bouterweck appelle virtualité. La virtualité est
donc l'unité absolue de forces contraires et qui
n'existent, ou du moins ne s'exercent, qu'à cause
de leur opposition mutuelle. La virtualité est le
fondement réel de toute YApodictique. En sorte
qu'on pourrait très-bien appeler ce système du
nom propre de virtualisme. Le moi n'est que par
la virtualité; c'est une force relative qui s'appuie
sur la force absolue, et n'existe qu'en elle. Il ne
constitue pas l'opposition ou la résistance, comme
le pense Fichte, mais il coexiste avec elle et la
suppose.
Suivant YApodictique, il n'y a pas une raison
pratique opposée à la raison théorique; il n'y
a qu'une laculté absolue de connaître, qui ne
contient ni intuition sensible, ni concept logique,
mais la pensée théorique pure de l'être, de la
réalité, et la pensée pratique pure de la puis-
sance et de la résistance, ou de la virtualité, de
l'individualité de la personne et de la loi morale.
Cette loi n'est pas un principe primitif, quoique
l'entendement lui prête ce caractère. Elle n'est
d'abord qu'un sentiment, et agit comme tel. Mais
dès qu'une fois l'entendement a développé la
matière de ce sentiment, les deux idées morales
Îiures, celles de droit et de devoir, se révèlent à
ui. Le droit est la liberté en présence d'elle-
même ; le devoir, la liberté en face de la né-
cessité. Ce sont deui corrélatifs inséparables,
qui résultent tous deux d'une loi morale, la-
quelle n'est, par conséquent, ni celle de droit,
ni celle de devoir, mais la loi pure de la moralité
en général.
Les conséquences métaphysiques de YApodic-
tique relativement à l'àme, au monde et à Dieu,
sont les suivantes : 1° Notre savoir se fonde sur
notre existence subjective dans une réalité infinie.
Dès qu'une fois nous existons, et à titre d'êtres
libres et vivants surtout, nous n'avons plus
aucune raison de penser que nous puissions
cesser d'être à la mort du corps. Étant une
partie constitutive de la réalité infinie, nous
pouvons espérer une existence subjective éter-
nelle. 2" Le monde, l'univers, est l'ensemble
des choses. Il peut être conçu de deux manières :
ou comme monde sensible, le monde des corps;
ou comme monde insensible, le monde des
mondes, celui des choses en soi. Tous deux sont
donc, comme mondes, l'ensemble de tout ce qui
est. Mais il y a une réalité absolue, qui n'est
composée ni d'atomes ni de monades, qui est
virtualité, c'est-à-dire qui résulte incessamment
de l'action et de la réaction de principes profon-
dément inconnus à tous les mortels. En d'autres
termes, la philosophie n'a pas de chapitre pour
le monde, la cosmologie n'est pas une science
possible. 3° Pour ce qui est de la Divinité, toute
la tâche de la philosophie consiste purement et
simplement à rectifier les fausses idées que se
fait l'homme de l'Être infini. Dieu n'est pas un
être qu'on se puisse représenter. Et si l'on s'entend
soi-même en parlant de Dieu, on ne peut le con-
cevoir que comme la réalité infinie, principe de
tout ce qui est fini.
Dans son dernier ouvrage, la Religion de la
raison, Bouterweck a modifié le système que
nous venons d'esquisser. Il essaye d'abord de
montrer que, dès qu'une fois la réflexion a mis
en regard l'une de l'autre la représentation et la
chose représentée (l'idée et son objet), le doute
concernant la réalité de la chose représentée est
inévitable. En vain l'on prétend sortir de la re-
présentation, s'élever au-dessus d'elle, atteindre
la chose même; il y a là contradiction. « Lorsque
je crois atteindre la chose, dit-il, je ne saisis
encore que la représentation que j'en ai, repré-
sentation qui est l'intermédiaire entre la chose
et moi. » C'est l'ancienne proposition si connue
de G. Fichte, que « la conscience, dans tout
savoir, dans toute représentation, ne connaît
immédiatement que son état propre. » En vain
l'on voudrait regarder comme ayant une valeur
objective les conceptions qui sont accompagnées
du sentiment de la nécessité ; même dans ce cas,
nous ne franchissons pas les limites de notre
conscience. La vérité est toujours ce que nous
deuuns nous représenter d'une certaine manière,
par cela seul que nous sommes hommes (p. 73).
De là une sorte de scepticisme absolu, fruit de
la réflexion, mais auquel Bouterweck oppose la
foi, dans le sens le plus large du mot, entendant
par là une confiance immédiate à notre savoir.
La foi, dit-il, est l'état de l'esprit, dans lequel
le doute est, ou entièrement anéanti, ou du moins
partiellement dissipé par Yadhésion de l'esprit à
une représentation déterminée (p. 77). La foi est
le principe de tout savoir, et le fondement de
l'intuition sensible, comme des idées les plus
hautes. Sans la foi, l'absolue réalité ne serait
toujours qu'une représentation subjectivement
nécessaire. La théorie de Bouterweck n'est,
comme on voit, qu'une affirmation tendant à
rassurer l'esprit contre les résultats de l'analyse
du fait de connaître; mais cette affirmation, qui
rappelle aussi la seconde période de la philosophie
de G. Fichte, ne nous semble être qu'une fai-
blesse et une inconséquence. Aussi voit-on flotter
Bouterweck entre la foi et la réflexion, entre le
doute et l'affirmation, et toujours il menace de
tomber dans la négation. Ainsi placé entre la foi
spontanée et primitive de la raison, et les ré-
sultats obtenus par la réflexion, trouvant toujours
ces deux puissances en lutte, partout Bouterweck
décide sentencieusement ou d'autorité, mais sans
aucune preuve en faveur de la foi. Cette foi, qui
n'est autre chose qu'un instinct, une loi de notre
nature, ne prouve donc absolument qu'elle-même.
Bouterweck a laissé un grand nombre d'ou-
vrages, entre autres : Aphorismes d'après la
doctrine de Kant, etc., in-8, Goëttingue, 1793;
— Paulus Septimus, ou le Dernier mystère du
prêtre d'Eleusis, in-8, 2 parties, Halle 1795
BROU
— 206 —
BROU
(roman philosophique)' — Idée d'une apodiclique
universelle, 2 vol. in-8, Halle, 1799; — Éléments
de la philosophie spéculative, in-8, Goëttingue,
1800; — les Époques de la raison, d'après
Vidée d'une apodictique, in-8, ib., 1802; — Intro-
duction à la philosophie des sciences naturelles,
in-8, ib., 1803; — Nouveau Muséum de pAiilo-
sophie et de littérature, in-8, ib., 1803; — Esthé-
tique, Leipzig, 1806, 1815, Goëttingue, 1824-25;
— Idées sur la Métaphysique du beau, in-8,
Leipzig, 1807; — Aphorismes pratiques, ou
Principes pour un nouveau système des sciences
morales, ib., 1808; — Manuel des connaissances
philosophiques préliminaires, contenant une
Introduction générale, la Psychologie et la Lo-
gique, in-8, Goëttingue, 1810, 1820; — Manuel
des Sciences philosophiques, exécuté d'après un
nouveau système, in-8, 2 parties, ib., 1815, 1820;
— Religion de la raison, idée concernant l'avan-
cement d'une religion philosophique durable,
in-8, ib., 1824; — de Primis philos, grœcorum
decrelis physicis dans les Comment. Soc. Goett.
récent., vol. II, 1811 ; — Philosophorum alexan-
drinorum ac neoplatonicorum recensio accura-
tior; Comment, in Soc. Goett. habita, in-4, 1821.
— Son Histoire de la poésie et de l'éloquence
depuis la fin du treizième siècle, 9 vol. in-8,
Goëttingue, 1801-12, contient aussi plusieurs
notices qui intéressent la philosophie. Une par-
tie de cet ouvrage a été traduite en français
sous le titre d'Histoire de la poésie espagnole,
2 vol. in-8, Paris, 1812. J. T.
BREDENBURG (Jean), de Rotterdam, contem-
porain de Spinoza, a d'abord combattu ce philo-
sophe dans un petit écrit intitulé : Enervatio
traclalus thcologico-politici, una cum demon-
stratione geomelrico ordine disposita naturam
non esse Deum, etc. (in 4, Rotterdam, 1675). Mais
plus tard, revenant sur ce petit traité, il en fut
de plus en plus mécontent , il relut les écrits de
son illustre adversaire, et, ayant fini par se con-
vertir à ses doctrines, il composa en flamand une
réfutation de ses propres objections, ce qui ne
l'empêcha pas de rester sincèrement attaché au
christianisme jusqu'à la fin de sa vie. C'est contre
ce second ouvrage, aujourd'hui complètement
tombé dans l'oubli, qu'est dirigé le petit écrit
d'Orobio, imprimé à la suite de la prétendue
Réfutation de Boulainvilliers, sous le titre sui-
vant : Refulatio demonstrationum Joh. Breden-
burg et B. D. Spinozœ. Voy. les Œuvres de
Spinoza, publiées par M. E. Saisset.
BROUSSAIS (François-Joseph-Victor), mé-
decin, philosophe, naquit à Saint-Malo, le 17 dé-
cembre 1772; son bisaïeul avait été médecin dans
le pays, son grand-père pharmacien, et son père
s'ciait établi, comme médecin, au village de
Plcurtuit, non loin de Saint-Malo. La première
éducation de Broussais fut très-négligée. A douze
ans iljut envoyé au collège de Dinan, et ne s'y
fit guère remarquer, dit-on, que par la fermeté
de son caractère et l'activité de son esprit. En
1792, il s'enrôla dans une compagnie franche;
mais une maladie assez grave le força bientôt de
revenir près de ses parents. Cédant aux sollici-
tations de sa famille, il se décida à embrasser la
profession médicale, et entra comme élève à l'hô-
pital de Saint-Malo et à celui de Brest. Broussais
s'embarqua ensuite, comme chirurgien, à bord
de la frégate la Renommée; il passa bientôt
comme chirurgien-major, sur la corvette
l Hirondelle et le corsaire le Bougainvillc. En
1799, Broussais vint, pour la première fois, à
Pi ; «m il! bal enseignait alors avec tant d'éclat
L'anatomie h La physiologie; Broussais fut un
tlea élève Le plu a idu de < e grand maître ;
il suivait eu méwu temps les leçons de Pinel, et
adoplnit de tout point des doctrines contre les-
quelles il devait s'élever plus tard avec tant de
force et de retentissement. En 1803, Broussais se
fit recevoir docteur-médecin; il avait pris pour
sujet de thèse la fièvre hectique; dans cette dis-
sertation il allait au delà des idées de Pinel lui-
même, en lui reprochant de chercher à localiser
une fièvre, ou plutôt une affection, essentiel-
lement générale. Après avoir essayé, mais en
vain, de se former une clientèle à Paris, Brous-
sais reprit du service dans l'armée de terre ; il
fut nommé médecin aide-major dans la division
des côtes de l'Océan; du camp de Boulogne il
suivit nos soldats dans les Pays-Bas et en Alle-
magne ; attaché ensuite à l'hôpital d'Udine, dans
le Frioul, il y rassembla les matériaux de son
meilleur ouvrage, le Traité des Phlegmasies
chroniques, qui ne fut publié qu'en 1808. De
1809 à 1814; Broussais fut employé, comme mé-
decin principal, d'abord en Espagne, puis dans le
midi de la France. Nommé en 1814 second pro-
fesseur à l'hôpital militaire du Val-de-Grâce,
Broussais put se livrer exclusivement à l'ensei-
gnement clinique de la pathologie ; il ouvrit en
même temps des cours particuliers dans un am-
phithéâtre de la rue des Grès, et ensuite à l'Hos-
pice de perfectionnement. Cet enseignement eut
un remarquable succès : les élèves assiégeaient
les portes de cette étroite enceinte; c'est que
Broussais se posait alors comme une sorte de
tribun en médecine. A l'issue de ses leçons, en-
touré d'un groupe d'élèves, on le voyait traverser
la place de l'École-de-Médecine, déclamant avec
véhémence contre les professeurs de l'ancienne
Faculté, qu'il appelait des hommes à robe et à
rabat : sans avoir le talent de l'improvisation ni
même celui de la parole réfléchie, il était cha-
leureux, toujours acerbe et sans mesure, sans
ménagement pour ses adversaires ; aussi, tant
qu'il se trouva placé dans ce rôle d'opposition,
ses leçons eurent un remarquable succès. Mais
comment se fit-il que de médecin Broussais vou-
lut tout à coup devenir philosophe? Comment se
fit-il que, livré jusque-là à l'enseignement de la
pathologie, il essaya de lutter avec les repré-
sentants de la nouvelle philosophie? C'est ce que
nous aurons à examiner tout à l'heure ; disons
seulement ici que c'est en 1828 qu'il fit paraître
la première édition de son Traité de l'Irritation
et de la Fofo'e.-peu de temps avant sa mort, il se
proposait d'en publier une seconde édition, édi-
tion augmentée et surtout modifiée; car de l'é-
cole de Cabanis il avait passé dans l'école de
Gall. Cette seconde édition a été publiée depuis,
et avec toutes les additions. En 1831, le nouveau
gouvernement, pour ne pas laisser en dehors de
l'enseignement officiel de la Faculté une aussi
grande renommée médicale, créa une chaire de
pathologie et de thérapeutique générales, et cette
chaire fut confiée à Broussais. Mue par' les mê-
mes sentiments, c'est-à-dire par le désir de s'ad-
joindre un grand nom, la cinquième classe de
l'Institut, nouvellement reconstituée, ouvrit ses
portes à Broussais; mais, aussi bien dans cette
paisible enceinte que dans le bruyant amphi-
théâtre de la Faculté, tout prestige était tombé,
et Broussais, qui pouvait lutter a armes égales
avoc ses ad\ersaires en philosophie comme en
médecine, Broussais, en quelque sorte épuise pai
son ancienne guerre d'opposition, vécut, pour
ainsi dire, sur sa renommée, sans exercer au-
cune influence sur la nouvelle génération. Doué
vigueur do constitution peu commune,
Broussais avait résisté à toutes les fatigues de la
vie militaire; mais vers la fin de 1837 sa santé
parut s'altérer profondément; en 1838, on recon-
nut en lui un mal toujours au-dessus des res-
BROU
— 207
BROU
sources de l'art; et qui le minait sourdement de
jour en jour : il succomba à cette cruelle mala-
die le 17 novembre de la même année, à l'âge de
soixante-six ans.
Comme médecin, comme pathologiste, Brous-
sais a occupé, sans contredit, un rang fort émi-
qent dans la science; mais ce n'est pas à ce litre
nu'il doit nous occuper ici : c'est comme philo-
sophe que nous devons le faire connaître ; c'est
son système tout matérialiste que nous devons
rappeler en peu de mots, ainsi que la polémique
qu'il a soutenue avec les représentants de la phi-
losophie spiritualiste.
Pour apprécier à leur juste valeur les idées de
Broussais en philosophie, il faut, pour un mo-
ment, nous reporter aux doctrines qu'il avait
adoptées en physiologie ; car, comme l'a fort bien
dit M. Mignet {Eloge de Broussais), Broussais a
été conduit par la marche de ses études premiè-
res à rattacher l'homme moral à l'homme physi-
que, et il a ainsi appliqué ses théories physiologi-
ques aux actes intellectuels.
Mais ces théories ne lui appartenaient pas, il
les avait empruntées à Bichat : à l'exemple de
ce physiologiste, il avait supposé que, sous l'in-
fluence de certaines causes, il s'établit dans les
tissus vivants un état particulier désigné sous le
nom d' irritation ; et cette irritation était deve-
nue la base de toutes ses doctrines ; sauf quel-
ques variantes, qui, suivant lui, ne changeaient
rien au fond des choses. Ainsi il disait indiffé-
remment stimulation, excitation, ou irritation,
ou incitation; et il faisait jouer un rôle à ces
mêmes états pour rendre raison de tous les actes
de l'économie et de tous les phénomènes de la
pensée.
La définition que Broussais donnait de ces
états d'irritation, de stimulation, etc., n'était
pas, non plus, tout à fait celle de Bichat : Brous-
sais supposait que tous les tissus sont formés de
fibres; or, disait-il, quand ces fibres se contrac-
tent naturellement, il y a excitation; si leur con-
traction est portée au delà de certaines limites,
il y a irritation.... Puis, à l'aide de son excita-
tion ou de sa contraction normale des fibres,
Broussais prétendait expliquer tous les actes in-
tellectuels. Donnons une idée de ces prétendues
explications.
Broussais se propose d'abord de rendre compte
des phénomènes de perception. Suivant lui, ces
phénomènes sont fort simples, tout se borne alors
à une excitation de la pulpe cérébrale; et notez
qu'il dira la même chose pour la comparaison,
pour le jugement, les volitions, etc., etc. Il n'est
pas même fidèle ici à son langage, il voulait
bannir de son dictionnaire, comme autant d'en-
tités, les mots âme, esprit, intelligence; et par
la force des choses, ces mots reviennent sans
cesse sous sa plume. Que fait-il alors ? ceci pa-
raîtra presque une naïveté, il s'arrête, comme
mécontent de lai-même, il interrompt sa phrase,
ajoute quelques points.... puis, pour maintenir
son divorce avec les substantifs abstraits, il es-
saye de délayer la même idée dans une phrase
un peu plus longue.
Je vais en citer un exemple qui a trait préci-
sément à la perception. Broussais commence par
dire : Les objets sont perçus par notre intelli-
gence. Mais tout à coup' il s'aperçoit que lui
aussi vient de donner de la réalité à ce qu'il ap-
pelle une entité, qu'il vient de reconnaître in-
volontairement l'existence d'un principe imma-
tériel; il s'arrête alors, et se reprend de la
manière suivante : Je veux dire que nous per-
cevons les objets! Et il croit avoir ainsi échappé
à cette nécessité de personnifier l'intelligence,
ou le moi, et il se montre tout satisfait d'avoir
corrige sa façon de parler de manière à ne plus
dire que c'est le moi qui perçoit, mais bien le
nous.
Arrivant ensuite aux émotions, Broussais trouve
qu'on les a distinguées à tort en morales et en
physiques; elles sont toutes physiques suivant
lui; mais comment, pour énoncer ce fait, va-t-il
s'y prendre ? Il faut citer encore ici ses expres-
sions, car il aura de nouveau à se débattre avec
les difficultés de son propre langage : Les émo-
tions, dit-il, viennent toujours d'une stimula-
tion de V appareil nerveux du percevant! Mais
qu'est-ce que ce percevant qui a, qui possède un
appareil nerveux, et qui se distingue ainsi de ce
même appareil? Et comment ce percevant peut-il
avoir la conscience de la prétendue stimulation
qui se passerait dans son appareil nerveux?
C'est là ce que Broussais ne s'est pas demandé.
Quant aux phénomènes relatifs au jugement,
Broussais ne les a pas même abordés ; on le con-
çoit parfaitement : ce sont des questions qu'il
voulait considérer au seul point de vue de la sen-
sation ou plutôt de la stimulation ; il ne pouvait
donc en concevoir ni l'importance ni l'étendue.
Il accepte néanmoins ici toutes les propositions
des psychologues, lui qui écrivait un livre pour
les combattre : avec eux il reconnaît que quand
l'homme a satisfait ses premiers besoins, il se
met à analyser ses propres perceptions; giCil se
perçoit lui-même percevant. Cet aveu nous suffi-
rait pour prouver que Broussais, arrivé à ce
point des opérations intellectuelles, a été obligé
de mettre de côté tout son attirail organique,
toutes ces prétendues stimulations envoyées du
cerveau aux viscères et des viscères au cerveau.
Il semble, au reste, qu'il ait reconnu lui-même
l'incompétence des physiologistes pour ces sortes
de questions; il n'a rien analysé, rien appro-
fondi ; il n'a donné qu'un sommaire, une enon-
ciation générale. Il s'était fait fort, à l'exemple
de son maître Cabanis, de prouver que le moral
chez l'homme n'est encore que le physique con-
sidéré sous un certain aspect; mais, après avoir
matérialisé tant bien que mal les sensations, une
fois arrivé aux actes de l'esprit, le voici arrêté
court et obligé de changer jusqu'à son langage.
Comme les psychologues, il est forcé de recon-
naître et l'activité et l'initiative de l'esprit; seu-
lement au mot esprit il substitue le mot homme;
il dit : l'homme perçoit les émotions qui se passent
dans son cerveau, l'homme compare ces émo-
tions, l'homme les juge, se détermine, etc., etc.
Ainsi Broussais, qui croyait avoir fait aux
psychologues une objection sans réplique, en leur
disant que, pour rendre compte des actes intel-
lectuels, ils en étaient réduits à placer dans le
cerveau un être doué de toutes les qualités d'un
homme, faisant de cet être une espèce de musi-
cien placé devant un jeu d'orgues, Broussais fait
précisément ici cette supposition : à qui vient-il,
en effet, d'attribuer la faculté de percevoir les
objets, si ce n'est à ce qu'il appelle l'homme? à
qui vient-il de reconnaître la faculté de comparer
et la faculté de juger, si ce n'est encore à
l'homme? Et quand on le presse de s'expliquer
sur ce qu'il entend ici par homme, il se borne à
dire que c'est le cerveau percevant, le cerveau
percevant qu'il perçoit, le cerveau jugeant ses
perceptions! De sorte que, dans son langage
prétendu positif, qui dit homme, dit cerveau.
Mais d'où vient qu'après avoir tant parlé du cer-
veau quand il s'agissait des impressions et des
sensations venues du dehors, lorsqu'il a fallu
parler des actes de l'intelligence et de la part
qu'y prend l'esprit, d'où vient que Broussais n'a
pas fait intervenir le cerveau, mais son entité
homme ? C'est que la force des choses l'emportait
UROU
— 208
BUOU
sur les nécessites d'un mauvais système , c'est
qu'après avoir invoqué le rôle des organes, des
viscères, des nerfs et de l'encéphale pour tout
ce qui est relatif aux sensations, Broussais, ar-
rive aux phénomènes intellectuels proprement
dits, a été obligé de laisser le cerveau dans la
passivité de ses ébranlements, de ses stimulations
et de faire intervenir, pour tout ce qui a trait
aux forces mentales, à l'activité de la pensée, de
faire intervenir, dis-je, un principe nouveau, un
principe autre que le cerveau, et qu'il a désigné,
pour ne pas trop se compromettre, sous le nom
d'homme. Il nous reste maintenant à nous ré-
sumer en peu de mots sur le système de Brous-
sais.
Ce système, nous l'avons vu, est étroitement
lié aux systèmes de Cabanis et de Gall. Ceci est
tellement vrai, que Broussais s'était d'abord
donné comme le continuateur de Cabanis, et que,
vers la fin de sa vie, il a embrassé avec chaleur
toutes les idées de Gall. Mais, tout en adoptant
ainsi les principes de ces deux physiologistes, il
avait voulu entrer plus avant dans l'explication
des phénomènes de l'intelligence: Cabanis s'était
efforcé de rattacher ces phénomènes au jeu des
organes encéphaliques; Gall avait voulu les loca-
liser dans le sein de ces mêmes organes ; Brous-
sais a voulu nous dire quel est positivement l'état
de la masse cérébrale ou de la portion de cette
masse dévolue, selon lui, ,à la production de ces
mêmes phénomènes.
Ses prédécesseurs n'avaient exigé pour cela
qu'un certain développement, une structure ré-
gulière de ces parties , Broussais a pensé que
cela ne suffisait pas, et de là sa supposition d'un
certain état de la fibre nerveuse, état caractérisé,
suivant lui, par l'excitation ou la stimulation,
c'est-à-dire par le raccourcissement de cette
même fibre. Comme en cela Broussais dénonçait
un état matériel directement observable, il a
suffi d'en appeler aux recherches de tous les
anatomistes pour prouver que sa fibre contractile
n'existe dans aucune portion du système nerveux,
et que, partant, il n'y a pas d'état organique qui
puisse offrir les caractères de la stimulation.
Ceci une fois prouvé, tout le système, tout l'é-
chafaudage organique de Broussais, s'écroulait :
il n'en restait plus rien; et s'il y a quelque chose
aujourd'hui qui puisse exciter notre étonnement,
c'est que le livre où se trouvent amassées tant
de suppositions, tant d'erreurs et de mauvais
raisonnements, ait suscité, lors de son apparition,
une aussi vive émotion parmi les philosophes et
les médecins; il le devait sans doute à ses for-
mes, à cette polémique si ardente, si impétueuse
qui en remplit presque toutes les pages. On se
demandera peut-être ici d'où venaient cette colère
de Broussais, ces attaques si véhémentes. C'est
que ses premiers maîtres avaient été remplacés,
comme le dit M. Mignet {Éloge de Broussais),
par les savants et brillants introducteurs des
théories psychologistes et idéalistes, -récemment
professées en Ecosse et en Allemagne; c'est que
les chefs de cette nouvelle école attiraient autour
d'eux la jeunesse par la beauté de leur parole,
et qu'ils avaient fondé en France une philo-
sophie décidément spiritualiste. Broussais ne
pouvait leur pardonner leur succès et l'éclat de
leur enseignement : de là la violence de ses at-
taques, ces reproches continuels d'ontologie, i
prétendues entités qui reviennent sans cesse sous
sa plume.
■ Ces philosophes, disait-il, sont des rêveurs;
c'est dans mi genre particulier de rêverie qu'ils
ont découvert que le principe de l'intelligence
est un être indépendant de l'appareil nerveux;
principe qu'ils ont comparé à un éther, à un gaz,
etc. » Broussais a fait souvent parler ainsi ses
adversaires, il a même organisé avec eux. d
son livre, des espèces de dialogues; il les ta
il les gourmande et parfois même les réduit au
silence, toujours dans son livre bien entendu.
Ici, par exemple, il monte en chaire et se met à
prouver sérieusement qu'un gaz, qui est un corps
inerte (sic) et qui n'a jamais donné de marque
d'intelligence, ne peut produire des opérations in-
tellectuelles, ou les l'aire exécuter au système
nerveux.
Ce n'était pas là cependant ce que prétendaient
les adversaires de Broussais : ils avaient reconnu
que la science des phénomènes intellectuels doit
avoir ses véritables fondements dans l'obser-
vation; mais qu'il y a différentes voies, différents
modes d'observation. Puisqu'il y a deux ordres
de faits également certains relatifs à l'homme,
l'histoire de l'homme est double, disaient-ils; ce
serait en vain que les naturalistes prétendraient
la faire complète avec les seuls faits du domaine
des sens, et les philosophes avec les seuls faits
de conscience ; ces deux ordres de faits ne pour-
ront jamais se confondre.
Bien de plus conciliant que ces prétentions;
eh bien, Broussais, qui vient lui-même de citer
ces paroles, n'en va pas moins répéter qu'on veut
dépouiller les médecins de ce qui leur appartient
véritablement; que les psychologues rn'ont rien
à faire ici. « Il n'a qu'un regret, dit-il, c'est que
les médecins qui cultivent la physiologie ne ré-
clament qu'à demi-voix la science des facultés
intellectuelles, et que des hommes qui n'ont
point fait une étude spéciale des fonctions, veu-
lent s'approprier cette science sous le nom de
psychologie. » (De V Irritation et de la Folie} t. II,
p. 10.)
Cinq ou six mois avant sa mort, Broussais avait
cru devoir consigner sur un carré de papier,
déposé aujourd'hui à la Bibliothèque nationale,
quelques réflexions portant pour suscription :
Développement de mon opinion et expression
de ma foi. Nous nous sommes fait représenter
cette pièce, qui ne porte ni date ni signature,
et, après l'avoir lue, nous nous sommes demandé
ce qui a pu engager Broussais à écrire cette es-
pèce de testament philosophique. Était-ce dans
l'intention d'imiter Cabanis, qui, après avoir
professé pendant toute sa vie que l'âme est une
sécrétion du cerveau, a fini, dans sa lettre à
M. Fauriel. par déclarer que, de toute nécessité,
il faut admettre un principe immatériel? ou
bien était-ce, comme le prétend M. Montègre,
pour répondre aux lettres que de toutes parts
on lui adressait sur l'étendue de sa foi?
Quoi qu'il en soit, et bien que Broussais, dans
cette pièce, se déclare déiste, ses opinions sont
à peu près les mêmes que celles qu'on trouve
dans le traité De l'irritation et de la folie;
seulement il veut bien reconnaître qu'une intel-
ligence a tout coordonné dans l'univers: ajoutons
qu'il n'en peut conclure qu'elle ait créé quelque
chose.
Quant à l'âme, il ne fait aucune concession;
il reste bien convaincu que l'âme est un cerveau
agissant et rien de plus: et quelles sont les
raisons qui l'ont engagé à persister dans cette
opinion? les voici telles qu'il les a rappelées dans
cette expression de sa foi :
Dès que je sus. dit-il, p ir l" chirurgie, quedu
pms accumulé c\ la surface du cerveau </<:truit
nos facultés, et que l'évacuation de ce pus leur
permet île reparaître, je ne fus plus maître de
les concevoir nui renient que comme des actes
il un cerveau vivant l
On ne voit pas trop pourquoi Broussais avait
l \ 6 celte pièce pour ses amis, pour ses seuls
BROW
— 209 —
BROW
anus (mots écrits de sa main en tête de ce
testament philosophique); on croirait lire une
page détachée de son Traité de V Irritation. Sauf
ce singulier aveu : qu'il sent comme beaucoup
d'autres, qu'une intelligence a tout coordonné,
on ne voit rien de compromettant, rien même qui
soit en désaccord avec ses anciennes doctrines.
Au reste, c'est probablement ce que ses amis;
ses seuls amis ont parfaitement compris, puisque,
tout en déposant religieusement cette expression
de foi dans les archives de la Bibliothèque, ils
se sont hâtés de lui donner la plus grande pu-
blicité. Voy., outre l'Eloge de Broussais, par
M. Mignet, Broussais philosophe dans l'ouvrage
intitulé : l'Ame et le Corps, par A. Lemoine,
Paris, 1862, in-12. F. D.
BROWN (Pierre), évêque de Corke et de Ross,
contemporain et adversaire de Locke, a écrit
contre lui les ouvrages suivants : the Procédure,
extent and limits ofhuman understanding, in-8,
Londres, 1729, continué sous ce titre : Things
divine and supernatural conserved b\j analogu
with Things naluralandhuman, in-8, ib., 1733;
— Two dissertations ccnceming sensé and ima-
gination with and essay on consciousness, in-8,
ib., 1628. C'est contre le premier de ces écrits
que Berkeley a publié son Alciphron. L'opinion
de Brown est que nous ne savons rien de Dieu
ni du monde spirituel que par analogie avec les
objets sensibles; que, par conséquent, toutes les
connaissances que nous pouvons acquérir sur les
sujets importants sont vagues et incertaines, et
qu'il nous faut recourir aux lumières de la ré-
vélation. Brown a laissé encore d'autres écrits
purement théologiques, qui donnent une haute
idée de son érudition. Il est mort dans son palais
épiscopal de Corke en 1735.
BROWN (Thomas), philosophe écossais, né en
1778 à Kirkmabreck, près d'Edimbourg, était fils
d'un ministre presbytérien. Il perdit son père de
bonne heure, fut élevé avec le plus grand soin
par sa mère, se fit remarquer par sa précocité,
prit, dès l'âge de quinze ans, un goût très-vif pour
la philosophie en lisant les Éléments de la Phi-
losophie de l'esprit humain de Dugald-Stewart;
suivit bientôt après les leçons de cet illustre pro-
fesseur, qui ne tarda pas à le distinguer, et lui
accorda dès lors son amitié; étudia la médecine,
et même pratiqua cet art avec assez de succès,
mais sans s'y donner tout entier, et partagea ses
loisirs entre deux études qui avaient plus d'attrait
pour lui, et qui sont bien rarement unies : la
poésie et la philosophie.
Nous laisserons le poëte, dont les œuvres ne
sont cependant pas sans mérite (elles ont été
réunies après sa mort en 4 vol. in-8, Edimbourg,
1821-22), pour ne nous occuper que du philosophe.
Brown avait, dès l'âge de dix-huit ans, composé
une réfutation de la Zoonomie de Darwin, qui
avait attiré l'attention (1796). L'un des fondateurs
de la Bévue d'Edimbourg, il y donna des articles
remarquables sur la philosophie, notamment une
Exposition de la philosophie de Kant (janvier
1,803), une des premières tentatives faites en
Ecosse pour faire connaître les nouvelles doctrines
de l'Allemagne. En 1804, à l'occasion d'une con-
troverse assez animée, qui s'était élevée à Edim-
bourg sur les doctrines de Hume, il publia un
Examen de la Théorie de Hume sur la relation
de cause et d'effet, où il prit en main la défense
du philosophe sceptique, et voulut montrer que
si sa théorie n'est pas irréprochable en métaphy-
sique, elle est loin d'entraîner les conséquences
funestes qu'on lui attribuait. Cet ouvrage, qui
eut trois éditions (la troisième, publiée en 1818,
a pour titre : Becherches sur la relation de cause
et d'effet), lui fit prendre rang parmi les méta-
DICT. PHILOS.
physiciens. En 1808, Dugald-Stewart, se .sentant
affaibli par l'âge, lui confia le soin de le suppléer.
Deux ans après, Brown fut régulièrement nommé
professeur adjoint de philosophie morale à l'Uni-
versité d'Edimbourg; il fit le cours avec un grand
succès jusqu'à sa mort, arrivée prématurément
en 1820. Il venait de commencer l'impression
d'un ouvrage qui devait servir de manuel à ses
élèves ; cet ouvrage, quoique resté incomplet, fut
publié sous le titre de Physiologie de l'esprit
humain (in-8, Edimbourg, 1820). Il avait aussi
rédigé avec soin tout son cours, en cent leçons;
ce cours parut après sa mort sous le titre de
Leçons sur la Philosophie de l'esprit humain
(4 'vol. in-8, Edimbourg, 1822), et fut souvent
réimprimé, a Edimbourg, à Londres et aux États-
Unis. C'est là son principal titre philosophique.
Brown est, comme on l'a dit avec vérité, un
disciple infidèle de l'école écossaise. Il est en
révolte ouverte contre ses maîtres, contre Reid
surtout; et sur plusieurs questions capitales, il
prend le contre-pied de ses prédécesseurs. Reid
et Stewart avaient laborieusement rassemblé les
faits et décrit scrupuleusement les phénomènes
sans vouloir faire de systèmes ni même de clas-
sifications systématiques; ils avaient été conduits
par là à multiplier les principes; Brown blâme
cette timidité; il veut simplifier, systématiser les
faits, et les ramener au plus petit nombre de
causes ou de classes possibles (Leçon 13e; et
Physiol., sect. III, ch. i). Reid avait cru découvrir
que tout le scepticisme moderne est né de l'hypo-
thèse gratuite d'idées, ou images intermédiaires
entre l'âme et le corps, et il avait dirigé contre
cette hypothèse tous les efforts de sa dialectique ;
Brown prétend que si cette hypothèse a pu sé-
duire quelques philosophes parmi les anciens,
elle a été rejetee par la plupart des modernes }
excepté peut-être Malebranche et Berkeley, et
qu'en l'attribuant à Descartes, Arnauld, Hobbes,
Locke, etc., Reid a été dupe d'un langage in-
correct, et a pris pour une doctrine sérieuse ce
qui n'était qu'une métaphore (Leçons 18° et 31e;
Physiol., sect. II, ch. vi). Reid enseigne l'existence
d'une faculté spéciale de perception, au moyen
de laquelle nous connaissons immédiatement et
directement les corps extérieurs; Brown rejette
cette assertion, comme gratuite, comme n'expli-
quant rien et, par conséquent, antiphilosophique ;
il rend compte de la connaissance des corps par
la sensation de résistance, et la conception d'une
cause qui excite cette sensation (ib.; et Physiol.,
p. 109). Reid avait paru faire de la conscience, ou
sens intime, une faculté à part, s'appliquant aux
opérations de l'âme, comme l'œil aux objets
extérieurs; Brown démontre longuement que la
conscience ne peut être séparée des opérations
de l'âme dont elle nous instruit, qu'elle en fait
partie intégrante et n'en est qu'une face, un point
de vue (11e Leçon). Reid avait combattu à outrance
les doctrines cle Hume, surtout son paradoxe re-
latif à la causalité, que Hume réduit à la succes-
sion ou à la connexion ; Brown s'efforce, soit
dans ses Leçons (Leçons 6e et 7e), soit dans sa
Becherche sûr la relation de cause et d'effet, de
réhabiliter Hume, et expose une doctrine qui
ressemble fort à celle du célèbre sceptique, tout
en déclinant les funestes conséquences qu'on en
voudrait tirer. Il s'efforce également d'atténuer
le scepticisme de Hume relativement au monde
extérieur; et prétend que Reid et Hume diffèrent
de langage bien plus que d'opinion, l'un criant à
tue-tête qu'on doit croire a l'existence de ce
monde, mais avouant qu'on ne peut la prouver ;
l'autre soutenant, avec non moins de force, qu'on
ne peut prouver l'existence des corps, mais con-
fessant tout bas qu'il ne peut s'empêcher d'y
14
BllUW
— 210
lillL'C
croire {Leçon 28"; et Physiol., sect. II, ch. v,
p. 143). Enfin, et c'est là certainement le point
le plus grave, Reid et Stcwart avaient reconnu
i^t décrit de la manière la plus claire l'activité,
la volonté, la liberté; ils l'avaient nettement
distinguée du désir, phénomène passif, fatal.
Brown, sans oser combattre ouvertement la doc-
trine que ses maîtres, d'accord avec le genre
humain, avaient professée sur ce point, supprime
purement et simplement cette grande faculté,
sœur de l'intelligence et de la sensibilité, cette
faculté si importante que de profonds métaphy-
siciens ont cru pouvoir réduire l'homme a la
puissance active, en le définissant une force libre.
Dans ses Leçons, il se borne à garder le silène
sur cette question capitale, comprenant sans
doute qu'on ne pouvait guère enseigner à la
jeunesse une doctrine qui avait des conséquences
si funestes ; mais il s'explique clairement dans
la Physiologie de l'esprit humain (p. 165), et
plus encore dans son Traité de la relation de
cause et d'effet : là, le disciple caché de Hume
proclame, presque dans les mêmes termes que
Condillac, que la volonté, sur laquelle, dit-il, on
a tant divagué, n'est qu'un désir avec V opinion
que Veffet va suivre (voy. 1" partie, sect. III.
p. 39-43).
Pour achever de faire connaître un philosophe
dont les écrits sont peu répandus en France, nous
indiquerons brièvement le plan de ses leçons et
les idées qui sont propres à l'auteur.
Brown divise la philosophie en quatre parties :
Physiologie de V esprit humain, Morale, Poli-
tique, Théologie naturelle. Il emprunte à la
médecine cette dénomination de Physiologie de
l'esprit humain, ce qui indique assez la tendance
de son esprit. Il ne l'ait pas de la logique une
cinquième partie, mais il la remplace soit par
des observations qui se trouvent répandues dans
son analyse de l'intelligence (surtout dans les
leçons 48, 49 et 50), soit par une longue intro-
duction sur la Méthode, dans laquelle, assimilant
les sciences philosophiques aux sciences natu-
relles, il établit que dans les unes comme dans
les autres il ne s'agit jamais que d'observer des
rapports de coexistence et des rapports de suc-
cession, de décrire des phénomènes complexes et
de reconnaître des effets et des causes.
Dans la Physiologie de l'esprit humain, il di-
vise tous les phénomènes psychologiques en états
tssternee et étals internes de l'âme, rapportant à
la première classe les sensations, à la seconde
les phénomènes intellectuels et les phénomènes
■moraux qu'il nomme émotions.
Etals externes. Il traite avec étendue des sen-
sations et des rapports qu'elles ont avec les objets
extérieurs, et réfute longuement ce que Reid
avait enseigné sur la théorie des idées et la per-
ception.
Etats internes. Il commence par l'intelligence.
et, au lieu de cette diversité de facultés intellec-
tuelles que l'on admet ordinairement il ramène
tous les faits à deux : la reproduction d'idées
d'objets absents, qu'il nomme suggestion simple.
et la perception de entre les idées, qu'il
nomme sugget lion relative. A la
le la conception, l'imagination, la mémoire,
["habitude; à la deuxième, le jugement,
sonnement, l'abstraction, la généralisation; en
tlisation,
il combat à la fois les réalistes et les nominaux,
iprocbe du conccplualisme en don
a de créer pour rendre son opinion
lo mot de relalionaliste IPhysiol., p. '.!'.).">)■
Dans l'étude des émotions il range les senti-
ments en diverses classes, selon qu'ils se rap-
portent au pré ' ni. .ni passé ou à l'avenir, i i le
nomme émotions immédiates, rétrospectives ou
prospectives (ces dernières comprennent le désir
et les passions qu'il engendre). Chacune de ces
trois grandes classes se subdivise d'après la di-
versité des objets qui excitent le sentiment, et
selon que le sentiment implique ou non quelque
idée morale. On y trouve une énuméralion com-
plète et une analyse assez approfondie des passions
ainsi que des sentiments du beau, du sublime,
du bien moral, et une critique des diverses ex-
plications qui en ont été proposées.
Les parties qui suivent, la Morale et la Théo-
logie naturelle, offrent peu d'idées originales;
nous ne nous y arrêterons pas. Quant à la Po-
litique, l'auteur ne l'aborde pas, et la renvoie à
un enseignement d'un autre ordre.
Brown a pu faire aux philosophes écossais qui
l'ont précédé quelques reproches de détail qui ne
sont pas sans fondement, et qui d'ailleurs leur
avaient été déjà souvent adressés, notamment
par Priestley, comme de trop multiplier les prin-
cipes, de ne pas faire de classifications scientifi-
ques, d'avoir pris trop à la lettre, dans la question
de la perception extérieure, certaines expressions
peu rigoureuses de leurs prédécesseurs ; mais,
en voulant éviter ces défauts, il est tombé dans
un mal bien pire : il a fait des classifications
arbitraires et artificielles; il a, en croyant simpli-
fier, supprimé ou dénaturé plusieurs des facultés
de l'âme et, avant tout, la volonté; sur les points
les plus importants, notamment sur les questions
de la causalité, de la perception des corps, il a
compromis les résultats obtenus par ses maîtres;
et s'il n'a pas ouvertement professé le scepticisme
et le fatalisme, il a mis la philosophie sur le
bord de ces deux abîmes.
Du reste, si ses Leçons ne sont pas d'un pro-
fond métaphysicien, elles attestent un homme
d'esprit, un littérateur distingué, et offrent des
descriptions exactes, des analyses délicates. Le
style en est fleuri, poétique, éloquent même
parfois, bien que souvent diffus et vague. Elles
ont obtenu une vogue extraordinaire dans la
Grande-Bretagne et dans l'Amérique anglaise.
Comme elles offrent un ensemble complet en
apparence, elles sont devenues, dans la plupart
des écoles, le manuel de l'enseignement.
La philosophie de Brown a été diversement
jugée par ses compatriotes. Mackintosh, qui, il
est vrai, était son ami, en fait le plus grand
éloge, et s'appuie de son autorité pour confirmer
sa propre théorie sur le fondement de la morale
(voy. Histoire de la Philosophie morale, p. 370
de la trad. de M. Poret). Hamilton, au contraire,
le juge très-sévèrement, et, prenant contre lui
la défense de Reid dans la question de la per-
ception et des idées, il soutient que les erreurs
combattues par le philosophe de Glascow ne sont
que trop réelles, et que c'est Brown qui n'a rien
compris à la question qu'il traitait (vpy. un long
art. de M. Hamilton dans la Revue d'Edimbourg,
octobre 1830, traduit en français par M. Peisse
d ins les Fragments de philosophie par William
Hamilton; in-8, Paris, 1840). Quoi qu'il en soit,
les doctrines de Brown ont acquis de l'autre
côté du détroit une telle importance, que tout
homme qui écrit sur les matières philosophi-
ques, croit devoir les discuter et compter avec
elles.
David Wclsh, professeur d'histoire ecclésias-
tique à Édimb g. On peut consulter -.Notice
sur la vie ci les écrits de Th. Brown, in-8,
Édimb., 1825, qui fait connaître à tond l'homme,
mais OÙ le philosophe est jugé ave- trop de fa-
, Critique de la philosophie de
Th. Brown. in-8. v B.
bruce (Jean); publiciste cl philosophe écos-
BRUC
— 211 —
BRUC
sais, né en 1744, et mort le 15 avril 1826. Il des-
cendait de l'ancienne dynastie écossaise de
Bruce, et joua un assez grand rôle dans la presse,
comme organe de la politique de lord Melville.
Eu échange de ses services, lord Melville l'écrasa
littéralement d'honneurs et de riches sinécures.
Comme philosophe, il ne s'écarte pas de l'esprit
général de l'école écossaise ; mais il n'y a rien
dans ses écrits qui le distingue personnellement.
11 n'y a que deux de ses ouvrages qui méritent
d'être cités ici : les Premiers principes de Phi-
losophie, in-8, Édimb., 1870, et les Éléments de
Morale, in-8. 1786.
BRUCKER (Jean-Jacques), né à Augsbourg
en 1696, fit ses études à Iéna. Il exerça les
fonctions de pasteur, et se distingua dans la pré-
dication. Ses études se tournèrent de bonne
heure vers l'histoire de la philosophie, et il pu-
blia divers écrits qui servirent de préparation à
son grand ouvrage intitulé : Historia crilica
philosophice a mundi incunubilis ad nostram
usque celalem deducta. Un abrégé qui parut en
1747 et qui eut plusieurs éditions du vivant
même de l'auteur, a servi de base à l'ensei-
gnement dans les universités allemandes jusqu'à
la publication du Manuel de Tennemann. Bruc-
ker est mort à Augsbourg, en 1770.
L'histoire de la philosophie est une science
moderne, et Brucker en est le premier repré-
sentant sérieux. Aristote n'est pas un historien
de la philosophie, parce qu'ordinairement, avant
d'exposer ses propres doctrines, il passe en revue
et apprécie celles de ses devanciers; Diogène
Laërce n'est qu'un biographe et un compilateur.
On doit en dire autant de tous ceux qui nous
ont laissé des documents sur la vie et les écrits
des philosophes de l'antiquité. Au milieu du
xvne siècle, Stanley publia, il est vrai, une his-
toire de la philosophie (the History of philo-
sophy, 4 parties en 1 vol. in-f°, Londres, 1659-
60); mais elle comprend seulement les écoles et
les sectes de la philosophie ancienne; elle repose
d'ailleurs sur cette idée fausse, que la philosophie
est exclusivement païenne et que ses destinées
sont achevées à l'apparition du christianisme.
D'autres travaux de Homius, Grœvius, Heinsius
et autres sont également incomplets et insuf-
sants. Si on veut indiquer les vrais fondateurs de
l'histoire de la philosophie, c'est à Bayle et à
Leibniz que ce titre doit être décerné. Le pre-
mier a mis au monde la critique, et le second a
tracé le plan de la nouvelle science; Brucker a
eu l'honneur de lui élever son premier mo-
nument.
On ne doit pas s'attendre à trouver dans un
ouvrage qui représente une science à son début
les qualités qu'on serait en droit d'exiger à une
époque plus avancée. Quand on songe d'ailleurs
à toutes les conditions, si difficiles à remplir,
auxquelles doit satisfaire l'historien de la philo-
sophie, il faut savoir gré à celui qui est entré
le premier dans la carrière d'en avoir réuni
quelques-unes à un degré éminent. Certes, ce
n'était pas une intelligence commune que celui
dont le livre, après les travaux accumules depuis
deux siècles et tant de recherches récentes, est
encore aujourd'hui consulté même par les savants,
et dont la lecture est obligée pour quiconque se
livre à l'étude sérieuse des systèmes philoso-
phiques. Brucker possédait une érudition im-
mense. Il avait exploré le vaste champ des opi-
nions et des systèmes. Il avait fait une étude
consciencieuse de tous les monuments qui figu-
rent dans cette histoire qui commence avec le
monde et finit au xvme siècle. Chose rare ! il a
su tout embrasser sans être superficiel. On voit
qu'il a compulsé les écrits des philosophes dont
il retrace la doctrine, ou il n'en parle que d'après
les autorités les plus respectables. Il discute l'au-
thenticité de leurs ouvrages. Sa critique est
saine et judicieuse; de plus, les écoles et les
systèmes ne sont pas entassés sans ordre et dis-
tribués au hasard dans son livre : il les range
selon la méthode chronologique, et il établit
entre eux une certaine filiation. La biographie
des philosophes est traitée avec le plus grand
soin. Il n'omet aucune circonstance qui peut
jeter quelque lumière sur le développement de
leurs idées. Quant à l'exposition des systèmes, il
ne se contente pas de quelques maigres aperçus
ou d'un résumé général : chaque système est
analysé dans toutes ses parties avec une étendue
proportionnée à son importance. Ses points fon-
damentaux sont présentés dans une série d'ar-
ticles classés avec ordre et symétrie. Dans l'ap-
préciation et la critique, Brucker se montre
pénétré de l'esprit d'indépendance qui caractérise
la philosophie moderne et le xvne siècle; cet
esprit se trahit dans le titre même du livre : His-
toria crilica. Disciple de Bacon et de Descartes,
Brucker ne s'en laisse imposer par aucune au-
torité ; il est, pour lui emprunter ses propres
expressions, aussi éloigné d'un excessif respect
pour l'antiquité, que d'un amour peu raisonné
de la nouveauté. On reconnaît dans ses jugements
un sens droit et solide qui ne manque pas de
sagacité et de pénétration. A ces qualités de
l'esprit, joignez celles qui tiennent au caractère
et qui ne sont pas moins essentielles à l'historien
de la philosophie qu'au philosophe : l'amour de
la vérité, la sincérité, la candeur, la modestie,
la réserve dans les jugements, qualités que per-
sonne n'a possédées à un degré plus éminent que
Brucker, et qui le font aimer et vénérer comme
un sage des temps anciens. Sans doute il a ses
préjugés; il est de son siècle, il appartient à
une école, celle de Leibniz et de Wolf, et il est
théologien; mais toutes ces dispositions sont
dominées par l'amour du vrai, le désir d'être
juste avant tout, et une certaine bienveillance
universelle qui l'élève comme malgré lui jusqu'à
l'impartialité. On ne doit pas craindre de dé-
passer la vérité en disant que chez lui on re-
marque un vif respect pour l'esprit humain et
ses productions; ce qui lui fait consacrer de
longues et patientes recherches à des ouvrages
et des hommes qu'il ne pouvait ni comprendre
ni même beaucoup estimer. Cette impartialité
qui n'étonne pas dans Leibniz, doit nous faire
d'autant plus admirer celui qui n'était pas doué
du même génie compréhensif et conciliateur.
Brucker est souvent plus impartial que bien des
historiens qui professent la tolérance pour tous
les systèmes et qui les mutilent pour les faire
entrer dans des classifications et des théories a
priori.
Tels sont les mérites que l'on doit reconnaître
dans le père de l'histoire de la philosophie; son
ouvrage doit être classé parmi les plus grands
travaux de l'érudition et de la science; si nous
en signalons les défauts, c'est moins qu'il soit
nécessaire de porter un jugement absolu, que de
montrer les progrès que devait faire l'histoire de
la philosophie pour sortir de son berceau et
s'avancer vers son but idéal.
1° Brucker n'a pas une idée bien nette de
l'objet de la philosophie : il résulte de là, qu'il
est incapable de tracer les véritables limites de
son histoire, d'en marquer le point de départ,
de distinguer ses monuments de ceux qui appar-
tiennent à d'autres histoires spéciales. Il s'enfonce
dans les origines ; il fait la philosophie contem-
poraine des premiers jours de la création; son
histoire commence au berceau du genre humain
BRUC
— 212 —
BRUN
(« mundi incunabulis). La philosophie est anté-
rieure au déluge, Philosophia antediluviana ;
il va la chercher sous la tente des patriarches et
1rs chênes des druides, et jusque parmi les peu-
plades à moitié sauvages de l'Amérique, Philo-
sophia barbarica; il interroge les codes des
premiers législateurs, de Minos, de Lycurgue et
de Solon, les poèmes d'Homère et d'Hésiode,
Philosophia homerica; il confond ainsi l'his-
toire de la philosophie avec celle de la religion,
de la mythologie, de la poésie et de la politique.
Mais quand on voit la même confusion systéma-
tiquement introduite de nos jours dans l'histoire
de l'esprit humain, il faudrait être bien injuste
pour ne pas pardonner à Brucker d'avoir été
trop scrupuleux et d'avoir voulu faire un ouvrage
complet.
2° Confondre, ce n'est pas saisir les rapports,
mais les supprimer. Aussi Brucker ne comprend
pas les véritables rapports qui unissent l'histoire
de la philosophie avec les autres histoires parti-
culières, ni l'influence exercée sur le dévelop-
pement de la pensée philosophique par les évé-
nements qui appartiennent à l'histoire religieuse,
politique et littéraire, etc. Il ne peut marquer la
place de la philosophie parmi les autres éléments
de la civilisation; mais cette pensée n'était pas
de son siècle.
3° Brucker suit la méthode chronologique,
mais d'une manière tout extérieure : il ne sait
pas déterminer les grandes époques de l'histoire
de la philosophie d'après les phases qu'a par-
courues dans son développement la pensée hu-
maine et la réflexion. Il emprunte à l'histoire
générale ses divisions matérielles. Une première
époque renferme avec la philosophie orientale,
la philosophie grecque, et s'arrête à l'ère chré-
tienne ; la seconde commence avec l'empire
romain et s'étend jusqu'à la renaissance des let-
tres : de sorte que l'école d'Alexandrie et la sco-
lastique se trouvent comprises dans la même
époque. Le xvne siècle forme à lui seul la troi-
sième. Pour faire l'histoire des écoles qui figurent
dans chacune de ses grandes périodes, Brucker
suit un procédé très-commode; il les range par
séries et les fait passer successivement devant
nos yeux : les Ioniens d'abord, ayant à leur tête
Thaïes, puis les socratiques, les cyrénaïques,
Platon, Aristote, les cyniques et les stoïciens.
Vient ensuite une autre série qui a pour chef
Pythagore et qui se continue avec les éléates,
les héraclitéens, les épicuriens et les sceptiques.
D'abord cet ordre pacifique n'est guère conforme
à l'histoire ; il est loin de représenter la mêlée
des opinions humaines. Les systèmes ne marchent
pas ainsi sur des lignes parallèles ; ils se dévelop-
pent simultanément, agissent les uns sur les
autres, s'opposent et se combattent. On ne peut
donc les comprendre isolément. Ensuite, n'est-
on pas étonné de trouver Socrate parmi les suc-
cesseurs de Thaïes et de voir Epicure et les
sceptiques marcher sous la même bannière que
les pythagoriciens et les éléates? Cette classi-
fication est arbitraire et superficielle.
4° Brucker est très-érudit et très-savant; mais
la critique ne faisait que de naître de son temps.
Il accueille trop facilement les fables et les récits
de l'antiquité, et ne sait pas assez distingue] la
tradition de l'histoire. Il ne discute pas suffi-
samment les autorités. Les sources où il puise ne
sont pas toujours pures, il lui arrive alors de
prêter aux philosophes des opinions qui ne sont
bas Us leurs, et qui contredisent l'esprit général
de leur doctrine.
6' Ce qui manque surtout à Brucker, c'est
qu'il n'est pas assez philosophe; il ne sait pas
suivre un système dans son développement or-
ganique, dans sa méthode, ses principes et ses
conséquences. Cette série de propositions juxta-
posées et numérotées rappellent trop la méthode
géométrique et le formalisme de Wolf. La véri-
table clarté ne peut naître que de l'enchaînement
logique des idées? et cette régularité apparente
cache une confusion réelle.
La faiblesse des jugements portés par Brucker
lui a fait donner le nom de compilateur. Cette
qualification est injuste, surtout dans la bouche
de ceux qui compilent son livre sans le citer, et
dont la critique n'est pas toujours beaucoup plus
profonde ni plus vraie que la sienne. Les appré-
ciations de Brucker, quoique ne dépassant guère
le simpie bon sens déveioppé par l'étude des
systèmes, ne sont pas toujours aussi insignifiantes
qu'on pourrait le croire; il suffirait de citer le
jugement remarquable sur le cartésianisme. Le
disciple intelligent de Leibniz se montre plus
d'une fois dans le cours de ce savant ouvrage.
D'ailleurs cette infériorité est le sort commun de
tous les historiens de profession de la philo-
sophie ; car, à un degré supérieur, l'histoire de
la philosophie se confond avec la philosophie
même. Le véritable historien est le plus grand
philosophe de l'époque. Le dernier venu a seul
le droit de juger ses prédécesseurs, quand il a su
les dépasser et se placer au sommet de son siè-
cle. L'histoire de la science se renouvelle et fait
un pas à chaque progrès notable que fait la
science elle-même. En ce sens, Platon, Aristote,
Leibniz seraient les vrais historiens de la philo-
sophie.
Voici la liste des ouvrages de Brucker : de
Comparatione philosophiez gentilis cum Scrip-
lura sacra caule instituenda, in-4, Iéna, 1719;
— Historia philosophicœ doctrinœ de ideis,
in-8, Augsb., 1723; — Olium vindelicum, seu
Melclematum historico-philosophicorum triga,
in-8, ib., 1729; — Courtes questions sur l'his-
toire de la philosophie, 7 vol. in-12, Ulm, 1731 et
années suivantes. Un extrait de ce livre parut en
1.736, sous le titre de Principes élémentaire de
Vhisloire delà philosophie, in-12; — Disserlatio
epislol. de Vila Hieron. Wolfïi, in-4, Augsb.,
1739 ; — Historia critica philosophiœ a mundi
incunabulis, etc., 5 vol. in-4, Leipzig, 1742-44.
La 2e édition parut en 1766 et 1767, accompagnée
d'un 6e volume, sous le titre d'Appendix acces-
siones, observationes, emendaliones, illustra-
tiones, atque supplemenla exhibens ; — Instilu-
tiones historiée philosophicœ, in-8, ib., 1774 et
1756 (abrégé du grand ouvrage); Miséellanea hist.
phil. litt. cril., olim sparsim édita , in-8, Augsb.,
1748; — Lettre sur l'athéisme de Parménidc,
dans la Biblioth. German., t. XXII ; — Disserta-
lio de alheismo Slralonis, au tome XIII des
Amœnilalcs lillerariœ de Schcllhorn; — Pina-
cotheca scriptorum noslra œtate litleris illus-
trium, etc., avec des portraits, in-f°, Augsb.,
1741-55; — Monument élevé en l'honneur de
l'érudition allemande, ou Vies des savants alle-
mands qui ont vécu da7is les xvc, xvie et xvne
siècles, avec leurs portraits, in-4, Augsb., 1747-49
(ail.). Au commencement de la leçon douzième
de Y Introduction à l'histoire de la philosophie,
M. Cousin a présenté une appréciation étendue
de l'ouvrage de Brucker; cet article en repro-
duit les points principaux. Ch. B.
bruno (Giordano) naquit à Noie vers 1548,
dans ht terre de Labour, province de ce royaume
de Naples qui avait déjà produit saint Thomas,
et où bientôt allaient naître Campanella et Va-
nini. On ne sait pourquoi cet ardent esprit se
résolut à entrer dans l'ordre des dominicains;
on présume qu'il y excita par la hardiesse de
ses opinions la haine de ses confrères, et qu'il
BRUN
213
BRUN
eut quelque peine à s'enfuir du cloître, « pri-
son étroite et noire, dit-il dans un sonnet, où
l'erreur m'a tenu si longtemps enchaîné. » 11
avait recouvré la liberté, mais non le repos, et on
ie voit dès lors promener de ville en ville une
vie errante et persécutée. Il était à peu près
dans sa trentième année ; il avait toutes les grâ-
ces du visage et du corps, tous les dons de l'es-
prit, poète, prédicateur, philosophe, astronome
et mathématicien, habile à passionner les esprits
et à les égayer. Mais, pour sa gloire et son mal-
heur, il était obsédé d'une idée à laquelle il se
sacrifia avec l'enthousiasme d'un dévot : en op-
position à la scolastique expirante, et à l'Église
encore dans sa force, il avait conçu une doc-
trine qu'il croyait salutaire pour le bonheur des
hommes ; et n'étant pas de ceux qui ferment la
main quand ils tiennent la vérité, il voulait la
propager dans le monde. La tâche était dure en
ce temps : voyager de ville en ville, s'arrêter
dans chaque université, défier ses adversaires,
gagner les indifférents, amasser sur sa tête les
haines de l'intolérance et les rancunes de la
fausse science, s'enfuir aussitôt comme pour
courir à d'autres luttes, à d'autres dangers,
jusqu'à une catastrophe trop facile à prévoir.
Bayle a beau railler « ce personnage qui en ma-
tière de philosophie fait le chevalier errant; >< il
n'y a rien de ridicule dans ce dévouement nourri
par une conviction profonde et couronné par
une mort héroïque. Bruno commence sa mission
par l'Italie ; il passe rapidement à Gênes, à Milan.
a Venise, à Nice ; et chassé de ville en ville, il
quitte ce pays pour aller combattre dans toute
l'Europe, sinon pour la vérité, du moins pour la
liberté qui seule peut la conquérir. On le voit
tour à tour à Genève, où le fanatisme calviniste
lui ferme bientôt la bouche; à Lyon, à Toulouse,
si inhospitalière à la philosophie ; à Paris, où
grâce à la protection d'Henri III il obtint de se
faire entendre, et où il aurait pu même, dit-on,
occuper une chaire, « s'il avait voulu aller à la
messe. » A partir de ce moment, il commence à
publier cette longue suite d'ouvrages en italien
et en latin, en prose et en vers, qui, condamnés
ou suspects dès leur apparition, deviennent bientôt
introuvables, et où se dissémine, sans jamais se
contredire, sa pensée qu'il n'a pas eu le loisir de
ramasser en un système rigoureux. Si tout le
monde ne comprend pas son panthéisme subtil,
ni sa logique renouvelée de l'art de Raymond
Lulle, ses disciples, car il en a, et ses ennemis
peu nombreux, entendent des attaques contre
Aristote. contre l'astronomie de Ptolémée, contre
l'intoiérance; et ses appels incessants à la liberté:
« Pourquoi ecrit-il au recteur de l'Université de
Paris, pourquoi invoquer toujours l'autorité"? Entre
Platon et Aristote, qui doit décider? Le juge
souverain du vrai, l'évidence. Si l'évidence nous
manque, si les sens et la raison se taisent, sa-
chons retenir notre jugement et douter. L'auto-
rité n'est pas hors de nous, elle est en nous-mêmes ;
c'est la lumière divine qui brille en nos âmes
pour inspirer et diriger nos pensées. » De telles
idées semblèrent importunes à ceux qui avaient
ordonné ou permis la Saint-Barthélémy. Bruno
se flatte qu'elles seront moins odieuses à l'An-
gleterre protestante; il trouve à Londres, comme
partout, des protecteurs dont la bienveillance est
un témoignage en faveur de la dignité de sa vie.
Il est même admis à la cour d'Elisabeth, auto-
risé à prendre part aux discussions de l'Univer-
sité d'Oxford, et à y donner quelques leçons.
Mais à mesure qu'il dévoile ses opinions, il de-
vient suspect, et doit recommencer ses voyages.
11 revient à Paris, puis se risque en Allemagne,
où il trouve à Wittemberg un moment de repos.
11 n'en quitte pas moins ce berceau de la réforme,
qu'il appelle l'Athènes de la Germanie, pour aller
attaquer le catholicisme à Prague ; il passe suc-
cessivement àHelmstadt, où, dit-on, malgré toute
vraisemblance, le duc de Brunswick veut lui con-
fier l'éducation de son héritier, et enfin à Franc-
fort sur le Mein. Là, il apprend qu'un noble vé-
nitien, Mocenigo, averti de son mérite et de sa
science, désire se l'attacher comme précepteur. 11
ne craint pas de remettre les pieds en Italie ; à
peine arrivé, il est trahi, dénoncé par celui-là
même qui l'avait appelé, et arrêté à Venise en
1592. Son odyssée avait duré dix années; il lui
restait encore à subir une longue captivité. Le
grand inquisiteur de Rome le réclama : le gou-
vernement de Venise refuse de le livrer, mais le
garde sous les Plombs. En 1598, le Saint-Office
obtient enfin qu'on lui livre sa proie ; pendant
une procédure qui dure deux ans, il est sommé
de retracter ses erreurs, il peut acheter la vie
au prix d'une abjuration : il refuse avec une
fermeté héroïque. On le livre enfin au bras sécu-
lier, pour que, suivant l'hypocrite formule, « il
soit puni avec toute la clémence possible et sans
effusion de sang, » c'est-à-dire brûlé vif. « Vous
êtes plus épouvanté de prononcer ma sentence
que moi de l'entendre ; » telles furent les der-
nières paroles de ce martyr qui garda sa sérénité
au milieu des flammes. Cette tragédie se termi-
nait la première année du xvnc siècle. Ses enne-
mis furent modestes en leur triomphe, et au lieu
de publier cet exemple, ils s'attachèrent à en
faire disparaître les traces. Pendant longtemps
on douta du sort de Bruno : « Voilà qui est sin-
gulier, s'écrie Bayle, on ne sait pas au bout de
80 ans si un jacobin a été brûlé en place publi-
que pour ses blasphèmes. » Aussi il a été difficile
de retrouver les considérants de la sentence : on
sait pourtant que Bruno fut condamné pour crime
d'athéisme. Des juges même ignorants et préve-
nus n'ont pu se tromper à ce point ; ils ont frappé,
non pas l'athée, mais le libre penseur, le parti-
san du mouvement de la terre et de la pluralité
des mondes. L'esquisse de son système suffit
pour prouver qu'il eut jusqu'à la passion le sen-
timent religieux.
La philosophie de Giordano Bruno est le pan-
théisme ; les critiques en ont indiqué la source;
c'est, disent-ils, un rejeton du néo-platonisme
d'Alexandrie. 11 est certain, en effet, que l'idéa-
lisme alexandrin, souvent alors confondu avec
le vrai platonisme, est parvenu jusqu'à Giordano
Bruno; qu'il le connaît, non pas peut-être direc-
tement et par l'étude des textes de Plotin ou de
Proclus, mais par une longue tradition : Avice-
bron, Maimonide, Nicolas de Cusa et les plato-
niciens d'Italie lui ont communiqué plus d'une
idée. Cependant le panthéisme n'a pas grandi peu
à peu dans son esprit; ce n'est pas le fruit tar-
dif de l'érudition; il y est né tout d'un coup,
spontanément, et l'étude n'a pu que le confir-
mer dans cette croyance. L'imagination et le
sentiment ont devancé chez lui les procédés de
la méthode, qu'il n'a jamais maniés avec beau-
coup de succès. Après tant de systèmes qui sen-
tent l'école, c'est une joie pour f historien de ren-
contrer une doctrine vivante, sortie du fond d'un
cœur passionné, et à ce seul titre Bruno mérite
une des premières places dans son siècle. Il est,
en effet, inspiré par un sentiment que les âges
précédents avaient à peu près ignoré, l'amour de
la nature. L'univers lu: paraît rayonnant de beauté,
la vie aimable, la nature admirable jusque dans
ses œuvres les plus Rétives, et prodigieuse dans
sa puissance : elle lui révèle l'infini. Sa doctrine
est si bien née d'un libre effort de son génie, que
l'érudition ne parvient pas à lui enlever son ori-
BRUN
214 —
BRUN
ginalité. II ne lit que pour trouver des témoins
et des autorités, il ne cite que pour confirmer ses
opinions personnelles. S'il faut l'en croire, il était
copernicien avant d'avoir connu les travaux de
Copernic, et pour de tout autres raisons : l'as-
tronomie de Ptolémée rétrécit le monde ; il faut
briser ces cieux imaginaires, et ouvrir les espa-
ces où Dieu accumule « les soleils» blanchissant
la voie lactée, où il envoie les étoiles comme
des ambassadeurs. » De même il est panthéiste
avant d'avoir étudié les alexandrins,^ et d'une
tout autre façon que les idéalistes néo-platoni-
ciens. Pour cette àme poétique le monde est beau
comme un symbole, comme un discours, par ce
qu'il exprime, par ce qu'il révèle, c'est à-dire par
la divinité qui l'anime. Le mouvement de la
pensée, l'induction, la découvre en toute chose.
En effet, au delà des phénomènes il y a des
causes, et en chaque être il y a des principes;
parmi ces causes les unes semblent en dehors
de leurs effets et peuvent être d'une autre na-
ture, les autres sont inhérentes aux choses et de
même essence qu'elles. Les péripatéticiens recon-
naissent quatre causes; mais il n'y en a en réalité
que deux, la cause efficiente qui produit le mou-
vement et la cause finale qui le dirige : la forme
et la matière ne sont pas des causes, mais des
principes de l'être. Bien plus, la forme n'existe
pas en elle-même, sinon à titre d'abstraction; « elle
n'est qu'un accident, une circonstance de la ma-
tière ; elle n'est ni substance ni nature, mais
quelque chose de la substance et de la nature. »
La matière n'est pas, comme le dit Aristote,
une simple possibilité, ni même un principe
passif comme le veulent les platoniciens ; c'est
une force féconde, toujours en acte, c'est-à-dire
toujours revêtue d'une forme, simple et indivisi-
ble dans son essence^ d'où toutes les choses sor-
tent, avec leurs différences, comme l'enfant sort
déjà vivant et individualisé du sein de sa mère.
Si l'on considère les deux causes on pourra de
même les réduire à l'unité : car la cause finale
ne peut être séparée de la cause motrice, puis-
qu'il ne peut y avoir de mouvement sans but,
c'est-à-dire sans direction. Il ne reste donc plus
qu'un principe, la matière, et une cause, le mo-
teur, et on peut dire avec les stoïciens que toute
chose est constituée par la matière et la force.
Que l'on simplifie encore, et surtout qu'on s'élève
du monde où les choses s'opposent, où l'esprit et
le corps, les idées et les mouvements semblent
différents, à l'absolu où tout se concilie : à cette
hauteur la force et la matière se confondent
dans l'unité de la substance; la cause et le prin-
cipe se combinent; et comme tout être est à la
fuis ces deux choses, il est permis de dire qu'il
n'y a qu'un être, Dieu, identique en tout, présent
à tout, « nature de la nature, » ou suivant une
expression que Spinoza a retenue : « nature natu-
ranlc. » Quanta la nature propremcnl dite, elle
est distincte de Dieu, sans en être séparée, elle
est sa fille unique, unigenita. Dieu est donc, si
l'on veut, quelque chose hors de l'univers, se
orsum et in se unum; mais à ce degré d'exis-
tence il est inaccessible 3 la peu iée, inexprima-
ble au langage, supérieur à toute détermination.
Il n'est pour nous qu'en tant qu'il se commu-
nique, « substance universelle, par qui tout est,
essence qui est l'origine de toute essence, fonde-
ment le plus profond de toute nature particu-
lière. » Voilà le principe secret de l'univers, ou
plutôt l'univers lui-même, non pas tel que les
h ; le révèlent, mnis tel que In ra
conçoit; les sens sont bornés aux choses indivi-
duelles, qui sont de, simples manifestations de la
ttée; la raison reconnaît an fond iden-
tique sous ces contraires qui ont en Dieu leur
non-différence, en suivant l'expression peu éner-
gique de l'auteur, leur coïncidence. Ce Dieu est
donc à la fois distinct de l'univers et uni à lui,
comme un artiste intérieur qui le façonne,
comme une substance qui le soutient. 11 en est
l'unité, non pas une unité vide, mais une force
qui, sans être corps ni esprit, produit tous les
esprits et tous les corps. Elle réunit dans sa sim-
plicité une sorte de trinité : elle est l'unité, l'être,
le lieu, la résistance de touto chose ; elle est
aussi l'intelligence en qui sont les raisons ou les
idées « dont les créatures ne sont que les om-
bres. » Elle est enfin le foyer de la vie univer-
selle, le principe qui anime tout, et que pour
cela on appelle l'âme ; elle est de plus tout ce
qu'elle produit, tout ce qu'elle soutient, c'est-à-
dire l'univers, le grand tout. Les principes unis
dans la simplicité de sa nature ne l'attirent pas;
ce ne sont pas des personnes, ni même des attri-
buts différents, ce sont divers aspects sous les-
quels notre regard envisage successivement une
seule et même substance.
L'univers, qui est la manifestation de Dieu, est
donc infini. L'imagination elle-même ne peut
pas plus le louer que la raison; elle est impuis-
sante à circonscrire l'espace ; or, de deux choses
l'une : ou l'espace est quelque chose de réel, et
alors, comme jamais on ne peut le terminer,
jamais on ne peut atteindre les limites de l'âme;
au bien c'est un pur néant, et alors on sera ré-
duit à cette absurdité de dire que l'être est créa-
teur et enveloppé par le néant. Il n'est pas seu-
lement infini selon retendue du contenu, mais
encore suivant la quantité discrète, celle du
nombre. Il est l'unité d'une série infinie de nom-
bres, car tout infini numérique se résout en une
unité ; il est indivisible, parce qu'une étendue
infinie est tout entière en chacun de ses points.
« L'un, l'infini, l'être qui est en tout et partout
est aussi partout le même. L'extension infinie,
parce qu'elle n'est pas une grandeur, coïncide
avec l'individu . et la multitude infinie, parce
qu'elle n'est plus un nombre, coïncide avec l'u-
nité. » D'ailleurs il y a des preuves directes de
cette infinitude, qui est impliquée dans celle de
Dieu. Est-ce qu'en Dieu tout n'est pas infini,
l'activité comme l'intelligence, la volonté comme
l'action ; est-ce que pour lui vouloir, pouvoir et
faire ne sont pas trois actes qui sont solidaires?
Comprend-on un Dieu qui aurait mesuré la vie,
borné son œuvre, en la confinant dans un coin
de l'espace, qui ne serait qu'une cause impar-
faite produisant un effet dérisoire; nul en com-
paraison du possible? « Pourquoi voulez-vous
que cette divinité qui peut infiniment se répan-
dre dans une sphère infinie, se retire parcimo-
nieusement en elle-même, et aime mieux rester
stérile que de se communiquer comme une mère
féconde et pleine de beauté? Pourquoi faudrait-
il qu'une puissance sans bornes fût perdue,
que tous les mondes possibles fussent privés de
L'existence qu'ils peuvent avoir, et que l'image
divine fût altérée en sa perfection, qui ne peut
resplendir qu'en un miroir infini, et conforme à
son mode d'être, c'est-à-dire immense? » Ce que
nous prenons pour une étendue limitée, c'est le
monde, simple partie du tout, forme éphémère
de la substance, resserrée par le défaut de notre
perception, qui l'isole de son tout, de l'univers
indivisible, et accessible au seul entendement.
Rien de plus opposé que le momie et l'univers :
l'un, mobile, changeant, imparfait, périssable;
L'autre, éternel, immuable, ■ ayant son centre
partout et sa circonférence nulle part. ■ Non pas
que le monde soil contenu dans l'univers comme
dans un récipient; il y est comme dans sa cause,
et l'on peut dire aussi que sa cause esl en lui ; il
BRUN
— 215 —
BUGH
en tire la vie, comme le corps tire de ses veines
le sang qui le nourrit.
Mais il semble qu'à ce compte les causes se-
condes ne^sont plus que des apparences, la di-
versité des êtres une illusion, et la personnalité
humaine le rêve de notre orgueil. Il n'en est pas
ainsi. L'unité se modifie, elle a ses évolutions qui
comportent trois moments. Au premier moment
elle comprend en elle les principes de tout ce qui
existe, principes qu'on appelle monades pour les
âmes, atomes pour les corps; alors elle est, à
vraiment parler, la monade des monades, monas
monadum, vel entium entitas, sans être pour cela
composée : car ces monades sont toutes identi-
ques, indiscernables, et n'apportent avec elles ni
le nombre ni la division; elles sont dans l'unité
primordiale sans individualité, comme les par-
ties de l'espace dans l'espace infini. Cette phase
de l'être constitue ce qu'on appelle le minimum.
Mais il y a dans cette pure virtualité une puis-
sance de développement, grâce à laquelle ces
points indistincts à l'origine commencent à paraî-
tre, à se séparer, à se détacher de ce fond obscur
et uniforme où la vie est endormie. C'est comme
l'être qui s'éveille, et qui revêt des formes dif-
férentes sous l'action de la vie. Voilà la région
des différences qui ne sont jamais que des diffé-
rences de degrés, des progrès plus ou moins
marqués dans l'activité, le cours plus ou moins
précipité d'une même essence. Le terme de cette
phase d'opposition et de contrariété, c'est la
constitution même de l'univers, l'épanouissement
complet de l'être, qu'on appellera le maximum.
Entre ces deux extrémités il y a un mouvement
i Uif qui porte de l'un à l'autre et ramène
de la seconde à la première, progresso, regresso,
une circulation ascendante et descendante, cir-
colo di ascenso e di descenso. « La naissance,
c'est le point central qui se développe ; la vie,
c'est la sphère qui se maintient; la mort, c'est la
sphère qui de nouveau se resserre au centre. »
Ainsi, l'être est d'abord simple puissance, c'est
Dieu réduit et confiné comme dans un germe,
puis il devient variété, opposition, contraste ;
puis enfin il aboutit à cette autre unité vivante,
organique, qui tout à la fois contient toutes les
oppositions et les supprime toutes. La mort n'est
donc qu'un simple changement, la vie future une
métamorphose, qui n'a rien d'effrayant; car il
n'y a place dans l'univers ni pour le ciel ni pour
l'enfer. D'ailleurs Dieu est la bonté même; l'u-
nivers ne peut être mauvais, et il est ridicule
à nous de le juger, puisque nous n'en voyons
qu'une chélive partie, tandis qu'il embrasse l'in-
finité des espaces, et continue ses progrès dans
l'éternité des temps. Tels sont les traits sail-
lants d'une doctrine qui encourt les mêmes re-
proches que tous les systèmes panthéistes. Ses
défauts sont assez visibles ; mais elle n'est point
l'œuvre d'un esprit médiocre, et ses erreurs
même paraissent dignes de respect, quand on
songe comment Giordano Bruno les a exposées.
Après deux siècles d'oubli, la postérité lui a
rendu justice ; on a cherché, rassemblé et publié
ses ouvrages; on a écrit sa vie, glorifié son nom,
et peut-être surfait son mérite. On a découvert
qu'il avait prêté quelques idées aux plus grands
philosophes. Descartes lui aurait emprunté la
méthode du doute raisonné, la substitution de
l'évidence à l'autorité, et ses vues sur l'infi-
nité du monde, et sur les tourbillons; Spinoza
lui devrait l'idée d'un Dieu consubstantiel à l'u-
nivers, d'une cause immanente, et la distinction
de la nature naturante et de la nature naturée ;
Leibniz, la théorie des monades, et l'optimisme ;
Schelling avoue qu'il a trouvé dans ses ouvrages
les rudiments du principe de l'identité des cho-
ses et de la pensée, et a écrit son nom en tête
d'un de ses livres. La théorie du minimum et du
maximum n'a peut-être pas été inutile à Hegel.
Ces rapprochements ne doivent pas être pris trop
au sérieux ; mais ils prouvent que si Bruno n'a
pas laissé un système régulier, il a prodigué les
grandes vues; il avait plus de génie que de mé-
thode.
Les ouvrages de G. Bruno sont très-nombreux,
et la liste en serait longue, on la trouvera dans
la belle étude de M. Bartholmess. Deux recueils
suffisent pour étudier sa doctrine : Opère di
Giordano Bruno, publiés par Wagner, Leipzig,
1830, 2 volumes comprenant les ouvrages écrits
en italien : Jordani Bruni Nolani scripta, pu-
bliés par Grsefer, Paris, 1834, et restés incomplets.
Sa vie a été racontée par trois écrivains : Debs,
Bruni Nolani Vita et pleata, Paris, 1840; Bar-
tholmess, Jordano Bruno, Paris, 1847, 2 vol.;
Domenico Berti, Vita di Giordano Bruno, Flo-
rence, 1868. Pour l'appréciation de ses doctrines,
outre les historiens de la philosophie on consul-
tera: E. Saisset, Bévue des Deux-Mondes, 15 juin
1847 ; T. Vacherot, Histoire critique de l'école
d'Alexandrie, Paris, 1851, t. III, p. 189; F. Bouil-
lier, Histoire de la philosophie cartésienne,
Paris, 1854, t. I, p. 11.
BRYSON ou DRYSON. Sous ces deux noms
on a coutume de désigner un seul et même per-
sonnage, un disciple de l'école mégarique, qui
passe pour avoir été à son tour le maître de Pyr-
rhon; mais il est permis de croire, ens'appuyant
sur l'autorité de Diogène Laërce, qu'il y a eu con-
fusion. Selon cet ancien historien de la philoso-
phie, Bryson est un philosophe cynique, originaire
de l'Achaïe, et qui a été l'un des maîtres de Cra-
tès (Diogène Laërce, liv. VI, ch. lxxxv). Dryson est
le nom d'un fils de Stilpon, l'un des plus grands
représentants de l'école de Mégare {id., liv. IX,
ch. lxi).
BUCHEZ (Philippe), né en 1796 dans un vil-
lage belge qui faisait alors partie du département
des Ardennes, mort en 1866, homme politique,
historien, médecin, théologien et philosophe tout
à la fois. Il étudiait la médecine à Paris, dans les
premières années de la Bestauration, et dès lors
se signalait par l'ardeur de ses opinions républi-
caines : il fondait, avec d'autres amis, la char-
bonnerie française, prenait part à plusieurs com-
plots, et surtout à l'affaire de Belfort, qui faillit
lui être fatale. Revenu à ses études scientifiques,
et déjà connu par quelques publications, il adopta
pour un moment les doctrines saint-simoniennes,
travailla à la rédaction du Producteur, mais se
sépara définitivement de l'école, quand elle en-
treprit de fonder une religion. Il était profondé-
ment attaché au catholicisme, qu'il voulait re-
nouveler en l'associant à la démocratie, à la
révolution, et à l'idée d'un progrès indéfini. Cette
conception inspira tous ses travaux et tous ses
actes : elle domine dans le journal VEuropcen
qu'il rédigea presque seul de 1831 à 1832 et de
1835 à 1838; dans la volumineuse Histoire par-
lementaire de la Bévolution française, qu'il pu-
blia de concert avec M. Roux Lavêrgne ; elle est
aussi le trait saillant de ses deux ouvrages phi-
losophiques : Introduction à la science de l his-
toire, Paris, 1833; Essai d'un traité complet de
philosophie au point de vue du catholicisme et
du progrès, Paris, 1840. Devenu le chef d'un pe-
tit groupe de publicistes néo-catholiques, il n'en
resta pas moins un des membres les plus respec-
tés du parti républicain, persévéra dans son oppo-
sition à la monarchie de Juillet, devint après la
révolution de 1848 président de l'Assemblée con-
stituante, qu'il défendit faiblement contre l'at-
tentat du 15 mai, rentra dans la vie privée à la
BUCH
— 216 —
BUDD
chine de la seconde République, et après avoir
publié quelques ouvrages de physiologie et d'his-
toire, mourut en 1866.
La philosophie de Bûchez est celle de l'école
théologique ; elle ressemble beaucoup à celle de
de Bonald, malgré la différence des conclusions;
elle s'inspire visiblement des opinions de Ros-
mini et elle se rapproche, malgré sa grande in-
fériorité métaphysique, de la doctrine de Bordas-
Démoulin, qui poursuit le même but ou plutôt la
même chimère, la confusion de la science et de
la révélation.... Elle manque surtout de profon-
deur et de cohésion; et malgré ses prétentions à
l'originalité, Bûchez, qui laisse voir à chaque page
une ignorance profonde des travaux des philoso-
phes anciens et modernes, reproduit sous le nom
d'innovations des erreurs souvent proposées avec
plus de vraisemblance. Il se croit appelé à ouvrir
une voie inconnue à la science, qui jusqu'à ce
moment est restée païenne. Les Grecs qui, d'a-
près lui, sont les serviles imitateurs des Orien-
taux, l'ont corrompue à sa source, et les chrétiens,
y compris saint Thomas, qui est convaincu de
paganisme, n'ont fait que dégager plus nettement
de cette masse confuse les fléaux qu'elle enve-
loppe, à savoir le matérialisme, le panthéisme,
et surtout l'éclectisme. Il faut restituer à la phi-
losophie la vérité religieuse, fondée sur la révé-
lation, et la vérité historique qui se résume dans
la loi du progrès. L'intelligence humaineest mal
connue, on en a dénaturé le fait capital, à savoir
l'idée. L'idée est un phénomène complexe, im-
pliquant deux éléments inséparables, à savoir, un
acte de l'esprit et un mouvement moléculaire du
cerveau. L'impression n'est pas seulement un an-
técédent ou une condition de la pensée, elle en
est une partie constitutive ; on ne l'en dégage que
par une abstraction artificielle; le fait cérébral
et le fait intellectuel ne sont rien indépendam-
ment l'un de l'autre, et le spiritualisme pur est
aussi faux que le matérialisme. Si l'on objecte
qu'il est difficile d'expliquer par là certaines
idées et entre autres celle de l'infini, Bûchez
répond que cette idée se produit en nous par la
répétition de nos actions et par la pensée que
nous pouvons les répéter toujours, infiniment.
Il croit de bonne foi que cette explication est dé-
cisive, et non moins sincèrement qu'elle n'a rien
de commun avec le sensualisme. Cependant nous
avons des idées qui ne viennent pas des sens :
celle de l'àme, celle de Dieu, celle du devoir.
Faut-il admettre qu'il y a un mode de penser tout
à fait pur et isole de l'activité cérébrale; faut-il
reconnaître cette faculté mystérieuse qu'on ap-
pelle la raison ? Sans doute la raison est natu-
relle à l'homme, mais elle est «un fait physique
et animal, » comme la connaissance. Ces idées
qui sont hors de sa portée, nous viennent d'une
révélation, et la première parole révélée c'est
celle du devoir, « la morale, loi de la fonction
humaine. » vérité originelle qui sert de critérium
à toutes les autres, et à la révélation elle-même,
toujours connue, toujours entendue, principe de
toute science, bien au-dessus des principes mé-
taphysiques, source d'action et de connaissan e
pour l'individu, idéal d'organisation pour la so-
ciété. Cette parole féconde crée en nous-même la
conscience morale, c'est-à-dire la faculté de l'en-
tendre, car il n'y a rien d'inné dans nos âmes;
le monde extérieur d'une part, et la révélation
de l'autre, y mettent tout ce que nous appelons
nos idées. Nous sommes même obligés de raison-
ner pour nous convaincre qu'il y a un Dieu; et la
meilleure sinon la seule preuve qu'on en puisse
fournir, c'est que nous parlons, impuissants,
comme nous sommes, à inventer le langage.
Voilà le « complément du catholicisme. » Voilà
aussi le but du progrès, marqué d'avance, imposé
et non choisi, révélé et non découvert par l'hom-
me. Néanmoins l'expérience nous montre que le
progrès est la loi universelle de la création, et
conlirme cette nécessité d'une ascension vers le
meilleur. On en découvre les preuves dans les
couches superposées du globe, dans la formation
successive d'êtres vivants de plus en plus parfaits,
dans les évolutions de la vie depuis ses premiers
efforts dans l'embryon, jusqu'à son épanouisse-
ment dans l'animal complet. Partout la matière .
obéit à Dieu qui en diminue la passivité, non pas
par son action directe, mais par celle des êtres
qu'il crée successivement. Le monde est donc im-
parfait, mais il le sera de moins en moins : «Dieu
le fera meilleur. » Quant à nous, sans doute nous
devons disparaître et faire place à d'autres créa-
tures moins misérables ; mais l'avenir ne nous en
appartient pas moins. Nous ne sommes en défi-
nitive, chacun pris à part, qu'un mot de Dieu ;
« nous retournerons prendre place dans sa mé-
moire, et y représenter notre existence terrestre
tout animée encore des sentiments de la terre. »
Toutes ces idées sont mêlées à des vues scienti-
fiques qui, suivant le jugement de Geoffroy Saint-
Hilaire (Revue encyclopédique, juillet et août
1833), ne sont pas plus solides que la philosophie
aventureuse dont on vient de lire l'esquisse. Voy.
Damiron, Essai sur l'histoire de la philosophie
au xixe siècle, Paris. 1834, t. II; — Jules Simon,
Philosophie de M. Bûchez, Revue des Deux-Mon-
des, 15 mai 1841 ; — OU, Manuel d'histoire uni-
verselle, Paris, 1842. E. C.
BUDDÉE ou BUDDEUS (Jean-François), qu'il
ne faut pas confondre avec notre GuillaumeBudé,
naquit en 1677 à Anklam, dans la Poméranie.
Après avoir terminé ses études à l'université de
Wittemberg, il enseigna successivement la phi-
losophie à lena, les langues grecque et latine au
gymnase de Cobourg, la morale à Halle ; puis il
revint à léna en 1705, pour y occuper une chaire
de théologie, et mourut en 1729. Plus théologien
que philosophe, plus distingué comme professeur
que comme écrivain, Buddée a cependant rendu
de grands services à la science philosophique par
ses recherches sur l'histoire de la philosophie, et
les ouvrages qu'il publia sur ce sujet ont obtenu,
pendant un temps, une véritable estime. Il a
combattu le dogmatisme de Wolf, et s'est déclaré
franchement éclectique; cependant l'on se trom-
perait si l'on croyait que cet éclectisme fût en-
tièrement au profit de la science et de la raison.
Dans les questions difficiles, mais qui sont pour-
tant du ressort de la philosophie, Buddée en ap-
pelle souvent à la révélation et ne recule pas
même devant le mysticisme. C'est ainsi qu'il
cherche à établir psychologiquement, comme un
fait possible, l'apparition des esprits et leur in-
fluence sur l'àme humaine. Il est plus heureux
lorsqu'il soutient, contre Descartes, que la nature
de l'esprit ne consiste pas dans la seule pensée,
et qu'il cherche à établir l'influence de la volonté.
Mais soit dans la volonté, soit dans la pensée ou l'en-
tendement, Buddée reconnaît deux états : l'état de
maladie et l'état de santé. L'entendement souffre
dans le doute, dans l'erreur, dans la déliance, dans
l'étonnement même. Les maladies de la volonté
peuvent toutes se réduire à l'égoïsme. Il reconnaît
aussi des altérations des fonctions de l'àme qui ont
leur source dans le corps, et qu'il explique en même
temps par le dogme de la chute de L'homme; tels
sont la folie, le délire, l'idiotisme, et, en général,
toutes les infirmités de ce genre. Dans ses recher-
ches historiques, Buddée est plein de conscience et
d'érudition; mais sa critique manque de profon-
deur. Voici la liste de ceux de ses écrits qui peu-
vent intéresser ce Recueil : Historia juris tmtu-
BUFF
— 217 —
BUFF
♦•ce, etc., contenu dans un ouvrage plus général
qui a pour titre : Selecta juris naturœ et gen-
tium, in-8, Halle, 1704; — Elementa philoso-
phiœ instrumentons seu institutionurn philo-
sophiez eclecticœ, t. I, in-8, Halle, 1703; 7e édit.,
1*19; — Elementa philosophiez theoreticœ seu
institutionurn philosophiœ eclecticœ, t. II, in-8,
Halle, 1703; 6e édit., 1717; — Elementa philo-
sophioepracticœ seu institutionurn philosophiœ
eclecticœ, t. III, in-8, Halle, 1703 ; 7e édit., 1717 ;
— Thèses de atheismo et superslitione, in-8,
Iéna, 1717; trad. ail. du même ouvrage, in-8,
1723; trad. franc, avec des remarq. hist. et phil.,
in-8, Amsterdam et Leipzig, 1756; — Analecta
histvriœ philosophiœ, in-8, Halle, 1706; 2e édit.,
1724; — Introductio ad historiam philosophiœ
Hebrœorum, in-8, Halle, 1702, réimprimé en
1721; — Sapientia velerum, h. e. Dicta illus-
triora septem Grœciœ sapientium explicala,
in-4, Halle, 1699: — De xa6ap<-ei pythagprico-
plalonica, in-4, Halle, 1701, et réimprimé dans
les Analecta, dont nous avons parlé plus haut;
Introductio in philosophiam stoicam, en tête
des Œuvres d'Antonin (Marc-Aurèle), édition de
Wolle, in-8, Leipzig, 1729; — Exercilationes
historico-philosophicœ, in-8, Halle, 1695-1696; —
Isagoge historico-theologica ad theologiam uni-
versam, etc., 2 vol. in-4, Leipzig, 1727 ; — Bud-
dei disscrlalionum aliorumque scriptorum a se
aut suis auspiciis edilorum isagoge, in-8, Iéna,
1724, 3e édit. ; — Réflexions sur la philosophie
de Wolf, in-8, Fribourg, 1724 (ail.); —Modeste
réponse aux observations de Wolf, in-8, Iéna,
1724 (ail.); — Modeste démonstration pour
prouver que les difficultés proposées par Bud-
deus subsistent, in-8, ib., 1724 (ail.).
BUFFIER (Claude) naquit en Pologne, de pa-
rents français, en 1640. Encore enfant, il fut ra-
mené en France et naturalisé Français. Il acheva
ses études au collège de Rouen, tenu par les jé-
suites, et entra dans leur compagnie à l'âge de
dix-neuf ans. A la suite d'un démêlé avec l'arche-
vêque de Rouen, il alla à Rome, et de Rome il
revint à Paris, dans le collège des jésuites, où il
passa une vie consacrée tout entière à l'étude et
a l'enseignement. Il mourut en 1737. — Il a com-
posé un grand nombre d'ouvrages sur la philo-
sophie, sur l'éducation et la religion. La plupart
ont été réunis par l'auteur en une collection à
laquelle il a donné pour titre : Cours des sciences
sur des principes nouveaux et simples, in-f°,
Paris, 1732, et qui forme une véritable encyclo-
pédie où l'intelligence et l'application des vérités
scientifiques sont mises à la portée de tous les
esprits.
Quoique Voltaire ait dit dans son Siècle de
Louis XIV que le P. Buffier était le seul jésuite
qui eût écrit quelque chose de raisonnable en phi-
losophie, quoique Reid et Destutt de Tracy aient
fait de lui de grands éloges, il est demeuré trop
oublié et n'a pas encore obtenu la place qui lui
est due dans l'histoire de la philosophie française.
Le P. Buffier, comme philosophe, relève à la
fois de Descartes et de Locke. Un jésuite à demi
cartésien au commencement du xvnr siècle, c'est
quelque chose de piquant et d'étrange pour qui-
conque connaît l'histoire de la philosophie car-
tésienne? En effet, que n'avait pas entrepris contre
cette philosophie l'ordre des jésuites ! Il avait
provoqué des arrêts de proscription, il avait sus-
cité un vrai commencement de persécution. Ce-
pendant, quelques années plus tard, la compagnie
approuve le P. Buffier, qui adopte la plupart de
ces mêmes principes auxquels elle avait si vive-
ment déclaré la guerre. Dans un changement
aussi rapide il faut voir la victoire complète de
la révolution cartésienne et la force triomphante
de ses principes. Le P. Buffier est tout entier ani-
mé de l'esprit philosophique nouveau; il a com-
plètement dépouillé ces formes de la scolastique
pour lesquelles son ordre avait longtemps com-
battu, et il fait bon marché des accidents absolus
et des formes substantielles. Mais l'influence de
Descartes se révèle plus encore par ce qui se
trouve dans le Traité des vérités premières, que
par ce qui ne s'y trouve pas. En effet, le P. Buf-
fier adopte le critérium de l'évidence; il suit la
méthode de Descartes, il professe de l'estime pour
le fameux « Je pense, donc je suis; » il admet
des idées innées au sens même où l'entend Des-
cartes. Mais; à côté de l'influence de Descartes, on
reconnaît l'influence de Locke, dans la philoso-
phie du P. Buffier. Il manifeste pour Locke la
plus vive admiration; comme lui, il restreint la
philosophie dans les bornes d'une analyse de l'en-
tendement humain- comme lui, il combat la
preuve cartésienne de l'existence de Dieu par l'in-
fini et confond l'infini avec l'indéfini. Mais, sur
la question de l'origine des idées, le P. Buffier
se sépare de Locke pour revenir à Descartes, et
il soutient contre Locke l'existence de principes
innés auxquels il donne le nom de vérités pre-
mières, par des arguments qui contiennent en
germe tous ceux que, depuis, a développés l'école
écossaise.
Après avoir signalé les deux grandes influences
philosophiques qu'a subies le P. Buffier, nous al-
lons exposer ce qu'il y a de plus original dans sa
propre philosophie. Cette philosophie est contenue
tout entière dans le Traité des vérités premières,
et elle est résumée sous forme de dialogues dans
les Éléments de Métaphysique mis à la portée
de tout le monde.
Y a-t-il des vérités premières, c'est-à-dire des
propositions qui n'aient pas besoin d'être prouvées,
qui soient évidentes par elles-mêmes? Rien n'est
plus important qu'une pareille recherche, la pos-
sibilité de la science dépend de son résultat. Car,
s'il n'est point de premières vérités, il n'en est
point de secondes, ni de troisièmes, il n'en est
d'aucun ordre et d'aucune nature. Or, selon le
P. Buffier, il existe de telles vérités; d'abord il
en est qui découlent du sentiment de notre propre
existence. Ainsi, cette vérité, que nouspensons,
que nous existons, n'est-elle pas une vérité pre-
mière, évidente par elle-même? Mais si le sens
intime est une source de vérités premières, il
n'est pas la seule, comme quelques philosophes
l'ont prétendu. A suivre le sentiment de ces phi-
losophes, il n'y aurait rien d'évident que le l'ait
de notre propre existence; par conséquent nous
ne pourrions être certains ni de l'existence de la
matière, ni de l'existence de nos semblables. De
telles conséquences sont extravagantes, donc le
principe d'où elles découlent est lui-même extra-
vagant, et il faut admettre l'existence d'une autre
source de vérités premières. Ce raisonnement par
l'absurde est le raisonnement favori du P. Buffier,
et d'ordinaire il n'en emploie pas d'autre.
Quelle est cette autre source de vérités pre-
mières? C'est le sens commun, qu'il définit : « la
disposition que la nature a mise dans tous les
hommes pour leur faire porter, à tous, un juge-
ment commun et uniforme sur des objets différents
du sentiment intime de leur propre perception,
jugement qui n'est point la conséquence d'un
jugement antérieur. » Il décrit ensuite, en dé-
veloppant cette définition, les caractères auxquels,
toujours, sans se tromper, on peut reconnaître
ces vérités premières. Elles sont universelles,
elles se manifestent chez quiconque est doué de
raison. Celui qui ne les aurait pas en son esprit
ne pourrait porter aucun jugement vrai et certain
sur tout ce qui n'est pas sa propre existence.
BUFF
— 218 —
BUFF
Non-sculcinent elles sont universelles, mais encore
elles déterminent nécessairement l'esprit : ainsi
il nous est tout aussi impossible de juger que la
nature n'existe pas, qu'il nous est impossible de
juger que nous-mêmes n'existons pas. Enfin elles
n'ont point de vérités antérieures; et si quelqu'un
niait une de ces vérités, il serait impossible de
la lui démontrer par aucune vérité plus simple
et plus évidente. Le P. Buffier donne les exemples
suivants de ces premières vérités : « 1" Il y a
d'autres êtres et d'autres hommes que moi au
monde; 2° il y a dans eux quelque chose qui
s'appelle vérité, sagesse, prudence : 3° il se trouve
dans moi quelque chose' qui s'appelle intelligence
et quelque chose qui n'est point cette intelligence
et qu'on appelle corps ; 4° ce que disent et pensent
les hommes en tous les temps et en tous les pays
du monde est vrai; 5° tous les hommes ne sont
pas d'accord à me tromper et à m'en faire ac-
croire ; 6° ce qui n'est point intelligence ne saurait
produire tous les effets de l'intelligence, ni des
parcelles dematière remises au hasard former un
ouvrage d'un ordre et d'un mouvement régulier. »
Cette liste, que le P. Buffier n'a pas la pré-
tention de donner comme complète, présente de
nombreuses analogies avec la liste que Reid a
donnée des mêmes principes sous le nom de pre-
miers principes des vérités contingentes. Dans
l'une et l'autre liste on peut remarquer des défauts
analogues, des lacunes, du vague et des répéti-
tions. Le P. Buffier, prenant ensuite une à une
chacune des vérités, montre qu'elle porte avec
elle les caractères distinctifs des vérités premières.
Cette théorie du sens commun est ce qu'il y a
de plus important et de plus caractéristique dans
la philosophie de Buffier. C'est au nom de ces
vérités premières du sens commun qu'il_ juge
tous les systèmes, et qu'il tranche ou déclare
insolubles, sans hésiter, la plupart des questions
de la métaphysique, et toute discussion se ré-
sume, pour lui, en un appel au sens commun.
En un mot, il a la même méthode, les mêmes
frocédés, le même horizon philosophique que
école écossaise. Pour nous, ce n'est pas tout à
fait ainsi que nous concevons le rôle de la phi-
losophie. Sans doute elle doit constater l'existence
de vérités premières, évidentes par elles-mêmes;
mais là n'est pas toute sa tâche. L'existence de
ces vérités étant établie, il faut en rechercher
l'origine, il faut remonter à leur source. Comment
se fait-il que certaines vérités marquées du double
caractère de l'universalité et de la nécessité se
retrouvent dans toutes les intelligences? Quelle
est la source commune d'où elles découlent ? C'est
là une question que le P. Buffier n'a pas résolue,
qu'il ne s'est pas même posée. En outre, s'en
tenir aux affirmations pures et simples du sens
commun, c'est retrancher de la philosophie toute
l'ontologie, et les questions qui de tout temps ont
eu le privilège d'intéresser au plus haut degré le
genre humain. La philosophie, sans nul doute,
ne doit jamais aller contre les vérités universel-
lement reconnues; mais elle peut, mais elle doit
aspirer à en rendre compte. En effet, à quoi se
bornent les alfirmations de vérités du sens
commun? Elles nous attestent que tout phéno-
mène se rapporte à une substance et à une cause :
mais elles ne nous apprennent rien sur la nature
de cette substance et de cette cause. Le sens
commun nous affirme L'existence du temps et de
L'espace; mais si vous l'interrogez sur la nature
du temps et de l'espace, il ne vous répondra pas.
De même, il nousalfirme l'existence d'une beauté,
d'une justice; mais ilne sait pas en quoi consiste
l'essence de cette beauté et de cette justice. Donc,
si la philosophie comprend nécessairement ces
grandes questions relatives à la nature de la
substance, de l'espace, du temps, de la justice,
de la beauté, la philosophie ne peut s'en tenir
au sens commun, puisque sur ces questions le
sens commun est muet. Or l'esprit humain ne se
pose-t-il pas ces questions, et la philosophie ne
doit-elle pas, en conséquence, les agiter et s'ef-
forcer de les résoudre? Ainsi, la philosophie,
comme Buffier, Reid et la plupart des philosophes
écossais semblent le croire, ne doit pas se tenir
dans les bornes des croyances du sens commun,
elle doit les approfondir et les expliquer sous
peine d'en demeurer à un dogmatisme vulgaire.
A côté de la théorie du sens commun, on trouve
encore dans le Traité des vérités première*
quelques questions que le P. Buffier a traitées avec
une certaine originalité, et résolues à l'avance
dans le sens de l'école écossaise : telles sont les
deux questions de la valeur du témoignage des
sens et de la nature des idées. Tous les philoso-
phes de toutes les écoles s'accordaient, à cette
époque, à déclarer suspect et trompeur le témoi-
gnage des sens; Buffier, néanmoins, entreprend
d'en défendre en une certaine mesure la légiti-
mité. Il explique assez bien la vraie cause des
prétendues erreurs attribuées aux sens. Ce ne
sont pas les sens qui nous trompent, mais les
jugements que nous portons à l'occasion du
témoignage des sens : les sens ne nous montrent
jamais que ce qu'ils doivent nous montrer con-
formément aux lois générales de la nature. Ainsi
l'objet propre de la vue, c'est la couleur. Toutes
les couleurs que nous montre la vue n'ont que
deux dimensions et sont toutes sur un même
plan; néanmoins nous voulons juger par la vue
de ce qui est l'objet propre du toucher, à savoir :
des distances et des dimensions des corps, et
alors il nous arrive de nous tromper ; mais
l'erreur vient de ce jugement par lequel nous
étendons arbitrairement les alfirmations immé-
diates du sens de la vue au delà de leurs vraies
limites, et non du témoignage de la vue. Toutes
les erreurs imputées à l'ouïe et aux autres sens
s'expliquent de la même manière; toutes pro-
viennent, non du témoignage direct et immédiat
de chacun de ces sens, mais des jugements par
lesquels nous en étendons arbitrairement la
portée. Reid a traité la même question avec plus
d'étendue, et il la résout aussi de la même ma-
nière et à peu près avec les mêmes arguments.
Buffier a encore devancé Reid sur la question
de la nature des idées, sans toutefois y attacher
la même importance. En effet, dans un chapitre
intitulé : Ce qu'on peut dire d'intelligible sur
les idées, il définit les idées de pures modifica-
tions de notre àme, qui ne peuvent pas plus être
distinguées de l'entendement que le mouvement
du corps remué. Dans ses observations sur la
métaphysique de Malebranche, il soutient encore
que les idées ne sont pas des êtres réels distincts
de l'esprit qui connaît, et que leur réalité est
une réalité purement idéale. Il est impossible de
condamner d'une manière plus expresse la théorie
des idées représentatives.
Tels sont les points les plus remarquables et
les plus originaux du Traite des vérités premières.
Le P. Bullier, dans le même ouvrage, aborde bien,
il est vrai, une foule de questions métaphysiques
relatives à la nature des êtres, à la nature de
l'âme, à la liberté, à l'immortalité; mais il les
traite et Les résout un peu superficiellement, et
le plus souvent il ne semble pas môme entrevoir
les vraies difficultés. Néanmoins, et malgré ses
défauts et ses lacunes, La philosophie du P. Buffier,
placée entre La philosophie de Descartes, qui,
comme système, va bientôt mourir, en laissant
toutes les sciences et toute la société pénétrées
de son esprit et de sa méthode, et la philosophie
BUFF
— 219
BUFF
de Locke qui va lui succéder, possède une cer-
taine originalité qui lui est propre et mérite
assurément une part dans les éloges qui ont été
prodigués à la philosophie écossaise. Entre Reid
et le P. Buffier, les analogies sont nombreuses:
tous deux se proposent de remettre le sens com-
mun en honneur; tous deux, au nom du sens
commun, combattent la plupart des systèmes
de leur temps; tous deux proclament l'existence
d'un certain nombre de vérités premières qu'on
ne peut méconnaître et même chercher à dé-
montrer sans tomber dans les conséquences les
plus extravagantes de l'idéalisme et du scepti-
cisme; tous deux ont le tort de s'en tenir trop
souvent à ces affirmations du sens commun,
sans chercher à les expliquer, comme doit le
faire toute vraie philosophie. Les analogies n'exis-
tent pas seulement dans le' fond, mais encore
dans la forme : tous deux combattent leurs ad-
versaires avec l'arme de l'ironie, et, au nom
du sens commun, ne se font pas faute de les
renvoyer aux petites maisons; toutes deux en-
fin ont une clarté quelquefois un peu superfi-
cielle et un peu diffuse, puisée, en partie, dans
les habitudes de l'enseignement. Enfin il y a
dans le P. Buffier une certaine libéralité d'esprit
qu'on est étonné de rencontrer chez un Père
jésuite, et qui le rapproche encore de Reid et des
philosophes de l'école écossaise. Cette libéralité
d'esprit se manifeste surtout dans son examen
des préjugés vulgaires, où, sous la forme d'un
badinage ingénieux et léger, se cachent des
apologies de la liberté de penser et d'écrire, et
des protestations souvent justes et hardies contre
les opinions le plus généralement reçues dans la
société. Il s'y élève contre la censure, qui, sous
prétexte d'arrêter les mauvais livres, en arrête
une foule de bons ; il soutient qu'il y a beaucoup
moins de mauvais livres que d'ordinaire on ne
se l'imagine, et que dans presque tous il y a
quelque bon côté. Enfin il développe et justifie,
d'une manière fort galante, cette thèse, que l'in-
telligence des femmes est tout aussi apte aux
sciences que l'intelligence des hommes. F. B.
BUFFÔN (Georges-Louis Leclerc, comte de),
né à Montbar le 7 septembre 1707, mort à Paris
au Jardin du roi le 17 avril 1788.
La plus grande gloire de Buffon est celle de
l'écrivain et du savant; mais la science, à la
hauteur où elle s'élève avec le génie, est insépa-
rable de la philosophie. Outre que les travaux de
Buffon sont remplis de ces vues générales où la
philosophie et la science proprement dites ne se
distinguent plus, on y rencontre aussi certaines
théories particulières sur des questions qui agitent
spécialement les philosophes, sur l'esprit humain,
sur la différence qui sépare l'homme de la bête,
sur les sens, sur la vie, sur la nature et sur Dieu.
Renvoyant le lecteur aux nombreux historiens de
la littérature ou de la science qui ont jugé le
style de l'écrivain et les mérites du naturaliste,
et aux biographes plus nombreux encore de
Buffon, nous nous bornons à exposer dans ce
Dictionnaire des sciences philosophiques l'ensem-
ble de ses idées philosophiques, soit générales,
soit particulières.
Si l'on ne fait pas des travaux de Buffon une
étude complète et suffisamment attentive, comme
il peut arriver à celui qui y chercherait surtout
les beautés de son langage; si on lit sans ordre,
sans suite et sans tenir compte des dates quelques
fragments détachés de son oeuvre immense; si
l'on rapproche, certains passages de la Théorie de
la terre, des Epoques de la nature, ou de toute
autre partie de \ Histoire naturelle, on peut, on
doit même être frappé de la différence et parfois
de la contradiction des opinions et des théories
de Buffon sur un même sujet. Quelques-uns en
ont conclu que Buffon était un magnifique
écrivain, un peintre admirable de la nature,
mais au demeurant un savant médiocre, un esprit
sans méthode et peu philosophique, Cette di-
vers^ cette contradiction même dans les idées
sont réelles, mais une étude sérieuse de l'œuvre
entier de Buffon les explique et les fait tourner
à la glorification plutôt qu'à l'amoindrissement
de son génie philosophique.
Une intelligence supérieure n'a pu travailler
durant cinquante années consécutives, avec une
régularité proverbiale, douze et quatorze heures
par jour au milieu des richesses du cabinet du
roi et des matériaux affluant de toutes les parties
du monde, étudier les cieux, la terre, les mi-
néraux, l'homme, les quadrupèdes, les oiseaux,
en plein xvme siècle, lorsque les sciences physi-
ques et naturelles n'étaient pas encore constituées,
sans faire d'immenses progrès dans la découverte
de la vérité, sans que ses yeux s'ouvrissent aux
nouvelles lumières que lui apportaient tous les
jours des faits nouveaux, sans rejeter quelques-
unes des erreurs inévitables du passé. Dans de
semblables circonstances, l'inconséquence avec
soi-même est presque une condition et une ga-
rantie du progrès. Lorsqu'en 1739 Buffon entreprit
son grand ouvrage, il était loin de savoir tout ce
qu'il devait apprendre peu à peu; son siècle
même était, comme lui, d'une ignorance relative,
et il ne connaissait pas tout ce que savait déjà
son siècle. Il avait traduit la Statique des vé-
gétaux de Haies et la Théorie des fluxions de
Newton; mais il n'était ni botaniste, ni astronome,
ni géologue, ni anatomiste, ni zoologiste. Il
prêterait Tournefort à Linné et subissait encore
l'influence de Descartes. Dans son Discours sur
la manière d'étudier et de traiter l'histoire na-
turelle, de 1749, il ne voit dans la méthode et
dans les classifications que des procédés purement
artificiels, que des mots commodes pour alléger
la mémoire et ordonner l'exposition; il fait con-
sister l'histoire naturelle dans la peinture des
individus; il range les quadrupèdes selon les
services qu'ils nous rendent. Mais dans V Histoire
des oiseaux il applique cette méthode qu'il mé-
prisait autrefois clans Linné, et tout en conservant
l'éclat de son pinceau, il essaye de classer les
espèces et les genres, il commence par se railler,
dans la Théorie de la terre, des faiseurs de romans
qui recourent, pour expliquer la formation du
globe, à des causes lointaines et possibles; mais
dans son article de la Formation des planètes, il
met en œuvre ces mêmes causes possibles, et il finit,
dans ses Époques de la nature, par construire
le plus beau de ces romans physiques. C'est en
s'instruisant avec cette patience dont il a fait lui-
même une des formes du génie que Buffon est
parvenu à établir ou à deviner quelques-unes
des plus grandes lois de la nature. C'est ainsi
qu'il a conçu le premier cette idée que la nature
suit un plan général et unique dans la structure
des êtres, dont le développement fait la gloire de
Geoffroy Saint-Hilaire. De même Buffon a pro-
clamé la continuité de l'échelle des êtres toujours
unis les uns aux autres par des nuances graduées;
conceptions trop absolues sans doute et fondées
sur l'observation insuffisante des seuls vertébrés,
mais qui, corrigées par les progrès de la science,
renferment une grande part de vérité. Si Cuvier
a démontré scientifiquement, Buffon a du moins
deviné la loi de la subordination des organes et
des caractères. Il a devancé de même la fameuse
distinction de Bichat entre les deux vies qu'il
nommait animale et organique et auxquelles il
assignait déjà pour caractères opposés l'intermit-
tence et la continuité. Il a soupçonné la vérité
BUFF
— 220 —
BUFF
sur les fossiles. Il a découvert la loi générale de
la distribution des animaux sur le globe, qu'une
science plus avancée n'a fait que confirmer et
étendre. Personne n'a mieux affirmé l'unité de
l'espèce humaine sous la diversité des races :
« L'homme, blanc en Europe, noir en Afrique,
jaune en Asie et rouge en Amérique, n'est que
le même homme teint de la couleur du climat. »
A cette belle raison qui se corrige elle-même,
à ces idées générales qui embrassent facilement
l'ensemble des faits et des êtres, à ces grandes
vues qui devancent l'avenir, on ne saurait mé-
connaître Un esprit vraiment philosophique. Rien
n'est plus propre à donner une idée des change-
ments et des progrès apportés par le travail et
les années dans les doctrines de Buffon que la
comparaison de la Théorie de la terre et des
Époques de la nature, le premier et le dernier
de ses ouvrages. Dans le premier, distinguant les
causes actuelles, présentement visibles, par les-
quelles on donne de ce qui est une explication
positive, des causes lointaines et possibles, par
lesquelles on ne fait qu'imaginer ce qui peut
être, il construit une histoire et une théorie de
la terre. Partout jusque sur les montagnes on
trouve des amas de coquilles, donc la mer a
couvert la terre. Les couches de la terre sont
horizontales, donc elles n'ont pu être déposées
que par les eaux. Enfin les angles des montagnes,
toujours correspondants, n'ont pu être ainsi formés
que par les courants. La terre est l'ouvrage des
eaux. Puis, dans son article sur la Formation
des planètes, il met en œuvre ces causes éloignées,
Îiossibles et non plus actuelles et lentes, avec
esquelles on bâtit des romans et des systèmes,
et il bâtit le sien à son tour. Du reste il ne prétend
pas l'imposer à la raison; né de l'imagination, c'est
a l'imagination seule que le système s'adresse.
Buffon imagine donc qu'une comète a frappé
obliquement le soleil et en a détaché des parties
qui sont devenues les planètes, par conséquent
brûlantes et lumineuses à l'origine. En se re-
froidissant, cette matière du soleil est devenue
opaque; les vapeurs se sont condensées en mers
et l'air s'est dégagé des eaux. Cette terre du
passé est donc l'ouvrage du feu. Ce sont deux
époques différentes de la terre, l'une histori-
que, l'autre romanesque. C'est aussi la première
ébauche des Epoques de la nature. Dans ce
second ouvrage séparé du premier par trente
années d'étude, et le plus grand qui soit sorti de
sa plume, Buffon complète, modifie son système,
et distingue sept grandes époques de la nature.
Remarquant que « la terre est enflée à l'équateur
et abaissée sous les pôles dans les proportions
qu'exigent la pesanteur et la force centrifuge, »
il en conclut qu'elle a d'abord été fluide; de ce
que le globe terrestre a une chaleur intérieure
qui lui est propre, il conclut qu'il a été incan-
descent, et distingue une première et une seconde
époque, « lorsque la terre et les planètes ont
pris leur^ forme, » et « lorsque la matière s'étant
consolidée a formé la roche intérieure du globe.»
La présence des coquilles dans les plaines et sur
les montagnes lui permet d'établir une troisième
et une quatrième époque, «lorsque les eaux ont
couvert nos continents, •> et « lorsque les eaux se
sont retirées et que les volcans ont commencé
d'agir. » De la présence des débris d'éléphants
dans les régions septentrionales du vieux et du
nouveau monde, il induit une cinquième et une
sixième époque, « lorsque les éléphants et les
autres animaux du Midi ont habité les terres du
Nord, » et « lorsque s'est faite la séparation des
continents. •• Enfin l'absence de débris humains
dans ces monuments du passé lui permet de
distinguer une septième et dernière époque,
« lorsque la puissance de l'homme a secondé celle
de la nature.» Plusieurs de ces inductions hardies
sont erronées; il était réservé à Cuvier et à
quelques autres savants plus modernes qui ont
mieux connu les faits de corriger ces erreurs;
mais, comme le dit M. Flourens, « Buffon a vu que
l'histoire du globe a ses âges, ses changements,
ses révolutions, ses époques, comme l'histoire de
l'homme. Il a été le premier historien de la terre.
Cet art de faire renaître les choses perdues de
leurs débris, et le passé du présent, ce grand art,
le plus puissant de l'esprit moderne, c'est à Buffon
qu'il remonte. »
Entre ces deux ouvrages se place l'histoire na-
turelle de l'homme, des quadrupèdes, des oiseaux
et des minéraux. C'est dans l'histoire de l'homme
surtout que se rencontrent certaines théories
particulières sur des questions essentiellement
philosophiques. Ce ne sont plus ici de ces vues
générales pour lesquelles Buffon a eu des suc-
cesseurs et des égaux, mais point de supérieurs
ni presque de devanciers. Quand il parle de
l'homme, Buffon a derrière lui le xvne siècle et
les noms imposants de Descartes et de Locke;
or il est aise de reconnaître que ses idées sur
l'homme procèdent à la fois de celles de ces
deux grands philosophes, et qu'il est incontes-
tablement inférieur à l'un et à i'autre. Ses
hypothèses, bâties sur des faits trop peu nombreux
observés par quelques-uns de ses contemporains
et dont il se hâte de tirer des inductions géné-
rales et arbitraires, manquent, non-seulement de
vérité, mais de nouveauté, de clarté et de pré-
cision. Tremblay et Ch. Bonnet ont remarqué,
en hachant par morceaux des polypes d'eau douce,
que chaque morceau devient un polype complet;
en coupant les pattes et la queue d'une sala-
mandre, que pattes et queue repoussent, peut-
être indéfiniment; qu'en séparant un ver de
terre en deux parties, ces tronçons se complètent,
la tête poussant une queue nouvelle et la queue
une nouvelle tête. Buffon en conclut avec Bonnet
qu'un individu vivant est composé d'une infinité
d'êtres organiques, dont chacun peut devenir
semblable au tout. Ce sont des germes accumules
qui peuvent former autant d'individus complets.
Ch. Bonnet expliquait la génération par une
hypothèse empruntée à Leibniz , celle de l'em-
boîtement des germes. Il supposait que les germes
de tous les êtres préexistent dans la matière et
sont enfermés les uns dans les autres, c'est-à-dire
les enfants dans les parents, que les générations
présentes étaient dans les générations passées
indéfiniment et en sont sorties par un simple
développement, que les générations futures sont
de même contenues dans les présentes et se dé-
velopperont de même. Buffon accepte les germes
accumulés, mais il repousse l'emboîtement de
Bonnet et de Leibniz. 11 suppose, pour expliquer
la nutrition et la génération, que la matière est
pleine de molécules organiques de diverses
espèces, en nombre infini, indestructibles, tout
à fait semblables aux homéoméries d'Anaxagore.
Ces molécules organiques servent à la nourriture
de l'animal que Buflon représente comme une
sorte de moule intérieur élastique, qui s'accroît
sans changer de formes ni de proportions, par
l'admission de molécules respectivement sem-
blables à chacune de ses parties, à peu près
comme croît et se renouvelle la machine cor-
porelle dans la physique de Descartes. Quand le
corps a atteint sa croissance, le surplus des mo-
lécules convenables, au lieu d'être rejeté comme
les autres molécules organiques qui ne convien-
nent pas à l'homme, s'accumule dans de certains
organes et y forme, bous la condition indispen-
sable du mélange des liqueurs des deux sexes,
BUFF
221 —
BUHL
des individus semblables au père et à la mère
par la réunion de molécules semblables à toutes
les parties du corps. Le nouvel individu est mâle
ou feinelle, selon que l'apport de molécules pro-
venant du père ou de la mère est plus considé-
ble. Buffon croyait voir ces molécules organiques
dans les animaux infusoires ou spermatiques dont
il méconnaissait la nature. Il admettait même,
malgré les expériences de Rédi, la génération
spontanée par l'union de ces molécules qui,
douées d'activité, se rapprochaient et donnaient
naissance, à l'état libre, à des êtres inférieurs,
champignons ou vers de terre, et même dans
l'intérieur des corps vivants, aux parasites.
Hommes et animaux se forment de même, mais
Buffon établit entre eux une différence qui rap-
pelle, sans en avoir au moins la clarté, l'hypothèse
cartésienne des animaux-machines. Descartes re-
fusait aux bêtes, non pas la vie, puisque la vie,
même dans l'homme, n'était pour lui qu'un mé-
canisme, mais l'intelligence et jusqu'à la sensi-
bilité. Il expliquait la production de leurs actes,
si semblables aux nôtres en apparence, par le
jeu des esprits animaux dans les nerfs et le cerveau.
Buffon accorde aux bêtes, outre la vie, la sensi-
bilité, des passions, une sorte de mémoire, en un
mot un certain degré d'intelligence, mais le tout
procédant de la même matière, et il remplace le
jeu des esprits animaux par celui de ce qu'il ap-
pelle \es ébranlements organiques. Pour l'homme,
il pense; la pensée est la seule forme de l'âme
indivisible, immatérielle. Voilà un pur souvenir
de Descartes. Mais, sans contester ce spiritualisme
tout cartésien de Buffon, il faut reconnaître qu'il
n'est pas toujours, ni très-conséquent, ni très-
intelligible; que, tout en admettant la doctrine
de Descartes sur l'âme et en reproduisant ses
paroles, Buffon subit également l'influence de
Locke et des tendances générales du xvme siècle.
C'est par la contrariété de ces deux influences
que s'explique cette singulière distinction de
deux mémoires, de deux sensibilités, de deux
intelligences, l'une dérivant de la matière et qui
appartient aux bêtes, l'autre de l'esprit et qui est
celle de l'homme. Buffon est plus heureux lors-
que, s'abandonnant, à la suite de Locke, avec
Condillac et Bonnet, au courant qui entraîne tout
son siècle, il cherche ce que l'homme doit à ses
sens. C'est le meilleur morceau philosophique de
Buffon, que celui où il compare les cinq sens
comme avait fait Aristote, attribue à chacun sa
valeur et donne la palme au toucher dont il fait
par excellence le sens de l'homme, tandis que
l'odorat est celui du quadrupède et la vue celui
de l'oiseau; où, sans tomber dans les excès
d'Helvétius, il montre quels changements ap-
portent dans les idées et dans les passions le
développement et l'exercice des organes des sens,
le climat et la nourriture. Ces pages sont moins
brillantes sans doute, mais bien plus vraies que
le monologue si vante du premier homme, œuvre
magnifique d'imagination et de style, qui n'a
qu'une assez mince valeur philosophique. Cet
Adam qui s'éveille n'est plus vivant que la statue
de Condillac ou de Ch. Bonnet que parce qu'il
est une fiction poétique en même temps que
l'instrument artificiel d'une trop légère analyse.
Hérault de Séchelles attribue à Buffon ce
discours : « J'ai toujours nommé le Créateur,
mais il n'y a qu'à ôter ce mot et mettre à la
place la puissance de la nature.» Il est difficile
de repousser un tel témoignage, mais c'est là
une parole bien invraisemblable. On comprendrait
plus aisément que Buffon eût dit au contraire :
« J'ai toujours nommé la nature, mais il n'y a
qu'à ôter ce mot et mettre à la place la puissance
de Dieu. » En effet, tout en disant que la nature
est un être idéal auquel on a coutume de rap-
porter les phénomènes de l'univers, Buffon la
lait agir comme agirait un Dieu. Le fait incon-
testable et qui ressort de tous les écrits de Buffon,
c'est qu'il n'a pas donné de ce mot nature, si
souvent employé par lui, une définition constante
et précise ; c'est aussi que, s'il a nommé Dieu
souvent comme l'auteur de l'univers, la contem-
plation assidue de ses œuvres ne paraît pas lui
en avoir inspiré un sentiment aussi profond qu'à
Linné qui voyait Dieu passer; Deum sempiter-
num, immensum, omniscium omnipotentem
expergefeclus a tergo transeuntem vidi et
obstupui!
Les meilleures éditions de Buffon sont : la
première, donnée par Buffon lui-même sous ce
titre : Histoire naturelle générale et particulière
avec la description du cabinet du roi, Paris,
Imprimerie royale, 1749-1789, 36 vol. in-4.— Celle
de Lamouroux et de Desmarest, Paris, 1824-1830,
40 vol. in-8.
G. Cuvier avait formé le projet de donner lui-
même une édition des Œuvres de Buffon]; l'édi-
tion de Richard est souvent appelée, mais à tort,
édition du baron Cuvier, parce qu'elle contient
un supplément de Cuvier sur les oiseaux et
quadrupèdes connus depuis Buffon.
On peut consulter : ,Vicq d'Azyr, Éloge de
Buffon ; — Condorcet, Éloge de Buffon ; — G.
Cuvier, Article Buffon dayis la Biographie uni-
verselle de Michaud ; — Geoffroy Saint-Hilaire,
Étude sur la vie, les ouvrages et les doctrines
de Buffon, Paris, 1838, in-8 ; — Flourens, Buffon,
histoire de ses travaux et de ses idées, Paris^
1850, in-12; — Hérault de Séchelles, Voyage a
Montbar, Paris, an IX, in-8; — H. Nadault de
Buffon, Correspondance inédite de Buffon, Paris,
1860, 2 vol. in-8. A. L.
BUHLE (J. Gottlieb), né à Brunswick en 1763,
professa la philosophie d'abord à Goëttingue, puis
à Moscou, et enfin à Brunswick, où il mourut
en 1821. Il s'est borné à enseigner et à développer
la doctrine de Kant ; mais s'il occupe un rang
peu élevé comme penseur, il a rendu à l'histoire
de la philosophie de nombreux et d'importants
services. Lorsque l'Académie de Goëttingue ar-
rêta le projet d'une Histoire encyclopédique des
connaissances humaines, ce fut lui qui fut chargé
d'écrire l'Histoire de la philosophie moderne,
depuis le rétablissement des sciences jusqu'à
Kant. Son ouvrage parut sous ce titre à Goëttin-
gue, en 6 vol. in-8, de 1800 à 1805 ; il a été traduit
en français par J.Jourdan, 7 vol. in-8, Paris, 1816.
Buhle avait publié précédemment une Histoire
de la raison philosophique, 1793, 1 vol. (ouvrage
non continué), et un Manuel de Vhistoire de la
philosophie, avec une Bibliographie de cette
science, 8 vol. in-8, 1796-1804 (ail.). VHistoire
de la Philosophie moderne de Buhle manque en
général de méthode et de proportion. Les systèmes
y sont exposés dans un ordre arbitraire qui ne
permet pas d'en saisir l'enchaînement; l'auteur
ne mesure pas assez, d'après l'importance des
doctrines, la place qu'il leur donne dans son livre.
C'est ainsi que Bruno occupe plus de cent pages,
la Pneumatologie de Ficin cent cinquante-six,
Gassendi cent vingt, et Descaries soixante-dix à
peine. Malgré ces graves défauts, VHistoire^ de
la philosophie moderne ne laisse pas que d'être
éminemment utile par l'exactitude irréprochable
et l'abondance des résumés et des extraits qu on
y trouve. Buhle avait aussi entrepris une traduc-
tion de Sextus Empiricus, demeurée inachevée,
in-8, Lemgo, 1793, et une édition d'Anstote, dont
cinq volumes seulement ont paru, Deux-Ponts,
1791-1800. Le premier volume contient plusieurs
biographies d'Aristote, une dissertation sur les
I3URI
— 222 —
BUIU
Livres acroamatiqv.es et exotériques, le catalogue
des éditions et des traductions du Stagirite, la
nomenclature historique de ses commentateurs et
le traité des Catégories. Les autres volumes
renferment la suite des ouvrages logiques, la
Rhétorique et la Poétique, accompagnés d'une
traduction latine et suivis de notes explicatives.
Cette publication fait le plus grand honneur au
savoir de Buhle, et il est à regretter que les
circonstances ne lui aient pas permis de la ter-
miner. — On trouvera un examen de YHistoire
de la Philosophie moderne de Buhle dans les
Fragments de philosophie contemporaine de
M. Cousin. X.
BUONAFEDE (Appiano), philosophe et publi-
ciste italien du dernier siècle. Il naquit à Com-
niachio, dans le duché de Ferrare, en 1716, entra
en 1745 dans l'ordre des célestins, fut nommé
professeur de théologie à Naples, en 1740, et
occupa successivement plusieurs abbayes. Il mou-
rut en 1793, général de son ordre. Il céda à l'in-
fluence des idées du xvuic siècle, dont on retrouve
les quaiités et les défauts dans les ouvrages sui-
vants, remarquables d'ailleurs par l'originalité
du style : Istoria critica e filosofica del suicido,
in-8, Lucques, 1761; — Istoria délia indole di
ogni fîlosofîa, 7 vol. in-8, Lucques, 1772, Venise,
1783 :^ c'est, sans contredit, le meilleur et le plus
estimé de ses ouvrages; — délia Restaurazione
d'ogni fîlosofîa ne' secoli xvi, xvn e xvin, 3 vol.
in-8, Venise, 1789. Les idées de Buonafede sur
le droit naturel et public ont été exposées dans
deux ouvrages à part : délie Conquiste celebri
esaminate col nalurale diritto délie genti, in-8,
Lucques, 1763; Storia critica del moaerno dirit-
to di natura e délie genti} in-8, Pérouse, 1789.
Dans un écrit intitulé : Rilratlï poetici, slorici
e crilici di varj moderni uomini di lettere, il
imite avec assez de bonheur la manière satirique
de Lucien. Enfin il est aussi l'auteur d'un recueil
de comédies philosophiques : Saggio di commedie
fdosofiche, in-4, Faenza. 1754, publié sous le nom
de Agatopisto Cromaziano.
BURIDAN (Jean), l'un des plus célèbres et
des plus habiles défenseurs du nominalisme. On
ne connaît ni l'époque précise de sa naissance
ni celle de sa mort; mais on sait qu'il naquit à
Béthune, qu'il suivit les leçons d'Occam, dont
plus tard il enseigna les doctrines avec un im-
mense succès; qu'en 1327 il était recteur de l'U-
niversité de. Paris, et qu'en 1358 il vivait encore,
âgé de pius de soixante ans. Nous n'hésitons pas
à regarder comme une fable la tradition suivant
laquelle Buridan, après avoir cédé aux séductions
de Jeanne de Navarre, femme de Philippe le Bel.
aurait échappé comme par miracle à la mort qui
l'attendait au sortir du lit de cette princesse :
car c'est par ce moyen, dit-on, que la reine adul-
tère achelait le silence de ses complices. Jeanne
de Navarre est morte en 1304 à un âge assez
avancé, et cinquante-quatre ans plus tard nous
trouvons Buridan encore plein de vie. On a dit
aussi de fuir les persécutions exercées
contre son parti, c'est-à-dire contre les nomi-
nalistes, il se réfugia en Autriche, et qu'il y fonda
une école devenue le berceau de l'Université de
Vienne. La date qu'on assigne à cet événement
est 1356 : or on sait que l'Université de Vienne
fut fondée en 1237 par l'empereur Frédéric II.
Quant aux prétendues persécutions dont il fut
amencèrent longtemps après sa
mopt, quand une, ordonnance royale, signée par
Louis XI, proscrivit ses œuvres avec toutes celles
e se trouvait enseigné.
' la philosophie et la théologie
entièrement confondues, il y a
cela de remarquable dans lîundan, qu'il a évité
avec précaution toutes les questions théologiques
Il se bornait, dans son enseignement comme
dans ses écrits, à expliquer les œuvres les plus
importantes d'Aristote sur la logique, la méta-
physique, la morale et la politique. Or on sait
qu'à cette époque on ne connaissait pas d'autre
manière de cultiver la philosophie que de com-
menter les écrits du Stagirite. En logique, il s'est
appliqué surtout à rassembler un certain nombre
de règles à l'aide desquelles on devait trouver
des termes moyens pour toute espèce de syllo-
gisme. C'était recommencer le grand art de
Raymond Lulle, et réduire la pensée à une opé-
ration presque mécanique, qu'on a nommée par
dérision le pont aux ducs. En morale il penche
visiblement au fatalisme; mais la manière dont
il pose le problème de la liberté, les objections
qu'il élève contre cette faculté, quoique sans
force en elles-mêmes, témoignent d'une dia-
lectique habile, d'une intelligence très-exercée
aux discussions philosophiques, et contiennent en
germe tout ce qu'on a écrit plus tard en faveur
de la même cause. Selon Buridan, toute la ques-
tion se réduit à savoir si, placé entre deux motifs
opposés, nous pouvons nous décider indifférem-
ment pour l'un ou pour l'autre. Sommes-nous
privés de ce pouvoir; adieu la liberté! Si, au
contraire, nous l'avons, l'action elle-même devient
impossible, car elle est sans raison et sans but.
Comment, en effet, choisir entre deux partis pour
lesquels nous éprouvons une égale indifférence?
Que si l'on prétend que notre volonté incline
naturellement et nécessairement vers le sou-
verain bien, mais que nous avons toujours le
choix des moyens, la situation n'aura pas changé ;
car il nous faut une raison pour nous arrêter à
un moyen plutôt qu'à un autre. S'il est néces-
saire que cette raison l'emporte, nous ne sommes
pas libres. Dans le cas contraire, notre déter-
mination est sans motif et sans règle ; elle
échappe à toutes les lois de la raison, ce qui est
également incompatible ave: l'idée que nous
nous faisons de la liberté [in Ethicam Nico-
machi, lib. III, quaest. 1). Il ne pensait pas que
la liberté puisse consistera choisir le mal, quand
nous avons devant nous les moyens de faire le
Lien, à agir d'une manière déraisonnable quand
Dieu nous a donné la raison, et enfin à nous
montrer moins parfaits que nous ne le serions sans
elle. Il faisait consister le libre arbitre dans la
seule faculté de suspendre nos résolutions et de
les soumettre à un examen plus approfondi.
Quand nous donnons au mal la préférence sur
le bien, c'est que notre esprit est troublé ou dans
l'ignorance; c'est que nous mettons l'un à la
place de l'autre [ubi supra, qua?st. 3, 4, sqq.).
Quant à l'argument auquel Buridan a donné
son nom, et qui nous montre un âne mourant
de faim entre deux mesures d'avoine également
éloignées de lui, ou mourant de faim et de
entre une mesure d'avoine et un seau d'eau, dans
l'instant où ces deux appétits le sollicitent vw
sens contraire avec une force égale, on le cher-
cherait vainement dans les écrits du célèbre
nominaliste, et il n'est pas facile de dire quel
en pouvait être l'usage; car Buridan s'occupe de
la liberté des hommes et non de celle des ani-
maux, que personne ne songeait à défendre. Nous
admettrons volontiers avec Tennemann [Hist
tic tu philosophie, t. VIII. 21' part.) que cet ar-
gument célèbre était plutôt un moyen imaginé
parses adversaires pour tourner en ridicule
opinion sur la liberté d'indifféi
Voici les titres desouvrages de Buridan :Sum-
mula de dialeclica, in-f°, Paris, 1487;-
dium logicœ. in f, Venise, 1489; — Qu estto
in X UOru-i Ethicorum Arislolelis, in-f". Taris,
BURK
— 223 —
BURK
1489, et in-4", Oxfo-d, 1637 , — Quœstiones in
V1IÏ libros Physicorum Aristotelis, in libros de
Anima et in parva naluralia, Paris, 1516; —
In Aristotelis Metaphysica, ib., 1518; — So-
phismata, in-8. — Voy. Bayle, Dictionnaire
critique, et les Histoires générales de la philo-
sophie, surtout celle de Tiedmann.
BURIGNY (J. Lévesque de), né à Reims en
1692, mort en 1785, était frère de Lévesque de
Pouilly, avec lequel il travailla longtemps et fut,
comme lui, membre de l'Académie des inscrip-
tions et belles-lettres. Lié d'amitié avec M. de
Saint-Hyacinthe, l'auteur du chef-d'œuvre d'un
inconnu, il fut attiré par lui en Hollande où
il composa une grande partie des articles de
l'Europe savante. On doit à Lévesque de Bu-
rigny. outre un certain nombre de mémoires
insères dans le recueil de l'Académie des inscrip-
tions, plusieurs ouvrages d'histoire et de poli-
tique : de V Autorité du pape, 1720, 4 vol. in-12,
où il défend les droits du souverain pontife,
mais fixe en même temps les bornes de sa puis-
sance et attaque son infaillibilité ; soutient la
suprématie de l'Église, les droits des évêques et
l'indépendance temporelle des princes; — His-
toire de Sicile, la Haye, 1746, 2vol.in-4; — His-
toire des révolutions de Constantinople, la Haye,
1750, in-4 ou 3 vol. in-12; — Vie de Grotius, avec
l'histoire de ses ouvrages et des négociations
auxquelles il fut employé, Paris, 1752, 2 vol.
in-12; — Vie d'Érasme, Paris, 1757, 2 vol. in-12;
— Vie de Bossuet, Paris, 1761, in-12; — Vie du
cardinal Duperron, Paris, 1768, in-12; — Let-
tre à Mercier de Saint-Léger, sur les démêlés de
Voltaire avec Saint-Hyacinthe, 1780, in-8. On
lui attribue YExamen critique des apologistes
de la religion chrétienne, attribué également à
Fréret. En outre il a rendu à la philosophie
quelques services estimables. En 1724, il avait
publié une Histoire de la philosophie païenne,
2 vol. in-12, pleine de fautes typographiques
qui la rendaient presque illisible. Cette histoire
ayant été malgré cela jugée très-favorablement
par Fabricius, Le Clerc et Brùcker, il en fit pa-
raître une seconde édition, corrigée et sensi-
blement améliorée sous le titre de Théologie
païenne, Paris, 1754. Il a donné encore une tra-
duction française du traité de Porphyre : Sur
Vabslinence de la chair, avec la vie de Plotin,
accompagnée d'une dissertation sur les Génies,
Paris, 1740, in-12.
Voy. Y Eloge de Burigny par Dacier, dans le
tome XLVII des Mémoires de l'Académie des
inscriptions, et le recueil des notions historiques
de Walcknaer.
BURKE (Edmond) naquit en 1730, et mourut
en 1797. Il fit une partie de ses études à l'Uni-
versité de Dublin, sa ville natale. Il ne nous ap-
partient pas de le suivre dans la carrière où il
s'est illustré comme orateur et comme écrivain
politique. Sa place est marquée dans l'histoire
du parlement anglais et dans celle des grands
événements de la fin du dernier siècle. Comme
philosophe, il a mérité une réputation durable
par un livre qui obtint un grand succès à l'époque
où il parut, et qui jouit encore aujourd'hui d'une
certaine réputation, sa Recherche philosophique
sur l'origine des idées du sublime et du beau.
Cet ouvrage, écrit avec élégance, et rempli d'ob-
servations ingénieuses, est un des meilleurs qui
aient marqué les premiers progrès d'une science
encore peu avancée. Burke commence par éta-
blir, dans une introduction étendue, l'universalité
des principes du goût. Le goût, selon lui, est une
faculté complexe, où les sens, l'imagination et
la raison entrent comme éléments. Or, chez tous
les hommes, les sens sont organisés de manière
à percevoir de même les objets; l'imagination
ne fait que varier la disposition des idées qu'ils
lui transmettent; la raison, qui est le pouvoir
de discerner le vrai du faux, a ses règles fixes
Primitivement, le goût ne peut donc être qu'uni-
forme, et ses différences doivent tenir à des
causes accidentelles, comme l'habitude, l'exer-
cice, etc. Il est difficile de contester l'excellente
thèse que soutient Burke ; mais une critique
sévère serait en droit de lui reprocher la part
trop large qu'il fait aux sens, comme éléments
du goût et comme sources d'idées. Quoi qu'il en
soit, Burke, arrivant à parler du sublime et du
beau, se livre d'abord à une étude approfondie
des émotions qui peuvent agiter le cœur de
l'homme. Il distingue le plaisir positif que pro-
duit en nous la présence des objets agréables,
et la sensation mélangée de crainte et de jouis-
sance, le délice, comme il l'appelle, que provoque
l'éloignement de la douleur. Il distingue de
même les passions qui se rapportent à la conser-
vation de soi, et celles qui ont pour objet la so-
ciété; parmi celles-ci, la sympathie occupe le
premier rang. Cela posé, il place le sentiment
du sublime dans la classe des sentiments person-
nels, le sentiment du beau dans celle des passions
sociales, et il considère le premier comme déve-
loppé en nous par l'idée d'une douleur ou d'un
danger auquel nous ne sommes pas actuellement
exposés. Le sentiment du sublime n'est autre que
la terreur accompagnée de la conscience de notre
sécurité. C'est le suave mari magno de Lucrèce.
Burke examine dans une seconde partie les cau-
ses qui produisent le sublime; ce sont, pour ne
citer que les principales, l'obscurité, la puissance,
la privation, l'infinité, la magnificence, la lu-
mière. Cette analyse abonde en observations
intéressantes et vraies, que suggère à l'auteur
la connaissance étendue de la littérature et des
arts ; mais l'explication des faits manque souvent
de profondeur. Une troisième partie est consacrée
à l'idée du beau. Burke y réfute d'abord quel-
ques-unes des définitions proposées par les phi-
losophes. Il fait voir que la beauté ne réside ni
dans la proportion, ni dans la convenance des
parties, ni dans la perfection. C'est peut-ttre le
meilleur chapitre de l'ouvrage. Burke a eu le
mérite de montrer que le jugement du beau
n'est pas le résultat d'une comparaison, qu'il est
instinctif et immédiat. La conclusion qu'il tire
de là sert à établir sa définition : « La beauté est
le plus souvent une qualité des corps qui agit
physiquement sur l'esprit humain par l'inter-
vention des sens ; » théorie singulièrement étroite
qui ne permet pas d'appliquer le terme de beauté
à l'intelligence et à la vertu, et qui réduit
l'étude du beau à la recherche des qualités sen-
sibles des objets qui nous paraissent tels. Engagé
dans cette voie exclusive, Burke ne s'y arrête
plus. Après avoir indiqué les caractères extérieurs
de la beauté, comme la petitesse, la délicatesse,
le poli, etc., il en cherche la cause efficiente dans
les lois de l'organisme et le système nerveux.
Tout ce qui est propre à produire une tension
extraordinaire des nerfs, doit causer une passion
analogue à la terreur et, par conséquent, est
une source de sublime; tout ce qui produit, au
contraire, un relâchement dans les fibres, est un
objet beau : telle est la conclusion hypothétique,
arbitraire, insuifisante, à laquelle aboutit un
ouvrage fort bon à beaucoup d'égards. Esprit fin
et pénétrant plutôt que solide, Burke excellait
surtout à saisir les nuances les plus délicates des
sentiments et des idées. Il a légué à la philo-
sophie de l'art les observations de détails les
plus originales et les plus précieuses et une théo-
rie contestable. La Recherche philosophique sur
BURL
— 224
BURL
l'origine de nos idées du sublime et du beau a
été traduite en français par E. Lagentie de La-
vaïsse, in-8, Paris, 1803. C. B.
BURLAMAQUI (Jean-Jacques) naquit en 1 694
à Genève, où il occupa longtemps une chaire de
droit naturel : mais le mauvais état de sa santé
l'ayant oblige à renoncer à l'enseignement, il
devint membre du conseil intime de la répu-
blique, qualité qu'il conserva jusqu'à sa mort,
arrivée en 1748. Adoptant les vues libérales de
Barbeyrac avec lequel il était lié d'amitié, Bur-
lamaqui fit faire de grands pas à la science du
droit naturel et ne contribua pas peu à la répan-
dre. Mais il avait le tort, comme la plupart de
ses prédécesseurs, de ne pas la distinguer assez
de la morale proprement dite. Loin de penser,
comme Hobbes, que la société civile soit tout le
contraire de l'état de nature^ il admettait une
société naturelle dont la société civile n'est que
le perfectionnement. Le but de celle-ci est d'as-
surer à un certain nombre d'hommes réunis sous
la dépendance d'une autorité commune le bon-
heur auquel ils aspirent naturellement, et que
l'ordre et les lois peuvent seuls leur procurer.
Afin que ce but soit réellement atteint et que
l'autorité ne puisse pas faillir à l'intérêt général
pour lequel elle est instituée, des garanties sont
nécessaires de la part du souverain au profit du
peuple, et ces garanties sont la condition indis-
pensable d'une solide liberté. C'est à peu près
sur ce principe que reposent toutes les consti-
tutions modernes. Le souverain ne peut avoir
au-dessus de lui aucun autre pouvoir pour le
juger et lui infliger un châtiment, autrement il
perdrait son caractère le plus essentiel : c'est ce
que nous appelons aujourd'hui être inviolable et
irresponsable. Cependant Burlamaqui accorde au
peuple tout entier le droit de reprendre ou de
déplacer l'autorité souveraine; mais il préfère
aux royautés électives les royautés héréditaires.
On a de Burlamaqui les ouvrages suivants :
Principes du droit naturel, in-4, Genève, 1747
et souvent réimprimé ; — Principes du droit po-
litique, in-4, Genève, 1751; — Principes du droit
naturel et politique, in-4, Genève^ 1763, et 3 vol.
in-12, 1764 : ce dernier ouvrage n est que la réu-
nion des deux précédents ; — Éléments du droit
naturel.... ouvrage posthume d'après le vérita-
ble manuscrit de l'auteur, in-8, Lausanne, 1774.
Sous le titre de Principes du droit de la nature
et des gens, de Félice a donné une édition com-
plète des œuvres de Burlamaqui, accompagnée
de beaucoup de notes, 8 vol. in-8, Iverdun, 1766,
et Paris, 1791. Une autre édition en a été publiée
par M. Dupin, 5 vol. in-8. Paris, 1820. Tous ces
écrits se distinguent par la clarté et la précision
et offrent un résumé substantiel de la science du
droit naturel, au degré où elle était parvenue du
temps de l'auteur. J. T.
BURLEIGH (Walter) ou Gauthier Bourlei, ec-
clésiastique anglais, né à Oxford en 1275, mort
en 1357, avait étudié sous Duns Scot et pris le
grade de docteur à Paris. Il y professa avant de
retourner en Angleterre, où il fut le précepteur
d'Edouard III. Il avait été le condisciple d'Occam.
Éprouva-t-il le besoin de se distinguer par quel-
que différence systématique de son célèbre rival?
L'intérêt de sa réputation, qui fut grande aussi à
cette époque, le poussait-il à chercher quelque
nuance qui empêchât de confondre son éccle avec
celle d'Occam V Ou enfin obéit-il à des convictions
sincères? Quelle que soit la cause qui ait exercé
sur lui de l'influence, il a développe, sur les uni-
vcrsaux, une opinion moins approfondie que celle
d'uccain, et différente de celle de Duns Scot. Il
nous paraît s'être rapproché du réalisme conci-
liateur de saint Thomas d'Aquin, qui reconnais-
sait que les universaux, en tant qu'universaut,
n'ont point de réalité dans la nature (non habent
esse), mais qu'ils en ont, en tant qu'ils sont ren-
fermés dans les objets individuels (secundum
quod sunt individuata) ; aussi les historiens de
la philosophie ne sont-ils point d'accord sur la
place qu'ils lui assignent dans la grande contro-
verse du moyen âge : Brucker et Tiedmann le
regardent comme nominaliste; Tennemann en
fait un réaliste. Peut-être n'est-il pas impossible
de concilier ces jugements contradictoires.
Dans un livre qu'il a composé sur les univer-
saux, sous la forme d'un commentaire sur Ylsa-
goge de Porphyre, Burleigh, reproduisant les ex-
pressions mêmes de la traduction qu'en a donnée
Boëce, annonce à l'avance l'intention de s'abste-
nir de traiter la question dans le sens platonicien,
et telle que Porphyre l'a posée. 11 n'examinera
pas si les universaux sont corporels ou incorpo-
rels ; il place cette question au delà de l'investi-
gation qu'il se propose; il se promet seulement
de faire connaître les opinions des anciens philo-
sophes, principalement celle des péripatéticiens
sur la véritable nature des idées de genre et d'es-
pèce. D'après cette entrée en matière, il est facile
de voir que le problème ontologique ne sera pas
abordé, et, dès que l'auteur se renferme dans le
point de vue logique et dialectique, on doit s'at-
tendre à ce que les conclusions, à son insu même,
ne seront point complètement défavorables au no-
minalisme, ou, du moins, qu'elles fourniront des
armes contre ses adversaires. Aussi, au terme de
ses efforts, Burleigh est-il nominaliste, en tant
que regardant les universaux comme de purs
noms, lorsqu'on les saisit dans leur conception
abstraite, et réaliste en tant qu'il les considère
comme des réalités dans leur union avec les ob-
jets qu'ils modifient; il est facile de voir qu'ici
toute la dispute repose sur le sens que l'on donne
au mot réalité.
Bixner, sans le déclarer exclusivement réaliste,
incline cependant aie regarder plutôt comme tel,
en se fondant sur le passage suivant, extrait ou
résumé de son commentaire sur la Physique
d'Aristole (tractât. 1, c. n) : « Que le général
n'existe pas seulement comme idée dans l'esprit,
mais qu'il existe encore en réalité: que, par con-
séquent, il ne soit pas un pur idéal, mais qu'il
soit quelque chose de réel, c'est ce que démon-
trent les observations suivantes : a, puisque la
nature n'a pas seulement pour but, dans ses créa-
tions, les individus, mais plus encore les espèces,
et que, d'un autre côté, ce que propose la nature
ne peut être que quelque chose de réel, existant
en soi et en dehors de l'idée, il suit que le gé-
néral est quelque chose d'existant ; b, puisque
les appétits naturels cherchent toujours et uni-
quement le général ; comme on voit, par exem-
ple, le désir de manger en général, ne pas con-
voiter telle ou telle nourriture en particulier;
sur ce fondement, nous devons reconnaître que
le général n'est pas seulement dans la pensée et
dans l'idée, mais encore qu'il est en réalité ; c, en-
fin, puisque les droits, traités, lois, ont tous pour
objet le général, il suit encore nécessairement
que le général doit être quelque chose de réel,
car les commandements généraux doivent avoir
une réalité objective et une force obligatoire. »
Tel est le point principal des travaux philoso-
phiques de Walter Burleigh. Quant au reste de
ses commentaires sur les diverses parties de la
Logique, et sur la Physique d'Aristote, ils re-
produisent, comme l'a fait le moyen âge tout en-
tier, sans en avoir une complète intelligence, les
travaux de ce grand philosophe. Peut-être est-il
juste de reconnaître que l'exposition de Burleigh
a un certain degré de clarté qu'on ne trouve pas
BUTL
— 225 —
CABA
toujours dans les écrivains de cette période, et
qui n'échappa point à ses contemporains ; c'est à
cette qualité, sans doute, qu'il a dû le surnom de
Doctor planus et perspicuus. Indépendamment
de ses commentaires sur Aristote, publiés à Ve-
nise et à Oxford, au xvie siècle, on a de lui un
traité de Vita et moribus philosophorum (in-4,
Cologne, 1472; in-f-, Nuremberg, 1477), dont l'é-
rudition ne paraît pas fort exacte, s'il est vrai
qu'entre autres erreurs, l'auteur confonde Pline le
Naturaliste avec Pline le Jeune. H. B.
BUTLER (Joseph), théologien et moraliste
anglais, naquit, en 1692, à Wantage dans le comté
de Berk. Ses parents étaient presbytériens ; mais
il abjura dès sa jeunesse les principes de cette
communion, pour embrasser la religion épisco-
pale. Cinq lettres adressées à Clarke, en 1713, au
sujet de sa démonstration de l'existence de Dieu,
commencèrent la réputation de Butler comme
philosophe. Il y proposait au célèbre théologien
des objections conçues avec une rare sagacité
contre les preuves de plusieurs attributs divins,
entre autres l'omniprésence. Clarke publia les
lettres de son jeune adversaire avec ses propres
réponses dans la première édition qu'il donna de
son ouvrage, et peu après il fournit à Butler une
occasion de développer ses talents et ses opinions
en le faisant nommer prédicateur à la chapelle
du maître des rôles. Quinze sermons prêches à
cette chapelle et publiés en 1726, in-8, ainsi qu'un
Traité de l'analogie de la religion naturelle et
révélée avec la constitution et le cours de la na-
ture, qui vit le jour en 1756, in-4, achevèrent de
placer Butler au nombre des penseurs les plus
distingués de l'Angleterre. Après avoir possédé
différents bénéfices et avoir été environ un an
secrétaire du cabinet de la reine Caroline, il fut
nommé en 1737 évêque de Bristol, et en 1750
évêque de Durham. Il est mort en 1752.
La doctrine philosophique de Butler est tout
entière contenue dans ses sermons et dans une
double dissertation sur l'identité personnelle et
sur la nature de la vertu, qu'on trouve assez or-
dinairement imprimée à la suite du Traité de
V analogie. Butler a le mérite d'avoir éclairci un
des premiers la notion de l'identité du moi, al-
térée par Locke et surtout par Collins. Il établit
avec force que chacun de nous est convaincu de
persister toujours le même pendant tout le cours
de la vie, et qu'on ne peut révoquer en doute
cette croyance, sans ébranler en nous l'autorité
de nos facultés intellectuelles et sans tomber dans
un scepticisme absolu. Il avait encore vu que la
conscience et la mémoire qui nous attestent notre
identité ne la constituent pas, « qu'un homme,
comme il le dit, est toujours le même homme,
qu'il le sache ou qu'il l'ignore; que le passé n'est
pas anéanti pour être oublié, et que les bornes
de la mémoire ne sont pas les bornes nécessaires
de l'existence. » En morale, Butler a démontré
que l'amour de soi est si peu le principe de tou-
tes les affections de la nature humaine, qu'il ne
rend pas même compte des tendances personnel-
les, comme les appétits. L'amour de soi recher-
che, en effet, les choses comme moyens de bon-
heur; les appétits, au contraire, les recherchent,
non comme moyens, mais comme fins. Chaque
penchant tend à son objet simplement en vue de
l'obtenir. L'objet une fois atteint, le plaisir en ré-
sulte ; mais il ne fait pas distinctement partie du
but de l'agent. Il y a plus, l'amour de soi ne
pourrait se développer si tous les désirs particu-
liers n'avaient pas une existence indépendante ;
car il n'y aurait point de bonheur, puisque celui-
ci se compose de la satisfaction des différents dé-
sirs. Par ces aperçus pleins de justesse, Butler
se séparait des moralistes, qui ont placé dans
PICT. PHILOS
l'intérêt le motif et la règle de toutes les actions-
Il est plus difficile de dire s'il a considéré la fa-
culté morale comme un sentiment ou comme un
pouvoir rationnel. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'au-
dessus des passions, soit personnelles, soit bien-
veillantes, il admet l'autorité de la conscience,
juge suprême du bien et du mal, chargée de sur-
veiller, d'approuver ou de désapprouver les dif-
férentes affections de notre âme, ainsi que les
actes de notre vie; mais il ne se prononce pas
sur la nature de la conscience ; il ne se hasarde
même pas à la désigner par une dénomination
constante. Butler, sous tous ces rapports, se mon-
tre un des précurseurs de l'école écossaise ; il a
le bon sens et l'exactitude, il a aussi l'indécision
et la timidité qui caractérisent les chefs de cette
école. Il a paru, en 1821, une traduction française
du Traité de V analogie de la nature et de la re-
ligion, in-8, Paris. Une excellente édition de ce
traité, accompagnée d'une Vie de Butler et d'un
examen de ses ouvrages, et suivie des deux dis-
sertations dont nous avons parlé plus haut, avait
été publiée en 1809, Londres, in-8, par milord
Halifax, évêque de Glocester. Consultez aussi
M. Cousin, Cours d'histoire de la philosophie
moderne pendant les années 1816 et 1817 ; —
Mackintosh, Histoire de la philosophie morale,
trad. de l'anglais par M. H. Poret, in-8, Paris,
1834, p. 184 et suiv. ; — Jouffroy, Cours de droit
naturel, XIXe leçon. X.
C. Dans les termes de convention par lesquels
certains logiciens désignent les différents modes
du syllogisme, la lettre C, quand elle est la pre-
mière du mot, indique que tous les modes des
trois autres figures marqués de celte initiale peu-
vent être ramenés au mode de la première qui
commence par la même lettre; par exemple, que
Cesare et Camestres se ramènent au mode Cela-
rent. Quand celte consonne est placée dans le
corps du mot, elle indique que le mode dans le
nom duquel elle se trouve, par exemple Baroco
ou Bocardo, ne peut être ramené au mode cor-
respondant de la première figure, Barbara, qu'à
l'aide d'une démonstration par l'absurde. Voy.
Conversion, Syllogisme.
CABALE, voy. Kabbale.
CABANIS (Pierre-Jean-Georges), médecin, phi-
losophe et littérateur, naquit à Cosnac en 1757.
Confié, dès l'âge de sept ans, à deux prêtres du
voisinage, il manifesta de bonne heure du goût
pour le travail et de la persévérance dans ses
études. A dix ans, il entra au collège de Brives;
mais là, une sévérité mal entendue, loin d'assou-
plir et de discipliner un caractère naturellement
irritable, n'eut d'autre résultat que de l'exaspérer
et de lui donner une raideur dont il eut plus tard
beaucoup de peine à se corriger.
Dans les hautes classes, dirigé par des maîtres
pleins de bienveillance, Cabanis montra plus de
docilité ; mais en rhétorique, maltraité de nouveau
par l'un des chefs du collège, il se livra plus que
jamais à toute la violence de son caractère; il
lutta d'opiniâtreté avec ses maîtres ; à de nou-
velles rigueurs, il répondait par de nouvelles
provocations; enfin, et après plus d'une année de
répressions rigoureuses et toujours inutiles, on
finit par renvoyer à son père cet enfant rebelle.
Dans la maison paternelle, on ne sut pas mieux
s'y prendre : on aigrit encore ce caractère in-
domptable ; on le mit de nouveau en révolte ou-
verte, et il fallut plus d'une année encore pour
que son père se décidât à changer de méthode :
il conduisit à Paris le jeune Cabanis et l'aban-
donna complètement à lui-même. « Le parti était
extrême, a dit plus tard Cabanis dans une notice
citée par Ginguené et conservée dans sa famille,
mais cette fois le succès fut complet. » Cabanis
15
CABA
— 226 —
CABA
ne se sentit pas plutôt libre du joug que toutes
ses forces s'étaient employées à secouer, que le
goût de Tétude se réveilla chez lui avec une sorte
de fureur. Peu assidu aux leçons de ses profes-
seurs de logique et de physique, il lisait Locke
et suivait les cours de Brisson ; en même temps
il reprenait en sous-œuvre les différentes parties
de son éducation première. Deux années s'écou-
lèrent ainsi dans la société des classiques grecs,
latins et français.
A l'âge de seize ans, il se livre à des mains
étrangères, et va par mer chercher un pays qu'on
lui représentait comme à demi sauvage, c'est-à-
dire la Pologne : c'était en 1773, à l'époque du
premier démembrement de ce malheureux royau-
me. Il n'y resta que deux années; à dix-huit ans
il était de retour à Paris, et y cultivait la société
de quelques gens de lettres; il se lia plus parti-
culièrement avec le poète Roucher: celui-ci lui
inspira le goût des vers. L'Académie française
avait alors proposé, pour sujet de prix, la traduc-
tion de quelques fragments de Ylliade en vers
français; Cabanis envoya au concours deux mor-
ceaux qui, dit on, ne furent pas même remarqués.
Roucher en a depuis inséré quelques passages
dans les notes du poëme des Mois.
Ces succès de société ne pouvaient assurer à
Cabanis une existence honorable et indépendante ;
sa santé, naturellement délicate, s'était altérée ;
son père le pressait de choisir une profession utile,
il se décida pour la médecine. Son premier maî-
tre fut Dubreuil; il ne devint jamais ce qu'on ap-
pelle un praticien, bien que plus tard il ait été
nommé professeur de clinique ; les généralités
de la science convenaient mieux à son esprit, et
d'ailleurs ses liaisons avec les derniers représen-
tants des doctrines philosophiques du xvine siè-
cle donnèrent à ses études une direction toute
en dehors de la pratique médicale : la faiblesse
de sa santé ne lui aurait guère permis, non plus,
d'affronter les fatigues et les inquiétudes qu'en-
traîne nécessairement une grande clientèle.
Après avoir terminé toutes ses études médica-
les, Cabanis, pour trouver du repos, sans s'éloi-
gner de Paris, s'était retiré à Auteuil : c'est là
qu'il fut admis dans la société de Mme Helvétius
et dans l'intimité, par conséquent, des hommes
les plus célèbres de l'époque; il y retrouva Tur-
got, et y fit la connaissance de Diderot, de d'A-
lembert, Thomas, Condillac et celle du baron
d'Holbach; il y vit Jefferson et Franklin. A peu
près à la même époque il fut présenté à Voltaire
par Turgot ; le vieillard de Ferney était venu à
Paris pour y l'aire jouer sa tragédie d' 'Irène; Ca-
banis lui soumit quelques morceaux de sa tra-
duction de l'Iliade, et en obtint quelques encou-
ragements; il eut cependant le bon esprit de
reconnaître qu'il n'était pas né pour ce genre de
composition, et fit ses adieux a la poésie dans
une imitation lilirc du serment d'Hippocrate in-
titulé : Serment d'un médecin.
Cependant la révolution approchait. Cabanis
l'avait d'abord appelée de tous ses vœux, ets'était
lié d'une amitié assez étroite avec l'un des plus
grands personnages de cette époque, avec Mira-
beau. Cabanis partageait toutes les idées de ce
grand orateur, et il s était associé à quelques-uns
de ses travaux: c'est à lui que Mirabeau dut son
travail sur l'instruction publique. Dans sa dernière
maladie, Mirabeau s'était confié aux soins de Ca-
banis. Les versions les plus contradictoires ont
été répandues sur la nature des graves accidents
qui s'étaient déclarés chez Mirabeau : Cabanis n'y
a vu qu'une péri :ardite suraiguô, et il en a publié
la relation; en 1791, sous le titre de Journal de
la ma Imlic. ri ,l,- la mort d'IIor.-Gabr.-Vict.
liiijuciti de Mirabeau.
Cabanis s'était lié, et plus étroitement encore,
avec un savant illustre devenu aussi l'un des prin-
cipaux personnages de la révolution : nous vou-
lons parler de Condorcet, qui rivalisa de talents
et de malheurs avec les Girondins; Cabanis lui
rendit le dernier service qu'un philosophe de son
école pouvait rendre à un philosophe en d'aussi
grandes calamités. Quand la tourmente révolu-
tionnaire en vint à menacer les hommes les plus
purs, Condorcet se fit donner par son ami Caba-
nis un morceau d'extrait de stramonium, poison
bien plus actif que la ciguë, à l'aide duquel ce
philosophe mit fin à ses jours dans la nuit qui
suivit son arrestation. « Je ne leur demande
qu'une nuit, » disait Condorcet, tant cet infortuné
était sûr d'échapper ainsi à l'échafaud.
Cabanis recueillit les derniers écrits de Con-
dorcet; il épousa plus tard sa belle-sœur, Char-
lotte Grouchy, sœur du maréchal de ce nom. Pen-
dant la Terreur, il s'était exclusivement livré à
la pratique de son art et, pour s'effacer davan-
tage, il s'était fait attacher au service médical
d'un hôpital. C'est dans cet asile de la douleur
et sous la livrée de la misère qu'il trouva le
moyen de sauver une foule de malheureux pros-
crits.
Après le 9 thermidor, en l'an III, Cabanis com-
mença sa carrière publique; il fut nommé pro-
fesseur d'hygiène à l'École centrale de Paris; en
l'an IV, il fut élu membre de l'Institut national,
classe des sciences morales et politiques, section
de l'analyse des sensations et des idées ; en l'an V,
il fut nommé professeur de clinique à l'École de
santé, et, en l'an VI, représentant du peuple au
Conseil des Cinq-Cents.
Cabanis ne fut pas étranger au mouvement du
18 brumaire, et plus tard cette circonstance,
jointe à son mérite personnel, ne contribua pas
peu à le faire entrer au sénat conservateur. Il
conserva, du reste, dans cette assemblée, ses opi-
nions philosophiques et politiques, et fit partie
de la minorité.
Cabanis ne pouvait rien désirer de plus, il était
arrivé aux plus grands honneurs en passant par
l'enseignement; il avait réalisé en quelque sorte
ce que plus tard Napoléon disait de l'Université,
quand il voulait que ce grand corps eût ses pieds
dans les bancs de l'école et sa tête dans le sénat.
Mais Cabanis ne devait point jouir longtemps
de sa haute position ; sa santé, naturellement
précaire, s'altérait de plus en plus : au commen-
cement de 1807, il éprouva une première attaque
d'apoplexie ; il interrompit dès lors tout travail
intellectuel, et quitta Auteuil pour aller passer
la belle saison près de Meulan, chez son beau-
père; l'hiver suivant, il s'établit dans une maison
près du village de Rueil. Les soins les plus assi-
dus et les plus éclairés ne purent conjurer de
nouveaux accidents : le 5 mai 1808, il succomba
à une nouvelle attaque d'apoplexie, à l'âge de
cinquante-deux ans.
Les ouvrages de Cabanis peuvent être partagés
en trois séries bien distinctes : les uns sont pure-
ment littéraires, les autres embrassent les ques-
tions médicales, et les autres portent sur des
questions de philosophie.
Nous n'avons ici à nous occuper que des der-
niers, et plus particulièrement des douze mé-
moires publiés d'abord en 1802 sous le titre de
Traité du physique et du moral de l'homme, et
augmentés, en 1803, de deux tables, l'une analy-
lique, par M. Destutt de Tracy, et l'autre alpha-
bétique, par M. Sue. C'est l'ouvrage connu au-
jourd'hui sous le titre de Raj)porlsd'i physique
cl du moral de l'homme. Les six premiers mé-
moires, ayant été lus à l'Innlitut en 1796 et 1797,
se trouvent imprimés dans les deux premiers vo-
GABA
— 227 —
GABA
lnmes de la cinquième classe ; les autres ont été
publiés ultérieurement.
Les premiers mémoires renferment des consi-
dérations générales sur l'étude de l'homme et sur
les rapports de son organisation physique avec
ses facultés intellectuelles et morales : un court
historique en forme le préambule. Cabanis veut
tout d'abord" prouver que Pythagore, Démocrite,
Hippocrate, Aristote et Épicure ont fondé leurs
systèmes rationnels et leurs principes moraux
sur la connaissance physique de l'homme ; mais,
en même temps, il déclare qu'on ne sait rien de
précis sur la doctrine de Pythagore, et qu'on
peut en dire autant de Démocrite. Quant à Hip-
pocrate, il ne mentionne guère que ses travaux
en médecine. Il termine par quelques mots sur
Épicure, et arrive immédiatement à Bacon. De
Platon il n'est parlé qu'en termes de mépris :
« Les rêves de Platon, dit Cabanis, convenaient
aux premiers Nazaréens et ne pouvaient guère
s'allier qu'avec un fanatisme sombre et igno-
rant. »
Arrivé aux temps modernes, Cabanis a réservé
toute son admiration pour les chefs de l'école
sensualiste, pour Hobbes, Locke, Helvétius et
Condillac; toutefois, son admiration, dit-il, ne
l'empêchera pas de regretter qu'Helvétius et
Condillac aient manque de connaissances phy-
siologiques. Broussais disait précisément la
même chose de Destutt de Tracy. « Si Condillac
eût mieux connu l'économie animale, dit Caba-
nis, il aurait senti que l'àme est une faculté
et non pas un être, » c'est-à-dire que Condillac
serait resté un pur matérialiste. Quant à Des-
cartes, Cabanis a bien voulu le mentionner,
mais avec des restrictions, ses erreurs ne devant
pas nous faire oublier, dit-il, les services qu'il a
rendus à la raison humaine.
Tel est, suivant Cabanis, le tableau rapide des
progrès de l'analyse rationnelle ; ce philosophe
[ voit déjà clairement un rapport étroit entre
es progrès des sciences morales et ceux des
sciences physiologiques ; mais ce rapport devra
se retrouver encore bien mieux dans la nature
même des choses.
Pour exposer convenablement cette nature des
choses; Cabanis pose d'abord en fait que la sen-
sibilité physique est le principe le plus général
que fournisse l'analyse des facultés intellectuel-
les et des affections morales, et il en conclut que
le physique et le moral se confondent à leur
source ; ou, en d'autres termes, que le moral
n'est que le physique considère sous certains
points de vue plus particuliers.
Cette proposition paraît tellement démontrée
à Cabanis, qu'il ne cherchera pas même à en
donner la preuve. Si cependant on trouvait
qu'elle a besoin de développement, il suffirait,
suivant lui, d'observer que les opérations de
l'âme ou de l'esprit résultent d'une suite de
mouvements exécutés par l'organe cérébral.
Singulier complément d'une proposition dénuée
elle-même de preuves, qu'une observation abso-
lument impraticable! Quels sont, en effet, les
prétendus mouvements invoqués ici par Cabanis?
Il suffirait, dit-il, de les observer : mais qui a
jamais pu les observer? et quand ils seraient
observables, comment en inférer que la pensée
résulte de ces mouvements?
Après avoir posé ainsi cette pierre d'attente de
tout son édifice, Cabanis traite incidemment des
tempéraments, puis il revient aux organes
particuliers du sentiment ; son but est surtout
de prouver que la connaissance de l'organisation
répand beaucoup de lumière sur la formation
des idées. Cette proposition peut être vraie; mais
Cabanis nous montre qu'il n'avait lui-même
l
qu'une connaissance fort imparfaite des faits d'ex-
périmentation ; il assure, par exemple, que ce
sont véritablement les nerfs qui sentent; que
c'est non-seulement dans le cerveau et dans la
moelle allongée, mais aussi dans la moelle épi-
nière, que l'individu perçoit les sensations! et
il ajoute que sans ces connaissances il est im-
possible de se faire des notions complètement
justes de la manière dont les instruments de la
pensée agissent pour la produire!
Étrange manière de raisonner ! Cabanis, d'une
part, se contente des notions les plus superfi-
cielles et les plus inexactes pour se rendre
compte des phénomènes de la pensée , et d'au-
tre part, il assure que cette pensée, qui a par-
dessus elle des instruments matériels, est néan-
moins produite par ces mêmes instruments !
Les mémoires suivants sont consacrés à l'his-
toire physiologique des sensations : c'est du
moins le but que se proposait Cabanis ; mais il
n'y a véritablement ici aucune histoire physiolo-
gique. Au lieu de nous exposer, par exemple,
quel est le mode d'action des corps extérieurs
sur les organes de sensations spéciales, de nous
dire ce qui se passe dans chacun de ces organes
sous l'influence des divers excitants, Cabanis s'est
jeté dans l'idéologie de l'époque : ce qu'il prétend
démontrer, c'est que les impressions reçues par
les organes sont également la source de toutes les
idées et de tous les mouvements. Nous ne cher-
chons pas à réfuter la première partie de cette
proposition, savoir que toutes les idées provien-
nent des impressionsfaites sur les organes; nous
dirons seulement que l'école à laquelle apparte-
nait Cabanis a cela de particulier, en psychologie
comme en physiologie, qu'elle n'a jamais pu con-
cevoir un fait d'activité sans un fait préalable
de sensibilité : il lui faut d'abord, et à toute force,
une sensation, et elle veut que celle-ci vienne
toujours du dehors. Cabanis change les mots,
mais il accepte l'idée fondamentale ; seulement,
il trouvait que ses maîtres avaient un peu trop
restreint la source des sensations : il voulait
qu'il en vînt aussi du dedans ; il disait qu'en
idéologie^ il conviendrait de faire la part des
idées qui révèlent des sensations internes. Ca-
banis, en cela, avait parfaitement raison ; il y
avait là toute une source de sensations, qui avait
été négligée par ses prédécesseurs : ceux-ci n'a-
vaient tenu compte que du toucher externe, en
quelque sorte. Or, il est évident que du sein
même des organes il surgit une foule de sensa-
tions, et de sensations qui doivent, pour une
bonne part, contribuer à la formation des idées.
Cette extension devait donc être faite ; et nous
ajouterons que Cabanis a été aussi loin que pos-
sible dans ce sens : ceci l'a conduit à exposer,
mieux qu'on ne l'avait fait avant lui, un ordre
tout entier de déterminations ; nous voulons
parler des déterminations instinctives. Cabanis
a bien traité cette question : il a fait voir que
sur ce point les idées d'Helvétius étaient erro<
nées ; qu'il est une foule de déterminations tout
à fait en dehors de l'expérience et de la raison,
pour lesquelles il n'est nullement besoin d'édu-
cation, qui tout d'abord acquièrent leur plus haut
degré de perfection, parce qu'elles émanent
d'une source tout à fait distincte, c'est-à-dire de
ïinstincl.
Il est d'autres faits que Cabanis avait encore
parfaitement remarqués, mais son système l'é-
garait à chaque instant; en voici de nouvelles
preuves. Nous savons avec certitude, dit-il, que
l'attention modifie directement l'état local des
organes; et il ne se demande pas ce que c'est
au fond que cette attention qui jouit ainsi du
privilège de modifier ses propres organes; cela
CAP» A
— 228 —
CABA
lui paraît tout simple, tout naturel, et il pense
avoir fait suffisamment connaître cette faculté en
la mentionnant en ces termes : l'attention de l'or-
gane sensitif! Et pour rendre compte de certaines
impressions sur le moral de l'homme, il pense
avoir tout dit en affirmant que c'est l'attention de
l'organe sensitif qui met les extrémités nerveu-
ses en état de recevoir ou de leur transmettre
l'impression tout entière. Il ne se demande pas
ce que c'est que cette attention de l'organe sensi-
tif, et comment un organe sensitif peut avoir
une attention.
Mais ce n'est pas tout. Les sensualistes anté-
rieurs à Cabanis, purs idéologues qu'ils étaient,
s'étaient bornés à dire, ou du moins à faire en-
tendre, que c'est le cerveau qui produit la pen-
sée; Cabanis, fort de ses connaissances phy-
siologiques, croit fermement qu'il va compléter
cette doctrine et la mettre hors de doute. Pour
cela il s'est servi d'une comparaison qui depuis
a acquis une sorte de célébrité. « Pour se faire
une idée juste, dit-il, des opérations d'où résulte
la pensée, il faut considérer le cerveau comme
un organe particulier destiné spécialement à la
produire, de même que l'estomac et les intes-
tins à opérer la digestion. » Mais Cabanis n'a
pas entendu faire ici un simple rapprochement ;
il y a pour lui similitude complète entre ces
prétendues opérations. Pour le prouver, il com-
mente ainsi son texte. Et d'abord, pour ce qui
concerne les impressions, « ce sont, dit-il, des
aliments pour le cerveau ; les impressions che-
minent vers cet organe, de même que les ali-
ments cheminent vers l'estomac. » Puis le cer-
veau et l'estomac entrent en activité. « En effet,
reprend Cabanis, les impressions arrivent au
cerveau, le font entrer en activité, comme les
aliments, en tombant dans l'estomac, l'excitent
à la sécrétion, etc. » Ce n'est pas tout encore :
« Nous voyons, poursuit Cabanis, les aliments
tomber dans l'estomac avec les qualités qui leur
sont propres ; nous les en voyons sortir avec des
qualités nouvelles, et nous en concluons qu'il
leur a fait véritablement subir cette altération ;
nous voyons également les impressions arriver
au cerceau.... isolées, sans cohérence.... mais le
cerveau entre en action, il réagit sur elles, et
bientôt il les renvoie métamorphosées en idées. »
Maintenant voici la conclusion. « Donc, nous con-
cluons avec certitude que le cerveau digère les
impressions, et qu'il fait organiquement la sé-
crétion de la pensée ! »
Cabanis n'avait-il pas bien fait de mettre sa
physiologie au service des sensualistes? n'avait-
il pas faitvoir avec certitude commentles choses
se passent? Voilà cependant comment les doctri-
nes de Locke, d'Helvétius et de Condillac avaient
d'abord été complétées par Cabanis; voilà les do-
cuments sans réplique qu'une observation pré-
tendue positive était venue donner à l'idéologie
du xyin" siècle ; voilà enfin comment Cabanis
avait cru devoir définitivement matérialiser l'in-
telligence !
Mais, hâtons-nous de le dire, cette déplorable
théorie de la formation des idées est rachetée,
dans l'ouvrage de Cabanis, par une suite non in-
terrompue de recherches pleines d'intérêt : ce
philosophe traite successivement de l'influence
des âges, des sexes, des tempéraments, du ré-
gine et du climat, sur les idées et les affections
morales; ici, il se montre observateur conscien-
cieux et écrivain élégant : ses considérations sur
les âges et les sexes rappellent quelques-uns des
beaux passages de J. J. Rousseau.
Mais, dans ses théories physiologiques, il reste
souvent en contradiction avec lui-même. Ainsi,
après avoir eu la prétention de tout expliquer
dans l'économie animale par les lois générales
de la physique ou de la mécanique, après avoir
dit que les causes de l'organisation de la matière,
de la formation du fœtus, et des manifestations
intellectuelles, ne sont pas plus difficiles à dé-
couvrir que celles d'où résulte la composition
de l'eau, de la foudre, de la grêle, etc. (Mé-
moire X, § 11), il ne veut rien moins qu'un
principe particulier et distinct pour l'accomplis-
sement des actes de l'économie.
Non-seulement il n'est pas organicien, comme
on l'entend aujourd'hui; il ne croit pas, comme
certains physiologistes contemporains, qu'il n'y
a dans l'homme que des phénomènes physiques ;
mais il n'est pas même de l'école vitalisle de
Bichat. Bichat, en effet, à peu près à la même
époque que Cabanis, professait qu'il suffit de
quelques propriétés vitales pour que tous les
phénomènes se manifestent en nous. Pour tirer
le monde du chaos, disait-il, Dieu n'a eu besoin
que de douer la matière de propriétés générales ;
pour organiser une portion de cette même ma-
tière, pour l'animer, il lui a suffi de la douer de
propriétés spéciales.
Mais Cabanis, nous le répétons, n'est pas de
l'école de Bichat, qui alors était celle de Paris :
il est de l'école de Barthez ou de Montpellier ; il
spiritualise davantage la vie; il n'admet pas
seulement des propriétés, des facultés ; il admet
un principe, un être distinct. Quelque idée que
l'on adopte, dit-il (Mémoire IV, § 1), sur la
cause qui détermine l'organisation, on ne peut
s'empêcher d'admettre un principe que la na-
ture fixe ou répand dans les liqueurs séminales
Plus loin (loco cit.), il affirme non moins positi-
vement qu'aux éléments matériels de l'écono-
mie se joint un principe inconnu quelconque.
On voit quelle est la différence des trois
écoles physiologiques contemporaines : les unes
ne veulent voir en nous que de simples phéno-
mènes physiques, et tels que, pour les manifes-
ter, la matière animale n'a pas besoin d'être
régie par d'autres lois que celles qui gouvernent
la matière inorganique; d'autres admettent
qu'indépendamment des phénomènes physiques,
il y a des phénomènes qui attestent des pro-
priétés plus spéciales, c'est-à-dire des propriétés
vitales; d'autres enfin veulent qu'aux éléments
matériels se joigne, s'ajoute un principe inconnu
quelconque qu'ils appellent âme, archée, ou
principe vital.
Cabanis est de ce nombre, et Bichat aurait pu
lui adresser, sur' ce dernier point, le reproche
que lui, Cabanis, adressait à Condillac au sujet
du principe de l'intelligence. Nous avons vu que
Cabanis disait, en parlant de Condillac, que, si
cet idéologue avait eu des notions plus exactes
sur l'économie animale, il n'aurait pas fait de
l'âme un être distinct ou un principe, mais bien
une faculté ou une propriété ; or Bichat aurait
pu semblablement dire à Cabanis, qu'avec des
notions plus exactes en anatomie générale, il
n'aurait pas fait, non plus, de la vie un être dis-
tinct ou un principe, mais un ensemble de pro-
priétés.
Maintenant que l'on connaît les opinions que
professait Cabanis sur ce point de doctrine, il
pourra paraître assez étrange que, dès cette même
époque, il n'ait pas été tout d'abord conduit à
adopter des idées analogues sur les fonctions de
l'âme. Comment se fait-il, en effet, que, par le
l'ait de ses observations en physiologie, et de la
rectitude naturelle de son esprit, Cabanis ait
compris que la vie ne saurait être une résultante,
un produit du jeu des organes; et qu'il n'ait
pas également senti que, pour les manifestations
intellectuelles, il faut, de toute nécessité, ou un
CABA
— 229
CABA
principe immatériel analogue, susceptible d'en-
trer en conflit avec les organes, ou, comme le
voulait Stahl, un seul et même principe chargé,
d'une part, d'organiser la matière, de l'animer,
et, d'autre part, une fois le cerveau développé,
de se montrer cause efficiente de toutes les ma-
nifestations mentales?
Ceci est d'autant plus inexplicable, que la
logique est la même dans les deux cas. Aussi les
matérialistes complets le sont aussi bien pour la
vie que pour l'âme : d'un côté comme de l'autre,
ils ne voient que de la matière et des pnénomènes
physiques. Or, Cabanis ne fait pas difficulté de
spiritualiser la vie, et il ne lui répugne pas de
matérialiser l'âme ! dans l'une il voit un principe,
dans l'autre un résultat, et son livre tout entier
roule, au fond, sur ces deux points. Donc, quand
ii dit que dans l'homme il n'y a que du physique,
il faut entendre cela pour l'intelligence et non
cour la vie. Mais ces doctrines n'ont pas toujours
été celles de Cabanis ; il est venu, dans le cours
de sa vie, une époque mémorable où un grand
changement s'est opéré dans son esprit relati-
vement aux causes premières.
Vers 1805, un homme jeune encore, mais qui,
depuis, s'est fait connaître par des travaux esti-
mables, vint partager la retraite où vivait Ca-
banis. Nourri de la lecture des anciens, versé
profondément dans les doctrines de la philoso-
phie stoïcienne, dont il se proposait même
d'écrire l'histoire, ce jeune homme, qui n'est
autre que M. Fauriel, eut avec Cabanis de longs
entretiens : il discutait avec lui ces hautes ques-
tions qui de tout temps, ont si vivement inté-
ressé les esprits distingués. Empruntant à la
philosophie du Portique de sublimes enseigne-
ments, il montrait sans doute à Cabanis l'insuf-
fisance des doctrines physiologiques entées sur
la philosophie du xvme siècle. Cabanis finit in-
sensiblement par modifier ses idées, non sur les
causes premières des phénomènes vitaux, mais
sur les causes premières des phénomènes intel-
lectuels , puis sur celles des phénomènes du
monde physique ou de l'univers.
De là sa fameuse lettre à M. Fauriel sur les
causes premières; lettre publiée en 1824 et su-
brepticement par Bérard, de Montpellier, avec
des notes, sur l'esprit desquelles nous n avons
pas à nous expliquer.
Cabanis aurait pu véritablement donner ces
nouvelles idées comme le complément logique
de celles qu'il avait émises dans son ouvrage, du
moins en ce qui concerne le moral de l'homme.
Le matérialisme auquel il visait autrefois était
réellement en désaccord avec son spiritualisme
physiologique, et sa théorie de la sécrétion des
idées n'était qu'un hors-d'œuvre ridicule.
Dans sa lettre à M. Fauriel il se montre con-
séquent avec ses doctrines fondamentales ; mais
il tombe dans le stahlianisme, auquel ne pou-
vait manquer de le conduire son principe vital
inné.
Il persiste encore à soutenir, il est vrai, que
toutes nos idées, que tous nos sentiments, que
toutes nos affections, en un mot que tout ce qui
compose notre système moral, est le produit
des impressions qui sont l'ouvrage du jeu des
organes; mais il se pose une question toute nou-
velle et qui montre que son esprit était enfin
dégagé des préjugés de son école : il se demande
si, pour cela, on est en droit d'affirmer que la
dissolution des organes entraîne celle du sys-
tème moral et surtout de la cause qui relie ce
même système.
Si donc Cabanis est resté trop exclusif, trop
sensualiste, en ce qui concerne les éléments de
la pensée, ou plutôt, les matériaux des idées, il
devient tout à fait spiritualiste quant au principe
de l'intelligence, puisqu'il conclut qu'à raison
de son innéité et de sa nature non matérielle,
ce principe ne saurait partager la dissolution de
la matière organique.
Le moi, dit-il, ainsi que tout le système moral
auquel il sert de point d'appui, de lien, ou
plutôt la force vitale elle-même, est le simple
produit des actions successives des organes et
des impressions transmises ; ou bien les combi-
naison* systématiques des organes, leur dévelop-
pement successif et leurs facultés et fonctions
sont déterminés par un principe actif: telle est,
en effet, l'alternative que se sont toujours posée
les philosophes et les physiologistes. Cabanis
examine à fond ce double problème; il pèse le
pour et le contre, aidé cette fois par les lumières
de la physiologie moderne et de la philosophie
antique, et il conclut que le principe vital dont
il fera tout à l'heure le principe mental, est, non
pas le résultat des actions des parties, non pas
même, ajoute-t-il, une propriété attachée à une
combinaison animale, mais une substance^ un
être à part et distinct : proposition qu'il avait en
quelque sorte ébauchée dans ses Rapports du
physique et du moral de Vhomme, en donnant le
principe vital comme surajouté par la nature aux
éléments matériels de l'économie; mais ici il la
complète en avouant que ce principe fonctionne
plus tard comme principe de l'âme ou du moi :
le principe vital est sensible, dit-il, par con-
séquent la conscience du moi lui est essentielle.
Ainsi par cela même que Cabanis croyait déjà
à l'immatérialité et à l'innéité du principe de la
vie, il s'est trouvé amené à croire à l'immatéria-
lité et à l'innéité du principe de l'intelligence,
puisque c'est tout un pour lui, et enfin comme
conséquence encore de la préexistence ds ce
principe, il est forcé de croire à sa persistance
après la mort.
La persistance du principe vital, dit-il (Let-
tre, etc., 74), après que le système a cessé de
vivre, entraîne celle du moi.
Ajoutons que Cabanis n'a pas formulé ces pro-
positions comme des articles de foi ; il a examiné
toutes les raisons produites de part et d'autre et
il termine en disant : Tels sont les motifs qui
peuvent faire pencher la croyance d'un homme
raisonnable en faveur de la persistance du prin-
cipe vital ou du moi, après la cessation des mou-
vements vitaux dans les organes.
Cabanis, du reste, n'émettait à ce sujet que
des probabilités; il a eu soin de le rappeler à la
fin de sa lettre : N'oublions pas, dit-il, que nous
sommes ici dans le domaine des probabilités.
Aussi a-t-il assigné une somme diverse de pro-
babilités en raison de l'étendue des croyances
sur tous les points.
Il trouve par exemple que pour ce qui est de
cet ensemble d'idées et de sentiments que nous
regardons comme identifiés avec, le moi et sans
lesquels nous le concevons difficilement; si on
se demande s'il peut encore subsister quand les
fonctions organiques, dont il est tout entier
le produit, ne s'exécutent déjà plus ; on trouve
que les probabilités favorables à l'affirmative
deviennent plus faibles.
Et dans l'hypothèse de Cabanis elles devaient,
en effet, être devenues plus faibles, puisqu'il ne
voyait dans cet ensemble, dans ce système moral,
qu'un simple produit des impressions faites sur
les organes, et par suite des fonctions de l'éco-
nomie; mais s'il est resté trop exclusif sur ce
point, il n'en a pas moins fini par individualiser
et par immatérialiser son double principe de la
vie et de l'intelligence humaine.
Maintenant à quelles idées Cabanis était-il
CABA
— 230 —
CALE
arrivé sur la cause première des phénomènes
de l'univers? Cabanis, nous l'avons vu, avait déjà
reconnu l'existence et l'unité de cette cause
sous le nom de nature, mais sans s'expliquer sur
aucun de ses attributs; ici il ne fait pas diffi-
culté de lui accorder de Y intelligence et de la
volonté : aujourd'hui on l'accuserait, sans doute,
de panthéisme, car il ajoute que ce principe
d'intelligence doit être partout, puisque partout
la matière tend à s'organiser.
Du reste, sa physiologie générale ressemble à
sa physiologie de l'homme : il trouve que l'idée
d'un système purement mécanique de l'univers
ne peut entrer que dans peu de têtes, et qu'il
faut toujours supposer une intelligence et une
volonté dans cette cause générale.
Cabanis, en physiologie humaine, n'avait pas
voulu se contenter des propriétés vitales de Bi-
chat ■ il ne croit pas, non plus, que tous les phé-
nomènes de l'univers soient le simple résultat
des propriétés de la matière ; il ne croit pas,
comme Bichat, qu'il aurait suffi à Dieu, pour
tirer Je monde du chaos, de douer la matière de
trois ou quatre propriétés : il voit dans l'ordon-
nance et dans la marche universelle des choses,
une intelligence qui veille, et une volonté qui
agit.
Mais Cabanis ne va pas plus loin dans sa
croyance; pour lui cette cause est, comme il le
dit, une intelligence voulante, et rien de plus.
L'intelligence et la volonté lui sont essentielles;
mais il ne se croit pas fondé à la revêtir d'autres
attributs, tels que la bonté ou la justice, par
exemple. Là s'arrêtent ces probabilités qui, du
reste, lui paraissent plus fortes encore pour la
cause première que celles qui militent en fa-
veur de l'existence d'un principe immatériel dans
l'homme.
Telles sont les modifications ou plutôt les
extensions que les idées de Cabanis avaient éprou-
vées vers les derniers temps de sa vie, à une
époque où son intelligence n'était affaiblie ni
par l'âge, ni par la maladie; il avait alors à
peine cinquante ans 1
On ne saurait donc regarder sa lettre à M. Fau-
riel comme une palinodie, ou comme une rétrac-
tation; c'est le dernier mot d'un penseur, d'un
physiologiste de bonne foi, dont les idées étaient
devenues plus justes et surtout plus étendues.
Les ouvrages publiés par Cabanis sont les sui-
vants : Observations sur les hôpitaux, in-8, Pa-
ris, 1789; — Journal de la maladie et de la
mort d'Hor.-Gabr.-Vict. Riquetti de Mirabeau,
in-8, ib.; 1791 ; — Essai sur les secours publics,
in-8, ib., 1796; — Mélanges de littérature al-
lemande, ou Choix de traductions de l'allemand,
in-8, ib., an V (1797) ; — du Degré de certitude
en médecine, in-8, ib., 1797, et in-8, ib., 1802,
avec des notes ; — Rapport fait au Conseil des
Cinq-Cents sur l'organisation des écoles de
médecine, in-8, an VII (1799) ; — Quelques con-
sidérations sur l'organisation sociale en général
et particulièrement sur la nouvelle constitution,
in-12, ib., 1799; — Traité du physique et du
moral de l'homme, in-8, Paris, 1802, 2 vol. in-8;
ib., 1803, augmenté de deux tables : l'une ana-
lytique, par M. Destutt de Tracy, l'autre alpha-
bétique, par M. Sue, 2 vol. in-8, ib., 1815, sous
le titre de Rapport du physique et au moral de
l'homme; 2 vol. in-8. ib., 1824, avec la table et
Îuelques notes de M. Pariset; 3 vol. in-12, ib.,
824, avec les tables et une Notice sur la Vie de
l'auteur, par Boisseau; — Coup d'oeil sur la
révolution et la réforme de la médecine, in-8,
ib., an XII (1804) ; — Observations sur les affec-
tion catarr haies, in-8, ib., 1807 ; — Lettre à
M. F. sur les causes premières avec des notes,
par Bérard, in-8, ib., 1824. — Dans l'édition
publiée en 1823-25, par Thurol, on trouve encore
quelques autres travaux de Cabanis : tels que la
Note sur le supplice de la guillotine; le Travail
sur l'éducation publique; une Note sur un genre
particulier d'apoplexie ; deux Discours sur Hip-
pocrate ; une Notice sur Benj. Franklin ; un Éloge
de Vicq-d'Azir; une Lettre >ur les poëines d'Ho-
mère; des Fragments de sa traduction de l'Iliade,
et le Serment d'un médecin. M. L. Peisse a
donné une excellente édition, annotée, des Rap-
ports du physique et du moral de l'homme,
Paris. 1844, in-8. F. D.
CAIUS, philosophe platonicien du ne siècle de
l'ère chrétienne. Il passe pour avoir enseigné la
philosophie, sans doute la philosophie platoni-
cienne, au célèbre Galien. C'est tout ce qu'on
sait de lui, car il n'a laissé aucun écrit.
CAJETAN (Thomas de Vio, dit), né à Caiète,
aujourd'hui Gaëte, le 20 février 1469, entra à
l'âge de seize ans chez les dominicains, professa
avec succès la théologie à Brescia et à Pavie, de-
vint procureur de son ordre en 1500, général en
1508, cardinal en 1517, et fut envoyé en Allema-
gne, l'année suivante, avec le titre de légat, pour
opérer un rapprochement entre le saint-siége et
Luther. Au retour de cette mission qui ne put
réussir, malgré les talents du négociateur, Caje-
tan obtint l'évêché de Caiète, qu'il conserva jus-
qu'en 1 530. Rappelé à Rome vers cette époque par
Clément VII, il mourut dans cette ville le 9 août
1534. Le nom de Cajetan appartient principale-
ment à l'histoire de l'Église ; cependant, parmi
ses nombreux ouvrages, qui ont la plupart pour
objet des points de théologie ou de discipline ec-
clésiastique, la philosophie peut revendiquer des
commentaires sur la Somme de saint Thomas, sur
les Seconds Analytiques d'Aristote, les Catégo-
ries, le traité de l'Ame, les livres du Ciel et du
Monde, et la Physique. Quelques-uns de ces com-
mentaires ont vu le jour ; d'autres sont restés
manuscrits. Voy. la notice étendue consacrée
au cardinal Cajetan par Quetif et Echard, dans
la Bibliothèque des Frères Prêcheurs, t. II, p. 14
et suiv. X.
GALANUS. Tel est le nom sous lequel les au-
teurs grecs nous ont conservé le souvenir d'un
philosophe indien, d'un gymnosophiste, ou, comme
nous dirions aujourd'hui, d'un brahmane qui
s'attacha à la fortune d'Alexandre le Grand. Son
vrai nom, suivant Plutarque (Vie d'Alexandre),
était Spines' mais parce qu'à tous ceux qui l'a-
bordaient il adressait le mot cala qui, dans sa
langue, signifiait salut, les Macédoniens l'appe-
lèrent Calanus. Il serait du plus haut prix pour
l'histoire de la philosophie que l'on eût conservé
de ce personnage quelques paroles, quelques sen-
tences philosophiques ou religieuses; mais nous
ne connaissons absolument de lui que sa mort
extraordinaire. Arrivé à l'âge de quatre-vingt-six
ans, et ne pouvant supporter les inhrmités et les
maladies qu'il s'était attirées en changeant de
climat pour suivre le conquérant de l'Asie, Ca-
lanus se brûla avec une pompe tout à fait théâ-
trale, couvert de vêtements somptueux, sur un
bûcher parfumé; en présence d'Alexandre et de
son armée rangée en bataille. On dit qu'avant de
mourir il prononça ces paroles : « Apres avoir vu
Alexandre et perdu la santé, la vie n'a plus rien
qui me touche. Le feu va brûler les liens de ma
captivité. Je vais remonter au ciel et revoir ma
patrie. » Ses funérailles furent célébrées par une
orgie où plusieurs des convives d'Alexandre per-
dirent la vie. Voy. Gymnosophistes.
CALENTES ou CADENTES. Terme de con-
vention mnémonique par lequel les logiciens dé-
signaient un des modes de la quatrièmo figure
GAME
— 231 —
CAMP
du syllogisme. Voy. la Logique de Port-Royal,
3e partie, et l'article Syllogisme.
CALKER (Frédéric), philosophe allemand, pro-
fesseur à l'Université de Bonn depuis 1818, auteur
d'un grand nombre d'ouvrages : sur la Signifi-
cation de la philosophie, Berlin, 1818; Théorie
des lois primitives du vrai, du bon et du beau,
Berlin, 1820; Propédeutique delà philosophie,
Bonn, 1820; Règles de la pensée ou Logique et
Dialectique, Bonn, 1822. De tous ces écrits, le
plus important est celui qui traite du vrai, du
bien et du beau. Il ne peut pourtant pas mériter
à son auteur le renom de penseur original. Il ne
fait guère que reproduire les idées de Pries (voy.
ce nom) en leur donnant une forme systématique
et en se servant d'une terminologie qui lui est
propre. Comme son maître, il semble incertain
entre Kant et Jacobi, mais il finit par incliner
vers ce dernier. En dernière analyse, tout a pour
lui sa raison suffisante et sa fin dans la foi, con-
sidérée sous trois aspects, dans la connaissance,
dans l'amour, dans l'action. Fries n'a pas manque
de faire remarquer lui-même que Calker, en don-
nant une place considérable à l'amour parmi les
jouissances de l'âme humaine, n'a fait que se con-
former à ses propres opinions.
CAT.LICLÈS. Nous ne connaissons Calliclès
que par le Gorgias de Platon, où il nous est re-
présenté comme un Athénien de distinction, in-
timement lié avec les sophistes, très-vivement
pénétré de leur esprit et de leurs doctrines, mais
n'en faisant pas métier pour s'enrichir, et n'en
développant que pour son propre compte les con-
séquences morales et politiques. Il n'est pas pos-
sible de croire que ce personnage soit imaginaire,
lorsque tous les autres noms, chargés d'un rôle
dans les drames philosophiques de Platon, appar-
tiennent non-seulement à l'histoire, mais à l'his-
toire contemporaine. Selon Schleiermacher (In-
trod. au Th<:élèle, p. 335), Calliclès n'est qu'un
prête-nom, et c'est Aristippe que Platon veut
frapper en lui ; cette conjecture peut être vraie,
mais il est difficile de la changer en certitude.
Quoi qu'il en soit, généralisant les idées qu'il s'é-
tait faites de la législation et du gouvernement
dans la société démocratique où il vivait, Calli-
clès regardait les lois comme l'œuvre de la mul-
titude pour contenir les hommes qui pourraient
s'élever au-dessus d'elle, comme l'œuvre des fai-
bles pour enchaîner les forts. Il n'est pas le seul
homme de son temps à qui on ait attribué des
opinions de ce genre; si nous en croyons Sextus
Empiricus (Adv. Malhem., p. 318, édit. de Ge-
nève; Hyp. Pyrrh., p. 155), elles appartenaient
aussi à Critias, l'un des trente tyrans d'Athènes.
CALLIPHON, philosophe très-obscur dont nous
ne connaissons absolument rien, sinon cette opi-
nion citée et adoptée par Carnéade, que le sou-
verain bien consiste dans l'alliance du plaisir et
de la vertu, en laissant toutefois à la vertu la
prépondérance. Le nom même de Calliphon ne
nous est connu que par cette obscure mention de
Carnéade. Voy. Cicéron, Acad., lib. II. c. xlii et
xlv ; de Finibus, lib. II, c. vi; TuscuL, lib. V,
c.xxx et xxx!.
CAMERARIUS (Joachim Ie'), littérateur et sa-
vant universel, disent les biographes, naquit à
Bamberg, en 1500, et mourut en 1574. Son vrai
nom est Liebhard ; Camerarius n'est qu'un sur-
nom donné à sa lamille dont plusieurs membres
avaient été chambellans. Enfin il est appelé Joa-
chim I" pour qu'on ne le confonde pas avec son
fils dit Camerarius junior, médecin distingué
de son temps. 11 prit une grande part aux affaires
religieuses et politiques de son siècle. Possédant
à un très-haut degré de perfection l'intelligence
du gjec et du latin, il fit passer avec bonheur
plusieurs ouvrages de la première de ces deux
langues dans la seconde. Il avait à peine treize ans
que ses maîtres n'avaient déjà plus rien à lui ap-
prendre. Ami de Mélanchthon, il rédigea, de con-
cert avec lui, l'acte célèbre connu sous le nom
de Confession d'Augsbourg. Naturellement grave
et sérieux, Camerarius ne parlait, dit-on, que par
monosyllabes, même à ses enfants. Il avait une
aversion si prononcée pour le mensonge qu'il le
trouvait impardonnable jusque dans la plaisan-
terie. Grammairien, poète, orateur, historien,
médecin, agronome, naturaliste, géomètre, ma-
thématicien, astronome, antiquaire, théologien,
Camerarius s'est fait aussi un certain nom en phi-
losophie. Il passait surtout pour posséder supé-
rieurement l'histoire ancienne de cette science.
Éditeur d'Archytas, commentateur d'Aristote. de
Xénophon, de Cicéron, et de quelques autres écri-
vains de l'antiquité, il s'était appliqué à pénétrer
les doctrines mystérieuses des pythagoriciens, et
donnait, avec connaissance de cause, la préfé-
rence à la morale d Aristote sur les morales stoï-
cienne et épicurienne. Il répétait, avec Cicéron,
que les platoniciens et les académiciens différaient
bien plus dans les mots que dans les choses. Parmi
ses cent cinquante ouvrages indiqués dans les
Mémoires de Nicéron, t. XIX, nous n'en trouvons
qu'un assez petit nombre qui soient relatifs à la
philosophie. Ce sont les suivants : Prœcepta mo-
rum ac vitœ, accommodala œtati puerili, in-8,
Bâle, 1541 ; — Capila quœdam pertinentia ad
doctrinam de moribus, et civilis rationis facul-
tatem, quœ est elhica et polilica, in-8, Leipzig,
1561 ; — Capila proposila ad disputandum, ea
explicantia et distinguentia, quibus sludium
sapienliœ , quœ est philosophia , continetur,
in-8, ib., 1564; — Capita ad disputandum pro-
posila, consuetudine A cadcmiœ lipsicœ in schola
philos., in-8, ib., 1567 ; — 'Yn^^i, sive Prœ-
cepta de principis officio ; — riapaivÈascç, sive
Admoniliones ad prœcipuœ familiœ adolescen-
tem ; — Gnomœ, sive Sentenliœ générales sena-
riis versibus comprehcnsœ. Ces trois derniers
ouvrages ont été publiés par le fils de l'auteur,
avec d'autres opuscules littéraires, sous le titré
de: Opuscula quœdam moralia, advilam lam
publicarn quam privatam recle instituendam
ulilissima. etc., in-12, Francf., 1583. Camerarius
a rendu d'autres services encore à la philosophie,
soit en éditant, soit en traduisant, soit en com-
mentant des ouvrages des philosophes grecs et
latins. Fabricius, dans ses Bibliolhèques grecque
et latine, indique tous les travaux de ce genre
dus à Camerarius. J. T.
CAMESTRES. Terme mnémonique de conven-
tion par lequel les logiciens désignaient un des
modes de la seconde figure du syllogisme. Voy.
la Logique de Port-Royal, 3° partie, et l'article
Syllogisme.
CAMPANELLA (Thomas), né à Steynano, petit
village près de Stylo, en Calabre, le 5 septembre
1568, est mort à Paris le 21 mai 1639, à l'âge
de soixante et onze ans. Ses parents le destinaient
à l'étude du droit; mais, entraîné par le goût de
la science et de la philosophie, il entra dans l'or-
dre des dominicains. Bientôt il éprouva ce dégoût
de la philosophie scolastique par lequel ont
passé tous les hommes supérieurs de cette pé-
riode. Il étudia successivement tous les systèmes
de philosophie de l'antiquité, et pas un, pas
même celui d'Aristote, ne put le satisfaire. Étant
novice à Cosenza, il défendit avec éclat, dans des
discussions publiques, Bernardino Telesio, dont
il ne partageait pas toutes les idées, mais dont il
admirait l'indépendance. Par la supériorité de
son esprit, par ses attaques hardies contre Aris-
tote, il excita bientôt contre lui des inimitiés
CAMP
— 232 —
CAMP
puissantes et fut accusé de magie et d'hérésie.
Aux haines et aux défiances religieuses; vinrent
encore s'ajouter les haines et les défiances poli-
tiques, car on l'accusait en même temps d'avoir
conspiré contre la domination espagnole, qui
pesait alors sur sa patrie. L'accusation était-elle
vraie ? c'est un point sur lequel les biographes ne
sont pas d'accord. Ce qu'il y a de certain, c'est
qu'il l'ut traduit devant les tribunaux du royaume
de Naples, pour cause de crime contre l'Etat et
contre l'Église, et sept fois soumis aux cruelles
tortures de la question ordinaire et extraordi-
naire. Il échappa à la mort ; mais, condamné à
une prison perpétuelle, il demeura enfermé pen-
dant vingt-sept ans dans un cachot et supporta
avec courage cette longue et cruelle captivité.
Dans la préface de l'un de ses ouvrages (Phi-
losophiez realis), il remercie le ciel de l'avoir ainsi
enlevé à toutes les distractions du monde, pour
travailler dans'le silence et la solitude au perfec-
tionnement de la science. Il se félicite d'avoir été
arraché au monde de la matière, et d'avoir pu
vivre dans le monde bien plus vaste de l'esprit.
Enfin, le pape Urbain VIII, ami des lettres, le
réclama comme suspect d'hérésie et le fit trans-
porter à Rome sous prétexte de le faire juger
par l'inquisition. En réalité il le laissa complète-
ment libre. Mais le gouvernement espagnol,
acharné à sa perte, allait le ressaisir par la main
de ses agents, lorsque, de connivence avec Ur-
bain VIII, le comte de Noailles, ambassadeur du
roi de France, le fit évader et partir pour la
France. Il fut accueilli avec la plus grande bonté
par Louis XIII et le cardinal de Richelieu, et
vécut à Paris d'une pension que lui assura le
cardinal, récompensant en lui non le philosophe,
mais l'ennemi de la puissance espagnole.
De même que Telesio, il a combattu toute sa
vie, et dans presque tous ses ouvrages, l'autorité
d'Aristote. Il traite spécialement cette question
dans les premiers chapitres de la Philosophia
realis. Il expose longuement les raisons pour et
contre; et il conclut que; sur certaines questions
il est de toute nécessite, pour le salut et la foi,
de rompre avec le philosophe grec; que sur d'au-
tres il est utile, et sur un grand nombre, avanta-
geux de se mettre en contradiction avec lui. Cam-
panella diffère de Pomponace et de Vanini par une
tendance au mysticisme qui s'allie en lui à l'étude
des phénomènes et des lois de la nature. Dieu,
selon Campanella. est la vérité; c'est de Dieu que
vient toute vérité, et les hommes sans lui ne sau-
raient la trouver. Pour arriver à la vérité, il faut
donc s'adresser à Dieu, qui nous la découvre de
deux manières : 1° en nous mettant sous les yeux
le livre de la nature dans lequel on lit par l'ob-
servation et l'induction; 2° en nous révélant les
choses par l'inspiration directe et interne ou par
les prophètes.
Campanella semble s'être fait de la métaphysi-
que une idée plus juste et plus profonde que la
plupart de ses prédécesseurs et même de ses con-
temporains. Il la divise en trois parties. La pre-
mière a pour objet la recherche des principes de
la connaissance; la seconde, la recherche des
principes de l'existence ; la troisième, la recherche
des principes de l'action. Il traite la première
partie par une longue et savante énumération
des diverses objections que les sceptiques ont
imaginées contre la valeur des témoignages de
la raison humaine. A ces objections il oppose
principalement le témoignage irrécusable de la
conscience, qui nous atteste que nous sommes
r< doue i d'intelligence et de volonté,
c'est surtout dans la seconde partie de la méta-
physique que Campanella faitpreuve de force et
de profondeur Qu'est-ce que l'être, quels sont ses
principes constitutifs? Comment du développe-
ment de ces principes sortent tous les êtres par-
ticuliers et contingents dont l'univers se
Voilà les principales questions qu'il se pose, et
voici comment il les résout.
Il y a deux principes de toutes choses, l'être et
le néant. L'être n'est autre chose que Dieu lui-
même et le néant n'est que la privation, la limite
de l'être. L'être se manifeste par trois puissances
essentielles et primordiales : la force, la sagesse
et l'amour. Ces trois puissances essentielles de
l'être infini se trouvent à des degrés différents
dins tous les êtres finis, qui tous émanent de l'être
infini. En tant qu'êtres, ils ont aussi tous pour es-
sence, la force, la sagesse, l'amour; mais en tant
qu'êtres finis, ils ont aussi pour essence la pri-
vation de la force, de la sagesse et de l'amour.
Ils participent de l'impuissance, de l'inintelli-
gence, de la haine, qui sont, pour ainsi dire, les
qualités essentielles du néant. Ce défaut, cette
privation se retrouvent à des degrés différents
dans tous les êtres. Dieu seul, en tant qu'être in-
fini, est exempt de toute privation, de toute im-
perfection, de toute limite. A des degrés différents
et sous des formes différentes, Campanella re-
trouve dans tous les êtres, ces trois attributs es-
sentiels de l'être, et il admire quelle lumière
vient jeter sur la science cette trinité mystérieuse.
Placé à ce point de vue, Campanella a soutenu
que tous les êtres, les plantes, les minéraux eux-
mêmes, étaient doués de sentiment et d'amour
en une certaine mesure. Il a développé spéciale-
ment cette idée dans le de Sensu rerum.
A peu près à la même époque où Bacon tra-
vaillait au de Augmentis et de Dignitale scien-
tiarum, Campanella essayait aussi de faire une
classification des connaissances humaines. Sans
doute, dans cette classification, Campanella est
loin d'avoir déployé le même génie que Bacon :
il n'a pas, comme lui, marque du doigt sur la
carte du monde intellectuel les pays qui étaient
encore à découvrir ; il n'a pas montré cette même
fécondité, cette même justesse et cette même
grandeur d'aperçus sur l'avenir de la science ;
mais il faut néanmoins reconnaître que les bases
de la classification de Campanella sont meilleu-
res que les bases de la classification de Bacon.
En effet, Campanella a entrepris de diviser les
sciences par rapport à leur objet, tandis que
Bacon les divisait d'après un point de vue plus
vague et plus arbitraire, d'après leur sujet, c'est-
à-dire d'après les diverses facultés intellectuelles
qui concourent à leur formation. Les sciences,
d'après leur objet, se divisent, selon Campanella,
en sciences divines et sciences humaines, ou
bien en théologie et en micrologie. Au-dessus de
la micrologie et de la théologie se place la mé-
taphysique, qui embrasse également les prin-
cipes communs à ces deux classes de sciences.
La micrologie présente deux grandes divisions :
la science naturelle et la science morale. Les
principales divisions de la science naturelle sont
la médecine, la géométrie, la cosmographie,
l'astronomie, l'astrologie. La science morale se
divise en éthique, politique, économique. La
rhétorique et la poétique sont des sciences auxi-
liaires des sciences morales. Parmi les sciences
appliquées, Campanella, conformément aux idées
de son temps, place la magie, qu'il divise en ma-
gie naturelle, magie angéliqùe et magie diabo-
lique.
Pour achever de faire connaître l'esprit original
et novateur de Campanella, il faut donner une
idée de sa Cité du Soleil. Dans cet opuscule
remarquable, on trouve plusieurs principes de
nos utopistes modernes. Le gouvernement de la
cité du Soleil découle des principes métaphysi-
CAMP
253
CAMP
ques de la théorie de l'être. Le chef suprême de
ce gouvernement s'appelle HOH; ce qui veut dire
en latin, selon Campanella, metaphisicum. Ce
chef est assisté dans le gouvernement par trois
ministres, qui ont pour noms la Force, la Sagesse,
l'Amour. Le premier a la direction des travaux
de la guerre, le second a la direction de tout ce
qui concerne les sciences, le troisième veille sur
les mariages et sur la génération des enfants.
Au-dessous de ces trois ministres, il y a autant de
magistrats qu'il y a de vertus. Campanella appli-
que à sa république les mêmes principes de com-
munauté que Platon. Tout est commun dans la
cité du Soleil comme dans la république de Pla-
ton. Les femmes et les hommes sont élevés de
la même manière. Les enfants, dès l'âge le plus
tendre, sont placés au milieu des instruments de
tous les arts et de tous les métiers, afin que leur
vocation se réveille ; car, dans la cité du Soleil,
tout citoyen est tenu de travailler, et nous som-
mes, dit Campanella, l'objet des railleries des
citoyens de cet État, parce que nous avons at-
taché l'idée de bassesse au travail et l'idée de
noblesse à l'oisiveté.
Le chef suprême est nommé par élection. Il
faut qu'il ait des notions sur chaque chose, car
il doit présider atout, politique, histoire, science,
philosophie. Mais le plus savant sera-t-il toujours
le plus habile? A cette objection les habitants
de la cité du Soleil répondent qu'un savant leur
offre toujours plus de garanties qu'un ignorant
qu'on choisit pour roi parce qu'il est fils de roi.
D'ailleurs, la science dont il s'agit est une science
vraie, solide, féconde, et non une science stérile
et scolastique comme la nôtre. Campanella entre
ensuite dans des détails sur leur métaphysique et
leur religion. La métaphysique qu'il leur attri-
bue est tout naturellement la sienne. Quant à
leur religion, elle consiste à adorer Dieu dans
le dogme de la trinité. Dieu, disent-ils, est la
souveraine puissance; de lasouverain« puissance
procède la souveraine sagesse, et de la souve-
raine sagesse unie à la souveraine puissance pro-
cède l'amour, qui, avec la sagesse et la puissance,
ne fait qu'un seul et même Dieu. Ce sont les
magistrats eux-mêmes qui sont les prêtres de
cette religion.
Même dans cette courte analyse et au milieu
de bien des erreurs, il est impossible de ne pas
reconnaître des idées qui attestent un grand es-
prit. Campanella doit donc être considéré comme
un des plus remarquables précurseurs de la ré-
volution philosophique du xvne siècle, et comme
un des esprits les plus originaux et les plus
vastes du xvie.
Voici la liste des ouvrages de Campanella et
des dissertations dont il a été l'objet : de Libris
propriis et recta ratione studendi synlagma,
éd. Gabriel Naudé, in-8, Paris, 1642 ; Amst.,1645 ;
in-4, Rotterdam, 1692; — ad Doclorem gentium
de genlilismo non relinendo, et de prœdestina-
tione et gratia, in-4, Paris, 1657; — Philosophia
sensibles demonstrata, in-4, Naples, 1590 (cet
écrit est une défense de la philosophie deTelesio);
— de Sensu rerum et magia.in-k, Francf.-s.-le-
M., 1620, et Paris, 1637 ; — Philosophice ralio-
nalis et realis partes V, in-4, Paris, 1638; —
Universalis philosophice, seu Metaphysicarum
rerum juxla propria dogmata, § III, in-f",
Paris, 1638; — Atheismus triumphatus? seu
Reductio ad religionem per scienliam veritatis,
in-f°, Rome, 1631; in-4, Paris, 1636;— Ci-
vitas Solis, in-12, Utrecht, 1643; — de Rerum
natura, libri IV, publié avec d'autres écrits, sous
le titre suivant : Realis philosophice epilogis-
ticœ, § IV, hoc est de Rerum natura, hominum
moribus, politica, cui Civilas Solis adjuncta est
œconomica cum adnott. physioll., in-4, Francf.-
s.-le.M., 1623. — On a publie aussi un extrait de
ce recueil, sous le titre suivant : Prodromus
philosophice instaurandœ, i. e. Dissert, de na-
tura rerum, compendium, etc., in-4, Francf.-s.-
le-M., 1617 ; — de optimo Génère philosophandi,
Paris, 1636. — Campanella a écrit aussi des poé-
sies philosophiques, Scelta d'alcune / oesie filo-
sofiche, publiées sous le pseudonyme de Setti-
montano Squilla, Francf., 1622. Il a défendu le
catholicisme dans l'ouvrage intitulé Monarchia
Messies, Aix, 1633, et dans un autre ouvrage
écrit en italien : délia Libéria e délia felice
suggezzione allô stato ecclesiastico, in-4, Aix,
1633. La Bibliothèque nationale de Paris possède
de lui quelques manuscrits politiques. Ses Lettres
et ses Poésies ont été traduites en français par
Mme Colet, Paris, 1844. — Voy. sur la philosophie
de Campanella : Cipriani, Vita et philosophia
Th. Campanellœ, in-8, Amst., 1705 et 1722; —
Notices biographiques de Schroeckh, t. I, p. 281;
— Recueil de Fiilleborn, 6e cahier, p. 114; —
Vies et opinions de quelques physiciens célèbres
à la fin du xvie siècle, par Rixner et Siber,
6e livraison (ail.) ; — de Religiosis Campanellœ
opinionibus, Ferrari, Parisiis, 1840, in-8; — Th.,
1843, in-8; — Morus et Campanella, par C. Da-
reste, Paris; — Baldacchini, Vita e filosophia di
Tomaso Campanella, 2 vol. in-8, Naples, 1840-
1843. F. B.
CAMPE (Joachim-Henri) naquit en 1746, à
Deersen ou Teersen, dans le Brunswick. Après
avoir étudié la théologie à l'Université de Halle,
il fut successivement aumônier de régiment au
service de la Prusse, conseiller de l'instruction
publique à Dessau, et directeur du collège fondé
dans la même ville par le célèbre Basedow, sous
le nom de Philanlhropin. Bientôt il quitta cette
position pour fonder lui-même; à Hambourg, un
autre établissement, d'où la faiblesse de sa santé
l'obligea à se retirer encore. Enfin il mourut en
1818, doyen de l'église de Saint-Cyriaque, à
Brunswick, et docteur en théologie de la faculté
de Helmstaedt. Campe s'est principalement si-
gnalé par ses travaux sur la lexicographie et sur
l'éducation. Il a embrassé, avec chaleur, et per-
fectionné, sous beaucoup de rapports, le système
de Basedow qui présente assez d'analogie avec
celui de J. J. Rousseau. Mais il a aussi laissé des
écrits philosophiques dont le principal mérite est
dans la noblesse des sentiments qu'ils expriment,
dans la justesse de certains aperçus psychologi-
ques et surtout dans la clarté, dans l'élégante
facilité du style, qualités alors, encore plus qu'au-
jourd'hui, très-rares en Allemagne. En voici les
titres : Dialogues philosophiques sur Vensei-
gyiement immédiat de la religion et sur certaines
preuves insuffisantes qui en ont été données,
in-8, Berlin, 1773 ; — Commentaire philosophi-
que sur les paroles de Plutarque : « La vertu
est une longue habitude; » ou bien, de l'Origine
des penchants qui nous portent à la vertu, in-8,
ib., 1774; — de la Faculté de sentir et de la fa-
culté de connaître dans Vâme humaine; la
première envisagée dans ses lois, toutes deux
dans leur destination primitive, dans leur in-
fluence réciproque, etc., in-8, Leipzig, 1776; —
de la Sensibilité et de la Sentimentalité, in-8,
Hambourg, 1779 ; — Petite psychologie à l'usage
des enfants, in-8, ib., 1780. — Indépendamment
de ces divers ouvrages, tous écrits en allemand,
Campe a aussi publié dans plusieurs recueils
périodiques, comme dans le Muséum allemand
(année 1780, p. 195; année 1781, p. 393), et dans
le Journal de Brunswick (année 1788, p. 407),
plusieurs articles de théologie dans le sens du
rationalisme II était grand partisan des idées
GANZ
— 234
GAPA
libérales et admirateur passionné de la révolu-
tion française, comme le prouvent ses Lettres
de Paris, au temps de la Révolution (in-8, Paris,
1790). Tous ses ouvrages d'éducation ont été
publiés séparément (30 vol. in-12, Brunswick,
1807, et 37 vol. Brunswick, 1829-1832).
CANON. Kant appelle ainsi l'ensemble des
principes a priori de l'usage légitime de cer-
taines facultés de connaître. Or, comme il pré-
tend que l'utilité de la raison est toute négative,
elle ne saurait avoir de canon; la raison pratique
seule en peut avoir. Voy. Kant, Critique de la
raison pure, Méthodologie.
CANONIQUE. C'est le mot dont s'est servi
Épicure pour désigner ce qui chez lui tient la
place de la logique. Voulant réformer et simpli-
fier, à son point de vue, toutes les parties de la
philosophie, il a proposé de substituer à ï'Orga-
non d'Aristote un recueil de règles en petit
nombre et d'ailleurs très-sages, mais fort suffi-
santes pour guider l'esprit dans toutes ses re-
cherches. Ces règles sont au nombre de dix, dont
la meilleure est la recommandation expresse de
la clarté dans l'expression, comme Aristote l'avait
déjà prescrit. Les neuf autres se bornent à pro-
clamer les sens le critérium unique de la vérité
et la source de toutes nos connaissances. La ca-
nonique d'Épicure n'est donc pas autre chose
que la négation même de la logique comme
science. Voy. Épicure.
CANZ (Israël-Gottlieb), né à Heinsheim, en
1690, y professa successivement la littérature, la
philosophie et la théologie. Il fut grand partisan
des doctrines de Leibniz et de Wolf, et prit à
tâche d'en concilier les principaux points avec la
théologie. Il prétendit donner à la métaphysique
une forme démonstrative, tout en reconnaissant
qu'elle a ses difficultés et ses doutes ; mais il
tâcha de dissiper les uns et de lever les autres.
La métaphysique était pour lui la source des
vérités premières, d'où les autres dérivent par
le procédé analytique. C'est ainsi qu'en partant
des phénomènes tant externes qu'internes, nous
arrivons à nous convaincre de l'existence de
notre âme. Canz divise la métaphysique en qua-
tre parties qui sont : l'ontologie, la théologie
naturelle, la cosmologie et la psychologie. Quel-
ques parties de la psychologie, comme celles qui
traitent du plaisir et de la peine, de la volonté,
sont exécutées avec un remarquable talent.
L'une d'elles a pour titre Animœ abyssus, texte
fort heureux entre ses mains et qui lui inspire
de nombreuses et belles pensées. 11 appelle ré-
fléchie la connaissance de soi-même, par opposi-
tion à la connaissance des autres choses, qu'il
nomme directe. Il se demande à cette occasion
comment une connaissance réfléchie est possible
dans une seule et m 'me substance. L'entende-
ment (iniellectus) est pour lui la faculté d'avoir
des idées distinctes, la raison, la faculté de con-
naître les rapports des vérités entre elles; l'esprit
(ingenium), la propriété de saisir promptement
la ressemblance des choses, que ces ressemblan-
ces soient essentielles ou accessoires. Il n'admet
ni ne rejette complètement les deux systèmes de
l'harmonie préétablie et de l'influx physique.
Quant à la nature des animaux, il n'était ni de
l'avis de Rorarius, qui leur accordait une âme
raisonnable, ni de celui de Descartes, qui les
regardait comme des machines. 11 leur reconnaît
la sensation, l'imagination, le jugement même,
pourvu qu'il s'agisse de choses sensibles et con-
crètes: car pour les idées abstraites et générales,
il les en croit totalement privés. Canz mourut
en 17ô3. On a de lui : Philosophai- leibnizianœ
et tuolfianœ usub in theologia, in-4, Francfort et
Leipzig, 1728-1739 ; — Orammalicœ universalis
tenuia rudimenla, in-4, ib., 1737 ; — Disciplina:
CAPACITÉ. Le sens de ce mot ne peut être
bien compris que par opposition à celui de fa-
culté. Une faculté est un pouvoir dont nous dis-
posons avec une parfaite conscience et que nous
dirigeons, au moins dans une certaine mesure,
vers un but déterminé. La faculté suprême, celle
qui gouverne toutes les autres, en même temps
qu'elle en est le type le plus parfait, c'est notre
libre arbitre. Une capacité, au contraire, est une
simple disposition, une aptitude à recevoir cer-
taines modifications où nous jouons un rôle
entièrement passif, ou à produire certains effets
dont le pouvoir n'est pas encore arrivé à notre
conscience. Il est certain que, sans de telles
dispositions, les difficultés elles-mêmes n'existe-
raient pas; car, quoique nous exercions sur nous-
mêmes une très-grande puissance, nous ne pou-
vons pas cependant nous faire tout ce que nous
sommes, ni nous donner tout ce que nous trou-
vons en nous. Indépendamment de cela, les
facultés dont nous sommes déjà en possession ne
peuvent agir que d'après ou sur des données que
nous avons seulement la capa-ité de recevoir.
Ainsi ni la volonté ni la réflexion n'entreraient
jamais en exercice, si elles n'y étaient provo-
quées par certaines impressions spontanées et
par une intuition confuse des choses qui peuvent
nous être utiles ou que nous désirons connaître.
Cependant faut-il considérer les capacités et les
facultés comme deux ordres de faits absolument
distincts et qui se développent séparément dans
l'âme humaine ; en d'autres termes, y a-t-il en
nous de pures capacités qui n ont rien de per-
sonnel ni de volontaire? Évidemment non : car
prenons par exemple le phénomène sur lequel
nous exerçons sans contredit le moins d'influence,
je veux dire la sensation. Sans doute la sensa-
tion dépend des objets extérieurs et d'un certain
état de nos propres organes ; mais n'est-il pas
vrai que si elle n'arrivait pas à notre conscience,
elle n'existerait pas pour nous, et qu'elle tient
d'autant plus de place dans notre existence, que
la conscience que nous en avons est plus vive et
plus noble ? Or, qu'est-ce que c'est qu'avoir par-
faitement conscience d'une chose? C'est après
tout la saisir avec son esprit, l'embrasser dans
sa pensée ; ce qui ne saurait avoir lieu sans le
concours de l'attention et du pouvoir personnel.
La même chose se démontre encore mieux pour
le sentiment, qui n'existe pas, ou qui existe à un
très-faible degré, dans les âmes privées d'éner-
gie, s'abandonnant sans réflexion et sans résis-
tance aux impressions venues du dehors. Donc
nous disposons dans une certaime mesure
de notre sensibilité, nous pouvons la diriger
dans un sens ou dans un autre : c'est-à-dire
qu'elle est une véritable faculté, bien que
l'intervention de l'activité libre n'en fasse pas
la plus grande part. Qui ne reconnaît égale-
ment cette intervention dans la mémoire, dans
l'imagination, dans tous les faits qui dépendent
de l'intelligence, et jusque dans la rêverie? Il
n'y a donc, encore une fois, dans l'âme humaine,
parvenue à l'état où elle a connaissance d'elle-
même, que des facultés plus ou moins person-
nelles, plus ou moins dépendantes de ce qui est
au-dessus ou au-dessous de nous ; mais point de
capacités pures, de propriétés inertes ou d'aveu-
gles instincts comme ceux qui appartiennent
aux aniinuix et aux choses. La liberté, une force
qui se connaît et qui se gouverne entre plusieurs
impulsions très-diverses, mais susceptibles de
s'harmoniser entre elles: voilà le fonds même de
GARD
— 235
GARD
notre nature et de tous ses éléments secondaires.
Voy. Faculté
CAPELLA (Marcianus Mineus Félix), Afri-
cain d'origine, écrivait, selon l'opinion la plus
générale, en 474 ou 490 après Jésus-Christ. Sous
le titre de Satyricon et de Satira, il a composé
en latin une espèce d'encyclopédie; mélange de
prose et de vers, divisée en sept livres que pré-
cède un petit roman en deux livres intitulé des
Noces de Mercure et de Philologie. Les vues
que Capella expose sur la grammaire, la dia-
lectique et tous les arts libéraux en général n'ont
par elles-mêmes que peu de valeur, et sont em-
pruntées à Varron, à Pline, et aux autres écri-
vains de l'antiquité; mais, considéré au point
de vue historique, le Satyricon n'est pas dénué
d'importance. Pendant que la plupart des monu-
ments littéraires de la Grèce et de Rome se
trouvaient perdus ou oubliés, il échappa au nau-
frage qui submergeait tant de chefs-d'œuvre, et
servit ensuite à renouer les traditions de la cul-
ture antique. Vers l'année 534, un rhéteur nommé
Félix, qui enseignait dans l'Auvergne, en cor-
rigea un exemplaire sur lequel on fit sans doute
de nouvelles copies : car, au temps de Grégoire
de Tours et d'après son propre témoignage, l'ou-
vrage était employé dans les cloîtres pour l'in-
struction des jeunes élèves (Hist. littéraire de
France, t. III, p. 21 et 22). Au xc siècle, Capella
jouissait d'une telle autorité, qu'on cite trois
commentaires dont il a été l'objet, ceux de l'é-
vêque Duncan, de Rémi d'Auxerre et de Reginon
(Ib., t. VI, p. 120, 153, 549). Au commencement
du siècle suivant, le moine Notker traduisit en
langue allemande les Noces de Mercure et de
Philologie, et il n'est pas douteux que le Saty-
ricon entier ne continuât d'être très-répandu
dans les écoles. L'influence de Capella s'est ainsi
maintenue jusqu'à l'époque où les ouvrages d'A-
ristote et des Arabes se répandirent en Occident;
il fit place alors à des modèles d'un génie supé-
rieur au sien et plus dignes d'être étudiés.
L'édition la plus connue de Capella est sans
contredit celle que Grotius entreprit à l'âge de
quatorze ans, et qu'il publia l'année suivante,
1599, Leyde, in-8. Cependant, de l'aveu de juges
très-compétents en cette matière, elle est fort
insuffisante; il faut lui préférer de beaucoup celle
que Fréd. Kopp avait préparée, et qui a paru
après sa mort, in-4, Francfort, 1836. M. Graff a
publié à Berlin, en 1836, in-8, la traduction de
Notker indiquée plus haut. C. J.
CARDAILLAC (Jean-Jacques-Séverin de), né
le 16 juillet 1766, au château de Lotraine, dans
le département du Lot, fut élevé au collège de
Sorèze et acheva ses études au grand séminaire
de Saint-Sulpice. Son père, le marquis de Car-
daillac, le destinait à l'état ecclésiastique. Sans
avoir encore reçu les ordres, il avait le titre
d'aumônier de la reine lorsque éclata la révolu-
tion de 1789. Emprisonné pendant la Terreur, il
fut délivré par le 9 thermidor et entra dans
l'Université sous l'Empire. Il professa la philo-
sophie au collège de Montauban, au collège de
Bourbon et à la Faculté des lettres de Paris, où
il occupa pendant quelque temps, en qualité de
suppléant, la chaire de Laromiguière. Il mourut
inspecteur de l'Académie de Paris, le 22 juillet
1845.
Par sa première éducation il est évidemment
l'élève des philosophes du xvme siècle ; il leur
emprunte quelques-unes de leurs idées, et sur-
tout leur méthode prudente } et leur langage
précis. Mais Condillac et les idéologues ne sont
pas ses seuls maîtres : il a suivi d'abord La-
romiguière, et avec lui il est d'accord pour
restituer à l'âme une activité propre, dont le
système de la sensation transformée l'avait dé-
pouillée ; puis il a entendu, avec un sentiment
mélangé de satisfaction et d'inquiétude, les
leçons de Royer-Collard et de Cousin, et même il
a parfois jeté un regard sur ces doctrines alle-
mandes qui commencent à faire du bruit, et
entrevu la critique de la raison pure de Kant.
Tous ces éléments réunis sans confusion, savam-
ment agencés par un esprit très-délié, qui ne
les accepte jamais sans le contrôle d'une obser-
vation sincère, ont formé un système de tran-
sition, parfois superficiel, toujours clair, et plus
défectueux par les vérités qu'il néglige que par
les erreurs qu'il admet. Il se demande lui-même
dans quelle école il doit se ranger : Est-il empi-
riste, sensualiste, rationaliste ou éclectique? Il
ne lui convient pas de prendre parti entre les
écoles, et il proteste contre les classifications ar-
bitraires qui imposent, contre son gré, à un phi-
losophe la solidarité d'une école répudiée par
lui, et lui défend d'être indépendant et de pen-
ser pour son compte. La philosophie, dit-il, est
personnelle; chacun se fait la sienne, et la seule
vraie est celle qu'on trouve par sa propre ré-
flexion. Aussi les Études élémentaires de philo~
Sophie n'ont satisfait pleinement aucune école :
elles dépassent de beaucoup le niveau où le sen-
sualisme prétend s'arrêter ; elles ne s'élèvent pas
jusqu'au point où le spiritualisme pur essaye de
se hausser. C'est une doctrine moyenne, par elle-
même destinée à passer inaperçue, et plus re-
marquable par le bon sens, la justesse des obser-
vations et la clarté du raisonnement que par la
profondeur et l'originalité des idées. Suivant de
Cardaillac, il y a dans le moi trois forces irré-
ductibles, le sentiment, la connaissance, et la
volonté. Le sentiment est le fait fondamental;
non pas la cause des autres, mais la condition
sans laquelle ils ne peuvent se produire. Il est
en lui-même bien plus complexe que ne l'ont
cru les disciples de Condillac : il enferme à la
fois la sensation, qui nous met en rapport avec
les corps; le sentiment moral, par lequel l'homme
communique avec ses semblables ; le sentiment
des rapports, par lequel il compare entre eux et
d'une manière tout immédiate diverses impres-
sions ou diverses idées, et enfin le sens intime,
qui lui permet de se connaître et de juger des
autres par lui-même. Ce qui distingue cette
faculté, composée de pouvoirs différents, c'est que
ses formes multiples sont toutes des manières de
sentir, c'est-à-dire de communiquer directement
avec la réalité, d'être averti de sa présence. Cette
impression n'est pas encore la connaissance : elle
est même souvent en rapport opposé avec elle,
d'autant plus vive que 1 autre est peu obscure;
mais elle est la seule matière sur laquelle l'in-
telligence puisse s'exercer, la source d'où elle
fera jaillir toutes les idées et tous les jugements.
La raison elle-même, dont on parle comme d'une
puissance mystérieuse, est simplement la vue
des vérités générales engagées dans les faits
particuliers; elle domine, elle dirige et féconde
toutes les autres facultés, mais elle dépend de
l'expérience, et n'existerait pas sans elle. Il est
vrai pourtant qu'elle conçoit des rapports néces-
saires, alors que dans la réalité saisie par l'ob-
servation tout est particulier et contingent. Cette
nécessité est son œuvre propre , c'est elle qui en
vertu de sa constitution l'impose aux choses:
« La seule réponse, dit-il, qu'on puisse faire à
cette partie de la question, savoir quelle est la
cause qui fait que nous reconnaissons à certaines
vérités ce caractère d'universelles, absolues, néces-
saires, qui les distingue des vérités contingentes,
est que nous les reconnaissons et affirmons comme
telles, parce que la raison, qui nous est donnée
CAUD
236
GARD
pourvoir la vérité, pour la constater, L'apprécier,
et nous en servir, les voit, les reconnaît, les
apprécie, les juge et les affirme telles. » Peut-
être ne se doute-t-il pas qu'en parlant ainsi, il est
plus rapproché de Kant que de Laromiguière.
Enfin il proclame Lien haut, et démontre par des
preuves sérieuses, l'activité essentielle du moi :
il pense, comme Maine de Biran, que nous aper-
cevons, par un sentiment immédiat, nos actes
dans leur rapport avec la force personnelle qui
les produit; nous nous percevons à la fois comme
cause et comme effet ; le même moi, qui modifie,
est modifié. C'est même par suite de cette con-
naissance primitive que nous pouvons conclure
de nos sensations à l'existence des objets; quand
les corps extérieurs agissent sur nos organes
nous éprouvons le contre-coup de cette action.
Nous avons alors comme la moitié d'un fait que
par le sens intime nous percevons tout entier ;
nous sommes simplement effet, et non plus
cause ; nous jugeons que la cause n'étant pas
en nous est au-dessous, et ainsi nous formons la
conception de l'extérieur. Ces idées n'ont rien de
bien neuf; mais elles ne sont pas ordinaires dans
un système qui s'annonce dès le début, comme
une interprétation de l'expérience. Elles sont
accompagnées d'observations qui depuis ont été
produites comme nouvelles; de Cardaillac pré-
tend que l'acte par lequel nous rapportons nos
sensations à l'organe est une pure illusion, mais
une illusion instructive ; il distingue des sen-
sations qui échappent à la conscience, et ne lais-
sent pas que d'agir sur nos jugements et nos
actes ; il sait que toute sensation est composée
de ces éléments inaperçus; il comprend l'impor-
tance de l'association des idées , en résume
les lois avec une précision que les psychologues
anglais n'ont pas dépassée, et ramène la mémoire
à une sorte d'habitude. Il mériterait d'être plus
connu, et son livre est un de ceux qu'on doit
avoir lu. Oublié en France, il est apprécié à
l'étranger. Hamilton, si bon juge en matière de
psychologie, en cite plusieurs passages, et plus
souvent encore il en, adopte les idées pour son
propre compte. Les Études élémentaires de phi-
losophie ont été publiées à Paris en 1830 (2 vo-
lumes in-8). E. C.
CARDAN. Ce nom, que l'on rencontre dans
l'histoire de toutes les sciences, qui partout
éveille le souvenir du génie mêlé aux plus déplo-
rables aberrations, n'appartient pas moins à
l'histoire de la philosophie, où il se montre en-
touré des mêmes ombres et de la même lumière.
Mais s'il existe des travaux importants et conçus
dans un esprit d'impartialité sur Cardan consi-
déré comme médecin, comme naturaliste, comme
mathématicien, il reste encore à l'étudier comme
philosophe : car, parmi ceux qui avaient mission
de le juger sous ce point de vue, pas un seul ne
l'a pris au sérieux, ou peut-être n'a osé aborder
les 10 volumes in-folio et les deux cent vingt-
deux traités sortis de son intarissable plume,
dont le besoin augmentait encore la fécondité.
Bayle ne lui a consacré qu'un article biogra-
phique ; Brucker semble avoir eu pour but de ne
recueillir de lui que les opinions les moins sen-
sées; et Tennemann, même dans son grand ou-
vrage, daigne à peine lui accorder une mention.
Jérôme Cardan naquit à Pavie, le 24 septem-
bre 1501. Son père était un jurisconsulte dis-
tingué, fort instruit dans les sciences mathé-
matiques, dont il enseigna à son fils les premiers
éléments, et sa mère, à ce que l'on soupçonne
d'après quelques aveux échappés à Cardan lui-
même, n'était point mariée; elle chercha même
à se faire avorter pendant qu'elle le portait dans
Bein. Quoi qu'il en soit, Cardan fut élevé
dans la maison de son père, et, sans nous arrêter
à toutes les circonstances extraordinaires dont il
remplit le récit de ses premières années, i
dirons qu'à vingt ans il suivit les cours de l'Uni-
versité de Pavie. Deux ans plus tard, il y expli-
quait les Éléments d'Euclidc. En 1524 et en
1525, il étudiait à Padoue, où il prit successi-
vement les grades de maître es arts et de docteur
en médecine. La profession de médecin, qu'il
avait embrassée malgré les vœux de son père,
lui fournissant à peine les moyens de subsister,
il retourna à ses premières études, et fut nommé,
vers l'âge de trente-trois ans, professeur de ma-
thématiques à Milan. Mais, à peine élevé à ce
poste, il voulut de nouveau tenter la fortune par
l'exercice de la médecine, et cet essai fut pour
lui aussi malheureux que la première fois. Il
aurait bien pu, dans ce temps, devenir professeur
de médecine à l'Université de Pavie; malheu-
reusement il ne voyait pas d'où l'on tirerait ses
honoraires; et, déjà marié, à la tête d'une fa-
mille, il n'était pas dans un état à offrir à la
science un culte désintéressé. Sa réputation paraît
mieux établie que sa fortune; car, en 1547, le
roi de Danemark, lui offrit, à des conditions
très-avantageuses, d'être le médecin de sa cour.
Cardan refusa, craignant, dit-il, les rigueurs du
climat, et, ce qui est plus étonnant de la part
d'un homme comme lui, la nécessité de changer
de religion. Quelques années plus tard, il fut
appelé en Ecosse par l'archevêque de Saint-André^
qu'il se vante d'avoir guéri, par des moyens à
lui seul connus, d'une maladie de poitrine jugée
incurable. Après avoir successivement, et à di-
verses reprises, enseigné la médecine à Milan,
à Pavie et à Bologne, il s'arrêta dans cette der-
nière ville jusqu'en 1570. Alors, pour un motif
que ni Cardan ni ses historiens n'ont indiqué
bien clairement, il fut jeté en prison, puis con-
damné, au bout de quelques mois, à garder les
arrêts dans sa propre maison. Enfin, devenu
complètement libre en 1571, il se rendit à Rome,
où il fut agrégé au collège des médecins, et pen-
sionné par le pape jusqu'au moment de sa mort,
arrivée le 15 octobre de l'an 1576, onze jours
après qu'il eut mis la dernière main à l'ouvrage
intitulé de Vita propria. C'est de ce livre, émi-
nemment, curieux, tenant à la fois du journal,
du panégyrique et des confessions, que sont
tirés tous les laits qui précèdent. Nous ajouterons,
pour les rendre plus complets, qu'outre la misère
et la persécution, Cardan eut à supporter des
malheurs domestiques de la nature la plus hu-
miliante et la plus cruelle : un de ses fils mourut
sous la hache du bourreau, convaincu d'avoir
empoisonné sa femme; un; autre l'affligeait par
une telle conduite, qu'il se vit obligé de solliciter
lui-même son emprisonnement.
Mais ce n'est pas assez de connaître les événe-
ments qui composent la vie extérieure de Cardan;
il faut avoir une idée de son caractère, de sa
physionomie morale, une des plus bizarres qu'on
puisse se représenter, et que nul n'aurait imaginée
si elle n'avait pas existé réellement. On peut dire
sans exagération qu'il réunissait en lui les éléments
les plus opposés de la nature humaine. D'une
vanité sans mesure, qui perce dans chaque ligne
de ses écrits, qui le porte à compter sa propre
naissance parmi les événements les plus mémo-
rables du monde, et à se regarder comme l'objet
d'une protection miraculeuse de la part du ciel,
il parle do lui en des termes qui, dans la bouche
d'un autre, pourraient sembler d'atroces calom-
nies. Il était, s'il faut l'en croire, naturellement
en lin à tous les vices, et porté vers tout ce qui
est mal: colère, débauche, vindicatif, joueur,
impie, intempérant en actions et en paroles,
GARD
— 237 —
GARD
toujours prêt à blesser même ses meilleurs amis
{de Vita propria, c. xn). Nous ajouterons que le
tableau qu'il nous a laissé lui-même de ses habi-
tudes et de ses mœurs n'est pas propre à démentir
ce jugement. Croit-on que ce soit l'amour de la
vérité qui lui fait tenir un tel langage? Mais le
même homme ne recule pas devant les plus
grossiers mensonges. Il se vante de posséder
plusieurs langues sans les avoir jamais apprises,
et toutes les sciences sans les avoir étudiées; il
s'attribue le don surnaturel de connaître l'avenir,
de voir en plein jour le ciel semé d'étoiles,
d'entendre ce qu'on dit de lui en son absence,
et de tomber en extase à volonté. Enfin il nous
assure avoir eu, comme Socrate, un génie fa-
milier. S'il s'élève quelquefois à la hauteur du
génie, si les aperçus les plus originaux et les
plus profonds ne manquent pas dans ses écrits,
d'ailleurs si variés, plus souvent encore il tombe
au-dessous du vulgaire bon sens dans les su-
perstitions les plus décriées, dans des actes qui
touchent à la folie. Il croit aux songes, à la di-
vination, aux amulettes, à l'astrologie judiciaire;
il fait deshoroscopes parmi lesquels il fautcompter
celui de Jésus-Christ; et malgré les éclatants dé-
mentis qu'il reçoit des événements, il persiste
dans sa chimère. Quant à la folie, comment ne
point la reconnaître dans le trait suivant : il ne
pouvait pas, nous assure-t-il, se passer de souffrir,
et quand cela lui arrivait, il sentait s'élever en
lui une telle impétuosité, que toute autre douleur
lui semblait un soulagement. Aussi avait-il l'ha-
bitude, dans cet état, de mettre son corps à la
torture jusqu'à en verser des larmes, et la pensée
même du suicide venait plus d'une fois se pré-
senter à son esprit. Ce n'est pas seulement la
raison, mais aussi la pudeur qui se trouve blessée,
lorsque arrivé presque au terme de son existence
il compte sérieusement au nombre de ses plus
grands malheurs l'état d'impuissance où il a vécu
jusqu'à l'âge de trente ans. Qui oserait s'attendre
ensuite à rencontrer à côté d'un regret si ex-
traordinaire ces nobles et touchantes paroles :
« J'aime la solitude; car, lorsque je me trouve
seul, je suis plus qu'en tout autre temps avec
ceux que j'aime ; je veux dire avec Dieu et avec
mon bon génie » ? La vérité est que Cardan avait
souvent des élans presque mystiques, et son esprit
s'était nourri de la lecture de Platon, de Plotin
et d'autres écrivains du même ordre {de Vita
propria, c. xvin). Mais là ne se bornait pas son
érudition philosophique. Il connaissait aussi
Aristote, Avicenne, Alexandre d'Aphrodise, mais
surtout Galien, qu'il cite à chaque pas dans le
texte grec. Nous avons cru devoir insister sur
ces détails, parce que la personne de Cardan
ne nous parait pas moins intéressante pour la
science de l'esprit humain, que ses idées et ses
doctrines.
Les opinions philosophiques de Cardan sont
inséparables de ses vues générales sur la nature
et la composition de l'univers. Elles ne sont pas
toujours très - arrêtées ni parfaitement consé-
quentes dans les détails; cependant elles offrent
dans leur ensemble un caractère d'incontestable
unité. Le fond en est souvent ancien et visible-
ment emprunté d'ailleurs; mais les développe-
ments auxquels elles donnent lieu, et les idées
accessoires qui s'y rattachent, ne manquent ni
d'originalité ni de profondeur. En voici à peu
près la substance.
Ce qu'on appelle la nature n'est pas un principe
à part dans l'univers, ni une force distincte ayant
ses attributions propres : c'est l'ensemble des êtres
et des choses ; c'est l'univers lui-même.
Il faut distinguer dans l'univers trois principes,
trois choses éternelles et également nécessaires,
sans lesquelles aucune autre ne saurait exister,
à savoir : l'espace, la matière et l'intelligence ou
l'âme du monde. Quelquefois ces principes sont
portés au nombre de cinq, lorsqu'on y ajoute le
mouvement et qu'on distingue l'âme du monde
de l'intelligence. Mais cette distinction, comme
nous le verrons bientôt, est aux yeux de Cardan
une pure abstraction ; et quant au mouvement,
il n'est que l'une des fonctions de l'âme univer-
selle.
L'espace, c'est ce qui contient les corps ; mais
il ne contient pas l'univers, y étant lui-même
contenu. Il est éternel, immobile, immuable, et
n'existe nulle part sans corps ; en a autres termes,
il n'y a pas de vide dans la nature. Sur ee point
Cardan a devancé Descartes.
La matière est éternelle comme l'espace, qu'elle
remplit partout; mais elle n'est ni immobile ni
immuable; elle, passe, au contraire, incessamment
d'une forme à une autre par l'intermédiaire de
deux qualités primordiales : la chaleur et l'humi-
dité. La chaleur est, non pas le principe, mais
l'organe, l'instrument du mouvement, et le véhi-
cule de la vie; c'est au moyen de la chaleur que
l'âme ou le principe de la forme agit sur la
matière; et que les éléments de la matière se
décomposent et se réorganisent, pour passer de
la vie a la mort et de la mort à la vie. L'humidité,
au contraire, est l'instrument de la résistance et
la condition de l'inertie. La matière avec^ ses
deux qualités opposées, étant un principe néces-
saire des choses, on ne peut pas dire qu'elle soit
un mal : elle n'est que le moindre et le dernier
des biens; et ceux-ci ne sont pas détruits, mais
diminués par sa présence.
Il n'est pas un corps, pas une portion de ma-
tière qui puisse être conçue sans forme. ^ Toute
forme est essentiellement une et immatérielle,
c'est-à-dire une âme ; par conséquent tous les
corps, même les plus insensibles en apparence,
sont des êtres animés. D'ailleurs, tous les corps
sont susceptibles de mouvement, et le mouve-
ment ne peut s'expliquer que par une force
immatérielle. Encore bien moins peut-on ex-
pliquer sans un principe pareil la sensibilité,
l'instinct et l'intelligence. Mais toutes les âmes
particulières ne sont que des fonctions ou des
attributions diverses d'une âme universelle, c'est-
à-dire de l'âme du monde {de Nalura, 3e partie,
ch. n).
L'âme du monde est à la nature entière ce que
notre âme particulière est à notre corps, et Cardan
n'hésite pas à citer pour son propre compte ces
vers fameux :
Spiritus intus alit tolumque infusa per orbem
Mens agitât molem ei rnagno se corpore miscet
Toutes les formes des êtres, toutes les âmes par-
ticulières sont renfermées en puissance dans l'âme
unique et universelle, comme tous les nombres
sont renfermés dans la décade. Pour les produire
hors de son sein et donner naissance aux créatures
innombrables dont l'univers est peuplé, il lui
suffit de se montrer elle-même et de se développer
dans toute l'étendue de sa puissance. On peut la
comparer à la lumière du soleil, qui, bien qu'une
dans son essence et toujours la même, ne laisse
pas d'apparaître à nos yeux sous une diversité
infinie d'images {ubi supra). Le rapport des âmes
particulières à l'âme universelle peut aussi se
comprendre par ce qui se passe entre les vers et
la plante dont ils se nourrissent et sur laquelle
ils vivent. Or, il est évident que la plante et les
vers, quoique parfaitement distincts par la forme,
ne sont pourtant qu'une seule et même substance.
Seulement il ne s'agit ici que d'une substance
relative et mortelle, tandis que les âmes jouissent
de l'immortalité comme le principe dont elles
GARD
— 238 —
GARD
sortent (Theonoston, seu de Animi immorta-
litate, lib. II, § 31).
On se demande, après cela, quelle place il reste
à Dieu, et comment il se distingue de cette force
universelle, également infinie, principe spirituel
de tous les êtres, moteur et organisateur de
l'univers. Cardan ne répond nulle part à cette
question. Il adresse bien à Dieu des hymnes; il
reconnaît en lui l'être infini, et parle de son
immensité; mais ses autres attributs, et surtout
ses rapports avec l'âme du monde, son rôle dans
la création, il se garde de les définir. On ne peut
pas dire qu'il admette, à l'exemple de Platon,
au-dessus de l'âme du monde, une intelligence
suprême, ayant sa propre substance, et exerçant
sur tous les autres principes un pouvoir absolu.
Cardan dit expressément que le principe de
l'inteiligence, de la sensibilité et de la vie, est
un seul et même être ; que l'âme n'est pas
seulement le principe universel, qu'elle est la
substance première et véritable de toutes choses.
Planum est idem esse quod sentit , intelligit,
vivit.... Anima est ergo quœ non solum prin-
cipium est omnium, sed etiam primum et verum
subjeclum. (Theonoston, lib. IV, t. Ier, p. 439 de
l'édit. de Lyon.)
Cependant nous devons dire que Cardan, de son
propre aveu, n'a pas toujours été du même avis
sur la nature de l'intelligence et ses rapports
avec les différents êtres. Dans le traité de Uno,
un des premiers qu'il ait publiés sur des matières
philosophiques , il se déclare pour la doctrine
d'Averroès et n'admet pour tous les êtres qu'une
seule intelligence, un seul entendement pénétrant
dans tous les corps organisés, capable de lui
donner accès; demeurant, au contraire, plus ou
moins éloigné de ceux qui ne remplissent pas
cette condition, illuminant le corps de l'homme,
parce qu'il est d'une composition plus subtile, et
rayonnant extérieurement autour de la brute,
parce qu'elle est formée d'une matière plus gros-
sière. Plus tard, dans le livre de Consolatione
(liv. II, t. Ier, p. 598 de l'édition de Lyon), il
enseigne précisément le contraire. Il nie formelle-
ment qu'il puisse exister une intelligence unique,
soit pour les êtres vivants en général, soit seule-
ment pour les hommes : il soutient, au contraire,
que l'intelligence est toute personnelle, qu'elle
ne vient pas du dehors comme un rayon émané
d'un foyer étranger; mais qu'elle a son siège en
nous-mêmes, qu'elle fait partie de nous; et nous
est entièrement propre comme la sensibilité. Car;
dit-il, nous savons par expérience que la faculté
de comprendre ne s'exerce pas en nous d'une
autre manière que la faculté de sentir. Cela
n'empêche pas l'esprit de l'homme d'être d'une
origine céleste; mais il se divise en un nombre
infini de parcelles dont chacune devient le centre
d'une existence à part. De là résulte évidemment
que les âmes elles-mêmes doivent être considérées
comme autant de substances distinctes et parfai-
tement indépendantes les unes des autres, ce que
Cardan n'hésite pas à reconnaître, non-seulement
pour la vie présente, mais pour celle qui nous
attend au delà du tombeau. Voici, au reste, ses
propres paroles (ubi supra) : « Ainsi les âmes
humaines demeurent distinctes les unes des
autres; même après la mort, avec toutes les
facultés qui leur sont propres, comme la volonté,
l'intelligence, la sagesse, la science, la réflexion,
la raison, la connaissance des arts et toutes autres
qualités semblables." Enfin, dans un troisième
'Ht. intitulé Theonoston , ou de l'Immortalité de
Vâme, Cardan s'écarte à la lois des deux opinions
édentes, en s'efforçant, en quelque sorte, de
les concilier entre elles. Il n'admet, comme la
première fois, qu'une seule âme et une seule |
intelligence; mais cette intelligence lui apparaît
sous un double point de vue : elle peut être
considérée en elle-même, comme absolue et dans
l'éternité; alors elle ne connaît que l'universel,
c'est-à-dire sa propre essence, et ses opérations
ne peuvent pas se distinguer les unes des autres.
Mais elle se montre aussi dans le temps: elle se
manifeste par certains organes, au nombre des-
quels il faut compter l'homme, et dans ce cas
ses opérations sont multiples, chacune d'elles
devant occuper un point différent de la durée;
elle nous semble douée de facultés diverses plus
ou moins développées, selon la perfection de
l'organe ou de l'instrument (Theonoston, lib. IV,
t. Ier, p. 439). Pour excuser ces variations dans
ses doctrines, Cardan fait remarquer que telle est
la condition de l'esprit humain, que les vérités
les plus utiles et les plus importantes ne peuvent
pas être trouvées en un jour.
Nous venons de voir que Cardan regarde
l'homme comme un organe de l'intelligence et,
par conséquent, de l'âme universelle. Cela ne
l'empêche pas de le considérer isolément comme
un être à part, et nous nous hâtons d'ajouter que
l'on trouve dans cette partie de sa philosophie
des observations profondes, délicates, mais mê-
lées, comme toujours, de paradoxes et d'erreurs.
Ce qui constitue à ses yeux le caractère distinctif
de l'être humain, c'est (il l'appelle par son nom)
la conscience. Les animaux, doués seulement
d'une âme sensitive, ne connaissent pas, si par-
faits qu'ils soient, d'autre règle que celle d'un
aveugle instinct; en un mot, ils ne savent pas
ce qu'ils sont; tandis que l'homme se connaît
lui-même et a conscience de la connaissance qu'il
a des autres êtres. Ipse autem se ipsum agnoscit
ac reliqua se agnoscere intelligit (de Natura,
c. i). La conscience le conduit à la distinction de
l'âme et du corps, qu'il démontre aussi bien
qu'on pourrait le faire aujourd'hui par l'unité,
l'identité de l'être pensant et ie fait du libre
arbitre. Il n'y a qu'un être intelligent, ayant con-
science de lui-même, c'est-à-dire un être identique,
qui puisse trouver en soi la règle de ses actions
(Theonoston, lib. II, § 19, et lib. III). Enfin,
après avoir établi que l'âme est distincte du corps,
Cardan, entreprend d'en démontrer l'immortalité.
C'est ici surtout qu'il fait preuve d'une solide et
profonde érudition. Il rapporte avec beaucoup
d'exactitude, avec beaucoup d'ordre et de préci-
sion, tous les arguments allégués par les philo-
sophes pour ou contre le dogme de la vie future
(Theonoston, lib. V). Quant a lui, sur des preuves
qui n'offrent oas un grand caractère d'originalité,
il admet ce dogme ; mais, en même temps, il le
déclare tout à fait inutile, et même dangereux
dans la pratique. Le sceptique, le matérialiste
avoué, est obligé, selon lui, de se montrer d'au-
tant plus irréprochable dans sa conduite, qu'il
attire tous les regards et qu'il éveille tous les
soupçons. D'ailleurs n'avons-nous pas, pour rem-
placer la crainte d'une autre vie, les mouvements
naturels de la conscience, la crainte de la justice
des hommes, le sentiment de l'honneur, le res-
pect de nous-mêmes et de nos amis, enfin la force
de l'habitude et de l'éducation? En revanche, le
mal dont Cardan accuse le dogme de l'immor-
talité lui parait incontestable; car s'il n'existait
pas dans l'esprit des hommes, on n'aurait pas à
déplorer les guerres de religion, les plus cruelles
entre toutes les guerres, et le plus grand des
fléaux (de Immorlalitate animarum, c. xi).
Il est évident que l'immortalité, pour Cardan,
ne saurait être autre chose que la continuité,
3ue l'éternité du principe unique de toute vie et
e toute intelligence. 11 nous apprend lui-même,
dans le de Vita propria (c. xuv), le dernier ou-
CARD
— 239 —
CARN
vrage sorti de sa plume, qu'il croyait à l'égalité
non-seulement de tous les hommes, mais de tous
les êtres vivants. Mais il distingue dans ce prin-
cipe plusieurs fonctions ou plusieurs attributs,
qui suffisent à l'explication de tous les phénomè-
nes de la vie humaine et de l'univers en général :
1° l'intelligence proprement dite ; 2° l'imagina-
tion; 3° les opérations des sens; 4° les fonctions
vitales; 5° le mouvement. L'intelligence est le
privilège exclusif de l'homme. L'imagination et
les sens appartiennent à la fois à l'homme et aux
animaux ; le principe vital est dans tous les êtres
organisés, dans les plantes comme dans les ani-
maux. Enfin le mouvement existe indistinctement
dans tous les corps (Theonoston, lib. IV, t. Ier,
p. 439).
Cardan s'est occupé aussi de la dialectique; et
quoique l'ouvrage qu'il a publié sur ce sujet (t. Ier,
p. 229 de l'édition de Lyon) ne soit pas autre
chose, au fond, qu'un résumé de la Logique d'A-
ristote, on y trouve cependant des détails inté-
ressants et des réflexions judicieuses sur la mé-
thode à observer dans les différentes sciences.
Nous n'en dirons pas autant, de l'écrit qui a
pour titre de Socratis studio, véritable pamphlet
composé de toutes les calomnies répandues contre
Socrate par Aristophane et Athénée. Croirait-on
que les plus grands griefs reprochés par Cardan
au philosophe athénien soient précisément son
désintéressement, sa prédilection pour la morale,
son aversion pour les disputes stériles de l'épo-
que, enfin sa mansuétude et sa patience au sein
de sa propre famille? Il prétend que cette der-
nière vertu est un encouragement funeste pour
les femmes qui manquent de soumission envers
leurs maris. Il ne traite pas mieux les disciples
de Socrate. Platon est un vil flatteur des tyrans,
Xénophon un soldat ignorant, cupide et traître à
sa patrie ; Aristippe n'a fait que développer en
pratique et en théorie les véritables conséquences
de l'enseignement de son maître.
Il serait beaucoup trop long d'énumérer ici
tous les écrits de Cardan, dont la plupart sont
étrangers à l'objet de ce Recueil. Nous nous con-
tenterons de citer le Theonoslon, le livre de Con-
solatione, les traités de Natura, de Immortali-
tate animarum, de Uno, de Summo bono, de
Sapientia, et le livre de Vita propria, comme
la source où nous avons puisé les éléments de la
doctrine philosophique de Cardan. Sa théorie de
la nature se trouve exposée principalement dans
les deux ouvrages de Subtilitate et de Rerum va-
rielate. Les œuvres complètes de Cardan ont été
réunies par Charles Spon en 10 vol. in-f°, Lyon,
1663, et Cardan lui-même, sous le titre de Libris
propriis, nous en a laissé une notice étendue,
imprimée dans le premier volume de l'édition
que nous venons de citer, et que nous avons sous
les yeux en rédigeant la présente analyse.
CARDINALES (vertus cardinales). On appelle
ainsi les aspects les plus généraux et les plus
importants de la moralité humaine, essentielle-
ment une de sa nature; les vertus qui contien-
nent en elles et sur lesquelles s'appuient toutes
les autres. Elles sont au nombre de quatre : la
force, la prudence, la tempérance et la justice.
Tout le monde comprendra sans peine ce qu'il
faut entendre par la tempérance et par la justice,
laquelle n'est vraiment efficace que par la bonté
{justitia cum liberalitate conjuncta). Mais com-
ment la force et la prudence sont-elles comptées
au nombre des vertus? C'est que par la force il
faut entendre ici avec Cicéron (de Offic, lib. I,
c. xx) cette grandeur d'âme, cette énergie morale
qui consiste à se mettre au-dessus de tous les
avantages et de toutes les misères de ce monde,
et à ne reculer devant aucun sacrifice pour faire
le bien. La prudence doit être entendue dans le
sens de son étymologie antique; elle est la con-
naissance de la vérité dans son caractère le plus
élevé, et suppose que l'intelligence y a été pré-
parée par la méditation et par la science.
Cette division de la vertu est très-ancienne,
aussi ancienne, on^ peut le dire, que la morale •
car on la trouve déjà dans l'enseignement de So-
crate, tel qu'il nous a été conservé par Xénophon
mais avec une légère différence : c'est que le
respect de la Divinité (tiai&zio.) y tient la place
de la prudence ou de la science, qui, réunie à la
vertu, doit constituer la sagesse. Platon a con-
servé la même doctrine en lui donnant seulement
un caractère plus systématique et en le ratta-
chant intimement à ce qu'on peut appeler sa
psychologie. En effet, après avoir distingué dans
l'âme trois éléments, le principe de la pensée, le
principe de l'action et celui de la sensibilité, ou
ce qu'on appelle vulgairement l'esprit, le cœur
et les sens, il admet pour chacun de ces éléments
une vertu particulière, destinée à le développer
ou à le contenir : pour les sens, la modération ou
la tempérance ; pour le cœur, la force et le cou-
rage : pour l'esprit, la science dans ce qu'elle a
de plus élevé, c'est-à-dire la science du bien.
Enfin, du mélange et de l'accord de ces trois
premières vertus, il en naît une quatrième qui
est la justice. Mais la justice, pour Platon, n'est
pas simplement cette qualité négative qui con-
siste à respecter les droits d'autrui et à rendre
à chacun ce qui lui est dû; elle est Tordre même
dans la plus noble acception du mot; elle est le
développement harmonieux de toutes les facultés
de l'individu et de toutes les forces de la société;
elle est la vie humaine dans sa perfection (Platon,
Republ., liv. IV). Après Platon, l'école sloïcienne
a donné à ce même point de vue une consécra-
tion nouvelle, mais en le détachant du système
psychologique et métaphysique sur lequel il s'ap-
puyait d'abord, pour en faire un principe indé-
pendant, appartenant exclusivement à la morale.
Des stoïciens il a été transmis à Cicéron, qui le
développe avec beaucoup d'élégance dans son
traité des Devoirs, d'où il a passe dans la plupart
des traités de la morale chrétienne, avec les ter-
mes mêmes de la langue latine, termes qui ont
aujourd'hui perdu leur signification primitive.
Mais le christianisme, trouvant incomplète celte
base de la morale, et forcé, de la trouver telle
par la nature de ses dogmes, y a ajouté ce qu'il
appelle les vertus théologales. Les philosophes
modernes, au lieu de s'occuper de la division des
vertus, travail assez stérile en lui-même, ont
mieux aimé rechercher d'abord quel est le prin-
cipe suprême de la moralité humaine, la loi ab-
solue de nos actions, ensuite quels sont les de-
voirs particuliers qui en découlent, quelle est
notre tâche dans chacune des positions de la vie.
Il existe sur le sujet qui vient de nous occu-
per deux traités spéciaux : l'un de Clodius, qui
a pour titre: de Virtutibus quas cardinales ap-
pellant (in-4, Leipzig, 1815); l'autre, beaucoup
plus ancien, est l'ouvrage de Gémiste Pléthon, de
Quatuor Virtutitus cardmalibus, publié en grec
avec une traduction latine par Ad. Occone (in-8,
Bâle, 1ÔÔ2).
CARNÉADE de Cyrène, né vers la troisième
année de la cxue olympiade, est l'esprit le plus
ingénieux et le plus brillant qui ait honoré la dé-
cadence de l'école académique. Moins original,
moins profond, moins sérieux même qu'Arcesilas,
qui est le véritable père de la philosophie de la
vraisemblance, Carnéade a été surtout un rhéteur
plein de ressources et d'esprit, un dialecticien
d'une subtilité et d'une souplesse merveilleuses,
un adversaire habile et acharné de l'école stoï-
CARN
— 24C —
GARP
ciennc. II se peignait fort bien lui-même et don-
nait une fort juste idée de son rôle philosophique,
en disant : « Si Chrysippe n'eût point existé, il
n'y aurait pas eu de Carnéade. »
Élève d'Hégésinus, qui lui transmit l'enseigne-
ment traditionnel de l'école, initié par Diogène
de Babylone à la dialectique stoïcienne, Carnéade
reprit avec un éclat nouveau la lutte engagée
par Arcésilas, et il fut pour Chrysippe ce que le
chef de la nouvelle Académie avait été pour Ze-
non.
Les historiens anciens de la philosophie nous
représentent Carnéade comme un raisonneur vrai-
ment merveilleux et doué de ressources extraor-
dinaires. Capable de tout oser et de réussir en
tout, il savait tout rendre vraisemblable, même
l'absurde, et tout obscurcir, même l'évidence.
Un jour, devant l'élite de Rome, qui, pour l'en-
tendre, désertait ses fêtes (Lactance_, Inst. div.,
liv. V, ch. xv ; — Plut., in Cat. maj.), il peignit
la justice avec une éloquence divine. Le lende-
main il démontra que la justice est un mot vide
de sens, et se fit applaudir du même auditoire
(Cicéron, de V Orateur, liv. III, ch. xvm).
Quelle doctrine eût subi impunément les atta-
ques d'un tel adversaire? Le stoïcisme, déjà
ébranlé, faillit y périr. La physiologie de Zenon
et de Chrysippe, leur dieu-monde, animal éter-
nel dont la providence universelle n'est qu'une
universelle fatalité, leur théorie de l'indifférence
du plaisir, toute leur métaphysique, toute leur
morale, Carnéade n'épargnait rien. Mais la lutte
s'engagea principalement sur les questions logi-
ques, et, entre autres, sur la question de la cé-
lèbre çavTowta xaxa).rî7tTix^ (Sextus, Adv. Ma-
them., p. 212 sqq., édit. de Genève), type et me-
sure de la vérité dans toute l'école stoïcienne. A
l'aide de sorites ingénieux (le sorite était l'ar-
gument favori de Carnéade), il s'attacha à prou-
ver qu'entre une perception vraie et une percep-
tion fausse il n'y a pas de limite saisissable,
l'intervalle étant rempli par une infinité de per-
ceptions dont la différence est infiniment petite
(Cicéron, Quest. acad., liv. II, ch. xvi ; — Sextus,
Hyp. Pyrrh., lib. I, c. clxvii sqq.). Il alla jus-
qu'à combattre l'axiome des mathématiques :
deux quantités égales à une troisième sont égales
entre elles (Jalenus, de Optimo dicendi génère,
p. 558 dans Sextus, édit. latine). Or, dégagez cet
axiome^ du caractère mathématique qui en voile
la généralité, vous avez le principe de contra-
diction qui, sous une forme logique, n'exprime
rien moins que la foi de la raison en elle-même.
Le nier, c'est nier la raison, et atteindre la der-
nière limite et la suprême extravagance du scep-
ticisme.
Carnéade n'hésita pas, seulement il fit une
réserve pour la pratique. Déjà la théorie du
vraisemblable lui montrait la route de l'incon-
séquence; il y suivit Arcésilas. Toutefois, dis-
ciple toujours original, il fit d'une théorie in-
décise un système régulier, et porta dans
l'analyse de la probabilité, de ses degrés, des
signes qui la révèlent, la pénétration et l'ingé-
nieuse subtilité de son esprit (Sextus, Adv. Ma-
them., 169, B.; Hyp. Pyrrh., lib. I, c. xxxm;
— Cicéron, Quest. acad., lib. II, c. xxii et suiv.).
Mais à quoi sert tout l'esprit du monde, séparé
du vrai? La première condition d'une solide
théorie de la probabilité, c'est une théorie de la
certitude. Car qu'est-ce que la probabilité, sinon
une mesure? Et comment mesurer sans une
unité?
Qi\ n'échappe pas à la logique par l'incon-
séquence. Arcésilas et Carnéade avaient nié la
certitude spéculative; il fallut, bon gré, mai gré,
aller jusqu'au scepticisme absolu et universel.
On peut dire que l'école académique péritavec
Carnéade. Elle jeta quelque éclat encore, il est
vrai, sous Antiochus et I'hilon; mais ces esprits
timides ne sont pas les véritables disciples de
Carnéade et d'Arcésilas : l'héritier de la nouvelle
Académie, c'est l'école pyrrhonienne renaissante ;
le continuateur de Carnéade, c'est ^Enésidème.
Sur Carnéade, voy. l'article de Baylc dans le
Dictionnaire critique; — Huct, de la Faiblesse
de l'esprit humain; — Gouraud, Dissertatio de
Carneadis vita et placidis. Paris, 1848. in-8; —
Foucher, Histoire des académiciens, et les autres
ouvrages indiqués à l'article Académie.
Em. S.
CARPENTIER OU CHARPENTIER (Jacques),
né à Clermont en Beauvoisis en 1524. Il étudia
la philosophie à Paris, et la professa d'abord au
collège de Bourgogne. Nommé plus tard pro-
cureur de la nation de Picardie, il parvint aux
fonctions de recteur de l'Académie de Paris pour
la philosophie, et remplit cette place durant
seize ans, jusqu'à sa mort, arrivée en 1574. Doc-
teur en médecine, ce fut sans doute à la pro-
tection du cardinal de Guise qu'il dut d'être le
médecin du roi Charles IX. Mathématicien dis-
tingué, il soutint une lutte très-vive contre Ra-
mus, pour une chaire de mathématiques^ laissée
vacante par la retraite du titulaire, qui la lui
résignait. La contestation fut portée jusqu'au
Parlement. Le conseil même du roi dut inter-
venir; et, après de longs débats, en 1568, la
chaire fut maintenue à Charpentier.
Le nom de Charpentier est surtout célèbre
par la mort de son infortuné rival. De Thou, dans
le livre III de son Histoire, à l'année 1572, n'hé-
site pas à charger la mémoire de Charpentier du
meurtre de Ramus. Suivant lui, et il ne faut pas
oublier que c'est le témoignage d'un contem-
porain, c'est Charpentier qui excita l'émeute des
écoliers, assassins du hardi novateur ; le témoi-
gnage du grave historien n'a pu être formel-
lement démenti; et, dans les oeuvres de Char-
pentier lui-même, certains passages, que nous
citerons plus bas, semblent prouver qu'il avait
prévu cette catastrophe, et qu'il en fut certai-
nement peu affecté.
Charpentier n'a point, en philosophie, de doc-
trine originale ; il ne tient une place dans l'his-
toire de la science que par son ardent attachement
au système d'Aristote : et il faut le classer parmi
les plus purs péripateticiens. Il se porta contre
Ramus le constant adversaire de toute innovation ;
et il crut devoir, pour l'intérêt même de la jeu-
nesse qui lui était confiée, maintenir dans toute
leur sévérité les études et la discipline telles que
le passé les avait faites et les lui avait transmises.
Tous ses ouvrages, toute sa polémique n'eurent
que ce seul but. Il se contenta de porter dans
l'exposition des doctrines plus d'ordre, plus de
clarté que. la scolastique n'en avait mis ; et à cet
égard, il rendit de très-réels services; mais,
quant au fond môme, quant aux principes, il s'y
montra fidèle jusqu'à la passion et à l'entêtement.
Il est vrai que les réformes proposées par Ramus
n'étaient guère acceptables; mais à ces tentatives
un peu hasardeuses, on pouvait en substituer de
plus prudentes, et Charpentier n'y parut pas
munie songer. Ses livres de logique, assez nom-
breux, ne sont qu'une reproduction fidèle et
très-régulière des opinions d'Aristote; il ne va
point au delà; ses livres de physique le répètent
uent, et c'est toujours aux observations du
philosophe grec qu'il a recours; ce n'est pas aux
sienne* propres, qui pouvaient certainement lui
en apprendre bien davantage sur les questions
de physiologie qui paraissent l'avoir occupé.
Parmi ses ouvrages on en peut distinguer
GARP
— 241 —
GARP
deux : Descriplio universœ nalurœ, en quatre
livres, où il traite successivement des principes
communs des choses, des cinq corps simples, des
mixtes imparfaits ou météores, et enfin de l'âme.
Ce n'est qu'un extrait fort clair du système d'A-
ristote sur ces grands objets, et il le tire, avec
une sagacité qui pouvait être mieux employée,
de la Physique, du traité du Ciel, de la Météo-
rologie et du traité de l'Ame. Le second ouvrage
de Charpentier qu'on peut citer est plus impor-
tant que celui-ci : c'est sa traduction, avec com-
mentaires, du petit traité d'Aicinoûs sur le sys-
tème de Platon. C'est pour lui une occasion de
comparer Aristote et Platon sur toutes les par-
ties de la philosophie; et il établit cette com-
paraison avec une érudition étendue et très-solide,
qui peut encore éclairer les études de notre
temps. Sa préface surtout est remarquable, et
elle sera toujours lue avec grand profit par ceux
qui voudront traiter cet inépuisable sujet. A la
suite de chacun des chapitres d'Aicinoûs, des
remarques parfaitement classées, et rédigées
avec un ordre fort rare à cette époque de science
un peu confuse, expliquent toutes les difficultés
du texte, et servent à en éclaircir le résumé, qui
est lui-même concis et substantiel. Charpentier y
déploie des connaissances très-profondes et très-
exactes. L'histoire de la philosophie comptait
certainement alors fort peu de savants qui la
connussent aussi bien ; et Ramus, sur ce point,
était loin de valoir son adversaire. De plus,
Charpentier, tout péripatéticien qu'il est, sait
rester parfaitement juste envers Platon, et il
n'hésite pas, sur quelques-uns des points les
plus graves, à lui donner tout avantage sur Aris-
tote, notamment en ce qui concerne l'immortalité
de l'âme. Ce livre, quoique très-bien composé,
est entremêlé de digressions au nombre de douze,
dans lesquelles Charpentier, à propos, il est vrai,
des questions traitées par Alcinoùs, revient à ses
querelles personnelles, et expose aussi ses propres
opinions sur quelques-uns des plus grands pro-
blèmes de la science, les idées et les universaux,
l'immortalité de l'âme, le destin, le libre ar-
bitre, etc. Il défend, dans l'une entre autres, le
dieu d' Aristote contre la théodicée de Platon, et
il s'appuie même sur les dogmes chrétiens pour
soutenir la doctrine péripatéticienne.
La première de ces digressions est consacrée
à sa méthode, question fort controversée entre
Ramus et lui; et, à cette occasion, il reprend
toute la lutte antérieure et en raconte les phases.
11 remonte jusqu'au fameux arrêt royal du
10 mars 1543, époque à laquelle il n'avait lui-
même que dix-neuf ans; il cite cet arrêt tout
entier avec la sentence du Parlement, et les
sentences non moins graves que tous les savants
français et étrangers avaient portées contre les
audaces de Ramus. Après cette interruption, qui
n'a pas moins de 132 pages, l'auteur reprend son
commentaire précisément au point où il l'a
laissé ; et de la note 4, où il avait quitté Alcinoùs
pour Ramus, il passe à la note 5, où il continue
et achève sa pensée. Les autres digressions sont
conçues sur un plan tout pareil ; et de même
que la première est dédiée au cardinal de Lor-
raine, les autres le sont à quelques-uns des per-
sonnages dont Charpentier avait obtenu la pro-
tection ou l'amitié. Ce sont, en quelque sorte,
des repos et des distractions que l'auteur donne
à sa propre pensée et à ses lecteurs; et, chose
assez singulière, cette étrange façon de composer
un livre n'ôte rien à la clarté et à l'unité de
celui-là. Le ton de la polémique contre Ramus
est celui d'une ironie qui ne se lasse point un
seul instant. Ramus y est rarement désigné par
son nom personnel. Il y est appelé Logodœdalus,
DICT. PHILOS.
et le plus souvent Thessalus, du nom d'un mé-
decin contre lequel Galien avait autrefois dirigé
des sarcasmes non moins amers. Le commentaire
sur Alcinoùs est suivi d'une lettre où l'auteur
répond aux attaques de Ramus, qu'un premier
pamphlet avait fait sortir d'un silence gardé
depuis près de vingt ans. Charpentier, en se dé-
fendant, affirme qu'il n'a pas été le premier
agresseur, qu'il a même jadis rendu des services
à celui qui le provoque. Et dans une seconde
lettre, datée de janvier 1571, il avertit Ramus de
prendre garde à l'issue que ses invectives pour-
raient bien avoir un jour. Nulla anirni atten-
lione considéras quis tuarum conlenlionum
exitus esse possit. Est-ce un sinistre présage? et
ces paroles que l'aigreur de la polémique a peut-
être seule inspirées, indiquent-elles déjà la dé-
plorable vengeance sous laquelle Ramus suc-
combait dix-huit mois plus tard? Qui pourrait
le dire? En terminant l'édition de son Alcinoùs,
qui est de 1573, Charpentier lui-même parle de
la mort de son ancien adversaire, et il n'a pas
un mot pour le plaindre. Il rejette sur les dés-
ordres du temps le retard apporté dans ses tra-
vaux; mais il s'applaudit de cette nouvelle lu-
mière, qui, au mois d'août dernier, s'est levée
sur la religion chrétienne, de même qu'il félicite
le roi et les Guise dans sa dédicace : « Puis est
venue s'y joindre la mort inopinée de Ramus et
de Lambin. Ils sont morts tous deux comme je
mettais la dernière main à mon ouvrage, dont
la plus grande partie était dirigée contre eux,
non sans quelque aigreur venue de la discussion.
Je me suis pris à craindre de sembler combattre
contre des ombres ou me réjouir insolemment
de leur mort, qui m'a ôté, je l'avoue, les plus
vifs aiguillons à la culture assidue des lettres. »
Bien qu'il avoue qu'il a été sur le point de sup-
primer cette seconde édition, ce n'est pas le lan-
gage d'un homme qui comprend ou qui prévoit
l'affreuse responsabilité qui va peser sur lui. A
côté de ce souvenir si peu généreux donné à son
adversaire, il souffrait qu'un de ses collègues,
Duchesne, insultât la mémoire de Ramus dans
une de ces pièces de vers que l'usage du temps
exigeait en tête des ouvrages les plus sérieux.
Duchesne se moque de la tombe que Thessalus
a trouvée dans la Seine, toute digne qu'elle était
de lui ; et Charpentier place cette atroce épi-
gramme au frontispice de son Alcinoiis. Mais,
d'un autre côté, il ne faut pas oublier que cet
Alcinoùs est dédié au cardinal de Lorraine,
qui, protecteur de Charpentier, l'avait été jadis
aussi de l'infortuné Ramus. Charpentier mourait
lui-même, l'année suivante, de phthisie, et à
peine âgé de cinquante ans.
On peut distinguer encore parmi ses ouvrages
ses Animadversiones in libros très dialecti-
carum instiluiionurn Pétri Rami : c'est le plus
important de ses travaux logiques; il est de
1555. Charpentier occupait déjà des fonctions
assez élevées dans l'Académie de Paris ; il se
plaint des provocations de Ramus, et ce n'est
qu'à grand'peine qu'il se décide à lui répondre.
Il le fait d'ailleurs avec une sorte de modération;
et, reprenant une à une ses assertions prin-
cipales, il lui en démontre la fausseté avec une
érudition et une science certainement très-supé-
rieures. Avant ce combat public, les deux adver-
saires avaient discuté ces règles d'abord devant
l'Académie, puis devant le cardinal de Lorraine,
qui s'était porté modérateur entre eux. Ce qui
indigne surtout Charpentier c'est que Ramus
veut enseigner la logique aux jeunes gens en
moins de deux mois. Qu'aurait-il dit s'il avait su
que, plus tard, les écrivains de Port-Royal en pré-
tendraient réduire Tétude à quatre ou cinq jours-
13
GART
— 242 —
GAIIT
Quels qu'aient été les torts de Charpentier, on
peut dire qu'il apportait dans ses discussions
des qualités rares, un savoir étendu et précis,
une méthode excellente, une parfaite justesse
d'esprit à défaut de génie, et qu'il employait déjà
les procédés d'une critique saine et forte, qui
depuis a été rarement surpassée. C'étaient là des
titres suffisants à l'attention de l'histoire, et l'on
doit s'étonner que l'exact Brucker l'ait passé
sous silence dans son grand ouvrage. Il y a fait
figurer bien des noms qui ne valent pas celui-
là.
Voici la liste des ouvrages les plus' remar-
quables de Charpentier par ordre de dates : Des-
criplio universœ artis disserendi ex Arislot.
Organo collecta et in très libros dislincta, in-4,
Paris, 1654; — Animadversiones in libros 1res
dialecticarum institulionum Pétri Rami} in-4,
ib.? 1555 ; — de Elementis et de meteoris, tra-
duit de l'italien, in-4, ib., 1558; — Dispulatio
de animo, methodo peripatetica utrum Arislot.
rnortalis sit an immortalis, traduit aussi de
l'italien, in-4, ib., 1558 ; — Descriptionis logicœ
liber primus, in-4, ib.; 1560; — Descriplio uni-
versœ naturœ ex Aristotele, in-4, ib., 1560; —
Artis analylicœ sive judicandi descriplio ex
Aristot. Analijt. poster., in-4, ib., 1561 ; —
Compendium in commimem artem disserendi,
in-4, ib., 1561 ; — Plalonis cum Aristotele in
universa philosophia comparalio quœ hoc
commentario in Alcinoi institutionem ad ejus-
dem Plalonis doctrinam explicatur, in-4, ib.,
1573. Cette édition contient plusieurs lettres et
pamphlets contre Ramus, de 1564, 1566, 1569 et
1571. — On attribue aussi à Charpentier la pu-
blication de l'ouvrage apocryphe d'Aristote de la
Métaphysique Égyptienne : Libri XIV qui Aristo-
telis esse dicuntur de secretiore parte divinœ
sapientiœ secundum jEgxjptios ex arabico ser-
mone, in-4, Paris, 1571. B. S. -H.
CARPOCRATE, originaire d'Alexandrie et
chrétien de naissance, est le fondateur d'une secte
philosophique et religieuse qui jeta un certain
éclat dans le second siècle de notre ère. Il paraît
avoir eu le projet de concilier le christianisme,
non-seulement avec la philosophie orientale, mais
aussi avec les principaux systèmes de la philoso-
phie grecque, et, en particulier, avec le platonis-
me, auquel il emprunta la théorie de la préexis-
tence des âmes et de la réminiscence. Comme la
plupart des gnostiques, il attribuait la création
du monde à des génies inférieurs et malfaisants,
au-dessus desquels il reconnaissait, comme prin-
cipe suprême, l'unité que l'esprit peut atteindre
par un mode supérieur de connaissance. Ëpipha-
ne, fils de Carpocrate, compléta la doctrine mé-
taphysique de son père par un système de morale
dont le point de départ était la commun tuté de
toutes choses : ce qui l'amenait à considérer les
lois hum;iincs comme des infractions à la loi di-
vine, puisqu'elles ne permettent pas que le sol,
les biens de la terre et les femmes soient com-
muns entre les hommes. Ces détestables maximes
firent imputer aux disciples de Carpocrate de hon-
teux ex. es. Cependant saint Irénée déclare douter
qu'il se fît parmi eux « des choses irréligieuses,
immorales, défendues. » Voy. Gnosticisme. X.
CARTÉSIANISME. Nous donnons le nom de
cartésianisme au mouvement philosophique qui
s'est accompli pendant le xvn* siècle sous l'in-
fluence de Uescartes. Nulle révolution philoso-
phique, suit dans les temps anciens, soit dans les
modernes, n'a été plus grande et plus féconde;
nulle n'a donné une plus sûre impulsionà toutes
Les branches des connaissances humaines; nulle
n'a suscité plus de systèmes, et entraîné plus de
grandes intelligences. Mais est-il juste de donner
exclusivement le nom de Descartes à cette révo-
lution de laquelle est sortie la philosophie mo-
derne tout entière? Descartes en est-il bien le
chef et le principal promoteur? N'est-elle pas en
grande partie l'ouvrage des philosophes du xve
et du xvr siècle? et Bacon ne peut-il pas aussi
en revendiquer la gloire? Il est vrai que dans le
cours du xv° et du xvi" siècle la philosophie avait
vu se succéder d'audacieux réformateurs qui sont
les précurseurs de Descartes. Tous par des voies
diverses, les uns par le péripatétisme, les au-
tres par le platonisme et le mysticisme; les uns
avec une tendance empirique, les autres avec
une tendance idéaliste, avec plus ou moins de
talent et d'audace, ont préparé la ruine de la
philosophie scolastique et de l'émancipation de la
raison. Pomponace. Vanini suivent encore en ap-
parence l'autorité a'Aristote, mais ils l'interprè-
tent à leur manière; François Patrizzi et Ramus
s'attachent, au contraire, à Platon et font la
guerre à Aristote ; Telesio, Giordano Bruno et
Campanella rejettent également l'autorité de l'un
et de l'autre, et entreprennent de fonder des
systèmes sur la seule autorité de la raison. Enfin
les grands mystiques de la même époque, tels
que Paracelse, Robert Fludd, J. B. Van Helmont,
entraînent aussi l'esprit humain dans des voies
nouvelles. La plupart de ces novateurs ardents
ont même été martyrs de leurs généreux efforts
pour conquérir l'indépendance de la pensée phi-
losophique. Rien de plus vrai que ce portrait du
philosophe de la Renaissance tracé par Pompona-
ce : «La soif de la vérité le consume, il est honni
de tous comme un insensé, les inquisiteurs le
persécutent : il sert de spectacle au peuple. » Tel
a été, en effet, le sort des malheureux précur-
seurs de Descartes. La soif de la vérité les con-
sume, et pour l'éteindre, leur esprit fougueux se
précipite dans toutes les directions sans règle ni
méthode. Leur vie est errante et agitée, les in-
quisiteurs les persécutent, l'exil, la prison, les
tortures, le bûcher, voilà leur lot et leur partage.
Ainsi ont vécu, ainsi sont morts Ramus, Giordano
Bruno, Vanini, Campanella. Sans nul doute, tous
ces intrépides martyrs des droits de la raison
avaient déjà beaucoup fait pour l'émanciper et
préparer les voies à une philosophie nouvelle, et
cependant beaucoup restait encore à faire. Ils
avaient, il est vrai, courageusement protesté
contre le joug de la philosophie scolastique ;
mais tous n'avaient pas osé ouvertement protester
au nom de la raison, la plupart avaient invoqué
seulement une autorité contre une autre autorité,
Platon contre Aristote. ou bien le véritable Aris-
tote contre l'Aristote défiguré des écoles. Ceux-là
mêmes qui avaient protesté contre le principe de
l'autorité, au nom de la raison, n'avaient pas
élevé leurs protestations à la hauteur d'une mé-
thode. M us il importe surtout de remarquer
qu'aucun d'entre eux n'avait encore produit un
système qui renfermât une part de vérité assez
grande et dont les parties lussent assez fortement
liées entre elles pour aspirer à remplacer la phi-
losophie scolastique et à dominer sur les intelli-
gences. Toutes ces diverses tentatives de réforme
philosophique plus ou moins incomplètes, plus
ou moins malheureuses, viennent aboutir a Des-
cartes, qui achève et lait triompher la révolution
philosophique commencée avec tant d'ardeur el
d'héroïsme par les philosophes du xv' et du xvi'
siècle.
Nous ne nions pas que l'auteur de VInslaura
lin magna ail rendu des services à l'esprit hu-
main et à la philosophie moderne ; niais nous ne
pouvons pas le considérer, avec linéiques philo-
sophes écossais et quelques philosophes en jyclo-
pédistes du xvnr siècle, comme le promeleut
CART
— 243
CART
principal de la rénovation de la philosophie et
des sciences au xvne. Si Bacon a eu; dans le
xvme siècle, des admirateurs qui ont fait sa part
beaucoup trop grande, il a, de nos jours, des
détracteurs qui la font beaucoup trop petite. Nous
ne donnons point dans l'excès de ces détracteurs
aveugles et passionnés. Bacon est un grand es-
prit, ses ouvrages contiennent des vues fécondes
et vraiment prophétiques sur l'avenir de la
science, sur la méthode et le perfectionnement
des sciences d'observation; mais Bacon n'est pas
un métaphysicien, il ne pose ni ne recherche le
principe de la certitude, et, en dehors de la mé-
taphysique, son nom ne se rattache à aucune de
ces grandes découvertes par lesquelles Descartes
a renouvelé les sciences et préparé tous leurs
développements ultérieurs.
D'ailleurs, en fait, la question est tranchée par
le peu d'influence qu'a exercé Bacon sur le xvne
siècle. A peine est-il connu, à peine est-il cité
par ses contemporains et par les savants et phi-
losophes illustres qui parurent après lui. Mais si
le xvne siècle connaît à peine Bacon, partout il
porte l'empreinte profonde de la philosophie de
Descartes. Voilà pourquoi nous avons donné le
nom de cartésianisme au mouvement philosophi-
que qui s'est accompli pendant cette grande pé-
riode de Thistoire de la philosophie moderne.
Le principe de toute certitude, placé dans l'é-
vidence, c'est-à-dire dans la raison, juge souve-
rain du vrai et du faux ; le point de départ de la
philosophie cherché dans l'observation du moi
par lui-même; la distinction de l'âme et du
corps; celle des idées innées ou naturelles et des
idées acquises; l'existence de Dieu démontrée
par la notion même de l'infini; la substance cor-
porelle ramenée à l'étendue, et la substance in-
tellectuelle à la pensée; la conservation du
monde assimilée à une création continuée; et,
par suite, une forte tendan e à concentrer toute
activité dans la cause première : voilà les côtés
les plus considérables de la doctrine de Descartes.
Ce n'est point ici le lieu de développer ces divers
principes et moins encore de les apprécier; bor-
nons-nous à indiquer la part qu'ils ont eue dans
les destinées de la philosophie moderne.
De toutes les théories de Descartes, il n'en est
pas qui ait exercé une influence plus générale
que sa théorie sur le fondement de la certitude.
A partir de Descartes, non-seulement la philoso-
phie du xvne siècle, mais la philosophie moderne
tout entière rejette le principe de l'autorité, qui,
sous une forme ou sous une autre, avait con-
stamment dominé dans la philosophie du moyen
âge, et ne reconnaît et n'accepte comme vrai que
ce qui est évident. Les plus pieux métaphysiciens
du xvne siècle tiennent aussi fermement pour ce
principe que les philosophes les plus incrédules
du xvnr, avec cette différence, toutefois, qu'ils
distinguent sévèrement entre les vérités de la foi
et les vérités de la raison, entre la théologie et
la philosophie. Autant est faux et pernicieux,
dans l'ordre de la foi, le principe de l'évidence;
autant est faux e\ pernicieux le principe de l'au-
torité transporté dans l'ordre de la science et de
la philosophie : voilà ce que répètent constam-
ment Arnauld, Malebranche, Bossuet, Fénelon.
Il faut donc reconnaître que Descartes a fait
triompher d'une manière définitive en philosophie
le critérium de l'évidence ou l'autorité souve-
raine de la raison; car c'est la raison qui juge
de ce qui est évident ou n'est pas évident et, en
conséquence, de ce qui est vrai ou faux.
La méthode de Descartes a eu, à peu de chose
près, la même fortune que sa théorie de la certi-
tude. Descartes prend pour point de départ la
pensée. Il la distingue rigoureusement de tout
ce qui n'est pas elle, du corps et des organes. Il
pose d'abord comme fait primitif, environné d'une
évidence irrésistible, l'existence de la pensée, et
c'est de l'existence de la pensée et de l'étude du
moi qu'il tire ensuite l'existence de Dieu et du
monde. On peut dire qu'ici encore l'influence de
Descartes a été générale et décisive. En effet,
si vous exceptez Spinoza tout entier absorbé par
une autre tendance et quelques philosophes al-
lemands de notre siècle, tous les philosophes mo-
dernes partent du moi et de la pensée, tous s'ac-
cordent à considérer le moi, non pas comme le
terme, mais comme le point de départ nécessaire
de la philosophie.
Non-seulement Descartes a posé dans l'étude
du moi le point de départ de la philosophie, mais
il a déterminé et appliqué la vraie méthode à
suivre dans l'étude du moi. Il en a donné à la
fois le précepte et l'exemple. Quel est ce pré-
cepte? 11 ne faut pas étudier le moi avec les
yeux du corps, avec les sens, avec l'imagination
qui emprunte toutes ses données aux objets ex-
térieurs; c'est avec l'âme qu'il faut étudier l'âme,
avec la pensée qu'il faut étu lier la pensée. La
conscience et la réflexion peuvent seules nous
informer de ce qui appartient au moi. Tous les
phénomènes que les sens nous révèlent se passent
dans la matière étendue et sont étrangers à l'es-
prit. Voilà la vraie méthode psychologique que
Descartes a nettement déterminée et appliquée
avec profondeur dans les Méditations, qu'il a
défendue victorieusement contre toutes les ob-
jections de Hobbes et de Gassendi. Grâce à lui,
cette méthode, qui est la seule vraie méthode
psychologique^ a généralement triomphé dans la
philosophie moderne. C'est par là que Locke, en
particulier, se rattache au cartésianisme. Les his-
toriens de la philosophie, qui ont placé Locke en
dehors du mouvement cartésien, se sont, en gé-
néral, trop préoccupés de la polémique contre
les idées innées, et n'ont pas assez remarqué que
Locke applique à l'entendement humain cette
même méthode dont Descartes a donné le pré-
cepte et l'exemple.
Par un autre côté de sa philosophie, la Théorie
des idées innées, Descartes a frayé la voie à ses
successeurs sur d'importantes vérités. La doctrine
de Malebranche sur la raison est sans nul doute
supérieure à la doctrine cartésienne, qui se bor-
nait à reconnaître l'existence des idées innées, et
qui n'en déterminait ni les caractères, ni l'ori-
gine, ni la nature. Cependant Descartes a démon-
tré que nous ne pouvons avoir l'idée de l'impar-
fait et du fini sans avoir en même temps l'idée
du souverainement parfait et de l'infini. Contre
Hobbes et Gassendi, il a établi que cette idée de
l'infini est irréductible à l'idée de l'indéfini et à
toute autre idée dérivée de l'expérience et de la
généralisation. Il s'ensuit que l'existence de l'Être
infini ou de Dieu est implicitement contenue
dans l'idée que nous en avons, et il a fondé sur
cette idée la vraie preuve de l'existence de Dieu,
et par là il a préparé la théorie de Malebranche.
Il y a une raison universelle qui éclaire tous
les hommes; cette raison est en nous, mais elle
n'est pas nous ; elle ne vient pas de nous, elle est
la sagesse, le Verbe de Dieu même, avec qui
nous sommes constamment unis par l'idée de
l'infini, et en qui nous voyons toutes les vérités
éternelles et absolues ; voilà l'essence de tous les
admirables développements renfermés dans les
ouvrages de l'auteur de la Recherche de la vérité
sur la nature de la raison. Or le germe de toute
cette théorie n'est-il pas contenu dans ce que
Descartes a établi d'une manière si solide rela-
tivement à l'idée de l'infini? La théorie de Male-
branche a été suivie à son tour par Bossuet et
GART
— 244
GART
Fénelon. Elle tient une grande place dans toute
la métaphysique de l'époque. Plus tard, elle a
été mal comprise et repoussée; mais la philoso-
phie de nos jours l'a de nouveau adoptée, et con-
stamment s'en inspire. C'est donc à Descartes, et
après lui à Malebranche, que nous devons rap-
porter le principe de cette théorie, qui a exercé
une si grande influence sur la philosophie du
xvii" siècle, et qui semble appelée à en exercer
une non moins grande sur la philosophie du xix".
La théorie de Descartes sur la substance et sur
la conservation de l'univers a produit des résul-
tats moins heureux : car elle a conduit une partie
de son école à nier l'efficacité des causes secon-
des et la personnalité humaine. Descartes ne nie
pas positivement la réalité des causes secondes,
il ne nie pas la liberté et la personnalité, il ac-
corde à l'âme le pouvoir de diriger le mouve-
ment; mais il y a dans les Méditations et dans
les Principes quelques semences, comme parle
Leibniz, qui, cultivées par des esprits exclusifs,
doivent produire ces conséquences. Bientôt, en
effet, de la Forge considéra Dieu comme la cause
directe et efficiente de tous les rapports de l'âme
et du corps, qui sont indépendants de notre vo-
lonté. Sylvain Régis, allant plus loin, nia que la
volonté lut une cause véritable, et soutint qu'il
fallait aussi rapporter directement à Dieu les
actes que, par suite d'une illusion, nous avons
coutume de rapporter à nous-mêmes. Geulinx
admet que toutes nos idées, tous nos sentiments,
sans exception, viennent de Dieu, qui les produit
dans notre âme par une opération merveilleuse,
au moment même où il produit certains mouve-
mants dans nos organes. Selon Clauberg, l'homme
et toutes les choses de l'univers ne sont que des
actes divins : nous sommes à l'égard de Dieu, ce
que sont nos pensées à l'égard de notre esprit.
Malebranche prêta à ces théories extrêmes l'au-
torité de son génie et de sa piété, et il se plut à
répéter que Dieu seul est la cause de toutes les
modifications de notre âme, de toutes les idées
de notre entendement, de toutes les inclinations
de notre volonté, de tous les mouvements de
notre corps; que tout vient de Dieu et rien des
créatures. Enfin Spinoza, qui avait répudié de
l'héritage de Descartes la meilleure et la plus
noble part, pour n'en conserver que les erreurs,
Spinoza refusa le nom de substance à ces choses
incapables d'agir par elles-mêmes, qui ne peuvent
continuer d'exister qu'à la condition d'être con-
tinuellement créées; et comme il ne voyait dans
l'univers qu'une seule cause, il ne reconnut qu'un
seul être dont toutes les autres existences sont des
formes fugitives. Leibniz même, qui avait si bien
reconnu la source des erreurs de l'école carté-
sienne, ne sut pas s'en garantir ; et, après avoir
démontré l'activité essentielle de la substance,
il refusa à ses monades tout pouvoir d'agir les
unes sur les autres, et finit par l'hypothèse de
l'harmonie préétablie.
Après avoir suivi les destinées philosophiques
des principes de Descartes dans les grands sys-
tèmes qu'il a précités, et qui? plus ou moins
directement, relèvent de lui, il faut apprécier
l'action générale qu'il a exercée sur la société
du xvne siècle, sur les hommes de génie, sur les
grands écrivains de cette époque dont la philo-
sophie n'a pas été l'étude spéciale et la principale
gloire. La doctrine cartésienne avait eu, dès son
apparition, un immense retentissement, comme
on en peut juger par les discussions qu'elle
souleva d'un bout de l'Europe à l'autre. Les
savants et les théologiens les plus illustres de
L'Angleterre, de la France et des Pays-Bas,
Hobfies, Gassendi, Arnauld, Catérus, le P.Bourdin,
Henri Morus, etc., engagèrent avec Descartes
même une polémique dont l'éclat rejaillit sur
la nouvelle doctrine, et contribua à ses progi
Pendant que les universités hésitaient, le carté-
sianisme gagnait sa cause auprès des gens du
monde. Il pénétra dans le Parlement et dans la
magistrature, dans la congrégation de l'Oratoire
et jusque dans laSorbonne; Descartes put même
se vanter de compter parmi ses disciples une
reine sur le trône, Christine, et la princesse
Elisabeth, célèbre par la profondeur et l'étendue
de son esprit. En 16ô0, année de sa mort. « il
était le philosophe de tout ce qui pensait en
France et en Europe. »
Mais bientôt les anciens maîtres de Descartes
au collège de la Flèche, les jésuites, d'abord in-
décis, s'alarment de l'esprit et des progrès de sa
philosophie, et s'efforcent de la détruire. Ils ne
se contentent pas des violentes critiques, des
satires, des pamphlets de quelques-uns de leurs
pères; ils ont recours à la persécution. Grâce à
leurs intrigues, treize ans après la mort de
Descartes, ses ouvrages sont condamnés à Rcme
par lacongrégation du Saint-Office, avec la formule
adoucie du Donec corrîgantur. Ils empêchent,
pur un ordre du roi, de prononcer l'oraison funèbre
de Descartes dans l'église Sainte-Geneviève du
Mont, au milieu du concours d'amis et de disci-
ples qui s'étaient réunis pour célébrer, par de
magnifiques funérailles, le retour de ses restes
mortels en France. Excitée par eux, la Sorbonne,
en 1670, sollicita du parlement de Paris un arrêt
contre la philosophie nouvelle. Pendant quelque
temps, il fut vivement question de remettre en
vigueur ce fameux arrêt de 1624, qui avait été
aussitôt abrogé que publié, et par lequel il était
défendu, à peine de vie, de soutenir aucune opinion
contraire aux auteurs anciens et approuvés. Mais
l'arrêt burlesque par lequel Boileau tourna en
ridicule la prétention du Parlement à maintenir,
envers et contre tous, l'autorité d'Aristote, et un
mémoire éloquent d'Arnauld, publié par M. Cousin
[Fragm. phil., 3e édit.), prévinrent la condam-
nation immédiate du cartésianisme.
L'avis des plus sages et des plus modérés pré-
valut, et le Parlement ne rendit pas l'arrêt
qui lui était demandé; mais les jésuites ne se
tiennent pas pour battus ; ils en appellent du
Parlement au conseil du roi, qui, à leur re-
quête, proscrit en France l'enseignement de la
philosophie cartésienne. Conformément à cet
arrêt, toutes les universités de France, et entre
autres les universités de Paris, de Caen et d'An-
gers, proscrivent la philosophie nouvelle et dé-
fendent de l'enseigner, de vive voix ou par écrit,
sous peine de perdre tous ses privilèges et ses
degrés. En 1680, le P. Valois citait, devant l'as-
semblée du clergé de France, Descartes et ses
disciples comme des sectateurs et des fauteurs
de Calvin. Tous les cartésiens furent un moment
alarmés; Régis fut obligé de suspendre son cours
à Paris. Chacun craignait de se voir exposé à la
signature d'un formulaire et d'être excommunié
comme hérétique (Recueil de pièces curieuses
concernant la philosophie de Descartes). La
congrégation de l'Oratoire veut d'abord résister,
mais bientôt elle est obligée de céder et de subir
un concordat qui lui est imposé par les jésuites,
en 1778, par lequel elle s'engage à enseigner :
1" que l'extension n'est pas l'essence de la ma-
tière; 2° qu'en chaque corps naturel il y a une
somme substantielle réellement distinguée de la
matière ; 3° que la pensée n'est pas l'essence de
l'âme raisonnable; 4° que le vide n'est pas im-
possible, etc.
Alors la philosophie de Descartes eut de cou-
rageux confesseurs, un siècle plus tôt elle aurait
eu des martyrs. Parmi ses confesseurs, nommons
CART
— 245 —
CART
le P. Lamy, de l'Oratoire, chassé de sa chaire
de philosophie, interdit de l'enseignement et de
la prédication, à cause de son opiniâtre attache-
ment aux principes de Descartes ; nommons encore
le célèbre P. André, jésuite, chassé pour la même
cause de collège en collège, puis enfin mis à la
Bastille à la demande des chefs de son ordre.
Cette persécution, qui se prolonge jusque dans
les premières années du xviii0 siècle, ne réussit
pas, pour nous servir d'une expression du P.
André, à décartêsianiser la France. Pendant
quelque temps elle arrêta, dans les collèges et
les universités, l'enseignement de la philosophie
nouvelle ; mais, en dehors des écoles, le carté-
sianisme ne continua pas moins de se propager
et de se développer dans le monde en toute
liberté. Malgré la censure prononcée par Rome
contre le cartésianisme, les plus grands théolo-
giens du siècle, les hommes les plus éminents
par leur science et leur piété, tels qu'Arnauld,
Bossuet, Fénelon, ne continuèrent pas moins
d'être ouvertement cartésiens, tout comme les
anathèmes du concile de Sens et les condamna-
tions des papes n'avaient pas empêché, au moyen
âge, Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin de
commenter Aristote et de professer le peripaté-
tisme. C'est, avec l'autorité de Descartes qu'Ar-
nauld cherche le plus souvent à combattre Male-
branche. Une partie du traité de l'Existence de
Dieu de Fénelon n'est qu'une éloquente paraphrase
du discours de la Méthode ; et quand Fénelon aban-
donne Descartes, c'est pour suivre Malebranche.
Enfin Bossuet. dans son traité de la Connaissance
de Dieu et de soi-même, expose et résume la
plupart des principes métaphysiques et physiolo-
giques de Descartes.
L'influence de Descartes n'embrasse pas seule-
ment la philosophie, mais aussi la littérature de
son siècle. C'est dans l'esprit et dans les principes
du cartésianisme qu'il faut chercher l'explication
des caractères les plus généraux de la grande lit-
térature du siècle de Louis XIV. Descartes avait
profondément séparé la philosophie de la politique
et de la religion. La littérature du xviie siècle
imite son exemple. Elle écarte soigneusement
toutes les questions sociales et politiques en ce
qui concerne les vérités de la foi ; elle est toujours
pieuse et soumise ; en tout autre ordre d'idées, elle
est pleine d'indépendance et de bon sens, elle a
secoué tout respect superstitieux pour l'autorité
des anciens ; elle n'accepte rien comme vrai dont
la raison ne reconnaisse l'évidence. La littérature
du xvne siècle doit encore à la philosophie de
Descartes cette tendance fortement idéaliste et
spiritualiste qu'elle manifeste dans ses produc-
tions les plus diverses. C'est l'âme, et non pas
le corps, qu'ont en vue les grands écrivains de
ce siècle. Nul ne s'adresse exclusivement au
corps, nul ne flatte les sens et les passions, nul
ne finit à cette terre la destinée de l'homme.
Tous, comme Descartes et d'après Descartes,
distinguent l'âme du corps, tous placent dans
l'âme et dans la pensée l'essence de l'homme,
tous lui affirment une destinée par delà cette vie
et par delà ce monde.
Dans les premières années du xvine siècle, le
cartésianisme était ainsi parvenu au plus haut
degré de sa splendeur et régnait en France sans
contradiction. Cinq ans plus tard, tout était
changé sur la scène philosophique; le cartésia-
nisme avait disparu, et il avait fait place à une
philosophie entièrement opposée. Vers le com-
mencement de la seconde moitié du xvme siècle,
à peine reste-t-il, dans la philosophie et dans la
science, quelques traces de cartésianisme; à
peine en est-il question, si ce n'est pour le
tourner en ridicule et le reléguer parmi les
chimères et les vieilles erreurs du passé, à l'égal
de la philosophie scolastique. Comment, en un
temps aussi court, une aussi grande révolution
s'est-elle accomplie?
Il faut l'attribuer sans doute à la part d'erreur
que renferme le cartésianisme, part que nous
signalerons à l'article Descartes. Mais, à côté
de cette cause fondamentale, il en est d'autres
accessoires dont il faut tenir compte. Ainsi, après
avoir posé en principe la souveraineté de la
raison et la règle de l'évidence, le cartésianisme
était parvenu à un tel degré d'autorité et de
puissance, qu'il menaçait de devenir à son tour
un redoutable obstacle aux développements ul-
térieurs de l'esprit humain. Les disciples de Des-
cartes, comme ces péripatéticiens qu'ils avaient
combattus, s'étaient mis à jurer sur la parole du
maître. Il leur semblait qu'après Descartes, nul
progrès nouveau ne fût possible, ni en physique
ni en métaphysique. Descartes allait bientôt suc-
céder à cette infaillibilité dont, pendant si long-
temps, avait joui Aristote, et le cartésianisme
en était déjà venu au point de consacrer l'im-
mobilité en physique et en métaphysique, l'im-
mobilité en toutes choses. Dès lors, il eut contre
lui tous ceux qui pensaient que le dernier mot
de la science n'avait pas été dit par Descartes.
Mais ce sont surtout les grandes découvertes de
Newton qui vinrent porter le coup mortel au
cartésianisme. La fortune de la physique de Des-
cartes n'avait été ni moins prompte ni moins
éclatante que celle de sa métaphysique. L'hypo-
thèse des tourbillons semblait avoir à jamais
résolu tous les problèmes physiques et astrono-
miques que présente l'étude du monde matériel.
Or, au moment où cette grande hypothèse régnait
en souveraine dans la science, voici que Newton
découvre la loi de la gravitation universelle qui
la renverse en ses fondements. En vain les car-
tésiens voulurent-ils d'abord défendre l'hypothèse
des tourbillons; il fallut céder à l'évidence et
reconnaître que Newton avait raison contre
Descartes. Maupertuis, dans son ouvrage sur la
figure des astres, a l'honneur d'introduire en
France et d'adopter le premier, entre les savants
français, la loi de la gravitation universelle.
Après Maupertuis, c'est un adversaire plus habile
et plus dangereux, c'est Voltaire, qui entre en
lice contre les cartésiens. Dans ses éléments de
physique, il attaque vivement l'hypothèse^ des
tourbillons; il démontre son impuissance à ex-
pliquer des faits dont l'explication simple et
naturelle vient donner à la théorie de Newton
la plus éclatante confirmation. L'ouvrage de
Voltaire mettait à la portée de presque toutes
les intelligences ce grand débat scientifique. Il
était à la fois un modèle de clarté, de bon goût
et de convenance. Désormais il fut impossible
de soutenir l'hypothèse des tourbillons, qui périt
tout entière avec Fontenelle, son dernier défen-
seur. Mais la physique cartésienne ne tombapas
toute seule : dans la plupart des esprits, elle était
étroitement associée avec la métaphysique; elle
l'entraîna dans sa chute. De la fausseté démontrée
de la physique de Descartes, on conclut générale-
ment à la fausseté de sa métaphysique, et^ elle
fut enveloppée tout entière dans la même répro-
bation.
C'est ainsi que, vers 1750, le cartésianisme fit
place à une philosophie qui, certes, ne valait pas
celle de Descartes, la philosophie de Locke;
mais s'il paraît mort dans la seconde partie du
xvme siècle, il ressuscite, en quelque sorte, au
xixe. Après avoir combattu et renversé le sen^
sualisme, la philosophie de nos jours a renoué
la chaîne des grandes traditions métaphysiques
qu'avait rompue la philosophie superficielle du
GASM
246 —
iIASS
siècle dernier. Elle s'est portée l'héritière directe
du cartésianisme, et, tout en se préservant des
excès dans lesquels il est tombé, elle a pieusement
recueilli toutes les vérités immortelles qu'il con-
tenait en son sein. En effet, c'est du cartésianisme
que nous tenons et notre méthode et la plupart
de nos principes. Comme Descartes, nous ne
reconnaissons la vérité qu'au signe infaillible de
l'évidence; comme Descartes, nous partons de
la conscience, qui nous atteste immédiatement
et l'existence de notre pensée et celle d'une âme
simple et immortelle profondément distincte du
corps et des organes; comme Descartes, nous
trouvons au dedans de nous l'idée de l'infini,
laquelle renferme implicitement la preuve de
l'existence de l'Être infini; comme Descartes,
nous croyons à des idées innées, et, comme
Malebranche, à une raison souveraine qui est le
Verbe de Dieu même, qui éclaire également
toutes les intelligences et leur révèle l'absolu et
l'infini, et qui est la source des idées innées.
Enfin, si nous ne donnons pas dans l'excès de
nier toute substantialité et toute causalité véri-
table, toute réalité aux substances créées, et de
les considérer seulement comme des actes répétés
de la toute-puissance divine, nous pensons, avec
l'école cartésienne tout entière, que ces substances
finies et créées n'existent qu'en vertu d'un rapport
permanent avec la substance infinie et increée;
nous croyons à une participation continue du
créateur avec les créatures, de Dieu avec l'homme
et le monde.
Voyez, pour la bibliographie, tous les articles
sur les principaux philosophes de l'école carté-
sienne, et consultez, pour l'école en général et
son histoire : le Recueil de pièces curieuses con-
cernant la philosophie de Descaries, petit in-12,
Amsterdam, 1684, publié parBayle; — Mémoires
pour servir à Vhistoire du cartésianisme, in-12,
Paris, 1693, par M. G. Huet; — Vie de M. Des-
cartes, in-4, Paris, 1691, par Baillet; — Préface
de l'Encyclopédie, et article Cartésianisme, par
d'Alembert; — Mémoire sur la persécution du
cartésianisme, par M. Cousin; — Fragments
philosophiques et Fragments de philosophie
cartésienne, par le même auteur; — Introduc-
tion aux Œuvres du P. André, in-12, PaFis,
1843 ; — le Cartésianisme ou la Véritable ré-
novation des sciences, par M. Bordas-Démoulin,
2 vol. in-8, Paris, 1843; — Histoire et critique
de la révolution cartésienne, par M. Francisque
Bouillier, 1 vol. in-8, Paris, 1842, et 2 vol. in-8,
Paris, 1854 et 1868; — Manuel d'histoire de la
philosophie moderne, par M. Renouvier, 1 vol.
in-12, Paris, 1842; — Précurseurs et disciples
de Descartes, par E. Saisset, Paris, 1863. in-8;
— Essai sur l'histoire de la philosophie en
France au xvne siècle, par P. Damiron, Paris,
1845, 2 vol. in-8. F. B.
CÂSMANN (Othon), savant théologien du
XVI* siècle, à qui l'on doit aussi quelques ouvra-
ges philosophiques, compte au nombre de ses
maîtres Goclenius, philosophe éclectique. Après
avoir dirigé quelque temps l'école de Steinfurt,
il mourut prédicateur à Stade, en 1607. Il fut le
premier qui donna à une partie de la philosophie
le titre de psychologie ; mais la science de l'âme
n'était pour lui qu'une partie de l'anthropologie,
qui embrasse aussi la connaissance du corps, ou,
fiour nous servir de son expression, la somalo-
ogie.
L'espritaristotéliquerespirc encore dans cetou-
vrage, d'ailleurs remarquable par les détailset la
elané de l'exposition. Suivant Casmann. la psycho-
logie nous l'ait connaître la nature de l'esprit hu-
main ou de l'âme raisonnable, en nous donnant
une idée de toutes ses facultés. L'âme est l'essence
même de l'homme. Elle possède quatre facultés :
la première est le principe de vie et d'action
dans l'homme; la seconde est l'intelligence ou
la faculté de connaître et de raisonner; la troi-
sième est la volonté, qu'il regarde comme une
seconde faculté de la raison ; enfin la faculté de
penser. Il entend par facultés irraisonnables la
force végétative ou vitale. L'homme est défini la
réunion substantielle de deux natures, l'une cor-
porelle, l'autre spirituelle. Dans sa physiologie
intellectuelle, les esprits vitaux et les fluides de
toute nature jouent encore un très-grand rôle.
Du reste, sa philosophie porte en général un
caractère théologique très-prononcé, tout en ad-
mettant une âme du monde. Il voulait, si le
temps le lui avait permis, composer une gram-
maire, une rhétorique, une logique, une arith-
métique, une géométrie et une optique chré-
tiennes. Il a laissé les ouvrages suivants : Psy-
chologia anthropologica, sive Animœ humanœ
doctrina, in-8, Hanovre, 1594, et Francfort, 1604;
— Anthropologie pars secunda, h. e. de Fabrica
humani corporis melhodice descripta, in-8, Ha-
novre, 1596; — Angelographia,sive Comm. phys.
de angelis crealis, spiritibus, in-8, Francfort,
1597 ; — Somalologia physica generalis, in-8,
ib., 1598; — Modesla assertio philosophiœ et
christianœ et verce advet^sus insanos hoslium
ejus et nonnullorum hierophantarum morsus
et calumnias, in-8, ib., 1601 ; — Biographia et
comm. melhod. de hominis vita naturali, mo-
rali et ceconom., in-8, ib., 1602. J. T.
CASSIOHOB.É (Magnus AureliusCa^siodor h ■<)
naquit, vers 470, à Squillace en Calabre, d'une
famille riche et considérée. Suivant quelques
biographes, dont l'opinion est controverse'.
Odoacre, roi des Hérules, frappé de ses talents
précoces, l'aurait nommé, à peine âgé de vingt
ans, comte des largesses privées et publiques.
Un fait constant, c'est qu'après la chute du
royaume des Hérules, il fut appelé à la cour de
Théodore, roi des Ostrogoths, qui le choisit pour
son secrétaire et l'éleva plus tard à la dignité
de questeur et de maître des offices. Sous les
successeurs de ce prince, Cassiodore continua
de prendre part aux affaires publiques, et devint
préfet du prétoire. Mais, attristé par les revers
des Goths, et accablé par cinquante années de
travaux et de succès, il céda enfin au désir, qu'il
avait depuis longtemps, de quitter le monde, et
alla fonder, à l'extrémité de la Calabre, le mo-
nastère de Viviers. Il vivait encore en 562, et on
croit que sa carrière s'est prolongée au delà de
cent ans.
Comme ministre de Théodoric. Cassiodore con-
tribua à donner à l'Italie désolée la paix et la
tranquillité, et surtout s'appliqua à préserver les
sciences du naufrage qui les menaçait. Comme
l'a si bien dit Tiraboscni, « il montra au monde
un spectacle qui peut-être ne s'est jamais pré-
sente : quelques-uns des souverains les plus gros-
siers qui se soient assis sur un trône devenus de
généreux, de magnanimes protecteurs des bonnes
études. » Retiré au monastère de Viviers, Cas-
siodore demeura fidèle aux habitudes et aux
goûts de sa vie entière. Ce pieux asile devint.
par ses soins, une sorte d'académie, où les moi-
nes étudiaient les sciences sacrées et profanes.
les arts libéraux et l'agriculture. Afin de faci-
liter le travail, il avait formé une bibliothèque
qui renfermait, avec les ouvrages des Pères, les
principaux manuscrits de l'antiquité latine. Don-
nant lui-mênic l'exemple d'un zèle infatigable pour
l'étude, il composa des commentaires sur récri-
ture sainte, et plusieurs ouvrages pour l'instruc-
tion des moines, entre autres son Traité des
sept arts libéra u.c. si répandu dans les écoles
GATE
— 247
GATE
au début du moyen âge. Il n'est pas impossible
qu'il ait commenté quelques parties de la Logi-
que d'Aristote; mais ces commentaires ne sont
pas parvenus jusqu'à nous, et quelques allusions
éparses dans ses autres écrits sont la seule trace
qui nous en reste. En général, les ouvrages de
Cassiodore manquent d'originalité ; on doit s'at-
tendre à y trouver beaucoup de réminiscences
et fort peu d'idées neuves. Son livre de l'Ame,
qu'il composa lorsqu'il était préfet du prétoire,
est peut-être de tous celui qui présente le plus
d'intérêt. Pour faire ressortir l'importance de
l'étude de la pensée, il demande s'il n'y aurait
pas une sorte d'injustice à ne pas s'enquérir
de ce qui s'occupe de tout, à ne rien savoir de
ce qui sait tout. L'âme raisonnable étant l'image
de la Divinité, Cassiodore conclut qu'elle est
spirituelle. Ses expressions ne doivent pas être
prises à la lettrcrlorsqu'il appelle l'esprit im-
mortel une substance déliée, et qu'il fait de
notre âme une lumière substantielle; car il dit
positivement ailleurs, que tout ce qui est cor-
porel a trois dimensions, et que rien de sembla-
ble ne se trouve dans notre âme, qu'elle n'a
aucune quantité, ni celle de l'espace ou de l'é-
tendue, ni celle du nombre. Bien que l'âme soit
créée à l'image de Dieu, Cassiodore n'hésite
pas à déclarer, avec tous les Pères de l'Église,
qu'elle ne saurait être une partie de la sub-
stance divine, puisqu'elle peut passer du bien au
mal, ce qui est incompatible avec les attributs
divins.
La meilleure édition des œuvres de Cassiodore
est celle que dom Garet a donnée à Rouen, en
1679, 2 vol. in-f°, et qui a été réimprimée à Ve-
nise en 1729. La Vie de Cassiodore a été publiée,
avec des remarques, par D. de Sainte-Marthe,
in-12, Paris, 1694. Voy. aussi : Cassiodore con-
servateur des livres de V antiquité latine, par
Alex. Olleris, in-8, Paris, .1841 ; — V. Durand,
Quid scripserit dé anima M. A. Cassiodorus,
1851, in-8.
CATÉGORIE, du mot grec xaT^yopîa, qui ne
signifiait d'abord qu'Accusation, et auquel Aris-
tote, le premier, donna le sens qu'il a gardé
plus tard en philosophie. Dans cette acception
nouvelle, il veut dire proprement Attribution ;
mais pour quelques systèmes postérieurs, et
particulièrement celui de Kant, le mot de caté-
gorie a un sens tout différent. De plus, il est
passé de la science dans le langage ordinaire, où
il ne représente que l'idée de classe, c'est-à-dire
la partie la plus générale et la plus vague de la
notion totale qu'il embrassait d'abord. Pour se
rendre un compte bien exact de ce que la phi-
losophie, selon les diverses écoles, et le vulgaire,
selon l'usage commun, entendent par catégorie,
il faudrait dire que les catégories sont les clas-
ses les plus hautes dans lesquelles sont distri-
bués, soit des idées, soit des êtres réels, d'après
un certain ordre de subordination et d'après
certaines vues systématiques. Cette définition,
sans être rigoureuse, pourrait s'appliquer cepen-
dant en une certaine mesure, aux doctrines di-
verses qui ont employé ce mot, et parfois aussi
en ont abusé.
Les catégories reparaissent à plusieurs repri-
ses dans l'histoire de la science, et l'on peut
distinguer à côté de celles d'Aristote et de Kant,
qui sont les plus célèbres, celles des philosophes
indiens, et spécialement celles de Kanâda, celles
des pythagoriciens, celles d'Archytas, celles des
stoïciens, celles de Plotin. et dans la philosophie
moderne, celles de Port-Royal, qu'on peut re-
garder aussi comme étant celles de Descartes.
On conçoit sans peine que, sous un mot identi-
que, on a compris dans tous ces systèmes, sépa-
rés par tant de siècles et si dissemblables, des
choses fort différentes. Mais du moins, tous ces
efforts, quelque divers qu'ils soient, attestent un
besoin de l'intelligence qu'ils avaient tous pour
but de satisfaire. Quel est au juste ce besoin?
Qu'y a-t-il d'analogue et de permanent sous la
variété de tous ces essais? Que doivent être pré-
cisément les catégories ? C'est ce qu'on ne peut
bien dire qu'après avoir su historiquement le
caractère et la portée des tentatives faites suc-
cessivement par les grandes écoles ou les hommes
de génie.
Pour tous les systèmes de la philosophie in-
dienne, si nombreux, si originaux, mais si obs-
curs, nous ne pouvons presque rjen savoir en-
core, si ce n'est par Colebrooke ; et Colebrooke,
qui n'était pas très-versé dans la philosophie, a
vu souvent des analogies où il n'y en avait pas,
et les a exagérées là où il y en avait. Ce n'est
donc qu'avec circonspection qu'il faut recevoir
son témoignage, tout précieux qu'il est. A quelle
époque d'ailleurs remontent les catégories in-
diennes? c'est ce que Colebrooke n'a pas dit,
c'est ce qu'il est jusqu'à présent impossible de
dire avec quelque apparence d'exactitude. Si
donc on y trouve des ressemblances frappantes
avec celles d'Aristote, il faudra se borner à
constater ces rapports, sans pouvoir affirmer
que tel des deux systèmes est l'original et l'autre
la copie. Il faut remarquer que le mot traduit
par celui de catégorie dans les ouvrages de Co-
lebrooke est en sanscrit un peu différent. Pa-
dârtha ne signifie pas attribution, il signifie sens
des mots {arlha, sens, pada, mot), et l'idée en
est, par conséquent, plus précise que celle du
mot grec. Le mot d'ailleurs est plus spécial à la
philosophie véiséshikâ fondée par Kanâda, bien
que toutes les écoles indépendantes ou ortho-
doxes aient aussi des théories analogues. Les
catégories ou padârthas de Kanâda sont au nom-
bre de six : la substance, la qualité, l'action, le
commun, le propre et la relation. Une septième
catégorie est ajoutée le plus ordinairement par
les commentateurs : c'est la privation ou néga-
tion des six autres. Les six premières sont posi-
tives ; la dernière est négative (bhdva, abhâva).
Sous la substance, Kanâda range les corps ou les
agents naturels dans l'ordre suivant : la terre,
l'eau, la lumière, l'air, l'éther, le temps, l'es-
pace, l'âme et l'esprit. Chacune de ces substan-
ces a des qualités propres qui sont énumérées
avec le plus grand soin.
Les catégories de Kanâda peuvent donner lieu
à deux remarques: 1° elles sont presque identi-
quement celles d'Aristote; 2° c'est une classifi-
cation des choses matérielles, plus encore que
des mots.
A côté des catégories de Kanâda, Colebrooke
place celles de Gotâma; mais Colebrooke em-
ploie ici un mot qui n'est pas applicable, et ces
prétendues catégories ne sont que l'ensemble
des lieux communs de la discussion régulière,
selon le système logique de Gotâma, le nyâya.
C'est ce qui a été prouvé par M. Barthélémy
Saint-Hilaire (voy. les Mémoires de i Académie
des sciences morales et politiques, t. III). Ces ca-
tégories sont au nombre de seize : la preuve,
l'objet de la preuve, le doute, le motif, l'exem-
ple, l'assertion; les membres de l'assertion ré-
gulière (ou prétendu syllogisme indien), le rai-
sonnement supplétif la conclusion, l'objection,
la controverse, la chicane, le sophisme, la fraude,
la réponse futile et enfin la réduction au si-
lence. Ce sont là, comme on voit, des topiques
de pure dialectique, de rhétorique ; ce ne sont
pas des catégories, ni au sens de Kanâda, ni au
sens d'Aristote.
GATE
— 248 —
CATE
Colebrooke a signale enfin les catégories des
écoles hétérodoxes des djinas et des bouddhistes.
Ces catégories sont en partie purement logiques
comme celles de Gotàma: ou purement matériel-
les comme celles de Kanada.
Les catégo- :ndiennes, sur lesquelles d'ail-
leurs il est .iui três-uifûcile de se pro-
noncer, pré - donc déjà deux caractères
qu'il est bon de remarquer, parce qu'on les re-
trouvera plus tard aussi dans les autres systè-
mes. Elles sont ou une classification des choses,
ou une classification des idées. Selon toute appa-
rence, les tentatives des philosophes indiens, et
surtout celle de Gotàma, sont antérieures aux
systèmes qu'a produits la philosophie grecque.^
Les catégories pythagoriciennes nous ont été
conservées par Aristote, au premier livre de la
Métaphysique. Elles sont au nombre de dix; ce
sont: le fini et l'infini, l'impair et le pair, l'u-
nité et la pluralité, le droit et le gauche, le
mâle et la femelle, le repos et le mouvement, le
droit et le courbe, la lumière et les ténèbres, le
bien et le mal, le carré et toutes figures à côtés
inégaux. Alcméon de Crotone soutenait une doc-
trine à peu près pareille. Aristote conclut que
les pythagoriciens regardaient les contraires
comme les principes des choses ; il trouve que
ce premier essai de détermination est bien gros-
sier (voy. la traduction de M. Cousin dans son
rapport sur la Métaphysique d'Aristote, p. 144 et
148). '
Les catégories d'Archytas sont apocryphes,
bien que Simplicius, après Jamblique et Dexippe,
les ait crues authentiques. C'est un ouvrage
qui fut fabriqué, comme tant d'autres dans
l'école d'Alexandrie; vers l'époque de l'ère chré-
tienne, et qui servit aux ennemis du péripaté-
tisme pour rabaisser le mérite et l'originalité d'A-
ristote. Simplicius en cite de longs passages ; et
il serait possible, en rapprochant toutes ces cita-
tions, de refaire le prétendu livre du pythago-
ricien contemporain de Socrate et de Platon. 11
ressort évidemment de cette comparaison, que
la doctrine d'Aristote et celle d'Archytas sont
identiques, sauf quelques différences insigni-
fiantes. Thémistius et Boëce en ont conclu que
cet ouvrage était supposé, et la chose est cer-
taine. Quand on sait la place que les catégories
tiennent dans le système aristotélique , on ne
peut admettre que l'auteur de ce système les
ait empruntées à qui que ce soit; ou bien, il fau-
drait al'er jusqu'à dire que le système tout en-
tier n'est qu'un long plagiat. Les catégories sont
la base de tout l'édifice ; elles en sont insépara-
bles, et si Archytas les eût en effet conçues
comme Simplicius semble le croire, il eût été le
père du péripatétisme, à la place d'Aristote. Au
xvie siècle, un autre faussaire imagina de pu-
blier, sous le nom d'Archytas, un livre des caté-
gories où l'on ne retrouve aucun des fragments
conservés par le péripatéticien du vie; et le nou-
vel ouvrage n'est pas moins apocryphe que le
premier. Il faut donc laisser à Aristote la gloire
d'avoir créé le mot de catégorie, et d'avoir le
premier, chez les Grecs, fondé la doctrine qui
porte ce nom.
Les catégories d'Aristote sont au nombre de
dix : la substance, la quantité, la relation, la
qualité, le lieu, le temps, la situation, la ma-
nière d'être, l'action et la passion.
Ces catégories sont à la l'ois logiques et méta-
physiques.
Il faut d'abord remarquer que le traité spécial
où cette théorie e-t exposée, est placé en tète de
VOrrjanon et précède le traité de la Proposition
ou Ilerméneia. On a dû en conclure cru Aristote
avait voulu, dnns ce traité, faire la théorie des
mots dont sont formées le propositions; et c'est
là le caractère particulier que les commentateurs
ont le plus généralement donné aux catégories.
Mais comme les mots ne sont que les images
des choses, il est clair qu'on ne peut classci
mots sans classer les choses. Voilà ce qui expli-
que comment les catégories reparaissent avec
tant d'importance dans la Métaphysique, après
avoir figuré d'abord dans VOrganon. Mais Aris-
tote dit positivement dans la phrase qui résume
tout son ouvrage : « Les mots pris isolément ne
peuvent signifier qu'une des dix choses suivan-
tes; » puis il énumère les dix catégories. Il sem-
ble donc que, dans la pensée d'Aristote aussi
bien que par la place qu'elles occupent en tête
de la Logique, les catégories ne sont guère
qu'une théorie générale des mots. La grande di-
vision qu'y trace Aristote, est celle que toutes
les langues humaines, les plus grossières comme
les plus savantes, ont unanimement établie. Les
mots ne représentent que des substances et des
attributs; les substances existent par elles-mê-
mes, ce sont les sujets dans la proposition ; et
les attributs existent dans les substances, ce sont
les adjectifs. Voilà, au fond, à quoi se réduisent
les catégories d'Aristote, dont le but d'ailleurs a
été si souvent controversé et peut l'être encore,
parce que l'auteur n'a pas eu le soin de l'indi-
quer assez nettement lui-même. Mais cette théo-
rie même est très-importante, et Aristote a su
la rendre profondément originale par les déve-
loppements qu'il lui a donnés, autant qu'elle
était neuve au temps où il l'établit pour la pre-
mière fois.
Aristote a traité tout au long les quatre pre-
mières catégories; il les définit et en énumère
avec une exactitude admirable les propriétés di-
verses. Celle de substance surtout est analysée
avec une perfection qui n'a jamais été surpas-
sée. Quant aux six dernières, il les trouve assez
claires par elles-mêmes pour qu'il soit inutile de
s'y arrêter. Enfin le traité des Catégories se ter-
mine par une sorte d'appendice que les com-
mentateurs ont appelée Hypolhéorie. et où sont
étudiés les six objets suivants : les opposés, les
contraires, la priorité, la simultanéité, le mou-
vement et la possession. Il est assez difficile de
dire comment cette dernière portion de l'ouvrage
se rattache à ce qui précède ; et Aristote n'a
pas lui-même montré ce lien, que les commen-
tateurs n'ont pas trouvé.
En métaphysique, les catégories changent un
peu de caractère; elles ne représentent plus la
substance et ses attributs ; elles représentent plu-
tôt l'être et ses accidents. Elles ne sont pas des
genres, et Aristote a pris soin de le dire sou-
vent, en ce sens qu'elles aboutiraient toutes à
un genre supérieur qui serait l'être: il n'y a
d'être véritable, de réalité, que dans la première,
dans celle de la substance, laquelle seule com-
munique quelque réalité aux autres. Les substan-
ces existent en soi ; les accidents ne peuvent
exister que dans les substances et n'ont pas d'ê-
tre par eux-mêmes. La catégorie de la substance
se confond avec l'être lui-même ; les autres sont
en quelque sorte suspendues à celle-là, comme
le dit Aristote. En définitive, elles reposent tou-
tes sur l'être ; et comme pour Aristote, il n'y a
d'être que l'être individuel, l'être particulier,
tel que «oc ser._ le voicnt.dans la nature, il s'en-
suit que les dix catégories doivent se retrouver
dans tout êlre quel qu'il soit d'ailleurs. C'est là
ce qui a fait dire que les catégories n'étaient
que les éléments d'une définition complète. La
catégorie de la substance nomme d'abord l'être,
et 1rs neuf suivantes le qualifient. Toutes ces
déterminations réunies formeraient la détermi-
CATE
249 —
GATE
nation totale de l'être individuel, qu'on étudie-
rait ainsi dans toute son étendue.
Aristote a varié sur le nombre et l'ordre des
catégories ; la substance restant toujours la pre-
mière, c'est tantôt la qualité et non la quantité
qui vient après elle ; tantôt les catégories sont
réduites à huit, dans des érumérations qui pré-
tendent cependant être complètes. Quoi qu'il en
soit de ces différences partielles, auxquelles on
a peut-être attaché trop d'importance, dans le
système d'Aristote, les catégories sont au nom-
bre de dix, et elles doivent être rangées suivant
l'ordre que présente le traité spécial qu'il leur a
consacre.
Les stoïciens paraissent avoir considéré les
catégories au même point de vue qu'Aristote.
Seulement, ils tentèrent d'en réduire le nom-
bre; et, au lieu de dix, ils n'en reconnurent que
quatre : la substance, la qualité, la manière d'êr
tre, la relation. Quels étaient les motifs de cette,
réduction, et comment les stoïciens la justifiè-
rent-ils? C'est ce qu'il serait difficile de dire,
soit d'après Plotin, qui a combattu et le système
stoïcien et celui d'Aristote, soit d'après Simpli-
cius, qui, dans son commentaire sur les catégo-
ries, a donné quelques détails sur la doctrine
stoïcienne.
Plotin a consacré les trois premiers livres de
la sixième Ennéade à une réfutation des caté-
gories d'Aristote et des stoïciens, et à l'exposi-
tion d'un nouveau système. Il traite fort sévère-
ment ses prédécesseurs, et n'approuve ni leur
méthode, ni leurs théories. Pour lui, il distin-
gue les catégories en deux grandes classes :
celles du monde intelligible, au nombre de cinq,
et celles du monde sensible, en nombre égal.
Les premières sont la substance, le repos,
le mouvement, l'identité et la différence ;
les secondes sont la substance, la relation, la
quantité, la qualité et le mouvement. De plus,
il propose de réduire ici les quatre dernières à
une seule, celle de la relation, qui compren-
drait les trois suivantes; et par là les catégories
du monde sensible seraient réduites à deux, la
substance et la relation.
Après l'antiquité et durant le moyen âge, la
doctrine des catégories ne joue pas de rôle nou-
veau. Elle n'est que celle d'Aristote commentée,
mais non point discutée, acceptée et reproduite
par toutes les écoles. A la fin du x\T siècle.
Bacon attaque les catégories d'Aristote ; mais ce
n'est point par une discussion sérieuse et appro-
fondie, c'est par le sarcasme et l'injure. Aristote,
suivant lui, a voulu bâtir le monde avec ses ca-
tégories ; il a voulu plier la nature, qu'il ne con-
naissait pas, à ses classifications. Les objections
de Bacon ne sont pas plus sérieuses, et elles
n'ébranlent en rien la doctrine qu'il condamne.
Descartes, sans combattre Aristote, et se plaçant
à un autre point de vue, partage toutes les cho-
ses en deux grandes séries ou catégories, l'absolu
et le relatif; mais cette division, selon lui, ne
doit servir qu'à faire mieux connaître les élé-
ments de chaque question, en montrant les rap-
ports d'ordre et de génération qu'ils soutiennent
entre eux. Port-Royal, dans sa Logique ou Art
de penser, a essayé une classification nouvelle
des catégories, qu'il fait remonter jusqu'à Des-
cartes même. D'abord, «"ivant les penseurs de
Port-Royal, les catégories sont une chose tout
arbitraire ; et ils croient que, sans s'inquiéter
de l'autorité d'Aristote, chacun a le droit, tout
aussi bien que lui, d'arranger d'autre sorte les
objets de ses pensées selon sa manière de philo-
sopher. Ils établissent donc sept catégories, qu'ils
renferment en deux vers latins et qui sont: l'es-
prit, la mesure (ou quantité), le repos, le mou-
vement, la position, la figure, et enfin la ma-
tière (lre partie, ch. m). C'est donc encore le
monde qu'il s'agit pour Port-Royal de construire
avec les catégories, comme pour Bacon, comme
pour Kanàda et peut-être aussi pour Plotin.
Le système de Kant, qui est le pi is récent de
tous, si nous exceptons les contemporains, est
fort différent des précédents, et ne .ssemble à
aucun d'eux. Kant s'est trompé, qu .nd il a dit
que son projet était tout à fait pareil à celui
d'Aristote. Il n'en est rien. Kant, étudiant la
raison pure et voulant se rendre compte de ses
éléments, trouve d'abord que la sensibilité pure
a deux formes, le temps et l'espace; puis il
trouve que l'entendement, qui vient après la
sensibilité, a douze formes qui répondent par or-
dre aux douze espèces de jugements possibles.
Ces douze jugements sont les suivants: géné-
raux, particuliers, individuels; affirmatifs, néga-
tifs, limitatifs; catégoriques, hypothétiques, dis-
jonctifs ; problématiques, assertoriques, apodic-
tiques. Les catégories correspondantes sont :
unité, pluralité, totalité; affirmation, négation,
limitation ; substance, causalité, communauté ;
possibilité, existence, nécessité. Les jugements
et les catégories ou formes de l'entendement dans
lesquelles se moulent les jugements pour être
intelligibles, se divisent encore trois par trois
symétriquement, en quatre grandes classes : les
trois premiers sont de quantité, les trois seconds
de qualité, les trois suivants de relation, et les
trois derniers de modalité. La quantité ne con-
cerne que le sujet, dont l'extension peut être
plus ou moins grande, totale ou partielle; la
qualité ne concerne que l'attribut, qui peut être
dans le sujet ou hors du sujet; la relation ex-
prime la nature du rapport qui lie le sujet à
l'attribut; enfin, la modalité exprime le rapport
du jugement à l'esprit qui porte ce jugement
même. « Cette liste des catégories, comme l'a
dit M. Cousin, est complète selon Kant ; elle
renferme tous les concepts purs ou a priori au
moyen desquels nous pouvons penser les objets:
elle épuise tout le domaine de l'entendement. »
[Leçons sur la philosophie de Kant.). On voit
que ce système ne ressemble point à qelui d'A-
ristote, et que rien n'indique que le philosophe
grec ait prétendu classer des concepts purs, au
sens où le philosophe allemand les comprend.
Kant a cet avantage sur Aristote, qu'il a dit
nettement à quelle source il puisait ses. catégo-
ries. C'est aux jugements qu'il les emprunte; et,
pour mieux dire, c'est des jugements qu'il les
infère. Les jugements sont-ils bien tels que le
dit Kant? sont-ils aussi nombreux? C'est une
première question que l'observation directe peut
résoudre, puisque les jugements se formulent
dans le langage et peuvent y être directement
étudiés. Si les jugements sont bien tels que Kant
les croit, est-il nécessaire, pour que ces juge-
ments soient intelligibles, qu'ils viennent se mo-
deler sur ces cadres vides que Kant suppose
dans l'entendement? c'est là une autre question
non moins grave que la première, et à laquelle
il n'a pas davantage répondu. 11 affirme que les
jugements sont de quatre espèces divisées cha-
cune en trois sous-espèces parfaitement symétri-
ques ; il affirme que l'entendement a douze for-
mes correspondantes qu'il appelle catégories.
Qui prouve ces deux assertions? Qui les démon-
tre? Rien dans le système de Kant; on a pu
démontrer, au contraire, que quelques-uns de
ces jugements qu'il distingue rentrent les uns
dans les autres et se confondent peut-être en un
seul.
Voilà donc ce que l'histoire peut nous appren-
dre sur les catégories : elles ont été tour à tour,
GÂTÉ
— 250 -
CMS
et dans les systèmes où leur caractère éclate le
plus clairement, une classification universelle ou
des choses, ou des mots, ou des idées, ou des
formes de la pensée. De tous ces points de vue,
quel est le plus vrai ? quel est le préférable ?
Tous sont vrais dans une certaine mesure j mais
il ne faut pas s'y tromper, tous sont différents.
Quand on veut étudier ce grand sujet, il faut bien
savoir avant tout ce qu'on se propose. Quels objets
prétend-on classifier ? Voilà ce dont il faut se ren-
dre compte clairement, ce qu'il faut clairement
indiquer. Il ne paraît pas que les philosophes in-
diens aient eu ce soin, et certainement Aristote
l'a négligé. Kant l'a eu ; mais il a omis, ainsi
qu'Aristote, de dire par quelle méthode^ il était
arrivé à reconnaître les catégories qu'il énumère
ou qu'il classe. Les formes de l'entendement,
c'est la conscience, c'est la réflexion qui les lui
donne très-probablement; ou bien, s'il les induit
uniquement de l'existence des jugements eux-
mêmes, encore fallait-il justifier la légitimité de
cette induction, et c'est ce qu'il ne fait pas. Une
doctrine régulière des catégories exigerait donc :
1° qu'on lixàt, sans qu'aucune hésitation fût
possible, le but qu'on veut atteindre; 2" qu'on
exposât la méthode qu'on prétend suivre pour
arriver à ce but.
Ce n'est pas ici le lieu de tracer un système
nouveau, et de recommencer l'œuvre difficile où
ont échoué tant de génies ; mais s'il fallait se
prononcer pour l'un d'eux, c'est encore celui
d'Aristote qui semblerait le plus acceptable. Il
s'adresse surtout aux choses par l'intermédiaire
des mots; mais comme l'esprit part aussi de la
réalité pour y puiser, si ce n'est tous les élé-
ments, du moins l'origine de la connaissance,
ce système s'adresse ou peut s'adresser aussi à
l'esprit. On y retrouve donc les deux grands cô-
tés de la question. Les catégories d'Aristote sont
à la fois objectives et subjectives, comme on
pourrait dire dans le langage kantien; celles de
Kant, au contraire, sont purement subjectives, et
elles sont une des bases de ce scepticisme sin-
gulier que le criticisme est venu produire dans
le sein de la science. Le schématisme, dont Kant
a cru les devoir accompagner pour les rendre
applicables et pratiques, n'est lui-même qu'une
invention plus vaine encore. Les concepts pas
plus que les schèmes ne nous apprennent rien de
la réalité; ils ne peuvent rien nous en appren-
dre ; ils ne sortent point de l'enceinte infran-
chissable de la raison pure. Quoi qu'en ait pu
dire Kant, l'idéalisme exagéré de Fichte était
une conséquence parfaitement rigoureuse de
sa Critique, et la doctrine seule des catégories
suffirait pour l'attester. Aristote a procédé tout
autrement, et ici il en a appelé, comme partout
ailleurs, à l'observation régulière et méthodi-
que. 11 n'y a pour lui de réalité que dans l'indi-
vidu, dans le particulier. La substance première,
c'est l'individu qui tombe sous nos sens; le gé-
néral n'est que la substance seconde qui n'a
d'être que par l'être individuel, et en tant qu'elle
le reproduit d'une certaine façon. Platon, au
contraire, n'avait voulu reconnaître de réalité
que dans l'universel et dans le genre, et de là
toute la théorie des idées. Aristote essaye de bâ-
tir tout l'édifice des catégories sur le ferme fon-
dement de la réalité individuelle. Nous pensons
que c'est là. quelque résultat qu'on obtienne
d'ailleurs, la seule base vraiment stable. Les ca-
tégories ainsi construites peuvent être transpor-
tées sans peine de la réalité où on les a re-
connues, à l'esprit qui les a. faites; et, toutes
différences gardées, un peut les retrouver iden-
tiques sur ce nouveau terrain. Au contraire, en
voulant partir, comme Kant l'a fait, de la rai-
son elle-même, on ne peut pas sortir de la rai-
son ; la réalité échappe, la raison n'a pas lo
droit de pousser jusque-là, et elle reste enfer-
mée dans ce cercle de scepticisme où la Criti-
que de la raison pure est condamnée à tourner
sans cesse. Le scepticisme n'a jamais pu naître
dans le sein du péripatétisme • il n'y a point un
seul péripatélicien qui ait été sceptique, et le
dogmatisme du maître a été si puissant qu'au-
cun disciple, à quelque rang qu'il fût plue, n'a
même jamais incliné à cette pente fatale où le
criticisme s'est perdu. Parmi tant d'autres bar-
rières, la doctrine des catégories, telle qu'Aris-
tote l'a conçue, a été une des plus fortes et des
plus utiles. Le système d'Aristote est loin d'être
parfait sans doute ; mais c'est encore en suivant
ses traces qu'on peut en. élever un meilleur et
un plus solide. Toute théorie qui n'embrassera
pas la question tout entière, sera ruineuse: il
.faut que les catégories puissent à la fois s'appli-
quer à la réalité et à l'esprit. C'est le sentiment
vague de cette nécessité qui poussait Plotin
quand il tentait de faire les catégories du
monde intelligible et celles du monde sensible.
Seulement il ne fallait pas séparer, comme il
l'a fait, les unes des autres, et creuser entre elles
un abîme infranchissable. Mais, du moins, voilà
les deux termes qu'il s'agit d'unir; c'est le rap-
port seul qui a manqué au philosophe alexan-
drin. Kant n'a pas même voulu s'occuper de ce
rapport, et il s'est confiné dai.s un seul terme,
en méconnaissant et en niant l'autre. Aristote a
été plus près de la solution que tous les deux,
parce que le fondement sur lequel il s'appuyait
était à la fois le plus inébranlable et le plus
simple.
Une théorie complète des catégories est en-
core dans la science une sorte de desideratum
que l'auteur de YQrganon lui-même n'a pu faire
disparaître. C'est une lacune qui est toujours
à combler, et c'est un labeur vraiment digne
des plus vigoureuses et des plus délicates intel-
ligences. On peut consulter, outre les ouvrages
cités, l'Essai sur la métaphysique d'Aristote,
par M. F. Ravaisson, Paris. 1837, Ie' volume. Voy.
les articles Kanàda, Gotàma, Pythagore, Aris-
tote, Kant. B. S. -H.
CATTUS, philosophe latin, contemporain de
Cicéron, était né dans la Gaule Cisalpine. Il
professa les doctrines d'Épicure, et il est. a
Amafanius, un des premiers qui les firent con-
naître aux Latins ; mais il paraît les avoir expo-
sées avec assez peu d'habileté, si l'on en juge
par les railleries de Cicéron (Epist. ad fam..
lib. XV, ep. xvi et xix) et d'Horace {Sat., !iv. II.
sat. vi). Cependant Quintilien {hist. orat., liv. X.
ch. i) le présente comme un écrivain qui n'est
pas sans agrément. Il avait laissé un ouvrage
en quatre livres sur la nature des choses et le
souverain bien. Cet ouvrage est aujourd'hui
perdu.
CAUSE. (Idée de cause. — Principe de causa-
lité.) Rien de plus familier à l'esprit que les
notions d'effet et de cause- rien de plus univer-
sel, de i lus évident ni dune application plus
constante que le rapport qui les unit et qu'on
appelle le rapport ou le principe de causalité.
Essayez, si vous le pouvez, de supprimer ce
principe et les termes qu'il contient dans son
sein; essayez seulement de l'ébranler par le
doute; à l'instant même la perturbation la plus
profonde est jetée dans notre intelligence : au
lieu d'idées qui s'enchaînent, se coordonnent et
se rattachent à un centre commun, il ne reste
plus que des impressions confuses et fugitives ;
il n'est plus permis de voir autre chose dans
l'univers qu'un monstrueux assemblage de plié-
CAUS
— 251
CAUS
nomènes qui se suivent sans ordre et sans mo-
teur ; en un mot, la pensée, et par conséquent
la science, devient impossible. De là vient sans
doute que la science, dans ses résultats les plus
élevés, a été confondue avec la connaissance
des causes.
Félix qui potuit rerum cognoscere causas.
Considéré dans les limites particulières de la
philosophie, le principe de causalité n'a pas
moins d'importance : car s'il est défiguré dans
notre esprit par une analyse superficielle ou
obscurci par des sophismes mis à la place des
faits, les erreurs les plus funestes apparaissent
aussitôt en psychologie, en morale et surtout
en métaphysique; la personne et la responsabi-
lité humaines sont compromises; Dieu lui-même,
dépouillé de sa puissance, n'est plus qu'une
abstraction et un fantôme.
Mais d'abord il faut rendre au mot cause sa
véritable acception, ou plutôt il faut que nous
fassions rentrer le rapport de causalité dans ses
limites naturelles, que des analogies, des asso-
ciations d'idées presque inévitables ont fait mé-
connaître. En effet, toute œuvre finie, toute ac-
tion arrivée à son complet développement, sup-
pose : 1° un agent par la puissance duquel
elle a été produite; 2° un élément ou une ma-
tière dont elle a été tirée; 3° un plan, une idée
d'après laquelle elle a été conçue ; 4° une fin
pour laquelle elle a été exécutée. Par exemple,
une statue ne peut pas avoir été produite sans
un statuaire, sans un bloc de marbre ou de
bronze, sans un ] lan préconçu dans la pensée
de l'artiste, sans un motif qui en a sollicité
l'exécution. Ces quatre conditions semblant être
inséparables l'une de l'autre et concourir simul-
tanément à un même résultat, on les a admises
au même titre, on les a toutes désignées sous le
nom de causes. L'agent a été appelle cause effi-
ciente, l'élément ou le sujet cause matérielle ;
par cause formelle, on a entendu l'idée, et le
but par cause finale. Aristote est le premier qui
ait établi cette classification, d'ailleurs pleine de
sagacité et de profondeur ; après Aristote, elle a
été consacrée par tous les philosophes scolasti-
ques, et elle est entrée ensuite avec quelques
modifications dans le langage de la philosophie
moderne. Mais qui ne s'aperçoit que le même
terme exprime ici des rapports essentiellement
différents, bien qu'étroitement enchaînés les uns
aux autres? Ce qu'on nomme la cause matérielle
n'est pas autre chose que l'idée de substance; la
cause formelle nous montre le rapport néces-
saire de l'action et de la pensée, de la volonté et
de l'intelligence; la cause finale celui d'un acte
libre à un motif suprême suggéré par la raison ;
mais la notion de l'acte même et le lien qui le
rattache à la puissance qui le produit, en un
mot, le rapport de causalité proprement dit,
n'existe pas ailleurs que dans l'idée de cause
efficiente.
D'où nous vient cette idée ? Comment a-t-elle
pris naissance en nous, et qu'est-ce qu'elle nous
représente positivement? Telle est la question
qui se présente la première; car si l'idée de
cause ne s'applique pas d'abord à quelque chose
que nous connaissons parfaitement et dont l'exis-
lence ne puisse être l'objet d'aucun doute, c'est
en vain que nous chercherons à défendre le rap-
port de cause à effet ou le principe de causalité
comme un principe absolu et universel.
S'il est un point bien établi en psychologie,
c'est que la notion de cause ne peut en aucune
manière nous être suggérée par l'expérience des
sens ou par le spectacle du monde extérieur.
Qu'apercevons-nous, en effet, hors de nous quand
nous voulons nous en rapporter au seul témoi-
gnage de la sensation? Des phénomènes qui se
suivent dans un certain ordre, et rien au delà.
A part le rapport de succession dans le temps et
de contiguïté ou de juxtaposition dans l'espace,
nous n'en découvrons pas d'autre. Par exemple,
est-ce la vue, j'entends la vue seule sans le se-
cours d'aucune autre faculté, qui m'apprend que
le feu a la propriété de fondre la cire? Évidem-
ment non ; la vue ne me découvre que des cho-
ses visibles et purement extérieures : elle me
montre très-bien, dans le cas présent, la cire
entrant en fusion au contact du feu ; mais
le pouvoir que le premier de ces deux corps
exerce sur le second, est un fait invisible qui
lui échappe entièrement : elle me montre très-
bien un phénomène succédant à un autre phé-
nomène d'après un ordre déterminé ; mais le
lien qui unit ces deux phénomènes et fait de
celui-ci l'effet, de celui-là la cause, la force
mystérieuse par laquelle l'un a pu produire ou
seulement provoquer l'autre, en un mot, le
rapport de causalité, voilà ce que la vue ni
aucun de nos sens ne peut saisir. Il y a
plus, c'est un cercle vicieux de prétendre que
la notion de cause nous soit donnée par les sens
et développée par le spectacle du monde exté-
rieur ; car la connaissance du monde extérieur,
la foi que nous avons en son existence ne peut
s'expliquer elle-même que par la notion de cause
et l'application du principe de causalité. Les
sens, en effet, ne peuvent nous donner que des
sensations. Or, qu'est-ce qu'une sensation, de
quelque nature qu'elle soit d'ailleurs? Un mode
particulier de notre propre existence, un fait
intérieur et personnel qui nous est attesté par la
conscience, comme tous les autres phénomènes
appartenant directement à l'âme ou produits par
elle. Entre un tel mode et la croyance qu'il y a
hors de nous des existences distinctes et complè-
tement différentes de la nôtre, il y a tout un
abîme. Qu'est-ce qui nous donne le droit, qu'est-
ce qui nous fait une nécessité de le franchir ?
Pas autre chose que le principe de causalité.
Les sensations que nous éprouvons ne dépendant
pas de nous, étant involontaires, nous en cher-
chons la cause hors de nous, dans les forces
distinctes de celle que nous nous attribuons à
nous-mêmes. Joignez à l'idée de ces forces celle
de l'espace, qui ne vient pas non plus des sens,
et vous aurez la notion de corps, vous serez in-
troduit au milieu du monde extérieur.
La notion de cause, qu'il ne faut pas confon-
dre avec le principe de causalité, dont nous
parlerons tout à l'heure; la notion de cause, con-
sidérée en elle-même, ne nous est pas non plus
donnée par la pure raison. La raison a été jus-
tement appelée la faculté de l'absolu; elle nous
fait connaître l'universel, le nécessaire, l'im-
muable, les rapports qui ne changent pas et qui
sont les lois, les conditions de tous les êtres
Mais la notion de cause, au moins dans la sphère
où nous l'employons d'abord et le plus ordinai-
rement, dans la sphère de la nature et de notre
propre existence, implique nécessairement l'ac-
tion, la production ou un certain effort pour
arriver à cette fin : conatum involvit, comme
disait Leibniz. Une cause qui n'agit pas et ne
produit rien, une cause inerte et stérile, n'est
qu'une vaine chimère, un mot vide de sens. Or,
l'idée d'action, l'idée d'effort, l'idée d'une chose
qui commence et qui cesse, qui peut varier infi-
niment en énergie et en étendue, appartient sans
contredit à l'expérience. Donc il faut aussi rap-
porter à l'expérience la notion de cause, qu'il
est impossible d'en séparer.
Mais quelle sera cette expérience ? Celle des
sens étant écartée, nous sommes bien forcés de
GAUS
— 252 —
CAUS
nous adresser à la conscience ou à la faculté que
nous avons de nous connaître directement, par
simple intuition, nous-mêmes et tout ce qui se
passe en nous. Or, la conscience nous apprend
que nous ne sommes pas des êtres purement
passifs, mais que nous avons la puissance de
nous modifier nous-mêmes et de produire, tantôt
dans notre esprit seulement, tantôt dans notre
esprit et dans notre corps, un changement dont
nous savons certainement être les auteurs, et
dont nous revendiquons à bon droit la respon-
sabilité. Cette puissance, c'est la volonté, et les
actes par lesquels elle signale sa présence sont
l'attention et l'effort musculaire. Qu'est-ce, en
effet, que l'attention? Un effort de lame pour se
rendre maîtresse des impressions fugitives, des
vagues et confuses idées qui précèdent dans
notre esprit la vraie connaissance. Ce but peut
être atteint plus eu moins complètement, selon
la nature et la portée des diverses intelligences,
selon les moyens extérieurs mis à leur usage ;
mais l'effort avec lequel il est poursuivi est tou-
jours en notre pouvoir : il dépend de nous de le
suspendre, de le faire cesser, de le produire
tantôt faible, tantôt énergique, et de le diriger
comme il nous plaît. Il n'est donc pas seulement
en nous comme une qualité dans un sujet, comme
un phénomène dans une substance ou comme
un fait invariablement lié à un autre fait ; mais
nous en sommes la cause efficiente, et pour
avoir l'idée d'une telle cause, pour nous assurer
tout à la fois qu'elle répond à une existence
réelle, il nous suffit d'invoquer le témoignage
de la conscience; il nous suffit de nous observer
et de nous connaître nous-mêmes. Dans l'effort
musculaire, il y a quelque chose de plus encore;
notre puissance causatrice s'exerce à la fois au
dedans et au dehors, sur nous-mêmes et sur le
monde physique. Par exemple, quand nous re-
muons notre bras, il est évident que nous pro-
duisons à la fois deux actes dénature différente :
1° un acte intérieur qui ne sort pas des limites
du moi et de la conscience ; nous voulons parler
de l'effort même de la volonté, autrement ap-
pelé la volition; 2° un mouvement extérieur qui
a son siège dans l'organe et peut se communi-
quer à son tour à d'autres objets matériels. Ces
deux actes nous appartiennent également, ils
sont aperçus tous deux par la conscience, mais
non pas au même titre : car l'un est l'effet, et
l'autre la cause. Nous savons que le mouvement
a eu lieu par cela seul que nous l'avons voulu,
et c'est parce que nous l'avons voulu et qu'il
nous a suffi de le vouloir pour le produire, que
nous en revendiquons la responsabilité et nous
l'attribuons avec une entière certitude. Sans
doute nous ignorons et ignorerons toujours com-
ment l'âme agit sur le corps, et la volonté sur
les organes. Mais parce que nous ne savons pas
nous expliquer un fait, parce que nous ne som-
mes pas dans le secret de tous les moyens par
lesquels il a reçu l'existence, avons-nous le droit
de le nier contre le témoignage exprès du sens
intime et contre l'autorité du genre humain? Et
cruelle vérité d'expérience se trouverait alors à
F/abri du doute? Comprenons-nous mieux, par
hasard, comment sont possibles la sensation, la
pensée, la mémoire et notre existence elle-
même? Comprenons-nous mieux, dans un autre
ordre de choses, la vie, la génération et le mou-
vement? Et, alors inêinc que nous pourrions sa-
voir comment tous ces phénomènes se produi-
Bent, serions-nous plus surs de leur existence
que nous ne le sommes actuellement? L'<
ti<m à laquelle nous venons de répondre est
pourtant la seule qu'on sceptique célèbre (Hume,
Essais philosophique», 7° essai) ait j u trouver
contre la notion de cause, telle que la conscience
nous la peut fournir. Mais, l'argumentation de
Hume fût-elle aussi fondée qu'elle l'est peu, il
resterait toujours le fait de la volition, sur le-
quel nous avons le même pouvoir que sur l'at-
tention, et qui est, comme elle, entièrement
notre œuvre. La volition seule suffirait pour
nous montrer à nos propres yeux comme une
véritable cause, comme une cause efficiente et
libre, et pour nous donner l'idée d'une exis-
tence de cette nature. Seulement notre activité
serait alors concentrée sur nous-mêmes dans le
cercle borné de notre moi; nous ressemblerions
parfaitement aux monades de Leibniz. L'expé-
rience nous enseigne qu'il n'en est pas ainsi.
L'âme humaine n'est pas une pure monade ; elle
est aussi une force motrice, elle agit à la fois
sur elle-même et sur les autres êtres; l'action
qu'elle produit dans son propre sein arrive jus-
qu'au corps, et par le corps aux limites les plus
reculées du monde extérieur. Où trouver un
type plus complet, plus réel de la notion de
cause et tout à la fois mieux connu de nous?
Il ne suffit pas d'avoir assigné à la notion de
cause sa véritable origine et son caractère le
plus essentiel, il faut encore la suivre dans son
entier développement et dans toutes ses appli-
cations possibles. Or ici se présentent deux dif-
ficultés inséparables l'une de l'autre : 1° comment
l'idée d'une cause tout à fait personnelle, telle
que la conscience nous la fournit, peut-elle de-
venir le principe absolu de causalité, qui s'impose
sans distinction et sans exception à tous les phé-
nomènes, à toutes les existences finies et contin-
gentes; 2° comment une cause intelligente et
libre, semblable à nous-mêmes, peut-elle nous
suggérer l'idée d'autres causes absolument privées
de liberté et d'intelligence?
Le principe de causalité, comme le remarque
avec raison toute l'école moderne, n'est pas ren-
fermé dans cette proposition identique : point
d'effet sans cause. Lorsqu'on s'exprime ainsi, ce
n'est pas un jugement qu'on énonce; c'est la
même idée qu'on reproduit sous deux formes
différentes : car, par cela seul que vous appelez
une chose du nom d'effet, vous êtes obligé de
vous la représenter comme produite par une
cause. Le second terme de la proposition est
implicitement renfermé dans le premier et ne
sert qu'à en développer le sens ; mais rien ne
nous apprend encore que nous-mêmes et les
existences qui nous entourent soient réellement
des effets. Le principe de causalité a un tout
autre caractère, c'est une croyance sérieuse, pro-
fondément enracinée dans l'intelligence humaine
et qui peut s'énoncer en ces mots : tout phéno-
mène, toute existence qui commence a nécessai-
rement une cause; tout changement suppose une
force qui l'a produit. Cette croyance n'admet pas
d'exception; elle s'impose spontanément à toutes
les intelligences; elle s'applique à tous les phé-
nomènes possibles comme à ceux qui existent ou
qui ont existé; elle est, en un mot, universelle
et nécessaire. Evidemment ce n'est pas la seule
conscience qui a pu nous la fournir. Evidemment
ce n'est pas l'induction qui a pu la tirer de la
notion de cause personnelle que nous trouvons
en nous-mêmes : car l'induction peut étendre,
elle peut généraliser un fait; mais elle ne peut
pas en changer la nature, ou substituer une idée
nécessaire et universelle à un fait éminemment
personnel et contingent. Encore bien moins lo
principe de causalité a-t-il son origine dans l'ex-
périence des sens, puisque les sens ne sont pafl
même aptes à nous donner la notion de cause.
11 faut don' que nous admettions i> i l'intcrvon-
I tion d'une faculté supérieure à l'expérience
CAUS
— 253
CAUS
des sens, soit de la conscience : nous voulons
parler de la raison. Mais comment la raison
intervient-elle, et quelle part faut-il lui faire
dans le principe de causalité? Il y a là trois
éléments à considérer : 1° la notion des phéno-
mènes; 2" la notion de cause; 3" le rapport qui
lie ces deux notions. Les deux premiers de ces
éléments sont, comme nous l'avons démontré,
puisés dans l'expérience; il ne reste donc, pour
la part de la raison, que le troisième ; et, en effet,
c'est le seul qui demeure invariable, le seul qui,
par son double caractère de nécessité et d'univer-
salité, appartienne à la sphère des connaissances
purement rationnelles. Un phénomène est sans
cesse remplacé par un autre phénomène ; la cause
aussi peut changer et change réellement : car
ma volonté n'est pas la même quand je dors et
quand je veille ; à la place de ma volonté, je
puis en imaginer une autre, ou plus intelligente,
ou plus forte; enfin elle n'est elle-même qu'une
existence contingente, un phénomène qui com-
mence et qui finit. Mais quelle que soit la cause
et quel que soit le phénomène qui viennent
s'offrir à mon expérience, le rapport qui les lie,
qui les enchaîne et les subordonne l'un à l'autre,
ne peut ni changer ni varier. A la première fois
que je l'aperçois, dans le premier acte d'attention,
dans le premier effort que je fais avec conscience
pour imprimer un mouvement à mes organes,
il m'apparait ce qu'il est toujours, ce qu'il est
partout, comme une loi universelle et absolue,
comme une des conditions mêmes de la pensée
et de l'existence. D'ailleurs on se tromperait si
l'on pouvait croire que la notion de cause, telle
que l'expérience intérieure nous la donne, re-
présente par elle-même une existence complète
et capable de se suffire. Non, la cause est insé-
parable de la substance, sans laquelle elle n'est
qu'un phénomène constamment renouvelé, sans
laquelle elle perd, avec la durée et la fixité, la
force même qui la constitue. Or, l'idée de
substance, l'idée d'unité, de permanence et de
durée dans l'être, l'idée de l'être lui-même dans
son caractère le plus simple et le plus absolu,
n'appartient pas moins à la raison que le rapport
de causalité. Voy. le mot Substance.
Mais la seconde difficulté que nous avons sou-
levée subsiste toujours : si la notion de cause
nous est donnée primitivement dans un fait de
conscience qui nous révèle à nous-mêmes, com-
ment faisons-nous pour la dépouiller du caractère
personnel que la conscience lui attribue ; comment
concevons-nous des causes qui ne sont ni libres
ni intelligentes? On le comprend; tant que cette
difficulté n'est pas écartée, on a de la peine à
concevoir, malgré tout ce que nous venons de
dire, la portée universelle et la vérité absolue
du principe de causalité. Le problème n'est pas
aussi difficile qu'on peut le croire : il suffit pour
le résoudre de se rappeler les faits précédemment
établis en les éclairant par quelques nouvelles
observations. Nous nous sommes convaincus que
notre moi n'est pas une simple monade exclusive-
ment renfermée dans le cercle étroit de sa propre
existence, mais qu'il est capable à la fois de se
modifier lui-même et d'agir sur le monde extérieur
par les organes dont il dispose. Sans doute la
volition dont nous avons conscience est en même
temps l'acte par lequel un mouvement est produit
dans quelque partie de notre corps ; mais cela
n'empêche pas l'idée de cause, telle que le sens
intime nous la fournit tout d'abord, d'offrir à
notre esprit un double aspect : 1° celui d'une
cause personnelle, intelligente, qui agit sur elle-
même , 2 ■■' celui d'une force motrice dont l'action,
si je puis parler ainsi, transpire au dehors. 11 est
incontestable que ces deux aspects demeurent
unis dans notre pensée, tant que de nouveaux
faits ne nous forcent pas à les séparer. Notre
premier mouvement, comme on l'a déjà re-
marqué, est de trouver partout, hors de nous, des
causes animées, intelligentes et libres. L'enfant
gourmande la pierre contre laquelle il s'est
heurté ; le sauvage s'efforce de fléchir par des
prières et des offrandes le serpent de la forêt
voisine ; l'Indien a des formules d'invocation pour
la pluie et pour la rosée ; le paganisme grec avait
peuplé toute la nature de divinités faites à notre
image. Mais quand l'expérience est venue nous
convaincre que tous ces objets extérieurs sont
dépourvus des facultés dont nous les avions dotés
si libéralement, alors, par la suppression de l'in-
telligence et de la liberté, il nous reste, au lieu
d'une cause personnelle, l'idée d'une simple force.
Toutes ces forces sont ensuite classées dans notre
esprit, et distinguées les unes des autres en raison
des effets qu'elles produisent; l'observation et la
science de la nature chassent insensiblement
devant elles les rêveries mythologiques. Toute
cause aveugle ou purement physique, n'est donc
pas autre chose qu'une limitation de la cause
personnelle, une abstraction que l'expérience
nous impose. Mais précisément, pour cette raison,
la notion de cause ne peut pas être épuisée par
la connaissance des forces qui se meuvent dans
la nature, et nous sommes obligés de les consi-
dérer comme des instruments au pouvoir d'une
cause supérieure , où tous les caractères de
la personnalité, la liberté, l'intelligence et la
force elle-même, sont élevés au degré de l'in-
fini.
La notion de cause et le principe de causalité
ont été l'objet, de la part des philosophes, de
plusieurs théories plus ou moins fondées, que
nous avons à exposer sommairement. Ces théo-
ries, au nombre de cinq, sont toutes jugées et
réfutées dans ce qu'elles ont de faux, par les
observations qui précèdent.
1° Locke, et après lui tous les philosophes de
l'école sensualisle, ont prétendu trouver l'origine
de la notion de cause dans la sensation ; sous
prétexte que les corps ont la propriété de se
modifier les uns les autres, il suffit, d'après eux,
de les observer, pour apercevoir aussitôt et pour
être forcé d'admettre le principe de causalité
{Essai sur l 'entendement humain, liv. II, eh. xxi
et xxvi).
2° Aux yeux de Hume (Essais sur l'entende-
ment, 7e essai), le pouvoir que nous attribuons
à un objet sur un autre est une pure chimère ;
un pareil pouvoir n'existe pas, ou s'il existe,
nous n'en avons aucune idée. Qu'est-ce donc que
nous appelons cause et effet? Deux phénomènes
qui se suivent toujours dans le même ordre, et
que nous prenons l'habitude d'associer dans notre
esprit de telle manière, qu'en apercevant le pre-
mier, nous attendons inévitablement le second.
Le rapport de causalité est un simple rapport
de succession qui repose sur le souvenir et sur
l'association des idées. Il est facile de voir où
conduit cette doctrine : elle détruit la relation
même de cause à effet, nous réduit à l'impos-
sibilité de croire, sans inconséquence, à nous-
mêmes, à Dieu, à tout autre être, et aboutit au
scepticisme absolu.
3° Dans la pensée de Leibniz il n'y a pas une
existence, si humble qu'elle puisse être, qui ne
soit une force, c'est-à-dire une véritable cause.
La notion de force est la base même de la notion
d'existence et de la notion de l'être; car toute
substance est une force; tout ce qui est, a une
certaine virtualité, une certaine puissance cau-
satrice Mais en même temps Leibniz ne veut
pas que cette puissance s'exerce ailleurs que
CAUS
254 —
CAI'S
dans le sein de l'être à qui elle appartient. L'âme
humaine, comme toutes les autres forces limitées
de ce monde, n'est qu'une monade isolée en elle-
même, mais au sein de laquelle la création
entière se réfléchit, et dont la divine sagesse a
coordonné à l'avance tous les mouvements avec
le mouvement harmonieux de l'univers. Voy.
Leibniz.
4° Selon la doctrine de Kant, la notion de cause
et le principe de causalité existent bien dans
notre esprit; mais ils ne sont que de simples
formes de notre entendement, ou les conditions
toutes subjectives de notre pensée. Tous les objets
que notre imagination nous représente, tous les
phénomènes que l'expérience nous découvre ,
nous sommes obligés, en vertu d'une loi ou
d'une forme préexistante dans notre intelligence,
de les disposer selon le rapport de cause à effet;
mais nous ne savons pas s'il existe réellement,
indépendamment de notre intelligence, quelque
chose qui ressemble à une cause, à une force, à
une puissance effective (Critique de la raison
pure, Analytique transcendantale).
5° Enfin, Maine de Biran est le premier qui,
par une analyse approfondie des faits volontaires,
ait trouvé dans la conscience la véritable origine
de la notion de cause. Mais en même temps il
méconnaît les caractères et attaque sans le savoir
la valeur objective du principe de causalité,
lorsqu'il cherche à l'expliquer par l'expérience
seule, aidée de l'induction, par une sorte d'ha-
bitude que nous aurions prise d'étendre à tous
les faits en général la relation permanente que
nous observons en nous-mêmes entre l'acte vo-
lontaire et la cause personnelle dont il est l'effet
(Nouvelles considérations sur les rapports du
physique et du moral de l'homme, in-8, Paris.
1834, p. 274-290; 363-402).
La meilleure critique de la théorie de Locke,
c'est la théorie de Hume, et la réfutation que
Locke en a donnée lui-même, lorsqu'il démontre
avec un rare talent d'observation que la notion
de pouvoir, c'est-à-dire cette même notion de
cause dont ailleurs il fait honneur à l'expérience
des sens, a son origine dans la conscience de
nos propres déterminations (Essai sur l'entende-
ment humain, liv. II, ch. xxi).
La théorie de Hume se réfute d'elle-même :
aucun homme dans la jouissance de son bon sens
n'oserait la prendre au sérieux. Elle est cependant
d'une grande valeur dans l'histoire de la philo-
sophie, mais à un point de vue purement critique,
comme moyen de dévoiler tout le vide et le
danger du sensualisme dont elle est la légitime
conséquence.
A la doctrine de Kant et à celle de Leibniz,
en ce qu'elle a. de faux, il suffit d'opposer le
témoignage irrécusable de l'expérience et de
l'intuition directe. Avec la conscience que nous
avons de disposer à notre gré de nos corps,
comment soutenir qu'une cause est sans influence
sur une autre, qu'entre l'âme et le corps il n'y
a qu'un rapport d'association et non de dépen-
dance? Comment aussi la notion de cause serait-
elle une pure forme de la pensée, une forme
abstraite à laquelle ne répond aucune réalité,
quand cette notion nous est donnée précisément
dans un fait, dans un acte immédiatement connu
et produit par nous-mêmes, dans un des phéno-
mènes les plus certains qui puissent nous être
attestés par l'expérience? L'idéalisme subjectif
est renversé de fond en comble par les solides
observations de Maine de Biran. Quant à ce
dernier, noua avons déjà comblé la lacune qui
reste duns sl théorie en montrant précédemment
la part de la raison clans le principe de causalité,
et l'impuissance de l'induction à tirer d'un fait
entièrement personnel une croyance universelle-
et nécessaire.
Consultez sur le sujet de cet article, outre les
ouvrages déjà cités plus haut, les Œuvres com-
plètes de Reid, traduction de Jouffroy, 6 vol. in-8
Paris, 1828-1836, t. IV, p. 273, t. V, p. 319 etsuiv.;
et une excellente leçon de M. Cousin, dans son
Cours de philosophie de 1829.
CAUSES FINALES. Nous avons fait connaître
dans l'article précédent l'origine de cette expres-
sion, et le sens qu'il faut y attacher en général.
Ici nous voulons parler de la méthode qui con-
siste à déterminer les causes et les lois des phé-
nomènes de la nature, par les diverses fins aux-
quelles nous les voyons concourir, par le but
qu'ils atteignent, ou dans l'ensemble des choses,
ou dans l'économie particulière de chaque être.
C'est à ce titre que les causes finales ont vivement
préoccupé les philosophes les plus éminents des
temps modernes. Bacon en proscrit l'usage sans
restriction. Tout le monde connaît ces paroles,
encore plus ingénieuses que vraies, et devenues
plus tard un axiome aux yeux du xvme siècle :
« La recherche des causes finales est stérile, et,
comme ces vierges consacrées au Seigneur, ne
portent aucun fruit. » (De Augmenl. scientia-
rum, lib. III, c. v.) Descartes ne se montre pas
moins sévère à l'égard de ce procédé si cher à
quelques philosophes de l'antiquité, et surtout à
ceux du moyen âge ; il le regarde comme puéril
et absurde en métaphysique, et sans aucun usage
dans les sciences naturelles. « Il est évident, dit-
il, que les fins que Dieu se propose ne peuvent
être connues de nous que si Dieu nous les révèle,
et quoiqu'il soit vrai de dire, en considérant les
choses de notre point de vue, comme on le fait
en morale, que tout a été fait pour la gloire de
Dieu,... il serait cependant puéril et absurde de
soutenir en métaphysique que Dieu, semblable à
un homme exalte par l'orgueil, a eu pour unique
fin, en donnant l'existence à l'univers, de s'attirer
nos louanges, et que le soleil, dont la grosseur
surpasse tant de fois celle de la terre, a été créé
dans le seul but d'éclairer l'homme, qui n'occupe
de cette terre qu'une petite partie. » (Partie
philosophique des Lettres de Descartes, dans l'é-
dition de ses œuvres, publiée par M. Garnier,
4 vol. in-8, Paris 1835, t. IV, p. 260.— Voy. aussi
dans la même édition le tome I, p. 138.) Leibniz,
au contraire, en proclamant le principe de la rai-
son sulfisante, est venu relever les causes finales,
dont l'emploi ne lui paraît pas moins légitime
dans les sciences naturelles qu'en métaphysique.
Par exemple, c'est parce que la Providence agit
nécessairement par les voies les plus simples et
les plus courtes, qu'un rayon de lumière, dans
un même milieu, va toujours en ligne droite,
tant qu'il ne rencontre pas d'obstacle; c'est par
la même raison que, rencontrant une surface so-
lide, il se réfléchit de manière que les angles
d'incidence et de réflexion soient égaux (Acta
erudilorum, 1682). Pour nous, nous n'admettons
ni l'une ni l'autre de ces deux opinions extrêmes:
nous reconnaissons avec Bacon et Descartes qu'il
faut observer les phénomènes, de quelque ordre
Qu'ils soient, sans préoccupation, sans aucun
essein de les faire entrer dans un plan conçu
d'avance, et dont on fait témérairement honneur
à l'auteur de la nature. Mais lorsque les faits que
nous avons scrupuleusement étudiés conspirent
évidemment à un seul but, quand nous les
voyons disposés avec ordre, avec intelligence,
avec prévoyance pour les besoins et pour le bien
de chaque être, comment nous refuser de croire
à l'existence d'une cause intelligente et souve-
rainement bonne? Cette manière de raisonner
dont Socrate le premier a fait un usage savant
GÉBÈ
255
CÊUI
et réfléchi (Xénophon, Memorabilia Socratis,
dialogue entre Socrate et Aristodème le Petit),
demeurera toujours la preuve la plus populaire
de l'existence de Dieu, et la plus accessible à
toutes les intelligences. Cependant ce n'est pas
seulement en métaphysique qu'il est nécessaire
de la laisser subsister; contenue dans des limites
précises, appliquée à des faits d'un caractère
bien connu, nous ne le croyons pas d'un usage
moins légitime dans la science de la nature. Par
exemple, n'est-ce pas le principe des causes que
l'on reconnaît dans cet axiome de la physiologie
moderne: point d'organe sans fonction? On a
prétendu que les physiciens de l'école, affirmant
que l'eau monte dans les pompes parce que la na-
ture a horreur du vide, faisaient également usage
des causes finales; mais ce n'est là qu'un ridicule
non-sens, qui n'a rien de commun avec le prin-
cipe que nous défendons. Voy., outre les ouvra-
ges cités, Kant, Critiques du jugement téléolo-
gique.
CAUSES OCCASIONNELLES. Ce nom reste
exclusivement consacré à l'hypothèse imaginée
par l'école cartésienne, pour expliquer les rap-
ports de l'âme et du corps. Entre l'âme, disent
les philosophes de cette école, entre l'âme, sub-
stance purement pensante , et le corps , dont
l'essence consiste dans l'étendue, tous les rap-
ports sont inexplicables sans une intervention di-
recte de la cause première. C'est par conséquent
Dieu lui-même qui, à l'occasion des phénomènes
de l'âme, excite dans notre corps les mouve-
ments qui leur correspondent, et qui, à l'occa-
sion des mouvements de notre corps, fait naître
dans l'âme les idées qui les représentent, ou les
passions dont ils sont l'objet. Le système des
causes occasionnelles n'existe encore qu'implici-
tement et sous une forme peu arrêtée dans les
écrits de Descartes. Clauberg, ensuite Malebran-
che, Régis et surtout Geulinx, l'ont développé
dans toutes ses conséquences. Enfin un autre car-
tésien, de Laforge, en le restreignant aux mou-
vements involontaires, a essayé de le concilier
avec le sens commun et l'expérience, qui don-
nent à la volonté un pouvoir réel sur nos orga-
nes. Voy., pour plus de détails, les articles rela-
tifs aux différents noms que nous venons de citer.
CÉBÈS de Tuèbes, philosophe de l'école de
Socrate, un des interlocuteurs que Platon intro-
duit dans le Phèdon. avait écrit trois dialogues:
1° Hebdomade, ou la Semaine; 2° Phrynicus;
3° Pinax, la Table ou le Tableau. Le dernier
est le seul qui nous reste. C'est une sorte d'al-
légorie dans laquelle l'auteur a représenté tous
les penchants bons ou mauvais de la nature
humaine, toutes les vertus et tous les vices. On
y voit d'un c'té l'imposture qui enivre les hom-
mes du breuvage de l'erreur et de l'ignorance,
et qui les pousse, escortés des passions et des
préjugés, vers la fortune, la volupté et la débau-
che, et plus tard vers la tristesse, le deuil et le
désespoir : d'un autre côté, sont la patience et
la modération qui conduisent à l'instruction vé-
ritable, aux vertus et à la félicité. L'intention de
ce petit dialogue est, comme on voit, excellente,
et la forme ne manque pas d'élévation, ni d'une
certaine grâce. Plusieurs critiques, entre autres
Jérôme Wulf (.4 nnol. adEpist. et Cebet.) et l'abbé
Sevin {Mémoires de VAcad. des inscriptions et
belles-lettres, t. III), en ont contesté l'authenti-
cité, sur ce motif, que parmi les adorateurs de
la fausse instruction, il y est fait mention de
plusieurs sectes postérieures à Cébès, les hédo-
niques, les péripatéticiens, les videstiniens ; mais
ces mots | euvent avoir été interpolés, et, en
tout cas, il semble difficile de rejeter le témoi-
gnage formel de Diogène Laërce, de Tertullien,
de Chalcidius et de Suidas, qui tous attribuent
la Table à Cébès, disciple dé Socrate. Le Tableau
de Cébès a été souvent réimprimé à la suite du
Manuel d'Epictèle: il en existe en outre plu-
sieurs éditions spéciales, parmi lesquelles nous
citerons celles de Gronovius, in-12, Amsterdam,
1689; de Th. Johnson, in-8, Londres, 1721, et de
Schweighaeuser, in-12, Strasbourg, 1806. On
peut aussi consulter : Flade, de Cebete ejusque
Tabula, in-4, Freiberg, 1797; — Klopfer, de Ce-
betis tabula dissertaliones très, in-4, Zwikaw,
1818-22. — Un autre philosophe du nom de Cébès,
natif de Cyzique, est cité par Athénée (Deipnos.,
lib. IV, c. lxii). Il appartenait à la secte des cy-
niques, et a été regardé comme le véritable au-
teur de la Table par ceux qui enlèvent cet ou-
vrage à Cébès le Socratique. X.
CELANTES. Terme mnémonique de conven-
tion par lequel les logiciens désignaient un des
modes indirects de la première des trois figures
du syllogisme reconnues par Aristote. Voy. la
Logique de Port-Royal, 3e partie, et l'article Syl-
logisme.
CELARENT. Terme mnémonique de conven-
tion, par lequel les logiciens désignaient un des
modes de la première figure du syllogisme. Voy.
la Logique de Port-Royal, 3e partie, et l'article
Syllogisme.
CELSUS, CELSE. Il a existé plusieurs philo-
sophes de ce nom. — 1°A. Cornélius Celsus. Il
paraît avoir vécu sous le règne de Tibère ; mais
on ignore l'époque précise de sa naissance et
de sa mort. Huit livres sur la médecine, formant
la sixième partie d'un grand traité sur les arts,
sont le seul de ses ouvrages que nous possédions.
Quintilien nous apprend (Inst. orat., lib. XI,
c. i) qu'il suivait, non sans éclat, l'école d'Épi-
cure. — 2° Celsus, célèbre adversaire du christia-
nisme. Il a vécu sous le règne d'Adrien, et s'il est
le même, comme tout le fait présumer, que le
personnage à qui Lucien a adressé l'histoire de
l'imposteur Alexandre, il doit avoir poussé sa car-
rière jusque sous le règne de Marc Aurèle. C'est
un point fort controversé de savoir à quelle secte
il appartenait. Selon les uns, il était stoïcien;
selon les autres, platonicien; suivant l'opinion la
plus commune, épicurien. Ce dernier sentiment
est celui auquel incline Brucker (Hist. crit. phi-
los., t. II, p. 604 etsuiv.), qui a longuement dis-
cuté la question. Celsus avait composé, sous le
titre de Discours véritable, un ouvrage contre
les juifs et les chrétiens, qui a été réfuté par Ori-
gène. II avait écrit aussi un livre contre la magie
et un autre sur l'art de bien vivre. Aucune de
ces productions n'est parvenue jusqu'à nous. —
3° Celsus, auteur d'une Histoire de la philosophie
dont parle saint Augustin (de Hœresib. prœf.).
Fabricius (Dibliolh. lai.) pense qu'il est le même
que Cornélius Celsus; mais cette opinion a été
contestée. X.
cercle, voy. Sophisme, Diaxlèle.
CERDON, hérésiarque du ne siècle de l'ère
chrétienne, était originaire de Judée. Il vint à
Rome vers l'an 139, sous le pontificat du pape
Hygin, et y enseigna dans le secret une doctrine
moitié philosophique, moitié religieuse, mélange
confus des dogmes chrétiens, du dualisme orien-
tal et des idées gnostiques. Ses disciples se con-
fondirent avec ceux de Marcion, qui propagea,
quelques années plus tard, des opinions sembla-
bles. Consultez le Dictionnaire des hérésies, de
Pluquet, et Y Histoire du Gnosticisme de M. Mat-
ter. Voy. Gnosticisme. X.
CÉRINTHE. à peu près contemporain de Cer-
don, était comme lui originaire de Judée. Il sé-
journa longtemps en Egypte, s'y familiarisa avec
les doctrines orientales, et plus tard se trans-
CERT
— 256
CERT
porta dans le christianisme, qu'il altéra, ainsi
que tant d'autres, par ce mélange d'éléments
étrangers. Il regardait le monde, non comme une
création de la Divinité, mais comme l'ouvrage
d'une puissance inférieure qui ne connaissait pas
l'Être suprême ou qui, du moins, ne le connais-
sait que très-imparfaitement et était séparée de
lui par une infinité d'éons. On attribue aussi à
Cérinthe les sentiments des millénaires sur le
règne à venir du Christ, qu'il prétendait devoir
durer ici-bas mille ans, pendant lesquels les
justes auraient en partage toutes les voluptés
charnelles. Voy. Cerdon et Gnosticisme. X.
CERTITUDE. Que tous les hommes se croient
capables de parvenir à la vérité, c'est là un fait
qui ne saurait être contesté sérieusement, car il
ressort de l'expérience de la vie entière.
Si la conscience nous avertit que nous éprou-
vons du plaisir ou de la douleur, si la vue ou le
toucher nous transmet la notion d'un objet, si la
mémoire nous rappelle le souvenir d'un événe-
ment, nous ne contestons pas la véracité de la
conscience, des sens ni de la mémoire, mais nous
jugeons d'après leur témoignage que cet événe-
ment a eu lieu, que cet objet existe, que notre
âme est affectée en bien ou en mal.
Les conceptions absolues de la raison, telles
que les idées de beauté et de perfection, subju-
guent notre assentiment avec non moins de force
et de rapidité.
Nous considérons aussi comme parfaitement
légitime le procédé de l'esprit dans le raisonne-
ment, et jamais personne ne douta de la vérité
d'une conséquence régulièrement déduite de pré-
misses vraies.
Il en est de même à l'égard d'une dernière fa-
culté, l'induction : bien que les erreurs où elle
tombe soient fréquentes, cependant nous n'hési-
tons pas à croire, sur son autorité, que dans tous
les lieux de la terre les corps tombent et s'atti-
rent, le mouvement se communique, la vie cir-
cule, tous les phénomènes se produisent suivant
des lois uniformes.
Cette confiance naturelle de l'homme dans le
témoignage de ses facultés, cette adhésion vive
et profonde à la vérité qu'elles lui révèlent, a
reçu le nom de certitude.
La certitude suppose à la fois un objet à con-
naître, un esprit qui le connaît, et en troisième
lieu, un rapport entre l'esprit et l'objet, rapport
qui n'est autre chose que la connaissance elle-
même à ses degrés divers. Or si l'esprit ne pos-
sédait pas certains pouvoirs appropriés aux diffé-
rents ordres de vérités, ou bien si, possédant ces
pouvoirs, il ne les appliquait pas, aucune com-
munication ne s'établirait de nous aux choses;
nous ne pourrions affirmer qu'elles existent, ni
le contester ; étrangers au doute comme à la foi,
privés de toute idée, nous n'aurions pas même le
sentiment de notre existence personnelle. Il ré-
sulte de là que le point de départ de la connais-
sance et de la certitude qui en résulte, est l'opé-
ration des facultés de l'intelligence. Ce sont elles
qui nous mettent en relation avec la réalité; ce
qui échappe entièrement à leur portée, ce qu'elles
- nvent en aucune sorte ni comprendre, ni
entrevoir, ne saurait fournir la matière d'un ju-
gement.
M lis cette première condition ne suffit pas
pour déterminer 1 adhésion de l'esprit; elle en
appelle une autre du côté de l'objet qui doit pou-
voir se manifester à la pensée, et l'éclairer de sa
lumière; sans quoi il n'existerait jamais pour
i particulière de la vérité qui la
rend visible, ce - nétranteque l'analyse
ne saurait définir, m. us dont nous nous sentons
frappés, est l'évidence. Toutes les l'ois qu'une vé-
rité nous parait évidente, nous ne pouvons nous
empêcher de l'admettre; nous en sommes cer-
tains, ou, ce qui revient au même, elle est cer-
taine pour nous. La certitude est donc un état
de l'âme corrélatif à une propriété des objets,
l'évidence. Il y a entre elles le rapport de l'effet
à la cause ; celle-ci implique celle-là, et elles
s'accompagnent invariablement.
Maintenant faut-il croire qu'elles constituent
en elles-mêmes un de ces phénomènes primitifs
et irréductibles qu'il est à la fois impossible de
supprimer et de confondre avec d'autres? La cer-
titude ne serait-elle pas, au contraire, une sim-
ple variété de l'opinion, c'est-à-dire du doute,
et considérée dans les choses, le plus haut degré
de la probabilité? Ce point, qui a longtemps par-
tagé la philosophie, a dés conséquences trop
graves pour ne pas appeler un sérieux examen.
Si nous considérons attentivement ce qui se
passe en nous lorsque nous sommes certains
d'une vérité, nous serons tout d'abord frappés de
l'assurance où nous nous trouvons de ne pas
nous tromper. Chacun de nous, par exemple, est
certain de son existence personnelle. Or quand il
prononce intérieurement cette parole : J'existe,
est-ce que son esprit conçoit la possibilité d'une
illusion? Assurément non. Il en est de même
quand nous affirmons que les corps sont étendus,
qu'ils occupent un lieu dans l'espace, que les évé-
nements s'accomplissent dans la durée, qu'ils ont
tous une cause : nous portons ces jugements sans
nous représenter et sans nous dire à nous-mêmes
qu'il pourrait bien se faire que nous fussions
victimes d'une erreur des sens ou de la raison.
La certitude est donc une affirmation absolue
de la vérité à laquelle l'entendement adhère. Or
une affirmation absolue ne saurait l'être plus ou
moins. Elle est ou elle n'est pas, sans milieu. Il
ne peut donc y avoir de plus ou de moins dans la
certitude, et en fait il n'y en a pas. Quel est
l'homme qui est plus certain de son existence
aujourd'hui qu'hier, dans une contrée que dans
une autre? Quel est celui qui commence par
avoir une demi-certitude que deux et deux font
quatre, puis une certitude plus haute, puis une
entière certitude, sauf à voir plus tard l'adhésion
de l'entendement entrer dans une période décrois-
sante, et venir peu à peu s'effacer et s'éteindre
dans les nuances du doute?
Mais si telle est la nature de la certitude, il est
plus clair que le jour qu'elle ne doit pas être con-
fondue avec la probabilité, qui présente des ca-
ractères tout différents. En effet, quand un évé-
nement n'est que probable, il y a beaucoup de
chances pour qu'il ait lieu, et d'autres chances
pour qu'il n'ait pas lieu. Le jugement que nous
en portons ne peut donc pas être absolu. L'affir-
mation de l'esprit est, pour ainsi parler, mêlée
d'une négation; ou plutôt, on n'affirme pas, on
conjecture, on hasarde, on hésite, en un mot,
on n'est pas certain.
Il y a plus; cette chance contraire qui subsiste
en dehors de notre jugement, et qui l'infirme,
ne reste pas, ne peut pas rester constamment la
même. Tantôt elle est très-considérable, tantôt
elle l'est ou le paraît beaucoup moins. Dans le
premier cas, nous disons que le fait en question
est peu probable: il le devient de plus en plus
dans le second. La probabilité parcourt ainsi tous
les degrés d'une échelle immense, là plus haute,
ici moins élevée, suivant que les occasions d'er-
reur Ri'iit plu-; ou moins nombreuses; au lieu que
la certitude, demeure invariable el toujours iden-
tique à elle-même. Et ce serait en vain que VOUS
augmenteriez à l'infini la quantité des chances
heureuses, en diminuant dans la môme propor-
tion les chances contraires; tant que subsiste-
GERT
— 257 —
GERT
raient celles-ci, n'y en eût-il qu'une seule contre
mille des premières, notre assurance, quoique
très- fondée, resterait inquiète et chancelante;
nous n'aurions pas le droit de dire : nous sommes
certains. La probabilité, en un mot, peut croître
indéfiniment, sans engendrer la certitude; par-
venue à son plus haut degré, elle est encore sé-
parée de l'évidence par un abîme.
Une fois constaté que la certitude prise en
elle-même est une manière d'être, un état, un
phénomène à part et sui generis, l'observation
conduit à y reconnaître des variétés assez nom-
breuses qui tiennent à la fois aux objets et au
mode d'action des pouvoirs de l'esprit.
Il y a une certitude de la conscience qui com-
prend les états et les opérations du moi, ses fa-
cultés, son existence, sa nature; une certitude
des sens, qui a pour objet le monde matériel et
les propriétés des corps; une certitude de la rai-
son, qui environne les vérités premières de l'or-
dre moral et métaphysique ; la certitude de la
mémoire, qui nous rappelle les événements an-
térieurs ; celle du raisonnement, qui nous conduit
d'une vérité à une autre, comme d'un fait à une
loi, d'un principe à sa conséquence; celle enfin
du témoignage, car les faits qui nous sont attes-
tés par nos semblables obtiennent de nous la
même foi que si nous les avions découverts par
nous-mêmes.
Dans tous ces cas, la certitude n'a pas lieu de
la même manière. Dans les uns, elle.est instan-
tanée, immédiate • nous y parvenons avant même
de l'avoir cherchée ; c'est ce qui arrive pour les
données de la conscience, des sens, de la mé-
moire et de la raison. Au contraire, dans l'exer-
cice du raisonnement, elle se forme péniblement
et suppose la réflexion ainsi que des idées inter-
médiaires. Je me souviens, tel corps existe, la
ligne droite est le plus court chemin d'un point
à un autre, voilà des propositions que tous les
hommes jugent vraies, sans avoir besoin d'autre
explication que celle du sens des mots. Mais il
ji'en est pas de même si l'on nous dit que la
somme des angles d'un triangle est égale à deux
angles droits; nous n'admettons ce théorème
qu'après y avoir réfléchi et en avoir pesé et com-
paré tous les termes.
Ce qui est plus grave que les distinctions qui
précèdent, et ce qu'il importe de bien compren-
dre, c'est que l'origine de la certitude ne doit
pas être attribuée à telle ou telle faculté à l'ex-
clusion des autres, mais qu'elles sont toutes,
prises chacune dans leur sphère, également lé-
gitimes et véridiques. Une école conteste le té-
moignage des sens, de la raison, du raisonnement
et de la mémoire ; elle ne reconnaît d'autre au-
torité que celle de la conscience, et elle prétend
faire sortir toute certitude de l'idée seule du moi.
Une autre école demande à la sensation le prin-
cipe unique de la vérité, et, depuis Épicure jus-
qu'à M. de Tracy, les représentants de cette école
regardent comme illusoires les notions qui ne
peuvent se ramener à des éléments sensibles. En-
fin, si l'on en croit l'auteur de l'Essai sur Vin-
différence en matière de religion, le fondement
de la connaissance ne se trouve pas dans la raison
de l'individu, mais dans l'accord des opinions et
dans l'autorité. Toutes ces théories sont hors du
vrai, et entraînent des conséquences qui ne per-
mettent pas de les admettre.
Placez-vous dans la conscience l'origine de la
certitude? vous supposez d'abord très-arbitraire-
ment que l'évidence ne se rencontre que dans les
phénomènes intérieurs, tandis que de fait, elle
appartient à bien d'autres vérités. Votre suppo-
sition va même contre votre principe, car la
conscience nous dit que nous n'avons pas plus le
DICT. PHILOS.
pouvoir de mettre en question la réalité de la ma-
tière et lès axiomes mathématiques que notre
existence propre. En second lieu, vous êtes ré-
duit, si vous voulez rester conséquent, à ne rien
admettre d'assuré, hors votre esprit et ses opé-
rations, comme ces disciples de Descartes qui,
de l'exagération même de leur système, reçurent
le nom d'égoïstes ; ou bien, si vous prétendez
sortir de vous-même et arriver à Dieu et au
monde, vous n'y parvenez qu'au prix d'inévitables
contradictions ; car vous êtes tenu d'employer
l'aide du raisonnement, de la raison et de la mé-
moire, en d'autres termes, toutes les facultés dont
vous avez commencé par infirmer la valeur et la
véracité. L'histoire nous dit combien Malebranche
et Descartes ont dépensé de travail et de génie à
donner une preuve de l'existence du monde meil-
leure que le témoignage des sens; mais l'histoire
nous apprend aussi que tant d'efforts n'ont abouti
qu'aux plus étranges paralogismes, à des so-
phismes qu'on appellerait grossiers, comme l'a
dit Royer-Collard, s'il ne s'agissait d'aussi grands
hommes.
Voulez-vous, au contraire, que le fondement
de la certitude soit la sensation : vous retrouvez
toutes les difficultés contre lesquelles le carté-
sianisme a échoué, et même de beaucoup plus
grandes encore; car cette hypothèse conduit lo-
giquement à la négation de la pensée, des causes
et des substances, de l'infini, du bien et du beau,
toutes choses qui ne sont pas visibles à l'œil ni
tangibles à la main. Voilà donc la science et
l'art , la religion et la morale, privés des idées
qui leur servaient de base; et la nature sensible
elle-même, qui était supposée renfermer toute réa-
lité, se trouve n'offrir que de vaines apparences,
des phénomènes sans lois, des qualités sans su-
jet, partout une "surface, et de fond nulle part.
Mais ces apparences qui varient d'individu à in-
dividu, et pour le même individu selon le pays,
le temps et les circonstances, n'offrent elles-
mêmes au sujet pensant aucun point capable de
le fixer. Il peut également les affirmer ou les
nier tour à tour, ou dans le même instant, de
sorte qu'après être parti de cette maxime que
toute vérité est dans la sensation, on se trouve
amené à celle-ci, que tout est faux et que tout
est vrai à la fois, c'est-à-dire qu'il n'y a rien
d'assuré ni dans la science ni dans la vie, ni pour
l'entendement ni pour la sensibilité. La philoso-
phie de la sensation a porté en tous lieux et dans
tous les pays ces douloureux et inévitables fruits.
Elle les portait déjà il y a deux mille ans, lors-
qu'un sophiste resté fameux, Protagoras, consi-
dérait l'homme comme la mesure de toutes
choses, et que Platon écrivait un de ses admira-
bles dialogues, le Théétète, pour combattre une
aussi funeste maxime; elle les a portés de nou-
veau à une époque voisine de nous, avec les suc-
cesseurs de Locke, avec ceux de Condillac, et on
peut affirmer que si la raison la repousse, le té-
moignage de l'histoire la condamne également.
Que si, enfin, vous rejetez l'autorité de la con-
science, des sens, et en général de toutes les fa-
cultés du moi, pour concentrer toute certitude
dans l'accord des opinions, vous exagérez singu-
lièrement la portée du témoignage, qui est sans
contredit pour l'homme, nous l'avons reconnu,
une source féconde de jugements indubitables,
mais qui ne saurait tenir lieu des autres moyens
de connaître. Combien de faits dont nous sommes
certains et que nous n'avons appris que par
nous-mêmes! Faudrait-il qu'un homme, relégué
dans une île déserte, comme Robinson, doutât de
toutes choses, parce qu'il n'aurait jamais à con-
sulter d'autre opinion que la sienne? Faudrait-il,
par le même motif, ne tenir aucun compte des
17
GERT
— 258
ŒRT
phénomènes intérieurs; des secrètes modifica-
tions du moi? Ajoutez mille autres difficultés,
dont nous pouvons à peine indiquer quelques-
unes. On conteste au moi la légitimité de ses fa-
cultés, et cependant la confiance qu'il a dans le
jugement de ses semblables n'est et ne peut être
qu'une induction de sa propre véracité. On veut
que les sens, la mémoire, la raison soient des
facultés trompeuses, et cependant c'est avec leur
secours que nous connaissons qu'il existe des
hommes, que nous entendons leur parole, que
nous la comprenons. On frappe d'une déclaration
d'impuissance la raison qui luit dans chacun de
nous, et cependant la raison générale qu'on lui
substitue n'est que la collection de toutes les
raisons particulières, comme si on pouvait former
une seule unité en accumulant des zéros. Du mo-
ment que la philosophie prétend ne pas se fier
à l'intelligence de l'individu, elle marche d'une
inconséquence à une autre, et elle s'épuise en
stériles efforts pour reconquérir une vérité qui
ne cesse de fuir, précisément parce qu'on l'a
laissée échapper une première fois. Et quel est
le résultat de ces étranges contradictions? Évi-
demment le découragement et le scepticisme. On
a commencé par mettre en question la véracité
de ses propres facultés; par le progrès nécessaire
des idées, on arrive à contester l'autorité du ju-
gement des autres, et on finit par ne croire désor-
mais à rien, faute d'avoir eu la sagesse de croire
à soi-même.
Il y a d'ailleurs un motif bien simple qui fait
que la certitude ne peut pas être le privilège
d'une faculté, quel qu'en soit le nom, mais doit
rester, pour ainsi dire, le patrimoine de toutes :
c'est l'unité de l'intelligence et sa foi en elle-
même. On croirait, à entendre certains philoso-
phes, que les pouvoirs de l'esprit constituent au-
tant d'attributs séparés et indépendants les uns
des autres; rien n'est moins conforme à la vé-
rité qu'une pareille opinion. Ce sont les vérités
connues qui diffèrent; mais au fond nous les
connaissons toutes avec le même esprit, avec la
même faculté de connaître. Qu'est-ce que la con-
science? La pensée prenant connaissance d'elle-
même. Qu'est-ce que les sens? La pensée prenant
connaissance des corps. Qu'est-ce que la raison?
La pensée prenant connaissance de l'absolu. Il
en est de même de nos autres facultés : la mé-
moire, la généralisation, le raisonnement, qui ne
sont jamais que la pensée appliquée à des objets
divers et placée dans des conditions différentes.
Or, si la pensée est véridique dans un cas, qui
empêche qu'elle ne le soit dans tous ? Pourquoi res-
treindre arbitrairement sa portée, et parmi tant
de jugements qu'elle porte avec des titres égaux,
avouer et accepter les uns, désavouer et rejeter
les autres? Toutes les notions acquises régulière-
ment, en conformité aux lois de la pensée, sont
"U Mienne ne l'est. Reste maintenant à
savoir s'il se peut que l'homme possède des con-
naissances vraies. Nous touchons ici à une der-
nière question, de toutes la plus célèbre et la
plus grave.
Ce qui frappe d'abord, lorsqu'on envisage la
situation actuelle de l'intelligence en face de la
vérité, c'est te sentiment qu'elle a de ne pou-
voir se soustraire à son action en ne portant
pas certains jugements. Non-seulement nous
croyons à notre existence, à celle du inond'
teneur, à la réalité du libre arbitre, a I
tinction du bien et du mal ; mais nous pensons
qu'il est impossible de ne pas y croire. Ces
el nulle autres pareilles, s'emparent
Invinciblement et nos efforts pour les
rejet ni qu'à en mieux faire ressortir
l'irrésistible ascendant,
Mais si la connaissance humaine présente ce
caractère de nécessité, peut-elle être considérée
comme l'expression fidèle de la nature des cho-
ses ? Ne serait-elle pas plutôt un résultat tout
objectif de notre constitution intelleetuelle ? et
ce que nous prenons pour la vérité une image
décevante émanée de nous-mêmes? Kant l'a
soutenu dans sa Critique de la raison pure. Il
prétend que nous connaissons les objets, non en
eux-mêmes, mais suivant ce qu'ils nous parais-
sent : que les premiers principes ne sont que
des formes ou des catégories de l'entendement ;
que toute la réalité se réduit pour nous à une
illusion d'optique produite par le jeu de nos fa-
cultés.
Cette opinion de Kant paraîtrait mieux fondée,
si la vérité ne se manifestait jamais que sous la
forme d'une notion nécessaire. Mais, pour qui
veut y regarder de près, ce mode de la connais-
sance n'est ni le seul ni le premier. Combien de
fois n'arrive-t-il pas que la vérité répand une
clarté si vive, que la connaissance a lieu immé-
diatement et, pour ainsi dire, à notre insu ? L'es-
prit n'a pas même le loisir de se replier sur lui-
même et d'acquérir la conscience de l'action qui
le pénètre; il ignore si elle est invincible ou
s'il peut la combattre ; il croit à la réalité parce
qu'elle est devant lui, et non pour une autre
cause. Ces occasions où toute empreinte person-
nelle du moi disparait dans la spontanéité de
l'aperception se reproduisent si souvent, qu'il
serait impossible de trouver des jugements,
même réfléchis, qui eussent une origine diffé--
rente. Toute réflexion suppose une opération an-
térieure qui consiste à affirmer les principes
dont on essayera plus tard de se rendre compte.
Aurions-nous songé à mettre en doute la vérité,
si nous ne l'avions d'abord recontrée sans la
chercher? La nécessité de nos jugements, qui
éclate surtout dans l'effort que nous faisons pour
les approfondir, n'en est donc pas le premier
caractère. Ils commencent par être spontanés,
et ce n'est que plus tard que, devenus réfléchis,
ils contractent une fausse apparence de subjec-
tivité, et ressemblent à une loi toute relative de
notre intelligence, au lieu qu'ils sont un reflet
fidèle et comme l'œuvre de la vérité. Si Kant
avait approfondi cette importante distinction,
peut-être aurait-il reculé devant les paradoxes
qui lui assignent un rang parmi les chefs du
scepticisme moderne.
Dira-t-on que, même dans ces moments où
l'intelligence perd le sentiment d'elle-même
sous l'action infaillible de la vérité, elle n'a au-
cune preuve qu'elle n'altère pas cette vérité en
l'apercevant, et que ce qui lui paraît est con-
forme à ce qui est ? Nous convenons que telle
est la condition de l'intelligence. Non, elle ne
peut pas démontrer sa propre véracité ; car elle
n'a à sa disposition qu'elle-même et ses facultés
qu'il s'agirait précisément de justifier. Mais ici
la démonstration, qu'il faut reconnaître impossi-
ble, n'est-elle pas en même temps superflue? Tout
se peut-il, tout se doit-il prouver? N'y a-t-il
] as des choses qui portent leurs preuves avec
elles-mêmes dans l'évidence immédiate qui les
accompagne? Et au premier rang de ces vérités
lumineuses ne faut-il pas nommer la légitimité
de nos moyens de connaître?
Si la raison était placée dans l'alternative de
mettre en question toutes ses connaissances, ou
d'établir qu'elle n'est pas un pouvoir trompeur,
il n'y aurait pas d'intelligence qui lût assurée de
i
Facultés surhumaines, si vous vouiez, divim
il remarquera, comme uous
sidentdans un sujet qui est lui-même; comme
GÉSA
— 259 —
GÊSA
nous, il pourra se demander si elles réfléchis-
sent exactement la nature des choses, ou si d'au-
tres cieux et une nouvelle terre ne s'offriraient
pas aux regards d'une intelligence différemment
organisée ; et, placé comme nous dans l'impuis-
sance d'éclaircir avec sa raison ce soupçon qui
atteint sa raison même, il devra rester sous le
poids d'une éternelle incertitude. Le scepticisme
deviendrait donc la loi commune de tous les es-
prits, depuis l'homme jusqu'à Dieu, et la pos-
session de la vérité n'appartiendrait pas même à
cette raison infinie qui doit tout connaître,
puisqu'elle a tout créé.
On découvre d'ailleurs dans la doctrine de
Kant la contradiction inhérente à tous les sys-
tèmes, qui affaiblissent, à tel degré que ce soit,
la portée légitime de la raison. Elle peut être
dissimulée plus habilement, mais elle n'en
existe pas moins. En effet, quel est le résultat
des analyses profondes, et cependant si incom-
plètes, du philosophe allemand ? C'est que nous
connaissons les choses en tant qu'hommes seu-
lement ; qu'il peut se faire que nos facultés
nous trompent ; que, notre organisation venant
à changer, rien ne prouve que nous ne verrions
pas les objets d'une manière différente. Or, sous
la forme d'une simple hypothèse, ces trois juge-
ments ont au plus haut degré un caractère dog-
matique qu'il est impossible de méconnaître ; ils
reviennent à dire: Il est vrai, d'une vérité abso-
lue, que la vérité absolue nous échappe. Ainsi,
au fond des incertitudes du philosophe, est ca-
chée une affirmation qui en démontre la va-
nité.
Concluons que l'autorité de la raison ne sau-
rait être ni contestée ouvertement, ni infirmée
d'une manière indirecte. On l'a souvent dit, et
nous tenons, en terminant, à le répéter, l'homme
ne doit pas espérer de pouvoir connaître toutes
choses. Être imparfait et borné, une partie de la
réalité ne cessera de lui échapper. La est le se-
cret de notre ignorance et de nos erreurs, dont
le pyrrhonisme s'est fait tant de fois une arme
contre la certitude. Mais si notre science doit
rester à jamais incomplète, elle n'est pas pour
cela illusoire, et ce qu'il importe de remarquer,
à l'éternel honneur de l'esprit humain, les véri-
tés les plus importantes sont précisément celles
qui nous sont le mieux démontrées. On peut
consulter Javary, de la Certitude, Paris,
1847, in-8 ; — Franck, de la Certitude, rapport
à l'Académie des sciences morales et poli-
tiques, Paris, 1847, in-8.
— Voyez les articles Scepticisme, Kant,
Doute, etc. C. J.
CÉSALPIN {Andréa Cesalpino), né en 1519 à
Arezzo, en Toscane, fit d'abord des études assez
médiocres; mais lorsqu'une fois il fut débarrassé
du joug de l'école, et qu'il eut obtenu le titre
de médecin, il développa des talents que ses dé-
buts n'auraient pu faire présager. Animé du vé-
ritable esprit du péripatétisme, il attaqua la
scolastique sans ménagement. C'est assez dire
qu'il se fit un grand nombre d'ennemis, à la
tête desquels on remarque Samuel Parker, ar-
chidiacre de Cantorbéry, et Nicolas Taurel, mé-
decin de Montbéliard. Ils n'eurent cependant
pas assez de crédit pour le faire déférer au tri-
bunal de l'inquisition, ni même pour lui faire
perdre la confiance de la jeunesse qui se pres-
sait à ses leçons ; car il enseigna la philosophie
et la médecine d'abord à Pise, puis au collège
de la Sapience à Rome, où il fut appelé par Clé-
ment VIII, qui le fit son premier médecin. Il
pressentit la découverte de Harvey, ou la grande
circulation ; car il n'a décrit que la petite, ou la
circulation pulmonaire (G. Cuvier, Jlist. des se.
nat., t. II, p. 41). Mais il inventa le premier
système de botanique fondé sur la forme de la
fleur et du fruit et sur le nombre des graines.
Son livre des Plantes est remarquable ] ar la lo-
gique et la méthode. « On y voit, dit G. Cuvier
(Ibid., p. 198), des traces de l'étude profonde
que l'auteur avait faite d'Aristote : c'est, en un
mot, une œuvre de génie. » Le même esprit d'a-
nalogie, de logique et de méthode lui fit classer
aussi les métaux de la manière la plus satisfai-
sante [Ibid., p. 236). — Mais, quelque puissance
de raison que ces divers travaux annoncent, le
philosophe d'Arezzo a des titres plus directs en-
core pour figurer parmi les philosophes les plus
éminents du xvie siècle. Voici quelques-unes des
idées qu'il a exposées dans ses Questions péri-
patéticiennes (quest. 1 et 3). La substance pre-
mière ne peut être la matière brute et grossière,
ni même la matière organisée. La matière a dû
être précédée de la forme formatrice et vivi-
fiante. Le principe de toutes les formes est Dieu,
l'intelligence première et suprême, et, par con-
séquent, l'acte absolument pur, simple et pre-
mier.
La substance primitive est donc la force pri-
mitive, l'intelligence première, le bien originel,
ou absolument digne d'amour; cette substance
n'a rien de commun avec la quantité et ne peut
absolument pas être appelée finie ou infinie.
L'intelligence première n'a pas, non plus, créé
ou agi dans un but proprement dit, puisqu'elle
est la fin des fins, et qu'elle est immuable en
elle-même [Ibid., quest. 3).
Le bien absolu ou divin, étant seul absolu-
ment désirable (unum divinum appetibile), il
doit y avoir aussi quelque chose qui soit capa-
ble de le désirer. Il existe donc, indépendam-
ment d'une substance primitive, d'autres sub-
stances, qui sont redevables de leur existence à
la première, et qui ne sont même des substan-
ces que suivant la mesure d'après laquelle elles
participent du principe de la forme vivifiante.
C'est ce principe qui constitue l'unité du monde
(Ibid., quest. 7).
Les genres et les espèces sont éternels; les
individus seuls ont une existence passagère :
car, malgré la mort des individus, la substance
primitive et éternellement active conserve tou-
jours l'impérissable faculté de produire, et pro-
duit en effet toutes les espèces d'êtres (Ibid.,
liv. V, quest. 1).
De toutes les choses créées, c'est le ciel qui
approche le plus de la perfection de l'intelligence
suprême : car, de même que cette intelligence
ne relève que d'elle-même, voit tout en elle
(Receptio suiipsius, non alterius), de même, le
ciel s'appartient à lui-même, puisqu'il est con-
stamment dans le même lieu (Ibid., liv. III,
quest. 3 et 4).
Toutes les créatures qui se propagent actuel-
lement par la voie de la génération pourraient
également résulter de l'action de la chaleur cé-
leste sur certains mélanges de matières. Les ani-
maux supérieurs pourraient encore sortir de la
terre humide et échauffée par la chaleur fécon-
dante du soleil, si tous les individus qui compo-
sent actuellement ces espèces d'animaux ve-
naient à périr. C'est ainsi que nous voyons
encore tous les jours des insectes se former au
sein de la putréfaction (Ibid., liv. V, quest. 1).
Mais la propagation ordinaire et celle qui naît
de la corruption supposent également uue for-
mation primitive.
De tous les êtres périssables, l'homme seul a
une âme pensante et immortelle. L'action de
l'âme est, en soi, indépendante de l'organisme
(Ibid., liv. II, quest. 8).
CIIAL
— 260
CIIAL
L'âme n'est ni partiellement dans chaque par-
tie du corps, ni tout entière dans le corps tout
entier; mais elle réside dans le cœur. C'est le
cœur qui entre le premier en fonction dans
l'œuf fécondé, et qui est le point le plus impor-
tant de tout le corps, le principe des artères et
des veines, et même celui des nerfs; car les ar-
tères ont déjà des téguments nerveux, et se
rendent du cœur au cerveau. C'est pourquoi le
cœur est le siège des sensations, comme le
prouve invinciblement l'influence des passions
sur cet organe (Ibid., liv. V, quest. 7).
Césalpin repoussait la magie et la sorcellerie,
comme des extravagances ou des impostures. Ses
opinions se répandirent, non-seulement en Ita-
lie, mais encore en Allemagne, à tel point que,
selon les paroles de Taurel, son adversaire, elles
y étaient en plus grande considération que les
oracles d'Apollon parmi les Grecs. Parker disait
aussi de lui qu'il avait été le premier et peut-
être le dernier des modernes qui ait compris
Aristote. Césalpin exposait sans restriction la
doctrine de ce philosophe ou ce qu'il regardait
comme tel, laissant à la théologie le soin d'en ré-
futer les erreurs. On a cru voir en lui un pré-
curseur de Spinoza et même un athée. Il mourut
en 1603. — Brucker a donné une analyse de la
doctrine de Césalpin au tome VI de son Histoire
de la Philosophie, p. 723 et suiv. On peut con-
sulter aussi un excellent article du Diction-
naire historique de Bayle et l'Histoire de la
Philosophie de M. Rixner. Les ouvrages philo-
sophiques de Césalpin, aujourd'hui fort rares;
sont : Quœstiones peripatcticœ, in-f"; Venise,
1371 ; — Dœmonum invcstigalio pcripatelica,
in-4, ib., 1593. J. T.
CESARE. Terme mnémonique de convention
par lequel les logiciens désignaient un des modes
de la seconde figure du syllogisme. Voy. la Lo-
gique de Port-Royal, 3e partie; et l'article Syllo-
gisme.
CH^ERÉMON vivait dans le Ier siècle de l'ère
chrétienne. Suidas lui attribue une Histoire d'E-
gypte et un ouvrage intitulé Hiéroglyphiques.
Porphyre {de Abstin., lib. IV) nous apprend qu'il
professait le stoïcisme : ce qui porte à croire
qu'il est ce même Chaerémon contre lequel il
existe une épigramme de Martial (liv. XI, épigr.
56). On le croit aussi le même que Fauteur d'un
traité sur les comètes, cité par Sénèque {Quœst.
nat.} lib. VIT, c. v) sous le nom de Charimander.
X.
CHALDÉENS (Sagesse des). Tout le monde
connaît l'antique renommée de la sagesse chal-
déenne et de la science des mages ; on sait quel
prestige s'attachait autrefois à ces noms pleins
de mystères, quelle autorité ils avaient surtout
à l'école d'Alexandrie, où l'Orient et la Grèce ont
commencé, pour la première fois, à se mêler et
à s« connaître. Mais lorsqu'on veut savoir sur
quoi se fonde cette gloire séculaire ; lorsqu'on
entreprend d'en recueillir les titres et de les
examiner à la lumière d'une saine critique, alors
on ne trouve plus que ténèbres et contusion.
| luelques passages obscurs des prophètes hébreux,
torturés en mille sens par les commentateurs,
quelques indications superficielles de Strabon et
de liiodore de Sicile, quelques lignes de Sextus
Empirions, de Cicéron, de Laclance et d'Eusèbe,
telles sont à peu près toutes les traces qui nous
restent de la civilisation d'un immense empire
el de cette sagesse tant vantée de laquelle,
disait-on, Thaïes, Pythagore, Démocrite et Pla-
lon lui-même se sont nourris et inspirés. Nous
nous garderons de citer comme des autorités
Qtestables les philosophes d'Alexandrie,
comme Pbilon le Juif, Porphyre, Jamblîque,
saint Clément, et d'accueillir sans réserve les
opinions qu'ils nous ont transmises sous le titre
pompeux d'Oracles chaldéens (Aôyta ya^aîxà).
Ces prétendus oracles ont une ressemblance trop
évidente avec les doctrines professées par les
disciples d'Ammonius et de Plotin, pour qu'il
soit permis de croire à leur authenticité. Puis il
y a lieu de s'étonner que, remontant jusqu'à
Zoroastre, ils soient restés entièrement inconnus
jusqu'à cette époque, malheureusement coupable
de plus d'un mensonge. Nous accorderions vo-
lontiers plus de crédit aux fragments que nous
avons conservés de Bérose (Fabricius, Biblio-
thèque grecque, t. XIV, p. 175 et suiv.), s'ils
contenaient autre chose que des faits purement
historiques entremêlés de fables populaires. Mais,
si faibles que soient les documents demeurés en
notre pouvoir, ils suffisent pour autoriser en
nous la conviction que la sagesse chaldéenne, à
part certaines connaissances astronomiques assez
bornées, n'a jamais été qu'un système religieux
enseigné au seul nom des traditions sacerdo-
tales, et non moins éloigné que le paganisme
grec de la véritable science philosophique.
D'abord il faut prendre garde de confondre les
Chaldéens avec les Perses^ bien que ces deux
peuples aient été réunis plus tard en une seule
nation, par les armes de Cyrus et la réforme re-
ligieuse de Zoroastre, accomplie environ cinq
siècles avant notre ère. La civilisation' des
Perses est plus rapprochée de nous, quoique
très-éloignée encore relativement à celle des
Romains et des Grecs ; elle nous a laissé des
traces plus nombreuses et plus certaines, et un
monument du plus haut prix rapporté de l'Orient
pendant le dernier siècle : nous voulons parler
du Zend-Avesta (voy. le mot Perses). De la civi-
lisation chaldéenne il ne nous reste que les
faibles et obscurs débris dont nous avons parlé
tout à l'heure.
Mais au sein même de l'empire d'Assyrie,
séparé de celui des Perses, il faut distinguer
encore les Chaldéens proprement dits, la race
sacerdotale dépositaire de toutes les connaissances
que l'on possédait alors, de toutes les traditions
religieuses et historiques de la nature, et que
l'Écriture sainte désigne sous le nom de Chas-
dim. C'étaient probablement les descendants
d'un peuple plus ancien encore, lequel, après
avoir fait la conquête de la Babylonie, y avait
apporté sa propre civilisation, ses propres croyan-
ces, dont il garda le dépôt au milieu des races
ignorantes soumises à son joug. Leur rôle et leur
position étaient à peu près les mêmes que ceux
des prêtres égyptiens. Ils étaient exempts de
toute charge; ils avaient leur territoire parti-
culier au milieu de l'empire, et se gouvernaient
d'après leurs propres lois. Leur langue, comme
nous le voyons parle livre de Daniel (ch. n, t. 4)
n'était point celle du peuple, et ils possédaient,
outre des traditions orales, des monuments
écrits dont eux seuls connaissaient le sens (ubi
supra, ch. i. *. 4). Parmi les fonctions de leur
ministère, il faut compter celle de prédire l'a-
venir par l'observation des astres, d'expliquer
les visions, les songes et tous les autres prodiges
dont l'imagination des hommes était sans cesse
effrayée pendant ces temps de superstition. C'est •
à eux que s'adresse le roi Nabucnodonosor pour
avoir le sens des visions terribles qui ont troublé
son sommeil [ubi supra, ch. xi, t. 2). C'est à
eux aussi que le roi, Baltnazar demande l'expli-
cation des trois mots mystérieux tracés par une
mais inconnue sur les murs de son palais («6»
su/ira, ch. v, t 5-7). A côté des chaldéens ou
Chasdim, l'Écriture nous montre encore trois
autres classes de sages qu'elle désigne sous les
CHAL
— 261
CHAL
noms de Hartoumim, Aschaphim et il/e'/ias-
chphim {ubi supra, en. i} *. 20; en. n, *. 2).
Quelles étaient les attributions de ces sages? Par
quels caractères se distinguaient-ils les uns des
autres? Quelles connaissances positives s'alliaient
dans leur esprit à celle des arts magiques dont
ils faisaient profession aux yeux d'une foule
ignorante, et sur lesquels se fondait tout leur
crédit? Ces diverses questions, malgré les ten-
tatives qu'on a faites pour y répondre, malgré
les lumières réunies de la philologie, de la théo-
logie et de l'histoire, attendent encore une solu-
tion satisfaisante.
Ce qui nous paraît certain, c'est que les Chal-
déens, sur les grands objets qui ont excité en
tout temps la curiosité de l'homme, n'ont pas
toujours eu les mêmes opinions. D'abord nous
les voyons plongés dans la plus grossière ido-
lâtrie ; leur religion, comme celle des Sabéens,
des anciens Arabes et de plusieurs autres peu-
ples de l'Orient, c'est le culte des astres. Ils ado-
raient principalement le soleil, la lune, les cinq
planètes et les douze signes du zodiaque dont ils
furent vraisemblablement les inventeurs. Une
des fonctions de leurs prêtres était, comme nous
l'avons déjà dit, d'observer ces divers signes et
tous les corps célestes, afin de leur arracher le
secret de l'avenir. A cet effet, on avait assigné à
chacun ses attributions, son influence bonne ou
mauvaise, et une part déterminée dans le gou-
vernement général des choses de la terre. Ainsi
Jupiter et Vénus, autrement appelés Bélus et
Mylitta, cette même Mylitta en l'honneur de
laquelle les femmes de Babylone se prostituaient
une fois dans leur vie, passaient pour bienfai-
sants ; Saturne et Mars pour malfaisants; Mer-
cure, que l'on suppose être le même que Nébo,
était tantôt l'un, tantôt l'autre, selon la position
qu'il occupait dans le ciel. Parmi les douze
signes du zodiaque, les uns représentaient les
sexes, les autres le mouvement ou le repos,
ceux-ci les diverses parties du corps, ceux-là les
différents accidents de la vie, et, se divisant
pour se subdiviser encore à l'infini, ils formaient
comme une langue mystérieuse, mais complète,
dans laquelle le ciel nous annonce nos destinées.
Outre les douze signes du zodiaque, les Chal-
déens reconnaissaient encore des étoiles très-
influentes au nombre de vingt-quatre, dont douze
occupaient la partie supérieure et douze la par-
tie inférieure du monde, en considérant la terre
comme le milieu. Les premières étaient pré-
posées aux destinées des vivants, les autres
étaient chargées de juger les morts. Les cinq
planètes aussi avaient sous leur direction trente
astres secondaires qui, voyageant alternati-
vement d'un hémisphère à l'autre, leur annon-
çaient ce qui se passait dans toute l'étendue de
l'univers, et portaient le titre de dieux conseil-
lers. Enfin, au-dessus des planètes, désignées
sous le nom de dieux interprètes,^* cr «équent
au-dessus de toute l'armée céleste, è^,.3nt le
soleil et la lune : le soleil représentant le prin-
cipe mâle ou actif, et la lune le principe femelle
ou passif. Sans nous initier d'une manière bien
précise à tous ces détails que nous empruntons
à deux auteurs grecs, Diodore de Sicile (liv. II)
etSextus Empiricus {Adv. Mathem., lib.V, p. 111,
'édit. de Genève), la Bible nous montre aussi les
Chaldéens d'abord livrés à la plus grossière ido-
lâtrie et ne reconnaissant pas d'autre divinité
que les astres. Elle nous apprend que le père des
Hébreux a été obligé, pour rendre hommage au
vrai Dieu, de quitter sa famille et sa patrie qu'elle
désigne sous le nom d'Our en Chaldée [Our-
Chasdim). Cependant, à une époque moins re-
culée, elle nous laisse apercevoir chez ce même
peuple des croyances déjà bien différentes. Au
culte des astres, lequel, sans doute, n'a pas
encore entièrement disparu, est venu se joindre
un autre culte beaucoup moins matériel, celui
des anges et des génies. Sans nous arrêter à
d'autres preuves plus ou moins évidentes, nous
dirons que les plus anciens parmi les docteurs
juifs affirment positivement que leurs ancêtres
ont rapporté du pays de Babylone ces trois
choses : les caractères de l'écriture assyrienne,
les noms des mois et les noms des anges (Thaï-
mud, tract, de Sanhédrin, ch. xxm). Dès le
début de l'histoire de Job, que l'écrivain sacré
nous représente comme un Chaldéen, nous voyons
Dieu entouré d'une cour céleste appelée les en-
fants de Dieu, et au milieu de cette cour appa-
raît Satan, le génie du mal, dont le nom même
appartient à la langue araméenne, à cette langue
sacrée dans laquelle les prêtres chaldéens s'en-
tretiennent avec le roi Nabuchodonosor [Daniel,
ch. n, *• 4). Quand la Bible nous dit ailleurs que
Daniel, le prophète du vrai Dieu, n'a pas craint
de faire partie du collège de ces prêtres, et que
même il en a été nommé le chef (ubi supra,
ch. v, t. 11), elle suppose sans doute que les
Chaldéens n'étaient pas complètement étrangers
à l'idée d'un Dieu unique, principe intelligent et
immatériel de tout ce qui existe. Un tel principe
a pu très-bien conserver le nom de Bélus, ou
plutôt de Bel ou de Baal, qui, dans les langues
sémitiques, signifie le maître, le seigneur.
L'idée même du soleil, considéré d'abord comme
le roi de la nature, l'idée du feu et de la lumière,
a dû rester dans ce culte plus pur comme le
symbole, comme le signe extérieur de l'intel-
ligence divine. Aussi n'avons-nous pas de peine
à comprendre, dans un livre écrit chez les Chal-
déens et dans leur langue sacrée, ces magni-
fiques images qui nous représentent le souverain
Être, Y Ancien des jours avec un vêtement écla-
tant de blancheur, assis sur un trône de flamme
et de feu ardent, répandant autour de lui des
torrents de lumière [ubi supra, ch. vu, t. 9 et
10). Ce sont, du reste, de telles croyances qui
nous expliquent la facilité avec laquelle toute la
Chaldée se laissa convertir à la religion de Zo-
roastre.
Les résultats que vient de nous fournir la lec-
ture attentive des livres hébreux sont confirmés
par d'autres témoignages en assez grand nombre.
Eusèbe [Prœp. evang., lib. IV, c. v, et lib. IX,
c. x) et saint Justin le martyr (Éxhort.adGent.)
rapportent un oracle, c'est-à-dire une tradition
antique qui attribue à la fois, aux Chaldéens et
aux Hébreux, la connaissance d'un principe éter-
nel, père et roi de l'univers. Nous retrouvons la
même idée, sous une forme bien plus matérielle
et plus grossière, dans la cosmogonie que ren-
ferment les fragments de Bérose; car voici la
substance de ce récit bizarre placé dans la bou-
che d'un personnage symbolique, moitié homme,
moitié poisson, qui vient raconter aux premiers
habitants de la Chaldée le mystère de leur ori-
gine et leur enseigner les arts et les lois de la
civilisation. Au commencement était le chaos,
composé d eau et de ténèbres, au sein desquelles
nageaient des êtres difformes, des animaux et
des hommes à demi achevés. Sur ce chaos ré-
gnait une puissance dont le nom se traduit en
grec par ihalalla, c'est-à-dire la mer, et qui,
dans la langue chaldéenne, signifie la mère du
firmament (Omorka ou Omoroka). Ce principe,
qui dominait le chaos primitif, la mer ou Je
firmament, comme on voudra l'appeler; a été
partagé, par le dieu Bélus, en deux moitiés, dont
l'une servit à former le ciel, et l'autre la terre.
En même temps, Bélus substitua la lumière aux
CHAL
— 262
CHAR
ténèbres, l'ordre à la confusion, et, mêlant son
propre sang au limon de la terre, il fit naître à
la place des êtres difformes dont nous avons
parlé, des animaux et des hommes pareils à
ceux que nous voyons aujourd'hui (voy. Fabri-
cius, Bibliothèque grecque, t. VI, et J. C. Sca-
liger, Emendatio temporum, à la fin). Évidem-
ment ce n'est pas du soleil qu'il peut être ici
question; mais il s'agit d'un principe intelligent,
moteur et ordonnateur de l'univers. En même
temps nous voyons que la matière et les éléments
constitutifs des êtres ont toujours existé à côté
de cette puissance supérieure qui leur a donné
l'organisation et la vie. Eh bien, cette double
croyance est très-clairement désignée par Dio-
dore de Sicile (liv. II, p. 143, édit. d'Amsterdam),
dans le trop court passage qu'il a consacré à la
science et à la religion chaldéennes.Voici ses pro-
pres termes : « Les Chaldéens prétendent que la
nature du monde (r^v nàv xoO xocrfiôu pùcnv, —
sans doute il veut parler de la substance) est
éternelle, qu'elle n'a jamais eu de commen-
cement et n'aura jamais de fin, mais que l'ar-
rangement et l'ordre de l'univers ont été l'œuvre
d'une providence divine, et tout ce qui arrive
encore aujourd'hui dans le ciel, loin d'être dû
au hasard ou à une cause aveugle, a lieu par la
volonté expresse et fermement arrêtée des
dieux. » Mais, tout en renonçant au culte des
astres, les Chaldéens n'ont jamais abandonné
l'astrologie ; ils la justifiaient, au contraire, par
l'idée même de la Providence et de l'harmonie
universelle, prétendant que tout se tient, que
tout s'enchaîne dans la nature, les événements
de la terre aux mouvements du ciel, et que les
premiers sont la conséquence inévitable des
derniers. Ils ont même porté si loin l'abus de
cette science chimérique, que, sous le consulat
de Popilius Laena et de Cneius Calpurnius, le
préteur Cornélius Hispalus se crut obligé de
chasser de Rome et de l'Italie tous les Chaldéens
qui s'y trouvaient alors (Valère Maxime, liv. I,
ch. m). Alexandre le Grand, après leur avoir
témoigné quelque respect, fut conduit, par le
spectacle des mêmes aberrations, à les mépriser
complètement, et dans toute l'antiquité le nom
de Chaldéen devint synonyme d'astrologue (Dio-
dore de Sicile, liv. XVII).
Les écrivains grecs, tant païens que chrétiens,
sont aussi d'accord avec la Bible et les traditions
hébraïques pour attribuer aux Chaldéens le culte
des démons et des anges, ou des bons et des
mauvais génies, de quelque nom qu'on les ap-
pelle. Mais nous ne saurions admettre comme
authentiques les détails qu'ils nous transmettent
sur ce point ; ceux que nous trouvons, par exem-
ple, dans les écrits d'Eusèbe [Prœp. evang.,
lib. IV, c. v), de Porphyre {de Abstinentia) , de
Jamblique [de Mysleriis JEguptiorum, sect. vm),
et dans le recueil des prétendus oracles chaldaï-
ques : car il est évident que toute cette hiérarchie
de dieux secondaires, de démons, de héros, de
génies de tout ordre et les noms mêmes qu'ils
portent, appartiennent à la philosophie néo-pla-
tonicienne. C'est de là aussi qu'on a pris, sans
nul doute, la distinction du Père, c'est-à-dire du
principe suprême et de la première intelligence,
des substances intelligibles et des substances
intellectuelles . d'une lumière génératrice ou
lique et d'une lumière engendrée, et
cette idée Imite platonicienne d'une aine du
monde, source du mouvement et de la vie dans
toutes les parties de la nature. Voy. Stanley, Phi-
hia orienlalis, lib. IV.
Les noms propn ; dans l'^[ucls on a voulu
unifier la s <■ e chaldéenne nous offrent
encore plusd'ir.certitude que les doctrines. Ainsi,
il est fort douteux qu'il ait existé un ou plusieurs
Zoroastre chaldéens, distincts du grand Zoroastre,
fondateur delà religion des Perses. Nous ne
naissons que le nom d'un certain Azonace, men-
tionné par Pline (liv. XXX, ch. i), comme le
maître de Zoroastre. Notre ignorance est tout
aussi irrémédiable à l'égard de Zoromasdrc et de
Teu<er le Babylonien. Enfin, au milieu des as-
sertions contradictoires dont il a été l'objet, on
se demande encore ce que c'est que Bérose, s'il
en a existé un seul ou plusieurs, dans quel temps
il a vécu et quel fonds l'on peut faire sur les
fragments historiques et mythologiques qui nous
sont parvenus sous son nom par des canaux di-
vers.
Bien que ces résultats ne soîent pas d'une uti-
lité directe pour l'histoire delà philosophie, nous
avons cru cependant devoir y insister ; car ils
serviront peut-être à affaiblir un préjugé encore
trop acendité dans certains esprits, celui qui
rend tributaires de la sagesse orientale les sys-
tèmes les plus originaux de la philosophie grec-
que.
Voy., outre les auteurs que nous avons cités
dans le cours de cet article : Brucker, Histoire
critique de la Philosophie! 1. 1, ch. n ; — Stanley,
Historia PhUosophiœ orienlalis, avec les notes
de Leclerc, in-8, Amsterdam, 1690; — Norberg,
Dissertalio de Chaldœis septentrionalis originis,
in-4, Londres, 1787* — Gesenius, l'article Chaldée
dans Y Encyclopédie oVErsch et Gruber} t. III,
Leipzig, 1827.
CHARMA (Antoine), philosophe français, né
en 1801, à la Charité-sur-Loire. Après avoir ter-
miné ses études au collège Bourbon, il entra à
l'École normale, qui fut licenciée en 1822, avant
qu'il y ait achevé sa deuxième année. Il avait dès
lors le goût de la philosophie, et, quoique ia vi-
vacité de son imagination pût nuire parfois à la
rectitude de son jugement, il avait été engagé à
y persévérer par un premier succès au concours
général, et par les suffrages de M. Cousin, qui le
distingua à l'École normale. Aussi, lorsque la
Restauration eut succombé, il fut désigné, en
1830, pour aller professer la philosophie à la
Faculté de Caen. C'est là qu'il prit le grade de
docteur : c'est là aussi que pendant trente-neuf
ans il donna un enseignement qui souleva parfois
des orages ; on l'accusait d'attaquer le christia-
nisme, et plus tard de se mêler à des di b ts po-
litiques, où il ne paraît pas d'ailleurs avoir montré
une grande constance d'opinions. A la fin de sa
vie il était réconcilié avec tous ses adversaires,
et, tout à fait dégoûté des luttes qu'il avait cher-
chées avec une sorte de passion, il dépensait dans
des études d'archéologie une activité d'esprit qui
ne risquait plus d'exciter les défiances politiques
ou religieuses. Il mourut à Caen, en 1869. Outre
des biographies intéressantes, comme celles de
Fontenelle, de Lanfranc, de saint Anselme et un
manuel de philosophie élémentaire, on a de lui :
1° Essai sur les bases et les développements de
lu moralité, Paris, 1834. L'ouvrage est divisé en
deux parties, la théorie de la volonté et son his-
On y trouve une grande vigueur de pensée,
mais des erreurs de goût et un penchant trop
marqué pour l'emphase; 2° Leçons de philosophie
sociale et de logique, Paris, 1838-1840; 3° Essai
sur la philosophie orientale, 1842. Cesdeux der-
niers écrits sont inférieurs aux précédents, et
tous réunis ne paraissent pas valoir le premier
essai de l'auteur, sa thèse sur le Langage, réim-
primée en 1846. Malgré des écarts d'imagination,
et surtout malgré une préface ridicule, ce livre
a des parties excellentes et mériterait d être plus
souvent consulté. L'auteur y réduit le discours à
trois j ntielles, et soutient par des rai-
CHAR
— 263 —
CHAR
sons plausibles que le verbe a pour fonction d'ex-
firimer l'existence, qu'il est le vrai substantif, que
es noms, au contraire, ne traduisent que des
notions de qualités; et les prépositions celle des
rapports qui existait entre elles et la substance.
M. Charma a aussi donné quelques articles à la
première édition de ce dictionnaire. E. C.
CHARMIDAS OU CHARMADAS, philosophe
de la nouvelle Académie, disciple de Clitomaque,
et lié d'amitié avec Philon, vivait dans le der-
nier siècle avant l'ère chrétienne. Cicéron
[Tuscul., liv. I, ch. xxiv; de VOrat., liv. II,
ch. Lxxxvin), Quintilien [Inst. oral., liv. XI,
ch. ii), Pline . [Hist. nat., liv. VII, ch. xxiv),
louent la mémoire remarquable dont il était
doué. Quelques éditeurs l'ont confondu avec Car-
néade.
CHARMIDÉS. dont Platon a donné le nom à
un de ses dialogues, était fils de Glaucon et oncle
maternel de Platon. Après avoir dissipé les biens
considérables que son père lui avait laissés, il se
rangea parmi les disciples de Socrate, dont les
conseils le portèrent à s'occuper des affaires pu-
bliques. Il fut un des dix tyrans que Lysandre
établit dans le Pirée pour gouverner conjointe-
ment avec les trente de la ville, et périt dans le
premier combat que livrèrent les exilés comman-
dés par Thrasybule. Xénophon parle de Charmidès
dans plusieurs de ses ouvrages, entre autres dans
le Banquet. X.
CHARONDAS, célèbre législateur, placé à tort
par quelques historiens, entre autres Diogène
Laërce (liv. VIII, ch. xvi) et Jamblique [Vila
Pythag., chap. vu), au nombre des disciples de
Pythagore, était natif de Catane, et florissait vers
l'an 650 av. J. C. Aristote, qui parle de Charon-
das en divers passages de la Politique (liv. II,
ch. ix), nous apprend qu'il appartenait à la classe
moyenne, et qu'il avait donné des lois, non-seu-
lement à Catane sa patrie, mais à toutes les co-
lonies fondées par la ville de Chalcis en Italie et
en Sicile. Ces lois étaient en vers et destinées à
être chantées. Elles étaient conçues avec beau-
coup de sagesse, et elles ont dû exercer la plus
salutaire influence sur toute la partie méridio-
nale de l'Italie.
Consultez Cicéron, de Legibus, lib. II, ch. vi;
Epis t. ad Allie, lib. VI, ep. rj — Diodore de
Sicile, liv. XII; — Stobée, Serm. 145; — Sainte-
Croix, Mémoires de VAcad. des inscript, et belles-
lettres, t. XLII; — Heyne, Opuscula Academ.,
in-8, t. II. Goëttingue, 1786. X.
CHARRON. Il est sans contredit un de ceux
qui ont le plus contribué à éveiller, en France,
au commencement du xvne siècle, l'esprit de cri-
tique et de libre examen, dont le scepticisme
n'est que le premier et plus grossier essai. Avec
des qualités beaucoup moins brillantes que Mon-
taigne, dont il fut l'ami et le disciple ; avec moins
de force et de fécondité dans la pensée, moins
de verve et d'originalité dans le style, il exerça
peut-être sur les esprits un ascendant plus con-
sidérable, grâce à la méthode avec laquelle il
sut présenter des idées d'emprunt, grâce au cadre
élégant dans lequel il réunit et condensa tout le
conteuu des immortels Essais, grâce aussi à la
hardiesse, ou peut-être à l'inexpérience avec la-
quelle il en laisse voir toutes les conséquences.
Les éditions de son traité de la Sagesse se succé-
dèrent avec une étonnante rapidité, et jusqu'à
l'avènement d'une philosophie plus élevée et
plus sérieuse, de ce même cartésianisme, si fré-
quemment accusé de nos jours d'avoir semé par-
tout l'incrédulité et le doute, il fut à peu près
le seul précepteur des gens du monde, et faisait
les délices des classes éclairées de la société. A
ce titre, il doit occuper ici une place plus impor-
tante qu'il ne semble mériter par ses œuvres et
sa valeur personnelle.
Pierre Charron, ou plutôt Le Charron, était fils
d'un libraire qui avait vingt-cinq enfants. Il na-
quit à Paris en 1541, et y fit ses premières étu-
des. Destiné par son père à la carrière du bar-
reau, il étudia le droit à Orléans d'abord, puis à
Bourges, où il fut admis au grade de docteur. Il
revint alors] à Paris, se fit recevoir avocat au
Parlement, et conserva cette profession pendant
cinq ou six ans ; mais, voyant qu'il y obtenait
peu de succès, il embrassa l'état ecclésiastique
et se fit en peu de temps une grande réputation
comme prédicateur. Il charma, par son élo-
quence, Arnaud de Pontac, évêque de Bazas, qui
l'emmena avec lui dans son diocèse. Il fut suc-
cessivement chanoine théologal de Bazas, d'Acqs,
de Lectoure, d'Agen, de Cahors et de Condom.
La reine Marguerite le nomma son prédicateur
ordinaire, et il prêcha plusieurs fois devant
Henri IV, qui témoigna, dit-on, un grand plaisir
à l'entendre. Après dix-sept ans d'absence, en
1585, il revint à Paris pour accomplir le vœu
qu'il avait fait d'entrer dans un monastère de
chartreux ; mais les chartreux le repoussèrent
sous prétexte qu'il était trop avancé en âge.
Ayant essuyé le même refus de la part de quel-
ques autres ordres religieux, il retourna à la vie
de prédicateur, se rendit d'abord à Agen, puis à
Bordeaux, où la rencontre d'un personnage cé-
lèbre donna à ses idées une tout autre direction.
Les relations d'amitié qui ont existé entre Char-
ron et Montaigne ne peuvent pas être l'objet d'un
doute. Montaigne, n'ayant pas d'enfants, permit
à Charron, par son testament, de porter les armes
de sa famille. A son tour Charron institua son
légataire universel un sieur de Camin, beau-
frère de Montaigne. Le premier ouvrage publié
par notre chanoine a cependant un tout autre ca-
ractère que celui qui a fait sa réputation d'écri-
vain. Il a pour titre les Trois Vérités, parce
qu'il se partage en trois livres, dont le premier
est consacré à prouver, contre les athées, l'exi-
stence de Dieu, et à poser les bases de la reli-
gion en général; dans le second on établit, contre
les païens, les juifs et les mahométans, que le
christianisme est la vraie religion ; le troisième,
dirigé contre les protestants, a pour but de mon-
trer qu'il n'y a de salut que dans l'Église catho-
lique. Ce traité, aussi orthodoxe pour le fond que
régulier dans la forme, attira en même temps à
Charron les attaques de Duplessis-Mornay et, la
faveur d'Ébrard de Saint-Sulpice, évêque de
Cahors. Celui-ci le nomma son grand vicaire et
chanoine théologal de son église. En 1595, Char-
ron fut député, par le même diocèse, à l'assem-
blée générale du clergé, laquelle, à son tour, le
choisit pour son premier secrétaire. En 1600 et
1601, il fit paraître à Bordeaux, presque en même
temps, deux ouvrages de nature bien différente:
son célèbre traité de la Sagesse, dont nous allons
tout à l'heure donner une idée, et ses Discours
chrestiens, non moins irréprochables d'orthodoxie
que son traité des Trois Vérités. Auquel de ces
deux ouvrages pouvons-nous appliquer ces pa-
roles (de la Sagesse, liv. I, ch. i) : « Ne vous ar-
restez pas là, ce n'est pas luy, c'est tout un autre,
vous ne le cognoistriez pas? » De retour à Paris
en U03, Charron y mourut subitement, dans la
rue, d'une attaque d'apoplexie, le 16 novembre
de la même année, au moment où il faisait im-
primer une seconde édition de son livre de la Sa-
gesse. Le recteur de l'Université de Paris, la
Sorbonne, le Parlement et même le Châtelet s'op-
posèrent à cette réimpression. Les premières
feuilles en furent saisies jusqu'à trois fois et dé-
noncées à la cour. Enfin, grâce au président
CHAR
— 264 —
CHAR
Jeannin, qui déclara que ces matières n'étaient
pas à la portée du vulgaire, grâce aussi au zèle
de la Rocheinaillet, l'ami et le biographe de
Charron, l'ouvrage put paraître en 1 604 avec beau-
coup de changements et de suppressions. Cette
édition mutilée n'ayant pas eu de succès, on en
publia bientôt une troisième, conforme aux ma-
nuscrits de l'auteur (in-8, Paris, 1607), et à celle-
là en succédèrent plusieurs autres avec une rapi-
dité qui ne laisse pas de doute sur la direction
des idées à cette époque.
Dès qu'on a jeté les yeux sur la préface de ce
livre, on en connaît l'esprit et le but. « J'ai^ ici
usé, nous dit Charron, d'une grande liberté et
franchise à dire mes advis et à heurter les opi-
nions contraires, bien que toutes vulgaires et
communément receuës. » Si on lui objecte que
cette franchise va peut-être un peu trop loin, il
répond qu'il n'écrit point pour le cloître, mais
pour les gens du monde ; qu'il ne fait pas le théo-
logien ou le cathédrant, mais qu'il use de la li-
berté philosophique. Quant à l'objet même de ses
recherches, la sagesse n'est pas pour lui un état
de perfection inaccessible, ou cette science chi-
mérique des choses divines et humaines que
poursuivent en vain depuis tant de siècles les
théologiens et les philosophes : il veut seulement
nous montrer l'homme tel qu'il est, avec ses qua-
lités et ses défauts, avec ses avantages et ses mi-
sères, et lui enseigner à être le moins malheu-
reux possible dans la condition que la nature et
la société lui ont faite.
Malgré l'aversion que Charron professe pour
les formes didactiques, son ouvrage est ordonné
avec une régularité parfaite et moins éloignée
qu'il ne le pense des habitudes de l'école. Il se
partage, comme le traité des Trois Vérités, en
trois livres, dont chacun nous offre à son tour
un grand luxe de divisions, sans qu'il y ait plus
de rigueur dans la pensée et moins de redites
dans l'expression. Le premier de ces trois livres
a pour but de nous initier à la connaissance de
nous-mêmes dans le sens que nous avons indiqué
tout à l'heure; le second nous propose des règles
générales de conduite, également applicables à
tous les hommes et à la vie humaine, considérée
dans son ensemble; dans le dernier se trouvent
réunis, sous le titre des Quatre Vertus cardi-
nales, différents préceptes particuliers à l'usage
des princes, des magistrats, des époux, des pa-
rents et de tous les hommes, dans certaines cir-
constances définies de leur existence intérieure
ou extérieure. Partout respire le plus découra-
geant scepticisme et le plus profond dédain
pour les croyances qui font la force et la dignité
de l'homme. Pas un mouvement généreux , pas
un regret pour les biens qu'on nous enlève ; vous
ne trouverez un peu de vie, un peu de chaleur
que dans la peinture de nos faiblesses et de nos
misères; le chapitre qui traite de ce sujet (liv. I,
ch. vi) ne serait peut-être pas indigne de Mon-
taigne.
Le scepticisme de Charron ne prend aucun
soin de se dissimuler. « La vérité, dit-il (liv. I,
ch. xvi), n'est point un acquest ni chose qui se
laisse prendre et manier, et encore moins possé-
der à l'esprit humain. Elle loge dedans l'esprit
de Dieu, c'est là son giste et sa retraite.... Les
erreurs se reçoivent en nostre âme par inesme
voye et conduite que la vérité; l'esprit n'a pas
de quoi les distinguer et choisir. » En effet, quel-
les sont les différentes sources de nos jugements
et de nos prétendues connaissances? Charron les
réduit au nombre de trois : la raison, L'expé-
rience et le témoignage de nos semblables, le
consentemcul général des hommes. Les deux
premières, selon lui (liv. I, ch. iv et xvi), sont
faibles, incertaines, ondoyantes; mais l'expé-
rience encore plus; que la raison, bien que la
raison se prête aussi, avec une souplesse extrême,
aux résultats les plus opposés. Le consentement
général des hommes serait sans doute un grand
argument en faveur de la vérité; mais malheu-
reusement le nombre des fous sui passe de beau-
coup celui des sages; ensuite ce consentement
se forme par une sorte de contagion, sans juge-
ment ni connaissance, et, pour nous servir de
l'expression originale de notre philosophe, à la
suite de quelques-uns qui ont commencé la
danse (liv. I , ch. xvi). A l'exemple de Montai-
gne, Charron insiste avec beaucoup de complai-
sance sur la diversité des opinions, des mœurs,
des lois et des croyances qui régnent parmi les
hommes. « Ce qui est, dit-il (ubi supra), impie,
injuste, abominable en un lieu, est pitié, justice
et honneur ailleurs, et ne saurait nommer une
loy, coustume, créance receuë ou rejetée géné-
ralement partout. »
Charron est conséquent avec lui-même lors-
que, après avoir établi que la vérité se dérobe à
toutes nos recherches, il déclare la liberté de la
pensée tout à fait inutile et même dangereuse
pour le repos de la société. Il vaut beaucoup
mieux, nous assure-t-il, mettre l'esprit en tutelle
et le coucher (ce sont ses propres expressions),
que de le laisser aller à sa guise. « Il a plus be-
soin, dit-il encore (ubi supra), en parlant pres-
que comme Bacon, il a plus besoin de plomb
que d'aisles, de bride que d'esperons. » Mais il
n'est pas question ici de méthode; il s'agit de
force et de contrainte. Charron observe que les
États les plus heureux et les mieux gouvernés ne
sont pas ceux où l'intelligence exerce le plus
d'empire. Il y a eu plus de troubles et de sédi-
tions, en dix ans, dans la seule ville de Flo-
rence, qu'en cinq cents ans au pays des Grisons.
La raison qu'il en donne, c'est que « les hommes
d'une commune suffisance sont plus souples et
font plus volontiers joug aux lois, aux supé-
rieurs, à la raison, que ces tant vifs et clair-
voyants qui ne peuvent demeurer en leur peau. »
C'est un spectacle fait pour étonner, mais ce-
pendant moins rare qu'on ne pense, de voir le
scepticisme arriver aux mêmes résultats que le
fanatisme le plus intolérant.
Il y a diverses manières d'être sceptique : les
uns le sont par une piété mal entendue, pour hu-
milier l'homme devant l'autorité ou devant la
grandeur divine ; les autres par suite d'un idéa-
lisme exagéré qui ne veut rien comprendre au
delà de l'intelligence elle-même. Le scepticisme
de Charron incline visiblement au sensualisme et
même au matérialisme. « Toute cognoissance,
dit-il (liv. I, ch. xn), s'achemine en nous par les
sens : ce sont nos premiers maistres, elle com-
mence par eux et se résoult en eux. Ils sont le
commencement et la fin de tout. • C'est par des
hypothèses purement matérialistes, et il faut
ajouter parfaitement puériles, qu'il s'efforce de
rendre compte de nos diverses facultés. L'àme,
sur la nature de laquelle il évite de se pronon-
cer, est logée dans les ventricules du cerveau.
Or le cerveau est susceptible de trois tempéra-
ments : le sec, l'humide et le chaud. Le tempé-
rament sec est la condition de l'entendement; de
là vient que les vieillards, les personnes à jeun
et celles qui mènent habituellement une vie au-
stère, ont plus de jugement, de prudence et de
solidité dans l'esprit que les autres. Le tempé-
rament humide est la condition de la mémoire :
aussi les enfants ont-ils cette faculté plus déve-
loppée que les hommes faits, et les habitants
du nord plus que ceux du midi. Enfin l'imagina-
tion est le fruit d'un tempérament chaud, comme
CHAR
— 265
GHIN
nous le voyons par l'exemple des jeunes gens,
des hommes du midi et même des fous, de ceux
qui souffrent d'une maladie ardente. Mais que
reste-t-il de toutes ces facultés et de notre être
tout entier quand le cerveau se dissout, avec
tous les autres organes, par la mort? Nous lais-
serons à Charron le soin dé répondre lui-même
à cette question. « L'immortalité de l'âme est la
chose la plus universellement, religieusement et
plausiblement receuë par tout le monde (j'en-
tends d'une externe et publique profession, non
d'une interne, sérieuse et vraye créance), la plus
utilement creuë, la plus faiblement prouvée et
establie par raison et moyens humains. » (Liv. I,
ch. xv.)
Il faut l'entendre aussi lorsqu'il compare
l'homme aux animaux. Selon lui, tous les avan-
tages que nous prétendons posséder sur les bê-
tes, les facultés de l'esprit dont nous sommes si
fiers et au nom desquelles nous les méprisons si
fort, les bêtes les partagent avec nous. Elles ont
un cerveau composé de la même manière ; or,
c'est par le cerveau qu'on raisonne. Elles savent
comme nous conclure du particulier au général,
réunir des idées, les séparer, distinguer ce qui
leur est utile ou nuisible, et elles ont de plus que
nous la bonté, la force, la modération des dé-
sirs, la vraie liberté, exempte des craintes ser-
viles et de toute superstition, et même la vertu :
car elles ne connaissent ni notre ingratitude ni
notre cruauté; on ne voit jamais, par exemple,
des animaux de la même espèce faire un carnage
les uns des autres ou se réduire à la condition
d'esclaves (liv. I, ch. vin). Au milieu de ces
doutes et de ces paradoxes, on ne peut cependant
s'empêcher de reconnaître parfois un esprit so-
lide. Ainsi, après avoir distingué les trois facul-
tés intellectuelles dont nous avons parlé plus
haut, Charron essaye, comme Bacon l'a fait plus
tard avec beaucoup de profondeur, de fonder
sur cette base une classification des connaissan-
ces humaines (liv. I, ch. xv). Il désire qu'on
nous vante un peu moins la sublimité de l'esprit
et qu'on s'occupe davantage à le connaître, à
l'observer et à l'étudier dans tous les sens
(liv. I, ch. xvi). En un mot, il nous laisse voir
partout, nous ne dirons pas le talent, mais l'in-
stinct de la psychologie. On s'aperçoit que Des-
cartes n'est pas loin.
Malgré les deux livres qui y sont consacrés,
quelques lignes suffiront pour donner une idée
de la morale ou de la sagesse pratique de
Charron. La première règle qu'il nous propose,
c'est de nous défendre de rien affirmer ; c'est de
suspendre notre jugement et de ne prendre parti
pour aucune des opinions entre lesquelles le
genre humain se partage (liv. II, ch. n). La se-
conde règle, c'est de se tenir libre de toute af-
fection et de tout attachement un peu vif. « Et
pour ce faire, dit Charron {ubi supra), le souve-
rain remède est de se prester à aultruy et de ne
se donner qu'à soy, prendre les affaires en main,
non à cœur, s'en charger et non se les incorpo-
rer^ ne s'attacher et mordre qu'à bien peu et se
tenir toujours à soy. » Dans ces deux règles sont
renfermées, d'après lui, toute prudence et toute
sagesse; tout le reste, si nous pouvons emprun-
ter cette expression d'une morale bien différente,
n'en est que le commentaire. Dans les limites
où ses principes leur permettent d'exister, il
veut bien consentir à admettre toutes les vertus,
et il prend même la peine de les définir et de
les régler très-longuement. L'indifférence en
matière d'opinion et l'égoïsme en matière de
sentiment, voilà le dernier mot de la sagesse de
Charron.
Si on avait la tentation de croire que Charron,
ecclésiastique, prédicateur célèbre, défenseur de
l'orthodoxie catholique contre les protestants, a
pu admettre, au nom de l'autorité religieuse,
tout ce qu'il a attaqué au nom de la raison, on
serait bientôt désabusé en voyant dans quels
termes il parle en général et d'une manière ab-
solue de toutes les religions. Toutes, selon lui
(liv. II, ch. v), sont également estranges et hor-
ribles au sens commun. « Elles sont, quoy qu'on
die, tenues par mains et moyens humains, tes-
moin premièrement la manière que les religions
ont été reçues au monde et sont encore tous les
jours par les particuliers : la nation, le pays, le
lieu donne la religion ; l'on est de celle que le
lieu auquel on est né et eslevé tient ; nous som-
mes circoncis , baptisés , juifs , mahométans ,
chrestiens, avant que nous sçachions que nous
sommes hommes. » Voltaire, par la bouche de
Zaïre, ne parle pas autrement :
Je le vois trop; les soins qu'on prend de notre
[enfance
Forment nos sentiments , nos mœurs , notre
[croyance.
J'eusse été près du Gange esclave des faux dieux,
Chrétienne dans Paris, musulmane en ces lieux.
Il serait inutile d'indiquer ici toutes les édi-
tions du traité de la Sagesse; nous ajouterons
seulement à celles qui ont été mentionnées
dans le cours de cet article le traité de la Sa-
gesse (in-8, Paris, 1608), composé par Charron
peu de temps avant sa mort, et où l'on trouve à
la fois une apologie et un résumé de son livre.
Il a paru aussi à Amsterdam une Analyse rai-
sonnée de la Sagesse de Charron, par M. de Lu-
chet, in-12, 1763. Le traité des Trois Vérités a
été publié pour la première fois à Cahors en
1594, sans nom d'auteur. Il fut réimprimé l'an-
née suivante à Bruxelles (in-8) , sous le nom de
Benoît Vaillant; et à Bordeaux sous le nom de
l'auteur. Les Discours chrétiens furent imprimés
à Bordeaux en 1600 et à Paris en 1604. in-8. En-
fin nous indiquerons encore un recueil intitulé :
Toutes les Œuvres de Pierre Charron, Pari-
sien, in-4, Paris, 1635. Ce recueil est précédé de
la Vie de Pauteur; par Michel de la Roche-
maillet.
CHILON, un des sept sages de la Grèce, né à
Sparte d'un père nommé Damagète, fut nommé
éphore dans sa patrie, la première année de la
lvi' olympiade (556 av. J. C). On rapporte qu'il
mourut de joie en apprenant que son fils venait
d'être couronné aux jeux Olympiques. Diogène
Laërce nous a conservé (liv. I, cri. lxviii) plu-
sieurs maximes de morale pratique qui justi-
fient la réputation de sagesse de Chilon. Voy. la
Morale dans l'antiquité, par A. Garnier, Paris,
1865, in-12; la Morale avant les philosophes,
par L. Menard, Paris; 1860, in-12; et l'article
Sages (les sept).
CHINOIS (Philosophie des). C'est encore une
question pour beaucoup de personnes, de savoir
s'il y a une philosophie chinoise, si les Chinois
ont connu et pratiqué ce que l'on appelle de nos
jours la philosophie. Depuis Brucker, qui la
trouvait partout, jusqu'à Hegel, qui ne la voyait
presque nulle part, les historiens de la philoso-
phie ont été fort embarrassés pour parler de la
philosophie chinoise, et plusieurs d'entre eux ont
pris le parti de nier son existence. L'embarras,
il faut le dire, était légitime et tenait à l'insuf-
fisance ou plutôt à l'absence presque complète
de documents philosophiques mis, par les sino-
logues, à la portée des penseurs européens.
Avant l'exposition si substantielle que Colebrooke
a faite des différents systèmes de la philosophie
indienne dans ses admirables Essa is, on soup-
GIIIN
— 266
CIIIN
çonnait à peine l'existence de celte philosophie.
Il en est encore de même aujourd'hui pour la
philosophie des Chinois. Celle-ci ne présente pas,
il est vrai, un ensemble aussi imposant, aussi
complet de textes spéciaux et de commentaires,
avec les divisions et les formules rigoureuses de
l'école; cependant, elle est riche aussi en monu-
ments de différents genres, les uns assez moder-
nes, les autres antérieurs aux plus anciens frag-
ments que nous ayons conservés de la philosophie
grecque.
Les éternels problèmes qui, depuis plus de
trois mille ans, n'ont pas cessé d'occuper^ l'in-
telligence humaine, ont aussi exercé les médita-
tions des philosophes chinois, et la composition
même de leur langue, peu favorable en appa-
rence aux conceptions abstraites, n'a servi qu'à
donner à leur génie plus d'originalité et de
ressort. Nous allons passer en revue leurs divers
systèmes dans l'ordre même où ils ont reçu le
jour, et nous diviserons en trois périodes tout le
temps que nous avons à parcourir.
Première période. — Le plus ancien monu-
ment que nous possédions de la philosophie chi-
noise a pour titre le Livre des Trans for mations
(Y-Kîng). Il se compose de deux textes : l'un
plus ancien, qu'on attribue à Fou-hi, l'inventeur
des premiers linéaments de l'écriture chinoise,
et qui vivait à peu près trois mille ans avant
notre ère ; l'autre plus moderne et plus intelli-
gible, que l'on croit avoir été composé dans le
xiie siècle avant la même époque.
La pensée générale de ce livre, dégagée de la
forme symbolique du nombre dont elle est gé-
néralement revêtue, est d'enseigner l'origine ou
la naissance des choses, et leurs transformations,
subordonnées au cours régulier des saisons; de
sorte qu'on y trouve, dans un état encore très-
grossier , il est vrai , une cosmogonie , une
physique et une sorte ae psychologie.
On comprendra facilement qu'une écriture qui
remplaçait les cordelettes nouées et qui consistait
uniquement dans une simple ligne continue ou
brisée, combinée de diverses manières, ne pou-
vait qu'exprimer très-imparfaitement les idées
principales de la pensée humaine à son début.
C'est ce qui eut effectivement lieu pour le
Y-King de Fou-hi. Les figures avec lesquelles ce
personnage antédiluvien construisit la science
de son temps, sont pour nous, dans l'ordre [in-
tellectuel, ce que sont, dans l'ordre physique,
ces débris organiques fossiles que l'on découvre
dans les entrailles de la terre : ce sont des restes
d'une civilisation dont nous n'avons plus la
complète intelligence.
Ce que nous pouvons dire cependant de Fou-hi,
c'est que le principe fondamental de sa concep-
tion ontologique est le principe binaire, l'ab-
straction ou le raisonnement n'étant pas encore
assez avancé pour atteindre jusqu'à la concep-
tion de VUnite suprême. Fou-hi pose donc au
sommet de ses catégories le ciel et la terre, re-
présentés le premier par la ligne continue ( — ),
la seconde par la ligne brisée ( ). Le premier
symbole représente en même temps le premier
firinoipe mâle, le soleil, la lumière, la chaleur,
e mouvement, la force, en un mot tout ce qui a
un caractère de supériorité, d'activité et de per-
fection; le second symbole représente en même
temps le premier principe femelle, la lune, les
ténèbres, le froid, le repos, la faiblesse, en un
mot tout ce qui a un caractère d'infériorité, de
passivité et d'imperfection.
Toutes les choses naissent par la composition
et périssent par la décomposition. Ce mode de
génération et de dissolution est le seul connu et
eiprimé dans le Y-Kîng : la génération, par un
caractère qui exprime le passage du non-être à
l'être corporel; la dissolution, par un. caractère
3ui exprime le passage de l'être au non-être;
e sorte que ces deux termes réunis expriment
les mutations ou les transformations de toutes
choses.
Il y a dans le Livre des Transformations une
certaine métaphysique des nombres qui rappelle
le système de l'ythagore. L'unité, représentée
par la ligne horizontale simple, est la b ise fon-
damentale de ce système; c'est la représentation
du parfait, et, comme nous l'avons déjà dit, le
symbole du ciel ; c'est la source pure et primor-
diale de tout ce qui existe. La création des êtres,
ou plutôt leur combinaison d.ms l'espace et le
temps, se fut selon la lui des nombres. Le mou-
vement des astres et le cours des saisons, dé-
pendent aussi de la loi des nombres. Dans ce
système, les nombres impairs, qui ont pour
base Vunité, sont parfaits; et les nombres pairs,
qui ont pour base la dualité, sont imparfaits.
Les différentes combinaisons de ces nombres
expriment toutes les lois qui président à la for-
mation des êtres.
L'ancien Livre des Transformations distingue
les hommes supérieurs et vertueux, des hommes
inférieurs et vicieux : les premiers sont ceux qui
se conforment aux lois du ciel et de la terre,
qui suivent la droiture et pratiquent la justice;
les seconds, ceux qui agissent dans un sens con-
traire. Des félicités terrestres sont la récom-
pense des premiers, et des calamités le châtiment
des seconds.
11 serait difficile de décider si ladoctrined'une
âme immatérielle distincte du corps, celle d'une
vie future, celle d'un Dieu suprême séparé du
monde, sont exprimées dans le Livre des Trans-
formations. Si ces doctrines y existent, c'est
d'une manière si obscure qu'il faudrait un long
et persévérant labeur pour les en dégager. Nous
pourrions dire que ces doctrines ne se trouvent
pas même en germe dans l'ancien texte du
Y-King ; car il n'y est question des esprits et
des génies que dans les Commentaires de Con-
fucius. Nous ne pouvons donc pas admettre
l'opinion des anciens missionnaires jésuites, qui
soutenaient, contrairement à l'opinion des do-
minicains, que les anciens Chinois avaient connu
les doctrines chrétiennes sur Dieu, sur l'âme
et la vie future, et que ces doctrines se trou-
vaient exprimées dans leurs anciens livres. C'est
en aidant à la lettre des textes, en les confon-
dant avec des textes postérieurs ou avec des
commentaires modernes, que les missionnaires
en question prouvaient ou croyaient prouver leurs
assertions. Quelques-uns d'entre eux, comme le
P. Prémare, étaient sincèrement persuadés, nous
le croyons, de la vérité de ce qu'ils avançaient,
mais le désir de trouver dans les anciens livres
chinois ce qu'ils voulaient y trouver les a en-
traînés au delà de la vérité.
Ce qui, dans l'état actuel de nos connaissances
et de la composition des textes, nous paraît le
plus vraisemblable, c'est que la conception phi-
losophique du Livre des Transformations est
un vaste naturalisme, fondé en partie sur un
système mystique ou symbolique des nombres,
dont on retrouve les traces dans les fragments
qui nous restent des premiers philosophes grecs.
Encore la doctrine des nombres parait-elle dans
le Y-King comme une addition postérieure et
étrangère à la conception primitive.
Toutefois, le ciel y est considéré comme une
puissance supérieure, intelligente et providen-
tielle dont les événements humains dépendent et
qui rémunère en ce monde les bonnes et les
mauvaises actions. C'est surtout dans le Chou-
CHIN
— 267 —
CHIN
Kîng ou Livre par excellence, dont la rédaction
est due à Confucius (vie siècle avant notre ère),
que cette puissance providentielle est représen-
tée comme agissant d'une manière non équivo-
que sur le cours des événements. Ce ciel provi-
dentiel est représenté, dans l'ancien texte du
F-AÏ»o,par trois lignes convexes superposées, à
peu près comme les Égyptiens représentaient
le ciel dans leur écriture hiéroglyphique.
Après le Livre des Transformations, le plus
ancien monument de la philosophie chinoise est
un fragment du Livre des Annales (Choû-King)
intitulé la Sublime doctrine, que le ministre
Shilosophe Ki-tseu dit avoir été reçue autrefois
u ciel' par le grand Yu (2200 ans avant notre
ère), et qu'il expose au roi Wou-wang, de 1122
à 1166 avant notre ère. Le roi interroge le phi-
losophe sur les voies secrètes que le ciel em-
ploie pour rendre les peuples heureux et tran-
quilles, et le prie de lui expliquer ces voies qu'il
ignore. Ki-tseu répond au roi en lui exposant
tout un système de doctrines abstraites et de
catégories restées fort obscures pour nous, mal-
gré les explications des commentateurs chinois.
Il dit d'abord que la Sublime doctrine com-
prend neuf règles ou catégories fondamentales,
dont la cinquième, celle qui concerne le souve-
rain, est le pivot ou le centre. La première ca-
tégorie comprend les cinq grands éléments, qui
sont l'eau, le feu, le bois, les métaux, la terre.
La seconde comprend les cinq facidtés actives,
qui sont Yattitude ou la contenance, le langage,
la vue, Voûte, la pensée. La troisième comprend
les huit principes ou règles de gouvernement
concernant la nourriture ou le nécessaire à
tous, la richesse publique, les sacrifices et les
cérémonies, l'administration de la justice, etc.
La quatrième comprend les cinq choses périodi-
ques, à sivoir : l'année, la lune, le soleil, les
étoiles, /danètes et constellations, les nombres
astronomiques. La cinquième comprend le faite
impérial ou pivot fixe du souverain qui consti-
tue la règle fondamentale de sa conduite appli-
quée au bonheur du peuple. La sixième com-
prend les trois vertus, qui sont la vérité et la
droiture, la sévérité ou l'indulgence dans V exer-
cice du pouvoir. La septième comprend l'exa-
men des cas douteux par sept différents pronos-
tics. La huitième comprend l'observation des
phénomènes célestes. Enfin la neuvième com-
prend les cinq félicités et les six calamités (la
somme des maux dans la vie dépassant celle des
biens).
Voilà une esquisse rapide des idées philoso-
phiques de la Chine, pendant la première pé-
riode, celle qui a précédé la philosophie grecque.
La période suivante, qui correspond à celle de
Thaïes, de Pythagore et de tous les philosophes
grecs jusqu'à Zenon, est la plus féconde et la
plus brillante.
Seconde période. — Elle commence au vie siè-
cle avant notre ère, avec deux grands noms,
Lao-tseu et Confucius (Khoung-tseu), chefs de
deux écoles qui se sont partagé avec une troi-
sième, fondée six cents ans plus tard (celle de
Fo ou Bouddha), toutes les intelligences de la
Chine.
La méthode suivie par ces deux anciens philo-
sophes n'est pas moins différente que leurs doc-
trines. Lao-tseu, dévoré du besoin de s'expliquer
l'origine et la destination des êtres, prend pour
base une première cause et pour point de départ
l'unité primordiale. Confucius est plus préoc-
cupé du perfectionnement de l'homme, de sa
nature et de son bien-être, que des questions
purement spéculatives, qu'il regardait d'ailleurs
comme inaccessibles à la raison humaine, ou
comme résolues par la tradition et par les écrits
des saints hommes dont il se disait seulement le
continuateur et l'interprète. Ce n'est pas qu'il
méconnût l'existence des causes ; au contraire, il
s'attache scrupuleusement à étudier, à scruter
celles qui ont les rapports les plus directs avec
le cœur de l'homme, pour bien déterminer sa
nature et pour reconnaître les lois qui doivent
présider à ses actions dans toutes les circonstan-
ces de la vie. Pour lui, le ciel i?itelligent, le ciel
providentiel est partout et toujours l'exemplaire
sublime et éternel, sur lequel l'homme doit se
modeler et que doit suivre l'humanité entière,
depuis celui qui a reçu la haute et grave mis-
sion de gouverner les hommes, jusqu'au dernier
de ses sujets. Pour Confucius, le ciel est la per-
fection même. L'homme, étant imparfait de sa
nature, a reçu du ciel, en naissant, un principe
de vie qu'il peut porter à la perfection en se
conformant à la loi de ce principe, loi formu-
lée ainsi par lui-même : « Depuis l'homme le
plus élevé en dignité, jusqu'au plus humble et
au plus obscur, devoir égal pour tous : corriger
et améliorer sa personne, ou le perfectionne-
ment de soi-m>"me, est la base fondamentale de
tout progrès moral. » (Tâ-hio, ch. i, § 6.)
1° École du Tao (Tao-Kia), ou Conception phi-
losophique de Lao-tseu. — La conception philoso-
phique de Lao-tseu est un panthéisme absolu
dans lequel le monde sensible est considéré
comme la cause de toutes les imperfections et
de toutes les misères, et la personnalité humaine
comme un mode inférieur et passager du grand
Être, de la grande Unité, qui est l'origine et la
fin de tous les êtres.
Dès le début de son livre, intitulé Tao-te-Kîng,
ou le Livre de la Raison supreme et de la Vertu,
Lao-tseu s'efforce d'établir le caractère propre et
absolu de son premier principe et la démarca-
tion profonde, infranchissable qui existe entre le
distinct et l'indistinct, le limité et l'illimité, le
périssable et Y impérissable. Tout ce qui, dans
le monde, est distinct, limité, périssable, appar-
tient au mode phénoménal de son premier prin-
cipe, de sa première cause, qu'il nomme Tao,
Voie, Raison : et tout ce qui est indistinct, illi-
mité, impérissable, appartient à son mode d'être
transcendantal.
Ces deux modes d'être de la première cause de
Lao-tseu ne sont point coéternels : le mode
transcendant a précédé le mode phénoménal.
C'est par la contemplation de son premier mode
d'être que se produisent toutes les puissances
transcendantes, comme c'est aussi par la con-
templation de son second mode d'être que se
produisent toutes les manifestations phénomé-
nales.
Lao-tseu est le premier philosophe de l'anti-
quité qui ait positivement et nettement établi
qu'il n'était pas au pouvoir de l'homme de don-
ner une idée adéquate de Dieu ou de la première
cause, et que tous les efforts de son intelligence
pour le définir n'aboutiraient qu'à prouver son
impuissance et sa faiblesse. Dans plusieurs en-
droits de son livre, Lao-tseu dit que, forcé de
donner un nom à la première cause pour pouvoir
en parler aux hommes, celui qu'il a choisi n'en
donne qu'une idée très-imparfaite, mais suffit
cependant à rappeler quelques-uns de ses attri-
buts éternels : c'est le caractère figuratif Tao,
dont la composition signifiait d'abord marche
intelligente, voie droite, mais dont le sens s'é-
lève quelquefois jusqu'à l'idée d'intelligence
souveraine et directrice, de raison primordiale,
comme le Logos des Grecs. De sorte que ce
terme chez Lao-tseu est pris tout à la fois au
propre et au figuré, dans un sens matériel et
GHIN
— 268 —
GHIN
dans un sens spirituel, comme l'idée complexe
qu'il veut donner de sa cause première. Au pro-
pre, c'est la grande voie de l'univers, dans la-
quelle marchent ou circulent tous les êtres. Au
ligure, c'est le premier principe du mouvement
universel, la cause, la raison première de tout:
du monde idéal et du monde réel, de Y incor-
porel et du corporel, de la virtualité et du
phénomène.
Nous ne pouvons nous empêcher de signaler
ici un trait caractéristique de la philosophie chi-
noise à toutes les époques de son histoire : c'est
qu'elle n'a aucun terme propre pour désigner la
première cause, et que Dieu n'a pas de nom dans
cette philosophie. En Chine, où aucune doctrine
ne s'est jamais posée comme révélée, Vidée aussi
bien que le nom d'un Dieu personnel sont res-
tés hors du domaine de la spéculation. Les phi-
losophes chinois et Lao-tseu, tout le premier,
pensèrent que, tout nom étant la représentation,
pour l'esprit, a'un objet sensible ou d'idées nées
des objets sensibles, il n'en existait point qui
soit légitimement applicable à l'Être absolu que
nul objet sensible ne peut représenter.
Lao-tseu, en définissant, ou plutôt en voulant
caractériser son premier principe, sa première
cause, représentée par le caractère et le mot
Tao, le dégage de tous les attributs variables et
périssables, pour ne lui laisser que ceux d'éter-
nité, d'immutabilité et d'absolu. Ces derniers
attributs lui semblent encore trop imparfaits, et
il le désigne en disant qu'il est la négation de
tout, ^excepté de lui-même ;„qu'il est le Rien, le
Non-Etre, relativement à l'Être, mais en même
temps qu'il est aussi Y Être relativement au Non-
Être. Considéré dans ces deux modes, il est tout
à la fois le monde invisible et le monde visible.
Aussi Lao-tseu regarde-t-il Y Un ou YUnité abso-
lue comme la formule la plus abstraite, la der-
nière limite à laquelle la pensée puisse remon-
ter pour caractériser le premier principe : car
l'unité précède de toute nécessité les autres mo-
des d'existence. Pour arriver à ce résultat, Lao-
tseu ne s'est pas contenté de considérer en lui-
même le principe absolu des choses, il en ap-
pelle jusqu'à un certain point au témoignage de
l'expérience. Il a vu qu'aucun des attributs
changeants et périssables des êtres qui tombent
sous les sens ne peut convenir à ce premier
principe, et que ces attributs ne sont et ne peu-
vent être que des modes variés de l'existence
phénoménale.
Toutefois Yunité, pour Lao-tseu, n'est pas en-
core le principe le plus élevé. Au-dessus de
Yunité, qui n'est dans sa pensée que l'état d'in-
dislinction où est d'abord plongée l'universalité
des êtres, il place un principe supérieur, une
première cause intelligente, à savoir le Tao ou
la Raison suprême, le principe de tout mouve-
ment et de toute vie, la raison absolue de toutes
les existences et de toutes les manifestations
phénoménales. Mais cette distinction n'est pas
toujours rigoureusement maintenue, et sous cer-
tains points de vue, la Raison suprême et
YUnité sont identiques, quoique, sous d'autres,
elles soient différentes ou du moins différen-
ciées.
Dans la doctrine de Lao-tseu, tout ce qui subit
la loi du mouvement est contingent, mobile,
périssable ; la forme corporelle, étant essentiel-
lement contingente, mobile, est donc aussi es-
sentiellement périssable. Il n'y a, par consé-
quent, que ce qui garde l'immobilité absolue et
ne revêt aucune forme corporelle, qui ne soit
F as contingent et périssable. L incorporéité,
immobilité absolues sont donc pour lui les
exemplaires, les types éternels de l'éternelle
perfection. Les modes d'être contingents ne sont
que des formes passagères de l'existence, laquelle,
une fois dépouillée de ces mêmes formes, re-
tourne à son principe.
Les idées de Lao-tseu sur l'être en général peu-
vent déjà nous faire prévoir la manière de con-
cevoir la nature humaine. De même qu'il distin-
gue dans son premier principe une nature in-
corporelle ou transcendante, et une nature cor-
porelle ou phénoménale, de même il reconnaît
dans l'homme un principe matériel et un prin-
cipe igné ou lumineux, le principe de l'intelli-
gence dont le premier n'est, en quelque façon,
que le véhicule.
La doctrine de Lao-tseu sur la nature et la desti-
née de l'âme, ou du principe immatériel que
nous portons en nous et qui opère les bonnes
actions, n'est pas explicite. Tantôt il lui laisse,
même longtemps après la mort, le sentiment dé
sa personnalité, tantôt il le fait retourner dans
le sein de la Raison suprême, si toutefois il a
accompli des œuvres méritoires, et s'il ne s'est
point écarté de sa propre destination.
On a dit et répété souvent que la morale de
Lao-tseu avait beaucoup de rapports avec celle
d'Épicure. Rien n'est plus loin de la vérité. Si on
pouvait la comparer à celle de quelques philoso-
phes grecs, ce serait à la morale des stoïciens.
Et cela devait être, puisque les idées de Lao-tseu
sur la nature et sur l'homme ont beaucoup de
rapports avec la physiologie et la psychologie
stoïciennes.
On a vu dans le stoïcisme comme une sorte de
protestation contre la corruption de la société
antique. La morale de Lao-tseu fut aussi une
protestation contre la corruption de la société de
son temps, qu'il ne cesse de combattre. Ce phi-
losophe ne voit le bien public, le bien privé, que
dans la pratique austère et constante de la vertu,
de cette vertu souveraine qui est la conformité
des actions de la vie à la suprême Raison, prin-
cipe formel de toutes les existences transcen-
dantes et phénoménales, et, par conséquent,
leur loi est leur raison d'être. Il n'y a d'autre
existence morale que celle de la Raison suprême;
il n'y a d'autres lois que sa loi, d'autre science
que sa science. Le souverain bien pour l'homme,
c'est son identification avec la Raison suprême,
c'est son absorption dans cette origine et cette
fin de tous les ctres.
L'homme doit tendre de toutes ses forces à se
dépouiller de sa forme corporelle contingente,
pour arrivera l'état incorporel permanent, et par
cela même à son identification avec la Raison
suprême. Il doit dompter ses sens, les réduire,
autant que possible, à l'état d'impuissance, et
parvenir, dès cette vie même, à l'état d'inaction
et d'impassibilité complètes. De là le fameux
dogme du non-amr auquel Lao-tseu réduit pres-
que toute sa morale, et qui a été le principe des
plus grands abus chez ses sectateurs, l'origine
des préceptes ascétiques les plus absurdes et de
la vie monacale portée jusqu'à l'excès.
Par cela même qu'il y a dans l'homme deux
natures, l'une spirituelle, l'autre matérielle, il y
a aussi en lui deux tendances, l'une qui le porte
au bien, l'autre qui le porte au mal. C'est la
première tendance seule que l'on doit suivre.
La politique de Lao-tseu est en tout conforme
à sa morale. Le but d'un bon gouvernement doit
être, selon lui. le bien-être et la tranquillité du
peuple. L'un des moyens que les sages princes
doivent employer pour atteindre ce but, c'est de
donner au peuple, dans leurs propres personnes
et dans ceux qui exercent des fonctions publi-
ques, l'exemple du mépris des honneurs et des
richesses. En outre, et comme dernière consé-
GHIN
— 269 —
GHIN
quence de ce système, Lao-tseu prescrit de faire
en sorte que le peuple soit sans instruction et,
par conséquent, sans désirs; les désirs,^ et les
troubles qui en résultent, étant les résultats
inévitables du savoir, selon cette doctrine qui
veut le maintien de l'homme dans la simplicité
et dans l'ignorance, regardée comme son état
naturel et primitif. Tels sont les sentiments
adoptés. 600 ans avant notre ère, par un des plus
grands penseurs de la Chine.
Nous ne pouvons que citer ici les noms des
principaux philosophes qui se rattachent à l'école
de Lao-tseu. Ce sont : Kouan-yun-tseu. contem-
porain de Lao-tseu, et qui composa un livre pour
développer les idées de ce dernier philosophe;
Yun-wen-tseu, disciple de Lao-tseu ; Kia-tseu et
Han-feï-tseu (400 ans avant notre ère) ; Lie-tseu
(398 ans avant notre ère) ; Tchouang-seu (338) ;
Ho-kouan-tseu et Hoaï-nan-tseu, quoique ce der-
nier, prince philosophe, qui vivait à peu près
deux siècles après notre ère, soit placé, par quel-
ques critiques chinois, au nombre des disciples
d'une autre école, dite école mixte (Tsa-Kia).
2° École des Lettrés (Jou-Kia). — La philosophie
des lettrés reconnaît pour son chef Confucius
(Koung-tseu) etpour ses fondateurs plusieurs rois
ou empereurs, qui tous vivaient plus de vingt
siècles avant notre ère. Elle remplit une période
de deux à trois cents ans (du vc au ne siècle av.
J. C), et compte un grand nombre de sectateurs
parmi lesquels il faut comprendre Mencius (Meng-
tseu) et ses disciples.
La doctrine de Confucius sur l'origine des cho-
ses et l'existence d'un premier être est assez dif-
ficile à déterminer, parce qu'il ne l'a exposée
nulle part d'une manière explicite : soit qu'il con-
sidérât l'enseignement de la morale et de la po-
litique comme d'une efficacité plus immédiate
et plus utile au bien-être du genre humain que
les spéculations métaphysiques, soit que l'objet
de ces dernières lui parût au-dessus de l'intelli-
gence humaine, Confucius évita toujours d'ex-
primer son opinion sur l'origine des choses et la
nature du premier principe. Aussi un de ses dis-
ciples, Tseu-lou, dit-il dans ses Entretiens phi-
losophiques (Lûn-yu, k. m) : « On peut souvent
entendre notre maître disserter sur les qualités
qui doivent former un homme distingué par ses
vertus et ses talents; mais on ne peut obtenir de
lui qu'il parle sur la nature de l'homme et sur
la voie céleste. »
« La nature de l'homme, dit à ce sujet le cé-
lèbre commentateur Tchou-hi, c'est la raison ou
le principe céleste que l'homme reçoit en nais-
sant; la voie cèleste} c'est la raison céleste qui
est une essence primitive, existant par elle-même,
et qui, dans sa réalité substantielle, est une rai-
son ayant l'unité pour principe. »
On lit encore ailleurs (liv. I, ch. vn, § 20) :
« Le philosophe ne parlait dans ses entretiens,
ni des choses extraordinaires, ni de la bravoure,
ni des troubles civils, ni des esprits. » Enfin,
dans un autre endroit des mêmes Entretiens
philosophiques (k. vi), on lit : « Ki-lou demanda
comment il fallait servir les esprits et les génies.
— Le philosophe dit : Lorsqu'on n'est pas encore
en état de servir les hommes, comment pourrait-
on servir les esprits et les génies? — Permettez-
moi, ajouta le disciple, de vous demander ce que
c'est que la mort. — Le philosophe dit : Lors-
qu'on ne sait pas ce que c'est que la vie, com-
ment pourrait-on connaître la mort? »
La pensée du philosophe chinois sur les grandes
questions qui ont tourmenté tant d'esprits res-
teraitdonccomplétementimpénétrable pour nous,
si nous ne cherchions à la découvrir dans les ex-
plications qu'il a données du Livre des Trans-
formations (Y-Kîng). On peut dire, il est vrai,
que dans les explications de cet ancien livre,
c'est plutôt la pensée de l'auteur ou des auteurs
qu'il a exposée, que la sienne propre. Mais, comme
Confucius se proclame en plusieurs endroits de
ses ouvrages le continuateur des anciens sages,
le propagateur de leurs doctrines, ces mêmes
doctrines peuvent être d'autant plus légitimement
considérées comme les siennes, qu'il opéra sur
les écrits de ses devanciers un certain travail de
révision. Or, quelque bonne volonté que l'on ait,
il serait bien difficile, après un examen attentif
de ces textes, d'en dégager le dogme d'un Dieu
distinct du monde, d'une âme séparée de toute
forme corporelle, et d'une vie future. Ce que l'or
y trouve réellement, c'est un vaste naturalisme
qui embrasse ce que les lettrés chinois nomment
les trois grandes puissances de la nature, à sa-
voir : le ciel, la terre et l'homme, dont l'influence
et l'action se pénètrent mutuellement, tout en
réservant la suprématie au ciel.
Que l'on ne se méprenne point cependant sur
notre pensée. Nous sommes loin de prétendre
que les doctrines des anciens Chinois, et celles
de Confucius en particulier, aient été matéria-
listes ; rien ne serait plus opposé et aux faits et
à notre opinion personnelle. Aucun philosophe
n'a attribué au ciel une plus grande part dans
les événements du monde, une influence plus
grande et plus bienfaisante, que Confucius et son
école. C'est le ciel qui donne aux rois leur man-
dat souverain pour gouverner les peuples, et qui
le leur retire quand ils en font un usage con-
traire à sa destination. Les félicités ainsi que les
calamités publiques et privées viennent de lui.
La loi ou la raison du ciel est la loi suprême, la
loi universelle, la loi typique, si on peut s'ex-
primer ainsi, qu'il infuse dans le cœur de tous
les hommes en même temps que la vie, dont il
est aussi le grand dispensateur. Tous les attributs
que les doctrines les plus spiritualistes donnent
à Dieu; l'école de Confucius les donne au ciel,
excepte, toutefois, qu'au lieu de le reléguer loin
du monde et d'en faire une pure abstraction, il
est dans le monde et en fait essentiellement par-
tie. Le ciel est l'exemplaire parfait de toute puis-
sance, de toute bonté, de toute vertu, de toute
justice. « Il n'y a que lui, comme il est dit dans
le Livre des Annales, qui ait la souveraine, l'u-
niverselle intelligence; » et, comme dit à ce su-
jet Tchou-hi, il n'est rien qu'il ne voie et rien
qu'il n'entende, et cela, « parce qu'il est souve-
rainement juste. »
Quant à la doctrine morale de Confucius, le
philosophe chinois part du principe que l'homme
est un être qui a reçu du ciel, en même temps
que la vie physique, un principe de vie morale,
qu'il doit utiliser et développer dans toute son
étendue afin de pouvoir arriver à la perfection,
conformément au modèle céleste ou divin. Ce
principe est immatériel, ou, s'il est matériel, il
est d'une nature tellement subtile, qu'il échappe
à tous les organes des sens. Son origine est cé-
leste, par conséquent il est de la même nature
que le ciel ou la raison céleste.
Le fondement de la morale de Confucius exclut
formellement tout mobile qui ne rentrerait pas
dans les prescriptions de la raison, de cette rai-
son universelle émanée du ciel,' et que tous les
êtres ont reçue en partage. Aussi sa morale est-
elle une des plus pures qui aient jamais été en-
seignées aux hommes, et en même temps, ce qui
est plus important peut-être, une des plus con-
formes à leur nature.
Confucius a eu la gloire de proclamer, le pre-
mier de tous les philosophes de l'antiquité, que
le perfectionnement de soi-même était le principe
CHIN
— 270 —
CHIN
fondamental de toute véritable doctrine morale
et politique, la base de la conduite privée et pu-
blique de tout homme qui veut accomplir sa des-
tinée, laquelle est la loi du devoir. Rien de va-
riable, d'arbitraire, de contingent dans les
préceptes de la loi du devoir, qui consiste dans
le perfectionnement de soi-même et des autres
hommes sur lesquels nous sommes appelés à
exercer une action. Il suit de ces principes que
celui-là seul qui exerce un continuel empire sur
lui-même, qui n'a plus de passion que pour le
bien public, le bonheur de tous, qui est arrivé
à la perfection enfin, peut dignement gouverner
les autres hommes.
Les disciples de Confucius et les philosophes
de son école, qui, comme Meng-tseu, sans avoir
reçu son enseignement oral, en continuent la
tradition, professent les mêmes doctrines ; seu-
lement, ils leur ont donné un plus grand déve-
loppement. Ce qui n'était qu'en germe dans les
écrits ou dans les paroles du maître a été fécondé,
et même souvent ce qui n'y était que logique-
ment contenu en a été déduit avec toutes ses
conséquences. C'est ainsi que l'on trouve dans
Meng-tseu une dissertation sur la nature de
Vhomme k. vi), qui fait connaître parfaitement
l'opinion de l'école sur ce sujet. Meng-tseu y sou-
tient que le principe pensant de l'homme est na-
turellement porté au bien, et que s'il fait le mal,
c'est qu'il y aura eu une contrainte exercée par
les passions sur le principe raisonnable de l'hom-
me ; il s'ensuit qu'il devait admettre le libre ar-
bitre, et, par conséquent, la moralité des actions.
Ce libre arbitre était aussi reconnu par Confucius;
mais Meng-tseu l'a mieux fait ressortir de ses
discussions. Ainsi il veut prouver à un prince que
s'il ne gouverne pas comme il doit gouverner
pour rendre le peuple heureux, c'est parce qu'il
ne le ueu^pas, et non parce qu'il ne le peut pas:
il lui cite entre autres exemples celui d'un
homme à qui l'on dirait de transporter une mon-
tagne dans l'Océan, ou de rompre un jeune ra-
meau d'arbre; s'il répondait, dans les deux cas,
qu'il ne le peut pas, on ne le croirait que dans
le premier ; la raison s'opposerait à ce qu'on le
crût dans le second.
Il serait impossible de parler ici de tous les
philosophes de l'école de Confucius qui appar-
tiennent à cette période. Nous nous bornerons à
citer Thsêng-tseu et Tseu-sse, disciples de Con-
fucius, et qui publièrent les deux premiers des
Quatre liv7'es classiques. Leplus célèbredes autres
philosophes est Sun-tseu, qui vivait environ 220
ans avant notre ère. Celui-ci avait une autre opi-
nion que celle de Meng-tseu sur la nature de
l'homme, car il soutenait que cette nature était
vicieuse, et que les prétendues vertus de l'homme
étaient fausses et mensongères. Cette opinion
pouvait bien lui avoir été inspirée par l'état per-
manent des guerres civiles auxquelles les sept
royaumes de la Chine étaient livres de son temps.
Cemcmc Sun-tseu distinguait ainsi Vexislence
matérielle de la vie. la vie de la coyinaisscuice, et
la connaissance du sentiment de la justice:
<• L'eau et le feu possèdent l'élément matériel,
mais ils ne vivent pas; les plantes et les arbres
ont la vie, mais ils ne possèdent pas la connais-
sance; les animaux ont la connaissance, mais ils
ne possèdent pas le sentiment du juste. ï.'homme
seul possède tout à la fois l'élément matériel, la
vie, la connaissance et, en outre, le sentiment de
la justice. C'est pourquoi il est le plus noble de
tous les êtres do ce monde. »
Troisième période, — Depuis Yang-tseu, qui
uorissait vers le commencement de notre ère,
il faut franchir un intervalle de près de mille
ans pour arriver à la troisième période de la
philosophie chinoise. Ce fut seulement sous le
règne des premiers empereurs de la dynastie de
Soung (%0-1119dc notre ère) que se forma une
grande école philosophique, laquelle eut pour
fondateur Tcheou-lien-ki ou Tchéou-tseu, pour
promoteurs les deux Tching-tseu, et pour chef le
célèbre Tchou-hi. Le but hautement avoué de
cette nouvelle école est le développement ra-
tionnel et systématique de l'ancienne doctrine,
dont elle se donne comme le complément.
L'établissement en Chine de deux grandes écoles
rivales, celle de Lao-tseu ou du Tao, et celle de
Fo ou Bouddha, importée de l'Inde en Chine vers
le milieu du i" siècle de notre ère, avait dû né-
cessairement susciter des controverses avec les
lettrés de l'école de Confucius. Ces controverses
durent aussi faire reconnaître les lacunes frap-
pantes qui existaient dans les doctrines de cette
dernière école, concernant l'existence et les at-
tributs d'une première cause, et toutes les grandes
questions spéculatives à peine effleurées par l'é-
cole de Confucius, et qui avaient reçu une solu-
tion quelconque dans les écoles rivales. Aussi
les plus grands efforts de l'école des lettrés mo-
dernes, que l'on pourrait appeler Néoconfucéens,
s'appliquèrent-ils à ces questions ontologiques.
Mais, afin de donner plus d'autorité à leur sys-
tème, ils prétendirent l'ôtablir sur la doctrine
de l'ancienne école.
Quoi qu'il en soit, Tchéou-lien-ki s'empara de
la conception de la cause première ou du grand
faite {Taï-ki), placé, pour la première fois, dans
les Appendices du Y-Kîng, au sommet dé tous
les êtres, pour construire son système métaphy-
sique. Mais il en modifie, ou plutôt il en déter-
mine la signification, en nommant son premier
principe le sans faîte et le grand faîte, que l'on
peut aussi traduire par V illimité et le limité, Vin-
distinct et le dernier terme de la distinction :
V indéterminé et le point culminant de la déter-
mination sensible.
Voilà le premier principe à l'état où il se trou-
vait avant toute manifestation dans l'espace et
le temps, ou plutôt avant l'existence de l'espace
et du temps. Mais il passe à l'état de distinction,
et par son mouvement il constitue le principe
actif et incorpopel ; par son repos relatif il con-
stitue le principe passif et matériel. Ces deux at-
tributs ou modes d'être sont la substance même
du premier principe et n'en sont point séparés.
Viennent ensuite les cinq éléments : le feu,
Veau, la terre, le bois, le métal, dont la généra-
tion procède immédiatement du principe actif et
du principe passif, lesquels, comme nous l'avons
déjà dit, ne sont que des modes d'être du grand
faîte.
Cependant, le Taï-ki ou grand faîte n'en est
pas moins la cause première efficiente à laquelle,
en tant que cause efficiente et formelle, on donne
le nom de Li. « Le Taï-ki, dit Tchou-hi, est sim-
plement ce Li ou cette cause efficiente du ciel
et de la terre et de tous les êtres de l'univers.
Si on en parle comme résidant dans le ciel et la
terre, alors dans le sein même du ciel et de la
terre existe le Taï-ki; si on en parle comme
résidant dans tous les êtres de l'univers, alors
même dans tous les êtres de l'univers, et dans
chacun d'eux individuellement, existe le Taï-ki.
Avant l'existence du ciel et de la terre, avant
L'existence de toutes choses, existait cette cause
efficiente et formelle Li. Elle se mit en mouve-
ment et engendra le Yang (le principe actif),
lequel n'est également que cette même cause
efficient'' Li. Elle rentra dans son repos et en-
gendra le Yn (le principe passif), lequel a'est
encore que la cause efficiente Li. » {Tchou-tscu-
lsioua7i-choû, k. 49, f" 8-9.)
CHIN
— 271 —
CHIN
I! résulte de ces explications que le Taï-ki,
dans le système des lettrés modernes, représente
la substance absolue et l'état où elle se trouvait
à l'époque qui a précédé toute manifestation dans
l'espace et le temps; que ce même Taï-ki pos-
sédait en lui-même une force ou énergie latente
qui prend le nom de cause efficiente et formelle,
à l'époque de sa manifestation dans l'espace et
le temps ; que cette manifestation est représentée
par deux grands modes ou accidents : le mouve-
ment et le repos, qui ont donné naissance aux
cinq éléments, et ceux-ci à tous les êtres de
l'univers.
Maintenant, quel rôle joue l'homme dans ce
système? quelle est sa nature ? Selon Tchéou-lien-
ki, aucun autre être de la nature n'a reçu une
intelligence égale à celle de l'homme. Cette in-
telligence, qui se manifeste en lui par la science,
est divine ; elle est de la même nature que la
raison efficiente {Lï) d'où elle est dérivée, et
que tout homme reçoit en naissant (Tchou-hi,
Œuvres complètes, k. 51, f° 18). A côté, et comme
terme corrélatif du Li, ou principe rationnel, les
philosophes de l'école dont nous parlons placent
le Khi, ou principe matériel, dont la portion
pure est une espèce d'âme vitale, et dont la
portion grossière ou impure constitue la substance
corporelle. En outre, l'homme a aussi en lui les
deux principes du mouvement et du repos : l'in-
telligence, la science, représentent le premier ;
la forme, la substance corporelle, tout ce qui
constitue le corps enfin, se rapportent au second.
La réunion de ces principes et de ces éléments
constitue la. vie; leur séparation constitue la mort.
Quand celle-ci a lieu, le principe subtil, qui se
trouvait uni à la matière, retourne au ciel ; la
portion grossière de la forme corporelle retourne
à la terre (Thou-hi, Œuvres complètes, k. 51,
f° 19). Après la mort, il n'y a plus de person-
nalité.
Le sage s'impose la règle de se conformer,
dans sa conduite morale, aux principes éternels
de la modération, de la droiture, de l'humanité
et de la justice, en même temps qu'il se procure,
par l'absence de tous désirs, un repos et une
tranquillité parfaits. C'est pourquoi le sage met
ses vertus en harmonie avec le ciel et la terre;
il met ses lumières en harmonie avec celles du
soleil et de la lune; il arrange sa vie de manière
qu'elle soit en harmonie avec les quatre saisons,
et il met aussi en harmonie ses félicités et ses
calamités avec les esprits et les génies (Sing-li-
hoé'ï-thoung, k. 1, f° 47).
Les esprits et les génies ne sont rien autre
chose que le principe actif et le principe passif;
ce n'est que le souffle vivifiant qui anime et
parcourt la nature, qui remplit l'espace situé
entre le ciel et la terre, qui est le même dans
l'homme que dans le ciel et dans la terre, et
qui agit toujours sans intervalle ni interruption
(Ib.).
11 y a des écrivains chinois qui ont donne un
sens plus spiritualiste aux textes de leurs anciens
livres, surtout depuis l'arrivée en Chine des
missionnaires chrétiens de l'Europe; mais nous
pensons que ces interprétations ne peuvent changer
en rien l'ensemble des systèmes et des opinions
que nous avons cherché à esquisser avec la plus
grande exactitude possible.
Nous ne pousserons pas plus loin l'exposition
du système philosophique des lettrés modernes,
qui embrasse le cercle entier de la connaissance
humaine; ce que nous en avons dit suffira pour faire
comprendre de quelle importance serait, pour
l'histoire de la philosophie, un exposé un peu
complet des écoles et des systèmes que nous
n'avons pu qu'esquisser. Nous ne craignons pas
d'avancer qu'il y a là un côté ignoré de l'esprit
humain, un côte des plus curieux à dévoiler et
à faire connaître.
Nous nous sommes attachés à indiquer les
principales doctrines de la philosophie chinoise
et ses principaux représentants, en négligeant
les représentants secondaires; mais il ne faudrait
pas conclure de ce silence que la philosophie
chinoise n'a qu'un petit nombre de systèmes et
de philosophes à révéler à l'Europe : nulle part
la philosophie n'a eu de si nombreux apôtres et
écrivains qu'en Chine, depuis trois mille ans où
elle est, en quelque sorte, l'occupation universelle
des hommes instruits. On pourra se faire une
idée de ce mouvement intellectuel lorsqu'on saura
que du temps de Han, au commencement de notre
ère, l'historien Sse-ma-thsian comptait déjà six
écoles de philosophie. L'auteur de la Statistique
de la littérature et des arts, publiée sous la
même dynastie, en énumère dix. Elles augmen-
tèrent encore beaucoup par la suite. Ma-touan-lin
en énumère une quinzaine, au nombre desquelles
on compte l'école des Lettrés, l'école du Tao,
l'école des Légistes, l'école mixte, etc.
Les écrits que l'on peut consulter sur la phi-
losophie chinoise, en général, mais concernant
l'école des Lettrés seulement, la seule dont on
ait traité jusqu'ici, sont : 1° un opuscule du P.
Longobardi, écrit originairement en latin, dont
on ne connaît que des traductions incomplètes,
espagnole, portugaise et française; cette dernière
publiée sous le titre de Traite sur quelques
points de la religion des Chinois, in-18, Paris,
1701, réimprimée dans les œuvres de Leibniz,
avec des remarques de ce philosophe ; 2° l'ouvrage
du P. Noël intitulé Philosophia sinica, in-4,
Prague, 1711. L'article sur la philosophie chi-
noise attribué à Ab. Rémusat, et publié dans le
premier numéro de la Revue trimestrielle, n'est
guère qu'un essai littéraire destiné aux gens du
monde; 3° Esquisse d'une histoire de la philo-
sophie chinoise, par G. Pauthier, Paris, 1844. Cet
ouvrage, composé d'après les textes originaux,
renferme la traduction d'un grand nombre de
passages des philosophes chinois; 4° la Morale
chez les Chinois, par Aug. Martin, Paris,- 1862,
in-12.
Quant aux traductions des textes, les voici
énnmérées par ordre de date :
1° Confucius , Sinarum philosophus, traduit
en latin par quatre missionnaires jésuites, in-f°,
Paris, 1687; 2° Sine7isis impcrii libri classiez
sex, traduits par le P. Noël, in-4. Prague, 1711 ;
3° le Choû-Kîng ou le Livre des Annales, traduit
par le P. Gaubil et publié par de* Guignes le
père, in-4, Paris, 1770; 4° le Tchoûng-yoûng, le
second des livres classiques, traduit par M. Abel
Rémusat et publié dans le tome X des Notices
et extraits des manuscrits, in-4; 5° le Meng-tseu,
le quatrième des Quatre livres classiques, re-
traduit en latin par M. Stan. Julien, in-8, Paris,
1824-1829; 6° the Four books, les Quatre livres
classiques, traduits en anglais par M. Col lie,
1828, Malacca. Une traduction anglaise du Tahio
et la première partie du Lun-yu avaient déjà été
publiées par M. Marshman, àSerampoore, en 1809
et 1814; 7° le Y-Kîng, antiquissimus Sinarum
liber, quem ex latina interpretatione P. Régis,
aliorumqueex Societ. Jesu P. P. edidit. J. Mohl.,
in-8, Stuttgart, 1834-1839; 8° le Ta-hio ou la
Grande Étude, le premier des Quatre livres
classiques, trad. en français avec une version
latine et le texte chinois en regard, accompagné
du Commentaire complet de Tchou-hi, etc., par
M. G. Pauthier, gr. in-8, Paris, 1837 ; 9° le Tao-te-
King, ou le Livre révéré de la Raison suprrme
et de la Vertu, par Lao-tseu, traduit en français
CIIR1
— 272
CIIRY
et publié pour la première fois en Europe avec
une version latine et le texte chinois en regard,
accompagné du Commentaire complet de Sie-
hoeï? par M. G. Pauthier, gr. in-8, Paris, 1838,
lre livraison, comprenant les neuf premiers cha-
pitres : 10° les Livres sacrés de l'Orient, compre-
nant le Choû-Kîng ou le Livre par excellence
(le Livre des Annales); les Quatre livres moraux
de Confucius et de ses disciples, etc., traduits
ou revus et publiés par M. G. Pauthier, gr. in-8,
Paris, 1840) 11° Confucius et Mencius, ou les
Quatre livres de philosophie morale et politique
de la Chine, traduits du chinois par M. G. Pau-
thier, in-12, Paris, 1841 ; 12" le Livre de la Voie
et de la Vertu, composé par Lao-tseu, traduit en
français par M. Stan. Julien, in-8, Paris, 1842.
G. P.
CHRYSANTHE de Sardes, philosophe néo-
platonicien qui a vécu dans leive siècle de l'ère
chrétienne, descendait d'une famille de séna-
teurs. Après avoir étudié sous Edesius toutes les
doctrines antiques et parcouru le champ entier
de la philosophie d'alors, il s'appliqua particu-
lièrement à cette partie de la philosophie, dit
Eunape, que cultivèrent Pythagore et son école,
Archytas, Apollonius de Tyane et ses adorateurs,
c'est-à-dire à la théologie et à la théurgie. Lorsque
Julien, jeune encore, visita l'Asie Mineure, il
rencontra Chrysanthe à Pergame, entendit ses
leçons, et, plus tard, étant devenu empereur,
voulut l'attirer auprès de lui. Mais Chrysanthe,
après avoir consulté les dieux, se refusa à toutes
les sollicitations de son royal disciple. Nommé
alors grand prêtre en Lydie, il n'imita pas le
zèle outré de la plupart des autres dépositaires
du pouvoir impérial, et, loin d'opprimer les chré-
tiens, gouverna d'une manière si modérée, qu'on
s'aperçut à peine de la restauration de l'ancien
culte. Chrysanthe mourut dans une vieillesse
avancée, étranger aux événements publics et
uniquement occupé du soin de sa famille. Il
avait composé plusieurs ouvrages en grec et en
latin; mais aucun n'est parvenu jusqu'à nous.
Eunape, parent de Chrysanthe, nous a laissé
une curieuse biographie de ce philosophe [Vit.
sophist.). On en trouvera une analyse étendue
dans le mémoire que M. Cousin a consacré à
l'historien de l'école d'Alexandrie dans ses Frag-
ments philosophiques. X.
CHRYSIPPE est un des fondateurs de l'école
stoïcienne, un des maîtres que l'antiquité cite
le plus souvent et avec le plus de respect. Il
naquit, selon toute vraisemblance, 280 ans avant
notre ère, à Soli, ville de Cilicie, et non à Tarse,
comme on l'a dit, pour avoir trop remarque
peut-être que Tarse était la patrie de son père
(Diogène Laërce, liv. VII, ch. clxxxiv). Ses com-
mencements furent obscurs, comme ceux de
tous les premiers stoïciens. C'était un des cou-
reurs du cirque; le malheur en fit un sage.
Dépouillé de son patrimoine, il quitta son pays
et vint à Athènes. Cléanthe y florissait; tout
porte à croire que Zenon et Cléanthe étaient nés
en Asie comme lui, comme lui ils étaient exilés;
ils étaient pauvres, et le plus sur refuge d'un
malheureux, ce devait être l'école où l'on ap-
prenait à mépriser toutes les douleurs. Cependant,
en vrai philosophe, avant de se donner aux stoï-
ciens, Chrysippe voulut connaître l'ennemi qu'ils
ne cessaient de combattre, et l'on rapporte que
les académiciens Arcésilas et Lacydc contribuè-
rent à former cet ardent adversaire de l'Académie.
Un jour même, dit-on, le jeune disciple céda à
l'ascendant de ses nouveaux maîtres, et composa,
d'après leurs principes, son livre des Grandeurs et
des Nombres (Diogène Laërce, liv. VII, ch. i.xxxi\).
Mais enfin le stoïcisme le ressaisit pour ne plus
le perdre, et il était temps qu'il lui vînt un pareil
auxiliaire.
Disciple de toutes les écoles, Zenon avait puisé
à tous les systèmes (voy. Zenon). Cyniques, mé-
gariques, académiciens, héraclitiens, pythagori-
ciens revendiquaient, l'un après l'autre, toutes
les parties de sa doctrine et l'accusaient de
n'avoir inventé que des mots (Cic, de Fin.,
lib. III, c. il ; lib. IV, c. n). Et de fait, la doc-
trine de Zenon n'avait ni l'unité ni la précision
d'un système. Hérillus, Ariston, Athénodore,
tous les anciens de l'école stoïcienne s'étaient
divisés dès qu'ils avaient essayé de s'en rendre
compte : ils n'étaient pas d'accord avec Zenon
lui-même. Cléanthe, le seul disciple fidèle, at-
taqué de front par l'Académie, sans cesse harcelé
par les épicuriens et tous les dogmatiques, ne
se défendait guère que par la sainteté de sa vie.
Le stoïcisme était en péril, lorsque Chrysippe
parut.
Esprit vif et subtil, travailleur infatigable, il
avait par-dessus tout ce qui fait le logicien, ce
qu'il faut au défenseur et au réparateur d'une
doctrine, une étonnante facilite à saisir les
rapports. « Donnez-moi seulement les thèses,
disait-il à Cléanthe, je trouverai de moi-même
les démonstrations. » Il s'en fallait toutefois que
Chrysippe eût conservé toutes les thèses du vieux
stoïcisme. Nous savons que le hardi logicien
avait rejeté presque toutes les opinions de ses
maîtres (Diogène Laërce, liv. VII, ch. cxxxix), et
que, sur les différences de Cléanthe et de
Chrysippe, le stoïcien Antipater avait composé
un ouvrage entier (Plut., de Stoic. repug., c. iv).
Malheureusement, depuis l'antiquité, on n'a
guère manqué d'attribuer au fondateur de l'école
stoïcienne toutes les idées de ses successeurs, et
c'est aujourd'hui chose très-difficile que de resti-
tuer à Chrysippe une faible partie de ce qui lui
appartient.
D'abord, tout en subordonnant la logique à la
morale, les premiers stoïciens avaient abaissé
cette dernière jusqu'à n'en faire qu'une prépa-
ration à la physique. La physique, science toute
divine, disaient-ils, est à la morale , science
purement humaine, ce que l'esprit est à la chair,
ce que dans l'œuf le jaune qui contient l'animal
est au blanc qui le nourrit (Sext. Emp., Adv.
Mathem., lib. VII). Chrysippe a fait justice de
cette erreur : il a montré que la morale est un
but, que la physique n'est qu'un moyen. Par là,
il a renoué la chaîne interrompue des traditions
socratiques; il a imprimé à l'école stoïcienne la
direction qu'elle a gardée et qui a fait sa gloire.
Passons maintenant aux diverses parties de sa
philosophie, et d'abord à sa logique.
La préoccupation du temps était la question
logique par excellence, l'éternelle question de
la certitude. Le dogmatisme stoïcien s'appuyait,
comme il arrive toujours, sur une théorie de la
connaissance. L'objet sensible, disait Zenon, agit
sur l'âme et y laisse une représentation ou
image de lui-même (çaviaoria). Cette représen-
tation, analogue à l'empreinte du cachet sur la
cire, produit le souvenir; de plusieurs souvenirs
vient l'expérience. Jusque-là, l'esprit est passif.
Il ne cesse pas de l'être lorsque la représenta-
tion n'a point à l'extérieur d'objet réel correspon-
dant. Dan> le cas contraire, après la représenta-
tion vient J'assentiment (<jvjyvcoct<*®£cti:) j aPrès
l'assentiment, la conviction pareille à la main
qui se serre pour saisir l'objet (xarâXr,^!:). Et,
puisque l'assentiment et la conviction sont l'œu-
vre de la raison, il s'ensuit que la droite raison
(ôpOô; ).&yo;) est la seule marque du vrai. Chry-
sippe attaque d'abord celte théorie de la repré-
sentation renouvelée des matérialistes d'Ionie.
CHRY
— 273 —
CHRY
Puisque la pensée, dit-il, conçoit à la fois plu-
sieurs objets, il faudrait que l'âme reçût à la
fois plusieurs empreintes, celles d'un triangle et
d'un carré par exemple, ce qui est absurde. Dans
la théorie de la représentation sensible, jamais
on n'expliquera comment l'intelligence peut réu-
nir des perceptions diverses et simultanées dans
l'unité de l'acte qui les combine et les compare
(Sext. Emp.; Adv. Mathern., lib. VII, p. 232).
Ce que l'objet sensible produit dans l'âme n'est
qu'une modification pure et simple, un effet, non
une image. L'esprit peut éprouver en même
temps plusieurs modifications distinctes, comme
l'air qui, frappé simultanément par plusieurs
voix, rend autant de sons qu'il a subi de modi-
fications diverses. Puisque cette modification de
fàme est un effet, elle révèle la cause qui l'a
produite, comme la lumière se manifeste, et
manifeste aussi les objets qu'elle éclaire (Plut.,
de Plac. phil., lib. IV, c. xn). Ici apparaît de
nouveau la question de la certitude. Ce n'était
pas en invoquant la droite raison, c'est-à-dire le
bon sens, que Zenon avait pu fermer la bouche
aux chefs de l'Académie. Arcésilas lui objectait
les illusions des songes, celles du délire, celles
de l'ivresse, et demandait en quoi l'assentiment
qui accompagne ces perceptions mensongères
diffère de la vérité. Chrysippe s'attache donc
à déterminer toutes les circonstances qui ac-
compagnent les phénomènes du rêve et de la
folie, toutes celles qui sont propres aux étals de
veille et de santé. Toute connaissance légitime,
dit-il, présente nécessairement les caractères
suivants : 1° elle est produite par un objet réel;
2° elle est conforme à cet objet ; 3° elle ne peut
être produite par un objet différent. Restait à
dire quand la connaissance présente en effet ces
caractères, ce qui est toute la question du crité-
rium de la certitude. Ici Chrysippe, deux mille
ans avant Descartes, en appelle à l'évidence ir-
résistible et impersonnelle, au sentiment direct
et immédiat de la réalité. « Les perceptions et
les idées qui proviennent d'objets réels, dit-il,
arrivent à l'âme pures et sans mélange d'élé-
ments hétérogènes, dans leur simplicité native,
et elles sont fidèles, parce que l'âme n'y a rien
ajouté de son propre fonds. » Telle est en peu
de mots cette théorie du critérium de la certi-
tude, qui a ruiné l'école d'Arcésilas et régné
dans la science jusqu'au temps de Carnéade et
de la troisième Académie.
Nous ne pouvons qu'indiquer ici quelques au-
tres doctrines de moindre importance. Chrysippe
avait l'ait de profondes recherches sur les élé-
ments et les lois du langage, et ce sont ses ou-
vrages qui ont servi de modèle aux grammai-
riens de son école. Comme tout logicien, il
attribuait aux signes une grande importance.
Certains signes, disait-il, rappellent à l'esprit les
idées précédemment acquises; ils sont commé-
moratifs. Certains autres ont la vertu de porter
à l'intelligence des idées nouvelles ; ils sont dé-
monstratifs. Comme tout logicien aussi, Chry-
sippe avait remarqué que certaines idées entrent
de force dans toutes nos conceptions, dans toutes
nos croyances ; il s'était occupé d'en faire le
compte, et avait donné une liste des catégories
de l'intelligence. Ces catégories étaient au nom-
bre de quatorze : ce qui sert de fondement, la
substance, l'être ; la qualité, la manière d'être
purement accidentelle ; la manière d'être pure-
ment relative. On remarque d'abord que ces
termes sont entre eux dans un rapport décrois-
sant d'extension. En tète la substance, c'est-à-
dire l'absolu, l'universel ; puis les modes selon
leur ordre d'importance, c'est-à-dire le déter-
miné, le relatif à ses divers degrés. La question
DICT PHII.OS.
est de savoir comment, dans une doctrine où la
raison ne fait qu'accepter ou rejeter les déposi-
tions des sens, on arrive légitimement à la sub-
stance, à l'absolu. On se demandera même com-
ment, avec les sens pour témoins et la raison
pour gage, on peut savoir qu'il y a des qualités
essentielles et permanentes. On n'en acceptera
pas moins cette classification de Chrysippe, aussi
judicieuse, aussi complète que celle d'Aristote,
mais moins arbitraire et plus profonde. On trou-
vera seulement que cette liste déjà réduite était
encore susceptible de réduction. Ce que Chry-
sippe avait fait pour les idées et pour leurs si-
gnes, il l'a fait pour les propositions et les argu-
ments. Dans ses nombreux ouvrages, il avait
traité des propositions en général, des divers
genres d'opposition qu'elles ont entre elles, des
propositions simples et complexes, possibles et
impossibles, nécessaires et non nécessaires, pro-
bables, paradoxales, rationnelles et réciproques.
Bien plus, parmi toutes les propositions imagi-
nables, il avait essayé de déterminer celles qui
ne dépendent que d'elles-mêmes et brillent de
leur propre évidence. Il en avait trouvé cinq
classes qui se ramenaient toutes au principe lo-
gique par excellence, à l'axiome de contradiction
(Sext. Emp., Hyp. Pxjrrh., lib. I, c. lxix ; Adv.
Mathern., lib. VIII, p. 223 sq.). Enfin, tout en
cherchant à simplifier les règles de l'argumen-
tation, Chrysippe avait découvert de nouvelles
classes de syllogismes, et fait remarquer que
plusieurs espèces de raisonnements ne sont pas
réductibles à la forme syllogistique.
La physique de Chrysippe est en parfait accord
avec sa logique. En voici le premier dogme : il
n'y a que des corps. L'infini n'a pas d'existence
réelle; « ce qui est sans limite, dit Chrysippe,
c'est le néant. » (Stob., Ecl. I, p. 392.) Le vide,
le lieu, le temps sont incorporels et infinis, au-
trement dit, ne sont rien. Deux choses existent :
l'homme et le monde ; mais le monde et l'homme
sont doubles. Il y a dans l'homme une matière
inerte et passive, et une âme, principe de mou-
vement et de vie. De même, le monde a sa ma-
tière passive et son âme vivifiante qu'on appelle
Dieu. Pour arriver à Dieu, Chrysippe essaye de
démontrer : 1° que l'univers est un et dépend
d'une seule cause ; 2° que cette cause est vrai-
ment divine, c'est-à-dire souverainement rai-
sonnable. L'unité du monde résulte de la liaison
des parties entre elles et avec le tout. Rien
n'est isolé, disait Chrysippe, et une goutte de
vin versée dans la mer, non-seulement se mêle
à toute la masse liquide, mais doit même péné-
trer tout l'univers (Plut., Adv. Sloic, c. xxxvi;).
Puis, entrant dans les harmonies de la nature,
il montrait que les plantes sont destinées à ser-
vir de nourriture aux animaux, ceux-ci à être
les serviteurs de l'homme ou à exercer son cou-
rage, l'homme à imiter les dieux, les dieuxeux-
mêmes à contribuer au bien de la société di-
vine, c'est-à-dire du vaste ensemble des choses.
Ainsi, tout se tient dans l'enchaînement univer-
sel des causes, de là cette audacieuse parole :
« Le sage n'est pas moins utile à Jupiter que
Jupiter au sage. » (Plut., Adv. Stoic, xxxin.)
L'intelligence et la divinité de la cause du
monde se démontre par l'ordre qui y règne, par
la régularité avec laquelle s'accomplissent tous
les phénomènes de la nature ; et à ceux qui
parlaient du hasard, Chrysippe disait : « Il n'y
a pas de hasard, ce qu'on^ appelle de ce nom
n'est qu'une cause cachée à l'esprit humain. »
Dieu est donc à la fois le principe de vie, le feu
artistique d'où le monde est sorti comme d'une
semence, et l'intelligence souveraine qui l'a or-
ganisée et qui le conserve. Ici se présente la
ciin y
— 274 —
CIGÉ
théorie des raisons spermaliques dont Zenon
avait posé le principe, dont Chrysippe a déve-
loppé les conséquences. Puisque toutes choses
étaient à l'avance contenues en germe dans le
feu primitif qui est la semence du monde, et
puisqu'elles ne se développent que conformé-
ment aux lois immuables de la raison divine, il
s'ensuit que le monde et tous les phénomènes
du monde sont sous l'empire d'une invincible et
absolue nécessité. De là cette conception d'une
providence identique au destin qui soumet tout
aux lois nécessaires du rapport de cause et
d'effet.
Quelle peut être dans ce système la nature de
l'âme ? Chrysippe l'indique lui-même : « Jupiter
et le monde, dit-il, sont comme l'homme ; la
providence comme l'âme de l'homme. » (Plut.,
Adv. Stoic, c. xxxvi.) Dieu est un feu vivant ;
l'âme, émanation de Dieu, est une étincelle, un
air chaud, un corps. C'est là un des dogmes que
Chrysippe a le plus à cœur d'établir : « La mort,
dit-il, est la séparation de l'âme et du corps.
Or, rien d'incorporel ne peut être séparé du
corps, puisqu'il n'y a de contact que d'un corps
à un autre. Mais l'âme peut toucher le corps
et en être séparée. L'âme est donc un corps. »
Maintenant cette âme, qui est un corps, n'en
a pas moins pour faculté dominante la raison
que Chrysippe déclare identique au moi. C'est
la raison qui fait l'unité de l'âme, c'est à la
raison que se ramènent toutes les facultés
d'ordre secondaire, même les instincts et les
passions, qui n'en sont que des formes gros-
sières et inachevées. Bien plus, dans ce système
où le destin plane sur toutes choses, l'âme est
libre. Et dans quels actes Pest-elle? Dans l'assen-
timent qu'elle donne aux impressions qu'elle re-
çoit des objets extérieurs, c'est-à-dire dans ses
jugements cataleptiques, dans sa certitude. Et il
en est ainsi, dit Chrysippe, parce qu'alors l'âme
n'obéit qu'aux seules lois de sa nature. Mais
cette nature, dira-t-on, c'est le destin qui l'a
faite et qui la gouverne comme tout le reste.
Chrysippe en convient, mais il soutient que
sous la loi du destin nous restons libres, de
même que la pierre lancée du haut d'une mon-
tagne continue sa route en raison de son poids
et de sa forme particulière. Après quoi il ne
reste plus à Chrysippe qu'à se porter comme dé-
fenseur de la liberté, et à réfuter les épicuriens,
qui n'accordent à l'homme qu'une liberté d'in-
différence. Chrysippe soutient en effet contre
eux, que ce que nous appelons équilibre des mo-
tifs ne prouve au fond que notre ignorance des
raisons qui ont déterminé l'agent moral. Enfin,
é i es nobles attributs de liberté et d'intel-
ligence, l'âme ne peut espérer d'être immortelle.
est destinée, lors de la future combustion
du monde, à perdre son individualité, à se réu-
nir au principe divin dont elle émane. Au moins
survivra-t-elle au corps? Cléanthe l'affirme ]
Chrysippe, cette vie à venir de quel-
ques instants est un privilège qui n'est accordé
qu'aux âmes des sages.
La morale lient intimement à la physique.
Chrysippe disait qu'on ne peut trouver la cause
et l origine du la justice que dans Jupiter et la
nature. Delà cel maxime : «Vis con-
menl à La nature; » à la nature univer-
selle, entendait Cléanthe; à la nature humaine,
la nature universelle, dit Chrysippe.
i • pi pte reste le m< i le sens en est
plus précis et l'interprétation moins périlleuse.
El pourtant, c'est dans l'interprét
cepte que ce ferme eBprit si; trahit lui-même et
- un cynisme extravag int. On trouve
ippe une Justification de l'inceste, une
exhortation à prendre pour nourriture des cada-
vres humains, une apologie de la prostitu-
tion, etc., etc. «Considérez les animaux, disait
le hardi logicien, et vous apprendrez par leur
exemple qu'il n'est rien de tout cela qui soit
immoral et contre nature. » (Plut., de Stoic.
repug., c. xxn.) Déplorable sophisme que réfu-
tent assez ces nobles paroles de Chrysippe lui-
même : «Vivez conformément à la nature...; la
nature humaine est dans la raison. » Étrange
aberration par laquelle on prétend rentrer dans
la nature lorsqu'on l'outrage dans ce qu'elle a
de plus sacré. Chrysippe s'est pourtant gardé de
certaines exagérations. Cléanthe considérait le
plaisir comme contraire à la nature. Chrysippe
avoue qu'il serait d'un insensé de considérer les
richesses et la santé comme choses sans valeur,
puisqu'elles peuvent conduire au bien véritable.
C'est encore à Chrysippe que revient l'honneur
d'avoir établi le droit naturel sur une base so-
lide, en montrant que le juste est ce qu'il est
par nature, non par institution. Enfin, nous sa-
vons que de tous les stoïciens Chrysippe est ce-
lui qui a le plus contribué à organiser la science
morale ; mais, faute de témoignages, il nous
est impossible de séparer son œuvre de celle de
ses devanciers et de ses successeurs.
Cette doctrine dont nous venons de recueillir
quelques détails, Chrysippe l'avait défendue par
sa parole, l'avait exposée dans de nombreux ou-
vrages. L'esprit subtil des Grecs était émerveillé
de sa dialectique. « Si les dieux se servaient de
dialectique, disaient-ils, ce serait celle de Chry-
sippe qu'ils choisiraient. » Les quelques sophis-
mes qui nous en sont restés ne justifient pas ce
magnifique éloge et ne sont même pas dignes de
l'attention de l'historien. Quant aux ouvrages
écrits, le nombre en est prodigieux. Diogène
cite (liv. III, ch. clxxx) les titres de trois cent
onze volumes de logique, et il y avait environ
quatre cents volumes de physique et de morale.
Une telle fécondité s'explique en partie quand
on sait que dans ses improvisations écrites,
Chrysippe faisait entrer toute sorte de témoi-
gnages, et que dans un seul livre il avait inséré
toute la Medée d'Euripide. Les rares fragments
qui nous sont restés de tant de volumes, ne suf-
fisent pas à nous faire connaître cet éminent stoï-
cien que ses contemporains appelèrent la co-
lonne du Portique, et dont l'antiquité disait :
« Sans Chrysippe, le Portique n'eût pas existé. »
Nous ignorons même l'époque précise de sa
mort. Apollodore la place en 208, Lucien en 199.
On raconte qu'après avoir assisté à un sacrifice,
il but un peu de vin pur et mourut sur-le-champ.
D'autres disent que, voyant un âne manger des
figues destinées à sa table, il fut pris d'un tel
accès de rire, qu'il expira.
Consultez sur Chrysippe : Baguet, Commen-
talio de Chrysippi vita, doclrina et reliquiis,
in-4, Louvain, 1822; — Petersen, Philosophie*
Chrysippeœ fundamenla , in-8, Altona, 1827.
— Ajoutez-y les dissertations plus anciennes de
dorn : Moralia Chrysippea e rerum naturis
ta, in-4, Altenb., Ï68ô; Elhica Chrysippi,
in-8, Nuremberg, 1715; et celle de Richter, de
Chrysippo sloico fastuoso . in-4, Leipzig, 1738.
D. H.
CICÉRON (Marcus Tullius), né à Arpinum;
lOti ans avant l'ère chrétienne, a plus brille
teur et comme homme d'État que
le philosophe. Sa carrière littéraire et poli-
tique étant assez connue, nous nous bornons i
indiquer la part qu'onl obtenue dans sa vie les
études el les travaux philosophiques. On doit re-
marquer, et lui-même reconnaît, qu'il ne s'y li-
vra guère d'une manière assidue, qu'aux époques
CICË
— 275 —
CICË
où l'état de la république et du barreau ne lui
permettaient pas un autre emploi de ses brillan-
tes facultés. Ce fut ainsi que, pendant les temps
difficiles de la domination de Sylla, il suivit tour
à tour, à Rome, à Athènes ou à Rhodes, les leçons
des représentants les plus fameux des écoles phi-
losophiques de la Grèce, notamment celle de
Philon et d'Antiochus, sectateurs de la nouvelle
Académie, et celles du stoïcien Posidonius. Plus
tard, après son consulat, et lorsque les intrigues
de ses ennemis parvinrent à diminuer l'influence
que ses services lui avaient justement acquise,
il chercha dans la philosophie un remède à ses
chagrins, un aliment à l'activité de son esprit. Il
y revint encore, après la défaite de Pharsale, du-
rant le long silence que lui imposa la victoire de
César sur les libertés publiques. Quand le meur-
tre du dictateur lui eut rendu quelque influence
dans les affaires de son pays, fidèle aux études
qui l'avaient consolé dans sa disgrâce, il fit mar-
cher de front, autant qu'il dépendit de lui, ses
travaux philosophiques avec ses devoirs de séna-
teur. Mais la proscription ordonnée par les trium-
virs, et dont il fut la plus illustre victime, ter-
mina bientôt avec sa vie le cours de ses nobles
travaux (43 av. J. C).
Quelques essais de traduction, particulièrement
du Protagoras et du Timée de Platon, paraissent
avoir été les seuls résultats des études philoso-
phiques de sa jeunesse; et, parmi les ouvrages
plus sérieux auxquels il se livra dans la suite,
on ne rapporte à l'intervalle compris entre son
consulat et la dictature de César, que les deux
traités de la République et des Lois, composés
sur le modèle de ceux de Platon. L'Hortensius,
ou exhortation à la philosophie ; les Académiques,
dans lesquelles la question de la certitude est
discutée entre les partisans de la nouvelle aca-
démie et leurs adversaires; le de Finibus bono-
rum et malorum, qui est consacré à la discus-
sion des théories sur le souverain bien; les Tus-
culanes, recueil de plusieurs dissertations de
psychologie et de morale sur l'existence et l'im-
mortalité de l'âme, sur la nature des passions et
le moyen d'y remédier, sur l'alliance du bonheur
et de la vertu; le de Natura Deorum, le deDi-
vinatione et le de Fato, où se trouvent débattus
l'existence et la providence des dieux, les signes
vrais ou faux par lesquels ils découvrent aux
hommes les choses cachées, et la conciliation du
destin et de la liberté humaine; le de Officiis, ou
traité des Devoirs ; en un mot, ses plus importants
ouvrages, sous le rapport philosophique, ont tous
été rédigés durant la dernière période de sa
vie, à laquelle appartiennent aussi le de Senec-
tute, le de Amicilia et le livre de la Consolation.
Les écrits qui viennent d'être mentionnés sont
tous parvenus jusqu'à nous, excepté VHorten-
sius, pour lequel nous sommes réduits à un petit
nombre de fragments conservés par saint Au-
gustin, et le traité de la Consolation, dont il
reste seulement quelques lignes. Mais parmi les
autres ouvrages, plusieurs sont aujourd'hui in-
complets ou présentent des lacunes considéra-
bles, comme les Académiques, le de Fato, le
de Legibus, et surtout le de Republica, monu-
ment remarquable, que les curieuses découvertes
de M. Angelo Mai' n'ont pu reconstruire en en-
tier.
La forme sous laquelle Cicéron présente les
discussions qui remplissent ses écrits est celle
d'un entretien entre plusieurs Romains dis-
tingués. 11 ne déroge complètement à cet usage
et ne parle en son propre nom que dans le
de Officiis, le plus dogmatique de ses traités;
partout ailleurs, il nous met en présence de
plusieurs personnages, qui prennent successi-
vement la parole pour exposer une partie plus
ou moins considérable d'un système important,
ou pour soumettre à une critique régulière la
doctrine développée par un précédent interlocu-
teur. Le dialogue de Cicéron, généralement peu
coupé, n'a pas la piquante ironie de celui de Pla-
ton, où Socrate fait tomber ses faibles adver-
saires en de continuelles contradictions. L'orateur
romain semble s'être proposé de reproduire dans
la forme de ses ouvrages les débats graves et
mesurés de la tribune politique ou du barreau,
plutôt que les allures vives et soudaines d'une
conversation spirituelle et savante.
Quant au fond des traités, il est presque complè-
tement emprunté aux écoles grecques des siècles
antérieurs, et la part d'invention qui revient à
Cicéron se borne à l'éclaircissement de quelques
questions secondaires de morale. Quelles sont au
moins, entre les opinions qu'il expose, celles qui
obtiennent sa préférence? C'est ce qu'on ne par-
vient pas toujours à déterminer facilement. Cette
difficulté s'explique par le caractère de Cicéron,
par l'histoire de sa vie, enfin par l'esprit de la
secte à laquelle il fait profession d'appartenir.
Doué dès sa jeunesse de plus de vivacité dans
l'imagination que de fermeté dans le jugement,
Cicéron développa dans les exercices qui forment
l'orateur ces qualités et ces défauts naturels, que
les événements contemporains, bien plus propres
à ébranler l'esprit qu'à le rassurer, vinrent en-
core fortifier. Ce fut sous l'influence de ces dis-
positions et de ces circonstances, qu'il s'attacha à
la nouvelle Académie. La prétention avouée du
chef de cette école était le scepticisme; mais
Carnéade, dont Cicéron se rapprochait plus que
d'Arcésilas, y avait joint un probabilisme appli-
qué surtout aux opinions qui sont du ressort de
la morale. Enfin, Philon et Antiochus, les maîtres
de sa jeunesse, quoiqu'ils maintinssent en appa-
rence le scepticisme de leurs devanciers, 1 l'a-
vaient remplacé en effet par une tentative de con-
ciliation entre les opinions contradictoires. Le
premier, pour réhabiliter Platon, confondait les
deux Académies en une seule; et le second, al-
lant plus loin encore, s'efforçait de démontrer
l'accord du péripatétisme et même du stoïcisme
avec la doctrine académique.
Cicéron adopta tout à la fois l'esprit sceptique
des fondateurs de la nouvelle Académie et le
syncrétisme de ses derniers représentants. Les
professions de scepticisme se rencontrent souvent
sous sa plume et viennent tout à coup attrister
le lecteur au milieu même des traités où le ton
et les convictions de l'auteur paraissent le plus
fermes. C'est l'effet que produit la préface du
deuxième livre du de Officiis, et plus encore le
dernier chapitre de l'Orateur, beau traité de rhé-
torique où la philosophie occupe une assez large
place. Hâtons-nous de le dire : après ces décla-
rations, qui assurent sa tranquillité et protègent,
quelles qu'elles puissent être, ses opinions et ses
paroles, Cicéron se prête volontiers à reconnaître
pour vraisemblables les sentiments des différents
philosophes qui ont montré le plus d'élévation
dans leurs doctrines. En les modifiant et les com-
binant à sa manière, il s'en forme une doctrine
personnelle, qu'avec un peu d'étude on parvient
a démêler et à suivre dans ses nombreux écrits.
Pour en indiquer seulement ici les points prin-
cipaux, constatons que Cicéron croit avec Socrate
à l'existence des dieux et à leur providence, ma-
nifestée surtout par l'ordre de l'univers; qu'à
l'exemple des mêmes maîtres, il admet une lo-
morale, qui n'est autre chose que la raison éter-
nelle et la volonté immuable de Dieu; que, sans
compromettre la suprématie de l'honnête à l'é-
gard de l'utile, il proclame leur alliance néces-
CICÉ
276 —
GIGÉ
saire; qu'il tient l'âme pour incorporelle et di-
vine, inclinant toutefois a en expliquer la nature
par l'entéléchie d'Aristote; qu'il maintient, aux
dépens même de la prescience et de la provi-
dence de Dieu, la liberté humaine sacrifiée par
les stoïciens; qu'enfin il revendique pour l'âme,
avec Platon, et au risque, dit-il, de se tromper
avec lui, une autre vie après la mort, heureuse
ou malheureuse, selon notre conduite ici-bas.
Toutefois, ces opinions qui ne sont pas même
énoncées dans ses ouvrages avec la fermeté d'un
esprit convaincu, lui appartiennent à peu de ti-
tres. Ce n'est donc pas là qu'est son principal
mérite comme philosophe, ou, si l'on veut, son
droit évident à occuper une place importante
dans l'histoire de la philosophie.
Pour le juger avec équité, il faut considérer
le but qu'il s'est principalement proposé dans ses
travaux philosophiques. C'a été d'initier les Ro-
mains par des écrits composés dans leur propre
langue, à la connaissance des systèmes de la
Grèce. Il voulait qu'ils n'eussent rien à envier
sous ce rapport à ce peuple, soumis par leurs
armes, et auquel déjà ils disputaient avec succès
les palmes de l'éloquence. En dirigeant ses ef-
forts vers cette fin, Cicéron a façonné la langue
latine à l'expression des idées philosophiques, et
l'a enrichie d'un assez grand nombre de mots
techniques qui ont passe, en partie, dans nos
idiomes modernes. Et ce ne sont pas ses conci-
toyens seuls qui ont profité de ces expositions
étendues renfermées dans ses Dialogues : l'his-
toire de la philosophie y a recueilli de précieuses
indications, et des citations textuelles de philo-
sophes dont on a perdu les ouvrages. C'est à Ci-
céron, par exemple, que nous devons de connaî-
tre, autrement que par leurs noms, plusieurs
disciples distingués des écoles grecques, particu-
lièrement de l'école stoïcienne. L'exactitude de
ses renseignements, puisés aux sources mêmes,
est, en général, irréprochable. Elle ne laisse à
désirer que dans un petit nombre de passages,
où Cicéron n'a pas bien compris les idées qu'il
exprimait ; où par respect pour la marche du dia-
logue, il a fait parler le défenseur d'un système
avec les préjugés habituels de sa secte; où enfin
il a prêté à son auteur, comme on lui reproche de
l'avoir fait pour Épicure, les conséquences que
renfermait sa doctrine.
Dans la critique des opinions qu'il expose, Ci-
céron se borne encore le plus souvent à réunir
et à présenter sous une nouvelle forme les ar-
guments que les différentes écoles s'adressaient
l'uneà l'autre, et il se met peu en peine de les
apprécier. Il semble pourtant s'être plus spécia-
lement proposé la réfutation de l'épicuréisme,
dont les principes choquaient tous les senti-
ments élevés de son âme et que plusieurs pu-
blications récentes, parmi lesquelles il faut
sans doute nompter le poëme de Lucrèce,
avaient signare aux préférences de ses contem-
porains. On peut même penser que l'espoir de
contre-balancer l'influence de ce système par
celle des systèmes opposés, ne fut pas étranger
à son projet d'exposer complètement les diverses
doctrines philosophiques.
Cicéron n'a pas eu de disciples : le peu d'origi-
nalité et de fermeté de ses opinions ne le com-
portait pas; mais ses traites de philosophie,
comme ses discours oratoires, ont excité l'atten-
et le plus souvent obtenu l'estime de la pos-
térité. Los Pères de l'Eglise latine, Lactance et
i Jérôme, saint Ambroise et saint Augustin,
l'ont tour à tour loué et blâmé, imité et com-
battu. A la renaissance des lettres, l'engouement
doi t la plupart des savants ont été pris pour le
style cicéronien, a produit, entre autres résul-
tats, une étude assez sérieuse des monuments de
la philosophie. Cette élude, introduction agréable
et facile à des travaux approfondis sur les philo-
sophes de l'antiquité, n'a pas discontinu-é jusqu'à
nos jours, grâce à la faveur dont jouit l'histoire
de la philosophie depuis Brucker. Elle a donné
lieu, particulièrement en Allemagne, à un grand
nombre de dissertations spéciales, que nous
allons signaler.
Consultez pour la connaissance des traités de
Cicéron, toutes les éditions de ses œuvres com-
plètes, et surtout celles de M. J.-V. Le Clerc, avec
traduction française, 30 vol. in-8, Paris, 1821-
1825, et 37 vol. in-18, 1823 et suiv. — Quelques
éditeurs ont aussi publié à part les Opéra philo-
sophica; nous citerons, parce qu'elles sont ac-
compagnées de commentaires, l'édition de Halle,
6 vol. in-8, 1804 à 1818, par MM. Rath et Schûtz,
qui y ont joint les notes de Davies; et celle de
Gœrenz, 3 vol. in-8, Leipzig, 1809-1813, qui mal-
heureusement est inachevée. Nous ne pouvons
mentionner les innombrables éditions ou traduc-
tions des différents traités de Cicéron. Nous
croyons néanmoins devoir faire une exception à
l'égard de la traductien allemande et du com-
mentaire philosophique que Garve a donnés du
de Officiis.
Pour l'exposition et l'appréciation des opinions
de Cicéron, ainsi que des services qu'il a rendus
à la philosophie, voyez le livre XIIe de VHisloire
de Cicéron de Conyer Middleton, traduite de
l'anglais par l'abbé Prévost, 4 vol. in-12, Paris,
1743; et les grands ouvrages d'histoire de la
philosophie. Recourez, en outre, aux monogra-
phies suivantes : Hùlsemann, de Indole philo-
sophica M. T. Ciceronis ex ingenio ipsius cl
aliis ralionibus œstimanda, in-4, Lunebourg,
1799; — Gautier de Sibert, Examen de la phi-
losophie de Cicéron ; trois dissertations lues par
l'auteur à l'Académie des inscriptions de 1735 à
1778, et insérées dans les Mémoires de cette
société, t. XLI et XLIII. La table générale men-
tionne cinq mémoires; mais les volumes qui
devaient contenir les deux derniers n'ont pas
été publiés; — Meiners, Oratio de philosophia
Ciceronis, ejusque in universam / hilosophiam
mentis, dans ses Vermischle philosophischen
Schriften, t. I; — Briegleb, Programma de phi-
losophia Ciceronis, in-4, Cobourg, 1684; et de
Cicérone cum Epicuro disputante, in-4, ib.,
1799; — Waldin, Oratio de philosophia Cice-
ronis plalonica, in-4, Iéna, 1753; — Fremling,
Philosophia Ciceronis, in-4, Lond., 1795; — Her-
bart, Dissertation sur la philosophie de Ci-
céron dans les Konigsb. archiv., n° 1 (ail.); —
Kuchner, M. T. Ciceronis in philosophiam ejus-
que parles mérita, in-8, Hambourg, 1825; —
Adami Bursii Logica Ciceronis sloica, in-4.
Zamosc, 1604; — Nahmmacheri Theologia Cice-
ronis; accedit onlologi.e Ciceronis specime/}.
in-8, Frakenberg, 1767; — Pétri van Weselen
Schotten Dissertatio de philosophiez Ciceronia-
nœ loco qui est de Dco, in-4, Amst., 1783; —
Essai pour terminer le débat entre Middleton
et Ernesti sur le caractère philosophique du
traité de Natura Deorum, en cinq dissertations,
Altona et Leipzig (ail. par Franck); — Wunder-
lich, Cicero ae anima jdalonizans, in-4, Viteb.,
1714; — Ant. Bucheri Ethica Ciccroniana, in-8,
"urg? 1610; — Jasonis de Nores Drevis et
distincta inslitutio in Ciceronis philosophiam
de vila et moribus, Passau, 1597; — M. T. Cice-
ronis hisloria philosophiœ anliquœ; ex Ûlius
scriplis edidit Gcdike, in-8, Berlin, 1782. Cet
ouvrage, simple recueil de passages de Cicéron
accompagnés de quelques notes, a été longtemps
suivi comme manuel classique d'histoire de la
GLAR
— 277 —
CLAR
philosophie ancienne dans les gymnases de la
Prusse, et a eu plusieurs éditions; — Pensées de
Cicéron, par l'abbé d'Olivet, in-12, Paris, 1744,
souvent réimprimées; — Chrestomathie cicéro-
nienne de Gesner ; — Extraits philosophiques de
Cicéron, précédés d'une notice sur sa vie et sur
ses ouvrages, in-12, Paris, 1842; — Le Geay,
M. T. Ciccro, philosophiez historiens, 1845, in-8,
Parisiis. On peut consulter encore Cicéron et ses
amis, par M. G. Boissier, Paris, 1865, in-8.
L. D. L.
CLAKKE (Samuel) est né en 1675 à Norwich,
et mort en 1729. De sa vie et de ses travaux,
une part revient à la religion, une autre, qui
n'est ni la moins étendue ni la moins honorable,
à la philosophie.
Le rôle de Clarke, comme philosophe, a été
de défendre, contre les extravagances systéma-
tiques de tout genre, les grandes vérités natu-
relles de l'ordre moral et religieux. Sa vie s'est
consumée à combattre toule violation flagrante
du bon sens, toute dégradation de la dignité
morale de l'homme. Il n'a rien fondé de bien
grand; mais il a plaidé toutes les bonnes causes
contre tous les mauvais systèmes, celle de Dieu
et de ses perfections contre l'athéisme de Hobbes
et le panthéisme de Spinoza, celle de la spiri-
tualité et de l'immortalité des âmes contre
Locke et Dodwell, celle du libre arbitre contre
Collins, celle du désintéressement contre les
moralistes formés à l'école de Locke. La philo-
sophie de son pays lui a fourni, comme on voit,
ses principaux adversaires et presque toutes les
occasions de ses combats; c'est qu'en effet l'An-
gleterre a été depuis Bacon, et elle était surtout
devenue, avec Locke, comme la patrie de l'em-
pirisme ; cette philosophie y est née au xvne siè-
cle; elle y a porté, en s'y développant réguliè-
rement, toutes ses tristes conséquences. Clarke
est du petit nombre des hommes généreux qui
ont protesté contre la philosophie régnante ; il
apportait à cette tâche, avec un cœur noble et
un esprit droit, une éducation toute cartésienne,
puisée à l'Université de Cambridge, et dont l'in-
fluence, plus forte qu'il ne le croyait lui-même,
le soutenait dans ses résistances. Cependant il
n'a positivement embrassé aucune école, comme
il n'en a fondé aucune; il faisait servir la phy-
sique de Newton, son maître d'adoption, à cor-
riger celle de Rohault; il livrait d'aussi rudes
attaques à Spinoza qu'à Hobbes, aux excès du
rationalisme qu'aux extravagances de l'empi-
risme, toujours fermement attaché au sens com-
mun au milieu des aberrations de l'esprit de
système, adversaire né de toutes les folies hon-
teuses ou funestes, de quelque part qu'elles
vinssent ou de quelque grand nom qu'elles fus-
sent appuyées.
La théodicée de Clarke est, au fond, celle du
rationalisme, mais d'un rationalisme tempérant.
Il ne proscrit pas absolument la preuve a pos-
teriori de l'existence de Dieu; il la trouve à tout
le moins morale et raisonnable, mais métaphy-
siquement insuffisante; elle n'établit pas les
attributs essentiels de Dieu : ni l'éternité, ni
l'immensité, ni l'infinitude, ni la toute-puissance,
ni l'unité divines ne peuvent rigoureusement
résulter de l'expérience et des faits. La vraie
preuve, c'est la preuve métaphysique, c'est l'ar-
gument a priori qui se tire de la nécessité.
« L'existence de la cause première est néces-
saire, nécessaire, dis-je, absolument et en elle-
même. Cette nécessité, par conséquent, est a
priori et dans l'ordre de nature, le fondement
et la raison de son existence. »
« L'idée d'un être qui existe nécessairement
s'empare de nos esprits, malgré que nous en
ayons, et lors même que nous nous efforçons de
supposer qu'il n'y a point d'être qui existe de
cette manière.... Et si on demande quelle espèce
d'idée c'est que celle d'un être dont on ne sau-
rait nier l'existence sans tomber dans une ma-
nifeste contradiction, je réponds que c'est la pre-
mière et la plus simple de toutes nos idées, une
idée qu'il ne nous est pas possible d'arracher de
notre âme, et à laquelle nous ne saurions re-
noncer sans renoncer tout à fait à la faculté de
penser. » Telle est la preuve principale dont on
peut lire le développement dans le Traité de
V existence de Dieu; Clarke y démontre les pro-
positions suivantes, exprimées et enchaînées en
manière de théorèmes ; 1° Quelque chose a existé
de toute éternité, puisque quelque chose existe
aujourd'hui; 2° Un être indépendant et immuable
a existé de toute éternité; car, le monde étant
un assemblage de choses contingentes, qui n'a
pas en soi la raison de son existence, il faut que
cette raison se trouve ailleurs, dans un être dis-
tingué de l'ensemble des choses produites, par
conséquent indépendant, par conséquent im-
muable; 3° Cet être indépendant et immuable
qui a existé de toute éternité, existe aussi par
lui-même; car il ne peut être sorti du néant, et
il n'a été produit par aucune cause externe.
Cette argumentation de Clarke, avec l'expo-
sition, qui la complète, de la toute-puissance,
de la sagesse parfaite et de la justice de Dieu,
est peut-être ce qu'il y a de meilleur dans son
livre; ce n'est pas assurément ce qui en est le
plus original et le plus nouveau. Dans le courant
du même écrit, on rencontre un autre argument,
d'abord ajouté aux premiers, comme pour en
fortifier l'effet, et, en quelque sorte, insinué
dans la discussion principale; plus tard dégagé
sous une forme plus précise, articulé avec plus
de force, proposé comme indépendant de tout le
reste, et qui est devenu enfin, l'attaque et la
résistance aidant, l'opinion la plus chère à
Clarke, son titre philosophique, la doctrine à la-
quelle son nom demeure attaché, et par laquelle
il est surtout connu dans l'histoire. C'est l'ar-
gument célèbre qui conclut Dieu des idées de
temps et d'espace. Clarke l'avait emprunté aux
idées de son maître Newton ; il l'a défendu avec
opiniâtreté contre Leibniz. On peut, en prenant
ses dernières expressions, l'exposer à peu près
ainsi : Nous concevons un espace sans bornes,
ainsi qu'une durée sans commencement ni fin
Or ni la durée ni l'espace ne sont des substances,
mais bien des propriétés, des attributs; et toute
propriété est la propriété de quelque chose;
tout attribut appartient à un sujet. Il y a donc
un être réel, nécessaire, infini, dont l'espace et
le temps, nécessaires et infinis, sont les pro-
priétés, qui est le substratum ou le fondement
de la durée et de l'espace. Cet être est Dieu.
Telle est la doctrine qui a suscité à Clarke son
plus redoutable adversaire, Leibniz. Celui-ci,
armé d'une dialectique impitoyable, retire à
l'espace et au temps, avec la qualité d'êtres réels
et distincts, indépendants des événements et du
monde, le rang d'attributs de Dieu.
D'abord, ni l'espace ni la durée ne sont une
propriété de Dieu. L'espace a des parties, et
Dieu est un; son unité est l'unité parfaite, ab-
solue, qui exclut non-seulement la division ac-
tuelle, mais la division possible et mentale. Il
ne sert donc de rien de répondre, comme le fait
Clarke, que l'espace infini n'est pas véritablement
divisible; tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il
n'est pas divisé ; c'est que ses parties^ ne sont
point séparables et ne sauraient être éloignées
les unes des autres par discerption. Mais, sépa-
rables ou non, l'espace a des parties que l'on
GLA.R
— 278 —
CLAH
{.eut assigner, soit par le moyen des corps qui
s'y trouvent, soit par les lignes ou les surfaces
qu'on y peut mener. Prétendre que l'espace in-
fini est sans parties, c'est prétendre que les
espaces finis ne le composent point, et que l'es-
pace infini pourrait subsister, quand tous les
espaces finis seraient réduits à rien. Voilà donc
une étrange imagination que de dire que l'es-
pace est une propriété de Dieu, c'est-à-dire
qu'il entre dans l'essence de Dieu. L'espace a
des parties, donc il y aurait des parties dans
l'essence de Dieu : Spectalum admissi...! De
plus, les espaces sont tantôt vides, tantôt rem-
plis ; donc il y aura dans l'essence de Dieu des
parties tantôt vides, tantôt remplies, et; par
conséquent, sujettes à un changement perpétuel.
Les corps remplissant l'espace, rempliraient une
partie de l'essence de Dieu, et y seraient com-
mensurés ; et dans la supposition du vide, une
partie de l'essence ressemblera fort au dieu stoï-
cien, qui était l'univers tout entier, considéré
comme un animal divin. Et encore, l'immensité
de Dieu fait que Dieu est dans tous les espaces.
Mais si Dieu est dans l'espace, comment peut-on
dire que l'espace est en Dieu ou qu'il est sa pro-
priété? on a bien ouï dire que la propriété soit
dans le sujet; mais on n'a jamais ouï dire que
le sujet soit dans sa propriété. Les mêmes choses
peuvent être alléguées, et à plus forte raison,
contre la durée, propriété de Dieu : car non-seu-
lement la durée est multiple, mais elle est de
plus successive et, par conséquent, incompatible
avec l'immutabilité divine : tout ce qui existe
du temps et de la duration, étant successif,
péiit continuellement; du temps n'existent ja-
mais que des instants; et l'instant n'est pas même
une partie du temps.
En second lieu, l'espace et la durée ne sont
point des êtres réels, hors de Dieu; car, si l'es-
pace est une réalite absolue, bien loin d'être
une propriété ou accidentalité opposée à la sub-
stance, il sera plus subsistant que les substances.
Dieu r.e le saurait détruire, ni même changer
en rien. 11 est non-seulement immense dans le
tout, mais encore immuable et éternel en chaque
partie. 11 y aura donc une infinité de choses
éternelles, hors de Dieu. Et puis, cette doctrine
fait de l'espace la place de Dieu; en sorte que
voilà une chose coéternelle à Dieu et indépen-
dante de lui, et même de laquelle il dépendrait,
s'il a besoin de place. Il aura de même besoin
du temps, s'il est dans le temps. D'ailleurs, on
dit que l'espace est une propriété; il vient d'être
prouvé qu'il ne pouvait être la propriété de
Dieu; de quelle substance sera-t-il donc l'at-
tribut, quand il y aura un vide borné entre deux
corps? Vide, il sera un attribut sans sujet, une
étendue d'aucun étendu.
L'espace n'est donc ni une propriété de Dieu,
ni un être réel hors de Dieu; il ne peut pas être
davantage une propriété des corps, puisque le
même espace étant successivement occupé par
plusieurs corps différents, ce serait une affection
qui passerait de sujet en sujet, en sorte que les
sujets quitteraient leurs accidents comme un
habit, afin que d'autres s'en puissent revêtir.
Clarke s'est débattu courageusement, et sans
jamais céder, contre cette argumentation pres-
sante. Il soutient l'indivisibilité absolue de l'es-
pace, par laquelle sa nature reste compatible
avec l'unité de Dieu. Fini ou infini, l'espace est
indivisible, même par la pensée: car on ne peut
s'imaginer que ses parties se séparent l'une de
l'autre, sans s'imaginer qu'elles sortent, pour
ainsi dire, hors d'elles-mêmes. C'est d'ailleurs
une contradiction dans les termes, que de sup-
poser qu'il soit divisé; car il faudrait qu'il y eut
un espace entre les parties que l'on supposerait
divisées, ce qui est supposer que l'espace est
divisé et non divisé en même temps. L'espace n'a
pas de parties, dans le vrai sens du mot : par-
ties, c'est choses séparables, composées, désunies,
indépendantes les unes des autres, et capables
de mouvement; les prétendues parties de l'es-
pace, improprement ainsi dites, sont essentiel-
lement immobiles et inséparables les unes des
autres. On convient aisément que l'espace n'est
pas une substance, un être éternel et infini, mais
une propriété, ou une suite de l'existence d'un
être infini et éternel. L'espace infini est l'im-
mensité; mais l'immensité n'est pas Dieu, donc
l'espace infini n'est pas Dieu. L'espace destitué
de corps est une propriété d'une substance im-
matérielle. L'espace n'est pas renfermé entre les
corps; mais les corps, étant dans l'espace im-
mense, sont eux-mêmes bornés par leurs propres
dimensions. Vide, il n'est pas un attribut sans
sujet ; car alors, on ne dit pas qu'il n'y ait rien
dans l'espace, mais qu'il n'y a pas de corps. 11
reste l'attribut de l'être nécessaire, nécessaire
lui-même, comme son sujet. L'espace est im-
mense, immuable et éternel; et l'on doit en dire
autant de la durée; mais il ne s'ensuit pas de là
qu'il y ait rien d'éternel hors de Dieu. Car l'es-
pace et la durée ne sont pas hors de Dieu; ce
sont des suites immédiates et nécessaires de son
existence. Dieu n'existe donc point dans l'es-
pace, ni dans le temps; mais son existence est
la cause de l'espace et du temps. Enfin, l'espace
n'est pas une affection d'un ou de plusieurs corps,
ou d'aucun être borné, et il ne passe point d'un
sujet à un autre; mais il est toujours, et sans
variation, l'immensité d'un être immense, qui
ne cesse jamais d'être le même.
On voit que Clarke reproduit sa théorie sous
diverses formes, plutôt qu'il ne lève les difficul-
tés.
Il a été plus heureux dans son plaidoyer pour
l'immortalité de l'âme et pour la liberté humaine :
là, il se rencontre souvent avec Leibniz dans la
réfutation de l'objection qui se tire de la pre-
science divine, et il réfute beaucoup mieux que
ce dernier la prétendue influence des motifs,
montrant clairement, non-seulement la vérité du
libre arbitre, mais encore sa nécessité, et ce que
l'être humain y gagne en dignité. Sa morale est
une apologie du désintéressement posé comme
un fait et prescrit comme un devoir; Clarke en
pousse avec raison la défense jusqu'à dire que la
loi morale serait également sacrée, également
inviolable, alors même qu'il n'y aurait, pour les
mauvaises et les bonnes actions, ni peines ni ré-
compenses, ou présentes ou futures. C'est un
honneur à lui d'avoir, comme Platon dans YEu-
typhron, et aussi comme Cudworth, marqué la
justice de ce caractère d'immutabilité absolue,
par lequel elle est indépendante même du décret
de Dieu, auquel elle est copréexistante. puisqu'elle
le règle, étant la nature même et l'essence de
Dieu, non pas une décision purement arbitraire
de sa volonté, et de lui à nous ; une loi qu'il nous
propose de suivre comme il la suit lui-même, non
pas un ordre sans raison émané de sa toute-puis-
sance. Mais, après cela, Clarke se fourvoie quand
à cette simple exposition des caractères de la
justice, et à cette belle défense de la sainteté du
devoir, il veut joindre une définition du bien :
tentative déjà faite, souvent renouvelée depuis,
et, si nous ne nous trompons, toujours impuis-
sante. Selon Clarke, la notion du bien moral se
résout dans l'idée des rapports réels et immuables
qui existent entre les choses, en vertu de leur
nature : conforme à ces rapports, la conduite
humaine est bonne; mauvaise, si elle y est con-
GLAS
— 279 —
GLAS
traire. On a déjà bien fait voir que cette défini-
tion est trop étendue : en effet, il y a des rap-
ports très-reels et très-permanents des choses,
auxquels il est indifférent de conformer ou non
sa conduite ; il y en a auxquels il serait coupable
de l'accommoder. Il faut donc faire un choix de
ces relations, et lesquelles choisir? apparemment
les relations morales. C'est-à-dire que les rela-
tions morales sont et resteront toujours des rela-
tions d'un ordre spécial, sui generis, irréductibles
à toute autre. On les désigne par leurs caractères ;
on les compte; la conscience les reconnaît entre
toutes à l'obligation qu'elles entraînent; maison
ne peut les définir. Donc la définition de Clarke,
prise en son entier, est trop vaste et devient
fausse dans l'application: réduite à ses justes li-
mites, elle n'est plus qu'un cercle, une frivole
tautologie; elle revient, en effet, à ceci : le bien
moral est la conformité de notre conduite avec
les relations morales, qui sont immuables ; c'est
bien là définir idem per idem.
Les deux principaux écrits philosophiques de
S. Clarke sont la Démonstration de Vexistence
et des attributs de Dieu, pour servir de réponse
à Hobbcsy à Spinoza et à leurs sectateurs ; et le
Discoicrs sur les devoirs immuables de la religion
naturelle. Il faut y joindre un choix de ses lettres,
et surtout une lettre très-longue sur l'immorta-
lité de i'âme. Les deux premiers écrits ont été
fort bien traduits en français par Ricottier, 2 vol.
in-18, Ainst., 1744. Il en existe une édition pré-
cédée d'une introduction par M. A. Jacques, Paris,
1843, in-12, sous ce titre : Œuvres philosophiques
de S. Clarke. Voy. un mémoire de M. Damiron
sur Clarke dans le tome XIV du compte rendu
des séances de l'Académie des sciences morales
et politiques. Am. J.
CLASSIFICATION. Division par genres et par
espèces.
Parmi les divisions que l'esprit peut établir
dans les objets de ses pensées, il n'en est pas de
plus importantes que celles qui ont reçu le nom
de classification, et qui consistent à disposer les
choses par genres et par espèces.
Telle est l'inépuisable fécondité de la nature,
que l'homme aurait promptement succombé à la
tâche d'en étudier les innombrables productions,
s'il n'avait su les coordonner. Mais, doué comme
il l'est de la faculté de comparer et d'abstraire,
il ne tarde point à s'apercevoir que, partout, à
côté des différences, il y a entre les êtres de pro-
fondes analogies, dont l'induction le porte à ad-
mettre la généralité et la constance. Il se trouve
ainsi amené à embrasser, sous une appellation
commune, les choses entre lesquelles il découvre
des rapports : les individus semblables sont réu-
nis pour former une espèce ; les espèces, un
genre ; les genres, une famille ou un ordre ; les
familles, une classe. Ce travail achevé, voici quels
résultats il produit : 1° parmi l'infinie variété des
objets, l'esprit peut distinguer, sans confusion
et sans peine, ceux qu'il a intérêt de connaître;
2" dès qu'il sait le rang qu'une chose occupe, il
en sait les caractères généraux indiqués par le
seul nom de l'espèce à laquelle cette classe ap-
partient ; 3° la transmission des vérités scientifi-
ques se trouve ramenée à ses règles fondamen-
tales, qu'il est aussi aisé de comprendre que
d'exposer. La clarté pénètre donc avec l'ordre
dans nos connaissances : le jugement et la mé-
moire sont merveilleusement soulagés, et la
science est mise à la portée d'un plus grand
nombre d'esprits.
Mais ces avantages ne sont pas les seuls que
présentent les classifications. S'il est vrai, comme
on n'en saurait douter, que ce monde est l'œuvre
d'une cause intelligente, il a été créé avec poids,
nombre et mesure ; il y règne un ordre caché qui
en lie toutes les parties, et la variété des détails
n'y détruit pas l'uniformité du plan. Or ce plan
ne peut consister que dans les lois qui gouvernent
les phénomènes, ou dans les relations générales
qui unissent les êtres particuliers. Au-dessus des
classes qui dépendent des conceptions de l'hom-
me et qui changent avec elles, la nature renferme
donc un système permanent de genres et d'es-
pèces, où chaque être a sa place invariablement
fixée. Lorsque le savant détermine un de ces
genres établis par la sagesse divine, il aperçoit
une face de l'ordre universel. Peut-être sa dé-
couverte résume-t-elle utilement pour la mémoire
un certain nombre d'idées éparses; mais ce
n'en est que le côté le moins important. Elle
vaut bien plus qu'une simple méthode propre
à aider le travail de l'esprit ; car elle nous as-
socie aux vues de la Providence, et, si elle com-
prenait tous les genres et toutes les espèces,
le plan de la création se déroulerait à nos re-
gards.
Les classifications peuvent donc être envisagées
sous deux points de vue : soit comme un procédé
commode, mais arbitraire et artificiel, qui nous
permet de coordonner, d'éclaircir et de commu-
niquer aux autres nos connaissances; soit comme
l'expression des rapports essentiels et invariables
des choses. La condition générale qu'elles doi-
vent remplir, dans les deux cas, est de tout com-
prendre et de ne rien supposer. Serait-ce classer
avec méthode les phénomènes psychologiques
que de les partager en faits sensibles et en faits
volontaires, et d'omettre les faits intellectuels,
ou bien, à l'intelligence, à la volonté et à la sen-
sibilité, de joindre telle ou telle de ces puissan-
ces supérieures et mystérieuses, que les écrivains
mystiques attribuent si facilement à l'âme hu-
maine? Le premier précepte de la méthode ex-
périmentale est de se montrer fidèle aux indica-
tions de la nature, c'est-à-dire de repousser les
hypothèses que son témoignage ne confirme pas,
et d'accueillir toutes les vérités qu'elle découvre :
hors de là, il ne reste à l'esprit d'autre alternative
que l'erreur ou l'ignorance.
Mais les classifications naturelles sont soumises
à d'autres règles plus sévères, que les classifica-
tions artificielles ne comportent pas. Chaque
point de vue ou propriété des objets peut servir
à les classer, cjuand on ne cherche que les avan-
tages de l'ordre. Je puis, par exemple, classer les
végétaux d'après la grosseur de la tige, la di-
mension des feuilles, la couleur et la forme de
la corolle, le nombre des étamines, leur insertion
autour du pistil, etc. ; les pierres, d'après leur
composition chimique, leur contexlure molécu-
laire, leur densité ; les animaux, d'après la con-
formation des organes de nutrition, de reproduc-
tion, de locomotion, de sentiment, etc. ; et ce
qui prouve qu'en effet tous ces caractères offrent
les éléments d'une division commode, c'est qu'ils
ont tour à tour été employés dans plusieurs sys-
tèmes de botanique, de minéralogie et de zoolo-
gie. Mais les classifications dites naturelles ne
nous laissent pas le choix entre plusieurs points
de vue ; il n'y en a alors qu'un seul qui soit lé-
gitime, parce qu'il n'y en a qu'un seul qui soit
vrai, et, pour le découvrir, il faut préalablement
évaluer, avec le concours de l'expérience et du
raisonnement, l'importance relative des diverses
parties des objets. Tel est le principe de la subor-
dination des caractères, que M. de Jussieu a le
premier dégagé, et qui, généralisé par M. Cuvier,
a renouvelé la face des sciences naturelles. Ce
principe s'étend à toutes les branches des con-
naissances humaines où il se trouve des êtres à
décrire et à classer, et il y sépare les méthodes
CLAU
— 280
GLEA
véritables de celles qui n'ont que la valeur d'un
procédé mnémonique.
La nature offre d'abondants matériaux à la clas-
sification ; mais l'homme peut aussi chercher à
coordonner les produits de son activité propre,
les sciences et les arts. Le plus ancien essai en
ce genre est dû à Aristote, qui partageait les
sciences philosophiques en sciences spéculatives,
pratiques et poétiques, et chacune de ces bran-
ches en groupes secondaires, d'après les trois
modes possibles du développement intellectuel,
penser, agir, produire. Un système de classifica-
tion plus connu est celui que le chancelier Bacon
a développé dans son ouvrage de la Dignité et de
l Accroissement des sciences, et qui repose sur la
distinction des facultés de l'esprit, à savoir la
mémoire, d'où l'histoire ; la raison, d'où la phi-
1 iphie ; l'imagination, d'où la poésie et les arts.
D'Alembert l'a reproduit, avec de légers change-
ments, dans le Discours .préliminaire de l'Ency-
clopédie. D'autres classifications, dont quelques-
unes remontent au moyen âge, sont fondées
sur la division préalable des objets de la pensée,
et peut-être ce point de vue est-il le meilleur;
car, tous les pouvoirs de l'esprit concourant dans
chaque espèce de sciences et d'arts, on ne peut
p irtagerles connaissances d'après les facultés du
sujet qui connaît, à moins d'un abus de l'abstrac-
tion qui engendre beaucoup d'erreurs. Le dernier
travail sérieux qui ait été entrepris pour classer
les produits de l'esprit humain, est l'ouvrage pu-
blie par M. Ampère, sous le titre d'Essai sur la
philosophie des sciences, ou Exposition analy-
tique d'une classification naturelle de toutes les
connaissances humaines. La première partie a
paru en 1834, et la seconde en 1838, après la
mort de l'auteur. Voy. Bacon, Novum organum,
liv. I, ch. ii ; Leibniz, Nouveaux Essais sur
V entendement humain, liv. III, ch. m, § 6.
C. J.
CLAUBERG est né à Solingen, dans le duché
de Berg, en 1622. Après avoir voyagé en France
et en Angleterre, il vint à Leyde, où Jean Ray
l'initia à la philosophie de Descartes. Clauberg
est un des premiers qui aient enseigné en Alle-
magne la philosophie nouvelle. Il travailla à la
propager par son enseignement dans la chaire de
philosophie de Duisbourg et par ses ouvrages. Il
mourut en 1665.
Clauberg, dans ses divers ouvrages, a exposé
toutes les parties de la philosophie cartésienne
avec une clarté et une méthode qu'admirait Leib-
niz. Il a écrit une paraphrase des Méditations
de Descartes, dans laquelle le texte est commenté
avec une fidélité et une exactitude qui rappellent
les anciennes gloses des philosophes scolastiques
sur ÏOrganon d'Aristote. Mais Clauberg ne se
borne pas toujours au rôle de commentateur
exact de la pensée du maître, et, dans quelques-
uns de ses ouvrages, il a développé des consé-
quences contenues en germe dans les principes
de I i Métaphysique de Descartes. De conjunctione
animai et corporis humani scriplum, et Exer-
citationes centum de cognitione Dei et nostri,
tels sont les titres des deux ouvrages dans lesquels
Clauberg a donné un développement original aux
principes de Descartes. Voici de quelle manière,
dans le premier ouvrage, Clauberg résout la ques-
'le l'union de Pàmc et du corps. Comment
I àme, qui ne se meut pas, pourrait-elle mouvoir
le corps? comment le corps, qui ne pense pas,
p lurrait-il faire penser l'âinc? L'âme n'est et ne
peut être que la cause morale des mouvements
du corps, c'est-à-dire l'occasion à propos de la-
quelle Dieu meut le corps ; de son côte, le corps
ne saurait a^'ir directement sur l'âme, et ses
mouvements ne sont que les causes procalhur-
liques des idées qui s'éveillent dans l'âme, parce
qu'elles y sont contenues. Il est facile de voir le
rapport de ces idées de Clauberg avec la théorie
des causes occasionnelles de Malebranche. Au
fond, les deux théories sont parfaitement sembla-
bles, et Clauberg a sur ce point devancé Male-
branche.
Sur la question des rapports de Dieu avec les
créatures, Clauberg est encore plus original que
sur la question de l'union de l'âme et du corps.
Il pousse à l'extrême cette opinion de Descartes,
que conserver et créer sont une seule et même
chose. Comme nous-mêmes et tous les autres
êtres nous n'existons qu'à la condition d'être
continuellement créés, il en résulte, selon Clau-
berg, que nous et toutes les choses qui sont dans
le monde nous ne sommes que des actes, des
opérations de Dieu; nous ne sommes à l'égard
de Dieu que ce que sont nos pensées à l'égard de
notre esprit; nous sommes moins encore, car
souvent il arrive que notre esprit est impuissant
à chasser certaines pensées importunes qui se
présentent sans cesse à lui malgré lui, tandis
que Dieu est tellement le maître de ses créatu-
res, qu'aucune ne peut résister à sa volonté.
Toutes sont à son égard dans une si étroite dé-
pendance, qu'il suffit qu'un seul instant il dé-
tourne d'elles sa pensée, pour qu'aussitôt elles
rentrent dans le néant. Je cite ce passage signi-
ficatif d'un disciple immédiat de Descartes, qui,
tout en voulant suivre pas à pas la doctrine du
maître, est entraîné par la logique en des con-
séquences qui bientôt vont engendrer le pan-
théisme de Spinoza, la vision en Dieu et les
causes occasionnelles de Malebranche. « Tantum
igitur abest ut magnifiée sentiendi occasionem
ullam habeamus, ut potius maximam habeamus
e contrario judicandi nos erga Deum idem esse
quod cogitationes nostrae sunt erga mentem nos-
tram, et adhuc aliquid minus, quoniam dantur
nonnulla quse, nobis etiam invitis, menti se of-
ferunt. Qua? causa fuit Themistocli ut artem po-
tius oblivionis quam memoriae sibi optaret. Sed
Deus suarum creaturarum adeo dominus est, ut
voluntati suae resistere minime valeant et ab eo
tam stricte dépendent ut, si semel ab eis cogita-
tionem suam averteret, statim in nihilum redi-
gerentur. » (Exercit. de cognit. Dei et nostri,
ex. 28.) Pour arriver au panthéisme, il n'a man-
qué à Clauberg qu'un peu plus de force de logi-
que ; il y touche sans s'en douter, sans s'aperce-
voir même qu'il ne s'est écarté en rien des
principes de son maître. A la même époque, on
retrouve plus ou moins la même tendance dans
Geulincx, en Hollande, dans Sylvain Régis, en
France : tant était glissante la pente logique qui
entraînait les principes de Descartes aux systè-
mes de Malebranche et de Spinoza !
Outre les deux ouvrages que nous avons cités
un peu plus haut, Clauberg a publié encore les
écrits suivants : Logica vêtus et nova, in-8, Duis-
bourg, 1656; — Ontosophia, de cognitione Dei
et nostri (dans le même volume) ; — Initiatio
philosophi , seu Dubitatio carlesiana, in-12,
Muhlberg, 1687. — Les Œuvres complètes,
Opéra philosophica, ont été publiées à Amster-
dam en 1691, 2 vol. in-4. — Voy. sur Clauberg:
Essai sur l'histoire de la philosophie au \\W siè-
cle, par P. Damiron, Paris, 1846, 2 vol. in-8;
Histoire de la philosophie cartésienne, par
F. Bouillicr, Paris, 1854 et 1868, 2 vol. in-8.
F. B.
CLÉANTHE, fils de Phanias, naquit à Assos,
dans l'Asie Mineure, vers l'an 300 avant Jésus-
Christ. Il se destina d'abord à la profession d'a-
tlilète, et s'exerça au pugilat. Puis, réduit, par
une de ces révolutions si fréquentes alors dans
CLEA
— 281 —
GLEM
J'Asic Mineure, à la plus extrême indigence, il
prit le chemin d'Athènes, où il arriva n'ayant
pour toute ressource qu'une somme de quatre
drachmes. Il fut obligé de pourvoir à sa subsis-
tance en portant des fardeaux, en puisant de
l'eau pour les jardiniers, et en consacrant à
d'autres occupations non moins pénibles presque
toutes ses nuits. Le jour était réservé à l'étude
de la philosophie. Il s'était attaché d'abord au
.successeur de Diogène, à Cratès le Cynique ;
mais bientôt, dégoûté, comme tant d'autres, des
exagérations de cette école, il se tourna vers le
stoïcisme, que Zenon venait de fonder.
Son dénûment était tel, que, dans l'impossibi-
lité où il se trouvait de se procurer les objets
nécessaires pour écrire, il gravait sur des frag-
ments de tuile et sur des os de bœuf ce qu'il
voulait retenir des leçons auxquelles il assistait.
Après la mort de Zenon, Cléanthe fut placé,
comme le plus digne de ses é.èves, à la tête de
l'école ■ mais il n'en continua ras moins, afin de
n'être a charge à personne, de se livrer à ses
simples travaux. « Quel homme, s'écrie Plutar-
que, qui, la nuit, tourne .a meule et, de jour,
écrit de sublimes traités sur les astres et sur les
dieux ! » Il mourut vers l'an 220 ou 225 avant
Jésus-Christ, après avoir compté au nombre de
ses disciples un roi de Macédoine, Antigone Go-
natas, et Chrysippe, la colonne du Portique, qui
devint son successeur. Le sénat romain, pour ho-
norer sa mémoire, lui éleva une statue dans
Assos.
Cléanthe était stoïcien de fait comme de nom.
Les railleries les plus mordantes, les injures les
plus grossières ne le touchaient point. Quoique
doué d'un beau génie, on affirme qu'il avait la
conception lente et embarrassée au point de
s'attirer quelquefois le nom injurieux d'âne.
« Un âne, soit, répondait-il ; mais le seul, après
tout, qui puisse porter le bagage de Zenon. »
Cléanthe avait beaucoup écrit. La liste de ses
ouvrages, que nous a transmise Diogène de
Laërce, comprend quarante-neuf titres, dont
voici les principaux : Sur le temps; — Sur la phy-
siologie de Zenon ; — Exposition de laph ilosophie
d'Heraclite ; — Sur lepoëte; — Sur le discours;
— Sur le plaisir ; — Que la vertu est la même
pour la femme et pour l'homme; — l'Art d'ai-
mer ; — l'Art de vivre; — Sur le devoir; — le
Politique ; — Sur la royauté. De tous ces trai-
tés, il ne nous reste que de courts et rares
fragments conservés par Cicéron, Sénèque, saint
Clément d'Alexandrie, Stobée et quelques autres
écrivains de l'antiquité.
Cléanthe s'était aussi exercé à la poésie ; ce
sont surtout ses vers que le temps a respectés, et
Stobée a sauvé de l'oubli un fragment considé-
rable de son Hymne à Jupiter.
Ce que nous savons de sa philosophie peut se
ramener à ces trois chefs : astronomie, théolo-
gie et morale.
Dans son système astronomique, le soleil est
un feu intelligent qui se nourrit des exhalaisons
de la mer (Stobée, Sur la nature du soleil).
Voilà pourquoi au solstice d'été ainsi qu'au sol-
stice d'hiver, l'astre revient sur ses pas, ne vou-
lant pas trop s'éloigner du lieu d'où lui vient sa
nourriture (Cicéron, deNatura Deorum, lib. III,
c. xiv). C'est dans le soleil que réside la puis-
sance qui gouverne le monde (Stobée, Sur le le-
ver et le coucher des astres). La terre est immo-
bile; Aristarque. qui la faisait tourner autour
du soleil et sur elle-même, fut juridiquement ac-
cusé d'impiété par Cléanthe, pour avoir violé le
respect dû à Vesta et troublé son repos.
Sa théologie, que saint Clément d'Alexandrie
appelle la vraie théologie, reconnaît un Dieu su-
prême, tout-puissant, éternel, qui gouverne la
nature suivant une loi immuable. Tout ce qui
vit , tout ce qui rampe sur cette terre pour y
mourir, vient de lui. C'est à lui qu'il faut rap-
porter le bien qui se fait dans le monde ; l'homme
seul, l'homme pervers y jette des germes de dés-
ordre que l'intelligence infinie sait encore tour-
ner au profit de l'ordre universel. Il est le Dieu
que le sage adore et en l'honneur duquel il
chante l'hymne sans fin (Hymne à Jupiter).
Quant à la substance dans laquelle résident ces
attributs divins, elle est pour Cléanthe tantôt le
monde lui-même, tantôt l'âme qui meut ce
grand corps ; tantôt l'éther, ce fluide enflammé
dans lequel nagent tous les êtres, tantôt enfin
la raison (Cicéron, de Natura Deorum, lib. I,
c. xiv). L'idée, d'ailleurs, que nous nous formons
de la Divinité découle pour nous de ces quatre
sources.
Le point fondamental de la morale de Cléanthe,
c'est la théorie du souverain bien. Le souverain
bien, selon lui, c'est la justice, l'ordre, le de-
voir (saint Clément d'Alexandrie, Exhortation
aux Gentils). A la formule de Zenon, « Vivre se-
lon la vertu, » Cléanthe substituait celle-ci :
« Vivre conformément à la nature, c'est-à-dire à
la raison faisant son choix dans nos tendances
naturelles. » (Id., Stromates, liv. II). Si le plai-
sir était notre bût, l'homme n'aurait reçu l'in-
telligence que pour mieux faire le mal (Stobée,
Sur l'intempérance, dise. 38). La foule est un
mauvais juge de ce qui est beau, de ce qui est
juste; ce n'est que chez quelques hommes privi-
légiés que le sens moral se rencontre dans toute
sa pureté (saint Clément d'Alexandrie, Stroma-
tes, liv. V). Les hommes sans éducation ne se
distinguent des animaux que par leur figure
seule (Stobée, Sur la discipline de la philoso-
phie, dise. 210). Toute la vertu stoïque est con-
densée dans ces vers de Cléanthe, dont Sénèque
[Epist. cvn) nous a donné la traduction que
nous traduisons à notre tour. « Conduis-moi ,
père et maître de l'univers, au gré de tes désirs :
me voici; je suis prêt à te suivre. Te résister,
c'est te suivre encore, mais avec la douleur que
cause la contrainte ; les destinées entraînent au
terme fatal ceux qui n'y marchent pas d'eux-
mêmes ; seulement on subit, lâche et faible, le
sort au-devant duquel, fort et digne, on pouvait
se porter. »
Cléanthe croyait à l'immortalité; mais les
âmes, selon lui, conservaient, dans une autre
vie, la force ou la faiblesse qu'elles avaient dé-
ployée dans celle-ci (Ritter, Histoire de la phi-
losophie, trad. de Tissot, t. III, p. 509).
Voy. Diogène Laërce, liv. VII, les différents
écrivains cités dans le cours de cet article, et
les historiens de la philosophie. X.
CLÉMANGIS (Nicolas-Nicolaï), né à Clamange,
près Châlons-sur-Marne, et connu sous le nom
de Nicolas de Clémangis, eut pour maîtres
Pierre d'Ailly et Gerson au collège de Navarre,
où il entra à l'âge de douze ans. D'un esprit plus
délicat que la foule des scolastiques, dont toute
la littérature se bornait à la connaissance de la
langue à moitié barbare de l'école, il avait un
Benoît XIII, dont il était secrétaire, il fut persé-
cuté et se retira dans l'abbaye des Chartreux du
Valprofond, d'où il chercha une retraite plus so-
litaire encore dans un lieu appelé Fons in Bosco.
C'est là qu'il composa son traité de Studio theo-
logico, et, peu de temps après, le livre de Cor-
rupto Ecclesiœ statu. Nonobstant ce dernier ou-
vrage, peut-être même à cause de lui, il n'assista
GLEM
— 282 —
GLEM
pas au concile de Constance. On pense qu'il
mourut vers 1440. Il avait été successivement
trésorier de Langres et chantre à Bayeux. Fi-
dèle à l'idée d'une réforme dont il avait démon-
tré la nécessité, il ne consentit jamais à possé-
der plusieurs bénéfices à la fois, et il refusa une
prébende qu'on voulait lui faire accepter dans
l'église du Mans, ajoutant spirituellement (Epist.
lxxvi) : Ne quo minus mihi restât vice plus via-
tici quœsisse merilo arguas. Ses liaisons avec
Benoît XIII ne l'empêchèrent pas de le quitter,
lorsqu'il ne douta plus que l'ambition ne fût l'u-
nique mobile des actions de ce pontife.
Il n'est pas facile de savoir quelle direction
philosophique suivit Nicolas de Clémangis. Ses
lettres, conservées au nombre de cent trente-sept,
ses nombreux écrits sur les vices des ecclésiasti-
ques, et les abus invétérés dans l'Église, son traité
même de Studio theologico, ne donnent point de
lumières à ce sujet. Ce qui paraît certain, c'est
_e peu de cas qu'il faisait de la scolastique. Aussi
sommes-nous disposés à penser que, s'il a adopté
.es idées de Pierre d'Ailly, son maître dans les
matières alors controversées, ce fut sans attri-
buer à la dialectique une grande importance.
Quelques indices nous portent à croire que, fati-
gué des arguties sans résultat de la philosophie
des écoles, et dégoûté des vices qui réduisaient
le clergé à l'impuissance, il chercha quelques
diversions dans la culture des lettres et dans la
lecture des livres saints. Il reproche, en effet,
aux théologiens la négligence qu'ils mettaient à
étudier l'Écriture sainte, et leur applique cette
parole de saint Paul à Timothée : Languere circa
quœstiones et pugnas verborum (I, c. vi, t 4);
quod est sophistarum, ajoute-t-il, non theologo-
rurn. On n'apprend pas sans intérêt, par le pas-
sage qui suit immédiatement cette citation [Spi-
cileg., t. VII, p. 150), quelle supériorité les
scolastiques de ce temps attribuaient à la raison
sur la parole de la Bible; c'est, sous une forme
moins hardie, la querelle des temps modernes
entre la raison et la foi, et la recommandation
que fait Nicolas de Clémangis de se soumettre à
la parole sainte est presque un rappel à l'auto-
rité. Nous croyons donc que cet écrivain, juste-
ment célèbre par l'élégance et la pureté de son
style, plus lettré d'ailleurs que philosophe,
partagea plutôt la réserve de Gerson que la
confiance avec laquelle d'Ailly se voua à la
dialectique qui fit sa puissance et sa gloire.
Ses œuvres ont été publiées à Leyde, 1613, in-4.
H. B.
CLÉMENT (Titus Flavius), plus connu sous le
nom de saint Clément d'Alexandrie, naquit dans
cette ville, suivant les uns, à Athènes, selon d'au-
tres, vers le milieu du second siècle de notre
ère. Il avait été élevé dans la religion païenne;
mais les leçons de saint Pantène qu'il entendit en
Egypte, après avoir fréquenté diverses écoles, le
décidèrent à embrasser le christianisme. Vers
190, il succéda à son maître dans la foi comme
catéchiste de l'école d'Alexandrie, fonctions qu'il
remplit avec autant de zèle que d'éclat jusqu'en
202, où il paraît qu'une persécution ordonnée par
l'empereur Sept i me Sévère l'obligea de se réfu-
gier en Syrie. On ignore la date précise de sa
mort, qui, dans toute hypothèse, ne doit pas être
reculée au delà de 220.
Ce qui distingue Clément d'Alexandrie entre
tous les Pères de l'Église, ce qui marque sa place
dans l'histoire des sciences profanes, c'est une
connaissance étendue et surtout une admiration
sincère et éclairée de la philosophie ancienne.
Loin de partager le sentiment de Tertullien et
d'AthénagOre, qui ne voyaient dans les brillants
systèmes des écoles grecques qu'une inspiration
du démon, il repousse une pareille opinion comme
sacrilège. La philosophie est à ses yeux une <
vre divine, un bienfait de laProvidencc, dont la
sagesse luit pour tous les peuples, tous les li-
mes et tous les temps. Les philosophes furent les
prophètes du paganisme, et leurs enseignements
ont préparé les voies du Christ chez les Gentils,
comme l'ancienne loi chez les Hébreux.
Clément d'Alexandrie cependant ne se prononce
pour aucune école à l'exclusion des autres. La
philosophie, selon lui, n'est ni le stoïcisme, ni le
platonisme, ni la doctrine d'Épicure, ni celle
d'Arislote (Stromalcs, liv. I, ch. cxxiv), mais un
choix de ce qu'il y a de meilleur dans ces divers
systèmes. Il compare la vérité à une harmonie
qui se compose de tons différents, et il en re-
cueille de côté et d'autre les éléments épars, per-
suadé que tous les philosophes l'ont connue et
que pas un ne l'a possédée entièrement. Il est,
pour tout dire, partisan de l'éclectisme en philo-
sophie, et le mot, comme la chose, se trouve dans
ses ouvrages.
A part cette méthode générale, et en dehors
du dogme chrétien, on ne saurait affirmer que
saint Clément ait eu, comme philosophe, un
corps arrêté de doctrines positives. Soit indéci-
sion dans la pensée, soit embarras de l'exprimer,
soit obscurité volontaire, son exposition manque
de netteté et présente d'apparentes contradictions
dont il est quelquefois difficile de découvrir le
secret. Ce qui paraît indubitable, c'est qu'au-
dessus du raisonnement, au-dessus même de la
foi. envisagée comme un effort de l'âme vers la
pieté, saint Clément reconnaissait sous le nom de
gnose un mode supérieur de connaissance, dont
la perfection rend superflu tout autre genre d'in-
struction et réagit sur l'âme entière pour la pu-
rifier. Le véritable gnostique, tels que furent les
apôtres, sait toutes choses d'une science certaine,
même celles dont nous ne pouvons rendre raison,
parce qu'il reste le disciple du Verbe, à qui rien
n'est incompréhensible. Il est étranger aux pas-
sions qui tourmentent les hommes, la tristesse,
l'envie, la colère, l'émulation, l'amour. La dou-
ceur de la contemplation, dont il se repaît à tout
instant sans en être rassasié, le rend insensible
aux plaisirs du monde. Il supporte la vie^ par
obéissance à la loi divine ; mais il a dégagé son
âme des désirs terrestres.
Saint Clément paraît n'avoir pas admis que
l'existence divine pût se démontrer; car, dit-il,
chaque chose doit se démontrer par ses principes,
et Dieu n'a pas de principes. Il considérait même
comme purement négative la connaissance que
nous avons de l'Être divin. Selon lui, Dieu n'est
ni le bon, ni l'un, ni esprit, ni essence, ni Dieu,
ni Père à proprement parler : nous n'employons
ces magnifiques appellations que pour fournir à
l'intelligence un point où elle puisse s'appuyer.
Dieu est élevé au-dessus de toutes choses et de
tout nom; il est l'infini que nulle pensée ne peut
embrasser. Toutefois, saint Clément n'hésite pas
à regarder la bonté comme l'attribut primitif et
essentiel de Dieu, qu'elle porte à répandre le
bien autour de lui, comme le feu échauffe,
comme le soleil éclaire, mais sous la réserve
d'une liberté suprême. Tel a été le motif de la
création du monde; car, malgré le témoignage
contraire de Photius et les expressions vagues
dont se sert Clément, il paraît bien avoir admis
ce dogme important. Il maintient, du reste, un
rapport si étroit entre l'univers et son auteur,
que les choses, dit-il [Pcedag., lib. III, c. cxv),
sont les membres de Dieu; que Dieu est tout et
que tout est Dieu, paroles remarquables qui mon-
trent avec quelle force les Pères de l'Église ont
quelquefois voulu indiquer la présence et l'action
CLEO
— 283 —
COCC
divines dans le monde, sans qu'on puisse leur
imputer l'aberration du panthéisme.
Saint Clément était naturellement conduit à
chercher comment Dieu, souverainement bon,
avait pu créer un monde imparfait. Il tranche la
question dans le sens des idées chrétiennes et
d'un sage optimisme. Dieu a doué l'homme de
facultés excellentes ; mais, par un abus de sa li-
berté,, l'homme s'est détourné de sa fin, de sa
ressemblance avec son créateur, et c'est ainsi que
le mal s'est introduit dans l'univers, Mais dans
sa chute, l'humanité a été secourue et sauvée par
la grâce. Dieu a pris soin de l'instruire, de la
former de l'attirer doucement à lui par un mé-
lange de sévérité et de douceur, par l'épreuve de
la souffrance, par des révélations progressives.
Le terme de cet enseignement surnaturel est l'in-
carnation du Verbe divin, descendu sur la terre
afin de nous apprendre, par son exemple et sa
parole, comment un homme devient un dieu.
On a émis quelquefois l'opinion que saint Clé-
ment avait emprunté son éclectisme à l'école néo-
platonicienne: et, en effet, sa doctrine offre des
traits frappants de ressemblance avec celle des
disciples et des successeurs d'Ammonius Saccas.
Mais, outre que cette hypothèse ne s'appuie sur
aucun témoignage historique, elle n'est pas né-
cessaire pour expliquer le caractère du système
philosophique de saint Clément, que motivent
assez et l'esprit général de l'époque où il a vécu,
et sa foi religieuse, et sa manière personnelle de
comprendre les choses.
Il nous est parvenu, sous le nom de saint Clé-
ment d'Alexandrie, quatre ouvrages d'une im-
Eortance inégale: 1° les Slromates, recueil, en
uit livres, de pensées chrétiennes et de maximes
philosophiques, disposées sans beaucoup d'ordre
ni de liaison ; 2" le Pédagogue, traité de morale
en trois livres ; 3° une Exhortation aux Gentils;
4° un opuscule sous ce titre : Quel riche sera
sauvé? Clément avait composé beaucoup d'autres
ouvrages dont on ne possède que des fragments.
La première édition de ses œuvres a été donnée
par le savant Yettori, in-f°, Florence, 1550. La
dernière remonte à quelques années, 4 vol. in-12,
Leipzig, 1831-34; mais la plus estimée est celle
qu'a publiée l'évêque Jean Potter, in-f', Oxford,
1715 : le texte y est accompagné de la traduc-
tion latine et des commentaires d'Hervé. Le
Clerc, au tome X de sa Bibliothèque universelle,
a donné une Vie de Clément d'Alexandrie, dont
plusieurs assertions, répétées dans ses Lilterœ cri-
ticœ et ecclesiasticœ, ont été combattues par le
P. Baltus, dans son Apologie des SS. Pères ac-
cusés de platonisme, in-4, Paris, 1711. On peut
consulter aussi D. Cellier, Histoire des auteurs
sacrés et ecclésiastiques, in-4, Paris, 1729 et 1750,
t. II; — Cave, Scriptorum ecclesiasticorum His-
toria litleraria, in-f°, Oxford, 1740, t. I; —
DaehEQ, de T\ù>aei Clementii Alexandrini, Haie,
] 831 ; — Histoire de la philosophie chrétienne, par
M. Ritter, trad. française, in-8, Paris, 1843, t. I,
p. 377-418; — Histoire critique de l'école d'A-
lexandrie, par M. Vacherot, Paris, 1845-51, 3 vol.
in-8; — Histoire de V école d'Alexandrie, par
M. J. Simon, Paris, 1845, 2 vol. in-8. X.
CLÉOBULE, que Plutarque et Suidas placent
au nombre des sept Sages de la Grèce, était né,
selon l'opinion la plus commune, à Lindos, dans
l'île de Rhodes, dont son père, Ëvagoras, était
roi. Quelques autres, au témoignage de Diogène
Laërce, faisaient remonter son origine jusqu'à
Hercule. Il visita l'Egypte, occupa le pouvoir,
après la mort de son père, et mourut à l'âge de
soixante-dix ans, vers la Lve olympiade. Cléobule
avait composé des chants et des questions énig-
matiques, jusqu'au nombre de trois mille vers ;
mais on n'a conservé que quelques-unes de ses
sentences et une lettre adressée à Solon. Il eut
une fille, Eumétis, plus connue sous le nom de
Cléobuline, qui acquit une certaine célébrité en
se livrant au même genre d'études que son père.
Voy. Diogène Laërce, liv. I, ch. lxxxix et suiv.;
la Morale dans l'antiquité, par M. A. Garnier,
Paris, 1862, in-12; — la Morale avant les philo-
sophes, par L. Ménard, Paris; 1860, in^.
CLERSELIER (Claude) mérite une place dans
l'histoire des premiers développements du carté-
sianisme. Il était l'ami intime de Descartes; après
la mort du P. Mersenne, il devint à son tour
le correspondant par lequel Descartes, pendant
les dernières années de sa vie, du fond de la Hol-
lande, communiquait avec le monde savant. Il a
droit à la reconnaissance de tous les amis de la
philosophie, par le zèle et le soin avec lesquels
il recueillit et publia les ouvrages posthumes de
Descartes. C'est Clerselier qui a réuni et publié,
en un recueil de trois volumes, les lettres de
Descartes, qui sont d'un si haut intérêt philoso-
phique. C'est encore Clerselier qui fit impri-
mer le Traité de l'Homme, le Traité de la con-
formation du Fœtus, le Traité de la Lumière
et le Traité du Monde. Il fut aidé dans ces di-
verses publications par Jacques Rohault et
Louis de la Forge. Il contribua beaucoup à
répandre le cartésianisme dans Paris, à cause
de la force et de la sincérité de ses convic-
tions philosophiques, et à cause de l'estime
générale dont il était environné. Un fait rapporté
par Baillet, l'historien de la vie de Descartes,
prouve à quel point son zèle était grand pour la
propagation de la philosophie nouvellle. Avocat
au parlement de Paris, et d'une famille riche et
distinguée, il maria néanmoins sa fille à Jacques
Rohault, qui était pauvre et d'une famille bien
inférieure a la sienne. Il voulut absolument ce
mariage dans un intérêt purement philosophi-
que, et par la considération seule de la philoso-
phie de Descartes, dont il prévoyait que son gen-
dre devait être un jour un puissant appui. Il ne
fut pas trompé dans cette espérance, et Jacques
Rohault, par son zèle, par son talent, fut un
de ceux qui contribuèrent le plus puissam-
ment à répandre les principes philosophiques de
Descartes. Claude Clerselier mourut en 1686.
Voy. Histoire de la philosophie cartésienne, par
M."Bouillier, Paris, 1854, 2 vol. in-8. F. B.
CLINOMAQUE, philosophe grec, né à Thu-
rium, dans la Lucanie, fut un des disciples d'Eu-
clide de Mégare. S'il faut en croire Diogène
Laërce (liv. 1I; ch. cxn), il serait le premier au-
teur qui eût écrit sur les prépositions, les prédi-
caments, et autres sujets du même genre. Sa
vie, ses doctrines et ses ouvrages nous sont d'ail-
leurs entièrement inconnus. X.
CLITOMAQUE, un des chefs de la nouvelle
Académie, était natif de Carthage, et se nommait
Asdrubal dans son pays. Il quitta l'Afrique vers
le milieu du second siècle av. J. C, âgé, selon
les uns, de vingt-huit ans, de quarante selon
d'autres, et vint à Athènes suivre les leçons de
Carnéade, auquel il succéda à l'Académie en 130.
Sans ajouter aux arguments de son maître contre
l'autorité de la raison, il se distingua par une
connaissance profonde des écoles péripatéticienne
et stoïcienne. Diogène Laërce le considère comme
le chef de l'école dialectique et lui attribue quatre
cents volumes, entre lesquels Cicéron cite un
traité en quatre livres sur la Suspension du
jugement (uepi 'Er.oy.rj:). Voy. Diogène Laërce,
liv. IV, ch. lxvii et suiv. X.
COCCÉIUS (Jean), théologien hollandais, né
à Brème en 1603, commença ses études dans
cette ville, les continua à Hambourg, et les acheva
GOÏM
à Franeker. Sa connaissance profonde de la litté-
rature rabbinique le fit nommer professeur d'hé-
breu dans sa patrie; il enseigna ensuite à Fra-
neker ; en 1649, il obtint la chaire de théologie de
Leyde, qu'il a occupée jusqu'à sa mort, arrivée
en 1669. Coccéius a attaché son nom à un système
d'exégèse biblique, d'après lequel tous les événe-
ments qui doivent arriver dans l'Église, jusqu'à
la fin des siècles, se trouveraient annoncés par
les figures de l'Ancien Testament. La science n'a
rien à voir dans une pareille hypothèse, et Coc-
céius doit à une circonstance toute fortuite d'oc-
cuper une place dans l'histoire de la philosophie.
Ses adversaires, entre autres Desmarets et Gil-
bert Voët, afin de décrier sa doctrine auprès du
clergé hollandais, le dénoncèrent comme fauteur
des idées de Descartes, qui, selon eux, n'étaient
Îiropres qu'à éhranler l'autorité. Il en résulta que
es cartésiens et les disciples de Coccéius, réunis
par la nécessité de combattre les mêmes adver-
saires, firent tout d'abord cause commune, et à
la fin ne formèrent plus qu'un seul parti. On
F eut voir dans Brucker (Hist. crit. phil., t. V)
histoire de ce grand débat qui a partagé les
universités de Hollande, et auquel se rattache le
célèbre synode de Dordrecht, ou le cartésianisme
fut condamné. Il existe plusieurs éditions des
œuvres de Coccéius: Amsterdam, 1673-1675, 8 vol.
in-P; Hid., 1701, 10 vol. in-P. — Voy. Nicéron,
Mémoires pour servir à l'Histoire des hommes
illustres, 1727 et ann. suiv., t. VIII. X.
COÏMBRE. Il ne faut pas confondre l'université
de Coïmbre, toute laïque, avec le collège que
fondèrent les Jésuites dans cette ville, et qui
reçut d'eux l'empreinte religieuse qui caractérise
leur enseignement : c'est le collège seul qui est
fameux en philosophie. Il y avait quelques années
que l'université de Coïmbre avait été fondée par
Jean III de Portugal, et déjà sa réputation était
européenne, quand les Jésuites, dont l'ordre venait
de naître, arrivèrent à Lisbonne en 1540. François
Xavier, l'apôtre des Indes, faisait partie de cette
première colonie, qui devait être suivie de bien
d'autres. L'accueil que leur fit le roi fut plein
de bienveillance et même d'enthousiasme. Bien
qu'il fût lui-même le créateur de l'université, il
n'hésita point à lui susciter une rivalité qui devait
être fatale, en permettant aux nouveaux venus
d'établir un collège dans la ville où elle résidait.
Par suite de circonstances particulières, Coïmbre,
sans être la capitale politique du pays, en était de-
puis longtemps la capitale intellectuelle; et au-
jourd'hui même c'est à Coïmbre et non à Lisbonne
que siège la direction supérieure de l'instruction
publique.
En 1542, les Jésuites sont autorisés à ouvrir
leur collège; et c'est le premier du monde entier
que posséda la Société, qui n'en eut jamais ni
de plus illustre ni de plus considérable. Dans
l'édition de Ribadeneira par Sotwel, c'est par
erreur qu'on a donné la date de 1552; elle
doit être rapportée dix ans plus haut. Dans
ce collège, les Jésuites pouvaient enseigner ce
qu'on appelait alors les arts, c'est-à-dire les
belles-lettres, la philosophie et les langues,
parmi lesquelles on comptait surtout les langues
grecque et hébraïque. C'était là précisément tout
ce dont se composait l'enseignement inférieur
de l'université, l'enseignement supérieur com-
prenant le droit, la médecine et la théologie. Ils
Obtinrent tout d'abord de la faiblesse du roi^ les
m. mes droits que ceux qu'il avait conférés à
l'université, et ils se prétendirent complètement
indépendants. L'université, qui les avail dé
daignés à cause <1<: leur petit nombre, (lui bimlnl
s'en inquiéter; en 1545, elle eut la foroe d'exiger
que le collège lui lut ouvert, et elle sounul les
- 284 — COÎM
études à une sévère inspection. Les Jésuites ré-
clamèrent énergiquement. et il s'établit dès lors
une lutte qui, à travers des phases diverses, ne
dura pas moins de quarante ans, et qui se ter-
mina, pour l'ordre entreprenant et habile, par
une victoire complète. En 1547, le roi vint en
personne poser la première pierre d'une fondation
dont il avait lui-même tracé tous les plans, et
qui, malgré la protection royale, fut arrêtée
quelque temps par l'opposition violente du peuple
de Coïmbre; mais en 1550, le collège, triomphant
de tous les obstacles, était construit, et le roi
venait le visiter solennellement.
Trois ans plus tard, les Jésuites obtenaient de
faire chez eux le cours de théologie que jusque-
là ils devaient suivre dans les classes de l'univer-
sité : et dès 1555, ils étaient à peu près vainqueurs,
et ils se faisaient adjuger la moitié de l'univer-
sité, en se chargeant de l'enseignement inférieur
tout entier, qui fut retiré aux professeurs laïques.
Seulement la Société eut le soin, pour se faire
moins d'ennemis, de leur assurer des pensions
viagères sur les fonds de l'État, et elle se fit
accorder à elle-même les plus belles conditions.
Elle consentit à tenir dans son collège toutes les
classes mineures qu'avait possédées l'université,
pourvu qu'on lui constituât des revenus indépen-
dants, et que surtout on l'exemptât de toute
surveillance. Ces conditions lui furent concédées
à perpétuité par une ordonnance du roi que vint
bientôt confirmer une bulle du pape. Il y eut
dès lors à Coïmbre deux collèges de Jésuites
séparés, l'un pour la théologie, et l'autre appelé
collège des Arts. Par un reste de condescendance
pour l'université, les élèves du premier collège
lui demandèrent encore leurs grades en théo-
logie; et les Jésuites ne s'affranchirent tout à
fait de cette contrainte que vingt ans plus tard,
en 1575, bien qu'elle fût toute volontaire de leur
part. Mais dès 1558 ils avaient su, pour les cours
et les examens de philosophie, se faire attribuer
tous les droits académiques. Les juges étaient
tous pris parmi eux, et de plus les examens et
la collation des grades se firent dans leur maison,
tout en demeurant à la charge de l'université,
condamnée à payer ceux qui la dépouillaient.
Ce fut à cette occasion que le fameux Pierre
Fonseca fut chargé de rédiger un manuel de
philosophie, de tout point conforme à la doctrine
d'Aristote, que la Société avait pris sous son
patronage. Vers 1583, et grâce à quelques
circonstances favorables, l'université tenta un
dernier combat; elle voulut revendiquer son
droit d'inspection. Mais après dix années de lutte
nouvelle, l'énergique Fonseca sut faire définiti-
vement consacrer le privilège de la Société; et,
de plus, il fut assez habile pour faire accroître
encore les revenus déjà considérables du collège.
A dater de cette époque jusqu'à l'expulsion,
c'est-à-dire pendant près de deux siècles, les
Jésuites dominèrent à Coïmbre sans partage, et
l'éducation de la jeunesse leur fut complètement
abandonnée. Leur collège avait habituellement
jusqu'à deux mille élèves. Mais la violence dont
ils avaient usé envers l'université ne put être
oubliée. En 1771, le marquis de Pombal qui avait
le premier la gloire d'attaquer la Société et de la
détruire dans son pays, fit renaître de trop justes
griefs, et une commission royale, composée des
plus grands personnages de l'État, dut publier
un récit officiel des manœuvres et des intrigues
par lesquelles les Jésuites étaient parvenus à
détruire l'université nationale. C'est un acte
régulier d'accusation sur ce chef si grave; et ce
i;iiiiiiii, publié dix-neuf ans après l'expulsion des
soi-disanl Jésuites, est encore empreint de toute
la juste colère qui l'avait provoquée (Recueil
COÏM
— 285
GOLE
historique sur l'université de Coimbre, publié
par l'ordre du roi, petit in-f°, en portugais,
Lisbonne, 1771). Un appendice contient, en outre,
la réfutation des doctrines morales et politiques
les plus blâmables qu'avait soutenues la Société
dans les ouvrages qu'elle publiait, soit à Coïmbre,
soit ailleurs.
Les seuls qui doivent nous intéresser ici sont
ceux qui concernent la philosophie. Ils sont au
nombre de vingt-deux, de 1542 à 1726. Ils portent
sur la logique, la physique, la métaphysique, la
morale, la politique et la philosophie générale.
On peut en voir le catalogue exact dans les
Annales de la Société de Jésus en Portugal,
par Antonius Franco, in-f°, Augsbourg, 1726.
Parmi tous ces ouvrages, il n'y en a point un
seul de vraiment illustre. Les plus importants
sont ceux de Fonseca sur l'Introduction de Por-
phyre, et surtout sur la itfeïap/iysî^rue d'Aristote.
Le Cours de philosophie générale qu'on ensei-
gnait au collège de Coïmbre est d'Emmanuel
Goës. Il a été publié en 1599, in-4, à Cologne,
et il comprend la physique, le ciel, les météores,
la morale, les parva naturalia, le traité de la gé-
nération et de la corruption, et le traité de l'âme.
Les véritables commentaires de Coïmbre sur la
Logique d'Aristote sont de 1607, in-4, Lyon. Trois
ans auparavant, Frobes avait publié un ouvrage
apocryphe, qu'on attribuait aux Coïmbrois. Cet
ouvrage était tout à fait indigne d'une si haute
parenté : indigna tali parente proies, dit Riba-
deneira; et ce fut pour l'étouffer que la Com-
pagnie publia ses propres commentaires, dont la
rédaction fut confiée à Sébastien Contus ou Conto.
Les œuvres des Coïmbrois n'ont rien de bien
original pour la pensée philosophique; mais c'est
cette absence même d'originalité qui leur donne
le caractère qui leur est propre. Ils sont unique-
ment fidèles à la tradition péripatéticienne. Le
besoin d'innovation qui, à la fin du xve siècle,
travaillait les esprits, leur est tout à fait étranger,
et, de plus, il leur est tout à fait antipathique.
Ils défendent Aristote et l'Église avec une égale
ardeur; et le péripatétisme ne leur est pas moins
cher que la doctrine catholique. Us se bornent
donc, en général, à de simples commentaires;
et lors même qu'ils n'adoptent pas cette forme,
c'est toujours la pensée du maître qu'ils repro-
duisent. Mais ils la reproduisent aussi avec des
développements que la scolastique lui avait
donnés. Us sont en ceci encore les représentants
très-fidèles de la tradition dont ils n'osent guère
s'écarter, et qui les rattache surtout à saint
Thomas. Toutes ces questions, en nombre presque
infini, les unes subtiles, les autres profondes, la
plupart ingénieuses, que la scolastique avait
soulevées à propos des principes péripatéticiens,
surtout en logique, sont reprises par les Coïm-
brois. Us parcourent avec le plus grand soin et
une exactitude vraiment admirable toutes les
solutions qui y ont été données par les écoles
et les docteurs les plus renommés ; ils les classent
avec une méthode parfaite ; ils les subordonnent
selon l'importance qu'elles ont, et ils arrivent
à les exposer et à les discuter toutes sans con-
fusion, sans prolixité, et sans perdre un seul
instant de vue la question principale à travers
les mille détours de cette minutieuse analyse.
Puis, après avoir noté toutes les phases diverses
et souvent si délicates par lesquelles a passé la
discussion, ils la résument et donnent leur solu-
tion propre, conséquence souvent heureuse de
toutes celles qui ont précédé. Us n'ajoutent pas
beaucoup, si l'on veut, aux travaux antérieurs ;
mais ils les complètent en les rapprochant les
uns des autres, et en en laissant voir le résultat
dernier. Malheureusement ce labeur si patient
n'est pas toujours achevé ; et, pour la logique en
particulier^ les commentaires de Coïmbre, qui,
à certains égards, sont un véritable chef-d'œuvre,
présentent des lacunes considérables. Les pre-
mières parties de YOrganon ont été traitées avec
un soin exquis et des développements exagérés ;
les dernières, au contraire, ont été mutilées,
soit que le temps, soit que la patience peut-être
ait manqué aux auteurs. Les commentaires de
Fonseca sur la Métaphysique d'Aristote sont
pleins de sagacité et de solidité tout à la fois,
et ils pourront être toujours consultés avec fruit.
Les Coïmbrois tiennent donc, en philosophie,
une place assez considérable; ils maintiennent
l'autorité d'Aristote par des travaux fort esti-
mables, si ce n'est fort nouveaux, à une époque
où cette autorité est menacée de toutes parts. Ils
instituent les plus laborieuses études sur cette
grande doctrine à une époque où elle est décriée,
et ils cherchent à conserver dans toute leur
rigueur des habitudes qui ne conviennent plus
à l'esprit du temps. Ce sont des scolastiques dans
le xvie et le xvne siècle. Us n'imitent point les
écoles protestantes, qui ne veulent connaître
Aristote que dans Aristote lui-même. Les Coïm-
brois veulent étudier Aristote avec l'arsenal
entier de tous les commentaires qu'il a produits.
Les Jésuites n'ont fait, du reste, en cela, que ce
que faisaient les autres ordres plus anciens que
le leur, et qui gardaient les traditions scolastiques
avec la plus scrupuleuse fidélité. Brucker les en
a blâmés, peut-être avec un peu d'injustice. La
Société de Jésus, avec les principes qu'elle devait
défendre, ne pouvait faire en philosophie que ce
qu'elle a fait. Le rôle de novateurs appartenait
aux esprits libres qui, comme Ramus, Bacon et
Descartes, cherchaient des voies nouvelles dans
la science et dans la philosophie. Les Coïmbrois,
pour leur part, ont rajeuni autant qu'ils l'ont
pu la scolastique appuyée sur Aristote; ils ne
pouvaient aller au delà. Cette réserve a eu
certainement son côté faible; et, prolongée trop
tard, elle put avoir au xvme siècle son côté
quelque peu ridicule. Mais elle a eu aussi ses
avantages; et c'est elle en partie qui a conservé
pour l'antiquité ces souvenirs de respect et
d'étude que Leibniz appréciait tant, et que notre
âge a ravivés avec succès. Brucker est plus juste,
en pensant que l'histoire complète de la scolasti-
que devrait comprendre les Coïmbrois. C'est un
jugement équitable qui doit démontrer et cir-
conscrire à la fois l'importance de leurs travaux.
B. S.-H.
COLEBROOKE (Henri-Thomas), né à Londres,
le 15 juin 1765, mort en 1837, a aidé plus que
personne aux progrès des études orientales en
Europe, du moins en ce qui concerne la philo-
sophie. Envoyé dans l'Inde en qualité de secré-
taire de la Compagnie, et préparé par une solide
éducation à profiter de son séjour pour s'initier
à l'histoire de cette antique civilisation, il en
apprit la langue sacrée et en recueillit partout
les monuments écrits. Il se fit aussi la plus riche
bibliothèque du temps en ouvrages sanscrits, et
s'attacha surtout à recueillir les écrits philoso-
phiques dont personne jusqu'alors ne s'était
sérieusement occupé. Après plusieurs travaux
sur le droit et la législation des Hindous, il
entreprit de faire connaître leur philosophie et
publia de 1824 à 1829 les deux premiers volumes
des Transactions de la Société Asiatique, une
série de mémoires qui révèlent aux savants les
principales doctrines, dont les noms apparais-
saient pour la première fois, et qui furent long-
temps l'unique source où l'on pût puiser quelques
renseignements sur l'histoire de la philosophie
indienne. Abel Rémusat en donna de longs ex-
COLL
— 286
COLL
traits dans le Journal des Savants, de \8î'> à
1831, et M. Cousin les mit à profit dans ses leçons
à son cours de 1828. Sans doute il a pu se glisser
plus d'une erreur dans ce premier débrouillement
d'une philosophie, qui jusqu'à présent attend
son historien; mais il était difficile d'y porter
plus de sagacité et de critique. Aujourd'hui
encore ces mémoires restent un des plus im-
portants documents de cette histoire obscure. On
a sur le bouddhisme, d'une part, et sur les védas,
de l'autre, des travaux de premier ordre, et qui
laissent bien loin derrière eux les Essais de
Colebrooke. Mais la philosophie proprement dite,
orthodoxe ou non, n'a pas beaucoup profité de
ces belles recherches, et les notices du savant
anglais sont encore à beaucoup d'égards, malgré
leur insuffisance, l'unique ressource de ceux qui
ne peuvent pas consulter les originaux. On trou-
vera les Essais sur les védas et sur la philo-
sophie des Hindous, dans les Mélanges publiés à
Londres en 1839; ils ont été réimprimés en I8.18
sous ce titre : Essais sur la religion el la philo-
sophie des Hindous. Us avaient été traduits en 1834
par le savant M. Pauthier, avec quelques autres
fragments intéressants pour l'histoire de la phi-
losophie orientale. M. Barthélémy Saint-Hilaire,
dont on peut lire dans ce dictionnaire les savants
articles sur les philosophes de l'Inde, a rendu un
hommage mérité aux travaux de Colebrooke.
COLLIER (Arthur), philosophe anglais, naquit
en*1680. Son père était recteur du collège de
Langford-Magna, dans le comté de Witts. Il lui
succéda en 1704, et conserva ces fonctions jusqu'à
sa mort, arrivée en 1732.
Collier est l'auteur d'un ouvrage assez curieux,
publié en 1713, sous le titre de Clef universelle,
ou Nouvelle recherche de la vérité, contenant
une démonstration de la non-existence ou de
V impossibilité d'un monde extérieur. Ce titre seul
décèle l'esprit et le but de l'ouvrage. Partisan
déclaré de l'idéalisme, Collier veut établir que
les corps n'existent pas indépendamment et en
dehors de la pensée. On ne peut, en effet, donner
d'autre preuve de l'extériorité des objets ma-
tériels, que la notion même que nous en avons
en nous; or, cette preuve, dit Collier, est dénuée
de valeur, puisque nous nous représentons beau-
coup de choses qui ne sont pas extérieures à
l'esprit, mais de pures idées de l'esprit, comme
les chimères qui remplissent l'imagination du
poète et la raison pervertie de l'halluciné, ou
même comme le son, la couleur, le chaud, le
froid et plusieurs autres qualités de la matière,
qui, aux yeux de tout homme éclairé, sont de
simples modifications du sujet pensant. Collier
demande, d'ailleurs, comment l'âme verrait des
ts qui existeraient en dehors d'elle? Elle ne
peut en voir aucun qui ne lui soit présent, qui
ne se confonde, pour ainsi dire, avec elle-même.
Dans l'hypothèse de la réalité d'un monde ex-
térieur, ce monde resterait donc ignoré de nous
et différerait de celui que nous pensons et con-
naissons. Collier va plus loin, il soutient qu'à
parler d'une manière absolue, l'existence d'un
pareil monde est en soi impossible : sa démonstra-
tion se compose de neuf arguments, dont les uns
sont des corollaires des précédents, et dont les
autres sont tirés des contradictions de toute
espèce qu'entraîne l'existence de la matière, soit
quant à son étendue qui ne peut être ni finie ni
infinie, soit quant à sa divisibilité qui ne peut
être ni limitée ni illimitée, soit par rapport à
Q et à l'âme humaine. Cependant, malgré la
nature tout idéale des objets corporels, on ne
doit pas renoncer, en parlant de ces objets, aux
expressions du langage ordinaire ; car ce langage
a été sanctifié par la Divinité qui s'en est servie
pour manifester sa volonté. La dernière con-
clusion de Collier est, ainsi qu'on pouvait s'y
attendre, l'utilité de sa doctrine pour le genre
humain ; il y découvre, entre autres avantages,
le moyen de terminer les controverses sur le
dogme de la transsubstantiation.
La doctrine de Collier présente de frappantes
analogies avec celle de Berkeley; ce sont de
part et d'autre mêmes conclusions et à peu près
mêmes arguments; toute la différence réside
dans la forme, élégante et enjouée chez l'évèque
de Cloyne, plus didactique et surchargée de di-
visions chez Collier. Cependant Berkeley n'est
cité dans aucun passage de la Clef universelle,
dont l'idée fondamentale remonte, à l'idée de
l'auteur, à 1703 environ, c'est à-dire a précédé
de plusieurs années le Traité de la Connais-
sance humaine et les Dialogues d'Hijlas et de
Philonoiis. Les véritables maîtres de Collier fu-
rent Descartes, Malebranche et Norris, dent les
ouvrages paraissent lui avoir été très-familiers;
peut-être même a-t-il personnellement connu
Norris, qui habitait à quelques milles seulement
de Longl'ord-Magna, et qu'il appelle, dans une
lettre, son ingénieux voisin. Malgré la pénétra-
lion remarquable dont il fut doué, il n'a exercé
aucune influence, et son nom est demeuré long-
temps ignoré, même dans sa patrie. Reid est, à
notre connaissance, le premier qui ait appelé
l'attention sur ses doctrines. Dugald-Stewart se
borne à regretter l'oubli où il est resté; Tenne-
mann le mentionne en passant ; les autres his-
toriens et tous les biographes se taisent. La bi-
zarrerie du système de Collier explique cet
injuste silence, auquel a d'ailleurs beaucoup
contribué l'extrême rareté de son principal ou-
vrage. Il y a quelques années, on ne connais-
sait pas en Angleterre dix exemplaires de l'édi-
tion originale de la Clef universelle; elle vient
d'être réimprimée dans une collection de Trai-
tés métaphysiques par des philosophes anglais
du xvme siècle, Londres, 1837, in-8, avec un
second ouvrage de Collier, intitulé: Spécimen
d'une vraie philosophie, Discours sur le pre-
mier chapitre et le premier verset de la Genèse.
On peut aussi consulter les Mémoires sur la vie
et les ouvrages du Rév. Arthur Collier, par Ro-
bert Benson, in-8, Londres, 1837. Vov. Berkeley.
; ' ' C. J.
COLLINS (Jean-Antoine) naquit le 21 juin
1676 à Heston, dans le comté de Middlesex;
d'une famille noble et riche. Après avoir achevé
ses études à l'Université de Cambridge, il vint à
Londres, dans le but de se consacrer à la ju-
risprudence; mais la carrière du barreau con-
venait peu à ses goûts, et il abandonna bientôt
le droit pour la littérature et la philosophie. Le
premier ouvrage sorti de sa plume en 1707 est
un Essai sur l'usage de la raison dans les pro-
positions dont Vévidence dépend du témoignage
humain. Il publia, la même année, une lettre
adressée à Henri Dodwell, dans laquelle il cri-
penser, dont la hardiesse et l'impiété firent beau-
coup de scandale, et le contraignirent à se réfu-
gier en Hollande. Revenu peu de temps après
dans son pays natal, il continua de se livrer à
ses études favorites, et fit paraître quelques nou-
veaux ouvrages, entre autres des Recherches sur
la liberté humaine, publiées en 1724. Vers la
môme époque, il fut nommé juge de paix du
comté de Sussex, et remplit celte charge jusqu'à
sa mort, arrivée en 1729.
Collins a longtemps vécu dans l'amitié de
Locke, qu'il avait gagné par son caractère et
COLL
287
COLL
ses talents, et qui, avant de mourir, lui adressa
une dernière lettre remplie des témoignages de
la plus vive affection. Après des rapports aussi
intimes avec un pareil maître, il n'est pas éton-
nant que Collins se soit trouvé imbu de ses doc-
trines, et qu'il n'ait fait que les développer en
les poussant d'ailleurs à leurs conséquences les
plus extrêmes. Cette phrase trop célèbre où
Locke émet le soupçon que Dieu aurait pu ac-
corder l'intelligence à la matière, a évidemment
inspiré la lettre à Dodwell et les nombreuses
répliques qui l'ont suivie. La thèse de Collins,
dans cette grave discussion, est 1° que; l'unité
du principe intellectuel fût-elle nécessaire à la
connaissance, chaque partie distincte de la ma-
tière forme un être individuel qui peut avoir
conscience de son individualité, c'est-à-dire pen-
ser ; 2° que plusieurs molécules corporelles
peuvent être unies si étroitement par la puis-
s mec divine, qu'elles soient désormais insépara-
bles et forment un nouvel être un et simple ;
3° que l'intelligence peut résider dans un sujet
composé, et n'être que le résultat de l'organisa-
tion et du jeu des éléments, comme on voit les
membres posséder des propriétés et accomplir
des fonctions dont chacune de leurs parties est
incapable par elle-même. Collins ajoutait que
l'immortalité de l'àme ne découle pas nécessai-
rement, comme le voulait Clarke, de son imma-
térialité, et que d'ailleurs, en regardant l'âme
humaine comme immortelle, on était amené à
des conséquences inacceptables, soit à ne voir
dans les animaux que de pures machines, soit à
supposer l'anéantissement de leur âme à l'in-
stant de la mort. Il concluait de là, et ici encore
il est resté fidèle à l'esprit général de l'Essai sur
l'entendement humain, que la vie future est
une vérité de foi qu'il faut croire en chrétiens,
mais que la philosophie ne peut démontrer.
L'unité substantielle du moi étant le point qu'il
importait le plus de maintenir contre l'argumen-
tation du disciple de Locke, Clarke y insista
dans une suite de réponses avec une profondeur
qui paraît avoir mis en défaut l'esprit cepen-
dant si souple de Collins ; car celui-ci n'opposa
aucune défense à la dernière réplique de son
opiniâtre et vigoureux antagoniste.
Dans des Recherches sur la liberté, Collins a
suivi de moins près les traces de Locke, dont
l'influence se fait toutefois sentir en plus d'un
passage. Le but de cet ouvrage est d'établir que
l'homme est un agent nécessaire dont toutes les
notions sont tellement déterminées par les cau-
ses qui les précèdent, qu'il est impossible, dit
Collins, qu'aucune des actions qu'il a faites ait
pu ne pas arriver, ou arriver autrement, et
qu'aucune de celles qu'il fera, puisse ne pas
avoir lieu. Collins énumère les éléments qui,
suivant lui, constituent toute détermination, sa-
voir : 1° la perception, 2° le jugement, 3° la vo-
lonté, 4° l'exécution. La perception et le juge-
ment ne dépendent pas de nous, car il n'est pas
en notre pouvoir de former telle ou telle idée,
ou bien de juger que telle proposition est vraie
ou fausse, évidente ou obscure, douteuse ou pro-
bable. D'une autre part, l'exécution suit toujours
et nécessairement les résolutions de la volonté, à
moins qu'elle ne soit arrêtée par un obstacle exté-
rieur. La volonté est donc le siège de la liberté hu-
maine, ou bien l'homme n'est pas libre ; mais la
volonté est-elle une faculté indépendante et
maîtresse d'elle-même ?_ Collins le nie par les
raisons suivantes : 1° Étant donnés deux par-
tis contraires, nous ne pouvons pas ne pas choi-
sir l'un ou l'autre; 2° notre choix n'est au fond
qu'un jugement pratique par lequel nous décla-
rons une chose meilleure qu'une autre; et
comme tout jugement est nécessaire, tout choix
l'est aussi ; 3° dans les actions qui paraissent le
plus indifférentes, notre préférence est détermi-
née par une multitude de causes, telles que le
tempérament, l'habitude, les préjugés etc. ;
4° quand on ne se rendrait pas compte des mo-
tifs qui ont amené une détermination, ce ne se-
rait pas une raison de les révoquer en doute,
puisqu'elle doit nécessairement avoir une cause,
comme tout autre phénomène. Collins appuyait
ses arguments par d'autres considérations, par
exemple : Que le dogme de la liberté fut admis
par l'école impie d'Épicure, tandis qu'il était
rejeté par les stoïciens ; qu'en effet, il introduit
ici-bas l'empire du hasard et peut conduire à
regarder le monde comme un effet sans cause,
c'est-à-dire mène à l'athéisme ; qu'en suppo-
sant l'homme indifférent à tout, il rend inu-
tiles les exhortations et les menaces, les récom-
penses et les peines; qu'il détruit toute idée du
bien ou, du moins, toute raison de s'y atta-
cher, etc. Cependant comme les mots libre et
liberté font partie du vocabulaire de toutes les
langues, et que les idées qu'ils expriment pa-
raissent être communes à tous les hommes, Col-
lins consent à admettre dans l'âme une certaine
liberté; mais quelle liberté? la liberté d'exécu-
tion, le pouvoir de faire ce qu'on veut, ce pou-
voir que Collins déclare ailleurs n'être que le
résultat nécessaire des déterminations égale-
ment nécessaires de la liberté. C'est par une
aussi étrange confusion de langage et, il faut le
dire, par ce misérable subterfuge, qu'il essaye
de réconcilier avec la croyance universelle du
genre humain une doctrine que le sens commun
désavoue.
Clarke, qu'il paraissait dans la destinée de Collins
d'avoir toujours pour adversaire, ne laissa pas
sans réponse les Recherches sur la liberté. Dans
quelques pages pleines de sens et de précision,
il rétablit la distinction du jugement par lequel
nous affirmons qu'une chose doit être faite, et
de la résolution qui consiste à la vouloir, l'un
nécessaire et passif, l'autre essentiellement actif
et libre; il ramena l'influence des perceptions de
l'intelligence et des motifs à sa véritable portée,
qui est de solliciter le pouvoir volontaire, mais
non de l'entraîner irrésistiblement, comme les
plateaux d'une balance sont entraînés par les
poids ; il dévoila les autres sophismes de Col-
lins, concernant la nécessité morale, la causa-
lité, les récompenses et les peines, etc., et,
pour tout dire, il sauva des atteintes d'un dan-
gereux scepticisme cette grande cause du libre
arbitre, qui est en même temps celle de la mo-
rale? de la religion et de la société. Voltaire, qui
inclinait par position pour l'avis de Collins, sauf
à en médire dans ses bons moments, reproche à
Clarke d'avoir traité la question en théologien
d'une secte singulière pour le moins autant
qu'en philosophe. Ce qui est plus conforme à la
vérité, c'est que le témoignage de la conscience
et de la raison est seul invoqué par Clarke, tan-
dis que son adversaire ne s'était pas fait scru-
pule d'étayer une erreur manifeste par un luxe
de citations empruntées aux écrivains de tous
les âges et de toutes les communions.
Les ouvrages de Collins furent introduits de
bonne heure en France, où ils ont acquis une
influence notable sur la marche des idées philo-
sophiques. Au commencement du xvme siècle,
tandis que, parmi les adeptes de l'école empi-
rique, les plus modérés s'attachaient au sage
Locke, les plus emportés accueillirent avec en-
thousiasme un écrivain dont le matérialisme et
le fatalisme se déguisaient à peine sous un faux
respect pour la foi. Les Recherches sur le libre
COMÉ
— 288 —
CUMP
arbitre, la Lettre à Dodwell et le Discours sur
la liberté furent traduits, commentés, propagés
par les écrivains du parti, et l'auteur se trouva
classé parmi les fortes têtes de la science mo-
derne. Cette réputation usurpée ne pouvait sur-
vivre aux passions qui en furent les instruments.
Esprit moins pénétrant que subtil, et plus pro-
pre à défendre un paradoxe qu'à découvrir une
vérité, Collins n'a légué à ses successeurs au-
cune théorie profonde et durable. Son meilleur
titre est peut-être l'énergie avec laquelle il sou-
tint les droits de la raison ; mais il a tellement
exagéré ce principe excellent, qu'il se trouve, en
dernier résultat, avoir plutôt compromis que
servi les intérêts permanents de la philosophie.
Les auteurs de Y Encyclopédie méthodique ont
inséré, à l'article Collins, ses divers écrits sur
l'immortalité de l'âme, et ses Recherches sur la
liberté. Une autre traduction de cet ouvrage fait
partie des Recueils de diverses pièces sur la
philosophie, publiés par Desmaissaux, 3e édition,
2 vol. in-12, Lauzanne, 1759. Il existe aussi une
traduction française du Discours sur la liberté
de penser, in-8, Londres, 1714; 2 vol. in-12, ib.,
1766, avec une réfutation par Crousaz. On peut
consulter, sur la vie et les ouvrages de Collins,
l'Histoire critique du philosophisme anglais,
par M. Tabaraud, 2 vol.. in-8, Paris, 1806, t. I,
p. 387 et suiv. C. J.
COLOTÈS, disciple d'Épicure, ne doit pas être
confondu avec Colotès de Lampsaque, cité par
Diogène Laërce (liv. VI, ch. en) comme maître
de Ménédème et attaché à l'école cynique. Il
avait écrit un ouvrage sous ce titre : Qu'à sui-
vre les maximes des philosophes autres qu'E-
fiicure, on ne jouit pas de la vie. Il a fourni à
Plutarque la matière de deux traités employés à
le réfuter: On ne peut vivre même agréable-
ment en suivant la doctrine d'Épicure; contre
l'épicurien Colotès. On a retrouvé parmi les pa-
pyrus d'Herculanum quelques fragments de Co-
lotès, mais ils n'ont encore pu être publiés.
COMÉNITJS ou GOMENSKY (Jean-Amos) na-
quit, en 1592, dans le village de Comna, non
loin de Prenow, en Moravie. C'est le lieu de sa
naissance qui lui fournit le nom sous lequel il
est connu, et par lequel il remplaça son nom de
famille, afin d'échapper aux persécutions dont il
eut à souffrir en sa qualité de protestant. Il ap-
partenait, ainsi que ses parents, à la secte des
Frères Moraves. Après avoir fait ses études aux
universités de Herhorn et de Heidelberg, il par-
courut une partie de l'Angleterre et de la Hol-
lande, et fut nommé recteur, d'abord à Prérau^
ensuite à Fulneck. Cette dernière ville ayant été
brûlée en 1621 par les Espagnols, Coménius,
poursuivi lui-même avec la dernière rigueur,
s'enfuit en Pologne, et s'arrêta dans la petite
ville de Lissa ou Lesna,où il fut bientôt nommé
recteur de l'école et évêque de la petite église
des Frères Moraves. Après avoir passé successi-
vement plusieurs années de sa vie en Angleterre,
en Suède, en Hongrie, et dans quelques villes de
l'Allemagne, où il était appelé pour réformer le
système des études, il retourna en Hollande, se
fixa à Amsterdam, et y mourut le 15 novembre
1671, un des plus ardents admirateurs de la cé-
lèbre Antoinette Bourignon. La réputation de
lénius, qui était fort grande de son vivant, se
fonde plutôt sur ses travaux philologiques, sur
les réformes, la plupart très-judicieuses, qu'il
introduisit dans l'élude des langues et dans î'or-
dea écoles, que sur ses recherches
plu'' . si toutelois on peut donner ce
n im s suis originalité dont il fut oc-
Bur la fin de sa vie. Marchant sur les traces
de .lacques Boehm et de Robert Fludd, il crut
trouver toutes les sciences et la plus haute phi-
losophie dans les livres de l'Ancien Testamenl.
interprétés, selon l'usage de leur école, d'une
façon tout à fait arbitraire. Son nom s'ait
surtout à l'idée d'une physique mosaïque tirée
de la Genèse. Il admettait au-dessous de Dieu
trois principes générateurs des choses, mais qui
appartiennent eux-mêmes au nombre des choses
créées, à savoir : la matière, l'esprit, la lumière.
La première est la substance commune de tous
les corps; l'esprit est la substance subtile, vi-
vante par elle-même, invisible, intangible, qui
habite dans tous les êtres et leur donne la sensi-
bilité et la vie. C'est le premier-né de la création,
et c'est de lui que l'Ecriture veut parler, lors-
qu'elle dit que l'esprit de Dieu flottait sur la sur-
face des eaux. Enfin la lumière est une substance
intermédiaire entre les deux principes précé-
dents : elle pénètre la matière, la prépare à re-
cevoir l'esprit, et par là lui donne la forme.
Chacun de ces trois principes est l'œuvre d'une
personne distincte de la sainte Trinité: la matière
a été créée par le père, la lumière par le Fils,
et le Saint-Esprit a fait cette substance spirituelle
qui tient évidemment ici la place de l'âme du
monde. L'ouvrage où Coménius développe ces
idées a pour titre: Synopsis physites ad lumen
divinum reformatez, in-8, Leipzig, 1633. Les au-
tres écrits de Coménius qui méritent d'être cités
sont : le Theatrum divinum, in-4, Prague, 1616,
et le Labyrinthe du monde, in-4, ib., 1631. Tous
deux furent composés en langue bohémienne,
et sont regardés, à cause du style, comme des
ouvrages classiques. Le premier, qui est un ta-
bleau des six jours de la création, a été traduit
en latin, et le second en allemand, sous ce titre :
Voyages philosophiques et satiriques dans tous
les étais de la vie humaine, in-8, Berlin, 1787
On peut consulter aussi plusieurs articles du Ta-
geblat des Menschheit lebens (Éphémérides de la
vie de l'humanité), publiés par Ch.-Chr. Krause,
1811, n°* 18 et suiv., sur un ouvrage de Comé-
nius, intitulé : Panégersie, ou Considérations
gé?iérales sur l'amélioration de la condition
humaine par le perfectionnement de notre es-
pèce, in-4, Halle, 1702.
COMPARAISON. Parmi les nombreux rap-
ports qui peuvent exister entre les divers objets
de nos connaissances, il en est quelques-uns qui se
présentent d'eux-mêmes à l'esprit; mais la plu-
part nous resteraient inconnus, si nous ne cher-
chions à les découvrir. Cette recherche est ce
qu'on appelle acte de comparer ou comparaison.
Lorsque l'esprit compare, il s'applique à deux
objets à la fois; il est à la fois attentif à deux
objets; la comparaison n'est donc autre chose
qu'une double attention mêlée du désir ou de
l'espérance d'apercevoir un rapport entre les
idées qui occupent l'esprit.
Il suit de là que la comparaison est essentiel-
lement ce que l'attention est elle-même, c'est-à-
dire une opération volontaire que diverses causes
peuvent bien rendre plus facile, plus prompte ou
plus sûre, mais qui n'en est pas moins sous la
dépendance étroite de la volonté.
11 suit de là aussi qu'elle ne doit pas être con-
fondue avec la perception même du rapport : car
cette perception ne dépend pas de l'activité libre
du mot. Tantôt elle précède l'application volon-
taire de l'esprit; tantôt elle ne la suit pas et, en
quelque sorte, y résiste. Que de vérités échap-
pent aux regards du savant qui en poursuit la
iverte avec le plus d'ardeur 1
Une dernière conséquence du principe que
nous avons posé, c'est que la comparaison est
moins un phénomène intellectuel par sa nature
propre que par ses résultats, moins un pouvoir
COMT
— 289
COMT
de l'entendement qu'une intervention particulière
de l'activité dans le domaine de la connaissance,
ou, pour mieux dire, que l'activité même appli-
quée à une certaine classe d'idées.
La comparaison exerce une influence notable
sur la formation de la pensée. Elle engendre la
plupart de nos idées de rapport, et elle contribue
à les éclaircir toutes; elle devient par là la con-
dition de celles de nos idées générales qui sont
dérivées de l'expérience; car, étant l'expression
des caractères communs à une quantité d'objets,
ces idées ne se seraient jamais formées, si plu-
sieurs objets n'avaient pu être observés ou suc-
cessivement rapprochés. Elle explique enfin une
catégorie de jugements, tels que les théorèmes
des mathématiques consistant dans la perception
d'un rapport qui échappe à la simple vue.
Quelques auteurs, entre autres Gondillac et
M. Laromiguière, vont plus loin, et pensent que
le raisonnement n'est qu'une double comparaison;
mais cette opinion paraîtra sans doute peu fon-
dée, ou du moins exagérée, si on réfléchit que
la comparaison est, comme nous avons dit, un
acte libre, et que le raisonnement est souvent
involontaire. Yoy. Malebranche, Recherche de la
vérité, lib. VI, 2e partie, c. vu. C. J.
COMPIEXE se dit à la fois d'une proposition
et des diiïèrents termes d'une proposition. Une
proposition complexe est celle qui a plusieurs
membres, c'est-à-dire qui n'est pas simple. Les
termes complexes sont ceux qui désignent plu-
sieurs idées. Voy. Proposition.
COMPRÉHENSION. Autrefois on entendait
par ce mot l'acte même de comprendre, ou le
fait le plus complet de l'intelligence; souvent il
servait à désigner l'intelligence elle-même. Au-
jourd'hui il a cessé d'être employé dans ce sens;
mais il exprime l'un des deux points de vue gé-
néraux sous lesquels les logiciens ont coutume
d'envisager nos idées. En effet, il y a dans cha-
cune de nos idées, du moins de nos idées géné-
rales, deux choses à considérer : 1° les éléments
constitutifs, c'est-à-dire les attributs qu'elle ren-
ferme et qu'on ne peut lui ôter sans la détruire :
c'est ainsi que dans l'idée de triangle il y a l'é-
tendue, la figure, les trois lignes qui terminent
le triangle, les trois angles, l'égalité de ces trois
angles à deux angles droits, etc.; 2° le nombre
plus ou moins considérable des objets auxquels
cette même idée peut s'appliquer, et dont elle
représente le type commun : ainsi, pour conser-
ver l'exemple que nous venons de citer, l'idée
générale de triangle s'applique à la fois au trian-
gle rectangle, au triangle scalène, au triangle
isocèle et à toute espèce de triangle. Le premier
de ces points de vue se nomme la compréhension
d'une idée; le second c'est son extension, ou
plutôt son étendue au degré de généralité. Ainsi
que nous venons de le dire, on ne peut rien
changer à la compréhension d'une idée, sans que
l'idée elle-même soit» détruite. Mais la même
chose n'a pas lieu, soit qu'on augmente, soit
qu'on diminue son extension.
COMTE (Auguste), philosophe français, né en
1798 à Montpellier, fit ses études au collège de
cette ville et entra en 1814 à l'École polytech-
nique, d'où il fut obligé de sortir, à la suite de
quelque acte d'indiscipline, avant d'y avoir ter-
miné le cours de ses deux années. En 1818, alors
qu'il vivait en donnant des leçons de mathéma-
tiques, il se lia avec Saint-Simon, dont il adopta
d'abord les opinions; mais dès 1822 il se sépara
de lui, en déclarant que sa rencontre avec le cé-
lèbre socialiste avait été pour lui un malheur
sans compensation. Des froissements d'amour-
propre, l'esprit de domination du maître et l'in-
docilité de l'élève paraissent avoir amené cette
DICT. PHILOS.
rupture. Elle éclata à propos de la publication
d'un opuscule de Comte, intitulé . Système de po-
litique positive (1822); où le jeune réformateur
énonçait les lois de l'évolution sociale qui, aux
yeux de ses disciples, sont une de ses plus belles
conceptions. Il n'en donna pas moins plusieurs
articles au Producteur, et, pressé par la gêne
que son mariage avait aggravée, il essaya d'ou-
vrir en 1826 un cours de philosophie positive. Ses
travaux excessifs, ses débats avec les saints-si-
moniens, une sorte de manie orgueilleuse qui lui
faisait reconnaître partout comme siennes des
idées qu'il se désespérait de se voir enlever dé-
terminèrent chez lui un premier accès d'aliéna-
tion mentale (1826). Il put néanmoins reprendre
son cours en 1828, et réunit à ses leçons un cer-
tain nombre de disciples, dont plusieurs furent
bientôt éloignés par le caractère despotique d'un
maître qui leur disait : « Je ne conçois pas d'as-
sociation sans le gouvernement de quelqu'un. «
11 fut en 1832 nommé répétiteur, et bientôt
après examinateur d'admission à l'École poly-
technique, où il essaya vainement d'obtenir une
chaire. On lui préféra M. Sturm ; il en garda un
profond ressentiment contre Arago, qui ne se
repentit pourtant pas, dit-il, d'avoir préféré un
illustre géomètre au concurrent chez lequel il ne
voyait de titres mathématiques d'aucune sorte,
ni grands ni petits. » Il poursuivait alors la pu-
blication de son Cours de philosophie positive,
dont le sixième et dernier volume parut en 1842.
La perte de sa place d'examinateur à l'École po-
lytechnique le mit de nouveau aux prises avec
la gêne; il vécut dès lors en partie des subsides
fournis par ses disciples et qu'il acceptait d'eux
comme l'accomplissement d'un simple devoir so-
cial. 11 en avait de très-dévoués en Angleterre et
en France, et parmi eux des hommes du plus
grand mérite, comme MM. Grote, Mill, de Blain-
ville, Littré et Robin, qui cependant n'ont pas
consenti à le suivre dans sa dernière évolution.
En effet, à partir de 1845, A. Comte, sous l'in-
fluence de quelques troubles nerveux qui firent
craindre le retour de sa première maladie, et
aussi dans l'ardeur d'un sentiment passionné, se
plongea inopinément dans les contemplations
mystiques. On eut alors ce singulier spectacle
d'un homme qui avait mis toute sa gloire à éta-
blir scientifiquement que l'ère des religions avait
disparu, pour faire place à celle des sciences po-
sitives, et qui non-seulement proclamait la néces-
sité d'un culte, mais encore prétendait en être le
législateur et le grand pontife. Beaucoup de ceux
qui avaient applaudi le philosophe, se refusèrent
à consacrer par leur assentiment les étranges
illusions du prêtre de l'humanité, et la publica-
tion du Système de politique positive (1851), qui
instituait la religion nouvelle et prêchait l'abso-
lutisme, affligea la plupart de ses disciples, qui
protestèrent au nom des principes mêmes et « de
la méthode objective. » Ils ne lui en restèrent pas
moins attachés de cœur, et depuis sa mort, ar-
rivée en 1857, ils n'ont cessé de témoigner pour
lui le plus profond respect; tous pensent avec
M. Littré « qu'il fut illuminé des rayons du génie,
et qu'il mérite une grande place à côté des plus
illustres coopérateurs de cette vaste évolution,
qui entraîna le passé et qui entraînera l'avenir. »
Ce n'est pas le lieu d'examiner si A. Comte doit
être compté au nombre des grands philosophes ;
il est juste de le juger par sa doctrine; cette doc-
trine, on le sait, est le positivisme; nous ren-
voyons à ce mot. Voici les ouvrages les plus con-
sidérables où l'on en trouve l'expression : Cours
de philosophie positive, Paris, 1830-1842, 6 vol.
réimprimés pour la troisième fois en 1864; Sys-
tème de politique positive, ou Traité de socio-
19
GONG
— 290 —
CONG
logie instituant la religion de l'humanité, Pa-
ris, 18.>1-1854, 4 vol.; Synthèse subjective, t. I,
Paris, 1856. On peut y joindre deux petites pièces
intéressantes : Calendrier positiviste , 1849 à
18G0 ; Bibliothèque positiviste, 1851. Voy. aussi :
Ad. Franck, Philosophie et religion, Paris, 1867,
et les monographies de MM. Littré et Robinet.
E. C.
CONCEPT. Dans notre langue philosophique,
telle que le xvn° siècle nous l'a faite, le mot
notion ou idée exprime en général ce fait de l'es-
prit qui nous représente simplement un objet,
sans affirmation ni négation de notre part, ou ce
que les logiciens de l'école désignaient sous le
nom de simple appréhension. Mais comme nous
observons en nous plusieurs sortes d'idées, on est
convenu d'ajouter, au terme général dont nous
venons de parler, divers titres particuliers qui
non-seulement suffisent à distinguer les uns des
autres les divers produits de notre intelligence,
mais qui ont encore l'avantage de les caractéri-
ser très-nettement. C'est ainsi qu'on reconnaît
des idées particulières et des idées générales,
des idées relatives et des idées absolues, des
idées sensibles, des idées de conscience, des
idées de la raison, etc. Il n'en est pas de même
dans l'école allemande : là, chaque fait de la
pensée, chaque acte de notre intelligence a reçu
un nom à part, plus ou moins barbare ou arbi-
traire, et il a été nécessaire de se conformer à
cet usage quand on a voulu faire passer dans
notre langue les œuvres de Kant, ou celles de
ses successeurs. Telle est l'origine du mot con-
cept, que les traducteurs de Kant ont jusqu'à
présent seuls employé, et dont nous n'avons
heureusement nul besoin, comme on va s'en as-
surer. Kant et ses successeurs ayant réservé ex-
clusivement le nom d'idée aux données absolues
de la raison, et celui d'intuition aux notions
particulières que nous devons aux sens, ont con-
sacré le mot concept [begriff') à toute notion gé-
nérale sans être absolue. Le choix de ce terme
se justifie, d'après eux, parce que; dans le genre
de notions qu'il exprime, nous reunissons, nous
rassemblons (capere cum, begreifen) plusieurs
attributs divers ou plusieurs objets particuliers
dans un type commun. Les concepts se divisent
en trois classes: 1° les concepts purs, qui n'em-
pruntent rien de l'expérience : par exemple, la
notion de cause, de temps ou d'espace; 2° les
concepts empiriques, qui doivent tout à l'expé-
rience, comme la notion générale de couleur ou
de plaisir; 3" les concepts mixtes, composés en
partie des données de l'expérience et des données
de l'entendement pur. Voy. Kant, Critique de
la raison pure, Analytique transcendantale ,
passim; et Schmid, Dictionnaire pour servir
aux écrits de Kant, in-12, léna, 1798.
CONCEPTION. Cette expression métaphorique
ne présente dans notre langue aucun sens pré-
cis; mais elle s'applique également à la forma-
tion intérieure de toutes nos pensées. Nous ne
concevons pas seulement une idée, mais aussi
un raisonnement, surtout quand un autre l'ex-
pose devant nous. Quand je conçois Dieu comme
un être : ment bon, souverainen
juste, c'est un jugemenl qui se forme en moi, et
n devient alors synonyme de j
ment. 11 y a des choses réelles que je ne ci □
est-à-dire dont je ne saisis pas le
irt, dont je ne me rends pas compte, et
d'autres que je conçois et qui sont purement
Binaires. Je puis concevoir aussi tout un
toul un plan de poème, en un mot,
toute une chaîne d'idées, de raisonnements, de
jugements et d'imagi . Ce] endant plui
philosophes emploient ce mot avec une signifi-
cation déterminée. Comme on dislingue généra-
lement trois principales opérations de l'esprit,
concevoir, juger et raisonner, beaucoup appellent
conception ou concept une idée prise isolément.
(Voy. Th. Reid, 4° Essai sur les facultés intel-
lectuelles, ch. i.) Il y en a qui opposent encore la
conception, la simple pensée d'un objet, imagi-
naire ou réel, absent ou présent, à la percep-
tion, c'est-à-dire à la connaissance d'un objet
présent qui affecte nos sens. (Voy. A. Garnier,
Traité des facultés.)
CONCEPTUALISME. Entre l'extrême nomi-
nalisme, attribué à Roscelin, et le réalisme
presque toujours confus de la scolastique, l'his-
toire de la philosophie du moyen âge place une
conception intermédiaire, le conceptualisme.
Roscelin avait-il réduit les universaux et les qua-
lités abstraites des corps à de simples mots, ou
plutôt à de simples articulations dénuées de toute
espèce de sens? Il est difficile de le croire, mal-
gré les accusations de quelques-uns de ses con-
temporains. Comment admettre, en effet, qu'un
homme de quelque savoir, qu'un professeur,
qu'un philosophe, qui eut assez d'importance à
son époque pour attirer sur lui de vives et per-
sévérantes persécutions, ait pu donner l'exemple
d'un semblable non-sens? Quoi qu'il en soit, que
Roscelin ait soutenu que les universaux étaient
de purs mots, ou seulement que ses explications
aient été mal comprises, toujours est-il qu'Abai-
lard crut avancer la solution du problème, et
peut-être concilier les écoles ennemies, en éta-
blissant que, sous les mots qui expriment ies
universaux, il y a un sens, un concept; que, par
conséquent, les universaux ont une existence lo-
gique ou psychologique en tant que notions ab-
straites, tandis qu'ils ne sauraient avoir, en de-
hors de l'esprit, aucune sorte de réalité.
Dans l'introduction aux ouvrages inédits d'A-
bailard, où M. Cousin a résumé, d'une manière
supérieure, cette époque de la scolastique, il a
fait justice de cette vaine subtilité, et montré
l'identité parfaite du conceptualisme et du nomi-
nalisme. Nous ne pouvons mieux faire que de
citer les paroles qu'il met dans la bouche de
Roscelin, répondant à son disciple devenu son
adversaire :
« Pour abstraire et généraliser au point d'ar-
river à cette conception que vous appelez une es-
pèce, il faut des mots, et ces mots-là sont néces-
saires pour permettre à l'esprit de s'élever à
une abstraction et à une généralisation plus
haute encore, celle du genre. Vous me dites que,
si les espèces ou les genres sont des mots, comme
les genres sont la matière des espèces, il s'ensuit
qu'il y a des mots qui sont la matière d'autres
mots. Au langage près, qui vous appartient, tout
cela n'est pas si déraisonnable. Comme c'est avec
des idées moins générales que, dans la doctrine
du conceptualisme, qui nous est commune, on
arrive à des idées plus générales, de même c'est
avec des mots moins abstraits qu'on fait des
mots plus abstraits encore. Il est incontestable
que, sans l'artifice du langage, il n'y aurait pas
d'universaux, en entendant les universaux comme
nous l'entendons tous les deux, à savoir : de
pures notions abstraites et comparatives. Dune,
encore une. fois, les universaux, précisément
parce qu'ils ne sont que des notions, des concep-
tions abstraites, ne sont que des mots; et si le
nominalisme part du conceptualisme, le concep-
tualisme doit aboutir au nominalisme. » [Intro-
duction aux ouvrages inédits d'Abailard, in-4,
Paris, 1836, p. 181.) Voy. Ahailard.
CONCHES (Guillaume de), voy. GUILLAUME.
CONCLUSION. On appelle ainsi, en logique,
la proposition qu'on avait à prouver et qu'on
GOND
291 —
GOND
déduit des prémisses. Ce terme a, comme on
voit, un sens plus restreint que celui de con-
séquence. La conséquence peut rester dans la
pensée, elle peut se manifester dans l'action ou
par certains effets autres que des idées ou des
jugements. Par exemple, le relâchement des
mœurs est la conséquence de l'affaiblissement
des idées morales. Elle peut aussi se montrer
immédiatement à la suite du principe. La con-
clusion est une conséquence exprimée par une
proposition et démontrée par voie de syllogisme,
y. y. Syllogisme.
autrefois on donnait aussi le nom de cou-
ras aux différentes thèses ou propositions
que l'on voulait démontrer et soutenir en public,
sur les diverses parties de la philosophie, parmi
lesquelles on comprenait la physique.
CONCRET. C'est l'opposé et le corrélatif d'ab-
strait. Une notion concrète nous représente un
sujet revêtu de toutes ses qualités, et tel qu'il
existe unis la nature. Une notion abstraite, au
contraire, nous représente certaines qualités,
certains attributs séparés de leur sujet et dé-
pouillés de tous les caractères particuliers avec
lesquels l'expérience nous les fait connaître, ou
le sujet lui-même, la substance séparée de quel-
ques-unes de ses facultés et de ses propriétés.
Dans ce sens concret devient synonyme de parti-
culier, et abstrait de général. — Voy. Abstrac-
tion.
CONDILLAC (Etienne Bonnot de) naquit à
Grenoble, en 1715. Sa famille était une famille
de robe. 11 eut un frère qui comme lui devint
célèbre, l'abbé Mably. Tous deux furent destinés
à l'Eglise, ma is tous deux n'eurent d'abbé que
le nom, et l'un fut philosophe, l'autre publiciste.
Cependant, quoique la vocation ecclésiastique
de Condillac ne lût peut-être pas une vocation
bien prononcée, son état et son caractère lui
imposèrent une réserve dans ses opinions, une
retenue dans sa conduite dont jamais il ne s'é-
carta. Il s'enferma dans la sphère de la philo-
sophie purement spéculative, il évita avec soin
la plupart des questions de théodicée et de
morale, il se tint à l'écart de la' philosophie mi-
litante et audacieusement réformatrice de son
temps. Venu jeune encore à Paris, il eut d'abord
quelques relations avec Diderot et J. J. Rous-
seau; mais ces relations ne furent pas intimes,
et jamais il ne contracta d'engagements indis-
crets et compromettants avec les philosophes
contemporains. Devenu célèbre par ses ouvrages,
il fut choisi pour précepteur de l'infant de Parme,
dont, malgré sa méthode savante et analytique,
il ne réussit pas à former un grand homme.
Après cette éducation, il fut nommé à l'Aca-
démie française à la place du célèbre gram-
mairien, l'abbé d'Olivet. En 1780, il mourut
paisible dans l'abbaye de Flux, près de Beau-
gency, dont il était bénéficier. Le premier ou-
vrage philosophique de Condillac est VEssai sur
l'origine des co7inaissances humaines. Cette
question de l'origine des connaissances humaines
est pour Condillac, comme pour Locke, la ques-
tion fondamentale et même unique de la philo-
sophie. Dans ce premier ouvrage, Condillac suit
fidèlement les traces de son maître Locke ; il
reproduit la méthode, les questions, les prin-
cipes, les conséquences de l'Essai sur l'enten-
dement humain. Il distingue, comme Locke,
dans l'homme, deux séries de pensées : la pre-
mière, qui vient de la sensation : la seconde, qui
a son origine dans le retour de l'âme sur ses
propres opérations, et il donne une part à l'ac-
tivité de l'âme dans la formation des idées. Plus
tard il doit complètement nier l'intervention de
cette activité.
En effet, il faut distinguer deux époques dans
la vie philosophique de Condillac : l'une où il
reproduit fidèlement la philosophie de Locke ;
l'autre où il l'altère profondément sous prétexte
de lui donner plus d'unité et de rigueur. L'Essai
sur l'origine des connaissances humaines et le
Traité des sensations marquent ces deux phases
de la philosophie de Condillac.
La question de l'origine du langage et de ses
rapports avec la pensée tient une grande place
dans l'Essai sur l'origine des connaissances.
Condillac l'a reprise et développée dans presque
tous ses ouvrages, mais surtout dans sa Gram-
maire. Il la traite avec une sorte de prédilection,
et les erreurs dans lesquelles il est tombé sur
ce sujet sont mêlées de beaucoup de vues ingé-
nieuses et vraies. Locke avait signalé d'une ma-
nière générale l'influence du langage sur la pen-
sée; mais il n'avait pas analysé avec précision
les rapports qui existent entre le langage et les
diverses opérations intellectuelles de notre esprit.
Condillac pousse plus loin que lui l'analyse, et,
passant en revue toutes nos opérations intellec-
tuelles, il a déterminé celles qui ne peuvent
s'accomplir sans le langage et les signes, et celles
qui n'ont pas besoin de leur secours. Nous pour-
rions penser sans les signes ; mais notre pensée
serait renfermée dans les bornes les plus étroites ;
car nous serions réduits à la perception des
objets extérieurs, et à l'imagination qui, en leur
absence, nous en reproduit la figure; mais nous
ne pourrions ni abstraire, ni généraliser, ni rai-
sonner, et notre intelligence ne dépasserait pas
celle des animaux, qui s'exerce uniquement par
la perception et par la liaison des images. Ce
sont les signes, selon Condillac, qui engendrent
la réflexion, 1 abstraction, la généralisation, le
raisonnement, et toutes les facultés par lesquelles
l'intelligence de l'homme s'élève au-dessus de
l'intelligence de l'animal. Condillac a raison
d'affirmer que toutes ces facultés ne peuvent
s'exercer qu'à la condition du langage ; mais si
le langage en est la condition, il n'en est pas le
principe, comme il semble le croire. La véritable
cause de la supériorité de l'homme sur l'animal
n'est pas dans les signes, mais dans l'excellence
de sa nature, dans la supériorité de son intel-
ligence et de sa volonté. Il n'est pas supérieur
aux animaux parce qu'il possède le langage,
mais il produit et perfectionne ce langage, parce
qu'il est supérieur aux animaux. Condillac n'a
pas compris que le langage était un effet avant
d'être une cause : de là une continuelle exagé-
ration de l'influence du langage sur les idées et
sur les progrès des idées ; de là ce singulier
axiome devenu célèbre : « Une science n'est
qu'une langue bien faite. » Sans doute, dans un
certain état de la science, une langue bien faite
est une condition nécessaire de ses dévelop-
pements ultérieurs; mais une langue bien faite
ne suppose-t-elle pas antérieurement à elle des
idées bien faites, des résultats bien enchaînés
les uns aux autres dont elle est l'expression?
Condillac s'est donc trompé en faisant du lan-
gage la cause première et unique de toutes les
erreurs, comme de tous les progrès et de toutes
les découvertes de l'esprit humain.
Il ne traite pas seulement la question des rap-
ports du langage avec la pensée, mais aussi la
question de l'origine du langage. 11 le considère
comme le produit d'une invention purement
humaine. Le premier langage que les hommes
aient créé est le langage d'action. Us ont formé
successivement le langage d'action en observant
mutuellement les gestes, les cris inarticulés dont
ils avaient coutume de se servir pour exprimer
certains sentiments, certaines passions. Du lan-
COND
— 292
GOND
gage d'action ils ont passé au langage parlé ;
mais ce passage a été long et difficile. L'organe
de la parole, n'étant pas exercé, se prêtait diffi-
cilement d'abord aux articulations les plus sim-
ples, et d'ailleurs le langage d'action a dû suffire
pendant longtemps à l'expression des besoins,
des sentiments et des idées des premiers hommes.
11 a donc fallu bien du temps et bien des géné-
rations pour que ce langage parlé s'élevât au
niveau du langage d'action, et il en a fallu plus
encore pour qu'il le remplaçât dans l'usage ordi-
naire de la vie. Telle est, en résumé, l'opinion
de Gondillac" sur l'origine et la formation du
langage. Nous croyons avec Condillac que le
langage n'est pas, comme le pense une certaine
école, un don miraculeux fait par Dieu à l'homme
après la création, mais nous ne croyons pas
cependant qu'il soit un produit arbitraire, une
invention artificielle de l'homme, semblable à
l'invention de l'imprimerie ou de la poudre à
canon. Le langage est, il est vrai, un produit de
l'activité de l'homme, mais il en est un produit
naturel et nécessaire. Ainsi le langage d'action
est naturel, chaque sentiment, chaque passion a
sa pantomime naturelle, la même chez tous les
hommes, et comprise également par tous anté-
rieurement à toute convention. Nous croyons
que le langage parlé est également naturel,
non pas dans ses formes, mais dans son principe.
L'homme, par une loi de son organisation physio-
logique, a été constitué pour parler, pour arti-
culer. Construit pour l'articulation, l'organe de
la voix a tout d'abord articulé sans peine et sans
efforts. En outre de cette loi, de sa constitution
physiologique, l'observation prouve qu'il y a
dans sa constitution intellectuelle uns autre loi
par laquelle il est naturellement disposé à prendre
l'articulation comme signe de ses pensées, et
peut-être même telle ou telle espèce d'arti-
culation plutôt que telle autre pour exprimer
telle ou telle pensée. L'homme a donc naturel-
lement parlé, et il a construit le langage en sui-
vant plus ou moins ces règles de logique, ces
lois de l'analogie qui sont naturelles à l'intel-
ligence humaine. Voilà pourquoi le langage
parlé, comme le langage d'action, est universel:
voilà pourquoi il ne s'est pas encore rencontré
de peuplade si grossière et si sauvage qui n'eût
sa langue, et une langue avec des principes
et des règles en une harmonie plus ou moins
rigoureuse avec ces lois de la logique et de
l'analogie, sous l'empire desquelles est placé et
opère même à son insu l'esprit humain. Con-
dillac démontre parfaitement que le langage est
nécessaire au développement intellectuel et moral
de l'homme. Comment donc comprendre que
Dieu n'ait pas mis dans l'homme, en le créant,
le germe de tout ce qui était nécessaire à l'exis-
tence et au développement de son être intel-
lectuel et moral? comment comprendre que dès
l'origine il n'ait p;is mis en lui la faculté de
créer le langage? Ainsi, notre opinion sur l'o-
rigine du langage est placée à égale distance
entre l'hypothèse de l'école théologique, d'après
laquelle le langage serait un don miraculeux
fait par Dieu à l'homme, et l'hypothèse de
l'école sensualiste, d'après laquelle il serait une
invention arbitraire et artificielle de l'activité
humaine.
Revenons de la question du langage à l'on-
de nos connaissances et de la génération
de nos facultés. Après avoir fidèlement suivi les
tr.-n-cs de Locke; Condillac s'en écarte, et construit
un système qui lui est propre, sinon par le prin-
cipe et par le fond, au moins par la forme et
par les développements systématiques qu'il lui a
d'innés. L'expression la plus rigoureuse de ce
système est contenue dans le Traité des sen-
sations. Séduit par l'appât trompeur d'une ap-
parente et fausse unité, Condillac croit pouvoir
ramener toutes nos facultés et la réflexion e
même au principe unique de la sensation. De là
une différence profonde entre le Traité des
sensations et VEssai sur l'entendement humain ;
différence dont quelques historiens de la philo-
sophie n'ont peut-être pas tenu assez de compte.
Locke distingue deux sources de nos idées : la
réflexion, principe actif, et la sensation principe
passif; il admet l'activité de l'âme, il reconnaît
l'intervention nécessaire de cette activité dans la
formation de nos idées. Condillac, au contraire,
nie cette activité, et prétend faire dériver toutes
nos facultés et toutes nos idées du principe
unique de la sensation; et, dans la réflexion
elle-même, il ne voit qu'une transformation de
la sensation.
L'âme est, à l'origine, une table rase; toutes
les idées viennent de l'expérience : voilà le point
commun entre Locke et Condillac. Mais dans la
formation des idées qui viennent s'imprimer sur
cette table rase, l'un fait intervenir l'activité,
l'autre la supprime : voilà la différence.
Le plan du Traité des sensations est à peu
près le même que celui de VEssai analytique
sur les facultés de Vâme, par Charles Bonnet.
Condillac suppose une statue organisée intérieu-
rement comme nous, animée par un esprit qui
n'a encore reçu aucune idée, et il ouvre succes-
sivement aux diverses impressions dont ils sont
susceptibles chacun des sens de cette statue. Il
commence par l'odorat, parce que l'odorat est,
de tous les sens, le moins étendu, celui qui semble
contribuer le moins aux connaissances de l'es-
prit. Il fait ensuite subir la même épreuve à
chacun des autres sens. Puis, après avoir exa-
miné les idées qui découlent de chacun de ces
sens considéré isolément, il analyse celles qui
dérivent de l'action combinée de plusieurs sens;
et ainsi, en partant d'une simple sensation d'o-
deur, il élève graduellement sa statue à l'état
d'être raisonnable et intelligent : car il n'a pas
seulement la prétention de décrire les facultés
et les idées qui en dérivent, mais d'en expliquer
la génération. Or, voici cette génération qVil
déduit de l'analyse de nos sensations. Il dis-
tingue deux sortes de facultés : les facultés in-
tellectuelles, qu'il rapporte toutes à une faculté
générale, à l'entendement; et les facultés affec-
tives, qu'il rapporte toutes aussi à une faculté
générale, à la volonté. Or, ces facultés, soit
intellectuelles, soit affectives, dérivent ioutes
également d'un principe unique, de la sensation.
« Locke, dit-il dans les premières pages du
Traité des sensations, distingue deux sources de
nos idées : les sens et la réflexion. Il serait plus
exact de n'en reconnaître qu'une, soit parce que
la réflexion n'est dans son principe que la sen-
sation elle-même, soit parce qu'elle est moins
la source des idées que le canal par lequel elles
découlent des sens. » C'est ainsi que Condillac
fait tout d'abord le procès de la réflexion, éli-
mine l'activité de l'àme, et, dans l'intérêt d'une
unité trompeuse, altère profondément la doctrine
de Locke. Le but que Condillac se propose est
donc de démontrer que toutes les facultés, toutes
les capacités de l'âme, sans aucune exception,
telles que l'attention, la comparaison, le ju-
gement, le raisonnement, les passions, la volonté,
ne sont que la sensation elle-même diversement
transformée. Voici comment, selon Condillac. S
lieu cette génération. Lorsqu'une multitude de
sensations, ayant toutes à peu près le m&me
degré de vivacité, se font sentir en nu
à un même individu, dont l'âme, pour la pie-
GOND
— 293
GOND
micre fois, commence à connaître et à sentir, la
multitude de ces impressions ôte toute action à
son esprit, et il n'est encore qu'un animal qui
sent. Mais si, au milieu de cette foule de sen-
sations, une seule d'une grande yivacité se pro-
duit dans l'âme, ou vient à prédominer sur
toutes les autres, aussitôt l'esprit est tout entier
attaché à cette sensation, qui, en raison de sa
vivacité, absorbe toutes les autres. Or, cette sen-
sation unique, prédominante, devient l'attention,
ou, pour employer la formule sacramentelle de
Condillac, se transforme en attention. Cette
transformation de la sensation en attention est la
pierre fondamentale de toute la théorie des facul-
tés de l'âme, développée au chapitre n du Traité
des sensations : « A la première odeur, la capa-
cité de sentir de notre statue est tout entière à
l'impression qui se fait sur son organe : voilà ce
que j'appulle attention. » Si donc l'attention est
quelque chose de plus qu'une sensation vive,
toute cette théorie est ruinée dans son fon-
dement. Or; qui ne comprend la différence pro-
fonde qui existe entre ces deux faits : être
vivement impressionné, et être attentif? Être
vivement impressionné ne dépend pas de nous ;
être attentif dépend de nous. Entre une sensation
vive et l'attention, il y a donc toute la différence
qui sépare l'activité de la passivité.
De la sensation, selon Condillac, sort l'atten-
tion ; de l'attention sortent à leur tour toutes
les autres facultés de notre intelligence. Et,
puisque l'attention n'est qu'une sensation, en
dernière analyse, toutes ces autres facultés, soit
intellectuelles, soit effectives, dérivent de la sen-
sation.
A une première attention peut en succéder
une nouvelle, c'est-à-dire une sensation qui se
transforme aussi en attention par la vivacité.
Mais l'impression que la première sensation a
faite sur notre âme se conserve encore, l'expé-
rience le prouve en raison de sa vivacité. Notre
capacité de sentir se trouve alors partagée entre
la sensation que nous avons eue et la sensation
que nous avons. Nous les apercevons à la fois
toutes les deux; mais nous les apercevons diffé-
remment : l'une nous paraît passée, l'autre nous
paraît actuelle. A l'impression actuelle on donne
le nom d'attention; à l'impression qui s'est faite
dans l'âme, et qui ne s'y fait plus, on donne le
nom de mémoire. La mémoire, comme l'atten-
tion, n'est donc qu'une sensation transformée.
Dès que notre intelligence se trouve ainsi par-
tagée entre deux attentions, nécessairement eile
les compare; car, dès qu'il y a double attention,
il y a comparaison. Être attentif à deux idées,
ou les comparer, c'est la même chose. La com-
paraison n'est donc autre chose qu'une double
attention; et, l'attention n'étant qu'une sensa-
tion, la comparaison n'est encore qu'une sensa-
tion transformée. Mais on ne peut comparer
deux idées sans apercevoir entre elles quelque
ressemblance ou quelque différence. Or, aperce-
voir de pareils rapports, c'est juger. Les actions
de comparer et déjuger ne sont donc que l'atten-
tion elle-même. Le raisonnement n'étant qu'une
suite de jugements, il se ramène avec la même
facilité à l'attention, c'est-à-dire à la sensation.
La réflexion elle-même n'est que l'attention qui
se porte successivement sur les diverses parties
d'un objet. Ainsi, pour Condillac, la réflexion
n'est qu'une sensation transformée, et ne signifie
plus un principe actif comme dans le système
de Locke.
Il démontre de la même manière que la sen-
sation en se transformant, engendre toutes les
facultés de la volonté. La première des facultés
de la volonté est le besoin ou le désir. Du désir
naissent toutes les affections de l'âme, et le désir
lui-même naît de la sensation. Chaque sensa-
tion, considérée en elle-même, est agréable ou
désagréable ; sentir, et ne pas être affecté agréa-
blement ou désagréablement, sont des expres-
sions contradictoires. C'est le plaisir ou la peine
inhérents à la sensation, qui produisent, excitent
l'attention, d'où se forment la mémoire et le
jugement. Nous ne saurions donc être mal ou
moins bien que nous n'avons été; sans comparer
l'état où nous sommes avec l'état par lequel
nous avons déjà passé. Cette comparaison nous
fait juger qu'il est important pour nous de chan-
ger de situation ; nous sentons le besoin de quel-
que chose de mieux. Bientôt la mémoire nous
rappelle l'objet que nous croyons pouvoir con-
tribuer à notre bonheur, et. à l'instant même,
l'action de toutes nos facultés se dirige vers cet
objet. Cette action des facultés constitue le désir.
Qu'est-ce donc que le désir, sinon l'action même
des facultés de l'entendement, déterminé vers un
objet particulier par l'inquiétude que cause la pri-
vation de cet objet? Du désir naissent à leur
tour toutes les affections, toutes les passions ; car
la passion n'est autre chose qu'un désir vif, un
désir dominant. L'amour, la haine, l'espérance,
la crainte naissent aussi du désir, ne sont que
le désir lui-même envisagé sous différents as-
pects. Lorsque le désir qui possède l'âme est
de telle nature que nous avons grand intérêt à
le satisfaire, et lorsque l'espérance nous a appris
qu'il pouvait être satisfait, alors l'âme ne se
borne pas à désirer ; elle sent, et le désir se
transforme en volonté. La volonté est un désir
absolu, un désir tel que nous pensons pouvoir
le satisfaire. Condillac conserve donc le mot de
volonté comme il a conservé le mot de réflexion,
tout en supprimant le fait d'activité volontaire
et libre qu'ils expriment tous les deux si for-
tement dans notre langue.
Telle est l'explication que donne Condillac de
la génération des facultés de l'âme. Il la résume
lui-même parfaitement dans le passage suivant :
« Si nous considérons que se ressouvenir, com-
parer, juger, discerner, imaginer, être étonné,
avoir des idées abstraites, en avoir du nombre
et de la durée, connaître des vérités générales
et particulières, ne sont que différentes maniè-
res d'être attentif; qu'avoir des passions, aimer,
haïr, espérer, craindre et vouloir, ne sont que
différentes manières de désirer; et qu'enfin être
attentif et désirer, ne sont dans l'origine que
sentir, nous conclurons que le sensation enve-
loppe toutes les facultés de l'âme. »
Mais si toutes les opérations de l'âme se ré-
duisent à la sensation diversement transformée,
qu'est-ce que l'âme elle-même, qu'est-ce que le
moi? Condiliac répond à cette question : « Le
moi de chaque homme n'est que la collection
des sensations qu'il éprouve et de celles que la
mémoire lui rappelle, c'est tout à la fois la con-
science de ce qu'il est et le souvenir de ce qu'il
a été. » L'âme n'étant qu'une collection, d'après
Condillac, il en résulte qu'elle n'est pas une
réalité vivante, active, indivisible, elle n'est
qu'une pure abstraction, elle n'a point d'identité,
d'unité, ou du moins elle n'a qu'une identité et
une unité purement artificielles, purement no-
jiiinales. Étrange démenti donné à la conscience,
opinion absurde, mais logique, qui dérive d'une
psychologie superficielle s'arrètant à la surface
des phénomènes sans remonter à leur principe,
c'est-à-dire à la force essentiellement active dont
ils sont les modifications ou les actes !
Mais si Condillac est sensualiste, il n'est pas
cependant matérialiste comme plusieurs philo-
sophes de la même école. Il insiste sans cesse
CONI)
— 294 —
COND
sur ce point important que le si 'lc de la sensa-
[ion est dans l'âme et non dans les organes : il
distingue avec soin la psychologie de la physio-
1 gie. 11 serait même beaucoup plus juste de l'ac-
cuser d'idéalisme que de matérialisme, car il a
une tendance marquée à ne considérer nos sen-
sations que comme des modifications de nous-
mêmes purement subjectives, et il va jusqu'à
affirmer que nous ne connaissons jamais que
notre propre pensée. « Soit que nous nous éle-
vions, dit-il [Art de penser, ch. i), jusque dans
les cicux, soit que nous descendions jusque dans
les abîmes, nous ne sortons point de nous-
mêmes; ce n'est jamais que notre propre pensée
que nous apercevons. » Dans sa lettre sur les
aveugles, Diderot cite cette phrase, et, faisant
un rapprochement ingénieux entre Condillac et
Berkeley, il remarque avec raison que cette
maxime contient le résultat du premier dialo-
gue de Berkeley et le fondement de tout son
système.
Condillac a répété à peu près dans presque
tous ses ouvrages, et surtout dans la Grammaire
et dans la Logique^ cette analyse des facultés
de l'àme développée dans le Traité des sensa-
tions. Sa confiance en la vérité de celte analyse
est si grande, qu'il va jusqu'à dire qu'en géo-
métrie il n'y a pas de vérité mieux démontrée.
C'est du point de vue de cette analyse qu'il juge
l'histoire de la philosophie tout entière dans la-
quelle, avant Locke, il n'aperçoit qu'épaisses té-
nèbres, rêves et chimères. Pour nous, au con-
traire, qui ne partageons pas l'aveuglement sys-
tématique de Condillac et de son école, il nous
semble qu'aucune théorie des facultés de l'âme,
qu'aucune philosophie, puisque la philosophie
tout entière consiste, selon Condillac, dans l'ex-
plication de la génération des facultés, n'a jamais
mutilé et défiguré davantage l'âme humaine.
L'homme de Condillac, dépourvu de toute force
pour réagir contre le monde extérieur, et ne
posséd mtenlui le germe d'aucune connaissance,
ni aucune tendance naturelle, n'est autre chose
que l'écho de la sensation et du monde exté-
rieur; il n'est que ce que l'action du monde ex-
térieur le fait être ; toute son intelligence est
fille de la sensation, ou plutôt n'est que la sen-
sation elle-même diversement transformée. Non-
seulement pour elle il n'y a plus de vérité, de
beauté, de justice absolue ; mais encore plus de
pouvoir de se commander à elle-même et de
résister au monde extérieur et à la sensation.
Tel est l'homme de Condillac. Cet homme n'est
qu'une fiction; cette nature que Condillac a dé-
crite n'est point notre nature ; celui qui l'a créée,
l'a créée sur un autre modèle et d'après d'autres
proportions.
Sans nous arrêter à réfuter ici l'idée si fausse
que Condillac s'est faite de la philosophie (voy.
le mot Sensualisme), signalons les erreurs et les
lacunes les plus graves de sa théorie des facul-
tés. Négation de l'énergie propre de la raison,
négation de l'activité personnelle de l'âme, telles
sont les deux erreurs fondamentales du système
de Condillac. La première, comme il a déjà été
remarqué, lui est commune avec Locke; la se-
conde lui est particulière. Condillac, de même
que Locke, nie l'existence de toute idée natu-
relle, de toute vérité universelle et absolue; il
nie l'infini ou. du moins, tente de l'expliquer p ir
le fini : erreur fondamentale d'où sorl ta néga-
de toute ontologie, de toute vérité absolue,
de tout droit et de tout devoir. Pour la réfuta-
lion de cette erreur et l'appréciation de ses con-
séquences, nous renvoyons à l'article sur Locke
d<*nt Condillac n'a l'ait que reproduire la polé-
mique contre les idées innées. En outre. Con-
dillac a nie, ou du moins entièrement méconnu
le fait de l'activité de l'âme. Il conçoit l'âme
comme une table rase qui ne fait qu'enregistrer
passivement les empreintes qui lui viennent du
dehors par l'intermédiaire des sens. Une I
conception de la nature de l'âme n'est qu'une
vaine hypothèse en opposition avec le témoignage
de là conscience. Comment, en effet, nous con-
naissons-nous nous-mêmes, et à quelle condi-
tion? Nous nous connaissons comme une cause,
comme une force toujours agissante. Le moi ne
peut se saisir lui-même, et s'affirmer comme moi
qu'à la condition de se distinguer de ce qui n'est
pas moi, de s'opposer au non-moi. Or pour se
distinguer, pour s'opposer, il faut nécessaire-
ment agir et réagir : donc tout fait de conscience
suppose l'activité du moi; donc le moi est actif,
non pas seulement dans telle ou telle classe
de phénomènes, mais dans tous les phénomènes
de conscience sans exception ; il est une force
et il a l'activité pour essence. C'est là ce qu'a
démontré M. Maine de Biran, et c'est par là
que la philosophie du xixe siècle a commencé à
rompre avec la philosophie de Condillac. Jus-
qu'alors, pendant un espace de presque cin-
quante ans, cette philosophie avait régné sans
rivale, et le Traité des sensations avait été
l'évangile philosophique de la France. Quand on
considère combien une telle philosophie est dé-
pourvue de tout ce qui peut, à défaut de vérité,
séduire les esprits et entraîner les imaginations,
on a de la peine à se rendre compte de sa prodi-
gieuse fortune et de sa longue domination. Néan-
moins on peut l'expliquer par l'action de deux
sortes de causes, les unes générales et les autres
particulières. La grande cause qui, au xvine siè-
cle, fit triompher la philosophie sensualiste de
la philosophie cartésienne, c'est son alliance
avec les idées de réforme', de mouvement, de
progrès. Mais, indépendamment de cette cause
générale, on trouve dans la nature même et
dans les caractères de la doctrine de Condillac
des causes particulières qui peuvent expliquer
en partie son succès. Nul doute que la simplicité,
la clarté, la rigueur apparente des ouvrages dans
lesquels elle est contenue et développée n'aient
beaucoup contribué à rendre populaire cette
doctrine. Elle est à la portée de toutes les intel-
ligences; elle semble, au premier abord, avoir
tout simplifié, tout éclairci en métaphysique, et
un esprit superficiel, séduit par cette simplicité
et cette clarté, peut bien s'imaginer qu'il pos-
sède la métaphysique tout entière, et que le
dernier mot de la science de l'esprit humain a
été dit par Condillac. Mais du jour où cette doc-
trine a été sérieusement examinée en elle-même
dans son principe et dans ses conséquences, de
ce jour elle a été jugée et condamnée sans re-
tour. C'est la gloire de la philosophie française
de notre temps d'avoir détruit son règne et de
lui avoir substitué une philosophie plus vaste
et plus profonde, qui a remis en lumière ces
grands faits de la nature humaine niés ou mé-
connus par l'école sensualiste, à savoir l'activité
essentielle de l'âme humaine et la réalité de
l'infini et de l'absolu avec lequel nous entrons
en rapport par la raison. Il n'y a plus aujour-
d'hui dans le, monde scientifique de partisans
avoués de la doctrine de Condillac, et son der-
nier i mt est descendu dans la tombe
avec M. Dcstutt de Tracy.
Ouvrages de Condillac : Essai sur l'origine
des connaissances humaines, 2 vol. in-12. Amst.,
1746; — Traité des systèmes^ 2 vol. in-12, ib.,
1749; — Recherches sur Vorigine des idées que
nous avons de la beauté, 2vol. in-12. ib., 1749;
— Traité des sensations, 2 vol. in-12, Paris et
COND
— 295 —
COND
Londres, 1754; — Traité des animaux, 2 vol.
in-12, Amst., 1755; — Cours d'études pour l'in-
struction dwprince de Parme (renfermant :
Grammaire, Art d'écrire, Art de raisonner,
Art de penser, Histoire générale des hommes et
des empires), 13 vol. in-8, Parme, 1769-1773; —
le Commerce et le Gouvernement considérés re-
lativement l'un à Vautre, in-12, Amst. et Paris,
1776 ; — Logique, in-12, Paris, 1781 ; — Langue
des calculs (ouvrage posthume), in-12, ib.; 1798.
Les œuvres complètes de Condillac ont été pu-
bliées en 23 vol. in-8, Paris, 1798. D'autres édi-
tions ont paru plus tard. F. B.
CONDORCET (Marie-Jean-Antoine-Nicolas Ca-
ritat, marquis de) naquit le 17 septembre 1743,
à Ribemont en Picardie. Il n'avait encore que
quatre ans lorsqu'il perdit son père. Sa mère,
dont l'ardente piété allait jusqu'à la supersti-
tion, pour préserver son fils unique des dan-
gers qui entourent l'enfance, l'avait voué au
bianc, comme dit le peuple, et jusqu'à l'âge de
dix ans il ne connut d'autres vêtements et d'au-
tres jeux que ceux des jeunes filles : ce qui ex-
plique en partie, au physique, la délicatesse de
sa complexion; au moral, cette timidité, cette
réserve excessive dont, en public du moins, il ne
put jamais se défaire, et qu'on prit quelquefois
pour de la froideur. C'est cette froideur appa-
rente, comparée à l'exaltation réelle de son âme,
qui le faisait appeler par d'Alembert un volcan
couvert de neige.
A onze ans, son oncle, Jacques-Marie de Con-
dorcet, qui occupa successivement comme évo-
que les sièges de Gap, d'Auxerre et de Lisieux;
le confie aux soins d'un membre de la Société
de Jésus, le P. Giraudde Kéroudon. A treize ans,
il remporta le prix de seconde au collège des
Jésuites, à Reims. De là il passe au collège de
Navarre, à Paris, et il y soutient, à peine entré
dans sa seizième année, avec un éclat inaccou-
tumé, une thèse de mathématiques en présence
de Clairaut, de d'Alembert et de Fontaine, qui
lui annoncèrent dès lors le plus brillant avenir.
Les encouragements de ces hommes illustres
déterminèrent, contre le gré de sa famille, qui
le cons terait au métier des armes, sa vocation
scientifique, et décidèrent de la direction qu'il
imprima d'abord à ses travaux. Deux mémoires
rem irquables, l'un Sur le calcul intégral, l'au-
tre Sur le problème des trois corps, publiés en-
semble sous le titre d'Essais d'analyse (in-4,
Paris, 1768), lui valurent l'admiration de La-
grange. Les Éloges de quelques académiciens
morts depuis 1666 jusqu'à 1699 (in-12, Paris,
1773), l'un de ses meilleurs ouvrages, le signa-
lèrent aux suffrages de ses confrères comme se-
cret are perpétuel de l'Académie; et, en effet,
Grandjean de Fouchy étant venu à mourir, il fut
élu à sa place.
D'Alembert, dont il devint plus tard l'ami
intime et l'exécuteur testamentaire, avait fait
du jeune Condorcet un mathématicien; Turgot
en lit un économiste et un philosophe. Condor-
cet, dans cette double carrière, s'en tint à peu
près à développer, à populariser, à servir les
idées et les croyances de son illustre et géné-
reux ami. Depuis sa Lettre d'un laboureur de
Picardie à M. Necker, jusqu'à cette Esquisse
d'un tableau historique des progrès de l'esprit
humain (in-8, Paris, 1795), le dernier et le plus
important de ses écrits, il n'a pus, sur ces ma-
tières, publié un ouvrage dont Turgot ne lui ait
fourni le thème.
Peut-être aussi faut-il rapporter à son com-
merce avec Voltaire, et au besoin qui paraît le
dominer d'imiter tout ce qu'il admire, ses essais
en littérature. Ce qui est certain, c'est que ce fut
après avoir visite avec d'Alembert le patriarche
de Ferney, en 1770, qu'il se tourna de ce côté.
Si Lettre d'un théologien à l'auteur du Diction-
nairewdes trois siècles date de 1772 (in-8, Berlin) ;
son Éloge et ses Pensées de Pascal ont été pu-
bliés pour la première fois à Londres, en 1773
(in-8). C'était d'ailleurs un titre que ses amis
l'engagèrent à se donner aux suffrages de l'Aca-
démie française, où il n'arriva cependant qu'en
1782. Il prit pour texte de son discours de ré-
ception : Les avantages que la société peut reti-
rer de la réunion des sciences physiques aux
sciences morales. Trois ans plus tard, en 1785, il
publia ses Essais sur l'application de l'analyse
à la probabilité des décisions rendues à la plu-
ralité des voix, ouvrage qui reparut après sa
mort, entièrement refondu, et avec de nombreu-
ses additions, sous ce titre : Éléments de calcul
des probabilités et son application aux jeux de
hasard, à la loterie et aux jugements des hom-
mes, avec un discours sur les avantages des
mathématiques sociales, et une Notice sur M. de
Condorcet (in-8, Paris, 1804). En 1786, il fit pa-
raître à Londres une Vie de Turgot (in-8), qui
fut aussitôt traduite en allemand et en anglais.
Le même honneur a été fait à sa Vie de Voltaire,
publiée à Genève en 1787 (2 vol. in-18), et repro-
duite en tête de quelques éditions des œuvres de
Voltaire, entre autres celles de Kehl. Condorcet
fut, en outre, un des collaborateurs les plus
actifs de l'Encyclopédie, et il fournit quelques
articles à la Bibliothèque de l'homme public
(28 vol. in-8, Paris, 1790-1792). Membre des
Académies de Berlin, de Pétersbourg. de Turin,
et de l'Institut de Bologne; il enrichit les mé-
moires de ces diverses sociétés savantes de plu-
sieurs travaux remarquables qui demandent en-
core à être réunis.
La vie et les écrits politiques de Condorcet se
rattachent trop étroitement aux plus grands
événements de notre histoire, pour qu'il nous
soit possible d'en parler ici. Nous dirons seule-
ment comment il mourut, et dans quelles circon-
stances il écrivit son dernier ouvrage, le seul par
lequel il appartienne véritablement à l'histoire de
la philosophie.
Après la journée du 31 mai, proscrit par la Con-
vention comme complice de Brissot, il trouva un
asile chez Mme Vernet, proche parente des célè-
bres peintres de ce nom, et qui tenait, rue Ser-
vandoni, n° 21, une maison garnie pour des étu-
diants. C'est là que, sans livres, abandonné aux
seules ressources de sa mémoire, il composa son
Esquisse d'un tableau historique des progrès de
l'esprit humain. Chaque soir il remettait à sa
bienfaitrice les feuilles qu'il avait écrites dans la
journée, et jamais il ne relut ni le travail de la
veille, ni l'ouvrage dans son ensemble. Cependant
un décret de la Convention étant venu menacer
de mort quiconque oserait recueillir un proscrit,
Condorcet ne put se résoudre à compromettre plus
longtemps cette généreuse femme, qui, pendant
huit mois, était parvenue à le soustraire à toutes
les recherches. « Il faut que je vous quitte, lui
dit-il un jour; je suis hors la loi. — Vous êtes
hors la loi ! lui répondit-elle , mais vous n'êtes
pas hors l'humanité, et vous resterez. » Mais Con-
dorcet n'accepta point cet admirable dévouement.
Profitant d'un instant où il n'était pas surveillé,
il s'échappa de sa retraite, à peine vêtu, le 5 avril
1794; et après avoir passé plusieurs jours dans
la situation la plus horrible, couchant la nuit
dans les carrières abandonnées^ il fut arrêté, à
Clamart, dans une auberge, ou la faim l'avait
forcé d'entrer. Conduit aussitôt à Bourg-la-Reine,
il y fut jeté dans un cachot ; et lorsqu'on vint le
lendemain pour l'interroger, on le trouva mort.
i ;< in i »
— 296 —
COND
ait fait usage du poison que, depuis quelque
temps, il portait sur lui, dans le chaton de sa
bague, pour se dérober au supplice.
De tous les ouvrages de Condorcet, un seul,
comme nous l'avons déjà dit. appartient vérita-
blement au sujet de ce recueil : c'est celui qu'il
composa dans la maison de la rue Servandoni, et
que nous allons essayer de faire connaître par
une courte analyse.
L'Esquisse d'un tableau historique des progrès
de l'esprit humain n'est, pour ainsi dire, que le
programme d'un ouvrage plus considérable que
Condorcet voulait écrire sur le même sujet, et
dont il commença même Texécution dans quel-
ques fragments qui nous ont été conservés. Son
but est de nous montrer, par le développement
des facultés humaines à travers les siècles, que
l'homme est un être essentiellement perfectible;
que, depuis le jour de son apparition sur la terre,
il n'a pas cessé d'avancer par une marche plus
ou moins rapide vers la vérité et le bonheur, et
que nul ne peut assigner un terme à ses progrès
futurs, car ils n'en ont pas d'autre que la durée
même du globe où la nature nous a jetés; ils
continueront tant que la terre occupera la même
place dans le système de l'univers, et tant que
les lois de ce système n'auront pas amené un
bouleversement général.
Mais ne voir dans l'histoire de l'humanité qu'une
suite non interrompue de progrès, c'est tout jus-
tifier, c'est accepter tout ce qui s'est fait et tout
ce que l'on croyait avant nous, comme une pré-
paration nécessaire à nos propres idées et à nos
institutions les plus chères. Or, on sait que Con-
dorcet était bien éloigné de cette indulgence pour
le passé. Aussi a-t-il soin de nous prévenir qu'en
nous faisant assister au développement de la per-
fectibilité humaine, il veut nous signaler en
même temps les obstacles qui l'ont arrêté quel-
quefois, et les influences funestes qui ont fait ré-
trograder plusieurs peuples d'une civilisation
déjà avancée vers les ténèbres de la plus gros-
sière ignorance. La superstition et la tyrannie,
telles sont, d'après lui, c'est-à-dire d'après le
langage et l'esprit de son temps, les causes de
toutes les erreurs, de toutes les calamités qui
ont régné parmi les hommes, et la source inépui-
sable des déclamations par lesquelles il se croit
obligé d'interrompre à chaque pas son intéres-
sante exposition.
L'ouvrage est partagé en dix époques : dans les
neuf premières nous voyons la suite des progrès
que l'esprit humain a déjà accomplis depuis les
temps les plus obscurs et les plus reculés jusqu'à
l'établissement de la république française ; la
dixième, qui est de beaucoup la plus curieuse,
nous offre en quelque sorte une description pro-
phétique de l'avenir ; elle nous montre les géné-
rations futures conduites par degrés à un état où
la science, la vertu, la liberté et le bonheur sont
unis par un lien indissoluble.
Le premier ét;it de la civilisation est celui de
quelques peuplades isolées subsistant de la pê-
che ou de la chasse, ne connaissant pour toute
industrie que l'art de construire des cabanes,
des ustensiLes de ménage et quelques armes
grossières, mais possédant déjà une langue ar-
ticulée, une sorte d'autorité publique et les ha-
bitudes de la famille.
A la chasse et à la pêche nous voyons succéder
1 1 vil; pastorale, qui consacre, avec le droit de
propriété, l'inégalité des conditions, puis la do-
mesticité et bientôt l'esclavage, mais qui en
même temps laisse à l'homme assez de loisirs
pour cultiver son intelligence, pour inventer
quelques arts, entre autres la musique, et pour
acquérir les premières notions de l'astronomie.
Les peuples pasteurs, à leur tour, sont i
placés par les peuples agriculteurs, au sein d
quels les arts, les professions et les classes de la
société se multiplient. A la suite de ce change-
ment, les progrès deviennent plus rapides et
plus faciles : car, d'un côté, il existe plus de
loisirs pour la culture des sciences; de l'autre,
la distinction des professions ne peut manquer
d'être favorable au perfectionnement des arts;
l'abondance des fruits de la terre donne l'idée des
échanges et fait naître des relations entre des
peuples jusque-là isolés les uns des autres; enfin,
le dernier résultat de cette civilisation, c'est l'in-
vention de l'écriture alphabétique.
Relativement à ces trois premières époques,
Condorcet avoue qu'il n'a pu nous donner que de
simples conjectures, appuyées de quelques ob-
servations générales sur la nature de l'homme et
le développement de ses facultés. La quatrième
et la cinquième embrassent toute la civilisation
grecque et romaine, depuis l'origine de ces deux
peuples jusqu'à l'invasion des barbares. Mais ici
nous nous bornerons à citer les jugements portés
par Condorcet sur quelques-uns des systèmes
philosophiques nés sous l'empire de cette civili-
sation fameuse. Avant Socrate, il ne trouve à
louer que les systèmes de Pythagore et de Dé-
mocrite, dans lesquels, à ce qu'il nous assure,
on reconnaît aisément ceux de Newton et de
Descartes. En effet, Démocrite et Descartes ont
également voulu expliquer tous les phénomènes
de l'univers par les propriétés de la matière et
du mouvement. Newton et Pythagore ont re-
connu l'un et l'autre le vrai système du monde,
et les nombres du philosophe grec ne signifient
pas autre chose que l'application du calcul aux
lois de la nature. Le caractère de Socrate est
assez bien apprécié ; il a voulu substituer la
méthode d'observation aux hypothèses ambi-
tieuses où la philosophie s'égarait avant lui, et
à l'esprit sophistique qui la faisait descendre aux
plus puériles arguties. La méthode de Socrate est
également applicable à tous les objets que la
nature a mis à notre portée, et ne mérite pas le
reproche de ne laisser subsister d'autre science
que celle de l'homme moral. Platon est traité
plus durement. On ne lui pardonne ses rêveries
et ses frivoles hypothèses qu'en faveur de son
style, de sa morale et de certains principes de
pyrrhonisme que l'on croit reconnaître dans ses
Dialogues. Dans la philosophie d'Aristote, rien
n'a trouvé grâce, que le principe qui fait dériver
de la sensation toutes nos connaissances. Le sys-
tème des stoïciens, même la partie métaphysi-
que de ce système, est traité avec indulgence,
et dans plus d'une occasion Condorcet semble in-
cliner à la croyance d'une âme du monde et
d'une immortalité sans conscience. Mais toute sa
sympathie est pour la morale d'Épicure, telle
qu'il l'entend et qu'il se plaît à la développer :
suivre ses penchants naturels en sachant les épu-
rer et les diriger; observer les règles de la tem-
pérance, qui prévient la douleur en nous assu-
rant toutes les jouissances que la nature nous a
préparées; se préserver des passions haineuses
ou violentes qui tourmentent le cœur; cultiver,
au contraire, les affections douces et tendres , re-
chercher les plaisirs qui résultent d'une bonne
action et éviter la douleur du remords; « telle
est, dit-il, la route qui conduit à la fois et au
bonheur et à la vertu. »
Après avoir fait aux Grecs une part immense
dans l'histoire de l'intelligence humaine, Condor-
cet daigne à peine parler des Romains : à l'en
croire, Ta civilisation ne leur doit rien que la ju-
risprudence ; encore cette science, telle que les
Romains nous l'ont transmise, a-t-clle servi à
COND
répandre plus de préjugés odieux que de vérités
utiles.
Le moyen âge, qui remplit les deux époques
suivantes, est traité avec toute l'injustice qu'on
devait attendre d'un philosophe du xvin* siècle.
Après le triomphe des idées chrétiennes sur le
paganisme, toute liberté d'esprit, toute trace de
civilisation disparaît, jusqu'à ce que les Arabes
viennent rendre à l'Occident quelques faibles
débris de la science de l'antiquité. Condorcet veut
bien admettre cependant que la scolastique n'a
pas été entièrement inutile, et que ses argumen-
tations si subtiles, ses distinctions et ses divi-
sions sans nombre ont préparé les esprits à l'a-
nalyse philosophique.
La huitième époque commence à l'invention
de l'imprimerie et se termine par Descartes. Con-
dorcet reconnaît en lui, avec beaucoup de jus-
tesse, le vrai fondateur de la liberté philosophi-
que parmi les modernes, et le premier qui ait
cherché, dans l'observation des opérations de
l'esprit, les vérités premières dont toute science
a besoin.
Un tableau très-animé du mouvement des es-
prits pendant le dernier siècle, remplit à lui seul
la neuvième époque. Il résume en lui tous les
efforts précédents, et a mis au jour des vérités
que, selon l'expression de Condorcet, il n'est plus
permis ni d'oublier ni de combattre. Parmi ces
vérités sont comptés en première ligne la philo-
sophie de Locke et de Condillac, les principes
politiques de Rousseau, et surtout la doctrine de
la perfectibilité indéfinie de l'espèce humaine,
dont tout l'honneur est rapporté à Price, à Priest-
ley et à Turgot.
Nous voici enfin arrivés à la partie la plus ori-
ginale et la plus intéressante du livre de Con-
dorcet, celle qui renferme la prédiction de nos
destinées à venir. Tous les progrès qui restent
encore à faire à l'espèce humaine doivent abou-
tir à ces trois résultats : la destruction de l'iné-
galité entre les citoyens d'un même peuple; la
destruction de l'inégalité entre les nations ; le
perfectionnement de la nature même de l'homme
et des facultés dont elle est douée. Pour obtenir
le premier de ces trois résultats, l'égalité entre
les citoyens d'un même peuple, il faut d'abord
faire disparaître l'inégalité des richesses par la
destruction des monopoles, par l'abolition de
toutes les mesures qui entravent l'industrie et
le commerce, par l'extension des avantages du
crédit à toutes les classes de la société, enfin par
l'établissement des caisses d'épargne et des caisses
d'assurance. Mais ces moyens purement maté-
riels ne suffisent pas; il faut répartir aussi d'une
manière équitable les avantages de l'instruction.
Sans espérer, sur ce point, une égalité impossi-
ble, il faut enseigner à chacun les connaissances
qui lui sont nécessaires pour n'être point dans la
dépendance d'un autre, pour faire lui-même ses
affaires, pour connaître ses droits et ses devoirs,
pour savoir défendre les uns et remplir les autres.
Avec le bien-être et l'instruction des hommes, on
verra croître aussi leur moralité, et voici com-
ment : telle sera dans l'avenir la perfection des
lois et des institutions publiques, que les intérêts
particuliers seront entièrement confondus avec
l'intérêt commun ; or, comme les vices et les
crimes, dans l'opinion de Condorcet, ont à peu
près tous leur origine dans l'opposition qui a
existé jusqu'à présent entre ces deux intérêts, les
vices et les crimes seront désormais impossibles,
la vertu sera en quelque sorte l'état naturel de
l'homme. C'est ainsi que la nature a lié par une
chaîne indissoluble la vérité, le bonheur et la
vertu.
L'égalité des citoyens, au sein de chaque peu-
297 — CONF
pie, aura nécessairement pour résultat l'égalité
entre les nations ; car; une fois parvenue à l'état
que nous venons de décrire, chaque nation à part
aura conquis le droit de disposer elle-même de
ses richesses et de son sang ; dès lors la guerre
sera regardée comme le plus grand des fléaux et
le plus odieux des crimes ; la garantie de la force
sera remplacée par celle des traités ; la liberté du
commerce distribuera partout, d'une manière
égale, le bien-être et les richesses; l'identité des
intérêts et des idées aura pour conséquence la
création d'une langue universelle, et tous les
peuples ne formeront qu'une seule famille.
Enfin, s'il y a des races d'animaux et de végé-
taux susceptibles de perfectionnement par la
culture, pourquoi n'en serait-il pas ainsi de la
race humaine ? Condorcet ne doute pas et ne
permet à personne de douter que les progrès de
la médecine, de l'hygiène, de l'économie politi-
que et du gouvernement général de la société ne
doivent prolonger pour les hommes la durée de
la vie, en leur assurant une santé plus constante
et une constitution plus robuste. Mais qui oserait
assigner un terme à ce genre de conquête? Con-
dorcet ne promet pas positivement à l'homme le
don de l'immortalité : « Mais nous ignorons, dit-
il, quel est le terme que la vie ne doit jamais
dépasser ; nous ignorons même si les lois géné-
rales de la nature en ont déterminé un au delà
duquel elle ne puisse s'étendre. »
Plus d'une idée profonde se trouve mêlée à ces
rêves, dont quelques-uns touchent au ridicule ;
mais, de quelque manière que l'on juge l'ouvrage
de Condorcet, on ne peut lire sans attendrisse-
ment cet hymne en l'honneur de l'humanité et
de l'avenir, composé en quelque sorte sous la
hache du bourreau, et où l'on chercherait vaine-
ment un reproche adressé par la victime à ses
persécuteurs. Tout y respire l'amour des hom-
mes, la paix, l'espérance : malheureusement
cette espérance ne s'élève jamais au-dessus de
la terre.
Les ouvrages de Condorcet, recueillis et im-
primés à Paris en 1804, forment 21 vol. in-8 ;
mais dans ce recueil ne sont pas comptés les ou-
vrages de mathématiques, qui ont été publiés à
part. On peut consulter sur sa vie et ses écrits :
les Trois siècles de la littérature française,
par Sabatier de Castres (6e édit., t. II, p. 25) ; la
Notice sur la vie et les ouvrages de Condorcet,
par M. Diannyêre, son ami (2e édit., Paris,
1799) ; la Biographie nouvelle des contempo-
rains, publiée par MM. Arnault, Jay, Jouy, Nor-
vins, etc.; le Dictionnaire historique et biblio-
graphique de Peignot; enfin la Biographie de
Condorcet, lue à l'Académie des sciences, par
M. Arago, dans la séance publique de 1842.
CONFUCIUS (en chinois Khoung-fou-lseu, ou
plus communément Khoung-tseu) . Ce philosophe,
sous le nom duquel s'est personnifiée en Europe,
aussi bien qu'en Chine, toute la science morale
et politique des Chinois, naquit dans le village
de Chang-ping, dans le royaume feudataire de
Lou (aujourd'hui province de Chan-thoung) ,
551 ans avant notre ère et 54 ans après Lao-
tseu. Les historiens chinois disent que Khoung-
tseu, bien qu'il soit né dans le petit royaume de
Lou, fut cependant le plus grand instituteur du
genre humain qui ait jamais paru dans le monde.
Si l'on doit juger de la cause par les effets, cet
éloge est loin d'être exagéré ; car aucun autre
homme, quel qu'ait été d'ailleurs son génie, n'a
eu, comme Confucius, la gloire d'établir un code
de philosophie morale et politique qui règne
presque exclusivement, depuis plus de deux
mille ans, sur un empire dont la population dé-
passe aujourd'hui trois cent soixante millions
CONF
298
CONF
d'âmes. Ayant déjà exposé ailleurs (voy. le mot
Chinois) ses doctrines philosophiques, nous nous
bornerons ici à faire connaître sa vie, son véri-
table caractère, et le rôle qu'il a joué dans l'his-
toire générale de la civilisation de son pays.
Les historiens chinois font remonter les ancê-
tres de Confucius jusqu'à l'empereur Hoang-ti,
qui régnait 2637 ans avant notre ère. Plusieurs
de ses ancêtres occupèrent des emplois considé-
rables. Son père fut gouverneur de la ville de
Tséou. Confucius lui-même occupa plusieurs fois
des emplois publics, que sa passion pour faire
régner la justice et les sages lois de l'antiquité
lui faisait rechercher avec ardeur et persévé-
rance.
Dès l'âge de six ans, si l'on en croit des tradi-
tions un peu suspectes, on remarqua en lui une
sagesse qui tient du prodige. Il ne prenait au-
cune part aux jeux de son âge, et il ne mangeait
rien sans l'avoir offert au ciel, selon la coutume
des anciens. A l'âge de quinze ans, il s'appliqua
tout entier à la lecture des livres anciens, et en
tira tous les enseignements qui pouvaientêtre de
quelque utilité pour ses projets de régénération.
Ses parents étant pauvres, il se trouva, dit-on,
obligé de travailler pour vivre, et Ton raconte
même qu'il exerça pendant quelque temps la
profession de berger. Cependant, à cause de sa
grande intelligence et de sa vertu cminente, il
lut chargé, à l'âge d'environ vingt ans, par le
premier ministre du royaume de Lou, son pays
natal, de la surintendance des grains, des bes-
tiaux et des marchés publics. Il ht ensuite quel-
ques voyages, et alla voir Lao-lseu, dans le
royaume de Tchéou.
Après avoir parcouru plusieurs contrées de la
Chine, dans le but de ramener à des principes
d'équité et de justice les chefs des petits États
dont l'empire se composait alors, Confucius,
voyant ses efforts impuissants pour détruire les
abus, se retira avec quelques disciples dans la
solitude, et là il s'occupa exclusivement à re-
cueillir et à revoir le texte des Livres sacrés
[Kîng), dans lesquels il voyait, comme la Chine
tout entière l'a toujours fait avec lui, les plus
précieux monuments de la sagesse ancienne.
C'est ici le lieu de justifier notre philosophe d'un
reproche étrange qui lui a été fait, en France,
dans ces derniers temps ; on l'a accusé « d'avoir
opéré sur les Kîng et les livres de l'antiquité
chinoise un travail analogue à celui de Platon,
analogue à celui d'Aristote sur les dogmes reli-
gieux des grandes sociétés auxquelles la Grèce
était redevable de sa civilisation , c'est-à-dire
que ce philosophe élagua de ces livres toute la
partie religieuse qu'il ne comprenait pas très-
bien, tout ce qui se rapportait à l'explication et
au développement des dogmes traditionnels; en
un mot, tout ce qui devait lui paraître dépourvu
d'intérêt. » (Appendice à la traduction de l'ou-
vrage sur la Chine, de M. Davis.)
Cette assertion, dont plusieurs écrivains se
sont déjà emparés comme d'une grande et im-
portante découverte, ne repose sur aucun fonde-
ment, et quelques mots suffiront pour la dé-
truire.
I.' s Kîng ou les Grands livres de l'Antiquité,
que Confucius est accusé d'avoir altérés, ne peu-
vent être que le Livre des Transformations
(Y-Kîng). le Livre des Vers (Chi-King), et le Li-
vre des Annales [Choû-Kîng). Quant au premier,
loin d'avoir été altéré par Confucius, ce philoso-
phe avait un tel respect pour oe livre , qu'il di-
sait, dans ses Entretiens philosophique» (eh. vu,
§ 16) : « S'il m'était accordé d'ajouter à mon
h-.'r de nombreuses années, j'en demanderais
cinquante pour étudier le Y-Kîng, afin que je
pusse me rendre exempt de fautes. » Tout son
travail de révision se borna pour ce livre à de
courts commentaires, que les Chinois ont nom-
més Appendices au Y-King, et que, dans toi
les éditions, on trouvejoints au Livre des Trans-
formations.
Le travail critique de Confucius sur le Livre
des Vers n'a jamais été mis en doute. Il est vrai
que, de trois mille chants populaires recueillis
dans les diverses provinces de l'empire, il n'en a
guère conservé que trois cents; mais que faut-il
conclure de ce fait, sinon que notre philosophe
avait de la critique et du goût?
Quant au Livre des Annales, Confucius le ré-
digea d'après les documents historiques officiels
qui existaient de son temps. Il n'avait donc rien
à élaguer de sa propre rédaction. Qu'il ait aussi
fait un choix dans les documents historiques mis
à sa disposition, ce serait faire peu d'honneur à
son intelligence que de supposer le contraire.
Mais qu'il n'ait pas recueilli, qu'il n'ait pas jugé
à propos de transmettre à la postérité, et de lui
offrir comme modèle à suivre, tout ce qui s'était
fait, dit ou écrit, il est par trop étrange de lui
en faire un crime. D'ailleurs, le Choû-Kîng,
comme nous le possédons, n'est pas tel qu'il
sortit des mains de Confucius, puisqu'il avait
alors cent chapitres, et qu'il n'en a plus que cin-
quante-huit depuis l'incendie des livres, 213 ans
avant notre ère.
Reste donc l'accusation indirecte d'avoir été
infidèle à la tradition de son pays, d'en avoir al-
téré les dogmes . tandis qu'un de ses contempo-
rains, dont les écrits sont parvenus jusqu'à nous,
les aurait, dit-on, religieusement conservés. Nous
allons démontrer que cette accusation n'a pas
plus de fondement que la précédente. Il suffira
de traduire littéralement la dissertation rappor-
tée par Tso-khiéou-ming , le contemporain de
Confucius, auquel il est fait allusion.
« Mou-cho} se trouvant dans le royaume de
Tçin, Fan-siouan-tseu, alla à sa rencontre et
l'interrogea en disant : « Les hommes de l'anti-
« quité avaient un proverbe qui disait : On
« meurt, mais on ne périt pas tout entier. Quel
« est le sens de ce proverbe? »
Mou-cho n'ayant pas répondu, Fan, surnommé
Siouan-lseu, dit : « Autrefois les ancêtres de
Khai (c'est-à-dire de Siouan-tseu lui-même) pré-
cédèrent les temps de Chun, et furent de la fa-
mille de Yao. Du temps de la dynastie des Hia,
ce fut la famille du Dragon impérial [Ya-loung-
chi) ; du temps de la dynastie des Chang, ce/ut
la famille Chi-weï (qui régnait sur le petit État
vassal nommé Pé) ; du temps de la dynastie des
Tchéou. ce fut la famille des Thang et des Tou
(noms de deux petits royaumes, dont le premier
fut anéanti et l'autre absorbé par Tching-wang
de Tchéou, 111 ans avant J. C). Le chef du
royaume de Tçin, qui, par la coupe pleine de
sang de bœuf," jura fidélité aux nouveaux Hia
(c'est-à-dire aux premiers Tchéou), fut le chef
de la famille Fan. N'est-ce pas la perpétuité des
familles que le proverbe cité a en vue? »
Mou-cho dit : « Ce que moi, Pao, j'ai entendu
dire à ce sujet, diffère totalement de ce que
vous appelez la perpétuité mondaine des famil-
les dans une position élevée, dont on ne peut
pas dire qu'elles ne périssent pas comme les bois
à Vétal de décomposition.
« Dans le royaume de Lou, il y avait ancien-
nement un ministre d'État qui dis ut : Thsang,
surnommé après sa mort Wen-lchoung (le puîné
lettré), étant venu à décéder, on dit de lui qu'il
était toujours subsistant (c'est-à-dire, ajouta la
glose, que l'on disait que ses bonnes instructions
seraient transmises aux siècles à venir). N'est-
CONF
— 299
CONF
■ce pas là l'explication du proverbe? moi je l'ai
compris ainsi. Ceux qui sont supérieurs aux au-
tres nommes (les saints, selon la glose) ont des
vertus qui subsistent indéfiniment (qui parvien-
nent aux siècles futurs) ; ceux qui viennent im-
médiatement après (les sages) ont des mérites
qui subsistent aussi indéfiniment ; ceux qui vien-
nent après ces derniers ont des paroles qui sont
également transmises aux générations futures.
Quoique ces trois ordres de sages ne vivent
qu'un certain temps, on dit d'eux qu'ils ne pé-
rissent pas tout entiers. Voilà ce que signifie
l'expression ne pas périr tout entier.... » (Tso-
tchouan, k. 5, 1° 32.)
On peut voir, par cette citation fidèle, si le
prétendu conservateur des dogmes traditionnels
contemporain de Confucius en a respectueuse-
ment conservé un que ce dernier philosophe au-
rait altéré, et même supprimé, dans la révision
ou la rédaction des Kîng, ou dans ses pro-
pres écrits. Loin qu'il y ait, dans le texte précé-
dent, dont l'ancienneté remonte au ve siècle
avant notre ère, la moindre trace d'un pareil
dogme, la supposition qu'une partie de nous-
mêmes, l'âme ou le principe pensant, puisse
subsister individuellement après la mort, n'est
pas même faite, et ne se rencontre dans aucune
partie du livre.
Il n'est plus au pouvoir de personne de contes-
ter à Confucius le rang qu'il occupe depuis plus
de deux mille ans parmi les grands hommes qui
ont le plus contribué à civiliser le monde, ni de
lui refuser une place à côté de Platon et d'Aris-
tote. Il était doué au plus haut point de l'esprit
philosophique, et s'est montré toute sa vie l'apô-
tre infatigable de la justice et de la raison.
D'une rigidité inflexible pour lui-même, il avait,
on peut le dire, la passion du bien et un dé-
vouement sans bornes au bonheur de l'huma-
nité; et c'est ce qui justifie ces paroles d'un em-
pereur chinois, gravées sur le frontispice des
temples élevés dans tout l'empire en l'honneur
de notre philosophe : « Il était le plus grand, le
plus saint, le plus vertueux des instituteurs du
genre humain qui ont paru sur la terre. »
Nous n'entrerons pas ici dans les détails de
cette grande et noble vie. Nous dirons seulement
qu'après bien des vicissitudes, Confucius prit la
résolution de cesser tous ses voyages et de re-
tourner dans sa province natale pour y instruire
plus complètement ses disciples, afin qu'ils pus-
sent transmettre sa doctrine à la postérité. C'est
alors qu'il mit la dernière main à ses écrits, et
qu'il composa son ouvrage historique intitulé :
le Printemps et V Automne (Tchun-thsiéou) ,
dont on ne possède encore aucune traduction
européenne. Il mourut quelque temps après l'a-
voir achevé, en laissant à ses nombreux disci-
ples le soin de recueillir ses paroles et sa doc-
trine. En effet, les trois livres qui portent son
nom : la Grande Etude (Ta-hio), l'Invariabi-
lité dans le Milieu (Tchoûng-yoûng) , les Entre-
tiens philosophiques (Lun-yu), ne sont que les
doctrines et les paroles de Confucius recueillies
par ses disciples. Ce sont ces trois ouvrages qui,
avec celui de Mencius ou Meng-tseu (voy. ce
nom), forment les Quatre livres classiques (Sse-
chou) que l'on fait apprendre par cœur aux jeu-
nes gens de toutes les écoles et dans tous les
collèges de l'empire. C'est le code moral, civil et
politique des Chinois, la loi de la loi, que le
souverain, pas plus que le dernier de ses sujets,
n'oserait ouvertement transgresser.
En considérant la grande et séculaire vénéra-
tion qui entoure, en Chine, le nom de Confucius,
on se demande quelle cause a pu donner à ses
écrits cette influence toute-puissante sur les des-
tinées de son immense pays, et le pouvoir de
résister à toutes les révolutions, à toutes les con-
quêtes de peuples barbares, de telle sorte qu'ils
soient encore aujourd'hui le code sacré de la na-
tion chinoise. L'histoire de la philosophie an-
cienne et moderne n'offre pas d'exemple d'une
influence pareille. Il faut que les souverains de
la Chine aient reconnu dans ses doctrines un
grand principe d'ordre et de stabilité. L'espèce
de culte qu'on lui rend au printemps et à l'au-
tomne, dans plus de quinze cents temples ou
édifices publics, a été autrefois le sujet d'une
grande controverse entre les missionnaires jé-
suites et les dominicains; ces derniers considé-
rant ces honneurs comme des pratiques d'idolâ-
trie, qui devaient être défendues aux néophytes;
tandis que les premiers les regardaientseulement
comme des honneurs purement civils qui pou-
vaient se concilier sans inconvénients avec les
croyances chrétiennes.
Dans les cérémonies en question, le premier
fonctionnaire public civil du lieu s'avance, à la
tête de tous les autres fonctionnaires, devant la
tablette sur laquelle est écrit en grosses lettres
le nom de Confucius et lui adresse ces paroles :
« Grandes, admirables et saintes sont vos vertus,
ô Confucius I Elles sont manifestes à tous, nobles
et sublimes, dignes d'honneur et de magnificence ;
et, si les rois gouvernent leurs peuples de ma-
nière à les rendre heureux, c'est à vos vertus et
à votre assistance qu'ils le doivent. Tous vous
prennent pour guide, vous offrent des sacrifices,
implorent votre assistance, et il en a toujours
été ainsi. Tout ce que nous vous offrons est pur,
sans tache et abondant. Que votre esprit vienne
donc vers nous et qu'il nous honore de sa sainte
présence ! »
Chaque maison d'étude, chaque collège a une
salle élevée à la mémoire de Confucius, pour lui
rendre les honneurs prescrits. C'est là que, dans
tous les concours, les étudiants reçoivent leurs
grades en présence des examinateurs. La vénéra-
tion pour ce grand nom est telle que ceux d'entre
les lettrés chinois qui se firent chrétiens au temps
des premiers missionnaires ne purent jamais se
résoudre à cesser de lui rendre leurs hommages
accoutumés. Ces missionnaires eux-mêmes le re-
gardaient comme un modèle de vertu et de sain-
teté. « On ne peut, dit l'un d'eux (le P. Le
Comte), rien ajouter ni à son zèle, ni à la pureté
de sa morale. Il semble quelquefois que ce soit
un docteur de la nouvelle loi qui parle plutôt
qu'un homme élevé dans la corruption de la loi
de nature; et, ce qui persuade que l'hypocrisie
n'avait point de part dans ce qu'il disait, c'est
que jamais ses actions n'ont démenti ses maxi-
mes. Enfin sa gravité et sa douceur dans l'usage
du monde, son abstinence rigoureuse (car il pas-
sait pour l'homme de l'empire le plus sobre), le
mépris qu'il avait pour les biens de la terre, cette
attention continuelle sur ses actions, et, ce que
nous ne trouvons point dans les sages de l'anti-
quité, son humilité et sa modestie, donneraient
lieu de juger que ce n'a pas été un pur philosophe
formé par la raison, mais un homme inspiré de
Dieu pour la réforme de ce nouveau monde. »
Nous n'ajouterons rien à ce portrait. Ceux qui
voudront connaître plus en détail cette belle et
noble vie peuvent consulter le 12e volume des
Mémoires sur les Chinois, et le 1er volume de la
Description de la Chine, par M. G. Pauthier
(p. 120 etsuiv.).
Les éditions chinoises des œuvres de Confucius,
qui sont presque toutes enrichies de nombreux
commentaires, dont le plus célèbre et le plus ré-
pandu est celui de Tchou-hi, se comptent par
milliers. Excepté peut-être la Bible, il n'est au-
CONR
— 300 —
CONS
cun ouvrage dans le monde qui ait reçu et qui
continue à recevoir une aussi grande publicité.
G. P.
CONNAISSANCE, VOy. INTELLIGENCE.
CONRING- ne peut compter^ en philosophie,
que par son dévouement au peripatetisme : il a
beaucoup écrit, mais il n'a point trouvé d'idées
nouvelles et n'a aucune originalité. Né en 1606 à
Norden en Ost-Frise, il se distingua de très-bonne
heure, et malgré sa faible santé, par des études
brillantes. Il suivit les leçons des plus célèbres
professeurs de l'Université de Leyde; et lui-même,
à l'âge de vingt-six ans, il enseignait la philoso-
phie naturelle àHelmstœdt. 11 fut quelque temps
le médecin de la régente d'Ost-Frise et même de
la reine Christine, qui ne put le fixer auprès
d'elle. Plus tard, professeur de droit à Helmstsedt,
ce fut surtout à ce titre qu'il se fit connaître; et
ses vastes connaissances, ses labeurs immenses
et tout pratiques, en firent bientôt l'un des juris-
consultes les plus distingués de l'Allemagne, qui
en comptait dès lors un très-grand nombre. Les
souverains le consultèrent souvent sur les ques-
tions les plus délicates de droit public, et son fa-
meux ouvrage sur les frontières de l'empire
d'Allemagne, de Finibus iraperii, produisit, de
son temps, la sensation la plus vive. L'empereur
l'en fit remercier. La réputation de Conring était,
pour ces matières, presque sans égale, et il fut
un des savants que la munificence de Louis XIV
se fit un honneur de distinguer et de récompen-
ser. Il eut pour collaborateur, dans ses travaux,
le fameux Henri Méibom. Il mourut en 1681, en-
touré du respect et de l'estime publique.
Conring était une sorte d'encyclopédie vivante,
et ses ouvrages, au nombre de deux cent un,
traitent des sujets les plus variés. Ils ont été réu-
nis en une seule édition générale qui n'a pas moins
de 6 vol. in-f°, par Goebel, Brunswick, 1730. Les
seules parties qui puissent nous intéresser sont
une Introduction à la philosophie naturelle, où
dominent les principes d'Aristote dans toute leur
puissance; une édition de la Politique d'Aristote
avec des commentaires, et qui est comprise dans
une espèce d'histoire de la science politique de-
puis l'antiquité jusqu'au xvne siècle, et enfin des
travaux assez nombreux et tout péripatéticiens
sur la philosophie sociale [de Philosophia civili).
Il ne faut pas croire d'ailleurs que le peripate-
tisme de Conring, quoique très-ardent, soit aveu-
gle. Mélanchthon avait réformé les études des
écoles protestantes, et Aristote était alors dé-
pouillé de toutes ses obscurités et de cette subti-
lité vaine dont la scolastique l'avait couvert.
Conring, au xvme siècle, fut un de ceux qui le
connurent le mieux; et Brucker, en le classant
parmi les plus purs péripatéticiens de cette épo-
que, n'a pu trouver assez de louanges pour lui.
Peut-être est-ce par attachement à la doctrine
péripatéticienne que Conring se montra l'adver-
saire du cartésianisme, qu'il ne paraît pas avoir
bien compris, et qu'il eut le tort de poursuivre
Descartes de ses epigrammes, longtemps même
après que le philosophe français était mort.
Brucker regrette, avec raison, une si vive et si
malheureuse inimitié. Conring, du reste, était
parfaitement sincère, et, d.insaes matières où il
était plus compétent, il fit preuve de la plus
honorable loyauté. C'est ainsi qu'il fut l'un des
premiers à soutenir le système d'Harvey sur la
circulation du sang, et qu'il tint à honneur de
louer et d'admirer les travaux de Grotius et de
Puffcndorf qui devaient éclipser les siens. Il
combattit du reste llobhes et Gassendi comme il
avait coinhittu lvscartcs. Les œuvres de Conring
ont été publiées à Brunswick, 1780, 7 vol. in-f".
Gaspard Corbema a écrit une Vie de Conring,
in-4, Helmst., 1G94. Conring a été omis dans le
Dictionnaire de Krug, qui a cité bien des noms
moins illustres que celui-là. B. S. -H.
CONSCIENCE. « Il y a une lumière intérieure,
un esprit de vérité, qui luit dans les profondeurs
de l'àme et dirige l'homme méditatif appelé à
visiter ces galeries souterraines. Cette lumière
n'est pas faite pour le monde, car elle n'est ap-
propriée ni au sens externe, ni à l'imagination;
elle s'éclipse ou s'éteint même tout à fait devant
cette autre espèce de clarté des sensations et des
images; clarté vive et souvent trompeuse qui
s'évanouit à son tour en présence de Yesprit de
vérité. » C'est ainsi que s exprime M. Maine de
Biran dans la préface du livre des Rapports du
physique et du moral. La conscience n'est pas
sans doute, comme paraît le croire ce profond
observateur de notre vie morale, un livre fermé
au vulgaire et exclusivement réservé à la con-
templation de quelques âmes méditatives. Le sen-
timent immédiat et infaillible des hautes vérités
contenues dans ce grand livre appartient à l'hu-
manité tout entière. Quel est l'homme à qui la
conscience ne révèle pas l'unité, la simplicité de
son être, l'activité de ses facultés, l'innéité de
ses penchants, la spontanéité de ses mouvements,
la liberté et la responsabilité de ses actes? Mais
ce sentiment du sens commun est vague et con-
fus ; il est habituellement mêlé de sensations et
d'images, qui en altèrent la simplicité et la vé-
rité. La vraie science de la conscience veut donc
autre chose que les sourdes et obscures révéla-
tions du sens commun. Elle demande une pro-
fonde et constante réflexion qui exerce le sens
psychologique, comme on fait les sens externes
pour l'observation de la nature, et qui, par une
analyse lente et minutieuse, le tienne successi-
vement attaché sur les moindres détails, sur les
nuances les plus délicates de la vie morale.
Il n'y a point à craindre, dans les recherches de
ce genre, de voir autre chose que la réalité ; mais
on peut ne pas l'embrasser tout entière; on peut
surtout ne pas l'apercevoir dans toute sa pureté et
dans toute sa profondeur. La conscience a été bien
souvent définie et même décrite dans les livres de
psychologie : toutes ces définitions et ces descrip-
tions sont vraies; mais toutes aussi laissent subsis-
ter de graves difficultés sur la nature, l'autorité, la
portée, les limites et le mode d'observation delà
conscience. Qu'est-ce que la conscience? Est-ce
une faculté proprement dite de l'intelligence ou
seulement la condition générale de toutes les au-
tres facultés? Quelle distinction peut-on établir
entre penser et savoir qu'on pense, entre sentir
et savoir qu'on ser.t, entre vouloir et savoir qu'on
veut? Quelle est la certitude propre à la con-
science, et comment cette certitude se distingue-
t-elle de toutes les autres? Quelle est la portée
de la conscience? Atteint-elle seulement les actes
du moi, ou bien en outre ses facultés, ou enfin
pénètre-t-elle jusqu'à la substance même du moi?
Quelles sont ses limites du côté du monde sen-
sible et du côté du monde intelligible? Où finit
le rôle de la conscience, où commence celui des
sens et celui de la raison? Après ces difficultés
sur la nature, la portée, l'autorité et les limites
de la conscience, viennent les graves objections
.soulevées tout récemment par les physiologistes
contre la possibilité d'une science psychologique.
La simple conscience suffit-elle à la science? Si
elle ne suffit pas, il est donc nécessaire que l'ob-
servation proprement dite intervienne. M.us alors
comment le mot peut-il s'observer lui-même?
Comment peut-il être à la fois le sujet et l'objet
a étude? L'observation est-elle immédiate
et directe, comme la conscience elle-même? Est-
ce dans l'action mémo de ses facultés, au moment
CONS
— 301 —
CONS
de la vie psychologique, que le moi s'observe, ou
bien ne peut-il le faire que par la réflexion tra-
vaillant sur des souvenirs? 11 est impossible de
traiter de la conscience sans chercher à résoudre
toutes ces difficultés. Mais pour y arriver, il faut
autre chose qu'une simple définition ou même
une description- il faut une analyse approfondie
de la conscience.
La nature humaine, si on la considère, abstrac-
tion faite de toute action et de toute influence
extérieure, n'est ni une pure table rase, comme
l'a prétendu Locke, ni une statue, ainsi que l'a
imaginé Condillac. Elle a en elle-même, et non
hors d'elle, le principe de son activité, de sa force
et de sa grandeur. Elle est primitivement douée
de puissances, de facultés, de tendances qui n'at-
tendent que le contact ou l'impression d'un objet
extérieur pour se développer et se produire. Mais,
bien que le moi ait en lui-même son principe de
vie. il est très-vrai qu'il ne vit pas de lui-même.
Dans sa vie morale, aussi bien que dans sa vie
physique, il a besoin d'un objet, comme d'un
aliment nécessaire à son activité intérieure.
C'est une profonde erreur de croire que notre
âme puisse se retirer dans la profondeur de son
essence et y vivre de sa propre substance dans
une absolue solitude. Dans ses méditations
les plus abstraites, dans ses imaginations les plus
chimériques, dans le recueillement le plus parfait
de ses souvenirs, l'âme semble tirer la vie de son
propre sein. Et pourtant, si l'on remonte à l'ori-
gine de ces méditations, de ces imaginations et
de ces souvenirs, on trouvera toujours que l'âme
en a puisé les premiers éléments à une source
extérieure, ou, tout au moins, étrangère. Le sou-
venir suppose une perception primitive, et, par
suite, une impression du dehors; l'imagination
forme ses tableaux de la confusion, ou plutôt de
la combinaison de deux mondes essentiellement
distincts du moi, le monde sensible et le monde
intelligible; la méditation n'est que la réflexion
travaillant sur des données antérieures acquises
par les sens, ou l'imagination, ou la raison, toutes
facultés qui impliquent l'intervention d'un non-
moi. L'âme ne peut donc vivre qu'en communi-
cation avec un objet. Cet objet n'est pas toujours
extérieur et matériel. Les objets de la raison, le
vrai, le beau, le bien, n'ont point ce double ca-
ractère ; mais ils n'en appartiennent pas moins à
un monde profondément distinct du moi, et ce
serait étendre outre mesure la sphère de la nature
humaine, que d'y comprendre, comme l'a fait
l'école d'Alexandrie, le monde intelligible tout
entier. En un mot, l'âme a toujours besoin d'un
objet, quoiqu'elle sente, quoiqu'elle pense, quoi-
Ju'elle désire ou décide ; son activité s'éteindrait
ans un isolement absolu, comme le feu cesse
de brûler dans le vide.
Puisque tout phénomène de la vie psychologi-
que implique un objet distinct et différent du
sujet, un non-moi aussi bien qu'un moi, il peut
toujours être considéré sous un double point de
vue. par rapport au sujet ou par rapport à l'ob-
jet. Appliquant cette distinction aux trois faits
qui résument toute la vie morale, sentir, pen-
ser et vouloir, nous arriverons facilement à en
déduire la loi même de toute analyse intérieure.
Dans le phénomène de la sensation, on peut
distinguer 1" la sensation proprement dite, plai-
sir ou douleur j 2" le sentiment du rapport de
cette modification affective au sujet. Ce senti-
ment est un retour de l'âme sur elle-même:
tout entière à l'objet dans le phénomène du
plaisir ou de la douleur, elle se reconnaît, se
distingue du non-moi, et prend conscience
d'elle-même dans ce sentiment. Condillac pré-
tend, dans le Traité des sensations, que le moi
se confond et s'identifie avec la première sensa-
tion qu'il éprouve, de manière à dire, je suis
telle saveur, je suis telle odeur. Cette assertion
est une profonde erreur; mais elle est une con-
séquence rigoureuse de l'hypothèse de Condillac.
Si l'homme n'est primitivement qu'une statue,
c'est-à-dire un être sans activité et sans facultés
innées, il ne peut avoir aucun sentiment de lui-
même. 11 n'y a pas de conscience possible d'une
existence vide et d'une nature inerte. Mais tel
n'est pas l'homme réel : il est une force active.
douée de facultés et de puissances diverses qui
n'attendent que le contact d'un objet pour entrer
en exercice. Dès que cette force subit l'impres-
sion de la cause extérieure, elle réagit en vertu
de l'énergie qui lui est propre, quelle que soit
la violence de l'impression extérieure, et par le
sentiment de cette réaction elle se distingue de
la cause de la sensation, et prend conscience
d'elle-même. Condillac éprouve un grand embar-
ras à expliquer la conscience ; il imagine à cet
effet tout un système de comparaisons et d'in-
ductions. L'explication est beaucoup plus sim-
ple, quand on se replace dans la réalité. L'âme
humaine n'est point une substance primitivement
vide et passive ; elle une force , une cause,
c'est-à-dire une nature essentiellement active
et riche de facultés. Du moment qu'elle agit,
elle a, elle ne peut pas ne pas avoir le sentiment
de son activité, de sa causalité. De là la con-
science, phénomène inexplicable dans l'hypo-
thèse de Vhomme statue, mais qui devient sim-
ple et nécessaire dans la vraie notion du moi.
Le langage ordinaire, expression fidèle du
sens commun, détermine parfaitement la portée
du témoignage de la conscience. On dit bien qu'on
a la sensation ou la perception d'un objet; on ne
dit pas qu'on en a conscience. C'est qu'en effet la
conscience ne touche point à l'objet; elle n'at-
teint que l'acte du sujet, le sujet lui-même dans
sa modification ou dans son action. La sensation
est un fait intérieur, sans doute, mais qui sup-
pose un objet et un objet extérieur; la con-
science est un sentiment de l'âme qui ne sup-
pose rien au delà de la sphère tout intérieure
du sujet. L'âme sort d'elle-même dans la sensa-
tion ; dans la conscience, elle s'y replie et s'y
renferme absolument : on pourrait dire que la
sensation est une expansion de l'âme au dehors/
tandis que la conscience est un retour sur elle-
même. La distinction que la science et le
langage ont toujours consacrée entre sentir et
savoir qu'on sent, a donc un fondement réel :
sentir, c'est être affecté par une cause extérieure;
avoir conscience de cette sensation, ce n'est pas
simplement être averti de son existence : il est
trop clair qu'on ne peut jouir ou souffrir sans le
savoir ; c'est surtout, pour le sujet qui sent, se
reconnaître soi-même et se distinguer de l'objet
de sa sensation. Or, ce sentiment du moi, qui
accompagne la sensation, n'en est point un élé-
ment intégrant et inséparable. Il est certain que
l'animal sent comme l'homme. En a-t-il con-
science comme nous, c'est-à-dire se reconnaît-il
comme sujet distinct de l'objet de sa sensation?
Quand on l'accorderait, on ne pourrait nier que
ce sentiment du moi ne fût infiniment plus fai-
ble et plus obscur dans l'animal. L'homme lui-
même n'a pas également conscience de sa per-
sonne dans les divers états par lesquels passe sa
sensibilité. Quand la vie animale prédomine en
lui, le sentiment du moi s'efface, la conscience
se trouble et s'obscurcit. Si, au contraire, c'est
le principe intérieur qui triomphe des influences
du dehors, le sentiment du moi redouble, et la
conscience devient plus nette et plus claire. N'a-
t-on pas d'ailleurs remarqué que le plus sou-
CONS
— 302 —
GONîS
vent la conscience est en raison inverse de la
sensation?
La conscience n'est pas moins distincte de la
pensée que de la sensation. Toute pensée suppose
un objet, sinon extérieur et matériel, au moins
distinct et différent du sujet qui pense. De même
que par les sens l'âme entre en relation avec le
monde visible, le monde des corps, de mêmeparla
pensée pure, par la raison, elle communique avec
le monde des vérités éternelles et l'être suprême
qui en est le principe. L'âme sort d'elle-même,par
la pensée comme par la sensation. La pensée s'at-
tache toujours à un objet étranger au sujet pen-
sant ; la conscience de la pensée n'est pas autre
chose que le sentiment de l'activité du moi dans
l'opération intellectuelle^ elle ne suppose donc
rien d'extérieur, rien d'étranger au sujet; elle
est, pour nous servir d'une expression de
Kant, vide de réalité objective. Le langage ordi-
naire a reconnu ce caractère purement subjectf
de la conscience: on dit « connaître le beau, le
vrai, le bien, Dieu; » on ne dit pas «avoir con-
science du vrai, du beau, du bien, de Dieu. »
C'est que la conscience n'atteint jamais la réa-
lité objective; elle n'est, dans la pensée comme
dans la sensation, que le sentiment immédiat et
intime de l'état ou de l'action du moi. Ce sen-
timent est si bien distinct de la pensée propre-
ment dite, qu'il en suit le développement dans
une proportion inverse. Plus la pensée est absor-
bée dans l'objet de sa contemplation, plus la con-
science qui l'accompagne est faible et sourde.
Quand les hautes vérités du monde intelligible,
l'idée du bien, l'idée du beau, l'idée de l'infini,
illuminent la pensée humaine de leurs vives
clartés, que devient cette lumière intérieure qui
éclaire la sphère du moi ? Qui n'a observé com-
bien elle pâlit devant l'éclat des vérités éternel-
les? Et si l'objet de sa contemplation, en illumi-
nant l'âme, l'émeut et la transporte, le sentiment
du moi, ia conscience de la personnalité, ne
vont- ils point se perdre dans cet enthousiasme
de l'extase, si bien défini le ravissement de
l'âme en Dieu?
Dans les autres phénomènes de sa vie morale,
l'âme n'a pas moins besoin d'un objet. Dans le
désir, elle aspire à une réalité placée en de-
hors d'elle-même, soit dans le monde sensible,
soit dans le monde intelligible. Dans le vouloir,
elle n'aspire plus; elle s'attache, elle se fixe à
un objet toujours différent d'elle-même, à un
non-moi. Seulement il faut reconnaître une pro-
fonde différence entre les phénomènes du désir
et du vouloir, et les phénomènes de la sensation
et de la pensée. Le désir et la volition sont de
purs mouvements de l'activité intérieure, les-
quels ont pour terme et pour but l'objet exté-
rieur, ot pour cause unique le sujet, tandis que la
sensation et la pensée proviennent de l'action
réciproque de deux causes, le moi et le non-
moi. Dans le désir, l'âme tend à sortir d'elle-
même ; dans la volition, elle fait effort dans le
même sens ; mais elle n'en sort pas réellement
comme dans la sensation et la pensée : elle
n'entre pas en commerce avec le monde sensi-
ble et ht monde intelligible. L'activité du moi
se montre inégalement dans ces deux phénomè-
nes, spontanée dans lo désir et libre dans la vo-
lonté, ayant son objet et sa lin m dehors, mais
s, i cause, sa cause unique au dedans. Dans la
sensation et la pensée, l'activité intérieure ne se
développe pas d'elle-même ; elle M fait qui
Krir BOUS [Impression d'un objet extérieur, en
■ que cet objet n'Ml pis seulement le ternir,
ore la cause jusqu'à un certain point
de ci i
Celle rapide analyse de la conscicnco, dans les
principaux phénomènes de la vie morale, nous
révèle la véritable nature de la conscience, et
par là nous indique la solution très-simple de
toutes les difficultés qui ont été soulevées au
début de cet article. Commençons par en faire
ressortir une notion précise et exacte de la fa-
culté de l'esprit qui fait l'objet de notre travail.
Autre chose est sentir, penser, désirer, vouloir;
autre chose est en avoir conscience. La sensa-
tion, la pensée, le désir, la volition sont des
phénomènes internes sans doute, mais qui, di-
rectement ou indirectement, supposent un objet
en dehors de l'âme. Ce sont des faits du moi qui
impliquent une certaine relation avec le non-
moi. Mais la conscience est le sentiment intime,
immédiat, constant de l'activité du moi, dans
chacun des phénomènes de sa vie morale. Elle
nous révèle, non le phénomène tout entier, mais
seulement la part que le moi y prend, l'action
du sujet, abstraction faite de l'impression de
l'objet; elle nous montre le côté subjectif d'un
phénomène qui présente toujours à l'analyse un
double aspect. En sorte qu'à parler rigoureuse-
ment, ce n'est pas de la sensation même, ni de
la pensée que l'âme a conscience, mais seule-
ment de l'énergie et de l'activité qu'elle mani-
feste dans ces phénomènes. En un mot, c'est
d'elle-même, et d'elle seule, qu'elle a conscience.
Dans ses sensations, dans ses pensées, comme
dans ses désirs et ses volitions, elle ne sent et
ne voit qu'elle. La conscience n'a qu'un objet
immuable et permanent : le moi; si elle change
elle-même, si elle paraît se diversifier à l'infini,
c'est qu'elle suit exactement les modifications
et les variations infinies du moi. On pourrait
définir la conscience le sentiment du moi, dans
tous les phénomènes de la vie morale.
Le caractère propre et le r>'le de la conscience
étant déterminés, il sera facile d'en circonscrire
le domaine et a'en marquer les limites d'une
manière précise. Jusqu'où peut descendre la con-
science, quand elle pénètre dans les profondeurs
de la nature humaine? Jusqu'où peut-elle s'é-
tendre, lorsqu'elle essaye de sortir du cercle de
la vie intérieure et d'explorer les abords du
monde sensible ou du monde intelligible? Elle
nous révèle les actes du moi, rien n'est plus
évident ; mais va-t-elle au delà, et nous révèle-
t-elle en outre les facultés et la substance même
du moi? D'un autre côté, son témoignage n'est-
il jamais que l'écho de la réalité intérieure?
N'a-t-elle rien à nous apprendre, soit sur le
monde sensible et le monde intelligible consi-
dérés en eux-mêmes, soit sur les communica-
tions mystérieuses par lesquelles le moi s'y rat-
tache? Selon une doctrine généralement répan-
due dans les livres de psychologie, il faudrait
distinguer trois degrés dans l'étude des faits de
conscience : les actes proprement dits, les fa-
cultés, et le principe même de ces facultés,
l'âme, considérée dans sa nature intime et sa
substance. La conscience n'atteindrait directe-
ment que les actes; ce ne serait que par une
induction appuyée, il est vrai, sur les données
du sens intime que la science pourrait s'élever
aux facultés, et pénétrer jusque dans la nature
intime, dans la subslam e même du moi. Cette
théorie est en contradiction avec la vraie di
tion de la conscience. Si la conscience n'est i
lement que le sentiment de l'élément ad
purement interne du pnén iplexe qui
résulte de la double action du sujet et tic l'ob
jet, ainsi que l'analyse vient de le démon!
elle est le sentiment même du moi en a tion. Il
est clair, dis lors, qu'elle ne se borne pas à
nous instruire des modifications et des actes du
moi, et qu'elle nous révèle, en outre, immédia-
CONS
— 303
CONS
tement et les facultés et le principe même des
facultés. La psychologie n'a nul besoin ici de
l'induction, procédé indirect et ingénieux auquel
les sciences d'observation ne doivent recourir
que là où l'expérience directe et immédiate fait
défaut. Pour connaître mes facultés et la sub-
stance même de mon être, ma conscience me
suint; je ne sens pas seulement mes actes, je
sens tout aussi immédiatement les pouvoirs qui
les produisent, et la cause, la force une, simple,
indivisible, qui dirige et applique tous ces pou-
voirs. On a beaucoup trop répété que la méthode
qui convient à la psychologie est la même que
celle qui a tant fait avancer les sciences physi-
ques et naturelles. C'est une erreur profonde
que H. de Biran a relevée le premier, et qui
condamnerait la science à l'impuissance et à la
stérilité, si la méthode psychologique ne parve-
nait à s'en dégager. Il n'est pas vrai que l'on
constate l'existence d'une faculté, comme on dé-
couvre l'existence d'une loi du monde physique.
Un peu de réflexion suffit pour convaincre qu'il
n'y a rien de commun entre les deux manières
de procéder. C'est parce qu'ils ont observé deux
phénomènes en rapport de succession ou de conco-
niitan< e, que le naturaliste et le physicien soup-
çonnent d'abord qu'il pourrait bien y avoir une
raison nécessaire, une cause générale de cette
succession ou de cette concomitance, et, après
avoir multiplié et surtout varié les expériences,
concluent avec certitude à l'existence d'une loi'.
Ils ont observé les phénomènes ; mais ils n'ont
pu observer la loi. C'est parce que la loi est in-
visible, qu'ils en sont réduits à la conjecturer
par l'induction. Qu'est-ce que l'induction, sinon
une sorte de divination qui était restée fort in-
certaine et fort téméraire jusqu'au jour où Bacon
la soumit à des règles sévères. Rien de pareil
n'a lieu en psychologie. Si je crois à l'existence
en moi de telle faculté, de telle capadté, de tel
penchant, ce n'est point parce que d'un certain
nombre de cas observés j'aurai induit l'exis-
tence de cette faculté, de cette capacité, de ce
penchant ; j'y crois en vertu d'un sentiment in-
time, immédiat, profond. S'il en était autrement,
si je devais ma croyance à la seule induction,
comment serai-je encore sûr de l'existence d'une
faculté, d'une capacité, d'un penchant, lorsque
l'objet qui en a provoqué l'action ou la manifes-
tation a disparu? Je n'ai pas conscience seule-
ment de la manifestation extérieure et objective
de mon désir ou de mon penchant: je retrouve
ce désir ou ce penchant dans la profondeur de
l'âme où il sommeille. Il en est de même de toute
faculté, de tout principe de la vie morale : la
conscience n'en révèle pas seulement l'action et
la manifestation, mais encore, si je puis m'ex-
primer ainsi, l'être et la nature intime. J'ai à la
fois la conscience de l'acte et de la puissance vo-
lontaire; j'ai en même temps le sentiment de la
passion fugitive du moment, et de la tendance
profonde et permanente qui se cache sous le
mouvement passionné. Et comment, d'ailleurs,
en pourrait-il être autrement ? Si la conscience
des phénomènes de la vie morale n'est que le
sentiment du moi lui-même en tant que cause
active, en tant que force, comment le sentiment
du moi lui-même n'impliquerait-il pas la con-
science de toutes les facultés, puissances, pen-
chants, par lesquels se manifeste son activité?
Il y a plus : le témoignage de la conscience
ne s'arrête point aux facultés, et il atteint jusqu'à
la nature intime, jusqu'à la substance même de
l'âme. On a beaucoup abusé des mots âme et
esprit/ en les appliquant arbitrairement à tout
ce qui dépasse la sphère de l'expérience. On a
transformé en âme et en esprit toute cause in-
visible des phénomènes; on a imaginé une âme
de la nature, un esprit universel. Dès lors, le
sens de ces mots dans la science est devenu
tellement vague et tellement mystérieux, qu'ils
ont été relégués par les esprits positifs dans la
catégorie des termes qui n'expriment plus que les
vieilles chimères de la pensée. Dans une théorie
purement psychologique, il importe d'écarter
toute spéculation empruntée à la métaphysique,
et de considérer simplement Y âme et Vesprit au
point de vue de la nature humaine. Qu'est-ce
que l'âme? une cause, une force simple, sen-
tante, spontanément active, principe et centre de
tous les mouvements de la vie extérieure. Qu'est-
ce que l'esprit, toujours au point de vue psycho-
logique? une force douée d'attributs supérieurs
à ceux que je viens de nommer, une cause qui
réunit la raison à la sensibilité, la volonté à la
liberté, au mouvement spontané et à l'action. C'est
là l'idée la plus exacte et la plus pure que nous
puissions nous faire de l'âme et de l'esprit.
L'unité, la simplicité, la sensibilité, l'activité
spontanée ne sont pas seulement des attributs
plus ou moins essentiels d'un être mystérieux
qui serait l'âme; ils en constituent la nature
même et la substance. De même, il ne faut pas
voir dans la volonté, la liberté et la raison, de
simples attributs d'une substance indéfinissable
et inaccessible qu'on nommerait l'esprit ; l'en-
semble de ces attributs forme la substance même
et tout l'être de l'esprit. Or, d'où nous viennent
ces notions d'âme et d'esprit? ÏN'est-ce pas de la
conscience et de la conscience seulement? C'est
à cette source intérieure que nous les puisons
pour les transporter ensuite par analogie et par
induction dans le monde sensible et dans le
monde intelligible. Le moi est le vrai type de
l'âme et de Vesprit; la conscience est le vrai
sanctuaire de la vie spirituelle. Le psychologue
peut dire comme le poëte, dans un sens différent :
Spiritus inlus alit. « Peut-être que ces questions
(sur la nature de la substance spirituelle) pa-
raîtront moins insolubles, si l'on considère que,
i : s le point de vue réel où Leibniz se trouve
heureusement placé, les êtres sont des forces,
et les forces sont les seuls êtres réels; qu'ainsi
le sentiment primitif du moi n'est autre que
celui d'une force libre, qui agit ou commence
le mouvement par ses propres déterminations
Si notre âme n'est qu'une force, qu'une cause
d'action ayant le sentiment d'elle-même, en tant
qu'elle agit, il est vrai de dire qu'elle se connaît
elle-même par conscience d'une manière adé-
quate, ou qu'elle sait tout ce qu'elle est. C'est
là même une raison de penser qu'il y a dualité
de substance en nous. » (Maine de Biran, t. III,
p. 298, édit. Cousin.) Tirons maintenant les con-
séquences de cette vérité. L'expérience intérieure
nous révélant directement l'unité, la simplicité,
l'activité spontanée, la liberté du moi, nous initie
par là même à la connaissance intime de notre
nature, de notre substance, de notre âme pro-
prement dite; et la conscience du moi, en [tant
que cause libre et morale, n'est pas moins que
le sentiment pur de notre nature spirituelle. Or,
si le moi se connaît dans les profondeurs les plus
intimes de son être, la solution de certains pro-
blèmes redoutables qu'on réserve exclusivement
à la métaphysique devient facile et tout à fait
positive. Pour savoir quelle est la nature du
principe de la vie morale, s'il est distinct et
indépendant du principe de la vie animale, quels
sont les rapports de l'âme avec le corps, il n'est
pas besoin de recourir à l'hypothèse ou au raison-
nement : la conscience sérieusement interrogée
y suffit. Le plus savant échafaudage d'arguments
logiques devient inutile devant la plus simple
GONS
— 304 —
COiNS
analyse. Lorsqu'il s'agit de la réalité, surtout de
cette réalité vivante et intime que chacun porte
en soi-même, il faut se défier de la logique.
Cette science n'a point de lumières pour de telles
questions ; elle peut bien désarmer le sceptique,
elle ne peut l'éclairer. Le grand effet, l'admirable
vertu d'une analyse psychologique, c'est de pé-
nétrer l'esprit qui résiste, du sentiment même
de la réalité. Tout devient clair et certain à celui
qui veut, qui sent, qui voit, qui distingue ; tandis
que les spéculations métaphysiques et les argu-
ments logiques (en ce qui concerne les choses
d'observation bien entendu) ne laissent qu'in-
certitude et ténèbres dans l'esprit de ceux qu'ils
ont d'abord éblouis ou réduits au silence. Où
trouve-t-on une plus complète et plus invincible
démonstration du vrai spiritualisme que dans
les livres de M. de Biran? La distinction des
deux vies, des deux activités, des deux natures
enfin dans l'homme, le caractère propre de la
nature spirituelle, les rapports qui l'unissent au
corps, la spontanéité de l'activité volontaire et
son empire sur les principes de la vie animale,
toutes ces grandes vérités qu'il importe tant
d'établir sur une base inébranlable, deviennent,
après qu'on s'est pénétré des profondes analyses
de M. de Biran, des vérités de sentiment contre
lesquelles nul scepticisme ne prévaut. On pourrait,
jusqu'à un certain point, appliquer les paroles
de l'Ecriture sainte (Traaidit mundum dîsputa-
tionibus eorum) aux dissertations des métaphysi-
ciens qui traitent la question de la spiritualité
de l'àme par le raisonnement. Ces sortes de
discussions retentiront éternellement dans la
science, sans jamais produire ni lumière ni foi.
C'est qu'en psychologie la lumière ne peut venir
que d'une révélation intérieure, et que la foi n'a
de racines que dans le sentiment. L'histoire de
la philosophie est riche d'hypothèses toujours
ingénieuses, souvent profondes, sur la distinction
et la communication de deux substances, sur la
nature et la destinée de la substance spirituelle.
Ces hypothèses portent les noms des plus grands
esprits qui aient médité sur ces hauts problèmes,
les noms immortels de Platon, de Descartes, de
Malebranche, de Leibniz. Et pourtant elles n'ont
produit ni démonstration rigoureuse, ni croyance
durable ; elles se sont évanouies au premier souffle
de l'expérience. Il est à espérer que la méthode,
dont M. de Biran a fourni de si heureux exemples,
présidera désormais à toutes les recherches sur
la nature de l'àme humaine, et que, sur ce point,
la science en a irrévocablement fini avec les
hypothèses de l'antiquité et du xvne siècle. La
psychologie n'a point à demander à la métaphy-
sique les lumières qu'elle ne peut trouver qu'en
elle-même. Ces deux sciences ont chacune leur
objet, leur méthode, leurs principes bien distincts;
en les mêlant l'une à l'autre, comme on le fait
trop souvent, on ne peut que les corrompre
également. En résumé, le problème de la nature
de l'àme est fort simple : il est tout entier dans
l'expérience. Le moi n'a pas seulement conscience
de ses actes et de ses facultés; il a conscience du
fond même de son être, puisque le fond de son
être c'est la simplicité, la causalité, la person-
nalité, la liberté. Il se sent donc comme substance,
comme âme; comme esprit. Rien n'est plus clair
et plus positif que cette connaissance-là; car elle
ne dépasse point le témoignage du sens intime.
S'il y a des mystères dans Ta science de l'homme,
c'est au delà du moi qu'ils commencent. Comment
le moi communique-t-il avec le non-moi, avec
le non-moi sensible, comme le non-moi intel-
ligible? Quelle est la nature des liens qui
l'atlachent à ces deux mondes? Quelle est enfin
la position de l'hommo dans le système général
des êtres? Vit-il, agit-il, se détcrmine-t-il au
sein même de la vie universelle, ou en dehors;
au sein de la nature divine, ou en dehors?
Problèmes redoutables que la psychologie est
absolument impuissante à résoudre. Il ne s'agit
plus alors de s'enfermer dans la conscience et
d'en sonder les plus intimes profondeurs; il faut
sortir du moi et s'élever à la considération gé-
nérale des rapports des êtres entre eux: il faut
surtout remonter jusqu'au principe suprême des
choses et comprendre toute existence finie et
contingente à ce point de vue. C'est l'œuvre de
la métaphysique.
L'âme se connaît directement : elle ne se voit
pas seulement dans ses actes et dans ses facultés;
elle se voit en elle-même. Nous venons, je crois,
de mettre ce point hors de doute. Mais comment
se voit-elle? Est-ce dans l'action et dans l'exercice
de ses facultés seulement qu'elle se saisit et se
connaît, ou bien arrive-t-elle, par un effort d'ab-
straction, à se détacher de la réalité sensible ou
intelligible, et à se poser, loin du monde et de
la vie, comme un objet immobile de contempla-
tion ? Cette dernière hypothèse répugne à la na-
ture même de l'àme; c'est la force et l'énergie;
lout son être est dans l'action. Or, l'âme ne peut
se voir que comme elle est; elle ne peut donc
se Yoir qu'en tant que cause, c'est-à-dire en ac-
tion. L'âme humaine ne se retire pas dans les pro-
fondeurs de son essence pour se donner en spec-
tacle à elle-même ; elle ne se fait point immobile
et silencieuse pour subir le regard de la con-
science. Elle ne le pourrait sans se condamner à
la mort et au néant; car, pour elle, l'action c'est
la vie; je dis plus, c'est l'être même, puisque sa
nature est d'être une force.
On vient de voir jusqu'où pénètre la conscience
dans le fond même de la nature humaine; il s'a-
git maintenant de considérer jusqu'à quel point
ce témoignage s'applique aux relations du mot
et du non-moi, soit sensible, soit intelligible.
Et d'abord, jusqu'où s'étend la conscience du
côté de l'organisme? Il n'est pas seulement vrai
qu'il y a dans l'àme deux activités, deux vies,
deux natures bien distinctes; il est, de plus, évi-
dent que le rapport qui existe entre ces deux na-
tures n'est ni une simple succession, ni une pure
correspondance, mais une connexion intime ré-
sultant d'une action réciproque des deux natures.
Or, sur quoi se fonde cette croyance à la com-
munication directe et immédiate de l'âme et du
corps? Cette relation des deux substances, dont
l'explication est pleine de mystères et de difficul-
tés, tombe-t-elle aussi sous le regard de la con-
science comme la vie intime du moi, ou s'y dé-
robe-t-elle comme la vie extérieure? En un mot.
avons-nous le sentiment immédiat du rapport
des deux natures, ou bien est-ce à tout autre pro-
cédé que nous devons cette croyance irrésistible à
la connexion étroite des deux substances? Je veux
mouvoir mon bras, et je le meus. Il y a trois
choses à distinguer dans ce phénomène complexe
de la vie : l'acte involontaire tout intérieur, le
mouvement de locomotion tout extérieur, et le
rapport de causalité que, par une conviction in-
vincible, j'établis entre l'acte de volonté et le
mouvement de locomotion. Or, d'où me vient
cette conviction? Est-elle l'effet d'une conjecture,
d'une induction, d'une hypothèse? ou bien d'un
sentiment intime et direct? Ai-je conscience de
l'action de ma volonté sur la faculté locomotrice,
comme i'ai conscience de l'énergie intérieure de
cette volonté? C'est ce qui est hors de doute. Si
ma croyame n'était due qu'à une conjecture ou
à une induction, elle ne serait point irrésistible.
Non; ce n'est point pour avoir observé en diffé-
rents cas la succession d'un mouvement muscu-
CONS
— 305
CONS
laire à un acte de volonté, que je crois à l'intime
relation de ces deux phénomènes; c'est parce
que je la sens aussi directement et aussi immé-
diatement que je sens l'énergie volontaire elle-
même. Je prends un autre exemple. Je désire
jouir d'un spectacle, et je dirige de ce côté l'or-
gane de la vision. Entre ces deux phénomènes,
dont l'un appartient à la vie intérieure du moi,
et l'autre à la vie organique, je reconnais une
relation de cause à effet; je crois à l'action du
désir sur l'organe. Est-ce par induction que j'y
crois, ou bien en vertu d'un sentiment direct et
immédiat? Évidemment, ici encore, c'est la con-
science qui intervient. Ainsi ma croyance à la
communication intime des deux natures, ou tout
au moins à l'action de l'âme sur le corps vient
de la conscience que j'en ai. Voilà pourquoi cette
croyance est invincible et défie toutes les hypo-
thèses qui ont essayé de la nier, l' harmonie pré-
établie, les causes occasionnelles, etc., etc.
Du reste, il n'est pas étonnant que le moi ait
conscience à la fois de sa propre énergie et de
l'action qu'elle exerce sur la vie extérieure. La
conscience, avons-nous dit, n'est jamais que le
sentiment de l'activité du moi. Or, il est tout
simple que le moi ait conscience de cette activité
à tous les points de son développement, depuis
l'acte le plus intime et le plus pur, jusqu'au
mouvement complet qui en l'orme l'extrême li-
mite. C'est toujours de sa propre énergie et de
sa propre causalité, c'est-à-dire de lui-même, que
le moi a conscience dans ce sentiment immédiat
de l'action des facultés spirituelles sur les facul-
tés organiques. Partout où se révèle l'activité du
moi, soit pure, soit mêlée à des influences étran-
gères, la conscience apparaît; elle ne s'arrête
que là où cesse l'activité.
Il faut chercher maintenant d'un autre côté
les limites de la conscience. L'âme ne vit pas
seulement des impressions que lui envoie le
monde extérieur ; elle vit surtout des pensées et
des sentiments que fait naître en elle la contem-
plation du vrai, du beau, du bien, de Dieu et de
tous les objets de ce monde supérieur que la phi-
losophie ancienne appelait le monde intelligible.
A vrai dire, cette vie est la seule qui convienne
à la dignité de sa nature ; elle est la vraie fin de
son activité, l'objet propre de ses hautes facultés ;
la vie des sens n'en est que la condition néces-
saire. Or l'âme n'entre pas ainsi en commerce
avec le monde idéal sans en ressentir l'heureuse
inspiration. De là des sentiments, des intuitions,
des désirs, des extases dont elle a conscience,
comme des plus vulgaires phénomènes de sa vie
intérieure. Mais ici encore c'est elle-même qu'elle
sent, et non pas l'objet intelligible. On conçoit,
on désire, on aime le vrai, le bien, le beau, Dieu
enfin; on n'en a pas conscience. La conscience
n'est que le reflet des communications que l'âme
entretient avec le monde idéal par l'intermédiaire
de certaines facultés supérieures; ce n'est point
par elle, c'est par la raison et l'amour que l'âme
communique avec ce monde. Quand on repré-
sente la raison et l'amour comme les ailes de
l'âme, dans son essor vers le monde supérieur,
on fait mieux qu'une métaphore : on exprime par
une heureuse image une profonde vérité psy-
chologique, à savoir : la merveilleuse vertu de
communication de la raison et de l'amour. C'est,
en effet, par ces deux facultés que l'âme peut
sortir d'elle-même et se rattacher à la vie uni-
verselle et à son principe suprême. C'est la rai-
son qui ouvre à l'âme les sublimes perspectives
de l'idéal; c'est l'amour qui l'en rapproche, et,
par une intime union, lui en fait sentir la vivi-
fiante vertu. La lumière de la conscience est tout
intérieure; elle n'éclaire que l'âme, il est vrai,
DICT. PHILOS.
aans ses plus secrètes profondeurs. Réduite à la
conscience d'elle-même, l'âme se verrait fermer
toutes les issues du monde intelligible. Les écoles
mystiques ont, en général, pour principe défaire
découler toute vérité, toute science, la méta-
physique et la physique, comme la morale et la
psychologie, d'une source intérieure. Pour ces
écoles, toute connaissance, celle de Dieu comme
celle de la nature, est une révélation immédiate
du sentiment, Ce principe est une profonde er-
reur. La conscience n'étant jamais que le senti-
ment du moi, ne peut révéler le non-moi. Pour
en faire la source unique de nos connaissances,
il faut ou étendre indéfiniment la conscience, au
point de la confondre avec la raison, ou bien sup-
primer tout un ordre de vérités qui dépassent
l'expérience. Dans le premier cas, on détruit la
conscience, par cela même qu'on efface les limites
qui la séparent de la raison ; et avec la conscience
on détruit la personne humaine en l'absorbant,
comme l'ont fait les Alexandrins, dans le monde
intelligible. Dans le second cas, c'est la raison
elle-même et son objet, le monde intelligible,
qu'on anéantit. Telle est la double conséquence
à laquelle aboutit nécessairement toute école mys-
tique : ou elle dégénère en un empirisme spiri-
tualiste, ou elle tombe dans l'abîme du pan-
théisme. On ne saurait donc marquer avec trop
de précision les limites qui séparent la conscience
de la raison, et la réalité intérieure de la vérité
intelligible. Le témoignage de la conscience est
purement subjectif; il n'atteint point la sphère
des vérités éternelles et nécessaires. Du moins,
il ne l'atteint pas directement. Quand la philo-
sophie transporte les données de la conscience
dans la sphère des vérités éternelles; quand elle
applique à la nature divine les attributs de l'être
moral dont nous avons le sentiment intime, elle
puise à une source intérieure certains éléments
de la science théologique. Mais alors même c'est
une simple induction et non une [révélation im-
médiate qu'elle demande à la conscience. Appli-
quée dans une certaine mesure, cette induction
est légitime; mais pour peu qu'on en abuse, on
mêle arbitrairement les données de la conscience
aux conceptions de la raison, et on se perd dans
les rêves de l'anthropomorphisme. La conscience,
on ne saurait trop le répéter, ne révèle jamais
que le moi dans toutes les impressions, soit phy-
siques, soit morales que l'âme peut ressentir.
Dans ces moments extraordinaires où l'âme est
comme absorbée et ravie dans son objet, dans
l'amour, dans l'ardeur de la contemplation, dans
l'enthousiasme de l'extase, si elle conserve en-
core le sentiment de sa personnalité et de son
activité propre, en un mot la conscience, cette
conscience ne dépasse point les limites du moi.
Mais, pourrait-on dire, si la sphère de la con-
science est purement subjective, si elle n'atteint
aucune réalité objective, soit sensible, soit intel-
ligible, ce n'est pas seulement la vérité méta-
physique qui lui échappe, c'est encore la vérité
morale, c'est le beau, c'est le bien, tout autant
que Dieu et les vérités premières. Or le sens com-
mun a toujours attribué le sentiment, moral à la
conscience; à tel point qu'il l'a identifié avec ce
sentiment. Cette prétendue contradiction de la
science et du sens commun sur un point eussi
grave, s'explique non par une erreur, mai» par
une confusion du sens commun. La conscience a
toujours le même objet, le moi, dans les diverses
modifications que l'âme peut subir; les noms
différents sous lesquels on la désigne n'expriment
point une différence de rôle et d'objet. Qu'elle
ait le sentiment d'une action ou d'un état, d'une
impression physique ou d'une disposition morale,
elle n'est jamais que l'écho de la personne hu-
20
CONS
306 —
CONS
maine, dans la vicissitude de sa vie si mobile, si
agitée, si inégale. La conscience morale propre-
ment dite n'est pas le sentiment du bien ou du
mal, mais simplement de la disposition de l'âme
livrée à l'impression de l'objet moral. Elle est le
sentiment du plaisir ou de la peine, de la satis-
faction morale ou du remords. La conscience n'a
prise sur aucune réalité objective : pas plus sur
la réalité morale que sur toute autre. Le bien,
l'ordre, les principes du monde moral sont des
vérités transcendantes conçues par la iaison et
dont la conscience ne peut attester que l'effet
produit sur l'âme. La seule lumière de la con-
science ne suffit pas pour révéler la loi morale
tout entière. En effet, que suppose cette loi? 1° L'i-
dée du bien: 2° la possibilité pour l'homme d'a-
gir conformément à cette idée, c'est-à-dire la
liberté. Or si la croyance à la liberté est un sen-
timent de la conscience, la notion du bien est
une intuition de la raison. Il ne faut pas croire
que c'est sur une simple donnée de la conscience,
à savoir le fait de liberté, que la raison s'élève à
l'idée de bien. L'idée du bien n'est que l'idée de
l'ordre; pour concevoir l'ordre, il faut dépasser
la sphère de l'expérience et se transporter par la
pensée dans le monde intelligible. La raison et
la conscience s'unissent donc pour nous révéler le
monde moral.
Après avoir circonscrit le domaine de la con-
science dans tous les sens, il reste à rechercher
quelle est la certitude qui lui est propre. C'est
la nature même du témoignage qui fait la nature
de la certitude; donc le témoignage de la con-
science étant tout subjectif, la certitude qui lui
est propre est également subjective, et par cela
même au-dessus de tout scepticisme. On peut
nier (non pas, sans doute, avec une raison suffi-
sante) toute réalité objective, sensible ou intelli-
gible, la nature ou Dieu. On peut toujours con-
tester à l'esprit humain la possibilité de franchir
les limites de sa propre nature et d'atteindre la
substance et l'être même du non-moi. Une
science rigoureuse ne passe jamais du sujet à
l'objet du moi au non-moi, sans avoir résolu la
difficulté que nous venons d'élever. Mais le té-
moignage de la conscience ne souffre pas la
moindre objection, même pour la forme; il est
ce point certain et inébranlable où Descartes s'é-
tait enfin arrêté dans son doute méthodique, et
il est tout simple qu'il en soit ainsi. Toute con-
naissance ne peut être mise en doute qu'autant
qu'elle contient une certaine réalité objective.
Alors, en effet, mais seulement alors, elle est
susceptible de vérité et d'erreur. La conscience,
n'étant que le sentiment d'une réalité intérieure
et toute subjective, ne peut jamais être considé-
rée sous ce caractère ; elle peut être obscure ou
claire, faible ou énergique, superficielle ou pro-
fonde, complète ou incomplète; elle n'est ni
vraie ni fausse, elle est ou elle n'est pas.
Tous les phénomènes de la conscience ont ce
privilège singulier de ne pouvoir pas même être
mis en question. Je ne puis nier ni ma personna-
lité, ni mon activité, ni aucune de mes facultés;
je ne puis nier davantage ma liberté , car
j'en ai, comme de toutes les autres facultés, le
iment intime. J'ai conscience de la sponta-
iii ilé de mes actes volontaires; je me sens libre
et responsable; nulle spéculation métaphysique
ne peut prévaloir contre ce sentiment. On dira
peut-être que la liberté a été souvent mise en
doute, et sur de graves raisons, et qu'en suppo-
sant que ces raisons soient fausses, il n'en faut
pis moins reconnaître que le doute est possible
pour mi fait de consi I vrai que L'es-
prit métaphysique a quelquefois imi
me» sur le monde et sur Dieu qui rendaient
toute liberté impossible; mais n'a-t-il pas aussi
inventé des hypothèses qui détruisaient l'exi-
stence même du moi aussi bien que sa lib<
Est-ce à dire pour cela que l'existence person-
nelle n'est pas au-dessus de toute espèce de
doute ? 11 en est de la liberté comme de tout fait
de conscience; elle ne peut être l'objet ni d'un
doute ni d'une démonstration. Pour la nier légi-
timement, il faudrait ne point en avoir conscience,
ce qui est impossible; car le sentiment que nous
en avons se confond avec le sentiment même de
notre être.
On insiste encore contre l'infaillibilité absolue
et universelle du témoignage de la conscience,
et on invoque l'incertitude de telles ou telles
vérités morales qui touchent pourtant à la con-
science. Cette incertitude, d'ailleurs mal fondée,
ne tient pas aux phénomènes de conscience pro-
prement dits, mais à des principes qui dépassent
la sphère de l'expérience intérieure. Ainsi que
nous l'avons montré, dans toute question morale
il faut distinguer deux éléments, la liberté et la
notion du bien. On ne peut mettre en doute la
liberté, vérité de sentiment; on peut nier jus-
qu'à démonstration supérieure, et on a nié non
pas l'effet intérieur que produit l'idée du bien,
mais la réalité objective de cette idée. On s'a-
larme bien à tort du prétendu danger que fait
courir tel ou tel système de métaphysique à cer-
taines vérités de conscience. L'existence person-
nelle, l'activité, la liberté ne sont point de ces
vérités contre lesquelles le plus fort système
puisse prévaloir. La contradiction qui peut s'éta-
blir entre un système et telle vérité de con-
s:ience est un échec pour ce système, mais non
pour cette vérité. Quant à ce scepticisme qui
s'attaque à tout et qui prétend arriver au nihi-
lisme, il n'a aucune puissance contre la con-
science, il ruinerait l'édifice entier de la con-
naissance humaine, qu'il laisserait encore debout
les croyances qui reposent sur l'expérience in-
térieure. Le matérialisme et le panthéisme au-
ront beau faire, ils n'arracheront jamais de la
conscience humaine le sentiment de sa person-
nalité et de sa liberté. Ce n'est pas là d'ailleurs
qu'est le danger ; il n'est guère dans la nature
de l'homme de perdre le sentiment du moi; ce
qu'elle pourrait perdre bien plutôt, ce qu'une
science étroite et soi-disant positive lui enlève-
rait facilement, c'est ce sens du beau, du vrai,
du bien, du divin qu'on appelle communément
le sens métaphysique. Aujourd'hui, l'écueil de
la science et de la société n'est pas le panthéisme
qu'on se plaît à voir partout, et dont on fait Fé-
pouvantail des esprits et des âmes ; c'est cet em-
pirisme qui, bornant la science, soit à la sphère
des sens, soit à la sphère de la conscience, lui
ferme toutes les issues du monde idéal.
Après avoir montré la nature, la portée, la li-
mite et l'autorité de la conscience, il ne reste
plus, pour en épuiser la théorie, qu'à résoudre
quelques diliicultés qui ont été élevées récem-
ment au sujet de l'observation intérieure. Per-
sonne ne conteste à la nature humaine la con-
science proprement dite, c'est-à-dire le sentiment
immédiat et instantané des phénomènes qui se
passent en elle; mais ce sentiment rapide et
fugitif ne suffit pas plus à la psychologie que la
simple vue ne suffit aux expériences du physi-
cien ou du naturaliste. L'observation pn
ment dite, en psychologie, es) à la conscience ce
que Le r< gard esl à La vue. Sans l'observation, il
n'y a pas d'analyse profonde de la réalité inté-
rieure, de même que, sans le regard, il ne peut
iences dans le champ
de la nature.
Une vraie science psychologique n'est donc
GONS
307
GONT
possible que par l'observation ; mais l'observation
elle-même est-elle possible en pareille matière?
Comment le moi peut-il s'étudier lui-même?
Comment peut-il être tout à la fois sujet et ob-
jet de l'observation? Il semble que l'observation
ne soit pas possible, sans un objet distinct, fixe
et immobile sous le regard de l'observateur. Or,
telle n'est point la condition de l'observation
psychologique. L'objet observé, c'est le sujet
même ; c'est l'esprit dont la nature est d'être
une force, et dont la vie est une continuelle ac-
tion. Comment ce protée , si mobile dans ses
allures, si multiple dans ses formes, si fugitif, si
insaisissable, peut-il devenir un objet d'observa-
tion ? Comment peut-il observer sa sensation, sa
pensée, son action, au moment où il sent, pense
ou agit?
Il semble, au premier abord, qu'il suffirait de
répondre à toutes ces objections, comme on l'a
fait à ce philosophe qui niait le mouvement
par toutes sortes de raisons subtiles et spécieu-
ses. On pourrait citer les importants résultats de
l'observation psychologique, non-seulement chez
les psychologues, mais encore chez les poètes et
les romanciers. Mais cette réponse ne résout au-
cune difficulté. Il s'agit moins de prouver que
l'observation psychologique est possible, que de
montrer comment elle l'est. Nul doute que l'âme
humaine ne puisse s'observer, puisqu'elle l'a
fait dans tous les temps avec succès; mais com-
ment s'y prend-elle pour s'observer, voilà ce
qu'il faut chercher, avec d'autant plus de soin,
que certaines descriptions vagues ou incertaines
du mode d'observation intérieure ont répandu
quelques nuages sur la question.
Comment le moi s'observe-t-il? L'observation
est-elle directe et immédiate , comme la con-
science elle-même? L'âme ne sent sa passion, son
désir, sa volonté, qu'au moment même où elle
se passionne, où elle désire, où elle veut ; s'ob-
serve-t-elle aussi en cet état? Il suffit de poser la
question pour la résoudre. L'âme sent, pense et
agit sous l'œil de la conscience ; mais sa sensa-
tion, sa pensée, son action, en un mot sa vie,
s'arrêterait sous le regard de l'observation. La
vie humaine est un drame sérieux, dans lequel
l'acteur ne peut être en même temps observa-
teur. Ce n'est point au fort de l'action ou dans
la crise de la passion que l'âme peut contempler
son énergie active ou passionnée. Toute observa-
tion (je dis l'observation et non la conscience)
tue l'action et détruit la vie. C'est une expérience
que chacun a faite bien souvent sur soi-même.
Est-ce au moment où l'âme est en proie à la
passion qu'elle se complaît à la décrire et à l'a-
nalyser? Nullement : c'est lorsque l'agitation a
cessé, lorsque l'âme peut revenir sur les pas-
sions éteintes ou calmées, et en étudier les ef-
fets. On ne pourrait pas citer une analyse pro-
fonde, une description savante d'un fait de
conscience, qui n'ait été faite après coup. L'âme
s'observe sans aucun doute ; elle pénètre même
fort avant dans la profondeur de sa nature en
s'observant; mais elle s'observe indirectement et
par l'intermédiaire de la mémoire. Ce n'est point
la passion, la pensée, l'activité, la réalité vivante
qu'elle regarde, c'est la réalite à l'état de souve-
nir. La conscience seule surprend l'action et la
vie; L'observation ne commence que lorsque le
phénomène qu'elle doit étudier a cessé de vivre,
elle le recueille alors par le souvenir, et l'ana-
lyse par la réflexion, c'est-à-dire par la volonté.
Ainsi se fait l'étude de la nature humaine : l'ob-
servation après la conscience, la science après
la vie. La science psychologique veut deux cho-
ses dans celui qui s'y livre : 1" une nature riche
et profonde pour fournir une matière à l'expé-
rience; 2° une grande puissance d'abstraction
pour recueillir et fixer, sous le regard de l'ob-
servation, les phénomènes qui ont disparu de la
scène de la vie. Sans la première condition, l'ob-
servation manque d'objet; sans la seconde, elle
manque d'instrument. Les grands observateurs
de la nature humaine ont tous profondément
vécu et profondément observé. Une vie légère
et tout extérieure, pleine d'accidents et de ca-
prices, peut fournir des traits piquants au ro-
mancier; mais ni le poète ni le psychologue n'y
peuvent rien puiser qui leur convienne.
Parmi les nombreux ouvrages que l'on pourrait
consulter sur la conscience, nous citerons seule-
ment comme particulièrement importants : Maine
de Biran, de VAperception immédiate interne ;
— Th. Jouffroy, Préface de la trad. des Esquis-
ses de philosophie morale de Dugald-Sleivart et
celle de la traduction des œuvres de Th. Reid ;
Mélanges philosophiques; de la Science psycho-
logique ; Nouveaux mélanges philosophiques, de
la légitimité de la distinction de la Psychologie
et de la Physiologie. E. V.
CONSÉQUENCE (consecutio , de cum et de
sequi, venir à la suite). C'est une proposition
qui se lie de telle manière à une autre proposi-
tion, ou à plusieurs prémisses à la fois, que l'on
ne saurait ni admettre ni rejeter celles-ci, sans
admettre ou rejeter en même temps la première.
La conséquence est vraie, quand les prémisses
le son{ aussi, et fausses dans le cas contraire.
Souvent la vérité ou l'erreur d'une proposition
n'est clairement aperçue que dans ses consé-
quences. Voy. Syllogisme , Raisonnement, Dé-
duction.
CONSÉQUENT. C'est le dernier des deux ter-
mes d'un rapport : celui auquel l'antécédent est
comparé; mais, dans ce sens, le mot conséquent
n'est plus guère employé que dans les sciences
mathématiques. Pris adjectivement, il se dit
d'un discours ou d'un raisonnement où toutes les
idées dépendent les unes des autres et se ratta-
chent à un principe commun ; il faut même l'ap-
pliquer aux actions, quand les actions présentent
entre elles le même rapport.
CONTARINI ou CONTARENI (Gaspard), né à
Venise en 1483, fut envoyé par le pape à la diète
de Rastisbonne, où il essaya vainement de rame-
ner les protestants au catholicisme, et mourut
cardinal en 1542. Il soutint la possibilité d'éta-
blir scientifiquement l'immortalité de l'âme con-
tre son maître Pomponat, qui ne la croyait ad-
missible qu'au nom de la révélation. Le maître
fit l'éloge du livre du disciple, mais on ne dit
pas qu'il ait pour cela changé d'avis. Ses œuvres
complètes ont été publiées à Paris, en 1571, in-f°.
En voici les parties qui intéressent la philo-
sophie : de Elemenlis et eorum mixlionibus ; —
Primœ philosophiœ compendium; — de Im-
mortalitate animœ, adversus Petrum Pompo-
nalium; — Non dari quarlam figuram syllo-
gismij secundum opinionem Galeni; — de Libero
Arbitrio. J. T.
CONTEMPLATION. Lorsqu'un objet matériel
ou immatériel a excité en nous un sentiment
très-vif d'admiration ou d'amour, nous y arrê-
tons avec bonheur notre regard et notre pensée ;
non pas dans le but de mieux le connaître, mais
pour jouir plus longtemps de sa présence et
des impressions qu'elle nous fait éprouver.
C'est à cette situation de l'esprit plus ou moins
douce, plus ou moins profonde, selon la nature
de l'objet qui la fait naître, qu'on a donné le nom
de contemplation. La contemplation est donc
bien différente de la réflexion : dans ce dernier
état, nous cherchons encore ou la vérité, ou le
bien, ou le beau, et notre intelligence est essen-
CONT
— 308 —
CONT
tiellement active; dans le dernier, nous croyons
avoir trouvé ce que la réflexion cherche encore,
nous nous imaginons l'avoir en quelque sorte
sous nos yeux et en notre pouvoir, et il ne nous
reste plus qu'à en jouir par un regard, par une
vision presque passive. Personne ne peut contes-
ter que la contemplation, telle que nous venons
de la définir, ne soit un fait bien réel et même
assez commun de l'âme humaine; mais les mys-
tiques, qui d'ailleurs l'ont décrite et analysée
avec une rare finesse, en ont considérablement
exagéré la portée, en même temps qu'ils l'ont
rapportée exclusivement à Dieu. C'est, dans leur
opinion, le degré le plus élevé de l'intelligence,
celui où elle parvient lorsque, entièrement libre
de l'influence des sens, déjà familiarisée par de
longues méditations avec le monde spirituel, elle
le voit sans effort et sans travail, et reçoit la lu-
mière qui vient de la source même de toute vé-
rité, comme notre œil reçoit les rayons du so-
leil. C'est un regard simple et amoureux sur
Dieu, considéré comme présent à l'âme; c'est la
fin de toute agitation, de toute inquiétude et, par
conséquent, de toute activité; de là vient qu'elle
a été définie par quelques-uns : « une prière de
silence et de repos. » Cependant elle est au-des-
sous du ravissement ou de Yextase ; car elle ne
suspend pas, comme ce dernier état, toutes les
facultés de l'âme, elle la met seulement dans la
situation la plus favorable pour recevoir l'action
de la grâce et suivre en tout l'impulsion divine.
La conséquence inévitable de ce principe, c'est
que la vie contemplative est bien supérieure et
préférable à la vie active. Voy. Mysticisme.
CONTINGENT. C'est ce qui n'est pas néces-
saire, ce qu'on peut supprimer par la pensée sans
qu'il en résulte aucune contradiction. Tout ce
qui a commencé, tout ce qui doit finir, tout ce
qui change est contingent; car tout cela pourrait
ne pas être, et notre pensée peut se le repré-
senter comme n'étant pas. Évidemment cela
pourrait ne pas être, puisque en fait cela n'a pas
toujours été, ne sera pas toujours, ni ne conserve
tant qu'il est la même manière d'être. Le néces-
saire, au contraire, c'est ce dont nous ne pouvons
pas concevoir la non-existence, ce qui a toujours
été, ce qui sera toujours et ne peut changer de
manière d'être. Le contingent ne peut être connu
que par l'expérience, soit médiatement, à l'aide
de 1 analogie et de l'induction; soit d'une ma-
nière immédiate , par la conscience ou par les
sens. Le nécessaire est l'objet de la raison et la
condition sans laquelle ce qui est contingent
n'existerait pas. C'est ainsi qu'à la vue ou à la
connaissance du contingent nous sommes forcés
de nous élever à l'idée du nécessaire. Le néces-
saire et le contingent sont les deux points de
vue sous lesquels notre intelligence est forcée
de concevoir, en général, l'existence de l'être.
En d'autres termes, il n'y a que deux manières
d'exister, deux manières d'être : l'une contin-
gente, l'autre nécessaire; mais il y a différents
degrés à distinguer dans le contingent : 1° les
simples faits qui ne font en quelque sorte que
paraître et disparaître : ce qu'on appelait dans
l'école du nom d'accidents; 2° les qualités, les
propriétés inhérentes à un sujet : ce qui consti-
tue son caractère et sa nature spécifique: 3" le
sujet lui-même, considéré comme une existence
particulière et finie.
CONTRADICTION (de contra et de diccre,
parler en sens contraire). Considérée dans l'ac-
ception la plus générale du mot, elle peut être
définie : une affirmation et une négation qui se
combattent et se détruisent réciproquement.
Considérée au point de vue particulier de la lo-
gique, elle consiste à réunir dans un même ju-
gement deux notions qui s'excluent l'une l'autre,
ou, comme disait l'école, d'après Aristote, deux
contraires entre lesquels il n'y a pas de milieu :
Opposilio média caréna. Si l'on dit, par exemple,
qu'un cercle peut avoir des rayons inégaux, il y
a contradiction; car l'idée même du cercle ex-
clut l'inégalité des rayons, et réciproquement.
Tout jugement de cette nature se détruisant lui-
même, représente le plus haut degré d'aberra-
tion et d'absurdité. Il résulte de là que les pre-
mières règles de la logique, que la condition
suprême de tous nos jugements et, en général,
de tous les produits de notre pensée, c'est qu'ils
ne se détruisent pas eux-mêmes par l'association
de deux notions contradictoires : cette condition
est ce qu'on appelle le principe de contradic-
tion. Aristote est le premier qui en ait parlé, et
il en a fait à la fois la base de la logique et de
la métaphysique, supposant, avec raison, que
tout vt qui est contradictoire pour l'intelligence,
est impossible dans la réalité. Voici en quels
termes il l'exprime ordinairement : « Une chose
ne peut pas a la fois être et ne pas être en un
me me sujet et sous le même rapport. » Ou plus
brièvement : « La même chose ne peut pas en
même temps être et ne pas être. » A cette for-
mule, dont le caractère est purement métaphysi-
que, il en substitue quelquefois une autre plus
particulièrement logique : « L'affirmation et la
négation ne peuvent être vraies en même temps
du même sujet. » Ou bien : « Le même sujet
n'admet pas en même temps deux attributs con-
traires. » Ce principe, ajoute le philosophe de
Stagire, n'est pas seulement un axiome, mais il
est la base de tous les axiomes : aussi est-il im-
possible de le démontrer; mais on peut l'établir
par voie de réfutation, en réduisant à l'absurde
ceux qui osent le nier.
Leibniz a apporté quelques restrictions à la
doctrine d'Aristote : il ne croit pas que le prin-
cipe de contradiction soit le principe unique et
suprême de toute vérité, ou qu'il puisse suffire
à la fois à la logique et à la métaphysique; il y
ajoute un autre principe, dont on ne s'était pas
occupé avant lui : celui de la raison suffisante.
Voy. Leibniz.
Kant est allé encore plus loin que Leibniz : il
a démontré avec beaucoup de justesse qu'il ne
suffit pas que nous nous entendions avec nous-
mêmes, ou que nos idées soient parfaitement
d'accord entre elles pour qu'elles soient en même
temps conformes à la nature des choses. Une
hypothèse, une erreur même peut être consé-
quente avec elle-même. De là il conclut que le
principe de contradiction ne peut servir de cri-
térium que pour une certaine classe de nos juge-
ments ; ceux dont l'attribut est une simple con-
séquence du sujet, et que Kant appelle, pour
cette raison, des jugements analytiques. Ainsi,
quand je dis que tout corps est étendu, il est
évident que la notion d'étendue est déjà renfer-
mée dans la notion de corps. Par conséquent, il
suffit à la vérité de ce jugement qu'il ne ren-
ferme pas de contradiction. Mais, partout ailleurs,
ou, pour employer encore le langage du philo-
sophe allemand, dans tous les jugements syn-
thétiques, le principe de contradiction est une
règle insuffisante, et pour être sûr de la vérité,
il nous faut alors, ou une croyance particulière
de la raison, ou le témoignage de l'expérience.
Non content de diminuer considérablement
l'importance du principe de contradiction, Kant
va même jusqu'à rejeter les termes dans les-
quels il a été exprimé par Aristote, et que Leib-
niz a fidèlement conservés. La formule qu'il
propose de substituer à celle du philosophe grec
est celle-ci : « L'attribut ne peut pas être contra-
GOPU
— 309 —
COUS
dictoire au sujet. » Sans examiner ici les raisons
alléguées par Kant en faveur du changement
qu'il propose, raisons peu solides et admissibles
seulement au point de vue de l'idéalisme trans-
cendantal, nous dirons que chacune des expres-
sions entre lesquelles Aristote nous donne à
choisir, est beaucoup plus générale et plus
claire, et porte plus véritablement le caractère
d'un axiome que la proposition du philosophe
allemand. Voy., sur ce sujet : Aristote, Métaph.,
liv. III, ch. ni; liv. IX, ch. vu; liv. X, ch. v;
Calég., ch. vi, et passim; — Kant, Critique de la
raison pure; Analytique transcendanlale ; du
Principe suprême de tous les jugements analy-
tiques.
CONTRAIRES. Les anciens se sont beaucoup
occupés de la théorie des contraires, et Aristote,
qui lui-même y attache une extrême impor-
tance, l'ait remarquer avec raison [Métaph.,
liv. IV, ch. ni) que la plupart des philosophes
ses devanciers ont cherché parmi les contraires
les principes générateurs de toutes choses. Pour
ceux-ci, c'étaient le chaud et le froid, le pair et
l'impair ; pour d'autres, par exemple pour Em-
pédocle, i'amilié et la discorde, c'est-à dire l'at-
traction et la répulsion; à quoi l'on pourrait
ajouter le dualisme persan de la lumière et des
ténèbres, et cet autre dualisme beaucoup plus
général de l'esprit et de la matière. Les pytha-
goriciens ont même été plus loin : ils ont essayé
de donner une liste, une table des contraires,
qui occupe dans leur doctrine à peu près la
même place que la table des catégories dans
plusieurs systèmes postérieurs (voy. Pythagore
et Alcméon de Crotone). Après les pythagori-
ciens, Aristote rencontrant le même sujet, l'a
étudié avec la profondeur et la sagacité qu'il
apportait en toutes choses, et le résultat de ses
recherches, religieusement conservé par la phi-
losophie scolastique, peut trouver encore au-
jourd'hui sa place légitime dans une classifica-
tion générale des idées. D'abord il définit les
contraires : « ce qui dans un même genre diffère
le plus;» par exemple, dans les couleurs, ce sera
le blanc et le noir; dans les sensations, le plaisir
et la douleur ; dans les qualités morales, le bien
et le mal. Les contraires n'existent jamais en
même temps ; mais ils peuvent se succéder dans
le même sujet. Ils se divisent en deux classes :
les uns admettent un moyen terme qui participe
à la fois des deux natures opposées ; ainsi, entre
l'être absolu et le non-être, il y a l'être contin-
gent. Pour les autres, ce moyen terme n'est pas
possible; et tels sont tous les contraires dont
l'un appartient nécessairement au sujet ou se
trouve être une simple privation, par exemple,
la santé et la maladie, la lumière et les ténè-
bres, la vue et l'absence de cette faculté. Les
contraires qui n'admettent pas de milieu sont
des choses contradictoires et forment, quand
on les réunit, une contradiction (voy. ce mot).
A cette théorie des contraires se rattache toute
la logique par le principe de contradiction. Aris-
tote a voulu aussi en faire la base de la morale,
en cherchant à démontrer que la vertu n'est
qu'un terme moyen entre deux excès contraires.
Mais cette tentative ne devait pas réussir.
CONVERSION DES PROPOSITIONS, voy.
Proposition.
COPULE. C'est dans une proposition ou un
jugement exprimé le terme qui marque la liai-
son que nous établissons dans notre esprit entre
l'attribut et le sujet. Quelquefois la copule et
l'attribut sont renlermés dans un seul mot : mais
il n'y a aucune proposition qu'on ne puisse con-
vertir de manière à les séparer. Ainsi, quand je
dis : Dieu existe, existe contient la copule et
l'attribut, qu'on séparera si l'on dit : Dieu est
existant. C'est sur la copule que tombe toujours
la négation ou l'affirmation qui fait la qualité
de la proposition ; les autres affirmations ou né-
gations modifient le sujet ou l'attribut, mais ne
donnent pas à la proposition elle-même le ca-
ractère affirmatif ou négatif. Voy. Proposition,
Jugement.
CORDEMOY (Giraud de), né à Paris au com-
mencement du xvue siècle, d'une ancienne fa-
mille originaire d'Auvergne, abandonna le bar-
reau, qu'il avait d'abord suivi avec succès, pour
s'adonner à la philosophie. En 1665, la protec-
tion de Bossuet le fit placer auprès du Dauphin,
fils de Louis XIV, en qualité de lecteur. En 1678,
il fut admis à l'Académie française: il est mort
en 1684. Cordemoy avait employé les derniè-
res années de sa vie à écrire une Histoire de
France, qui fut publiée après sa mort (2 vol.
in-f°, Paris, 1685-1689). Considéré comme philo-
sophe, il s'est montré disciple fervent et ingé-
nieux de Descartes, dont il a reproduit et sou-
tenu avec habileté les principales opinions dans
plusieurs ouvrages, entre autres : Le Discerne-
ment de l'âme et du corps en six discours, in-
12, Paris, 1666 ; — Discours physique de la pa-
role, in-12, ib., 1666; — Lettre à un savant
religieux de la Compagnie de Jésus (le P. Cos-
sart) pour montrer : 1° que le système de Des-
cartes et son opinion n'ont rien de dangereux;
2° que tout ce qu'il en a écrit semble être tiré
de la Genèse, in-4, ib., 1668. le Discernement
deVâme et du corps et le Discours physique de
la parole ont été réunis en 1704, in-4, Paris,
avec quelques fragments de critique et d'his-
toire, et deux opuscules de métaphysique, l'un
ayant pour objet d'établir que Dieu fait tout ce
qu'il y a de réel dans les actions des hommes,
sans nous ôter la liberté; l'autre, où l'auteur
recherche ce qui fait le bonheur ou le malheur
des esprits. — Cordemoy laissa un fils, l'abbé de
Cordemoy, mort en 1722, chez qui se tinrent
pendant quelque temps des conférences pour la
conversion et la réfutation des hérétiques. Ce
fut là que le P. André fit connaissance de Male-
branche, dont il défendit plus tard les opinions
avec une si courageuse persévérance. X.
CORNUTUS (Lucius Annœus), né à Leptis,
en Afrique, dans le premier siècle de l'ère chré-
tienne, professa à Rome le stoïcisme. L'histoire
compte au nombre de ses disciples, Lucain et
Perse, dont la cinquième satire lui est adressée,
et qui en mourant lui légua sa bibliothèque. Il
nous reste de lui un traité de la Nature des
Dieux, consacré à l'exposition de la théologie
stoïcienne, et qui a été plusieurs fois imprimé
sous le nom de Pharnutus. Le savant Villoison
en avait préparé une nouvelle édition qui n'a
pas vu le jour. Voy. Th. Gale, Opuscula mytho-
logica ethica et physica, in-8, Cambridge, 1671 ;
in-8, Amsterdam, 1688; — G. J. de Martini, Dis-
putatio de L. Ann. Cornuto philosopho sloico,
in-8, Leyde, 1825.
COROLLAIRE. Ce terme, qui n'est plus guère
en usage qu'en géométrie, est tout à fait syno-
nyme de conséquence. Il désigne une proposi-
tion qui n'a pas besoin de s'appuyer sur une
preuve particulière, mais qui résulte d'une au-
tre proposition déjà avancée ou démontrée. Ainsi,
après avoir prouvé qu'un triangle qui a deux
côtés égaux a aussi deux angles égaux, on en
tire ce corollaire : qu'un triangle quia les trois
côtés égaux a aussi les trois angles égaux.
CORPS, voy. Matière.
COUSIN (Victor), le fondateur, le chef, l'in-
terprète éloquent d'une école de philosophie à
laquelle il a donné lui-même le nom d'éclcc-
cous
— 310 —
COUS
tisme, et pendant plus de vingt années le direc-
teur tout-puissint de l'enseignement philosophi-
que dans l'Université de France, naquit à Paris,
le 28 novembre 1792. Comme J. J. Rousseau,
avec qui, par la chaleur du style et même parle
fond des idées, il a plus d'un trait de ressem-
blance, il était le fils d'un horloger. En 1810,
après une série de brillants succès, couronnés
par le prix d'honneur du concours général, il
entrait, déjà presque célèbre, à l'École nor-
male, récemment créée, et deux ans après, avec
le modeste titre d'élève répétiteur, il en est un
des maîtres les plus écoutés. Cependant la ma-
tière de ce premier enseignement n'était point
celle qui lui donnait le plus de prise sur les es-
prits : c'étaient les langues anciennes, particu-
lièrement le grec. Aussi n'est-ce que plus tard,
quand on lui permit de traiter des questions de
philosophie, qu'il exerça sur ses jeunes disciples,
hier encore ses camarades, l'ascendant que lui
donnaient ses remarquables facultés. En 1815,
après les Cent jours, pendant lesquels il s'était
enrôlé dans les volontaires royaux, il fut chargé
par Royer-Collard de le suppléer dans la chaire
d'histoire de la philosophie qu'il occupait à la
Faculté des lettres. C'est dans la chapelle à
demi ruinée du vieux collège du Plessis, où la
Faculté des lettres de Paris tenait alors ses séan-
ces, que le jeune suppléant parut pour la pre-
mière fois aux yeux du public. Il n'y resta pas
longtemps, car il fallut bientôt ouvrir à l'af-
fluence croissante de ses auditeurs le vaste am-
phithéâtre de la Sorbonne.
Cette faveur d'un public d'élite, M. Cousin ne
la devait pas seulement à l'éclat incomparable
de sa parole, mais à la nouveauté et à l'éléva-
tion de ses opinions. Laromiguière, avec son
esprit élégant et fin, mais superficiel, ne sortait
pas de la question de l'origine des idées et s'é-
loignait à peine de la doctrine de Condillac,
qu'ii ébranlait cependant en se proposant de la
compléter. Royer-Collard faisait une guerre in-
fatigable à cette même doctrine, qui semblait
pour un instant être montée au rang d'une phi-
losophie nationale. Il déployait contre elle l'au-
torité de son austère bon sens et la force de sa
sévère dialectique; mais ses attaques ne por-
taient que sur des points isolés et en petit nom-
bre. M. Cousin ne suit aucun de ces deux exem-
ples, tout en parlant avec respect de Royer-
Collard comme du premier de ses maîtres. Se
faisant un devoir d'unir ensemble l'histoire de
la philosophie et la philosophie elle-même, il
passe en revue, expose, analyse, juge tous les
systèmes que les attributions de sa chaire lui
permettent d'aborder, c'est-à-dire tous ceux qui
appartiennent à l'histoire de la philosophie mo-
derne, et chemin faisant, au nom de la critique,
il traite les grandes questions de morale, de
métaphysique, d'esthétique, de psychologie, dont
le système étroit de la sensation transformée
était parvenu à détacher les esprits. C'est pen-
dant les cinq premières années de son enseigne-
ment, celles qui s'étendent de 1815 à 1820, que
M. Cousin a produit au jour toutes les vues qui
lui appartiennent, et qu'il a posé les fondements
de son éclectisme. Il n'a eu, dans un âge avancé,
qu'à refondre les matériaux de ses anciennes le-
çons, pour en tirer ses ouvrages les plus accom-
plis : son Histoire de l'école écossaise, le livre
du Vrai, du Beau et du Bien, et cette irréfu-
table critique de Locke, qui, ébauchée dans le
cours de 1819, était reprise et complétée dans
celui de 1829.
En.cvé à sa chaire en 1820 par l'esprit de
ion qui inspirait alors le gouvernement de
la France, M. Cousin perdit en 1822 sa place de
maître de conférences par la suppression de l'É-
cole normale. Mais les sept années pendant les-
quelles il resta condamné au silence ne furent
point perdues pour la philosophie. Il les employa
a publier les œuvres de Proclus (6 vol. in-8, Pa-
ris, 1820-1827, et 1 vol. in-4, Paris, 1864), à don-
ner une nouvelle édition des œuvres de Descar-
tes (11 vol. in-8, Paris, 1826), à commencer sa
traduction des Œuvres complètes de Platon
(13 vol. in-8, Paris, 1825-1840), et à parcourir
l'Allemagne, qu'il avait déjà visitée en 1817.
C'est durant ce second voyage, fait en 1824, et
dont on peut lire dans la dernière édition de
ses Fragments (t. V, in-8, Prris. 1866) un récit
plein de charmes, que, soupçonné de carbona-
risme, il subit à Berlin une détention de six
mois.
Au nombre des ouvrages qu'il composa à cette
époque, il y en a un cependant où l'esprit phi-
losophique n'a aucune part : c'est un livret d'o-
péra-comique écrit pour Halévy, et qui devait
s'appeler les Trois Flacons. C'est le titre d'un
conte de Marmontel qui en avait fourni le sujet.
H us cette pièce est restée inédite, ainsi que la
musique à laquelle elle était destinée à servir
de thème.
En 1828, après l'avènement du ministère Mar-
tignac, la parole est rendue à M. Cousin. M. Gui-
zot, sur qui la même interdiction pesait depuis
1825, est également autorisé à reparaître dans
sa chaire. M. Villemain, sans avoir été touché
par les rigueurs du pouvoir, se joint à eux en
appliquant à la littérature le même esprit de li-
bre investigation qu'ils ont introduit l'un dans
la philosophie et l'autre dans l'histoire. Tous les
trois, soulevés par la popularité et embrasés
d'une commune ardeur, font luire sur la France
cet âge d'or de l'enseignement public dont le
souvenir immortel peut être comparé à celui
qu'ont laissé les plus brillantes époques de l'é-
loquence politique et religieuse. C'est alors,
mais surtout dans son cours de 1828, que M. Cou-
sin, sous une forme qui lui est propre, expose
pour la première fois devant un public français
les idées sur lesquelles repose la philosophie de
la nature, c'est-à-dire la doctrine de Schelling
et de Hegel, et que sa parole est peut-être d'au-
tant plus puissante sur l'imagination qu'elle est
moins claire pour l'intelligence.
Après la révolution de 1830, à laquelle l'esprit
libéral de ses écrits et de ses leçons avait con-
tribué dans une certaine mesure, M. Cousin fut
nommé coup sur coup conseiller d'État, mem-
bre du Conseil royal de l'instruction publique,
professeur titulaire à la Faculté des lettres,
membre de l'Académie française et de l'Acadé-
mie des sciences morales et politiques, direc-
teur de l'École normale, pair de France. Entré
comme ministre de l'instruction publique, au
15 mars 1840, dans le cabinet présidé par
M. Thiers, il ne resta au pouvoir que huit mois,
pendant lesquels il introduisit dans l'administra-
tion et dans les différentes branches de l'ensei-
gnement des réformes utiles. Lui-même a pris
soin de les rappeler et de les justifier dans un
article de la Revue des Deux-Mondes (février
1841). Il reprit sa place au Conseil royal de l'in-
struction publique en 1842, après la mort de
JoufTroy, et se démit de ses fonctions de con-
seiller d'État. En 1844, à la tribune de la Cham-
bre des pairs, il défendit avec autant d'éloquence
que d'énergie, l'Université et la philosophie,
violemment attaquées par deux sortes d'enne-
mis : les partisans sincères de la liberté d'ensei-
gnement et ceux qui, sous le nom de la liberté,
ne songeaient qu'à rétablir la domination clé-
ricale. Les discours prononcés alors par M. Cou-
cous
sin ont été plusieurs fois publiés sous ce titre :
Défense de i 'Université et de la philosophie
(in-8, Paris, 1844 et 1843). Enlevé à la vie poli-
tique par la révolution de 1848, M. Cousin ter-
mina sa carrière universitaire après le coup
d'État du 2 décembre, qui le privait de son siège
à la section permanente du Conseil supérieur de
l'instruction publique, et après le décret de
1852, qui le plaçait, avec MM. Villemain et Gui-
zot, au rang de professeur honoraire de la Fa-
culté des lettres. Il est mort à Cannes, le
13 janvier 1867.
Si l'on veut se faire une idée exacte et équi-
table de la valeur philosophique de M. Cousin,
il faut passer par-dessus les années où il n'est
pas encore en possession de toute sa pensée.
Tantôt il semble appartenir à l'école écossaise,
fort: liée et comme unie à la France par les ori-
s observations de Maine de Biran ; tantôt,
quand il revient de son second voyage, dans la
Je Schelling et de Hegel, on dirait qu'il
lonné tout entier à la philosophie de la
nature. Alors il écrit cette phrase, qu'il a eu la
faiblesse de supprimer plus tard : « Ce système
est le vrai. » Pour un esprit impartial, la philo-
sophie de M. Cousin n'existe que du moment où
il lui a imprimé le sceau de la maturité, et sous
la forme dont il l'a revêtue lui-même quand il
croit l'avoir conduite à sa dernière perfection.
Cette philosophie a reçu de lui le nom d'é-
clectisme, sous lequel, vraie ou fausse, elle ap-
partient désormais à l'histoire des idées du
xixc siècle. Un autre se serait peut-être moins
prêté aux interprétations erronées ou malveil-
lantes. Cependant il n'était guère possible de
prévoir comment ce nom, porté par deux écoles
illustres, celle de Plotin et celle de Leibniz, de-
vait être quelquefois compris par la critique
contemporaine. Ne s'est-on pas imaginé que
l'éclectisme consistait à recueillir dans tous les
systèmes successivement adoptés et abandonnés
par l'esprit humain, quelques lambeaux de doc-
trine, quelques propositions isolées, qu'on ajus-
tait ensuite tant bien que mal, qu'on réunissait
comme on pouvait, sans règle, sans plan, sans
mesure précise de la vérité et de l'erreur, dans
une sorte de mosaïque philosophique? Si cette
opinion était fondée, l'éclectisme serait au-des-
sous de la discussion.
Qu'est-ce donc que l'éclectisme de M. Cousin?
C'est une philosophie qui repose sur ce principe
incontestable et incontesté, que la puissance de
faire quelque chose avec rien ou de créer d'une
manière absolue étant étrangère à l'homme, les
systèmes sont construits avec des éléments
préexistants dans l'esprit humain, comme les
œuvres de l'industrie et de l'art avec des élé-
ments préexistants dans la nature. S'il n'en était
pas ainsi, un système philosophique ne pourrait
jamais en appeler à l'autorité de la raison et de
la conscience. Mais pourquoi les systèmes sont-ils
si divers et si contradictoires ? C'est que chacun
d'eux ne prenant dans le fonds commun qu'une
portion déterminée des éléments constitutifs de
notre nature, en croyant les prendre tous, se
figure qu'il a le droit d'accuser les antres d'er-
reur et de fausseté. Qu'on songe en effet que
l'illusion est ici plus facile que dans les sciences
physiques et mathématiques. Lorsqu'il s'agit du
monde extérieur, personne n'oserait se vanter
de connaître ce qui, en raison de la distance et
du temps, est placé hors de la portée de ses ob-
servations. Quand il est question, au contraire,
des choses de l'âme, c'est-à-dire des forces et des
phénomènes invisibles qui se déploient au de-
dans de nous, chaque homme en particulier se
pi end volontiers pour la mesure de l'humanité.
— 311 -- COUS
IL jii résulte que, pour démêler ce qu'il y a de
vrai ou de faux dans les systèmes, il faut les
comparer avec la nature humaine, avec l'esprit
même dont ils ont la prétention d'être l'expres-
sion complète, après qu'on l'a soumis aux procé-
dés de l'observation la plus sévère; et pour être
sûr que l'observation n'a rien oublié ni méconnu
d'essentiel, il faut interroger les systèmes, prê-
ter l'oreille aux objections qu'ils élèvent les uns
contre les autres, les suivre dans leurs transfor-
mations et leurs retours périodiques à travers
toutes les époques de l'histoire. Est-ce donc là
une philosophie si inconsistante et si méprisa-
ble ? Le principe sur lequel elle est assise est
d'une telle fécondité qu'il a suffi pour faire naître
parmi nous une foule d'excellents ouvrages con-
sacrés à l'histoire de la philosophie. Sans doute
l'exemple de M. Cousin et son ascendant per-
sonnel y ont puissamment contribué. Mais, en
agissant ainsi, M. Cousin ne cédait pas à l'attrait
de l'éruditioa, qu'il n'a jamais aimée pour elle-
même ; il obéissait à la nécessité que lui impo-
sait sa doctrine.
Oui, M. Cousin a une doctrine qui, s'appuyant
sur la double autorité de la conscience et de
l'histoire, ne se croit pas seulement obligée d'ê-
tre complète ou de réunir tous les faits, tous les
principes, toutes les facultés dont se compose la
nature humaine, mais d'être exacte, c'est-à-dire
de les présenter dans l'ordre hiérarchique que
leur impose leur essence même, plaçant l'esprit,
la personne libre, consciente, identique, au-des-
sus des forces aveugles de l'organisme, l'intel-
ligence au-dessus des sens, la raison au-dessus
de tous les autres modes de la pensée, la vo-
lonté dirigée par la raison ou l'âme dans la
pleine possession de son existence au-dessus de
la raison toute seule. M. Cousin n'a point failli
à cette condition, car les plus constants et les
plus vigoureux efforts de sa dialectique sont di-
rigés surtout contre ceux qui, se refusant à re-
connaître la hiérarchie naturelle de nos facultés,
effacent toute différence entre l'esprit et la ma-
tière, entre l'àme et le corps, entre la pensée et
la sensation, entre la raison et l'expérience, en-
tre la volonté et l'instinct ou la passion. Aussi sa
philosophie recevrait-elle plus justement la qua-
lification de spiritualiste que celle d'éclecti-
que. Le spiritualisme en est le but, l'éclectisme
n'en est que le moyen, à moins qu'on ne veuille
définir l'éclectisme un spiritualisme démontré
tout à la fois par la raison individuelle et par la
raison du genre humain.
Mais peu importe un nom ou un autre; c'est
au fond des choses qu'il faut s'attacher. Voyons
donc ce qu'il faut penser d'un certain nombre
d'idées qu'on a particulièrement reprochées à
M. Cousin, et qu'on se représente comme sa pro-
priété personnelle dans la philosophie qu'il a
enseignée.
La première qui s'offre à l'esprit, c'est la fa-
meuse théorie de la raison impersonnelle. La
raison, selon M. Cousin, n'est pas une faculté
personnelle de l'homme, par conséquent une
faculté variable d'un individu à un autre ; il ne
suffit pas même qu'elle appartienne à l'huma-
nité, si elle doit être considérée comme une pro-
priété particulière de notre esprit, par laquelle
il nous est impossible de rien savoir de la nature
des choses; il veut qu'elle soit commune à l'hu-
manité et à Dieu, et que ses lois, en même
temps qu'elles commandent d'une manière sou-
veraine à la pensée, nous représentent les con-
ditions absolues de l'existence. « La raison, dit-
il, est en quelque sorte le pont jeté entre la
psychologie et l'ontologie, entre la conscience
et l'être ; elle pose à la fois sur l'une et sur
cous
312 —
cous
l'autre; elle descend de Dieu et s'incline vers
l'homme ; elle apparaît à la conscience comme
un hôte qui lui apporte des nouvelles d'un monde
inconnu, dont il lui donne à la fois et l'idée et
le besoin. Si la raison était toute personnelle,
elle serait de nulle valeur et sans aucune auto-
rité hors du sujet et du moi individuel. La raison
est donc, à la lettre, une révélation, une révéla-
tion nécessaire et universelle, qui n'a manqué à
aucun homme et a éclairé tout homme à sa ve-
nue en ce monde : Illuminât omnem hominem
venientem in hune mundum. La raison est le
médiateur nécessaire entre Dieu et l'homme, ce
logos de Pythagore et de Platon, ce Verbe fait
chair qui sert d'interprète à Dieu et de pré-
cepteur à l'homme, homme à la fois et Dieu
tout ensemble. Ce n'est pas sans doute le Dieu
absolu dans sa majestueuse indivisibilité, mais
sa manifestation en esprit et en vérité ; ce n'est
pas l'être des êtres, mais le Dieu du genre hu-
main {Fragments philosophiaues, Préface, p. 42
et 43 de la lre édition, publiée en 1826 : p. 36
et 37 de l'édition de 1847).
Les adversaires de M. Cousin, surtout ceux
qui appartiennent de près ou de loin à l'école de
Condillac, ont tourné en dérision cette raison
qui est dans l'homme, sans lui appartenir per-
sonnellement, qui est une révélation de Dieu,
un médiateur entre Dieu et l'homme, Dieu lui-
même. Cependant, la doctrine dont on vient de
lire l'éloquent résumé, est celle qu'ont professée
quelques-uns des plus grands génies de l'anti-
quité et des temps modernes, un Platon, un
Leibniz, un Malebranche, un Fénelon; un Bos-
suet et, dans certains moments, Anstote lui-
même. Mais quand elle n'aurait point pour elle la
recommandation de ces grands noms, elle se
recommanderait toute seule. S'il y a des vérités
évidentes par elles-mêmes, nécessaires, univer-
selles comme celles qui servent de fondements
aux mathématiques, à la morale, à la métaphy-
sique, est-ce qu'il m'est permis de dire que ces
vérités m'appartiennent ou même qu'elles ap-
partiennent uniquement à l'espèce humaine?
Supposez qu'il y ait, en dehors et au-dessus de
l'humanité, des êtres qui pensent, des êtres in-
telligents, est-ce que pour eux, comme pour moi,
ce ne sera pas une nécessité absolue de croire
que deux et deux font quatre, que les trois an-
gles d'un triangle égalent deux angles droits,
que rien ne se produit sans cause, que tout phé-
nomène et toute qualité existent dans un être,
que toute succession a lieu dans le temps, que
tout corps est placé dans l'espace, que le devoir
suppose la liberté, et que le droit suppose le de-
voir? La faculté par laquelle nous connaissons
les propositions de cet ordre et au nom de la-
quelle nous les affirmons, la raison, en un mot,
aura nécessairement tous les caractères de ces
propositions elles-mêmes, elle ne sera la pro-
priété ni d'un homme, ni du genre humain;
mais elle sera commune au genre humain et à
Dieu; elle nous montrera la nature divine sous
un des aspects par lesquels elle se manifeste le
Îilus directement à notre conscience. Et comme
es lois de la raison, en dépit des objections de
Kant, ne sont véritablement aperçues de notre
esprit que sous cette condition, qu'elles ne res-
tent point renfermées dans les limites de la
pensée, mais qu'elles représentent les lois suprê-
mes, les conditions absolues de l'existence, il
n'y a pas d'exagération à les considérer comme
une révélation naturelle et universelle.
11 y a une autre théorie de M. Cousin qui n'a
[ias rencontré moins de contradicteurs, et contre
aquclle on s'est cru également assez fort en
1 attaquant uniquement par le sarcasme. C'est
celle qui lui sert à expliquer, au moyen d'un
petit nombre de lois générales, l'histoire entière
de la philosophie. Tous les systèmes, malgré les
innombrables différences qui les distinguent les
uns des autres, malgré la diversité des esprits^
des races, des circonstances qui leur ont donne
naissance, se réduisent, selon lui, à quatre
types, éléments essentiels et permanents de
l'histoire de l'esprit humain. Le sensualisme,
qui fait dériver toutes nos connaissances de
l'expérience des sens ou de la sensation, et
ramène toutes les existences à des objets sen-
sibles; l'idéalisme, qui n'admet que les prin-
cipes éternels, que les idées innées de l'intelli-
gence ou les idées préexistantes à tous les faits,
d'où il essaye de déduire les faits eux-mêmes
en se passant de l'expérience, en répudiant le
témoignage des sens comme un tissu d'illusions;
le scepticisme, qui n'a le courage ni de rien af-
firmer ni de rien nier, qui, voyant l'esprit de
l'homme partagé entre la raison et les sens, et
la raison souvent divisée avec elle-même sans
autre contrôle que sa propre autorité, se croit
dans l'impuissance de discerner entre la vérité
et l'erreur; le mysticisme, qui, estimant illusoi-
res toutes les facultés humaines, la volonté pour
faire le bien, l'intelligence pour connaître le
vrai, va chercher l'un et l'autre dans le sein de
Dieu, unique source de toute vérité et de toute
perfection, et se figure avoir trouvé la solution
de tous les problèmes dans l'extase et dans l'a-
mour, parce que l'extase et l'amour font rentrer,
en quelque sorte, l'âme humaine dans son prin-
cipe divin : tels sont les quatre systèmes que,
sous un nom ou sous un autre, on rencontre par-
tout et toujours, dont l'expression peut varier,
mais dont l'essence ne change pas. Invariables
dans leurs principes, ils ne le sont pas moins
dans leur marche. C'est le sensualisme qui com-
mence, parce que les sens entrent en exercice
avant les facultés d'un ordre plus élevé et que
les phénomènes du monde extérieur sont ceux
dont l'observation nous coûte le moins d'efforts.
En face du sensualisme vient se placer, au
bout de quelque temps, le système contraire,
celui qui supprime en quelque sorte la nature et
les sens, l'expérience et les faits, pour ne tenir
compte que des idées. La difficulté de prendre
parti entre deux manières si opposées de com-
prendre et d'expliquer les choses, surtout quand
elles sont défendues avec une force à peu près
égale, produit inévitablement le scepticisme.
Mais le scepticisme c'est le néant, c'est le vide
auquel l'âme a hâte de se soustraire en se pré-
cipitant dans le sein de Dieu, en se perdant dans
l'abîme sans fond du mysticisme. Les excès du
mysticisme ramènent la philosophie sensualiste,
et le cercle que nous venons de parcourir se re-
nouvelle dans d'autres proportions et peut-être
sur une autre scène.
Il y a certainement beaucoup d'imagination
dans ce tableau, ou plutôt dans ce drame, dont
les personnages, pareils au phénix de la fabie; re-
naissent de leurs cendres pour recommencer éter-
nellement la même action, terminée par le même
dénoûment. Non, les systèmes ne rentrent pas dans
ce cadre inflexible et ne forment point dans leur
succession ce rhythme invariable qui n'appartient
qu'aux mouvements des astres. Il y a des systè-
mes qui sont à la fois philosophiques et religieux,
comme ceux des Pères de l'Eglise et la plu-
part de ceux qu'a produits l'Orient. On en pour-
rait signaler beaucoup qui, sensualistes ou scep-
tiques sur certains points, sont idéalistes ou spi-
ritualistes, dogmatiques et affirmatifs sur d'au-
tres. Ainsi Locke, et même Condillac? en soute-
nant que toutes nos idées ont leur origine dans
cous
— 313
COUS
les sens, font cependant profession de croire à
l'existence de Dieu, de la liberté et de l'âme hu-
maine. Kant relève, au nom de la morale, dont
les principes ont à ses yeux la même autorité
que ceux de la géométrie, toutes les propositions
3u'il a renversées en métaphysique par sa théorie
e la subjectivité de la raison. Maine de Biran,
après avoir ramené toutes les facultés de l'âme
et l'âme elle-même à la volonté, à la liberté, a
fini par la doctrine mystique de la Grâce. C'est
aussi par le mysticisme que Schelling, au terme
de sa vie, a voulu couronner la philosophie de
la nature. Le mélange et l'alliance des systèmes
rendent absolument impossible leur retour pé-
riodique dans un ordre déterminé. Aussi les
rencontrons-nous simultanément presque tous à
toutes les grandes époques de l'histoire de la
philosophie.
Malgré cela, il est difficile de ne pas recon-
naître un grand fonds de vérité dans la théorie
de M. Cousin. Le sensualisme, l'idéalisme, le
scepticisme, le mysticisme, tels qu'il les com-
prend, nous représentent bien réellement les
éléments généraux de l'esprit humain, les forces
vives dont l'expansion, la lutte ou l'harmoaieux
concours ont donné naissance à toutes les formes
de la spéculation philosophique : l'expérience,
dont l'objet propre est la connaissance des faits;
la raison ou la pensée pure qui n'aperçoit que
des idées; la critique qui, relevant les contra-
dictions, les oppositions naturelles ou acciden-
telles de la raison et de l'expérience , ne leur
permet de s'arrêter que devant la certitude; l'in-
tuition immédiate et le sentiment de l'infini,
l'amour et la contemplation du divin, par les-
quels, en nous passant de l'assistance de toute
autre faculté, nous croyons pouvoir nous élever
d'un seul élan à la plus haute perfection de
l'existence. Sans aller jusqu'à la domination ab-
solue, qui n'a jamais pu s établir, la prépondé-
rance prolongée de l'une de ces forces amène
inévitablement une réaction de la part des au-
tres. Voilà dans quelle proportion il est juste de
reconnaître le retour périodique, sinon des^ mê-
mes systèmes, du moins des principes d'où ils
découlent et des luttes que ces principes se li-
vrent entre eux.
Les mêmes vues sur l'ensemble des choses et,
à les considérer dans leur généralité, les mêmes
systèmes reparaissent à des intervalles plus ou
moins éloignés, mais en se transformant, en ser-
rant de plus près la nature et l'esprit humain,
en les éclairant d'une lumière toujours plus vive.
Ce retour ne porte donc aucun préjudice à la loi
du progrès. C'est ce qu'enseigne formellement
M. Cousin, malgré la réputation que lui ont faite
ses adversaires de n'avoir eu foi que dans un
fatalisme immuable. « Combien n'est-il pas con-
solant, dit-il {Histoire générale de la philoso-
phie, 7e édition, p. 565), de voir qu'à considé-
rer les choses en grand et dans leur marche gé-
nérale, la philosophie, malgré bien des écarts, a
eu son progrès marqué comme la société et
comme la religion elle-même, que la philosophie
suit de si près et accompagne dans toutes ses
fortunes ! Quel pas n'a point fait l'humanité en
allant des religions de la nature, nées dans le
berceau du monde, et auxquelles s'arrête encore
l'immuable Orient, à l'anthropomorphisme grec
et romain, où du moins l'homme commence à
paraître et se fait une place plus grande dans
î'Ofympe pour en avoir une plus digne de lui
sur la terre! Le progrès n'a pas été moindre,
quand l'esprit humain a passé des systèmes les
plus célèbres de la philosophie orientale à ceux
des philosophes grecs.... Enfin, si l'on admet
l'immense supériorité du christianisme sur le
polythéisme antique, comment ne pas reconnaî-
tre aussi que la philosophie moderne, nourrie
et grandie sous cette noble discipline, en a dû
ressentir la bienfaisante influence et participer
aux incomparables lumières répandues en Eu-
rope par l'Évangile. »
On voit que la loi du progrès; dans la pensée
de M. Cousin, s'applique a la religion comme à la
philosophie; mais sur ce point délicat, il n'ajamais
exprime publiquement sa pensée tout entière.
La philosophie des religions et la critique reli-
gieuse ne tiennent aucune place dans ses écrits.
Peu lui importe comment se sont formés les
dogmes religieux en général et ceux du chris-
tianisme en particulier, comment ils se sont
établis dans l'esprit des peuples, à quelles con-
ditions ils pourront s'y conserver, et quelle
transformation nouvelle peut encore leur être
réservée dans l'avenir. 11 lui suffit de savoir que,
nécessaires toutes deux, incapables de se substi-
tuer l'une à l'autre sans faillir à leur but, la
philosophie et la religion commettraient la plus
grande faute en se faisant la guerre.
« La philosophie, dit-il, serait insensée et cri-
minelle de vouloir détruire la religion, car elle
ne peut espérer la remplacer auprès des_ masses,
qui ne peuvent suivre des cours de métaphysi-
que. D'un autre côté, la religion ne peut détruire
la philosophie, car la philosophie représente le
droit et le besoin invincible de la raison hu-
maine de se rendre compte de toutes choses {His-
toire générale de la philosophie). » C]est au
nom de ce principe purement philosophique et
d'une incontestable vérité, que M. Cousin re-
commandait à ses disciples, et en général aux
professeurs de philosophie placés sous ses ordres,
le plus grand respect à l'égard de la religion.
Lui-même joignait l'exemple au précepte, et ne
se montrait intolérant que sur ce point. Peu lui
importait qu'on fût éclectique ou non, qu'on eût
étudié la philosophie dans ses livres ou ailleurs,
pourvu que l'on conservât les bases essentielles
du spiritualisme; mais il ne pardonnait pas
un acte d'agression ou seulement d'irrévérence
contre le christianisme. Il n'y a là ni faiblesse
ni hypocrisie ; en agissant ainsi^ M. Cousin se
montrait conséquent avec lui-même, et il l'était
d'autant plus qu'il avait à répondre non-seule-
ment de ses propres actions, mais de celles des
autres, puisque le gouvernement de la philoso-
phie, dans l'enseignement public, était déposé
entre ses mains.
Il est permis de supposer que, hors de l'en-
seignement officiel, il rendait aux investigations
philosophiques la liberté que lui-même revendi-
que pour elles; car puisque la philosophie, selon
ses propres expressions, «représente le droit
sacre et le besoin invincible de la raison hu-
maine de se rendre compte de toutes choses, »
pourquoi ne se rendrait-elle pas compte de la for-
mation, de la composition et de la valeur inté-
rieure des dogmes religieux? Ce serait de la cri-
tique, ce ne serait pas de l'hostilité. Il n'y arien
dans les livres de M. Cousin qui puisse être
considéré comme la négation de ce droit.
M. Cousin n'a pas fondé un de ces grands sys-
tèmes qui découlent d'un même principe, dont
toutes les parties se lient comme les anneaux
d'une chaîne, qui ont l'ambition de tout expli-
quer, de tout comprendre, d'avoir tout prévu,
et qui semblent coulés d'un seul jet. Mais peut-
être n'y a-t-il pas lieu de le regretter. Qu'est-ce
qui nous reste de ces Babels métaphysiques, si-
non quelques débris dispersés ? Qui ne se sent au
fond du cœur plus de découragement que d'es-
pérance en voyant s'écrouler les unes après les
autres ces gigantesques constructions qui n'ont
cous
— 314
GRAI
jamais été plus nombreuses que dans le premier
quart de notre siècle? M. Cousin a fait autre-
ment. Il a examiné un à un tous les grands pro-
blèmes qui intéressent directement l'esprit
bumain et il en a demandé la solution, non-
seulement à sa propre raison et à sa propre
conscience, mais à la conscience et à la raison
du genre humain.
Une autre de ses qualités, que ses détracteurs
ont convertie en défaut, c'est de ne point procé-
der par propositions absolues et par actes de di-
vination, mais de pratiquer, autant qu'il est en
lui. et souvent avec un rare talent, la méthode
expérimentale, qu'il ne faut pas confondre avec
la méthode empirique, la méthode d'observation,
non moins propre à constater les principes que
les faits. C'est ce qu'il appelle la méthode psy-
chologique, parce qu'elle fait de la psychologie
ou de l'étude analytique de l'âme humaine, le
fondement nécessaire de toute la philosophie. Il
la plaçait au-dessus même de ses doctrines les
plus chères, et tout en la faisant remonter jus-
qu'à Socrate, il la présentait presque comme
une méthode nationale, comme la méthode fran-
çaise par excellence, contenue implicitement
dans le Cogito ergo sum de Descartes. C'est elle
certainement qui l'a maintenu dans les voies du
spiritualisme, ou qui l'y a ramené après l'é-
blouissement momentané que lui avait causé le
panthéisme germanique.
Sur tout le chemin qu'il a parcouru il a laissé
une vive clarté, la clarté de la pensée rendue
visible par l'éclat du langage; et aussi long-
temps que subsistera la philosophie il en sera
un des plus illustres représentants, de même
que, aussi longtemps que durera la langue
française, il sera un de nos plus éloquents écri-
vains.
Après avoir exposé les opinions philosophiques
de M. Cousin, et ses opinions religieuses dans
leurs rapports avec la philosophie, il ne nous
est pas permis, puisqu'il a joué un rôle actif
dans les affaires de son pays, de garder entière-
ment le silence sur ses opinions politiques. On
lui a reproché d'en avoir changé souvent. Ce
qui est vrai, c'est qu'il ne pensait pas qu'il y ait
en politique des principes immuables comme
ceux qui servent de fondement à la morale. En
Politique, comme le disait un de ses amis, il
était latitudinaire, attachant plus de valeur aux
hommes qu'aux institutions, et, parmi les hom-
mes que la naissance ou la'fortune ont placés à
la tête de l'État, admirant tous ceux qui ont ac-
compli de grandes choses et qui ont gouverné
leur pays de la manière la plus conforme à ses
besoins. Cette manière de voir lui permettait de
transporter son approbation d'un régime à un
autre, à plus forte raison d'une dynastie à celle
qui lui succédait. Ces évolutions, quand elles
s'accomplissaient chez lui, étaient parfaitement
sincères et désintéressées. Mais il y a deux cau-
ses auxquelles, moitié par principe, moitié par
nature, il est toujours resté attaché : celle de la
Révolution française et celle de la liberté réglée
par une législation sévère. « La société la mieux
faite, disait-il souvent, c'est encore celle qu'a
créée la Révolution française. »
Voici les titres des ouvrages philosophiques
de M. Cousin: Cours de philosophie professé à
la Faculté des lettres pendant l'année 1818,
in-8, Paris, 1836; le même ouvrage refondu et
publié suus le titre suivant: du Vrai, du Beau
et du Bien, in-18, Paris, 18b4; Cours de l'his-
toire de la philosophie, 3 vol. in-8. Paris. 1821
et 1840; Cours d'histoire de la philosophie mo-
derne, professé pendant les années 1816 et 1817,
in-8, Paris, 1841 ; Cours d'histoire de la philo-
sophie morale au A I III' siècle, publié par
Vacherot et Danton, 5 vol. in-8, Paris, 1840-
1841 ; Fragments philosophiques, in-8, Paris,
182G, 2 vol. in-8, 1838; Nouveaux fragments.
Fragments de philosophie ancienne, Fragments
de philosophie scolastique, Fragments de philo-
sophie cartésienne, Fragments de philosophie
moderne, Fragments littéraires, publiés sépa-
rément, in-8 et réunis dans l'édition générale
de 1847, in-18, publiés de nouveau en 5 vol.
in-8, Paris, 1865 et 1866; de la Métaphysique
<!' I rislote, suivi d'un essai de traduction des
deux premiers livres, l"édit., in-8, Paris, 1835;
2e édit., in-8, Paris, 1838; Manuel de l'histoire
de la philosophie de Tennemann, traduit de
l'allemand, 2 vol. in-8, Paris, 1839 ; Leçons de
philosophie sur Kant, in-8, Paris, 1842; des
Pensées de Pascal, in-8, lrc édit. 1842, 2* édit.
1844. Aux éditions des œuvres de Des:artes et de
Proclus citées plus haut, il faut ajouter les Ou-
vrages inédits d'Abélard, 1 vol. in-4, Paris,
1836, et Pétri Abœlardi Opéra, 2 vol. in-4, Pa-
ris, 1859, publiés avec le concours de MM. Jour-
dain et Despois. M. Cousin est aussi l'auteur de
deux ouvrages sur l'instruction publique : de
l'Instruction publique en Hollande, in-8, Paris,
1837, et 2 vol. in-8, Bruxelles, 1838; de l'In-
struction publique dans quelques pays de l'Al-
lemagne et particulièrement en Prusse, 2 vol.
in-8, Paris, 1840. — Nous nous contenterons
d'indiquer sommairement ses écrits purement
littéraires : Jacqueline Pascal, Madame de
Longueville, Madame de Sablé, Madame de
Chevreuse et Madame de Hautefort ; la Société
française au XVIIe siècle d'après le Grand Cy-
rus, la Jeunesse de Madame de Longueville,
la Jeunesse de Mazarin. — Une édition géné-
rale, mais encore très-incomplète de ses œuvres,
a paru de 1846 à 1847 en 22 vol. in-18 ; une au-
tre in-8 a été commencée en 1865 et poursuivie
en 1866 • mais elle ne comprend que 7 vol., dont
5 vol. de Fragments. On peut consulter sur
M. Cousin le discours de réception de M. Jules
Favre à l'Académie française (in-4. Paris, 1868)
et l'article que lui a consacré M. Aa. Franck dans
ses Moralistes et jJiilosophes, 1 vol. in-8, Paris,
1872.
COWARD (Guillaume), médecin anglais, né
à Winchester en 1656, fit ses études à l'Université
d'Oxford, où il reçut le doctorat en 1687. Par-
tisan déclaré du matérialisme, il fit paraître en
1702 des Pensées sur l'âme humaine, démon-
trant que sa spiritualité et son immortalité
sont une invention du paganisme, et contraires
aux principes de la saine philosophie, de la
vraie religion, in-8, Londres; in-8, ib., 1704. Cet
ouvrage ayant été combattu par Jean Broughton
dans sa Psychologie ou Traité de iâme i*aison-
nable} Coward opposa à son adversaire le Grand
Essai, ou Défense de la raison et de la religion
contre les impostures de la philosophie, prou-
vant : 1° que l'existence de toute substance im-
matérielle est une erreur philosophique et abso-
lument inconcevable; 2° que toute matière a
originairement en elle un principe de mou-
vement propre intérieur; 3° que la matière et
le mouvement doivent cire la base ou l'organe
de la pensée citez l'homme et chez les brutes,
avec une réponse à la Psychologie de Broughton,
in-8, Londres. 1704. On doit aussi à Coward quel-
uvrages de médecine et de littérature.
CRAIG (Jean), mathématicien écossais, de la
seconde partie du xvn* siècle, est le premier
qui ait introduit en Angleterre le calcul difle-
rentiel tel que L'avait conçu Leibniz; mais son
principal titre pour occuper une place dans l'his-
toire de la philosophie est l'ouvrage intitulé
CRAT
— 315
CHAT
Prmcipia malhematica theologiœ christianœ,
qu'il publia à Londres, en 1699, in-4. Il y
recherche quel doit être l'affaiblissement des
preuves historiques, suivant la distance des lieux
et l'intervalle des temps; il trouve par ses for-
mules que la force des témoignages, en faveur
de la vérité de la religion chrétienne, ne peut
subsister au delà de quatorze cent cinquante-
quatre, à partir de 1699, et il conclut de là qu'il
y aura un second avènement de Jésus-Christ ou
une seconde révélation pour rétablir la première
dans toute sa pureté. Quand bien même Craig
aurait mieux connu ou mieux appliqué qu'il ne
l'a fait les principes du calcul des probabilités,
toute son argumentation n'en reposerait pas
moins sur un principe erroné, savoir que la cer-
titude historique n'est qu'une simple probabilité
qui a des degrés et qui va en décroissant; comme
si j'étais moins certain de l'existence de Louis XIV
que de celle des princes contemporains, ou de
l'existence de Constantinople que de celle_ de
Paris ! Personne ne conteste que plusieurs évé-
nements reculés ne soient beaucoup plus obscurs
pour nous que les faits d'une date plus récente ;
mais la question est de savoir si l'obscurité qui
les environne ne viendrait pas de l'absence de
documents positifs, propres à nous les l'aire con-
naître, beaucoup plutôt que du fait seul de leur
éloignement : si, par exemple, l'ancienne his-
toire de l'Egypte est fort incertaine parce que
trois mille ans et plus se sont écoulés depuis les
Pharaons, ou bien parce que tous les témoi-
gnages ont péri ou sont devenus inintelligibles.
Tant que subsistent les monuments et les ou-
vrages qui déposent de la vérité d'un fait, il est
clair que ce fait continue d'être admis, si ancien
qu'on le suppose, pour les mêmes motifs qui
ont porté les générations passées à le reconnaître.
Si nouveau qu'il soit, il devient hypothétique ou
fabuleux dès que les preuves en sont délruites
ou altérées. Craig ne s'était nullement rendu
compte de la nature ni des conditions de la cer-
titude historique, et sa théorie renferme ce germe
d'un scepticisme dangereux qui devait se déve-
lopper avec le temps. Daniel Titius a donné,
en 1753 (Leipzig), in-4, une nouvelle édition des
Principes mathématiques de la théologie chré-
tienne, accompagnée d'une réfutation de l'ou-
vrage de Craig. et d'une notice sur l'auteur.
CRAMER (Jean-Ulrich de), jurisconsulte al-
lemand, né à Ulm, en 1706, mort en 1772. Il eut
pour maître à l'Université de Marbourg le cé-
lèbre Wolf dont il resta l'ami, et qui lui inspira
le goût des mathématiques et de la philosophie.
Il lut successivement professeur de droit à Mar-
bourg et juge à Wetzlar. On trouve dans ses
Opuscula (Marbourg, 1742 à 1767) quelques tra-
vaux qui touchent à la philosophie. Mais le plus
notable est un essai d'application de la philo-
sophie de Wolf et de Leibniz à la solution de
quelques difficultés de jurisprudence: Usus phi-
losophiœ Wolfîanœ in jure, Marbourg, 1740.
CRANTOR, philosophe académicien, né à
Soli, dans la Cilicie, vivait vers l'an 306 avant
Jésus-Christ. Malgré l'estime dont il jouissait
dans sa patrie, il la quitta pour venir s'établir à
Athènes, où il fréquenta l'école de Xénocrate et
de son successeur, Polémon. Il eut lui-même
pour disciple Arcésilas, qu'il institua son héritier.
Les anciens faisaient un cas particulier de son
traité de l'Affliction, mç>\ IIevÔoùç. Il avait aussi
composé un commentaire sur Platon, que cite
Proclus (in Tim), et qui est le plus ancien que
l'on connaisse. Voy. Diogène Laërce, liv. IV,
ch. xxiv et suiv.
CRATÈS d'Athènes, était un philosophe de
l'ancienne Académie, disciple et ami de Po-
lémon, à qui il succéda à la tête de l'école.
Aucun de ses écrits n'est parvenu jusqu'à nous,
et nous ne savons pas s'il a ajouté quelque chose
de son propre fonds aux traditions philoso-
phiques qu'il reçut de ses maîtres. Voy. Cicéron,
Acad., liv. I, ch. ix; et Diogène Laërce, liv. IV,
ch. xxi, xxiii.
CRATÈS de Thèbes, fils d'Ascondas, peut être
considéré comme le dernier grand représentant
de l'école cynique. On ignore l'époque précise de
sa naissance et de sa mort ; mais on sait qu'il
florissait vers l'an 340 avant notre ère, et qu'il a
prolongé sa vie jusqu'aux premières années du
IIIe siècle. Seul peut-être parmi tous les cyniques,
Cratès n'avait à se plaindre que de la nature.
Laid et difforme, mais issu d'une famille riche
et puissante, il avait reçu une éducation brillan-
te et s'était l'ait pauvre volontairement. On raconte
qu'ayant vuTélèphe s'avancer sur la scène, la be-
sace sur l'épaule, en habit de mendiant, il ne lui
fut pas possible de ne pas regarder cette vie de
liberté comme très-désirable; qu'en conséquence,
il vendit son patrimoine et en distribua le prix
à ses concitoyens. D'autres disent qu'il déposa le
produit de sa vente chez un banquier, avec ordre
d'en faire part à ses fils s'ils n'étaient que des
esprits vulgaires, de le donner au peuple s'ils
étaient philosophes. Dès ce moment, Cratès ap-
partient à Diogène, et s'efforce d'imiter un si
parfait modèle. Vêtu chaudement en été, légè-
rement en hiver, il s'exerce à lutter contre la
douleur. Il laisse pendre à son manteau une
peau de mouton, il étale au gymnase ses diffor
mités naturelles, afin d'attirer sur lui les rail-
leries. Enfin, sous prétexte d'en revenir à la
nature, il choque les bienséances et marie ses
filles par un procédé qui étonne même de la
part d'un cynique, qui révolte de la part d'un
père. Toutefois, malgré tant d'efforts, Cratès, en
fait d'exagération, reste au-dessous de ses maîtres.
Au lieu de la sauvage rudesse d'Antisthène, au
lieu de l'effronterie dédaigneuse et calculée de
Diogène, il porte comme malgré lui, dans sa
conduite ordinaire, certains souvenirs de bonne
éducation, certaines habitudes de douceur et de
dignité qui lui méritent cette autorité morale et
cette considération qu'Antisthène et Diogène
n'avaient jamais obtenues. Cratès est dans Athè-
nes l'oracle des familles, l'arbitre de tous les
différends. Même, une noble jeune fille, n'es-
timant avec Platon que la beauté intérieure de
l'âme, Hipparchie, met son ambition à devenir
l'épouse du cynique et partage avec joie toutes
ses privations. Il faut le reconnaître, Cratès n^est
auprès de ses maîtres qu'un cynique dégénéré,
et bientôt qu'un esprit raisonnable. En tem-
pérant, par l'aménité de son caractère, l'exces-
sive rudesse de son école, il a servi d'inter-
médiaire entre Antisthène et Zenon, comme
Annicéris entre Aristippe et Ëpicure (voy. Anni-
céris et École cyrénaïque). Mais Annicéris^ n'a
pas eu Épicure pour disciple. Cratès a été le
maître de Zenon. C'est dans l'école de Cratès, et
sous son influence, que le stoïcisme a pris nais-
sance ; c'est à ce titre, et à ce titre seul, que
Cratès a son importance et sa place dans l'his-
toire; car il n'a rien fait pour la science, il n'a
apporté dans ce monde aucune idée nouvelle, et
il ne nous reste de ses écrits, d'ailleurs peu
nombreux, que des fragments insignifiants.
Voy. Diogène Laërce, liv. VI, ch. lxxxv et
suiv. — Delaunay, de Cynismo, ac prœeipue
de Antisthène, Diogène et Cralele, in-4, Paris,
1831. , ,
CRATIPPE, philosophe péripatéticien, ne a
Mitylène, vivait dans le Ier siècle de l'ère chré-
tienne. Après la bataille de Pharsale, Pompée
CREA
316 —
CRÉA
ayant débarque dans l'ile de Lesbos, Cratippe
eut, dit-on, un entretien avec le général vaincu,
à qui sa mauvaise fortune faisait douter de la
Providence, et essaya de le ramener à de meil-
leurs sentiments. Peu après, il abandonna sa
patrie, et vint se fixer à Athènes, où l'aréopage
le sollicita d'ouvrir une école. Cicéron, qui avait
inspiré cette démarche de l'aréopage, appelle
Cratippe le premier des péripatéticiens et même
le premier des philosophes du temps; il le fit
admettre, par César, au nombre des citoyens
romains, et il lui confia l'éducation de son fils
Marcus. Cratippe eut aussi pour auditeur Brutus,
qui, lors de son voyage à Athènes, ne laissait
point passer de jour sans aller l'entendre. On ne
sait d'ailleurs que fort peu de chose de ses opi-
nions et de son enseignement. Cicéron nous
apprend qu'il avait écrit un traité de la Divina-
tion par les songes, où il considérait l'àme hu-
maine comme une émanation de la divinité, et
lui attribuait deux sortes d'opérations : les unes,
comme les sens et les appétits, dans une dépen-
dance étroite de l'organisation; les autres, comme
la pensée et l'intelligence, qui n'en procèdent
pas et qui s'exercent d'autant mieux qu'elles s'é-
loignent plus du corps. Cratippe tirait de ces
prémisses des conclusions favorables à la divi-
nation. Voy. Cicéron, de Offîc, lib. III, c. n;
Epist. ad div., lib. XVI, ep. 21 ; de Divin.,
lit. I, c. xxxn, l ; lib. II, c. xlvii lu. — Plutar-
que,Vita Pomp., c. xxviii; Vita Brut., c.xxvi. —
Bayle, Dictionnaire historique, article Cra-
tippe. X.
CRATYLE, philosophe grec, disciple d'Hera-
clite, et un des maîtres de Platon, qui apprit à
son école que les choses sensibles sont dans un
perpétuel écoulement et ne peuvent être l'objet
d'aucune science ; ce qui l'obligeait à adopter le
scepticisme de l'école d'Ionie, ou bien à admet-
tre, comme il l'a fait, au-dessus de la scène
changeante de ce monde, l'existence des idées
éternelles et absolues. Cratyle poussa à ses plus
extrêmes conséquences la doctrine d'Heraclite.
Il reprochait à son maître d'avoir dit qu'on ne
peut s'embarquer deux fois sur le même fleuve :
selon lui, on ne peut pas même le faire une seule
fois. Il soutenait qu'on ne doit énoncer aucune
parole, car la parole est trompeuse, puisqu'elle
vient après le changement qu'elle exprime, et
pour se faire comprendre il se contentait de
remuer le doigt. Il est difficile de pousser plus
loin la folie du scepticisme ; mais ces extrava-
gances mêmes ont rendu service à la philosophie
en trahissant les dangers et le vice capital du
système qui les recelait. Voy. Aristote, Métaph.,
liv. I, ch. vi ; liv. IV, ch. v; et le dialogue de
Platon intitulé Cratyle. X.
CRÉATION. On appelle ainsi l'acte par lequel
la puissance infinie, sans le secours d'aucune
matière préexistante, a produit le monde et tous
les êtres qu'il renferme. La création une fois
admise, il est impossible que la définition que
nous en donnons ne le soit pas, car elle exclut
firécisément toutes les hypothèses contraires à
a création; elle suppose que Dieu est non pas
la substance inerte et indéterminée, mais la
cause de l'univers, une cause essentiellement
libre et intelligente; que l'univers, d'un autre
côté, n'est ni une partie de Dieu, ni l'ensemble
de ses attributs et de ses modes, mais qu'il est
son œuvre dans la plus complète acception du
mot; qu'il est tout entier, sans le concours d'au-
cun autre principe, l'effet de sa volonté et de
son intelligence suprême. C'est à ce titre que
l'univers est souvent appelé du même nom que
l'acte même dont il est pour nous la représen-
tation visible.
Lorsqu'on parle de création, deux questions
viennent se présenter à Tesprit : 1° La création
est-elle absolument nécessaire pour nous ex] h-
quer l'origine et l'existence des êtres? Ne pou-
vons-nous pas sans elle concevoir la nature,
l'homme et Dieu lui-même? 2° Quelle idée nous
faisons-nous de la création, et sommes-nous
obligés de nous en faire pour la concilier en
même temps avec le caractère absolu; immua-
ble des attributs divins, et la nature si variable
et si mobile des objets dont l'univers se compose ?
On peut, sans nier directement l'existence de
Dieu, révoquer en doute la création; mais alors
il faut qu'on choisisse entre ces deux hypothèses :
ou le monde, avec tout ce qu'il renferme, a été
tiré d'une matière première, éternelle et néces-
saire comme Dieu lui-même; ou il fait partie de
Dieu et, par conséquent, a toujours existé : c'est-
à-dire que Dieu n'en est pas la cause volontaire
et libre, mais simplement la substance: que sans
lui il resterait privé d'un certain nombre de ses
attributs, sinon de tous, et qu'en cette qualité il
est nécessairement sans conscience et sans intel-
ligence. La première de ces deux hypothèses a
reçu le nom de dualisme, la seconde celui de
panthéisme. Elles ont trouvé l'une et l'autre, à
des époques et sous des formes différentes, un
assez grand nombre de défenseurs; mais, réduites
à leur expression la plus simple, dépouillées de
tous les riches développements qu'elles ont em-
pruntés quelquefois du génie égaré par sa propre
force, elles sont également contraires à tous les
principes de la raison.
Le dualisme, tel que nous venons de le définir
et qu'il a existé dans l'antiquité, a beau être
désavoué par la philosophie de notre temps, la
pensée que l'univers ne peut pas être tout entier
l'œuvre d'une pure intelligence, qu'il a dû, au
contraire, être formé d'un principe analogue à
la matière, exerce encore sur les esprits plus de
pouvoir qu'on ne pense, et contribue plus d'une
fois à les entraîner, par une pente insensible, les
uns au matérialisme, les autres au panthéisme.
Or, s'il est vrai que le monde a été construit
avec une matière préexistante, la matière a donc
toujours été et sera toujours; elle est donc
éternelle et nécessaire comme Dieu lui-même,
si à côté d'elle on reconnaît l'existence d'un
Dieu; il nous est donc impossible de supposer
un seul instant qu'elle ne soit pas; ou, ce qui
est la même chose, l'idée que nous en avons est
une idée nécessaire, invariable, indestructible,
inhérente au fond même de notre raison. Est-ce
bien ainsi que nous concevons la matière?
assurément non. La matière ne nous est connue
qu'avec les corps dont elle représente à notre
esprit le principe ou l'élément commun. Les
corps sont certainement des existences contin-
gentes et relatives que nous ne connaissons et
ne pouvons nous représenter que par nos sensa-
tions, c'est-à-dire par certains modes essentielle-
ment variables et personnels. Maintenant essayez
de purifier la matière de toutes les propriétés et
qualités qui appartiennent aux corps, il vous res-
tera tout au plus une vague idée de force ou
de substance qui ne représentera plus rien de
matériel, et n'aura pas pour cela dépouillé le
caractère des choses relatives et contingentes.
Mais sur ce point, sur la question de savoir ce
3u'est la matière en elle-même, indépendamment
e tous les accidents sous lesquels elle frappe
nos sens, les avis sont profondément divisés : les
uns veulent qu'elle soit dans tout l'univers une
force unique, dont les corps, avec leurs diverses
propriétés, ne sont que des effets ou des ma-
nifestations fugitives; les autres, qu'elle soit un
assemblage, un nombre infini de forces distinctes
CRÉA
317 —
GREA
ou de monades, dont chacune, à part, n'a rien
de matériel, mais qui dans leur reunion offrent
à nos sens les phénomènes de la divisibilité et
de l'étendue; d'autres, enfin, se la représentent
comme un agrégat d'atomes ou de petits corps
indivisibles, quoique doués de solidité, par
conséquent d'étendue, et se partageant entre eux
toutes les autres propriétés purement physiques.
Qu'on embrasse l'une ou l'autre de ces trois
opinions, le dualisme est également insoutenable.
Supposons, en effet, que la matière soit une
seule force répandue dans tout l'univers, puisque
l'univers n'existerait point sans elle; admettons,
en outre, comme l'hypothèse du dualisme l'exige,
qu'elle soit éternelle et nécessaire, par conséquent
infinie; n'oublions pas de lui accorder l'activité
déjà comprise dans l'idée de force ; quelle place
restera-t-il alors à l'autre principe, à celui qui
représente l'intelligence et porte plus particu-
lièrement le nom de Dieu? Nous ne concevons
pas une force infinie sans intelligence, ni une
intelligence infinie sans force; en un mot, deux
infinis sont impossibles, deux principes finis ne
sont pas nécessaires ; et si, de plus, ils sont de
natures opposées, comment expliquera-t-on l'unité
et l'harmonie du monde? Les difficultés ne sont
Îias moins grandes dans le système des monades,
orsqu'on fait de ces êtres hypothétiques, non
pas des existences créées, de simples effets de la
toute-puissance divine, mais de véritables prin-
cipes éternels et, par conséquent, nécessaires
comme Dieu lui-même. Un nombre infini de
principes^ à la fois nécessaires et limités, est
tout aussi inconcevable que le dualisme pris à
la lettre et réduit à sa plus simple expression.
Enfin la même objection s'élève contre l'hypo-
thèse des atomes, laquelle renferme encore une
autre contradiction non moins choquante ; celle
qui consiste à admettre des corps invisibles,
c'est-à-dire sans étendue, mais doues de toutes les
qualités dont l'étendue est la condition, comme
la solidité, le mouvement et la figure. Telles
sont, en général, les difficultés insurmontables
du dualisme, que les plus illustres philosophes
de l'antiquité, en paraissant et en voulant sans
doute défendre ce système, n'ont fait réellement
que le détruire et élever à sa place l'idée d'une
seule cause et d'un principe unique de l'univers.
Ainsi, comment reconnaître un principe physique
et même un être réel dans la dyade de Platon
et de Pythagore, ou dans la matière première
d'Aristote , cette substance sans forme, sans
attribut, sans existence véritable, puisqu'elle
n'est que l'être en puissance, c'est-à-dire la
simple possibilité des choses? N'est-il pas évident
que ces trois hommes de génie, en reconnaissant,
à côté de la cause suprême, un autre principe
également nécessaire qui impose certaines con-
ditions au développement de sa puissance, sans
avoir par lui-même aucune vertu, aucune forme,
aucune qualité positive , ont voulu désigner,
chacun à son point de vue, les conditions in-
variables sur lesquelles se fonde la possibilité
même des êtres, qui dérivent tout entières de
leur nature et que l'auteur du monde ne saurait
méconnaître sans se condamner à l'inaction? Le
dualisme métaphysique, que personne ne con-
fondra avec le dualisme mythologique ou reli-
gieux, n'a peut-être jamais été enseigné avec
conviction, et d'une manière positive, que par
Anaxagore, plus physicien que philosophe, comme
les anciens eux-mêmes le lui ont reproché, et
dont le système tout entier, sous quelque point
de vue qu'on l'envisage, appartient à l'enfance
de la philosophie et de la science.
Il en est tout autrement du panthéisme. Cette
audacieuse doctrine, d'autant plus dangereuse
qu'elle admet dans son sein les idées les plus
nobles et les sentiments les plus purs, sauf à les
frapper de stérilité, a trouvé chez les anciens,
tant en Orient qu'en Grèce, de nombreux par-
tisans et ne tient pas moins de place dans l'his-
toire de la philosophie moderne. Depuis Jordano
Bruno jusqu'à Spinoza, et depuis Spinoza jusqu'à
quelques-uns des plus modernes représentants
de la philosophie allemande, elle ne s'est éclipsée
par intervalles que pour reparaître bientôt armée
de nouvelles forces et revêtue de formes plus
séduisantes.
Malgré l'appui de tant d'esprits d'élite et le
prestige de sa propre grandeur, le panthéisme
n'est pas mieux fondé en raison que le dualisme.
Quel esi, en effet, le caractère essentiel et inva-
riable de tout système panthéiste? c'est de con-
fondre Dieu et l'univers en une seule existence;
non pas de telle sorte que Dieu soit contenu tout
entier dans l'univers, mais que l'univers soit en-
tièrement absorbé en Dieu ; c'est de considérer
les attributs répartis entre les différents êtres
comme des attributs divins, ou comme des mo-
des sous lesquels les attributs divins se déve-
loppent dans le temps et dans l'espace. Ainsi,
par exemple, ce ne sont pas les corps qui sont
étendus, mais c'est Dieu qui est étendu dans les
corps ; c'est l'étendue infinie, attribut de Dieu,
qui se manifeste sous les apparences de la soli-
dité, de la fluidité, de la mollesse, de l'eau, de la
terre, du feu, et en général de tous les objets
sensibles. Ce n'est pas la plante qui vit, l'animal
qui sent, l'homme qui veut et qui pense ; mais
c'est la pensée divine qui prend l'aspect particu-
lier de la vie dans les plantes, de l'instinct et^ de
la sensibilité dans les animaux, de la volonté et
de l'intelligence dans l'homme. L'homme, l'ani-
mal, la plante, et, en général, la matière et l'es-
prit, l'âme et le corps, ne sont plus que des
noms, que des signes abstraits et collectifs par
lesquels nous désignons un certain nombre de
qualités, de propriétés ou de modes dont Dieu est
le sujet immédiat et véritable. En vain dira-t-on
que ces modes sont séparés de Dieu par d'autres
formes de l'existence, plus générales et plus éle-
vées, et enfin par des attributs infinis. Les attri-
buts d'un être ne sont rien absolument sans les
modes sous lesquels nous les percevons. Qu'est-
ce que l'étendue, par exemple, sans les trois di-
mensions? Qu'est-ce que la pensée sans la con-
science, sans les idées, sans le jugement et les
autres opérations de l'intelligence? Conçoit-on
dans les corps l'impénétrabilité comme une chose
absolument distincte de la solidité, de la résis-
tance, de la fluidité et de la mollesse? Mais s'il
n'existe point de sujet ni de principe intermé-
diaire entre Dieu et les propriétés quelles qu'el-
les soient, dont l'univers nous offre le dévelop-
pement et l'assemblage, Dieu est donc à la fois,
immédiatement et par lui-même, c'est-à-dire par
son essence, divisible dans la matière et indivi-
sible dans l'esprit; libre dans l'homme et soumis
dans la nature aux lois d'une inflexible néces-
sité, un être pensant et intelligent dans le pre-
mier cas, privé, dans le second, de toute pensée,
de tout sentiment et de toute conscience. Où
trouver une hypothèse qui , sous l'apparence de
l'unité et de la profondeur, réunisse de plus ré-
voltantes contradictions? C'est pour éviter ces
contradictions que tous les systèmes panthéistes
ont essayé d'interposer, entre la substance divine
et les propriétés des choses ou les facultés hu-
maines, un certain nombre d'abstractions plus
ou moins arbitraires, destinées à dissimuler l'ab-
sence des êtres réels, et bientôt transformées el-
les-mêmes en réalités. De là la hiérarchie inter-
minable de la philosophie d'Alexandrie et les
CRÉA
— 318
CRÉA
émanations personnifiées de l'école gnostiquc.
De là aussi, dans le système de Spinoza, ces at-
tributs, ces modalités et ces modes qui établis-
sent entre les deux extrémités de l'être une
transition tout à fait imaginaire ; car c'est l'éten-
tendue infinie, immatérielle et immobile par
elle-même qui engendre la matière et les corps;
c'est la pensée infinie, une pensée sans con-
science et sans idées, qui engendre successive-
ment l'entendement, la volonté et tous les phé-
nomènes qui en dépendent, et toutes les âmes
particulières formées par la réunion de ces phé-
nomènes. Nous insistons sur ce point, car là est
le secret des illusions produites par le panthéisme
sur tant de nobles intelligences. Qu'on mette à
nu le néant de ces principes intermédiaires, de
quelque nom qu'on les appelle, émanations, for-
mes substantielles, âme du monde, ou qu'on
cesse de représenter les attributs de Dieu comme
des existences distinctes de Dieu lui-même, on
verra aussitôt les contradictions jaillir de toute
part.
Un autre caractère du panthéisme, un carac-
tère non moins essentiel et non moins inévitable
que le précédent, c'est de supprimer en Dieu la
conscience et, par suite, la volonté, la liberté
dont la conscience est un élément nécessaire;
en un mot', les attributs sur lesquels repose toute
perfection morale et l'idée de la divine Provi-
dence. Comment Dieu, dans un pareil système,
aurait-il la conscience de soi ? Est-ce comme la
substance du monde, c'est-à-dire comme le sujet
identique de tous les attributs et de tous les mo-
des que la nature contient dans son sein? Mais
l'unité de la conscience est incompatible avec la
divisibilité de la matière, et le dieu des pan-
théistes, comme nous l'avons vu tout à l'heure,
est à la fois matière et esprit, âme et corps,
étendue et pensée. Serait-ce en sa qualité d'être
infini , se suffisant à lui-même et possédant,
dans leur essence, avant de les développer dans
le temps et dans l'espace, toutes les perfections
et tous les modes possibles de l'existence? Mais
l'être infini considéré comme tel, n'a que des
attributs infinis, qui, selon les principes du pan-
théisme, se trouvent en dehors et au-dessus de
toute forme déterminée. Or, on n'hésite pas à
compter au nombre de ces formes la conscience
et même l'entendement, c'est-à-dire toutes les
facultés réunies de l'intelligence que, par une
étrange aberration, ou plutôt par une nécessité
inflexible dans ce système, on distingue et l'on
sépare de la pensée. Il est inutile de signaler la
violence que l'on fait au sens moral de l'homme,
en lui enlevant la croyance d'une justice, d'une
bonté, d'une Providence suprême; en le mon-
trant, dans saA misère et dans sa faiblesse, bien
supérieur à l'Etre infini, car lui, du moins, il se
connaît, tandis que l'Être infini reste étranger à
lui-même ; enfin . en lui représentant cette har-
monie sublime de l'univers comme l'extension
nécessaire, l'effusion fatale, aveugle, d'un être
sans intelligence, sans volonté et sans amour.
Nous demanderons seulement si ce n'est pas éga-
lement insulter à la langue et à la raison, que
d'admettre une pensée dépourvue de conscience
et d'intelligence, qui ne connaît ni elle-même,
ni le sujet à qui elle appartient, ni aucun autre
objet, et de l'élever en même temps au rang de
l'infini. Et quelle autre marche pourrait-on sui-
vre si on voulait prouver l'identité de l'infini et
du néant? Il n'y a ici que dflux partis à pren-
dre : ou Dieu est, comme vous le voulez, un être
Eensant, l'être dans lequel la pensée existe sans
orne et sans imperfection; alors vous êtes obligé
de lui donner la conscience de lui-même et la
connaissance de toutes choses; en lui donnant
la conscience de lui-même, vous êtes forcé de
le distinguer de l'univers, lequel, dans ce cas
n'est plus que son œuvre ; vous rentrez, en un
mot, dans la croyance universelle du genre hu-
main : ou l'être infini, complètement privé de la
pensée, n'est plus que le principe matériel des
choses, et vous admettez alors franchement le
matérialisme.
Enfin le panthéisme détruit toute relation de
cause à effet ; il rend impossible l'action d'un
objet ou d'un phénomène sur un autre, et fait
descendre la nature divine à l'état d'une sub-
stance inerte bien au-dessous de cette puissance
aveugle, mais efficace, que le matérialisme in-
voque sous le nom de nature. A ne consulter que
la logique, il est impossible qu'il en soit autre-
ment; car si l'on commence par admettre sans
restriction le principe de causalité, Dieu sera la
vraie cause aussi bien que la vraie substane; il
sera la cause infinie et toute-puissante. Mais de
quel droit, alors, viendrait-on circonscrire son
activité dans le cercle d'une fatalité inflexible?
De quel droit serait-on admis à lui refuser la
liberté et la conscience? C'est la conscience pré-
cisément, ou la connaissance que nous avons de
nous-mêmes comme forces volontaires et effica-
ces, comme auteurs responsables de nos propres
déterminations et de quelques-uns de nos mou-
vements, qui nous suggère pour la première fois
la notion de cause (voy. ce mot). Veut-on main-
tenant, à l'aide de cette notion, s'élever à la
connaissance de la cause première? On ne s'a-
visera pas certainement de la réduire à un dé-
veloppement beaucoup moindre que celui qu'elle
a pris dans la nature humaine; on se gardera
d'effacer les caractères positifs avec lesquels elle
est venue d'abord s'offrir à notre intelligence;
on sera forcé, au contraire, de les élever tous
jusqu'à l'infini, et il en résultera que Dieu, con-
sidéré comme la cause des causes, possède né-
cessairement, avec la toute-puissance, la con-
science de lui-même, cette pensée de la pensée,
comme l'appelle Aristote. et la liberté infinie.
Donc il n'y a pas de milieu encore ici : ou il
faut nier le principe de causalité, c'est-à-dire le
principe le plus évident de la raison humaine,
sans lequel il n'y a plus rien de certain, ou il
faut se résoudre à croire en un Dieu providentiel,
cause intelligente et libre de l'univers, et, par
cela même qu'elle est libre, souverainement
bonne. Cette conclusion est parfaitement justifiée
par l'histoire entière du panthéisme, depuis
l'instant où il a paru pour la première fois sous
une forme philosophique, jusqu'à l'époque con-
temporaine. Les philosophes de l'école d'Ëlée, et,
plus tard, ceux de l'école mégarique, poussaient
la franchise jusqu'à l'extravagance, en niant tout
simplement l'univers et avec lui la possibilité
même de toute action, de tout mouvement, de
toute chose qui commence et qui finit. Pour eux
il n'existait rien que l'unité immobile, éternel-
lement renfermée en elle-même; tout le reste à
leurs yeux n'était qu'une trompeuse apparence.
Le principe suprême des Alexandrins, ce qu'ils
appellent, par condesendance pour la faiblesse
humaine, l'unité ou le bien, c'est quelque chose
qui ne répond à aucune idée de l'intelligence,
qui n'a ni forme ni attribut, et représente le non-
être aussi bien que l'être, puisqu'il est élevé au-
dessus de la substance elle-même. Aussi les voit-
on condamnés à la plus évidente contradiction
quand ils cher, lient à faire descendre, de cette
unité immobile et abstraite, le mouvement, la
et la vie. Enfin la même remarque peul
s'appliquer au vaste système qui semblait, dans
rniers temps, être devenu comme laroli{
philosophique de l'Allemagne, et que nous voyons
CRÉA
— 319 —
GRÉA
aujourd'hui à peu près abandonné après avoir
été livré aux divisions intestines de ses pro-
pres partisans. Pour Hegel aussi bien que pour
Plotin. le premier ternie de l'existence, le pre-
mier état dans lequel se trouve le principe uni-
versel et identique de toutes choses, n'est abso-
lument rien de ce que nous pouvons concevoir,
ni la substance, ni la cause, ni même l'être; car
on n'a pas trouvé d'expression qui pût lui être
appliquée plus justement que celle de non-être
pur. C'est du sein de cet abîme que sortent suc-
cessivement, par une nécessité inflexible, tous
les phénomènes du monde intelligible et du
monde réel. Ne cherchez ici ni effet, ni cause,
ni action, ni volonté, ni force; tout se suit
comme une idée une autre idée, dans un ordre
immuable qu'on appelle la procession dialec-
tique. Spinoza est le seul, peut-être, de tous les
défenseurs de la doctrine panthéiste, qui n'ait
pas voulu insulter la raison au point de sup-
primer ouvertement le principe de causalité.
Dieu, dans son système, n'est pas seulement la
substance, mais aussi la cause de l'univers, la
cause immanente et non transitoire {omnium
rerum causa immanens, non vero transiens),
toujours active et toujours féconde, d'une activité
infinie et d'une fécondité inépuisable. Mais cette
différence est tout entière dans les mots; le fond
de la pensée est exactement le même. Une cause
qui a pour seuls attributs (accessibles à notre
intelligence) la pensée et l'étendue; une pensée
purement abstraite, sans conscience et sans idées ;
une étendue non moins abstraite qui diffère à la
fois et de la matière et des corps : une telle
cause, disons-nous, n'est elle-même qu'une ab-
straction, une entité logique qui n'a rien de
commun avec 1 être des êtres, source de toute
puissance, de toute existence et de toute vie.
Ainsi, en résumé, le panthéisme fait de Dieu
la substance unique, et, quoi qu'il dise, quoi
qu'il fasse, la substance immédiate, le sujet pro-
prement dit de toutes les qualités, de toutes les
propriétés contradictoires que nous connaissons;
par exemple : de l'unité et de la divisibilité, de
la simplicité et de l'étendue, de l'activité et de
la passivité, etc.
Le panthéisme, en accordant à Dieu la pensée,
en regardant la pensée ou comme son essence
tout entière, ou comme un de ses attributs es-
sentiels, lui refuse en même temps la conscience,
et, en général, toute espèce de connaissance,
toute perfection morale et intellectuelle.
Le panthéisme, enfin, refuse à Dieu, non-seu-
lement la conscience et la liberté, mais toute
vertu, toute puissance causatrice, et par là se
trouve obligé ou de nier catégoriquement l'exis-
tence de l'univers, comme on fait les philosophes
de l'école d'Élée, ou de lui donner pour principe
on ne sait quel être infini, privé de toute action,
de toute vertu effective, de tout attribut réel,
ignoré de lui-même, inconnu de tout le reste,
parfaitement semblable enfin à la négation ab-
solue de l'être.
Chacun de ces trois caractères, qui constituent
le fond et comme l'essence invariable du pan-
théisme, renferme, comme on voit, une insulte
pour la raison et le sens moral du genre humain.
Tous ensemble ils tendent à supprimer, en les
confondant dans le même néant, les deux termes
dont il s'agissait de trouver le rapport, à savoir :
le fini et l'infini, Dieu et le monde. Donc le pan-
théisme est tout aussi insoutenable que le dua-
lisme.
Mais, l'erreur de ces deux doctrines, ou plutôt
leur incompatibilité absolue avec les principes
delà raison une fois reconnue, le système de la
création est, par cela même, démontré; car le
système de la création, réduit à ses termes les
plus généraux et les plus essentiels, est précisé-
ment le contraire du dualisme et du panthéisme.
Le dualisme suppose l'existence de deux princi-
pes, également nécessaires et éternels; le systè-
me de la création n'en admet qu'un seul. Le
panthéisme ne reconnaît dans l'univers que des
modes et des attributs de Dieu, et en Dieu, qu'u-
ne substance sans conscience d'elle-même, sans
intelligence, sans liberté, sans volonté; le sys-
tème de la création reconnaît dans l'univers un
effet, une œuvre de la toute-puissance, de la libre
volonté de Dieu, et en Dieu un être à la fois
substance et cause, intelligence et force, absolu-
ment libre et infiniment bon. Dieu et l'univers
sont donc essentiellement distincts l'un de l'au-
tre : car Dieu a la conscience de lui-même; l'u-
nivers ne l'a pas et ne peut pas l'avoir. Dès lors
une grande question se trouve déjà résolue,
celle qui offre après tout le plus d'intérêt pour
la paix de l'âme et la conduite de la vie; Nous
savons que notre existence et notre volonté nous
appartiennent; nous savons qu'une providence
veille sur nous et sur tout ce qui existe, qu'une
justice infaillible, qu'une bonté inépuisable doi-
vent servir de base à nos craintes et à nos espéj
rances : le reste peut, sans péril, être abandonné
à la lutte des opinions ou à la diversité naturelle
des esprits. Mais la science n'est pas encore sa-
tisfaite; son but est indépendant de ces considé-
rations tirées de l'ordre moral, et elle cherche à
s'assurer s'il n'est pas en son pouvoir d'aller
plus loin, si elle ne pourrait pas, en rassemblant
toutes les forces de la raison, pénétrer en quel-
que sorte jusqu'au foyer de la conscience divine
et découvrir ce qui constitue l'acte même de la
création.
Qu'une saine métaphysique soit en état de ré-
soudre les difficultés qui s'élèvent au premier
aperçu contre l'idée de la création, c'est-à-dire
encore une fois contre la croyance universelle
que le monde a été produit sans le concours
d'aucun autre principe, par la libre volonté de
Dieu, nous l'admettons sans peine et nous le
prouverons tout à l'heure par la solution même
des difficultés dont nous voulons parler; mais
quant à la question que nous venons de soulever,
et qui offre d'abord un si puissant intérêt pour
l'intelligence, nous n'hésitons pas à dire qu'elle
dépasse la portée de toutes les facultés humai-
nes, et qu'on peut, en quelque sorte, la considé-
rer comme la limite où finit la science, où com-
mencent l'enthousiasme et ses plus dangereux
délires. A quel titre, en effet, reconnaissons-nous
la création? sans doute comme la plus haute ap-
plication possible du principe de causalité, com-
me un acte immédiat de la cause infinie, comme
l'exercice d'une volonté toute-puissante, joignant
à sa puissance une intelligence sans bornes.
Mais avant que le raisonnement et la réflexion
l'aient élevée jusqu'au caractère de l'infini ,
qu'est-ce qui a pu nous donner l'idée d'un acte,
l'idée d'une volonté et, en général, d'une cause
efficiente? évidemment, c'est la conscience ou
l'expérience interne et personnelle : car nous
n'aurions jamais deviné ce que c'est qu'agir,
vouloir et pouvoir, si nous n'étions nous-mêmes
des êtres actifs, des volontés, des forces. La ma-
nière dont s'exerce la cause ou la volonté infinie,
en un mot, l'acte de la création est donc, si l'on
peut s'exprimer ainsi, un fait d'expérience divi-
ne, comme l'exercice de notre propre volonté est
un fait d'expérience humaine. Pour comprendre
l'un de ces deux faits, aussi bien que nous
comprenons l'autre, il faudrait que notre regard
pût pénétrer dans l'abîme de l'Etre infini, com-
me il pénètre dans le foyer de notre propre
CRÉA
320 —
GREA
existence; il faudrait une même conscience pour
l'homme et pour Dieu, c'est-à-dire que l'on de-
vrait les confondre et supprimer la créature
pour mieux expliquer la création. C'est précisé-
ment ce que fait le mysticisme par la théorie de
l'extase et de l'unification. C'est donc bien là,
encore une fois, que l'enthousiasme commence
et que finissent la science et la raison. D'ailleurs
l'assimilation est impossible entre le fait de la
volonté humaine et l'acte de la création. La vo-
lonté dans l'homme est distincte de la puissance,
delà force efficace, et la volition de l'effet qu'elle
poursuit : car souvent nous voulons ce que nous
ne pouvons pas , non-seulement hors de nous,
mais sur nous-mêmes. En Dieu, la volonté et la
puissance sont parfaitement identiques; ce qu'il
veut reçoit par là même l'existence et l'être,
autrement il y aurait quelqu'un de plus puis-
sant que lui. La volonté humaine s'exerce dans
le temps et par des actes successifs; chacun de
ces actes a un commencement et une fin, et l'on
en doit dire autant de la série tout entière : la
volonté divine s'exerce avant le temps et en
dehors du temps; elle n'admet ni commence-
ment, ni succession, ni fin; elle est, comme
tout ce qui appartient à l'essence de Dieu, éter-
nelle et immuable; enfin, la volonté humaine
ne saurait se concevoir sans un objet; supposons
cet objet lié à notre existence aussi étroitement
que possible ; représentons-le , par une idée ,
dans le temps où elle est soumise aux efforts de
l'attention; toujours est-il que nous ne pouvons
ni nous en passer ni le produire, mais seule-
ment nous l'assimiler ou le modifier dans une
certaine mesure : la volonté divine, antérieure
et supérieure atout ce qui existe, produit elle-
même l'objet qui la subit, et c'est par là qu'elle
est vraiment créatrice; c'est par là qu'elle est
au-dessus de toute assimilation, de toute compa-
raison aux êtres finis, et qu'elle échappe à la
totalité de nos moyens de connaître. La création
est un fait que nous sommes obligés d'admettre,
puisqu'il contient notre propre existence, mais
qu'il nous est refusé d'expliquer et de compren-
dre. Faut-il donc nous en étonner, quand il n'en
est pas autrement des faits les plus constants de
l'ordre naturel ? Avons-nous une idée bien plus
nette des phénomènes de la vie, de la généra-
tion, de la reproduction, de la sensibilité et, en-
fin, de cette volonté elle-même dont nous avons
tant parlé? Comprenons-nous davantage, dans
l'ordre intellectuel, les rapports de la substance
aux phénomènes, et de la diversité, de la multi-
plicité de ces phénomènes avec l'identité de
l'être ? Ce n'est pas une raison d'admettre tout
ce que nous ne comp-enons pas ; mais il y a des
faits et des principes de toute évidence qui n'en
sont pas moins des mystères à jamais impéné-
trables; et la foi, une foi naturelle comme la vie,
trouve sa place dans l'ordre de la science, aussi
bien que dans celui de la tradition.
Cependant, telle que nous la concevons, et
par suite des principes mêmes dont elle découle,
l'idée de la création soulève des difficultés que
nous avons promis de résoudre. Ces difficultés
peuvent toutes se ramener aux trois suivantes :
1° S'il est vrai que la création soit l'acte par
lequel Dieu se manifeste comme la cause des
causes ; s'il est vrai qu'elle ne puisse pas être
autre chose que l'exercice de sa volonté absolue
et toute-puissante; comme nous ne concevons pas
une volonté sans vouloir, ni une cause entière-
ment inactive et stérile, n'en faut-il pas conclure
que la création n'a pas eu de commencement et
n'aura pas de fin, qu'elle est éternelle comme
Dieu lui même? Biais, dès lors, n'esl-on pas forcé
de croire aussi à l'éternité du monde, et, par
conséquent, l'idée de la création n'csl-elle pas
détruite par elle-même? 2° Si l'idée de la créa-
tion entre nécessairement dans l'idée de la toute-
puissance et de la volonté divine, si notre raison
ne peut concevoir que Dieu ne puisse pas ne pas
agir, et ne pas créer, que devient alors sa liberté
et, par conséquent, sa providence? 3" Enfin, si
nous considérons la création comme un acte de
la volonté divine, si le fait de notre propre vo-
lonté, quelque distance qui le sépare de l'infini,
est le seul, après tout, qui nous donne l'idée
d'un acte quelconque et nous fasse attacher un
sens aux mots cause et e/J'et, les choses créées
sont donc liées à Dieu comme l'acte volontaire à
la cause qui le produit; elles sont tirées du sein
de Dieu comme nous tirons de nous-mêmes nos
résolutions , nos déterminations libres et les
mouvements que nous imprimons à certaines
parties de notre corps. Mais alors que devient,
ou comment faut-il entendre cette croyance, si
générale, que l'univers a été créé de rien?
La première difficulté ne peut être prise au
sérieux que par des esprits étrangers aux prin-
cipes les plus élémentaires de la métaphysique.
Il est évident que l'acte divin qui a donné l'exis-
tence à l'univers est nécessairement antérieur à
l'univers, et, par cela même, au temps, lequel
ne saurait être conçu ni mesuré sans la succes-
sion des phénomènes. Or, tout ce qui est en de-
hors du temps, qui échappe à ses dimensions,
appartient à l'éternité. Mais, comme nous l'avons
déjà démontré plus haut, nous ne saisissons pas
l'acte de la création tel qu'il est en lui-même
dans son unité et dans son essence, ou tel qu'il
s'accomplit éiernellement dans la conscience
divine ; nous ne l'apercevons que d'une manière
indirecte dans l'espace et dans la durée, à travers
la variété des phénomènes et des êtres qui re-
çoivent de lui la vie, le mouvement et l'exis-
tence. Ce sont ces êtres et ces phénomènes qui
commencent, qui finissent, qui meurent pour
renaître, et forment, dans leur ensemble, ce
monde sensible dont nous faisons partie, où
nous ne sommes pas renfermés tout entiers. Il
faut donc laisser au monde son caractère con-
tingent et relatif; rien n'empêche les genres et
les espèces qu'il renferme dans son sein d'avoir
commencé et de disparaître un jour pour faire
place à un autre ordre d'existences; mais le vou-
loir et la pensée par lesquels il est, sont immua-
bles dans leur essence ; l'acte créateur, indépen-
dant de toutes les conditions de l'espace et du
temps, qui n'existent que par lui, doit être conçu
comme éternel, ou il n'est rien. Ce résultat n'a-
larmera aucune conscience, quand on saura qu'il
a pour lui l'autorité de saint Clément d'Alexan-
drie, de saint Augustin, de Leibniz. Enfin, il est
exprimé de la manière la plus précise et la plus
claire, dans ces lignes de Fénelon {Traita de
l'existence et des attributs de Dieu, IIe partie,
ch. v, art. 4) : « Il est (on parle de Dieu), il est
éternellement créant tout ce qui doit être créé
et exister successivement.... Il est éternellement
créant ce qui est créé aujourd'hui, comme
il est éternellement créant ce qui fut créé au
premier jour de l'univers. •>
Mais voici la seconde difficulté qui se présente
aussitôt : Si Dieu est nécessairement une cause;
si cette cause agit, c'est-à-dire crée éternelle-
ment; s'il est impossible de supposer qu'elle
passe alternativement du repos absolu à l'action,
et de l'action au repos ; si l'inaction, pour elle,
équivaut à la cessation de l'existence, Dieu n'est
donc pas libre; s'il n'est pas libre, comment
croire a sa providence et à notre propre liberté ?
Pour réduire à sa juste valeur ce raisonnement,
qui a été fréquemment reproduit contre la phi-
GRÉA
— 321
GRÉA
losophie de nos jours, il suffit de l'appliquer à un
attribut quelconque de la nature divine, par
exemple à la suprême bonté. Évidemment si
Dieu existe, il est bon ; nous sommes dès lors
dans l'impossibilité de le concevoir autrement;
pourtant, sa bonté n'est pas moins nécessaire
que son existence. En conclura-t-on qu'il n'est
pas libre, et que les bienfaits qu'il verse sur
nous doivent passer pour l'effet d'une fatalité
aveugle ? Autant vaudrait soutenir qu'il n'est pas
parfait s'il ne peut être méchant. Mais cela même
est un effet de sa perfection et de sa liberté,
qu'il ne puisse pas descendre aux vices, aux fai-
blesses, ni aux passions de la créature. Or, l'inac-
tion absolue, ou, pour l'appeler par son nom,
l'inertie, que nous ne sommes pas même auto-
risés à attribuer à la matière, et qui, dans tous
les cas, ne peut appartenir qu'à elle seule, n'est
certainement pas une moindre imperfection que
les passions humaines. Ce serait une grande et
dangereuse erreur de comparer la liberté divine
au libre arbitre de l'homme. Notre libre arbitre
témoigne autant de notre faiblesse que de notre
dignité et de notre force : nous sommes maîtres
de choisir entre le bien et le mal, entre la rai-
son et la passion, parce que notre nature finie,
et par cela même imparfaite, est accessible à la
fois à cette double influence. Mais comment
affirmer de Dieu qu'il pourrait faire le mal, qu'il
pourrait être comme nous faible et méchant,
qu'il pourrait descendre au-dessous de l'infinie
perfection, au-dessous de ce qu'il est nécessai-
rement, sous peine de ne pas être? La liberté de
Dieu consiste précisément à agir d'une manière
conforme à sa divine essence. Or, il est dans
l'essence de Dieu d'être la cause des causes,
d'agir, et de vouloir, c'est-à-dire de créer sans
cesse, et cet acte de la puissance infinie n'admet
pas plus d'interruption que la pensée et l'amour
infini dont il est inséparable. A moins de rentrer
dans la croyance panthéiste d'un être infini,
sans conscience de lui-même, on n'admettra pas
que Dieu puisse exister sans penser. Or, s'il
pense, il veut, et par cela même il agit : car son
existence n'est pas, comme la nôtre, divisée et
successive; elle est éternelle et immuable; il
pense, il veut et il agit tout à la fois pendant
l'éternité.
La dernière difficulté qu'il nous reste à résou-
dre est, sans contredit, la plus sérieuse, parce
qu'elle ramène notre esprit sur ce qui constitue
le fond même de l'acte créateur ; car, évidem-
ment, c'est dans la mesure où cet acte se rend
accessible à notre intelligence, que nous pou-
vons savoir dans quels rapports la substance des
créatures est à la substance divine. Remarquons
d'abord que, la création une fois admise, tout le
monde est d'accord sur ce point : que l'univers
n'a pas été formé d'une matière préexistante ;
qu'il n'est pas sorti non plus spontanément de
la substance divine, par voie d'émanation, de
rayonnement ou d'extension successive. Mais les
uns disent que Dieu l'a tiré du néant, les autres
qu'il l'a produit comme nous produisons nous-
mêmes un acte de volonté et de liberté, en le
tirant de son propre fonds. Nous sommes plein
de respect pour cette proposition consacrée par
une autorité considérable : Dieu a créé le monde
de rien. Cette proposition est la condamnation
formelle du dualisme et du panthéisme, et,
dans ce sens, nous la croyons profondement
vraie. Mais veut-on y attacher un autre sens?
Veut-on qu'elle fasse intervenir le néant dans
l'œuvre de la création, comme si le néant était
quelque chose? Veut-on qu'elle établisse, non
pas la distinction, mais la séparation de Dieu et
de l'univers , une séparation telle, que Dieu ait
DICT. PHILOS.
donné aux créatures tout ce qu'elles sont, sans
que les créatures le tiennent de lui ni qu'elles
aient besoin d'être en communication avec lui
pour subsister? Alors nous ne dirons pas qu'elle
soit fausse ; nous cessons absolument de la com-
prendre ; car elle ne répond plus à aucune idée
de notre intelligence.
Si le néant ne peut jouer aucun rôle dans la
création, il est donc vrai de dire que l'univers
sort de Dieu comme un acte libre sort de l'agent
moral qui l'a produit, comme un effet quelcon-
que sort de sa cause efficiente. Loin de nous,
encore une fois, la pensée d'établir une assimi-
lation entre l'acte créateur considéré en lui-
même, dans sa force, dans sa nature constitutive,
et le fait de la volonté humaine , nous voulons
seulement dire que la création tout entière est
contenue par son essence dans l'essence divine,
comme le fait de la volonté est contenu en nous-
mêmes. Quand ce fait se produit, il ne se sépare
pas de nous et ne nous enlève pas une partie de
notre substance; il n'est pas le moi, quoiqu'il
vienne du moi et ne subsiste que par lui. Eh
bien, nous pensons que la totalité des créatures
ne se sépare pas davantage du Créateur, quoique
distincte de lui; elles ne sont ni une partie de
sa substance, ni sa substance tout entière, bien
qu'elles viennent de lui, qu'elles possèdent en lui
leur raison d'exister, le principe de leur durée
aussi bien que de leur naissance, et qu'elles
aient en lui la vie, le mouvement et l'être : c'est
cela même qui constitue la causalité au point de
vue métaphysique, et c'est ainsi qu'elle a tou-
jours été comprise par les esprits les plus émi-
nents et les plus religieux de toutes les époques.
Nous pourrions remplir bien des pages avec des
citations empruntées de saint Clément d'Alexan-
drie, de saint Augustin, de saint Anselme, de
Bossuet, de Fénelon, de Malebranche; mais nous
aimons mieux en appeler à l'autorité de la rai-
son et de l'expérience, qu'à celle des noms les
plus illustres et le plus justement vénérés. Nous
demanderons donc si cette proposition : Dieu est
partout, n'est pas également admise par tous
ceux qui croient à l'existence de Dieu. Or si
Dieu est partout, il y est d'une présence effective
et réelle, et non pas seulement par une pensée
impuissante, comme nous vivons nous-mêmes
dans les lieux éloignés de nous; il y est par sa
puissance autant que par son intelligence, par
l'action autant que par l'idée. « 0 mon Dieu, dit le
pieux Fénelon {Traité del'existenee de Dieu, pas-
sage cité), vous êtes plus que présent ici : vous êtes
au dedans de moi plus que moi-même; je ne
suis dans le lieu même où je suis que d'une ma-
nière finie; vous êtes infiniment. » Tous sont
également obligés de croire que l'action divine
est nécessaire à la conservation des êtres. Or,
qu'est-ce que la conservation des êtres, sinon,
comme on l'a dit, une création continue? Enfin,
si nous consultons notre expérience, ne trou-
vons-nous pas en nous une multitude de phéno-
mènes qui ne viennent ni de notre volonté, ni
de l'action du monde extérieur? D'où nous vien-
draient donc, si ce n'est de Dieu et d'une com-
munication incessante de sa propre essence,
l'amour du bien, l'horreur du mal, le désir du
grand, du beau, du vrai et surtout cette divine
lumière de la raison qui se montre à chacun de
nous dans une mesure différente, qui se multi-
plie et se renouvelle en quelque sorte avec les
individus de notre espèce, et cependant est tou-
jours une, toujours la même, immuable, éter-
nelle et infaillible ? Ainsi le fait de la création
n'est pas seulement établi par l'absurdité des
doctrines qui ont tenté de le nier; il ressort di-
rectement des principes les plus évidents de la
21
CRES
— 322 —
GRIT
raison ; il lonibc, en quelque sorte, sous l'œil de
la conscience et maintient, sans les sacrifier l'un
à l'autre et sans les séparer par la barrière in-
compréhensible du néant, la distinction du fini
et de l'infini, de Dieu et de l'univers.
La question de la création est nécessairement
traitée dans tous les ouvrages de métaphysique
et de philosophie générale; cependant il existe
sur ce sujet deux traités spéciaux : l'un de Mos-
heim, Dissertatio de creatione ex nihilo, dans le
tome II, p. 287 de sa traduction latine du Sys-
tème intellectuel de Cudworth (in-4, Leyde,
1773); l'autre de Heydenreich : Num ratio hu-
mana sua vi et sponle contingere possit notio-
?icm creationis ex nihilo, in-4, Leipzig, 1790. Le
premier est purement historique, le second est à
la fois théologique et philosophique.
CRÉMONINI (César) naquit en 1550, à Centô,
dans le duché de Modène, et enseigna la philo-
sophie pendant cinquante-sept ans, d'abord à
Ferrare, puis à Padoue. Il mourut dans cette
dernière ville en 1631. Plein de dédain pour la
scolastique, non moins sévère pour les opinions
contemporaines, il s'attacha exclusivement à
comprendre les grandes doctrines de l'antiquité,
particulièrement celle d'Aristote, pour lequel il
se contentait ou de ses propres interprétations
ou des commentaires d'Alexandre d'Aphrodise.
Ses leçons avaient une gravité et un charme qui
faisaient l'admiration de tous ceux qui les enten-
daient. Mais, une fois sorti de sa chaire, son es-
prit ni sa conversation n'offraient plus rien de
sérieux. Il obtint par son enseignement infini-
ment^ plus de succès que par ses ouvrages im-
primés. Sa réputation de professeur était si
grande, que la plupart des rois et des princes du
temps voulurent avoir son portrait. Sa croyance
à l'immortalité de l'âme, à la Providence, et à
quelques points de la doctrine chrétienne, a été
mise en doute; on le trouvait du moins trop zélé
défenseur des idées d'Aristote. Il enseignait que
le premier moteur concentre en lui-même toute
sa pensée et ne connaît que lui seul; que la
Providence ne s'étend pas au delà des choses du
ciel, et qu'elle ne s'occupe point de notre monde
terrestre ; que chaque étoile se meut sous l'ac-
tion d'une intelligence qui préside à ses desti-
nées, et que toutes les intelligences de cette
espèce sont des esprits immortels. On lui fait en-
seigner aussi que le ciel est l'agent universel, et
que l'âme n'est qu'une certaine chaleur. Leibniz
Je met au rang des averrhoïstes. Brucker discute
fort longuement la vérité ou la fausseté de l'ac-
cusation d'impiété qui pèse encore sur la mé-
moire de Crémonini. Il finit par conclure, mal-
gré les dehors chrétiens qu'affectait ce philoso-
phe, malgré sa soumission verbale à l'autorité
religieuse, qu'il n'en était vraisemblablement
pas moins attaché du fond de l'âme aux doctrines
philosophiques d'Aristote, telles qu'il les enten-
dait avec beaucoup d'autres philosophes de cette
époque. On lui attribue d'avoir pris pour devise
ces paroles : Intus ut libet? foris ut moris est.
Les ouvrages de Crémonini sont très-rares ; il a
laissé : de Pœdia Aristolclis; — Diaty/iosis
universœ naluralis aristotclicœ philosophiez ; —
Illustres conlemjdaliones de anima : — Trac-
talus 1res de sensibus extemis, de mtemitt. et
de facultate appetitiva; — de Calido innalo et
de Semine; — de Ccelo; — Dial opus
postkumum; — de Formai quatuor iimplicium}
liemenla vocantur ; — deEffieaota in
a m sublunarem; — Diciorum Aristolclis de
■<< igine et principalu membrorum. On lui at-
tribue, encore des Fables /><istoralcs. J. T.
crescens né à Mégalopolis, en Arcadie,
dans le n° siècle de l'ère chrétienne, appartenait
à l'école cynique; mais, si on en croil le l
je des écrivains ecclésiastiques, les désoi
lamentaient l'austérité de ses maximes.
11 se montra un des adversaires les plus acharnés
du christianisme, et ce fut sur ation
que saint Justin et quelques autres subirent le
martyre. On ne connaît rien d'ailleurs de ses
doctrines. Voy. saint Justin, Apol. i. — Tatius,
Orat. adv. Grœc. — Saint Jérôme, Calai, script.
eccles. X.
CRITERIUM (du grec xpfvw, je juge). Cette
expression désigne, en général, tout moyen pro-
pre à juger. On la trouve employée chez la plu-
part des philosophes de l'antiquité, entre autres
chez Aristote, Ëpicure et les stoïciens ; mais elle
était principalement usitée dans l'école pyrrho-
nienne, comme le font voir les ouvrages de Sex-
tus Empiricus.
On peut distinguer dans un jugement l'être
qui le prononce, la faculté qui sert à le pronon-
cer, la perception qui en fournit la matière. Les
anciens, d'après cela, donnaient au mot de crité-
rium trois sens différents; ils désignaient :
1° le sujet, arbitre de la vérité; 2° l'intelligence,
qui en est l'organe; 3° l'idée qui la réprésenté
(Sextus Emp., Hypot. Pyrrh., lib. II). Aujour-
d'hui sa signification ordinaire est moins éten-
due ; il exprime seulement le caractère qui dis-
tingue le vrai du faux.
L'observation découvre avec certitude l'exi-
stence d'un pareil caractère, dont la notion, plus
ou moins nette, dirige l'homme dans tous ses ju-
gements. Il nous arrive, en effet, chaque jour,
de dire : ceci est vrai, cela est faux, et, quand
nous nous sommes trompés, de nous apercevoir
de notre méprise. Or, pour cela, il faut de toute
nécessité que la vérité porte un signe qui per-
mette de la reconnaître et de la distinguer de
l'erreur, sans quoi elle cesserait d'exister pour la
raison, qui, toujours exposée à la confondre avec
le faux, ne pourrait jamais y croire et l'affirmer
comme elle le fait.
Le critérium de la vérité existe donc; mais
quel est-il ?
Poser une semblable question, c'est demander
pourquoi certaines choses obtiennent de nous un
assentiment que nous refusons à d'autres ; par
exemple, pourquoi tout homme juge qu'il existe
et ne juge pas qu'il se soit donné l'être.
Or, Deseartes l'a depuis longtemps observé,
quand nous nous disons intérieurement à nous-
mêmes, avec la plus profonde assurance : Je suis,
ce qui nous convainc et nous détermine, c'est la
perception claire et distincte du fait que nous
affirmons. Nous voyons clairement que nous
sommes, et voilà pourquoi nous n'en doutons pas
ni ne pouvons en douter. Si notre existence ne
nous paraissait pas évidente, peut-être hésite-
rions-nous à y croire ; mais elle brille aux yeux
de l'esprit d'une entière clarté, et cela suffit pour
qu'il l'admette.
Il en est de même de l'existence du monde ex-
térieur, reconnue par tout le genre humain en
dépit des objections du scepticisme ; qu'on scrute
aussi attentivement qu'on voudra les motifs de
cette croyance, on n'en trouvera pas d'autre que
l'idée claire qu'ont tous les hommes de la réalité
des corps.
C'est encore le même motif qui nous détermine
lits sur le témoignage d'au-
trui ; nous ne jugerions jamais que ces événe-
ments ont eu lieu, si nous n'jperceviuns claire-
ment que nos semblables n'ont pu nous tromper
ni se trompi en nous les attestant.
; me le i riterium de la vérité, uneper-
ception claire et distincte, en un mot, l'évidence.
Toutes les choses qui sont évid< ...
CRIT
— 323
CRIT
toutes celles qui présentent de la confusion et de
^obscurité sont douteuses.
Il faut le reconnaître cependant; cette règle
n'est pas infaillible dans l'application, et Descar-
tes, le premier qui l'ait proclamée, n'hésite pas à
avouer (Disc, de la Mélh., IVe partie) « qu'il y a
quelque difficulté à bien remarquer quelles sont
les choses que nous concevons distinctement. »
Plusieurs philosophes sont partis de là pour
modifier le critérium de l'évidence ou pour le
contester d'une manière absolue.
Leibniz pense qu'indépendamment de la clarté
des idées, il faut, pour juger de leur vérité, sa-
voir avec certitude si elles n'impliquent pas con-
tradiction ; en un mot, si elles sont possibles. La
possibilité est connue de deux manières : a priori,
par l'intention directe de l'àme ; a posteriori, par
l'analyse qui ramène les idées composées à leurs
éléments (Médit, de cognit. verit. et ideis). S'a-
git-il des notions expérimentales, il faut exami-
ner si elles se lient entre elles et avec d'autres
que nous avons eues ; c'est le seul moyen; à en
croire Leibniz (Rem. sur le livre de VOrig. du
mal), de distinguer les perceptions vraies des
rêves et de l'hallucination.
D'autres philosophes, allant plus loin, ont re-
gardé l'évidence comme une règle non-seulemeut
incomplète, mais illusoire et dangereuse, qui
menait au scepticisme en beaucoup de points, et
dont les meilleurs esprits abusent journellement
pour persister dans leurs erreurs. Selon eux, le
critérium de la certitude doit être cherché en
dehors de la raison individuelle, dans l'accord
des opinions; la vérité est ce que tous les hom-
mes croient: l'erreur, ce qu'ils rejettent.
Le vice capital de ces doctrines est de s'écarter
de l'observation. Soit que nous doutions en effet,
.suit que nous affirmions, nous n'avons pas con-
science de suivre d'autre lumière que l'évidence.
Dès que l'esprit découvre une vérité, il y croit
parce qu'il l'a vue ; mais il ne se rend pas compte
de la possibilité de ce qu'il affirme : il réfléchit
i e moins à l'opinion que les autres hommes
peuvent en avoir ; sa décision est prise long-
temps ayant qu'il les ait consultés, même dans
les cas où il peut le faire.
Nous ajouterons qu'il y a une singulière incon-
séquence à ne pas se contenter de l'évidence ou
à prétendre s'en passer. A quel signe, en effet,
reconnaître ce qui est possible et ce qui ne l'est
pas? sur quoi les hommes conviennent et sur
quoi ils diffèrent? quel est le sens de leurs dis-
cours? et, pour aller plus loin, s'il existe des
hommes, si nous existons nous-mêmes? Ce ne
sera pas, sans doute, le consentement universel
qui nous donnera la certitude de ce consentement,
ni la possibilité qui se servira à elle-même de
règle et de mesure? Comment donc apprécierons-
nous d'abord, appliquerons-nous ensuite cette rè-
gle destinée à guider l'homme plus sûrement
que ne le feraient les claires idées de la raison?
Nous n'avons d'autre moyen que d'en appeler à
ces mêmes idées. Qu'on le veuille ou non, il faut
toujours les consulter. L'homme a besoin de l'é-
vidence, même pour combattre l'évidence, et les
philosophes qui la dédaignent le plus, ne mar-
chent qu'à sa lumière.
Au reste, si trop souvent nous nous laissons
er par de fausses erreurs que nous ne dis-
tinguons pas des purs rayons de la vérité, nous
devons moins en accuser le critérium de l'évi-
dence, excellent en lui-même, que notre promp-
titude à juger et les bornes naturelles de l'esprit
humain. L'homme se trompe parce qu'il ignore,
et il ignore parce que la condition d'un être fini
est de ne connaître qu'une portion de la réalité.
Tous les secours du la logique sont impuissants
pour guérir ce vice radical qui tient à la nature
des choses et de l'intelligence. La possession
d'un critérium infaillible, en nous permettant
de saisir la vérité en toutes choses, et de ne ja-
mais la confondre avec le faux, nous égalerait à
la Divinité : il est insensé d'y prétendre. Voy.
Erreur. C. J.
CRITIAS, fils de Callaeschrus et parent de
Platon, fréquenta pendant quelque temps Socrate,
dans le commerce duquel il espérait se former à
l'art de conduire les hommes ; mais il ne tarda
pas à se séparer d'un maître si austère, qui, au
lieu de favoriser ses penchants ambitieux, cher-
chait au contraire à lui inspirer l'amour de la
vertu. Après avoir été chasse de sa patrie, il y
rentra avec Lysandre en 404 avant J. C, fut
nommé un des trente tyrans chargés de donner
des lois à la république, se signala par ses
cruautés, et, après avoir rempli de meurtres
l'Attique, périt dans un combat contre les trou-
pes libératrices de Thrasybule. Un dialogue de
Platon porte le nom de Critias.
CRITIQUE (philosophie), voy. Kant.
CRITOLAÙS, philosophe grec, né à Phaselis,
ville de Lydie, étudia la philosophie à Athènes
sous Ariston de Céos. à la mort duquel il devint
le chef de l'école péripatéticienne vers l'an 155
ou 158 avant J. C. Les Athéniens l'envoyèrent,
avec Carnéade et le stoïcien Diogène, en ambas-
sade à Rome, où il se fit remarquer par son élo-
quence. Cependant Sextus Empiricus (Adv. Ma-
ihem., lib. II, p. 20) et Quintilien (histit. orat.,
lib. II, c. xvn) nous apprennent qu'il condamnait
la rhétorique comme étant moins un art qu'un
métier dangereux. Il a vécu, selon l'opinion la
plus probable, au delà de quatre-vingts ans. Ce
que nous savons de ses doctrines nous montre
qu'il était resté fidèle à l'esprit général du péri-
patétisme. Il admettait, comme Aristote, l'éter-
nité du monde et du genre humain, et il s'élevait
avec force contre cette vieille tradition du paga-
nisme, que les premiers hommes ont été engen-
drés de la terre. En morale, il faisait consister
le souverain bien dans la perfection d'une vie
droite et conforme à la nature, c'est-à-dire dans
l'union des biens de l'esprit et du corps et des
avantages extérieurs; ajoutant, toutefois, que si
on mettait sur l'un des plateaux d'une balance
les bonnes qualités de l'âme, et sur l'autre, non-
seulement celles du corps, mais encore les au-
tres biens étrangers, le premier plateau empor-
terait le second, quand même on ajouterait à ce
dernier et la terre et la mer. Critolaûs a eu pour
disciple Diodore le péripatéticien. Voy. Ciceron,
Tuscul., lib. V, c. xvn; — Philon, Quod mun-
dus sit incorruptibilis, p. 943 et sqq. ; — Jean
Benoît Carpsuv a publié une Dissertation sur Cri-
tolaûs. in-4, Leipzig, 1743. X.
CRITON, le plus fidèle, peut-être, et le plus
affectionné de tous les disciples de' Socrate, à
qui il confia l'éducation de ses fils Critobule,
Hermogène, Épigène et Ctésippe, était un riche
citoyen d'Athènes. Comme sa fortune lui attirait
des envieux, Socrate lui conseilla de se lier avec
Archédème, jeune orateur sans fortune, dont le
zèle et le talent surent imposer silence à ses en-
nemis. Criton, qui n'avait jamais cessé de pour-
voir à tous les besoins de Socrate, ne l'aban-
donna pas à l'époque de son procès. Il se rendit
d'abord sa caution pour empêcher qu'il ne fût ar-
rêté, et, après sa condamnation, il lui offrit les
moyens de s'évader. Diogène Laërce attribue à
Criton dix-sept dialogues sur divers sujets de
morale et de politique, auxquels il faut joindre,
d'après Suidas, une Apologie de Socrate. Aucun
de ces ouvrages n'est parvenu jusqu'à nous. Pla-
ton a donné à un de ses dialogues le nom de Cri-
CHOU
124 —
CHOU
ton. Voy. Xénophon, Mcmor., lib. II. c. ix ; —
Diogène Lacrce, liv. II, c. cxxi; — Suidas.
CROMAZIANO (Agatopisto). Pseudonyme de
Buonafede. Voy. ce nom.
CROUSAZ (Jean-Pierre de), né en 1663, mort
en 1749, fut professeur de philosophie et de ma-
thématiques à Lausanne et à Groningue, puis
conseiller de légation et gouverneur du prince
Frédéric de Hesse-Cassel. Ses ouvrages, presque
tous écrits en français, ne se font pas remarquer
par l'originalité des idées ; mais ils renferment
un grand nombre d'observations judicieuses qui
en rendent encore aujourd'hui la lecture instruc-
tive. Crousaz était un homme d'un esprit droit
et doué d'une certaine sagacité. Choque des hy-
{>othèses et des conséquences que renfermaient
es systèmes de son temps, il s'attacha à les ré-
futer par des arguments empruntés au sens com-
mun. Il combattit principalement le scepticisme
de Bayle, l'harmonie préétablie de Leibniz et le
formalisme de Wolf. Il développa en même
temps un assez grand nombre de questions par-
ticulières, sans adopter aucun système; ce qui
l'a fait ranger parmi les éclectiques. Nous appré-
cierons rapidement ses principaux ouvrages.
Le premier est sa Logique, ou Système de ré-
flexions qui peuvent contribuer à la netteté et à
retendue de nos connaissances (3 vol. in-8,
Amst.. 1725, 3" édit.). Ce titre seul caractérise
assez bien la manière de Crousaz et peut donner
une idée du livre. Quoique les principales divi-
sions de la logique des écoles y soient reprodui-
tes, les formules et les règles abstraites sont soi-
gneusement écartées ; mais en revanche on trouve
en abondance des applications, des exemples, des
digressions et des citations. En outre (et cette
innovation mérite d'être signalée), le premier
volume tout entier est une espèce de psychologie.
Ce mélange d'éléments hétérogènes fait perdre à
l'ouvrage son caractère scientifique, mais ce n'en
est pas moins un livre précieux encore aujour-
d'hui pour ceux qui débutent dans l'étude de la
philosophie. Peut-être mériterait-il d'être tiré de
l'oubli et recommandé à la jeunesse des écoles
et aux gens du monde.
Dans ses Observations critiques sur Vabrêgéde
la logique de Wolf (in-8, Genève, 1744), Crousaz
fait assez bien ressortir ce qu'il y avait de vide
et de pédantesque dans cet appareil de formes
scientifiques sous lesquelles le disciple de Leibniz
cache souvent le défaut d'ordre et de profondeur
réelle dans les idées et le vice de ses classifica-
tions arbitraires. Il attaque aussi le système des
monades et de l'harmonie préétablie, dont il
aperçoit les défauts, mais sans en comprendre
l'originalité et lavaleurphilosopl.ique. VExamen
du pyrrhonisme ancien et moderne (in-f-, la
Haye, 1737) est principalement dirigé contre le
scepticisme de Bayle. Ce livre est composé de
trois parties. La première fait connaître les causes
du scepticisme et les moyens d'y remédier. Sans
parler du défaut d'ordre qui s'y fait remarquer,
l'auteur s'étend longuement sur les causes dialec-
tiques, morales et politiques, n'insiste pas assez
sur celles qui tiennent à la nature de l'intelligence
humaine et de ses facultés. La deuxième partie
est consacrée à l'exposition et à la réfutation du
scepticisme ancien, renfermé dans les ouvrages
de Scxtus Empiricus. On y retrouve les mêmes
défauts, la confusion et une appréciation super-
ficielle. La critique de Bayle, qui remplit la
troisième partie, et qui est le but véritable de
l'ou"rage. est beaucoup plus longue et plus dé-
taillée. Elle renferme, a côté d'un grand nombre
d'observations justes, des raisonnements faibles.
En outre, l'adversaire de Bayle abandonne tout à
fait ici le ton de modération qui sied au philo-
sophe, et sort des limites de la véritable polémi-
que. 11 n'épargne pas à l'auteur du Dictionnaire
philosophique les imputations les plus injurieuses.
Crousaz semble s'être fait l'écho de toutes les
haines que Bayle s'était suscitées de la part des
théologiens de son temps. Son livre est un résumé
de leurs accusations, et, sous ce rapport, u est
instructif. Un autre ouvrage du même auteur est
intitulé : De l'esprit humain, substance différente
du corps, active, libre et immortelle (in-4, Bàle,
1741). Il est rédigé sous forme de lettres. C'est
une réfutation du système des monades et de
l'harmonie préétablir1 . Crousaz finit par substituer
à l'harmonie préétablie une explication superfi-
cielle, et dont le plus grand inconvénient est de
couper court à toute recherche philosophique : la
volonté de Dieu. L'âme est une image de Dieu;
or Dieu a voulu que l'âme pût exciter certains
mouvements dans le corps. C'est l'argument pa-
resseux dont parle Leibniz; de plus, cette expli-
cation ne ressemble pas mal à la théorie des
causes occasionnelles et à l'hypothèse de l'har-
monie préétablie elle-même.
Crousaz publia dans sa jeunesse deux autres
traités : l'un sur le Beau, 2 vol. in-12, Amst., 1724,
2e édit.; l'autre sur l'Éducation des enfants, 2 vol.
in-12, la Haye, 1722. Le traité du Beau, qui a joui
d'une certaine réputation, est un ouvrage infé-
rieur, pour le fond et pour la forme, au livre du
P. André. Crousaz définit le beau, l'unité dans la
pluralité, l'harmonie et la convenance des parties.
Ce principe, qui est également celui du P. André,
et qui est emprunté à saint Augustin, n'exprime
qu'une des conditions du beau, et ne peut s'ap-
pliquer à tous les genres du beau. Aussi Crousaz
s'etî'orce-t-il vainement d'y ramener les exemples
qui paraissent s'en écarter, ce qui le conduit à
des explications aussi singulières que subtiles.
Ainsi, selon lui, les images des choses les plus
laides nous plaisent à cause d'une certaine unité
qui est dans la ressemblance. Comment trouver
le beau dans le grotesque, qui est l'absence même
d'unité et naît de l'irrégularité de la bizarrerie?
C'est, dit-il. qu'il y a accord entre l'idée que s'est
proposée 1 artiste et l'exécution; or son idée a
été précisément de représenter l'extraordinaire.
D'ailleurs, ce défaut d'unité nous fait mieux
sentir l'ordre et l'harmonie là où ils existent. Le
sens du beau a besoin d'être aiguisé par le con-
traste. La partie qui traite de la diversité des
jugements sur le beau, du goût et de son per-
fectionnement, renferme des réflexions justes,
mais peu profondes. Enfin l'auteur fait l'applica-
tion de ses principes à la science, à la vertu et
à l'éloquence. Les sciences sont belles, parce
qu'elles comprennent une grande pluralité de
connaissances qui, néanmoins, se trouvent ra-
menées, à l'unité d'évidence et de certitude.
L'harmonie de l'homme et de ses actions avec
son essence et son but constitue la beauté de la
vertu, qui réside dans cet accord et cette unité.
La beauté de l'éloquence provient de la pluralité
des objets jointe à l'unité d'esprit et de ton dans
l'expression. Crousaz s'étend aussi longuement
sur la musique, l'art le plus favorable en ap-
parence à cette théorie. En résumé, il règne
dans cet ouvrage une confusion perpétuelle entre
les idées du beau, du vrai, du bien et de l'utile.
Le Traité de Vcducation des enfants, composé
sous un point de vue purement* pratique, renferme
un grand nombre de préceptes sages et utiles:
il exerça une salutaire influence à 1 époque où il
parut. Crousaz publia aussi des Réflexions sur
l'ouvrage intitulé la Belle Wolfienne, in-8, Lau-
sanne, 1743, et une Critique du poème de Pope
sur Vhomme, où il combattait de nouveau le
système 'le Leibniz. Cri, B.
CRUS
CUDW
CRUSIUS (Christian-August.), né en 1712 à
Leune, près de Mersebourg, professa la philoso-
phie et la théologie à Leipzig. Déjà prévenu par
son maître Rùdiger contre la philosophie de
Wolf, il fut encore plus porté à la combattre
dès qu'il crut s'apercevoir qu'elle se conciliait
difficilement avec plusieurs des croyances chré-
tiennes : il en fit ressortir les principaux vices
avec une pénétration très-remarquable, et en-
treprit de fonder une nouvelle philosophie par-
faitement orthodoxe. La philosophie est pour lui
un ensemble de vérités rationnelles, dont les
objets sont permanents, et qui se divise en lo-
gique, métaphysique, philosophie disciplinaire
{disciplinai' Philosophie) ou philosophie pratique.
Au principe de contradiction, Crusius substitue
celui de la conceptibilité {Gedenkbarkeit). qui
comprend de plus celui de l'indivisibilité et celui
de l'incompatibilité. Distinguant la cause ma-
térielle ou substantielle de la cause efficiente,
il restreint le principe de la raison suffisante à
cette dernière. La certitude de la connaissance
humaine résulte immédiatement d'une contrainte
intérieure et d'une inclination de l'entendement,
dont la garantie n'existe que dans la véracité
divine.
Il suit de là que toutes les idées, toutes les
propositions, tous les raisonnements enfin que la
raison produit d'elle-même et sans la moindre
participation de la volonté individuelle, méritent
une pleine et entière confiance.
Le temps et l'espace ne sont pas des substances,
mais l'existence infinie. Dieu, par son infinité,
constitue l'espace ; par sa toute présence, l'in-
finie durée , sans succession. Crusius se ren-
contre ici avec Clarke et Newton, comme il se
rencontre avec Descartes sur la question de la
certitude. Comme manifestation extérieure de
l'intelligence suprême, le monde n'existe que
d'une manière contingente : car il a commencé
d'être, et son anéantissement peut se concevoir
aussi bien que son existence. Il ne comprend
aucun enchaînement nécessaire d'une nécessité
absolue, aucune harmonie préalable. Il est excel-
lent si on considère la fin pour laquelle il a été
créé; mais on ne saurait démontrer qu'il soit le
meilleur de tous les mondes absolument pos-
sibles.
Tous les esprits doués d'une conscience claire
ont été créés pour une fin éternelle, à laquelle
ils tendent naturellement. La capacité d'une éter-
nelle durée, l'aspiration réelle à l'immortalité,
deux choses que Dieu a déposées originellement
au fond de notre nature, sont une garantie par-
faitement sûre de l'immortalité de l'âme.
La volonté de tous les êtres raisonnables, qui
ne devraient^ par conséquent, agir que suivant
la raison, a ete cependant douée dès le principe
du pouvoir de faire indifféremment le bien ou le
mal; car. bien qu'elle soit sollicitée par des
motifs, elle n'en est cependant pas déterminée
d'une manière nécessaire : de là la possibilité
de faire le mal moral. Ce mal même n'est donc
qu'un effet du mauvais usage de la liberté et,
par conséquent, rien qu'un fâcheux état de
choses dans le monde, état contingent, non voulu
de Dieu positivement, mais seulement permis.
Enfin Crusius, attribuant à Dieu une liberté
arbitraire, indifférente et illimitée, plaçait dans
le commandement divin la source et la base de
toute obligation morale.
Les doctrines de Crusius furent vivement at-
taquées par Plattner ; mais sans vouloir en exal-
ter le mérite, on peut cependant leur. reconnaître
une certaine valeur, lors surtout qu'on voit Kant
les mettre au nombre des plus heureux essais
qu'on ait tentés en philosophie. Les principaux
écrits de Crusius sont : Chemin de la certitude
et de la sûreté dans les connaissances humaines,
in-8, Leipzig, 1762; — Esquisse des vérités ra-
tionnelles nécessaires, par opposition aux vé-
rités empiriques ou contingentes, in-8, ib.,
1767 ; — Instruction pour vivre d'une manière
conforme à la raison, in-8, ib., 1767 ; — Disser-
tation sur l'usage légitime et sur les limites du
principe de la raison suffisante, ou plutôt do
la raison déterminante, in-8, ib., 1766; — In-
troduction pour aider à réfléchir dune manière
méthodique et prévoyante sur les événements
naturels, 2 vol. in-8, ib., 1774. J. T.
CTJDWORTH (Raoul ou Rodolphe) est un des
philosophes les plus éminents du xvii" siècle. Nul
ne possédait à cette époque, où l'histoire de la
philosophie n'était pas encore une science, une
connaissance aussi approfondie, aussi solide de
tous les systèmes et de tous les monuments phi-
losophiques de l'antiquité ; nul, à l'exception de
Descartes, n'a rendu plus de services à la cause
du spiritualisme et de la saine morale, sans
abandonner un instant les droits de la raison. 11
appartenait, mais en la dominant par l'étendue
de son érudition et la rectitude de son jugement.
à cette école platonicienne et religieuse d'An-
gleterre, qui comptait dans son sein Théophile
Gale, Henri Morus, Thomas Burnet, et dont le
centre était l'Université de Cambridge. Né en 1617,
à Aller, dans le comté de Sommerset, Cudworth
n'avait que treize ans lorsqu'il entra dans cette
université célèbre, dont il fut un des membres
les plus illustres, et où il passa presque toute sa
vie. En 1639, il fut reçu avec beaucoup d'éclat
maître es arts; il se distingua ensuite comme
instituteur particulier, et, après avoir exercé
pendant quelque temps les fonctions de pasteur
dans le comté qui lui avait donné naissance, il
retourna à Cambridge, où il fut nommé succes-
sivement principal du collège de Clare-Hall et
professeur de langue hébraïque. Il occupa cette
chaire pendant trente-quatre ans avec un talent
remarquable; puis il accepta la charge de
principal au collège du Christ, et la garda jus-
qu'à sa mort, arrivée en 1688. Ce fut en 1678 qu'il
publia, à Londres, son Vrai système intellectuel
de l'univers {the True intellectual System of
the univers), un vol. in-f° de plus de 1000 pages.
Cet ouvrage fut accueilli, non-seulement en
Angleterre, mais dans toute l'Europe savante,
avec une véritable admiration. Cependant, il pro-
voqua de vives querelles, tant parmi les théolo-
giens que parmi les philosophes. 11 contient, sur
la trinité platonicienne, comparée au dogme chré-
tien, des opinions dont les sociniens et les nouveaux
sabelliens se firentun appui, et qui, par cela même,
firent scandale parmi les défenseurs officiels de
l'orthodoxie anglicane. Un autre débat non moins
animé, auquel se mêla la fille de Cudworth, lady
Masham, jalouse de défendre la gloire de son
père, s'engagea entre Bayle et Jean Leclerc, sur
la fameuse théorie de la nature plastique. Le
premier soutenait {Continuation des pensées di-
verses sur la comète, t. I, § 21, et Histoire des
ouvrages des savants, art. xn, p. 380) que cette
hypothèse, dont au reste Cudworth n'est pas Tin-
venteur, bien loin de combattre les athées,
comme le prétend le philosophe anglais, semble
plutôt avoir été imaginée en leur faveur. Le
second, au contraire {Bibliothèque choisie, t. VI,
VII et IX), la prend sous sa protection, l'adopte
pour son propre compte, et démontre qu'elle peut
très-bien se concilier avec les idées les plus
irréprochables sur la nature divine. Le traite de
Cudworth sur la Morale éternelle et immuable
{A treatise concerning eternal and immutable
Morality, in-8, Londres, 1731) n'a été publié
GUDW
— 32G —
GUDW
qu'après sa mort, et peut être regardé comme la
mite du Vrai système intellectuel. Toutes les
idées, et l'on peul ajouter toute L'érudition phi-
I isophique de Cudworth, sont contenues dans ces
deux ouvrages, dont nous allons essayer d'expri-
mer la substance.
Le premier en date, malgré son étendue con-
: aole, n'est pas achevé. D'après le plan que
l'auteur nous expose dans sa préface, et dont la
mort a empêche la complète exécution, il no
forme que le tiers d'un ouvrage beaucoup plus
vaste, qui devait avoir pour titre : de la Néces-
sité et de la Liberté. Or, dans la pensée de Cud-
worth, il y a trois systèmes qui nient la liberté
et qui établissent en toutes choses une nécessité
absolue; il y a trois sortes de fatalisme dont il
se proposait de faire connaître et de réfuter
les principes : le fatalisme matérialiste, ima-
giné par Démocrite et développé par Épicure,
qui supprime avec la liberté l'idée de Dieu et
de toute existence spirituelle, qui explique tous
les phénomènes, même ceux de la pensée, par
des lois mécaniques, et la formation de tous les
êtres par le concours fortuit des atomes; le fa-
talisme théologique ou religieux, enseigné par
quelques philosophes scolastiques et un assez
grand nombre de théologiens modernes, qui fait
dépendre le bien et le mal, le juste et l'injuste,
de la volonté arbitraire de Dieu, et supprime,
avec le droit naturel, la liberté humaine, dont il
est la règle et la condition; enfin le fatalisme
stoïcien, qui, sans nier la providence et la justice
divines, s'efforce de les confondre avec les lois
de la nature et de la nécessité, et veut que tout
ce qui arrive dans le monde soit déterminé éter-
nellement par un ordre immuable. A ces trois
systèmes, qui résument toutes les erreurs vrai-
ment dangereuses dans l'ordre religieux et moral,
Cudworth voulait opposer trois grands principes
qui constituent, d'après lui, les véritables bases,
ou ce qu'il appelle, dans son langage platonicien,
le système intellectuel de l'univers. Contre la
doctrine de Démocrite et d'Ëpicure son dessein
était d'établir qu'il existe un Dieu et un monde
spirituel ; contre les nominalistes du moyen âge
et les théologiens modernes imbus de leurs prin-
cipes, que la justice et le bien sont éternels et
immuables de leur nature, qu'ils font partie de
l'essence même de Dieu; enfin, contre les idées
stoïciennes sur le destin, que l'homme est libre
et responsable de ses actions. La première partie
seulement de ce plan si bien coordonné a été
exécutée dans l'ouvrage qui nous occupe en ce
moment. Mais il ne faudrait pas s'y méprendre;
sous les noms de Leucippe et de Démocrite, c'est
un philosophe contemporain, c'est Hobbes qu'on
attaque, comme le démontrent les allusions très-
claires et quelquefois les emportements dont il
est l'objet. En appréciant la valeur du système
des atomes et en montrant qu'il a pour principal
caractère de vouloir expliquer tous les phéno-
mènes de l'univers par des lois purement méca-
niques, on fait aussi le procès de Descartes, qui
ne Laisse pas à Dieu d'autre rôle dans le monde
matériel, que relui de créer, une fois pour toutes,
la matière et le mouvement. Aristote lui-même'.
malgré le peu de penchant qu'il a pour lui,
il à Cudworth bien supérieur à Descartes
'Ims ses vues sur la nature : car la nature, selon
le sentiment du premier, ne faisani lien sans but
et sans raison, laisse apercevoir partout les tra-
] un être intelligent; tandis que
a écarte entièrement L'intervention île l'intel-
ice, c'est à-dire de la providence divine [Sys-
tème intellectuel, ch. i, S '>•">)•
Cudworth ne condamne pas en elle-même
l île- des atomes : car il la considère comme
identique à celle des substances simples ou des
éléments primitifs de quelle qu'en soit
d'ailleurs la nature. A ce titre, il !
partout, dans tous les systèmes et chez tous les
philosophes 'le. I dans le systèmi
Pythagore sous le nom de monades, clans
Lxagore sous le nom d'homéoméries, i
les fragments d'Empédocle, dans Platon et dans
en que chez Démocrite et Ëpi ure.
11 ne craint pas de la l'aire remonter jusqu'à
Moïse, le soupçonnant d'être le même qu'un
a Moschus, philosophe antérieur à la guerre
de Troie, à qui plusieurs ont attribué l'invention
de la doctrine atomistique. Mais, au lieu d'ac-
cepter cette doctrine tout entière, telle que Cud-
worth la suppose à son origine, comprenant à la
Les esprits et les corps, admettant simul-
tanément l'existence de Dieu, des âmes immor-
telles et les éléments indivisibles de la matière,
les uns, dit-il, n'en ont pris que la partie spi-
rituelle, les autres que la partie matérielle, et,
parmi ces derniers, nous trouvons Leucippe, Dé-
mocrite, Protagoras, Épicure et Hobbes (Sys-
tème intellectuel, ch. i). Le principe au nom
duquel ces philosophes osent défendre leurs
nions immorales et impies, n'est donc pas un
principe original dont la découverte leur app ir-
tienne: ils n'ont fait, contre toutes les lois de la
logique et du bon sens, qu'en limiter les con-
séquences et mutiler la doctrine dont ils l'avaient
emprunté.
Indépendamment de ce système,qui ne reconnaît
pas d'autres substances que les atomes matériels,
ni d'autres forces que celle du mouvement, et
qui, pour cette raison, a reçu le nom d'athéisme
mécanique, Cudworth distingue encore trois
autres genres d'athéisme, à savoir : l'athéisme
hylopathique, ou le système d'Anaximandre, qui
explique tous les phénomènes de l'univers y
compris ceux de la vie et de l'intelligence, par
les propriétés d'une matière infinie et inanimée,
se développant d'après une loi inhérente à sa
constitution; l'athéisme hylozuïque, ou la doc-
trine de Straton de Lampsaque, qui, regardant
la matière comme le principe unique de toutes
choses, lui accordait la vie et l'activité, mais
non la raison ni la conscience ; enfin l'opinion
attribuée à quelques stoïciens, particulièrement
à Sénèque et à Pline le Jeune, d'après laquelle
l'univers serait un être organisé, semblable à
une plante, et se développerait spontanément,
privé de conscience et de sentiment, sous l'em-
pire d'une inflexible nécessité. Cette opinion
reçoit le nom assez peu significatif d'athéisme
cosmoplastique. Mais, de l'aveu même de Cud-
worth, ces quatre systèmes d'athéisme peuvent
facilement se ramener à deux : l'un qui veut tout
expliquer par la matière et le mouvement : c'est
celui dont Démocrite est le principal organe;
l'autre qui fait de la matière, considérée comme
la substance unique de toutes choses, un prin-
cipe vivant, actif et sensible : c'est celui que
Straton a enseigne sous sa forme la plus con-
séquente [ubi supra, ch. ni). 11 fallait, sans con-
tredit, un esprit très-pénétrant pour saisir avec
tant de précision le rapport et l'importance de
ces deux systèmes, dont le premier n'ape:
que le c ira ! nique, et le second que le
caractère dynamique de l'univers. Ce sont, en
effet, les deux seuls points de vue qui se ;
sentenl àl'esprit, lorsqu'on réfléchit sur les lois
asti tu tifs de la nature.
Cudworth a parfaitement compris qu'en ad
tant exclusiveme u l'autre de
points de vu il ne laiss ni plu
;'i L'existen e 'l'un i lieu pi o\ identiel et dis,
dune- i il fallait, par conséquent, avant
GUDW
— 327 —
GUDW
de procéder à la réfutation de l'athéisme, avoir
pris un parti relativement à la nature. En n'ad-
mettant dans son sein que des combinaisons
purement mécaniques, il tombait dans l'erreur
qu'il reproche à Descartes, il rendait inutile
l'intervention de la Providence, il exilait Dieu
de l'univers. En poussant, au contraire, le
principe dynamique jusqu'à ses dernières con-
séquences, en reconnaissant dans les phénomènes
qui frappent nos sens une force, non-seulement
active, mais vivante, sensible et même intel-
ligente, Dieu et la nature se trouvaient confondus,
comme ils le sont dans la doctrine stoïcienne.
C'est pour ne faire ni l'un ni l'autre que Cud-
worth a reconnu, entre Dieu et les éléments
purement matériels du monde, un principe inter-
médiaire, spirituel, mais privé à la fois de li-
berté, de sensibilité et d'intelligence, auquel il
donne le nom de nature plastique. Voici com-
ment il prouve l'existence de ce principe (ou-
vrage cité, ch. iv, 1™ partie) : « 11 est absurde
ipposer que tout ce qui arrive dans l'univers
Le résultat du hasard ou d'un mouvement
aveugle et purement mécanique : car il y a des
choses, comme les phénomènes de la vie et de
la sensibilité, dont les lois du mouvement ne
peuvent pas rendre compte et qui même leur
sont contraires. Il n'est pas plus raisonnable de
croire que Dieu intervient directement dans
chacun des phénomènes de la nature, dans la
génération d'un ciron ou d'une mouche comme
dans les révolutions des astres : ce serait un
mjracle continuel, contraire à la majesté de
l'Être tout-puissant et à l'idée que nous avons
de sa providence : car il y a dans la nature des
désordres, des irrégularités, dont Dieu serait
alors la cause immédiate. On est donc forcé
d'admettre une certaine force inférieure qui
exécute sous les ordres de Dieu, sous l'impulsion
de sa volonté et la direction de sa sagesse, tout
ce que Dieu ne fait point par lui-même, qui im-
prime à chaque corps le mouvement dont il est
susceptible, qui donne à chaque être organisé sa
forme, qui préside à tous les phénomènes de la
génération et de la vie. »
.La nature plastique est, comme nous l'avons
dit, un être spirituel, une âme d'un ordre in-
férieur, destinée seulement à agir en obéissant,
en un mot, Y âme de la matière. Elle est répan-
due également dans toutes les parties du monde,
où elle travaille sans cesse, artisan aveugle mu
par une impulsion irrésistible, à réaliser les
plans de l'éternel architecte, c'est-à-dire de la
raison divine. Pour comprendre la nature et la
possibilité d'une telle force, il suffit, dit Cud-
vorth, de réfléchir aux effets de l'habitude, la-
quelle fait exécuter à notre corps d'une ma-
nière spontanée, sans aucune délibération, et
peut-être sans conscience de notre part, les
mouvements les plus compliqués et les plus
difficiles, conformément à un plan préconçu par
l'intelligence. On peut également s'en faire une
idée pur l'instinct des animaux, qui, sans en
connaître le but et d'une manière irrésistible,
accomplissent tous les mouvements nécessaires
à leur conservation et à leur reproduction. Mais
l'instinct est supérieur à la nature plastique et
d'un caractère plus excellent : car les êtres qu'il
domine et qu'il dirige ont au moins une certaine
image de ce qu'ils font, ils en éprouvent ou du
plaisir ou de la douleur; tandis que ces qualités
manquent à l'âme purement motrice et organi-
satri c de la matière [ubi supra).
Indépendamment de cette force générale qui
sur toutes les parties de l'univers, Cudworth
reconnaît encore pour chacun de nous une force
particulière, chargée de produire à notre insu
les phénomènes de la vie et de l'organisme aux-
quels notre volonté n'a point de part. Il en re-
connaît une autre pour chaque animal, sous pré-
texte qu'il y a aussi dans l'existence des ani-
maux des choses que les lois seules de la méca-
nique n'expliquent point, et qui échappent ce-
pendant à l'instinct et à la sensibilité, par exem-
ple, la respiration, la circulation du sang et les
autres faits du même genre. Enfin il ne croit
pas impossible qu'il y ait une nature plastique
pour chacune des grandes parties du monde.
« Sans aucun doute, il serait insensé, dit-il (ou-
vrage cité, ch. iv; § 25), celui qui suppo?erait dans
chaque plante , dans chaque tige de verdure ,
dans chaque brin d'herbe, une vie génératrice à
part, une certaine âme végétative, entièrement
distincte de la machine physique; et je ne regar-
derais pas comme plus sage quiconque penserait
que notre planète est un être vivant doué d'une
âme raisonnable. Mais pourquoi serait-il impos-
sible, en raisonnant d'après nos principes, qu'il
y eût dans ce globe, formé d'eau et de terre, une
seule vie, une seule nature plastique, unie par
un certain lien à toutes les plantes, à tous les
végétaux et à tous les arbres, les moulant et les
construisant selon la nature de leurs différentes
semences, formant de la même manière les mé-
taux et les autres corps qui ne peuvent pas être
produits par le mouvement fortuit de la matière,
agissant enfin sur toutes ces choses d'une manière
immédiate, bien que subordonnée elle-même à
plusieurs autres causes, dont la principale est
Dieu. » Ces hypothèses, dont l'idée première,
celle d'une âme du monde, est empruntée de
Platon et de l'école d'Alexandrie, mais que Cud-
worth croit reconnaître aussi dans Aristote, dans
Hippocrate, dans les systèmes d'Empédocle,
d'Heraclite et des stoïciens, sont provoquées en
grande partie par le désir de combattre la phi-
losophie cartésienne. Descartes ne reconnaît pas
de milieu entre l'étendue et la pensée, entre la
matière inerte et la conscience, et se montre
conséquent avec lui-même en supprimant la vie
animale dans l'homme et dans les brutes. Cud-
worth se jette à l'extrémité opposée; il multiplie
sans nécessité et sans droit les existences inter-
médiaires; il tire de sa fantaisie tout un monde
imaginaire; mais, au point de vue purement
critique, il a raison, et tant qu'il se borne à at-
taquer, il n'est pas moins fort peut-être contre
l'idéalisme de Descartes que contre le matéria-
lisme de Hobbes.
Après avoir, pour ainsi dire, préparé dans la
nature la place de Dieu, Cudworth entreprend
d'établir son existence, d'abord par la réfutation
de l'athéisme, ou des objections que les athées
ont élevées de tout temps contre l'idée d'une
Providence et d'une cause créatrice, ensuite par
des preuves directes tirées immédiatement ou
de l'expérience historique ou de la raison. Le
premier point n'offre aucun intérêt. Les réponses
de Cudworth aux difficultés sur lesquelles se
fonde l'athéisme sont communes, diffuses, dé-
pourvues de règle et d'unité, et quelquefois indi-
gnes d'un esprit sensé. Croirait-on, par exemple,
que les spectres, les visions, les histoires les plus
ridicules de possédés et de revenants, se trou-
vent au nombre des arguments qu'il oppose à
l'incrédulité de ses adversaires (même ouvrage,
ch. v, § 80 et suiv.)? Nous n'en dirons pas autant
de sa démonstration directe, bien qu'elle ne soit
pas de tout point irréprochable.
D'abord Cudworth établit d'une manière très-
sensée et même profonde, contre certains dé-
tracteurs de la raison humaine dont l'espèce
n'est pas encore éteinte, que l'existence de Dieu
peut fort bien être prouvée. Pour cela, il n'est
CUDW
328 —
CUDW
point nécessaire do la déduire comme une sim-
ple conséquence de certaines prémisses plus éle-
vées et plus étendues que l'idée même de Dit u,
ce qui serait une contradiction: mais nous trou-
vons, dit-il, dans notre esprit des principes, des
notions nécessaires et inébranlables, qui portent
en elles-mêmes le signe de leur infaillibilité, et
qui nous fournissent immédiatement, sans le se-
cours d'aucun principe intermédiaire, lapremière
de toutes les vérités. L'existence de Dieu peut
être prouvée de telle manière que les vérités
géométriques ne nous offrent pas un plus haut
degré de certitude (ch. v, § 93).
La première de ces preuves est celle de Des-
cartes et de saint Anselme, ou l'idée que nous
avons d'un être souverainement parfait. Mais
le philosophe anglais ne la reproduit pas telle
qu'elle a été développée par ses illustres devan-
ciers; il lui donne exactement la même forme
que peu de temps après elle a reçue de Leibniz,
et, en la modifiant ainsi, il se justifie par les
mêmes raisons. Avant de conclure l'existence de
Dieu de l'idée d'un être parfait, il faut, dit-il,
avoir montré que cette idée ne répugne pas à la
raison ou ne renferme en elle-même aucune con-
tradiction. Alors seulement la conclusion devient
légitime : car si l'idée d'un être parfait ne se
détruit pas elle-même, il faut admettre qu'un
tel être est au moins possible ; mais l'essence de
la perfection est précisément telle qu'elle ren-
ferme nécessairement l'existence; donc, par cela
même que Dieu est possible, Dieu existe (ch. v,
§101).
La seconde preuve que donne Cudworth de
l'existence de Dieu n'est que la première, déve-
loppée en sens inverse ; c'est-à-dire qu'au lieu de
procéder de l'idée de perfection à celle d'une
existence nécessaire, elle va, au contraire, de
l'idée d'existence à celle de perfection. La voici
exprimée sous forme de syllogisme : Quelque
chose a existé de toute éternité, autrement rien
n'aurait pu naître, rien ne serait : car rien ne se
fait soi-même. Sur ce point, toutle monde est d'ac-
cord, les matérialistes comme les partisans du
spiritualisme. Mais ce qui est de toute éternité
contient en soi-même sa raison d'être, sa nature
ou son essence est telle, qu'elle renferme néces-
sairement son existence. Or, un être dont l'es-
sence renferme l'existence, c'est celui qui ne
dépend d'aucun autre, qui renferme en lui-
même toutes les ^perfections. Donc il a existé,
de toute éternité, un être absolument parfait
(ch. v, § 103).
La troisième preuve est tirée du rapport qui
existe entre l'intelligence finie de l'homme et
une intelligence infinie, contenant en elle le prin-
cipe de toutes nos idées, de toutes nos connais-
sances, et, en général, de toutes les essences et
de toutes les formes que notre esprit puisse sai-
sir. Ici, comme on peut s'y attendre, l'auteur
anglais entre à pleines voiles dans la théorie
platonicienne des idées, laquelle, avec quelques
développements empruntés à l'école d'Alexan-
drie, fait le fond de sa doctrine philosophique.
Mais, non content d'exposer ses propres opinions,
il réfute avec beaucoup de sagacité et de force
le principe qui fait dériver toutes nos connais-
sances de l'expérience des sens, principe qu'il
regarde, avec raison, comme la source première
de toutes les doctrines matérialistes et athées
(ch. v, § 706-112, et la IV-' section tout entière).
A ces arguments purement m<
Cudworth a voulu ajouter le témoignage de
l'histoire, et il s'efforce de prouver que l'atl
n'a jamais été le partage que d'un petit
nombre de penseurs isolés, frappés d'aveugle-
ment par un excès d'orgueil ou de corruption ;
que toutes les philosophics et toutes les religions
qui ont existé dans le monde ont enseigné la
«ut d'une puissance Bupé-
re à l'homme et à chacune des forces d<: la
nature, mais d'un Dieu unique et créai
Pour obtenir ce résultat, il est obligé d'expli-
quer à sa manière la plupart des religions de
l'antiquité. Il assure donc que le polythéisme,
tel qu'on le comprend ordinairement, n'a j ■
existé ; les dieux des gentils n'étaient point des
dieux véritables dans l'opinion même de ceux
qui leur adressaient des hommages, mais des
êtres supérieurs à l'homme, et quelquefois des
hommes immortalisés après leur mort; qu'au-
dessus de tous ces êtres de raison ou de fantai-
sie, on rencontre toujours un principe unique,
éternel, tout-puissant, invoqué à la fois comme
le père et le maître du monde; qu'enfin toutes
les théogonies sont véritablement, ou furent
dans l'origine, des systèmes cosmegoniques ins-
pirés par la croyance que le monde a eu un
commencement et a été produit par une cause.
Ou md les faits se refusent absolument à ces
interprétations, il a recours à la supposition des
doctrines secrètes; il s'appuie sur les documents
le plus justement suspects, comme les préten-
dus hymnes d'Orphée, les oracles chaldaïqucs,
les œuvres de Mercure Trismégiste.
Il traite de la même manière les systèmes
philosophiques. Cet axiome si unanimement re-
connu par tous les sages de l'antiquité : que rien
ne vient du néant et ne saurait y entrer, n'est
nullement contraire au dogme chrétien sur l'o-
rigine du monde ; il signifie seulement que rien
ne peut se donner à soi-même l'existence, mais
que tout ce qui commence d'être suppose une
cause préexistante. Les anciens physiciens, dont
il est souvent question dans Aristote, Pythagore,
Platon et les néo-piatoniciens, ont admis et en-
seigné la création ex nihilo (ch. iv, IIe section).
Mais comment ces philosophes seraient-il restés
étrangers à l'idée d'un Dieu créateur, quand ils
connaissaient le dogme de la Trinité? On peut à
peine se figurer tout ce que Cudworth dépense
d'érudition et d'esprit pour démontrer la ressem-
blance de la Trinité chrétienne et de la Trinité
de Platon ou plutôt de l'école d'Alexandrie. Les
trois hypostases lui rappellent tout à fait les
trois personnes : l'unité ou le bien, c'est le Père ;
la raison ou le logos, c'est le Fils, qui procède
du Père et qui est éternellement engendré ;
l'âme du monde, c'est l'Esprit qui procède des
deux premiers. Ce dogme est arrivé à la con-
naissance de Platon et de ses disciples par le
canal de Pythagore, qui lui-même l'avait appris
chez les Hébreux. Il en appelle, sur ce point, au
témoignage de Proclus, qui le nomme une théo-
logie de tradition divine (OeowopâSotoç bioloyia).
De même qu'il rencontre chez les païens le
mystère de la Trinité, il trouve chez les juifs,
dans les profondeurs de la Kabbale, les mystères
de l'Incarnation et de l'Eucharistie (de Vera no-
tione cœnœ Domini et Conjunctio Christi et
Ecclesiœ, à la fin du 2e volume de la traduction
latine de Mosheim). Mais nous ne suivrons pas
Cudworth sur ce terrain; nous dirons seulement,
pour compléter le tableau des doctrines expo-
sées dans le Vrai système intellectuel, qu'il ne
conçoit pas, si attaché qu'il soit à la cause du
spiritualisme, que notre âme puisse jamais se
passer d'un corps. Aussi est-il porté à croire
qu'après avoir dépouillé cette grossière enve-
loppe qui nous attache à la terre, nous en revê-
tons une autre plus éthérée, plus subtile, avec
I quelle nous attendons le jour de la résurrection
(ch. v, sect. III, § 26 et suiv.).
Il nous reste peu de chose à dire sur le second
CUFA
— 329 —
GUMB
ouvrage de Cudworth, destiné à démontrer le
caractère éternel et immuable de la morale. Le
fond de ce traité est absolument le même que
celui du Vrai système intellectuel, dont il n'est,
comme nous l'avons déjà fait remarquer, qu'un
simple appendice. On fait voir d'abord quelles
sont les conséquences de cette opinion qui fait
dépendre le bien et le mal de la volonté arbi-
traire de Dieu. Si cette opinion était fondée, il
n'y aurait plus en Dieu aucun attribut moral,
ni bonté, ni justice, ni prudence; il ne lui reste-
rait que sa toute-puissance et sa volonté absolue,
mais capricieuse, indifférente et dépourvue de
raison. Un tel être ne pourrait pas inspirer
d'amour : car on ne i'aimerait que parce qu'il
l'aurait ordonné, et il pourrait, s'il le voulait,
nous commander de le haïr. 11 pourrait égale-
ment nous commander le blasphème, le parjure,
le meurtre et tous les crimes qui nous inspirent
la plus légitime horreur. Il pourrait'enfin absoudre
te inéchant; et condamner l'homme de bien à des
supplices éternels (ouvrage cité, ch. i). Après
avoir ainsi établi, par les conséquences dont il
est gros, l'absurdité du principe qu'il veut atta-
quer, Cudworth démontre avec beaucoup de force
et de méthode que les notions du juste et de
l'honnête ne nous sont données par aucune loi
positive; mais, au contraire, que toute loi positive
les suppose, et ne peut être jugée ou comprise
que par elles. Elles sont vraies au même titre,
et sont conçues de la même manière que les
vérités géométriques. Elles entrent au nombre
des idées ou des principes nécessaires de la rai-
son, de la raison divine aussi bien que la raison
numaine, puisque celle-ci ne peut être qu'une
participation de celle-là. Or, ce que la raison
conçoit nécessairement, c'est ce qui est égale-
ment nécessaire dans les choses, c'est ce qui
constitue leur essence, ou plutôt c'est ce qui
fait partie de i 'essence divine. Dieu ne saurait
donc changer les lois de la morale sans cesser
d'être lui-même, c'est-à-dire la raison et le bien
en substance et dans leur perfection absolue.
Les deux ouvrages de Cudworth, dont nous
venons de donner une idée, ont été traduits en
latin et enrichis de notes très-instructives, par
Mosheim, 2 vol. in-4, Leyde, 1773, précédés d'une
Vie de Cudworth. Th. Wise a publié en anglais
un excellent abrégé du Vrai système intellectuel,
2 vol. in-4, Londres, 1706. Jean Leclerc a publié
en français de nombreux extraits et des analyses
fidèles de ce même ouvrage dans les neuf pre-
miers volumes de sa Bibliothèque choisie, in-12,
Amsterdam, 1703-1706. Mosheim, dans la préface
de sa traduction latine du Système intellectuel,
cite aussi plusieurs ouvrages manuscrits de Cud-
worth, entre autres : un Traité concernant le
mal moral, 1 vol. in-f" de près de 1000 pages ;
un Traité sur la création du monde et l'immor-
ialité de l'âme, 1 vol. in-8; et enfin un Traité
sur les connaissances des Hébreux. Consultez
P. Janet, de Plastica naturœ vita, Paris, 1848,
in-8.
CUFAELER (Abraham) , philosophe hollan-
dais, partisan de Spinoza, qui vivait à la fin du
XVIIe siècle. Il avait entrepris d'exposer, au
point de vue du spinozisme, les principes de
toutes les sciences alors comprises sous le nom
de philosophie. Mais ce plan n'a été exécuté
qu'en partie, c'est-à-dire pour la logique, les
mathématiques et la physique ; encore n'avons-
nous, sur cette dernière science, qu'un simple
fragment. La logique de Cufaeler (Spécimen artis
ratiocinandinaturalis et artificialis ad panloso-
phiam manuducens, in-12, Hambourg, 1684, a, en
apparence, le même objet et les mêmes divisions
que ies logiques ordinaires. Elle se compose de
cinq chapitres, en tête desquels on voit figurer
le nom, la proposition, le syllogisme, l'erreur
et la méthode ; mais tous ces titres ne sont que
des prétextes pour exposer les principes et les
résultats les plus généraux de la philosophie de
Spinoza, souvent modifiés par les vues person-
nelles de l'auteur. Ainsi, à propos du nom et en
général des signes de la pensée, nous apprenons
qu'il n'y a qu'une seule substance, l'être en soi
et par soi, et que tout ce qui ne porte point ce
caractère, tout ce dont l'essence n'implique pas
l'existence, n'est qu'une simple modification. A
propos de la proposition, on expose la nature de
l'àme et ses rapports avec le corps. L'àme n'est
qu'un certain mode de la pensée qui se nomme
la conscience. Les différents modes de la con-
science constituent nos idées, nos sentiments et
toutes nos facultés. Tous ces modes se suivent
nécessairement dans un ordre déterminé ; mais
les uns se lient à certains mouvements du corps,
lesquels s'enchaînent dans un ordre non moins
nécessaire que les modes de la pensée ; les au-
tres n'ont aucun rapport avec le corps : ce sont
les idées intellectuelles ou innées. Par une
étrange contradiction, Cufaeler, tout en admettant
des jugements et des idées innés, s'applique à
démontrer ce principe de Hobbes, que la pensée
et le raisonnement ne sont pas autre chose qu'un
calcul, qu'une addition et une soustraction. La
volonté pour lui, comme pour Spinoza, n'est que
le désir qui nous porte à persévérer dans l'exis-
tence. La liberté, c'est le désir même dont nous
venons de parler, affranchi de tout obstacle. Le
libre arbitre est une chimère, et l'àme, une fois
séparée du corps, ne conserve aucun sentiment,
aucune conscience d'elle-même, mais elle rentre
dans la pensée en général.
Dans les autres chapitres, sous prétexte de
nous entretenir du syllogisme, de l'erreur et de
la méthode, on expose de la même manière la
morale, le droit naturel et le principe général
de la métaphysique de Spinoza. On défend Spi-
noza lui-même contre ses détracteurs, on le jus-
tifie surtout de l'accusation d'athéisme, et l'on
va même jusqu'à soutenir que sa doctrine ne
fait aucun tort aux dogmes du christianisme :
car tout ce que le christianisme enseigne au
nom de la révélation doit être cru aveuglément
sans aucun égard pour la philosophie, et tout ce
que la philosophie nous apprend doit être admis
dans un sens philosophique, sans égard pour le
christianisme.
Ce livre peut être regardé comme une intro-
duction utile au système de Spinoza, sur lequel
il répand beaucoup de jour, en le dégageant des
formes austères de la géométrie et en présentant
à part chacun de ses éléments principaux. Ce
qui représente la logique est suivi immédiate-
ment de deux autres parties sous les titres de
Principiorum pantosophiœ pars secunda et
'pars tertia. C'est pour échapper à la censure
qu'on a indiqué Hambourg comme lieu de l'im-
pression : il a été publié à Amsterdam.
CUMBERLAND (Richard), philosophe et théo-
logien anglais, né à Londres en 1632, fut élevé à
l'Université de Cambridge, remplit les fonctions
de pasteur à Brampton et à Stamford, fut promu,
en 1691, à l'évêché de Peterborough, et mourut
dans cette ville en 1718, après une carrière con-
sacrée entièrement aux intérêts de la religion
et de la philosophie. Outre quelques ouvrages
de critique et d'histoire, on doit à Cumberland
une réfutation du système politique de Hobbes,
publiée en 1672 sous ce titre : De legibus naturœ
disquisitio philosophica, in qua earum forma,
summa , capita, ordo, promulgatio e reruru
natura investigantur, quin etiam elementa phi-
GUSA
— 330 —
CISA
losophiœ hobbianœ quum moralis lum civilis
considcrantur et refutantur, in-4, Londres. Elle
a été traduite en anglais pur Jean Maxwel (in-4,
Londres, 1727) et en français par Barbeyrac (in-4,
Aiust.. 1744) qui y a joint des notes et une Vie
de l'auteur. Hobbes avait considéré le bien-être
individuel comme la fin dernière de l'hcmme.
!a guerre de tous contre tous comme l'état naturel
de l'humanité, les lois sociales comme une inno-
vation utile des législateurs. C'est pour combattre
ces funestes maximes que Cumberland a- écrit
son livre. Par une analyse approfondie des facultés
intellectuelles et de la constitution générale de
l'homme, il cherche à établir qu'il existe certaines
vérités antérieures à toute convention et que la
nature a gravées elle-même dans tous les esprits.
De ce nombre sont les vérités morales et en
particulier le devoir de la bienveillance. Ce
devoir a un auteur et une sanction : pour auteur
Dieu, qui en a inspiré le sentiment, pour san:tion
le bonheur qu'on obtient en le pratiquant ainsi
que les peines que sa violation attire. Il offre
ainsi tous les caractères d'une loi. et il est la
première de toutes; il engendre toutes les obli-
gations soit des peuples, soit des membres d'une
même société, soit des familles et des individus.
Tel est le principe fondamental de la morale de
Cumberland, c'est-à-dire l'harmonie nécessaire
de l'intérêt particulier et de l'intérêt public, la
pratique des devoirs sociaux, considérée comme
la source du bonheur individuel. Quoique cette
doctrine soit plus près de la vérité que celle de
Hobbes, cependant elle ne donne pas encore à la
morale une base assez large. Si Cumberland est
un penseur assez distingué, il n'est point écrivain.
Le style de son Traité des lois naturelles est lourd
et embarrassé, et il y a peu de livres de philo-
sophie dont la composition laisse plus à désirer.
Consulter : Mackintosh, Histoire de la Philo-
sophie morale, trad. de l'anglais par M. H. Poret,
in-8, Paris, 1834; — Hallam, Histoire de la litté-
rature de l'Europe pendant les xv, xvr et xvn*
siècles, trad. de l'anglais par A. Borghers, Paris,
1840, t. IV, p. 216 et suiv. X.
CUPER (François), philosophe hollandais, mort
à Rotterdam en 1595, et auteur d'un ouvrage qui
a pour titre Arcana atheismi revelala, philoso-
phice et paradoxe refutata examine Tractatus
theologico-politici Bened. Spinozœ, in-4, Rotter-
dam, 1676. François Cuper est compté parmi ces
défenseurs timides de Spinoza, qui, sous prétexte
de réfuter ses déplorables doctrines, ne font
réellement que les développer et les faire valoir.
En effet, rien n'est plus faible que les objections
qu'il élève contre son prétendu adversaire et les
arguments par lesquels il défend en apparence
la croyance en un Dieu distinct du monde. En
même temps il soutient que l'existence de Dieu
ne peut pas être prouvée par la raison, et qu'il
nous faut les lumières surnaturelles de la révé-
lation pour nous faire une idée d'une substance
sans étendue et pour concevoir la différence du
vice et de la vertu, du bien et du mal moral.
Les intentions et les principes de Cuper ont été
vivement attaqués par Henri Morus, t. I, p. 596,
de ses Œuvres philosophiques, 2 vol. in-f°, Lon-
dres, 1679. Voy. aussi la dissertation de Jaeger :
Fr. Cuperus mala fideaut ad minimum frigide
atheismvm Spinozœ opjiwjnans, in-4, Tubin-
gue, 1720.
CUSA ou CUSS (Nicolas de), ainsi appelé d'un
village du diocèse de Trêves, où il reçut le jour
1401. Fils d'un pauvre pécheur appelé Crebs
mi Crypffs, il entra d'abord au service du comte
de Manderscheid. qui ne tarda pas à reconnaître
en lui les dispositions les plus heureuses et l'en-
voya faire er. De Cusa suivit
ensuite les cours des principales universités alle-
mandes, et alla recevoir le bonnet de docteur en
droit canon à Padoue. 11 assista au concile de
Bàle en qualité d'archidiacre de Liège, et publia,
pendant la tenue du concile, son traité de <'<m-
cordia catholica, où il soutient, avec modération,
mais avec force, la supériorité des conciles sur
le pape. Malgré ces opinions, généralement peu
goûtées à Rome, de Cusa reçut du pape plusieurs
légations très-importantes, et fut élevé à la di-
gnité de cardinal. Il fut même chargé du gou-
vernement de Rome en l'absence du pape. Ayant
voulu rétablir la discipline dans un couvent du
diocèse de Brixen, dont il était l'évêque, le sou-
verain temporel du pays, l'archiduc Sigismond,
qui protégeait ces moines dissolus, le fit jeter
en prison. Il n'en sortit que pour aller finir
tristement sa vie à Todi, dans l'Ombrie, où il
mourut en 1464. De Cusa joignait à beaucoup de
savoir une grande modestie, une extrême simpli-
cité et un désintéressement tout évangélique.
Le système philosophique de Nicolas de Cusa
est un singulier mélange de scepticisme et de
mysticisme, d'idées pythagoriciennes etalexandri-
nes, combinées d'une manière assez originale.
En voici les points les plus importants.
Nous ne connaissons pas les choses en elles-
mêmes, mais seulement par leurs signes. Aussi
la première science est-elle celle des signes ou
du langage, et la seconde celle des objets signi-
fiés ou des choses. Les choses ne sont pas connues
direjtemcnt et en elles-mêmes, mais par leur
image qui va se spiritualisant et s'idéalisant de
plus en plus en passant successivement des objets
aux sens, des sens à l'imagination, et de l'imagi-
nation à l'entendement. Arrivée à cette dernière
faculté, l'image n'est déjà plus qu'un signe, mais
un signe intérieur de ce qu'il y a de qualités
sensibles dans les objets. Par exemple, l'idée de
la couleur ne ressemble en rien à la couleur
elle-même. De là la nécessité de distinguer, pour
chaque objet que nous percevons, comme deux
formes ou deux images : l'une qui représente
véritablement l'objet sensible et qui a son siège
dans l'imagination; l'autre qui représente cette
image elle-même et qui a son siège dans l'en-
tendement.
On devine facilement les conséquences de cette
théorie : si nous n'atteignons pas les objets en
eux-mêmes; si, de plus, ils n'arrivent à notre
connaissance que par deux intermédiaires qui,
à certains égards, se contredisent ou du moins
ne se ressemblent pas, il faut renoncer à la cer-
titude et à la science proprement dite. 11 n'y a
pour nous que des conjectures et des opinions
contradictoires, et l'on ne trouvera pas autre
chose dans l'histoire entière de la philosophie.
Mais toutes ces opinions peuvent se résoudre en
un point de vue supérieur, où toutes les opposi-
tions disparaissent, où résident véritablement
l'unité et l'harmonie. Ce point de vue, c'est
l'infini. C'est là que Nicolas de Cusa essaye de
se placer pour concilier entre elles les idées les
plus inconciliables. Notre esprit, selon lui. image
de la nature divine, renferme comme elle tous
les contraires; mais comme elle aussi il forme
une harmonie, un nombre qui se meut lui-même,
un être à la fois identique et divers. Il a la
faculté de produire de lui-même les formes des
choses par voie d'assimilation, et de pénétrer
in qu'à l'essence de la matière. Chacun de nos
sens a pour tache de nous assimiler la partie de
la nature qui lui i. Celle activité de
nuire esprit, cette ressemblance qui existe entre
sa nature et la nature divine est, aux yeux' de
Nicolas de Cusa, la preuve de son immortalité.
Nicolas de Cusa, à part quelques expressions
CUVI
331
CUVI
pythagoriciennes, empruntées de la langue des
mathématiques, parle de Dieu à peu près de la
même manière que les philosophes de l'école
d'Alexandrie. Il le met au-dessus de toutes les
conceptions de l'intelligence et de toutes les
dénominations de la parole humaine. On ne peut
ni rien affirmer ni rien nier de lui, ni lui donner
un nom ni lui en refuser un. Il n'est, en un mot,
ni l'être ni le non-être (Dialog. de Deo abscon-
dito). On n'arrive à lui qu'en rejetant, ou, pour
nous servir de l'expression originale, qu'en vomis-
sant hors de son esprit {vomere oportet) toutes
les idées que nous avons acquises par les sens,
par l'imagination et par la raison. C'est alors
que nous atteignons « à cette intelligence absolu-
ment simple et abstraite, où tout est confondu
dans l'unité (ubi omnia sant unum), où il n'y a
plus de différence entre la ligne, le triangle^, le
cercle et la sphère, où l'unité devient trinite et
réciproquement, où l'accident devient substance,
où le corps devient esprit, où le mouvement
devient repos, etc.» {De Docta ignorantia, lib. I}
c. x, et lib. II, c. vn-x.)
Une des expressions que Nicolas de Cusa af-
fectionne le plus en parlant de Dieu, c'est celle
de maximum. Dieu est à la fois le maximum et
l'unité absolue ; mais cette unité ne peut pas
être conçue sans la trinité : car l'unité engendre
l'égalité de l'unité ; de l'égalité de l'unité et de
l'unité elle-même naît le rapport par lequel elles
sont liées l'une à l'autre. Nous portons d'ailleurs
en nous-mêmes l'image de cette trinité : car
nous sommes obligés de distinguer en nous le
sujet, l'objet de l'intelligence et l'intelligence
elle-même. Nous la trouvons aussi dans l'univers,
représentée par la forme, la matière, qui n'est
que la simple possibilité des choses, et l'âme du
monde.
Toutes ces idées ne sont certainement pas
neuves; mais de Cusa est le premier parmi les
modernes qui ait osé les exprimer avec autant
de hardiesse et d'ensemble. Il est aussi le premier
qui ait entrepris de ressusciter la théorie pytha-
goricienne du mouvement de la terre autour du
soleil. Il est à regretter qu'un tel esprit se soit
mêlé de prédiction, et qu'il ait annoncé la fin du
monde pour l'année 1734.
Les principaux ouvrages philosophiques de
Nicolas de Cusa sont: Idiota, lib. IV; — de Deo
abscondito (un dialogue); — de Docta ignorantia,
lib. III; — Apologia doctœ ignorantiœ, lib. III;
— de Conjecturis , lib. II; — de Forluna;_ —
Compendium, directio unilatis; — de Venalione
sapientiœ; — de Apice theoriœ; — de Visione
: — Commentaire philosophique d'un pas-
sage de saint Paul. Ces différents traités forment
1 1 matière du premier tome des Œuvres complètes
de l'auteur, 1 vol. in-f°, Bàle, 1565. L'édition de
is est de 1514, mais elle est moins complète
que celle de Bâle. J. T.
CUVIER (Georges), né à Montbéliard, en 1769,
mort à Paris, en 1832.
On ne vient pas chercher dans ce Dictionnaire
une biographie de G. Cuvier, ni une exposition
détaillée de ses travaux scientifiques, ni un ca-
talogue complet de ses ouvrages; mais on peut
lui demander la part que la philosophie a pu
prendre à tant de grandes découvertes ou l'uti-
lité qu'elle en peut recueillir.
On a dit souvent et avec raison que la question
des méthodes est un des points où -la philosophie
se mêle à toutes les sciences, où toutes les scien-
ces deviennent philosophiques. Quand le géomè-
tre analyse la méthode géométrique, il n'est plus
lètre, mais philosophe; quand le naturaliste
pose les principes généraux d'une classification,
il est philosophe, il n'est plus seulement bota-
niste ou zoologiste. Aucun génie n'a eu, plus que
Cuvier, le sentiment profond de la nécessité
d'une méthode, aucun n'a mieux compris et
mieux décrit ce que doit être, dans les sciences
naturelles, une classification; aucun n'a tiré de
l'application de la méthode de plus nombreux
et de plus magnifiques résultats. Ces résultats, à
leur tour, outre que par leur grandeur et leur
généralité ils appartiennent à ce qu'on appelle
la philosophie naturelle, ont pour la philosophie
proprement dite, pour la métaphysique elle-
même, le plus vif intérêt. Vraies ou fausses, on
comprend que les lois de la corrélation et de
la subordination des organes apportent des argu-
ments considérables dans un sens ou dans un
autre à l'importante question des causes finales
et de la Providence ; que l'existence d'une échelle
continue des êtres ou d'un certain nombre de
plans généraux et distincts de l'organisation ani-
male, que l'identité ou la diversité des espèces
fossiles et des espèces vivantes en apportent éga-
lement sur les questions de l'origine de l'homme
et de tous les êtres, de notre nature et de notre
destinée. Il appartient au Dictionnaire des scien-
ces philosophiques d'exposer d'une part la mé-
thode conçue et appliquée par Cuvier, d'autre
part celles d'entre ses découvertes ou opinions
scientifiques qui peuvent servir directement à la
solution des problèmes philosophiques.
Linné, dans son Système de la Nature, com-
prenait bien l'utilité de la méthode et la nécessite
d'une classification de tous les êtres pour en or-
donner l'étude ; mais si grands que soient les ser-
vices qu'il a rendus aux sciences naturelles, sa
fameuse classification est purement artificielle
Il le savait bien lui-même, et aspirait à la dé-
couverte de la méthode vraiment naturelle. Cette
méthode naturelle, presque en même temps que
Laurent de Jussieu, héritier des idées de son on-
cle Bernard, la créait pour la classification des
plantes, G. Cuvier l'inventait et l'appliquait à la
zoologie. Linné partageait tous les animaux en
six classes : les quadrupèdes, les oiseaux, les
reptiles, les poissons, les insectes et les vers.
Dans cette division les six classes étaient égales
et placées sur le même rang, les quadrupèdes
représentant un ordre de même généralité que
les vers. Cuvier, frappé de la multitude et de la
diversité des êtres réunis sous cette dernière dé-
nomination, entreprit de dissiper la confusion de
cette classe des vers, et fut conduit par là à une
étude minutieuse de leurs organes internes.
Dans un mémoire lu à la Société d'histoire natu-
relle en 1795, il sépare tous les animaux dits à
sang blanc en six classes : mollusques, insectes,
zoophytes, vers, crustacés, échinodermes. C'était
déjà une grande lumière répandue sur une par-
tie du règne animal. Un peu plus tard, compa-
rant ses propres divisions entre elles et avec les
autres classes de Linné, il aperçoit la nécessité
de remanier la classification du règne animal
tout entier. Il observe que ces divisions ne sont
pas de même ordre, que telle classe, comme
celle des mollusques, dépasse par son impor-
tance et sa compréhension telle autre donnée
comme aussi générale, par exemple, celle des
oiseaux ou celle des poissons; qu'elle égale même,
à elle seule, tout l'ensemble des quatre premiè-
res divisions de Linné: les quadrupèdes, les oi-
seaux, les poissons et les reptiles. Faisant alors
de ces quatre classes une seule division sous le
nom de vertébrés, il place à côté, sur le même
rang, les mollusques, à côté d'eux et toujours
sur le même rang, les articulés, et enfin les zoo-
phytes. Toutes ces classes ayant une égale va,-
leur, le règne animal se trouvait réparti en
quatre embranchements. C'était une révolution
CUVI
— 332 —
CUVI
dans la zoologie} c'était la méthode naturelle
substituée aux méthodes artificielles.
Les méthodes artificielles classaient les ani-
maux d'après des ressemblances extérieures, su-
perficielles, d'après des caractères accessoires,
sinon accidentels, et faisaient rentrer violem-
ment dans les cadres établis les êtres mal con-
nus. La méthode naturelle veut que ce soient les
cadres qui s'accommodent aux êtres qu'ils doi-
vent comprendre et en embrassent les contours;
elle cherche les rapports essentiels de ces êtres
dans leur constitution organique ; elle accorde
la plus grande valeur à ceux qui portent sur les
organes les plus importants, et une valeur d'au-
tant moindre que les organes eux-mêmes sur
lesquels ils reposent diminuent d'importance.
Ainsi les rapports qui concernent l'organe re-
connu capital devront donner les premières et
grandes divisions, les embranchements ; les rap-
ports fondés sur l'organe qui suit immédiatement
quant à l'importance donneront les premières
subdivisions et toujours ainsi. Quel est l'organe
quidomine tous les autres? Le système nerveux,
d'où dépendent toutes les fonctions animales. Ce
sont donc les variétés dans la structure du sys-
tème nerveux qui permettront à Cuvier de rema-
nier la classification du règne animal et de le
diviser en quatre embranchements du premier
ordre; les vertébrés ayant tous une moelle épi-
nière enfermée dans des vertèbres, avec un ren-
flement « érébral et un autre système nerveux,
le grand sympathique; les mollusques ayant un
petit cerveau, mais sans moelle; les articulés
ayant une sorte de moelle, mais sans vertèbres
et courant en deux cordons nerveux sous les or-
ganes digestifs ; les zoophytes, n'ayant qu'un sys-
tème nerveux rudimentaire et disposé en ravons.
Après le système nerveux, les organes les'plus
importants sont ceux de la respiration et de la
circulation du sang; c'est sur la diversité de
leur structure que seront établis dans chaque
embranchement les ordres; par exemple, l'em-
branchement des vertébrés se divisera en mam-
mifères, oiseaux, reptiles et poissons, suivant
que la respiration est complète ou incomplète;
et la circulation simple ou double.
Cette méthode de classification n'est que l'ap-
plication de plusieurs principes que Cuvier n'a
pas tous découverts sans doute, mais qu'il a le
premier mis en relief et aussi largement em-
ployés. Le plus simple et le fondement des au-
tres est la loi des corrélations organiques. Une
corrélation nécessaire unit entre eux les organes
ou les fonctions ; tantôt la raison rend compte
de cette corrélation, tantôt l'observation la con-
state comme un fait, empiriquement. Ainsi la
raison explique la solidarité qui unit la respira-
tion et la circulation du sang; car il faut ou que
le sang aille chercher l'air, ou que l'air aille
trouver le sang; il faut que l'animal qui a un
cœur ait des poumons ou des branchies, tandis
que celui qui a des trachées n'a pas besoin de
cœur. Ainsi, il est constaté empiriquement que
tous les ruminants ont le pied fourchu, et que
tous les animaux à cornes ruminent, sans que
la raison puisse expliquer ce rapport. Le prin-
cipe de la corrélation des organes ou des fonc-
tions conduit à la loi de la subordination des
organes ou des fonctions. Un organe dont la
fonction exige la présence et l'action d'un autre
organe est subordonné à celui-ci; ainsi les
organes de la locomotion sont soumis à ceux
«le la digestion, ceux de la circulation a ceux
i respiration, tous au système nerveux,
lequel ils ne peuvent "fonctionnel-. De
môme, a défaut d'une- explication rationnelle, la
constance d'un organe est un signe empirique de
sa prédominance sur les orgnnes variables. Le
f»rincipe de la subordination des caractères est
a conséquence naturelle de la loi de la subordi-
nation des organes et ne fait que représenter
dans le tableau de la classification l'ordre hiérar-
chique des organes eux-mêmes.
Une telle méthode, fondée sur de tels princi-
pes, devait être féconde en résultats. Sans par-
ler des avantages que la science retire nécessai-
rement d'une classification naturelle, elle devait
conduire Cuvier à la reconstruction des animaux
fossiles et lui permettre de tirer les plus graves
conséquences sur le plan de la nature et la ge-
nèse des êtres.
Le besoin d'une classification zoologique avait
forcé Cuvier à développer, sinon à créer, l'ana-
tomie comparée. Cette science lui avait révélé
une telle solidarité entre les organes ou les ca-
ractères, qu'un seul organe étant donné, il deve-
nait possible de deviner l'organisation entière de
l'animal. Les caractères ostéologiques étant liés
aussi étroitement à tous les autres, cet organe
pouvait être une partie du squelette, un os, une
dent. De là les travaux de Cuvier sur les osse-
ments fossiles. Ces dépouilles que l'on trouvait
surtout dans les régions septentrionales de l'an-
cien et du nouveau continent étaient le sujet
d'un étonnement profond pour tous, de mille hy-
pothèses pour les savants. Cuvier, armé de sa
méthode et de ses principes, vint répandre sur
elles une lumière soudaine et inespérée. Quel-
ques-uns de ces os gigantesques étaient rappor-
tés généralement à l'éléphant, mais sans qu'on
pût dire si cet éléphant était le même que celui
de nos jours. Buffon avait soupçonné la possibi-
lité que ces restes appartinssent à des espèces
perdues, mais sans s'y arrêter. Cuvier commença
par établir par l'inspection des dents qu'il y
a de nos jours mêmes deux espèces distinctes
d'éléphants, et que les os fossiles appartiennent à
une troisième espèce aujourd'hui disparue. Ap-
pliquant à la masse entière des débris sa mé-
thode éprouvée, il parvient à distinguer entre
elles les espèces fossiles avec la même sûreté que
les espèces vivantes. Les dents d'un de ces anti-
ques animaux étant recueillies, il en déduit la
mâchoire et la tête, puis le tronc, puis les pieds,
enfin tout l'animal, et la découverte imprévue
d'un squelette entier dans les carrières des en-
virons de Paris vient confirmer de la façon la plus
éclatante les reconstructions du savant. Il arrive
ainsi à faire sortir de terre toute une faune fos-
sile et à proclamer que les espèces qui la com-
posent ne sont pas les espèces aujourd'hui vi-
vantes, qu'elles ont été détruites et remplacées
par la faune actuelle. Considérant enfin les cou-
ches terrestres dans lesquelles se rencontrent ces
fossiles, il établit même que plusieurs faunes,
toutes différentes, toutes anéanties complète-
ment, se sont succédé et ont fait place à celle qui
vit autour de nous.
De cette imposante classification des espèces
animales vivantes ou éteintes, des faits et des
principes qui avaient servi à la construire, Cu-
vier tirait plus ou moins explicitement des con-
séquences d'un intérêt direct et immense pour
quelques-unes des grandes questions qu'agite
spécialement la philosophie. Réunies, ces idées
représentent même quelques parties d'une véri-
table métaphysique.
Puisque les organes ou les fonctions sont unis
par une corrélation si constante et si étroite que
tel organe respiratoire exige telle circulation du
t telles dents, tels estomacs, il s'ensuivait
pour Cu\ er que les organes sont faits pour rem-
plir . ertaines fonctions déterminées, en un mot,
que la nature poursuit des fins dans la formation
CU VI
— 333 —
CUVI
des êtres. Le principe des causes finales était un
corollaire du principe de la corrélation des or-
ganes. Puisque certains organes s'appellent né-
cessairement, il en concluait que certains orga-
nes ne s'excluaient pas avec moins de nécessité;
la dent du Carnivore appelle la griffe pour saisir
la proie vivante et exclut le sabot; le vol des oi-
seaux appelle le poumon et exclut les branchies.
Toutes les combinaisons d'organes ne sont donc
pas possibles; il y a donc des types différents
d'organisation, sans transition entre ces types.
Le règne animal ne forme pas une échelle conti-
nue sans solution, sans hiatus ; il représente
l'exécution de plusieurs plans parallèles dans la
nature. Dans chaque plan les détails varient, et
l'on peut voir la nature passer par degrés d'une
modification à une autre; mais entre les plans
primitifs et généraux il y a un abîme qu'aucune
modification intermédiaire ne peut combler. Les
vertébrés ont leur plan que l'oiseau avec ses cel-
lules aériennes ou le poisson avec ses branchies,
réalise autrement, mais aussi bien que le mam-
mifère avec ses poumons. Les mollusques ont le
leur, les articulés en ont un autre qui diffère es-
sentiellement de celui des zoophytes. Il est donc
impossible qu'un zoophyte, avec son système
nerveux rayonné, devienne un mollusque avec
son cerveau ; qu'un articulé, avec ses cordons
nerveux courant sous le ventre, se transforme en
un vertébré avec son grand sympathique et son
épine dorsale. Le type des espèces n'est pas
moins fixe que celui des embranchements ; il
n'est pas possible que les espèces vivantes déri-
vent des espèces fossiles qui leur ressemblent le
plus. Les révolutions du globe, qui nous ont
laissé tant de débris de ces anciennes créations,
nous auraient aussi laissé, dans des espèces in-
termédiaires, des traces d'une transformation
qui n'aurait pu être que lente et graduée. Elles
nous ont, au contraire, donné des preuves de
leur violence et de leur soudaineté qui n'auraient
pu permettre ces changements insensibles.
Ces idées de Cuvier sont pour la plupart en op-
position formelle avec celles d'un autre grand
naturaliste, de Geoffroy Saint-Hilaire , dont la
Philosophie analomiqtie a pour principe l'unité
de composition de tous les êtres, et pour consé-
quences la négation des causes finales et la va-
riabilité des espèces. Cuvier et Geoffroy étaient
liés dès le principe d'une étroite amitié ; ils
avaient, en commun, fait plus d'une découverte
et publié plus d'un mémoire; partis à peu près
du même point, ils n'ont jamais cessé de s'accor-
der sur beaucoup de questions particulières ;
mais la diversité de leur génie les engage peu à
peu dans des voies dffférentes et de plus en plus
divergentes. Pendant de longues années, l'antago-
nisme de leurs vues demeura ignoré d'eux-mê-
mes ; mais insensiblement il se révélait, et il de-
vait éclater le jour où tous deux, en pleine
possession de leurs doctrines, en verraient et en
proclameraient hautement les conséquences. Il
éclata en effet à plusieurs reprises devant l'Aca-
démie des sciences dans les séances mémorables
des mois de février, mars et juillet 1830. La lutte
des deux savants, qui , malgré sa vivacité^ ne
cessa jamais d'être courtoise, eut, même a la
veille des journées de juillet, le plus grand re-
tentissement. Goethe voyait dans la doctrine de
Geoffroy Saint-Hilaire et dans son triomphe pos-
sible une révolution bien autrement importante
pour la science, et qui l'intéressait bien plus que
la chute des Bourbons. La philosophie anatomi-
que s'accordait avec ses propres travaux en his-
toire naturelle et flattait ses idées en philosophie.
Aussi, dans deux articles qu'il consacre à la dis-
c u si on des deux savants français et dont les der-
nières pages sont à la fois les dernières qu'il ait
écrites, tout en rendant hommage au génie de
Cuvier, le juge-t-il avec sévérité et même avec
injustice. Selon Goethe, Cuvier ne serait qu'un
ordonnateur systématique, séparant, distin-
guant sans cesse, uniquement attaché aux faits,
partisan exclusif de l'analyse, refusant toute
puissance scientifique à l'idée ou à l'inspiration,
méconnaissant les ressemblances et les analo-
gies, ennemi de la synthèse.
On peut, comme Goethe, préférer la doctrine
de Geoffroy Saint-Hilaire à celle de Cuvier: on a
le droit de penser que la question qui fait le
fond de la discussion entre les deux savants n'est
pas encore résolue ; il est permis de croire à
l'impossibilité ou à la difficulté de concilier dans
une mesure convenable l'esprit d'analyse et l'es-
prit de synthèse ; mais il est injuste de représen-
ter Cuvier comme le génie mesquin des détails et
des divisions. Celui qui a ressuscité le monde fos-
sile, créé des animaux de toutes pièces avec
une déni ou une facette d'os, qui a réuni tous
les êtres vivants sous quatre types, qui a re-
connu l'unité du plan de la nature dans les li-
mites de chacun de ces quatre grands embran-
chements, ne peut être accusé d'avoir méconnu
l'importance des analogies et la puissance de la
synthèse. Seulement Cuvier n'a pas voulu pour-
suivre cette synthèse, en dépit des faits ou sans
l'autorisation de l'expérience, jusqu'aux dernières
limites, jusqu'à la conception d'un type unique
de tous les êtres, jusqu'à confondre tous les êtres
dans l'unité de ce Dieu-nature dont Gœthe était
épris et qu'il regardait, à tort ou à raison,
comme la conclusion dernière de la philosophie
anatomique.
Parmi les nombreux ouvrages de Cuvier, nous
citerons comme intéressant plus particulière-
ment la philosophie : le Règne animal distribué
d'après son organisation, Paris, 1817, 4 vol.
in-8, et 1829, 5 vol. in-8; — Leçons a anato-
mie comparée, recueillies et publiées par C. Du-
méril et G- L- Duvernoy, 1800-1805, 5 vol. in-8;
— Recherches sur les ossements fossiles des qua-
drupèdes, 1812, 4 vol. in-4; dernière édition,.
1834, 10 vol. in-8; — Discours sur les révolu-
tions de la surface du globe, 1825, in-8 (cet ou-
vrage n'est autre que l'Introduction de la troi-
sième édition des Recherches).
On peut consulter : Et. Geoffroy Saint-Hilaire.
Principes de la Philosophie zoologique, Paris,
1830, 1 vol. in-8 (c'est le résumé de la discussion
entre Cuvier et Geoffroy) : — Flourens, Analyse
raisonnée des travaux de G. Cuvier, précédée
de son Éloge historique, Paris, 1845, in-18; —
Isid. Geoffroy Saint-Hibtire, Vie, travaux et
doctrine scientifique d'Etienne Geoffroy Saint-
Hilaire, Paris, 1847, in-8; — Gœthe, Œuvres
d'histoire naturelle, traduites en français par
C. F. Martins, Paris, 1837, in-8. Voy. Geoffroy
Saint-Hilaire. A. L.
CUVIER (Frédéric), né à Montbéliard en 1773,
directeur de la ménagerie du roi, inspecteur gé-
néral de l'Université, membre de l'Académie des
sciences, professeur au Muséum d'histoire natu-
relle, mort en 1838, à Strasbourg, pendant une
tournée d'inspection générale.
L'histoire naturelle fut l'unique objet des étu-
des et des écrits de Fr. Cuvier; mais dans cette
science même il tient une place à part parmi
les zoologistes, et il s'occupa spécialement d'un
sujet qui rattache ses travaux à la philosophie.
Tout en suivant la voie de son illustre frère et
en étudiant la structure des animaux, il s'atta-
cha particulièrement à observer leurs mœurs. La
question de l'intelligence des bêtes, traitée pres-
que exclusivement comme un problème de mû-
CUVI
— 334 —
CYNI
l;iphysiquc par Descartes et même par Buffon,
devient entre ses mains une question de Eut.
Fr. Cuvier ne constate pas seulement au nom
d'une longue expérience l'intelligence des bêtes
comme un faH incontestable, il fixe de tous les
côtés les limi:es de cette intelligence. D'abord il
trace celles qui séparent l'intelligence des espè-
ces différentes, puis celles qui séparent l'intelli-
gence de l'instinct, enfin celles qui séparent l'in-
telligence des bêtes de l'intelligence de l'homme.
Comme ses idées ne sont fondées que sur l'ob-
servation, et qu'il a surtout observé les mammi-
fères, ce sont les seuls mammifères qu'il classe
selon le degré de leur intelligence. Au plus" bas
de l'échelle, il place les rongeurs, par exemple,
le castor; au-dessus, les ruminants, le bison ou
le bélier; beaucoup plus haut, les pachydermes,
le cheval et l'éléphant; plus haut encore, les car-
nassiers, le chien en tête ; au-dessus de tous, les
quadrumanes, et en première ligne parmi eux,
l'orang-outang et le chimpanzé. A ces animaux
supérieurs il n'hésite pas a reconnaître la faculté
de généraliser.
Pour séparer l'instinct de l'intelligence, c'est
de l'observation du moins intelligent des mam-
mifères, du rongeur, du castor, qu'il tire ses
preuves. Tout admirable qu'elle est, Fr. Cuvier
ne rapporte pas à l'intelligence l'industrie du
castor. De jeunes castors, placés isolément dans
une cage, tout exprès pour qu'ils n'aient pa.s be-
soin de bâtir, bâtissent malgré tout; il en con-
clut qu'ils agissent sans intelligence, poussés par
une force machinale, l'instinct, qu'il essaye de
distinguer de l'habitude. Il remarque que l'ha-
bitude consiste en ce qu'une action corporelle,
d'abord accomplie avec le concours de l'intelli-
gence, finit, après avoir été longtemps répétée,
par s'exécuter sans ce concours; de telle sorte
que l'habitude établit une dépendance immédiate
entre les besoins et les organes d'action. Or, dit-
il, « si cette dépendance pouvait exister natu-
rellement, tous les phénomènes de l'instinct se-
raient expliqués. » L'instinct et l'intelligence
sont deux forces également primitives, mais dis-
tinctes et même contraires : l'une aveugle, fa-
tale, invariable, particulière; l'autre libre, pro-
gressive, générale.
Entre l'intelligence du plus intelligent des
animaux et l'intelligence de l'homme, la distinc-
tion n'est pas moins profonde. Aux bêtes, Fr. Cu-
vier accorde la puissance de recevoir par les
sens les mêmes impressions que nous, d'en con-
server la trace, de les associer, de les combiner,
de tirer des rapports de ces combinaisons, d'en
déduire des jugements. Mais elles n'ont pas la
réflexion, c'est-à-dire la puissance qu'a seule
1 intelligence humaine de se considérer elle-
même, de s'étudier, de se connaître.
Fr. Cuvier pensait que les facultés instinctives
et intellectuelles pouvaient fournir à la classifi-
cation des animaux des caractères aussi distinc-
tifsque les caractères physiologiques. 11 trouvait
dans l'instinct de la sociabilité la raison de la
réduction faite ou à faire par l'homme de cer-
taines espèces à l'état de domesticité; les seules
ces douées de cet instinct, qui vivent natu-
rellement en société à l'état sauvage, seraient
Iles de devenir domestiques; celles dont les
idus vivent solitaires ne pourraient jamais
qu'apprivoisées. Toute la puissance de
l'homme sur les individus des espèces sociables
lit à entrer en quelque sorte dans leur
té et à se faire reconnaître pour le chef du
troupeau.
Un grand nombre de laits particulier
i Mis pour le philo i tous
!" ouvrages de Fr. Cuvier, et malheureusement
difficiles à recueillir. Le résultat et le résumé
philosophiques de toutes ces observations et de
tous ces écrits seraient une sorte de psychologie
générale des animaux supérieurs.
Outre son grand ouvrage, l'Histoire générale
des mammifères, Paris. 1818-1837, 70 livrai-
sons in-f°, les écrits de Fr. Cuvier, qui se rap-
portent particulièrement à la question de l'in-
stinct et de l'intelligence, sont : Observations
sur le chien de la Nouvelle-Hollande, précédées
de quelques réflexions sur les Facultés morales
des animaux, 1808, Annales du Muséum, vol. XI;
— Description d'un orang-outang et observa-
lions sur ses facultés intellectuelles, 1810. ibid.,
vol. XVI ; — Observations tur les facultés jilnj-
siques et intellectuelles du phoque commun,
1811, ibid., vol. XVII • — Examen des observa-
lions de M. Dugald Slewart, qui tendent à dé-
truire l'analogie des phénomènes de l'instinct
avec ceux de l'habitude, 1829? Mémoires du Mu-
séum, vol. X; — de la Sociabilité des animaux,
1823. ibid., vol. XIII; — Essai sur la domesti-
cité de mammifères, précédé de Considérations
sur les divers états des animaux dans lesquels
il nous est possible d'étudier leurs actions, 1825,
ibid., vol. XIII; — de l'Instinct des animaux,
dans le Dictionnaire des sciences naturelles,
vol. XXIII.
On peut consulter : Flourens, Éloge historique
de Fr. Cuvier, dans les Mémoires de l'Académie
des sciences, vol. XVIII; du même auteur, de
l'Instinct et de l'intellige>ice des animaux. Ré-
sumé des observations de Fr. Cuvier sur ce su-
jet, Paris, 1845, in-18. A. L.
CYNIQUE (Ecole). Après la mort de Socrate,
Antislhène réunit quelques disciples dans le Cy-
nosarge, gymnase d'Athènes, situé près du tem-
ple d'Hercule, et fréquenté par les citoyens de la
dernière classe. Ces disciples s'appelèrent d'a-
bord antisthéniens ; plus tard ils reçurent le nom
de cyniques à cause du lieu de leurs réunions et
surtout à cause de leurs habitudes beaucoup trop
semblables à celles des chiens.
L'é:ole cynique n'a , dans l'histoire de la
science, qu'une importance secondaire. Plus li-
bre, plus personnelle qu'aucune autre école, amie
de la singularité jusqu'au fanatisme, elle n'a pas
ce qui fait l'originalité véritable, un principe
qui lui soit propre. Je passe sous silence la logi-
que d'Antisthène, renouvelée de celle de Gorgias,
logique toute négative, que les successeurs d'An-
tisthène n'ont pas même conservée (voy. Antis-
thèn'e et Diogène). La morale des cyniques,
c'est-à-dire leur doctrine entière, sur quoi re-
pose-t-elle? sur ce principe que la vertu est le
seul bien : principe assez peu nouveau même au
temps d'Antisthène. Pythagore l'avait introduit
dans son école, Socrate l'avait proclamé sur ies
places publiques, presque tous les socratiques
l'acceptaient d'un commun accord. Le principe
des cyniques est un principe d'emprunt; nuis ce
qui leur est propre et ce que personne ne leur
conteste, ce sont les conséquences qu'ils en tirent.
La vertu est le seul bien, disent-ils; donc le plai-
sir est un mal ; la beauté, les richesses, la santé,
la naissance, tout ce qui n'est pas la vertu est
pour le moins indifférent. La douleur est un bien
véritable. Il faut aimer la douleur et la recher-
cher pour elle-même. La vertu est le seul
donc les arts, les siences, la politesse, toutes les
bienséances sont des superfiuités condamnables;
l.i. civilisation ne lait qu amollir et corrompre les
; en toutes choses le mieux est d'en révé-
la simple nature, à la nature animale, par-
fait modèle de la nature humaine. Enfin, puis
que la vertu est le seul bien, le sage jouit de
tous les avantages possibles; i! se suffit à lui-
GYRÉ
— 335 —
DABI
même. Par suite, il ne fait rien pour ses sembla-
bles; il trouve en lui-même son but et sa règle,
et abaisse les lois de l'Etat devant celles de la
vertu et de la raison.
Cette révolte audacieuse contre la société, ce
mépris de tout ce qu'elle estime, s'expliquent par
les antécédents et la condition des principaux
cyniques. Antisthène, pauvre et né d'une mère
thrace, était exclu de toutes les fonctions publi-
ques. Diogène, fils de faux-monnayeurs , faux-
înonnayeur lui-même, avait été chassé de sa ville
natale. Cratès était difforme et contrefait. Maxime
avait été le domestique d'un banquier. Ménippe
était esclave. Disgraciés des hommes et de la for-
tune, tous ces malheureux ne devaient-ils pas en
appeler des lois de la société à celles de la na-
ture, devant lesquelles pauvres et riches sont
égaux? Durs et durement élevés, ne devaient-ils
pas s'indigner contre la mollesse de leur siècle
et faire de la volupté divinisée par une autre
école (voy. Aristippe et École cyrénaïque) la
source de tous les maux? Mais, en même temps,
au milieu d'une société élégante et polie, cet
étroit rigorisme était à jamais frappé d'impuis-
sance. Pendant le premier siècle de son exis-
tence, l'école cynique a eu trois chefs remarqua-
bles : Antisthène, Diogène, Cratès. Voici leur
histoire : Antisthène, objet de la risée publique,
n'a laissé, en mourant, qu'un seul disciple. Dio-
gène, le plus distingué des cyniques, n'est pour
Platon qu'un Socrate en délire. Cratès a produit
Zenon. Zenon a porté à la doctrine cynique un
coup mortel. Il l'a rendue impossible en la tem-
pérant. Après lui, l'école cynique se traîne sans
gloire pendant un demi-siècle, et finit par dis-
paraître. Au temps des empereurs, elle renaît à
Rome, représentée par quelques hommes obscurs,
its malades pour qui le stoïcisme est une fai-
blesse, et dont l'austérité tout extérieure touche
de près au charlatanisme. Durant tant de siècles,
quelques traits de vertu, pas un ouvrage remar-
quable, pas un écrit que l'on puisse citer.
Sur les cyniques en général, il faut consulter
Diogène Laërce, liv. VI, ch. cm, les Histoires de
Tennemann et de Ritter, et surtout les disserta-
tions suivantes : Richteri, Dissert, de cynicis ,
in-4, Leipzig, 1701; — Meuschenii, Disput. de
cynicis, in-4, Kel, 1703 ; — Joecheri, Progr. de
cynicis nulla re teneri volentibus, in-4, Leipzig,
1743; — Mentzii, Progr. de cynismo ncc philo-
sophe- nechominedigno, in-4, ibid., 1744 ; — De-
launay, de Cynismo ac prœcipue de Antisthène,
Diogène et Cratete, in-4, Paris, 1831. — Pour la
bibliographie de chacun des cyniques, voy. leurs
noms. D. H.
CYRÉNAÏQUE (École). Pendant qu'Antisthène
s établissait dans le Cynosarge, un autre disciple
de Socrate fondait à Cyrène, colonie d'Afrique,
une autre école aussi exclusive que l'école cyni-
que et destinée à la contredire sur tous les points.
L'histoire de l'école cyrénaïque se divise en deux
périodes.
Au commencement de la première, Aristippe^
un ami de la volupté, un homme de cour, égare
parmi les socratiques, enseigne que le plaisir est
le seul bien, que le seul mal est la douleur, et
se comporte en conséquence. Arété, sa fille, re-
cueille cette doctrine et la transmet à son fils
Aristippe le jeune, qui érige en système de mo-
rale les idées éparses de sa mère et de son aïeul
(Aristote, Ap. Euseb. Prœp. evang., lib. XIV,
c xyiu). Rien de plus facile à résumer que ce
système : sa base est, comme toujours, dans la
psychologie. L'esprit, dit-on, connaît les diverses
modifications qu'il éprouve, mais non les causes
de ces modifications. Par conséquent, la morale
ne doit tenir compte que des divers états de no-
tre âme, c'est-à-dire de la peine et du plaisir,
Or, relativement au plaisir et à la peine, il n'y a
qu'une seule règle possible, c'est de chercher
l'un et d'éviter l'autre. Mais les plaisirs sont de
diverses espèces. Il y a les plaisirs des sens et
les plaisirs de l'esprit : il faut préférer les plai-
sirs des sens. Il y a aussi le plaisir présent que
la passion réclame et le plaisir éloigné que
poursuit l'espérance : il faut préférer le plaisir
présent. Cela est clair et positif.
Restent les conséquences ; elles éclatent d'el-
les-mêmes pendant la seconde période. Théodore
l'athée, disciple du second Aristippe, s'autorisant
de ce principe, que nous connaissons nos sensa-
tions, mais non pas leurs causes, oblige le sage
à se concentrer en lui-même, traite de folies
l'amitié et le patriotisme , nie l'existence du
monde avec l'existence de Dieu, et arrive au
plus grossier égoïsme par un système complet
d'indifférence morale et religieuse. Deux de ses
disciples, Bion et Évhémère, tournent ces doctri-
nes contre la religion établie. Et, pour aller jus-
qu'au bout, Hégésias, étonné qu'un être fait pour
le plaisir soit en proie à tant de misères, déclare
que la vie n'a aucun prix, et prêche ouverte-
ment le suicide. C'est en vain qu'Anniceris, le
dernier des cyrénaïques. se révolte contre ces
effrayantes théories et sépare son école de celle
d'Hégésias : pendant que, par une honorable in-
conséquence, il parle de délicatesse et de vertu ;
pendant qu'il s'efforce de réhabiliter toutes les
nobles affections de l'âme, l'école cyrénaïque
perd entre ses mains la seule originalité à la-
quelle elle puisse prétendre, et se confond dé-
sormais avec l'école épicurienne.
Ainsi, l'école de Cyrène, fondée, comme l'é-
cole cynique, dans les premières années du
ive siècle avant notre ère, disparaît comme elle
un siècle plus tard, lorsqu'une école nouvelle
s'est emparée de ses principes et les a rendus
plus applicables en les tempérant. Au fond, mal-
gré le nombre des sectes dont elle est la mère,
malgré les noms sonores d'annicerites, d'hégé-
siaques, de théodoriens, l'école de Cyrène n'a
eu, comme l'école cynique, qu'une influence
restreinte. En un siècle elle ne produit ni un
seul grand ouvrage ni un seul grand homme ;
elle n'attire guère à elle que des habitants de
Cyrène, et sa doctrine, pendant trois généra-
tions, semble n'être qu'une tradition de famille.
L'isolement de Cyrène. jetée entre les sables et
la mer à l'extrême limite de la civilisation
grecque, explique en partie cette impuissance;
mais la cause principale en est ailleurs : elle est
dans la nature humaine, qui réprouve tous les
excès, qui se rit de toutes les extravagances,
aussi éloignée de l'abjection de la doctrine du
plaisir que de la folie d'un rigorisme qui défend
jusqu'à l'espérance.
Pour la bibliographie, voy. les noms des prin-
cipaux cyrénaïques. D. H.
CYTHÉNAS, plus exactement appelé Satur-
nin Cylhénas, fut, selon le témoignage de Dio-
gène Laërce (liv. IX, ch. cxvi), le disciple de
Sextus Empiricus, et suivit, comme son maître,
l'école empirique. Nous ne savons rien de plus
de sa vie et de ses opinions. X.
D. Dans les termes mnémoniques par lesquels
les logiciens désignent les différents modes du
syllogisme, cette consonne indique que tous les
modes des trois autres figures, qui ont cette ini-
tiale, peuvent être ramenés au mode de la pre-
mière qui commence par la même consonne ; par
exemple que Darepti ou Disamis se ramènent au
mode Darii.
Voy. Conversion, Syllogisme.
DABITIS. Terme mnémonique de convention
DAMA
— 336 —
DAMA
par lequel les logiciens désignaient un des modes
indirects de la première des trois figures du syl-
logisme reconnues par Aristote. Voy. la Logique
de Port-Royal, 3° partie, et l'article Syllogisme.
DALBERG (Charles-Théodore prince de), né en
H44 à Hernsheim, près de Worms, est un per-
sonnage dont le nom appartient avant tout à
l'histoire de l'Église et de la politique, puisqu'il
fut à la fois archevêque et prince primat de la
confédération du Rhin. Son goût pour les lettres,
ses relations avec Herder, Gœthe, Wieland, Schil-
ler, et quelques-uns de ses ouvrages lui assurent
aussi une place honorable dans l'histoire de la
littérature. Enfin il n'est pas resté étranger à
l'étude de la philosophie, et la meilleure partie de
ses écrits est consacrée à cette science. On cite
de lui : Réflexions sur V univers, Francfort, 1777,
six fois réimprimées jusqu'en 1821 ; — Pensées sur
la dignité morale, Erfurt, 1787 ; — Principes d'es-
thétique, Francfort, 1791 ; — de la Conscience
comme fondement général de la philosophie,
Erfurt, 1793. Ces ouvrages ont été publies en
allemand, bien que l'on rapporte que plusieurs
ont été écrits en français. Ils ont eu peu d'in-
fluence en Allemagne, peut-être parce que leur
auteur était justement suspect aux yeux de ses
compatriotes. Le mouvement qui a depuis em-
porté la philosophie allemande a laissé bien
loin derrière lui ces essais dont les critiques
conteaiporains font à peine mention.
DAMASCÈNE (saint Jean), né à Damas, en
Syrie, a été l'un des plus illustres Pères de
l'Église au vme siècle. Il eut pour précepteur
un religieux italien, nommé Côme, que son père
avait racheté de la captivité, et sous lequel il fit
de rapides progrès. Ayant succédé à son père
dans la charge de conseiller du calife, sa fidélité
au christianisme le fit bientôt tomber dans la
disgrâce ; mais, quoique réintégré plus tard, il
abandonna le monde, donna la liberté à ses es-
claves, distribua ses biens aux pauvres, et se
retira dans la laure de Saint-Sabas avec un autre
disciple de Côme. Il se soumit à la volonté du
patriarche de Jérusalem, qui lui ordonna de
recevoir la prêtrise; et bientôt après, ayant pris
la plume pour défendre le culte des images, il
visita Constantinople, dans l'espérance d'y trou-
ver la couronne du martyre. Ce désir n'ayant
point été satisfait, il retourna dans sa solitude,
où il mourut vers la fin du vme siècle.
Les ouvrages de saint Jean Damascène ne sont
pas exclusivement théologiques. Plusieurs sont
consacrés à la philosophie, et, dans ceux même
qui traitent des questions principales de la foi
chrétienne, de nombreux passages font connaître
les doctrines philosophiques de ce Père.
11 reconnaît que les Gentils ont cru en Dieu,
et que la Providence elle-même a pris soin d'en
déposer la connaissance dans nos esprits. 11
s'appuie surtout, pour démontrer la réalité du
principe suprême, sur la nécessité d'une cause
première, créatrice et conservatrice de l'univers
(Orlh. fia., lib. I, c. m). Il démontre ensuite
l'unité de Dieu par sa perfection, qui ne saurait
appartenir à plusieurs êtres à la fois (76., c. v).
Il cherche aussi, dans la nature, des témoi-
Lges de l'existence du Verbe divin, et les
trouve surtout, comme saint Augustin avant lui,
des similitudes lirées de notre constitution
intellectuelle ; il reconnaît néanmoins que, quand
git de l'essence divine, toutes ces compa-
raisons sont imparfaites {Ib.} c. vi). Il est moins
heureux lorsqu'il veut définir l'espace, et oppo-
ser, à l'étendue visible, l'ubiquité spirituel
Dieu (lb., c. xvi). Quant aux attributs divins,
il les énumère, les décrit en pende mois, i
apporte guère d'autres preuves que la pi
tion divine qu'ils constituent {lb., c. xix). 11 est,
sur la nature du temps, moins explicite encore
que sur celle de l'espace; ce qu'il en dit, OU
plutôt ce qu'il dit du mot siècle, souvent usité
dans l'Écriture, se borne à la définition des
divers dans lesquels ce mot est employé, soit
dans la Bible, soit dans les écrivains ecclésiasti-
ques {lb., lib. II, c. i). Il attribue la création à
un acte libre dé la bonté de Dieu, dont l'a-
mour ne pouvait se contenter de la contempla-
tion de lui-même et de lui seul {lb., c. n).
Une partie du second livre du traité de la Foi
orthodoxe comprend une sorte de psychologie
do la sensibilité, de l'intelligence et de la vo-
lonté. Les passions y sont énumérées dans une
classification très-incomplète et tout à fait arbi-
traire, qui n'a rien d'ailleurs d'original, et rap-
pelle des écrivains antérieurs et des doctrines
antiques. Quelques détails sur les sens et leurs
propriétés ne présentent rien de neuf, et n'ont
point de portée. Les facultés qu'il reconnaît dans
l'intelligence sont la pensée et la mémoire. Il
distingue la parole interne, qui n'est autre chose
que la pensée, de la parole externe et articulée,
distinction qui ne lui fournit aucune considé-
ration de quelque importance. Il n'y a pas plus
de profit à tirer de ses définitions de la passion,
de l'action et de la volonté {lb., c. xm-xxn). Il
définit avec raison la Providence : la volonté
divine par laquelle toutes choses sont sagement
et harmoniquement gouvernées {lb., c. xxix). La
prescience étant la condition nécessaire de la
Providence, il en cherche l'accord avec le libre
arbitre. Dans ce but, il distingue les choses que
Dieu prévoit et fait, de celles qu'il prévoit seu-
lement. C'est parmi ces dernières que se rangent
les actes humains. Cette distinction, comme on
sait, ne résout pas complètement la difficulté ;
mais on voit facilement que ce Père n'a pas
abordé la question dans toute son étendue, telle
qu'elle est posée par saint Paul {Épît. aux Phi-
lippy ch. n, *. 13), telle qu'elle avait été déve-
loppée par saint Augustin, et telle qu'elle le fut
plus tard par les thomistes, par Descartes et par
Malebranche.
Dans son traité de la Dialectique ou de la Logi-
que, il donne plusieurs définitions de la philoso-
phie, dont la meilleure est celle-ci : « La Philoso-
phie est la connaissance des choses qui sont, en
tant qu'elles sont, c'est-à-dire de leur nature. »
Dans cet opuscule, il définit successivement l'être,
la substance, l'accident, le genre, l'espèce, confor-
mément aux traditions de la philosophie péripa-
téticienne. Il modifie cependant le sens de ces
mots, toutes les fois qu'ils ne se prêtent pas assez
à l'exposition de la foi orthodoxe : la théologie
préludait ainsi aux subtilités de la scolastique. Il
emprunte à Aristote ses catégories, qu'il expli-
que avec quelque développement, et suit Por-
phyre pour les genres et les espèces. Les mêmes
définitions se reproduisent dans son opuscule sur
les Institutions premières, et sa Physique n'est
autre chose que l'exposition de quelques prin-
cipes empruntes à celle d'Aristote.
Dans son Dialogue contre les Manichéens, ii
réfute le dualisme du bien et du mal, admis
tous deux comme principes absolus, à l'aide de
la doctrine adoptée, avant et après lui, par les
écrivains ecclésiastiques, qui considèrent le mal
comme n'existant pas en lui-même, mais seu-
lement en vertu de rapports faux, créés par
une. Il soutient donc que toutes choses sont
bonnes, mais qu'elles peuvent devenir mauvaises
par L'usage que nous en faisons.
On voit, par ce rapide exposé, que la philo-
sophie de saint Jean Damascène n'a rien d'ori-
etrouve presque tout entière dans
DAMA
— 337 —
DAMI
la philosophie grecque, principalement dans la
philosophie péripatéticienne, modifiée par quel-
ques-uns des Pères ses prédécesseurs: mais elle
est loin de montrer, dans ses écrits, la richesse
de développement et la finesse d'aperçus qui la
distinguent dans saint Augustin. Saint Jean Da-
mascène fut célèhre, parmi ses contemporains,
par sa vie solitaire et sa lutte contre les icono-
clastes. La gloire que méritèrent sa piété^ et sa
constance dans la loi a pu rejaillir sur ses écrits,
sans que la critique moderne soit obligée de
ratifier un jugement trop favorable.
11 y a plusieurs éditions des œuvres de saint
Jean Damascène. Les principales sont celles de
Jacques de Billy, abbé de Saint-Michel en l'Erm,
Paris, 1619. Cette édition ne contient guère que
les traductions latines des différents ouvrages de
ce Père. Trois ont été données à Bâle par Marc
Hoppcr, en 1548, 1559 et 1575; la dernière est
beaucoup plus ample que les précédentes. Enfin
la meilleure et la plus nouvelle est celle du
P. Lequien, Paris, 1712, chez J.-Bapt. Delespine,
2 vol. in-P. H. B.
DAMASCIUS de Damas, philosophe alexan-
drin du vie siècle, a été compté mal à propos au
nombre des stoïciens par Suidas, suivi en cela
par Fabricius. Il étudia d'abord à Alexandrie,
sous Théon et Ammonius, fils d'Hermias; puis il
se rendit à Athènes, où Zénodote lui apprit les
mathématiques, et Marinus la philosophie. Mais
ce qui le forma surtout à la dialectique, ce furent
les entretiens et les leçons d'Isidore. Une étroite
amitié se forma dès lors entre Isidore et Damas-
cius; et lorsque le premier, pour se rendre à
Alexandrie, abandonna cette chaire d'Athènes
illustrée par les Plutarque, les Syrien et les
Proclus, ce fut Damascius qui lui succéda. Il fut
le dernier anneau de cette chaîne glorieuse ; car
le décret de Justinien qui ferma l'école d'Athènes
mit bientôt fin à ses leçons, et le contraignit de
chercher hors de l'empire un lieu où la philo-
sophie pût respirer. Il se rendit auprès de Chos-
roès, avec Simplicius et les derniers débris de
l'école de Plotin. et n'y trouva qu'un esclavage
plus dur. Rentre dans le monde romain avec ses
amis découragés, on croit qu'il se réfugia dans
Alexandrie, ou subsistaient encore quelques tra-
ces des études philosophiques, et qu'il y mourut
obscurément. Ses principaux ouvrages sont des
Commentaires sur divers dialogues de Platon,
une Biographie des Philosophes, dont il nous
reste des fragments où il est sans cesse question
d'Isidore, et enfin des Problèmes et solutions sur
les principes des choses, dont on a également
retrouvé quelques lambeaux. Photius parle avec
mépris de Damascius, dont les écrits, dit-il, sont
remplis de fables puériles, et d'attaques dégui-
sées, mais perfides, contre la religion chrétienne.
S'il s'agit bien de notre Damascius, dans ce pas-
sage de Photius, on peut dire du moins que ce
jugement est d'une témérité excessive ; car les
seules traces qui nous soient restées de sa doc-
trine indiquent un esprit pénétrant, et capable
d'imprimer à son école une direction nouvelle.
On sait la double origine de la spéculation alexan-
drine; Plotin et ses successeurs suivaient Platon
dans son ascension dialectique, et arrivaient^
sinon avec lui, du moins par sa méthode, à l'unité
des éléates; mais une fois parvenus à cette hau-
teur, au lieu de se perdre dans l'absolu comme
les eléates et de nier le relatif faute de pouvoir
l'expliquer, ils acceptaient, au contraire, les
données de l'expérience, et mettaient tous leurs
soins à concilier les résultats opposés de ces
deux méthodes, c'est-à-dire le Dieu puissant et
intelligent, auquel le spectacle du monde nous
conduit, et. le Dieu absolu, supérieur à l'intel-
DICT. PHILOS.
ligence et à l'être, que nous donne la dialectique
Cette conciliation s'opérait, dans l'école d'Alexan
drie, au moyen de la théorie des hypostases, qui
sauvait l'unité de Dieu par l'unité substantielle
du principe, et la pluralité des points de vue par
la Trinité On avait même poussé si loin l'abus
de ces divisions inintelligibles, que Plotin et
PoT-pbyrn n'admettaient pas seulement une Tri-
nité, mais une Ennéade. La solution proposée
par Damascius fut toute différente. Il repoussa
cette supposition d'une pluralité hypostatiquequi
n'altère pas l'unité substantielle; il laissa tout
entière l'unité absolue de Dieu, qui le rend in-
compréhensible et ineffable ; mais il soutint que.
si nous ne connaissons pas sa nature, nous con-
naissons du moins son gouvernement, et son ef-
ficace par rapport au monde et à nous-mêmes.
Selon lui, nous savons clairement que Dieu
est et qu'il est infini, et nous savons ce que c'est
qu'être infini, sans pour cela comprendre les
attributs de l'infinité. Par l'idée que nous avons
spéculativement de Dieu, Dieu est infini et in-
compréhensible ; par les preuves que nons avons
de la Providence, Dieu est bon, intelligent, puis-
sant. Ce n'est pas que nous arrivions par cette
voie détournée à comprendre Dieu ; mais nous
jugeons, par les effets de sa puissance, qu'il n'y
a rien en lui qui ressemble à la négation de l'in-
telligence, de la bonté, de la puissance. Nous lui
donnons ces attributs, parce qu'ils expriment ce
que nous connaissons de plus parfait après lui,
avec cette réserve qu'il ne les possède pas sous
la forme que nous connaissons. Damascius, en
parlant ainsi, était tout près de pénétrer le mys-
tère qui a tant troublé cette école, et de rendre
au dieu mystique des alexandrins, à ce dieu qui
n'est pas l'Être, le vrai . caractère du Dieu de la
raison, c'est-à-dire de l'Être absolu, incommuni-
cable, sans mesure commune avec l'être que
nous sommes ; mais cette spéculation incomplète
et inachevée resta sans écho dans une école qui
n'avait plus de souffle, et dont Proclus avait clos
sans retour les brillantes destinées. Le livre des
Problèmes a été publié en partie par J. Kopp,
Francfort, 1826, in-8. Consultez Y Histoire cri-
tique de V école d'Alexandrie, par M. Vacherot,
Paris, 1846-50, 3 vol. in-8, et Y Histoire d'Alexan-
drie, par M. J. Simon, Paris, 1845, 2 vol. in-8.
J. S.
DAMTEN (Pierre), né à Ravenne, dans les
premières années du xne siècle, quitta le monde,
jeune encore, pour entrer au monastère de Fon-
tavellana, dont il fut élu abbé en 1041. Les ser-
vices qu'il avait rendus au Saint-Siège dans
plusieurs occasions importantes, ayant décidé le
pape Etienne IX à le nommer, en 1057, cardinal
et évêque d'Ostie, il n'accepta ces hautes dignités
que pour les résigner peu d'années après. Malgré
son penchant pour la solitude, il fut encore ap-
pelé à remplir les fonctions de légat en France,
en Allemagne et en Italie. Il est mort à Faenza,
le 22 février 1072.
Pierre Damien n'a émis dans ses nombreux
ouvrages aucune opinion qui lui soit propre.
Théologien orthodoxe, il reproduit fidèlement la
doctrine de l'Église, et craindrait de l'altérer en
cherchant à l'approfondir. Il n'était pas étranger
à la connaissance de l'antiquité; mais il n'a
aucune sympathie pour ses écrivains. Il veut ne
recourir, selon ses termes; ni aux sources de
l'éloquence cicéronienne, ni à la science de Pla-
ton et de Pythagore, mais suivre les sentiers
frayés par la divine sagesse (Opp., t. III, p. 97,
édit. de Paris). Ailleurs, il gourmande les moi-
nes qui étudient les règles de Donat de préfé-
rence à la règle de saint Benoît [Ib., p. 130).
Comme il est ordinaire, celte rigueur envers
22
DAMI
— 338 —
h\' I
l'antiquité s'allia chez Pierre Dam ion à des ton-
tiles à la philosophie, il ne conteste
pas qu'elle ne donne de la force à l'esprit dans
la méditation des saints mystères, mais il l'es-
peuj il aurait du penchant a la pros
et il la subordonne entièrement à la théologie
(Ib., p. 271). En un mot, Pierre Damien i
écrivain plus prudent qu'original, dont les ou-
es solides et sensés ont joui au moyen âge
d'une juste célébrité, mais qui n'a exercé aucune
influence notable sur la marche des idées.
Les œuvres de Pierre Damien ont été recueil-
lies, sous le pontificat du pape Clément VII, par
le cardinal Constantin Cajétan, Rome, 1606-1615,
en trois volumes in-f°, réimprimés à Lyon en 1623.
Le. premier volume contient cent cinquante-huit
lettres, divisées en huit livres ; le second, soixante-
quinze sermons ou biographies ; le troisième,
divers opuscules sur le dogme, la discipline et la
morale, au nombre de soixante. Cajétan ajouta, en
1640. un quatrième volume renfermant des priè-
res, des hymnes, etc. Cette édition a servi de
base à celles de Paris, in-f°, 4 vol., 1642 et 166:5.
Consultez Dupin, Bibliothèque des auteurs ec-
clésiastiques du xi° siècle; — Oudin, de Seripio-
ribus ecclesiasticis, t. II, p. 668; — Histoire
littéraire de France, t. VIII. C. J.
DAMIRON (Jean-Philibert), né en 1794 à Belle-
ville (RhôneL élève de Cousin, condisciple et
ami de Jouffroy, est l'un des plus honorables
représentants du spiritualisme au xixe siècle. Sa
vie tout entière, dévouée à l'accomplissement du
devoir, peut s'écrire en deux lignes. Admis à
l'École normale en 1813, après quelques années
passées en province, il revint à Paris professer la
philosophie aux collèges Bourbon, Charlemagne,
Louis-le-Grand, à l'École normale, et enfin à la
Sorbonne. Cette existence paisible ne fut trou-
blée qu'un moment ; la mort de Jouffroy lui
causa une vive douleur, et le devoir qui lui fut
imposé de publier ses Nouveaux mélanges phi-
losophiques souleva contre lui des récrimina-
tions passionnées qui durent bien étonner le
meilleur des hommes. Mais, à part ce petit orage,
il n'eut qu'à se louer de sa destinée et des hom-
mes. Il mourut en 1862, entouré d'amis et de
disciples, en possession d'une renommée mo-
deste, mais durable, et surtout environné d'un
respect que des génies d'un ordre supérieur n'ont
pas obtenu au même degré. C'est un de ces hommes
qui servent de témoignage à une doctrine, ou
tout au moins la font aimer en montrant com-
bien elle les rend vertueux et bienveillants. Les
mentes de l'esprit n'étaient pas chez Damiron
inférieurs à ceux du caractère; ses ouvrages ne
renferment sans doute aucune de ces conceptions
originales qui donnent la gloire ; mais ils ne man-
quent pourtant pas de vues neuves et d'heureuses
observations. Ce qui lui donne un rang à part,
quoique un peu secondaire, dans l'école de M. Cou-
sin, c'est qu'il en est le moraliste et pour ainsi
dire le prédicateur. En toute chose c'est la
question morale qui l'intéresse: c'est elle qui
inspire ses travaux, il ne la perd pas de vue, et
entend qu'on le sache bien, dût-il le répéter un
peu trop souvent. Cette religion du devoir lui
sert de principe de critique dans ses ouvrages
historiques : Essais sur l'histoire de la philoso-
phie en France au xvne siècle, Paris, 1846, —
<iu xvni0 siècle, Paris, 1862, — au xixe siècle,
Paris, 1834. Un système qui ne peut se concilier
avec la foi au beau, à Dieu, et a la vie future,
est pour M. Damiron une erreur: et prouver
qu'il contredit ces croyances, c'est a peu près le
réduire à l'absurde. Tel est encore le carn tère
dominant de son seul ouvrage dogmatique, le
l'ours de philosophie, Paris, 1842. Certes,
M. Damiron a comme loulc son école le
timent de l'importance de la psychologie,
niais fl estime qu'elle est un moyen pour nom
apprendre notre destinée et pour nous dicter nos
devoirs; ta logique elle-même n'est pas
traite à cette subordination, et la méthode s
guère qu'une bonne habitude, c'est-à dire
vertu de l'intelligence, pour laquelle le vi-
le bien. Il faut dire à ceux qui ne le savent pas,
que ce cours de philosophie est un des meilleurs
hvns du temps: il abonde en idées qu'on ap-
pellerait hardies, si elles étaient annoncées
as. et qui ont paru neuves à ceux qui les ont
reproduites sans en indiquer l'origine. M. Dami-
ron a donnéplusieurs articles au Dictionnav
sciences philosophiques. On peut consulter Da-
miron dans le livre qu'il a publié sous le titre :
Dix ans d'enseignement, Paris. 18.'>9, in-8. et
l'article que lui a consacré M. Ad. Franck, dans
les Moralistes et Philosophes, in-8, Paris, 1872.
E. C.
DANIEL (Gabriel), né à Rouen, en 1649, entra
au noviciat des Jésuites de Paris en 1667, fut
successivement professeur de théologie à Rennes,
bibliothécaire de la maison professe de Paris, et
obtint de Louis XIV, avec le titre d'historiographe
de France, une pension de2000 livres dont il jouit
jusqu'à sa mort, arrivée en 1718. Le P. Daniel
est connu principalement par son Histoire de
France; mais il s'est fait aussi un nom comme
théologien et comme philosophe, ou du moins
comme adversaire de la philosophie cartésienne,
à laquelle son ordre avait déclaré une guerre
d'extermination. Les ouvrages qu'il a écrits en
cette dernière qualité, les seuls, par conséquent,
dont nous ayons à nous occuper ici, sont : le
Voyage du monde de Descartes, et le Traité
métaphysique de la nature du mouvement, le
premier publié en 1690, le second en 1724, et
contenus l'un et l'autre dans le premier volume
du recueil de tous les ouvrages philosophiques
et théologiques du P. Daniel (3 vol. in-4, Paris,
1724).
Le Voyage du monde de Descartes est plutôt
une satire qu'un traité de philosophie, mais une
satire agréablement écrite et aussi bienveillante
que l'esprit des Jésuites et le but même de leur
institution pouvaient le permettre. Si le carté-
sianisme et la philosophie en général y sont
traités avec le plus profond dédain et une légè-
reté qui n'exclut point les insinuations perfides,
ni les plus odieuses prétentions sur la liberté de
l'esprit humain, du moins le génie de Descartes
et même son caractère y sont-ils respectés en
apparence ; du moins, n'a-t-on pas eu la folie de
dissimuler l'immense influence que ce philoso-
phe a exercée sur son siècle. S'appuyant sur ce
principe cartésien que l'essence de l'àme consiste
tout entière dans la pensée, et que la vie et les
mouvements du corps sont régis exclusivement
par des lois mécaniques, l'auteur suppose que Des-
cartes n'est pas mort; mais qu'ayant eu coutume
de se servir de son corps à peu près comme on
fait de sa maison, d'en sortir et d'y rentrer à
volonté, de le laisser sur la terre plein de vie,
tandis qu'il se promenait, pur esprit, dans les
régions les plus élevées de l'univers, il lui ar-
riva un accident semblable à celui que la tradi-
tion raconte d'Hermotime de Clazomène. Un
jour que cette séparation se prolongeait au delà
du terme ordinaire, le médecin suédois attaché
à la personne de Descartes, ne trouvant à h
place du philosophe qu'un corps sans âme, <•'
à-dirc sans raison, le crut atteint de délire, et
voulant le rendre a la santé, le tua. L'âme, à son
retour, se voyant privée de son asile ici-bas,
alla tixer sa demeure dans le troisième ciel.
DANI
— 339
DANT
c'est-à-dire, selon le plan de la cosmologie car-
tésienne, dans cet espace infini qui s'étend au
delà des étoiles fixes. C'est dans cette région
solitaire, où, pour ainsi dire, la puissance divine
elle-même n'a pas encore pénétré, qu'elle tra-
vaille à la construction d'un monde selon les
principes de la philosophie nouvelle, et qu'elle
continue ses relations avec quelques disciples
d'élite instruits comme elle à se séparer de leurs
corps sans mourir. Deux de ses disciples, dont
l'un est le P. Mersenne, ont conduit notre voya-
geur près de leur maître, dans ce monde encore
ignore qui va s'échapper de ses mains ; et, à
peine revenu sur la terre, il a besoin de nous
raconter tout ce qu'il a vu et entendu.
Dans ce récit où l'esprit et l'imagination ne
manquent pas, quoique employés d'une manière
un peu frivole, se trouve encadrée la discussion,
plus ou moins sérieuse, de tous les principes
importants et de toutes les parties du système
philosophique de Descartes. Ainsi qu'on pouvait
s'y attendre, il n'en est point de plus maltraitée
que la métaphysique et les règles générales de
la méthode ; car c'est là précisément que l'esprit
d'indépendance et de litre examen, c'est-à-dire
le principe même de toute philosophie, se montre
en quelque façon dans son centre, appliqué aux
questions les plus élevées et avec une entière
conscience de lui-même. Les Méditations méta-
physiques, et tous les écrits qui s'y rattachent,
sont, à ce que nous assure le P. Daniel, le plus
méchant, le plus inutile des ouvrages de Des-
cartes. Quant aux raisons qu'il en donne, comme
elles ne sont que la reproduction des objections
d'Arnauld, de Gassendi, du P. Mersenne, et de
•beaucoup d'autres, nous n'avons pas à nous en
occuper. Il veut bien admettre que dans le Dis-
cours de la Méthode il y ait quelques maximes
vraiment sages et utiles ; mais, en revanche, il
ne trouve rien d'aussi dangereux que la sépara-
tion entière et l'indépendance mutuelle de la
philosophie et de la théologie. Il veut, au con-
traire, quoi que disent les disciples de Descartes,
que l'autorité religieuse ait sur la philosophie la
haute surveillance , afin qu'elle n'avance rien
qui puisse blesser même indirectement le dogme
révélé {Voyage du monde de Descartes, Ire partie,
p. 276). Accordez-lui ce seul point, le droit de
surveillance, non-seulement sur les principes,
mais sur les conséquences les plus éloignées de
tout système philosophique, et vous le trouverez
sur le reste de facile accommodement. Il est
loin de tout blâmer dans la nouvelle philosophie
et de toujours blâmer à tort; il ne montre pas
plus d'opiniâtreté à admirer tout dans la philo-
sophie ancienne. Voici, dans sa propre bouche,
l'enumération de tous les biens qu'a produits,
même dans l'école, l'avènement du cartésianis-
me : « Depuis ce temps-là on y est plus réservé
à traiter de démonstrations les preuves qu'on
apporte de ses sentiments. On n'y déclare pas si
aisément la guerre à ceux qui parlent autrement
que nous, et qui souvent disent la même chose.
On y a appris à douter de certains axiomes qui
avaient été jusqu'alors sacrés et inviolables, et
enfles examinant, on a trouvé quelquefois qu'ils
n'étaient pas dignes d'un si beau nom. Les qua-
lités occultes y sont devenues suspectes et n'y
sont plus si fort en crédit. L'horreur du vide
n'est plus reçu que dans les écoles où l'on ne
veut pas faire la dépense d'acheter des tubes de
verre. On y fait des expériences de toutes sortes
d'espèces, et il n'y a point maintenant de petit
physicien qui ne sache sur le bout du doigt l'his-
toire de l'expérience de M. Pascal » (ubi supra,
IIIe partie, p. 137).
Quant à ce qui regarde la philosophie péripa-
téticienne, il ne se raille pas moins des formes
substantielles, des accidents absolus, des espèces
intentionnelles, et, comme nous venons de le
voir par le passage précédent, des qualités oc-
cultes, que des tourbillons, du mécanisme de-
bêtes, des causes occasionnelles et des hypo-
thèses les plus décriées de la nouvelle école. Il
raconte avec beaucoup de malice les peines que
les péripatéticiens se sont données, et se don-
naient encore de son temps, pour découvrir dans
les écrits d'Aristote la matière éthérée, la dé-
monstration de la pesanteur de l'air, la théorie
de l'équilibre des liquides, et tous les principes
de la physique cartésienne, que l'expérience et
la raison semblaient avoir confirmés.
Au fond, peu lui importe, soit l'ancienne, soit la
nouvelle doctrine; il n'a pas plus de foi dans l'une
que dans l'autre, et dans la raison elle-même. Il
ne craint pas de dire qu'on est pour Descartes
ou pour Aristote, selon les préjugés dans lesquels
on a été élevé, selon les habitudes qu'on a don-
nées à son esprit, ou selon les passions et les
rivalités du moment. Ainsi, Descartes, à ce qu'il
nous assure, avait d'abord cherché à gagner les
Jésuites. « C'eût été pour lui, dit-il, un coup de-
partie, et ses affaires après cela allaient toutes
seule. » Mais les Jésuites s'étant déclarés pontre
son système, cela même engagea les jansénistes
et aussi l'ordre de l'Oratoire à en prendre la dé-
fense. Les jansénistes le mirent à la mode parmi
les dames, et celles-ci lui donnèrent en peu d'1
temps une vogue presque universelle; à tel point
qu'on ne rencontre plus guère de péripatéticiens
que dans les universités et dans les collèges.
Encore, comme nous l'avons vu tout à l'heure,
se mettent-ils l'esprit à la torture pour faire du
leur maître Aristote un bon cartésien {ubi supra.
IIIe partie, p. 144 et suiv.). Si, malgré cette
profonde et sceptique indifférence où le laissent
les deux écoles rivales, il s'est décidé avec tout
son ordre à prendre parti pour Aristote, c'est
qu'il pense avec Colbert qu'ayant à choisir entre
deux folies, une folie ancienne et une folie nou-
velle, il faut préférer l'ancienne à la nouvelle
(Ve partie, p. 279). D'ailleurs, fût-il entièrement
convaincu de la supériorité du cartésianisme, ce
ne serait pas encore pour lui une raison de ne
pas le combattre. « On peut, dit-il (IIIe partie,
p. 147), ne pas désapprouver les opinions d'un
philosophe considérées en elles-mêmes et se trou-
ver en même temps dans une telle conjoncture,
que la prudence oblige d'en arrêter le cours. »
Ces paroles n'ont pas besoin de commentaire ;
l'esprit des Jésuites s'y révèle tout entier.
Il nous reste peu de chose à dire sur le Traité
métaphysique de la nature du mouvement. Ce
petit écrit, à part quelques principes généraux
qui tendraient à détruire la science de la méca-
nique, est une critique pleine de bon sens de la
théorie des causes occasionnelles, et en général de
l'opinion cartésienne sur les rapports de l'âme ei
du corps. Mais, bien qu'il soit dirigé contre Des-
cartes, il est plein de l'esprit cartésien, c'est-à-
dire de l'esprit d'observation, et signale la haute
puissance de ces idées nouvelles que ni la ruse
ni la violence, ni les satires les plus spirituelle -
n'ont pu empêcher de régénérer la science et.
jusqu'à un certain point, la société elle-même.
DANTE ALIGHIERI (Florence, 1265.— Ra-
venne, 1321); le plus grand poëte de l'Italie, l'a
aussi illustrée comme philosophe :
Théologies Danles nullius dogmatis expers,
Quod foveat claro philosophia sinu,
dit l'épitaphe composée par Giovanni del Virgilio.
« II s'était accruis une telle cloire dans tous les
DANT
— 340 —
DANT
genres d'études, dit un de ses plus anciens bio-
graphes, Benvenuto d'Imola, que les uns l'ap-
pelaient poëte, les autres philosophe, les autres
théologien. » Ainsi s'exprime également le pre-
mier traducteur français de la Divine Comédie,
Grangier, dans la dédicace de sa traduction à
Henri IV : « En ce poëme il se découvre un poëte
excellent, un philosophe profond et un théologien
judicieux. »
Le philosophe seul doit nous occuper ici dans
la vie et dans les œuvres de Dante. Lui-inêtne
nous fait connaître dans son Banquet (Convito)
le point de départ de ses études philosophiques.
Il était au seuil de la jeunesse (vingt-cinq ans)
lorsqu'il perdit la noble dame (Béatrice) qui lui
avait inspiré ses premiers chants, et qui, re-
trouvée plus tard dans une merveilleuse vision,
devait lui inspirer les derniers. Après quelque
temps donné au plus violent désespoir, il chercha
des consolations dans un autre amour. Or, l'objet
de ce nouvel amour c'était, dit-il, « la très-belle
et très-illustre fille de l'empereur de l'univers,
à laquelle Pythagore a donné le nom de philo-
sophie. » Il avait lu, pour faire diversion à sa
douleur, la Consolation de Boëce et le traité de
V Amitié de Cicéron. Il y puisa le goût de la
philosophie, et dès lors il fréquenta assidûment
les lieux où on l'enseignait, c'est-à-dire les écoles
des religieux et des philosophes. Suivant Ben-
venuto d'Imola, Dante étudia la philosophie na-
turelle et la morale à Florence, a Bologne et à
Padoue, et la philosophie sacrée à Paris, où il ne
vint que dans son âge mûr, après son bannisse-
ment (1302). C'est pendant son séjour à Paris que
se place un tour de force philosophique raconté
par Boccace : il aurait soutenu sans desemparer,
contre quatorze adversaires, une de ces discus-
sions de quolibet, si fréquentes dans les écoles
du moyen âge. Si l'on en croit Jacques de Ser-
ravalle, évêque de Fermo, qui commentait la
Divine Comédie au commencement du xve siècle,
Dante serait venu en France avant son entrée
dans la vie publique, et il y serait resté assez
lontemps pour prendre à l'Université de Paris le
grade de bachelier en théologie ; le manque
d'argent l'aurait seul empêché d'y prendre celui
de docteur. Il faut admettre ce témoignage, si
l'on veut qu'il ait pu entendre un maître célèbre
des écoles de la rue du Fouarre, Sigier de Brabant,
que les savantes recherches de M. Victor Leclerc
ont restitué à l'histoire de la scolastique (Histoire
littéraire de France, t. XXI) : il l'a mis, en effet, au
nombre des docteurs qui, en l'an 1300, jouissaient
déjà de la béatitude du Paradis. Mais on sait qu'il
ne laisse échapper aucune occasion de se mettre
en scène : s'il avait personnellement connu Sigier,
il n'aurait pas manqué de le rappeler.
Les études philosophiques de Dante se pour-
suivirent jusqu'à la fin de sa vie. Une thèse, de
Aqua et ferra, imprimée à Venise en 1508, et
dont il n'y a aucun motif de suspecter l'authen-
ticité, est présentée, à la dernière page, comme
ayant été soutenue par lui à Vérone le 20 jan-
vier 1320.
La philosophie n'est étrangère a aucun des
ouvrages de Dante. Ses poésies lyriques elles-
mêmes contiennent souvent, soit directement,
soit sous la forme de l'allégorie, des thèses phi-
losophiques. Le Traité de la langue vulgaire (de
Vulgari eloquio), débute par une théorie philoso-
phique du langage, considéré comme une faculté
exclusivement propre à l'homme, et dont l'usage
lui a été révélé par Dieu en le créant. Le traité
de la Monarchie est le développement de toute
une philosophie politique. La Vie nouvelle est
ue la préface du Banquet et de la Divine
lit t dans ces deux derniers ouvrages,
toutes les parties de la philosophie s
sentées.
Des preuves intrinsèques fixent la composr
un Banquet pendant l'exil de Dante, vers l'an 1303.
C'est le premier livre de métaphysique écrit en
langue vulgaire. Il tient, sous ce rapport, dans
l'histoire de la philosophie italienne, une place,
analogue à celie du Discours de la Méthode,
postérieur déplus de trois siècles, dans l'histoire
de la philosophie française. Ainsi que Descartes,
Dante appelle à profiter de ses méditations, ou,
comme il le dit, à s'assec ir à sa table philoso-
phique ceux qui n'ont pas eu Vheur de se ren-
contrer dans le? mêmes chemins que lui; et, pour
distribuer le pain de la vérité d'une main plus
libérale, il préfère à la langue des savants celle
des gens du monde et des femmes. Mais, s'il
renonce à la langue des f-avants, il ne renonce
; leurs procédés. Le Banquet est tout scolas-
tique, non-seuleuient par ' abus des divisions, des
distinctions, des syllogismes, mais par l'emploi
de deux formes chères aux docteurs du moyen
âge, le commentaire et l'allégorie. C'est un
commentaire philosophique, non sur un livre
d'Aristote ou sur le Maître des Sentences, mais
sur trois Canznni de Dante lui-même, et c'est
par là qu'il se justifie surtout de l'avoir écrit en
italien; car le commentaire suit nécessairement
la langue de l'œuvre commentée. Ces trois
Canzoni sont des poésies d'amour (Dante avoue,
dans la Vie nouvelle, que l'italien naissant ne
comportait pas encore d'autres sujets); mais
l'amour y est pris, grâce à l'allégorie, dans le
sens le plus large, et lors même que tout semble
s'y rapporter aux beautés sensibles, le commen-
taire en donne hardiment une interprétation
métaphysique. Dante use, dans l'interprétation
de sa propre pensée, de tous les raffinements du
symbolisme. Il n'y distingue pas moins de quatre
sens : le littéral, l'allégorique, le moral et l'ana-
gogique ou inductif. Une simple invocation aux
intelligences qui meuvent le troisième ciel, dans
le premier vers d'une des poésies qu'il com-
mente, donne lieu à toute une théorie du ciel,
d'après le système de Ptolémée, à une exposi-
tion de la nature et de la hiérarchie des anges,
et à une classification des sciences, reproduisant
allégoriquement l'ordre des sphères célestes : aux
cieux planétaires correspondent les sept arts li-
béraux; aux deux pôles du ciel étoile, la physique
et la métaphysique ; au Premier Mobile, la morale,
et à TEmpyrée, la théologie. Ces rapprochements
subtils entre l'ordre moral et l'ordre physique se
retrouvent partout dans la science comme dans
l'art du moyen âge. Us se fondent sur une har-
monie réelle, dans laquelle se manifeste l'unité
de la création ; mais employés avec une confiance
aveugle, comme procédé de raisonnement, sans
tenir compte de l'imperfection des connaissances
acquises et des différences de nature ou de degré
qui séparent les divers ordres de vérités, ils ont
été l'un des principaux obstacles aux progrès des
sciences. Toutes les sciences, en effet, se mou-
lant, en quelque sorte, les unes sur les autres,
devenaient solidaires, et l'on ne pouvait changer
les idées remues en physique, sans bouleverser,
en même temps, la métaphysique, la morale et la
théologie elle-même.
Les théories philosophiques du Banquet sont
reprises, avec de nouveaux développements, d;ins
la Divine Comédie, où elles se revêtent de vives
et familières images, sans rien perdre de leur
précision et do leur vigueur. Dante lui-même
rapporte son poëme à la philosophie morale, et
il lui assigne pour objet la destinée humaine
déterminée par le mérite et le démérite (Êpîtrt
dédicatoireau Paradis à Carie délia scala). Mais
DANT
341
DANT
il ne sépare pas la morale des autres sciences
dont elle est le principe ordonnateur, comme le
Premier Mobile, auquel elle correspond, soutient
tout l'ordre du ciel. Aussi une véritable Somme
de philosophie et de théologie trouve place dans
cette série de dissertations dont il entremêle
sans cesse ses tableaux de l'autre vie, soit qu'il
parie en son propre nom, soit qu'il fasse parler
ses deux guides, Virgile et Béatrice, ainsi que
les divers personnages qu'il met en scène.
Dante n'a point proprement une doctrine phi-
losophique. L'aristotélisme scolastique , sous la
forme que lui avait donnée saint Thomas, fait le
fond de toutes ses théories. Il appelle Aristote
le maître de ceux qui savent, et il s'incline
presque toujours devant l'autorité du bon frère
Thomas d'Aquin. Sur les rapports des sens avec
la raison et de la raison avec la foi, sur la for-
mation, l'unité et l'immortalité de l'âme, sur la
création et la hiérarchie des êtres, sur le libre
arbitre et l'origine du mal, sur la division des
vertus, il professe le pur thomisme. S'il s'écarte
de l'Ange de l'École dans la classification des pé-
chés, c'est pour remonter directement à Aristote,
ou pour s'inspirer d'un autre scolastique, saint
Bonaventure. Il connaît les Arabes Algazel, Avi-
cenne, et celui qui fil le grand Commentaire,
Averroës, dont il réfute, par les arguments de
saint Thomas , la théorie et l'intellect imper-
sonnel. De Platon, il ne paraît avoir lu que le
Timée, qu'il ne cite que pour le combattre ;
mais on reconnaît, dans l'esprit même de sa
philosophie, une sorte de platonisme inconscient,
qu'il puise clans Cicéron, dans Boëce, dans Richard
de Saint-Victor, dans saint Bonaventure et dans
saint Thomas lui-même. Comme presque tous les.
scolastiques, il est attiré; sans le bien connaître,
par l'idéalisme platonicien, et contenu par le
réalisme péripatéticien, mieux connu et plus
conforme aux exigences d'un enseignement dog-
matique. Parmi les principes de la métaphysique
d'Aristole, il s'empare surtout de cette idée de
finalité qui fait du moteur suprême le centre
commun vers lequel tendent tous les êtres. Il se
plaît à montrer un immense courant d'amour
circulant partout à travers la grande mer de
l'être. Le mouvement physique, la vie végétative,
la vie intellectuelle, forment l'échelle ascendante
de l'amour universel. Infaillible dans ses degrés
inférieurs, l'amour devient susceptible de bien
et de mal, lorsqu'il est éclairé par la raison. Le
vice, comme la vertu, procède de lui, suivant
qu'il s'arrête sur des biens imparfaits ou qu'il
tend avec une ardeur persévérante vers le bien
suprême. Même quand la volonté devient mau-
vaise, quand elle poursuit le mal d'autrui par
la violence ou par la fraude, elle n'obéit qu'à un-
amour déréglé de soi-même. Il y a des degrés
dans le vice, suivant que l'amour s'éloigne plus
ou moins de sa fin, et, d'un autre côté, les efforts
qu'il fait pour l'atteindre sont la mesure des
degrés de la vertu. Les vertus de la vie con-
templative sont supérieures à celles de la vie
pratique, comme manifestant plus d'amour ; mais,
pour chacune de ces deux vies, il est un terme
que l'amour humain ne peut dépasser, même au
sein de la béatitude céleste. Les anges vont au
delà, mais eux-mêmes ne réalisent pas encore
la perfection de l'amour. Dieu seul la possède,
au sommet de l'être, et il en répand les rayons
sur toutes ses créatures, dans la mesure de leur
perfection relative. L'Enfer lui-même est une
œuvre d'amour autant que de justice. Ces cercles
superposés dans lesquels les châtiments sont
proportionnés au démérite, sont inégalement
éloignés de Dieu ; l'amour divin éclaire encore
d'une pâle lueur ces limbes où ceux à qui la
foi seule a manqué sont du moins exempts de
souffrances, et il ne s'éteint qu'au fond de cet
abîme de glace où se dresse, au milieu des
traîtres, le corps ijnmcnse de Lucifer.
Dans sa métaphysique et dans sa morale,
Dante, comme tous les docteurs de son temps,
ne sépare jamais la philosophie de la théologie.
Il n'en maintient pas moins très-fermement leur-
distinction et leur indépendance mutuelle. Il n'y
a pas lieu, sous ce rapport, de faire deux parts
dans sa vie, l'une dans laquelle la philosophie
aurait remplacé la foi naïve de son adolescence,
l'autre qui aurait été marquée par une sorte dé
conversion religieuse, sous l'influence prépondé-
rante de la théologie. On a faussement interprété
dans ce sens la succession symbolique de ses deux
amours. La philosophie qu'il expose dans son
Banquet, comme ayant remplace dans son âme
l'amour de Béatrice, non-seulement est d'une
orthodoxie scrupuleuse, mais se montre partout
imprégnée de théologie. Quant à Béatrice, lors-
qu'elle reprend possession de son âme dans la
Divine Comédie, elle est loin d'y représenter la
théologie pure et le triomphe de la foi sur ce
qu'on appellerait aujourd'hui la libre pensée.
Elle-même lui envoie, pour le guider jusqu'à elle,
Virgile, le représentant de la science humaine,
de « tout ce que la raison peut voir ici-bas, »
et, quand elle se charge à son tour de le diriger,
elle ne l'éclairé pas seulement sur la théologie,
elle lui expose aussi des théories philosophiques.
Une même doctrine politique est développée dans
le Banquet, dans la Divine Comédie et dans le
traité latin de la Monarchie; or cette doctrine
repose précisément sur la distinction radicale de
la philosophie et de la théologie, distinction con-
sidérée par Dante comme le principe de l'indé-
pendance de l'Empire à l'égard de l'Église.
La politique de Dante est la partie la plus
originale de sa philosophie. Lui-même, dans le
traité de la Monarchie, la présente comme
nouvelle. Il avoue que ses idées ont varié sur
ce sujet. Il avait été élevé dans les principes des
Guelfes, il s'est rapproché de ceux des Gibelins.
Ce changement a-t-il été amené par le progrès
naturel et logique de ses réflexions, ou bien faut-
il l'attribuer à ses ressentiments d'homme de
parti et d'exilé? La question serait tranchée dans
le premier sens, si l'on admettait avec un cri-
tique allemand, M. Witte, auquel la littérature
dantesque est redevable de précieux travaux, que
le traité de la Monarchie est une œuvre de sa
jeunesse, écrite avant son bannissement, lorsqu'il
n'avait encore aucun grief personnel contre les
Guelfes. Mais cette hypothèse, contraire au témoi-
gnage de Boccace et à une tradition constante,
est peu vraisemblable. Elle n'est pas nécessaire
d'ailleurs pour la justification de Dante. Sa
théorie de l'Empire se rattache évidemment à
tout l'ensemble de ses doctrines philosophiques.
Il n'appartenait au parti guelfe que par tradition
de famille, et il a pu s'en séparer sans apostasie,
lorsqu'il a commencé à se faire des convictions
personnelles.
L'unité d'une fin commune pour tout le genre
humain conduit Dante à proclamer la nécessité
d'un empire unique, réunissant sous ses lois tous
les peuples de la terre. Mais comme, pour atteindre
leur fin, les hommes suivent une double lumière,
la raison et la foi, le gouvernement universel
reçoit deux formes, l'Empire et l'Église, le premier
destiné à leur assurer la béatitude terrestre, le
second ayant pour mission de les guider vers la
béatitude céleste. Irréductibles entre eux, les deux
pouvoirs sont mutuellement indépendants; ils De
relèvent que de la puissance divine, dont ils sont
l'un et l'autre une émanation immédiate. L'em-
DANT
— 342 —
DANT
pereurest inférieur au pape, comme la philosophio
est inférieure à la théologie, la béatitude terrestre
à la béatitude céleste; mais il n'y a de l'un à
l'autre qu'une subordination de déférence.
Ces idées politiques sont en opposition avec
celles de saint Thomas et de la plupart des doc-
teurs; mais elles ne sont pas pour cela étrangères
à l'esprit du moyen âge. Si le moyen âge se
perd par l'excès du morcellement, il ne s'égare
pas moins dans la poursuite de l'unité univer-
selle. L'Église y prétend dans l'ordre spirituel;
les Césars d'Allemagne, héritiers du titre des
Césars de Rome, aspirent à la réaliser dans l'ordre
temporel. Aussi ne conçoit-on que trois théories
politiques : la première absorbe l'Empire dans
l'Église; la seconde assujettit l'Église à l'Empire;
la troisième investit les deux pouvoirs, chacun
dans sa sphère, d'une souveraineté également
universelle et pleinement indépendante. L'unité
de l'Empire, dans la théorie de Dante, ne s'au-
torise pas seulement des traditions toujours vi-
vantes de l'Empire romain, elle apparaît comme
le couronnement de l'édifice féodal. Elle n'est
pas destinée, en effet, à se substituer en tout à
la diversité des États. Elle ne fait que les relier
entre eux sous la souveraineté de l'empereur,
comme les fiefs d'un même royaume sont réunis
sous la suzeraineté du roi.
Enfin la politique de Dante appartient, encore
au moyen âge par l'appareil scolastique sous
lequel elle se présente, soit dans les démonstra-
tions en forme du traité de la Monarchie, soit
dans les digressions oratoires ou poéiiques du
Banquet ou de la Divine Comédie. En discutant
des questions sur lesquelles se sont livrées pendant
plusieurs siècles tant de batailles de plume et
d'épée, Dante ne peut se dispenser d'user des
mêmes armes que ses adversaires. Quand l'opinion
qu'il combat voit dans la subordination de la lune
au soleil une preuve convaincante de celle du
pouvoir temporel au pouvoir spirituel, faut-il
s'étonner s'il déploie contre un tel argument
toutes les ressources de la scolastique et toutes
les subtilités de l'interprétation symbolique? Il
ne se refuse pas même, dans l'ardeur de la dis-
cussion, l'emploi des armes de l'intolérance : « On
voudrait, s'écrie-t-il, en réfutant une certaine
théorie sur la noblesse d'origine, répondre, non
avec des paroles, mais avec le couteau, à une
telle marque de bestialité » {Convito, IV).
L'originalité véritable de la philosophie de
Dante, c'est la forme populaire dont il l'a re-
vêtue. Toutes les questions qui se débattaient dans
l'ombre des écoles se produisent au grand jour
dans une langue à la fois savante et naïve, qui
sait se plier aux plus formidables abstractions et
y répandre la lumière et la vie. Et en même
temps qu'elles font appel à toutes les intelli-
gences, elles s'emparent de toutes les imagina-
tions par cet ensemble de fictions charmantes ou
terribles au sein duquel elles tiennent place.
Elles provoquent ainsi une curiosité insatiable,
stimulée plutôt que rebulée par les obscurités
dont le poëte philosophe n'a pas voulu les dé-
gager. Il a donné lui-même l'exemple d'un com-
mentaire philosophique de ses poésies dans la
langue du peuple. D'innombrables interprètes,
dont la chaîne remonte aux premières années
après sa mort, suivent à l'envi cet exemple pour
la Divine Comédie. Ce n'est pas assez des eom-
mentaires écrits, des chaires sont créées dans la
plupart des villes d'Italie, pour l'explication du
poërae sacré. On sait que celle de Florence fut
■ par Boccace. Les détails naïfs dans
lesquels ces premiers commentateurs se croient
obligés d'entrer attestent à la fois l'ignorance du
public auquel ils s'adressent, et l'universelle avi-
dité de savoir que l'œuvre de Dante avait excitée.
C'est le triomphe de la scolastique, c'est en
même temps le point de départ de sa décadence.
Le cercle étroit dans lequel s'est enfermée la
pensée du grand poëte ne suffit bientôt plus à
l'esprit humain émancipé par lui-même. Malgré
ses avertissements, on veut aller par plus d'un
sentier en philosojihant. On veut surtout s'abreu-
ver plus largement à celte antiquité profane dont
les poètes et les philosophes jouent dans son
poëme un rôle secondaire et subordonné, mais
déjà plein d'éclat. Aussi on a pu dire (Franz
Wegele, Dan le 's Leben und Werke) que la
Divine Comédie avait été, en Italie du moins, le
chant du cygne de la scolastique. Pétrarque, plus
jeune que Dante seulement de trente-neuf ans,
est déjà un philosophe de la Renaissance.
Mais la popularité de Dante n'a point eu à
souffrir de ce mouvement nouveau. Lui-même
y avait contribué sans le vouloir, non-seulement
en produisant la philosophie hors de l'enceinte
des écoles et en la plaçant sous l'invocation des
souvenirs classiques, mais en faisant un choix
dans cet enseignement scolastique auquel il pré-
tendait rester fidèle. Il laisse dans l'ombre les
théories propres au moyen âge sur le principe
d'individuation, sur les universaux, sur la dis-
tinction des deux intellects. Sous ces formes
pédantesques dont il a peine à s'affranchir, il
sait retrouver cette philosophia perennis dont
parle Leibniz, qui subsiste à travers tous les
systèmes anciens et modernes. Il se fait, pour
employer son langage, le citoyen de « cette
Athènes céleste où les stoïciens, les péripatéti-
ciens et les épicuriens , par l'effet de la vérité
éternelle, se réunissent dans un vouloir commun »
(Convito, III). Prises en elles-mêmes, la plupart
de ses théories philosophiques peuvent, sans un
anachronisme trop sensible, être mises dans la
bouche de Virgile, son guide dans le champ de
la science humaine, et, sauf sur les questions de
physique, où il ne pouvait devancer les décou-
vertes modernes, elles ont pu garder leur place
dans l'enseignement et dans les discussions des
philosophes. Même après la chute de la scolasti-
que, la Divine Comédie est encore commentée
avecenthousiasmepar de purs platoniciens comme
Landino et par les savants les plus dégagés de
l'esprit du moyen âge comme Galilée. La déca-
dence intellectuelle de l'Italie au xvne siècle y
interrompit seule les études dantesques. On sait
quelle faveur elles ont reconquise de nos jours.
Non-seulement l'ère des commentateurs s'est
rouverte, mais des citations de la Divine Comédie
et des Opère minori sont devenues l'illustration
obligée de tous les livres de philosophie.
Hors de l'Italie, Dante est moins souvent cité,
parce qu'il perd beaucoup à être traduit; mais,
au point de vue historique surtout, il est l'objet
d'études non moins patientes et non moins sym-
pathiques. Sa gloire a profité de la réaction qui
s'est produite de nos jours en faveur du moyen
âge, et elle a contribué à son tour à provoquer
les recherches sur l'histoire et sur la philosophie
du moyen âge. Les plus obscurs représentants de
la scolastique sont tirés de l'oubli pour éclaircir
un passage du poëte qui a résumé dans ses vers
immortels toute la science de son temps.
Dans la philosophie de Dante, un intérêt par-
ticulier s'attache à sa politique. Comme sa mé-
taphysique, elle procède du moyen âge, mais
elle va au delà du moyeu âge. Elle manifeste,
1 1 théorie chimérique de l'Empire universel,
le pressentiment déjà très-net de toutes les
les questions que la politique moderne
.spire à résoudre: la fédération des États, sinon
sous un chef unique, du moins sous certaines
DARW
343 —
DARW
lois communes, la conciliation des libertés pro-
vinciales ou municipales avec la souveraineté
du gouvernement central, l'indépendance réci-
proque du pouvoir spirituel et du pouvoir tem-
porel. Dante n'est pas même étranger à ces rêves
de réformes sociales qui prétendent assurer le
libre développement de toutes les vocations na-
turelles (Paradiso, VIII, discours de Charles
Martel). Il reste, en un mot, à tous les points
de vue, le plus vivant, non-seulement des poètes,
mais dés philosophes du moyen âge.
Les meilleures éditions des œuvres complètes
de Dante sont celles de Zatta (4 vol. in-4, Venise,
1738) et de Barbera, avec les commentaires de
Fraticelli (4 vol. in-12, Florence, 1857).
Parmi les anciens commentateurs on consultera
surtout avec fruit sur la philosophie de Dante
ceux de Landino et de Vellutello, réunis en un
seul volume in-f° (Venise, 1596), et, parmi les
commentateurs et critiques modernes — Italiens :
Conti, Storia délia filosofia (t. II, leçons vn-xi,
SanTommaso e Dante)- Perez, la Béatrice svelata
(in-12, Palerme, 186.0). — Allemands : Karl Witte,
Dante Ali ghieri 's Igrische Gedichte ùbersetzl und
erklœrt (2 vol., Leipzig, 1842); Philalethes (le roi
Jean de Saxe), Dante Alighieri 's Gœllliche Co-
mœdia rnetrisch ûbertragen und mit kritischen
und historischen Erlàuterungen versehen (3 vol.
in-4, Leipzig et Dresde, 1849); Franz Wegele,
Dante'sSeben und Werke (in-8, Iéna, 1852); Emil
Rûth, Etudiai ûber Dante Allighieri, in-8, Tu-
bingue, 1853. — Français : Ozanam, Dante et
la philosophie catholique au xme siècle (Œuvres
complètes, t. IV); Paul Janet, Histoire de la
science politique (t. I, liv. II, ch. iv); Charles
Jourdain, la Philosophie de saint Thomas d'A-
quin (t. II, liv. II, ch.m). Em. B.
DARAPTI. Terme mnémonique de convention
par lequel les logiciens désignaient un mode de
la troisième figure du syllogisme. Voy. la Logique
de Port-Royal, 3e partie, et l'article Syllogisme.
DARII. Terme mnémonique de convention par
lequel les logiciens désignaient un mode de la
première figure du syllogisme. Voy. la Logique
de Porl-Royal, 3e partie, et l'article Syllogisme.
DARWIN (Érasme), né en 1731, àElston, dans
le comté de Nottingham, élève du collège de
Cambridge, médecin à Nottingham, puis à Licht-
field, enfin à Derby, mort en 1802, jouit, de son
vivant et quelque temps après sa mort, comme
physiologiste et comme poète, d'une assez grande
renommée que l'on a peine à comprendre au-
jourd'hui. Ses principaux ouvrages sont : Jardin
botanique, poème, Londres, 1791. La seconde
partie, les Amours desplantes, a été traduite en
français par Deleuze, Paris, an VIII, in-12. —
Zoonomie ou lois de la vie organique, Londres,
1793-96, 2 vol. in-4, traduite en français par
Kluyskens, Gand, 1810, 4 vol. in-8; — Phytologie
ou philosophie de l'agriculture et du jardinage,
Londres, 1801, in-8; — Traité sur l'éducation des
femmes, Londres, 1797, in-8; — le Temple de la
nature, poème posthume, publié dans le recueil
de ses œuvres poétiques, Londres, 1806,3 vol. in-8.
On voit par ces simples titres que les poèmes de
Darwin eux-mêmes ont des sujets scientifiques;
il chante l'histoire naturelle. En revanche, il y
a moins de science que d'imagination dans ses
traités en prose. Le seul important est la Zoo-
nomie; dont nous nous contenterons de résumer
les idées confuses et bizarres. Elles ont à peine
quelque valeur historique, en ce qu'on peut
trouver dans quelques-uns des rêves d'É. Darwin
une certaine analogie avec une partie de la doc-
trine philosophique de Lamarck, de Geoffroy
Saint-Hilaire et de M. Ch. Darwin son petit-fils.
Dans la préface de sa Zoonomie, Ë. Darwin
s'oppose à ceux qui s'efforcent d'expliquer les
lois de la vie par celles de la mécanique et de
la chimie. Le principe qui anime le corps vivant
en est cependant, dit-il, le caractère distinctif.
Son plan et son but sont de faire connaître les
lois qui gouvernent les corps organisés, de partir
de ces lois observées dans les corps les plus
simples pour remonter jusqu'à celles qui régis-
sent l'homme, de réduire ces lois en classes,
ordres, genres et espèces, et de les faire servir
à l'explication des maladies. L'ouvrage se divise
donc en trois parties : 1° Physiologie; 2° Patho-
logie; 3° Matière médicale. La première seule
mérite une rapide analysej parce que Darwin y
prétend tirer de la physiologie une sorte de
système métaphysique, prouver que nos facultés
intellectuelles sont l'effet nécessaire de nos fa-
cultés physiques, et construire une genèse des
êtres vivants.
Toute la nature consiste en deux substances,
dont l'une s'appelle esprit et l'autre matière.
Mais on ne sait quelles sont la valeur et l'inten-
tion de cette distinction, car Darwin n'en fait
aucun usage, ne s'occupe que de la matière, et a
bien soin de dire qu'il laisse à la révélation la con-
sidération de la partie immortelledenotreêtre.Dc
ces deux essences, lapremière a lafaculté de com-
mencer ou de produire le mouvement, la seconde
celle de le recevoir et de le communiquer. Les
lois du mouvement sont donc les lois de la nature
entière. Les mouvements de la matière sont
primitifs ou secondaires. Les lois des mouve-
ments secondaires, objet de la mécanique, sont
connues. Les mouvements primitifs se divisent
en trois classes, selon qu'ils dépendent de la
gravitation, se rapportent à la chimie ou sont
des effets de la vie. Les mouvements vitaux sont
l'objet spécial de la Zoonomie.
La première chose que prétend établir Darwin,
c'est que le sensorium jouit d'une puissance
motrice et que ses mouvements constituent nos
idées. Qu'est-ce que le sensorium ? Il est malaisé
pour nous de le savoir et Darwin n'en avait pas
lui-même une idée bien nette; car le sensorium.
dit-il, est non-seulement la substance cérébrale
et spinale, les nerfs, les organes du sentiment
et les muscles, mais encore le principe vivant.
l'esprit d'animation qui vivifie le corps et se
manifeste par ses effets. On ne sait même pas
quel est ce mouvement qui constitue une idée,
au milieu de tous les mouvements fibreux,
sensoriaux et autres que Darwin distingue et
confond tour à tour. Quoi qu'il en soit du sen-
sorium, les fibres des muscles et des organes du
sentiment sont contractiles et les circonstances
de leurs contractions sont les lois mêmes du
mouvement animal. L'esprit d'animation est la
cause immédiate de la contraction des fibres, le
stimulus des objets extérieurs n'en est que la
cause éloignée. Une certaine quantité de stimulus
produit l'irritation, c'est-à-dire une action de
l'esprit d'animation qui détermine la contrac-
tion des fibres. Un certain degré de contraction
produit le plaisir ou la douleur, la sensation
sous ses deux formes. Une certaine quantité de
sensation produit le désir ou l'aversion, d'où
naît la volition. Tous les mouvements animaux
produits simultanément ou successivement sont
liés de telle sorte que le second est disposé àsuivre
ou à accompagner le premier, ce qui produit
Vassociation ou la causaiion. Le sensorium pos-
sède donc quatre facultés ou mouvements, c'est-
à-dire qu'il produit des contractions fibreuses en
conséquence 1° des irritations produites par les
corps extérieurs ; 2° des sensations de plaisirou
de douleur ; 3° de la volition ; 4° de l'association
des contractions fibreuses entre elles. Ces quatre
J>ARW
344 -
facultés sont, en puissance, l'irritabilité, la
sensibilité, la ooUmtariété. Vo88ociabilité} en
acte, l'irritation, la sensattonj la uohïton, l'as-
sociation. L'irritation est une rcodif:
dernières parties du sensorium j r<>
l'impression du dehors. La sensation est une
modification du centre ou de la totalité du sen-
sorium. La volition est une modification du centre
ou de la totalité du sensorium, mais qui se
termine à ses dernières extrémités. L'association
enfin est une modification des dernières parties
du sensorium. qui précède ou accompagne les
contractions fibreuses. Les idées, qui ne sont
autre chose que les mouvements du sensorium,
sont donc elles-mêmes de quatre espèces, irrita-
tives, sensitives, volontaires, associées. La notion
d'un objet se produit parce qu'une partie du
sensorium, comprimé par cet objet, prend la
même configuration que lui. Raisonner est une
opération du sensorium par laquelle nous dé-
terminons deux familles d'idées et rappelons les
idées avec lesquelles celles-là ont des rapports
de ressemblance ou de différence. Juger c'est
fixer les bornes de cette différence. Le libre
arbitre est la puissance de poursuivre volontai-
rement la chaîne dos idées associées. Toutes ces
puissances appartiennent également à l'homme
et aux animaux; l'instinct des bêtes est en effet
une sorte de sagacité, perfectible et raisonnée.
Les végétaux eux-mêmes sont des animaux d'un
ordre inférieur qui ont leurs plaisirs, leurs
amours, leurs penchants et leurs idées.
La partie la plus curieuse de la Zoonornie est
la théorie de Darwin sur la génération. L'em-
bryon est une partie de l'individu dont il procède.
C'est une sécrétion du sang mâle, l'extrémité
d'un nerf. Ce point d'entité est un filament
vivant qui tient du père une certaine suscepti-
bilité d'irritation et même quelques habitudes
particulières. Le fluide environnant, dans lequel
est reçu chez la mère ce filament primitif, le
fait se replier sur lui-même en un anneau qui
devient ainsi le commencement d'un tube. Ce
tube augmente par nutrition de grandeur et de
volume, mais dans des limites assez étroites.
Darwin repousse l'hypothèse des germes emboîtés
et qui se développent par la seule distension de
leurs parties jusqu'aux plus grandes proportions
de l'animal parfait. Selon lui, c'est par acquisition
de nouvelles parties, par addition de nouveaux
organes que se forme l'animal supérieur. Les
parties premières étant irritées éprouvent des
besoins, s'adjoignent en conséquence de nouvel-
les parties ; de ce changement de forme résultent
une irritabilité nouvelle, de nouveaux besoins ;
de ces besoins de nouveaux organes qui remplis-
sent de nouvelles fonctions. Tous les animaux ont
une origine semblable et la diversité de leurs
formes ne provient que de la diversité des irri-
tations primordiales du filament primitif. Il n'est
donc pas impossible, dit Darwin, dans la première
édition de sa Zoonornie, que la totalité des espèces
procède d'un petit nombre d'ordres naturels mul-
tipliés et diversifiés par le croisement; pu-
exemple, il n'est pas impossible que tous les
animaux à sang chaud, l'homme y compris,
n'aient qu'une même origine. Mais plus tard il
renverse cette fragile barrière élevée un instant
entre les animaux à sang chaud, les poissons,
les insectes, les vers, selon la classification lin-
néenne, et il attribue à tous indistinctement la
même origine dans un premier et unique filament.
Il fait plus encore : les végétaux ne sont que des
lux inférieurs qui ont leurs sexes et leurs
amours (d'où le poëme les Amours des plantes) ;
ils ont donc pu sortir eux aussi de ce même
filament primitif. C'est la grande cause première
qui l'a doué de l'animalité, ce sont les div<
astances. les mouvements divers di
tabilité qui l'uni modifié, lui et ses reji
infinis et ont perfectionné graduellement sa
de et animale. « Quelle idée su-
blime de la puissance infinie du grand archit
La cause des causes 1 Le père des pères! L'être
des êtres ! »
Dans la seconde partie de sa Zoonornie, Darwin
explique toutes les maladies par un excès ou un
défaut ou un mouvement rétrograde des facultés
du sensorium; il les divise en conséquence en
quatre classes, maladies d'irritation, de sensa-
tion, etc., et chaque classe en trois subdivisions,
lies par excès, par défaut, etc. Enfin dans
la dernière il traite des substances qui peuvent
contribuer à rétablir la santé.
On voit que les idées de Darwin sont un mé-
lange de celles de Locke, de Ch. Bonnet, de
Maillet, de Robinet, qui échappe à toute cri !i
Cependant un philosophe distingué, compatriote
itemporain de Darwin, Thomas Brown, dans
sa première jeunesse, il est vrai, en a entrepris
l'examen sous ce titre : Rcview of Darvnn 's
Zoonomia, Edimbourg, 1798, in-8. Ce qui donne
aujourd'hui quelque intérêt à ce tissu d'hypothèses
bizarres, c'est qu'on y trouve l'idée de la trans-
formation des espèces soutenue plus tard scien-
tifiquement par Lamarck et surtout par Geoffroy
Saint-Hilaire, et que le filament primitif d'Érasme
Darwin est bien l'aïeul de la cellule primor-
diale de Ch. Darwin, l'auteur contemporain de
VOrigine des espèces.
Consultez sur la Zoonornie les Eléments de la
philosophie de l'esprit humain, de Dugald
Stewart, t. III. A. L.
DATISI. Terme mnémonique de convention
par lequel les logiciens désignaient un mode de
la troisième figure du syllogisme. Voy. \ia. Logique
de Port-Royal, 3e partie, et l'article Syllogisme.
DAVID l'Arménien. David était resté à peu
près inconnu jusqu'au moment où M. Neumann
publia, dans le Journal Asiatique (janvier et
février 1829), une notice pleine d'intérêt sur ce
philosophe. Auparavant, le nom de David était
simplement mentionné, sans aucun détail précis
ni de temps ni de lieu, dans le catalogue des
commentateurs d'Aristote. C'était sur un titre
aussi vague que Fabricius l'avait plusieurs fois
cité dans sa Bibliothèque: et Buhle, dans le pre-
mier volume de son édition d'Aristote, n'avait
pu donner sur lui rien de plus positif. Les ma-
nus:rits cependant ne manquaient pas. A Flo-
rence, à Rome, à Paris, les œuvres du philosophe
arménien étaient conservées dans de nombreux
exemplaires; mais aucun philologue n'avait pensé
ni à les publier, ni même à les analyser.
Wyttenbach, dans ses notes sur le Phédon,
avait lait usage du commentaire de David sur les
Catégories, mais sans en connaître l'auteur.
M. Neumann est venu combler cette lacune et
réparer cet injuste silence de la philologie. Il a
montré que l'auteur du Commentaire sur le*
Catégories et du Commentaire sur Vlnlroduc-
lion de Porphyre était le philosophe qui, chez
les Arméniens, passait pour le premier des pen-
seurs nationaux, et qui, instruit aux écoles de la
Grèce, élève des professeurs d'Athènes, d'Alexan-
drie et de Constantinople, devait tenir une place
distinguée dans l'histoire delà philosophie, jus-
que-là muette sur ses travaux.
David avait traduit et commenté plusieurs ou-
es d'Aristote, particulièrement la Logique,
et il avait écrit bes commentaires en grec et en
nien tout à la fois. L'usage des deux langues
lui était également familier, comme l'attestent
les manuscrits arméniens et grecs que nous
DAYI
345
DAYI
possédons. Voici l'indication précise de ses ou-
vrages philosophiques :
1° En arménien seulement : Définition des
principes de touies choses; — Fondements de la
philosophie; — Apophthegmes des philosophes.
2° En arménien et en grec : Commentaire sur
l'Introduction de Porphyre; — Commentaire
sur les Catégories d'Aristote.
3° En grec seulement : Prolégomènes de ce
dernier commentaire.
4° Enfin des traductions des Catégories, de
Vllcrmenéia, un extrait des Analytiques Pre-
miers et Derniers, une traduction de la Lettre
à Alexandre sur le monde, une traduction du
petit traité apocryphe sur les Vices et les Ver-
tus, etc.
David a fait encore quelques autres ouvrages
qui sortent du domaine de la philosophie, mais
qu'il est bon de mentionner : ce sont des traités
théologiques, et entre autres un sermon pro-
noncé dans la chaire d'Athènes, le prjfj.a, où les
élèves devaient porter la parole en public à la
fin de leur stage de sept années. Ce sermon, écrit
d'abord en grec, passe pour un des chefs-d'œuvre
de la littérature arménienne. David a fait de
plus une grammaire arménienne, dont il reste
des fragments, et il commenta pour l'usage de
ses compatriotes la grammaire de Denys de
Thrace.
Des trois caractères que ces divers ouvrages
assignent à David, philosophe, théologien, gram-
mairien, le premier seul nous intéresse. Ce que
l'on sait de la vie de David se réduit à quelques
renseignements fort courts. 11 naquit dans un vil-
lage du Douroupéran, nommé Herthen, Héréan,
ou plus communément Nerken. 11 était, au rap-
port de Nersès, cousin germain de Moïse de Kho-
rène, l'illustre historien de l'Arménie, et il
florissait vers 490, selon le témoignage de Sa-
muel, autre chroniqueur arménien. Il mourut
vers le commencement du vie siècle. Le plus
récent des auteurs qu'il mentionne lui-même
dans ses ouvrages est Ammonius, fils d'Hermias,
qui est de cette époque aussi. David est donc
contemporain de Proclus, et probablement il fut
son condisciple aux leçons de Syrianus et d'Am-
monius. David fut un des jeunes gens que saint
Sahag et Mesrob, régénérateurs de l'Arménie,
envoyèrent aux écoles grecques pour y puiser
les lumières qui, rapportées dans le pays, en
firent alors une nation indépendante et fort su-
périeure à toutes celles dont elle était entourée.
David se montra digne de cette confiance, et
il suffit de lire ses ouvrages grecs pour se con-
vaincre de son mérite. 11 est Grec par le savoir
et par la diction, et c'est le plus bel éloge qu'on
en puisse faire. Rentré dans sa patrie après de
longues et fructueuses études, il paraît s'être
consacré uniquement à la science; son nom, du
moins, ne paraît point une seule fois dans les
agitations politiques dont l'Arménie fut alors le
théâtre.
Son livre intitulé Définition des principes de
toutes choses, imprimé en arménien à Constan-
linople en 1731, ne paraît être qu'un recueil de
nomenclatures ; et, d'après le fragment cité par
M. Neumann, on peut croire que cet ouvrage
n'est que le programme d'un cours. En voici le
début : « En combien de parties, ou comment
une chose est-elle divisée? En deux : substance
première et seconde. — En combien la sub-
stance seconde est-elle divisée? En deux : sub-
stance spéculative, substance active. » Comme
on le voit, c'est toujours, sauf le dernier trait,
la doctrine péripatéticienne; c'est un simple
emprunt aux Catégories.
L'ouvrage arménien le plus important et le
plus original de David paraît être celui qui a
pour titre : Fondements de la philosophie. C'est
une réfutation en règle du pyrrhonisme. David
réduit à quatre propositions le système des
sceptiques, et il les combat l'une après l'autre.
Il commence par prouver que la connaissance
est possible et que la philosophie existe. David v
cite fréquemment les philosophes de la Grèce"
et surtout Platon, dont il adopte en général le
système.
Enfin, dans son Recueil des apophthegmes des
anciens philosophes, M. Neumann assure avoir
trouvé quelques apophthegmes nouveaux qui ne
se rencontrent pas dans les auteurs grecs. De
plus, M. Neumann, qui a étudié sur les textes
originaux tous ces ouvrages, n'hésite point à
dire que David doit prendre place parmi les plus
célèbres néo-platoniciens du ve siècle, et que
désormais nul historien de la philosophie ne peut
plus passer sous silence « le très-grand et invin-
cible philosophe de la nation arménienne. » Ce
sont là en effet les épithètes un peu fastueuses et
toutes scolastiques dont l'admiration nationale a
entouré le nom de David.
Dans son Commentaire grec sur V Intro-
duction de Porphyre, il suit pas à pas le com-
mentaire d' Ammonius, traitant les mêmes points,
dans le même ordre, donnant les mêmes solu-
tions, et empruntant parfois des expressions iden-
tiques.
Le Commentaire sur les Catégories se divise
en deux parties fort distinctes, les prolégomènes
et le commentaire lui-même. Les prolégomènes
sont plus étendus que ceux d'Ammonius et même
de Simplicius. C'est une sorte d'introduction
générale aux ouvrages d'Aristote, divisée en dix
points. Le second, où il traite de la classification
des œuvres du philosophe, contient des indi-
cations précieuses qui peuvent compléter les
catalogues que nous avons. Ainsi, il vient joindre
son témoignage à celui de l'anonyme de Ménage,
qui était unique jusque-là, pour attester qu'à
cette époque on possédait un livre d'Aristote en
soixante-douze sections, intitulé Mélanges. Il
nous apprend, en outre, que le fameux Recueil
des Constitutions était rangé par ordre alpha-
bétique; qu'au ve siècle la Politique était par-
tagée en livres comme elle l'est aujourd'hui, et
enfin que ce furent les commentateurs attiques
d'Alexandrie qui décidèrent parmi les diverses
éditions des Analytiques déposées dans les bi-
bliothèques, quelle était la véritable. On pourrait
encore, avec quelque attention, découvrir dans
les prolégomènes de David bien d'autres indi-
cations précieuses pour l'histoire de la philo-
sophie. Quant au commentaire lui-même, il joint
à une élégance de style fort remarquable une
exactitude qui traite scrupuleusement, si ce
n'est avec originalité, tous les points de la dis-
cussion; et c'est un complément très-utile des
travaux d'Ammonius et de Simplicius.
Les œuvres de David, indépendamment de leur
valeur propre, en ont une autre toute relative
et qui n'est point à dédaigner. Elles sont, dans
l'histoire de la philosophie, un des anneaux de
la longue chaîne intellectuelle qui unit^ l'an-
tiquité aux temps modernes. David représente
le mouvement philosophique de la Grèce se pro-
pageant en Arménie, et contribuant pour sa part
à celui que développèrent les Arabes un peu
plus tard. Retrouver dans un monument authen-
tique l'état des études philosophiques en Arménie
à la fin du ve siècle, c'est presque, ce semble,
conquérir une nouvelle province à l'histoire de
la philosophie. L'Arménie, jusqu'à présent, n'y
figurait point à ce titre, et pourtant elle méri-
tait d'y figurer. Elle vivait à cette époque de la
DAVI
346 —
1JEDU
vie philosophique de la Grèce. Elle étudiait.
comme Amenés elle-niôine, comme Alexandrie',
connue Constantinople, Aristote et Platon. En
un mot, elle prenait rang en philosophie, et si
elle n'y joua pas un rôle éclatant, il faut en ac*
cuser les circonstances et les difficultés du
temps plus encore que le génie de la nation.
La gloire de David sera de représenter son
pays en philosophie comme il le représentait
aux écoles d'Athènes.
L'édition générale d'Aristote, publiée par l'A-
cadémie de Berlin, a donné, dans le IVe volume,
de longs fragments des Commentaires de David,
et entre autres les Prolégomènes entiers aux
Catégories. B. S. -H.
DAVID de Dinan, philosophe scolastique, fut,
suivant quelques historiens, disciple d'Amaury
de Chartres. Il était mort, selon toute apparence,
en 1209, car il n'est pas compris dans le décret
rigoureux dont quatorze disciples d'Amaury fu-
rent alors frappés par un concile tenu à Paris :
la sentence ne mentionne son nom qu'à propos
de Quatrains, Quatemuli, qu'elle lui attribue
et qu'elle condamne au feu, en ordonnant à tous
ceux qui possèdent l'ouvrage, de s'en défaire
dans le délai d'un mois sous peine d'être consi-
dérés comme hérétiques. Sous le nom de David,
Albert le Grand cite un autre livre, le Liber to-
morum, Liber de tomis^ titre auquel il est aisé
de reconnaître, soit le célèbre traité de Jean Scot
de Divisione naturœ, soit un abrégé quelconque
de ce traité. Cependant quoique la doctrine de
David de Dinan offre certaines analogies avec
celle de Scot, elle en diffère par d'autres côtés,
et arrive en plus d'un point à des conclusions
nouvelles qui sont très-graves. Selon David tous
les objets de l'univers peuvent se rapporter à
trois classes, les corps, les âmes, les idées. La
matière première, sans attribut et sans forme,
constitue l'être et la substance des corps, dont
par conséquent les qualités se réduisent à de
vaines apparences, qui ne présentent rien de réel
en dehors de la sensation de l'âme et du ju-
gement. La pensée est aux âmes ce que la
matière est au corps. Dieu est le principe des
idées. On ne trouve rien jusque-là, dans les
opinions de David de Dinan, qui soit entaché de
panthéisme; mais poussant plus loin sa doctrine,
il identifiait la pensée et la divinité avec la
matière première. En effet, si ces trois principes
étaient distincts, ils ne pourraient l'être, disait-
il. qu'à raison de leurs différences; mais ces
différences introduiraient dans leur nature un
élément de composition* de simples qu'ils doivent
être et qu'ils sont, ils deviendraient complexes.
Ils ne peuvent donc pas être différents, et s'ils
ne le sont pas, ils doivent être ramenés à un
seul principe, dans lequel ils se confondent.
Albert cite cet argument sous le nom d'un dis-
ciple de David, appelé Baudouin, contre lequel il
nous apprend que lui-même disputa. La plupart
des autres moyens ou preuves alléguées par David
étaient selon l'usage du temps, quelques textes
des anciens, plus ou moins détournés de leur
sens véritable, tels qu'une citation d'Orphée, une
autre de Sénèque et les vers célèbres de Lucain,
m IX" livre de la Pharsale, sur l'union intime
des humilies et de Dieu. Cependant, si on en
croit Albert, celui de tous les écrivains qui mms
1 issé le plus de renseignements sur cette
école encore peu connue, David de Dinan se
il particulièrement attaché à Alexandre d'A-
phrodisiaSj il n'aurait tait que reproduire les
opinions de ce célèbre commentateur. Il est
constant que dès le commencement du xm0 siè-
cle divers écrits d'Alexandre étaient connus en
Occident, el que les théories qu'ils renferment
attirèrent bientôt la réprobation de l'évêque de
l'aris, Guillaume d'Auvergne. Or h; fond d<
théories, c'est assurément l'identité de la pensée
et de la matière, considérées Tune et l'autre
comme indéterminées : ce qui est la doctrine
propre de David. Quelle qu'en soit l'origine, cette
doctrine est un des épisodes les plus curieux de
l'histoire de la philosophie au moyen âge. Con-
sultez Martène, Novus Thésaurus Anecdot., t. IV,
p. 166; —Albert le Grand, Opp., t. II, p. 23, el
t. XVlII,p. 62; — Saint Thomas, Contra Gentiles,
I, xvn ; — Ch. Jourdain, Mémoire des sources phi-
losophiques des hérésies d'Amaury de Chartres
et de David de Dinan, dans les Mémoires del'A-
cad. des inscriptions, t. XXVI, 2e partie. C. J.
DÉDUCTION (de deducere, tirer de, faire
sortir de). La déduction est une forme du rai-
sonnement qui consiste à déterminer une vérité
particulière en la tirant et la faisant sortir d'un
principe général antérieurement connu. C'est
l'opposé de Vinduction, qui consiste à s'élever
de vérités particulières à la détermination d'un
principe général.
Quand l'objet particulier qu'il s'agit de déter-
miner est directement observable, il n'y a qu'à
employer l'observation ; mais il arrive souvent
que les objets sont trop éloignés de nous dans le
le temps ou dans l'espace pour que nous puis-
sions les atteindre par l'observation. Souvent
aussi nous ne voulons pas seulement connaître ce
qui est, mais ce qui doit être, l'absolu et le
nécessaire, et l'observation ne nous suffit pas,
attendu que l'observation ne nous donne que ce
qui est dans un moment, dans un lieu, et non ce
qui doit être partout et toujours, nécessairement
et absolument. Si nous ne savons rien de l'objet
à déterminer, rien que son existence, il n'y a
rien à faire ; mais si nous connaissons quelqu'une
de ses qualités, et possédons ainsi sur lui quel-
ques données, il faut voir si par ces données on
peut le rattacher à quelque principe général
dans lequel la qualité cherchée est évidemment
unie à la qualité connue. Si cela se peut, nous
affirmons alors du particulier ce que nous avons
affirmé du général; voilà ce qu'on appelle dé-
duire. Par exemple, soit à déterminer si Pierre
est mortel; ]e sais de lui qu'il est homme, et
cette donnée me permettant de le rattacher à ce
principe général tous les hommes sont mortels,
je puis faire sortir de cette affirmation générale
cette affirmation particulière : Pierre est mor-
tel.
La forme de la déduction est le syllogisme,
qu'Aristote {Prem. Anabjt., liv. I, ch. i) a défini
« une énonciation dans laquelle certaines asser-
tions étant posées, par cela seul qu'elles le sont,
il en résulte nécessairement une autre assertion
différente de la première. »
11 résulte de cette définition, et de ce qui pré-
cède, que la déduction n'est pas et ne saurait être
une opération primitive, puisque pour tirer la
connaissance du particulier de celle du général,
on doit, auparavant, être entré en posses-
sion de la connaissance du général. Alors seu-
lement on peut essayer de ne plus étudier les
individus en eux-mêmes, et de tirer la connais-
sance d'une de leurs propriétés des autres pro-
priétés connues dans le général. Mais les principes
u\ m aïs viennent de deux sources bien
différentes, et présentent des caractères bien dis-
tincts. Les uns se forment immédiatement en
nous et nous apparaissent tout d'abord évidents,
invariabli nécessaires et indépendants de toute
réalisation; ce sont les principes absolus que
nous donne la raison, faculté de l'absolu; soit
par exemple ce principe : Tout phénomène
comme pose une cause. Les autres sont
DÉDU
— 347
DÉFI
dégagés par nous à la suite d'observations, d'ex-
périences, de comparaisons, d'abstractions nom-
breuses; ils sont toujours relatifs aune réalisation
donnée, et sont indéfiniment perfectibles. Ce sont
les principes inductifs ou obtenus par voie d'in-
duction; par exemple : Les volumes des gaz sont
en raison inverse des pressions.
Or, la déduction emploie ces deux sortes de
principes généraux, et les connaissances qu'elle
tire de ces principes sont de la même valeur que
les principes d'où elle les tire. Si elle part des
principes absolus et nécessaires, elle en fait sor-
tir des conséquences d'une certitude absolue,
complète et invariable comme ces principes
eux-mêmes : elle est le procédé qui constitue
les sciences de raisonnement pur, comme les
mathématiques, où les vérités acquises sont à
jamais invariables. « Il est évident, dit Aristote
{Dem. Analyt., liv. I, ch. vin), que si les prin-
cipes d'où on tire la conclusion sont universels,
il y a nécessité que la conclusion soit une vérité
éternelle. » Si la déduction part des variétés gé-
nérales obtenues par voie d'induction, les vérités
qu'elle en fait sortir sont marquées du même
caractère de contingence, de relativité et de per-
fectibilité indéfinie ; mais la valeur de la consé-
quence n'en est pas infirmée pour cela. Tant que
subsisteront les lois de l'univers et l'ordre qui a
permis de dégager ces principes, ces principes
seront vrais, et les conséquences vraies comme
les principes. « Quant à la démonstration et à la
science du cours ordinaire des choses, évidem-
ment elles sont éternelles dans l'essence de ces
choses » {vin supra). Et c'est là ce qui permet
de se servir de la déduction pour appliquer les
vérités générales obtenues par induction, et
même pour les vérifier et s'assurer si elles sont
exactes et si les faits s'accordent avec les lois
que nous avons cru découvrir. En effet, d'après
la manière dont sont formées les vérités induc-
tives, tout ce qui est vrai du genre doit être vrai
de l'individu, puisque le genre ne contient que
des qualités communes. Or, 1° ou il n'y a pas
d'ordre dans l'univers, ou par la déduction nous
pouvons tirer des principes généraux que four-
nit l'induction des applications qui constituent
les arts: 2° si la loi de tel genre est légitimement
formulée, tel individu de ce genre devra y être
soumis. On expérimente sur cette déduction, et
si le résultat est en contradiction avec la loi,
c'est une preuve que cette loi n'est point celle
du genre et que la généralisation qui l'a formu-
lée est à recommencer. Ainsi, dans la science,
comme dans les applications de la vie, l'induc-
tion et la déduction se supposent l'une l'autre,
et sont dons un rapport tel que la seconde ne
peut exister sans la première, et que la première
peut et doit être appliquée et vérifiée par le
moyen de la seconde.
L'induction doit sa légitimité et sa puissance
irrésistible à ce principe nécessaire et absolu
sur lequel elle repose : Dans les mêmes cir-
coiislanceSj et dans les mêmes substances, les
m 'mes effets résultent des mêmes causes. De
même, la déduction doit la sienne à ceux de ces
mêmes principes qui lui servent de base et de
fondement. Quand elle conclut l'identité des
effets et des phénomènes, de l'identité de cause
et de substance, elle s'appuie sur le même prin-
cipe que l'induction, en l'appliquant à sa ma-
nière. Quand elle prend, pour arriver à sa con-
clusion, un intermédiaire entre l'objet donné et
la qualité à découvrir, et que. du rapport de
convenance qui unit cet intermédiaire d'un côté
à l'objet et de l'autre à la qualité cherchée, elle
conclut le même rapport de convenance entre
l'objet et la qualité, elle n'est qu'une application
de cet axiome : Deux choses comparées à une
troisième, et trouvées semblables à cette troi-
sième, sont semblables entre elles, axiome qu'on
pourrait appeler principe de déduction, comme
on appelle l'autre principe d'induction.
Ainsi, les deux procédés inductif et déductif,
et les vérités qu'ils nous donnent, reposent sur
les principes premiers qu'ils supposent et des-
quels se tire, même à notre insu, par une né-
cessité de notre constitution intellectuelle, toute
l'autorité que nous leur donnons. Il faut bien
qu'il en soit ainsi, pour qu'il y ait quelque chose
de fixe et de stable dans la croyance humaine.
S'il n'y avait pas quelque chose de primitif,
d'inconditionnel et d'absolu, à quoi le raisonne-
ment se référât et qui lui servît de base, quel-
que chose, en un mot, de nécessaire, qui brillât
de tout l'éclat d'une évidence propre, constante,
ineffaçable, toute la chaîne des vérités inducti-
ves et déductives flotterait en l'air et ne tien-
drait à rien.
Dans sa plus grande simplicité, la déduction
suppose au moins trois idées : l'idée du principe
en général, l'idée des données, et l'idée déduite
ou sortant nécessairement des deux premières.
Dans ce cas il n'y a qu'un genre et qu'une don-
née intermédiaire ; mais il pourrait y en avoir
une série plus ou moins longue, sans que la na-
ture de l'opération changeât en rien. Un genre
peut rentrer comme espèce dans un genre plus
élevé, mais toujours ce qui est affirmé en gé-
néral pourra être affirmé du particulier qu'il
comprend, et, s'il est vrai de dire : deux choses
égales à une troisième sont égales entre elles ;
il est aussi vrai d'ajouter que si l'une des trois
est égale à une quatrième, elles sont toutes qua-
tre égales entre elles* et ainsi de suite.
Les règles de la dtduction se tirent de la na-
ture de cette opération et du but qu'elle se pro-
pose. Comme la déduction établit un rapproche-
ment entre un principe général connu et déter-
miné et les données d'un objet particulier à
déterminer dans ce qu'il a d'inconnu, il est né-
cessaire, 1° de vérifier le principe général, c'est-
à-dire de voir s'il est un principe légitimement
acquis, et d'en déterminer exactement la nature
et la portée ; 2" d'examiner les données de l'objet
particulier, de s'assurer qu'elles suffisent pour
le rattacher au principe général, afin de ne point
s'exposer à ne pas aller du même au même, et à
rapporter au genre connu un individu qui, mieux
étudié dans ses données, ne saurait lui être as-
similé.
Quand on considère la déduction dans sa forme,
dans le syllogisme, on ajoute aux règles précé-
dentes celles qu'exige l'emploi des formes ver-
bales.
Le mot déduction n'a été employé dans le sens
que lui donne actuellement la philosophie, ni
par les Latins, ni par les scolastiques. Les lexi-
cographes ne le donnent pas, et on ne le trouve
que dans la dernière édition (1835) du Diction-
naire de l'Académie. Cela vient de ce que c'est
dans les derniers temps seulement que cette
opération intellectuelle a été distinguée de sa
forme, et désignée par un nom qui marque ses
rapports avec l'induction. Précédemment elle
n'avait été étudiée que dans la forme syllogisti-
que. Consultez : Aristote, Premiers Analytiques ;
— Logique de Port-Royal ; — Logique de Bos-
suet; — Waddington, Essais de logique; — Stuart
Mill, Logique jnductive et déductive, trad. en
français par L. Peisse. Voy. Syllogisme, Mé-
thode. J- D. J.
DÉFINITION. Proposition par laquelle on
détermine soit le sens d'un mot, soit la nature
d'une chose.
DEFI
— 348
JMTI
Toute chose a son caractère propre, une nature,
essence, forme ou quiddité, comme on voudra
l'appeler, qui la fait être ce qu'elle est et qui la
distingue des autres choses. C'est ainsi qu'un
triangle n'est pas un cercle, que 'l'éléphant dif-
fère du lion, et que l'homme s'élève au-dessus
de tous les êtres animés par la prérogative de la
raison.
Fixer ce caractère qui constitue la véritable
essence de chaque chose, contingente ou néces-
saire, sensible ou idéale, naturelle ou artificielle,
tel est le rôle de la définition dans son sens le
plus vaste. Elle offre, pour ainsi parler, la ré-
ponse que cherche notre esprit, quand il se de-
mande ce qu'est Dieu, ou l'âme, ou la matière,
ou tout autre objet. Il ne faut pas seulement y
voir un simple procédé, mais une partie fonda-
mentale de la science des êtres. Elle équivau-
drait à cette science elle-même, si, outre la na-
ture des choses, la raison ne voulait en pénétrer
l'origine et la fin.
La définition, ainsi comprise, ne doit pas être
confondue avec la description familière au poëte
et à l'orateur, qui, s'adressant à l'imagination,
ne saisissent des objets que le côté sensible,
l'enveloppe extérieure, et ne s'occupent pas du
fond. C'est au fond que la définition proprement
dite s'attache, et elle omet les accidents. Dans
un végétal, par exemple, elle fait abstraction de
la tige, du nombre des feuilles et de l'éclat de la
corolle, qui peuvent varier sans que la plante
soit altérée ; mais elle expose la structure intime
de la fleur et du fruit, qui sont des parties es-
sentielles.
La définition doit aussi être distinguée de la
démonstration. Démontrer, c'est faire voir qu'il
y a un rapport entre tel attribut et tel sujet,
sans expliquer la nature du sujet ni celle de
l'attribut, qui est supposée déjà connue ; c'est
prouver, par exemple, que tout cercle a ses
rayons tgaux, sans d> terminer ce qu'est un cer-
cle, ni un rayon, et en partant de ces idées
comme suffisamment éclaircies; c'est établir en-
fin qu'une chose est ou n'est pas, et nullement
dire quelle elle est. La définition suit la marche
contraire; néglige le point de vue de l'existence,
et n'envisage que l'essence. Le géomètre qui
définit le triangle ne fait qu'assigner le carac-
tère d'une figure possible ; et quand un astro-
nome explique les causes de l'éclipsé, il ignore
si, à l'heure même, la terre s'interpose entre le
soleil et la lune ou la lune entre le soleil et la
terre. La seule définition qui implique l'existence
du sujet défini est celle de l'être parfait, qu'on
ne peut concevoir sans juger aussitôt qu'il existe.
Enfin, parmi les définitions elles-mêmes, les
logiciens distinguent celles qui se rapportent aux
mots dont elles fixent le sens, ou définitions no-
minales, et celles qui se rapportent aux choses,
ou définitions réelles.
Ce qui caractérise les premières, c'est qu'elles
sont arbitraires, et ne sauraient être contestées,
tandis qu'on doit le plus souvent exiger la preuve
des secondes. Chacun est le maître, en effet,
d'attribuer aux termes qu'il emploie la signifi-
cation que bon lui semble; et si j'avertis, par
exemple, que j'appellerai du nom de cercle
toute figure qui a trois côtés et trois angles, on
peut me blâmer de détourner une expression de
son sens ordinaire, mais non me contester que
j'y ai attaché un sens nouveau, ni m'imputer en
cela aucune erreur. Mais nous n'avons pas sur la
nature des choses le même pouvoir que sur les
mots : il ne dépend pas de nous de leur pn
des attributs qu'elles ne possèdent pas ; et, quand
nous le faisons, c'est le résultat d'une méprise
qu'il est toujours permis de relever.
En outre, puisque les définitions nominale!
sont arbitraires, non-seulement elles ne suppo-
sent pas l'existence de leurs objets, elles n'en
supposent même pas la possibilité, et peuvent
s'appliquer aussi bien aux termes qui signifient
une chose contradictoire, comme une chimère,
qu'à ceux qui désignent un être véritable. Un
des caractères de la définition réelle est, au
contraire, d'envelopper la possibilité de son sujet;
car il ne saurait être défini s'il n'a une essence
propre, laquelle ne peut être connue par l'en-
tendement, qu'autant qu'elle n'implique aucune
contradiction. Que si le principe de la possibilité
nous échappe, si nous ne connaissons de la chose
que les accidents ou quelques effets, comme le
bruit ou la lumière qui accompagne la foudre.
la définition se réduit à indiquer certaines pro-
priétés qui conviennent au sujet; elle facilite
l'application du terme qui le désigne; mais
c'est tout; elle est réelle en apparence, et au
fond purement nominale.
On a quelquefois demandé si la définition de
choses ne rentrerait pas dans la définition de
mots, ou réciproquement. Pour qui saisit bien le
caractère de l'une et de l'autre, il est manifeste
qu'une semblable réduction n'est pas fondée, à
moins qu'on ne veuille ne tenir nul compte du
langage, ou bien ne voir dans la pensée qu'un
système frivole de signes arbitraires. Il est vrai
de dire cependant que les définitions réelles
peuvent aussi, à certains égards, être regardées
comme nominales, dans les cas où celui qui les
considère ignorait à la fois le nom et la nature
de la chose définie. Par exemple, quand un terme
nouveau est appliqué à un objet nouveau, comme
une nouvelle substance, une espèce animale in-
connue, un phénomène inaperçu, on ne saurait
évidemment définir la nature de cette substance,
de cette espèce, de ce phénomène, sans déter-
miner par là même la signification du mot ar-
bitrairement choisi pour les désigner.
Voyons maintenant comment procède l'esprit
dans les définitions.
Soit l'homme à définir.
La nature humaine comprend plusieurs élé-
ments essentiels, comme l'être, l'organisation, le
sentiment; la pensée. Mais chacun de ces élé-
ments pris à part la dépasse, c'est-à-dire se
retrouve dans des choses différentes de l'huma-
nité. L'être se retrouve dans tout ce qui existe ;
l'organisation dans les plantes; le sentiment
dans les animaux; la pensée en Dieu. Je n'aurai
donc pas défini l'homme, en lui attribuant ou la
pensée, ou le sentiment^ ou la vie organique,
ou simplement l'existence. Cette attribution in-
complète ne suffira pas pour donner une idée de
ce qui est, et même elle exposera à le confondre
avec ce dont il diffère.
Si je veux le caractériser pleinement, je dois
chercher une formule qui non-seulement con-
vienne à sa nature, mais qui n'exprime qu'elle,
qui y soit tellement propre qu'elle ne puisse
s'appliquer à aucune autre espèce que l'huma-
nité.
Or, il est facile de voir que cette formule adé-
quate ne peut être que l'expression synthétique
de tous les attributs humains qui se déterminent
l'un l'autre en se combinant, et qui tous réunis
donnent la représentation exacte de notre nature
commune.
Le sentiment, la vie organique et la raison
doivenl donc également figurer dans la défini-
tion de l'homme. 11 est un être organisé, sensi-
ble et raisonnable.
Mais la forme do celte définition peut aisé-
ment être simplifiée. Tous les objets de la pei
forment une série dont chaque ternie est corn-
DEFI
— 349 —
DEFI
pris dans ceux qui le précèdent, et comprend à
son tour ceux qui le suivent. L'individu est dans
l'espèce, l'espèce dans le genre, le genre infé-
rieur dans un genre plus élevé, tous les indivi-
dus, toutes les espèces et tous les genres dans la
catégorie suprême de l'être. Les attributs passent
ainsi de classe en classe, en s'augmentant de
l'une à l'autre, et il suit de là qu'on peut réunir
sous une appellation générique tous ceux que
l'objet à définir emprunte à la classe immédia-
tement supérieure.
La vie organique et le sentiment appartien-
nent au genre des êtres animés, dont l'homme
fait partie ; à renonciation successive de ces
deux propriétés, je puis donc substituer le nom
du genre qui les résume, et dire : l'homme est
un animal, en ajoutant qu'il est doué de raison,
pour achever de déterminer sa nature.
Les attributs généraux de l'humanité sont les
seuls éléments qui entrent dans cette définition ;
mais on peut aussi définir les choses, et on les
définit même d'une manière plus instructive et
plus profonde, en indiquant quelle en est l'ori-
gine ou quel en est le but. Les géomètres avaient
le droit de définir la sphère un solide dont la
surface a tous ses points à une égale distance
d'un point intérieur appelé centre ; ils ont pré-
féré dire qu'elle est un solide engendré par la
révolution d'un demi-cercle autour de son dia-
mètre. Quand j'énonce que la quadrature est la
formation d'un carré éauivalent à une figure, je
suis moins complet que si j'ajoute par une
moyenne proportionnelle. Serait-ce définir une
montre que d'en exposer le mécanisme et d'en
taire l'us;ige?
Mais, quels que soient l'objet et le mode de
la définition, on doit remarquer qu'il faut tou-
jours aboutir à un genre qui la comprend et à
une différence qui la caractérise. Dans les deux
définitions de la sphère, elle est rangée dans la
catégorie des solides, et déterminée par l'addi-
tion d'une idée particulière. Les usages d'une
montre servent de même à la reconnaître entre
toutes les autres machines avec laquelle on la
classe.
Voilà le fondement du principe posé par Aris-
tote, et avoué par la plupart des logiciens, que
toute définition se fait par le genre et la diffé-
rence, ou autrement, consiste à placer un objet
dans une classe déterminée, et à indiquer les
caractères qui le distinguent de tous les objets
de la même classe.
Et, comme chaque genre a plus ou moins de
compréhension, il n'est pas indifférent de choisir
un genre ou un autre. Il faut s'arrêter à celui
qui renferme immédiatement le sujet. Ce n'est
pas la même chose de dire : l'homme est un
être, ou l'homme est un animal doué de raison ;
car, dans le premier cas, je n'indique pas qu'il
est autre chose qu'une pure intelligence, et je
montre dans le second qu'il est un corps uni
à un esprit.
Les logiciens ajoutent que la définition doit
convenir à tout le défini et au seul défini, toli
definito et soli definito ; en moins de mots, être
propre et universel, ce qui découle également
de tout ce qui précède.
Ils veulent enfin qu'elle soit réciproque, par
où ils entendent que le sujet et l'attribut doi-
vent pouvoir être pris indifféremment l'un pour
l'autre. Ce dernier caractère est ce qui distingue
la définition des propositions pures et simples
dont les formes ne sont pas convertibles. L'or
est jaune ; voilà une proposition : car l'idée de
couleur n'est pas adéquate à l'idée d'or, puisqu'il
y a d'autres choses que l'or qui sont jaunes, et
que l'or, de son côté, n'a pas cette unique pro-
priété. Une étoile est un astre qui brille de sa
propre lumière ; voilà une définition, parce que
le sujet et l'attribut sont deux idées égales, ou,
pour mieux dire, une seule idée exprimée de
deux manières différentes: par un seul mot dans
le premier membre, et par un assemblage de
mots dans le second.
Est-il nécessaire de faire observer que la dé-
finition doit joindre la clarté à l'exactitude, qui
autrement serait obtenue en pure perte? « Une
définition obscure, dit Aristote, ressemble à ces
tableaux de mauvais peintres, qui sont inintel-
ligibles à moins d'une inscription pour en expli-
quer le sujet. » 11 est donc essentiel, lorsqu'on
définit, d'éviter les métaphores, qui voilent trop
souvent les pensées et peuvent donner lieu à de
graves méprises. On doit, au contraire, recher-
cher la précision, qui produit la netteté et qui
fait que la parole n'est, pour ainsi dire, que l'i-
dée devenue sensible dans le discours.
Si nous avons bien fait comprendre le procédé
de la définition, on voit que ce procédé consiste
à développer la série des éléments que ren-
ferme une idée. Étant donné un objet dont la
notion est indéterminée, analyser cette notion
pour l'éclaircir : voilà en deux mots toute la
définition.
Une conséquence à tirer de là, c'est que tous
les objets ne peuvent être définis, mais unique-
ment ceux dont la nature est complexe. Je puis
définir l'homme; pourquoi? Parce que l'homme
est un sujet composé, qui se prête, par consé-
quent, à l'analyse : mais je ne puis pas définir
l'être dont la simplicité s'y refuse. Aristote avait
entrevu cette vérité, que Pascal et Arnauld ont
mise dans tout son jour. Il ne fallait donc pas
en rapporter la découverte à Locke, comme on
l'a souvent fait.
Par une raison différente, les individus tels
que Socrate, Pierre, Paul, échappent aussi à la
définilion^ car ils ont la même essence, et ils
ne se distinguent les uns des autres que par le
nombre et d'autres accidents qui ne sont pas
susceptibles d'être formulés avec rigueur. Tout
ce que je puis faire est d'indiquer les caractères
qui servent à les reconnaître, comme la péné-
tration, la douceur, la fermeté, les traits du vi-
sage, l'attitude du corps, etc.
Une autre conséquence de la nature de la dé-
finition, c'est que l'analyse du sujet pouvant
être fautive, soit qu'on ait omis des attributs es-
sentiels, ou qu'on ait tenu compte d'éléments
inutiles, elle est elle-même dans beaucoup de cas
hypothétique et infidèle. A quoi se réduisent les
définitions du sec, de l'humide et de tant d'au-
tres phénomènes naturels, si péniblement éla-
borés par Aristote? Qui peut dire où iront celles
qu'on donne maintenant de l'eau et de l'air,
lorsque la chimie aura fait de nouveaux pro-
grès? Pour démontrer une définition, il faudrait
établir l'exactitude de la division qui y sert de
base, et le plus souvent on ne le peut.
Les conceptions rationnelles n'ont aucun avan-
tage sur les données expérimentales, et il est
également ou même plus délicat de les détermi-
ner avec une entière certitude. On dispute en-
core sur la nature du temps, de l'espace, du
bien et du beau. La vraie définition de la sub-
stance avait échappé aux cartésiens et n'a été
donnée que par Leibniz. N'est-il pas arrivé à
toute une secte de philosophes de méconnaître
les attributs essentiels de l'âme, au point de la
confondre avec la matière? Les définitions se
ressentent du défaut de nos méthodes et, en gé-
néra^ elles partagent toutes les vicissitudes de la
connaissance humaine ; imparfaites dans l'origine,
elles se rectifient à mesure que l'esprit avance.
DBGÉ
- 350 —
1 >EI i Ë
Il n'y a qu'une .science, la géométrie, où elles
aient une évidence immédiate, qui a fait décer-
ner aux mathématiques le nom de sciences
i \ ictea par excellence. A quoi tient cette clarté,
rigueur, cette absolue et irrésistible certi-
tude d'une classe particulière de définitions?
C'est, comme l'a très-bien vu Kant, que les fi-
gures, et en général les objets de la géométrie,
sont des produits de la pensée, qui y met préci-
sément ce qu'elle veut, et qui sait tout ce qu'elle
y met, à peu près comme l'horloger connaît une
pendule. Par exemple, décrire un cercle, c'est
tracer une figure terminée par une courbe dont
ints sont à une égale distance d'un point
intérieur qu'on appelle centre : le mot de cercle
résume le fait ; la définition l'expose, et il ne
reste au géomètre qu'à en tirer les dernières
conséquences. Il en est de même pour les trian-
gles, pyramides, ellipses, etc., que nous pouvons
toujours construire en aussi grand nombre qu'il
nous plaît; tout y est d'une clarté parfaite pour
l'intelligence, parce qu'elle engendre elle-même
le sujet à définir. Comme, au contraire, les sub-
stances, le temps, l'espace, les phénomènes nous
sont donnés par la nature, et que nous ne les
créons pas; nous les ignorons d'abord, et plus
tard nous ne parvenons à les connaître que par
un travail lent et peu sûr de la réflexion.
Les ouvrages où la théorie de la définition est
exposée sont innombrables ; il nous suffira d'in-
diquer parmi les anciens : Aristote, Derniers
Analytiques, liv. II; Topiques, liv. VI; et
parmi les modernes : Pascal, Réflexions sur la
Géométrie; — Logique de Port-Royal, lre par-
tie, ch. xn, xni et xiv ; 2e partie, ch. xvi ; —
Locke, Essais sur l'Entend, hum., liv. III,
ch. ni et iv ; — Leibniz, Nouv. Essais sur l'En-
tendement humain, liv. III, ch. in et iv; —
Kant, Logique, trad. par J. Tissot, Paris, 1840,
§ 99 et suiv.; — Laromiguière, Leçons de Philo-
sophie, Impartie, leçons xn et xin. C. J.
DEGÉRANDO (Marie-Joseph), né à Lyon le
29 février 1772, fut élevé chez les oratoriens de
cette ville. En 1794, lors du siège de Lyon par
les armées républicaines, il prit les armes pour
la défense de sa cité natale, fut fait prisonnier
et n'échappa à la mort que par miracle. Con-
traint, pour sauver sa vie, de chercher un asile
à l'étranger, il se réfugia d'abord en Suisse, et
de là dans le royaume de Naples. En 1796, après
un exil qui avait duré environ trois années, l'é-
tablissement du Directoire permit à M. Degé-
rando de rentrer en France. Il passa quelques
mois à Lyon; mais bientôt, cédant aux instances
de Camille Jordan, son parent et son ancien
condisciple, qui le pressait de le suivre à Paris,
il vint s'établir dans cette ville. Au 18 fructidor,
il fut assez heureux pour sauver la liberté de
son courageux ami, qu'il déroba aux recherches
de la police et accompagna dans sa fuite en Al-
lemagne. Agé alors de vingt-cinq ans, et resté
sans emploi, malgré sa capacité et son intelli-
gence précoces, il résolut d'embrasser la car-
rière des armes qu'entouraient de prestige les
brillantes victoires de l'armée d'Italie, et s'en-
gagea comme chasseur au sixième régiment de
cavalerie. Vers le même temps, la Classe des
Sciences morales et politiques mettait au con-
cours cette curieuse question, empruntée à la
philosophie de Condillac: « Quelle est l'influence
des signes sur la faculté de penser? » M. Degé-
rando concourut, obtint le prix, et en reçut la
nouvelle peu de temps après la bataille de Zu-
rich, à laquelle il avait pris part. Ce premier
triomphe, qui fut suivi de succès non inoins
brillants dans d'autres luttes académiques, fixa
l'attention du gouvernement sur M. Ucgérando,
devant lequel s'ouvrit une carrière plus con-
forme à sa vocation que l'état milit
en 1799, au ministère <b' l'intérieur par
Lucien Bonaparte j él
secrétaire général par M. de Champagny; en
1805, il accompagna Napoléon dans son voyage
en Italie; il est nommé maître des requêtes en
1808; l'ait ensuite partie de la junte admini
tive de Toscane et de la consulte établie près
les États romains ; reçoit, en 1811, le titre de
conseiller d'État, et, en 1812, est appelé à l'in-
tendance de la Catalogne. Lors de la chute de
l'empire, M. Degérando conserva la position
élevée qu'il devait moins encore aux circon-
stances qu'à son noble caractère et à ses talents
éprouvés ; mais ayant été envoyé, pendant les
Cent-Jours, en qualité de commissaire extraor-
dinaire dans le département de la Moselle pour
y organiser la défense du territoire national, il
fut mis à l'écart durant les premiers mois de la
seconde restauration. Rentre peu de temps après
au conseil d'État, il joignit sa voix à celles de
MM. Allent, Bérenger, Cormenin, etc., pour dé-
fendre avec fermeté le maintien des ventes na-
tionales et le respect des droits acquis pendant
la révolution et l'empire. En 1819, il ouvrit, à
la Faculté de droit de Paris, un cours de droit
public et administratif que les ombrageuses dé-
fiances du pouvoir suspendirent en 1822, mais
qu'il reprit en 1828, sous le ministère ré] arateur
de M. de Martignac. Animé du noble désir d'ê-
tre utile à ses semblables, il consacrait les loi-
sirs que lui laissaient les affaires et le culte as-
sidu des lettres à la propagation des découvertes
utiles et à des œuvres de bienfaisance. Le gou-
vernement de Juillet reconnut les longs services
de M. Degérando, en l'élevant, en 1837, à la
pairie; il faisait depuis longtemps partie de l'A-
cadémie des inscriptions et belles-lettres, et de
celle des sciences morales et politiques. Il est
mort le 9 novembre 1842, à l'âge de soixante-
dix ans.
Ce n'est pas ici le lieu de considérer dans
M. Degérando l'administrateur sage et intègre,
dont le court passage a laissé les plus honorables
souvenirs en Italie et en Catalogne; ni le publi-
ciste consommé qui a si longtemps éclairé le
conseil d'État de ses lumières, et dont l'ensei-
gnement a fondé en France la théorie du droit
administratif; ni même l'homme de bien, mem-
bre dévoué de plusieurs sociétés charitables et
auteur d'utiles ouvrages consacrés à la bienfai-
sance; parmi tant de titres divers que M. Degé-
rando s'est acquis à la reconnaissance des amis
de leur pays, nous n'avons à apprécier que ses
travaux en philosophie.
Vers l'époque où commence la carrière philo-
sophique de M. Degérando, la doctrine de Con-
dillac était en possession d'une autorité exclu-
sive et absolue. Les rares adversaires qu'elle
conservait gardaient un silence prudent, et ses
nombreux admirateurs n'hésitaient pas à la pré-
senter avec plus d'enthousiasme que de réflexion,
comme le dernier mot de la raison humaine, sur
les problèmes qui l'intéressent le plus. Cédant
au préjugé universel, M. Degérando suivit d'a-
bord la pente où les meilleurs esprits étaient
alors engagés. Son premier ouvrage, travail in-
génieux sur les signes et l'art de penser, consi-
dérés dans leurs rapports mutuels (4 vol. in-8,
1800), reproduit en général la méthode et
théories du maître. Le point de départ de l'au-
teur est ce principe, universellement acce
dit-il, par les philosophes de nos jours, que
l'origine de toutes les connaissances huma
est dans la sensation, ou, ce qui revient au
i ■. dans l'impression des objets extérieurs
DEGE
— 351 —
DEGE
sur nos organes. Réduit aux seules facultés que
la sensation enveloppe, la perception, l'attention,
le jugement, l'imagination, la réminiscence et
la mémoire, l'homme ne pourrait acquérir le
petit nombre des idées indispensables à son
existence : la limite de ses besoins marquerait
celle de son savoir. Mais à la lumière de l'ana-
logie, il découvre chez son semblable des fa-
cultés pareilles aux siennes, se rapproche de lui,
cherche à s'en faire comprendre, imagine lé
langage, le perfectionne, et, par le moyen
de ce merveilleux instrument, modifie ses pre-
mières connaissances, en acquiert de nouvelles
et recule à l'infini le domaine de sa raison. Le
langage est la condition des idées complexes et
abstraites, ainsi que du raisonnement qui con-
siste à substituer à un signe, dont la valeur ne
pourrait être saisie immédiatement par l'esprit,
d'autres signes dont les idées sont plus voisines
de nous. 11 suit de là que la plupart des juge-
ments dont un raisonnement se compose, n'ont
pour objet que d'apprécier la valeur de nos si-
gnes; ils sont vrais ou faux, selon que cette ap-
préciation l'est elle-même, et le langage se trouve
être à la fois la source principale de nos connais-
sances et de nos illusions.
Il faut toutefois le reconnaître , malgré les
liens étroits qui le rattachent à l'école de Con-
dillac, M. Degérando n'accepte les doctrines de
cette école que sous bénéfice d'inventaire et
avec une réserve intelligente. C'est ainsi qu'il
n'adopte pas sans restriction la célèbre maxime
qu'une science bien étudiée n'est qu'une langue
bien faite, et que les contestations et les erreurs
ne sont dues qu'à l'imperfection de nos signes.
Il croit peu, ou, pour parler plus exactement, il
ne croit pas à la possibilité d'une langue philo-
sophique exempte de défauts, et, au lieu de dé-
clamer inutilement contre les vices des idiomes
vulgaires, il pense que les philosophes devraient
plutôt s'occuper d'en faire valoir les avantages.
Il ne se montre guère plus favorable au projet
d'appliquer à la métaphysique les procédés de
l'algèbre en réduisant le raisonnement au calcul;
déclare même, en propres termes, qu'une pa-
reille tentative n'est qu'une chimère. Enfin,
M. Degérando réhabilite le syllogisme comme
la forme primitive et essentielle de la pensée; il
rend hommage à la rigoureuse exactitude de la
logique des écoles, et il s'incline devant Aristote
comme devant le penseur le plus profond, le
génie le plus éminemment didactique qui se
soit montré sur l'horizon de la philosophie.
Ces jugements, d'une impartialité si rare en
France, il y a un demi-siècle, annonçaient chez
M. Degérando une rectitude et une libéralité de
vues qu'on retrouve, encore qu'étouffée par des
préjugés d'école, dans son mémoire de la Géné-
ration des connaissances humaines, publié en
1802 (Berlin, 1 vol. in-8). M. Degérando avait
pris pour épigraphe cette phrase de Locke :
« L'expérience est le principe de nos connais-
sances, et c'est de là qu'elles tirent leur source. »
Après une revue rapide des systèmes anciens et
modernes sur l'origine des idées, il s'attache à
la théorie des idées innées, qu'il s'applique à
combattre sous toutes ses formes. Une dernière
partie^ de l'ouvrage, consacrée à l'analyse des
facultés de l'àme, a pour objet de montrer com-
ment l'expérience engendre toutes les connais-
sances humaines; il est à remarquer que M. De-
gérando y considère la réflexion, c'est-à-dire la
conscience, à l'exclusion des sens, comme la
source des idées de substance, d'unité et d'iden-
tité. Ce mémoire, que l'Académie de Berlin
couronna, contient le germe d'un ouvrage bien
supérieur. *t qui formera dans l'avenir le prin-
cipal titre de M. Degérando, nous voulons parler
de son Histoire comparée des systèmes de phi-
losophie relativement aux principes des con-
naissances humaines, dont la première édition
parut en 1804 (Paris, 3 vol. in-8).
Ce qui manque à la plupart de nos historiens,
c'est l'unité, et ce défaut tient à la multitude
presque infinie des faits dont l'historien doit
nous dérouler le tableau. M. Degérando pensa
qu'on pourrait y échapper en rattachant l'expo-
sition des systèmes philosophiques à l'analyse
d'une question tellement liée à toutes les autres,
qu'elle eût déterminé constamment et d'une ma-
nière infaillible le caractère dominant et les
destinées des systèmes; et comme il n'y a pas en
philosophie de problème plus important que la
question de l'origine et du fondement des con-
naissances humaines, il s'arrêta à ce point de
vue pour tracer l'histoire des écoles anciennes
et modernes. Son ouvrage se divisait en deux
parties : la première toute narrative, où il se
bornait à exposer les doctrines : la seconde où il
en appréciait les caractères et la valeur; celle-ci
ne comprenait pas moins de quatorze chapitres
et formait la moitié de l'ouvrage entier. Certes,
ni la méthode ni le plan de M. Degérando ne
sont irréprochables; sa méthode est arbitraire;
elle dérange, comme l'a très-bien fait remar-
quer M. Cousin, la proportion et l'ordonnance
naturelles des systèmes, pour y substituer une
ordonnance factice qui présente les idées, non
sous le point de vue de l'auteur, mais sous celui
de l'historien; son plan est impraticable, car on
ne peut séparer d'une manière absolue lcxposi-
tion et la critique d'un système, et, de plus, il
entraîne à des répétitions fâcheuses. Mais ces
réserves une fois faites, nous devons reconnaître
l'importance et la nouveauté du service que
M. Degérando rendait à la philosophie. VHis-
toire comparée des systèmes a ramené les es-
prits au culte des grands noms, si négligé par
l'école de Condillac, et maintenant encore,
malgré le progrès des études historiques, elle
offre une lecture pleine d'intérêt. Par la vé-
rité des détails et par l'étendue des aperçus,
elle est incomparablement supérieure à tous les
essais du même genre qui avaient jusque-là
paru en France, entre autres à l'abrégé insuffi-
sant et fautif de Deslandes. L'érudition en est
exacte; les cadres sont à peu près complets, et,
ce qui vaut mieux, elle respire au plus haut
point l'amour de la science, le sentiment de la
dignité de l'homme et une généreuse confiance
dans l'avenir. Les préférences de l'auteur pour
la méthode expérimentale sont visibles; mais il
tempère, par le désir d'être impartial, tout ce
qu'il y a d'exclusif et d'étroit dans son point de
vue. S'il ne rend pas entièrement justice à la
profondeur de Kant, il discute librement et n'ac-
cepte pas toujours les conclusions de l'idéologie.
Il est même assez curieux de suivre dans l'His-
toire comparée le progrès des opinions de M. De-
gérando, qui; après s'être séparé de Condillac
sur les questions de détail, finit par répudier son
principe, contester la rigueur de ses analyses et
de son langage, et distinguer l'activité de l'âme
de la sensibilité. M. Degérando juge Locke beau-
coup plus près de la vérité que Condillac ; ce-
pendant il ne le croit pas à l'abri de toute er-
reur sur des points dune haute importance. Il
blâme, par exemple, sa théorie du jugement, et
rejette ce dangereux paradoxe, que nous n'a-
vons aucune idée de la substance , ou que
cette idée ne consiste que dans la réunion des
qualités. « Car, dit-il (t. III, p. 209), si nous
n'avions aucune idée de la substance, nous ne
pourrions avoir celle de la qualité, qui est sa
DEGÊ
— 352
DÉIS
corrélative; cl La réunion de plusieurs qualités
ne forme point encore une sub- 1 1 seu-
lement une qualité complexe. » M. Degérando,
disciple infidèle de ses maîtres, voyait aussi cha-
que jour s'étendre l'intervalle qui le
leurs doctrines, et semblait vaguement pr<
tir la réforme heureuse qui
les années suivantes. Le commerce assidu des
grands monuments de l'histoire, en agrandis-
sant ses vues; l'avait de plus en plus détaché des
influences d'école et de parti.
Pendant la durée du régime impérial et les
commencements de la Restauration, M. Degé-
rando, bien qu'absorbé par les affaires, trouva le
temps de refondre la première édition de son
Histoire, dont une seconde édition parut en
1823 (Paris, 4 vol. in-8). Cette édition ne diffère
en rien de la première sous le rapport du plan
et de la méthode ; mais elle s'est enrichie de dé-
veloppements et d'additions si considér
qu'elle peut passer pour un ouvrage entièrement
nouveau. Il est vivement à regretter que l'au-
teur n'y ait pas mis la dernière main. Les volu-
mes parus s'arrêtent, comme on sait, au renou-
vellement des lettres et de la philosophie au
xvc siècle.
Parvenu au seuil de la vieillesse, M. Degé-
rando mit au jour son beau livre du Perfection-
nement moral et de l'éducation de soi-même, que
l'Académie française couronna en 1825. L'idée
fondamentale de cet ouvrage, où la spéculation
se mêle à la pratique, la théorie aux préceptes
en proportion à peu près égale, c'est que la vie
de l'homme n'est en réalité qu'une grande édu-
cation dont le perfectionnement est ie but. Cinq
mobiles principaux sollicitent la volonté hu-
maine ; ce sont les sensations, les affections, la
pensée, le devoir, la religion. Le perfectionne-
ment consiste à poursuivre avec ordre et par le
développement harmonieux de toutes nos facul-
tés, les fins que ces mobiles nous révèlent. Il
suppose donc deux conditions : l'une, l'amour du
bien, ce mouvement éclairé, libre, généreux de
l'âme, qui se porte avec un dévouement aussi
entier que sincère vers tout ce qui est excel-
lent; l'autre, l'empire de soi, par lequel l'homme
excite, modère, dirige, réprime ses affections et
ses pensées, et commande à sa volonté elle-
même. Les fruits de l'amour du bien sont : la
justice, la bonté, la droiture d'intention; ceux
de l'empire de soi, la modération, la force
d'âme, l'indépendance, la bonne direction de
l'activité ; un juste accord de ces deux puissan-
ces produit la grandeur d'âme, la dignité du ca-
ractère, la paix intérieure. Aimer le bien et le
maîtriser, voilà donc le terme où doivent tendre
tous nos efforts. Pour l'atteindre, il faut culti-
ver en nous la sensibilité, vivre dans la médita-
tion et le silence, apprendre à nous connaître,
veiller sur nous-mêmes, tourner à profit toutes
les circonstances et jusqu'à nos fautes. Cette
analyse décolorée permet de saisir l'ensemble
de la doctrine ; mais elle ne donne qu'une idée
fort insuffisante du livre. Ecrit avec chaleur et
conviction, plein de vues élevées, de sages con-
seils et de nobles espérances, le Perfectionne-
ment moral est au nombre des ouvrages qu'il
faut avoir lus pour en apprécier toute la va-
leur.
En résumé, M. Degérando était doué d'un es-
prit laborieux et souple, qui s'appliquait avec
une merveilleuse aisance à une grande variété
d'objets. Peut-être avait-il moins de profondeur
que d'étendue et surtout que de facilité. Il cn-
trevoyait un horizon assez luge, mais dont il ne
démêlait bien clairement ni les contours, ni les
divers aspects. Mais, à <]• e doctrine
originale, il a Laissé d'estimables travaux, dévê-
ts heureux de la théorie é
ondillac sur les rapports des sigm
pensée. Par son Histoire comparée dcssysl
il a | nouveaux matériaux et ouvert
une nouvelle voie à l'activité des esprits. Enfin,
malg l re un peu indécis de sa docl
aie. il n'a jam >is varié sur les grau-
rités de la religion et de la morale, et à
ivec lequel il les expose, on voit
qu'elles avaient passé de son esprit dans son
cœur et dans sa vie. Consacré également par la
vertu et par la science, son nom demeurera
d ins l'avenir, sinon comme un des plus glorieux,
du moins comme un des plus justement vénérés
de la philosophie contemporaine.
Outre les ouvrages mentionnés dans le cours
de cet article, M. Degérando en a laissé un grand
nombre d'autres, parmi lesquels nous indique-
rons les suivants : Considérations sur diverses
méthodes d'observation des peuples saur,-
in-8, Paris, 1801; — Éloge de Dumarsais, dis-
cours qui a remporté le prix proposé par la
seconde classe de V Institut national, in-8, ib..
180.) ; — le Visiteur du pauvre, in-8, ib., 1820;
3e édition, ib., 1826; — Inslilutes du droit ad-
ministratif, 4 vol. in-8, ib.; 1830; — Cours
normal des instituteurs primaires, ou Direc-
tions relatives à l'éducation physique, morale et
intellectuelle dans, les écoles primaires , in-8,
ib., 1832; — de l'Education des soiwds-înuels,
2 vol. in-8, ib.. 1832; — de la Bienfaisance pu-
blique, 4 vol. in-8, ib., 1838. M. Cousin a consa-
cré à l'examen de VHistoire comparée des sys-
tèmesun article de ses Fragments de philosophie
contemporaine. C. J.
DÉISME (de Dcus, Dieu). Il n'existe point
dans la langue philosophique de terme plus va-
gue, plus mal défini que celui-là et dont on ail
abusé davantage. Si l'on ne consulte que l'éty-
mologie, le déisme est la croyance en Dieu, ou
le contraire de l'athéisme. Alors le déisme n'est
plus un système, il est le fond même de la rai-
son et de la nature de l'homme, il est la croyance
du genre humain. Mais ce n'est pas ainsi qu'on
l'entend ordinairement, et peu s'en faut que,
dans le langage et dans l'esprit de certains hom-
mes, déisme et athéisme ne soient devenus sy-
nonymes. Le nom de déiste, inconnu de l'anti-
quité et du moyen âge. a été pris d'abord dans
une acception purement théologique : on le don-
nait aux sociniens ou nouveaux ariens qui niaient
la divinité de Jésus-Christ. Plus tard on l'a
étendu à tous ceux qui, n'admettant que les
principes de la religion naturelle, c'est-à-dire
l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme et la
règle du devoir, rejettent les dogmes révélés et
le principe même de l'autorité en matière reli-
gieuse. Mais ce dernier sens est loin d'être adopté
généralement. Ainsi Clarke , dans son Traité de
l'existence et des attributs de Dieu (t. II, ch. il),
distingue quatre classes de déistes : les uns ne
reconnaissent qu'un Dieu sans providence, indif-
férent aux actions des hommes et aux événe-
ments de ce monde, un moteur intelligent qui.
après avoir tiré l'univers du'chaos, l'abandonne
à lui-même et aux lois générales dont il a été
pourvu ; les autres s'élèvent jusqu'à l'idée d'une
providence, dans ce sens que Dieu, après avoir
produit le monde, le gouverne par sa sagesse et
continue à donner l'imj ulsion à tous les phéno-
mènes de la nature ; mais en même temps ils
détruisent toutes les bases de la morale et de la
croyance à une vie future, en soutenant que les
! Mies par les hommes sont l'unique source
de nos idées d'obligation et de mérite et la
seule règle d'après laquelle nos actions sont ju-
DELA
— 353
DELO
gées bonnes ou mauvaises. Les déistes qui com-
posent la troisième classe, tout en admettant
l'idée du devoir et de la divine providence, re-
fusent de croire aux châtiments et aux récom-
penses d'une autre vie. Enfin, dans la quatrième
classe sont compris ceux qui acceptent toutes les
vérités de la religion naturelle, y compris le
dogme de la vie future, et ne rejettent que le
principe de l'autorité et de la révélation. Kant,
non moins arbitraire, mais dont la définition a
cependant trouvé plus de crédit que celle de
Clarke, établit une différence entre le déisme et
le théisme : le théiste, selon lui, reconnaît un
Dieu libre et intelligent, auteur et providence
du monde ; tandis que le déiste, dans l'idée qu'il
se fait du premier principe des choses, ne va pas
au delà d'une force infinie, inhérente à la ma-
tière et cause aveugle de tous les phénomènes de
la nature (Critique de la Raison pure, p. 659).
Le déisme, dans ce sens, ne serait plus qu'une
forme du matérialisme et se confondrait avec la
doctrine de certains physiciens de l'antiquité;
par exemple celle de Straton de Lampsaque (Voy.
ce nom). On comprend après cela que nous
soyons embarrassés de faire l'histoire et la criti-
que du déisme, puisque ce mot, sur la significa-
tion duquel on n'a jamais été d'accord, ne s'ap-
plique pas à un système en particulier, mais à
plusieurs systèmes essentiellement distincts et
dont chacun a sa place dans ce recueil. Quant à
l'opinion qui rejette les dogmes révélés, ce n'est
pas ici, où tout est donné à la spéculation philo-
sophique, qu'elle peut être examinée. L'autorité
de la révélation ne se prouve pas par des rai-
sonnements, mais par des témoignages et par des
faits ; et tous ceux qui ont pris une autre route,
tous ceux, depuis Origène jusqu'à certains écri-
vains de notre temps, qui ont essayé de justifier
par la raison ce qui, par sa nature même, doit
être regardé comme au-dessus d'elle, ont égale-
ment compromis les intérêts de la foi et ceux de
la science. Nous dirons seulement, parce que
nous pouvons le dire sans franchir les limites de
l'observation philosophique, que c'est étrange-
ment méconnaître la nature humaine que de sup-
poser inutile l'intervention de l'autorité, et, par
conséquent, de la foi, dans les croyances sur les-
quelles se fondent la société et l'ordre moral.
Qui oserait prétendre que les âmes puissent se
passer de gouvernement et de règle dans un or-
dre d'idées où la sécurité est si nécessaire, où
l'erreur et le doute ont de si déplorables consé-
quences? Voy. Théisme.
DELAFORGE ou DE LA FORGE (Louis). Doc-
teur en médecine à Saumur, il fut l'ami de Des-
cartes et fut considéré comme un des plus habi-
les cartésiens de son temps pour la physique.
Son principal ouvrage, écrit d'abord en français,
et ensuite traduit en latin, a pour titre : Traité
de l'âme humaine, de ses facultés, de ses fonc-
tions et de son union avec les corps, d'après les
principes de Descartes, in-4, Paris, 1664. L'his-
torien de la vie de Descartes, Baillet, porte ce
jugement sur l'ouvrage de Louis Delaforge :
« M. Delaforge a réuni dans cet ouvrage tout ce
que M. Descartes avait dit de plus beau et de
meilleur en plusieurs endroits de ses écrits ; il
est même allé plus loin, il a expliqué en détail
plusieurs choses que M. Descartes n'a touchées
qu'en passant. » C'est dans la question des rap-
ports de l'âme et du corps qu'il nous semble être
allé plus loin que Descartes et avoir ajouté un
nouveau développement à sa doctrine. Descartes,
pour^ expliquer ces rapports et cette association
de l'âme avec le corps, en avait appelé à l'assis-
tance divine ; mais il n'avait pas entrepris de
déterminer en quoi consiste cette assistance di-
OICT. l'IULui.
vine. Delaforge reprend cette question et s'ef-
force de lui donner une solution plus précise,
en conformité avec les grands principes de la
métaphysique cartésienne. Il y a , selon lui.
deux causes de l'association qui existe entre
l'âme et le corps : d'abord une cause générale
qui est la volonté divine ; ensuite une cause par-
ticulière qui est la volonté humaine ; c'est Dieu
qui est la cause générale de l'alliance de l'âme
avec le corps. Car il n'y a rien dans le corps qui
puisse être la cause de cette union, de cette
alliance. C'est donc Dieu qu'il faut considérer
comme la cause de cette association qu'on
trouve chez les hommes entre certaines idées et
certains mouvements corporels. Cette association
constante des mouvements du corps avec les sen-
timents et les idées de l'esprit a été établie par
Dieu dès le jour où, pour la première fois, tel
mouvement a eu lieu dans le corps ou telle pen-
sée dans l'esprit. Mais, à côté de cette cause gé-
nérale et prochaine de l'alliance de l'âme et du
corps, il faut reconnaître l'existence d'une autre
cause particulière de cette dépendance mutuelle
de l'âme et du corps ; cette cause particulière
est la volonté de l'âme. Car, selon Delaforge,
Dieu n'est la cause efficiente et prochaine que
de ces rapports de l'âme et du corps qui ne dé-
pendent pas de l'âme, et tous les mouvements
corporels qui sont les résultats d'actes volontaires
de l'esprit ont pour cause directe et efficiente la
volonté humaine. Ainsi, toutes les actions réci-
proques, tous les rapports de l'âme et du corps,
ne dépendent pas directement de Dieu, mais seu-
lement cette classe de rapports sur lesquels
l'âme n'a aucun pouvoir et qui s'opèrent sans
elle, et malgré elle. Quant aux mouvements vo-
lontaires, il ne faut pas leur rechercher d'autre
cause que la volonté elle-même. Mais si Louis
Delaforge ne rapporte pas à Dieu toutes les ac-
tions réciproques de l'âme sur le corps et du
corps sur l'âme, il lui rapporte déjà directement
toute une grande classe de ces actions. Il se
trouve ainsi placé, de même que Clauberg, sur
la voie qui conduit à Malebranche, et sa théorie
de l'âme et du corps fait déjà pressentir la théo-
rie des causes occasionnelles. A ce titre, l'ou-
vrage de Louis Delaforge se recommande à l'in-
térêt de celui qui veut suivre attentivement les
développements des principes posés par Descar-
tes. L'ouvrage de Delaforge a été traduit en la-
tin par Flayder sous ce titre : Tractatus de
mente humana ejusque facultatibus et functio-
nibus, in-4, Paris, 1666. On peut consulter :
P. Damiron, Essai sur l'histoire de la philoso-
phie en France au xvn* siècle, Paris, 1846,
2 vol. in-8 ; — F. Bouillier, Histoire de la philo-
sophie cartésienne, Paris, 1854 et 1867, 2 vol. in-8.
DELONDRE (Adrien-Pierre), né en 1824 à
Paris, après avoir achevé toutes ses études au
collège Louis-le-Grand, fut admis à l'École nor-
male en 1845, à l'agrégation de philosophie en
1849, au doctorat es lettres en 1855. 11 enseigna
successivement la philosophie dans les lycées de
Chaumont, de Strasbourg, de Clermont, de Tou-
louse et à la faculté des lettres de Douai. Forcé
par une cruelle maladie de quitter l'enseigne-
ment, il mourut à Paris après plusieurs années
de souffrance en 1863. On a de lui ses deux
thèses : Doctrine philosophique de Bossuet sur
la connaissance de Dieu, Paris, 1855, in-8 ; —
de Animi facultate quœ corpori movendo prœ-
sit, Paris, 1855, in-8; — plusieurs articles phi-
losophiques publiés dans la Revue Contempo-
raine et dans la Revue Européenne, parmi
lesquels on remarque des études critiques sur
le Somnambulisme naturel et artificiel, la folie,
sur les tendances positivistes de l'école médicale,
DEMI
354 —
DEMO
à propos du dictionnaire de Nysten par MM. Lit-
tré et Robin, et sur Y Hygiène de l'âme, deFcuch-
tersleben. Cette dernière étude sert de préface à la
traduction française du livre de Feuchtersleben
par M. Schlesinger, Paris, 1860, in-8. A. L.
DÉMÉTRIUS, philosophe cynique, ami de
Thraséas Fétus et de Sénèque, qui en parle fré-
quemment et avec la plus haute estime dans plu-
sieurs de ses ouvrages, vivait à Rome au temps
de Néron et de Vespasien, et paraît y avoir joui
d'une très-grande considération, inspirée par l'aus-
térité de ses mœurs et la noblesse de ses princi-
pes. Ainsi que la plupart des philosophes de son
école, surtout à cette époque de décadence, il
professait un profond mépris pour les connaissan-
ces purement spéculatives, et tout son enseigne-
ment se bornait à quelques préceptes de morale
dont sa vie ne s'écartait jamais. La nature, di-
sait-il, a marqué du cachet de l'évidence et
rendu accessible à tous les esprits le petit nom-
bre de vérités que nous avons besoin de sa-
voir pour bien vivre et être heureux. Nos vérita-
bles biens doivent être cherchés en nous-mêmes,
dans la liberté et dans la force de notre âme; les
objets extérieurs ne doivent exciter ni nos crain-
tes ni nos espérances; la mort n'est pas un mal,
mais une délivrance; nous avons peu de chose à
redouter de la part de nos semblables, et rien de
la part des dieux; nous devons toujours nous con-
duire comme si le monde entier avait les yeux
fixés sur nous; enfin, les hommes, étant destinés
par la nature à vivre en société, doivent regarder
la terre comme leur commune patrie : telles sont
à peu près ces vérités évidentes par elles-mê-
mes dans lesquelles, au dire de Sénèque (Ép. lxii
et lxvii; de Provid., ch. m et v; de Vita beata,
ch.xvm; deBenef., lib. VII, c. iet vin), Démétrius
faisait consister la morale et la philosophie tout
entière. — 11 a existé plusieurs autres philoso-
phes du nom de Démétrius, mais tellement obs-
curs, qu'ils ne méritent pas d'être mentionnés.
Nous ne parlerons pas davantage du fameux Dé-
métrius de Phalère, bien qu'en sa qualité de dis-
ciple de Théophraste il soit ordinairement com-
pris dans l'école péripatéticienne , et que nous
possédions sous son nom un traité sur la même
matière et portant le même titre que VHermé-
néia ou Traité de la proposition d'Aristole. La
philosophie n'a rien de commun avec les actions
et les événements qui l'ont rendue célèbre.
DEMIURGE (de ôrijiioupYo;, ouvrier, artisan,
architecte). Platon, et avant lui Socrate, sont les
premiers qui, par une métaphore très-facile à
comprendre, ont transporté dans la métaphysique
cette expression de la langue usuelle. S'étant
élevés à l'idée d'une cause première, intelligente
et libre, et ne concevant pas qu'une telle cause
ait pu développer sa puissance sans le secours
de la matière, ils ont représenté Dieu comme
l'architecte ou l'artisan du monde. Tel est le
rôle que l'intelligence ou le voùç remplit dans la
Genèse du Timée. Mais Platon n'a certainement
pas prétendu établir une différence entre cette
intelligence suprême, cause ordonnatrice et pro-
vidence du monde, et ce qu'il appelle ailleurs
l'Unité ou le Bien. Plus tard, dans l'école d'A-
lexandrie, où la langue et la dialectique plato-
niciennes ont été mises au service d'un système
nouveau, on ne s'est pas contenté de concevoir
l'intelligence et le bien comme deux choses dis-
tinctes, quoique réunies dans la même subsl
« ■ deux hypostases, dont la seconde i i
tupérieure à la première: on a encore voulu
faire du Démiurge une troisième hypostase tout
i fait distincte des deux autres, et non moins
née <le la seconde que la seconde de la pre-
mière. Tel est le sentiment de Plotin, qui con-
fond le Démiurge avec l'âme du monde, moteur
universel et intelligent, m:iis inférieur a l'intel-
ligence elle-même ; car il ne convient pas à ce
dernier principe de sortir, par le mouvement < l
par l'action, du caractère immuable qui lui est
propre. Proclus a de nouveau élevé le Démiurge
au rang de l'intelligence, mais sang le confondre
entièrement avec elle, et en confondant encore
moins l'intelligence elle-même avec l'Unité ou le
Bien. Pour lui, le Démiurge est le troisième
degré de la trinité intellectuelle, l'intelligence
devenue active et féconde, inférieure au pur
intelligible. Son action se manifeste par les
idées ; les idées, qui sont en même temps une
cause efficace, communiquent leur puissance à
l'âme universelle, et celle-ci, à son tour, gou-
verne l'univers (Theolog. secund. Plat., lib. V,
c. xxm). Enfin les gnostiques; mêlant à leurs
idées religieuses plusieurs principes de l'école
d'Alexandrie, ont conçu le Démiurge encore
autrement. Les uns, par exemple Basilide et
Valentin, l'ont représenté comme une émanation
divine ayant une existence à part, formant un
être ou plutôt une hypostase tout à fait distincte,
mais éloignée du Dieu suprême par une foule
d'existences intermédiaires : il sert, pour ainsi
dire, de limite, de transition entre le monde
supérieur ou le Plérôme, et le monde inférieur,
corrompu par le contact de la matière. Les
autres, comme les ophites, les caïnites, les naza-
réens, en ont fait un mauvais génie dont le seul
but, en créant le monde, était de lutter contre
la volonté de Dieu, et de tourmenter les âmes
émanées de son sein en les chargeant des liens
honteux du corps (voy. Gnosticisme). Si étrange
qu'elle puisse sembler d'abord, cette idée d'un
principe moteur, d'un Démiurge inférieur à
Dieu, a son origine dans une difficulté très-réelle
de la métaphysique, celle de concilier la nature
immuable de la cause infinie avec les effets va-
riables et contingents qu'elle produit dans le
monde. Mais il s'en faut que cette difficulté soit
résolue par l'hypothèse inintelligible de Plotin
et de Proclus, ou par les grossières fictions de
l'école gnostique.
DÉMOCRITE. La vie de ce philosophe nous
est -beaucoup moins connue que sa doctrine; car
de celle-ci, quoique le temps en ait détruit tous
les monuments originaux, il nous reste encore
un certain nombre de fragments, dont l'authen-
ticité ne peut pas être sérieusement contestée :
les rares documents que l'on possède sur celle-là
sont pleins de fables et de contradictions. On
sait d'une manière certaine que Démocrite reçut
le jour à Abdère, colonie grecque de la Thrace,
qui s'était fait par son intelligence une répu-
tation analogue à celle de la Béotie; maison
n'est pas encore parvenu à fixer l'éj oque de sa
naissance : les uns désignent la première année
de la i.xxxe olympiade, c'est-à-dire l'an 460 avant
J. C; les autres l'an 470, faisant ainsi Démocrite
d'une année plus âgé que Socrate; enfin d'autres
s'arrêtent à l'an 494. De ces trois opinions, la
dernière, recommandée par l'autorité de Dio-
dore de Sicile, est celle qui nous paraît la plus
vraisemblable et la plus facile à concilier avec
la plupart des traditions qu'on a pu recueillir
sur le philosophe abdéritain. Le père de Démo-
crite, pour lequel nous avons à choisir entre
trois noms aussi incertains l'un que l'autre, pos-
i. à ce qu'il paraît, une très-grande for-
tune; on rapporte que Xcrxès, retournant d
son pays après li bataille de Salamine. c'est-à-
dire vers 480 avant J. C, reçut cbez lui l'hospi-
talité et, par reconnaiss ince, lui laissa des ma
pour instruire son fils, encore jeune, dans les
sciences de la Chaldée et de la Perse. Quoi qu'il
DEMO
— 355 —
DÉMO
en soit de cette tradition, c'était une opinion una-
nime chez les anciens, que Démocrite a puisé en
Orient une grande partie des connaissances par
lesquelles il s'est rendu célèbre. On dit qu'il
visita l'Inde, l'Ethiopie, la Chaldée, la Perse, se
faisant initier par les prêtres de ces différents
pays aux sciences dont ils étaient alors les seuls
dépositaires. On a du moins quelques raisons de
croire qu'il passa plusieurs années en Egypte,
où Pythagore l'avait précédé, et qui fut vraisem-
blablement l'institutrice de la Grèce pour la géo-
métrie et les sciences mathématiques. Il est
probable qu'il visita aussi la Grande-Grèce, où
florissaient alors les deux écoles rivales de Pytha-
gore et de Zenon d'Ëlée, l'une et l'autre parfai-
tement connues de Démocrite, et dont il semble
avoir voulu combattre les principes par son
propre système. Enfin, rien n'empêche qu'attiré
par la célébrité d'Athènes, il ait assisté, comme
on le prétend, sans se faire connaître, aux le-
çons de Socrate et d'Anaxagore. Sans parler de
l'analogie qui existe entre l'hypothèse des ho-
méoméries et celle des atomes, nous pourrions
signaler plus d'un point de contact entre l'as-
tronomie d'Anaxagore et celle du philosophe
abdéritain. Quant à Leucippe, qui passa généra-
lement pour son maître, et dont le nom est
rarement séparé du sien dans la bouche des
premiers historiens de la philosophie, nous ne
savons ni en quel lieu ni à quelle époque de sa
vie il le rencontra; nous ignorons même quelle
part il faut faire à chacun d'eux dans le système
qui leur est attribué en commun. Ce qui nous
reste à dire de la vie de Démocrite est encore
plus incertain s'il est possible, mais peut servir
à nous donner une idée de son immense répu-
tation chez les anciens, de l'impression que sa
science et son génie avaient produite sur leur
imagination. On raconte qu'après avoir passé
dans tous ces voyages la plus grande partie de
sa vie, il revint dans sa patrie entièrement ruiné
et obligé de demander un asile à un de ses frères
appelé Damasus. Une loi de son pays privait des
honneurs de la sépulture ceux qui avaient dis-
sipé leur patrimoine. Démocrite, pour se sous-
traire aux effets de cette loi plus que sévère,
aurait lu en public son principal ouvrage, connu
sous le nom de Mévocç oiâ-/.ocru.O!;, et le peuple
en aurait été charmé à ce point qu'il accorda à
l'auteur, en témoignage de sa satisfaction, la
somme énorme de 500 talents ou de deux mil-
lions et demi de notre monnaie, et décida que
ses funérailles seraient à la charge du trésor
public. Il alla même, à ce qu'on prétend, jusqu'à
confier à Démocrite le gouvernement de l'État;
mais le philosophe, après avoir accepté cet hon-
neur, ne tarda pas à y renoncer pour reprendre
sa vie et ses travaux accoutumés. Ce récit,
comme tout le monde le remarquera, ne s'ac-
corde guère avec la triste célébrité des Abdé-
ritains ni avec une autre tradition, d'après
laquelle Démocrite, passant aux yeux de ses
concitoyens pour un homme frappe de démence,
aurait été confié par leur pitié aux soins d'Hip-
pocrate, appelé tout exprès de Cos pour le rendre
à la raison. On ne saurait ajouter plus de foi à
ce rire inextinguible avec lequel Démocrite nous
est ordinairement représenté. Nous pensons, avec
un historien moderne de la philosophie, que ce
n'est là qu'une expression exagérée à dessein de
l'insouciance et du mépris enseignés par le phi-
losophe pour tout ce qui peut affliger ou réjouir
les hommes. C'est en exprimant d'une manière
analogue son amour pour la science qu'on a pu
dire qu'il se priva lui-même de la vue, ou qu'il
errait sans cesse au milieu des tombeaux, afin
de n'être point distrait de ses méditations. Il
mourut à Abdère dans un âge fort avancé, à
104 ans selon les uns, à 108 ou à 109 ans selon
les autres; nous adoptons la version de Diodore
de Sicile, qui le fait vivre 90 ans.
Démocrite fut un de ces rares génies qui, non
contents de rassembler en eux toute la science
d'une époque, y ajoutent encore les fruits de
leurs propres méditations. Il peut être regardé
comme l'Aristote de son temps, et l'on a le droit
de supposer que ses recherches sur les animaux
et sur les plantes ne furent point perdues pour
le philosophe de Stagire. Malheureusement nous
serons toujours condamnés sur ce point à de
simples conjectures; car des nombreux ouvrages
que Démocrite a composés (Diogène Laërce en
compte jusqu'à soixante-douze), et dont le style,
si nous en croyons Cicéron, à la fois clair et
brillant de poésie, aurait pu rivaliser avec celui
de Platon, il ne nous est parvenu que les titres
et quelques rares lambeaux. Encore a-t-on con-
testé l'authenticité de ces titres, où nous voyons
représentées la logique, la morale, la physique,
les mathématiques, l'astronomie, la médecine,
la poésie, la musique, la grammaire, et jusqu'à
la stratégie, en un mot toutes les branches des
connaissances humaines. Quant aux fragments
qui nous restent de Démocrite, et que l'on trouve
disséminés dans une multitude d'auteurs, ils se
rapportent presque tous à son système philoso-
phique, que nous allons maintenant essayer de
faire connaître.
Ainsi que nous en avons déjà fait la remarque,
le système de Leucippe et de Démocrite est en-
tièrement l'opposé de celui qu'enseignait l'école
éléatique. Les philosophes de cette école, ne
concevant pas de milieu entre ce qui est d'une
manière absolue et ce qui n'est pas, étaient
conduits à nier tous les phénomènes, et, par
conséquent, le mouvement, sans lequel ni la
génération, ni la mort, ni aucun autre chan-
gement n'est possible. Or, comme le mouve-
ment leur semblait avoir pour condition le
vide, ils dirigeaient surtout leurs efforts contre
cette dernière idée, la déclarant incompré-
hensible et absolument inconciliable avec celle
de l'être. Us s'attaquaient de la même manière
à la pluralité des êtres ou à la divisibilité,
non-seulement de la matière, mais de l'être en
général. Si l'être est divisible, disaient-ils, il
l'est à l'infini; car il demeure toujours semblable
à lui-même, et chacune de ses parties doit avoir
les mêmes propriétés essentielles que le tout.
Mais la divisibilité à l'infini est une idée contra-
dictoire, elle détruit la réalité même de l'être
en détruisant son unité; donc rien n'existe que
l'un et l'immuable, c'est-à-dire l'absolu. Leucippe
et Démocrite choisissent précisément pour bases
de leur doctrine les deux idées que repousse
l'école éléatique. Ils soutiennent, l'un et l'autre,
1" que le vide existe aussi bien que le plein, et
le non-être aussi bien que l'être; 2" que la divi-
sibilité de l'être, conséquence inévitable de
l'existence du vide, a nécessairement des limites.
Ainsi se déclare, dès le premier pas, le caractère
matérialiste de cette philosophie; car évidem-
ment la propriété qu'on donne ici à l'être en
général n'appartient qu'à la matière : elle seule
peut être limitée et divisée par l'espace. Chacun
de ces deux principes était l'objet d'une démon-
stration particulière. On prouvait l'existence du
vide par le mouvement et par quelques expé-
riences dont l'honneur revient à Leucippe. i n
montrait que dans un vase rempli de cendre il
est toujours possible de faire pénétrer une cer-
taine quantité d'eau, égale au vide qui s'y
trouve. On alléguaitla compression dont certains
corps sont susceptibles, et la nutrition qui intro-
DÉMO
— 356 —
DEMO
duit sans cesse des éléments nouveaux dans la
substance des êlres vivants.
C'est par le raisonnement suivant, particuliè-
rement attribué à Démocrite, qu'on démontrait
le second point de la doctrine, à savoir : que la
matière se compose nécessairement de parties
indivisibles. Qu'on divise un corps autant de fuis
qu'on le voudra, il faudra qu'il en reste quel-
que chose ou qu'il n'en reste rien. Dans la der-
nière hypothèse les corps se composent de rien
et viennent de rien : ce qui est parfaitement
absurde. Si, au contraire, il reste quelque chose,
quelle sera la nature de ce reste ?Sera-t-il étendu
ou inétendu'? S'il est inétendu, on se trouve tout
aussi embarrassé que dans l'hypothèse qui a
déjà été écartée ; car comment des points iné-
tendus donneraient-ils pour résultat de vérita-
bles corps? Si, au contraire, on est forcé de s'ar-
rêter à quelque chose d'étendu, il est faux que
la matière soit divisible à l'infini. A cette preuve,
qui est la plus importante, Démocrite en joi-
gnait une autre que l'on pourrait appeler arith-
métique : « De l'unité, disait-il, ne peut pas
sortir la pluralité, ni la pluralité de l'unité
(Arist., Mélaph., liv. VII, ch. xm) ; par consé-
quent, le nombre des éléments dont la matière
se compose, demeure invariable. » Ces éléments,
ou les portions de matière étendues et cepen-
dant divisibles, c'est ce qu'on appelle les atomes.
Les atomes et le vide, c'est-à-dire la matière et
l'espace, voilà donc quels sont, aux yeux de Dé-
mocrite, ces principes de l'univers et les seules
conditions de toute existence.
Il y a peu de chose à dire sur la nature du
vide, dont la seule propriété est l'étendue : une
étendue infinie où l'on ne peut distinguer ni haut,
ni bas, ni milieu, ni extrémités. Le rôle qui lui
est confié dans la formation des choses est un
rôle purement passif; en divisant la matière par
sa seule présence, il rend possibles le mouvement
et la pluralité des êtres.
Les atomes sont infinis en nombre comme le
vide en étendue. Il ont toujours existé et ne
seront jamais détruits, conformément à ce prin-
cipe implicitement reconnu par tous les anciens,
mais exprimé pour la première fois peut-être
par Démocrite d'une manière claire et précise,
que rien ne peut venir du néant ni se perdre en
lui. Quoiqu'ils possèdent les deux qualités es-
sentielles de la matière, l'étendue et la solidité,
les atomes ne sont pourtant pas accessibles a
nos sens ; nous ne les voyons que par la raison
(),6Yw6itopT)-à), nous les concevons comme les élé-
ments nécessaires de tous les corps, c'est-à-dire
de tous les êtres. Il n'y a pas plusieurs espèces
d'atomes, comme dans le système d'Anaxagore il y
a plusieurs espèces d'homéoméries ; mais ils sont
tous de la même espèce ou de la même nature ;
car il n'y a que le semblable qui agisse sur le
semblable, et le même qui puisse connaître le
même. Or notre esprit, ainsi que nous le verrons
bientôt, n'est, comme le reste, qu'un agrégat
d'atomes.
Outre la solidité qui suppose nécessairement
l'étendue, Démocrite attribuait encore aux ato-
mes la figure, qu'il faisait varier à l'infini, mais
non la pesanteur, comme le prétend Aristote.
L'opinion d'Aristote est positivement démentie
par mille témoignages contraires, qui nous mon-
trent la pesanteur des atomes comme une inno-
vation introduite par Épicurc dam: le système
de son maître. D'ailleurs, comment Démocrite,
en re < nnaissant la pesanteur parmi les pro-
priéti Iles des corps simples, pouv it-il
le il le i'iit le mouvei:
t outenir que les atomes sont naturellement
immola
L'un des points les plus obscurs du système
de Démocrite, c'est La manière dont il explique
le mouvement N'oublions pas qu'il s'agit i<i
d'une philosophie qui veu(. rendre compte de
l'existence de tous les êtres par des lois pure-
ment mécaniques, et où, par conséquent, le
mouvement doit jouer un très-grand rôle. Mais
d'où vient ce phénomène, qui n'est rien moins
ici que l'àme de la nature? quelle en est l'ori-
gine? quel en est le principe ? Nous savons déjà
qu'il n'est pas inhérent à l'essence de la matière,
qu'il n'est point compris parmi les propriétés fon-
damentales des atomes. Nous savons aussi qu'il
n'est point produit par une cause première dis-
dincte du monde, par un moteur spirituel comme
celui qu'admettait Anaxagore. Démocrite le re-
gardait comme éternel, sans s'inquiéter ni de
son principe ni de son origine. De ce qu'il existe
maintenant, il en concluait qu'il a toujours existé,
aussi bien que le temps, qui n'a pas non plus été
créé. Il distinguait trois espèces de mouvements:
1° le mouvement ordinaire ou par impulsion,
celui qui se communique d'un corps à un autre
par un choc extérieur ; 2° le mouvement oscil-
latoire, résultant de l'impulsion réciproque de
plusieurs atomes mis en contact les uns avec les
autres ; 3° le mouvement circulaire ou en forme
de tourbillon. Il nous semble que ce dernier,
qui exerce la plus grande influence sur la forme
générale de l'univers, a dû être regardé comme
le mouvement primitif; la seconde place appar-
tiendrait alors au mouvement oscillatoire, et la
troisième au mouvement par l'impulsion, lequel
n'est qu'un phénomène particulier dans la na-
ture déjà organisée.
Quoi qu'il en soit, le mouvement et les pro-
priétés des atomes suffisent à nous rendre compte
de tous les phénomènes et de la formation même
de l'univers, sans le secours d'aucune providence
ni d'aucune'cause intelligente, sans obéir à d'au-
tres lois qu'à celles d'une aveugle nécessité.
Tous les corps dont l'univers est l'assemblage se
forment par la combinaison des atomes; ils
périssent, sans changer de nature, quand les
atomes se séparent ; ils s'altèrent quand les ato-
mes changent de position, et leur variété s'ex-
plique par la variété qui existe dans la figure
des atomes, par la différence de leur rang et de
leur position. Ainsi naissent et périssent non-
seulement les êtres qui peuplent notre planète,
mais des mondes sans nombre dont les uns se
ressemblent, dont les autres offrent entre eux
les plus grandes différences. La terre a été for-
mée la première : d'abord petite et légère, elle
errait dans l'espace; mais, grossie peu à peu
par l'agglomération des atomes, elle finit par
arriver au centre du monde, et y reste fixée par
sa forme, qui est celle d'un cylindre creusé en
dessous. Quant aux autres détails de la cosmolo-
gie de Démocrite, il est inutile de les exposer
ici; car ils sont, comme nous l'avons déjà dit,
presque tous empruntés du système d'Anaxagore.
La physique, et même la psychologie de Dé-
mocrite, sont fondées sur les mêmes principes
que sa cosmologie. Qu'est-ce qui fait la diffé-
rence des quatre éléments dont se compose toute
la nature? Bien que la figure et le volume des
atomes. Les plus petits, et par conséquent les
légers, sont ceux qui entrent principale-
ment dans la substance de l'air; les plus grands
et les plus lourds forment la terre et l'eau; en-
fin, le feu se compose d'atomes ronds et aussi
petits de l'air. Les qualités et les pro-
priété expliquent de la
même manière que leur forme, et comme il en
e de faire déi
d'un i purement mécanique des ato-
DÉMO
357 —
DEMO
mes, Démocrite. ouvrant la porte au scepticisme
de Protagoras, les fait passer pour de pures sen-
sations ou pour des affections personnelles aux-
quelles ne répond aucune réalité extérieure. Il
comprend particulièrement dans cette classe le
chaud et le froid, les couleurs, les saveurs, et ce
qu'on a appelé plus tard les qualités secondes de
la matière.
L'âme est de la même nature que le feu 5 elle
se compose d'atomes ronds et subtils qui, par
leur légèreté et par leur forme, ont la propriété
de se glisser dans toutes les parties du corps et
de les mettre en mouvement, et avec le mouve-
ment ils leur donnent aussi la chaleur, la vie et
la sensibilité. Il y a de tels atomes répandus
dans toute la nature ; ils sont en quelque sorte
l'âme de l'univers, ils s'introduisent non-seule-
ment dans l'homme et dans les animaux, mais
aussi dans les plantes ; enfin, ils se conservent
et se renouvellent en partie par la respiration.
En effet, en nous pressant de toutes parts, les
corps qui nous environnent expriment de notre
propre corps une partie de ces atomes précieux
par lesquels nous vivons et nous pensons; mais
comme il y a des atomes semblables répandus
autour de nous, ceux-ci, entrant dans notre poi-
trine par la respiration, n'ont pas seulement pour
effet de réparer la perte que nous avons faite,
mais ils ferment le passage aux particules vitales
qui nous restent et les empêchent de se répan-
dre dans l'espace. Aussitôt que ce mouvement
de résistance est vaincu, l'animal a cessé de
vivre. La conséquence la plus immédiate de
cette doctrine, conséquence avouée par Leucippe
et Démocrite, c'est que l'âme est périssable
comme le corps.
C'est la même âme, nous voulons dire les
mêmes atomes, qui, dans le système de Démo-
crite, servent aux phénomènes de la vie et à
ceux de la pensée. Cependant il a donné pour
siège aux derniers la poitrine, et aux premiers
toutes les autres parties du corps. Mais qu'est-ce
que la pensée dans une âme purement maté-
rielle? Évidemment elle ne saurait se distinguer
d'une manière essentielle de la sensation, et ce
dernier phénomène, par quelque sens qu'il nous
arrive, doit toujours se réduire à une sorte de
toucher. C'est en effet l'opinion que soutient Dé-
mocrite. Il suppose que les corps laissent cons-
tamment échapper de leurs surfaces certaines
émanations qui en sont la représentation exacte.
Ces petites images, ou, comme on les appelle plus
ordinairement, ces idoles (etowyia), formées à
l'égal du reste par une combinaison d'atomes,
se glissent par le canal des sens jusqu'à l'âme, et
lui font connaître en la touchant les objets qu'ils
représentent. C'est ainsi que nous percevons,
non-seulement la forme des corps, mais leurs
diverses propriétés, comme les couleurs, les
odeurs, les sons, le froid et le chaud. Et qu'y
a-t-il d'étonnant à cela? Pour Démocrite, ces
propriétés ou n'existent pas, ou sont des combi-
naisons purement mécaniques des atomes. Ainsi,
le chaud, c'est une combinaison d'atomes ronds ;
le noir, c'est le raboteux pour l'œil ; le blanc,
c'est le poli pour le même organe ; les saveurs
acres sont une combinaison d'atomes anguleux,
eic. Il faut seulement remarquer que chaque
organe des sens a son rôle particulier dans la
transmission des idoles : l'oreille est nécessaire
pour donner passage à l'air au moyen duquel
nous arrivent les sons; c'est également une
image formée d'air qui, s'appliquant sur l'œil,
avec la substance duquel elle a beaucoup d'ana-
logie, nous donne l'idée des couleurs et des
formes visibles; enfin, le tact, l'odorat et le
goût semblent se confondre en un sens unique.
Par une étrange contradiction, inséparable du
matérialisme, Démocrite est cependant obligé
de se défier de la sensation et de placer au-
dessus d'elle la raison ou le raisonnement. En
effet, d'une part nous avons des sensations qui
ne^ répondent à aucune réalité extérieure, et
même les objets réels n'arrivent à notre con-
naissance que par des images variables et fugi-
tives qui, au moment où elles parviennent jus-
qu'à nous, ne ressemblent plus aux corps dont
elles sont une émanation. D'une autre part, les
atomes et le vide, ces deux principes éternels de
l'univers, ne sont connus que par la raison. Donc,
le témoignage de la raison doit être préféré à
celui des sens. Mais comment cela est-il possi-
ble, lorsqu'au fond ces deux facultés ne diffèrent
pas l'une de l'autre, quand les principes mêmes
dont la raison nous découvre l'existence sonl
purement matériels et sensibles, et qu'on n'ar-
rive à les concevoir que par l'observation du
monde extérieur? Aussi Démocrite (cela ne peut
pas être l'objet d'un doute) a-t-il fini par le
scepticisme, qui est comme la conclusion logi-
que de son système. Toute l'antiquité (Arist.,
Métaph., liv. IV, ch. v; Diogène Laërce, liv. IX,
ch. Lxxi'et lxxii ; Sextus Empir., Adv. Malhem.,
lib. VII, p. 163; Cic, Acad., I, liv. II, ch. xxin)
place dans sa bouche des paroles comme celles-
ci : « Il n'y a rien de vrai, ou s'il y a du vrai,
nous ne le connaissons pas. — Il nous est im-
possible de connaître la vérité sur quoi que ce
soit : la vérité est au fond d'un abîme. — Nous
ne savons pas même si nous savons quelque chose
ou si nous vivons dans la plus complète igno-
rance ; nous ne savons pas davantage s'il existe
quelque chose ou si rien n'existe. » Si le sens de
ces propositions pouvait laisser quelque doute,
nous y ajouterions le témoignage de l'histoire,
qui nous atteste que les plus déterminés scepti-
ques de l'antiquité, Protagoras, Diagoras de Melos
et Pyrrhon lui-même, ont été formés par les
leçons ou par les écrits de Démocrite.
La morale de ce philosophe est à la fois celle
d'un sceptique et d un sensualiste. Ne se pas-
sionner pour rien; se tenir également éloigné do
la crainte et de l'espérance; être préparé à tout ;
fuir toutes les causes de trouble et de soucis,
même, et en premier lieu, le mariage; adopter
des enfants plutôt que d'associer son existence à
celle d'un femme; enfin, mettre le souverain
bien dans une constante égalité d'âme : telles
sont les règles de conduite qu'il propose au sage,
et que nous retrouvons presque littéralement
dans la morale d'Ëpicure.
Il est évident que, dans un pareil système,
toute croyance religieuse, toute idée d'une causé
première et distincte du monde est inadmissible.
Cependant cette idée existe dans l'esprit des
hommes, et a existé de tout temps. Démocrite,
sans la regarder comme vraie, lui qui ne croyait
pas à la vérité, ne pouvait donc s'empêcher d'en
rendre compte par les principes généraux de sa
doctrine, et c'est vraisemblablement dans ce but
qu'il a imaginé la grossière hypothèse que voici :
Autour de la terre voltigent certains agrégats
d'atomes d'une grandeur extraordinaire et d'une
forme semblable à la forme humaine. Ces fan-
tômes, périssables comme nous, quoique leur
existence soit plus longue, ont une certaine
action sur notre vie; il en est de bienfaisants et
de malfaisants; ils nous apparaissent pendant le
sommeil par des images qui les représentent, et
c'est à eux que s'adresse notre culte (Sextus Em-
pir., Adv. Malhem., lib. VII, p. 312, édit. de Ge-
nève). D'après une autre tradition, également
rapportée par Sextus Empiricus, Démocrite au-
rait simplement nié l'existence des dieux, en
DÉMO
— 358
nfiMo
disant que les hommes en ont conçu l'idée sons
l'impression de la terreur, excitée en eux par
'n.s phénomènes naturels, comme le ton-
nerre, la foudre, les éclipses, les conjonctions
des étoiles. Si telle n'est point l'opinion de Dé-
mocrite, elle appartient du moins à son disciple
Diagoras.
Nous avons porté ailleurs un jugement général
sur la philosophie atomistique (voy. Atomisme) ;
il nous suffira de remarquer ici que le système
de Démocrite, commençant par le matérialisme,
et finissant par le scepticisme, sans cesser d'être
inconséquent, est un fait du plus grand intérêt
pour la vérité philosophique et pour l'histoire de
la pensée humaine.
Nous ne citerons pas ici tous les auteurs an-
ciens qui nous ont conservé des fragments de
Dérnocrite; nous nous contenterons d'indiquer
les traités modernes dont ce philosophe a été
l'objet. Magneni, Democritus reviviscens seu
Vita et Philosophia Democriti, in-12, Pavie,
1646, et Leyde, 1648; — Genderi, Democritus,
Abderita philosophas, accuratissimus ab inju-
riis vindicalus, in-4, Altd., 16 5 ; — Jenichen,
Progr. de Democrito philosopha, in-4, Leipzig,
1720; — Ploucquet, de Placiiis Democriti Abde-
ritœ, in-4, Tubmg., 1767; — Hill, de Philosophia
Epicurca, Democritea et Theophrastea, in-8,
Genève, 1669; — GcedingL, Dissert, de Democrito
ejusque philosophia, in-8 , Upsal, 1703; —
Schwartz, Dissert, de Democriti thcologia, in-4,
Cobourg, 1718; — Lûtkemann, Disput. Demo-
crit. eleaticœ sectœ antistitem, etc., in-4,
Greifsw., 1718; — Ritter, article Démocrite, dans
le Dictionnaire deErsch et Gruber, in-4, Leipzig,
1833; — Benjamin Lafaist, Dissert, sur la philo-
sosophie atomistique, in-8, Paris, 1833; — Ad.
Franck, Fragments qui subsistait de Démocrite,
dans les Mémoires de la Société royale de
Nancy, in-8, Nancy, 1836.
DÉMONAX de Chypre, philosophe cynique ,
qui vivait à Athènes pendant le ne siècle de l'ère
chrétienne, et dont il ne reste d'autre souvenir
que l'écrit de Lucien qui porte son nom. Quel-
ques-uns ont même révoqué en doute son exis-
tence, persuadés que, sous le nom de Démonax,
Lucien a seulement voulu peindre l'idéal du
sage d'après les principes de l'école cynique.
Mais cette opinion est dépourvue de toute vrai-
semblance, et Démonax paraît bien avoir été un
personnage réel. Les idées qu'on lui attribue
sont une sorte d'éclectisme, où les doctrines
morales de Socrate étaient réunies, nous ne sa-
vons pas trop de quelle manière; à celles de
Diogène et d'Aristippe. Il admettait l'existence
de la Divinité, tout en rejetant le dogme de
l'immortalité de l'àme, et en méprisant toutes
les cérémonies du culte. Au reste, la philosophie
de Démonax se montrait essentiellement dans sa
vie et dans ses actions. Sans tomber dans les
excès et les affectations ridicules de son école, il
se proposait le mémo but : il voulait se suffire à
lui-même et se rendre complètement indépen-
dant, en se plaçant à la fois au-dessus de tout
vain attachement pour les biens de ce monde, et
•le toute crainte d'une autre vie. X.
DÉMONSTRATION [demonslratio, àïi68ei5tç;
de à7io5s£y.vv|xi, montrer, faire voir, en partanl
de principes évidents). D'une vérité générale,
quelle qu'elle soit, tirer ou faire sortir les véri-
tés particulières qu'elle renferme, e'esl •!.',}
d'une vérité universelle et néa
i quences qui en sortent nécessairement .
démontrer. La déduction es1 l'o] <
telli i Lui lie opposée à l'induction; le syllof
est la forme générale et le moyen extérieur de
la déduction ; la démonstration est la déduction
partant de principes nécessaires, le syllogisme
concluant le nécessaire. Cette définition remonte
jusqu'à l'auteur même delà Logique, c'est-à-dire
jusqu'à Aristote [Prem. Analyt., liv. I, ch. i, n
et iv), et elle est restée consacrée dans la scien< e,
parce qu'elle repose sur des rapports parfaite-
ment vrais. En effet; il y a pour l'intelligence
des principes primitifs, immédiats, d'une certi-
tude absolue, et qui, universels et aj plicables à
tout, paraissent contenir la dernière raison de
tout ce qui est. Rattacher une vérité à un de
ces principes, établir qu'elle n'est que ce prin-
cipe appliqué et réalise dans un cas particulier,
et par suite qu'elle est vraie comme ce principe,
c'est démontrer, c'est savoir. La démonstration
est donc la fin suprême du procédé déductif et
la véritable condition de la science.
Assurément il y a de la science en dehors de
la démonstration; les vérités générales que,
dans les sciences d'observation, le procédé in-
ductif dégage des cas particuliers, sont de la
science. Mais cette science n'est point, comme
celle que donne la démonstration, invariable et
à jamais acquise. Ce ne sont point des vérités
définitives, complètes ; ce sont des vérités qui
peuvent s'accroître, se modifier par de nouvelles
découvertes, et qui ne deviennent invariablement
déterminées que quand elles peuvent être sou-
mises à la démonstration et rattachées, par elle,
à des principes absolus.
La démonstration ne nous donne point de con-
naissances nouvelles, en ce sens qu'il faut, pour
démontrer, posséder les principes sur lesquels la
démonstration s'appuiera et avoir déjà entrevu ce
qui est à démontrer. Elle suppose donc la vue
spontanée et confuse de la vérité; mais cette
première vue, elle la fait passer et l'élève de
l'état d'anticipation, comme dirait Bacon, à l'état
de science proprement dite.
La certitude qui accompagne les vérités élé-
mentaires se distingue de toute autre certitude.
Partant de principes absolus, évidents par eux-
mêmes, et ne tirant de ces principes que des
conséquences également évidentes, les sciences
de démonstration produisent une certitude ab-
solue, complète, et supérieure, si cela peut se
dire, à celle des autres sciences. Assurément, la
certitude est toujours égale à elle-même; elle
est ou elle n'est pas, elle n'admet pas de de-
grés ; et, en ce sens, nous sommes aussi certains
de la circulation du sang, que du rapport qui
existe entre les carrés faits sur les côtés du
triangle rectangle. Mais il y a cependant une
énorme différence entre ces deux vérités. La
première est marquée d'un caractère de néces-
sité tel. qu'une fois connue, il est impossible
qu'elle le soit mieux ou autrement. Nous sommes
certains de nous rendre parfaitement compte des
rapports sur lesquels elle se fonde, et nous sa-
vons de la même manière pourquoi ces rapports
ne sauraient changer. 11 n'en est certes pas de
même de la circulation du sang; nous savons
qu'elle est, mais nous avons encore beaucoup à
apprendre sur ce phénomène, et nous ne pouvons
pas rattacher ce que nous en savons à un prin-
cipe qui nous fasse évidemment voir que ce qui
est ne peut pas être autrement. Ce qui est ac-
quis dans les sciences de démonstration, dans
les mathématiques, par exemple, est absolument
ait; ce qui est acquis dans les sciei
servation est infiniment perfectible, ou, du
moins, garde ce caractère jusqu'au moment où
ration devienl possible. C'est ainsi
physiques la démonstration m-
q.1 el tait de certains principes obtenus par
d'expérience des vérités nécessaires; par
exemple, on peut voir la loi de la chute 'les
DÉMO
— 359 —
DEMO
corps dans une foule d'expériences et la démon-
trer ensuite en la rattachant aux lois générales
du mouvement; et, dans l'astronomie, après
avoir constaté les phénomènes célestes par l'ob-
servation, on peut démontrer la nécessité de leurs
lois par le principe de la pesanteur universelle,
et tout réduire par ce moyen à un simple pro-
blème de mécanique rationnelle; ce qui faisait
dire à Laplace que l'astronomie était la plus par-
faite de toutes les sciences. C'est ainsi qu'en
philosophie, après avoir constaté la liberté par
des phénomènes de conscience, le raisonnement
fait voir comment la liberté est une conséquence
de nos idées nécessaires sur le bien, la destinée
humaine, la Providence.
Cette puissance de la démonstration a été non-
seulement reconnue, mais exagérée; et cette
exagération a donné lieu à quelques opinions
erronées dont il convient d'apprécier la valeur.
De ce que la démonstration produit la certi-
tude scientifique absolue et parfaite, on a conclu
que, pour toute science , la démonstration était
le seul procédé à suivre, qu'il n'y avait qu'à
tirer de certains principes universels les vérités
particulières qu'ils renferment, indépendamment
de toute expérience et de toute observation.
Les objets dont l'ensemble compose l'univers
peuvent être étudiés, ou dans leurs qualités
abstraites et absolues, ou dans leurs qualités
concrètes et leur réalité actuelle. De là deux
grands ordres de sciences : les sciences de rai-
sonnement ou de démonstration, et les sciences
de fait ou d'observation. Les premières ne s'occu-
pent point de ce qui est, de la réalité actuelle,
mais de ce qui doit être et sans égard pour les
faits : ainsi les sciences mathématiques , par
exemple, s'appliquent d'une manière générale et
absolue à l'ensemble du monde, et n'emprun-
tent à l'observation que les idées de grandeur et
de mesure. Les sciences d'observation, au con-
traire, s'occupent d'une manière particulière de
toutes les propriétés que l'expérience nous ré-
vèle dans les objets que nous pouvons atteindre
et que nous pouvons faire agir les uns sur les
autres, pour découvrir tous les phénomènes qui
résultent de leur action mutuelle. Dès lors, il
est facile de voir le procédé qui convient à cha-
cun de ces deux ordres de sciences. Les vérités,
objet des sciences mathématiques, étant émi-
nemment simples, absolues et indépendantes de
la réalité, n'ont pas besoin d'être obtenues par
l'observation de la nature et des faits. Le ma-
thématicien ayant posé à son point de départ
des principes abstraits, évidents par eux-mêmes,
avance de propositions en propositions, et arrive
à de nouvelles vérités par la vue du rapport né-
cessaire qui les unit au point de départ : en un
mot, il démontre. Le physicien n'a pas de prin-
cipes généraux évidents par eux-mêmes ; il faut,
au contraire, que, partant des faits, il s'élève à
des principes non absolus, mais relatifs,^ non
complets, mais marqués du caractère d'éven-
tualité et de progrès qu'entraîne toujours l'étude
des faits; en un mot, le physicien observe et
induit; et ce que nous disons des sciences physi-
ques doit s'appliquer, sans distinction, à toutes
les sciences qui doivent nous donner la connais-
sance des faits. Ici la démonstration pure ne con-
duit qu'à l'hypothèse et à l'erreur.
La seconde opinion que nous avons à examiner
est une conséquence de la première. S'appuyant
sur ce principe que la démonstration est le seul
procédé à suivre pour arriver à la science, on
ajoute que les sciences mathématiques sont les
seules auxquelles la démonstration s'applique et,
par conséquent, les seules capables de la certitude.
Cette opinion s'appuie sur un principe faux et
aboutit à une conclusion erronée. En effet, à
quelles sources les mathématiques prennent-elles
les axiomes sur lesquels elles s'appuient? Elles
les prennent dans l'intelligence, dans la raison.
Il serait fort étrange que la raison ne fournît que
des axiomes relatifs à la grandeur et à la me-
sure : mais une étude même superficielle de la
raison nous apprend qu'il se trouve en elle des
axiomes, des principes premiers d'une tout autre
nature. Par exemple , les propositions : « Tout
devoir suppose un droit. — H y a obligation à
faire ce qui est bon. — Le bien est ce qui conduit
un être à sa fin, » et tant d'autres, sont des
axiomes tout aussi évidents et tout aussi néces-
saires que ceux-ci : « Le tout est égal à la somme
de ses parties. — Si de quantités égales on re-
tranche des parties égales, les restes seront
égaux. » S'il en est ainsi, on peut employer la
démonstration pour constituer la science morale,
comme pour édifier les mathématiques. Et, si on
le peut, on le doit. C'est même le seul moyen
de donner à la morale cette unité et ce caractère
immuable qu'elle demanderait vainement à ceux
qui prétendent la constituer par des procédés
purement empiriques.
De là résulte que les principes employés par
la démonstration , les axiomes dont elle part
pour arriver à une suite de conséquences étroi-
tement enchaînées les unes aux autres, peuvent
se partager en plusieurs classes, quoique tous
marqués d'un caractère de nécessité : on peut
distinguer, par exemple, les principes mathéma-
tiques, les principes métaphysiques, les princi-
pes moraux. Mais le procédé de la démonstra-
tion, partout le même, se fonde sur le principe
suivant : « Deux choses comparées à une troi-
sième, et trouvées égales à celle-ci, sont égales
entre elles. » Au fond, ce principe ne diffère pas
de celui de la contradiction, reconnu par Aristote
(Métaph., liv. III, ch. ni) comme le premier des
axiomes, et énoncé en ces termes : « Il est im-
possible que le même attribut soit et ne soit pas
dans le même sujet, au même instant et sous le
même rapport. »
Malgré cette identité de fond, le procédé de la
démonstration peut revêtir plusieurs formes ou
plusieurs modes : 1°, prenant pour point de dé-
part un principe général, elle peut descendre,
par une suite d'intermédiaires, jusqu'à la con-
clusion que l'on affirme ou que l'on nie : c'est la
démonstration descendante ; 2° il peut partir du
sujet lui-même et de ses attributs pour s'élever
de degrés en degrés jusqu'au principe général,
duquel on conclut ensuite la proposition mise en
question : c'est la démonstration ascendante.
Procéder ainsi, c'est toujours rattacher une vé-
rité à un principe général, c'est toujours déduire;
3° quelquefois encore on admet par hypothèse la
proposition contradictoire à celle qu'on veut dé-
montrer; puis on fait voir que cette supposition
conduit à une absurdité, c'est-à-dire à une im-
possibilité ou à une contradiction. C'est ce qu'on
appelle démonstration par V impossible, réduc-
tion à l'absurde, ou démonstration indirecte,
par opposition aux deux autres modes qui consti-
tuent la démonstration directe.
Quelle est maintenant la valeur de ces diver-
ses manières de procéder, et quelles sont les cir-
constances dans lesquelles il est à propos de les
employer?
La réduction à l'absurde ne doit être employée
que quand on ne peut faire autrement, et qu'on
ne peut démontrer la question directement. En
effet, si une semblable démonstration peut con-
vaincre, elle n'éclaire point et ne fait point con-
naître la cause et le pourquoi des choses, ce qui
doit être le but et le résultat de toute démon-
DEMO
- 360
DMNY
slralion vraiment sgientifique. Ce mode de dé-
monstration a d'ailleurs l'inconvénient de n'arri-
ver à la vérité qu'à travers l'erreur : inconvénient
surtout sensible dans les propositions de géomé-
trie, où l'on est obligé de donner à cette erreur
passagère une sorte de consistance par des figu-
res absurdes.
La démonstration ascendante et la démonstra-
tion descendante n'étant que la démonstration
directe dans les deux marches qu'elle peut sui-
vre, sont de même valeur pour la science, et,
sous ce rapport, il n'y a pas lieu à les comparer;
mais peuvent-elles être indifféremment em-
ployées l'une à la place de l'autre?
Quand il s'agit de démontrer ou de vérifier
une proposition , toute la difficulté consiste à
trouver un principe évident auquel le sujet de
cette proposition se rattache, et ensuite à mettre
à découvert cette liaison et ce rapport. Si l'on
sait déjà quel est ce principe et quels sont les
intermédiaires qui l'unissent à la question, il est
clair que la démonstration est toute faite, qu'il
n'y a plus qu'à l'énoncer sous telle ou telle
forme, ce qui est assez indifférent, et que l'on
peut, par exemple, énoncer d'abord le principe
général, et descendre ensuite aux vérités moins
générales qu'il contient. Mais si on ne sait pas
quel est ce principe, s'il faut le choisir parmi
ceux que l'on connaît, il est encore évident qu'il
faut suivre une autre marche, qu'il faut partir du
sujet lui-même, chercher dans l'examen de ses
attributs à quel principe connu il nous est per-
mis de le rattacher, et ainsi de suite jusqu'à ce
qu'on soit arrivé au principe qui renferme la so-
lution. C'est ordinairement ainsi que l'on pro-
cède pour trouver la démonstration elle-même
plutôt que la solution du problème ; mais, la dé-
monstration une fois trouvée, on suit le plus
souvent, pour la développer aux yeux des autres,
la marche descendante.
Dans tout problème à résoudre, et quelque
mode de démonstration que l'on emploie, il y a
deux choses : Vénoncé des données et le dégage-
ment des inconnues. Exprimer en termes simples
et précis les attributs connus, les données, et in-
diquer avec la même exactitude et la même pré-
cision les points à éclaircir, les attributs à déter-
miner, les inconnues, c'est poser l'état de la
question ; dégager les inconnues par leurs rap-
ports avec les connues, c'est résoudre la ques-
tion. Or, dans la démonstration, il faut apporter
le plus grand soin à l'examen des données. Si
les données ne suffisent pas pour rattacher les
inconnues au principe qui doit les déterminer,
toute démonstration est impossible. Cette consi-
dération est la première qu'il faudrait faire, et,
comme le dit Condillac {Logique. 2e partie,
ch. vin), cette fois avec pleine vérité, c'est celle
qu'on ne fait presque jamais. On démontre mal,
ou plutôt on ne démontre pas du tout, parce que
les données d'une question ne suffisent pas en-
core, et qu'au lieu de s'en procurer d'autres, on
torture par de vains efforts celles que l'on a, on
les dénature, et l'on regarde comme insoluble
une question qu'on a abordée trop à la hâte et
sans réflexion.
La théorie de la démonstration a été exposée
longuement par l'auteur de YOrganon, qui l'a
portée sur-le-champ à la dernière perfection.
Aussi Kant a-t-il eu raison de dire : « La logique
n'a rien gagné pour le fond depuis Aristote. »
Consultez YOrganon d'Aristote ef particuliè-
rement tes Analytiques; — l'Introduction <le
M. Barthélémy Saint Ililaire à si traduction de
YOrganon : ■ — Pascal, Pensées, I1" partie . ai
e1 3 ; — Bossuet, Connaissance de Dieu et de soi-
même, ch. i, § 13 à 17 ; Logique, liv. II. ch. xn,
et liv. III; — Condillac, Logique; — Ravm
Essai sur la Métaphysique d'Aristote, vol. I",
3° partie, liv. III, ch. ir. — Voy. les articles
Aristote, Logique. J. D. .).
DENYS l'Aréopagite. Il n'est parlé qu'une
fois dans les Actes des apôtres (ch. xvn, t 34) de
Denys, juge de l'aréopage, qui se convertit à la
suite de la prédication de saint Paul. Devenu plus
tard évêque d'Athènes, il paraît avoir souffert le
martyre. Néanmoins, on ne connaît pas l'année
préiise de sa mort. Quant aux traites théologi-
ques attribués à ce saint, la critique a depuis
longtemps démontré qu'ils ne lui appartiennent
pas. Il n'en est question, en effet, pour la pre-
mière fois, qu'à l'occasion de la conférence des
sévériens et des orthodoxes, dans le palais de
l'empereur Justinien, en 532, à Constantinople.
D'ailleurs, diverses allusions à des faits et à des
passages d'auteurs postérieurs au siècle des apô-
tres, que l'on rencontre dans ces écrits, ne per-
mettent pas de les rapporter à ces premiers
jours du christianisme. L'opinion la mieux fon-
dée est celle qui leur donne pour auteur un
chrétien du ve siècle, imbu des doctrines mysti-
ques du platonisme alexandrin. C'est ce qui res-
sortira du rapide exposé que nous allons faire
des principes contenus dans ces livres.
Les ouvrages qui nous sont parvenus sous le
nom de Denys l'Aréopagite sont : 1° le traité de
la Hiérarchie céleste ; 2° celui de la Hiérarchie
ecclésiastique; 3° celui des Noms divins; 4° la
Théologie mystique; 5° des lettres, au nombre de
dix, sur divers sujets de théologie, de discipline
et de morale.
Le traité de. la Hiérarchie céleste a pour but
principal de définir la nature des anges, et de dé-
crire les différentes classes dans lesquelles ils se
partagent, selon la mesure diverse de leur parti-
cipation à la lumière divine. Celui de la Hiérar-
chie ecclésiastique montre, dans la constitution
du sacerdoce chrétien, une image de la hiérar-
chie céleste, et dans les cérémonies, principale-
ment dans les sacrements, les symboles de l'ac-
tion invisible que Dieu accomplit sur les créatures.
Le traité des Noms divins a pour but d'expliquer
comment, sans manquer au respect dû à la ma-
jesté suprême, qu'aucune langue ne saurait dé-
crire, nous pouvons la désigner par des noms
qui n'expriment que des faces particulières de
son essence, et qui ne les expriment qu'en la re-
vêtant de conditions finies qui ne sont point en
harmonie avec elle. La Théologie mystique a
pour objet, au contraire, Dieu considéré en soi.
Elle est destinée à opposer à la théologie symbo-
lique du traité des Noms divins l'idée du Dieu
absolu, inaccessible, imparticipable.
C'est là le point important, caractéristique de
la philosophie du Pseudo -Denys l'Aréopagite.
Dans tout le reste de sa doctrine, il est chrétien,
et chrétien orthodoxe. Par ce côté seul il sem-
blerait se détacher du christianisme, si ses ef-
forts ne tendaient à accorder ensemble l'Un-
principe du platonisme alexandrin et la conception
trinitaire de la théologie orthodoxe. Il reste au
moins chrétien d'intention, lors même qu'il dé-
passe, dans son élévation mystique, les limites
dans lesquelles sont circonscrites les formules de
foi. 11 faut cependant reconnaître que ce point
élevé est le terme auquel il parvient.
Le christianisme s'arrête a la Trinité. C'est à
ses yeux non-seulement la conception la plus
haute à laquelle l'homme puisse parvenir, mais
h seule objectivement véritable. Dieu, pour le
il nt trinitaire dans l'i-
aite que nous pouvons nous "ii
faire; il est tel en soi, dans sa réalité absolu-'.
vain pseudonyme ne peut donc pas, sans
DEXY
361
DENY
cesser d'être orthodoxe, faire planer au-dessus du
dogme chrétien le Dieu inaccessible des alexan-
drins. On ne peut pas même ici se retrancher
derrière quelque prétendu oubli, derrière quel-
que défaut d'explication ; car, sur ce point, il
s'explique aussi complètement qu'il est possible
au chapitre v de la Théologie mystique, où il dit
qu'en Dieu il n'y a ni science, ni vérité, ni
sagesse, ni paternité, ni filiation, finissant par
cette conclusion singulière sur l'essence divine :
« Nous ne la posons ni ne l'ôtons, nous ne la
nions ni ne l'affirmons, d'autant que cette cause
universelle et unique de toutes choses est par-des-
sus toute affirmation, comme aussi est au-dessus
de toute négation celui qui est distinct de toutes
choses et surpasse absolument toutes choses. »
Tel est le point principal sur lequel diffère du
dogme catholique la doctrine renfermée dans les
écrits attribués faussement à saint Denys l'Aréo-
pagite; il est aussi du petit nombre de principes
par lesquels l'auteur sort du domaine de la théo-
logie pour entrer dans celui de la philosophie.
Les axiomes suivants, que nous avons fidèlement
traduits ou résumés des traités cités plus haut,
développeront suffisamment le système qui y est
renfermé, et montreront sans peine que l'origina-
lité de cette doctrine appartient à l'école néo-pla-
tonicienne d'Alexandrie.
1° Dieu est l'auteur, le principe, la cause, l'es-
sence et la vie de toutes choses (Noms divins,
en. i").
2° Dieu est dit : unité de sa simplicité suprême,
Irinilé des trois hypostases de sa fécondité, pa-
ternité divine et raison de la paternité humaine
(lu.) ;
3° Il convient à cette cause de toutes choses,
et de n'avoir point de nom, et d'avoir les noms
de toutes choses, afin qu'elle soit reconnue
comme l'absolue maîtresse de l'universalité des
êtres, et qu'elle-même, comme il est écrit, soit
toute en tous (Ib.) ;
4" Nous appelons distinction divine les émana-
tions (7cpo6ôouç) du bien divin. Car, donnant l'ê-
tre à tous et y faisant pénétrer l'influence de
toutes sortes de bien, il se distingue tout en res-
tant uni, se pluralise sans sortir de sa simplicité, se
multiplie sans briser son unité (ubi supra, ch. m) ;
5° Tout ce qui reçoit son être du beau et du
bien et est dans le beau et le bien, et tout ce qui
est et se fait par génération est et se l'ait par
l'amour du beau et du bien. Toutes choses ten-
dent vers lui, sont mues et contenues par lui.
Par lui et en lui est tout principe, qu'il soit
exemplaire, final, efficient, formel ou matériel.
En un mot, tout ce qui est existe dans le beau et
le bien d'une manière suressentielle. Il est le
principe placé au-dessus de tout principe, la fin
qui s'élève au-dessus de toute fin; de lui, en lui,
par lui et vers lui sont toutes choses (ubi supra,
ch. iv) ;
6° L'amour divin est bon aussi ; il procède du
bon et du beau, et existe par le bon et le beau.
Cet amour, cause bonne de toutes choses, préexi-
stant dans le bon et le beau d'une manière su-
prême, avant qu'il fût en aucune autre chose,
n'a pas permis qu'il restât en lui-même sans en-
geudrer, et l'a poussé à agir selon Ja force sura-
bondante génératrice des choses. Il en est de
même de ce qui est digne d'amour, il procède de
la même origine (Ib.) ;
ï° Par l'amour divin, angélique, intellectuel,
animal même et physique, nous entendons une
force unissante et mêlante, qui meut les choses
supérieures à prendre soin des choses inférieu-
res, resserre le lien mutuel qui réunit les choses
égales entre elles, et dispose les inférieures à
aspirer aux supérieures (ubi supra, ch. v).
On connaît la doctrine, appartenant à une
haute antiquité, qui, pour exprimer combien
Dieu est inaccessible à l'intelligence humaine,
le considère comme non-être par rapport à nous
(irp) 5v), en ce sens que Dieu, dans son essence
absolue, est pour nous non manifesté. Cette doc-
trine, familière aux alexandrins, remonte ce-
pendant plus haut que leur école. Elle est fondée
sur ce que toute forme attribuée à Dieu est une
limitation qui en change l'essence et la nature,
et sans laquelle nous ne pouvons le concevoir.
L'auteur inconnu dont nous analysons ici les
principes a reproduit sous diverses formes, comme
on va le voir, cette conception négative de Dieu,
qu'il avait sans doute immédiatement puisée à
la source de la philosophie alexandrine. Voici la
manière dont il la présente.
8J Dieu est connu en toutes choses. Il est aussi
connu sans elles. Il est connu par notre faculté
de connaître, il l'est aussi en vertu de l'igno-
rance qui nous voile sa perfection. Nous l'attei-
gnons par l'intelligence, par la raison, la science,
le tact, la sensation, le jugement, l'imagination;
par les noms qu'il reçoit, etc.; et cependant, sous
un autre point de vue, il n'est ni pensé, ni parlé,
ni nommé ; il n'est rien des choses qui sont, il
n'est connu dans aucune d'elles ; il est tout en-
tier en toutes choses, rien dans aucune ; toutes
choses le font connaître à tous, rien ne le fait
connaître à personne. Nous pouvons en effet, pro-
duire sur Dieu, avec justice, ces affirmations
contraires (ubi supra, ch. vu).
9° Il faut entendre les choses divines comme
il est convenable à la grandeur de Dieu et digne
d'elle. Lorsque nous parlons de la non-intelli-
gence et de la non-sensibilité de Dieu, il faut
entendre par là, non pas une privation qui soit
en lui, mais, au contraire, une excellence et une
supériorité. Comme nous attribuons l'essence de
la raison à celui qui est au-dessus de la raison, la
non-perfection à celui qui est au-dessus de toute
perfection, avant toute perfection ; que nous con-
sidérons comme ténèbres insaisissables et invi-
sibles sa lumière inaccessible, à cause de sa su-
périorité sur la lumière visible ; de même,
l'entendement divin contient toutes choses, par
une connaissance absolument, éternellement
distincte de ces choses, connaissance qu'il pos-
sède en tant que cause, connaissant par antici-
pation, et produisant, dans le fond le plus intime
de soi-même, les anges avant qu'ils fussent, et
dès le commencement , s'il est permis de le
dire, connaissant toutes choses et les amenant
à l'être (Ib.).
10° L'être, en toutes choses et dans tous les
siècles, vient de celui qui est avant l'être :
toute éternité et tout temps procèdent de lui.
Celui qui devance l'être est le principe et la
cause du temps et de l'éternité, comme de toute
chose qui est, en quelque façon qu'elle soit. —
L'être lui-même vient de ce qui précède toutes
choses, du premier, du principe ; c'est de ce
principe que vient l'être, ce n'est pas ce prin-
cipe qui vient de l'être (ubi supra, ch. v).
L'auteur reproduit aussi dans ses ouvrages la
théorie des idées que les philosophes alexan-
drins avaient empruntée à Platon, et avaient
développée. Avec la doctrine des exemplaires
(irapaôsiYfiaxa) se pose naturellement le principe
du réalisme platonicien.
11° Les exemplaires sont les raisons essentiel-
les des choses en Dieu; ils préexistent en lui à
tous les êtres créés (Ib.).
12° Les exemplaires des choses préexistent
tous par une seule, simple et suressentielle
union en celui qui est la cause de toutes choses
(Ib.).
DKRII
— 362 —
DESG
Enfin, l'auteur inconnu do ces livres a adopté,
sur le mal, les principes que les alexandrins
eux-mêmes avaient puises à des sources d'une
haute antiquité. Cette doctrine consiste à consi-
dérer le mal comme n'existant dans les êtres
qu'en tant que privation, qu'en tant qu'il leur
manque quelque chose, tandis que tout ce qu'ils
possèdent d'être est bon. Cette manière de défi-
nir le mal a été soutenue dans, la suite par les
plus savants des docteurs de l'Eglise, entre au-
tres par saint Augustin et saint Thomas.
13° Le mal ne reçoit pas l'être du bien. — Ce
qui est entièrement dépourvu de bien, n'a été,
n'est, ne sera, ne peut être en aucune façon. —
Ce qui est bien en quelque façon, et en quel-
que autre ne l'est pas, ne répugne pas pour cela
à tout bien ; il tient même l'être de sa partici-
pation au bien, tellement que le bien, en le fai-
sant être, donne ainsi l'être au mal, ou à la pri-
vation qui est en lui. — Le mal n'est point dans
les choses qui ont l'être, car si tout être procède
du bien, ou que le bien soit en tout être, il suit
de deux choses l'une : ou que le mal ne sera
pas dans quelque chose qui ait l'être, ou que,
s'il y est, il sera dans le bien même [ubi supra,
ch. iv, passim).
D'après les idées que nous venons d'exposer, il
est facile de voir qu'encore que chrétien sincère
dans la plupart de ses écrits, le Pseudo-Denys
l'Aréopagite a cherché l'alliance des données de
la révélation avec quelques-uns des principes de
la philosophie qu'il avait étudiée. Cela suffit
pour justifier un savant contemporain, Engel-
hardt, qui l'a considéré comme disciple avant
tout de Plotin, dans une dissertation latine dont
le titre seul indique le sens: Dissert, de Dio-
nysio Areopagita plotinizante, prœmissis ob-
servalionibus de hisloria theologiœ mysticœ rite
Iractanda, in-8, Erlangen, 1820. On peut con-
sulter aussi sur le même sujet les dissertations
suivantes : Baumgarten-Crusius, Dissertatio de
Dionysio Areopagita, in-4, Iéna, 1823; Opus-
cula thcologica du même auteur, in-8, ib.,
1836, n° 11; Néo-platonisme et paganisme, dis-
sertation sur les écrits du prétendu Denys
V Aréopagile, in-8, Berlin, 1836 (ail.) ; Montet,
les Livres du Pseudo-Denys V Aréopagile, Paris,
1848, in-8. Quant aux écrits mêmes du faux De-
nys, ils ont été publiés en divers endroits et à
plusieurs reprises: Dionysii Areopagitœ opéra
grœca, in-f°, Basle, 1539; Venise, 1558; grec et
iat., in-8, Paris, 1562; in-f°, ib., 1615; 2 vol.
in-f', Anvers, 1634; 2 vol. in-f°, avec plusieurs
dissertations sur l'auteur, Paris, 1644. H. B.
DENYS d'Héraclée vivait à la fin du me siè-
cle avant l'ère chrétienne. 11 avait eu pour pre-
miers maîtres Héraclide, Alexinus et Ménédème,
dont il adopta probablement les idées ; plus tard
il s'attacha à Zenon et aux principes du stoï-
cisme. Enfin, il abandonna le Portique pour l'é-
cole d'Épicure, d'autres disent pour l'école cyré-
uaïqùe, à laquelle il resta fidèle jusqu'à sa mort.
Diogène Laërce cite de lui (liv. VII, ch. xxxvn,
CLXVi et clxvii) plusieurs ouvrages dont aucun
fragment n'est arrivé jusqu'à nous.
DERHAM (Guillaume) naquit, en 1657, à
Slow ion près de Worcestcr, fut ordonné prêtre
de l'Église anglicane en 1682, et mourut en 1735,
recteur d'Upminster dans le comté d'Essex, et
membre de la Société royale de Londres. U se
distingua surtout par ses profondes connaissan-
ces en mécanique, en histoire naturelle et en as-
tronomie; mais l'usage qu'il fit de toutes ces
sciences pour démonlicr l'existence d'un Dieu,
auteur et providence du monde, lui assure aussi,
.i côté de Jean Bay, une place honorable dans
l'histoire de la philosophie. Les deux ouyi
dans lesquels il poursuit ce but ont la même
origine que celui de Clarke sur l'existence et les
attributs de Dieu. Choisi, en 1711 et 1712, pour
faire les lectures connues sous le nom de Fon
dation deBoyle, il prononça seize discours ou ser-
mons, où, passant en revue toutes les parties de
l'histoire naturelle, il montre partout des traces
d'une intelligence suprême et d'une providence
attentive aux besoins de tous les êtres. Ces ser-
mons furent réunis plus tard en deux ouvrages,
dont l'un a reçu le nom de Physico-Theology
(in-8, Londres, 1713), et l'autre celui de Astro-
Theology (in-8, Londres, 1714 et 1715). Nous
connaissons peu de livres philosophiques qui
aient obtenu un plus rapide et plus brillant suc-
cès. Plusieurs fois réimprimés dans l'original
jusqu'en 1786, ils ont encore été traduits en
français, en allemand, en flamand, en suédois,
en italien, etc. Nous nous contenterons de citer
les traductions françaises. Il en existe deux de
la Théologie astronomique : l'une par l'abbé
Bellenger (in-8, Paris, 1726 et 1729), et l'autre
par Élie Bertrand (in-8, Par>s, 1760). Celle de la
Théologie physique a été publiée, sans nom
d'auteur, à Botterdam (2 vol. in-8, 1730). Nous
ne pouvons nous empêcher de remarquer en
passant que le titre anglais de ce dernier ouvrage
a probablement été présent à l'esprit de Kant
quand il a désigné sous le nom de preuves phy-
sico-théologiques tous les arguments qui tendent
à prouver l'existence de Dieu par l'ordre et
l'harmonie de l'univers.
DESCARTES (Bené) est né en 1596, à la Haie
en Touraine. Il descendait d'une ancienne et no-
ble famille de la province. Au collège de la Flè-
che, chez les Jésuites, il apprit tout ce qu'on
enseignait alors de philosophie. Mais dans cette
philosophie il ne trouva que doute et incertitude ;
les mathématiques seules, entre toutes les scien-
ces, lui parurent présenter les caractères de la
vérité et de l'évidence. Au sortir du collège, il
vient à Paris où, après avoir mené pendant
quelque temps la vie du monde, il se fit tout à
coup une solitude profonde en se cachant dans
une maison du faubourg Saint-Germain, pour
se livrer tout entier à l'étude. Ses amis ne le dé-
couvrirent qu'au bout de deux ans. A vingt et
un ans, suivant lusage des gens de sa condi-
tion, il prend du service et s'engage succes-
sivement comme volontaire dans les armées de
plusieurs princes de l'Allemagne. Mais l'étude
des passions qui se développent dans les camps,
la construction des machines de guerre qui bat-
tent les remparts, les forces qui les font mou-
voir, les lois de la mécanique qui les régissent,
absorbent tout entier, même au milieu des com-
bats, le soldat philosophe. Au bout de quatre
ans, il abandonne définitivement le métier des
armes, il visite une partie de l'Europe, et re-
vient à Paris. Après avoir hésité quelque temps
entre des états divers, il se décide à n'en pren-
dre aucun, pour se consacrer entièrement à la
philosophie et aux sciences. De nouveau il cher-
che à se faire une solitude au milieu de Paris;
mais, ne pouvant y réussir à cause de sa célé-
brité croissante, il se relire dans la Hollande, en
1629, à l'âge de trente-trois ans. Pendant un sé-
jour de vingt ans dans ce pays, il change presque
continuellement de résidence, soit dans l'intérêt
de ses affaires et de ses expériences, soit de peur
que le secret do sa retraite trop divulgué ne
I expose aux lettres et aux visites importunes.
Cependant, dans cette solitude profonde, qu'il
sait se créer même au sein des grandes villes, il
ne demeure étranger à rien de ce qui se passe
dans le mondo scientifique. 11 entretient une
vaste et continuelle correspondance avec un ami
DESG
— 363 —
DESG
fidèle, le P. Mersenne. Le P. Mersenne est le
seul intermédiaire entre Descartes et les philo-
sophes, les mathématiciens, les physiciens et les
savants de toute sorte. C'est par Mersenne qu'ar-
rivent à Descartes toutes les objections, toutes les
critiques dirigées contre sa doctrine; c'est à Mer-
senne que Descartes adresse toutes ses réponses.
Pendant son séjour dans la Hollande, il publie
successivement ses principaux ouvrages de phy-
sique et de métaphysique. En 1637, il publie en
français le Discours de la Méthode; en 1644,
les Principes en latin; en 1647, les Méditations
dans la même langue. En 1649, cédant aux
vives sollicitations de la reine Christine de
Suède, il abandonne à regret la Hollande, pour
aller enseigner la philosophie à cette princesse
remarquable par la force et l'étendue de son es-
prit; mais, bientôt fatigué par la rigueur de ce
climat nouveau et par le dérangement de ses
anciennes habitudes, il tombe malade et meurt
à Stockholm en 1650, à l'âge de cinquante-trois
ans.
Dix-sept ans plus tard, ses amis et ses disci-
ples firent venir de la terre étrangère ses dé-
pouilles mortelles et lui élevèrent un monument
dans l'église de Sainte-Geneviève du Mont, à
Paris.
Fonder sur des principes évidents une philo-
sophie nouvelle, pour la substituer à cette philo-
sophie vide et stérile, pleine d'obscurités et d'in-
certitudes, enseignée dans les écoles : telle a été,
depuis le collège de la Flèche, la pensée con-
stante de toute la vie de Descartes. Dans son
premier ouvrage de philosophie, le Discours de
la Méthode, il a exprimé d'un seul jet, avec une
vigueur et une audace qui étonnent, toute sa
pensée philosophique. Il y montre avec ce dé-
dain du passé, cette confiance en ses propres for-
ces, qui a été le caractère général des grands
révolutionnaires en tout genre, de tous les temps
et de tous les lieux. Il y déclare, sans hésiter, que
jusqu'à lui rien n'a été fondé en philosophie,
que tout demeure à faire, et qu'il se charge à
lui seul de cette grande tâche. Comment l'a-t-il
accomplie? Quels sont les principes et les carac-
tères les plus importants de cette grande réforme
philosophique dont il est l'auteur? Il se renferme
d'abord tout entier en lui-même et se replie sur
sa pensée. Il interroge sévèrement toutes les opi-
nions qu'il a recueillies, soit dans les livres, soit
dans les écoles, soit dans le commerce des hom-
mes, et en toutes il ne voit que doute et incerti-
tude. D'ailleurs, en outre de la légèreté avec
laquelle ces opinions ont été avancées et ac-
cueillies, n'y a-t-il pas des raisons générales de
tenir pour suspectes toutes nos connaissances
sans exception? Descartes énumère ces raisons,
qui sont celles qu'ont reproduites tous les philoso-
phes sceptiques contre la possibilité de la certitude.
Les sens, la mémoire nous trompent; nous nous
trompons en raisonnant, même dans les plus
simples matières de géométrie. Les pensées que
nous avons pendant la veille, nous les avons
aussi pendant le sommeil. Qui nous assure que
toutes nos pensées ne sont pas également des
songes? Mais certaines vérités, telles que les vé-
rités mathématiques, se tiennent tellement fermes
en notre intelligence, que toutes ces raisons de
douter réunies ne peuvent les ébranler. Contre
leur certitude et leur évidence, Descartes ima-
gina une raison de douter nouvelle et toute-puis-
sante. Ne se pourrait-il pas qu'un Dieu, qu'un
être puissant et malin, prît plaisir à nous trom-
per et à revêtir l'erreur à nos yeux des apparen-
ces de la certitude et de l'évidence? Devant cette
nouvelle raison de douter, rien ne résiste ; tou-
tes les idées, toutes les vérités, tous les prin-
cipes succombent également sous un doute uni-
versel. Le doute universel, tel est le point de
départ de Descartes en philosophie. Mais si le
doute universel est son point de départ, il n'est
pas son but; il ne s'en sert que comme d'un
moyen énergique d'une méthode pour arriver à
la vraie certitude. « Tout mon dessein, dit-il dans
les premières pages du Discours de la Méthode,
ne tendait qu'à m'assurer et à rejeter la terré
mouvante et le sable pour trouver le roc et l'ar-
gile. Bientôt il rencontre ce roc et cette argile
qui doivent servir de fondement à toute sa philo-
sophie, dans une vérité de telle nature qu'elle
résiste victorieusement à tous les efforts du
scepticisme, même à l'hypothèse du Dieu malin,
prenant plaisir à nous tromper. Cette vérité est
l'existence de sa propre pensée. En effet, par là
même que je doute de toutes choses, je pense,
et si je pense, je suis. L'être puissant et malin,
dont j'ai tout à l'heure supposé l'existence, n'y
peut rien ; car, avec toute sa puissance, il ne
peut faire, en me trompant, que je n'existe pas
par là même qu'il me trompe. Moi qui sais que
je puis être trompé, moi qui doute de toutes
choses, je ne puis douter que je suis un être qui
doute, un être qui pense. Je pense, donc je
suis ; telle est la forme sous laquelle Descartes
annonce cette vérité première qui doit servir de
fondement à toutes les autres vérités. Il ne faut
pas voir dans cette proposition, comme quelques
contemporains et quelques adversaires de Dès-
cartes, un enthymème et, e» conséquence, une
pétition de principes. Descartes n'a pas prétendu
déduire son existence d'un fait antérieur; il ne
démontre pas, il pose un axiome. Dans la ré-
ponse aux secondes objections recueillies par le
P. Mersenne, il s'explique sur ce point de ma-
nière à ne laisser aucun doute. Lorsque quel-
qu'un dit: « Je pense, donc je suis, » il ne con-
clut pas son existence de sa pensée, comme pa.
la force de quelque syllogisme, mais comme une
chose connue de soi; ii la voit par une simple
inspection de l'esprit. »
« Donc je suis, mais qui suis-je? » A cette
question Descartes répond : Je suis un être qui
pense, qui doute, qui connaît, qui affirme, qui
peut et ne peut pas, qui souffre et qui jouit. Or,
dans tout cela, il n'y a rien qui ne se conçoive par-
faitement, indépendamment de la matière et de
ses lois, du corps et de ses organes. Je n'ai pas
besoin de connaître mon corps et mes organes
pour me connaître moi-même; je n'ai pas besoin
des sens qui ne peuvent atteindre jusque-là, je
n'ai besoin que de la conscience et de la réflexion.
De là cette assertion de Descartes, qui étonne les
hommes absorbés par la matière et par les sens, et
qui cependant est d'une rigoureuse vérité : nous
connaissons mieux l'âme que le corps, nous som-
mes plus assurés de l'existence de l'âme que de
l'existence du corps. En effet, l'existence de la
pensée, qui suppose évidemment l'existence de
l'âme pensante, ne suppose point aussi évidem-
ment l'existence du corps et des organes. Ainsi,
dès le début, Descartes fonde sur l'autorité de la
conscience l'existence de l'âme simple et spiri-
tuelle ; il la distingu . profondément de tout ce
qui appartient au corps; et il détermine en
même temps la seule vraie méthode, à savoir la
conscience et la réflexion, par laquelle elle puisse
être connue et étudiée. Tout ce qui nous est ré-
vélé par la réflexion et la conscience appartient
à l'esprit; tout ce qui nous est révélé par les
sens ou par l'imagination /appartient au corps et
à la matière. Cette distinction fondamentale est
appliquée dans le grand ouvrage des Médita-
tions, avec une profondeur de réflexion vraiment
admirable. Pour en apprécier toute l'impor-
DESG
364
DESC
tance, il faut se reporter par la pensée à l'état
où se trouvait encore la science de l'âme à l'é-
poque où parurent les Méditations. La plupart
des prédécesseurs ou même des contemporains
de Descartes admettaient encore plusieurs espèces
dûmes: l'âme intelligible, l'âme sensitive, rame
végétative. Bacon lui-même n'a pas aperçu, ou
du moins n'a pas rigoureusement déterminé cette
distinction de deux ordres de phénomènes. Quant
à Hobbes et à Gassendi, les deux plus grands
philosophes contemporains de Descartes, ils con-
fondent perpétuellement l'âme avec le corps, et
la méthode appropriée à l'étude de l'âme avec
la méthode propre à l'étude des phénomènes
physiques et physiologiques. A partir de Descar-
tes, cette confusion disparaît; la vraie méthode
psychologique, dont il est le père, s'établit défi-
nitivement au sein de la philosophie moderne.
Néanmoins déjà, dans la manière dont Descar-
tes conçoit l'âme humaine, se manifeste une
tendance qui doit dominer dans sa philosophie
et dans son école. Il définit l'âme : une chose
qui pense, une chose qui est le sujet de certains
phénomènes profondément distincts des phéno-
mènes du corps. Ainsi, ayant méconnu plus ou
moins l'activité essentielle de la substance dont
la nature tombe directement sous notre obser-
vation, et à l'image de laquelle nous concevons
nécessairement toutes les autres, il a été conduit
à concevoir de la même manière toutes les sub-
stances créées, et à séparer l'idée de cause ou
de force de l'idée de substance. De là une
tendance à ôter à toutes les créatures la force
et l'action ; de là l'identification de la conserva-
tion des êtres avec une création continuée; de
là enfin des conséquences fâcheuses pour la
liberté et la personnalité humaine qui ont été
déjà développées .dans l'article sur le cartésia-
nisme.
Descartes sort donc du doute universel par
l'inébranlable vérité de l'existence de sa propre
pensée.
Mais il ne suffit pas d'avoir trouvé une pre-
mière vérité ; il faut, pour passer outre, trouver
en elle un caractère à l'aide duquel on puisse
découvrir d'autres vérités. Descartes examine
donc à quels caractères cette première vérité lui
a apparu comme une vérité, à quels titres son
esprit l'a reçue sans contestation, et enfin quelles
raisons l'ont décidé à y donner un assentiment
immédiat et spontané. Il n'en trouve pas d'au-
tres que l'évidence irrésistible dont elle est
entourée; en conséquence, il pose l'évidence
comme le signe, le critérium de la vérité. Rien
n'est vrai, que ce qui est évident, et tout ce qui
est évident est vrai. Voilà la grande règle que
l'esprit doit suivre dans la recherche de la vé-
rité. La raison étant seule juge de l'évidence
des choses, c'est la raison qui doit décider en
dernier ressort de ce qui est la vérité comme
de ce qui est l'erreur. Tel est le principe de la
certitude que Descartes oppose au principe de
l'autorité qui, sous une forme ou sous une au-
tre, n'avait cessé de dominer dans la philoso-
phie du moyen âge, et même encore dans la
philosophie de la renaissance. Aux critiques qui
invoquent contre lui des autorités, il répond :
« Mais vous no savez donc pas que vous parlez à
un esprit qui est tellement dégagé des choses
corporelles, qu'il ne sait pas même s'il y a eu ja-
mais aucun homme avant lui, et qui partant ne
s'émeut pas beaucoup de leur autorite? » (Édit.
Cousin, t. II, p. 261.)
M. lis, selon Descartes, un doute plai
sur la légitimité du critérium de l'évidence en
tout ce qui ne concerne pas la vérité de notre
propre existence, tant que l'existence d'un Dieu
souverainement puissant et souverainement bon,
qui ne peut vouloir nous tromper, ni permettro
qu'on nous trompe, n'aura pas été démontrée.
Cette démonstration de l'existence de Dieu est
un des points les plus importants et les plus
vrais de la métaphysique cartésienne. Desi •..
la fonde sur l'idée de l'infini et du souverai-
nement parfait qu'éveille en nous le sentiment
de notre nature imparfaite et bornée. Nous avons
dans notre intelligence l'idée d'une substance
infinie, éternelle, immuable, indépendante, toute-
connaissante, toute-puissante ; or nous ne sentons
rien en nous capable de produire une pareille
idée. Elle ne peut être ni le produit, ni le reflet
de notre nature finie et imparfaite, ni de rien
qui soit fini ; elle ne peut, donc nous venir que
d'un être qui possède formellement en lui toutes
ces perfections. Cet être infini, éternel, indé-
pendant, tout-connaissant, tout-puissant, ne peut
être que Dieu; donc Dieu existe. Telle est, pour
Descartes, la vraie preuve, la preuve fondamen-
tale de l'existence de Dieu. Il est vrai qu'il en
ajoute deux autres; mais il ne les considère que
comme des auxiliaires de la première; il dé-
clare expressément qu'il les destine aux esprits
qui ne seraient pas capables de bien saisir la
preuve par l'infini. Dans la seconde preuve, il
fonde la vérité de l'existence de Dieu sur le
fait même de notre propre existence en même
temps que sur l'idée de l'infini. Voici cette se-
conde preuve. J'existe; or je ne puis tenir l'exi-
stence de moi-même, je n'ai pas toujours été tel
que je suis, je ne puis tenir l'existence de mes pa-
rents ou de quelque autre cause moins parfaite
que Dieu, puisque j'ai en moi l'idée de toutes les
perfections, l'idée de l'infini. Donc je ne puis
tenir l'existence que de l'être infiniment parlait.
de Dieu lui-même : donc, de cela seul que j'existe,
et de ce que l'idée d'un être souverainement
parfait est en moi, il résulte nécessairemenl
que l'être souverainement parfait, Dieu, existe.
Enfin, pour achever de mettre au-dessus de tous
les doutes cette grande vérité de l'existence e
Dieu, Descartes en donne encore une troisième
démonstration. Il veut prouver qu'alors mêm
qu'on nierait la légitimité de ces deux pre-
mières démonstrations, il faudrait tenir la vi -
rite de l'existence de Dieu comme ayant une
valeur égale à celle de toutes les vérités mathé-
matiques et géométriques. Tout ce que je connais
clairement, dit-il, appartenir à une idée de mon
esprit, lui appartient en effet. Ainsi cette pro-
priété de l'égalité des trois angles d'un triangle
à deux droits, que je reconnais clairement ap-
partenir à l'idée de triangle, lui appartient en
effet. Or j'ai en moi l'idée de Dieu; toutes Im-
propriétés que je reconnaîtrai clairement lui
appartenir ne seront donc pas moins vraies de
Dieu que l'égalité des trois angles d'un triangle
à deux droits n'est vraie de ce triangle. Mais.
dans les perfections que je conçois clairement
appartenir à Dieu, l'existence se trouve comprise.
Donc je puis dire au même titre que Dieu existe,
et que les trois angles d'un triangle sont égaux
à deux droits. 11 n'y a pas moins de certitude
dans la seconde proposition que dans la pre-
mière.
Telles sont les trois démonstrations que Des-
cartes a données de l'existence de Dieu. Ces trois
démonstrations ne diffèrent que par la forme: au
fond, elles sont identiques: car toutes trois éga-
lement vont de l'idéede l'infini qui est en nous,
à l'existence de l'Être infini. La première forme
démonstration est la meilleure; dans la se-
conde il y a une addition superflue du l'ait de
notre propre existence, lequel ne donne rien de
plus que l'idéede l'infini; la troisième affecte
DESG
— 365 —
DESG
un tour syllogistique qui peut faire illusion et
donner une fausse idée de la preuve de l'exi-
stence de Dieu par l'idée de l'infini. En effet, la
force de cette preuve ne dépend pas d'un raison-
nement. Elle consiste à montrer que l'idée de
l'infini n'est autre chose que l'intuition immé-
diate de l'Être infini par notre intelligence. Dans
cette proposition : « J'ai l'idée de l'infini, donc
l'Être infini existe. » il n'y a pas plus de syllo-
gisme que dans le « je pense, donc je suis. » Pour
me servir des expressions déjà citées de Des-
caries, c'est une chose connue de soi3 une sim-
ple inspection de l'esprit.
Descartes n'a guère cherché, en fait de théo-
logie naturelle, à aller au delà de la preuve de
l'existence de Dieu. Cependant il a ainsi posé le
principe d'où doivent se déduire les attributs de
Dieu; tout ce qui est conforme à l'idée delà
souveraine perfection doit se retrouver en Dieu,
et tout ce qui témoigne de quelque imperfection
ne peut s'y trouver ; voilà la règle qu'il suit
dans la détermination des attributs divins. Les
deux points qu'il importe le plus de remarquer
ici, sont la manière dont il entend l'attribut
de la liberté et l'identification de l'attribut de
conservateur avec l'attribut de créateur. A l'exem-
ple des Jésuites, qui avaient été ses maîtres
au collège de là Flèche, Descartes attribue à
Dieu une liberté d'indifférence. Dieu, selon Des-
cartes, peut indifféremment agir en tel sens ou
en tel autre; Dieu n'est soumis à aucune loi,
pas môme à la loi du bien. Il a pu faire le con-
traire de ce qu'il a fait; il peut revenir sur ses
décrets; il peut les changer, les révoquer, comme
un souverain en son royaume. Il a créé le monde
parce qu'il lui a plu de le créer et il l'anéantira
quand il lui plaira de l'anéantir. Il ne conserve les
êtres qu'en continuant de les créer. Aucun être,
à aucun instant, ne possède en lui la raison de
son existence. Tout ce qui existe ne continue à
exister que par la continuation de l'action même
qui l'a tiré du néant. Si cette action venait à
cesser, à l'instant même il y serait replongé. Au
regard de Dieu, suivant l'expression de Des-
cartes, conserver, c'est créer derechef. Aucun
être créé ne peut ni durer, ni se mouvoir, ni
agir un seul instant, en aucune façon, de lui-
même et par lui-même. Toutes les substances
créées sont passives ; elles n'existent, elles n'a-
gissent que par l'action continue de la seule
cause efficiente et réelle, à savoir la cause su-
prême, Dieu lui-même ; le rapport des substances
finies avec la substance infinie ne peut être
qu'un rapport de création continuée. Dans cette
interprétation de l'attribut de conservateur appa-
raît encore la tendance déjà signalée à dé-
pouiller les substances créées de toute indépen-
dance, de toute activité, de toute causalité, au
profit de la substance infinie, seule cause effi-
ciente. C'est par là que Descartes a préparé les
voies à Spinoza et à Malebranche.
Par la démonstration de l'existence et des at-
tributs d'un Dieu souverainement parfait, tous
les doutes qui pouvaient planer encore sur la
légitimité du critérium de l'évidence étant dis-
sipés, Descartes en fait l'application à l'homme
et au monde. Il s'enfonce d'abord au sein de
la conscience où il distingue trois grandes classes
de fdits : les jugements, les volontés et les af-
fections. 11 subdivise à leur tour les jugements
ou les idées en trois classes : les idées innées,
les idées qui nous viennent du dehors, les idées
qui sont notre propre ouvrage. La question des
idées innées est une de celles qui ont soulevé
les plus vives discussions. Descartes, par idées
innées, n'entend pas, comme Hobbes et Locke
l'en ont accusé, des idées constamment présentes
à l'esprit, à dater du premier moment de son
existence, mais des idées qui existent en germe
dans toutes les intelligences, et qui s'y déve-
loppent nécessairement en certaines circon-
stances. Ainsi il a reconnu que le sentiment de
notre imperfection éveillait nécessairement en
notre intelligence l'idée de la perfection souve-
raine. Ces idées étant naturelles, Dieu seul, qui
nous a créés, les a mises en nous; s'il lui plai-
sait, il pourrait les ôter, les changer, les détour-
ner; car il est tout-puissant, et nulle loi ne sau-
rait limiter sa toute-puissance, puisqu'il fait
toutes les lois. Dire que les vérités métaphysiques
établies par Dieu en sont indépendantes, c'est
parler de Dieu comme d'un Jupiter ou d'un Sa-
turne, c'est l'assujettir aux destins. Dieu a établi
ces lois en la nature ainsi qu'un roi en son
royaume, et comme un roi il peut les changer,
suivant les propres expressions de Descartes.
Il comprend dans la volonté le pouvoir de se
déterminer, avec le pouvoir d'affirmer et de nier.
Voilà pourquoi il place l'origine de toutes les
erreurs dans la volonté, ou plutôt dans la dis-
proportion qui existe entre la volonté et l'enten-
dement. Nous nous trompons, parce que notre
volonté dépasse notre entendement, parce que,
pour nier ou pour affirmer, nous n'attendons pas
que l'entendement nous ait fourni des lumières
suffisantes ; or tel est, selon Descartes, l'unique
principe de toutes nos erreurs. Il a consacré à
l'étude des passions un traité tout entier, écrit
en français et composé dans les dernières an-
nées de sa vie. Autant il y a de façons impor-
tantes en lesquelles nos sens peuvent être mus
par les objets, autant il reconnaît dans l'âme de
passions principales. Il y a six passions princi-
pales, simples et primitives : l'admiration, l'a-
mour, la haine, le désir, la joie, la tristesse.
Toutes les autres passions sont composées de
ces six passions primitives, ou bien en sont des
espèces. Descartes termine le Traité des pas-
sions par cette conclusion générale : « Toutes
les passions sont bonnes de leur nature; il n'y
a que leur excès qui soit mauvais, et on peut
l'éviter par l'industrie et la préméditation, mais
surtout par la vertu. » Il donne à la fois l'expli-
cation psychologique et l'explication physiolo-
gique de chaque passion. Cette explication phy-
siologique dépend de l'hypothèse des esprits ani-
maux, qui est le principe fondamental de toute
la physiologie cartésienne.
Jusqu'ici il n'a pas encore été question de
l'existence du monde extérieur, parce que nous
avons suivi l'ordre même de Descartes qui pose
d'abord l'existence de la pensée, puis l'existence
de Dieu, et en dernier lieu l'existence du monde
extérieur. Voici en effet sur quel fondement il
fait reposer notre croyance à l'existence du monde
extérieur.
Certaines de nos idées nous apportent la con-
naissance de quelque chose que nous sentons ne
pas venir de nous. Mais ce quelque chose que
nous sentons ne pas venir de nous, ce quelque
chose qui ne dépend pas de nous, ne devons-
nous pas nous enquérir d'abord si ce n'est pas
Dieu lui-même? Pourquoi les idées d'étendue, de
mouvement, d'odeur, de couleur, ne seraient-el-
les pas causées directement en nous par Dieu
même? C'est Descartes qui soulève lui-même
cette objection pour la réfuter de la manière sui-
vante. La réalité extérieure ne peut être Dieu
lui-même, parce que Dieu ne peut nous tromper;
comme il a mis en nous une forte tendance a
croire que l'idée d'étendue est causée dans notre
âme par quelque chose qui, en dehors de nous,
est réellement étendu, s'il n'en était pas ainsi,
il nous tromperait. Or Dieu, étant souveraine-
DESG
366 —
DESG
mont parfait, ne peut en aucune manière vouloir
nous tromper ; donc il existe une réalité exté-
rieure correspondant à l'idée que nous en avons.
Ainsi Descartes fonde la croyance à l'existence du
monde extérieur sur la véracité divine.
Une opinion célèbre, l'hypothèse de l'animal
machine, se rattache étroitement à la métaphy-
sique de Descartes. Entre la pensée telle qu'elle
est en nous, et la matière inerte, soumise aux
lois générales du mouvement, selon Descartes, il
n'y a point d'intermédiaires ; il n'y a dans le
monde que deux sortes de lois, celles qui régis-
sent l'esprit ou la pensée, et celles qui régis-
sent la matière inerte. Le corps de l'homme,
et tout ce qui n'est pas la pensée, se range dans
la classe des substances étendues soumises aux
lois générales de la mécanique. Ainsi, toutes
les sensations, toutes les impressions produites
sur le cerveau, toutes les passions, ne sont et
ne peuvent être qu'un pur mécanisme résultant
des divers mouvements de fibres, des fluides,
des esprits animaux qui découlent du cerveau
dans les nerfs, dans le cœur, dans les muscles,
ou bien qui remontent du cœur dans le cerveau.
Il n'y a rien de plus dans les animaux que dans
le corps séparé de la pensée ; toutes les fonctions,
tous les mouvements organiques, tous les ap-
pétits des animaux peuvent s'expliquer de la
même manière que ce qui se passe dans le corps
humain, c'est-à-dire par l'étendue et le mouve-
ment; ce ne sont que de simples machines sou-
mises, comme celles qui sortent de la main de
l'homme, aux lois générales de la mécanique.
L'animal, selon Descartes, est semblable à une
horloge qui, composée de roues et de ressorts
plus ou moins compliqués, ne marche que lors-
qu'elle a été montée, ne produit tel ou tel mou-
vement qu'autant que tel ou tel ressort a été
poussé. Telle est l'hypothèse de l'animal machine
ou de l'automatisme des bêtes qui a été si vive-
ment discutée au xvn° siècle. En général, elle
obtint l'assentiment des théologiens, parce qu'en
niant la souffrance chez les animaux, elle leur
paraissait résoudre une objection embarrassante
contre le péché originel et la divine provi-
dence. Une foule d'ouvrages furent publiés pour
ou contre l'automatisme des bêtes que condam-
nent également toutes les données de l'observa-
tion, de l'induction et de l'analogie.
En terminant cette exposition rapide de la mé-
taphysique de Descartes, revenons sur ce qu'il
entend par substance. Il définit la substance en
général, une chose qui existe en telle façon qu'elle
n'a besoin que de soi-même pour exister. Mais
à cette condition il n'y aurait d'autre substance
que Dieu ; car lui seul tient l'existence de lui-
même, et rien dans le monde ne peut, un seul
instant, subsister sans son concours. Aussi Des-
caries modifie-t-il immédiatement cette défini-
tion, en ajoutant que le nom de substance n'est
pas univoque au regard de Dieu et de ses créa-
tures. Quand il s'agit de la créature, il faut en-
tendre, dit-il, par substance ce qui, n'ayant be-
soin pour subsister que du concours ordinaire
de Dieu, nécessaire à l'existence de tous les êtres,
existe d'ailleurs par soi-même et sans le con-
cours d'aucune autre chose créée. Les choses,
au contraire, qui, indépendamment du concours
de Dieu, ne peuvent exister sans celui de quel-
que autre chose créée, ne sont que des attri-
buts et des phénomènes. Par ce concours il en-
tend 1 1 création continuée qui, prise à la rigueur,
enlèverait aux êtres créés toute espèce de cau-
. de substantialité, de réalité propre, et les
transformerait en de simples actes continuelb
ment répétés de la toute-puissance divine. As-
surément .es choses créées n'existent cru'eri -
du concours de Dieu ; ce qui n'existe pas par soi
s'appuie nécessairement sur ce qui existi
soi, et ce qui est fini ne peut être
dehors de l'infini. Mais, ce rapport ne peut-il
être entendu comme une participation continue,
un rapport permanent de la chose créée avec
la source suprême, d'où toute causalité et touti;
.substantialité découlent? Ce n'est pas porter at-
teinte à la toute-puissance de Dieu, que de les
considérer comme douées d'une activité qu'elles
tiennent de lui, et d'une activité qui découle
de la même source que leur substantialité. A
la création continue, il faut substituer avec Leib-
niz la participation continue, et à la passivité
absolue, l'activité essentielle.
Mais nous ne connaissons pas la substance en
elle-même; la substance ne tombe pas sous les
sens. Il nous est impossible non-seulement d'i-
maginer, mais encore de concevoir la substance
en elle-même complètement dépouillée de toute
espèce d'attributs. Chaque substance, selon Des-
cartes, a un attribut fondamental duquel dérivent
tous ses autres attributs, toutes ses propriétés.
L'attribut fondamental de l'esprit est la pensée, et
l'attribut fondamental de la matière est l'étendue.
11 n'y a pas un phénomène de l'esprit qui ne
suppose la pensée et qui ne soit la pensée elle-
même diversement modifiée. Tout ce qui a l'esprit
pour théâtre, est un mode de la pensée ; l'esprit
ne saurait être conçu sans la pensée, il serait
anéanti en même temps que la pensée. Notre
existence finit avec la pensée et commence avec
elle. En un mot, l'âme est une substance pensante.
On objecte à Descartes que, pendant un profond
sommeil, pendant la léthargie, nous ne pensons
pas. Il repond : Rien ne prouve que nous n'ayons
pensé pendant un profond sommeil ou pendant
une léthargie; mais seulement nous ne nous en
souvenons pas. Cette réponse nous paraît décisive :
on ne peut par aucun procédé légitime conclure
du défaut de la mémoire au défaut de laconscience.
Tous les faits de l'âme sont en effet des phéno-
mènes de conscience, c'est-à-dire des pensées.
Descartes donne à la matière pour attribut fonda-
mental l'étendue, comme la pensée à l'âme. Il
affirme que tous les phénomènes, toutes les pro-
priétés de la matière supposent l'étendue, ou
plutôt ne sont que l'étendue elle-même diverse-
ment modifiée. Il est impossible de concevoir le
corps sans l'étendue. Hors de l'étendue, la ma-
tière n'est rien; l'étendue est donc l'essence
même de la matière. L'âme en elle-même sem-
ble donc n'être qu'une substance passive, la con-
tinuité de la pensée que Descartes lui attribue
n'étant que la continuité d'une modification. La
matière en elle-même, avec l'étendue, est une
substance également passive. L'âme et la ma-
tière ont donc en elles-mêmes cette ressemblance
essentielle ; elles ne diffèrent ainsi l'une de l'autre
que par leurs attributs respectifs de pensée et
d'étendue. Mais si toutes les substances sont éga-
lement passives, considérées en elles-mêmes, si
elles ne peuvent se distinguer que par leurs at-
tributs fondamentaux, l'esprit tend à les confon-
dre en une seule et même substance dont tous
les corps et tous les esprits seraient sans dis-
tinction les modes et les attributs. On voit en-
core par là comment Descartes par certaines
tendances de sa métaphysique a préparé les voies
à Spinoza.
Tels sont les points principaux de la métaphy-
sique de Descartes. Mais Descartes n'est pas
seulement un grand métaphysicien, il est aussi
un mathématicien et un physicien du premier
ordre. En mathématiques, il a inventé l'applica-
tion de l'algèbre à la géométrie: en physique,
il est l'auteur de la fameuse hypothèse des
DESG
— 367 —
DESG
tourbillons, qui, pendant longtemps, a régné en
souveraine dans la science. Quoique détrônée
aujourd'hui et remplacée par d'autres hypothèses,
elle est bien loin de mériter le ridicule qu'ont
tenté de jeter sur elle, par un esprit d'aveugle
réaction, la plupart des philosophes du xvin0 siècle.
Nous ne pouvons mieux faire que de rapporter
le remarquable jugement qu'en porte d'Alembert,
dont le témoignage ne peut être suspecté de
partialité en faveur de la philosophie cartésienne.
« On voit partout, dit-il en parlant de Descartes
(Préface de Y Encyclopédie) , même dans ses ou-
vrages les moins lus maintenant, briller le génie
inventeur. Si on juge sans partialité ces tour-
billons devenus aujourd'hui presque ridicules,
on conviendra, j'ose le dire, qu'on ne pouvait
alors imaginer mieux. Les observations astrono-
miques qui ont servi à les détruire étaient encore
imparfaites ou peu constatées, rien n'était plus
naturel que de supposer un fluide qui transportât
les planètes. Il n'y avait qu'une longue suite de
phénomènes, de raisonnements, de calculs et,
par conséquent, une longue suite d'années, qui
pût faire renoncer à une théorie aussi séduisante.
Elle avait d'ailleurs l'avantage singulier de rendre
compte de la gravitation des corps par la force
centrifuge du tourbillon même, et je ne crains
pas d'avancer que cette explication de la pesan-
teur est une des plus belles, des plus ingénieuses
hypothèses que la philosophie ait jamais imagi-
nées. Aussi a-t-il fallu, pour l'abandonner, que
les physiciens aient été entraînés comme malgré
eux et par des expériences faites longtemps après.
Reconnaissons donc que Descartes, forcé de créer
une physique toute nouvelle, n'a pu la créer
meilleure, et que s'il s'est trompé sur les lois du
mouvement, il a du moins deviné qu'il devait
y en avoir.» L'hypothèse des tourbillons renferme
l'idée mère de l'attraction nevvtonienne, elle en
est l'antécédent. Jamais peut-être Newton n'aurait
conjecturé que la même loi d'attraction devait
s'appliquer au corps qui tombe à la surface de
la terre et à l'astre qui accomplit sa révolution,
si Descartes, avant lui, n'avait soupçonné que
tous les phénomènes de l'univers physique s'ac-
complissent en vertu des lois générales du mou-
vement. L'hypothèse de l'attraction a trop fait
oublier l'hypothèse des tourbillons; cependant
elles se tiennent de beaucoup plus près que
d'ordinaire on ne se l'imagine : toutes deux
partent du même principe, toutes deux envisa-
gent l'univers sous le même point de vue. Pour
Newton, comme pour Descartes, le problème de
l'univers est un problème de mécanique. Il était
peut-être plus difficile de déterminer la vraie
nature du problème du monde, que de le ré-
soudre, sa nature étant déterminée. Or cette
gloire revient tout entière à Descartes, puisque
c'est lui qui le premier a eu l'idée que tous
les mondes étaient assujettis aux lois générales
de la mécanique. Par cette idée, il a préparé
Newton, il a peut-être plus fait que Newton. La
physique contemporaine semble d'ailleurs reve-
nir à certains principes de la physique de Des-
cartes.
Quelle part de vérité et d'erreur renferme
cette grande philosophie? La part de vérité l'em-
porte infiniment sur la part de l'erreur. Par où
elle a le plus péché, c'est par l'exagération
d'une pensée incontestablement vraie, a savoir
de la dépendance des créatures à l'égard du Créa-
teur, et de la nécessité où elles sont, pour con-
tinuer d'être, de lui emprunter continuellement
leur raison d'être. De là la création continuée, de
là la tendance à ôter la causalité et la force aux
substances créées pour attribuer exclusivement
à Dieu toute activité efficiente ; de là enfin la
pente aux causes occasionnelles et ces semences
de panthéisme signalées par Leibniz.
Ce qu'il y a de vrai dans le cartésianisme,
c'est d'abord la méthode. En effet, Descartes a
reconnu et fait définitivement triompher le vrai
principede la certitude, à savoir l'évidence ou
l'autorité de la raison, en constatant immédia-
tement cette évidence dans l'irrésistible autorité
du témoignage de la conscience, qu'il oppose
comme une invincible barrière à tous les efforts
du scepticisme. Il a placé le point de départ de
la philosophie dans le retour de la pensée sur
elle-même ; il a profondément distingué ce qui
appartient à l'âme de ce qui appartient au corps,
ainsi que la méthode propre à étudier la pensée
et la méthode propre à étudier les organes. Il
a mis hors de doute cette vérité profonde : l'âme
se conçoit mieux que le corps.
Mais ce n'est pas seulement par la méthode
philosophique que Descartes a bien mérité de
la philosophie moderne ; il y a aussi déposé des
résultats de la plus haute importance et d'une
incontestable vérité. Ainsi, il a constaté dans l'in-
telligence l'existence d'idées qui ne viennent
ni des sens, ni de notre activité intellectuelle;
il a repoussé d'une manière triomphante tous
les arguments que les philosophes sensualistes
de son temps, tels que Hobbes et Gassendi, ont
dirigés contre l'existence de ces idées. Il a par-
ticulièrement mis en lumière l'idée de l'infini ; il
en a établi la valeur objective, et a fondé sur
elle la vraie preuve de l'existence de Dieu. Enfin,
si Descartes s'est trompé en définissant par une
création continuée ce concours de Dieu néces-
saire à l'existence et àlaconservation de toutes les
créatures, du moins il a eu le sentiment et l'idée
de la nécessité de ce concours. Il a vu que ce
qui n'existe pas par soi ne peut continuer d'être
qu'à la condition de s'appuyer continuellement
sur ce qui existe par soi, et il a établi la néces-
sité d'une participation continue des créatures
avec le Créateur. Le cartésianisme tout entier est
pénétré de ce sentiment et de cette idée, qui,
sous une forme ou sous une autre, se retrouvent
dans tous les grands systèmes de philosophie.
Il faut consulter, pour la biographie, la Vie de
Descaries, par Baillet, 2 vol. in-4, Paris, 1691.
Les principaux ouvrages de Descartes, dans
l'ordre de leur apparition, sont : le Discours de
la Méthode, etc., publié àLeyde en 1637 ; — Medi-
tationes de prima philosophia in quibus Del
exidentia et animœ immortalitas demonstran-
tur. in 4. Amst., 1644. Cet ouvrage a été traduit
et publie en français par le duc de Luynes, sous
le titre de Méditations métaphysiques de René
Descaries, touchant la première philosophie,
in-4, Paris, 1647; — Principia philosophiœ, in-4,
Amst., 1644. Cet ouvrage a été aussi traduit en
français par un de ses amis, Claude Picot, in-4,
Paris, 1647 ; — les Passions de Vâme, publiées
en français, in-8, Amst., 1649. — Après la mort
de Descartes furent publiés, par les soins de Cler-
selier et de Rohaut : le Monde de Descartes, ou
le Trait'- de la lumière, in-12. Paris, 1664; —
le Traité de Vhomme et de la formation du
fœtus, in-4, ib., 1664; — les Lettres de René
Descartes 3 vol. in-4, ib., 1657-1667. — Les prin-
cipales éditions des Œuvres complètes de Des-
cartes sont : Opéra omnia, 8 vol. in-4, Amst.,
1670-1683; — Opéra omnia,<è vol. in-4, ib., 1692-
1701 ; — Œuvres complètes de Descartes, 9 vol.
in-12, Paris, 1724; — Œuvres complètes de Des-
cartes, publiées par Victor Cousin, 11 vol. in-8,
ib., 1824-1826; — Œuvres philosophiques de
Descartes, 4 vol. in-8, ib., 1835, publiées par
M. Ad. Garnier, avec une biographie de Descartes
et une analyse de tous ses ouvrages; — Œuvres
DESC
— 368 —
DESC
de DescarkS, Bibliothèque philosophique de Char-
pentier, 1 vol. gr, in-18, ib.. 18'i;5, contenant le
Discours de la Méthode, les Méditations, le
Traité il*1* passions, avec une introduction par
M. J. Simon. Histoire de la philosophie cartè-
v, p ir J. Bouillier, 3e édit., 2 vol. in-8°, 1868.
Pour l'intelligence de la philosophie de Des-
cartes, on peut consulter encore la plupart des ou-
vrages déjà cités à l'article CARTÉSIANISME. F. B.
deschamps (Léger-Marie), né à Poitiers en
1716, entra dans l'ordre des bénédictins, et per-
dit sa l'oi; s'il faut l'en croire, en lisant un abrégé
de l'Ancien Testament. Il n'en resta pas moins
dans sa confrérie, et y jouit de l'estime de ses
confrères : en 1765 il fut nommé procureur du
prieuré de Montreuil-Bellay, en Poitou. 11 publia
deux petits livres, qui sont restés très-oubliés :
Lettres sur l'esprit du siècle, Londres, 1769; —
la Voix de la raison contre la raison du temps,
Bruxelles, 1770. Il mourut en 1774. On avait
accordé jusqu'ici peu d'attention à ce personnage
auquel cependant il est fait plus d'une allusion
dans les livres du temps : on pouvait soupçonner
seulement qu'il avait été matérialiste et athée.
.M. T. Beaussire a retrouvé à Poitiers un manu-
scrit considérable qui le révèle comme une figure
ïrès-ortginale ; et il a pu, en consultant les ar-
chives de la famille Voyer d'Argenson, à laquelle
Deschamps avait été très-attaché, retrouver une
volumineuse correspondance avec J. J. Rousseau,
Voltaire, Helvetius, d'Alembert, Moncref, Voyer
d'Argenson et d'autres hommes célèbres. Dom
Deschamps lui est apparu comme le précurseur
de l'hégélianisme, poussant déjà à l'extrême les
conséquences de cette doctrine et en tirant le
socialisme le plus communiste. Ce prêtre athée,
restant attache de bonne foi aux pratiques exté-
rieures du culte, défendant même la religion
contre les attaques de la philosophie, expose
avec une sérénité parfaite et non sans exprimer
l'espérance de gagner à ses théories les théolo-
giens et les savants, les thèses d'un panthéisme
matérialiste qui n'alarme pas un moment sa con-
science. Les Lettres sur l'esprit du sièclesont com-
me la préface du système: c'est une véhémente
sortie contre la philosophie régnante, au besoin il
emploierait sans scrupule contre elle les procédés
sommaires de l'inquisition, sous prétexte qu'on
peut détruire ceux qui détruisent la vérité. Le
réquisitoire est en apparence prononcé en fa-
veur de la religion, mais en réalité il est destiné
à déblayer le terrain pour la vraie philosophie.
Dans la Voix de la raison, etc., Dom Deschamps
fait un pas de plus ; il laisse entrevoir son prin-
cipe comme une hypothèse, que la philosophie
doit prouver, si elle veut venir à bout de la reli-
gion ; mais comme elle ne la prouve pas, elle
laisse dans leur égale nécessité en face l'une de
l'autre, la religion et l'irréligion. Le théisme n'a
jamais démontré l'existence de Dieu : tous les
arguments qu'il répète sont fondés sur l'exis-
tence de la loi morale et d'une sanction ; mais
les idées morales sont elles-mêmes créées par la
loi : « C'est par la loi que nous sommes sous la
loi. » Elles ne \ aient donc qu'autant qu'elle, et
on ne peut se fonder sur elles pour en conclure
leur principe. En fait, si les hommes pouvaient
revenir au régime de l'égalité absolue, « un
athéisme éclairé » serait la nouvelle philosophie.
Le grand ouvrage qui devait faire suite à ces
essais est intitule : la Vérité ou le vrai système.
C'est un traité de métaphysique qui comm
par un éloge do cette science alors si dé'
Puis l'auteur donne en quatre thèses « le précis
du mot de l'énigme "iue. I. Le tout
universel est un être qui existe, c'est le fond
d'Hit tous les êtres sensibles sont des uua
IL Le tout universel ou l'univers est d'une autre
nature que chacune de ses parties, el i on équem-
nieul on ne peut que le concevoir et non pas le
voir ou se le figurer. 111. Le tout universel,
principe, seule vérité métaphysique, donne la
vérité morale qui est toujours à l'appui de la
vérité métaphysique, comme celle-ci est à son
appui. IV. Tout qui ne dit point de parties existe
et est inséparable du tout qui dit des parties ei
dont il est l'affirmation et la négation tout à la
fois. Tout et le tout sont les deux mots de l'é-
nigme de l'existence, mots que le cri de la vérité
i ingués en les mettant dans notre lan.
Tout et rien sont la même chose. » Telles sont
les propositions fondamentales de ce singulier
système qui combine l'idéalisme absolu avec le
panthéisme. Au premier abord, il semble nier
l'existence de la matière : l'entendement, dit-il,
c'est l'être; l'idée est à la fois nous-mêmes et
son objet; « la vérité ne peut avoir de réalité
hors de nos idées, ou pour parler plus générale-
ment, il ne peut y avoir dans les choses que ce
que nous y mettons. » Mais cet entendement qui
est l'existence universelle, se détermine en telle
ou telle existence particulière, c'est-à-dire posi-
tive et matérielle. Ainsi, à commencer par notre
intelligence, qu'il faut bien distinguer de l'en-
tendement, tout est corporel : « Elle est le jeu
des fibres du cerveau. » L'âme n'est que le corps
envisagé métaphysiquement, et d'une façon géné-
rale, « tout existe physiquement et métaphysi-
quement à la fois. » Ainsi, l'homme considéré
comme tel, n'a en lui rien que de physique et
de sensible. Dieu, si on le sépare des êtres du
monde, est un pur néant; en ce sens la tradition
chrétienne a raison : la création est bien sortie
de rien, ex nihilo, car l'entendement universel,
et pur, n'est qu"un point de vue de l'esprit;
c'est toujours la réalité sensible, considérée mé-
taphysiquement. Aussi dans l'ordre des choses
réelles, tout se confond en une seule nature,
sans degré, sans différence, sans espèces, sans
solution de continuité : il n'y a pas de hiérarchie
dans la nature, ni dans nos penchants; il ne
doit pas y en avoir dans la société : la propriété,
la famille, le pouvoir, sont des institutions ab-
surdes et funestes : les lois sont inutiles quand
les mœurs sont établies sur des idées solides, et
quand il y a une communauté absolue de toutes
choses entre tous les hommes. L'intérêt d'une
pareille doctrine n'est pas dans sa valeur systé-
matique, qui ne paraît pas très-considérable ;
elle est surtout dans les circonstances qui l'ont
fait iclore. Est-ce une vue anticipée du système
de Hegel"? c'est la conviction de M. Beaussire
qui a multiplié dans son livre les rapproche-
ments et les analyses : Dom Deschamps a donné
une formule très-précise de la logique de l'en-
tendement : « la vérité consiste non-seulement
dans les contraires, mais encore dans les con-
tradictoires. » Et il y a bien de la ressemblance
entre son Dieu qui est égal au néant et celui dont
Kant a dit qu'il égale zéro. Pourtant M. Franck
soutient que ces théories sont simplement du
spinozisme simplifié ou corrompu. Comme après
tout ces deux systèmes sont sur la même route,
mais à quelque distance l'un de l'autre, il peut
se faire que Dom Deschamps soit parti du pre-
mier pour se rapprocher beaucoup du second,
dont il n'a pourtant aperçu et saisi que les côtés
extérieurs.
Voy. Lia. Beaussire. Antécédents de Vhégélia-
nisinc liais li philosophie française, Paris,
18.')5. C'est là qu'il faut chercher tout ce que nous
I' mvons savoir de Dmu Deschamps. Ad. Franck,
Dom Deschamps. Journal des savants, année
1866, p. 609. E. C.
DÉSI
— 369 —
DÉSI
DÉSIR. C'est une conception primitive et ab-
solue de 'la raison que tout ici-bas a une fin et y
tend. La destination de tous les êtres n'est pas
la même, à cause de la différence de leurs natu-
res; mais tous aspirent également à remplir le
rôle que la Providence leur a assigné. Soumis à
la loi commune, l'homme trouve au tond de lui-
même un penchant impérieux et continuel à rap-
procher de soi les objets qui sont en harmonie
avec les fins de ses facultés, et dont la possession
est pour lui le bonheur, l'absence une source
d'inquiétude, de malaise et d'abattement. Cette
inclination secrète et puissante de l'âme consti-
tue le fond du phénomène connu sous le nom de
désir. Désirer une chose, c'est tendre vers cette
chose par un élan naturel et spontané : c'est
chercher instinctivement à s'en rendre maître,
à la posséder, à s'y unir ; c'est ressentir une
sourde anxiété, tant que la passion n'a pas atteint
son objet, et une délicieuse jouissance, lorsqu'elle
l'a obtenu.
Mais ce premier élément du désir n'en est pas
le seul. Une connaissance tantôt claire, tantôt
obscure, se mêle au penchant que l'âme éprouve;
elle sait toujours plus ou moins ce qu'elle dé-
sire, et la raison éclaire le but que poursuit la
sensibilité. Ignoti nulla cupido, a dit un poète
dont Malebranche traduisait la pensée sous une
forme philosophique, lorsqu'il définissait le désir
« l'idée d'un bien que l'on ne possède pas, mais
que l'on espère de posséder. » Le désir se dis-
tingue par là de la tendance aveugle qui en-
traine toute existence à sa fin, qu'elle le sache
ou qu'elle l'ignore. Il est le mouvement spon-
tané de la nature, transformé par l'intelligence;
il constitue donc un phénomène qui ne se pro-
duit que chez les êtres doués de connaissance.
La pierre a des affinités ; la brute a des instincts;
l'homme seul a des désirs, parce que seul il a
reçu le don de la pensée.
Ce qu'il importe maintenant de bien entendre,
c'est que le désir, pris en lui-même, n'est pas
directement soumis au pouvoir de l'âme, qui ne
peut ni l'éveiller ni l'étouffer à son gré, mais à
laquelle il s'impose, pour ainsi parler, selon des
lois fatales et nécessaires. Nous pouvons essayer
de prévenir certains désirs, en évitant, par exem-
ple, les occasions qui les exciteraient; nous pou-
vons les combattre quand ils sont nés, et refuser
de les satisfaire ; souvent même nous y sommes
tenus, et la force morale éclate particulièrement
dans ces luttes de la personne humaine contre
la passion. Mais ce n'est pas nous qui détermi-
nons les inclinations de notre âme, nous ne som-
mes pas les maîtres de les engendrer par une
sorte de fiât de notre volonté, ni de les l'aire dis-
paraître quand il nous plaît, et ensuite de les ra-
nimer ; elles prennent naissance et elles meu-
rent sans notre participation, et souvent en dépit
de tous nos efforts. Où est l'homme qui possède
assez d'empire sur lui-même pour ne pas désirer
ce qu'il regarde comme un bien , la possession
de ce bien lui parût-elle impossible ou coupable?
Où est celui qui n'est pas exposé à ressentir des
tentations que saconscience désapprouve, et aux-
quelles sa liberté n'a pas le droit d'obéir? Expres-
sion variée de nos besoins naturels ou factices,
les désirs de l'homme ne dépendent pas de lui,
mais des lois de sa constitution. Tout corps
tombe s'il n'est soutenu ; de même, le phénomène
du désir a lieu dans tous les cœurs, aussitôt que
certaines conditions se trouvent remplies, ou que
d'autres ne le sont plus.
Un grand nombre de philosophes, entre autres
Condillac, Thomas Brown, M. Laromiguière, ont
considéré le désir comme 'le principe générateur
de la volonté. A les en croire, ces mots, je veux,
PICT. PÎTttOS.
signifient je désire et je pense que rien ne peut
contrarier mon désir. On voit aisément, par l'a-
nalyse qui précède, combien une pareille opinion
est peu fondée. Elle confond deux phénomènes
de nature essentiellement différente, l'un néces-
saire, l'autre libre; le premier, que l'âme ne
saurait s'imputer à elle-même ; le second, qui
dépend d'elle et dont elle répond ; celui-ci em-
preint du signe éminent de la personnalité ; ce-
lui-là en quelque sorte étranger à nous-mêmes,
bien qu'il se produise en nous. Il est vrai que
nos facultés actives ne se développent pas en
l'absence de toute excitation; pour agir, nous
avons besoin d'y être pousses, et de tous les
mobiles, la passion est, sans contredit, le plus
puissant. Mais on ne saurait assimiler un simple
mobile à une faculté proprement dite. Quel que
soit l'aiguillon qu'elle y trouve, la volonté est si
peu le désir, que souvent, comme nous l'avons
fait remarquer, toute son énergie est employée
à le combattre ; et, dans ce cas, ce n'est pas seu-
lement un penchant qui entre en lutte avec
d'autres penchants, et qui cherche à les étouffer ;
la résistance part de plus haut; elle procède
d'une force que nous distinguons, ou plutôt qui
se distingue elle-même de toutes les inclinations,
et qui, victorieuse ou vaincue, se reconnaît le
pouvoir de les surmonter.
D'autres philosophes, allant plus loin, ont
cherché dans le désir l'élément primitif, la sub-
stance même de l'âme humaine. Cette nouvelle
erreur, plus grave encore que la précédente, ne
résiste pas davantage à l'examen. Tous les attri-
buts d'un être, toutes ses opérations sont des ré-
sultats et, pour mieux dire, des traductions de
sa nature. Si donc la nature de l'âme consistait
primitivement à désirer; si, envisagée dans son
fond, dans son essence , elle n'était autre chose
qu'un désir non interrompu poursuivant sans
relâche une fin indéterminée , le désir devrait
sullire pour rendre compte de tout ce qu'elle est
et de tout ce qui se passe en elle, de ses facultés
et de ses modifications. Nous avons déjà fait voir
qu'il ne rendait pas compte du phénomène de sa
volonté, et que, loin de là, il avait précisément
pour caractère d'être indépendant de la personne
humaine; mais il y a chez l'homme un senti-
ment non moins énergique et non moins profond
que celui du pouvoir volontaire, je veux dire le
sentiment de son unité et de son identité. Cha-
cun de nous sait clairement que le principe de
son être est un, simple, indivisible; qu'il ne
change pas, ne se renouvelle pas, mais qu'il
reste aujourd'hui ce qu'il était hier, et qu'il sera
demain ce qu'il est aujourd'hui. Or, serait-ce à
la vue de cette multitude de désirs qui se mê-
lent et s'entre-choquent dans l'âme, que nous
aurions acquis la persuasion de l'unité de son
existence? Certes, si quelque chose pouvait
ébranler cette conviction, la première et la plus
invincible de toutes, ce devrait être ce grand
nombre d'affections, non-seulement différentes,
mais opposées, qui se partagent le cœur hu-
main, où elles se succèdent de jour en jour et
souvent d'un moment à l'autre. La vie humaine
trouve un fond plus solide, plus durable, dans
l'activité naturelle de l'âme, dans cette énergie
intime et impérissable, si bien comprise de Leib-
niz et de M. de Biran, qui tend à l'action par
un perpétuel effort. Nos désirs viennent se dessi-
ner sur ce fond, et le varient ; mais il y a une
étrange illusion à prétendre qu'ils le constituent.
Après avoir distingué le désir des autres phé-
nomènes de la vie psychologique, il s'agirait d'en
indiquer les différentes espèces, correspondant à
l'infinie variété des objets avec lesquels le moi
se trouve en rapport, et qui deviennent pour lui
24
DÉSI
370 —
DESL
une cause de plaisir ou de douleur. Mais un pa-
reil tableau, s'il devait embrasser tous les faits
de détail , nous entraînerait beaucoup trop loin ;
aussi nous bornerons-nous à un petit nombre
d'aperçus généraux.
Parmi les désirs actuels de notre âme, il en
est qu'elle a apportés en naissant ; il en est d'au-
tres qu'elle tient des circonstances et de l'habi-
tude. Les premiers peuvent être appelés origi-
nels ; les seconds, acquis.
Les désirs originels dépendent de la constitu-
tion de l'homme, et seulement de sa constitu-
tion ; aussi se retrouvent-ils chez tous les individus,
à quelque nation que ces individus appartiennent,
et quelle que soit la position où ils vivent. Lès
les premières années de l'existence, on les voit
se manifester; ils se développent dans la jeunesse
et l'âge mûr, et subsistent jusque dans la plus
extrême vieillesse. C'est en vain qu'on essayerait
d'en rendre raison : tout ce que l'on peut dire,
c'est que nous les éprouvons parce que nous som-
mes ainsi faits. Le rôle de la volonté n'est donc
pas de les étouffer, car, en cela, elle tenterait
une œuvre impossible; mais d'en prévenir les
déviations, de les contenir, de les modérer et de
leur refuser toute satisfaction illégitime, en
leur accordant celle qu'ils peuvent légitimement
réclamer.
Au nombre de ces désirs primitifs et innés, qui
marquent véritablement les fins dernières de
l'homme, nous indiquerons la curiosité ou désir
de connaissance, l'ambition ou désir de pouvoir,
la sympathie ou amour de nos semblables. 11
n'est pas un homme, en effet, pour qui la décou-
verte de la vérité ne soit, dès son plus jeune âge,
une source de délicieuses émotions, et qui ne la
recherche avec ardeur. 11 n'en est pas un qui
reste insensible à la possession et à l'exercice du
pouvoir, depuis le monarque absolu qui dispose
de la vie et de la fortune de ses sujets, jusqu'au
laboureur qui tourmente la terre, jusqu'à l'enfant
qui brise les objets de ses plaisirs. Il n'est pas un
homme, enfin, qui ne se plaise au commerce de
ses semblables, et pour qui la solitude ne soit
une cause de tristesse et d'affliction profonde. De
là les progrès des sciences cultivées chez tous
les peuples; de là les luttes perpétuelles de
l'homme contre la nature physique, en vue d'as-
servir et d'améliorer sa condition terrestre ; de
là, enfin, l'établissement des familles et des so-
ciétés, et toutes les institutions qui s'y rattachent.
La curiosité, l'ambition, la sympathie sont la
source d'un grand nombre d'autres passions,
moins générales qu'elles-mêmes, à n'en considé-
rer que l'objet, mais aussi profondes, aussi dura-
bles, telles que l'amour du beau et des arts, ce-
lui de l'indépendance, des honneurs, de l'estime,
et les affections de toutes sortes, depuis l'amour
paternel jusqu'à la philanthropie. Peut-être la
Providence a-t-elle déposé encore d'autres pen-
chants dans notre âme ; mais il n'en est certaine-
ment pas de plus puissants ni de plus féconds.
Les désirs que nous avons appelés acquis se
développent généralement en présence des objets
qui favorisent ou qui accompagnent la satisfac-
tion des désirs originels. Par exemple, nous n'a-
vons originellement reçu aucun penchant pour
les richesses ; mais elles sont un moyen d'arriver
au pouvoir, aux honneurs : on commence par les
rechercher à ce titre, en souvenir des avantages
qu'elles procurent; on finit par les confondre
les véritables biens et par les désirer pour
elles-mêmes, et c'est ainsi que croît peu à peu
ion de l'avarice.
11 est aisé de voir par là que les désirs acquis
ne présentent aucun des caractères des désirs ori-
gmels. li'abord, ils n'ont pas leurs racines dans
notre constitution, mais dans un fait ultérieur,
dans une association d'idées qui suppose l'expé-
rience. On peut donc en rendre compte en indi-
quant l'association qui lésa engendrés ; et, quand
on ne réussit pas à les expliquer, c'est défaut de
sagacité ou de mémoire. Secondement, ils ne
sont pas universels, mais particuliers; ils sont le
propre d'une nation, d'une famille, d'un individu,
et ne se trouvent pas chez les autres individus,
les autres familles, les autres nations. Est-il né-
cessaire d'ajouter qu'ils varient avec la foule des
circonstances où chaque homme peut être placé,
avec les associations d'idées qu'il peut former;
que le nombre en est infini, et que, par consé-
quent, ce serait une tâche aussi fastidieuse que
stérile de chercher à les énumérer?
Un dernier point digne d'être remarqué, c'est
que nos désirs originels sont, de leur nature,
inépuisables, insatiables. Vainement nous les ju-
gerions comblés par la possession de l'objet
qu'ils poursuivaient le plus ardemment : apaisés
pour quelques heures, ils ne tardent pas à appe-
ler de nouvelles satisfactions, aussi vaines et
aussi fugitives que les premières. Quel est l'am-
bitieux entouré d'honneurs et de gloire ; quel est
le savant riche des dons du génie et des acquisi-
tions de l'expérience, qui ne soient mécontents
l'un de sa science, l'autre de son autorité, et qui
ne rêvent un sort meilleur? L'homme désire tou-
jours au delà de ce qu'il obtient. De même que
l'intelligence porte en soi l'idée de l'infini, de
même il semble que l'infini soit le premier
besoin de la sensibilité; car aucun objet borné
ne peut remplir le vide immense de notre âme.
Un fait pareil, fût-il isolé, démontrerait invinci-
blement les hautes destinées qui attendent l'hu-
manité, et que les misères de cette vie ne lui
permettent pas d'accomplir.
Consultez : Reid. Essais sur les facultés acti-
ves de l'homme, liv. III, p. 2, ch. ir {Œuvres
compl., t. VI) ; — Dugald Stewart, Esquisses de
Philosophie mor., 2e partie, ch. i, sect. III ; Phi-
losophie des facultés actives et morales de
l'homme, liv. I, ch. n ; — et les articles Amour,
Instinct, Penchants, Sensibilité. C. J.
DESLANDES (André-François Boureau-) na-
quit à Pondichéry en 1690. Arrivé en France en-
core très-jeune, il rencontra le P. Malebranche,
qui essaya de le faire entrer dans l'Oratoire.
Mais, comme Deslandes nous l'apprend lui-même
dans une note (Histoire critique de la Philoso-
phie, t. IV, p. 192), des considérations de famille
et un voyage indispensable qu'il devait faire en
pays étrangers l'empêchèrent, à son grand re-
gret, de prendre ce parti. Après avoir exercé
pendant de longues années, d'abord à Rochefort,
puis à Brest, les fonctions de commissaire géné-
ral de la marine, il se retira à Paris, où il mou-
rut le 11 avril 1757. Deslandes a beaucoup écrit
et sur toutes sortes de sujets, sur la marine, le
commerce, la physique, l'histoire naturelle, la
politique et les mœurs. Il a même fait des ro-
mans et des vers ; mais ce qui a fait sa réputa-
tion, et le rend digne d'être mentionné avec
honneur dans ce recueil, c'est son Histoire criti-
que de la Philosophie (3 vol. in-12, Amst., 1737,
et 4 vol. in-12, 1756), le premier livre de ce
genre qui ait paru en France, et qui hors de no-
tre pays n'a pas eu d'autre antécédent que la
compilation de Jonsius (de Scriptoribus histi
philosophiœ libri quatuor, in-4, Francfort, 16.'>9,
et Iéna, 1716) et l'histoire informe de Stanley.
L'ouvrage de Deslandes ne se recommande pas
eulement à notre attention par l'époque où il
parut, il intéresse aussi par lui-même; il ren-
ferme, mêlées sans doute à beaucoup d'imper-
fections et d'erreurs, des vues saines et élevées,
DESL
— 371
DESL
des idées d'impartialité et de modération assez
inattendues chez un philosophe du xvme siècle,
et quelques opinions de détail qui ne manquent
ni de finesse ni d'exactitude. Voici, par exemple,
comment l'auteur s'exprime dans sa préface sur
l'importance et le vrai caractère de l'histoire de
la philosophie : « L'histoire de la philosophie, à
la regarder d'un certain œil, peut passer pour
l'histoire même de l'esprit humain, ou du moins
pour l'histoire où l'esprit humain semble monté
au plus haut point de vue possible.... Le princi-
pal et l'essentiel, c'est de remonter à la source
des principales pensées des hommes, d'examiner
leur variété infinie, et en même temps le rap-
port imperceptible, les liaisons délicates qu'elles
ont entre elles; c'est de faire voir comment
ces pensées ont pris naissance les unes après les
autres, et souvent les unes des autres ; c'est de
rappeler les opinions des philosophes anciens, et
de montrer qu'ils ne pouvaient rien dire que ce
qu'Us ont dit effectivement. » Appuyé sur ce
principe, il ne cesse de recommander, non-seu-
lement l'indulgence, mais la reconnaissance et le
respect, pour tous les systèmes et toutes les gé-
nérations de philosophes qui nous ont précédés.
Il y aurait de l'injustice, selon lui, à juger les
anciens avec nos idées modernes ; il faut leur
tenir compte des temps où ils ont vécu, des dif-
ficultés qu'ils avaient à vaincre dans une carrière
où ils sont entrés les premiers, et nous convain-
cre que, sans eux, sans leurs découvertes si la-
borieuses et si lentes, et même sans leurs er-
reurs et leurs fautes, nous ne serions pas arrivés
au degré où nous sommes. Deslandes ne montre
pas moins de sagesse lorsqu'il parle des rapports
de la philosophie et de la théologie et, par con-
séquent, des limites où doit s'arrêter le sujet
dont il traite. La philosophie ne s'appuie que sur
la raison ; la théologie n'invoque que la révéla-
tion et des témoignages historiques. La révéla-
tion et la raison ne peuvent pas être opposées
l'une à l'autre : « mais elles forment (ce sont ses
expressions) deux sortes d'empires, dont les
droits sont nettement séparés. Chacun de ces
empires est distinct et indépendant de l'autre. »
{Hist. crit., t. II, p. 399, lre édit.)
Malheureusement ces principes, ces idées sai-
nes et impartiales, ne se montrent guère, si je
puis m'exprimer ainsi, qu'à la surface du livre :
au fond et dans les détails règne l'esprit du
xvme siècle, dont l'auteur subit l'influence alors
même qu'il s'efforce de lui résister, et qu'il ne
réussit jamais à dissimuler un instant. Ainsi il
est facile de voir que ses protestations de respect
pour les dogmes révélés ont pour but de cacher,
ou plutôt d'exprimer, sous une forme décente,
son scepticisme en métaphysique et ses principes
sensualistes en morale. « La raison, seule, dit-il
(ubi supra, p. 397), ne peut rien nous apprendre,
ni de la nature de Dieu, ni de celle de l'âme, et
tous les philosophes, depuis Socrate jusqu'à Des-
cartes, qui ont essayé de nous en parler, n'ont
avancé que des hypothèses : en un mot, il n'existe
pas de théologie naturelle, et toutes les vérités
que nous croyons tenir de cette science ima-
ginaire sont un don de la révélation et de la
grâce. » 11 fait venir de la même source ce qu'il
y a de plus noble et de plus élevé dans la science
ne nos devoirs; ce qui ne l'empêche pas de se
montrer un peu plus qu'indulgent pour les doc-
trines morales d'Aristippe et d'Épicure. « Pour
moi, dit-il (Hist. crit., t. II, p. 173) en parlant
de ces deux systèmes, s'il m'était permis d'en
juger, je trouverais plus de noblesse, plus de
grandeur d'âme, à suivre les leons d'Aristippe,
et plus de prudence, plus de sûreté, à suivre les
conseils d'Épicure. » Il fait à ce dernier un très-
grand mérite d'avoir fréquenté les temples, et.
aux prêtres païens de l'y avoir accueilli, malgré
ses opinions irréligieuses, et se prend à regretter
que la même tolérance ne soit point pratiquée
parmi nous [ubi supra,, p. 347). Au reste; ce
n'est pas dans cette occasion seulement qu'il se
dédommago, aux dépens des prêtres, du respect
qu'il témoigne à la religion.
La règle pleine de justice et de sagesse que
Deslandes s'est prescrite à l'égard des anciens,
n'est pas mieux observée. Tous les philosophes
de l'antiquité, à l'exception d'Aristippe, d'Épicure
et même de Protagoras, ont à se plaindre plus
ou moins de sa rigueur ; mais toute sa sévérité
s'épuise contre Platon et les alexandrins. Il ne
se montre guère plus indulgent pour les philo-
sophes scolastiques, à qui il reproche surtout
d'avoir nui en même temps à la raison et à la
foi, à la théologie et à la philosophie, en les
mêlant sans cesse et en les confondant l'une avec
l'autre. On peut dire, pour excuser Deslandes,
qu'il ne connaissait pas suffisamment les systèmes
de ces deux époques, et que les véritables sources
de l'histoire de la philosophie, dont quelques-
unes sont restées fermées jusqu'à nos jours, lui
étaient complètement étrangères. Cependant il a
été à son tour traité avec beaucoup d'injustice
lorsqu'on a dit qu'il avait puisé toute son éru-
dition dans Diogène Laërce, et dans les notes de
Ménage. Il connaissait parfaitement, outre le
recueil faussement attribué à Plutarque, les
écrits de Cicéron, de Sénèque, de Pline, et, en
général, tous les auteurs latins, anciens ou mo-
dernes, qui peuvent fournir quelques lumières
sur les systèmes philosophiques de l'antiquité.
Il paraît même avoir embrassé dans ses études
l'histoire ecclésiastique, et les souvenirs qui lui
en restent lui suggèrent souvent des rappro-
chements ingénieux entre quelques hérésies et
certains systèmes philosophiques.
Enfin, tout en concevant l'histoire de la philo-
sophie comme l'histoire même de l'esprit hu-
main, et en se faisant une loi de n'y admettre
que des faits entièrement conformes à cette idée,
Deslandes donna cependant une place consi-
dérable, dans un ouvrage assez peu étendu par
lui-même, à des traditions fabuleuses dépourvues
de tout intérêt, à de puériles anecdotes, à des
digressions et des allusions de tout genre. Le
premier volume est consacré presque tout entier
à la prétendue philosophie des Éthiopiens, des
Scythes, des Gaulois, des Celtes et des anciens
peuples de l'Orient, si peu connus alors. Puis
viennent les sept sages de la Grèce dont on nous
raconte longuement les entretiens et la vie
fabuleuse, qui ne tiennent pas moins de place,
peut-être, que Platon, Aristote et l'école d'A-
lexandrie. Quant à la chronologie, si importante
dans l'histoire de la succession des idées, elle
est ici l'objet d'un complet oubli.
Malgré ces énormes défauts, Y Histoire critique
de la Philosophie, qui obtint autrefois un très-
grand succès, peut se lire encore aujourd'hui
avec intérêt, nous dirions presque avec profit.
Elle ne contient pas seulement les principes sur
lesquels repose cette science encore nouvelle;
elle nous offre aussi bien des exemples d\ine
critique pleine de force et de bon sens; elle
renferme sur certaines écoles, et sur des époques
tout entières, des jugements très-inattendus pour
le temps où ils sont prononcés, mais que la
science de nos jours ne désavouerait pas. Tel est
le parallèle établi vers la fin du dernier vo-
lume, entre la philosophie du xvie et celle du
xvne siècle. Telle est aussi l'appréciation du rôle
que Descartes est venu jouer dans le monde, et
de l'influence que sa philosophie, alors en butte
DEST
372
DEST
à tant de préjugés, doit exercer toujours sur
l'esprit moderne. Il est regrettable que ce livre
soit demeuré inachevé; l'auteur, surpris par la
mort, s'est arrêté au commencement du xvne siè-
cle, à la naissance de la révolution cartésienne.
Les autres ouvrages philosophiques de Des-
landes, écrits sous l'influence des passions de
l'époque ou complètement frivoles, ne méritent
pas de nous arrêter. En voici les titres : Ré-
flexions sur les grands hommes qui sont morts
en plaisantant , in-12, Amst., 1714; in-16; ib.,
1732; — l'Art de ne point s'ennuyer, m-12,
Paris, 1715; — Pygmalion, ou la Statue ani-
mée, in-12, Londres, 1741 : condamné au feu par
arrêt du parlement de Dijon, le 12 mars 1742;
— Traité sur les différents degrés de la certi-
tude morale par rapport aux connaissances
humaines, in-12, Paris, 1750; — la Fortune,
histoire critique, in-12, sans nom de lieu, 1751.
Enfin on attribue aussi à Deslandes la traduction
de l'ouvrage suivant, écrit en anglais : De la cer-
titude des connaissances humaines, ou Examen
philosophique des diverses prérogatives de la
raison et de la foi, pet. in-8, Londres, 1741.
DESTIN (en latin fatum, de fari, dire ou par-
ler, ce qui a été ordonné d'une manière irrévo-
cable : en grec [xoîpa et einapuivr,, c'est-à-dire
la part de chaque chose, le partage par excel-
lence; ou 7U7ipw[AîvY), de nepaTow, je termine, ce
qui est arrêté et résolu sans retour). Il n'est pas
d'un médiocre intérêt pour la philosophie de
pénétrer le fond de cette idée qui a joué un si
grand rôle chez les anciens, d'en expliquer l'o-
rigine, d'en suivre les destinées et de marquer la
place qu'elle tient encore, sous des noms diffé-
rents, dans les spéculations de l'esprit moderne.
Le destin ne fut d'abord que la fatalité, cette
loi mystérieuse et inflexible qui ne s'explique
pas, comme la nécessité, par la nature des choses,
ni comme la Providence par l'intelligence et
l'amour d'un être supérieur. C'est ainsi qu'il est
toujours représenté par les poètes et les tra-
ditions mythologiques de la Grèce : car certai-
nement ce n'est pas une nécessité naturelle ni
un plan de la divine sagesse, que toute une suite
de générations soient vouées au crime et au
malheur; que des innocents soient condamnés à
commettre malgré eux les plus abominables for-
faits, et qu'ensuite ils les expient comme s'ils
étaient libres et coupables. La puissance par
laquelle ces choses s'accomplissent est une puis-
sance à part, supérieure à la nature, à la liberté
de l'homme, à la Divinité même : Me quoque
fat a regunt, et d'autant plus propre à inspirer
la terreur, qu'elle est plus aveugle et plus in-
compréhensible dans ses effets. De là, la gran-
deur et la beauté inimitable de la tragédie an-
tique. On peut expliquer cette étrange conception
de l'esprit par l'idée de l'infini, subsistant au
fond de l'âme humaine, parmi les ténèbres de
la plus grossière superstition^ et s'élevant au-
dessus des vaincs idoles que l'imagination met à
la place de Dieu. Or, l'idée de l'infini, quand le
sentiment moral ne s'y joint pas, quand elle est
séparée de l'idée de providence et de justice,
quand un anthropomorphisme grossier la laisse
en dehors et au-dessus de la nature divine, ne
peut plus être qu'un sombre abîme, qu'un mys-
tère menaçant et terrible comme la fatalité
antique.
Le destin, tel que. l'ont conçu les philosophes
(nous entendons parler des phil
nous offre un tout autre caractère : il n'est plus
cette puis an e incompréhensible i
qu h. iode appelle ave s jusl ce la fille de la nuit ;
loi qui résulte de la nature des
combinée avec les vues do la Providence] ou
plutôt il est la Providence elle-même. Limitée
dans son action par les lois de la nécessité et par
les conditions qui naissent de la nature de chaque
être. Pythagore, autant que nous pouvons juger
de ses doctrines par des témoignages bien éloi-
gnés de lui, Pythagore le définissait la mesure,
la raison des choses, la nécessité qui enveloppe
tous les êtres, et la raison qui les pénètre dans
leur essence (Hiéroclès, in Ûarm. Aur. — Sto-
liée, Eclog. phys., lib. I, c. vi). Platon, en déve-
loppant la même idée dans tous ses ouvrages,
a pris soin de la concilier, non-seulement ave
la bonté et la providence divine, mais aussi
avec la liberté humaine. Le destin, pour lui, c'est
la puissance que l'âme du monde exerce sur
tous les objets du monde sensible; c'est la ma-
nière dont elle les conduit et les gouverne. Or
l'âme du monde est formée, comme on sait, par
le mélange du variable et de l'éternel, de l'es-
sence immuable de l'intelligence et de la mobilité
contingente de la matière. Ces deux mêmes élé-
ments se rencontrent dans le destin, mélange de
force et de raison, d'amour et de dure nécessité,
loi constante et universelle de la nature, mais qui
n'atteint pas les âmes particulières appliquées à
la contemplation des idées éternelles, et luttant,
comme elles en ont le pouvoir, contre les mou-
vements désordonnés de la matière. Cette partie
de la doctrine platonicienne a été conservée
assez fidèlement par tous ceux qui invoquaient,
avec plus ou moins de raison, Platon comme
leur maître. Plutarque appelle le Destin le Fils
et le Verbe la Providence (Plutarque, de Fato).
Proclus le considère comme la loi du monde
matériel et de l'âme en tant qu'elle dépend du
corps ; mais cette loi est subordonnée aux plans
de la raison éternelle, exécutés par le Démiurge,
cause motrice et providence de l'univers. L'école
stoïcienne, en effaçant la distinction établie par
Platon entre Dieu et l'âme du monde, et en
regardant celle-ci comme le principe suprême,
comme la source unique de l'ordre, du mouve-
ment et de l'intelligence, a donné au destin un
caractère plus dur et plus sombre, mais n'a rien
changé au fond de sa nature : il est toujours le
résultat de ces deux mêmes éléments : de la
raison suprême, absolue, qui a son siège dans
l'âme du monde, et de la nécessité qui vient de
la matière; car en vain les stoïciens faisaient-ils
de l'univers un seul et même être qu'ils substi-
tuaient à la place de Dieu; ils y distinguaient
cependant un corps et une âme, c'est-à-dire la
matière et l'âme universelle, et la loi suivant
laquelle cet être se développe, leur représentait
le destin. Ils le nommaient indifféremment l'or-
dre naturel des choses (<fj-iy.v) ffOvxaÇiç), la vérité
éternelle, la parole éternelle de la Providence,
la raison du monde, la sagesse qui le pénètre, la
puissance spirituelle qui le gouverne avec har-
monie (Aulu-Gelle, Noct. Atlic, lib. VI, c. xi.
— Stob., Eclog. phys., lib. I, c. vi, etc.). A
l'exemple de Platon, ils ont voulu excepter des
arrêts inflexibles du destin la volonté humaine,
et croyaient avoir sauvé la liberté en accordant
au sage, mais à nul autre qu'à lui, le pouvoir de
conformer son âme à l'âme universelle. Aristote
ne s'est exprimé nulle part d'une manière bien
précise sur la nature du destin; mais si nous
ultons Alexandre d'Aphrodise, celui qu'on
appelait par excellence le Commentateur, nous
verrons que sur ce point l'école péripatéticienne
ne durerait pas beaucoup des disciples de Zenon
et de Platon. Alexandre d'Aphrodise, parlant au
de son maître, définit le destin, la propre
aature de i haque être, c'est-à-dire l'ordre naturel
des choses, l'ensemble des lois qui gouvernent lo
monde, de ces lois générales dans lesquelles
DEST
373 —
DEST
Aristote fait consister la seule intervention de la
Providence.
Maintenant, laissant de côté 'les philosophes
sensualistes et sceptiques, pour qui ]e monde ne
peut pas avoir d'autre règle qu'une nécessité pu-
rement matérielle et même le hasard, si nous
cherchons à nous rendre compte de cette théo-
rie du destin, nous nous convaincrons sans
peine qu'elle n'est qu'une conséquence néces-
saire du dualisme métaphysique des anciens. En
effet, sous une forme ou sous une autre, les an-
ciens, même ceux qu'on accuse communément
de panthéisme, ont regardé la matière comme un
principe éternel, subsistant par lui-même et dont
les lois sont sans cesse en opposition avec les
lois de l'intelligence. En vain cherchaient-ils à
la dépouiller de toute qualité positive et déter-
minée; elle n'en demeurait pas moins en dehors
de Dieu, éternelle et nécessaire comme lui, l'obli-
geant, en quelque sorte, à compter avec elle
dans l'exercice de sa bonté et de sa puissance.
De là, dans la formation et le gouvernement de
l'univers, cette espèce de compromis entre la
Providence aveugle de la matière, ou, pour nous
servir des expressions du Timée de Locres. ce
mélange d'amour et de haine, de nécessite et
d'intelligence, dont s'est formé le destin des phi-
losophes, bien supérieur, sans contredit, à celui
qu'avaient enseigné les poètes et les traditions
populaires.
Plus tard, lorsque ce dualisme plus ou moins
obscur se fut effacé devant le dogme de la créa-
tion, devant le dogme de l'unité absolue et de la
toute-puissance de Dieu, les conséquences de
cette révolution durent se faire sentir dans les
idées relatives au destin. En effet, si Dieu a fait
la matière comme il a l'ait toutes choses, c'est lui
aussi qui la gouverne et la conduit selon les vues
de sa bonté et de sa sagesse ; sa providence est
la seule loi de l'univers, et tous les phénomènes
sur lesquels elle n'agit pas immédiatement tom-
bent sous la puissance de la liberté humaine.
C'est ce qu'ont très-bien compris la plupart des
docteurs chrétiens. Les uns, saint Augustin par
exemple (de Civit. Dei, lib. V, c. vin et ix), ont
voulu effacer jusqu'au nom du destin ; les autres
l'ont entendu dans le sens de la divine Provi-
dence, à l'exclusion d'un tout autre principe.
Mais; dépossédée de la nature et de l'univers
matériel où elle était reléguée jusqu'alors, l'idée
du destin ne tarda pas à renaître dans le monde
moral d'un excès même de confiance et de foi
dans la Providence. Qu'est-ce que le système de
la prédestination et de la grâce efficace par elle-
même, sinon l'idée du destin, de la fatalité ab-
solue appliquée à l'âme humaine dans ce qu'elle
a de plus divin et de plus cher? Car certaine-
ment la Providence est anéantie dans l'ordre
moral, dès l'instant que l'homme n'est plus l'au-
teur de ses œuvres, dès que les châtiments et
les récompenses d'une autre vie ne sont plus en
rapport avec l'usage qu'il a fait de son libre ar-
bitre ; et cependant, comme nous venons de le
remarquer, c'est par respect même pour la Pro-
vidence, c'est pour exalter la liberté divine,
qu'on a ainsi fait le sacrifice de la liberté, et,
par conséquent, de la dignité humaine. Cette
dangereuse illusion n'appartient pas en propre
à un certain ordre de théologiens ; elle a été
aussi accueillie par quelques philosophes mo-
dernes; c'est elle qui a provoqué les deux sys-
tèmes de l'harmonie préétablie et des causes
occasionnelles, qui tiennent une si grande place
dans l'histoire du lartésianisrne.
Ainsi, l'idée du destin a passé, pour ainsi dire,
par trois états: d'abord elle s'appliquait aune la-
talité absolue pleine de mystères, tenant égale-
ment en son pouvoir les hommes et les choses :
c'est ce que nous avons nommé le destin
mythologique ; ensuite elle a représenté l'ordre
naturel des choses, l'ensemble des lois de l'uni-
vers, produites par la combinaison de la néces-
sité et de la Providence, de l'intelligence éter-
nelle et des propriétés aveugles de la matière :
c'est le destin tel que l'ont conçu les philoso-
phes ; enfin elle s'est reproduite à la faveur
d'une exagération mal entendue de l'idée de la
Providence, et n'a plus été reçue que dans l'ordre
moral: c'est ce que nous appellerions volontiers
le destin théologique. L'idée du destin se trouve
ainsi épuisée et éclaircie par sa propre histoire;
elle nous montre partout les vaines tentatives
de l'esprit humain pour expliquer le gouverne-
ment du monde par une autre loi que les lois
de la Providence, et pour concevoir la Provi-
dence elle-même sans la liberté de l'homme,
c'est-à-dire sans en appeler aux lumières natu-
relles de la conscience.
On peut consulter, sur le sujet de cet article,
les deux dissertations suivantes : H. Grotius,
Philosophorum sententiœ de falo et de eo quod
in nostra est potestate, in-4, Paris, 1645; —
Daunou, Mémoire où Von examine si les anciens
philosophes ont considéré le destin comme une
force aveugle ou comme une puissance intelli-
gente, dans le tome XV des Mémoires de V Aca-
démie des inscriptions de l'Institut de France.
DESTINÉE HUMAINE. On rencontre dans
l'étude de la morale trois grandes questions si
étroitement enchaînées l'une à l'autre, qu'on
peut, à la rigueur, les confondre en un seul et
même problème envisagé sous trois aspects dif-
férents : ce sont les questions du devoir, de l'im-
mortalité et de la destinée humaine. La question
du devoir se présente nécessairement la pre-
mière ; car toute recherche relative à l'avenir de
l'homme au delà de ce monde, ou à l'avenir de
l'humanité au delà de sa condition présente, est
vaine et sans objet si l'on n'a pas commencé
par admettre, au-dessus de tous les instincts,
au-dessus des passions plus ou moins utiles à la
conservation de la vie, une loi qui s'adresse à la
raison et qui suppose la liberté, une loi souve-
raine, absolue, immuable, assignant à la vie
elle-même un but et une destination suprême.
Cette loi une fois admise, on se demande s'il est
possible de la concevoir sans une sanction. Or,
la sanction de la loi morale, supposant une in-
faillibilité et une puissance de rémunération qui
ne sont point dans la nature de l'homme, que
l'on trouve encore bien moins dans les conditions
naturelles de son existence ici-bas, il faut s'ar-
rêter à l'idée d'une autre vie, explication indis-
pensable des énigmes que nous offre celle-ci.
Enfin, au-dessus de ces deux questions, si on les
suppose résolues l'une et l'autre, il s'en présente
une troisième, beaucoup plus vaste et non moins
digne d'intérêt : pourquoi cette vie et pourquoi
cette loi impérieuse qui en règle l'usage ? Pour-
quoi ces facultés à la fois misérables et subli-
mes auxquelles s'impose avec toutes ses consé-
quences la règle du devoir ? En un mot, pour-
quoi l'homme a-t-il été créé? Quelle est, non
plus la règle, mais la fin absolue de son exis-
tence et le dernier terme de son activité, dans
quelque sphère qu'elle s'exerce ? Cette troisième
question, dont on ne comprend le sens et la
grandeur qu'en la rapprochant des deux autres,
est celle de la destinée humaine.
La raison peut être justement effrayée àl'aspect
d'un tel problème, surtout dans un temps où l'abus
de l'hypothèse et des idées générales a dû la rendre
circonspecte, et lui faire préférer aux questions de
doctrine les questions de fait et les recherches his-
DEST
— 374
DEST
toriques. Mais c'est en vain qu'elle chercherait à
L'exclure de la science ; c'est en vain qu'elle vou-
drait y renoncer comme à certains problèmes de
mécanique et de géométrie qu'une suite de ten-
tatives malheureuses fait croire insolubles. Il
est dans sa nature même de s'en préoccuper
sans cesse, et nous dirions volontiers que c'est
une partie indispensable de notre existence de
rechercher pourquoi l'existence nous a été don-
née. Aussi loin que nous puissions remonter dans
l'histoire, nous voyons l'homme exprimer sous
toutes les formes ce besoin irrésistible de con-
naître sa destinée et de savoir vers quel^ but la
main qui a tout fait précipite ces générations
innombrables dont l'ensemble reçoit le nom
d'humanité. Avant que la philosophie ait essayé
de lui répondre, il interrogeait la religion, il
écoutait même d'une oreille avide les chants ca-
pricieux du poëte, préférant encore les rêves de
l'imagination et les confuses lueurs du senti-
ment au doute et à l'indifférence. Jamais aucun
échec n'a pu lasser sa curiosité ni décourager
sa foi en lui-même, c'est-à-dire dans cette mis-
sion inconnue qu'il s'attribue par instinct ; et
toutes les fois qu'un usage mieux réglé de son
intelligence l'a fait revenir d'une première so-
lution, c'a été pour en chercher une autre plus
digne de sa raison. Nous parlons de l'humanité
en général, et non pas de quelques penseurs iso-
lés chez qui la solution s'est arrêtée au scepti-
cisme. Ce serait donc une philosophie bien su-
perficielle et bien timide, celle qui ne tiendrait
pas compte d'un fait aussi grave, aussi univer-
sel, et qui regarderait comme prématurée une
question non moins ancienne que le genre hu-
main.
Le problème de la destinée humaine ne re-
garde pas seulement l'homme, c'est-à-dire l'in-
dividu ; il intéresse aussi la société et notre es-
pèce tout entière ; car, au point de vue de sa
nature morale, comme à celui de son existence
matérielle, l'homme absolument isolé n'est qu'un
être imaginaire ou une monstrueuse exception.
Notre intelligence, notre volonté, la partie la
plus excellente de notre faculté de sentir, no-
tre être tout entier, ne s'éveille, ne se déve-
loppe, ne parvient au degré de se suffire,
qu'excité et dirigé par nos semblables. Le soli-
taire qui, par orgueil ou par dégoût de la vie,
ou pour fuir l'occasion du mal, s'est retiré du
milieu de la société, ne s'est pas fait seul ce
qu'il est; mais il emporte dans le désert les sen-
timents, les facultés, et jusqu'aux passions que
la société a développés en lui ; les idées mêmes
qui l'ont porté à cet acte de désespoir ou de
sombre enthousiasme sont une conséquence de
l'état moral de son siècle. Chaque société à son
tour est nécessairement en rapport avec d'autres
associations de même nature ; un peuple ne vit
pas isolé dans le monde, une génération ne peut
pas répudier l'héritage des générations précé-
dentes; il existe donc pour l'humanité tout en-
tière une destinée commune ; il y a dans son
sein comme une même vie, un même esprit qui
se développe sous mille formes diverses à travers
les âges, et sur tous les points habitables de la
terre. Cest là ce qui constitue son unité morale
et intellectuelle, que la philosophie, depuis tan-
tôt deux siècles, proclame également au nom de
tous les systèmes. Mais il faut prendre garde
d'exagérer ce fait jusqu'au point do méconnaître
la liberté individuelle, c'est-à-dire, après tout, la
liberté que nous puissions concevoir j il
faut dès le commencement prémunir notre i
re ce fatalisme politique, devenu si commun
de nos jours, et qui s'en prend à la société, à ses
institutions et à ses lois, do toutes les déprava-
tions et de toutes les misères dont l'homme est
susceptible, ou contre cette doctrine plus funeste
encore, qui fait dépendre indistinctement tous
les événements racontés par l'histoire de certai-
nes lois inflexibles, de certaines vues impénétra-
bles de la divine Providence, et nous montre
l'humanité comme un servile troupeau qu'une
puissance invisible chasse devant elle, nous ne
savons pas où ni dans quels desseins. L'unité du
genre humain et l'influence de la société, les lois
qui la gouvernent et la poussent en avant, ne
font aucun tort à notre libre arbitre, et nous
laissent, comme nous en serons assurés tout à
l'heure, jusque dans le domaine de l'histoire, la
responsabilité entière de nos actes. Il résulte de
ces réflexions, que le problème qui nous occupe
en ce moment se divise nécessairement en deux;
nous avons à rechercher: 1° quelle est la desti-
née de l'homme considéré en lui-même, dans
l'usage le plus complet de ses facultés, dans la
rigueur absolue de ses devoirs, indépendam-
ment des obstacles et des auxiliaires qu'il peut
rencontrer sur son chemin ; 2° quelle est la des-
tinée de l'humanité, de tous les hommes consi-
dérés dans leur ensemble, dans l'influence qu'ils
exercent les uns sur les autres, soit dans l'es-
pace, soit dans le temps, et dans celle qu'ils ont
à subir de la part de la nature. Entre ces deux
extrêmes, l'individu et l'espèce, viennent se pla-
cer, il est vrai, tous les peuples qui ont rempli
autrefois et qui remplissent encore sur la terre
un rôle considérable ; mais, on n'aura point de
peine à s'en convaincre, l'appréciation de ce rôle
et l'étude comparée de ces grandes existences
appartient moins à la philosophie qu'à la politi-
que et à l'histoire.
Pour résoudre la première des deux questions
que nous venons de poser, nous sommes obligés
de nous adresser d'abord à la conscience et à
l'observation intérieure ; l'induction et le raison-
nement feront le reste. En effet, notre destinée,
quelle qu'elle soit, ne peut s'accomplir que par
le développement harmonieux, que par l'usage
régulier de toutes nos facultés ; ce qui revient à
dire que le but de notre existence est impossi-
ble à atteindre, tant que cette existence elle-
même demeure enveloppée dans son germe. Si
nous voulons donc avoir une idée du but, il faut
que nous commencions par connaître les moyens;
si nous désirons savoir quelle est la destinée de
l'homme, ayons d'abord soin de nous rendre
compte de la nature et de l'étendue de ses facul-
tés : car une faculté, dans l'ordre moral, suppose
nécessairement une destination, une fin particu-
lière dans la fin générale de l'être, comme cha-
que organe de notre corps suppose invariable-
ment une fonction ou un emploi déterminé dans
le mouvement général de la vie. Or, quel pro-
cédé de la raison peut nous mettre ainsi dans le
secret de nos propres ressources et découvrir
devant nous les ressorts les plus cachés de notre
existence, sinon cette humble méthode psycho-
logique si dédaignée par quelques esprits aventu-
reux de nos jours, sous prétexte que les grandes
questions, que les hauteurs de la science sont
inaccessibles pour elle ? Nous croyons, au con-
traire, que plus les questions sont ardues et dif-
ficiles, plus la méthode de les résoudre doit être
humble et sévère et n'avancer qu'avec l'appui de
l'expérience et des faits.
Une observation impartiale ne tarde pas à
découvrir en nous deux ordres de facultés, ou,
pour ne pas détourner ce mot de son acception
philosophique, deux sortes d'éléments et de modes
d'existence : les uns, en relation étroite avec le
et enchaînés d'une manière immédiate à
certains phénomènes de l'organisme appréciables
DEST
— 375 —
DEST
pour tous les yeux, n'ont visiblement pas d'autre
but que la conservation de la vie : ce sont les
instincts, les appétits, les sensations et jusqu'à
ces grossières mais irrésistibles sympathies que
nous partageons avec la nature animale. Les
autres ou sont complètement en disproportion
avec les besoins de la vie, ou n'y ont aucun
rapport et souvent même ne se manifestent qu'en
leur résistant. Ils ont encore un autre caractère
3ui suffit à lui seul pour les distinguer : au lieu
'être comme les premiers, enfermés dans un
cercle infranchissable, et d'épuiser toute leur puis-
sance, de produire, par conséquent, les mêmes
efforts chez tous les hommes, ils se montrent
dans un état de développement indéfini, qui se
continue à travers les âges et dont nul ne peut
marquer le terme : telles sont les facultés pro-
prement dites, celles qui font de l'homme un
être moral, l'intelligence, la volonté, le sentiment
et même l'imagination, quand elle s'élève jusqu'à
la hauteur de la poésie et de l'art. Chacune de
ces facultés, en effet, devient inexplicable lors-
qu'on la regarde simplement comme un instru-
ment, nous ne voulons pas dire de notre existence
matérielle, mais de notre bonheur, avec toutes
les conditions que la société lui impose et dans
l'espace étroit qui sépare la vie de la mort. Par
exemple, quels rapports y a-t-il entre ce fragile
bonheur et ces recherches audacieuses de l'intel-
ligence où plusieurs générations de savants, sans
aucun souci des avantages que pourront avoir
leurs découvertes, consument sans relâche leur
génie et leurs forces? Qu'importe à notre repos,
à nos intérêts, à nos affections, à notre existence
et à celle de la société, que nous sachions ce que
pèsent les étoiles du firmament et quelle distance
les sépare de notre globe ; que nous connaissions
tous les débris que la terre renferme dans son
sein, et tous les essais de création, toutes les
e^pèces aujourd'hui éteintes qui nous ont pré-
cédés à sa surface; que nous soyons instruits,
non-seulement des événements passés qui peu-
vent étendre pour nous le cercle de l'expérience,
mais des langues, des mœurs, des croyances, et
jusque des moindres habitudes des peuples les
plus éloignés de nous dans le temps et dans
l'espace? Pourquoi surtout, bornés comme nous
sommes par tous les côtés de notre existence,
nous préoccuper si constamment et sous tant de
formes différentes, de l'idée de l'infini? L'idée
de l'infini, quoi qu'on fasse pour la repousser
comme un sujet de stériles spéculations, entre
nécessairement dans toutes les branches des
connaissances humaines : elle joue un rôle con-
sidérable dans les sciences mathématiques, qui
s'honorent elles-mêmes du nom d'exactes, et qui
sont véritablement, par la nature de leur objet,
les moins accessibles à l'imagination et à l'erreur.
Peut-on dire qu'elle soit étrangère aux sciences
qui ont pour base l'observation de la nature?
Mais, par quelque côté que nous l'abordions, la
nature nous révèle l'infini et l'étalé en quelque
façon sous nos yeux, revêtu d'une enveloppe
matérielle. La nature, c'est l'infini dans le nombre,
dans la variété, dans l'harmonie, dans l'immen-
sité, sous toutes les formes, en un mot, qui
s'adressent en même temps à notre intelligence
et à nos sens. Enfin, l'idée de l'infini constitue
le fond même et, si nous pouvons parler ainsi,
la substance des sciences philosophiques ; car,
à moins de se plonger dans la théorie étroite,
maintenant oubliée, de la sensation transformée,
et par suite, si l'on veut être conséquent, dans le
scepticisme universel; à moins de recommencer
le rôle de Protagoras et de Hume, il n'v a pas
de philosophie sans métaphysique, parce qu'on
ne saurait concevoir les phénomènes de l'esprit,
les idées et les principes de la raison, comme
des ombres auxquelles nulle réalité ne répond :
or la métaphysique est, à proprement parler, la
science de l'infini, la science qui a pour objet
l'être à sa source et dans son principe.
L'intelligence n'est pas la seule de nos facultés
qui dépasse à ce point les bornes naturelles et
le but positif de la vie; il en est de même de
l'imagination et du sentiment. L'imagination,
dans l'exercice le plus complet de ses forces,
c'est la poésie; et la poésie elle-même, quana
elle refuse de profaner son nom et ne veut point
descendre du rang qu'elle tient dans l'histoire
entre la philosophie et la religion, est-elle autre
chose qu'un effort de l'âme pour briser les
chaînes qui l'attachent à la terre, et conquérir,
dans un monde de sa création, l'espace, la
liberté, et surtout la dignité morale qui lui
manquent ou qu'elle perd si fréquemment dans
celui-ci? Au reste, malgré la différence qui les
sépare , malgré le contraste qui existe entre
elles sur tous les autres points, le dernier
terme de la poésie, le but auquel elle aspire
sans le savoir, est tout à fait le même que celui
de la science. L'une et l'autre, celle-ci par le
chemin de l'abstraction et du raisonnement,
celle-là sur les ailes de l'inspiration, s'élèvent
également vers l'infini, et ne s'arrêtent qu'au
moment de se perdre dans cet abîme sans fond.
L'infini est tout à la fois ce qu'il y a de plus
réel dans l'ensemble des êtres, le degré le plus
élevé de la vérité poursuivie par le philosophe,
et la dernière limite de la perfection idéale que
rêve le poète et dont il se plaît à revêtir les
œuvres de sa création. En vain des esprits étroits
prennent-ils en pitié ces chimères; il n'en est
pas moins vrai qu'elles répondent à un besoin
irrésistible de la nature humaine ; même au
milieu des plus tristes réalités, l'imagination
aura toujours sa place dans notre existence, et
quoi qu'on tente pour la décourager, quelques
efforts qu'elle fasse pour se dégrader elle-même,
la poésie, qu'on trouve déjà près du berceau de
l'humanité, ne descendra qu'avec elle dans la
tombe.
Tout ce que nous venons de dire de l'ima-
gination s'applique d'une manière encore plus
évidente au sentiment. L'amour que nous éprou-
vons à différents degrés pour nos semblables,
les affections les plus nobles et les plus saintes,
celles que nous inspirent la famille, la patrie et
l'humanité tout entière, ne sont pas encore le
dernier résultat de cette faculté, qui accompagne
la raison dans son vol le plus sublime et fait
pour nous une volupté et un besoin de ce que
celle-ci nous impose comme un dogme ou comme
une loi. Il existe aussi au fond de nos âmes un
amour naturel et invincible pour le bien, pour
le vrai, pour le beau, considérés en eux-mêmes,
sans mélange d'aucune autre affection et surtout
sans retour sur nos propres intérêts. Ce n'est
pas ici le lieu de démontrer ce fait; nous dirons
seulement qu'on ne saurait nier le sentiment
dont nous parlons, sans nier en même temps
les idées qui le font naître en nous, c'est-à-dire
la raison même où ces idées prennent leur
source, et avec la raison toute certitude, toute
science véritable, toute obligation morale. Or
le bien, le vrai et le beau, ainsi compris et
distingués de tous les objets dans lesquels nous
les apercevons d'abord; le bien, le vrai et le
beau en soi ne sont pas de pures fictions de
notre esprit, ou, comme on disait autrefois, des
abstractions réalisées : ils sont les objets véri-
tables de tout ce qu'il y a en nous d'amour,
d'admiration et de foi; les concevant comme
nécessaires et universels, sous peine de ne pas
DEST
— 376 —
DEST
les concevoir, nous sommes forces de leur attri-
buer, en dehors de notre esprit et au-dessus des
choses finies de ce monde, où ils ne se manifestent
[ue sous une forme périssable et imparfaite,
une existence éternelle, absolue, principe unique
le toute autre existence. Ainsi nous voilà de
nouveau arrivés devant l'infini : cependant ce
n'est pas tout. Nécessairement réunis dans cette
existence suprême dont nous venons de parler,
le bien, le vrai et le beau ne sont plus que trois
aspects différents d'un seul et même être, que
trois attributs d'une seule et même substance,
et les sentiments réels, mais divers, qu'ils nous
inspiraient séparément, se confondent dans un
sentiment unique, plus grand, plus puissant que
tous les autres, mais aussi plus funeste quand il
s'égare : nous voulons dire l'amour divin, que
Platon a connu, mais que le christianisme a
fécondé, dont il a fait un des principes ordinaires
de nos actions, et que le mysticisme, tantôt au
nom de la philosophie, tantôt au nom de la re-
ligion, a exalté jusqu'au délire. Certes nous
sommes loin de recommander ces excès; mais
nous croyons, et chacun est obligé de croire avec
nous, qu'ils n'auraient jamais pu se produire
s'ils n'étaient pas dans la nature humaine et
dans la mesure de nos facultés. Il est aussi bon
de remarquer que le sentiment, dans ses égare-
ments passionnés, poursuit un but encore plus
élevé que l'imagination et la raison. Arrivées
devant l'idée de l'infini, l'imagination et la raison,
comme nous l'avons observé plus haut, sont
forcées de s'arrêter, parce que les idées et les
paroles leur font également défaut : mais le
sentiment, précisément parce qu'il n'a rien jà
craindre des ténèbres, a la prétention d'aller
plus loin. Sans partager avec les mystiques cette
illusion, d'ailleurs contraire à la morale et à
toute saine métaphysique , que l'homme peut
arriver au point de perdre complètement la
conscience de lui-même et de fondre son existence
en celle de Dieu, nous admettons cependant que
l'enthousiasme, le ravissement, l'extase, sont des
phénomènes réels et comme un état de maladie
ou de folie sublime où les âmes tendres et ar-
dentes consument inutilement leurs forces.
C'est surtout dans la volonté qu'éclatent toute
la grandeur et toute la puissance de l'homme ;
car elle est, à proprement parler, l'homme lui-
même, elle constitue le fond invariable de son
être. Si elle n'existait pas, il n'y aurait pas lieu
de nous inquiéter de notre destinée; nous serions
ridicules, ne trouvant en nous aucune puissance
personnelle, de nous demander quel rôle nous
avons à remplir dans tout le cours de notre
existence : ce serait la nature ou la raison uni-
verselle qui se développeraient en nous selon
des lois immuables, et qui, dans une certaine
mesure, se manifesteraient en nous dégradées au
rang de simples phénomènes. C'est précisément
ce que pensent les philosophes qui commencent
par absorber tous les êtres en un seul. Le carac-
tère le plus essentiel de la volonté humaine,
c'est la liberté. Or la liberté, bien loin de n'être
qu'un instrument au service des lois de la na-
turo, se trouve constamment en lutte avec elles
et les subordonne à ses propres desseins; bien
loin d'être renfermée dans le cercle étroit de
nos intérêts et d'avoir pour fin dernière la con-
servation de la vie, elle n'apparaît jamais ni
plus réelle ni plus grande que lorsqu'elle s. i r r i li o
QOS intérêts à m.s devoirs et la vie elle-même,
ou, ce qui est plus que la vie. QOS iffections les
plus Légitimes et les plus tendres, à une idée, à
un pria ipe. Cette niée peut ôti i
• ; les sacrifices accomplis en leur
nom n'en excitent pas moins l'admiration, n'en
sont pas moins une preuve de notre supériorité
sur toutes les lois qui nous enchaînent à ce
monde. La liberté, unie à toutes les facultés
précédentes, éclairée par la raison qui ouvre
devant elle une carrière sans bornes, entraînée
par le sentiment et par l'imagination hors des
bornes du présent et de toutes les positions
acquises, la liberté devient la perfectibilité; nous
voulons parler de la perfectibilité morale, dont
aucune intelligence ne peut fixer le terme, et
qui ne peut pas plus être mise en question que
les éléments qu'elle suppose.
Ainsi, de toutes les facultés qui nous appar-
tiennent véritablement et dont nous avons la
conscience immédiate, aucune n'est en rapport
avec les besoins de la vie, ni même avec ceux
de la société; aucune ne trouve son légitime et
naturel emploi dans les limites étroites où ces
besoins se font sentir. Qu'en faut-il conclure?
Que les limites de la vie ne sont pas celles de
notre destinée; que notre bien-être et notre
conservation ou le bien-être et la conserva-
tion de la société ne sont pas le but véritable
de notre existence, et qu'il nous faut cher-
cher plus haut une tâche moins disproportion-
née à nos forces. Si cette conséquence n'était
pas vraie, il faudrait admettre qu'au lieu de la
divine Providence, c'est un mauvais génie, comme
une providence du mal, qui a préside à la création
de 1 homme : car où trouver une condition plus
horrible que la sienne, si tant de nobles et bril-
lantes facultés ne sont pour lui qu'une source
d'humiliations, de tourments et de mécomptes:
si, avec l'amour de l'infini qui le consume, il
ne voit pas d'autre destinée que de lutter vaine-
ment contre les misères inévitables de ce monde;
s'il faut qu'il dépense tant de génie, tant de
patience et de courage, à apaiser seulement la
faim et la soif du corps, à se garantir des injures
de l'air et à défendre contre des besoins, contre
des périls engendrés par la civilisation même,
contre des excès et des maladies connus de lui
seul, sa courte et laborieuse existence ; si, enfin,
avec le sentiment inné, c'est-à-dire irrésistible,
de sa dignité, si avec les saintes ambitions qui
naissent spontanément dans son cœur, il sait
que dans le sein de cette nature impitoyable,
où les espèces seules comptent pour quelque
chose, où les individus ne sont rien, sa vie n'a
pas plus de prix et sa mort ne laisse pas plus
de vide que celle d'un ciron? Faut-il croire, avec
un auteur contemporain, que la mort n'est qu'un
changement de forme, la naissance une résur-
rection, et que la vie, prolongée sans terme
par une suite de transformations de cette espèce,
peut suffire à l'activité infinie de nos facultés
et à la réalisation de toutes nos espérances? En
un mot, le rêve de la métempsycose, renouvelé
récemment de l'enfance de la science, avec les
plus hautaines prétentions à l'originalité, serait-il
la solution du problème qui nous occupe? Mais,
sans parler des difficultés qui naissent de cette
idée au point de vue moral et métaphysique;
suis rechercher ce que deviennent notre res-
ponsabilité et notre identité dans cette suite de
résurrections qu'aucun souvenir ne lie entre
elles, nous demanderons si le caractère même
de la vie et ses conditions matérielles seront
changés, parce que la vie sera plus longue, si
la faim, la soif, la douleur et les misères de
toute espèce y tiendront moins de place; si les
rares jouissances qu'elle nous accorde seront
moins éphi 'le soucis,
et surtout moins impuissantes à contenter les
espérances et les besoins impérissables de notre
âme; enfin si l'on nous parle de et de
perfectibilité^ non pas de cette perfectibilité
DEST
— 377
DEST
morale que nous avons reconnue plus haut,
mais d'une certaine perfectibilité physique et
industrielle, sans autre but que l'accroissement
de notre bien-être, nous demanderons s'il y a
une si grande différence entre la somme de
bonheur que nous possédons aujourd'hui et celle
qui appartenait à nos aïeux les plus reculés?
Non, il n'est pas une âme un peu élevée qui
voulût se réveiller du sommeil de la mort pour se
voir attachée de nouveau et sans fin à la même
glèbe et avoir à parcourir le même cercle de
déceptions et de stériles labeurs.
Si la vie. non-seulement telle qu'elle est, telle
que nous la connaissons par notre propre expé-
rience, mais telle qu'elle est possible, ne suffit
pas à notre tâche et ne contient pas notre des-
tinée, à quoi donc doit servir notre existence et
pourquoi les facultés qui nous ont été confiées?
Le but de nos facultés est tout entier dans leur
développement même, ou dans le mode de per-
fection que chacune d'elles nous apporte en
s'exerçant dans la sphère qui lui est propre, et
selon les lois que sa nature lui impose. En effet,
supposons la raison arrivée chez un homme à
ses dernières limites (car elle ne peut pas.
dans un être fini, en manquer absolument), quel
bien en résultera-t-il ? Le bien qui en résultera
sera une connaissance aussi élevée que possible
de la vérité : non pas de telle ou telle vérité ;
mais de la vérité elle-même dans son essence et
dans son principe, inaccessible au doute et à la
contradiction. Que le sentiment soit développé
dans la même mesure, et que, de plus, la raison
l'é iaire de sa lumière la plus vive et la plus
pure, nous aimerons alors de toutes les forces de
notre âme ce qui seul est digne d'être aimé
ainsi, le bien, le vrai, le beau, sous quelque
forme et dans quelque mesure qu'ils se mani-
festent, surtout dans leur source même et dans
leur principe le plus élevé, c'est-à-dire en Dieu.
Pour l'imagination la perfection consiste à nous
représenter ces mêmes idées sous des images
aussi grandes et aussi nobles que possible, à les
•évoquer à chaque instant devant nous, quand de
tristes préoccupations nous les font oublier, et à
nous mettre en état, non plus seulement de les
concevoir, mais de les contempler. Enfin la li-
berté, sans laquelle le reste ne serait pour nous
d'aucun prix parce qu'il ne nous appartien-
drait pas, sans laquelle aussi aucune autre fa-
culté ne peut ni se développer ni se maintenir,
c"est, comme nous l'avons déjà remarqué, le
fond même de notre être et le fait constitutif de
notre personne ; par conséquent, le plus haut de-
gré de liberté ne saurait être pour nous autre
chose que le plus haut degré d'indépendance et
de dignité. Or une pareille existence, arrivée à la
conscience et à la jouissance d'elle-même sous
l'empire de la raison et de la loi morale, com-
prenant en outre la connaissance de plus en plus
parfaite de la vérité, l'amour le plus pur et le
plus inaltérable, la contemplation et, si nous
pouvons nous exprimer ainsi, la possession in-
térieure et jamais troublée de l'éternelle beauté
par laquelle cet amour est allumé dans nos
âmes ; une pareille existence, disons-nous, ne
saurait avoir un but supérieur à elle-même :
elle est donc, dans le développement infini qu'elle
suppose, son propre but, et nous devons voir en
elle notre destinée. Elle commence avec la vie ;
mais, comme nous l'avons dit déjà, la vie ne la
peut contenir ; elle subit, pendant notre exis-
tence terrestre, toutes les conditions et toutes
les lois de l'organisme , mais elle est supé-
rieure à ces lois, puisqu'elle se révèle à notre
esprit sous leur action même, dans le tumulte
des passions et des besoins du corps ; enfin, si
loin qu'elle puisse s'étendre par la raison et par
le sentiment, jamais elle n'aura pour résultat de
détruire notre personnalité, c'est-à-dire la con-
science et la liberté : car la liberté, qui suppose
nécessairement la conscience, en est à la fois et
le sujet et l'instrument indispensable. Nous ver-
rons tout à l'heure quelles seront les conséquen-
ces de ce principe, en apparence si simple, par
rapport à la destinée générale de l'humanité;
nous remarquerons seulement, quant à présent,
que, la destinée humaine étant renfermée tout
entière dans le développement de nos facultés,
et ces facultés élevées jusqu'à l'idée de l'infini
étant le seul moyen que nous ayons de nous re-
présenter la nature divine, il en résulte que
nous participons nécessairement de cette nature
souveraine, qu'elle a eu pour but, en nous créant,
de se manifester en nous autant qu'elle peut le
faire dans les limites du fini; que loin d'exiger
de nous le sacrifice d'une seule de nos facultés,
nous serons d'autant plus fidèles à ses desseins,
que notre existence sera plus complète, notre
volonté plus forte, notre raison plus exercée, et
notre foi, dans laquelle peuvent se résumer les
plus nobles sentiments du cœur humain, moins
aveugle et moins stérile.
Nous venons de remplir la première partie de
notre tâche ; nous avons considéré la destinée
humaine d'un point de vue absolu et purement
métaphysique, en deçà comme au delà des bor-
nes naturelles de la vie, indépendamment du
milieu dans lequel elle commence, et comme si
la liberté individuelle, qui en est la condition
suprême, en était la seule condition ; il nous
reste à rechercher maintenant comment elle se
développe au milieu et par le concours de nos
semblables; ce qu'elle est par rapporta la société
et à l'humanité.
Nous croyons avoir suffisamment établi
ce fait, d'ailleurs évident par lui-même, que
l'homme ne peut pas vivre, et que ses facultés
ne peuvent pas se développer, ni même entrer
en exercice dans l'isolement. Cela ne tient pas
à cette raison puérile qu'il serait impuissant à
se servir de sa raison sans le secours d'une lan-
gue révélée ; cela tient à l'ensemble de ses fa-
cultés et à toutes les conditions réunies de son
existence. Physiquement et moralement, l'homme
est un être éminemment sociable ; l'état social,
comme l'a dit un écrivain presque contempo-
r.iin que des passions rétrogrades n'ont pas em-
pêché de voir souvent juste, l'état social n'est pas
seulement son état naturel, mais son état natif
Il en résulte que notre destinée se lie inévita-
blement à celle de nos semblables, à celle de la
famille et de la nation qui nous ont donné le
jour, à celle de la génération entière dont nous
faisons partie et, par suite, à celle de l'huma-
nité. La destinée de l'humanité est nécessaire-
ment la même au fond que celle de l'individu,
considéré comme un être complet par lui-même ;
car la nature de celle-ci, c'est-à-dire les facultés
qu'il reçoit en naissant, ne sauraient se perdre
ni changer d'objet dans la vie générale de l'es-
pèce. Il serait étrange que chacun de nous à
part eût reçu la tâche de développer sans cesse
les éléments perfectibles de son être ; que la
raison, la liberté, le sentiment, dans ce qu'il a
d'universel et d'impérissable, dussent éclater
en lui dans une mesure toujours plus élevée,
plus rapprochée de la souveraine perfection, et
que tous ensemble nous fussions condamnés éter-
nellement à l'ignorance, à l'esclavage, à l'égoïs-
me, ou, ce qui est pire que l'égoïsme, à des
haines réciproques. Aussi la question n'est-elle
pas là; mais il s'agit de savoir si l'humanité, si
les sociétés particulières dont elle se compose,
IiEST
378 —
DEST
si les peuples et les nations, places au-dessus de
l'action personnelle des individus et ne possédant
pas en eux, dans leur état d'association, la puis-
sance du libre arbitre, ne sont conduits à leur
fin que par des lois immuables et irrésistibles;
il s'agit de savoir si les hommes qui ont joué un
rôle bon ou mauvais, celui de despotes ou de
libérateurs, de bienfaiteurs ou de bourreaux,
dans les destinées générales de leurs semblables,
doivent être pour cela même déchargés de toute
responsabilité et regardés comme des instru-
ments aveugles de la fatalité ou de la Provi-
dence; il s'agit de savoir enfin si le sens moral,
qu'aucun effort de raisonnement ne peut séparer
de la liberté, doit être banni de l'histoire ainsi
que de la conscience des peuples et des gouver-
nements. C'est en vain qu'on chercherait ici à
séparer le principe de ses conséquences, et à
laisser à l'homme la faculté de choisir entre les
moyens, tandis que le résultat serait toujours le
même, tandis que l'humanité et chaque nation
en particulier accompliraient leurs destinées
inévitables dans le temps marqué par la Provi-
dence ou par la nécessité des choses; cette li-
berté sans efficace n'est qu'une vaine chimère,
et il n'y a plus de responsabilité pour nous, du
moins, les actions les plus horribles n'ont plus
lieu de nous effrayer, du moment que le crime
et la vertu produisent des effets absolument
identiques, et que ces effets mêmes; considérés
dans leur ensemble, consistent précisément à
éveiller en nous les plus nobles facultés.
Il est temps de s'insurger, au nom du sens
commun et de la dignité humaine, contre ce
fatalisme historique qui a séduit par une fausse
apparence de grandeur les meilleurs esprits de
notre époque, et qui est à peu près le fond de
tous les systèmes que la philosophie de l'his-
toire ait enfantés jusqu'à présent. Tous ces sys-
tèmes, en effet, quand on les considère dans
leurs principes, dans leurs éléments constitutifs,
plutôt que dans leurs développements et leurs
conséquences éloignées, peuvent facilement se
ramener à trois : celui de Bossuet, celui de Vico,
celui de Herder. Loin de nous la pensée que ces
trois hommes de génie n'aient rien laissé à faire
après eux et que la science en soit encore au
point où ils l'ont portée ! Nous voulons dire seu-
lement que la philosophie de l'histoire n'a pas
ajouté un seul principe nouveau à ceux qu'ils
représentent, et que, tout en modifiant leurs sys-
tèmes dans la forme, en les développant avec
plus de hardiesse et en les poussant à des con-
séquences nouvelles, on n'a pas encore essayé
d'en changer le fond ou d'en élargir la base. Au
point de vue de Bossuet, Dieu est en quelque
sorte le seul acteur dans le drame de l'histoire ;
tout le reste, l'homme et les choses, la raison et
la nature, disparaît devant lui, non-seulement
par sa propre faiblesse, parce que le fini n'est
plus rien en présence de l'infini ; mais à cause
que c'est le dessein même de Dieu de confondre
à la fois les lois de la nature et les lois de la
raison; en un mot, il n'est question ici que d'une
suite de mystères développés et enseignés par
une suite de miracles; c'est un plan impénétra-
ble à l'intelligence humaine qui se réalise sous
nos yeux, sans interruption, par des moyens sur-
naturels. Ce système, dont le germe est dans
saint Augustin, est devenu la règle de tous ceux
qui ont voulu ou qui veulent encore faire pré-
dominer le principe de l'obéissance et de la loi
sur celui de la liberté et de la science. Au point
de vue de Vico, tout s'explique par les lois de la
pensée humaine; chaque événement historique,
chaque institution des peuples, chaque révolution
accomplie dans buis langues, dans leurs lois ou
dans leurs rnnurs, doit être cou -urne
l'expression matérielle d'une idée innée de notre
intelligence. Mais comme nos idées n'arrivei I
nier jour à leur plus haut point de
tion, comme elles passent par degrés de
i'étit de confusion et d'obscurité où les tient
d'abord l'éveil de nos sens, à la forme poétique
qu'elles empruntent de 1 imagination, et de
celle-ci au caractère abstrait et sévère où les
élèvent la réflexion et la science, le même déve-
loppement se fait remarquer dans la vie exté-
rieure de la société et dans chacune de ses insti-
tutions. A peine sortie de l'état de nature, qui
correspond à la domination des sens, elle prend
tout d'abord la forme d'une aristocratie héroïque
où les idées commencent déjà à se montrer sous
le voile du symbole et sous les couleurs de la
Eoésie, et de là elle arrive insensiblement à l'état
istorique proprement dit, c'est-à-dire à la des-
truction des castes et à la conscience d'elle-
te. Tous les peuples de la terre, si nombreux
qu'ils puissent être et quelle que soit la durée
du monde, sont destinés à tourner dans le même
cercle, déjà parcouru par leurs devanciers ; car
chez tous, les lois de la pensée sont les mêmes,
ils n'ont rien à apprendre ni rien à emprunter
les uns des autres, et tous, une fois parvenus à
la troisième période de leur existence, rentrent,
par la dissolution des mœurs et par l'anarchie
des idées et des pouvoirs, dans l'état de nature
d'où ils étaient sortis. Qu'à la place de ce cercle
éternel, de cette répétition sans fin du même
drame, toujours suivi du même dénoûment, on
substitue l'idée du progrès, du progrès universel
et indéfini, se communiquant sans interruption
d'un peuple à un autre et de quelques-uns à
tous, on aura alors, sans que le principe ait
changé, la plupart des systèmes plus modernes,
qui, a l'imitation de celui de Vico, ne veulent
pas reconnaître dans l'histoire une autre puis-
sance ni d'autres lois, que la puissance et les lois
de la pensée. C'est en vertu du même principe,
qu'on a transformé en purs symboles les person-
nages et les événements les plus réels; qu'on
a, pour ainsi dire, supprimé l'homme avec ses
besoins, sa volonté, ses passions, pour mettre à
sa place des abstractions sans vie et sans vérité.
Enfin, dans l'opinion de Herder, les destinées de
l'homme, malgré l'intervention de la Providence
et de la raison, sont entièrement subordonnées
à la nature extérieure. Son rôle est écrit dans
son organisation et dans celle des autres êtres ;
car tout ce qui existe ici-bas n'est qu'un degré
de l'échelle dont il occupe le sommet, et comme
un rayon égaré de sa propre image. Il n'était pas
encore sorti des mains du Créateur, que son his-
toire était déjà gravée sur la surface de la terre;
les lignes de montagnes qui divisent notre globe,
les fleuves et les rivières qui le traversent en
tous sens, en forment le rude et sévère dessin.
Herder ne nie pas la fraternité originelle du
genre humain ; il croit que l'homme a été formé
d'après un type unique, directement émané de
la pensée divine ; mais il démontre en même
temps que ce type se modifie suivant les climats
et les diverses parties du monde, que les facultés
de l'âme aussi bien que la disposition du corps,
que la sensibilité, l'imagination et l'intelligence
des peuples ont été, comme leur physionomie
extérieure, déterminées d'avance par le carac-
tère des lieux qu'ils habitent. De là, cette diver-
sité presque infinie que nous observons dans les
nices, dans les moeurs, dans les institutions;
de là, dans la succession des événements histori-
ques, des lois si variées, si nombreuses et si
complexes, que le génie seul de l'humanité, dit
Herder (idées sur la philosophie de l'histoire,
DEST
379
DEST
Iiv. VII, ch. m), peut les embrasser dans leur
ensemble. On est frappé sur-le-champ de l'ana-
logie qui règne entre ce système et celui de
Montesquieu; cependant d'énormes différences
les séparent. Montesquieu, fidèle à l'esprit de
son siècle, fait de la nature morale de l'homme
et des institutions sur lesquelles la société repose,
un simple résultat, une conséquence fortuite de
la nature extérieure. Herder fait de la nature
extérieure un moule préparé d'avance pour les
facultés de l'âme, et comme un canevas sur le-
quel, dès le premier jour de la création, la main
de la Providence a dessiné notre histoire. Mon-
tesquieu n'a pas voulu tout laisser aux soins de
la nature ; mais, avec un bon sens dont on ne
lui a pas assez tenu compte, il réserve une
grande part des destinées humaines à l'homme
lui-même, c'est-à-dire à son génie et à sa pru-
dence. Selon Herder, notre rôle nous a été tracé
dans les plus petits détails, et, quoi que nous fas-
sions, nous sommes nécessairement tout ce que
nous pouvons être relativement aux temps, aux
lieux et aux circonstances où nous vivons (Idées sur
la pliilosophie de l'histoire, liv. XII, ch. vi).
Enfin Herder reconnaît encore la loi du progrès,
sur laquelle le philosophe français garde le si-
lence ; il pense que l'impulsion une fois donnée
à nos facultés, soit par les besoins du corps, soit
par l'intervention miraculeuse de la parole di-
vine, elles demandent encore pour se développer
le concours du temps ; et leur dernier résultat,
c'est-à-dire le bonheur ayant pour bases la raison
et la justice, doit, s'étendre insensiblement à l'hu-
manité tout entière. Le principe de Herder s'est
maintenu dans les doctrines contemporaines à
côté des deux autres. Il s'est introduit, au grand
avantage de la science, jusque dans l'histoire
proprement dite, où l'influence des climats, de
la position géographique, et surtout des races,
est devenue l'objet des recherches les plus ori-
ginales et les plus fécondes.
Chacun de ces trois systèmes, comme il est
facile de le voir, ou plutôt chacun des trois prin-
cipes qui en forment la base, a pour conséquence
inévitable le fatalisme ; non pas, sans doute, le
fatalisme moral, que cependant ils contiennent
implicitement, mais le fatalisme historique et
politique. Si Dieu fait tout dans l'histoire, il est
évident que l'homme n'y fait rien, et qu'il ne
reste pour lui que ces trois rôles, entre lesquels
il n'est pas libre de choisir : ceux de témoin, de
victime et d'instrument. Si c'est Dieu qui élève,
qui gouverne et qui détruit les empires ; si c'est
lui qui, prenant par la main les nations et les
rois, les précipite les uns sur les autres pour
accomplir ses impénétrables desseins ; si les
tyrans et les bienfaiteurs des peuples ne sont que
des ministres aveugles de ses vengeances ou de
sa grâce, que deviennent alors la liberté et la
responsabilité humaine? Où est le crime, où est
la vertu, où sont la folie et la sagesse chez les
hommes qui semblent marcher à la tête de leurs
semblables? Si, enfin, l'intervention de la Pro-
vidence dans les événements de ce monde (nous
parlons d'une intervention générale et inces-
sante) ne consiste pas dans ces lois qu'elle a
données à la nature et à la raison, à quoi servent
les lois, et pourquoi ceux qui s'en écartent sont-
ils toujours à nos yeux, quelque position qu'ils
occupent, insensés ou coupables? Ni la grandeur
de Dieu ni l'intérêt de notre propre histoire
n'ont rien à gagner à un système où les deux
effets les plus sublimes de la création, la raison
et la liberté, sont à ce point avilis et méconnus.
Peu importe qu'on les admette dans l'homme,
si on les supprime dans le genre humain. Il y a
certainement plus de science, plus de génie et
de véritable grandeur dans la conception de
Vico ; mais cette conception, nous nous hâtons de
le dire, ne conduit pas moins sûrement au fata-
lisme. Bossuet, comme nous venons de le dé-
montrer, supprime à la fois, dans le domaine de
l'histoire, la liberté et la raison. L'auteur de la
Science nouvelle ne laisse subsister que la rai-
son, en supposant que les lois, même au milieu
des ténèbres et des passions de la barbarie, sont
le principe unique de tous les phénomènes que
la société présente. Mais qu'arrive-t-il si les pas-
sions et la volonté ne sont comptées pour rien?
Ce qui arrive, c'est que l'homme lui-même dis-
parait, que tous les noms propres se changent en
symboles, et qu'au lieu d'une suite de géné-
rations ayant vécu, aimé, senti et lutté comme
nous contre les besoins de la vie, l'histoire ne
nous offre plus qu'une série d'idées enchaînées
l'une à l'autre dans un ordre immuable. On sait
que le philosophe italien n'a pas reculé devant
cette conséquence de son système, et que, sem-
blable à Tarquin le Superbe, partout où il ren-
contre un homme qui. par son génie ou sa gloire,
s'élève au-dessus de la foule, il n'hésite pas à lui
abattre la tête, c'est-à-dire à contester son exis-
tence. Ainsi Homère, Pythagore, Romulus, Ésope
et tous ceux qui occupent un rang analogue dans
les premiers âges de la civilisation romaine et
grecque, ne sont pour lui que des personnages
allégoriques et des êtres de raison. Aussi bien
que les individus, les peuples et les nations, vus
par ses yeux, semblent s'évanouir en fumée ; car,
excepté les temps où ils vivent, les divers points
qu'ils occupent sur la terre et qui n'exercent
aucune influence sur leurs destinées, on n'a-
perçoit rien qui les distingue les uns des autres :
l'histoire d'un seul, c'est l'histoire de tous; ils
parcourent sans fin le même cercle d'idées, sans
rien devoir à leurs devanciers, sans rien trans-
mettre à leurs successeurs; et si par hasard la
mémoire de plusieurs d'entre eux venait à périr,
il n'y aurait pas de lacune dans les annales du
genre humain. Enfin, dans le système de Herder,
le fatalisme n'est pas moins évident, bien qu'il
laisse un champ plus vaste aux espérances et à
l'avenir de l'humanité. Qu'importe, en effet, que
la raison divine, comme le pense le philosophe al-
lemand, commande à la nature, si la nature à
son tour commande à l'homme et lui prescrit
d'avance la marche qu'il doit suivre à travers les
siècles? Qu'importe que nos facultés aient un
autre principe que l'organisme et le monde exté-
rieur, si de la conformation du monde extérieur
et des lois de l'organisme dépend entièrement
l'usage que nous en pouvons faire? L'idéalisme
professé par Herder dans les hautes régions de
la métaphysique ne sert qu'à donner plus de
rigueur aux principes sensualistes sur lesquels
il veut fonder la philosophie de l'histoire.
Considérés dans leur plus haute généralité, les
principes de Bossuet, de Vico et de Herder ren-
ferment certainement une grande part de vérité :
ni les lois de la nature, ni les lois de la raison,
ni le gouvernement de la Providence, dont ces
lois mêmes nous attestent la constante et univer-
selle intervention, ne sauraient être méconnus
dans la suite des événements de ce monde et
dans ce mouvement général des esprits qui
constitue la vie de l'humanité. C'est la gloire
éternelle de l'esprit moderne d'avoir élevé l'his-
toire au rang d'une véritable science, d'en avoir
chassé pour jamais l'arbitraire et le hasard, d'avoir
établi sur une base vraiment philosophique l'unité
morale et intellectuelle du genre humain. Mais
quoi ! le genre humain est-il donc une pure in-
telligence qui se développe sans résistance et
sans obstacle dans une suite de corps organisés?
DEST
380
DEST
La volonté, la liberté, qui joue un si grand rôle
dans l'existence de l'individu, n'a-t-elle donc
aucune place dans la société et dans l'histoire?
ou bien, y a-t-il deux vérités, deux natures
humaines entièrement opposées l'une à l'autre,
celle de l'histoire et celle de la conscience? Ce
ne serait pas encore assez pour nous de savoir
que le pouvoir personnel que nous exerçons sur
nous-mêmes peut s'étendre sur nos semblables;
nous demanderons s'il n'y a pas une conscience
et une responsabilité des peuples aussi bien que
des individus.
Que les sociétés humaines, pendant leur en-
fance, quand la réflexion n'a pas encore eu le
temps de naître dans leur esprit, obéissent exclu-
sivement à des lois générales, nous le croyons
sans peine ; car alors il n'y a aucune division
ni entre les opinions des hommes ni entre leurs
intérêts ; les volontés se trouvent naturellement
d'accord, et les lois générales exercent tout leur
empire. Ces lois, comme nous l'avons dit, ont
leur origine, les unes dans les sens, les autres
dans l'intelligence. Or, il est inévitable qu'en
l'absence de la réflexion qui met chaque chose
à sa place, ces deux forces empiètent constam-
ment l'une sur l'autre et se confondent dans leurs
effets. De là, le caractère héroïque et poétique
des premiers âges de l'humanité : car qu'est-ce
que l'héroïsme des anciens et même les mœurs
chevaleresques du moyen âge, sinon la consé-
cration de la force par le sentiment et du sen-
timent par la force? Et la poésie des premiers
jours, cette rêverie extatique de l'Orient que
nous avons aujourd'hui tant de peine à com-
prendre, est-elle autre chose qu'une vue maté-
rielle des choses les plus étrangères à la matière,
qu'une constante personnification des idées et
des choses spirituelles, qu'une intervention des
sens dans les plus sublimes domaines de la rai-
son? Il faut expliquer de la même manière ce
sentiment d'obéissance et de foi qui distingue la
plupart des sociétés primitives. Quand toutes les
âmes sont dominées par les mêmes impressions
et n'ont encore pour se guider que des impres-
sions, on conçoit facilement qu'un homme repré-
sente dans sa personne et lasse mouvoir à son
gré tout un peuple, ou qu'un peuple s'identifie
tout entier avec un homme dans lequel il a re-
connu sous une forme éclatante les idées et les
sentiments qui s'agitent obscurément dans son
propre sein.
Mais lorsqu'à cette foi naïve a succédé la di-
versité des opinions et des croyances; quand le
calcul, prenant la place de l'héroïsme antique, a
désuni tous les intérêts, et que la poésie elle-
même est devenue l'expression du scepticisme ou
de la révolte, alors on est bien forcé d'admettre
l'intervention de la volonté; car, de gré ou de
force, il faut prendre un parti, il faut choisir
entre tant de sollicitations contraires, et le choix
qu'on a fait, on peut, dans une certaine mesure
et dans certaines circonstances, l'imposer aux
autres ou leur en faire subir les conséquences.
En d'autres termes, ce n'est pas assez pour nous
de croire que l'homme conserve son libre arbitre
au milieu de ses semblables; nous pensons que
des individus peuvent agir librement et avec
leur pleine responsabilité sur la société tout en-
tière; qu'ils peuvent, pour un temps et dans des
limites déterminées, la corrompre, la tromper,
l'avilir, ou l'éclairer avec prudence en dirigeant
ses forces vers un noble usage. Et comment nier
ce fait, qui paraît si évident de lui-même, que
personne ne conteste dans la pratique, et dont la
morale ni le sens commun n'ont jamais pu se
résoudre à faire le sacrifice? On nous représente
comme la loi de l'humanité un progrès universel .
infaillible, entraînant malgré eux les nations et
les individus vers un but qu'ils ignorent. Mais le
progrès est-il autre chose que le développement
même de la liberté, brisant par ses seules forces
les entraves que lui oppose l'ambition de quel-
ques-uns, et s'étendant peu à peu au plus grand
nombre? D'ailleurs, l'humanité ne saurait-elle
atteindre son but sans laisser sur la route ceux
qui refusent ou qu'on empêche de marcher?
L'histoire n'est-elle pas là pour nous dire com-
ment s'éteignent les nations qui ont perdu leur
liberté, et comment la force matérielle peut
arrêter dans un immense empire le cours de la
civilisation? Non, tous les peuples qu'on op-
prime n'ont pas mérité leur malheur; tous les
tyrans ne sont pas des envoyés de Dieu ou des
ministres de la nécessité. On parle d'une raison
publique qui, lentement formée par l'expérience
des siècles, ne saurait renoncer à ses propres
lumières, quelques efforts qu'on fasse pour lui
donner le change ; mais ne sait-on pas que les
passions sont encore plus fortes que la raison,
et que plus elles sont basses et grossières, plus il
est facile de les exciter? Ne sait-on pas que l'au-
dace ou la pompe, un ton d'autorité, des so-
phismes qui flattent ou la vanité ou la paresse,
et reproduits chaque jour avec une infatigable
persévérance, ont plus de succès près du grand
nombre, même de ceux qu'on a coutume de
comprendre dans les classes d'élite, que l'austère
vérité, fille de la réflexion et du temps, et com-
pagne de la modération? Or. c'est évidemment
sur le grand nombre qu'il faut s'appuyer quand
on veut tenir dans sa main et plier à ses projets
la société tout entière. Sans sortir de notre propre
histoire, que de folies et de crimes, que de prin-
cipes et de jugements contradictoires la raison
publique a tour à tour acceptés et couverts de
son suffrage! A envisager la question d'un point
de Tue supérieur, du point de vue moral et reli-
gieux, il n'y a personne qui n'aime mieux, dans
de telles circonstances, admettre l'existence de
quelques coupables, que de faire peser sur l'hu-
manité ou du moins sur une nation tout entière,
la nécessité du crime, du sang et des plus mons-
trueuses violences. Pour démontrer l'impossibilité
du pouvoir des individus sur la société, on a cou-
tume de citer encore le développement inévitable
des institutions publiques, qui sont elles-mêmes
l'expression des besoins et des idées de toute une
génération. Sans doute un peuple qui possède et
surtout qui a fondé lui-même dans son sein des
institutions pareilles, est arrivé à un haut degré
de dignité et d'intelligence ; il a fait la plus
noble conquête qui puisse flatter son ambition
et lui assurer le respect des autres puissances.
Mais les institutions ne sont rien par elles-mêmes,
toute leur force est dans les idées sur lesquelles
elles reposent et dans les hommes qui en ont la
garde, à qui est confiée la tâche de les mettre
en action. Si ces hommes font un bon usage de
leurs pouvoirs et préfèrent à leurs intérêts par-
ticuliers les intérêts publics, tout reste dans
l'ordre, ou se voit forcé d'y rentrer, le sentiment
moral se communique avec le bien et le respect
de l'autorité à toutes les parties du corps social.
Dans le cas contraire, on aura beau changer,
élargir, bouleverser les institutions, on n'aura,
sous la forme de gouvernement la plus libérale,
que la servitude, plus la corruption.
Cependant, loin de nous la pensée que le sort
des nations et l'avenir du genre humain soient
abandonnés sans remède a l'arbitraire et aux
p issinns de quelques hommes ! En repoussant le
fatalisme historique, nous nous garderons en
môme temps de cette autre espèce de fatalisme
qui supprime l'influence de la raison et exrlul
■
381
LEST
l'idée de la divine Providence. Tout pouvoir
fondé sur l'arbitraire ou la corruption, c'est-à-dire
sur Pégoïsme, périt par ses propres conséquences.
L'arbitraire, obligé pour se défendre de résister au
développement naturel des facultés de l'homme,
de contrarier tous ses besoins, toutes ses affec-
tions, tous ses mouvements, tout ce qui pourrait
éveiller en lui la conscience de sa dignité et son
libre arbitre, dégénère tôt ou tard en oppression,
et l'oppression engendre la révolte. Sans doute,
l'état d'anarchie et de révolte n'est pas moins
funeste à la société que le despotisme ; mais en-
tre ces deux excès, la liberté se fait jour, recom-
mandée par l'intérêt, aussi bien que par le sen-
timent moral et son propre prestige. La même
remarque s'applique à la corruption, qui peut
devenir pour quelque temps la tentation des
gouvernements libres, comme la tyrannie est
celle des gouvernements absolus. La corruption
est vraiment dangereuse tant qu'elle garde une
mesure et un reste de pudeur, tant qu'elle laisse
encore à celui qui la pratique et la subit un sem-
blant de conviction et d'autorité. Une fois qu'elle
a franchi cette limite, et qu'entraînée par une
pente irrésistible, elle en est venue à ne plus se
contenir ni se cacher, dès ce jour sa pernicieuse
influence est détruite ; il faut choisir entre une
révolution dans les mœurs ou une révolution
dans les lois. Ainsi, la destinée humaine s'ac-
complit par les moyens mêmes qui semblent les
plus propres à l'arrêter ; mais faut-il qu'elle s'ac-
complisse par ces moyens? n'y a-t-il que la ty-
rannie qui puisse conduire les hommes à la li-
berté par le chemin de l'anarchie et de la révolte?
n'y a-t-il que la corruption la plus effrénée qui
puisse faire naître chez un peuple la conscience
et la probité publique? Personne n'oserait le
croire. La corruption et la tyrannie, avec leur
hideux cortège de ruses, de mensonges, de vio-
lences, sont toujours coupables, et nulle circon-
stance extérieure, aucune prétendue nécessité ne
les peut justifier ni faire qu'elles ne soient pas
responsables envers les malheureuses généra-
tions qu'elles écrasent. Le bien qui en sort à la
longue par suite des lois providentielles qui gou-
vernent notre espèce, la société peut, la société
doit l'obtenir d'une manière plus noble et plus
prompte par le seul usage de la liberté morale.
En effet, pourquoi les hommes que le hasard de
la naissance ou leur propre génie a placés à la
tête de leurs semblables n'accorderaient-ils pas
d'eux-mêmes les lois, les institutions, ou, comme
on dit aujourd'hui, les libertés dont le besoin
s'est fait sentir, au lieu d'attendre que la néces-
sité ou la violence viennent les arracher de leurs
mains? Pourquoi même n'iraient-ils pas jusqu'à
provoquer ce besoin par une sage initiation à la
vie publique, afin de pouvoir d'autant mieux le
diriger et le satisfaire sans péril? Les gouverne-
ments ne sont pas seulement institués pour ré-
primer et pour contenir, c'est-à-dire pour défen-
dre l'ordre matériel ; leur mission est plus élevée
et plus sainte : ils sont chargés par la Providence
de l'éducation des peuples. Or, le but de l'édu-
cation, pour un peuple comme pour un homme,
c'est de l'appeler à la conscience et au respect
de lui-même, c'est de développer, en les diri-
geant vers un but glorieux, son intelligence, ses
sentiments et ses forces. Mais cette tâche ne
doit point peser tout entière sur les gouverne-
ments; le citoyen le plus obscur peut et doit s'y
associer dans la mesure de ses facultés; car au-
cune puissance humaine ne peut rien pour nous,
si nous commençons par nous délaisser nous-
mêmes. Or, telle est notre destinée, qu'elle ne
peut pis, comme nous en avons déjà fait la re-
marque, être séparée dans ce monde de celle de
nos .semblables. Par conséquent, chacun de nos
devoirs envers nous-mêmes devient en même
temps un devoir envers la société; c'est dans son
sein et à son^ profit que doit se dépenser toute
notre activité, se développer toute notre intelli-
gence et se produire tout ce qu'il y a en nous
d'utile et de bon. Renoncer à la société, se mon-
trer étranger, indifférent à ses intérêts et à ses
besoins, c'est renoncer à la vie, c'est déserter
la tâché que Dieu nous a confiée.
Le pouvoir que l'individu a sur la société, la
société l'exerce sur elle-même et sur le reste, ou
du moins sur une partie de l'humanité. Un peu-
ple arrivé au point de se gouverner par ses pro-
pres lois, d'intervenir dans ses propres affaires
et dans les rapports qu'il peut avoir avec les
autres peuples, est véritablement une personne
morale, ayant à la fois la conscience et la res-
ponsabilité de ses actions. Il est, par consé-
quent, libre de choisir entre la justice et la vio-
lence, entre l'infamie et la gloire, ou du moins
entre l'intérêt de son repos et celui de sa di-
gnité. Ce n'est pas sans raison que, malgré tou-
tes les théories fatalistes accréditées aujour-
d'hui en matière de politique et d'histoire, il y a
des nations qu'on méprise et d'autres qu'on ad-
mire ou qu'on respecte; il y en a aussi que l'on
hait, non pas à cause de leur puissance, mais a
cause de l'usage tyrannique qu'elles en font. Et
pourtant, la tyrannie d'une nation sur les autres
a les mêmes conséquences que celle d'un roi
sur ses sujets; elle éveille, par l'excès même de
l'oppression, le sentiment de la liberté, elle in-
spire aux peuples moins puissants le désir de
s'unir contre un ennemi commun, et par là elle
prépare le triomphe de la civilisation et de la
raison sur la force brutale. Mais le bien qu'une
nation peut faire au genre humain pendant plu-
sieurs siècles de violences et d'injustices, une
autre le ferait en moins de temps, par des
moyens plus légitimes, au nom de la raison et
de la liberté.
Ainsi, la société, l'humanité tout entière a,
comme l'individu, sa destinée à remplir ; mais
ces deux destinées et, par conséquent, ces deux
existences, sont parfaitement distinctes, quoi-
que la société soit le seul théâtre où l'individu
puisse accomplir ses devoirs et atteindre le but
de la vie. L'une ne fait que commencer ici-bas
et doit évidemment se continuer ailleurs ; car,
indépendamment du principe constitutif de no-
tre personne, dont l'unité et l'identité ne sau-
raient se concilier avec la nature variable et
composée de nos organes; indépendamment du
principe qui exige une sanction pour toutes les
lois, et conséquemmentpour la loi morale, il n'y
a pas une seule de nos facultés qui soit en rapport
avec la place que nous occupons et le rôle que
nous pouvons remplir en ce monde. L'autre, au
contraire, puisqu'elle dépend de la suite des gé-
nérations, doit s'accomplir sur la terre ; elle
doit nous offrir une image de plus en plus claire
de notre destinée à venir; elle nous montre
l'esprit se dégageant peu à peu de la servitude
des sens, et pliant à ses propres lois les lois de
la nature, qui semblaient d'abord l'étouffer sous
leur empire ; elle rend visibles pour nous, dans
toutes les œuvres de génie qui se suivent dans
l'histoire, dans toutes les conquêtes de la science,
de l'industrie ou de la liberté, les nobles et
puissantes facultés dont chacun de nous porte en
lui le germe ; elle nous en découvre en même
temps l'unité dans les lois générales qui prési-
dent à ce développement et dans le mouvement
irrésistible qui, sans détruire ni le génie natio-
nal, ni l'amour de la patrie, entraîne insensible-
ment tous les peuples dans un même ordre de
DEST
382
DEST
civilisation, les niellant d'accord sur les intérêts
et les principes essentiels, tant dans l'ordre po-
litique que dans l'ordre moral et religieux. Mais
gardons-nous bien de déplacer ou d'exagérer
jusqu'à la folie les espérances qu'un tel spectacle
doit faire naître dans nos cœurs. La loi du pro-
grès, à laquelle nous croyons de toutes les puis-
sances de notre âme, qui demeure une vérité ac-
quise à la science moderne, ne peut pas aller
jusqu'à détruire la loi de la nature. Jusqu'à la
dernière génération humaine, cette vie sera tou-
jours remplie de besoins, d'infirmités et de mi-
sères; nul prodige d'industrie, nul secret de la
science, malgré les promesses du dernier siècle,
ne pourra nous soustraire à la maladie, à la
vieillesse, à la mort et aux douleurs qu'elle
laisse à sa suite. Malgré le triomphe toujours
croissant de la raison dans les croyances, dans
les institutions, dans les idées générales, les pas-
sions ne déserteront pas le cœur humain, et il
faudra qu'il existe, dans l'avenir comme dans le
présent, une autorité publique ayant pour tâche
de les gouverner et de les contenir. La raison
elle-même a des limites qu'elle ne franchira ja-
mais, et comme elle ne s'élève pas chez tous à
une égale hauteur, il y aura toujours dans le
sein de la société, dans son sein et non pas au-
dessus ou à côté a elle, une autorité morale, une
sorte de gouvernement des âmes, parfaitement
compatible avec la liberté et les progrès de l'in-
telligence. Enfin, la destinée de l'homme et
de l'humanité supposent également la liberté
morale ; nous sommes libres quand nous dispo-
sons de nous-mêmes ; nous le sommes tout aussi
bien quand nous agissons sur nos semblables, et
les peuples ont leur responsabilité comme les
individus ; en un mot, le fatalisme historique
n'est pas une moindre erreur que l'absorption
de l'individu dans la société et le progrès illi-
mité dans ce monde. Le progrès existe, mais
dans une certaine mesure; le sort de l'individu
se lie à celui de la société, mais sans se confon-
dre avec lui ; et la liberté des gouvernements
et des peuples est contenue par certaines lois na-
turelles dans les vues générales de la Provi-
dence sur l'espèce humaine. On peut consulter
Th. Jouffroy, Mélanges philosophiques, du Pro-
blème de la destinée humaine, Paris, 1838,
in-8.
DESTUTT de Tract a été en France le der-
nier représentant célèbre de la philosophie de
Condillac. Descendant d'une famille noble, il
porta d'abord l'épée comme ses ancêtres. Ne au
milieu du xvin0 siècle, jeune encore, il se trouva
mêlé aux commencements de la révolution fran-
çaise. Membre de l'Assemblée constituante,, il se
déclara généreusement pour la cause de la ré-
forme et de la liberté. Un moment il fut aux ar-
mées avec le titre de maréchal de camp sous les
ordres de Lafayette. A la chute de la monarchie
constitutionnelle, il n'émigra point; mais il quitta
son commandement, et se retira à Auteuil, où
il se livra à l'étude des sciences naturelles et de
la chimie. Il en fut arraché sous le régime de la
Terreur, et jeté dans la prison des Carmes. C'est
dans cette prison qu'il devint philosophe, qu'il
se replia sur lui-même, et résolut, à sa manière,
sous l'influence de Locke et de Condillac. les pro-
blèmes relatifs à la pensée humaine. Délivré par
le 9 thermidor, il fut bientôt nommé membre de
la section d'analyse des idées et des sensations
la classe des sciences morales et politiques.
Sous l'Empire, il fut sénateur; sous la Restaura-
tion, pair de France; et, toujours fidèle à ces
ids principes de 89, il vit avec défiance et
inquiétude l'un et l'autre de ces deux régimes.
C'est lui qui proposa au sénat la déchéance do
Napoléon le 2 avril 1814. Sous la Restauration,
il vécut dans l'opposition et dans la retraite. En
1832, il fut appelé à taire partie de la section de
philosophie de l'Académie des sciences morales
et politiques reconstituée, et il mourut peu de
temps après, en 1836. Considérons maintenant
M. de Tracy comme philosophe. Il semble croire,
avec Cabanis, que toutes nos facultés intellec-
tuelles et morales découlent de l'organisation ;
mais il a toujours plutôt étudié les facultés
et les idées en elles-mêmes, dans leur origine
et dans leur génération, que dans leurs rapports
avec le physique. C'est dans ses Éléments d'i-
déologie qu'il traite des diverses questions rela-
tives à la formation et à la génération des idées.
Voici une esquisse rapide des principes con-
tenus dans les Éléments d'idéologie. Qu'est-ce
que penser? tout le monde pense; mais combien
peu de personnes se rendent compte de ce que
c'est que penser I Or, suivant M. de Tracy, si
l'on vient à passer en revue toutes les applica-
tions, toutes les formes de la pensée, soit que
nous sentions du plaisir ou de la douleur ; soit
que nous jugions, c'est-à-dire que nous sentions
un rapport; soit que nous nous souvenions, c'est-
à-dire que nous sentions l'impression d'une chose
passée ; soit que nous voulions, c'est-à-dire que
nous sentions un désir, on trouve que penser
c'est toujours sentir, et n'est jamais rien que
sentir. La faculté de penser consiste à éprouver
une foule d'impressions, de modifications aux-
quelles on donne le nom général d'idées ou de
perceptions. Toutes ces perceptions, toutes ces
idées sont des choses que nous sentons : elles
pourraient être nommées sensations ou senti-
ments, en prenant ces mots dans un sens très-
étendu. Donc, encore une fois, penser, c'est sen-
tir. Mais ces idées ou perceptions peuvent néan-
moins se diviser en quatre classes : il y en a
qui sont des sensations proprement dites ; d'au-
tres des souvenirs ; d'autres des rapports que
nous apercevons; d'autres, enfin, des désirs que
nous éprouvons, et ces quatre classes se rap-
portent à quatre facultés élémentaires qui sont
la sensibilité proprement dite, la mémoire, le
jugement, la volonté. Si de l'examen de ces qua-
tre facultés il résulte qu'elles suffisent à former
toutes nos idées, il sera par là même démontré
qu'il n'y a rien de plus dans la faculté de penser.
M. de Tracy traite, en premier lieu, de la sen-
sibilité et des sensations. La sensibilité propre-
ment dite est cette propriété de notre être, en
vertu de laquelle nous recevons des impressions
de beaucoup d'espèces, appelées sensations, et
nous en avons la conscience. Il décrit l'appareil
et les organes de la sensibilité ; il distingue deux
sortes de sensations, les sensations externes et
les sensations internes. Les sensations externes
sont causées par l'action des objets extérieurs
sur les extrémités des nerfs à la surface du corps.
Les sensations internes sont celles que nous re-
cevons par les extrémités des nerfs qui aboutis-
sent à l'intérieur du corps. Elles sont causées
p;ir les fonctions, les lésions des différentes par-
ties du corps, par toutes les affections de plaisir
ou de peine que nous éprouvons.
La mémoire est une seconde espèce de sensi-
bilité particulière, ou une seconde partie de la
sensibilité en générale. Elle consiste à être affecté
du souvenir d'une impression déjà éprouvée.
M. de Tracy considère le souvenir comme une
sorte de sensation interne qui di Itère de la sensa-
tion proprement dite, en ce qu'il est l'effet d'une
certaine disposition demeurée dans le cerveau
et non l'effet d'une impression actuelle causée
dans un autre organe. Quand il a dit, en faisant vio-
lence à la langue, sentir un souvenir, sentir un
DEST
- 383 —
DEST
rapDortrsentir une volonté, il croit avoir démontré
qu'en effet le souvenir, le jugement, la volonté,
ne sont que des faces diverses de la sensibilité.
Il ramène à la sensibilité la faculté de juger
de la même manière que la mémoire. La faculté
de juger n'est aussi, selon lui, qu'une espèce de
sensibilité; car c'est la faculté de sentir des
rapports entre nos diverses perceptions. Ces
rapports ne sont que des sensations internes, des
vues de notre esprit par lesquelles nous rappro-
chons une idée d'une autre idée, et nous les com-
parons ensemble d'une manière quelconque. Du
moment que notre esprit est doué de la faculté
de sentir diverses sensations, il est impossible
qu'il n'aperçoive pas entre ces sensations des
rapports, soit de différence, soit de ressem-
blance. En d'autres termes, la faculté de sentir des
rapports, ou de juger, est la conséquence néces-
saire de sentir des sensations. Mais M. de Tracy
fait encore subir une violence bien plus grande
à la langue et aux faits, lorsqu'il affirme que
la volonté elle-même n'est autre chose qu'une
espèce de sensibilité. Selon lui, la volonté est la
faculté de sentir des désirs-. Vouloir, c'est éprouver
un désir. Dans cette définition de la volonté, il
y a une erreur grossière. Les désirs que notre
âme conçoit sont des faits passifs, qui ne sont
pas toujours en notre dépendance, qui souvent
naissent en nous malgré nous, et que souvent
aussi nous combattons. La volonté, au contraire,
est ce pouvoir qu'a l'homme de se déterminer, de
prendre librement l'initiative de certains actes,
de réagir contre ses passions et ses désirs. M. de
Tracy, en définissant ainsi la volonté, a donc
confondu un fait passif avec un fait actif.
Voilà donc quatre facultés élémentaires, qua-
tre classes de phénomènes, des sensations, des
souvenirs, des jugements et des désirs. Les sou-
venirs, les jugements, les désirs dérivent de la
sensation et ne sont que divers modes de la sen-
sibilité. C'est au moyen de ces quatre facultés
que M. de Tracy rend compte de la connaissance
que nous avons de notre propre existence, de la
manière dont nous formons toutes nos idées com-
posées et nos idées générales. Il explique aussi par
les mêmes facultés comment nous sommes assurés
de la connaissance des êtres extérieurs, comment
nous découvrons leurs propriétés.
A l'exposition de sa propre théorie des facultés
intellectuelles, il ajoute la critique de la théorie
de Condillac ; il lui reproche d'avoir admis des
facultés qui ne sont point des facultés, ou qui
sont composées de celles qu'on doit considérer
comme les facultés primitives. Dans sa Gram-
maire générale et sa Logique, il donne une
théorie philosophique du langage, et développe
les règles du raisonnement avec beaucoup de
justesse, d'observation et de rigueur d'analyse.
M. de Tracy a suivi, dans la morale, les con-
séquences du principe sensualiste avec beaucoup
de force de logique, mais sans tomber toutefois
dans les excès de quelques-uns des moralistes de
cette école. Il a développé ces conséquences,
non dans ses Eléments d'idéologie, mais dans un
autre ouvrage intitulé Traité de la volonté et de
ses effets : car c'est de la volonté que découlent,
selon M. de Tracy, les notions qui sont les fon-
dements de la morale. *■
« L'homme, dit- il, est un être voulant, c'est-
à-dire ayant des désirs » C'est là ce qui le con-
stitue, d'une part, susceptible de souffrance et
de jouissance, de bonheur et de malheur, idées
corrélatives et inséparables ; et de l'autre part,
capable d'influence et de puissance. C'est là ce
qui fait qu'il a des besoins, et, par conséquent,
des droits et des devoirs. Besoins et moyens,
droits et devoirs, sont des mots synonymes pour
M. de Tracy. Les droits d'un être sensible, selon
lui, sont tous dans ses besoins, et ses devoirs
dans ses moyens. La faiblesse est le principe des
droits, et la puissance est la source des devoirs,
c'est-à-dire des règles suivant lesquelles cette
puissance doit être employée. De là ce principe
qu'il pose comme la base de la morale et qui
logiquement doit être le principe de toute morale
sensualiste: « Nos droits sont toujours sans bornes,
et nos devoirs ne sont jamais que le devoir général
de satisfaire nos besoins. » Il en résulte cette
conséquence, que chacun a le droit de faire tout
ce qui lui plaît et tout ce qu'il peut ; il en ré-
sulte qu'à proprement parler, il n'y a ni justice
ni injustice. M. de Tracy avoue cette conséquence.
11 reconnaît que, dans l'état naturel, il n'y a ni
juste ni injuste. Chacun, dans l'état naturel, a
autant de droits que de besoins, et le devoir
général de satisfaire ces besoins sans aucune
considération étrangère. Il ne commence à y
avoir de restriction à ces droits et à ces devoirs,
qu'au moment où des conventions tacites ou for-
melles s'établissent entre les hommes. Là seule-
ment est la naissance de la justice et de l'injus-
tice, c'est-à-dire de la balance entre les droits de
l'un et les droits de l'autre, qui nécessairement
étaient égaux jusqu'à cet instant. Aussi M. de
Tracy loue-t-il beaucoup Hobbes d'avoir décou-
vert le vrai principe de la justice et de l'injus-
tice, en le plaçant dans les conventions sociales
établies entre les hommes. C'en est assez pour
caractériser la morale de M. Desttut de Tracy
et montrer combien elle est conséquente avec le
principe de sa métaphysique. Le même homme qui
niait ainsi systématiquement l'existence de toute
justice et de tout droit absolu, par une contra-
diction qui lui est commune avec la plupart des
philosophes de ce siècle, a consacré toute sa vie
à la défense de ces droits absolus de l'homme et
des sociétés proclamés en 89. Dans un dernier
ouvrage, qui contenait sa politique, il expose et
défend ces droits : cet ouvrage est le Commen-
taire sur l'Esprit des lois. Consultant moins
l'expérience que la raison pure et le droit absolu,
il trace d'une main ferme le plan d'une politique
libérale. Le gouvernement parfait, le seul gou-
vernement légitime, consiste, selon lui, dans la
représentation pure, sous un ou plusieurs chefs ;
c'est le gouvernement né de la volonté générale
et fondé sur elle, qui a pour principe la raison,
pour moyen la liberté, pour effet le bonheur, où
les conducteurs de l'État sont les serviteurs des
lois ; les lois, les conséquences des besoins na-
turels, et les peines, de simples empêchements
du mal à venir.
M. de Tracy avait une foi profonde en la vérité
de son système. Il exprime naïvement cette foi
dans la préface de son Traité de la volonté, qui
parut en 1804 : « Pour le fond des idées, j'avoue
sincèrement que je crois être arrivé à la vérité,
et qu'il ne me reste aucun doute, aucun em-
barras dans l'esprit sur les questions que j'ai
traitées. Mes réflexions et mes travaux posté-
rieurs ont également confirmé mes opinions, et
c'est avec une sécurité entière que je me crois
assuré de la solidité des principes que j'ai éta-
blis après beaucoup d'hésitations et d'incertitu-
des. »
Il a vécu et il est mort dans cette foi philosophi-
que. Il y est demeuré fidèle alors que tous l'a-
bandonnaient, et on peut dire qu'il a emporté
avec lui le sensualisme dans la tombe.
Ses principaux ouvrages sont Eléments d'idéo-
logie, comprenant le Traité de ia volonté, la
Grammaire générale, la Logique, l'Idéologie,
2 vol. in-8, Paris, 1804 et 1824; et le Commen-
taire sur l'Esprit des lois, in-8, Paris, 1819.
DEVO
— 384 —
DEVO
On peut consulter, sur M. Destutt de Tracy,
l'Éloge prononcé par M. Guizot à l'Académie
française ; la Notice biographique de M. Mignet,
dans le tome IV des Mémoires des Sciences mo-
rales et politiques de l'Institut de France, in-4,
Paris, 1844, et l'Essai de M. Damiron sur lu
philosophie du xixe siècle. F. B.
déterminisme, voy. fatalité, liberte,
Leibniz.
DEVOIR. Le philosophe allemand Schleierma-
cher distingue trois concepts fondamentaux en
morale : le bien, le devoir, la vertu. De ces trois
concepts, le second, à savoir, l'idée du devoir,
a été particulièrement l'objet de la philosophie
moderne. Les anciens, au contraire, sans avoir
bien entendu ignoré la notion du devoir, se
sont particulièrement attachés à développer le
concept du bien ou celui de la vertu. Cette
distinction est sensible, par exemple, dans la
morale pratique, qui chez les anciens est toujours
fondée sur la division des vertus, tandis que chez
les modernes elle est fondée sur la division des
devoirs. Même l'idée du devoir, prise abstrac-
tivement, paraît avoir été peu familière aux
philosophes anciens. Platon et Aristote parlent
constamment du bien (ràvaGôv) ; mais on ne
trouverait pas chez eux d'expression correspon-
dante à ce que nous appelons le devoir. Les
termes tô ô?eX).ov , tô osov qui sont ceux qui
répondent le mieux à notre idée se rencontrent
rarement dans le sens précis que nous attachons
au mot de devoir : et surtout ils ne forment
point comme tels des expressions rigoureuses et
philosophiques dont on cherche à déterminer le
sens, comme on le fait pour tô te).oç, tô tov ëvexa,
tô xa),èv xayaôôv, àpètï), etc.
Cependant l'idée d'une loi morale, qui étant
douée comme les lois civiles, de la propriété
d'ordonner et de défendre, s'en distingue ce-
pendant en ce qu'elle n'est point écrite ; cette
idée a été connue de très-bonne heure dans la
philosophie morale des Grecs : au moins se trouve-
t-elle très-nettement indiquée dans Socrate, qui
défend énergiquement contre le sophiste Hippias
la doctrine des lois non-écrites, vouoi û^paçoi;
et cette idée était déjà assez connue, pour que
Sophocle l'ait mise sur la scène dans la bouche
d'Antigone. Dans le Criton de Platon, on voit
aussi exprimée de la façon la plus ferme l'idée
de l'obligation absolue inhérente à la loi morale :
« Il ne faut, dit Socrate, commettre d'injustice
en aucune façon. — Il ne faut donc pas même
faire d'injustice à ceux qui nous en font. — Il
ne faut donc jamais rendre le mal pour le mal. »
Aussi, les critiques qui ont donné des titres aux
dialogues de Platon ont ajouté au Criton le
sous-titre du Devoir. Mais en général, Platon
recherche plutôt le beau et le bon que l'obliga-
tion ; et le même caractère est aussi frappant,
et même plus encore dans Aristote.
C'est surtout dans l'école stoïcienne que l'idée
du devoir commence à se déterminer, mais ce
n'est pas encore avec la précision de la philo-
sophie moderne. Les stoïciens s'appliquent surtout
à démontrer que le souverain bien est la vertu
et non le plaisir, que la vertu doit être re-
cherchée pour elle-même, que l'honnête doit être
préféré à l'utile,, ou plutôt que la véritable
utilité ne diffère pas de l'honnête lui-même. On
voit que c'est toujours l'idée 'lu 1 en ou
Hé li vertu qui I lipe: néouinoins. dans
leurs controverses avec les épicuriens, il i
ssible que le caractère d'obligation inhé
à la vertu ne les fra] et ne leur servit
de critérium pour la r du plaisir, de
sorte que leur philo 'lu senti-
ment du devoir^ san ore entière-
ment l'idée. La distinction célèbre du xaôyjxov et
du xaTop8û>fji.a nous fait approcher d'aussi près
que possible de la notion moderne du devoir.
Le xaôrjxov exprime toute action convenable, ou
si l'on veut naturelle, « dont on peut donner
quelques raisons plausibles », par exemple des
raisons d'utilité ou de sentiment : soigner sa
santé, ménager sa fortune, nourrir ses enfants ;
c'est ce que Cicéron appelle les devoirs moyens,
officia média. Au-dessus de ces devoirs infé-
rieurs, qui ne sont pas même rigoureusement
des devoirs, mais simplement des fonctions, un
degré supérieur de sagesse ou de vertu constitue
le xatopôwu.a (officia perfecta ou absolument
perfectum), la perfection, le parfait en soi, le-
quel consiste à accomplir les mêmes actions que
nous avons appelées déjà xa6r)/.ovTa, mais à les
accomplir dans un autre esprit, non comme con-
formes à nos inclinations naturelles, mais comme
bonnes en soi, et conformes à l'ordre des choses.
On voit que de toutes les expressions de la ter-
minologie éthique des anciens, c'est bien le tô
xaTopÔtoaa qui correspond le mieux à notre
idée du devoir absolu : encore cette expression
signifie-t-elle surtout la perfection idéale de la
sagesse humaine plutôt que la notion de l'obli-
gation prise en soi.
L'analyse de la notion du devoir, comme on
doit s'y attendre, fit peu de progrès dans la
philosophie alexandrine et dans la philosophie
scolastique. C'est vers le xvne siècle que nous
voyons s'opérer dans les traités de morale le
changement que nous avons déjà signalé, à
savoir, la classification des devoirs substituée à
la classification des vertus. Dans la Somme de
saint Thomas d'Aquin, c'est encore la théorie
des vertus et des vices qui sert de cadre à
l'exposition de la morale pratique. Mais dans
les œuvres de Grotius, de Puffendorf, de Cum-
berland, de Malebranche, on voit l'es devoirs
distingués, comme nous le faisons aujourd'hui
par leurs objets; de là la distinction des devoirs
en trois classes : envers nous-mêmes, envers
nos semblables et envers Dieu. Cette classifica-
tion doit avoir vraisemblablement son origine
dans cette parole de l'Évangile : « Aime Dieu
par-dessus toute chose et ton prochain comme
toi-même. » Mais nous ne saurions dire exacte-
ment à quelle époque elle s'est introduite dans
l'enseignement de l'Éthique.
Une autre distinction importante et d'un grand
usage dans l'enseignement est la distinction entre
les devoirs stricts et les devoirs larges (stricta
et laxa), les premiers appelés aussi devoirs
parfaits, les seconds devoirs imparfaits {per-
fecta et imper fecta). On pourrait croire que cette
distinction a été empruntée aux stoïciens et re-
produit la distinction signalée plus haut entre
les xa6rjxovTa et les xaTop')ô>uxTa (officia media,
officia perfecta); mais il n'y a là qu'une analogie
apparente. Nous avons vu pins haut quel était le
sens de la distinction stoïcienne : celle que nous
signalons maintenant a un tout autre caractère.
Les devoirs stricts selon l'école, sont ceux qui
ne laissent aucune liberté dans l'application :
par exemple, rendre un dépôt. Il n'y a pas là
de plus ou de moins. Un devoir large, au con-
traire, c'est celui dont l'application est plus ou
moins laissée à l'appréciation de l'agenl :
cultiver son intelligence. En effet,
cela est bien un devoir; mais dans quelle me-
sure doit-on cultiver son esprit, et de quelle
e dont l'individu paraît être le
seul juge. Cette distinction importante, mais
qui n'est pas sans difficulté, paraît devoir être
attribuée à l'école de Wolf : caron ne la rencontre
iins les moralistes antérieurs; et Kant,
DEVO
— 385 —
DEVO
au contraire, en fait constamment usage dans sa
morale.
Nous arrivons enfin à celui rie tous les philo-
sophes modernes qui a étudié avec le plus de
précision et de profondeur la notion du de oir.
et lui a donné enfin dans la philosophie morale
la place qu'elle devait avoir. Sans méconnaître
que beaucoup des idées de Kant se rencontrent
dispersées ou plus ou moins enveloppées dans
la philosophie ancienne, ou dans les moralistes
du xvne siècle, on ne peut nier que ce ne soit
lui qui ait véritablement constitue la théorie du
devoir sur ses bases définitives. Aussi n'avons-
nous rien de mieux à faire ici qu'à résumer sa
théorie, en indiquant les points où elle peut
encore laisser à désirer.
La seule chose qui puisse être tenue pour
bonne sans restriction, nous dit Kant, c'est une
bonne volonté. Les dons les plus heureux de la
nature ou de la fortune peuvent devenir inutiles
e pernicieux. Mais une volonté n'est pas
bonne par le but qu'elle recherche : elle l'est
par elle-même, et brille de son propre éclat,
comme une pierre précieuse qui ne tire aucun
avantage de son utilité. Elle ne l'est pas non
plus par les inclinations même heureuses qui
peuvent la déterminer à agir. Une action, même
louable, mais dont le principe est une inclination
naturelle, ou une vive sympathie, n'est pas en-
core une action morale : elle peut mériter des
éloges, il est utile d'en encourager de sembla-
bles; elle peut être belle, elle n'est pas encore
bonne.
Le caractère distinctif d'une bonne volonté
n'est donc ni dans le but, ni dans les mérites
de la volonté même : il ne peut être que dans
le principe d'après lequel elle agit, et dans son
rapport avec ce principe. Or, ce principe ne doit
pas se tirer de la sensibilité, mais de la raison;
il ne doit pas être matériel, mais formel : sans
quoi il se confondrait soit avec le but, soit avec les
mobiles de l'action, et par conséquent, il n'aurait
pas encore le caractère moral. Enfin il doit s'ap-
pliquer non-seulement à toute volonté humaine,
mais encore à toute créature raisonnable. En un
mot, c'est un principe a priori, mais un principe
de la raison pratique et non de la raison spécu-
lative. Ce principe est le devoir, que nous devons
examiner de plus près.
Si l'on se représente une volonté qui n'obéisse
pas nécessairement à la raison, qui soit partagée
et tour à tour déterminée par des principes
formels et parj des mobiles matériels (c'est-à-
dire tantôt par la raison, tantôt par la sensibilité.
Voy. l'art. Kant), dans cet état la volonté n'est
pas absolument bonne ; et comme elle n'obéit
pas toujours ni naturellement à la raison, elle
est en quelque sorte contrainte, mais par une
contrainte toute morale à lui obéir. Cette con-
trainte exercée par la raison sur la volonté est ce
que Kant appelle un impératif.
11 y a plusieurs sortes d'impératifs. Ceux qui
commandent une certaine action, non pour l'ac-
tion elle-même, mais pour le résultat qu'on ne
peut obtenir que par elle, sont des impératifs
hypothétiques : par exemple, les préceptes du
médecin pour guérir les malades, ou ceux de
l'empoisonneur pour tuer ses victimes, sont égale-
ment des impératifs, mais conditionnels ou
hypothétiques, c'est-à-dire subordonnés à une
certaine fin, et à ce titre ils sont également
bons et utiles. En général, les préceptes qui
servent à l'accomplissement de nos désirs, et du
plus grand de nos désirs, le bonheur, sont des
impératifs hypothétiques. La formule de ces
sortes d'impératifs est cette maxime si connue :
■ Qui veut la fin veut les moyens. »
i>:ct. PHILOS.
Mais il est une sorte d'impératif qui commande
l'action, non pour son résultat, mais pour elle-
même, et qui n'a rapport qu'au principe et à
l'essence de l'action : c'est l'impératif catégo-
rique (absolu), l'impératif de la moralité. Sa
formule est : « Fais ton devoir, advienne que
pourra. »
Les préceptes de la première espèce ne sont
à vrai dire que des conseils ou des règles; mais
les impératifs catégoriques méritent seuls le
nom de lois ou d'ordres.
On voit donc que les règles ou conseils (les
règles de Vhabileté, les conseils de la prudence),
se rapportant toujours à un certain but, n'ont
de valeur qu'autant qu'on connaît ce but, et
qu'on les y approprie. — Au contraire, les lois
pratiques (c'est-à-dire morales) s'imposent par
elles-mêmes, et contraignent la volonté à l'action
indépendamment du résultat : elles ont donc
une évidence immédiate, qui fait qu'aussitôt
aperçues la volonté sait qu'elle doit y obéir en
tant que volonté ; mais cela implique que ces
lois s'imposent a toute volonté quelle qu'elle
soit. Ainsi ce genre de lois a nécessairement pour
caractère l'universalité, et elles se résolvent dans
la formule suivante : « Agis toujours d'après une
maxime telle que tu puisses vouloir qu'elle soit
une loi universelle. » C'est à ce signe que nous
reconnaîtrons infailliblement la loi du devoir :
car chacun de nous, lorsqu'il viole cette loi,
veut bien se permettre par là quelque exception,
comme n'étant pas de grande conséquence, mais
il ne peut pas vouloir que la loi n'existe pas;
car il ne consentirait pas pour cela à ce que la
loi soit violée à son égard, aussi bien qu'il la
viole lui-même. Par exemple, celui qui prend
quelque chose au voisin, veut bien se permettre
cela; mais il ne consentira pas à reconnaître
d'une manière universelle et absolue qu'il est
permis de prendre ce qui ne vous appartient
pas.
Mais nous n'avons jusqu'ici qu'une formule
représentative de la loi; nous ne savons rien
de son contenu.
Toute action a une fin, même celle qui ne
par aît pas être faite pour une fin. Mais il faut
distinguer entre les fins matérielles ou objets
pa rticuliers du désir, et qui sont toutes relatives
à la nature particulière de la faculté de désirer,
et les fins formelles ou objectives, qui sont
présentées par la raison à tout être raisonnable
comme les objets absolus du devoir. Les fins
relatives et subjectives donnent lieu aux impé-
ratifs hypothétiques, c'est-à-dire à ceux qui nous
commandent de chercher certains moyens re-
latifs à certaines fins, relatives elles-mêmes. Les
fins objectives donnent lieu à l'impératif caté-
gorique qui nous ordonne une action comme
ayant une valeur absolue par rapport à une fin
absolue.
Or l'être raisonnable en général est une fin
absolue, c'est-à-dire qu'il ne doit jamais se
regarder lui-même comme un moyen, mais
toujours comme une fin. Toutes les fois, par
exemple, que l'homme obéit à ses inclinations
au préjudice de sa raison, il se sert de lui-
même comme d'un moyen. Or, c'est là le ca-
ractère propre des choses. Les personnes, au
contraire, ne doivent être jamais traitées de
cette manière; elles sont des choses en soi, et,
à ce titre, inviolables et respectables à toute
volonté étrangère aussi bien qu'à elle-même :
ce qui restreint, à la vérité, la liberté de chacun,
et en même temps la protège et rend l'homme
respectable à l'homme. La première formule
proposée par Kant se transforme donc, et doit
s'exprimer en ces termes : « Agis de telle sorte
DEVO
— 386 —
DIAG
t|iic lu traites toujours l'humanité, soit dans ta
personne, soit dans la personne d'autrui, comme
une fin, et que tu ne t'en serves jamais comme
un moyen. » D'après cette formule, nos actions
doivent non-seulement ne pas profaner l'humanité
(en violant ses droits) , mais encore s'accorder avec
elle, c'est-à-dire, la perfectionner et l'améliorer.
De là la distinction des devoirs stricts et des
devoirs larges.
Mais tant que l'on considérera le principe de
la moralité comme une loi extérieure à laquelle
la volonté est soumise, on ne comprendra jamais
qu'elle y obéisse simplement, sans qu'une force
quelconque ou un attrait l'y détermine, ce qui
serait détruire, nous l'avouons, l'universalité de
la loi. On ne comprend donc l'universalité du
principe moral qu'à la condition qu'il soit non-
seulement une loi de la volonté, mais une loi
voulue et portée par elle, en un mot à la condi-
tion qu'elle soit une législation volontaire de
l'être raisonnable.
Kant se représente ainsi un règne des fins,
c'est-à-dire un certain idéal compris de toutes
les volontés raisonnables, qui sont toutes et se
regardent les unes les autres comme fins en soi;
mais qui ne le sont qu'à la condition d'instituer
elles-mêmes une loi. et de l'établir en même
temps pour toutes les volontés raisonnables.
C'est ce principe que Kant appelle l'autonomie
de la volonté : c'est ce privilège de participer à
la législation universelle, et de n'obéir qu'à des
lois universelles, mais portées par elles-mêmes,
qui seul donne à la créature raisonnable une
valeur intrinsèque et absolue. Ce nouveau carac-
tère de la loi morale s'exprime par cette nouvelle
formule : « Agis de telle sorte que ta volonté
puisse se considérer elle-même, comme dictant
par ses maximes des lois universelles. »
Trois principes résument donc la doctrine de
Kant sur le devoir : 1° Y impératif catégorique;
2° l'humanité considérée comme fin en soi;
3° l'autonomie de la volonté.
On ne peut nier que cette doctrine ne contienne
quelques-uns des fondements indestructibles
d une théorie complète du devoir. La séparation
de l'idée de devoir et de tout motif intéressé,
l'obligation absolue de la loi abstraction faite
du but, l'universalité de cette loi; l'homme, en
tant que créature libre et raisonnable, considéré
comme inviolable, enfin la loi elle-même ayant
son principe dans l'intériorité même, et dans
l'essence de l'être moral, et ne pouvant jamais
résulter d'une force ou puissance extérieure,
qui ne serait pas autorisée et confirmée par le
dictamen de la conscience : tels sont les points
vraiment inébranlables de la doctrine de Kant.
On peut faire et l'on a fait à cette théorie du
devoir trois reproches principaux : 1° Kant déduit
l'idée du bien de l'idée du devoir, tandis que
logiquement c'est le contraire qu'il faudrait faire.
On ne dira pas : cela est bieu, car c'est mon
devoir; mais on dira : c'est mon devoir, car cela
est bien. 2° Il ne faut pas dire que la loi est
portée par la volonté, mais par la raison. Un
être n'obéira pas moins à lui-même en obéis-
sant à la raison, qu'en obéissant à la volonté.
Mais au moins, y a-t-il là un principe absolu
et régulateur, tandis qu'on ne comprend pas une
volonté se faisant des règles à soi-même : c'est,
à ce qu'il semble, le pur caprice. 3° Enfin, Kant
considère trop le devoir comme une discipline,
l'homme comme un soldat, la loi comme une
consigne. La libre initiative de l'individu, qui
même en morale doit avoir sa part, n'a presque
aucune place dans sa doctrine. Telles sont les
rves que l'on peut faire à la théorie du
devoir dans la philosophie de Kant: mais ce*
réserves laissent intactes les bases fond i :
de son analyse. P. 7,
DEXIPPE, qu'il ne faut pas confondre a
L'historien de ce nom. comme l'a fait Vossius,
était disciple de Jamblique, et fiorissail vers le
milieu du iv" siècle. 11 est connu par un petit
ouvrage fort bien composé sur les Calégoi
d'Aristote. C'est un dialogue en trois livres en
lui et Sélcucus, l'un de ses disciples. L'éli
propose des questions et des doutes plus
moins graves, et le maître donne sur chaque dif-
ficulté des solutions précises et le plus souvent
fort élégantes. Le premier livre de ce dialogue
est consacré aux Catégories mêmes; les deux au-
tres à défendre les Catégories contre les attaques
de Plotin. C'est une polémique curieuse dont
l'histoire de la philosophie n'a pas en général
tenu assez de compte, et qui doit désormais y
prendre place. Les arguments de Dexippe sont en
général très-clairs, très-précis, et ils repoussent
victorieusement ceux de Plotin. Dexippe, qui a
le titre de philosophe platonicien dans tous les
manuscrits, soutient, dans ce petit ouvrage, une
doctrine toute péripatéticienne; mais il n'y a rien
en ceci qui doive étonner; et bon nombre de
platoniciens ont, comme lui, défendu les princi-
pes d'Aristote.
L'ouvrage de Dexippe n'a pas encore été publié
en grec, quoiqu'il méritât certainement de l'être.
La grande édition de Berlin en a donné quel-
ques fragments très-courts dans le quatrième
volume des Commentaires sur les Catégories;
mais ces extraits sont tout à fait insuffisants pour
faire connaître le style et la manière de Dexippe.
Son ouvrage entier n'est connu jusqu'à présent
que par la traduction latine de Bernard Félicien,
publiée en 1549 (in-8, Paris), avec une traduc-
tion de l'ouvrage de Porphyre par demandeset
par réponses sur les Catégories; ce travail a été
reproduit en in-folio, 1566. Le texte original
se trouve dans plusieurs manuscrits de la bi-
bliothèque Médicis, de la bibliothèque de Ma-
drid, et ce serait un service assez important à
rendre à la philosophie que de le publier com-
plètement. Yriarte, dans son Catalogue, a donné
en grec, d'après le manuscrit de Madrid, l'index
des chapitres des deux premiers livres. Il paraît
qu'outre cet ouvrage de Dexippe, les manuscrits
contiennent un second dialogue avec Séleucus
et, de plus, un dialogue spécial sur la quantité.
Les monuments de la philosophie au ive siècle
sont trop peu nombreux pour qu'il ne soit point
à désirer de voir reproduire ceux-là. La traduc-
tion de Félicien suffit pour prouver que cette
publication ne serait pas sans utilité. B. S.-H.
DIAGORAS de Mélos, un sophiste qui s'est
rendu célèbre par son athéisme, passe pour avoir
été le disciple et l'affranchi de Démocrite. Il
commença par écrire des dithyrambes en l'hon-
neur de l'Esprit et du Destin, mais trompé par
un dépositaire infidèle, qui demeura impuni, il
cessa de croire aux dieux et tourna en dérision
le culte qu'on leur rendait. A Samothrace, quel-
qu'un lui citait comme démonstration de la
Providence, le grand nombre d'offrandes faites
aux dieux Cabires, par les navigateurs échappés
du naufrage. « Que serait-ce, répondit-il, si tous
ceux qui ont péri avaient pu apporter les leurs?»
A Athènes, en compagnie d'Alcibiade et d'autres
jeunes gens, il osa contrefaire les cérémonies
d'Eleusis : c'était se perdre infailliblement. On
l'accusa devant les tribunaux : 1" d'avoir pi-
les mystères sacrés des grandes déesses; 2°
voir divulgué ces mystères; d'avoir détourné ses
amis de s'y faire initier. Diagoras prit la fuite '•
il y allait de sa vie. En la xcie olympiade, entre
les années 416 et 412 avant notre oro. fut rendu
DIGE
— 387 —
DIDE
et gravé sur la pierre le décret qui le déclarait
coupable et mettait sa tête à prix. Diagoras mou-
rut paisiblement à Corinthe , ou il s'était retiré.
Quelques critiques, Pères de l'Église pour la
plupart, ont insinué que Diagoras n'avait peut-
être pas nié Dieu, mais seulement les dieux po-
pulaires. Cette interprétation, qui ferait de l'af-
franchi de Démocrite un martyr de la vérité
comme Anaxagore et comme Socrate, a contre
elle le texte formel de Cicéron (de Nat. Deor.}
lib. I, c. i).
Les seuls auteurs à consulter sont : le Sco-
liaste d'Aristophane (Oiseaux, v. 1073), qui donne
le décret porté contre Diagoras ; — Sextus Em-
piricus, Adv. Phys., lib. IX, c. lui;. Hypot.
Pyrrh., lib. III, p. 218; — Cicéron, de Nat.
Deor., passim; — Valère-Maxime, liv. I, c. i.
X.
DIALLÈLE, et non pas Dialèle, comme on
l'écrit quelquefois (de 5i' à/'/r.Àa, l'un par l'au-
tre). Ce terme, tout à fait grec, répond parfai-
tement à notre mot cercle. 11 sert à désigner le
paralogisme où l'on tombe quand on fait entrer
dans une définition le mol même qu'il s'agit de
définir, ou un autre qui en dérive immédia-
tement : par exemple, la bonté c'est ce qui fait
qu'un être est bon, ou bien lorsqu'on veut dé-
montrer l'une par l'autre deux propositions qui
ont également besoin de preuve. Malebranche
nous offre un exemple célèbre de cette manière
de raisonner, lorsqu'il veut démontrer l'existence
des corps par la révélation, oubliant que la ré-
vélation suppose elle-même l'existence des corps,
puisqu'elle ne peut se communiquer à nous que
par les livres et par l'organe de certains hommes.
Avant de recevoir cette signification générale, et
de passer dans la langue ordinaire de la logique,
le mot diallèle a été employé dans un sens par-
ticulier par les sceptiques de l'antiquité. Ils l'ap-
pliquaient à la science elle-même, qu'ils regar-
daient comme impossible, sous prétexte qu'elle
est condamnée à tourner éternellement dans un
cercle : car, disaient-ils, il n'y a pas de science
sans démonstration; or toute démonstration re-
pose en dernière analyse sur certains principes
qui eux-mêmes ne peuvent pas être démontrés
et que, dans notre impuissance, nous regardons
comme évidents par eux-mêmes. Voy. Agrippa,
Pyrrhon. Scepticisme, etc.
DIBATIS. Terme de convention mnémonique
par lequel les logiciens désignaient un des modes
de la quatrième figure du syllogisme.
Voy. la Logique de Port-Royal, 3e partie, et
l'article Syllogisme.
DICÉARQTJE de Messine, disciple d'Aristote,
florissait vers 320 avant J. C. 11 partageait l'opi-
nion d'Aristoxène sur la nature de l'âme; c'est-
à-dire qu'il la faisait résulter de l'harmonie des
éléments, de l'ensemble des formes et des fonc-
tions du corps. Le mouvement organique était
considéré comme le principe de cette harmonie.
L'âme et la raison, selon Dicéarque, ne sont rien
de réel, rien qui ait une existence propre ; mais
un certain état du corps, un certain mouvement
engendré par la combinaison des divers éléments
physiques, dès l'instant où la nature les a réunis.
Il ne pouvait donc pas admettre, et il rejette en
effet le dogme de l'immortalité de l'âme. Mais à
peine est-il nécessaire de dire que ce n'est pas
ainsi que pensait Aristote lorsqu'il faisait de
l'âme la forme du corps animé. La forme ou l'en-
téléchie dont parle le chef du Lycée n'a rien de
commun avec ce grossier matérialisme (voy.
Aristote et Péripatétisme).
Malgré ces opinions, qui ne laissent plus sub-
sister aucune distinction entre l'âme et le corps,
Dicéarque admettait la possibilité de la divi-
nation, tout en soutenant qu'il vaut mieux igno-
rer l'avenir que de le connaître.
Dicéarque n'est pas seulement connu comme
philosophe; il s'est fait aussi une réputation dans
les autres sciences. Il est le premier qui ait
introduit la géographie dans le cercle des études
de son école. On lui attribue de vastes connais-
sances historiques, et, si nous en croyons Suidas,
il avait écrit sur la république de Sparte un ou-
vrage qu'une loi ordonnait de lire chaque année,
dans le palais des éphores, en présence des
jeunes gens.
Les opinions de Dicéarque sur la nature de
l'âme étaient exposées dans deux ouvrages, tous
deux sous la forme de dialogues et divisés en
trois livres : l'un était intitulé les Corinthia-
ques, et l'autre les Lesbiaques. Entre beaucoup
d'autres livres attribués à sa plume, nous citerons
encore les Vies des Hommes illustres, où Dio-
gène Laërce a beaucoup puisé. Les fragments
qui nous restent de Dicéarque ont été recueillis
et publiés par H. Estienne, avec des notes de
Casaubon, in-8, Paris, 1589; par D. Heinsius,
2 vol. in-f°, Leyde, 1613; par Dodwel, de Di-
cearcho ejusque fragmentis; dans le recueil de
Hudson : Geographiœ veteris scriptores grœci
minores, 4 vol. in-8, Oxford, 1698-1712. Consultez
Ravaisson, Essai sur la métaphysique d'Aris-
tote, tome II, Paris, 1837-46, in-8; Bayle. Dic-
tionnaire historique, art. Dicéarque. J. T.
DIDEROT. Il est impossible de parcourir la
volumineuse collection des œuvres de Diderot,
sans être frappé de la supériorité de cet esprit
vraiment universel, et sans le placer tout d'abord
fort au-dessus de sa réputation. Cette impression
favorable est devenue générale en France, depuis
qu'une nouvelle édition a répandu la connais-
sance des idées de ce célèbre écrivain. Ce n'est
pas, du reste, que Diderot ait été méconnu de
ses contemporains. Sans parler des éloges en-
thousiastes dont le comblèrent ses amis et ses
admirateurs passionnés, les plus grands esprits
du xvme siècle ont rendu hommage à l'immense
activité de son esprit et à la prodigieuse variété
de ses connaissances. Rousseau disait de Diderot
à Mme d'Épinay : « C'est un génie transcendant
comme il n'y en a pas deux dans ce siècle. »
« J'attends avec impatience, écrivait Voltaire à
Thieriot, les réflexions de Pantophile Diderot sur
Tancrcde. Tout est dans la sphère d'activité de
son génie; il passe des hauteurs de la méta-
physique au métier d'un tisserand, et de là il va
au théâtre.... C'est peut-être le seul homme ca-
pable de faire l'histoire de la philosophie. »
Cette universalité de connaissances, et cette
incomparable activité d'esprit, expliquent l'ad-
miration des contemporains, et l'indifférence de
la postérité. Les contemporains ont vu Diderot à
l'œuvre. Ils ont assisté au grand travail de YEn-
cyclopédie, commencé par d'Alembert et Diderot,
et terminé par les efforts de Diderot abandonné à
lui-même. Ils ont entendu cette parole puissante
et inspirée qui embrassait tout dans ses fécondes
digressions, histoire, érudition, arts, sciences et
philosophie, et dont ses écrits, toujours pleins
de verve, et étincelants de vues originales et
profondes, ne sont qu'un écho fort affaibli. C'est
dans ces brillantes causeries de salon que Di-
derot laissait échapper, comme au hasard et en
abondance, des pensées sur toute matière, supé-
rieures à tout ce que renferment les traités ex
profcsso, et qu'on admirait tour à tour la sub-
tilité du métaphysicien, la finesse et la profon-
deur du critique, la précision du savant, l'élo-
quence de l'orateur. Que nous est-il resté de tout
cela? Beaucoup d'essais et de digressions, et pas
un livre. L Encyclopédie atteste l'immense savoir
DIDE
— 388 —
DIDE
eila prodigieuse activité de Diderot; mais il ne
faut y chercher ni l'originalité de son esprit, ni
les doctrines qui lui sont propres. La prudence
faisait un devoir aux auteurs de ce grand ouvrage,
de n'y rien publier de contraire a la religion et
aux croyances communes. Malheureusement pour
la gloire de Diderot, la postérité ne connaît que
les livres. Quel que soit le génie d'un homme,
quelque influence et quelque prestige qu'il ait
exercés sur ses contemporains, s'il n'a pris soin
de recueillir toute sa pensée et de concentrer
tout son talent dans une œuvre complète, il ira
se confondre, se perdre dans la foule des esprits
d'un mérite secondaire : Diderot en est un frap-
pant exemple. Ce critique profond et novateur
qui a créé l'esthétique des beaux-arts et inventé
le drame, est moins populaire que le Batteux,
Marmontel et Laharpe; ce métaphysicien qui,
dans ses lettres sur les aveugles et les sourds-
muets, a frayé la route à Condillac et à tous les
idéologues du xvine siècle, obtient à peine une
mention dans l'histoire de la philosophie, où
tant d'esprits médiocres occupent une large
place.
Après la nouvelle publication des œuvres de
Diderot, après tout ce qui a été dit en sens con-
traire par les panégyristes et les détracteurs de
ce rare esprit, il ne s'agit plus d'accuser ni de
réhabiliter Diderot, mais de le faire connaître,
et surtout de rechercher s'il n'y a pas au fond de
tous ses écrits une pensée générale, dont il
poursuit le développement à travers toutes ses
digressions de penseur et ses fantaisies d'écri-
vain. On a beaucoup reproché à Diderot le va-
gue, l'incertitude et l'incohérence de ses idées.
Voltaire disait, en parlant de l'esprit de Diderot :
« C'est un four où rien ne cuit. » Peut-être suf-
firait-il d'une analyse rapide de ses ouvrages,
pour démontrer, au contraire, la simplicité, la
fixité et l'enchaînement systématique de ses
idées.
Diderot n'a point laissé de doctrine proprement
dite en métaphysique, comme Locke et Con-
dillac; mais la vigueur de son esprit et l'origi-
nalité de ses vues percent dans tous ses écrits
sur cette matière. La Lettre sur les aveugles
contient des observations neuves et profondes
sur la métaphysique des aveugles, et sur l'impos-
sibilité que l'œil puisse s'instruire et s'expéri-
menter de lui-même, sans le secours du toucher.
C'est dans cette lettré que Diderot a fait ressortir
le premier la connexion des systèmes de Ber-
keley et de Condillac, et comment la doctrine
de la sensation conduit à l'idéalisme absolu, qui
nie toute réalité extérieure. « Selon l'un et
l'autre, dit Diderot, et selon la raison, ces termes
essence, matière, substance, etc., ne portent
guère par eux-mêmes de lumière dans notre
esprit; d'ailleurs, remarque judicieusement i'au--
teur de l'essai sur Vorigine des connaissances
humaines, soit que nous nous élevions jusqu'aux
cicux, soit que nous descendions jusque dans les
abîmes, nous ne sortons jamais de nous-mêmes;
et ce n'est que notre propre pensée que nous
apercevons : or c'est là le résultat du premier
dialogue de Berkeley, et le fondement de tout
son système. » Dans la Lettre sur les sourds et
muets, Diderot considère l'homme distribué en
autant d'êtres distincts et séparés qu'il a de
sens, et donne ainsi le premier exemple de cette
méthode analytique, appliquée plus tard avec
plus de suile, de détail et de précision, par Con-
dillac, dans le Traité des sensations. Ce mor-
ceau est plein de remarques fines et profondes
sur le principe métaphysique des inversions dans
les langues, sur la distinction de l'ordre naturel
et de l'ordre logique de nos idées. Diderot y
montre fort bien roinment les inversions, tou-
jours contraires à l'ordre logique, sont le plus
souvent très-conformes à l'ordre naturel de nos
idées. Il est peut-être le seul métaphysicien de
son temps qui n'ait point confondu la marche de
la nature avec celle de l'analyse scientifique ou
grammaticale, et qui n'ait point imagine; avec
Condillac et toute son école, de faire débuter
l'esprit par le simple et l'abstrait : « Notre âme,
dit-il, est un tableau mouvant, d'après lequel
nous peignons sans cesse. Nous employons bien
du temps à le rendre avec fidélité; mais il existe
en entier et tout à la fois : l'esprit ne va pas à
pas comptés comme l'expression. »
On sait que Diderot se faisait gloire d'être
athée et matérialiste. Mais on se fait générale-
ment une fausse idée de sa doctrine. Il vécut
dans un temps où l'esprit philosophique, désa-
busé de la spéculation par le discrédit des sys-
tèmes, et enivré des procédés de l'expérience
par le spectacle des progrès des sciences physi-
ques et naturelles, perdit tout à fait le sens des
hautes vérités métaphysiques et morales, et re-
légua parmi les questions chimériques tous les
problèmes relatifs à Dieu, à l'àme humaine et à
sa destinée future. Quelques métaphysiciens,
comme Locke, Condillac et Bonnet ; quelques
écrivains, comme Rousseau et Voltaire, tout en
professant la doctrine généralement admise sur
l'origine de nos idées, reconnurent l'existence
de Dieu et la spiritualité de l'âme plutôt au nom
du sens commun que de la science. Les autres,
plus conséquents et plus fidèles à l'esprit géné-
ral de la philosophie de ce siècle, proclamèrent
hautement l'athéisme et le matérialisme. Dide-
rot fut de ce nombre ; mais l'originalité, et on
pourrait dire la grandeur des conceptions sur
lesquelles il établit sa doctrine, la verve et l'en-
thousiasme avec lesquels il la développa, lui mé-
ritent une place à part parmi les athées et les
matérialistes. Diderot partagea le mépris de son
siècle pour toutes les vérités spéculatives, et ne
voulut rien voir au delà de l'expérience ; mais
au moins il comprit la nature active et vivante
de la réalité sensible. Il fit justice de l'absurde et
stérile hypothèse cartésienne, qui réduit l'es-
sence de la matière à l'étendue, et explique par
la pure mécanique tous les mouvements de la
nature ; il reconnut partout, comme Leibniz,
sous l'apparence de l'inertie matérielle, la force
et la vie. La nature entière lui apparut, non
comme une immense collection d'atomes dont
les diverses combinaisons par le mouvement
produiraient la figure, la vie, la couleur et tou-
tes les propriétés qui affectent nos sens, mais
comme un grand foyer d'activité et de vie, dont
le rayonnement produit tout ce que nous voyons.
« Le corps, selon quelques philosophes, est, par
lui-même, sans action et sans force ; c'est une
terrible fausseté, bien contraire à toute bonne
physique, à toute bonne chimie: par lui-même,
par la nature de ses qualités essentielles, soit qu'on
le considère en molécules, soit qu'on le considère
en masses, il est plein d'activité et de force. » Et
plus loin: «La force qui agit sur la molécule s'é-
puise ; la force intime de la molécule ne s'épuise
point : elle est immuable, éternelle. Ces deux for-
ces peuvent produire deux sortes de iiisus: la pre-
mière, un 7iisus qui cesse; la seconde, un ni-
sus qui ne cesse jamais: donc, il est absurde de
dire que la matière a une opposition réelle au
mouvement. » {Principes philosophiques sur
la matière et le mouvement.) Il faut voir avec
quelle verve et quel appareil de science physio-
que il expose sa doctrine matérialiste, dans
le Rêve de d'Alembert. Il nie l'âme proprement
dite, en tant qu'être distinct et séparé du corps;
DIDE
389
DTDE
mais il considère le principe du corps, la ma-
tière, comme un être essentiellement actif et vi-
vant ; il en fait une sorte d'âme de la nature.
Celte hypothèse est loin, sans doute, d'expliquer
Fhomme tout entier ; mais si elle laisse en de-
hors la vie morale et intellectuelle, la pensée et
la volonté, elle explique la vie sensible et ani-
male ; ce que ne fait même pas le matérialisme
ordinaire. Diderot ne concevait pas seulement la
8 matérielle qui fait le fond de lu nature
comme une simple collection de forces ; il se la
représentait comme un grand tout dont les di-
verses parties correspondent et conspirent en-
semble.
L'unité de la nature ne lui était pas moins
évidente que la force et l'activité de la matière.
Cette manière de considérer et d'expliquer le
monde touche au panthéisme ; non point au
panthéisme idéaliste qui absorbe l'univers en
Dieu, mais au panthéisme naturaliste qui ab-
sorbe Dieu dans le monde. Aussi ne doit-on pas
s'étonner d'entendre l'athée Diderot s'écrier
{Pensées philosophiques) : « Les hommes ont
banni la Divinité d'entre eux ; ils l'ont reléguée
dans un sanctuaire ; les murs d'un temple bor-
nent sa vue ; elle n'existe point au delà. Insen-
sés que vous êtes ! détruisez ces enceintes qui
rétrécissent vos idées ; élargissez Dieu; voyez-le
partout où il est, ou dites qu'il n'est point. »
Si l'esprit vaste et fécond de Diderot subit
l'influence de la philosophie de son siècle, au
point de rester fermé au monde métaphysique,
son âme était trop grande et trop libre pour
s'enchaîner à la morale étroite et mesquine de
l'intérêt bien entendu. Il n'avait qu'à consulter
sa propre nature, pour s'assurer que le principe
d'Helvétius ne suffisait point à rendre compte
de tous les actes de la vie de l'homme. Il ne voit
dans la morale chrétienne et dans toute morale
idéaliste qu'un absurde ascétisme faisant violence
à la nature. Sa loi, son idéal, c'est la nature.
Tout ce qui la dépasse lui semble chimérique et
arbitraire. Mais, d'un autre côté, il veut la na-
ture complète ; il la veut avec toutes ses faibles-
ses, mais aussi avec toute sa force, sa bonté et
sa fécondité. Il glorifie les passions et prêche
l'amour du plaisir ; mais en même temps il cé-
lèbre les nobles affections, les sentiments purs,
l'enthousiasme et le dévouement. Cette morale
n'est point la vraie, sans doute; que peut la na-
ture, même avec toutes les inspirations de la
sensibilité et de l'imagination, si elle n'est point
éclairée par un rayon de cette lumière qui vient
d'un monde supérieur? Que peut la nature sans
l'idéal ? Et pourtant mieux vaut encore la na-
ture simple mais vraie, aveugle mais riche, ca-
pricieuse mais puissante, que la triste loi de l'in-
térêt. Il est curieux d'entendre Diderot rétablir
et relever la nature humaine, mutilée et abais-
sée par Helvétius. A ce philosophe exaltant le
hasard et le montrant partout comme le prin-
cipe du génie, Diderot répond: « Les hommes de
génie sont, ce me semble, bientôt comptés, et
les accidents stériles sont innombrables. C'est
que les accidents ne produisent rien : pas plus
que la pioche du manœuvre qui fouille les mi-
nes de Golconde ne produit le diamant qu'elle
en fait sortir.... Homme de génie? tu t'ignores
si tu penses que c'est le hasard qui t'a fait; tout
son mérite est de t'avoir produit. Il a tiré le ra-
deau qui te dérobait à toi-même et aux autres le
chef-d'œuvre de la nature. » Commentaire phi-
losophique sur le livre d'Helvétius. Cet ouvrage
n'a point été publié complètement dans la col-
lection des Œuvres de Diderot. 11 n'est connu
que par les fragments qu'en cite Naigeon dans
sa Notice sur la vie et les ouvrages de Diderot.
Dans ce commentaire, Diderot met en question
le principe de toute la métaphysique d'Helvétius
et de Condillac, que sentir, c'est juger. « Le
stupide sent, mais peut-être ne jug'e-t-il pas.
L'être totalement privé de mémoire sent, mais
il ne juge pas. Le jugement suppose la compa-
raison de deux idées. La difficulté consiste à sa-
voir comment se fait cette comparaison. »
Diderot ne pense pas avec Helvétius que la
douleur et le plaisir physiques soient les seuls
principes des actions de l'homme. « Sans doute
il faut être organisé comme nous et sentir pour
agir ; mais il me semble que ce sont là les con-
ditions essentielles et primitives, les données
sine qua non, mais que les motifs immédiats et
prochains de nos aversions et de nos désirs sont
autre chose.... Comment résoudrez-vous, en der-
nière analyse, à des plaisirs sensuels, sans un
pitoyable abus des mots, ce généreux enthou-
siasme qui les expose (les philosophes) à la perte
de leur liberté, de leur fortune, de leur honneur
même et de leur vie? »
Diderot ne s'occupa de métaphysique et de
morale qu'accidentellement. Son génie et son
goût le portaient surtout vers la critique de la
poésie et des beaux-arts. Dans ces études, Dide-
rot n'a point d'égal. Sa critique sait unir aux
vues philosophiques les plus élevées une science
profonde du technique et un sens exquis des
beautés de détail. Quelle vérité d'analyse, et
quelle verve d'expression dans ses articles sur
les salons! Quelle connaissance de l'antique, et
quel sentiment du vrai et du naturel ! Une seule
chose manque à cette critique incomparable, le
sentiment de l'idéal. C'est toujours la même
muse qui inspire Diderot dans l'étude des beaux-
arts, comme en morale et en métaphysique; et
malheureusement cette muse ne descend pas du
ciel. Personne n'a au même degré que Diderot
le sentiment de la nature et de la réalité; mais
ce sentiment, si profond et si exquis qu'il soit,
ne doit point exclure le sens de l'idéal. L'insuf-
fisance du principe de la critique de Diderot se
révèle surtout dans ses essais de réforme drama-
tique. Il serait sans doute injuste d'en juger
par les compositions de l'auteur; car, bien qu'il
se soit cru une vocation sérieuse pour le théâ-
tre, il est évident qu'il était dépourvu du génie
dramatique. Ses drames manquent d'intérêt, de
mouvement et d'intrigue ; la causerie et la dé-
clamation y remplacent l'action. 11 n'avait vrai-
ment que le génie du dialogue; et, si son genre
eût prévalu, les grandes passions et les grands
mouvements dramatiques eussent disparu de la
scène, et le drame eût dégénéré en conversation
de salon. Mais quand la théorie dramatique de
Diderot eût eu à son service le génie d'un Shak-
speare, elle ne pouvait produire une œuvre
d'art vraiment belle. Non que la réforme de Di-
derot ne soit d'une profonde vérité ; il a eu rai-
son d'invoquer la nature et la liberté dans un
temps où le sentiment du naturel se perdait
tout à fait, et où le génie dramatique se trou-
vait à l'étroit dans les règles d'Aristote. La tra-
dition classique avait épuisé son mouvement. Il
fallait que la poésie et l'art s'engageassent dans
des voies nouvelles, sous peine de dégénérer en
stériles et froides imitations des chefs-d'œuvre
du grand siècle. Diderot pressentit le premier
cette nécessité de transformation ; il comprit
que l'esprit littéraire périssait faute d'air et
d'espace, et voulut tout émanciper et tout élar-
gir, la poésie et l'art aussi bien que la vertu et
Dieu. Mais il oubliait, comme les artistes et les
critiques de nos jours qui ont embrassé ses
idées, que le sentiment de l'idéal est le principe
de toute œuvre d'art, et que la poésie et les
DIET
390 —
DIEU
beaux-arts, comme la morale et la métaphysi-
que, puisent leurs inspirations à une source
plus ('levée que l'expérience.
Quoi qu'il en soit, la réforme de Diderot, peu
6e d'abord en France, fut accueillie avec ar-
deur au delà du Rhin par de grands esprits.
iing en développa les principes dans sa dra-
maturgie, et le Père de famille devint le modèle
de ses compositions dramatiques. Or, Lessing
est considéré en Allemagne comme le créateur
de la logique esthétique. Gœthe admira et aima
p irticulièrement le génie de Diderot. Cet en-
gouement sincère et constant n'est point un
simple caprice du grand poète; il s'explique par
une profonde identité de génie et de doctrine
des deux penseurs. Un même sentiment vivait
au fond de leur âme ; un même principe domi-
nait toutes leurs théories et toutes leurs compo-
sitions, à savoir, le culte de la nature et de la
réalité. L'esprit de Gœthe, plus profond et plus
étendu que celui de Diderot, mesura dans tout
son essor, et scruta avec une égale curiosité les
profondeurs du monde physique et celles du
monde moral. Il comprit tout, mais il aima sur-
tout la nature; il eut plutôt l'imagination que
le sentiment de l'idéal. Cette âme sceptique et
froide en apparence, à laquelle on a reproché
d'expliquer et d'accepter tout, le bien et le mal,
le dévouement et l'égoïsme, l'ordre et le désor-
dre, voit la réalité si grande et si belle, qu'elle
la confond avec l'idéal. Elle l'explique et l'ac-
cepte, non pas par résignation, mais avec admi-
ration et amour. Elle n'est froide et indifférente
qu'en face des abstractions métaphysiques, qui
mutilent la réalité au profit d'un système; mais
quand elle se retrouve en présence de la nature
et de la réalité, elle reconnaît son Dieu, et l'a-
dore avec passion. Au fond, il en est du scepti-
cisme de Gœthe comme de l'athéisme de Dide-
rot; il y a trop de bonté chez l'un pour un
sceptique, et trop d'enthousiasme chez l'autre
pour un athée. Ils ont tous les deux le culte de
la nature et la foi du panthéisme.
Cette courte analyse suffit pour montrer l'u-
nité de la pensée de Diderot dans tous ses tra-
vaux. Métaphysique, morale, critique des beaux-
arts, compositions dramatiques, tout porte l'em-
preinte d'un même sentiment et d'un même es-
prit. Diderot ne connaît qu'un Dieu en métaphy-
sique, qu'une loi en morale, qu'une règle en
esthétique, la nature, la nature dans toute sa
force et dans toute sa grandeur, mais aussi
dans toute sa simplicité ; la nature sans fard,
mais sans idéal. Les œuvres de Diderot ont été
recueillies et publiées par Naigeon, Paris, 1798,
15 vol. in-8 ; une édition plus complète, Paris,
1821, 22 vol. in-8, contient les Mémoires de
Naigeon sur Diderot; enfin on a publié depuis
des Mémoires et Œuvres inédites, Paris, 1830 et
1834, 4 vol. in-8. M. Damiron a publié un Mé-
moire sur Diderot dans le tome XXI du Compte
rendu des séances de i 'Académie des sciences
morales et politiques. Voy. l'article Encyclopé-
die. E. V.
DIETZ (Jean-Chrétien-Frédéric), né en 1765, à
Wetzlar, dans le gouvernement de Coblentz,
fut successivement sous-directeur et directeur
d'écoles, pasteur à Ziethen, près de Ratzebourg.
li est connu par la publication d'un assez grand
nombre d'ouvrages philosophiques, dans l'esprit
du kantisme. Ces ouvrages sont: Antilhéétèle,
ou Examen du stjxlrinr pliilnsophii/ue de Tiede-
mann dans son Théétètc, in-S, Rostock et Leip-
zig, 1798; — Réponse aux lettre* idéalisées de
Ticdemann, in-8, Golha, 1801; — La philoso-
phie et le philosophe envisagés, du véritable
point de vue, etc., in-8, Leipzig, 1802; — .Sur
la science, la foi, le mysticisme et le scepticisme,
in-8; Lubeck, 1808. — Dietz a fait paraître dans
les journaux un grand nombre d'antres petits
écrits sur la philosophie, la philologie, la péda-
gogie et le théâtre. J. T.
DIEU. Ce nom est écrit dans toute la nature;
mais il n'apparaît nulle part en traits aussi lisi-
bles et aussi purs que dans le cœur, dans la
pensée et, par conséquent, dans les institutions
de l'homme. On le rencontre dans toutes les
langues, si incultes et si barbares qu'elles puis-
sent être, à l'origine et dans l'histoire de tous
les peuples, en tête de tous les codes, dans les
œuvres de l'artiste, dans les chants du poète,
aussi bien que dans la bouche du prêtre et dans
les méditations du philosophe. Cependant il ne
faut point s'y méprendre : quoique l'idée de
Dieu soit tellement naturelle à notre esprit
qu'elle semble se produire d'elle-même dans nos
paroles et dans nos œuvres, elle est obligée de
subir la condition commune de toutes nos idées
et de toutes nos connaissances; elle ne se déve-
loppe, elle ne s'éclaire que par la réflexion, que
par l'observation attentive du monde extérieur
et de nos propres facultés, que par un complet
et libre usage de notre raison, où, comme nous
espérons le démontrer bientôt, elle a son fonde-
ment et son origine. Sans doute il est arrivé
plus d'une fois que la réflexion, que la spécula-
tion philosophique, s'appuyant sur une base er-
ronée ou insuffisante, a produit un résultat
tout à fait opposé, et, au lieu de lui donner plus
de force, a révoqué en doute la première et la
plus importante de toutes les vérités; mais si
l'on détourne les yeux d'un petit nombre de sys-
tèmes dont l'ascendant fut toujours très-limité,
pour les porter sur l'histoire de l'esprit humain,
on verra avec quelle lenteur l'idée de Dieu, obs-
curcie par l'imagination et par les sens, a triom-
phé peu à peu des plus monstrueuses supersti-
tions. Qui oserait dire que le matérialisme de
Démocrite et d'Épicure, que le scepticisme de
Protagoras ou de Pyrrhon ont eu des effets plus
funestes que le culte de Moloch, de Vénus As-
tarté, et de tant d'autres divinités non moins
horribles, qu'une suite innombrable de généra-
tions a honorées par la folie, le meurtre et la
débauche? En revanche, il est incontestable que
les premières lueurs qui ont éclairé cette nuit
épaisse du paganisme sont parties de la philoso-
phie. On ne peut, sans un aveuglement obstiné,
refuser à Pythagore, à Anaxagore, à Socrate, à
Platon, la gloire d'avoir fait connaître à l'Italie
et à la Grèce l'existence d'un seul Dieu, pur es-
prit, architecte et providence du monde ; et avec
quelque sévérité qu'on juge les philosophes
leurs contemporains ou leurs successeurs, on ne
peut s'empêcher, à part quelques exceptions, de
placer leurs doctrines bien au-dessus des gros-
sières croyances de la multitude. Le même fait
s'est reproduit dans l'Inde, dans la Chine, et
partout où une science indépendante, unique-
ment fondée sur l'observation et sur la raison,
s'est constituée à côté de l'autorité religieuse.
On peut dire, sans rien ôter à la grandeur delà
mission du christianisme, que, dans le temps où
l'Évangile a été prêché aux nations, la religion
aie était déjà vaincue par la philosophie, et
n'offrait plus aux regards des païens eux-m
qu'un fantôme impuissant.
Mais avant de demander à la raison, ei à la
plus haute expression de la raison, à li
le idée nous devons nous faire de la
nature de Dieu, il faut que nous sachions sur
quelle! prem es nous croj ons à son existence ; il
laut de plus, que nous connaissions l'histoire de
ces preuves, que nous en ayons l'ait l'inventaire
DIEU
— 391
DIEU
exact, que nous soyons parvenus à en déterminer
l'origine, la portée et la valeur; et avant d'a-
border ce second problème, nous en avons encore
un autre à résoudre, dont l'importance se fait
surtout sentir de notre temps, où, tantôt au nom
du scepticisme, tantôt au nom de la foi, on con-
teste à la raison le privilège de nous découvrir
l'existence du premier Être : nous sommes obli-
gés de rechercher si. en général, une démonstra-
tion de l'existence de Dieu est possible, et dans
quel sens, sous quelles conditions elle est pos-
sible.
1° Lorsqu'on demande si l'existence de Dieu
peut être démontrée, il faut mettre hors de cause
l'intelligence humaine, prise en général et dans
l'ensemble de ses facultés; en un mot, il faut
écarter le scepticisme ; autrement la question n'a
aucun sens : car, si nous sommes condamnés à
une ignorance irrémédiable de toutes choses, il
est clair que l'existence de Dieu ne sera plus
qu'une hypothèse parmi tant d'autres hypothè-
ses, au nombre desquelles nous devons com-
prendre notre propre existence. Quand nous fai-
sons cette réserve, nous ne désirons pas qu'on
nous fasse grâce des difficultés élevées par le
scepticisme sur le sujet qui nous occupe en ce
moment; nous voulons seulement ne pas nous
éloigner d'une question assez grave et assez in-
téressante par elle-même, en y mêlant hors de
propos le problème plus général et plus compli-
qué de la légitimité des connaissances hu-
maines.
Une autre remarque à faire avant d'entrer
dans le fond du sujet, c'est que, si l'existence de
Dieu ne peut pas être démontrée, ne peut en
aucune manière être établie et reconnue par la
raison, il faut se résoudre à la tenir pour dou-
teuse, ou même à la rejeter complètement. 11
semble que cette proposition soit d'elle-même
assez claire pour n'avoir pas besoin de preuve ;
du moins, c'est ce qui semblait autrefois : car
tous ceux qui prétendaient ne trouver aucune
trace d'un premier être, d'une cause intelligente
du monde, soit qu'ils la cherchassent dans la na-
ture extérieure ou dans leur propre conscience,
ne faisaient point difficulté de se déclarer athées
ou sceptiques. Ceux, au contraire, qui croyaient
en Dieu ne manquaient pas de montrer que rien
n'est plus insensé que de n'y pas croire, et cette
foi, sans laquelle il n'y en a pas d'autre, c'est à
la raison, à toutes les facultés naturelles de
l'homme qu'ils confiaient le soin de la justifier ;
sous ce rapport il n'y a aucune différence entre
les païens et les chrétiens, entre les philosophes
et les Pères de l'Église. Saint Augustin, saint
Anselme de Cantorbéry, saint Thomas d'Aquin,
Bossuet et Fénelon, aussi bien que Socrate. Pla-
ton, Aristote, Leibniz et Descartes, ont fourni
des preuves de l'existence de Dieu, et ne pen-
saient point compromettre leur caractère ou tra-
hir la cause de la religion en montrant que
l'homme, le plus sublime ouvrage de la création,
porte en lui-même, c'est-à-dire dans son intelli-
gence, l'empreinte du Créateur. Un seul homme,
durant ce laps de temps immense, a osé dire
que l'existence de Dieu, si elle n'était enseignée
par la foi, ne pourrait jamais être admise avec
certitude, et que toutes les preuves qu'on en
donne au nom de la raison sont plus ou moins
spécieuses, mais également incapables de pro-
duire la conviction dans une intelligence sévère.
Cet homme, c'est Occam, le défenseur outré du no-
minalisme, le vrai précurseur de l'école sensua-
liste du xvme siècle- et l'opinion qu'il détendait,
il faut le dire, par les arguments les plus déses-
pérés, avait contre elle tout le moyen âge, que
certes on n'accusera pas d'avoir fait une trop
grande part à la raison et au libre examen. Mais
aujourd'hui les choses ont bien changé de face :
ceux qui se piquent de zèle pour la religion, et
dont le devoir est de prémunir les âmes contre
les atteintes du doute, font tous leurs efforts
pour décrier, avec la raison elle-même, les mo-
tifs pour lesquels les hommes ont toujours cru
en Dieu, dans leur âme immortelle et dans la
sainteté de la loi morale, et, selon les circon-
stances, ils adressent le reproche ou d'athéisme
ou de panthéisme à ceux qui défendent les droits
de la raison et la foi universelle du genre hu-
main. En imaginant ce stratagème pour dégoû-
ter l'esprit moderne de la liberté de penser, son
premier élément et son plus impérieux besoin,
ils ont oublié qu'ils abandonnaient la tradition
des plus purs génies de l'antiquité et des temps
modernes, des plus illustres Pères de l'Église,
pour se mettre à la suite du nominaliste, de l'ex-
communié du xive siècle. Ce n'est pas là cependant
qu'est le seul tort de ce système ; il y en a un
autre beaucoup plus grand, celui d'être con-
traire, nous ne dirons pas à la vérité, qui n'est
pas mise en cause, mais à l'intérêt dans lequel
il a été visiblement inventé. En effet, si nous ne
trouvons en nous aucun moyen de nous assurer
que Dieu existe, au nom de qui viendra-t-on
nous parler de révélation et de foi ? Toute révé-
lation ne vient-elle pas de Dieu ? Toute foi vrai-
ment légitime, n'est-ce pas à lui qu'elle s'adresse
et, par conséquent, ne suppose-t-elle pas son
existence déjà connue et démontrée par la rai-
son? Et comment serons-nous capables de l'ai-
mer, de le connaître, de l'adorer, de nous repo-
ser sur lui, si nous n'avons aucune idée de sa
toute-puissance, de sa sagesse, de sa nature en
général ; si enfin les sentiments dont il peut être
l'objet, et que nous éprouvons si souvent à notre
insu, n'ont pas de racine dans nos cœurs? Avec
cela il faudrait que la nature, au lieu de racon-
ter la gloire de Dieu, pour nous servir des ex-
pressions sublimes de l'Écriture, se montrât à
nos yeux sans grandeur, sans harmonie, sans
merveilles, telle qu'elle apparaît précisément
aux athées les plus désespérés. Mais il n'est pas
nécessaire que nous insistions plus longtemps;
on ne persuadera à personne que le scepticisme
soit la première condition de la foi, et que, pour
élever son âme à la connaissance de Dieu, il
faille nécessairement commencer par fermer les
yeux sur tous les faits qui nous attestent son
existence.
11 y a aussi un philosophe moderne d'une im-
mense célébrité, l'auteur de la Critique de la
Raison pure, qui a soutenu, mais dans un tout
autre but et avec une originalité pleine de pro-
fondeur, que la raison est impuissante à démon-
trer l'existence de Dieu. Selon Kant, l'idée que
nous avons de Dieu, en même temps qu'elle est
un produit naturel de notre intelligence, est un
pur idéal qu'aucun effort de raisonnement ne
peut changer pour nous en réalité. Par une
pente irrésistible de notre esprit, nous sommes
portés à donner à l'ensemble de nos connais-
sances, c'est-à-dire de nos perceptions, un carac-
tère systématique et la plus haute unité possi-
ble. C'est pour cela qu'après avoir rattaché les
uns aux autres par certains rapports déterminés
d'avance, par certaines lois inhérentes à notre
entendement et désignées sous le nom de caté-
gories, les divers phénomènes qui se présentent
à nous dans le champ indéfini de l'expérience,
nous voulons encore les subordonner tous à une
condition suprême que nous hypostasions, c'est-
à-dire que nous personnifions dans un être de-
venu dans notre esprit le type de toute perfec-
tion et le principe de toute existence. Mais nous
DIEU
392
DIEU
sommes dans l'impossibilité de savoir si cet être
existe en réalité; car, de l'idée d'une chose à
son existence, à l'objet même que cette idée
nous représente, il y a tout un abîme. En vain
dirons-nous que la notion d'existence est néces-
sairement comprise dans l'idée d'un être souve-
rainement parfait; Kant nous répondra qu'il ne
s'agit pas ici de la notion d'existence, mais de
l'existence elle-même, qui n'ajoute rien à l'idée
que nous pouvons avoir d'un être quelconque et
n'en retranche rien quand elle manque.
Cette opinion de Kant est la conséquence iné-
vitable de son système : on ne saurait la discu-
ter d'une manière approfondie sans faire la cri-
tique du système tout entier ; ce qui nous éloi-
gnerait considérablement de notre sujet et doit
naturellement trouver sa place ailleurs (voy.
Kant). Mais sans nous égarer dans le vaste et
sombre labyrinthe de la métaphysique kan-
tienne, nous ferons deux remarques qui suffiront
parfaitement au but que nous nous proposons
ici. Nous dirons d'abord que Kant n'a pas eu le
courage de persister dans son opinion, et, après
avoir mis en doute l'existence de Dieu avec la
raison elle-même, en tant qu'elle s'exerce dans
le champ de la spéculation, il entreprend de la
démontrer au nom de la raison pratique, dans
l'intérêt et comme une conséquence de la loi mo-
rale. En. d'autres termes : Dieu, considéré
comme l'Etre des êtres, comme la cause et la
providence du monde, est une pure hypothèse
dont la preuve est impossible; mais comme prin-
cipe de toute justice, comme législateur des
êtres libres, comme rémunérateur du bien et du
mal moral, nous sommes obligés de croire en
lui. Il y a là certainement une contradiction, ou
il n'y en a nulle part. Comment croire, en effet,
à cette différence énorme, à cet abîme que Kant
a voulu établir entre la conscience morale, ou,
comme il l'appelle, la raison pratique et la rai-
son théorique ou spéculative? N'est-ce pas la
même raison, n'est-ce pas le même esprit qui
s'exerce à la fois dans le champ de la pratique
et dans celui de la spéculation, qui découvre les
lois de la volonté et celles de la pensée, la rè-
gle du bien et du juste, et les conditions du
vrai, enfin ce qui doit être dans l'ordre mo-
ral et ce qui est dans l'ordre naturel ou méta-
physique? Aussi n'est-il pas difficile de s'aper-
cevoir que l'idée de Dieu, telle qu'elle est admise
par Kant, suppose tous les principes réunis de la
raison humaine, ceux qui servent à la spécula-
tion comme ceux qui dirigent nos actions et nos
mœurs. Si le souverain juge, chargé de réa-
liser l'harmonie nécessaire de la vertu et du
bonheur, n'est pas en même temps le souverain
Être, le principe nécessaire et la cause toute-
puissante de tout ce qui existe, il est encore moins
qu'une hypothèse, il est une pure chimère; mais
alors la notion de l'Être nécessaire, les idées
de substance et de cause ne sont donc pas, comme
le philosophe allemand le prétend, des formes
purement subjectives ou de simples lois de la
pensée, applicables seulement aux phénomènes
de l'expérience, et condamnées par elles-mêmes
à une complète stérilité, c'est-à-dire incapables de
nous donner la moindre connaissance? Ainsi il
n'y a pas de milieu : ou la raison humaine prise
dans son ensemble, considérée sans restriction
et sans réserve, peut nous convaincre de l'exi-
stence en même temps qu'elle nous donne l'idée
de Dieu; ou cette conviction nous est abso-
lument refusée, quels que soient les facultés
ou les moyens extérieurs que nous appelions à
qi tre aide.
Notre seconde remarque au sujet de l\ml,
c'est que le fond et le dernier mot de son sys-
tème, quand on ne tient pas compte de la con-
tradiction que nous venons de signaler, c'est le
scepticisme universel ; un scepticisme aussi radi-
cal, quoique fondé sur une autre base, que celui
de Hume. En effet, deux éléments, selon la doc-
trine de Kant. concourent à la formation des
connaissances nurnaines : l'un est la sensation,
l'impression qui nous vient du dehors, c'est-à-
dire d'une autre source que de nous-mêmes et
dans laquelle nous jouons un rôle entièrement
passif : c'est ce que Kant a appelé la matière de
la connaissance ; l'autre, au contraire, est tiré
de notre propre fonds, il est l'action même par
laquelle notre esprit recueille et coordonne, afin
de les convertir en notions distinctes, les im-
pressions confuses apportées par les sens. Mais
cette action s'exerce suivant certaines lois natu-
relles et invariables ; elle ne peut établir entre
les impressions qu'elle doit recueillir que des
rapports déterminés et qui, pour ainsi dire, sont
préparés d'avance, qui existent a priori dans
notre entendement : voilà ce qui constitue la
forme de la connaissance. Cette forme peut s'é-
tendre plus ou moins, elle peut s'appliquer à des
faits particuliers ou a l'ensemble des phénomè-
nes de l'expérience, quand nous cherchons, par
un besoin presque irrésistible, à les embrasser
tous dans le cadre d'un même système; mais
son caractère ne change pas, elle n'ajoute rien à
ce que nous savons, elle ne se rapporte à aucun
objet dont nous puissions constater l'existence
elle ne représente que le dessin suivant lequel
nous sommes forces, pour en avoir distincte-
ment conscience, de combiner nos sensations e!
nos impressions. Sait-on maintenant ce que l'on
entend par cette forme si parfaitement stérile, si
peu faite pour nous éclairer sur l'existence et
sur la nature des choses? Ce sont les idées de
temps et d'espace, d'être, de substance, de cause,
d'unité, en un mot les idées universelles et né-
cessaires. S'il est vrai que rien de réel ne cor-
responde aux idées de ce genre, il est clair que
nous ne sommes plus assurés de rien, pas même
de notre propre existence : car ce qui constitue
notre personne, ce que nous appelons notre moi,
ce ne sont pas les phénomènes, ce ne sont pas
les sensations qui se suivent dans notre conscience
sans y laisser la moindre trace; c'est véritable-
ment un être dont l'unité et l'identité sont les
premiers attributs ; c'est une cause parfaitement
digne de ce nom. puisqu'elle ne saurait se con-
cevoir comme telle sans la liberté. Or nous ve-
nons d'apprendre que les notions de cause, d'u-
nité et d'être n'ont aucune valeur par elles-
mêmes et ne sont que de pures formes de la
pensée. Quand on nie la réalité objective de l'es-
pace, condition première de l'extériorité et de
l'étendue, on ne peut pas accorder plus de fo
au monde extérieur. Enfin nous savons déjà c<
qu'il faut penser de l'idée de Dieu et à quel prix
on l'a sauvée du naufrage. Est-ce bien là un
scepticisme complet, et le sceptique anglais,
dont Kant ne desavoue pas l'influence, est-il
arrivé à un autre résultat?
Puisque nous avons parlé de Hume, nous
ajouterons, pour compléter notre pensée, qu'il a
fait pour le compte du sensualisme, dont il est
le logicien le plus accompli et le plus consé-
quent, ce que Kant a fait pour le compte de
l'idéalisme : il a démontré jusqu'à l'évidence que
Lorsqu'on refuse à la raison la connaissance d(
Dieu et les moyens do nous convaincre de son
existence, ce n est pas seulement Dieu qu'on
met en question, sans aucun espoir de revenir à
lui par un autre chemin; mais c'est la raison
elle-même qu'on attaque par la base ; c'est toute
connaissance et toute certitude qui se tri
DIEU
— 393
DIEU
inévitablement compromise. Or, comment le
sensualisme pourrait-il accorder à la raison la
connaissance de Dieu, c'est-à-dire de l'absolu, de
l'immuable, lorsqu'il la conçoitcomme le résultat
exclusif de la sensation, c'est-à-dire comme un
phénomène essentiellement variable et mobile
de sa nature?
On ne sera pas étonné de cette alternative
dans laquelle s'est toujours trouvé l'esprit hu-
main, quand il a été pressé par une logique
sévère, ou de croire que la raison peut nous
instruire de l'existence de Dieu, ou de rejeter
absolument toute connaissance et toute certi-
tude, quand on saura que l'idée de Dieu consti-
tue le fond même, et, si nous pouvons ainsi
parler, la substance de la raison. En effet, l'exis-
tence du souverain Être ne peut pas, comme une
vérité de second ordre, se déduire d'une autre
vérité ; car toute vérité déduite, toute conclusion
a nécessairement moins d'étendue, ou participe
à un moindre degré de la vérité absolue, que
les prémisses dont on la fait sortir. Or, ici il
s'agit de l'absolu lui-même, dans la plus haute
et la plus complète acception du mot, c'est-à-
dire d'un principe au-dessus duquel la logique,
pis plus que la métaphysique, ne saurait rien
concevoir. La conviction rationnelle que Dieu
existe ne peut pas être davantage le résultat
d'une induction. Car comment procède l'induc-
tion? De plusieurs faits particuliers, constatés
par l'expérience, et soumis ensuite au procédé
de la comparaison, elle tire une conclusion gé-
nérale. Sous le rapport de la certitude, il est
évident que cette conclusion ne doit pas être
d'une autre nature que les faits dont elle est
tirée. Les faits sont relatifs et contingents ; donc
elle sera relative et contingente, c'est-à-dire
qu'il n'y a nulle absurdité à supposer qu'elle
peut changer avec les faits eux-mêmes, ou avec
notre manière de les percevoir. Sous le rapport
de l'étendue, il n'est pas moins évident qu'au
delà des limites de l'expérience, elle est sans
autorité et sans valeur ; elle est légitime, sans
doute, pour les faits que nous connaissons, mais
non pour les faits que nous ne connaissons pas ;
par conséquent, si générale qu'elle puisse être,
la conclusion d'un raisonnement inductif est tou-
jours une conclusion provisoire, limitée, qu'au-
cun effort d'intelligence ne peut élever au rang
d'une vérité universelle et nécessaire. Et cepen-
dant qu'est-ce^que Dieu, si nous ne le concevons
pas comme l'Etre nécessaire et le principe uni-
versel de tous les êtres? Si la connaissance de
Dieu ne peut être le résultat ni d'une induction
ni d'un raisonnement déductif, il faut bien qu'elle
résulte immédiatement des principes sur lesquels
s'appuient toutes nos autres connaissances, de
ce qu'on est convenu d'appeler les vérités premiè-
res, les idées fondamentales de la raison. Prenons
pour exemple le principe de causalité, c'est-à-dire
la croyance naturelle et universelle que tout ce
qui commence d'être a une cause. Ce principe,
qu'on ne saurait contester sans mettre en doute
l'évidence elle-même, établit d'une manière im-
médiate, sans le concours d'aucunjugement inter-
médiaire, l'existence d'une cause première qui n'a
pas commencé. Sans doute, si notre esprit s'arrê-
tait là, nous saurions difficilement quelle est la
nature de cette cause, nous serions encore bien
éloignés de l'idée de la providence, de la liberté,
de l'intelligence divine ; mais ce n'est pas un
seul principe de la raison qui peut nous donner
tout entière la connaissance de Dieu, dans les
limites où elle est accessible à notre faible in-
telligence; chacun de ces principes, au contraire,
chacune des idées qui constituent le fonds com-
mun de toutes les opérations de la pensée, nous
représente la nature divine sous un aspect diffé-
rent et, par^ conséquent, très-incomplet. Qu'y
a-t-il donc à faire pour démontrer véritable-
ment l'existence de Dieu? Deux choses, qui,
tout en nous montrant cette vérité comme le
fonds indestructible de la raison humaine et le
patrimoine commun de tous les hommes, laissent
cependant une immense part à la réflexion,
c'est-à-dire à la science, à la philosophie : 1° il
faut signaler la vraie signification, faire com-
prendre toute la portée, toute la valeur méta-
physique des notions premières dont nous ve-
nons de parler, après les avoir dégagées des élé-
ments étrangers qui s'y mêlent, ou de l'influence
inévitable de l'imagination et des sens : 2° il
faut faire voir que toutes ces notions premières
expriment des attributs absolument inséparables
les uns des autres, qu'elles se rapportent, par
conséquent, à une seule et même existence, et
se réunissent, sous peine de se contredire, dans
une idée supérieure, qui est l'idée même de Dieu.
De cette manière, la vérité dont il nous importe
le plus d'être assurés, le dogme sur lequel repose
tout l'ordre moral, ne sera pas le fruit d'un
raisonnement particulier, plus ou moins contes-
table ou contesté ; il sera l'expression de la rai-
son tout entière, nous voulons dire de tous les
principes réunis de la raison ; on ne pourra pas
le mettre en doute, sans être forcé de douter de
soi-même et de tout ce qui est. Ce fait nous
apparaîtra tout à l'heure avec les caractères de
l'évidence, quand nous aurons examiné, dans
leurs rapports et dans leurs principes, les diver-
ses preuves qu'on a données de l'existence de
Dieu.
2° Toutes les preuves de l'existence de Dieu
sont ordinairement partagées en trois classes :
les preuves physiques, la preuve morale et les
preuves métaphysiques. Les premières sont ti-
rées du spectacle de la nature, la seconde du
spectacle de l'histoire, c'est-à-dire des croyances
et des institutions delà société; les dernières se
fondent directement sur la conscience et sur la
raison, sans admettre le concours d'aucun fait
extérieur. Remarquons, avant d'entrer dans plus
de détails, que cette division, consacrée par le
temps, ne laisse rien à désirer et semble avoir
pour seul auteur le sens commun : car il n'y a,
en effet, que la nature, la conscience et l'his-
toire qu'on puisse appeler en témoignage dans
la question qui nous occupe. Aussi la croyons-
nous bien préférable à la division de Kant, d'a-
près laquelle toutes les preuves de l'existence
de Dieu se réduisent à trois, savoir : la preuve
cosmologique, qui de l'existence contingente du
monde, conclut l'existence d'un être nécessaire;
la preuve ontologique, qui, de la seule idée que
nous avons d'un être absolument parfait, con-
clut qu'un tel être existe réellement ; et la preuve
physico-théologique, autrement appelée encore
la preuve téléologique, qui, mettant sous nos
yeux la sublime ordonnance du monde et les
savantes proportions qu'on remarque entre les
facultés [et la fin de chaque être, en déduit la
croyance d'un sage ordonnateur, d'un architecte
invisible : c'est ce qu'on appelle plus vulgaire-
ment l'argument des causes finales. Il est facile
de voir que cette énumération, adoptée, après
Kant, par tous les philosophes allemands, est
très-insuffisante ; elle ne tient pas compte de la
preuve morale, qui a pourtant son importance,
dont la valeur, en tout cas, méritait d'être dis-
cutée, et elle supprime avec le même arbitraire
la plus grande partie des preuves métaphysi-
ques. On a aussi divisé toutes les preuves de
l'existence de Dieu en preuves a priori et preu-
ves a posteriori ; celles-ci appuyées à la fois sur
DIEU
— 394 —
DIEU
le raisonnement et sur les" faits, celles-là exclu-
sivement tirées de la raison. Mais cette classifi-
cation ne se distingue de la première que parce
qu'elle comprend sous une commune dénomina-
tion deux genres de preuves essentiellement dif-
férentes ; nous voulons parler des preuves phy-
siques et de la preuve morale. A présent que
nous sommes assurés d'embrasser dans leur en-
semble toutes les preuves de l'existence de Dieu,
puisque nous savons de quelles sources générales
elles dérivent, nous allons essayer d'en déter-
miner l'usage et la véritable portée, en même
temps que nous en ferons connaître l'origine
historique. Il ne s'agit pas, comme nos lecteurs
ont déjà dû le comprendre, d'en contester un
seul instant la légitimité : nous les croyons toutes
également propres à démontrer l'existence d'un
être supérieur aux êtres contingents et aux forces
aveugles dont cet univers se compose; nous
voulons dire seulement qu'aucune d'elles, consi-
dérée isolément, ne peut nous donner une idée
suffisante de la nature divine, et que, pour arri-
ver à ce dernier résultat, il faut les fondre en
quelque sorte dans une seule et même démon-
stration.
Les preuves physiques sont les plus anciennes
et, sans contredit, les plus puissantes sur l'esprit
du grand nombre. Mais entre ces preuves mêmes
il y a une distinction à établir : celle des causes
finales, qui consiste à démontrer par l'ordre de
l'univers l'existence d'un architecte invisible, a
certainement été connue la première. Nous la
voyons exprimée avec une pompe inimitable
dans le psaume de David (le XIXe) qui commence
par ces mots : Cœli enarrant gloriam Dei. Nous
ia retrouvons sous une forme plus simple et plus
réfléchie dans le dialogue que Xénophon nous
a conservé entre Socrate et Aristodème le Petit.
Après l'argument des causes finales vient celui
du mouvement, par lequel on démontre que, le
mouvement n'étant pas une propriété de la ma-
tière, condamnée par elle-même à l'inertie, et
les causes de ce phénomène ne pouvant pas for-
mer une progression infinie, il est nécessaire de
reconnaître un premier moteur, immobile de sa
nature pendant qu'il meut l'univers. Cette preuve,
plus communément attribuée à Aristote. de qui
elle a passé à tous les philosophes du moyen âge,
se trouve aussi dans le dixième livre des Lois
de Platon. Enfin, si nous tenons compte, non pas
du fond, qui est un principe naturel de la rai-
son, mais de la forme syllogistique sous laquelle
il nous est parvenu, le plus récent de tous les
arguments de ce genre est celui qui nous con-
duit de la contingence du monde à la conception
d'un être nécessaire. Toutefois il est juste de le
faire remonter jusqu'à Aristote, qui, en créant
du même coup la langue et ia science de la mé-
taphysique, a été le premier à déterminer avec
sa précision habituelle les rapports du contin-
gent et du nécessaire, du relatif et de l'absolu,
et cette loi suprême de l'intelligence par laquelle
nous sommes forcés de nous arrêter au premier
terme dans la série des êtres et des causes.
Toutes ces preuves ont le défaut commun de
ne révéler à notre esprit qu'un dieu relatif, uni-
quement fait pour le monde et renfermant dans
le monde toute sa puissance j non le Dieu infini,
lu, moralement parfait, de la raison et de la
conscience. En effet, cet être prétendu nécessaire
que nous concevons à l'occasion des phénomènes
extérieur?, des changements purement i
dont l'univers est le théâtre, n'eël pas autre
e que le sujet même de ces changements ou
la substance invariable du monde, un principe
'ogue à celui que reconnaissaient Straton de
l.ampsaque et l'école stoïcienne. Aussitôt qu'on
prétend parler d'une nécessité réelle et sans
condition, il faut sortir de la sphère de l'obser-
vation sensible ; il faut appliquer le principe
dont il s'agit à tous les phénomènes sans excep-
tion, aussi bien aux phénomènes possibles
qu'aux phénomènes réels ; il faut considérer en
elle-même l'idée du nécessaire, telle que la rai-
son nous la fournit à l'occasion de toute exis-
tence contingente. Mais alors la preuve physique
disparait, pour laisser à sa place un principe
métaphysique. La même réflexion s'applique aux
arguments tirés du mouvement et des causes
finales. 11 y a loin de l'idée d'un premier moteur
et d'un architecte du monde à celle d'un Dieu
créateur; et comment pourrait-on parvenir à ce
dernier résultat, quand la vue ne s'étend pas au
delà de l'ordre général et du phénomène le plus
apparent de la nature ? Il n'y a même aucune
contradiction, quand on reste dans ces limites, à
ne point séparer le moteur et l'architecte de
l'univers du principe qui en forme la substance
immédiate. Tel est effectivement le caractère
des deux systèmes dont nous venons de parler,
et de beaucoup d'autres qui ont substitué à la
place de Dieu une certaine âme du monde.
Pour s'élever jusqu'à l'idée d'un Dieu créateur
et tout-puisssant, principe absolu de l'existence
aussi bien que de l'ordre et du mouvement, il
faut considérer en lui-même le principe de cau-
salité dégagé de toute limite et de toute en-
trave ; il faut, encore une fois, après avoir ob-
servé la nature, dont la grandeur nous éveille
à la réflexion, reporter nos regards sur nous-
mêmes et recueillir le témoignage direct de la
raison. Ainsi les preuves physiques de l'exis-
tence de Dieu ne sont pas seulement insuffisan-
tes ; mais tout ce qu'elles ont de force est em-
prunté des preuves métaphysiques, c'est-à-dire
des principes que la raison nous fournit immé-
diatement et qui brillent de leur propre évidence.
Nous avons peu de chose à dire de la preuve
morale, qui consiste dans le consentement una-
nime et spontané de tous les peuples à recon-
naître une puissance supérieure aux lois de la
nature, même quand cette puissance apparaît à
leur imagination sous les formes les plus maté-
rielles et les plus grossières. Ce fait, qu'on a
cherché en vain à obscurcir par quelques rares
et douteuses exceptions ; ce fait qui éclate,
comme nous l'avons dit en commençant, dans
toutes les institutions de la société et dans toute
l'étendue de l'histoire, démontre très-bien que
la croyance en Dieu a ses fondements dans la
nature de l'homme; mais il nous laisse ignorer
et le caractère et la valeur de ces fondements ;
il ne nous dit pas s'il faut les chercher dans le
sentiment, dans l'imagination ou dans la raison.
Ensuite, si général que puisse être un fait con-
staté par l'expérience, il n'est pas logiquement
démontré qu'il soit à l'abri de toute exception;
il est toujours possible de lui opposer d'autres
faits plus ou moins exacts- tandis que les prin-
cipes de la raison, dont il est la manifestation
extérieure, sont par eux-mêmes universels et
nécessaires. C'est le développement de ces prin-
cipes qui constitue, comme nous l'avons déjà
dit, les preuves métaphysiques.
Les preuves de ce genre sont en plus grand
nombre que les preuves physiques; il y en a
naturellement autant que d'idées nécess
(lins notre intelligence, sans compter celle qui
résulte de la nature de ces idées considi
(fuis leur ensemble, ou du caractère général et
de l'existence même de la raison. Mais comme il
ne s'agit pas ici de dresser une table de i
gories, nous nous en tiendrons aux arguments
qui ont été réellement mis en usage, et nous les
DIEU
— 395
DIEU
exposerons dans Tordre où l'histoire nous les
présente.
Nous connaissons déjà le principe de causa-
lité, qu'on a eu le tort, dans la question de l'exis-
tence de Dieu, d'appliquer exclusivement aux
phénomènes du monde extérieur. La conséquence
immédiate de ce principe, qui nous force à nous
élever au-dessus, non-seulement de tous les phé-
nomènes que nous connaissons, mais de tous les
phénomènes possibles, tant dans l'ordre de la
nature que dans celui de l'intelligence, c'est
l'existence d'une cause véritablement universelle
et infinie, et par là même créatrice : car qu'est-
ce qu'une cause créatrice? C'est celle dont l'ac-
tion ne rencontre point, de limites, par exemple
les propriétés de la matière : c'est celle qui ne
se renferme pas dans un ordre de faits déterminé,
et qui, par une suite nécessaire de son univer-
sité et de son infinitude, ne permet pas à côté
le l'existence d'un autre être ayant en soi sa
raison d'exister et, par conséquent, éternel. En
un mot, l'idée de cause comprise dans toute son
étendue, détruit immédiatement et l'éternité de
la matière et toute espèce de dualisme. Ceux-là
même qui n'en font l'application qu'au monde
extérieur, retendent beaucoup plus loin; car
c'est ainsi que les preuves physiques de l'exis-
tence de Dieu ont acquis sur la plupart des es-
prits une autorité absolue qui, logiquement, ne
leur appartient pas et ne leur a pas été accordée
tout d'abord.
Après le principe de causalité, qui demeure
partout la preuve la plus ancienne et qu'on
trouve implicitement mêlée à toutes les preuves
suivantes, vient la corrélation du contingent et
du nécessaire, ou, comme on l'appelle encore, du
relatif et de l'absolu, de l'essence et de l'accident;
non pas telle que nous l'avons rencontrée tout à
l'heure, renfermée dans les limites de l'obser-
vation des sens, mais considérée en elle-même
et embrassant sans distinction tous les objets de
nos connaissances. C'est à ce principe qu'obéit
Platon quand il s'élève par la dialectique des
existences contingentes et des qualités relatives
de ce monde aux idées éternelles, essences im-
muables de toutes choses, et quand de là il prend
son vol vers une conception plus sublime encore,
celle d'une essence suprême, principe unique de
tout bien, de toute connaissance et de tout être,
le bien en soi. C'est là, malgré les proportions
immenses que le philosophe grec a données à sa
pensée, une véritable preuve de l'existence de
Dieu, qui ne le cède à aucune autre en vérité ni
en profondeur. De Platon elle a passé à saint
Augustin, qui l'a réduite à des proportions beau-
coup moindres, mais en lui ôtant aussi quelque
chose de sa force. Saint Augustin (de Trinitate,
lib. VIII, c. m), s'attachant particulièrement à
l'idée du bien, observe que l'homme n'aime rien
que ce qui est bon. Mais toutes les choses que
nous aimons à cause du bien que nous découvrons
en elles, ne sont pas bonnes au même degré; les
unes nous paraissent certainement meilleures
que les autres. Or, pour les juger ainsi, il faut
que nous portions, imprimée dans nos âmes,
l'idée d'un bien en soi, règle invariable des dif-
férences que nous apercevons entre les biens
dérivés. Le bien en soi, le bien absolu et im-
muable, c'est Dieu, que notre intelligence connaît
directement en faisant abstraction de tous les
biens particuliers et relatifs. Après saint Au-
gustin, saint Anselme, dans son Monologium
(c. i-iv). a développé le même argument avec un
peu plus d'étendue, mais sans lui rendre son
universalité ni la rigueur platonicienne. Le cé-
lèbre archevêque de Cantorbéry ne se contente
pas de conclure des biens particuliers de ce
monde à l'existence d'un bien souverain et ab-
solu ; il s'élève de la même manière des gran-
deurs limitées et finies à une grandeur sans
limites, et des êtres variables et contingents à
l'être en lui-même, à une suprême et immuable
essence. Or, ces trois choses, quoique distinctes
dans l'expression et dans la marche analytique
du raisonnement, ne forment cependant au fond
de notre intelligence qu'une seule idée, et dans
la réalité qu'un seul être : il n'y a que l'être par
excellence, l'être parfait, qui puisse être à la
fois et souverainement bon et souverainement
grand, comme d'un autre côté le bien en soi et
la grandeur infinie ont nécessairement en com-
mun l'être, sans quoi ils n'existeraient pas. Ainsi
Dieu, pour saint Anselme, n'est pas encore suf-
fisamment représenté par la notion abstraite du
bien, de la grandeur ou de quelque autre per-
fection; il est le bien et la grandeur réunis dans
l'être. Enfin, la même idée a reçu une nouvelle
modification des mains de saint Thomas d'A-
quin. L'ange de l'école (Summ. theol.. lre par-
tie, quest. II, art. III), après avoir établi en
principe, contrairement aux habitudes de nos
jours, que l'existence de Dieu ne peut pas être
un article de foi, mais doit être démontrée par
la raison, distingue plusieurs preuves par les-
quelles, selon lui, on peut obtenir ce résultat.
Parmi ces preuves on remarque celle-ci : Nous
trouvons en nous les notions corrélatives de plus
et de moins, que nous appliquons à chaque
instant aux objets qui nous entourent et que
nous ne connaissons que par comparaison. Or
toute comparaison suppose une règle ; le plus et
le moins ne sauraient se concevoir sans une
chose qui est absolument, sans un maximum de
l'être : aliquid quod maxime est et per conse-
quens maxime ens. Donc nous sommes forcés de
croire en Dieu, en même temps que nous croyons
aux objets relatifs de la nature. On voit ici,
sous la même forme d'argumentation que nous
avons déjà trouvée dans Platon, dans saint Au-
gustin, dans saint Anselme, l'idée de l'être sub-
stituée à celle du bien, de la grandeur et de
toute autre idée générale.
Le troisième rang parmi les preuves méta-
physiques de l'existence de Dieu appartient à
celle que Kant a appelée la preuve ontologique,
et qui a pour principe l'idée d'un être abso-
lument parfait. On la trouve exposée pour la
première fois dans le Proslogium de saint An-
selme, dont l'argumentation, développée sous la
forme d'une prière et d'une hymne, peut se
résumer en ces termes : Tous les hommes ont
l'idée de Dieu, même ceux qui le nient ■ car on
ne saurait nier ce dont on n'a aucune idée. L'i-
dée de Dieu, c'est l'idée d'un être absolument
parfait, ou tel qu'on ne peut en imaginer un
qui iui soit supérieur. Or, l'idée d'un tel être
implique nécessairement l'existence; car s'il n'en
était pas ainsi, on pourrait imaginer un autre
être qui, joignant l'existence à la perfection du
premier, serait par là même au-dessus du pre-
mier, c'est-à-dire au-dessus de l'être absolument
parfait. Donc on ne saurait concevoir l'idée de
Dieu sans être forcé de croire qu'il existe. Des-
cartes, vraisemblablement sans avoir aucune
connaissance de son prédécesseur du xie siècle,
a rencontré la même preuve; mais par la ma-
nière dont il la développe, il l'a rendue plus
légitime, et l'a soustraite d'avance à la terrible
objection de Kant. En effet, le philosophe du
moyen âge et, à son imitation, Cudworth et
Leibniz, s'attachent uniquement à l'idée de per-
fection dont ils font sortir par voie de déduction
et d'analyse la notion d'existence; mais ils ne
montrent pas comment cette idée s'enchaîne à
DIEU
396 —
DIEU
l'expérience ou à la perception de la réalité,
c'est-à-dire des faits, et s'impose à notre esprit
comme la condition même de la réalité et des
faits, comme une croyance nécessaire, irrésis-
tible, et non pas comme une pure conception,
comme un idéal inventé à plaisir. Ce qu'Us ne
font i as, Descartes le fait. C'est en prenant pour-
point de départ un fait incontestable, une vérité
immédiate, notre propre existence, que Descartes
s'élève à la croyance d'un être absolument par-
fait; et cette croyance n'est pas déduite de la
première : elle nous est donnée, elle nousest
imposée dune manière immédiate en même
temps que la première. Voici, en effet, l'argu-
ment cartésien sous sa première forme, tel qu'on
le trouve dans le Discours de la Méthode : En
même temps que je m'aperçois comme un être
imparfait, j'ai l'idée d'un être parfait, et je suis
obligé de reconnaître que cette idée a été mise
en moi par un être qui est en effet parfait, et
qui possède toutes les perfections dont j'ai quel-
que idée, c'est-à-dire qui est Dieu. Dans un autre
endroit (IIIe Méditation), Descartes a combiné
l'idée de la perfection avec le principe de causa-
lité : Je n'existe pas par moi-même, car je me
serais donné toutes les perfections dont j'ai l'i-
dée; j'existe donc par autrui, et cet être par
lequel j'existe est un être tout parfait; sinon je
pourrais lui appliquer le même raisonnement
que je m'applique à moi-même. C'est l'argument
de saint Anselme et non celui de Descartes que
Leibniz a exposé sous la forme d'un syllogisme
régulier, et que Kant a attaqué plus tard dans la
Critique de la Raison pure. Voici le syllogisme
de Leibniz : Un être de l'essence duquel on peut
conclure l'existence, existe en effet, s'il est pos-
sible. Cette proposition, étant un axiome iden-
tique, n'a pas besoin d'être démontrée. Or, Dieu>
est un être tel, que de son essence on peut con-
clure son existence. C'est une définition qui ne
demande pas non plus de preuves. Donc si Dieu
est possible, Dieu existe {Œuvres complètes de
Leibniz, édit. Dutens, t. V, p. 361). Il faut re-
marquer cependant que ce que Leibniz croit
avoir ajouté à l'argument du Proslogium, Cud-
worth [System, intellect., c. v, § 101) l'a ajouté
it lui en se servant presque des mêmes ter-
mes.
Une quatrième preuve, due entièrement à Des-
cartes (Discours de la Méthode. III" Méditation),
c'est celle qui est tirée de l'idée de l'infini. Elle
a reçu de l'auteur des Méditations la même
forme que la preuve précédente avec laquelle il
l'a mêlée; elle nous est donc présentée comme
un principe immédiat de la raison dont nous
avons connaissance aussitôt que nous arrivons à
la conscience de nous-mêmes, et que nous ne
pouvons pas plus révoquer en doute que notre
propre existence. En même temps, dit Descartes,
que je m'aperçois comme un être fini, j'ai l'idée
d'un être infini. Cette idée à laquelle je ne puis
pas me soustraire, et qui ne dérive d'aucune
autre idée, ne me vient ni de moi ni d'aucun
fini ; car comment le fini pourrait-il pro-
duire l'idée de L'infini? Donc elle a été mise en
moi par un être véritablement infini. On voit
p ir la que l'infini, tel que 1 1 le conçoit,
n'est point une notion abstraite qui s'applique
indistinctement à toutes choses; c'est le principe
UO idées, c'est-à-dire de la raison et
C'est aussi l'idée de l'infini, mais comprise
moins nette el moins élevée, qui
la ba le du célèbre argument auquel I
a al nom, et dont le germe se !
déjà dans quelques paroles de Newton. On sait
ton regarde! ame le aeruoriwn
de Dieu. De plus, il soutient (Philosophiœ nu-
luralis principia mathemalica, lib. III, schol.
gen.) que Dieu, étant éternel et infini, constitue
par lui-même, par son existence qui dure toujours
et qui est partout présente, la durée et l'espace,
l'éternité et l'infini. Durât semper, adest ubique,
et existendo semper et ubique, durationem et
spatium, œlcrnilatem el infviitatem consliluit.
Clarke, s'emparant de cette idée, l'a présentée,
pour ainsi dire, en sens inverse, c'est-à-dire
qu'il nous montre le temps et l'espace, non pas
comme une conséquence, mais comme une preuve
de l'existence de Dieu. Son raisonnement peut
être exprimé à peu près ainsi : Nous concevons
un espace sans bornes, ainsi qu'une durée sans
commencement ni fin. Or, ni la durée ni l'espace
ne sont des substances, mais des propriétés, de
simples attributs. Toute propriété est la propriété
de quelque chose; tout attribut appartient à un
sujet. 11 y a donc un être éternel et infini,
c'est-à-dire nécessaire, dont le temps et l'espace,
également nécessaires, sont les propriétés. Cet
être est Dieu. Sans examiner en elles-mêmes les
objections que Leibniz a élevées contre celte
preuve (voy. Clarke), sans décider ici la question
de la réalité objective, de la divisibilité ou de
l'unité indivisible du temps et de l'espace, nous
dirons que ces deux idées sont également in-
séparables de l'idée d'infini. Or, l'idée d'infini,
quelle que soit l'occasion où elle se montre en
nous et à quelque chose qu'elle s'applique, nous
force toujours à nous élever au-dessus de
l'existence contingente du fini. Dans ce sens,
l'argument de Clarke ne manque pas de force
ni de vérité. Mais nous nous hâtons d'ajouter
que le substratum indéterminé de l'espace et
du temps, que l'être à qui nous ne connaissons
pas d'autres attributs que l'éternité et l'immen-
sité, est encore très-éloigné de l'idée que nous
nous formons de la cause créatrice et de la
providence du monde; en un mot, c'est le dieu
des géomètres , non celui des philosophes ou
que la conscience révèle spontanément au genre
humain.
Chacune de ces preuves, en y ajoutant l'argu-
ment pratique de Kant, c'est-à-dire l'idée d'une
justice souveraine et infaillible; chacune de ces
preuves, considérée isolément et dépouillée de
la forme syllogistique, qui n'ajoute rien à sa
force, nous représente un des principes consti-
tutifs de notre raison, une de ces idées univer-
selles et nécessaires sur lesquelles repose toute
science et toute certitude, même celle qu'on veut
rattacher à une origine surnaturelle. Comment
donc la révoquer en doute sans attaquer dans
sa base la raison elle-même, sans se condamner
au scepticisme le plus absolu? Si le principe de
causalité ne s'applique indistinctement à tout ce
qui commence, et ne me révèle, par conséquent,
une cause infinie et toute-puissante, il est inutile
de chercher aucune autre cause; tout se réduira,
comme Hume le pensait, à une association for-
tuite de purs phénomènes. Si le rapport du con-
tingent et du nécessaire, ou, ce qui revient au
même, du phénomène à l'être, ne doit pas être
pris au sérieux et ne me conduit pas jusqu'à un
1 remier ;icnt digne de ce nom, il est
évident qu'il ne faut rien chercher au delà des
images i itions fugitives qui se. suivent
re esprit sans y laisser la moindre trace;
nous ne sommes plus une personne, puisque la
personne est distincte des phénomènes qu'elle
éprouve ; il n'y a plus rien de réel hors de W u ; :
ci r la i U rieure suppose notre propre
identité. Si l'idée de perfection n'est qu'une
idole que nous nous sommes forgée à plaisir,
lons-nous de beau et do laid, de bien
DIEU
397
DIEU
et de mal, de vice et de vertu, de mérite et de
démérite? Enfin, si l'idée de l'infini est une
chimère, qu'est-ce donc que le temps et l'espace;
et sans le temps et l'espace qu'est-ce que le
souvenir, qu'est-ce que la durée, qu'est-ce que
le monde extérieur?
Mais toutes les idées de la raison, ainsi dé-
gagées des liens de l'expérience et rendues à
leur caractère absolu, sont logiquement insépa-
rables les unes des autres, et ce n'est que dans
leur ensemble qu'elles nous donnent véritable-
ment la connaissance de Dieu, autant qu'elle
est permise à notre faiblesse. Nous avons déjà
montré l'insuffisance du temps et de l'espace
pour nous révéler les attributs moraux et même
la puissance créatrice de Dieu ; mais sans le
temps et l'espace nous ne concevons ni l'éternité
ni l'immensité, comprise l'une et l'autre dans
l'idée de l'infini. Pourrions-nous nous contenter
de l'idée de l'infini? L'infini, considéré en lui-
même, en l'absence de tout autre principe, n'est
qu'une proportion, ou plutôt l'absence de toute
proportion, de toute limite et de toute nature.
Or il est évident qu'une telle qualité s'applique
nécessairement à quelque chose, à un être, à un
attribut, à une puissance parfaitement connus et
absolument incontestables. Quel est cet être et
quels sont ces attributs? C'est ce que nous ap-
prennent les trois autres idées de la raison qu'on
a fait servir à la démonstration .de l'existence de
Dieu. L'Être proprement dit, l'Être absolu, nous
le connaissons par le rapport du contingent et
du nécessaire ; l'idée de cause nous révèle en
même temps la toute-puissance divine et la su-
prême sagesse; l'idée de perfection nous fournit
tous les attributs moraux, la bonté, la justice,
la sainteté. Enfin il faut remarquer que ces trois
principes ne peuvent pas plus être divisés en-
tre eux, qu'ils ne peuvent se séparer des idées
précédentes. La perfection absolue suppose né-
cessairement la toute-puissance, qui ne peut
pas être conçue sans l'Être; et, d'un autre côté,
comment concevoir le souverain Être privé de
toute vertu, de toute puissance causatrhe? com-
ment se représenter, sous le nom de la cause
toute-puissante, une force aveugle qui ne pos-
sède pas en elle-même sa règle et sa raison
d'agir ?
De là vient que toutes les preuves qu'on a
données de l'existence de Dieu, nous entendons
parler des preuves métaphysiques, ont été ré-
sumées dans une dernière, ou plutôt dans une
seule, fondée sur l'existence même et sur la
nature de la raison. Cette démonstration fait le
fond de toute la dialectique platonicienne : car
certainement si toutes nos idées et, par consé-
quent, l'ensemble de ces idées et la faculté de
les recevoir, c'est-à-dire notre raison, notre in-
telligence, ne sont qu'une participation des idées
éternelles dont le siège est dans la raison divine,
il est évident que l'existence de la raison divine
et, par conséquent, de Dieu lui-même est prouvée,
comme nous venons de le dire, par l'existence
et par la nature de notre propre raison. L'opinion
de Platon sur la raison humaine se trouve chez
tous les grands j enseurs qui l'ont suivi, même
chez les philosophes du moyen âge qui l'ont à
peine connu : par exemple saint Anselme et saint
Thomas d'Aquin; mais l'auteur du Vrai système
intellectuel de i 'univers, Cudworth, est le premier
peut-être qui l'ait exposée sous la forme d'une
preuve régulière de l'existence de Dieu (ch. v,
§ 106-112). Nous la rencontrons sous une forme
tout à fait semblable, avec un caractère plus
décidé et plus hardi, dans le Traité de l'existence
et des attributs de Dieu, de Fénelon (2e partie,
ch. iv). Le raisonnement de Fénelon se résume
exactement en ces termes : Les idées que j'ai en
moi et qui constituent le fond de ma raison, ne
sont pourtant pas moi, et je ne suis point mes
idées j car moi je suis changeant, incertain,
sujet a erreur; les idées que je tiens de ma raison
sont par elles-mêmes absolument certaines et
immuables.^ De plus, quand même je ne serais
point, les vérités que ces idées me représentent ne
cesseraient pas d'être : il serait toujours vrai,
par exemple, qu'une même chose ne peut pas
tout ensemble être et n'être pas ; qu'il est plus
parfait d'être par soi que d'être par autrui. De
telles idées ne viennent pas des objets extérieurs,
encore moins peut-on les prendre pour ces objets
eux-mêmes; les objets extérieurs sont particu-
liers, contingents, variables et passagers ; nos
idées sont universelles, nécessaires, éternelles et
immuables. Enfin, je ne peux pas mettre en
doute leur existence; car rien n'existe tant que
ce qui est universel et nécessaire, que ce qui
ne peut pas ne pas être. « Il faut donc trouver
dans la nature quelque chose d'existant et de
réel qui soit mes idées, quelque chose qui soit
au dedans de moi et qui ne soit point moi, qui
me soit supérieur, qui soit en moi lors même
que je n'y pense pas; avec qui je croie être seul,
comme si je n'étais qu'avec moi-même; enfin
qui me soit plus présent et plus intime que mon
propre fonds. Ce je ne sais quoi si admirable,
si familier et si inconnu, ne peut être que Dieu.
C'est donc la vérité universelle et indivisible
qui me montre comme par morceaux , pour
s'accommoder à ma portée, toutes les vérités
que j'ai besoin d'apercevoir. » Sur ce point si
amèrement contesté de nos jours et signalé par
quelques-uns comme le dernier terme de l'im-
piété, Bossuet se montre parfaitement d'accord
avec son illustre rival, et ce n'est point au hasard
qu'il énonce une telle opinion; il la démontre
très-longuement et à plusieurs reprises dans son
traité de la Connaissance de Dieu et de soi-
même (ch. iv, art. 5, 6, 9 et 10). Mais toute sa
pensée se résume dans cette proposition que
nous citons textuellement : « Ces vérités éter-
nelles, que tout entendement aperçoit toujours
les mêmes, par lesquelles tout entendement est
réglé, sont quelque chose de Dieu, ou plutôt
sont Dieu même ; car toutes ces vérités éternelles
ne sont au fond qu'une seule vérité. » Enfin
Malebranche va encore plus loin : il ne se con-
tente pas de montrer, sous la forme d'une preuve
de l'existence de Dieu, le lien qui unit la raison
humaine à la raison divine; il soutient qu'il n'y
a qu'une seule raison dont participent tous les
hommes et qui est coéternelle. et consubstan-
tielle à Dieu; qu'il n'y a que l'Être universel et
infini qui renferme en lui-même une raison uni-
verselle et infinie (voy. surtout, outre le livre III
de la. Recherche de la vérité, les Eclaircissements
sur ce même livre, 10e éclaircissement).
Ce qu'il y a de certain, c'est que cette dernière
preuve, sous quelque forme et avec quelque
restriction qu'elle nous soit présentée, contient,
comme nous l'avons dit, toutes les autres. Si la
nature de la raison, considérée en elle-même et
dans l'ensemble de ses principes, ne suffit pas
pour nous convaincre de l'existence de Dieu,
comment accorderions-nous plus de confiance à
chacun de ces principes en particulier, et quel
l'ait pouvons-nous imaginer au-dessus de ces
principes qui ne soit pas accueilli sur leur
garantie et aperçu avec leur concours? La raison
est donc, dans toute l'extension du mot, une
véritable révélation de Dieu, sa parole vivante
et éternelle, sans intermédiaire et sans voile;
c'est elle-même qui est l'intermédiaire entre lui
et nous, un médiateur naturel et universel. La
IMKlï
398
DIEU
nature et l'histoire n'en sont que des symb
imparfaits, et le sens que nous leur donnons,
c'est d'elle (ju'il dérive, o'est en nous-mêmes
nous l'avons pris.
Cependant ce n'est pas la raison seule qui
nous révèle l'existence de Dieu : le sentiment
en est une autre preuve, mais beaucoup plus
variable et plus obscure. En effet, n'est-il pas
vrai, quand des passions basses ou des besoins
grossiers n'arrêtent pas l'essor de nos facultés,
que nous éprouvons un besoin d'aimer et d'ad-
mirer, un amour du bien et du beau que rien
d'imparfait ni de fini ne peut satisfaire ? D'où
nous viendrait un pareil sentiment, sinon de
celui qui est lui-même le beau et le bien dans
leur essence, ou la source inépuisable de toute
admiration et de tout amour"? Cette preuve est
précisément celle que le mystique Saint-Martin,
dans son livre de l'Esprit des choses, et plusieurs
autres philosophes de son école, par exemple
François Baader, ont recommandée comme la
plus simple à la fois et la plus inattaquable.
Mais elle remonte beaucoup plus haut : déjà
Platon en a consacré l'usage dans sa théorie de
l'amour, en nous représentant l'amour et la
dialectique comme les deux ailes sur lesquelles
notre âme s'élève à la contemplation de l'absolu.
Ce que nous disons du beau et du bien s'applique
aussi à l'infini: en d'autres termes, nous avons
le sentiment de l'infini comme nous en avons
l'idée. Quel autre sens donnerions-nous à ces
émotions mystérieuses, à ce respect indéfinis-
sable que la vue de la nature nous fait éprouver
au milieu de la solitude et du silence? Comment
expliquer autrement cette terreur en quelque
sorte innée de l'invisible et de l'inconnu qui
poursuit tous les hommes, qui a pesé d'un si
horrible poids sur les premiers peuples, et que
la voix de la raison parvient si difficilement à
maîtriser? C'est un fait remarquable, que dans
l'antiquité païenne tant de riches et de bizarres
fictions n'aient pas pu suffire à ce sentiment,
et qu'on ait imaginé, au-dessus de toutes les
divinités de l'Olympe et de l'enfer, une puis-
sance inconnue, indéfinissable, inaccessible aux
dieux comme aux hommes, le Destin (voy. ce
mot). C'est que toutes les fictions mythologiques
ne représentaient après tout que des êtres finis,
et que rien de pareil ne peut satisfaire ce que
nous appellerions volontiers l'instinct de l'infini.
Au reste, les preuves de cette nature ne doivent
être employées qu'avec une extrême circonspec-
tion. Le sentiment seul, comme le prouvent les
faits mêmes que nous venons de citer, n'aboutit
qu'au mysticisme ou à la superstition. Joint à
l'examen approfondi de la raison, il est de la
plus haute importance ; il ménage à l'idée de
Dieu un plus facile accès dans les esprits, il la
fait pénétrer plus profondément dans l'âme, en
même temps qu'il lui donne une réalité immé-
diate, inattaquable au scepticisme; car cet être
qui excite en moi, avant même que je le con-
naisse, l'amour, l'admiration, le respect, la
terreur, qui est l'objet véritable de mes désirs
et des plus constantes aspirations de mon cœur,
ne peut pas être, comme on l'a prétendu, un pur
idéal, une vaine abstraction, une illusion mé-
taphysique sur laquelle les faits de la conscience
et ceux de la nature gardent un complet silence.
3° La manière dont nous avons démontré que
Dieu existe nous laisse peu de chose à dire sur
ce qu'il est; car chacun de ses attributs résulte
sdiatementde l'une des idées sur lesquelles
nous avons fondé son existence. Il est d'abord
nécessaire et infini , puisqu'à cette condition
seule il est; le fini et le contingent, le phéno-
mène et la créature, c'est précisément ce qui
n'est pas lui et n a lui. L'Ê-
tre infini et nécessaire ne peu r ou
changer de nature, il ne peul avoir de 1>
ins l'étendue ni dans la durée, il faut donc
compter au nombre de ses attributs l'immutabi-
lité, l'éternité et l'omnipri al ap-
pelée encore l'ubiquité divine. Mais il n'y a évi-
demment qu'un seul être qui puisse remplir de
son ei stence L'éternité et l'immensité; il n'y a
qu'un seul être immuable, nécessaire et infini.
Plusieurs infinis, plusieurs êtres nécessaires et
présents, à la foi. dans toute l'immensité, offrent
à l'esprit une choquante contradiction. L'unité
divine est donc comprise aussi bien que_ l'éter-
et l'omniprésence dans l'idée d'un Être in-
fini et nécessaire. Mais l'unité peut se fonder
aussi, comme la nécessité et l'infinitude, sur une
donnée immédiate de la raison. Au-dessus de
toutes les unités relatives ou dérivées que nous
apercevons dans la nature, et qui perdent dans
leur ensemble le caractère même de l'unité,
nous concevons nécessairement une unité pre-
mière et absolue, comme au-dessus de tous les
êtres contingents et finis, nous sommes forcés
d'admettre un être nécessaire.
Les attributs dont nous venons de parler ont
tous le même caractère ; ils établissent très-bien
l'existence de Dieu , mais ne nous apprennent
rien de son essence ou de sa nature intérieure,
ni des rapports qu'il peut avoir avec les autres
êtres. Dire que Dieu est nécessaire, qu'il est in-
fini, qu'il est un, c'est simplement, comme nous
l'avons déjà remarqué, le distinguer du multi-
ple, du fini, du contigent, en un mot de ce qui
n'est pas lui ; c'est affirmer qu'il est, sans dire
quel il est. Or, s'il était vrai, comme on l'a pré-
tendu par un sentiment d'humilité peu éclairée,
ou dans le dessein réfléchi d'humilier la raison
humaine ; s'il était vrai que nous fussions dans
l'impuissance d'aller plus loin, nous ne serions
pas plus avancés sous le rapport de notre digni-
té, de notre perfectionnement moral, de savoir
que Dieu existe, que de l'ignorer absolument.
En effet, s'il n'y a pas d'autres moyens de le
concevoir que de faire abstraction de tout ce
que nous connaissons, que peut-il être pour nous
sinon l'inconnu? et quelle influence une idée
aussi vague, une abstraction aussi stérile peut-
elle exercer sur nos sentiments, sur nos actions,
sur nos espérances, sur la vie des individus et
des peuples? 11 n'y a pas de conséquences si dé-
plorables qu'on ne puisse tirer et qu'on n'ait
réellement fait sortir de cette théorie du Dieu
inconnu. On sait à quel point elle a égaré les
philosophes d'Alexandrie; on sait quelle in-
fluence elle a exercée sur plusieurs systèmes de
l'Orient. Partout où elle a été accueillie, elle a
amené à sa suite ou la superstition ou le mysti-
cisme poussé jusqu'à ses plus dangereux excès :
la superstition, car elle est, à proprement par-
ler, avec les vaines terreurs qui la caractéri-
sent, le culte de l'inconnu ; le mysticisme, parce
qu'on a cherché à connaître par l'enthousiasme
et par l'extase ce qu'on regardait comme au-des-
sus de la raison.
Heureusement les limites de la raison ne sont
] oint aussi étroites qu'on les représente : les at-
tributs sur lesquels se fonde l'essence de Dieu,
nous sont connus d'une manière aussi claire,
aussi évidente, aussi infaillible, que ceux qui
déterminent son existence. Il y a plus : il nous
esl absolument impossible d'admettre les uns
les autres. En effet, Dieu ne se révèle pas
.eut à nous comme l'Être nécessaire, com-
me l'Être infini, comme l'unité suprême; nous
le concevons aussi, et avec une égale nécessité,
comme la cause absolue, comme le type de la
DIEU
S99
DIEU
perfection, ou, si l'on veut, comme le souverain
bien, et enfin comme la source de nos idées,
comme le principe immuable de notre raison
elle-même. De ces trois rapports, sur lesquels on
a fondé autant de preuves de l'existence de
Dieu, résultent immédiatement tous les attributs
qui représentent l'essence divine. Le rapport de
causalité nous donne la toute-puissance : car la
cause première, absolue, infinie, est certaine-
ment une cause toute-puissante. Le rapport que
nous concevons entre les biens relatifs de ce
monde et un bien absolu, nous donne les attri-
buts moraux de Dieu, qui tous se résument dans
l'amour: car l'amour ne comprend pas seulement
la bonté, mais aussi le bonheur; il est à la fois
l'expansion et la jouissance du bien. Or Dieu,
considéré comme le souverain bien, jouit de lui-
même, se complaît dans son infinie perfection,
en même temps qu'il est la source première de
tout ce qu'il y a de bon dans le monde : dans le
monde moral aussi bien que dans le monde
physique. Dans l'amour infini sont comprises
avec la bonté et la félicité suprême la sainteté
et la justice : car la sainteté, c'est précisément
l'absence de tout ce qui est contraire à l'amour
et à son développement extérieur; la justice,
qu'il ne faut pas confondre avec la vengeance,
c'est l'amour veillant à l'harmonie universelle,
unissant par un lien indissoluble le bien et le
bien-être, et effaçant le mal par l'expiation. En-
fin le caractère universel et absolu de la raison
nous montre en Dieu la source en même temps
que l'objet des idées qu'elle nous donne, et par
là nous force de croire à la divine sagesse. La
divine sagesse ou la raison divine n'est pas au-
tre chose, en effet, que la raison même dont nous
participons, élevée à la mesure de l'infini et
s'exerçant avec la plus parfaite unité. Comment
concevoir que des idées absolues n'aient pas
leur origine dans un être absolu, ou qu'elles
perdent ce caractère en dehors de nos intelli-
gences finies et relatives? Mais si Dieu est la
source des idées et le principe de la raison, s'il
est lui-même la raison dans son essence indivi-
sible et dans sa suprême unité, quoi de plus
contradictoire que de lui refuser, comme on l'a
t'ait, la conscience? Il n'y a pas d'idées ni de
raison sans conscience, car on ne pense pas sans
savoir que l'on pense, et savoir que l'on pense,
c'est se connaître soi-même en même temps que
l'objet de sa pensée. C'est en vain qu'on aura re-
cours, avec Spinoza et quelques philosophes plus
modernes, à une pensée en général indétermi-
née, où il n'y a pas de conscience, parce qu'il
n'y a pas d'idées : il n'existe rien et l'on ne peut
»rien concevoir de pareil. Il n'y a pas de pensée
si l'on ne pense pas à quelque chose, et il n'y a
pas de raison sans idées. Dieu se connaît donc
lui-même, et il ne peut pas se connaître sans
apercevoir en même temps tout ce qui a en lui
Ison fondement et sa raison d'être, c'est-à-dire
l'universalité des choses.
Ces attributs : la puissance, la sagesse et l'a-
mour, sont absolument primitifs; et, quoique
réunis dans une même substance, ils demeurent
essentiellement distincts pour notre esprit. 11
nous est impossible de les faire dériver l'un de
l'autre, ou de les subordonner à un attribut su-
périeur. Il ne nous est pas moins impossible d'en
augmenter le nombre; car il faudrait pour cela
concevoir avec notre raison quelque chose d'en-
tièrement étranger aux idées de la raison. Enfin,
comme nous l'avons démontré plus haut, il existe
entre eux des rapports nécessaires ; ils se sup-
posent réciproquement et, par conséquent, se
modifient l'un l'autre, A ce qui constitue, dans
l'essence môme de l'Etre immuable, la vie et
l'action; une action éternelle et incessante, qui
se manifeste au dehors, c'est-à-dire dans le
temps et dans l'espace, par l'œuvre de la créa-
tion.
Mais ces trois attributs, conçus par notre esprit
dans leurs différents rapports, ou sous les diver-
ses combinaisons dont ils sont susceptibles, re-
çoivent d'autres noms, quoique leur nature soit
toujours la même. Ainsi, la sagesse unie à l'a-
mour s'appelle la Providence ; la puissance unie
à la sagesse, et, par conséquent, ayant la con-
science d'elle-même, devient la liberté; enfin,
la toute-puissance éclairée à la fois par la sa-
gesse et inspirée par l'amour, c'est le pouvoir
créateur. L'idée de Dieu, considérée comme une
cause créatrice, c'est-à-dire toute-puissante, ayant
en elle-même sa raison d'agir et la forme idéale
de ses œuvres, tel est dons le résultat le plus
élevé de la raison, et l'expression la plus com-
plète qu'elle puisse nous donner de l'essence di-
vine. Toutes les fois qu'on est arrivé à des ré-
sultats différents, c'est que la raison avait été
méconnue ou dans quelques-uns ou dans la
totalité de ses principes. Les erreurs monstrueu-
ses du polythéisme appartiennent au temps où
l'imagination et les sens étouffaient entièrement
la voix de la raison. Les premiers panthéistes, si
nombreux dans l'Orient; les sectateurs de la
Gnose, les philosophes d'Alexandrie et presque
tous les mystiques, qui, en supprimant la na-
ture et en absorbant l'homme en Dieu, ont
rendu inutile l'œuvre de la création, ont voulu
se placer au-dessus de la raison par l'enthou-
siasme, par l'extase et par l'amour. Parmi les
philosophes modernes qui se sont trompés sur la
nature de Dieu, les uns se sont attachés exclusi-
vement à l'idée de la substance ; les autres n'ont
voulu voir en lui que la pensée, que la raison se
développant éternellement par des lois fatales et
une nécessité inflexible, sans arriver jamais à la
conscience d'elle-même; d'autres l'ont compris
seulement comme une force, comme la force
aveugle et universelle qui meut toute la nature.
L'expérience interne, l'observation psychologi-
que nous rend plus compréhensible encore le
résultat de la raison. Chacun des attributs infinis
qui constituent l'essence divine se retrouve, sous
un mode imparfait et fini, dans l'essence de
l'àme humaine. Nous avons, dans notre volonté
libre et maîtresse absolue de ses actes, une
faible image de la puissance divine ; nous avons,
dans notre amour inné du beau et du bien,
comme un reflet de l'amour divin; enfin, par
nos idées nécessaires et universelles, nous som-
mes en état de concevoir la divine sagesse.
Mais, pour apercevoir ces analogies il faut que
l'existence de Dieu soit d'abord démontrée, il
faut que la raison ait rempli toute sa tâche.
Il nous resterait encore à examiner les objec-
tions auxquelles ont donné lieu les différents
attributs de Dieu ; mais on trouvera ces objec-
tions résolues séparément dans les articles con-
sacrés aux mots Création, Liberté, Prescience,
Providence, etc.
Dans un sujet comme celui que nous venons
de traiter, les renseignements bibliographiques
deviennent inutiles; car il n'est pas un écrit
philosophique un peu important qui ne traite de
Dieu. Cependant nous indiquerons les Médita-
tions mélaphysiq ues, de Descartes ; — le Traité de
la nature et des attributs de Dieu, de Féneion ; —
le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-
nipme. deBossuet; — la Religion dans les limites
de la raison, de Kant, in-8, Kœnigsberg, 1794
(ail .) , et l'ouvrage du même auteur qui a pour titre :
Seul fondement possible d'une démonstration
deV existence deDieu, danslelPvol. desesilfe'îan-
DIGB
400
DIGB
ges, in-8. Halle 1799 (ail.) ; — la Philosophie de la
Rett0ton,deHegel,2vol. in-8, Berlin, 1832 (ail.);
— un mémoire de M. Bouchitte, intitulé -.Histoire
des preuves de l'existence de Dieu,gr. in-8, Pa-
ns. 1841, et dans le tome I des Mémoires de VAca-
,1 ,;; es morales et politiques de l'In-
stitut de France, in-4, Paris, 1841; —l'ouvrage
du P. Gratry, de la Connaissance de Dieu, Pa-
ns, IStiO, 2 vol. in-12; —le livre de M. E. Caro,
Vidée de Dieu et ses nouveaux critiques, Paris,
1864, 1 vol. in-8.
DIFFÉRENCE, differentia (v.ocpopx). Deux ob-
jets de connaissance étant comparés entre eux,
présentent des qualités communes et des qualités
qui sont à l'un et non à l'autre. Les premières
constituent la ressemblance, les secondes la
différence.
La ressemblance ni la différence n'ont pas
toujours même nature, ni même^ valeur. Si les
qualités communes sont des qualités essentielles,
et si la différence n'est constituée que par des
attributs purement accidentels, les objets sont
seulement distincts; si les qualités qui font la
différence sont elles-mêmes essentielles, les ob-
jets sont différents. Un homme est distinct d'un
autre homme, une pièce d'argent d'une autre
pièce d'argent, un instant d'un autre instant ;
mais un homme est différent d'un cheval, l'or
de l'argent, l'espace du temps. Les différences
accidentelles, qui font distinguer entre eux les
objets à essence commune, ne se rapportent
qu'aux individus, et ont été nommées, en con-
séquence, différences individuelles et numéri-
ques; les différences essentielles, qui font que
les objets sont et paraissent de nature différente,
n'ont rien d'individuel et constituent les espèces,
ce qui les fait appeler différences spécifiques.
Les premières, passagères, ou au moins toujours
variables, méritent à peine le nom de différence,
et sont presque de nul intérêt pour la science;
les secondes ne comportent pas le plus ou le
moins, elles sont entièrement ou elles ne sont
pas du tout, et là où elles sont elles demeurent,
parce qu'elles sont essentielles. Ce sont elles
que recherche la science, et qui fournissent les
bases de toute classification, de toute division
et de toute définition.
La différence est un des cinq mots expliqués
par Porphyre dans son Introduction, et si célè-
bres dans l'école, où on les appelait les cinq
imiversaux, les cinq prédicables, les cinq ter-
mes de Porphyre (quinque voces Porphyrii).
On peut consulter Porphyre, Introd. aux Ca-
tégories d'Arislole, ch. m, vu, xn, xm etxiv; —
Aristote. Topiques, liv. Vil, ch. i et n ; — Logi-
que de Port-Royal, liv. I, ch. vu;— Bossuet,
Logique, liv. I, ch. xlv ; — sur la différence in-
dividuelle, Bossuet, Logique, liv. I, ch. xxxil,
xxxin et xxxv ; — et sur le rôle de cette diffé-
rence dans le problème de Vindividuation agité
entre le Portique et la nouvelle Académie, Cicé-
ron, Acad., liv. II, ch. xvn, xvm et xxvi.
J. D. J.
DIGBY (Kenelm, chevalier), d'Igby, Digbens,
né à Londres en 1603, était fils d'Éverard Digby,
implique dans la conspiration des poudres et
exécuté en 1606. Il était riche au point d'avoir
équipé à ses trais toute une flotte avec laquelle
il Inttit une (lotte vénitienne. En 1636, il vint
en France une première fois et s'y convertit au
catholicisme, qui était la religion de sus pi
A sen retour en Angleterre, il fut emprisonné,
puis rendu à la liberté. Dans un second voyage
•n France, il vit Descartes à Paris, et eut avec
lui plusieurs entretiens philosophiques. Quoique
il était ami de 1 i philosophie car-
témoignait pour lui I
coup d'estime et de sympathie. Ce I pendant en
second voyage qu'il publia à Paris même son
principal ouvrage. Sous Cromwell, qui le trai-
tait assez bien, il tenta vainement un rappro-
chement entre les protestants et les catholiques.
Après un autre voyage en France, il mourut à
Londres en 1665.
Digby est plus connu comme naturaliste que
comme philosophe, et mérite, en effet, davan-
tage de l'être. Comme philosophe, il ne nous in-
téresse guère que par ses rapports avec Descar-
tes. Ce qui paraît avoir attire l'un vers l'autre
Descartes et Digby, c'est une certaine confor-
mité d'idées sur quelques points chers au pre-
mier. Quoique les idées de Digby soient vrai-
ment sans valeur, elles s'accommodaient assez
bien avec la physique de Descartes. Selon Digby,
les corps sont composés des quatre éléments
toujours mélangés ; la sphère de l'air est rem-
plie de lumière ; la lumière est une substance
corporelle que le soleil émet continuellement en
ligne droite ; elle est composée de corpuscules
ou de petites balles qui rebondissent suivant un
angle égal à celui selon lequel elles choquent
les corps. En heurtant ceux-ci elles leur enlèvent
quelques parcelles de leur substance qu'elles
emportent avec elles par toute l'atmosphère.
L'atmosphère n'est elle-même qu'un mélange de
ces atomes arrachés aux corps par la lumière.
Le corps humain est plein d'esprits internes,
d'abord vitaux, formés par le sang, puis ani-
maux, quand ils se sont rendus du cœur dans le
cerveau. Ces esprits animaux, messagers de
l'âme, apportent à l'imagination, par les ca-
naux des nerfs, les corpuscules émanés des corps
extérieurs. Ces atomes du dehors bâtissent dans
l'imagination un modèle réduit des corps aux-
quels la lumière les a arrachés; l'imagination
met en réserve les corpuscules superflus qui
vont constituer le dépôt de la mémoire, et se-
ront rappelés au besoin. A travers ces concep-
tions bizarres, on reconnaît cependant quelques
traits de la physique de Descartes. Quoique
Digby professât la spiritualité et l'immortalité
de l'âme raisonnable, il paraît s'être moins bien
entendu sur ces points avec Descartes ; et cela
surtout parce qu'il en prétendait trop savoir.
« Pour ce qui est de l'état de l'âme après cette
vie, écrivait Descartes à la princesse Elisabeth,
j'en ai bien moins connaissance que M. d'Igby.
Car, laissant à part ce que la foi nous en ensei-
gne, je confesse que par la seule raison natu-
relle "nous pouvons faire beaucoup de conjec-
tures à notre avantage et avoir de belles espé-
rances, mais non point en avoir aucune assu-
rance. »
On sait que Descartes croyait que la science et
l'art pourraient parvenir à prolonger la vie hu-
maine,peut-être indéfiniment, et qu'il réussirait
lui-même à prolonger la sienne tout au moins au
delà d'un siècle. Cette singulière croyance lui vint-
elle spontanément de ce qu'il considérait le corps
vivant comme une simple machine qu'une mécani-
que savante pourrait toujours réparer, ou lui fut-
elle inspirée par Digby? Toujours est-il qu'elle
fut commune à l'un et à l'autre. Digby, qui
avait épousé la fille d'Edouard Stanley, Venetia
Anastasia, célèbre par sa beauté, entreprit de
lui conserver ses charmes, et employa pour at-
teindre ce but les moyens les plus étranges qui
ibuèrent sans doute à la faire mourir en
] ieine jeunesse. Il prétendait posséder aussi une
certaine poudre de sympathie qui guérissait les
plaies; dans une assemblée publique, à Mont-
pellier, il expliqua dans un discours plusieurs
fois imprimé les propriétés et la manière d'agir
de ci de vitriol, d'après les principes
DILE
— 401 —
DIOD
de sa physique. On voit que Digby avait plus
d'esprit que de bon sens, et l'on ne s'étonne pas
qu'il ait donné dans les erreurs de l'alchimie.
Le portrait du chevalier Digby est conservé à
la bibliothèque Bodléienne à laquelle il fit don
de 238 manuscrits précieux.
Sans mentionner ici ses ouvrages d'histoire
naturelle; les œuvres philosophiques de Digby
sont: A Treatise on the Nature of Bodies, ac-
compagné de A Treatise dcclaring the opéra-
tions and Nature of mari's soûl, out of which
the immorlality of reasonable soûl is evinced,
Paris, 1644, 1vol. in-4 ; — Institutionum peri-
pateticarum libri V, cum appendice theologica
de origine mundi, Paris, 1651, in-8; — Discours
sur la poudre de sympathie, Paris, 1638 et 1673,
in-12; Londres, 1658 (traduit en anglais). Voy.
Chalmers, Dictionnaire biographique. A. L.
DILEMME. Argument qui consiste à poser
comme données deux propositions contradictoi-
res [Sic >rj[i.(/.a], lesquelles doivent cependant
conduire à la même conclusion. Tel est l'argu-
ment si souvent cité que Bias faisait contre le
mariage: «La femme que l'on prend est belle
ou elle ne l'est pas ; si elle est belle, elle se
donne à tout le monde, et l'on est jaloux et mal-
heureux ; si elle ne l'est pas, on ne peut pas la
souffrir, et l'on est encore malheureux : donc il
ne faut pas se marier. » On voit que cet argu-
ment est un double syllogisme, ou plutôt un
double enthymème, puisque le principe général
est presque toujours supprimé.
Les rapports que le dilemme présente avec
l'argument disjonctif (voy. ce mot) l'ont souvent
fait confondre avec lui. Il s'en distingue cepen-
dant par les caractères suivants : lu Le dilemme
pose deux propositions contradictoires entre les-
quelles il n'y a pas de choix possible, en ce
sens que, quelle que soit celle que l'on choisisse,
la conclusion sera la même. L'argument dis-
jonctif présente bien aussi des propositions op-
posées, mais pour en choisir une à l'exclusion
de l'autre ou des autres, et non pour montrer
qu'elles conduisent toutes à une seule et même
conclusion. 2° Dans le dilemme, les propositions
contradictoires constituent la mineure ou l'ex-
pression des données; dans l'argument disjonc-
tif, au contraire, c'est la majeure qui est la pro-
position disjonctive, et la mineure est une pro-
position simple, expression du choix fait ou à
faire nécessairement.
De peu d'usage dans la science, le dilemme
est particulièrement employé dans la discussion,
où il présente à l'adversaire le choix de deux
propositions contradictoires qui doivent conduire
toutes deux à une conclusion défavorable pour
lui; ce qui l'a fait appeler argumentum utrin-
que feriens. C'est pourquoi il est nécessaire que
les deux propositions soient réellement contra-
dictoires ; si elles ne sont que contraires, l'argu-
ment est sans valeur. Lors même que les deux
propositions sont contradictoires, l'une d'elles
n'est pas toujours l'expression exacte de la vé-
rité. Ainsi, dans l'exemple cité plus haut, il se
pourrait qu'une femme, sans être belle, possédât
cette figure suffisamment agréable que Favori-
nus appelait forma uxoria. Il faut encore veil-
ler à ce que chaque conclusion soit une consé-
quence nécessaire des prémisses, ce à quoi ne
satisfait pas l'exemple cité; car il est vrai
qu'une femme belle peut être en même temps
vertueuse, et sans être belle elle peut être ai-
mée. C'est donc moins les propositions que la
réalité elle-même qu'il faut considérer, si l'on veut
éviter que le dilemme soit retourné contre son
auteur, ou, comme on dit, rétorqué. Consultez
la Logique de Port-Royal, 3e partie. J. D. J.
D1CT. PUlLuS.
DIODORE de Tyr, philosophe péripatéticien,
disciple et successeur de Critolaùs à la tête de
son école. Il florissait, par conséquent, vers la
fin du ne siècle avant l'ère chrétienne. Nous ne
connaissons de ses doctrines que ce que Cicéron
nous en apprend (Acad., liv. II, ch. xlii ; de
Fin., lib. V, c. v) : c'est-à-dire qu'il faisait con-
sister le souverain bien dans la vertu réunie à
l'absence de la douleur. — Un autre philosophe,
portant le même nom et attaché à la doctrine
d'Épicure, est mentionné par Sénèque, comme
un de ses contemporains. Tout ce que nous en
savons, c'est qu'il a hâté sa mort par un suicide
(Sénèque, de Vila beata, c. xix).
DIODORE le Mégarique, surnommé Cronus,
est un dialecticien de premier ordre, peut-être
le plus grand dialecticien de l'antiquité.
Sa vie n'est pas connue. Né à Jasos, en Caiïe,
dans la seconde moitié du ive siècle avant notre
ère, il suivit, peut-être à Mégare, les leçons
d'Apollonius Cronus, disciple d'Eubulide. Apn-s
quoi, nous ne le retrouvons plus qu'au temps
de sa maturité, dans le palais de Ptolémée
Soter, dont il est l'hôte et l'ami. On dit qu'un
jour, en présence du prince, il resta sans ré-
ponse à une difficulté que lui proposait Stil-
pon. Raillé par le roi, il se vengea noblement
en composant un livre sur la question qu'il n'a-
vait pu résoudre, et mourut de douleur. On
ajoute que ce fut Ptolémée lui-même qui, par
allusion à sa lenteur, lui donna le premier, en
cette circonstance, le surnom de Cronus qu'avait
porté son maître. (DiogèneLaërce, liv. II, ch. ni.)
Ces anecdoctes un peu suspectes donneraient
lieu à des objections sans nombre. Ce qu'il y a
d'incontestable, c'est le mérite éminent de Dio-
dore et l'éclat de son rôle philosophique.
Profondément pénétré de l'esprit de son école,
ce vaillant dialecticien (valens dialecticus) ,
comme Cicéron l'appelle, attaque de front le
péripatétisme, l'épicurisme, le stoïcisme, en un
mot tout dogmatisme qui ne se renferme pas
dans la formule mégarique : « Rien n'existe que
ce qui est un, toujours semblable et identique à
soi-même. » Son argumentation porte sur trois
points étroitement liés entre eux : l'existence
du mouvement, les relations de la puissance et
de l'acte, la légitimité des propositions condi-
tionnelles ; faisons-la connaître en quelques
mots.
1° Existence du mouvement, Diodore, qui nie
le multiple et le divers, ne peut pas ne pas nier
le mouvement. Il fait plus, il le déclare impos-
sible ; il l'est du moins dans la doctrine de ses
adversaires. Le monde, disaient les épicuriens,
se compose d'atomes essentiellement mobiles,
infinis en nombre et infiniment petits. Diodore
part de là. Le mobile indivisible, dit-il, à quel-
que instant qu'on le considère, n'occupe jamais
qu'un espace indivisible comme lui. Or, il ne
peut se mouvoir ni dans le lieu où il est, puis-
qu'il l'occupe tout entier, ni dans le lieu où il
n'est pas, puisque, pour s'y mouvoir, il faudrait
qu'il y fût. Donc, il ne se meut pas. Mais il s'est
mû, ajoute Diodore, et ce qui le prouve, c'est le
fait du changement de lieu.
N'insistons pas sur cette absurdité d'un mou-
vement passé qui ne fut jamais présent. Au fond,
la contradiction n'est peut-être qu'apparente ;
car, pour Diodore, le passé n'est plus ; autre-
ment dit, n'est rien. Venons à l'argument. Ab-
solument parlant, est-il concluant? Non; car le
mouvement ne pouvant se produire que dans la
durée comme dans l'étendue, si on le cherche
dans ce qui exclut l'étendue et la durée, dans
un point indivisible de l'espace et du temps, on
imagine un problème dont les données sont con-
26
DIOD
— 402 —
DIOG
tradictoires, on pose à l'avance que le mouve-
ment est impossible, afin de pouvoir conclure
qu'il l'est en effet, on fait une pétition de prin-
cipe. Mais cette réfutation était interdite aux
épicuriens. Ne faisant des objets continus que
des agrégats d'éléments indivisibles, ils n'a-
vaient nul droit de trouver mauvais que l'on
composât le temps continu d'une succession de
présents insaisissables. Si des zéros d'étendue
formaient le corps étendu, pourquoi des zéros de
durée n'eussent-ils pu former le temps? Diodore
ne prouvait donc pas que le mouvement est im-
possible; mais il prouvait que la doctrine épi-
curienne était mauvaise, puisqu'on en déduisait
comme une conséquence légitime l'impossibilité
du mouvement.
Autre argument contre le mouvement. Il y a
deux sortes de mouvements : le mouvement par
prépondérance et le mouvement pur. Le pre-
mier a lieu quand le plus grand nombre des
parties d'un corps est en mouvement et le reste
en repos. Le second, lorsque toutes les parties
sont à la fois en mouvement. Or, de même
qu'une tête blanchit par parties avant de devenir
complètement blanche ; de même le mouvement
par prépondérance doit précéder le mouve-
ment pur. Si le mouvement par prépondé-
rance était possible , comme deux molécules
mobiles sur trois suffisent pour produire un
mouvement général, une quatrième molécule
ajoutée aux trois premières serait aussitôt en-
traînée dans leur mouvement. De même pour
une cinquième jusqu'à l'infini. De^ sorte que
dans un corps de dix mille molécules, par
exemple, d'eux d'entre elles, par voie de pré-
pondérance, entraîneraient dans leur mouve-
ment les neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-
huit autres, ce qui est absurde. Donc, le mou-
vement, par prépondérance est impossible. Donc,
lien est de même de toute espèce de mouvement.
Un critique de l'antiquité (Sextus Emp., Adv.
Malhem., lib. X) a dit que cet argument n'était
qu'un pur sophisme ; on ne peut pas être d'un
autre avis.
2° Distinction de la puissance et de l'acte. Le
mouvement est défini par Aristote le passage de
l'être en puissance à l'être en acte. De la dis-
tinction de la puissance et de l'acte dépend la
possibilité du mouvement. C'est donc cette dis-
tinction que tout adversaire du mouvement doit
s'efforcer de détruire. Euclide disait: « Le pos-
sible, c'est ce qui est. » Diodore dit : « ce qui
est ou ce qui sera, » et il ajoute aussitôt : « ce
qui sera est nécessaire. » Exemple : Il est im-
possible que je sois à Corinthe si j'y suis ou si je
dois y être un jour. Si je dois y être, il est
i iible que je n'y aille pas, et si je ne dois pas
y être, il est impossible que j'y aille jamais. Donc,
il n'y a pas d'acte que nous fassions et que nous
.1 lirions pu ne pas faire; tout est déterminé à
l'avance; tout est immuable dans l'avenir com-
me dans le présent, comme dans le passé. C'est
le fatalisme dans toute sa pureté. Et qu'on ne
dise pas avec Cicéron (de Fato, c. vu) que Dio-
dore n'est pas fataliste, parce qu'il ne fait que
définir des mots (vim verborum intcrpretalur) .
Qu'importe? Les mots ne sont-ils pas les signes
choses? Et si pour définir le mot possible,
on se croit obligé de nier la liberté, en a-t-on
moins compromis l'ordre moral? C'est sur ce
.in que, dès l'antiquité, une lutte mémora-
h le s'était engagée entre Diodore, Chrysippe et
l'ulon le dialecticien. Chrysippe avait écrit un
- intitulé Contre Diodore, et quatre livres
sur le Possible. Diodore riposta avec les
iuents de son école; il lança contre son adver-
re I rcumenl du possesseur, un argumenl
que tous les auteurs louent et que nul ne rap-
porte. La querelle n'était pas moins vive avec
Philon. Rien ne serait plus digne d'intérêt que
cette grande controverse qui touchait aux plu-
hautes questions de la métaphysique, celles de
la Providence et de la liberté. Faute de do-
cuments, il nous est impossible de nous en faire
une idée.
3" Légitimité des propositions conditionnel-
les. La puissance et l'acte se retrouvent en logi-
que sous la forme du conditionnel et du vrai.
Le conditionnel n'est que le vrai en puissance,
qui devient le vrai en acte par sa relation avec
un principe supérieur. Exemple : Si les lois de
la n dure restent les mêmes, le soleil se lèvera
demain. Chrysippe disait qu'une proposition
conditionnelle est vraie lorsque le conséquent,
posé en sens contraire, ne peut convenir à l'an-
técédent. Règle fausse, puisqu'on ne peut con-
clure qu'une chose convienne à une seconde
de ce que son contraire ne lui convient pas.
D'après Philon, la proposition conditionnelle
serait vraie de trois manières : lorsque l'an-
técédent et le conséquent sont vrais; lorsque
l'antécédent et le conséquent sont faux: lors-
que l'antécédent est faux et le conséquent
vrai. Elle serait fausse seulement lorsque l'anté-
cédent est vrai et le conséquent faux: comme
si, dans une proposition conditionnelle, il y
avait à s'inquiéter de la vérité ou de la fausseté
des parties. Diodore a fort bien vu que la valeur
de la proposition ne dépendait que de la relation
ou, comme on dit, de la conséquence des parties
entre elles. Il enseigne donc que la proposition
conditionnelle est vraie lorsqu'il est et sera
toujours impossible que, l'antécédent étant vrai,
le conséquent soit faux. Cette doctrine de la
nécessité de relation est intimement liée au fa-
talisme de Diodore. Malgré ce vice d'origine, ce
critérium est le seul vrai, parce qu'en réalité
tout est fatal en logique. Dans les rapports des
idées entre elles, la liberté n'intervient pas.
Diodore soutenait encore, dit-on, qu'il n'y a
ambiguïté dans aucune des expressions du lan-
gage, puisque celui qui parle ne dit que ce qu'il
sent et sent bien qu'il ne dit qu'une seule
chose. Cette opinion n'est sans doute qu'un co-
rollaire de ce principe, qu'il n'y a de réel que
ce qui est un et de possible que ce qui est réel.
Au fond, c'est là toute la doctrine de Diodore,
c'est là l'origine et le seul but sérieux de tous
ses arguments.
On peut consulter : Cicéron, de Fato, ch. vu,
vin ; — Sextus Empiricus. Adv. Logicos, lib. VIII ;
Adv. Malhem., lib. X; — Diogène Laërce, Vie de
Diodore; — Deycks, de Megaricorum doctrina
ejusque apnd Plalonem et Arislotelem vestigiis,
in-8, Bonn, 1827 ; — H. Ritter, Histoire de la
Philosophie, 6 vol. in-8, Hambourg, 1837-1841 ;
et, surtout ses Remarques sur la philosophie de
V Ecole mégarique. in-8, ib., 1828 (ail.); —
D. Henné, l'École de Mégare, ,in-8, Paris, 1843;
— C. Mallet, Histoire de l'École de Mégare,
Paris, 1845, in-8. D. H.
DIOGÈNE d'Apollonie, né à Apollonie, dans
l'ile de Crète, florissait à Athènes vers la Lxxxe
olympiade, environ 460 ans avant notre ère.
Disciple d'Anaximène, contemporain et sans
doute ami d'Anaxagore, il procède de l'un et de
l'autre, et mêle leurs doctrines opposées sans
s'inquiéter de les concilier entre elles.
Son premier soin est de s'assurer d'un point
fixe (àpx^l àv<x[Lyt.G6v]T:rlio:) sur lequel il puisse
fonder toute sa doctrine; mais ce point fixe, ce
n'est pas dans la conscience, c'est dans le spec-
tacle du monde qu'il croit le trouver.
» L'univers, dit-il, ne peut avoir qu'un seul
DIOG
403
DIOG
principe ; car, entre principes divers, toute in-
fluence réciproque, toute relation véritable se-
raient impossibles. Puisque l'univers est un être
vivant et organisé, il s'ensuit qu'il ne peut venir
de principes divers. »
Tel est le point de départ de Diogène. Avant
lui, bien des philosophes avaient dit qu'il n'y a
qu'jin seul principe du monde ; Diogène le pre-
mier semble avoir essayé de prouver qu'on n'en
peut admettre plus d'un. Sous ce rapport, il est
le continuateur d'Anaximène et l'adversaire d'A-
naxagore, dont il réfute implicitement la doc-
trine des homéoméries.
Maintenant, quel est ce principe unique? Il
n'est pas aisé de le définir; car l'unité du monde
laisse éclater partout une dualité véritable. La
matière et l'esprit, la pensée et l'étendue, la
liberté et la fatalité se mêlent et se pénètrent
sans jamais se confondre, et restent essentielle-
ment irréductibles. Tous les systèmes partis de
l'unité avaient nié l'un des contraires au lieu
d'en expliquer la coexistence. Que fait Diogène?
il met les contraires en présence au sein même
du principe dont tout dérive. Selon lui, le prin-
cipe unique, c'est l'air : et jusqu'ici il ne fait
que répéter Anaximène ; mais ce principe est
aussi l'intelligence, et c'est ce qu'avait dit Anaxa-
gore. Air et intelligence, matière et esprit,
étendue et pensée, fatalité et liberté, le principe
de Diogène est donc un et double tout ensemble.
Le monde; qui vient de lui, est fait à son image.
C'est ainsi qu'en partant de l'unité, Diogène ex-
plique la dualité du monde. Au fond, que fait-il?
il affirme et nie à la fois une seule et même
chose d'un seul et même être considéré sous le
même rapport et au même moment de son exis-
tence. Il échappe à une question embarrassante
par une hypothèse absurde ; il nie le principe
de contradiction et avec lui toute certitude.
Sans doute, même dans les temps modernes, de
plus grands esprits que Diogène n'ont pas craint
d'associer dans l'être premier des attributs in-
compatibles ; mais cette association n'en est pas
moins monstrueuse. Seulement, si on l'admet,
Diogène se charge de tout expliquer.
« L'air est grand et fort, il est éternel et im-
périssable, et il sait bien des choses (îtoXXà eWoç
ècrTi). Il produit tout, pénètre tout, dispose tout,
est dans tout, et il n'y a rien qui ne participe de
sa nature. Mais tout en participe diversement ,
car, ainsi que la pensée, l'air est variable à l'in-
fini. Tantôt froid, tantôt chaud; tantôt sec, tantôt
humide ; tantôt calme, tantôt agité, jamais il ne
produit sur nos sens le même effet, jamais il
ne s'offre à nos yeux sous la même couleur.»
De là un système de physique, de physio-
logie et de psychologie tout ensemble, une
sorte de dynamisme universel dans lequel l'har-
monie du monde s'explique par l'unité du prin-
cipe primitif, et sa variété par les modes divers
de ce même principe. D'abord, les quatre élé-
ments ne sont que de l'air à différents degrés de
condensation. Notre terre est de l'air refroidi.
Cet air, en se solidifiant, a repoussé au loin et
dans toutes les directions les parties légères, le
ciel, le soleil, les étoiles. Voilà pourquoi la terre
est au centre du monde.
L'air est aussi le principe de la vie. Déjà, la
semence animale contient de l'air, car elle est
écumeuse; le sang aussi estécumeux. L'âme des
bêtes n'est qu'un peu d'air chaud, l'âme des
hommes qu'un air plus chaud encore. Quelques
degrés de chaleur font toute la différence d'un
homme à un autre.
Reste la psychologie. Lorsqu'un objet physi-
que, agissant sur nos organes, ébranle l'air qui
s'y trouve contenu, il en résulte une perception
sensible. Ce qu'on appelle la pensée n'est que le
passage rapide de l'air à travers le sang. C'est
dans le cœur que la pensée se forme, et c'est le
cœur qui en est le siège.
On le voit, tout s'enchaîne dans ce système :
il n'en a pas moins le défaut de s'appuyer sui
une proposition contradictoire, à savoir : l'iden-
tité de l'air et de l'intelligence, de ce qui néces-
sairement est étendu et de ce qui nécessaire-
ment ne l'est pas. Mais, dans ce syncrétisme ar-
bitraire, il s'en faut que l'air et l'intelligence
aient une part égale : à le bien prendre, c'est l'air
qui est tout et qui fait tout; l'intelligence est ab-
sorbée par la matière. Au fond, qu'est-ce que le
système de Diogène ? celui d'Anaximène avec un
mot de plus, et ce mot est d'Anaxagore. Malgré
la couleur décidément matérialiste de sa doc-
trine, les fervents du polythéisme ne purent lui
pardonner d'avoir parlé de l'intelligence ; et il
paraît que, devenu l'objet de l'animosité popu-
laire, il eut beaucoup de peine à échapper à la
mort.
Diogène d'Apollonie avait écrit un livre sur la
nature, dont il nous est resté quelques frag-
ments. Les auteurs à consulter sont, parmi les
anciens : Aristote, de Anima, lib. I, c. n; — de
Gen. et Corrupt, lib. I, c. vi'; — Simplicius, in
Phys. Arist., p. 6 et 32; — Diogène Laërcc,
lib. IX, c. lvii; — Cicéron, de Nat. Deor.} lib. I,
c. xn ; — Parmi les modernes : Schleiermacher,
sur la Philosophie de Diogcned,Apollonie{M.ém.
de l'Acad. des se. de Berlin), 1815; — Panzerbie-
ter, de Diogenis Apolloniatœ vita et scriplis,
in-8, Meiningen, 1823; — Schorn, Diogenis Apol-
loniatœ fragmenta quœ supersunt, aisposita et
illustrata, in-8, Bonn., 1828; — enfin Ritter,
Histoire générale de la Philosophie, 6 vol. in-8,
Hambourg, 1837-1841. X.
DIOGÈNE le Cynique naquit à Sinope, ville
du Pont, la troisième année de la xci" olym-
piade, 414 ans avant notre ère. Icésius, son père,
faisait le change des monnaies et les falsifiait à
l'occasion. Diogène, alors peu pénétré du mépris
des richesses, était comme son père faux-mon-
nayeur et banquier. Cette fraude fut découverte,
et le futur philosophe, chassé de sa ville natale,
alla chercher un refuge à Athènes. Révolté, dès
sa naissance, contre les lois; nourri et entretenu
dans cette révolte, il voyait se tourner contre
lui la société tout entière, et son humeur satiri-
que, son orgueil, son esprit mordant, éloignaient
de lui jusqu'à la pitié. Sans amis et sans pain,
errant et misérable, il en était réduit à ron-
ger le long des chemins les jeunes pousses
d'arbres afin de tromper un peu sa faim. Un
jour, il vit un rat qui courait çà et là cherchant
comme lui sa nourriture. « Quoi ! dit-il, cet ani-
mal sait se passer de la cuisine des Athéniens,
et moi je serais malheureux de ne pas manger
à leur table ! » Il reprit courage pensant qu'un
état si semblable à celui des animaux pourrait
bien être le véritable état de la nature.
Il y avait longtemps qu'Antisthène avait es-
sayé de réduire toute la philosophie à cette
maxime : vivre conformément à la nature. Dio-
gène voulut suivre ses leçons; mais Antisthène,
abandonné de tous ses disciples, avait juré du
n'en plus recevoir. Il repoussa le nouveau venu
et le menaça de son bâton. « Frappez, s'écria Dio-
gène, mais sachez que vous ne trouverez pas de
bâton assez dur pour m'écarter de vous lorsque
vous parlerez. » Antisthène n'eut pas le courage
de le renvoyer.
Doué, comme son maître, d'une volonté forte,
d'une grande énergie de caractère, Diogène avait
pur-dessus tout ce qui avait manqué à Anti-
sthène, une parole agréable et facile, beaucoup
DIOG
— 404
DIOG
d'esprit, surtout l'esprit de sarcasme. D'après la
tradition des écoles, le vieux cynique s'émerveil-
lait des vives reparties de son élève, de ses
traits caustiques, de sa verve railleuse. La mul-
titude était séduite; pour la première fois les
disciples affluaient. Un jour, un jeune homme
arrive d'Égine, entend Diogène, et ne songe
plus à retourner dans sa famille. Son frère vient
le chercher et subit le charme à son tour. Le
père accourt lui-même, et finit par se faire, avec
ses deux fils, le disciple de Diogène (Diogène
Laërce, liv. VI).
Ce réparateur de l'école cynique, ce maître de
la jeunesse athénienne, n'apportait pourtant pas
une doctrine nouvelle. Loin de là, son premier
soin avait été de retrancher de l'enseignement
de son école ce luxe de discussions subtiles et
de spéculations logiques dont l'ancien disciple de
Gorgias l'avait embarrassé. Il y a pour l'homme,
disait-il, une double discipline : celle de l'âme,
celle du corps. Toutes deux sont essentiellement
pratiques. On exerce le corps par la gymnasti-
que et l'âme par la vertu. La vertu consiste à
vivre conformément à la nature , c'est-à-dire
avec le moins de désirs et le moins de besoins
possible. Par conséquent, les bienséances, la po-
litesse, les arts et les sciences sont des super-
fluités condamnables ; la beauté, la richesse, la
naissance et la gloire ne méritent que le mépris;
la religion et les lois sont des inventions de la
politique ; le mariage, la propriété sont des abus
qu'il faut abolir : tout est commun dans l'état
de nature ; les biens sont communs, les femmes
communes, les enfants communs. En attendant
le redressement de ces abus, les vrais sages (ceux
de l'école cynique probablement) sont les seuls
maîtres de toutes choses. La raison en est claire et
convaincante.Tout appartient aux dieux, les sages
sont leurs amis, et entre amis tout est commun
Voilà le fond de la doctrine, déjà exposée pai
Antisthène au milieu de la risée publique. Pour
lui donner quelque importance, il ne fallait rien
moins que le talent de Diogène et probablement
aussi sa haine contre la société, qui l'avait re-
jeté de son sein.
Sous prétexte d'en revenir à la nature, il s'est
efforcé d'abolir en lui tous les sentiments humains,
et s'est donné à lui-même avec complaisance le
nom de chien. Véritable chien en effet, soumis
et caressant quand il a faim, hargneux et gron-
deur quand il est rassasié, il repousse la glorieuse
main d'Alexandre et accepte un manteau d'Anti-
pater. Il cherche sa nourriture par les rues de la
ville, caress mt ceux qui lui donnent, aboyant con-
tre ceux qui lui refusent et mordant les méchants.
Il a son trou, c'est-à-dire son tonneau, qui lui
sert de refuge j il essaye quelque temps de man-
ger de la chair crue. Son manteau, comme la
peau de l'animal, semble adhérent à sa poitrine.
Il le porte pendant le jour, il s'en enveloppe à
la nuit tombante, et s'endort où il se trouve :
sur la terre humide, sur les degrés d'un temple,
souvent sous le portique du temple de Jupiter,
« magnifique demeure, dit-il, que lui ont bâtie
les citoyens d'Athènes. » Puis viennent les exa-
gérations de toute espèce. Au plus fort de l'été,
il se roule dans le sable brûlant; l'hiver, il mar-
che nu-pieds sur la neige et presse contre sa
poitrine nue les statues glacées. Quelquefois, il
se fait accabler d'injures par la pn|iul;ico et
s'arrête pour demander l'aumône à des statues.
Il jette au loin son gobelet parce qu'il a vu un
homme boire dans le creux de sa main. 11 jette
aussi sonécuelle parce qu'il a vu un ent;mt mettre
' purée 'I". lentilles dans une cavité faite ê Bon
pain. Voilà à quoi .se réduit pour lui la perfec-
tion du 1 1 vie humaine.
Aussi ne peut-il trouver -un homme véritable,
même en allumant sa lanterne en plein jour.
Pour lui, les Lacédémonicns sont des enfants,
les autres Grecs des immondices (xaOiç,u.'xTa),
quelque chose de pis : des femmes. Ayant avili
la femme, Diogène la déclare vile et dangereuse.
On lui montre les cadavres de deux malheureuses
suspendus aux branches d'un olivier. 11 dit
dément : « Plût aux dieux que tous les arbres
des forêts ] ortassent de tels fruits! » Après les
femmes, les représentants de la religion popu-
laire. En considérant les interprètes des songi
lus devins et ceux qui les écoutent, il trouve que
l'homme est le plus sot de tous les animaux.
Enfin le fils d'Icésius n'aime pas les gens de loi.
Si deux légistes dont l'un se dit vole par l'autre
le prennent pour juge, il condamne le premier
pour avoir réclamé ce qu'on ne lui a pas pris; le
second pour avoir pris ce qu'on lui réclame. Sans
doute il prétendait, comme le singe de la fable,
Qu'à tort et à travers
On ne pouvait manquer condamnant un pervers
Mais, en Diogène, haine et mépris partent d'un
fond commun, nous voulons dire la haute opinion
qu'il a de lui-même. S'il se compare à quelque
chose, c'est au soleil. Il se trouve avec le dieu
Sérapis la même analogie qu'a Alexandre avec
Bacchus. Pris par des pirates et mis en vente
sur un marché d'esclaves, si on lui demande ce
qu'il sait faire, il répond : « Commander aux
hommes libres, » et il se met à crier : « Qui
veut un maître? Qui a besoin d'un maître? »
Xéniade, riche Corinthien, l'acheta et lui confia
l'éducation de ses deux fils. Les anciens ad-
mirent beaucoup la bonne éducation qu'il leur
donna. Il leur apprit à monter à cheval, à ma-
nier l'arc et la fronde, à avoir la tête rasée, à
marcher pieds nus. On voudrait savoir s'il se
souvint qu'ils avaient une âme. Le seul mot de
Diogène que l'on puisse louer sans réserve est
sa réponse à un tyran qui lui demandait le
plus beau bronze qu'il connût. « C'est, dit-il,
celui dont sont faites les statues d'Harmodius et
d'Aristogiton. »
Devenu vieux, il passait l'été à Corinthe et
l'hiver à Athènes. C'est ce qu'il appelait aller,
comme le grand roi, de Suse à Eebatane. Un
matin, ses amis le virent étendu dans le Cra-
nion, gymnase voisin de Corinthe. Il était enve-
loppé dans son manteau, selon sa coutume, et ne
faisait aucun mouvement. Ils voulurent voir s'il
dormait; il était mort. Il avait quatre-vingt-dix
ans.
L'antiquité s'est trop occupée de Diogène. Les
habitants de Corinthe n'eussent pas dû lui élever
une colonne surmontée d'un chien de marbre, ni
ceux de Sinope des statues. Malgré son talent
incontestable, ce Socrate en délire, comme Pla-
ton l'appelle, n'a été ni un grand homme ni un
philosophe.
Parmi les nombreux dialogues qu'on lui at-
tribue, il en est peu dont l'authenticité ne soit
contestée par les anciens eux-mêmes, et il n'en
est pas un seul qui nous soit parvenu. Nous
avons un recueil de lettres qui portent son nom;
mais ces lettres sont supposées comme l'a dé-
montré M. Boissonnade.
Consultez sur Diogène, son biographe Diogène
Laërce (liv. VI, en. xx et suiv.), et les disser-
dont voici les titres : la Vila di Dio-
cinicOf du Grimaldi, in-8, Naples. 1777; —
!'•> f,xxY|; jjiaiv6tj.£vo;, ou Dialogues ae Diogène
de Sinope} par Wieland, in-8. Leipzig, 1770; —
tatio de faslu phiïosophico virtulis colore
infucato in imagine Diogenis cynici, par Mont-
ons. in-4, ib., 17P2; — Bartbusii Apoïogeticum
ïiogcnem cj/m'cuMi a crimine ci siultitiœ cl
DIO(
— 405
DIO(
impudentice expédition sistit, in-4, Kœnigsberg,
1727; — Delaunay, de Cynismo, ac prœcipue
de Anlisthene, Diogène et Cralete, in-4, Paris,
1831. X.
DIOGÈNE, surnommé le Babylonien, quoiqu'il
fût né à Séleucie, était un philosophe stoïcien
d'une grande réputation et l'un des chefs du
Portique, où il avait eu pour maîtres Chrysippe
et Zenon de Tarse. Il fit partie, ainsi que Car-
néade et Critolaùs, de l'ambassade que les Athé-
niens envoyèrent à Rome au sujet de la ville
d'Orope. Comme Carnéade aussi, il s'arrêta à
Rome pendant quelque temps et y professa les
doctrines de son école. Autant que nous pouvons
juger de son enseignement par les très-faibles
traces qui nous en sont parvenues, il cherchait
à atténuer le principe stoïcien qui ne reconnaît
d'autre bien que la vertu et considère tout le
reste comme indifférent. Il admettait, au con-
traire, l'utile comme une conséquence du bien
ou comme le moyen d'y atteindre. (Cic., de
Fin., lib. III, c. x; Diogène Laërce, liv. VII,
ch. lxxxviii). Diogène Laërce (liv. X, ch. xxvi et
cxvni) parle aussi d'un épicurien du nom de
Diogène, qu'il fait naître à Tarse en Cilicie et à
qui il attribue un Résumé des doctrines morales
d'hpicure.
DIOGÈNE de Laërte, en Cilicie, ne nous est
connu que par l'ouvrage précieux qu'il nous a
laissé. On ne sait rien de sa vie; à peine son
nom se trouve-t-il cité par quelques grammai-
riens d'une époque récente. Réduits aux conjec-
tures, les commentateurs ont voulu, sur la foi
d'un manuscrit, substituer le nom de Denys à
celui de Diogène; ils se sont demandé si le mot
Laërte désigne le père ou la patrie de Diogène,
son père et sa patrie étant d'ailleurs tout à fait
inconnus. Il n'est guère plus facile de fixer avec
précision la date de sa naissance et celle de ,sa
mort. Entre l'erreur de Suidas, qui, le con-
fondant avec Quintus de Laërte, le donne pour
contemporain d'Auguste, et l'opinion deDodwell,
qui le rejette jusqu'à Constantin, il y a place
pour bien des hypothèses qui s'appuient sur des
autorités fort recommandables. Nul ne saurait
mieux que Diogène lui-même fixer nos doutes à ce
sujet. Des écrivains qu'il cite, le plus moderne
est Athénée, qui vivait encore au commencement
du règne d'Alexandre Sévère (222 après J. C).
Diogène est donc postérieur au ne siècle de l'ère
chrétienne. D'autre part, il n'aurait pas vécu
longtemps après cette époque, s'il en faut croire le
grammairien Etienne de Byzance, qui, vers 500,
le considérait comme un auteur déjà ancien.
On doit donc se croire autorisé, avec Heumann
et Brucker, à placer Diogène vers le milieu du
me siècle, un peu plus près de nous que n'ont fait
Jonsius et Fabricius. Quant à la durée de sa vie,
on ne peut que la conjecturer d'après les longues
recherches que suppose la rédaction de son ou-
vrage sur les philosophes ; mais, à cet égard, les
renseignements précis nous font défaut, comme
à l'égard de son caractère et des événements de
sa vie.
Une expression empruntée par Diogène à la
langue de l'Église a été curieusement relevée,
et l'importance en a été fort exagérée par ceux
qui ne remarquaient pas avec quelle complaisance
Diogène expose les opinions philosophiques les
plus contraires au christianisme. Des obser-
vateurs également prévenus, mais dans un autre
sens, ont cru voir que Diogène a développé la
doctrine d'Épicure plus amplement que toutes
les autres, et ils en concluent qu'il était épi-
curien. Mais, outre qu'il témoigne trop bien
lui-même de son ignorance sur le fond de cette
doctrine, s'il est permis d'appuyer une conjec-
ture sur de semblables raisons, Diogène serait
bien plutôt suspect de stoïcisme, la vie de Zenon
de Cittium et la doctrine du Portique étant le
sujet qu'il a traité le plus longuement.
Quoi qu'il en soit, ces Vies des philosophes sont
le seul ouvrage que nous ayons de Diogène ;
aucune raison ne peut faire soupçonner qu'il en
ait écrit d'autres, si ce n'est toutefois un recueil
de Poésies diverses, dont il parle souvent, et qui
n'était sans doute que la collection de ses épi-
grammes. Ce livre, dont la perte ne paraît pas
mériter nos regrets, existait peut-être encore à la
fin du xiie siècle; au moins Tzetzès semble y
faire allusion par l'épithète d'épigrammatiste
appliquée à Diogène. Mais son vrai titre à l'es-
time de la postérité, c'est le recueil intitulé :
Vies, doctrines et sentences des philosophes il-
lustres.
Ce livre était dédié à une femme qui profes-
sait pour les doctrines de l'Académie une haute
admiration. La dédicace étant aujourd'hui per-
due, quelques mots de l'auteur, à l'article de
Platon, sont le seul renseignement qui nous
reste sur cette femme. Reinesius conjecture avec
assez de vraisemblance que ce pouvait être une
certaine Arria, citée avec éloge dans l'ouvrage
de Theriaca, ad Pisonem. A l'exemple de Dio-
gène, trois siècles plus tard, Damascius dédiait à
Théodora une nouvelle histoire des philosophes.
Diogène de Laërte a pris soin de nous avertir
qu'il a partagé son travail en dix livres; mais
cette division arbitraire en cache une plus sys-
tématique dont il nous donne le secret dans sa
préface. Après avoir établi par des arguments
puérils que la Grèce est le berceau de la philo-
sophie, il consacre son Ier livre aux hommes qui
ont honoré ce nom de sages que déclina la mo-
destie de leurs successeurs. Passant ensuite aux
philosophes proprement dits, il les partage en
deux grandes écoles : l'école ionienne et l'école
italique. Les spéculations des ioniens remplissent
la moitié du IIe livre, où se trouvent encore
Socrate, rattaché bon gré mal gré à cette école,
et les disciples qui n'ont fait que répandre sa
doctrine. La vie de Platon, une analyse rapide
de son système, diverses classifications des ou-
vrages de ce philosophe, forment le livre III.
Platon est pour Diogène un second père de la
philosophie grecque; c'est de lui qu'il fait sortir
les dix écoles auxquelles il ramène toutes les
sectes philosophiques si complaisamment énu-
mérées par Varron. Toutefois, c'est dans ce livre
surtout que se trahit le vice de l'ordre adopté
par Diogène : après être convenu que Platon ne
doit pas moins à Pythagore qu'à Socrate, il est
forcé, pour rester fidèle à sa division, de rejeter
au VIIIe livre l'analyse des doctrines de l'école
italique. Il consacre le IVe livre aux académi-
ciens. Il expose dans le Ve les opinions d'Aristote
et des péripatéticiens, avec une négligence et
une rapidité bien regrettables. Le VIe livre ren-
ferme Antisthène et les cyniques ; le VIP, Zenon
et les stoïciens. Cette partie est, sans contredit,
la plus intéressante de tout l'ouvrage. L'auteur
s'est plu à y développer avec une abondance
assez désordonnée, il est vrai, les doctrines du
Portique, dont il est avec Cicéron l'historien le
plus considérable. On y peut recueillir des
détails précieux sur la logique et sur la gram-
maire, qui toutes deux étaient en grande estime
auprès des stoïciens, un exposé de leurs doctrines
cosmologiques, suivi d'une longue énumération
et d'une analyse minutieuse des biens et des
maux de l'âme, selon les disciples de Zenon. Le
VIIIe livre, consacré aux pythagoriciens, est un
recueil complet de tous les contes qui avaient
cours dans le monde sur Pythagore et quelques-
DIOG
— 406
DIOM
uns de ses élèves. On comprend aisément com-
bien les inventions de l'école italique perdent à
être ainsi rapprochées de la logique rigoureuse
des doctrines stoïciennes. On ne voit aucun ordre
dans la distribution du IXe livre. Heraclite y est
placé avant Xénophane, ainsi rejeté après tous
ses disciples; Diogène d'Apollonie, disciple d'A-
naxagore dont la vie est comprise dans le livre II,
y est rapproché d'Anaxarque, de Pyrrhon et de
Timon, qui tous trois appartiennent à l'école de
Socrate. La vie d'Épicure et celle du stoïcien
Posidonius remplissent le Xe livre. Diogène
combat et repousse les imputations injurieuses
auxquelles Épicure a si souvent été exposé, avec
une intelligence dont il n'a guère donné d'autre
preuve, et qui, par cela même, peut sembler ici
suspecte de plagiat.
Tel est, en effet, le défaut capital et caracté-
ristique de Diogène : il manque absolument de
cette critique qui l'ait l'honneur de quelques his-
toriens modernes. Ses recherches ne sont que
laborieuses. Il ramasse sans choix tous les ju-
gements, toutes les anecdotes qu'il a rencontrées
dans ses lectures; de là de singulières disparates
et des contradictions impardonnables. Quand il
rencontre plusieurs versions sur un même fait,
il se contente de les rapporter les unes à la suite
des autres, avec une entière indifférence. Les
mêmes anecdotes ou les mêmes sentences sont
attribuées à différents philosophes. Mais, du
moins, avec une bonne foi qui mérite toute notre
reconnaissance, il indique les sources où il puise,
et cite même souvent les textes originaux.^ Aussi
une analyse, quelque détaillée qu'elle fût, ne
saurait donner une idée de ce livre, où se mêlent
sans se fondre les opinions et les styles les plus
divers ; et l'on conçoit la mauvaise humeur de
quelques critiques modernes contre ce mélange
de tous les tons et de tous les styles, et sur-
tout contre cette vanité pédantesque du poète
érudit, citant à chaque page ses propres épi-
grammes. En somme, le livre de Diogène n'est
certes pas, comme le prétend Ménage, Vhistoire
de l'esprit humain; mais Scaliger a pu, sans
injustice, en louer l'érudition variée, et c'est à
bon droit que Montaigne regrette qu'il n'y ait
pas eu plusieurs Laërte. En effet, malgré quel-
ques divergences partielles, cet historien s'ac-
corde en général sur la biographie des phi-
losophes, comme sur le détail de leurs doctrines,
avec les meilleurs témoignages de l'antiquité
classique, par exemple avec ceux de Cicéron et
de Plutarque. Son ouvrage, d'ailleurs, n'est-il
pas le seul de ce genre qui nous soit parvenu?
Aristote, celui des philosophes grecs qui accorde
le plus d'attention aux systèmes qui l'avaient
précédé, ne touche encore cet examen qu'à l'oc-
casion de ses propres travaux. Les ouvrages
d'Hippobate et d'Androcydes, dont la perte est
si regrettable, ne comprenaient pas dans son
ensemble l'histoire de la philosophie. Diogène
fut donc au moins le premier qui forma un
recueil de toutes les opinions de l'antiquité sur
les philosophes les plus célèbres. Longtemps res-
pecté, à ce titre, par lus âges suivants, il servit
de modèle à tous les historiens qui lui succé-
dèrent, jusqu'à l'époque où Bayle donna I
à l'esprit de la critique moderne, et provoqua
une réforme appliquée depuis pu- Leibniz à
l'histoire de la philosophie. On pourrai^ même
suivre l'influence de I • siècle,
où, ' ■ s d'un peuple philo-
sophique primil : ïc Scblegel plaç it i
Le i Hindous la n lissance de [a philosophie, il
jusqu'aux faiblesses de Di ■ dont
noua n'ayons tiré quelque profit. Ci -i à sa né-
le choix des autorités historiques
que nous devons de connaître plusieurs écrivains
secondaires, dont les erreurs mêmes ou les
mensonges ne sont pas sans intérêt pour l'his-
torien. Près de la moitié des fragments qui nous
restent d'Hermippus ne se sont conservés qu
dans le livre de Diogène. Combien de fragments
de Timon, de Chrysippe, de Dicéarque, de Sotion,
de Favorinus ne lui devons-nous pas encore,
sans parler des pièces authentiques, telles que
le testament d'Aristote et celui d'Épicure, do-
cuments si rares aujourd'hui, et que bannissaient
trop souvent de l'histoire les sévères convenances
du genre historique, tel que le comprenait l'an-
tiquité? Sans doute, on peut le dire, Diogène de
Laërte ne brille ni par la profondeur ni par
l'originalité de son jugement; sans doute, il ne
comprend pas toute l'importance de l'histoire de
la philosophie. La nécessité de l'ordre dans
lequel les systèmes se succèdent, les rapports
du développement de la pensée humaine avec
celui des doctrines philosophiques, sont des
choses qu'il ne soupçonne même pas. Des qua-
lités nécessaires à l'historien il n'a guère que
les plus modestes : la bonne foi, avec l'étendue
et la variété des connaissances. A part des fautes
de chronologie, des confusions assez fréquentes
entre les noms propres et les titres d'ouvrages
distincts, et autres négligences dont il faut bien
le rendre responsable, comme compilateur, les
autres erreurs répandues dans son livre revien-
nent de droit aux auteurs qu'il avait consultés,
et que nous ne pourrions apprécier ici en détail
sans sortir des bornes naturelles de cet article.
Regrettons seulement que Diogène ne se soit pas
plus souvent recommandé d'autorités aussi im-
posantes que celles d'Aristoxène, placé, pour son
érudition et sa fidélité, presque à l'égal de son
maître Aristote ; mais qu'il ait fait de trop fré-
quents emprunts à des écrivains d'une autorité
suspecte, tels que Dicéarque, Hermippus et Ti-
mée.
Le texte de Diogène Laërce nous est parvenu
mutilé et plein d'altérations. Saumaise, sur la
foi d'une table détachée d'un ancien manuscrit,
déplore la perte d'un grand nombre de biogra-
phies, parmi lesquelles se trouvaient sans doute
celles de Cornutus, de Polémon et d'Épictète.
Épuré, éclairci depuis l'édition princeps (in-4,
Bàle, 1533), par les soins d'Henri Estienne, de
Casaubon, d'Aldobrandini. de Ménage, de Meibom,
de Kùhn (travaux réunis dans l'édition d'Amster-
dam, 2 vol. in-4, 1692 et 1698), de Rossius, le
texte a été publié en dernier lieu par Hùbner
(4 vol. in-8, Leipzig, 1828 et 1831) et par G. Cobet,
en 1850, dans la bibliothèque grecque-latine de
Firmin-Didot. La traduction latine d'Ambroisede
Camaldule, corrigée par le bénédictin Brugno-
lius (Venise, 1457), a été heureusement rem-
placée par celle de Thom. Aldobrandini (in-f°,
Rome, 1594, et Londres, 1663). L'ouvrage a été
mis en français par Fougerolles (in-8, Lyon,
1602}; par Gilles Boileau (2vol. in-12, Paris, 1688):
par un anonyme (3 vol. in-12, Amst.. 1758;
2 vol. in-8, Paris, 1796; 1 vol. in-12, Paris, 1841 :
cette dernière traduction est attribuée à Chauf-
fepied). Une traduction meilleure et plus récente
i dominée par M. Zévort, Paris, 1847, 2 vol
in-12. E. E.
DIOMÈNE de Smyunk, partisan de la philo-
sophie de Démocrite, à Laquelle il avait été initié
par Nessus, dis liai du célèbre Abdé-
ritain. 11 transmit à son tour la même doc-
que. Celui-ci étant contemporain
d'Alexandre Le Grand, il faut admettre que
S ii à peu près dans le
même temps, c'est-à-dire dans le iv" siècle avant
l'ère chrétienne. X.
DTS.T
— 407
DTST
DION, surnommé Chrysostomeou Bouche cVor}
naquit vers le milieu du Ier siècle, à Pruse dans
la Bithynie, d'une famille considérable. Il cultiva
d'abord l'art oratoire, tel qu'on le comprenait
alors, c'est-à-dire la rhétorique des sophistes ;
puis, ayant pris goût pour l'étude de la philo-
sophie, il s'attacha à l'école stoïcienne, dont il
adopta sans restriction tous les principes. Mais sa
manière de vivre et sa conduite extérieure auraient
pu le faire passer pour un disciple d'Antisthène.
Ainsi, au lieu du manteau des philosophes, il
portait habituellement une peau de lion et
s'élevait contre la corruption de son temps d'une
manière plus propre à irriter le3 esprits qu'à
les ramener au bien. Un de ses amis ayant été
enveloppé dans une conspiration contre la vie
de Domitien et condamné à mort, Dion craignit
pour lui-même et se réfugia dans le pays des
Gètes, où il vécut longtemps ignoré, travaillant
de ses mains et n'ayant d'autres livres que le
Phèdon et le discours de Démosthène sur l'Am-
bassade. Après la mort de Domitien, il retourna
à Rome, où il vécut quelque temps en très-grande
faveur auprès de Néron et de Trajan; puis il
retourna dans sa patrie, et y mourut dans un âge
fort avancé. On a conservé de lui quatre-vingts
discours qui ne témoignent pas seulement de sa
fécondité et quelquefois de son goût, mais aussi
de ses connaissances et de son esprit philoso-
phiques. Ils furent publiés pour la première fois
à Venise, en 1551, in-8; puis d'autres éditions
en ont paru, à Paris, in-f°, 1604, et à Leipzig,
2 vol. in-8, 1784. On trouve dans le IIe vol. des
Vies des orateurs grecs, par de Bréquigny (2 vol.
in-12, Paris, 1742), une Vie de Dion Chrysostome
et la traduction de plusieurs de ses discours.
Consultez encore : L. Etienne, Dio philosophus,
Paris, 1849, in-8 ; — Martha, Dionis philoso-
phantis effigies. Paris, 1854, in-8, et du même
auteur, les Moralistes sous Vempire romain,
Paris, 1864, in-8. X.
DIONYSODORE de Chios, frère d'Euthydème,
qui a donné son nom à un dialogue de Platon,
où ils sont tous deux mis en scène et représentés
comme des sophistes de l'espèce la plus frivole.
Tout ce que nous savons, ou plutôt toutes les
conjectures qu'on a faites sur Dionysodore, s'ap-
pliquant aussi à Euthydème, nous renvoyons le
lecteur à ce dernier nom. X.
DISAMIS. Terme mnémonique de convention
par lequel les logiciens désignaient un mode de
la troisième figure du syllogisme. Voy. la Lo-
gique de Port-Royal, 3e partie, et l'article Syl-
logisme.
DISJONCTION (Argument disjonctif), (dis-
limgere, disjoindre, séparer). On appelle disjonc-
tion ou proposition disjonctive une proposition
dans laquelle on rapporte à un sujet, comme
attributs possibles, plusieurs déterminations qui
s'excluent réciproquement ; ainsi : Les animaux
sont ou raisonnables ou privés de raison. Et on
appelle argument disjonctif celui dont la ma-
jeure est une proposition disjonctive, comme :
Il est nécessaire que le vice soit puni dans cette
vie ou dans une autre; or, il n'est pas toujours
puni dans cette vie; donc, il y a nécessairement
une autre vie où il sera puni.
Les attributs rapportés au sujet dans la ma-
jeure s'excluant réciproquement, il s'ensuit que
si, dans la mineure, on affirme du sujet un de
ces attributs, les autres doivent en être niés dans
la conclusion, et que si la mineure nie tous les
attributs sauf un seul, la conclusion doit affirmer
celui-ci. En d'autres termes, si la mineure est
affirmative, la conclusion est négative, et si la
mineure est négative, la conclusion est affirma-
tive; ce qui est particulier à cette sorte d'argu-
ment, et tient à la nature de la disjonction. Mais
il convient de remarquer que la négation et
l'affirmation s'entendent ici des attributs, non
de la qualité des propositions.
Ce qu'il faut principalement observer dans
l'emploi de cet argument, c'est la parfaite op-
position des attributs dans la proposition disjonc-
tive; ce qui n'a lieu rigoureusement que quand
cette proposition présente deux attributs contra-
dictoires. Dans les autres cas, il faut donner à
la disjonction autant d'attributs qu'il y en a de
possibles, avoir soin qu'ils soient bien distincts
et qu'ils ne rentrent pas les uns dans les autres,
et examiner s'ils ne peuvent pas être attribués
tous ou plusieurs en même temps. Ainsi, dans
l'exemple si souvent cité : On ne peut gouverner
les hommes que par la force ou par la raison ;
or, il ne convient pas d'employer la force, qui
est un moyen trop peu durable et trop peu digne
de l'homme ; donc, il faut gouverner par la
raison; il pourrait être vrai de dire que, pour
gouverner les hommes, il faut unir la force à la
raison. Mais, quelque complète que soit l'énu-
mération des attributs qui s'excluent, comme rien
n'indique nécessairement que cette énumération
est complète, il en résulte que, dans ce cas, cet
argument, n'ayant rien de nécessaire, est plutôt
un argument probable qu'un argument démons-
tratif. Il est d'ailleurs bien rare que l'énumé-
ration disjonctive soit complète ; on entrevoit
quelques attributs, et l'on croit avoir tout
examiné. De là vient que « les fausses disjonc-
tions sont, comme le dit Port-Royal (Logique,
3e partie, ch. xn), une des sources les plus com-
munes des faux raisonnements des hommes. »
J. D. J.
DISTINCTION (oioupEffiç). Ce terme de logique
a reçu plusieurs acceptions. Dans l'école on traitait
de la distinction réelle et de la distinction de
raison. Par distinction réelle, on entendait celle
qui se trouve dans les objets mêmes, indépen-
damment de toute conception de ces objets : par
exemple, les étoiles, les hommes, la volonté, le
mouvement, etc. On établissait que cette distinc-
tion est de trois sortes: de chose à chose, comme
de Dieu à homme; de mode à mode, comme de
bleu à blanc, de sentir à vouloir ; et de monde à
chose, comme de corps à mouvement, d'homme
à liberté. Par distinction de raison, on entendait
celle que nous faisons en séparant par un acte
de la pensée des choses unies et inséparables
dans la réalité, comme quand on ne considère
dans un corps que sa longueur, ou sa largeur,
ou sa profondeur. On ajoutait que la distinction
réelle se fait en niant une chose d'une autre :
Scipion n'est pas Annibal; et la distinction de
raison en considérant une qualité sans l'objet
auquel elle est unie, ou sans les autres qualités
qui l'accompagnent. Ces deux expressions, em-
pruntées d'Aristote, ne sont plus guère en usage :
on dit généralement abstraction au lieu de dis-
tinction de raison, et souvent différence au lieu
de distinction réelle (voy. les articles Abstraction
et Différence. On peut aussi consulter Bossuet,
Logique, liv. I, ch. xxt).
Deux autres sens sont encore donnés à ce
terme. Suivant l'un, la distinction consiste à
séparer un objet de connaissance de tout ce qui
n'est pas lui; suivant l'autre, à discerner et à
expliquer les divers sens d'un mot confondus
dans un argument.
Prise dans le premier de ces deux sens, la
distinction l'ait partie de l'observation, et est le
préliminaire obligé et la condition de toute
bonne analyse. Nul objet n'existe isolé dans la
nature, et de là vient qu'en apercevant un objet,
on l'aperçoit nécessairement uni à d'autres objets,
DIVI
408 —
DIVI
et que toutes nos connaissances sont d'abord
obscures et co.ffuo Or, avani de reuiercner
p ir l'analyse quels sont les éléments d'un objet,
il faut l'avoir séparé des objets avec lesquels il
se trouve en rapport, l'avoir exactement réduit
à lui-même, afin de ne point lui laisser des
éléments étrangers qu'on serait exposé à prendre
pour des éléments essentiels, ce qui fausserait
l'analyse d'abord, et plus tard la synthèse. Ceci
suffit pour faire comprendre combien la distinc-
tion est importante, et quels soins on doit mettre
à ne point laisser, par une distinction trop su-
perficielle, des accessoires étrangers confondus
avec les éléments naturels, comme aussi à ne
point rejeter, par une distinction trop sévère, ou
plutôt par une exclusion arbitraire, des éléments
constitutifs essentiels. Il faut donc faire cette
opération avec précision et exactitude, et ne voir
ni plus ni moins que ce qui rentre essentiellement
dans la nature de l'objet observé.
Il arrive souvent que, dans un argument, on
donne à une expression trop ou trop peu d'ex-
tension, ou qu'on réunit sous un seul terme deux
idées différentes, soit qu'on les ait confondues à
dessein, soit qu'on n'ait pas vu les différences
qui les séparent. Pour répondre à un semblable
argument, il convient de distinguer ces deux
sens et de les définir exactement, et de montrer
comment la conclusion, vraie pour un sens, ne
l'est plus pour l'autre, ou comment elle est
fausse pour les deux sens, et ne paraissait vraie
qu'à la faveur de la confusion. Les scolastiques
vaient fait le vers suivant, pour rappeler les
lois de ce genre de réponse :
Divide, défini, concède, negato, probato.
C'est-à-dire qu'après avoir distingué les deux
sens que renferment les prémisses, il faut dé-
finir exactement chacun de ces sens, accorder
ce qui paraît vrai, nier le rapport qui paraît
faux, et prouver enfin ce que l'on oppose soi-
même. C'est par la distinction que l'on résout
les divers sophismes fondés sur une ambiguïté
de mots.
Toutes les fois que l'on fait usage de la dis-
tinction, il faut prendre garde de séparer des
idées ou des rapports qui sont naturellement in-
séparables, et de se laisser aller ainsi à des distinc-
tions subtiles et captieuses, ressources ordinai-
res des gens de mauvaise foi. Toutes les distinc-
tions doivent être prises dans la nature même,
et selon Je point de vue particulier sous lequel
on considère l'objet en question (Aristote, Topi-
ques, liv. VIII, ch. vu). J. D. J.
DIVISION, partage d'un tout en ce qu'il con-
tient.
Platon cherche dans un de ses dialogues, le
Politique, ce que c'est que l'homme. Le conce-
vant d'abord comme un être animé, il distingue
parmi les êtres animés ceux qui vivent en troupe
et ceux qui vivent isolément. Parmi les animaux
qui vivent en troupe, ceux qui vivent dans les
airs OU dans l'eau et ceux qui vivent sur la
terre; et enfin ceux qui ont deux pieds et ceux
qui eu ont d Lvanl ige. Il conclut que l'homme
est un animal à deux pieds sans plumes.
Si on veut n'envisager ici que la méthode,
sans être arrêté par la puérilité du résultat, on
reconnaîtra que le procédé suivi par Platon con-
siste à séparer les éléments d'une, totalité, à
marquer li i irticuliera comprlls sous un
ternie commun, et. pour tout dit >|iper
l'extension d'une idée. Cet i . M'e,
qui no diffère de l'analysi quelques
nuances, a reçu le nom de division. So Mie ri
PI iton la regardaient comme une des parties es-
sentielles de la méthode, et Aristote, qui y atta-
che moins d'importance, en reconnaît cependant
les avantages et en a tracé les règles. Elle est,
sans contredit, très-familière à l'esprit, et elle
exerce une influence notable sur le jeu de ses
facultés. C'est à elle que nous devons d'éclaircir
nos idées, de les exposer avec ordre et de pou-
voir les retenir. On retient mal et on oublie vite
ce qu'on ne sait que confusément.
Il peut arriver que l'objet à diviser soit une
simple juxtaposition de parties réellement dis-
tinctes, comme les quartiers d'une ville et les
appartements d'une maison : le partage de l'idée
totale prend alors le nom de partition; dans les
autres cas, il retient généralement celui de divi-
sion.
La division proprement dite présente elle-
même plusieurs variétés. On peut, 1° diviser le
genre en ses espèces : toute substance est corps
ou esprit ; tout animal est vertébré ou inverté-
bré; 2° diviser le genre par ses différences :
toute proposition est vraie ou fausse; toute li-
gne est droite ou courbe; tout nombre est pair
ou impair ; 3" diviser un sujet d'après les acci-
dents opposés qu'il peut offrir: tout corps est en
repos ou en mouvement • tout astre est lumineux
par lui-même ou par réflexion ; 4° enfin diviser
un accident d'après les sujets où il peut se trou-
ver; les plaisirs se partagent en plaisirs des
sens, de l'esprit et du cœur. Ces distinctions,
qui occupaient beaucoup de place dans les an-
ciennes logiques, ont aujourd'hui perdu de leur
importance. Il est bon de remarquer cependant
que la division du genre et des espèces se con-
fond avec la classification, si capitale en toute
espèce de science.
La première condition d'une bonne division,
c'est d'embrasser toutes les parties du sujet^
d'être complète : « Il n'y a presque rien, dit la
Logique de Port-Royal, qui fasse faire tant de
faux raisonnements que le défaut d'attention à
cette règle; et ce qui trompe, c'est qu'il y a
souvent des termes qui paraissent tellement op-
posés, qu'ils semblent ne point souffrir de mi-
lieu, qui ne laissent pas d'en avoir. Ainsi entre
ignorant et savant il y a une certaine médiocrité
qui tire un homme du rang des ignorants, et
qui ne le met pas encore au rang des savants;
entre vicieux et vertueux, il y a aussi un certain
et it dont on peut dire ce que Tacite dit de Galba:
Magis extra vitia quam cum virtutibus...; en-
tre sain et malade, il y a l'état d'un homme in-
disposé ou convalescent ; entre le jour et la
nuit, il y a le crépuscule; entre les vices oppo-
sés, il y a le milieu de la vertu, comme la piété
entre l'impiété et la superstition; et quelque-
fois ce milieu est double, comme entre l'ava-
rice et la prodigalité il y a la libéralité et une
épargne louable; entre la timidité qui craint
tout et la témérité qui ne craint rien, il y a la
générosité qui ne s'étonne point des périls, et
une précaution raisonnable qui fait indon-
ner ceux auxquels il n'est pas à propos de s'ex-
poser. »
Mais s'il est indispensable de séparer tout ce
qui diffère, il l'est aussi de ne point isoler des
tes qui rentrent les uns dans les autres.
Tout philosophe, par exemple, a le droit et le
ir de séparer, en psychologie, les senti-
ments, les pensées et les actions, qui constituent
trois ordres de phénomènes à part; mais on ne
pourrait sans erreur ranger dans une quatrième
irie les faits de mémoire, qui sont une es-
de pensée. Je dirai avec raison que toute
a est vraie ou fausse; mais je n'ajouterai
pas, ou probable, car co dernier caractère peut
aussi bien appartenir à la vérité qu'à l'erreur.
En un mot, il no suffit pas que la division soit
DODW
409
DOGM
complète, il faut encore qu'elle soit distincte,
tranchée ou opposée ; expressions synonymes.
En troisième lieu, elle doit être immédiate,
c'est-à-dire porter d'abord sur les parties princi-
pales, suivant une loi de l'esprit humain, qui,
dans l'analyse, s'attache premièrement aux ob-
jets saillants, et n'arrive que peu à peu au dé-
tail. La fidélité à cette condition est l'unique
moyen de saisir les rapports vrais des choses,
et de ne pas supposer entre elles des différences
fictives ; autrement on est bien près d'imiter un
géographe à qui il prendrait fantaisie de parta-
ger les Européens en autant de groupes qu'il y
a de villes en Europe, sans tenir compte de la
division supérieure des royaumes.
Une dernière règle qui n'a pas toujours été
suivie, et qui cependant n'a pas moins d'impor-
tance que les précédentes, c'est que les divisions
doivent être resserrées dans de justes bornes.
Pour peu qu'on les pousse trop loin, comme les
scolastiques en avaient la funeste habitude, elles
fatiguent l'intelligence, et l'accablent au lieu de
la soulager. On a obscurci l'objet dans l'espé-
rance de l'éclaircir, et il finit par échapper au
regard et se perdre dans une poussière confuse.
Simileconfuso est quidquid in pulverem sectum
est, a dit Sénèque.
Considérée dans les ouvrages de l'esprit, la
division pourrait donner lieu à beaucoup d'au-
tres remarques ; mais nous n'avons à l'envisa-
ger ici que sous le point de vue philosophique.
On peut consulter: Aristote, Analyt. Post.,
lib. II, c. xin; — Logique de Port-Royal, liv. II.
C. J.
DIVINITÉ, voy. Dieu.
DOCÉTISME, voy. Gnosticisme.
DODWELL (Henri), né à Dublin en 1641,
professeur d'histoire à l'Université d'Oxford, de
1688 à 1691, et mort à Shottesbrooke, en 1711,
s'est principalement rendu célèbre par ses écrits
théologiques et ses savants travaux sur plusieurs
points d'archéologie et de philologie ; mais il
appartient aussi, quoique d'une manière indi-
rect à l'histoire de la philosophie, par la dis-
cussion qu'il souleva entre Collins et Clarke sur
l'immortalité de l'âme et sa nature immatérielle.
Déjà, en 1672, dans une lettre qu'il publia sur la
manière d'étudier la théologie, il avait soutenu
que l'âme est naturellement sujette à la mort,
mais qu'elle devient immortelle par un esprit
d'immortalité que Dieu y ajoute en ceux qui vi-
vent dans son alliance. Ce paradoxe, soit qu'il
n'eût p été compris, soit qu'il ne fût pas à sa
place, it longtemps resté inaperçu, Dodwell
entrepi e le développer, d'abord dans un écrit
sur le n ige, publié en 1704, et deux ans plus
tard, da un discours sous forme de lettre
{Epistola. j discourse) dont il nous suffira de
traduire le"titre, d'une longueur peu ordinaire,
pour en faire connaître l'esprit et le contenu :
Discours épistolaire, où ton prouve par les
Écritures et les premiers Pères que l'âme est
un principe naturellement mortel, mais que
la volonté de Dieu, afin de le punir ou de le
récompenser, a rendu actuellement immortel
en vertu de son union avec Vesprit divin com-
muniqué dans le baptême, et où Von fait voir
que, depuis les apôtres , personne, à l'exception
des. évêques, n'a le pouvoir de donner le divin
esprit immorto isant, in-8, Londres, 1706. Une
telle proposition dut soulever contre Dodwell un-
grand nombre --''adversaires, tant parmi les
théologiens que parmi les philosophes. C'est ce
qui arriva. Samue' Clarke, encore jeune alors,
mais déjà en possession d'un nom très-respecté,
fut un des premiers qui sntrèrent en lice. 11 pu-
blia pendant la mêma année une lettre où il
réfute, avec beaucoup d'érudition et de logique,
tous les arguments employés dans le Discours
épistolaire {A leller io M. Dodwell, etc., in-8,
Londres, 1706). Cette lettre en provoqua une au-
tre dans un sens contraire de la part de Collins
{A letter lo the learned M. H. Dodwell, conlc-
ning some remarks on a pretended démonstra-
tion of the immater iality, etc., in-8, Londres,
1707). Dès lors, la discussion cessa d'être théo-
logique, pour rentrer entièrement dans le do-
maine de la philosophie. Dodwell en disparut,
laissant en présence l'un de l'autre son adver-
saire et son défenseur.
Dodwell s'est acquis des titres plus réels à no-
tre reconnaissance, en publiant quelques disser-
tations sur divers points très-obscurs de l'his-
toire de la philosophie: Appendice concernant
l'histoire phénicienne de Sanchonialhon, en
anglais, in-8, Londres, 1791 ; — Apologie des
œuvres philosophiques de Cicéron, servant de
préface à la traduction anglaise du de Finibus,
publiée par Parker, in-8, ib., 1702; — Exercita-
tiones duœ : prima de œlate Phalaridis; se-
cunda de œtate Pythagorœ philosophi, in-8,
ib., 1699-1704; — de Dicœarcho ejusque frag-
mentis, dans le Recueil des anciens géographes
{Geographiœ veteris scriptores), publié par
Hudson, 4 vol. in-8, ib., 1698-1712.
DOGMATISME. Avant toute discussion sur
la nature des choses que nous désirons connaî-
tre, il y a la question de savoir si la connais-
sance elle-même et, par conséquent, si la science
est possible, si l'esprit de l'homme peut attein-
dre à la vérité. Cette question est résolue de trois
manières : les uns veulent que la vérité se dé-
robe éternellement à nos recherches, qu'il n'y ait
pour nous aucun moyen de la discerner de l'er-
reur, et que nous soyons condamnés à un doute
universel et irrémédiable. Ce sentiment a reçu
le nom de scepticisme. Les autres pensent que
la vérité n'est pas refusée à l'homme, qu'il lui
est donné, au contraire, de la puiser à sa source
la plus élevée et la plus pure, mais à la condi-
tion qu'il renonce à lui-même et à l'usage de
sa raison, naturellement trompeuse ; qu'il s'a-
bandonne à une certaine inspiration ou intuition
supérieure à la raison ; qu'il se laisse entraîner
et absorber par ce mouvement intérieur, au
point de perdre le sentiment de son existence et
de s'anéantir en Dieu. Cette, opinion, qui sup-
pose la précédente et s'appuie en partie sur elle,
a été appelée le mysticisme. D'autres, enfin, sont
pleins de confiance dans nos facultés intellec-
tuelles, et croient qu'elles nous découvrent la
vérité quand nous savons nous en servir, c'est-
à-dire quand nous les soumettons à certaines
règles d'ordre, de méthode de circonspection,
qui résultent de leur nature même. Cette foi
dans la raison humaine pour toutes les choses
dont la raison, dont les facultés humaines, en
général, nous suggèrent l'idée, voilà ce qui
constitue le dogmatisme. Pascal a très-bien ca-
ractérisé les partisans du dogmatisme, qu'il ap-
pelle les dogmatistes, et ceux du scepticisme,
également connus sous le nom de pyrrhoniens,
quand il dit que les uns ont voulu ravir à l'homme
toute connaissance de la vérité, et que les autres
tâchent de la lui assurer. C'est d'après cela qu'il
met chacun dans la nécessité de choisir entre les
uns et les autres. « Il faut que chacun prenne
parti et se range nécessairement ou au dogma-
tisme ou au pyrrhonisme: car qui penserait de-
meurer neutre serait pyrrhonien par excellence;
cette neutralité est l'essence du pyrrhonisme :
qui n'est pas contre eux est évidemment pour
eux. » Cependant, comme il ne choisit pas lui-
même et qu'il déclare les deux opinions éga-
DOGM
— 410
DOMI
lement inadmissibles, comme il nous montre le
pyrrhonisme confondu par la nature, et le dog-
matisme par la raison, que serait-il s'il n'y avait
pas encore une troisième solution différente des
deux autres? Le mysticisme, en effet, se distin-
gue à la ibis du scepticisme et du dogmatisme,
quoiqu'il tienne de tous deux : ainsi que le pre-
mier, il rejette le témoignage de la raison hu-
maine, considérant la vie et la science comme
un amas de vains songes; il admet avec le se-
cond la certitude et l'existence de la vérité pour
l'homme, mais il la cherche par une autre voie.
De ces trois manières de concevoir la nature
humaine par rapport à la connaissance et à
la vérité, le dogmatisme seul est fondé; il est
le fond même de la pensée humaine et précède
la réflexion; il naît en quelque sorte avec nous,
se mêle à tous les actes de notre vie, et résiste
à tous les sophismes inventés pour le détruire.
Ici encore le nom de Pascal, qui a quelque auto-
rité dans cette matière, vient se présenter à
notre esprit. « Je mets en fait, disait-il, qu'il
n'y a jamais eu de pyrrhonien effectif et réel. »
Le dogmatisme, en outre, sans rien s icrifier des
droits de la raison et de la liberté humaine,
admet dans son sein tout ce qu'il y a de noble et
de vrai dans le mysticisme : sans souffrir aucune
atteinte au principe de la certitude, il tient
compte des contradictions apparentes sur les-
quelles s'appuie l'opinion pyrrhonienne ; il fait
mieux encore, il les applique comme la con-
dition même sous laquelle l'esprit humain, en
général, arrive, à travers les siècles, par une
suite non interrompue de progrès et de luttes,
à une vue de plus en plus claire de la vérité.
Le dogmatisme ne saurait être l'objet d'une
démonstration à part ; il est tout démontré lors-
qu'on a établi le fait de la certitude, quand on
a expliqué la nature de chacune de nos facultés,
quand on a mis en évidence l'impossibilité du
scepticisme et les prétentions insoutenables ou
extravagantes de l'école mystique. Nous dirons
seulement qu'il se montre plus ou moins fidèle
à son propre principe, qu'il sacrifie plus ou moins
au scepticisme, et que ce sacrifice a lieu aux
dépens tantôt a'une faculté, tantôt d'une autre.
De là les différents systèmes entre lesquels se
partage la philosophie. Les uns ne veulent re-
connaître que le témoignage de leur sens et se
défient de la raison et du raisonnement : ce sont
les philosophes empiriques ou sensualistes; les
autres, au contraire, traitant d'illusion tout ce
que nous savons, non-seulement par les sens,
mais par l'expérience en général, n'admettent
que des connaissances ou des idées a priori : on
leur a donné le nom d'idéalistes ; d'autres encore,
admettant à la fois la raison et l'expérience, ne
comptent pour rien les leçons de l'histoire et les
enseignements ou l'expérience de nos sembla-
bles : c'est le défaut dans lequel est tombée
l'école cartésienne; enfin une secte nouvelle,
aujourd'hui déjà tombée dans l'oubli, s'était for-
il y a quelque temps, qui, donnant au scep-
ticisme gain de cause contre toutes nos facultés,
aissait subsister d'autre moyen de connais-
sance ni d'autre critérium de la vérité, que le
témoignage de la majorité des hommes. La lo-
gique ne permet pas qu'on divise ainsi notre
Mii'lligcnce, qui, de sa nature, est indivisible.
principes, les idées de la raison interviennent
sûrement dans l'expérience et même d.ins
tion des sens; car si, dans ce. dernier
phénomène, il n'entrait que des sensations, com-
i pourrait-il nous donner connaissance, fu-
el personnel comme il serait alors, d'un
monde durable, infini, dont nous subissons les
lois, et dans lequel nous ne sommes qu'un point
imperceptible? Il n'est pas moins évident que
l'expérience est nécessaire pour constater la pré-
sence et le caractère, par conséquent les droits
de la raison; il faut que la raison descende en
nous, qu'elle se mêle aux phénomènes de notre
existence contingente, pour que nous puissions
en parler et nous conduire à sa lumière. Enfin
la raison, quoique la même pour tous, n'arrive
pas chez un seul à son complet développement;
car, dans notre faible nature, rien ne se déve-
loppe qu'à la condition du travail et du temps.
Nous sommes donc obligés de tenir compte de
tous les efforts, c'est-à-dire de tous les systèmes
qui nous ont précédés. Ainsi il n'y a pas de mi-
lieu : ou le scepticisme, ou un dogmatisme con-
séquent avec lui-même, qui s'appuie à la fois
sur la raison, sur l'expérience et sur l'histoire.
Toutefois nous établirons une distinction entre
le dogmatisme dans la science, dans les résultats
obtenus à la suite des recherches de l'esprit, et
le dogmatisme dans la méthode. La méthode
dogmatique est celle qui commence par l'affir-
mation, au lieu de commencer par l'observation
et par le doute. Elle pose (c'est le mot qu'elle
affectionne) certains principes dont elle se croit
dispensée de rendre compte, et se borne à en
développer les conséquences sans aucun égard
pour l'expérience ni pour les faits. Celte méthode,
à peu d'exceptions près, a été celle des philo-
sophes scolastiques ; mais elle a reparu récem-
ment, s'appuyant sur des prétentions inconnues
au moyen âge et remplaçant l'autorité par l'ar-
bitraire. C'est en vain qu'on lui a donne le nom
de méthode synthétique; il n'y a pas de syn-
thèse sans l'observation ou l'analyse, mais de
simples hypothèses, ou quelque chose de pis
encore, des abstractions vides de sens. Autant
le dogmatisme est désirable dans les résultats de
la science, autant il doit être proscrit de la
méthode; car ce n'est qu'en commençant par le
doute, et en allant avec précaution des faits aux
principes et aux raisonnements, que l'on peut
finir par la certitude (voy. Méthode).
DOMINIQUE de Flandre, de l'ordre des Do-
minicains, florissait vers l'an 1500 à Bologne, où
il enseignait la philosophie et la théologie. Il se
montra très-zéle thomiste, et défendit avec non
moins de succès que d'ardeur les doctrines du
maître contre les attaques de l'école rivale, c'est-
à-dire contre l'ordre des Franciscains, attaché
comme on sait aux idées de Duns-Scot. Il a écrit,
selon la méthode de son temps, une sorte de
commentaire sur la Métaphysique d'Aristote.
qui a pour titre Quœstiones supra XII libros Me-
taphysices Aristotelis, in-f°, Venise, 1490; Co-
logne, 1621. Ce livre, comme il faut s'y attendre,
ne brille point par l'originalité; cependant, sous
les distinctions et les définitions sans nombre
dont il nous offre l'assemblage, on trouve de la
justesse et même une certaine profondeur. Nous
nous contenterons d'en citer les propositions
suivantes :
La métaphysique a pour objet de rechercher
le principe de toutes choses : ce principe, ^'est
l'absolu, ou l'absolument réel, ce qui est en soi,
réellement et sans condition.
Ce réel absolu ou inconditionnel ne peut pas
être défini par les moyens ordinaires, c'est-à-dire
par le genre et par l'espèce ; on ne peut le faire
connaître que par certaines qualités essentielles,
qui à leur tour sont indéfinissables, par exemple
ne cause efficiente ou comme cause finale.
L'ôtre absolu ou inconditionnel est absolument
un, car il est la pure réalité sans négation. Or,
c'est la négation seule qui est la raison de la
différence des choses : un être particulier, ou un
individu, ne diffère d'un autre individu que par
DROI
411 -
DROI
certains caractères qui lui appartiennent exclu-
sivement.
La différence qui sert de base à la distinction
des choses est essentielle, ou réelle, ou formelle,
ou logique. La première est celle qui existe entre
l'être et le non-être, entre le fini et l'infini; la
seconde est celle qui sépare deux êtres compris
dans le même genre, mais distingués l'un de
l'autre par des propriétés fondamentales : tels
sont, par exemple, l'homme et l'animal. La dif-
férence formelle est celle qui résulte, non pas de
certaines propriétés ou de certains attributs,
mais du degré de ces attributs, qui existent chez
l'un sous une forme finie, et infiniment chez
l'autre : c'est une différence de ce genre qui
existe entre l'humanité et la divinité. Enfin la
différence logique n'est fondée que sur une com-
paraison entre deux objets de la même nature,
mais dont l'un nous paraît plus grand ou plus
petit que l'autre.
Ces quatre différences principales sont divisées
à leur tour en une multitude de différences se-
condaires. Il est inutile de pousser plus loin
L'analyse de ces subtilités. *J. T.
DOUTE. On appelle ainsi l'état dans lequel
notre esprit se trouve quand il demeure en
suspens entre deux jugements contradictoires,
sans avoir aucun motif qui lui fasse adopter l'un
plutôt que l'autre. L'homme, en même temps
qu'il est doué de raison, étant un être faible et
borné, il y a nécessairement des choses qu'il
ignore, d'autres qu'il connaît avec une entière
certitude, et d'autres dont il est forcé de douter.
Le doute est donc un état très-ordinaire, nous
dirons volontiers très-naturel, de l'esprit. Mais
il n'intéresse la philosophie que lorsqu'il porte
sur les principes mêmes de la connaissance hu-
maine. Le doute des philosophes est tantôt pro-
visoire et tantôt définitif. Le doute provisoire,
qui porte aussi le nom de doute méthodique, est
une suspension volontaire et momentanée de
notre jugement, pour donner le temps à l'esprit
de se rendre compte de tout ce qu'il sait, de
coordonner toutes ses idées et toutes ses con-
naissances, et de les ériger enfin en système. Le
doute ainsi compris est la condition même de la
certitude et de la science, en même temps qu'il
est le signal et le premier acte de notre affran-
chissement intellectuel. Descartes est le premier
qui en ait fait une règle de la méthode, et cette
règle, malgré les objections qu'elle a soulevées
autrefois et les déclamations dont elle est encore
aujourd'hui le prétexte, a son fondement iné-
branlable dans la nature humaine. Il est abso-
lument impossible d'arriver par un autre che-
min de l'état de confusion et de spontanéité
obscure où se trouvent d'abord nos idées, à l'état
de réflexion et de libre examen sans lequel il n'y
a pas de vraie certitude ni de science. Qui n'a
jamais douté, n'a jamais pénétré le fond de
rien, n'a jamais pensé. Oui, il faut avoir essayé
de douter de tout, même de la raison, si l'on
veut savoir combien son autorité est invincible,
et quelle est l'élévation et la fécondité de ses
principes (v-oy. Méthode). Nous ne parlerons pas
dans les mêmes termes du doute définitif, con-
sidéré comme le dernier mot de la raison sur
elle-même, c'est-à-dire du scepticisme. Le scep-
ticisme est, sous quelque point de vue qu'on le
considère, et malgré l'impulsion salutaire qu'il
a souvent imprimée aux esprits, un des faits les
plus malheureux de la philosophie. Mais ce n'est
pas ici le lieu de nous y arrêter plus longtemps;
nous en avons fait le sujet d'un article séparé.
CROIT (littéralement traduit du latin rectum
et du grec ôp&ôv, ce qui est en ligne droite, ce
qui doit servir de règle ou de mesure; en al-
lemand le mot rechl nous offre exactement le
même sens). L'idée du droit, à la considérer en
elle-même, indépendamment des applications
dont elle est susceptible et des lois plus ou moins
justes qui ont été faites en son nom, est une
idée de la raison absolument simple et qui
échappe par là même à toute définition logique ;
mais on peut la faire comprendre par l'idée du
devoir, dont elle est inséparable et avec laquelle
elle forme dans notre esprit une corrélation
nécessaire. Nous voulons dire qu'il n'y a pas de
devoirs sans droits, ni de droits sans devoirs, et
qu'il est impossible de concevoir l'une sans l'autre
ces deux notions, renfermées toutes deux dans
l'idée supérieure de la loi morale : c'est cette loi
elle-même, essentiellement une et immuable de
sa nature, que nous appelons tantôt du nom de
droit et tantôt du nom de devoir, selon le point
de vue sous lequel on l'envisage; selon que le sujet
auquel elle s'adresse, c'est-à-dire l'homme, est
considéré comme passif ou comme actif par rap-
port à ses semblables. En effet, ce que la loi
morale m'ordonne de faire, ce qu'elle me prescrit
comme un devoir, elle défend aux autres de
l'empêcher, d'y mettre obstacle par quelque
moyen que ce soit ; elle me déclare inviolable,
par conséquent, dans l'usage que je fais de mes
facultés pour lui obéir ; et cette inviolabilité
dont je suis revêtu, ou cette défense adressée à
mes semblables, voilà précisément ce qui con-
stitue mon droit. Ce principe n'a pas besoin de
démonstration ; il brille de sa propre évidence
comme un axiome de géométrie ; c'est un axiome
de morale, qu'on ne saurait nier sans nier en
même temps toute idée de justice et d'obligation
réciproque.
La conséquence qui en découle immédiatement,
c'est que le caractère moral de l'homme, les de-
voirs qu'il a à remplir, le caractère universel et
absolu de ces devoirs, où l'intérêt ni l'expérience
ne doivent avoir aucune part, sont le fondement
unique de tous ses droits. En effet, un droit,
c'est plus qu'un pouvoir, autrement tout pouvoir
serait légitime et toute' action serait juste; c'est
plus qu'une faculté et la liberté matérielle d'en
faire usage : c'est la consécration de cette liberté
pour tous ceux qui pourraient y porter atteinte ;
consécration qui emporte avec elle, dans les
limites où elle existe, l'inviolabilité de ma per-
sonne. Or, d'où me pourrait venir un tel carac-
tère, sinon d'une loi absolument obligatoire et,
par conséquent, universelle, à l'accomplissement
de laquelle je dois employer toutes mes facultés
et toute mon existence? Comment mes facultés,
comment ma vie et ma personne même seraient-
elles pour les autres un objet de respect, si elles
n'avaient pas une destination marquée d'avance
par cette loi supérieure qui commande à tous
les intérêts, à toutes les passions, à tous les be-
soins du moment, et qui oblige indistinctement
tous les hommes? C'est en vain que l'on cher-
cherait à faire dériver nos droits d'un autre
principe; il y a même une véritable contradic-
tion à prononcer ce mot, lorsqu'on méconnaît le
but moral de la vie et qu'on repousse comme
une chimère la règle absolue du devoir, telle que
nous la donne une connaissance immédiate de la
raison. Dira-t-on que nos droits sont dans nos
besoins? Mais si mes besoins, exaltés par la pas-
sion, sont précisément de telle nature que je ne
puisse les satisfaire qu'en faisant violence à mes
semblables, et si, de plus, j'ai la certitude d'être
le plus fort dans ce conflit, quelle raison aurais-
je de m'abstenir? La confusion de nos droits avec
nos besoins n'est donc pas autre chose que la
suppression même de la notion de droit. Aussi la
proposition de Hobbes, que l'homme, dans l'état
DROI
412
DROI
de nature, a droit à toutes choses, est-elle abso-
lument dépourvue de sens. Dans l'état de nature,
tel que le comprend le philosophe anglais, c'est-
à-dire en l'absence de touie loi et de toute obli-
gation, aucun droit ne peut être admis, il n'y a
de place que pour la force; les hommes eux-
mêmes sont des forces inégales qui se combattent
sans relâche, et au sein de ce désordre général
le vainqueur a toujours raison. Dira-t-on que
nos droits sont simplement les conditions de la
société et n'ont pas d'autre fondement que l'in-
térêt général? Par exemple, la vie et la liberté
d'un homme, la propriété qui représente ses
labeurs, n'ont-elles par elles-mêmes rien de sacré,
aucun titre qui les protège contre les entreprises
de la violence, et ne doivent-elles être respectées
que pour des motifs tirés de la sécurité publique ?
Sans doute, chacun prend sa part de ce bien, le
premier de tous; sans doute, l'intérêt général
doit naturellement comprendre les intérêts par-
ticuliers; mais lorsque, par suite de notre igno-
rance, ces deux sortes d'intérêts ne s'accordent
pas, et que nous sommes assez forts ou assez
téméraires pour braver les vengeances de la
société, qu'est-ce qui nous ordonne de sacrifier
ceux-ci à celui-là? D'ailleurs la société elle-
même, la société tout entière ne peut-elle donc
jamais devenir injuste? l'intérêt général qu'on
voudrait nous donner comme la règle suprême
de toute justice, n'est-ce pas quelquefois ce qui
flatte les passions du grand nombre? et parce
que le grand nombre est le plus fort, tout lui
est-il permis envers les faibles? On ne saurait
admettre davantage que nos droits soient le
résultat d'une convention ou d'un engagement
réciproque de tous envers chacun et de chacun
envers tous. En fait, cette convention n'existe
pas, les sociétés humaines ont commencé tout
autrement et se dissoudraient à l'instant même
si elles devaient être fondées sur l'accord una-
nime des individus. Mais, en supposant même
qu'un tel engagement fût possible, il n'obligerait
que ceux qui l'ont positivement et sciemment
accepté, il ne pourrait pas s'étendre au delà
d'une génération, par conséquent les droits qui
devraient en résulter seraient à chaque instant
suspendus, ou, ce qui revient au même, n'exis-
teraient pas. Il y a plus encore : cette idée de
droit ou d'obligation réciproque qu'on veut faire
dériver d'un contrat, est la base même et la con-
dition absolue de tout contrat; car évidemment
un contrat suppose la liberté des contractants,
ce droit fondamental, dont on peut sans peine
faire sortir tous les autres; il suppose l'obli-
gation de respecter ses engagements, et cette
obligation à son tour suppose les droits de ceux
envers qui l'on s'engage et qui observent les
clauses arrêtées en commun. Enfin si l'on pré-
tend que tout droit prend sa source dans les lois
positives émanées de la volonté des législateurs,
reconnaître au-dessus de ces lois une règle,
un principe rationnel qui les justifie; alors le
droit, sans unité et sans durée, capricieux comme
la fortune qui élève et qui détruit les pouvoirs
politiques, n'est plus autre ebose que la volonté
du plus fort, c'est-à-dire qu'il n'existe pas.
Ainsi il n'y a pas de milieu : ou i! faut renoncer
à toute espèce de droit, et dire que l'homme,
l dont la n
l'a doué, n'est qu'une ebose livrée à la merci
de quiconque voudra et pourra se l'apfropi
ou il faut admettre que nos droits Bout tl
sur des devoirs et n'existent que dans la limite
if' ci s devoirs, il n'y a pas de droits en faveur
des animaux, non parce que les animaux sont
plus faibles que nous, mais parce que, prives
de raison et de liberté, ils ne sont capaMes
d'aucun devoir et se trouvent véritablement
hors la loi : nous voulons parler de la loi
morale. L'homme lui-même peut se placer, par
le crime, dans une situation pareille; car, logi-
quement, il n'y a pas plus de droits pour l'homme
déchu qui s'est mis en guerre ouverte avec l'ordre
moral, que pour la brute incapable de le com-
prendre. C'est sur ce principe, aussi bien que
sur la nécessité de veiller à sa propre défense,
que repose le droit de la société d'infliger à
certains coupables des peines corporelles, ou,
comme s'exprime notre code, des peines afflic~
tives, parmi lesquelles il faut comprendre la
peine de mort. Mais, dans sa sévérité, la société
est toujours tenue de se respecter elle-même, et,
dans l'usage qu'il fait des animaux, l'homme ne
doit jamais céder à des passions qui l'endurcis-
sent et le dégradent.
Un droit ne suppose pas seulement un devoir,
il suppose aussi un rapport, soit effectif, soit
possible, entre l'homme et ses semblables. Même
le pouvoir naturel que nous exerçons sur les
animaux et sur les choses, nous ne l'appelons
un droit, et il ne mérite véritablement ce nom,
à titre de propriété, que lorsque nous sommes
placés à l'égard de nos semblables dans certaines
conditions déterminées, dont nous aurons ailleurs
l'occasion de parler plus longuement. Il résulte
de là qu'il faut distinguer plusieurs sortes de
droits, selon les rapports qui peuvent se former
dans l'espèce humaine. On a désigné sous le nom
de droits naturels ceux qui sont nés en quelque
sorte avec nous et qui existent d'homme à homme,
indépendamment de toute organisation sociale.
On a appelé droits civils ceux qui existent ou qui
doivent exister, dans une société organisée, de
citoyen à citoyen, ceux que l'on conçoit entre
les membres de l'État considérés isolément. Au
contraire, les droits qu'un citoyen peut exercer
sur tous les autres, c'est-à-dire sur l'État tout
entier ; ceux d'un membre de la société sur la
société elle-même, ont reçu le nom de droits
politiques : ainsi, le droit d'acquérir, celui de
tester, de contracter mariage, etc., sont des droits
civils; le droit de participer dans une mesure
quelconque au gouvernement et à la nomination
du pouvoir soit exécutif, soit législatif, est un
droit politique. Enfin il y a aussi des droits in-
ternationaux, que les peuples et les nations
doivent prendre pour règles dans tous lesrapports,
même dans les conflits qui peuvent s'établir entre
eux; car les lois éternelles de la bonne foi et de
la justice et, autant que cela est possible, de l'hu-
manité, doivent conserver leur empire jusqu'au
sein de la guerre. Nous allons maintenant in-
diquer en quelques mots les principes particuliers
sur lesquels reposent ces diverses espèces de
droits, en nous arrêtant un peu plus longtemps
sur les droits naturels, qui sont la source et le
fondement de tous les autres.
L'homme considéré en lui-même, dans ses
facultés et dans les éléments constitutifs de sa
nature, sans aucun égard pour les circonstances
dans lesquelles il peut se trouver par rapport à
ses semblables, est soumis à certains devoirs
généraux, sur lesquels repose le système entier
de la morale : 1" aucun usage arbitraire de la
pouvant être admis sous l'empire de la
loi morale, la vie lui a été donnée pour une fin
déterminée: il doit donc, [a conserver pour cette
lin, c\ : ;'i .lue pour obéir à l'ensemble de ses
devoirs; 2" L'homme n'étant un être moral et ne
pouvant, par conséquent, atteindre le but de son
. < 1 1 1 à l,i condition d'agir, de vivre par
lui-même, d'être l'auteur véritable de ses actes,
il esl de son devoii de défendre Ba liberté coi
sa vie et plus que sa vie, de résister à toute
DROI
413 —
DROI
contrainte et àtcute séduction extérieure, pour
n'obéir qu'à la voix de sa conscience; 3° la
liberté, à son tour, ne pouvant pas se concevoir
sans la raison; la conscience, quand elle n'est
pas réfléchie, pouvant autoriser les plus funestes
égarements, il nous est également ordonné de
nous rendre compte des principes qui dirigent
notre conduite et, par conséquent, de développer,
autant qu'il nous est possible, toutes les facultés
réunies de notre intelligence. D'ailleurs, on peut
dire de cette farulté ce que nous avons dit de la vie
elle-même : elle ne nous a pas été donnée en
vain ; nous en devons compte à celui qui l'a
placée en nous et qui n'a rien fait sans raison,
puisqu'il est la raison même. De ces devoirs
primitifs et absolument obligatoires résultent
pour nous des droits primitifs communs à tous
les hommes, et qui n'ont pas d'autres limites
que les devoirs mêmes sur lesquels ils reposent.
Le devoir de notre conservation, l'usage gé-
néral que nous devons faire de notre existence
et de nos forces, a pour conséquence nécessaire
l'inviolabilité de la vie humaine et, par suite, la
liberté d'y pourvoir comme il nous plaît, sous
les conditions générales de l'ordre, c'est-à-dire
la liberté individuelle, lehabeas corpus, comme
dit la loi anglaise. La liberté individuelle com-
prend à son tour le droit de disposer à notre
gré des choses que nous nous sommes assimilées
par le travail, qui sont l'œuvre de nos mains ou
la création de notre génie et forment comme
une extension de notre personne : car qu'est-ce
que l'esclavage, c'est-à-dire la plus entière pri-
vation de liberté individuelle, sinon cet état de
violence où tous les effets de notre activité et
tous les fruits de nos labeurs passent aux mains
d'un autre? L'esclave peut bien obtenir des ga-
ranties pour sa vie; mais il ne possède jamais
rien que sous le bon plaisir de son maître. Par
conséquent, le droit de propriété est consacré en
même temps et par le même principe que la
liberté individuelle et l'inviolabilité de la vie.
Le devoir qui nous commande de conserver
toujours notre libre arbitre, d'être avant tout
une personne morale ou de n'agir que suivant
nos convictions et notre foi, nous investit de ce
droit si longtemps méconnu , si obstinément
contesté encore aujourd'hui, qui a pour nom la
liberté de conscience. Maigre le temps et les
efforts qu'il a fallu pour le faire entrer d'abord
dans nos lois et ensuite dans nos mœurs; malgré
les larmes et le sang qu'elle a coûtés depuis que
l'humanité la réclame, la liberté de conscience
n'est pas un droit moins évident ni moins sacré
que la liberté individuelle et même la vie ; car
sans elle notre existence morale est détruite,
elle est la condition commune de tous nos droits
et de tous nos devoirs. Or, ce n'est pas seulement
par la violence et par la contrainte extérieure,
qu'on peut étouffer la voix de la conscience ; on
arrive au même résultat, et d'une manière plus
sûre, ou par la corruption, ou par la ruse, ou
par l'avilissement. De ces deux sortes de moyens,
les premiers n'atteignent que le corps, laissant
à l'âme toute son énergie et la faculté de la
résistance; les autres font violence à l'âme elle-
même^ et ne tendent à rien moins qu'à la sup-
primer. La liberté de conscience emporte donc
avec elle le respect de la dignité de nos sem-
blables, le respect de leur bonne foi et de leur
honneur, quand ils ne l'ont pas perdu volontai-
rement par leurs actes. La liberté, la personne
morale tout entière, disparaît sous le sceau de
l'infamie.
Enfin du devoir qui nous commande de chercher
la vérité de toutes les forces de notre intelligence,
résulte pour nous le droit d'user de ces forces
dans l'étendue et de la manière que nous jugeons
convenables, et ce droit est celui qu'on appelle
la liberté de penser. A proprement parler, la
pensée est naturellement et nécessairement libre.
Il n'existe point de moyens matériels ni de me-
sures coërcitives pour empêcher un homme de
diriger comme il lui plaît le cours de ses idées.
et d'adopter les opinions qui lui paraissent les
plus dignes de son choix. Mais on peut arrêter
l'expression ou la communication de la pensée,
et c'est précisément cet acte extérieur que nous
considérons comme un droit inaliénable de la
nature humaine. En effet, c'est une des lois de
notre intelligence de ne pas pouvoir se développer
sans entrer en rapport avec l'intelligence de nos
semblables au moyen de la parole et de la dis-
cussion : par conséquent, mettre des entraves à
la liberté de la parole et de la discussion, dans
les limites où elle n'est pas contraire aux droits
légitimes de l'individu et à la sûreté publique,
c'est faire violence à la pensée, c'est porter
atteinte au principe même de la société; car la
société consiste bien plus dans le commerce des
esprits et dans le libre échange des idées, que
dans l'accord des intérêts ou dans l'ordre pure-
ment matériel. Au reste, la communication de
la pensée est aussi un acte de la liberté indi-
viduelle, dont nous avons établi plus haut le
caractère inviolable.
'Jpus les droits que nous venons d'énumérer
sont universels comme les devoirs dont ils dé-
coulent ; ce qui revient à dire que tous les
hommes sont égaux devant la loi morale, malgré
l'inégalité naturelle de leurs facultés et de leurs
forces. En effet, l'inégalité n'exclut pas la simi-
litude ou l'unité de nature. Les attributs dis-
tinctifs de l'homme, c'est-à-dire la raison et la
liberté, à quelque degré qu'ils existent, supposent
la conscience morale, c'est-à-dire des droits et
des devoirs. Il n'existe donc point, comme on
l'a cru longtemps et comme le croient encore
certains esprits chagrins, de races humaines na-
turellement vouées à l'esclavage ou condamnées
par un décret de Dieu à une éternelle infamie.
Les décrets de Dieu sont écrits dans nos cœurs;
ils exigent que l'homme soit aux yeux de ses
semblables un objet de respect et d'amour
Aucun de ces droits ne peut avoir plus d'éten-
due que le devoir auquel il correspond, ni sub-
sister en dehors, c'est-à-dire au préjudice de
l'ordre moral. De là ce principe général et sans
exception, applicable à l'état social comme à l'é-
tat de nature, et à toutes les conditions de l'état
social ; qu'il n'y a pas de droit ou de pouvoir
sans condition, ni de liberté sans limites. Ces
limites ne sont point arbitraires, mais elles sont
déterminées, a priori, d'une manière absolue et
invariable par l'idée même du droit. Car. puis-
que les mêmes droits (nous entendons parler
des droits naturels) appartiennent indistincte-
ment à tous les hommes, les droits de l'un ne
sauraient aller jusqu'à offenser les droits des
autres ; ce qui est sacré chez l'un est sacré chez
tous. Ainsi la liberté de communiquer ma pen-
sée ne peut s'étendre jusqu'au droit de calomnier,
de diffamer mes semblables, de les exciter àde.-
actes de violence les uns contre les autres, ou
de corrompre des âmes sans défense. Il n'es:
permis à personne, ni à un corps, ni à un indi-
vidu, sous prétexte d'user de sa liberté de con-
science, de gêner la conscience et la liberté des
autres, ou de se placer en dehors des conditions
sur lesquelles repose la liberté commune. Enfin
je ne dois aucun respect à la vie de celui qui
attaque injustement la mienne; et personne n'o-
serait invoquer la liberté individuelle dans un
but de violence ou de. rapine.
1)R0I
414
1)1\0I
Les droits civils, conçus au point de vue de la
raison et tels qu'ils existent réellement dans les
États bien organisés, ne sont pas autre chose
que les droits naturels servant de base à une
législation positive et placés sous la protection
de la société tout entière, représentée par les
pouvoirs publics. Ce principe, simple corollaire de
tout ce qui précède, n'a pas besoin de justifica-
tion; car il est évident que les devoirs et, par
conséquent, les droits de l'homme ne sauraient
être détruits par la qualité de citoyen. Il y a
plus, c'est à la condition d'être citoyen, ou de
l'aire partie de la société bien organisée, que
nous pouvons remplir tous les devoirs et jouir
en réalité de tous les droits que nous avons en
notre qualité d'homme. Il en résulte, 1° que l'on
est citoyen d'un État ou d'un autre par cela seul
qu'on est homme; que la protection de la société
est due également à tous ceux qui en acceptent
les obligations et les charges; 2° que tous les
citoyens d'un même pays, malgré l'inégalité des
conditions sociales, doivent être égaux devant
la loi de l'État, comme tous les hommes, mal-
gré l'inégalité de leurs facultés naturelles, sont
égaux devant la loi morale. Seulement il faut
observer que les droits civils, quoique fondés sur
les mêmes principes, ne sauraient avoir la même
étendue que les droits naturels; car il ne suffit
pas qu'ils soient, comme ces derniers, limités
par leur propre nature, c'est-à-dire qu'ils n'êVi-
piètent pas les uns sur les autres ; il faut qu'ils
soient subordonnés aux conditions sans lesquelles
la société elle-même ou l'État ne pourrait ni
subsister ni se défendre. Par exemple, c'est un
droit naturel de s'associer dans un but qui n'est
pas contraire aux règles universelles de la jus-
tice et de la morale ; mais, dans l'ordre civil, le
droit d'association ne peut exister que sous la
condition de ne pas dissoudre l'État, de ne pas
former dans son sein un autre État indépendant
et, par conséquent, rival du premier. Nous en
dirons autant de la liberté de conscience et de la
liberté de penser, c'est-à-dire de la liberté de la
parole^ et de la presse ; l'une et l'autre ne peu-
vent être admises à titre de droits civils, que
sous la condition de ne pas ébranler les lois fon-
damentales de la société.
L'ordre civil suppose un ordre politique; car
il n'y a pas de lois sans un législateur ; les lois
ne sont point obéies sans un pouvoir actif chargé
de veiller à leur exécution, et représentant aux
yeux de chaque citoyen la loi vivante et armée
ou la société tout entière. Ces deux pouvoirs,
qui sont tantôt séparés et tantôt confondus dans
Les mêmes mains, forment, par leur réunion, la
puissance souveraine. D'où émane la souverai-
neté? par qui doit-elle être exercée? et, si elle ne
peut pas être exercée directement, par qui et
lent doit-elle être déléguée? Telles sont les
questions qui se présentent tout d'abord à l'es-
prit lorsqUjU s'agit de droits politiques. Ces
(ions forment à elles seules la matière de
toute une science: elles ouvrent une carrière
fin aux méditations du philosophe et de
urne d'Etat. Nous n'avons donc pas la pré-
tention de les résoudre ici en quelques lignes;
mais nous pouvons, du moins, énoncera ce sujet
Lques principes généraui implicitement ren-
lermes dans tout ce qui précède. La première
tion, quand on laisse de côlé les faits ac-
pour ne s'occuper que du droit, nous
voulons dire de la morale h de la saine raison,
us tenir longtemps dans le doute.
il est évident que la. bouvi lane de la
té tout entière, e de la nation :
i là qu'elle réside sans interruption, qu'elle
rraimenl inaltérable ci de droit divin; car,
s'il en était autrement, le pouvoir souverain et,
par conséquent, l'homme ou les hommes qui
l'exercent, ne seraient plus au service de la so-
ciété, ou commis à la défense des droits de tous
contre les empiétements de chacun ; mais la so-
ciété, détournée de sa propre fin et déchue de
sa dignité, serait au service ou plutôt à l'usage
de quelques-uns ; en un mot, l'ordre moral se-
rait sacrifié à l'ordre politique. Il n'y a pas de
droit divin qui puisse contredire ce principe, car
il n'existe pas de droit contre le droit ; la volonté
de Dieu, c'est tout ce qui est juste et tout ce qui
est d'accord avec la dignité humaine. Cependant la
nation tout entière, cela est matériellementet mo-
ralement impossible, ne peut pas gouverner, admi-
nistrer, faire des lois; il faut donc qu'on lui accorde
le droit, comme la nature des choses lui en fait
une nécessité, de déléguer à quelques-uns de ses
membres l'exercice du pouvoir souverain, dont
le principe subsiste toujours en elle et ne peut
périr qu'avec elle. Mais comment, et par qui, et
au profit de qui cette délégation doit-elle avoir
lieu ? Aucune de ces questions n'est susceptible
d'une solution absolue, parce qu'aucune ne re-
lève exclusivement des idées de la raison. Le
but seul de la société demeure toujours et par-
tout le même; toujours et partout il faut déve-
lopper dans son sein le sentiment de la dignité
humaine et des facultés dont l'exercice est la
raison même de notre existence : mais le moyen
par lequel on peut atteindre ou du moins pour-
suivre ce but, c'est-à-dire la constitution politi-
que, varie nécessairement suivant les temps,
suivant les lieux, suivant la civilisation et le gé-
nie des peuples, suivant leurs rapports avec les
peuples voisins. Il faut remarquer d'ailleurs
qu'entre les droits civils et les droits politiques
la différence est énorme. Les premiers appar-
tiennent indistinctement à tous les citoyens,
non-seulement parce qu'ils résultent des devoirs
que chacun a à remplir envers soi ; mais aussi
parce qu'il n'est guère possible de les exercer
hors de soi, et toutes les fois que leur action
s'étend plus loin, c'est dans une sphère extrê-
mement limitée. Au contraire, quand nous exer-
çons des droits politiques, nous disposons dans
une certaine mesure de la société tout entière,
en même temps que nous disposons de nous-
mêmes. Avant de nous confier de tels droits, la
société doit donc exiger de nous les qualités
sans lesquelles il nous serait absolument impos-
sible d'en. faire un bon usage; car la société a
le droit de stipuler pour tous, tandis que cha-
cun, pris à part, n'a rien d'engagé dans l'État
que son intérêt personnel. Les qualités exigées
pour l'exercice des droits politiques sont l'indé-
pendance et les lumières; et comme la société
n'a aucun moyen de constater ces qualités en
elles-mêmes, il faut bien qu'elle s'en tienne à
certains signes extérieurs, à certaines garanties
matérielles qui rendent leur existence au moins
probable. Le cercle où se renferment les droits
politiques est donc nécessairement indéterminé;
il doit s'étendre peu à peu, dans une société
bien organisée, avec les progrès de l'instruction
et du bien-être, avec les paisibles conquêtes de
L'intelligence et du travail, jusqu'à ce qu'il em-
; peu près tous les membres actifs, tous
ceux qui représentent la force et l'intelligence
d'une nation (voy. Etat).
La société une fois constituée, elle devient
-aine inorale qui a, comme l'individu.
ses devoirs et ses droits. Les droits qui existent
d'une nation à une autre sont ceux qu'on appelle
internationaux. Les droits internationaux sont
fondés, les uns sur l'usage et la tradition, les
autres sur la raison. Ces derniers ont exai i
DUAL
— 415 —
DUAL
le même principe que les droits naturels. Cha-
que nation doit veiller à sa propre défense, à la
conservation de son indépendanceetdesadignité,
sans attenter à la dignité et à l'indépendance
des autres. Quand la guerre est le seul moyen
de se faire respecter ou d'obtenir justice, la
guerre est de droit: mais il ne faut pas oublier
qu'au sein même de ce fléau il y a des règles
de justice, de bonne foi, d'humanité qu'un peu-
ple ne peut pas méconnaître sans se couvrir
d'infamie.
Tous ces droits, quand on les embrasse dans
leur ensemble et qu'on cherche leur origine, non
dans une législation établie, dans la tradition ou
dans la coutume, mais dans la nature même de
l'bomme, sont l'objet d'une science particulière,
le droit naturel, qu'il ne faut confondre ni
avec la morale ni avec le droit positif. La mo-
rale est la science de nos devoirs, et, quoique
nos devoirs soient le fondement unique de nos
droits, ces deux choses peuvent cependant être
étudiées séparément. D'ailleurs la morale ne
s'adresse qu'à la conscience et à la liberté des in-
dividus: le droit naturel fournit aussi des règles
pour les sociétés et pour les nations, et ces rè-
gles, il est nécessaire de les faire respecter par
la force. Quant au droit positif, il est la science
des lois émanées de la volonté des législateurs,
sans aucun égard pour leur valeur philosophique.
Cependant l'histoire du droit positif est une par-
tie de l'histoire de l'esprit humain; elle nous
montre comment les sociétés se sont établies et
organisées; comment les idées d'équité, de jus-
tice et d'humanité ont triomphé peu à peu de la
force ; comment le droit naturel, c'est-à-dire la
raison, a détrôné la coutume, la routine, l'arbi-
traire, les préjugés de religion et de caste, pour
introduire à leur place ces deux admirables
conquêtes de l'esprit moderne : la séparation de
Tordre civil et de l'ordre religieux ; l'égalité de
tous les citoyens devant la loi.
Les premiers essais de droit naturel sont la
Politique d'Aristote, la République et les Lois
de Platon, le de Officiis et le de Legibus de Cicé-
ron. Le moyen âge n'avait aucune idée de cette
science. Elle n'a commencé à être connue sous
son véritable nom et à être comprise dans toute
son importance, que lorsque Hugo Grotius eut
publié, dans les premières années du xvir-' siècle
(en 1625), son fameux traité du droit de la paix
et de la guerre : de Jure belli et pacis. Après
lirotius, ceux qui ont rendu le plus de services à
la science du droit naturel sont : Pufendorf, par
son traité du Droit de la nature et des gens et
ses Devoirs de l'homme et du citoyen; Leibniz,
qui a laissé dans toutes les sciences de» traces
de son génie ; Vico, par ses écrits sur le droit
en général et par son ouvrage de Uno universi
juris principio et fine uno ; Burlamaqui, par ses
divers écrits sur le droit naturel et le droit po-
litique ; enfin, le droit naturel, une fois consi-
dère comme une science et comme une branche
importante de la philosophie, a produit des ou-
vrages sans nombre, qu'il serait impossible d'é-
numérer ici. Nous dirons seulement que les re-
présentants les plus illustres de la philosophie
allemande, Kant, Fichte, Hegel, ont aussi écrit
sur le même sujet. Nous renvoyons le lecteur
aux articles qui leur sont consacrés. Quant au
Cours de droit naturel de M. Jouffroy, inter-
rompu par la mort de l'auteur, il ne contient
malheureusement que les prolégomènes de cette
science.
DUALISME (de duo, deux). On appelle ainsi
la croyance que l'univers a été formé et continue
d'exister par le concours de deux principes éga-
lement^ nécessaires, également éternels et, par
conséquent, indépendants l'un de l'autre. Celte
manière de concevoir les choses, si complète-
ment discréditée aujourd'hui, occupe une très-
grande place dans l'histoire de l'esprit humain,
où elle s'est montrée à plusieurs reprises et sous
des formes très-diverses. Elle a d'abord pris
naissance et s'est développée en Orient au nom
de la religion ; elle a été accueillie ensuite au
nom de la raison, et avec un caractère exclusi-
vement métaphysique, par la plupart des philo-
sophes de la Grèce; enfin on la rencontre de
nouveau, sous une forme religieuse, dans l'his-
toire du gnosticisme et des hérésies du moyen
âge.
Le dualisme religieux, s'appuyant uniquement
sur l'imagination, et n'envisageant le monde
que dans ses rapports avec la sensibilité hu-
maine, admet comme principes de l'univers deux
natures également actives et intelligentes, deux
dieux, personnels et libres, dont l'un est l'au-
teur du bien et l'autre celui du mal. On regarde
communément la religion de Zoroastre comme
l'expression la plus complète de ce système ;
mais cette opinion n'est pas tout à fait fondée.
Ormuzd et Ahrimane représentent certainement
le bon et le mauvais génie, la puissance du
bien ou de la lumière, et la puissance des ténè-
bres ou du mal ; mais ils ne sont pas les vrais
principes de l'univers. Au-dessus d'eux est le
temps sans bornes, Zerwane-Akérène, qui les a
tirés l'un et l'autre de son sein ; et d'ailleurs le
bon génie doit finir par l'emporter sur le mau-
vais; Ormuzd triomphera d'Ahrimane, qui lui-
même fut d'abord un esprit de lumière, et le
monde régénéré jouira d'une félicité, sera re-
vêtu d'un éclat inaltérables. Le dualisme, dans
toute sa nudité, n'a été admis que par les Ma-
gusiens, une secte particulière de la religion des
mages, dont elle défigurait les principes. C'est
là que Bardesane et Manès furent les chercher
pour les répandre, en les mêlant à des idées
d'un autre ordre, au nom même du christia-
nisme. Encore faut-il remarquer que, dans la
pensée de ces deux célèbres hérésiarques, les
deux principes, quoique tout à fait indépendants
l'un de l'autre, ne sont point placés sur le même
rang. Satan, le roi éternel de la matière, qui
remplace ici Ahrimane, est beaucoup moins puis-
sant par l'intelligence et la force que le père
inconnu ou le Dieu bon, le roi du Plerôme (voy.
Gnosticisme et Perses).
Le dualisme philosophique a pour but d'ex-
pliquer, non pas l'origine du mal dans l'univers,
mais l'origine et la nature de l'univers lui-
même, dans lequel l'universel et l'invisible,
c'est-à-dire l'unité, l'ordre, l'intelligence et la
vie, se décèlent sans cesse au milieu du visible
et du contingent sous les formes grossières et
fugitives qui affectent nos sens. De ce point de
vue à celui qui nous a occupés d'abord, il y a
toute la distance de l'imagination à la réflexion.
de la mythologie à la métaphysique. Aussi les
deux principes reconnus par les philosophes ne
sont-ils plus deux personnes morales, deux êtres
pourvus des mêmes facultés, quoique opposés
dans l'usage qu'ils en font ; mais deux essences
tellement différentes, que l'une est précisément
la négation de l'autre : nous voulons parler de ,
la matière et de l'esprit; de la matière première,
destituée de toute forme, de toute vertu, de
toute qualité positive, et de l'esprit, ou plutôt
de l'intelligence infinie, contenant en elle, dans
leur état le plus pur, toutes les formes possibles,
source unique de l'ordre, de la force efficace et
de la vie. Sans doute il serait difficile de dire
ce qu'il y a de réel dans la matière ainsi com-
prise : il n'en est pas moins vrai que la plupart
DUAL
416 --
DUGA
et les plus célèbres des philosophes de la Grèce
l'ont conçue dans cet état comme le principe
éternel, comme la substance nécessaire du v
ble et du contingent, sans laquelle l'intelli-
gence, c'est-à-dire Dieu, n'aurait pu construire
le monde. Pythagore se la représentait comme
un nombre divisible à l'infini, comme la dyade
indéterminée. Platon lui conserve le même nom
et lui en applique quelques autres qui n'expri-
ment pas des qualités plus positives; il la con-
fond avec l'espace, avec la pluralité ou le nom-
bre, avec la quantité indéterminée; il l'appelle
l'autre, le divers, le non-être, etc. Pour Aristote,
elle est l'être en puissance, le simple possible,
mis en parallèle avec l'être en acte ou le moteur
universel. Les stoïciens eux-mêmes, tout en in-
clinant dans leur physiologie à une sorte de
panthéisme matérialiste, regardaient le monde
comme un composé de deux essences, ^ de
deux principes inséparables, dont l'un était
l'âme ou la raison universelle, la force qui
anime toute la nature ; l'autre, purement pasj
sif, était la matière dépourvue de qualité
(âitoioç GXyj). De tous ceux qui ont reconnu les
deux principes, Anaxagore est peut-être te seul
qui ait fait de la matière une existence réelle,
contenant dans son sein, à l'état de chaos, tous
les éléments physiques de la nature. Mais
Anaxagore, regardé par l'antiquité elle-même
comme un très-mauvais métaphysicien, admet
en réalité, sous le nom et à la place de la ma-
tière, une infinité de principes tous nécessaires
puisqu'ils existent de toute éternité, et cepen-
dant ne contenant rien de plus que les qualités
sensibles, relatives et contingentes, des diverses
espèces de corps formées par leur assemblage.
Ces qualités constituent l'essence même des ato-
mes d' Anaxagore, autrement appelés les homéo-
méries.
Ainsi, tous les philosophes qui ont essayé
d'expliquer le monde par le concours de deux
principes de natures opposées, l'un spirituel et
libre, l'autre matériel et gouverné par les seules
lois de la nécessité, se partagent entre ces deux
hypothèses : ou ils dépouillent la matière de ses
qualités sensibles, et alors, comme il ne lui en
reste plus aucune autre, ils sont obligés de la
représenter comme une abstraction indéfinissa-
ble et indéfinie, comme un être purement pos-
sible; ou ils conçoivent la matière avec les mê-
mes qualités que les corps : alors elle est éten-
due, divisible, multiple; elle ne forme plus un
principe unique, mais un agrégat de principes
d'une diversité infinie. Il n'y a, en effet, pour
le dualisme, que ces deux partis à prendre, car
on n'en imaginerait pas facilement un troisième.
Prétendrait-on que la matière est une force uni-
que répandue dans tout l'univers, une force né-
cessaire et infinie, dont les corps, avec leurs
qualités sensibles, ne sont que des effets ou des
manifestations fugitives? Un tel principe n'en
souffrirait aucun autre à côté de lui ; il ne lais-
serait aucune place au rôle de l'intelligence ou
de Dieu ; ou plutôt il contiendrait en lui-même
tous les attributs de l'intelligence, logiquement
inséparables de la force infinie; Dieu et la na-
ture seraient confondus; on aurait abandonné
le dualisme pour le panthéisme. Des deux hypo-
thèses dont nous venons de parler, la première,
pour donner à la matière une certaine appa-
rence d'unité, pour la soustraire au reproche
d'être un simple phénomène, la confond entiè-
rement avec le non-être; la seconde, en conser-
vant son existence et ses propriétés, la dépouille
en môme temps des caractères sans lesquels elle
iter le nom de prin ïipe : nous
voilions pailrr «le l'unité et de la nécessité. Tou-
tes deux sont parfaitement contradictoires, et, au
lieu de fonder le dualisme, en démontrent l'im-
possibilité absolue. Il nous est donc permis de
dire que la meilleure réfutation de ce système,
c'est sa propre histoire, c'est le développement
même des idées sur lesquelles il s'appuie en ap-
parence. Le dualisme a été d'abord une croyance
obscure, une illusion de l'imagination et des
sens. La philosophie, en cherchant à le justifier
par la raison et en le soumettant à l'épreuve de
l'analyse, en a fait ressortir peu à peu toutes
les contradictions. Aussi le dualisme a-t-il
exercé moins d'influence qu'on ne pense sur les
esprits éclairés de l'antiquité, et la distance
n'est pas aussi grande qu'on l'imagine commu-
nément entre certains systèmes philosophiques
de la Grèce et le dogme bien compris de la
création (voy. ce mot).
A ces considérations tirées de l'histoire, nous
ajouterons quelques réflexions générales, qui
mettent dans un jour plus complet encore l'ab-
surdité de tous les systèmes fondés sur le dua-
lisme, soit le dualisme philosophique ou le dua-
lisme religieux. D'abord l'existence de deux prin-
cipes souverains et éternels, quelles que soient
les attributions qu'on leur donne, est une idée
qui se détruit elle-même. Il n'y a que le néces-
saire et l'infini qui mérite, dans le sens méta-
physique, le nom de principe; il n'y a que le
nécessaire et l'infini qui soit au-dessus du fini
et du contingent, qui n'ait pas eu de commen-
cement et ne puisse pas avoir de fin. Or, qui
pourrait comprendre deux infinis, deux existen-
ces absolument nécessaires et parfaites, et dont
l'une cependant est un obstacle à l'autre? Main-
tenant veut-on faire la part de chacun de ces
deux principes, la contradiction ne sera pas
moins inévitable. En effet, si leurs attributions
sont les mêmes, l'un des deux devient inutile.
Si l'un est chargé du bien et l'autre du mal, on
a réalisé dans le dernier une pure abstraction :
car le mal n'est que la négation du bien ou un
moindre bien ; le mal est dans la nature de
tout être fini et, par conséquent, un effet inévita-
ble de la création, même quand la création a
pour cause unique un Dieu souverainement bon.
Enfin si l'un de ces principes représente l'intel-
ligence et l'autre la matière, le premier devra
aussi posséder l'activité sans laquelle l'intelli-
gence n'est qu'une abstraction ; il réunira la
toute-puissance à la sagesse infinie; il sera
l'Être, la réalité par excellence ; mais alors que
sera la matière? Ce qu'elle a été pour Platon et
Aristote, pour tous les grands métaphysiciens de
l'antiquité, l'indéterminé, l'indéfini, quelque
chose de flottant entre le possible et le non-être. Si ,
au contraire, on accorde à la matière l'activité :
si elle est considérée, non plus comme un prin-
cipe purement passif, mais comme une force,
une force éternelle et infinie ; alors c'est l'in-
telligence qui se trouve anéantie, et l'on tombe
du dualisme dans le panthéisme. (Voy. Mani-
chéisme.)
DUGALD STEWART est. après Reid, le phi-
losophe le plus remarquable de l'école écos-
saise. Disciple de Reid; il a reproduit et déve-
loppé la plupart de ses idées, il a exagéré quel-
ques-unes de ses tendances, il a observe et décrit
une foule de faits particuliers de notre constitu-
tion intellectuelle. D'ordinaire il distingue plu-
tôt qu'il ne généralise, il s'attache plutôt aux
détails qu'à l'ensemble, il se préoccupe plus des
différences que des ressemblances des faits. Du-
gald Stewart est né en 1753. Il remplaça son père
la chaire de mathématiques à l'Université
d'Edimbourg; de la chaire de mathématiques
il passa a La chaire do philosophie morale en
DUGA
417 —
DUGA
1785. Il cessa ses leçons en 1810, et résigna ses
fonctions en 1820. Il n'est mort qu'en 1828; il a
vu commencer en France ce grand mouvement
philosophique auquel avait puissamment contri-
bué l'introduction de la philosophie écossaise,
et sa vieillesse a pu se réjouir de voir tomber
chez nous la philosophie sensualiste, qui déjà
avait succombé en Angleterre sous les coups de
son école. Pendant une longue vie consacrée
tout entière à la philosophie, Dugald Stewart a
composé et publié un grand nombre d'ouvrages
de philosophie. Les deux principaux sont : les
Éléments de la Philosophie de l'esprit humain,
et la Philosophie des facultés intellectuelles et
morales de l'homme. Dans le premier, il déter-
mine l'idée de la philosophie et analyse les prin-
cipales facultés intellectuelles de l'homme. Dans
le second, il analyse la volonté et les divers
principes d'action qui agissent sur elle, et pose
les bases de la morale. Ses Esquisses de philo-
sophie morale sont devenues presque populaires
en France, grâce à la préface et à la traduction
de M. Jouffroy. Enfin Dugald Stewart a encore
écrit un ouvrage en trois volumes intitulé : Con-
sidérations générales sur les progrès de la mé-
taphysique, de la morale et de la politique de-
puis la renaissance jusqu'à nos jours. Cet ou-
vrage est en général superficiel, il atteste cette
ignorance de l'histoire de la philosophie, qui, à
des degrés différents, est plus ou moins com-
mune à tous les philosophes du xvine siècle.
Dugald Stewart n'a compris et discuté que fort
superficiellement les systèmes métaphysiques de
Descartes, de Spinoza, de Malebranche, de Leib-
niz ; néanmoins dans les détails on rencontre
un certain nombre d'observations justes et de
vues ingénieuses.
La tendance de l'école écossaise en général, et
de Reid en particulier, est de réduire la philo-
sophie à la science de l'esprit humain, et la
science de l'esprit humain elle-même à une
histoire naturelle des phénomènes. Cette ten-
dance est encore plus manifeste dans Dugald
Stewart que dans Reid. « Quand on a bien re-
connu, dit-il dans les premières pages de la Phi-
losophie de l'esprit humain, un fait général et
que la vérité en est solidement établie, par
exemple, les lois de l'association des idées, la
dépendance où est la mémoire de l'espèce d'ef-
fort que l'on nomme attention, nous avons fait
tout ce que l'on peut exiger de nous, tout ce à
quoi l'on peut prétendre dans cette branche de
la science. » Ainsi, Dugald Stewart réduit toute
la philosophie à une observation empirique des
phénomènes, à l'analyse de la mémoire ou de
l'attention. Il est impossible de se faire une
idée plus étroite et plus incomplète de la philo-
sophie. La science de l'esprit humain est bien le
point de départ de la philosophie, mais elle
n'en est pas le terme. D'ailleurs la science de
l'esprit humain, ainsi que l'ont pensé les philo-
sophes écossais, ne procède point comme les
sciences naturelles, elle n'atteint point la cause
par une induction péniblement fondée sur l'obser-
vation préalable des phénomènes; car la science
nous donne à la fois et le phénomène et la cause
productrice du phénomène. A la différence de
toutes les autres causes que nous ne pouvons con-
naître que par une induction plus ou moins su-
jette à l'erreur, nous connaissons immédiatement
par la conscience cette cause qui veut, qui sent,
qui pense, cette cause qui est nous-mêmes, le
moi. De là, une différence profonde entre la mé-
thode des sciences naturelles et la méthode de
la science de l'esprit humain, différence qui a
échappé aux philosophes écossais, et qui a été
mise en une si vive lumière par Maine de Biran.
DICT. PHILOS.
Nous ne pouvons reproduire ici tous les travaux
psychologiques de Dugald Stewart, toutes les ob-
servations fines et ingénieuses dont ses ouvrages
abondent; nous nous bornerons à exposer les
principaux résultats de ses investigations sur la
perception extérieure, sur l'association des idées,
sur le beau et sur la mémoire.
Pourquoi certaines modifications de notre âme
nous apparaissent-elles comme correspondant à
quelque chose d'extérieur? Pour résoudre cette
question, Locke et Reid avaient distingué les
qualités premières et les qualités secondes de la
matière. Les qualités premières, selon eux, nous
apparaissent directement comme extérieures, et
les qualités secondes ne nous apparaissent telles
qu'indirectement et parce que nous les rappor-
tons aux qualités premières. Dugald Stewart
établit une nouvelle distinction dans les qualités
de la matière. Il en fait trois classes : les quali-
tés mathématiques, les qualités premières et les
qualités secondes. Les qualités mathématiques
sont l'étendue et la forme. Le moi les pose di-
rectement comme n'étant pas lui-même. Elles
portent avec elles le caractère évident et immé-
diat d'extériorité. Les qualités premières, telles
que la dureté, la mollesse, le poli, la rudesse,
supposent l'étendue et la forme, et nous appa-
raissent, en conséquence, comme extérieures.
Quant aux qualités secondes, telles que la cou-
leur, la chaleur, etc., si nous ne connaissions
pas d'abord les qualités premières auxquelles
nous les rapportons comme à des causes, nous
les prendrions pour de simples modifications de
nous-mêmes sans aucune valeur objective. Ces
qualités mathématiques de Dugald Stewart ne
sont en réalité qu'un essai de réduction des qua-
lités premières de Locke et de Reid, et ne con-
stituent pas une classe nouvelle des qualités de
la matière.
L'association des idées, les divers phénomènes
qui en résultent, et la mémoire semblent avoir
été les objets de prédilection de ses études
psychologiques.
11 ne s'est pas borné à constater le fait de
l'association des idées, il a recherché les lois,
les principes en vertu desquels les idées s'asso-
cient. Il divise ces principes en deux classes :
principes en vertu desquels elles s'unissent quand
nous les laissons suivre leur mouvement naturel
sans effort, ou presque sans effort de notre part,
et principes d'après lesquels elles s'unissent quand
elles sont placées sous l'empire de la volonté et
de l'attention. Parmi les principes de la première
classe, il place les rapports de ressemblance,
d'analogie, de contrariété, de contiguïté, dans
le temps et dans le lieu, et les rapports qui
naissent de la coïncidence accidentelle des sons
dans des mots différents. Les principes de la
seconde classe sont les relations de cause et
d'effet, de moyen et de fin, de prémisses et de
conclusions. Quel est le pouvoir que peut exercer
l'esprit sur la suite des pensées qui se succèdent
en lui d'après ces rapports naturels ? Ce pouvoir
n'est ni direct ni absolu. Toute la suite des
pensées, qui se déroule en notre intelligence,
dépend dans ses origines de causes qui ne sont
point en notre pouvoir, et nul effort de l'esprit
ne peut directement évoquer une pensée absente.
Cependant il est certain que, par l'effort de la
volonté, nous rappelons quelquefois un souvenir
perdu. Dugald Stewart concilie parfaitement ce
fait du rappel volontaire des idées avec la fa-
talité qui préside à la suite de nos pensées.
En effet, lorsque nous voulons nous rappeler
quelques circonstances oubliées d'une action,
d'un phénomène, d'un fait quelconque, comment
procédons-nous? Tantôt par déduction raisonnée,
27
DUGA
— 41!
DUMA
en faisant différentes conjectures, et examinant
ensuite laquelle de ces conjectures s'accorde le
mieux avec ce que la mémoire a retenu du fait
qu'il s'agit de ressusciter tout entier ; tantôt en
considérant successivement les diverses circon-
stances non oubliées, de telle sorte que celles
dont nous avons perdu la mémoire reviennent à
notre esprit par suite du rapport naturel qui
primitivement les unissait toutes ensemble. Dans
l'un et l'autre cas l'idée se réveille en notre
esprit, non par suite de l'action immédiate de la
volonté, mais en vertu d'une des lois de notre
constitution intellectuelle. Le pouvoir de l'homme
sur ses pensées consiste principalement à fixer
sous l'œil de la conscience l'une des idées qui
se suivent spontanément dans l'esprit, et à con-
centrer sur elle toute son attention. Alors, au
lieu de se laisser aller à d'autres idées, liées
avec celle qu'il a retenue par des rapports ap-
parents et superficiels, il s'arrête exclusivement
aux relations réelles et profondes de cause et
d'effet, de conséquence et de principe. Dans des
considérations ingénieuses sur le rêve, Dugald
Stewart prouve que nos idées s'y succèdent de
la même manière, et en vertu des mêmes lois
que pendant la veille. Toute la différence de ces
deux états vient de la volonté, qui, absente dans
le premier, ne laisse subsister que des rapports
fortuits, tandis que dans le dernier elle dirige et
gouverne le cours de nos pensées.
Dugald Stewart ne montre pas moins de sa-
gacité et de talent d'observation lorsqu'il examine
quelle est l'influence de l'association des idées
sur nos facultés actives et intellectuelles. Il y a,
selon lui, trois manières principales dont l'as-
sociation des idées peut égarer nos opinions
spéculatives : 1° en nous faisant confondre des
choses distinctes ; 2° en nous faisant faire de
fausses applications du principe fondamental de
l'induction, c'est-à-dire de la croyance à la gé-
néralité et à la stabilité des lois de la nature :
3° en liant entre elles dans notre esprit des
opinions erronées avec des vérités certaines et
dont nous avons reconnu l'importance.
11 analyse de la même manière, et à l'exemple
d'Adam Smith, l'influence de l'association des
idées sur les jugements qui ont pour objet le
beau et le laid, et signale avec beaucoup de
finesse et de vérité quelques-unes des causes
qui amènent la corruption du goût littéraire ;
mais il a commis une grave erreur en s'efforça nt
d'expliquer le beau lui-même par l'association
des idées. Enfin il nous montre quelle est l'in-
fluence de l'association des idées sur nos facultés
• i' tivesetsur nos jugements moraux, et reproduit
à ce sujet une foule d'observations qui se trouvent
dans Adam Smith. Mais Dugald Stewart a sur
i Smith l'avantage de ne s'être pas trompé
sur le vrai principe de la morale ; il a nettement
■ii lingue, au contraire, le principe rationnel du
devoir de l'intérêt ou du sentiment, avec lesquels
Smitb et Locke l'avaient confondu. Dans un
remarquable de ses Fragments philo-
uques, M. Cousin a parfaitement apprécié le
mi rite de Dugald Stewart comme moraliste.
Dugald Stewart distingue avec, raison Pas-
sation des idées de la mémoire. 11 est vrai
qu'entre l'une et l'autre il existe des rapports
intimes ; mais, tu ■ '■ : Ment
■ ni, car dan i la mémoire il y a, de
[ue dan 1 1 an< e
à. l'exi tence de l'obj< t conçu, et] ni que.
cet objel conçu a existé dans le p
proprement parler, ce jugement qui constitue le
fait de la mémoire. La fonction de la méi
est de recueillir, de conserver, de reproduire les
le l'expérience. De là différentes c°j
de mémoire, selon qu'elles remplissent plus ou
moins bien chacune de ces trois fonctions; de là
des mémoires faciles, tenaces, présentes. Dugald
Stewart remarque avec raison que les mémoires
faciles et présentes ne sont pas, en général, te-
naces. Ce sont les hommes qui associent prompte-
ment les idées d'après leurs rapports les plus
superficiels et les plus apparents qui ont la mé-
moire facile et présente, tandis que les hommes
qui ont l'esprit profond, qui s'efforcent constam-
ment d'associer leurs idées d'après leurs vrais
rapports, ont une mémoire tenace, mais peu de
facilité et de présence d'esprit.
Sur ces analyses on peut juger de l'esprit de
la philosophie de Dugald Stewart en particulier,
et de la philosophie écossaise en général, dont
l'erreur fondamentale est de réduire la philo-
sophie à l'étude de l'esprit humain, et l'étude de
l'esprit humain à une statistique, à une histoire
naturelle des phénomènes. Dugald Stewart
exagère cette tendance, qui déjà se trouve ma-
nifestement dans Reid. Bien plus sévèrement
que Reid il proscrit toute ontologie et rejette
du sein de la philosophie, sous le nom d'hypo-
thèses, toutes les questions qui dépassent l'ob-
servation des phénomènes. Toutefois Dugald
Stewart lui-même, comme Reid, a dû plus
d'une fois être infidèle à cette méthode sûre,
mais un peu trop réservée sous peine de ne pas
donner de réponse aux questions qui intéressent
le plus vivement le genre humain. Ainsi, de
même que Reid, il traite de Dieu et de ses
attributs, et essaye de découvrir les fondements
de la religion naturelle; il discute même sur
l'essence de la matière, et semble incliner au
système de Boscowich : tant il est difficile,
même avec l'esprit le plus systématique, de se
soustraire aux lois et aux tendances naturelles
de la pensée, et de ne pas aller de la surface au '
fond des choses, des phénomènes aux substances,
des effets et des conséquences aux causes et aux
principes!
Les principaux ouvrages de Dugald, Stewart
qui ont été traduits en français sont : Éléments
de la Philosophie de l'esprit humain, en trois
parties, 3 vol. in-4, Édimb., 1792, 1814 et 1827
(la lre partie a été traduite par P. Prévost, 2 vol.
in-8, Genève, 1808, et la 2° par Farcy, in-8,
Paris, 1825; cette édition a été revue, corrigée
et complétée par M. L. Peisse, Paris, 1843. 3 vol.
in-12) ; — Esquisses de philosophie morale, in-4,
Édimb., 1793 (traduite par Jouffroy, in-8, Paris,
1826); — Essais philosophiques, in-4, Édimb.,
1810 (traduits en français par Ch. Hùret, in-8,
Paris, 1828); — Considérations générales sur les
progrès de la mêla physique, de la morale et de
la politique, depuis la renaissance des lettres
jusqu'à nos jours, servant d'introduction au sup-
plément de V Encyclopédie britannique (traduites
par Buchon, 3 vol. in-8, Paris, 1820); — Philo
sophie des facultés actives el morales, 2 vol. in-.s,
Édimb., 1828 (traduite par L. Simon, 2 vol. in-8,
Paris, 1834).
\ \. les Fragments de philosophie conlempo-
raine de M. V. Cousin. F. B.
DUMARSAIS ou nu Marsais (César-Ches-
ni au), surnommé par d'Alembert le la Fontaine
des philosophes, est un grammairien philosophe
ap] liqué l'ob lei vation philosophique aux
règles du langage. Né à Marseille en lo7t>, ilar-
jeune à. Paris, s'] lit recevoir avocat et,
presse par la gène, quitta le barreau pour faire
di édu i ions i i. Dans ce nombre se
trouve comprise celle du fils de Law. Fatigue
de relie vie dépendante, il ouvrit une pension au
faubourg Saint-Victor. Il mourut pauvre et ac-
c blé d infirmités en 1756 il fut un des collabo-
DUMA
419
DUNS
rateurs de l'Encyclopédie à laquelle il fournit,
outre plusieurs articles de grammaire, les arti-
cles Abstraction et Éducation. Reconnaissant de
son concours et plein d'estime pour son carac-
tère autant que pour sa science, d'Alembert a
écrit son Éloge [Mélanges de littérature, d'his-
toire et de philosophie, t. II). Il y a un autre
Éloge de lui par de Gi rando, que la 2e classe de
l'Institut a couronné à la suite d'un concours
académique (in-8, Paris, 180ô). Celles de ses
œuvres qui ont le plus d'intérêt pour nous ont
été publiées à Paris en 1792 sous ce titre : Logi-
que et Principes de grammaire, par M. du
Marsais, ouvrages posthumes en partie extraits
de plusieurs Traités qui ont déjà paru de cet
auteur (2 vol. in-12).
La Logique n'est qu'un résumé très-superficiel
et très-court de la science qui porte ce nom ;
mais elle est précédée de quelques considéra-
tions générales, où les principes de Descartes
sont bizarrement mêlés à ceux de Locke. Ainsi,
après avoir démontré la distinction de l'âme et
du corps par les arguments cartésiens ; après avoir
expliqué l'union des deux substances par la théo-
rie cartésienne des causes occasionnelles, l'auteur
s'abandonne entièrement à l'influence de Locke.
Les deux sources de connaissances ou les deux
facultés premières que celui-ci reconnaît sous le
nom de sensation et de réflexion, Dumarsais les
appelle le sentiment immédiat et le sentiment
médiat. Il rejette formellement les idées innées.
« Si Ton y fait bien attention, dit-il (p. 23), on
sera convaincu que toutes les idées sont adven-
tices et qu'il n'y a en nous d'inné qu'une dispo-
sition plus ou moins grande à recevoir certaines
idées. » Sa morale repose sur le sentiment de la
conservation sociale et par conséquent n'a d'au-
tre origine que l'expérience. Même l'idée de
Dieu est due, selon lui, à l'expérience.
Ses principes de grammaire générale ne sont
en grande partie que des conséquences de ses
principes philosophiques. Ainsi la parole, d'après
sa définition, n'est qu'un instrument d'analyse,
c'est-à-dire un instrument dont se sert la ré-
flexion appliquée au sentiment immédiat, ou à
la sensation qui enveloppe d'abord nos juge-
ments et qui en est la forme primitive. C'est
par suite de la même théorie qu'il divise tous
les mots en deux grandes familles : ceux qui
expriment les objets, les objets sensibles, et ceux
qui n'expriment que des vues de l'esprit; en
d'autres termes, ceux qui se rapportent à des
sensations et ceux qui ne désignent que des actes
de réflexion.
Un autre principe de grammaire générale qui
appartient en propre à Dumarsais, c'est la dis-
tinction qu'il établit entre la construction et la
syntaxe. La construction est simplement la place
que nous donnons au mot, le tour que nous
donnons à la phrase, suivant le sentiment, les
passions ou la sensation qui nous domine. La
syntaxe se compose des signes qui nous font
connaître les rapports successifs que les mots
ont entre eux; par conséquent elle s'adresse à la
réflexion, elle donne à la proposition un sens
complet que la réflexion seule peut saisir. Nous
retrouvons donc encore ici cette distinction de
la sensation et de la réflexion sur laquelle re-
pose toute la philosophie de Locke.
Si contestable, ou du moins si incomplète que
soit cette théorie, il n'en est pas moins intéressant
de voir la grammaire subordonnée à des prin-
cipes philosophiques.
C'est aussi l'esprit philosophique qu'on recon-
naît chez Dumarsais lorsque, dans son Traité
des tropes (Paris, 1730), il ramène à certaines
lois générales de la pensée et de l'imagination
ces formes du langage dont les grammairiens
antérieurs s'étaient contentés de dresser une
sèche et pédantesque nomenclature. Il y a autant
d'esprit que de vérité dans cette réflexion bien
connue de lui : « Il se fait plus "de tropes dans
un jour de marché que dans une séance acadé-
mique. »
Il a enfin rendu à la grammaire française le
service de lui reconnaître des règles propres, con-
formes au génie de notre langue, et de la sous-
traire à la routine que lui imposaient les règles
de la grammaire latine. Il a été moins heureux
dans ses tentatives de réformer l'orthographe.
En proposant d'écrire les mots absolument comme
on les prononce, il oubliait la mobilité de la
prononciation et l'importance de l'étymologie
pour l'histoire et la conservation de la langue.
On lui a attribué à tort deux écrits rédigés dans
le plus mauvais esprit du xviue siècle : Essai sur
les préjugés, le Bon sens. Ils sont en opposition
complète avec son Exposition de VÈglise gal-
licane (in-12, Paris, 1758), qui respire le plus
profond respect pour la religion et les traditions
de l'Église de France. On cite comme un de ses
meilleurs traités sa Méthode raisonnée pour ap-
prendre la langue latine (Paris, 1722). — On
a publié en 1797 une édition complète de ses
Œuvres (7 vol. in-12).
DUNS-SCOT (Jean) naquit en 1274, les uns
disent en Irlande, les autres en Ecosse ou même
en Angleterre. Quoi qu'il en soit, il est certain
qu'il étudia à Oxford, où il se fit remarquer par
une telle aptitude, notamment pour les mathéma-
thiques, que bientôt, dit son biographe Wadding,
il devint difficile de l'y suivre : Ut ad Scotum
intelligcndum nemo, nisi peritus geometer suf-
ficiat. Son maître, Guillaume de Verra, étant
venu à Paris, il le remplaça dans l'enseignement
de la philosophie à l'Université d'Oxford. Ce fut
là qu'il écrivit ses premiers ouvrages. Reçu
docteur, en 1307, à Paris, il y professa la même
année et devint, selon l'expression de Wadding,
la lumière brillante de l'ordre des Franciscains,
dans lequel il était entré. Appelé à Cologne,
quelques mois après, il y mourut en 1308, à
l'âge d'environ trente-quatre ans. Sa mort fut
suivie des bruits les plus sinistres, sur lesquels
on n'est jamais parvenu à connaître la vérité.
Malgré une vie si courte et qui, selon toute
apparence, ne fut pas exempte de traverses,
Duns-Scot laissa de nombreux écrits, fut le chef
d'une école longtemps fameuse, et rendit pour
un moment de l'éclat à un système qui avait
vivement préoccupé les premiers temps de la
scolastique. Il fut, en effet, l'apôtre du réalisme.
Ses écrits, si on les consulte sans prévention, ne
laissent aucun doute à cet égard, et c'est là que
nous prendrons l'exposé succinct que nous allons
faire de la philosophie de Duns-Scot.
Depuis le ixe siècle jusqu'au moment où parut
de nouveau le réalisme dégagé de tout élément
étranger, la scolastique avait cherché à résoudre
toutes les grandes questions dont s'occupe la
philosophie. Après Jean Scot Érigène, on avait
vu le nominalisme, puis le réalisme, puis enfin
le conceptualisme. Le premier avait dit : les
individus seuls sont des réalités, le reste n'est
qu'une abstraction ; son principe de certitude ne
reposait que sur les sens; le second, se jetant
dans l'opinion contraire et se montrant également
exclusif, en appela à la raison seule et ne vit de
réalité que dans l'universel; le conceptualisme,
à son tour, voulant assigner une part de vérité
à chacun des deux systèmes qui l'avaient précédé,
les critique, les remplace, et règne quelque temps
sans partage. Il se donnait comme l'expression
de la vérité; mais indépendamment des objections
DUNS
— 420 —
DUNS
qu'il pouvait raisonnablement soulever contre
lui à cette époque, le réalisme n'était pas épuisé,
et ce fut sans étonnement qu'on le vit renaître
plus tard dans la personne de Duns-Scot. Il faut
donc voir en ce philosophe un réaliste, et en
effet, il admet a priori les universaux, c'est-à-
dire les genres et les espèces, comme des réalités
dans l'esprit. Mais ce n'était pas là le côté le
plus sérieux du système, et un logicien comme
Duns-Scot ne pouvait pas reculer devant les con-
séquences qui rendent le réalisme particulière-
ment digne de notre attention. Duns-Scot admet
l'universel comme être réel, il le dit positivement
dans plusieurs de ses écrits, et entre autres, dans
ses questions sur les universaux de Porphyre.
Dicendum quod universale est ens,' quia, sub
ratione non entis nihil intelligentur. Or de là
à dire que l'universel est le seul être réel, il n'y
a qu'un pas, et Duns-Scot n'hésite pas à le faire.
Son système, pris au sérieux, l'y obligeait, et
l'on démontre sans peine qu'il en fut ainsi. Cette
conséquence du réalisme devient pour Duns-Scot
un principe qu'il ne perd jamais de vue, et qui
se montre dans ses théories particulières; nous
en trouvons un premier exemple dans ce qu'il
dit sur les idées. Dans son commentaire du
Maître des sentences, il reconnaît deux sortes
d'idées : la première est celle des idées sensibles,
dont il fait ressortir avec soin le caractère con-
tingent: la seconde est celle des idées absolues,
qui seules constituent la vraie science. Quant a
la connaissance que nous avons de ces idées, les
sens n'en sont pas la cause, mais seulement
l'occasion. On reconnaît ici le réaliste qui de-
mande à la raison seule un véritable critérium
de certitude, et qui ne voit la vérité que dans
l'absolu.
Duns-Scot admettait la réalité des notions gé-
nérales comme entités. Mais qu'est-ce qu'il en-
tendait par ce mot, dont ses disciples ont tant
abusé et qu'ils ont rendu si ridicule après lui?
Il serait difficile de le dire; car nulle part il ne
s'exprime à ce sujet d'une manière explicite,
et peut-être ne faut-il pas chercher à le disculper
entièrement du reproche que ses adversaires lui
ont adressé si souvent de multiplier les êtres
sans nécessité. Toutefois on peut croire qu'il
n'entendait parler que des idées absolues, ou des
types éternels de toutes choses tels qu'ils existent
dans l'intelligence divine. C'est du moins ainsi
qu'il comprend l'entité lorsqu'il discute le pro-
blème de l'individuation. Ce fameux problème,
qui a si vivement préoccupé tous les philosophes
scolastiques, et sur lequel Duns-Scot en parti-
culier a concentré tous les efforts de son subtil
génie , n'est rien moins que la question de
l'origine des êtres ou de la création. Voici à peu
près comment Duns-Scot a cherché à le résoudre.
Il admet d'abord une nature commune qui ra-
mène toute pluralité à l'unité: c'est la matière
ou la substance des individus; puis une forme,
et enfin le composé de ces deux éléments. Or
le principe de l'individuation n'est ni dans la
matière ni dans la forme, telle que la nature
nous la montre dans les objets; il ne résulte
paSj non plus, de l'union de ces deux éléments.
D'où vient-il donc? Le principe de l'individuation,
dit Scot (In Magist. senl.} dist. III, quaîst. 2),
consiste dans une entité positive qui en détermine
la nature. Mais lorsqu'on lui demande ce que
c'est que cette entité positive, et en quoi elle
diffère de la forme qu'il ne veut pas admettre
comme principe d'individuation, il répond par
de vagues généralités et une suite de distinctions
plus ou moins obscures. Cependant, en recueil-
lant avec attention tout ce qu'il écrit sur ce
sujet, et en expliquant au besoin un passage par
un autre, on arrive au résultat suivant . cette
entité positive qui nous représente le prim
d'individuation, est, pour les objets matériels,
une forme supérieure et impérissable, un type
éternel qu'on peut assimiler à l'idée platoni-
cienne. De là vient que, selon Duns-Scot. l'esprit
humain peut retrouver dans les choses les idées
divines. Quelle différence y a-t-il donc entre ce
type, cette idée divine, et la forme dont Scot ne
veut pas? La même différence qu'entre l'effet et
la cause, le contingent et l'absolu, la copie et le
modèle. En effet, Duns-Scot ne veut pas admettre
comme principe ce qui n'est qu'une conséquence;
la forme dans l'objet n'est qu'une empreinte, par
conséquent ce qui détermine cette forme par-
ticulière est une forme supérieure. Duns-Scot se
rapproche ici de saint Thomas, qui, dans sa
théorie des idées, marche sur les traces de
Platon. Après cette explication du non-moi ma-
tériel, Duns-Scot passe à celle de l'âme, au sujet
de laquelle il se montre un peu plus intelligible,
et, si l'on peut le dire, plus raisonnable. Selon
lui (Comm. Magist. sent., dist. II, quœst. 7),
l'âme intellective tire d'elle-même son indivi-
duation. Pourquoi? parce que l'âme est une force.
L'âme, dit-il, est un des termes de la création,
et avant son hymen avec le corps, elle a déjà sa
particularité [sua particularitas). De plus, l'âme
intellective tirant son individualité d'elle-même,
et ce fait n'existant pas tant que l'âme ne l'a pas
réellement produit, il en résulte que la notion
de l'âme est celle d'une force en acte et qui a
conscience d'elle-même. Si l'on peut reprocher
quelque chose à la forme dont le docteur subtil
enveloppe ses idées, la manière dont il conçoit
et définit l'âme prouve du moins que ces idées
elles-mêmes ne sont pas toujours à dédaigner.
En dissentiment avec saint Thomas sur le fait
de l'individuation, et particulièrement au sujet
de l'âme, ce désaccord prit un immense dévelop-
pement dans ses conséquences. Duns-Scot, s'ap-
puyant sur la notion d'unité, soutenait, contre
les thomistes, que les facultés de l'âme n'ont
pas, dans la réalité, d'existence distincte entre
elles, et encore bien moins d'existence séparée
de l'âme elle-même. Assurément Duns-Scot avait
raison contre saint Thomas; mais c'est dans
la morale surtout que le réaliste se montre
pressant et impitoyable. Saint Thomas, notam-
ment dans son Commentaire du Maître des sen-
tences, avait tenu si peu de compte de la volonté
dans l'homme, qu'il paraissait disposé à la sacri-
fier sans réserve. Duns-Scot, au contraire, alliant
naturellement l'idée de volonté avec la notion
qu'il avait de l'âme, à savoir, celle d'une force
qui peut agir d'elle-même, Duns-Scot attaque
l'ange de l'école, le suit pas à pas dans son
propre Commentaire du Maître des sentences,
qu'il oppose à celui de son adversaire, et se
montre à la fois plus hardi et plus vrai. Il serait
trop long de retracer ici les circonstances de
cette lutte, si honorable pour Duns-Scot; disons
seulement que nul plus que lui, dans tout le
cours de la scolastique, n'a proclamé plus hau-
ent ni défendu avec plus de force le fait de
la volonté dans l'homme. Esprit ferme et logi-
cien sévère, quoique subtil, il savait se défendre
de toute tendance au mysticisme vers lequel
penchait saint Thomas. C'est de cette lutte entre
les deux chefs que naquit, entre les thomistes
et les scotistes, cette polémique si acerbe; au
sujet de la liberté, de la grâce et de la predes-
tin t ion.
Avec Duns-Scot, la philosophie scolastique
revint sur elle-même, et chercha, pour ainsi
dire, à se recommencer. Par ce retour, elle
avouait à la fois et son insuffisance et son désir
DUNS
421 —
DURA
d'aller plus avant dans la recherche de la vérité.
Les esprits, mécontents du présent, reprirent
d'abord avec ardeur un système dont toutes les
p irties n'étaient pas à repousser, et qui d'ailleurs
avait laissé des traces incontestables dans le con-
ceptualisme. Duns-Scot fut l'auteur de cette
réapparition, et il fit parcourir au réalisme tout
le cercle de la philosophie d'alors, et souvent
avec un sentiment du vrai et une sûreté de lo-
gique qui lui assignent un rang distingué dans
l'histoire de la scolastique. Malgré l'obscurité de
son style, il est digne d'attention pour la manière
ferme et souvent hardie dont il a traité les plus
hautes questions de la philosophie, et ce n'est
pas sans raison que les thomistes, effrayés peut-
être du caractère que prenait la philosophie chez
Duns-Scot, se montrèrent si acharnes contre
leurs adversaires. Ainsi relevé par Duns-Scot, le
réalisme s'impose de nouveau et captive l'at-
tention, grâce au talent du maître et à cette
puissance de dialectique dont il abusa si souvent,
et qui le fit surnommer le docteur subtil. Ce-
pendant ce défaut ne nuisit en rien à l'indé-
pendance de son esprit; car, à une époque où
l'autorité d'Aristote était portée jusqu'à l'exagé-
ration la plus incroyable, Duns-Scot garde son
indépendance. En cela comme dans le reste, il
se distingue de la foule nombreuse des scotistes,
qui maintinrent son école pendant trois siècles.
C'est par eux que le véritable réalisme devint le
scotisme, qu'on se représente avec raison comme
un système ayant pour interprète une logique
verbeuse, hérissée de syllogismes et de formules
inintelligibles, et souvent pour résultats les con-
séquences les plus contraires à la raison. C'est
en effet ce qu'on voit chez la plupart des sco-
tistes, et même chez les plus renommés, tels
que J. Wassalis, Antoine André, Pierre Tartaret.
et surtout François Mayronis, qui fut surnomme
àbon droitle docteurdélié,le docteurdes abstrac-
tions. Ce que Duns-Scot n'avait pas fait, du moins
formellement, Fr. Mayronis n'hésita pas à le faire,
en réalisant les rapports entre les objets, et même
les simples accidents. Arrivé à ce point, le réalisme
n'avait plus qu'à porter la peine de ses propres
erreurs; aussi ne tarda-t-il pas à être attaqué et
détrôné par le nominalisme, son ancien adversaire.
Les écrits de Duns-Scot, publiés par Wadding,
forment 12 vol. in-f", Lyon, 1639.
On peut consulter sur la vie et les écrits de
Duns-Scot : la Biographie de Wadding {Vila
Joh. Duns Scoli) placée en tête de son édition
des œuvres de Scot, et publiée à part, in-8, Mons,
1644; — Hugo Cavelli, Vila Joh. Duns Scoti, en
avant de ses Quœsliones et Sententice, Anvers,
1620; et Apologia pro Joh. Duns Scolo adversus
opprobria, calumnias et injurias, etc., in-12,
Paris, 1634; — Mathaai Veglensis, Vila Joh. Dun-
sii Scoti, in-8, Pavie, 1671 ; — J. G. Boyvin, Phi-
losophia Scoti, in-8; Paris, 1690; et Philosophia
(jiuidripartita Scotij 4 vol. in-f", Paris, 1668; —
Joh. Santacrucii, Dialectica ad mentem eximii
magistri Joh. Scoti, in-8, Londres, 1672; — Fer.
Eleuth. Abergoni, Resolutio doctrines scoti-
cce, etc., in-8, Lyon, 1643; — Bonaventura Baro,
Scotus, doctor subtilis per universam philoso-
phiam defensus, etc., in-f°, Cologne, 1664; — ■
Joh. Arada, Controversiœ Theologicœ inter
sanctum Thomam et Scotum, etc., in-4, Colo-
gne, 1620; — Joh. Lalemandet, Decisiones philo-
sophicœ, in-fu, Munich, 1644-1645; — Crisper,
Philosophia scholœ scotisticœ, in-f°, Augsbourg,
1735; et Theologia scholœ scotisticœ, 4 vol. in-f°,
ib., 1748; — F. Morin, de l'Histoire de la phi-
losophie scolastique, Lyon, 1852, in-8, et Dic-
tionnaire de philosophie et de théologie scolas-
liques, Paris, 1857-58, 2 vol. gr. in-8. X. R.
DURAND de Saint-Pourçain (Guillaume), Au-
vergnat de naissance, entra dans l'ordre des
Frères prêcheurs, fut évêque du Puy en 1318, et
de Meaux en 1326. Avant d'être promu à l'épis-
copat, il fut appelé à Rome, sur le bruit de sa
réputation, et y résida quelque temps en qualité
de maître du sacré palais. Il mourut environ
l'an 1332.
Il est à regretter qu'on n'ait pas pu fixer d'une
manière positive l'époque de la naissance de
Durand de Saint-Pourçain. On saurait par là s'il
a précédé Occam dans la réaction du nomina-
lisme contre le réalisme. Cependant, quoiqu'il
faille le regarder comme un des promoteurs de
cette réaction qui amena le déclin de la scolas-
tique, il est à peu près certain qu'il fut disciple
et non précurseur d'Occam, puisque celui-ci bril-
lait dans l'Université de Paris en 1320, et que
Durand de Saint-Pourçain ne mourut qu'en 1332
environ. Une autre raison en faveur de cette opi-
nion, et qui ne peut laisser aucun doute, c'est
qu'il commença par être ardent thomiste, et
qu'il n'entra que tard dans la voie des nouveautés
anglaises, comme on disait alors en parlant de
la philosophie d'Occam. Il nous suffira donc de
parler ici de Durand de Saint-Pourçain, sans
entrer, sur le nominalisme, dans des dévelop-
pements qui trouveront plus naturellement leur
place ailleurs.
Le réalisme avait reparu avec Duns-Scot, et
bientôt, par ses excès, il suscita contre lui un
système qui s'était montré avec éclat au début
de la seconde époque de la scolastique. Durand
de Saint-Pourçair_ fut un des premiers à prendre
part à cette lutte, et avec d'autant plus d'ardeur,
qu'il trouvait par là un nouveau moyen de com-
battre les thomistes. C'est ainsi qu'on le voit sou-
tenir, contre ceux-ci, que les âmes ne sont point
égales par leur nature, en même temps qu'il
semble reconnaître, avec Duns-Scot, que l'es-
sence de l'âme consiste dans une sorte d'activité
incessante; aussi, pour distinguer l'âme de ses
facultés, il se fonde sur ce que celles-ci sont
quelquefois dans une inaction complète. Il n'est
pas moins en désaccord avec les thomistes sur
tous les points de controverse qui se rattachent
à la question de la volonté. D'un autre côté, on
le voit se séparer de Duns-Scot au sujet de l'in-
dividuation, et de tout le réalisme de son temps,
en affirmant qu'il n'y a que des individus dans
la nature. Partout il repousse avec énergie la
réalisation des abstractions, affirmant, en outre,
que la vérité est, non dans les choses, mais dans
l'entendement. L'ouvrage où il s'attacha à com-
battre ses adversaires et à exposer ses propres
idées, est son Commentaire des sentences; là il
se montre sage et mesuré, et cependant il fut
surnommé le docteur très-résolu, et regardé
comme affichant des idées nouvelles. 11 n'en était
rien, cependant ; Durand de Saint-Pourçain,
comme adversaire des thomistes et du réalisme,
ne disait rien de nouveau ni de bien hardi, sur-
tout quand on le compare à Occam; mais le doc-
teur très-résolu ne s'était pas borné à la spécu-
lation, il était entré avec une certaine fermeté
dans le mouvement de son époque, époque de
travail au dedans et au dehors.
Les ouvrages de Durand de Saint-Pourçain
sont : In Sententias theologicas Pétri Lombardi
commentariorum libri quatuor, in-f°. .' es deux
dernières éditions de ce livre plusieurs fois
réimprimé sont celles de Lyon, 1569; et de Ve-
nise, in-f°, 1586. De origine jurisdictionum sive
de jurisdictione ecclesiastica et de legibus, in-4,
Paris, 1506. Durand de Saint-Pourçain, maigre
son dévouement au saint-siége, montra quelque
hardiesse dans cet ouvrage, et plus encore dans
DYNA
— 422 —
EBER
le suivant. : De statu animarum sanctarum
,11,1111 rcsolutœ sunt a corpore. Ce traité,
lujourd'hui |"'rdu, ou du moins inédit, avait pour
but de combattre l'opinion de Jean XXII sur la
béatitude des élus jusqu'au jour du jugement.
On a encore de lui un petit écrit, Statutu synodi
diœcesanœ aniciensis anni 1320, imprimé dans
l'ouvrage du P. Gissey intitulé : Discours histo-
rique de la dévotion à N.-D. du Puy en Velay,
in-8, Lyon, 1620. Nous indiquerons enfin dans le
tome 1er des Œuvres de Launoy, un petit écrit
intitulé : Syllabus rationum quibus Durandi
causa defenditur. X. B.
DURÉE, voy. Temps.
DUTERTRE, de la Compagnie de Jésus, mort
à Paris en 1762, commença par professer les
opinions de Malebranche au collège de la Flèche,
ou il était régent de philosophie ; mais, ayant
été privé de sa chaire, et relégué au collège de
Compiègne, il abandonna le cartésianisme, et
écrivit même contre la doctrine qu'il avait
d'abord contribué à répandre. Cette conversion
fut soudaine, sans ménagement, et comme du
soir au matin, ainsi que le dit le P. André. « Je
ne saurais faire comme le P. Dutertre, qui, en
vertu de la sainte obédience, s'est couché le soir
malebranchiste et s'est levé le matin bon dis-
ciple d'Aristote. » Son ouvrage, qui parut en
1715 (Paris, 3 vol. in-12), est intitulé : Réfuta-
tion d'un nouveau système de métaphysique
proposé par le P. M..., auteur de la Recherche
de la vérité. Il se compose de trois parties, où
Malebranche est tour à tour considéré comme
disciple de Descartes, comme philosophe ori-
ginal, et comme théologien. Cette réfutation peu
profonde, écrite dans un style railleur et tran-
chait, ne fait guère plus d'honneur au talent du
P. Dutertre qu'à son caractère. Le P. Dutertre
est l'auteur d'un autre ouvrage contre Boursier,
intitulé : le Philosophe extravagant dans le
Traité de Vaction de Dieu sur les créatures,
Bruxelles, 1716. On trouve quelques détails sur
sa vie dans l'Introduction aux Œuvres philoso-
phiques du P. André, par M. Cousin, Paris,
1843, in-12. — M. Damiron a donné une analyse
étendue de la Réfutation d'un nouveau système,
dans le Compte rendu des séances et travaux de
V Académie des sciences morales et politiques,
t. VI, p. 291 et suiv. C. J.
DYNAMISME. Deux hypothèses ont servi à
peu près de tous temps et servent encore au-
jourd'hui à concevoir d'une façon générale la
nature intime de la matière et ses nombreuses
modifications. Suivant l'une, la matière est com-
posée d'atomes ou tout au moins d'une substance
homogène, plus ou moins divisible et actuelle-
ment divisée: et tous les changements qu'on
observe en elle, la diversité des corps et des
phénomènes, sont dus aux mouvements différents
imprimés à ces parties élémentaires, soit que
le mouvement vienne d'un démiurge, soit que
l'origine en demeure inconnue. Suivant l'autre,
la matière est composée de forces, unies à la
substance corporelle, ou même la constituant à
elles seules tout entière ; et c'est le jeu de ces
forces sous l'empire de certaines lois qui fait
la diversité et l'harmonie de la nature. La pre-
mière hypothèse fait ainsi du monde entier un
problème de mécanique j aussi nomme-t-on physi-
que ou philosophie mécanique toute doctrine qui
prétend ne se servir que du mouvement des corps
élémentaires pour rendre compte des phénomè-
nes de l'univers. La seconde, qui met en œuvre
des forces dont le foyer est dans la matière elle-
.<:, est dynamique et a reçu le nom de dyna-
ae.
Un grand nombre de systèmes célèbres se rap-
portent à l'une ou à L'autre de ces d< m b
thèses. On les trouve déjà toutes deui
it distinctes dans la physique ionii
Ainsi Thaïes, Phérécyde, ! D
d'Apollonie, Heraclite et généralement tous ceui
qui n'admirent qu'un seul principe éléments
eau, air, ou feu, expliquèrent naturellement la
diversité des corps et des phénomènes par la
vertu intime de cet élément. Tandis qu'Anaxi-
mandre et surtout Anaxagore avec ses homéo-
méries n'ajoutent aux innombrables éléments de
la matière que le mouvement pour la formation
de l'univers. Mais le type le plus parfait de la
philosophie mécanique dans l'antiquité est sans
contredit l'atomisme de Leucippe, de Démocrite
et d'Épicure. De même, dans les temps moder-
nes, la physique de Descartes est toute mécani-
que. Au contraire, la philosophie de Leibniz est
le plus complet dynamisme, non-seulement en
physique , mais en psychologie. Ses monades
sont des forces, et la matière n'est composée que
de monades ; l'étendue elle-même n'est rien de
réel. Les âmes aussi sont des monades ou des
forces et non plus seulement comme pour Des-
cartes, des substances pensantes. On peut encore
citer comme un remarquable exemple de philo-
sophie dynamique, la théorie de Boscowich. Au-
jourd'hui les deux hypothèses sont encore en
présence et les physiciens modernes se partagent
encore en mécaniciens et en dynamistes. Cepen-
dant l'hypothèse des atomes est plutôt employée
comme un moyen d'exposition, comme un pos-
tulat, que donnée comme une opinion définitive
ayant une valeur absolue. De même les forces ne
sont pour beaucoup de physiciens contempor a in s
que des mots ou des hypothèses commodes qui
servent à l'explication et à l'étude des phénomè-
nes et réservent le problème de la constitution
intime de la matière. Le plus souvent les deux
hypothèses s'allient dans les théories et les ex-
plications des physiciens et des philosophes : en
effet, le dynamisme n'exclut pas la mécanique et
la mécanique appelle comme complément le dy-
namisme : les forces de la matière s'exercent par
le moyen du mouvement, et le mouvement
exige un moteur que la science va rarement,
comme Malebranche, chercher directement hors
du monde, en Dieu.
On appelle encore plus particulièrement des
noms de mécaniciens ou iatro-mécaniciens et
de dynamistes, par opposition aux vitalistes ou
aux animistes, les philosophes ou physiologistes
qui prétendent que les phénomènes vitaux ne
sont que le résultat des lois qui gouvernent le
monde inorganique, les expliquent, soit par la
seule mécanique, comme Descartes, soit, comme
F. Hoffmann, par le jeux des forces inférieures
de la nature inorganisée.
Enfin on désigne sous le nom de double dyna-
misme la doctrine de beaucoup de physiologistes
de l'École de Montpellier sur la vie, suivant la-
quelle la vie résulte d'un principe ou d'une force
spéciale, distincte de l'âme, force ou principe de
la pensée.
Voy. les articles Vie, Yitalisme et les noms des
philosophes cités dans celui-ci. A. L.
E, dans les traités de logique, est le signe par
lequel on représente les propositions générales
et négatives. Il représente encore dans les pro-
positions complexes et modales l'affirmation du
mode et la négation de la proposition. Consul-
tez : Lristote, Premiers Analytiques* et Logique
de Port-Royal, 2' partie. — Voy. Proposition,
fISME.
EBERHARD (Jean-Auguste), né en 1738, à
Halberstadt, lut d'abord pasteur à Charlotten-
bourg, près de Berlin, ensuite professeur de phi-
EBER
423
ECKA
losophie à Halle. L'Académie de Berlin se l'asso-
cia après avoir couronné un de ses mémoires.
11 mourut en 1809. Attaché à la philosophie de
Leibniz et de Wolf, mais sans renoncer à sa li-
berté, il combattit avec plus de zèle que de succès
la philosophie de Kant et de Fichte. Possédant
des connaissances variées, mais superficielles,
plus rhéteur que philosophe, plus historien qu'in-
venteur, il avait tout ce qu'il faut pour plaire a
un grand nombre de lecteurs, la clarté et l'élé-
gance. Eberhard créa d'abord un journal, le
Magasin philosophique, où il put attaquer pé-
riodiquement la nouvelle doctrine. Un des arti-
cles de ce journal commence ainsi : « La philo-
sophie de Kant sera dans l'avenir un document
très-curieux pour l'histoire des aberrations de
l'esprit humain. C'est à peine si l'on croira que
nombre d'hommes d'un mérite vraiment supé-
rieur, parmi lesquels Kant doit être compté des
premiers, aient été si fermement attaches à un
système dépourvu de fondement, et qu'ils aient
pu le défendre avec tant de passion et même de
succès. Quoiqu'on ne puisse manquer, en y ap-
portant un esprit libre de préventions, d'être
bientôt convaincu que la théorie de Kant ne
repose sur rien, il n'est cependant pas inutile
d'examiner ici ce système dans tous ses détails. »
Il essaye en conséquence de démontrer qu'il n'y
a rien de neuf dans la Critique de la Raison
pure, qu'elle se trouve sous une autre forme
dans le stoïcisme, dans le système de Leibniz,
dans l'idéalisme de Berkeley, etc. Dugald Stewart
croyait aussi la reconnaître dans Cudworth.
Eberhard est, du reste, du très-petit nombre des
adversaires de Kant auxquels celui-ci ait fait
l'honneur de répondre, et cette réponse ne man-
que ni de solidité ni d'esprit. Comme Eberhard
prétendait surtout que le criticisme se trouvait
déjà tout entier dans Leibniz, son adversaire
cherche à lui prouver, et lui prouve peut-être,
qu'il n'a pas compris Leibniz. On ne peut nier,
au surplus, qu'il n'eût fait indirectement beau-
coup de concessions, dont le résultat fut de res-
treindre davantage la subjectivité de la raison.
Quoique la réponse de Kant ait eu beaucoup de
succès, puisqu'il en parut deux éditions en fort
peu de temps, Eberhard ne se tint pas pour
battu, il changea le théâtre de ses opérations, et
appela à son secours Schwab, Brastberger et
beaucoup d'autres. Il publia pour son compte,
dans les Archives philosophiques, des Lettres
dogmatiques, genre de composition très-bien
approprié à son talent. Mais si des hommes tels
qu'Eberhard touchent toujours juste, leurs coups
n'ont pas assez de force. Une idée peut bien leur
apparaître, mais elle ne brille pas longtemps^
leurs yeux, et les plus épaisses ténèbres succè-
dent à cet éclair.
Eberhard admettait une force ou faculté fon-
damentale unique, qui pense et sent tout à la
fois : c'est la faculté représentative ou intellec-
tuelle. Il faisait de cette unité même le fonde-
ment de la simplicité du moi. L'âme, suivant
lui, est passive quand elle sent, et active quand
elle pense. La diversité caractérise la sensibilité,
et l'unité le fait de la connaissance. Eberhard a
laissé beaucoup d'écrits : Théorie générale de la
pensée et du sentiment, in-8, Berlin, 1776, 1786
(ouvrage couronné par l'Académie de Berlin) ; —
Nouvelle Apologie de Socrate, in-8, ib., 1772,
1788- — De Vidée de la division et de la philo-
sophie, in-8, ib., 1778; — Morale de la raison,
in-8, ib., 1781, 1786; — Préparation à la theo-
loqie naturelle, in-8, Halle, 1781 :— Théorie des
Beaux-Arts, in-8, ib., 1783, 1790; — Histoire
générale de la philosophie, in-8, ib., 1788, 1796;
— Abrégé du même ouvrage, in-8, ib.; 1794; —
Courte esquisse de la métaphysique, in-8, ib.,
1794; — Essai d'une synonymie générale de la
langue allemande, accompagnée d'une théorie
dessynonymes, ib., 179ô, 1798, continué parMaass,
6 vol. in-8, 1820, 1830; — Du dieu de Fichte et
des faux dieux de ses adversaires, in-8, ib.,
1799; — Manuel d'Esthétique, 4 vol. in-8, ib.,
1803, 1805, 1807 ; — Esprit du christianisme
primitif, Manuel de la culture philosophique,
3 part, in-8, ib., 1807, 1808; — Mélanges, in-8,
ib.. 1784, 1788; — Magasin philosophique, 4vol.
in-8 ib., 1788, 1789; — Dictionnaire des Syno-
nymes de la langue allemande, in-8, ib., 1802,
1819 1837. — On peut consulter l'Histoire de la
philosophie allemande depuis Kant jusqu'à
Hegel, par M. Willm, Paris, 1846, 4 vol. in-8, et
les Souvenirs de Nicolaï sur Eberhard, in-8,
Berlin, 1810. J- T.
EBERSTEIN (Guillaume-Louis, baron de), en-
seigna la philosophie comme simple particulier
dans sa terre de Mohrungen, près de Saugerhau-
sen. Il s'est surtout fait connaître par la manière
heureuse dont il a traité quelques points d'his-
toire dans les ouvrages suivants : Essai d'une
histoire de la logique et de la métaphysique
chez les Allemands depuis Leibniz jusqu'à notre
époque, ou Essai d'une histoire des progrès de
la philosophie en Allemagne depuis la fin du
siècle dernier jusqu'à l'époque actuelle, ouvrage
publié par J. A. Eberhard (voy. ce nom) dans
l'esprit "duquel l'ouvrage était conçu. Part. lre,
Halle, 1794. in-8; part. 2e, 1790. Comme Eber-
stein attaquait la philosophie critique dans cet
ouvrage, et qu'il y eut une réponse de la part de
Kant, il fit paraître une réplique intitulée : De
ma partialité, principalement en ce qui regarde
une contradiction de M. Kant, in-8, Halle, 1800;
— Du caractère de la logique et de la métaphy-
sique des péripatéticiens purs, à l'égard de
quelques théories scolastiques, in-8, ib., 1800 ;
Théologie naturelle des Scolastiques, avec des
additions sur la théorie de la liberté et la no-
tion de la vérité, telles qu'on les trouve chez eux,
in-8, Leibniz, 1803. J. T. r
ÉCHÉCLÉS, philosophe cynique mentionne
par Diogène Laërce (liv. VIII, ch.xLVi). Nous ne
savons rien de lui, sinon qu'il naquit à Ephèse
et qu'il était disciple de Cléomène et de Théom-
brote. X.
ÉCHÉCRATE DE PHLIUS, philosophe py-
thagoricien, contemporain d'Aristoxène. Diogène
Laërce (liv. VIII, ch. xlvi) en fait mention sans
rien nous apprendre de sa vie ni de ses opi-
nions. X.
ÉCLECTISME , voy. Cousin, LEIBNIZ,^ Plotin.
ECKART ou, suivant l'usage consacré, maître
Eckart, peut être considéré comme le fondateur
du mysticisme spéculatif en Allemagne. On n'est
pas très-certain de la date de sa naissance qui peut
être fixée vers 1260, ni sur sa patrie, qui pour-
rait bien être Strasbourg. Engagé dans l'ordre
des Frères prêcheurs, savant en théologie et en
philosophie, il paraît avoir commencé par les
fonctions de professeur, qu'il exerça sûrement à
Paris. Sa renommée était grande, puisque dans
les jours difficiles que traversa la papauté, en
lutte avec Philippe le Bel, Boniface semble avoir
désiré les conseils et la présence de maître Ec-
kart, qui se rendit à Rome où lui fut confère le
grade de docteur en théologie. Les Dominicains
étaient fiers de leur confrère : ils le choisirent
pour provincial de la Saxe en 1304, et pour vi-
caire général de Bohème en 1307. Plus tard, on
le retrouve à Francfort en qualité de prieur de
son ordre. Déjà il est suspect de répandre des
doctrines téméraires et d'abuser de sen élo-
quence pour égarer les esprits ; on lui reproche
ECKA
424 —
ECKA
surtout l'obéissance aveugle qu'il obtient des
femmes, et qui l'expose à des bruits injurieux dé-
montrés taux à la suite d'une enquête ordoi
par le général de l'ordre. 11 se justifie moins bien
de ses relations avec les Béghards ; accusé en 1323
au chapitre de Venise, il est destitué de s
gnité. Il ne renonce pas pour cela à la prédica-
tion : on sait que fréquemment il visitait <« les
Frères du libre esprit » à Strasbourg et à Colo-
gne, qui fut toujours le foyer du mysticisme al-
lemand. Il est entouré d'élèves enthousiastes,
parmi lesquels on trouve Henri Suso, Henri de
Louvain, Henri de Cologne, Tauler et Jean de
Ruysbroeck. Il est le docteur des Béghards; le
maître qui donne aux opinions confuses de la
secte l'apparence d'une théorie et la rigueur d'un
système. Aussi, en 1327 , est-il cité par l'archevêque
de Cologne devant l'inquisition pour crimed'hé-
résie. Use rétracte à moitié, sans pouvoir éviter
une condamnation, dont il appelle auprès du
pape Jean XXII. L'affaire est évoquée à Avignon:
ou lui présente comme siennes vingt-deux pro-
positions, dont dix-sept sont formellement ré-
prouvées comme hérétiques et les autres blâmées
comme imprudentes. Ses ouvrages sont défen-
dus et supprimés; Eckart meurt en 1328, un an
avant que paraisse la bulle qui le condamne : il
meurt persuadé qu'il est resté fidèle à la foi ca-
tholique, et, quoi que la bulle en dise, sans s'être
jamais franchement rétracté. Un an plus tard,
l'hérésie des Béghards est frappée d'une sentence
rigoureuse : les erreurs condamnées sont à la
lettre les propositions d'Eckart. Ces rigueurs ne
purent arrêter le progrès de sa doctrine ; mo-
difiée par Tauler, poétisée par Suso, propagée
par la prédication et soigneusement gardée d ans
les cercles mystiques, elle n'a pas cessé d'être
une forme du sentiment religieux en Allemagne.
Pourtant les ouvrages du maître sont rares, et
étaient presque inconnus avant ces dernières an-
nées; son système, quoique souvent cité comme
une autorité par lés panthéistes récents, restait
indécis. Un professeur de la faculté de théologie
de Strasbourg. M. A. Schmidt, a mieux que tout
autre remis en pleine lumière cette curieuse
figure.
Il y a deux sortes de mysticisme : l'un qui ne
s'élève pas jusqu'à la science, et la remplace
par l'inspiration, l'autre qui s'appuie sur elle
avec la prétention de la dépasser : le premier
est de la théurgie avec toutes les pratiques qu'elle
comporte; le second est encore de la philoso-
phie, et peut s'appeler spéculatif: c'est celui de
maître Eckart. Il consiste dans une spéculation
transcendante, où les idées de Denys l'Aréopa-
gite, de saint Augustin et de saint Thomas s'a-
malgament et se complètent, où la_ logique a
plus de part que l'inspiration, et où la vérité
est cherchée non pas dans le désordre des facul-
tés subjuguées par le sentiment, mais dans les
illuminations d'une raison qui prétend garder
sa sérénité, et qui, loin d'abdiquer, règne sur
l'amour lui-même. Voici les traits saillants de ce
panthéisme idéaliste.
Dieu seul est, le reste n'a que l'apparence de
l'existence, et pouvant ne pas être peut aussi ne
pas être pensé. On peut éliminer cette réalité
contingente qu'on appelle l'homme et le monde,
par un effort intellectuel, par un acte d'enten-
dement pur, qui constitue le vrai culte. On at-
tira ainsi l'être aiisolu, seul réel , universel,
nécessaire, sans différence, sans détermination,
dont on peut à peine dire qu'il est l'être ; car on
pourrait lui opposer le non-être, et retomber
dans l'ordre des différences et des distinctions:
» Dieu est l'identité et l'unité absolue; il n'est
ni ceci ni cela, ni ici ni ailleurs, ni en haut ni
en bas. » Il est ce par quoi touto chose est com-
mune à toute autre, par quoi l'arbre est sem-
blable à l'esprit et la pierre à l'arbre. On ne
peut le nommer, puisqu'il n'est rien qu'un
puisse assigner, puisqu'il répugne qu'un souffle
exprime l'infini. « Toutes les créatures, il est
vrai, aspirent par toutes leurs œuvres à proi
cer le nom de Dieu ; elles y aspirent toutes, soit
sciemment, soit à leur insu, mais néanmoins il
demeure l'être sans nom. » Les mots dont nous
nous servons désignent la manière d'être dont
nous l'envisageons, quelque chose de nouu
mes et non pas lui : « car personne ne peut dire
ce qu'il est, si ce n'est l'âme où il est lui-
même. •> Toutefois cet être n'est pas une abstrac-
tion: c'est une activité, et cette activité c'est la
e : être, agir, penser, c'est tout un en
Dieu, et l'objet de la pensée, c'est encore Dieu.
Hors de lui, rien n'existe et rien ne pense.
L'intelligence est son être, sa substance, sa na-
ture. Il ne peut pas ne pas penser, ce qui serait
ne pas être, et il ne peut pas ne pas se penser
lui-même, c'est-à-dire ne pas devenir son propre
objet. Il se projette donc au dehors de lui-même
par une nécessité intellectuelle, et à vrai dire il
se fait et devient Dieu par cet acte qui lui donne
la conscience de soi. Mais le mot devenir mar-
que un progrès, qui est incompatible avec l'exis-
tence absolue: il n'y a dans cette distinction du
Dieu sujet et du Dieu objet aucun procès; Dieu
n'est jamais in fîeri, il est tout ce qu'il est par
une éternelle activité. Nous sommes forcés d'i-
maginer quelque succession là où tout est en
dehors du temps, où tout est simultané. Nous
distinguons la divinité et Dieu, parce qu'en réa-
lité nous pouvons concevoir ces deux aspects de
l'être infini : d'une part la divinité, c'est-à-dire
Dieu dans son idée, sans développement, sans
différence, sans action; « c'est l'éternelle et pro-
fonde obscurité où Dieu est inconnu à lui-même,
le fond simple et immobile de l'être divin ; »
d'autre part Dieu, c'est-à-dire la divinité qui se
dédouble et se reconnaît par l'action. Mais cette
différence éternelle est éternellement nulle;
puisque Dieu agit éternellement et que l'activité
est son être, a 11 faut qu'il agisse, qu'il le veuille
ou ne le veuille pas. » La volonté est soumise à
une nécessité inflexible, mais cette nécessité
est celle de la raison, et le principe de contra-
diction est en même temps le principe de toute
existence. La pensée de Dieu se prononce, s'ex-
prime, c'est-à-dire qu'elle agit, qu'elle est le
Verbe, le Verbe engendré puisqu'il est pro-
noncé, mais Dieu lui-même puisque Dieu ne
prononce et n'exprime que lui-même. Appelons
la divinité le Père, et Dieu ou le Verbe, le Fils.
Le Père est l'être sans personnalité, sans action,
caché en soi-même, le sujet de la connaissance:
le Fils c'est Dieu manifesté, l'objet de la con-
naissance ; l'un est la réalité, l'autre est la vé-
rité, car il n'y a pas de vérité si Dieu ne s'ex-
prime pas. La création est donc l'acte intellec-
tuel suprême, par lequel l'être se pense; elle
est donc coéternelle à Dieu, nécessaire à Dieu,
constituant Dieu en quelque façon : «Avant la
création, Dieu n'a pas été Dieu. » Elle est conte-
nue idéalement dans le Fils, et en définitive
n'est pas différente de lui, et pour achever cette
audacieuse interprétation de la trinité, disons
que l'amour réciproque du Fils et du Père, de
Dieu et du monde, amour qui naît, comme la
volonté, d'une nécessité intellectuelle, et est at-
taché à la pensée, constitue le Saint-Esprit.
Voilà en quel sens on peut résumer en une seule
formule toutes les formes de panthéisme, et
dire avec Eckart : « Dieu est tout et tout est
Dieu. »
ECKA
— 425
EGOS
Si l'activité de la pensée n'avait pour effet que
de mettre en Dieu la différence et la distinction,
et si rien ne venait ramener à l'unité cette na-
ture qui se divise, il n'y aurait en réalité dans
l'ordre des choses qu'une pluralité indéfinie; le
monde et Dieu s'éparpilleraient en poussière.
Mais la pensée comporte un retour de la diver-
sité à l'unité, et l'acte par lequel Dieu s'épanche
est en même temps celui par lequel il se con-
centre. Tous deux sont essentiels ; sans le pre-
mier il n'y aurait pour ainsi dire que la possi-
bilité de Dieu ; sans le second, il n'y aurait que
de la diversité, de la difl'érence et de l'opposi-
tion. De là, une vue poétique et attendrie de la
nature : tout parle dans le monde, tout pro-
nonce le mot de Dieu, tout le manifeste, « ce
que ma bouche proclame, la pierre le dit égale-
ment. » Tout est bon, tout est parfait, tout du
moins aspire à revenir à son principe, et sorti
de Dieu à rentrer en Dieu, alternant ainsi entre
'.e Dieu qui se communique et le Dieu incommu-
nicable. Les créatures sont la division, le nom-
bre, mais elles ont l'amour et le besoin de l'u-
nité ; elles sont le mouvement et elles ont le
désir du repos. «Quelle a été la fin du créateur
en créant le monde? le repos. Que cherchent les
désirs naturels de toutes les créatures? le re-
pos. Et l'âme? le repos en Dieu. » Si parfois no-
tre amour s'attache aux ombres périssables de
l'existence, c'est qu'il y a en elles quelque re-
flet de la lumière divine : si Dieu n'était pas
en tout, rien ne serait désirable, et dans la goutte
d'eau que poursuivent nos lèvres altérées, il y a
un principe divin; sans quoi elles resteraient
immobiles.
Mais l'homme n'est-il pas un être fini, distinct
et séparé de Dieu? 11 apparaît tel à une intelli-
gence inférieure, qui prend l'apparence pour la
réalité, à une raison imparfaite qu'il faut ré-
duire ou supprimer. La vraie connaissance de
Dieu est une union avec lui : l'intuition de l'ab-
solu ne peut être que la conscience que Dieu
prend de lui-même en ses créatures. « Dieu et
moi nous sommes un dans la conscience, et son
connaître est le mien. » Aussi tout se tourne à
Dieu dans l'âme humaine, la pensée par la foi,
l'appétit par l'espérance, et la volonté par l'a-
mour : ces trois facultés ont un seul objet. L'in-
telligence est, bien entendu, l'être et la sub-
stance de l'âme, puisqu'elle est l'essence même
de Dieu. Elle a comme le regret de l'unité ; et
elle ne s'apaise que « quand elle est parvenue à
s'engloutir dans le principe unique, dans la soli-
tude silencieuse, où il n'y a nulle différence de
personnes, où il n'y a ni Père, ni Fils, ni Saint-
Esprit. » Cette union est donc la fonction la plus
haute de l'esprit : il ne faut pas pour y parvenir
de pratiques mystérieuses, pas de pénitences ni
de macérations; il faut simplement laisser la rai-
son aller jusqu'où ses forces la portent : « Fran-
chis la lumière même qui t'éclaire et élance-toi
dans le sein de Dieu. » Il n'y a pas de manifesta-
tion sensible de cet être ; le voir c'est le penser, et
l'infini n'a pas d'image. Pour se hausser jusqu'à
lui, "on ne doit pas étouffer la raison, mais l'af-
franchir, la délivrer des distractions qui l'en dé-
tournent. La vue de Dieu n'est pas la défaite de
l'intelligence, elle en est le triomphe. Imposons
donc silence au monde qui bruit à nos oreilles ;
écartons de nos regards les fantômes, considé-
rons chaque créature comme un rien, et vivons
comme si le monde n'existait pas. Surtout ne
prenons pas pour une qualité positive l'imper-
fection qui nous sépare en apparence de Dieu :
cette limite factice s'efface, si l'on ne croit pas
au moi, si on s'attache à le faire mourir. On
évite ainsi la condition de créature, et on
échappe à l'égoïsmc. Peut-être même cette des-
truction de la personnalité doit-elle se poursui-
vre jusque dans l'absolu. «Je prie Dieu qu'il me
rende quitte de lui-même; car l'être sans l'être,
l'absolu est au-dessus de Dieu, au-dessus de
toute différence personnelle. » L'âme qui s'é-
lève à ces sommets de la pensée sent en elle-
même sa divinité, « il n'y a plus alors de diffé-
rence entre elle et le Fils unique. » Elle est
Dieu. Elle a non-seulement son éternité, mais
encore sa puissance: « Je suis devenu, s'écrie
l'enthousiaste, je suis devenu la cause de moi-
même et de tout le reste, et si je voulais, je ne
serais pas encore, ni moi, ni le tout ; si je n'é-
tais pas, Dieu ne serait pas. » Les stoïciens ont
dit que le sage est plus nécessaire à Jupiter que
Jupiter au sage; le dominicain du xivc siècle re-
trouve dans un panthéisme bien différent du
leur cette même conséquence, et avec une har-
diesse plus fréquente qu'on ne le pense au moyen
âge, il ajoute cette parole qu'on a dû prendre
pour un blasphème : « Dans le cas que l'homme
juste voudrait quelque chose, et qu'il fût possi-
ble à Dieu de ne le pas vouloir aussi, l'homme
devrait braver Dieu et persévérer dans sa vo-
lonté. » Voir Martensen, Maître Eckart, Ham-
bourg, 1842 (ail.) ; — A. Schmidt, Etudes sur le
mysticisme allemand au xiv° siècle; Mémoires
de l'Académie des sciences morales et politiques,
1847; Savants étrangers, t. II; — Pfeiffer, les
Mystiques allemands du xive siècle, 2 vol.,
Leipzig, 1845 à 1857 (ail.). On trouve dans le se-
cond volume les textes suffisants pour apprécier
le système d'Eckart : J. Bac, Maître Eckart, le
père de la spéculation allemande, Vienne, 1864
(ail.) ; — ■ A. Jundt, Essai sur le mysticisme spé-
culatif de maître Eckart, Strasbourg, 1871; —
Vacherot, Histoire de la philosophie d'Alexan-
drie, t. III. Dans ce dernier ouvrage, le mysti-
cisme d'Eckart est comparé à celui des néo-pla-
toniciens. _ E. G.
ÉCOSSAISE (École). Fondée dans la première
moitié du xvme siècle par Hutcheson, professeur
à l'Université de Glasgow vers 1729, l'école écos-
saise compte parmi ses principaux représentants
Adam Smith, Thomas Reid, James Beattie, Fer-
guson, Dugald Stewart et Brown. Chronolo-
giquement, elle a sa place marquée entre l'école
de Locke en Angleterre, et celle de Kant en Al-
lemagne.
On ne trouve pas chez les philosophes écossais
un ensemble complet et régulier de doctrines, ni
cette forte et profonde unité de vues qui per-
mettent de suivre, du maître aux disciples, les
développements d'un système jusque dans ses
dernières conséquences. Sous ce rapport, ils for-
meraient moins une école, à prendre le mot
dans son acception la plus rigoureuse, qu'une
famille de libres penseurs unis par une certaine
conformité de sentiments et d'idées. Us ne pro-
fessent pas une même doctrine, ils n'obéissent
pas à un seul chef. Mais si l'accord est faible
entre eux, s'il n'y a pas de l'un à l'autre tra-
dition reconnue d'un seul et même enseigne-
ment, ils ne laissent pas d'avoir sur quelques
points essentiels, comme, par exemple, sur l'ob-
jet de la science, sur ses limites, et la méthode
qu'il convient de lui appliquer, un système arrêté
de convictions, par lequel ils se distinguent et
se séparent nettement des autres philosophes
antérieurs ou contemporains. C'est ce système
qui constitue leur originalité propre. Il est ren-
fermé déjà dans les théories de Smith et de Hut-
cheson; mais l'honneur de l'avoir formulé ap-
partient à Reid, et c'est dans les œuvres de ce
dernier qu'on doit en chercher les principaux
traits.
EGOS
— 426 —
ECOS
La philosophie de Reid ressort tout entière de
la mémorable polémique qu'il engagea contre
l'hypothèse des idées représentatives. Pour ren-
dre compte du fait delà perception extérieure,
quelques philosophes avaient cru devoir ima-
giner, entre nous et les choses, un être inter-
< médiaire, appelé idée ou image, et destiné à
mettre l'esprit en rapport avec les objets envi-
ronnants. Cette théorie, dernier et triste reste
de l'ancienne explication donnée par les ato-
mistes, régnait toujours dans l'école, et Reid
l'avait d'abord adoptée, lorsque enfin il ouvrit
les yeux sur les funestes conséquences qu'en
avaient tirées Hume et Berkeley. Berkeley, par-
tant de ce principe que la croyance à l'existence
des objets du dehors n'a d'autre fondement que
la présence des idées dans l'esprit, et ne trou-
vant rien dans la nature de l'idée qui justifiât
cette croyance, avait nié le monde extérieur.
Hume, à son tour, s'était emparé de l'argumen-
tation de Berkeley pour ruiner l'existence des
esprits et de Dieu. Si en effet toute connaissance
implique la nécessité d'un intermédiaire entre
le sujet connaissant et l'objet connu, le sujet ne
peut jamais communiquer directement avec l'ob-
jet, quel qu'il soit; et si l'on nie l'existence des
corps, parce qu'on ne les atteint pas directement
et dans leur substance, on doit nier au même
titre les esprits et Dieu, qu'on n'atteint pas da-
vantage en réalité. Tout s'évanouit donc au sein
de ce scepticisme universel ; et il ne reste plus
rien que des idées, c'est-à-dire des phénomènes
inexplicables, de vains fantômes, un pur néant.
D'aussi monstrueuses conséquences révoltent évi-
demment le sens commun; et Reid, au nom du
sens commun, protesta contre la théorie qui les
avait engendrées. En dépit de tous les raison-
nements des philosophes, l'humanité croit à
l'existence du monde extérieur; les philosophes
y croient comme le vulgaire, et il n'est pas à
cet égard de sceptique si déterminé dont les
actes ne démentent à chaque instant la doctrine.
D'où provient un tel désaccord? Au moins fau-
drait-il, pour sacrifier aux conclusions de la
science l'irrésistible foi du genre humain, que
la démonstration sur laquelle on s'appuie fût
absolument rigoureuse et vraie. Mais non, et
Reid en dévoila les vices avec une sagacité supé-
rieure. Quel est le point de départ, le principe
de la démonstration de Berkeley, et, par suite,
de Hume? Une pure hypothèse : la prétendue
nécessité de l'idée comme intermédiaire entre
le sujet et l'objet de la connaissance. Or, cette
hypothèse, de quelque façon qu'on l'envisage,
n'explique pas ce qu'elle est destinée à expliquer.
Du moment, en effet, que l'idée est érigée en
être distinct il faut qu'elle soit ou une substance
matérielle ou une substance immatérielle, ou
qu'elle participe à la fois des deux natures. Ma-
térielle : elle suppose la possibilité d'une com-
munication entre elle et l'esprit, et alors on ne
voit pas pourquoi l'esprit n'entrerait pas aussi
bien en communication directe avec les corps.
Immatérielle : elle ne saurait avoir, pour com-
muniquer avec les corps, plus de vertu que l'es-
prit lui-même. Veut-on enfin qu'elle soit maté-
rielle et immatérielle, correspondant par son
être matériel avec les corps, par son être spi-
rituel avec l'âme, on résout la question p;ir la
question, et le problème demeure tout entier,
.sèment desavoir comment
deux termes de n iture contraire, le corps et l'es-
prit, 1 l'un avec l'autre en relation.
La réfutation était victorieuse, et Reid, après une
analyse approfondie du f.iit de la perception
icuro et des circonstances qui l'accompa-
gnent, établit que la croyance à 1 extériorité est
un acte de foi qui a en lui-même sa raison
d'être et sa légitimité. Nous croyons, dit-il, à
l'existence des objets du dehors aussi invinci-
blement que nous croyons à notre propre exis-
tence, sans avoir besoin d'invoquer aucune preuve
pour justifier le témoignage des facultés qui la
révèlent. D'un mot, on ne peut ni tout démontrer,
ni tout expliquer. Et comme dans l'ordre des
vérités démonstratives la science remonte et
s'arrête à des principes premiers indémontrables,
dans l'ordre des vérités empiriques il faut ad-
mettre également des faits simples et primitifs,
qui, tout en servant à expliquer les autres, ne
sont pas eux-mêmes susceptibles d'explication.
Cette critique de la théorie des idées repré-
sentatives conduisit Reid à des conclusions plus
explicites sur les causes générales d'erreurs qui
avaient arrêté les progrès des sciences philoso-
phiques, et sur les moyens d'y remédier. Or, sui-
vant Reid et toute l'école écossaise, les sciences
philosophiques sont des sciences de faits, exac-
tement au même titre que les sciences physiques,
et naturelles. Celles-ci ont pour objet la con-
naissance et l'explication des phénomènes exté-
rieurs; celles-là ont pour objet la connaissance
et l'explication des phénomènes internes ou de
conscience. La méthode qui s'applique aux unes
est donc applicable aux autres, puisqu'il s'agit,
dans les deux cas, d'étudier des faits obser-
vables, de les classer et de les ramener à des
lois. C'est grâce à cette méthode, que les scien-
ces physiques ont été constituées depuis Bacon,
et qu'elles sont arrivées aux plus merveil-
leux résultats. C'est aussi par cette méthode
que les sciences philosophiques pourront être
enfin constituées, et arriver à des solutions
précises et rigoureuses. Si depuis tant de siècles
et malgré les efforts des plus beaux génies, elles
sont restées stationnai res, en proie à l'incertitude
et au doute, c'est qu'on y a toujours procédé par
voie de conjecture et d'hypothèse. De là tant de
systèmes opposés, incomplets, et qui ne repré-
sentent chacun qu'une faible partie de la réalité
totale. Les sciences naturelles ont pendant long-
temps partagé le même sort ; elles ont traversé
les mêmes vicissitudes, et n'en sont sorties que
du jour où les savants, au lieu de conjecturer et
de deviner, ont adopté et appliqué scrupuleu-
sement la méthode d'observation. Il n'y a pas,
non plus, d'autre marche à suivre dans l'étude
de la philosophie : proscrire impitoyablement
l'hypothèse et observer; ne rien supposer au delà
des données de l'observation seule. Mais il est,
selon l'école écossaise, une autre cause d'erreur
plus puissante encore, et qui tient à ce que les
philosophes n'ont pas su reconnaître les bornes
assignées à l'entendement humain dans la re-
cherche de la vérité. Ils ont voulu pénétrer la
dernière raison de ce qui est, sous le mode
atteindre la substance, sous l'effet la cause,
expliquer l'inexplicable. Rien de plus vain, d'après
Reid et ses disciples, qu'une pareille prétention
Car, en dernière analyse, que savons-nous de la
réalité, soit interne, soit externe? Notre savoir,
disent-ils, se réduit à la connaissance des phé-
nomènes et, par suite, des propriétés ou attri-
buts; le reste nous échappe. Tout ce que nous
pouvons dire des causes et des substances, c'est
qu'elles existent, parce que la pensée remonte
de l'effet à la cause et de l'attribut à l'être. Mais
causes et substances sont en elles-mêmes insai-
liles. Comment existent-elles? Quelle est au
fond leur nature? Nul ne le sait, et c'est com-
promettre la science que de l'embarrasser de
semblables questions. Tant que les sciences na-
turelles furent engagées dans cette voie et
qu'elles s'occupèrent de déterminer en quoi con-
ECOS
— 427 —
EGOS
siste l'essence de la matière et des corps, elles
ne produisirent que des systèmes chimériques.
Du moment, au contraire, qu'elles ont renoncé
à ce mode d'investigations, pour se renfermer
dans l'étude des faits, de leurs caractères et
de leurs rapports, elles sont rapidement par-
venues à un état de certitude et de perfection
relative, inespéré. La conclusion à en tirer, c'est
qu'il faut également renoncer, en philosophie, à
tous ces problèmes insolubles sur le comment et
le pourquoi de l'existence des êtres, et s'attacher
à la partie de la réalité qui est seule directement
connaissable, c'est-à-dire aux phénomènes; car
cela seul est possible pour l'esprit comme pour
les corps, et les conditions de la science des
corps sont les mêmes que celles de la scieuce de
l'esprit. Les écossais ont insisté sur ce point avec
la plus grande force : analogie complète des
sciences 'physiques et des sciences morales et,
par conséquent, application de la méthode ba-
conienne aux unes comme aux autres. Il s'ensuit
que les questions philosophiques peuvent et doi-
vent toutes se ramener à des questions de faits,
et que la philosophie tout entière dépend de la
psychologie. Tel est le but avoué de la réforme
que Reid et Dugald Stewart voulurent intro-
duire dans la philosophie. Un dernier trait achè-
vera de la caractériser. Toutes les sciences
impliquent au fond certains principes qui les
gouvernent et sans lesquels elles ne sauraient
subsister un moment. Récuser ces principes,
ruiner la légitimité du témoignage des sens ou
de la raison, infirmer la validité du rapport de
l'effet à la cause, de l'attribut à la substance,
serait ruiner du même coup toutes les appli-
cations qui en dérivent. La philosophie, sous ce
rapport, est soumise aux mêmes conditions que
les sciences mathématiques, ou que les sciences
physiques et naturelles. Mais tandis que dans les
autres sciences, les savants qui s'en occupent
prennent pour accordées les vérités premières
sur lesquelles ces sciences reposent, les philo-
sophes ont cru devoir en contester la légitimité,
ou l'établir chacun à sa manière. Et comme ces
vérités premières, par cela seul qu'elles sont
simples, irréductibles, se refusent à la démons-
tration, ils ont été conduits à les altérer ou à les
nier. Nulle erreur, suivant les écossais, n'a été
plus préjudiciable aux intérêts de la science
dont on a méconnu la nature et les limites.
Quelle science autrement eût jamais fait un pas,
si chacune avait dû prouver sa raison d'être, et
remonter à l'infini pour se justifier? Ils proscri-
virent donc ces ambitieuses et, si nous les en
croyons, inutiles recherches, et déclarèrent que
la philosophie devait accepter, au même titre
_ que les autres sciences, les vérités indémon-
trables qui lui servent de base. Mais quelles sont
ces vérités? quel est leur rôle? quelle part leur
revient dans l'acquisition des connaissances hu-
maines? voilà le problème que Reid, après Aris-
tote, entreprit de résoudre. Comme il avait ré-
futé l'idéalisme de Berkeley par la critique du
dogmatisme de Descartes, il sapa dans sa base
le scepticisme de Hume par la critique du
dogmatisme de Locke. Suivant Locke et ses par-
tisans, toutes nos idées sont le résultat de l'ob-
servation et de ses données. L'esprit est une
table rase. Il entre en rapport avec les phéno-
mènes du monde extérieur par l'intermédiaire
de la sensation ; il connaît les phénomènes du
monde interne par la conscience. De la compa-
raison des idées entre elles naît le jugement,
grâce à la mémoire; de la comparaison des ju-
gements entre eux, le raisonnement; ainsi tout
s'enchaîne et se résout, en dernière analyse,
dans les idées, qui sont elles-mêmes le produit
de l'observation. Rien de plus simple au premier
abord, et de plus rigoureux en apparence, qu'une
semblable doctrine; mais Hume se chargea d'en
démontrer le vice par une invincible déduction
des conséquences qui en résultent. Si les idées,
comme on le prétend dans l'hypothèse, pro-
viennent de l'observation seule, il n'y a ni
substances, ni causes, car l'observation n'atteint
que des phénomènes mobiles et passagers; nous
pouvons connaître la surface, le fond se dérobe
perpétuellement à nos recherches. Si. d'autre
part, les jugements ne sont que le produit de la
comparaison de deux ou de plusieurs idées préa-
lablement fournies par l'observation, ainsi que
le veut Locke et son école, on ne peut dire, ni
que tout fait suppose une cause, ni tout attribut
un être. De ces deux termes mis en rapport, l'un
est entièrement chimérique, puisqu'il ne cor-
respond à aucune réalité saisissable, et il n'y a
pas d'artifice logique au monde qui permette de
transformer un rapport éventuel de concomitance
ou de succession, dût-il se reproduire unifor-
mément, en un rapport invariable, nécessaire,
absolu. C'est ainsi que Hume avait tiré de la
théorie de Locke sur l'origine des idées, un scep-
ticisme universel qui ruinait la croyance du
genre humain à toute réalité quelle qu'elle fût,
les corps, l'àme et Dieu. Or Reid, par une ana-
lyse supérieure, fit voir que toute notion im-
plique, outre l'élément a posteriori produit de
l'expérience, un élément a priori parfaitement
distinct, que l'expérience ne contient pas, et
qu'elle est impuissante à expliquer. A côté des
jugements empiriques, contingents, dérivés de
la comparaison d'idées particulières, il distingua
des jugements spontanés, nécessaires, universels, ■
et qui sont la raison d'être des premiers. Ces
jugements, avec les principes qu'ils supposent,
dira-t-on qu'ils proviennent de l'expérience? Non,
car ils la surpassent et la dominent. De la ré-
flexion? Pas davantage; car ils se produisent
instantanément dans l'esprit, sans que nous y
ayons songé, que nous l'ayons voulu. On les
retrouve à la fois chez tous les hommes, et ils ~
possèdent dès le premier jour toute l'autorité
qu'ils auront jamais plus tard. Nous ne sommes
maîtres ni de les accepter, ni de les repousser;
ils constituent le fond même de l'intelligence et
président à chacun de ses actes. L'analyse peut
les dégager, les exprimer par des formules plus
ou moins rigoureuses; mais, formulés ou non,
l'esprit les applique avec une certitude égale.
Sous ce rapport, l'homme croit sans avoir appris,
il sait sans avoir besoin d'apprendre. Il y a donc
deux sortes de vérités, les unes a posteriori, les
autres a priori; et ce sont ces dernières que
Reid opposa à l'empirisme de Locke. Les écossais
les ont désignées sous différents noms : lois fon-
damentales de l'intelligence, croyances primi-
tives, principes de la croyance humaine, vérités
du sens commun ; mais, malgré cette diversité
dans les termes, et bien que les listes qu'ils ont
essayé d'en dresser soient défectueuses, arbi-
traires ou confuses, ils n'en ont pas moins eu
l'honneur de déterminer l'existence de ces vérités
générales avec plus de précision qu'on n'avait
fait jusqu'alors, de les distinguer des vérités em-
piriques qu'elles accompagnent, d'indiquer enfin
le rôle qu'elles jouent dans l'acquisition de la
connaissance.
Telle est, en peu de mots, la doctrine de l'école
écossaise sur l'objet, les limites et les conditions
de la science philosophique. Le principal mérite
des philosophes écossais est incontestablement
d'avoir montré qu'il y a une science de l'esprit,"
comme il y a une science des corps, et que les
procédés qui s'appliquent à l'étude de celle-ci sont,
ÉDUG
— 428 —
EDUC
dans une certaine mesure, applicables à l'élude
de celle-là. On avait établi, sans doute, avant eux,
la distinction du monde physique et du monde
moral, et la nécessité de l'observation pour con-
naître les phénomènes du monde interne; mais
ils sont les premiers qui aient nettement exposé
les règles de cette observation, et surtout, qui
l'aient pratiquée pour leur propre compte. Un
autre service rendu par les écossais, a été de
faire voir que tous les problèmes philosophiques
ont leurs éléments de solution dans la connais-
sance préalable des phénomènes de l'esprit hu-
ma in et de ses lois. Et s'ils ont exagéré cette idée
jusqu'à sembler proscrire comme insolubles cer-
taines questions qui sont du domaine ordinaire
de la métaphysique, il ne faut pas s'empresser
de les condamner; mais l'on doit excuser chez
eux une réaction presque inévitable contre le
dogmatisme exclusif des écoles antérieures. Ils
ont plutôt ajourné que nié la métaphysique, en
appliquant la méthode expérimentale qui pres-
crit d'étudier d'abord et d'épuiser les faits avant
de remonter à leurs causes. Il ont voulu, avant
tout, en finir avec l'hypothèse, et mettre les
principes du sens commun à l'abri de tout péril.
Mais la prudence a ses excès comme la hardiesse:
parce qu'on a abusé du raisonnement, il ne fau-
drait pas le proscrire, ni substituer l'empirisme
à un dogmatisme sans règle et sans frein. Re-
trancher de la science les recherches les plus
nobles et les plus élevées que puisse se proposer
l'esprit humain, les problèmes qui ont exercé
les plus grands génies de l'antiquité et des temps
modernes, c'est supprimer la science elle-même,
c'est lui ôter tout intérêt, toute dignité et toute
influence.
Parvenue à son apogée avec Reid et Dugald
Stewart. la philosophie écossaise s'est déjà pro-
fondément modifiée depuis Hamilton. Introduite
chez nous dans l'enseignement supérieur par
Royer-Collard (1811-1813), elle a exercé une in-
fluence considérable sur le mouvement philoso-
phique qui date de cette époque ; elle a fait pré-
valoir le principe que l'observation des faits,
que l'étude approfondie de la psychologie est
l'antécédent obligé et la condition sine qua non
de la philosophie tout entière comme le prou-
vent les travaux de Cousin, de Jouffroy et d'Ad.
; -.' -nier.
On peut consulter outre les ouvrages des au-
teurs cités : M. V. Cousin, Cours de l'histoire
de la philosophie moderne. Histoire de la phi-
losophie morale au xvme siècle, année 1819,
Kcole écossaise, t. IV, Paris, 1846 (ouvrage réim-
primé sous le simple titre de Philosophie écos-
saise)] — Thomas Reid, Œuvres complètes, tra-
duites par Jouffroy, Ier volume (préface), in-8,
Paris, 1836; — W. Hamilton, Fragments de phi-
losophie, traduits par Louis Peisse (préface), in-8,
Paris, 1840 ; — les articles consacrés dans ce
dictionnaire aux principaux philosophes écossais.
A. B.
ECPHANTE de Syraccse. Ce philosophe, dont
la vie nous est entièrement inconnue et dont les
écrits ne sont point arrivés jusqu'à nous, est or-
dinairement compris dans l'ancienne école py-
thagoricienne. Si cette opinion est fondée, il faut
ajouter qu'Ecphante abandonna les doctrines de
son premier maître, pour le système de Leucippe
et de Démocrite. Il substitua aux monades de
l'ythagore des substances purement matérielles,
les atomes, auxquels il ajouta, le vide; et ces
deux principes lui parurent suffisants pour ex-
pliquer la formation de tous les êtres.
Voy. Stobée, dans l'édition de Heeren, t. I,
p. 308. X.
ÉDUCATION. Pour se faire tout d'abord une
idée juste de ce que l'on doit entendre par ic
mot, il suffit de jeter un regard sur un enfant
nouveau-né. Cet être si faible, si dénué de tout,
■ en lui les germes des plus puissantes, des
plus nobles facultés. Abandonné à lui-même, il
ne tarde pas à périr; et si des soins intelligents
ne viennent diriger son développement, en sup-
posant qu'il vivej il est exposé à toutes sortes de
difformités physiques et morales. Or ces soins
constituent ce qu'on appelle Véducation, et c'est
de l'éducation, prise en ce sens, que nous essaye-
rons de déterminer les principes généraux, l'ob-
jet et la fin.
Il ne sera donc question ici ni de cette éduca-
tion universelle par laquelle la Providence con-
duit l'espèce humaine vers sa destinée finale, ni
de cette éducation indirecte qui se compose de
toutes les circonstances naturelles et sociales
sous l'empire desquelles s'élèvent les individus,
et qui, les prenant au berceau, les mène, à
travers tous les accidents de la vie, vers leur
destination particulière. Il s'agit uniquement des
soins que les parents et les maîtres donnent à
leurs enfants et à leurs élèves, pour les diriger
dans leur développement physique et moral.
Toute génération nouvelle s'élève naturelle-
ment sous l'influence de celle qui l'a produite,
et reçoit de celle-ci des directions, des opinions,
des habitudes, des exemples. Primitivement cette
éducation est toute naïve : les parents appren-
nent aux enfants ce qu'ils ont appris de leurs
ancêtres, et les enfants imitent ce qu'ils voient
faire à leurs parents. Cette imitation est déjà un
principe de progrès, puisqu'elle perfectionne et
accroît ce qu'elle imite ; mais une amélioration
réelle et générale de la condition humaine n'est
assurée que du moment que l'éducation devient
une étude, un art qui a ses principes et ses lois.
C'est à cette éducation directe et réfléchie que
l'humanité doit tous ses progrès. C'est par elle,
si elle est bien dirigée, que la génération qui
s'élève est mise en possession de toutes les con-
quêtes des générations qui ont vécu, et qu'elle
devient capable d'aujouter à cet héritage et de
l'améliorer.
Ainsi l'idée de l'éducation s'agrandit : elle n'a
pas seulement pour objet de diriger le dévelop-
pement de l'enfant comme individu ; elle doit
encore assurer le progrès régulier de la société,
le perfectionnement de l'espèce tout entière.
A cette éducation philosophique et purement
humaine, dont l'objet est le développement gra-
duel et légitime des facultés, est opposée l'édu-
cation factice et intéressée, qui a pour but de
dresser l'enfance, de la façonner, par l'habitude
et par la prévention, à un ordre de choses et
d'idées déterminé, que l'on veut à tout prix éta-
blir ou perpétuer.
L'éducation artificielle se propose un but de
convention et n'y parvient qu'en faussant la rai-
son et en faisant violence à la nature. Telle fut
l'éducation chez les Spartiates ; telle était, en
général, celle que dirigeaient les ordres monas-
tiques. Telle est encore celle des Chinois, qui
s'efforce de renfermer à jamais les hommes et
les institutions dans des formes établies et con-
sacrées. Une pareille œuvre ne peut se soutenir
à la longue, et, au lieu de réformes sages et
graduelles, elle appelle les révolutions violentes
ou la décadence. L'éducation philosophique, au
contraire, fondée sur la connaissance de la vraie
nature de l'homme, tout en respectant l'ordre
de choses établi, tout en le consolidant même
dans ce qu'il a de raisonnable, tend à l'améliorer,
à le perfectionner. Mais ce genre d'éducation
n'est possible que dans une société fondée elle-
même sur le respect et la dignité humaine, dans
EDUC
— 429 —
EDUC
une société libre qui admet le progrès avec la
stabilité. Dans une pareille société, l'éducation
pourra être tout à la fois conservatrice, en raf-
fermissant les bases de la constitution, et pro-
gressive, en ce que cette même constitution
n'exclut aucune amélioration organique et régu-
lière; elle sera politique et sociale en même
temps que rationnelle, nationale en même temps
que morale et humaine.
L'éducation artificielle forme des acteurs,
dresse les enfants au rôle qu'ils auront à jouer
dans la société ; l'éducation véritable tend à faire
des hommes et des citoyens ; celle-là, pour ar-
river à ses fins, pour réussir à inculquer à ses
victimes un système d'idées ou de sentiments
plus ou moins factices, est obligée d'employer
des moyens violents, et au lieu de cultiver et
d'ennoblir la nature, la fausse ou l'étouffé, la
déprime et la dégrade d'une part, et de l'autre la
tend et l'exalte partiellement outre mesure;
celle-ci, au contraire, dirige et hâte le dévelop-
pement de toutes les facultés, en le réglant uni-
quement par la raison et la morale. Cette éduca-
tion, la seule qui mérite véritablement ce nom,
est un des sujets les plus dignes d'exercer les
méditations du philosophe. La philosophie de
l'éducation est, avec la politique, la plus haute
application de la philosophie. Mais elle suppose
plus particulièrement une étude approfondie de
la psychologie et de la morale.
Dans l'usage, les mots instruction et éduca-
tion sont synonymes, et ils le sont avec raison,
car l'instruction et l'éducation se supposent ré-
ciproquement ; elles rentrent constamment l'une
dans l'autre et coïncident presque toujours. Mais
ainsi que tous les synonymes, ces deux mots ex-
priment deux espèces d'un même genre, ou une
idée commune avec des nuances qui les distin-
guent. L'éducation et l'instruction ont ensemble
pour objet le développement et l'exercice des
facultés ; mais la première s'adresse plus à l'âme,
au cœur, aux passions, et la seconde à l'imagi-
nation, à l'entendement, à l'esprit; celui-là a
plus pour objet de former le caractère et les
habitudes, celle-ci d'élever, de nourrir l'intelli-
gence. L'éducation est impossible sans l'instruc-
tion, tout ce qu'il y a de virtualité dans la con-
science ne pouvant se réaliser que par la pensée ;
et l'instruction, par cela même qu'elle éclaire
l'esprit, le dispose à recevoir l'éducation : elle
est. d'un côté, l'éducation de l'intelligence, de la
raison, et, d'un autre côté, l'instrument de toute
éducation.
Mais l'éducation et l'instruction sont insépara-
bles dans la pratique, on peut, on doit néan-
moins traiter séparément des principes et des
règles de l'une et de l'autre : de l'éducation,
comme ayant directement pour objet le déve-
loppement des facultés et la formation des bon-
nes habitudes, et n'admettant l'instruction qu'au
nombre de ses moyens ; de l'instruction ou de l'en-
seignement, considéré en soi, comme ayant
pour fin spéciale la transmission des connais-
sances et de la culture de l'entendement. L'édu-
cation, dans son acception restreinte, est la
yéorgique de l'âme, l'instruction celle de l'esprit.
L'art de l'éducation et l'art d'instruire supposent
l'un et l'autre celui de la discipline. Tous trois
constituent dans leur ensemble la science péda-
gogique.
Ces diverses branches de la science de l'édu-
cation reposent évidemment sur certains fonde-
ments communs, sur des principes généraux,
qui doivent être recherchés et posés à l'avance,
et qui composent la philosophie de l'éducation.
Celle-ci a pour objet, en s'appuyant sur la science
de l'homme et particulièrement sur la morale,
de déterminer le but de toute éducation et d'en
fixer les principes suprêmes.
La philosophie de l'éducation a d'abord à faire
reconnaître ses titres, sa nécessité comme science,
et ses rapports avec les autres branches de la
philosophie; puis à indiquer son objet et son
but. Sa nécessité, elle la prouve, si ce n'est par les
effets d'une bonne éducation, du moins par ceux
que produit nécessairement une éducation mau-
vaise, et par l'état de brutalité et de misère où
demeurerait celui dont les facultés resteraient sans
aucune culture • elle la prouve surtout par la
nature même de ses recherches et de ses pré-
ceptes, dont l'importance ne peut manquer de
frapper les esprits : car ces préceptes, pour être
fort naturels et d'une grande simplicité, n'en
sont pas moins l'ouvrage de la réflexion et de
l'étude, et ne sauraient être bien compris sans
un certain effort. Quant à son objet, l'ensemble
des moyens qui servent à l'éducation, elle ne le
crée pas, elle le soumet à l'action du raisonne-
ment et le réduit en système : elle l'emprunte à
la science de l'homme, à la physiologie, à la
psychologie, à la logique, à la morale, dont elle
est une application. Enfin, quant à son principe
général, on peut dire avec Platon, qu'une bonne
éducation consiste à donner au corps et à l'âme
toute la perfection dont ils sont susceptibles ; ou
avec Kant, qu'il y a en tout homme un homme di-
vin, les germes d'un homme parfait, conforme au
type selon lequel Dieu le créa, et que l'éducation
doit favoriser et diriger le développement de ces
germes; mais l'essentiel, c'est de savoir quelle
est cette beauté, cette perfection à laquelle nous
devons aspirer, et par quels moyens on en peut
approcher. On peut dire, avec Rousseau, qu'il
faut tout rapporter aux dispositions primitives
et en diriger le développement vers ce que la
raison reconnaît pour ce qu'il y a de meilleur ;
mais l'important est de savoir quelles sont ces
dispositions primitives et ce que veut la raison,
et c'est précisément là ce qu'il s'agit de déter-
miner.
La proposition qui nous paraît exprimer le
plus nettement le principe général de l'éducation
est celle-ci : l'éducation a pour objet le dévelop-
pement harmonique, graduel et libre de toutes
les facultés, en les soumettant toutes à l'empire
de la raison. Ce principe universel sert tous les
intérêts légitimes, tout but raisonnable, embrasse
tous les sentiments et toutes les dispositions
primitives, s'applique à tous les états, à toutes
les classes de la société, et admet toutes les
éducations spéciales ; mais par là même il in-
terdit la culture exclusive ou trop prédominante
de toute faculté particulière, toute vue inté-
ressée ou exclusivement politique, toute espèce
d'ilotisme en matière d'éducation.
La philosophie de l'éducation reconnaît, du
reste, l'insuffisance des moyens directs qu'elle
recommande. Elle sait tout l'empire qu'exercent
incessamment sur l'enfant les circonstances au
milieu desquelles il se développe, et ce n'est
pas une des moindres parties de sa tâche de
montrer combien il importe de rendre ces in-
fluences diverses aussi favorables que possible,
et de laisser le moins qu'on peut au hasard.
Loin de favoriser quelque système exclusif, do
préconiser quelque méthode absolue, et de tout
attendre de l'observation minutieuse de ses
prescriptions, une bonne méthode d'éducation,
tout en donnant à ses préceptes la force et la
précision dont ils sont susceptibles, laisse une
grande liberté à la pratique, et, adressant l'insti-
tuteur à sa propre raison, elle ne lui recommande
au fond que ce que, par la réflexion, il y trou-
verait lui-même • son but est atteint, si elle
EDUC
— 430 —
EDUC
réussit à éclairer, dans l'âme de ceux qui ont la
noble mission d'instruire, ce qu'on peut appeler
la conscience de l'instituteur.
Nous avons distingué tout à l'heure, dans
l'œuvre générale de l'éducation, la discipline,
l'éducation proprement dite, et l'instruction.
La discipline n'est pas l'éducation ; elle en est
une partie et la condition. Elle ne doit jamais
oublier qu'elle n'est qu'un moyen, et elle exclut
tout ce qui serait contraire au but de l'éducation.
« Le premier principe d'une bonne discipline, dit
M. Cousin (Discours du 22 avril, à la chambre
des pairs), de celle qui se propose d'élever et
non de dégrader les caractères, c'est la loyauté
la plus scrupuleuse dans tous les moyens em-
ployés, de telle sorte que toute application de
la règle soit une leçon vivante de moralité. »
La discipline est le gouvernement de l'école,
dans le seul Intérêt de l'éducation. C'est ici
surtout qu'il importe de bien connaître la nature
humaine en général et les caractères individuels
des élèves. Si, comme le prétendent certains
théologiens, l'homme est né corrompu, essentiel-
lement enclin au mal, il faudra employer la force
pour le dompter, et le régime de terreur et de
répression violente qui dominait dans les écoles,
avant Rousseau, est justifié. Si, au contraire,
l'homme naît bon, comme le soutient l'auteur
d'Emile, il suffira de le laisser se développer
librement ; toutes les mesures de rigueur devien-
nent superflues et sont plus nuisibles qu'utiles.
Mais, si, comme le veut la raison d'accord avec
l'Évangile, l'enfant naît innocent, c'est-à-dire
ni bon ni méchant, avec les germes de toutes
les vertus et de tous les vices, il faudra le traiter,
comme s'exprime Montaigne, avec une sévère
douceur, réprimer le penchant au mal et favo-
riser les bonnes dispositions; et si, avec Fénelon,
on admet que les naturels qu'on ne peut dompter
que par la force sont l'exception, la bonté et la
patience, qui n'excluent pas la fermeté, seront
la règle de toute bonne discipline, alors l'impor-
tant sera de bien étudier les dispositions parti-
culières des enfants, et de les gouverner en
conséquence.
« Il y a cette différence entre la discipline et
l'éducation, dit Kant, que celle-là est purement
négative, et que celle-ci est positive; celle-là a.
pour objet d'empêcher l'homme de retomber à
l'état de sauvage; celle-ci, de le développer.»
La discipline a pour objet d'habituer les élèves
à l'obéissance, à l'ordre, à l'attention, de les
disposer, en un mot, à recevoir l'éducation et
l'instruction. « Il faut avant tout, dit Rollin,
prendre de l'autorité sur les enfants. »
Animum rege, qui, nisi paret, irnperat.
Horat.
« Ce qui donne cette autorité, ajoute Rollin,
c est un caractère d'esprit égal, ferme, modéré,
qui se possède toujours, qui n'a pour guide que la
raison, et qui n'agit jamais par caprice ni par em-
portement. » — « Le grand problème à cet égard,
dit Kant, est de concilier l'obéissance passive des
enfants avec leur moralité et l'exercice de leur
liberté, sans lequel tout est mécanisme, et sans
lequel l'élève émancipé ne saura faire un usage
raisonnable de son indépendance. » — « Il y a dans
le fils de l'homme, dit encore Rollin, un amour
de l'indépendance qui se développe dès la ma-
melle, et qu'il faut savoir rompre et dompter
sans le briser et le détruire. Le respect, qui est
le fondement de l'autorité, suppose la crainte
et l'amour, qui sont les deux grands mobiles de
tout gouvernement, et en particulier de celui
des enfants. A cet égard, la souveraine habileté
consiste à savoir allier, par un sage tempéra-
ment, une force qui reticnno les enfants sans les
rebuter, et une douceur qui les gagne sans les
amollir. »
L'amour de l'ordre, auquel la discipline doit
former les élèves, est une habitude précieuse,
non-seulement parce que sans l'ordre toute édu-
cation est impossible, mais surtout parce que
cette habitude suivra les élèves dans la société,
dont l'école doit être l'apprentissage.
La discipline doit enfin accoutumer les enfants
à l'application, à l'amour d'un travail suivi. Cette
application est, d'une part, une compagne do
l'amour de l'ordre ; mais? d'un autre côté, elle
tient beaucoup aussi au soin avec lequel le maître
saura éveiller et captiver l'attention.
La question des peines et des récompenses né-
cessaires pour donher une sanction aux lois de
la discipline, se complique avec celle de l'émula-
tion et de ses moyens : c'est une des plus graves
de l'art de l'éducation. Pour la bien résoudre, il
importe de l'examiner à la lumière du principe
souverain de toute éducation, et de se rappeler
que les exigences de la discipline doivent quelque-
fois fléchir devant les devoirs plus importants et
plus sacrés.
L'éducation proprement dite a pour objet
l'exercice et le développement des facultés di-
verses, l'éducation directe, considérée en soi et
comme coordonnée à l'enseignement. Fondée sur
la science de l'homme; elle se divise d'abord,
ainsi que l'homme lui-même, en physique et
morale.
L'éducation physique a pour objet la santé, la
force, la souplesse du corps, et suppose quelque
connaissance de la physiologie et de l'hygiène.
Elle comprend ce qu'on appelle la gymnastique,
les exercices et les jeux corporels, la nourriture,
le régime, l'habillement qui conviennent à l'enfant
et à l'adolescent. Elle est bonne en soi, mais elle
doit constamment se subordonner à l'éducation
de l'homme moral.
L'éducation morale, en tant qu'elle est coor-
donnée à l'éducation physique, repose sur la
psychologie : elle a pour but d'élever l'âme, en
lui donnant la conscience de sa dignité. Elle
comprend tous les exercices qui ont pour but de
développer et de cultiver nos facultés morales
et intellectuelles. Elle se divise, dans la théorie,
en autant de parties qu'il y a de facultés dis-
tinctes. La nature supérieure de l'homme qu'il
s'agit de former et de rendre prédominante sur
la nature animale, se manifeste par quatre
besoins principaux qui se rapportent à autant
de dispositions naturelles. L'homme aspire au
vrai, au bien, au beau; à l'infini, et en se dé-
veloppant, ces dispositions deviennent l'intel-
ligence de l'ordre universel, la conscience mo-
rale, le sentiment du beau et le sentiment
religieux. L'éducation sera donc tour à tour, ou,
pour mieux dire, elle sera toujours et partout
intellectuelle, morale au sens propre, esthétique
et religieuse. Elle fera droit à toutes ces facultés,
et il sera d'autant mieux pourvu à la culture
de chacune, que toutes seront cultivées avec plus
de soin, parce que, liées intimement entre elles,
elles se soutiennent et se secondent mutuelle-
ment. Par là même chacune conservera le rang
et l'importance qui leur appartiennent respecti-
vement.
L'éducation intellectuelle, qu'il ne faut pas
confondre avec l'éducation logique, qui a pour
objet de former le jugement comme moyen de
connaître, est l'éducation même de la raison;
i lie doit à la fois éclairer et élever l'intelligence;
elle est le résultat général de l'instruction, si
celle-ci est ce qu'elle doit être quant à son objet
et dans ses méthodes.
EDUG
431 —
.ËDUC
L'éducation inorale, au sens propre, est la
partie qui offre le plus de difficultés, parce qu'elle
doit donner aux élèves à la fois la conscience et
i'habitude du bien et de l'honnête. Ici encore
l'instruction, si elle est bonne, fait la moitié de
l'œuvre : l'instruction morale, selon Fénelon,
doit être telle, que ses préceptes soient librement
acceptés et que les élèves les considèrent comme
tirés de leur propre nature. Par là même se
formera leur sens moral, le sentiment du juste
et du bien. Après ce travail, il ne reste plus
qu'à veiller aux impressions qu'ils peuvent re-
cevoir, aux exemples qui les environnent, aux
habitudes qu'ils contractent, à leur faire suivre
un bon régime moral, à fortifier leur caractère
et leur volonté.
Par là même que l'éducation sera vraiment
morale, elle sera sociale et nationale, surtout
dans un pays libre; car, bien que la loi morale
soit antérieure et supérieure à la loi civile, il
n'y a pas de moralité réelle en dehors de la
société, et quoiqu'elle nous impose des devoirs
envers l'humanité tout entière, elle nous ordonne
de l'aimer et de la servir surtout dans nos con-
citoyens, et elle fait du dévouement à la patrie
le plus pressant, le plus noble de nos devoirs.
La plus haute moralité possible est la fin de
toute éducation proprement dite, et elle sera
d'autant mieux assurée, que tout le dévelop-
pement de l'homme intérieur aura été mieux
conduit. La culture intellectuelle y dispose, l'édu-
cation esthétique la fortifie, l'éducation religieuse
l'achève et la sanctionne.
L'éducation esthétique a pour objet de nourrir
le sentiment de la convenance, de l'harmonie,
du beau et du sublime. Ce sentiment est bien
évidemment un de ces germes divins par lesquels
Dieu a fait l'homme à son image. Il faut donc,
en l'adressant surtout aux œuvres de la nature,
aux merveilles du ciel, aux hautes inspirations
du génie poétique, aux beautés de l'histoire, le
cultiver d'abord pour lui-même, et ensuite aussi
dans l'intérêt de l'éducation morale et religieuse.
On a dit que l'éducation doit être principale-
ment religieuse, et qu'elle doit tout entière servir
cet intérêt sublime. Cela est vrai, si par religion
on entend la conscience que l'homme a de sa
nature supérieure, et par éducation religieuse
le développement de tout ce qu'il y a en nous
d'éléments d'origine divine : dans ce sens elle
comprend toute l'éducation morale et intellec-
tuelle. Au contraire si, prenant cette expression
dans un sens plus restreint, on entend par là
l'éducation d'un sentiment spécial, alors elle peut
encore pénétrer de son esprit l'œuvre de l'édu-
cation tout entière, elle doit encore occuper une
grande place, la première place et la plus large,
si l'on veut: mais elle ne doit pas être tout :
il faut qu'elle ne vienne qu'en son temps et en
son lieu. Ce sujet est, du reste, rempli de diffi-
cultés particulières que nous ne pouvons résoudre
ici. Nous devons nous borner à dire que l'impor-
tant à cet égard, c'est la manière dont on saura
éveiller et nourrir le sentiment religieux, et
nous recommanderons encore une fois ce grand
principe de Fénelon que nous avons cité plus
haut.
L'éducation logique a pour objet de former le
jugement, de fortifier l'instrument commun et
nécessaire de toute éducation et de toute instruc-
tion. Pour former le jugement, il importe, avant
tout, de savoir éveiller et fixer l'attention ; pour
le rendre tout à la fois juste, facile et prompt, il
faut l'exercer directement par des interrogations
faites dans cette intention, indirectement par
de certaines études, comme celle de la gram-
maire et du calcul, de plus par toute la manière
d'enseigner et par une bonne gradation de l'en-
seignement. On doit en même temps exercer le
jugement et la mémoire, et habituer celle-ci à
garder fidèlement le dépôt qui lui a été confié.
L'art d'instruire doit considérer à la fois et les
divers objets de l'instruction et la méthode d'en-
seignement.
« La tâche de l'instituteur, dit Herbart, con-
siste à transmettre et à interpréter à la nouvelle
génération l'expérience de l'espèce. » Cela est
vrai si, par cet instituteur, on entend tous ceux
qui enseignent, l'Université, l'Église, tous les
écrivains, tous les savants isolés ou réunis en
corps ; car telle est en effet leur commune tâche.
Mais l'instruction de la jeunesse ne comprend
qu'une partie de cette tâche, et il est évident
que la science acquise ne peut être transmise
tout entière à tous. C'est un riche trésor qui
s'accroît incessamment et qui est distribué à tous
selon leurs besoins.
Il y a divers degrés et divers genres d'instruc-
tion , car tout le monde conviendra que la
science doit être distribuée selon les âges et les
sexes, selon la condition sociale et la vocation
présumée des élèves. Mais quelles seront les
bases et les règles de cette division? Comment
fixer les limites où il faudra contenir chacune
des catégories établies par la société et par la
nature? Ici l'art de l'éducation se confond avec
la politique. Qu'il nous soit permis seulement
de réclamer pour tous une juste part d'instruc-
tion morale et religieuse; ce qu'il faut pour
comprendre ses devoirs et avoir conscience de
la dignité humaine. Qu'il nous soit permis aussi
d'insister sur la nécessité de former avant tout
l'instrument de la pensée, surtout par l'étude de
la grammaire, et de réserver pour plus tard les
sciences physiques, en s'appliquant d'abord,
comme le dit Rousseau, à en donner aux jeunes
élèves lie goût et les méthodes. Une bonne mé-
thode d'enseignement cherchera, par un sage
tempérament, à concilier ensemble ce qu'on ap-
pelle, en Allemagne, le réalisme et l'humanisme,
tempérament qui se rencontre déjà dans la plu-
part de nos collèges, et que les règlements ten-
dent à établir partout.
Chaque partie de l'enseignement a ses procédés
particuliers, et l'instruction elle-même, aussi
bien que la manière de la transmettre, varie de-
puis la salle d'asile jusqu'aux salles des facultés.
Toutes ces méthodes et tous ces procédés doivent
être subordonnés à des préceptes généraux, et
être appréciés, non pas seulement d'après leurs
résultats immédiats, mais surtout d'après leurs
rapports avec le but général de l'éducation. La
méthode doit constamment s'inspirer de Vidée
générale. Elle doit toujours avoir pour résultat
de cultiver, de développer l'intelligence, et ne
pas se contenter de lui inculquer des opinions,
de lui faire accepter passivement les notions
qu'elle y dépose. Elle se réglera d'ailleurs sur
l'âge des élèves et sur l'objet de l'enseignement.
La meilleure méthode sera celle qui aura le
plus la vertu éducalrice. Cette méthode est celle
qui consiste à faire trouver aux élèves, comme
par eux-mêmes, ce qu'on veut leur faire appren-
dre, en les mettant sur la voie par d'habiles
directions.
Tel est le vaste cadre dans lequel la philoso-
phie de l'éducation peut renfermer ses recher-
ches et ses préceptes. Elle recommande, en finis-
sant, aux maîtres, après s'être vivement péné-
trés de la grandeur de leur mission, de bien
étudier le naturel, particulier de leurs élèves,
surtout dans l'intérêt de la discipline et de l'é-
ducation morale. Tel a besoin du frein, tel autre
de l'aiguillon : l'un sera si bien né, qu'il suffira
EDUG
— 432
EGYP
de le guider par la maiu pour que ses facultés
s'épanouissent dans toute leur beauté à la lu-
mière do la raison; tandis qu'un autre, moins
heureusement doué ou plus enclin au mal, ne
pourra être porté au bien que par la plu f-rr, ride
vigilance et le plus sévère régime. Que l'insti-
tuteur se rappelle qu'il n'agit point sur une ma-
tière passive et inerte, mais sur une àme pleine
de mouvement et aspirant à la liberté; qu'élever,
c'est nourrir, fortifier, ennoblir ; et qu'appren-
dre, c'est s'approprier des idées en se les assimi-
lant, en les rendant siennes. Tandis que l'artiste
ordinaire façonne le marbre à son gré ou trans-
porte sur la toile l'image qu'il lui plaît, l'insti-
tuteur est un artiste qui opère sur une matière
vivante et doit l'acheminer, selon sa nature,
vers une perfection dont la raison fournit le mo-
dèle. Outre la nature générale de l'homme, il
aura toujours à consulter les dispositions parti-
culières des individus confiés à ses soins, et ou-
tre leur destination commune comme hommes
et comme citoyens, leur vocation sociale et leur
aptitude particulière. L'école est l'apprentissage
de la vie, et la jeunesse ne suffit pas à l'œuvre
du perfectionnement humain. L'éducation pro-
prement dite ne peut qu'y préparer, le commen-
cer. Son but est de mettre l'adolescent en état
de se conduire un jour par lui-même? et de
donner à toutes ses facultés une direction telle
qu'il puisse la suivre toujours, quand il aura à
se guider par sa propre raison. Elle doit appeler
au jour tous les germes de raison, de vertu, de
grandeur, qui constituent la vraie nature de
l'homme, et les développer assez pour leur assu-
rer la victoire sur toutes les dispositions con-
traires, pour que les orages et les nécessités de
la vie ne puissent plus les étouffer ni leur don-
ner une fausse direction ; pour qu'ils puissent,
au contraire, grandir et se fortifier par un con-
tinuel progrès.
Parmi les nombreux écrivains, tant anciens
que modernes? qui ont traité de l'éducation, on
peut citer particulièrement : Platon, République ;
— Xénophon, Cyropédie; — Plutarque, de VÉ-
ducation des enfants; — Quintilien, de V Insti-
tution oratoire; — Rabelais, Gargantua et
Pantagruel ; — Montaigne , Essais , liv. I,
ch. xxv, de V Institution des enfants; — Locke,
Pensées sur Véducation des enfants, trad. par
Coste, dernière édition, Paris, 1821, 2 vol. in-12;
— Rollin, Traité des études, t. I ; — Mme de
Maintenon, Lettres sur Véducation des filles ;
Entretiens sur Véducation, dans ses Œuvres
complètes, Paris, 1854-1855, 10 vol. in-12; — Fé-
nelon, de VÉducation des filles :, — Rousseau,
Emile; — Mme Campan, de l'Education des
femmes, Paris, 1823, 2 vol. in-18; — MmedeGen-
lis, Adèle et Théodore, ou Lettres sur Véduca-
tion, Paris, 1782, 3 vol. in-8 ; — Mme Guizot,
le Journal d'une mère, dans les Annales de l'é-
ducation; Lettres de famille sur l'éducation
domestique, Paris, 1826, 2vol. in-8; — Mme Ne-
ker de Saussure, Éducation progressive, 3 vol.
in-8; — M. Guizot, Méditations et Etudes mora-
les, Paris, 1852, in-8; — P. Girard, de l'Ensei-
gnement régulier de la langue maternelle, Paris,
1844, in-8; Cours éducatif de la langue mater-
nelle, Paris, 6vol. in-12; — Dupanloup, de l'Edu-
cation, Paris; Orléans, 1855-1857, 3 voL in-8; —
Barrau, de VÉducation morale de la jeunesse,
Paris, 1840, in-8; du Rôle de la famille dans
l'éducation, Paris, 1853 ; — Prévost-Paradol, du
Rôle de la famille dans l'éducation, Paris, 1857,
in-8 ; — Thery, Histoire de l'éducation en France,
1858, 2 vol. in-8 ; — Cochin, Essai sur la vie et
les méthodes d'instruction et d'éducation et les
établissements de II. Pestalozzi, Paris, 1848,
in-4, — le Tasse, le Père de famille, dan Le
tome VII de ses Œuvres coi
— Pestalozzi, Œuvres, 181'.), 1827, 15 vol. in-8;
— Niemeyer, Titnoihée, 1780, 3 vol.; Vw
la pédagogie allemande et sur l'histoire dans
le xviii0 siècle, 1801; Principes de l'éducation
et de l'enseignement, 1834, 3 vol.; — Schwartz,
Histoire générale de l'éducation, en allem., Hei-
deiberg, 1829, 2 vol. in-8; — Théry, Histoire de
l'éducation en France, Paris, 1858, 2 vol. in-8.
J. W.
EFFET, voy. Cause.
ÉGYPTIENS (Sagesse des). On conçoit faci-
lement qu'un des peuples les plus anciens de la
terre passe aussi pour un des plus sages. Ceux
qui entrent après lui dans la carrière de la civi-
lisation l'admirent naturellement en raison de
leur propre ignorance ; c'est à lui qu'ils vont
demander d'abord les connaissances qui leur
manquent et qu'ils rapportent ensuite, par un
effet de l'habitude ou de la reconnaissance, celles
qu'ils doivent à leur seul génie. Si, de plus, cet
ancien peuple, placé sous un régime purement
théocratique, donne à toutes ses institutions une
origine surnaturelle, à sa propre existence une
antiquité fabuleuse; si, grâce à la division des
castes, sévèrement maintenue par les croyances
religieuses encore plus que par le pouvoir poli-
tique, il a pu rester, pendant des siècles sans
nombre, à peu près immobile dans le même
état ; si tout ce qui compose sa civilisation, ses
idées sur l'art, sur la science, sur la politique,
sur la religion, son histoire, ses lois, et le sens
même des caractères qui forment son ,écriture,
demeure enseveli dans l'ombre des temples,
comme un secret inviolable que les prêtres, en-
tre eur, se confient à l'oreille ; si, enfin, à toutes
ces causes d'étonnement, il faut encore ajouter
les phénomènes d'un climat exceptionnel; alors,
l'attrait du merveilleux et de l'inconnu venant
se joindre au prestige de l'antiquité, l'admira-
tion ne connaîtra plus de bornes. Telle est pré-
cisément la position des Égyptiens par rapport
aux Grecs. Ceux-ci, maigre l'immense supério-
rité de leur génie si fécond à la fois et si origi-
nal, se faisaient passer pour les disciples des
premiers. C'était parmi eux une opinion presque
unanime, une tradition qui a toujours vécu en
paix avec l'orgueil national, que les plus illus-
tres parmi leurs sages et leurs philosophes, So-
lon, Thaïes, Démocrite, Pythagore, Platon, ont
puisé dans les temples de l'Egypte la meilleure
et la plus solide partie de leur science. Tout le
monde connaît les hautaines paroles que Platon
met dans la bouche d'un prêtre de Sais : « 0
Solon, ô Solon, vous autres Grecs, vous êtes tou-
jours des enfants; aucun Grec n'est ancien. »
L'engouement irréfléchi des Grecs a passé aux
peuples modernes, augmenté encore par la dis-
tance et par le temps. On crut voir dans l'anti-
que royaume des Pharaons une terre privilégiée,
comme l'Éden de la civilisation, où tous les arts,
toutes les sciences; toutes les idées dont l'hu-
manité s'honore s'étaient montrés tout d'abord
dans leur plus complet développement, avant d'ar-
river jusqu'à nous, divisés et obscurcis par les
mille canaux de la tradition, ou laborieusement
retrouvés par le génie. Il nous suffit de rappeler
les prétentions de la philosophie hermétique, les
savantes extravagances de Kircher, les illusions
philosophiques de Cudworth; qui, prenant au
sérieux les mensonges de l'école d'Alexandrie,
et les interprétant par ses propres idées, accorde
libéralement aux prêtres d'Osiris une profon-
deur de vues et une élévation morale dont ils ne
s'étaient certainement pas doutés. Il n*y a
jusqu'aux incrédules du dernier siècle,
EGYP
— 433 —
EGYP
exemple Bailly et Dupuis, qui n'aient cédé à
l'entraînement général] et lorsqu'on lit certaines
histoires des mythes, certains traités sur les
symboles et les religions de l'antiquité, publiés
il y a quelques années seulement, on demeure
ébloui et confondu de toutes les merveilles qu'on
a su découvrir dans les traditions mutilées ou
dans les monuments informes avec lesquels on
a essayé de reconstruire la science égyptienne.
Mais aujourd'hui, devant les nouvelles conquêtes
de l'archéologie et de la philologie, devant les
résultats d'une érudition plus sûre et d'une criti-
que plus étendue, de pareilles illusions ne sont
plus permises. Et, en effet, lorsqu'on a fait la
part de l'imagination et de l'hypothèse ; lors-
qu'on a écarté les traditions qui ne se justifient
par aucun fait" lorsqu'on a réduit à leur juste
valeur les falsifications de l'école d'Alexandrie,
ces prétendus livres hermétiques où Platon et la
Bible sont si effrontément mis au pillage, il reste
encore assez de documents positifs, et surtout
assez de monuments de différents genres, pour
nous montrer l'Egypte comme le foyer d'une ci-
vilisation fort ancienne, profondément originale
et très-remarquable pour le temps où elle était
en vigueur; mais on y chercherait en vain quel-
que chose qui ressemble à de la philosophie et
à de la science, ou du moins à ce que les mo-
dernes ont coutume de désigner par ce nom ;
on y chercherait avec tout aussi peu de succès,
des antécédents à ces profonds ou ingénieux sys-
tèmes de la Grèce, que les lois et la fécondité
naturelle de l'esprit humain ont pu seules expli-
quer jusqu'à présent.
Pour se faire une idée de ce que pouvait être
la sagesse des Égyptiens ou leurs, opinions en
morale et en métaphysique, il suffit de jeter un
coup d'œil sur les traces qu'ils ont laissées dans
les autres sciences, sur tous les éléments réunis
de leur civilisation si vantée, et sur la constitu-
tion même de la société parmi eux. La société
égyptienne, par sa forme politique, rappelle tout
à l'ait l'enfance de l'esprit humain ; car on n'i-
magine pas une organisation plus grossière que
celte division des castes si chère à l'Orient, et
qui, nulle part, n'a été portée plus loin que sur
les bords du Nil. Les castes égyptiennes, au
nombre de six ou sept, et parmi lesquelles il y
avait aussi des parias comme dans l'Inde, étaient
véritablement autant de races et comme autant
de peuplades différentes, qui subsistaient les
unes à côté des autres, sans se mêler ni se fon-
dre, éternellement enchaînées à la même pro-
fession. A leur tête était la caste des prêtres,
ma î très absolus du pays, propriétaires des deux
tiers du sol, juges, astronomes, astrologues, ar-
chitectes, médecins, historiens, précepteurs et
tuteurs des rois, qui ne pouvaient arriver sur le
trône qu'en passant, au .moyen d'une initiation,
de la caste des guerriers dans le corps sacerdo-
tal. Entre leurs mains, comme nous l'avons déjà
remarqué, se trouvait réunie toute la civilisa-
tion de l'Egypte. Il est plus que probable que
les règles mêmes de l'agriculture, si florissante
dans le royaume des Pharaons, étaient tracées
par eux, et que tous les travaux qui ont eu pour
but la division et la conservation des eaux du
Nil, ont été exécutés par leur inspiration. Mais
quelles connaissances pouvons-nous, au juste,
attribuer à ces prêtres si jaloux de leur science
et du pouvoir immense auquel elle servait d'ex-
cuse? Ils devaient être assez peu avancés en géo-
métrie, puisque Pythagore, que l'on dit avoir été
initié à tous leurs mystères, a découvert, par son
seul génie, les propriétés du triangle rectangle.
Ëvidemment,s'il avait appris cette vérité dans les
temples de Memphis ou de Sais, qu'il visita pen-
DICT. PHILOS.
dant sa jeunesse, il ne se serait pas cru obligé
d'en rendre grâce aux dieux, en leur offrant
une hécatombe. Nous ne savons pas ce que les
prêtres égyptiens ont pu enseigner de cette
même science à Thaïes; mais on assure que
Thaïes leur enseigna à eux-mêmes comment on
peut mesurer la hauteur des pyramides par leur
ombre. On a cru longtemps qu'ils avaient porté
très-loin, plus loin qu'aucun autre peuple de
l'antiquité, y compris les Grecs, la science des
astres et des temps; on parlait avec admiration
du cercle d'Osymandyas ; on leur attribuait l'in-
vention de plusieurs cycles astronomiques, très-
bien imaginés pour rendre compte des phéno-
mènes célestes, et pour rétablir, après un cer-
tain laps de temps, un accord parfait entre les
diverses manières de mesurer le temps, à savoir :
le cycle d'Apis, dont la durée était de 25 années
civiles, au bout desquelles la lune devait se
retrouver au même point, par rapport à Sirius ;
le cycle du Phénix, dont la durée était de
500 ans : de là la fable du phénix, qui se con-
sume lui-même et qui renaît de ses cendres; le
cycle Sothiaque, autrement dit de Sirius, qui
embrassait une période de 1460 années astrono-
miques jugée égale à 1461 années vagues ; enfin
ce qu'on appelle la grande année égyptienne,
dont la durée est de 36 525 ans, juste le nombre
auquel Manéthon portait les livres hermétiques.
Il est certain, comme l'atteste la partie la mieux
conservée de leur mythologie, et comme l'exi-
geaient d'ailleurs les besoins de l'agriculture,
que les Égyptiens avaient fait des observations
astronomiques. Ils avaient étudié particulière-
ment la marche de Sirius, ou, comme ils l'ap-
pelaient dans leur langue, de Sothis, signe pré-
curseur des inondations du Nil et divinisé sous
le nom d'Anubis, le dieu cynocéphale. A l'année
lunaire de 360 jours qu'ils avaient adoptée d'a-
bord et dont on trouve le symbole dans plusieurs
de leurs cérémonies religieuses, ils substituèrent
plus tard l'année solaire de 365 jours. Mais quant
au cercle d'Osymandyas et aux savants calculs
dont nous avons parlé tout à l'heure, il a été
démontré jusqu'à l'évidence que ce sont des in-
ventions du génie grec, et que l'astronomie
égyptienne, essentiellement mythologique et
mêlée à toutes les rêveries de l'astrologie judi-
ciaire, n'a commencé à prendre un caractère
scientifique que sous la domination romaine. A
l'aspect des monuments gigantesques qui cou-
vrent le sol de l'Egypte, à la vue de ces pyrami-
des, de ces pylônes, et de ces statues de granit
d'une monstrueuse grandeur, on a supposé, chez
le peuple qui a laissé de telles traces de son
passage, les ressources d'une mécanique admi-
rable, auprès de laquelle les découvertes moder-
nes ne seraient que des jeux d'enfants. Mais
cette opinion est dénuée de toute vraissemblance.
L'usage des plans inclinés et le nombre des
hommes suppléaient à la puissance des machines.
Nous savons, par Pline, que Rhamesès avait
employé 120 000 hommes à l'érection d'un des
obélisques de Thèbes, et, dans les peintures qui
nous représentent toutes les occupations de la
vie chez les anciens Égyptiens, on n'aperçoit pas
une seule machine, pas même une poulie; en
revanche, on voit quantité de colosses érigés ou
traînés à force de bras. Les sciences naturelles
n'étaient pas même connues de nom chez une
nation qui expliquait tous les phénomènes par
une intervention immédiate de la puissance di-
vine. La médecine, qui était, comme toutes les
autres sciences, le secret des prêtres, se rédui-
sait tout entière, si l'on en retranche les prati-
ques superstitieuses, à l'art d'embaumer les
morts. Du reste, il y avait des médecins pour
28
Ki.Yl'
— 434 —
EGYP
chaque maladie et pour chaque partie du corps
humain. Enfin, l'on n'a plus aujourd'hui, comme
autrefois, la ressource de supposer un abîme de
sagesse et de science dans les inscriptions hié-
roglyphiques qui couvrent tous les monuments
de l'ancienne Egypte ; le voile qui nous en ca-
cha it le sens est en partie déchiré, et la décep-
tion des admirateurs passionnés de l'antiquité a
dû être bien grande lorsqu'on leur a montré, à
la place des mystères qu'ils imaginaient, des
noms propres, des dates, des dédicaces et des
laits sans intérêt. Il y a plus, ces signes si long-
temps vénérés appartiennent à un système d'é-
criture extrêmement informe et désordonné, où
les mêmes caractères représentent tantôt des
sons, tantôt des images symboliques, et tantôt
les objets mêmes qu'ils peignent aux yeux.
Il est difficile qu'avec cette manière grossière
de représenter leurs idées, les prêtres égyptiens
aient pu composer un grand nombre de livres,
et surtout des livres dont la matière exige un
haut degré de développement dans la pensée ;
car l'écriture en usage dans les temples, parmi
les prêtres, et qu'on appelle, pour cette raison,
hiératique, n'était qu'une abréviation des hié-
roglyphes dont on chargeait les obélisques et
les murs des édifices religieux. Aussi, sans
prendre au sérieux les 36 525 volumes dont Ma-
néthon fait honneur à Thot ou à Hermès, ou les
20 000 que lui attribue Jamblique, ou les 1200
que le même Jamblique avoue être une falsifica-
tion des prêtres, avons-nous quelque peine à
admettre même les 42 mentionnés par Clé-
ment d'Alexandrie (Strom., liv. VI), dans la
description quïl nous a laissée de la procession,
ou plutôt de la hiérarchie et des insignes des
prêtres égyptiens. Quoi qu'il en soit, voici, d'a-
près l'auteur que nous venons de citer, la clas-
sification de ces livres, regardés tous comme un
don de Mercure Trismégiste : il y en avait un
qui contenait des hymnes ; un autre, la manière
de vivre prescrite aux rois ; quatre étaient con-
sacrés à l'astrologie judiciaire, aux conjonctions
et aux mouvements des étoiles, à leur lumière,
à leur coucher et à leur lever ; dix à l'écriture
hiéroglyphique, à la cosmographie, à la géogra-
phie, à la topographie de l'Egypte, à la marche
du soleil, de la lune et des cinq planètes, aux
mouvements des eaux du Nil et à la description
des lieux saints ; dix autres livres traitaient des
sacrifices, des prémices, des prières et des hym-
nes, des cérémonies et des jours de fête, en un
mot, de ce qui regarde le culte ; dix autres en-
core, que l'on appelait les livres sacerdotaux par
excellence, traitaient des lois, des dieux, de
toute la science sacerdotale. Celui qui était ad-
mis à la connaissance de ces livres portait le
nom de prophète ou de hiérophante. Enfin, dans
les six derniers, réservés à une classe de prêtres
subalternes appelés du nom de pastophores, il
était question de médecine, d'anatomie, des ma-
ladies du corps humain, des diverses espèces de
médicaments, et en dernier lieu des femmes.
Les prêtres eux-mêmes se classaient à peu près
de la même manière que les livres confiés à
leur garde. Nous avons déjà nommé les hiéro-
phantes et les pastophores, qui formaient les
deux extrémités de la hiérarchie ; entre eux ve-
naient se placer les chantres, particulièrement
occupés de la musique religieuse ; les horoscopes
ou astrologues, chargés de prédire l'avenir; les
hier ogr animales, ou scribes du temple, qui joi-
gnaient à l'art des hiéroglyphes la connaissance
de l'architecture et de tous les symboles dont on
ornait les monuments religieux; enfin les hiê-
rostoliles, préposés aux sacrifices et aux cérémo-
nies extérieures du culte (ubi supra, et Por-
jiii\ n\ de Abstin., lib, IV, § K). il sei
ment étrange que de 1 science sac
taie et de tous ces livres si pieusement conservés,
absolument rien ne fut parvenu jusqu'à nous;
que rien n'en eût été connu sous le règne
Ptolémées, lorsque l'Orient et la Grèce étaient si
vivement attirés l'un vers l'autre, lorsqu'il exis-
tait depuis longtemps des Égyptiens accoutn
dès l'enfance à parler également le grec et leur
propre langue.
En présence de tous ces faits, il n'est plus per-
mis de transformer la mythologie égyptienne,
c'est-à-dire les faibles débris que le temps nous
en a conservés, en un vaste système de méta-
physique où l'on retrouve, sous le voile de l'al-
légorie, les conceptions les plus hardies de l'es-
prit moderne. Sans doute chez une nation
peu homogène et maintenue par une théocratie
jalouse dans une éternelle enfance, la religion
des prêtres, au moins des chefs de la hiérarchie,
devait être un peu différente de celle de la
multitude; mais, pour trouver cette différence,
il n'est pas nécessaire de sortir ou de s'élever au-
dessus de leur système mythologique. En effet,
dès qu'on a passé en revue les divinités égyp-
tiennes, il est impossible de ne pas s'apercevoir
qu'elles se divisent en deux classes bien distinc-
tes : les unes ont des attributs, moraux, univer-
sels, dont l'action s'étend sur l'univers entier,
et l'on pourrait, avec un léger effort, les regar-
der comme des personnifications de certaines
idées métaphysiques; les autres, au contraire,
sont mêlées à des idées d'un ordre inférieur :
on les représente avec des symboles empruntés
de l'astronomie et de l'agriculture, avec des
têtes d'animaux sur des corps humains; elles
président non-seulement à certains phénomènes
particuliers de la nature et à certaines actions
de l'homme, mais à des actions et à des phéno-
mènes qui ne peuvent se passer qu'en Egypte.
En tête des divinités du premier ordre, on
trouve Amoun, le Jupiter Ammon des Grecs, et
dont le nom, selon Plutarque (de Iside et Osi-
ride, c. ix), qui rapporte lui-même le témoi-
gnage de Manéthon, signifie ce qui est caché
(ià xÊxpufi|xévov), ou l'action même de se cacher
(-/r;i xpityiv), ce que les alexandrins ont appelé
l'ineffable ou l'inconnu, et les kabbalistes le
mystère des mystères; en un mot, l'infini, le
principe identique de tous les êtres. On ne lui
demandait jamais autre chose, dans les prières
qu'on lui adressait, que de sortir des ténèbres
qui l'enveloppent, et de se faire connaître des
hommes. Immédiatement après, vient Kneph,
dont le nom a été converti par les Grecs en ce-
lui d'Agathodémon. c'est-à-dire le bon génie.
Considéré comme l'esprit même, comme la pen-
sée ou comme le verbe d'Amoun, il passait
pour n'avoir pas eu de commencement, et l'on
croyait qu'il n'aurait pas de fin; son essence
était trop pure pour qu'il pût descendre sur la
terre et s'incarner comme les divinités d'un or-
dre inférieur. Cependant on le représentait sur
les monuments sous la forme d'un homme qui
laisse tomber un œuf de sa bouche, pour dire que
le monde est l'œuvre de la parole et de l'intelli-
gence divine. Il était particulièrement adoré à
Thèbes, dont les temples, selon Plutarque (ubi
supra, c. xxi), n'admettaient aucun dieu mortel
En regard de' Kneph, vient se placer Athyr ou
Athor, la mère de tous les êtres, des "dieux
comme des hommes, les ténèbres non révélées,
le principe passif ou la matière première de l'u-
nivers, comme Kneph en est l'idéal et le prin-
cipe actif. Selon Plutarque (ubi supra, c. lv),
le nom de cette divinité, que plusieurs pensent
être la même qu'Isis. a pour signification,
EGYP
435 —
EGYP
la langue égyptienne, la maison de Horus; et,
en effet, le monde dont Horus est la personnifi-
cation est construit dans la matière. De l'œuf
qu'on voit lancé par la bouche de Kneph sort
une quatrième divinité, qui a pour nom Phthas.
C'est l'âme du monde ou le démiurge, le forge-
ron céleste qui travaille la matière et lui donne
la forme voulue par la suprême intelligence.
C'est pour cette raison qu'on en a fait le Vul-
cain des Égyptiens et que les Grecs lui ont
donné le nom de Héphaistos, comme ils ont
donné à Amoun le nom de Jupiter. 11 faut comp-
ter parmi les divinités de la même classe, non
pas Phré, qui n'est pas autre chose que le soleil,
le symbole matériel de Phthas et son agent im-
médiat, mais le fameux Thot ou Hermès sur-
nomme trois fois grand, le Mercure de la my-
thologie égyptienne. Thot est véritablement la
sagesse divine, revêtue d'un corps et devenue
visible sur la terre; c'est lui qui, en commen-
çant par les Égyptiens, a enseigné aux hommes
tout ce qu'ils savent d'utile et de beau. Il leur a
donné la parole et l'écriture; il a nommé toutes
les choses qui auparavant n'avaient pas de nom,
comme Adam dans le paradis terrestre ; il a ap-
porté la connaissance et institué le culte des
dieux ; il a inventé l'astronomie, la musique, la
palestre; il a construit la première lyre et com-
posé les premiers chants ; il a élevé des colon-
nes où furent gravés les premiers hiéroglyphes,
et que les prêtres égyptiens regardaient comme
leurs premiers livres. Mais, toutes ces connais-
sances s'étant bientôt effacées de la mémoire
des hommes, Hermès envoya sur la terre son
fils Tat, qui fut le restaurateur de la religion,
des sciences et des arts, comme lui-même en
avait été l'inventeur.
Nous sommes obligés de confesser que cette
partie de la mythologie égyptienne nous laisse
quelques doutes; car on la chercherait vaine-
ment dans Hérodote, et même le précieux livre
de Plutarque sur Isis et Osiris ne la contient pas
tout entière ; Plutarque ne parle ni de Tat, ni
de Phthas, ni de Thot, considéré comme une
image vivante de la divine sagesse. On ne risque
rien, dans tous les cas, de la regarder comme
la plus récente; et si l'on ne veut pas absolu-
ment que le platonisme y ait quelque part, y au-
rait-il de l'invraisemblance à supposer que la
domination des Perses, qui a précédé de deux
siècles celle des Grecs, n'y est pas restée tout à
fait étrangère? Le système que nous venons
d'exposer a une grande analogie avec la partie
la plus élevée et les éléments les plus profonds
de la théologie de Zoroastre. Amoun nous rap-
pelle parfaitement Zerwane Akérène, l'infini
proprement dit, le principe suprême et inconnu
d'où sortent à la fois le bien et ie mal, l'intelli-
gence et la matière, la lumière et les ténèbres :
Kneph, le principe de la bonté et de la sagesse,
le génie du bien, ou, comme le dit son nom, le
bon génie, nous fait penser sans effort à Ormuzd.
Athyr nous représente, comme Ahrimane, la
matière et les ténèbres ; enfin dans Phthas, le
génie -du feu, l'âme du monde, le médiateur
universel entre Dieu et les êtres, on reconnaît
Mythra, qui joue exactement le même rôle dans
la religion des mages. Quant au personnage de
Thot, on le rencontre également, sous un nom
ou sous un autre, dans toutes les religions; il
doit être compté parmi ces universaux poéti-
ques dont parle Vico, et qui ont leur fondement
dans la nature même de l'esprit humain.
Les autres divinités de l'Egypte, celles dont le
culte était accessible à tout ie monde et dont la
plupart portent visiblement l'empreinte du pays,
sont loin de nous offrir un système aussi régu-
lier, une allégorie aussi transparente que celles
dont nous avons parlé jusqu'à présent. Elles for-
ment dans leur ensemble une vaste et confuse
mythologie où il est impossible de ne pas recon-
naître plusieurs ordres d'idées, plusieurs degrés
de civilisation religieuse, amenés successivement
par le temps et se conservant sans effort l'un à
côté de l'autre, grâce à la division des castes et
à l'immobilité des conditions. En effet, la reli-
gion égyptienne a d'abord un côté par où elle se
confond avec le fétichisme; car il est hors de
doute que, jusqu'au dernier jour de son exis-
tence, elle a conservé le culte des animaux,
non-seulement de ceux que leur utilité devait
naturellement rendre chers, par exemple le
bœuf, la vache, l'ibis, le chien ; mais des plus
malfaisants et des plus hideux à voir, comme le
serpent et le crocodile. Par le culte des astres,
et peut-être aussi des éléments, elle se rappro-
che du sabéisme; car, ainsi que nous l'avons
déjà dit, il y a un système astronomique dans
cette vieille mythologie. Hérodote nous apprend
que les Égyptiens ont trouvé à quels dieux ap-
partiennent chaque mois et chaque jour, ce qui
signifie évidemment qu'ils ont fait marcher de
front leurs idées religieuses et leurs découvertes
en astronomie. Les douze dieux cabires dont nous
parle le même historien, les douze dieux pro-
tecteurs de l'Egypte, tous enfants de Vulcain,
c'est-à-dire du feu, ne nous font-ils pas penser
aux douze signes du zodiaque ? Nous voyons
aussi figurer, dans un autre ordre de divinités,
le Soleil, la Lune, Saturne, Mercure, c'est-à-dire
les corps célestes plus particulièrement connus
des anciens et qui ont donné leurs noms aux
jours de la semaine. Mais ce n'était pas assez
d'avoir ainsi divinisé les planètes qui indiquent
les divisions de la semaine et les signes du zo-
diaque qui distinguent les mois ; on essaya de
faire entrer dans le même système, à la fois
astronomique et religieux, les cinq jours qu'il
fallut ajouter aux 360 dont se compose l'année
lunaire, et que les Grecs ont appelés les jours
épagomènes. De là la fable de Mercure, jouant
aux dés avec la Lune, lui gagnant la soixante-
dixième partie de ses lumières, et formant ainsi
cinq jours nouveaux, pendant lesquels cinq au-
tres dieux sont appelés à l'existence, à savoir :
Osiris, le premier en date et en rang, adoré par
tous les Égyptiens comme le dieu national par
excellence ; Isis, à la fois sa femme et sa sœur ;
Horus, leur fils; Typhon, leur ennemi à tous
trois ; Nephtys, la femme de Typhon, générale-
ment regardée comme la Vénus égyptienne. Ces
dieux, représentés dans le ciel par diverses con-
stellations, mais qui, revêtus d'un corps mortel,
ont vécu sur la terre parmi les hommes (Plutar-
que, de Iside et Osiride, c. xxi), ne passent pas
sans raison pour les derniers venus; ils nous
montrent les croyances religieuses de l'Egypte
s'élevant du fétichisme et du sabéisme à une
sorte de polythéisme poétique, à un certain culte
de l'idéal analogue à celui de la Grèce, mais
beaucoup plus pur au point de vue de la morale.
En effet, si on laisse de côté toutes les interpré-
tations arbitraires énumérées par Plutarque et
ayant déjà cours de son temps ; si l'on prend la
légende dTsis et d'Osiris telle qu'elle est, telle
que Plutarque aussi nous l'a conservée, sans y
chercher un autre sens que celui de la lettre, il
est impossible de ne pas être frappé, malgré
quelques bizarreries ou quelques naïvetés anti-
ques, du caractère profondément moral qui y
règne. Osiris, dont le nom signifie, selon Plu-
tarque [ubi supra, c. xn), le grand roi bien-
faisant, est en effet le modèle des rois et des
hommes. Après avoir fait fleurir, en Egypte sa
ËGYP
436
EGYP
terre natale, les arts, les sciences, l'agriculture,
la religion, il parcourut dans le même but le
reste de la terre, pour la conquérir à la civilisa-
tion par les seules armes de l'éloquence, pour
l'éclairer par sa parole et la couvrir de ses bien-
faits. Tout au contraire du Jupiter des Grecs, il
demeure toute sa vie fidèle à Isis, qu'il aima
dès le sein de sa mère. Il n'a pas moins de ten-
dresse pour son fils Horus, sur qui il ne cesse
de veiller, même après avoir perdu la vie; il re-
vient tout exprès des enfers pour achever son
éducation, que la mort l'avait forcé de laisser
incomplète. Isis est le modèle des femmes et des
reines. Rien de plus touchant et de plus pieux
que sa douleur, lorsqu'elle va chercher la servi-
tude dans une cour étrangère, pour être plus
près du corps inanimé de son époux tué par Ty-
phon, et pour recueillir ensuite ses restes dis-
perses dans toutes les parties de l'Egypte. Après
la mort d'Osiris, elle a pour son ombre le même
amour que pour son époux vivant: c'est en s'unis-
snnt avec cette ombre qu'elle donne le jour à
Harpocrate, enfant chétif et mutilé, véritable
svmbole de l'amour entre la douleur et la mort.
Horus est l'image de la piété filiale. D'abord il
défend contre Typhon les droits de son père ab-
sent ; puis il le venge quand il le sait mort, et
s'efforce de le faire revivre en marchant sur ses
traces. On lui demanda un jour, lorsqu'il n'était
encore qu'un enfant, quelle était, selon lui, l'ac-
tion la plus belle? «Venger, répondit-il, les in-
jures de son père et de sa mère. » (Plutarque,
de Iside et Osiride, c. xix.) Quand on songe
que les prêtres égyptiens n'épousaient qu'une
femme, laissant au peuple la polygamie ; quand
on se rappelle l'austérité de leur vie et la pureté
de leurs mœurs, il n'est guère possible d'admet-
tre que l'esprit qui règne dans cette légende
soit l'effet du hasard. Du reste, il se peut qu'a-
vant de revêtir ce caractère moral, avant de re-
présenter l'idéal de l'homme et de la famille,
les noms d'Isis, d'Osiris et de Horus n'aient ex-
primé d'abord, comme plusieurs l'ont voulu,
que des idées tirées de l'ordre physique ou des
connaissances astronomiques de l'époque. Plus
tard, on a pu attacher à ces fictions un sens mé-
taphysique ; c'est ainsi que, prenant Osiris pour
le principe actif de l'univers, Isis pour le prin-
cipe passif ou pour la nature elle-même, on a pu
graver sur une de ses statues placées dans le
temple de Sais, cette inscription fameuse : « Je
suis tout ce qui a été, tout ce qui est et tout ce
qui sera, et aucun mortel n'a encore levé mon
voile. » {Ubi supra, c. ix.) Quant au couple
stérile et maudit de Typhon et de Nephtys, il
suit exactement, dans un sens contraire, la
même fortune que celui d'Isis et d'Osiris. Dans
l'ordre moral, il représente l'alliance de la vo-
lupté et du crime; dans l'ordre physique, Ty-
phon, c'est la mer, l'ennemi naturel de l'Egypte,
et Nephtys la partie de ce pays que la mer bai-
gne de ses eaux ; enfin, dans l'ordre métaphysi-
que, ils figurent le génie de la destruction. On
voit ainsi le dualisme dominer, dans toutes ses
parties et sous toutes les formes, le polythéisme
des Égyptiens.
Hérodote nous assure que ce peuple fut le pre-
mier qui crut à l'immortalité de l'âme ; et cette
immortalité, si nous en croyons le même histo-
rien, était comprise tout entière dans l'idée de
la métempsycose. L'âme, après avoir quitté la
vie, devait, dans l'espace de 3000 ans, passer
successivement parles corps des animaux terres-
tres, des animaux marins, des oiseaux, el enfin
revenir dans le corps d'un homme. C'est la loi
des révolutions astronomiques appliquée à la
nature humaine; mais cette manière grossière
de concevoir un dogme aussi saint n'a pas tou-
jours été conservée. Selon Plutarque (ubi supra,
c. xxix), les Égyptiens croyaient à un empire
des morts, appelé Arncnthès, c'est-à-dire gut
donne et qui reçoit. Sur cet empire, où chacun
était traité suivant son mérite, régnait Osiris
sous le nom de Sérapis. Le môme fait nous est
attesté par la plupart des peintures que nous
offrent les caisses des momies et par le rituel
funéraire renfermé dans ces caisses. Selon Por-
phyre (de Abslincntia, lib. VI, § 16), les Égyp-
tiens, s'adressant aux dieux au nom de leurs
morts, récitaient une prière ainsi conçue: « 0
soleil, le maître de toutes choses, et vous, tous
les autres dieux qui donnez la vie aux hommes,
recevez-moi et faites que je sois admis dans la
société des dieux éternels. » Ainsi comprise, la
croyance à l'immortalité s'accorde très-bien avec
les sentiments moraux que nous avons rencon-
trés dans le mythe d'Isis et d'Osiris.
Les ouvrages où il est question de la sagesse
et de la civilisation des Egyptiens sont en très-
grand nombre. Parmi les anciens, nous citerons
Hérodote, le IIe livre ; Diodore de Sicile, le Ier li-
vre; Plutarque, de Iside et Osiride; Porphyre,
de Abstinentia; les fragments plus ou moins
authentiques de Manéthon (Manethonis ALgyp-
tiaca), publiés par Scaliger dans son Thésaurus
temporum, in-f°, Leyde, 1606 et 1658; le livre
anonyme qui a pour titre Horapollinis Hiero-
glyphica, grec et latin, publié avec des notes de
Pauw, in-4, Utrecht, 1727, et traduit en français
par Requier. in-12, Paris, 1779; Jamblique, de
Mysteriis Aïgyptiorum, publie par Th. Gale,
in-f°, Oxford, 1678 (composition purement alexan-
drine à laquelle il ne faut pas donner la moindre
confiance) ; enfin les derniers chapitres de la Ge-
nèse, depuis la descente de Joseph en Egypte jus-
qu'à la délivrance des Israélites. — Les modernes
sont : Kircher, Œdipus JEgypliacus, in-f°, Rome,
1652-1654, et Obeliscus pamphilius, ib., in-f°,
1656 (ouvrages de pure imagination) ; Jablonski,
Panthéon JEgypttorum, 2 vol. in-8, Francfort-
sur-1'Oder, 1750-1752; Conrad Adami, Comment,
de sapientia, eruditione atque invenlis ALgyp-
tiorum, dans les Exercitationes exegelicœ ;
Schmidt, Opuscula quibus res antiquœ, prœ-
cipuc JEgyptiacœ. explanantur, in-8, Carlsruhe,
1765,; de Pauw, Recherches philosophiques sur
les Égyptiens el les Chinois, 2 vol. in-8, Berlin,
1773; Meiners, Essai sur l'histoire religieuse des
anciens peuples, particulièrement des Égyp-
tiens, in-8, Gcettingue, 1775 (ail.) ; Moritz, Sa-
gesse symbolique des Égyptiens, etc., in-8, Ber-
lin, 1773 (ail.); Stroth, JÉgypliaca, seu veterum
scriptorum de rébus JEgypti commentarii cl
fragmenta, 2 vol. in-8, Gotha, 1782-1783; Ples-
sing, Osirisch Socrate, in-8, Berlin et Stralsund,
1783; Vogel, Essai sur la religion des anciens
Égyptiens et des Grecs, in-4, Nuremb., 1783
(ail.) ; Heeren, Idées sur la politique, le com-
merce, les relations de Vancien monde, in-8,
2 vol., Gœttingue, 1815 (ail.); Zoêga, de Origine
et usu Obeliscorum, in-f°, Rome, 1797; Cham-
pollion le jeune, tous ses ouvrages sur l'Egypte;
Creuzer, Symbolique et Mythologie des anciens
peuples, 5 vol. in-8, Leipzig et Darmstadt, 1819-
1821, 2e édit. • le même ouvrage, traduit en fran-
çais et refondu par M. Guigniault, sous le titre
de Religions de l'antiquité, Paris, 1824; Goerres,
Histoire des mystères du monde asiatique, 2 vol.
in-8, Hcidclberg, 1810 (ail.); Letronne, Recher-
ches pour servir à V histoire de V Egypte, in-8,
Paris. 1823, et un article publié dans la Revue
des Deux-Mondes ,1" février 1845: Rosellini,
les Mon autrui* d'Egypte et de Nubie, 10 vol.
in-8, Paris, 183345; Lepsius, Monuments de
ELEA
— 437 —
ÉLIS
l'Egypte et de l 'Ethiopie, in-f°, 1853-57 (en alle-
mand) ; enfin les récents mémoires de M. Ma-
riette sur le culte du dieu Apis.
ÉLÉATIQUE (École). On désigne sous ce nom
l'école de philosophie qui fut fondée à Élée, dans
la grande Grèce, par Xénophane de Colophon, et
dont les principaux représentants furent Par-
ménide et Zenon, tous les deux d'Élée, et Mélis-
sus de Samos.
Diogène Laërce (liv. VIII, ch. lv et lvi) et Sim-
plicius [in Aristotelis Phys., p. 7, A) rangent
Leucippe et Empédocle parmi les disciples de
Parménide; ce qui a conduit plusieurs histo-
riens de la philosophie à distinguer deux écoles
d'Élée, l'une de métaphysiciens et l'autre de
physiciens. Mais à part la prodigieuse différence
qui sépare la doctrine d'Empédocle et celle de
Leucippe d'avec le système de Xénophane et de
Parménide, rien n'est moins prouvé que les
relations de ces deux derniers philosophes avec
les deux premiers. Tout ce qu'il est permis d'af-
firmer, c'est que tous quatre furent à peu près
contemporains, et que les écrits de Parménide
contribuèrent probablement à susciter les modi-
fications qui furent apportées par Leucippe aux
idées ioniennes, et par Empédocle à celles de
Pythagore. Nous réserverons donc le titre d'é-
léates à Xénophane, Parménide, Zenon d'Élée et
Mélissus; et nous allons exposer ici sommai-
rement les principaux traits du système qui leur
est commun à tous.
Il y a deux sortes de connaissances : les unes
qui nous viennent par l'intermédiaire des sens,
les autres que nous devons à la raison seule. La
science qui se compose des premières n'est qu'une
illusion; elle ne contient rien devrai, de fixe,
de durable, de certain; elle n'est qu'une chimère
et une apparence. La seule science véritable est
celle qui ne doit rien aux sens, mais tout à la
raison. Il faut laisser au vulgaire, aux hommes
légers, aux enfants, la croyance à la réalité des
apparences sensibles; mais le sage, le philo-
sophe, celui qui veut atteindre le fond des choses
ne doit en appeler qu'à la raison.
Ce point de départ une fois établi, voici ce
que l'on peut admettre sur la physique et la
cosmologie. Il y a deux principes dans la nature :
d'un côté le feu ou la lumière, de l'autre la
nuit ou la matière épaisse et lourde. Ces deux
principes sont distincts, mais non séparés; ils
agissent de concert avec une inégalité variable,
et leur rôle dans le monde est perpétuel et uni-
versel : la lumière produit le chaud, le léger, le
rare ; et la nuit, le froid, le lourd et l'épais. Le
monde est divisé en trois parties, et c'est au
milieu de ces trois parties que la nécessité règne
en souveraine : la limite du monde aboutit à
un cercle de lumière qui en est comme la cein-
ture. La voie lactée est un cercle, et c'est d'elle
que sont sortis le soleil et la lune. Les astres ne
sont que du feu condensé, et la terre est le corps
le plus dense et le plus lourd. Elle est ronde et
se trouve placée par son propre poids au centre
du monde. Les hommes sont nés de la terre
échauffée par les rayons solaires ; et dans
l'homme la pensée est un produit de l'organi-
sation. Ainsi ont commencé les choses que nos
sens nous démontrent, et qui périront un jour.
Mais, dans tout cela, il n'y a rien qui se rap-
porte à la science véritable. Ce que la raison, qui
est la source exclusive de toute certitude, con-
çoit et reconnaît comme absolument vrai, c'est
l'être, mais l'être en soi, c'est-à-dire dégagé de
toute circonstance, modification, ou accident
particulier, passager, périssable. Ainsi tout ce
qui a commencé d'être, tout ce qui est susceptible
de changement ou de modification, de naissance
ou de destruction, tout cela n'a pas une exis-
tence véritable; tout cela n'est pas l'être, tout
cela n'en a que les apparences ; tout cela, par
conséquent, est formellement exclu par les éléates
du domaine de la science proprement dite. En
effet, suivant eux, tout ce qui n'est pas l'être
n'est rien; en dehors de l'être il n'y a que le
néant; et le néant n'étant que la négation de
toutes choses, on n'en peut rien dire, ni le nier
ni l'affirmer.
Il n'y a donc que l'être qui existe et qui soit
vrai et certain. Par cela même l'être est un; car
comment concevoir quelque chose qui ne soit
ni Têtre ni le néant? Et l'être doit être éternel
et immobile; car tout mouvement est un chan-
gement; or, changer, c'est perdre quelque chose
que l'on n'avait pas. De même encore, si l'être
n'avait pas toujours existé, qui aurait pu lui
donner naissance, puisqu'il existe seul? Il existe
donc par lui-même; il n'a donc ni passé, ni
avenir, ni parties, ni limites, ni division, ni suc-
cession; il est donc d'une unité absolue, et tout
le reste n'est qu'illusion; apparence chimérique.
A cette théorie les éleates, et en particulier
Zenon, joignaient les objections que leur sug-
gérait contre la réalité sensible l'empirisme de
l'école d'Ionie. Ce système, on le voit, n'est
autre chose que l'idéalisme sous sa forme la plus
exclusive et la plus absolue. Son premier tort,
est de nier la réalité sensible en s'appuyant sur
la prétention arbitraire et illégitime qui refuse
toute certitude aux données des sens. Son se-
cond tort est de confondre les généralisations
abstraites que fait la raison sur les données
de l'expérience avec les principes que la raison
applique dans toutes ses opérations, mais qu'elle
ne doit qu'à elle-même et qu'on nomme les
idées nécessaires. Cette notion de l'être en soi,
qu'est-ce, en effet, sinon une pure abstraction,
idée générale sans' doute, mais qui ne représente
pas une réalité vraie et adéquate? Cette notion
vague et générale de l'être, nous la recueil-
lons, nous la formons, en faisant abstraction,
dans l'idée que nous avons, soit des êtres par-
ticuliers, soit même de l'Être suprême et né-
cessaire, de toutes leurs qualités, de tous leurs
attributs; mais, une fois cette abstraction faite,
qu'est-ce qui reste, sinon une idée vague, géné-
rale et qui ne représente rien de réel? Ainsi
l'éléatisme, qui voulait, comme toute philoso-
phie, expliquer la réalité, se servait pour cela
de l'abstraction seule ! L'éléatisme devait donc
aboutir à la mutilation et non à la science du
réel, du vrai, c'est-à-dire des existences vérita-
bles et certaines. Il confondait l'abstrait et le
concret.
Mais si l'éléatisme est faux comme système, le
travail des éléates ne fut pas stérile. Les pre-
miers ils dégagèrent la notion de l'unité, qui est
indiquée dans celle de tout être, et qui n'est
autre que le principe de substance par lequel
nous rattachons toutes qualités à un sujet; 2" en
démontrant que rien ne vient de rien, ils con-
duisirent la réflexion à cette autre formule plus
claire et plus positive du même principe, que
tout effet, tout phénomène, tout ce qui com-
mence d'exister, a une cause ; 3° enfin ils insis-
tèrent les premiers, quoique d'une manière très-
incomplète, sur l'idée d'un être nécessaire, et
démontrèrent à l'empirisme l'impossibilité de
tout expliquer par l'expérience seule. Voy., pour
la bibliographie et les détails de doctrine et de
biographie, les articles Parménide, Mélissus,
XÉNOPHANE et ZENON. FR. R.
ÉLIS et ÉRÉTRIE (Ëcole d'). Il n'y a pas eu
véritablement deux écoles distinctes, l'une d'Élis,
l'autre d'Érétrie; mais une seule et même école,
ÉMAN
— 438 —
ÊMAN
établie successivement dans le Péloponnèse et
dans l'Eubée, a changé de théâtre et de nom,
sans changer d'esprit.
Après la mort de Socrate, un de ses plus fidèles
disciples, Phédon d'Ëlis, fonda dans sa ville
natale une école de philosophie dont le nom est
resté obscur et dont le rôle n'est pas bien connu.
A Phédon succéda PMstanus. à Plistanus Méné-
dème. Voilà toute l'histoire de l'école d'Ëlis.
Ménédème d'Érétrie, qui florissait dans la
seconde moitié du ivc siècle avant notre ère, fit
de sa patrie le siège de l'école dont il était le
chef. Ainsi naquit non une nouvelle école, mais
un nom nouveau. Ménédème, en effet, n'a pas
innové en philosophie, et sa doctrine n'est que
celle de ses devanciers. Voici cette doctrine :
Il n'y a qu'un seul bien appelé de différents
noms : prudence, courage, justice, et ce bien
réside dans l'intelligence, dans cette pénétration
de l'esprit qui discerne le vrai du faux (Cic,
Acad., lib. II, c. lxii). Assurément, Ménédème
n'avait pas inventé cette doctrine (c'était celle
des mégariques, à partir d'Euclide); seulement
il l'exposait, dit Cicéron, avec plus de grandeur
et d'éclat (uherius et ornatius).
En dialectique, Ménédème rejetait toutes les
propositions négatives, toutes les propositions
composées, et n'admettait que les propositions
simples et identiques. Son principe, c'était que
nulle chose ne peut être affirmée d'aucune autre.
Principe et conséquences, tout se trouve déjà
dans Stilpon.
De tels emprunts s'expliquent. Le fondateur de
l'école d'Élis, réfugié à Mégare avec les autres
socratiques, y avait suivi les leçons d'Euclide.
Un enseignement qui a influé sur Platon lui-
même pouvait subjuguer à jamais toute autre
intelligence. Ménédème, qui a entendu Platon et
Xénocrate, n'a pour eux que mépris. Stilpon,
son autre maître, est l'objet de son enthou-
siasme. « C'est un homme libre, » dit-il, et pour
lui cela renferme tout.
Ce même esprit philosophique, cette même
puissance d'invention, caractérisent jusqu'au
bout les écoles d'Élis et d'Érétrie. Comme Phé-
don avait répété Euclide, et Ménédème Phédon,
les derniers érétriaques répètent Ménédème, re-
présentants ignorés d'une école obscure, qui ne
valent que par le nombre, et dont les noms ne
sont plus cités.
Aux yeux du philosophe, les écoles d'Élis et
d'Érétrie se confondent avec l'école de Mégare,
dont elles ne sont qu'un appendice sans valeur.
Consultez : D. Henné, VEcole de Mégare, Pa-
ris, 1843, in-8; — C. Mallet. Histoire deVècole
du Mégare et des écoles d'Élis et d'Érétrie,
Paris, 1845, in-8. Pour les détails de biblio-
graphie, de biographie et de doctrine, voy. les
articles Mégarique (école), Phédon, Ménédème.
D. H.
ELSWICH (Jean Hermann d'), théologien
lulhérien, né en 1084 à Rensbourg dans le Hol-
stein, mort en 1721 . Quoique sa vie ait été courte,
il a laissé un grand nombre d'ouvrages qui ne
nous intéressent pas. On mentionne ici son nom
parce qu'il a publié en 1720 à Wittemberg une
édition du livre très-connu de Launoy : de Varia
Arixlutclis in Acadcmia parisiensi fortuna ,
déjà trois luis réédité] il y a ajouté un supplément
très-intéressant bous ce titre : de l'aria Aristo-
telii in pratettantiwtl) echolis fortuna. C'est un
document historique indispensable à l'histoire du
péripatéf isme au teiups de la réformi
ÉMANATION (île ex et de via nu rc, C0Ul
dehors). Selon quelques systèmes philosophiques
<t religieux de l'Orient, tous les èlres dont l'u-
nivers sa compose, esprits ou corps, ne sont
qu'une extension, un écoulement et, par con-
séquent, autant de parcelles de la substance
divine; ils sont sortis ri. Bortent éternelle]
du sein de Dieu, suis le diminuer m l'épu
comme les étincelles sortent de la flamme ou
comme la lumière se sépare du soleil. Telle est,
sous sa forme la plus simple et la plus gén<
ce qu'on est convenu d'appeler la doctrine de
l'émanation. La comparaison même que nous
venons d'employer n'est pas choisie au hasard;
elle fait jusqu'à un certain point partie de la
doctrine qu'elle sert à éclaircir; car, partout où
elle a pu se faire jour, l'idée de l'émanation se
trouve associée aux idées du feu et de la lumière,
et nous croyons que cette association étrange
n'a pas été prise tout d'abord pour une image,
mais qu'elle a eu pour but de représenter la
substance des choses comme une sorte de fluide
universel, qui, s'échappant avec ordre et mesure
d'une source inépuisable; qui, plus ou moins
pur, selon qu'il est plus près ou plus loin de
cette source, suffit à la génération de tous les
êtres. En effet, quand voyons-nous paraître pour
la première fois, d'une manière un peu précise,
le principe général de l'émanation? C'est immé-
diatement à la suite du sabéisme ou du culte
des astres, dans la Chaldée et dans la Perse
régénérées par la religion de Zoroastre. Au culte
des astres, qui n'est, à proprement parler, que
le culte du feu ou de la lumière, Zoroastre sub-
stitua la croyance supérieure en un principe
invisible et infini, d'où sortent également et de
toute éternité deux autres principes, dont l'un,
le seul qui mérite l'adoration des hommes, est
représenté par la lumière, et l'autre par les
ténèbres. Ces deux principes engendrent à leur
tour divers ordres de puissances animées de
leur esprit et formées à leur image, et enfin
tous les êtres dont se compose l'univers. Mais ce
n'est là que la première forme, l'expression la
plus grossière de la doctrine de l'émanation.
Bientôt les personnifications mythologiques dis-
paraissent ou du moins s'affaiblissent pour faire
place aux abstractions métaphysiques. La puis-
sance des ténèbres, ou Ahrimane, n'est plus que
la matière ou le dernier degré de l'existence,
quelquefois la négation même de l'être; Ormuzd.
ou le génie de la lumière, c'est le principe d'où
découlent tous les esprits et ce qui est propre à
l'esprit, l'intelligence, la vie et la force. Enfin,
l'esprit et la matière, le principe de l'inertie ei
le principe de la vie, l'être et le non-être, sorten-.
également d'une substance unique, qui, ne pou-
vant pas être définie, puisqu'elle ne possède en
propre aucun attribut déterminé, est ordinai-
rement appelée le Père inconnu, ou V Ineffable.
ou le Mystère des mystères. C'est avec ce carac-
tère, moitié métaphysique et moitié poétique,
moitié spirituel et moitié matériel, que nous
rencontrons la doctrine de l'émanation chez les
adeptes de la Kabbale et chez la plupart des
sectes du Gnosticisme (voy. ces deux mots).
Il faut remarquer que plusieurs gnostiques,
entre autres Manès, avaient été élevés dans
la religion de Zoroastre, et que les Juifs, de-
puis la fameuse captivité de soixante-dix ans.
ont eu des relations très-suivies avec la Ba-
bylonie et la Perse. On retrouve encore la
même doctrine, avec un caractère à peu près
semblable, quoique plus grossier, dans une par-
tic de la mythologie des Égyptiens, probablement
nus l'influence de la domination persane.
\ un est le père inconnu de tOUfl les êtres.
Immédia U'inenl au dessous de lui sont deux prin-
cipes de nature opposée, mais également éter-
nels, et qu'aucun être fiai ne saurait repré-
senter : Kneph, qui représente l'intelligence ou
EMPE
439 —
EMPE
l'esprit, et Athor, qui représente la matière, les
ténèbres non révélées. De la bouche du premier,
c'est-à-dire du sein de l'intelligence, sort le
monde, et entre le monde et l'intelligence,
vient se placer i'àme du monde, le génie du
feu, Phthas, qui a pour symbole et pour agent
immédiat le soleil. Enfin, c'est dans l'école
d'Alexandrie que la théorie de l'émanation, s'as-
sociant aux résultats les plus élevés de la philo-
sophie grecque, est arrivée à toute la perfection
dont elle est susceptible. Là ce n'est pas un
système de métaphysique qu'il faut deviner, qu'il
faut chercher à surprendre dans une théogonie
et sous des symboles religieux; mais c'est la re-
ligion elle-même, c'est le paganisme tout entier
qui est transformé en un vaste système de méta-
physique. Quant à la matière, qui, sous un nom
ou sous un autre, joue encore un si grand rôle
dans les systèmes précédents, elle est à peu près
supprimée, à moins qu'on ne la considère comme
le degré le plus intime d'une existence toute
spirituelle. Aux yeux de Plotin et de ses disciples,
tous les êtres ne sont qu'une extension ou un
développement du même être; ils sortent par
différents degrés, en formant une chaîne non
interrompue de natures subordonnées les unes
aux autres, du sein de l'Unité suprême, de l'Un
immobile, incompréhensible et ineffable. Immé-
diatement au-dessous de l'Un, on rencontre l'in-
telligence qui découle de l'Un, ainsi que la
lumière, selon l'expression de Plotin, découle
du soleil. Après l'intelligence et après les idées?
qui ont ici, sous le nom d'hypostases, une réalite
toute substantielle, vient l'âme du monde, qui,
à son tour, est le principe générateur de tous les
êtres multiples et contingents. Mais cette âme
du monde et le monde lui-même ne constituent
pas deux existences substantiellement distinctes ;
ils ne sont l'un et l'autre qu'une extension de
l'intelligence ou de la nature intelligible qui
sort éternellement de l'Un ou du premier. En
un mot, c'est l'intelligence qui remplace dans ce
système la lumière du sabéisme et qui devient la
substance universelle des choses. (Voy. Alexan-
drie, Plotin et Proclus.)
11 est facile de voir que la théorie de l'éma-
nation, même quand elle a atteint le plus haut
degré d'abstraction métaphysique, n'est qu'une
des formes du panthéisme; car en supprimant
l'idée de cause et de force dans le principe su-
prême des choses, elle efface toute distinction
entre les êtres, et nous les fait concevoir tous,
non comme la production, mais comme l'exten-
sion nécessaire d'un seul. Il serait faux de dire
que tout système panthéiste implique nécessaire-
ment le principe de l'émanation, et il nous suffira
de citer par exemple l'école d'Élée et la doctrine
de Spinoza. Quant à la valeur philosophique du
principe de l'émanation, elle ne peut être ap-
préciée qu'avec celle des différents systèmes dont
ce principe est le fondement commun et auxquels
nous avons renvoyé le lecteur dans le cours de
cet article.
EMPÉDOCLE d'Agrigente florissait dans la
lxxxivc olympiade, vers l'an 444 avant notre ère.
11 a dû naître au commencement du ve siècle,
au moment où Gélon s'emparaît de Syracuse,
où Hiéron montait sur le trône d'Agrigente, au
plus beau temps de sa ville natale et de la Sicile.
Empédocle ne manquait pas même des dons
de la naissance et de la fortune. Méton, son
père, était, à Agrigente, le chef du parti po-
pulaire. Empédocle, son aïeul, avec lequel on
l'a souvent confondu, avait remporté aux jeux
Olympiques le prix de la course des chars. Né
dans l'opulence, formé aux leçons de Parménide,
surtout aux leçons des pythagoriciens, qui de
la grande Grèce avaient reflué dans la Sicile*
homme de génie du reste, Empédocle était ré-
servé à de grandes destinées. D'ailleurs, comme
son père, il s'était montré l'adversaire des tyrans,
il avait sauvé la république menacée par une
conspiration, et il faisait servir ses immenses
richesses à soulager toutes les infortunes. Ses
concitoyens lui offrirent la puissance suprême,
il la refusa. Prêtre et poëte comme Orphée,
médecin comme Hippocrate, physicien comme
Démocrite, pour ses contemporains il fut plus
qu'un roi, il fut un dieu; Platon et Aristote
l'admirèrent; Lucrèce l'a chanté; la postérité
peut lui donner une place parmi les hommes
les plus éminents. Citons quelques faits.
Depuis plusieurs jours, une femme était plongée
dans la léthargie la plus complète* tous les re-
mèdes étaient impuissants. Empédocle, par la
supériorité de son art, la fit sortir de cet état.
On publia, et il fut admis, qu'il avait ressuscité
des morts.
Les vents étésiens répandaient dans Agrigente
toutes sortes de maladies. Empédocle ferma une
ouverture placée entre deux montagnes et mit
ainsi la ville à l'abri. La multitude imagina qu'il
avait recueilli lèvent dans des outres, et l'appela,
dans sa vénération superstitieuse, celui qui ar-
rête les vents, xw).y<7avs[/.aç.
La peste désolait Sélinonte. Empédocle fit passer
à travers les marais qui entouraient la ville deux
courants d'eau qu'il détourna. La peste ayant
cessé, l'admiration fut au comble. Sur des mé-
dailles dont deux subsistent encore, Empédocle
fut représenté sur le char d'Apollon, d'une main
retenant les rênes, de l'autre arrêtant le dieu
prêt à lancer ses traits. Quelque temps après,
s'étant montré subitement aux Sélinontins réunis,
tous se levèrent d'un mouvement spontané et lui
rendirent les honneurs divins.
Empédocle avait provoqué ces hommages autre-
ment encore que par ses bienfaits. Depuis long-
temps, il ne paraissait en public qu'au milieu
d'un cortège de serviteurs, la couronne sacrée
sur la tête, les pieds ornés de crépides d'airain re-
tentissantes, les cheveux flottants sur les épaules,
une branche de laurier à la main. Sa divinité fut
reconnue par toute la Sicile. Il la proclama lui-
même.
« Amis qui habitez les hauteurs de la grande
ville baignée sur le blond Acragas, écrivait-il
au début d'un de ses poèmes, zélés observateurs
de la justice, salut ! Je ne suis pas un homme,
je suis un dieu. A mon entrée dans les villes
florissantes, hommes et femmes se prosternent.
La multitude suit mes pas. Les uns me deman-
dent des oracles, les autres le remède des mala-
dies cruelles dont ils sont tourmentés. » (Diogène
Laërce, liv. VIII, ch. lxii.)
Il parle ailleurs de ses secrets pour échapper
à la vieillesse, pour exciter ou apaiser les tem-
pêtes, rendre le temps sec ou humide, rappeler
les morts des enfers.
Certainement cette manière de s'emparer des
esprits n'est pas très-philosophique; mais, comme
nous l'avons déjà dit, Empédocle n'était pas
seulement un philosophe. Il entrait dans le rôle
qu'il voulait jouer parmi les hommes, et dans
les idées mêmes qu'il cherchait à répandre, de
frapper l'imagination autant que la raison. L'en-
thousiasme était d'ailleurs un des éléments de
son génie.
Comblé de gloire et déjà vieux, Empédocle
quitta la Sicile. Il n'alla pas, comme on le dit,
converser avec les mages, moins encore avec
Locman, sage de Syrie, contemporain de David,
comme l'atteste un historien arabe; mais il en-
seigna la philosophie à Athènes, il visita Thurium,
EMPE
— 440
EMPE
séjourna dans ls Péloponnèse, et parut aux jeux
Olympiques où son poème des Purifications fut
lu aux applaudissements de la Grèce entière,
lorsqu'il voulut rentrer dans sa patrie, un parti
puissant lui en interdit l'accès, et il retourna
flans le Péloponnèse, où il acheva sa vie dans
l'obscurité. Quelques-uns imaginèrent qu'il avait
été emporté au ciel et mis au rang des dieux;
d'autres qu'il s'était noyé dans la mer ; tué en
tombant de son char; étranglé de sa propre main ;
précipité dans le cratère de l'Etna, qui avait
revomi une de ses sandales. De toutes ces fables,
la dernière, la plus accréditée, est certainement
la plus ridicule.
Empédocle s'était exercé sur les sujets les plus
divers. On cite de lui des tragédies, des épi-
grammes, un Hymne à Apollon, un poëme
épique sur V Expédition de Xerxès , quatre
poèmes didactiques sur la Médecine, sur la
Politique, sur la Nature, sur les Purifications.
C'est dans le traité sur la Nature (mpi *I>û(j£w;),
ouvrage de cosmologie, de physiologie et de
psychologie tout ensemble, qu'était contenue la
pensée philosophique d'Empédocle, comme c'est
dans les Purifications (Kaôapnoi), ouvrage de
liturgie et de magie, qu'étaient contenus ses
préceptes religieux. Tous ces ouvrages ont péri ;
il nous reste ce que les auteurs en ont cité : deux
épigrammes, quelques vers des Purifications,
de nombreux fragments du traité sur la Nature.
Ces fragments, rapportés aux différents livres
d'où ils sont tirés, peuvent donner une idée
du plan de l'ouvrage. Dans le premier livre,
l'auteur, après s'être prononcé sur les vraies
conditions de la connaissance, traitait de l'univers
en général, des forces qui le produisent, des
éléments dont il se compose. Dans le second,
des divers objets de la nature, des plantes, des
animaux. Dans le troisième, des dieux et des
choses divines, des âmes et de leurs destinées.
Même en philosophie, Empédocle reste poète et
théologien. Esprit homérique, comme Aristote
l'appelle, il personnifie, il déifie toute chose; il
s'enveloppe de mystère et se dérobe volontiers
sous le demi-jour du symbole. De là l'obscurité
de sa doctrine, marquée dès l'antiquité par cette
statue voilée que lui érigèrent ses concitoyens.
Essayons d'exposer cette doctrine dans l'ordre
même que l'auteur a suivi.
1° Des conditions de la connaissance. De V uni-
vers, des forces qui le produisent, des éléments
dont il se compose. Nous avons péché avant de
descendre en ce monde. Êtres déchus, nous
expions dans la vie présente le crime que nous
avons commis.
« Triste race des mortels, s'écrie le poète en
commençant, race bien malheureuse! de quels
désordres, de quels pleurs vous êtes sortis ! De
quelle haute dignité, de quel comble de bonheur
je suis tombé parmi les hommes! J'ai gémi, je
me suis lamenté à la vue de cette demeure nou-
velle qu'habitent le meurtre, l'envie et tous les
autres maux. »
Aujourd'hui, la vie est courte et traversée de
mille douleurs; les sens nous trompent, notre
intelligence est faible et l'univers est infini. Ni
la vue ni l'ouïe ne peuvent nous faire connaître
l'univers; l'intelligence ne peut le comprendre.
Les dieux seuls peuvent faire couler de nos lèvres
une source d'eau pure. Prions-les de nous con-
duire à la sagesse sur le char docile fie la piété.
Au fond, à en juger par sa doctrine, Empédocle
n'a pas pour la raison humaine tout le dédain
qu'il fait paraître. Mais sa méthode avouée est
un véritable mysticisme fondé sur l'hypothèse
d'une, dégradation résultant d'une faute anté-
rieure. Voici maintenant la doctrine elle-même.
Elle part de ce principe, accepté de toute l'an-
tiquité, que la matière du monde est éternelle,
que cette matière se transforme, sans jamais
cesser d'être la même, que rien ne naît, rien
ne périt absolument. A l'origine donc était l'unité,
sphère bien arrondie, partout égale à elle-même et
immobile. Empédocle l'appelle sphérus (uçaîf/oO-
Ce n'est point l'unité pure de Parménide, ni le
chaos des homéoméries d'Anaxagore. D'une part,
le sphérus est la matière du monde, il en contient
les formes variées, les qualités multiples, les
éléments divers. Seulement, dans son sein infini,
nulle diversité n'éclate encore. Tout est main-
tenu dans l'unité par une force de laquelle toute
unité dérive. Cette force est l'Amitié (<InXîa),
l'harmonie, Vénus, Cypris, la source de toute
beauté comme de tout bien. D'autre part, le
sphérus est l'amitié elle-même, le principe
même de l'unité qui est en lui, une force agis-
sante, un dieu. Voilà ce qu'Aristote appelle le
mélange (uiyif*) d'Empédocle, qui contient le
monde en puissance ; à la fois matière, cause et
effet.
Avec l'Amitié seule nul mouvement n'aurait
lieu, et le monde serait impossible. Il faut un
principe distinct, et même opposé. Ce principe
est la Discorde (NeTxoç), Mars, cause de tout
mal, le dieu de la guerre qui divise et qui sé-
pare. D'après des lois fatales et immuables, à
un moment donné, l'Amitié dut céder l'empire
à la Discorde. A l'instant, la division s'intro-
duisit dans le sphérus. Les membres du dieu,
dit le poète, tremblèrent d'un mouvement con-
vulsif. Les éléments confondus se séparèrent.
L'air sortit le premier; de l'air comprimé jaillit
le feu. L'eau et la terre, encore indistinctes, con-
tinuaient de s'agiter. Leur mouvement même les
sépara.
Les quatre éléments : le feu, l'air, l'eau et la
terre, sont irréductibles l'un à l'autre, égaux en
puissance et en dignité. Ils sont simples, c'est-à-
dire parfaitement homogènes. Ils sont composés,
c'est-à-dire formés de particules infiniment pe-
tites, qui sont les éléments des éléments eux-
mêmes. Enfin, les vrais éléments ne sont pas
ceux que nos sens grossiers perçoivent. Ce sont
des êtres vivants (^u/aî), plus que des personnes,
des dieux. Le feu, c'est Jupiter; l'air, c'est Junon
qui porte la vie; la terre, Pluton; l'eau, Nestis
éplorée qui arrose tout ce qui est mortel. Par
cette déification de la matière du monde, on
allait droit au système de Démocrite. Aussi
Aristote accuse-t-il Empédocle de ne recourir
que le moins possible à l'Amitié et à la Discorde,
et de tout disposer comme si les éléments se
suffisaient à eux-mêmes. Tels sont les caractères
généraux des éléments. Voici leurs caractères
particuliers : la terre et l'air, le feu et l'eau sont
opposés deux à deux. La terre est dure et pesante,
l'air est mou et léger; le feu est blanc et chaud,
l'eau est noire et froide. Le feu s'oppose aussi
aux trois autres éléments pris ensemble. Empé-
docle regarde cette opposition comme celle du
sec et de l'humide, du chaud et du froid, et se
sert ainsi des quatre éléments comme s'ils
n'étaient que deux.
Une fois dégagés du sein du sphérus, les
quatre principes ennemis se tiennent isolés les
uns des autres : le feu au-dessus, l'air sous le
feu, l'eau et la terre dans la partie inférieure.
Agités de mouvements divers, ces éléments
tourbillonnent sous l'influence de la Discorde
dans un immense chaos. Or, c'est une loi de la
nécessité, loi inflexible et éternelle, que l'Amitié
et la Discorde aient alternativement l'empire du
monde; que le mouvement succède au repos, le
repos au mouvement; que tour à tour les éléments
EMPE
— 441 —
EMPE
se combinent et se séparent; que tout passe de
l'un au multiple, et retourne du multiple à
l'un. Donc, lorsque le temps fatal fut arrivé, la
Discorde fit un mouvement en arrière, et l'Amitié
vint se poser au centre du tourbillon. A mesure
qu'elle étendait son influence, la Discorde re-
culait devant elle, elle recula jusqu'à l'extrémité
du tourbillon. Là, elle continua d'occuper cer-
taines parties qui restèrent séparées de l'ensem-
ble; les autres s'associèrent et se réunirent sous
l'influence de l'Amitié. L'air pénétra en sifflant
jusque dans les entrailles de la terre. Le feu
brûla jusque dans les profondeurs de l'Océan.
A leur tour, ces composés se combinèrent, sem-
blables entre semblables, l'humide avec l'humide,
le rude avec le rude, le chaud avec le chaud.
Voici comment ces combinaisons se sont formées.
Tous les objets de la nature envoient hors
d'eux-mêmes certaines émanations ou effluves
(àiroppoaC) qui sont leurs parties pleines et so-
lides. De même, tous les objets de la nature sont
poreux. Entre leurs parties pleines, sont certains
interstices qui, en s'ajoutant les uns aux autres,
forment des conduits intérieurs appelés pores,
les parties solides ou effluves sont de diverse
grosseur pour les différents objets, et, dans
chaque objet, la grandeur des pores dépend de
la grosseur des parties solides. De sorte que les
effluves de tel objet sont facilement reçus par
les pores d'un objet de même nature, mais non
par les pores d'un objet de nature différente ou
opposée. C'est la convenance des pores et des
effluves qui constitue ce qu'on appelle les affi-
nités des objets physiques et les sympathies des
êtres moraux. C'est elle qui rend possible le
mélange des différentes substances, et c'est ce
mélange bientôt détruit qui explique tous les
phénomènes possibles, les jeux variés de la
nature, l'accroissement et le dépérissement des
individus, leur naissance, leur mort.
« Rien n'est engendré, disait Empédocle, rien
ne périt de la mort funeste. Il n'y a que mélange
ou séparation de parties (fûÇiç xe ôiâXXaÇîç te
[uyêvTuv); et voilà ce qu'on appelle nature. »
Toutefois ce mélange, ou, pour parler plus
rigoureusement, cet assemblage de parties, ne
suffit pas pour tout expliquer. La vaste harmonie
de l'univers, les organes des plantes et des
animaux, ne résultent pas même d'un simple
mélange. Jusque dans ses moindres détails, le
monde porte la trace d'une intelligence qui a
tout ordonné pour une bonne fin. Cette intel-
ligence partout manifestée, ce principe qui donne
à chaque chose sa forme et son essence, Empé-
docle l'a reconnu et l'a appelé d'un très-beau
nom, la Raison ou le Verbe (Aôyoç). Mais Aristote
l'accuse de n'en avoir fait aucun usage, et d'avoir
expliqué l'organisation et la constitution des
différents êtres par la fortune et le hasard. Le
reproche est fondé. On s'en convaincra par ce
qui va suivre.
2° Du monde et des divers objets dont il se
compose. Le monde, assemblage fortuit d'élé-
ments réunis par l'Amitié, ne fut d'abord qu'une
masse informe sans harmonie et sans beauté.
Point d'astres au ciel, point de plantes ni d'ani-
maux sur la terre, rien de solide et rien de
liquide; tout était mêlé et confondu. Peu à peu,
du mouvement des éléments l'ordre naquit. Le
ciel se divisa en deux régions : celle des nuages
et celle du feu. Les astres brillèrent. Le soleil,
dardant ses rayons, perça les nuages et échauffa
la- terre. Des plantes et des animaux parurent,
êtres incomplets et de formes bizarres qui se
complétèrent avec le temps. Telle est, en deux
mots, l'origine du monde. Insistons sur tous les
points
Le monde est un et déforme sphérique comme
produit de l'Amitié. Par cela même, il est fini.
La terre est au centre. Autour de ht terre, le ciel
divisé en deux sphères, la sphère humide, la
sphère ignée. Ces deux sphères tournent ensem-
ble, mais en sens opposé. Elles ont chacune leur
période de prédominance. De la sphère ignée,
vient le jour et l'été. De l'autre, la nuit et l'hiver!
Du mouvement inverse des deux sphères naissent
les vents : le vent du midi, quand c'est la sphère
ignée qui prédomine; le vent du nord, quand
c'est la sphère humide. Enfin, c'est le mouve-
ment rapide des deux sphères qui maintient la
terre immobile au centre du monde, et, sans ce
mouvement, la sphère supérieure, masse solide
durcie par l'action du feu, pourrait s'affaisser sur
elle-même. Ce mouvement n'étant pas essentiel,
il s'ensuit que le monde est périssable.
Les astres sont des amas de feu, les uns fixés
à la voûte du ciel, les autres libres et errants.
Quoique la lumière soit composée d'effluves de
feu, le soleil n'est pas lumineux par lui-même.
Placé à la limite inférieure du ciel, il ne fait
que refléter la pure lumière qu'il reçoit de
l'olympe. Il est de même grandeur que la terre
et en est deux fois plus éloigné que la lune.
La lune est un globe d'air congelé. Sa lumière
lui vient du soleil. Son char rase l'extrémité
supérieure de la région terrestre. C'est elle qui
produit les éclipses de soleil, en s'interposant
entre le soleil et la terre.
Voici maintenant l'explication des principaux
météores. La pluie, c'est l'humidité que rend
l'air lorsqu'il est comprimé. La grêle n'est que
la pluie congelée sous l'influence de la chaleur.
Lvéclair, c'est le feu s'échappant du nuage où
le soleil l'avait lancé. La foudre n'est qu'une
plus grande quantité de feu. Le tonnerre, c'est
ce même feu qui s'éteint dans le nuage humide.
Passons au monde inférieur.
La mer est la sueur de la terre provoquée par
l'action du soleil : c'est pourquoi elle est salée.
Les sources d'eau chaude sont produites par des
courants d'eau en contact avec des feux souter-
rains. Ce sont aussi des feux souterrains qui
expliquent la formation des roches et des métaux.
Les phénomènes magnétiques viennent de la
convenance parfaite des pores et des effluves de
l'aimant et du fer. Dès que les effluves de l'aimant
ont chassé l'air que contenaient les pores du fer,
le courant des effluves de fer devient si fort que
la masse entière est entraînée.
Les plantes sont les plumes et les poils de la
terre. Nées spontanément, ainsi que les animaux,
elles ne sont elles-mêmes que des animaux avortés.
La terre, encore faible à l'origine, ne produisait
que des plantes; dans sa force, elle produisit des
animaux, nun pas d'abord des animaux entiers,
maisdes membres isolés : des yeux sans visage,
des têtes et point de cerveau, des bras qui erraient
sans être attachés à une épaule. Sous l'action
continue de l'Amitié, ces membres isolés se
réunirent, mais au hasard : une tête d'homme
avec un corps de bœuf, et ainsi du reste. Tous
ces monstres restèrent inféconds et périrent.
Enfin, après bien des combinaisons, il se forma
des composés capables de se conserver et de se
reproduire. Ailleurs on raconte qu'il sortit de
terre certains types d'hommes à l'état brut,
statues à peines ébauchées, sans visage et sans
voix, qui furent ornés et embellis par l'influence
de Vénus.
L'accroissement des plantes et des animaux
n'est qu'une suite de cette loi des affinités que
le semblable cherche son semblable; ainsi le feu
s'unit au feu, la terre à la terre, le tout en vertu
de la convenance des pores et des effluves
EMPÊ
442 —
EMPÉ
Lorsque le semblable manque au semblable, il
y a appétit. Lorsqu'ils s'unissent, il y a plaisir.
L'union des contraires produit la douleur. Et
comme les mêmes phénomènes sont les condi-
tions de nutrition, il s'ensuit que tout ce qui se
nourrit, que les plantes elles-mêmes souffrent et
jouissent.
Maintenant viennent les mystères de la géné-
ration. Empédocle avait cru remarquer qu'il n'est
pas une seule plante qui ne soit en même temps
mâle et femelle. L'homme aussi avait commencé
par être à la fois mâle et femelle. Empédocle
raconte, avec Platon, comment, dans les temps
primitifs, l'homme et la femme ne faisaient
qu'un seul être. Seulement, la partie mâle tenait
plus du principe igné; la partie femelle tenait
plus du principe humide. Ces deux moitiés se
séparèrent et depuis lors elles cherchent con-
stamment à se réunir. Sur l'acte même de la
génération et sur la formation du fœtus, ce
système renferme des détails du plus haut in-
térêt, mais qui ne peuvent pas trouver place
ici.
Les perceptions des sens sont, comme tous les
phénomènes, le résultat d'une convenance entre
les pores et les effluves, et comme cette conve-
nance est relative, les perceptions et les impres-
sions le sont aussi.
Les fonctions intellectuelles s'exécutent de la
même manière. L'esprit est composé des quatre
éléments. Or, comme le semblable attire le sem-
blable, l'esprit, par sa seule nature, est en com-
munication avec tout ce qui l'environne. En
vertu du même principe que le semblable attire
le semblable, l'esprit, formé des quatre éléments,
ne peut avoir pour siège qu'une substance de
même nature. Or, le sang est aussi formé des
quatre éléments. C'est donc dans le sang que
l'esprit est répandu, surtout dans le sang qui
avoisine le cœur. La lenteur et la tristesse dans
l'esprit viennent d'un sang pauvre et raréfié. La
vivacité, l'impétuosité, de la densité et de la
richesse du sang, et ainsi du reste. De même
nature que le corps et liée à lui par la loi des
semblables, l'âme devrait périr comme le corps,
lorsque le feu qu'il contient se dégage et se
dissipe. Pourtant, il n'en est rien, comme nous
allons nous eu convaincre.
3° Des choses divines, des dieux, des démons
et des âmes. Dans les vers d'Empédocle, il est
question d'un dieu suprême, « qui n'a ni la tête
ni le corps d'un homme, ni bras qui naissent des
épaules, ni pieds ni genoux agiles, pur esprit,
esprit saint et infini, dont la pensée rapide pé-
nètre tout l'univers. »
Ce Dieu suprême, c'est le sphérus, à la fois
cause et matière du monde.
Au-dessous du sphérus, sont les autres dieux :
Jupiter, Junon, Pluton, Nestis, l'Amitié et la
Discorde. Sous ceux-ci toute une hiérarchie de
dieux secondaires et de génies. Formés des quatre
éléments, comme tout ce qui est dans la nature,
ces génies sont, par cela même, en communica-
tion permanente avec les mortels; mais, éternels
et exempts de toute vicissitude, ils vivent dans
un bonheur parfait.
Loin du ciel, dans nos régions ténébreuses,
sont d'autres génies. Nés dans le ciel comme les
premiers, semblables à eux, ils participaient à
tous leurs biens; mais, poussés par B Discorde,
ils se souillèrent de meurtre et d'injustice, et
furenl précipités sur la terre. Celle-ci les ren-
voya à la mer, la mer à l'air. Ainsi odieux à
tous les éléments cl rejetés par toute la nature.
ils sont en proie à d'atroces supplices. Leur
occupation, leur joie est de pousser les hommes
au mal pendant quo les bons génies les poussent
au bien. Il n'est pas d'âme humaine qui n'ait
son bon et son mauvais génie.
Nos âmes sont aussi des êtres déchus. Sorties
de la Divinité, mais chargées d'un grand crime,
elles sont tombées d'en haut dans cette enveloppe
mortelle qu'on appelle le corps. Mais pour
Empédocle, nulle punition n'est éternelle. Les
mauvais génies eux-mêmes, après avoir expié
leurs crimes, remonteront au ciel, et y rentreront
en possession de tous leurs biens. L'âme humaine
est condamnée à errer pendant trente mille ans
d'un corps dans un autre. Dans la métempsycose
de Pythagore, l'âme ne pouvait habiter que des
corps d'animaux. Empédocle, d'après ses vues
sur la nature, devait la faire descendre jusqu'aux
végétaux. Lui-même se rappelait avoir été tour
à tour, mâle et femelle, arbre, oiseau et poisson.
Après avoir habité ces tristes demeures, l'âme
est admise dans un corps plus noble, celui d'un
poète, celui d'un roi. Enfin, après l'entière ex-
piation de son crime, elle remonte au ciel, pour
y jouir d'un bonheur sans fin. Par une honorable
inconséquence que le prêtre et le poète arra-
chent au physicien, Empédocle fait les âmes
immortelles. Dans son système, le bonheur n'est
donné qu'à la vertu.
« La vertu, dit-il, n'est pas telle pour ceux-ci,
telle autre pour ceux-là. C'est une loi univer-
selle, qui embrasse la vaste étendue de l'air et
l'immensité du ciel. » C'est de sa physique
qu'Empédocle tire les principaux préceptes de
sa morale. Tous les êtres sont composés des
mêmes éléments; il y a une sorte de parenté
qui règne par toute la terre. Par conséquent, le
premier devoir est de respecter tous les objets
de la nature, de s'abstenir de toute violence, de
ne pas même verser le sang des animaux. Dans
le corps d'un animal peut être cachée l'âme d'un
parent, l'âme d'un ami.
« Le père saisit son fils qui n'a fait que changer
de forme, et l'immole en prononçant des prières.
L'insensé! Son fils l'implore, pour calmer sa
fureur, il ne l'écoute pas, il l'égorgé et va ensuite
dans sa maison préparer un sacrilège repas ! »
D'après les mêmes motifs, Empédocle n'eût pas
dû permettre aux hommes l'usage des végétaux ;
mais la nécessité l'y contraint, et il n'en est que
deux, la fève et le laurier, qu'il déclare invio-
lables. La chasteté et la tempérance en toutes
choses sont les vertus qu'Empédocle recommande
le plus souvent. Sa morale n'a qu'un seul but :
détacher l'homme des choses sensibles, l'élever
vers les choses d'en haut, et par là rétablir sur
la terre cet âge d'or, cet âge de paix et d'harmonie
qu'il dépeint sous les plus vives couleurs.
Tel est en abrégé le système d'Empédocle.
système de physique et de théologie dans lequel
tout est sous la dépendance d'un être mystérieux
que l'on nomme à peine. D'où viennent toutes
les vicissitudes des choses, la séparation des
éléments, la formation du monde et tous les
phénomènes qui s'y produisent ? De la domination
alternative de l'Amitié et de la Discorde. Et qui
produit cette domination alternative, qui rend
inévitables la naissance ou la mort, le mélange
ou la dissolution des parties? Une seule cause,
la nécessité. Au fond, le dieu suprême d'Empé-
docle, ce n'est pas le sphérus, ce n'est pas surtout
cette intelligence dont il a parlé une fois après
Anaxagore, c'est l'ancien dieu du paganisme, le
di'm des théologiens et des poètes, le destin.
Il y aurait sur Empédocle toute une biblio-
thèque à consulter. Nous recommandons d'abord
ses fragments réunis par Sturz en 1805, par
Pevron en 1810. par Karsten en 1838, par Mùl-
lach en 1860, dans le volume de la collection
Didot , Fragmenta philosophorum grœcorum.
EMPI
- 443 —
EMPI
Plus de cent auteurs anciens exposent sa doctrine
sans citer ses paroles. Les principaux sont Platon
dans presque tous ses dialogues, principalement
dans le Sophiste, dans le Ménon, dans le Phédon ;
Aristote, dans presque tous ses ouvrages, prin-
cipalement dans le de Anima, dans le de Gene-
ral, animal, et dans la Métaphysique; Cicéron,
principalement dans les Académiques, et dans
le traité de la Nature des Dieux; Plut.irque,
dans presque tous ses ouvrages, surtout dans le
de Placitis philosoph.; Galien, surtout dans son
Histor. philosoph.: DiogèneLaërce, Vied'Empé-
docle; enfin Lucrèce, Porphyre, Eusèbe, Proclus,
Sextus Empiricus, Simplicius, Stobce, Théniistius,
Philopon et les Scoliastes.
Parmi les nombreux ouvrages modernes, nous
citerons seulement les suivants : Système d'Em-
pédocle, par Tiedemann, dans le Magasin de
Gœttingue, t. IV, n° 5; — de la .Philosophie
d'Empedocle, de H. Ritter, dans les Fragments
littéraires de Wolf, 4e cahier ; — Recherches sur
la vie d'Empedocle, de Bonamy, dans les Mé-
moires de l'Académie des inscrip., t. X; —
Empedocles Agrigentinus, devita et philosophia
ejus , etc., par Sturz, in-8, Leipzig, 1805; —
Empedoclis et Parmenidis fragmenta, etc., etc.,
par Peyron, in-8, Leipzig, 1810; — Raynaud, de
h'inpeaocle, 1848, in-8 ; — enfin celui qui peut
tenir lieu de tous les autres : Empedoclis Agri-
gentini carminum reliquiœ. De vila ejus et
studis disseruit, fragmenta explicuit, philoso-
phiam illustravit Simon Karsten, in-8, Amst.,
1838. D. H.
EMPIRISME (de 'Earcsipta, expérience). L'em-
pirisme est cette doctrine philosophique qui, née
à différentes époques de l'histoire d'une réaction
inévitable contre les excès de la spéculation mé-
taphysique, nie la certitude de tout ce qui dé-
passe les limites de la pure expérience. Pour la
philosophie empirique, il n'y a de vrai, de réel,
de perceptible, de certain, que le fait qui nous
est directement et immédiatement connu : tout
le reste peut bien être affirmé, mais ne sera
jamais connu, ni démontré.
On voit sur-le-champ tout ce qu'il y a d'ar-
bitraire dans un pareil principe, et quelles en
sont les conséquents. S'il n'aboutit pas néces-
sairement au scepticisme absolu, du moins il le
favorise et il équivaut à la négation directe de
toute science, de toute théorie. S'il n'y a de vrai
que les faits, toute science se résoudra en une
collection d'expériences particulières qui pour-
ront être réunies en un faisceau, mais qui ne
pourront avoir de lien entre elles, parce qu'il
n'y a point de lois générales et universelles sans
vérités générales et universelles. Dans le monde
réel, il n'existera que des phénomènes ; les sub-
stances elles-mêmes seront révoquées en doute.
Il existera de l'étendue et de la pensée, mais
nul n'aura le droit d'affirmer ni la matière, ni
l'esprit.
On comprend que, malgré les répugnances de
certains esprits pour les hautes abstractions, pour
les théories absolues, il s'en soit trouvé assez
peu -qui aient poussé jusqu'à l'extrême le prin-
cipe de l'empirisme. Peu de philosophes l'ont en
effet professé d'une manière explicite et com-
plète, et ceux qui l'ont fait se sont à peu près
confondus avec les sceptiques. Mais il s'en est
trouvé beaucoup qui l'ont accepté, en faisant des
réserves plus ou moins étendues. Entre l'empi-
risme pur et le système qui nie seulement la
certitude des idées nécessaires et des principes
absolus qui sont comme le fonds de la raison
humaine, il y a place pour des opinions plus ou
moins tempérées. Et plus d'un bon esprit, qui
d'abord se serait soulevé contre les assertions de
l'empirisme, a été conduit peu à peu à l'affirmer
complètement ; Diderot, par exemple, qui en cela
se faisait l'écho de la philosophie contemporaine :
« Les objets sensibles, dit-il, ont les premiers
frappé les sens ; et ceux qui réunissaient plus;
qualités sensibles à la fois ont été les premiers
nommés : ce sont les différents individus qui
composent cet univers. On a ensuite distingué
les qualités sensibles les unes des autres; on leur
a donné des noms : ce sont, la plupart, des ad-
jectifs. Enfin, abstraction faite de ces qualités
sensibles, on a trouvé ou cru trouver quelque
chose de commun dans tous les individus, comme
l'impénétrabilité, l'étendue? la couleur, la fi-
gure, etc-y et l'on a formé les noms métaphysi-
ques et généraux, et presque tous les substantifs.
Peu à peu on s'est accoutumé à croire que ces
noms représentaient des êtres réels; on a regardé
les qualités sensibles comme de simples acci-
dents, et l'on s'est imaginé que l'adjectif était
réellement subordonné au substantif, quoique le
substantif ne soit proprement rien, et que l'ad-
jectif soit tout. » (Lettre sur les sourds et muets,
Œuvres, t. II, p. 10.) Quelques lignes plus loin,
Diderot déclare que la substance est un être
imaginaire.
Il serait facile, en multipliant les exemples et
les citations, de montrer que toutes les théories
sur le moi et l'âme humaine qui ont leur source
dans la philosophie de Locke, conduisent à cette
conséquence de l'empirisme. Hume n'a-t-il pas
déclaré formellement que le moi humain n'est
rien de plus qu'une succession d'impressions et
d'idées? Et Condillac n'a-t-il pas dit la même
chose en d'autres termes, lorsqu'il a fait de notre
âme une collection de sensations et d'idées?
Mais ce qu'il importe d'examiner, ce ne sont pas
tant les opinions qui aboutissent à l'empirisme,
que la prétention même sur laquelle il se fonde.
La faiblesse de l'empirisme vient de ce qu'il a
d'étroit et d'exclusif; son tort est de nier ce
qu'il y a de nécessaire et d'absolu dans la con-
naissance humaine. Et, en effet, si l'empirisme
avait raison, s'il n'y avait de certain que les faits
réduits à eux-mêuies, à l'état de purs phéno-
mènes, les sciences expérimentales seraient im-
possibles aussi bien que toutes les autres scien-
ces. Sans doute les faits réels, actuels, sont
avant tout ce par quoi nous pouvons connaître
tout ce qui est accessible à notre intelligence ;
la connaissance de ces faits, c'est-à-dire l'expé-
rience, est le point de départ de toute science.
Dans ces limites, l'empirisme aurait raison. Mais
vouloir se borner à ce point de départ, y enfer-
mer l'esprit humain, c'est une folie et une absur-
dité: c'est nier gratuitement la légitimité de
toutes les opérations intellectuelles qui s'ap-
puient sur les faits pour les dépasser et trouver
les vérités générales et universelles; c'est nier
la valeur, la légitimité et la portée du raison-
nement. Or, à quel titre et de quel droit vient-on
nier les vérités fournies par le raisonnement?
Si l'empirisme ne les nie pas, il reconnaît des
vérités qui vont au delà des faits purs et sim-
ples; et par cela seul il est en contradiction
avec son principe, qui n'admet comme certains
que les phénomènes. Et s'il nie ces vérités, sur
quoi appuie-t-il sa prétention? Car c'est le même
esprit, la même intelligence qui connaît les faits
et qui en déduit les conséquences. L'opération
du raisonnement et celle de la perception sont
distinctes ; mais c'est de la même faculté de con-
naître, du même principe pensant qu'elles éma-
nent toutes deux. Nier l'une, c'est infirmer
l'autre; car leur autorité, venant d'une môme
origine, est égale, sinon semblable.
Ajoutons qu'il n'est pas d'expérience propre-
EMPI
— 444
EMI'l
ment dite qui n'implique l'intervention de la
raison et quelques-unes de ces vérités que nie
l'empirisme. Concevra-t-on, par exemple, que
nous puissions faire les comparaisons et les gé-
néralisations auxquelles conduisent plusieurs
expériences, et qu'elles supposent souvent, s'il
n'y a pas dans le sujet pensant, qui compare et
qui généralise, une unité substantielle? Con-
ce\Ta-t-on aucune des opérations de l'esprit, si
l'esprit n'est pas un sujet, une substance, s'il
n'est qu'une succession d'actes? Et quelle idée
aurons-nous de cbaque acte en lui-même, si nous
ne le rattachons à rien, si nous ne pouvons ni
le comparer ni l'analyser? Que l'on discute sur
la nature et sur l'essence de l'être qui pense, qui
observe et qui raisonne, mais qu'on ne nie pas
ce qui est impliqué dans tous ses actes de per-
ception et de raisonnement, à savoir son existence
substantielle, laquelle pourtant échappe à l'expé-
rience pure, à la simple observation, puisque
celle-ci atteint les phénomènes et n'atteint pas
les substances. Or, c'est là précisément le tort
que se donne l'empirisme.
De même dans les sciences physiques et natu-
relles, quelle loi pourra-t-on légitimement af-
firmer, si l'esprit ne peut aller au delà des faits?
Vous dites que la loi de l'attraction est la loi
universelle de la matière. Mais qui vous l'a
appris? Car l'expérience, comme l'a fait remar-
quer Aristote il y a plus de deux mille ans, nous
apprend bien ce qui est ici, là, aujourd'hui ou
hier; mais l'expérience ne peut rien nous dire
de ce qui existe ailleurs, de ce qui sera demain,
de ce qui a toujours existé; et dans la physique
et les sciences naturelles, vous affirmez l'iden-
tité des lois de la nature pour tous les temps et
pour tous les lieux.
Ainsi, il n'y a pas, il ne peut pas y avoir de
science qui se borne à la connaissance du parti-
culier; l'expérience, telle que la désireraient les
empiriques, limitée à tel corps, à tel point de
l'espace, à tel instant de la durée, ne peut per-
mettre à l'esprit d'affirmer ni de croire une
vérité qui s'étende à l'universalité des corps, à
l'immensité de l'espace, à l'éternité de la durée.
Ce qui constitue toute science, c'est le passage
du particulier au général ; et ce passage n'est
possible que parce que l'esprit franchit l'abîme
par la puissance de certains principes que l'ana-
lyse psychologique découvre dans la raison,
qu'elle dégage des faits où ils sont impliqués,
mais que l'analyse, ultérieure aux faits, ne
constitue pas. « Les sens, dit Leibniz [Nouv. Es-
sais, p. 195, éd. Erdmann), quoique nécessaires
pour toutes nos connaissances, ne sont point suf-
fisants pour nous les donner toutes, puisque les
sens ne donnent jamais que des exemples, c'est-
à-dire des vérités particulières ou individuelles.
Or, tous les exemples qui confirment une vérité
générale, de quelque nombre qu'ils soient, ne
suffisent pas pour établir la nécessité univer-
selle de cette même vérité; car il ne suit pas
que ce qui est arrivé arrivera toujours de même.
« D'où il paraît que les vérités nécessaires,
telles qu'on les trouve dans les mathématiques
pures, et particulièrement dans l'arithmétique et
dans la géométrie, doivent avoir des principes
dont la preuve ne dépende point des exemples
ni, par conséquent, du témoignage des sens,
quoique sans les sens on ne se serait jamais avise
d'y penser.
« 11 est vrai qu'il ne faut point s'imaginer
qu'on puisse lire dans l'àme ces éternelles lois
raison à livre ouvert; mais c'est assez
qu'on les puisse découvrir en nous à force d'at-
tention, à qui les occasions sont fournies par les
sens »
L'empirisme n'est donc que l'exagération ou
la conséquence extrême du sensualisme. Aussi
l'histoire de la philosophie nous montre-t-ellc
peu de philosophes qui aient professé cette doc-
trine complètement dans toute sa franchise.
L'esprit humain a besoin de croire et d'affirmer,
et l'empirisme est presque entièrement négatif.
Mais dans les écoles sensualistes un assez grand
nombre de philosophes ont admis, avec plus ou
moins de tempérament, la prétention de l'empi-
risme; et, sous ce rapport, on peut indiquer les
écoles où l'influence de cette doctrine s'est fait
le plus sentir.
Dans l'antiquité l'école ionienne, celle de Tha-
ïes et de ses successeurs, paraît avoir été sen-
sualiste jusqu'à l'empirisme. Lorsque Heraclite
proclamait que tout s'écoule, et niait l'être ab-
solu, Heraclite donnait, dans le langage poétique
de son temps, une expression à l'empirisme.
L'école de Démocrite et des atomistes, sans ad-
mettre les lois nécessaires de l'esprit humain,
croyait à des substances, à des unités maté-
rielles appelées atomes. Mais bientôt les prin-
cipaux sophistes reprenaient les assertions de
l'empirisme ionien, et Protagoras enseignait que
connaître c'est sentir, que le caractère de la
sensation est de varier à l'infini, suivant les dis-
positions de l'être sensible ; que chacun connaît
à sa façon, et que, tout savoir dérivant de la sen-
sation, toute science est purement expérimen-
tale, individuelle, relative. En d'autres termes,
les sophistes rétrogradaient jusqu'au système
d'Heraclite, à la négation de la vérité absolue.
Plus tard, la double influence de Platon et
d'Aristote ruine les derniers débris de la sophis-
tique , et l'empirisme, relégué parmi les dis-
ciples d'jEnésidème, tend de plus en plus à se
confondre avec le scepticisme.
Au moyen âge, on le retrouve également parmi
les médecins et les alchimistes; mais il ne sert
de drapeau à aucune des grandes écoles de la
scolastique.
Enfin, au début de l'esprit moderne, il se
glisse dans le camp du sensualisme ; et nous en
voyons les principes assez explicitement pro-
fessés par Hobbes. Peu à peu ce qu'il y a de
positif et d'expérimental dans le sensualisme
séduit les esprits; la métaphysique de la sen-
sation se produit en France et en Angleterre avec
cette clarté persuasive et élégante qui fit le
succès de Locke et de Condillac; les penseurs du
xvme siècle se lancent de plus en plus dans cette
voie, et les doctrines de l'époque aboutissent au
célèbre Système de la nature, où le baron d'Hol-
bach essaya d'appliquer le principe de l'empi-
risme aux principaux problèmes de la méta-
physique et de la morale, o Connaître un objet,
suivant lui (ch. n), c'est l'avoir senti, et le sen-
tir, c'est en avoir été remué. » Voilà la science
complètement détruite, et la pensée identifiée
avec le mouvement. Comme il n'existe pas d'ob-
jets généraux, nous ne pouvons être remués par
eux; nous, ne pouvons ni les sentir ni les con-
naître ; il n'y a donc pas de science du gênerai
« Aucune notion, ajoute-t-il (ch. x), ne peut ri-
goureusement être la même dans deux hom-
mes chaque homme a, pour ainsi dire, une
langue pour lui seul, et cette langue est incom-
municable aux autres. » Ainsi d'Holbach reprend
pour son compte, sans s'en douter, la vieille for-
mule d'Heraclite et de Protagoras; et l'empi-
risme du xvm« siècle aboutit aux conclusions
qu'avait balbutiées l'esprit philosophique dans
son enfance. Tant il est vrai qu'il n'a été donne
1 aucun système d'échapper à ses véritables con-
séquences!
Plus près de nous, à la fin du dernier siècle
ENGY
— 445 —
ENGY
et au commencement de celui-ci, la philosophie
semble, par excès de prudence, se circonscrire
dans la contemplation du jeu de nos facultés,
sans aucun égard à leurs objets et au résultat
de leur action. Sans répudier absolument l'em-
pirisme qui avait précédé, l'idéologie ne peuple
l'esprit humain que de sensations rappelées ou
généralisées, qu'elle nomme des idées.
C'est ainsi que nous arrivons au temps présent,
où l'empirisme, sous le nom nouveau de positi-
visme, s'appuie sur le même principe et aboutit
aux mêmes conséquences. Fr. R.
ENCYCLOPÉDISTES ( L'ENCYCLOPÉDIE ET LES).
La France, en 1750, offrait le triste spectacle
d'un gouvernement faible qui subit l'influence
d'une opinion publique plus puissante que lui.
La littérature philosophique avait pris un ton
résolument agressif, et, malgré quelques inter-
mittences, battait en brèche, sous toutes les for-
mes, les vieilles croyances, les vieilles institu-
tions, les vieux usages. Ce qu'on a appelé depuis
le parti philosophique, était dès lors à peu près
formé. Il lui fallait un drapeau à l'ombre duquel
il pût se rallier et donner à ses idées cette force
d'ensemble qui seule produit les grands résul-
tats. Ce drapeau fut Y Encyclopédie.
Par cela seul que c'était une idée hostile aux
institutions du temps qui présidait à l'exécution
de V Encyclopédie, on comprend que la publica-
tion de cet ouvrage dut rencontrer des obsta-
cles. Aussi l'histoire des difficultés et des tribu-
lations par lesquelles Y Encyclopédie fut d'abord
arrêtée et retardée, et même des habiletés à
l'aide desquelles elle triompha, est-elle un des
points curieux de l'histoire des rapports du gou-
vernement avec la littérature au xvnr siècle.
D'Alembert et Diderot prirent sur eux la respon-
sabilité de tout l'ouvrage ; mais ils s'efforcèrent
de rattacher à sa rédaction les hommes les plus
distingués de l'époque. Aussi on remarque tout
d'abord, parmi les auteurs de Y Encyclopédie,
Dumarsais, Daubenton, Rousseau qui donna l'ar-
ticle Musique, Buffon l'article Nature, et le
chevalier de Jaucourt, qui rédigea, avec un dé-
vouement à la science que rien ne put lasser,
tous les articles concernant la physique et l'his-
toire naturelle. A dater du troisième volume,
d'Holbach, La Condamine, Marmontel et Lan-
glet-Dufresnoy, qui fit l'article Histoire, se joi-
gnirent aux premiers. A dater du tome qua-
trième, il faut ajouter Duclos (Déclamation des
anciens), Boullanger {Corvée et Déluge), Vol-
taire, qui commença de fournir beaucoup d'ar-
ticles, Montesquieu, qui en fit un seul, le comte
de Tressan, le président de Brosses, l'abbé Mo-
rellet, Danville, Quesnay, Necker (Frottement),
et Turgot, qui fournit un mémoire dont on fit
usage à l'article Coton. Turgot en avait préparé
d'autres; mais quand l'ouvrage fut prohibé,
Turgot crut devoir à sa dignité de magistrat de
ne plus être le collaborateur de cette entre-
prise.
On comprend sur-le-champ qu'un si grand
nombre d'écrivains différents, apportant chacun
des' vues diverses, devaient jeter dans le corps
de l'ouvrage d'inévitables disparates, et une in-
cohérence d'idées et d'opinions fort sensible. Les
auteurs de Y Encyclopédie prenaient d'ailleurs
de toutes mains et pillaient, sans s'en cacher
lorsqu'on le leur reprochait, Trévoux et Buffier,
Furetière etBasnage.
Le premier volume, annoncé avec fracas et
bruyamment attendu, parut en 1751. Il était dé-
dié au comte d'Argenson, ministre de la guerre.
Contre les usages en pareil cas, la dédicace était
fière et dégagée: « L'autorité, disaient les édi-
teurs, suffit a un ministre pour lui attirer l'hom-
mage aveugle et suspect des courtisans; mais
elle ne peut rien sur le suffrage du public, des
étrangers et de la postérité. C'est à la nation
éclairée des gens de lettres, et surtout à la na-
tion libre et désintéressée des philosophes, que
vous devez, Monseigneur, l'estime générale, si
flatteuse pour qui sait penser, parce qu'on ne
l'obtient que de ceux qui pensent, etc. » S'il
y avait de l'habileté dans cette dédicace envisa-
gée comme précaution, il y avait plus de har-
diesse dans la manière dont elle était rédigée;
et bientôt le contenu de certains articles com-
mença d'inquiéter le clergé et les Jésuites, et à
soulever de nombreuses clameurs. Le Gouver-
nement donna donc l'ordre de suspendre la pu-
blication. Mais celle-ci avait ses partisans, qui se
remuèrent activement, qui la patronnèrent avec
tant de chaleur, qu'on vit, chose étrange ! le
Gouvernement insister en dessous main auprès
des auteurs pour qu'ils eussent à continuer
l'œuvre suspendue par ses ordres, dont le succès
promettait une certaine gloire à l'époque; et
cependant le ministère, malgré cette démarche,
n'osait pas révoquer les arrêts qu'il avait rendus
contre l'ouvrage, trois mois auparavant ! C'est
qu'en effet, si les philosophes comptaient des
amis assez puissants à la cour pour leur obtenir
la tolérance du Gouvernement, il y avait déjà
dans les articles de Diderot, pour ceux qui,
suivant Grimm, savaient réfléchir, le germe
dhme infinité d'idées qu'il ne fallait que déve-
lopper pour éclairer les hommes. Le parti phi-
losophique hésitait encore à mettre trop en lu-
mière ses opinions; mais il s'efforçait néanmoins
de les faire pénétrer partout, et, malgré ses mé-
nagements, il devenait assez facile à ses ad-
versaires d'en reconnaître la trace. Lorsque pa-
rut le quatrième volume (septembre 1754), le
nombre des souscripteurs s'élevait à trois mille;
en décembre 1757, à. la publication du septième
volume, il y en avait quatre mille.
Ce fut aussi le moment où Y Encyclopédie fut
attaquée avec le plus d'acharnement dans les
journaux et les pamphlets des adversaires du
parti philosophique. Palissot publiait ses Petites
lettres, etc., et Moreau le Nouveau mémoire
pour servir à l'histoire des Cacouacs. On re-
présentait les encyclopédistes comme formant
un parti dans l'État, qui avait pour but formel
la ruine de toutes les institutions existantes. Et
de fait, si c'est trop dire que d'attribuer cette
intention à tous ceux qui prenaient part à Y En-
cyclopédie; si même, aux yeux de la plupart
d'entre eux, les plus grandes hardiesses spécula-
tives ne pouvaient avoir de portée ni d'effet
dans le monde réel, il n'en est pas moins évi-
dent que la pensée qui présidait à la rédaction
de l'ouvrage était peu favorable à tout ce qui
avait ses racines dans le passé, et que ses ten-
dances avouées appelaient un nouvel ordre de
choses. Pour se défendre contre les accusations,
les auteurs et les patrons de l'entreprise faisaient
remarquer que, de cinquante écrivains qui y
contribuaient, il n'y en avait pas trois qui vé-
cussent ensemble ou qui eussent d'étroites liai-
sons entre eux. C'est assez vrai; ils n'avaient
guère de commun qu'une grande' indépendance
d'esprit. Mais d'Alembert et Diderot revoyaient
tous les articles, et donnaient à l'ouvrage entier
la teinte générale de leurs opinions, Diderot sur-
tout, qui était spécialement chargé de la partie
philosophique. La variété des écrivains n'otait
donc pas tant qu'on pourrait le croire à l'unité
de dessein et d'intention, au moins dans une
certaine ligne. Au besoin même on niait la por-
tée évidente d'un article. C'est ce qui arriva, par
| exemple, pour l'article Genève, où d'Alembert
ENGY
_ kkc, —
KNCY
déclarait que les théologiens de la ville de Ge-
nève étaient au fond sociniens ou déistes. Cette
accusation mit en grand émoi ces personn
I us le premier moment Grimm (15 septem-
bre 1757) trouvait que d'Alembert avait commis
là une grande élourderie, et avait l'air de le
blâmer; mais, après un an (1er septembre 17.">8),
et lorsque la colère des ennemis de d'Alembert
it un peu apaisée, il retournait son blâme
et disait, à propos du même article, que ce n'é-
l iil pus dans la vue de faire de la peine aux mi-
nistres de Genève que d'Alembert les avait taxés
de socinianisme, mais bien; au contraire, pour
leur faire honneur.
Cependant le clergé continuait ses plaintes
contre V Encyclopédie. Jansénistes, molinistes,
tous les partis se réunissaient pour la signaler à
l'indignation publique. Un mandement de l'ar-
chevêque de Paris (février 1759) vint même at-
taquer en face les philosophes ; et l'Encyclopé-
die, sur le réquisitoire de l'avocat général Sé-
guier , fut enfin déférée au Parlement. Cela
n'empêcha pas le huitième volume de s'impri-
mer pendant ce temps-là. Mais, le 8 mai de la
même année, parut un arrêt du conseil qui révo-
quait les lettres de privilège accordées à l'En-
cyclopédie, et défendait la publication de l'ou-
vrage. On en écoula bien de nouveaux volumes
au dehors du royaume; mais, à l'intérieur, on
parut vouloir tenir la main à l'exécution de
l'ordre du conseil. L'imprimeur Le Breton fut
mis à la Bastille (1766), pour avoir envoyé vingt
à vingt-cinq exemplaires à des souscripteurs de
Versailles, qui furent obligés de les remettre au
comte de Saint-Florentin. Il est vrai que huit jours
après l'imprimeur sortait de la Bastille. Mais ce
petit emprisonnement avait porté ses fruits, et
pour éviter de nouvelles tracasseries, Le Breton
mutila, à l'insu de Diderot, les derniers volumes
de r Encyclopédie (1770). Le philosophe, juste-
ment^ courroucé, écrivit à l'imprimeur une let-
tre où il exhale son indignation et son mépris
en des termes souvent éloquents. Mais le mal
était irréparable, Le Breton ayant eu soin de
détruire le manuscrit au fur et à mesure que le
tirage s'effectuait. Ainsi se termina, par une
sorte d'avortement, cette entreprise colossale, si
éclatante à son début. La guerre entre les phi-
losophes et le clergé, entre celui-ci et les jansé-
nistes, querelle qui fut suivie de l'exil du Par-
lement, tout cela, sur le déclin d'un règne
devenu honteux, commençait à inquiéter les
esprits, et le public, détourné par de tristes
préoccupations, fit peu d'attention à la fin d'une
publication qui l'avait vingt ans plus tôt si
fortement ému.
Arrivons maintenant aux doctrines que ren-
fermait l'Encyclopédie, et tâchons d'en appré-
cier rapidement le véritable caractère et les ten-
dances les plus marquées
Ce qui distingue éminemment l'entreprise de
d'Alembert et de Diderot, c'est qu'elle fut avant
tout une œuvre soumise à une pensée philoso-
[ue, et c'est particulièrement de ce côté que
nous avons à la considérer ici. Ces deux hommes
lui imprimèrent avec force le cachet de leurs
opinions, et la firent entrer dans le courant de
leurs idées. Tous les autres collaborateurs, quelle
que fût d'ailleurs leur valeur personnelle, ne
viennent qu'en seconde ligne dans l'achèvement
Niune. Le but de 17..
était tout à la fois de montrer à l'esprit humain
ndue de sa puissance, en déroulant le ta-
u de ses richesses; et en même temps d'a-
chevi tant librement de toute science,
de toute doctrine, L'émancipation de la pensée
humaine, si nettement commencée par la révo-
lution cartésienne. C'est à ce point de vue qu'il
faut.-- mr juger avec impartialité toute
ophique de ce grand om
dont Diderot lit le prospec Uembert le
discours préliminaire; et c'est [ue l'on
pourra en apprécier sainement le côté utile, cl
faire la part des passions et même des préjugés
du parti philosophique.
Le discours préliminaire par lequel l'Ency-
clopédie s'annonça eut un succès considérable,
succès mérité d'ailleurs à beaucoup d'égards,
quoiqu'il ait été vanté outre mesure par les
amis et patrons de l'entreprise. D'Alembert y
montrait d'abord, et cela en conformité avec les
idées du temps, l'origine de nos premières con-
naissances, puis celle de la société, et par suite
la notion du juste et de l'injuste prenant place
parmi nos croyances. Il passait alors à l'origine
des diverses sciences, de la physique et des ma-
thématiques, et des siences d'imitation, telles
que la peinture, la sculpture et la musique.
Enfin d'Alembert proposait sa division des scien-
ces humaines, calquée avec quelques change-
ments sur celle de Bacon.
Il y a peu de chose à dire sur la partie du
Discours préliminaire où d'Alembert traite des
origines de la société et des sciences. Ses doc-
trines, sur ce point, n'offrent rien de particulier,
et ne sont guère qu'un reflet de celles que pro-
pageait, en 1750, la philosophie sensualiste.
Seulement l'esprit sobre et modéré de d'Alem-
bert évita les conséquences extrêmes qui sédui-
sent de préférence les écrivains résolus et éner-
giques. Il fit à peu près la même chose pour la
division des sciences. On sait que la question
d'une classification des sciences ne date que de
la publication du Traité de la dignité et de l'ac-
croissement des sciences; mais celle que Bacon
avait donnée fi oublier toutes les autres. D'A-
lembert, en l'empruntant pour Y Encyclopédie,
y introduisit plusieurs modifications. Bacon avait
ramené es sciences humaines à trois chefs prin-
cipaux, qui sont : la mémoire, comprenant tout
ce qui est histoire ; ['imagination, renfermant
tout ce qui est poésie; et la raison, contenant
tout ce qui est philosophie ou science de Dieu,
de l'homme et de la nature. Or, cette classifica-
tion est loin de satisfaire à toutes les exigences
du problème. La division psychologique sur la-
quelle elle repose n'est ni rigoureuse ni exacte :
les sous-divisions n'y sont pas irréprochables,
attendu que beaucoup de branches de l'arbre de
la science rentrent les unes dans les autres.
L'ordre de filiation et de dépendance des scien-
ces y est à peine indiqué pour quelques-unes,
loin d'y être entièrement observé. D'Alembert
essaya de compléter cette classification, en y
ajoutant la distinction de l'ordre historique et
de l'ordre rationnel de nos connaissances, c'est-à-
dire l'ordre dans lequel les sciences se produi-
sent dans la société, et celui dans lequel elles
dépendent les unes des autres. Ce dernier est,
aux yeux de d'Alembert, à peu près identique
avec l'ordre de développement de nos diverses
facultés. Le savant mathématicien ne se faisait
pas d'ailleurs illusion sur la valeur de cette
classification, même corrigée par lui. Et peut-
être touchait-il au nœud de la difficulté, lors-
qu'il disait que les analogies et les différents
points de contact des divers objets de la con-
ii i iss h ce hum une, les uns avec les autres, lais-
seront toujours une trop grande part à l'arbi-
dans une pareille entreprise, pour qu'on
l'.re jamais une classification satisfaisante.
11 est certain, en effet, que la plupart de nos fa-
cultés interviennent dans la formation de cha-
que science, et que. par conséquent, ranger les
ENCY
447
ENCY
sciences suivant les facultés auxquelles elles ap-
partiennent, c'est poser les bases d'une division
radicalement mauvaise. De plus, les sciences,
en raison même de leurs progrès continus et de
leur extension successive et indéfinie, se subdi-
visent en plusieurs autres. Il faudrait donc,
d'un côté, diviser les sciences d'après les mé-
thodes ou procédés intellectuels qui sont néces-
saires pour les constituer, et de l'autre les sub-
diviser d'après leurs objets. Les mêmes métho-
des s'appliquant à plusieurs sciences à la fois,
ce premier point de vue devrait comprendre
le second et servir à fonder les divisions prin-
cipales.
Telle était l'introduction que d'Alembert mit
en tête de l'Encyclopédie (nous ne parlons pas
des mathématiques). Il fit encore l'article Ge-
nève dont nous avons fait mention, et de nom-
breux articles de grammaire et de littérature. Il
ne se contenta pas d'y insérer des articles ; il se
servait d'ailleurs de son influence et de ses re-
lations dans le monde pour attirer des protec-
teurs à la grande œuvre et même pour dénon-
cer les ennemis de l1 'Encyclopédie, comme le
démontre une lettre fort curieuse de Males-
herbes à d'Alembert, qui témoigne du peu de
goût du philosophe pour les critiques et les con-
tradictions (voy. Mém. de Morellet, liv. I, p. 43-
52). Mais, découragé par les tracasseries du Gou-
vernement, qui tantôt tolérait, tantôt ordonnait
de suspendre l' Encyclopédie, mécontent aussi
des libraires-éditeurs, d'Alembert abandonna
l'entreprise avant la fin, et cessa d'y prendre
part après la publication du huitième volume.
Diderot, lui, ne se fatigua ni ne se rebuta ja-
mais, et fut sans relâche l'âme véritable de
V Encyclopédie. Il y aborda et y traita toute sorte
de sujets, les faits historiques et les faits fabu-
leux, les usages anciens et modernes, la philo-
sophie et les superstitions, la politique et la
grammaire. Il y rédigea entièrement tout ce qui
concerne les arts mécaniques, et initia ainsi le
premier les hautes classes de la société à tous
les efforts, glorifiés et souverains aujourd'hui,
alors si dédaignés, de cette puissance toute mo-
derne qui s'appelle l'industrie. Les articles qu'il
fournit sur ces matières si diverses s'élèvent au
nombre prodigieux de 990. Nous n'avons à con-
sidérer ici que ceux qui se rapportent aux diffé-
rentes sciences philosophiques.
Sur tous les problèmes philosophiques dont
Diderot expose une solution dans V Encyclopédie,
il ne faut pas lui demander une systématique
unité d'opinions qui n'allait pas à la fougue de
son esprit. Mais on peut se convaincre facile-
ment que, s'il conserve encore quelques tradi-
tions de l'école française du xvn* siècle, toutes
ses sympathies sont acquises aux théories du
sensualisme anglais, qui, à cette époque, se ré-
pandait beaucoup en France, et surtout à la mo-
rale et à la politique de cette école. Diderot,
d'ailleurs, lisait peu, recueillait quelques faits,
et se hâtait d'inventer des hypothèses pour les
expliquer. Et comme il se regardait avant tout
comme l'apôtre des doctrines nouvelles qui com-
mençaient à prévaloir dans notre pays, il adop-
tait de préférence, tantôt ouvertement et tantôt
par voie d'allusions et de conséquences, les ten-
dances les plus négatives de cette philosophie.
C'est ainsi qu'en général sa métaphysique est un
mélange assez confus des théories de l'école de
Malebranche, de Leibniz et de Wolf, avec les
opinions des philosophes anglais contemporains.
Sa prédilection pour Hobbes, Locke et Shaftes-
bury est même sur certains points nettement
marquée. Dans ses meilleurs articles de logi-
que, il se borne à copier tantôt Buffier, et d'au-
tres fois Gondillac. Il s'étend davantage sur les
questions de morale, de justice et de droit na-
turel. Et cela se conçoit d'autant plus, que ce
sont là les côtés faibles du cartésianisme, ceux
qu'il a le plus laissés dans l'ombre, et que les
encyclopédistes aspiraient surtout aux théories
qui peuvent se traduire en actes. La morale de
Y Encyclopédie est, au fond, la morale du bon-
heur et de l'intérêt, sans toutefois que les théo-
ries de cette doctrine y soient exposées dans
toutes leurs [conséquences. Voici comment Di-
derot déduit ses idées. Suivant lui, l'homme
cherche le bonheur, et c'est dans ce but que
la société a été établie. Les hommes, par le
fait seul de leur existence, ayant tous un droit
égal au bonheur, le droit égal de tous à tout, est
un droit essentiellement naturel. En conséquence
de cela, le juste, suivant Diderot, est ce qui est
conforme aux lois civiles par opposition à l'équi-
table, qui consiste dans la seule convenance avec
les lois naturelles (sur lesquelles Diderot ne s'ex-
plique pas). Ce sont les lois écrites qui, en rati-
fiant les principes naturels d'équité, produisent et
manifestent la véritable justice, ce qui n'empêche
pas Diderot d'ajouter qu'une action est morale-
ment bonne, si elle s'accorde avec l'essence de
l'être qui la produit. Or cette dernière assertion
s'éclaire singulièrement de cette assertion de Di-
derot, que les passions sont excellentes en elles-
mêmes, puisqu'elles enseignent à l'homme la
route du bonheur. Ainsi, dans les principes de
cette théorie, l'idée du juste n'est pas essentiel-
lement distincte de l'idée d'utile, et n'emporte
nullement avec elle l'idée absolue d'obligation
morale. Diderot distingue un peu, il est vrai,
l'idée de la sensation; mais ces deux phénomè-
nes ne lui paraissent dignes d'attention que
dans le rapport qu'ils ont avec le bonheur de
l'individu, et, par conséquent, le côté sensible
de notre nature lui paraît bien supérieur à l'au-
tre , qu'il s'occupe peu d'ailleurs d'en distin-
guer. Il confond complètement le principe des
devoirs sociaux qui vient de la destination mo-
rale de l'homme, avec le bonheur présent. Aussi
ne sera-t-on pas étonné qu'à l'article Immorta-
lité, il ne parle que de cette espèce de vie que
nous acquérons dans la mémoire des hommes,
et garde sur la vie future un silence fort signifi-
catif. A l'article Épicure, il dit encore : « Épi-
cure est le seul d'entre tous les philosophes an-
ciens qui ait su concilier sa morale avec ce qu'il
pouvait prendre pour le vrai bonheur de l'homme,
et ses préceptes avec les appétits et les besoins
de la nature. »
Arrivant aux questions de droit naturel, Dide-
rot part de ce principe, que la liberté est la
condition de l'obligation et du droit. Nous avons
des passions qui créent en nous des besoins, et
ces besoins se résument tous dans le désir inné
du bonheur. Il faut donc, dans ce but, raisonner
nos actions, c'est-à-dire faire servir au déve-
loppement de notre nature sensible la raison,
qui est notre plus haute faculté, laquelle ne
nous a été donnée, comme toutes les autres, que
pour contribuer à notre bonheur. Mais il est ab-
surde d'exiger des autres qu'ils fassent ce que
nousvoulons. Qui donc décidera, entre les hom-
mes, de ce qui est juste ou injuste dans leurs
rapports mutuels? Ce sera, suivant Diderot, le
genre humain, parce que le bien de tous est
la seule passion qu'il ressente, et que la volonté
générale est toujours bonne. «Si même les ani-
maux pouvaient communiquer avec nous, dit-il,
et voter dans une assemblée générale, il fau-
drait les y appeler, et alors les questions de
droit naturel ne se débattraient plus par-devant
Vhumanilé, mais par-devant Vanimalilé. »
ENGY
— 448
km; y
plus sacré à tout ce qui ne lui est point
par l'i'spî'co entière. Et puisque, dans
L'homme a donc d'abord le droit naturel le
contesté
ses rap-
ports avec ses semblables, if doit consulter la
volonté générale, il s'agit de savoir où se trouve
le dépôt de cette volonté générale. C'est, suivant
Diderot, dans les principes du droit écrit de
toutes les nations policées.
La soumission à la volonté générale est donc
le lien de toutes les sociétés, le vrai fondement
du droit naturel ; les lois doivent être faites
dans l'intérêt du bonheur de tous, et non en
vue du bonheur d'un seul. Donc le bonheur
du genre humain, qui est le seul bonheur légi-
time, exige que la puissance législative appar-
tienne à la volonté générale, laquelle, suivant
Diderot, n'erre jamais ; car, même dans l'hypo-
thèse que les idées du genre humain se main-
tiendraient dans un flux perpétuel d'affirmations
et de négations successives, le fondement du
droit naturel n'en subsisterait pas moins, puis-
que la loi serait toujours dans sa mobilité
l'expression exacte de la volonté générale de l'es-
pèce entière, et que cette conformité de la loi
avec la volonté générale est la source unique de
tout droit, de toute justice. Il ajoute que la vo-
lonté des peuples est le fondement du droit et
de la puissance des souverains ; il attaque (art.
Autorité) l'axiome que toute puissance vient de
Dieu, et décL-tre que le prince ne tient que de ses
sujets l'autorité qu'il a sur eux, qu'il ne la pos-
sède qu'à titre de leur représentant, et qu'elle
est essentiellement bornée par les lois de la na-
ture et de l'État.
Sur les questions d'esthétique qu'il aborde,
mais qu'il ne résout qu'en partie, Diderot, qui
s'était beaucoup occupé de la théorie du beau,
et dont les salons avaient eu du succès, ne se
montra guère plus indépendant du sensualisme
régnant, et suivit, sur quelques détails seule-
ment, les inspirations de sa nature enthousiaste.
Dans l'article du Beau, il commence par exposer
d'une manière générale les opinions de Platon,
de Hutcheson, du P. André et de Le Batteux sur
ce sujet; puis, analysant pour son compte la no-
tion de beauté, il arrive à des conclusions qui
peuvent se résumer ainsi : Nos besoins et l'exer-
cice le plus immédiat de nos facultés conspirent,
dès notre naissance, à nous donner des idées
d'ordre, d'arrangement, de proportion, d'harmo-
nie et de beauté. Nous découvrons ensuite le
même ordre et une beauté analogue dans tous
les êtres qui nous environnent ; de sorte que
cette notion nous devient bientôt familière. En
l'analysant, on voit qu'elle découle des notions
d'existence, de nombre, de longueur, largeur et
profondeur, et d'une infinité d'autres. De sorte
qu'en définitive la notion du beau se résout com-
plètement dans celle des rapports. Aussi, pour
Diderot, n'y a-t-il pas de beau absolu, quoiqu'il
distingue le jugement qui perçoit le beau, de
la sensation agréable que la vue de la beauté
nous procure ; le beau est relatif à nous, mais
il faut toujours distinguer le beau réel et le beau
aperçu; le premier est dans les choses, et le
second est la vue variable que nous en avons.
« C'est même, dit-il, l'indétermination des rap-
ports d'un objet avec d'autres, la facilité de les
saisir, et le plaisir qui accompagne leur percep-
tion, qui a fait imaginer que le beau était plutôt
«ne affaire de sentiment que de raison. » La
diversité des rapports perçus aurait été ainsi 1 i
cause de la diversité des opinions humaines sur
la beauté. Comme démonstration de sa théo-
rie, Diderot ajoute des remarques fort ingé-
nu uses, et essaye de l'appliquer à quelques
r\r:i||l|eS.
Ainsi Diderot ne voit pas qu'au coini
le phénomène complexe produit en nom par la
vue du beau, le sentiment ou la sensation seule
est relative, et que le jugement qui affirme la
beauté n'est pas relatif. Mus si, sur ce point, Di-
derot est encore le disciple du sensualisme,
surtout en voulani démontrer, dans le môme ar-
ticle, que toutes nos idées de beauté sont tirées
de l'expérience, et qu'ainsi elles se résolvent
dans la notion essentiellement variable et com-
plexe de rapports, du moins il entrevoit dans la
notion du beau quelque chose d'indépendant des
conventions et des caprices des hommes, ce
qu'il appelle le /<>■<> /t réel, et donne ainsi une
cerl line fixité à l'idée du beau.
En dehors des articles qui se rapportent à tous
ces divers points de doctrine, nous signalerons
d'abord l'article Académie, qui contient une
appréciation, remarquable pour l'époque, de la
révolution philosophique inaugurée par Descar-
tes. Diderot y montre très-bien comment l'éta-
blissement des Académies a contribué au déve-
loppement de l'esprit laïque dans la direction des
intérêts moraux de la société.
Nous citerons également l'article Encyclopé-
die, qui est peut-être le plus remarquable de
tous ceux qu'écrivit Diderot, et qui est certaine-
ment un de ceux où il montra le plus de verve
et de sagacité. Cet article abonde en traits élo-
quents, tels qu'ils jaillissaient, comme par éclairs,
de la plume de cet écrivain. Il y expose ses idées
sur le projet d'un dictionnaire universel raisonné
des connaissances humaines, sur sa possibilité,
sa destination, ses matériaux, l'ordonnance gé-
nérale de ces matériaux, le style, la méthode,
les renvois, la nomenclature, les manuscrits, les
auteurs, les censeurs, les éditeurs et le typo-
graphe. C'est là qu'il déclare, contrairement à
toutes les idées reçues alors en pareille matière,
que le Gouvernement ne doit pas se mêler d'un
pareil ouvrage. « Les projets littéraires conçus
par les grands, dit-il, sont comme les feuilles qui
naissent au printemps, se sèchent tous les au-
tomnes, et tombent sans cesse les unes sur les
autres au fond des forêts, où la nourriture qu'elles
ont fournie à quelques plantes stériles est tout
l'effet qu'on remarque. » Il montre ensuite les
révolutions inévitables des sciences, des arts et
de la langue, et défend cette doctrine de la per-
fectibilité de l'esprit humain, que le xvme siècle
n'a pas inventée, mais dont il a fait, pour ainsi
dire, une religion. Dans nul article peut-être
Diderot ne déploya avec plus d'aisance cette fa-
culté rare qu'il avait de s'occuper de toute espèce
de sujet avec un égal enthousiasme.
Tel est l'ensemble des doctrines philosophiques
que les deux principaux auteurs de l'Encyclo-
pédie répandirent dans le corps de ce grand
ouvrage. Malgré les défauts nombreux qui le
déparèrent, il eut d'abord un grand éclat. Au
moment où la philosophie nouvelle voulait tout
refaire, les opinions, les mœurs, les croyances,
les lois et les institutions, c'était une pensée
hardie et féconde de réunir dans un seul tableau
tous les divers aspects de la connaissance humaine.
Et ce fut une de celles qui contribuèrent le plus
à affermir l'esprit novateur et à le préparer aux
grandes choses qu'il accomplit un peu plus tard.
Malheureusement l'Encyclopédie fut exploitée
dans un intérêt de parti, et prit trop souvent les
allures du pamphlet, ce qui, joint aux circon-
stances extérieures, l'empêcha de tenir toutes
ses promesses. On peut même remarquer que,
loin d'avoir servi à rattacher les sciences Lés
unes aux autres, comme cela semblait devoir êti e
son but principal et avoué, l'Encyclopédie a
i' de très-peu le moment où les diverses
ENTH
branches de la connaissance humaine ont cessé
d'être cultivées ensemble.
L'Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des
sciences, arts et métiers, par une société de gens
de lettres, mis en ordre par Diderot et quant à
la partie mathématique par Dalembert, se com-
pose de 17 vol. in-f°, dont le premier parut en
1751, le dernier en 1765, plus 11 vol. de planches
dont le premier est de 1762 et le dernier de 1772.
Un supplément de 5 vol. parut en 1776-7. V En-
cyclopédie fut réimprimée à Genève, 1777, 39 vol.
in-4, et à Berne et Lausanne en 1778, 72 vol.
gr. in-8, plus 3 vol. de planches in-4. Fr. R.
ENTÉLÉCHIE (en grec, £vxe).sy eux ; de £VTe)iç,
parfait; éysiv, avoir; littéralement possession de
la perfection). Ce terme a été créé par Aristote,
traduit par Hermolaûs Barbarus en perfectihabia,
et depuis remis en honneur par Leibniz. Après
avoir, au premier livre de la Métaphysique,
exposé sa théorie des quatre causes, matérielle,
formelle, efficiente ou motrice, et finale, qui
correspondent à ces quatre questions : Quelle est
la matière d'un objet? Quelle est la forme ou
l'essence? Quel est le moteur? Quelle en est la
fin? Aristote, par des éliminations successives,
les réduit à deux, la matière et la forme, le
possible et l'être, la puissance et l'acte. Or l'en-
téléchie, c'est la forme ou l'acte par opposition à
la matière ou à sa puissance. C'est ainsi qu'Aris-tote
dit : AtT)sr,(jL£vou ôè xa6' ixacnov ^évoç toû [j.èv
ôwâfxei toû ô'èvTEXe/eta, distinguons d'abord, en
chaque genre, ce qui est en puissance et ce qui
est en entéléchie, en acte. C'est ainsi qu'il définit
l'àme tantôt la forme, tantôt l'entéléchie pre-
mière de tout corps naturel, organisé, ayant la
vie en puissance. C'est encore ainsi qu'avec une
différence assez sensible, mais compréhensible,
il définit le mouvement : la réalisation ou l'en-
téléchie du possible en tant que possible, parce
que la réalisation ne commence qu'avec l'acte.
L'entéléchie est donc, pour Aristote. tantôt la
forme, tantôt l'acte, tantôt la réalisation du pos-
sible ou le mouvement par lequel la matière
prend une forme et tend à une fin, tantôt l'être
même qui résulte de la réalisation de la puis-
sance, qui possède en soi le principe de son action
et tend de lui-même à sa fin. Pour Leibniz, en
donnant à ses monades le nom d'entéléchies, il
a consacré sur ce point essentiel l'affinité de sa
doctrine avec celle d'Aristote. Consultez la Mé-
taphysique d 'Aristote, liv. IX et XI ; l'Essai sur
la Métaphysique d'Aristote de M. Ravaisson, 1. 1,
p. 384 et suiv.; — une dissertation de M. Ber-
tereau, de Entelechia apud Leibnitium, Paris,
1843, in-8. Et voyez l'article Péripatéticienne
(philosophie). A. B.
ENTHOUSIASME (îv6o-j<7taa(j.ôç). Ce mot est
dans Platon et dans Aristote; il signifie propre-
ment inspiration divine, et, d'une manière plus
générale, inspiration, excitation extraordinaire
de l'âme, exaltation intérieure qui se manifeste
au dehors par des paroles ou des actes plus
énergiques ou plus violents. L'enthousiasme est
habituellement attribué aux poètes, aux artistes;
mais il peut appartenir dans une certaine mesure
à tous les hommes; la pensée la plus grave et
la plus austère ne l'exclut pas. Le savant, le
philosophe aussi peuvent le sentir ; et Socrate,
dans le Phèdre, rapporte à l'influence des nym-
phes l'enthousiasme dont il est animé. L'enthou-
siasme est si peu le privilège de quelques âmes,
que parfois des nations entières en sont agitées ;
de grands événements politiques ou religieux le
leur inspirent; c'est l'enthousiasme qui produit
dans les peuples ces admirables élans de courage
qui sauvent la patrie et la liberté, et tous ces
dévouements éclatants ou inconnus qui sont
DICT. PHILOS.
449 —
ENTH
l'honneur de la nature humaine. C'est lui encore
qui enfante ces convictions ardentes, ces grandes
croyances qui poussent les individus au martyre
et qui organisent les sociétés. Inspiration des
poètes, ou même des devins et des prophètes
réflexion sublime et profonde des philosophes'
héroïsme des guerriers et des peuples, dévoue-
ment des martyrs et des patriotes, ce sont là
des faces diverses de l'enthousiasme qu'il faudrait
toutes étudier pour le bien comprendre dans
toute son étendue et dans toute sa puissance. La
psychologie et la morale n'en ont peut-être pas
assez tenu compte; et c'est une lacune que la
philosophie de nos jours a commencé et con-
tinuera sans doute à combler. Il n'est point dans
l'âme humaine une faculté qui soit à la fois ni
plus obscure ni plus importante; mais il faut
ajouter que cette faculté, bien qu'appartenant à
tous, ne se manifeste clairement que dans
quelques-uns, à de rares intervalles, et qu'elle a
pu échapper ainsi à une analyse toujours très-
dilficile, d'ordinaire trop peu profonde, et qui
d'ailleurs ne doit s'adresser qu'aux généralités.
L'âme humaine n'a que deux mouvements
possibles : ou elle s'abandonne à la puissance
qui l'anime, sans avoir conscience de la force
qui la pousse, sans essayer de comprendre et de
diriger l'instinct qui la mène; ou bien, tout en
obéissant encore, elle intervient, du moins pour
une part plus ou moins grande, dans les effets
de cette puissance dont elle se rend compte, et
qu'au besoin elle modifie. Le premier de ces
mouvements est la spontanéité; le second est la
réflexion avec toutes les nuances, avec tous les
degrés que l'une et l'autre peuvent recevoir.
Dans la spontanéité, l'homme n'est pour rien;
il est mû par une force qui ne vient pas de lui,
qu'il ignore tout en la suivant. L'être moral
n'apparaît pas alors; la volonté et la liberté,
bien qu'elles vivent toujours, ne sont point
éclairées par cette lumière supérieure de la raison
sans laquelle il n'y a point de vraie responsa-
bilité. L'individu vit alors d'une vie d'autant plus
puissante qu'elle est plus aveugle; il en sent la
plénitude; elle déborde en lui, mais il ne la
règle pas; il ne tente même point de la régler,
tant le mouvement qui l'emporte est rapide et
irrésistible. D'où vient cette puissance intérieure
qui meut l'homme ? Et puisqu'elle n'est pas de
lui, de qui la tient-il, à qui doit-il la rapporter?
A Dieu, a répondu la philosophie grecque; et de
là le sens profond et parfaitement vrai du mot
enthousiasme (èv, 6eo;). Mais cette acception,
tirée de l'étymologie même, n'est pas celle
qu'ordinairement on y attache. L'enthousiasme
est une certaine nuance de la spontanéité : ce
n'est pas la spontanéité même ; et bien qu'en
nous ce soit certainement quelque chose de divin
qui donne à notre intelligence le mouvement et
la vie, et produise ce que la philosophie moderne
appelle la spontanéité, ce n'est qu'à l'un des
effets les plus saillants de la spontanéité, et non
à la spontanéité toute seule, que la philosophie
grecque a joint la notion d'une intervention di-
vine. Ceci, d'ailleurs, s'explique sans peine. La
spontanéité, telle que nous la comprenons au-
jourd'hui, est le fait le plus profond de notre
nature, et il a fallu une très-longue analyse
pour le découvrir dans les ténèbres où il se
cache, et le démêler au milieu de cette mul-
titude de faits beaucoup plus apparents qui le
voilent à l'observation, même la plus attentive.
Il ne faut donc pas confondre l'enthousiasme
avec la spontanéité. La spontanéité est bien plus
divine encore que l'enthousiasme sans contredit;
mais c'est l'enthousiasme seul qu'on rapporte plus
particulièrement à l'influence de la divinité. La
29
ENTH
— 450
ENTH
néité est un fait général qui appartient à
tous les hommes sans exception, et que la science
ne peut faire remonter qu'à Dieu. L'enthousiasme,
né dans certaines circonstances, ne durant que
quelques instants, a pu être attribué dans le
polythéisme à la faveur spéciale d'un dieu tuté-
laire, se communiquant à une àme privilégiée
qu'il veut remplir et embraser.
Quel est donc précisément l'état de l'âme dans
l'enthousiasme? Il est fort difficile de le dire,
quand l'âme est dans cet état extraordinaire,
elle ne l'observe point, par les causes mêmes
qui le produisent; quant elle n'y est plus, les
éléments de l'observation lui font défaut, et le
souvenir en est bien effacé et bien peu saisis-
sable. C'est en vain qu'on le demanderait à ces
âmes fortunées que l'enthousiasme enflamme
durant une vie tout entière, à ces poètes qui
ont chanté sous l'inspiration qui les consumait.
Ils ont transmis aux peuples le feu divin dont
ils brûlaient eux-mêmes; mais ils le leur ont
transmis avec cette naïveté qui les caractérise
et en fait au milieu de la vie commune de
sublimes enfants et des interprètes aveugles,
quoique divins, de la pensée des nations. Les
poètes ne nous diront donc pas ce que c'est que
l'enthousiasme. Quand Socrate va leur demander
leur secret, ils ne savent que lui répondre, et
le désappointement du philosophe est au moins
égal à son admiration. Il faudrait bien moins
encore interroger les artistes ; leur inspiration
n'égale pas en violence celle des poètes, mais
elle n'est pas plus claire pour eux; ils ne la
comprennent pas davantage, et ils pourraient
tout aussi peu l'expliquer. Il faut même renoncer
à obtenir le mot de cette énigme des savants
qui, comme Archimède ou Newton, ont éprouvé
les austères transports de l'enthousiasme scien-
tifique. Il n'y a que le philosophe qui puisse
nous donner ici quelques lumières certaines; et
précisément parce que la philosophie est le do-
maine propre de la réflexion, et que le philosophe
sent aussi parfois ce puissant et divin instinct
auquel les autres obéissent aveuglément, lui du
moins, habitué comme il l'est à observer tous
les mouvements de son âme, il observe celui-là
avec d'autant plus de soin qu'il est plus singulier
et plus rare. Il ne le répudie pas, mais il le
contient de peur d'être emporté par lui ; et quand,
pour son malheur, il s'y abandonne, c'est qu'il
quitte le ferme sol de la raison et de la person-
nalité pour tomber dans ces excès et ces abîmes
où se perd le mysticisme.
C'est donc au philosophe de savoir ce qu'est
l'enthousiasme, d'où il vient, où il doit s'arrêter,
et de montrer quelle est sa grandeur et aussi sa
faiblesse. C'est donc au philosophe, bien qu'il
doive plus que tout autre éviter ce redoutable
attrait des âmes les plus nobles, de faire la part
rigoureuse de ce qu'il y a de divin et d'humain
tout à la fois dans l'enthousiasme, d'admirable
mais de périlleux, de fort mais de caduc.
Un premier fait de toute évidence que les
poètes, les artistes, et tous ceux que l'enthou-
siasme a une fois transportés, peuvent attester
unanimement, c'est que l'âme dans ces moments
sublimes ne s'appartient pas. Les plus vives de
ses facultés, les plus brillantes, les plus fécondes
sont en jeu, et l'âme a perdu toute action sur
elles. Tout entière à l'émotion divine qui la
bouleverse, elle ne la sent que pour y céder,
que pour y succomber. Qui peut donc agiter
ainsi l'âme de l'homme, l'arracher à elle-même,
l'enivrer si puissamment? Une seule cause :
l'idée, la vue. le sentiment du bien, quelles
qu'en soient les formes, le beau, le juste, le
saint, le vrai. Voilà la cause unique de l'enthou-
siasme ; il ne peut pas y en .avoir d'aï
voilà le délicat mais irrésistible intermédiaire
dont Dieu se sert pour Iran ami s. Et,
dès lors, rien d'étonnant qui L'enthousiasme soit
reporté à Dieu même, que l'enthousiasme i
en quelque sorte Dieu même présent; c'est que
le bien, s'il n'est pas Dieu, ne vient que de
Dieu cependant; c'est que toutes les formes du
bien viennent de lui sans distinction, et que la
vérité, la sainteté, la justice, la beauté sont
également divines. Voilà comment l'idée du bien,
conçue dans tout son éclat et dans toute sa
puissance, aboutit et accable le philosophe lui-
même; voilà comment Platon en détourne les
yeux de peur d'en être aveuglé, ou, pour mieux
dire, de peur de céder à ce transport qui ôte à
l'âme la lumière splendide et douce de la ré-
flexion. L'idée du bien est le mobile perpétuel
de l'homme sans doute; mais quand elle agit
plus puissamment que de coutume, c'est alors
l'enthousiasme qu'elle provoque avec toute
son énergie, qui peut aller parfois jusqu'au dé-
lire.
Si l'âme en cet instant ne se possède plus, la
cause qui la pousse a beau être divine et sainte,
notre nature fragile court grand risque de tomber,
et sa chute alors est d'autant plus grave, que
l'exaltation de l'âme l'a élevée plus haut. Si c'est
le bien que l'homme poursuit dans cette noble
ivresse, est-ce toujours le bien qu'il voit? Est-ce
toujours le bien qu'il saisit? Et que de périls ne
court-il pas quand il renonce, sans d'ailleurs le
plus souvent le savoir, à ces facultés d'un autre
ordre, plus sûres et tout aussi puissantes que
l'enthousiasme, où notre personnalité intervient
du moins avec sa part de raison et de responsa-
bilité? En faisant le plus attentif et le plus
régulier usage de la reflexion pour se conduire
et éviter la faute, l'homme n'est pas assuré de
ne point se tromper. Mais ne l'est-il pas bien
moins encore quand il abandonne son seul guide,
et qu'il se livre à cet autre agent aveugle que sa
raison doit conduire, bien loin de se soumettre
à lui? Voilà comment cette sentence vulgaire
est parfaitement vraie, « que du sublime au
ridicule il n'y a qu'un pas. » Voilà comment il
n'y a qu'un pas aussi de l'enthousiasme patrioti-
que à l'inhumanité; en un mot, voilà comment
il n'y a qu'un pas de tout enthousiasme aux
aberrations et aux excès les plus étranges quand
ils ne sont pas les plus coupables.
Dans de justes limites, l'enthousiasme en-
noblit l'homme et le transforme presque en dieu
Mais qu'il est difficile de marquer ces limites!
Qu'il est difficile surtout de s'y tenir! C'est donc
une arme à la fois dangereuse et puissante, qui
blesse les imprudents, qui n'appartient, en gé-
néral, qu'aux forts, mais dont la raison doit
attentivement surveiller l'usage périlleux. C'est
une noble et grande passion de l'âme, qui bien
souvent l'égaré, et qui lui ôte d'autant plus de
forces pour revenir de son erreur, que d'abord
elle lui en a plus donné pour la commettre. Il y
a toujours un grave danger pour l'homme à sor-
tir de sa nature, même pour s'élever au-dessus
d'elle; et si quelques instants il se grandit
outre mesure, c'est, en général, pour tomber
bientôt au-dessous de lui-même. In meclio virtus.
Mais qu'elles sont admirables et rares ces âmes
favorisées du ciel qui savent joindre, dans une
puissante et féconde harmonie, l'enthousiasme
a la raison, tempérer les ardeurs de l'un par le
calme de l'autre, et emprunter à tous deux ce
qu'ils ont d'excellent, en laissant ce qu'ils ont
d'excessifl C'est ce juste tempérament qui fait
toutes les grandes choses, depuis les chefs-
d'œuvre des poètes et des philosophes, jusqu'aux
ENTI
— 451 —
ÉPIG
institutions durables des législateurs et des con-
quérants.
Si donc la morale a négligé jusqu'ici l'étude de
cette noble passion, et si un Descartes a pu l'o-
mettre dans son analyse de toutes celles qui
agitent l'homme, ce n'est pas que l'enthousiasme
ne mérite la plus sérieuse attention, et par sa
grandeur et par ses périls; mais c'est que la
morale, étudiant les facultés ordinaires de
l'homme et leurs développements réguliers, a
passé sous silence un état exceptionnel après tout,
qui n'a rien de normal, quelque admirable qu'il
soit. Pourtant les exceptions mêmes, quand elles
sont aussi éclatantes que celles-là, quand elles
peuvent séduire et perdre les plus nobles cœurs,
doivent être signalées avec les dangers qu'elles
présentent; et la morale, après avoir fait la part
austère et vraie du devoir, doit faire aussi celle
du dévouement, qui n'est que le luxe du devoir
si l'on veut, mais qui peut en être l'achèvement
le plus beau, de même qu'il en est aussi parfois
recueil. C'est une morale incomplète que celle
qui ne va pas jusque-là, et qui ne sait ni com-
prendre ni restreindre l'enthousiasme, tout en
l'approuvant. L'enthousiame n'est pas nécessaire
à l'homme, sans doute; mais sans l'enthousiasme,
l'àme de l'homme n'a jamais toute sa puissance,
la pensée toute sa force, l'action toute son éner-
gie.
C'est surtout la jeunesse qui est accessible à
l'enthousiasme. D'abord elle est plus rapprochée
de l'enfance, que domine exclusivement la spon-
tanéité; et en elle, l'intelligence est plus vi-
vement émue du spectacle encore nouveau que
lui donnent les grandes idées du juste, du saint,
du vrai ; plus tard, l'âme les sent moins, parce
qu'elle en a contracté la noble habitude ; mais
la vieillesse n'exclut pas même les plus ardentes
aspirations de l'enthousiasme; seulement alors,
les organes, atteints déjà par l'âge, répondent
moins aisément à l'esprit qui les veut mouvoir.
Ils résistent, ou plutôt ils n'obéissent point. L'en-
thousiasme peut être intérieurement tout aussi
ardent ; au dehors, les signes qui l'expriment et
le manifestent sont moins complets et moins
puissants.
L'origine de l'enthousiasme est donc bien di-
vine, comme l'a cru la philosophie grecque, qui,
la première, l'a nommé. Il vient de la sponta-
néité, qui est vraiment la partie divine dans
l'homme; toutes les âmes peuvent le ressentir,
mais toutes ne le ressentent pas au même degré.
Les causes apparentes en peuvent être les plus
diverses; mais au fond, il n'en a jamais qu'une
seule : le bien, qui attire et agite l'âme quand
elle le sent ou le conçoit. Il arrache l'homme à
lui-même; et, par là, s'il le pousse le plus sou-
vent aux grandes choses, il peut aussi le con-
duire aux plus mauvaises. Enfin c'est un élément
précieux de notre nature, que nous ne saurions
tout à la fois ni conserver avec trop de soin, ni
surveiller avec trop de sollicitude, parce qu'il
n'est jamais à demi bienfaisant ou redoutable.
On peut consulter de V Enthousiasme, discours
d'ouverture prononcé par M. Damiron à la fa-
culté des lettres de Paris en 1846. B. S.-H.
ENTITÉ, terme de philosophie scolastique,
synonyme d'essence ou de forme.
Au premier coup d'œil jeté sur la nature, on
n'y aperçoit que des individus qui paraissent aux
sens épuiser toute la réalité. Mais la raison
pénètre plus loin que la sensation. Dans ces in-
dividus, elle distingue deux sortes d'éléments,
les uns particuliers, les autres généraux . les
différences qui déterminent la nature propre de
chaque chose, les ressemblances qui forment les
espèces et les genres. C'est ainsi que toute figure
humaine a sa physionomie propre et certains
traits généraux qu'elle emprunte à l'humanité.
Or, l'élément général se distingue par la per-
manence des individus qui en l'ont partie ; ceux-
ci ne font que paraître et s'évanouir, pendant
que l'élément général se perpétue avec l'en-
semble de ses caractères fondamentaux. Com-
bien d'hommes ont passé, combien passeront
sans que l'humanité elle-même ou périsse ou
s'altère dans cette fuite rapide de notre existence
personnelle! Les êtres particuliers n'épuisent
donc pas la réalité, comme les sens nous por-
tent à le croire ; à côté, au-dessus d'eux existe le
genre, le modèle suprême imparfaitement re-
produix par les individus, la nature commune et
indéterminée, qui revêt passagèrement toutes les
formes, et qui ne se confond avec aucune. Cette
nature, ce modèle, ce genre, cet ensemble de
caractères propres à chaque espèce, l'essence
prise à part et posée, pour ainsi dire, en dehors
des individus, voilà ce que les docteurs scolas-
tiques appelaient entité. Les animaux avaient
leur entité, c'était Y animalité; les hommes
avaient la leur, Yhumanité. Ces termes, objet
de ridicule pour la philosophie moderne, ca-
chaient une idée vraie et profonde, on peut en
juger par les indications qui précèdent; mais la
subtilité scolastique commit ici une double mé-
prise, cause principale du discrédit où elle est
tombée. Premièrement, elle assimile trop sou-
vent les vrais genres, les vraies essences à de
simples qualités abstraites, séparant, par exemple,
le son du corps sonore, la couleur du corps co-
loré, et transformant ces vaines abstractions en
autant d'entités. Secondement, elle regarda, ou
du moins parut regarder ces entités, quelles
qu'elles fussent, comme de véritables êtres,
comme des substances dans toute la force du
terme ; de manière que le genre humain aurait
constitué une réalite ontologique, distincte des
individus appelés hommes : hypothèse insou-
tenable à la prendre en elle-mênie, et plus in-
soutenable encore à en suivre les conséquences.
La raison n'a pas besoin de recourir à de pa-
reilles chimères pour expliquer la présence et
le rôle de l'élément général au sein des choses ;
il lui suffit de se représenter le monde comme
la manifestation régulière d'un plan éternel-
lement conçu par la sagesse de Dieu, et réalisé
par sa puissance. Hors de là, la philosophie
s'égare dans un labyrinthe de rêveries et d'ab-
surdités inextricables, et finit par compromettre,
aux yeux du vulgaire, les grandes vérités dont
elle a le dépôt. Voy. les articles Réalisme et
NOMINAUSME.
ÉPICHARME de Cos, surnommé le Mégariquc
ou le Sicilien, parce qu'il passa la plus grande
partie de sa vie à Mégare en Sicile, florissait
pendant la seconde moitié du ve siècle avant
l'ère chrétienne. Il est surtout célèbre comme
poète comique; toute l'antiquité le regardait
comme un modèle en ce genre ; mais il mérite
aussi une place dans ce Recueil comme disciple
de Pythagore et comme auteur de plusieurs écrits
philosophiques, parmi lesquels plusieurs cri-
tiques ont voulu compter les Vers dorés de Py-
thagore. A part cette dernière composition, que
rien ne nous autorise à lui attribuer, il ne reste
d'Épicharme que quelques fragments et les titres
de quarante de ses comédies. Malheureusement
ces débris ne sont pas d'une grande utilité pour
l'histoire de la philosophie.
On peut consulter sur Épicharme : Sextus Em-
piricus. Adv. Mathem., lib. I, p. 273 et 284; —
Jamblique, Vita Pylhag., c. xxxiv et xxxvi; —
Diogène de Laërte, liv. III, ch. ix-xvm ; liv. VIII, ch.
Lxxvm; — Cicéron, Tuscul., lib. I, c. vin. X.
EPIC
452 —
ÉPIC
ÉPICHÉBF.MF. Lorsque les prémisses d'un
syllogisme ne sont pas de nature à paraître im-
médiatement évidentes , on joint à chacune
d'elles une ou plusieurs propositions destinées à
en faire sentir l'évidence et par suite à montrer
le rapport qui les unit. L'argument ainsi disposé
est Vépichêrème que l'on définit ordinairement :
un syllogisme dont les prémisses ou l'une des
prémisses est accompagnée de preuves. L'épi-
chérèine n'étant qu'un syllogisme, doit recon-
naître toutes les règles du syllogisme; en^ outre,
il faut avoir soin que les preuves annexées aux
prémisses aient avec elles un rapport vrai et
intime. Cette forme d'argument est particuliè-
rement employée dans la discussion; c'est de la
qu'elle tire son nom È7u-/£tf>r,|j.a, de i-n^içéoi,
attaquer. Epicherema Valgius aggressionem
vocat, dit Quintilien, liv. V, ch. x; et Aristote,
faisant mention de cette forme (Topiques,
liv. VIII, ch. xi), se borne à dire : « L'épiché-
rème est un syllogisme dialectique. »
J. D. J.
ÉPICTÈTE est né à Hiérapolis, en Phrygie,
dans le premier siècle de notre ère. On ignore
l'époque précise de sa mort, qui arriva vers le
milieu du second siècle. Il fut d'abord esclave,
ensuite affranchi d'Épaphrodite, homme grossier
et sans lettres, et l'un des gardes particuliers
de Néron. Ce nom d'Épictète, le seul que lui
donne l'histoire, n'est qu'un surnom qui rappelle
sa condition servile. Lorsque Domitien chassa de
Rome les philosophes, 90 ans après J. C, Épic-
tète se retira à Nieopolis en Ëpire, et l'on croit
qu'il y mourut. L'austérité de ses mœurs, digne
de ses principes philosophiques, recommande
mieux son nom à la postérité que sa doctrine,
dont tous les monuments sont perdus, et qui ne
nous est plus connue que par Arrien et jses
autres disciples. Les premiers stoïciens disaient :
« Douleur, tu ne me feras pas convenir que tu
sois un mal ; » Épictète dit à son maître qui
vient de lui rompre une jambe : « Je vous avais
bien dit que vous la casseriez. » Voilà une vertu
romaine. Le stoïcisme n'est que l'héroïsme ro-
main réduit en système. Un jour, Épictète achète
une lampe de fer; un voleur entre chez lui et la
dérobe : « Il sera bien attrapé demain, s'il
revient, dit le philosophe, car il n'en trouvera
qu'une de terre. » Cette lampe de terre, à la
mort d'Épictète, fut vendue trois mille drachmes.
Elle rappelle l'écuelle de Diogène. On recueille
ces récits, puérils en eux-mêmes, et cependant
propres à éclairer l'histoire de la secte. Épictète,
comme tous les stoïciens du reste, prêchait
d'exemple. Il pratiquait son austère morale. « Il
vaut mieux, dit-il lui-même, savoir pratiquer la
vertu que de savoir la décrire. » La philosophie
à ses yeux n'était pas dans la profondeur spé-
culative ou l'éloquence, mais dans l'amour et
l'exercice de la vertu.
Ce fut, dès l'origine, le caractère de l'école
stoïcienne, que ce mépris de la pure spéculation
et cette tendance à la pratique. La subtilité déliée
et un peu vaine des philosophes grecs s'était
tellement donné carrière, que la philosophie ne
paraissait plus qu'un amusement de l'esprit.
Zenon, Cléanthe, Chrysippe, résolurent de lui
rendre son caractère et son influence, et, pour
cela, s'efforcèrent de l'ôter des disputes oiseu-
ses des rhéteurs et des sophistes, et d'en faire
une science vraiment virile. Ils prirent donc des
habitudes de vie austères, et, dans leur doctrine,
s'efforcèrent de parler au sens commun, et d'ar-
river sur-le-champ aux conclusions pratiques.
C'est par laque leur école avait plu aux Romains,
esprits positifs, assez indifférents en matières de
dogmes, mais tempérants, mesurés clans leurs
actions, attirés par la gravité et l'austérité qui
étaient chez eux de traditioi lesquelles
les portait aussi toutle génie de leurs institutions.
Les Romains qui ont cultivé la philosophie, et il
y en a peu, sont tous éclectiques et platoniciens
en métaphysique, stoïciens en morale. C'est qu'à
vrai dire la morale est pour eux tout ce qu'il y
a de sérieux dans la philosophie, le reste n'est
qu'un délassement. Ils effleurent la métaphysique
sans s'y livrer, intéressés par le spectacle des
diverses écoles, et, dans le fond, indifférents sur
la solution définitive, parce qu'ils ont foi dans
l'étahlissement des mœurs et de la société ro-
maine, et que cela leur suffit sans chercher plus
haut. Tels sont Sénèque, Épictète, Arrien, Marc-
Aurèle. Ces trois derniers surtout ne sont que
des moralistes. Us laissent à Cléanthe sa logique
et sa physique, et ne lui prennent que sa morale.
La logique et la physique des premiers stoï-
ciens, délaissées par leurs successeurs, n'étaient
guère à regretter. Les fondateurs du stoïcisme
étaient entrés dans ces questions de principes
par nécessité, parce qu'il fallait bien s'expliquer
sur l'origine et la destinée de l'homme; mais ils
les avaient traitées sans profondeur véritable, et
même sans une intelligence suffisante des con-
ditions de la philosophie. Us voulaient purger
la science de ce qu'ils appelaient les rêveries de
Platon, et ne rien dire que d'immédiatement
acceptable. Qu'était-ce que ce monde des idées
où les platoniciens mettaient la réalité tout
entière, et que l'œil ne pouvait voir, que la main
ne pouvait toucher? Cette vie antérieure qui
nous était attribuée sans preuves ni vraisem-
blance* cette réminiscence, origine et instru-
ment rie la philosophie, n'étaient à leurs yeux
que des fables. Nous savons ce que nous voyons,
ce que nous sentons, ce que nous touchons : là
est le vrai et le solide; le reste n'est que fumée.
La sensation cependant n'est pas toute la con-
naissance. Il y a encore, suivant eux, un pou-
voir actif par lequel nous sommes constitués, et
qui, ne possédant par lui-même aucune idée,
gouverne, modifie, rassemble ou sépare les idées
fournies par la sensation. C'est la raison ; voilà
tout l'homme. La passion, le sentiment, ne sont
rien qu'une erreur de la raison. Avec ces pré-
misses on prévoit quelle sera leur physique. Y
a-t-il un Dieu? Oui. certes; car il y a une cause
à tout ce qui est; il y a une réalité nécessaire
Mais ce Dieu, quel est-il? Où est-il? Que peut-il
être, sinon un corps, puisque les esprits sont des
chimères? Où serait-il, sinon dans le monde,
puisqu'il est la cause du monde, et que, d'ail-
leurs, rien n'existe et ne peut exister en dehors
du monde? Il n'est pas le monde cependant, il
est tout ce qui est action, force, réalité; la ma-
tière ou le néant est l'élément passif qui reçoit
l'action de Dieu, et en la recevant la déter-
mine. Ainsi, dans les deux parties de la philo-
sophie première, même équivoque chez les stoï-
ciens. En logique, ils en appellent à la raison;
mais cette raison n"est guère que l'attention, ce
n'est pas la raison; en physique, ils prononcent
le nom de Dieu; mais ce dieu, c'est le monde
lui-même. Plus tard, ils démontrent la Pro-
vidence, mais cette providence n'est que le
destin.
Voilà déjà des principes contradictoires ; la
contradiction ne fera qu'augmenter, lorsqu'on
voudra appuyer sur de telles prémisses la mo-
rale du devoir. Le but même que se proposent
les stoïciens, de parler aux esprits positifs, de
chasser les chimères, de rendre la philosophie
accessible, n'est pas atteint. Ils chen hent l'unité,
et ne l'obtiennent, ou du moins n'en obtiennent
l'apparence, dans un système tissu de contra-
EPIG
— 453
ËPIG
dictions, qu'à force de subtilités. Ils se payent
de mots, au lieu de faits. Chrysippe a beau se
railler du Phèdre, il tombe plus bas que les so-
phistes bafoués dans YEuthydème.
Sénèque est tout le premier à mépriser ces
misères. Est-ce pour cela, dit-il, que vous portez
la barbe et le manteau ? Épictète ne les juge pas
moins sévèrement. « Qu'importe la science sans
les œuvres? dit-il. On ne demande pas si vous
avez lu Chrysippe, mais si vous êtes justes. Vous
faites grand bruit de vos commentaires sur Chry-
sippe, des profondes découvertes que vous avez
faites dans ses écrits; cela prouve que Chry-
sippe est un écrivain obscur, et ne prouve pas
que vous soyez un philosophe. »
11 a beau répudier tout ce bagage, il le traîne
malgré lui. On n'est pas maître de commencer
la philosophie par le milieu. On ne peut pas dire :
« Je prends que tel est le principe de la mo-
rale; » il faut le prouver, et pour le prouver, il
faut remonter, c'est-à-dire qu'il faut toujours,
quoi qu'on fasse, partir du commencement. Ou
si, comme Épictète, on se confine dans les appli-
cations, on les reçoit telles qu'elles ont été po-
sées, avec leurs contradictions. Épictète ne ga-
gnera donc rien à supprimer toute démonstration
sur l'existence de Dieu, toute recherche sur la
nature : s'il parle de Dieu ou des dieux, c'est le
dieu étendu et corporel des stoïciens ; s'il parle
de la Providence, cette providence n'est au fond
que la fatalité. Qui ne connaît cette prière de
son Manuel, répétée encore par Arrien : « 0
Dieu, mène-moi où tu voudras, je m'y porte de
moi-même. Si je cherchais à résister, mes efforts
me rendraient coupable, et je n'en désobéirais
pas moins. »
De même pour le principe sur lequel toute la
morale repose. C'est en vain qu'Épictète le reçoit
sans le contrôler des mains de Zenon, de Chry-
sippe et de Cléanthe. Ce principe s'appelle le
devoir; mais est-il le devoir? Quand on l'ait dé-
river ainsi toute la morale de ce principe su-
prême, c'est sans doute pour rattacher les ac-
tions humaines à quelque chose de fixe et d'ab-
solu. Que la secte d'Épicure se contente des faits,
et accommode la vie humaine aux événements
et aux circonstances ; l'école du Portique, en
possession de la raison, doit et veut en effet
donner de la réalité aux actions par la règle,
comme, dans l'ordre de la logique, on donne de
la vérité aux pensées en les liant aux axiomes.
Cependant qu'arrive-t-il ? Cette raison est toute
nue; c'est la fameuse table rase, qui attend les
caractères que les sens y viendront inscrire ;
elle n'est donc pas la règle elle-même, mais
seulement le moyen de ia retrouver et de la
reconnaître. Où la chercher? Dans le monde des
sens évidemment, puisque de là viennent toutes
nos idées. C'est donc dans l'expérience. Ainsi,
comme on avait déguisé, sous ce nom de raison,
une doctrine sensualiste, on déclare que l'on va
gouverner l'expérience, et en réalité on la subit.
Il est vrai que l'expérience doit être éclairée
'par la raison; mais que peut faire la raison, dé-
pourvue d'idées, sinon de choisir, parmi les
données de l'expérience, un modèle pour la vie
humaine?
Ce modèle, selon Cléanthe, sera l'ordre même
de la nature; mais cette réponse ne peut tenir.
Comment discerner ce qui est l'ordre, ce qui est
le désordre ? Avons-nous un principe qui nous
en fasse juger? Tout est relatif : un mal appa-
rent serait un bien peut-être pour qui verrait
plus loin ^ est-ce avec ce coin du temps et de
l'espace ou s'exerce notre jugement, que nous
pourrons soupçonner l'ordre universel du monde?
Battu sur ce point, Cléanthe se replie en ar-
rière. Au lieu de l'ordre universel, il propose
l'observation de la nature humaine. Mais quoi?
Mesurerons-nous notre devoir à l'étendue de nos
facultés, à nos aptitudes, à nos passions? Le de-
voir ainsi entendu n'est plus rien. 11 y a en nous
de la liberté, du caprice, puisque c'est là ce qu'il
s'agit de régler, et puisqu'il y a en nous de la
liberté, l'étude de nous-même ne suffit pas pour
nous révéler le principe de la morale.
Cléanthe recule donc encore, et cette fois où
descend-il ? L'obstacle est la liberté ; c'est elle
qu'il supprime, et c'est finalement la vie animale
qu'il nous propose pour modèle. Par cette triple
interprétation du principe stoïcien : « Suis la
nature, » on voit en même temps toute la mi-
sère de l'école qui ne s'entend pas elle-même,
et la contradiction où elle tombe, quand elle
s'efforce d'avoir des principes, de la fixité, de la
régularité, après avoir tout demandé à la sen-
sation.
Mais si l'école ne parvient pas à rendre compte
de ses principes, sa tendance n'en est pas moins
évidente. Toutes ses doctrines, de quelque façon
qu'elle essaye de les interpréter, aboutissent à
cette conclusion : « Suis la nature, conserve-toi
toi-même , conserve-toi comme être agissant,
comme principe actif, car telle est la véritable
nature de l'être. » En effet, Dieu ou l'être, c'est
la force; et c'est, par conséquent, dans la force
qu'il possède que réside la réalité ou l'être de
l'homme. Résister à la passion, qui est la vic-
toire du néant sur l'être, tel est donc son but et
son devoir. En le faisant, il suit la nature uni-
verselle, puisqu'il imite Dieu dans la mesure de
sa puissance et s'en rapproche ; il suit sa propre
nature dont la destinée est de se conserver in-
tacte ; il la suit dans sa forme primitive, instinc-
tive, que l'usage de la fantaisie et du caprice
n'ont point dégradée. Ainsi, des trois interpréta-
tions de Cléanthe, quelle que soit celle que l'on
adopte, le devoir signifie toujours pour le stoï-
cien, résistance à la passion, pleine et entière
possession de son être propre. C'est par là qu'ils
croient échapper aux fins individuelles, qui pour
eux ne se distinguent pas de la passion, tandis
qu'en réalité, le devoir, lorsqu'il est ainsi stric-
tement mesuré sur le droit, ne va lui-même
qu'à des fins individuelles. Or les fins indivi-
duelles, quand elles sont d'accord avec le droit,
sont légitimes sans doute, mais elles ne sont pas
toute la morale.
Épictète reçoit de Cléanthe le devoir ainsi in-
terprété, et de là sa fameuse formule : « Sup-
porte, abstiens-toi ! » Supporte, c'est le mépris
de la passion ; abstiens-toi, c'est le mépris de
l'action, de l'intervention dans le monde de la
multiplicité et du mouvement. On te fait une
injure, on te réduit à la pauvreté, la maladie
fond sur toi : Supporte, c'est-à-dire raidis ton
âme, ne laisse pas d'accès à la douleur, à la
passion, qui est le véritable ennemi. La maladie
ne peut rien sur toi, que si tu te laisses vaincre ;
le seul mal est dans l'opinion : une injure n'est
rien, si tu ne penses pas que c'est une injure.
Fais deux parts de toutes les circonstances : les
unes dépendent de toi, c'est l'opinion, la volonté;
les autres te sont étrangères, c'est le mal, la for-
tune, la beauté, la laideur ; n'attache pas ton
bonheur à ce qui est fatal, mais à ce qui est
dans ta main. Voilà le secret d'être heureux, le
secret d'être homme. « Anytus et Mélitus peu-
vent me tuer, dit Épictète [Manuel, ch. xx) ;
mais ils ne peuvent me nuire! Qui n'est pas
maître de soi, fût-il maître du monde, est un
esclave. »
Abstiens-toi, c'est-à-dire ne répands pas ta
force au dehors Vis en toi-même, fier et recueillie.
ÉPIC
— 454
EPIC
Pourquoi donc agir? Désirer, aimer, c'est dé-
choir L'amour est de la passion; la pitié est de
la passion. Le cœur du stoïcien doit être fen
il n'y a en lui que volonté et raison. Comme rien
ne l'émeut, rien ne le force d'agir. La victoire,
dans l'action, vaut mieux qu'une défaite; mais
ce repos armé qui dédaigne de vaincre est en-
core au-dessus de la victoire.
« Je ne suis que raison, dit Épictète, c'est là
tout mon être. L'heure de ma naissance et celle
de ma mort, mon état dans le monde, mes infir-
mités, ne sont que des accidents. C'est un rôle
qui m'est échu, et que je dois jouer fidèlement.
Prenons-le au sérieux, tel qu'il nous a été dé-
parti, sans murmurer, sans nous plaindre. Soyons
boiteux, roi ou mendiant, selon la part qu'on
nous a faite. C'est à nous de jouer notre rôle,
c'est aux dieux de nous le choisir. » Plotin, qui
a tant pris aux stoïciens, a copié cette pensée
d'Épictète, au second livre de la troisième En-
néade : « La mort, dit-il, est si peu de chose,
que les hommes s'assemblent, dans leurs jours
de fête, pour s'en donner le spectacle; la guerre
elle-même se fait avec pompe et comme en cé-
rémonie. Ce sont des jeux de scène, et rien de
plus; jouons notre rôle de bonne grâce, et n'ac-
cusons pas la Providence pour des infortunes
prétendues que nous déposerons avec le masque.
Est-ce donc notre âme qui souffre et qui meurt?
Non, non. c'est l'homme extérieur, le personnage.
Il n'y a a'action véritable que l'accomplissement
du devoir. Le devoir seul est vrai, le mal n'est
rien. »
Épictète ne se contente pas de donner au sage
ce précepte de mépriser les passions. 11 veut
qu'on en écarte même l'apparence. « Il ne faut
pas rire, dit-il {Manuel, ch. xn), il ne faut pas
jurer, il ne faut pas s'empresser. Il faut garder
dans ses gestes et dans ses paroles cette mesure
et cette modération qui sont l'indice de la force.
Il ne faut pas dire : « Voilà un bien que j'ai
perdu; » mais : « Voilà un bien que Dieu m'a
repris. » L'amphore de ton voisin est brisée
par un esclave, et tu dis : « C'est un accident
ordinaire; » il a perdu sa femme, et tu dis:
« C'est le sort commun. « Ne pense pas autre-
ment, si c'est de toi qu'il s'agit. Ne te donne pas
aux distractions de la route. Redouble encore de
zèle dans la vieillesse, car ton temps est proche,
et tu vas être appelé. »
Cette proscription des passions, étendue même
aux sentiments les plus nobles et les plus né-
cessaires de notre nature, est bien le véritable
caractère stoïque. Épictète est le théoricien de
Brutus. « Tout doit céder, dit-il (ch. xvi), au dé-
sir de cultiver ton âme ; rien ne doit t'en dé-
tourner, ni du bien à faire, ni ton fils à instruire.
Il vaut mieux que ton fils soit méchant, que toi
dépravé. »
Cependant, si la morale d'Épictète reproduit
dans ses traits principaux la doctrine
cole, elle s'en écarte en quelques points. Elle
rompt moins ouvertement en visière à l'huma-
nité. Épictète mesure à la vérité le devoir sur le
droit, mais il a soin d'ajouter que la faute d'au-
trui ne me décharge pas de mon devoir. « Tou-
tes les pensées humaines ont deux anses, dit-il
(c'est une pensée que lui a prise Montaigne),
applique-toi à choisir la bonne; ton frère t'a
nui, mais il est ton frère: c'est par cette anse
qu'il faut le prendre : tu dois honorer ton père,
qu'il soit bon ou mauvais; la loi est d'honorer
son père, et non pas un bon père ! »
Dans l'ordre des devoirs politiques, il ne con-
seille pas au philosophe de sortir de son repos
et d'intervenir ; mais ce n'est pas par un amour
farouche de la liberté individuelle C'est que le
philosophe a sa ■■ est
d'enseigner la vertu et de donner l'exemple.
Épictète veut qu'on félicite Bon ami quand il
est heureux, qu'on évite l'ostentation et l'<
en tout, même dans les bonnes pratiques. Cette
dure philosophie stoïcienne qui, dans Zenon et
Chrysippe, n'avait point d'entrailles, s'humanise
maintenant, sans toutefois se transformer encore
tout à fait, et peu à peu se rapproche de Marc-
Aurèle.
On a dit que le Manuel d'Épictète était digne
d'un chrétien. Non, ce n'est pas là la morale
chrétienne. Cette religion du devoir, ce mépris
de la douleur, cette vie chaste et réservée, la
méditation de la mort qu'Épictète recommande,
et qui a pour effet, dit-il, d élever nos âmes au-
dessus des minuties et des misères, tout cela
rappelle en effet le christianisme ; mais où a-t-on
vu qu'une morale puisse être chrétienne en
proscrivant la charité?
Le Manuel d'Épictète n'est pas de lui. mais
de son disciple Arrien, qui s'était attache à re-
produire fidèlement les principes de l'enseigne-
ment de son maître. Nous avons aussi d' Arrien
quatre livres d'un ouvrage qui en avait huit, sur
la philosophie d'Épictète. Enfin Stobée nous a
conservé un assez grand nombre de sentences
attribuées à Épictète, et qu'il a dû prendre dans
les ouvrages d' Arrien que nous avons perdus.
Quoique Suidas prétende qu'Épictète avait beau-
coup écrit, il ne nous est rien parvenu de lui,
et il y a tout lieu de croire qu'à l'exemple de
plusieurs philosophes de son siècle, il se con-
tenta d'enseigner sans écrire. Le Manuel d'Épic-
tète a été commenté par Simplicius, traduit dans
presque toutes les langues, et vingt fois en fran-
çais. Nous citerons particulièrement la traduc-
tion de Dacier, 2 vol. in-12, Paris, 1715; l'édition
de Schweigheeuser, dans la collection intitulée
Epicleteœ philosophiœ monument a lilt., gr. lat.,
15 vol. in-8, Leipzig, 1799-1800, et celle de
Courdaveaux, les Entretiens d'Épictète, recueil-
lis par Arrien Paris, 1862, in-8. On consultera
avec fruit sur Épictète, les Moralistes sous l'em-
pire romain de M. Martha, Paris. 1864, in-8.
J. S.
ÉPICURE naquit à Athènes, au bourg de
Gargettos, la troisième année de la cixe olym-
piade, ou l'an 341 avant notre ère. Sa famille
était ancienne et d'illustre origine; mais son
père et sa mère, tombés dans l'indigence, furent
réduits à partir pour Samos, parmi les colons
que les Athéniens y envoyaient. Arrivé dans
l'île, le père se fait maître d'école, la mère de-
vineresse. Son jeune fils l'accompagnait dans ses
excursions. C'était lui, dit-on, qui, dans les cé-
rémonies mystérieuses, était chargé de pronon-
cer les paroles magiques.
Épicure avait quatorze ans, lorsqu'un gram-
mairien expliquant devant lui ce vers d'Hésiode .
A l'origine naquit le chaos
il s'écria : « Et le chaos, d'où naquit-il ? » Le
maître répondit que cette question n'avait rien
de grammatical, et renvoya le questionneur aux
philosophes. « Eh bien, dit Épicure, désormais
les philosophes seront mes seuls maîtres.» Ce
fut en effet vers cette époque qu'il commença à
lire Anax agore, Archélaiis, et surtout Démocrito,
dont la physique le transporta d'admiration.
Quelques années plus tard, il étudiait la philo-
sophie à Athènes, auditeur plutôt que disciple
îles platoniciens Xénocrate et Pamphile, et de
Nausiphane le pythagoricien. Son séjour n'y fut
pas de longue durée; car, après la mort d'A-
lexandre, 1rs Athéniens ayant été chassés de Sa-
Épicure alla rejoindre son père, réfugié
EPIC
— 455 —
EPIC
à Colophon. Ce fut dans cette ville qu'il fonda
sa première école. Il habita ensuite successive-
ment Mitylène et Lampsaque. Enfin, en 305, a
l'âge de trente-six ans, il quitta l'Asie et vint
se fixer à Athènes, dans la capitale du monde
civilisé. ,
Ses succès y furent immenses. De toutes les
parties de la Grèce, même de l'Asie Mineure, de
la Syrie et de l'Egypte, les disciples alfluaient
dans le petit jardin où enseignait Epicure. Ils
s'aimaient les uns les autres, vivant en commun
comme les disciples de Pythagore, sans renon-
cer toutefois au droit de propriété. Surtout ils
aimaient leur maître, s'attachaient à sa per-
sonne et ne le quittaient plus. Pendant toute la
vie d'Épicure, un seul, Métrodore de Stratomce,
dans une école étrangère. Epicure avait
au plus haut degré tout ce qui charme la mul-
titude Il n'avait rien de ce qu'elle hait ni de ce
qu'elle craint. Point de ces facultés supérieures
qu'il faut d'abord se faire pardonner. Point de
cette énergie de volonté qui rend exigeant pour
les autres. Nature douce, flexible et égale, sa
bienveillance était universelle, et le désintéres-
sement lui était facile. Au milieu d'une afireuse
famine, on le vit, sans prétendre à l'héroïsme,
partager avec ses disciples ce qu'il avait de pain
et de fruits. . .
A ces mérites de la personne, joignez 1 in-
fluence des circonstances. Après Platon et Ans-
tote le règne de la spéculation était fini. On
était las des théories. Epicure apportait une
philosophie pratique. Ce n'est pas tout. Depuis
vingt ans, la Grèce était bouleversée de fond en
comble. De l'Inde à la Macédoine, une effroya-
ble tempête semblait passer et repasser sans
cesse, pendant que, sur mille champs de ba-
taille, les capitaines d'Alexandre se disputaient
les royaumes de son empire. Plus de sécurité,
plus de liberté, plus de gloire ! Au milieu de
tant de désastres, Epicure venait dire le secret
de tout le monde, nous voulons dire d'une gène-
ration démoralisée; il parlait de plaisir, il par-
lait de bonheur et rapportait tout à ce but su-
prême. Qu'est-ce que sa morale? La science des
•noyens qui mènent au bonheur. Et quels obsta-
cles nous empêchent d'arriver au bonheur ? Nos
illusions, nos préjugés, notre ignorance. Cette
ignorance est celle des lois de la nature exté-
rieure. De là, les craintes superstitieuses, les
vaines appréhensions et les fausses espérances.
Le remède à tous ces maux est dans une physi-
que exacte. Cette ignorance est encore celle des
lois et des limites de notre intelligence. De la
ces moyens généraux d'éviter l'erreur, ces rè-
gles de la canonique qui sont comme les pro-
Fégomènes de la physique d'Epicure. Ainsi, la
physique est faite pour la morale; la canonique,
c'est-à-dire la logique, pour la morale et la phy-
sique. C'est la canonique qu'il faut exposer d'a-
bord. . , . „ . ,
Canonique. Le but d'Epicure est de faire de
la logique un art simple et commode, de substi-
tuer aux théories ardues de VOrganon d'Aristote
un petit nombre de règles claires et précises.
Cette prétention, assez modeste en apparence,
cache tout un système.
11 n'y a, dit Epicure, que trois sources possi-
bles de connaissances, ou, pour parler sa langue,
trois critériums de la vérité : les sensations
(aîc&r^E'.c), les anticipations (ixf,o).-^£iç), les pas-
sions (Traôr,). Voici comment la connaissance
s'acquiert dans ces trois cas :
Les objets extérieurs émettent continuelle-
ment certaines émanations ou effluves qui, par
le moyen des nerfs, arrivent à l'âme et y pro-
duisent la sensation Jusqu'ici, ce n'est que la
célèbre théorie de Démocrite. Voici où com-
mence le rôle d'Epicure. La sensation échappe
à tout contrôle. En effet, comment corriger une
sensation? Sera-ce par une sensation de même
nature? Mais, puisqu'elles sont de même na-
ture, elles ont la même autorité. Sera-ce par
une sensation de nature différente? Mais elles
ont chacune des objets distincts et ne jugent
pas des mêmes choses. Sera-ce par la raison?
La raison dépend elle-même de la sensation. La
sensation est donc au-dessus de tout contrôle.
En même temps, elle est infaillible. Car elle
est un mouvement produit en nous, et il faut
bien que ce mouvement ait une cause. Cette
cause, ce n'est pas la sensation qui l'indique,
c'est l'opinion. C'est de l'opinion, et de l'opi-
nion seule, que vient l'erreur. Par exemple ,
lorsque Oreste croyait voir les furies, il en
avait en effet les images devant les yeux. Il se
trompait, en supposant que ces images corres-
pondaient à des objets réels. L'opinion seule a
donc besoin d'être corrigée. Mais quel sera son
juge? Ce sera la sensation. Ainsi, lorsque nous
regardons de loin une tour carrée, nous la
croyons ronde ; mais, si nous nous approchons,
nous la voyons telle qu'elle est. De là, ces qua-
tre canons ou règles de la sensation :
1° Les sens ne trompent jamais;
2° L'erreur ne tombe que sur l'opinion ;
3° L'opinion est vraie lorsque les sens la con-
firment ou ne la contredisent pas;
4° L'opinion est fausse lorsque les sens la con-
tre-disent ou ne la confirment pas.
Nous ne ferons sur ces règles que deux re-
marques. D'abord, le troisième et le quatrième
canon ne sont pas d'accord entre eux. Une opi-
nion que les sens ne contredisent pas peut bien
n'être pas confirmée par leur témoignage. Par
exemple, mon œil ne me dit pas que la lune
soit habitée et ne m'atteste pas non plus le
contraire. De sorte que l'opinion que la lune
est habitée, serait vraie d'après le troisième
canon et fausse d'après le quatrième. La se-
conde difficulté que nous voulons signaler est
plus grave. Les sens, dit-on, ne sortent pas
d'eux-mêmes. L'opinion seule se prononce sur
l'existence des êtres. Dans certains cas on le
reconnaît, l'opinion se trompe. Qui charge-t-on
de la corriger? Les sens, dont on vient de pro-
clamer l'incompétence. C'est un aveugle, donné
pour tel, que l'on fait juge d'une question de
couleurs. Jusqu'ici, cela est évident, Epicure n'a
pas trouvé la certitude. Peut-être la trouve-t-il
dans les prénotions ou anticipations.
L'anticipation, disent les épicuriens, est, comme
la compréhension, l'opinion vraie, la pensée,
l'idée générale qui se trouve en nous, c'est-a-
dire le souvenir de l'objet extérieur qui nous est
souvent apparu ; par exemple, l'homme est telle
chose. A peine a-t-on nommé l'homme, qu'aussi-
tôt, au moyen de l'idée anticipée que les sens
nous en ont donnée, nous nous représentons la
forme humaine.
Tout cela est résumé dans ces quatre canons
d'Épicure :
1- Toute anticipation vient des sens ;
2° L'anticipation est la vraie connaissance et
la définition même d'une chose ;
3° L'anticipation est le principe de tout rai-
sonnement ;
4" Ce qui n'est point évident par soi-même,
doit être démontré par l'anticipation d une chose
évidente
L'anticipation n'est donc qu'une généralisation
de l'expérience sensible. Elle a sa place néces-
saire dans la définition, dans le raisonnement,
dans toutes les opérations réfléchies de ï'intelli-
EPIC
gence. Mais elle ne donne rien de plus que la
.sensation, et ne peut pas plus qu'elle servir de
fondement à la certitude.
Restent les impressions de rame, les plaisirs et
les peines, en un mot les passions. Les passions
nous indiquent ce qu'il faut prendre ou éviter,
et. pour parler comme Épicure, le bien et le mal.
Cette distinction du bien et du mal, née de la
passion, est l'unique fondement de la morale
épicurienne. Les canons qui s'y rapportent sont
le résumé de cette morale. Nous ne les donne-
rons qu'après l'avoir exposée.
Toute la canonique d'Êpicure est donc conte-
nue dans ces deux propositions : la sensation ne
nous fait connaître que nous-mêmes. Toute cer-
titude est dans ila sensation. Qu'est-ce, au fond,
que cette logique prétendue simplifiée? La néga-
tion de la logique; pis que cela, le scepticisme
de Protagoras, moins la conscience de lui-
même.
Physique. Épicure, qui tient déjà de Démo-
crite sa théorie de la connaissance sensible, lui
emprunte encore sa doctrine des atomes, non
sans la modifier sur plusieurs points. Laissons
de côté toutes les généralités de la doctrine ato-
mistique (voy. Atomisme et Démocrite), et bor-
nons-nous à indiquer ce que cette doctrine est
devenue entre les mains d'Êpicure.
Malgré l'autorité d'un passage d'Aristote, il est
certain que Démocrite n'avait accordé à ses
atomes que les propriétés sans lesquelles la ma-
tière est impossible, savoir : la forme et la soli-
dité. Il est également certain qu'il ne leur attri-
buait que trois sortes de mouvements : le mou-
vement oscillatoire qui seul est essentiel et
primitif, le mouvement rectiligne qui résulte du
choc, et le mouvement circulaire. Mais, avec de
tels éléments, comment expliquer la formation du
monde? Démocrite a recours àla dernière raison
des physiciens et des poètes antiques, la fatalité.
Épicure veut y échapper à tout prix. Pour cela,
que fait-il? A la forme et à la solidité, qualités
essentielles des atomes, il ajoute la pesanteur.
Cette simple addition est un changement total.
Si les atomes sont doués de pesanteur, outre les
trois sortes de mouvements indiqués par Démo-
crite, il faut en reconnaître une quatrième qui
enveloppe et absorbe les trois autres, le mouve-
ment vertical. De toute éternité, les atomes
tombent dans le vide, avec une vitesse égale et
parallèlement les uns aux autres. Or, s'il en est
toujours ainsi, la rencontre des atomes est im-
possible, et, pour expliquer le monde, il ne res-
tera qu'à opter entre l'intervention de la Provi-
dence et celle du destin. Épicure suppose qu'à
un certain moment de leur chute, les atomes dé-
vient naturellement et spontanément de la ver-
ticale, qu'il y a un petit mouvement de déclinai-
son, et, comme dit Leibniz, un petit détour, au
moyen duquel ils se rencontrent, se combinent
de différentes manières et forment le monde
avec tout ce qu'il contient. Le monde, ainsi formé,
se maintient par les mêmes moyens. Les atomes,
en vertu de la force qui leur est inhérente,
agissent les uns sur les autres, se repoussent et
s'attirent. De là les jeux variés de la nature et
les innombrables transformations que subissent
les corps. Pour expliquer tous les phénomènes,
c'est assez du vide, des atomes et de leurs mou-
vements.
Mais si les atomes sont les causes, les causes
premières de tout ce qui est, ce n'est pas seu-
lemenl l'idée du destin, c'est la croyance à toute
divinité qu'il faut abolir, et l'athéisme prend le
rang el l'autorité d'une vérité nécessaire. Épi-
cure admel pourtant, non pas un dieu, mais des
dieux. Dans un système où les atomes sont tout,
— 456 — EPIC
à quoi des dieux peuvent-ils servir? Ils servent
àexpliquer la croyance universel le. Cette croyance
est une anticipation de l'intelligence. Comme
telle, elle doit avoir sa cause. Mais il n'est pas
nécessaire que cette cause soit une réalité. Les
dieux ne sont pas des corps, autrement dit ne sont
pas des êtres ; car, qui a vu les corps que l'on
puisse appeler dieux? Pourtant, il faut qu'ils
soient quelque chose. Ce sont des images qui se
forment dans l'air comme celles qui nous appa-
raissent dans nos songes, des fantômes à forme
humaine, mais de grandeur colossale. Cette
théodicée d'Êpicure est-elle sérieuse? Quelques
anciens en ont douté, et c'est ici le lieu de rappe-
ler que le setoïcien Posidonius rangeait Épicure
parmi les partisans de l'athéisme. Quoi qu'il en
soit, ces dieux équivoques sont éternels, immua-/
b.les, indifférents à toutes les affaires humaines,
parfaitement oisifs, c'est-à-dire parfaitement heu-
reux. Par conséquent, il est inutile de leur
adresser des prières, mais il est juste de les
honorer du fond de son âme; et le même homme
qui dit que le plaisir est notre seule fin, ordonne
de rendre aux dieux des hommages dont le dés-
intéressement fait tout le prix.
Que sera l'âme humaine dans un pareil système?
L'âme, d'après Épicure, est un corps, un corps
composé d'atomes ronds, c'est-à-dire parfaite-
ment mobiles. Que fait l'âme? Elle est cause du
mouvement, elle est cause du repos, elle échauffe
le corps, enfin elle sent. Ce qui produit le mouve-
ment, c'est le souffle, l'esprit (7rvsùu.a); ce qui
produit le repos, c'est l'air ; ce qui produit la
chaleur, c'est le feu. L'âme est donc un com-
posé de souffle, d'air et de feu. Ajoutez-y la
cause de la sensation, un quatrième élément,
un élément sans nom et de la nature^ la plus
subtile : cet élément privilégié a son siège dans
la poitrine. Les autres, répandus par tout le
corps, portent partout le mouvement, la chaleur
et la vie. De son côté, le corps met l'âme à l'abri
des influences extérieures, il lui sert d'enve-
loppe et comme de rempart. Quand le corps se
dissout, l'âme se dissipe et périt.
Telle est la physique d'Êpicure. Par ses résul-
tats, elle est en parfait accord avec sa canonique
Quand rien n'est connu que par la sensation, il
ne peut y avoir que des corps, et l'âme est pé-
rissable. Par ses principes, elle la contredit; car
dans un système où la sensation est tout, il est
clair qu'il ne peut être question des atomes, ni
de leurs mouvements divers, ni de ce quatrième
élément que l'œil n'a pas vu et que l'esprit ne
peut définir. Au moins, cette physique est-eile
ce qu'elle prétend être, une préparation au bon-
heur? Nous aurons répondu à cette question
quand nous aurons fait connaître la morale d'Ê-
picure.
Morale. On l'a souvent montré, quand on fait
de l'homme un être purement sensible et de
l'intelligence une simple faculté d'éprouver des
sensations, toute idée de devoir et, par consé-^
quent, toute véritable morale est impossible. En^
l'absence d'une loi obligatoire, la seule règle de
conduite que l'on puisse donner, c'est d'éviter
la douleur et de chercher le plaisir. Cette doc-
trine avait été celle de l'école cyrénaïque. L'école
épicurienne est moins hardie et moins consé-
quente avec elle-même. Toute la morale d'Êpicure
est contenue dans un petit nombre de proposi-
tions étroitement liées entre elles et qui toutes
dérivent d'un seul principe; savoir que le but
de l'homme, le souverain bien de l'homme est
le bonheur. Arrêtons-nous ici pour contester à
Tailleur de la canonique le droit de parler de
bonheur. Qu'est-ce que le bonheur dans sa vraie
nature? Rien moins que la satisfaction complète
ËPIG
— 457 —
ÉPin
et simultanée de tous nos désirs et de tous nos
besoins. Tant qu'un seul de nos désirs n'est pas
satisfait, Tàme est inquiète, le cœur soupire, et
le bonheur n'existe pas. Or, qui ne sait qu'ici-
bas le vide du cœur n'est jamais comblé? Qui ne
sait que l'être qui conçoit l'infini prend bientôt
en pitié tous les objets sensibles? Il faut le re-
connaître, une notion quelconque d'infini entre
de force dans la définition du bonheur de
l'homme, et l'on sait que la sensation ne donne
pas de pareilles idées. Oui, le bonheur est la
vraie fin de l'homme. Mais alors il faut dire que
tout ne meurt pas avec le corps, car, dans cette
vie, l'homme n'atteint pas sa fin véritable ; il
faut dire aussi qu'il y a d'autres natures que les
natures corporelles et périssables, car le bonheur
n'est pas achevé s'il ne doit pas durer toujours ;
il faut dire enfin que toutes les idées de l'intel-
ligence ne sont pas contenues dans la sensation.
Mais s'il en est ainsi, il ne reste plus rien du
système d'Épicure.
L'élément constitutif du bonheur, selon lui,
c'est le plaisir. La preuve qu'il en donne est la
même que celle des cyrénaïques ; l'exemple des
animaux, qui tous, par la seule impulsion de
leur nature, cherchent le plaisir et fuient la
douleur. Mais, entre la destinée de l'homme et
celle de la brute, il peut bien pourtant y avoir
quelque différence. La seule que reconnaisse
Epicure, c'est que l'homme ne doit pas chercher
le plaisir pour le plaisir lui-même, mais seulement
comme moyen d'arriver au bonheur. Il y a donc
un choix à faire entre les plaisirs, il y a même
des plaisirs qu'il faut éviter, des douleurs qu'il
faut subir, le tout en vue de l'intérêt bien en-
tendu, c'est-à-dire du plus grand bonheur possible.
Cette division hiérarchique des plaisirs, cette re-
cherche savante et calculée du plus grand bonheur
possible, forme le trait caractéristique de l'épicu-
réisme. Il importe d'insister sur ce point.
Tous les plaisirs peuvent se ramener à deux
types. Il y a un plaisir tumultueux et emporté
qui résulte d'un grand développement d'activité
physique. C'est à ce plaisir, dont la jouissance
est inquiète et les conséquences souvent amères,
que s'était arrêtée l'école cyrénaïque. Épicure
l'appelle le plaisir dans le mouvement (rioovy) £v
xtv?j<7Ei) . 11 y a un autre plaisir plus doux et,
plus profond, qui nous remplit et nous pénètre
au milieu de la paix de l'âme et dans le calme
des passions. Épicure l'appelle le plaisir dans le
repos (yjSovtj xaxaGTï]uorct'/.7i). Le plaisir des sens,
Épicure ne le proscrit pas, il le recherche, au
contraire, quand il peut servir au bonheur : mais
il préfère le plaisir de l'àme, la-jouissance calme
et tranquille. Avant de louer Épicure de cette
préférence, sachons ce que c'est pour lui que le
plaisir de l'àme.
« Je ne concevrais pas le bien, disait-il dans
son ouvrage sur la fin de l'homme, si je faisais
abstraction des plaisirs du goût, des plaisirs de
l'amour et de ceux de la vue qui contemple les
belles formes. » Et ailleurs : « Le principe et la
racine de tout bien, c'est le plaisir de l'estomac.»
Cependant, en mille autres endroits, Épicure
semble faire peu de cas des plaisirs des sens.
Est-ce une contradiction? En aucune manière.
Ce qui caractérise le plaisir du mouvement, c'est
de ne se rapporter qu'au présent et de ne durer
qu'un seul instant. Mais le plaisir que la mémoire
rappelle ou que la pensée nous fait prévoir d'une
manière certaine, est un plaisir de l'âme. Une
santé parfaite et assurée, les jouissances anti-
cipées de la chair, voilà des plaisirs de l'âme
d'après la doctrine épicurienne.
De tous les moyens de plaisir, le plus efficace,
!.e plus puissant, c'est la vertu ; le secret d'être
heureux n'est que celui d'être vertueux. Dans la
bouche d'Épicure, un pareil mot a de quoi sur-
prendre. Si la vertu existe, elle ne peut pas être
un simple moyen de plaisir, elle emporte l'idée
d'obligation, elle devient la règle immuable des
actions humaines, et c'en est fait de la doctrine
du plaisir. Ce n'est pas tout : s'il est vrai que la
vertu porte avec elle sa récompense, qui est le
plus doux de tous les plaisirs, c'est à la con-
dition que la vertu soit désintéressée. L'acte
vertueux accompli en vue de la récompense
devient un calcul et manque par cela même la
récompense. C'est donc l'impossible qu'on nous
propose de tenter. Cependant la contradiction
disparaît quand on sait en quoi consiste la vertu
pour Épicure.
La vertu par excellence, c'est la prudence, non
plus cette prudence socratique qui met en tous
nos actes le tempérament et la mesure, mais la
prudence qui calcule et sait tirer d'une situation
donnée tout le parti possible. C'est par prudence
que le sage s'abstient de prendre sa part du
fardeau des affaires publiques, par prudence qu'il
renonce à devenir époux et père. C'est encore
par prudence qu'il observe les lois de son pays
Il réfléchit que ces lois le protègent contre l'au-
dace des méchants, et que s'il les violait, il ne
serait jamais sûr de l'impunité. Enfin, c'est par
prudence que le sage cherche à thésauriser,
courtise au besoin les grands, et se livre, en vue
de l'avenir, à tous les épanchements de l'amitié.
Tout cet égoïsme est décoré d'un fort beau nom,
une vie sans trouble (à-rapaÇta).
Les autres vertus sont la force? qui consiste à
se dégager, toujours par un motif intéressé, des
vaines superstitions et des terreurs imaginaires:
ensuite la justice, qui consiste dans l'observation
d'un prétendu contrat social fondé encore sur
l'intérêt; enfin la tempérance, non pas celle du
sage, mais celle de l'homme vulgaire qui craint
de manquer du nécessaire. « Nos désirs, dit Epi-
cure, sont de trois espèces : naturels et néces-
saires, comme la faim et la soif; naturels mais
non nécessaires, comme l'amour des mets déli-
cats ; factices, comme la passion des liqueurs
fortes. Le sage abolit ces derniers désirs, con-
tient prudemment les seconds et satisfait les
autres. Le strict nécessaire doit suffire au bon-
heur du sage : avec du pain d'orge et un peu
d'eau, on peut être heureux comme Jupiter. »
Par ce côté, l'épicuréisme semble toucher au
stoïcisme ; mais au fond la différence reste en-
tière. Zenon renonce au plaisir parce qu'il le
croit mauvais et incompatible avec la liberté du
sage. Épicure s y livrerait s'il était certain d'en
jouir toujours. L'épicuréisme est timide autant
qu-3 le stoïcisme est héroïque.
Telle est la vertu épicurienne. On conçoit que
ce ne soit là qu'un moyen de plaisir. Toute cette
morale est résumée dans les canons suivants,
qui sont la règle des passions :
1* Prenez le plaisir qui ne doit être suivi
d'aucune peine.
2" Fuyez la peine qui n'amène aucun plaisir
3° Fuyez la jouissance qui doit vous priver
d'une jouissance plus grande ou vous causer
plus de peine que de plaisir.
4" Prenez la peine qui vous délivre d'une
peine plus grande ou qui doit être suivie d'un
grand plaisir.
En un mot : La seule règle de conduite est la
recherche du plus grand plaisir possible. L'hon-
neur d'Épicure est d'avoir été toute sa vie ob-
servateur sincère d'une pareille morale, sans se
laisser aller sur cette pente qui entraine tout
partisan du plaisir dans la licence et de la li-
cence dans l'abjection. Bien des gens seront
EPIM
458 —
ÊRAS
étonnés d'apprendre que ce maître en fait de
plaisir se nourrissait de pain trempé dans l'eau
et écrivait à l'un de ses disciples de lui envoyer
un peu de fromage, afin de pouvoir faire bonne
chère quand il lui plairait. « Epicure, dit Sénè-
que, avait trop d'un sou par jour pour son or-
dinaire. Métrodore, moins avancé que son maî-
tre, dépensait un sou tout entier. » Une joie
intérieure le dédommageait de ces privations.
Dans ses derniers jours, attaqué de la pierre et
assailli des plus vives douleurs, sa sérénité
d'àrne ne l'abandonna pas. Il cherchait à se
distraire par la contemplation de la nature. Sen-
tant sa fin prochaine, il légua son jardin à ses
disciples, et mourut la seconde année de la
cxxvir olympiade, 270 ans avant notre ère, à
l'âge de soixante et onze ans.
Epicure, dans une vie consacrée à l'ensei-
gnement et traversée d'un grand nombre de ma-
ladies, avait trouvé le temps d'écrire trois cents
volumes. Les anciens nous apprennent (et nous
le concevons sans peine) que son style manquait
d'élégance et de correction. 11 y a quelques
années, il ne nous restait de tant d'ouvrages que
quatre lettres et quelques fragments. Un heureux
hasard a depuis fait découvrir en partie son
traité sur la Nature dans les ruines d'Hercu-
lanum.
L'originalité avait manqué à Epicure, elle
manque absolument à toute son école. Tant qu'il
reste quelque vestige de la philosophie antique,
les nombreux amis de la volupté, en Grèce et à
Rome, affluent dans les écoles épicuriennes. De
cette multitude, il n'est sorti durant tant de
siècles ni un seul homme éminent, ni une seule
pensée originale. Cette stérilité s'explique en
partie par l'esprit exclusivement pratique des
épicuriens de tous les temps, par le caractère
même de la doctrine épicurienne et par la mol-
lesse des hommes qui en font leur règle de con-
duite.
Les ouvrages d'Épicure ont péri à l'exception
des Fragments et Lettres conservés par Diogène
de Laërte, et de quelques débris retrouvés dans
les volumes d'Herculanum. On consultera : Dio-
gène de Laërte, Vie des philosophes, liv. X; — Cieé-
ron, de Finibus, liv. I et II ; — J. G. Orellius, Epi-
curi fragmenta librorum II et XI de natura,
voluminibus papyraceis ex Herculano erutis
reperta, etc., Leipzig, 1818 ; Herculanensium
voluminum quœ supersunt, Naples, 1793 à 1855.
On trouve dans ces volumes des fragments d'É-
picure, de Métrodore, d'Idoménée, de Polystrate,
de Phèdre, de Philodème. On peut voir aussi le
second recueil des mêmes volumes commencé
à Naples en 1861, notamment le VIe volume qui
comprend un nouveau fragment du ïl=pl çûuewi;
(1866). Parmi les ouvrages modernes on peut
citer: P. Gassendi, de Vita, moribus et doctrina
Epicuri, Lyon, 1647, et Syntagma philoso-
phiœ Epicuri, la Haye, 1655; — C. Mallet, Études
philosophiques, Paris, 1843, t. II ; — C. Martha,
le Poème de Lucrèce, Paris, 1868. On ne parle
pas ici des historiens de la philosophie, parmi
lesquels il faut mettre au premier rang pour ce
sujet Ed. Zeller, la Philosophie des Grecs, t. IV,
p. 341. X.
ÉPIMÈNIDE de Gnoss, dans l'île de Crète,
vivait plus de 600 ans avant J. C. Il était con-
temporain des sept sages de la Grèce, au nom-
bre desquels il est compté quelquefois à la place
de Pénandre. Du reste, son rôle dans la civili-
sation naissante de son pays paraît avoir été le
même, bien qu'il nous rappelle encore, à cer-
tains égards, ces personnages moitié surnaturel?
et moitié historiques que les Grecs et, en géné-
ral, tous les peuples de l'antiquité honoraient
comme leurs premiers instituteurs. Épiménide
et. lit principalement occupé de politique et de
législation; on suppose même qu'il a, s'ils ont
lis existé, écrit sur la législation des Cre-
tois plusieurs traités, dont le temps, à ce qu'un
assure, n'a rien épargné. 11 aurait aussi com-
posé un poëme sur l'expédition des Argonautes,
dont il ne reste pas plus de traces que de son
ouvrage sur les lois de son pays. Quant aux
traditions fabuleuses qui nous sont parvenues
sur son compte, il est difficile d'y voir autre
chose que des allégories qui téînoignent de
l'austérité de sa vie et de l'immense influence
qu'il a exercée sur son siècle. Ainsi, cette ca-
verne où il passa, dans un sommeil extraordi-
dinaire, quarante, et selon d'autres, cinquante-
sept ans de sa vie, c'est la solitude où il se ren-
ferma pour apporter ensuite dans la vie publique
les fruits de ses méditations et de sa sagesse. La
faculté merveilleuse qu'il partageait, dit-on, avec
Hermotime de Clazomène, de se séparer quand
il le voulait de son corps, ne veut-elle pas dire
qu'il exerçait sur ses passions un tel empire et
que les réflexions l'absorbaient à ce point, que
les lois de la nature physique semblaient avoir
perdu pour lui toute leur force? Enfin quand il
conseille aux Athéniens, pour se délivrer de la
peste, d'autres disent de la guerre civile, qui,
dans ce temps-là, ravageait leur ville, d'immo-
ler des victimes expiatoires aux dieux inconnus,
cela signifie probablement qu'il chercha à adou-
cir la barbarie des mœurs en perfectionnant les
institutions religieuses.
On peut consulter sur ce personnage : Diogène
Laërce, liv. II; — Gottschalck, Disputatio de
Epiménide, propheta, in-4°, Altdorf, 1714; —
Heinrich, Épiménide de Crète, composition his-
torique et critique, formée avec des fragments
de l'antiquité, in-8, Leipzig, 1801 (ail.); — Chai-
gnier, Pythagore et le Pythagorien, 2 vol. in-8".
Paris, 1873, tome I. X.
ÉRASME. La vie de ce célèbre lettré ne fut
qu'une longue profession de respect pour l'anti-
quité, et une courageuse protestation en faveur
des droits de la pensée. Malgré l'absence de tout
système philosophique déterminé, cette disposi-
tion n'en est pas moins l'esprit philosophique
lui-même; et raconter les vicissitudes de la vie
d'Érasme, c'est raconter la gloire et les revers
des lettres renaissantes pendant la première
moitié du xvie siècle.
Son père se nommait Gérard; il descendait
d'une honnête famille de Terghout en Brabant.
Sa mère, fille d'un médecin, s'appelait Margue-
rite. Elle avait eu de Gérard un premier enfant
nommé Antoine, et comme, malgré la naissance
de ce fils, les parents de Gérard s'opposaient à
leur mariage, celui-ci se réfugia à Rome, où
trompé par la fausse nouvelle de la mort de
Marguerite que ses frères lui annoncèrent à des-
sein, il se fit ordonner prêtre. De retour, il s'ap-
perçut trop tard de la ruse, et vécut non loin de
la mère de ses enfants dans la plus grande ré-
gularité. Pendant son absence, Marguerite était
accouchée à Rotterdam d'un fils qui reçut le nom
de Gérard, et le changea plus tard en celui de
Désiré, dont la traduction grecque a donné le
nom d'Érasme. Il avait treize ans lorsque la
peste lui enleva sa mère; son père ne tarda pas
à mourir de douleur. L'orphelin avait déjà étu-
dié à l'école de Deventersous d'illustres maîtres.
Alexandre Hegius et Podolphe Agricola, et, mal-
gré, dit-on, quelque difficulté d'intelligence, dif-
ficulté peu démontrée et d'ailleurs contredite
par les résultats, il avait fait de rapides progrès
Nonobstant son aversion pour la vie monastique,
qu'il ne dissimula point en plusieurs circonstan-
ÉRAS
459
ERAS
ces, cédant aux obsessions de ses tuteurs et à
une dure nécessité, il entra comme novice dans
le couvent des chanoines réguliers de Stcin, au
diocèse d'Utrecht. 11 est à remarquer qu'il y cul-
tiva la peinture sans négliger ses autres études,
dans lesquelles il eut pour compagnon et pour
ami Guillaume Hermann. Il sortit bientôt du
couvent de Stein, avec la permission de l'évêque
d'Utrecht, pour s'attacher à l'évêque de Cambrai,
Henri de Bergues. Mais après un séjour à Paris,
fait au collège de Navarre avec l'agrément du
prélat, il revint à Cambrai, se lia d'amitié avec
Battus, et fit, par son intermédiaire, connais-
sance avec la marquise de Weère, de la généro-
sité de laquelle il eut à se féliciter. Ce fut par
1 1 protection de cette dame, et avec celle de mi-
lord Montjoie, qu'il fit son premier voyage en
Angleterre, après lequel il retourna plusieurs
fois à Paris/et revint ensuite en Hollande. Il se
livra particulièrement, dans cet intervalle, à l'é-
tude du grec et à celle de la théologie, où il fit
de grands progrès. Après plusieurs voyages en
Angleterre, il trouva enfin l'occasion de visiter
l'Italie, vers laquelle le poussaient d'ardents dé-
sirs.
Il ne put cependant partir qu'en 1306, lorsque
déjà il était âgé d'environ quarante ans. Sa
grande érudition, l'élégance de son style et la
finesse de son esprit, lui procurèrent d'impor-
tantes relations et lui attirèrent de nombreux
admirateurs, parmi lesquels nous devons citer
Pierre Bembo, le cardinal Grimani et le cardi-
nal Jean de Médicis (depuis Léon X). Il séjourna
à Turin, où il prit le grade de docteur en théo-
logie, à Bologne, à Venise, où il logea chez
Aide Manuce pendant l'impression de ses Ada-
ges, et à Rome. Il quitta cette ville pour retour-
ner en Angleterre, malgré les offres magnifiques
que lui avait faites le cardinal Grimani. Il eut,
du reste, à s'en repentir, car il ne trouva pas
dans cette nouvelle patrie ce que des promesses
exagérées lui avaient fait espérer. Nonobstant
ses liaisons avec les hommes les plus illustres
de cette contrée, Guillaume Warrham, Thomas
Morus, Fischer, Thomas Cramer, Cotet, André
Ammoniode Lucques et Canossa, tous deux lé-
gats, et Henri VIII lui-même, il fut encore obligé
de quitter l'Angleterre, où, contre son attente,
il éprouvait de nouveau la mauvaise fortune. La
misère toutefois ne paraît pas avoir refroidi sa
verve satirique, car c'est pendant son séjour en
Angleterre qu'il écrivit son Éloge de la folie. Cet
ouvrage fut condamné par la Sorbonne, le 27 jan-
vier 1542. Il n'avait pas encore été mis à l'index
à Rome, ce que ses ennemis n'obtinrent que
plus tard, et avec quelque peine. Bientôt après
ce voyage, pressé par les chanoines réguliers de
rentrer au couvent de Stein, il s'y refusa, et
obtint du pape un bref qui le mit, pour le reste
de sa vie, à l'abri de ces sollicitations.
De retour en Brabant, Érasme se trouva, par
l'appui du chancelier Sauvage, en faveur auprès
du roi catholique Ferdinand. Il fut même un
moment question de le faire précepteur du
prince Charles (depuis Charles-Quint) et de Fer-
dinand son frère ; mais le peu d'attrait que lui
offrait la cour ne lui permit d'accepter qu'une
pension de trois cents livres, au lieu de la bril-
lante fortune à laquelle il serait parvenu, s'il
eût eu plus d'ambition. Les membres de la fa-
culté de théologie de Louvain inscrivirent le
nom d'Érasme parmi ceux de leurs docteurs, à
peu près vers l'époque où ce savant prenait avec
ardeur le parti de Reuchlin, attaqué en cour ds
Rome.
Érasme avait déjà refusé les offres que lui fai-
sait, pour l'attirer en France auprès de lui, le
nonce Canossa, évoque de Bayeux, lorsque Fran-
çois Ier se mit de la partie. Malgré les instances
du roi et de Budée, son intermédiaire, il per-
sista dans son refus. La crainte de compromet-
tre son repos au milieu des envieux que lui atti-
rerait la faveur du prince, et des discussions
théologiques qui commençaient à naître, paraît
en avoir été la cause. Il n'en resta pas moins
plein de reconnaissance pour François Ier, et
s'exprima, après la bataille de Pavie et la paix
de Madrid, avec une indépendance pleine de
sympathie pour le monarque français. Il refusa
des offres analogues qui lui furent faites par le
prince Ernest de Bavière, par la raison qu'ap-
partenant à Sa Majesté Catholique en qualité
de conseiller, il ne pouvait s'attacher à aucun
autre prince. Érasme eut encore plus d'une oc-
casion de refuser divers asiles que lui offrirent
des prélats, des princes et même le roi d'Angle-
terre. Il se fixa enfin à Bâle, qu'il connaissait
par plusieurs voyages; son revenu lui permet-
tait d'y vivre avec aisance, et il y était attiré
par l'amitié de l'évêque et la publication de ses
ouvrages, confiée aux presses de Froben. Il y
arriva au mois de novembre 1521. L'amitié des
souverains pontifes Adrien VI et Clément VII
l'engagea de nouveau à retourner à Rome ; deux
fois il se mit en devoir de répondre à leur dé-
sir, mais deux fois sa santé le força d'y renon-
cer.
Il perdit en 1526 Jean Froben, qu'il regretta
sincèrement. Cette mort ne le décida cependant
pas à abandonner la ville; il aida Jérôme Fro-
ben, l'aîné des enfants du défunt, à conserver la
gloire de l'imprimerie, si bien illustrée par son
père. Il fut de nouveau sollicité par le roi d'An-
gleterre, auquel il adressa un refus fondé sur
divers motifs apparents, mais dont la cause vé-
ritable, qu'il cachait soigneusement, était la
crainte d'être obligé de se prononcer dans la
question du divorce de ce prince et de Catherine
d'Aragon. La familiarité qui s'était établie à
Bâle entre lui et plusieurs des principaux réfor-
mateurs, et en particulier sa liaison avec Œco-
lampade, le forcèrent à quitter enfin cette ville,
dans laquelle un plus long séjour n'eût pas man-
qué de le compromettre. Il choisit Fribourg. Il
y demeura de l'an 1529 à l'an 1535 où il revint à
Bâle, et ces six années ne furent pas moins fé-
condes que les autres en ouvrages d'une polémi-
que piquante ou d'une solide érudition. Il ne
resta d'ailleurs à Bâle qu'un peu moins d'un an:
arrivé dans le cours du mois d'août 1535, il y
mourut dans la nuit du 11 au 12 juillet 1536.
Telles sont les vicissitudes au milieu desquel
les se passa la vie d'Érasme. Ami de la modéra-
tion, du repos et de l'étude, il vécut dans une
lutte continuelle, parcourut toutes les contrées
de l'Europe éclairée, et fut forcé d'abandonner
pendant plusieurs années la ville de son choix,
déchirée par les luttes religieuses. Si des rela-
tions nombreuses, chères à son cœur, précieu-
ses pour son esprit, flatteuses pour son amour-
propre, lui firent trouver souvent ces conversa-
tions élégantes, ce commerce littéraire pour le-
quel il semblait si heureusement né, les bru-
tales invectives et les grossières accusations de
quelques-uns de ses adversaires tourmentèrent
quelquefois sa vie, et menacèrent même d'en
troubler tout à fait le repos. Au milieu de ces
nombreuses provocations, il ne se laissa que ra-
rement emporter à des représailles que son goût
délicat ne pouvait manquer de désavouer, et
qui n'altérèrent que passagèrement la douce et
pénétrante sagesse dont il opposa le calme aux
excès d'une époque aveugle et passionnée.
Toutefois, cette philosophie pratique ne suffit
ÉRAS
— 460 —
ERIG
pas pour que nous comptions Érasme parmi les
nommes qui ont acquis quelque gloire dans
cette partie des travaux de l'intelligence. Initié
sans doute aux études philosophiques de son
temps, il ne leur donna néanmoins dans ses
écrits aucune place de quelque importance. Ce
n'est pas que la philosophie ne puisse lui devoir
quelques-uns de ses progrès, mais elle les lui doit
indirectement, par le mouvement qu'il imprima
à l'étude des langues anciennes, et l'estime dont
il donna hautement l'exemple pour les philoso-
phes de l'antiquité. Aucune recherche appro-
londie sur la nature de leurs opinions, aucune
question traitée ex professo n'annonce de sa
part de prédilection pour ces recherches.
Mais, quoique aucune théorie ne soit explicite
dans les nombreux écrits que nous a laissés
Érasme, l'esprit philosophique s'y fait remar-
quer à un haut degré. Favorable à la réforme
dans une assez juste proportion, il se distingua
cependant de Luther par un caractère non équi-
voque de réflexion indépendante. Le moine de
Witteniberg combat l'Église romaine par une
autre orthodoxie, orthodoxie qu'on peut appeler
biblique, et dont il se fait le juge suprême;
c'est l'Écriture sainte interprétée dans un sens,
qu'il oppose à l'Écriture sainte interprétée dans
un autre. Dans les réformes, au contraire, que
favorisait Érasme avec une hardiesse inespérée,
c'est surtout l'esprit philosophique qui dicte ses
jugements sur la discipline, sur la tradition, qui
dirige sa critique à la fois rigoureuse et mesu-
rée. Quoiqu'il ne puisse être compté que parmi
les lettrés, il y a, dans tout l'ensemble de son
œuvre, quelque chose d'un heureux éclectisme,
qui ne dépasse pas, il est vrai, les limites du
bon sens, mais qui frappe comme une lumière
renaissante, au milieu des ténèbres, profondes
encore, de la scolastique. 11 y a déjà de la philo-
sophie dans la réforme seule du langage, et dans
l'abandon de formules vieillies qui retenaient la
pensée captive ; l'élégance de la diction prélude
à la liberté de la pensée.
Indépendamment de cette part qui revient à
Erasme dans le mouvement de la Renaissance,
on peut le compter, comme Théophraste dans
i'antiquité et la Bruyère dans les temps moder-
nes, parmi les philosophes moralistes les plus
ingénieux et les plus exacts. La finesse des
aperçus, l'éclat pittoresque de l'expression, s'al-
lient heureusement chez lui pour que la phrase
relève la pensée et lui donne encore plus de
prix. Comme critique de moeurs, il se rapproche
de l'esprit de.Démocrite. Les preuves s'en trou-
vent dans YEloge de la folie, dans ses lettres,
dans ses divers traités sur l'éducation, dans ses
Colloques et dans ses Exhortations. Son livre
des Adages, composé avec autant de goût que
d'érudition, montre quelle importance il attri-
buait à cette sagesse populaire qui s'est, dans
tous les temps, exprimée par des proverbes.
Erasme, il est vrai, s'expliqua sur une question
philosophique grave et difficile, mais étroitement
liée à la théologie. Ce fut celle du libre arbitre.
Il en rétablit l'intégrité contre Luther, qui l'avait
entièrement sacrifié à la grâce. Quoique la ma-
nière dont Érasme traita cette matière n'ait point
été désapprouvée par les orthodoxes, on ne peut
nier que sa solution n'inclinât au pélagianisme,
et ne montrât en lui des tendances plus ration-
nelles que théologiques. Ses dissertations sur ce
sujet se trouvent à la fin du tome IX" et au
commencement du tome Xe de ses œuvres com-
plètes, édition de M. Le Clerc.
En étudiant la vio d'Érasme, ses ouvrages, et,
en particulier, sa correspondance, nous n'a
pu nous empocher do faire un rapprochenirnt
dont la justesse, nous l'espérons, ne sera pris
contestée. Le clergé, et surtout le clergé séculier,
comptaità cette époque grand nombre de savimis
distingués et polis, auxquels la première aurore
de la Renaissance avait inspiré un vif amour pour
l'antiquité. On est frappé de la faveur avec
laquelle ces esprits enthousiastes et généreux,
docteurs, évêques. cardinaux, souverains pon-
tifes même, semblent tous disposés à accueillir,
quelques-uns à provoquer, une réforme prudente
et modérée. Mais à peine la rupture opérée par
Luther est-elle achevée, que ce mouvement cesse :
la méfiance arrête l'élan des intelligences; à la
vue des fureurs des sectaires, les moindres essais
deviennent suspects; le sentiment de l'ordre
menacé invite à se tenir sur ses gardes le pou-
voir déjà trop prompt à recourir à la rigueur.
Ce fait n'est-il pas analogue à ce qui se passa
en France à la fin du xvm* siècle? Une partie
du clergé et la noblesse de la cour, qui avaient
applaudi au développement des idées nouvelles
et dont l'esprit frondeur n'avait pas toujours
épargné les objets les plus respectables, reculè-
rent épouvantés devant les terribles représailles
de 1789 et des années suivantes. Semblables aux
lettrés du xvi8 siècle, ils maudirent les principes
qu'ils avaient défenaus avec transport quelque
temps auparavant, aussi incapables de découvrir
ce qui se cachait de vérité sous les passions ré-
volutionnaires, qu'ils l'avaient été de sentir l'in-
justice des attaques irréfléchies auxquelles sou-
vent ils s'étaient livrés sans mesure.
Indépendamment de l'édition citée plus haut,
commencée en 1703, on a, imprimés à part, un
grand nombre d'ouvrages d'Erasme. Le recueil
de ses lettres et de celles de plusieurs des amis
avec lesquels il était en correspondance, est en
particulier d'un vif intérêt pour l'étude de cette
période de l'histoire des lettres et de la philo-
sophie en France, en Allemagne, en Italie et en
Angleterre. Fidèle reflet de l'esprit des letirés
laïques et ecclésiastiques de tout rang et de toute
dignité qui étaient en commerce littéraire avec
Érasme, elles font connaître, mieux que tout
autre livre, l'esprit et les passions de cette
époque.
Les œuvres complètes d'Érasme ont été publiées
à Bàle, 1540, 8 vol. in-f°; à Leyde, 1703-6, 10 vol.
in-f°, par Jean Le Clerc. On peut consulter : Vie
d'Erasme, par J. Lévesque de Burigny, Paris.
1757, 2 vol. in-12; — E. Charles, de Adagiis
Erasmi, Parisiis, 1862, in-8; — Desdevises du
Désert, Erasmus Rolerodamus morum et lit-
lerarum vindex, Paris, 1862, in-8; — M. Nisard,
YHistoire d'Érasme et de ses écrits en tête d'une
traduction de YEloge de la folie, Paris, 18'i3.
in-12; — Gustave Feugère, Érasme, étude sur
sa vie et ses ouvrages, in-8, Paris, 1874. H. B.
ÉRIGÈNE (Jean Scot) est né au commencement
du ixe siècle dans une des îles Britanniques, mais
on ne saurait dire dans laquelle; les trois pro-
vinces se le disputent, et ces deux noms, Scotus,
Erigena, indiquent chacun une patrie différente.
La même obscurité qui couvre son berceau nous
cache les dernières années de sa vie. Les histo-
riens anglais du xi* et du xne siècle l'ont confondu
avec un certain Jean qui vivait en France et qui,
lelé en Angleterre par Alfred le Grand, reçut
la direction, de L'abbaye d'Ethelinge, où il l'ut
assassiné par ses élèves el honoré comme martyr.
C'est grâce à celte confusion, sans doute, que
Scot Érigèneaété en possession, pendant plusieurs
siècles, des honneurs canoniques. Son nom figure
encore dans le Martyrologe imprimé à Anvers
en 1586. Mais bientôt, par une destinée bizarre,
il ne paraît plus que dans les Index de la cour
de Roiin'.
ERIli
— 461
ERIG
La seule chose qui nous soit assez bien connue
dans la vie de Scot Érigène, c'est son séjour à la
cour de Charles le Chauve. Placé par ce prince à
la tête de l'école du palais, et hautement admiré
fiar sa science, il fut engagé dans les controverses
es plus graves de son temps, dans les discussions
de la grâce et de l'eucharistie : et comme il y porta
la hardiesse de sa pensée, il y compromit, par
les condamnations qu'il s'attira, l'autorité de ses
doctrines métaphysiques. Chez lui le théologien
fit toujours beaucoup de tort au philosophe.
Nous n'avons plus l'ouvrage que S^ot Érigène
écrivit sur l'eucharistie [de Corpore cl Sanguine
Dùmini): mais on sait qu'il ne voyait dans le
sacrement de l'Église qu'un souvenir, une com-
mémoration du sacrifice de la croix. Lorsque
Bérenger, deux siècles plus tard, après avoir re-
nouvelé cette doctrine, fit sa soumission au con-
cile de Rome en 1059, il fut condamné à brûler
de sa main, avec ses propres ouvrages, le traité
de Jean Scot, où il avait puisé son hérésie. Malgré
cette circonstance, il est remarquable que Scot
Érigène lut choisi par deux évoques, Pardule de
Laon et Hincmar de Reims, pour combattre Got-
tescalk, qui, exagérant encore la rigueur des
doctrines augustiniennes, anéantissait le libre
arbitre. C'est à cette occasion qu'il publia son
livre stt)' la Prédestination {dePrœdestinatione).
Mais le libre penseur, par ses audaces philoso-
phiques, faillit compromettre la cause de Pardule
et d'Hincmar qui l'abandonnèrent bientôt; vi-
vement attaqué par saint Prudence, évêque de
TroyeSj et par le diacre Flore, au nom de l'Église
de Lyon, il vit son livre condamné par le concile
de Valence en 855, et en 859 par le concile de
Langres.
Son autorité cependant était toujours considé-
rable dans les écoles de Paris, quand une traduc-
tion de saint Denys l'Aréopagite, qu'il publia peu
de temps après, fut une occasion pour le pape
Nicolas Ier de demander à Charles le Chauve la
disgrâce du philosophe. On ne sait si Charles le
Chauve se rendit aux injonctions ou aux prières
de Nicolas Ier. C'est depuis cette époque que tous
les renseignements nous manquent sur Scot
Érigène.
Nous avons déjà nommé quelques-uns des ou-
vrages les plus importants de Jean Scot : son
traité de V Eucharistie, qui est perdu; le traité
de la Prédestination, publié, en 1650, par le
président Mauguin, dans ses Vindiciœ prœdesti-
nationis et gratiœ,ei la traduction de saint Denys
l'Aréopagite; il faut citer parmi ses autres ou-
vrages, dont la plupart sont perdus ou enfouis
dans les bibliothèques de nos anciennes abbayes :
1° de Visione Dei, que Mabillon a vu manuscrit
dans la bibliothèque de Clairmarest, près de
Saint-Omer; 2" le de Egressu et régressa animœ
ad Deum, que Guillaume de Northausen a vu
encore, en 1594, dans la bibliothèque de l'élec-
teur de Trêves, et dont un écrivain allemand,
M. Greith, dans son Spicilegium Vaticanum,
croit avoir découvert un fragment, malheureu-
sement sans importance; 3° un Commentaire
sur saint Denys l'Aréopagite, contesté à tort
par dom Rivet, et dont M. Greith a découvert
au Vatican une partie assez considérable qu'il
a promis de publier bientôt; 4° une Traduction
latine des scolies de saint Maxime, sur saint
Grégoire de Nazianze, imprimée par Thomas
Gale dans son édition du de Divisione naturœ;
b" une Homélie sur le commencement de l'Evan-
gile selon saint Jean, indiquée par dom Rivet,
et que M. Ravaisson vient de retrouver parmi
les manuscrits provenant de l'abbaye de Saint-
Évroult; 6° plusieurs pièces de vers, publiées à
différentes époques, par Usser, Ducange, Mabil-
lon, Angelo Mai', et récemment par MM. Ravaisson
et Cousin.
Nous arrivons à son grand ouvrage, uepî <I>0-
<7£w; [j.cp'.s!AoO {de Divisione naturœ), imprimé
à Oxford, en 1681, par Thomas Gale (in-f"). 1! y
en a une nouvelle édition, publiée récemi
en Allemagne et due aux soins de M. Schlûter.
attaché à l'Université de Munster. C'est là le plu
important des écrits de Scot Érigène, celui qui
contient toute sa philosophie. Il est divisé en
cinq livres et composé en forme de dialogue.
C'est un entretien entre le maître et le disciple,
sur le monde, natura, sur l'universalité des
êtres, sur ce grand tout qui comprend à la fois
Dieu et l'homme, le Créateur et la créature. La
pensée, tout en suivant son développement dialec-
tique, se détourne et se perd à chaque instant à
travers un grand nombre de questions secon-
daires; elle revient ensuite sur ses pas et se
répète avec une confiance inépuisable. Ce n'est
point du tout la sécheresse scolastique des sommes
de théologie, mais plutôt une fertilité trop abon-
dante, un chaos riche et confus. Malgré la con-
fusion et la subtilité, l'expression est souvent
grande, et elle atteint parfois une vraie poésie
que soutient l'élévation de la pensée, et je ne
sais quel enthousiasme philosophique.
Ce qui fait l'importance de Scot Érigène, c'est
surtout la place où il nous apparaît dans l'histoire,
et la direction générale qu'il a donnée à la philo-
sophie de son temps. Après les siècles barbares
qui suivent les invasions, et quand la science se
dégageait péniblement dans les laborieuses mais
grossières compilations d'Alcuin et de Bède le
Vénérable, Scot Érigène s'élève tout à coup à la
métaphysique, et, entreprenant de réduire en
un système tout l'ensemble des croyances chré-
tiennes, il ouvre la route à la philosophie du
moyen âge. On trouve chez lui, il est vrai, bien
des idées de Plotin et de Proclus; esprit subtil et
enthousiaste, il étudiait avidement les Pères de
l'Église grecque, surtout les Pères alexandrins,
et il avait traduit et commenté l'Aréopagite.
Mais il n'est pas seulement le continuateur des
doctrines d'Alexandrie, il n'est pas seulement le
dernier des néo-platoniciens, il est surtout le
premier des scolastiques.
Il commence par diviser le monde entier, les
êtres, les natures, en quatre catégories : 1° la
nature qui n'est pas créée et qui crée; 2° la na-
ture qui est créée et qui crée; 3° la nature qui
est créée et qui ne crée pas; 4° la nature qui
n'est pas créée et qui ne crée pas.
La première, c'est Dieu, c'est le Dieu incréé et
créateur, celui qui possède la vie et qui la répand.
La seconde, ce sont les causes premières par
lesquelles il accomplit son œuvre. La troisième,
c'est la création. La dernière, c'est Dieu encore,
c'est le Dieu qui est la fin de toutes choses
comme il en est le commencement et vers qui
retourne, sans pourtant se confondre avec lui,
la vie universelle échappée de ses mains. Scot
Érigène fait donc une longue étude de Dieu,
puis des causes premières, puis du monde et de
l'homme qui en est le faîte, et il montre enfin
ce monde créé par Dieu et retournant en lui.
On ne contestera pas la grandeur de cette con-
ception, et, si on lit l'auteur lui-même, on admi-
rera avec quelle sollicitude enthousiaste il veut
placer le monde et l'homme au sein de Dieu, il
veut les envelopper de la divinité, en s'efforçant
toutefois de ne pas les confondre avec elle.
Son étude sur Dieu rappelle beaucoup les idées
des alexandrins. Il commence par déclarer que
Dieu est inaccessible à l'esprit de l'homme, qu'il
ne peut être connu par la pensée, ni nommé par
les langues humaines; qu'il ne rentre dans au-
ERia
462 —
ÏÏRTfr
cune des catégories; qu'il est supérieur à toute
qualification. Tout ce qui est déterminé a un
contraire : le bien a pour contraire le mal ; le con-
traire de l'essence est le néant. Ces contraires
sont parallèles l'un à l'autre; or, si Dieu était la
bonté, la vérité, l'essence, il y aurait un contraire
à chacune de ces choses, et ce contraire, cette
opposition serait coéternelle à Dieu. Un tel anta-
gonisme est impossible. Il faut donc s'élever plus
haut, au-dessus du monde des luttes et des dif-
férences, jusqu'au Dieu indéterminé, jusqu'au
Dieu sans nom, dont parle l'Aréopagite. Après
avoir répété que nous ne pouvons connaître ce
Dieu inaccessible, Érigène nous le montre partout,
autour de nous, dans ses œuvres, et surtout dans
la trinité de notre âme, créée à l'image de la
trinité divine.
La seconde nature, dans la division de l'univer-
salité des êtres, c'est la nature qui est créée et
qui crée. Où est cette nature, si ce n'est dans les
causes premières de toutes choses? Ces causes,
ce sont les idées, les modèles, les formes dans
lesquelles sont déposés les principes immuables
des choses. Scot Ërigène expose et développe la
création de ces causes premières. Il suit, pour
cela, le récit de la Genèse, qu'il interprète, selon
les habitudes de son temps et celles de son génie
propre, avec une subtilité singulière, cherchant
partout un sens spirituel au lieu du sens littéral,
et mettant souvent les théories les plus hardies
sous la protection d'un verset de la Bible. « Les
causes premières, dit Scot Érigène, sont créées
par le Père et déposées dans le Verbe : In prin-
c.ipio fecit Deus cœlum et terram. In principio
signifie ici dans le sein du Verbe. Ces causes sont
coéternelles à Dieu, et, quant au monde, il est à
la fois éternel et créé. Il est éternel, car Dieu
ne souffre pas d'accident, et la création eût été
un accident dans la vie divine, si Dieu avait
existé avant le monde. Il est créé, l'Écriture le
proclame. Éternité du monde, création du
monde, comment concilier ces deux idées?
Quel est le point où se consomme leur iden-
tité? Cette identité est en Dieu; Dieu aussi
est tout à la fois éternel et créé. Il est à la fois
simple et multiple, il est l'unité et la pluralité.
11 demeure dans son unité immobile, qui soutient
la variété des phénomènes; mais il court en
même temps à travers cette variété infinie, et,
en la créant, il se crée lui-même en elle; car,
dans toute chose, dans tout être, c'est lui qui
est la substance véritable; retranchez cette sub-
stance, retranchez l'idée de cette sagesse divine,
tout s'écroule. C'est ainsi que Dieu se crée dans
tout ce qu'il crée. La même chose peut donc être
à la fois éternelle et créée, infinie et finie;
éternelle, infinie en Dieu, c est-à-dire dans la
cause où elle subsiste, créée et finie dans sa ma-
nifestation réelle.
Scot Érigène continue, en suivant toujours la
Genèse, le développement de la création, et il
descend de Dieu jusqu'aux dernières limites du
monde, jusqu'à ce qui n'existe pas, jusqu'à
la matière. Ces deux mondes, le monde intellec-
tuel et le monde sensible, seraient séparés par
un abîme s'il n'y avait entre eux une nature qui,
appartenant à l'un et à l'autre, les rapproche, les
unit, les concilie et termine leurs différences. 11
n y a rien au-dessous du corps, il n'y a rien au-
dessus de l'intelligence. Or, ces deux extrémités
se rencontrent et s'unissent dans un être, qui
est l'homme. C'est en lui que vient finir cette
grande division des êtres commencée en Dieu;
il est le terme, le but et comme le sommet de
la création.
De même que les causes premières ont été
conçues dans le Verbe, de même toutes les créa-
tures ont été conçues dans l'homme; il est le
résumé du monde créé, qu'il doit rapporter au
Créateur. L'homme est le médiateur, te rédemp-
teur de la création, le sauveur des êtres; car il
les renferme tous en lui, et il va les rapporter à
Dieu.
Telle est, dans les plans de la divine sagesse,
la dignité de la nature humaine. Voilà pourquoi
l'homme a été créé à l'image de Dieu. Il a reçu,
pour des fonctions divines, une âme qui est l'i-
mage de la divine Trinité. Mais l'exécution de
ces plans a été interrompue. L'homme a refusé
cette mission sublime; il est tombé, par le pé-
ché, de cette haute place où Dieu l'avait mis.
Ici se présente une remarquable discussion sur
le mal et le péché. « L'état de l'homme dans le
Paradis n'était pas, dit Scot Érigène, celui de la
perfection complète. Cet état primitif n'est que
la disposition au bien, au saint, au vrai, laquelle
est innée dans l'homme et qu'il doit développer.
Ce moment, que nous plaçons avant la chute et
que nous nommons innocence, Paradis, ce mo-
ment n'a pas existé. Si l'homme était demeuré
dans le Paradis, quelque courte que fut la durée
de cet état bienheureux, il serait nécessairement
arrivé à la perfection. Cet état antérieur à la
chute, était donc une simple disposition par la-
quelle l'homme eût atteint la perfection divine,
s'il eût persévéré dans le bien. Il ne l'a pas fait;
au lieu de se tourner vers Dieu, qui était sa
règle et son .^ut, il s'est tourné vers lui-même.
Ce n'est poini le mal qui l'a tenté, car le mal
n'existe pas. Ce n'est pas le désir qui a tenté et
corrompu la volonté; c'est la volonté qui est
tombée des hauteurs où elle était créée : elle
est tombée de Dieu sur elle-même.
« Mais rien, pourtant, ne sera en péril. Dieu
remplira la fonction que l'homme a repoussée.
L'homme divin, Jésus-Christ, prendra la place
qu'Adam a laissée vide. Il se revêtira de la na-
ture humaine, il rapportera à Dieu toute l'hu-
manité, et tout l'univers qui y est renfermé. »
Nous arrivons à la quatrième nature, à celle
qui n'est pas créée et qui ne crée pas, c'est-à-
dire à Dieu considéré, non-seulement comme
principe, mais comme la fin de toutes choses.
Scot Ërigène décrit avec une sorte d'enthou-
siasme poétique ce retour de la création au sein
du Créateur, et l'état futur de ce monde ressus-
cité en Dieu. Il nie l'éternité des peines; il nie
qu'il y ait un enfer matériel. Il voit dans ces
dogmes des traditions du paganisme. La croyance
aux peines éternelles lui semble une opinion
manichéenne. Croire qu'il y aura éternellement
des méchants et des peines pour les punir, c'est
placer en face du bien infini, en face de Dieu,
une puissance infinie et éternelle comme lui, le
mal. Le mal n'existe pas; ce n'est qu'un acci-
dent, accident qui doit disparaître avec les filles
qu'il a engendrées, la misère et la mort. Les châ-
timents ne seront pas des châtiments matériels.
Le supplice sera dans les consciences. Peut-il
être une autre joie que de voir le Christ, un
autre supplice que de ne pas le voir? Enfin, il y
aura deux états pour les élus. Le premier est la
simple restitution de la nature de l'homme avant
la chute; dans le second, l'homme s'élève au-
dessus de l'humanité par la grâce, il est déifié.
Mais le degré suprême de la déification, l'union
complète avec Dieu, n'est accordé qu'au Verbe.
que nouvelle. Mais non; il est beaucoup moins
mystique que Plotin et Proclus ; il est beaucoup
moins alexandrin que Denys l'Aréopagite, et aux
endroits même où il se rattache le plus à ces
ERIG
— 463
KHI S
maîtres, il y a dans sa philosophie des principes
chrétiens qui forment une barrière entre sa
doctrine et les leurs. Quand il parle de l'union
dernière avec Dieu, il s'applique toujours, ce
que néglige l'Aréopagite, à maintenir la perma-
nence de la personne humaine au sein de l'âme
divine qui la reçoit et l'embrasse. Quand il pro-
clame l'éternité de la création, il prend le plus
grand soin d'expliquer sa pensée, et, en faisant
de la création un acte éternel de la Divinité, il
montre toujours Dieu antérieur au monde, en
sorte que si la création est éternelle, elle n'est
cependant pas coéternelle au Créateur. Lorsque,
voulant expliquer cet acte de la création, Jean
Scot divise la nature, c'est-à-dire l'Être unique
et universel, lorsque de cette division il fait
sortir le monde, et que, dans son langage hardi,
il parle de la procession des êtres hors de Dieu,
il ne dit jamais que la création soit une émana-
tion: il proclame le principe chrétien de la vo-
lonté divine ; il s'attache à ce principe, il le dé-
veloppe, et arrive à cette conclusion, récemment
Tenouvelée, que la volonté est le fond même de
Tessence ; que, pour Dieu, être et vouloir c'est
la même chose. Enfin, quand il montre ce Dieu,
ce courant de l'être et de la vie, enveloppant et
animant tout, il rappelle sans cesse que jamais
il n'y a de confusion entre le Créateur et la
créature, et si le panthéisme résulte trop souvent
de ses paroles, ses intentions le repoussent tou-
jours.
Il y a un principe qui domine toute la doc-
trine de Scot Érigè.e, c'est celui-ci : Qu'il n'y a
pas deux études, l'une de la philosophie, l'autre
de la religion, mais une seule qu'on peut appe-
ler indifféremment religion ou philosophie ; car
la vraie religion est la vraie philosophie, et la
vraie philosophie est la vraie religion. Cette
phrase, écrite au premier chapitre du traité de
la Prédestination, et dont le de Divisione na-
turœ est un commentaire éclatant, sera reprise et
développée par tous les successeurs de Jean S ;ot :
elle pourrait servir d'épigraphe à leur histoire.
Plus loin, Scot Érigène complète ce principe, et
il ajoute que la foi doit précéder la science. Ces
deux idées, l'union parfaite, l'identité de la phi-
losophie et de la religion, et la nécessité de la
foi pour arriver à l'intelligence, forment le fon-
dement de toute la philosophie du moyen âge.
On sait avec quelle autorité elles sont procla-
mées dans le Proslogium de saint Anselme :
consacrées par ce grand esprit, elles deviennent
de droit commun dans toute la scolastique, et
sont élevées à la hauteur d une loi reconnue par
tous et fidèlement observée. Les rapports de la
raison et de la foi, tels que Scot Erigène les a
établis, sont donc ceux que le moyen âge a re-
connus; c'est la foi cherchant à se compléter par
la science, c'est la foi, la croyance s'élevant à
l'intelligence ; c'est le fides quœrens intellectum
de saint Anselme.
Une autre idée bien frappante chez tous les
maîtres de la scolastique, c'est la confiance dans
les forces de la pensée humaine. La raison, dit
Scot Érigène, est une révélation aussi ; et quand
l'autorité de l'Écriture semble contredire les af-
firmations de la raison, c'est la raison qu'il faut
croire, elle est supérieure à l'autorité; car ce
n'est pas de cette autorité qu'elle tient sa puis-
sance ; et sur quoi s'appuierait l'autorité, si ce
n'est sur la raison? si on ne trouve pas cette li-
berté d'opinion chez tous les scolastiques, tous
ont eu la même foi dans les facultés de l'esprit
humain.
Comment se fait-il cependant que Scot Éri-
gène ne soit pas cité une seule fois par les sco-
lastiques? Ne serait-ce pas que les écrivains de
l'Église étaient plus frappés que nous de tout ce
qu'il y avait encore d'alexandrin dans ses doc-
trines? Ils profitaient, sans le savoir, de la di-
rection qu'il avait imprimée à la pensée; mais
les idées néo-platoniciennes que Jean Scot avait
conservées le rendaient justement suspect. En
outre, ses erreurs théologiques sur l'eucharistie
et sur la grâce avaient redoublé cette défiance
de l'Église, et rejeté dans l'ombre les véritables
beautés de son système. Telle fut donc la desti-
née de Jean Scot, que, repoussé par l'Église à
cause de ses hardiesses, il fut adopté pour cela
même par toute une école de panthéistes qui,
défigurant la partie irréprochable de sa philoso-
phie, firent de lui le chef et le maître de leui
doctrine grossière. Je ne parle pas de Bérenger,
qui était, dans son indomptable obstination, un
digne disciple du libre enseignement d'Érigène,
et qui, au xie siècle, renouvela ses doctrines sur
l'eucharistie; mais vers la fin du xne siècle et au
commencement du xme, le nom de Jean Scot
paraît tout à coup cité dans les ouvrages d'A-
maury de Chartres et de David de Dinan, qui
s'empressent de se rattacher à lui comme au fon-
dateur de leur panthéisme. Ce mouvement d'idées
ne se prolonge pas très-longtemps. Scot Érigène,
condamné par une bulle d'Honorius III, rentre
dans l'obscurité, et on conçoit que la suspicion
dont il était déjà frappé devienne plus rigou-
reuse encore. C'est de nos jours seulement qu'on
a songé à la révision de ce procès si mal instruit:
car le jugement porté sur Jean Scot pendant la
confusion du moyen âge, avait été accueilli
même par la science moderne, par la critique
du xvue et du xvmc siècle, par Mabillon, Ellies
Dupin, Noël Alexandre et dom Rivet. Les écri-
vains de l'Allemagne ont les premiers contredit
le jugement de la critique sur Scot Érigène ;.
mais, par un excès contraire, ils ont salué dans
ses œuvres tous les principes de la moderne mé-
taphysique allemande. Sa place n'est ni si bas ni
si haut. Sans le déprécier comme l'ont fait les
historiens de l'Église, sans l'admirer outre me-
sure comme font aujourd'hui les Allemands, il
faut reconnaître surtout que Scot Érigène, placé
sur les limites de deux sociétés, a su profiter de
cette position si grande. Il résume tout une
époque qui finit, l'époque latine et alexandrine ;
en même temps, il ouvre le moyen âge et pré-
pare la philosophie scolastique.
Consultez Saint-René Taillandier, Scot Erigène
et la Philosophie scolastique, Paris, 1843, in-8 ;
— Monnier, de Gottescalki et J. Scotœ Erigenœ
controversia, Paris, 1852, in-8. S. R. T.
ÉRISTIQUE (École) (de Ipiî, dispute). En gé-
néral, on appelle éristique tout philosophe ou
toute école qui abuse de la dialectique et ne
cherche qu'à briller dans la dispute. En ce sens,
Zenon d'Elée, les sophistes et même les repré-
sentants de la nouvelle Académie méritent et
reçoivent quelquefois le nom d'éristiques.
En un sens plus restreint, il n'y a qu'une
seule école éristique. C'est celle^ qui a porté ce
surnom dans l'antiquité, l'école éristique par ex-
cellence, en un mot, l'école de Mégare. A force
de chercher les côtés faibles de ses adversaires,
cette école finit par perdre de vue sa propre doc-
trine et aboutit, avec Eubulide, à de déplorables
subtilités. Elle se relève avec Stilpon et Diodore,
et un nom honorable remplace le triste surnom
de disputeurs. Diogène Laërce nous apprend, en
effet (liv. II, ch. evi), que les disciples d'Euclide
reçurent successivement trois noms différents :
celui de mégariques, celui d'éristiques, celui de
dialecticiens.
Voy. les articles Euclide, Eubulide, Mégabjquk
D. H.
ERRE
— 464 —
EURE
ERREUR. La privation de la vérité est l'igno-
rance, cet état de l'homme qui ne sait pas mais
qui ne croit pas savoir. Le contraire de la vérité
est Terreur, qui consiste à ne pas savoir et à
croire qu'on sait.
L'erreur est donc de l'ignorance; mais elle est
une ignorance acquise et contractée, bien plus
déplorable que l'ignorance simple et naturelle.
Ne pas savoir et avoir la conscience de son igno-
rance est une bonne disposition pour apprendre;
ne pas savoir et se croire en possession de la
connaissance, c'est être disposé, non-seulement
à ne rien faire pour acquérir la vérité, mais en-
core à tout faire pour repousser ce qui nous pa-
raîtra différent de ce que nous croyons savoir
des choses. L'ignorance est toujours fâcheuse ;
l'erreur est dangereuse.
Quelle est la nature de l'erreur? Quelles en
sont les causes occasionnelles, et, par suite, quels
sont les moyens de l'éviter? Telles sont les ques-
tions qui se rattachent à l'existence de l'erreur.
L'erreur étant le contraire de la vérité, et la
vérité étant pour nous la réalité devenue évi-
dente, tellement évidente que nous ne pouvons
nous empêcher d'y croire, l'erreur est, par con-
séquent, ce à quoi nous croyons sans que l'évi-
dence nous y ait forcés, ce à quoi nous pourrions
et. devrions ne pas croire, si nous avions conve-
nablement reçu l'action de l'évidence.
Lorsque la connaissance est spontanée, c'est-à-
dire lorsqu'elle est le résultat simple de l'évi-
dence, et que tout se passe entre la réalité qui
se manifeste et l'être intelligent qui se contente
de la percevoir, et n'aifirme que ce qu'il perçoit,
il n'y a pas chance d'erreur, et nos notions et
nos jugements sont dans un rapport exact avec
ce qui est et se montre à nous. Mais l'homme ne
se contente pas toujours de ce rôle passif. L'ex-
périence lui ayant appris qu'en poursuivant l'é-
vidence il la force quelquefois à se montrer, et
qu'il augmente l'étendue et la puissance de ses
moyens de connaître par l'impulsion active qu'il
leur donne, il veut se servir de ce pouvoir, et
souvent s'en sert mal, employant un moyen pour
un autre, ou négligeant de se conformer aux lois
de ses facultés intellectuelles, et s'aifirmant alors
comme connu ce qu'il connaît à demi, ce qu'il
connaît mal ou ce qu'il ne connaît pas du tout.
De semblables affirmations ne sont point néces-
sitées; nous pouvions suspendre notre adhésion;
si nous la donnons sans raison ou sans raison
suffisante, c'est de notre fait. L'erreur nous est
donc imputable, et l'activité, ce pouvoir volon-
taire et libre qui, bien appliqué, est la condi-
tion de toute connaissance scientifique, devient,
quand il s'applique à faux, la cause de nos er-
reurs.
Chacune de nos facultés intellectuelles, em-
ployée conformément à ses lois, est infaillible ;
l'erreur vient du mauvais emploi que nous en
faisons. Un examen rapide de nos divers moyens
de connaître suffira pour justifier cette assertion.
Par la conscience, nous connaissons ce qui
se passe en nous. Or le témoignage de la con-
science est le sentiment de la realité même;
ce n'est point une vue qui s'arrête aux signes
révélateurs d'une certaine réalité, ce n'est point
une conclusion supposant des principes, un rap-
port; c'est la vue intime et profonde, immédiate
et directe de notre existence et de notre manière
d'exister. Et là, il n'y a place ni pour le doute
ni pour l'erreur. Mais la conscieme est une fa-
culté toute subjective, qui nous dit l'existence
des modifications du moi, de la personne hu-
maine, et ne nous dit que cela. Elle se tait sur
les causes que ces modifications peuvent avoir
hors du moi, sur l'état de l'organisme et sur ses
rapports avec les objets extérieurs, pane que
ces objets sont hors de son action et de sa portée.
Elle ne saurait dès lors nous tromper à ce sujet,
et n'est point responsable des erreurs que i
commettons en prononçant avec précipitation Ot
inattention sur ce qui n'est accessible qu'aux
sens ou à toute autre faculté, sans nous être
convenablement servis de ces mêmes facultés.
Elle ne l'est pas davantage des erreurs où nous
tombons dans le cours ordinaire de la vie ou
dans nos analyses psjchologiques, parce que, au
lieu de recevoir attentivement le témoignage
complet de la conscience, nous le recevons à la
légère et n'en prenons que la partie qui nous
agrée.
Il faut en dire autant des erreurs que nous
commettons en nous servant des sens pour ob-
server la réalité extérieure. Quand on examine
avec bonne foi les erreurs que l'on a si souvent
reprochées à nos sens, on reconnaît bientôt que
ce ne sont point les sens qui nous trompent,
mais nous qui nous trompons, en demandant à
un sens des perceptions qu'un autre sens doit
nous donner, en prenant des perceptions vagues
et incomplètes pour un témoignage clair et com-
plet, enfin en n'étudiant pas les lois des impres-
sions que les phénomènes extérieurs doivent
produire sur chacun de nos sens, et en prenant
pour une illusion le résultat de ces lois.
Par la raison nous atteignons immédiatement
les principes absolus, et comme ces vérités
1 ous apparaissent avec une telle spontanéité et
une évidence si complète que le travail et la
réflexion n'ont point à intervenir dans leur ma-
nifestation, il n'y entre rien de ce qui est à nous,
rien de nos vues individuelles, erronées ou dou-
teuses, il n'y entre que la lumière de la vérité;
aussi nul n'essaye de les mettre en doute. Mais
ces vérités ont des caractères dont l'ensemble
n'appartient qu'à elles, quoique chacun pris à
part puisse appartenir à d'autres vérités; ces
caractères sont la spontanéité, l'évidence immé-
diate, la nécessité, l'universalité; et, avant de
prononcer qu'une croyance est une vérité abso-
lue, il convient d'examiner si elle en a bien tous
les caractères. Or, il arrive souvent que nous
attribuons l'autorité absolue et suprême des
principes de raison à des opinions auxquelles la
prévention et la négligence d'abord, et plus
tard les passions et l'entêtement, ont prête un
semblant de nécessité et de spontanéité. De sem-
blables erreurs doivent être imputées non à la
raison, qui n'est jamais en défaut, mais à
l'homme, qui ne veut pas en reconnaître les
produits légitimes.
Le raisonnement s'appuie sur les principes
absolus que fournit la raison, il est donc en soi
parfaitement légitime. Mais dans son double
procédé d'induction et de déduction, le raison-
nement n'a rien d'immédiat; il se compose d'o-
pérations soumises à des lois et à des règles
spéciales, et nos fréquentes erreurs de raison-
nement ne viennent pas du procédé, mais du peu
d'attention que nous apportons à en reconnaître
les lois et à suivre les règles que ces lois nous
donnent.
Si les diverses facultés que nous venons de
passer en revue nous donnent la vérité, com-
ment la mémoire, cette conscience du passé,
dont la fonction se borne à conserver et à repro-
duire, pourrait-elle nous donner l'erreur? Comme
toutes nos facultés, la mémoire a ses conditions
et ses limites, et exige des précautions analogues
à celles que demandent les sens et la conscience.
Si l'on sait les reconnaître et s'y soumettr
l'on a assez de sincérité pour ne prendre que ce
que la mémoire donne et pour ne pas appeler
ERRE
— 465 —
ESGH
l'imagination ou la passion à compléter les sou-
venirs imparfaits, si l'on a assez de prudence
pour ne pas faire un rapport essentiel d'un rap-
port qui unit accidentellement deux idées dans
leur réapparition, la mémoire est pour nous une
faculté infaillible. Dans le cas contraire, il faut
dire de la mémoire ce qu'il faut dire des autres
facultés, que ce n'est point en elle, mais en nous
que se trouve la cause de l'erreur.
Puisque chacun de nos moyens de connaître,
employé d;ms la sphère qui lui est propre et
selon ses lois, est capable de la vérité, et que
l'erreur vient du mauvais usage que nous en
faisons, l'erreur ne donne au scepticisme ni le
droit de conclure l'illégitimité de nos facultés et
le néant de nos connaissances, ni le droit de
mettre en interdit quelques-uns de nos moyens
de connaître, et d'en choisir un pour critérium
de la connaissance humaine. Toutes nos facultés
ont une égale et légitime autorité, toutes dans
leur ressort jugent au même titre, et il n'y a
point d'appel du tribunal des unes à celui des
autres. Bien employée, chaque faculté est infail-
lible : ce qui est faillible, c'est l'homme. L'in-
faillibilité est dans l'essence de nos facultés ; il
faut la porter dans leur emploi : et, au lieu de
chercher un moyen infaillible de connaître le
vrai, c'est un homme infaillible qu'il faut
trouver.
Mais s'il est vrai que l'erreur est le fait de
l'homme et le résultat du mauvais emploi de
ses facultés, à quoi tient ce mauvais emploi, ou
en d'autres termes, quelles sont les causes occa-
sionnelles de l'erreur? Ces causes se trouvent ou
dans les objets ou en nous.
L'homme aspire à la vérité ; s'il adopte l'er-
reur, c'est qu'il la prend pour la vérité, c'est
qu'il croit se rendre à l'évidence. Mais l'objet
de l'erreur n'est pas, et ce qui n'est pas ne peut
pas être perçu et paraître évident. La réalité
seule est évidente et se montre à nous, mais
elle ne se montre pas toujours tout entière ;
souvent elle n'apparaît qu'en partie et impar-
faitement. Or c'est précisément cette évidence
incomplète, cette partie de vérité qui nous fait
illusion, soit que nous la prenions pour la vérité
tout entière, soit que nous la faussions en lui
attribuant une valeur qu'elle n'a pas, ou en vou-
lant la compléter par des traits qui nous appar-
tiennent. D'où il suit qu'à l'origine de toute
erreur il y a toujours perception de quelque
chose de réel, et que dans toute erreur il y a
toujours une certaine part de vérité. Pour un
être intelligent et raisonnable une erreur com-
plète, absolue, n'est pas possible; il n'y a de
possible qu'une erreur partielle. Dans l'erreur
totale et absolue périrait la possibilité même de
la croyance. C'est cette part de vérité qui, en
se montrant à notre esprit, a donné lieu à une
croyance ; c'est elle qui ensuite fait vivre l'erreur
et la soutient. Qu'on examine, en effet, les di-
verses erreurs évidemment reconnues pour telles,
erreurs vulgaires et de détail, ou erreurs plus
savantes des systèmes politiques, religieux, phi-
losophiques, et l'on verra qu'il n'en est pas une
qui ne s'appuie sur une part souvent consi-
dérable de vérité, et qu'entre cette part de vé-
rité et l'erreur il existe un rapport très-réel, mais
fortuit et pris pour un rapport essentiel. Déter-
miner cette part de vérité et la nature de ce
rapport, c'est découvrir l'origine de l'erreur.
D'où vient maintenant la méprise de notre
part? d'une multitude de causes différentes
ju'il est difficile de renfermer dans une expres-
sion assez générale pour les comprendre toutes,
issez détaillée pour être profitable. Nos erreurs
peuvent se diviser en deux grandes classes :
DICT. PHILOS.
erreurs de détail, et erreurs scientifiques ou faux
systèmes. Les causes occasionnelles de nos er-
reurs de détail ont été le plus souvent rapportées
aux suivantes : à l'ignorance des lois de nos
facultés intellectuelles, qui ne nous permet pas
de les employer convenablement; à la paresse,
à la précipitation présomptueuse, à la curiosité
immodérée, qui nous empêchent de le faire
quand nous le pourrions; aux désirs ou plutôt
aux passions qui nous portent à ne considérer
les choses que par l'endroit qui nous plaît; à la
puissance de l'autorité, de la coutume, de l'édu-
cation, etc. A vrai dire, il est rare que plusieurs
de ces causes ne concourent pas simultanément
à nous induire en erreur. Les erreurs scienti-
fiques paraissent plus spécialement tenir à l'i-
gnorance de la méthode à suivre dans la re-
cherche d'un ordre de vérités, comme quand on
essaye de construire par la démonstration pure
une science de faits où les principes doivent être
acquis par voie d'induction, et réciproquement.
La nature et la cause efficiente de l'erreur
étant déterminées, les causes occasionnelles en
étant indiquées, il est facile de conclure les
moyens propres à nous en garantir.
Puisque l'erreur vient de ce que nous em-
ployons nos divers moyens de connaître sans
tenir compte de leur destination et de leurs lois,
de ce que nous ne faisons pas de la méthode
l'usage commandé par la nature de chaque
science, et de ce que nous sommes portés à agir
ainsi par l'ignorance ou par la passion, il suit
que l'étude approfondie et surtout- l'application
attentive des règles de la logique et un esprit
libre de toute prévention préserveront l'homme
de l'erreur et lui feront infailliblement rencontrer
la vérité dans les limites où elle est accessible à
notre intelligence.
C'est là ce qu'on pourrait appeler les moyens
préservatifs. Quant aux moyens de combattre et
de détruire l'erreur qui aurait eu accès en notre
esprit, ils consistent en général à l'aire, suivant
le conseil de Descartes, une revue exacte et
sévère des croyances que nous avons acquises
par nous-mêmes ou que nous avons reçues d'au-
trui. Dans cette revue, on doit suspendre son
jugement sur tout ce qui semble erroné ou
même douteux, chercher l'origine de l'erreur en
déterminant la part de vérité qui se trouve au
fond, et l'apparence qui nous a fait illusion.
Le sujet de cet article fait nécessairement par-
tie de tous les traités qui ont pour objet la re-
cherche de la vérité. Cependant on peut consulter
plus spécialement : Bacon, de Dignitate et aug-
mentis scientiarum. lib. V, c, ni, § 8, et Novum
organum, liv. I tout entier; — Descartes, IVe Mé-
ditation, du Vrai et du Faux; — Malebranche,
Recherche de la vérité; — Bossuet, Connaissance
de Dieu et de soi-même, ch. i, § 16; — Locke,
Essai sur V entendement humain, liv. VI, ch. xx ;
— Reid, Œuvres complètes, traduction de Jouf-
froy, tome V, p. 182 et suiv.; — Ferrari, de V Er-
reur, Paris, 1840, in-8. J. D. J.
ESCHINE, le socratique, philosophe grec né à
Athènes vers 404 avant J. C, contemporain et
condiseiple de Platon, et auteur de dialogues où
l'antiquité reconnaissait l'exacte expression de
la pensée de Socrate. Si l'on peut ajouter foi aux
récits épars chez les biographes anciens, qui ne
sont pas toujours d'accord entre eux, Éschine,
iils d'un charcutier, s'attacha de bonne heure à
Socrate et ne le quitta jamais. « Je n'ai rien à
te donner, lui avait-il dit des le premier jour,
je t'offre la seule chose que je possède, moi-
même. » (Sénèque, de Beneficiis, t. VIII). Il
essaya de le sauver, en lui offrant les moyens
de fuir de sa prison, et en essayant de le per-
30
BSÔT
466 —
ESOT
suader par dos prières et par des raisonnements
dont Platon, peu bienveillant pour lui, aurait
fait honneur au seul Crilon. Après la mort de
Socratc il se réfugia en Sicile : il s'y rencontra
avec Platon qui, suivant l'iularquc {Différence
de l'ami et du flatteur), l'aurait protégé auprès
de Dcnys, en vantant son caractère et son talent.
Diogène au contraire (liv. II, VII) prétend que
Platon le traita toujours avec mépris, parce
qu'Escrime inclinait à lui préférer Aristippe. Il
semble certain que la vie d'Eschine fut précaire
et sans cesse exposée à la misère. Revenu à Athè-
nes, il essaya vainement d'y vivre en donnant
des leçons; il eut recours a l'art oratoire, où
suivant les uns il resta médiocre, tandis que,
s'il en faut croire les autres, il égala Gorgias
qu'il avait pris pour modèle. Il encourut l'ani-
madversion de l'orateur Lysias qui prononça
contre lui un discours impérieux, et lui imputa
des actes déshonorants, « qui ne s'accordent
guère, dit Athénée (liv. XIII, vers la fin), avec
la réputation d'honnêteté et de vertu que lui
ont value ses dialogues. » Aussi le grammairien
se demande-t-il si ces beaux dialogues ne seraient
pas l'œuvre de Socrate. Ce bruit avait déjà
couru dans l'antiquité : on prétendait qu'Eschine
avait su capter la confiance de Xantippe, la
femme de Socrate, et obtenir d'elle, après la
mort de son mari, les dialogues qu'il s'attribua.
Un jour qu'il les lisait à Mégare, Aristippe s'é-
cria : « Où as-tu pris cela, voleur? » Socrate n'ayant
jamais rien écrit, l'accusation est tout à l'honneur
d'Eschine, elle prouve qu'il avait dignement fait
parler son maître. C'est le sentiment qui domine
dans l'antiquité. Lucien admire « ces dialogues
longs et élégants » ; Hermogène les met au-des-
sus de ceux de Xénophon, « pour la simplicité
et la délicatesse du style ». Tout le monde est
d'accord pour y reconnaître la forme socratique.
Suivant Aristide le rhéteur, Eschine lui-même
laissait volontiers entendre qu'il avait .'littéra-
lement reproduit la parole du maître. Malheu-
reusement la plupart des dialogues d'Eschine
ont péri, et ceux mêmes qu'on lui attribue encore
sont tres-imparfaits, sans doute mutilés, et,
quoique de peu d'étendue, formés de pièces de
rapport. Il en avait écrit un grand nombre, et
on les divisait en deux catégories : les plus par-
faits étaient au nombre de sept, Milliade, Cal-
lias, Rhinon, Aspasie, Axiochus, Telauges, Al-
cibiade; les autres étaient appelés àxéqpotXoi, sans
doute parce qu'ils n'avaient pas de préambule,
Phédon, Pobjnêe, Eryxias, de la Vertu, Era-
sistrate, Dracon. Nous avons quelques-uns de
ces dialogues, ou du moins des pièces qui portent
les mêmes noms et qu'on trouve ordinairement
à la suite des œuvres de Platon. On lui attribue
de plus invraisemblablement, Axiochus, Ery-
xias, de la Vertu. Ce sont des œuvres courtes
sans grande^ originalité, très-inégales malgré
leur brièveté, et parfois du plus pur atticisme;
mais on ne peut assurer qu'elles soient intactes
ni authentiques. Cicéron a traduit un passage de
YAspasie {de Inventione, I, 31).
On peut consulter, outre les auteurs cités :
Fragments des orateurs altiques. Paris, Didot,
1858, p. 280; — Jean Leclerc, ALSchinis socralici
dialogi lrcs; Amsterdam, 1711 ; — K. F. Hermann,
de jEschinis socralici reliauiis, disputalio aca-
demica, Gottingue, 1850.
ÉSOT ÉRIQUE (intérieur), EXOTÉRIQUE (ex-
térieur). Ces deux mots jouent un assez grand
rôle dans la philosophie grecque et spécialement
dans le système d'Aristote. On les voit repa-
raître, à l'occasion de diverses écoles et sous
diverses acceptions, et toujours entourés d'une
sorte d'obscurité et de doute que les efforts de
la philologie ne sont pas encore parvenus à • î i
siper. Il y a dans l'histoire de là pbilosopb i
cienne troi nr lesquelles ces mots ont
mployés. Ce sont celles de Pj lhagofe, de
Platon et enfin d'Aristote.
On sait fort peu de chose de l'école de Pytha-
gorc; mais si l'on s'en rapporte aui historiens de
la philosophie, les adeptes de l'institut pyth
ricien étaienl partagés en plusieurs classes, sui-
vant le degré d'initiation auquel ils étaien
venus. On les distinguait en ésotériques et en
exotériques, selon qu'ils possédaient d'une ma-
nière plus ou moins complète la doctrine .
raie du maître. Les uns étaient en quelque façon
dans le sein de la société pythagoricienne; les
autres, simples postulants, étaient en dehors, et
attendaient que de longues épreuves patiemment
soutenues, et entre autres le silence de cinq ans,
leur ouvrissent les portes. Cette distinction entre
les disciples d'un institut mystérieux et presque
sacré n'a rien qui doive nous surprendre, ou du
moins n'a rien de contradictoire avec ce que
nous savons des pythagoriciens. Seulement ce
ne sont que des écrivains très-postérieurs qui
en parlent les premiers : ce sont Origène, Aulu-
Gelle, Porphyre, Jamblique. Leur témoignage
est sans doute fort recevable; mais ils sont bien
loin des faits: et ces faits, déjà fort obscurs par
eux-mêmes, le deviennent bien davantage en-
core par l'eloignement des siècles. On peut con-
sulter sur ce point M. Brandis, Manuel de l'his-
toire de la philosophie grecque et romaine, t. I,
p. 498 (ail.), et M. Ritter, Histoire de la philo-
sophie, t. I, p. 298 de la traduction française de
M. Tissot.
Quant à la doctrine de Platon, la distinction
des deux mots esotèrique et exotérique a un tout
autre sens que pour l'école pythagoricienne. Il
s'agit non plus des disciples, mais des opinions
mêmes du maître. Suivant cette distinction nou-
velle, Platon aurait eu deux doctrines, l'une in-
time et qu'il n'aurait communiquée qu'à ses au-
diteurs les plus intelligents et les plus fidèles,
l'autre extérieure, qu'il aurait publiée et livrée
au vulgaire.
Ce serait là un fait extrêmement grave s'il
était réel. La philosophie, au temps de Périclès,
aurait-elle donc été forcée de cacher toute sa
pensée? Aurait-elle dû, pour pouvoir vivre,
amoindrir son existence? Serait-ce à l'ombre de
doctrines insignifiantes qu'elle aurait pu conti-
nuer ses travaux secrets ? Et ses convictions vraies,
aurait-elle dû les dissimuler sur les grandes
questions qui l'occupent et sollicitent perpé-
tuellement l'esprit humain? Le disciple de So-
crate, effrayé du supplice de son maître, aurait-
il violé sa foi philosophique pour ne nous en
donner dans ses dialogues qu'un reflet pâle et
peu sincère? C'est là, comme on le voit aisé-
ment, une question des plus graves; car si cett<:
hypothèse était vraie, la postérité courrait grand
risque d'avoir été dupe du philosophe, et d'avoir
pris pour les opinions de Platon ce' qui n'en se-
rait que la plus faible et la moindre partie.
Mais vraiment, en face des dialogues qui sont
parvenus jusqu'à nous, on se demande ce que
Platon a pu cacher, ce qu'il avait encore à dire ;
et la critique affirme sans hésitation, en présence
de cet admirable et irréfragable témoignage,
que Platon a tout dit, aussi bien que son maî-
tre ; que nous avons certainement sa pensée dans
toute sa plénitude, dans toute sa profondeur, et
que les regrets élevés contre de prétendues per-
tes, sur de prétendues réticences, sont parfaite-
ment chimériques. Mais d'où a pu venir cette
étrange conjecture? Sur quoi s'appuie-t-ellc?
M. Ritter (t. II, p. 140. de l'Histoire de la phi-
ÉSOT
— 467 —
ËSOT
losophie),a. eu raison de réduire à un seul les
faits sur lesquels on prétend établir cette hypo-
thèse. Platon lui-même ne dit pas un mot, dans
ses Dialogues, qui puisse faire soupçonner une
doctrine réservée. Et il faut recourir à ses Let-
tres, qui, comme on sait, sont apocryphes, pour
trouver quelque allusion de ce genre. Reste
donc la citation toute seule d'Aristote, qui parle
dans sa Physique (liv. IV, ch. n, p. 209, b, 15,
de l'édit. de Berlin) d'opinions non écrites de
Platon : 'Ev ■zol^liyoaiyoïç àypâ'-poi; Zôy^ars^, dit-
il. Mais ces opinions non écrites, est-ce une doc-
trine secrète ? Il n'y paraît pas. Ce sont tout
simplement des opinions que Platon a dévelop-
pées oralement, qui ne se sont pas retrouvées
dans ses Dialogues, non pas parce qu'elles
étaient plus importantes, mais, au contraire,
parce qu'elles l'étaient moins, et que son disci-
ple attentif et curieux a recueillies, pour ne
pas les confier au seul dépôt de la mémoire, qui
peut toujours laisser échapper quelque trésor.
Puis, il faut convenir que, si c'eût été une doc-
trine secrète, communiquée seulement aux adep-
tes les plus sûrs, Aristote aurait commis une
bien grave indiscrétion en écrivant ces opinions
périlleuses, et en les exposant à une publicité
qui ne pouvait pas longtemps se faire attendre.
Vraiment tout ceci est à peine discutable. Les
commentateurs se sont plu à échafauder sur un
fait parfaitement simple tout un édifice de con-
jectures, ingénieuses sans doute, mais dont on
ne peut pas tenir un compte bien sérieux. (Voy.
l'article Aristote.)
Si donc Pythagore peut avoir eu, au milieu
des populations hostiles et barbares dont il était
entouré, une doctrine mystérieuse, une double
doctrine, Platon à Athènes, dans les jardins d'A-
cadémus, n'en a qu'une seule, parfaitement ac-
cessible a tous, et que nous possédons tout en-
tière dans ses divins ouvrages. Il n'y a pas lieu
d'y distinguer des opinions ésotériques et des
opinions exotériques.
Cette distinction, comprise en ce sens, est en-
core bien moins fondée, s'il est possible, pour
Aristote, quoiqu'elle ait relativement à lui un peu
plus de vraisemblance. Aristote sépare lui-même
ses ouvrages en exotériques et en acroamati-
ques, ou plutôt, s'il n'emploie pas ce dernier
mot, il en a très-fréquemment des équivalents.
En outre, dans une lettre d'Alexandre à son pré-
cepteur, rapportée par Aulu-Gelle {Nuits atti-
ques, liv. XX, ch. v), l'ambitieux disciple repro-
che a son maître d'avoir publié les doctrines
intimes qu'il croyait réservées pour lui seul, et
de lui avoir ravi par là une partie de sa supé-
riorité. Cette lettre et la réponse d'Aristote citées
aussi par Plutarque, et extraites d'un ouvrage
d'Andronicus de Rhodes, sont apocryphes selon
toute probabilité ; et de plus les plaintes d'Alexan-
drie ne prouveraient pas qu'Aristote ait eu deux
doctrines, l'une cachée et l'autre publique. Quant
aux passages d'Aristote lui-même où il parle de
ses ouvrages exotériques, ils sont assez nombreux ;
et c'est en les étudiant avec soin qu'on en peut
tirer le véritable sens de ce mot, du moins en
ce qui concerne le péripatétisme. Un premier
résultat de cette analyse parfaitement certain,
c'est qu'Aristote n'a jamais eu une doctrine ca-
chée, du genre de celle qu'on suppose si gratui-
tement à Platon, et qui a tout au plus quelque
vraisemblance pour Pythagore. Quant au sens
positif du mot exotérique dans Aristote, il est plus
difficile à démêler ; et, malgré la sagacité des
critiques qui ont traité ce point, on y peut dési-
rer encore quelque lumière. Si les ouvrages exo-
tériques ne sont pas les ouvrages livrés aux pro-
fanes, au vulgaire, si les ouvrages philosophiques
ou acroamatiques ne sont pas les ouvrages ré-
servés à l'école et confiés aux disciples éprouvés.
que sont-ils alors? Quelle ditlérence y a-t-il
entre les uns et les autres? Autant qu'on peut
l'affirmer, la différence ne porte point ici sur le
fond et la nature même des questions, bien
moins encore sur les lecteurs: elle ne porte que
sur la forme et les procédés de l'exposition. Les
ouvrages exotériques et les ouvrages philosophi-
ques traitent les mêmes matières; seulement
dans les premiers, on ne donne que les éléments
les plus superficiels, les plus clairs et les plus
facilement intelligibles de la discussion : on ré-
serve pour les seconds les arguments difficiles,
mais tout-puissants. Dans les ouvrages exotéri-
ques, on n'aborde que les raisons extérieures, en
quelque sorte ; dans les ouvrages acroamatiques,
on s'enfonce dans les raisons le plus intimes et,
par cela même, les plus décisives. On n'y admet
que celles-là, parce que celles-là seules sont
vraiment dignes de la méditation du philosophe.
Les autres ne vont bien qu'au vulgaire, ou aux
esprits qu'un long exercice n'a point encore suf-
fisamment fortifies. Telle est l'explication la plus
plausible de ces deux mots exotérique et acroa-
matique ou ésotérique, quand il s'agit de la doc-
trine péripatéticienne. Toute autre explication
est moins d'accord que celle-là avec les expres-
sions mêmes dont Aristote se sert, et qui ne lais-
sent pas, quelque précises qu'elles sont, d'avoir
pour nous autres modernes quelque obscurité.
Il n'y a guère que pour les disciples directs
d'Aristote et ses contemporains qu'elles devaient
être sans aucun nuage. Les incertitudes des
commentateurs grecs témoignent assez qu'ils
étaient presque aussi embarrassés que nous
pouvons l'être nous-mêmes.
On a cru aussi que la différence de forme en-
tre les ouvrages exotériques et les ouvrages
acroamatiques allait plus loin que la gravité
même de l'argumentation. On a cru que les ou-
vrages exotériques étaient sous forme dialoguée,
et les autres sous forme purement didactique.
Cette opinion n'est pas dénuée de toute raison;
mais il serait difficile de citer à l'appui des
faits entièrement décisifs. Rien dans Aristote
lui-même ne la justifie; et dans les commen-
tateurs, elle n'est pas positivement indiquée.
Ce n'est donc qu'une conjecture ingénieuse, et
rien de plus. Aristote avait fait des dialogues,
le témoignage de Cicéron et de bien d'autres est
incontestable ; mais il ne suit d'aucune de ces
autorités que tous les ouvrages exotériques aient
été des dialogues à la manière de Platon. Le
dialogue d'ailleurs est-il une forme plus claire
que la discussion didactique, quand on traite,
par exemple, des questions de l'ordre de celles
qui remplissent le Parménide, ou le Timee, ou
même le Phédon, le Théétète ou le Philèbe?
On peut croire sans peine que les mots dV'so-
térique et d' 'exotérique, appliqués à de tels su-
jets et à de tels personnages, Pythagore, Platon,
Aristote, ont suscité bien des 'recherches et bien
des discussions. Les anciens n'en ont pas été
plus avares que les modernes. Nous ne mention-
nerons pas un à un tous les travaux ; mais nous
citerons les plus récents qui résument tous les
autres; et d'abord les historiens de la philosophie
dont nous avons parlé plus haut pour Pythagore
et pour Platon. Mais c'est Aristote surtout qui a
donné matière à de longues recherches. M. Stahr
dans le second volume de ses Aristotelia, p. 234
(ail.), a consacré à cette question une discussion
spéciale, et il a eu soin de mettre en tête une
bibliographie détaillée et fort intéressante. Enfin
M. Ravaisson, dans son Essai sur la Métaphy-
sique d'Aristote, t. I, ch. i, a traité ce point dil-
ESPE
ESPÊ
ftcile avec développement et grande sagacité.
Voy. AcaoAMAi B. S.-Jl.
ESPACE, VOy. ÉTENDUE.
ESPÈCES. Ce mot nous offre, dans la termi-
nologie scientifique du moyen âge, outre sa
valeur théologique que tout le monde connaît,
une multitude de significations différentes (voy.
Jean-Baptiste Bernard, Semi7iarium lotius phi-
losophiœ, V Spccies). Le plus souvent, toute-
fois, cette dénomination représentait, ce qu'elle
représente en ore aujourd'hui, le premier degré
de généralité auquel s'élève l'individu, le pre-
mier des universaux reconnus par Aristote
lin des philosophes plus anciens désignaient par
là une figure de 1 objet connu, à l'aide de la-
quelle ils se rendaient compte de la formation
de nos connaissances ; c'est de Yespèce entendue
dans ce dernier sens que nous allons nous oc-
cuper.
Pour expliquer comment nous arrivons à con-
naître les phénomènes matériels avec lesquels
nous sommes en rapport, mais qu'une distance
quelconque sépare de notre intelligence. Démo-
crite. amené sans doute à cette hypothèse par
les images que les corps polis, et en particulier
ic globe de l'œil, nous renvoient, supposait que
les objets dont l'espace est peuplé rayonnent
sans cesse autour d'eux des simulacres (etoco)a)
qui en reproduisent, comme dit Lucrèce, l'appa-
rence et la forme {speciem ac formam), et qui,
traversant les organes, vont s'empreindre dans
l'âme. Cette théorie, si simple à la fois et si gros-
sière, se complique bientôt, et prend, entre les
mains d'Aristote, un caractère plus scientifique.
Au delà de l'image matérielle et individuelle
qu'il trouve dans l'appareil physique des sens, et
sur l'origine de laquelle il ne s'explique point,
Aristote reconnaît dans l'imagination une se-
conde image [sivzy.c\i.a) , individuelle encore,
mais immatérielle comme la faculté qui la reçoit.
Cependant cette image, dépourvue jusque-là de
tout caractère affirmatif ou négatif, estsaisie par
Vintellect en acte, qui lui ôte ses propriétés in-
dividualisatrices, et la livre, avec un caractère
de négation ou d'affirmation, à l'intellect en
puissance. La connaissance de l'objet représenté
est alors tout ce qu'elle peut être pour nous. La
pensée proprement dite suppose donc l'imagina-
tion, qui, elle-même, suppose la sensation; et,
quoique sentir et penser soient deux faits diffé-
rents, il n'en est pas moins vrai que celui-là seul
est capable d'apprendre et de comprendre, qui a
commencé par sentir.
Telles sont les bases sur lesquelles la subti-
lité scolastique a élevé la célèbre théorie des
espèces.
Un objet particulier, individuel {singulare
quid), placé dans des circonstances convenables,
affecte le sens extérieur. Cet objet, par sa vertu
propre et par l'activité du sens qui aspire à son
complet développement, se redouble dans le sens
affecté. L'image qui se forme ainsi est Yespèce
impresse ou l'impression. La relation de l'objet
sensible et de la sensibilité ne s'arrête pas là :
l'objet agit, par l'espèce impresse, sur le sens
intérieur, dont l'imagination ne semble être
qu'une dépendance. Ce nouveau sens, qui,
comme l'autre, tend à se compléter, unit son
action à celle de l'image dont il est frappé; et
de ce^ commerce résulte une seconde image, ex-
primée en quelque sorte de la première : c'est
l'espèce expresse ou la sensation (Duns-Scot,
avec les Commentaires de François Lychet, Lyon,
1639, t. V, 1" partie, p. 411, n» 27; 412, n° 3 ;
558, n° 5).
Ces deux images, impresse et expresse, que,
selon quelques-un ;. Duns-Scot entre autres, l'ob-
jet produit seul el sans le concours du : i
sont sensibles l'une et L'autre, l'une el r
individuelles,
[ci se termine le rôle de la sensibilité, celui
de l'intellect commence. Pour quelques SCOlasti-
ques, l'intellect est une faculté purement pa
et qui reçoit, sans la modifier, l'image que l'ima-
gination lui transmet. Pour la plupart d'entre
eux, au contraire, comme pour Aristote, cette
faculté est double : passive ou en puis-
d'une part, c'est-à-dire capable de recevor
qui lui sera livré; d'une autre part, active ou i
acte, c'est-à-dire contribuant elle-même à son
propre perfectionnement. L'intellect agent se
en rapport avec le fantôme inscrit dans l'imagi-
nation, ce tj'ësor, comme l'appelle saint Thomas,
des formes reçues par rintermédiaire des sens;
il en exprime une dernière image, qu'il dépouille
de ses attributs physiques, de ses conditions ma-
térielles, et transmet, ainsi épurée, à l'intellect
patient : de sensible qu'elle était, l'espèce est
devenue intelligible. A ceux qui contestaient la
réalité et l'utilité de l'espèce intelligible, et qui
mettaient directement l'intelligence en rapport
avec l'espèce sensible, on répondait que le con-
cept immatériel de l'intelligence suppose néces-
sairement un objet immatériel d'où ce concept
est tiré, et que le fantôme, gardant, sinon la
matière elle-même de l'objet physique qu'il re-
présente, au moins quelques-unes des conditions
de sa matérialité, il faut bien qu'une autre image
lui soit substituée qui rejette ce qu'il conserve
encore de matériel.
La scolastique compte trois moyens de con-
naître, dont chacun est plus particulièrement
assigné par elle à l'une des trois catégories d'in-
telligences que lui présente l'univers. 1° L'esprit
connaît les choses extérieures en vertu de sa
propre essence, en tant que cette essence est
identique à celle de l'objet connu ; sans sortir de
lui-même, Dieu, dont l'essence infinie contient
en soi toutes les essences possibles, connaît tout
ce qui est. Les anges aussi et les âmes séparées
du corps arrivent par cette voie à certaines con-
naissances; mais le cercle des notions qu'ils
acquièrent ainsi est nécessairement très-restreint
(saint Thomas, Summa Theol., pars 1*. quaest.
84, art. 2). 2° Pour les anges et les âmes sépa-
rées, l'acquisition des connaissances que ne peut
pas leur donner la contemplation de leur propre
essence, exige ou la présence de l'objet : l'objet
présent est directement, immédiatement perçu ;
cette perception directe, immédiate s'appelle in-
tuition; ou une espèce exprimée de l'objet lui-
même et non de son fantôme ; ou enfin une es-
pèce innée, connaturelle, qu'ils reçoivent en
même temps que leur nature intellectuelle de la
munificence du Créateur (Ib., quaest. 55, art. 2).
3° L'âme déchue [in statu lapsœ, in statu lapso,
in statu isto) n'est capable, en général, ni de la
connaissance par analogie d'essence, ni de la
connaissance par intuition; elle n'entre en rap-
port avec l'objet que par l'entremise de l'espèce
qui le représente.
Tel est le cours naturel des choses ; il ne fau-
drait rien moins qu'un miracle pour le changer,
Dieu seul peut, s'il le veut, substituer son action
propre à celle de l'espèce, et produire immédia-
tement dans l'esprit de l'homme le concept
abstrait d'un objet quelconque. Aussi quelques
docteurs pensaient-ils que pour l'homme sur la
terre, pour le voyageur, les phénomènes maté-
riels sont exclusivement l'objet de la connais-
sance naturellement acquise. et que les êtres spi-
rituels, Dieu entre autres, et la substance sépa-
rée du corps, ne tombant point sous le sens, ne
sont connues de nous qu'à l'aide d'une révélation
ESPÈ
— 469 —
ESPR
spéciale qui les proportionne à notre force intel-
lectuelle.
Il y a cependant des faits que nous connais-
sons naturellement sans l'intervention de l'es-
pèce : ce sont ceux que saisissent, soit le raison-
nement, comme la conséquence que nous dédui-
sons du principe, l'effet que nous apercevons
dans la cause ; soit la réflexion ; de ce nombre
est l'espèce intelligible, dont nous ne prenons
connaissance qu'en ramenant l'intelligence sur
ses propres modifications.
Ce que nous voyons avant tout dans l'espèce
intelligible, ce n'est donc pas l'espèce elle-même;
c'est l'objet qui y reluit. Mais comment cet objet
nous est-il donné? C'est une question de savoir
si l'individualité pénètre jusqu'à l'intelligence.
Nous parlons de l'individu, il est vrai ; nous le
comparons au genre et, par conséquent, nous en
devons avoir quelque idée. Cependant, au fond,
l'individu véritable n'existe que pour les sens et
l'imagination ; l'intelligence ne le connaît pas.
Pour arriver jusqu'à elle, il faut que le singulier
laisse en chemin tout ce qui ie particularise,
qu'il se fasse genre en quelque sorte, qu'il ne
conserve que ses qualités définissables, son quod
quid est, ses quiddités en un mot. Pourquoi ?
c'est que le semblable, ccmme pensaient les
anciens, est connu par le semblable (simile si-
mili cognoscitur) , et que l'intelligence se distin-
gue du sens, précisément en ce que le sens est
la faculté de l'individuel, tandis que l'intelligence
est la faculté de l'universel.
Les universaux seuls arrivent jusqu'à l'esprit;
mais ces universaux, qui ont plus ou moins
d'extension, suivent, pour s'y établir, un ordre
progressif. Les uns sont la connaissance primitive
{primurn intellectum): les autres, la connaissance
ultérieure (secundum intellectum).Le même objet
d'ailleurs donne lieu, tantôt à la connaissance
ultérieure, tantôt à la connaissance primitive; on
va comprendre pourquoi et comment.
La connaissance s'offre à nous sous deux aspects
divers : ou elle est confuse, ou elle est distincte.
La connaissance confuse par laquelle s'ouvre la
vie intellectuelle, est complexe; elle comprend
plusieurs notions formées simultanément ; la
connaissance distincte par laquelle la vie intel-
lectuelle se couronne, est plus ou moins simple;
elle ne donne qu'une notion à la fois. S'agit-il
de la connaissance confuse? Le premier objet de
la pensée sera, puisque l'individuel ne va pas au
delà de l'imagination, le moins compréhensible
des universaux, la généralité immédiatement
extraite de l'individualité (species specialissima).
S'agit-il de la connaissance distincte? Le progrès
a lieu en sens inverse. Au lieu de monter de
l'espèce la plus étroite au genre le plus vaste,
nous descendons du genre le plus vaste à l'espèce
la plus étroite. De là la double place que les
docteurs assignent, dans leur généalogie scien-
tifique, à la science des principes, à la métaphy-
sique. Au point de vue de la connaissance confuse,
la métaphysique naît après toutes les autres
sciences; on est, dans cet ordre de choses,
physicien, géomètre, sans être métaphysicien.
Au point de vue de la connaissance distincte,
elle apparaît nécessairement la première; sans
une métaphysique préalable, point de véritable
physique, point de géométrie qui mérite ce nom.
Mais que deviennent ces espèces au milieu des
circonstances diverses où la vie et la mort placent
l'intelligence? Les espèces sont indélébiles; une
fois en possession de l'esprit, elles ne le quittent
plus; que nous y pensions ou non, elles n'en
sont pas moins présentes. Si, dans une foule
d'occasions, l'oubli semble nous les enlever, c'est
que, dans cette vie, l'intellect, enchaîne aux
organes, ne saisit l'espèce qu'avec le secours du
fantôme qui lui correspond, et ce fantôme, vu
la mobilité du sens qui le reçoit et le conserve,
s'oblitère souvent et s'efface. Lorsque l'âme quitte
son enveloppe matérielle, de nouvelles espèces
lui deviennent nécessaires pour connaître les
objets qu'elle n'a perçus jusque-là qu'à travers
la matière; et ces espèces nouvelles lui sont
infuses par la toute-puissance de Dieu ; mais les
premières persistent; elle les retrouvera, à la
fin des siècles et quand elle reprendra son corps,
pour connaître les phénomènes comme elle les
aura connus pendant sa vie terrestre.
On peut consulter, outre les écrivains cités
dans le cours de cet article et ceux qui, comme
Occam et Gabriel Biel, les ont combattus : Male-
branche, de la Recherche de la vérité, liv. II,
2e partie, ch. n, et Thomas Reid, Essais sur les
facultés de l'esprit humain, essai II, ch. vin.
A. Ch.
ESPRIT. On entend aujourd'hui en philosophie
par esprit ou esprit pur, ce qui est en soi, sans
aucune forme sensible, sans aucune des propriétés
de la matière, et qui n'a de commun avec elle
que l'existence et la durée comme substance et
comme cause; un être incorporel, capable de se
manifester ou de se révéler par des phénomènes
qui ne peuvent être ramenés à aucune des di-
mensions de l'étendue. Cette définition, presque
entièrement négative, s'éclaircira et se complé-
tera par les considérations qui suivent.
Le mot esprit, de spiritus, souffle, en grec
Ttveûfj.a, n'a pas toujours eu un sens ainsi déter-
miné. Chez les anciens, il exprimait particulière-
ment le souffle de la vie, ce que l'être animé
semble exhaler par son dernier soupir. De hveîv,
respirer, on a dit éxuveïv, expirer, dans les deux
sens de ce mot en français, et par suite à^ievat
tô TCVEùiJta, reddere ou emittere spiritum, rendre
l'esprit.
Mais ce mot ainsi employé exprime^ ou une
métaphore ou une hypothèse : une métaphore,
si l'on veut dire que, la respiration étant la con-
dition ou le siège de la vie, le principe vital peut
être assimilé à ce qui respire en nous; une
hypothèse, si l'on conçoit que ce principe même
soit réellement quelque chose de subtil etd'im-
palpable comme le souffle, circule dans l'intérieur
du corps, se meuve dans le mouvement de la
respiration. C'est dans ce dernier sens que l'en-
tendaient les naturalistes de l'antiquité (Arist..
Hist. anim., lib. I, c. xvn; de Mundo, lib. IV;
de Spiritu, lib. III, c. vi ; — Cic, de Nat. Deorum,
lib. II, c. lv ; — Galen., Op. Hipp. et Plat., lib. IV).
Lors donc que les mots nveO[xa et spiritus
sont employés par les anciens comme noms d'un
principe interne de la nature animée, ils dé-
signent éminemment la vie, ou ce principe diver-
sement appelé que ne rejettent point les physio-
logistes modernes. C'est substantiellement ce qui
distingue l'organique animé de l'inorganique et
de l'inanimé, même dans la pensée de ceux qui
ne s'expliquent point sur la nature intime de ce
principe. Ce n'est pas que l'antiquité ignorât ab-
solument l'idée que la philosophie de nos jours
rend par le mot esprit; mais, en général, elle
exprime autrement cette idée; elle la figure par
d'autres métaphores ou en détermine l'objet par
d'autres caractères.
L'esprit de l'homme, dans le sens aujourd'hui
vulgaire du mot, et comme l'entendent les so-
ciétés actuelles, généralement spiritualités au
moins par le langage, était exprimé chez les Grecs
ou par ^uyr), ou plus proprement par voùç, et
chez les Latins par mens et quelquefois animus.
fuyr,, l'âme des Grecs, est à la fois et le principe
de là vie et du mouvement, et celui de la pensée
ESPB
— 470
ESPB
Vnntma des Latins et des scolastiques, le sujet
ilu traité de l'Ame d'Aristote, Mais cite âme
peul être considérée dans ses diverses facultés
ou fonctions, dans les diverses régions qu'elle
anime, ou, si l'on veut, dans ses diverses parties,
dors elle est comme multiple; triple dans
Platon, quintuple dans Aristote. Toutefois l'un et
l'autre, dans l'âme, dans ce principe de l'être
animé, la source ou le siège de toutes les affec-
tions morales, distinguent une àme pensante, une
âme raisonnable ou rationnelle, tô r)ye(AOvtxov ou
y,y£(j.ovo0v? où résident toutes les idées et toutes
les facultés comprises sous le nom de raison
(tô vospov, vor.xixov, 8iecyoY)Tt%9v, Xoyixév} [Tintée,
ch, xli, xuv et passim; Républ.. liv. IV et IX;
Phè)ire, passim ; de l'Ame, liv. II, en. iv et passim ;
Polit,, lib. I, c. n, § 11).
C'est dans sa fonction, faculté ou partie intel-
ligente que l'âme ou plutôt la notion ancienne
de l'âme se rapproche de la notion moderne de
l'esprit, quoique la conscience de la sensation et
de la passion réclame l'unité spirituelle aussi
bien que la pensée.
La •l/v/ji de Platon est incorporelle, en quelque
sorte une matière incorporelle, une essence éten-
due et divisible, dont la portion la plus pure, la
plus subtile, l'âme intelligente et immortelle,
guide tout le reste, et résulte elle-même du mé-
lange de deux essences éternelles, l'une principe
de l'intelligence, l'autre principe de la matière;
mais l'élément intelligent y domine; c'est dans
lame supérieure ce qui approche le plus de la
nature des idées. C'est ailleurs la <lvyrl; l'âme
tout entière que Socrate dans le Phédori déclare
immortelle. La ^X^l d'Aristote est sinon cor-
porelle, du moins inséparable du corps. Elle
n'est point le corps, mais elle n'est point sans le
corps, Dieu seul étant incorporel. Elle n'est point
substance, mais forme, elle est l'unité simple qui
donne au corps l'action, « la réalisation actuelle,
l'acte (entéléchie) d'un corps naturel qui a la vie
en puissance. » Mais cette âme, qui ressemble
beaucoup à la vie, contient cependant un intellect
qui la conduit. Elle n'est pas seulement sensible
et passionnée, elle est rationnelle ou connaissante.
Elle l'est, grâce à un intellect actif qui est en elle,
qui peut en être séparé, principe immortel, mais
par lui-même sans souvenir, parce qu'il est im-
passible [de Anima, lib. III, c. v).
On le voit cependant, ni l'âme de Platon, ni
l'âme d'Aristote, n'est exactement l'esprit comme
le définit la philosophie moderne. Seulement
dans l'une et dans l'autre subsiste un principe
supérieur, qui est celui de l'intelligence.
L'esprit humain n'est pas la seule intelligence.
Il vient d'une intelligence suprême qui n'est point
soumise aux mêmes conditions, quoique, par
l'essence, ou du moins par des propriétés qui
leur sont communes, elle puisse être appelée du
même nom. Au-dessus de l'âme humaine, au-
dessus de l'âme du monde, admise quelquefois
comme le principe immédiat et universellement
répandu de la vie de la nature entière, l'antiquité
savante concevait une intelligence supérieure à
tous ces principes secondaires, etcause de l'ordre
du monde. C'est encore un voO; ; c'est l'agent
divin que révélait Anaxagore, et dont Pythagore
attestait avant lui Ja simplicité, en l'appelant la
monade qui remplit l'univers. Ce voù; est aussi
pour Platon la source du principe divin déposé
dans L'âme humaine. Le dieu d'Aristote est in-
telligent aussi dans son immobilité; il se connaît,
s'il ne connaît pas le monde [Métaphys., liv. XII,
oh, vu et ix). Il est la pi 8, v&itis, moteur
ii I m rieur et suprême objet de l'intelligence ou
de la raison qui est dans l'âme, et qui en tant
qu'active est impérissable,
Nous avons appelé esprit ce qu
pelaient intelligence, ils n'ont poinl
mter ce principe par les
pruntées du souffle; mais les Latins ont fait un
pas dans ce sens. Leur langue off aples
du mot spiritus employé pour exprimer le moral
de l'homme, On trouve dans Cicéron n
spiritus [Il de Lege agr., c. xcm); dans <
fiducia ac8piritu8 [Bell, civ., lib, III, c. i.xxn);
dans Horace, avidus spiritus [Carnt., lib. II,
ode n). On rencontrerait également dans notre
lmgue des exemples de ses meilleurs temps,
où le mot esprit, surtout le pluriel esprits, est
employé métaphoriquement, comme le nom de
quelque principe physique de la vie, nom appliqué
également à la représentation des phénomènes de
la vie morale. Mais si la philosophie antique et
la philosophie moderne ne se servent pas de la
même expression, l'une et l'autre, en parlant
soit de l'intelligence, soit de l'esprit, parlent de
la même chose. Elles veulent dire soit le prin-
cipe indivisible dans l'homme, soit le principe
indivisible de l'univers.
En effet, il y a dans l'homme un phénomène
qui se nomme la connaissance. Ce qui connaît
en lui, ou le sujet de la connaissance, est quelque
chose dont aucun phénomène externe ou sensible
ne donne une idée. Mais dans tous les cas cette
chose, celle substance, ce principe, défini ou
plutôt désigné par son caractère distinclif, par
sa faculté éminente, par sa manifestation propre,
est bien un principe intelligent. Il y a daBs
l'homme un principe intelligent, ou l'homme est
une intelligence.
Or le monde, en y comprenant l'homme qui
semble le réfléchir, et qui le conçoit en le per-
cevant; le monde, soit par l'ordre qui y règne,
soit par son aptitude à être connu, soit enfin par
l'existence, dans son propre sein, d'une infinité
de puissances intelligentes qui le connaissent,
atteste également l'action d'une intelligence, su-
prême unité, qui le connaît tout entier, qui réalise
l'ordre en pensant l'ordre. Rien n'est que comme
elle le conçoit, et le néant n'est que la contra-
diction avec la pensée éternelle. L'harmonie de
la nature et de l'esprit humain est le gage et la
marque de cette unité infinie qui les comprend
l'une et l'autre. Dieu, ainsi que l'homme, est
donc une intelligence.
Les modernes disent plus communément :
L'homme est un esprit, Dieu est un esprit. On
doit remarquer que cette expression tend à dé-
finir ou du moins à caractériser l'essence même
du principe intelligent, que les anciens dési-
gnaient par ses effets plus que par sa nature,
plutôt comme faculté que comme substance. Cette
distinction n'est pas indifférente. Toute tentative
pour exprimer, pour indiquer seulement, et
même par figure, la nature des choses, est hasar-
deuse, et ne peut qu'imparfaitement réussir. Au
point de vue de l'essence, nulle définition n'est
adéquate. Dans cet effort vers la connaissance
parfaite de l'esprit, dans ce passage de la faculté
a la nature, de la propriété à l'être, ou, pour
parler comme les scolastiques, de la forme à la
matière, ou, pour parler comme Kant, du phé-
nomène au noumène, la raison humaine et le
langage humain ont eu des erreurs à encourir,
des obscurités à traverser, des lacunes à constater,
des ignorances à reconnaître. Ce n'est pas du
premier coup, ce n'est pas d'abord avec une
rigueur scientifique, ce n'est jamais avec une
exactitude parfaite, que l'on peut comprendre
et rendre la différence fondamentale qui sépi
l'être qui connaît de l'être qui est senti. Habitué,
par la vie de chaque jour, à regarder ce dernier
comme la seule forme de la réalité, on est sans
ESPR
471
ESPR
cesse retombé dans ces équivoques d'expres-
sions, dans cette phraséologie figurée qui ma-
térialise l'incorporel et substitue des images
défectueuses aux pures conceptions de la pensée.
Les chrétiens, je parle des Pères de l'Église,
ne sont pas restés en général au-dessous des
idées de l'antiquité ; non qu'il ne lut possible de
trouver çà et là, soit dans leurs ouvrages, soit
même dans leur langue mystique, des expressions
incertaines, ambiguës, qui ne paraissent pas ri-
goureusement conformes à la doctrine de l'esprit
pur : on sait, par exemple, que Tertullien n'a
jamais pu comprendre qu'aucune chose, que Dieu
même fût incorporel) saint Hilairene l'a compris
que pour Dieu seul ; d'autres moins célèbres ont
cru qu'il fallait que tout ce qui est créé eût un
corps; c'était même une idée des anciens (Tim.,
c. xxvin). Mais, si l'on écarte les exceptions pour
considérer l'ensemble, l'idée de la spiritualité
est partout présente dans le christianisme. La
parfaite simplicité de l'essence divine est presque
un dogme. Il suffit de citer les nom d'Origène,
de Cyrille d'Alexandrie, de saint Ambroise, de
saint Augustin. D'ailleurs, un mot suffit. Le Christ
dit à la Samaritaine : « Dieu est esprit : Kveùfxa
ô ©eô; (Jean, ch. iv, t. 24). Ce n'est pas tout : la
croyance dans certains êtres invisibles, impal-
pables, qui ne déplacent rien dans l'espace, ou
la croyance aux esprits, est une croyance chré-
tienne. Les anges sont des esprits chargés d'une
mission, XeiToupyixà 7tvsûu.oaa (Hebr., c. i, t. 14).
Que l'âme humaine fût essentiellement esprit
ou quelque chose d'incorporel, c'est ce que le
christianisme philosophique a généralement re-
connu et proclamé. Dieu doit être adoré en esprit
et en vérité, èv 7tve0u.au -/ai à).ïj6£Îa (Jean, ch. iv,
*. 24); que la grâce du Christ sôit avec votre
esprit, uLstà toû -K^tÛD-a-coç, ùu.ûv (Galat., ch. vi,
*■. 18; // Tim., ch. iv, *. 22). La lutte de la chair
et de l'esprit est partout présentée comme celle
de deux substances opposées. Sans doute les
écrivains chrétiens ne se font pas toujours une
idée rigoureuse de la parfaite simplicité de
l'esprit; ils se souviennent trop quelquefois
qu'esprit est aussi le nom d'un air subtil, d'un
corps impalpable. Les noms figurés ne pénètrent
pas impunément dans le langage de la science,
et ce n'est qu'à la longue que les notions qu'ils
expriment se dégagent tout à fait du sens qu'y
attachait l'imagination avant de les céder à la
raison. Mais je crois vrai que c'est au langage
traditionnel du christianisme que nous devons,
non pas l'idée d'immatérialité, mais l'emploi du
mot esprit pour la rendre. En théologie, on a,
conformément aux expressions de saint Paul,
distingué l'âme de l'esprit; l'homme spirituel
n'est pas l'homme animal (I Corinth., ch. xv,
t. 43). Saint Thomas dit avec raison (Summa
Theol., pars 1', quaest. 76, art. 1) : a Nomine
spiritus significatur immaterialitas divinae sub-
stantiae. Spiritus enim corporeus invisibilis est
et parum habet de materia; unde omnibus sub-
stantiis immaterialibus et invisibilibus hoc nomen
attribuitur. »
C'est la théologie scolastique qui a défini-
tivement arrêté le langage de la religion, et elle
a puissamment influé sur la formation du lan-
gage philosophique. On a souvent cru retrouver
l'origine de la philosophie scolastique dans Jean
Damascène. Il enseignait au vin' siècle que
l'âme était un esprit (tiveùiax xaî f\ ty-jyr,), et il
ajoutait que le même mot désignait Dieu, l'ange,
le démon, un souffle, un air, un vent. L'intel-
ligence aussi, dit-il (de Fid., lib. I, c. xvm), est
esprit (y.ai voûç irv£0u.a XÉ-yetai). Voilà le langage
ancien et le langage moderne qui se joignent.
La théologie scolastique n'est qu'un effort
presque continuel pour concilier le christianisme
et le péripatétisme. La notion de la spiritualité
pure ne s'accorde pas toujours aisément avec les
formes aristotéliques; mais la plupart des sco-
lastiques, et notamment saint Thomas d'Aquin,
ont à cet égard un parti pris, une volonté ab-
solue, qui triomphe subtilement de toutes les
difficultés. « Dieu, dit-il, est seul l'acte pur et
infini. Les substances intellectuelles sont com-
posées, elles le sont de l'acte et de la puissance
mais non de la matière et de la forme. Elles sont
donc immatérielles (quoiqu'elles ne soient pas
simples). L'âme est l'acte du corps, elle s'unit
au corps comme une forme; mais comme in-
telligence et esprit, elle est incorporelle et sub-
sistante (est incorporea et subsistens anima hu-
mana, quœ dicitur intellectus et mens). Pas
plus que l'ange, elle n'a une matière dont elle
soit; mais, à la différence de l'ange, elle est la
forme d'une matière. Elle s'unit au corps comme
une forme, et c'est l'àme intellectuelle (anima
intellectiva) qui s'acquitte des fonctions de l'âme
végétative et sensitive; il n'y a qu'une âme. »
(Summa Theol., pars la, quasst. 75, art. 1 et 5;
quaest. 76, art. 1, 2, 3.)
Sous les formes de l'école, on doit reconnaître
ici un sévère spiritualisme. C'était une idée toute
chrétienne, quoique l'Église, en ce qui touche
l'âme, n'en fasse pas un article de foi. Mais
cette idée ne s'est élevée à l'état de théorie
régulière qu'à la naissance de la philosophie
moderne.
C'est Descartes enfin qui a donné à cette idée
sa détermination dernière; c'est lui qui, de
l'aveu des écossais, a le premier établi, d'une
manière péremptoire, la doctrine de l'esprit, ou
la philosophie qui distingue essentiellement et
substantiellement l'être pensant de l'être perçu,
ce qui connaît de ce qui est ou peut être senti
(Dugald Stewart, Philosophie de l'esprit hu-
main, introd., note A). Voici sur quelle dis-
tinction fondamentale repose le spiritualisme de
Descartes.
Avant lui, il était peu d'esprits qui s'arrê-
tassent à penser ce que c'était que l'âme, ou
bien, si l'on s'y arrêtait, on s'imaginait qu'elle
était quelque chose d'extrêmement subtil, comme
lin vent, une flamme ou un air très-délié. C'est
encore ainsi qu'en juge vaguement le commun
des intelligences. Quant au corps, on a toujours
cru en avoir une idée parfaitement nette ; en
réfléchissant sur cette idée, on eût entendu, par
le nom de corps, tout ce qui peut être terminé
par quelque figure, compris en quelque lieu,
remplir un espace à l'exclusion de tout autre
objet, être senti par l'attouchement ou saisi par
tel autre de nos sens, mû en plusid irs façons,
non par lui-même, mais par quelque chose d'é-
tranger duquel il soit touché. Tel est mon corps,
et si je définis ainsi le mien, je remarque que
cette définition n'épuise pas tout ce que je suis.
On me dit que j'ai une âme dont la fonction est
d'abord la nutrition et le mouvement; mais tout
cela suppose le corps. Un autre attribut de l'âme,
c'est de sentir; mais on ne peut non plus sentir
sans le corps. « Un autre enfin est de penser,
et je trouve ici que la pensée est un attribut
qui m'appartient ; elle seule ne peut être détachée
de moi. Je suis, j'existe, cela est certain ; mais
combien de temps? autant de temps que je
pense.... Je suis une chose vraie et vraiment
existante; mais quelle chose? Je l'ai dit, une
chose qui pense. » (Médit., II, 4-7.)
Il suit de là que je ne suis certainement que
p;ircequeje pense certainement. Or ce qui est
une substance, et une substance qui pense, ne
se connaît que par sa pensée; elle connaît muni-
I<SPR
— 472 —
ESPB
testament que pour être elle n'a pas besoin
d'extension, de figure, d'occuper aucun lieu. Et
comme nous n'avons point (f attire marouepour
reconnaître qu'une substance diffère d'une au
trr, que de ce que nous comprenons Vune indé-
pendamment de l'autre, comme nous pouvons
comprendre clairement une substance qui pense
et qui ne soit pas étendue, et une substance
étendue qui ne pense jms, ces deux substances
demeureront toujours distinctes {Lettre à Ré-
!/ius, t. VIII, p. 630 de l'édition des Œuvres
complètes de Descaries, publiées par V. Cousin).
« Il ne répugne point que j'écrive maintenant
ou que je n'écrive pas; mais lorsqu'il s'agit de
l'essence d'une chose, il est tout à fait absurde,
ut même il y a de la contradiction, de dire qu'il
ne répugne point à la nature des choses qu'elle
soit d'une autre façon qu'elle n'est en effet, et il
n'est pas plus de la nature d'une montagne de
n'être point sans vallée, qu'il est de la nature de
l'esprit humain d'être ce qu'il est.... Je suis le
premier qui aie considéré la pensée comme le
principal attribut de la substance incorporelle,
et l'étendue comme le principal attribut de la
substance corporelle.... Par ce mot d'attribut, on
entend une chose qui est immuable et insé-
parable de l'essence de son sujet, comme celle
qui la constitue, et qui pour cela même est op-
posée au mode.... Lorsqu'il s'agit d'attributs qui
constituent l'essence de quelques substances, il
ne saurait y avoir entre eux de plus grande
opposition que d'être divers. » {Lettres à Régius,
t. X, p. 70.)
C'est ainsi et dans ces termes mêmes que Des-
cartes a établi cette doctrine adoptée généra-
lement sur son autorité, ce dualisme, ou cette
distinction des deux substances, qui, l'une et
l'autre, subsistent par elles-mêmes, mais dont
Tune a par essence l'étendue et l'autre la pensée,
attributs incompatibles par cette seule preuve,
toute cartésienne, que l'esprit comprend clai-
rement l'une sans l'autre. C'est ainsi que Des-
cartes a fixé la véritable notion de l'esprit pur,
sans l'appeler constamment de ce nom : car de
son temps esprit désignait encore quelquefois
tout ce qui est subtil, pénétrant, impalpable,
témoin ces esprits animaux qui jouent un si
grand rôle dans sa physiologie, et qu'il appelle
indifféremment un air, une flamme, une liqueur
{Description du corps humain, préf., t. IV,
p. 435 ; l'Homme, t. IV, p. 345 ; Réponses aux
quatrièmes objections, t. II, p. 52). Cependant
il veut se délivrer du nom équivoque de l'âme,
dont les auteurs ont fait le principe actif de
l'organisme, et pour ôter cette équivoque et am-
biguïté, il préfère le nom d'esprit {Réponses aux
cinquièmes objections, t. II, p. 253).
On peut trouver que Descartes est allé trop
loin en disant que l'âme n'est rien que pensée et
le corps rien qu'étendue. L'âme et le corps sont
encore autre chose ; mais il est vrai que l'âme se
manifeste éminemment par la pensée et que le
premier phénomène du corps est l'étendue.
Un moins grand philosophe, un plus grand
écrivain que Descartes, Malebranche, établit
après lui avec la dernière précision que « l'es-
sence de l'esprit ne consiste que dans la pensée,
de même que l'essence de la matière ne con-
siste que dans l'étendue. » C'est au troisième
livre du traité de la Recherche de la vérité qu'il
faut chercher, de cette notion fondamentale de
la philosophie du xvn" siècle, l'exposition la
plus forte et la plus brillante, dans ce beau style
fhilosophique qui ne sera point surpassé. A
'idée exacte de la spiritualité pure, Malebranche
ajouta (1" partie, ch. i) que, « de même que, si
la matière ou l'étendue était sans mouvement.
elle serait inutile et incapable d
de Formes pour laqu< ainsi,
si un e ipi -I ou La pensée était sans volonb
seraii il inutile, puisqu i it. oe
se porterait jamais vers les ooii per-
ceptions, el n'aimerait poinl le bien pour Lequ< l
il est fait.. I em e
de la matière, puisqu'il suppose de l'étendue;
vouloir n'est pas de l'essence de l'esprit, puisque
vouloir suppose la perception.... Toutefois, la
puissance de vouloir est u île l'esprit,
quoiqu'elle ne lui soit pis essentielle; comi
capacité d'être mue est inséparable de la matière,
quoiqu'elle ne lui soit pas essentielle. »
On conçoit que ces idées devaient être a
des contemporains de Malebranche. Un de ses
plus habiles adversaires, Fénelon, se les a;
priait, et les sanctionnait par cette autorite per-
suasive qui était en lui (voy. entre autres, parmi
ses Lettres sur la métaphysique, la lettre 2,
ch. n). Bossuet donnait la même doctrine pour
base à la connaissance de Dieu et de soi-même.
Il dis lit nettement {Traité de la connaissante
de Dieu et de soi-même, ch. v, § 13; cf. ch. m,
§ 13, 14, 15) : « Spirituel, c'est immatériel....
L'intellectuel et le spirituel, c'est la même
chose.... Un esprit, selon nous, est toujours
quelque chose d'intelligent, nous n'avons point
de mot plus propre pour expliquer celui de
voO;, et celui de mens, que celui d'esprit. »
Au fond et sous les formes de ses théories par-
ticulières, c'est le même spiritualisme que Leib-
niz adopte lorsqu'il s'exprime ainsi {Principes
de la nature et de la grâce, liv. I) : « La substance
est un être capable d'action. Elle est simple ou
composée. La substance simple est celle qui n'a
point de parties. La composée est l'assemblage
des substances simples ou des monades.... Les
composés ou les corps sont des multitudes, et les
substances simples, les vies, les âmes, sont des
unités. »
Sur cette foi commune à ces maîtres de la
philosophie qui prévaut parmi nous, deux hypo-
thèses seules de quelque importance ont fait
hérésie : l'une est celle de Spinoza, l'autre est
celle de Locke.
Spinoza, ne pouvant expliquer la possibilité
d'un rapport quelconque entre des substances
d'essence opposée, ou même, pour emprunter
ses expressions, ayant des attributs divers, a
refusé de concevoir ce qu'il ne pouvait expliquer
et d'admettre ce qu'il ne pouvait concevoir. Il a
nié tout rapport de substance à substance. C'était
nier les rapports de Dieu au monde et, par con-
séquent, la distinction du créateur et de la créa-
tion, de l'âme et du corps, de l'esprit et de la
matière, en un mot tout dualisme, ou en termes
généraux la relation et la diversité. Pour ce sys-
tèrme, rien n'est qui ne soit infini et indivisible
[Éthique, Impartie). Le moi est une protestation
éternelle contre le spinozisme, et le plus indes-
tructible des faits, la pensée, trouve dans son
identité même la négation de l'identité univer-
selle. Penser suppose un rapport, et penser à
rien, au sens rigoureux, serait le néant de la
pensée. Toute pensée divise, et n'atteste un sujet
qu'à la condition d'un objet.
Sans descendre jusqu'à nos jours, nous trou-
verons dans Bayle (articles Spinoza, Dicéarque,
Leucippe) de fortes réfutations du panthéisme
et d'excellentes démonstrations du spiritualisme
cartésien.
Locke admet la dualité dans les mêmes termes
que Dcscartes. Il convient que la sensation nous
fait connaître évidemment qu'il y a des sub-
stances solides et étendues, et la réflexion qu'il
y a des substances qui pensent. « L'expérience,
ESPR
— 473
ESPR
ajoute-t-il (de V Entendement humain, liv. II,
ch. xxiii, § 28 et suiv.), nous certifie l'exi-
stence de ces deux sortes d'êtres: elle nous
apprend que l'un a la puissance de mouvoir
le corps par une impulsion, et l'autre par la
pensée. » Mais il exprime un doute fondé sur
une simple possibilité. En traitant de l'étendue
de notre connaissance, il est conduit à soup-
çonner que notre connaissance est plus bornée
que nos idées. « Par exemple, dit-il, nous avons
des idées de la matière et de la pensée ; mais
peut-être ne serons-nous jamais capables de con-
naître si un être purement matériel pense ou
non.... car il ne nous est pas plus malaisé de
concevoir que Dieu peut joindre, s'il lui plaît, à
la matière, une faculté de penser, que de com-
prendre qu'il y joigne une autre substance avec
une faculté de penser, puisque nous ignorons en
quoi consiste la pensée.... Quelle est, en effet,
la substance actuellement existante qui n'ait pas
en elle-même quelque chose qui passe visiblement
les lumières de l'entendement humain? «Telle
est cette célèbre hypothèse qui présente comme
une chose digne de la modestie d'un philosophe,
« de ne pas prononcer en maître sur ce que le
premier être, pensant, éternel, a pu donner de
degrés de sentiment, de perception et de pensée
à certains systèmes de matière créée et insen-
sible.... Il est également difficile de concilier
dans notre pensée la sensation avec une matière
étendue, et l'existence avec une chose qui n'a
absolument point d'existence. » (Ubi supra,
liv. IV, ch. m, § 6.)
Et cependant ce même philosophe modeste,
qui trouve qu'une chose immatérielle n'a abso-
lument point d'existence, n'hésite pas à soutenir
et même à prouver que le premier être éternel
n'est pas matériel, parce qu'il est pensant, et
parce que la matière est non pensante, dans ses
atomes comme dans sa masse. L'être éternel ne
peut être qu'un esprit éternel (ubi supra, liv. IV,
ch. x, § 14 et suiv.). Là certainement se trou-
verait le principe d'une réfutation suffisante du
doute de Locke; et cette réfutation, que de son
point de vue Leibniz avait commencée dans ses
Nouveaux Essais (liv. IV, ch. m), le plus cé-
lèbre et le plus habile interprète de Locke, Con-
dillac, l'a heureusement accomplie dans son
Essai sur l'origine des connaissances humaines,
(lre partie, sect. I, ch. i, § 6 et suiv.), en l'ap-
puyant sur l'argument de l'unité.
Une philosophie engendrée tout entière par la
critique de Locke, la philosophie écossaise, rejeta
le doute, et s'en tint à l'ignorance. L'esprit
humain fut bien l'objet de ses recherches, et
même elle en fit l'objet unique de la science
entière. Mais elle entendit sous ce nom quelque
chose dont elle ne connaissait que les opérations
et dont l'essence lui échappait. « L'esprit n'est
pas la pensée, la raison, le désir, dit Reid (Es-
sai sur les facultés intellectuelles, liv. I, ch. i
et n), mais l'être qui désire, qui pense et qui
raisonne. » — « Nous n'avons point immédia-
tement, dit Dugald Stewart (Philosophie de l'es-
prit humain, introd., 1™ partie), la conscience
de l'existence de l'esprit; mais nous avons la
conscience de nos sensations, de nos pensées, des
actes de notre volonté. Nous avons donc autant
de raison d'attribuer ces opérations à quelque
chose qui pense, que les propriétés des corps à
quelque chose qui est étendu, figuré, mobile. La
distinction de la matière et de l'esprit est donc
naturelle, et elle s'établit sans déduction, bien
que les idées de matière et d'esprit soient pu-
rement relatives. La notion et, par conséquent,
la science de l'esprit a même, comparée à la
notion et à la science de la matière, l'avantage
de reposer sur les phénomènes immédiats de la
conscience. »
C'est ainsi que la psychologie moderne s'est
transformée méthodiquement en science d'ob-
servation, c'est-à-dire en science qui n'est point
démonstrative. En vertu du principe de Des-
cartes, qui voit l'existence dans la pensée, mais
qui y trouve en même temps la certitude absolue
de l'être et le fondement de l'ontologie, on a pris
la pensée pour un simple fait, pour un fait iné-
branlable et permanent, mais cependant pour un
fait relatif, encore que tout-puissant sur l'être
auquel il est relatif. L'homme pense d'une cer-
taine façon; et comme c'est à la fois pour lui
nécessité et nature, il se contredirait, il se nie-
rait lui-même, s'il opposait sa pensée à sa pen-
sée, et doutait de ce qu'il est fait pour croire.
Son sens naturel le lui interdit, et comme il
l'interdit à tout homme, il est en cela le sens
commun. C'est donc une vérité de sens commun,
parce que c'est un fait d'expérience universelle,
que la croyance dans un principe des actes de
conscience, qui n'est pas le corps, et qu'on
appelle esprit. Tel est le spiritualisme pratique
de l'école écossaise, spiritualisme parfaitement
raisonnable, mais, quoi qu'elle en dise, infirmé
dans son principe par une idée, non avouée, de
la subjectivité de nos connaissances. Car cette
école donne pour admettre la substance une
seule raison, c'est qu'elle est une hypothèse né-
cessaire de la pensée humaine. Seulement elle
s'interdit de l'appeler une hypothèse ; mais elle
évite également de prononcer ce mot de sub-
stance. « La matière, tout comme l'esprit, ne
nous est connue que par ses qualités et attributs,
et nous sommes dans une ignorance absolue sur
ce qui constitue l'essence de l'une et de l'autre. »
(Dugald Stewart, Philosophie de l'esprit humain,
introd., lre partie).
Cette extrême prudence a peu à peu introduit
l'habitude d'employer le mot esprit , plutôt
comme le nom figuré du moi humain, manifesté
dans ses actes, que comme le nom direct de sa
substance. La méthode écossaise a plus d'ana-
logie qu'elle ne pense avec la subtilité rigou-
reuse de ces philosophies qui, n'affirmant de la
nature des choses que le moi et le non-moi, sont
toujours sur la pente de l'idéalisme.
En effet, ce moi n'est qu'une abstraction, ou
c'est le nom d'un pur phénomène, s'il n'est iden-
tique au nom d'esprit. Il exprime la conscience
de certains faits internes, et, comme le voùç des
Grecs, il désigne une faculté actuellement té-
moignée à elle-même. Mais la raison ne peut
s'arrêter là; il n'y a point de faculté qui ne sup-
pose ce qui l'exerce, point d'acte qui n'implique
un agent, point d'affection qui n'exige un affecté,
point de phénomène qui ne nécessite une sub-
stance. Le moi, comme faculté, acte, affection,
phénomène, le moi conscience, connaissance,
intelligence, est nécessairement quelque chose
qui a conscience, un connaissant, un intelligent.
Il y a un sujet du moi, ou plutôt le moi est un
sujet. Le moi est quelque chose. Quand même
on le réduirait à la conscience de certains actes,
ce qui aurait conscience serait quelque chose.
Nous allons voir si ce quelque chose peut être
autre chose qu'un esprit.
Les Allemands sont ceux qui semblent avoir
le plus hésité à se prononcer pour l'affirmative.
Le mot esprit (Geist) est bien rare dans Kant.
Ce que les Français appellent hardiment ainsi,
l'être mental, est plutôt chez lui le Gernuth, \'a-
nimus des Latins. Et encore, lorsqu'il se sert de
ce mot aussi bien que de celui d'âme (Seele),
a-t-il soin d'avertir qu'il ne préjuge pas la nature
d'un tel sujet; il en parle comme d'un inconnu.
BSPB
— kik —
ESPB
M.iis cet inconnu n'est vraiment pas plus le corps
esprit: pour lui, ces mots ne semblent que
ppellationa arbitraires et provisoires di
laines natures, do certaines choses, qu'on ne
peut connaître que dans leurs phénomènes, que
.seule la raison pure conçoit sans leurs phéno-
i OU sous leurs phénomènes : à ce titre, ce
sont des noumènes. Ainsi, la conscience de la
pensée ne, ferait qu'attester un fait, le t'ait d'une
pensée, le fait de penser, et le pensant, uni-
quement connu par la pensée, ne serait lui-même
qu'un pensii (noumène). La conscience elle-même,
n'étant que la pensée de la pensée, ne donnerait
dans le pensant qu'un pensé. En d'autres termes,
le sujet de la pensée ne serait que la pensée d'un
I 'lisant; en a'autres termes encore, la pensée
ne ferait connaître que de la pensée. La pensée,
eu remontant dans la pensée, ne trouverait que
la pensée, et ainsi à l'infini. De là le scepticisme,
le scepticisme idéaliste.
Ce septicisme est invincible pour qui emploie
la raison contre la raison. Là aussi est un infini,
un infini logique et, par conséquent, une con-
tradiction insoluble. C'est une loi de la raison
pure que tout acte donne l'être. L'être en acte
est dans le fait de conscience; il y est, et dans le
sujet qui a conscience, et dans le sujet de ce
dont il a conscience; dualité purement logique,
pure hypothèse de l'analyse, car la pensée sans
conscience serait le néant de la pensée, et la
conscience sans la pensée n'est que la pensée en
puissance. Ainsi, ou il n'y a rien, ce qui est
affirmer et nier tout ensemble, ou le Cogito de
Descartes est vrai. Point de raison pure ou point
d'être.
Si donc on entend par esprit le sujet de la
pensée, l'être pensant que ne manifeste aucun
phénomène d'étendue, et que la raison ne peut
concevoir sans une unité incompatible avec
l'étendue, l'esprit est une idée que la philosophie
critique ne saurait anéantir, et le soin qu'elle
apporte à n'en point prononcer le nom, n'est
qu'une réserve méthodique qui ne peut raison-
nablement en compromettre l'existence.
Toutefois il faut convenir que cette réserve,
cette impartialité défiante que la philosophie cri-
tique s'impose, quant à la définition des sub-
stances, a pour effet d'engendrer le doute sur
les conclusions légitimes que la raison tire des
attributs de la substance à sa nature. Il s'établit
ainsi une idée rigoureusement abstraite de l'être,
une hypothèse obligée, mais comme une pure
conception logique qui le pose comme une chose
inaccessible à toute connaissance, étant inac-
cessible à l'expérience. Alors, dans cette neutra-
lité absolue de l'être, aucune induction n'étant
permise du phénomène au noumène, il en résulte
que ce noumène est conçu comme indiffèrent
(pour parler la langue de la scolastique), comme
pouvant également devenirlapensée ou l'étendue,
l'action ou la passion, la volonté ou la résistance.
Or, si le noumène, étant rigoureusement incon-
naiasable^ faute d'attributs essentiels, est neutre
et indiffèrent, c'est une conséquence naturelle
que de le dire universel et identique. Cette con-
séquence n'a point tardé; ce pas, la philosophie
allemande l'a fait ; on a vu les successeurs de
K mt rajeunir le spinozisme sous le nom de doc-
trine absolue.
Ce spinozisme n'est point la négation expresse
de l'esprit, en ce sens qu'il n'en proscrit pas le
nom, ni jusqu'à un certain point l'idée; mais
parce que l'esprit est logiquement un être, et
que nous pensons qu'il est, il devient une forme,
un mode de l'être, lequel n'est pas moins esprit
que. non-esprit, mais qui, s'il n'est pas, au même
point de l'espace et de la durée, esprit et non-
esprit, peut être l'un et l'autre simultanément
pointa divers, sans Di lui même,
et su al en un même point, sans perdre
Bon identité. Ainsi, dans Eiégel [PhasnomenologU
des Oeisles). l'esprll joue .sans doute un graad
L'esprit s'y distingue de la nature comme
qui se connaît de l'être qui ne se connaît
pis; mais l'un et l'autre, est l'être à deux puis-
sances différentes, à deux degrés, à deux mo-
ments. L'être n'est pleinement lui-même qu'au
ent où il a conscience de lui-même, où il est
esprit. M lis l'esprit lui-même n'est pas un étal
fixe et uniforme de l'être. 11 est objectif ou sub-
jectif, relatif ou absolu, individuel ou universel
Dans l'anthropologie, il est l'esprit d
termination individuelle, l'esprit naturel, l'esprit
qui n'est encore que l'âme, ou l'unité d'un orga-
nisme ; mais là même, il est soumis à une loi
de développement qui le manifeste et le porte,
par les degrés de la pensée, à un terme de plus
en plus voisin de l'état d'esprit absolu. D'où il
suit que l'esprit est au fond synonyme de l'idée.
Mais comme l'idée est l'être en tant que pensé,
lequel ne diffère pas de l'être pensant, l'évolution
logique de l'idée n'est que le développement de
l'être. Il n'y a rien au monde que l'être sous des
formes qui répondent à des moments divers.
En d'autres termes, comme l'être est à la fois
une nécessité logique pour le moi qui le pense,
et le caractère nécessaire de ce même moi, c'est
le moi qui prouve et qui est l'être; l'être prouve
à son tour et est le moi. Conséquemment, l'être,
dans les phases de son existence, est conçu suivant
les lois de l'esprit, et ces lois ne sont que ces
phases exprimées, que les phénomènes internes
de ces transformations. Comme c'est par la ré-
flexion sur soi-même que l'esprit acquiert la
conscience de tout ce qui est, de sorte que la
conscience de ce qui est n'est en dernière analyse
que la conscience de soi, il vient que Yêtre est
soi, que la conscience est son dernier développe-
ment, que l'être n'atteignant la plénitude de
l'existence que par l'esprit, l'être est esprit; et
la réalité tout entière, dans ses formes, dans ses
modes, dans ses moments, n'est que l'être qui
devient esprit, l'être qui se retrouve, qui se
rejoint, et qui entre ainsi en possession de
l'existence absolue. Ainsi l'esprit est l'absolu; il
est Dieu, et Dieu est tout. Cette équation finale,
entre l'être, l'esprit, Dieu, tout, l'absolu, est le
couronnement de la doctrine hégélienne; mais
on peut dire que cette apothéose de l'esprit
l'anéantit en lui-même, et lui ravit son essence
en la généralisant : le panthéisme spiritualiste
noie l'esprit dans l'illimité. En devenant tout ce
qu'il pense, il n'est plus rien en dehors de ce
qu'il pense, et il périt dans son universalité
Voilà, en termes abrégés, où la notion de l'esprit
a été conduite par les dernières philosophies. Les
spéculations sur l'être ont toujours pour résultat
de le perdre en le confondant. La suppression de
toute diversité substantielle est incompatible avec
la véritable science, et la notion de la science
même suppose que tout n'est pas un même.
La philosophie doit donc se renfermer dans les
cadres de la raison humaine au lieu de les briser;
et ce que la raison humaine nous apprend touchant
l'esprit, le voici, dans l'état présent de la philo-
sophie spiritualiste.
La personnalité humaine, ou le moi, s'atteste
à elle-même par des phénomènes de diverses
sortes, par des phénomènes de passivité, par des
phénomènes d'activité. La sensation, le jugement,
le raisonnement, tous faits qui supposent le sou-
venir, sont des phénomènes passifs, en ce sens
que nous ne pouvons, en certains cas, nous
empêcher de les manifester Au moins sont-ils
ESPR
475 —
ESSE
involontaires, et soit dans leur point de départ,
qui est une affection irrésistible, soit dans leur
développement, dont la forme nous est imposée,
noua sommes un moi passif, ou qui éprouve, et
qui connaît qu'il éprouve et ce qu'il éprouve. En
tant qu'il connait en divers temps ces faits divers,
il est identique, il est un. La connaissance la
moins active, la plus involontaire, est l'acte et la
preuve d'une unité connaissante.
Mais, quoique déterminé à éprouver et à con-
naître par une affection qui est donnée; quoique
soumis, dans cette série d'opérations, à un ordre
et à des formes immuables, le moi, en la traver-
sant, se sent agir, et comme il agit successive-
ment, et qu'il a conscience de la liaison de ses
actes dans un seul et même agent qui est lui-
même, il se connaît un, il se juge tel, par l'action
comme par la passion. Et lorsqu'à l'activité forcée
il unit une activité qu'il sent volontaire, ces
phénomènes d'activité éminente lui révèlent, ou
plutôt lui démontrent, plus pleinement encore,
que le sujet de la volonté est un. La notion de son
identité, donnée par la conscience, se transforme
dans la raison et y devient la notion de l'unité.
Comme pensant, comme voulant, le moi est
donc un, et ses volontés, ses pensées, surtout ses
sensations, tout cela se manifeste à lui dans un
milieu percevable ou concevable qui n'a pas la
même unité. Sa personnalité, que constitue le
témoin intérieur, identique, de tous ces actes,
est placée elle-même au sein d'un monde ma-
nifesté par une multiplicité de phénomènes dif-
férents, les uns dans l'espace, les autres dans le
temps. Ainsi, en présence de l'identique et de
l'un, est le divers et le multiple. Si ce qui connaît
n'était pas un, rien ne serait connu. Si le divers
n'existait pas, rien ne serait à connaître. La
connaissance, vérité primitive de conscience,
suppose donc l'un et le divers. L'identité du
tout est contradictoire, et l'unité absolue serait
le néant du moi, de la conscience, de la con-
naissance, de la pensée. Or, si ces choses n'étaient
pas, le reste serait comme s'il n'était pas. L'identité
universelle équivaudrait donc au néant universel.
Il suit qu'une certaine diversité est la condition
de l'être, et que l'unité est la condition de la
connaissance. L'être divin qui est connu sera
nommé comme on voudra; l'être un qui connaît
pourra se nommer esprit.
Unité qui connaît et qui veut, c'est ce que la
conscience nous révèle en nous. Mais, par une
induction naturelle, d'une autorité irrésistible,
peut-être d'une certitude démonstrative, le monde
entier du divers suppose, dans son existence
même, une unité dont la connaissance l'égale.
Tout ce qui est est nécessairement connu; car
que serait ce qui ne serait ni connu ni con-
naissable? Il existe donc une unité connaissante,
dont la connaissance est universelle et absolue;
rien n'empêche de l'appeler également esprit.
D'autres inductions non moins puissantes nous
autoriseraient à lui attribuer une volonté en
rapport avec sa puissance, une puissance en pro-
portion avec l'existence du monde ; mais cette
recherche nous mènerait trop loin, et elle n'est
pas de notre sujet. Qu'il nous suffise d'indiquer
que l'existence et la connaissance du tout atteste
un être qui connaît tout, et dont l'unité s'égale
à l'infini.
En d'autres termes, l'homme est esprit, Dieu
est esprit. L'esprit est l'unité intelligente. On
pourrait concevoir l'unité sans l'intelligence.
Telle peut-être serait la notion de la force; mais
la force n'est pas nécessairement esprit. On ne
pourrait concevoir l'intelligence sans l'unité. Cette
unité est-elle purement phénoménale, la forme
dî l'acte intellectuel? Mais alors elle est la forme
de l'être en acte : d'ailleurs les actes intellectuels,
divers dans le temps, supposent un agent iden-
tique, et l'identité de 1 agent suppose en lui l'unité
substantielle. Cet agent connaît ses actes, il se
connaît dans ses actes, et ces actes ne seraient
pas des actes d'intelligence, s'ils n'étaient connus
de lui. Penser n'est que se connaître intelligent,
et, pour .''être intelligent, c'est se sentir être.
D'où nous tirons cette définition de l'esprit : Une
substance simple ayant conscience d'elle-même.
C. R.
ESSENCE (de essentia, introduit pour la pre-
mière fois dans la langue latine par Cicéron et
formé du verbe esse, être, à l'imitation du grec
(oùaia), qui dérive de la même manière de eïvai,
l'infinitif du verbe être dans la langue grecque.
— En allemand, essence se traduit par wesen, qui
est dans un rapport à peu près semblable avec le
verbe être (sein), ainsi que le prouve le participe
passé (geivesen). — Dès les premiers pas que l'on fit
dans la métaphysique, on ne tarda pas à s'aper-
cevoir qu'il y a dans chacun des êtres dont
l'univers se compose deux sortes d'éléments bien
distinctes : les uns sont mobiles, variables, fu-
gitifs, multipliés à l'infini, ne faisant que paraître
et disparaître ; les autres permanents, identiques,
toujours semblables à eux-mêmes, constituent le
fond et l'unité de chaque existence. On a appelé
les premiers des accidents (<jV[>.6eov\-/.ôzoi.); on a
donné aux derniers le nom d'essence (oùaioc). Le
mot essence avait donc autrefois, dans la mé-
taphysique des Grecs, une signification plus
étendue et en même temps plus nette que dans
la nôtre; il désignait le contraire des accidents
ou des simples phénomènes, c'est-à-dire le plus
haut degré de réalité et de durée, ce qui constitue
le fond même de l'être, soit en général, soit dans
chaque existence en particulier ; il ne s'appliquait
pas moins à la substance qu'à la qualité la plus
invariable, à ce que nous appelons aujourd'hui
plus particulièrement du nom d'essence. En effet,
pour Platon comme pour Aristote et pour les
philosophes qui ont marché sur leurs traces,
l'essence, c'est tout ce qui est véritablement, ce
qui dépasse la sphère de l'observation des sens
et n'est connu que par la raison, ce qui occupe
le premier rang dans la parole, dans la pensée
et dans le temps [Métaphysique, liv. IV, ch. vm).
Platon la fait consister dans les idées, parmi
lesquelles on voit figurer l'unité de l'être, c'est-
à-dire ce que nous appelons la substance. Pour
Aristote, elle est la première des catégories,
c'est-à-dire la plus nécessaire parmi les concep-
tions de notre entendement, et le nom qui lui
est consacré (ouata) s'applique également à ces
trois choses : 1° à la forme, c'est-à-dire aux
qualités qui constituent la nature spécifique de
chaque'être, les qualités qui nous représentent
le genre et l'espèce, et dont l'énoncé est l'obi et
propre des définitions; 2° à la matière, dans
laquelle les qualités nous apparaissent d'une ma-
nière sensible, au substratum ou sujet (ùwoxet-
(i.evov) par lui-même indéterminé, auquel vient
s'appliquer la forme comme le cachet s'imprime
dans la cire; 3" à l'être concret ou à l'individu
(tùvo).ov) formé par la réunion des deux éléments
précédents, ou plutôt dans lequel ces deux élé-
ments ont une véritable existence. Ainsi tout le
monde tombait d'accord sur la signification du
mot; mais on était divisé sur la nature de la
chose. Pour le chef de l'Académie, les essences,
comme nous l'avons déjà dit, ce sont les idées •
ce qu'il y a de plus général, de plus universel,
de plus abstrait dans la pensée, c'est précisément
ce qu'il y a de plus réel dans les choses. Au
contraire, selon le fondateur du Lycée, ce qu'il
y a de plus réel, ce qui contient au plus haut
ESSE
/i70 —
ESSE
ûslence el L'être, c'est, i pas le phé-
ae ou L'accident, entièrement oppost
nature de l'essence, mais L'individu, la réunion
de le matière et de la forme, qui, en deho
cette réunion, ne sont que
de l'intelligence. Au-dessus des individus qui
peuplent le monde sensible, il n'y a que Dieu,
qui lui-même encore est un individu; car (et c'est
là le beau côté de la métaphysique d'Aristote) il
compte au nombre de ses attributs la conscience,
il est la pensée de la peu- e et il agit
actuellement. C'est un fait très-important et qui
n'a pas été assez remarqué, que cette confusion,
chez tous les métaphysiciens de l'antiquité, ou
plutôt cette identification, sous un même nom
et dans une même idée, de l'essence et de la
substance. Pour eux la substance séparée de
l'essence, c'est-à-dire le subslratum indéterminé,
indéfini de toute qualité et de toute forme, c'était
la matière première, une sorte d'intermédiaire
entre l'être et le non-être, une véritable abstrac-
tion qui. dans Platon comme dans Aristote, ne
sert à désigner que la simple possibilité des
choses (voy. Dualisme). Quant à la matière pro-
prement dite, ou quant aux éléments physiques
qui entrent dans la composition des corps perçus
par nos sens, ils sont dans les mêmes conditions
que les autres êtres; ils ont leurs caractères,
leurs attributs, leurs natures propres, par lesquels
ils se distinguent complètement de ce sujet passif
et nu dont nous venons de parler.
La distinction de l'essence et de la substance
n'a commence à s'établir que sous le règne de la
philosophie scolastique, sous l'influence même
de la langue métaphysique d'Aristote. Prenant
] our quelque chose de réel la notion abstraite
de la matière, du sujet indéterminé de toutes
les formes possibles, les philosophes du moyen
âge lui ont donné le nom de substance ou de
subslratum, qui est en effet la traduction litté-
rale du mot grec îmoxei'nevov. Ils ont réservé le
mot essence aux qualités exprimées par la défi-
nition ou aux idées qui représentent le genre et
l'espèce. Un de ceux qui ont le plus contribué à
ce résultat, c'est Duns-Scot, qui, dans son traité
du Principe des choses (t. III de ses Œuvres
complètes, quest. 7, art. 1er et suiv.), enseigne
expressément que la matière première dépouillée
de toute forme, que le sujet passif et nu, comme
le concevait Aristote, a une réalité actuelle, une
existence positive, et constitue dans chaque in-
dividu l'être proprement dit. Cette matière pre-
mière entre à la fois dans la substance des
hommes et dans celle des anges, elle alimente
également les esprits et les corps. Dès lors que
devient la forme ou l'essence entendue à la ma-
nière des scolastiques, si l'on veut conserver
l'unité dans l'être "? Elle descend nécessairement
au second rang, à celui qu'occupait autrefois la
matière première ; elle n'est plus par elle-même
qu'une simple abstraction. Sans doute le réalisme
a lutté quelque temps contre ce partage; on
voit saint Thomas d'Aquin {Summa Theol.,
lre partie, quest. 14, art. 4), à l'exemple de Pla-
ton, identifier dans l'intelligence suprême et
dans les formes éternelles de cette intelligence,
c'est-à-dire dans les idées, l'essence et la sub-
stance des choses. « Toutes les créatures, dit-il,
tant les spirituelles que les corporelles, existent
par cela seul que Dieu les connaît. C'est par son
intelligence que Dieu produit toutes choses, car
son intelligence {suum intelligere), c'est son
être. » Mais Scot et les nominalistes ont été les
plus forts, et la distinction dont nous parlons a
été maintenue jusqu'à l'avènement du cartésia-
nisme et dans le sein même de cette grande
philosophie.
En effet, Des* < '■ . fidèle en ce seul point an
langage el aux habitudes do la soolastique,
tinne à parl< r de 1 < substance comme d'une
"cment différente de l'essence. Sans lui ac-
corder aucun caractère positif, aucune .
ainée, comme Leibniz lui en fait justemenl
le reproche, il ruais la montre sans cesse ci, mine
le plus haut degré do la réalité et do L'être.
.. Lorsque noua concevons La Bubstance. dit-il
{Principes philosophique» r° partie, § 1), nous
concevons seulement une chose qui existe en
telle façon, qu'elle n'a besoin que de soi-même
pour exister. » Il est clair, et Dcscartes lui li-
en l'ait la remarque, que cette idée de La iub
■ ne i BUl convenir qi
les créatures, c'est véritablement à l'essence
qu'il donne le premier rang, quoique le nom di
la substance soit encore conservé comme celui
d'un élément distinct; il 6te à l'essence le carac
purement Logique qu'elle avait dans IV
pour en faire le principe véritable ou le fond de
3 les qualités et de tous les mode
quels nous apercevons un être. Parmi les attri-
tnbiits de chaque substance, il n'y en a qu'un
seul, selon lui, qui mérite le nom d'essence, el
duquel les autres dépendent et ne sont qui
modifications : c'est l'étendue dans les corps el
la pensée dans les esprits. En vain Des
conserve-t-il encore à la pensée et à l'étendue le
nom d'attributs: il est évident que le rôle qu'il
leur fait jouer dans l'existence entière de chi
être ne laisse point de place à un principe plus
élevé, et suppose implicitement l'identité de l'es-
sence et de la substance. Mais ce résultat ne
peut pas être admis dans les conditions de la
philosophie cartésienne; l'étendue n'est qu'une
abstraction géométrique qui ne saurait rendre
compte des phénomènes de la résistance ou du
mouvement dans les corps; la pensée ne saurait
expliquer les actes de la volonté ni même les
simples fonctions de la vie; enfin l'une et l'autre,
supposant au-dessus d'elles un principe supé-
rieur, perdent par là même le rang qu'on a voulu
leur donner. Aussi Leibniz, tout en poursuivant
le même but que Descartes et en profitant de
son exemple, a-t-il subtitué à toutes les abstrac-
tions ou logiques, ou géométriques, ou métaphy-
siques, qui viennent de passer sous nos yeux, le
principe réel et vivant de la force. Dans cette
idée, l'essence et la substance ne forment en effet
qu'une seule et même chose; car l'activité et la
puissance causatrice qui est le caractère consti-
tutif, c'est-à-dire l'essence de la force, n'est pas
un attribut comme un autre, si toutefois elle
mérite le nom d'attribut; c'est quelque chose de
permanent et de durable, en un mot d'identi-
que, comme on conçoit la substance; et elle a
de plus que la substance la vie, la faculté de ce
suffire à elle-même et de produire hors de son
sein, par sa seule énergie, tous les modes pos-
sibles de son existence. Il n'est pas un phéno-
mène, soit de la conscience, soit des sens, dont
on ne puisse rendre compte par la notion de
force ; il n'est pas une idée de la raison, si uni-
verselle et si absolue qu'elle puisse être', qui ne
rentre dans ce principe, lorsqu'on l'applique à
l'universalité des choses. C'est ce principe, à la
lumière duquel on comprend à la fois Platon et
Aristote, qui domine et doit être maintenu dans
la métaphysique de nos jours. Le nominalisme
moderne, c'est-à-dire la philosophie de Locke et
de Condillac, aussi bien que le moderne réalisme,
représenté en Allemagne par les systèmes dé
Fichte, de Schelling et de Hegel, n'ont servi
qu'à le rendre plus évident et à le dégager de la
confusion où Leibniz lui-même l'avait laissé.
Voy. Cause. Substance, Force.
ESTH
477 —
ESTH
Cependant le mot essence peut aussi s'appli-
quer par analogie à des choses qui n'ont aucune
existence réelle, et, dans ce cas, conservant sa
signification logique, il n'exprime que les qua-
lités ou les idées qui doivent entrer dans la défi-
nition. C'est ainsi que l'on dira toujours que
l'essence d'un triangle équilatéral, c'est d'avoir
ses trois angles égaux et ses côtés égaux. C'est
uniquement dans ce sens que Kant a conservé le
mot essence, et il veut, par une conséquence
naturelle de son système, qui établit un abîme
entre l'existence et'la pensée, que l'essence d'une
chose soit distinguée de sa nature. La première
est déterminée par la seule notion que nous
avons de cette chose, et peut, comme la notion
elle-même, être tout à fait chimérique. La se-
conde, au contraire, exprime ce qu'il y a de réel
dans les objets que nous nous représentons, et ne
peut être constatée que par l'expérience.
ESTHÉTIQUE. Ce mot, dérivé du grec (a!a8rj<7iç,
sensation), est employé par Kant dans la Critique
de la Raison pure pour désigner l'étude de la
sensibilité ou des sens; mais l'usage lui a donné
une autre signification, aujourd'hui consacrée,
quoique moins conforme à son étymologie. L'es-
thétique est la science du beau et la philosophie
des beaux-arts. — Malgré l'importance et l'intérêt
des questions qu'elle traite, l'esthétique n'est
parvenue que fort tard à obtenir une place in-
dépendante et le rang qui lui est dû parmi les
sciences philosophiques. ,Si elle a été cultivée
avec ardeur en Allemagne depuis un siècle, en
France elle trouve encore bien des incrédules.
Nous nous proposons, dans cet article, de com-
battre quelques préjugés qu'elle rencontre dans
beaucoup d'esprits ; nous essayerons ensuite d'en
tracer le cadre et d'en marquer les principales
divisions. Nous terminerons par un exposé ra-
pide des diverses formes qu'elle a eues jusqu'à
présent.
I. Il est inutile de réfuter l'opinion de ceux
qui prétendent que le beau est une affaire de sen-
timent, que le goût varie avec les individus, et
' que l'appréciation des œuvres d'art ne peut être
soumise à des règles fixes. Ce système, on le
sait, n'est que le scepticisme appliqué à l'art et
à la littérature. Encore, s'il pouvait se renfermer
dans les limites qu'il paraît vouloir ici s'impo-
ser à lui-même; mais c'est le propre du scepti-
cisme, lorsqu'il a pénétré dans la pensée hu-
maine, de l'envahir tout entière. Une pente fatale
et irrésistible l'entraîne de l'art à la morale, à
la politique, à la religion, à l'universalité de
nos connaissances. Nous l'abandonnons à ses
propres conséquences. Remarquons seulement
que ceux qui le professent se démentent eux-
mêmes; car ils portent sur la beauté des juge-
ments aussi absolus que sur le vrai et le faux,
le bien et le mal, le juste et l'injuste. Ils n'hési-
tent pas plus à se prononcer sur le mérite absolu
- des ouvrages d'art que sur la moralité des actions
humaines.
Aux yeux de beaucoup d'hommes qui ont peu
réfléchi sur la véritable mission de l'art, les arts
d'agrément, ainsi qu'ils les appellent, étant
uniquement destinés à produire un ordre parti-
culier de jouissances, celles de l'imagination, ne
\ peuvent devenir l'objet de la science; mais,
comme s'ils s'apercevaient de l'insuffisance de
leur principe, ils se hâtent de le modifier par la
maxime qui veut que l'utile se mêle à l'agréa-
ble : l'art, dit-on, doit à la lois instruire et plaire.
Or, en supposant que la mission de l'art soit en
effet de revêtir la vérité des formes qui l'embel-
lissent, on avouera que la science peut au moins,
dans les représentations de l'art, séparer le fond
de la forme, et chercher à comprendre le sens
de ses enseignements. On reconnaît aussi dès
lors que l'art a un côté sérieux, qu'il doit être
soumis à des règles, et n'est pas livré aux ca- '
prices de l'imagination. Un autre préjugé a sa
source dans une fausse idée de la dignité de l'art 4
et de son indépendance. Que la science étudie
les lois de l'univers physique et moral, qu'elle
soumette à ses analyses et à ses calculs les phé-
nomènes de la nature, qu'elle entreprenne de
décrire et de classer les événements de l'his-
toire, de dévoiler l'organisation des sociétés, elle
ne sort pas de son domaine; mais si elle essaye
de pénétrer dans le monde de l'art, elle ne peut
que s'égarer dans ces mystérieuses régions
Comment aborder avec la réflexion les œuvres
de l'inspiration? Ira-t-elle porter le scalpel de '
l'analyse sur les créations vivantes de l'artiste
et du poète ? Espérez-vous dérober au génie ses
secrets qu'il ne sait pas lui-même? Prétendez-^
vous lui tracer la route qu'il doit suivre; croyez-'
vous l'enfermer dans vos classifications et l'en-
chaîner par vos formules? il se rira de vos règles
pédantesques ; il n'obéit qu'au souffle divin qui
l'anime. Comme Dieu, dont il possède le plus
bel attribut, il crée librement. Vouloir lui im-
poser des lois, et soumettre ses œuvres au con-
trôle de la froide raison, c'est plus qu'une témé-
rité, c'est presque une impiété et une profana-
tion. En un mot, entre l'art et la philosophie, il
y a une opposition complète : origine, but, pro-
cédé, langage, tout entre eux diffère. N'est-ce
pas assez d'avoir un art poétique, faut-il y ajou-
ter une métaphysique de l'architecture, de la
sculpture, de la peinture et de la musique?*
Creuses et vides théories qui n'auront jamais la
vertu d'enfanter une œuvre d'art, et ne serviront
qu'à égarer le talent qui voudra s'y conformer.
— Tous ces raisonnements sont plusspécieux que
solides. D'abord, en élevant si haut l'art, ne ris-
que-t-on pas de le rabaisser en réalité ? N'exagé-
rons pas ce qu'il y a de mystérieux dans son"
origine, ses procédés et ses effets. Si l'art ne
s'adresse pas à l'esprit et à la raison, si tout en
lui est inintelligible et incompréhensible, il n'y
a plus rien de commun entre lui et l'intelligence "
humaine ; il est réduit à s'exercer sur les facultés
inférieures de l'âme, l'imagination et la sensi-r
bilité. Alors il descend du haut rang qu'on avait
voulu lui attribuer. Si, au contraire, il exprime
et représente, par des formes sensibles, les idées
éternelles qui sont l'essence des choses et aussi
le fond de la raison, celle-ci doit les reconnaître
sous ces images et ces symboles, comme elle
veut les contempler dans les phénomènes de la
nature et les événements de la vie réelle. Les
œuvres de l'artiste seraient-elles plus obscures
et plus énigmatiques, moins transparentes que,
celles delà nature? N'est-ce pas, au contraire,
sa tâche de dépouiller un fait, un événement,
une idée, des accidents insignifiants, des acces-
soires prosaïques qui les obscurcissent ou les
défigurent dans le monde réel, en un mot de
représenter l'idéal? S'il en est ainsi, entre l'art
qui crée cette manifestation idéale du beau et
la philosophie qui cherche à saisir le vrai sous
sa forme abstraite et pure, il y a un rapport
évident; ils ne peuvent être étrangers l'un à l'au-
tre, entre eux il existe une communauté d'idées
malgré la diversité des formes et des moyens ;
ils doivent s'entendre tout en conservant leur
rôle distinct et leur indépendance.
Mais, dira-t-on, si la philosophie ose toucher
aux représentations de l'art pour en abstraire les
idées qu'elles recèlent, et renfermer celles-ci
dans ses arides formules, elle leur ôte la vie,
elle détruit l'art qui consiste dans l'harmonie et
la fusion intime de l'idée et de son image, —
ESTH
— 478 —
ESTH
Ni 'us l'avouons, en cherchant à pénétrer le sens
des créations de l'art, la philosophie leur enlève
quelque chose de te enarme particulier qui
naii de la simple contemplation du beau. Néan-
moins, loin d'exclure cette première impres-
sion, elle la présuppose, mais à ce sentiment,
elle en fait succéder un autre. L'àme humaine a
plusieurs facultés qui chacune à leur tour de-
mandent à être développées: après avoir ad-
miré, l'homme veut comprendre; après la spon-
tanéité, la réflexion ; après l'émotion naïve; le
jugement qui cherche à se rendre compte. L'en-
lant lui-même, pour satisfaire sa curiosité nais-
sante, brise le jouet dont il s'était amusé. A
Dieu ne plaise que nous fassions de l'art un
amusement frivole; mais, quelle que soit l'im-
portance et la grandeur des objets qui sont of-
ferts à l'homme, il y a en lui un besoin irrésis-
tible qui le porte à leur demander ce qu'ils si-
gnifient, quelles idées ils représentent, à vou-
loir démêler ces idées et les concevoir sous leur
forme pure et abstraite ; ce besoin, c'est celui
auquel répond la philosophie ; et rien ne lui
échappe, rien ne se soustrait aux avides recher-
ches qu'il provoque. Par cela même que l'art
développe de grandes conceptions, qu'il ébranle
fortement toutes les puissances de l'âme hu-
maine, la raison se sent d'autant plus vivement
sollicitée à se rendre compte de ses effets et à
pénétrer le secret de ses œuvres. Nous trouvons
à» cette étude |un plaisir nouveau, plus sévère
que le premier, non moins vif ni moins profond.
Ne dites pas que la science profane les œuvres
de l'art en cherchant à en comprendre le sens ;
profane-t-elle aussi les œuvres de Dieu lorsque,
armée des procédés de sa méthode, elle essayé
de dévoiler les lois de la nature et de lui arra-
cher ses secrets? L'astronomie, la physique, la
chimie seraient, à ce titre, des sciences impies
et sacrilèges. Pourquoi la raison humaine ne
pourrait-elle rien comprendre aux créations du
génie? Le génie, n'est-ce pas l'esprit humain
lui-même ? ce qu'il produit par l'une de ses fa-
cultés, pourquoi ne le comprendrait-il pas avec
une autre? Quand il s'élève dans les plus hautes
régions, sur les ailes de l'inspiration, perd-il
tout à fait la conscience de lui-même, pour que,
redescendu sur la terre, il ne se souvienne plus
des cieux qu'il a parcourus? et nous qui l'admi-
rons, nous ferait-il partager son enthousiasme
s'il ne savait nous initier à ses mystères? Il ne
s'agit donc pas d'ôter au génie son caractère di-
vin, de le dépouiller de son auréole, et de lui
enlever les hommages qui lui sont dus ; mais
d'ajouter à la première impression que fait sur
nous ses œuvres, une admiration intelligente et
raisonnes. Le véritable culte de l'art est un
culte éclairé, sérieux, il ne se confond pas avec
l'enthousiasme factice des amateurs et des diletr
tanti; c'est à la philosophie à l'inaugurer, parce
qu'à elle seule il appartient de montrer ce qu'il y
a de réellement divin dans ses créations, en fai-
sant ressortir les idées éternelles qui en consti-
tuent le fond. 11 y aurait de l'ingratitude à mé-
connaître ce que l'art doit à la philosophie; car
c'est elle qui la première a proclamé sa dignité,
sa sainteté, quand il en avait lui-même presque
perdu la conscience. Les profanateurs de l'art
sont ceux qui lui donnent pour but unique de
plaire à l'imagination, de charmer les sens, de
flatter les passions, qui en font le ministre de je
ne sais quelle volupté raffinée, plus propre à éner-
ver les âmes qu'à les élever et les purifier. C'est à
eux que s'applique le Odi profanum vulgus et
arceo du poète, non aux adorateurs de la vérité
éternelle, sœur de l'idéale beauté.
11 est, nous l'avouons, une philosophie étroite
I
et mesquine qui prétend ramener les plus hau
tes conceptions de la pensée va proportion
la perception sensible ; celle-là, vous avez droit
de l'écarter, elle n'a pas le sens de l'art, il en
est de même de ce froid rai ali ime qui i
la science à de vides formules, qui De sait qu'an
straire, comparer et combiner des notions fi-
nies, sans jamais s'élever jusqu'à l'infini. Il
iment incapable de comprendre les repré-
sentations de l'art. Mais il est une philosopha
qui conçoit l'infini, l'éternel, le nécessaire, qui
le cherche partout dans la nature, dans l'homme,
dans l'histoire; qui non-seulement le cherche,
mais l'aime et l'adore. A elle il est donné de
s'introduire dans le sanctuaire de l'art et d'étu-
dier ses œuvres ; car les œuvres de l'art ne re-
présentent qu'une chose, l'infini, l'invisible
sous des formes visibles et finies.
Mais s'il est permis à la philosophie de déter-
miner les principes de l'art, celui-ci n'a-t-il rien ,
à craindre pour son indépendance? du moment
que la philosophie s'arroge le droit de juger ses
œuvres, n'aura-t-elle pas aussi la prétention de
lui imposer des règles? or le génie est au-des
sus des règles. Nous pourrions d'abord répondre
avec un illustre philosophe : « Le génie, c'est la.
plus haute conformité aux règles. » Dans
sublimes écarts, et jusque dans ses caprices H
ses fantaisies, il reste encore fidèle à certaines
lois qui sont les lois fondamentales de l'art ;*
autrement, il n'enfanterait que des conceptions
bizarres, dénuées de sens et d'intérêt comme
d'harmonie et de beauté; il ne serait plus le gé-
nie. Sans doute, ces lois se confondent avec lui-
même et forment son essence la plus intime ;
en s'y soumettant il n'éprouve aucune con-
trainte, il les suit spontanément; à cette condi-
tion il est inspiré et libre; mais il ne s'en écarte
pas plus que la nature ne s'écarte des siennes.
La philosophie qui cherche à les connaître ne
les lui impose pas plus qu'elle ne les invente."1
Elles sont antérieures à l'un et à l'autre, puis-
qu'elles expriment la nature éternelle des cho-
ses. Quant aux règles arbitraires et convention-
nelles, l'artiste a raison de les dédaigner, et
elles n'ont jamais enchaîné le véritable talent.
C'est donc se faire une fausse idée de la science
qui étudie les règles et les principes de l'art,
que de s'imaginer qu'elle a la prétention de
faire la leçon au génie, de lui fournir des re-
cettes, d'apprendre à faire un tableau, une sta-
tue, une composition musicale, un poëme; rien
en effet ne serait plus ridicule. La partie tech-
nique de l'art elle-même, la seule qui puisse
s'enseigner, n'est pas du ressort de la philoso-
phie. La philosophie, on ne saurait trop le répé-
ter, aspire avant tout à connaître et à compren-
dre ; elle est née d'une noble et haute curiosité,
et quand il s'agit de l'art qui crée spontané-
ment, son but est spéculatif et non didactique.
Ce n'est pas à dire qu'elle ne doive exercer sur
l'art aucune influence; quand elle est parvenue
à se former une idée exacte de sa mission, elle
doit la lui rappeler s'il venait à l'oublier. Lors-
que l'artiste s'écarte des grands et impérissables
principes du beau, qu'il sacrifie au caprice de
la mode et flatte les passions du vulgaire, alors
transformée en haute critique, la philosophie
lui adresse de sévères conseils; mais ici, où est
le mal et le grand préjudice pour l'art? Ce droit,
d'ailleurs, ne l'a-t-il pas à son tour à l'égard de
la philosophie^ et n'en a-t-il pas de tout temps
largement use? Combien de fois la poésie, par
exemple, n'a-t-elle pas flétri avec raison de per-
nicieuses doctrines, livré au mépris et au ridi-
cule des systèmes qui déshonoraient la sciei l< :e
et insultaient à la morale? La philosophie et
ESTH
— 479
ESTH
l'art sont deux puissances égales et libres ; mais,
leur objet étant au fond le même, l'une cher-
chant à comprendre ce que l'autre représente
sous des formes sensibles, elles ont droit de se
contrôler mutuellement. Cette alliance, fondée
sur la nature des choses, et que l'histoire nous
montre dans le passé, ne peut que se fortifier
dans l'avenir.
En résumé, il existe une science du beau et
une philosophie de l'art; de plus, on doit pren-
dre ces deux mots au sérieux, c'est-à-dire ne pas
confondre la philosophie des beaux-arts avec le
s:ivoir superficiel des amateurs, avec les recher-
ches estimables d'ailleurs de l'érudition, ou avec
les réflexions plus ou moins sensées delà criti-
que proprement dite. La connaissance des prin-
cipaux monuments de l'art, un goût sûr et déli-
cat, une critique exercée, une imagination vive,
?ont nécessaires au philosophe qui, non content
de saisir l'idée du beau dans son abstraction et
ses formes générales, se propose de suivre les
principes métaphysiques de l'art dans leurs ap-
plications les plus diverses et dans leur dévelop-
pement Historique, chez tous les peuples et à
travers tous les âges. Mais la conditkm essen-
tielle, à laquelle rien ne peut suppléer, c'est le
véritable esprit philosophique, l'intelligence des
idées qui sont 1 objet de la philosophie, et que
l'art aussi est appelé à manifester dans ses œu-
vres.
II. Nous n'avons pas la prétention de tracer
ici un plan complet de l'esthétique et d'organi-
ser les différentes parties d'une science à peine
sortie du berceau ; nous nous bornerons à indi-
quer les divisions générales qui se laissent faci-
lement reconnaître.
Analyser l'idée du beau, marquer avec préci-
sion ses caractères, décrire les phénomènes qui
l'accompagnent et les facultés auxquelles il se
rapporte ; étendre cet examen aux idées qui ont
un rapport intime avec la précédente, celle du
sublime en particulier ; suivre ensuite l'idée du
beau dans son développement à travers les rè-
gnes de la nature et les formes de l'existence
humaine, jusqu'à ce qu'elle parvienne à sa véri-
table réalisation dans l'art ; déterminer la nature
et le but de l'art, ses rapports avec les autres
sphères de la pensée ; examiner les conditions
et les principes de la représentation artistique ;
enfin décrire les qualités nécessaires pour la
production des œuvres de l'art et que doit pos-
séder l'artiste, le génie, le talent, l'imagination
et le goût, telles sont les questions principales
que renferme l'esthétique générale, ou la pre-
mière partie de la science du beau.
Une seconde partie doit comprendre la théorie
des arts particuliers. Il ne s'agit plus ici de dé-
terminer les caractères du beau et les principes
de l'art en général, mais de descendre à l'exa-
men de chacun des arts en particulier, de l'ar-
chitecture, de la sculpture, de la peinture, etc. ;
d'étudier leur nature et leur rôle propre, leurs
limites respectives, de saisir leur ressemblance
et leur différence, de fixer les conditions et les
règles auxquelles ils sont soumis, d'établir leurs
véritables rapports, de marquer la place et le
rang qu'ils doivent occuper dans une classifica-
tion naturelle, et de former ainsi un véritable
système des arts.
Mais cette théorie serait imparfaite si l'his-
toire ne venait l'éclairer et la compléter. L'art,
comme la philosophie, la religion, le droit, a
subi des changements et des révolutions. L'idée
du beau a revêtu différentes formes aux diver-
ses époques de l'humanité ; il y a donc une his-
toire qui expose et caractérise ces changements
et ces formes ; sans elle, la théorie des arts est
étroite et fausse. En effet, chaque art a sa place
spécialement marquée dans l'histoire. La sculp-
ture, par exemple, atteint son plus haut point
de perfection dans l'art grec; de même, la ques-
tion des genres, c'est-à-dire des formes essen-
tielles de l'art, répond aux grandes divisions de
l'histoire, et, séparée de la philosophie de l'his-
toire, elle n'engendre que de stériles et vaines
disputes. Qu'est-ce, en effet, que l'art classique
et l'art romantique, sinon l'art ancien et l'art
moderne, l'art païen et l'art chrétien ? L'histoire
générale de l'art doit donc former la troisième
partie de l'esthétique ; elle permet aussi de ti-
rer des conclusions sur l'avenir de l'art et ses
destinées futures.
III. L'esthétique, comme science indépendante,
fut inconnue des philosophes de l'antiquité ; les
questions relatives à l'idée du beau sont mêlées
dans leurs ouvrages avec celles de la morale et
de la politique. C'est ainsi qu'on les rencontre
déjà dans les discussions des sophistes et dans
les entretiens de Socrate. Platon est le premier
qui ait jeté les bases d'une théorie du beau ;
elle est disséminée dans plusieurs de ses dialo-
gues, le Phèdre, le Grand Hippias, le Banquet,
le deuxième et le dixième livre de la Républi-
que, les Lois, VIon, etc. Il a su dégager l'idée
du beau des autres notions de l'intelligence avec
lesquelles on la confond communément, et 11
l'a placée dans une sphère supérieure à celle des
sens et du raisonnement. Il remonte à sa source
première, reconnaît son caractère éternel et di-
vin, et montre son affinité avec les idées du
vrai et du bien. En outre, il a porté l'analyse
dans la partie la plus délicate et la région la
plus mystérieuse de l'âme humaine, en décri-
vant avec autant de vérité que de profondeur
les phénomènes de l'amour, de l'enthousiasme
et de l'inspiration poétique. Nul philosophe, dans
l'antiquité, n'a fait plus que Platon pour la
science du beau. Néanmoins sa théorie e'st^ loin
d'être entièrement satisfaisante. Il a trop séparé
l'idéal du réel. C'est le vice général de la philo-
sophie platonicienne. En outre, en montrant l'i-
dentité du beau et du bien (xa)ôv y.àyaôov). il
n'a pas su maintenir leur différence, ce qui lui
fait méconnaître le véritable but de l'art et son
indépendance. Celui-ci, dès lors, est considéré
comme une œuvre d'éducation morale, et sub-
ordonné aux vues du législateur; c'est ainsi
que s'explique l'arrêt sévère porté contre les
poètes, le caractère exclusivement moral et
presque sacerdotal de la poésie et des arts dans
la République et dans les Lois. Enfin Platon est
le premier qui ait mis au jour cette malheu-
reuse théorie de l'imitation, qui, plus tard prise
à la lettre, a produit, surtout chez les moder-
nes, de si grossières méprises.
Aristote n'a traité ni du beau ni de l'art en
général; sa Poétique n'est qu'un fragment sur
l'art dramatique, et encore ne comprend-ollr
guère que les règles de la tragédie. Le point de
vue d' Aristote est plus expérimental que théo-
rique. Les règles qu'il donne sont déduites des
chefs-d'œuvre du théâtre grec. Aussi, dégâ{
de toute fausse interprétation, elles renferment
un élément impérissable ; mais elles ne convien-
nent parfaitement qu'à l'art classique, et sont
trop étroites, si on veut les appliquer au théâtre
moderne. Aristote n'a pas compris l'origine et
le but de l'art, et il est difficile de concilier ses
idées sur différents points qu'il ne fait d'ailleurs
qu'effleurer. Ainsi il donne pour origine a la
poésie le penchant à Vimitation et le désir de
connaître. Ailleurs il modifie ce principe lors-
qu'il dit par exemple, que la peinture doit re-
présenter non ce qui est, mais ce qui doit être ;
ESTE
— 480 -
KSTIT
que La tragédie est V imitation dx meilleur; que
In poésie eut jdus vraie que Vhistoire : ce der-
nier mot surtout est profond et vrai; il suffirait
pour prouver qu'Aristote donne pour but à l'art
l'idéal. Malheureusement il ne s'élève pas tou-
jours à cette hauteur de vues, et on peut lui re-
procher, comme à Platon, d'avoir frayé les voies
au système de l'imitation. Le même défaut de
clarté se fait sentir dans la célèbre maxime de
la purification des passions (xàGapaiç), inter-
prétée de manières si diverses. Elle renferme en-
core une idée profonde, mais elle indique plutôt
l'effet moral et religieux que le véritable but de
l'art.
Après Platon et Aristote, la question du beau
n'a été traitée dans l'antiquité que par deux au-
teurs, Plotin et saint Augustin. Le livre de Plo-
tin sur le beau est justement admiré; il renferme
des vues originales et des pensées profondes, la
théorie de l'expression y est développée avec un
éclat qui ne devait pas être surpasse. Selon Plo-
tin, la beauté matérielle n'est que l'expression,
le reflet de la beauté spirituelle. La beauté, c'est
le triomphe de l'esprit sur la matière; l'âme
seule est belle, et l'amour du beau est celui de
l'âme qui se reconnaît dans sa propre image. Il
faut donc que l'âme se fasse belle pour compren-
dre et sentir la beauté. En outre, Plotin établit
une gradation entre les genres de beauté. Il re-
connaît la supériorité du beau moral sur le beau
sensible. Il insiste sur la nécessité de s'élever
par la pensée pure jusqu'au principe et à la
source de toute beauté. On doit lui savoir gré
aussi d'avoir compris l'importance de l'art, dont
il fait, il est vrai, une imitation de la nature,
mais en donnant à l'un et à l'autre pour but
l'imitation des idées divines. Les défauts de la
théorie sont ceux que l'on peut reprocher au
mysticisme alexandrin, une tendance exagérée à
tout reporter à l'unité, à déprécier la réalité et
à ne considérer le beau réel, dans la nature et
dans l'art, que comme un ensemble de formes,
d'ombres vaines et mensongères. Ces exagéra-
tions se font surtout sentir dans les passages où
il est question de l'amour et de l'enthousiasme.
Le point de vue religieux et moral domine d'ail-
leurs toute cette théorie, au point de ne pas
permettre l'indépendance de l'art.
Saint Augustin avait composé un livre sur le
beau, qui, malheureusement, est perdu ; mais
on retrouve la pensée qui l'avait dicté dans ses
autres écrits, en particulier dans le Traité sur
la musique. Saint Augustin résume sa théorie
du beau dans cette phrase si souvent citée : Om-
nis porro pulchritudinis forma unitas est. Son
principe est, en effet, celui de l'unité et de la
convenance des parties comme constituant le ca-
ractère essentiel de la beauté; il développe ce
principe en l'appliquant à la musique.
Quant au traité du Sublime, de Longin, mal-
gré ses mérites, c'est l'ouvrage d'un rhéteur plu-
tôt que d'un philosophe. La question n'est envi-
sagée que dans son rapport avec l'éloquence.
Nous ne parlerons pas non plus de Y Art poéti-
que d'Horace ni des principes de Quintilien; ces
traités ne renferment aucunes vues philosophi-
ques et ne contiennent que des règles spéciales
sur la poésie ou l'art oratoire.
Passons aux temps modernes. Les questions
qui ont pour objet le beau et l'art ont peu oc-
cupé les philosophes du XVIIe siècle. Bacon range
les beaux-arts parmi les sciences dont le but est
l'agrément. Dans sa classification, l'architecture
n'est pas distinguée des mathématiques et des
arts mécaniques. La } oésie forme une des trois
branches principales des connaissances humai-
nes, et répond à une des trois grandes facultés
de l'homme, l'imagination. Mais sa natuv
méconnue, elle se définit une histoire faite à
plaisir.
Les questions qui préoccupent le cari'
nisme sont étrangères au beau et à l'art; dans
cette grande école, quelques esprits du second
ordre se sont contentés de reproduire, en les af-
faiblissant, les traditions de l'antiquité, les I
de Platon et de saint Augustin ; c'est là, -en par-
ticulier, ce qui fait le fond des traités sur le
Beau de Crouzaz et du P. André.
L'école de Leibniz et de Wolf a eu l'honneur,
non pas de fonder l'esthétique, mais de la déta-
cher de l'ensemble des sciences philosophiques,
avec lesquelles elle était restée jusqu'alors con-
fondue, de lui donner un nom et une existence
à part. Ce fut un disciple de Wolf, Baumgar-
ten, qui, le premier, conçut l'idée d'une science
du beau, et la nomma esthétique. Le mot n'esl
§as heureux, mais il reproduit le point de vin
e l'auteur, qui est celui du wolfianisine. Bauni-
garten considère l'idée du beau comme une per-
ception confuse ou un sentiment. La clarté, se-
lon lui, ne réside que dans les idées logiqui >.
Ainsi cette science proclamée si indépendante,
se trouve être à peine une science, elle n'est
qu'un satellite obscur de la logique (voy. Baum-
garten). Vinrent ensuite Mendelssohn, Sulzer,
Eberhard, qui modifièrent le principe présent,
firent de l'idée du beau une conception abstraite,
et l'identifièrent complètement avec celle du
bien.
En Angleterre, l'école sensualiste, au xvme siè-
cle, a produit plusieurs écrits plus ou moins re-
marquables sur la théorie du beau : on doit citer
Shaftesbury, Hogard, Hutcheson, Burke. Mais un
système aussi étroit que le sensualisme était
incapable de découvrir les véritables principes
de l'art. Shaftesbury et Hutcheson identifient le
bien et le beau, et reproduisent la maxime de
l'unité dans la variété. Hutcheson admet en
outre un sens particulier du beau. La ligne on-
doyante de Hogard est une application originale
de la formule de l'uniformité combinée avec la
variété. Burke développe et applique le système
sensualiste dans sa pureté, confond le sublime
avec le terrible, et l'ait du beau un sentiment
qui a son origine dans l'instinct de conservation
et de sociabilité.
En France, Diderot et les encyclopédistes
exposent à peu près les mêmes idées, en insis-
tant davantage sur le but moral; c'est dans ce
sens que Diderot composa ses pièces morales.
D'un autre côté, le Batteux commente Aristote
avec l'esprit le plus étroit, et professe le principe
de l'imitation de la belle nature.
En Allemagne, à la fin du xvm" siècle, com-
mence une ère nouvelle pour l'esthétique. Cette
science est enfin prise au sérieux, elle devient
l'objet de recherches savantes et approfondies.
Un homme, doué du génie de la critique et fa-
miliarisé avec la connaissance des chefs-d'œuvre
de l'antiquité, s'élève au-dessus des théories
étroites et traditionnelles, comprend enfin le vé-
ritable idéal qui se révèle à lui dans l'art grec
Winckelmann n'était pas un philosophe; il n'a
guère laissé de vues théoriques^ il s'est d'ail-
leurs renfermé dans des considérations sur les
arts plastiques, mais on peut dire qu'il a donné
à la critique le sens du beau, et lui a ouvert le
monde de l'art. Selon lui, l'idée du beau est dans
Dieu, d'où elle émane pour passer dans les choses
sensibles, qui sont sa manifestation. Il saisit
donc le côté divin de l'art, et s'attache à l'idée
classique de la beauté grecque sous sa forme la
plus sévère et la plus pure. 11 dépose ainsi dans
ses ouvrages le germe des pensées qui devaient
ESTH
— 481 —
ESTH
être développées plus tard; mais il ne fut pas
compris de ses contemporains : les uns firent de
l'idéal une abstraction inanimée, les autres don-
nèrent pour but à l'art moderne l'imitation de
l'art antique, détruisant par là toute originalité.
Après Winckelmann, personne ne travailla avec
plus d'ardeur que Lessing à réformer les idées
anciennes sur l'art, et à en propager de nou-
velles, plus profondes et plus vraies. Dans le
Laocoon, il essaya de tracer les limites de la
sculpture et de la poésie; mais il s'occupa prin-
cipalement de la poésie. Il maintint avec raison,
contre le faux idéal des successeurs de Wmckel-
mann, le point de vue du réel, le côté individuel
et vivant, en un mot le caractéristique dans
l'art ; mais il ne sut pas se préserver de l'excès
contraire, et fit trop prédominer le réel; en
outre, il montra une admiration trop exclusive
pour la Poétique d'Aristote, rendue, il est vrai,
à son véritable sens, et qu'il compare aux Élé-
ments d'Euclide. 11 s'élève aussi avec force con-
tre le bon goût artificiel et le faux classique
qu'avait fait prévaloir en Allemagne l'imitation
de notre littérature. Il soutient le principe du
naturel contre les règles conventionnelles et
l'étiquette du théâtre français. Avec Goethe, il
est un des écrivains qui ont le plus contribué à
la révolution littéraire qui a eu pour résultat
l'émancipation du génie allemand. Herder inter-
vint aussi dans ce débat; mais, au lieu d'éclair-
cir les questions, il ne fit guère que les rendre
plus obscures par le vague de ses idées.
Tous ces essais n'étaient qu'une préparation à
des études plus profondes et à de plus hautes
spéculations. Le philosophe qui devait régénérer,
ou plutôt fonder la philosophie allemande, porta
dans la question du beau sa puissante analyse et
sa critique sévère. Kant [Critique de la faculté
déjuger) s'attache à déterminer les caractères
de l'idée du beau, et à les séparer des autres no-
tions de l'esprit humain, telles que celles de
l'utile, du bien, du parfait. Il décrit les senti-
ments qui l'accompagnent et les facultés qui la
conçoivent; puis il soumet à la même analyse
l'idée du sublime, et enfin il essaye de déter-
miner la nature et le but de l'art. Ce travail n'est
pas une des parties les moins belles du système
de Kant; cependant il est imparfait et reproduit
les vices de sa théorie générale. Kant a reconnu
plusieurs des caractères de l'idée du beau et du
sublime; mais il finit par les ramener au point
de vue subjectif. Le beau, selon lui, n'a pas
d'existence absolue, il est relatif aux facultés de
l'esprit humain, la sensibilité, l'imagination et
le goût. Il est le résultat du jeu libre de l'ima-
gination. Dès lors, le beau n'ayant pas de réalité
objective, il n'y a pas, non plus, de science du
beau. Celle-ci devient une des branches de la
psychologie ou de la logique.
Parmi les divers travaux sur l'esthétique, in-
spirés par la philosophie de Kant, il faut placer
au premier rang les essais de Schiller. Sans s'af-
franchir du point de vue subjectif, Schiller con-
tribue à faire prévaloir une manière plus élevée
et plus large ; le génie profondément philoso-
phique du grand poëte lui fit deviner la vraie
solution du problème de l'art, c'est-à-dire la
conciliation des deux éléments du beau, de l'i-
dée et de la forme, et des deux facultés qui le
perçoivent, la raison et la sensibilité; mais il ne
fit que pressentir cette solution, sans s'élever à
une théorie générale et complète.
La philosophie de Fichte, qui n'est que celle
de Kant poussée à ses dernières^ conséquences,
devait être peu favorable à l'esthétique. L'art est
comme étouffé dans ce système, qui concentre
l'univers dans le moi, fait de la nature une li-
DICT. PHILOS.
mite de la liberté humaine, et du monde sa
création. Un stoïcisme étroit en morale n'avait
aucune place pour le culte du beau; aussi Fichte
subordonne et asservit l'art à la morale. La vertu
consiste dans le combat de l'homme contre la
nature, dans le maintien et le triomphe de la
liberté qui doit transformer celle-ci à son image.
L'art reproduit cette lutte et en donne le spec-
tacle. Il est donc une préparation à la morale, et
son but est de révéler la force créatrice du moi. -
Du reste, ce philosophe ne conçoit même pas
nettement ce principe, et, dans le vague qui ca-
ractérise sur ce point sa pensée, il l'ait presque
de l'art une affaire de sentiment. Ce système ne
pouvait imprimer à la science du beau une im-
pulsion féconde; cependant il a provoqué des
recherches intéressantes. C'est en partie à cette
philosophie que se rattache l'école humoristique
et les écrivains qui l'ont illustrée : Jean Paul, les
deux Schlegel et Solger. Jean Paul a composé
sur l'esthétique un ouvrage fort spirituel, moins
remarquable par le fond que par le style et les
vues originales dont il est parsemé. D'un autre
côté, par des travaux remarquables d'érudition, ,
d'archéologie et de critique littéraire, les Schle-
gel ont contribué beaucoup à agrandir le- cercle
des idées en ce qui regarde l'histoire des formes
de l'art, et à faire tomber les étroites et fausses
classifications qui avaient régné jusqu'alors. Le
principe humoristique^ esquissé superficielle-
ment par la verve poétique de Jean Paul, fut
élevé à la hauteur d'une théorie métaphysique
par Solger, qui développa avec profondeur la
formule de l'ironie dans l'art. Suivant cette doc-
trine, le but de l'art, c'est de révéler à la con-
science humaine le néant des choses finies et
des événements du monde réel. Le génie consiste
donc à se placer à ce point de vue supérieur de
l'ironie divine, qui se joue des choses créées, se
rit des intérêts, des passions, des luttes et des
collisions de la vie humaine, de nos souffrances
comme de nos joies, et à faire planer sur cette
tragi-comédie la puissance immuable de l'absolu.
Tels sont les principaux développements que
prit l'esthétique en Allemagne, sous l'influence
des doctrines de Kant et de Fichte; mais cette
science ne prit son véritable essor, et l'art la
conscience de lui-même, qu'avec Schelling et la
révolution qu'il opéra dans le monde philoso-
phique. La philosophie de S:helling n'eût-elle eu
d'autre résultat que l'émancipation définitive de
l'art et de la science qui le prend pour objet, un
pareil service aurait suffi pour lui assurer une
place éminente dans l'histoire de l'esprit hu-
main. Voici comment ce philosophe est arrivé à
la conception de l'art. La base de son système,
c'est l'identité des deux points de vue séparés
par Kant et ses successeurs, le sujet et l'objet.
Ici l'idéal et le réel, le fini et l'infini, rentrent
dans une unité supérieure au sein de laquelle les
différences s'effacent et l'harmonie s'établit
Quoique cette unité fondamentale soit partout
dans l'univers physique et moral, elle n'est pas
cependant manifeste dans la nature, qui est le
monde du réel, du fini, le règne du destin. Dans
le monde moral, ce qui apparaît c'est l'idéal,
l'esprit, la liberté. Or cette opposition de l'idéal
et du réel, de la fatalité et de la liberté, dispa-
raît dans l'art qui opère leur conciliation et leur
fusion. Le beau, c'est l'accord, l'unité du fini et
de l'infini; de l'existence fatale et de l'activité
libre, de la vie et de la matière, de la nature et
de l'esprit, et l'art dans ses œuvres nous fait
contempler cette harmonieuse unité. Elle existe
déjà dans l'artiste; car le génie, c'est le résultat
de la combinaison de ces deux principes. Dans
l'enthousiasme et l'inspiration, il y a deux élé-
31
ESTB
— d82 —
ESTA
mcnis : l'un qui appartient à la nature, l'autre à
la liberté; l'un instinctif, spontané, inconscient,
l'autre qu ence de lui-même. Ainsi se
trouvent réunis dans l'art les deux ternies de
l'existence : leur unité constitue la vérité, la
beauté, l'absolu, le divin; l'art qui la manifeste
et la révèle est donc essentiellement religieux.
Il y a plus, il est Yorgane de la religion, qui lui
emprunte ses symboles et ses emblèmes. En un
mot, l'art est la plus haute manifestation de
l'esprit.
Que Schelling ait dépassé le but dans cette
apothéose de l'art, cela est incontestable. 11 va
jusqu'à prétendre que, la forme artistique étant
la plus parfaite expression de la vérité, la
philosophique doit finir par revêtir cette forme.
La philosophie, selon lui. doit retourner à la
poésie et au mythe. Malgré celte exagération, il
n'en a pas moins le premier émancipé l'art et
fixé irrévocablement les bases de la science iln
beau; il a en même temps provoqué un immense
mouvement dans cette direction. Lui-même n'a
jeté que quelques vues fécondes et tracé des es-
quisses; mais son enthousiasme s'est communi-
qué à ses disciples. C'est à la philosophie de
Schelling que l'on doit tous ces travaux qui ont
eu pour but, en Allemagne, la connaissance de
l'art sous toutes ses formes et dans tous ses
grands monuments, et en particulier la réhabi-
litation de l'art chrétien. Mais l'écueil n'était
pas loin; savoir : la confusion des sphères diffé-
rentes de la pensée, l'identification de la philo-
sophie, de l'art, de la religion et des formes qui
leur sont propres. La religion est devenue une
espèce de poésie; de ce moment date la dévotion
à l'art. Le sentimentalisme, le mysticisme et le
symbolisme ont fait irruption partout dans la
science et dans l'histoire. Nous ne sommes pas
restés en France étrangers à cette influence.
Après Schelling est venu Hegel, qui, adop-
tant la conception de Schelling, la rectifie et la
développe. D'abord il fixe à l'art sa véritable
place parmi les formes fondamentales de la
pensée humaine ; il lui conserve, comme mani-
festation de la vérité, son rang élevé à côté de
la religion et de la philosophie; mais il le place
au-dessous de l'une et de l'autre comme repré-
sentant le vrai sous une forme sensible, et ne
s'adressant à l'esprit que par l'intermédiaire des
sens et de l'imagination. En même temps il
maintient leurs limites respectives et leur rôle
propre. D'un autre côté, il s'empare de la pensée
de Schelling, la développe et l'applique; de ce
germe il fait éclore un vaste système enchaîné
dans toutes ses parties avec un art admirable. Il
embrasse la science dans son ensemble et toutes
ses divisions; après avoir étudié l'idée du beau
en elle-même, dans la nature et dans l'art, il
s'attache à suivre son développement dans ses
formes fondamentales à travers les époques de
l'histoire; enfin il donne une classification et une
théorie des arts particulers, de l'architecture, de
la sculpture, de la peinture, de la musique et de
la poésie, caractérisant chacun d'eux, détermi-
nant ses principes, ses formes essentielles et ses
règles générales. Hegel est le premier qui ait
conçu l'esthétique dans son ensemble et ait tenté
de réaliser ce vaste plan. Son ouvrage est le pre-
mier monument complet élevé à la philosophie
des beaux-arts, et il a déployé dans l'exécution
les caractères de son génie, la profondeur et la
puissance systématique, jointes à une finesse
d'analyse qui poursuit les principes jusque dans
leurs dernières applications. Il a semé dans son
livre une foule de vues originales et vraies, de
critiques^ pleines de sens et de justesse. 11 a
même révélé dans cette partie de son système
des qualités que l'on n'attend. lit gui re d un mé-
tapbysii ien ei d'un espril ...
lemenl il lait preuve de coi
en ce qui concerne les principaui moi umenl
l'art et de : niais il déploie dans BOD
style une véritable rirhcs.se d'imagination, mal*
LUts qui tiennent à sa man;
tiologie. Sans doute l'œuvre est imparfaite,
de grandes lacunes et des irrégula-
rités; mais c'est un monument plein de gran-
deur, digne de son objel <•! de celui qui l'a élevé;
il n'a pas été dépassé, et encore aujourd'hui il
ite l'étal actuel de la science esthétique.
Tout lis en Allemagne, sur
au et l'art, a été par Schelling ou
profond! el plusieurs
points de détail, exécuté des travaux plus ou
a et de critique; mais
la science du beau n'a pas fait un seul pas, un
réel.
En France, depuis un demi-siècle, de savantes
recherches archéologiques, historiques et criti-
ques ont été faites sur les monuments de l'art
à toutes les époques, mais on n'a guère essayé
de remonter au principe même du beau, et de
déterminer les règles générales de l'art. La phi-
losophie française, dans sa lutte contre le sen-
sualisme du xviii* siècle, s'est principalement
attachée aux questions de méthode et à l'étude
de l'esprit humain qui sert de base à la philoso-
phie. La logique, la morale, le droit naturel, la
théodkée ont eu aussi une part dans ses tra-
vaux; mais la science du beau, qui offre un
rapport moins direct avec la psychologie, a été
à peine le sujet de quelques considérations gé
nerales. Nous ferons cependant une exception
en faveur d'un ouvrage posthume d'un philoso-
] he éminent dont la mort prématurée a laissé
à la France de si profonds regrets : le Cours
d'Esthétique de M. Jouffroy, qui a été publié
en 1842 par M. Damiron, présente, malgré
l'imperfection inévitable de la forme, toutes les
qualités qui distinguaient les leçons du profes-
seur, et que l'on admire dans ses écrits : la
clarté, la lucidité, une grande finesse d'analyse,
des vues ingénieuses, l'application d'une mé-
thode sévère et circonspecte; mais une seule
question est traitée ; la théorie de l'expression
comme principe du beau et de l'art, et la des-
cription des phénomènes psychologiques qui s'y
rattachent. Au^un des grands problèmes que
renferme la philosophie de l'art n'est abordé : ce
sont les prolégomènes de l'esthétique plutôt
qu'un véritable traité sur cette science. Il est à
regretter qu'un esprit comme M. Jouffroy, qui,
plus que personne, réunissait aux qualités du
philosophe les rares talents nécessaires pour cul-
tiver avec succès la science du beau, ait été
distrait par d'autres études de celle qui, de son
aveu, conserva toujours sa prédilection, et que
la mort l'ait empêché de revenir avec la force,
l'étendue, la maturité d'un âge plus avancé sur
cette ébauche de la jeunesse. La France, nous
n'en doutons pas, posséderait, sur l'esthétique,
un ouvrage à mettre en parallèle avec ceux dont
s'enorgueillissent nos voisins.
Ce n'est pas que des travaux d'un mérite réel
et sérieux n'aient été publiés sur cette branche
de la philosophie. Le livre de M. Cousin : du
Vrai, du Beau et du Bien, reproduit avec éclat
l'idéal platonicien tempéré par les exigences mo-
dernes. Le spiritualisme de cette école a donné
le jour à des ouvrages distingués, comme celui
de M. Ch. Lévêque où le talent de l'analyse se
joint à celui de l'écrivain. M. Lamennais, dans
son Essai d'une philosophie, a écrit des pages
brillantes d'un haut intérêt. Les menus propos de
ÉTAT
— 483 —
ETAT
Topfer, malgré la faiblesse théorique et le ton
humoristique, contiennent des observations aussi
justes que fines. Les livres de M. Voituron, de
M. Chaigne^, etc., quoique la critique soit sou-
vent étroite et la théorie superficielle, ne sont
pas sans valeur. Celui de M. Pictet de Genève offre
* un reflet visible des idées de l'Allemagne ; cette
influence du reste est facile à constater chez tous
les précédents. On en peut dire autant des écrits
de M. Taine. Le positivisme a en lui son inter-
prète le plus brillant. Il est à regretter qu'un si
grand talent d'écrivain et d'analyste soit consa-
cré à développer une thèse aussi stérile et aussi
grossière que la sienne. Du reste, le positivisme,
sauf un livre de Proudhon à peu près inconnu
sur le principe de l'art, n'a rien publié en ce
genre qui mérite d'être cité. Son esthétique jus-
qu'ici est nulle, et nous croyons qu'elle se fera
longtemps attendre.
Les principaux auteurs à consulter sont : Crou-
zaz, Traité du Beau, in-8, Amst., 1724; — Baum-
farten, Esthctica, in-8, Francfort-sur-1'Oder,
750-1758; — Herder, Kalligone, in-8, Leipzig,
1810 ; — Sulzer, Théorie générale des beaux-
arts, 2e édit., 4 vol. in-8, ib., 1792-1794; — Ben-
david, Essai d'une science du goût, in-8, Berlin,
1799; — S:hiller, petits écrits; — J. P. Richter,
Leçons d'Esthétique, 3 vol. in-8, Hambourg,
1804 ; — Ast, Système de la Science de l'art,
in-8, Leipzig, 1806; Manuel d'Esthétique, in-8,
ib., 1805; — Bouterweck, Esthétique, 3e édit.,
in-8, Goëttingue, 1824-1825; — Burger, Précis
d'Esthétique, 2 vol. in-8, Berlin, 1825; — Sol-
ger, Leçons sur l'Esthétique, publiées par Heyse,
in-8, Le°ipzig, 1829; — A. G. Schlegel, Leçons sur
l'histoire et la théorie des beaux-arts, traduites
en français par A. F. Couturier de Vienne, in-8,
Paris, 1831 ; — Sehelling, Leçons sur les études
académiques, leçon 14e, 3e édit., Stuttgart et
Tubingen, 1830; — Discours sur le rapport des
arts du dessin avec la nature, dans les écrits
philosophiques de Schelling, trad. par Ch. Bé-
nard, 1847 ; — Hegel, Cours d'Esthétique, pu-
blié par M. Hotho, in-8, Berlin, 1835, traduit en
français par M. Ch. Benard, in-8, Paris, 1840-
1843 ; — Weisse, Système de l'Esthétique, in-8,
Leipzig, 1830; — Bobrik, Cours libre d'Esthé-
tique, professé à Zurich, in-8, 1834-1838; —
Schleiermacher, Leçons sur l'Esthétique, pu-
bliées par C. Lommatsch, in-8, Berlin, 1842;
— Jouffroy, Cours d'Esthétique, publié par Ph.
Damiron, in-8. Paris, 1842; — Ch. Lévêque, la
Science du beau étudiée dans ses principes,
dans ses applications et dans son histoire, Paris,
1861, 2 vol. in-8; — Chaignet, Principes de la
science du beau, Paris, 1860, in-8. — Voy. Beau.
Ch. B.
ÉTAT. Il ne s'agit point ici de tracer le plan
d'une république idéale, ni de rechercher,
comme on l'a fait tant de fois et si inutilement,
quelle est la meilleure de toutes les formes de
gouvernement actuellement connues; le sujet
que nous allons traiter dans cet article, ou plu-
tôt le point de vue sous lequel nous l'envisa-
gerons, est beaucoup plus sérieux et plus digne
d'intérêt. Après avoir déterminé les caractères
généraux et comme les conditions extérieures
d'un État, nous examinerons sur quel principe,
sur quelle loi de la nature ou de la raison se
fonde son existence; quels sont ses droits, ou
dans quelles limites doit se renfermer l'action
de la société tout entière sur chacun des indi-
vidus qui vivent dans son sein ; quels sont les
organes, c'est-à-dire les pouvoirs par lesquels
cette action se manifeste; enfin quelles sont les
attributions, quels sont les devoirs et les droits
de chacun de ces pouvoirs. C'est par toutes ces
questions, mais seulement dans les limites où
elles se renferment, que la politique est subor-
donnée à la morale et constitue une des parties
les plus essentielles de la philosophie. Comment
supposer, d'ailleurs, qu'on puisse connaître la
nature et la destinée de l'homme, si l'on ne tient
pas compte des conditions de l'ordre social?
Aussi la plupart des philosophes, Pythagore. So-
crate, Platon et Aristote dans l'antiquité ; Spi-
noza, Hobbes, Rousseau, Montesquieu, Kant et
Hegel dans les temps modernes, ont-ils cherché
à déterminer les principes éternels de toute
législation, et les fondements sur lesquels re-
posent la société et l'État. On peut dire récipro-
quement, qu'il n'y a de grands législateurs et
de vrais hommes d'État que ceux qui possèdent
une connaissance approfondie des lois et des
besoins de la nature humaine. Mais ici comme
partout la vérité se partage entre ceux qui la
cherchent. Les uns n'aperçoivent, dans un corps
politique, que les droits et les intérêts parti-
culiers de ceux qui le composent; les autres,
que les besoins de la société elle-même, ou du
pouvoir qui la défend et la gouverne : ceux-ci.
exclusivement frappés des devoirs du citoyen,
oublient tout à fait ceux de l'homme; ceux-là,
au contraire, portent toute leur attention sur
l'homme, sacrifiant sans hésiter le citoyen 1 1
l'État. Aujourd'hui le monde a assez vieilli, l'his
toire nous raconte d'assez tristes expérience <
faites par l'esprit de secte et de parti, pou:
qu'on soit forcé, en quelque sorte, d'être à la
fois plus vrai et plus juste, et de faire sa part à
chacun des éléments dont le corps social se
compose.
1° Caractères généraux d'un Etat.
On peut regarder comme un fait qui n'a pas
besoin de démonstration, que l'homme est né
pour la société e} ne saurait vivre hors de son
sein. Notre esprit comme notre corps, nos fa-
cultés comme nos forces ne se développent et
ne se conservent que par le concours de nos sem-
blables. L'état de nature, tel que l'ont conçu
quelques philosophes du dernier siècle, est une
chimère démentie à la fois par l'expérience, par
la tradition et par l'histoire. Même les sauvages,
dont on s'est tant prévalu pour soutenir cette
hypothèse, sont un argument contre elle. Mais
il ne suffit pas qu'un certain nombre d'hommes
soient réunis par des besoins communs, par des
habitudes semblables et même par le lien d'une
commune origine, pour former aussitôt une
société civile et politique, c'est-à-dire un État.
Assurément ce nom ne peut convenir ni aux
peuplades sauvages, dont nous venons de parler,
ni aux familles patriarcales des temps bibliques,
ni à ces tribus arabes, tantôt dispersées et tantôt
réunies, tantôt nomades et tantôt fixées au sol,
selon l'intérêt du moment, ni enfin à ces hordes
guerrières et barbares qui se sont partagé les
dépouilles de l'empire romain. Un État n'est pas
une simple juxtaposition de familles ou d'in-
dividus momentanément liés entre eux par des
circonstances fortuites j c'est un corps organisé
où circule une même vie et qui se meut par une
seule volonté; ou, pour parler sans métaphore,
c'est une société réunie sous des lois et sous le
pouvoir d'une autorité publique chargée de les
exécuter, et représentant par cela même aux
yeux de chacun la société tout entière. Que l'on
retranche l'une ou l'autre de ces deux conditions,
l'idée qu'on se fait d'un État, et même d'une
société en général, se trouve aussitôt anéantie.
En l'absence des lois, celui qui commande n'est
plus qu'un maître, et ceux qui obéissent sont
des esclaves. En l'absence d'un pouvoir assez
fort pour les faire respecter de tous, les lois sont
ÉTAT
— 484 —
ÉTAT
une lettre morte; et la société n'esl pas loin de
se dissoudre. A ces deux conditions, pun
extérieures, et dont la nécessité, si l'on peut
parler ainsi, se fait sentir aux yeux, il faut en
ajouter une troisième qui tient au fond mêmc?
ou qui fait l'unité et la vie du corps social. Ni
le pouvoir ni les lois ne peuvent compter sur
une longue durée ou sur une action un peu
féconde, s'ils ne sont pas en rapport avec les
mœurs, avec les sentiments, avec les intérêts
généraux des hommes à qui ils s'adressent, et
si ces hommes, à leur tour, ne se trouvent pas
naturellement unis par cette communauté d'af-
fections, d'idées et de souvenirs qui forme ce
qu'on appelle l'esprit d'une nation, c'est-à-dire
la nation elle-même. Aussi peut-on distinguer
généralement deux époques dans l'histoire de
chaque grande nation : l'une est le temps qu'elle
met à se former et à sortir du chaos, à con-
quérir tous les éléments dont elle a besoin et à
les unir entre eux de gré ou de force; l'autre
est celui où, parvenue à peu près à son complet
développement, elle commence à avoir conscience
rl'elle-même, à se gouverner par ses propres lois
et à jouir de la part de puissance ou de liberté
dont elle est capable. Pendant la première il n'y
a guère de place que pour l'enthousiasme ou
pour la force, pour l'aveugle soumission et le
despotisme du commandement. Pendant la se-
conde, l'empire n'est à personne, mais tous
obéissent, avec des rôles différents, aux conseils
de la raison et aux prescriptions du droit ; alors
aucun homme, à quelque rang qu'il soit placé,
n'est plus reçu à prononcer ces audacieuses
paroles : « L'État c'est moi. » L'État comme
l'exprime parfaitement le nom qu'il portait chez
les anciens (civilas, itôXiç), c'est la réunion des
citoyens, c'est la nation tout entière dans les
conditions que nous venons de dire.
2° Principe de l'État et de la société en gé-
néral.
Après avoir indiqué les caractères généraux
par lesquels un État se distingue de toute autre
espèce d'association, il faut que nous recher-
chions sur quel principe, sur quelle loi de la
nature ou de la raison il se fonde. Est-ce sur la
ustice, sur les idées de droit et de devoir con-
sidérées en elles-mêmes et prises pour règles de
loute législation écrite? Est-ce sur la force, ou
sur la nécessité toute matérielle de chercher,
dans un pouvoir institué à cette fin, un remède
contre l'anarchie et la violence? Est-ce enfin sur
une simple convention, sur un pacte volontaire
et spontané, qui emprunte toute son autorité de
la sainteté des engagements? On conçoit sans
peine que la constitution d'un État doit varier
de toute nécessité, suivant qu'elle se fonde sur
l'un ou sur l'autre de ces trois principes ; et nous
ne parlons que de ceux-là, car tous les autres
en dépendent et s'y ramènent naturellement.
Tous trois ont trouve, en théorie comme en pra-
tique, parmi les philosophes comme parmi les
hommes d'État, de nombreux partisans et d'il-
lustres défenseurs. Dès la plus haute antiquité,
il a existé des esprits chagrins, qui, ne recon-
naissant dans l'homme d'autres mobiles que ses
passions, d'autre règle que les instincts de sa
nature animale, ont supposé qu'il lui fallait
avant tout un frein pour le contenir, un maître
pour le dompter et lui offrir en même temps une
protection contre lui-même, en le sauvant de ses
propres violences. Aussi ont-ils pensé que tout
pouvoir est légitime; que toute mesure est juste
qui tend à l'affermir davantage et à le rendre
plus redouté ; qu'enfin le droit lui-même était à
a fois la consécration et un effet de la force.
M lis à Hobbes était réservée la gloire de pré-
senter ce système avec tonte la rigneur h toute
la netteté dont il est susceptible. Suivanl ce pen«
seur célèbre, l'homme n'a pas d'autre fin ijue
son propre bien-être, et tous les moyens d'y
arriver lui sont permis. Or, le choix de ces
moyens ne peut être limité p.r aucune ri
générale; car chacun est le seul juge de ce qui
le rend heureux, donc chacun, ponr nous servir
des expressions mêmes de HOobes, a droit à
toutes choses : Jus in omnia omnibus. Mais ce
droit mis en pratique, c'est l'état de guerre ; une
guerre sans relâche et sans fin de tous contre
fous ; donc l'état de guerre est l'étal naturel de
l'espèce humaine et, ce qui est pis, c'est un état
parfaitement légitime. Cependant il n'en est
point de plus malheureux, c'est-à-dire de plus
complètement opposé au but même de notre
existence, qui est, comme nous l'avons dit, le
bien-être ; il faut donc à l'état de nature ou à
l'état de guerre substituer l'état de société ou
l'état de paix. La société et la paix, quelles qu'en
soient les conditions, seront toujours préférables
à cette situation pleine de misères et d'angoisses
que nous venons de définir. Mais qu'est-ce que
c'est, d'après Hobbes, que l'état de société? C'est
celui où une multitude d'individus sont subor-
donnés à une force assez grande pour paralyser
toutes leurs forces particulières et supprimer
parmi eux l'état de guerre. Une société peut
être fondée de deux manières : ou par contrat,
lorsqu'un certain nombre d'hommes, appréciant
les dangers et les malheurs de l'état de nature,
conviennent d'ériger au-dessus d'eux un pouvoir
capable de les dompter et de les contraindre à
vivre en paix les uns avec les autres ; ou par le
droit du plus fort, lorsqu'un homme, au moyen
de la violence ou de la ruse, réussit à établir
son autorité sur beaucoup d'autres et les main-
tient dans la nécessité de lui obéir. Dans l'un et
l'autre cas, la société est également légitime,
car elle n'existe que parle pouvoir, et le pou-
voir est toujours bon, toujours digne' de respect
et d'obéissance. Aussi, la société la mieux gou-
vernée et la plus parfaite est-elle, aux yeux de
Hobbes, celle où le pouvoir est le plus fort. Le
pouvoir le plus fort, c'est la monarchie absolue.
Mais le monarque d'un État bien constitué ne
règne pas seulement sur les actions; son empire
doit s'étendre jusqu'aux croyances et aux pen-
sées. Il est le chef de la religion, l'arbitre sou-
verain des consciences ; tout ce qu'il affirme est
vrai, tout ce qu'il fait est juste, tout ce qu'il
commande doit être exécuté.
Spinoza donne à la société la même origine
que Hobbes, c'est-à-dire la nécessité de remplacer
l'état de nature, où le droit et la force se con-
fondent, par un autre état, où, avec moins de
liberté, on jouisse d'une existence plus heureuse
et plus sûre. Toute la différence entre les deux
philosophes, c'est que le dernier, comme nous
venons de le dire, remet le pouvoir absolu entre
les mains d'un seul ; le premier ne le veut confier
qu'à la société elle-même ou à l'État proprement
dit. L'un est monarchique et l'autre républicain;
mais tous deux mettent l'exercice de la souverai-
neté politique au-dessus de loute condition, au-
dessus des lois de la justice, puisque la justice
en dérive, et suppriment complètement la liberté
de conscience. Cependant Spinoza, fidèle à sa
nature et au besoin de toute sa vie, réserve la
liberté de penser et d'écrire, sous la condition
toutefois qu'on n'en abusera ni pour exciter les
passions, ni pour attaquer publiquement les lois
fondamentales de la société. La politique de
Spinoza peut être regardée comme une transition
entre celle de Hobbes et celle de J. J. Rousseau.
Le système de Rousseau est diamétralement
ÉTAT
485 —
ÉTAT
opposé à celui du philosophe anglais. Bien loin
que l'état de nature soit pour lui le pire de tous
les états, il le représente comme la perfection
même, il le peint avec les plus séduisantes
couleurs et le substitue à l'Éden des récits bi-
bliques. Bien loin que la force, à ses yeux, soit
la même chose que le droit, il pense qu'aucun
homme n'a une autorité naturelle sur son sem-
blable (Contrat social, liv. I, en. iv). La con-
séquence immédiate de ces deux principes, con-
séquence que Rousseau exprime sous toutes les
formes, c*est que la société est un état de pure
convention : nul devoir ne nous oblige d'y entrer ;
nul devoir ne nous y retient j partant, aucune
loi ne peut réclamer notre obéissance, que celle
qui est notre œuvre, ou du moins à laquelle
nous avons librement souscrit. La même règle
s'applique à l'autorité. Il n'y a d'autorité légitime,
comme il n'y a de loi obligatoire, que celie qui
a été acceptée par tous, et l'ordre social tout
entier a pour condition, pour condition de fait
aussi bien que poui* condition de droit, l'accord
spontané et permanent de toutes les volontés,
c'est-à-dire de tous les intérêts et de toutes les
passions individuelles. Aussi Rousseau a-t-il dé-
fini l'État [Contrat social, liv. I, ch. vi) : «Une
forme d'association qui défend et protège de toute
la force commune la personne et les biens de
chaque associé et par laquelle chacun, s'unissant
à tous, n'obéit pourtant qu'à lui-même, et reste
aussi libre qu'auparavant.» Évidemment, la seule
forme de gouvernement que puisse autoriser une
telle doctrine, c'est la démocratie la plus complète,
tout comme le despotisme est la conséquence ri-
goureuse de la théorie de Hobbes.
Avant d'aller plus loin, examinons ces deux
systèmes, ou plutôt les deux principes opposés
qu'ils nous montrent dans leur plus complet dé-
veloppement, et sur lesquels il est impossible
par là même de se faire la moindre illusion. Au
point de vue des faits, c'est-à-dire de la con-
science et de l'histoire, ils sont aussi chimériques
l'un que l'autre; car l'état de nature n'a jamais
existé, ni comme l'entend Rousseau, ni comme
Hobbes le représente. La société est à la fois le
plus impérieux besoin de l'homme, de ses facultés
morales aussi bien que de son organisation
physique, et un fait primitif, antérieur à toute
convention et à toute usurpation de la force,
contemporain de la naissance même du genre
humain. Au point de vue de la logique, les
systèmes de Hobbes et de Rousseau sont pleins
de contradictions, et, loin d'expliquer l'ordre
social ou de lui donner des règles, ils le dé-
truisent de fond en comble. Le premier ne cesse
de confondre deux ordres d'idées essentiellement
différents et d'attribuer à l'un, dont il admet
l'existence, la vertu et la puissance de l'autre,
qu'il nie obstinément. Ces idées sont, d'une part,
la contrainte et la force; de l'autre, l'obligation
et le droit. Hobbes, en ramenant tous nos motifs
de détermination à l'égoïsme et toutes les règles
de notre conduite à l'intérêt bien entendu, et en
permettant à chacun d'user de toutes les choses
qui peuvent le tenter, supprime par là même les
notions de justice, de droit et d'obligation morale.
Et cependant il veut qu'un contrat soit possible
entre plusieurs hommes qui ont résolu d'échanger
contre un état meilleur les misères de la guerre
ou de l'état de nature. On se rappelle que c'est
une des deux origines qu'il attribue à la société.
Or, comment peut-on dire qu'un contrat soit
obligatoire, quand on a supprimé le principe
même d'obligation ? Comment peut-on dire même
qu'il y ait un contrat, quand les effets de cet
engagement prétendu réciproque sont de créer
d'un côté un pouvoir absolu sans contrôle ni
devoir, et de l'autre une con#àinte également
absolue, un abandon à discrétion sans réserve et
sans droit? Dans la seconde hypothèse, lorsqu'il
fait naître la société par l'usage de la ruse ou de
la force, Hobbes ne fait pas une moindre violence
à la logique et au sens commun. C'est en v.in
qu'on essayera d'ériger en droit l'emploi des deux
moyens dont nous venons de parler; surtout si la
notion même du droit n'a aucun fondement dans
la raison humaine. Il est tout aussi insoutenable
qu'on dise à des opprimés qui ne cèdent qu'à la
contrainte : c'est votre devoir d'obéir. Il n'y a
de devoir qu'avec la liberté et avec des droits.
Quant à mon intérêt bien entendu, au nom
duquel cette obéissance m'est demandée, c'est
moi seul qui en suis juge; il est absurde qu'un
autre veuille m'imposer une manière d'être heu-
reux qu'il n'accepte pas pour lui-même. D'ailleurs,
si l'usage de la force est sacré par lui-même et
constituée un droit, pourquoi la révolte, si elle
peut réussir, serait-elle moins légitime que la
conquête? Avec de tels principes tout ordre social
devient impossible; car il n'y a pas d'État là où
il n'y a pas de lois, d'autorité morale, d'obéissant e
volontaire, mais seulement de la contrainte et de
la force, un maître et des esclaves.
La théorie de Rousseau est tout aussi féconde
en contradictions et en difficultés de tout genre.
Personne ne comprendra d'abord pourquoi les
hommes, si heureux et si parfaits dans l'état de
nature, ont pu se résoudre à se réunir en société.
Comme il n'y a pas d'effet sans cause ni de
conséquence sans principe, le dernier de ces deux
états n'a pas pu succéder au premier, s'il n'en
est pas le développement nécessaire : car il ne
s'agit pas ici d'un accident qui, au point de vue
de l'espace ou de la durée, ne dépasse pas cer-
taines limites; il s'agit d'un fait universel qui
embrasse tout le genre humain. Mais si l'on
accorde que l'ordre social existait déjà en germe
dans l'état de nature, ou, ce qui est la même
chose, que les rapports qui nous unissent à nos
semblables sont autant de lois ou de besoins
réels de notre constitution; alors c'est la société
elle-même qui est l'état naturel de l'homme, et
l'on n'a plus le droit de dire qu'elle soit fondée
uniquement sur des lois de convention. A part
cette difficulté, on se demande si le contrat social,
comme Rousseau le conçoit, est réellement pos-
sible ; s'il a jamais existé un accord aussi complet,
un engagement aussi libre entre tous les indi-
vidus dont une société se compose. A quoi donc,
dans ce cas, serviraient les mesures de con-
trainte et les lois pénales dont aucun État,
jusqu'à présent, n'a trouvé le secret de se passer?
D'ailleurs, en supposant qu'un tel engagement
pût se réaliser, il n'obligerait jamais que ceux
qui y sont entrés volontairement, que ceux qui
l'ont sciemment et librement accepté. Bousscau
lui-même soutient, avec beaucoup de raison,
qu'un homme n'a pas le droit de disposer^ de sa
postérité. Par conséquent, à chaque génération
nouvelle, que disons-nous? à chaque accroisse-
ment de population, l'État, remis en question
dans son existence et dans sa forme, peut être
détruit de fond en comble. Ce n'est pas encore
tout : Pourquoi l'observation d'un contrat, même
dans les conditions que nous venons d'indiquer,
est-elle obligatoire? C'est qu'apparemment il y
a un principe d'obligation ou une loi naturelle,
supérieure et antérieure à toutes les conventions
des hommes. Si le parjure et le mensonge n'étaient
pas des actes coupables en eux-mêmes, l'idée d'un
contrat n'aurait jamais pu trouver place dans
notre esprit. Mais la loi qui consacre le serment
et la foi des traités se rattache à beaucoup
d'autres non moins inviolables ni moins indé-
ÉTAT
— 486 —
ETAT
pendantes des institutions humaines. La société
ne peut donc pas, dans quelques limites qu'on
la renferme, être fondée seulement sur des règle-
ments de convention; les lois qui sont nécessaires
à son développement et à sa conservation n'ont
donc pas besoin; pour être légitimes, du con-
sentement unanime de tous ses membres; et
réciproquement, toute mesure consacrée, ou par
l'unanimité, ou par la majorité des membres
d'une association, n'est point par cela même
légitime et juste. Le système de Hobbes a du
moins cet avantage, que les conséquences n'en
sont pas impraticables; certainement le despo-
tisme est un fait réel, trop réel dans la vie de
l'humanité. Dans le système de Rousseau, tout
est chimère, la conséquence aussi bien que le
principe. Nous avons dit que la démocratie la
plus absolue est la seule forme de gouvernement
que ce principe puisse autoriser. Eh bien, voici
ce que dit Rousseau lui-même (Contrat social,
lîv. III, ch. iv) : «A prendre le terme dans la
rigueur de^ l'acception, il n'a jamais existé de
véritable démocratie, et il n'en existera jamais. Il
est contre l'ordre naturel que le grand nombre
gouverne et que le petit soit gouverné.... S'il y
avait un peuple de dieux, il se gouvernerait dé-
mocratiquement. Un gouvernement si parfait ne
convient pas à des hommes. » Tel est l'embarras
dans lequel l'ont placé ses opinions sur l'origine
et sur le fondement de la société, que lui, l'ad-
versaire éloquent de l'institution de l'esclavage,
il est tout prêt à admettre l'esclavage comme la
condition de la liberté. «Quoi? dit-il (Contrat
social, liv. III, ch. xv), la liberté ne se maintient
qu'à l'appui de la servitude? Peut-être. Les deux
excès se touchent. Tout ce qui n'est point dans
la nature a ses inconvénients, et la société civile
plus que tout le reste. »
Il résulte de ces observations, que l'État, que
la société civile, ne repose ni sur la force ni sur
la convention, mais sur un principe supérieur,
sans lequel la force n'a pas de frein et ne peut
rien fonder de durable; sans lequel aussi les
conventions n'ont point de garantie et ne peuvent
se changer en contrats. Ce principe, presque unani-
mement reconnu par les philosophes qui passent,
à juste titre, pour les maîtres ou les fondateurs
de la science, ce n'est pas seulement, comme on
l'a dit, l'idée de la justice; c'est le principe
moral dans toute son étendue. En d'autres termes,
il ne suffit pas, dans un État bien organisé, que
chacun jouisse en paix des droits les plus essentiels
de sa nature, avec les restrictions sans lesquelles
la société elle-même serait impossible; il faut
encore qu'il ait à sa portée les ressources né-
cessaires pour développer ses facultés dans la
mesure de ses devoirs, et pour atteindre le but
moral de son existence. Si les hommes n'ont pas
la conscience de leurs devoirs, et si les institu-
tions sociales n'ont pas pour but et pour résultat
de leur donner ce sentiment, comment espérer
d'eux qu'ils respectent mutuellement leurs droits?
Droits et devoirs, ainsi que nous l'avons démontré
ailleurs (voy. Droit), ne sont que deux aspects
divers d'un seul et même principe, celui que
nous avons désigné comme la base première de
la société civile. Il ne faut donc pas se borner à
dire avec Cicéron que l'État c'est une société de
droit : Quid enim est civitas, nisijuris socielas?
ni, avec un philosophe plus moderne, que c'est
la justice constituée. Platon était beaucoup plus
dans le vrai quand il s'est représenté l'État comme
un bouline de proportions colossales, mais dans
lequel on doit distinguer les mêmes facultés se
développant d'après les mêmes règles que dans
l'homme ordinaire. En effet, chacun des droits
dont l'Etat doit nous assurer la jouissance, chacun
des devoirs auxquels ces droits correspondent,,
s'applique à quelqu'une de nos facultés. Par
conséquent, l'usage régulier et harmonieux de
toutes ces facultés réunies, voilà quelle est la fin
suprême des institutions sociales, et c'est ainsi
que la société se trouve être, dans la véritable
acception du mot, l'état naturel de l'homme.
Aristote, si peu épris généralement de l'idéal,
dont le génie positif et sévère ne se dément pas
lorsqu'il étudie la nature et les conditions des
gouvernements, Aristote est sur ce point du
même avis que Platon. La vertu, selon lui, est
la fin de la cité; toutes les institutions doivent
être des moyens d'arriver à cette fin. Le but de
la société politique n'est pas seulement de vivre
avec ses semblables, mais de faire des actions
bonnes et honnêtes (Polit., liv. III, ch. v). Un
philosophe moderne qui s'est fait, comme méta-
physicien, une immense réputation, et qui a
donné à la philosophie du droit un caractère
d'élévation et de rigueur inconnu avant lui,
Hegel, dit (Philosophie du droit, 3e partie),
avec plus de netteté encore, que l'État, c'est la
société ayant conscience de son unité et de son
but moral, et se trouvant animée à le poursuivre
d'une seule et même volonté. Sans doute le
principe moral ne rend pas inutile l'emploi de
la force; c'est par elle, au contraire, c'est-à-dire
par la répression immédiate et par la punition du
mal, que la justice, que la liberté, que l'ordre
général peut se traduire en fait. D'un autre côté,
qui pourrait nier que les lois ont d'autant plus
d'autorité, qu'elles rencontrent une obéissance
d'autant plus sûre, qu'elles sont plus en harmonie
avec les idées, avec les mœurs, avec les intérêts,
en un mot qu'elles sont acceptées plus librement?
Mais ces deux conditions de toute société bien
organisée n'en sauraient jamais être les condi-
tions suprêmes; elles ne sont que des moyens à
l'usage du principe moral.
3° Droits et souveraineté de l'État; action
qu'il doit exercer sur les individus.
La conséquence immédiate de ce que nous
venons de dire, c'est que l'État se suffit à lui-
même, que, dans la sphère des intérêts généraux
où son action doit s'exercer, il est indépendant
et vraiment souverain, comme le principe sur
lequel il repose; c'est que les lois émanées de
lui et promulguées en son nom n'ont pas besoin
d'une autre consécration et commandent par elles
seules le respect et l'obéissance ; c'est qu'enfin
le pouvoir civil et politique qu'il a constitué son
organe et son légitime représentant, ne doit re-
connaître au-dessus de lui aucun autre pouvoir.
Quand on songe que l'État c'est la société elle-
même ou la totalité des citoyens, que lui seul
représente la totalité des droits et des intérêts
qui leur sont communs, le résultat que nous ve-
nons d'énoncer ne paraît pas moins évident que
cet axiome des mathématiques : Le tout est plus
grand qu'aucune de ses parties. Cependant il a
été et il est encore vivement contesté. On a dit
que, s'il existait quelque part une autorité tenant
sa mission directement du ciel, et chargée de
pourvoir aux intérêts les plus élevés de l'àme,
elle devait être placée au-dessus, ou du moins
rester indépendante de toutes les institutions
fondées par les hommes et qui n'ont pour but
que des intérêts périssables. En d'autres termes:
on a voulu placer le pouvoir spirituel en dehors
de la règle commune, en demandant pour lui la
souveraineté qu'on refusait à l'Etat. Il n'est pas
sans importance et il entre parfaitement dans
notre plan d'examiner ici cette prétention, heu-
reusement devenue incompatible avec nos idées,
avec nos mœurs, avec les faits accomplis dans
l'ordre civil comme dans l'ordre politique, mais
ÉTAT
48^
ÉTAT
qu'un aveugle esprit de réaction a renouvelée
récemment en défigurant le passé et en mécon-
naissant à la fois l'esprit et l'origine des institu-
tions présentes.
Que chez les peuples les plus anciens et sur-
tout ceux de l'Orient, la religion ait eu la haute
main dans l'État, faisant les lois, distribuant la
justice, ordonnant par ses oracles la paix ou la
guerre; cela se comprend sans peine. La reli-
gion était alors et est toujours restée dans ces
contrées la forme générale de la civilisation, et,
comme la civilisation, elle varia d'un peuple,
d'un pays, souvent d'une ville à une autre, sans
jamais prétendre à l'universalité. Elle faisait
plus que dominer la politique; elle se confon-
dait absolument avec elle, comme elle se con-
fondait ave.- l'art, avec la science, avec la poésie
et avec l'histoire. Qu'on ouvre le Pentateuque
ou le Zend-Avesta, on y trouvera réunies ces
choses diverses et toutes également enseignées
au nom de Dieu. On sait que chez les Égyptiens
les prêtres étaient aussi les médecins, les archi-
tectes, les astronomes, les géomètres du pays.
Ils étaient tout, comment n'auraient-ils pas eu
dans leurs mains le pouvoir politique, ou pour-
quoi ne l'auraient-ils pas fait exercer en leur
nom, avec leur consécration et sous leur tutelle?
Cet avantage, si c'en est un, tenait à l'imperfec-
tion même des systèmes religieux de cette épo-
que, non moins et souvent plus préoccupés des
choses de la terre que de celles du ciel, des in-
térêts de la matière que de ceux de l'esprit,
parce qu'ils ne savaient pas encore distinguer
suffisamment entre ces deux choses, et renfer-
maient d'ordinaire toute la morale dans les li-
mites d'un patriotisme étroit. On ne s'explique
pas moins bien la prédominance du pouvoir
spirituel pendant ces mauvais jours du moyen
âge où l'anarchie, l'esclavage, la guerre étaient
à peu près partout; où des races diverses, les
unes vaincues, les autres victorieuses, celles-ci à
demi civilisées, celles-là complètement barbares,
toutes se haïssant mortellement, formaient comme
un chaos général à la place des peuples et des
nations que nous voyons aujourd'hui. La société
civile n'existait pas encore; la société religieuse,
de plusieurs siècles plus ancienne, était seule
organisée •, il était naturel que le chef unique de
cette société se crût investi, tant dans l'ordre
politique que dans l'ordre moral, d'un pouvoir
absolu. Nous ne lui en faisons ni un reproche
ni un titre de gloire ; nous disons seulement
que sa position, bien que vivement disputée
quelquefois, lui était faite par les circonstances.
Mais comment imposer pour règle à un État
constitué, ayant la conscience de lui-même, de
sa dignité et de ses forces, un fait qui n'a pu se
produire qu'en l'absence de toute organisation
politique, à la faveur du désordre et de l'anar-
chie, ou qui caractérise dans un temps plus re-
culé l'enfance de la société, de la civilisation et
de la religion elle-même? Tous les motifs allé-
gués en faveur de cette opinion, quand elle veut
bien descendre jusqu'à se justifier, peuvent se
réduire au raisonnement suivant : point de mo-
rale, par conséquent point de droits, point de
devoirs, point de justice, partant point de société
sans religion ; point de religion sans culte et
sans dogmes arrêtés, sans ministres, sans théolo-
giens et sans autels ; donc l'État est obligé de
professer une religion positive, base fondamen-
tale de sa constitution et règle suprême de tous
ses actes; donc le premier pouvoir de l'État est
celui qui a l'interprétation et le gouvernement
de cette religion, c'est-à-dire le pouvoir spirituel.
Remarquons d'abord, pour être entièrement
juste, qu'il y a une politique contre laquelle ce
raisonnement est plein de force: car il est impos-
sible de séparer la conclusion des prémisses. En
acceptant les unes, il faut inévitablement accep-
ter l'autre. Si donc on pense qu'une religion
d'État soit nécessaire comme moyen de gou-
vernement, il faut sacrifier la souveraineté laï-
que ou l'indépendance du pouvoir civil ; car en
vain dira-t-on que la religion ne s'occupe pas
des intérêts de ce monde; la religion, surtout si
on la considère comme la source unique du droit,
de la justice, de la morale, s'applique à toutes
les actions de la vie, de la vie des peuples comme
de celle des individus ; par conséquent le pou-
voir spirituel, qui en est l'organe, devrait exercer
sur tout une haute influence, principalement sur
la législation. Mais heureusement que ces pré-
misses sont fausses et la conclusion qui en sort
d'une manière si légitime est contraire à l'in-
stitution même et de la religion et de l'État. Il
n'est pas vrai d'abord que le principe moral soit
subordonné aux idées religieuses en général,
encore moins à un système particulier de reli-
gion. Il y a un droit naturel, des règles de jus-
tice et d'équité, que notre raison, que l'intelli-
gence la plus inculte reconnaît, et qui subsistent
indépendamment de toute considération tirée
de l'existence de Dieu et de la vie future. Per-
sonne ne contestera que, dans la pratique de la
vie, placé entre ses devoirs et ses désirs, entre
la loi et ses passions, l'homme ait besoin d'être
soutenu et contenu par l'idée d'une sanction in-
faillible. Mais là n'est pas la question. Il suffit
que le principe sur lequel la société repose, que
le principe du droit et de la législation, en un
mot, la règle suprême de tout Gouvernement,
soit un principe naturel de la raison et vrai par
lui-même, pour que l'État ou le pouvoir tempo-
rel, qui en est l'organe, soit juge absolu du bien
et du mal, du juste et de l'injuste, dans les li-
mites où son intervention est nécessaire. Il y a
plus; même cette croyance à une sanction divine
et toutes ces nobles espérances qui sont un be-
soin pour la société aussi bien que pour l'homme,
il n'est pas nécessaire qu'elles soient enseignées
par une religion particulière, à l'exclusion des
autres; toutes les religions qui concourent à les
répandre ont également droit à la protection et aux
encouragements de l'État ; car l'État ne doit s'in-
téresser à des dogmes religieux qu'autant qu'ils
sont utiles ou nuisibles à l'ordre moral et à sa
propre constitution. Peut-on dire pour cela qu'il
soit athée? Ceux qui ont qualifié ainsi l'État mo-
derne n'ont pas refléchi que la raison aussi nous
parle de Dieu et d'une destinée qui doit s'éten-
dre au delà de ce monde ; que ce qu'elle nous
apprend sur ce sujet fait le fond commun de
toutes les religions, et que les choses où elle ne
peut pas atteindre sont précisément celles qui ne
doivent ou ne peuvent être d'aucun usage dans
le gouvernement de la société. Enfin comme nous
venons de le dire, l'État ne peut pas, sans man-
quer à son propre but et sans tarir dans sa source
le sentiment religieux lui-même, adopter une
religion à l'exclusion de toutes les autres et en
faire la base de sa constitution. N'oublions pas,
en effet, que la société est instituée à cette seule
fin de maintenir à chacun la jouissance de ses
droits naturels, dans les limites où ils s'accor-
dent avec les droits des autres et avec ceux de
l'association entière. Parmi ces droits naturels,
il n'en est point de plus sacré que la liberté de
conscience, puisque, sans elle, toute moralité
humaine se trouve anéantie (voy. plus haut,
page 413L Or, la liberté de conscience est in-
compatible avec une religion d'État, et c'est
évidemment contre elle que les religions d'Etat
ont été créées et appelées par leur nom Si l'on
ÉTAT
— 488
ÉTAT
était conséquent avec cette institution (heureu-
sement il n'est pas facile de l'être toujours),
quiconque ne ferait pas partie de l'Église offi-
cielle ne ferait pas non plus partie de l'État;
toute infraction à la loi religieuse, si innocente
qu'elle fût au point de vue de l'ordre social, se-
rait en même temps une infraction à la loi civHe et
demanderait un châtiment. Les idées religieuses
auront-elles beaucoup à gagner à cette manière
de les défendre? La religion ne vit que de per-
suasion et de foi. Son vrai sanctuaire, c'est le
fond le plus reculé de l'âme humaine. La gou-
verner par la force et par la contrainte, en faire
comme un passe-port politique sans lequel on
n'est pas admis dans la cité, c'est vraiment la
détruire et mettre à sa place un mécanisme sté-
rile, fruit de l'habitude et de la peur.
Ce n'est pas assez pour l'État d'être indépen-
dant de tout autre pouvoir; il faut que rien ne
soit absolument indépendant de lui ; il faut que
tout ce qui existe dans son sein et, si nous pou-
vous nous exprimer ainsi, tout ce qui vit à l'abri
de son toit, les institutions et les hommes, les
individus et les corps, soit soumis aux conditions
de sa sécurité et de son existence même. Il n'y
a pas d'exception possible à cette loi, même en
faveur de la religion. L'État, sans doute, ne doit
pas intervenir dans les questions de théologie;
il n'a pas le droit, disons mieux, il n'est pas en
son pouvoir de faire ni de supprimer des dogmes
ou d'imposer un culte de son invention : on a pu
voir, à la fin du siècle dernier, à quoi peuvent
aboutir les tentatives de ce genre. Mais à toute
religion qui sort du domaine de la vie privée
pour devenir unfait public et exercer une action
sur la société, l'État doit demander compte de ses
doctrines, de ses pratiques, de son organisation,
afin de s'assurer qu'elle ne renferme rien de
contraire aux intérêts généraux et aux lois qu'il
est obligé de défendre. Sur toute religion déjà
connue et établie, il doit exercer une active sur-
veillance, afin de la maintenir dans ses vraies
limites et dans les conditions du droit commun ;
afin qu'une autorité spirituelle et morale ne
puisse pas se changer peu à peu en un pouvoir
temporel et politique. Il n'y a pas lieu de voir
ici une atteinte à la liberté de conscience ; la
liberté de conscience, comme la liberté d'expri-
mer sa pensée, comme la liberté d'action, a ses
conditions et ses bornes légitimes. 11 n'existe
point, pas plus dans l'ordre moral que dans
l'ordre politique, de droit illimité et absolu. Une
indépendance absolue c'est la souveraineté même.
Ce que nous disons des institutions religieuses
s'applique, à plus forte raison, à toutes les autres
institutions, aux associations de toute espèce, et
en général, à tout fait constitué en vue d'une
action publique, et qui exerce une influence im-
médiate, soit sur une partie de la société, soit
sur la société tout entière. Comment n'en serait-il
pas ainsi? L'État peut-il exister s'il n'a pas le
droit de se défendre? La société est-elle proté-
gée si toutes les tentatives sont permises contre
elle, si l'on peut impunément la diviser, la cor-
rompre, se soulever contre les principes mêmes
de sa constitution, et si on ne lui laisse ainsi
que la faculté de sévir contre un mal devenu ir-
réparable? Par une conséquence naturelle du
même principe, tout ce qui ne peut avoir aucun
effet public, toute manière de vivre et d'agir qui
ne blesse ni les droits ni les intérêts de la so-
ciété, doit échapper aux regards de l'État. C'est
pour lui surtout que, selon l'expression ingé-
nieuse de Royer-Collard, la vie privée doit être
murée.
Mais quoi ! toute la tâche de l'État, comme
quelques-uns l'ont pensé ou le pensent encore,
se borne-t-ellc à contenir et à réprimer le mal?
Dans la crainte qu'il n'entrave la liberté, faut-il
lui refuser la faculté et le droit de faire directe-
ment le bien, d'aider, par une active coopéra-
tion, par un vaste système d'institutions natio-
nales, à tout ce qui fait le bonheur, la force, la
dignité de l'homme, et, par conséquent, de la
société ? Nous avons résolu cette question d'a-
vance, quand nous avons établi plus haut que la
société civile et politique n'a pas seulement pour
base l'idée de justice ou de droit, mais qu'elle
est instituée pour procurer à l'homme tous les
moyens de remplir sa destinée et d'atteindre le
but moral de son existence. Tout ce qui nous
reste à faire à présent, c'est de montrer que ces
deux choses, la répression du mal et la produc-
tion active du bien, sont complètement insépa-
rables, et que celle-ci est encore le meilleur
moyen de réussir dans celle-là. En effet, c'est en
vain que l'on cherchera à réprimer et à contenir
le mal, quand le mal a sa cause permanente dans
le cœur même de la société. Or, c'est ce qui ar-
rive quand la majorité de la nation est plongée
dans l'ignorance, par l'absence des moyens de
s'instruire; dans l'abrutissement, par l'absence
de toute éducation et de toute influence morale;
dans la misère, par l'ignorance des ressources et
des intérêts matériels du pays, par la négligence
des arts qui nourrissent, qui enrichissent un
peuple en l'ennoblissant par le travail. Il faut
donc que l'État, même s'il ne veut assurer que
le triomphe de l'ordre et de la justice, exerce
une action positive sur les idées, sur les senti-
ments, sur le bien-être des individus, et concoure
avec eux au développement de leurs facultés et
de leurs forces. Il faut qu'il distribue à toutes
les classes de la société, a chacun selon ses oc-
cupations et ses besoins, la nourriture de l'in-
telligence. Il faut qu'il leur assure une éducation
propre à leur inculquer non-seulement l'amour,
mais l'habitude du bien, le respect des lois et des
institutions publiques, le culte de la patrie et de
la famille, et, avant tout, ces saintes croyances
en une Providence et une justice divine, en un
père commun de tous les êtres, en une future
réparation des erreurs et des maux de cette vie,
qui, sous des formes diverses accommodées à la
diversité des esprits et réclamées par la liberté
de conscience, sont à la fois l'honneur, la force
et la consolation du genre humain. En vain a-t-on
amoncelé des sophismes pour démontrer le con-
traire; ce n'est pas seulement le droit de l'Etat
de pourvoir à ce besoin et de mettre l'éducation
publique en harmonie avec son principe et avec
ses lois ; c'est une des conditions de son exis-
tence et un de ses plus impérieux devoirs. Il
faut aussi que, par une vigoureuse impulsion
imprimée à l'industrie et aux arts, par de sages
négociations qui ouvrent des marchés au com-
merce, par un emploi utile de toutes les espèces
de talents et de forces, par des institutions di-
verses destinées à prévenir ou à soulager les
situations les plus malheureuses de la vie, il
ménage aux besoins matériels une satisfaction
légitime, il fasse de la place pour toutes les ap-
titudes, pour tous les genres d'activité, et en
laisse le moins possible à la misère, cette con-
seillère du mal, comme l'ont appelée les anciens;
malesuada fumes. C'est à ces seules conditions
que la souveraineté de l'État ne sera pas un mot
vide de sens et qu'il y aura un gouvernement
de la chose publique. Nous résumerons sur ce
point toute notre pensée en disant qu'on doit
s'éloigner ici de deux erreurs également funes-
tes : il faut se mettre en garde contre ce faux
libéralisme qui, ne voyant pas dans la société de
plus dangereux ennemi que le pouvoir, s'occupe
ÉTAT
— 489 —
ETAT
uniquementàl'énerver, àluiôler toute influence,
et voudrait réduire le gouvernement d'un État aux
attributions d'une simple police; il faut repous-
ser également les utopies tant anciennes que
modernes, à commencer par la république^ de
Platon, qui dépouillent et, pour ainsi dire, anéan-
tissent l'individu au profit de l'État ; qui, pour
ôter au premier tous les soucis de la vie, lui
ôtent aussi l'usage de toutes ses facultés, et font
du second un ménage (nous ne dirions pas une
famille), un atelier, un comptoir, une église ;
tout, excepté une société composée d'êtres rai-
sonnables et libres. La société, comme la divine
Providence, doit venir en aide à l'individu sans
porter atteinte à son libre arbitre, et en lui
laissant les obligation <1 qui sont la source de sa
dignité et de ses droits.'
4° Différents pouvoirs de VEtat; leurs attri-
butions respectives ; conditions morales de leur
existence.
Ce n'est pas assez de dire quelle est, selon les
règles du droit naturel, l'action que l'État doit
exercer sur les divers éléments de la société et
de la nature humaine ; il faut encore que l'on
sache comment cette action peut se produire,
par l'intervention de quels pouvoirs elle se ma-
nifeste dans le champ de la realité et de l'histoire.
L'État, avons-nous dit, c'est la totalité des ci-
toyens, la société tout entière. Évidemment la
société tout entière, dans laquelle il faut com-
prendre aussi les générations futures, ne peut
pas agir par elle-même sur chacun de ses mem-
bres, plaider sa propre cause, défendre ses pro-
pres droits, et, si l'on nous permet cette expres-
sion, faire ses affaires en personne. 11 faut donc
qu'on admette, dans le sens le plus large, le
principe de la représentation, si vivement re-
poussé par Rousseau. Il faut donc qu'il existe,
sous toutes les formes de Gouvernement pos-
sibles, des individus ou des corps qui exercent
près des simples citoyens les droits et les devoirs
de la nation tout entière, et se trouvent par là
même investis de toute sa puissance. Ce sont
ces intermédiaires entre le corps social, pris
dans son unité, et les différents éléments dont
il se compose, qui forment ce qu'on appelle les
pouvoirs publics. 11 n'y a donc de pouvoir légi-
time dans un État, que celui qui s'exerce au nom
et dans l'intérêt de la nation, par conséquent qui
tient de la nation elle-même ses titres et son
mandat. Comment, en effet, se refuser à l'évi-
dence de ce principe? Si le pouvoir n'est pas
institué djns l'intérêt de la société, et si ce n'est
pas d'elle qu'il tient tous ses droits, alors c'est
la société qui est instituée dans l'intérêt du
pouvoir, elle devient tout ce qu'il lui plaît, elle
est sa propriété et sa chose. Il n'a pas seulement
la faculté de l'opprimer, il peut aussi, si tel est
son bon plaisir, l'aliéner, la donner, la partager
entre ses héritiers comme un vil patrimoine,
ainsi que faisaient les rois du moyen âge. Une
telle doctrine se réfute par son absurdité, nous
voulons dire par son immoralité même ; car
livrer les nations à l'arbitraire absolu de quel-
ques hommes, c'est nier toute idée de justice et
de droit, c'est-à-dire, comme nous l'avons démon-
tré plus haut, le seul fondement possible de l'or-
dre social. Il est vrai qu'on a souvent parlé, et
qu'on parle encore dans certains États, d'un
droit divin, au nom duquel le pouvoir, au lieu
d'être simplement le mandataire de la société,
se trouve placé au-dessus d'elle. Mais qui a
jamais compris cette chimère? Qui, parmi ceux-
là mêmes qui l'ont défendue avec le plus de
chaleur, a jamais osé la définir? Il n'y a pas
deux espèces de droit, pas plus qu'il n'y a deux
justices, deux morales, deux vérités. Ce qui est
juste ou injuste, ce qui est permis ou défendu au
nom du droit naturel, est également permis ou
défendu au nom du droit divin; l'idée du droit
est absolue, et dès qu'elle est admise, que te
soit au nom de la raison ou au nom d'une auto-
rité extérieure, elle ne souffre point d'exception
ni d'opposition. Veut-on dire seulement que les
Gouvernements ne subsistent et ne peuvent s'é-
tablir que par la volonté de Dieu, que par la
permission de la divine Providence? Mais alors
pourquoi cette croyance a-t-elle toujours été in-
voquée d'une manière exclusive en faveur du
pouvoir monarchique? Pourquoi en faveur des
dynasties anciennes plutôt que des dynasties
nouvelles? Pourquoi même ne devrait-elle pas
s'appliquer à la révolte qui triomphe, au désordre
et, au crime, puisque tout ce qui se fait sur la
terre, tant dans l'ordre moral que dans l'ordre
politique, se fait également avec la permission
de Dieu? Le vrai sens du droit divin, qui au-
jourd'hui n'en a pas, il faut le chercher dans
l'histoire du moyen âge, quand on voit le chef
de l'Église disposant des sceptres et des cou-
ronnes, déliant les peuples de leur serment de
fidélité, et cherchant à faire de l'Europe une
vaste monarchie, moitié théocratique et moitié
féodale. Mais on sait qu'à cette époque même de
ferveur religieuse, ces prétentions ne furent pas
tolérées longtemps : quel est donc le Gouver-
nement qui voudrait les accepter aujourd'hui ?
Quant au dogme de la souveraineté nationale,
aujourd'hui inscrit dans nos lois, et définiti-
vement substitué, même chez ceux qui ne l'a-
vouent pas, au droit théocratique du moyen âge,
il a dans nos idées un sens que ne lui connais-
saient pas les États démocratiques de l'antiquité.
Chez les anciens, la souveraineté du peuple,
partout où elle a véritablement existé, était, un
fait où la morale n'avait rien à voir, et qu'on ne
cherchait pas à justifier par des raisons prises
de la nature générale de l'homme. Le plus grand
nombre, se trouvant par hasard le maître, exer-
çait par lui-même le pouvoir dans toute son
étendue et toute la diversité de ses fonctions.
Pour nous autres modernes, au contraire, il
s'agit d'un droit plutôt que d'un fait; d'une
aptitude ou d'une faculté plutôt que d'un pou-
voir réel; enfin d'un principe moral plutôt que
d'une institution politique. On veut que les
droits politiques, accessibles à tous par suite de
l'abolition des castes et de l'égalité civile, soient
pourtant soumis à des conditions qui résultent
de leur nature même. En effet, pour être admis
à exercer une action quelconque sur la société
entière, ce qui est l'essence de tous les droits
politiques, il ne suffit pas que nous y soyons
nous-mêmes intéressés, il faut aussi que la société
n'en éprouve aucun dommage, et pour cela elle
doit s'assurer de notre indépendance et de nos
lumières. Mais on veut en même temps que, par
les paisibles conquêtes du travail, et par les bien-
faits d'un noble système d'éducation nationale,
ces qualités puissent s'étendre de plus en plus,
et avec elles les droits qui en dépendent. Nous
ajouterons qu'au point de vue de l'expérience
les choses ne se passent pas et ne peuvent guère
se passer autrement. Partout le fait précède le
droit. La plupart des peuples que nous voyons
aujourd'hui libres ont eu un gouvernement et
des lois avant qu'ils se demandassent comment
et par qui ils devaient être gouvernés. Mais il
faut peu à peu que le fait se modifie suivant le
droit, que le pouvoir se considère comme le man-
dataire de la nation, et que la nation elle-même,
à mesure que sa conscience et sa raison s'éveil-
lent, obtienne la souveraineté dans l'État.
Nous venons de dire ce que c'est que le pou-
ÉTAT
— 490
ETAT
voir on générai, d'où il émane, et quelle i
raison d'être; nous allons examiner maintenant
de quoi il se compose, quelles sont ses condi-
tions et ses principaux éléments. On distingue
généralement trois pouvoirs dans l'État : le pou-
voir législatif qui fait les lois; le pouvoir exe-
cutif, qui a pour mission de les faire observer
dans leur ensemble et par la société tout entière ;
en lin le pouvoir judiciaire qui les applique à
tous les cas particuliers, et qui en est l'interprète
dans les affaires litigieuses. Ce dernier, quoique
d'habitude il ne soit pas placé sur la même
ligne que les deux autres, et qu'en effet il n'ait
pas la même influence, est cependant, dans
toute l'acception du mot, un pouvoir public:
car appliquer la loi, l'interpréter sans contrôle,
c'est lui donner son caractère décisif et la faire,
en quelque sorte, une seconde fois. Sous une
forme ou sous une autre, tantôt réunis et tantôt
séparés, ces trois pouvoirs existent égab"
dans tous les États possibles. Mais pour remplir
leur destination respective, il faut qu'ils de-
meurent parfaitement distincts; les confondre,
c'est les détruire au profit du despotisme.
Le pouvoir législatif, que Rousseau et Kant
ont eu le tort de confondre avec la souveraineté,
n'est, comme les deux autres pouvoirs, qu'une
émanation du souverain; car il n'est pas plus
Î)0ssible que la société tout entière participe à
a confection des lois, qu'il n'est possible qu'elle
gouverne et qu'elle distribue la justice. Il faut
que le pouvoir législatif soit composé de telle
sorte, qu'il représente tous les droits et tous les
intérêts légitimes, qu'il soit l'organe sincère de
la conscience et de la raison publique. Par con-
séquent, il doit représenter également les droits
de l'autorité ou du pouvoir exécutif; car l'État,
comme nous l'avons remarqué plus haut, ne
subsiste pas moins par la force que par la jus-
tice. Quant à la loi elle-même, il ne suffit pas
qu'elle soit juste, il faut aussi qu'elle soit pra-
ticable, c'est-à-dire qu'elle ne fasse pas violence
au génie de la nation, à ses habitudes et à ses
mœurs, tout en les dominant pour les rendre
meilleures. Il faut enfin qu'elle soit opportune,
qu'elle apparaisse dans le moment où le besoin
s'en fait sentir, où l'opinion la réclame, où elle
peut avoir le plus d'influence et d'intérêt. C'est
un égal malheur pour un peuple d'avoir trop de
lois et d'en avoir trop peu. Trop de lois gênent
l'action du Gouvernement plus qu'elles ne ser-
vent les intérêts de la liberté, et perdent, par
leur nombre même ou par les fréquents chan-
gements qu'elles réclament, toute autorité mo-
rale. Trop peu de lois ne répondent pas à tous les
besoins et laissent une trop grande place à l'ar-
bitraire. H y a ici un milieu à conserver que
l'on tenterait vainement de définir.
Le pouvoir exécutif ou, comme on l'appelle
plus communément, le Gouvernement, n'est pas
seulement chargé de veiller, dans l'intérieur de
l'État, à l'exécution des lois, il doit aussi dé-
fendre au dehors l'indépendance et la dignité
nationales. Les dispositions et les règlements
qu'il fait pour remplir cette double tâche, ne
sont pas des lois, mais des ordonnances ou des
décrets. Il ne suffit pas qu'une ordonnance soit
d'accord avec la lettre, il faut qu'elle le soit sur-
tout avec l'esprit de la loi, et jamais on ne peut
admettre, ni qu'une loi particulière, ni que la lé-
gislation tout entière d'un État renferme des dis-
positions qui laissent au Gouvernement la faculté
de la modifier, ou même de l'abolir, soit tempo-
rairement, soit pour toujours. Quant à la consti-
tution même du Gouvernement, elle peut varier
suivant l'étendue des États, le génie des nations
et les circonstances extérieures au milieu des-
quelles elles se trouvent pi donc nue
question tout à fait puérile de rechercher qui lie
est absolument la meilleure. An-
surtoutquand ils sont entourés d'à
lement puissants, il faut un gouvernement fort,
homogène et qui ne soutire poinl d'interruption :
tel est le gouvernement monarchique et héré-
ditaire, dont les agents ou les ministres doivent
être seuls responsables; car si la responsabilité
pouvait monter jusqu'au prince, il ne serait plus
a la tête du pouvoir exécutif; il serait jugé et
puni par un plus puissant que lui, et au lieu
d'une monarchie on aurait une république. Dans
les petits États, naturellement en proie à l'esprit
de jalousie et de défiance, et qui d'ailleurs se-
raient bientôt écrasés par/un gouvernement trop
fort, il faut que le pouvoir soit électif et com-
pose. Mais l'hérédité elle-même, quand elle est
admise, est uniquement instituée à l'avantage
de la nation et par un acte de sa souveraineté;
elle n'est jamais un droit inhérent à la personne
du prince. Lorsque, au lieu des avantages de
durée et d'unité qu'on est raisonnablement fondé
à en attendre, l'hérédité, en se déplaçant ou en
passant d'une dynastie à une autre, a cessé d'ins-
pirer le respect qui lui est nécessaire et n'est
plus qu'une source de révolutions, alors il ne
peut pas hésiter à la remplacer par une magis-
trature élective nettement définie dans ses attri-
butions et régulièrement renouvelée à la fin de
si durée légale; car des élections régulières et
périodiques sont mille fois préférables aux révo-
lutions.
Le pouvoir judiciaire doit interpréter la loi
selon l'esprit dans lequel elle a été rendue; au-
trement, il prend le rôle du législateur, tout en
gardant le sien, et il recueille, contre toute jus-
tice, contre toute idée d'ordre et de droit, deux
pouvoirs essentiellement distincts. En effet, il n'y
a qu'un pouvoir directement émané de la nation,
c'est-à-dire le corps de ses représentants, qui ait
qualité pour prononcer sur elle et la lier tout
entière par les lois qu'il lui impose. Le juge ne
connaît que des cas particuliers, et ne prononce
que sur des individus ou des associations par-
ticulières, bien qu'il défende évidemment les
droits de la société, complètement identiques
à ceux de la justice. D'ailleurs, si la loi se
fait à mesure qu'on l'applique, n'est-il pas évi-
dent qu'elle est subordonnée à tous les cas par-
ticuliers et à toutes les opinions individuelles?
Dès lors elle cesse d'exister, et l'idée même de
la justice est méconnue. C'est pour la même
raison que les fonctions judiciaires doivent
demeurer non-seulement distinctes, mais, autant
que cela est possible, indépendantes du pouvoir
exécutif. Le gouvernement serait le maître ab-
solu dans l'État, il pourrait disposer, selon ses
passions et son bon plaisir, des personnes et des
biens des citoyens, si, avec la force qu'il tient
dans ses mains, il était aussi chargé de rendre
lajustice. Mais on distingue dans l'administration
de la justice trois ordres de fonctions très-dif-
férents, et soumis par cela même à des con-
ditions différentes : il faut d'abord poursuivre
le crime ou le délit, réunir tous les éléments de
l'accusation, tous les documents qui peuvent
éclairer la conscience du juge, et construire, s'il
y a lieu, l'accusation elle-même; il faut ensuite
prononcer sur le fait, reconnaître un coupable
ou un innocent; enfin il faut appliquer la loi,
ou rendre un arrêt. De là, dans notre légis-
lation, dont on ne saurait assez admirer la
profonde sagesse, trois sortes de juges qui con-
courent ensemble à l'œuvre judiciaire : l'accu-
sation est dressée et soutenue par le ministère
public, qui n'est que le gouvernement appliqué
ÉTEN
— 491 —
ÉTEN
à la iépression du mal; la société elle-même,
représentée par un certain nombre de simples
citoyens, prononce sur le fait; enfin la sentence
est rendue par des magistrats indépendants et
inamovibles.
En montrant quelle doit être l'organisation
générale de l'État, quel est le but et quelles
sont les conditions de son existence, nous avons
fait connaître par là même les droits et les de-
voirs des simples citoyens. Leurs droits sont de
deux espèces : des droits civils, et des droits
politiques. Les premiers appartiennent indistinc-
tement à tous et sont, en quelque sorte, insé-
parables du nom d'hommes, ce sont les droits
naturels consacrés par l'État et soumis à cer-
taines conditions dont dépend l'existence même
de la société. Nous citerons pour exemple la li-
berté de conscience, la liberté de penser, la liberté
individuelle, le droit d'acquérir, de transmettre,
de contracter, etc. Les droits politiques, au con-
traire, sont soumis à certaines conditions de
fait, exigent certaines qualités acquises, sans
lesquelles il est moralement impossible de les
exercer. Ces qualités, nécessairement variables
et relatives, en s'étendant, par les progrès de
l'instruction et du bien-être, élargissent dans la
même proportion la sphère des droits qu'ils sup-
posent. Mais des droits, quels qu'ils soient, im-
posent des devoirs : nous ne voulons pas seu-
lement dire des obligations positives dans le
sens de la loi civile; nous parlons de devoirs
dictés par la conscience et acceptés avec une
entière liberté. Ils peuvent tous se résumer en
un seul : puisque c'est à l'État que nous devons
tout ce que nous sommes et tout ce que nous
pouvons être ; puisque c'est par son appui et
son concours que nous pouvons atteindre le but
de notre existence, nous élever jusqu'au sen-
timent moral, avoir la conscience de notre di-
gnité, donner une consécration à nos liens les
plus chers, une protection à tout ce que nous
aimons, notre nom et notre souvenir à ceux qui
nous doivent le jour ; il faut qu'il soit le pre-
mier objet de notre dévouement; nous lui appar-
tenons tout entiers avant d'appartenir à la
famille et à nous-mêmes; aucun sacrifice, pas
même celui de la vie, ne doit nous coûter pour
le servir, pour lui obéir, pour le défendre.
Les ouvragés à consulter sur le sujet de cet
article sont à peu près les mêmes que ceux qui
ont été indiqués à l'article Droit. Nous y ajou-
terons seulement les deux ouvrages politiques
de Hobbes, le de Cive et le Leviathan ; le Trac-
tatus theologico-politicus, et le Traclatus poli-
ticus, de Spinoza; le Contrat social, de J. J. Rous-
seau; VEsprit des lois, de Montesquieu; les
Principes métaphysiques du droit, de Kant;
la troisième partie de la Philosophie du droit,
de Hegel ; la Philosophie du droit, de Fichte ;
la Philosophie du droit, de Stahl, où l'on
trouve en même temps un exposé de tous les
systèmes contemporains sur la politique et le
droit.
ÉTENDUE, ESPACE. Ces deux mots sont
assez fréquemment employés l'un pour l'autre ;
ils ne sont pourtant pas absolument synonymes.
Rien ne serait plus aisé que de déterminer la dif-
férence de signification de ces deux mots, si nous
connaissions clairement la nature de l'étendue et
de l'espace eux-mêmes, ou s'il régnait seulement
sur ce sujet un certain accord entre les doctrines
philosophiques. Mais l'histoire nous offre les
opinions les plus diverses sur l'étendue et l'es-
pace, sur l'origine de ces notions, sur la nature
de leurs objets ; et il n'est pas en effet de pro-
blèmes plus difficiles et moins avancés. Sans
essayer ici d'en résoudre ou d'en trancher au-
cun, nous ferons sentir au moins dans quels sens
différents ces deux mots, étendue, espace, sont le
plus généralement employés.
Tout corps est perçu et conçu par tout le
monde comme ayant une certaine forme et cer-
taines dimensions; il est cubique ou sphérique,
grand ou petit, long ou court, large ou étroit,
épais ou mince ; il est enfermé dans certaines
limites qui en déterminent la figure et la gran-
deur et le distinguent des corps voisins. C'est là
ce qu'on entend vulgairement quand on dit que
tout corps est étendu. Si l'on considère un corps,
par exemple un cube de bois ou de marbre, tel
que nos yeux le voient, que notre main le palpe
et que le sentent nos autres organes, on a l'idée
de l'étendue concrète de ce corps réel et présent.
Si, comme le géomètre, on fait par la pensée
abstraction de la matière de ce corps, bois ou
marbre ou toute autre substance dont il peut
être composé, en un mot du corps lui-même tout
entier, en ne retenant dans l'esprit que la forme
cubique de ce corps avec ses dimensions, la
longueur de ses arêtes, on a l'idée de l'étendue
abstraite de ce corps, de son étendue géomé-
trique. Si maintenant l'esprit s'empare de cette
idée de l'étendue abstraite d'un cube, d'une
sphère, d'un cercle ou d'une ligne déterminée,
il conçoit et même il ne peut pas ne pas con-
cevoir cette ligne doublée, ce cercle, cette sphère
agrandie, les limites de cette figure, de cette
étendue plus ou moins reculées; il conçoit enfin
et ne peut pas non plus ne pas concevoir cette
ligne prolongée indéfiniment, cette étendue inca-
pable d'être enfermée dans des limites dernières
au delà desquelles la même opération intellec-
tuelle serait impossible. Il conçoit l'étendue sans
bornes, non-seulement indéfinie, mais encore
infinie. Cette idée de l'étendue, abstraite de la
matière, vide ou pleine, mais sans bornes, n'est
autre chose que l'idée de l'espace. De telle sorte
que l'étendue d'un corps serait une portion de
l'espace sans bornes ou un espace borné, que
l'espace serait le lieu, réel ou idéal, de tous les
corps, que ses parties seraient capables de toutes
les formes, sans que l'espace lui-même, dans son
infinité, en eût aucune, ayant, comme dit Pas-'
cal, son centre partout et sa circonférence nulle
part.
On comprend qu'il ne soit pas indifférent
d'employer ces deux mots d'étendue et d'espace
l'un pour l'autre; mais on comprend aussi que,
selon la doctrine' que professent les philosophes
sur la nature même des objets que ces mots
représentent, ils les confondent quelquefois ou
les distinguent très-profondément.
Comment l'esprit humain acquiert-il les idées
de l'étendue et de l'espace? Qu'est-ce que l'éten-
due relativement à la matière que nous disons
étendue? Constitue-t-elle exclusivement son es-
sence? Est-elle au moins un de ses attributs
essentiels? N'est-elle qu'une idée de notre esprit
et comme une forme sans laquelle il ne peut
concevoir la matière? L'espace est-il un être de
de raison ou un être réel? Une partie de l'u-
nivers ou un attribut de la nature divine? Ces
différentes questions sont examinées dans ce dic-
tionnaire, soit aux articles dogmatiques Matière,
Sens, soit aux articles historiques Descartes,
Leibniz, Clarke, Locke, Berkeley, Kant, Royer-
Collard. Nous n'avons qu'à y renvoyer le lec-
teur.
On pourra consulter : Aristote, Physique; —
Descartes, Méditations et Traité des principes;
— Locke, Essai sur l'entend, humain, liv. II ;
— Leibniz, Nouveaux essais sur l'entend, hu-
main, liv. II ; Lettres entre Claire et Leibniz ; —
Berkeley, Dialogues entre Hylas et Philonoiis;
ÉTER
492 —
ETRE
— Kant, Critique de la raison pure (Esthétique
transcendantale) ; — Roycr-Collard, Fragmenta
publiés par M. Jouffroy dans le tome IV de la
traduction française des Œuvres de Th. Iieid; —
Cousin, Cours de l'histoire de la philosophie au
xvme siècle, 17e leçon; Philosophie de Kant,
4e leçon ; — Schelling, Leçons sur la méthode
des éludes académiques, 4e leçon; — Hegel, Lo-
gique, t. III, liv. I, sect. II, eh. h; — Encyclo-
pédie des sciences philosophiques , 2e édit.,
§ 254-261; — J. Simon, Introduction de l'his-
toire de l'école d'Alexandrie: — E. Saisset, Es-
sai de philosophie religieuse; — Lescœur, de
Spalio, quid sil., 18ô0, in-8; —T. Magy, de la
Science et de la Nature, Fans, 1864, in-8.
A. L.
ÉTERNITÉ, ÉTERNEL. On ^ peut définir
d'une manière générale l'éternité, la manière
d'être de ce qui est sans commencement ni fin.
Cette définition est littéralement exacte, mais
très-insuffisante pour donner une idée précise
de ce que l'on entend par ce mot, car on ap-
plique ce même terme à deux conceptions très-
différentes et, si la définition qui précède les
comprend toutes deux, elle n'en éclaircit aucune.
Dans le langage vulgaire et dans celui de
quelques philosophes, l'éternité n'est autre chose
que la durée sans bornes dans le passé ni dans
l'avenir, l'ensemble du temps qui s'écoule sans
qu'il y ait eu un premier instant, sans qu'il
doive y en avoir un dernier. C'est en ce sens
que beaucoup disent que Dieu est éternel par-
ce qu'il a toujours été et sera toujours, mais que
le monde, créé par Dieu il y a tant de siècles,
ne l'est pas. C'est en ce sens que l'on divisait, au
moyen âge, la durée sans fin en deux parties,
ou en deux éternités, en prenant pour point de
séparation le moment présent; qu'on appelait
l'une l'éternité a parte ante, c'est-à-dire la
durée infinie actuellement écoulée, l'autre l'é-
ternité a parte post, ou la suite infinie des
siècles à venir; enfin qu'on attribuait à Dieu
seul les deux éternités et la seconde seulement
à l'âme humaine. Telle est la signification qu'at-
tachent au mot éternité, entre autres philosophes,
Newton et Clarke.
D'autres conçoivent autrement l'éternité. Dès
les âges les plus reculés de la philosophie grec-
que, les Eléates distinguaient déjà ces deux
modes d'existence qu'ils appelaient lV7re et le
devenir: devenir étant le propre des choses finies,
être, celui de l'absolu. Platon et Aristote ont
également consacré cette distinction dans leurs
systèmes. Ainsi l'être parfait ne devient pas, il
ne change pas, il ne dure pas, il est; les êtres
imparfaits ne sont pas, ils naissent, ils changent,
ils deviennent sans cesse, ils durent. L'être
parfait est éternel, un, immuable, sans suc-
cession dans son existence pleine et indivisible,
il ne connaît pas le temps. Durer dans le temps,
c'est le devenir' des choses finies, du monde et
des êtres dont il se compose. En ce sens, il n'y
a pas seulement entre l'éternité et la durée du
monde une différence de grandeur, la même
qu'entre un nombre infini et un nombre déter-
miné, si grand qu'il soit, mais une différence
absolue de nature; ce sont deux choses incom-
mensurables, l'une indivisible, l'autre divisible
à l'infini. Dans ces idées, le monde et le temps
eux-mêmes peuvent n'avoir jamais commencé et
ne jamais finir, sans être pour cela éternels; il
suffit que leur existence s'écoule, quoique sans
commencement et sans fin, pour que ce per-
pétuel devenir, ce temps infini ne soit pas l'éter-
nité. C'est ainsi que Platon appelle le temps,
l'image mobile de l'éternité immobile; qu'A-
ristote établit la démonstration de l'existence de
Dieu sur l'existence du changement ou du mou-
:it dans le monde et sur la nécessité d'un
premier moteur immobile. Ce sens du mot éter-
nité est encore celui de saint Thomas, de Des-
cartes, de Malebranche, de Bossuct, de Fénelon,
de Leibniz et de Kant.
Ce n'est pas à dire que les philosophes qui
établissent une telle distinction entre l'idée de
la durée, même infinie, et celle de l'éternité,
l'observent toujours exactement dans le langage.
11 est peu de philosophes au contraire, partageant
une telle doctrine, qui ne se laissent aller à
appeler éternité la durée infinie ; comme il n'y
a pas d'astronome qui ne se permette de dire
que le soleil se lève et marche, et cela sans le
moindre inconvénient. Cependant, la distinction
des différents sens attachés au mot Eternité et
une définition précise et rigoureusement observée
de celui qu'on adopte, sont de la plus grande
importance pour l'intelligence des systèmes ou
l'exposition des doctrines.
Consultez: Platon, Timée; — Aristote, Méta-
physique, XIIe liv.; Physique, VIIe et VIIIe liv.;
— Bossuet, Élévation a Dieu sur les mystères;
— Fénelon, Traité de l'existence de Dieu; —
Leibniz, Correspondance avec Clarke; — Kant,
Critique de laraisonpure (Esthétique transcen-
dantale). A. L.
ÉTHIQUE, voy. Morale.
ÊTRE. La notion de l'être est sans contredit
la plus universelle et, par conséquent, la plus
simple qui se trouve dans notre esprit: aucune
chose ne peut être conçue si on ne la conçoit en
même temps comme une chose qui est ou qui
peut être ; et réciproquement, ce qui n'est pas et
ne peut pas être, aucune intelligence ne saurait
le concevoir. Une définition de l'être est donc
absolument impossible, puisque les éléments
nécessaires de toute définition, c'est-à-dire le
genre et la différence, supposent déjà la classi-
fication des êtres et de leurs qualités. Aussi ne
faut-il chercher aucun sens dans cette proposi-
tion de l'Ecole : « L'être, c'est ce à quoi ne ré-
pugne pas l'existence. » Car, qu'est-ce que l'exis-
tence, sinon le mode le plus général et le plus
essentiel de l'être, ce par quoi il se distingue de
ce qui n'est pas? Être et exister, n'est-ce pas
une seule et même chose? et l'un de ces termes
nous parait-il plus clair ou plus obscur que
l'autre? 11 est vrai qu'on distingue l'être imagi-
naire ou simplement possible de l'être réel,
c'est-à-dire l'être qui existe de celui qui n'existe
pas; mais cette distinction, justifiée par les be-
soins du langage, n'atteint pas le fond des cho-
ses. Toute œuvre d'imagination se compose d'é-
léments réels, dont chacun, pris à part, existe
positivement, au moins dans une certaine me-
sure, bien que dans leur ensemble ils ne répon-
dent à aucun objet de l'expérience. L'homme
n'a pas la faculté de produire par sa seule vo-
lonté des notions absolument simples, ou, ce
qui revient au même, il ne peut pas se repré-
senter ce qui n'existe en aucune façon ni en lui
ni hors de lui. Il y a plus: l'ordre dans lequel
les notions vraiment simples de la raison ou des
sens sont combinées entre elles par l'imagina-
tion, n'est le plus souvent qu'une loi de notre
existence intellectuelle et morale, c'est-à-dire un
mode bien réel de l'être considéré dans certai-
nes limites et sous un certain point de vue. En
effet, lorsque l'on considère dans une certaine
étendue et sans aucune prévention l'histoire de
la pensée humaine, on ne tarde pas à s'aperce-
voir que toutes les erreurs dont elle est remplie,
que toutes les fictions inventées à plaisir et ac-
ceptées pour telles, comme un moyen d'oublier
de tristes réalités, sont subordonnées à des rè-
ÊTRE
493 —
ETRE
gles générales, à une marche uniforme et inva-
riable qui est un acheminement nécessaire à la
vérité.
La conséquence immédiate de ce que nous
venons de dire, c'est que notre intelligence ne
conçoit pas le néant et ne peut lui donner au-
cune place dans l'idée qu'elle se fait de la for-
mation des choses. Pour concevoir le néant, il
faudrait en quelque sorte faire le vide dans no-
tre esprit et supprimer jusqu'aux éléments les
plus simples et les plus nécessaires de la pensée,
puisque toute pensée, toute idée est la pensée
ou l'idée de quelque chose, c'est-à-dire d'un
être, sans compter qu'elle a son existence pro-
pre, qu'elle est par elle-même quelque chose, et
participe de l'être indépendamment de l'objet
Î[u'elle représente. Ce n'est pas encore tout: en
aisant abstraction de tous les faits dont l'en-
semble constitue la pensée, il faudrait suppri-
mer en même temps le sujet dans lequel ces
faits nous apparaissent, c'est-à-dire l'esprit, le
moi intelligent : car il n'y a pas d'esprit sans
pensée et sans conscience. Mais comment satis-
faire à cette double condition? Il y a des idées,
et, par conséquent, il y a des choses qu'il nous
est impossible de supposer anéanties, quelques
efforts que nous fassions sur nous-mêmes, parce
qu'elles ont précisément pour caractère de résis-
ter à toute supposition de ce genre, comme le
temps, l'espace, l'infini. Qu'on détruise l'univers
entier, il nous restera l'espace qui le contient,
et avec l'espace toutes les propriétés géométri-
ques qui lui appartiennent, tous les rapports qui
résultent de la notion d'étendue. Qu'on supprime
tous les phénomènes dont la conscience et les
sens peuvent nous donner l'idée, il nous restera
le temps dans lequel ils ont commencé, dans le-
quel ils se succèdent et doivent finir ; il nous
reste cette terrible et mystérieuse éternité quia
précédé le temps lui-même, et dont le temps,
selon l'expression de Platon,' n'est que la mobile
image. Enfin, avec les notions du temps et de
l'espace, ou de l'éternité ou de l'immensité,
comment échapper à l'idée de l'infini, c'est-à-
dire de l'être considéré dans sa plénitude et sa
suprême perfection ? Quant à faire abstraction
de l'esprit lui-même dans l'instant où se déploie
toute son activité, dans l'instant où il s'efforce
de supprimer en son sein tout ce qui fait obsta-
cle à la pensée du néant, c'est une contradiction
si manifeste, qu'il est à peine nécessaire de la
signaler. Nous parlons cependant du néant;
mais c'est un néant purement relatif. C'est tel
ou tel être, ou plutôt telle ou telle forme de l'ê-
tre qui n'existe pas encore ou qui a cessé d'exis-
ter par rapport à telle autre, dans un point dé-
terminé de la durée et de l'étendue. L'idée du
néant ainsi comprise suppose nécessairement et
la connaissance et l'existence de l'être ; non-seu-
lement de l'être absolu, mais des êtres contin-
gents dont l'univers se compose. Elle n'est, à
proprement parler, que la négation tout à fait
hypothétique de ces derniers : car aucune expé-
rience ne peut constater pour nous le néant,
déjà exclu du domaine de la raison. De ce qu'un
objet que nous savions très-bien avoir déjà
existé a disparu à nos yeux, il n'en résulte nul-
lement qu'il soit anéanti ; de ce qu'un autre, re-
gardé seulement comme possible, ne nous laisse
apercevoir aucune trace de sa présence, nous
n'avons pas le droit d'en conclure qu'il n'existe
pas. Il faut donc bien se garder, lorsqu'on cher-
che à se rendre compte de l'origine des cho-
ses, de mettre en quelque sorte, sur la même
ligne et de regarder comme deux principes éga-
lement nécessaires l'être et le néant, en disant
que du néant sont sorties toutes les existences
dont le monde est peuplé. L'être seul est le prin-
cipe, à la fois la cause et la substance, l'origine
et le fondement de tout ce qui est. Il nous est
absolument impossible de nous transporter par
la pensée hors de lui, ni, par conséquent, d'ad-
mettre à côté de lui un néant qui lui soit égal
et contemporain. Cette impuissance où nous
sommes de nous transporter par la pensée hors
de l'être, nous oblige à chercher un antécédent
ou une base quelconque à tout ce qui change et
qui passe, et ne nous permet de nous arrêter
que devant l'éternel et l'infini , c'est-à-dire
devant l'être proprement dit conçu dans son
unité et sa perfection. De là toutes les idées ou
toutes les lois de la raison et la nécessité de les
réunir dans un seul principe, qui est la croyance
en l'existence de Dieu. Voy. Dieu, Création.
Nous venons de voir que la notion de l'être
est le fond commun de la pensée humaine, et
que l'idée du néant n'y trouve aucune place :
faut-il admettre, avec quelques sceptiques mo-
dernes, qu'entre la pensée et l'être lui-même il
y a tout un abîme, et qu'enfermés dans les for-
mes de notre intelligence comme dans une pri-
son sans issue, nous n'avons aucun moyen de
savoir s'il y a véritablement quelque chose, ni
quelle en est la nature ? On trouvera plus loin
(voy. Kant) la critique approfondie de ce sys-
tème, qui, sous prétexte d'éviter l'hypothèse,
condamne la raison humaine au doute le plus
irrémédiable; il suffira ici de quelques remar-
ques qui le feront crouler par la base, et avec
lui toute espèce de scepticisme. Si d'une part la
pensée, ou plutôt la raison, qui en est la faculté
la plus essentielle et la plus élevée, exclut,
comme nous l'avons prouvé, l'idée du néant; si
d'une autre part elle n'a absolument rien de
commun avec l'être, qu'est-elle donc à la consi-
dérer en elle-même et dans sa propre essence?
Qu'est-ce que l'esprit auquel nous l'attribuons,
c'est-à-dire le sujet, le moi dans lequel elle
se manifeste et s'exerce ? Il n'y a pas de mi-
lieu entre ces deux propositions: ou elle est
quelque chose ou elle n'est rien; ou elle existe
ou elie n'existe pas. Mais, encore une fois, il est
impossible qu'elle fasse abstraction d'elle-même
et se considère comme un pur néant. Donc elle
existe; donc elle est quelque chose, c'est-à-dire
qu'il y a de l'être en elle, qu'elle participe de
la nature de l'être, qu'elle en exprime, dans une
mesure quelconque, la forme et l'essence. Bien
plus : si la pensée ne peut rien, concevoir, ne
peut rien comprendre qu'elle-même, et si tout
autre principe d'existence est une vaine illusion,
elle n'est pas seulement, comme nous le croyons
à juste titre, une des formes ou un des attributs
de l'être, elle est alors l'être lui-même dans
toute sa réalité, elle est l'être absolu et unique,
en un mot, elle est Dieu; mais un dieu impuis-
sant, prive de la faculté d'agir et de produire,
tournant éternellement dans un cercle de stéri-
les conceptions. Cette conséquence est tellement
inévitable, qu'elle a passé de la logique dans le
domaine de l'histoire; elle a été acceptée dans
toute son étendue par quelques philosophes al-
lemands, héritiers immédiats des idées de Kant
et pénétrés de son influence. Mais, pour être
parfaitement légitime, elle n'en est pas plus
vraie. L'identité absolue de l'être et de la pen-
sée ; la substitution de la pensée à tout autre
principe et à tout autre mode d'existence ne se
conçoit pas mieux, de quelque point de vue
qu'on la considère, que la négation même -de
l'être. En effet, comme nous l'avons déjà re-
marqué dans un autre but, c'est la condition
essentielle de tout acte de la pensée, de toute
idée, d'être la pensée, d'être l'idée de quelque
ÊTRE
— 494 —
EUBU
chose, ou de se rapporter à un objet, c'est-à-dire
à un être. Sans doute la pensée peut se réflé-
chir elle-même, mais c'est à la condition d'avoir
en même temps et d'avoir eu auparavant un au-
tre objet; dans le cas contraire, elle représen-
terait le néant, ce que nous avons démontre
impossible. Nous ne pouvons d'ailleurs nous
faire une idée de la pensée ou de la raison en
général, que par notre propre raison, et notre
raison, à nous, est certainement débordée par
l'être ou par les choses; autrement, il n'y aurait
pas de mystères ni d'obscurités pour elle; l'er-
reur serait un mot vide de sens. D'un autre
côté, et lorsqu'on appelle l'expérience psycholo-
gique à son aide, pourquoi l'être serait-il ren-
fermé tout entier dans la pensée plutôt que dans
le sentiment, dans la volonté et dans la force
efficace de la volonté, dans la puissance créa-
trice? Jamais aucun effort de logique ne par-
viendra à effacer les différences radicales qui
séparent ces divers modes de l'existence, et à les
faire passer pour de simples modes de la pen-
sée. La pensée n'est donc pas tout, et par consé-
quent elle ne saurait s'identifier avec l'être,
bien qu'elle puisse s'en séparer.
On voit que, par une contradiction étrange,
mais absolument inévitable, ceux qui ont voulu
séparer la pensée et l'être ont été conduits, au con-
traire, ou ont conduit les autres à les confondre ; et
ceux qui les ont confondus, qui font consister l'être
tout entier dans la pensée, ont ôté à celle-ci, en
lui enlevant les objets représentés par elle, la con-
dition même de son existence. Ici encore nous
pouvons invoquer le témoignage de l'histoire.
Dans le système de Hegel, ou le dernier de ces
principes est professé avec une entière fran-
chise et porté jusqu'à ses dernières conséquen-
ces, nous voyons le néant et le non-être pur (Das
reine Nichts) être à la fois le premier terme de
Têtre et de la pensée. Mais comment en serait-
il autrement? Hors du sens commun, hors de
la foi universelle et spontanée du genre hu-
main, que la philosophie doit expliquer sans
chercher à la détruire, il n'y a que contradic-
tions à attendre. Or le sens commun, la foi uni-
verselle du genre humain, a toujours consacré
ces trois propositions que nous venons de défen-
dre :
1° Chacune de nos idées se rapportant à quel-
que chose, soit à quelque chose qui est, soit à
quelque chose qui peut être, soit à un objet,
soit à une quantité, soit à un rapport, le néant
absolu est impossible à concevoir, et en parler,
c'est se contredire soi-même ;
2° Ce qui est ne peut se montrer à nous que
parles facultés de l'intelligence ou par l'intermé-
diaire de la pensée ; il nous est impossible de
supposer que ce qui est soit autre chose que ce
que nous concevons nécessairement comme tel,
et, réciproquement, que les conceptions les plus
nécessaires de notre intelligence, que les for-
mes les plus absolues de notre pensée soient
étrangères à ce qui est: car c'est toujours avec
nos facultés intellectuelles que nous essayons de
nous représenter un être absolument étranger à
notre intelligence ;
3" La pensée ou l'intelligence, même quand
on la conçoit sans limites, n'est qu'un mode ou
un attribut de l'être; elle n'est pas l'être tout
entier: ses formes et ses lois ne peuvent nous
expliquer ni les phénomènes du mouvement, ni
ceux do la sensibilité, ni l'existence d'une force,
soit spirituelle, soit matérielle, soit fatale ou li-
bre.
Indépendamment des sciences particulières
dont chacune s'occupe d'une classe déterminée
des phénomènes et des êtres accessibles à notre
intelligence, n'y a-t-il pas une science générale
ayant pour objet l'être en lui-même, l'être en
tant qu'être, et ses modes les plus universels ?
Aristote est le premier de tous les philosophes
qui ait posé cette question d'une manière cl
et précise; mais elle était résolue dans un sens
affirmatif bien longtemps avant lui. En effet, la
science de l'être n'est pas autre chose que la phi-
losophie elle-même, et non pas une partie de la
philosophie, celle qui porte le nom d'ontologie
ou de métaphysique, mais la philosophie tout
entière. Lorsque, croyant nous renfermer dans
l'étude de nous-mêmes, nous faisons l'analyse de
notre intelligence et nous rendons compte des
idées et des facultés dont «elle se compose,
n'est-ce pas comme si nous cherchions quelles
sont les formes les plus générales de l'être,
puisque rien de ce qui est ne peut se concevoir
comme étranger à nos facultés ou en dehors de
nos idées les plus générales et les plus essen-
tielles? Lorsque plus tard nous discutons la
grande question de la certitude, quand nous
voulons savoir si les lois les plus impératives
de notre raison ne sont pas de pures illusions
ou des modes tout personnels de notre existence,
n'est-ce pas des rapports de l'être et de la pen-
sée que nous sommes occupés? Le problème du
bien et du mal, du beau et du laid, du vice et
de la vertu, des châtiments et des récompenses
dans une autre vie, nous met sur la trace de
l'ordre universel, nous oblige à nous informer
de la loi et de la puissance qui président à l'en-
semble des choses. Enfin, c'est l'être dans son
mode le plus élevé; c'est l'être dans sa pléni-
tude et dans sa perfection, que nous cherchons
à comprendre sous le nom de Dieu. La philoso-
phie, quoiqu'elle ait souvent changé de plan et
de méthode, n'a donc pas changé d'objet depuis
les premiers jours de son existence ; elle a tou-
jours été et elle est encore aujourd'hui la science
des sciences, la science de l'universel et de l'ab-
solu, la science des causes et des principes, en
un mot, la science de l'être. C'est donc une
peine tout à fait stérile qu'on s'est donnée ré-
cemment en lui cherchant une définition nou-
velle. Toute définition nouvelle, qui n'aura pas
pour but de la nier ou de la détruire, rentrera
dans les définitions anciennes que nous venons
de citer. Voy. Philosophie, Ontologie, Métaphy-
sique.
EUBULIDE de Milet , le plus connu des
disciples d'Euclide, florissait vers le milieu du
ive siècle avant notre ère, et succéda à Ichthyas,
son condisciple, dans la direction de l'écule de
Megare. Sa vie entière n'a guère été qu'une lutte
contre Aristote, lutte à peu près stérile, dans
laquelle une logique captieuse essayait de pré-
valoir contre le bon sens.
Parti de ce principe mégarique, qu'il n'y a de
réel que ce qui est un, toujours semblable,
toujours identique à soi-même, Eubulide, dès le
premier pas, rencontrait pour adversaire le fon-
dateur d'une grande école contemporaine qui fait
de l'expérience la condition de la science, et place
l'essence des choses dans ce que les mégariques
appellent le non-être, dans les différences qui les
séparent. Eubulide a attaqué la doctrine péripa-
téticienne par sa base, et s'est efforcé de montrer,
comme Zenon d'Élée son prédécesseur et son
modèle, qu'il n'est pas une seule des notions
expérimentales qui ne donne lieu à d'insolubles
difficultés. Telle est l'intention que l'on retrouve
au fond des sophismes fameux que l'antiquité
nous a conservés d'Eubulide. Diogcne Laërce en
compte sept : le menteur, le caché, Yclectre, le
voilé, le las. le cornu, le chauve. Mais d'abord,
le caché, Yclectre, le voilé, ne sont qu'un même
EUCL
— 495 —
EUCL
argument sous différents noms. Il en est de
même du tas et du chauve, et ainsi les sept
sophismes se réduisent à quatre. Faisons-les
connaître en peu de mots :
Quelqu'un ment et dit qu'il ment. Ment-il, ou
ne ment-il pas ? Il ment ; c'est l'hypothèse. 11 ne
ment pas; car ce qu'il dit est vrai. Donc, il ment
et ne ment pas en même temps, ce qui est con-
tradictoire. Voilà le menteur.
Voici le voilé : Connaissez-vous votre père?^ —
Oui. — Connaissez-vous cette personne voilée?
— Non. — Cette personne voilée est votre père.
Donc, vous le connaissez et ne le connaissez pas
en même temps.
Voici le las : Un grain de Lié fait-il un tas?
— Non. — Et deux grains de blé? — Pas davan-
tage. On insiste en ajoutant chaque fois un seul
grain de blé ; et l'adversaire est forcé de convenir,
ou que cent mille grains de blé ne font pas un
tas, ou qu'un tas de blé est déterminé par un seul
grain.
On a tout ce qu'on n'a pas perdu. Vous n'avez
pas perdu de cornes; donc, vous en avez. Tel est
le cornu, dont le nom a fini par s'appliquer à
tout un genre.
Rien n'est plus facile que de trouver la clef de
pareils sophismes. Il vaut mieux essayer d'en
marquer le but.
Par le tas, tout ce qui est composé de parties,
tout ce qui implique succession ou étendue,
semble convaincu de n'avoir aucune part possible
à l'existence. Qu'en conclure? sinon que l'expé-
rience est une source inépuisable d'erreurs.
De même, dans le voilé et dans le cornu, on
triomphe des prétendues contradictions de la
raison et de l'expérience, et de ces deux modes
de connaissance nous savons quel est celui que
l'on se réserve de sacrifier à l'autre.
Nous avouons que dans le menteur, où c'est
la raison qui semble se contredire elle-même, il
n'est pas facile de découvrir un sens sérieux.
Mais il faut dire ici que les subtilités d'Eubulide
n'ont pas toujours eu pour but l'intérêt d'une
doctrine; qu'Èubulide le premier a mis son école
sur la voie du scepticisme, et que ce second
successeur d'Euclide n'est déjà plus pour les
anciens eux-mêmes qu'un disputeur infatigable,
qu'un sophiste de profession. Quand il s'agit d'un
pareil homme, un argument qui permet d'em-
barrasser un adversaire porte en soi son expli-
cation.
Vov., pour la bibliographie, l'article Mégarique
(école). D. H. ^
EUCLIDE le Socratique a dû naître à Mégare,
environ 440 ans avant notre ère, et ne peut
être confondu, par conséquent, avec le géomètre
d'Alexandrie, contemporain des Ptolémées.
Son premier maître fut Parménide. Lecteur
assidu de ses é rits, il s'était pénétré de ses
doctrines lorsqu'il arriva dans l'école de Socrate.
Il n'en fut pas moins le disciple dévoué de son
nouveau maître. L'entrée d'Athènes ayant été
interdite sous peine de mort à tous les Megariens,
Euclide, dit-on, usait de ruse pour entendre So-
crate. Il se glissait dans la ville, sous un vêtement
de femme, à la nuit tombante, et s'en retournait
à Mégare à la pointe du jour. Ce qu'il y a de
plus certain que cette anecdote d'origine un peu
suspecte, c'est qu'Euclide déjà fixé à Mégare,
allait fréquemment entendre Socrate à Athènes;
c'est que, le jour de la mort de Socrate, il ac-
courut de Mégare pour recueillir les dernières
paroles de son vieux maître et le voir de ses
yeux une dernière fois (Platon, Phcdon, Théétèle).
Malgré cette vive affection, le nouveau socra-
tique n'échappa jamais complètement à l'in-
fluence de son éducation première. Il lui resta
de l'école éléatique un penchant invincible à la
subtilité. «Euclide, lui dit un jour Socrate, tu
sauras vivre avec des sophistes, jamais avec des
hommes. » Ces paroles sévères ne l'effrayèrent
pas, car, du vivant de son maître, il alla fon-
der à Mégare une école de philosophie. Un im-
mense honneur était réservé à cette école nais-
sante.
Socrate étant mort, ses disciples s'enfuirent
d'Athènes, craignant pour leur vie. Ce fut à Mé-
gare, dans la maison d'Euclide, qu'ils trouvèrent
un nouveau centre d'études et un asile. Le fon-
dateur de l'école mégarique compta donc un
instant parmi ses disciples les plus éminents des
socratiques. Platon lui-même suivit ses leçons
avec ardeur, et (chose bien glorieuse pour Eu-
clide) cet enseignement n'a pas été sans .in-
fluence sur le fondateur de l'Académie. Voici,
en quelques mots, quelle était cette doctrine qui
excitait l'intérêt des socratiques et de Platon
lui-même.
Euclide enseignait d'abord que l'essence du
bien est l'unité, l'unité sous toutes ses formes,
c'est-à-dire enveloppant l'immobilité, l'identité,
la permanence. Il s'ensuit nécessairement que le
monde sensible, toujours divers, toujours mo-
bile, est sans caractère moral et sans rapport au
bien.
En second lieu, Euclide enseignait que l'être
est aussi l'unité, l'identité, la permanence, ce
qui implique que le monde sensible, livré à un
écoulement perpétuel, n'a aucune part à l'exis-
tence.
Or, puisque le bien et l'être sont respecti-
vement identiques à une même chose, l'unité,
il s'ensuit qu'ils sont identiques entre eux. Donc
le bien seul existe. Le mal n'est qu'un non-être,
et tout ce qui est est bien. De là un optimisme
logique qui a devancé et préparé l'optimisme
métaphysique de Platon et de Leibniz.
Enfin, le bien et l'être se définissant par l'unité,
il s'ensuit que le bien en soi est un, que l'être
en soi est un. 11 ne s'ensuit pas qu'il n'y ait qu'un
seul être et une seule sorte de bien ; car l'unité peut
se rencontrer en plusieurs choses. Or, il y a du
bien et de l'être partout où il y a de l'unité. Ce
qui est un participe du bien et de l'être sans être
l'unité ni l'existence mêmes. Euclide enseigne
expressément que le bien et l'être, malgré leur
unité, reçoivent différents noms, autrement dit
revêtent des formes diverses, se présentent sous
des points de vue variés. Les noms du bien et de
l'être sont la sagesse (<ppâvïi<nç), Dieu, l'intel-
ligence (voûç), et plusieurs autres encore. Ainsi,
cette sagesse dont parle Socrate, la science su-
prême jointe à la suprême vertu, est un bien
d'une certaine nature. Ainsi ce principe unique
que les philosophes appellent Dieu et l'intelli-
gence, c'est comme bien qu'il existe, c'est du
bien qu'il procède ; il n'est pas la cause du bien,
c'est le bien pris à un certain point de vue.
Ces différentes manifestations du bien et de
l'être sont-elles ces formes incorporelles et in-
telligibles (voYiTà ârta xai à^wfj-axa éior) dont il
est parlé dans le Sophiste, ces idées immobiles
et immuables que certains contemporains et
amis de Platon considéraient comme les véri-
tables êtres? En d'autres termes : Euclide, com-
binant et conciliant les doctrines de Parménide et
de Socrate, a-t-il réalisé les genres et les espèces
qui sont les éléments de toute définition ? a-t-il, de
l'aveu de Platon lui-même, trouvé dans son prin-
cipe, sinon dans son développement, la théorie
des idées platoniciennes? Schleiermacher et quel-
ques critiques allemands l'ont pensé. H. Ritter
a soutenu jusqu'au bout la thèse contraire. Nous
nous rangeons sans hésiter du parti de Schleier-
EUCL
— 496
EUDO
mâcher. Mais il nous semble que le développe-
ment et la justification de semblables opinions
ne peuvent trouver place ici.
Un lait plus certain et non moins digne de
remarque, c'est qu'Euclidc, devançant Aristote,
avait, au moins logiquement, distingué l'acte et
la puissance (voy. Aristote), et résolu, d'après
ses idées sur l'être, la question des rapports
qu'ils ont entre eux. Dans le péripatétisme, le
mouvement se définit le passage de la puissance
à l'acte produit par une cause en acte, et tout
phénomène physique se ramène au mouvement.
Dans la doctrine mégarique, le mouvement ne
doit pas être possible. C'est par sa théorie sur
les rapports de l'acte et de la puissance qu'Eu-
clide évite cette possibilité. Selon lui, il n'y a
puissance que lorsqu'il y a acte. Lorsqu'il n'y a
pas acte, il n'y a pas puissance. Par exemple,
celui qui ne construit point n'a pas le pouvoir de
construire; mais celui qui construit a ce pouvoir
au moment où il construit. Ainsi, agir, c'est
pouvoir; ne pas agir, c'est ne pouvoir pas. La
puissance et l'acte ne sont que les deux noms
d'une seule et même chose. Ce qui est ne chan-
gera jamais; ce qui n'est pas ne saurait devenir.
Comme le remarque Aristote, en supprimant la
puissance, c'est une très-grande chose que l'on
supprime, c'est le mouvement, c'est la génération.
Mais cette suppression n'est que la conséquence
du principe d'où est sortie toute la philosophie
des mégariquss, savoir que l'être et le bien ré-
sident dans l'unité. En résumé, par sa distinction
logique de la puissance et de l'acte, Euclide a
ouvert la voie au péripatétisme; mais, entre ses
mains, cette distinction reste stérile et n'aboutit
comme sa doctrine entière qu'à la négation de
tout ce qui n'est pas l'unité, qu'à l'anéantisse-
ment de toute activité et de toute vie.
Avec une pareille doctrine, la dialectique, l'art
de se défendre ou de réduire au silence un ad-
versaire, devenait indispensable. Voici deux des
procédés dont Euclide faisait usage : il rejetait
toute explication analogique, disant que si les
objets comparés étaient semblables, il valait
mieux s'occuper de la chose elle-même que de
sa ressemblance; que s'ils ne l'étaient pas. la
comparaison était vicieuse. L'intention d'Euclide,
en proscrivant ce procédé si naturel, était-elle d'y
substituer une méthode de démonstration rigou-
reuse, ou ne voulait-il que rendre plus difficile
la solution des objections qu'il proposait? C'est
ce qu'il est impossible de décider aujourd'hui. 'En
second lieu, il attaquait les démonstrations, non
par les conséquences, mais par les prémisses.
Ce second procédé n'est que la méthode de la
réduction à l'absurde. Elle sert à dépouiller
l'erreur d'une apparence spécieuse.
Le fondateur de l'école mégarique avait sans
doute d'autres armes plus redoutables. Nous sa-
vons que dans sa lutte contre les écoles empiri-
ques, sentant d'où lui venait sa force, il s'était étu-
dié à saisir les côtés faibles de ses adversaires, à
ruiner leurs doctrines au moins autant qu'à éta-
blir la sienne. Ce fut ce qui abaissa et perdit son
école. Peu à peu, ce qui n'était qu'un moyen
devint un but. Du vivant même d'Euclide, on
disputa pour disputer; on ne chercha plus à
convaincre par des raisonnements, on s'ingénia
à embarrasser par des sophismes. Ce fut alors
que Diogène le Cynique s'habitua à dire la bile
{■//''/ r, , et non l'école (or/oMi) d'Euclide, et l'opi-
nion publique, confirmant cette sentence, punit
ces philosophes égarés de l'odieux surnom de dis-
puteurs (ïpicrTixoi). Le mot fit fortune. Un siècle
plus tard. Timon parle encore de cet Euclide le
disputeur, qui souffla à tous les mégariens la
rage de la dispute.
La prédiction de Socrate était donc réalisée.
Euclide l'avait accomplie lai-môme. Les disciples
allaient encore surpasser le maître. On M sait
de quelle manière ni à quelle époque Euclide
mourut.
Voy. pour la bibliographie l'article Mégarique
(école). D. H.
EUDÈME. On connaît sous ce nom deux phi-
losophes, l'un de Chypre, l'autre de l'île de Rho-
des, tous deux de 1 école péripatéticienne, tous
deux disciples immédiats d'Aristote, à moin»
qu'on n'ait attribué aux mêmes personnages
deux origines différentes. Quelques fragments
répandus dans le commentaire de Simplicius sur
la Physique d'Aristote, nous ont été conservés
sous le nom d'Eudèmc de Rhodes. Quelques-uns^
sans doute parce que son nom est inscrit sur lé.
titre, ont voulu faire honneur au même philoso-
phe de la Morale à Eudème, que d'autres ont
attribuée à Aristote. Selon Boëthius, commenta-
teur d'Aristote, il aurait perfectionné la théorie
des modes du syllogisme, et tracé les règles du
syllogisme hypothétique, un peu négligées par
l'auteur de l'Organum.
EUDOXE. astronome et philosophe, né à Cnide
en Carie vers l'année 405 avant Jésus-Christ,
commença par étudier la philosophie à l'école de
Platon vers 383. Il ne paraît pas être resté long-
temps à Athènes, et ce que l'on sait de sa doc-
trine prouve assez qu'il n'embrassa pas toutes
les opinions de son maître. 11 partit bientôt pour
l'Egypte avec des lettres d'Agésias pour le roi
Nectanébés; on peut donc fixer la date de ce
voyage vers 378. 11 resta longtemps à Héliopolis,
où sans doute il fut initié aux doctrines astrono-
miques qui y étaient conservées. Puis il alla étu-
dier la géométrie à Tarente auprès d'Archytas,
ce qui a décidé quelques historiens à le ranger
parmi les pythagoriciens. Enfin, il joignit à ces
connaissances celle de la médecine, qu'il apprit en
Sicile de Philistion. Il revint à Athènes, ou il eut
pour élève Hélicon qui accompagna Platon dans
son troisième voyage en Sicile. Il mourut, d'a-
près Diogène Laërce, à cinquante-trois ans, c'est-
à-dire vers 352, à Cnide, où il avait établi un
observatoire. Ses travaux astronomiques ont
laissé un long souvenir dans l'antiquité ; on en
trouve les traces dans le poëme d'Aratus, et
dans les commentaires qu'y ajouta Hipparque.
Quant à ses écrits philosophiques, il n'en reste
rien. Miis ils avaient quelque valeur puisque Aris-
tote en fait souvent mention. D'abord au livre XII
de la Métaphysique, ch. vm, il discute sa théorie
des sphères, destinée à expliquer le mouvement
du soleil et de la lune. Au livre Ier et au livre XIII,
il rappelle qu'Eudoxe a, comme Anaxagore, ad-
mis que les idées « sont causes au même titre
que la blancheur est cause de l'objet blanc au-
quel elle se mêle. » Enfin, dans plusieurs passa-
ges de ses Éthiques, il expose et critique sa
doctrine morale. Eudoxe pensait que le plaisir est
le souverain bien, parce que nous voyons tous les
êtres sans exception le désirer et le poursuivre.
Il en donnait une autre raison : le bien suprême
est au-dessus de toute louange; l'éloge implique
une relation, et ne peut s'appliquer a ce qui est
absolu, par exemple aux dieux. Or on ne loue
pas le plaisir, il est donc en lui-même quelque
chose de divin et de parfait. Par contre la dou-
leur est redoutée de tous les êtres, comme con-
traire à leur nature, comme l'opposé du bien.
Le plaisir est donc une fin en soi. et non un
moyen, et par suite il est le vrai but de l'acti-
vité humaine. Chaque fois qu'Aristote veut dési-
gner le fondateur de l'hédonisme il nomme Eu-
doxe et non Aristippe; mais il est probable que
la doctrine du premier se distinguait profondé-
EULE
497 —
EULE
ment du grossier sensualisme de l'école de Cy-
rïne. Elle avait du crédit, à côté de celle de
Platon, et le devait surtout au mérite de son
auteur. « On croyait à ses théories à cause du
caractère et de la vertu d'Eudoxe, plutôt que par
leur vérité propre. Il passait pour un personnage
d'une éminente sagesse, et il semblait soutenir
ses opinions, non pas comme un ami du plaisir,
mais parce qu'il était sincèrement convaincu de
leur justesse. » Ethique à Nicomaque, X, 2.
Quelques critiques ont cru devoir suppo-
ser qu'il y a eu deux Eudoxe, et que l'astro-
nome n'est pas le même que le philosophe.
Cette distinction n'est justifiée par aucun texte.
Mais il ne faut pas confondre, comme plusieurs
écrivains de l'antiquité, le disciple de Platon
avec un géographe du même nom, auteur du
Ir,; uepîoôoç, ouvrage cité par beaucoup d'auteurs
et qui a dû être composé vers 255 avant J. C.
Voy. Aristote aux lieux indiqués ci-dessus ;
— Platon, Lettre XIII (apocryphe); — Diogène
Laërce, VIII, 86 ; — Cicéron, de Rcpublica, I, 14;
de Divlnatione, II, 42: — Aulu-Gelle, liv. XXII,
21. E. C.
EULER (Léonard) naquit à Baie, le 15 avril
1707. Dès sa jeunesse, il étudia sous Jacques
Bernouilli ces sciences mathématiques où l'ap-
pelait sa vocation naturelle, et qui, après avoir
occupé la plus grande partie de sa vie, devaient
lui donner ses meilleurs titres à la gloire. Appelé
tour à tour à Berlin (1741 à 1766), où il écrivit
pour la nièce du roi de Prusse, Mme la prin-
cesse d'Anhalt-Dessau, les fameuses Lettres à
une princesse d'Allemagne, puis à Saint-Péters-
bourg, où il resta jusqu'à sa mort, il consuma
dans l'étude des sciences et dans la composition
de ses nombreux ouvrages, une des plus labo-
rieuses, des plus honorables et des plus fécondes
carrières qui aient été parcourues. Le 7 sep-
tembre 1783, il cessa, dit Condorcet, de calculer
et de vivre.
Les immenses travaux, les belles découvertes
qui ont illustré le nom d'Euler dans la géomé-
trie et dans la physique, sont depuis longtemps
appréciés à leur juste valeur par les hommes
versés dans ces hautes matières. Ce ne serait pas
ici le lieu de retracer, après Condorcet, la car-
rière scientifique de ce génie, qui simplifia toutes
les méthodes, cultiva et étendit toutes les bran-
ches du calcul, et marqua, pour ainsi dire,
d'une empreinte lumineuse les objets sans
nombre où il appliqua sa pénétrante intelligence
et son inépuisable activité. Si la place de ce
grand analyste reste pourtant au-dessous de
celle des géomètres créateurs du xvne siècle, les
Descartes, les Newton, les Leibniz, elle paraît
fixée, bien glorieusement encore, par l'admira-
tion unanime des savants, entre Daniel Ber-
nouilli et d'Alembert.
La plupart des grands ouvrages d'Euler, con-
sacrés exclusivement à l'analyse mathématique,
ne nous montrent en lui que le géomètre. Les
Lettres à une princesse d'Allemagne nous révè-
lent seules le philosophe. C'est ce côté des tra-
vaux d'Euler, le seul dont l'exploration soit op-
portune ici, que nous voudrions mettre en lu-
mière.
L'époque où écrivait Euler n'était point une
époque heureuse pour la philosophie. L'Angle-
terre était toute à Locke et à Hume, c'est-à-dire
à l'empirisme et au scepticisme ; la France s'en-
chaînait à l'esprit de Voltaire, c'est-à-dire encore
à la philosophie du doute uni à celle des sens.
En Allemagne, Leibniz n'était plus ; et Kant, en-
core endormi de c e sommeil dogmatique dont le
réveilla David Hume, ne paraissait point encore.
Depuis Newton, le cartésianisme pur était décrié
DICT. PHILOS.
dans toute l'Europe. La philosophie de Leibniz,
réduite en système, mais déjà altérée et comme
desséchée sous le formalisme de Wolf, se cor-
rompait chaque jour davantage entre les mains
de disciples inintelligents, mille fois plus dan-
gereux pour elle que ses plus mortels adver-
saires.
Les Lettres à une princesse d'Allemagne nous
présentent le spectacle animé de ce temps de
crise, d'épuisement et de dissolution. Euler s'y
montre l'ennemi déclaré des ivolfiens, comme
il les appelle. Il combat avec force, avec pas-
sion, la monadologie et l'harmonie préétablie,
vastes conceptions du génie qui se rapetissent
singulièrement sous sa main et auxquelles il
n'épargne pas, au milieu des accusations les plus
injustes, des sarcasmes peu dignes d'un esprit si
grave. Du reste, Euler ne prétend pas substituer
un nouveau système à celui de Leibniz. Occupé
d'autres objets, dominé d'ailleurs par l'esprit de
son temps, il se défie des systèmes; s'il en adop-
tait un, plutôt que de suivre Leibniz il remon-
terait jusqu'à Descartes, et essayerait une sorte
de cartésianisme mitigé, où la métaphysique
des Méditations et des Principes, dégagés du
cortège décrié de la théorie des tourbillons,
viendrait se mettre en harmonie avec les progrès
nouveaux de l'observation et du calcul.
Il ne faut point demander aux Lettres à une
princesse d'Allemagne ce qu'elles ne contien-
nent pas, ce qu'Euler n'y pouvait pas et n'y
voulait pas mettre, c'est-à-dire un système en-
tier de philosophie. Mais il ne faut point croire,
non plus, que les vues philosophiques qu'on y
trouve çà et là répandues manquent absolument
d'unité. Ce qui frappe l'esprit au premier abord,
en lisant l'ouvrage d'Euler, c'est son opposition
décidée, ardente, au leibnizianisme. Or, le secret
de cette opposition est justement dans les vues
propres d'Euler sur la nature et la communica-
tion des substances, lesquelles heurtaient, en ef-
fet, de front toute la philosophie des monades.
Euler avait beaucoup médité sur la question,
si grave pour un physicien philosophe, de l'es-
sence des corps. Descartes, comme on sait, et
avec lui Malebranche et Spinoza faisaient con-
sister l'essence des corps dans la seule étendue,
comme celle des esprits dans la seule pensée; et
de même que l'appétit, le désir, l'imagination et
la volonté elles-mêmes n'étaient, aux yeux de
cette école, que des modes de la pensée, toutes
les propriétés réelles des corps se pouvaient dé-
duire de l'étendue avec une rigueur mathémati-
que.
Euler attaque avec force et réfute solidement
cette théorie de l'essence des corps. Mais, en
vérité, il n'y avait pas grande peine, ni, par
conséquent, grand mérite à démontrer, après
Leibniz, que l'étendue réduite à elle seule et
destituée de tout principe d'activité, se confond
avec l'espace géométrique et abstrait, avec le
vide, et ne saurait constituer aucun être effectif.
Euler établit donc la nécessité de reconnaître
dans les corps une nouvelle qualité essentielle,
qu'il appelle l'impénétrabilité. Mais ici il s'é-
carte beaucoup du sens profond de Leibniz.
L'impénétrabilité n'est pas pour lui une force
véritable, un principe d'activité réelle; car il va
bientôt y joindre l'inertie^ comme propriété
aussi essentielle à la matière que l'étendue et
l'impénétrabilité elles-mêmes. L'impénétrabilité
d'Euler est une sorte de propriété géométrique
et logique : c'est l'impossibilité que deux coq. s
occupent le même lieu. Pourquoi cela? Il n'y a
pas de pourquoi, suivant Euler ; c'est la nature
des choses.
Le problème de la nature des corps ainsi re-
32
KIÎLH
— 493
EUNA
solu. Euler est en possession d'un des deux ter-
mes d'un problème plus vaste, celui de l'action
réciproque des corps sur les esprits et des es-
prits sur les corps.
11 faut d'abord approfondir la nature des es-
prits. Suivant Euler, ce qui fait l'essence d'un
être spirituel, c'est la liberté. Le défaut d'éten-
due, de divisibilité, n'est qu'un caractère tout
négatif, un trait de différence. La liberté est
l'attribut positif, le trait caractéristique de l'es-
prit. Euler va jusqu'à dire que Dieu même ne
saurait dépouiller un esprit de sa liberté.
Elus qu'un corps de son étendue. De là la p
ilité et, en un sens, la nécessité du péi lié, avec
le déplorable cortège de ses suites nécessaires,
l'injustice, l'inégalité, la douleur. Mais la grâce
de Dieu règle les motifs de l'action, et partant,
l'action elle-même ; sa sagesse en prévoit, sa
puissance en détermine les suites, sa justice en
punit les écarts, sa bonté ouvre un asile invio-
lable au malheur et donne à la vertu un prix
infini.
Mais écartons cet ordre de problèmes qu'Euler
touche d'une main ferme, mais discrète, et qu'il
résout, sans les approfondir, avec le calme et la
confiance d'une piété que le doute n'effleura
jamais. Euler vient d'établir que l'essence des
esprits c'est la liberté, et, par conséquent, l'ac-
tivité ; or, l'essence des corps c'est l'inertie. Se
peut-il concevoir qu'un être inétendu agisse sur
un être étendu; un être essentiellement actif,
sur un être essentiellement inerte? Et si le fait
est incontestable, comment l'expliquer?
C'est ici, si nous ne nous trompons, qu'éclate
la faiblesse et l'insuffisance des vues de ce grand
géomètre sur un problème où la physique et le
calcul ne donnent aucune prise, ne fournissent
aucune lumière. S'il nous est permis de le dire,
le sens métaphysique a manqué à Euler, et nous
en trouvons la preuve dans la solution équivo-
que, mesquine, et au fond tout illusoire, qu'il
présente avec une sorte de confiance, du pro-
blème fondamental de la métaphysique. Euler
discute très-rapidement le système des causes
occasionnelles, et le rejette incontinent sans lui
faire l'honneur d'une réfutation approfondie. Il
se tourne ensuite contre le système de l'harmo-
nie préétablie, et, au milieu de beaucoup de
plaisanteries sans portée, et d'accusations qui pa-
raissent sans bonne foi, il dirige contre les leib-
niziens des objections d'une force et d'une soli-
dité incontestables.
Le résultat de cette controverse est tout néga-
tif. Euler rejette la théorie de Descartes et de
Malebranche et celle de Leibniz. Mais quelle est
la sienne? Et d'abord en a-t-il une?
Il est difficile de répondre à cette question.
tantôt Euler prétend que l'union de l'âme et du
c orps, et en général l'action réciproque des es-
prits sur les corps, est un mystère impénétrable,
à jamais caché à nos faibles yeux; tantôt il es-
s iye de soulever le voile, et, dans l'impuissance
de découvrir une théorie qui lui soit propre, il
a l'idée malheureuse de ressusciter la vieille
doctrine de l'influx physique.
Singulière doctrine, en vérité ! Elle consiste à
soutenir que l'âme agit physiquement sur l'âme.
Qu'est-ce a dire? le mot physiquement couvre-
l-il ici quelque profondeur? en fera-t-on sortir
quelque lumière? Non; physiquement veut dire
Lement. En somme, la théorie de l'influx
physique se réduit à dire que l'âme et le corps
agissent effectivement l'un sur l'autre. Enten-
-nous bien sur ce point Veut-on dire sim-
tent que lorsque l'âme veut mouvoir le
corps, le corps se meut en effet, et que, lors-
qu'un corps extérieur frappe nos organes, notre
âme est réellement affectée? Mais dire cela,
c'est poser la question, ce n'est pas la rés<i
Le fait de l'influence de l'âme sur le corps et du
corps sur l'âme n'est pas contesté; c'est le i
ment du fait qu'il s'agit d'expliquer. Malebran-
che, Leibniz et tous les philosophes sont par-
aient d'accord sur le lait lui-même • ils in-
diffèrent que sur le comment. C'est dans ce
comment qu'un métaphysicien eût mis toute la
question.
Or, le système de l'influx physique ne pro-
pose aucune explication intelligible du comment
de la communrcation des substances. C'est donc
un système vraiment dérisoire, et, avec tout le
respect qu'on doit au génie mathématique d'Eu-
ler, on peut dire que cette résurrection qu'il a
essayée d'un système à peine digne de ce nom,
consiste au fond à résoudre le problème sans
l'apercevoir, et à couvrir son aveuglement ou
son ignorance du grand mot d'influx physique.
Quand on est si sévère pour les conceptions de
Descartes et de Leibniz, on devrait avoir la main
plus heureuse.
Nous retrouvons dans cette faible et impar-
faite théorie, comme partout ailleurs, le carac-
tère un peu étroit des vues philosophiques d'Eu-
ler. On ne saurait lui refuser sans injustice une
rare pénétration associée à un admirable bon
sens, une certaine fécondité d'aperçus ingénieux,
et surtout une netteté de conception incompara-
ble. Mais, au total, Euler a été peut-être un es-
prit plus ferme qu'étendu, plus ingénieux que
profond, et il semble que la nature, qui le doua
si richement comme géomètre, lui avait refusé
le génie du métaphysicien. Les Lettres à une
princesse d'Allemagne, écrites en français, ont
été publiées pour la première fois à Saint-Pé-
tersbourg, 3 vol. in-8, 17G8. Plusieurs éditions
en ont été données à Paris, par Condorcet, 1787-
1789; par Labey, 1812; par M. A. Cournot,1842,
2 vol. in-8 ; par M. E. Saisset, 1859, 2 vol. in-12.
Les deux dernières contiennent des notes, l'É-
loge d'Euler par Condorcet ; la dernière enfin
est précédée dune intéressante introduction.
Em. S.
EUNAPE, né à Sardes, en Lydie, dans le
ive siècle de l'ère chrétienne, eut pour premier
maître Chrysanthe, son compatriote et son pa-
rent, qui lui inspira, avec le goût de la littéra-
ture et de la philosophie, un zèle ardent pour le
polythéisme. A l'âge de seize ans, il alla à
Athènes suivre les leçons du sophiste Proœre-
sius, dont l'école était fréquentée par toute la
jeunesse païenne de la Grèce et de l'Asie. Ses
parents le rappelèrent en Lydie après une ab-
sence de cinq années, et il passa le reste de ses
jours dans sa patrie. Il possédait d'assez gran-
des connaissances en médecine, et peut-être
exerça-t-il la profession de médecin ; car il ra-
conte qu'il pratiqua une opération à Chrysanthe,
à défaut du célèbre Oribaze, qui se faisait trop
attendre. Eunape avait composé des annales po-
litiques en quatorze livres, qui s'étendaient de-
puis le règne de Claude II jusqu'à celui d'Hono-
rius et d'Arcadius. On ne possède que des frag-
ments de cette histoire, écrite, au témoignage
de Pholius, avec peu de mesure ; mais le temps
a épargné un autie ouvrage d'Eunape, qui n'est
pas sans importance pour la philosophie: nous
roulons parler de ses Vies des sophistes et des
philosophes, dont M. Boissonade a donné, en
1822, une dernière et savante édition, accompa-
gnée de notes de Wyttenbach (2 vol. in-8, Am-
sterdam). Cet ouvrage, que l'auteur entreprit par
le conseil de Chrysanthe, est l'histoire, non-
seulement des philosophes, mais des rhéteurs,
des médecins et de la plupart de ceux qui s'é-
EURY
— 499
EUSÈ
taient fait un nom dans les sciences ou dans les
lettres, depuis le commencement du 111e jusqu'à
la fin du ive siècle de l'ère chrétienne. Eunape
nous fait passer en revue vingt-trois personna-
ges, tous plus ou moins célèbres de leur temps,
la plupart oubliés de nos jours : Plotin, Por-
phyre, Jamblique, iEdésius, Maxime, Priscus,
Julien, Proœresius, Epiphonius, Diophante, So-
polis, ïmerius, Parnasius, Libanius, Acacius,
Nymphidianus, Zenon, Magnus, Oribaze, Ionicus,
Chrysanthe, Epigonus, Beronicianus. Eunape ne
mesure pas l'étendue de ses biographies à l'im-
portance des personnages qui en sont l'objet; il
n'accorde guère plus d'une page à Plotin : il est
moins sobre de détails à l'égard de Porphyre et
de Jamblique ; mais il réserve ses récits les
plus étendus pour les philosophes et les rhé-
teurs dont il a été le contemporain ou le disci-
ple, tels que Chrysanthe et Proaeresius. Tous ses
récits, du reste, portent l'empreinte des pas-
sions et des préjugés de son temps et de son
école. Il est superstitieux comme on l'était alors
à Alexandrie, et il pousse jusqu'au fanatisme son
attachement pour la religion païenne. Eunape
n'est donc'pas un écrivain à l'impartialité ni au
jugement duquel on puisse toujours se fier; ce-
pendant, malgré ses défauts, ou plutôt à cause
de ses défauts mêmes, son ouvrage reste un des
monuments les plus curieux d'une époque mal
connue, dont il représente assez fidèlement les
grandeurs et les misères.
Outre l'excellente édition de M. Boissonade,
on peut consulter sur Eunape et les Vies des
philosophes, une notice de M. Cousin dans ses
Fragments de philosophie ancienne. C. J.
EUPHANTE d'Olynthe, philosophe de l'école
de Mégare, disciple d'Eubulide, auteur de plu-
sieurs écrits qui sont complètement perdus (Dio-
gène Laërce, liv. II, ch. ex). X.
EUPHRANOR de Séleucie, philosophe scep-
tique, mentionné par Diogène Laërce (liv. IX,
ch. cxv) comme postérieur à Timon et antérieur
à yEnésidènie.
EUPHRATES d'Alexandrie, surnommé le
Syrien parce qu'il passa une partie de sa vie en
Syrie, était un philosophe stoïcien qui florissait
a la fin du r" et au commencement du 11e siècle
de l'ère chrétienne. Il fut l'ami de Pline le
Jeune, qui, dans une de ses lettres (la 10ddu
liv. Ier), en fait le plus pompeux éloge. Il fut
aussi lié avec Dion Chrysostome et Apollonius de
Tyane ; mais il ne conserva pas toujours avec ce
dernier les mêmes rapports. Apollonius, et après
lui Philostrate, en tirèrent vengeance en cher-
chant autant que possible à le noircir. Après
avoir joui de l'amitié de l'empereur Adrien, Eu-
phrates, parvenu à un âge avancé et souffrant
d'une maladie incurable, demanda à ce prince
la permission de se tuer, ce qu'il fit, comme l'y
autorisaient les principes de son école. Indépen-
damment de la lettre de Pline, on peut consul-
ter, sur ce philosophe, Philostrate, Vita Apol-
lonu, hb. VIII, c. vu, sect. 3 : et Arrien, Dissert,
epiclet., lib. IV, c. vni. X.
EURYTUS, philosophe pythagoricien, né à
Tarente ou à Crotone. On ne peut dire avec cer-
titude s'il fut le disciple de Pythagore lui-
même ou de Philolaùs; Jamblique, qui ne se
lait pas scrupule de se contredire, commence
par le ranger « parmi ces très-anciens pythago-
riciens contemporains de Pythagore, et qui, jeu-
Pf/. encore, l'entendirent dans sa vieillesse »
1 n d*, f'Jlhagore, 104). Mais ailleurs il l'ap-
pelle leleve de Philolaùs {ibid., 139). Cette der-
nière assertion est la plus vraisemblable. En ef-
îet Aristoxene avait connu les disciples d'Eurytus,
u les donne pour les derniers représentants du I
pythagonsme; ils devaient vivre vers le milieu
du ive siècle avant J. C, et il n'est pas possible
que leur maître ait été directement à l'école de
Pythagore. Diogène et Apulée le nomment parmi
les pythagoriciens que Platon fréquenta dans la
Grande-Grèce. 11 est plus certain que la plupait
de ses disciples, tels que Ochécrate, Xénophile
Diodes, etc., les derniers pythagoriciens, appar-
tenaient a la Grèce propre: ce qui permet de
conjecturer qu'Eurytus a dû passer une partie
de sa vie hors de l'Italie. II devait avoir une
certaine autorité dans l'école. Aristote, dans un
passage trop bref de sa Métaphysique (liv. XIV,
ch. v), nous apprend qu'il avait, au moins sur des
points secondaires, une doctrine propre, et qu'il
avait inventé une explication de la manière
dont les nombres sont cause de l'existence et des
substances. 11 ne reste rien de lui. On trouve
bien dans Stobée {Eclog., I, xx) un fragment
extrait suivant le titre du livre d'Eurysus sur la
fortune. Ce sont quelques lignes en langage do-
rien, qui n'auraient d'ailleurs que peu d'intérêt;
mais il n'y a au:une raison pour confondre cet
Eurysus avec le disciple de Philolaùs. On peut
en dire autant de quelques lignes conservées par
saint Clément [Stromala, V, 559). Ces passages
sont d'une origine douteuse. Voy., outre les tex-
tes indiqués ci-dessus, Diogène Laërce, III, 6,
et VIII, 46; Théophraste, Métaphysique, Cil,
p. 312 de l'édition de Brandis; Jamblique, Vie
de Pythagore, 148, 266/267.
EUSÈBE, surnommé PamphiU. du nom de
son maître, naquit en Palestine vers l'année 268 :
il lut ordonné prêtre à Césarée, où il établit une
école, et devint évêque de cette ville. Il mourut
vers 338. Il avait assisté au concile de Nicée en
325, à ceux d'Antioche et de Tyr, à l'assemblée
d'évêques qui se tint à Jérusalem, lors de la dé-
dicace de l'église. Il fut accusé.' avec quelque
vraisemblance, de n'être pas défavorable aux
sentiments d'Arius, n'acceptant le mot consub-
stanticl que dans un sens peu orthodoxe. On
cite des paroles, extraites du troisième livre de
sa Théologie ecclésiastique, qui prouvent qu'il
ne regardait pas le Saint-Esprit comme Dieu.
Dans une lettre de saint Euphration, évêque, al-
léguée par saint Athanase qui était, il est vrai,
son ennemi, il sembla affirmer la même chose
de Jésus-Christ. Après avoir lu la lettre qu'il
écrivait aux fidèles de son diocèse, à la conclu-
sion du concile de Nicée, et les explications
qu il donne sur le mot consubstantiel. nous no
pouvons partager l'opinion favorable' di' quel-
ques savants modernes, et nous regardons
comme très-difficile de le justifier complètement
d'arianisme.
D'après la vaste érudition d'Eusèbe. il est cer-
tain qu'il n'était point étranger à la connais-
sance des anciens philosophes ; mais le peu de
critique dont il fait preuve dans l'appréciation
des idées et l'interprétation des témoignages,
autorise à croire qu'il n'eut qu'une connaissance
superficielle des divers systèmes philosophiques.
On doit donc s'attendre à ne recueillir de ses
nombreux écrits aucune pensée originale, rien
qui se rattache, par une étude attentive, aux
traditions de quelques-unes des écoles qui se
vouèrent dans l'antiquité à l'examen des grands
problèmes de la philosophie. Eusèbe eut toujours
pour but de faire servir au triomphe de la foi
son érudition philosophique, et, quelque louable
que puisse être ce désir, il dut l'entraîner trop
souvent à ne voir que l'intérêt de la cause qu'il
avait embrassée. C'est ainsi que, partisan de la
philosophie de Platon, qu'il ne connut toutefois
qu'imparfaitement, il en vit la source dans les
écrits de Moïse, dont les livres, selon lui, au-
EUSÊ
— bOO —
EU TU
raient éclairé le philosophe grec d'une lumière
surnaturelle. 11 est, par là, facile de présumer
qu'Eusèbe ne croyait pas la raison, livrée à cllc-
méme, capable de s'élever à la connaissance de
Dieu, de lame et de notre destinée morale. Il
sérail cependant bien facile de retrouver dans
les écrits des philosophes anciens tout ce qu'il y
a de philosophie dans Eusèbe. tandis que la cri-
tique la plus minutieuse aurait bien de la peine
à découvrir, dans les livres de Moïse, l'ensemble
et les détails de la philosophie de l'antiquité.
Eusèbe, sans porter l'opposition entre la raison
et la foi jusqu'à l'antagonisme admis par quel-
ques écoles modernes, n'en est pas moins de
ceux qui ont dirigé dans cet esprit l'enseigne-
ment religieux. La réputation dont jouissent en-
core la Préparation et la Démonstration évan-
gélique n'esl point étrangère à ces opinions. Ce-
pendant, l'Église étant encore au m" siècle
occupée, au milieu des disputes, à définir ses
dogmes, la discussion était libre et ardente ; et
Eusèbe, qui, au concile de Nicée; s'était servi
du raisonnement avec tant d'indépendance, ne
pouvait entièrement oublier les droits de la pen-
sée. Quoi qu'il en soit, la préférence qu'il donne,
sur les investigations de la raison, aux passa-
ges de l'Écriture, qu'il n'interprète pas toujours
d'une manière satisfaisante, et le besoin de rap-
porter à une origine révélée les idées les plus
élevées, ont dominé sa théologie, et contribué à
préparer, entre la philosophie et la religion,
une scission qui s'est fortifiée avec le temps.
Des ouvrages qui nous restent d'Eusèbe de
Césarée, ceux dans lesquels se trouvent éparses
les doctrines, ou, pour parler plus exactement,
les réminiscences philosophiques de ce Père, sont :
la Préparation et la Démonstration évangélique,
le livre contre Hiéroclès, le livre contre les Phi-
losophes. Ce dernier opuscule a pour but de ré-
futer quelques erreurs imputées à la philosophie
péripatéticienne et à celle des stoïciens. Par une
singulière destinée, Aristote, qui allait pendant
le moyen âge partager en quelque sorte l'infail-
libilité attribuée aux décisions de l'Églisej est
ici sacrifié à Platon par un Père du me siècle.
La réfutation des erreurs de ces deux écoles n'est
pas, comme on pourrait le croire, empruntée aux
saintes Écritures. Elle est puisée dans les écrits
de Platon, de Plotin, de Porphyre ; la théorie des
idées y est hautement défendue. Ce livre, où la
science païenne est réfutée par la science païenne
elle-même, se termine par l'éloge de Socrate et
de sa philosophie. Le livre contre Hiéroclès a
pour but de réduire au silence les blasphèmes
de ce philosophe, qui plaçait Apollonius de Tyane
au-dessus de Jésus-Christ. Dans cette comparaison
entre les miracles et les dons prophétiques de
l'un et de l'autre, la critique historique devait
occuper plus de place que la philosophie. C'est
surtout dans les quatorze livres de la Préparation
évangélique que se trouvent épars les passages
où Eusèbe s'est expliqué sur divers sujets de
philosophie : Dieu, son unité, son ineffabilité,
sur le Verbe et sa génération éternelle. Tous ces
points sont traités à l'aide de la science antique
et de la philosophie platonicienne. Dans le sixième
livre, Eusèbe a donné quelque développement
à son opinion sur le libre arbitre, qu'il co-
ordonne avec la prescience divine. Il défend
le libre arbitre dans toute sa plénitude contre le
fatum de la religion païenne, et, aux raisons
qu'il allègue lui-même, il joint les témoignages
de l'antiquité grecque en rappelant l'autorité des
philosophes sur cette question. A l'indépendance
avec laquelle il défend la cause de la liberté, de
la moralité et du devoir, on s'aperçoit que Pelage
n'avait point encore agité les esprits, et provoqué
les décisions do l'Église sur la doctrine de la
grâce.
M lis, dans tous ces fragments, on no trouve
point d'originalité. On peut indiquer, dans les
divers monuments de la intique, la
source de chaque doctrine, de chaque peu
sans toutefois assigner à Eusèbe sa place dans
une école déterminée de philosophie. S'il est de
l'école platonicienne plus que de toute autre, il est
■ i • iit avant tout chrétien, et le rôle de la
philosophie est subalterne dans l'usage qu'il en
fait pour défendre sa foi. Les nombreuses citations
répandues dans les ouvrages d'Eusèbe, et dont
quelques-unes sont les seules traces qui nous
restent de livres irrévocablement perdus, ne sont
point sans intérêt pour l'histoire de la philo-
sophie; mais une critique éclairée peut rarement
accepter les jugements qui les accompagnent.
Il n'y a point en grec d'édition complète des
ouvrages de ce Père. La plupart sont imprimés
séparément. La Préparation et la Démonstration
évangélique ont été publiées par Fr. Vigier,
Paris. 1(328. 2 vol. in-f°, grec-latin. Pour plus de
détails bibliographiques, on pourra consulter :
V Histoire générale des auteurs sacrés et ecclé-
siastiques de dom Remy Cellier, t. IV, p. 436 et
suiv., et Ellies Dupin, Bibliothèque des auteurs
ecclésiastiques, t. II. H. B.
eusèbe de My.ndos, philosophe néo-platoni-
cien, qui florissait pendant le ivc siècle de l'ère
chrétienne. 11 était disciple d'^Edésius, et n'a
pas d'autre titre à la considération de la postérité,
que d'avoir repoussé les rêveries de la magie et
de la théurgie, qui exerçaient alors une si grande
influence sur son école, et d'avoir attiré sur lui,
en résistant à la contagion, la colère de l'empe-
reur Julien. Voy. Eunape, Vies des sophistes. X.
EUSTATHIUS de Cappadoce, philosophe néo-
platonicien, qui florissait vers la fin du ive siècle
de l'ère chrétienne. Disciple de Jamblique, il
entra complètement dans l'esprit de son maître
et substitua à la spéculation philosophique les
chimères de la théurgie et de la démonologie.
L'exaltation qui l'animait se communiqua à sa
femme Sosipatra et à son fils Antonin. Eustathius
fut le successeur dTEdésius à la tête de l'école
que celui-ci avait fondée en Cappadoce. Voy. Eu-
nape, Vies des sophistes. X.
EUSTRATIUS, évêque métropolitain de Nicée,
vivait vers le milieu du xne siècle et s'est fait une
certaine réputation comme philosophe péripatéti-
cien. Cependant il est plus que douteux qu'il soit
réellement l'auteur du commentaire qui nous est
parvenu sous son nom sur Y Éthique d'Aristote
(Eustratii commenlaria in Ethicam Aristotelis,
grœce, in-f°, Venise, 1536). Plusieurs fragments
de ce commentaire sont visiblement empruntés
d'ailleurs. X.
EUTHYDÉME de Chios, célèbre sophiste, qui
a donné son nom à un des plus spirituels dialo-
gues de Platon, où il est mis en scène avec son
frère Dionysodore. Euthydème était le plus jeune
et, à ce qu'il paraît par le choix que Platon a fait
de son nom, le plus célèbre des deux. Schleier-
macher, dans sa traduction allemande des oeuvres
de Platon (II" partie, 1. 1, Introduction à PEuthy-
dème), a dépensé beaucoup d'esprit et d'érudi-
tion pour démontrer que, sous ces deux noms,
Platon a essayé de rendre ridicules les doctrines
d'Antisthène et de l'école mégarique, qu'il n'osait
pas attaquer ouvertement. Sans nier les ressem-
blances qui peuvent exister entre les misérables
arguties placées dans la bouche des deux sophistes
de Chios et quelques-uns des arguments par
lesquels les disciples d'Euclide cherchaient à
mettre en doute toute existence relative et con-
tingente, il est difficile de se rendre à l'opinion
EVHÉ
— 501
EVHÉ
de Schleiermacher. Il est plus probable qu'Eu-
thydème et Dionysodore ont été peints d'après
nature, que le dialogue où ils jouent le principal
rôle fait suite au Gorgias et aux Sophistes, car
nous retrouvons dans Aristote, sous le nom des
sophistes en général ou sous le nom particulier
d'Euthydème, la plupart des subtilités dont Platon
se moque avec une verve si comique et un entrain
irrésistible. X.
EUXÈNE d'Héraclée, philosophe pythagori-
cien, mais de la nouvelle école pythagoricienne,
florissait aux environs du premier siècle de l'ère
chrétienne. Il n'a aucune célébrité par lui-même,
mais il a été l'un des maîtres d'Apollonius de
Tyane (Philostrate , Vie d'Apollonius, liv. I,
en. vu). X.
EVHÉMÈRE. On appelle evhémérisme cette
doctrine sur l'origine des religions qui con-
sidère les dieux comme des hommes supérieurs,
divinisés par la crainte ou l'admiration de leurs
semblables. L'écrivain qui a donné son nom à
cette théorie nous est mal connu et son ouvrage
est perdu.
Suivant quelques auteurs, il serait né en Si-
cile, à Agrigente ou à Messine; la plupart et les
plus dignes de foi lui assignent pour patrie Mes-
sène en Laconie. Diodore de Sicile (fragm. du
liv. VI) le donne pour contemporain du roi de
Macédoine, C:issandre (311-298 av. J. C), qui
l'honorait et lui confia plusieurs missions poli-
tiques. Ainsi aurait été offerte à Evhémère l'oc-
casion de parcourir la mer, où il devait plus tard
placer le séjour des héros de son Histoire sacrée.
Cet ouvrage, le seul qu"Evhémère paraisse
avoir composé, et la doctrine qui s'y trouvait ne
nous sont guère connus que par les appréciations,
passionnées en sens contraires, des apologistes
païens et des apologistes chrétiens. On comprend
au reste que les païens aient mis à la faire dis-
paraître le même zèle qui, au xve siècle de
notre ère, porta Gennadius à étouffer la ten-
tative plus étrange d'une résurrection du paga-
nisme par Gémiste Pléthon. A défaut de fou-
vrage original, on est réduit, pour avoir une
idée de la théorie qu"il contenait, à joindre aux
citations et aux allusions des auteurs grecs,
païens ou chrétiens, les fragments de la tra-
duction qu'en avait donnée Ennius.
Nous allons donner l'analyse des plus impor-
tants de ces textes :
VHistoirc sacrée d'Evhémère renfermait au
moins trois livres (Athénée, liv. XIV). — Evhé-
mère y avait recueilli, dit Lactance {Institutions
divines, liv. I, ch. xi), les actions de Jupiter et
des autres personnages qui \ assent pour des
dieux; il avait rétabli leur histoire d'après des
inscriptions qui se trouvaient dans des temples
très-anciens, et surtout dans le temple de Ju-
piter Triphylien. — Sextus Empiricus dit, dans
un passage qu'on a pu considérer comme la cita-
tion du début même d'Evhémère, que ces in-
scriptions remontaient à l'époque où les hommes
vivaient dans le désordre et la confusion. Alors,
ajoute-t-il, ceux qui surpassaient les autres en
force et en habileté les obligèrent à se sou-
mettre à leurs volontés ; puis, aspirant plus haut,
ils se prétendirent doués de facultés surna-
turelles, et plusieurs hommes les prirent pour
objet de leur culte {Adv. Mathem., lib. VIII). —
Evhémère voulait, dit Arnobe {Adv. Génies,
lib. 1V); démontrer que tous ceux qu'on ap-
pelait dieux n'étaient que des hommes. — De là
ce soin jaloux avec lequel il indiquait le lieu de
la naissance et celui de la mort des dieux, comp-
tant soigneusement leurs tombeaux, et les con-
sidérant comme des hommes dont les intentions
ont été utiles au genre humain (Minutius Félix,
Oclavius). Quant aux fragments de la traduction
d'Ennius, ils sont peu nombreux et presque tous
fort courts; ils semblent se rapporter au premier
livre, puisqu'ils concernent l'histoire d'Uranus,
de Saturne et de Jupiter, considérés comme rois
et conquérants.
Ces témoignages, fortifiés de ceux de Polybe,
de Cicéron, de Plutarque, d'Eusèbe et de saint
Augustin, montrent clairement l'esprit dans
lequel l'Histoire sacrée avait été composée, c'est-
à-dire l'intention de réduire à des proportions
humaines les personnages dont le paganisme avait
fait des dieux; l'auteur voulait, suivant l'expres-
sion de saint Augustin, remplacer les bavar-
dages de la mythologie par un récit purement
historique {de Civitate Dei, lib. VI, c. vu).
Evhémère prétendait avoir retrouvé ces bio-
graphies authentiques de Jupiter, de Junon "et
des principaux dieux de la Grèce dans des textes
gravés sur les monuments de l'île de Panchaea,
dont ces prétendus dieux auraient été les an-
ciens rois. Diodore de Sicile a inséré dans son
cinquième livre la description de cette île ; les
curiosités naturelles de ce pays merveilleux, le
caractère des habitants, leur religion, leurs lois
y sont décrits assez longuement, d'après l'His-
toire sacrée.
Faut-il, avec Isaac Vossius, croire à la sincérité
de ce récit? Peut-on, à l'exemple de Fourmont,
s'appuyer sur l'autorité d'un vers de Virgile :
Totaque thuriferis Panchaia pinguis arenis,
pour admettre l'existence de ce séjour enchanté?
Diodore n'ose pas se faire garant de la des-
cription qu'il en donne. Son existence a été niée
par Callimaque, contemporain d'Evhémère, et
par les plus éminents géographes de l'antiquité,
Ératosthène, Ptolémée, Strabon, Etienne de
Byzance. Il est donc raisonnable de reléguer
l'île de Panchsea dans le monde de la fantaisie
avec l'Atlantide de Platon, l'Utopie de Thomas
Morus, l'Eldorado de Martinez. Les défenseurs
du paganisme ont à dessein confondu les fables
géographiques d'Evhémère avec sa méthode d'in-
terprétation historique dans une même accu-
sation d'imposture. Mais n'est-il pas facile de
distinguer deux choses aussi différentes, et ne
peut-on reconnaître à la fois la justesse de la
pensée philosophique, et l'invraisemblance des
fables qui ont dû servir à l'exposer et à en ré-
pandre l'intelligence? Cette manière de voir est
confirmée par ce fait, que les auteurs qui ont
parlé d'Evhémère sans partialité l'ont rangé
parmi les philosophes et non parmi les his-
toriens.
La tâche que s'était imposée Evhémère était
rendue facile par le caractère anthropomorphique
des mythes de la religion grecque, ou l'on
trouve partout impliquée l'idée d'une commu-
nauté fondamentale d'origine entre les dieux et
les hommes : la parenté qui unissait de simples
mortels et des dieux, l'existence des héros, qui
participaient de l'homme et de la divinité, l'a-
pothéose des hommes, témoignent assez de cette
croyance. Evhémère n'a fait que tirer de ce fait
très-général des conséquences illégitimes aux
yeux de la critique religieuse de notre temps.
Mais sa tentative peut être rattachée aux efforts
tentés par la philosophie grecque depuis son ori-
gine pour combattre la religion traditionnelle
et ses formes matérialistes. D'autres, comme
Socrate, avaient cherché à y substituer une idée
plus pure et plus élevée de la divinité. Evhé-
mère semble, comme Épicure, son contem-
porain, avoir songé seulement à renverser les
vieilles idoles, en laissant à d'autres le soin de
les remplacer. Ainsi s'explique le double ca-
i:\iii:
— 502 —
i ; vin
raofl image, sincère dans la pensée,
ci mensonger dans les détails. Evhémère a'a pas
songé a construire an monument historique
les débris de la mythologie; la min
l'antique édifice suffisail à son ambition. 11 a
voulu intéresser les imaginations curieuses à la
cause de la philosophie par le tableau épisi d
de merveilles lointaines, c'est à l'entrée di
mer du Sud. presque inconnue aux anciens,
3u'il plaee l'île de Panchœa, dans le voisinage
'■ l'Inde, celte terre de prodiges dont l'expé-
dition trop rapide d'Alexandre n'avait pu dis
la renommée fabuleuse. Evhémère donnait un
caractère de vraisemblance à ce récit in
naire, en y rattachant le fail réel delà mission
qui lui avait été confiée par Cassandre. el quel-
ques-unes des traditions historiques qui s'étaient
sans doute perpétuées en Grèce à côté de la tra-
dition religieuse qui en était sortie.
Que le mythe n'ait été souvent pour les Grecs
qu'un moyen commode et agréable d'ex]
leurs idées morales et cosniogoniques, ainsi que
l'a remarqué Strabon (liv. 1); cela 'est incon-
testable, mais le sens des premiers mythes s'é-
tait vite perdu, la plupart des esprits ètani trop
grossiers pour le discerner sous la forme sym-
bolique. D'autre part, les intelligences les plus
cultivées étaient préparées au doute par l'ensei-
gnement des sophistes et des philosophes. Aussi
est-il permis de croire que le système d'inter-
prétation proposé par Evhémère exerça sur l'o-
pinion de ses contemporains une influence ri
influence qui se prolongea même après sa mort.
Chez les Romains eux-mêmes, Evhémère fit
école (Cicéron, de Natiira Deorum, I). Il dut
naturellement paraître un redoutable ennemi
aux défenseurs tardifs du paganisme. Ainsi
s'expliquent et les expressions méprisantes de
Plutarque et l'accusation d'athéisme portée
contre lui par Sextus Empiricus, Élien, Cicéron
{idem) j tandis que, d'autre part, Evhémère a eu
pour apologistes la plupart des soutiens de l'É-
glise naissante, Clément d'Alexandrie, Arnobe,
Lactance, Eusèbe, saint Augustin; tous affirment
que son seul crime est d'avoir pénétré plus avant
que les autres dans les mystères de l'idolâtrie,
et qu'il a fallu identifier les dieux de l'Olympe
avec la vraie Divinité, confondre volontairement
le sentiment religieux et la religion païenne,
pour taxer Evhémère d'athéisme.
Par une de ces fatalités dont il y a beaucoup
d'exemples dans l'histoire des idées humaines,
l'evhémérisme a fait fortune à travers les con-
tradictions et les attaques, tandis qu'Evhémère
est resté presque inconnu, ou même n'a passé,
aux yeux de quelques-uns, que pour le tardif
interprète d'une opinion déjà reçue dans le cou-
rant des croyances générales. Il semble cependant,
par la vivacité des attaques dont il a été pour-
suivi, et d'après quelques mots de Diodore de
Sicile (fragm. du livre VI), qu'Evhémère soit le
véritable inventeur de la méthode d'interpré-
tation des mythes qui porte son nom. Tout au
plus pourrait-on trouver quelques idées ana-
logues dans les fragments de l'historien Épbore,
qui lui est quelque peu antérieur.
On trouvera les éléments d'un travail sur
Evhémère dans les textes cités plus haut. Les
fragments de la traduction d'Ennius ont été re-
cueillis avec soin par Columna (édition d'Hes-
selius). La question de l'evhémérisme a été
traitée par Sévin, Fourmont, Foucher, et surtout
par Fréret, dans les anciens Mémoires de l'Aca-
démie des inscriptions, vol. VIII, XV, XXXIV et
XXXV, et plus récemment, mais ave- moins de
précision et de critique, par M. Gerlach [Hislo-
rische Studicn, in-8, Hambourg, 1841). E. E.
évidence. H plus naturel à l'in-
telligence de croire à la vérité que de se de-
mander compte de ses croyances, el la fol en
ence la plus b.\ ujoun sur
quelque raison cachée. L'homme le moins habi-
tué à réfléchir cherche parfois cette raison à pro-
une vérité particulière] mais la plupart ne
poussent pas cette enquête jusqu'au bout;
philosophes seuls l'entreprennent sur la \
tout entière : il ne leur suffit pas de constater
3ue quelques anneaux de la chaîne sont soli-
ement ajm
ichée, et ce n'est pas sans inquiétude qu'ils
çoivent qu'elle Bemble flotter dans le i
A l'extrémité, les preuves manquent, et on est
en présence de faits ou de principes qui ne se
rattachent à rien. Aussi beaucoup d'entre eux
en ont conçu une sorte d'épouvante qui les a jetés
dans le scepticisme, ou tout au moins leur a
une grande défiance d< ience
nie qui ne peut fournir ses titres définitifs.
Heureusement les plus nombreux et les plus
considérables ne se révoltent pas contre une im-
possibilité qui a elle-même sa raison et qui est
parfaitement intelligible. La puissance de l'es-
prit, suivant eux. n éclate jamais plus que dans
ces actes où sans détour et sans circuit il atteint
directement la vérité; et ce que d'autres appel-
lent l'impuissance de notre nature ils le nom-
ment l'évidence de l'objet. L'esprit, en effet, s'ar-
rête à certaines limites, non pas parce qu'il n'a
pas de forces pour aller plus loin, mais parce qu'il
touche les derniers principes de la réalité: et
s'il faisait effort pour les dépasser il se confon-
drait lui-même dans la plus monstrueuse con-
tradiction. Ce qui lui est interdit après tout,
c'est de devenir absurde; et quelle plus grande
absurdité que de prétendre tout démontrer, et
de nier en même temps les conditions de toute
démonstration? Il est inutile de commenter une
fois de plus le mot d'Aristote, à/àyy.r, <TTTjvai ; il
est oiseux de s'évertuer à établir la légitimité
de l'évidence, et de donner aux sceptiques la sa-
tisfaction d'enfermer la raison dans un cercle.
Ceux qui nient l'évidence, outre qu'ils ne peu-
vent être convaincus par raison démonstrative,
font peut-être moins de mal à la science que
ceux qui l'invoquent à tout propos et hors de
propos; il faut à la fois la reconnaître et la
borner, marquer quelles sont les vérités dont on
ne peut donner aucune preuve, et réduire autant
que possible le nombre de ces principes qu'on
soustrait à la discussion.
Il serait bon pour ne pas s'égarer dans cette
recherche de fixer le sens de ce mol si souvent
répété, l'évidence. Malheureusement les philo-
sophes qui en traitent s'accordent à le trouver
indéfinissable; ils en donnent ce motif qui a
fini .par devenir un lien commun dont on abuse,
mais qui ne manque pas ici d'à-propos : l'évi-
dence est ce qu'il y a de plus simple et de plus
clair, et par conséquent il est impossible et inu-
tile de la définir. Ils se rejettent sur des compa-
raisons naturellement empruntées à la lumière,
qui se manifeste elle-même, en nous découvrant
les choses qu'elle éclaire. Il ne semble pourtant
pas défendu d'en parler avec un peu plus de
netteté. Il suffit pour cela de la considérer dans
l'acte même de connaître dont elle est le carac-
tère. On dit d'une affirmation qu'elle est évidente,
quand on n'en peut demander ni indiquer la rai-
son. Ce n'est pas à dire qu'elle n'en ait pas : car
l'intelligence ne peut croire sans raison, ce qui
reviendrait à être déraisonnable; mais cette rai-
son se trouve dans l'affirmation même, elle y
est pour ainsi dire incorporée, et si on essayait
de l'exprimer, on répéterait, peut-être en d'au-
ÉVID
503 —
ÉVID
très termes, mais on répéterait nécessairement
l'affirmation. Ce n'est donc rien préjuger que
de dire : une affirmation est évidente quand elle
implique sa propre raison. Qu'il y en ait de
telles, il le faut bien ; sinon l'esprit serait con-
damné au progrès à l'infini, et ne pouvant jamais
s'arrêter aux premières raisons de ses jugements,
il jugerait endéfinitive sans aucune raison assi-
gnable ; qu'il y en ait une ou plusieurs, c'est une
question sur laquelle on se prononcera tout à
l'heure. Il importe avant tout de dégager du
pêle-mêle des vérités celles qui se soutiennent
par elles-mêmes, et soutiennent toutes les autres;
et de fixer le minimum de ce qu'il faut croire en
dehors de la science pour que la science soit
possible. On ne devra s'arrêter que quand on
éprouvera fortement l'impossibilité de démontrer
et la nécessité de croire.
La gloire durable de Descartes c'est d'avoir
indiqué la première affirmation indubitable qui
est sûrement le type et peut-être l'origine de
toute évidence, et qui se trouve impliquée dans
toutes les autres. Il n'a pas dit du premier coup :
Dieu existe, le monde est réel ; il ne s'est pas
même arrêté à ces autres jugements qu'on lui a
reproché pour divers motifs de n'avoir pas pré-
férés : Je sens ou je veux. 11 a senti que si tout
cela est vrai c'est à la condition que la pensée le
soit, et qu'elle seule nous est immédiatement
connue et tout le reste par elle-même. Les autres
affirmations, celles de Dieu et de la nature, peu-
vent être contestées ou défendues, double preuve
qu'elles ne sont pas évidentes par elles-mêmes ;
il ne manque pas de gens d'esprit qui les ont
niées, et les plus grands génies se sont efforcés
de les démontrer. Mais l'existence de la pensée
n'a jamais été mise en question, même par les
sceptiques les plus extravagants; et le raisonneur
le plus acharné n'a jamais cherché à en faire la
conclusion d'un syllogisme. C'est donc tout au
moins le fait le plus évident, celui où l'impossi-
bilité de douter et celle de démontrer coïncident
et sont à leur maximum ; l'esprit qui les subit
n'en est pourtant pas violenté; c'est une nécessité
qui ne cesse pas d'être comprise et acceptée par
l'intelligence qui s'en rend compte; elle en
aperçoit la raison, à savoir que pour nier la
pensée, comme pour la démontrer, il faut ad-
mettre qu'elle existe. Un même cercle entoure les
sceptiques et les dogmatiques. Pourquoi ne peut-
on nier qu'on pense? parce que ce serait affir-
mer et nier la même chose en même temps,
c'est-à-dire se contredire. Et pourquoi ne peut-on
pas se contredire? Dernière question à laquelle
on répondra simplement : parce qu'on pense.
Il est donc surprenant de retrouver chez des
philosophes qui connaissent Descartes et pra-
tiquent sa méthode une théorie de l'évidence,
qui ne s'accorde guère avec ces principes. Sui-
vant eux, l'évidence est une propriété des objets,
qui tantôt se révèle à la suite d'un travail dis-
cursif de l'intelligence, tantôt est immédiatement
aperçue par la pensée; qu'elle excite à agir, et
qu'elle satisfait en lui arrachant son consente-
ment. Dans tous les cas, dit-on, elle est extérieure
à l'esprit; elle est dans les choses et par les choses.
Son effet en nous-mêmes, c'est la certitude qui
y correspond, et qui cependant en diffère comme
un état intellectuel diffère d'une qualité perçue;
l'une est une propriété de la réalité, et l'autre
une situation de l'entendement ; la première est
le signe, le critérium ou même la cause de la
seconde. Rien de plus simple que cette analyse :
l'évidence d'un côté, l'esprit de l'autre et pour
résultat la certitude. Le langage la consacre,
puisque nous disons des choses qu'elles sont évi-
dentes, et de nous-mêmes que nous en sommes
certains. Cette théorie n'est pas entièrement
fausse : elle est même exacte en ce sens qu'il n'y
a pas d'intelligence sans quelque chose d'intel-
ligible; mais elle a de graves défauts. D'abord
il faut se défier des propriétés indéfinissables, et
particulièrement de celle-ci dont on gratifie les
objets sans pouvoir la constater autrement que
par une affirmation qu'elle-même devrait servir <
à justifier. Elle est du reste singulière, cette-
propriété qui est à la fois inhérente aux objets
et seulement réelle quand elle est connue, qui
est la même pour des choses si diverses, le moi,
le monde et Dieu, et dont on peut dire, comme
Leibniz de l'espace pur, que ses sujets se la
passent l'un à l'autre. Elle ressemble un peu aux
vertus occultes, et l'évidence des objets vaut pour
expliquer la certitude tout autant que la visi-
bilité pour expliquer la vision. Si encore on se
bornait à ne rien dire, mais on avance une
erreur. Car si on a la prétention de toucher la
dernière raison de nos croyances, ce après quoi
il n'est pas nécessaire de rien admettre gratui-
tement, on se trompe. Après cet acte de foi à
l'objet il faudra un acte de foi à l'esprit, ou
plutôt le premier n'existe pas sans le second, et
l'évidence même n'est pas croyable pour qui ne
croit pas en soi-même. Pour être certain, dit
Spinoza, il faut savoir qu'on l'est. Que dire
d'ailleurs de cette intelligence réduite à la capa-
cité de recevoir l'impression de la vérité, qu'on
suppose toute faite en dehors d'elle-même, dans
la crainte de la compromettre, si l'esprit y con-
courait ? Cette symétrie qu'on établit entre l'évi-
dence d'une part et la certitude de l'autre, bien
qu'autorisée par le langage, est purement arti-
ficielle, et l'on'pourrait renverser l'ordre où on
les range. A quoi reconnaîtrais-je l'évidence de
l'objet, sinon à la certitude où je me repose, et
qui seule m'est directement perceptible? Cette
clarté qui est en moi, je l'attribue par un pen-
chant bien connu, aux objets aperçus, et l'évi-
dence de la connaissance devient celle de la
chose connue. Il est bien aisé de comprendre
que la garantie de toutes les opérations intel-
lectuelles est dans l'entendement lui-même, qui
s'apprécie et se juge, et non dans cette vertu
attribuée aux choses de certifier elles-mêmes
leur identité et la fidélité de l'idée qu'elles sus-
citent. Elles nous parlent clairement, dit-on; soit,
mais encore faut-il que nous soyons sûrs de les
entendre. Aussi quand leur langage est obscur,
ce n'est pas elles, mais nous-mêmes que nous en
accusons; s'il s'éclaircit, ce n'est pas qu'elles
aient changé, mais c'est que nous-mêmes avons
fait quelques progrès; elles ne sont pas plus
intelligibles, elles sont mieux comprises. Nous
concevons même un entendement parfait pour
lequel elles seraient toutes également évidentes,
sans qu'il eût rien ajouté à leur nature. L'obs-
curité vient de nous comme la lumière.
Il y a donc une première évidence, logiquement
antérieure à toute autre, impliquée dans toutes
les autres, c'est celle du fait même de la pensée.
C'est là une vérité qu'on ne peut nier sans l'af-
firmer; mais elle est, semble-t-il, de peu de
conséquence, et il est difficile d'en rien tirer.
Bien plus, comme elle est aperçue par la pensée
elle-même, elle devient tout à fait précaire tant
que l'autorité de cette pensée n'est pas confir-
mée. Autre chose, pourrait-on dire, est en poser
l'existence, autre chose en affirmer la véracité ;
il y a un fait évident, c'est que je pense; mais
le doute et l'erreur pourraient être de l'essence
de la pensée, et l'évidence primitive devenir
l'évidence de notre profonde incapacité à at-
teindre la vérité. On entrevoit dans quel abîme
de subtilités à peine exprimables peut nous jeter
ÊV1D
— 504 —
i:\ii)
ce Boupçon, Descartes, dit-on, ne l'a pas di
l'espèce de certitude où il s'arrête se détruit
elle même; le sceptique le pins déterminé l'ac-
rait, et si extravagant qu'on le Bappose, il
admettrait que deux choses sont également car
laines, à savoir que nous pensons et que notre
pensés ne mérite aucune confiance. Parier ainsi
c'est accorder et refuser en même temps ta même
proposition, et il suffit de rétablir les faits
réfuter cette subtilité. Quand on accepte la pen-
sée comme un l'ait indubitable, apparemment on
l.i prend pour ce qu'elle est ave- toute ses con-
ditions et tous ses éléments, autrement oïl décla-
rerait à la fois qu'elle est évidente et qu'elle est
impossible. C'est un tout concret d'une simpli-
cité effective, dont les éléments inséparabli
réalité peuvent être distingués par l'abstraction.
On v discerne d'abord Faite même, ou si ce mot
répugne, la modification intellectuelle, et ensuite
l'objet réel ou fictif, il n'importe j on reviendra
bientôt sur cette distinction. Mais il y a plus
encore : outre l'affirmation de l'objet, il y a
l'affirmation du pouvoir que nous ayons de le
connaître, non pas d'un pouvoir général, d'une
simple virtualité, que la conscience ne peut sai-
sir, mais d'une puissance réelle et actuelle.
Quelle puissance? Celle de connaître, et pour tout
dire, de connaître la vérité. Le mot de puissance
traduit même faiblement cette idée : c'est une
possession actuelle de la vérité qui est dans l'es-
sence même de tout acte intellectuel et qui est
embrassée avec lui dans une seule et même
conscience. Il faut être bien habitué aux illusions
que produit en nous la faculté d'abstraire. ] our
ne pas s'étonner qu'on ait pu sérieusement poser
cette question : l'intelligence connaît-elle la
vérité, comme si ces deux termes n'étaient pas
relatifs, comme s'ils n'étaient pas si bien liés,
qu'ils conservent ou perdent en même temps
leur signification? Le raisonneur le plus subtil
expliquerait-il ce qu'il entend par une intelligence
qui ne serait pas capable de connaître la vérité?
Une pensée réelle est vraie, ou n'est rien. Est-ce
proclamer que l'erreur est impossible? Non, c'est
en rendre raison : l'erreur n'a rien de positif,
c'est un défaut de connaissance qui nous fait
mal juger, on l'a définie une vérité incomplète ;
on pourrait dire aussi qu'elle est une ignorance
partielle, et Bossuet parle bien quand il dit :
« Le faux c'est ce qui n'est pas. » Confesser
l'existence de la pensée et en nier la légitimité
c'est répondre oui et non à la même question,
c'est dire à la fois qu'elle est et qu'elle n'est pas;
user d'elle, même pour la contester, et se fier à
elle pour lui refuser toute confiance. Connais-
sance et foi, certitude et évidence, toutes choses
confondues dans la vie intellectuelle, saisies par
une seule et même intuition, et réunies dans ce
seul mot de pensée. Concluons donc qu'il n'y a
nulle différence entre l'existence et la valeur de
l'intelligence, que ces deux affirmations sont
solidaires, également primitives, également évi-
dentes, ou plutôt qu'elles sont l'évidence même
à sa source originelle. Nos titres à la vérité re-
posent sur un simple jugement de la conscience,
sur un fait qu'elle nous atteste. Sans doute le
fait ne crée pas le droit, mais pourtant il en est
la condition. C'est un fait, à savoir notre libre
volonté, qui nous confère tous nos droits dans
la vie morale; c'est un autre fait, notre intel-
ligence, qui nous garantit la rectitude de notre
activité intellectuelle. Voit-on d'autres mots plus
favorables à notre orgueil, ou plus persuasifs
pour nos scrupules ; qu'on érige en loi cette
nécessité où nous sommes de ne pas nous con-
tredire ; et qu'on se rassure en songeant qu'elle
est essentielle à tous les esprits et que le joug
subi par nous pèse ur l'intelligence parfaite qui
l'établit et s'y soumet.
Ainsi l'existence de la pensée si celle de la
vérité c'est une seule et même chose, et \< dif-
férence des nuits ne doit p is faire illusion : il n'y
a pas de vérité sans quelque esprit i|iii l'i per-
çoive ; mais il n'y a pas davantage d'esprit suis
quelque vérité. Si l'évidence se re< l'iin-
possibilité de démontrer, et à la nécessité de
croire, nous sommes sûrs d'en posséder un
exemplaire parfait. 11 suffirait d'analyser ce ju-
gement : Je pense, pour trouver tous les carac-
tères que les logiciens attribuent à l'évidence.
Mais voici un autre problème inévitable. La pro-
position que nous plaçons avec Descartes au-des-
sus du doute et de la démonstration, est-elle
simplement un type, un modèle, capable de nous
faire reconnaître par comparaison d'autres vé-
rités tout aussi ccrtaines; tout aussi immédiates,
ou bien est-ce un vrai principe, une connaissance
assez claire pour répandre si lumière sur toutes
les autres, assez féconde pour contenir en germe
leurs immenses développements? En d'autres
termes, faut-il accorder le même crédit i d'au-
tres propositions, qui seraient alors absolument
égales à celle-ci, puisqu'il ne peut y avoir de
degré dans l'évidence proprement dite, absolu-
ment indépendantes les unes des autres, puisque
autrement elles ne seraient pas évidentes par
elles-mêmes? Ou bien est-il possible de s'en
tenir à cette seule donnée, et d'y subordonner
tant de choses qui passent pour évidentes sous
le nom de principes, ou de faits primitifs. Les
deux voies ont chacune ses dangers. Dans le pre-
mier cas, il semble difficile de conserver a la
philosophie son unité, et l'on s'expose à multi-
plier les principes sans les coordonner, puisqu'il
n'y a pas de lien possible entre des vérités qui
ne se rapportent pas à une vérité commune ;
d'ailleurs en fait on ne trouve aucune affirmation,
qu'elle ait pour origine la raison ou les sens, qui
ne suppose et n'implique déjà l'affirmation de la
pensée et de la vérité. Dans le second cas, on
risque de donner à la science un caractère pu-
rement subjectif, et, une fois enfermé dans la
pensée, de ne plus trouver aucun passage pour
atteindre ses objets, qui seraient alors réduits à
de simples conceptions de l'intelligence. Des-
caries semble avoir hésité entre ces deux partis,
mais il s'est décidé à les concilier, et il a bien
fait. Sans doute la certitude du cogito ergo sum
lui a paru l'idéal même de la certitude, et il
s'est proposé de n'accepter aucune chose pour
vraie si elle n'était conçue avec la même clarté
que cette vérité primitive. Mais il y a vu, bien
plus qu'un exemple, un principe d'où il n'a pas
désespéré de faire sortir tout un système de vé-
rités. Il nous a laissé dans les Méditations le
récit parfois pathétique de ses efforts pour trou-
ver un passage qui pût le conduire de sa pensée
à Dieu et au monde, et la question qui le trou-
blait est encore plus redoutable depuis qu'on sait
comment Berkeley, Kant et Fichte l'ont résolue.
Voilà pourquoi sans doute beaucoup de philo-
sophes de notre temps ont pris le parti de la
supprimer, tout en ayant l'air d'y répondre. Il y
a, disent-ils. une triple intuition qui atteint avec
une évidence égale, l'être sous ses trois formes,
moi, Dieu et nature; et qui résulte de l'action
immédiate de ces objets sur l'intelligence. Aussi
Descartes aurait dû mettre au même niveau,
au-dessus du doute et de la preuve, Dieu et le
monde, comme la pensée, et s'épargner la peine
qu'il s'est donnée pour démontrer l'un et l'autre,
peine perdue puisqu'on ne peut démontrer l'être.
Il est, ajoute-t-on, d'une saine méthode de réagir
contre cette manie de démonstration à outrance
ÉVID
505 —
ÉVID
qui compromet les vérités les plus assurées. —
11 n'est peut-être pas moins utile; dirons-nous,
de résister à cet appel trop répète à l'intuition,
et d'y opposer ces paroles de Maine de Biran :
« C'est le coup de désespoir du philosophe qui,
sentant qu'il ne peut remonter plus haut, et que
la chaîne des faits est prête à lui échapper, se
résout à la laisser flotter dans le vide. » A par-
ler rigoureusement, nous n'avons qu'une intui-
tion, celle du moi, la seule où l'objet et le sujet
coïncident, où l'être et la pensée ne l'ont qu'une
seule et même chose. L'enthymème prétendu de
Descartes que lui-même, malgré ses dénégations,
a souvent considéré comme un raisonnement, est
plutôt un pléonasme : c'est le type des propo-
sitions identiques, le fameux principe d'identité,
sous sa forme concrète ; il n'y a rien de plus
dans, la seconde proposition : « je suis » , que
dans la première : « je pense ». Au contraire, la
seconde est comme une forme atténuée, dégagée
par abstraction de la première qui déjà la con-
tient, et les deux réunies constituent un de ces
jugements que Kant appelle analytiques, et où
il suffit de décomposer le sujet pour trouver l'at-
tribut. Ma pensée, moi-même, mon activité, mon
existence, ma personne, toutes choses qui me
sont directement connues, d'un seul et même
coup : voilà le type de l'intuition et le type de
l'évidence. Il n'y a ici aucune distinction entre
la force qui connaît et l'objet connu, et ce mot
d'objet devient même d'une rare impropriété : il
éveille la pensée de quelque chose de différent
de nous-mêmes, que nous chercherions vaine-
ment dans cet acte de conscience, à moins qu'on
ne soutienne que le moi se dédouble, qu'il se
partage en deux êtres dont l'un regarde l'autre.
Le propre de l'intuition c'est précisément d'ex-
clure cette dualité qu'on érige en loi de la con-
naissance. Cette proposition si souvent répétée
que la connaissance est un'rapport entre un objet
et l'esprit, ne peut s'y appliquer et il n'est pas
sûr qu'elle ait un sens raisonnable. Deux termes,
plus un rapport, ce n'est pas encore assez, et il
faudra ajouter quelque nouvelle abstraction, par
exemple, une force distincte de l'un et de l'autre
terme et capable de connaître leur relation;
sinon on néglige la connaissance que l'on veut
définir. Étrange rapport où l'un des deux termes
perçoit l'autre et lui-même, et le rapport; étrange
formule aussi pour exprimer une connaissance
immédiate et une évidence primitive. Descartes
a donc fuit preuve de sagacité en essayant de
prouver qu'il n'était pas seul au monde, bien
qu'il ne connût d'une façon indubitable que sa
propre pensée; on peut estimer qu'il n'a pas
pleinement réussi; mais il lui reste le mérite
d'avoir reculé aussi loin que possible la limite
des explications, et d'avoir conçu le plan d'une
science idéale où tout découle d'une seule vé-
rité.
Est-ce à dire que, hormis nous-mêmes et notre
pensée, tout doit être et peut être démontré, et
qu'il faille tirer de cette vérité celle de l'exi-
stence de Dieu et du monde? La réponse à cette
question dépend du sens qu'on attache au mot
démonstration. Si on cherche quelque principe
d'où l'on puisse déduire l'infini ou la nature, et
qui lui-même soit une conséquence ou une expres-
sion de la vérité primitive, on n'en trouvera pas,
et rien de plus sage que cette maxime : Les
êtres ne se démontrent pas. Mais il n'en résulte
pas qu'on puisse affirmer leur existence en se
dispensant de toute explication. Les partisans
les plus résolus de l'intuition ne manquent
pas d'établir^ d'abord que nous avons l'idée de
Dieu, que c'est là un des éléments intégrants
de notre pensée, et; si pressés qu'ils soient d'en
conclure qu'il existe, ils ajoutent au moins,
comme Malebranche, cette preuve très-simple :
« parce qu'il est pensé. » Le témoignage de la
conscience est donc en dernière analyse la ga-
rantie de la raison, et l'intuition de Dieu, si l'on
persiste à se servir de ces termes, suppose l'in-
tuition du moi, sinon dans l'ordre chronologique
au moins dans l'ordre logique. Sans doute, abso-
lument parlant, Dieu est pensé parce qu'il existe ;
mais pour nous il existe parce qu'il est pensé. Il
est même, comme Descartes l'a compris, la rai-
son dernière de toute évidence, mais nous ne
nous élevons à lui que par l'évidence de notre
pensée, et cette démarche de l'esprit ne comporte
aucun sophisme : la première certitude, celle de
notre existence personnelle, n'est pas fondée sur
la seconde , celle-ci en est l'explication et non la
garantie ; elle en rend compte mais n'y ajoute
rien. Dans un autre ordre d'idées, on commence
à s'apercevoir que la perception immédiate des
corps, et l'évidence intuitive du monde extérieur,
proposées comme une réplique décisive au scep-
ticisme, se réduisent à de simples états de con-
science, interprétés par l'esprit, lui servant de
point de départ pour une série d'opérations déli-
cates, par lesquelles il arrive à se convaincre de
la réalité des corps, et à comprendre la nature
comme un système de forces distinctes de lui-
même. Si nous n'avions aucun autre moyen de
nous renseigner que l'intuition, nous croirions
au monde extérieur sur la foi d'un préjugé irré-
sistible mais sans raison ; si nous n'avions d'autre
argument à opposer à ceux qui le nient, il fau-
drait renoncer à discuter avec eux, et décréter
par exemple que le système de Berkeley est ir-
réfutable ou qu'il est insensé. Ainsi il y a une
part à faire, non pas au scepticisme, mais à l'é-
vidence. La légitimité de la connaissance ne
peut pas plus se démontrer que le fait même de
la connaissance, mais elle ne peut se nier, et elle
implique la réalité des objets, c'est-à-dire l'har-
monie, sinon l'identité de la pensée et de l'exi-
stence.
Faudra-t-il donc rejeter dans la sphère des
choses incertaines en elles-mêmes les faits qui,
dit-on, se montrent sans pouvoir se démontrer,
et les principes qui servent de fondement à toutes
les sciences et de lois à la vie morale? D'abord
les faits, si l'on entend par ce mot les données
de l'expérience, sont en dernière analyse des
états de conscience, c'est-à-dire des détermi-
nations de la pensée, évidents comme elle, au
même titre qu'elle-même. Ensuite les principes
sont des conditions essentielles de la pensée, et
par là même des conditions universelles de
l'existence; deux choses qui ne se distinguent
que par abstraction, mais qui sont insépara-
blement unies dans le fait primitif de la con-
science. Ce sont des expressions différentes de
l'impossibilité où nous sommes de nous con-
tredire, c'est-à-dire de nier notre pensée. Si l'on
donne une forme logique à cette évidence unique,
on aura l'axiome célèbre dans l'école, ùnpossi-
bile est idem esse et non esse, sans lequel aucune
affirmation n'est possible et qui, dans ce sens, est
bien le premier des principes, et la loi suprême
de la connaissance. En apparence c'est une règle
qui ne vaut que pour l'esprit, et une simple
nécessité subjective qui ne garantit pas la vérité
des choses, mais seulement la rectitude des actes
intellectuels. En réalité, c'est un principe méta-
physique, une loi qui est aussi bien celle de
l'existence que celle de la raison, qui les em-
brasse en ce qu'elles ont de commun, et réunit
en elle ces deux sortes d'évidence, si souvent
séparées dans l'école, celle de l'objet et celle de
la pensée. C'est précisément en saisissant par la
i;xim;
— 506 —
i:\i'i;
conscience l'être pensant, ce qui revient à dire
la force agissante, car la pensée est un acte, que
j'éprouve l'impossibilité de démentir mon exi-
stence. Cet axiome n'est que la formule générale
d'une intuition tout individuelle, et l'expression
logique d'une perception concrète. Dcscarlcs fait
observer qu'on n'en peut rien tirer, si l'on n'est
d'abord en possession d'une existence, mais lui-
même ajoute avec un sens profond : « La pro-
position : Je pense, donc je suis, n'est pas le
résultat de cet axiome; elle en est au contraire
le fondement. » Ce n'est donc pas une vérité de
forme, c'est la traduction du fait essentiel de la
vie intellectuelle; ce n'est pas une évidence sub-
jective, c'est l'affirmation de l'être en tant qu'il
est pensé, aussi bien que celle de la pensée en
tant qu'elle atteint l'être. Le passage que l'on
cherche est opéré du premier coup; sinon, on
n'aurait pas l'idée de le chercher. Vuilà le ressort
caché de toutes les affirmations rationnelles, qui
combinent en elles deux nécessités, arbitrai-
rement séparées par Kant, celle de l'esprit qui
ne peut pas ne pas juger, et celle des choses qui
ne peuvent pas ne pas être. Qu'on l'appelle prin-
cipe d'identité, ou principe de contradiction, ou
suivant l'heureuse correction d'Hamilton, prin-
cipe de non-contradiction, ce n'est pas une
forme vide, mais une vérité féconde. Toute évi-
dence a en elle sa racine, et par là toute évidence
est rationnelle. Elle domine dans les sciences
mathématiques où tout est vrai du moment que
rien n'est contradictoire, elle n'est pas absente
des sciences physiques où l'expérience est appelée
sans cesse à vérifier des conceptions, qu'elle
contredit parfois, et que la pensée par suite
abandonne pour ne pas se démentir. Ce n'est pas
alors la nature qui la redresse, mais la raison
qui se corrige d'après sa loi la plus élémentaire.
Si elle n'est pas le critérium de la vérité, c'est
que la vérité n'en a pas ; mais elle est celui de
Terreur. Enfin cette loi que nous subissons, nous
ne la faisons pas nous-mêmes ; notre pensée ren-
contre là une force qui la subjugue, non pas
violente, comme celle des choses extérieures,
mais persuasive et souverainement intelligible,
et par là elle sent l'impression d'une raison su-
périeure à elle-même et au monde.
Voy. dans ce dictionnaire les mots : Certi-
tude, Foi; Principes, Intuition, Scepticisme.
E. C.
EXOTÉRIQUE, VOy. ESOTÉRIQUE.
EXPÉRIENCE.' Quelque chose que l'homme
étudie, quelle que soit la science qu'il veuille
construire, c'est toujours une réalité, un fait ou
un objet existant, qu'il cherche à expliquer, dont
il entreprend la description, et dont il a pour
but de tracer les lois, l'origine et la destina-
tion.
Ainsi les faits réels, actuels, sont avant toute
autre chose le chemin qui conduit notre intelli-
gence à toute science dans la sphère des objets
qui sont accessibles à la raison humaine. Or l'ob-
servation des faits est ce qu'on nomme l'expé-
rience. L'expérience est donc le point de départ
de toute science.
Pour faire la science d'un objet, il faut re-
cueillir tous les faits qui s'y rapportent, de quel-
que ordre, de quelque espèce qu'ils soient; les
bien constater, en préciser les caractères, en re-
connaître les lois, et arriver par ce moyen à la
découverte de leurs causes et à la détermination
de leurs conséquences.
On verra mieux toute l'étendue de ce qu'on
nomme l'expérience, si on réfléchit que tout
dans ce monde, existant dans l'espace et dans le
temps, peut être considéré comme un fait • et
que, par exemple, la pensée et l'existence hu-
maine sont à ce litre des faits comme tous les
autres.
Pour tirer de l'expérience tout ce qu'elle con-
tient, on emploie le procédé intellectuel que la
logique appelle induction, et qui aller
du particulier au général. Dans ce but, on exa-
mine les faits recueillis et constatés, on en dé-
crit les circonstances, on élimine celles qui sont
variables et accidentelles, et on obtient, par la
coordination des circonstances qui sont essen-
tielles à la production d'un fait (qui l'accompa-
gnent toujours chaque fois et partout où il a
lieu), la loi même de ce fait, c'est-à-dire sa for-
mule la plus générale.
Si ensuite on entreprend de vérifier cette loi,
en se servant à cet effet de la connaissance que
l'on en a pour reproduire les faits eux-mêmes en
reproduisant leurs circonstances essentielles, on
fera ce que l'on appelle une expérimentation.
On voit, par ce qui précède, la certitude qui
s'attache à une pareille méthode. Le point de
départ est ce qu'il y a de plus vrai et de plus
positif, puisque c'est la réalité elle-même. Et
dans le travail de l'esprit sur cette réalité, c'est
la raison qui intervient et qui applique à des
réalités constatées et certaines les principes mê-
mes de notre constitution intellectuelle, ceux,
par exemple, qui nous font affirmer, sous les
phénomènes, la substance, et au delà des faits
qui commencent d'exister la cause efficiente qui
les produit.
Par cela même que la raison intervient avec
l'expérience dans la formation d'une science, on
reconnaît facilement qu'il n'est pas de science
qui soit purement expérimentale. L'expérience
donne le particulier; la raison y cherche et y
découvre le général ; et c'est cette découverte
qui élève les données de l'expérience à la hau-
teur d'une science. Il n'y a pas de science de ce
qui passe, disait Aristote; et Bacon lui-même
n'était pas d'un autre avis. L'induction, qui est
le passage du particulier au général, est un pro-
cédé rationnel. De sorte que, d'un côté; la mé-
thode expérimentale s'appuie sur la realité, et
de l'autre elle emprunte à l'intelligence, qui
intervient dans la formation, de la science, quel-
que chose de la certitude nécessaire des princi-
pes de la raison. Lorsque, par exemple, la phy-
sique est parvenue à expliquer, par la loi de la
gravitation universelle, les mouvements des
corps célestes, et les anomalies apparentes qu'of-
frent à la surface de notre globe les corps qui,
au lieu de tomber, s'élèvent en l'air, elle a ob-
tenu le plus grand résultat que puisse donner
l'induction ; elle est arrivée en même temps à
la plus haute certitude qu'il soit possible d'at-
teindre dans les sciences dont la réalité est
l'objet.
Il y aura donc des sciences où l'expérience
jouera un plus grand rôle que dans d'autres, et
des sciences où l'intervention de la raison aura
plus d'effet que les données de l'expérience. Mais,
dans toute science, il y a place pour les faits et
la raison, parce qu'il n'est pas de science qui
ne se rapporte à un objet réel, et qui, en même
temps, puisse être faite autrement que par la
raison. Ainsi, la physique, la chimie, la botani-
que, la zoologie sont des sciences inductives ou
expérimentales, parce que les données de l'ex-
périence y sont, plus que dans d'autres sciences,
l'objet et le fondement de la connaissance. Dans
la physiologie, les données de la raison jouent
un rôle plus considérable; il y en a davantage
encore dans la morale et dans la théodicée ; enfin
dans les mathématiques le rôle de l'expérience
s'amoindrit encore sans être cependant tout à
fait nul.
EXTA
— 507 —
EXTA
Cetle intervention des principes rationnels
•dans la formation des sciences inductives suffit
pour montrer que la méthode expérimentale a
pour but d'atteindre le général et l'universel, et
qu'ainsi elle diffère radicalement de l'empirisme,
qui veut que l'expérience se suffise à elle-
même, et qui réduit ainsi tout savoir à la con-
naissance du particulier, c'est-à-dire anéantit la
science.
D'un autre côté; tout système philosophique
qui nie la nécessite de l'observation, qui repousse
la méthode expérimentale, et qui veut faire la
science sans l'intermédiaire des faits, s'aventure,
par cela même, dans le champ infini des hypo-
thèses. Du moment qu'au lieu d'examiner ce
qui existe, pour en chercher l'explication, on se
pose à soi-même certains principes arbitraires
dont on essaye ensuite de déduire tout le reste,
on n'arrivera jamais qu' à construire un monde
de fantaisie, plus ou moins impossible, mais on
ne connaîtra pas le inonde réel. Même en ad-
mettant qu'on eût le bonheur de poser ainsi
pour point de départ une vérité large et féconde,
elle n'en conserverait pas moins son caractère
hypothétique, puisqu'elle ne s'appuierait pas sur
la réalité ; et, comme conséquence dernière,
celui qui l'aurait embrassée devrait se résigner
à en ignorer éternellement la démonstration, et
partant à priver ses connaissances du caractère
qui seul constitue la science, la certitude.
On peut consulter Bacon, Novum Organum,
lib. I; de Augmentas, lib. V. F. R.
EXTASE (î*rn:a<7t:), mot à mot, changement
d'état, déplacement, destination, déposition. Cette
expression ne se trouve point dans la langue
philosophique avant Philon et les alexandrins.
Mais depuis lors, elle doit en faire nécessaire-
ment partie, parce qu'elle y représente un fait
considérable, certainement fâcheux à bien des
égards, mais dont la science doit tenir le plus
grand compte.
Bien compris, le mot d'extase suffit à lui seul
pour expliquer le mysticisme tout entier, et
pour en faire sentir les mérites et les défauts,
la grandeur et les aberrations. L'extase est le
but de tout mysticisme, sans exception; et les
moyens par lesquels on s'y élève, les théories
•qu'on en tire, constituent le mysticisme dans
toute son étendue, avec ses bizarreries si souvent
signalées, ses folies qui révoltent le sens com-
mun, ses descriptions ténébreuses, ses élans,
son enthousiasme, et tous ces caractères étran-
ges qui séduisent les plus libres esprits, et frap-
pent le vulgaire de surprise et parfois aussi
d'admiration.
Changement d'état veut dire un état nouveau
de l'âme succédant à l'état ordinaire où elle se
trouve le plus habituellement chez la plupart
des hommes. Ainsi donc, la recherche de l'extase
est la recherche d'un état surnaturel, privilégié
pour quelques-uns ; et cet état, précisément parce
qu'il est surnaturel, doit être rare d'abord, et ne
peut ensuite qu'être d'une très-courte durée. Il
faut faire violence à la nature pour le conqué-
rir, et par cela même on ne le conserve que de
rapides instants. Voilà l'idée générale de l'extase.
Mais il est fort difficile, comme l'ont remarqué
tous les mystiques, de bien faire comprendre ce
qu'elle est à qui ne l'a pas éprouvée. Aussi tous
les mystiques ont-ils demandé, quand ils ont
essayé des descriptions régulières et complètes
de ces singuliers transports, qu'on eût tout d'a-
bord foi à leurs récits • et ils avaient raison.
L'extase place l'homme dans un monde qui n'est
plus le monde où vivent le plus grand nombre
des hommes. Ce monde est parfaitement réel;
mais le vulgaire qui n'a jamais essayé d'y entrer,
le nie, et dès lors le mystique passe, malgré ses
affirmations les plus positives et les plus claires,
pour un rêveur et un halluciné, dont le témoi-
gnage n'est pas même discutable. Le mystique
s'indigne de cette fin de non-recevoir qu'on op-
pose à ses sublimes visions, où il prétend attein-
dre Dieu lui-même; et l'incrédulité qu'il trouve
autour de lui le rejette d'autant plus violemment
dans ce monde exceptionnel qu'il s'est créé, et
où il se complaît.
La physiologie admet l'extase, et la science ne
doute point de ces états si surprenants où tombe
parfois l'âme de l'homme; mais la physiologie,
tout en accordant ce fait, n'y voit que des phé-
nomènes purement physiques, surtout des phé-
nomènes involontaires; et par cela même la
physiologie ne comprend pas plus le mysticisme
que ne le comprend le vulgaire, qui en rit. Au
contraire pour le mysticisme, l'extase est surtout
un état moral qu'on prépare, il est vrai, et qu'on
obtient par des influences physiques ; mais c'est
un état parfaitement volontaire, précisément
parce qu'on l'obtient et qu'on le prépare par les
plus patientes et les plus minutieuses observan-
ces. On ne traitera point du tout ici de l'extase
physiologique. C'est au médecin et non au phi-
losophe d'en connaître.
Voici les degrés principaux par lesquels on
arrive à l'extase, si nous nous en rapportons à
tous les mystiques qui l'ont décrite. Comme la
vie ordinaire se compose d'action et de pensée,
il s'ensuit, par une conséquence nécessaire, que
l'espèce de vie nouvelle qui constitue l'extase
ne doit avoir ni action ni pensée; car elle ne se-
rait plus dès lors un changement d'état. Il faut
donc éteindre l'action, et l'éteindre dans ses
nuances les plus diverses et les plus délicates. Il
ne s'agit pas seulement de cette action extérieure
toute corporelle qui exige le mouvement physique,
l'exertion des forces naturelles. Celle-là évidem-
ment doit être proscrite la première; car c'est
elle qui nous met en contact avec nos sembla-
bles, avec la nature; en un mot, avec le monde
qu'il s'agit précisément de fuir et de changer.
Ainsi, point d'action au dehors, immobilité du
corps, telle est la première condition. Les rela-
tions avec l'extérieur ainsi rompues, se trouvent
supprimés du- même coup toutes les passions,
tous les intérêts, tous les soins que le monde
provoque et qu'il exige. L'âme peut y gagner
sans doute, et elle n'a plus chance de se souil-
ler à ces contacts et à ces orages. Mais aussi
avec le monde ont disparu les devoirs qu'il im-
pose, et sans lesquels l'âme isolée, et privée d'une
noble excitation, va bientôt tomber dans cette
indifférence et cette inertie dont on essayera
plus tard de faire des vertus, mais qui, de fait,
ne sont que le commencement de la mort qu'elle
recherche.
Mais passons. Voilà donc le monde répudié,
et le corps réduit à l'immobilité et à l'inaction.
Mais le corps n'est pas soumis pour cela. La soli-
tude a ses passions et ses tempêtes, tout comme
le monde. Il faut les vaincre aussi; et de là une
seconde phase où l'âme essaye de monter, com-
battant les passions qui l'agitent encore et qui
ne viennent plus que d'elle seule, ou tout au
moins de son union avec le corps. C'est une lutte
nouvelle et bien pénible; et c'est ici que se pla-
cent ces austérités et ces mortifications de toute
sorte, extravagantes toujours^ effrayantes quel-
quefois, auxquelles les mystiques de tous les
temps, de toutes les nations, de toutes les reli-
gions et de toutes les philosophies même, se
sont toujours livrés. On peut le demander à
l'histoire des ascètes dans l'Inde, à celle des
alexandrins dans le monde grec, aux solitaires
i:\ta
— 508 —
i:\ta
de la Thébafde chrétienne, aux moines de tous
les couvents.
A ce second degré en succède un troisième où
s'achève la défaite du corps. Après les passions
qui le bouleversent, il faut faire taire aussi les
.sens eux-mêmes, parce que les perceptions qu'ils
transmettent à l'âme, toutes pures, toul inof-
fensives qu'elles peuvent être, la troublent en-
core et lui ôtent cette sérénité et cotte paix inal-
térable qu'elle poursuit. Il faut donc éteindre les
sens, et ce n'est pas sans une peine extrêmi
l'esprit arrive à ce résultat dernier, qui doit en-
lin le réduire à lui-même et le séparer du corps
auquel il est joint, après avoir séparé le corps
du monde où il vit.'
A ce quatrième degré, l'âme n'a plus qu'elle
seule à considérer et à vaincre ; car tout comb il
n'est pas fini : elle est libre déjà des intérêts
mondains, elle est libre des passions, elle est
délivrée même des sensations; mais ne lui reste-
t-il pas des idées, et ces idées ne sont-elles pas
capables' encore de troubler par leur diversité
même la tranquille unité où elle tend? Oui,
sans doute; il faut éliminer de l'àme les idées,
comme on en a éliminé successivement les sensa-
tions, les passions, les préoccupations extérieu-
res. Il faut donc réduire l'âme à elle seule, c'est-
à-dire à la substance même que modifient les
idées et les sensations. Voilà la simplification
tant recommandée par les alexandrins (àit)wdi;),
et qu'ont recommandée sous d'autres noms tous
les mystiques quels qu'ils soient.
A ce degré suprême, l'âme est bien près de
l'extase ; mais elle n'y est pas tout à fait : un
dernier effort, et elle y touche. Cet effort, elle le
fait, elle anéantit tout ce qui lui reste, c'est-à-dire
jusqu'à la conscience de soi-même, jusqu'à la
notion de son existence dégagée, simplifiée,
comme elle l'a faite. Voilà l'extase obtenue, con-
quise ; l'âme s'est suicidée, elle est morte pour
quelques instants, une demi-heure tout au plus,
dit sainte Thérèse, qui a poussé cette pratique
de l'extase jusqu'à ses plus périlleuses limites,
et qui n'a pas craint, pour l'atteindre, de se
mettre en danger de mort, c'est elle-même qui
Faffirrae. Que se passe-t-il alors dans l'àme ré-
duite à cet indéfinissable état? c'est ce que per-
sonne ne pourrait dire précisément ; mais c'est
à cet instant d'anéantissement et de mort que
les mystiques croient avoir les plus claires
et les plus admirables visions, et qu'ils se trans-
forment pour s'unir ou même pour s'identifier
à Dieu.
Ainsi quatre degrés principaux pour arriver à
l'extase : 1° détachement du monde; 2° défaite
des passions; 3" anéantissement des sensations;
4° abolition des idées même qui restent encore à
l'âme réduite à elle seule par ces simplifica-
tions successves ; enfin l'extase, proprement
dite, qui est la destruction passagère de toute
vie matérielle et spirituelle en nous.
Les mystiques ont très-diversement décrit cette
conquête successive de l'extase. L'imagination
de chacun d'eux s'est donné large carrière, non
F as seulement pour expliquer les progrès de
âme dans cette route et cette vie nouvelle,
mais aussi pour prescrire les pratiques diverses
par lesquelles l'âme peut assurer sa marche et
sa victoire dans ces obscurs et pénibles sentiers.
Le caractère, la position sociale, le tempéra-
ment, les habitudes, les manies même, les pré-
jugés de toute sorte, ont exercé dans tout ceci
une influence qu'il est parfois assez difficile de
démêler, mais qui n'en est pas moins réelle. Il
faut, en général, s'arrêter fort peu à ces détails
où l'on courrait le risque de se perdre; et
une fois qu'on connaît bien le but que le mys-
ticisme poursuit, tous ces préliminaires de l'a*
e comprennent i al d'eux-mêmes,
avec la juste importance qu'ils •
do I se défendre surtout Ici, c'e l a la i
prendre b a la trop au sérieux, et d'en
sourire. Le but du myst irisme a quelque ChOM
de grand et de sainl même, il ne faut dune pas
le tourner en ridicule; mais je ae. en
int de la vie telle que Dieu l'a faite à la
plupart des hommes, détruit aussi tout ce que
cette vie n d'admirable; et. pai ient.il
faut prendre garde à toul ce qui l'altère, et sur-
tout a l'extase qui l'anéantit bous prétexte de la
[Hiritier.
Mais il serait par trop absurde que tant de
travaux, tant de souffrances, tant de soins n'eus-
sent qu'un but aussi vain que l'exl lsc L'extase
est bien l'objet que poursuit le mystique: mais
ce n'est pas pour elle-même qu'il la recherche
et la conquiert avec tant de peine. Il y a donc,
ou du moins on suppose, dans l'extase, autre
chose que l'extase toute seule ; les mystiques ne
s'en sont pas cachés. L'extase est un moyen d'at-
teindre directement à Dieu, de se réunir direc-
tement à lui. Voilà le secret de toutes leurs
préoccupations; voilà l'attrait puissant, irrésis-
tible, qui les précipite dans ces abîmes où la
nature tout entière vient mourir, où la pensée
et l'action s'anéantissent, et où l'homme se ré-
duit à cette vie de mort qui détruit en lui toute
grandeur, en détruisant toute activité. Dieu
senti, goûté, vu face à face, possédé dans un
sublime transport, conquis par ces labeurs inté-
rieurs de l'âme, voilà le prix inestimable de tant
de douleurs courageusement souffertes, de tant
de sacrifices si magnanimement accomplis. Sous
une forme ou sous une autre, voilà le mobile
tout-puissant du mysticisme ; voilà la divine
récompense qu'il promet à ses adeptes, la cou-
ronne qu'il promet à ses martyrs, et que parfois,
si l'on veut bien l'en croire, il leur a donnée.
On comprend dès lors fort aisément l'ardeur pas-
sionnée des mystiques dans ces pratiques que le
vulgaire peut trouver insensées, mais qui pour
eux ont une si haute et si douce signification.
Dans ces austérités qui mortifient la chair et
l'écrasent, le vulgaire ne voit que des folies ridi-
cules ou coupables ; le mystique y voit la route
qui mène au ciel. De là, tout le dédain des mys-
tiques pour les grossiers esprits qui ne les com-
prennent pas; de là aussi, le dédain non moins
grand du vulgaire pour les mystiques qui com-
prennent si singulièrement la vie, et qui com-
mencent par détruire l'homme pour le rendre
plus digne de Dieu.
Mais si tous les mystiques croient atteindre
Dieu par l'extase, il y a cependant ici entre eux
des différences considérables qu'il ne faut pas
omettre. On peut trouver Dieu de deux maniè-
res : ou en s'unissant à lui. ou en devenant
Dieu soi-même. Qu'on ne sourie point : les
mystiques sont allés souvent jusqu'à ce dernier
point de la folie humaine, et c'est l'extase qui
les y a poussés. Ainsi de l'extase pratiquée par
tous, tous ne tirent pas des conséquences sem-
blables; et la diversité des théories sur les ré-
sultats de l'extase tient à la diversité même des
croyances avec lesquelles on s'y livre. Quand
les " mystiques sont orthodoxes, comme, par
exemple, les saints et les docteurs de l'Église
catholique, saint Bonaventure , Gerson, sainte
Thérèse, et tant d'autres, que trouvent-ils dans
l'extase? L'union avec Dieu, comme on la trouve
d'ailleurs d'après la plus pure orthodoxie, dans
la prière et dans l'oraison. Mais qui dit union
avec Dieu entend encore la relation de deux
êtres distincts : l'être même de Dieu, et l'être
EXTA
— 509 —
EXTA
humain qui s'unit à lui. La personnalité humai-
ne est donc respectée par cette première classe
de mystiques, en ce sens que, s'ils l'éteignent
par les pratiques, ils ne l'immolent pas du
moins à la personne divine. La personnalité di-
vine est aussi, par cela même, également res-
pectée, puisqu'on la distingue, et que c'est à
elle que l'âme humaine tend à se réunir. On ne
saurait nier que parfois le langage des mystiques
les plus orthodoxes, et spécialement celui de
sainte Thérèse, ne puisse prêter à une interpré-
tation moins favorable ; mais il faut être indul-
gent en ceci, et s'en tenir moins au sens dou-
teux de quelques expressions qu'à la pensée
générale qui ne peut laisser la moindre équivo-
que. Sainte Thérèse veut se marier spirituelle-
ment à Dieu, comme saint François de Sales ;
elle ne prétend pas se confondre ni se perdre en
Jui. Tous les mystiques qui ont gardé les limites
de la foi s'arrêtent aussi à ce point délicat.
Mais quand la foi ne les retient plus, soit dans
le sein des religions positives, soit en dehors de
toute religion, les mystiques vont beaucoup plus
loin; et pour n'en citer qu'un seul exemple,
Plotin, et avec lui une partie de l'école d'Alexan-
drie, a cru que l'âme de l'homme, dans l'ext.ise,
simplifiée comme elle l'est alors, se confondait
avec Dieu même. Voilà l'incroyable et sacrilège
conséquence qu'on a pu tirer de l'extase. Et
pourquoi ? c'est que les alexandrins, et tous ceux
qui ont suivi les mêmes traces, soit spontané-
ment, soit par imitation, s'étaient fait de Dieu
des théories qui le réduisaient à ce que l'homme
lui-même devient dans l'extase. Le Dieu des
alexandrins et des panthéistes en général, y
compris les panthéistes contemporains, n'a ni
volonté, ni intelligence, ni liberté, ni action, ni
providence. C'est une creuse et vide abstraction,
c'est un néant, tout comme dans l'extase
i'homme n'est qu'un néant indéfinissable. Les
alexandrins, et Plotin en particulier, retrouvaient
donc dans l'extase le Dieu qu'ils s'étaient forgé
dans leurs insoutenables théories; et si ces théo-
ries poussaient à l'extase, l'extase, réciproque-
ment, venait appuyer et vérifier ces théories.
Ainsi, selon que ies mystiques avaient de Dieu
des croyances plus ou moins exactes, plus ou
moins profondes, ils ont admis l'une de ces deux
conséquences de l'extase, ou la simple union
avec Dieu, ou l'identification à Dieu.
Il est bien encore une autre conséquence de
l'extase que des mystiques, en assez grand nombre,
ont osé en tirer audacieusement, si ce n'est pas
folie et non point audace qu'il convient de dire.
Dans l'Inde, où la pratique de l'extase a été
poussée plus loin que. partout ailleurs, et où elle
a été analysée dans ses plus minces détails, les
mystiques ont cru que cette transformation de
l'homme en Dieu transmettait aussi à l'homme
des pouvoirs divins, la toute-puissance sur la
nature entière, sur l'univers. Il y a des livres
tout entiers où les moyens d'acquérir cette do-
mination souveraine sont décrits avec le plus
grand soin et donnés comme infaillibles. Dans
l'école d'Alexandrie, la théurgie a souvent joué
un très-grand rôle, et Porphyre, qui a vécu sept
années avec Plotin, son maître, n'hésite pas à lui
attribuer sérieusement les pouvoirs magiques les
plus étendus. On pourrait trouver des exemples
fort nombreux et tout aussi absurdes dans l'his-
toire de l'Église chrétienne; les conciles ont dû
intervenir lort souvent, ainsi que la papauté,
pour faire cesser des fantasmagories coupables et
des miracles extravagants, qu'avaient préparés
et rendus croyables toutes les manœuvres dont
l'extase est précédée, et toutes les hallucinations
dont elle est suivie. A ce degré, le mysticisme
touche à la folie, ou, pour mieux dire, il n'est
plus que de la folie.
Si l'on se rend bien compte de ce qu'est l'extase
en elle-même, des altérations profondes qu'elle
fait subir à la nature de l'homme, le déplorable
état qu'elle fait à l'âme dans les longues prépa-
rations qui la doivent amener, ou dans les abat-
tements qui la suivent, on pourra trouver que
c'est caractériser justement l'extase que de l'ap-
peler un suicide physique et moral ; et, malgré
les prétextes religieux dont le plus souvent elle
se couvre, il ne faut pas hésiter à la condamner
et à la proscrire. Par conséquent, on ne saurait
en faire, comme le mysticisme l'a trop souvent
prétendu, le but de la"vie humaine. Cette union
à Dieu dès cette vie est le renoncement coupable
à tout ce que Dieu a fait, à tous les devoirs qu'il
nous impose envers les autres, envers nous-
mêmes, envers lui. Ce n'est pas l'honorer que de
s'immoler à lui dans un stérile sacrifice; ce n'est
pas l'aimer véritablement que de détruire en soi
toutes les facultés par lesquelles on l'honore et
on l'aime. L'extase est donc une erreur énorme,
et le plus souvent une erreur coupable ; mais
c'est une erreur très-réelle, et les esprits légers
qui la nient ne sont guère moins aveugles que
les mystiques qui s'y livrent.
Et pourtant, malgré ces dangers souvent si-
gnalés par le bon sens de l'Église, et malgré ses
anathèmes, les règles de l'extase ont été expo-
sées, analysées tout au long par les docteurs les
plus autorisés, tout comme elles l'avaient été
chez d'autres peuples, dans d'autres temps, sous
l'empire d'autres religions. Indépendamment des
descriptions naïves et spontanées, il y a eu les
prescriptions positives, minutieuses, indiquées,
recommandées, imposées aux esprits les plus fi-
dèles parmi les croyants, aux âmes les plus ar-
dentes parmi les âmes embrasées de l'amour de
Dieu. Ainsi Gerson, héritier de toutes les tradi-
tions du moven âge, a fait le code de l'extase
dans sa Théologie .mystique pratique. Il a
donné à qui veut tenter ces chemins hasardeux
une route infaillible pour atteindre l'extase, et
par elle atteindre Dieu lui-même. Des ascètes
indiens ont poussé les choses aussi loinque le
doctor christ iayiissimus, et ils ont donné avant
lui des formulaires tout aussi détaillés, tout
aussi précis, tout aussi efficaces, et non moins
extravagants. Plotin et les mystiques grecs
n'ont pas été aussi positifs ; ils se sont bornés à
des indications plus vagues, bien que le sens
n'en soit pas moins certain. Ils se sont contentés,
en général, de pratiquer l'extase, et de la dé-
crire ; ils ne sont pas allés jusqu'à l'enseigner
méthodiquement. Mais cette conséquence ex-
trême était inévitable; et dans les couvents de
toutes les religions, on a su l'appliquer avec une
régularité qui empruntait sa puissance à l'éner-
gie même de la foi.
C'est qu'en effet, toute blâmable qu'est l'ex-
tase, il est très-difficile de fixer dans la pratique
un peu sévère les limites qui la séparent de la
prière et de l'oraison. Les âmes énergiques dé-
passent bientôt la borne; cette union à Dieu,
que la foi la plus orthodoxe admet dans les reli-
gions les plus éclairées, la prière que toutes re-
commandent sans exception, ne suffisent pas à
ces natures généreuses et brûlantes. Il faut pos-
séder Dieu, non pas quelques instants, non pas
en s'élevant jusqu'à lui par une exaltation men-
tale qui ne dure que le temps même de réciter les
invocations et les hymnes pieux : il faut le posséder
pleinement, toujours, au moment où on le désire ;
il faut le conserver aussi longtemps qu'on le veut,
et en jouir en quelque sorte comme on jouit sur
la terre d'un objet aimé. Le langage même des
EXTA
— 510 —
EXTK
mystiques est souvent aussi précis et aussi en-
flammé que le langage de l'amour humain. Il y
a donc ici un danger réel et très-grave qu'il est
presque impossible de conjurer pour ces natures
pleines de feu et de puissance, qu'excitent encore
les saintes pratiques de la dévotion. La prière
que la religion leur ordonne, et qui est indis-
pensable, les pousse presque infailliblement à
l'extase et à tous les excès qu'elle entraîne ; la
limite est en ceci fort délicate, et les génies les
plus fermes et les plus éclairés y ont souvent
consumé leurs soins. Bossuet, adversaire im-
placable du quiétisme et de ces oraisons extraor-
dinaires qui constituent l'extase, a bien senti
l'écueil; et, après avoir condamné les abus, il a
dû montrer aussi quel était le légitime usage de
la prière, allant même un peu au mysticisme;
il a fait son traité de Myslici in tulo pour ras-
surer les âmes timides, que sa voix foudroyante
aurait pu épouvanter quand elle écrasait Moli-
nos et ses adhérents.
Ainsi l'extase a, dans la pratique de la piété
la plus légitime, c'est-à-dire dans la prière, un
antécédent et une cause trop souvent efficace, et
que cependant on ne saurait proscrire. L'extase
est l'exagération et l'abus de ja prière.
On le voit donc, l'extase n'est pas un fait sans
importance, comme trop souvent on l'a cru ; elle
est le fond de tout mysticisme, philosophique et
religieux; elle a été connue de tous les peuples,
dans tous les climats chauds plus qu'ailleurs;
elle a été réduite en pratique régulière ; et l'on
a pu en faire l'occupation unique de la vie de
l'homme, en méconnaissant cette vie dans ce
qu'elle a de vraiment grand, et en prétendant par
une anticipation sacrilège unir, dès cette existence
terrestre, l'homme au Dieu qui l'a créé. L'extase
est la destruction coupable de la personnalité, et,
par conséquent, de toute vertu. C'est là ce qui
l'a fait condamner de tout temps par les esprits
fermes et sages, et par toutes les religions qui
ont bien compris la nature humaine, et qui ont
su la respecter.
Si nous laissons de côté ces extases régulières
et en quelque sorte scientifiques qu'on apprend
avec les Indous, avec Plotin, avec saint Bona-
venture et Gerson, l'histoire de la philosophie
pourra nous offrir encore des exemples d'extases
naïves, spontanées, qu'ont éprouvées, dans quel-
ques circonstances extraordinaires, les plus admi-
rables esprits dont la philosophie s'honore. N'é-
tait-ce pas une extase de ce genre qui saisit So-
crate durant le siège de Potidée, et qui le retint
vingt-quatre heures de suite dans cette immobi-
lité et cette quiétude dont lui-même ne se ren-
dait pas compte et qui étonnaient ses compagnons
d'armes? N'était-ce pas encore une extase qui
saisit Descartes durant cette méditation féconde
qui lui découvrit les premiers principes de sa
méthode, et qui lui inspira, si l'on en croit Bail-
let, ce vœu singulier qu'il n'exécuta pas, de ren-
dre grâce à Notre-Dame de Lorette '? Ce sont là
très-probablement des extases; mais ce n'était
pas la volonté qui les avait préparées dans So-
crate, non plus que dans Descartes. Ni l'un ni
l'autre ne les avaient voulues, ni l'un ni l'autre
ne les renouvelèrent; ce furent des accidents et
non des conquêtes recherchées et obtenues après
de longs efforts. Mais il faut remarquer que, se-
lon toute apparence, ce sont des extases invo-
lontaires comme celles-là qui ont appris à réité-
rer de propos délibéré ces états singuliers, et
que, si la nature n'avait pas de cette façon pro-
voqué l'homme, il n'aurait sans doute jamais
songé à cette tentative insensée de changer et de
bouleverser de fond en comhle l'état normal que
la nature lui fait le plus habituellement.
Si l'on veut bien connaître l'extase, et la sui-
vre dans toutes les phases qu'elle présent*, il
faut consulter, entre autres documents, les sui-
vants : pour ce qui concerne l'Inde, le très-cu-
rieux ouvrage de M. Bochinger sur la Vie con-
templative ascétique et monastique chez les In-
dous et les peuples bouddhistes, in-8, Strasbourg,
1831 (français) • la Bhagavad Guita, et les Mé-
moires de Colebrooke sur la philosophie in-
dienne ; — pour la Grèce, Plotin, Porphyre, Eu-
nape et Proclus; — pour le christianisme et le
moyen âge, saint Bonavenlurc, Ilinerarium
mentis inDcum; Gerson, Theologica myslica,
pratica, et quelques autres. Au début d'un ou-
vrage sur YEcole d'Alexandrie. M. Barthélémy
Saint-Hilairc a tracé une théorie de l'extase. En-
fin, on ferait bien de consulter quelques traités
de médecine sur l'extase physiologique, et spé-
cialement celui du docteur Bertrand : de l'Ex-
tase, Paris, 1829. in-8. Voy. Mysticisme
B. S-H.
extension, voy. Compréhension.
EXTÉRIORITÉ. Les mots dedans, dehors,
intérieur, extérieur, sont employés dans diver-
ses significations. Ils indiquent d'abord un rap-
port dans l'espace. Nous appelons intérieur ce
qui est compris dans certaines limites ; extérieur
ce qui n'y est pas renfermé. Ainsi les corps oc-
cupant dans l'espace un lieu distinct et circon-
scrit par leur étendue, sont extérieurs les uns
aux autres. 11 en est de même de leurs molécu-
les qui ne peuvent se pénétrer, c'est-à-dire oc-
cuper simultanément le même lieu. On nomme
intérieur d'un corps ce qui est renfermé dans les
limites de sa surface ; extérieur sa surface elle-
même. Notre corps a une forme extérieure. Les
diverses parties et les organes que recouvre cette
enveloppe constituent son intérieur. Nous appe-
lons extérieur à nous, au point de vue Dhvsi-
que, tout ce qui n'est pas renfermé dans _ _•_. u.jj
occupé par notre corps. Les mêmes expressions
servent aussi à désigner les rapports de l'âme
avec les corps. Nous distinguons alors deux mon-
des, le monde intérieur et le monde extérieur.
Le premier contient l'ensemble de nos pensées,
de nos sensations, de nos déterminations ; ainsi
que le moi qui est le théâtre de ces phénomè-
nes, leur sujet ou leur cause. Le second est cet
univers qui se déroule à nos regards et qui
remplit l'espace. Les limites de ces deux mondes
sont tracées par l'horizon même que ne peuvent
dépasser les deux facultés qui les perçoivent : la
conscience et les sens. Tout ce que saisit la con-
science ou le sens intime fait partie du monde
intérieur (voy. Conscience). Tout ce que perçoi-
vent les sens appartient au monde extérieur. Le
terme d'extériorité perd son sens quand on le
transporte dans le monde intellectuel. Peut-on
dire que Dieu est extérieur à lame humaine, lui
qui est présent partout, et à l'œil duquel n'é-
chappe aucune de nos pensées? De même, du
moment où nous cherchons à concevoir des pu-
res intelligences sans y mêler l'idée du corps, le
rapport d'extériorité fait place à celui de simple
individualité. Une troisième acception des mots
intérieur, extérieur, est celle qu'on leur donne
quand on les applique aux deux termes de toute
existence : la cause et les phénomènes, la sub-
stance et ses qualités, la force et ses actes, le
principe vivant et la vie, l'âme et ses manifesta-
tions. Nous appelons l'un de ces deux termes
l'élément externe, et l'autre l'élément interne.
C'est qu'en effet l'un est visible, l'autre invisible
et caché. Nous saisissons l'un iininédiatement
par les sens ou par la conscience ; l'autre, nous
le concevons. De même, parmi les propriétés des
êtres, nous établissons une distinction d'après
FACU
511 —
FACU
laquelle les unes sont dites internes, comme te-
nant de plus près à la nature intime ou à l'es-
sence de ces êtres ; les autres sont appelées ex-
res, accidentelles et superficielles. C'est
ainsi que' les classifications naturelles reposent
sur les propriétés intimes des objets, et les clas-
sifications artificielles sur leurs propriétés ex-
térieures. Nous ne poursuivrons pas plus loin
l'examen des divers sens que peuvent revêtir ces
deux termes. La véritable question de l'extério-
rité est celle où il s'agit de constater la manière
dont nous acquérons la notion du monde exté-
rieur ou de Y extériorité. Elle est traitée à l'arti-
cle Sens. Ch. B.
EXTRÊMES (Termes), voy. Syllogisme.
F. Dans les termes mnémoniques par lesquels
les logiciens désignent les différents modes du
syllogisme, cette consonne indique que tous
les modes des trois autres figures, qui ont cette
initiale, peuvent être ramenés au mode de la
première qui commence par la même consonne;
par exemple, que Felapton ou Festino se ramè-
nent au mode Ferio.
Voy. Conversion. Syllogisme.
FACULTÉS DE L'AME. Toutes les fois que
je suis témoin d'un phénomène, quelle que soit
sa nature, je ne puis m'empêcher de lui supposer
une cause. Il se peut qu'en la cherchant je me
trompe, et que, croyant faussement l'avoir dé-
couverte, je la place où elle n'est pas, je l'ima-
gine autre qu'elle n'est, et lui prête des attributs
chimériques. Mais, que je renonce ou non à la
déterminer, je crois toujours qu'elle est; que je
réussisse où que je succombe dans mes recher-
ches, il y a toujours cela de vrai, à mes yeux,
qu'elle existe.
Je crois plus encore : je crois que cette cause,
bien ou mal connue de moi, préexistait au phé-
nomène et lui doit survivre. L'effet passé, la
cause demeure. Tout à l'heure elle n'agissait
pas, et maintenant elle n'agit plus ; mais, inac-
tive et comme en repos, je n'en pense pas moins
qu'elle persiste, capable de reproduire à l'infini
des effets pareils, que j'attends avec confiance
du retour des occasions.
La cause ainsi conçue d'un phénomène, pres-
que toujours insaisissable en elle-même et dé-
noncée seulement par ses effets, mais en tout cas
considérée comme indépendante d'eux, puis-
qu'elle était avant et sera encore après; c'est ce
qu'on nomme en général une propriété, une
vertu, une puissance, une force, une faculté.
Le sens de chacun de ces termes, sans être
bien nettement distingué ni très-rigoureusement
défini dans la langue commune, n'est pas néan-
moins tout à fait indifférent. Le choix dépend,
pour les écrivains exacts, et il devrait dépendre
toujours des caractères que l'on reconnaît, à
tort ou à raison, à la cause qu'il faut désigner.
N'est-elle, dans l'être où le phénomène est ap-
paru, qu'une simple prédisposition à le subir,
que la pure capacité d'en devenir le sujet, et
pour ainsi dire le théâtre, on la nomme alors
lé. C'est ainsi que les corps ont la pro-
priété de se mouvoir, de se fondre, de rendre
des sons. A ce compte, une propriété n'est pas
une vraie cause, la cause est en dehors du corps
mobile, fusible ou sonore; elle est dans le mo-
teur, dans l'agent calorifique, dans le principe
qui a donné l'impulsion aux molécules vibra-
toires. Au contraire, pense-t-on que la cause
e, au lieu d'être une aptitude passive,
incapable de se déterminer elle-même, possède
une énergie propre, par laquelle elle commence
ou du moins continue l'opération une fois com-
mencée, c'est déjà une puissance, une vertu, une
faculté. Par exemple, l'aimant a une puissance
attractive, certaines plantes ont des vertus mé-
dicales, l'estomac a la faculté de digérer, comme
le foie celle de sécréter la bile. A cette activité
encore aveugle et fatale ajoutez, dans l'être qui
en est doué, la conscience de son action ; faites
de plus qu'il en ait, avec la conscience, l'initia-
tive et le gouvernement, le titre de faculté con-
viendra mieux encore à cette puissance éclairée
et autonome. 11 aura alors toute sa valeur pos-
sible, il sera pris dans son sens complet, il signi-
fiera tout ce qu'il peut signifier. Or, en ce sens,
l'àme seule a de véritables facultés, l'âme hu-
maine surtout, qui produit librement certaines
de ses opérations et peut intervenir dans toutes.
Ce sont ces facultés de l'âme humaine qu'il
s'agit ici de décrire et de compter. La méthode
est pour cela simple et sûre. Les facultés de
l'âme (une seule exceptée, que l'on déterminera
tout à l'heure) ne nous sont connues que par
leurs produits, comme les agents physiques ne
se dévoilent à nous que par leurs effets. Nous ne
les apercevons pas elles-mêmes ; mais nous les
concevons à propos des faits, par une loi de
notre constitution pensante, qui porte que tout
phénomène a nécessairement une cause. Les
créant, en quelque sorte, pour le besoin des phé-
nomènes, nous en reconnaissons tout juste au-
tant qu'il y a de classes de ceux-ci. J'entends par
classes des genres bien profondément distincts,
ne comprenant que des phénomènes réunis par
d'essentiels rapports, et se séparant à raison des
différences aperçues dans la nature intime, dans
les caractères constitutifs, dans l'objet, le but et
la loi des opérations. Chaque groupe ainsi formé
dénote une fonction de la vie psychologique,
une faculté de l'âme humaine. C'est donc de
l'observation, de la description et de la classi-
fication des faits qu'il faut partir ; la conclusion
sera une théorie des facultés de l'âme.
1° La nature humaine est tout entière dans le
plus humble comme dans le plus élevé des indi-
vidus de l'espèce; elle y est avec toutes ses puis-
sances constitutives, que la vie la plus commune,
que les circonstances les plus vulgaires suf-
fisent à mettre en jeu. Entre un homme et un
autre homme, entre un pâtre et Leibniz, il n'y a
de différence que de degré. Dans le même homme,
entre une certaine disposition d'âme et celle qui
paraît s'en distinguer le plus, le contraste ne
vient que de la prédominance accidentelle de
l'une de nos facultés, et tantôt de celle-ci, tantôt
de celle-là, au milieu de ce développement con-
stant et modéré de toutes, qui est le fonds com-
mun et la trame uniforme de la vie humaine. Je
n'irai donc pas chercher bien loin les exemples
que je veux proposer comme modèles d'expé-
rience, et par lesquels j'essayerai de faire voir
à l'œuvre et prendre sur le fait les facultés de
l'âme. Ces exemples, je les puiserai en moi-
même, et dans la situation où je me trouve pré-
sentement.
A l'heure qu'il est, je suis tout occupé à for-
mer les pensées que je dépose dans ces lignes.
Je conçois chacune d'elles séparément, et j'en
comprends aussi les rap; orts. Sur ces rapports
bien saisis, je les assemble en jugements, qui
s'enchaînent à leur tour en raisonnements. Je
connais que je suis et comment je suis; je me
souviens d'avoir expérimenté plus d'une fois en
moi un état semblable. J'en infère qu'il se repré-
sentera dans l'avenir, et qu'à ma place tout
autre que moi éprouverait ce que j'éprouve, ver-
rait ce que je vois, ferait comme je fais. Con-
cevoir des idées ou leurs rapports, connaître ou
croire, juger ou raisonner, se souvenir, expéri-
menter ou induire, tout cela s'appelle d'un seul
mot, penser; et ce qui fait tout cela, c'est une
FACU
— 512 —
FACU
seule chose, l'esprit. Il y a sans doute entre toutes
ces opérations simultanées ou successives de mon
esprit des différences réelles et profondes, qu'une
analyse plus minutieuse devrait saisir et mar-
quer ; mais il y a aussi quelque chose de commun
à toutes, un certain caractère, indéfinissable
peut-être, mais clair pourtant, qui m'autorise à
les comprendre sous le même titre de pensées,
d'actes intellectue.s, de connaissances, et à les
attribuer ensemble à une seule faculté de ma
nature, l'intelligence, l'esprit, l'entendement.
Je pense, voilà un fait; il n'est pas seul. Tout
le temps que mes idées se déroulent à mon es-
prit, je m'intéresse à elles; j'en suis le cours
avec plaisir, s'il est facile et libre; avec peine,
s'il est embarrassé et lent. La pensée m'appa-
raît-elle lumineuse et vive, les mots pour la
dire m'arrivent-ils aisément, j'en ressens une
joie véritable, qui m'anime et me retient au
travail. Au contraire, mes conceptions, confuses
et indécises, refusent-elles de se laisser fixer,
l'expression échappe-t-elle à ma plume sans cesse
hésitante, je souffre intérieurement du combat
qu'il me faut alors livrer en moi-même contre
cette intelligence rebelle, contre les distractions
qui l'assiègent, contre les nuages qui l'offus-
quent. Telle ligne que je relis m'agrée; telle
autre me choque et me déplaît. J'étais allègre et
dispos, quand je commençai à écrire; après
quelques heures du même effort, ce premier
contentement fait place à un sentiment pénible
de fatigue et d'ennui. Je passe ainsi par des
alternatives de peine et de plaisir, de satisfaction
et de mécontentemeut, de sentiments agréables
ou désagréables, et par bien des degrés divers
de chacun de ces sentiments. Je jouis et je
souffre ; d'un seul mot, je sens. Sentir est autre
chose que penser.
Ce n'est pas tout. Ce travail qui occupe mon
esprit et qui émeut mon âme si diversement, je
l'ai entrepris sachant que je pouvais m'en abste-
nir; je le poursuis sachant que je pourrais l'in-
terrompre. Il m'a fallu une résolution pour le
commencer; il faut que cette résolution persiste
pour que je le continue. Fatigué, je le suspends;
reposé, je le reprends, tout cela librement et à
mon gre. Je fais effort pour éclaircir l'idée obs-
cure, pour saisir l'expression qui me fuit, pour
résister à l'ennui qui me gagne. Je donne toute
mon attention à mon sujet, ou je la partage, ou
je la retire entièrement ; je la soutiens avec per-
sévérance, ou je la relâche par intervalles. Ce
libre effort, qui part de moi, dont j'ai l'initiative
et la direction, ce n'est ni une pensée, puisque
ma pensée ne lui obéit pas toujours, ni un sen-
timent, puisque mes sentiments le contrarient
quelquefois; je l'appelle vouloir. A mon gré, je
veux, ou je m'abstiens ; mais s'abstenir, c'est
vouloir encore : c'est vouloir ne pas agir.
Je lais donc ou j'éprouve en ce moment trois
choses : je pense, je sens et je veux. Et j'ai beau
chercher, je n'aperçois rien de plus dans ma
façon d'être actuelle : je n'y découvre rien qui
ne soit ou un certain degré soit de la peine, soit
du plaisir, ou une certaine forme de la pensée,
ou une intention quelconque de ma volonté. S'il
y a un quatrième phénomène, cela n'est pas
impossible : tout ce que je puis dire, c'est que
je l'ignore.
Le lecteur pourra répéter sur lui-même l'expé-
rience que je viens de faire sous ses yeux; je
m'assure qu'en s'examinant bien, il retrouvera
en lui, sans aucun mécompte, et seulement sous
d'autres formes, les phénomènes que je viens de
larquer en moi, et de plus, qu'il n'en ren-
contrera pas d'autre. 11 me comprend et me juge,
c'est-à-dire il pense; il goûte mou langage ou
il y répugne, c'est-à-dire il sent; il y prête ou
il y refuse librement son attention, c'est-à-dire
il veut. Tout cela se passe successivement ou
ensemble, et ces éléments divers composent par
leur réunion toute sa manière d'être présente.
Maintenant, variez à l'infini l'expérience; chan-
gez les circonstances et multipliez les incidents;
au lieu d'un cas simple et ordinaire, imaginez-
en de singuliers et d'étranges; reportez-vous
par la mémoire aux événements les plus frap-
pants et les plus rares de votre vie passée ; à
défaut de situations réelles, forgez-en de pos-
sibles à l'être humain; vous démêlerez toujours
au fond de tous ces états, vrais ou imaginaires,
éprouvés ou seulement conçus, la pensée, le sen-
timent et l'action ; cela et rien de plus. Vous ne fe-
rez pas que dans les occasions les plus imprévues,
au milieu des influences les plus opposées, il
n'en revienne toujours et ne se réduise abso-
lument à penser, à sentir et à vouloir. Seu-
lement, selon les cas, la forme de chaque
principe, la direction et le degré de son dévelop-
pement, le mode et la proportion de leur mé-
lange, la prédominance de l'un d'eux sur tous
les autres, par suite, l'aspect total du phénomène
complexe pourra varier beaucoup. Cette variété
fait le mouvement de la vie intérieure; elle dis-
simule, mais sans la détruire, la simplicité des
ressorts qui produisent celle-ci; elle se dessine
sur le fonds immuable de notre nature. Ainsi,
c'est tantôt le présent et tantôt le passé qui
occupe l'esprit; quelquefois encore, c'est l'avenir
qu'il conjecture; il conçoit ou il expérimente;
il connaît l'être contingent ou pense l'être né-
cessaire ; il réfléchit, il généralise, il raisonne;
et la diversité de ces procédés s'accroît encore
de la dissemblance des mille objets de chacun;
sans compter le nombre infini de degrés que peut
parcourir une même pensée, depuis l'obscurité
d'une première et vague appréhension, jusqu'à
la plus entière clarté et la plus extrême pro-
fondeur. A son tour, le sentiment se transforme
selon ses objets, et la passion a des nuances infi-
niment mobiles : noble, quand c'est le vrai ou
le bien qui l'excite ; vile, quand c'est le gain ou
la matière; s'attachant tour à tour aux personnes
et aux choses, à l'enfant dans le cœur de la
mère, au pouvoir dans celui de l'ambitieux, au
malheur dans les âmes compatissantes, à l'or
dans les âmes avares; et encore, sous chacune
de ces formes, elle est vive et emportée, ou
faible et languissante, modérée quelquefois. La
volonté elle-même change inépuisablement l'é-
nergie et le sens de son effort. Mais, et celle-ci
reste constante à soi, et l'intelligence est dans
toutes les manifestations de la pensée, comme la
peine ou le plaisir dans toutes les nuances du
sentiment. Ainsi encore, dans le travail de la
méditation solitaire, la pensée pourra prendre
parfois un tel essor spontané, que la volonté,
dès lors inutile, demeure inactive, et que la pas-
sion calmée n'agite plus l'âme de ses mouve-
ments; ou bien, dans le paroxysme d'une vio-
lente passion, de la colère ou de la terreur, par
exemple, l'intelligence obscurcie paraîtra s'a-
bolir, et la volonté, impuissante à contenir cet
emportement, semblera succomber. Mais ici,
comme partout et toujours, l'homme ne fera
encore que sentir, et seulement avec excès; que
penser, mais exclusivement; que vouloir, quoi-
que sans succès.
Nos pensées, sous leurs formes diverses, con-
stituent une classe de phénomènes humains; nos
sentiments, appropriés chacun à leur objet, en
sont une autre; une troisième comprend toutes
uns résolutions volontaires. Tous les faits de
conscience entrent dans cette classification. Donc,
FACU
— 513 —
FACU
il y a trois grandes fonctions de la vie psycho-
logique, trois principales facultés de i'àuie hu-
maine, et il n'y en a que trois : l'intelligence, la
sensibilité et la volonté. Elles remplissent toute
la vie de l'inépuisable fécondité de leurs dévelop-
pements; et ce sont leurs produits divers, diver-
sement associés et combinés, qui composent le
tissu, à la fois uniforme et varié; de toute exi-
stence humaine.
2* Entre ces trois phénomènes, sentir, penser
et vouloir, comme entre les facultés auxquelles
nous les attribuons, tout homme de bon sens fait
aussitôt la différence; et cette différence, claire
à toutes les consciences, consacrée dans toutes
les langues par une diversité de mots corres-
pondante, n'a besoin ni d'être apprise pour être
reconnue, ni, pour demeurer certaine, d'être
appuyée sur des caractères précis de distinction.
On peut essayer cependant, je ne dis pas de la
justifier, mais d'en rendre compte et de l'appro-
fondir, en sorte que rien désormais ne la puisse
effacer. Il est particulièrement intéressant d'op-
poser la volonté à la sensibilité et à l'intel-
ligence.
Une faculté n'est pour nous, comme nous
l'avons expliqué, que la cause de certains phéno-
mènes. Or, le plus souvent, le phénomène seul
est directement observable et connu en lui-
même, la cause qu'il révèle est supposée par
l'esprit, qui ne la saisit pas immédiatement,
mais l'induit de son effet. C'est invariablement
de cette façon détournée que nous atteignons,
dans la nature, ce qu'on appelle les agents phy-
siques. Les corps tombent, l'aiguille aimantée se
dirige vers le pôle, voilà ce que nous apprend
l'expérience ; nous en concluons qu'il y a dans
les corps une certaine force, attraction ou pesan-
teur, qui détermine, dans de certaines con-
ditions, la chute des graves ; qu'il y a dans la
terre une puissance attractive qui agit parallè-
lement au méridien, et que l'on nomme magné-
tisme. Le magnétisme et la pesanteur sont les
causes, inconnues en elles-mêmes, de certains
effets, seuls connus. La preuve que les causes
nous échappent, c'est que nous attendons, pour
y croire, l'apparition de leurs effets; c'est ensuite
que nous sommes incapables d'en assigner le
nombre d'une manière définitive. La découverte
d'un ordre de faits entièrement nouveau appelle
la supposition d'un nouvel agent ; l'indication
d'une analogie, jusque-là inaperçue, entre les
phénomènes, amène l'identification de deux
causes, d'abord distinguées. Le fluide galvanique
a été ainsi réduit au fluide électrique, et Je ma-
gnétisme se confondra peut-être un jour avec
l'électricité. 11 se pourrait même qu'il n'y eût
pas du tout de causes dans la nature, et que
Lieu seul, partout présent, produisit par une
action immédiate tout ce qui s'y passe.
Il en est de la sensibilité et de l'intelligence,
sous ce point de vue, comme du magnétisme et
de la pesanteur. J'ai conscience de penser et de
sentir ; je n'ai pas conscience de pouvoir sentir
ou penser. J'aperçois le sentiment et l'idée; la
faculté qui produit l'un et l'autre, je la conçois.
Quand elle agit, je la suppose; avant qu'elle ait
agi, je l'ignorais; après qu'elle a cessé d'agir, je
ne crois à sa persistance en moi que sur la foi
de l'induction; et si faute d'occasions elle ne fût
entrée en exercice, je n'aurais jamais
soupçonné que je la possédasse. La sensibilité et
e, en tant que causes ou facultés, se
dérobent donc à nos esprits; nous ne les voyons
qu'au travers de leurs produits et manifestées
par eux.
■■•n traire, dans l'acte de vouloir, je saisis
■ vue immédiate, j'embrasse d'une
WCT. PHILOS.
même aperception directe et intuitive, et le phé-
nomène et sa cause, et la force et Sun produit,
et l'acte et le pouvoir d'où il émane. Je veux
mouvoir mon bras, il se meut; non-seulement
je me sais la cause de cette résolution au mo-
ment où je la prends, et de cette action pendant
que je l'exécute ; mais encore, avant de prendre
celle-là et d'exécuter celle-ci, je savais que j'é-
tais capable de me résoudre à l'une et d'accom-
plir l'autre ; et de même, après l'action, rentré
dans le repos, je sais que je suis capable encore
de vouloir la même chose, autant de fois qu'il
me plaira. Je sais en général, indépendamment
de toute expérience que j'en pourrai faire, et
avant même tout essai de mon libre pouvoir,
que je suis une force et une cause capable de se
porter à toutes sortes de résolutions, et de vou-
loir, sinon de faire, toutes sortes d'actions. Cette
force qui a conscience de soi, en tant que force,
et qui est moi-même, c'est ce que j'appelle ma
volonté. Je n'ai pas attendu, pour me l'attribuer,
que j'en eusse fait usage; et je n'ai pas besoin
de recourir à l'induction pour imaginer qu'elle
me reste, alors qu'elle sommeille. Je l'aperçois
aussi bien dans son absolue inaction que dans le
temps de son effort le plus énergique ; j'en ai
continuellement le spectacle; j'ai la conscience
permanente de moi-même comme force, avant et
après comme pendant l'action ; et quand cette
conscience m'abandonne, ainsi qu'il arrive dans
le sommeil ou dans l'évanouissement, toute la
vie psychologique est suspendue avec elle. Aussi
bien, l'aperception immédiate, interne de la force
personnelle par elle-même est la condition de la
liberté, caractère essentiel de la volonté. Agir
librement, c'est agir avec la conscience non-seu-
lement actuelle, mais préexistante à l'acte du
pouvoir de la produire. Un acte qui n'aurait pas
été précédé, comme il est accompagné de cette
conscience, d'abord ne serait pas libre, et ensuite
ne me suggérerait aucune idée, même indirecte,
d'un pouvoir volontaire inhérent à ma nature ;
car cet acte, il aurait été produit, il n'aurait
pas été voulu ; et cent autres de même nature
ne m'en apprendraient pas davantage. La volonté
est libre parce que c'est une force qui a con-
science de soi comme force, une faculté qui
s'aperçoit directement en tant que faculté, et in-
dépendamment de ses effets. L'intelligence et la
sensibilité ne sont pas libres, parce que ce ne
sont que des causes supposées et indirectement
conclues de leurs effets. Ou bien inversement,
nous avons conscience en nous de la faculté
même de vouloir, parce qu'il fallait qu'elle fût
libre ; nous n'avons pas conscience de la faculté
de connaître ou de sentir, mais seulement du
sentiment ou de la pensée, parce que nous ne
devions pas être libres de penser et de sentir.
La conscience qu'une force a de soi est à la fois
la condition nécessaire et la condition suffisante
pour que cette force soit libre.
Il résulte de l'opposition que je viens de mar-
quer, que la volonté est, comme dit Descartes,
ce qu'il y a en nous de plus proprement nôtre,
ou plutôt qu'elle est nous-mêmes et constitue,
pour ainsi dire, à elle seule, la personne hu-
maine. Nous ne faisons ni nos sentiments ni nos
pensées, nous les recevons, nous les subissons,
nous y assistons en quelque sorte ; de ces phé-
nomènes, nous sommes le sujet et comme le
théâtre; nous n'en sommes pas la cause; ils se
produisent en nous sans nous, et bien souvent
malgré nous. En d'autres termes, la sensibilité
et l'intelligence ne sont que nôtres, à peu près
de la même façon et au même titre que notre
corps. Au contraire, la volonté c'est le
Entre la sensibilité et l'intelligence, ladilié-
33
FACU
514 —
FACU
rence est tout aussi vraie et tout aussi claire,
mais moins explicable peut-être qu'entre ces
deux facultés prises ensemble et la volonté. Dire
que l'intelligence nous éclaire, tandis que la
sensibilité nous émeut, c'est se payer de mots
et donner une métaphore pour une explication.
Quelle ressemblance véritable y a-t-il au fond
entre une idée et la lumière, entre la douleur ou
le plaisir et le mouvement? Mais voici un carac-
tère de distinction plus exact et plus précis : il y
a dualité dans la pensée, unité dans le sentiment.
En effet, une idée est toujours et indivisiblement
l'idée de quelque chose; il ne se peut pas que
la pensée n'ait pas un objet réel ou possible,
conçu ou perçu, présent ou passé; et cet objet,
l'être qui le pense s'en distingue et se l'oppose.
De là, dans la pensée, la dualité nécessaire et
l'antithèse réciproque du sujet et de l'objet.
L'abstraction de celui-ci serait l'abolition même
de la pensée. Au contraire, dans le fait du senti-
ment, réduit à lui-même et rigoureusement cir-
conscrit, il n'y a que le sujet modifié qui ne se
distingue pas de sa modification et ne s'en oppose
rien. En d'autres termes, le sentiment est, par sa
nature propre, un phénomène purement subjec-
tif et simple. L'être qui l'éprouve, s'il était ex-
clusivement sensible, ne sortirait pas de lui-
même; comme la statue de Condillac, il s'iden-
tifierait tour à tour avec chacune de ses modifi-
cations, et deviendrait successivement odeur de
rose, odeur de violette, saveur sucrée et saveur
aigre, peine et plaisir. Ce n'est pas que nos sen-
timents n'aient d'ordinaire une cause extérieure
et, par conséquent, un objet; et d'ordinaire en-
core, nous connaissons cet objet en même temps
que nous en jouissons ou que nous en souffrons.
Mais cette connaissance, c'est l'esprit qui nous
la donne, ce n'est pas la sensibilité; de plus, elle
n'est point essentielle au sentiment : nous pour-
rions cesser de l'avoir, ou ne l'avoir jamais
obtenue, sans cesser pour cela de sentir. Le sen-
timent est complet sans elle. Il ne périt pas,
comme la pensée, par l'abstraction de son objet.
Au reste, que cette distinction paraisse ou non
fondée, la différence de penser et de sentir n'en
sera pas moins assurée et manifeste. Nul ne con-
fond le rouge avec le bleu. Qui pourrait dire
cependant en quoi consiste précisément et d'où
provient la différence?
3° Jusqu'ici, nous avons exposé des faits, et de
ces faits simplement observés nous avons conclu
à leurs causes, qui sont les facultés de l'àme.
C'est bien ainsi, nous voulons dire par la des-
cription sincère des phénomènes, que doit com-
mencer toute science expérimentale. Mais, les
laits connus et décrits, il reste encore au delà
quelque chose à faire à la fois de plus malaisé et
de plus instructif, c'est de les expliquer; les
fonctions de la vie psychologique déterminées, il
faut encore en assigner le but et la raison finale.
On en sait le comment, il s'agit d'en chercher le
quoi. Les physiologistes nous donnent ici
l'exemple : ils ne se contente .t pas en effet de
re les opérations de chaque fonction de
L'organisme : ils en veulent encore pénétrer le
sens et découvrir la lin, en elle-même d'abord,
et aussi dans Bon rapport avec la fin totale et
dernière de l'être vivant. Tant qu'ils n'y sont
parvenus encore, leur curiosité, incom]
ment os relâïhe. C'esl qu'on
effel l'ambition de connaître la destination de
chaque chose est innée à l'espril humain, qui ne
peut ni ne doit s'y soustraire. Toute science est
pour lui vainc, si elle ne va pas jusqn
ter ce désir. Et cela est vrai de la science psy-
i omme des sciences naturelles.
toutes les autres
créatures; et, à la différence de toutes lesautres^
il sait qu'il en a une. Quelle est cette fin? c'est
ce qu'il ne s'agit pas de déterminer ici. Il suffit,
pour notre sujet, que l'on reconnaisse cette vé-
rité évidente, à savoir, que l'homme, compre-
nant qu'il a une fin, est, par cela même, chargé,
sous sa responsabilité personnelle, de la pour-
suivre, et qu'il y tend lui-même, à ses risques et
périls. Les animaux et les plantes, qui accom-
plissent leur destinée sans Je vouloir et par la
force des lois fatales de leur nature, l'accomplis-
sent aussi sans le savoir, sans soupçonner même
qu'ils en aient une. A quoi leur servirait, en
effet, d'avoir l'intelligence d'un rôle que la na-
ture leur impose, et qu'ils jouent comme en dé-
pit d'eux? Réciproquement, pourquoi l'homme
serait-il, par privilège, dans le secret de ses
destinées, s'il n'était appelé à y coopérer tout au
moins?
L'homme ayant une destination et sachant, à
la charge d'y travailler, qu'il en a une, on se
demande quelle devait être, en conséquence de
cela, sa constitution. Il fallait d'abord qu'il
connût cette fin, et non-seulement qu'elle est,
mais ce qu'elle est ; il fallait qu'il comprit, avec
sa fin dernière et suprême, l'infinie diversité des
fins particulières et subordonnées dont elle sup-
pose l'accomplissement: et encore, la multipli-
cité innombrable des moyens par lesquels il
peut atteindre à celles-ci et à celle-là. Il fallait,
de plus, qu'il se persuadât que cette fin est sa-
crée, que la poursuite en est pour lui obligatoire,
et qu'il ne lui est permis ni de la négliger, ni
surtout de la contrarier ; il devait, en d'autres
termes, savoir qu'un être tout-puissant, juste et
bon, la lui a marquée, en le créant, non par un
caprice arbitraire de sa volonté, mais par une
décision éclairée de son infinie sagesse. Placé
pour l'accomplir dans ce monde comme sur un
théâtre, dans ce monde où il trouve, d'une part
le soutien de sa vie et les indispensables auxi-
liaires de sa puissance, d'autre part des résis-
tances et des obstacles, il devait en connaître les
lois, y discerner les objets utiles et nuisibles,
pour s'approprier les uns. pour combattre et
repousser les autres. Il fallait, avant tout, qu'il
ne s'ignorât pas lui-même, lui acteur responsable
dans le drame de la création. C'est à ce but que
va l'intelligence, par diverses facultés merveil-
leusement bien appropriées à chacune de ces
nécessités; par la conscience, qui est ce senti-
ment continu que l'homme a de lui-même; par
les sens qui lui découvrent le monde matériel,
par la raison qui l'élève à Dieu, source de toute
justice, providence du monde moral, législateur
de toute création.
La volonté n'était pas moins essentielle à la
constitution humaine que l'intelligence. Con-
naissant par celle-ci sa destinée obligatoire, il
était nécessaire que l'homme fût par celle-là
capable d'y atteindre, ou du moins de s'y effor-
cer. 11 devait être une force, une force libre et
éclairée, une force ayant conscience de soi, se
possédant et disposant d'elle-même . t ia su i conscia ,
• <>lcns, sui molrix. J'ajoute que cette force
ne pouvait demeurer tout à fait en elle-mé
réduite, faute d'instrument pour agir au dehors,
au trop facile mérite de ses résolutions inté-
rieures. 11 lui fallait des organes, tantôt dociles
et tantôt rebelles à ses ordres, toujours limités
dans leur puissance, pour lutter avec d'égales
chances de succès et de revers contre les forces
ennemies de 1 1 nature. Voilà la raison finale de
la volonté et des organes du mouvement qui lui
obéissent.
L'homme est donc, et il ne pouvait p
cire, une volonté libre et intelligente servie par
FACU
— 515
FACU
des organes. Ces attributs de sa nature étaient
nécessaires, et il semble, au premier abord,
qu'ils soient suffisants. Connaissant sa fin et
libre de s'y diriger, que faut-il de plus à l'homme?
Rien, s'il ne s'agit que de former l'être moral et
responsable que Dieu, en créant l'homme, vou-
lait mettre sur cette terre. Mais, suffisante à
cela, notre double qualité d'agents libres et in-
telligents assure-t-elle assez notre existence,
suffit-elle à garantir l'humanité des mille causes
de destruction qui la menacent à chaque instant,
et à la conserver ici-bas dans les conditions de
la vie actuelle? En effet, de ce que l'homme est
capable de discerner sa fin et son bien, de ce
qu'il est libre de chercher celui-ci et de pour-
suivre celle-là, il ne s'ensuit pas ni que ce dis-
cernement soit toujours assez sûr, ni que cette
liberté soit toujours assez puissante pour qu'il
atteigne infailliblement de son bien actuel ce
Su'il faut absolument qu'il en possède, de sa
estination présente ce qu'il faut nécessairement
qu'il en remplisse pour ne pas cesser d'être.
Loin de là : l'intelligence est très-lente à se
développer; elle n'arrive que par degrés insen-
sibles : dans l'individu, de la nuit des premiers
âges à la clarté de l'âme mûr; dans les sociétés,
des ténèbres de l'état sauvage aux lumières de
la civilisation et à la science, qui en est le fouit
tardif. Enfant, je sais à peine que je suis ; j'ignore
le monde qui m'entoure et les mille qualités,
utiles ou nuisibles, des objets dont je suis con-
damné à subir la bonne ou la mauvaise influence.
Je ne commencerai que tard à soupçonner le
devoir et à entrevoir Dieu, qui me l'impose. Je
ne sais donc ni ce qu'il faut craindre, ni ce qu'il
faut éviter. Homme fait, le saurai-je assez bien?
Non; la raison la plus haute et la mieux cultivée
est encore une sagesse si bornée et si imparfaite,
qu'elle ne suffit pas même à la satisfaction des
premiers et des plus urgents besoins de la vie.
Que l'on songe un instant à la prodigieuse multi-
tude de connaissances qu'exigerait pour l'homme
le seul soin de se nourrir. Il faut qu'il connaisse
la loi de l'épuisement continuel et insensible de
la matière corporelle, pour comprendre la né-
cessité de l'acte réparateur, c'est-à-dire de l'ali-
mentation périodique; il faut qu'il puisse mesurer
la quantité de la dépense, pour y proportionner
l'alimentation ; qu'il sache reconnaître les sub-
stances nutritives et discerner les aliments des
poisons; qu'il démêle les organes spéciaux ap-
propriés par la nature au travail de la nutrition,
et les mouvements que doivent exécuter ces
organes pour s'emparer et se servir des aliments.
Or, tout cela est au-dessus de la science humaine
la plus consommée, delà plus haute prévoyance,
de la plus minutieuse attention. Que sera-ce si
l'on ajoute au soin du corps celui de l'âme; à la
nécessité de se nourrir, de s'abriter, d'assurer la
vie dans le présent et contre les chances de
l'avenir, le devoir de s'instruire, d'apprendre,
de respecter autrui, de servir la famille et la
patrie? D'ailleurs, tous ces actes doivent être
accomplis ensemble : or, notre intelligence est
facilement distraite; elle s'occupe d'un acte utile
et elle oublie le soin des autres. Puis elle est
sujette à s'égarer, à prendre le faux pour le vrai,
le mal pour le bien, le nuisible pour l'utile.
Mille causes la pervertissent et la faussent.
La volonté est de son côté très-bornée dans sa
puissance. Ses organes s'épuisent vite dans l'ac-
tion. D'ailleurs l'homme est libre par sa volonté.
et, libre, il peut s'abstenir toujours et s'abstien-
dra peut-être trop souvent. Réunissez toutes ces
causes : du côte de l'intelligence, ignorance,
oubli, distraction ou égarement; du côté de la
volonté, négligence, paresse ou impuissance ; et
dites si l'homme n'est pas fort exposé à périr,
pour avoir manqué au moins à quelques-uns des
actes nécessaires de la vie organique, intellec-
tuelle et morale?
Je conclus qu'il doit se rencontrer dans l'homme,
avec la volonté et l'intelligence, quelque chose
qui subvienne à la faiblesse de l'une et à l'in-
suffisance de l'autre, et qui, les prévenant et les
secourant toutes deux, nous conserve comme
malgré nous, et nous conduise à notre bien, au
défaut d'une volonté trop paresseuse ou d'une
intelligence trop bornée, au besoin contre les
illusions de celle-ci et dans les défaillances de
celle-là.
Ce supplément, ce secours, c'est précisément
la sensibilité. En effet, c'est par le plaisir que la
nature nous avertit de l'utilité, ignorée de nous,
d'un objet ou d'une action; par la peine, du mai
qu'elle peut nous faire; c'est par le malaise du
besoin qu'elle nous révèle la nécessité d'un acte
trop longtemps omis; et elle fixe la mesure de
l'acte par le déplaisir delà satiété, s'il se prolonge
au delà du terme convenable. Lg pkiisir et la
peine, se diversifiant suivant les cas, préviennent
l'intelligence, et déterminent déjà un commen-
cement d'action, qui devance la volonté.
Par exemple, mon corps épuisé a-t-il besoin
de nourriture, et ai-je oublié trop longtemps,
dans le souci des affaires, et emporté à la pour-
suite de quelque autre but, d'en réparer les
forces : aussitôt je ressens, au milieu même des
préoccupations les plus vives, une douleur, celle
de la faim, qui se proportionne en vivacité à
l'urgence du péril, qui s'accroît par degrés,
jusqu'à devenir une insupportable angoisse, à
mesure que l'acte réparateur est différé. Cet acte
commencé, le plaisir l'accompagne et m'y retient
tout le temps qu'il est utile. Devient-il nuisible
en se prolongeant, le plaisir fait place à la satiété
et au dégoût, qui m'en détournent. Quant à
l'espèce des substances convenables à la nutri-
tion, la nature me l'enseigne encore par les
plaisirs et les peines de l'odorat et du goût : en
thèse générale, ce qui agrée à ces deux sens, et,
par là, nous attire, est aliment; ce qui les blesse
et nous répugne est poison. L'ignorance, pour
l'esprit, est un tourment comme la faim; la
science, un plaisir, qui met en jeu l'intelligence
et l'anime à la recherche de l'inconnu. Que
dirai-je? tout ce qui, à notre insu, nous est utile,
devient aimable; et source de souffrance, tout
ce qui nous est nuisible. Chaque espèce de peines
et de plaisirs détermine d'ailleurs, en réagissant
sur la force motrice, quelquefois un simple com-
mencement d'action, quelquefois des actions
promptes, énergiques et dirigées fatalement;
avec une précision admirable, au but marque
par la nature. Et de là vient le nom d'instincts,
de penchants, de tendances et d'inclinations,
donné aux mêmes phénomènes, envisagés sous
cet autre point de vue.
Tel est le rôle de la sensibilité dans la vie
humaine : elle n ' s aide dans l'accomplissement
de notre destinati, en nous prémunissant contre
l'ignorance ou les méprises de notre intelligence,
en subvenant à la paresse ou à l'impuissance de
notre volonté.
Ainsi, les attributs ou les facultés de notre
nature, déjà constatés comme réels, sont main-
tenant expliqués comme nécessaires. La théorie
qui les réduit à trois se trouve avoir force dé-
monstrative ; une faculté de moins, l'homme
périt ; une de plus, on n'en comprend pas l'utilité.
4° Tous les philosophes n'ont pas toujours re-
connu les trois facultés de l'âme, que nous venons
de signaler : quelques-uns, les reconnaissant
toutes, les ont désignées par d'autres noms
FACU
— 516 —
FACU
d'autres, employant les mêmes termes, ont donné
à ces termes un sens différent. Il serait très-
long et médiocrement utile d'exposer toutes ces
dissidences, soit de doctrine, soit de langage.
Nous devons nous borner ici à remarquer briève-
ment les différences principales qui séparent la
doctrine psychologique que nous avons exposée
de celles qui appartiennent aux plus illustres
penseurs des temps anciens et modernes.
Dans l'antiquité, je ne citerai que Platon et
Aristote. Le premier distingue dans l'àme trois
principes ou puissances : c'est d'abord, la raison
(>.cr,'o:), faculté suprême et directrice; ensuite,
sous le titre de 6'jjj.ô;, cœur ou courage, le prin-
cipe des passions nobles et désintéressées; enfin,
celui des appétits grossiers et sensuels, qu'il ap-
pelle tq £ni6u(jiY)Tixàv. Il considère d'ailleurs l'âme
comme une force active, se mouvant elle-même,
aùxô èau-ià xivoîLv : voilà la volonté, et avec elle,
la raison et la sensibilité, cette dernière divisée
par Platon en deux parts.
Aristote confondait l'âme avec la force vitale.
C"est pourquoi il lui attribuait certaines facultés
purement physiologiques, par exemple, la fa-
culté nutritive (to 6ps7iTi/.ov) à laquelle elle est
réduite, dans certaines espèces animales. Dans
l'homme, elle en possède, avec celle-là, beau-
coup d'autres, qui se trouvent classées (de Anim.,
lib. III, c. ix) sous deux chefs : la faculté de
juger, ou l'entendement d'une part (tô xpirixôv);
la faculté de se mouvoir de l'autre (to xivtitixôv).
La locomotion a d'ailleurs pour principes, selon
les cas, ou l'instinct (5pe£t;), ou la volonté et le
choix (7rpoaîpe<ji;). Cette division correspond
donc exactement à la classification adoptée par
les modernes, en facultés intellectuelles et en
facultés actives, celles-ci subdivisées à leur tour
en désir et en volonté.
Descartes désigne tous les phénomènes de l'âme
sous le titre commun de pensées, et il divise les
pensées en trois classes: les idées, qui paraissent
être des images des choses; les volontés ou af-
fections, qui sont des actes de nous-mêmes; et
enfin, les jugements dans lesquels seuls il peut
y avoir de la vérité et de la fausseté. Mais
comme il explique que le jugement est un acte
de la volonté, cette classification peut être ré-
duite à celle que nous avons exposée. Seulement
on y confond souvent, sous le nom de volonté,
les actes libres et les désirs ; et cette confusion,
admise implicitement par Descartes , devient
expresse dans les écrits de Malebranche, de
Spinoza et de Leibniz.
Locke ramène toutes nos idées à deux sources :
la sensation et la réflexion. La sensation nous
fait connaître les corps, et. par la réflexion, nous
nous connaissons nous-mêmes. Que sommes-nous
donc? Locke ne répond à cette question rien de
précis. Il énumère un certain nombre de nos
facultés intellectuelles, laperception, la mémoire,
l'attention, le jugement, la comparaison. Quant à
la volonté d'une part, au plaisir et à la peine de
l'autre, il n'en parle que pour les produire comme
exemples de modes simples ri ; la pensée.
Condillac, exagérant la doci me de Locke, avait
réduit tout l'homme à la sensation; la sensation,
considérée comme représentative, engendrait,
par une suite de transformations, toutes les
facultés de l'entendement; considérée comme
affective, tous les modes de la volonté. Les
i s lires, comme les continuateurs de la phi-
losophie de Condillac, ont laissé subsister quelque
chose de cette confusion.
M. Laromiguière continue de mettre dans la
sensibilité toutes les origines de nos connais-
nces. Seulement il s'efforce d'abord de distin-
guer, comme irréductibles, quatre manières de
sentir. Ensuite il restitue à la nature humaine
l'activité libre, méconnue par Condillac : et à
cette activité, il donne le nom d'entendement,
quand son rôle est d'éclaircir et de lier par
l'attention, la comparaison et le raisonnement,
les vagues et obscures idées fournies par la sen-
sibilité; de volonté, quand, se produisant sous
les formes du désir, de la préférence et de la
délibération, elle se résout finalement en actes
extérieurs. Ici donc, par un singulier renverse-
ment de la langue commune, ce qu'on nomme
sensibilité, c'est la source des idées obscures,
c'est l'intelligence à son début et à son plus bas
degré; ce qu'on appelle entendement, ce n'est
rien que l'intervention de la volonté dans la for-
mation de nos connaissances; ce qui porte enfin
le titre de volonté, c'est une prétendue transfor-
mation du désir, c'est-à-dire du sentiment.
Kant, en combattant la doctrine qui consiste
à dériver toutes les connaissances humaines de
l'expérience, sous le titre de sensibilité, conserve
à ce dernier terme sa double valeur et son sens
équivoque : ce mot exprime à la fois, dans sa
langue, l'expérience interne ou externe? et la
faculté d'éprouver de la peine et du plaisir.
Plus fidèles à la distinction des choses et aux
usages de la langue littéraire, MM. Jouffroy et
Damiron ont réservé le nom de sensibilité à la
simple capacité de jouir et de souffrir. Mais le
premier de ces deux écrivains a proposé, à la
suite d'un remarquable article sur les facultés
de l'âme humaine (Mélanges, p. 312), une liste
de ces facultés, qui paraît trop étendue. Il y en
a six : 1° la faculté personnelle^ c'est la volonté;
2° la sensibilité, ou capacité de jouir et de
souffrir : nous ne changeons ni la chose, ni le
mot; 3° les facultés intellectuelles; nous les
reconnaissons également et sous le même titre;
4° la faculté locomotrice : il est trop clair que
ce n'est que le pouvoir de la volonté sur les
organes du mouvement, et que ce pouvoir ne
doit pas être distingué de la volonté elle-même;
5° la faculté expressive; elle relève encore des
rapports de l'âme avec les organes, et psycho-
logiquement elle se confond avec la volonté, si
l'expression est volontaire en effet; avec le
pouvoir qu'ont nos pensées et nos sentiments de
réagir spontanément sur l'organisme, si l'expres-
sion est involontaire; 6" enfin, les penchants
primitifs de notre nature; il n'y a évidemment
là qu'une conséquence de la peine et du plaisir,
doués de certaines propriétés stimulantes, en
vertu desquelles les objets agréables ou pénibles
nous attirent ou nous repoussent, et d'où nos af-
fections prennent les noms de mobiles, d'instincts
et de penchants. Am. J.
Depuis que cet article a été écrit, l'idée qu'on
se faisait alors des facultés s'est un peu modi-
fiée ; et le regrettable auteur qui l'a signé y
ferait sans doute quelque changement. Il était
visiblement sous l'influence de cette opinion,
que la méthode applicable à la psychologie doit
se rapprocher le plus possible de celle des scien-
ces physiques ; qu'il faut ici, comme là, obser-
ver des faits, les classer, puis les rattacher à leurs
causes prochaines. On admet plus généralement
aujourd'hui que les faits de conscience sont du
premier coup perçus comme étant les nôtres,
c'est-à-dire en même temps que leur cause ; et
dans leur rapport avec le moi; on répugnerait
donc à dire que les facultés sont les causes qui
les produisent, et surtout que ces causes d'abord
ignorées sont affirmées à la suite d'un raisonne-
ment qui les conclut de leurs effets. Le phéno-
mène et le moi dont il est l'acte, voilà toute la
réalité indivisible que la conscience saisit d'une
seule intuition. Les facultés ne sont que des
FAMI
517 —
FAMI
dénominations générales applicables chacune à
toute une classe de faits, et non pas quelque
chose d'intermédiaire entre l'âme et ses opéra-
tions : sans doute une pensée implique le pou-
voir de penser; mais ce pouvoir actif et réel,
qui se sent et s'affirme, et ne se conclut pas de
ses effets, c'est le moi lui-même dans son es-
sence, c'est une force vive; la puissance nue, la
simple virtualité, ou, pour dire le mot, la fa-
culté est une abstraction. Il n'y a pas lieu non
plus d'insister sur les différences des faits sou-
vent réductibles entre eux; en tout cas, c'est là
le point de vue de la classification et de la des-
cription ; il est bon de regarder plus haut et de
découvrir celui de l'unité et de la métaphysi-
que. E. G.
FAMILLE. Cette institution, aussi ancienne
que le genre humain, et, sans contredit, une des
plus saintes, a été dans ces derniers temps atta-
quée avec tant de violence; poètes, romanciers,
publicistes, fondateurs de religions nouvelles,
réformateurs de toute espèce se sont élevés con-
tre elle avec tant de railleries et de sophismes,
qu'il n'y avait pas seulement un intérêt spécu-
latif, mais un intérêt pratique, presque un inté-
rêt de circonstance, à montrer sur quels fonde-
ments inébranlables elle repose, quel but elle
doit poursuivre, quelles sont les lois et les con-
ditions qui la régissent. L'état des esprits a quel-
que peu changé aujourd'hui; mais l'importance
de la famille reste la même aux yeux du philo-
sophe et du moraliste. La famille, c'est la pre-
mière condition aussi bien que la première forme
de la société, le premier pas que fait l'homme
dans la vie morale, et sans lequel il est impos-
sible qu'il en fasse aucun autre. Essayez, en
effet, de rompre les liens dont elle est formée ;
qu'à la place du mariage il n'y ait plus que la
passion et des rencontres fugitives; que les en-
fants ne reconnaissent plus leurs parents, ni les
parents leurs enfants ; que les doux noms de
irère et de sœur deviennent des mots vides de
sens : vous détruirez du même coup les senti-
ments les plus naturels, les plus profonds et
peut-être les plus désintéressés du cœur humain:
vous ôterez à l'activité humaine ses mobiles les
plus ordinaires et les plus puissants. Pense-t-on
que l'abolition de la famille et la mort de toutes
les affections qui naissent dans son sein tourne-
raient au profit de sentiments plus élevés et plus
généreux; qu'elles nous laisseraient plus de force
et de liberté pour aimer notre patrie, nos conci-
toyens et les hommes en général? Celte opinion
a trouvé des partisans : Platon la défend dans
sa République, et elle a été reproduite par les
utopistes de nos jours ; mais elle n'en est pas
moins la plus inconcevable des illusions. On
comprend que les liens et les affections de fa-
mille, lorsqu'ils existent, quand notre cœur en
a la complète expérience, puissent s'étendre par
assimilation sous l'empire des institutions poli-
tiques ou des idées religieuses. C'est ainsi que la
patrie n'est pour nous qu'une famille plus vaste;
que nos concitoyens, imbus des mêmes idées et
façonnés aux mêmes mœurs, qui partagent avec
nous les mêmes droits, les mêmes devoirs, les
mêmes espérances, les mêmes craintes, et vivent
sous le charme des mêmes souvenirs, sont véri-
tablement pour nous des frères, et qu'enfin le
sol qui nous nourrit, qui porte dans son sein les
cendres de nos aïeux, devient pour nous l'objet
d'une piété toute^filiale; c'est ainsi encore que
Dieu nous apparaît comme le père commun de
tous les hommes, la terre comme leur commun
patrimoine, et que, par suite de la même idée,
nous sommes forcés de croire à la fraternité
universelle du genre humain. Mais comment
ces assimilations seront-elles possibles, soit pour
notre esprit, soit pour notre cœur, si l'un des
termes qu'elles supposent se trouve supprimé, si
les noms de père et de frère n'ont plus pour
nous aucune signification morale, et ne répon-
dent à aucun mouvement de notre âme? Il faut
bien considérer que l'amour de la patrie, tel
qu'on doit l'entendre, et l'amour de l'humanité,
ne sont pas des sentiments que nous apportons
en naissant, ou qui existent indistinctement chez
tous les hommes : ils se développent avec le
temps, sous l'empire de certains principes labo-
rieusement conquis, par une extension réfléchie
des affections de famille, qui, au contraire sont
naturelles, spontanées, irrésistibles. Nous dirons
plus : l'amour de Dieu, si élevé qu'il nous pa-
raisse au-dessus des affections terrestres, s'al-
lume au même foyer pour s'étendre ensuite
dans un champ sans bornes. 11 est à remarquer
que c'est sous le nom de Père que Dieu est adoré
par le genre humain; et en effet, à part la diffé-
rence du fini à l'infini, quelle autre espèce d'a-
mour pouvons-nous éprouver pour lui que celui
qu'un père inspire à son enfant? Vouloir aller
au delà, c'est se perdre dans les langueurs et
dans les subtilités du mysticisme. Aussi, le sens
commun ne s'y est pas trompé ; il a donné un
même nom à ces deux sentiments si différents
par leur objet, il a reconnu la piété, soit qu'elle
s'exerce dans le sanctuaire de la famille, ou dans
celui de la religion.
L'institution de la famille n'est pas moins né-
cessaire au bien-être matériel de la société qu'à
son existence morale ; car n'est-ce pas sur le tra-
vail que repose le bien-être, et par suite le bon
ordre de toute association humaine? Or, le tra-
vail, en général, n'a pas d'aiguillon plus puis-
sant, plus opiniâtre et plus noble en même temps,
que le désir d'assurer le bonheur de ceux que
nous aimons le plus au monde, et dont nous
sommes, en quelque sorte, la providence ici-
bas. Que l'amour de la gloire, de la patrie, de
l'humanité, ou quelque sentiment plus élevé
encore, suffise aux âmes d'élite, qu'il soit le mo-
bile ordinaire des grands travaux de la pensée
et de l'imagination ou des sacrifices de l'héroïsme,
nous l'admettons sans peine; mais, livrés aux
plus vulgaires occupations, la plupart des hom-
mes ont besoin d'être soutenus, excités par des
affections plus positives. Il leur faut l'espérance
de laisser à leurs enfants, à leurs compagnes, à
leurs proches, les fruits de leurs sueurs et les
signes matériels de leur dévouement. Il faut
que leur ambition puisse s'étendre au delà des
limites de leurs besoins et de leur existence,
sans cesser en quelque sorte d'être personnelle;
car nos enfants, c'est nous-mêmes, avec l'avenir
et la jeunesse de plus. Quant à l'intérêt propre-
ment dit et aux passions purement égoïstes,
c'est le comble du délire de vouloir élever sur
ce fondement une société de quelque durée et de
quelque valeur. En admettant même, avec plu-
sieurs philosophes du dernier siècle et quelques
socialistes de nos jours, qu'un temps viendra où
le crime et la révolte n'auront plus de but. tant
l'intérêt particulier sera étroitement lié à l'inté-
rêt général, il sera toujours vrai qu'avec l'amour
de soi pour tout mobile et tout frein, un homme
n'aura rien à craindre, rien à ménager, rien à
fonder pour l'avenir. Il peut acheter, au prix
d'une fin prématurée, tous les plaisirs des sens;
au prix d'une existence obscure et pauvre, la
tranquillité de l'esprit et du corps; il peut, en un
mot, vivre comme il lui plaît : car sa mort ne
doit pas avoir de lendemain. Quelques écono-
mistes craignent pour la société l'excès de la po-
pulation. Ce n'est pas là, selon nous, qu'est le
FAMI
— 518 —
FAMI
danger, mais dans les mœurs et dans les habi-
tudes qui détruisent, parmi les classes pauvres,
les liens domestiques. La famille, en même temps
qu'elle ennoblit l'homme à ses propres yeux dans
les plus humbles conditions de la vie, le rend
aussi plus utile aux autres et plus intéressé à la
prospérité commune; elle double ses forces
pour le travail, met en jeu tous les ressorts de
son activité, et éveille sa sollicitude sur l'avenir
comme sur le présent.
Mais la famille ne doit pas seulement être
considérée comme un moyen, c'est-à-dire comme
une des conditions de l'ordre social et un des
mobiles les plus puissants de l'activité humaine :
elle est légitime, elle est sainte par elle-même;
elle repose sur l'union des âmes encore plus que
sur le besoin des sens ; elle sanctifie par l'amour
et par le devoir, par l'usjge de la raison et de la
liberté, une des lois les plus impérieuses de
notre nature animale; enfin elle complète l'exi-
stence de l'individu en même temps qu'elle as-
sure, dans l'ordre moral comme dans l'ordre
physique, la continuation de la société. En effet,
ce qui constitue essentiellement la famille, c'est
le mariage et l'éducation des enfants. Or, le ma-
riage, tel qu'il peut être, n'est pas seulement
l'union des intérêts et des corps; il est aussi
formé par des liens d'une autre nature. L'homme
et la femme, comme nous l'avons démontré ail-
leurs (voy. Amour), ne diffèrent pas moins l'un
de l'autre par la direction naturelle de leurs fa-
cultés et par les diverses qualités de leurs âmes,
que par la conformation de leurs corps. Au fond,
leur nature est certainement la même ; leur vo-
lonté et leur intelligence sont gouvernées par
les mêmes lois; la même liberté leur est donnée
pour le bien et pour le mal; la même fin est
proposée à leur existence tout entière : mais ils
semblent s'être partagé les moyens d'y atteindre.
Chacun d'eux a été paré par l'auteur de la créa-
tion des perfections et des attributs dont l'autre
se voit privé, et cette différence de leurs âmes
se réfléchit dans leurs formes extérieures et
dans les traits de leurs visages. De là le besoin
pour tous deux de confondre leurs vies comme
les deux moitiés d'un seul être. De là l'amour
qui les rend nécessaires l'un à l'autre, non plus
comme l'instinct pour la satisfaction d'un fugi-
tif désir, mais pour tous les instants et dans tous
les éléments de leur existence. L'amour n'est
fias ce délire de l'imagination et des sens avec
equel il est trop souvent confondu ; c'est un
sentiment réfléchi servant de lien entre deux
âmes qui se touchent par tous les points, et qui,
par conséquent, avant de se donner l'un à l'autre',
ont pris le temps de s'observer et de se com-
prendre. Il a un effet moral d'une immense por-
tée, et qui peut-être n'a pas été remarqué suffi-
samment : il consacre l'égalité des deux sexes;
car s'il n'est pas exclusif et réciproque, s'il n'est
pas des deux côtés la donation entière de soi-
même, il cesse aussitôt d'exister. C'est dans cette
réciprocité parfaite ou cette communauté abso-
lue d'existence que consistent le caractère dis-
tinctif et la dignité du mariage. Mais si le ma-
riage était fondé uniquement sur l'amour, il
n'aurait pas plus de durée et ne serait pas plus
commun gue ce sentiment, qui, à cause du si
nature délicate et élevée, ne se fait pas connaître
à toutes Jcs âmes, et, dans celles-là même où il
a pu naître, ne lient pas toujours contre des
Fassions ou des influences plus grossières. En
absence de l'amour, il n'y aurait pas d'autres
liens entre les deux sexes que la volupté, l'in-
stinct ou l'intérêt du plus fort, et dans chacun de
ces cas la femme rendue à B8 naturelle;
privée du respect qui l'entoure au sein de la fa-
mille, puisque la famille n'existe pas sans la so-
ciété conjugale, serait véritablement l'esclave de
l'homme et l'instrument avili de ses passions. 11
faut donc admettre dans le mariage un troisième
élément, qui, au lieu d'être personnel et mobile
comme l'amour, puisse servir au contraire de
règle universelle et invariable : cet élément,
c'est 4e principe d'obligation et de droit, qui
nous suit également et doit nous gouverner dans
toutes les situations de la vie. Il est défendu à la
personne humaine, quelles que soient d'ailleurs
sa misère et sa faiblesse, de se dégrader au rang
d'une chose, d'abdiquer en quelque sorte son
existence propre, de se dépouiller de son être
moral pour servir uniquement aux plaisirsetaux
passions d'autrui. Par une conséquence néces-
saire de la même loi, sur laquelle repose toute
la dignité de l'homme, il n'est pas moins cou-
pable de réduire les autres, soit par la séduc-
tion; soit par la force, à cet état d'avilissement,
ou, quand ils y sont déjà, de contribuer à les
y maintenir. Donc, un homme et une femme ne
peuvent appartenir l'un à l'autre que sous la
condition de substituer dans leurs relations mu-
tuelles l'égalité morale, c'est-à-dire l'égalité de
droits et de devoirs, à l'inégalité naturelle qui
existe entre eux. Cette inégalité morale, qui
n'empêche pas la diversité des fonctions, sui-
vant ies facultés distinctives de chaque sexe, et
qui peut, par cela même, subsister à côte de
l'inégalité civile, ne doit pas seulement être ac-
ceptée par la conscience ou exister à l'état de
principe; il faut qu'elle soit un fait juridique,
qu'elle repose sur un contrat par lequel deux
êtres humains de sexes différents mettent en
commun, pour toute la durée de leur vie, leurs
âmes et leurs corps, leurs volontés et leurs per-
sonnes, en un mot toute leur existence. Hors de
cette communauté absolue, l'inégalité est inévi-
table, et avec elle on voit reparaître les consé-
quences que nous avons déjà signalées, la dé-
gradation et l'asservissement de la moitié de
l'humanité. Ainsi, le mariage repose à la fois
sur ces trois choses : sur un besoin des sens dont
la satisfaction est nécessaire à la conservation
du genre humain, et que déjà la raison peut en-
noblir par cette idée générale ; sur un besoin
des âmes excité par les facultés diverses, mais
également nécessaires à la perfection humaine,
que la nature a réparties entre l'homme et la
femme; enfin sur un contrat qui, posant en prin-
cipe l'égalité morale des deux sexes, assure pour
toujours, au nom du droit et du devoir, cette
communauté d'existence, cette donation mutuelle
de deux êtres, qui n'est qu'un fait temporaire
dans l'amour, et, comme l'amour lui-même, un
privilège des âmes d'élite. Il faut remarquer les
rapports qui existent entre ces trois éléments de
la société conjugale : l'appétit des sexes est un
instinct général et aveugle devant lequel la per-
sonne humaine disparaît entièrement. L'amour,
même quand il n'est pas d'une nature très-élevée,
est toujours un sentiment personne^ exclusif,
qui, par cela seul, suppose un choix et ren-
ferme, de toute nécessité, une part de liberté et
de réflexion. Enfin, le contrat est tout entier
l'œuvre de la raison et de la liberté : c'est la
raison qui le rédige, en substituant sa règle
éternelle à des rapports fortuits ou arbitraires;
c'est la liberté qui l'accepte et doit le mettre à
exécution. C'est l'honneur de toutes les religions
d'avoir consacré le mariage en général; c'est
l'honneur du christianisme de l'avoir conduit le
plus près de la perfection, en abolissant la poly-
gamie et la répudiation; mais le mariage ne re-
pose pas sur un dogme religieux et ne peut pas
être considéré comme une institution purement
FAMI
— 519 —
FAMI
religieuse ; il résulte de la constitution de l'hom-
me, de ses facultés, de ses droits naturels;
•et comme il exerce nécessairement une influence
toute-puissante sur les destinées de la société, la
société en doit déterminer les conditions exté-
rieures et les faire observer; son intervention
est légitime et nécessaire dans un contrat où ses
intérêts sont si vivement engagés.
Un homme et une femme qui s'unissent l'un à
l'autre selon les lois de la nature, ne se trouvent
pas seulement liés par des devoirs réciproques ;
ils en ont aussi de communs envers les enfants
qui pourront naître d'eux, et ces obligations con-
tractées d'avance envers des êtres qui n'existent
pas encore, font uue partie de la sainteté du ma-
riage et constituent la fin la plus élevée de la
famille. L'homme ne serait pas ce qu'il est, mais
il descendrait au rang d'une chose, si l'on pou-
vait, sous les seules conditions de l'instinct et de
la volupté, lui donner la vie sans être attaché à
lui par aucun lien, sans penser à ce qu'il de-
viendra un instant après sa naissance. Toute ac-
tion qui se rapporte à lui rentre dans la sphère
des lois morales, et leur doit être subordonnée,
quand même elle serait provoquée par les plus
impérieux besoins de la nature physique. C'est
ainsi qu'il a des droits même avant que de
naître. Pourquoi, en effet, serait-il permis de lui
imposer les besoins de la vie et de lui refuser
en même temps les moyens de les apaiser, pen-
dant que le sommeil de l'enfance engourdit son
intelligence et ses forces? Pourquoi serait-il
f tennis de le jeter en ce monde, abandonné à
ui-même. prive d'appui et de culture à l'âge où
la nature les réclame, livré à tous les caprices
du hasard, à toutes les conséquences de l'igno-
rance et de la faiblesse, comme on livre au vent
une semence inutile? Appeler à l'existence un
être humain, c'est donc se charger de son édu-
cation; c'est prendre l'engagement, au nom des
règles absolues de la justice, d'être sa provi-
dence, d'écarter de lui la souffrance et le be-
soin, de développer en même temps les fortes
de son corps et les facultés de son âme, de l'ini-
tier enfin à toutes les épreuves, à tous les de-
voirs, à tous les secrets de la vie, jusqu'à l'heure
où, n'ayant plus rien à attendre de la nature, et
prenant, pour ainsi dire, possession de lui-même,
il ne dépende plus de nous que par les liens de
la reconnaissance et de l'amour.
L'éducation doit être l'œuvre commune du
père et de la mère, d'abord parce qu'elle est
pour tous deux un devoir, et par conséquent un
droit; ensuite parce que les qualités diverses que
la^ nature a partagées entre eux sont également
nécessaires au développement de l'enfant , et
doivent, autant que possible, se réunir dans
l'homme fait. Ce n'est pas trop de faire concou-
rir à cette tâche difficile l'autorité qui commande
et la persuasion qui charme, la fermeté qui exige
et la patience qui sait attendre, la raison qui
éclaire, qui conseille ou qui blâme, et l'amour
qui entraine, qui soutient ou console. Or, de ces
deux sortes de moyens d'action, les uns sont plus
propres à l'homme et les autres à la femme.
Sans doute il faut, selon le sexe et le caractère
des enfants, laisser prédominer tantôt ceux-ci,
tantôt ceux-là; mais il est toujours nécessaire de
les combiner ensemble dans une juste mesure,
et ce n'est qu'à cette condition que les parents
se retrouveront tous deux et resteront unis dans
leurs enfants ; que les enfants honoreront lwirs
parents d'un égal respect et les confondront dans
le même amour, et qu'enfin la femme conser-
vera à la tête de la famille cette égalité morale
dont nous avons fait la base et dans laquelle con-
siste la sainteté du mariage. Il résulte de là que
l'éducation, bien distincte de l'instruction, doit
être essentiellement l'œuvre de la famille, jus-
qu'à ce qu'elle ait suffisamment excité dans les
jeunes âmes des sentiments qui ne peuvent pat
naître ailleurs, et qui sont, comme nous l'avons
démontré, le germe unique, le commencement
nécessaire de toutes les vertus sociales. Alors,
mais seulement alors, pourra commencer une
éducation plus virile, destinée à préparer l'homme
aux luttes, aux épreuves, à l'ordre inflexible,
aux injustices même de la société; injustices
qui sont toujours des erreurs. Il est de toute
évidence que cette seconde partie de l'éducation,
complément indispensable de la première, ne
doit être confiée qu'à des hommes qui connais-
sent la société, qui vivent dans son sein, qui en
acceptent toutes les lois, qui ne sont étrangers à
aucun de ses intérêts, et non pas à ceux qui la
méprisent, qui refusent de marcher avec elle,
qui ont résolu, pour nous servir de leur propre
langage, de vivre en dehors du siècle, c'est-à-
dire en dehors de leur temps et de leur pays. La
plus grande contradiction où puissent tomber les
peuples modernes dont l'existence politique a
pour bases la liberté et le sentiment national,
c'est de faire élever leurs jeunes générations
par des maîtres qui repoussent ces deux prin-
cipes, c'est-à-dire qui ont fait serment de passer
toute leur vie dans l'obéissance, et dont la pa-
trie est renfermée tout entière dans les murs
d'un cloître. Au reste, ce n'est pas ici le lieu
d'insister plus longtemps sur ce sujet que nous
avons traité séparément (voy. Éducation); il
nous a suffi de le considérer dans ses rapports
avec la famille.
Le même principe qui charge les parents de
l'éducation de leurs enfants est aussi la source
de leur autorité. Moralement il n'y a pas d'autre
origine à ce pouvoir paternel si terrible dans
l'antiquité, si absolu dans les lois romaines, et
par lequel on a essayé vainement, de nos jours,
d'expliquer et de justifier l'esclavage. Il est im-
possible, en effet, que les rapports personnels,
que les liens purement physiques qui existent
entre les hommes l'emportent sur les lois abso-
lues de l'ordre moral. Ce que je dois à celui qui
m'a donné le jour ne va pas jusqu'à détruire en
moi la personne humaine, jusqu'à m'ôter l'usage
de ma liberté et de mon intelligence, jusqu'à
m'enlever à ma propre destinée pour faire de
moi une vile propriété ou un instrument à l'u-
sage d'autrui. Que deviendrait avec une pareille
doctrine l'idée même de la justice et du droit?
L'autorité paternelle est donc entièrement subor-
donnée à l'éducation et doit s'exercer dans les
mêmes limites et dans la même durée. Celle-ci
est le but; la première n'est que le moyen.
L'une nous représente un devoir, l'autre le droit
qui en est la conséquence. Le devoir une fois ac-
compli, le droit qu'il apporte avec lui cesse im-
médiatement. L'enfant devenu homme doit tou-
jours à son père et à sa mère, tant que la bonté
divine les laisse à ses côtés, le respect; la recon-
naissance, un amour sans bornes ; il ne leur
doit pas l'obéissance. C'est pour cela que nos
lois ont désigné un âge où cette émancipation
est civilement reconnue. Ce n'est pas encore
tout : même dans les limites où nous venons de
la circonscrire, l'autorité paternelle ne peut pas
être absolue; mais il faut nécessairement qu'elle
s'accorde avec les intérêts les plus essentiels et
soit réglée par les lois de la société. La société
en général doit intervenir entre le fort et le
faible, entre l'enfant et l'homme fait; elle doit
faire triompher partout l'ordre et la justice : à
ce titre elle a le droit de régler dans une cer-
taine mesure les rapports de la famille. Mais il
FA MI
— 520 —
FAMI
y a plus : il faut qu'elle use de ce droit sous
peine de compromettre sa propre existence; car
telle est la constitution de la famille, telle est
celle de la société tout entière, telle est l'édu-
cation que l'on donne à l'enfance et à la jeunesse,
tel sera dans l'avenir l'esprit public, telles seront
les institutions et les mœurs. Il est bien évident,
par exemple, que le droit d'aînesse établi dans
la famille, il en résulte nécessairement l'aristo-
cratie dans l'Etat; au contraire, l'égalité entre
les enfants d'un même père, si elle est consa-
crée par les mœurs, amènera bientôt à sa suite
l'égalité civile et politique. La même chose a
lieu pour l'éducation. Des générations élevées
dans le mépris des lois qui devront les gouver-
ner un jour, dans la haine des institutions sur
lesquelles répose l'ordre actuel de la société, ne
se feront pas scrupule de les changer, et ne se-
ront pas très-reconnaissantes envers ceux qui
les ont établies. La société a donc le droit d'm-
tervenir dans l'éducation aussi bien que dans le
mariage. L'autorité paternelle, sur laquelle on
s'est fondé pour lui contester ce droit, est sou-
mise elle-même à son légitime contrôle.
Le mariage et l'éducation des enfants sont,
comme nous l'avons dit, les deux éléments prin-
cipaux de la famille, ses conditions morales et
absolues; mais il y a aussi une condition exté-
rieure sans laquelle les deux premières se réali-
seraient difficilement, et qui, par cela même,
ne doit pas en être séparée : nous voulons par-
ler du droit d'acquérir et de posséder, du droit
de constituer une propriété applicable à l'usage
de la famille, et qui reçoit, pour cette raison, le
nom de patrimoine. Sans doute le droit de pro-
priété, ainsi que nous l'avons fait voir ailleurs
(voy. Droit), peut se démontrer comme une
conséquence immédiate de la liberté individuelle
ou du droit de vivre ; mais il se fonde aussi sur
les devoirs, sur l'institution de la famille, dont
il devient a son tour la garantie matérielle. Si le
père est chargé de l'éducation physique de ses
enfants non moins et d'une manière plus im-
médiate que de leur éducation morale, il est
évident qu'il a le droit d'acquérir, dans la me-
sure où il le juge convenable, tous les moyens
de pourvoir à leurs besoins, d'assurer leur bien-
être dans l'avenir comme dans le présent, par
un demie, acte de sa volonté et de sa tendre
prévoyance. Voilà la propriété patrimoniale éta-
blie, dont l'idée même implique nécessairement
l'hérédité et le droit de transmission. Supposez
maintenant ce droit anéanti, ou transportez-le à
la communauté politique, à la société entière,
ainsi que le désirent certains utopistes, quelle
place restera-t-il à ce commerce de dévouement
et de reconnaissance, à ce sacrifice permanent
de la vie et de la pensée sur lequel repose es-
sentiellement la société domestique? Avec le
droit de propriété l'autorité même du père sur
les enfants se trouve détruite ; car cette autorité
ne peut pas exister sans pouvoir. Aussi toutes
les tentatives qui ont été faites, tous les systèmes
qu'on a imaginés pour détruire la liberté du
travail ou le droit de propriété, ont-ils eu en
même temps pour but ou pour conséquence im-
médiate la destruction de la famille.
Ainsi que tout ce qui appnrlient à la vie mo-
mie de l'homme, ainsi que l'homme lui-même,
la société et l'humanité toul entière, la famille a
Bon histoire. Elle n'a pas eu dès le premier jour
la constitution que vous lui voyez maintenant ou
C( Ile qu'elle doit avoir, que le principe absolu
de la dignité humaine lui impose ; mais «lie s'est
formée lentement par les conquêtes successives
du droit sur la force, de l'esprit sur la matière,
des besoins de l'àinc sur les appétits du corps ; et
ce que nous disons de la famille considérée dans
son ensemble, s'applique exactement à chacun
des éléments dont elle se compose : au mariage,
à l'éducation des enfants et à la propriété patri-
moniale. Nous allons essayer, par quelques ra-
pides observations, de mettre ce fait en lumière,
et c'est par là que nous finirons.
D'abord le mariage n'est que l'asservissement
régulier, légal, du sexe le plus faible au sexe le
plus fort, avec certaines réserves en faveur du
premier. Tel est le mariage oriental avec la do-
lygamie et la répudiation. Évidemment, quand
un homme épouse plusieurs femmes avec la fa-
culté de les chasser du toit conjugal, il y a là
une inégalité monstrueuse qui ressemble fort à
l'esclavage; cependant il faut remarquer que
c'est un progrès immense sur la promiscuité bru-
tale et la servitude proprement dite. La polyga-
mie admet une consécration ou civile ou reli-
gieuse qui établit une différence entre les con-
cubines et les femmes légitimes. Le mari ne peut
pas tout sur celles-ci : il lui est défendu de les
maltraiter sans sujet, de les répudier sans juge-
ment, et il leur doit une existence conforme à
son rang. Quoi qu'il en soit, dans cette première
ébauche de la famille, la force et l'instinct
jouent le principal rôle; l'être moral y est effacé
presque entièrement devant l'être matériel. Avec
la civilisation grecque et romaine, bien posté-
rieure à la civilisation orientale, commence pour
le mariage une autre époque. Un homme ne
peut plus épouser qu'une seule femme, et au
lieu de l'acheter comme autrefois, il ne peut plus
l'obtenir que de son consentement ou de celui
de ses proches. Mais quelle inégalité encore dans
cette union ! Tandis que la femme, en cas d'in-
fidélité, est punie de mort, le mari peut avoir
dans sa maison, non par un abus d'autorité ou
par un effet de la licence des mœurs, mais en
vertu d'un droit publiquement reconnu, autant
d'esclaves et de concubines qu'il le veut. On sait
quel était chez les anciens Romains le pouvoir
du mari sur sa femme. Maître absolu de sa per-
sonne et de ses biens, investi du droit de la
condamner à mort, il exerçait sur elle le même
empire que si la conquête l'avait mise en ses
mains. Enfin, par une bizarrerie inexplicable
dans nos mœurs, l'épouse légitime devenue
mère, n'était pas élevée au-dessus de ses pro-
pres enfants : elle n'avait que le rang de leur
sœur consanguine. En général, dans l'état de ci-
vilisation dont nous parlons, le mariage était
moins une institution morale, ayant pour but
de donner à l'homme une compagne digne de
lui et de faire entrer dans l'éducation la bien-
faisante influence de la tendresse maternelle,
qu'une institution purement civile, destinée à
maintenir la séparation des hommes libres et
des esclaves, et, dans les Etats aristocratiques,
à empêcher le mélange des castes. Aussi faut-il
remarquer qu'au temps de la république ro-
maine, le concubinat, comme nous venons de le
dire, était à côté du mariage légitime (Justœ
nvptiœ) une union avouée par la coutume et
par les lois; tandis que les alliances entre pa-
triciens et plébéiens {non legitimum matrimth
nium) étaient regardées comme un état anormal
et vicieux. On trouve encore quelque chose de
semblable, non plus sans doute dans les lois pro-
fondément modifiées par les idées chrétiennes,
mais dans l'opinion, mais dans les mœurs de la
société féodale du moyen âge et des sociétés
aristocratiques des temps modernes. Là, n'est-ce
pas on clfet le rang, le degré de noblesse, la po-
Bition sociale et plus tard l'inventaire de la for-
tune qui décident des alliances? Combien yen
a-t-il, quand ces conditions sont remplies, qui
FAMI
521 —
FAR A
recherchent encore l'union des âmes et l'har-
monie des intelligences? Dans cette période de
l'histoire, l'être moral, la personne humaine
s'efface plus ou moins, non plus comme dans les
mœurs de l'Orient devant l'être physique, mais,
si nous pouvons nous exprimer ainsi, devant la
personne sociale, devant la caste, la considéra-
tion ou la richesse. Le mariage,' devenu ainsi
une affaire, une simple convenance ou le moyen
de conserver un nom aristocratique, n'a pas pu
inspirer le respect dont il est digne. Cependant
l'âme humaine, plus éclairée qu'autrefois sur sa
valeur propre, plus réfléchie sur elle-même et
plus occupée de ses besoins intérieurs, n'a pas
voulu perdre entièrement ses droits. C'est ainsi
qu'il s est formé, à côté et en dehors du mariage,
des liaisons presque mystiques où le sentiment
seul, où le dévouement le plus pur et le culte le
plus désintéressé étaient admis : tel est l'amour
chevaleresque, qui des mœurs du moyen âge a
passé dans la poésie et dans le roman moderne.
De là le contraste qui existe dans l'opinion, et
dont l'esprit satirique a si souvent tiré parti entre
la réalite et le roman, entre le mariage et l'a-
mour. Ce qu'il y a de certain, c'est que le ma-
riage tel qu'il devrait être, ou l'union de deux
êtres humains qui se sont choisis l'un 'l'autre
pour eux-mêmes sans aucun sordide intérêt, et
qui confondent véritablement leurs deux vies en
une seule, n'est pas encore devenu et ne sera
probablement jamais un fait bien commun. Il y
a plus : même cette égalité morale des deux
sexes qui est la condition absolue du mariage
indissoluble tel qu'il existe parmi nous, est à
peine admise en principe, et il s'écoulera du
temps avant qu'elle passe dans les mœurs.
Le développement successif que nous présente
la société conjugale se répète dans les rapports
des parents ou plutôt du père et des enfants,
et dans l'éducation de ceux-ci. D'abord les en-
fants ne sont que la propriété, c'est-à-dire les
esclaves de leur père. De là le nom même de la
famille (familia. primitivement famulia, de
famulus, esclave); un nom qui exprime parfai-
tement ce qu'était cette institution dans la vieille
société romaine. Le père avait droit de vie et de
mort sur ses enfants, comme le mari sur sa
femme. Son terrible pouvoir s'étendait à la fois
sur son fils, sur la femme en puissance de ce
fils, sur les enfants de ce dernier et sur tous ses
biens. Dans d'autres États, par exemple à Sparte,
où l'autorité paternelle était remplacée par celle
de l'État, la situation des enfants était la même.
On les conservait, on les élevait, on les instrui-
sait, non pour eux, mais pour la république,
non pour en faire des hommes, mais des guer-
riers et des citoyens. Aussi n'éprouvait-on aucun
scrupule à les détruire quand, dès leur naissance,
leurs forces ne répondaient pas à ce qu'on at-
tendait d'eux. Plus tard; sous le règne de la féo-
dalité, les intérêts généraux de l'homme, et ce
que nous appellerions volontiers la justice do-
mestique, Tégalité qui doit exister entre les en-
fants d'un même père, se trouve sacrifiée à l'in-
térêt de caste. A l'aîne de la famille passaient le
nom, les dignités, la fortune du père ; le reste
devenait ce qu'il pouvait. Le père disparaissait
devant le seigneur, et les enfants devant l'héri-
tier. Nous ne parlons ni des serfs attachés à la
glèbe, ni de la population des monastères; car
celle-ci vivait en dehors de la famille, et ceux-là
en voyaient tous les titres dégradés en eux par
la servitude. Seule, la législation moderne, ré-
cente conquête de la raison et de la liberté, a
réglé avec justice les rapports de la famille, en
renfermant dans sa véritable destination l'auto-
rité paternelle, et en consacrant pour les enfants
ce principe d'égalité qui est, en quelque sorte,
sa propre essence.
Mêmes transformations dans la propriété.
L'homme commence par se ravaler lui-même au
rang d'une propriété et d'une chose; c'est à
peine s'il distingue entre ses enfants ou ses fem-
mes et le patrimoine qu'il doit leur laisser. Plus
tard, l'homme et la chose, la propriété et la
personne, sans être confondus, se trouvent insé-
parables : tel est le serf attaché à la glèbe et le
seigneur à son fief inaliénable. Enfin l'homme
est affranchi et la propriété est mobilisée ; la
terre est faite pour l'homme, et non plus l'homme
pour la terre.
Ainsi, on le voit, chaque progrès de la famille
se lie à un progrès de la société tout entière, et
l'histoire nous démontre, aussi bien que l'obser-
vation philosophique, que l'une ne saurait sub-
sister sans l'autre.
Tous les auteurs qui ont traité du droit natu-
rel et de la morale, ont traité aussi de la famille ;
nous ne pouvons donc que renvoyer, pour la
bibliographie, aux articles que nous avons con-
sacrés à ces deux sujets.
Un grand nombre d'ouvrages ont été écrits sur
la famille au point de vue de la législation ; il
n'en existe qu'un très-petit nombre, au contraire,
qui aient considéré la famille au point de vue
purement moral et philosophique. On peut ci-
ter : la Famille, par M. P. Janet ; la Femme,
par M. E. Pelletan; et la publication de M. Por-
talis, l'Homme et la Société (dans les petits
traités de VAcad. des se. mor. et politiques).
FAPESMO. Terme mnémonique conventionnel
par lequel les logiciens désignaient un des mo-
des indirects de la première des trois figures du
syllogisme reconnu par Aristote.
Voy. la Logique de Port-Royal, 3e partie, et
l'article Syllogisme.
FARABI ou ALFARABI (Abou-Naçr Moham-
med ben-Mohammed ben-Tarkhân), ainsi nommé
de sa ville natale Farâb, ou Otrâr, dans la pro-
vince de Mawaralnahar, est célèbre parmi les
musulmans comme mathématicien, comme mé-
decin, mais surtout comme philosophe péripaté-
ticien et comme un des commentateurs à la fois
les plus profonds et les plus subtils des œuvres
d' Aristote. Il se rendit de bonne heure à Bagdad,
où, sous le sceptre des Abbassides, florissaient
les sciences et les lettres, et y suivit les leçons
d'un chrétien, Jean, fils de Gilàn (selon d'autres
Geblâd), mort sous le khalifat d'Almoktader.
Plus tard il vécut à la cour de Séif-Eddaula Ali
ben-Hamdân à Alep, et, ayant accompagné ce
prince à Damas, il y mourut au mois de rédjeb
de l'an 339 de l'hégire (décembre 950 de l'ère
chrétienne). C'est là tout ce que nous savons de
certain sur la vie de Farabi ; nous passons sous
silence quelques autres détails rapportés par
Léon l'Africain et reproduits par Brucker (Hist.
crit. philos., t. III, p. 71-73). mais qui méritent
peu de foi. Farabi laissa un 'très-grand nombre
d'écrits, dont on trouve la nomenclature dans
YHistoire des médecins d'Ibn-Ali-Qjéibia et dans
le Dictionnaire des philosophes de Djemâl-Eddin
Al-Kifti (cf. Casiri, Biblioth. arabico-hispana
cscurialensis, t. I, p. 190 et 191); mais il ne
nous reste de lui que quelques traités, soit en
arabe, soit dans des versions hébraïques. La plus
grande partie de ses ouvrages étaient des com-
mentaires sur les écrits d'Aristote, et notamment
sur ceux qui composent VOrganon. Farabi mon-
trait toujours une grande prédilection pour l'é-
tude de la logique, qu'il chercha à perfectionner
et à répandre parm'i ses contemporains ; on vante
surtout ses distinctions subtiles dans les formes
variées du syllogisme. Ibn-Sina (Avicenne) avoue
FARA
— 522 —
V\]\X
qu'il a puisé sa science dans les œuvres de Fa-
rabi ; et si celles-ci sont devenues très-rares,
même parmi les musulmans, comme le dit le
bibliographe Hadji-Khalfa, il faut peut-être en
attribuer la cause au fréquent usage qu'en a fait
Ibn-Sina. Mais ses travaux ne sont qu'une am-
plification des divers traités de YOrganon, et
nous ne trouvons pas qu'il ait, sous un rapport
quelconque, modifié les théories d'Aristote, con-
sidérées par lui, ainsi que par la plupart des
philosophes arabes, comme la vérité absolue.
Dans la longue liste des ouvrages philosophiques
qui lui sont attribués, ceux qui attirent le plus
nctre attention sont :
1° Une énumération ou revue des sciences
(Ihçâ al-oloum), que les auteurs arabes présen-
tent comme un ouvrage indispensable pour tous
ceux qui se livrent aux études. Cet écrit se
trouve à la bibliothèque de l'Escurial, et Casiri
(t. I, p. 189) l'a décoré du titre <ï Encyclopédie,
lequel, du moins par le sens que nous attachons
ordinairement à ce mot, a peut-être l'inconvé-
nient d'attribuer à l'écrit de Farabi plus d'impor-
tance qu'il n'en a. Si je ne me trompe, l'opus-
cule de Scienliis ou Compendium omnium
scientiarum, publié en latin sous le nom de
Farabi, est la traduction abrégée de Ylhçâ al-
oloum, qui existe aussi en hébreu dans la biblio-
thèque de De Rossi à Parme (Gâtai., n° 458, 6, et
n° 776, 4°). Une traduction plus complète, et que
j'ai lieu de croire fidèle, se trouve parmi les
manuscrits latins de la Bibliothèque nationale
(Suppl. lat., n° 49, fol. 143 verso). Cet opuscule
est divisé en cinq chapitres qui portent les in-
scriptions suivantes : 1° de Scientia linguœ ;
2° de Scientia logicœ; 3° de Scientia doctrinali
(c'est-à-dire, des sciences mathématiques, dési-
gnées par les Arabes sous le mot riâdhiyydt,
que les rabbins ont rendu en hébreu par h'mmou-
diyyâth); 4° de Scientia naturali; 5° de Scien-
tia eivili. L'auteur énumère toutes les sciences
comprises dans ces différentes classes, et donne
de chacune d'elles une définition précise et une
courte notice.
2° De la tendance de la philosophie de Platon
et de celle d'Aristote, ou Analyse des divers écrits
de ces deux philosophes. Cet ouvrage, que nous
ne connaissons que par la description dTbn-Abi-
Océibia et d'Al-Kifti, se composait de trois par-
ties : d'une Introduction, ou exposé des diverses
branches des études philosophiques, de leur re-
lation mutuelle et de leur ordre nécessaire; d'un
Exposé de la philosophie de Platon et indication
de ses ouvrages : d'une Analyse détaillée de la
philosophie d'Aristote et d'un résumé de chacun
de ses ouvrages avec l'indication précise de son
but. Les Arabes disent que c'est dans cet ouvrage
seul qu'on peut puiser une intelligence parfaite
des Catégories d'Aristote.
3° Un ouvrage $ Éthique intitulé Al-sira al-
fâdhila (la Bonne conduite); et 4° une Politique,
intitulée Al-sidsa al-mediniyya (le Régime poli-
tique). « Dans ces deux ouvrages, disent les
deux auteurs que nous venons de citer, Farabi
a fait connaître les idées générales les plus im-
portantes de la métaphysique, selon l'école d'A-
ristote, en exposant lis six principes Immaté-
riels, ainsi que l'ordre dans lequel les substan-
ces corporelles en dérivent, et la manière d'arri-
ver à la science. Il y a fait connaître aussi les
différents éléments de la nature humaine et les
facultés de l'âme, et il a indiqué la différence
qui existe entre la révélation et la philosophie ;
enfin il a fait la description des sociétés bien
ou mal organisées, et il a démontré que la cité
a besoin en même temps d'un régime politique
et de lois religieuses. » Nous savons par Ibn-Abi-
Océibia que le livre intitulé le Régime politique
porte aussi le titre de Mabâdi al-maudjouddt
(les Principes de tout ce qui existe) ; c'est, par
conséquent, le même ouvrage dont Maimonide
recommande la lecture à Rabbi Samuel Ibn-
Tibbon? en s'exprimant en ces termes : « En
général, je te recommande de ne lire sur la logi-
que d'autres ouvrages que ceux du savant Abou-
Naçr Alfarabi ; car tout ce qu'il a composé, et
particulièrement son ouvrage sur les Principes
des choses, est de pure fleur de farine. » (Lettres
de Maimonide, édit. d'Amsterdam, in-8, fol. 14,
verso). Cet ouvrage, traduit en hébreu par Moïse,
fils de Samuel Ibn-Tibbon, existe à la Bibliothè-
que nationale, dans trois manuscrits, sous le titre
de Halhlialoth hannimçaôih (voy. Manuscr.
hébr., ancien fonds, n° 305; Supplément, n° 15;
fonds de l'Oratoire, n° 25) ; son contenu s'accorde
parfaitement avec la courte analyse que nous
venons de donner d'après les auteurs arabes.
Les six principes des choses sont : 1° le principe
divin, ou la cause première qui est unique ;
2" les causes secondaires ou les sphères célestes ;
3" l'intellect actif; 4° l'âme; 5° la forme; 6" la
matière abstraite (û).r,). Après qu'il a parlé de
tout ce qui dérive de ces principes et qu'il est
arrivé à l'homme, il examine l'organisation de
la société, et entre dans de longs détails sur les
diverses sociétés humaines et leurs constitutions
plus ou moins conformes au but de notre exis-
tence humaine et au bien suprême. Ce bien,
selon lui, ne saurait être atteint que par ceux
qui ont une organisation intellectuelle parfaite,
et qui sont parfaitement aptes à recevoir l'action
de l'intellect actif; l'homme arrive au degré de
prophète, lorsqu'il ne reste plus aucune sépara-
tion, aucun voile entre lui et l'intellect actif.
C'est là la seule révélation admise par Farabi ;
il rejetait les hypothèses des motecallemîn (voy.
Maimonide, More Nebouchîm, Ve partie, à la fin
du chapitre lxxiv). Tofaïl, philosophe de la secte
des ischrâkiyyîm ( voy. ce Recueil , article Ara-
bes), ne fait pas grand cas des travaux méta-
physiques de Farabi : « La plupart des ouvrages
d'Abou-Naçr, dit-il, traitent de la logique ; ceux
qui nous sont parvenus de lui sur la philosophie
proprement dite sont pleins de doutes et de con-
tradictions. » Tofaïl fait observer notamment les
doutes qu'avait Farabi sur l'immortalité de
l'âme ; car, tandis que dans l'un de ses ouvrages
de morale il reconnaît que les âmes des mé-
chants, après la mort, restent dans des tour-
ments éternels, il fait entendre, dans sa Poli-
tique, qu'elles retournent au néant, et que les
âmes parfaites sont seules immortelles ; enfin,
dans son commentaire sur l'Éthique d'Aristote, il
va même jusqu'à dire que le suprême bien de
l'homme est dans ce monde, et que tout ce qu'on
prétend être hors de là n'est que folie ; ce sont
des contes de vieilles femmes (voy. Philosophus
autodidactus, sive Epistola de Haï Ebn-Yok-
dhan, p. 16). Ibn-Roschd ou Averroès, dans son
traité sur ^intellect matériel ou passif, et sa
conjonction avec V intellect actif (voy. Ibn-
Roschd), cite également ce passage de Farabi,
où il est dit aussi que la vraie perfection de
l'homme n'est autre que celle qu'il peut attein-
dre par les sciences spéculatives. Il est certain
que Farabi niait positivement la permanence
individuelle de l'âme; selon lui, ce que l'âme
humaine accueille et comprend par l'action de
l'intellect actif, ce sont les formes générales des
êtres, formes qui naissent et périssent, et elle ne
saurait être apte en môme temps à recevoir les
intelligences abstraites et pures; car L'âme serait
alors la faculté (ôûvajxiç) de deux choses oppo-
sées. C'est ainsi qu'lbn-Roschd explique l'origine
FARD
— 523 —
FATA
des doutes de Farabi, dont il cherche à réfuter
l'opinion.
A son goûl pour les abstractions philosophi-
ques Farabi joignait celui de la musique. On
rapporte qu'il sut faire admirer son talent musi-
cal à la cour de Séif-Eddaula. Il fit faire aux
Arabes de grands progrès dans la théorie de la
musique, dans la construction des instruments et
dans l'exécution. Il composa deux ouvrages sur
la musique : l'un, qui renferme toute la théorie
de cet art, a été analysé très-récemment, d'après
un manuscrit de Leyde, par M. Kosegarten, dans
la préface à son édition du Kitâb al-aghâni;
Farabi y traite de la nature des sons et des ac-
cords, des intervalles, des systèmes, des rhythmes
et de la cadence, et il dit lui-même, dans la
préface, qu'il y a suivi une méthode qui lui
appartient en propre. Il ajoute qu'il a fait un
autre ouvrage sur la musique, dans lequel il a
exposé et examiné les différents systèmes des
anciens. C'est probablement de cet autre ouvrage
que parle Andrès [Origine e progressi d'ogni
letleratura, t. IV, p. 259 et 260), d'après un
extrait qui lui avait été fourni par Casiri d'un
manuscrit de l'Escurial. Farabi y expose les
opinions des théoriciens, fait voir les progrès
que chacun d'eux avait faits dans cet art, corrige
leurs erreurs et remplit les lacunes de leur doc-
trine. Dirigé par les lumières de la physique, il
montre le rididule de tout ce que les pythago-
riciens ont imaginé sur les sons des planètes et
l'harmonie céleste, et il explique par des dé-
monstrations physiques quelle est l'influence
des vibrations de l'air sur les sons des instru-
ments, et comment les instruments doivent être
construits pour produire des sons.
Aucun des grands ouvrages de Farabi n'a été
traduit dans une langue européenne, et jusqu'ici
on n'a publié de ce philosophe que quelques
petits traités. Un petit volume intitulé Alpha-
rabii, vetustissimi Aristotelis interpretis, opéra
omnia quoz latina lingua conscripla reperiri
poluerunt, in-8, Paris, 1638, ne renferme que
deux opuscules : l'un, intitulé de Scientiis, est
celui dont nous avons parlé plus haut; l'autre,
intitulé de Intellectu et inlcllecto, traite des dif-
férents sens attachés au mot intellect, de la di-
vision aristotélique de l'intellect, et de l'unité
du voûç et du vo?)-6v; cet opuscule, qui déjà avait
été publié dans les œuvres philosophiques d'Avi-
cenne (Venise, 1495), existe en hébreu dans le ma-
nuscrit hébreu n° 110 de la Bibliothèque nationale.
Deux autres opuscules de Farabi, de Rébus studio
Aristoleiicœphilosophiœ prœmiltendis, et Fontes
quœstionum, ont été publiés en arabe, sur un ma-
nuscrit de Leyde, et accompagnés d'une version
latine et de notes par M. Sohmoelders (Docu-
menta philosophiez Arabum, in-8, Bonn, 1836).
Les manuscrits des ouvrages qui restent de Fa-
rabi sont également très-rares ; la Bibliothèque na-
tionale possède, outre les ouvrages déjà mention-
nés, un Abrégé de VOrganon en hébreu (Manusc.
hébr., ancien fonds, nu 333; Oratoire, n" 107), et
deux petits opuscules se rattachant également à
l'étude de la logique et au syllogisme, en arabe
et en caractères hébreux-rabbiniques (Manuscr.
hébr., ancien fonds, n° 383, à la suite de la Lo-
gique d'Ibn-Roschd). S. M.
FAKDELLA (Michel-Ange), moine franciscain,
né à Trapani en Sicile, l'an 1650, mort en 1718,
était versé dans les sciences mathématiques,
physiques et philosophiques. Il professa succes-
sivement la philosophie à Modène, l'astronomie
et la philosophie à Padoue. Dans un voyage qu'il
fit à Paris, en 1678, il se mit en rapport avec
Malebranche, Arnaud et Lamy. Ce fut sans doute
à cette occasion qu'il prit une connaissance ap-
profondie du cartésianisme. Il enseigna cette
doctrine au delà des monts, mais en exagérant
son côté idéaliste, puisqu'il soutenait avec Male-
branche que l'existence des corps ne peut être
démontrée que par le moyen de la révélation.
On a de Fardella : Universœ philosophiœ
systema, etc., in-12, Venise, 1691 ; — Universœ
usualis mathematicœ theoria, in-12, ib., 1691 ;
— Logica, in-12, ib., 1696; — Animes, humanœ
nalura ab Augustino détecta, in-f°, ib., 1698.
J. T.
FATALISME, système de philosophie qui con-
siste à rejeter la liberté.
A le considérer sous le point de vue le plus
général, le fatalisme est la doctrine de ceux qui
regardent tout ce qui se fait dans l'univers, non
comme l'œuvre d'une cause intelligente, mais
comme le résultat d'une aveugle nécessité. Dans
ce cas, il se confond avec l'athéisme ou le pan-
théisme, et son histoire est celle des plus déplo-
rables aberrations de l'esprit humain et de la
philosophie.
Mais on peut encourir à juste titre le reproche
de fatalisme, et cependant faire profession d'ad-
mettre l'existence de Dieu et sa providence. 11
suffit pour cela de ne pas reconnaître le libre
arbitre de l'homme, de contester l'empire que
nous exerçons sur les déterminations de notre
volonté, de soutenir que nous n'en sommes pas
le véritable auteur, mais le sujet passif et inerte.
Cette dernière espèce de fatalisme est le fatalisme
proprement dit, consistant dans la négation pure
et simple de la liberté humaine; c'est celui dont
nous allons essayer de faire connaître la nature,
les causes et la vanité.
Ce qui semble incompréhensible au premier
coup d'œil, c'est qu'une doctrine qui dénie à
l'âme le gouvernement de ses facultés et la res-
ponsabilité de ses actes, ait pu trouver crédit
parmi les hommes et réunir à toutes les époques
un si grand nombre de partisans. La notion de
la liberté est une des plus distinctes que nous
ayons. L'idée de l'existence personnelle exceptée,
aucune ne la surpasse en clarté, en autorite. La
conscience prend, pour ainsi parler, le libre ar-
bitre sur le fait, jusque dans les actes les plus
insignifiants de la vie, tels que parler ou se taire,
avancer ou reculer, et la réflexion en découvre
la trace dans une foule d'opérations et de phéno-
mènes dont il est la condition, comme les prières,
les conseils, les menaces, la délibération, le re-
pentir, les récompenses, les peines et toutes les
institutions sociales. Comment se fait-il qu'une
vérité aussi simple en elle-même, aussi familière
à l'esprit humain, ait pu trouver des contradic-
teurs et devenir l'objet des discussions les plus
longues dont l'histoire ait conservé le souvenir?
Cette étrange anomalie ne peut trouver son ex-
plication que dans l'analyse des circonstances au
milieu desquelles la liberté se produit.
Par delà tous les êtres contingents, la raison a
le merveilleux pouvoir de découvrir l'être absolu
et nécessaire, à qui elle prête, aussitôt après
l'avoir conçu, toutes les perfections de ses créa-
tures agrandies jusqu'à l'infini. Elle reconnaît
ainsi dans la cause première une sagesse, une
puissance et une providence qui n'ont point de
bornes, et dont le langage humain ne saurait
égaler la grandeur ineffable. C'est en présence
et avec le concours de ces attributs de la divinité
que la liberté de l'homme est destinée à agir.
Elle n'a d'autre place ni d'autre efficacité que
celles qu'ils lui laissent, et comme elle est bornée
et qu'ils sont infinis, elle en paraît écrasée et
comme anéantie. Puisque Dieu est la pensée ab-
solue, il sait toutes choses; il prévoit donc les
actes de l'homme, et la prévoyance qu'il en a est
FATA
— 524 —
FATA
infaillible ; mais comment nos actes peuvent-ils
être libres, s'ils sont certainement prévus, ou
comment sont-ils prévus, s'ils sont libres? Puisque
Dieu est la souveraine cause, tout ce qui arrive
dans le monde est l'œuvre de sa puissance, à
laquelle n'échappent même pas les déterminations
de la volonté; mais, dans ce cas, est-ce nous qui
voulons? n'est-ce pas Dieu qui veut en nous? et
l'empire que nous croyons exercer sur nous-
mêmes n'est-il pas une illusion et un songe? Ces
redoutables problèmes en appellent d'autres qui
s'offrent en foule à la réflexion, lorsqu'elle con-
sidère la position de l'âme marchant à ses fins
sous la direction suprême de la puissance, de la
sagesse et de la providence divine. Soit qu'elle
ne fasse que les soupçonner vaguement, soit
qu'elle en comprenne toute la portée et qu'elle
les formule avec la dernière précision, ils l'ex-
posent à oublier la voix de la conscience disant
à chacun de nous qu'il est libre; et de là naît
une première variété de fatalisme, qui, à raison
de son origine, peut être appelée fatalisme reli-
gieux ou théologique.
Mais la notion de l'infini n'est pas la seule
cause qui contribue à obscurcir chez l'homme
le sentiment de sa liberté; une préoccupation
exagérée de la dépendance où nous sommes de
la nature extérieure a souvent le même résultat.
De tous les objets qui nous environnent, nous
recevons un grand nombre d'idées et de sensations
dont la plupart, il est vrai, sont fugitives, mais
dont quelques-unes laissent dans l'âme une trace
profonde et y engendrent de puissantes habitudes.
Notre propre corps agit à son tour sur nous avec
une énergie plus grande peut-être que tous les
autres ensemble, et, suivant notre tempérament,
notre âge, notre état de santé et de maladie, nous
avons d'autres pensées, d'autres goûts, d'autres
désirs. Toutes ces influences combinées entourent
la volonté, la pénètrent et la sollicitent de mille
manières.' Mais ne font-elles que la solliciter?
n'iraient-elles pas jusqu'à l'asservir, et, dans la
lutte inégale du pouvoir personnel contre les
forces réunies de la nature, le triomphe de celles-
ci ne serait-il pas inévitable et nécessaire? Les
caractères faibles aiment à le penser, parce qu'ils
trouvent dans un pareil soupçon l'excuse de leurs
défaites répétées; ils admettent volontiers que
les passions auxquelles ils n'ont pas résisté étaient
irrésistibles, et ils s'applaudissent de pouvoir
ainsi échapper à la responsabilité de leurs fautes.
D'autres adversaires du libre arbitre, moins in-
téressés peut-être à le contester, s'autorisent de
certaines coïncidences qui démontrent victorieu-
sement, selon eux, que nous ne sommes pas les
maîtres de notre destinée. Ainsi, qu'une personne
remarquable par ses vices ou par ses vertus ait
offert une conformation physiologique particu-
lière, des observateurs superficiels érigent en
loi ce fait isolé; ils soutiennent que la moralité
de l'homme est constamment en rapport avec
son organisation, qu'elle en dépend, qu'elle
est déterminée par celte cause. A les entendre,
on naît vertueux ou méchant, comme on naît
vigoureux ou chétif, et il est tout aussi difficile
de corriger les inclinations vicieuses que la dif-
formité naturelle des membres. Tel est le fata-
lisme dont certains partisans de la phrénologie
ont donné de nos jours la déplorable théorie,
et que nous nommons fatalisme matérialiste.
mais, à ne considérer mémo que la vte psycho-
logique; la liberté n'est pas un l'ait isolé et sans
rapport avec les autres pouvoirs de la nature
humaine. Quelle que soil la spontanéité de ses
déterminations, elle ne se résout, elle n'agit qu'à
la lumière de l'intelligence et sous L'impulsion
de la sensibilité Vouloir, eu effet, n'est autre
chose que choisir entre plusieurs partis ou dif-
férents ou opposés; or, aucun choix ne peut avoir
lieu s'il n'est éclairé, si on ne connaît ce que l'on
choisit, et si on a un motif, bon ou mauvais,
légitime ou mal fondé, pour le choisir. Il y a
plus, quand une chose nous paraît conforme soit
à nos passions, soit à nos intérêts, soit à nos
devoirs, nous nous décidons si promptement à la
faire, notre résolution suit de si près le jugement
de notre esprit et le penchant secret ou avoué de
notre cœur, qu'elle semble être la conséquence
inévitable des faits qui l'ont précédé, et, pour
ainsi dire, un développement, une face nouvelle
et particulière de ces faits plutôt que la détermi-
nation vraiment spontanée d'une force libre. La
réflexion se trouve ainsi exposée à ne voir dans
la volonté qu'une simple variété de la perception
ou du désir, une pure modification soit de l'in-
telligence, soit de la sensibilité : confusion non
moins dangereuse que facile à commettre, et qui
conduit, par une pente rapide et infaillible, au
fatalisme ; car si nos résolutions ne sont autre
chose que nos perceptions et nos sentiments,
comme ni les uns ni les autres ne dépendent de
nous, nos résolutions ne peuvent, pas davantage
en dépendre; elles sont au pouvoir de ces mille
circonstances qui modifient perpétuellement notre
esprit et notre cœur; en un mot, l'homme n'est
pas libre. Nous désignerons sous le nom de fata-
lisme psychologique cette variété du fatalisme,
issue de l'analyse inexacte des rapports de la
liberté avec les autres faits de l'âme humaine.
Nous venons d'indiquer les principales causes
qui conduisent à méconnaître le libre arbitre de
l'homme. Ces causes sont générales, constantes ;
selon les individus, les pays et les siècles, elles
font plus ou moins sentir leur action , mais jamais
elles ne disparaissent entièrement, et la secrète
influence qu'elles ne cessent d'exercer sur les
esprits explique pourquoi le fatalisme, malgré
l'énormité de ses doctrines, a trouvé de si nom-
breux défenseurs à toutes les époques de l'histoire.
Le fatalisme faisait le fond des religions de
l'antiquité: et personne n'ignore, par exemple,
quelle importance avait, dans le polythéisme
grec, le dogme du destin, puissance aveugle qui
enchaînait les actions des dieux et celles des
hommes au joug de la plus inexorable nécessité.
Le stoïcisme épura ce dogme désolant; il ac-
corda au destin des attributs qui le rapprochaient
de la Providence; il considéra ses décrets comme
l'œuvre salutaire de la raison éternelle; mais il
ne rétablit pas la liberté dans ses droits, et pour
toute vertu il laissa au sage la résignation et
l'impassibilité que produit dans un cœur la con-
science qu'il ne dispose pas de la destinée.
En vain le christianisme vint-il bannir de la
religion les grossières images sous lesquelles le
paganisme avait comme étouffé la divinité; ses
dogmes mal interprétés servirent de prétexte à
de nouvelles erreurs. Le sentiment de la person-
nalité humaine s'effaçant chez quelques âmes à
mesure que l'idée de Dieu y brillait d'un plus pur
éclat, on vit paraître un grand nombre de sectes,
comme l'hérésie des prédestinations, qui, par
une piété mal entendue, ne laissaient à l'homme
que l'apparence du libre arbitre, et concentraient
effectivement toute activité dans les mains du
Créateur. Condamnées à diverses reprises par le
pouvoir e -cl ('Mastique, ces tristes cl lunestes doc-
trines ne laissèrent pas que d'agiter le moyen
et pendant que le fatalisme, transformé
par Mahomet, se propageait en Orient, elles en
conservèrent la tradition chez les peuples chré-
tiens. Les sentiments de Luther sur le pouvoir
de la grâce sont connus : il les a exposes avec
amant de rudesse que de franchise dans sou
FATA
— 525 —
FATA
célèbre traité de Servo.arbitrio (du Serf-arbitre),
dont le titre seul indique assez l'esprit. Calvin
partagea à cet égard les opinions du père de la
réforme, qui devinrent bientôt le dogme fonda-
mental des églises protestantes, et vers lesquelles
Jansénius et Port-Royal inclinèrent si fortement.
La philosophie moderne, à l'exemple de la
théologie, compte aussi plusieurs systèmes où le
fatalisme n'est même pas déguisé. Ainsi Hobbes,
qui ramène la volonté au simple désir, et qui
fait consister la liberté dans la possibilité de se
mouvoir, était naturellement amené à soutenir
que la liberté se concilie avec la nécessité, et
n'appartient pas plus à l'homme qu'à un fleuve.
Spinoza, non moins que Hobbes, confond les
faits sensibles et les faits volontaires ; et qui ne
sait d'ailleurs que, suivant les principes de son
système, toute cause agit nécessairement : la
cause première, Dieu, par une nécessité inhé-
rente à sa nature ; les causes secondes et l'âme
en particulier, par la nécessité de la nature di-
vine? David Hume ne pouvait s'abstenir, sans
une contradiction flagrante, de nier l'activité de
l'âme humaine, puisqu'il nie toute espèce d'acti-
vité et ne veut voir que des rapports de succes-
sion là où le sens commun ne voit que des effets
et des causes. Une analyse incomplète, quoique
subtile, conduisit aux mêmes conclusions un
disciple de Locke, Collins, lequel, frappé de l'in-
fluence des motifs sur la volonté, prétendit
qu'ils l'entraînaient toujours, et considéra les ré-
solutions de l'homme comme inflexiblement dé-
terminées par les circonstances qui les accompa-
gnent. A peine est-il nécessaire de joindre aux
noms qui précèdent ceux des encyclopédistes Di-
derot, d'Holbach, Lamettrie, qui "aboutissaient à
la négation de la liberté comme à la conséquence
rigoureuse de leurs doctrines sur l'homme et sur
la nature.
Maintenant, cette doctrine que favorisent tant
de causes diverses, et qui a attiré à elle, séduit,
subjugué de si grands esprits parmi les théolo-
giens et parmi les philosophes, cette doctrine
est-elle vraie ? est-elle fausse ? Que penser enfin
des objections que le fatalisme élève contre le
libre arbitre ? C'est ce qui nous reste à exami-
ner d'une manière rapide.
Dans toutes les controverses qui ont pour ob-
jet les opérations et les facultés de l'âme, le juge
qui doit prononcer en dernier ressort est la con-
science. En effet, ces controverses portent sur un
point de fait : mon âme est-elle douée de cer-
tains pouvoirs ? a-t-elle certains sentiments, cer-
taines idées? accomplit-elle certains actes? Or,
il n'y a qu'un moyen de connaître les faits, c'est
de les observer. Préférez-vous le raisonnement à
l'observation? vous pouvez bien raisonner à
perte de vue sans trouver ce que vous cherchez,
faute de vous être servi du moyen que la nature
elle-même vous offrait pour la découvrir. La
vraie, nous dirions presque la seule question à
l'égard du fatalisme, est donc de savoir s'il est
ou non contraire au témoignage de la conscience ;
mais ici le doute n'est pas même possible, tant
est profond, continuel, irrésistible le sentiment
que nous avons tous d'être des agents libres!
Bayle, il est vrai, a contesté la certitude de cette
conviction ; il a demandé si le témoignage du
sens intime n'était pas infidèle, s'il ne laissait
pas échapper une partie des causes qui produi-
sent nos resolutions, et si, dans notre ignorance
à cet égard, nous ne ressemblerions pas à une
girouette animée qui serait persuadée de la li-
• de ses mouvements, quoiqu'elle ne fit
qu obéir à l'impulsion du vent. Nous accordons
ylc que la conscience ne nous apprend pas
tout ce que notre curiosité désirerait savoir;
mais il y a une vérité qu'elle nous atteste avec
la dernière évidence et une autorité infaillible,
c'est que nos déterminations, quels que soient
les mobiles extérieurs qui les ont provoquées,
ont leur cause en nous-mêmes. Incertains que
nous sommes des raisons qui nous font agir,
nous ne conservons aucun doute dès que nous
en venons au principe qui agit, qui veut, qui se
résout ; nous savons que ce principe n'est autre
que le moi. Voilà ce que dit la conscience à
tous les hommes dans toutes les circonstances,
et son témoignage est la meilleure démonstra-
tion du libre arbitre et l'argument le plus solide
à opposer au fatalisme.
Vainement on objecte que nous n'agissons ja-
mais sans motifs, et que la volonté obéit toujours
au motif le plus fort, comme une balance char-
gée de poids inégaux cède au plus lourd, et
qu'ainsi il faut chercher dans les motifs les véri-
tables causes de nos déterminations. Un premier
point peut être accordé, bien que Reid l'ait con-
testé, c'est que toutes les résolutions de l'âme,
même les plus insignifiantes, même les plus ar-
bitraires, ont un motif. Mais que conclure de là?
Nous ne pouvons pas faire que nous ne soyons
pas des êtres passionnés et raisonnables, chez
qui l'intelligence et le sentiment éclairent et di-
rigent les facultés actives; mais nous avons cer-
tainement le pouvoir de peser les motifs qu'elles
nous présentent, d'en combattre l'influence, et
même de la surmonter. Une bille cède au choc
d'une autre bille; la balance fléchit fatalement
sous le poids qui l'entraîne ; tout corps tombe
s'il n'est soutenu; mais l'âme reste maîtresse
d'elle-même en présence des sollicitations les
plus vives de l'esprit et du cœur. Elle a en soi
une force de résistance que ni les passions ni la
raison ne peuvent détruire, et lorsqu'elle aban-
donne la victoire, c'est qu'elle le veut bien. Il
faut sans doute laire une large part dans notre
conduite à l'influence des motifs ; mais cette in-
fluence consiste à incliner la volonté vers un
parti qu'elle n'est pas tenue d'adopter nécessai-
rement. Aslra inclinant, non nécessitant, di-
saient au moyen âge les astrologues. Il en est
des motifs comme des astres : ils disposent, ils
inclinent, ils ne contraignent pas. Imaginez la
raison la plus conforme à mes intérêts et à mon
devoir, je me sens la force de m'y refuser ; ima-
ginez, au contraire, le projet le plus extrava-
gant, je me sens ia force de l'entreprendre.
C'est bien à tort que l'on attribue aux motifs une
vertu intrinsèque de laquelle on s'autorise pour
avancer que l'âme cède toujours à la raison la
plus forte. La raison la plus forte pourra devenir
la plus faible, et la plus faible pourra l'empor-
ter dès que je voudrai; l'ascendant de l'un et la
défaite de l'autre dépendent du libre choix de
mon âme. Cette maxime si vantée : L'homme
suit toujours le plus fort motif, n'est donc au
fond qu'une tautologie, si ce n'est pas une grave
erreur ; autant vaudrait dire : L'homme suit tou-
jours le motif qu'il suit.
L'influence du tempérament, de l'âge, du cli-
mat, a été tout aussi exagérée par les fatalistes
que celle des motifs. Assurément ces différentes
causes contribuent à modifier le caractère, le
genre de vie et les habitudes : elles favorisent
ou entravent la pratique des vertus difficiles et
le perfectionnement moral ; mais là n'est pas la
question. Il ne s'agit pas même de savoir si,
dans certains cas extraordinaires, comme l'i-
vresse, le somnambulisme et la folie, la liberté
est endurcie, étouffée, et son exercice inter-
rompu ; car tout le monde convient qu'elle est
exposée à des défaillances. Mais nous deman-
dons si de pareils accidents doivent être considé-
FATA
— 526 —
FAVO
rés comme une règle qui ne souffre pas d'excep-
tion, et si l'ascendant du pouvoir personnel sur
le tempérament est un fait tellement contraire à
la nature des choses, que l'histoire n'en offre au-
cun exemp.e. Le tempérament, gardons-nous de
l'oublier, n'agit sur la volonté que par l'intermé-
diaire des sentiments et des idées qu'il déve-
loppe. Or, tout sentiment, toute idée rentre dans
la classe des motifs qui sollicitent l'âme saus la
contraindre. Là est le secret du pouvoir de l'é-
ducation et de cet empire que l'homme acquiert
à la longue sur ses penchants. Si notre destinée
dépendait de la conformation de notre crâne, ce
serait en vain que nos parents et nos maîtres
voudraient réformer nos inclinations vicieuses
et que nous chercherions nous-mêmes à nous
améliorer; le succès de leurs efforts et des nô-
tres démontre que la prépondérance de l'organi-
sation a des limites et que l'instinct chez
l'homme n'étouffe pas la liberté.
Le fatalisme, selon nous, ne peut élever con-
tre le libre arbitre qu'une seule objection vrai-
ment spécieuse, c'est l'argument qu'il tire de la
prescience, de la puissance et de la providence
divines. Nous n'avons pas l'intention de discuter
ici cette grave difficulté dont l'examen appro-
fondi trouvera mieux sa place ailleurs; nous
nous bornerons à une simple réflexion, c'est
qu'on perd de vue le véritable nœud du débat
quand on croit le trancher en sacrifiant, comme
plusieurs philosophes l'ont fait, soit la liberté
humaine, soit les attributs de la divinité.
L'homme est libre, cela est certain, car la con-
science l'atteste ; Dieu possède les attributs infi-
nis, cela est également certain, car la raison la
conçoit. Cette double certitude est solidement
assise dans le cœur dès l'éveil de l'intelligence
et avant l'exercice de la réflexion. La philoso-
phie n'a donc pas à l'établir par ses méditations;
elle doit encore moins l'ébranler par ses sophis-
mes, et toute sa tâche se réduit à considérer
deux vérités en elles-mêmes irréfragables. Le
jour où elle découvrirait le point mystérieux de
leur réunion resterait un des plus grands dans
l'histoire de l'humanité ; mais l'ignorance où
elle est de la manière dont elles se concilient ne
l'autorisent pas à les nier et à sortir du rôle
qu'elle a reçu du sens commun. Mieux vaut
suivre le précepte éloquemment donné par Bos-
suet à l'occasion du point que nous venons de
toucher : « La première règle de notre logique,
c'est qu'il ne faut jamais abandonner les vérités
une fois connues, quelque difficulté qui sur-
vienne, quand on veut les concilier, mais qu'il
faut, au contraire, pour ainsi parler, tenir tou-
jours fortement comme les deux bouts de la
chaîne, quoiqu'on ne voie pas toujours le milieu
par où l'enchaînement se continue. »
La nature, plus puissante que les fausses doc-
trines, ne permet pas en général qu'elles portent
leurs fruits • autrement, le fatalisme aurait bou-
leversé de fond en comble la société dans tous
les lieux où il s'est répandu ; car il détruit tous
les sentiments, toutes les notions, tous les usa-
ges sur lesquels elle s'appuie, conseils, ordres,
prières, lou ctu, peines
et récompi ■.; quelque
ont poussé l'amour de la singularité jusqu'à sou-
tenir non-seulement que les idées d'obligation
et de mérite ne supposent pas la liberté, mais
que le fatalisme, p a Le sentiments de modestie
et d'indul; développe, con-
tribu qu'aucune autre doctrine au bon-
heur des nations. Nous ne pouvons voir dai
doxe qu'un jeu d'esprit indigne d'être sé-
■ ment réfute.
ut consulter, outre les articles consacrés
aux philosophes cités dans celui-ci : l'abbé Plou-
quet, Examen du Fatalisme, ou Exposition
et réfutation des différents systèmes de fata-
lisme qui ont partagé les philosophes sur l'ori-
gine du monde, sur la nature de l'âme et sur
le principe des actions humaines, 3 vol. in-12,
Paris. 1757; — M. Jouffroy, Cours de droit na-
turel, ive leçon. Voy., pour l'examen des ques-
tions indiquées dans cet article et pour le com-
plément de la bibliographie, Destin, Destinée,
Liberté, Prescience. C. J.
FATALITÉ. La plupart des événements de ce
monde nous apparaissent comme la conséquence
immédiate des lois de l'univers ; ils nous af-
fligent ou nous charment sans nous étonner ;
car ils étaient prévus et nous les attendions. Ce-
pendant il en est un assez grand nombre que
nous ne pouvons rattacher à une opération régu-
lière de la nature, et qui, s'écartant du cours
ordinaire des choses, produisent nécessairement
sur nous une vive impression de surprise. Tan-
tôt nous n'y voyons qu'une rencontre acciden-
telle, effet bizarre et singulier du hasard ; tan-
tôt, frappés de ce qu'ils ont de suivi, malgré
leur étrangeté, nous croyons y sentir l'action ca-
chée d'une force moins capricieuse et plus terri-
ble que la fortune. Cette force est la fatalité.
Ainsi, qu'au printemps la terre se couvre de
verdure, c'est une loi ; qu'un laboureur en re-
muant son champ découvre un trésor, c'est un
hasard; qu'un joueur habile perde successive-
ment plusieurs parties ou qu'un riche armateur
voie périr en peu de jours tous ses vaisseaux,
c'est une fatalité.
Il est remarquable que les hommes n'attri-
buent à la fatalité que leurs revers, et jamais
leurs succès. Le joueur heureux permet que ses
voisins parlent de sa chance à laquelle il croit;
le capitaine qui a affronté la mort dans plusieurs
batailles a confiance dans son étoile ; le matelot
échappé du naufrage rend grâce au ciel de son
salut; mais aucun ne pense à la fatalité. Il sem-
ble que cette image ne se présente à l'esprit que
sous les couleurs les plus sombres, comme celle
d'une puissance aveugle et redoutée qui porte
avec soi la désolation,
L'idée de la fatalité est donc profondément
distincte de la notion de la Providence, dont le
nom rappelle la sagesse, la justice et la bonté
infinies. Elle doit également être distinguée de
la notion du destin, arbitre impassible, plutôt
que malfaisant, du sort des dieux et des hommes
soumis à son joug. On pourrait la définir l'idée
d'un pouvoir inexorable comme la nécessité,
aveugle comme le hasard, dont toutes les opéra-
tions s'enchaînent par des liens cachés et in-
dissolubles, et ont pour objet le malheur de
l'homme.
Cette conception a joué un rôle capital dans
plusieurs religions de l'antiquité; peu à peu, elle
s'est effacée de l'esprit des hommes, à mesure
qu'ils ont acquis une connaissance moins imp tr-
uite des perfections divines. Il n'en reste de nos
jours qu'un vague souvenir, dernier vestige des
superstitions païennes sous le christianisme. La
fatalité est en effet un mot dépourvu de sens.
11 n'y a pas plus de fatalité que de hasard dans
le monde. Il y a une Providence qui dirige tous
i s, tantôt par des moyens ouverts,
tantôt ]' ignorées. Le sujet de cet ar-
celui du traité de Cicéron, de
Fato. Voy. Destin, . Hasard. C. J.
FAVORINUSoll PHAVORINUS D'ARLES (Fa-
vori/tus Arelatensis), ainsi nommé de la ville
ou de la province qui lui donna le j*>ur, floris-
sait au commencement du ir siècle «:
chrétienne. 11 corn c être le disciple
FÉDE
527 —
FÉNE
d'Êpictètc, puis il écrivit contre les stoi'ci'ens, et
se tourna vers le platonisme tel qu'on le com-
prenait alors, vers le platonisme inclinant plus
ou moins à l'éclectisme d'Alexandrie. Mais son
esprit ne persista pas longtemps dans cette nou-
velle direction. Ayant eu connaissance du sys-
tème de Carnéade et d'jEnésidèrne, il l'adopta
comme l'interprétation la plus fidèle de la doc-
trine de Platon, à qui il avait voué un culte
durable. Il publia même un livre où il dévelop-
pait les dix motifs de doute, les dix arguments
sceptiques dont l'invention est attribuée à Pyr-
rhon. Favori de l'empereur Adrien, il discutait
souvent avec ce prince sur des matières philoso-
phiques; mais il finissait toujours par lui céder,
disant qu'un homme qui commande à trente lé-
gions ne peut pas avoir tort. Il ouvrit à Rome
une école de philosophie où il enseigna avec
beaucoup de succès le scepticisme mitigé de
ia nouvelle Académie ; mais, s'étant rendu dans
le même but à Athènes, il y réussit beaucoup
moins.
On peut consulter sur la vie et les opinions
de Favorinus les deux dissertations suivantes :
Gregorius, Duce commentationes de Favorino,
arelatcnsi philosophe), greecœ romanœque dic-
tionis exemplari, in-4, Laubau, 1755; — Fors-
mann, Dissertatio de Favorino philosopho aca-
demico, in-4, Abo, 1789. X.
FÉDER (Jean-Georges-Henri), né en 1740 à
Schornweisbach, près de Bayreuth, professa la
langue grecque et l'hébreu au gymnase de Go-
bourg, la philosophie à Goëttingue, et mourut
en 1821, correcteur au collège Georgianum à
Hanovre. C'est un des éclectiques les plus dis-
tingués de la période qui sépare Wolf de Kant.
Sans méconnaître entièrement le mérite de la
philosophie kantienne, il n'en était pas satisfait ;
esprit plus pratique que spéculatif, il lui fallait
quelque chose de beaucoup plus populaire, et,
sous ce rapport, il inclinait plutôt vers les doc-
trines du passé résumées dans Wolf, que vers
les spéculations hardies du philosophe deKœnigs-
berg. Voici, du reste, comment M. Rixner carac-
térise sa doctrine : « En psychologie, Féder pen-
cha d'abord pour la doctrine de Locke sur l'ori-
gine des idées ; mais il revint ensuite à celle de
Leibniz. Il était éclectique en métaphysique, et
eudémoniste wolfien (partisan du bonheur) en
morale et en droit. Il approuvait Kant d'avoir
attaqué avec force la philosophie synthétique et
prétentieusement dogmatique des écoles; mais
il le blâmait de n'avoir guère plus ménagé la
philosophie expérimentale, beaucoup plus mo-
deste, et dont le caractère scientifique ne lui
semble pas douteux. Il trouvait encore que Kant
était parfois trop dogmatique, et parfois trop
sceptique. » Ses principaux écrits sont : Esquisse
des sciences philosophiques, in-8 , Cobientz, 1767,
ib., 1785; — le Nouvel Emile, ou de l'Éduca-
tion suivant des principes éprouvés, in-8, Er-
langen, 1768-1774 et 1789; — Logique et méta-
physique, in-8, Goëtt., 1769 et 1790; en latin,
sous le titre d'Instit. log. et métaphys., in-8,
ib., 1777 et 1787, et de nouveau en allemand,
sous le titre de Principes de logique et de mé-
taphysique, in-8, ib., 1794; — Manuel de phi-
losophie pratique, in-8, ib., 1770 et 1778; —
Recherches sur la volonté humaine, Lemgo,
4 parties in-4, 1779-1793; — Théorie fondamen-
tale de la connaissance de la volonté humaine
et des lois naturelles d'une conduite conforme
à la justice, in-8, Goëtt., 1783-1789 ; —de l'Es-
pace et de la causalité, ou Examen de la philo-
sophie de Kant, in-8, ib., 1787 ; — Traité des
principes les plus généraux de la philosophie
pratique, in-8, Lemgo, 1792; — du Sentiment
moral in-8, Copenhague, 1792. Il faut ajouter à
cette liste un grand nombre d'articles insérés
dans plusieurs journaux, tels que la. Bibliothèque
philosophique, qu'il rédigeait avec Meiners; son
Autobiographie publiée par son fil6, in-8, Leip-
zig, 1825. Tittel a publié des Explications de la
pldlosophie théorique et pratique de Féder
4 vol. in-8, Francfort-sur-le-Mein, 1783. J. T.
FELAPTON. Terme mnémonique de conven-
tion, par lequel les logiciens désignaient un
mode de la troisième figure du syllogisme. Voy.
la Logique de Port-Royal et l'article Syllo-
gisme.
FEMME, voy. Famille.
FÊNELON (François de Salignac de la Mothe-)
est né en Périgord, l'an 1650. Il fit ses études
théologiques au séminaire de Saint-Sulpice, et
reçut les ordres à l'âge de vingt-quatre ans. A
trente-huit ans, il fut appelé à la cour pour faire
l'éducation du duc de Bourgogne, et neuf ans
plus tard, il était élevé à l'archevêché de Cam-
brai, où il mourut en 1715. En même temps
qu'il est, par ses livres de piété, une des lumiè-
res de l'Église, et par tous ses écrits un des plus
grands prosateurs français, Fénelon appartient,
par quelques-uns de ses ouvrages, à l'histoire de
la philosophie. Comme Bossuet et comme tout
son siècle, il avait subi l'irrésistible ascendant
de la doctrine de Descartes. Il en explique et en
commente les principes dans une langue admi-
rable ; il en redresse quelquefois les conséquen-
ces, et, suivant le besoin, les restreint ou les
complète avec un sens parfait dans le Traité de
l'existence et des attributs de Dieu, dans les
Lettres sur la métaphysique et dans la Réfuta-
tion du système de Malebranche sur la nature
et la grâce.
Le premier de ces écrits est exclusivement phi-
losophique. Fénelon y expose à sa manière la
théodicée de Descartes, c'est-à-dire ce qui est,
dans les livres et dans la pensée du maître, le
centre et le fond de toute la doctrine. Il est tout
entier cartésien, au moins dans la seconde partie
de ce traité; il l'est d'abord et surtout par la
méthode, débutant par une apologie de la raison,
au détriment de l'imagination et des sens, s'impo-
sant comme une règle suprême d'affirmer et de
nier de chaque chose tout ce que son idée claire en-
ferme ou exclut, et de n'en affirmer ou de n'en
nier jamais que cela. C'est, avant tout, à l'idée
fondamentale sur laquelle repose toute théodicée
vraie, nous voulons dire à la notion de l'infini,
que Fénelon applique ce principe. Il éclaircit, par
une discussion lumineuse, cette notion obscure
pour l'imagination et les sens ; puis il en dé-
duit, avec une admirable souplesse, tous les at-
tributs qu'elle recèle, et qui, dégages de son sein,
en attestent la fécondité : l'infini est simple,
indivisible, sans parties ; on n'en peut rien re-
trancher, comme on n'y peut rien ajouter ; il n'y
en a qu'un seul ; il est infini en tout genre ; il
est immatériel et sans forme, et c'est pour cela
qu'il échappe à l'imagination, qui le détruit en
voulant le saisir. Si nous en savons clairement
tant de choses, comment nier que l'idée en soit
présente à nos esprits ? Parlerait-on ainsi d'une
chimère ?
Fénelon assure ainsi d'abord les fondements
de la théodicée cartésienne ; puis il fait plus, il
creuse plus avant, et rencontre à une profon-
deur nouvelle un sol plus ferme pour les établir.
Sans changer la nature de la preuve de Descar-
tes et sans en diminuer la force^ il l'appuie sur
la notion a priori de l'être nécessaire, anté-
rieure en effet dans la vraie histoire de notre
intelligence à la conception deA l'infini et du par-
fait, d'où partait Descartes : « Être par soi-même,
FÉNE
— 528
FÉNE
c'est la source de tout ce que je trouve en Dieu;
c'est par là que je reconnais qu'il est infiniment
parfait.... Or, si je ne suis pas par moi-même, il
faut que je sois par autrui ; et si je suis par au-
trui, il faut que cet autrui qui m'a fait passer du
néant à l'être soit par lui-même, c'est-à-dire soit
nécessaire. »
L'être nécessaire une fois affirmé, au nom de
l'autorité suprême de la raison, la dialectique
l'ait le reste, et le raisonnement tire de l'idée de
la nécessité de Dieu, tous ses attributs qui y sont
compris; d'abord son infinitude et sa perfection:
ce qui a l'être par soi existe au suprême degré,
et, par conséquent, possède la plénitude de l'être.
On ne peut atteindre au suprême degré et à la
plénitude de l'être que par l'infini ; car aucun
fini n'est jamais ni plein ni suprême, puisqu'il
y a toujours quelque chose de possible au-dessus.
Donc, il faut que l'être par soi-même soit un être
infini. Il faut aussi qu'il soit simple et un, puis-
que rien de composé ne peut être ni infiniment
parfait, ni même infini ; puisque, d'autre part,
s'il y avait deux êtres nécessaires et indépen-
dants l'un de l'autre, chacun d'eux serait moins
parfait dans cette puissance partagée qu'un seul
qui la réunit tout entière. 11 est de plus immua-
ble : car étant par soi, il a toujours la même
raison d'exister et la même cause de son exis-
tence, qui est son essence même; et il n'est pas
moins incapable de changement pour les maniè-
res d'être que pour le fond de l'être : les modifi-
cations sont des bornes de l'être; l'infini n'en
peut avoir aucune, et. par conséquent, n'en sau-
rait changer. Indivisible et permanente, son
existence n'a ni commencement, ni milieu, ni
fin; il est éternel, sans être dans le temps; il
est immense, sans être en aucun lieu.
Fénelon, après avoir ainsi éclairci et appro-
fondi la théodicée de Descartes, tempère ensuite
ce qu'il y a, dans tout ce rationalisme, de trop
exclusif, en cherchant dans la nature humaine
bien étudiée les attributs physiques et moraux
de Dieu, pour les joindre à ses attributs métaphy-
siques, seuls atteints par la raison. Par là, il
réfute implicitement Spinoza mieux que par une
argumentation directe. De la liberté humaine,
il infère la liberté toute-puissante de Dieu ; des
idées qui éclairent notre entendement, il conclut
la parfaite sagesse du Créateur. « Car ce Dieu
qui nous a donné l'être pensant n'aurait pu nous
le donner, s'il ne l'avait pas. Il pense donc, et il
pense infiniment. » Ici même, Fénelon se ren-
contre avec Malebranche, ou plutôt, inspiré de
ses écrits, il en prend, avec les idées, le langage ;
il pose a priori l'existence d'une raison univer-
selle et suprême, à laquelle nous participons, et au
travers de laquelle nous voyons tout le reste,
éclairés par les principes que nous puisons en
elle, sur les harmonies de la nature. Ces harmo-
nies, Fénelon a d'ailleurs employé à les consta-
ter par l'expérience toute la première partie du
Traité de l'existence d<: iJifn : il s'adressait alors
au vulgaire des lecteurs, incapable de compren-
dre les principes sous leur forme abstraite, et
plus frappé de cette preuve de l'ait que de la
vérité générale qui, cependant, autorise et fonde
celle-là. Fénelon a d'abord dissimulé le prin
pour ne pas rebuter les esprits communs; il le
BUlement dans la seconde partie, en
ii M ilebranche.
cette doctrine de Mal a elle-
même un écueil : à force d exallei < a
perfection de la sagesse suprême, clic finit pres-
que par ériger cette immuable i une
sorte 'li' fatum tyrannique et d'inflexible destin,
qui. dictant souvi I lieu,
rime des lois la liberté de ses choix, qu
règle infailliblement avec une autorité indécli-
nable. Malebranche se dissimulait à lui-mêma
cette redoutable conséquence de son système :
Fénelon la lui montre, et c'est le but de l'écrit
intitulé Réfutation du système du P. Malebran-
che sur la nature et la grâce. Il y pousse la
doctrine dont il a d'abord embrassé avec mesure
les principes, à un fatalisme universel qui enve-
loppe avec Dieu le monde tout entier.
En effet, si Dieu est invinciblement déterminé
par l'ordre à l'ouvrage le plus parfait, le moins
parfait est impossible; donc l'ouvrage était uni-
que, ainsi que la voie de l'accomplir, et, Dieu
n'ayant pu choisir, il faut désespérer de trouver
jamais de ce côté-là aucun vestige de liberté.
Ensuite, ce qui est pis, la création devient né-
cessaire. Dieu n'a aucune liberté pour créer ou
ne créer pas, puisque le plus parfait le détermine
inévitablement. S'il a été nécessaire que Dieu
créât le monde, il a été nécessaire aussi qu'il le
créât dès l'éternité ; car un monde éternel est
plus parfait que temporel. Pour une raison sem-
blable, il ne doit pas être détruit, Dieu marque-
rait de l'inconstance en le détruisant. Donc le
monde est nécessaire, éternel et infini, néces-
saire en soi et nécessaire à Dieu. Et enfin, s'il est
nécessairement dans l'ordre que Dieu produise
et crée, si l'actuelle production de la créature est
éternelle et essentielle au créateur, la création
actuelle est inséparable de la perfection divine ;
la créature se confond avec le créateur. Voilà le
panthéisme.
Tels sont les traits principaux du livre écrit
par Fénelon, à l'instigation et avec les conseils
de Bossuet, contre certaines tendances perni-
cieuses de la doctrine de Malebranche. On trouve
encore dans le même ouvrage, une réfutation
pleine de sens et de force de cette autre opinion,
contraire également à la foi et à la raison, selon
laquelle la providence de Dieu serait une provi-
dence générale et en quelque sorte banale, qui^
pour ne manquer pas à l'ordre et à la simplicité
des voies qui en est une condition, ne ferait au-
cune acception des personnes. Malebranche l'ad-
mettait comme une conséquence de ses principes,
et, pour ôter aux décisions de Dieu l'apparence
même du caprice, il ne le faisait agir que par
des volontés générales. Mais l'Écriture dément
cette doctrine, parlant à chaque instant des grâ-
ces spéciales que Dieu accorde à ses élus, des
inspirations particulières qu'il' envoie à ses pro-
phètes, et de cette vigilance attentive qui s'étend
à tous et à chacun. La raison ne s'en accommode
pas davantage, parce que le mérite et le démé-
rite des actes libres étant choses essentiellement
personnelles, il faut, pour récompenser l'un et
punir l'autre, une providence spéciale, qui tienne
compte à chacun de ses œuvres propres.
Amené dans le cours du même écrit à réclamer
incidemment contre la négation du libre arbitre,
comme conséquence de l'occasionnalisuie de Ma-
lebranche. Fénelon a donné ailleurs, dans ses
Lettres sur la prédestination et la grâce, une dé-
monstration très-complète de la liberté humaine.
La conviction intime et inébranlable où nous
sommes sans cesse de notre liberté est d'abord
ce qui décide la question. C'est une vérité dont
tout homme qui n'extravague pas a une idée si
ckiire, que 1 éviden :e en est invincible : c'est la
croyance du genre humain tout entier. On peut
spéculativemenl la mettre en doute et la nier
16J mais on ne peut y résister dans la pra-
tique, et la philosophie qui la nie n'est qu'un
mensonge, qui si i toul insl ml
sans aucune pudeur. Le lait do la délibération
uve indirecte :
délibère entre deux partis, c'est apparemment
FÊNE
— 529 —
FERG
que je sens que j'ai un vouloir, pour ainsi dire,
à deux tranchants, qui peut se tourner à son
choix vers le oui ou vers le non, vers un objet
ou vers un autre, et que je suis moi-rnêrne, en
quelque sorte, dans la main de mon propre
conseil. La louange et le blâme, les châtiments
et les récompenses, ne peuvent non plus tomber
que sur des actes libres; en sorte que la négation
de la liberté renverse tout ordre et toute police,
confond le vice avec la vertu, autorise toute in-
famie monstrueuse, et entraîne la ruine des lois
divines et humaines. Cette liberté est quelque
chose de Dieu en nous; c'est un trait, et le plus
frappant, de notre ressemblance avec lui; par
elle, l'homme a, comme Dieu sur l'univers, un
empire suprême sur son propre vouloir.
Mais si Fénelon démontre ici sans réplique le
fait du libre arbitre, s'il paraît bien comprendre
que la dignité humaine y est attachée, -il conçoit
cependant un degré d'excellence plus haut encore :
c'est l'état d'un être impeccable, assujetti par sa
nature même à la bienheureuse et sainte néces-
sité d'une inaltérable innocence. Il fait plus : il
enseigne aux hommes à réaliser en eux cet état
autant qu'il est possible, en sorte que le suprême
effort de la liberté doit être de s'anéantir elle-
même, et comme de s'abdiquer. Au-dessus de la
vie ordinaire, toute remplie d'une activité em-
pressée et inquiète, que Fénelon flétrit du nom
d'intéressée, il y a une sphère supérieure où les
âmes privilégiées peuvent s'élever sans quitter
la terre, pour y vivre, dans l'oubli de toute
affection terrestre, d'une vie paisible de contem-
plation et d'amour. Les saints mystiques en ont
l'ait l'expérience ; ils en ont goûté et décrit les
paisibles douceurs et les calmes ravissements ;
ils en ont tracé le chemin dans leurs écrits.
Fénelon, qui l'a appris d'eux, entreprend de le
montrer aux autres, en signalant les abîmes qui
bordent de tous côtés cette route périlleuse; c'est
l'objet du livre des Maximes des saints. L'amour
pur de Dieu est le seul acte de cette vie con-
templative ou unitive. Il est accompagné d'indif-
férence volontaire pour l'intérêt même le plus
légitime, celui du salut, par exemple. Il n'y a
plus pour l'âme ni méditation ni réflexion; elle
est toute dans un regard simple et amoureux;
elle ne sait plus qu'aimer; elle ne veut plus que
ce que Dieu lui fait vouloir; elle est transfigurée
en Dieu ; Dieu et l'âme ne sont plus dans l'amour
qu'un même esprit, par une entière conformité
de volonté que la grâce opère : « Je ne trouve
plus de moi, s'écrie Fénelon; il n'y a plus d'autre
moi que Dieu. » Voilà le quiétisme qui a appelé
sur Fénelon les sévérités, peut-être excessives, de
Bossuet, et qui a excité entre ces deux grands
esprits une lutte où Fénelon devait succomber,
mais dans laquelle il ne cesse pas, quoique vaincu,
de s'honorer par la modération de la défense, par
la droiture des intentions et la noblesse des sen-
timents, par la sincérité des convictions et la
fermeté du langage.
Telle est, en abrégé, la philosophie de Fénelon.
Indépendante et fondée sur la seule autorité de
la raison, il a cherché à l'allier ave; la foi la plus
pure et la plus vive, sans sacrifier les droits ni
de celle-ci ni de celle-là. Même, si dans cette
alliance un principe l'emporte sur l'autre, c'est
la raison, à laquelle Fénelon attribue le privilège
de prouver la foi, sinon de la juger. Il justifie,
en effet, la divinité du christianisme par la con-
formité du Dieu qu'il annonce avec le Dieu de
la raison et de la théodicée cartésienne ; et il
pose même en principe qu'il n'y a pas d'autre
méthode par laquelle une religion puisse faire
admettre ses titres. Car « l'homme n'admet et ne
peut rien admettre du dehors sans le trouver
ricT. PHILOS.
aussi dans son propre fonds, en consultant au
dedans de soi les principes de la raison, pour voir
si ce qu'on lui dit y répugne. »
Il existe plusieurs éditions des œuvres de Fé-
nelon ; aucune n'est absolument complète. Nous
citerons, 1° celle de 1787-1792, imprimée à Paris
par Fr.-Ambr. Didot, 4 vol. in-4; 2- celle de 181o'
avec un essai sur la vie de Fénelon, et suivie dé
son éloge par Laharpe Paris, 10 vol. in-8 ou
in-12. Il manque à ces deux éditions les écrits
relatifs au quiétisme, et particulièrement YEx-
plicalion des Maximes des saints, publiée en
1697, in-12. Cette lacune a été comblée dans
l'édition de 1838, dirigée par M. Aimé Martin,
et publiée par Didot frères, 3 vol. gr. in-8, à
deux colonnes. Il existe aussi plusieurs éditions
spéciales des Œuvres philosophiques de Fénelon.
On peut consulter sur le quiétisme : Bonnel, de
la Controverse de Bossuet et de Fénelon sur le
quiétisme, 1850, in-8; — Matter, le Quiétisme au
temps de Fénelon, Paris, 1863, în-12. Am. J.
FERGUSON (Adam), philosophe écossais,
naquit en 1724 à Logierait, près de Perth. Il
entra, en 1739, à l'université de Saint-André.
Plus tard, il fut admis à celle d'Edimbourg, où
il eut pour émules Blair, Robertson et Home.
Au sortir de l'université, quoiqu'il n'eût pas le
temps d'études prescrit par les règlements, son
mérite le fit choisir comme chapelain d'un régi-
ment de montagnards écossais employé contre la
France. Il quitta son régiment en 1748, à la paix
d'Aix-la-Chapelle, rentra en Ecosse, y sollicita
une petite cure, et, ne pouvant l'obtenir, il re-
joignit en Irlande son régiment. En 1757, on le
retrouve attaché comme gouverneur aux enfants
de lord Bute. Deux ans plus tard, en 1759. il fut
nommé à la place de professeur de philosophie
naturelle à l'université d'Edimbourg, qu'il échan-
gea, en 1764, contre celle de philosophie morale.
Les avantages de cette position auraient pu fixer
Ferguson et le faire renoncer aux voyages ;
cependant, vers 1773, il partit pour le continent,
en qualité de gouverneur du jeune comte de
Chesterfield. En 1778, le gouvernement anglais
l'adjoignit comme secrétaire à la commission
chargée d'aller négocier la paix avec les États-
Unis. Sept ans après, en 1785, Ferguson résigna
ses fonctions de professeur et fut remplacé par
Dugald Stewart. Il avait alors soixante ans. Les
études historiques s'étaient mêlées dans ses tra-
vaux à la philosophie et à la politique. Il avait
publié en 1782 une histoire des progrès et de la
chute de la république romaine. Il entreprit un
voyage en Italie, autant pour perfectionner cet
ouvrage, en recueillant des documents nouveaux,
que dans l'espoir de rétablir sa santé un peu
altérée. Les dernières années de cette vie si
longue et si bien remplie s'écoulèrent dans la
retraite. Il mourut en 1816.
Nous n'avons à considérer dans Ferguson que
le philosophe, et non l'historien. Voici les traits
les plus saillants de sa philosophie :
1° Ferguson appartient par sa méthode générale
à l'école de Bacon. Partout il recommande l'ex-
périen;e, l'étude des faits, comme la condition
essentielle de la recherche des lois physiques ou
morales. Il serait difficile de décrire avec plus
de clarté que Ferguson la méthode applicable
aux sciences d'observation en général, et celle
qui doit être employée en psychologie particuliè-
rement.
2° Sur la question de l'origine des idées, Fer-
guson se rapproche de Lo.ke. Quoique Reid, dont
les ouvrages ont servi à Ferguson, eût élargi le
cercle de Locke et admis des notions qui ne
dérivent ni de la perception interne ni des sens,
Ferguson s'en tient à ces deux sources de connais-
34
FERG
— 530 —
FEUG
sauces. Il y rapporte toutes nos idées premières,
ajoutant seulement, pour expliquer l'origine des
idées médiates et dérivées, le témoignage et le
raisonnement. « Les sources de la connaissance,
dit-il, sont au nombre de quatre : la conscience,
la perception, le témoignage et le raisonnement
(inférence : par ce mot, Ferguson entend à la
l'ois l'induction et la déduction). Les deux pre-
mières peuvent s'appeler primaires ou immé-
diates, parce que nous leur devons les premiers
éléments de la conception, et que, dans les idées
qu'elles nous donnent, l'esprit s'applique im-
médiatement au sujet de la connaissance. Quant
aux notions qui viennent du témoignage ou du
raisonnement, elles peuvent s'appeler dérivées
ou secondaires, parce qu'elles sont obtenues à
l'aide de quelque milieu interposé, et par des
moyens différents de la simple attention donnée
à l'objet lui-même. » (Principes des sciences
morales et politiques, 1" partie, ch. n, se:t. 3.)
3° En morale, Ferguson reconnaît trois motifs
d'action, ou, pour parler son langage, trois lois.
« L'histoire de la volonté humaine, dit-il, peut
fournir les trois lois générales qui suivent :
Première loi : Les hommes sont disposés à se
conserver.... Voilà pourquoi ils désirent ce qui
peut leur procurer la subsistance, la santé, la
force, la beauté. C'est ce qu'on appelle commu-
nément la loi de conservation de soi-même.
Deuxième loi : Les hommes sont disposés à la
société. Ils s'intéressent les uns aux autres, et
considèrent les calamités générales comme un
sujet de peine, la prospérité générale comme un
sujet de joie. C'est ce qu'on peut appeler la loi
de société. Troisième loi : Les hommes sont
disposés à se perfectionner; ils distinguent les
perfections des défauts; ils sont capables d'ad-
miration et de mépris. C'est là le grand principe
d'ambition parmi les hommes, ce qu'on peut
appeler la loi d'estime ou de progrès.... L'excel-
lence absolue ou relative est le suprême objet
des désirs de l'homme. » (Instit. de jyhilosophie
morale, théorie de l'âme).
Mais qu'est-ce que la perfection ou l'excellence
comme l'appelle Ferguson, et quel en est l'idéal?
C'est ce qu'il n'indique nulle part dans ses ou-
vrages. D'un autre côté, comment se concilient
les trois lois de conservation, de société et de
perfection? Et dans les cas où l'une contrarie
l'autre, laquelle faut-il suivre; laquelle négliger?
C'est ce que Ferguson ne dit pas non plus. Le
mérite de ce philosophe est d'avoir vu qu'on ne
peut expliquer l'ensemble des actions humaines
ni par l'intérêt personnel, comme l'avait fait
Hobbes, ni par la bienveillance, comme Shaftes-
bury et Hutcheson l'avaient tenté, et que, chacun
de ces principes ayant quelque chose de légitime,
il est du devoir du moraliste de les admettre
tous également. Ferguson non-seulement les
admet, mais, sentant qu'ils n'expliquent pas tout
encore, y joint ce qu'il nomme la loi de per-
fection et de progrès. Son tort est de n'avoir pas
mieux éclairci cette dernière loi, et de n'avoir
pas fait voir comment et au nom de quel principe
supérieur elle se concilie avec les deux autres.
4° Eu politique, Ferguson examine la triple
question de L'origine de la société, du but où
elle doit tendre cl de la forme de gouvernement
la mieux appropriée à la poursuite de ce but.
Sur le premier point, il réfute avec beaucoup
d'esprit 1rs opinions de Hobbes et de quelques
LUtrea publicistes Bur L'état de nature, il cor
à Hobbes l'hypothèse d'un état de guerre par où
les soi commencé, et prouve sans
peine que la sociabilité de l'homme, les lions de
ille, les affections sociales ont dû produire,
dès l'origine, des rel rentes de celles
que Hobbes a supposées. Quant aux publicistes
comme Rousseau, qui ont rêvé, en le regrettant,
un état de nature distinct de l'état de civilisation,
Ferguson leur montre que la nature de l'homme
reste toujours et partout la même, et qu'étant
perfectible, elle est aussi bien et aussi légitime-
ment la nature humaine chez un peuple policé
que parmi une population sauvage. « Si on nous
demande, dit-il [Essai sur l'histoire de la société
civile, 1" partie), où se trouve l'état de nature,
nous répondrons : il est ici, soit que nous soyons
en France, au cap de Bonne-Espérance, ou au
détroit de Magellan. Partout où l'homme exerce
ses talents, toutes situations sont (gaiement na-
turelles. » Enfin, sur la question du but où la
société doit tendre, Ferguson indique le progrès
comme but, mais sans mieux déterminer en po-
litique qu'en morale ce qu'il faut entendre par
le progrès.
En jugeant Ferguson comparativement aux
autres philosophes écossais, on doit reconnaître
qu'il est moins original en psychologie que Hut-
cheson, moins délicatement observateur et moins
systématique que Smith, moins profond et moins
complet que Reid. Ce qui le distingue, indépen-
damment de la variété des matières qu'il a em-
brassées, c'est une rare justesse de bon sens,
quelquefois une grande sagacité, enfin une
étendue d'esprit qui lui a fait recueillir les
idées exclusives de ses devanciers, en y ajoutant
quelques idées nouvelles.
Voici la liste de ses écrits philosophiques :
Analyse de psychologie [pneumatic dans l'an-
glais) et de philosophie morale, Edimbourg, 1766;
— Essai sur la société civile, in-4, ih., 1767 ;
traduit en plusieurs langues :' en français, par
Bergier, 2 vol. in-12, Paris, 1783; — Institutions
de philosophie morale, in-12, Edimbourg, 1769;
traduit en plusieurs langues : en français, par
Reverdit, in-12, Genève, 1775; — Principes de
science morale et politique, 2 vol. in-4, Edim-
bourg, 1792. M. Pictet en a donné des extraits
dans la Bibliothèque britannique. En outre, Fer-
guson avait, en 1778, réfuté dans un écrit à part
quelques assertions du docteur Price sur la li-
berté civile et religieuse. A. D.
FERIO. Terme mnémonique de convention par
lequel les logiciens désignaient un mode de la
première figure du syllogisme. Voy. la Logique
de Port-Royal, 3e partie, et l'article Syllo-
gisme.
FERISON. Terme mnémonique de convention
par lequel les logiciens désignaient un mode de
la troisième figure du syllogisme. Voy. la Lo-
gique de Port-Royal, 3e partie, et l'article Syl-
logisme.
FESPAMO. Terme mnémonique de convention
par lequel les logiciens désignaient un des modes
de la quatrième figure du syllogisme. Voy. la
Logique de Port-Royal, 3° partie, et l'article
Syllogisme.
FESTINO. Terme mnémonique de convention
par lequel les logiciens désignaient un mode de
la seconde figure du syllogisme. Voy. la Logique
de Port-Royal, 3" partie, et l'article Syllo-
gisme.
FEUCHTERSLEBEN (Edouard, baron de) na-
quit à Vienne en 1806. Élevé a l'Institut im-
périal de Marie-Thérèse, il étudia ensuite la
médecine et l'exerça, d'abord sans éclat et sans
grands profits, pendant plusieurs années, lors-
qu'on 1839, après diverses publications poétiques
ou purement médicales, il lit paraître VHymène
me. Ce petit livre obtint un grand succès et
lui valu! les titres de membre, puis de secrétaire
té médicale de Vienne, enfin de
fesseur à la faculté de médecine dont il devint
FEUG
— 531 —
FEUE
doyen en 1846. En 1848, époque critique dans
l'histoire de l'Autriche, il fut appelé par l'em-
pereur au ministère de l'instruction publique ;
au bout de quelques mois, après des tentatives de
réforme infructueuses, il donna sa démission lors
de la catastrophe du 15 octobre. Il voulait re-
prendre ses fonctions de doyen et de professeur
de la faculté ; mais devant une manifestation de
ses collègues qu'avaient irrités les projets et les
actes du ministre déchu, il se démit encore de
ces fonctions et se retira, épuisé de corps, non
de courage, pour mourir peu de temps après en
1849. Une constitution frêle et maladive, qui
l'avait presque fait condamner dès sa naissance,
et une volonté énergique lui ont évidemment
inspiré la doctrine du petit livre auquel il doit sa
renommée.
Malgré quelques équivoques et quelques obscu-
rités, l'hygiène de l'âme est définie par Feuch-
tersleben, « la science de mettre en usage le
pouvoir que possède l'âme de préserver par son
action la santé du corps. » Mais qu'est-ce que
l'âme? Quelle est sa nature? Feuchtersleben
affecte l'indifférence à cet égard ; il laisse « aux
philosophes qui ont du temps à perdre » le soin
de rechercher s'il y a une distinction plus pro-
fonde à établir entre l'âme et le corps ; pour lui,
l'âme est le principe des faits de l'ordre moral.
Matérielle ou non, l'effet de l'âme sur le corps
est le même, ainsi que l'enseignement qu'on en
peut tirer. L'âme ne peut pas se saisir elle-même,
elle ne se révèle à nous que par son union avec
le corps ; cette union est donc hors de doute.
Feuchtersleben établit d'abord d'une manière
générale que l'âme exerce sur le corps une action
puissante, soit pour favoriser, soit pour combattre
la maladie ; il va même jusqu'à dire que l'état
physique est le reflet de l'état moral. Cette puis-
sance de l'âme, il ne s'agit donc que de s'en
emparer et de la régler pour en obtenir la santé
du corps et même sa beauté.
Pour atteindre ce but, il décompose l'âme en
trois facultés principales dont il étudie succes-
sivement l'action sur le corps : la faculté de
sentir et d'imaginer, la faculté de désirer et de
vouloir, la faculté de penser. Ni la volonté, ni
la pensée n'ont d'empire direct sur le corps,
mais seulement l'imagination. L'imagination est
la cause des maladies mentales; elle a une véri-
table puissance plastique dans l'œuvre de la
génération et de la formation du fœtus; elle est
le principe de mille phénomènes physiologiques,
curieux et sans elle inexplicables. L'imagination
proprement dite est passive ; le sentiment est
l'imagination active, lorsqu'on vient à sentir ce
qu'on imagine. Le sentiment est donc très-puis-
sant pour provoquer le mal, mais il ne l'est pas
moins pour l'écarter ou le guérir.
La volonté n'est pas seulement la faculté de
désirer, c'est l'énergie vitale qui résulte de toutes
les forces de l'âme; portée au plus haut degré,
c'est le caractère. La volonté n'agit directement
que sur les organes moteurs, mais par l'inter-
médiaire du sentiment elle peut tout sur le corps.
Il faut vouloir, tel est le meilleur remède à tous
les maux. Valere aude, telle est la devise du
livre.
Mais que faut-il vouloir? c'est la raison qui
répondra. L'idée n'a pas plus par elle-même
d'action directe sur le corps que la volonté,
mais par l'entremise du sentiment elle exerce
aussi sur lui un empire immense. Le meilleur
moyen de la sauté est la culture de l'intelligence;
non pas la science abstraite, non pas l'érudition,
mais la connaissance de soi-même; non pas une
connaissance égoïste, mais la connaissance de
soi-même comme une partie du tout mise à sa
place et rapportée à son auteur. Bref, pour que
l'esprit acquière une puissance salutaire sur le
corps, il faut d'abord croire à la possibilité de
cet empire, secondement exercer ce pouvoir en
tournant l'imagination vers le beau, en fortifiant,
purifiant, améliorant la volonté, enfin en étudiant
soi-même eMe monde et en s'élevant à la con-
ception de l'Être suprême.
On voit que l'Hygiène de l'âme est un assez
curieux monument de la science des rapports du
physique et du moral. Feuchtersleben n'en a
traité qu'une partie, l'influence de l'âme sur le
corps ; Cabanis avait traité la question sous ses
deux faces, quoique en insistant davantage sur
l'influence du physique sur le moral. Même dans
les limites où il se renferme, Feuchtersleben est
très-inférieur à Cabanis. Il est vague, obscur,
exagéré, déclamatoire, en somme il instruit peu.
Feuchtersleben avait commencé dès sa pre-
mière jeunesse un journal de ses pensées, à la
façon de Maine de Biran ; il l'a continué jusqu'à
sa mort; quelques fragments en sont publies à
la suite de la traduction française de son ouvrage.
L'Hygiène de l'âme a eu en Allemagne un
grand nombre d'éditions; elle a été traduite en
français sur la vingtième par le Dr Schlesin-
ger-Rahier. La seconde édition de cette tra-
duction est précédée d'une étude biographique
par M. J. Pellagot et d'une étude littéraire par
A. Delondre, extraite de la Revue contemporaine
(15 avril 1858). Paris, 1860, in-12. E. C.
FEUERBACH ( Paul-Jean- Anselma ) , né en
1775, à Francfort-sur-le Mein, où il étudia la
philosophie et le droit à l'université d'Iéna, en-
seigna cette dernière science à Iéna d'abord,
puis à Kiel et à Landshut jusqu'en 1805. A cette
époque il abandonna la carrière de l'enseigne-
ment pour entrer dans celle de l'administration
et de la magistrature. Il mourut en 1833 dans sa
ville natale. Il s'est acquis beaucoup de répu-
tation par ses travaux sur la philosophie du droit,
surtout du droit criminel. 11 appartient à cette
classe de jurisconsultes qui font de l'intimidation
le but de la peine. Il veut, comme Fichte, que
le droit de l'individu serve de principe à la loi
juridique. Le droit ne doit pas être une per-
mission purement négative, mais une autorisation
positive soutenue par une sanction, une faculté
juridique. Il veut aussi avec Kant que la raison
pratique, c'est-à-dire le principe moral, soit le
principe de la loi de droit; la faculté juridique
de faire ou de ne pas faire doit résulter de ce
principe, et l'avoir pour but. Le droit a donc la
même fin que la morale, et doit être sanctifié et
limité par elle. Mais quand Fuerbach en vient au
point décisif, et qu'il se demande comment l'au-
torisation positive peut provenir de la raison pra-
tique, il déclare cette question impossible à ré-
soudre, et se retranche avec Kant derrière notre
ignorance invincible de la nature des choses. Il
est certain, dit-il, que cette autorisation doit
émaner de la raison, mais on ne comprend pas
de quelle manière. C'est pousser la réserve beau-
coup trop loin ; car, d'après Kant lui-même, nous
savons très-bien rattacher aux principes fonda-
mentaux de la raison les idées qui en découlent
véritablement.
Le principe suprême du droit naturel, suivant
Feuerbach, est donc celui-ci : « Le droit naturel
exige une autorisation positive en faveur de l'in-
dividu, et cette autorisation doit émaner d'une loi
rationnelle, quoique nous ne comprenions pas la
possibilité du fait. » Il n'est pas grand partisan
du jury, dans lequel il voit, pour chaque cas
particulier, un législateur et un juge peu ca-
pable, l'un de décréter convenablement des pei-
nes, l'autre de démêler les faits et d'en apprécier
FICH
532 —
FICH
la moralité. {Die Philosophie des Rechts nacn
geschichtlicher Ansicht von Fr. Jul. Stahl, 1830-
1837, t. I, p. 187.) Ce qui fait voir à Feuerbach
un pouvoir législatif dans les mains du jury,
c'est sans doute la faculté qui lui est reconnue,
soit de déclarer l'accusé coupable ou innocent,
soit de faire valoir ou non des circonstances
atténuantes. Mais un juge quelconque serait, à
ce compte, également législateur.
Les principaux ouvrages philosophiques de
Feuerbach sont : Des seuls arguments possibles
contre l'existence et V autorité des droits natu-
rels, in-8, Leipzig et Iéna, 1795; — Critique du
droit naturel, pour servir d'introduction à une
science des droits naturels, in-8, Altona, 1796;
— Anti-Hobbes, ou des Limites du pouvoir civil
et du droit de contrainte des sujets contre leurs
chefs, in-8, Erfurth, 1798; — Recherche philo-
sophico-juridique sur le crime de haute tra-
hison, in-8, ib., 1798; —Révision des principes
et des notions fondamentales du droit pénal
positif, in-8, Iéna, 1799. L'édition de 1800 con-
tient de plus le Manuel du droit pénal positif ;
de la Peine, comme garantie contre les crimes
à venir, in-8, Chemnitz, 1799; — la Philosophie
et l'expérience dans leurs rapports au droit
positif, in-8, Landshut, 1804; — Réflexions sur
te jury, in-8, ib., 1813; — Explication au sujet
d'un prétendu changement d'opinion (de l'au-
teur) sur le jury, in-8, Erfurth, 1819; — Ré-
flexions sur la publicité des débals judiciaires,
2 vol. in-8, Giessen, 1821-1825. Feuerbach a
aussi publié avec Harscher d'Almendingen et
Grollmann une Bibliothèque du droit et de la
législation pénale, in-8, Goëtt., 1800-1801. Le
Journal philosophique de Kiethammer contient
aussi, du même auteur, une dissertation sur la
Notion de droit, sur l'Impossibilité d'un pre-
mier principe absolu de la philosophie. 3. T.
FICHTE (Jean-Théophile), un des plus grands
penseurs et des plus nobles caractères de l'Al-
lemagne, naquit le 19 mai 1762, au village de
Rammenau, dans la haute Lusace. Son père,
petit industriel, qui jouissait d'une grande répu-
tation de probité, descendait d'un sous-offi:ier
suédois qui; lors de la guerre de Trente ans,
s'était établi dans le pays. Tout en le surveillant
avec soin, son père le laissa se développer li-
brement et selon sa nature. Il donna de bonne
heure des preuves de l'originalité de son esprit,
de l'énergie de ses sentiments, de la force de sa
volonté, se montrant tout différent dus autres
enfants, prenant rarement part à leurs jeux, et
se livrant avec délices à des rêveries solitaires.
Fiippé de ses heureuses dispositions, un baron
de Miltitz, ami du seigneur de Rammenau, offrit
à ses parents de se charger de son éducation. Il
le confia aux soins d'un pasteur des environs de
Missnie. et c'est là, dans le village de Niederau,
que Fiente passa les années les plus douces de
sa jeunesse.
A treize ans, il lui fallut quitter cet heureux
ur pour entrer au collège-pensionnat de
Schulpforta. Triste de la perte de sa liberté,
<lé des mauvais traitements qu'il recevait
d'un de ses camarades, séduit d'ailleurs par la
lecture des aventures de Robinson, il résolut de
fuir, pour aller vivre dans quelque île lointaine
et solitaire. Déjà il était sur La route de Ham-
bourg, lorsque le souvenir de sa mère le fit ren-
dans le devoir et retourner au collège. Il se
mit dès lors avec ardeur à l'étude, et ne tarda
■■ devenir un des meilleurs élèves de l'<
A dix-huit ans, il se rendit à [en i pour étudier
la théologie ; mais son génie p [ue fut
déplus en plus excité par cette étude même, Le
problème de la liberté l'occupa surtout très-vi-
vement. Il se décida d'abord pour le détermi-
nisme, et la lecture de V Éthique de Spinoza, qui
fit sur lui une impression profonde, le confirma
dans cette opinion.
Cependant le déterminisme le satisfaisait d'au-
tant moins qu'il avait une plus vive conscience
de sa personnalité, et bientôt le sentiment de
la liberté se prononça avec tant de force en lui,
qu'il devint le principe de sa philosophie.
La mort de son père adoptif l'ayant réduit à
ses propres ressources, il eut à s'imposer de
grandes privations, qui, loin de le décourager,
ajoutèrent encore à la force de son caractère.
Après avoir terminé ses études, n'ayant pu trou-
ver à se placer comme pasteur dans son pays,
il consentit à se faire précepteur dans une mai-
son de Zurich (1788).
Dans cette ville, il fit la connaissance de Mlle
Rahn, nièce de Klopstock, qu'il épousa depuis.
En 1790, après avoir cherché vainement en Al-
lemagne un poste actif, il se rendit à Leipzig,
pour s'occuper principalement de la philoso-
phie de Kant. La Critique de la raison prati-
que surtout satisfaisait aux plus nobles instincts
de sa nature, en confirmant sa foi dans la liberté
et la dignité humaine.
Trompé dans les espérances de fortune qu'il
avait commencé à concevoir, il retourna à son
premier état. Il accepta une place de précepteur
dans une famille noble à Varsovie, d'où il ne
tarda pas à revenir, n'ayant pu se faire agréer,
à cause de son mauvais accent français et de ses
manières peu soumises.
A son retour de Pologne, il passa par Kœ-
nigsberg pour voir en personne l'auteur de la
Critique. Pour vaincre la froideur que lui mon-
tra Kant, Fichte soumit à son examen le manu-
scrit de l'ouvrage qui depuis parut sous le titre
d'Essai d'une critique de toute révélation. Kant
alors le recommanda comme précepteur au comte
de Krokow. qui résidait près de Dantzig, et bien-
tôt le succès de son premier écrit vint le tirer
de l'obscurité et donner un autre cours à sa
destinée.
L'Essai d'une critique de toute révélation,
entièrement conçu dans l'esprit de Kant, ayant
d'abord paru anonyme, la Gazette littéraire
d'Iéna, qui avait alors une grande autorité,
n'hésita pas à l'attribuer à ce philosophe et à lui
accorder les plus magnifiques éloges. *
Ainsi que Kant, Fichte suivait avec un vif in-
térêt la marche de la révolution française. Il
consacra ses premiers loisirs de Zurich à la com-
position de deux écrits pour la défense des idées
dont elle était la puissante manifestation.
Lavater, et d'autres personnes de Zurich, ayant
prié Fichte de leur expliquer la philosophie de
Kant, ce fut à cette occasion qu'il conçut la pre-
mière idée de son œuvTe, qui, dans l'origine,
n'avait d'autre but que de compléter la Critique
et de la faire reposer sur des principes incon-
testables. 11 était à méditer cette entreprise,
quand le gouvernement de Weimar lui offrit la
chaire que Reinhold avait laissée vacante à Iéna.
Fichte se rendit à cet appel en 1794, et se fit
aussitôt, par le succès de son enseignement, des
partisans enthousiastes et des adversaires pas-
sionnés.
11 exposa le principe fondamental de sa doc-
trine dans un programme intitulé : Idée de la
théorie de la science. Ce programme fut suivi
d'un ouvrage plus ('tendu, et ayant pour titre :
Fondement de (a théorie de la science. Vers le
même temps, il publia ses Leçons sur lu mis-
sion du savane. Le savant, selon lui, doit être
l'homme le plus vrai, le plus complet; sa tache
est de travailler sans cesse à son propre perleo-
FIGH
533 —
FIGEL
tionnement et à celui des autres. Telle était aussi
la seule action qu'il voulût désormais exercer
lui-même. Dans ses rapports avec la brillante
jeunesse qui se pressait autour de lui, il s'ap-
pliquait surtout à la former à une pensée libre
et à une activité désintéressée, deux choses que
sa philosophie lui semblait devoir assurer mieux
qu'aucune autre. Il n'était même si pleinement
satisfait des résultats de sa spéculation que parce
qu'ils s'accordaient si parfaitement, à ses yeux,
avec la destination morale de l'homme, évidente
par elle-même.
Ayant remarqué le bon effet qu'avaient produit
sur les étudiants ses leçons sur la mission du
savant, Fichte annonça l'intention de les con-
tinuer les dimanches à une heure non consacrée
au culte public. Rappelant alors ses opinions
démocratiques, ses adversaires l'accusèrent de
vouloir substituer à la religion chrétienne le
culte impie de la raison. Les leçons du dimanche
furent interdites. En même temps il échoua dans
le projet qu'il avait formé d'amener les élèves
de l'université à dissoudre leurs associations se-
crètes, qui étaient une source des plus graves
désordres. Déjà persuadés par lui, ils allaient y
renoncer, lorsque l'intervention du gouverne-
ment qui prétendait assurer par des précautions
injurieuses une résolution toute de loyauté et
d'entraînement, non-seulement fit échouer l'en-
treprise, mais encore laissa planer sur Fichte le
soupçon d'avoir voulu abuser de la bonne foi des
étudiants. Leur animosité contre lui fut telle
qu'il fut obligé de suspendre ses cours et de se
retirer pour quelque temps à la campagne.
Dans cette retraite forcée, il écrivit la seconde
partie de sa Théorie de la science et la première
de sa Philosophie du droit. C'est aussi à cette
époque que Reinhold, Frédéric Schlegel et M. de
Schelling, à son début, adhérèrent publiquement
à sa doctrine.
Cependant un orage plus violent ne tarda pas
à éclater sur sa tète. Un article inséré par lui
dans le Journal philosophique, et intitulé Du
fondement de nuira foi en un gouvernement
moral du monde, le fit accuser hautement d'a-
théisme, et cette accusation, admise par le gou-
vernement de la Saxe électorale, qui partageait
avec celui de Weimar le patronage de l'uni-
versité d'Iéna, fut suivie de la démission de
Fichte et de son bannissement des États saxons,
en 1799. Il protesta énergiquement contre le
reproche d'athéisme, et alla chercher un refuge
à Berlin.
Pendant plusieurs années, il demeura dans
cette ville sans caractère public. A cette époque
appartiennent son Traité de la destination de
l homme, son Rapport au public sur le vrai
caractère de la philosophie nouvelle, et une
seconde édition des Principes de la théorie de
la science. En même temps il exposait sa doc-
trine à un auditoire choisi, composé de jeunes
savants, d'hommes du monde, de hauts fonction-
naires. Il venait d'être nommé professeur à Er-
langen, lorsque vint le surprendre, à Berlin, la
nouvelle du désastre d'Iéna. Il suivit la fortune
des vaincus, se réfugia à Kœnigsberg, puis à
Copenhague, et ne retourna auprès de sa famille
qu'après la paix de Tilsitt.
Désormais la vie de Fichte va prendre une
plus grande importance politique. Pour se re-
lever un jour de sa décadence, le gouvernement
prussien sentit la nécessité de retremper, avant
tout, le caractère national par de fortes études
et par un meilleur système d'éducation publique.
Une université devait être établie à Berlin, et
Fichte fut chargé d'en rédiger le plan. Mais le
projet qu'il présenta avait quelque chose de trop
idéal et de trop absolu pour pouvoir être adopté
en son entier. En attendant que la nouvelle uni-
versité ouvrît ses cours, Fichte reprit ses leçons
privées, et prononça pendant l'hiver de 1807 à
1808, dans une des salles de l'Académie, et sou-
vent au bruit du tambour français, ses Discours
à la nation allemande. C'était un appel éloquent
fait au peuple allemand pour l'engager à veiller
à la conservation de sa nationalité, à mourir
pour elle si cela était nécessaire. Lui-même était
prêt à faire à cette sainte cause le sacrifice de
sa liberté, de sa vie.
Fichte fut nommé professeur à la nouvelle
université, et la gouverna, comme recteur, pen-
dant deux années, avec une grande fermeté.
Lors du soulèvement général de l'Allemagne ,
après la funeste campagne de Russie, Fichte of-
frit de servir dans l'armée en qualité d'aumô-
nier. Son offre fut refusée ; mais il eut le bon-
heur de rendre un grand service à l'humanité et
à son pays. Une conspiration s'était formée dans
le dessein de massacrer nuitamment la garnison
française de Berlin. Un des conjurés, ancien
élève de Fichte, ayant conçu des doutes sur la
légitimité de cette entreprise, vint lui faire part
du complot. Fichte courut en avertir le chef de
la police prussienne, et lui persuada d'empêcher
un crime odieux et inutile.
La guerre, en s'éloignant de Berlin, y laissa
une maladie contagieuse. La femme de Fichte,
qui avait aidé à soigner les soldats malades, en
lut atteinte, et la contagion ne la quitta que
pour se jeter sur Fichte lui-même. C'était au
moment où, ayant repris ses études avec une
nouvelle ardeur, il allait mettre la dernière
main à son œuvre. La mort ne lui en laissa pas
le temps : il succomba le 28 janvier 1814.
Dans l'extérieur de Fichte, tout accusait la
résolution, la persévérance. Sa démarche ferme
et décidée annonçait la droiture et l'énergie de
son caractère. On pouvait lui reprocher de la
raideur et de l'obslination ; mais c'est à ce prix
qu'il fut au-dessus de toute faiblesse, de toute
considération personnelle et vulgaire.
La philosophie de Fichte fut déterminée par
l'état de la philosophie contemporaine et aussi
par l'individualité même de son auteur. Relati-
vement à l'esprit général du xvme siècle, la doc-
trine de Fichte était une protestation violente
contre le matérialisme, et une affirmation éner-
gique de l'activité du moi et de la liberté mo-
rale. Relativement à la philosophie de Kant. c'é-
tait un effort puissant pour l'établir sur une base
inébranlable.
Ce qui doit fixer d'abord l'attention dans
l'œuvre de Fichte, c'est l'idée qu'il se faisait de
la science. Ce qui manquait à Kant, selon lui,
c'était de ne pas s'être élevé jusqu'à une criti-
que pure, portant, non sur la pensée naturelle,
mais exclusivement sur la pensée philosophique.
Cette critique pure constitue la philosophie gé-
nérale, la théorie de la science. Elle doit com-
mencer par établir l'idée même de la science.
Une science doit être une et former un tout.
Pour cela, elle doit se fonder sur un principe
souverain unique, d'où elle tire à la fois sa sub-
stance et sa certitude. Mais ce principe, sur quoi
repose-t-il lui-même, et de quel droit conclura-
t-on de sa vérité à celle de toutes les autres
propositions? Telle est la question qui est l'objet
de la critique pure, de la théorie de la science.
Si cette science est impossible, tout savoir est
sans fondement, toute autre science ayant son
principe ailleurs qu'en elle-même. Ou il n'y a
pas de certitude, ou il faut qu'il y ait une science
qui, fondée sur un principe absolu et d'une vé-
rité immédiate, puisse devenir le fondement
FICH
— 534
FICH
commun de tout savoir et de toute certitude. Ce
dont on dit quelque chose est la matière de la
proposition, et ce qu'on en dit en est la forme.
Il faudra que le principe absolu tienne de lui-
même sa matière et sa forme, de telle sorte que
l'une soit déterminée par l'autre, la forme par
la matière, et réciproquement. S'il y avait dans
la théorie de la science d'autres principesren-
fermant quelque chose d'absolu, il faudrait au
moins qu'ils tinssent du principe souverain, soit
la matière, soit la forme, et l'on va voir qu'en
effet la science fondamentale repose sur trois
principes : le premier entièrement absolu, le se-
cond absolu seulement quant à la forme, et le
troisième absolu quant à la matière seule.
La possibilité d'un principe souverain absolu
suppose que le savoir humain forme un système
unique. Si ce système n'existe pas, alors de deux
choses l'une, selon Fichte : ou il n'y a rien d'im-
médiatement certain, et tout savoir repose, en
définitive, sur une pétition de principe; ou bien
il y a plusieurs systèmes, reposant chacun sur
un principe spécial, soit qu'alors on admette
plusieurs vérités innées, également primordiales.,
soit que l'on suppose hors de nous une variété
de choses simples, laquelle se communique à
notre esprit par des impressions simples, et dès
lors il n'y a point d'unité dans notre savoir : il
peut être certain, mais il ne forme pas un sys-
tème ; ce serait encore une demeure solide, mais
composée de pièces séparées, sans communica-
tion entre elles, sans lumière^ sans harmonie,
sans unité, et toujours inachevée.
Ainsi point de véritable système, s'il n'est un,
et pour être un, il faut qu'il soit fondé sur un
principe unique^ qui soit pour le système ce que
la force centripète est pour le globe.
Ce principe, il ne s'agit pas de le prouver, mais
il faut le découvrir par la réflexion et en obser-
vant les lois ordinaires de la logique, lesquelles,
après avoir servi à mettre le principe souverain
dans tout son jour, y trouveront elles-mêmes
leur preuve et leur fondement. Prenez un fait
quelconque de la conscience ou de l'expérience
interne, et retranchez-en tout ce qu'il sera, pos-
sible d'en retrancher comme appartenant à î'ex-
Férience, ce qui restera sera du fait même de
esprit et primitivement posé par lui.
Rien de plus incontestable que cette proposi-
tion a = a; car en disant a est a, je n'affirme
rien du sujet, je dis seulement que si a es1, il
est ce qu'il est; mais je porte un jugement, je
juge, je pense, et par là je me pose moi-même.
C'est le Cogilo, ergo sum, sous d'autres termes.
Tout jugement porté par moi implique celui-ci :
Je suis, je suis moi. Mais là ne se borne pas la
déduction de Fichte. En disant je suis, le moi se
pose lui-même, et, en se posant lui-même, il de-
vient, il se fait, de sorte qu'il est son propre
produit, action et agent, cause et effet. Il n'y a
pas de moi sans conscience, et ce n'est que du
moment qu'il se pose qu'il acquiert la conscience
de soi. Ce jugement fondamental, par lequel le
moi; en disant je suis moi, se pose et se produit,
est un fait-action, un acte-fait. Le moi est, parce
qu'il se pose, et il se pose parce qu'il est. Je suis
absolumetit, parce que je suis, et je suis absolu-
ment ce que je suis, et l'un et l'autre pour moi.
Ce dont l'essence consiste à se poser lui-même
comme étant, et le moi comme sujet absolu^ tel
est le principe suprême et générateur du système
de Fichte; telle en est aussi l'erreur radicale.
Pour assurer à l'esprit de l'homme une science
absolue, il a dû lui arroger une existence absolue
en abusant de ce qu'il y a d'ambiguïté dans le
sens du mot poser, et en supposant que le moi
se produit par cela seul qu'il s'affirme, et que
son existence même date du moment où il s'en
donne la conscience.
Fichte applique au moi la définition que Spinoza
donne de la cause absolue, de la substance divine.
Le moi pose primitivement son propre être : tel
est le principe souverain absolu de la théorie de
la science.
Par un second acte primitif, le moi oppose au
moi absolu un non-moi absolu : tel est le second
principe absolu seulement quant à la forme. Et
comme ce second principe, par lequel le moi re-
connaît à côté de lui quelque chose d'aussi absolu
que lui-même, est en contradiction avec le premier
principe et avec lui-même, il faut, pour résoudre
cette double contradiction, admettre un troisième
principe; absolu quant à la matière seulement, et
conçu ainsi : Le moi et le non-moi sont posés
tous deux par le moi et dans le moi, comme se
limitant réciproquement, de telle sorte que la
réalité de l'un détruit en partie celle de Vautre;
en d'autres termes : J'oppose dans le moi, au
moi divisible, un non-moi indivisible.
Tels sont les trois principes de la théorie de la
science, reposant sur les trois idées fondamen-
tales de la philosophie, l'idée du moi absolu,
celle d'un objet extérieur absolu, et celle de la
détermination réciproque de l'un par l'autre. Ces
trois principes correspondent aux trois formes
fondamentales du jugement, sous le rapport de
la qualité : V affirmation, la négation et la li-
mitation; ou la thèse, Y antithèse et la synthèse.
Tel est aussi le principe de la méthode de Fichte,
perfectionnée depuis par Hegel. Dans une propo-
sition actuellement donnée, l'analyse découvre et
met en évidence la contradiction qu'elle renferme ;
puis une synthèse conciliatrice résout cette con-
tradiction, par une sorte de mezzo termine, dans
une proposition nouvelle. Ainsi toute nouvelle
proposition de la science est ou le développement
ou la rectification d'une proposition précédente.
Toutes elles se tiennent entre elles, et forment
ensemble un système organique dont le moi est
à la fois la base et le couronnement.
Les trois principes se résument dans cette pro-
position : Le moi et le non-moi se déterminent
réciproquement. L'analyse y découvre ces deux
propositions nouvelles : 1° Le moi se pose comme
déterminé par le non-moi, ou le non-moi dé-
termine le moi; 2° Le moi pose le non-moi
comme déterminé par le moi, ou le moi déter-
mine le non-moi.
La première de ces propositions est le principe
de la philosophie théorique; la seconde, celui de
la philosophie pratique.
Toute la philosophie théorique devra donc être
déduite de ce principe : Le non-moi détermine le
moi. Selon ce principe, le moi semble se trouver
posé comme passif à l'égard des objets, et la
connaissance paraît le produit de l'action que
ceux-ci exercent sur le sujet pensant. Il n'en est
rien cependant ; car c'est le moi lui-même qui se
pose comme déterminé par le non-moi. Le moi
est virtuellement toute réalité, et rien n'existe
que par un effet de son activité absolue. La pré-
tendue réalité du non-moi n'est donc qu'un produit
de cette activité : c'est autant de pris sur la réalité
du moi, qui en aliène toute la part qu'elle fait
au non-moi.
L'idée du non-moi n'est qu'une modification de
celle du moi. Le moi sentant par la pensée sa
réalité limitée, suppose hors de lui une cause de
cette limitation, la réalise dans un non-moi;
mais ce non-moi, en le posant, il le détermine
selon sa propre nature. Le monde extérieur n'a
donc dans ce système qu'une existence d'emprunt,
due uniquement à la nécessité où se trouve le
moi de se rendre compte de ce fait intime qu'il
FICH
— 535
FICH
est tour à tour passif et actif. Tout ce gui naît en
lui de sensations, de sentiments et d'idées découle
de sa propre réalité, et la réalité prétendue exté-
rieure, c'est l'idéal réalisé ; elle procède du moi
et n'a de véritable existence que dans le moi, et
pour le moi. Tout ce que l'analyse critique laisse
subsister à côté du moi, c'est une impulsion qui
est venue le solliciter, et qui est le principe du
développement de sa virtualité. Ainsi s'évanouit
jusqu'à cette ombre de réalité que Kant avait
laissée aux impressions parties des choses en soi,
et l'idéalisme critique devient, dans le système
de Fichte, idéalisme subjectif absolu, avec cette
seule réserve que le moi, pour se développer, a
besoin de recevoir une impulsion du dehors : le
monde extérieur n'est plus, dans la philosophie
théorique, qu'une hypothèse pour expliquer un
phénomène intellectuel.
Le moi absolu, considéré comme intelligence,
a besoin d'être déterminé; par là même, il devient
fini et n'est plus absolu. Il y a donc opposition
entre le moi pris en soi et le moi connaissant,
et cette opposition, il faut la concilier, ce qui ne
peut se faire qu'autant que l'on admet que le
moi détermine lui-même ce non-moi inconnu
d'où lui vient l'impulsion comme intelligence.
Le moi absolu devra être la cause du non-rnoi,
et, par conséquent, la cause indirecte de cette
impulsion elle-même. De cette manière le moi
ne dépendra réellement que de lui seul. La science
du moi actif ou pratique a donc pour principe
cette proposition : Le moi détermine le non-moi;
la détermination absolue du non-moi est l'objet
de l'activité du moi.
En tant qu'absolu et pris en soi, le moi est sans
étendue et sans mouvement, un point mathéma-
tique. Pour arriver à la conscience de soi, il
éprouve le besoin de se développer. Il se livre à
un mouvement centrifuge, mais c'est pour revenir
à lui. Par là seulement devient possible l'impul-
sion du dehors, qui a ainsi sa cause première
dans la nature même du moi absolu. Afin de
réaliser son être tout entier, de se donner la
pleine conscience de soi, il veut étendre à l'infini
la sphère de son activité. Cette tendance se for-
tifie de la résistance même qu'elle rencontre.
Aucune de ses actions, nul résultat déterminé de
son activité ne peut satisfaire le mot et par là
même il est poussé à redoubler d'efforts pour
réaliser son idéal de perfection et d'harmonie :
c'est une aspiration incessante vers l'infini. Le
but commun de la connaissance et de l'action
est d'assurer l'empire du moi sur le non-moi, de
reprendre sur celui-ci toute la part de réalité
que le moi lui a faite, et de rétablir ainsi l'unité
parfaite de l'esprit par la conscience actuelle de
son indépendance et de sa réalité absolue.
Ces principes, Fichte les appliqua au droit na-
turel et à la morale. Le droit et la morale ont
pour base l'idée de la liberté qui suppose celle
de l'individualité et celle d'une sphère d'action.
Le moi absolu n'est pas l'individu : celui-ci se
déduit de celui-là. Au point de vue pratique, la
philosophie devient réaliste, admettant forcé-
ment une pluralité de personnes constituant en-
semble une communauté morale sous une même
loi, et un monde extérieur qui est l'objet de
notre activité.
L'être raisonnable ne peut se poser comme tel,
sans se poser comme individu, et sans poser en
même temps d'autres êtres raisonnables. La li-
berté du moi absolu se partage ainsi entre tous
les êtres doués de raison. Dans ses rapports avec
ses semblables, l'homme se sent obligé de res-
pecter leur liberté, qui limite la sienne. C'est là
ce qui constitue le droit naturel. Le but de
l'État est d'assurer, de réaliser ce droit.
La politique de Fichte est, du reste, à travers
des déductions souvent pénibles, assez sembla-
ble à celle de Rousseau. Tout en reconnaissant la
forme républicaine pour la plus rationnelle, il
en fait dépendre l'application de l'esprit public
des nations, et ne la croit possible que là où le
peuple a appris à respecter la loi pour elle-
même. Toute constitution est légitime, selon lui,
à condition qu'elle favorise le progrès général et
le développement des facultés de chacun. Le
principe de sa police est de prévenir les crimes
plus que de les punir, et quant au droit de ré-
pression, il se rapproche du système péniten-
tiaire et exclut la peine de mort.
" La morale de Fichte (System der Sittenlehre,
1798) est pour le fond celle de Kant; mais elle
est chez lui formulée en d'autres termes, éta-
blie sur d'autres déductions et enrichie de dé-
veloppements nouveaux. Le principe de la mo-
ralité, selon Fichte, est que l'intelligence doit
déterminer absolument l'exercice de la liberté
d'après la notion de la personnalité. La fin de
toutes les actions de l'homme moral est de faire
régner la raison, la raison seule, dans le monde
sensible, la raison et la moralité dans la cité
formée par les êtres intelligents. La loi morale
suppose la réalité du monde objectif; elle dé-
termine à la fois l'objet de l'action et le comman-
dementabsoluqui constitue le devoir. Par elle nous
existonsdans le monde intelligible, et par l'action
seule nous existons dans le monde phénoménal.
La liberté absolue en est la fin dernière et sou-
veraine. De ce principe dérivent d'un seul et
même jet les devoirs envers nous-mêmes et les
devoirs envers les autres. L'empire de la raison
ne peut se réaliser que dans les individus ; mais
tous tendent à une même fin, et ils ne peuvent
se sauver que les uns par les autres. La loi mo-
rale, qui est en moi comme individu, a pour
objet le triomphe de la liberté en général, le
salut du monde. L'idéal de la perfection sociale,
c'est un accord parfait de toutes les volontés, cet
état d'harmonie universelle où, en obéissant à
la loi de la raison, chacun travaillerait au salut
commun, et où l'activité de tous tournerait à
l'avantage de chacun. La liberté du moi pur est
celle de tous les êtres doués de raison, la vraie
communion des saints. Du point de vue divin,
la conscience de tous, prise objectivement, est
une seule et même conscience. De ce point de vue,
qui est celui de Dieu et de la philosophie, tout
être raisonnable est sa propre fin, et chacun est
en même temps un moyen de réaliser les fins
de la raison universelle. Par là même que l'in-
dividualité de chacun semble s'évanouir en pré-
sence de tous, chacun devient la pure expression
de la loi morale, moi pur, le moi divin, par la
libre détermination de soi. L'homme est une fin
en soi, avait dit Kant; mais il en est une pour
les autres, ajoute Fichte, et c'est là précisément
ce qui fait la dignité de l'individu : la vertu est
l'oubli de soi dans l'intérêt de la totalité des
êtres intelligents; chacun doit, selon la mesure
de ses forces et à la place qui lui a été assignée,
travailler à l'œuvre de la moralisation univer-
selle, au triomphe de la raison : le salut du
monde est à ce prix.
Si Fichte, dans ce système, a encore renchéri
sur le rigorisme de Kant, il a en même temps
ajouté à la beauté de la morale de son maître.
Et si concevoir ainsi le devoir et la destinée de
l'homme sur la terre, c'est se faire illusion, il
faut convenir du moins qu'il n'est donné qu'aux
plus grandes âmes, aux plus nobles esprits de se
tromper de cette manière.
Nous venons de donner le résumé de la phi-
losophie de Fichte, telle qu'il l'a exposée dans
FIGH
— 536 —
FICII
ses premiers écrits sur la théorie de la science,
sur le droit et la morale : écrits par lesquels il
marque réellement dans l'histoire de la pensée
allemande. Depuis, il apporta quelques modifi-
cations à sa doctrine primitive, tout en demeu-
rant fidèle à son esprit. Il s'efforça de la mettre
plus d'accord avec le sens commun, avec le sen-
timent religieux surtout, avec les nécessités pra-
tiques, et parfois aussi avec les nouveaux systè-
mes qui s'élevaient à côté du sien.
Dans le traité de la Destination de l'homme,
Fichte exposa sa philosophie sous une forme
moins scientifique, en cherchant à la concilier
avec la conscience universelle. Dans cet ouvrage,
l'homme pensant passe du doute à la science,
de la science à la foi. Dans la première partie du
livre, le penseur halance incertain entre l'idéa-
lisme et le réalisme, et plus il raisonne pour
sortir de ce dédale de doutes, plus il s'y égare
et s'y perd. Alors lui apparaît un esprit, le génie
de la spéculation critique, qui lui révèle ou
plutôt lui fait trouver par ses questions les prin-
cipales propositions de l'idéalisme transcendan-
tal; mais comme ce prétendu savoir, entière-
ment négatif quant au monde extérieur, ne
laisse subsister pour toute réalité que la con-
science du moi avec son monde idéal, le pen-
seur, déçu dans son attente, reproche à l'esprit
de l'avoir trompé en lui donnant un vain fan-
tôme pour la science. L'esprit se justifie en lui
montrant que ce système, bien qu'il soit vrai,
n'est pas le système tout entier de la conscience
humaine, et il l'adresse à la foi pour le com-
pléter. Tu as voulu savoir, lui dit-il ; or, le sa-
voir n'est qu'image et réflexion, et la réalité sur
laquelle porte la réflexion, nul savoir ne peut y
atteindre. Cette fausse realité que tu croyais
avoir reconnue hors de toi, et qui te pesait
comme une servitude, notre système l'a dé-
truite ; mais ce système est d'ailleurs absolu-
ment vida en soi. Si maintenant tu cherches
une autre réalité, ce n'est pas à la science qu'il
faut la demander : il faut pour la trouver un
autre organe; cet organe est en toi : c'est la
conscience de la loi morale, qui nous impose en
sa vérité une foi absolue, et avec elle la foi en
toutes les existences que la loi morale suppose.
Sur cette basej Fichte rétablit l'existence du
monde phénoménal, celle d'un monde moral et
spirituel, l'immortalité de l'àme, l'existence de
Dieu qu'il conçoit comme l'auteur de la loi mo-
rale, comme la volonté infinie, universelle, qui
se révèle dans la conscience, et qui est l'àme et
le lien de tout ce qui existe.
Dans le petit écrit qui le fit accuser d'athéisme
et dans son Apologie, Fichte n'admettait qu'un
Dieu pour ainsi dire collectif, un monde moral
divin, et d'autre religion que la foi en ce monde
moral universel. Selon lui, l'idée d'un Dieu per-
sonnel impliquait contradiction; nier la sub-
stantialité de Dieu, ce n'était pas nier Dieu, c'é-
tait dire que Dieu est activité, intelligence, con-
science pure; lui attribuer de la personnalité
dans le sens ordinaire, ce serait le concevoir
comme fini : toute notion précise ferait de Dieu
une image, une idole. Ce n'était pas d'athéisme,
disait-il, qu'il fallait l'accuser, mais plutôt d'u-
kosmisme (négation du monde), parce que, selon
lui, ce monde spirituel ou moral était le seul
monde réel. Ce qui était vrai, c'est qu'à cette
époque même le sentiment religieux n'était
point réellement affaibli dans Fichte; plus tard
il alla jusqu'à l'exaltation, jusqu'à un mysti-
cisme peu éloigné de celui de Proclus et de
Plotin.
Cette tendance se prononça de plus en plus
dans ses nouveaux écrits, les Traits caracté-
ristiques du siècle pissent (in-8, Berlin, 1806);
la Fonction du savant (in-8, ibid., 1806); la
Méthode pour arriver à la vie bienheureuse
(ibid., 1806) : c'est, dans son dernier développe-
ment, un panthéisme mystique et moral. Vou-
lez-vous voir Dieu face à face? dit Fichte, ne le
cherchez pas par delà les nues : vous le voyez
dans la vie de ceux qui se sont donnés à lui.
Dieu est ce que fait celui qui s'inspire de sa
pensée, qui ne vit que par lui. Donnez-vous à
lui, et vous le trouverez en vous-mêmes. La
vraie piété est nécessairement active; elle con-
siste dans l'intime conviction que Dieu est en
nous, et qu'il accomplit son œuvre par nous.
Pour s'unir ainsi à Dieu, il faut renoncer en-
tièrement à sa propre individualité. Le comble
de la perfection et de la félicité, ce n'est plus
seulement l'accord parfait de tous sous la loi de
la raison, une entière abnégation de soi dans
l'intérêt de la communauté, mais l'union avec
l'Être divin par un renoncement sans réserve à
sa propre personnalité. A la place du moi ab-
solu est venu se mettre Dieu, et la théorie de la
science est devenue une théorie de Dieu.
Les vues de Fichte sur l'histoire de l'huma-
nité sont panthéistes dans le même sens. Selon
lui, Dieu se révèle éternellement dans la con-
science de l'homme. Cette révélation se montre
d'abord sous la forme de l'instinct et d'une foi
traditionnelle et devient peu à peu une vue
claire et raisonnée de l'univers. Le dernier
terme de la manifestation divine dans l'huma-
nité est une sorte de théocratie rationnelle, le
règne de Dieu, amené par le progrès de la rai-
son, sous la loi du christianisme rationnelle-
ment interprété : considérés du point de vue re-
ligieux, tous les phénomènes du temps sont des
développements nécessaires de la vie divine;
ainsi chaque révolution est la condition d'un dé-
veloppement nouveau. Pour comprendre un
siècle, il faut s'être fait a priori une idée du
plan du gouvernement universel. La réalisation
de ce plan se poursuit à travers cinq âges ou pé-
riodes : l'âge primitif^ âge d'innocence, où la
raison règne comme loi de la nature, comme
instinct, sans liberté et sans effort; l'âge de
Yautorilé et du péché, où cet instinct, affaibli
dans les masses, ne vit plus que dans quelques
hommes d'élite; l'âge de corruption univer-
selle, où l'on secoue à la fois le joug de l'auto-
rité et le frein de la raison ; l'âge de la science,
où la vérité est recherchée comme le plus grand
des biens, et où commence la réhabilitation;
enfin l'âge de la justification accomplie, de
l'innocence reconquise par la science et par la
vertu. Ainsi toute civilisation est un retour à la
nature par lu connaissance et la liberté. L'épo-
que actuelle est, selon Fichte, le milieu du temps
total, époque de transition de la troisième pé-
riode à la quatrième ; de l'âge de la corruption
et de la licence à l'âge de la raison et du savoir.
Les diverses phases de l'État correspondent par
des formes analogues à l'esprit général des âges.
L'État s'élève par trois degrés à sa peiiection.
Dans l'État parlait, chacun est souverain quant
à la fin nécessaire de l'humanité, et chacun est
sujet quant à l'usage de ses forces.
Les Dialogues sur le patriotisme et les Dis-
cours à la nation allemande (in-8. Berlin, 1808)
sont comme la continuation des Leçons sur le
temps présent. Dans le premier de' ces écrits,
Fichte représente l'époque actuelle comme étant
le moment où va commencer le quatrième âge.
Désormais le progrès de l'humanité dépendra de
la science, et la science sera surtout gardée et
cultivée par les Allemands, peuple élu de la
philosophie, comme dira Hegel huit années plus
F1GI
— 537 —
FIGI
tard. Les Discours, abstraction faite de ce qu'il
y a de purement national, étaient surtout des-
tinés à annoncer la venue du règne de la science
rationnelle, et à la préparer par la réforme de
l'éducation. La fonction du savant est de prési-
der à celte éducation. Le vrai savant est un ar-
tiste qui a pour mission de transformer le monde
par la pensée. Dans l'ouvrage posthume publié
sous le titre de Politique (Statslehere), in-8,
Berlin, 1820, Fichte décrit le cinquième âge,
cet âge d'or où la raison régnera en souveraine,
et constituera le royaume de Dieu sur la terre,
règne du droit, de la vérité et de la liberté.
Continuateur de Kant, Fichte ne forma pas une
école proprement dite; mais il imprima une di-
rection nouvelle au mouvement philosophique
parti de Kœnigsherg. Il exerça une grande in-
fluence sur la pensée de Frédéric Schlegel, de
Novalis, de Solger, de Schleiermacher. Il eut
pour disciples M. de Schelling et même Hegel,
qui, tout en le dépassant, relèvent immédiate-
ment de lui, et lui doivent une grande partie de
ce qu'il y a de plus remarquable dans leur phi-
losophie.
Les œuvres complètes de Fichte ont été pu-
bliées par son fils qui occupe un rang distingué
parmi les philosophes contemporains. Berlin,
1S4Ô et suiv., 8 vol. in-8. La Vie de Fichte a
été écrite par le même, Sulzbach, 1830-31, 2 vol.
in-8. Plusieurs ouvrages de Fichte ont été tra-
duits en français : la Destination de l'homme,
par Barchon de Penhoën, Paris, 1836, in-8 ; —
de la Destination du savant et de l'homme
de lettres, trad. par Nicolas, Paris, 1838, in-8;
— de l'Idée d'une guerre légitime, trad. par le
Dr Lortet, Lyon, 1831, in-8; — Doctrine de la
science, et Principes fondamentaux de la
science, trad. par P. Grimblot, Paris, 1843,
in-8; — la Méthode pour arriver à la vie bien-
heureuse, trad. par F. Bouillier, Paris, 1845,
in-8.
On peut consulter sur Fichte : Ch. de Rému-
sat, Rapport sur le concours pour l'examen
critique de la philosophie allemande, 1847
(dans les Mémoires de l'Académie des sciences
morales et polit.); — J. Willm, Histoire de la
philosophie allemande, Paris, 1846, 4 vol. in-8 ;
— Barchou de Penhoèn;Histoire de laphilosophie
allemande, Paris, 1836, 2 vol. in-8; — C. Bar-
tholmess, Kant et Fichte, d.ms le compte rendu
des séances de l'Académie des sciences mor. et
polit., tomes XXIX et XXX. J. W.
FICIN (Marsile), le plus considérable des pla-
toniciens du xve siècle, naquit à Florence en
1433. Son père, premier médecin de Cosme de
Médicis, le destinait à la médecine, c'est-à-dire
aux honneurs de sa survivance. Un événement
dont Tinfluence en Occident a été immense dé-
rangea ce plan paternel.
Parmi les Grecs venus au concile de Florence
(en 1438) se trouvait Gémiste Pléthon, homme
d'un vaste savoir et d'une rare éloquence, un
second Platon, disent les contemporains. Dans
l'intervalle des séances du concile, il exposa en
public, avec tout le zèle d'un apôtre, les plus
belles parties de la philosophie platonicienne, et
sut si bien communiquer son enthousiasme, que
le grand citoyen qui gouvernait Florence réso-
lut d'y naturaliser cette noble philosophie. Il
choisit le jeune Ficin, qui dès lors annonçait les
dispositions les plus heureuses, pour être l'in-
strumentd e son dessein. Il le fit élever sous ses
yeux dans l'intérieur de son palais, l'entoura de
maîtres grecs, voulut qu'il lût dans leur langue
tous les grands philosophes de l'antiquité; et
quand il eut trente ans, il le mit à la tète de l'a-
cadémie platonicienne de Florence et le char-
gea d'être en Occident l'interprète et le propa-
gateur de la philosophie de Platon. De là les
nombreuses traductions de Ficin, celle de Platon,
de Plotin, de Porphyre, de Jamblique, de Denys
l'Aréopagite, du faux. Mercure Trismégiste, objet
de son respect et de son admiration, travaux im-
menses et encore utiles malgré de nombreuses
imperfections.
Dans ce commerce assidu avec tant d'esprits
supérieurs, Ficin, malgré les enseignements du
christianisme, n'a su guère qu'emprunter. Comme
tout son siècle, il fut subjugué par tant de force,
ébloui par tant de lumière. Dépourvu du véri-
table esprit philosophique, trop faible pour tenir
la balance égale entre Platon et Aristote, entre
Platon et les alexandrins, il se fit le disciple de
toutes tes écoles, sacrifia à tous les systèmes, et
ne parvint à se donner qu'une philosophie d'em-
prunt. Exposons en peu de mots cette philoso-
phie, qui, du reste, n'est relative qu'à une seule
question, celle de la destinée humaine.
On sait que sur cette question l'école péripa-
téticienne du xve siècle s'était divisée en deux
sectes, dont chacune reconnaissait pour chef un
des deux grands commentateurs d' Aristote,
Alexandre d'Aphrodise et Averroès. Les alexan-
dristes pensaient que l'âme, inséparable du
corps, périt avec lui; les averroïstes, qu'elle
retourne à Dieu d'où elle est sortie, et s'y abîme
en perdant sa personnalité. Ce sont ces deux
solutions, l'une matérialiste, l'autre panthéiste,
que Ficin tient à combattre.
A ceux qui disent que tout périt avec le corps,
il oppose cette doctrine que l'àme humaine est
sortie de Dieu, et que sa destinée est de se réu-
nir à lui en se déchargeant des liens de la ma-
tière. De telle sorte que la mort du corps est
pour l'âme le signal de la délivrance, et non le
signal de l'anéantissement. En effet, sur celte
terre, l'âme raisonnable aspire à la connaissance
de la vérité et à la possession du bien. Or, le
bien et la vérité sont Dieu lui-même. L'àme as-
pire donc à se réunir à Dieu; mais elle y aspire
sans pouvoir y atteindre tant qu'elle est engagée
dans les liens du corps. Cependant, si l'âme
nest éclairée par la sagesse divine, si elle n'est
en communion avec le souverain bien, il n'est
pas pour elle de vrai bonheur. L'homme serait
donc la plus malheureuse de toutes les créatures
s'il n'était pas immortel.
Voici un autre argument beaucoup moins con-
cluant. L'univers, dit Ficin, est une chaîne dont
le monde physique est le dernier anneau, Dieu
l'anneau supérieur, l'homme l'anneau intermé-
diaire. Ce qui caractérise le monde physique^
c'est sa passivité, son inertie. L'espèce d'activité
dont il semble doué ne lui vient pas de sa masse,
mais d'une force étrangère qui lui donne toutes
ses qualités extensives et intensives, et qu'on
peut appeler sa forme. Au-dessus de cette forme
divisible comme la matière elle-même, il en est
une autre qui n'est plus divisible, mais simple-
ment variable. Cette forme est l'âme raisonnable,
forme pure et vraie. Au-dessus de l'àme raison-
nable est la nature spirituelle des anges, indi-
visible et immuable tout ensemble. Toutefois la
nature de l'ange admet encore une certaine mul-
tiplicité; il y a donc une forme plus haute et
absolument une, c'est Dieu, qui est l'unité
même, la vérité et le bien. Quant aux âmes rai-
sonnables, il y en a de trois espèces : l'àme du
monde, les âmes des douze sphères, les âmes des
animaux. Toutes subsistent par elles-mêmes,
toutes sont indépendantes de la matière, indé-
pendantes du temps et de l'espace, et, par consé-
quent immortelles.
Les mêmes raisons servent à réfuter les aver-
FILA
— 538 —
FILA
roïstes, qui prétendent que les âmes s'abîment
en Dieu; et y perdent toute personnalité et toute
existence propre.
Il n'est pas difficile de trouver la source de
toutes ces idées, auxquelles Ficin n'a rien ajouté,
qu'il n'a même pas su rajeunir par la forme, et
auxquelles il associe avec une crédulité naïve
toutes les fables alexandrines sur une tradition
philosophique commençant avec Thot^ ou Mer-
cure Trismégiste, continuant avec Orphée. Aglao-
phème, Pythagore, Philolaùs, et arrivant à son
apogée dans Platon. Ce qui appartient en propre
à Marsile Ficin, c'est son enthousiasme, nous de-
vrions dire son culte pour Platon et sa doctrine.
De cet enthousiasme sont nés dans la pratique
des effets surprenants.
Dans une lettre inédite, trouvée par M. Franck
dans les archives des Médicis à Florence, Fi-
cin s'efforce de consoler une de ses cousines
affligée de la mort de sa sœur. Sait-on de quoi
il lui parle? De l'ordre universel, de la vie
qui n'est qu'une prison dont la mort délivre.
Il soutient même que notre affection a tout à ga-
gner à la mort de nos proches, puisque pendant
leur vie nous ne les voyons pas eux-mêmes,
mais seulement leur corps", qui est leur ennemi,
tandis que la pensée contemple facilement les
âmes de ceux qui ne sont plus, et les voit libres
et resplendissantes de la lumière divine. Du
Christ et de sa religion, pas un mot, et il était
prêtre alors. Chargé à quarante-deux ans de la
direction de deux églises de Florence, il profita
de sa position pour prêcher et encourager l'étude
de la philosophie dont il se nourrissait lui-même.
Du haut de la chaire sacrée, il recommanda aux
fidèles la lecture des livres de Platon : il eut des
frères en Platon au lieu de frères en Jésus-
Christ, et s'efforça d'introduire des morceaux du
philosophe grec jusque dans les offices et les
prières de l'Église chrétienne.
Il mourut en 1499, estimé de tout le monde, et
regretté de Laurent de Médicis, qui l'avait pro-
tégé après son père et son aïeul. Son principal
ouvrage a pour titre : Theologiœ Plalonicœ de
immortalilale animorum, lib. XVIII, in-f°, Flo-
rence, 1482. La meilleure édition de ses œuvres
est celle de Paris, 1641, en 2 volumes in-f\
Consultez sur Ficin les ouvrages dont voici les
titres : Commentarius de Plalonicœ philosophiez
post renalas litteras apud Halos restauralione,
sive M. Ficini vita, auctore J. Corsio ejus fami-
liari et discipulo, Pise, 1772; — Schelhorn,
Comm. de vita. moribus et scriptis Marsilii
Ficini, en tête des œuvres complètes de Ficin,
édition de Bâle, 1561, 2 vol. in-f° , et de Paris,
1641, 2 vol. in-f°; — Sicveking. Histoire de Va-
cadémie platonicienne de Florence, in-8, Goët-
tingue, 1812 (ail.); — Tiraboschi, Sloria délia
letter. liai, 13 vol. in-4, Milan, 1772-1782; et
toutes les histoires de la philosophie, particu-
lièrement Buhle, qui, dans le second volume de
son Histoire de la philosophie moderne, a con-
sacré à Ficin un article d'une immense éten-
due. D. H.
FIGURES. Par ce mot, les logiciens désignent
les différentes formes qui résultent pour le syl-
logisme des diverses positions que le moyen
terme peut occuper dans les deux prémisses re-
lativement aux deux termes extrêmes. Consultez
Aristote, Premiers Analytiques, et Logique de
Port-Royal. Voy. Syllogismk.
FILANGIERI (Gaëtano), né à Naples en 1752,
soldat, homme de cour sans être courtisan, phi-
losophe animé au plus haut degré de l'amour de
l'humanité, se fit une grande réputation par son
livre de la Science de la législation. Ses pre-
mières éludes ne furent pas fort remarquables;
mais ce fut moins sa faute que celle de la mau-
vaise méthode qu'on suivait en l'instruisant. Il
fit des progrès plus rapides dans les sciences
que dans les lettres. Toutefois, ce n'était pas en-
core là sa vocation intellectuelle. Sa famille, lui
croyant un goût prononcé pour les sciences mo-
rales et politiques, lui fit faire son droit, et le
destina au barreau. Mais, malgré de brillants
débuts dans cette nouvelle carrière, les aridités
du droit positif, le peu d'intérêt de la plupart
des questions qu'il présente, son rapport avec les
principes philosophiques de' la science, principes
qui ne font point partie des législations, mais
qui en sont supposés ou méconnus ; les vices des
législations civiles et criminelles alors en vi-
gueur- la nécessité de les faire ressortir, de les
faire disparaître des codes des nations civilisées;
l'influence des écrits de Montesquieu et de Bec-
caria, influence qu'il fallait étendre et corrobo-
rer ; enfin le noble besoin de rendre à son pays
et à l'humanité le plus signalé des services en
provoquant des réformes profondes dans la lé-
gislation : toutes ces causes réunies portèrent
Filangieri à délaisser l'étude pratique des lois
toutes faites, et âne s'occuper que des lois à faire
pour corriger ou perfectionner les premières. La
mort, qui vint le surprendre en 1788, au milieu
de ses travaux, ne lui a pas permis d'achever son
monument ; mais ce qu'il nous en a légué fait
vivement regretter le reste. La partie de cet ou-
vrage qui concerne l'instruction criminelle est
peut-être la plus remarquable, et nous ne dou-
tons pas qu'on n'en puisse profiter encore dans les
pays les plus avancés en matière de législation
pénale.
Les autres parties présentent peut-être moins
d'intérêt, surtout pour les nations qui ont le
bonheur d'être, comme la France, régies par des
lois libérales et justes. Aussi l'ouvrage de Filan-
gieri ne peut-il être apprécié à sa juste valeur
qu'en se reportant à l'époque où il a vu le jour,
qu'en se rappelant que la législation féodale ré-
gissait encore toute l'Europe, et que les barons
italiens, en particulier, étaient autant de petits
despotes dans leurs terres. Machiavel, Gravina^
Vico, Beccaria lui-même, ou n'avaient pas été
compris, ou n'avaient produit qu'une admiration
jusque-là stérile. Cette fois les préjugés et les
intérêts, qui en sont la conséquence, s'émurent
vivement. A peine les deux premiers volumes
eurent-ils paru, qu'on essaya d'empêcher la pu-
blication de l'ouvrage. Mais l'auteur, ouverte-
ment protégé par son souverain, continua son
livre. Il se démit de ses emplois militaires et de
ses charges de cour, et se retira à la campagne
dans les environs de Naples, afin d'être tout en-
tier à son œuvre. » Je n'ai pas entrepris ce tra-
vail pour mon avantage particulier, écrivait-il à
un ami, mais uniquement pour le bien des hom-
mes. Quant à moi, je me suis proposé de vivre
loin des affaires. Je n'écrirais pas si les erreurs,
les vices qui a xablent la société ne m'en impo-
saient le devoir. Cet affreux spectacle est tou-
jours présent à ma pensée. Veuille le ciel m'ac-
corder le bonheur de remédier en quelque
manière à tant de désordres ! Puissent les
princes eux-mêmes exaucer mes vœux pour la
gloire de leur nom et pour la félicité de leurs
peuples ! »
La Science de la législation a été traduite
dans presque toutes les langues de l'Europe.
Gallois la publia en français en 7 vol. in-8, 1789
1791. Lue autre édition, avec des notes de
lieiy Constant, en a été faite en 6 vol. in-8. 1822.
l.a Iradiifiioii espagnole d'Antoine Rodio est très-
incomplètej mais, malgré les omissions que le
traducteur avait jugé prudent de faire, le tribu-
FLUD
539 —
FLUD
nal de l'inquisition n'en a pas moins condamné
et la traduction et l'ouvrage original. J. T.
FISCHABER (Gottlieb- Christian - Frédéric),
né à Gœppingen en 1779; mort à Stuttgart en
1829. après avoir été répétiteur au séminaire
théologique de Tubingen, puis professeur de
philosophie et de littérature ancienne au Gym-
nase supérieur de Stuttgart. Il a laissé les écrits
suivants, tous conçus dans le sens du kantisme,
dont il embrassa le parti avec chaleur contre le
système de Fichte : du Principe et du problème
fondamental du système de Fichte, et idées
pour en donner une nouvelle solution, in-8,
Carlsruhe, 1801 ; — des Époques du génie dans
l'histoire, in-8, ib., 1807 ; — Une appréciation
libre des principes philosophiques énoncés, etc.,
in-8, Stuttgart, 1817 (c'est la critique d'un ou-
vrage à la fois philosophique et politique de
M. de Wangenbeim) ; — Manuel de logique,
in-8, ib., 1818; — Droit naturel, in-8, ib., 1826;
enfin il a publié aussi un journal philosophique,
dont les quatre premières livraisons ont paru à
Stuttgart de 1818 à 1820. — Tous les ouvrages
de Fischaber sont en allemand. X.
FLUDD (Robert), en latin de Fluctibus, na-
quit à Milgate, dans le comté de Kent, en 1574,
sous le règne d'Elisabeth. Il embrassa d'abord
le métier des armes, qu'il quitta bientôt pour
l'étude des lettres et des sciences. La philoso-
phie, la théologie, la médecine, les sciences
naturelles, et surtout les deux sciences imagi-
naires connues sous les noms d'alchimie et de
théosophie, fixèrent tour à tour son esprit ardent
et avide de connaissances. Non content de cher-
cher la vérité dans les livres, il voulut observer
de ses propres yeux la nature et les hommes.
C'est dans ce but qu'à l'exemple de plusieurs en-
thousiastes de la même école il passa une par-
tie de sa vie à voyager. Il visita la France, l'Al-
lemagne, l'Italie, se liant partout avec les sa-
vants les plus illustres et s'instruisant dans leurs
entretiens. Aussi doit-il être compté parmi les
hommes les plus érudits et les plus célèbres de
son temps, au jugement même de Gassendi, son
adversaire {Exercitat. in Fluddan. philosoph.,
V partie, ch. n).De retour en Angleterre, Fludd
se fit recevoir docteur en médecine à l'univer-
sité d'Oxford, et s'établit à Londres pour y exer-
cer sa nouvelle profession. Il mourut, dans cette
dernière ville, le 8 septembre 1637.
Le fond de sa philosophie est à peu près 'e
même que celui des opinions de Paracelse et de
Cornélius Agrippa : on y reconnaît à la première
vue le même mélange des idées kabbalistiques,
des chimères de l'alchimie, et des traditions
moitié néo-platoniciennes, moitié hébraïques,
déposées dans les prétendus écrits du Mercure
Trismégiste. Mais tous ces éléments divers, que
ses prédécesseurs et ses maîtres s'étaient conten-
tés de recueillir et d'opposer avec enthousiasme
à la science de leur temps, Robert Fludd, en les
complétant par son érudition, les a combinés
entre eux, les a fondus en un vaste système, où
les aperçus les plus hardis de certaines doctrines
de nos jours se montrent à côté des extravagan-
tes ambitions et des rêveries les plus décriées
de la société des Rose-Croix. Ce système, comme
on doit s'y attendre, d'après le peu que nous ve-
nons de dire, c'est le panthéisme le moins dé-
guisé, un panthéisme presque matérialiste, pré-
senté sous le masque du mysticisme, et avec le
secours de l'interprétation allégorique, comme le
sens véritable de la révélation chrétienne.
Dieu est le principe, la fin et la somme de
tout ce qui existe. Tous les êtres dont l'univers
est peuplé, et l'univers lui-même, sont sortis de
son sein, sont formés de sa substance, et retour-
neront en lui, quand le temps et le but de leur
existence seront accomplis. Ils ne sont que les
formes diverses plus ou moins parfaites, plus ou
moins durables, dans lesquelles le principe in-
fini des choses se révèle à lui-même, et se rend
visible dans la création, d'invisible et de caché
qu'il était. A proprement parler, la création n'a
pas commencé ; Dieu, toujours semblable à lui-
même, n'a jamais été un instant sans agir, sans
créer, sans manifester toute sa puissance ; mais
il peut, il doit être considéré sous un double
point de vue : tel qu'il est dans son essence ab-
solue, dans le foyer le plus reculé de son éter-
nelle existen:e, et tel qu'il se montre dans l'u-
nivers ou dans l'acte incessant qui lui a donné
l'être.
Le Dieu caché de Robert Fludd n'est pas au-
tre chose que l'Ensoph de la Kabbale, ou l'Unité
ineffable de l'école d'Alexandrie, ou le Père in-
connu du gnosticisme. C'est cet état de la na-
ture divine, où nulle distinction ne paraît en-
core, où nulle qualification n'est possible, où
tous les contraires, l'être et le non-être, la lu-
mière et les ténèbres, l'activité et l'inertie, la
contraction et l'expansion, le bien et le mal,
sont effacés et ■ anéantis dans la plus parfaite
identité. Nous venons de reproduire presque lit-
téralement les expressions mêmes de Robert
Fludd, expressions qu'il n'a pas inventées, et
que l'on retrouve deux siècles après lui dans les
deux plus célèbres systèmes de l'Allemagne (Phi-
losoph. rnos., sect. I, lib. IV, c. v).
Lorsqu'on dit que Dieu s'est manifesté ou
qu'il est sorti de sa solitude pour créer l'uni-
vers, cela signifie qu'au sein de cette unité in-
compréhensible dont nous venons de parler, la
lumière s'est séparée des ténèbres, l'être en acte
de l'être en puissance, et la volonté commen-
çant à agir de ce qui est le contraire de la vo-
lonté, de l'inertie, de la résistance, à laquelle
Fludd a donné le nom de nolonté divine (nolun-
las divina). Le premier de ces deux principes,
plus partisulièrement représenté par la lumière,
c'est Dieu se concentrant sur lui-même pour se
répandre ensuite dans l'univers sous des formes
infiniment variées; le second, particulièrement
représenté par les ténèbres, c'est le vide, c'est
la négation, c'est la simple possibilité que' Dieu
laisse hors de lui par cette concentration de sa
substance, ou l'exercice actuel de sa volonté, et
tous ces caractères réunis ne sont pas autre
chose que la matière à son premier état, avant
qu'elle ait reçu l'action de la lumière, le va-
cuum et inane de l'Écriture sainte.
De l'action simultanée et de la combinaison
de ces deux choses sont nés successivement tous
les éléments, toutes les qualités dont l'univers
se compose. Les premières de ces qualités sont
le chaud et le froid : le chaud, qui appartient
naturellement à la lumière, et qui produit à son
tour le mouvement; le froid, pareillement insé-
parable des ténèbres, et source de l'inertie. Le
chaud et le froid séparés l'un de l'autre produi-
sent le sec ; enfin, en se combinant et en agis-
sant l'un sur l'autre par le contact de la lumière
avec les ténèbres, ils donnent naissance à l'hu-
mide. On sait quel rôle jouent ces quatre quali-
tés dans la physique d'Aristote, dont Robert
Fludd, en plus d'une partie de son système, su-
bit encore l'influence, malgré le mépris qu'il af-
fiche pour la philosophie péripatéticienne, et son
désir de lui substituer une philosophie entière-
ment fondée sur la révélation. Il nous fait voir
sn même temps que les principes par lesquels il
entreprend d'expliquer l'universalité des choses
ont un caractère moins métaphysique qu'on
n'aurait pu le supposer d'abord, et que son pan-
FLUD
540 —
FLUD
théisme, comme nous en ayons déjà fait la re-
marque, penche beaucoup plus vers la matière
que vers l'esprit.
Les qualités physiques que nous venons d'é-
numérer ont concouru et concourront éternel-
lement avec les deux principes dont elles éma-
nent à la formation des éléments. Le premier de
tous, c'est l'air invisible qui remplissait l'abîme,
sorte d'intermédiaire entre la lumière et les té-
nèbres, que Fludd nous représente comme l'élé-
ment universel, mais dont il nous laisse ignorer
et la nature et l'origine. L'air invisible, pénétré
par les rayons de la plus pure lumière, est de-
venu l'éther ou la substance du ciel; condensé
par le froid qui sort des ténèbres, il est devenu
l'eau, il a produit cette masse liquide que nous
voyons, dans le récit de la Genèse, prendre la
place des ténèbres et du vide. L'eau à son tour,
comprimée par le souffle glacial de l'air, est de-
venue la terre et les minéraux contenus dans
son sein; la lumière, se combinant avec les élé-
ments grossiers du globe terrestre, a engendré
le feu sublunaire, agent de corruption et de pu-
tréfaction ; de même qu'en se mêlant à l'air in-
visible, elle a produit l'éther, autre espèce de
feu, plus subtil et plus actif, principe de la gé-
nération et de l'organisme, véhicule de la vie
dans toute l'étendue de l'univers. Enfin la lu-
mière, dégagée des ténèbres, c'est la vie elle-
même, c'est la pensée, c'est l'intelligence, c'est
la volonté dans son essence la plus pure, c'est
le moteur universel et la forme de tous les êtres,
c'est l'àme du monde dont sortent par voie d'é-
manation et à laquelle retournent incessamment
toutes les âmes particulières (Philosoph. mos.,
sect. I, liv. III et IV). Ainsi les choses créées,
sous quelque forme qu'elles se montrent à nous,
et à quelque rang qu'elles appartiennent, ne
sont qu'un mélange de lumière et de ténèbres,
ou d'intelligence et de matière : deux principes
ennemis en apparence, mais primitivement con-
fondus et parfaitement identiques dans le sein
de l'infini. Seulement, parmi ces créatures, les
unes ont une plus grande part de lumière, les
autres de ténèbres; chez d'autres, la lumière et
les ténèbres ont dés proportions égales : de là,
la pyramide, ou, comme nous dirions aujour-
d'hui, l'échelle des êtres. La terre est de tous
les éléments celui qui contient le moins de
substance lumineuse ; mais elle en contient, et
c'est ce que nous appelons la chaleur centrale.
L'eau, comme le prouve sa transparence, en ren-
ferme davantage; aussi a-t-elle déjà une cer-
taine activité, une certaine force de destruction
qu'on ne trouve pas dans les masses inertes qui
forment la terre ; l'air, immédiatement en contact
avec la substance éthérée dont se composent les
astres, et traversé en tous sens par leurs rayons,
est déjà un principe ou un agent dévie; car il est
nécessaire à la végétation des plantes et à la res-
piration des animaux; enfin le feu qui, par sa
nature, est le plus rapproché de la lumière, est
aussi le plus actif de tous les éléments et le plus
indispensable à la vie ; mais, comme nous l'a-
vons déjà dit, il faut distinguer le feu central de
notre globe, le feu sublunaire, instrument de
décomposition et de destruction, du feu céleste
ou de l'éther qui forme un cinquième élément,
et passe pour le véhicule propre do la lumière.
L'éther n'est pas, à proprement parler, un corps,
mais un terme moyen, une sorte de médiateur
entre les corps et la force vivifiante dont ils sont
pénétrés, c'est-à-dire l'àme du inonde. Aussi
quelques philosophes hermétiques, au lieu de
deux principes sortant éternellemenl du sein de
l'unité primitive, en ont-ils reconnu trois :
l'àme du monde, la matière ou les ténèbres, et
l'esprit, par lequel ils entendent la substance
étherée.
Voilà les matériaux de la création tout prêts ;
nous allons voir à présent comment ils se com-
binent et se coordonnent pour former l'ensemble
de tous les êtres, c'est-à-dire le monde. Selon
Robert Fludd, qui ne fait que répéter sur ce
point l'opinion des kabbalistes, il y a quatre
mondes étroitement unis et subordonnés l'un à
l'autre : !c monde archétypique, où Dieu se ré-
vèle à lui-même et qu'il remplit de sa substance
sous la forme la plus élevée ; le monde angéii-
que, habité par les anges et les purs esprits, par
les agents immédiats de la volonté divine ; le
monde stellaire, formé par les étoiles, par les
planètes, par tous ces grands corps dont l'en-
semble est nommé le ciel; enfin le monde sublu-
naire, c'est-à-dire la terre et les créatures dont
elle est peuplée. Mais ces quatre mondes peuvent
facilement se réduire à trois, dont les noms et
les attributions ont également leur origine dans
la kabbale : nous voulons parler du monde ar-
chétype, du macrocosme et du microcosme, c'est-
à-dire de Dieu, de la nature et de l'homme.
Quant au premier, Fludd se borne à repro-
duire le système kabbalistique des dix séphi-
rothts. Dieu, après s'être concentré sur lui-même
comme nous l'avons vu tout à l'heure; après
avoir séparé des ténèbres la lumière qui consti-
tue son essence, s'est manifesté à sa propre vue
sous dix formes différentes qui sont les condi-
tions générales de l'existence et de la pensée.
Mais ces dix formes, ces dix modes absolus de
la nature divine peuvent aussi se ramener à
trois : d'abord Dieu n'existe qu'en puissance
dans l'unité ineffable : c'est la première personne
de la Trinité ou Dieu le Père; puis il se révèle
à lui-même et se crée tout un monde intelligi-
ble ; il s'apparaît comme la pensée, comme la
raison universelle : c'est la seconde personne de
la Trinité, ou le Fils; enfin il agit et il produit, sa
volonté s'exerce et sa pensée se réalise hors de
lui : c'est la troisième personne de la Trinité, ou
l'Espiit. Dieu, passant éternellement par ces
trois états, nous offre, dit Fludd en se servant
d'une expression déjà employée dans les écrits
de Mercure Trismégiste, l'image d'un cercle
dont le centre est partout et la circonférence
nulle part : cujus centrum est i?i omnibus, cir-
cumferentia extra omnia (Philosoph. mos.,
sect. I, liv. II, ch. îv).
L'univers ou le macrocosme est à la fois une
image et une émanation de Dieu. Il se divise en
trois régions qui correspondent aux trois per-
sonnes de la Trinité, et se distinguent l'une de
l'autre, non par la place qu'elles occupent, mais
par la substance dont elles sont formées. La
première est la région empyrée ou la nature
angélique ; elle se compose de cette partie de
l'éther qui, se trouvant en contact immédiat
avec la lumière la plus pure, en demeure en
quelque sorte imprégnée. La seconde est la ré-
gion éthérée ou le ciel des étoiles fixes, dont la
substance, aliment de toute vie et véhicule de
toute âme, n'est pas autre chose que l'éther. La
troisième, formée par le mélange des éléments
et appelée pour cette raison la région élémen-
taire, est celle qu'occupent notre terre et les au-
tres planètes.
Ce que Fludd appelle un ange n'est pas autre
chose qu'une émanation divine, une espèce de
souffle animé, plus pur que l'éther et moins pur
que la lumière dont Dieu se sert pour agir sur
les éléments et sur toutes les parties de la na-
ture. En un mot, les anges sont les organes
plutôt que les messagers de la nature divine,
dont leur existence ne l'eut pas se séparer. Ce
FLUD
— 541
FLUD
sont eux qui rassemblent les nuages, qui forment
les vapeurs destinées à arroser la terre, qui pro-
duisent les météores dont nos yeux sont frappés,
qui dirigent la marche des planètes, qui l'ont
croître les arbres, les plantes et même les mi-
néraux. Il y a plus, dans certains phénomènes de
la nature regardés comme des effets de leur in-
tervention; ce sont eux-mêmes que nous voyons
et que nous entendons. Ainsi le vent, c'est un
esprit angélique qui agite les éléments et dont
la voix parvient jusqu'à nos oreilles; l'éclair,
c'est un esprit semblable devenu visible pour
nos yeux. Ils sont bons ou mauvais; ils méritent
le nom d'anges ou d'esprits des ténèbres, selon
que leur pouvoir s'exerce dans les régions supé-
rieures du macrocosme, ou qu'ils se mêlent aux
éléments grossiers de la terre. Les premiers se
divisent en trois hiérarchies et en neuf ordres,
conformément aux idées consacrées. Les derniers
se partagent, comme les éléments mêmes qu'ils
habitent, en esprits de l'air, esprits de la terre,
esprits de l'eau et esprits du feu. De cette ma-
nière il n'y a rien qui ne soit animé, qui ne
possède un certain degré de vie, de sensibilité et
de mouvement. C'est aussi l'idée qui est entrée
plus tard dans le système de Spinoza (Philosoph.
m08.} sect. ï, liv. V; Macrocosme, liv. IV, ch. iv
et suiv.).
Les étoiles fixes dont se compose la région
éthérée sont comparées par Robert Fludd à des
mamelles qui versent sur les régions inférieures
le lait céleste, c'est-à-dire la substance même de
la vie et l'aliment nécessaire à tous les êtres, la
lumière plus ou moins mélangée, qui émane du
foyer éternel. Cette nourriture divine forma d'a-
bord le soleil, placé au centre de l'univers, sur
une ligne qui divise le ciel en deux parties
égales ; les rayons du soleil, se combinant avec
la substance pius grossière qui sépare cet astre
de la terre, donnent naissance aux planètes; et
des planètes le même principe descend sur tous
les êtres dont la terre est peuplée et sur tous les
matériaux qu'elle renferme dans son sein. C'est
par cette théorie d'une émanation universelle
enveloppant comme dans un réseau toutes les
parties de la création et descendant par une foule
de canaux intermédiaires des profondeurs les
plus reculées de la nature divine sur le dernier
atome de la matière, que Robert Fludd essaye
de justifier les rêveries de l'astrologie judiciaire,
les merveilles qu'on raconte de la sympathie et
de l'antipathie, la croyance pythagoricienne à
une musique céleste formée par le mouvement
des étoiles, et tant d'autres chimères que le mys-
ticisme n'est pas libre de répudier. Toute la
médecine hermétique, et celle de Fludd en par-
ticulier, est assise sur cette base.
Nous arrivons enfin au monde que nous habi-
tons, c'est-à-dire au ciel élémentaire. Connais-
sant déjà la nature générale des corps dont il
est composé, nous n'avons plus qu'à indiquer
rapidement les diverses combinaisons que les
corps nous présentent et la manière dont la vie
se développe dans leur sein. Or, le premier degré
de la vie dans le ciel élémentaire, c'est le miné-
ral. Le minéral est un être animé et se compose
de deux parties bien distinctes, dont l'une re-
présente l'âme et l'autre le corps. L'âme, c'est
une étincelle de lumière, de l'espèce la plus gros-
sière, la plus propre à se mêler aux éléments
terrestres, et reçoit des alchimistes le nom de
soufre ou de teinture. Le corps, c'est une portion
de la vapeur, de la matière ténébreuse que la
terre renferme dans son sein et porte plus particu-
lièrement le nom de mercure. Plus le premier de
ces deux principes l'emporte sur le second, plus
le minéral est parfait, c'est-à-dire plus il appro-
che de l'air qui réunit en lui toutes les perfec-
tions de ce degré de l'existence. Mais le minéral
n'est pas seulement un être animé, il est aussi
un être perfectible. L'âme qu'il porte dans son
sein attirant à elle, par la loi des sympathies, les
rayons bienfaisants des astres, se développe, se
transforme sous leur influence, et communique
les mêmes changements à la matière qu'elle
anime. C'est sur cette base que repose la chi-
mère de l'alchimie. Ce que nous venons de dire
des minéraux s'applique aussi aux végétaux, avec
cette différence, que l'âme des plantes est for-
mée d'une parcelle de l'éther, et non de cette
lumière impure qui se combine avec les élé-
ments. L'âme des plantes se développe sous l'ac-
tion du soleil, comme celle des minéraux sous
l'action des planètes, et en se développant elle
se multiplie ; car chaque graine de la semence
renfermée dans le calice des fleurs est un glo-
bule de lumière, est une âme distincte que re-
couvre une légère enveloppe d'eau et de terre.
La même différence sépare les animaux des vé-
gétaux. C'est dans les animaux que l'éther est à
l'état le plus parfait, et de la proportion dans
laquelle ce fluide vivifiant est réparti entre eux,
dépend leur perfection ou leur imperfection rela-
tive. L'homme n'est pas seulement le plus par-
fait des animaux, il est quelque chose de plus ;
il porte en lui une âme directement émanée
de la lumière divine, qui forme par elle-même
l'essence de Dieu et du monde intelligible (Ma-
crocosme, liv. VI, ch. iv et suiv.).
L'homme, comme nous l'avons déjà observé,
forme à lui seul tout un monde, appelé le mi-
crocosme, parce qu'il nous offre en abrégé toutes
les parties de l'univers. Ainsi la tête répond à
l'empyrée, la poitrine au ciel éthéré ou moyen,
et le ventre à la région élémentaire. La première
est le siège de l'âme intellectuelle ; la seconde, de
l'âme vitale ; la troisième, de l'àme sensitive.
L'âme intellectuelle, c'est l'étincelle que nous
recevons de l'âme universelle dont elle nous
offre la fidèle image. Lorsque, se détachant en
quelque sorte de son enveloppe éthérée, elle se
tourne vers la région sublime d'où elle est des-
cendue, elle prend le nom d'intelligence. Si, au
contraire, elle abaisse ses regards sur elle-même
et vers les régions inférieures, elle s'appelle la
raison. La raison et l'intelligence réunies à la
substance de l'âme constituent dans les propor-
tions du fini le mystère de la Trinité. L'àme
vitale, formée de l'éther le plus pur, est le prin-
cipe de l'activité, du mouvement et de la vie
morale ; car, placée entre l'intelligence et les
sens qui la sollicitent dans deux directions con-
traires, elle est seule capable de faire un choix
bon ou mauvais et d'être par habitude ver-
tueuse ou corrompue. Enfin l'âme sensitive ou
élémentaire réside dans le sang et est l'agent de
la sensation, de la nutrition, de la reproduction,
en un mot de toutes les fonctions organi-
ques. Toutes les parties du grand et du petit
monde correspondent entre elles par la loi des
sympathies et agissent nécessairement les unes
sur les autres; enfin l'homme, aussi bien que le
minéral et la plante, peut subir au moyen de
l'art une transformation merveilleuse, et con-
quérir dès cette vie le don de l'immortalité.
C'est aussi, comme on sait, le rêve de Condorcet.
et il est vraiment étrange de voir un des plus
hardis représentants de cette philosophie du
xvmc siècle, si railleuse et si sceptique, arriver
au même résultat que les chercheurs de la pierre
philosophale et les fabricants d'élixir de vie.
Mais les espérances et les désirs infinis que ren-
ferme le cœur de l'homme se font jour dans
tous les temps, même dans ceux où les boule-
FLUG
— 542 —
FUI
versements les plus terribles ne semblent laisser
de place qu'au désespoir et au doute.
Le système que nous venons d'exposer est,
selon Robert Fludd, aussi ancien que le genre
humain. Miraculeusement enseigné au premier
homme, il s'est transmis par la tradition aux
patriarches, à Moïse, à tous les âges de l'Ancien
Testament, jusqu'au temps où le Christ jugea
nécessaire de le révéler une seconde fois. Seul
il nous fournit l'explication de tous les mystères
du christianisme et de tous les textes de l'Écri-
ture sainte ; hors de lui il n'y a que folie et
mensonge inspirés par l'esprit des ténèbres. Ce
qu'il y a de vrai dans la philosophie païenne est
un souvenir ou un emprunt de cette sagesse
traditionnelle et surnaturelle que Dieu, dans
tous les temps, a réservée à ses élus. Pythagore,
Platon, Mercure Trismégiste, les seuls philoso-
phes de l'antiquité dont Fludd fasse quelque cas,
connaissaient parfaitement, selon lui, les livres
de Moïse et jusqu'aux traditions les plus secrètes
du peuple juif; mais, séduits par une gloire men-
songère, les ingrats ont caché le nom de leurs
maîtres et ont mêlé l'erreur à la vérité. Aristote
n'a pas même ce mérite ; il est resté complète-
ment étranger aux lumières de la révélation, il
n'a pas connu d'autres guides que la raison et
l'expérience : aussi ses écrits sont-ils un tissu
de folies et d'erreurs ; il est la cause de toutes
les hérésies qui ont déchiré et déchirent encore
le sein de l'Église (Philosoph. mos., sect. I,
liv. II et III).
Ces idées, non moins contraires à la religion
qu'à la raison et à la philosophie du temps, sur
laquelle Aristote régnait encore, attirèrent à
Robert Fludd de nombreux adversaires, parmi
lesquels Gassendi est le plus célèbre. Son livre
intitulé : Exercitatio in Fluddanam philoso-
phiam (in-12, Paris, 1630), est à la fois un modèle
d'exposition et de critique polie. Quant aux écrits
de Fludd, ils ne forment pas moins de 8 vol.
in-f° ; en voici les titres : Ùtriusque cosmi me-
taphysica, physica atque technica historia, Op-
penheim, 1617 ■ — de Supernaturali, nalurali,
■prœternaturali et contranalurali microcosmi
historia, ib., 1619-1621; — de Naturœ simia,
seu technica macrocosmi historia, Francfort,
1624; — Veritatis proscenium, ib., 1621; —
Monochordon lynx symphonicum, ib.. 1622 et
1623; — Analomiœ theatrum, ib., 1623; —
Medicina calholica, etc., ib., 1629; — Integrum
morborum myslerium, ib., 1631 ; — Philosophia
sacra et vere christiana, ib., 1629; — Sophiœ
cum moria cerlamen, ib., 1629; — Summum
bonum, ib., 1629, publié sous le pseudonyme de
Joachim Frizius ; — Clavis philosophiœ et al-
chymiœ Fluddanœ, ib., 1633; — Philosophia
mosaica, etc., Gouda, 1638; — Pathologia dœ-
rnojiia>a, ib., 1640; — Apologia compendiaria
fraternilatem de Rosea-Cruce suspicionis et
infamie: maculis aspersam abluens, in-8, Leyde,
1617 ; — Traclalus apolocjeticus, etc., in-8, ib.,
même année; — Tractatv& (heologice philoso-
phicce, etc., in-4; Oppenheim, 1617. — Gassendi a
publié un examen de la doctrine de Fludd sous
ce double litre : Epistolica dissertatio, in qua
prcecipua principia philosophia nob. Fluddi
deteguntur, Paris. 1631, in 12; ou Examen phir
phia Fluddanœ, dans le tome III de ses
Œuvres.
FLUGGE (Christian-Guillaume), né en 1772, à
Winsen, près de Lunehourg, passa toute sa vie
des fonctions ecclésiastiques, et s'occupa
spécialement de théologie; mais il publia
sur l'histoire de la philosophie nue! :
dignes de lui a dans < e recueil,
ont les suivants : Uistuiix de la ■
l'immortalité, à la résurrection, au jugement
dernier, etc., deux parties in-8, Leipzig, 1794-
1793 (ail.); — Essai d'une exposition historique
et critique de l'influence de la philosophie (te
Kant sur la religion et la théologie, in-8, IflL
novre, 1796-1798 (ail.). X.
FOI. Ce nom, qui joue un si grand rôle dans
notre histoire intellectuelle et morale, et même
dans notre histoire politique; n'avait chez les
anciens aucun sens détermine. Ce que les Grecs
désignaient par le mot ittffT'.ç et les latins par le
mot fides, c'était indifféremment, et la croyance
que nous accordons à un fait, et la confiance que
nous donnons à un homme, et les qualités que
la confiance est obligée de supposer, c'est-à-dire
la bonne foi, la fidélité à ses engagements, et
enfin la parole que nous offrons comme témoi-
gnage et comme garantie de ces qualités. Sans
doute ces notions diverses n'eussent jamais été
confondues sous un même signe, si elles ne se
rattachaient à un principe commun, profon-
dément enraciné dans l'âme humaine; mais à
l'époque dont nous parlons, ce principe n'a pas
encore été nettement aperçu par la conscience ;
on ne lui a pas encore fait sa place dans la
philosophie ni dans la religion. Il est à remar-
quer, en effet, que les religions de l'antiquité,
essentiellement variables et mobiles, toujours
prêtes à adopter des dieux nouveaux, et à se
mêler les unes avec les autres, se fondaient sur
l'imagination bien plus que sur la foi, sur un
entraînement involontaire excité par la poésie,
par les arts ou par la magnificence de la nature,
bien plus que sur une soumission réfléchie de la
volonté et de l'intelligence. Aussi les dogmes y
tiennent-ils moins de place que les légendes, que
les théogonies et les cosmogonies, et la morale y
est-elle presque sacrifiée entièrement au culte
extérieur.
Depuis l'avènement du christianisme jusque
dans ces derniers temps, le mot foi a été pris
dans un sens exclusivement théologique et reli-
gieux. Il est resté consacré à la persuasion où
nous sommes que certains dogmes présentés à
notre esprit comme une révélation surnaturelle
de Dieu ont été réellement communiqués aux
hommes de cette manière, et sont, alors même
que nous ne pourrions pas les comprendre, ab-
solument vrais. 11 y a plus : ce sentiment lui-
même, et non pas seulement les dogmes auxquels
il se rapporte, est regardé généralement parmi
les théologiens comme un fait inexplicable par
les conditions ordinaires de la persuasion hu-
maine, ou comme une vertu surnaturelle. C'est
à ce point de vue qu'on a distingué l'ordre de la
foi de l'ordre de la raison, bien qu'il soit im-
possible a priori de les mettre en opposition l'un
avec l'autre. « Comme la raison, dit Leibniz
(Discours de la conformité de la foi avec la rai-
son, § 39), est un don de Dieu aussi bien que la
foi, leur combat ferait combattre Dieu contre
Dieu; et si les objections de la raison contre
quelque article de foi sont insolubles, il faudra
dire que ce prétendu article sera faux et non
révèle : ce sera une chimère de l'esprit humain,
et le triomphe de cette loi pourra être cou.
aux feux de joie que l'on fait après avoir été
battu. »
Enfin, et le nom et le principe de la foi se sont
introduits assez ré emment dans la spéculation
que, mais avec une signification
différente de celle qu'ils tiennent de In
Lorsque Kant, par les procédés de si ten
critique, eut réduit les principes les plus absolus
de la raison humaine, les idées sur lesquelles se
fonde toute certitude et toute science à l'état de
pures catégories 'ou de formes entièrement sté-
FOI
543 —
FOI
Tiles par elles-mêmes, et bonnes seulement pour
mettre de l'ordre dans les phénomènes perçus
par nos sens, des voix éloquentes s'élevèrent en
Allemagne, entre autres celles de Hamann, de
Jacobi et de Herder, pour protester au nom de
la foi (das Glauben) contre ce scepticisme d'une
nouvelle espèce. Mais qu'est-ce que la foi pour
les philosophes dont nous venons de parler?
C'est la certitude immédiate et irrésistible où
nous sommes que les idées de notre raison et les
perceptions de nos sens se rapportent à des objets
réels ainsi que le sentiment de notre propre
existence ; c'est la conscience que nous avons
d'être en rapport avec les êtres, avec la vérité et
avec la source infinie de toute vérité et de tout
être; c'est ce rapport lui-même se faisant sentir
à notre âme d'une manière incompréhensible et
indépendamment de toute réflexion. La foi, dans
ce sens, est un fait purement naturel qui existe
indistinctement chez tous les hommes et sert de
base à tous nos jugements, à toutes nos con-
naissances et à toutes nos actions. « Nous tous
tant que nous sommes, écrivait Jacobi à Men-
delssohn, nous sommes nés dans la foi et devons
rester dans la foi, comme nous sommes tous nés
dans la société et devons y passer notre vie. »
« Sans la foi, dit-il ailleurs, nous ne pouvons ni
sortir de notre maison, ni nous asseoir à table,
ni nous mettre au lit. » A cette foi naturelle
correspond aussi une révélation naturelle supé-
rieure et antérieure aux efforts réfléchis de la
science. Kant lui-même reconnaît au nom de la
foi l'existence de Dieu qu'il a refusé d'admettre
au nom de la raison. Mais pour lui, encore plus
que pour les philosophes qui lui ont succède, la
foi est un fait naturel qui résulte inévitablement
des lois les plus essentielles de notre existence.
D'une part, la règle absolue du devoir; de l'autre,
le désaccord que nous apercevons entre la mora-
lité et le bonheur, le font croire, bien que la
raison ne puisse pas lui en fournir la preuve, à
l'existence d'une autre vie et d'un être tout-puis-
sant, rémunérateur infaillible du bien et du
mal. En dehors de la philosophie, dans les habi-
tudes générales du langage et de l'esprit mo-
derne, l'idée de la foi est sortie également de ses
anciennes limites, celles de la sphère purement
religieuse, et semble, si l'on peut s'exprimer
ainsi, vouloir se séculariser. N'entendons-nous
point parler chaque jour de la foi de l'artiste en
son art, du poète dans la poésie, de l'homme
d'État dans les principes selon lesquels il doit
gouverner, et de l'homme, en général, en lui-
même? Ces expressions, complètement inconnues
au xvne siècle, désignent le même fait que les
philosophes de l'Allemagne ont opposé au scep-
ticisme de Kant, et les philosophes écossais au
scepticisme de Hume et à l'idéalisme de Ber-
keley.
La philosophie étant une science de raison-
nement et d'observation où rien ne doit être
admis qui ne soit rigoureusement démontré et
parfaitement accessible à la raison ou à l'expé-
rience, nous n'avons pas à nous occuper ici de
la foi entendue dans l'acception theologique,
comme une vertu surnaturelle qui nous fait
croire à une révélation non moins en dehors des
lois de la nature ; mais nous rechercherons s'il
n'existe pas sous le même nom un fait universel
et naturel qu'il soit impossible de confondre
avec aucun autre, et dont la présence se révèle
également chez tous les hommes; nous exami-
nerons en même temps quels sont les caractères
de cetie foi naturelle, quel rôle elle doit rem-
plir et remplit à notre insu ou malgré nous dans
notre existence intellectuelle et morale; quelles
sont enfin les différentes sphères de notre intel-
ligence et de notre activité où son intervention
devient légitime ou nécessaire.
Personne ne contestera, sans doute, que croire
et comprendre soient deux opérations essentiel-
lement différentes, bien que toutes deux con-
formes aux lois générales de notre nature. Il y
a des choses que l'on comprend, c'est-à-dire que
notre esprit se représente sans difficulté, dont il
se fait une idée nette et parfaitement d'accord
avec elle-même, mais que l'on ne croit pas : par
exemple, un poëme où les règles de l'unité et
de la vraisemblance sont bien observées, ou
même une de ces hypothèses dont l'histoire de
la philosophie est si riche, et dans lesquelles le
génie a souvent dépensé toutes ses forces. 11 y a
aussi des choses que l'on croit, non par un sa-
crifice volontaire de sa raison et de sa liberté,
mais par une nécessité irrésistible de notre nature
intellectuelle, et que l'on chercherait vainement
à comprendre. Ainsi je crois que tout phénomène
se passe dans une substance ; que moi, je suis un
être identique, malgré les changements que je su-
bis sans cesse, maisje ne comprendspas l'existence
simultanée de ces divers objets de ma connais-
sance, ni le rapport qui les unit entre eux. Bien
plus: il y a des faits qui me touchent immédia-
tement, dont je suis sûr; c'est-à-dire que je crois,
parce que j'en ai l'expérience; mais que je ne
comprends pas davantage : telle est l'action que
mon âme, au moyen de la volonté, exerce sur mon
corps; telle est la sensation que des agents insen-
sibles, que des éléments bruts, mis en contact avec
nos organes, font parvenir à ma conscience; tels
sont aussi tous les phénomènes de la vie, de la
génération et de l'organisme. Dans les cas les
plus nombreux on croit et l'on comprend tout à
à la fois, et la réunion de ces deux actes de
notre esprit constitue, à proprement parler, la
connaissance : car qu'est-ce qu'on appelle con-
naître sinon la certitude ou la croyance irré-
sistible qu'un objet conçu par notre intelligence
existe réellement et tel que notre esprit se le
représente? Mais les deux éléments ainsi réunis
conservent leur caractère propre et se mêlent
sans se confondre : la compréhension, si l'on
peut s'exprimer ainsi, ou la faculté que nous
avons de nous représenter certaines choses, un
certain ordre d'idées, sans blesser en aucune
manière les règles de la logique et les condi-
tions générales de la pensée, nous introduit seu-
lement dans le domaine du possible, nous donne
la forme des objets et leurs rapports ; la foi (car
il est impossible de donner un autre nom à la
simple faculté de croire), la foi nous introduit
dans le domaine de la réalité, et nous donne,
non plus la forme, mais l'existence même des
objets sur lesquels s'exerce notre intelligence.
C'est lorsqu'on ne tient pas compte de ce second
élément qu'on peut arriver, à l'exemple de Kant,
par le chemin de l'idéalisme au scepticisme;
lorsqu'on s'en préoccupe d'une manière exclu-
sive ou qu'on l'isole tout à fait pour l'élever au-
dessus de l'élément précédent, on tombe avec
Jacobi dans le mysticisme.
Au point de vue général où nous venons de
nous placer il est impossible qu'il reste le
moindre doute sur l'existence même du fait que
nous voulons établir. Il s'agit maintenant de le
définir avec plus d'exactitude, d'en déterminer
plus nettement la nature et les conditions, et de
le distinguer avec soin de tous ceux avec lesquels
on pourrait le confondre.
Croire, dans le sens philosophique du mot,
n'est pas la même chose que juger. Juger, c'est
affirmer ou nier intérieurement; c'est un acte
qui m'appartient, que je puis suspendre ou pro-
duire à volonté, en résistant aux plus vives
FOI
544
FOI
sollicitations. N'a-t-on pas vu, en effet, des
hommes égarés par l'esprit de système prononcer
des jugements entièrement opposés à leurs in-
stincts naturels, nier, par exemple, leur propre
identité, leur propre liberté ou l'existence du
monde extérieur, et se montrer dans leurs actions
convaincus du contraire ? Mais croire ne dépend
pas de moi, et l'exemple même que nous venons
de citer nous prouve qu'il y a des croyances tel-
lement inhérentes à notre nature, tellement es-
sentielles à notre existence, que toutes les erreurs
du jugement ne sauraient les atteindre. Seule-
ment il faut distinguer ces croyances naturelles
et irrésistibles du sacrifice tout à fait volontaire
que les hommes font souvent de leur raison et
de leur volonté, afin de n'avoir pas la peine de
penser et d'agir par eux-mêmes.
Croire diffère également de sentir; car je
crois à des choses complètement étrangères à
ma sensibilité : par exemple à l'infini, au temps
et à l'espace, à la loi du devoir, à un être, sujet
invisible des phénomènes qui tombent sous mes
sens. D'ailleurs le sentiment est mobile et per-
sonnel ; il augmente, il diminue, il disparaît
entièment pour renaître. Ce que j'éprouve ac-
tuellement, je ne l'éprouve pas toujours ou je ne
l'éprouve pas au même degré sous l'influence
des mêmes causes; il est possible que les autres
n'en aient aucune idée, et il existe en effet sous
ce rapport une très-grande diversité, ou du
moins une très-grande inégalité entre les hom-
mes. Mais un grand nombre de nos croyances,
précisément celles que nous avons citées tout à
l'heure, sont nécessaires, invariables et univer-
selles; en même temps que je les reconnais en
moi, il m'est impossible de supposer qu'elles
n'existent pas chez tous les hommes, ou plutôt
chez tous les êtres intelligents, qu'elles souffrent
un seul instant d'interruption et soient suscepti-
bles de s'affaiblir ou de gagner en force.
Enfin nous sommes obligés de distinguer aussi
en un sens la foi de la certitude. Sans doute nous
tenons pour certain tout ce que nous croyons,
si par certitude on entend l'absence du doute.
Mais telle n'est pas la vraie ou du moins la com-
plète signification du mot foi : la certitude a
pour condition l'évidence, et l'évidence, comme
l'a très-bien définie Descârtes, c'est la clarté et
la distinction des idées; c'est la qualité par la-
quelle certains objets de la pensée se montrent
tout entiers à notre esprit attentif, de telle sorte
qu'il puisse sans difficulté les comprendre et en
saisir tous les rapports. Or il n'y a que deux
classes d'objets qui soient véritablement dans ce
cas : les phénomènes que nous apercevons d'une
manière immédiate par la conscience ou par les
sens, et les relations que le raisonnement et l'a-
nalyse nous font découvrir entre les idées, en-
tre les principes déjà antérieurement établis
dins notre pensée. Ainsi, quand j'éprouve de la
joie ou de la douleur, et qu'en même temps
j'observe ce que j'éprouve; quand j'aperçois hors
de moi des couleurs, des formes, des mouve-
ments, et que mon attention s'y arrête dans une
mesure suffisante, que me reste-t-il à désirer
par rapport à la connaissance de ces faits? Sans
doute j'aurai encore beaucoup à fiire si j'en
veux savoir la raison, la cause, les conséquences,
c'est-à-dire ce qui les précède, les suit et les
domine; mais les faits eux-mêmes, je no puis
espérer et je ne conçois pas qu'il soit possible de
li 9 voir autrement que l'expérience me les
montre; c'est précisément leu" nature d'être
embr d i tre connus tout entiers par l'expé-
i ..i ila toujours été exceptés des
attaques du scepticisme. On remarque un carac-
tère tout à l'ait semblable dans les relations que
nous découvrons à l'aide du raisonnement et de
la comparaison entre des idées ou des principes
déjà connus, en un mot dans tous nos jugements
analytiques. Par exemple, quand j'ai démontré
en géométrie que les trois angles d'un triangle
sont égaux à deux angles droits, mon esprit est
satisfait, le rapport que je cherchais à connaître
se montre à moi tout entier dans le jour le plus
parfait, et je ne conçois pas qu'il soit possible
d'y ajouter quelque chose. Les mathématiques
ne sont qu'une suite de rapports de cette espèce,
c'est-à-dire une suite d'équations : voilà pour-
quoi elles nous offrent le modèle le plus accom-
pli de l'évidence et de la certitude qui en est la
suite. De plus, les idées mêmes sur lesquelles
les mathématiques se fondent, les idées de trian-
gle et de carre parfaits, de ligne sans surface,
de surface sans profondeur, de point sans au-
cune dimension, étant pour la plupart de pures
créations de l'esprit, sont aussi embrassées et
comprises par l'esprit avec une entière évidence
comme les rapports auxquels elles donnent lieu.
Mais la foi n'est pas renfermée dans les mêmes
limites et ne reconnaît pas les mêmes condi-
tions. Là où cesse l'évidence il y a encore de la
place pour la foi. La foi est une espèce de certi-
tude qui se passe de l'évidence et qui a pour ob-
jet propre, non les formes, mais la réalité ; non
les phénomènes, mais les êtres; non de simples
équations entre nos idées, mais le commerce
actif et vivant de toutes les existences. Peut-on
dire, en effet, comme on le dit avec vérité des
phénomènes et de ces rapports purement logi-
ques dont nous parlions tout à l'heure, que nous
embrassions les êtres tout entiers dans les idées
que la raison nous en donne? Pour soutenir
cette opinion, il faut admettre avec certains mé-
taphysiciens de l'Allemagne que les idées et les
existences, que l'être et la pensée sont une seule
et même chose ; que la pensée est tout, homme,
Dieu, nature, e't que les objets qui né peuvent
se confondre absolument ave;; elle ne sont rien.
Les conséquences de cette doctrine sont connues
et n'ont jamais été dissimulées: c'est que tous
les phénomènes, tous les accidents de la nature,
tous les événements de l'histoire, n'étant que
des modes ou des formes de la pensée univer-
selle, se suivent dans un ordre rigoureusement
né:essaire, conduits par les seules lois d'une
éternelle dialectique; c'est que toute action libre
et spontanée, toute puissance efficace, toute
production réelle est impossible ; c'est qu'enfin
la distinction des êtres et des existences, même
celle du fini et de l'infini, de Dieu et de la créa-
tion, est une pure chimère. Nous démontrerons
et nous avons déjà démontré ailleurs la vanité
ambitieuse de ce système (voy. Création, Hegel,
Panthéisme). Mais si l'on admet que la pensée
ou la raison, au moins telle qu'elle existe dans
les limites de la nature humaine, n'est pas ab-
solument tout; si, au delà des formes représen-
tatives, ou comme on voudra les appeler, des
fonctions, des catégories, des concepts de cette
pensée, il y a encore de l'être, comment pou-
vons-nous y atteindre, sinon par la foi ? Nous
entendons parler d'une foi universelle, sponta-
née et naturelle comme la vie, comme l'exis-
tence, comme la raison elle-même, dont elle est
inséparable; Il y a plus : l'être une fois admis,
non pas comme une simple forme de notre in-
telligence, mais comme une réalité, il est évi-
dent qu'il déborde toutes nos idées et toutes nos
facultés compréhensives ; il est évident que
ne concevons ni ne pouvons nous represen-
iit ce qui est. C'est cela même qu'exprime
l'idée de l'infini telle qu'elle existe dans notre
intelligence finie. L'idée de l'infini, pour nous,
FOI
— 545 —
FOI
est tout entière un acte de foi. C'est la croyance
inébranlable et irrésistible que; par delà l'être
que nous concevons, que nous sommes en état
de nous représenter sous une forme ou sous une
autre, il y a encore l'être que nous ne concevons
pas, ou qui échappe à toutes les formes déter-
minées de notre intelligence. S'il en était autre-
ment, l'infini ne serait qu'une forme du fini, et
il faudrait donner raison encore une fois à ceux
qui, sous prétexte de tout expliquer, d'intro-
duire partout la lumière de l'évidence et de la
démonstration, ont au contraire tout obscurci et
tout confondu dans leur panthéisme algébrique.
C'est à la croyance dont nous parlons que se
rattache la foi universelle du genre humain dans
l'incompréhensible et dans l'inconnu ; c'est à
elle que la poésie doit la plus grande partie de
sa puissance, et elle fait J'essence même de la
religion, qui ne saurait vivre sans mystères.
Ainsi la foi nous donne en même temps l'exis-
tence des êtres en général et l'existence de
l'être infini comme parfaitement distincte de
celle du fini : deux résultats que nous deman-
derions en vain au raisonnement et à l'expé-
rience, et sans lesquels toutefois le raisonne-
ment et l'expérience seraient entièrement im-
possibles.
Ne craignons pas, avec un tel principe, de
nous perdre dans les ténèbres du mysticisme.
La foi, dans les conditions où nous sommes for-
cés dé l'admettre, et telle qu'elle existe dans la
conscience de tous les hommes, est inséparable
de la raison. Ce n'est qu'avec les idées de la
raison qu'elle pénètre dans notre âme, et avec
leur concours ou sous leur contrôle, que son
existence est possible. Elle est, à proprement par-
ler, l'acte par lequel l'être absolu, objet su-
prême, objet véritable de toutes nos connais-
sances et de toutes nos croyances, s'unit à nous
et descend dans notre esprit sous la forme de
ces idées? sans que celles-ci, comme nous l'avons
démontre tout à l'heure, puissent le contenir
tout entier. En effet, quel est le caractère essen-
tiel et invariable de la foi? C'est de supposer
l'existence d'une vérité objective et absolue
réellement présente à notre esprit dans la me-
sure où nos idées peuvent la contenir ; c'est de
nous mettre immédiatement en rapport avec
cette vérité et d'être elle-même le lien, l'opéra-
tion mystérieuse qui nous unit à elle ou la fait
descendre jusqu'à nous. Or, que faut-il entendre
par la vérité objective et absolue, sinon l'être,
dans le sens le plus élevé de ce mot, c'est-à-dire
l'être absolu et infini? C'est donc lui qui est en
même temps l'objet et l'auteur immédiat de la
foi, comme il est l'objet et l'auteur immédiat de
nos idées. Ces deux choses, quoique distinctes
aux yeux de la réflexion et placées dans l'his-
toire de la philosophie en face l'une de l'autre
comme deux principes contradictoires, sont en
réalité inséparables. Les idées sans la foi, au lieu
d'être l'expression la plus élevée de la nature des
choses et ses conditions éternelles, ne sont,
comme les définissait Kant. que des concepts
vides, que des formes stériles de notre pensée,
que de vaines catégories. La foi sans les idées ne
peut pas se concevoir; car, avant de croire, il
faut savoir ce que l'on croit; il faut, de plus,
que nous ayons une cons.ience parfaite de toutes
les lois et de toutes les formes déterminées de
actre intelligence pour nous élever au-dessus
d'elles jusqu'à l'être en soi, et, lorsque nous
sommes arrivés à ce point culminant, il ne faut
pas supposer que là puissent commencer entre
nous et ce qui est au-dessus de nous des com-
munications d'une nature distincte et complè-
tement affranchies des lois ordinaires de la pen-
D1CT. PHILOS.
sée. Non, au sein de l'infini, il n'y a rien pour
nous que mystères. Nous sommes facilement
conduits jusqu'au bord de cet abîme; mais c'est
en vain que nous chercherions à y plonger un
regard ou même aie mesurer tout entier, comme
l'ont essayé quelques systèmes contemporains.
En nous apprenant que l'être s'étend plus loin
que nos idées, que nous n'en avons pas qui lui
soit absolument adéquate, la foi nous empêche
de nous prendre nous-mêmes, c'est-à-dire notre
faible intelligence, pour la mesure ei la totalité
des choses; elle nous enseigne la différence de
l'être et de la pensée, elle met l'infini au-dessus
de nous, et par là nous force à le distinguer de
nous, autant qu'il est nécessaire, pour nous lais-
ser la conscience de notre personnalité. Mais là
s'arrête son empire; elle n'a rien de commun,
elle ne peut se concilier, en aucune manière,
avec cette exaltation tout à fait personnelle, sur
laquelle repose en grande partie le mysticisme,
et qui, sous les noms d'enthousiasme, de ravis-
sement, d'extase, consacre les mêmes erreurs,
aboutit à la même confusion que la doctrine de
l'identité absolue. La réunion des deux choses
dont nous venons de parler forme précisément
ce qu'on appelle la raison : car la raison, quand
nous l'écoutons sans prévention et ne commen-
çons point par nous révolter contre elle, ne se
compose pas seulement d'idées, mais aussi de
foi. Nous croyons fermement, même avec le
doute philosophique sur les lèvres, à l'existence
réelle de tous les objets qu'elle nous représente,
de la substance dans les phénomènes, de la cause
dans les effets, de l'unité dans la variété, de
l'identité dans les changements successifs. Cha-
que idée de la raison est en même temps un acte
de foi, et au delà de toutes ces idées, de toutes
ces formes parfaitement distinctes les unes des
autres, nous sommes forcés d'admettre encore
l'existence de l'incompréhensible, de l'inconnu,
de ce qu'aucune intelligence finie ne saurait
concevoir, de ce qu'aucune forme déterminée ne
peut représenter, de l'infini, en un mot, regardé,
à tort, comme une idée distincte de la raison,
tandis qu'il en est le fonds commun et l'objet
immédiat de la foi. L'infini est le fonds com-
mun; nous ne voulons pas dire le fonds exclusif
de la raison : car l'unité est au nombre des idées
qu'elle nous fournit, et l'unité doit dominer ces
idées elles-mêmes comme elle domine les phé-
nomènes. Mais à quel résultat nous conduisent
toutes ces idées de la raison, si nous sommes
forcés de les rapporter à un sujet commun,
qu'aucune d'elles ne représente d'une manière
adéquate? N'est-ce pas à l'infini? Par là même
l'infini est l'objet immédiat de la foi : car l'être
qui déborde toutes les formes de notre intelli-
gence, je ne puis ni le comprendre ni le démon-
trer, je suis obligé de le croire. C'est ainsi que la
foi se trouve au fond même de la raison qui lui
doit son unité, son sublime commerce avec l'in-
fini, son autorité irrésistible. Elle fait de la rai-
son une parole vivante descendant du ciel dans
l'âme humaine, une communication immédiate
et non interrompue, ou, comme on l'a dit si
souvent, un véritable médiatenr entre Dieu et
l'homme.
Et comment concevoir qu'il en soit autre-
ment ? Comment nous soustraire à un fait qui
est une partie essentielle de notre vie et de
notre intelligence, qui existe par cela seul que
nous sommes et que nous pensons, et qui ne
saurait disparaître sans nous emporter avec lui?
En effet, l'existence de l'être infini et notre propre
existence nous sont données- en même temps; il
nous est impossible de croire à l'une si nous ne
croyons pas à l'autre, d'avoir conscience de
35
FOI
— 546 —
FOI
celle-ci si nous n'avons pas foi dans celle-là :
du moment que j'ai conscience de moi-même, je
sais que je suis un être fini, et, du moment que
|e me sais un être fini, je crois nécessairement
a l'infini. Je crois à l'infini, je n'en ai pas sim-
plement une idée : car aucune idée ne pourrait
l'embrasser. Il m'apparaît nécessairement comme
un être, et non pas comme une forme ou une
loi de mon intelligence : car c'est là précisé-
ment ce qui constitue son caractère distinctif,
de ne pouvoir pas se manifester tout entier dans
les limites de ma conscience et de mon intelli-
gence, d'être un objet de foi, et non pas un objet
de compréhension. Pour atteindre le principe de
la foi, sans lequel il n'y a rien d'infini, il fau-
drait donc commencer par supprimer le moi,
c'est-à-dire la conscience. Or, la conscience, de
quelque point de vue qu'on la considère, n'est
pas seulement le caractère distinctif de notre
existence, mais la condition générale de la pen-
sée : car on ne pense pas sans savoir que l'on
pense.
Ce n'est pas encore tout. En même temps que je
crois à l'infini, qui est au-dessus de moi, je me dis-
tingue du fini qui est hors de moi. Le monde exté-
rieur m'apparaît aussitôt que ma propre existence ;
mais il ne m'apparaît qu'à travers mes propres
idées, et je ne puis le regarder comme quelque
chose de réel, qu'à la condition de croire à ces
idées, ou de les faire participer de cette vérité
objective et absolue, de cet être infini et en soi,
qui est l'objet immédiat de la foi. Il est évident,
par exemple, que si je ne crois pas à l'espace,
au principe de causalité, à la notion de substance,
la nature extérieure disparaît complètement à
mes yeux. Or, qu'est-ce qu'on appelle croire à
toutes ces choses, sinon leur attribuer une part
d'existence et les regarder comme des manifesta-
tions réelles de l'être en soi? C'est, par conséquent,
le même acte de loi qui nous révèle simultané-
ment ce que nous avons le plus d'intérêt à croire
et à connaître, Dieu, la nature et l'âme humaine.
Ces trois termes de l'existence sont liés dans notre
esprit de telle sorte qu'il nous est impossible de
rejeter l'un sans rejeter également les deux
autres. Les seuls rapports que nous apercevions
entre eux sont d'une nature qui nous force à les
unir sans les confondre, à les distinguer sans les
séparer. Ainsi, puisque l'infini est au-dessus de
moi, je vois clairement que son existence est dis-
tincte de la mienne ; mais je ne peux pas me con-
cevoir séparé de lui, dont la présence se manifeste
dans ma raison et dans ma foi. De plus, puisqu'il
est l'être en soi, c'est-à-dire le seul être vraiment
digne de ce nom, la source et le principe de
toute autre existence, tout ce qui est en moi est une
participation de son essence impénétrable; rien
ne m'est venu du néant. Je le dislingue pareil-
lement de la nature extérieure, tout en croyant
que la nature extérieure tient de lui, et est par
lui tout ce qu'elle est. Mais lorsque, au lieu
d'affirmer ces rapports tels qu'ils nous sont donnés
immédiatement par la raison, on tente de les
expliquer ou d'y introduire, comme clans les
matières ordinaires, la lumière de l'évidence,
alors on les confond ou on les supprime. Tantôt
on laisse de côté l'infini pour n'admettre que le
fini : alors on tombe dans l'athéisme. Tantôt, au
contraire, c'est le fini qu'on retranche, pour
liper que de l'i.ilini : alors on
d p rti pour le panthéisme. Quelquefois on
a cru remédier à la difficulté eu transformant,
sous le nom de mâtine, le fini lui-même en un
principe, non-seulement distinct, mais séparé de
Dieu et nécessaire, c'est-à-dire éternel comme
lui : cette doctrine a reçu le nom de dualisme.
On démontre très-bien que lu dualisme, le pan-
théisme et l'athéisme sont des systèmes insoute-
nables ; mais on ne va pas au delà, on n'explique
pas le fait de la création (voy. ce mot), on le
croit, sous peine d'être en révolte avec soi-même,
et de se perdre dans un abîme de contradictions.
Le mystère qui s'étend du sein de l'infini sur
la création embrasse également le problème de
notre destinée, soit dans ce monde, soit ailleurs,
et se réfléchit de la métaphysique dans la morale;
il faut donc savoir là aussi faire la part de la
foi, et se passer de cette évidence logique qui,
n'atteignant que des abstractions, ne pénètre ja-
mais au sein de la réalité et de la vie. C'est bien
vainement, en effet, que nous chercherions à
comprendre ou à nous représenter par des idées
précises ce que nous serons, ce que nous pouvons
être hors des conditions présentes de notre
existence, une fois séparés de ces organes dont le
développement se lie si étroitement à celui de
nos âmes, dont le concours, soit direct, soit in-
direct, est si nécessaire en ce moment à l'exercice
de toutes nos facultés. Et cependant, quand nous
écoutons les convictions spontanées de notre
conscience, si clairement manifestées dans l'his-
toire; quand nous comparons les misères et les
bornes étroites de notre vie actuelle à l'horizon
immense qu'ouvrent devant nous nos désirs, nos
espérances, nos facultés et nos devoirs; quand
nous songeons surtout qu'en dépit de la dignité
où ces devoirs et ces faculté nous élèvent dans
l'ordre moral, qu'en dépit des droits absolus et
du caractère inviolable qu'ils nous donnent, nous
sommes dans l'ordre physique livrés à là merci
des moindres accidents ou clés plus vils caprices
de nos semblables, il nous est impossible de ne
pas croire à une autre vie avec autant de sécurité
que nous croyons a celle-ci. Mais, cette autre vie
étant complètement en dehors de l'expérience et
ne pouvant se comparer que d'une manière très-
éloignée à notre existence présente, la conviction
dont elle est l'objet ne sort pas des limites de
la foi. Elle nous révèle ce qu'il y a d'infini,
d'inconnu et de mystérieux en nous, comme la
croyance dont nous pariions tout à l'heure nous
révèle ce qu'il y a d'infini, d'inconnu au-dessus
de nous et au-dessus de tous les êtres. N'est-ce
pas, en effet, toute la substance du dogme de
l'immortalité, de nous promettre au delà de la
tombe une existence sans terme et sans fin, qui
dépasse nos espérances et nos désirs actuels,
comme elle dépasse nos idées? Toutes les fois
qu'on a voulu laire un pas de plus et tenter de
substituer la clarté de l'évidence à l'obscurité de
la foi, il est arrivé la même chose que dans la
question des rapports et de l'origine des êtres :
on a nié ce que l'on croyait expliquer. Ainsi les
uns ont conçu notre destinée à venir sans sou-
venir et sans conscience, c'est-à-dire qu'ils font
mourir avec le corps la personne humaine, sous
prétexte d'établir son immortalité; les autres
nous ont rendu sous ce nom toutes les misères
et tous les ennuis de la vie présente. On a vu
même quelquefois ces deux systèmes, la mé-
tempsycose et l'immortalité sans conscience, se
réunir en un seul. Nous pourrions en citer un
exemple bien rapproché de nous; mais réunis
ou séparés, ces deux systèmes sont en contradic-
tion avec la croyance qu'ils prétendent éclaircir
et avec les faits qui la rendent irrésistible.
La foi, considérée toujours du même point de
vue, comme un principe naturel et commun à
tous les hommes, ne s'exerce pas seulement dans
' 1 1 11 p de la spéculation, elle trouve
place et son emploi légitime clans la pratique
de la vie, dans le gouvernement de l'individu
et de la société. Sans elle, point d'éducation
lltorité durable dans l'Élut, pas
FOI
— 547
FOI
de traditions, et partant pas d'unité morale dans
le genre humain. L'éducation, en effet, repose
tout entière sur ce fait, que nous croyons spon-
tanément à la vérité en elle-même, à la raison
en elle-même, et, lorsqu'elle n'a pas eu le temps
de se développer en nous, nous recueillons avec
avidité ses enseignements de la bouche de nos
semblables, mieux instruits ou plus âgés que
nous ne le sommes. C'est ainsi que la parole
des précepteurs et des parents est toujours pleine
d'autorité pour l'enfance. C'est ainsi que, dans
les sociétés encore jeunes, tout ce qu'on raconte
au nom des anciens, même les fables les plus
absurdes, tout ce qui est écrit, tout ce qui
s'appuie sur une tradition quelque peu éloignée,
est accepté pour vrai : c'est ainsi qu'on répand
parmi les masses ignorantes des vérités nobles
ou utiles que leur intelligence accepte sans les
comprendre. Ce n'est qu'après de tristes expé-
riences, ou quand nous avons acquis la certitude
d'avoir été trompés, que le doute et l'incrédulité
commencent; mais la foi est le premier mouve-
ment de l'âme humaine. Aussi, ce qu'il y a de
mieux à faire pour conserver dans toute sa force
ce précieux mobile, c'est de ne l'employer que
dans les limites de l'utile et du vrai ; c'est de ne
pas demander aux esprits une soumission qui
répugne à la dignité humaine, et de mesurer
l'empire qu'on veut prendre sur eux au degré
de culture où ils sont parvenus. Les mêmes
observations s'appliquent au gouvernement de
l'État, dont la tâche, à certains égards, a tant
de ressemblance avec l'éducation. Pour conduire
la société à sa fin et agir sur elle d'une manière
durable et profonde, le pouvoir ne suffit pas, il
faut aussi de l'autorité, et l'autorité, dans quelque
sphère qu'elle s'exerce, repose sur la foi. Il faut
avant tout la croyance que le pouvoir sur lequel
la société repose, quand ce pouvoir s'exerce dans
les limites de ses attributions, est une chose
éminemment sainte et vénérable par elle-même;
il faut aux peuples la conviction que ceux qui
ont mission de les conduire sont choisis parmi
les plus éclairés et les plus dignes; il faut que
les lois pour lesquelles on réclame leur obéis-
sance, et surtout les lois fondamentales dont
découlent toutes les autres, aient des racines
profondes dans les idées et dans les mœurs,
qu'elles s'identifient, en quelque sorte, au moyen
de l'éducation, avec l'esprit public. Il paraît
difficile au premier aspect de mettre ces con-
ditions d'accord avec les habitudes politiques
des nations modernes, avec cet esprit de critique
et de libre examen qui s'étend indistinctement
à tout, aux institutions comme aux hommes,
aux assemblées comme aux individus; mais les
nations modernes, à peine sorties des luttes par
lesquelles elles ont conquis leur émancipation,
ne seront pas toujours en proie à cet esprit de
défiance qui les anime aujourd'hui contre toute
espèce d'autorité et de pouvoir. Quand le passé
ne sera plus décidément qu'un souvenir et que
l'idée de le restaurer au profit d'une caste ou
d'une autre ne pourra plus entrer dans une in-
telligence saine, alors la liberté et le pouvoir,
tout en se contenant l'une l'autre, cesseront de
se regarder comme des ennemis ; se voyant plus
respectés, les gouvernements se respecteront
eux-mêmes davantage, et la foi pourra renaître
dans l'ordre politique sans porter atteinte à la
liberté de la parole et de la pensée. Enfin,
malgré tous les sophisnies mis en œuvre dans
ces derniers temps pour nous montrer que les
hommes, abandonnés aux seules ressources de
leur e, ou privés du secours d'une
révélation surnaturelle, ne peuvent arriver qu'à
des opinions individuelles et contradictoires, il
y a en nous une conviction inébranlable que la
même raison éclaire le genre humain, que la
même vérité se révèle à lui, mais à des degrés
divers selon les efforts qu'il a faits, et selon le
temps qu'il a eu pour la chercher; que, no-
nobstant les intérêts et les passions qui le di-
visent, la même justice, le sentiment des mêmes
droits et des mêmes devoirs est au fond de sa
conscience. « Deux hommes, dit Fénelon (Traité
de l'existence de Dieu, lre partie, ch. n), qui ne
se sont jamais vus, qui n'ont jamais entendu
parler l'un de l'autre, et qui n'ont jamais eu de
liaison avec aucun autre homme qui ait pu leur
donner des notions communes, parlent aux deux
extrémités de la terre sur un certain nombre de
vérités comme s'ils étaient de concert. On sait
infailliblement par avance dans un hémisphère
ce qu'on répondra dans l'autre sur ces vérités.
Les hommes de tous les pays et de tous les
temps, quelque éducation qu ils aient reçue, se
sentent invinciblement assujettis à penser et à
parler de même. Le maître qui nous enseigne
sans cesse nous fait penser tous de la même
façon. » Ce n'est pas là un fait dont l'expérience
nous a donné ou puisse nous donner la preuve ;
c'est une foi indestructible et spontanée comme
celle que nous avons en notre existence et dans
l'existence des êtres en général; et cette foi,
beaucoup plus que la ressemblance des formes
extérieures ou l'identité d'origine, est le fonde-
ment de la fraternité humaine. C'est sut elle
que reposent en définitive toute autorité, toute
tradition, tout l'intérêt de l'histoire elle-même;
car pourquoi ce commerce que nous entretenons
avec le passé, pourquoi cette crainte que nos
œuvres et nos pensées ne soient perdues pour
l'avenir, si nous n'étions pas sûrs intérieurement
que le même esprit, la même raison se développe
chez tous les hommes à travers les âges, qu'il y
a des principes communs d'où l'on peut partir
pour faire accepter à tous les mêmes consé-
quences. C'est cette foi dans l'universalité de la
raison qui dominait à leur insu les philosophes
du xviti6 siècle, qui leur inspirait cet amour ardent
de l'humanité, qui leur faisait prendre avec tant
de passion la défense de ses droits, dans le temps
même où, niant son unité matérielle, ils refu-
saient de la reconnaître pour l'héritière d'un
même sang et pour la postérité d'un même couple.
Nous avons déjà montré comment le principe
dont nous avons parlé, isolé de tous les autres
principes de notre nature et poussé à l'exagéra-
tion par des exagérations contraires, a donné
lieu à plusieurs systèmes philosophiques peu
éloignés de nous. Nous avons signalé particu-
lièrement l'opposition qui existe entre la doctrine
de Kant et celle de Jacobi : l'une nous représen-
tant les idées, et l'autre la foi, ces deux éléments
nécessaires de la raison humaine. Sur un théâtre
plus vaste, dans l'histoire générale de l'humanité,
la philosophie et la religion nous offrent à peu
près le même spectacle. La philosophie aspire
surtout à l'évidence. La religion vit de mystères
et de foi. Mais la philosophie est sous l'em-
pire d'une illusion, lorsqu'elle espère introduire
partout la lumière de l'évidence, et embrasser
dans son horizon le champ tout entier de la
vérité. C'est en vain que de loin en loin elle
éblouit le monde par un de ces vastes systèmes
où elle prétend avoir mis à nu le secret de toutes
les existences; le monde ne la croit pas, et serait
désespéré de la croire : car un des besoins les
plus universels et les plus irrésistibles de notre
n il ure, c'est d'avoir foi en l'inconnu, en l'incom-
préhensible, c'est-à-dire en l'infini j c'est de croire
que la vérité et le bien sont inépuisables. Les
défenseurs du principe religieux ne se trompent
FOL!
— 548 —
FOLI
pas moins lorsqu'ils prétendent que la foi doit
être entièrement distincte et hors de la raison.
Le mot de Tertullien, Credo quia absurdum,
peut bien, comme les systèmes philosophiques
dont nous venons de parler, subjuguer un instant
par son audace; mais l'esprit ne peut se contenter
longtemps d'un pareil motif de soumission; et
quant à invoquer le témoignage de la raison
contre elle-même ou à lui faire signer sa propre
abdication; c'est une tentative que des écoliers
seuls peuvent renouveler aujourd'hui. La raison,
comme nous pensons l'avoir démontré, ne saurait
se passer de croire; mais par cela même, la foi
ne saurait se passer de réfléchir; ce qui signifie
qu'elle a besoin de motifs pris en nous et dans
les lois de notre nature intellectuelle, qu'elle
doit jaillir comme une source vive du fond de
notre âme, au lieu de venir seulement du dehors
comme un fardeau imposé par une main étran-
gère.
FOLIE. Les médecins ont cherché de tout
temps à définir la folie ou l'aliénation mentale ;
mais le point de vue auquel ils se sont placés ne
pouvait leur permettre d'en donner une défini-
tion rationnelle : les uns se sont bornés à dire
que la folie est une maladie apyrétique du cer-
veau, avec lésion des facultés intellectuelles,
oubliant de dire en quoi consiste cette lésion
des facultés intellectuelles ; d'autres, croyant
entrer beaucoup plus avant dans la question, ont
ajouté que les fous ont des idées, des passions,
des déterminations différentes des idées, des
Fassions et des déterminations du commun des
ommes ; mais en quoi précisément consiste cette
différence? C'est encore là ce qu'ils ont oublié
de nous dire. D'autres enfin ont ajouté que les
malades, dans cet état, conservent en général la
conscience de leur propre existence; mais qu'ont-
ils entendu par là? Ont-ils voulu dire que les
fous conservent le sentiment, la conscience du
moi, de la vraie personnalité? Si telle a été
leur pensée, ils sont tombés dans une étrange
erreur, comme nous chercherons à le prouver
tout à l'heure; mais il est plutôt à croire qu'ils
n'ont pas compris la portée de cette assertion.
La plupart, et il est facile de le voir par 1 mrs
descriptions de la folie, la plupart ont méconnu
les caractères du moi ou de l'âme, et la nature
de ses relations avec le corps ou l'organisme.
C'est probablement à l'isolement dans lequel les
médecins se sont tenus à l'écart des philosophes
qu'il faut attribuer ce qu'ii y a d'incomplet dans
toutes les histoires médicales de la folie. Les
médecins, en effet, ont parfaitement exposé les
symptômes des différentes espèces d'aliénation
mentale, ils en ont décrit avec soin les altéra-
tions orgmiques; mais ils ont négligé de cher-
cher la raison de ces phénomènes, et quand ils
ont voulu remonter aux causes prochaines de la
folie, à sa nature essentielle, ils se sont livrés
aux hypothèses les plus invraisemblables.
Ainsi, si l'on en croit Cullcn, la folie tien-
drait dans tous Ris cas à une prétendue inégalité
d'excitement du cerveau; suivant Pinel, le ca-
ra 1ère de cette maladie scr.iit essentielle,
nerveux, il n'y aurait au un vice dms la suli-
e du cerveau; tandis que, suivant Foi
il y aurait un vie : mais ce vice serait dans le
sang de.-; aliénés. Gall ei Spurzheiao y voyaient
une infl tmmation de l'en éphale; i squirol, une
i des forces 'lu cerveau, el B une
irritation du même organe.
Ces hypothèses, on doit le pressentir, n'él Jenl
guère pro] son des pi
de l'aliénation mentale; il
une affection telle que la folie, pour arriver ;'i
une théorie rationnelle, il aurait fallu aller au
delà des faits qui relèvent de la pathologie, et
même au delà des faits purement physiologiques ;
il aurait fallu se placerait point de vue de la psy-
chologie. C'est ce que Royer-Collard avait parfai-
tement senti quand il a prié Maine de Biran de
vouloir bien l'aider de ses lumières dans cette
grave et complexe étude de l'alién ition mentale.
Royer-Collard avait remarqué que les médecins
n'avaient pas tenu un compte suffisant des don-
nées psychologiques; que la plupart de ceux
qui avaient écrit sur l'aliénation mentale étaient
de cette école sensualiste qui avait supprimé un
des deux termes du dualisme cartésien au profit
de l'autre, et que partant, ils avaient considéré
les actes de l'esprit comme des produits du cer-
veau, ou comme de simples transformations de
la sensation.
Royer-Collard ne pouvait s'adresser à un homme
plus compétent que M. Maine de Biran. C'est à
cette occasion que fut composé, entre 1821 et
1822, le mémoire intitulé : Considérations sur les
rapports du physique et du moral, pour ser-
vir à un cours sur l'aliénation mentale. Es-
prit original et profond, Maine de Biran avait
t'ait une longue étude de la physiologie de
Striai, de celle de Haller, de Cabanis et de Bi-
chat, et il avait donné le premier signal de la
réaction philosophique contre la doctrine du
xvme siècle : il était revenu au dualisme de Des-
cartes; mais il lui avait donné plus de précision,
plus de force encore, grâce à ses études physio-
logiques. La définition cartésienne, en effet,
avait quelque chose de vague, et quelques dis-
ciples, exagérant le spiritualisme du maître,
avaient fini par tomber dans une sorte de mys-
ticisme. La pensée, le cogito de Descartes, nous
avait révélé notre existence morale, notre vraie
personnalité; mais les deux attributs essentiels
de l'âme ou du moi, sentir et vouloir, n'étaient
pas nettement formulés. Maine de Biran, dans
ses considérations sur la volonté, avait cherché
à remplir cette lacune, et nul n'était plus propre
que lui à venir en aide aux physiologistes; aussi,
dans cette grande question de l'aliénation men-
tale, il avait parfaitement établi que, pour en
trouver les véritables caractères, il fallait les
chercher dans les rapports du moral et du phy-
sique de l'homme, et ces rapports, il les avait
exposés de la manière la plus nette et la plus
satisfaisante.
Leibniz, le premier, avait judicieusement dis-
tingué les simples impressions orgmiques qui
relèvent de la p ysique générale, des sensations,
qui relèvent de la physiologie, et des idées qui
relèvent de la psychologie : trois ordres de faits
dont il faut ég dément tenir compte dans l'étude
des opérations de Tintelligence.
Quand l'organisme, en effet, vient à être im-
pressionné par les agents extérieurs, il apporte
a l'âme des sensations, et c'est à l'occasion de
ces sensations que la puissance personnelle entre
en exercice et se développe. C'est donc dans la
nature de ces relations qu'il fallut chercher
aent, en certains cas, il peut y avoir de tels
désordres, que l'homme finit par tomber dans
L'aliénation mentale.
L'homme est environné d'agents qui impres-
uellement son organisme; et lui-
même, comme puissance intellectuelle, réagit
p ''^eiiicllement sur ce même orginisme; il en
résulte qui ,-ur.
aonflitavec les agents physiques, pai
nflit ave. l'àme ou le
mot. C'esl ce que M. Cousin a parfaitement ex-
primé, lorsqu'il a dit. en expi s ml la d
/. : » L'univers entier ne m'atteint qu'à
i l'organisme. »
FÛLI
— 549 —
FOLI
L'âme toutefois ne sent pas à travers les orga-
nes, elle ne sent dans tous les cas que ses orga-
nes : quel que soit en effet le mode d'action des
agents extérieurs, ils ont constamment pour
effet d'amener dans les organes un change-
ment, une modification quelconque, et c'est ce
changement, cette modification que nous sen-
tons.
Prenons l'œil pour exemple : quand la rétine
est dans un repos complet, il y a ténèbres; il y
a, au contraire, sensation de lumière quand, sous
l'influence d'un excitant extérieur, elle entre en
mouvement : donc, toutes les apparences de
corporalité tiennent à l'intensité diverse de ce
mouvement, et les couleurs elles-mêmes ne sont
en réalité que des variations de vitesse des on-
des éthérées.
Les organes des sens ont donc pour fonctions
essentielles de recevoir des agents extérieurs et
de communiquer au cerveau des modifications
telles que le moi trouve en eux les éléments
des diverses sensations. Mais il peut arriver,
même dans l'état normal, que, sous l'influence
d'un excitant, d'un stimulant tout autre, un sens
soit impressionné et donne à l'âme des sensa-
tions non moins distinctes : ainsi, un choc, un
coup sur l'œil peuvent exciter au milieu d'une
profonde obscurité une sensation de lumière.
D'autres fois, l'âme accuse des sensations dans
un organe qui aura été enlevé ; d'autres fois en-
fin, l'âme est poursuivie, non-seulement pen-
dant le sommeil, mais pendant la veille, par de
véritables hallucinations qui restent compatibles
avec la raison la plus intacte.
Qu'est-ce qui distingue alors l'homme raison-
nable de l'aliéné? Comment reconnaître que la
raison persiste en lui ? Le psychologue seul est
en mesure de le dire : il prouve que l'homme reste
compos sui; qu'il se distingue parfaitement de
son organisme. Dans ces conditions, l'homme
sait que ses organes le trompent, il a ce con-
scium : il sent que ses organes, au lieu de lui
apporter à lui esprit, la vérité, lui apportent l'er-
reur; quelquefois même, dans l'état de rêve, ce
conscium persiste; l'esprit n'en croit pas alors
ses organes. Maine de Biran avait bien vu l'a-
nalogie de toutes ces questions, et il expli-
quait par la même théorie l'état de veille et de
sommeil, de rêve et d'aliénation : pour lui, la
veille, c'est le temps de la vie pendant lequel
s'exerce plus ou moins la volonté ; le sommeil,
dans ses divers degrés, est l'affaiblissement de
la volonté, le sommeil absolu en est l'abolition
complète; pendant les rêves, la volonté ne tient
plus les rênes. L'école physiologique à laquelle
appartient Burdach a cherché, de son côté, à
prouver que si l'état de veille, chez l'homme,
consiste dans le double conflit que l'organisme
vivant entretient, d'une part, avec les objets ex-
térieurs par le moyen des sens, et, d'autre part,
avec le moi ou l'âme, par le moyen des centres
nerveux : dans l'état de sommeil complet, il y a
suspension de ce double conflit, les organes des
sens étant fermés aux excitants extérieurs, et
l'âme n'étant plus en relation avec l'organisme :
dans l'état de rêve, il n'y a de suspendu que le
conflit extérieur ; les agents environnants ne
peuvent plus impressionner les sens ; mais le
moi peut, jusqu'à un certain point, rester en re-
lation, en conflit avec les centres nerveux, et
alors il trouve dans des organes fermés au monde
extérieur des sensations distinctes ; il y a dans
ces organes persistance ou reproduction des
changements que les objets extérieurs susci-
taient dans l'état de veille. Cette dernière cir-
constance paraît fondée et ]>eut donner, jusqu'à
un certain point, l'explication de tout un ordre
de faits particuliers à l'aliénation mentale, c'est-
à-dire des hallucinations.
Ce qui rendait incompréhensible la production
des hallucinations dans les théories sensualistes,
c'est qu'il y a, dans ce cas, toutes les apparences
des sensations, sans excitant, sans objets exté-
rieurs; mais nous venons de voir que ceci a lieu
dans l'état de rêve, avec la même incohérence
et la même bizarrerie, sans que l'âme en éprouve
aucun étonnement. Chaque appareil de sensa-
tions spéciales étant destiné à reproduire, à
répéter ce qui se passe au dehors, il doit suf-
fire d'un simple ébranlement de l'organe, d'un
simple mouvement moléculaire pour donner
lieu aux mêmes actes : la rétine pourra re-
produire ainsi, et comme en miniature, pour
ainsi dire, toutes les scènes du monde extérieur,
et il y a dans l'oreille moyenne tout un système
d'organes qui entrera en vibration pour répéter
les sons naguère produits au dehors. On conçoit
ainsi comment un mouvement quelconque peut
faire entrer les organes en jeu et dunner lieu
à toutes les sensations auditives ou visuelles, en
l'absence des excitants normaux ; une simple
congestion sanguine, un mouvement insolite du
sang, fera également que tel malade, au milieu
d'un profond silence, entendra des bruits divers,
des sons musicaux, des paroles suivies ; que,
dans l'obscurité la plus complète, il sera ébloui
par do, vives clartés, ou obsédé par des apparitions.
Mais ceci ne suffit pas pour constituer l'aliéna-
tion mentale : on peut avoir des sensations faus-
ses, complètement erronées, on peut même,
ainsi qu'on l'a dit plus haut, avoir de nom-
breuses hallucinations, sans être fou. Quand est-
ce donc qu'il y a folie? Si l'école exclusivement
organique veut être conséquente avec elle-même,
elle est arrêtée ici ; il n'y a pas moyen, en s'en
tenant à ses principes, de sortir de cette diffi-
culté. L'école psychologique, au contraire, exa-
mine dans ces cas comment se comporte le moi
dans ses relations avec les organes des sensa-
tions spéciales, et elle dit qu'il y a folie toutes
les fois que le malade ne }ieul plus régulière-
ment inférer de ses sensations et de ses actes
la conscience de sa personnalité, et que par cela
seul il est aliénas a se.
L'halluciné n'est pas fou, quand il est compos
sui, quand il n'en croit pas ses organes; mais il
peut se faire qu'il ait la conscience d'une folie
imminente, qu'il s'en effraye; qu'il sente que
ses orgmes le maîtrisent, qu'ils vont amener,
pour ainsi dire, le naufrage de son intelligence.
S'il est fou, au contraire, il ne peut plus faire
ces distinctions, si ce n'est dans de rares mo-
ments de lucidité. Le fou s'identifie avec ses sen-
sations, il ne peut les chasser, les écarter de son
esprit : il est maîtrisé, et comme absorbé par
elles; sa personnalité n'existe plus, et, comme
le dit Maine de Biran, il est dès lors rayé de
la liste des êtres intelligents.
Dans l'état sain, c'est le moi ou la volonté qui
règle les relations avec les organes, c'est la rai-
son qui tient, pour ainsi dire, les rênes; dans
l'aliénation, l'esprit est dépossédé, c'est l'orga-
nisme, altéré matériellement, qui a changé l'or-
dre des relations. Il y a encore aperception
immédiate des sensations vraies ou fausses, et
production de mouvements; mais ce n'est plus
le moi qui règle ces aperceptions : que le moi
le veuille ou ne le veuille pas, cette aperception
a lieu, et souvent en l'absence de tout stimulant
extérieur. Et de même, pour les mouvements,
ce n'est plus la volonté qui les règle, qui les
coordonne. De là l'état connu sous le nom d'a-
gitation; de là cette instabilité si remarquable
des idées et de la volonté.
FOLI
— 550 —
FOLI
Dans l'état de rêve, nous l'avons déjà fait
remarquer, il y a quelque chose de semblable ;
mais au milieu des associations les plus inco-
hérentes d'idées et de volitions, le moi peut
dans certains cas rester compos sui. A qui n'est-
il pas arrivé de sentir, pendant un rêve pénible,
qu'il est le jouet d'étranges hallucinations, et
que pour y échapper il faut revenir à la vie
naturelle? On sent que, pour mettre fin à ces
fausses et effrayantes situations, il faut rouvrir
ses sens au monde extérieur. L'école physio-
logique allemande en avait conclu que si, dans
les rêves, l'âme se laisse aller aux idées les plus
incohérentes, que si elle accepte les sensations
les plus folles, c'est que des deux conflits qui
constituent la vie normale des êtres intelligents,
un seul persiste, celui que l'âme entretient avec
ses organes, et que la polarité est suspendue :
les objets extérieurs, n'agissant plus sur les
organes, ne peuvent plus rien sur les intuitions;
ils ne règlent plus, ils ne coordonnent plus les
sensations. En adoptant cette hypothèse, on
pourrait dire que, dans les différentes espèces
de délire, les choses se passent dans un ordre
inverse : c'est l'âme, en effet, c'est le moi qui
finit par s'effacer, comme force personnelle et
agissante; l'organisation matériellement altérée
a fini par aveugler cette même intelligence, et
par suspendre aussi la polarité.
Quand le moi reste lucide et libre, il se rit en
quelque sorte des terreurs, des déceptions de
son organisation physique : comme Turenne, il
gourmande sa carcasse qui tremble devant le
danger ; il est le témoin impassible de tous ses
désordres, il les juge, en mesure la portée; mais
il arrive un point où lui-même commence à s'en
effrayer, c'est lorsqu'il sent que les rênes vont
lui échapper et qu'il va tomber dans une véri-
table aliénation; il cherche d'abord à en sortir
comme d'un rêve pénible : il fuit, par exemple,
l'obscurité; il redoute de fermer les yeux, parce
qu'il sait que l'éclat du jour peut seul dissiper
ies fantômes qui le poursuivent; mais les or-
ganes s'altérant de plus en plus, le délire s'éta-
blit et il y a destruction de la liberté morale;
or, cette liberté étant, comme le dit Maine
de Biran, notre vraie personnalité, le même
coup qui frappe en nous l'organisme emporte
l'homme et ne laisse qu'un automate sans con-
science, et partant sans responsabilité.
Dans l'ivresse, qui est un délire passager, les
choses se passent encore de la même manière :
à mesure que le cerveau se pénètre d'un sang
altéré par des principes alcooliques, l'âme ou le
moi s'aperçoit que sa liberté va s'anéantir. Le
moi fait des efforts pour réagir sur son organi-
sation; mais celle-ci l'entraîne, l'absorbe entiè-
rement, et l'homme n'existe plus : c'est encore
un automate privé de conscience et de respon-
sabilité. Ainsi ce qui constitue essentiellement
l'aliénation mentale, c'est, comme le dit l'école
psychologique, l'abolition de la liberté morale,
de la lié ; c'est cet état dans lequel le
moi nest plus compos sui. Les fonctions orga-
niques et même intellectuelles peuvenl encore
• lors s'exécuter, mais sans que nous y parti-
cipions; s m - que DOUS en ayons ni la 6onS( l
iu la r< • ii inlité : nous devenons étrangers à
nous-mêmes, nous sommes hors de nous, c'est
nation, la démence et la folie, dont les
ont les degrés mêmes de la pet te
liberté. Ce qui fait qu'il n'j a plu- d'intel-
■ rce] iion et la volition, qui
i le I prin ipaUI caractères, ii ei
plus.
\icnt qu'il y a une telle perturba-
tion d pports des organes avec le i
d'où vient qu'il y a inaction de cette force person-
nelle dans les intuitions et dans les mouvements
organiques? Nous l'avons déjà dit : c'est que
des altérations organiques obstruent, empêchent,
aveuglent l'intelligence; l'aliénation serait donc
dans la théorie physiologique allemande, comme
un rêve retourne : dans les rêves, il y aurait
désordre, incohérence, bizarrerie dans toutes les
idées, parce que l'un des deux conflits est sus-
pendu, parce que l'organisation par son côté
extérieur n'est plus en relation avec les objets
environnants, parce que les organes des sens
so t fermés aux excitants extérieurs, et que ce
côté de l'organisme n'est plus impressionné par
les stimulants physiques. Or, comme il est tel
degré d'aliénation mentale dans lequel le moi
peut n'avoir aucune espèce d'action sur le cer-
veau, soit par suite d'altérations congéniales,
comme dans l'idiotisme, ou par des altérations
accidentelles, comme dans certains cas de manie,
il faudrait en conclure que le conflit intérieur
serait alors aboli ou suspendu, l'organisme par
son côté intérieur n'étant plus en rapport normal
avec l'âme ou le moi. Ce serait l'inverse de ce
qui se pa«se dans un sommeil troublé par des
songes, ce qui nous faisait dire tout à l'heure
que l'aliénation ainsi comprise est comme un
rêve permanent et retourné.
Maine de Biran avait bien vu que ceci a
lieu dans certains genres de folie. Dans l'idio-
tisme, dit-il, le moi sommeille, pendant que les
organes sensitifs sont seuls éveillés; l'état de
démence, ajoute-t-il, correspond encore à celui
où le cerveau produit spontanément des images,
tantôt liées, plus souvent décousues, pendant que
la pensée sommeille ou jette de temps en temps
quelques éclairs passagers.
Et de même, dans le délire général, l'âme rai-
sonnable et libre est sans action sur l'orga-
nisme; elle sommeille; les images, comme le
dit encore Maine de Biran , prennent alors
d'elles-mêmes, dans le centre cérébral, les divers
caractères de persistance, de vivacité, de pro-
fondeur, et par le seul effet des dispositions or-
ganiques.
J'ajoute que ce sont les dispositions organiques
qui ferment en quelque sorte le sens intérieur
à l'action du moi, qui annulent ses effets et pa-
ralysent sa puissance. Si donc, dans l'état de
rêve, l'âme veille dans un corps endormi, dans
l'état de folie générale, complète, c'est la pensée
qui sommeille dans un corps éveillé. Qu'on
n'aille pas objecter que chez les fous la con-
science, le sentiment du moi n'est pas aboli,
qu'il persiste au contraire assez souvent : nous
répondrons que dans les cas dont on parle il n'y a
pas un état de complète aliénation. Ceux qui sou-
tiennent, avec Georget, que même dans les cas
où le délire est le plus lit de
la conscience persiste, ceux-là mêmes sont forcés
d'avouer que dans les délires les plus bornés,
l'esprit perd toute liberté. Or, pour nous, là ou
il n'y a plus de liberté, il n'y a plus de raison,
il n'y a plus de personnalité. Li<ez ensuite toutes
les descriptions de folie, et vous verrez qu'à
mesure que les symptômes prennent plus d'in-
tensité, le moi s'efface; dans les exacerbalions,
d ms les crises, toul i d os les ni, es :
ce sont des cris, des chants désordonnés, une
agitation perpétuelle, et nulle trace
science.
D'après tout ce que nous avons dit. on doit
voir que pour bous les causes de la folie sont
toutes matérielles; ce sont des lésions organiques
qui seules peuvenl ainsi paralyser la pensée, et
aiment on a pu sup-
i ou sur la peu-
FOLI
— 551 —
FOLI
elle-même, ou sur des facultés, ou sur des
fonctions dites essentiellement nerveuses. Nous
sommes encore à nous demander comment des
médecins ont pu attribuer tous les phénomènes
de la folie à des causes autres que des alté-
rations dans l'organisation du système nerveux,
et comment des hommes, d'ailleurs éminents,
ont voulu les faire dépendre de modifications qui
n'auraient porté que sur des forces vitales. Has-
lam était, suivant nous, dans le vrai, quand il
disait que c'est uniquement dans les chan-
gements que peut éprouver l'organisation du
cerveau, qu'il faut chercher la cause des diverses
espèces de folie; mais il faut tenir compte des
altérations les plus légères, de celles qui portent
sur la consistance du cerveau, sa coloration, son
poids, et !.. comme de celles qui portent sur sa
structure interne. Les recherches anatomiques
étant faites dans ce sens, on dira bien rarement,
comme l'a remarqué Georget, qu'on n'a rien
trouvé dans le cerveau.
Maintenant qu'il nous paraît bien prouvé que
la cause efficiente de la folie consiste dans des
altérations toutes matérielles, devons-nous nous
demander si ces altérations sont toutes de la
même nature, si toutes consistent comme le sou-
tenait J. Franck, dans un état d'inflammation du
cerveau ou de ses annexes, ou dans une atrophie
de cet organe, dans un endurcissement, etc., etc. ?
A cela nous répondrons qu'une semblable sup-
position ne pouvait être faite qu'à l'époque où
des systèmes exclusifs régnaient en médecine, et
où toutes les maladies étaient ramenées à un ou
deux genres d'altérations. Aujourd'hui que l'a-
natomie pathologique a révélé et la variété des
altérations organiques et la spontanéité de leur
développement dans le sein de tous les tissus,
nous ne devons plus en être à faire ces hypo-
thèses : la réalité des altérations anatomiques
dans le cours de la folie est un fait qui ne sau-
rait être nié, et il nous paraît en être de même
de la diversité de nature de ces mêmes altéra-
tions. Quant aux symptômes de l'aliénation men-
tale, nous avons déjà dit que l'histoire en est assez
bien connue. On sait qu'à raison de ses mani-
festations, on a distingué plusieurs genres de
folie. Les anciens les avaient ramenées à deux
grandes divisions : la manie et la mélancolie.
Dans le premier cas, il y avait délire général
avec propension à la fureur; dans Je second, dé-
lire exclusif avec propension à la tristesse. Siu-
vages, multipliant les espèces, avait distingué la
démence, la manie, la mélancolie et la démono-
manie. Pinel avait mis plus de philosophie dans
ses distinctions : il avait judicieusement divisé
la folie en quatre grandes classes d'affections :
sous le nom d'idiotisme, il comprenait tous les
cas dans lesquels on remarque une stupidité
plus ou moins prononcée, un cercle très-borné
d'idées et une nullité complète de caractère ; la
manie était caractérisée par un délire général,
une grande irascibilité et un penchant très-mar-
qué à la fureur; la mélancolie par un délire
exclusif, avec abattement, morosité et penchant
au désespoir; enfin, la démence par une simple
débilité des opérations de l'entendement et des
actes de la volonté.
Esquirol n'a fait aucun changement important
dans cette classification: il a seulement substi-
tué au mot mélancolie celui de monomanie,
qui a été adopté avec empressement, surtout
dans les affaires d'expertises médicales.
Nous n'insisterons pas sur les symptômes qui
dénoncent la manie générale, ni sur ceux qui
caractérisent les diverses monomanies : on sait
quels sont les désordres intellectuels offerts par
les malades, l'incohérence et la bizarrerie de
leurs sensations, les erreurs de perception qu'on
remarque en eux; il suffit d'être entré une seule
fois dans une maison de fous, pour savoir jus-
qu'où peuvent aller les différentes formes de
délire. Chez quelques-uns, la folie est tranquille,
calme; mais souvent il y a des exacerbations,
des paroxysmes; et alors, comme emportés par
l'indignation, ils vocifèrent continuellement, ils
apostrophent ceux qui les surveillent ou les
visitent. La fureur peut être portée au plus haut
degré et accompagnée d'une agitation que rien
ne peut calmer : la face est rouge et animée,
les yeux étincelants, la bouche sèche; ils mon-
trent à la fois et une extrême incohérence dans
les idées, et une agitation excessive; quelques-
uns brisent et déchirent tout ce qui leur tombe
sous les mains.
Le plus souvent il y a privation de sommeil
chez les aliénés, ou du moins le sommeil est
rare et incomplet; on en a vu qui restaient des
mois et des années entières sans goûter un mo-
ment de repos.
Quant aux monomanies, nous avons dit qu'elles
sont caractérisées par un délire exclusif; m lis,
il faut le dire, ce délire n'est pas tellement cir-
conscrit que les malades raisonnent judicieu-
sement sur tous les autres sujets; dans tous les
cas, on remarque qu'il y a altération générale,
bien que plus légère. Ainsi presque tous les
monomaniaques sont incapables d'une attention
un peu soutenue; leur volonté est précaire,
instable, et leurs affections totalement changées.
Il y a aussi chez eux des temps de paroxys-
mes et d'exacerbations, et alors il est facile de
s'apercevoir que le délire est plus général qu'on
ne le croyait d'abord; ce qui a fait dire à Geor-
get qu,e, dans les monomanies, le malade est
presque aussi déraisonnable que dans la manie.
La seule différence que présentent ces deux
états, c'est que dans l'un le malade s'occupe plus
ordinairement de sa marotte, et dans l'autre
l'aliéné extravague indifféremment sur toute
chose.
Les auteurs ont ramené les principales espèces
de monomanies aux suivantes : 1° la monoma-
nie ambitieuse: on trouve parmi les aliénés de
cette classe, des rois, des empereurs, des papes,
des prophètes, etc.; 2° la monomanie erotique:
quand les aliénés sont dominés par un besoin
indicible d'aimer ou d'être aimé ; par le regret
d'un amour auquel on a mis obstacle, etc. ; 3° la
monomanie religieuse : quand les malades sont
tourmentés par l'idée des peines éternelles, ou
par les prétendues obsessions du démon; 4" la
monomanie mélancolique : les aliénés sont en
proie à une tristesse profonde ; ils se disent
abandonnés, trahis par leurs proches; il ne leur
reste qu'à mourir, etc.; 5° la monomanie hypo-
condriaque: les aliénés, d'ailleurs parfaitement
sains, se croient attaqués de maladies incurables
et toujours extraordinaires; s'ils sont réellement
malades, ils exagèrent leurs maux au delà de
toute expression, ou les interprètent de la ma-
nière la plus étrange: ainsi ils soutiennent que
leur sang est altère, décomposé, qu'un vice pro-
fond les ronge et les conduira au tombeau, etc.
Ces délires dominants existent chez beaucoup
de malades; mais on a abusé, dans ces derniers
temps, de la doctrine qui tend ainsi à circon-
scrire l'aliénation mentale, à la limiter dans un
seul ordre de faits, surtout en ce qui concerne
les tendances, les propensions à commettre cer-
taines actions. Combien de fois, par exemple,
n'a-t-on pas donné comme atteints de monoma-
nie homicide les plus grands criminels! d'autres
comme atteints de la monomanie du vol, etc., etc.
C'est l'absurde doctrine de Gall qui a conduit à
F0L1
552 —
FONT
faire toutes ces suppositions. Mais revenons à
l'aliénation mentale, et voyons quelles en sont
les causes les plus fréquentes.
De ces causes il en est qui prédisposent seule-
ment à la folie, tandis que d'autres amènent
presque immédiatement son explosion. Parmi
les premières, il faut ranger Y âge et le sexe des
individus : la folie se déclare surtout dans l'âge
des passions ardentes, de trente à quarante ans;
puis de vingt à trente, puis de quarante à cin-
quante. Nous devons placer à part les idiots et
les déments : l'idiotisme s'observe nécessaire-
ment dans le premier âge, puisque cette affec-
tion est presque toujours congéniale, et que ces
infortunés arrivent rarement à un âge un peu
avancé ; chez les vieillards on observe la dé-
mence sénile, genre de folie consécutif aux af-
fections aiguës de l'encéphale, et qui peut même
survenir par le seul effet des progrès de l'âge.
On remarque beaucoup plus d'aliénations chez
les femmes que chez les hommes : on reçoit
dans les hospices d'aliénés près du double de
femmes. On a cherché à expliquer cette prédis-
position par la plus grande susceptibilité du
système nerveux chez les femmes, et par leur
position dans la société.
L'hérédité joue un grand rôle dans la produc-
tion de la folie. M. Esquirol avait trouvé dans
quelques établissements que la moitié au moins
des individus atteints de folie avaient eu des pa-
rents aliénés. On croit avoir remarqué que l'in-
fluence de l'hérédité se fait \ lutôt sentir dans
les classes riches que chez les pauvres, et on
l'explique chez les premiers par les alliances
fréquentes entre parents. 11 est certain que le
défaut de croisement dans l'espèce humaine ne
tarde pas à amener une dégradation très-pro-
noncée dans les familles.
L'influence du tempérament a été également
notée; mais elle est beaucoup plus contestable.
On a plus particulièrement signalé les vices
d'une mauvaise éducation, et avec raison : tout
l'avenir de l'homme moral dépend de ses condi-
tions premières; il est des faits d'observation
très-curieux dans l'étiologie de l'aliénation men-
tale: ainsi il y a beaucoup plus d'aliénés chez les
célibataires que chez les personnes mariées, et
cela s'applique aux hommes comme aux femmes;
il y en a plus aussi dans les professions libérales
quedmslesclassesindustrielles; plusaussi en été
qu'en hiver. On croit avoir remarqué que dans les
différents pays l'influence du degré de civilisa-
tion, du mode de gouvernement et des croyances
religieuses est beaucoup plus marquée que l'in-
fluence du climat. Cette observation paraît fon-
dée ; néanmoins il aurait fallu distinguer ici.
L'influence des idées religieuses est incontes-
table, elle est même en rapport direct avec cer-
tains'genrcs de folie; celle du mode de gou-
vernement est beaucoup j lus douteuse. Quant à
l'influence du climat, c'est une question qui n'a
pas été suffisamment étudiée: on manque de
documents' on en manque même pour ce qui
tient à l'influence des progrès de la civilisation;
on a < i té des faits qui ne sont rien moins que
concluants; on a dit <|ue M. Desgenettes, méde-
cin en chel de l'armée d'Orient, n'avait trouvé
que quatorze fous en Egypte dû us L'hôpital du
Caire; tandis qu'en 1815 l'Angleterre en comp-
tait plus de 7000 à Londres, et la France près
de 4000 à Pariai Mais quelle conclusion tirer de
ce fait, si ce n'est que dans les paya plus civili-
sés on prend soin des fous, et qu'on ne les laisse
pas libres comme en Orient?
Si j'en JUOT par ce que j'ai observé moi-même
en Russie, la folie ne doit guère ôtre moins fré-
quente dans les pays soumis au despotisme et
peu avancés en civilisation que dans les gouver-
nements libres et policés.
Quant aux causes qui provoquent le plus com-
munément l'explosion de la folie, elles sont as-
sez nombreuses; on a plus particulièrement si-
gnalé les chagrins domestiques, un amour con-
trarié, le fanatisme, l'époque critique pour les
femmes et plutôt encore les suites de couches,
les coups sur la tête, l'abus des boissons alcoo-
liques, l'insolation, un travail intellectuel ex-
cessif, les veilles prolongées, une vive frayeur,
le passage subit d'une vie aisée à une profonde
misère, les remords, l'oisiveté surtout, le désœu-
vrement, l'ennui après une vie très-occupée,
l'influence enfin d'une autre maladie, de l'hys-
térie, par exemple, ou de l'épilepsie.
Les causes agissent progressivement, mais
leur effet peut être brusque et instantané : on a
vu la folie se déclarer en quelques heures, quel-
quefois à l'instant même, au milieu d'une pleine
raison; une fois déclarée, elle se comporte comme
nous l'avons dit plus haut. Il nous reste à dire
un mot seulement sur le traitement de l'alié-
nation mentale.
Aune époque même assez rapprochée de nous,
les aliénés étaient traités avec barbarie; c'est
Pinel qui les a fait sortir de leurs affreux caba-
nons, qui a fait tomber leurs chaînes, qui, en-
fin, a voulu le premier les traiter comme des
malades. C'est à la philosophie qu'on doit ces ré-
formes : grâce à ses lumières, on a fini par re-
connaître que chez ces infortunés il n'y a rien
de surnaturel, rien de merveilleux ; il y a sim-
plement des lésions qui portent sur cette partie
de l'organisme qui sert aux manifestations de la
pensée, et que, partant, il y a tout simplement
à traiter des orgmes malades; mais comme les
organes malades sont soumis à la double action
des agents extérieurs et de l'esprit lui-même,
comme principe d'activité, les médecins ont
cherché judicieusement à combiner le traite-
ment physique avec le traitement moral, de
telle sorte que. s'adressant directement à l'es-
prit de l'aliène, ils le font intervenir dans le
traitement, et le mettent ainsi en mesure de
réagir sur son propre organisme. Les médecins
et les physiologistes qui ont écrit sur la folie sont
innombrables ; nous nous contenterons d'en ci-
ter quelques-uns dont les ouvrages méritent
particulièrement de figurer dans un dictionnaire
philosophique : Pinel, Traité midico-philoso-
phique sur l'aliénation mentale, Paris, 1791,
in-8; — Esquirol, des Maladies mentales, Paris,
1838, 2 vol. in-8; — Leuret, du Traitement mo-
ral de la folie, Paris, in-8; Fragments psycho-
logiques sur la folie, Paris, in-8; — Broussais,
de l'Irritation et de la Folie, Paris, 1839, 2 vol.
in-8; — Moreau de Tours, Psychologie morbide,
Paris, 18â9, in-8; — Flourens, de la liaison, du
Génie cl de la Folie, Paris, 1861, in-12 ; — Tré-
lat, Recherches historiques sur la folie, Paris,
1839, in-8. — Les philosophes ont rarement traite
ce sujet; on peut consulter cependant Maine de
Biran, Nouvelles considérations sur les rap-
ports du physique et du moral de l'homme, Pa-
ris, 1834, in-8; — Albert Lemoine, l'Aliéné de-
vant la philosophie, la morale et la société,
Paris, 1862, in-8. F. D.
fontenelle (Bernard Le BoviEn ou Le
BoYGi-n DS), né à Rouen le 11 février 16ô7, mort
à Paris le 9 janvier 17.YÏ.
Si Fontenelle, dans ses volumineux écrits, a
rarement traité des questions de philosophie pro-
prement dite, néanmoins sa vie, son caractère
et ses ouvrages sont empreints do l'esprit phi-
losophique.
Sa vie, qui embrasse un siècle entier, l'a fait
FONT
— 553 —
FONT
participer aux deux grandes époques de notre
littérature : aussi peut-on dire qu'il y a deux
hommes en lui, le bel esprit du xvne siècle et
le philosophe du xvinc; le neveu du grand Cor-
neille, et le conlemporain de Voltaire; l'ingé-
nieux écrivain d'une école un peu maniérée, et
le dernier des cartésiens. Il l'orme l'anneau in-
termédiaire entre les deux âges. Témoin de tou-
tes les révolutions de l'esprit humain accomplies
dans ce vaste intervalle de temps, il y a pris
lui-même une part active, et si sa nature l'a dé-
tourné d'un rôle agressif, il a toujours le mérite
incontesté d'avoir le premier rendu la philoso-
phie populaire en France.
Il avait fait d'assez brillantes études au col-
lège des jésuites à Rouen; mais il n'eut pas le
même succès dans la logique, hérissée alors de
termes barbares. Il dit lui-même ■ « Je pris mon
parti de ne rien entendre à la logique Cepen-
dant, continuant de m'y appliquer, j'y entendis
quelque chose ; je vis bientôt que ce n'était pas
la peine d'y rien entendre, que ce n'étaient que
des mots: je m'en tirai ensuite aussi bien que
les autres. •> Son père, avocat au parlement de la
même ville, le destinant au barreau, il se fit re-
cevoir avocat, et plaida même une cause qu'il
perdit. Promptement dégoûté de cette carrière,
il se décida à suivre son goût pour la littéra-
ture, et se rendit à Paris, auprès de son oncle
Thomas Corneille, qui dirigeait alors le Mercure
galant avec de Visé. La gloire du grand Cor-
neille fut d'abord pour lui une amorce trom-
peuse; il débuta par des tragédies, et une épi-
gramme de Racine nous apprend quel fut le
sort de son Aspar. Le premier ouvrage où il
réussit, ses Dialogues des morts, qu'il fit paraî-
tre en 1683, à vingt-six ans, sont parsemés de
traits d'affectation et de faux goût. Trois ans après,
en 1686, il publia ses Entretiens sur la plura-
lité des mondes, où il expose avec une heureuse
clarté les découvertes de Galilée, et le système
de Descartes sur les tourbillons. On y admira le
talent de mettre les matières scientifiques à la
portée de tous les lecteurs. On peut y relever
encore quelque chose d'un peu prétentieux et de
quintessencié dans le style ; mais cette recher-
che même n'était pas sans agrément, et elle con-
tribua sans doute à attirer le public, qui trou-
vait dans ce livre le système du monde, tel
qu'on le connaissait alors, traduit en langue
vulgaire. Déjà l'on y sent une certaine liberté
de penser; la clarté des idées se réfléchit dans le
langage, et l'on reconnaît l'empreinte du philo-
sophe à quelques réflexions telles que celle-ci :
« Il n'y a que la vérité qui persuade, même sans
avoir besoin de paraître avec toutes ses preuves.
Elle entre si naturellement dans l'esprit, que
quand on 1 apprend pour la première fois, il
semble qu'on ne fasse que s'en souvenir. »
(2e Soirée, à la fin.)
Voici un exemple de la sage circonspection
de son esprit, et de la méthode prudente qui
règle toujours sa marche, même dans ses ingé-
nieux bddin.iges. Au commencement de la 3e Soi-
rée, à propos des conjectures auxquelles il vient
de se laisser aller sur les habitants de la lune,
il ajoute : u H ne faut donner que la moitié de
son esprit aux choses de cette espèce que l'on
croit, et en réserver une autre moitié libre, où
le contraire puisse être admis, s'il en est be-
soin. »
^ L'année suivante, Fontenelle mit en français
VHistoire des oracles du savant hollandais Van
Dale, c'est-à-dire qu'il donna un abrégé élégant
et lumineux de ce traité, dont l'érudition, un
peu diffuse, prit sous la plume de Fontenelle
une forme plus appropriée au goût des lecteurs
français. L'auteur lui-même en témoigna sa re-
connaissance et s'exprima ainsi dans les Nou-
velles de la République des lettres: «J'ai lu
avec bien du plaisir VHistoire des oracles, faite
par un auteur français, où je suis copié fidèle-
ment. J'approuve la liberté qu'il s'est donnée de
tourner ce que j'avais avancé dans mes deux
dissertations sur ce sujet, au génie de sa na-
tion.... C'est peut-être un malheur pour la cause
qu'il soutient avec moi, qu'il ne soit pas dans
un pays de liberté; car je ne puis imputer à
une autre raison le silence qu'il a gardé, ou les
déguisements qui semblent l'avoir commandé
sur des faits de conséquence. » Malgré les pré-
cautions prises par Fontenelle, malgré les dé-
guisements dont s'enveloppait sa discrète iro
nie, l'ouvrage n'en parut pas moins très-hardi
Plus tard, il fut vivement attaqué par le jésuite
Raltus, qui soutint que les démons avaient fait
des oracles, et qu'ils s'étaient tus à l'arrivée du
Messie. Fontenelle n'eut garde de s'engager dans
une controverse théologique. «Je ne répondrai
point au jésuite de Strasbourg, écrivait-il à Le-
clerc, quoique je ne croie pas l'entreprise im-
possible. Mais VHistoire de l'Académie des scien-
ces me donne trop d'occupation, et tourne toutes
mes études sur des matières trop différentes de
celle-là. Ce serait plutôt à M. Van Dale à répon
dre qu'à moi ; je ne suis que son interprète, il
est mon garant. Enfin je n'ai point du tout l'hu-
meur polémique, et toutes les querelles me dé-
plaisent. J'aime mieux que le diable ait été pro-
phète, puisque le père jésuite le veut, et qu'il
croit cela plus orthodoxe. »
Vers le même temps, il avait publié ses Dou-
tes sur le système physique des causes occasion-
nelles. Quoiqu'il professât une vive admiration
pour Malebranche, qu'il appelle le plus grand
génie de ce siècle, il critique ses idées par des
raisonnements serrés, mais toujours avec me-
sure. Il prouve d'une manière irrécusable que
le système des causes occasionnelles est con-
traire à la simplicité avec laquelle Dieu doit
agir dans l'exécution de ses desseins. Ce mor-
ceau est un modèle de discussion. C'est en pro-
posant ses doutes sur ce système que Fonte-
nelle dit avec une finesse si spirituelle : « Ce qui
doit répondre de la sincérité de mes paroles,
c'est que je ne suis ni théologien, ni philosophe
de profession, ni homme d'aucun nom, en quel-
que espèce que ce soit ; que, par conséquent, je
ne suis nullement engagé à avoir raison, et que
je puis avec honneur avouer que je me trompais
toutes les fois qu'on me le fera voir. » Ce petit
écrit se termine par une réflexion dont le tour
piquant relève encore la justesse : « La vérité
n'a ni jeunesse ni vieillesse; les agréments de
l'une ne la doivent pas faire aimer davantage,
et les rides de l'autre ne lui doivent pas attirer
plus de respect. »
Cartésien décidé, il resta toute sa vie fidèle à
cette doctrine, mais sans aucun fanatisme. Aussi,
dit-il quelque part : « Il faut admirer toujours
Descartes, et le suivre quelquefois.» — « Ce grand
homme, écrit-il ailleurs, poussé par son génie et
par la supériorité qu'il se sentait, quitta les
anciens pour ne suivre que cette même raison
que les anciens avaient suivie; et cette heureuse
hardiesse, qui lut traitée de révolte, nous valut
une infinité de vues nouvelles et utiles sur la
physique et sur la géométrie. Alors on ouvrit
les yeux, et l'on s'avisa de penser. »
De tous les titres de gloire de Fontenelle, ses
Éloges des académiciens sont sans contredit le
plus réel et le plus durable. En 1697, il avait
été nommé secrétaire perpétuel de l'Académie
des sciences. Ce fut pour s'acquitter de ses fonc-
FONT
554 —
FORli
tions qu'il écrivit l'histoire de cette Académie
depuis l'année 1666 jusqu'en 1699, et que pendant
plus de quarante années il prononça les éloges
des savants qui avaient appartenu à cette com-
pagnie. Le recueil de ces éloges forme assuré-
ment un des meilleurs livres de notre langue.
On n'y retrouve plus l'afféterie qui dépare quel-
quefois les écrits de sa jeunesse : là; sa manière
est beaucoup plus simple; il sème toujours les
aperçus spirituels, mais jamais aux dépens de la
vérité, et l'expression dont il la revêt, emprunte
une grâce particulière à son tour d'esprit fin et
délicat. Il fallait une grande variété de connais-
sances jour apprécier convenablement plusieurs
générations de savants, astronomes, mathémati-
ciens, chimistes, physiciens, naturalistes, méde-
cins, philosophes. Fontenelle donna le premier
exemple de cet esprit encyclopédique, de cette
universalité que Voltaire, après lui, devait re-
produire avec tant d'éclat. Il possède en outre
l'art d'intéresser à la vie studieuse de ces hommes
dévoués à la science : il rend leurs découvertes
accessibles aux gens du monde; tour à tour
Vauban. Cassini, Tournefort, Malebranche, Leib-
niz, Newton, en un mot les plus grands génies
de l'Europe, passent devant nous avec leurs
travaux et leurs systèmes, en nous communiquant
une instruction aussi agréable que variée.
Ce qui caractérise essentiellement l'esprit de
Fontenelle, c'est la justesse unie à la finesse. Il
se rendit célèbre par le charme singulier qui
s'attachait à sa conversation autant qu'à ses écrits.
Il avait été reçu à l'Académie française le 5 mai
1691. Doyen des trois académies, on l'appelait le
Nestor de la littérature, et il resta jusqu'à la fin
de sa vie l'ornement de ces salons du xvme siècle,
qui méritent d'occuper une place dans l'histoire,
car ils étaient le siège d'une puissance nouvelle,
l'opinion publique. Tout, jusqu'aux agréments de
son style, qui n'est pas toujours irréprochable,
au jugement d'un goût sévère, a contribué à
propager les lumières, et à répandre le goût de
la raison.
Cet esprit philosophique que nous avons indiqué
comme le véritable mérite de Fontenelle, il serait
facile de le faire ressortir dans ses principaux
ouvrages ; il suffirait d'en extraire un certain
nombre de maximes, d'observations justes, de
réflexions à la fois fines et profondes, qui forme-
raient, pour ainsi dire, le code du bon sens, les
règles de la méthode pratique, une sorte de mé-
taphysique populaire, mise à la portée des gens
du monde. On aurait ainsi le résumé, et comme
la quintessence de sa philosophie.
Dans sa réponse à l'évêque de Luçon, qui rem-
plaçait Lamotte à l'Académie française (6 mars
1632), il disait: « 11 s'est répandu depuis un temps
un esprit philosophique presque tout nouveau,
une lumière qui n'avait guère éclairé nos an-
cêtres. » Cet esprit nouveau, qui devait faire la
gloire et la puissance du xvin" siècle, se révèle
de deux manières : en premier lieu, par la mé-
thode expérimentale, fondée sur l'observation
des faits : « Comme on s'est avisé de consulter
sur les choses naturelles la nature elle-même
plutôt que les anciens, elle se laisse aisément
découvrir; et assez souvent, pressée par de nou-
velles expériences que l'on fait pour la sonder,
elle accorde la connaissance de quelques-uns de
ses secrets, Hist. de VAcad. des scieniks, lJréf.)
En second lieu, par les progrès de l'espril
métrique : » Les mathématiques servent à donner
3 notre raison l'habitude el le premier pli du
vrai. Elles nous apprennenl i opérer bu» les
vérités, à en prendre le lil souvent très délié
et presque imperceptible.... A mesure qui
sciences ont acquis plus d'étendu bodes
sont devenues plus simples et plus faciles. Enfin
les mathématiques n'ont pas seulement donné
une infinité de vérités de l'espèce qui leur ap-
partient, elles ont encore produit assez générale-
ment dans les esprits une justesse plus précieuse
peut-être que toutes ces vérités. »
Son sens droit avait deviné l'éclectisme : « Tout
le monde ne sait pas voir : on prend pour l'objet
entier la première face que le hasard nous en a
présentée.... Il n'est pas étonnant que l'on fasse
quelques faux pas dans des routes nouvelles que
l'on s'ouvre soi-même. L'esprit original, qui est
ardent, vif et hardi, peut n'être pas toujours assez
mesuré ni assez circonspect. » De cette manière
d'envisager la marche des connaissances hu-
maines, résulte comme conséquence naturelle
la nécessité de la tolérance philosophique. « On
voulut surtout qu'aucun système ne dominât
dans l'Académie à l'exclusion des autres, et qu'on
laissât toujours toutes les portes ouvertes à la
vérité. »
Et ailleurs : « H y a un ordre qui règle nos
progrès. Chaque connaissance ne se développe
qu'après qu'un certain nombre de connaissances
précédentes se sont développées, et quand son
tour pour éclore est venu.... Quand une science ne
fait que de naître, on ne peut guère attraper que
des vérités dispersées qui ne se tiennent pas, et
on les prouve chacune à part, comme l'on peut,
et presque toujours avec beaucoup d'embarras.
Mais quand un certain nombre de ces vérités
désunies ont été trouvées, on voit en quoi elles
s'accordent, et les principes généraux commen-
cent à se montrer, non pas encore les plus gé-
néraux ou les premiers; il faut encore un plus
grand nombre de vérités pour les forcer à pa-
raître. Plusieurs petites branches que l'on tient
d'abord séparément mènent à la grosse branche
qui les produit, et plusieurs grosses branches
mènent au tronc. »
« Un avantage d'avoir saisi les premiers prin-
cipes serait que l'ordre se mettrait partout de
lui-même; cet ordre qui embellit tout, qui for-
tifie les vérités par leur liaison. »
N'a-t-il pas parfaitement caractérisé Leibniz,
lorsqu'il l'appelle un esprit universel, non pas
seulement parce qu'il allait à tout, mais encore
parce qu'il saisissait dans tout les principes les
plus élevés et les plus généraux, ce qui est le
caractère de la métaphysique?
Fontenelle, dans un de ses éloges (celui de
Duhamel), parle de raisonnements philosophiques
qui ont (dépouillé leur sécheresse naturelle, ou
du moins ordinaire, en passant au travers d'une
imagination fleurie et ornée, et qui n'y ont pris
cependant que la juste dose d'agrément qui leur
convient. Ces paroles s'appliquent très-bien à
lui-même, et il se trouve avoir donné ainsi l'idée
la plus fidèle de son propre talent. A...D.
FORBERG (Frédéric-Charles), né en 1770 à
Meuselwitz, près d'Alteinbourg, fut un ami très-
dévoué de Fichtc, et un défenseur ardent des
opinions de ce philosophe. 11 s'attacha d'abord
aux idées de Kant et de Hcinhokl. et ce fut sous
cette influence qu'il publia une dissertation in-
Eslhetica trans endetitali, in-8, léna;
1792; un autre petit écril sur les Motifs et les
lois des actions libres, in s. ib.; 1795 (ail.); et
divers mor eaux qui ont paru soil dans le Re-
cueil de Fûlleborn (12 cahiers in-8, Zûlliohau et
Freystadt , 1796-1799), soit dans d'autres journaux
philosophiques. Mais, peu à peu, il se '
séduire par la doctrine de Fichle, et écrivit, en
1797, dans un journal rédij a nouveau
maître el par Nietham r, dos Lettres sur la
nouvelle philosophie. Bientôt après parut l'ou-
vrage qu'il publia de concert avec Fiente, <
FORC
— 555 —
FORM
leur attira à tous deux une accusation d'athéisme :
Développement de l'idée de la religion, par Fré-
déric-Charles Forberg, précédé d'une introduc-
tion de Fichte sur le Principe de notre croyance
à un ordre divin qui gouverne le monde, in-8;
léna, 1798 (ail.). Enfin, de même que Fichte, For-
ncrg se défendit contre cette accusation dans une
Apologie relativement à son prétendu athéisme,
in-8, Gotha, 1799. Depuis ce moment Forberg
se retira de la scène philosophique et s'occupa
exclusivement des diverses charges qui lui fu-
rent confiées. X.
FORCE. L'origine de la notion de force est
dans la conscience que nous avons d'être nous-
mêmes le principe de nos déterminations ou de
nos actes ; nous nous connaissons alors, non-
seulement comme une substance passive et di-
versement modifiée, mais comme un être qui
est en même temps la cause efficiente de ses
propres modifications. Nous concevons de même
la matière du monde extérieur comme une force
qui se révèle à nous par la résistance qu'elle
oppose à l'effort que nous déployons pour mou-
voir un de nos membres ou soulever tout autre
fardeau. L'idée de force enveloppe donc à la fois
l'idée de cause et lïdée de substance. La force
est la substance capable d'agir et agissant en
effet. Comme dit Leibniz, elle enveloppe l'effort,
conatum involvil ; elle n'a pas besoin pour agir
d'une excitation étrangère, elle agit par le seul
ressort de sa propre énergie; instar arcus lensi
qui non indigel stimulo alieno sed sola subla-
tione impedimenli. La force et la substance ne
Sieuvent être séparées que par la pensée ; toute
orce est substance et toute substance est force;
quod non agit née exislit, ce qui n'agit pas
n'est pas. Ce sont des conceptions contraires à
l'expérience et à la raison que celles de substances
absolument passives, dénuées de toute énergie,
et de forces qui n'appartiennent pas essentielle-
ment à quelque substance.
Cependant l'histoire de la philosophie a vu se
produire de pareilles conceptions. Les physiciens
atomistes de l'antiquité, qui se représentaient
l'univers comme un composé d'atomes en mou-
vement, sans placer la cause de ce mouvement,
soit dans une énergie propre à ces atomes, soit
dans un principe extérieur, réduisaient ainsi tous
les êtres à l'état de substances impuissantes et
le monde à un mécanisme en mouvement, mais
sans moteur. Descartes concevait à peu près de
même l'univers matériel quand il fusait consister
l'essence de la matière dans l'étendue passive;
et, s'il attribuait à Dieu le principe du mouve-
ment, il séparait en réalité, du moins dans les
corps, la substance de la force. Malebranche
déclarait hautement que tous les êtres matériels
ou spirituels, les âmes comme les corps, ne sont
que des substances sans aucune énergie, absolu-
ment incapables d'action, un seul excepté, Dieu,
cause unique de tous les êtres et de tous les
phénomènes. Au contraire la scolastique a souvent
imaginé des forces qui n'étaient pas des substan-
ces, entités chimériques, vertus plastiques, con-
coertrices, vivifiques, morbifiques, s'ajoutant à
un corps, se retirant d'un autre, essentiellement
indépendantes de la matière où elles agissaient
temporairement. Aujourd'hui la philosophie et
la science s'accordent généralement à reconnaître
qu'il n'y a pas plus de substance qui ne soit pas
une force, que de force qui ne soit pas une
substance. L'accord existe même sur ce point
entre la philosophie matérialiste et la philosophie
spiritualiste; la divergence ou la contrariété ne
consiste qu'en ce que l'une prétend que toute force
soit une substance matérielle et que l'autre conçoit
des forces qui sont des substances incorporelles.
Le mot force n'est pas toujours employé, même
par ceux qui le définissent ainsi, avec une signi-
fication aussi rigoureuse. Par exemple, quand
le psychologue appelle les facultés des forces,
il ne prétend pas que l'intelligence qu'il distingue
de la sensibilité ou de la volonté, soit une sub-
stance distincte d'une autre substance, la volonté
ou la sensibilité, mais seulement que l'intel-
ligence est la substance de l'âme considérée
comme la cause de certains phénomènes qu'il
distingue de phénomènes différents par l'appa-
rence, mais dont le principe n'est pas moins la
même substance de l'âme. La division qu'il établit
est idéale et non réelle; il conçoit la substance
de l'âme, cause unique et indivisible de tous ces
faits; sous autant de points de vue qu'il croit
pouvoir distinguer de catégories différentes de
phénomènes psychologiques. De même le physi-
cien qui dit que la pesanteur, le magnétisme,
l'électricité, etc., sont des forces de la matière,
ne prétend pas qu'il y ait dans le corps à la fois
pesant, magnétique, électrique, une substance
pesante, une autre magnétique, une autre élec-
trique; il veut dire seulement que certains phé-
nomènes, qui ont tous leur cause dans une force
de la substance matérielle, ont des apparences
différentes. Et les progrès les plus récents de la
science contemporaine tendent en effet, en
découvrant ou en soupçonnant la similitude,
l'identité fondamentale ou la transformation les
uns dans les autres de tous ces faits, à les rap-
porter tous à une seule force qui ne serait autre
que la substance matérielle elle-même.
On peut consulter la Monadologie de Leibniz,
le mémoire de Maine de Biran sur YAperception
immédiate interne, et les articles de ce Diction-
naire, Cause, Substance, Dynamisme. A. L.
FORGE, voy. Delaforge.
FORME SUESTANTIELLE. Dans le septième
livre de la Métaphysique, Aristote recherchant
ce que c'est que l'essence ou la substance, oùaîa,
constate que parmi les quatre sens donnés à ce
mot se trouve d'abord celui-ci, xo té yjv eIvo»,
expression à laquelle Aristote substitue souvent
les mots tô ti éffii, tô ti, opiacé:, (xop<pY), et que
les traducteurs rendent par quiderat esse, quid-
dité, cause formelle, forme essentielle et forme
substantielle.
Qu'est-ce maintenant que la forme substan-
tielle? La forme substantielle se dit de ce qui est
en soi et par soi-même (Mélaph.. liv. Vil, ch. iv).
Les substances sensibles sont produites par l'union
de la matière et de la forme ; la matière est donc
une substance, mais elle n'est substance qu'en
puissance ; elle n'existe pas, à proprement parler,
parce qu'elle n'est pas quelque chose, ti. Pour le
devenir, il faut qu'elle soit limitée et déterminée,
et c'est la forme qui lui donne ce caractère. La
matière est la substance en virtualité ; et la forme,
la substance en actualité. La forme substantielle
est donc l'essence même, la vraie substance des
choses. Elle n'est pas limitée par une matière,
elle est la substance immatérielle qui limite la
matière et la détermine. Les êtres étant ainsi
composés de matière et de forme, il s'ensuit que
l'âme des êtres animés en est la forme substan-
tielle, qu'elle est l'essence même du corps animé,
dont elle est distincte, mais inséparable. Quand
la plante meurt, la matière perd sa forme sub-
stantielle ; mais cette forme préexistait à la plante
dans la graine d'où la plante est sortie, et elle
lui survit dans les graines qui en sont sorties et
qui donnèrent naissance à une autre plante. Il
n'y a point de forme substantielle pour d'autres
êtres que pour les espèces dans le genre; car
tout ce qu'il y a de substantiel dans l'individu?
c'est le genre et l'espèce qu'il représente et qui
FOllAl
— 556 —
FOllM
se manifestent en lui. Les particularités ne
viennent que de la matière déterminée déjà
auparavant d'une certaine façon, et formant
l'extérieur périssable dans lequel la forme sub-
stantielle se manifeste. La forme substantielle
est donc ce qu'un individu a d'incorruptible; et
moins un individu ajoute de qualités particulières
aux qualités générales de son espèce, plus il
approche de la perfection, car la forme substan-
tielle semble identique avec la cause finale, qui
est le bien (liv. VIII, ch. îv, et liv. I, ch. m). En
conséquence, on doit dire de la forme substan-
tielle qu'elle est Toi jet propre de la définition ;
et qu'il n'y a forme substantielle que pour les
choses dont la notion est une définition, c'est-à-
dire qui ne peuvent pas être regardées comme
des modifications et des accidents.
Ces idées d'Aristote sur la forme substantielle,
une fois livrées aux commentateurs seolastiques.
devinrent pour eux une inépuisable source de dis-
tinctions, de divisions, de classifications de toute
nature, et de solutions pour toutes les questions.
Tantôt on établissait qu'il y a trois sortes de
formes : d'abord l'être lui-même, l'être qui ne
reçoit point l'existence d'une cause supérieure,
et n'est point reçu dans un être inférieur, Dieu ;
en second lieu, les formes qui reçoivent l'être
d'ailleurs, sans être elles-mêmes reçues dans la
matière; c'est-à-dire les intelligences dégagées
de toute concrétion corporelle ; enfin les formes
dépendantes de toute part, qui tiennent l'être
d'une cause inlérieure et sont reçues dans un su-
jet, la matière ; tels sont les accidents et les formes
substantielles déterminant la matière [Collegii
eonimbricensis comment, in secundum librum
de Gêner, et corrupt., Lyon, 1613, p. 78). Tantôt,
après une minutieuse division de la forme, dont
la forme substantielle constituait la quatrième
espèce, on reconnaissait six classes de formes
substantielles : 1° celles de la matière première
ou des éléments ; 2° celles des composés infé-
rieurs, comme les pierres ; 3° celles des composés
plus élevés, des drogues, par exemple; 4° celles
des êtres vivants, les plantes ; 5" celles des êtres
sensibles, les animaux ; 6° enfin, au-dessus de
toutes les autres, la forme substantielle raison-
nable (rutionalis), qui ressemble aux autres en
tant que forme d'un corps, mais qui ne partage
point avec le corps son opération propre qui est
la pensée (Toletus, Comment. inPhysicam Aris-
totelis, Cologne, 1577, p. 56). On verra plus bas
quelle conséquence cet auteur tirait du rang
assigné à cette forme substantielle. D'autres,
avec Cajetaii, ne distinguaient que trois espèces
de formes substantielles : 1" celles qui pénètrent
toute sorte de matière; 2° celles qui animent
l'homme et les animaux les plus élevés : elles ne
résident que dans l'ensemble et se retirent d'un
membre coupé; 3° celles qui animent les plantes
et les animaux inférieurs : elles subsistent dans
la partie connue dans l'ensemble, et des deux
parties d'un individu coupé refont deux individus
(Collegii eonimbricensis comment, de Anima,
Lyon, 1612, p. «2).
Comment se produit le feu? A cette question
Toletus répond (ubi supra, p. 62) : « La forme
substantielle est un principe actif par lequel
le feu, avec la chaleur pour instrument, produit
le feu. » Et plus loin (p. 154) : « Mais le feu ne
provient pas toujours du feu. Dicis : Quare hoc
xta fit? Iiespondco : Il y a la plus grande diffé-
rence entre les formes accidentelles et les sub-
stantielles. C.ir les formes accidentelles ont non-
seulement de la répugnance, mais une répu-
gn ince déterminée, comme le blanc avec le noir;
tand s qu'entre les formes substantielles il y a
bien une certaine répugnance, mais non déter-
minée, parce que la forme substantielle répu-
gne également à quoi que ce soit. De là il suit
que le blanc, forme accidentelle, ne résulte que
du blanc et non du noir, mais que le feu peut
résulter de toutes les formes substantielles ca-
pables de le produire dans l'air, dans l'eau, dans
toute autre chose. » On se rappelle involontaire-
ment les solutions du récipiendaire de Molière,
quand on voit dans ces réponses les formes sub-
stantielles servir à dissimuler l'ignorance des
lois réelles des phénomènes. Il semble cependant
qu'Aristotc avait prévu et voulu prévenir l'usage
auquel on devait réduire sa théorie, lorsque ce
profond penseur terminait ce septième livre,
tout entier consacré à la forme substantielle,
par un chapitre précisément destiné à indiquer
comment on doit procéder à la recherche des
causes des êtres simples et des phénomènes com-
posés. Albert le Grand appuya sur la théorie de
la forme substantielle l'explication qu'il donna
du principe d'individuation. Aristote avait dit
que l'âme des êtres animés en était la forme
substantielle ; saint Thomas, dans son commen-
taire sur le de Anima (Œuvr. compl., Paris,
1660, t. 111, l,e partie, p. 42), établit qu'il est
impossible qu'il y ait en une chose plus d'une
forme substantielle, et de là il conclut la sim-
plicité de l'âme. Cependant ce principe que l'âme
raisonnable est la vraie forme substantielle de
l'homme, trouvait des contradicteurs; l'exposé
et la réfutation de leurs arguments nous ont
été conservés par les Coïmbrois (Comment, de
Anima, in-4, Lyon, 1612, p. 72). Dans ses com-
mentaires déjà cités (p. 56); Toletus, oubliant
sans doute qu'Aristote avait établi que la forme
substantielle est en réalité inséparable de la
matière, regarde l'immortalité de l'âme comme
une conséquence du rang qu'elle occupe dans
la classification citée plus haut. On voit donc
que les formes substantielles se trouvaient mê-
lées à toutes les théories et fournissaient des
solutions à toutes les questions.
Par une conséquence nécessaire pour ces temps
où la métaphysique péripatéticienne était le point
d'appui de la théologie, la question de l'âme
comme forme substantielle du corps de l'homme
avait passé du domaine de la spéculation philo-
sophique dans celui de la théologie. Un religieux
de Bcziers, Pierre-Jean d'Olive deSérignan, ayant
nié que l'àme raisonnable soit la forme substan-
tielle du corps humain, le concile général de
Vienne (1312) examina cette doctrine, la déclara
« erronée et ennemie de la vérité de la foi ca-
tholique, et son auteur hérétique, ainsi que ses
partisans. » En 1325, le pape Jeun XXII joignit
sa propre condamnation à celle du concile, et
alla même jusqu'à sévir contre la mémoire de
l'auteur, en faisant déterrer et brûler ses os. A
la fin du siècle suivant, Sixte IV, sur la récla-
mation des frères mineurs, lit examiner les ou-
vrages de Pierre-Jean d'Olive, et, après avoir
déclaré qu'ils ne contenaient rien d'expressé-
ment contraire à la foi catholique, il justifia la
mémoire de l'auteur. Enfin, cette même doctrine
émut Léon X, qui la fit condamner de nouveau
dans la huitième session du concile de Latran.
Sur le sujet de cet article, après le texte d'A-
ristote (Métaph., liv. VII et VIII), on consultera
avec fruit la quatrième partie de la Synopsis
analijtica doclrinœ peripateticœ de Duval, dans
son édition d'Aristote, de 1639,4 vol. in-f", Paris,
t. IV. p. 23-31; — Ch.-L. Michelet, Examen cri-
tique de lu Métaphysique d'Aristote, in-8, Paris,
1836. p. 164 et suiv., et 287 et suiv. ; — Ravais-
son, bssai sur la Métaphysique d'Aristote, in-8,
Paris, 1837, t. I, p. 14'J et suiv. Voy. PfiaiPATft-
TiciKNNk. (Philosophie). J. 1>. J.
FORM
557
FOUG
FORMEY (Jean-Henri-Saniuel) était né en 17 1 1 ,
à Berlin, d'une famille de réfugiés français, ori-
ginaire de Vitry en Champagne. A vingt ans^ il
était ministre de Brandebourg, et peu d'années
après, il réussit à se faire appeler dans la capi-
tale, où il professa successivement la rhétorique,
puis la philosophie. Il fut compris, dès la forma-
tion de l'Académie des sciences et belles-lettres
de Berlin, sur la liste de ses membres, et il en
devint un des deux secrétaires perpétuels. Si
mort n'eut lieu qu'en 1797 : il était alors le doyen
de l'Académie, correspondant de la princesse
Henriette-Mirie de Prusse, et conseiller privé.
C'était un homme fort délié, actif, et qui ne per-
dit jamais de vue les moyens de pousser sa for-
tune ; il était, de plus, fort laborieux, et il a
immensément écrit sur toutes sortes de sujets.
La longue liste de ses ouvrages, dans Meusel,
n'est pas complète ; aussi faut-il le regarder
comme un polygraphe plus que comme un phi-
losophe. Sa collaboration à la Bibliothèque ger-
manique, de Beausobre, sa Nouvelle Bibliothè-
que germanique, entièrement de lui, et sa Bi-
bliothèque impartiale, qu'il rédigea de 1750 à
1758, en partie sur des documents émanant du
cabinet de Frédéric II, le classent parmi les
écrivains périodiques de son époque. Par ses
Éloges des Académiciens de Berlin et de divers
autres savants (2 vol. in-12, Paris, 1757), aux-
quels il faut joindre une douzaine d'autres Élo-
ges, et par sa France littéraire ou Dictionnaire
des auteurs français vivants (2e éd., Berlin,
1757), recherchée encore aujourd'hui pour les
détails qu'il y fournit sur les écrivains réfugiés,
il a bien mérité de l'histoire littéraire. Il s'est
aussi montré historien, soit en publiant son Be-
cueil de pièces sur les affaires de l'élection du
roi de Pologne (1732 pour 1734), soit en écrivant
une Histoire de la succession de Berg et Juliers.
Nous omettons ses Sermons, ses Traductions
(sauf celle de Salluste le Philosophe), et d'autres
ouvrages encore; mais comme philosophe, il
mérite que nous nous arrêtions sur lui un peu
plus longtemps. Nous le trouvons d'abord au nom-
bre de ceux qui popularisèrent la philosophie de
Wolf, soit en Allemagne, soit à l'étranger : aux
étudiants allemands, en effet, s'adressaient ses
Elemenla philosophiœ, seu Medulla Wolfiana
(in-8, 1746) ; à la France étaient destinés ses six
volumes intitulés : La belle Wolfiennc, avec
deux lettres philosophiques, l'une sur l'immor-
talité de l'âme, l'autre sur l'harmonie prééta-
blie (in-8, la Haye, 1752-1760), et aussi son
Abrégé du droit de la nature et des gens, tiré
du grand ouvrage de Wolf sur cette matière
(3 vol. in-12, Amst., 1758). Un peu plus tard,
nous le voyons figurer dans le discours prélimi-
naire de d'Alembert, comme un des hommes
dont le concours aide à édifier l'Encyclopédie ;
son nom est même cité le premier de tous, et
précède celui de l'abbé Sallier. Il ne faut pas en
conclure que Formey ait jamais été, à propre-
ment parler, au nombre des collaborateurs de ce
gigantesque dictionnaire. En 1758, au plus tard,
il avait fait tenir à d'Alembert un manuscrit
contenant bon nombre d'articles, dont pas un
peut-être ne parut, dans les premières éditions
de V Encyclopédie, tel qu'il l'avait écrit. On peut
dire, puisque la portion de l'Encyclopédie où il
est traité de la métaphysique ne porte nulle
trace de matérialisme, que, dans ce vaste Re-
cueil, le secrétaire de l'Académie de Berlin est,
avec Yvon, l'un des principaux représentants
du spiritualisme. 11 aimait, du reste, beaucoup
a dire qu'il avait de son côté, antérieurement
à Diderot et à d'Alembert, conçu le plan d'un
ouvrage fort analogue à l'Encyclopédie; et il
n'y a rien d'invraisemblable dans cette asser-
tion, si l'on songe que Formey s'était toujours
livré à des études moins profondes que variées.
A partir de 1762, au plus tard, l'opposition de
Formey aux doctrines des philosophes français
du xvine siècle devient flagrante : l'Anti-Émile
(2 vol. in-8, Berlin, 1764) en serait l'expression
frappante, si l'Emile chrétien ne la dépassait en-
core. Dans cet ouvrage composé à la demande
du libraire Néaulme, que les états de Hollande
avaient censuré et failli mettre à l'amende pour
avoir imprimé l'Emile, Formey, tronquant à son
gré Rousseau, ici gardait des quarts de volume
sans altération, là modifiait, dénaturait, rem-
plaçait par des développements diamétralement
contraires tout ce qui lui déplaisait : à la pro-
fession de foi du vicaire savoyard, par exemple,
fut substituée une démonstration de la religion
chrétienne. Ce procédé singulier, qu'il prenait
pour une réfutation, lui attira une vigoureuse
sortie de Rey dans le Journal des savants, et
une note de Rousseau dans l'édition de l'Emile
qui fut publiée à Deux-Ponts. Ses Souvenirs
d'un citoyen (2 vol. in-8, 1789; 2e éd., 1797)
donnèrent lieu de même à une réplique animée
de Ch. Laveaux (Frédéric le Grand, Voltaire,
Bousseau, d'Alembert , etc., vengés contre les
secrétaires perpétuels de l'Académie de Berlin).
On a de plus attribué à Formey la composition
de V Anti-Sans-Souci, ou la folie des nouveaux
philosophes (in-8. Amst., 1761); mais c'est une
erreur : il n'y a dans ce livre que les Béftexions
préliminaires qui appartiennent à Formey. Le
ton haineux et les injures qu'on y trouve sont
loin de lui faire honneur. Le recueil de l'Acadé-
mie de Berlin présente aussi grand nombre de
mémoires ou dissertations de Formey; quelques-
uns de ces opuscules ont été réunis sous le titre
de Mélanges philosophiques (2 vol. in-12, Leyde,
1754) : nous indiquerons notamment les deux
premiers, où il remanie et discute plus à fond
deux des preuves de l'existence de Dieu (celle
qui consiste-dans la relation du contingent et du
nécessaire, et celle qu'on tire des causes finales) ;
l'Essai sur le Sommeil et celui sur les Son-
ges, l'un et l'autre pleins d'excellentes remar-
ques; les morceaux sur la Conscience, sur la
Perfection, sur le Système du vrai bonheur.
Un autre morceau sur les Compensations (mais
qui n'est pas compris dans les Mélanges) peut
avoir été l'origine du fameux système d'Azaïs
Le discours préliminaire qu'il a placé en tète de
son édition de l'Essai sur le beau du P. André,
présente quelques considérations intéressantes
sur un sujet encore trop dédaigne des philoso-
phes pendant le dernier siècle. Enfin il est l'au-
teur d'une Histoire abrégée de la philosophie
(in-12, Amst., 17.0), résumé précis et clair, mais
très-insuffisant, du grand ouvrage de Brucker.
Ce livre, principalement destine à la jeunesse
et aux gens du monde, est, à beaucoup d'égards,
bien au-dessous de l'Histoire critique de la
philosophie, de Deslandes, dont Formey parle
dans son Introduction avec une extrême injus-
tice. La Logique des vraisemblances, qui parut
en 1747, est peut-être la meilleure de ses pro-
ductions. Au total, on le voit, Formey ne fut
jamais un penseur original ; c'est un homme qui
expose avec assez de clarté, qui embrasse beau-
coup et approfondit peu, et c'est surtout un
partisan de Wolf. Bien que de son temps et
sous ses yeux mêmes la face de la philosophie
se renouvelât à la voix de Kant, il s'en tint aux
principes que Wolf avait empruntés à Leibniz.
Val. P.
FOUCHER (Simon), philosophe français de la
fin du xviie siècle. Peu -il résonnes connaissent
FOUG
— 558 —
foui;
de nos jours le nom de Foucher. Ses ouvrages,
imprimés dans l'origine à un petit nombre
d'exemplaires, sont devenus fort rares, et, quand
ils le seraient moins, ils ne trouveraient guère
plus de lecteurs; car ce sont en grande partie
des opuscules de circonstance et de courtes dis-
sertations destinées à un rapide oubli. Cepen-
dant, comme philosophe et comme érudit,
comme adversaire de Malebranche et comme
restaurateur de la philosophie académicienne,
le nom de Foucher n'a pas été sans autorité ni
même sans gloire au xvne siècle, et bien que la
postérité se soit montrée plus sévère à son égard
que ses contemporains, il a sa place marquée
dans le tableau de la philosophie de cette heu-
reuse époque.
Sa vie est peu connue. Il était fils d'un mar-
chand de Dijon, et naquit dans cette ville le
1er mars 1644. Entré assez jeune dans les ordres,
il avait reçu en même temps que la prêtrise le
titre de chanoine honoraire de la Sainte-Cha-
pelle de Dijon; mais, malgré les avantages que
cette position lui présentait, il ne la conserva
que deux ou trois ans. Cédant alors au désir de
s'instruire, il vint à Paris prendre le grade de ba-
chelier de Sorbonne, et peu après il se fixa dans
cette ville, où d'étroites relations avec plusieurs
savants célèbres déjà lui permettaient de dévelop-
per son goût pour l'étude ainsi que ses talents.
Lorsque les cendres de Descartes furent rappor-
tées en France, seize ans après sa mort, Baillet
nous apprend que Foucher, à peine âgé de vingt-
trois ans, avait été chargé par Rohault de pré-
parer un éloge du grand philosophe. Foucher
est mort à Paris le 27 avril 1696.
L'idée à laquelle Foucher a attaché son nom
est le projet, développé dans la plupart de ses
ouvrages, de renouveler la philosophie acadé-
micienne, à peu près comme Juste-Lipse avait
renouvelé le stoïcisme, et Gassendi le système
d'Épicure. Mais sous le nom de philosophie aca-
démicienne Foucher ne comprenait pas les bril-
lantes et sublimes spéculations du chef de l'an-
cienne Académie, ni même les doctrines plu-
tôt négatives que sceptiques de Carnéade et
d'Arcésilas, mais le doute, et particulièrement le
doute à la manière de Socrate et de Cica-on,
c'est-à-dire une sage réserve, née du sentiment
de la faiblesse de l'homme, et consistant à ne
se fier qu'à l'évidence, à ne point agiter de ques-
tions insolubles, à faire l'aveu de son ignorance,
et à discerner les choses que l'on sait de celles
que l'on ne sait pas. Telle est la méthode que
Foucher considérait comme la plus haute ex-
pression du platonisme, et de laquelle il atten-
dait le redressement de la plupart de nos erreurs
et la fin des disputes stériles. Celte manière
d'entendre Platon n'est certainement pas la plus
fidèle ; mais, abstraction faite de l'inexactitude
du point de vue historique, la pensée première
de Foucher, s'il ne l'avait pas exagérée, pouvait
être utilement admise, même après Descartes et
Bacon. Il est, du reste, curieux d'observer en
quels termes ce partisan du doute méthodique,
qui devait finir par l'idéalisme, parle de l'évi-
dence des vérités première tés, « il ne
les a point Faites, dit-il [Dissertation sur la
recherche de la oerilé} p. 75), ni les académi-
in- les ont point inventées : elles sont écri-
tes et imprimées dans tous les esprits^ ce sont
aul ni de rayons de qui
i e. tous les hommes et luil in ei sammi al
le fond de leui u ige
saire qu'ils en ■ tssez
pour eus : bscu Non-i eule-
mciit Foucher reconnaît des vérités premii
il admet encore, sur la foi de la conscience et
du raisonnement, la spiritualité de l'âme, son
immortalité, et l'existence de Dieu, ainsi que
son unité et sa providence, c'est-à-dire les dog-
mes les plus essentiels qui se trouvent ainsi
placés en dehors des atteintes du doute, sous la
sauvegarde de la raison et de la philosophie. Ce-
pendant il est une classe de vérités que Foucher
ne peut se décider à admettre, ce sont les vé-
rités sensibles, c'est l'existence des corps. En ef-
fet, comment connaissons-nous les corps? Nous
ne les connaissons et nous ne pouvons les con-
naître, de l'aveu de tous les philosophes, que
par le moyen de nos idées et sous la condition
qu'elles les représentent. Or. une idée ne peut
ressembler à un objet matériel, puisqu'elle est
d'une nature différente ; et quand elle y ressem-
blerait, nous ne le saurions pas, dépourvus que
nous sommes de tout moyen de comparer l'ori-
ginal avec la copie. Nous devons donc nous abs-
tenir de juger, et croire, à l'exemple des anciens
sceptiques, que toutes les choses du dehors sont
incompréhensibles. Si Foucher avait su se déga-
ger entièrement des préjugés d'école et rester fi-
dèle aux maximes établies par lui-même, il aurait
été amené, comme le fut Reid, par cette argu-
mentation irrésistible, à repousser la théorie des
idées, sans contester la réalité des corps; mais,
malgré la ferme volonté de faire au scepticisme
sa part, il se laissa entraîner sur cette pente dan-
gereuse qui conduit de la réserve au doute, et
du doute à l'idéalisme.
La méthode et les doctrines de Foucher étaient
trop ouvertement opposées à celles de Malebran-
che pour qu'il ne saisît pas l'occasion de les
combattre. Cependant, malgré l'attention qu'elle
excita au XVIIe siècle, la polémique entre ces
deux philosophes ne porta, en général, que sur
des points d'un intérêt très-secondaire, et les
grandes questions y furent un peu laissées dans
l'ombre. Foucher releva minutieusement, dans
la Recherche de la vérité, sept suppositions dé-
nuées de preuves et sept assertions contestables,
dont la dernière est l'hypothèse de la vision en
Dieu. 11 avoue que cette hypothèse ne fait pas
moins d'honneur au jugement qu'à la piété de
Malebranche, qui a vu, dit-il [Critique de la
Recherche, etc., p. 115), que ces manières selon
lesquelles on croit ordinairement que nous con-
naissons les choses hors de nous ne sont point
évidentes; mais il se plaint qu'elle ait un caractère
l ri ip théologique, et qu'elle confonde les domaines
séparés de la loi et de la raison. Il soutient en
outre qu'elle est insuffisante pour deux motifs:
le premier, c'est qu'il est aussi difficile d'enten-
dre comment Dieu, être infiniment plus simple
et plus immatériel que nuus-mémes, est en rap-
avec la matière, el comment ses idées la
lui représentent, que d'expliquer la perception
des objets extérieurs par l'âme ; le second, c'est
que les idées qui sont en Dieu, précisément
parce qu'elles sont en lui et non en nous, ne
servent de rien à notre connaissance, à moins
qu'elles ne ml dans l'âme d'autres
■ qui soient ■ S manières d'être.
objections, • sous une forme
t ni de force, ni d'o-
riginalité : é de la valeur à cer-
s parties «il cules de Foucher contre
Malebran lie. qu utqi
s de toute iui-
ii x de 1 historien de la philoso-
phie.
Foucher se platt à insister sur les avant
que sa doctrine offre à la religion; c'est, à l'en
croire, la manière de phil plus utile
pour éviter les hérésies et pour entretenir la paix
FOUG
— 559 —
FRAN
4ans les États des princes chrétiens ; c'est aussi
la plus conforme aux sentiments des Pères de
l'Église, et en particulier de saint Augustin et
de Lactance, qui ont entrepris de faire voir par
leurs ouvrages que la sagesse humaine consiste
dans des lumières mêlées de ténèbres, sorte de
milieu entre le savoir et l'ignorance (Disserta-
tion, etc., p. 3 et suiv.). On serait porté à con-
clure de là que le scepticisme n'a été pour
l'abbé Foucher, comme il le fut pour l'évêque
d'Avranches, Daniel Huet, qu'une feinte et un
jeu, une arme de guerre contre la raison et la
philosophie au profit de la foi et de la théologie.
Nous croyons que cette conclusion serait peu
fondée. Foucher nous paraît avoir été très-sin-
cère dans son doute. S'il s'étend avec complai-
sance sur les avantages du scepticisme, c'est évi-
demment pour calmer les scrupules de ses ad-
versaires, et peut-être les siens propres ; c'est
afin de concilier sa foi religieuse avec sa foi
philosophique, et de rester chrétien sans cesser
d'être académicien. Ajoutons qu'il n'a pas poussé
le doute à ses dernières extrémités, comme l'é-
vêque d'Avranches. Son bon sens naturel, déve-
loppé par l'étude assidue de Descartes, se révol-
tait à l'idée de méconnaître la lumière de l'évi-
dence, et nous avons vu qu'il ne conteste pas
à l'esprit humain le pouvoir de démontrer la
spiritualité de l'âme, l'existence et les attributs
de Dieu. Ceux qui entreprennent de décourager
l'homme, afin de le ramener par le désespoir au
joug de l'autorité, ne reconnaissent pas ordinai-
rement à la raison une portée aussi haute, ni
une telle fécondité.
Voici la liste à peu près exacte, non pas de
tous les ouvrages de l'abbé Foucher, mais de
ceux qui sont relatifs à la philosophie : nous
l'empruntons à la Bibliothèque des auteurs de
Bourgogne, de Papillon, in-f°, Dijon, 1745, t. I,
p. 122 et suiv. ; Dissertation sur la recherche de
la vérité, ou sur la philosophie des académi-
ciens, où Von réfute les préjugés des dogmatis-
tes tant anciens que nouveaux, avec un exa-
men particulier des sentiments de M. Descartes,
in-12, Paris, sans nom d'imprimeur et sans
date ; mais il paraît, d'après une note de la pre-
mière page, que cette dissertation remonte à
l'année 1673 ; — Critique de la Becherche de la
vérité, où Von examine en même temps une
partie des principes de M. Descartes, in-12, Pa-
ris, 1675 (cette même année parut une Critique
de cette critique, attribuée à dom Robert Des-
gabetz, bénédictin) ; — Béponse pour la Criti-
que à la Préface du second volume de la Be-
cherche de la vérité, in-12, Paris, 1676; in-12,
ib., 1679 ; — de la Sagesse des anciens, où Von
fait voir que les principales maximes de leur
morale ne sont pas contraires au christia-
nisme^ in-12, Paris, 1682; ib., 1683 : — Bépoiise
à la Critique de la Critique de la Becherche de
la vérité, in-12, Paris; 1679 ; — Dissertation sur
la Becherche de la vérité, contenant Vapologie
des académiciens, où Von fait voir que leur
manière de philosopher est la plus utile pour
la religion et la plus conforme au bon sens,
pour servir de réponse à la Critique de la Cri-
tique, etc., avec plusieurs remarques sur les
erreurs des sens et sur Vorigine de la philoso-
phie de M. Descartes, in-12, Paris, 1687. Une
nouvelle édition parut en 1690, accompagnée
d'une Histoire des académiciens. Foucher y joi-
gnit deux ans plus tard une troisième partie, et
une quatrième en 1693. Tous ces opuscules fu-
rent alors réunis sous le titre de Dissertations
sur la Becherche de la vérité, contenant l'his-
toire et les principes de la philosophie des aca-
démiciens, avec plusieurs réflexions sur les
sentiments de M. Descartes, in-12, Paris, 1693;
— Lettre à M. Lanlin, conseiller au parlement
de Bourgogne, sur la question si Camcade a
été 'contemporain d'Epicure. Elle a été impri-
mée dans le Journal des savants de 1691 ; —
Deux lettres à Leibniz, publiées par Dutens
dans le recueil de ses Œuvres, t. II, p. 102 et
240; — Dialogue entre Empiriastre et Philalc-
the, in-12, sans nom d'imprimeur ni de ville. On
n'a imprimé que 360 pages de cet ouvrage resté
incomplet. C. J.
FOURIER, voy. Société, Socialisme.
FRANÇAISE (Philosophie). Du fonds com-
mun de la ptiilosophie scolastique commencent
à se détacher, au xvr3 siècle, toutes les philoso-
phies nationales de l'Europe moderne. Déjà dans
Ramus se manifeste l'esprit qui bientôt doit ca-
ractériser la philosophie française. En effet,
quel a été le but de l'entreprise si éclatante et
si audacieuse de Ramus? Affranchir à jamais la
philosophie non-seulement de l'autorité d'Aris-
tote, mais de toute autre autorité, sauf celle de
la raison, la mettre à la portée du plus grand
nombre d'intelligences, la faire sortir de la théo-
rie pure pour entrer dans les applications et
dans la pratique. C'est pourquoi dans ses écrits
et dans ses leçons il dépouille toutes les vieilles
formes de la philosophie scolastique, pour y
substituer des formes littéraires et oratoires ;
c'est pourquoi il accompagne toujours d'applica-
tions et d'exemples ses préceptes de logique,
nouveautés qui font scandale dans la vieille
université de Paris. Enfin Ramus, en introdui-
sant l'usage de la langue commune à la place
de la langue latine dans les ouvrages de philo-
sophie, a le premier renversé cette barrière in-
franchissable d'une langue étrangère, qui fer-
mait au grand nombre l'accès des questions
philosophiques. Plus de cinquante ans avant
l'auteur du Discours de la Méthode, il avait
publié en français un traité de dialectique. Ainsi,
brillant et malheureux précurseur de Descartes,
il inaugura avec éclat la philosophie française
au milieu du xvi8 siècle, et au sein même de
l'université de Paris. Mais il devait payer cet
honneur de sa vie ; et le jour de la Saint-Bar-
thélémy, Ramus périt victime des haines philo-
sophiques et religieuses accumulées contre lui.
A la même époque l'Italie, plus encore que la
France, produisait de hardis novateurs en phi-
losophie. Parmi eux, il en est qui ont passe en
France une partie de leur vie, et qui, sans nul
doute, ont contribué par leur influence au mou-
vement philosophique, d'où devait sortir la phi-
losophie française du xvne siècle. Tels furent
Giordano Bruno, qui enseigna et qui eut des dis-
ciples à Paris ; Vanini, qui passa en France une
grande partie de sa vie errante, et expia à Tou-
louse, par une mort plus cruelle encore que
celle de Ramus , la témérité de ses opinions
philosophiques et religieuses; tel fut aussi Cani-
panella, qui, échappé après les plus cruelles tor-
tures des cachots des Espagnols et des inquisi-
teurs, vint achever paisiblement en France sa
vie orageuse, sous la protection du cardinal
Richelieu. Avec des formes moins scientifiques,
Rabelais, Montaigne et Charron, animés de ce
môme esprit de critique et d'indépendance, qui
de tout côté se faisait jour, contribuèrent aussi
à discréditer, en les couvrant de ridicule, l'es-
prit et les formes de la philosophie scolastique.
Il ne faut pas oublier Gassendi, à la l'ois pré-
décesseur et contemporain de Descartes. Dans
ses Exercitationes paradoxicœ adversus Aris-
totelem, Gassendi porta le dernier coup à l'au-
torité d'Aristote , et à la vieille philosophie
scolastique vainement défendue par les arrêta
FRAN
— 560 —
FRAN
des parlements et de la Sorbonne; le premier
peut-être, avec Descartes, il donna chez nous
l'exemple d'une discussion philosophique élé-
gante, claire et précise.
Mais, si les libres penseurs du xvi" siècle
ont commencé, au péril de leur vie, cette révo-
lution du sein de laquelle devait sortir la philo-
sophie française, ils n'ont pas eu la gloire de
l'achever. Cette gloire appartient à Descartes.
Sortie du sein des ruines de la philosophie
scolastique,vers la fin du xvie siècle, arrosée et
fécondée par le sang de quelques généreux
martyrs de l'indépendance de la raison, défi-
nitivement fondée par Descartes, la philosophie
française nous présente d ans son histoire trois
grandes révolutions, si l'on compte celle qui
lui donna naissance. A partir du milieu du
xvue siècle, jusque vers le milieu du xvnie, la
philosophie de Descartes règne seule en France.
Elle subjuge toutes les grandes intelligences
de l'époque ; elle suscite Malebranche et Spi-
noza, elle influe puissamment sur Locke et sur
Leibniz. Non-seulement elle marque de son
empreinte toute la philosophie, mais toute la
science et toute la littérature du grand siècle.
Ni dans les temps anciens, ni dans les temps
modernes, une autre école ne s'est produite
avec de plus grandes et de plus glorieuses des-
tinées. Cependant, au xviir siècle, une vive
réaction s'opère dans les esprits, et le cartésia-
nisme à son tour succombe. Comment est tombée
cette grande philosophie si remplie de vérités
fortes et fécondes? Comment surtout est-elle
tombée sous les coups d'une métaphysique moins
vraie et moins profonde? Le cartésianisme triom-
phant se discrédita bientôt par les prétentions
et l'arrogance de certains disciples qui, dans leur
enthousiasme pour le génie de Descartes, ju-
raient déjà sur la parole du nouveau maître,
et semblaient vouloir le faire succéder à l'in-
faillibilité d'Aristote. Aussi arriva-t-il que les
adversaires du cartésianisme parurent au xvme s.
faire une protestation nouvelle en faveur de
l'indépendance de l'esprit humain. Le cartésia-
nisme se perdit encore, par un certain dédain
pour l'expérience, à un temps où l'expérience
était de toute part mise en honneur et consacrée
par de grandes découvertes dans toutes les bran-
ches des sciences physiques et naturelles. Mais
il se compromit encore davantage par la faus-
seté et la témérité de quelques-unes de ses
hypothèses soit physiques, suit métaphysiques.
Il eut le tort de repousser l'hypothèse de l'at-
traction de Newton, de s'attacher avec opiniâ-
treté à l'hypothèse des tourbillons, dont le bril-
lant interprète de Locke et de Newton en France,
Voltaire, avait mis en lumière les côtés faibles
dans ses éléments de physique. Le cartésianisme
en était donc venu au point de sembler vouloir
à son tour immobiliser la science, en même
temps que la société elle-même, par le soin
lequel il s'ahstenait, à l'exemple de son
maître, de toute spécu'ation sur l'ordre social et
politique. Telles sont les causes principales qui
enlevèrent la vogue au cartésianisme, et firent
pter au xviii" siècle, des mains de Voltaire,
un système placé après coup sous le patronage
de Bacon, le philosophe de l'expérience, et re-
connu,mm par le nom de Locke, son auteur,
défenseur intrépide de ta liberté religieuse et
politique de l'Angleterre.
La métaphysique de Locke et de Condillac
eal inférieure i la métaphysique de
1 1 icai t< i el de M débranche. On connail les
entaui de i ie du
xvur sii de. Elle prétend faire dériver toutes nos
Ile rejette toutes
ies idées innées, particulièrement l'idée de l'in-
fini, sur laquelle Descartes avait si fortement
fondé la preuve de l'existence de Dieu. Mais,
d'un autre côté, elle se recommandait à la plu-
part des esprits, en proclamant le règne de l'ob-
servation, en soutenant l'attraction de Newton
contre les tourhillons de Descartes, enfin en liant
sa cause à celle des réformes sociales et politi-
ques, en prêchant la tolérance, la liberté, l'éga-
lité. A la différence du cartésianisme, elle ne
considérait pas seulement l'homme en lui-même,
mais aussi l'homme en société; elle se préoc-
cupait du droit naturel et politique ; elle s'ef-
forçait de faire pénétrer dans l'orgmisation so-
ciale les principes de la justice et de la raison;
elle déclarait la guerre à la superstition et au
despotisme. C'est par là qu'en dépit de la fai-
blesse et de la fausseté de quelques-uns de ses
principes métaphysiques, elle triompha de la
philosophie du xvir siècle. Sa domination fut à
peu près aussi longue et aussi absolue que celle
du cartésianisme.
A son tour elle succomba dans les premières
années du xixe siècle. Elle fut condamnée sans
appel le jour où elle fut examinée et jugée en
elle-même, dans sa métaphysique, abstraction
faite de sa lutte généreuse contre l'intolérance,
la superstition et le despotisme. Or, ce jour ar-
riva lorsque, la grande cause qu'elle avait dé-
fendue ayant triomphé, et la révolution étant
terminée, rien ne s'opposait plus à un examen
impartial et approfondi de ses doctrines méta-
physiques. La réaction fut commencée par
MM. Maine de Biran et Laromiguière, qui re-
mirent en lumière l'activité essentielle de l'âme,
niée ou du moins méconnue par la plupart des
métaphysiciens du xvme siècle, et surtout par
Condillac. Elle fut continuée et développée avec
plus d'autorité par M. Royer-Collard qui, s'aidant
de la philosophie écossaise, renversa le fameux
principe, que toutes nos idées viennent des sens.
Enfin, avec bien plus de force et d'éclat, et en
revenant aux principes fondamentaux du carté-
sianisme, M. Cousin acheva cette nouvelle révo-
lution philosophique. Il approfondit les carac-
tères et l'origine des idées absolues ; comme
Malebranche, il les rapporta à une raison imper-
sonnelle et divine de laquelle participent tous
les êtres raisonnables. Ainsi il reconstitua une
philosophie nouvelle qui prit le nom d'éclectisme,
pour marquer qu'elle aspirait à comprendre en
une même synthèse tous les éléments de la na-
ture humaine, séparés ou mutilés par des systè-
mes plus ou moins exclusifs. A la même époque,
et avec un certain retentissement , parurent
d'autres réformateurs en philosophie ; nous ne
contestons ni leur talent, ni leur influence dans
un cercle plus ou moins étroit; nous pensons
qu'ils méritent une place dans une histoire gé-
nérale de la philosophie française. Mais les uns
niaient la raison, c'est-à-dire le principe même
de toute philosophie, pour lui substituer l'auto-
rité et la révélation ; les autres s'occupaient plu-
tôt d'une nouvelle organisation sociale que de
métaphysique proprement dite, et d'ailleurs, en
métaphysique, ils étaient plutôt les continua-
teurs que les adversaires de la philosophie du
xviu" siècle. Nous n'éprouvons donc aucun scru-
pule à appeler plus spé laminent philosophie
française, le mouvement philosophique connu
sais le nom d'éi Avec la meilleure foi
du monde, nous chercha us vainomenl une autre
qui, suit p ir s. ses prin-
cipes, soit par son influence, puisse plus le.
moment prétendre à ce titre. Nous invoquons ici
en notre laveur l'impartial tém de tout
le monde savant. En Allemagne, en Angleterre,
FRAN
561 —
FRA
en Italie, qu'appelle-t-on philosophie française,
que critique-t-on comme la philosophie fran-
çaise, si ce n'est l'éclectisme?
Telles sont les trois grandes phases parcou-
rues par la philosophie française depuis le com-
mencement du xvni" siècle jusqu'à nos jours.
Chacune de ces phases présente des différences
profondes que nous venons de signaler rapide-
ment. Mais, au milieu de ces différences, il y a
des ressemblances qui constituent l'unité et l'es-
prit commun de la philosophie française. Quelles
sont ces ressemblances, c'est-à-dire quels sont
les caractères généraux qui distinguent la phi-
losophie française entre toutes les philosophies
de l'Europe moderne, quelle est si physionomie
propre, quel est l'esprit particulier qui l'anime?
Il faut chercher la réponse à cette question dans
l'examen de ce qu'il y a de plus général dans sa
méthode et dans ses principes.
Une foi ferme et inébranlable dans l'autorité
et la souveraineté de la raison, voilà quel est, à
ce qu'il nous semble, le premier et le plus géné-
ral caractère de la méthode adoptée par la phi-
losophie française. Après avoir mis à l'écart,
comme dans une arche sainte, à l'exemple de
Descartes son maître, toutes les vérités révélées,
le xvue siècle, dans le domaine de la pure philo-
sophie, est tout aussi ferme sur ce point fonda-
mental, que le xviue siècle lui-même ou le xixe.
Tous les cartésiens placent également dans l'évi-
dence l'unique critérium de la vérité. En matière
de philosophie, Bossuet, tout autant que Vol-
taire, soutient la souveraineté de la raison. C'est
l'autorité et la tradition qu'il faut suivre dans
l'ordre de la foi, et la seule raison dans l'ordre
de la science, voilà ce que répètent à chaque
page Pascal, Arnauld, Malebranche, Fénelon et
Bossuet. Aussi, ni le xvue ni le xvme siècle ne
nous présentent le triste spectacle de philosophes
cherchant la vérité philosophique ailleurs que
dans la raison, soit dans la révélation ou la tra-
dition, soit dans l'inspiration et l'extase. Ces dé-
plorables erreurs étaient réservées à notre temps.
Il est vrai que l'école théologique, représentée
par MM. de Maistre et de Bonald, n'a été qu'un
accident qui n'a pas laissé après lui de traces
profondes, et qui n'a pas altéré le caractère gé-
néral de notre esprit philosophique. Cette foi si
ferme en l'autorité de la raison, a préservé la
philosophie française des écarts du scepticisme
non moins que du mysticisme. Il est remarqua-
ble combien le scepticisme, à partir du xvie siè-
cle, tient peu de place dans son histoire. Si
l'on y trouve quelques philosophes sceptiques ,
ils ne sont qu'au second ou au troisième rang.
C'est à l'Angleterre et à l'Allemagne qu'ap-
partiennent les grands sceptiques des temps
modernes. Il en est de même du mysticisme,
qui a aussi sa source dans une défiance des
forces et de la légitimité de la raison. Le rôle du
mysticisme est à peu près nul dans la philoso-
phie française du xvne et du xvme siècle. Sou-
vent on a accusé de mysticisme Fénelon, l'ami
de Mme Guy on. On peut découvrir peut-être
cette tendance dans quelques-unes de ses maxi-
mes de piété, mais non dans sa philosophie, qui
est celle de Descartes. Voilà donc un premier
caractère général de la méthode qui se retrouve
identique dans toutes les phases de la philosophie
française.
Un autre caractère non moins général de notre
méthode philosophique, en dépit de quelques
essais récents d'ortologisme, est d'aller du connu
à l'inconnu, de s'appuyer sur l'expérience, c'est-à-
dire de prendre l'âme humaine, non pas pour le
terme et la mesure, mais pour le point de dé-
part de toutes les spéculations sur la nature de
_ DICT. PHILOS.
Dieu et sur la nature des êtres. Quelle réalité
connaissons-nous immédiatement dans l'intimité
de sa nature et non pas seulement par voie d'in-
duction et d'hypothèse? Nulle autre, si ce n'est
notre réalité propre, si ce n'est nous-mêmes. Où
pouvons-nous puiser une idée légitime de la na-
ture de la substance, de la nature de Dieu et de
ses attributs? Nulle part ailleurs qu'au dedans
de nous-mêmes et dans le sentiment immédiat
que nous avons de notre causalité, de notre
amour, de notre liberté, de notre intelligence.
La philosophie française, en général, a toujours
eu plus ou moins conscience de cette vérité, el
toujours suivi cette méthode. Elle ne se place
pas de prime abord au sein de l'absolu pour en
déduire a priori les êtres contingents en général
et l'homme en particulier; elle prend, au con-
traire, son point d'appui dans l'âme humaine et
dans la conscience, d'où elle cherche à s'élever
jusqu'aux sommets de la métaphysique ou de
l'ontologie Sans doute, l'absolu, l'infini nous
sont déjà donnés en même temps que le contin-
gent et le fini au sein du premier fait de con-
science. Le cartésianisme ne s'y est pas trompé;
mais il a également reconnu que pour détermi-
ner les attributs de l'infini, il fallait procéder
par une induction, dont le fondement nécessaire
était la connaissance de la nature et des facultés
de l'âme humaine. Telle est la voie indiquée par
Descartes. Je pense, donc je suis; voilà la vé-
rité première qu'il place à la base de toutes les
autres. Or, cette vérité est celle de notre pro-
pre existence, immédiatement attestée par la
conscience. Depuis Descartes, tel a été le point
de départ de tous les philosophes français, avec
cette différence que les uns ont été au delà,
et que les autres y sont demeurés enfermés.
On trouve dans Spinoza une exception à cette
règle générale; mais on n'en trouve pas dans
le cartésianisme français, et encore moins dans
la philosophie du xvnr3 siècle.
Non-seulement les philosophes français ont été
à peu près unanimes à prendre pour point de
départ l'étude plus ou moins approfondie de
l'âme humaine, mais ils sont à peu près égale-
ment unanimes à lui appliquer les mêmes pro-
cédés et la même méthode. Cette méthode est la
méthode psychologique tout entière exprimée
dans ce précepte : Rien n'appartient à l'âme que
ce que la conscience et la réflexion nous décou-
vrent; tout ce que les sens nous attestent, tout
ce que l'imagination reproduit, appartient exclu-
sivement au corps et non à l'âme. Descartes,
dans ses Méditations, a donné à la fois le pré-
cepte et l'exemple de cette méthode. Après lui,
avec plus ou moins d'exactitude et de profon-
deur, elle a été suivie, soit par les philosophes
du xvne siècle, soit par les philosophes du xvnr3.
En effet, sauf le degré d'exactitude et de pro-
fondeur, l'auteur de l' Essai sur V entendement
humain suit la même méthode que l'auteur des
Méditations. A son tour, Condillac fait profes-
sion de la suivre, soit qu'il l'ait empruntée à
Locke, soit qu'il l'ait empruntée à Descartes. La
diversité des résultats obtenus par les uns et
par les autres s'explique parfaitement par la
seule diversité des applications d'une même
méthode. En l'appliquant avec plus de force et
de profondeur, l'éclectisme a retrouvé dans la
conscience ce qu'y avait découvert le génie de
Descartes et de Malebranche.
Prenant ainsi son point de départ dans le
sentiment immédiat de notre propre réalité, la
philosophie française s'est préservée du pan-
théisme, comme par sa foi dans l'autorité de la
raison, elle s'est préservée du scepticisme et du
mysticisme. En effet, quand on pdrt d'abord de
36
FRAN
— 562 —
F1UN
la conscience de notre réalite et de notre cau-
salité propre pour arriver ensuite à concevoir la
nature du monde et de Dieu, on est peu disposé
à sacrifier cette réalité à quelque hypothèse on-
tologique plus ou moins spécieuse. Certains prin-
cipes de la métaphysique de Descartes pouvaient
peut-être ahoutir à cette conséquence; mais
Descartes et Malebranche, mais le cartésianisme
irançais tout entier ont su résister à cette ten-
dance, et se retenir sur la pente glissante de
ces principes. Ainsi, grâce à sa méthode, la phi-
losophie française s'est en général préservée de
ces grandes erreurs qui discréditent la philo-
sophie en la mettant en contradiction directe
avec les croyances du sens commun. iNul doute
qu'elle ne doive en grande partie à sa sagesse
l'influence profonde qu'elle a exercée sur les
destinées sociales et politiques de la France et
même de l'Europe tout entière.
En outre, la méthode propre à la philosophie
française se distingue par un caractère extérieur
qu'il importe de signaler. Ce caractère extérieur
est une admirable clarté par laquelle elle frappe
tous les yeux, et s'adresse à toutes les intelli-
gences. A la différence des philosophes d'autres
contrées, qui, dans leur langue et leurs formules
obscures et bizarres, semblent ne vouloir faire
que des monologues avec eux-mêmes, et s'effor-
cer d'être inintelligibles à tous les autres, les
philosophes français parlent une langue intel-
ligible à tout le monde, et font tous leurs efforts
pour donner une forme populaire à leur mé-
thode et à leurs doctrines. Déjà nous avons si-
gnalé cette tendance dans Ramus ; elle a été en-
core bien plus évidente et plus efficace dans Des-
cartes. Pourquoi Descartes a-t-il écrit en français
le Discours de la Méthode? Il dit lui-même que
c'est pour s'adresser à tous les hommes de bon
sens, et non pas seulement aux pédants nourris
de grec et de latin. Il voulait, raconte son histo-
rien Baillet, être compris des enfants et des
femmes. On a trouvé dans ses papiers, après sa
mort, le commencement d'un dialogue dans le-
quel, sous une forme toute populaire, il exposait
les principes du Discours de la Méthode et des
Méditations. Pour la forme comme pour le fond,
la philosophie du xvne siècle a subi l'influence
de Descartes. La clarté du maître se retrouve
dans les disciples, et jusque dans les plus hautes
il .-t lions de Malebranche et de Fénelon sur
la raison éternelle et sur l'infini. Cette même
tendance et ce même caractère se retrouvent à
un plus haut degré dans les philosophes du
xviir siècle. La langue de Voltaire est encore
plus claire que celle de Descartes, et la philoso-
phie du xviii' siècle a fait encore plus d'efforts
pour introduire ses principes dans toutes les in-
telligences. Depuis le pur traité de métaphysique
jusqu'au roman et au conte, il n'est point de
forme dont elle ne se soit revêtue pour se rendre
accessible à
Cette clarté d'exposition ne dérive pas seule-
ment du cm ipre de la langue française,
mais aussi de l'idée que les philosophes français
se sont généralement faite du but de la philoso-
phie. Ce ne sonl ilitaires contemplatifs
se livrant à leurs spéculai taphysiques
sans aucun souci de leur influence au dehors et
de leurs conséquent : ils ne conçoi-
vent pas la phil ce sté-
rile Bans rapport aui nde. Des-
cartes, de môme que ira de
néthode, assigne à la philosophie un but
pratique, il exphqu
ut méconnu, par celle excellente
v.nit l'apparenti des principes de la
métaphysique par lesquels il faut nécessaire-
ment passer avant d'arriver aux conséquences.
La philosophie du xviiie siècle a été encore plus
loin dans cette voie, et s'est peut-être plus
préoccupée de la pratique que de la théorie,
des applications que des principes. Avant tout,
elle a eu pour but de détruire les croyances
vieillies du passé, de faire triompher la tolé-
rance, la liberté, les droits sacrés de l'humanité.
Il semble même que souvent, au lieu de consi-
dérer la vérité des principes en eux-mêmes,
elle ne les ait adoptés que comme des armes
plus ou moins redoutables contre les adversai-
res de l'esprit nouveau. De là les erreurs, les
inconséquences, les contradictions que chacun
peut si facilement découvrir et reprendre en
elle, et pour lesquelles sera indulgent quiconque
tiendra compte des immenses services qu'elle a
rendus à la cause de l'humanité.
Quelle que soit la diversité dans les applica-
tions de cette méthode commune, cependant elle
a nécessairement produit quelques résultats gé-
néraux au sein de la philosophie française. Il eh
est un d'abord qui dérive tout naturellement de
la méthode psychologique, à savoir le spiritua-
lisme, c'est-à-dire la distinction du principe pen-
sant et du principe corporel. Maigre l'opposition
de Gassendi et de sa petite école, la prédomi-
nance du spiritualisme est évidente dans toute la
philosophie du xvne siècle. Elle n'est pas moins
évidente, malgré certains physiologistes, dans
la philosophie de notre époque ; où elle pa-
raît contestable, c'est dans la philosophie du
xvme siècle, dont l'idée, pour un grand nombre
d'esprits, est étroitement associée aux doctri-
nes d'Helvétius, de Lamettrie et du baron
d'Holbach. Mais ces matérialistes ne sont que des
enfants perdus de la philosophie du xvni" siècle;
ils n'en sont ni les chefs ni les représentants. On
sait qu'ils ont été hautement désavoués et sévè-
rement blâmés par Voltaire et par Rousseau :
or, Voltaire et Rousseau ne sont-ils donc pas les
chefs des libres penseurs du xvine siècle? Con-
dillac, qui a dit que nous ne sortions jamais de
notre pensée, soit que nous nous élevions vers
les cieux, soit que nous descendions dans les
abîmes, incline plutôt à l'idéalisme qu'au maté-
rialisme; or, Condillac n'a-t-il pas été le méta-
physicien par excellence du xvm" siècle? En gé-
néral, jusqu'à présent, on s'est beaucoup trop
attaché à marquer par où la philosophie du
xvme siècle diffère de la philosophie du xvnc, et
pas assez par où elle s'y rattache. Nous allons en
donner une preuve nouvelle, dans les considéra-
tions suivantes, sur un autre point de doctrine
commun à toute la philosophie française.
Ce point commun de doctrine est la croyance
en une raison universelle, lumière qui éclaire
tous les hommes, principe d'une justice et
d'une morale universelle et absolue, principe
de devoirs absolus et de droits imprescriptibles
pour tous les êtres raisonnables. Cette doctrine
appartient non-seulement à la philosophie du
xvn° et du XIXe siècle, mais aussi à celle du
xvin*. Une telle assertion, plus encore
que la précédente, paraîtra étrange à ceux qui
sont accoutumés à voir la philosophie du v
siècle tout entière dans cette maxime, que to
ent des sens. Cependant il est. I -
cilc de. la justifier, et de montrer encore ici le
lien qui rattache le xviii" siècle au xvir.
Descartes avait reconnu l'existence de cette
raison universelle dans ce qifil appelle les idées
particulièrement dans l'idée de l'in-
fini, il a fondé 1 1 preuve de l\
tence de Dieu. Mais il n'avait fait aucune appli-
cation de cette raison universelle soil à l'ordre
FRAN
— 563
FRAN
social, soit même à la morale pure. A ce point
de vue Malebranche l'emporte sur son maître
Descartes. Non-seulement, au point de vue mé-
taphysique, il a beaucoup plus approfondi la na-
ture de cette raison universelle, mais encore
il en a déduit les principes absolus de la jus-
tice, et il a fondé sur ces principes la morale
tout entière. Il ne se borne pas même entière-
ment à la morale pure : déjà il en fait quelques
applications au droit social et politique. C'est
ainsi qu'il définit admirablement le souverain,
le vicaire de la raison. Bossuet, et surtout Fé-
nelon, ont en ce point suivi les traces de Male-
branche plutôt que celles de Descartes. Comme
Malebranche , ils admettent une raison univer-
selle et divine éclairant toutes les intelligen-
ces ; comme lui, ils en déduisent une morale, ils
posent sur le même fondement des maximes
absolues de justice. On voit dans tous les ou-
vrages de Fénelon, et principalement dans le
Télémaque, une tendance marquée à faire une
application de ces maximes à l'organisation
sociale et politique. Considéré sous ce point de
vue, Fénelon forme, pour ainsi dire, la transition
entre les philosophes du xvne et les philosophes
du xvme siècle. Ainsi, en général, les philoso-
phes du xvnc siècle avaient considéré la raison
universelle en elle-même, et dans son applica-
tion à la morale pure ; mais non ses applications
à l'organisation sociale et politique. Or, telle fut
la mission accomplie d'une manière éclatante
par le xvine siècle. Mais les philosophes du
xviiie siècle ne sont-ils pas unanimes à rejeter
bien loin les idées innées, les idées naturelles,
absolues, à proclamer que toutes les idées, sans
exception, viennent des sens? ne sont-ils pas
unanimes à nier l'existence d'une raison uni-
verselle et toutes les vérités nécessaires, soit
pour la spéculation, soit pour la pratique ? 11 est
vrai que tel est leur langage; il est vrai que la
négation de tous les principes absolus de justice
et de droit est contenue implicitement dans la
fausse hypothèse sur l'origine de nos connais-
sances, généralement adoptée et opiniâtrement
ii due par la philosophie de cette période.
C'est en quoi consiste leur erreur : mais, s'ils
nient théoriquement la raison universelle et
les principes absolus, en revanche ils les admet-
tent, ils les invoquent dans la pratique, quand
il s'agit de morale, de justice et de politique.
Partout on dit et on répète que Voltaire est
un disciple aveugle de Locke et de la philoso-
phie de la sensation; cependant cela n'est
vrai qu'avec une importante restriction. En ef-
fet, Voltaire admet une raison universelle , la
même chez tous les hommes de tous les temps
et de tous les lieux. Il considère t même cette
raison comme une émanation de l'Être suprême
(t. VI, p. 63 de l'édit. de Kehl.) « Cette raison,
dit-il encore [ib., p. 39), enseigne à tous les
hommes qu'il y a un Dieu, et qu'il faut être
juste. » Avec autant d'éloquence, avec autant de
force que l'auteur du traité de l'Existence de
Dieu, il soutient qu'il y a une morale et une
justice universelles, des lois antérieures et su-
périeures à toutes les lois écrites, et il montre
cette justice et ces lois naturelles reconnues à
la Chine et au Japon tout aussi bien qu'à Lon-
dres ou à Paris. «L'idée de la justice, dit-il (le
Philosophe ignorant, ch. xxxi et xxxn), me pa-
raît tellement une vérité de premier ordre, à
laquelle tout l'univers donne son assentiment,
que les plus grands crimes qui affligent la na-
ture humaine sont tous commis sous un faux
prétexte de justice.... La notion de quelque
chose de juste me semble si naturelle, si univer-
sellement acquise par tous les hommes, qu'elle
est indépendante de toute loi, de tout pacte, de
toute religion. » Il ne serait pas difficile de mul-
tiplier de pareilles citations pour prouver qu'il
s'agit ici d'un système, et non pas de quelques
passages contradictoires échappes par hasard à
la plume facile et abondante de Voltaire. On
peut s'en convaincre en lisant son Essai sur le-
mœurs et l'esprit des nations. Le principe con-
stant de toute sa critique historique est l'idée
d'une morale et d'une raison universelle : l'his-
toire, telle qu'il l'écrit, est un admirable et
perpétuel plaidoyer en faveur de cette justice et
de cette raison. Voltaire d'ailleurs lui-même dé-
clare hautement que sur ce point important il
se sépare de Locke. Il combat tous ses argu-
ments contre l'existence d'une morale univer-
selle; il ose même pousser l'irrévérence jusqu'à
se moquer un peu de l'excessive crédulité avec
laquelle son philosophe par excellence accueille
indistinctement tous les faits qu'il croit pouvoir
objecter contre l'existence de principes univer-
sels de morale. Je cite Voltaire lui-même : « En
abandonnant Locke en ce point, je dis avec le
grand Newton : Nalura est semper sibi conso-
nans, « la nature est toujours semblable à elle-
même. » La loi de gravitation qui agit sur un
astre agit sur tous les astres, sur toute la ma-
tière; ainsi la loi fondamentale de la morale
agit sur toutes les nations bien connues. » (Le
Philosophe ignorant.) On voit qu'il est impossi-
ble de se mettre en opposition plus directe avec
la philosophie de Locke. Donc Voltaire, tout en
proscrivant les idées innées, proclame avec Ma-
lebranche et Fénelon une raison universelle
éclairant tous les hommes, et leur découvrant
à tous, dans tous les temps et dans tous les
lieux, les mêmes principes absolus de justice et
de morale.
Les penseurs les plus éminents du xvnr3 siè-
cle, de même que Voltaire, admettent cette doc-
trine. Elle est dans le premier chapitre de VEs-
prit des lois. « Avant qu'il y eût des lois faites,
dit Montesquieu, il y avait des rapports de jus-
tice possibles.... Dire qu'il n'y a rien de juste ni
d'injuste que ce qu'ordonnent les lois positives,
c'est dire qu'avant qu'on eût tracé le cercle tous
les rayons n'étaient pns égaux.... Il faut donc
avouer des rapports d'équité antérieurs à la loi
qui les établit. » Qui ne se rappelle quelques-
unes de ces admirables pages de ÏÉmile et de
la Nouvelle Héloïse, où Rousseau proteste avec
tant d'éloquence contre la morale de l'intérêt et
du plaisir, en invoquant et proclamant cette loi
absolue de l'honnêteté et du devoir révélée par
la conscience? Malgré ses fougueux emporte-
ments d'athéisme et de matérialisme, Diderot
lui-même nous présente de belles pages et de
beaux mouvements inspirés par les mêmes vé-
rités. Dans son Tableau d'une esquisse histo-
rique des progrès de l'esprit humain, Condorcet
s'appuie aussi sur ces lois universelles et né
cessaires de la justice, tout en les faisant dériver
à tort de la faculté d'éprouver du plaisir et de
la douleur. « L'analyse, dit-il, nous l'ait découvrir
dans le développement de notre faculté d'éprou-
ver du plaisir et de la douleur, le fondement
des vérités générales qui déterminent les lois
immuables, nécessaires du juste et de l'injuste. »
Il en déduit ces droits imprescriptibles et sa-
crés de l'humanité dont il eut l'honneur de dé-
fendre si intrépidement la cause, non-seulement
dans la spéculation et dans les livres comme ses
prédécesseurs, mais aussi dans la pratique et
dans les premières grandes assemblées natio-
nales de la révolution. C'est surtout dans les
ouvrages et dans la vie de Condorcet qu'est vi-
sible le passage de la théorie philosophique aux
FRAN
— 564
FRAN
applications sociales et politiques. Avoir abouti
à la déclaration des droits de l'homme, à cette
formule de la liberté, de l'égalité et de la fra-
ternité qui, bien comprise, est toujours vraie,
toujours sacrée, quelque abus qu'on en ait pu
faire, et qu'on puisse en faire encore, en un
mot avoir abouti aux principes de 89, voilà l'hon-
neur de la philosophie du xvine siècle ! En quel
pays du monde, en quel temps la philosophie
a-t-elle agi d'une manière plus profonde et plus
heureuse sur les destinées de l'humanité ? A la
même époque, Kant et surtout Fichte, pénétrés
de la vérité de ces mêmes principes, tentèrent
également d'agir par la philosophie sur l'or-
ganisation sociale et politique de la nation al-
lemande; mais leur influence ne peut être com-
parée à celle des philosophes français, et les ré-
formes accomplies dans l'Allemagne elle-même
furent plutôt l'effet des idées françaises que de
la philosophie allemande.
Or, d'où vient cette influence si forte et si fé-
conde de la philosophie du xvme siècle? Par
quoi a-t-elle enfanté 89 et la déclaration des
droits ? Assurément , ce n'est pas par cette
maxime que toutes nos idées viennent des
sens, ni par cette conséquence, qui logiquement
en découle, à savoir qu'il n'y a ni juste ni in-
juste, ni devoir ni droits. Le mouvement philo-
sophique du xviii6 siècle et son influence doi-
vent paraître la plus étrange des énigmes à qui
les considère sous ce point de vue exclusif.
C'est par une ardeur généreuse à suivre, dans
toutes ses applications sociales et politiques,
cette raison universelle dont le cartésianisme
avait montré l'apparition au sein de la con-
science; que la philosophie du xvm" siècle a
marque glorieusement sa place dans l'histoire
des progrès de l'humanité. La philosophie du
xvne siècle avait placé dans la raison univer-
selle le principe du vrai absolu ; elle avait fait
triompher son indépendance souveraine et ses
droits dans l'ordre de la spéculation et de la
science pure. A son tour, le xvme siècle repre-
nant son œuvre là précisément où elle l'avait
laissée, travaille à faire triompher ses droits
dans l'ordre social et politique.
Héritière à la fois de la philosophie des deux
grands siècles qui l'ont précédée, la philoso-
phie du xixe, en revenant aux grands prin-
cipes métaphysiques du cartésianisme et en
combattant les principes de Condillac, n'a pas
en même temps renoncé à cet amour ardent de
l'humanité et de la justice sociale qui animait
la philosophie du xvme siècle. Ce qu'elle laisse
seulement au xvme siècle, c'est cette flagrante
contradiction par laquelle il réclamait et défen-
dait les droits de l'humanité et de la justice,
tandis qu'il soutenait un principe métaphysique
qui en contenait implicitement la plus absolue
Mon.
Au xix* siècle, en dehors de la philosophie
éclectique, d'autres écoles se sont produites.
Telles sont les j>rinci]> 9 parcourues
depuis Ramus jusqu'à nos jours par la philo-
sophie française, et tels sont les caractères les
plus généraux, soii de sa méthode, soit de ses
principes. J'ai montré que, grâce à l'excellence
de Ba m Lhode, elle B'est en général pré
des écarts du scepticisme, du i et du
panthéisme. Elle a su se tenir à égaie disl
témérités de: l'idéalisi >nd et des
timidités de l'empiri . Biais ce qui la
recommafide entre toutes les philosophies mo-
esl l'action qu'elle a ur le
mond le long et éloquent plaidoyer
par lequel clic a démontré et gagné la i
des droits de l'humanité, c'est la réforme ac-
complie sous son influence dans le sein des
sociétés modernes. Par là elle s'élève au-dessus
de toutes les autres philosophies. par là elle a
droit à la reconnaissance du monde entier. Telle
a été la philosophie française dans le passé, telle
elle sera dans l'avenir, sous peine d'abdiquer son
antique influence en perdant tout ce qui, jusqu'à
présent, a fait son caractère propre, sa puissance
et son originalité. F. B.
FRANKLIN (Benjamin), né à Boston, le 17 jan-
vier 1706, mort à Philadelphie, le 17 avril 1790,
a joué un rôle original et considérable dans la
révolution intellectuelle et morale, aussi bien
que dans l'histoire politique du xvme siècle. Il
est vrai que Franklin n'a attaché son nom à
aucun système de philosophie. A part quelques
lettres et quelques mémoires sur ses expériences
en physique, et une correspondance assez volu-
mineuse, consacrée presque tout entière aux
affaires publiques où il s'est trouvé mêlé, Fran-
klin n'a guère écrit que des almanachs et, dans
un âge très-avancé, des mémoires sur sa vie
pour servir à l'instruction de ses enfants. Mais il
résume en lui, au plus haut degré, le génie pra-
tique, l'esprit politique et moral du xvme siècle,
comme Voltaire en représente le scepticisme
métaphysique et religieux. Vivant, pour ainsi
dire, sur la place publique à la manière des
sages de l'antiquité, activement mêlé aux évé-
nements de son temps, l'intérêt qu'il nous
offre est surtout dans sa vie, dans les efforts
constants qu'il a faits sur lui-même pour se
gouverner selon ses idées, dans l'influence que
son exemple a exercée sur les autres, et enfin
dans la vigoureuse impulsion qu'il a impri-
mée à ses concitoyens. C'est à tous ces titres
qu'il a mérité d'être appelé le Socrate de l'Amé-
rique.
11 était le quinzième enfant d'un petit tra-
fiquant qui, vers la fin du règne de Charles II,
avait émigré d'Angleterre en Amérique, pour
cause de religion. Son père, fabricant de savon
et de chandelle, le destina d'abord à succéder à
son commerce; mais le jeune Franklin s'y mon-
tra peu disposé, et, à douze ans, il entra en
apprentissage chez un de ses frères qui était
imprimeur. Déjà il avait un tel goût pour la
lecture, que tout l'argent dont il pouvait dis-
poser passait en achat de livres. Parmi ceux qui
le frappèrent le plus, il cite les Vies de Plu-
tarque ; c'est aussi l'ouvrage qui laissa sur la
jeune imagination de J. J. Rousseau l'impression
la plus vive. Franklin nomme encoredeux autres
ouvrages qui ont laissé dans son esprit des traces
profondes ■ l'un est l'Essai sur les projets, par
Daniel de Foë, auteur de Robinson Crusoé:
l'autre, du docteur Mather, est l'Essai sur les
moyens de faire le bien. Il avait trouvé dans la
bibliothèque de son père des livres de contro-
verse théologique, qu'il lut presque tous, et qui
lui donnèrent le goût et l'habitude de la discus-
sion. Enfin, un volume dépareillé du Spectateur
d'Addison étant tombé sous sa main, il en
reconnut sur-ie-champ le mérite littéraire, et
s'efforça, par un exercice aussi ingénieux que
persévérant, à s'en approprier le style.
Ce fut par un hasard à peu pics semblable
que le nom de Socrate arriva à sa connaissance.
Des lors il n'eut point de repos qu'il ne fût
instruit de la doctrine de cet illustre martyr de
la raison, il étudia plutôt qu'il ne lut les Mé-
morables de KénophoD. et chercha à s'assimiler
li méthode du philosophe - aière d'in-
terroger un adversaire et de le convaincre par
es aveux, comme il avait fait aupa-
ravant le style d'Addison. Mais peu à peu il e :
retrancha co qu'elle a de subtil et de captieux,
FRAN
565 —
FRAN
pour n'en conserver que l'habitude de s'exprimer
avec une défiance modeste.
Rien n'est plus bizarre que la manière dont
il commença sa carrière d'écrivain. Son frère
imprimait un journal, et l'idée vint un jour au
jeune apprenti de publier ses propres œuvres.
S.ichant bien que sa collaboration, s'il osait
porte
fut imprimé et eut du succès.
Quelques années plus tard, employé à Londres,
comme simple compositeur, à la réimpression
de la Religion naturelle de Wollaston, il ne
goûta pas la théorie de ce philosophe, et écrivit,
pour la réfuter, une brochure métaphysique
qu'il intitula : Dissertation sur la liberté, la
nécessité, le plaisir et la peine. Il regretta plus
tard la publicité qu'il donna à cet écrit de sa
jeunesse, comme un des errata de sa vie qu'il
aurait voulu corriger. Au reste, sa vocation
n'était point là. Homme d'action plutôt que pen-
seur, propagateur ardent de l'esprit de son
siècle, dans ce qu'il y a de plus pratique et de
plus immédiatement utile, il devait se trouver
mal à l'aise au milieu des questions de pure mé-
taphysique. Aussi allons-nous le trouver bientôt
occupé de publications d'un tout autre genre.
Établi à Philadelphie, où on l'avait vu dans
sa jeunesse simple ouvrier, à la tête d'une im-
primerie importante, dont la prospérité était
entièrement son œuvre, il fonda bientôt, sous
le nom de clubs, des réunions où toutes les
lumières du pays furent mises en commun, des
bibliothèques publiques et des publications po-
pulaires.
Dès l'année 1732, Franklin avait commencé la
publication de YAlmanach du bonhomme Ri-
chard. C'est en 1757 qu'il réunit les préceptes
épars dans ces almanachs, et forma ce mor-
ceau si connu sous le titre de Science du bon-
homme Richard. Cet entretien familier, tissu de
sentences proverbiales, faites pour inspirer l'a-
mour du travail et de l'économie, était aussi
merveilleusement approprié à l'éducation du
peuple auquel il s'adressait. Dans la patrie de
Franklin, où l'industrie semble faire le fond de
l'existence individuelle et publique, où le com-
merce est le soutien de la liberté, l'intérêt
devient le principe de l'éducation, et l'utilité est
regardée comme la base de la morale. La phi-
losophie de Franklin, il faut bien le dire, est la
philosophie de l'utile, mais de l'utile dans son
développement le plus noble : chez lui, elle se
confond avec le génie des inventions bienfai-
santes, l'esprit d'ordre, la modération, la justice,
le patriotisme et la charité universelle. Il ne
faut pas perdre de vue qu'il appartenait à une
société au sein de laquelle n'existaient ni les
grandes inégalités de fortune, ni les distinctions
de naissance : il parle à des populations indus-
trieuses; ce sont les classes laborieuses qu'il
veut moraliser. Le plus pressé, pour lui comme
pour elles, était de leur montrer les moyens
d'améliorer leur condition : dans ce but, il leur
prêche le travail et l'économie; et ces moyens,
si bien faits pour assurer leur bien-être, sont en
même temps les agents les plus efficaces de leur
amélioration morale. Ainsi, cet ouvrier qui s'est
élevé par son énergie j ersonnelle, prêche à ses
compatriotes l'activité, les habitudes de labeur,
le mépris des jouissances superflues, afin de leur
apprendre à se passer de la tyrannie anglaise ;
cet artisan qui leur enseigne l'indépendance
par l'économie, se trouve être un moraliste, un
réformateur , un apôtre; et la Science du bon-
homme Richard est en quelque sorte l'évangile
industriel, le catéchisme des populations labo-
rieuses.
Ce fut vers 1733 qu'il forma le projet de ten-
dre à la perfection morale. 11 comprit bientôt
que l'intérêt purement spéculatif que l'on peut
apporter dans une pareille entreprise est insuf-
fisant pour nous préserver des chutes, et que
l'important est de faire naître en nous de bonnes
habitudes, et de triompher des habitudes con-
traires. Pour y parvenir, il se fit une méthode
à lui. Il réunit sous treize noms toutes les ver-
tus et qualités qu'il désirait acquérir. Il unit à
chacun de ces noms un court précepte pour
déterminer l'idée qu'il y attachait.
Voici les noms de ces vertus, et les préceptes
qui y étaient joints :
1. Tempérance. Ne mangez pas jusqu'à vous
abrutir; ne buvez pas jusqu'à vous échauffer la
tête.
2. Silence. Ne parlez que de ce qui peut être
utile à vous ou aux autres. Évitez les conver-
sations oiseuses.
3. Ordre. Que chaque chose ait sa place fixe.
Assignez à chacune de vos affaires une partie
de votre temps.
4. Résolution. Formez la résolution d'exécuter
ce que vous devez faire, et exécutez ce que vous
aurez résolu.
5. Frugalité. Ne faites que des dépenses utiles
pour vous ou pour les autres, c'est-à-dire ne
prodiguez rien.
6. Activité. Ne perdez pas de temps. Occu-
pez-vous toujours à quelque chose d'utile. Abs-
tenez-vous de toute action qui n'est pas néces-
saire.
7. Sincérité. N'usez d'aucun détour : que l'in-
nocence et la justice président à vos pensées et
dictent vos discours.
8. Justice. Ne faites tort à personne, et ren-
dez aux autres les services qu'ils ont droit d'at-
tendre de vous.
9. Modération. Évitez les extrêmes. N'ayez
pas pour les torts qu'on a envers vous le ressen-
timent qu'ils vous semblent mériter.
10. Propreté. Ne souffrez aucune malpropreté
sur vous, sur vos vêtements, ni dans votre
maison.
11. Tranquillité. Ne vous laissez pas troubler
par des bagatelles ou par des accidents ordi-
naires et inévitables.
12. Chasteté. Usez rarement des plaisirs de
l'amour, et seulement pour votre santé ou pour
avoir des enfants, sans en contracter ni lourdeur
ni faiblesse, et sans compromettre votre con-
science, votre réputation ou celle des autres.
13. Humilité. Imitez Jésus et Socrate.
Afin d'acquérir l'habitude de toutes ces ver-
tus, il jugea qu'il valait mieux ne pas diviser
son attention en la portant sur toutes à la fois,
mais la fixer d'abord sur une seule, et s'y bien
affermir avant de passer à une autre. Il conçut
la nécessité de faire chaque jour un examen de
conscience, suivant l'avis que donne l'auteur
des Vers d'or. Il faut voir dans les mémoires
de Franklin les détails du procédé qu'il employa
pour l'exécution de ce plan. Il avait le dessein
d'écrire sur chaque vertu un petit commentaire
qui en aurait montré les avantages, ainsi que
les maux attachés au vice opposé : il aurait inti-
tulé ce livre Y Art de la vertu, parce qu'il aurait
montré la manière de l'acquérir, ce qui l'aurait
distinguée des simples exhortations au bien, qui
ne donnent pas l'indication des moyens d'y par-
venir.
Ce n'est pas ici le lieu de retracer la vie poli-
tique de Franklin ; nous dirons seulement que
l'enthousiasme extraordinaire qu'il excita en
i'"RIE
— 566 —
FRIE
France, quand il vint solliciter en faveur de son
pays l'appui du cabinet de Versailles, est un des
faits qui caractérisent le mieux l'esprit du temps.
Homme du peuple, arrivé par lui seul au plus
haut degré de fortune et de gloire, apôtre de la
liberté au milieu d'une nation impatiente d'en
finir avec l'autorité absolue, fidèle à sa mission
et à son origine dans tous les détails de sa vie
extérieure, il fut salué comme le précurseur
d'un autre âge, comme le symbole vivant des
idées nouvelles. D'ailleurs Franklin, par ses qua-
lités personnelles, devait éveiller dans i'esprit
français les plus vives sympathies. Ce qui le
distinguait surtout, c'était la clarté, la netteté
de l'intelligence, l'esprit pratique, le bon sens.
Le bon sens, il le possédait à ce degré où il
devient du génie.
Pour les œuvres de Franklin, il nous suffit d'in-
diquer ici ses Mémoires de sa vie privée, écrits
par lui-m 'me et adressés à son fils, traduits en
français, in-8, Paris, 1791 et 1794: — Vie de
Benjamin Franklin écritepar lui-même, suivie
de ses œuvres morales, politiques et littéraires,
etc.. traduite en français, 2 vol. in-8,, Paris,
an VI (1798). On a publié séparément VÉloge de
Franklin, par Condorcet, in-8, Paris. 1791.
Les Œuvres de B. Franklin ont été publiées
à Londres, 1806-1811, 3 vol. in-8. Elles avaient
déjà été traduites en français par Barbeu Du-
bourg, 1773. 2 vol. in-4. On a traduit et publié
séparément sa Science du bonhomme Richard,
Dijon, 1795 (il existe aujourd'hui plusieurs édi-
tions populaires de ce petit ouvrage) ; les Mé-
moires de sa vie privée, Paris, 1791, in-8; sa
Correspondance, 1817, 3 vol. in-8. Un extrait des
Œuvres de Franklin a été donné par M. C. Re-
nouard sous le titre de Mélanges de morale,
d'économie et de politique, 3e éd., Paris, 1853.
in-12. Condorcet a prononcé son éloge à l'Acadé-
mie des sciences, Paris, 1791, in-8. M. Mignet
a publié dans les Petits traités de l'Académie
des sciences morales et politiques une Vie de
Franklin on doux livraisons. A...D.
FRASSEN (Claude), un des plus savants défen-
seurs du parti des scotistes. naquit dans le voisi-
nage de Péronne, en Picardie, l'an 1620. Entré à
de seize ans au couvent des cordeliers de
cette ville, il se fit remarquer de ses supérieurs
qui l'envoyèrent à Paris faire ses cours de phi-
losophie et de théologie. En 1662, il fut reçu
docteur et professa ensuite la philosophie dans
le grand couvent de son ordre. En 1682, s'étant
rendu à Tolède pour assister à un chapitre gé-
néral de l'ordre qui devait se réunir en cette
ville, il y fut nommé définiteur général {dif/i-
nilor generalis). Louis XIV le distingua et lui
confia même quelques négociations difficiles,
qui furent terminées à la satisfaction du mo-
narque. Il mourut à Paris en 1711, dans sa qua-
tre-vingt-onzième année. Le P. Frassen ne s'est
pas beaucoup signalé par son originalité; il est
resté fidèle, soit en philosophie, soit en théologie,
aux opinions scotistes qu'il a exposées et dévê-
tes, sans les modifier, dans les deux ouvrages
suivants : Philosophia academica ex subti1
mis Arietotelie <•/ tcotisticie rationibus, cl sen-
tentiiê brevi ne perapicua melhodo aaornata,
, 1657, et 2 vol. in-4, Paris, 1668j —
Scotus academicus, seu Univcrsn doctoris tub-
tilis theologicadogmata, 'i vol. in-r, Paris. 1672,
et 12 vol. in-4, Venise, 1744. -X.
FRESISOM. Terme de convention mnémoni-
par lequi 1 les logiciens désignaient un des
modes do la quatrième figure du Byllogi
la. Logique de Port-Royal, 3" partie, e1
l'article Syllooismb.
fries (Jai i c), in' i Barby, en 1773.
dans la Saxe prussienne, fut élevé à l'école des
frères moraves, où il étudia aussi la théologie.
Voulant se consacrer aux sciences philosophi-
ques, il suivit les cours de l'université à Leipzig
et à Iéna. Après avoir passé ensuite quelques
années en Suisse comme précepteur, il revint
dans cette dernière ville, où il ouvrit un cours
de philosophie. Nommé professeur titulaire à
Heidelberg, puis rappelé à Iéna en 1816, il fut
révoqué de ses fonctions, pour avoir pris part au
mouvement démocratique d'alors. On finit ce-
pendant par lui rendre une chaire de physique
et de mathématiques.
En philosophie, Fries procède de Kant, et s'en
rapproche beaucoup d'abord ' mais il a fini par
s'en éloigner notablement, et par incliner de
plus en plus vers le système de Jacobi, admet-
tant que les vérités éternelles se révèlent à nous
d'une manière immédiate, au moyen de l'intui-
tion et du sentiment. Sa polémique contre Fichte
et Schelling a été parfois fort vive ; ses attaques
contre Reinhold sont plus mesurées.
Les idées de Fries sur les atomes, le mouve-
ment, les forces motrices, la perception exté-
rieure, en un mot sur ce qu'on pourrait appeler
avec Kant la métaphysique de la physique, sont
à peu de chose près* les mêmes que celles de
ce philosophe. Doué d'une âme naturellement
élevée et plaçant au-dessus de tout les intérêts
de la morale, Fries, dans tous ceux de ses écrits
qui traitent de ce sujet, exprime les convictions
les plus nobles et les plus fortes. Sous ce rapport
encore, il est un ,vrai disciple de Kant. Son ro-
man de Julius et Èvagoras est une œuvre remar-
quable par l'élévation des sentiments.
En métaphysique, Fries ne reconnaît qu'une
certitude subjective. C'est là la base de sa doc-
trine : tout le reste n'en est que le développe-
ment. Le sujet connaissant ne peut jamais se
comparer qu'à lui-même ; il peut bien recher-
cher si ses idées sont ou' ne sont pas d'accord
entre elles; mais il ne peut raisonnablement se
demander si elles sont d'accord avec quelque
chose d'extérieur à lui. Nous ignorons comment
nous pouvons être en rapport avec un objet qui
n'est pas nous, comment nous en sommes affec-
tés, comment nous pouvons agir sur lui. La
connaissance porte uniquement sur ce qui est en
nous : elle n'est qu'une connaissance de soi-
même. Kant a donc eu tort, suivant Fries, de
rechercher la valeur objective des connaissances
intuitives des sens par l'application du principe
de causalité. Il lui reproche encore de n'avoir
pas assez nettement établi le rapport qui doit
exister entre ses trois Critiques, de n'avoir pas
fait ressortir l'unité absolue de conscience qui
doit régner entre les objets également absolus
de ces trois grands ouvrages. Peut-être que
Fries ne s'est pas assez rappelé la préface de la
Critique du Jugement.
La vérité de nos connaissances, suivant Fries,
n'a rien de commun avec leurs rapports aux ob-
jets; c'est une question d'accord entre elles-
mêmes. De plus, toute connaissance véritable-
ment primitive est vraie, et la raison est infail-
lible en ce sens. De là un idéalisme sceptique,
qui défend de porter un jugement décisif sur
quoi que ce soit de réel, qui se renferme exclusi-
> i dans les lois de la pensée. Ainsi, le
pe de la permanence des substances ne
olument rien (juant aux substances
en elles mêmes; H n'indique qu'une
de concevoir nécessaire dans une raison
ti Ue que l nôtre. Il en est de môme du
principe de eau lalité. D'où l'on conclut que l'exis-
tence de Dieu no se démontre pis. mais seule-
i.i< ni qu'elle est crue de tuutc raison finie.
FRIE
.67 —
GALE
Jusque-là, rien de bien original dans la doc-
trine de Fries. Mais il prend une physionomie
plus caractérisée, lorsqu'il gradue la connais-
sance, et qu'il distingue et superpose, pour ainsi
dire, le savoir, le croire et le pressentir. Ici se
montre le disciple de Jacobi.
Le savoir se tonde toujours immédiatement ou
médiatcment sur l'intuition. Nous demander si
nous savons quelque chose, c'est rechercher si la
vérité d'une connaissance a sa raison dans l'en-
chaînement nécessaire de notre intuition sensi-
ble : c'est là ce qui constitue le savoir médiat.
Mais lorsqu'il s'agit de nos idées rationnelles ou
des différents états de notre âme, par exemple
de l'idée de beauté, des sentiments de respect et
d'amour, notre savoir est réfléchi^ certain, im-
médiat; c'est le savoir accompagne de croyance.
Le pressentiment, supérieur à ce savoir et à la
croyance elle-même, est aussi un jugement pri-
mitif dont la certitude parfaite arrive à la con-
science sans se fonder sur une perception, comme
dans l'intuition du savoir, ou sur une notion,
comme dans la croyance immédiate aux senti-
ments et aux idées de la raison. Nous savons
donc, au moyen de l'intuition des sens et des
notions de l'entendement, comment l'existence
des choses nous apparaît dans la nature; nous
croyons, d'après les idées de la raison, à l'essence
éternelle des choses de pure raison, telles que le
beau, le vrai, le bon, et nous pressentons dans
le sentiment l'existence des choses en elles-mêmes,
pressentiment qui n'est ni perception ni notion.
Nous pourrions insister davantage sur cette
distinction; mais elle n'en deviendrait ni plus ra-
dicale, ni plus claire, ni plus vraie. En donnant
plus de précision à la pensée de Fries, pour mieux
faire ressortir ces trois degrés de la connaissance,
nous risquerions de la fausser. D'ailleurs, com-
ment la foi ou le pressentiment, qui semble
être la faculté de la connaissance objective dans
ce système, se concilie-t-elle avec l'idéalisme ou
le mode de connaître tout subjectif que notre
philosophie a commencé par établir ? Comment
*e disciple de Jacobi peut-il se mettre d'accord
avec celui de Kant? Cette difficulté de concilier
Fries avec lui-même a déjà été signalée par M. H.
Fichte, qui le représente aussi; comme édifiant
d'une main et détruisant de l'autre.
Fries a beaucoup écrit; voici la liste de ses
principaux ouvrages philosophiques : Reinhold,
Fichte et Schelling, in-8, Leipzig, 1803; in-8,
Halle, 1824 ; — Théorie philosophique du droit,
et critique de toute législation positive, in-8,
Leipzig^ 1804; — Système de la philosophie,
considérée comme science évidente, in-8, ib.,1804 ;
— Sa,voir, foi et pressentiment, in-8, Iéna, 1803 ; —
Critique nouvelle ou anthropologique de la
raison, 3 vol. in-8, Heidelberg, 1807-1828; —
Nouvelles doctrines de Fichte et de Schelling
sur Dieu et le monde, in-8, ib., 1807; —Système
de la logique, et Esquisse de la logique, in-8,
ib., 1811-1828; —De la philosophie, du genre
et de Vart allemands; un Vœu pour Jacobi
contre Schelling, in-8, ib., 1812; — Manuel de
philosophie pratique, t. I, comprenant l'éthi-
que générale et la théorie philosopliique de la
vertu, in-8, Leipzig, 1818; — Manuel d'anthro-
pologie psychique, 2 vol. in-8, Iéna, 1820, 1821
et 1837; — Philosophie mathématique de la
nature, in-8, Heidelberg, 1822; —les Doctrines
de l'amour, de la foi et de V espérance, ou points
principaux de la morale et de la foi, in-8, ib.;
1823; — Système de métaphysique, in-8, ib.,
1824; — Julius et Évagoras, ou la Beauté de
âme (roman philosophique). 2 vol. in-8, Heidel-
berg, 1822 : le premier volume du Manuel de
philosophie pratique ou de Théologie philoso-
phique contenait l'éthique générale ou la morale
philosophique ; le second, qui a paru à Heidel-
berg, 1832, in-8, contient la science philosophi-
que de l'État ou la politique, la philosophie de
la religion ou la théorie des fins dans le monde,
et l'esthétique; — Histoire de la philosophie]
exposée d'après les progrès de ses développe-
ments scientifiques, t. I, in-8, Halle, 1837. —
Divers articles philosophiques du même auteur
ont été insérés dans les Eludes, recueil publié
par Daub et Creuzer. J. T.
FRISESOMORUM. Terme mnémonique de
convention par lequel les logiciens désignaient
un des mode? indirects de la première des trois
figures du syllogisme reconnues par Àristote.
Les deux dernières syllabes de ce mot n'ont au-
cun sens, elles sont ajoutées pour fournir le
spondé nécessaire à la mesure du vers mnémo-
nique usité dans l'École :
Célentés, Dabitis, Fopesmo, Frisesomorum.
Voy. la Logique de Port-Royal, 3e partie, et
l'article Syllogisme.
FRONTON (M. Cornélius), rhéteur latin, né à
Cirta, en Numidie, vers la fin du premier siècle
après J. C. La philosophie ne lui doit rien; il est
vrai qu'il fut le maître de Marc-Aurèle, mais il
employa toute son autorité à le dégoûter de la
philosophie, et à le gagner à la rhétorique. On
trouve dans sa correspondance avec ce prince
de singulières préventions contre les philosophes :
il les croit occupés à inventer des arguments
captieux, à diviser et à distinguer sans fin, il
les juge incapables de parler ou d'écrire avec
goût, et en tout lieu inférieurs aux rhéteurs. Voy.
dernière édition de ses Lettres, Leipzig, 1867, et
en outre G. Boissier : la Jeunesse de Marc-Au-
rèle. Revue des Deux-Mondes, 1er avril, 1868.
FÙLLEBORN (Georges-Gustave), né à Glogau,
en 1769, professeur de latin, de grec et d'hébreu
à Breslau, a publié un recueil précieux. On y
trouve une foule de dissertations remarquables
sur différents points de l'histoire de la philoso-
phie. Outre ce recueil intitulé Mémoires pour
servir à l'histoire de la philosophie, 3 vol. en
douze cahiers in-8, Zùllichau et Freystadt, 1796,
Fùlleborn a fait paraître aussi quelques leçons
de philosophie dans la Revue mensuelle de Silésie
(ch. vr, vu et ix). Il mourut en 1803.
GALE (Théophile), presbytérien anglais, né
en 1628 à King's-Teiguton, dans le Devonshire,
et mort en 1678 à Holborn, pasteur d'une con-
grégation secrète de non-conformistes, fut le
fondateur de cette école moitié théologique,
moitié philosophique, moitié païenne et moitié
chrétienne, en tout cas plus éruditeque savante,
qui comptait dans son sein Cudworth, Henri More,
Thomas Gale, et qu'on a coutume d'appeler l'é-
cole platonicienne d'Angleterre. La lecture du
livre de Grotius, de la Vérité de la religion
chrétienne, inspira à Théophile Gale l'idée de
son premier ouvrage, The court of the gentiles
(Aula deorum gentilium, in-8, Londres, 1676),
où il s'efforce de prouver que tout ce que nous
admirons chez les sages du paganisme est un
emprunt fait à la révélation ; qu'ils ont puisé à
cette source les éléments les plus essentiels de
leur théologie, de leur philosophie, et jusqu'aux
mots dont ils se servaient pour exprimer leur
pensée. D'après cela on pourrait croire que la
philosophie doit disparaître du nombre des scien-
ces, et que la théologie seule, sévèrement ren-
fermée dans les textes de l'Ecriture, doit être
appelée à résoudre tous les problèmes qui inté-
ressent la pensée humaine. Il n'en est rien
cependant. Gale croyait, avec saint Justin et
Clément d'Alexandrie, que la parole de Dieu fut
révélée aux hommes de diverses manières et à
GALI
— 568 —
GALI
différentes époques, et qu'il faut savoir la re-
trouver et la reconnaître partout où elle existe,
si l'on veut avoir la vraie philosophie. De là
l'éclectisme ; mais un éclectisme sans franchise
et sans liberté, toujours subordonné à des croyan-
ces théologiques. L'école d'Alexandrie paraissait
à Gale le meilleur modèle à suivre pour arri-
ver à ce résultat. D'ailleurs la doctrine d'Alexan-
drie est, selon lui, l'interprétation la plus légi-
time de celle de Platon, et Platon, plus qu'aucun
autre philosophe de l'antiquité païenne, a puisé
aux sources de la révélation. Toutefois le néo-
platonisme alexandrin, soumis au contrôle de
la Bible, ne suffisait pas à Gale; il y ajoutait
encore les idées kabbalistiques interprétées par
Reuchlin et Pic de la Mirandole. C'est dans cet
esprit qu'il a écrit son second ouvrage, Philoso-
phia universalis (in-8, Londres, 1676), composé
de deux parties : dans la première il retrace
l'origine et l'histoire de la philosophie, principa-
lement de la philosophie platonicienne; dans la
seconde il expose son propre système tel que
nous venons de l'esquisser à grands traits. —
C'est l'influence de Théophile Gale qui a poussé
Thomas Gale, plus philologue que philosophe, à
publier les Mystères des Egyptiens, attribués à
Jamblique, et la lettre de Porphyre à Anébon.
X.
GALIEN. Personne n'ignore quelle est la place
de Galien dans l'histoire de la médecine; mais
on connaît moins bien le rôle qu'il a joué dans
les destinées de la philosophie. Les historiens
même de cette science en ont à peine parlé ;
le souvenir rapide et superficiel qu'ils ont con-
sacré au médecin de Pergame ne nous apprend
rien de certain sur ses doctrines et sur son in-
fluence. Cependant rien n'est plus injuste qu'un
tel oubli. Entraîné dès sa jeunesse vers la phi-
losophie par une vocation naturelle et décidée,
Galien n'a jamais séparé l'étude de cette science
de l'étude de la médecine, et poussa même si
loin cette alliance, qu'il composa des traités
philosophiques à l'usage particulier des étudiants
en médecine. Critique et historien plutôt encore
que philosophe dogmatique; n'ayant pas toujours
une doctrine bien arrêtée ; trop souvent incer-
tain et en contradiction avec lui-même, soit par
caractère, soit par principe; éclectique en phi-
losophie plus encore qu'en médecine, mais de
cet éclectisme en quelque sorte matériel, qu'on
a appelé le syncrétisme; dialecticien comme
Aristote, dont il suivit presque tous les princi-
pes logiques et auquel il doit la disposition mé-
thodique de ses ouvrages; psychologue comme
Platon, qui lui a fourni ses plus belles inspira-
tions sur la nature et sur la vie, Galien occupe
une place à part dans l'histoire de la philoso-
phie. Les Arabes surtout lui doivent peut-être
autant comme philosophe que comme médecin.
On a comparé Galien à Aristote : cette compa-
raison est juste, si l'on tient seulement compte
des connaissances encyclopédiques des deux
écrivains, de leur esprit d'observation et de leur
influence au moyen âge ; mais elle ne soutient
pas l'examen, si l'on considère la direction géné-
rale de leurs idées, la trempe de leur génie, et,
si l'on peut s'exprimer ainsi, leur valeur intrin-
sèque.
Galien (Claude) naquit l'an 131 de notre ère à
Pergame. en Asie, sous le règne de l'empereur
Adrien. Son père, nommé Nicon, architecte très-
distingué, possédait des connaissances étendues
en mathématiques, en astronomie, en philosophie,
el jouissait, en outre, d'une fortune considérable.
Premier précepteur de son fils, il ne contribu i
pis peu à lui inculquer de bonne heurt.' l'amour
de toutes les sciences qu'il cultivait lui-même.
surtout le goût des mathématiques, qu'on est un
peu étonné de rencontrer chez un médecin, ce
qui lui attira même quelquefois, ainsi qu'il nous
l'apprend, les railleries de ses confrères. Dès
l'âge de quatorze ans, Galien fut envoyé aux
écoles de philosophie, qu'il fréquenta toutes en
même temps. Nicon accompagnait partout son
fils et lui servait de répétiteur. Ce fut à l'âge de
dix-sept ans que, d'après un songe de son père,
Galien se décida à embrasser la médecine, et se
consacra dès lors tout entier à l'étude de cette
science. Il avait un goût prononcé pour les
voyages ; mais il n'en fit aucun sans un but
vraiment scientifique. En l'an 164 il vint à Rome,
où il passa la plus grande partie de sa vie, exerçant
son art avec un succès presque inouï, rédigeant
ses nombreux et immortels ouvrages, souvent en
butte à l'envie de ses confrères, et cependant
honoré par eux et par ses contemporains comme
un des plus savants médecins de son siècle. On
ne connaît ni le lieu ni la date précise de la
mort de Galien : on sait seulement qu'il parvint
à un âge très-avancé.
Le nombre des écrits philosophiques de Galien
était considérable; mais la plupart ne sont pas
arrivés jusqu'à nous, et cela s'explique aisément
par le peu d'importance qu'on devait leur accor-
der, en comparaison de ceux d'Aristote. Presque
tous ses livres se rapportaient à la logique et à
la dialectique, quelques-uns à la morale, et les
autres, presque entièrement historiques, ren-
fermaient l'exposition critique des quatre prin-
cipaux systèmes suivis alors. C'est dans cette
dernière classe que se range un fragment sur
le Timéc de Platon, publié seulement en latin,
et le fameux traité des Dogmes d'Hippocrate et
de Platon en neuf livres, dont malheureusement
nous avons perdu le commencement. Galien a,
en outre, composé plusieurs écrits sur les mathé-
matiques dans leur application à la philosophie,
entre autres un livre intitulé que la Démonstra-
tion géométrique est préférable à celle des
stoïciens.
Malgré cette prédilection, et peut-être à cause
de cette prédilection pour les mathématiques,
Galien, comme on en sera bientôt convaincu
par l'exposé de ses doctrines, montre peu de ri-
gueur dans ses recherches relatives à la philo-
sophie : choisissant, dans les systèmes les plus
célèbres, les idées qui lui offrent un certain
degré de probabilité, il en poursuit les consé-
quences par le raisonnement, sans trop s'in-
quiéter de savoir quelle est la valeur de ces
idées considérées en elles-mêmes, quelle en est
la portée et la signification exacte, quelles sont
les relations qui existent entre elles.
Privés, comme nous l'avons dit, de la plupart
des livres de Galien, nous allons essayer de faire
connaître, à l'aide de ceux qui nous restent, ses
opinions touchant les points les plus importants
de la science philosophique, telle que les anciens
la comprenaient. Nous exposerons donc succes-
sivement les théories de Galien sur la nature
en général, sur la nature particulière de l'âme
et de ses facultés, puis les principes fondamen-
taux de sa morale, ce qu'il a ajouté à la logique
d'Aristote, et enfin les avantages qu'on peut re-
tirer de la lecture de ses œuvres pour l'histoire
de la philosophie.
1" Opinion de Galien sur la nature. — Rien
n'est plus confus que la doctrine de Galien sur
la nature : ici il en fait une force, et là un être,
tantôt il entend ce mot dans le sens universel,
tantôl dans le sens particulier : aussi est-il très-
difficile, pour ne pas dire impossible, de tirer
quelques notions générales des diverses défini-
tions que noua trouvons dans ses nombreux ou-
GALI
— 569
GALI
vrages, où les opinions de ses devanciers sont
presque toujours placées à côté de celles qui lui
sont propres. Ainsi, Galien admet dans plusieurs
passages la définition que l'on retrouve le plus
souvent dans les écrits hippocratiques, c'est-à-
dire que la nature est la substance universelle
formée par le tempérament des quatre éléments,
quelquefois des quatre humeurs. Ailleurs elle est
« la substance première qui forme la base de
tous les corps nés et périssables », ou bien une
force, une faculté mise en nous, et qui gouverne
le corps. Dans le livre sur le Tremblement, la
Palpitation, etc., il dit, en parlant de la chaleur
innée : « La nature et l'âme ne sont rien que
cela; de sorte que vous ne vous tromperez pas en
les regardant comme une substance qui se meut
elle-même et meut toujours. — Il n'estpersonne de
si stupide, dit-il ailleurs (de la Formation du
fœtus, ch. vi), qui ne comprenne qu'il y aune cause
de la formation du fœtus; nous la nommons tous
nature, sans savoir quelle est sa substance; mais,
comme j'ai montré que la construction de notre
corps indique la sagesse et la puissance sublime de
son créateur, je prie les philosophes de m'indi-
quer si celui qui l'a fait est un Dieu puissant et
sage, qui délibère d'abord comment il convient
de construire le corps de chaque animal, et qui
détermine ensuite la force par laquelle il pourra
construire ce qu'il se proposait, ou si c'est une
autre âme (^vy.'ô Èxépa) différente de celle de
Dieu. Ils diront que la substance de ce qu'on
appelle nature, qu'elle soit corporelle ou in-
corporelle, n'atteint pas cette sagesse sublime,
puisque, selon eux, il est impossible de prouver
qu'elle puisse agir avec tant d'art dans la for-
mation du fœtus. Mais quand nous entendons
dire cela à Ëpicure et à ceux qui croient que
tout se fait sans Providence, nous ne les croyons
pas. »
Ce qu'il y a de plus clair dans les idées de
Galien sur la nature, c'est qu'il admet, avec
Platon et Aristote, le principe des causes finales.
Ce principe qui revient à chaque instant dans
ses œuvres, et qu'il applique à tous les détails
de l'organisme et de la vie, est aussi la preuve
sur laquelle il s'appuie pour reconnaître, au-
dessus de la nature, un être infini en sagesse,
en bonté et en puissance. Le passage où il ex-
prime cette conviction [de V Usage et de l'utilité
des parties, liv. III), est devenu classique, et
mérite d'être reproduit ici.
« Pourquoi disputerais-je plus longtemps avec
ces êtres dépourvus de raison (les blasphéma-
teurs)? Les personnes sensées ne seraient-elles
pas en droit de me blâmer et de me reprocher
à juste titre de profaner le langage sacré qui
doit être réserve pour les hymnes à l'honneur
du créateur de l'univers? La véritable piété ne
consiste pas à immoler des hétacombes, ou à
brûler mille parfums délicieux en son honneur,
mais à reconnaître et à proclamer hautement sa
sagesse, sa toute-puissance, son amour et sa
bonté.... Le père de la nature entière a prouvé
sa bonté en pourvoyant sagement au bonheur
de toutes ses créatures, en donnant à chacune ce
qui peut lui être réellement utile. Célébrons-le
donc par nos hymnes et nos chants ! Il a montré
sa sagesse infinie en choisissant les meilleurs
moyens pour parvenir à ses fins bienfaisantes,
et il a donné des preuves de sa toute-puissance
en créant chaque chose parfaitement conforme
à sa destination. C'est ainsi que sa volonté fut
accomplie. »
Mais, tout en proclamant la toute-puissance
divine, il croit, avec toute l'antiquité païenne,
qu'elle ne peut agir qu'en se soumettant à cer-
taines conditions inhérentes à la matière éternelle.
« C'est la. dit-il, ce qui distingue l'opinion de
Moïse de la nôtre, de celle de Platon, et de tous
les Grecs qui ont bien traité la science de la
nature. Car pour Moïse, il suffit que Dieu veuille
arranger la matière, et elle est de suite arrangée.
Il croit que tout est possible à Dieu, quand même
il voudrait changer de la cendre en cheval ou en
bœuf. Nous ne pensons pas ainsi ; mais nous
croyons qu'il y a des choses naturellement im-
possibles, et que Dieu ne touche pas à ces choses-
là; mais qu'entre les choses possibles il choisit
le meilleur. »
2" Opinion de Galien sur Vâme humaine. — ■
Malheureusement Galien ne sait pas suivre long-
temps le même ordre d'idée. L'indécision que
nous avons trouvée chez lui, quand il essaye de
nous faire comprendre ce qu'est la nature en
général, ce qu'est chacune des forces dont elle
l'ait usage, se reproduit à propos de la nature
particulière de l'âme et de ses facultés. L'âme
est-elle une substance matérielle ou immaté-
rielle? Galien n'ose pas se prononcer, déclarant
qu'il lui est impossible d'arriver sur ce point à
une démonstration évidente. 11 est résolu à rester
neutre entre les deux solutions contraires, entre
le spiritualisme et le matérialisme, et se console
de cette incertitude par la réflexion peu philoso-
phique que la connaissance de ces choses n'est
pas absolument nécessaire pour l'acquisition de
la santé ou des vertus morales (de Subst. facult.
nat., t. IV, p. 760 et suiv.).
Cependant, à la manière dont il entend la
définition qu'Aristote a donnée de l'âme, il est
facile de voir qu'il incline beaucoup plus du
côté du matérialisme. Selon lui, en effet, cette
fameuse proposition : Vâme est Ventéléchie d'un
corps naturel qui a la vie en puissance, signifie
positivement que les facultés de l'âme suivent le
tempérament du corps, et que l'âme elle-même
est formée par le mélange de ces quatre qualités
primitives des corps : le chaud, le froid, le sec
et l'humide.
Avec une telle façon de penser, il ne pouvait
accepter l'immortalité de l'âme, ou plutôt de la
partie pensante de l'àme, enseignée par Platon.
« Si Platon vivait encore, dit-il, je voudrais
surtout apprendre de lui pourquoi une perte
abondante de sang, de la ciguë prise en boisson,
ou une fièvre ardente, sépare l'âme du corps;
car, selon Platon, la mort arrive quand l'âme se
sépare du corps.» Il ne saurait comprendre, dit-il
un peu plus loin (ubi supra, p. 776), que l'âme,
si elle n'est pas quelque chose du corps, puisse
s'étendre par tout le corps.
Et cependant c'est justement la doctrine de
Platon sur le siège, les divisions et les facultés
de l'âme, qui a inspiré à Galien la profonde
admiration qu'il professe pour lui ; car il l'appelle
le prince des philosophes. Les sept premiers livres
que Galien a écrits sur les Opinions d'Hippocrate
et de Platon servent uniquement à exposer la
doctrine de Platon sur les trois âmes de l'homme,
doctrine attribuée aussi à Hippocrate et^ em-
pruntée en partie aux pythagoriciens. Il défend
à outrance cette théorie contre Aristote et contre
les stoïciens.
3° Morale de Galien. — Conséquent avec lui-
même, au moins sur ce point, c'est encore à
Platon que Galien emprunte la partie essentielle
de sa morale. On reconnaîtra sans peine dans le
passage suivant (Opinions d'Hippocrale et de
Platon, liv. I, ch. i) la théorie des quatre vertus
cardinales, qui a passé, comme on sait, de Platon
aux stoïciens : « Si le meilleur est un, si la
perfection est une, il est nécessaire que la vertu
de la partie rationnelle de l'âme soit la science;
et si cette partie rationnelle existe seule d tns
GALI
— 570 —
GALI
nos âmes, il ne faut pas chercher d'autres ver-
tus. Si, au contraire, il y a en outre l'âme cou-
rageuse, il est nécessaire qu'il y ait également
une vertu correspondante. De même, s'il y a une
troisième âme, c'est-à-dire la concupiscence,
trois vertus se succéderont également, et il y
aura de plus une quatrième qui naît de la re-
lation des trois autres entre elles. » C'est encore
un principe platonique que Galien exprime lors-
qu'il dit {Quod animi mores corp. Icmp. seq.,
c. n) « que, pour notre nature, nous aimons,
nous désirons le bien; qu'au contraire nous
abhorrons, nous haïssons et nous évitons le mal.»
En même temps, par une contradiction inexpli-
cable, il accumule les preuves et les témoignages
pour démontrer que les mouvements de l'âme
suivent en général ceux du corps, et que presque
toutes les opinions sont le résultat d'une disposi-
tion physique. Il en est de même, selon lui, du
vice et de la vertu. « Tous, dit-il [ubi supra,
ch. xi), ne sont pas ennemis de la justice, ni
tous amis de la justice par leur nature; car ces
deux espèces d'hommes sont ainsi faits par le
tempérament de leur corps. » Un peu plus loin,
il s'écarte encore davantage de la doctrine pla-
tonicienne, en soutenant que presque tous les
enfants sont mauvais, et qu'un très-petit nombre
seulement d'entre eux sont disposés à la vertu.
Pour pallier une contradiction aussi choquante,
il reconnaît dans l'homme trois penchants na-
turels qui se développent successivement et cor-
respondent aux trois âmes dont nous avons
parlé un peu plus haut : le premier de tous est
le goût du plaisir, qui a son siège dans l'âme
concupiscente ; puis vient le penchant qui nous
porte à la victoire, et dont le principe est l'âme
courageuse ; enfin le dernier, c'est l'amour du
bien et du beau, entièrement réservé à l'âme
rationnelle. Mais cette hypothèse ne remédie à
rien, puisque nous apprenons ailleurs [ubi supra,
c. iv) que l'âme rationnelle est, comme les deux
autres, subordonnée au tempérament du corps.
Du reste, il croit avec Aristote que les vertus,
du moins celles qui ne dépendent pas exclusive-
ment de la raison, s'acquièrent par l'exercice;
que le bien consiste à savoir garder un juste
milieu entre deux passions contraires, et qu'enfin
les avantages de l'âme ne suffisent pas à notre
bonheur; qu'il y faut joindre, dans une mesure
convenable, les biens extérieurs.
4° Influence de Galien sur la logique. — Il
nous est difficile aujourd'hui de savoir positi-
vement en quoi Galien a pu contribuer à élargir
le domaine de celte partie de la science, et deux
faits seulement nous permettent de croire qu'il
n'a pas été étranger à son développement. On
admettait depuis longtemps, sur la foi des com-
mentateurs arabes d'Aristote, que Galien avait
découvert la quatrième ligure du syllogisme,
dans laquelle le terme moyen est attribut dans
la majeure et sujet dans la mineure, quoiqu'on
n'en trouvât pas la moindre trace dans ses ou-
vrages conservés jusqu'à nos jours. Grâce à la
découverte de M. Minas, nous savons maintenant
que Galien mentionne véritablement cette qua-
trième figure de syllogisme dans l'Introduction
dialectique (retrouvée au mont Athos el publiée
pour la première fois en grec, chez Didot, en
1844, in-8). Cependant, comme Galien n'en parle
que i' lient et, pour ainsi dire, en pas-
sant, il semble qu'il n'y attachait pal lui-même
une grande importance: il ne la présente pas
non plus comme une découverte qui lui soit
personnelle <'t dont aucun de ses prédécesseurs
n'avait parlé. C'est donc peul être à tort que Lés
n on! attribué cette découvei te ; du
moins m. Minas nous cite dpns sa préface (p. 56)
un passage d'un commentateur grec inédit sur
les Derniers Analytiques, où il est dit que
Théophraste et Eudème avaient déjà quelques
combinaisons de syllogismes, outre celles d'A-
ristote, mais qu'ils les rangeaient sous la pre-
mière figure, tandis que les auteurs plus récents
en avaient fait une quatrième figure et regar-
daient Galien comme le père de cette opinion.
Nous citerons, en second lieu, pour caractériser
les travaux de Galien sur la logique, l'expli-
cation qu'il a donnée d'un passage fort obscur
d'Aristote [Soph. Elench., lib. I, c. ni), sur les
diverses causes qui peuvent donner un double
sens à une proposition ; c'est précisément à cet
effet que Galien a écrit son traité des Sophismes
qui tiennent à la diction. L'explication de Ga-
lien a été accueillie par les commentateurs
d'Aristote. qui vinrent après lui; car Alexandre
d'Aphrodise [in Soph. Elench., t. IV, p. 298, éd.
de Berlin) la mentionne et l'admet. Il ressort de
là que les ouvrages de Galien étaient lus aussi
bien par les philosophes que par les médecins
Malgré l'assertion contraire de M. Minas (pré-
face, p. 45), on doit en conclure que le silence
gardé par les commentateurs grecs d'Aristote
sur la quatrième figure de syllogisme, dite de
Galien, tient au peu d'importance qu'ils atta-
chaient à ce point de doctrine et non à l'indif-
férence qu'ils avaient pour les écrits du médecin
de Pergame.
Comme nous venons de le voir, ce qu'on peut
appeler la doctrine de Galien ne se présente pas
sous un jour très-favorable; mais ses écrits sont,
en revanche, une mine riche et encore mal explo-
rée pour l'histoire de la philosophie.
5° Utilité des œuvres de Galien pour l'histoire
de la philosophie. ■ — Dans son traité sur les
Opinions d'Hippocrate et de Platon (liv. II,
ch. xn; liv. III, ch. m), tout en réfutant les doc-
trines des stoïciens, Galien nous expose clai-
rement les différentes phases et les transfor-
mations par lesquelles a passé ce système. Nous
voyons, par exemple, qu'à dix-neuf siècles de
distance les mêmes opinions conduisirent aux
mêmes conséquences : ainsi, en identifiant en-
tièrement l'âme avec la pensée, les stoïciens,
aussi bien que Descartes, furent obligés de re-
fuser toute espèce d'âme aux animaux. Nous
voyons dans un autre endroit comment cette
identification de l'âme avec la pensée avait influé
sur la théorie des passions que les stoïciens
regardaient comme de faux jugements; ainsi
selon Chrysippe (liv. IV, ch. n), la douleur est
l'opinion récente de la présence d'un mal; la
peur, l'expectative d'un mal; le plaisir, l'opinion
récente de la présence d'un bien. Par suite du
même principe, les vertus ne sont plus que des
applications diverses de la science, et la science
elle-même est aussi la vertu dans son unité et
sa généralité.
Nous ne comprenons pas plus que Galien
comment Chrysippe a pu combattre cette doc-
trine, qui nous paraît parfaitement conséquente.
Environ un siècle après Chrysippe, Posidonius,
que Galien [de Plac. Hippocr. et PÎat.} lib. VIII.
c. i) appelle le plus savant des stoïciens, ense\.
cn se rapprochant de Platon, qu'il y a trois
facultés '|m nous dirigent : la concupiscente, la
courageuse et la pensante. Comment n'avait-il
pas compris que cette théorie renversait de fond
en. comble la philosophie stoïcienne? Il serait
intéressant de voir par quels artifices il cher-
chait à se persuader qu'il était encore vérita-
blemenl dans la voie du stoïcisme. On sait que,
selon les stoïciens, la règle supré 'le la rao-
ralej celle qui résumait on elle toutes Ifs
autres, c'était de vivre selon la nature. Eh bien,
GALI
— 571
GALI
Galien [ubi supra, liv. V, ch. vi) nous a conservé
un endroit de Posidonius, où ce dernier se vante
que lui seul peut donner une explication satis-
faisante de ce précepte. « Celui-là, dit-il {ubi su-
pra, lib. III, c. i), vit d'accord avec les règles
nature qui suit en tout les commandements
du démon intérieur, parent de celui qui régit le
le entier, et qui n'a aucune indulgence
pour l'autre démon de la nature animale dans
les corps. » Galien nous apprend sur le même
philosophe, et sur l'école stoïcienne en général,
quelques autres détails qu'on ne trouve pas ail-
leurs, et qui répandent un jour nouveau sur cette
école célèbre. Ainsi nous savons par lui que Dio-
gène de Babylone regardait l'âme comme une
evaporation de la nutrition ou du sang Galien
remarque {ubi supra, lib. II, c. vin) que ce phi-
losophe se rapprochait évidemment par cette
définition de la doctrine d'Empédocle et de Cri-
tias, suivant laquelle l'âme était le sang.
Ce ne sont pas seulement les livres sur les
Opinions d ' Hippocrate et de Platon qui con-
tiennent des données intéressantes pour l'histoire
de la philosophie; dans son premier commentaire
sur le livre hippocratique des Humeurs (t. XV,
p. 37), Galien nous a conservé une explication
curieuse de la manière dont Thaïes entendait que
l'eau était le seul élément; il prétend même que
cette explication a été tirée d'un livre authen-
tique de Thaïes lui-même. De même, dans son
Introduction dialectique (p. 17-20 et p. 3645),
il nous a conservé quelques fragments de la
théorie des anciens sur les syllogismes hypothé-
tiques, qui peuvent servir à compléter ce que
nous en savions déjà par Jean Philopon [Com-
ment, in Analyt. Post., lib. I). Dans le dernier
chapitre du traité sur les Sophismes qui tiennent
à la diction (t. XIV, p. 595-598, éd. de Kùhn),
on trouve aussi un fragment de la dialectique
stoïcienne, qui était si renommée chez les anciens
pour sa subtilité. Nous irions beaucoup trop loin
si nous voulions énumérer tout ce que les ou-
vrages de Galien contiennent d'intéressant pour
l'histoire de la philosophie ; il nous suffit d'avoir
appelé l'attention sur ce sujet.
Il nous reste une dernière question à exa-
miner : c'est de savoir si Galien demeura entiè-
rement étranger aux tendances mystiques qui
commencèrent à se montrer chez quelques phi-
losophes de son époque, et qui annonçaient, pour
ainsi dire, la fondation de l'école d'Alexandrie.
Nous avons déjà vu que ce fut un songe de son
père qui le détermina à se consacrer à la méde-
cine; de même ce fut un songe qui lui fit décliner
l'honneur de suivre l'empereur Marc-Aurèle
dans son expédition contre les Germains {de Lib.
prop., c. n). Mais il va plus loin encore : il
donne accès à cette croyance superstitieuse
jusque dans ses écrits et dans son art. Dans le
petit traité sur le Diagnostic des maladies par
le moyen des songes, il en distingue trois espèces :
les songes qui tiennent à nos occupations et à
nos pensées habituelles; ceux qui tiennent à
l'état de notre corps, et ceux qui ont une vertu
divinatoire : car, dit-il, l'existence de cette der-
nière espèce de songes est prouvée par l'expé-
rience. Ailleurs il raconte trois cas de maladies
guéries par les remèdes révélés en songe aux
malades, et dont un lui est personnel ; dans le
livre Ier, sur les Forces naturelles, il blâme les
épicuriens de ce qu'ils méprisaient les songes,
les augures, les prodiges et l'astronomie (t. II,
ch. xii. p. 29) ; c'est, sans doute, entraîné par le
même ordre d'idées, que Galien admet l'in-
fluence de la lune sur les choses de la terre en
général et sur les maladies en particulier {de
Dieb. crit., t. III, p. 2-6). Il paraît inêrr i} d'après
Alexandre de Tralles (liv. IX, ch. rv), que, dans
un livre sur la Médecine d'Homère, il prend la
défense des enchanteurs. Néanmoins ces rêveries
mystiques n'exercèrent qu'une légère influence
sur l'ensemble de sa doctrine.
La première édition des œuvres de Galien, en
grec, a été publiée par les Aide; à Venise, en
1525, 5 vol. in-f° ; la seconde parut à Bâle en
1538 : elle est beaucoup plus correcte que la
précédente. En 1679, René Chartier fit paraître
les oeuvres de Galien en latin et en grec, mêlées
à celles d'Hippocrate, en 13 vol. grand in-f* :
Kùhn reproduisit en partie l'édition de Chartier,
20 vol. en 22 parties, Leipzig, 1821 à 1833. —
Les éditions latines sont nombreuses; leur his-
toire est encore fort confuse : on distingue celles
des Juntes, imprimées neuf fois, et celle de Cor-
narius, publiée à Bâle en 1549. Parmi les col-
lections renfermant un certain nombre d'écrits
de Galien, nous signalerons seulement celle de
Goton, in-4, Londres, 1640. L'édition française
de M. Daremberg, Paris, 1854, 4 vol. in-8, ne
contient que les œuvres médicales de Galien.
On trouvera les détails les plus amples, sur la
vie, la doctrine médicale et les écrits de Galien,
dans l'excellente Biographie de Galien par Ac-
kermann, insérée d'abord dans la nouvelle édi-
tion de la Bibliothèque grecque de Fabricius, et
reproduite par Kùhn en tête de son édition de
Galien, dont elle fait le principal ornement. On
pourra consulter avec fruit 1 Elogium chrono-
logicum Galeni, de Ph. Lobbe, in-8, Paris, 1660;
la Vita Galeni expropriais 0}<eribus collecta, du
même auteur, in-8, ib., 1660. M. Dubois (Fré-
déric) a lu, en 1841, devant l'Académie royale de
médecine, sur Galien, un travail remarquable
inséré dans le Bulletin de cette société savante
(t. VII, p. 281 et suiv.). M. Daremberg a con-
sacré à Galien une grande partie de son livre :
la Médecine, histoire et doctrine, Paris, 1865,
in-12. Ch. D...G.
GALILÉE. Galileo Galilei, principal auteur de
la vraie méthode des sciences physiques, naquit
à Pise, le 18 février 1564, de parents qui de-
meuraient habituellement à Florence, et qui
étaient de noble origine, mais presque sans for-
tune. Son père Vincenzo Galilei, homme instruit
et musicien distingué, lui fit étudier les lettres
classiques et la philosophie, d'abord à Florence,
puis au monastère de Vallombreuse. Envoyé à
l'université de Pise pour y étudier la médecine,
Galilée renonça à cette étude pour celle des
mathématiques et de la physique. Il fut profes-
seur de mathématiques à Pise de 1589 à 1592,
et à Padoue de 1592 à 1610. En septembre 1610,
il quitta la Vénétie et revint à Florence avec le
titre honorifique et les appointements de profes-
seur à l'université de Pise. Jusqu'au 8 janvier
1642, date de sa mort, son unique fonction,
honorablement rétribuée par le gouvernement
de Toscane, fut de travailler pour le pr^-rès des
mathématiques, de l'astronomie et de lapnysique.
A Pise et à Padoue, il s'était fait une réputation
européenne par son enseignement, qui attirait
des auditeurs de toutes les parties de l'Europe,
par sa correspondance scientifique, par ses écrits
sur les fortifications, sur la mécanique et sur la
physique, écrits les uns imprimés, les autres ma-
nuscrits, mais dont il laissait prendre des copies,
par ses inventions et par les instruments fabriqués
sous sa direction. Il eut bientôt des envieux et
des plagiaires, et, comme il renversait les doc-
trines et la méthode des* péripatéticiens en
physique, s'il trouva partout, même dans les
couvents, des partisans zélés, il trouva aussi
partout, dans les rangs du péripatétisme domi-
nant, non-seulement des contradicteurs, mais
GALI
— 572 —
GALI
d'ardents adversaires et des ennemis, contre les-
quels il déploya, outre la force des raisons,
beaucoup de verve et d'habileté dans la polémi-
que. Le traité qu'il publia en 1612 sur les corps
flottants fut l'objet d'une lutte animée, dans
laquelle il resta vainqueur. Mais surtout le té-
lescope, dont il fut le second inventeur et qu'il
sut le premier rendre assez puissant pour les
usages astronomiques, puis les découvertes qu'il
fit avec cet instrument, de 1610 à 1611, à Padoue
et à Florence, et qu'il publia dans son Nuncius
sidereus et dans ses Lettres sur les taches so-
laires, lui procurèrent un véritable triomphe. A
Pise, à Florence, à Rome, où il se rendit en 1611
et où il fut nommé membre de l'Académie des
Lincei, il fallut bien reconnaître comme vrais
des faits constatés par les observations télesco-
piques, mais qu'on avait d'abord rejetés comme
impossibles et qu'on avait attribués à la fraude
ou à l'illusion. Ces observations réfutaient les
systèmes astronomiques des péripatéticiens et de
P'tolémée, et ne laissaient le choix qu'entre les
systèmes cie Copernic et de Tycho-Brahé. Galilée,
qui fut toujours le digne ami de Kepler, corres-
pondait avec lui, dès 1597, sur les moyens de
propager le système de Copernic. En 1613, dans
ses Lettres imprimées sur les taches solaires,
il se prononça ouvertement en faveur de ce
système. C'était laque ses ennemis l'attendaient.
Oubliant que ce système, enseigné par le cha-
noine polonais Copernic dans un livre dédié au
pape Paul III et publié en 1543, n'avait été en
soixante-dix ans l'objet d'aucune condamnation
ecclésiastique, ils attaquèrent, à Pise, à Florence
et à Rome, cette doctrine de Galilée comme une
nouveauté impie, hérétique, contraire à l'Écriture
sainte. Il est faux que ce soit Galilée qui ait porté
la question du système du monde sur le terrain
de la théologie;" il fut forcé par les accusations
de ses ennemis à les suivre sur ce terrain,
qu'ils avaient choisi. Pour repousser la redou-
table accusation d'hérésie, il dut se défendre en
discutant la signification et la portée des textes
dont on s'armait contre lui : il le fit, non dans
des pièces imprimées, mais dans deux lettres
manuscrites, adressées l'une en 1613 au P. bé-
nédictin Castelli, l'autre vers la fin de 1615 à la
duchesse Christine de Lorraine, aïeule du grand-
duc de Toscane; il en fit seulement parvenir des
copies à quelques personnes, et surtout à des
dignitaires ecclésiastiques près desquels il avait
besoin de se disculper. Ces lettres, comme tout
ce que Galilée a écrit, étaient parfaitement conci-
liables avec l'orthodoxie catholique. Cependant,
vu l'esprit du temps, le P. Castelli, excellent
religieux, ami savant et dévoué de Galilée,
commit une imprudence en laissant prendre
trop facilement des copies de la première lettre.
Heureusement Galilée avait retiré l'original des
mains de l'honnête bénédictin, qui l'aurait livré
sans soupçon à l'archevêque de Pise Bonciani,
agent secret de l'Inquisition romaine pour cette
soustraction frauduleuse, comme le prouve la
publication de M. de l'Kpinois. Dès le 5 février
1615; armé d'une copie de cette lettre, un moine
dominicain de Florence, le P. Lorini, déposa se-
crètement une accusation contre Galilée devant
l'Inquisition romaine. Dans une déposition se-
cète du 20 mars suiv.mt, un autre moine domi-
m qui avait déjà outragé Galilée ru chaire
dans une église de Florence, dénonça ['hérésie
du mouvement de la terre connue contenue
dans L'ouvrage imprimé de Galilée sur 1rs taches
'es, et de plus il accusa d'impiété et d'athé-
isme la secte prétendue des galiléistes. Eu même
temps, dès avant le " mars 1615, l'ouvrage de
Copernic et deux autres écrits en faveur du
nouveau système du monde furent déférés à la
Congrégation de l'Index, dont un décret rendu le
3 mars 1616 et publié le 5 déclara que l'opinion
de l'immobilité du soleil et du mouvement de
la,terre était fausse et tout à fait contraire à
l'Écriture sainte et qu'elle ne pouvait être ni
professée ni défendue. Ce même décret con-
damnait à la suppression une lettre imprimée
dans laquelle le P. Foscarini avait soutenu cette
opinion comme vraie et comme conforme à
l'Écriture sainte. Mais ce décret n'interdisait que
provisoirement et jusqu'à correction le traité de
Copernic de Rcvolutionibus orbiv/m cœleslium
et le Commentaire de Diego de Zuniga sur le
livre de Job, et l'unique objet des corrections
prescrites pour ces deux ouvrages était de faire
disparaître quelques phrases impliquant la vérité
absolue du système copernicien, toléré par la
Congrégation à titre de pure hypothèse physico-
mathématique. La procédure de la Congrégation
de l'Index contre ces trois ouvrages fut portée
à la connaissance du public; mais la procédure
de la Congrégation de l'Inquisition contre Galilée
resta ignorée du public jusqu'en 1632. A la fin
de 1615, peut-être mandé secrètement par l'In-
quisition, Galilée vint à Rome, où il sollicita
pour le système de Copernic, non pas la sanc-
tion de l'autorité ecclésiastique et l'érection en
dogme, comme l'ont prétendu Mallet Dupan et
les nombreux échos de ses mensonges, mais la
tolérance et rien de plus. Galilée ne put pas
l'obtenir; mais il fut bien accueilli partout à
Rome et trouva dans toutes les réunions un
brillant succès pour lui-même et pour ses doc-
trines. Aucune condamnation ne fut prononcée
contre lui ni contre aucun de ses écrits. Seulement
il fut mandé secrètement, le 26 février 1616, en
la demeure du cardinal Bellarmino. Là que' se
passa-t-il ? Deux témoignages irrécusables nous
l'apprennent; ce sont ceux du cardinal lui-même
et du pape Paul V, dont il exécutait les ordres.
Ces deux témoignages, parfaitement d'accord
entre eux et, comme nous le verrons, avec les
réponses de Galilée interrogé sur ce point par
ses juges en 1633, se trouvent dans deux pièces
authentiques, publiées l'une par M. de l'Épinois
en 1867 et l'autre par M. Gherardi en 1870. La
première pièce, datée du 25 février 1616 et
comprise parmi les pièces du procès de 1633,
est lin ordre du pape au cardinal : d'après cet
ordre, Bellarmino devra mander devant lui Ga-
lilée et lui adresser une simple admonition
d'abandonner l'opinion de l'immobilité du soleil
et du mouvement de la terre; si Galilée refuse
d'obéir, alors seulement le P. commissaire du
Saint-Office, assisté d'un notaire et de deux té-
moins, lui fera l'injonction de s'abstenir entière-
ment d'enseigner et de délendre cette opinion
ou même d'en traiter; si Galilée refuse encore
d'acquiescer à cette injonction, il devra être
incarcéré. La seconde pièce, contenue dans un
registre des Décrets du Saint-Office et datée du
3 mars 1616, constate que, d'après un rapport
du cardinal Bellarmino, Galilée ayant entendu
['admonition du cardinal, donna aussitôt son
acquiescement. I.e reste de cette pièce ne con-
cerne plus Galilée, mais la sentence de la Con-
grégation de l'Index sur les écrits du P. Foscarini,
de Diego de Zuniga et de Copernic. Cependant,
parmi (es pi! :es du procès de 1633 et comme
motif principal de la condamnation de Galilée,
figure une pièce datée du 26 février 1616 et
suivant laquelle, aussitôt après ['admonition du
cardinal, le commissaire du Saint-Office, assisté
du not lire et îles deux témoins, aurait adressé à
Galilée, au nom du pape el du Saint-Office et
sous la menace de poui ot l'Inquisition,
GALI
— 573 —
GALI
l'injonction d'abandonner entièrement la susdite
opinion, que le soleil est le centre du inonde et
■immobile et que la terre semeut, et de s'abstenir
de soutenir, enseigner ou défendre cette opinion
d'une manière quelconque, par paroles ou par
écrits. Ni dans cette pièce, ni dans la sentence
de 1633, où elle est invoquée, il n'est dit que
Galilée ait refusé d'obtempérer à Vadmonition,
et dans la pièce authentique du 3 mars son
acquiescement à cette admonition est expressé-
ment attesté. Dans ces conditions, l'injonction
aurait été contraire aux ordres du pape. Cette
injonction n'eut pas lieu, comme le prouve le
silence de la pièce du 3 mars, et comme le
prouvent aussi les faits postérieurs. En effet, —
chose qui serait inconcevable! — cette injonction
prétendue, oubliée par Galilée, aurait été inconnue
de tout le monde, môme des inquisiteurs, jusqu'en
septembre 1632, époque où, dit-on, elle fut dé-
couverte inopinément; elle aurait été ignorée
du pape Urbain VIII, lorsqu'en 1623 il acceptait
la dédicace de l'Essayeur, ouvrage où Galilée
aurait désobéi à cette injonction personnelle en
défendant, comme nous le verrons, contre cer-
taines objections le système de Copernic; elle
aurait été ignorée du P. Riccardi, examinateur
et approbateur de l'ouvrage avant l'impression,
et du P. Guevarra, chargé d'examiner de nouveau
ce même ouvrage dénoncé à l'Inquisition ; elle
aurait été ignorée des examinateurs qui approu-
vèrent pour l'impression le Dialogue de Galilée
sur les deux principaux systèmes du inonde;
elle aurait été ignorée des dénonciateurs de ce
dialogue; enfin, elle aurait été ignorée des in-
quisiteurs eux-mêmes pendant plusieurs mois
depuis la dénonciation. D'ailleurs, l'original de
cette injonction aurait dû porter les signatures,
sinon du commissaire du Saint-Office, au moins
du notaire et des deux témoins. Or, sur cette
pièce, telle qu'elle se trouve dans le manuscrit
du procès (fol. 378 v° à fol. 379 r°) et telle qu'elle
a été publiée d'après ce manuscrit par M. de
l'Épinois, non-seulement les signatures n'existent
pas, mais elles n'y sont pas même mentionnées.
Où est l'original avec les signatures qui pour-
raient en garantir l'authenticité? Personne ne
peut le dire. En outre, la pièce devrait être
transcrite sur les registres des Décrets de l'In-
quisition : non-seulement elle n'y est pas, mais
on y trouve une pièce qui la contredit et en
prouve la fausseté, la pièce du 3 mars 1616, qui
atteste que, dans sa comparution du 26 février
devant le cardinal Bellarmino, Galilée ayant
acquiescé à l'admonition, l'affaire en était restée
là en ce qui le concernait. Il est donc non-seule-
ment très-probable, comme le dit M. Pietro Ric-
cardi, mais certain, comme le disent MM. Ghe-
rardi et Wohlwill, que l'injonction prétendue
du 26 février 1616 est apocryphe.
Galilée, qui n'avait pas reçu cette injonction
personnelle de se taire sur le système de Co-
çernic, devait croire et croyait en effet qu'il lui
était permis, comme à tout le monde, d'exposer
ce système, pourvu que ce fût à titre de simple
hypothèse, et à condition de ne pas le donner
comme conforme à l'ordre réel du monde : ce
qui aurait été contrevenir au décret du 5 mars
1616. Ce décret est seul mentionné dans une
lettre que le cardinal Bellarmino remit à Gali-
lée pour attester qu'il n'avait subi aucune con-
damnation et pour lui rappeler en même temps
la ligne qu'il devait suivre. Du reste, il est à
remarquer que, contrairement à l'usage, le pape
Paul V ne donna aucune confirmation officielle
à cette décision dogmatique de la Congrégation
de l'Index contre le nouveau système du monde.
Il ne confirma pas davantage le décret rendu le
10 mars 1619 par la même Congrégation ro-
maine contre l'Abrégé de l'Astronomie de Co-
pernic dont le premier volume avait été publié
par Kepler en 1618.
Attaqué violemment dans des ouvrages publiés
en 1614 par le P. jésuite Scheiner contre ses Let-
tres sur les taches solaires, et en 1619 par le
P. jésuite Grassi contre son opinion sur les co-
mètes, Galilée s'abstint prudemment de répon-
dre pendant les dernières années du pontificat
de Paul V et pendant le court pontificat de Gré-
goire XV. Mais, en 1623, le cardinal florentin
Maffeo Barberini devint le pape Urbain VIII : il
s'entoura de Toscans, se montra très-favorable à
l'Académie romaine des Lincei, dont Galilée
était membre, et s'annonça comme protecteur
des sciences et des lettres. Galilée, à qui le
nouveau pape avait donné depuis longtemps des
marques de bienveillance, lui dédia et publia
à Rome, avec l'approbation du P. Riccardi,
examinateur, un ouvrage qui, sous le titre
d'Essayeur (il Saggiatore), contenait une ré-
ponse détaillée aux critiques de tout genre du
P. Grassi et la réfutation d'un grand nombre
d'erreurs des péripatéticiens en physique. Sur
les comètes, la thèse principale de Galilée était
fausse; mais le P. Grassi avait tort dans une
multitude de détails relevés avec beaucoup de
justesse par Galilée. Le nouveau système du
monde tenait une petite place dans la discus-
sion : Galilée avait eu l'habileté de faire justice
des mauvais arguments qu'on opposait à ce sys-
tème, et de ne pas avoir l'air cependant de l'a-
dopter. Urbain VIII prenait grand plaisir à en-
tendre lire cet ouvrage. Pourtant l'Essayeur fut
dénoncé à l'Inquisition romaine comme conte-
nant une approbation dissimulée du système de
Copernic, et telle était, en effet, la tendance
bien réelle d'un passage du livre. Un cardinal,
chargé de faire un rapport sur l'affaire, prit
pour consulteur le P. Guevarra, général des
Théatins, qui lui fit un grand éloge de l'ouvrage,
et lui remit une note pour établir que, lors
même que la doctrine du mouvement de la
terre y serait soutenue, il n'y aurait pas lieu de
poursuivre. En 1624, Galilée vint à Rome ren-
dre ses hommages à Urbain VIII, qui lui donna
publiquement des marques de faveur et d'affec-
tion. Le pape, qui tenait peu au péripatétisme
et qui avait fait beaucoup de cas de l'Essayeur,
entendit avec plaisir, en 1625, la lecture de quel-
ques passages d'une lettre de Galilée au péripa-
téticien Ingoli contre le péripatétisme en physi-
que. Alors le P. Grassi et les jésuites du collège
Romain firent à Galilée, par l'intermédiaire de
son disciple Guiducci, des avances bientôt dé-
menties, en 1626, par la réponse du P. Grassi à
l'Essayeur, et, en 1630, par la Rosa ursiaa du
P. Scheiner. Dans un entretien avec Galilée, le
pape avait argumenté contre le nouveau sys-
tème du monde. Galilée s'était tenu sur la ré-
serve ; mais il avait compris que, tout en faisant
bon marché de la physique péripatéticienne, Ur-
bain VIII n'était pas disposé à tolérer en Italie
le système de Copernic. Galilée renonça donc à
la. publication d'un ouvrage qu'il avait ébauché
dès 1615, et qu'il avait retouché depuis, sur les
marées considérées ouvertement comme effet et
comme preuve du double mouvement de la
terre. Mais il pensa que ce qui avait été toléré
dans quelques passages de l'Essayeur, c'est-à-
dire l'apologie déguisée de ce système, pourrait
être toléré aussi dans un ouvrage en forme de
dialogue, où les systèmes seraient mis en pré-
sence, sans que l'auteur prît ouvertement parti
pour l'un d'eux. D'ailleurs, il ne voulait publier
cet ouvrage qu'avec la permission de l'autorité
GABI
— 574 —
GALI
ecclésiastique, et il. pensait, avec ses protecteurs
et ses amis, que cette permission, s'il pouvait
l'obtenir, couvrirait sa responsabilité d'auteur.
En mai 1630, Galilée porta lui-même à Rome le
manuscrit complet de son Dialogue sur les deux
principaux systèmes du monde, qui fut exa-
miné par le P. Riccardi assisté du P. Rafaele
Visconti. Parfaitement accueilli par le pape, Ga-
lilée revint à Florence avec son manuscrit cor-
rigé et dûment approuvé pour l'impression, qui
devait se faire à Rome, après que Galilée aurait
ajouté une dédicace au grand-duc et une table
des matières, et le P. Riccardi devait revoir les
épreuves. Mais, par suite de diverses circonstan-
ces, l'impression fut retardée et dut se faire à
Florence, où Galilée obtint l'autorisation ecclé-
siastique et civile. Mais il fallait de plus l'agré-
ment du pape et du P. Riccardi. Celui-ci de-
manda à voir une seconde fois, sinon le Dialogue
entier, au moins le préambule et la fin, tandis
qu'un théologien de Florence, délégué à cet ef-
fet, examinerait le reste. Enfin le P. Riccardi
imposa à Galilée une préface toute faite et dont
on lui permettait seulement de retoucher le
style : cette préface exprimait une adhésion
complète au décret de 1616 contre le système de
Copernic, et annonçait l'intention de justifier ce
décret en montrant qu'il avait été rendu en
pleine connaissance de cause. L'inquisiteur de
Florence fut chargé, au nom du pape, de s'as-
surer que la fin du Dialogue revue par Galilée
ne serait pas en désaccord avec cette préface.
Enfin, le Dialogue, imprimé à Florence tel que
les examinateurs de Rome et de Florence l'a-
vaient accepté, parut dans les premiers mois de
1632. Aussitôt les ennemis de Galilée, plus clair-
voyants que les examinateurs, comprirent que,
malgré la préface et l'absence de conclusion, les
raisons données en faveur du système condamné
paraissaient les plus fortes et tendaient à le faire
prévaloir. Ils jetèrent les hauts cris : ils dirent à
Urbain VIII qu'on l'avait abusé et que cette pu-
blication autorisée était pernicieuse pour la re-
ligion. De plus; ils lui firent croire deux choses,
dont la fausseté lui fut prouvée plus tard comme
elle l'est pour tout lecteur attentif et non pré-
venu, savoir : qu'Urbain VIII lui-même était
représenté et tourné en ridicule dans le Dia-
logue sous le nom du péripatéticien Simplicio,
et que Galilée s'y était fait théologien et in-
terprète de l'Écriture sainte. La vente de l'ou-
vrage fut interdite, les exemplaires qu'on put
trouver furent saisis, les examinateurs furent
destitués ; le P. Castelli et Mgr Ciampoli, qui
avaient sollicité l'autorisation, lurent disgraciés,
et l'ouvrage fut déféré à l'Inquisition. Les amis
de Galilée pensaient que le livre serait condamné,
mais que l'auteur serait couvert par l'approba-
stique donnée au livre avant l'im-
pression. Tels étaient les renseignements que
l'ambassadeur de Toscane à Rome, Niccolini,
l m grand-duc. Mais, le 11 septembre
1632? instruit par une indiscrétion du P. Ric-
cardi, Niccolini écrit que l'affaire a changé de
face, parce qu'on a découvert dans les archives
du Saint-Office une injo tonnelle faite
in: plus soutenir,
enseigner ou défendre le S; Copernic
d'mie manière quelconque, par parole ou par
écrit. ( trouvée si à |
dont non;,
mission spéciale fut ch ' uiner le Dia-
logue : dans un Mémoire adressé au pa|
no cou
mais seulemi
le supprimer quel-
à Pnypotl
Copernic et trop défavorables aux opinions con-
traires. Quant à l'auteur, elle ne formule contre
lui aucune conclusion; mais elle cite, comme
authentique, l'injonction du 26 lévrier 1616, à
laquelle Galilée aurait désobéi malgré sa pro-
messe. Or la désobéissance à une injonction per-
sonnelle de l'Inquisition était considérée comme
un crime. Accusé par cette pièce apocryphe, Ga-
lilée fut traduit devant ce redoutable tribunal.
Après quelques délais pour raisons de santé, il
fut forcé, malade encore, de venir se constituer
prisonnier à Rome, où il arriva le 13 février
1633. Pendant le procès, il fut traité avec beau-
coup de ménagements : il résida tantôt dans un
bel appartement au palais du Saint-Office, tan-
tôt au palais de l'ambassade de Toscane. Dans
les quatre interrogatoires qu'il subit à de longs
intervalles, il soutint avec raison n'avoir reçu
en février 1616 qu'une simple admonition du
cardinal Bellarmino, à qui il avait promis seu-
lement de ne pas enseigner comme vraie l'hy-
pothèse de Copernic. Lorsqu'on lui demanda si
une injonction de ne rien dire ou écrire en fa-
veur de cette hypothèse lui avait été faite alors
au nom de l'Inquisition, il le nia constamment,
et on ne mit pas sous ses yeux la pièce fausse^
dont les termes ne lui furent connus que par
leur insertion dans la sentence de condamnation,
à laquelle elle servit de motif principal. Du reste,
dans ces mêmes interrogatoires, il renia le sys-
tème de Copernic ; il offrit même de le réfuter :
mais il refusa d'avouer l'intention qu'il avait
eue de soutenir ce système par son livre, et il
persista dans ce refus malgré la menace de tor-
ture qui lui fut adressée pour la forme dans le
dernier interrogatoire. Il espérait échapper ainsi
à toute condamnation personnelle. Mais, quand
il eut perdu cet espoir, il signa l'aveu contenu
dans une formule d'abjuration qu'on lui pré-
senta comme condition d'une condamnation mi-
tigée et comme unique moyen d'échapper à une
sentence plus rigoureuse. Quant à la torture
corporelle, plusieurs preuves établissent qu'il ne
la subit pas. Parmi ces preuves que j'ai données
ailleurs et que M. Gherardi a eu tort de rejeter,
en voici une qui aurait dû trouver grâce devant
lui; car elle est semblable à celle sur laquelle
M. Gherardi lui-même s'est appuyé avec raison
pour nier le fait de l'injonction prétendue du
26 février 1616, dont j'avais eu tort, eu 1868,
d'admettre l'authenticité. La torture, comme
moyen d'enquête, ne pouvait être appliquée
qu'en vertu d'un ordre du pape. L'ordre d'Ur-
bain VIII pour l'enquête contre Galilée existe et
a été publié. Le relus d'aveu sur Vintention y
est prévu, et c'est précisément pour ce cas prévu
que le pape ordonne de se borner à la menace.
En effet, la menace, mais la menace seule, est
mentionnée dans la sentence contre Galilée. Or
une autre sentence, publiée par M. Gaidoz d'a-
près les registres de l'Inquisition, prouve que,
lorsque ce moyen d'enquête avait été employé
contre un accusé, la torture était mentionnée
expressément sous le nom de tortura, dans le
texte latin de la sentence. Non-seulement Gali-
lée n'a pas subi ce supplice, mais il n'eut pas
lieu de •; car, lors même que la me-
nace, qui lui lut faite pour la forme, aurait été
sérieuse, il n'aurait tenu qu'à lui d'éearler le
! . a cet égard, l'aveu
qu'il signa enfin dans son abjura-
tion et dont on se contenta. Ce qui devait coûter
à son honneur et à sa conscience, ce n'était pas
cet aveu sincère; c'était l'abjuration qui ne pou-
sincère de sa part, et donl i
liative dès son premier in
les principes mêmes do l'Inqu
GALI
— 575 —
G ALI
l'abjuration publique n'aurait pas dû lui être
imposée. Dans un temps et dans un pays où les
prohibitions ecclésiastiques étaient en même
temps des prohibitions civiles avec sanction pé-
nale, on pouvait légalement le punir pour sa
désobéissance prétendue à l'Inquisition et pour
la violation prétendue de sa promesse; mais
c'est illégalement que l'Inquisition l'a forcé
d'abjurer comme hérétique une doctrine astro-
nomique déclarée telle par la sentence, mais
qui ne l'avait été officiellement ni par l'Église
ni par le pape, et qui ne l'a jamais été depuis.
Car ni Paul V, ni Urbain VIII, ni aucun autre
pape n'a jamais confirmé officiellement aucune
décision des congrégations romaines contre le
système de Copernic ni contre aucun de ses dé-
fenseurs. Descartes et Gassendi ont remarqué
cette omission insolite, à cause de laquelle l'au-
torité de ces décisions se réduisait à celle des
congrégations qui les avaient rendues, et le
P. Riccioli lui-même en a fait l'aveu. La sen-
tence prononcée le 22 juin 1633 contre Galilée
était déplorable, puisque les seuls griefs qui s'y
trouvent formulés comme motifs principaux et
immédiats de la condamnation sont d'une part
la désobéissance prétendue de Galilée à une in-
jonction qu'il n'avait pas reçue, d'autre part son
adhésion réelle à une doctrine scientifique dont
la vérité est reconnue aujourd'hui au Vatican
comme partout ailleurs. Mais, quand même cette
doctrine aurait été fausse, jamais elle n'avait
été valablement déclarée hérétique, et par con-
séquent, l'Inquisition, d'après ses propres prin-
cipes, n'aurait pas eu le droit d'exiger l'abjura-
tion de Galilée. Du reste, le texte latin de la
sentence, publié par Riccioli, prouve que, des
dix cardinaux inquisiteurs énumérés dans le
préambule de la sentence, sept seulement la si-
gnèrent, et des trois signatures qui manquent
l'une est celle d'un neveu du pape. En s'abste-
nant de toute confirmation officielle, Urbain VIII
laissa toute la responsabilité de ce jugement à
l'Inquisition seule, et il laissa de même à la
Congrégation de l'Index seule toute la responsa-
bilité de la condamnation qu'elle prononça de
son côté le 16 juin 1633 contre le livre de Gali-
lée. Mis en prison le soir du 21 juin, veille de
sa condamnation, Galilée y resta jusqu'au 24:
l'emprisonnement illimité auquel il était con-
damné fut commué en une résidence forcée d'a-
bord à la villa Medici près de Rome, puis dans
le palais de l'archevêque de Sienne, puis, à da-
ter du 13 décembre 1633, à la villa de Galilée à
Areetri près de Florence, et en une séquestra-
tion qu'on adoucit par beaucoup de concessions.
Urbain VIII avait exprimé l'intention de lui ac-
corder une libération et une réhabilitation pro-
gressives, et, quand des protecteurs de Galilée
dirent au pape qu'il était faux que ce savant
eût voulu l'attaquer dans son Dialogue, il ré-
pondit qu'il le savait bien et qu'il n'avait per-
sonnellement aucun motif de plainte contre Ga-
lilée. Mais il opposa aux demandes de grâce
l'intérêt de la chrétienté. Le succès croissant du
nouveau système du monde, même en Italie, fit
croire au pape et à ses conseillers qu'il y avait
danger à faiblir ; car ils considéraient ce système
comme très-dangereux pour la religion. Ur-
bain VIII fut cependant sur le point de céder, en
1636, aux sollicitations des ambassadeurs de
France et de Toscane; mais il voulut laisser la
décision à l'Inquisition, qui, malgré les instan-
ces des deux cardinaux Antonio et Francesco
Barberini frère et neveu du pape, n'accorda pas
la grâce demandée. Les lettres de Galilée témoi-
gnent qu'il croyait n'avoir plus rien à espérer,
:.cn pas à cause d'une animosité personnelle du
pape contre lui, mais au contraire parce que ses
ennemis, et surtout, disait-il, les jésuites du
collège Romain, avaient persuadé au pape et aux
inquisiteurs que sa grâce ferait tort à la religion
et que sa punition était un exemple nécessaire.
Pour le même motif, l'impression de nouveaux
ouvrages de Galilée et la réimpression de ses
anciens ouvrages furent interdites en Italie par
l'Inquisition, et, après sa mort, il fut défendu de
lui rendre aucun honneur autre que celui de
l'inhumation ecclésiastique dans une chapelle
de Florence. Les huit ans et demi qu'il vécut
après sa condamnation furent très-utilement
employés pour la science. Il acheva son chef-
d'œuvre, c'est-à-dire ses quatre Dialogues sur
les sciences nouvelles, qui furent publiés en
Hollande en 1638, et auxquels il ajouta depuis
deux dialogues complémentaires. De 1637 à 1638,
il devint complètement aveugle; mais il conti-
nua de dicter d'importants travaux, et son acti-
vité intellectuelle, aidée par son ami et ancien
disciple le P. Castelli pendant quelques mois de
1638 et de 1641, par le jeune Viviani pendant
les trois dernières années de la vie de Galilée,
et par Torricelli pendant les trois derniers mois,
se soutint et produisit d'excellentes pages jus-
qu'à sa mort. Il mourut entouré des secours de
la religion le 8 janvier 1642 dans sa villa d'Ar-
cetri, où il était resté relégué depuis le 13 dé-
(k'cembre 1633, sauf un séjour de quelques mois
qu'on lui avait permis de faire à Florence en
1638, à l'époque où il espérait qu'une opération
chirurgicale pourrait lui rendre la vue. — Après
cette rapide et insuffisante esquisse de la vie de
Galilée, il s'agit maintenant d'apprécier sa mé-
thode et ses doctrines au point de vue philoso-
phique.
Galilée fut un esprit positif, dans la vraie et
bonne acception de ce mot, dont on a tant
abusé, c'est-à-dire un esprit visant toujours à
la connaissance exacte et certaine, prenant avec
une habileté consciencieuse les moyens de l'at-
teindre, et, quand les moyens de certitude fai-
saient défaut, n'accordant aux hypothèses les
plus vraisemblables et les plus utiles qu'une va-
leur relative et provisoire. Tels étaient ses prin-
cipes de conduite scientifique : il s'en est écarté
quelquefois au milieu de l'ardeur de ses nom-
breuses découvertes; mais, même dans des temps
plus récents, peu de savants ? parmi ceux qui
ont fait beaucoup, s'en sont écartés moins que
lui. C'est bien à tort que de nos jours les posi-
tivistes (comme ils s'appellent) ont voulu le
réclamer comme un des leurs; car son esprit,
aussi étendu que sévère, admettait tout ce qu'ils
rejettent, et il n'avait d'eux que ce qu'ils ont de
bon, c'est-à-dire leurs affirmations légitimes, et
non leurs négations mal fondées et leurs pré-
tentions inacceptables. Il se voua aux sciences
physiques, qu'il traita expérimentalement et
mathématiquement; mais il ne médit jamais des
sciences morales, qu'il avait cultivées avec fruit,
et il n'essaya jamais d'en matérialiser l'objet par
la moins positive et la plus fausse des hypothèses,
ni d'y méconnaître le rôle très-positif du libre
arbitre, pour faire violemment de ces sciences
une branche des sciences physiques. La lutte
qu'il eut à soutenir contre l'esprit rétrograde
des péripatéticiens modernes ne l'empêcha pas
de rendre justice à Aristote, et il professa une
grande admiration pour certaines vues élevées
de Platon et des pythagoriciens sur l'ordre et la
mesure qui régnent dans le monde. En dehors
de tout esprit d'école, il se félicitait d'avoir
étudié beaucoup la philosophie; mais c'était
surtout pour l'appliquer aux sciences physiques.
De ses études philosophiques il conserva toujours
GALI
576 —
GALI
deux principes, qui jouent; comme nous le ver-
rons, un grand rôle dans ses plus importants
ouvrages; ces deux principes, odieux aux posi-
tivistes, mais nécessaires à la mélhode expéri-
mentale et inductive des sciences physiques pour
que cette méthode donne tout ce qu'elle peut et
doit donner, sont : le principe des causes effi-
cientes et le principe des causes finales. Nous
verrons avec quelle justesse, quelle mesure et
quel succès il les a'appliqués tous deux, et quels
avantages cette application judicieuse lui a don-
nés sur Descartes et sur Bacon. Dès le début de
sa carrière scientifique, c'est-à-dire dès 1589, à
l'âge de 25 ans, 31 ans avant la publication du
Novum Organum scienliarum de Bacon, et
48 ans avant la publication du Discours de la
Méthode de Descartes, Galilée pratiquait avec
beaucoup de constance, de fermeté et de rec-
titude d'esprit la méthode expérimentale et
inductive des sciences physiques, aidée de la
mesure des quantités et de l'application des
mathématiques, c'est-à-dire la méthode à laquelle
est dû le développement moderne de ces sciences.
Quelques-uns de ses prédécesseurs et de ses con-
temporains ont fait divers essais, quelquefois
très-heureux, de cette méthode; mais c'est lui
qui le premier a montré comment il faut l'ap-
pliquer d'une manière générale et suivie à toutes
les sciences physiques. Son contemporain Kepler,
qui dut à cette méthode l'admirable découverte
de ses trois lois géométriques du mouvement
des planètes et le succès de ses importantes
études sur les réfractions astronomiques, s'égara
trop habituellement dans les plus étranges diva-
gations. Bacon et Descartes, avant lesquels Ga-
lilée avait brisé les entraves abusives du prin-
cipe d'autorité dans les sciences d'observation et
de_ raisonnement, ne surent pas s'approprier sa
méthode. Bacon recommanda beaucoup et pra-
tiqua un peu l'observation et l'expérimentation
en physique, mais sans mesures précises et sans
exactitude mathématique, et en se proposant
d'atteindre les essences des choses, au lieu de
s'élever; comme Galilée, par la mesure des effets
à la détermination mathématique des causes
efficientes et de leurs modes d'action, c'est-à-
dire à la connaissance des forces et de leurs lois
mécaniques. Descartes avait l'avantage d'être,
comme Galilée, plus mathématicien que Bacon;
mais il chercha aussi les essences en physique,
et il prétendit y arriver par la méthode géo-
métrique a priori, de manière à en conclure les
lois des phénomènes, au lieu d'obtenir ces lois
par l'induction : il fut grand philosophe et grand
mathématicien, mais faible physicien.
Le premier principe de la méthode physique
deGaliJée, c'est que le grand livre de la nature,
qu'il s'agit d'étudier, étant écrit en caractères
mathématiques, n'est intelligible que pour les
mathématiciens, et que le procédé de déchif-
frement de ce livre est la mesure des quantités
observées. Galilée sait bien que sa méthode
n'est pas faite pour les choses morales, qui ne se
mesurent pas, et dans lesquelles le libre arbitre
a sa large part. Mais les phénomènes physiques
obéissent invariablement :.\ dis lois nécessitantes;
ils s'accomplissent dans des temps ri. des espaces
mesurables par essence, lors môme que la mesure
nous eu échappe; ces phénomènes doivent se
réduire à d < niicl-
lement me urabli quoique souvent impercep-
tibles pour nous en luit que mouvement!
tincts. Dans ces phénomènes il faut mesurer tout
ce qui est directement mesurable pour non
i i ii arable dii ei tement ou in-
directement ce qui no l'était pas de prime
Si les lois premières du mouvement étaient
d'une nécessité absolue, comme les axiomes
mathématiques, on pourrait les déterminer a
priori, puis les combiner ensemble pour trouver
les lois complexes. Mais Galilée repousse cette
méthode, et il a raison. En effet, tous ceux qui
ont procédé ainsi, depuis Aristote jusqu'à Des-
cartes inclusivement, sont arrivés à des résultats
dont la fausseté condamne leur méthode. Sur
les vérités premières des mathématiques pures,
ni les anciens ni les modernes ne se sont trompés,
parce que ces vérités sont nécessaires et évi-
dentes par elles-mêmes. Quant aux vérités pre-
mières de la mécanique, ceux qui ont voulu les
deviner a priori, au lieu de les induire de l'ex-
périence, se sont toujours trompés sur plusieurs
d'entre elles, jusqu'au moment où, par l'in-
duction et non autrement, elles ont été décou-
vertes. Depuis cette époque, les savants les plus
éminents reconnaissent qu'elles sont de vérité
contingente, et ceux qui, moins clairvoyants,
croient en avoir une intuition immédiate comme
celle des axiomes géométriques, les auraient
manquées, comme l'ont fait Aristote et même
Descartes, si Galilée et d'autres expérimenta-
teurs soigneux de mesurer ne les avaient pas
trouvées avant eux et pour eux.
Bien qu'elles n'aient pas une existence né-
cessaire, ces lois ne sont ni locales ni chan-
geantes. Galilée montre en toute occasion sa
ferme croyance à l'existence d'un ordre univer-
sel et stable dans le monde physique : il y croit,
parce qu'il croit fermement à la sagesse du
Créateur, clairement manifestée dans tout ce que
nous connaissons de ses œuvres, et parce que la
raison lui dit que la cause première doit être
infinie en sagesse et en puissance. Voilà pourquoi
Galilée a un droit que certains athées et certains
sceptiques s'arrogent illégitimement : je veux
dire le droit d'admettre a priori que les lois
contingentes du monde physique, ces lois que
la spéculation a priori ne peut pas donner, doi-
vent être stables et universelles, et que par con-
séquent une expérience bien faite dans des con-
ditions bien connues doit valoir pour tous les
temps et pour tous les lieux dans les mêmes con-
ditions. « Les lois, dit Montesquieu, sont les rap-
ports nécessaires qui dérivent de la nature des
choses. » Les lois physiques dérivent nécessai-
rement de la nature des choses physiques telles
que Dieu les a faites ; mais les lois de ces choses
contingentes auraient pu être autres qu'elles ne
sont, parce que Dieu aurait pu donner à ces cho-
ses une nature différente. Certainement Descartes
a eu grand tort de considérer comme contingent
ce qui est nécessaire, lorsqu'il a osé dire qu'il
n'a tenu qu'à Dieu de faire que deux et deux
lissent cinq, que les rayons du cercle fussent
inégaux, et qu'en morale ce qui est mal fût
bien. Mais, par une erreur contraire, considérant
implicitement comme nécessaire ce qui est con-
tingent, le même Descartes a eu grand tort de
croire que, partant de certains principes évidents
par eux-mêmes, on pouvait en déduire la nature
et les lois des choses physiques. Pour les con-
naitre sûrement, notre unique moyen est d'ob-
server et d'induire avec l'aide de la mesure et
du calcul. C'est là ce qui a été fait par Galilée
et par tous les vrais physiciens après lui.
Renonçant à la médecine et aux leçons de
philosophie des péripatéticiens de l'ise, le jeune
Galilée se al mathématicien, pour devenir phy-
; un il .1 ; .1 nniuriv, ijin clail la luinili'. et pour
faire ainsi une révolution dans la science. Encore
étudiant .1 Pise, il observe les oscillations d'un
corps suspendu j il en mesure les durées en les
comparant avec les battements de ses artères j il
GARN
593 —
GARN
On peut consulter sur Garât : Villemain, No-
tice sur la vie et les ouvrages de D. Garât, Paris,
1834 : — Ar. Marrast, Notice surD. Garât, Paris,
1838 • — Damiron, Histoire de la philosophie en
France, au xixe siïcle, Paris, 1834, t. II ; —
Franck, la Philosophie mystique, etc., Paris,
1866. On trouve dans ce dernier ouvrage les
objections présentées par Saint-Martin contre la
doctrine de la sensation. E. C.
GARNIER (Adolphe), né à Paris en 1801, finis-
sait ses études au moment où des maîtres célè-
bres renouvelaient la philosophie française. Les
leçons de Jouffroy au collège Bourbon éveillèrent
sa vocation, et après de vains efforts pour s'inté-
resser à l'étude du droit, il céda à son goût pour
cette autre science qu'il devait honorer par son
caractère et servir par ses travaux. En 1827 il
la professait au collège Saint-Louis, puis à l'É-
cole normale; et enfin désigné par Jouffroy, déjà
atteint du mal dont il devait mourir, pour le
suppléer dans sa chaire de la Sorbonne , il en
devint titulaire en 1842. En 1859 il fut élu mem-
bre de l'Académie des sciences morales et poli-
tiques. Sa vie, d'ailleurs aussi calme qu'elle
était laborieuse et honnête, fut attristée dans ses
dernières années par la perte d'un fils unique.
La douleur qu'il en ressentit ne céda ni à sa
ferme volonté ni aux distractions du travail; il
ne fit plus que languir et mourut en 1864, en
laissant la renommée d'une belle âme et d'un
philosophe recommandable. Une partie de ses
titres a péri avec lui; et ceux-là seuls qui l'ont
entendu peuvent apprécier les mérites d'un en-
seignement qui réunissait autour d'une chaire,
consacrée par le souvenir récent de Jouffroy, un
auditoire qu'il savait retenir par la sincérité de
ses convictions et la clarté de sa parole. Mais il
a laissé un assez grand nombre d'ouvrages qui
assurent à son nom une estime durable.
Il débuta par des essais poétiques dont ses
amis seuls ont reçu la confidence, et donna des
articles sur diverses questions d'art au Produc-
teur, à la Revue encyclopédique et au Globe. En
1827 il présenta à un concours institué par une
Société privée un Mémoire sur la peine de mort
qui fut couronné ; presque en même temps il
soutenait à la Faculté des thèses sur Reid, et
sur l'essence de la poésie. A partir de 1830, il a
trouvé savoie et ne la quittera plus; alors pa-
raissent successivement un Précis de psychologie,
ouvrage très-estimable dans sa simplicité; une
édition des Œuvres philosophiques de Descartes
(1835), très-judicieusement extraites de l'ensem-
ble de ses travaux; un Essai sur la psychologie
et la phrénologie comparées (1839), où il cri-
tique avec justesse les erreurs de' Gall et de
Spurzheim sur la nature et le nombre des facul-
tés de l'esprit ; un Traité de morale sociale
(1850), couronné par l'Académie française, et
qui prouve qu'il n'était pas indifférent aux gran-
des questions agitées en ces temps de trouble ;
et enfin son livre de prédilection, celui que
M. Janet appelle « le seul monument de la science
psychologique de notre temps:» le Traité des
facultés de lame (1852). dont une seconde édi-
tion paraissait au moment même où il succom-
bait. Il faut joindre à ces travaux plusieurs mé-
moires insérés dans le recueil des séances de
l'Académie des sciences morales et politiques,
un article de ce Dictionnaire, une Notice sur
Jouffroy, tout à la fois pleine d'émotion et de
sagacité, et des essais sur l'histoire de la morale
dans l'antiquité qui, bien qu'inachevés, ont été
réunis en 1865 en un volume auquel une belle
Introduction de M. Prévost-Paradol donne un
nouveau prix. Dans tous ces ouvrages, écrits
d'une manière simple, se retrouvent les qualités
DICT PHILOS.
propres à M. Garnier : on y chercherait vaine-
ment ces vives clartés qui éblouissent, ou ces vues
d'ensemble qui embrassent un grand nombre de
vérités éparses : on y remarque plutôt le goût des
détails, la finesse des analyses, une extrême dé-
fiance quand il faut conclure, un courage pa-
tient qui ne recule pas devant les minuties, tous
mérites qui tiennent à la modération de l'esprit
et non pis, comme on pourrait le croire, a la
médiocrité du talent. Quant aux doctrines expo-
sées dans ses livres, il faut évidemment en
faire deux parts : l'une, la plus considérable,
comprend celles qui reviennent à ses maîtres
écossais ou français; sans doute il ne les a ja-
mais servilement reproduites; souvent il les a
heureusement complétées ou corrigées, et il
n'en est pas une qu'il n'ait laissée en meilleur
état qu'il ne l'avait reçue ; si donc il continue,
comme on l'a dit, les traditions de l'école écos-
saise, tout au moins cette école est-elle chez lui
en mouvement et en progrès. Mais nous devons
négliger ici cette partie de son œuvre, et indi-
quer seulement quelques-unes des idées qui lui
sont propres. Quoiqu'il n'ait aucune prétention
à l'originalité et « qu'il n'aime pas à être seul
dans sa voie, mais à marcher avec la foule sur
les grands chemins battus de tous, » il a cepen-
dant sa physionomie particulière parmi les phi-
losophes de son temps, et voici quelques traits
rapides qui suffiront à le faire reconnaître. On
les emprunte à la psychologie, qui pour cet esprit
prudent est à peu près la philosophie tout en-
tière.
Jouffroy avait dit dans une de ses dernières
leçons « la psychologie qui est le fondement, le
point de départ, la condition de toutes les scien-
ces philosophiques, est très-peu avancée. » M. Gar-
nier a retenu ces paroles, et a consacré sa vie à
une étude alors délaissée, malgré l'importance
qu'on lui attribuait. D'abord il en modifie pro-
fondément la méthode, et au lieu de se borner à
la méditation solitaire et à l'observation person-
nelle, il cherche partout les traits de la nature
humaine, interroge les poètes, les moralistes, les
voyageurs, les historiens, et ne dédaigne pas de
reconnaître l'ébauche de notre âme chez les ani-
maux, qui sentent et connaissent en quelque
mesure. Il a aussi prévenu des critiques qui n'en
sont pas moins répétées tous les jours et des in-
novations prétendues qui datent de très-loin; il
n'a pas ignoré l'importance de la physiologie,
il n'a pas méconnu l'utilité de ces observations
qu'on désigne sous les noms ambitieux de psy-
chologie morbide, de psychologie comparée, etc.,
et dont on se promet monts et merveilles. Il est
spiritualiste à la manière d'Aristote, plutôt qu'à
la façon de Descartes. L'âme est bien pour lui
une force et non pas un organe ; mais cette
force il ne la confine pas dans les bornes étroi-
tes de la nature humaine ; il la reconnaît à un
degré inférieur, partout où il y a un principe
individuel, déjà visible chez les animaux, et
s'élevant peu à peu avec de nouvelles puis-
sances jusqu'à l'homme qui résume en lui tous
les attributs des êtres inférieurs, et y ajoute
par surcroit la conscience, la raison, la li-
berté. Ces nouveaux pouvoirs n'excluent pas
les autres, et elle reste en nous, comme chez
tous les êtres vivants, la cause du mouvement,
grâce à une faculté motrice, qu'on a trop né-
gligée, et celle des instincts qu'on ne peut attri-
buer a l'organisation. N'est-elle pas aussi un prin-
cipe, celui de la vie? Il inclinait à le croire, et on a
pu l'entendre à la Sorbonne, prendre parti pour
le nouvel animisme, qui rattache à la même
origine, sans en contester les différences, les
opérations de la pensée et les fonctions de la vie.
38
GARN
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GARN
Mais les «crapules lui vinrent plus tard : « L'âme,
dit-il, peut être la cause de la vie, quoiqu'elle
n'en ait pas conscience.... Mais ce sera toujours
une supposition. » Réserve très-prudente, si
l'auteur professait que la conscience embrasse
de ses perceptions toute l'activité spirituelle,
mais qui paraît excessive de sa part, puisqu'il
enseigne qu'une bonne partie de nos actes et
de nos affejtions reste ignorée de nous, et que
« toute action continue de l'âme échappe au
sens intime. »
La division, la nomenclature, la distinction des
facultés est un des sujets où l'esprit délicat de
M. Garnier s'arrêtait peut-être avec trop de com-
plaisance. Il croyait de bonne foi que la psycho-
logie ne pouvait'faire de progrès, si elle reculait
devant ces complications. « Le but principal du
présent ouvrage, disait-il dans la préface de son
Traité des facultés de l'âme, c'est d'établir la
multiplicité des facultés. » Heureusement pour
lui, il ne s'est pas épuisé à cette tâche un peu sté-
rile, et ses descriptions des faits valent mieux
que ses dissections des puissances de l'âme. Il
est le premier qui ait essayé, dans l'école mo-
derne, une analyse de la puissance d'aimer, et
des diverses inclinations qui la constituent. Sans
doute sa psychologie du cœur humain est un peu
trop anecdotique, et s'éparpille en une foule
de remarques où se perd l'unité de la théorie;
mais elle a ramené l'attention sur des ques-
tions trop dédaignées, elle a réformé le lan-
gage, et préparé les voies à des études plus ra-
tionnelles. Il en est de même de sa théorie de
la connaissance des corps, sujet difficile et plus
que jamais controversé, où il a rencontré du
moins des vérités de détail, comme la critique si
juste de l'ancienne distinction entre les pro-
priétés premières et secondes de la matière.
Mais il est encore plus intéressant de recueillir
ses vues assez originales sur la certitude et la
portée de nos connaissances.
Il reconnaît dans l'intelligence trois opérations
distinctes : l'une saisit des objets réels qui exis-
teraient, quand bien même nous ne les con-
naîtrions pas, c'est la perception; la seconde, au
contraire, n'a pas d'objet distinct d'elle-même,
et les images qu'elle produit ne sont rien de
plus que l'action de l'esprit qui les forme; c'est
la conception. Ces deux facultés ne peuvent ni
nous tromper, ni même nous laisser incertains ;
nous distinguons avec une véritable infaillibi-
lité, d'une part, les objets réels, l'âme, le
monde et Dieu, et de l'autre, les fantômes que
nous créons nous-mêmes. L'erreur et le doute
proviennent d'une autre puissance intellectuelle,
la croyance, dont l'objet peut être réel ou fic-
tif, et qui a trois formes : l'induction qui nous
assure de la constance de la nature, l'inter-
prétation qui nous fait mettre certaines idées
sous certains signes, la foi naturelle qui nous
persuade de la; perfection de Dieu, inaccessible
à tout autre moyen de connaître. Cette facul-
té de croire s'attache au faux comme au vrai,
du moins sous ses deux premières formes, et
toute erreur est imputable à l'induction ou à
l'interprétation, liais si nous ne pouvons nous
élever à Dieu que par un acte de foi, quel sera
donc le rôle de la raison dans L'économie de nos
facultés? C'est ici que M. Garnier s'éloigne de
son école, et fait môme h aux
principes de la morale, de l'esthétique el de la
théodicée, tels que les enseignent Les platoni-
ciens de notre temps. La raison, disent-ils, en
tant Malebranche et Fénelon, est imperson-
n< Il est en Dieu, et de là partent tous
les rayons qui ■ Ofl esprits, — non, ré-
pond M. Garnier. cette faculté est à nous; elle
ne participe pas plus à la raison suprême que
nos sens ou notre conscience; tout au plus y
ressemble-t-elle davantage , et par elle avons-
nous le privilège de penser pour notre propre
compte, comme Dieu pour le sien. Mais que va-
lent en définitive les idées qu'on attribue à cette
raison? Sur ce point si délicat il faut choisir
entre le scepticisme de Kant et le rationalisme
de M. Cousin, soutenir avec l'un que ces idées
sont les formes de l'esprit, ou avec l'autre qu'elles
sont des aspects divers de l'absolu. D'une part
l'infini est une pensée, de l'autre il est un être.
Où se trouve la vérité? Ni d'un côté ni de l'autre,
ou plutôt des deux côtés, si l'on en croit M. Gar-
nier. II y a en effet une loi intellectuelle très-
générale d'après laquelle à chaque perception
correspond une conception. Ainsi par les sens
nous percevons les corps, et nous pouvons par
l'imagination en concevoir les images. Cette as-
sociation des deux pouvoirs ne s'interrompt pas
dans la connaissance de l'absolu, et la raison
elle-même est à la fois une perception et une
conception. D'un côté elle atteint la réalité, ou
pour mieux dire, trois réalités distinctes, la
cause première qui, grâce à un acte de foi, de-
vient un Dieu parfait, l'espace et le temps;
de l'autre elle forme des idées qui ne corres-
pondent à aucun objet, comme les vérités des
mathématiques, celles de l'esthétique et de la
morale. En un mot, la raison a deux attribu-
tions : elle perçoit l'absolu, elle conçoit l'idéal.
Hors de la pensée, il n'y a ni justice, ni beauté,
ni vérité; mais hors d'elle subsistent dans toute
leur éternité la force absolue, le temps et l'es-
pace infini. Si l'on demande à M. Garnier ce
que sont ces deux derniers objets, des attributs
ou des substances? il répondra qu'ils ne sont ni
l'un ni l'autre; il ne faut pas lui en demander
davantage. Quant à ces prétendus principes qu'on
érige sous le nom de vérités premières en règles
de tous nos jugements, la plupart ne dépassent
pas l'expérience, et beaucoup sont de véritables
tautologies, ou comme l'a dit Locke, des proposi-
tions frivoles. On peut contester la solidité de
cette théorie; mais elle mérite mieux qu'une
critique sommaire, et elle prouve qu'un esprit
naturellement timide arrive à la hardiesse par
simple amour de la vérité. E. C.
GARNIER (Jean-Jacques), né à Gorron, bourg du
département de Mayenne, le 18 mars 1729, mort à
Paris le 21 février 1805, membre de l'Académie
des inscriptions et belles-lettres, a laissé la ré-
putation d'un historien érudit et profond. Il dut
à ses études philosophiques l'excellente méthode
qui recommande son traité de l'Origine du gou-
vernement français, couronné en 1761 par l'Aca-
démie des inscriptions, et ses additions à l'His-
toire de France de Velly et de Villaret. Il y a
diverses manières d'écrire l'histoire. On a^ de
nos jours, mis en système l'imitation des vieux
annalistes; on a dit que le but de l'écrivain,
dans l'exposition des faits accomplis, doit être
simplement de raconter, non de prouver. Gar-
nier n'approuvait pas ce système : comme il
avait apporté; dans l'étude de nos archives his-
toriques, un jugement trop exercé pour s'arrê-
ter a la surface des choses, ainsi, dans le récit
des événements, il ne se contenta pas d'être un
romancier plus ou moins habile, il fut un véri-
table philosophe. C'est tout ce que nous devons
dire ici de ses travaux historiques.
les Mémoires de l'Académie dos inscriptions
contiennent plusieurs dissertations de Garnier
sur divers points de critique philosophique. La
monographies, publiée dans le
recueil de l'année 176.x, a pour objet le Carao*
1ère de lu philosophie socratique. Platon doit-il
GARV
— 595 —
GARV
être considéré comme l'interprète fidèle de la
doctrine de Socratel? ou bien faut-il admettre, sui-
vant les dires de Diogène Laërce et de Brucker,
que Platon, doué d'un esprit éclectique, a repro-
duit et concilié, dans ses Dialogues, les opinions
de Pythagore sur la philosophie première, celles
d'Heraclite sur les problèmes ontologiques, et
celles de Socrate sur la morale? Garnier affirme
que Socrate a dû nécessairement aborder, de-
vant ses disciples, toutes les questions auxquelles
on le voit répondre dans les Dialogues, et que
Platon, qui professait pour son maître une vé-
nération si profonde, n'a pu lui attribuer, comme
on le prétend, les sentiments d'autrui. Platon
était, de tous les philosophes anciens, celui que
Garnier affectionnait le plus. On lit encore, dans
les Mémoires de V Académie des inscriptions,
trois dissertations du même auteur : sur l'Usage
que Platon a fait des fables (séance du 19 mars
1762), sur le Cratyle (séance du 11 mars 1763),
et sur les Paradoxes philosophiques (séance du
22 mars 1765). L'épicurien Colotès avait, au té-
moignage de Macrobe, blâmé Platon d'avoir,
dans ses Dialogues, raconté trop de légendes
populaires, et d'avoir ainsi compromis la gravité
du pallium. Garnier ne croit pas que ce repro-
che soit bien fondé, Platon n'ayant jamais con-
fondu la fiction et la vérité. L'opinion de Garnier
sur le Cratyle est singulière. Dans ce dialogue,
Socrate disserte amplement sur l'origine et la
nature des mots. Proclus, Marsile Ficin, tous les
interprètes de Platon ont pris au sérieux l'argu-
mentation du Cratyle. Suivant Garnier, toute
cette argumentation n'est qu'une ingénieuse
ironie : le problème de l'origine des mots offrant
à Socrate une occasion de parler d'Heraclite, il
ne la néglige pas, et il critique fort plaisam-
ment les assertions ontologiques de l'école d'É-
phèse. Dans son mémoire sur les Paradoxes,
Garnier prétend démontrer que toutes les formu-
les de l'éthique stoïcienne sont des emprunts
faits par Chrysippe et par ses disciples aux livres
socratiques, et surtout aux Dialogues de Platon.
G -limier a encore publié, dans les Mémoires
de V Académie des inscriptions, des Réflexions
sur un parallèle d'Homère et de Platon, de
l'abbé Massieu ; une Dissertation sur le tableau
de Cébès (t. XLV1II des Mémoires), qu'il ne faut
pas, dit-il, attribuer à Cébès le Thébain, mais à
un stoïcien du nom de Cébès, né à Cy/ique, dont
il est question dans le quatrième livre des Déip-
nosophistes d'Athénée, un mémoire sur les Ou-
vrages d'Épictète (séance du 3 février 1792),
travail fort remarquable, qui sera longtemps
entre les mains des érudits ; un autre mémoire
sur VArt oratoire de Corax (séance du 8 fruc-
tidor an XI), et des Observations sur quelques
ouvrages du stoïcien Panétius (séance du 4 bru-
maire an XII). Garnier avait commencé par étu-
dier Platon, et il avait conçu pour ce philoso-
phe, décrié par les encyclopédistes, une admira-
tion tellement vive, qu'il ne voulait pas connaî-
tre d'autre doctrine que la sienne. Vers la fin
de sa vie, il se montra moins passionné, moins
exclusif; il fréquenta les stoïciens, se plut dans
leur commerce, et leur rendit justice.
Une Notice sur la vie et les ouvrages de Gar-
nier, lue dans la séance publique du 11 avril
1806, par le secrétaire perpétuel de l'Académie
des inscriptions, contient de curieux détails sur
la vie exemplaire de cet écrivain recommanda-
ble à tant de titres. M. B. Hauréau lui a consa-
cré une notice fort étendue dans le premier vo-
lume de son Histoire littéraire du Maine.
B. H.
GARVE (Christian ou Chrétien) naquit à
Breslau en 1742. Il professa la philosophie à
Leipzig, de 1769 à 1792, et mourut en 1798. Sa
doctrine, et la forme populaire dont il a su la
revêtir, nous révèlent un esprit souple et facile
plutôt qu'un profond penseur. Il est psychologue
avant tout, même en morale ; il s'attache sur-
tout à l'observation et à la description des faits.
Il fut cependant le premier à faire connaître au
public la Critique de la Raison pure de Kant;
mais il s'en acquitta d'une manière si impar-
faite, si superficielle, que le philosophe de Kœ-
nigsberg en fut très-peu satisfait. S'il n'est pas
métaphysicien, en revanche Garve est un mora-
liste du plus grand mérite, un observateur plein
de finesse et de tact. Sa manière aisée, et libre
des chaînes de l'école, a donné à son talent un
caractère d'originalité remarquable. Il peint le
monde et l'homme tels qu'il les trouve en géné-
ral sur le théâtre vivant des mœurs et de la
conscience. Ses couleurs sont si fraîches et si
heureusement combinées, ses tableaux si vrais,
si frappants et si clairs, qu'on oublie facilement
tout ce qu'il y a d'art dans cette manière de
voir et de peindre. Il ne faut donc pas s'éton-
ner si Garve est le philosophe des gens du monde.
Il aimait beaucoup lui-même la société, surtout
celle qu'on appelle la bonne compagnie: c'est là
qu'il prenait ce qu'il avait l'air de donner gra-
tuitement; il ne faisait que rendre au monde ce
que le monde lui avait prêté. Au reste, il analy-
sait mieux les sentiments moraux que les im-
pressions des sens. Son principe en morale était
celui des stoïciens : vivre conformément à la na-
ture. Seulement il l'entendait d'une manière un
peu plus large, puisque la vertu n'était pour lui
que la nature humaine agissant librement. Mais
il attribuait à l'homme un penchant naturel au
bien. Sa morale est douce et bienveillante ; elle
attend beaucoup des hommes, que Garve croyait
plutôt bons que méchants.
Garve a laissé de nombreux écrits; ceux qui
nous intéressent plus particulièrement sont :
des Inclinations, ouvrage couronné et imprimé
dans un recueil de morceaux du même genre,
in-4, Berlin, 1769; — Mélanges de traités di-
vers (la plupart relatifs à l'esthétique), in-8,
Leipzig, 1779 ; — du Caractère des campa-
gnards, in-8, Breslau, 1786, 1796; — Union de
la morale avec la politique, in-8, ib., 1788; —
Essais sur différents objets de morale, de litté-
rature et de la vie sociale,in-8, ib., 1792 (Impar-
tie);— Mémoires divers, publiés d'abord sépa-
rément, ou insérés dans les journaux, in-8, ib.?
1796; — Considérations sur les principes géné-
raux de la morale, iii-8, ib.} 1798; — Lettres
intimes à une amie, in-8, Leipzig, 1801 ; — de
l'Existence de Dieu, in-8, Breslau, 1802; — Let-
tres à Chr.-F. Weisse et à quelques autres
amis, in-8 (2e partie), Leipzig, 1803 ; — Corres-
pondance entre Garve et Zollekofer, in-8, ib.,
1804; — Lettres à sa mère, in-8, Breslau, 1830.
La mère de Garve ayant eu beaucoup d'influence
sur la culture intellectuelle de son fils, ces let-
tres sont par là même très-intéressantes. Garve
a traduit un grand nombre d'ouvrages grecs, la-
tins et anglais, en les enrichissant de notes et
d'observations. On possède aussi de lui plusieurs
écrits académiques de circonstance, parmi les-
quels nous citerons les suivants : de Nonnullis
quœ pertinent ad logicam probubiliuin, in-4,
Halle, 1766; — de Ratione scribendi historiam
philosophiœ, in-4, Leipzig, 1768; — Legcndo-
rum philosophorum velerum prœcepta non-
nulla et exemplum, in-4, Leipzig, 1770. —
Ajoutons à cela divers articles de journaux, qui
ne sont pas sans intérêt. On peut consulter pour
l'histoire de sa vie : Schlichtegroll, nècrolog.,
1798, t. II; une exposition du caractère de ses
GASS
596 —
GASS
écrits par Manso, dans sa Feuille provinciale de
Silésie, 1799; — Schelle, Lettres sur les ouvra-
ges el la philosophie de Garve, Leipzig, in-8,
1800 : — les Contemporains, nouvelle série,
n° 16j in-8, ib., 1825. J. T.
GASSENDI, ou quelquefois GASSEND (Pierre),
est, si nous en croyons Tennemann, le plus sa-
vant parmi les philosophes, et le plus habile
philosophe parmi les savants du xvne siècle. 11
naquit le 22 janvier 1592, au village de Champ-
tercier, près de Digne, de parents çeu riches,
mais recommandables par leur piété et par la
douceur de leurs mœurs. Sur les instances de
son oncle maternel, curé de Champtercier. qui,
en lui apprenant à lire, avait remarqué ses heu-
reuses dispositions, il l'ut envoyé au collège de
Digne, où il fit de rapides progrès dans l'étude
des langues et des mathématiques. P^colier, il
avait pris pour devise ces mots: Sapere aude,et,
dans les petites comédies qu'il faisait représen-
ter par ses camarades, il manifestait déjà cette
humeur comique et ce tour d'agréable ironie
qui distinguent ses écrits polémiques. A qua-
torze ans, il se retira à la maison paternelle
pour s'y préparer à l'étude de la philosophie, et,
après une année de travaux solitaires que, mal-
gré la prière de ses parents, il interrompait à
peine par quatre heures de sommeil, il alla étu-
dier la philosophie à Aix, sous le P. Fesaye,
grand carme. Ce religieux se plaisait à répéter
qu'il ne savait si le jeune Gassend était son
écolier ou son maître, tant il avait de capacité
et d'esprit, et souvent il le priait de faire la le-
çon en son absence. Ayant achevé ses études de
philosophie et de théologie, Gassendi' fut, en
1612, appelé à la direction du petit collège de
Digne, et, en 1616, après avoir obtenu, à Avi-
gnon, le bonnet de docteur en théologie, il fut
nommé par le chapitre de Digne à la théologale
qui se trouvait vacante. Une contestation qui
s'éleva au sujet de ce bénéfice le força d'aller à
Paris, où il gagna son procès. Il prit en même
temps le diaconat, et, de retour en Provence, il
fut ordonné prêtre le 1er août 1617.
Ce fut alors que Gassendi obtint la chaire de
philosophie à l'université d'Aix. 11 se conforma
d'abord aux doctrines reçues, mais bientôt il se
fatigua des disputes de 1 école, et les découver-
tes de Copernic, de Galilée, de Kepler lui dé-
montrant l'insuffisance de l'aristotélisme, parti-
culièrement en matière de philosophie naturelle,
il essaya de la faire reconnaître en public dans
ses leçons et dans les thèses qu'il eut à faire
soutenir pour ou contre Aristote. Il était encou-
ragé dans cette direction par le savant Peyresc,
et surtout par Gaultier, prieur de la Valette, qui
se livrait avec lui à des observations astronomi-
ques. Son enseignement dura six ans, pendant
lesquels il recueillit un grand nombre de notes
critiques sur la philosophie du Lycée; « mais,
nous dit Antoine de la Poterie, son secrétaire et
son biographe, les Pères jésuites s'introduisant
adroitement dans Aix et s'emparant aussitôt du
collège, il se vit contraint d'aller achever son
cours dans une grande Balle que Mgr l'évêque de
Sisteron, son ami, lui eflfet. Il se
retira donc en son bénéfi e à Digne, où il s'a-
donna à faire dr .as aux chanoines ses
confrères et au peuple. »
ii. pu1 par le chapitre de Digne,
G endi se rendit aux sollicitations de ses
et lit imprimer dans cette ville ses Exereitatio-
. aradoxiccB adoersus Aristoleleos. Cet ou-
vrage, publié en 1624, c'est-à-dire quatre ans
le Novum Organum, et treize ans avant
le Discours de la Méthode, fil un grand bruit
dans le monde philosophique; et attira l'atten-
tion sur l'auteur. En septembre de la même an-
née, Gassendi retourna à Paris, et pendant le
séjour qu'il y fit, il se lia avec la plupart des
esprits distingués de son temps, La Mothe Le
Vayer, le P. Mersenne, Descartes, et avec plu-
sieurs personnages d'une haute condition. Au
mois d'avril suivant, il revint en Provence, où
il passa quatre ans sans rien publier. :L'adver-
saire du péripatétisme avait cependant promis
d'ajouter cinq autres livres à ses Excrcitationes,
mais il se ravisa ; et, soit que le prêtre fût inti-
midé par les résistances que ses opinions ren-
contraient dans ses supérieurs ecclésiastiques,
soit que le philosophe se rappelât le sort de Ra-
mus et de Jordano Bruno, et l'arrêt prononcé le
4 septembre 1624, pendant qu'il était à Paris,
arrêt par lequel le Parlement défendait, à peine
de vie, tenir ni enseigner aucune maxime con-
tre les auteurs anciens et approuvés, soit enfin
que le novateur eût appris que Patrizzi avait
écrit contre le Stagirite, de manière à ôter toute
nouveauté aux attaques et aux violences de ses
successeurs, toujours est-il qu'il garda désor-
mais le silence sur Aristote.
En 1628, il se rendit, pour la troisième fois, à
Paris, et se laissa décider par son ami Luillier à
visiter avec lui la Flandre, la Hollande et l'An-
gleterre; ce voyage le mit en relation avec les
savants de ces pays, et particulièrement avec
Hobbes, dont il l'ut l'admirateur. Au milieu des
embarras de la route, Gassendi trouva le moyen
de composer son traité de Parheliis, sur la de-
mande de Peyresc, et son Examen de la doc-
trine de Fludd, sur les instances du P. Mer-
senne, qui, attaqué par Fludd, ne voulait pas
répondre lui-même. En 1631, il observa le pre-
mier le passage de Mercure sous le soleil, an-
noncé par Kepler, et publia sur ce sujet de pré-
cieuses observations.
Le 24 décembre 1633, Gassendi est reçu prévôt
de l'église cathédrale de Digne. Cette époque de
sa vie présente encore une grande lacune dans
la publication de ses travaux philosophiques ; il
la remplit par une visite des côtes de Provence
avec le duc d'Angoulême, gouverneur de cette
province, par les lettres qu'il écrivit à Galilée
dans sa prison, par un nouveau voyage à Paris,
comme agent du clergé de Mantes, par la publi-
cation de la Vie de Peyresc, par plusieurs obser-
vations astronomiques, enfin par quelques tra-
vaux d'anatomie.
Mais le Discours de la Méthode avait paru en
1637, et les Méditations en 1641. Le P. Mersenne
les envoya à Gassendi et le pria de les examiner
et de lui en dire son sentiment. Gassendi le fit,
et adressa ses Objections à Descartes lui-même,
qui les publia avec une réponse où l'aigreur se
fait sentir. Gassendi ajouta des Instances à ses
objections, et les envoya en Hollande à son ami
Sorbière, qui les fit imprimer. Dans sa réponse
aux Insl<.nices, Descartes prit un ton plein de
hauteur et de supériorité ; il affecta d'adresser
sa lettre à son libraire Clcrselier; sur plusieurs
points, il se renferma dans un silence dédai-
gneux, et, sur la plupart des autres, il répondit
par des affirmations absolues, mais dénuées de
preuves. Plus tard, l'abbé d'Estrécs réconcilia
ids esprits.
En 1645, le cardinal de Richelieu, archevêque
de Lyon, le pressa d'accepter la chaire de mathé-
matiques au collège royal de France, où ses le-
çons attirèrent un grand nombre d'auditeurs.
Les travaux philosophiques de Gassendi se trou-
! encore une fois interrompus par le travail
qu'il publia avec Fermât contre le jésuite Le-
. sur l'Accélération des graves (1646), par la
publication de son Inslilutio astronomica (I6'»7),
GASS
— 597
GASS
et par sa querelle avec Morin sur le mouvement
de la terre. Luillier, connaissant les notes qu'il
avait recueillies sur la vie d'Épicure, le pria de
les lui communiquer, et, les ayant obtenues, il
les fit imprimer à Lyon en 1647. L'accueil fait à
ce traité encouragea Gassendi. Il se mit avec
une nouvelle ardeur à étudier Ëpicure et à pré-
parer les matériaux des importants ouvrages
qu'il donna plus tard sur ce philosophe ; mais la
faiblesse de sa poitrine le força de quitter sa
chaire en 1648, et de se rendre dans le Midi pour
y rétablir sa santé. Après avoir séjourné à Lyon,
a Aix et à Digne, voyant qu'il allait de mal en
pis, il se rendit à Toulon, où, se trouvant bien
de l'air de la mer, il resta deux ans, « travaillant
à se construire une philosophie après avoir bien
considéré tous les philosophes. » L'année 1653 le
vit de nouveau à Paris, consultant les bibliothè-
ques, mettant la dernière main à sa philosophie,
et publiant en même temps les Vies de Coper-
nic, de Tycho-Brahé, V Histoire de l'église de Di-
gne, etc. Enfin, sa santé dépérissant de plus en
plus, il fut obligé de cesser tout travail, et mou-
rut à l'âge de soixante-trois ans, le 24 octobre
1653; priant, par son testament, « le sieur de
Montmort de prendre le soing de la conserva-
tion de ses escriptz, de faire imprimer ceulx
qu'il en jugera dignes ; et aussi maître Fran-
çois Bernier, docteur en médecine, son bon
amy, pour la cognoissance qu'il en a, de hien
vouloir les ranger et mettre en ordre. »
Montmort exécuta fidèlement ses intentions et
publia ses œuvres complètes à Lyon, en 1658,
6 vol. in-f°. Une autre édition, également en
6 vol. in-f°, en fut donnée à Florence en 1727,
par les soins d'Averanius. De son côté, Bernier
répandit et popularisa la doctrine de son maître
et de son ami par l'exposé élégant et facile qu'il
en donna sous le titre d'Abrégé de la philoso-
phie de Gassendi, 8 vol. in-12, Lyon, 1678. Une
seconde édition donnée, aussi à Lyon, en 1684,
7 vol. in-12, contient de plus les Doutes de
maître Bernier sur quelques-uns des princi-
paux chapitres de son Abrégé de la philosophie
de Gassendi, déjà imprimés séparément à Paris
en 1682.
Il suffit d'un simple coup d'œil jeté sur les
œuvres de Gassendi, pour voir quelle était l'éten-
due et la variété de ses connaissances.
Historien, il a, sous la forme modeste d'une
préface à la Vie de Tycho-Brahé, donné un
excellent précis de l'histoire entière de l'astro-
nomie. Par l'histoire de la logique qu'il a tracée
dans la 1" partie de son Synlagma philosophi-
cum, et par sa savante restauration du système
d'Épicure, il a montré, le premier en France,
ce que devaient être des recherches relatives à
l'histoire de la philosophie.
Astronome et physicien, Gassendi n'a enrichi
la science d'aucune de ces découvertes qui font
époque ; mais, par sa rare persévérance à suivre
la voie de l'observation, il a puissamment con-
tribué à éclaircir et à confirmer les découvertes
déjà faites, et à indiquer aux esprits justes le
moyen d'en faire de nouvelles. Tous ses travaux
astronomiques sans exception, et la plupart de
ses travaux de physique, ont pour objet la confir-
mation et la défense de la doctrine deGalilée sur
le mouvement de la terre; nulle part cependant
il ne se prononça sur ce point. Dans le troisième
livre de son Institutio astronomica, consacré à
l'examen des systèmes de Copernic et de Tycho-
Brahé, on voit bien qu'il incline vers le premier,
mais il ne tranche pas le mot et termine l'expose
de chaque système par cette brusque formule :
Sic Copernici tueri se soient; et sic quidem
Tycho. De j lus, dins sa grande dispute avec
Morin sur le mouvement de la terre, il prend
bien soin d'établir que la question n'est pas de
savoir si la terre se meut, ni si le mouvement
de la terre peut être démontré ; mais s'il est
possible de prouver par les lumières naturelles
de la raison, que la terre est immobile. Et ainsi
il rend la question toute personnelle à Morin,
qui avait prétendu démontrer l'immobilité de la
terre. 11 ne faut pas, avec Bailly, accuser Gas-
sendi de faiblesse : Galilée s'était rétracté, et
Descartes lui-même « avait trouvé un tour, comme
dit Leibniz {Thcod., t. II, § 186), pour nier le
mouvement de la terre, pendant qu'il était
copernicien à outrance. » Ces grands hommes
savaient bien que cette vérité était du nombre
de celles qui se défendent d'elles-mêmes, et
n'ont pas besoin de martyrs.
Dans la philosophie, comme dans les sciences,
Gassendi montra moins le génie de l'invention
qu'un grand talent de contrôle et d'examen.
Ses dissertations contre Aristote furent son
début : début éclatant, si l'on ne considère que
l'attention dont il devint l'objet; début malheu-
reux, si l'on examine avec impartialité le fond
et la forme de ses attaques. L'autorité d' Aristote
dominait encore, et s'opposait à tout progrès
scientifique. Cependant les découvertes de Co-
pernic, de Galilée, de Harvey, df Kepler ins-
piraient aux esprits vraiment libres le désir
d'examiner les titres et de secouer le joug de
cette autorité devenue plus lourde et moins lé-
gitime que jamais : ce que tant d'autres se ré-
duisaient à désirer, Gassendi voulut le faire, et
en cela il eut raison. Mais, pour avoir raison
jusqu'au bout, il fallait le faire avec vérité et
avec convenance : avec vérité d'abord, en distin-
guant la véritable doctrine d'Aristote de l'aristo-
télisme dénaturé par les sèches formules de la
scolastique; avec convenance, en ne touchant
que respectueusement à ce monument imposant
à l'ombre duquel s'était pendant tant de siècles
développée la pensée humaine. Gassendi manqua
à ce double devoir. L'érudit qui plus tard sut si
bien distinguer la véritable doctrine d'Épicure
de celle qu'on attribuait à ce philosophe, ne
rendit pas la même justice au fondateur du
Lycée; ou si quelquefois il poussa jusqu'à l'œuvre
originale, ce ne fut que pour en contester l'au-
thenticite par des raisons peu dignes de lui; le
philosophe observateur eut le tort impardon-
nable de ne pas reconnaître qu'Aristote, loin
de proscrire l'observation, l'avait recommandée
aussi expressément que qui que ce soit après lui.
et en avait donné d'éminents exemples dans ses
travaux d'histoire naturelle, de politique et de
logique ; puis, oubliant cette belle parole de son
prédécesseur Vives, Arislotelem veneror, et ab
eo verecunde dissenlio, Gassendi mit dans ses
attaques une légèreté et une violence à jamais
déplorables, et qu'on voit péniblement contraster
avec la douce gravité et l'urbanité pleine de
grâce qu'on remarque dans tous ses autres écrits.
Mais les réactions ne sont jamais modérées, et le
philosophe provençal, dans toute l'ardeur de la
jeunesse et d'un premier combat, devait subir
plus qu'aucun autre cette loi de l'humanité.
Dans son examen de la doctrine de Fludd,
Gassendi fut plus heureux, et déploya les plus
sérieuses qualités de l'esprit mêlées à une sorte
d'ironie socratique. Après une exposition, qu'on
peut encore regarder comme une excellente in-
troduction à l'étude de l'école mystique du xvi"
et du xvne siècle, il fit triompher avec le calme
et l'évidence de la raison les sages principes de
l'expérience sur les doctrines superstitieuses qui
prétendaient substituer à l'étude de la nature des
traditions secrètes et des opérations magiques.
GASS
598 —
GASS
Gassendi montra la même modération polie
dans ses discussions avec Descartes, et s'il eut
quelque avantage sur son adversaire, ce fut cer-
tainement celui d'avoir su mieux que lui railler
sans blesser, et garder jusqu'à la fin ce calme
et cette patience philosophique qui permet de
tout écouter et de tout dire avec mesure. Ce
n'est que dans cette polémique que le sensua-
lisme de Gassendi, déjà évident dans ses travaux
antérieurs, se forme avec netteté. Descartes et
Gassendi veulent tous deux le libre examen, et
ne se rendent qu'à l'évidence; mais ils n'ont
de commun que ce point de départ : aussitôt
après ils se séparent et se tournent l'un contre
l'autre. Le premier cherche l'évidence dans les
intuitions de la raison, dans l'intellection pure
du simple et de l'absolu; le second, dans les
perceptions des sens et les informations de la
conscience. C'est même dans cette opposition
que se trouve le motif commun qui leur fit re-
pousser la logique de l'école, l'un parce qu'elle
méconnaissait cette valeur de l'intuition, l'autre
parce qu'elle acceptait aveuglément les principes
généraux dont les éléments doivent être de-
mandés à l'expérience. Descartes avance que
« l'esprit est plus aisé à connaître que le corps »,
et son adversaire l'appelle o Anima (ô Esprit);
Gassendi répond « que l'anatomie, la chimie, tant
d'arts différents, tant de sentiments et tant de
diverses expériences, manifestent plus clairement
la nature du corps », et son adversaire l'appelle
o Caro (ô Chair). Le premier repousse l'expé-
rience, et demande à la raison ces principes
absolus que toute intelligence voit toujours évi-
dents et qui semblent innés; le se:ond défie la
raison de fournir une seule de ces vérités géné-
rales qui constituent la science réelle et appli-
cable, et montre avec une clarté parfaite qu'à
l'expérience seule il appartient de fournir les
éléments de ces principes, et que même la con-
ception des principes absolus est nécessairement
précédée d'un fait d'expérience, d'un antécédent
psychologique, comme on a dit plus tard. L'un,
l'esprit, prouve l'existence de Dieu, par l'analyse
des caractères internes de l'idée de l'infini et du
parfait, et, au lieu de demander à l'harmonie du
monde la preuve de la perfection divine, il tire
de cette idée la preuve a priori de la nécessité
de l'harmonie; il n'observe pas le monde, il le
construit « et établit les lois de tout ce qui est
et peut être, sans rien considérer que Dieu seul
et que ses perfections infinies, sans les tirer
d'ailleurs que de certaines semences de vérité
qui sont naturellement dans nos âmes. » L'autre,
la chair, part des faits que nous livrent les sens
et la conscience, accumule les expériences, pour
tirer de leur comparaison les lois des phénomè-
nes; puis de ces lois il s'élève à leur auteur, et
trouve dans leur harmonie la nécessité d'un
ordonnateur suprême.
Il ne nous est pas possible de suivre dans tous
ses détails cette discussion qui n'était rien moins
que la naissance de la lutte entre le sensualisme
et l'idéalisme : lutte indispensable pour faire
comprendre en même temps à l'esprit humain
la valeur de la raison et celle de l'expérience.
Auprès de Descartes, qui se disait « esprit tel-
lement détaché des choses corporelles qu'il ne
savait même si jamais il y avait eu aucuns
hommes avant lui, et partant ne s'émouvait pas
beaucoup de leur autorité». Gassendi n'est qu'un
espril i demi indépendant, s'il secoua le joug
d'Àristote, ce ne fut que jiour choisir dans l'an-
tiquité une autre autorité qui le soutint, et à
laquelle il rapportât même ce qu'il y avait de
plus original en lui, sa théorie de la formation
des Id aies. Le sensualisme de Gassendi
lui fit naturellement choisir Épicure. Il s'attacha
à montrer que la vie du philosophe grec avait
été calomniée, et ses doctrines mal comprises et
dénaturées. Mais, en adoptant la philosophie
épicurienne et en s'appliquant à la justifier, il
eut grand soin d'excepter tout ce qui pouvait
blesser le dogme ou la morale catholique, et
poussa même la précaution jusqu'à le déclarer
dans le titre de son livre. Ce qu'il aimait sans
réserve dans Épicure, c'était donc moins le mo-
raliste que le physicien; ce qu'il voulait par-
dessus toute chose, c'était la réhabilitation de la
doctrine des atomes ; mais, de ce côté, ses efforts
ne furent pas heureux (voy. Atomisme). Il réussit
beaucoup mieux dans les travaux qu'il entreprit
pour faire connaître la vie et les doctrines
d'Épicure. Il fallait pour cela rassembler, mettre
en ordre, discuter tous les témoignages qui
avaient pu survivre aux siècles. Gassendi le fit
avec un rare bonheur, et les traités qu'il publia
sur ce point sont des' chefs-d'œuvre d'érudition
et de saine critique.
Le Syntagma philosophicum renferme l'en-
semble de la doctrine de Gassendi. C'est moins
un système neuf qu'un choix d'idées « construit
après avoir bien considéré tous les philosophes »,
et une sorte d'éclectisme conciliant où le spiri-
tualisme et le sensualisme sont juxtaposés. Ainsi,
dans sa logique, qu'il emprunte à Aristote, malgré
les attaques de sa jeunesse, après avoir établi
que toute idée vient des sens, il admet à côté de
l'imagination, faculté des idées sensibles, l'en-
tendement, faculté des idées intellectuelles. Dans
sa physique, il soutient que toute force vient de
la matière, et par suite il incline à établir que
Dieu ne peut se concevoir que sous une forme
sensible, et que l'âme n'est qu'une substance
ignée; mais aussitôt cette opinion se combine
avec le spiritualisme chrétien, et, à côté d'un
Dieu et d'une âme selon les sens, il admet une
âme et un Dieu selon la raison. Un semblable
mélange se retrouve dans sa morale. A côté des
préceptes les plus sublimes empruntés à la doc-
trine chrétienne, se trouve ce principe incomplet
et faux, que le but de la vie est ce qui en soi se
désire, c'est-à-dire le bonheur. C'est la solution
épicurienne de l'antiquité préparant la morale
de l'intérêt bien entendu du xvm" siècle.
Le sensualisme qui se trouve au fond de cette
réunion de doctrines diverses, leur donne une
espèce d'unité ; c'est d'ailleurs la seule que l'on
trouve dans les travaux philosophiques de Gas-
sendi, qui tous furent entrepris à l'instigation
de ses amis, et plutôt par occasion que par suite
d'un plan arrêté. On ne rencontre pas en lui
cette originalité, ce génie systématique, qui
firent de son adversaire un chef d'école, tandis
qu'il resta seulement le centre de quelques com-
munications libres, pour être bientôt après oublié^
ou du moins éclipsé par Locke. Mais, avoir été
l'ami de Galilée et le défenseur de sa doctrine,
le rival de Descartes, le premier disciple de
Bacon et le premier historien de la philosophie
en France, le précurseur de Locke, et. comme
tel, le véritable père de l'école sensualiste mo-
derne, ce sont là encore d'assez beaux titres de
gloire.
Comme homme, Gassendi se signala par l'éléva-
tion de son âme i ar de ses sentiments :
toujours modeste malgré sa célébrité, toujours
doux et bienveillant malgré la vivacité de sa
polémique, il n'eut que des adversaires, mais
jamais d'ennemis. Prêtre pieux, tolérant et cha-
ritable, il donna l'exemple «le toutes les vertus.
mais son demi scepticisme fut exagéré, son estima
pour i ' quelques-unes de ses liaisona
lurent mal interprétées, el firent exprimer dts
GASS
— 599
GAUN
doutes sur son orthodoxie et sur ses sentiments
religieux. Cette phrase qu'il s'est plu à répéter
d ins ses ouvrages d'astronomie et de philosophie :
« Committo semper meque et mea omnia judicio
unius sanctee catholicae, apostolicae romanœque
Ecclesiœ, cujus ego alumnus sum, et pro cujus
ride sum paratus l'undere vitam cum sanguine; »
répond à la première accusation. Soixante-trois
années de vertus chrétiennes, en répondant à la
seconde, ont fait vivre son souvenir chez les
habitants des Alpes qui l'appellent encore le saint
prêtre, notre bon prévôt, et lui ont élevé une
statue.
Voici la liste des ouvrages philosophiques de
Gassendi :
Exercitationes paradoxicœ adversus Aristo-
teleos, in-4, Grenoble, 1624 : le livre II fut publié
séparément à la Haye en 1659 ; — Epislolica
disscrlatio, in quia prœcipua principia philo-
sophiœ Rob. Fluddi deteguntur, in-12, Paris,
1631 ; et dans le tome III des Œuvres, sous le titre
d'Examen philosophiœ Fluddanœ; — Disqui-
silitio adversus Cartesium, in-12, Paris, 1642;
— Disquisitio metaphysica, seu Dubitationes
et instantiœ adversus Cartesii Metaphysicam,
in-12, Amst., 1644; — de Vita, moribus et doc-
irina Epicuri libr'i octo, in-4, Lyon, 1647; — de
Vita, moribus et pAacitis Epicuri, seu Animad-
versiones in librum X Diogenis Laertii, in-f°,
ib., 1649; — Syntagma philosophiœ Epicuri,
cum refutatione dogmalum quœ contra fidem
christianorum ab eo asserta sunt, ib., 1649;
la Haye, 1655; Londres, 1668; Amst., 1684; —
Syntagma philosophicum, dans les tomes I et II
des Œuvres complètes.
Les écrits de Gassendi, ses doctrines et sa vie,
ont été l'objet d'un grand nombre de travaux,
parmi lesquels on doit citer : Sorbière, Disser-
tatio de vita et moribus P. Gassendi, en tête du
Syntagma philosophiœ Epicuri, et des Œuvres
complètes de ce philosophe ; — Gaultier-Charleton,
Philosophia Epicureo - Gassendo - Charletonia-
na, etc., in-f°, Londres, 1654 : cet ouvrage ré-
pandit en Angleterre les idées de Gassendi ; —
Ger. de Vries, Dissertatiuncula historico-philo-
sophica de Ren. Cartesii Méditât ionibus a Gas-
sendo impugnatis, in-8, Utrecht, 1690; — Hen.
Ascan. Angelcke, Censor censura dignus, philo-
sophus defensus, in-4, Rostock, 1697 : cette dis-
sertation est une réponse aux Exercitationes pa-
radoxicœ adversus Arisloteleos ; elle fut suivie
d'une autre, Dispulatio ad Gassendi librum pri-
mum Exercitationurn, in-4, ib., 1699; — Bugerel,
Vie de Gassendi, in-12, Paris? 1737 : cet ouvrage
donna lieu à une Lettre critique et historique à
Vauteur delà Vie de Gassendi, in-12, ib., 1737,
par l'abbé Delavarde. Une deuxième édition de
l'ouvrage du P. Bugerel fut donnée, en 1770, à
Bouillon, par de Camburat, avec un abrégé du
système de Gassendi.-Joh. Achat. Fel. Bielke,
Disserlatio qua sistitur Epicurus atheus contra
'■mendum, etc., in-4, Iéna, 1741 ; — le P. Mène,
. . jje de Gassendi, mémoire couronné par l'Aca-
démie de Marseille, et publié en 1767 ; — Damiron,
Mémoire sur Gassendi, lu à l'Académie des
sciences; morales et politiques en août 1739; —
Annales des Basses-Alpes, année 1839; Disser-
tations sur le nom de Gassendi, par le docteur
Honnorat. Ajoutons que, dans les diverses his-
toires de la philosophie et des sciences, l'exposi-
tion et l'appréciation des travaux de Gassendi
occupent une grande place. On consultera avec
. fruit : J. Fabricius, Hist. bibl., t. V, p. 264; —
Montucla, Histoire des mathém., t. II, p. 197,
292,321 et suiv ;— J. Got. Buhle, Bibliothèque
critique de l'Histoire de la philosopltie (ail.),
p. 591 ; et VHistoire de la philosophie, du même,
publiée par la Société royale de Gœttingue, dans
VHistoire générale des sciences et des arts; —
enfin tous les historiens modernes de la philo-
sophie, j. d. J.
GATAKER (Thomas de), né à Londres en 1574,
mort le 17 juin 1654, fut un des élèves les plus
distingués de l'école de Cambridge. Il s'est occupé
principalement d'études littéraires sur les livres
saints, et, de son temps, il a eu la réputation
d'être le plus scrupuleux, le plus exact de tous
les critiques. On rencontre toutefois, dans ses
Animadversions sur le style du Nouveau Testa-
ment des assertions nouvelles, aventureuses, qui
ont effrayé même des docteurs hétérodoxes; aussi
fut-il accusé d'avoir compromis, parla singularité
de quelques-unes de ses opinions, le principe du
libre examen.
Thomas de Gataker ne prit qu'une faible part
aux controverses philosophiques du xvne siècle.
Ayant toutefois traduit du grec en latin le traité
de Marc-Aurèle-Antonin, qui a pour titre Eî;
savjTÔv P'.êXEa ocôÎExa, il crut devoir annexer à cette
traduction, d'ailleurs copieusement annotée, une
dissertation préliminaire sur la secte stoïcienne
Il y a deux éditions de cet opuscule : l'une,
mentionnée par Tennemann, de Cambrige, in-4,
1653; l'autre, que nous avons sous les yeux,
d'Utrecht, in-f°, 1698. En voici le titre : Prœlo-
quium, in quo de disciplina sloica cum sectis
aliis, peripatelica et academica vetere, epicurea
vero prœcipue collala, deque eorum, qui hanc
sequuti sunt, Senecœ, Epicteti, Marci, scriptis
disseritur. Ce titre semble annoncer non pas une
dissertation ou quelques pages, mais un traité
considérable. En fait, Gataker, peu versé dans
l'examen des problèmes métaphysiques, n'aborde
dans ce Prœloquium que diverses thèses de
morale, à l'occasion desquelles il se prononce
ouvertement pour les stoïciens contre les épicu-
riens. Son opinion sur les stoïciens est simplement
celle de saint Jérôme : Stoicinostro dogmati in
plerisque concordant. Mais encore cette opinion
pouvait-elle être la matière d'une dissertation
ample et intéressante : celle du théologien anglais
n'est que sommaire. Il a suivi Juste-Lipse, mais
de fort loin. B. H.
GAUNILON, moine de Marmoutiers au XIe siè-
cle, est connu par les réflexions qu'il adressa à
saint Anselme, et dans lesquelles il réfute l'argu-
ment développé, par le saint archevêque, dans le
Proslogium. Saint Anselme croyait avoir trouvé
une preuve de l'existence de Dieu tellement
simple, qu'un homme, même ignorant (insipiens),
pouvait la comprendre, Gaunilon répondit par
un opuscule ayant pour titre : Livre en faveur
d'un ignorant {Liber pro insipiente).
Saint Anselme pose en fait qu'il n'y a point
d'homme, quelque dénué qu'il soit de connais-
sance, qui n'ait l'idée d'un être élevé par sa per-
fection au-dessus de tous les êtres ; il ajoute :
« Cet objet, au-dessus duquel on ne peut rien
comprendre, n'est pas dans l'intelligence seule ;
car s'il n'était que dans l'intelligence, on pour-
rait au moins supposer qu'il est aussi dans la
réalité, et cette condition nouvelle constituerait
un être plus grand que celui qui n'aurait d'exi-
stence que dans la pure et simple pensée. Si
donc cet objet, au-dessus duquel il n'est rien,
était seulement dans l'intelligence, i. serait ce-
pendant tel qu'il y aurait quelque chose au-des-
sus de lui : conclusion qui ne saurait être légi-
time. Il existe donc certainement un être au-
dessus duquel on ne peut rien imaginer, ni dans
la pensée, ni dans le l'ait. »
Gaunilon répondit par plusieurs observations :
1° Que s'il y a des objets dont la conception
est facilement réveillée en nous par le mot qui
GAUN
— coo —
GAUN
les exprime, Dieu ou l'Être au-dessus duquel il
ne saurait y en avoir aucun, n'est pas de ce nom-
bre, étant tel, au contraire, qu'il n'est conçu que
difficilement et toujours d'une manière incom-
plète.
2° Qu'il ne suffit pas de comprendre les pa-
roles par lesquelles on exprime une chose, pour
croire à son existence : que nous avons dans
l'esprit beaucoup d'objets que nous concevons
plus clairement que l'idée de Dieu, et dont ce-
pendant nous sommes sûrs qu'ils n'existent pas.
3° Que s'il y a des objets dont l'idée dans l'es-
prit emporte immédiatement la réalité, il y en
a d'autres parmi lesquels se trouve l'idée de
Dieu, dont l'existence réelle a besoin de démons-
tration.
4° Qu'il n'est pas plus nécessaire de conclure
l'existence de Dieu de la définition donnée dans
le Proslogium, de YÊtre au-dessus duquel il ne
saurait y en avoir un plus grand, qu'il ne l'est
de la conclure de la même idée simplement
énoncée par le mot Dieu.
5° Que non-seulement nous ne pouvons con-
clure de l'idée claire d'une chose à son existence,
mais encore que nous ne pouvons dire que nous
connaissons Dieu parfaitement, ne pouvant le
rapporter à une espèce ou à un genre qui nous
soit connu. Dieu n'étant d'ailleurs conçu que par
l'entremise d'un mot, qui présente à l'homme
intelligent une notion toujours incomplète, quoi-
que à la vérité suffisante, mais sous lequel l'i-
gnorant ne suppose rien, et d'où, par conséquent,
il ne saurait l'aire sortir la realité de ce qu'il
exprime.
6° Qu'en admettant même que nous ayons
l'intelligence des paroles qui expriment Dieu, et
que nous puissions regarder comme étant dans
l'esprit un objet que la pensée ne saurait repré-
senter sous la forme d'un être réel quelconque,
il ne suit pas de cette manière d'être idéale,
qu'il soit nécessairement dans la réalité ; au con-
traire, la certitude de sa réalité doit précéder
dans l'esprit, afin que l'intelligence s'élève à la
conception la plus complète de sa nature et de
ses attributs.
Anselme, en réponse à Gaunilon, développa de
nouveau son argument, ne s'adressant plus cette
fois à l'ignorant, il le dit lui-même, mais au ca-
tholique. Ce n'est pas cependant sans efforts
qu'il parvient à établir que, dès qu'on admet en
soi l'idée d'un être parfait, _ comme cette idée
comporte nécessairement celle d'existence, on
en doit conclure la réalité de son objet.
Tâchons de déterminer avec exactitude le point
précis de la difficulté qui opposa l'un à l'autre
ces deux esprits pénétrants.
Tous deux reconnaissent en réalité la pré-
sence dans l'esprit de l'idée d'un être parfait, et
de la perfection duquel l'existence l'ait partie.
Gaunilon ne s'explique pas sur ce point sans ré-
serve ; il regarde cette idée comme confuse dans
toutes les intelligences, surtout dans celle de l'i-
gnorant j mais à la rigueur il l'admet} malgré
la sévérité de son jugement, qui ne lui permet
guère de croire à l'inconnu.
La différence consiste en ce que le fait, une
fois admis de part et d'autre, Anselme en tire
immédiatement la réalité objective de Dieu,
tandis que Gaunilon, moins hardi, mais peut-
être plus logique, ne se hâte pas di Bortir du
fait. A peine convient-il que nous avons dans
l'esprit le concept d'un être parfait, et que l'exi-
ttence entre comme partie nécessaire dans cette
idée de perfection, il finit par L'accorder à son
adversaire, mais il est loin d'en tirer les menus
eonséqueno II n'est pas sûr que nous croyions
à cet être, que nous y croyions en quelque sorte
invinciblement; mais en le supposant, il se de-
mande si, sur ses données, nous avons raison
d'y croire, si nous devons, de la seule idée de
Dieu, tel que saint Anselme le définit, conclure
sa realité objective ; il ne le pense pas, et la
conclusion du saint prélat lui parait précipitée.
Dans un siècle exclusivement dominé par la
forme dialectique, les objections de Gaunilon
durent trouver des partisans. Aussi les voit-on
se reproduire à plusieurs reprises dans le cours
du moyen âge, et toujours avec succès, plus
heureuses que ne le fut souvent l'argument
d'Anselme qu'elles servirent à combattre. La dis-
position des esprits en faveur du nominalisme
pendant les siècles qui suivirent explique cette
supériorité passagère de Gaunilon. Comment, en
effet, procédait le moine de Marmoutiers? Pre-
nant les faits sous leur aspect le plus superficiel,
il constatait que la notion de Dieu était presque
absente de beaucoup d'intelligences , confuse
dans la plupart, incomplète dans les esprits
même les plus cultivés. De là, au point élevé
auquel se rattache la preuve ontologique, il y
avait loin, et l'on doit reconnaître que l'expé-
rience, du moins celle qui s'arrête à la surface
de l'âme, était favorable à Gaunilon. Partant du
fait psychologique qu'il allait chercher dans les
profondeurs de l'âme, saint Anselme pouvait
sans aucun doute s'élever jusqu'à l'existence ob-
jective de la cause première; mais il dépassait
de beaucoup l'état des esprits au xic siècle, et la
forme dialectique à laquelle il eut recours mon-
tre qu'il ne se rendait pas bien compte des con-
ditions de sa découverte. La psychologie n'avait
pas encore établi les principes sur lesquels on a
fait depuis reposer toute la science métaphysi-
que; on ne s'était pas encore posé les questions
qui devaient conduire à la connaissance de leur
valeur objective.
La difficulté élevée en ce moment entre Gau-
nilon et saint Anselme rentre donc dans le pro-
blème plus général abordé longtemps après par
la philosophie de Kant, la légitimité du passage
du subjectif à l'objectif. Qui peut douter qu'une
solution complète d'une question prématurée fût
alors impossible? Aux yeux d'Anselme, dans la
question de l'existence de Dieu, la légitimité
de la conclusion n'était pas même mise en doute;
aux yeux de Gaunilon, elle était loin d'être dé-
montrée. Tous deux conviennent d'ailleurs de la
présence dans l'esprit de l'idée et du principe,
avec cette différence que saint Anselme, par une
analyse moins timide et plus savante que son
adversaire, les retrouve dans tous les esprits.
Or, à une époque où la logique et presque le
syllogisme étaient considérés comme la seule
voie a la connaissance, le point de départ du pro-
cédé d'Anselme devait échapper à bien des es-
prits qui cherchaient la démonstration d'une ma-
jeure au lieu d'observer un fait, et les objections
de Gaunilon ne pouvaient perdre leur impor-
tance qu'aux yeux d'une psychologie plus avan-
cée. Leibniz lui-même, parmi les modernes
contesté en partie la valeur de l'argument d'An-
selme; à plus forte raison, la subtilité scolasti-
que dut-elle en méconnaître la portée. Attaqué
par la dialectique, Anselme ne pouvait répondre
que par la dialectique, seule forme de preuve
familière à sou siècle. 11 démontra facilement à
Gaunilon que, sur plusieurs points, il avait ou
mal entendu, ou infidèlement reproduit ses ar-
guments; mais sur le point principal, encore
qu'il L'appuyât d'explications pleines de force et
de sagacité, il lui fut impossible d'aller au delà %>
du fait psychologique, savoir, que le principe
suprême est conçu dans notre pensée comme
existant, sans que nous puissions mettre en
GAZA
— 601 —
GAZA
doute !a présence et l'universalité de l'idée qui
l'exprime.
L'opuscule de Gaunilon a été imprimé dans
toutes les éditions des œuvres de saint Anselme.
M. H. Bouchitté en a donné la traduction avec
celle du Monologium et du Proslogium. Voy.
Anselme. H. B.
GAZA ou GAZIS (Théodore) est un de ces
Grecs du xve siècle qui, fuyant leur patrie enva-
hie par les barbares, vinrent chercher un refuge
en Italie et y apportèrent avec leur langue na-
tionale une connaissance plus exacte des deux
principaux philosophes de l'antiquité. Théodore
Gaza était péripatéticien, et il se voua particu-
lièrement à la traduction des oeuvres d'Aristote.
On ignore l'époque précise de sa naissance ; mais
on sait qu'il reçut le jour à Thessalonique et
qu'il vint en Italie en 1429, sa ville natale étant
tombée au pouvoir des Turcs. Après avoir pro-
fessé le grec à Sienne, il se rendit à Ferrare sur
l'invitation du duc, et il y fonda une académie
dont il fut le chef jusqu'en 1455. Alors il quitta
Ferrare pour se rendre à Rome, où l'appelait le
pape Nicolas V. Gaza savait parfaitement le latin
qu'il avait appris de Victorino de Feltre, et le
pape le chargea de publier dans cette langue
quelques-uns des ouvrages les plus importants
des philosophes grecs. Il commença par la tra-
duction des Problèmes d'Aristote, qui le mit en
querelle avec George de Trébizonde, mais lui
concilia l'estime et la protection du cardinal
Bessarion. Il traduisit aussi les Problèmes d'A-
lexandre d'Aphrodise; Y Histoire des animaux,
par Aristote (in-f°, Venise, 1476), et l'Histoire
des plantes, par Théophraste (in-8, Paris, 1529).
On assure qu'il avait traduit toutes les œuvres
du philosophe de Stagire, mais qu'un noble dés-
intéressement lui fit jeter au feu son travail, pour
ne pas diminuer la gloire de Jean Argyropyle. Il
a produit encore d'autres traductions et quelques
écrits originaux qui ne sont d'aucun intérêt pour
la philosophie. Il mourut en 1478 dans i'Abruzze,
pourvu d'un petit bénéfice qu'il avait obtenu par
la faveur du cardinal Bessarion et dans un état
voisin de la misère. X.
GAZALI (Abou-Hamed-ibn-Mohammed), vul-
gairement nommé Algazel, le plus célèbre théo-
logien musulman de son temps, et appartenant à
la secte orthodoxe des schaféites, naquit à Tous,
ville du Khorasan, l'an 450 de l'hégire (1038 de
J. C). Il étudia dans sa ville natale, puis à Nisa-
bour, et donna de bonne heure des preuves d'un
grand talent. Ses connaissances profondes dans
la théologie musulmane et dans la philosophie
ne tardèrent pas à lui gagner la haute faveur de
Nizâm al-Molc, vizir du sultan Malec-Schah le
Seldjoukide, qui lui confia la direction du col-
lège Nizamyyia, qu'il avait fondé à Bagdad.
Gazâli avait alors trente-trois ans, et déjà il
jouissait d'une grande célébrité. Après quelques
années, il quitta sa chaire pour faire le pèleri-
nage de la Mecque. Après avoir rempli ce pieux
devoir, il faisait tour à tour briller son talent
dans les chaires de Damas, de Jérusalem et d'A-
lexandrie. Il était sur le point, dit-on, de se
rendre d'Alexandrie dans le Maghreb, auprès de
Yousouf-ben-Taschfin, prince almoravide, qui ré-
gnait à Maroc; mais ayant appris la mort de
Yousouf, il s'en retourna à Tous, sa ville natale,
où il se livra à la vie contemplative des soufis, et
composa un grand nombre d'ouvrages, dont le
principal but était d'établir la supériorité de
l'islamisme sur les autres religions et sur la
philosophie, ce qui lui mérita les surnoms de
Hodjjat-al-islâm, Zèin-al-din (Preuve de l'isla-
misme, Ornement de la religion). Le plus célè-
bre de ses écrits théologiques est son Ihyd oloum
al-din [Restauration des connaissances reli-
gieuses), ouvrage de théologie et de morale, qui,
jusqu'à présent, nous est inconnu. Ce ne fut qu'à
regret que Gazâli quitta encore une fois sa re-
traite pour aller à Nisabour, et pour reprendre
ensuite la direction du collège de Bagdad. Après
s'être de nouveau retiré à Tous, il y fonda un
monastère pour les soufis, et passa le reste de
sa vie dans la contemplation et dans les actes de
dévotion. 11 mourut l'an 505 de l'hégire (1111 de
J. C).
Les renseignements les plus complets sur la
vie de Gazâli ont été donnés par M. de Ham-
mer dans l'introduction que ce célèbre orienta-
liste a mise en tète de son édition arabe-alle-
mande du Ayuoulia'l-wélcd (0 enfant!), traité
de morale de Gazâli (0 kînd! die beruhmle
elhische Abhandlung Ghasali's, Vienne, 1838).
Mais ce qui nous intéresse ici bien plus, c'est
l'histoire de la vie intellectuelle de Gazâli, la
marche de ses études, le rang qu'on doit lui as-
signer parmi les philosophes musulmans, et l'in-
fluence qu'il a pu exercer sur la philosophie de
son temps. Sur ces divers points, Gazâli nous
fournit lui-même des renseignements précieux
dans un écrit dont le titre, peu susceptible d'une
traduction littérale, peut se rendre par : Déli-
vrance de i 'erreur , et exposé de l'état vrai
des choses. Nous possédons de cet écrit une ana-
lyse détaillée, mais inachevée, par M. Pal-
lia (Mémoires de l'Académie des sciences mo-
rales et politiques, t. I, savants étrangers,
p. 165 et suiv.); et M. Schmoelders, dans son
Essai sur les écoles philosophiques chez les
Arabes, en a publié le texte arabe tout entier,
accompagné d'une traduction française, qui,
maigre ses défauts dans les détails, en reproduit
assez fidèlement la substance. Gazâli, pour ré-
pondre à diverses questions qui lui avaient été
adressées par un ami, parle d'abord de la diffi-
culté qu'il y a, au milieu des doctrines des di-
verses sectes, à démêler la vérité d'avec l'erreur,
et des efforts qu'il n'avait cessé de faire, depuis
l'âge de vingt ans, pour parvenir à la connais-
sance du vrai. Après avoir étudié et approfondi
tour à tour les doctrines de toutes les sectes re-
ligieuses et philosophiques, il arriva à douter de
tout, et tomba dans le scepticisme le plus ab-
solu. Il douta des sens, qui souvent nous font
porter des jugements contredits par l'intelli-
gence ; mais celle-ci ne lui inspira pas plus de
confiance, car rien ne prouve la certitude de ses
principes. Ce que, dans l'état de veille, nous
croyons être vrai, soit par la perception des
sens ou par l'intelligence, ne l'est peut-être que
par rapport à l'état ou nous nous trouvons ; mais
sommes-nous bien sûrs qu'un autre état ne sur-
viendra pas, qui sera à notre état de veille ce
que celui-ci est au sommeil, de sorte qu'à l'ar-
rivée de cet état nouveau nous reconnaissions
que tout ce que nous avons cru vrai, au moyen
de notre raison, n'était qu'un rêve sans réalité?
A la vérité, Gazâli revint ensuite de son scepti-
cisme : mais ce ne fut point par le triomphe de
la raison. Recherchant la vérité avec ardeur, il
approfondit de nouveau les doctrines des rnote-
callemin, des baténites ou allégoristes, des phi-
losophes et des soufis, et ce ne fut que dans la
vie ascétique et contemplative, dans le mysti-
cisme et l'extase des soufis, que son esprit trouva
la satisfaction qu'il avait cherchée, et reprit le
calme qui l'avait fui. Nous n'avons pas à nous
occuper ici des doctrines des soufis, dont il sera
parlé plus loin, et sur lesquelles Gazâli ne paraît
avoir exercé aucune influence notabie. Ce qui
marque la place de Gazâli dans l'histoire de la
philosophie des Arabes, c'est son scepticisme,
76
GAZA
— 602 —
GAZA
non pas qu'il se soit produit dans ses ouvrages
sous la forme d'un système, mais parce qu'il a
su s'en servir avec habileté pour porter un coup
funeste aux études philosophiques.
Parmi le nombre prodigieux de ses écrits, et
dont on peut voir la longue liste dans l'opuscule
de M. de Hammer, dont nous avons parlé plus
haut, deux méritent surtout notre attention :
1° son ouvrage intitulé Makâcid al-falâsifa {les
Tendances des philosophes), et 2° son Tehâfot
al-falâsifa {le Renversement ou la Destruction
des philosophes). Ces deux ouvrages existent
très-probablement en arabe, dans la bibliothèque
de l'Escurial, sous le n° 628 du catalogue de Ca-
siri. Notre bibliothèque nationale ne possède en
arabe que les derniers feuillets du Makâcid
dans le manuscrit n° 882; mais on y conserve
des versions hébraïques des deux ouvrages de
Gazâli. Le livre Makâcid est un résumé des
sciences philosophiques; l'auteur y expose la lo-
gique, la métaphysique et la physique, et né s'é-
carte point de la doctrine péripatéticienne, telle
qu'elle avait été formée par Farabi et Ibn-Sina.
Cet ouvrage, traduit en latin vers la fin du
xiie siècle, par Dominicus Gundisalvi (voy. Jour-
dain, Recherches, etc., nouvelle édition, p. 107-
112), a été publié à Venise, en 1506, par Petrus
Licthtenstein de Cologne, sous le titre de Logica
et philosophia Algaselis Arabi. On s'est étonné
avec raison de voir Gazâli reproduire fidèlement
la doctrine des philosophes qu'il attaque avec
tant d'ardeur dans sa Destruction (voy. Degé-
rando, Hist. comparée des systèmes de philoso-
phie, t. IV, p. 230). M. Ritter a cru devoir sup-
poser que Gazâli avait écrit cet ouvrage à une
époque où il était encore partisan de la philoso-
phie d'Aristote (voy. Hist. de la philosophie,
t. VIII, p. 59 et 60, ail.). Mais la vérité est que
Gazâli n'avait d'autre but dans cet ouvrage que
de préparer ses attaques contre les philosophes,
comme il le déclare lui-même dans la préface,
qui a été supprimée dans la plupart des manu-
scrits latins et dans l'édition de Venise, mais que
nous trouvons dans deux différentes versions hé-
braïques et dans un manuscrit latin du fonds de
la Sorbonne (n° 941). Gazâli s'adressant à celui
qui lui avait demandé d'écrire une réfutation des
philosophes, s'exprime en ces termes : « Tu m'as
demandé, mon frère, de composer un traité com-
plet et clair pour attaquer les philosophes et ré-
futer leurs opinions, afin de nous préserver de
leurs fautes et de leurs erreurs. Mais ce serait
en vain que tu espérerais parvenir à ce but avant
de parfaitement connaître leurs opinions et d'a-
voir étudié leurs doctrines; car vouloir se con-
vaincre de la fausseté de certaines opinions,
avant d'en avoir une parfaite intelligence, serait
un procédé faux, dont les efforts n'aboutiraient
qu'à l'aveuglement et à l'erreur. Il m'a donc
paru nécessaire, avant d'aborder la réfutation
des philosophes, de composer un traité où j'ex-
poserais les tendances générales de leurs scien-
ces, savoir de la logique, de la physique et de la
■ i physique, sans pourtant distinguer ce qui
est vrai de ce qui est faux : car mon but est
uniquement de faire connaître les résultats de
leurs paroles, sans m'étendre sur des choses su-
perflues et sur des détails étrangers au but. Je
ne donnerai, par conséquent, qu'un ex]
comme simple rapporteur, en y Joignant les
preuves qu'ils ont cru pouvoir alléguer en leur
faveur. Le but de ce livre est donc l'exposé des
tendances des philosophes, et c'est là son m un. »
L'auteur dit ensuite qu'il passera bous sil
les sciences mathématiques, parce que toul le
monde est d'accord sur leurs principes, el qu'il
n'y a rien (fins elles qui pi réfuté. Les
doctrines de la logique sont généralement vraies
et on y trouve rarement des erreurs; mais celles
de la métaphysique sont pour la plupart con-
traires à la vérité; dans celles de la physique le
vrai et le faux se trouvent mêlés. — La fin de
l'ouvrage, tant dans le manuscrit arabe n° 882
(fol. 42, verso), que dans les deux versions hé-
braïques, est conçue en ces termes : «C'est là ce
que nous avons voulu rapporter de leurs scien-
ces, savoir de la logique, de la métaphysique
et de la physique, sans nous occuper à distin-
guer ce qui est maigre de ce qui est gras, ce
qui est vrai de ce qui est faux. Nous commence-
rons après cela le livre de la Destruction des
philosophes, afin de montrer clairement tout ce
que ces doctrines renferment de faux. »
Après ces déclarations explicites on ne s'éton-
nera plus que Gazâli, dans le livre Makâcid,
parle dans le sens des philosophes. M. Schmoel-
ders s'est donc donné une peine inutile en ana-
lysant ce livre, d'après la version latine {Essai
sur les écoles philosophiques chez les Arabes,
p. 220 et suiv.), dans le but de faire connaître le
prétendu système de Gazâli; car nous devons
faire observer que le livre que M. Schmoelders
cite constamment sous le titre Miyâr Olilm {Pa-
rangon de la science), croyant sans doute qu'un
titre arabe inspire plus de confiance, n'est autre
que le livre Makâcid. L'erreur de M. Schmoel-
ders vient de ce que, selon M. de Hammer, un
ouvrage de Gazâli, intitulé Miyâr, contiendrait
un abrégé de logique; il a donc cru pouvoir l'i-
dentifier avec la Logica et pliilosophia , ce qui
prouve que, tout en prétendant écrire sur la phi-
losophie de Gazâli, il n'a pas jeté les yeux sur
la version hébraïque du Makâcid, ni même sur
les débris de l'original arabe. M. Ritter, qui n'est
pas orientaliste, a fait une erreur involontaire,
en cherchant dans la Logica et pliilosophia des
doctrines de Gazâli {ubi supra, p. 67-72), et il a
cru devoir supposer que ce philosophe a plus
tard changé de système.
Nous arrivons au livre Tehâfot. M. Schmoel-
ders, au lieu d'examiner la version hébraïque de
ce livre, ou tout au moins la mauvaise version
latine de la réfutation d'Ibn-Roschd, qui ren-
ferme une bonne partie de l'ouvrage de Gazâli,
a mieux aimé fonder son jugement sur une sub-
tilité grammaticale, et il soutient hardiment
{Essai, p. 215) que le titre que Gazâli a donné
à son ouvrage, signifie Réfutation mutuelle;
que, dans ce livre, Gazâli n'a nullement l'inten-
tion de réfuter les philosophes par des raisons
dont il veuille faire sentir la justesse et la soli-
dité, mais que recueillant les diverses critiques
faites par autrui, il les range seulement de ma-
nière à montrer que l'opinion d'un philosophe
est en contradiction avec celle d'un autre, que
tel système en bouleverse un autre, en un mot,
que parmi les philosophes la discorde règne
perpétuellement, il ajoute que Gazâli déclare
lui-même, à la fin du premier chapitre de son
livre, que tel a été son but, et il s'étonne que
personne avant lui n'ait remarqué ce passage.
Nous regrettons que M. Schmoelders n'ait pas
cru devoir citer textuellement le passage dont il
veut parier; nous devons supposer que, feuille-
tnii dans la Deslructio destruclionum, il aura
rencontré, a la fin de la première disputatio, le
passage suivant : « Ait Algazel : Si autem dixerit
adhœsistis in omnibus quaestionibus opposition]
ibus ''uni dubitationibus, et non evadel
idj quod posuistis, a dubitationibus, dicimus du-
bitatio déclarât corruptionem sermonis procul
duhio, * i solvuntur modi dubitationum, conside
rando dubitationem el quaesitum. Nos autem non
tendimus in hoc libro nisi adaptare opinionem
GAZA
— 603 —
GAZA
eorum et mutare modos rationum eorurn cum
eo cum quo declarabitur destructio eorum, et
non incumbemus ad sustentandum opinionem
aliquam, etc. » Certes, il est permis de ne pas
comprendre ce latin, mais rien ne justifie l'in-
terprétation que M. Schmoelders a donnée avec
tant d'assurance à ce passage obscur. Voici quelle
en est la traduction littérale d'après la version
hébraïque : <• Si on me disait : Dans toutes vos
critiques et objections, vous ne vous êtes appli-
qué qu'à accumuler doutes sur doutes, mais ce
que vous avancez n'est pas non plus exempt de
doutes: je répondrais : La critique fait ressortir
ce qu'il y a de faux dans un discours, et la diffi-
culté peut se résoudre par l'examen de la criti-
que et de l'objection. Mais nous n'avons dans ce
livre d'autre intention que d'énoncer leurs opi-
nions et d'opposer à leurs argumentations des
raisonnements qui montrent leur nullité. Nous
ne voulons pas ici nous faire le champion d'un
système particulier (selon Ibn-Roschd, Gazâli ne
veut pas passer pour être le champion du système
des ascharites) ; nous ne nous écarterons donc
pas du but de ce livre, et nous ne compléterons
pas notre discours, en alléguant des arguments
en faveur de la nouveauté du monde ; car notre
but est seulement de détruire les arguments
qu'ils ont produits pour établir l'éternité de la
matière. Après avoir achevé ce livre, nous en
composerons un autre pour affermir l'opinion
vraie ; nous l'appellerons Bases des croyances, et
nous le consacrerons à la reconstruction, de
même que le présent livre a pour but la démoli-
tion. » On voit qu'il ne s'agit pas ici de montrer
que ies philosophes ne sont pas d'accord entre
eux et se réfutent mutuellement; mais de dé-
molir les doctrines des philosophes par une cri-
tique générale.
En effet, il attaque les philosophes sur vingt
points, dont seize appartiennent à la métaphysi-
que, et quatre à la physique (en prenant ces
mots dans leur sens aristotélique). Il démontre:
1° que leur opinion concernant l'éternité de la
matière est fausse ; 2° qu'il en est de même de
leur opinion touchant la permanence du monde;
3» qu'ils sont dans l'erreur en appelant Dieu
l'ouvrier du monde (3r,(/.iovpYÔ;) et le monde
son ouvrage ; 4° qu'ils s'efforcent en vain de dé-
montrer l'existence de cet ouvrier du monde;
5° qu'ils sont incapables d'établir l'unité de Dieu
et de démontrer la fausseté du dualisme; 6° que
c'est à tort qu'ils nient les attributs de Dieu;
7° qu'ils ont tort (dans leur système) de soutenir
que l'être absolu, ou l'existence première, est
une existence abstraite, qui n'entre dans aucune
espèce ni catégorie, et qu'on ne saurait établir
aucune comparaison ni distinction entre elle et
toute autre existence; 8° qu'ils ont tort de dire
que l'être premier (Dieu) est un être abstrait
sans qualité; 9° qu'ils cherchent en vain à éta-
blir que cet être est incorporel ; 10° qu'ils sont
incapables de démontrer que le monde a une
cause, et que par conséquent ils tombent dans
l'athéisme; 11° qu'ils ne sauraient démontrer
(dans leur système) que Dieu connaît l'existence
des choses; ni 12° qu'il connaît sa propre exi-
stence; 13° qu'ils ont tort de soutenir que Dieu
ne connaît pas les choses partielles; 14° qu'ils ne
sauraient alléguer aucune preuve pour établir
que les sphères ont une vie et obéissent à Dieu
par leur mouvement circulaire; 15° qu'il est faux
de dire que les sphères ont un but certain et
une tendance qui les met en mouvement (ce qui
se rapporte particulièrement à une théorie
d'Ibn-Sina, comme le fait observer Ibn-Roschd
dans sa réfutation); 16° que leur théorie, sur
les âmes des sphères , qui connaîtraient les
choses partielles et influeraient sur elles, est
fausse; 17° que leur théorie sur la causalité est
fausse, et qu'ils ont tort de nier que les choses
puissent se passer contrairement à ce qu'ils ap-
pellent la loi de la nature, et qui peut être con-
sidéré comme une habitude; 18" qu'ils ne sont
pas en état d'établir, par une démonstration ri-
goureuse, que l'àme humaine est une substance
spirituelle existant par elle-même; ni 19e qu'elle
est impérissable; 20° que c'est à tort qu'ils nient
la résurrection des morts, et l'existence du para-
dis et de l'enfer.
Les objections élevées par Gazâli 2 contre le
principe de causalité, forment le point le plus
important de son scepticisme; nous nous arrête-
rons un moment à ce chapitre pour en faire
connaître la substance. Il n'est pas nécessaire,
selon nous, dit Gazâli. que, dans les choses qui
arrivent habituellement, on cherche un rapport
et une liaison entre ce qu'on croit être la cause
et ce qu'on croit être l'effet. Ce sont, au con-
traire, deux choses parfaitement distinctes, dont
l'une n'est pas l'autre, qui n'existent ni ne ces-
sent d'exister l'une par l'autre. Ainsi, par exem-
ple, l'étanchement de la soif et le boire, le ras-
sasiement et le manger, la mort et la rupture de
la nuque, et, en général, toutes les choses entre
lesquelles il y a une relation visible, ne sont dans
cette relation mutuelle que par la toute-puis-
sance divine, qui depuis longtemps y a créé ce
rapport et cette liaison, et non pas parce que la
chose est nécessaire par elle-même et ne saurait
être autrement. Cette toute-puissance, qui en est
la cause unique, peut aussi faire qu'on soit ras-
sasié sans manger, qu'on meure sans se rompre
la nuque, ou qu'on continue à vivre tout en se la
rompant; et il en est de même dans toutes les
circonstances où il y a visiblement une relation
mutuelle.
En somme, tous les raisonnements de Gazâli
peuvent se ramener à ces deux propositions '
1° Lorsque deux circonstances existent toujours
simultanément, rien ne prouve que l'une soit la
cause de l'autre ; ainsi, par exemple, un aveugle-
né, à qui on aurait donné la vue pendant le
jour, et qui n'aurait jamais entendu parler ni
du jour ni de la nuit, s'imaginerait qu'il voit
par l'action des couleurs qui se présentent à
lui, et ne tiendrait pas compte de la lumière du
soleil par laquelle ces couleurs font impression
sur ses yeux; 2° quand même on admettrait l'ac-
tion de certaines causes par une loi de la na-
ture, il ne s'ensuit nullement que l'effet, même
dans des circonstances analogues et sur des objets
analogues, soit toujours le même : ainsi le coton
peut, sans cesser d'être le coton, prendre (par la
volonté de Dieu) quelque qualité qui empêche
l'action du feu, comme on voit des hommes, au
moyen d'emplâtres faits avec une certaine herbe,
se rendre incombustibles. En un mot, ce que les
philosophes appellent la loi de la nature ou le
principe de causalité, est une chose qui arrive
habituellement, parce que Dieu le veut; et nous
l'admettons comme certain, parce que Dieu, sa-
chant, dans sa prescience, que les choses seront
presque toujours ainsi, nous en a donné la con-
science. Mais il n'y a pas de loi immuable de la
nature qui enchaîne la volonté du Créateur.
Quelques auteurs, entre autres Ibn-Roschd,
pensent que Gazâli n'était pas toujours de bonne
foi, et que, pour gagner les orthodoxes, il se
donnait l'air d'attaquer les philosophes sur tous
les points, quoique au fond il ne leur fût pas tou-
jours opposé. Moïse de Narbonne, au commen-
cement de son commentaire hébreu sur le Ma-
kâcid, dit que Gazâli écrivit, après le Tehâfot,
un petit ouvrage qu'il ne confia qu'à quelques
GAZA
604 —
(ILIMI
élus, et où il donne lui-même le moyen de ré-
pondre aux objections qu'il avait faites aux phi-
losophes. Ibn-Tofail, malgré le respect qu'il pro-
fesse pour Gazàli, fait ressortir ce qu'il y a de
chancelant et d'indécis dans ses doctrines. Le
passage d'Ibn-Tofail nous paraît important pour
bien caractériser Gazâli, et on nous permettra
de le citer ici (voy. Philosophus aulodidactus ,
sive Epislola de Hai ebn Yokhdhan. p. 19-21) :
« Quant aux écrits du docteur Abou-Hamed Al-
Gazàli, cet auteur, s'adressant au vulgaire, lie
dans un endroit et délie dans un autre, nie cer-
taines choses et puis les déclare vraies. Un de
ses griefs contre les philosophes, qu'il accuse
d'infidélité, est qu'ils nient la résurrection des
corps et qu'ils établissent que les âmes seules
sont récompensées ou punies; puis il dit, au
commencement de son livre Al-Mizdn (ou Mi-
zân al-amal, la Balance des actions), que
cette opinion est professée par les docteurs sou-
ris d'une manière absolue, et dans son écrit
intitulé Délivrance de l'erreur, il avoue que son
opinion est semblable à celle des soufis, et qu'il
s'y e-t arrêté après un long examen. Il y a, dans
ses livres, beaucoup de contradictions de ce
genre, comme ceux qui les lisent et les exa-
minent avec attention pourront s'en convaincre.
Il s'en est excusé lui-même à la fin de son livre
Mizân al-amal, là où il dit que les opinions sont
de trois espèces, savoir : celle qui est partagée
par le vulgaire et qui entre dans sa manière de
voir; celle qui est de nature à être communiquée
à quiconque fait des questions et demande à
être dirigé ; et celle que l'homme garde pour
lui-même et dans laquelle il ne laisse pénétrer
que ceux qui partagent ses convictions. Ensuite
il ajoute : « Quand même ces paroles n'auraient
d'autre effet que de te faire douter de ce que tu
crois par une tradition héréditaire, tu en tirerais
déjà un profit suffisant; car celui qui ne doute
pas, n'examine pas, ne voit pas clair? et celui
qui ne voit pas clair reste dans l'aveuglement et
dans le trouble. » Il ajoute cette sentence en
vers : « Accepte ce que tu vois, et laisse là ce
que tu as seulement entendu; lorsque le soleil se
lève, il te dispense de contempler Saturne. »
Ibn-Tofail cite ensuite un autre passage de Ga-
zâli, d'où il résulte que cet auteur avait composé
des livres ésotériques, dont la communication
était réservée à ceux qui seraient dignes de les
lire ; mais il ajoute que ces livres ne se trouvaient
pas parmi ceux qu'on connaissait en Espagne.
En somme, si Gazâli s'est arrêté à un système
quelconque, il n'y est arrivé que par la contem-
plation et par une certaine exaltation mystique
qui, d'ailleurs, ne s'est pas traduite en une doc-
trine originale. Gazâli attache surtout un grand
prix au côté pratique de la vie; dans son epître
morale 0 enfant (p. 23) ! il compare la science à
l'arbre, et la pratique au fruit. Ses ouvrages, en
grande partie, sont des traités de morale, où il
recommande la piété, la vertu et les bonnes
œuvres. Parmi ces traités un drs plus remar-
quables est le Mizân alalmal, dont la version
hébraïque, due à Abraham ben Rasdaï de Bar-
celone, a été publiée récemment par M. Golden-
thal, sous le titre de Compenaivm duclrinœ
elhicir, in-8, Leipzig, 1839.
Pour nous, toute l'importance de Gazâli est
dans son scepticisme : c'est à ce litre, comme
nous l'avons dit, qu'jl occupe une place dans
l'histoire de la philosophie 'lis Arabes; car il
porta à la philosophie un coup dont elle ne put
plus se rele\ er en i >i ient, et ce lut en Esp
qu'elle traversa encore un siècle de gloire et
trouva un ardent défenseur dans le célèbre
Avern S M.
GELLERT (Christian Furchlegolt), né en 1715
àHaynichen, professeur de philosophie à Leipzig,
où il mourut en 1769, enseignait de préférence
la morale et la théodicée. Ses leçons, pleines
d'éloquence, mais d'un caractère peu scienti-
fique, ont été recueillies et publiées par Schlegel
et Hoger, en 2 vol. in-8, Leipzig, 1770. On a
aussi de Gellert, sans parler de ses œuvres poé-
tiques, un ouvrage écrit en français, sous le
titre de Discours sur la nature, l'étendue et
l'utilité de la morale, in-8, Berlin, 1764. Ses
Œuvres diverses ont été publiées à Leipzig, de
1760 à 1770, en 7 vol. in-8; d'autres disent en
10 vol. in-8, de 1770 à 1784. Cf. Garve, Obser-
vations sur la morale, les écrits et le caractère
de Gellert, in-8, Leipzig, 1770. La vie de Gellert
a été écrite, d'après sa correspondance et d'autres
documents, par le docteur Henri Doereng, 2 vol.
in-8, Greiz, 1833. Les Fables du même auteur
ont été traduites en prose française par Toussaint,
Berlin, 1778; et en vers, par Stévens, Breslau,
1777. Sa Morale a été traduite, dans la même
langue, par Pajon, Utrecht, 177ô, J. T.
GÉMISTE (Georges), surnommé Pléthon, un
des hommes les plus célèbres du xvc siècle, et
qui ont exercé le plus d'influence sur la philo-
sophie de cette époque, était né à Constantinople
11 assista avec Bessarion et Théodore Gaza au
concile de Florence, qui se tint en 1438, sous le
pontificat d'Eugène IV, dans le but de faire cesser
le schisme d'Orient. Il fut du nombre de ceux
qui s'opposèrent avec le plus d'énergie à la réu-
nion des deux Églises. Mais plus tard, toutefois
avant la prise de Constantinople, banni de son
pays, et obligé de chercher un asile en Italie, il
changea d'opinion et se déclara ouvertement
pour les Latins, ce qui lui attira la haine et le
mépris des soutiens de l'Eglise grecque. Peut-
être cette désertion n'est-elle point étrangère à
la condamnation et à la destruction d'un de ses
ouvrages, dont nous parlerons bientôt, par Gen-
nade, patriarche de Constantinople. Admis à la
cour des Médicis, il inspira au chef de cette fa-
mille illustre, à Côme l'Ancien, un goût très-
décidé pour le platonisme. Instruits par ses le-
çons, Pierre et Laurent, l'un fils et l'autre neveu
de Côme, tous deux encore très-jeunes, furent
gagnés à la même cause. Enfin ce fut évidem-
ment par ses conseils et sous son influence que
Côme établit cette célèbre académie platoni-
cienne, dont Marsile Ficin devint plus tard la
lumière et l'arbitre suprême. On ignore l'époque
précise de la mort de Gémiste; mais on sait
qu'il mourut dans un âge fort avancé, jouissant
d'une réputation immense, qui ne lui a guère
survécu, objet d'un véritable culte de la part
de ses amis, et forçant ses ennemis mêmes à lui
rendre hommage. Ces sentiments ne s'adressaient
pas seulement au philosophe, ou plutôt à l'en-
thousiaste, au rêveur incertain entre Platon et
Jésus-Christ, mais à l'écrivain, à l'orateur, au
savant universel ; car Gémiste Pléthon était tout
cela aux yeux de ses contemporains, et il faut
ajouter que ses contemporains n'étaient pas exi-
geants, si l'on en juge par les écrits qu'il nous
a laissés.
Cependant il ne faudrait pas tomber dans
l'excès contraire. Gémiste Pléthon mérite à
double titre un certain degré d'intérêt de la part
du philosophe : il lut le promoteur de la que-
relle qui éclata vers le milieu du xv siècle entre
les sectateurs d'Aristote et ceux de Platon ; que-
relle qui eut pour résultat une étude plus appro-
fondie des deux systèmes et de la philosophie
grecque en général. 11 peut aussi être regardé
ie le vrai fondateur, en Occident, de cet
renouvelé des plus mauvais jours
GEMI
— 605 —
GENE
d'Alexandrie, de cette école moitié chrétienne
et moitié païenne, moitié orientale et moitié
grecque, érudite sans critique, mystique et même
superstitieuse sans croyances arrêtées, à laquelle
appartiennent les Marsile Ficin, les Pic de la
Mirandole. les Reuchlin, et qu'en plein xvne siè-
cle nous retrouvons en Angleterre, représentée
par Théophile et Thomas Gale, Cudworth et
surtout Henri Morus. En effet, comme nous
l'avons dit ailleurs (voy. Bessarion) , ce fut
le traité de Gémiste sur la différence de la
philosophie de Platon et de celle d'Aristote
[de Plalonicœ alque Aristotelicœ philoso-
phiez différentiel, texte grec, in-4, |Venise, 1532
et 1540; avec la trad. latine, in-4, Bâle, 1574;
et in-8, Paris, 1541), qui fit d'abord entrer en
lice Gennade et Théodore Gaza. Bessarion, pris
pour arbitre, essaya de calmer les deux partis,
et prouva à son maître qu'il avait été trop_ loin
dans sa préférence pour le chef de l'Académie.
Ce fut alors que Georges de Trébizonde (voy. ce
nom) publia son triste pamphlet, et que la dis-
pute s'envenima au plus haut degré. Il faut
remarquer toutefois que, malgré l'injustice avec
laquelle il traitait Aristote, Gémiste Pléthon n'a
pas dédaigné de se faire son interprète. On pos-
sède encore de lui un commentaire sur l'Intro-
duction de Porphyre, et un autre sur les Caté-
gories et les Analytiques.
Quant à l'influence qu'il a exercée sur l'école
prétendue platonicienne de la Renaissance, elle
ne peut pas être un seul instant mise en ques-
tion. Elle résulte à la fois de ses relations avec
les Médicis, fondateurs* de l'Académie plato-
nicienne, probablement aussi avec les premiers
membres de cette Académie, et des opinions
qu'il soutient dans ses écrits philosophiques, les
mêmes sans doute qu'il enseignait de vive voix,
avec cette éloquence qui a fait une grande par-
tie de sa réputation. Ces écrits sont : un résumé
des doctrines de Zoroastre et de Platon (Zoroas-
trorum et Platonicorum dogmatum compen-
dium, gr. et lat., in-8, Wittemberg, 1719); un
recueil des prétendus oracles de Zoroastre (Ora-
cula inagica Zoroastris, in-4, Paris, 1538, et
in-8, 1599); un petit traité sur le destin et sa
correspondance avec Bessarion sur le même sujet
(Libelius de fato. Ejusdemque et Bessarionis
epistolœ amœbeœ de eodem argumento, gr. et
lat.; in-8, Leyde, 1722); enfin un traité des
quatre vertus cardinales (de Quatuor virtutibus
cardinalibus , gr. et lat., in-8, Bâle, 1552). On y
voit clairement que, sous le rapport métaphy-
sique, nous pourrions même dire religieux, l'é-
cole d'Alexandrie renferme son dernier mot. Il
en adopte, non-seulement l'esprit, mais si l'on
peut s'exprimer ainsi, la lettre, c'est-à-dire la
forme païenne, la personnification symbolique
de tous les attributs de Dieu dans les divinités
de l'Olympe. Il ne rejette aucune de ses falsi-
fications si nombreuses, ni de ses prétentions à
une antiquité chimérique, ou à l'honneur de
réunir dans son sein toute la sagesse de l'Orient
avec les vraies traditions du platonisme. C'est
ainsi qu'il a recueilli, avec un respect religieux,
les oracles chaldaïques, et qu'il a pris pour base
de son abrégé des doctrines de Zoroastre un de
ces livres apocryphes si communs alors. Par sa
morale, Gémiste Pléthon appartient autant à
l'école stoïcienne qu'à celle de Platon et des
mystiques d'Alexandrie. Tel est du moins le
caractère qu'il nous offre dans son Traité des
quatre vertus cardinales, où d'ailleurs les con-
sidérations les plus sérieuses sont sacrifiées à
une régularité puérile. Mais de tous les ouvrages
de Gémiste Pléthon, celui qui aurait pu nous
éclairer le mieux sur ses opinions philosophiques
et religieuses, c'est son livre des Lois (nspî Nou.0*
Gîata? Tj Trspi v6(j.wv), composé à l'imitation des
Lois de Platon, publié quelque temps après sa
mort et détruit par les ordres de Gennade, alors
patriarche de Constantinople, comme hostile à
la religion chrétienne. On dit, en effet, que dans
cet écrit singulier le paganisme, tel qu'on l'ex-
pliquait dans l'école de Plotin et de Proclus,
était ouvertement préféré à la religion du Christ;
que les dieux de l'Olympe y conservaient leurs
noms et leurs rangs; qu'on n'y reconnaissait
point d'autre morale que celle du Portique et
de l'Académie, et que la politique de Sparte, à
part quelques adoucissements apportés à l'édu-
cation de la jeunesse, y était représentée comme
la seule digne d'un peuple intelligent. On ré-
pandit aussi le bruit que l'auteur avait annoncé
avant sa mort, à quelques-uns de ses amis, que
le Christ et Mahomet ne tarderaient pas à être
détrônés l'un et l'autre, et qu'une religion plus
digne de l'humanité ferait la conquête de la
terre. Georges de Trébizonde assura l'avoir en-
tendu prophétiser en termes semblables au con-
cile même de Florence. Ces accusations répan-
dues par les adversaires les plus acharnés de
Gémiste ne doivent pas, sans doute, être accueil-
lies légèrement; mais on ne les trouve pas
invraisemblables, quand on se représente l'en-
thousiasme de l'époque pour les questions de
philosophie et de pure érudition; quand on voit,
un peu plus tard, Marsile Ficin recommander au
prône la lecture de Platon, et tirer du système
de ce philosophe toutes les consolations qu'il
adresse à une pauvre femme, sa parente, pleu-
rant sur une tombe récemment fermée.
On peut consulter sur Gémiste Pléthon et sur
les autres Grecs ses contemporains, la savante
dissertation de Boivin, dans le tome II des Mémoi-
res de l'Académie des inscriptions. Pour les ou-
vrages de Gémiste, nous renvoyons à Fabricius,
Bibliothèque grecque, t. X, p. 741.
GÉNÉRALISATION, IDEES GÉNÉRALES.
Toutes nos connaissances, quand elles sont le
simple résultat de l'expérience, sont des connais-
sances particulières. Mais des connaissances par-
ticulières, si nombreuses et si exactes qu'elles
puissent être, ne constituent point la science. La
science proprement dite n'a point pour objet ce
qui n'appartient qu'à un individu, ce qui n'existe
qu'en un point de l'espace et du temps, cequi
passe et disparaît pour ne plus jamais renaître.
La science a pour objet ce qui demeure, ce qui
est essentiel et constant dans les choses : en un
mot, ce qui est général.
Or, s'il est vrai que les objets de nos percep-
tions ne sont que des individus, il est également
vrai que dans chacun de ces individus il y a non-
seulement ce qui lui appartient en propre, mais
aussi des qualités qui lui sont communes avec
les autres. Dans chaque homme, outre les qua-
lités d'organisation e'i d"intelligence qui lui sont
particulières, se présentent les lois générales de
l'intelligence et de l'organisation humaine; de
même la chute actuelle de ce corps offre des
circonstances particulières unies aux circonstan-
ces générales et essentielles à la chute de tous
les corps. En un mot, « les lois générales, comme
le dit Laplace, sont empreintes dans tous les cas
particuliers. » Or. le procédé qui nous permet
de dégager le général du particulier, de l'en
séparer, de l'en abstraire, afin de le voir sépa-
rément, c'est la généralisation. f
Ce sont les principes généraux, ainsi tires et
abstraits des connaissances particulières, qui
constituent la science. Mais au premier coup
d'œilque l'on jette sur une science, on remarque
que les principes généraux qui la composent
GENE
606
GÊNÉ
sont loin de se ressembler, et qu'il y a de très-
grandes différences entre ces deux principes de
physique, par exemple : dans les mêmes circon-
stances, le même phénomène résultera de la même
cause, et, dans le mouvement uniformément
accéléré, les espaces parcourus croissent comme
les carres des temps. Le premier nous apparaît
comme ayant toujours été et devant toujours
être connu et compris par tout le monde, sans
travail et sans peine ; le second est le partage
exclusif de ceux qui ont cultivé la science; et
pour le découvrir il a fallu beaucoup de peine et
de travail, beaucoup d'autres connaissances préa-
lablement acquises. Il y a donc pour nous deux
manières d'acquérir les principes généraux ou
de généraliser : l'une qui tire immédiatement des
perceptions du particulier l'élément général
qu'elles renferment ; l'autre qui ne procède que
médiatement, c'est-à-dire qui ne passe de la per-
ception primitive d'un fait particulier au déga-
gement du principe général qu'au moyen de
nouvelles perceptions et de nombreuses compa-
raisons, qui permettent d'écarter la différence,
de saisir les ressemblances et d'en former le
principe commun. Plus brièvement, il y a une
double généralisation, une généralisation immé-
diate et absolue, et une généralisation médiate
et comparative.
A la première nous devons les principes que
l'on trouve en tête de toutes les sciences; par
exemple : « Le tout est égal à la somme de ses
parties; — Tout ce qui commence d'exister a une
cause ; — Tout acte libre est imputable à son
auteur, etc., etc. »
Voici les caractères qu'un examen attentif fait
reconnaître dans ces principes :
1° Ils apparaissent en nous d'eux-mêmes et
comme malgré nous, c'est-à-dire spontanément.
La spontanéité est donc leur premier caractère.
2° Bien qu'ils ne nous aient pas été et ne puis-
sent nous être démontrés, ils nous paraissent et
nous ont toujours paru parfaitement évidents ;
nous ne les avons pas d'abord soupçonnés, puis
vérifiés, puis enfin adoptés; du premier coup ils
ont produit en nous la certitude complète : ce
qui leur donne pour second caractère Vévidence
immédiate.
3° De plus, ces principes généraux ne nous
paraissent pas s'appliquer à une classe détermi-
née d'existences ; ni dépendre de telle ou telle
condition, mais nous les concevons comme la
condition même de toute existence, comme ap-
plicables à tout, comme ayant toujours été,
n'ayant pas pu et ne pouvant pas ne pas être la
loi de tout ce qui est, quelque hypothèse qu'on
se plaise à imaginer : d'où le caractère de néces-
site absolue.
4° Enfin, un autre caractère de ces principes
est l'universalité; ce sont, pour emprunter la
belle expression de Bossuet, « des vérités éter-
nelles que tout entendement aperçoit toujours
les mêmes; » sans avoir besoin d'être exprimées,
ils se trouvent dans tout être intelligent accom-
tant tous les faits int< llectuels dont ils sem-
blent être les éléments constituants.
Ainsi, spontanéité, évidence immédiate, né-
cessité et universalité, tels sont les carael
des principes que nous donne la première géné-
ultés suppose ce mode de :
lisation? Une seule, ta raison, par laquelle ai as
spontanément et imc i al l'é-
iil nécessaire, absolu, des éléments indivi-
duels el particuliers auxquels il était mêlé dans
la perception des objets.
toujours à l'occasion d'un fait par-
ti' nImt, d'une perception de l'expérience, que
nous découvrons en nous ces principes absolus
dont nous venons de parler. Mais un seul fait
suifit pour que nous puissions en dégager cha-
cun de ces principes et .l'embrasser dans toute
son étendue; du premier coup il est ce qu'il doit
rester dans toute intelligence, et c'est en ce sens
seulement qu'on dit ces principes indépendants
de l'expérience et antérieurs à elle.
Quel rôle ces principes remplissent-ils dans la
science? 11 est évident d'abord que, réduits à
eux-mêmes, ils n'ajoutent rien à ce que nous
savons. En effet, on ne nous apprend rien de
nouveau lorsqu'on nous dit, par exemple, que
tout phénomène qui commence a une cause;
que deux quantités égales à une troisième sont
égales entre elles. Mais d'un autre côté, sans ces
données primitives et nécessaires de la raison,
toute science ultérieure serait impossible. Qu'on
examine les différentes sciences, et l'on verra
qu'il n'en est pas une qui n'implique un certain
nombre de ces vérités, soit qu'on les énonce for-
mellement, soit que, par suite de leur absolue
nécessité, on les regarde comme trop familières
à toutes les intelligences pour avoir besoin
d'être exprimées. Au delà des principes de cette
espèce, notre raison ne cherche plus rien; ils
nous offrent ce type absolu de la certitude et de
la vérité, auquel toute vérité et toute certitude
est tenue de ressembler pour nous satisfaire
pleinement.
Examinons maintenant les principes que nous
donne la généralisation médiate. De tels princi-
pes ne peuvent être connus qu'à la suite de lon-
gues et pénibles recherches. Ce n'est pas à la
première vue de la flamme ou de la chute d'un
corps qu'on découvre les lois de la gravitation
et de la combustion. Il faut que des observations
attentives et répétées nous permettent de dis-
tinguer les éléments des objets, leur nombre,
leur ordre, leurs rapports de toute nature ; il
faut que des expériences nombreuses et variées
viennent vérifier et compléter les résultats de
l'observation ; il faut que des comparaisons exac-
tes nous révèlent ce qui, dans tous ces objets
particuliers, est commun, général et essentiel.
Alors seulement nous pouvons dégager cet élé-
ment commun et essentiel, ce principe général,
et le regarder comme la loi des faits observés.
La formation de ces principes est donc le résul-
tat de l'expérience. Avec chaque observation et
chaque expérience, nous les voyons peu à peu se
dégager, s'étendre à de nouveaux faits, ou se
restreindre si nous les avons trop étendus, en
un mot, se corriger et se perfectionner; et, à
quelque degré qu'ils soient parvenus, il ne nous
est pas permis de dire que de nouvelles expé-
riences ne viendront pas leur donner plus
d'exactitude.
Mais ici une question importante se présente.
L'expérience nous a seulement révélé que cet
élément était commun à tous les faits observés
par nous. Or, quelque multipliées qu'aient été
nos observations, le nombre en est limité; elles
ne peuvent pas s'étendre à tous les êtres d'un
même genre, à t. -us les faits d'und même classe;
cependant nous n'hésitons pas à regarder le ré-
sultat qu'elles nous ont fourni comme l'a loi de
tous les êtres semblables dans tous les points de
l'espace et dans tous les instants de la durée.
Cette croyance, ce jugement que nous transpor-
tons des ch . nos à celles que
l pas voir, d'un temps et d'un
Lieu déterminé à tous les temps et à tous les
lieux : voilà ce qu'on appelle l'induction.
Or, ce jugement qui résulte de l'i i
mais qui la dépasse, est-il légitime? Sur g
s'appuie-t-il, et où trouve-t-il sa base? Là ou se
GENE
— 607
GrÉNÊ
trouve la base de tous nos jugements, et sur un
de ces principes absolus de la raison, qui sont
le for.dement de toute science et de toute certi-
tude. En effet, au nombre de ces vérités pre-
mières est la croyance que tout se fait dans
l'univers en vertu de lois stables et générales,
et qui peut être énoncée sous cette forme :
« Dans les mêmes circonstances et dans des êtres
semblables, le même effet résulte de la même
cause. » Si ce principe n'était pas toujours pré-
sent en nous, les données de l'observation et de
la comparaison seraient stériles pour la science,
et la nature resterait une énigme inintelligible.
Ainsi, bien que ce soit à l'expérience de dégager
l'élément commun et général, l'expérience est
impuissante à expliquer, à justifier les principes
généraux dont elle est la condition indispensa-
ble, mais dont elle n'est que la condition.
Ces deux modes de généralisation et les deux
ordres de principes qui en résultent ont été re-
connus de tout temps, et presque par tous les
philosophes, ce qui ne veut pas dire qu'ils aient
été d'accord sur la manière d'en expliquer la
formation et d'en reconnaître la valeur et la lé-
gitimité. Loin de là, les opinions les plus diffé-
rentes ont été émises à ce sujet. Nous nous con-
tenterons de signaler brièvement les plus im-
portantes et les plus opposées.
Platon remarqua particulièrement les princi-
pes absolus et le rôle qu'ils remplissent dans
tous nos jugements. Leurs caractères de spon-
tanéité et d'évidence immédiate, et l'impossibi-
lité de les expliquer par l'expérience qu'ils sem-
blent devancer dans notre esprit, portèrent ce
philosophe à imaginer son hypothèse de la ré-
miniscence, suivant laquelle, ayant déjà connu
dans une vie antérieure la vérité absolue, nous
ne ferions que nous la rappeler à l'occasion des
perceptions grossières de nos sens ; comme à la
vue d'un portrait mal fait, nous nous rappelons
l'original. Descartes, considérant ces principes
sous le même point de vue et frappé de la né-
cessité avec laquelle ils s'imposent à tous les
esprits, « sans qu'il soit en notre pouvoir d'y
diminuer ou d'y ajouter aucune chose, » négli-
gea de reconnaître le rapport qui les lie à l'ex-
périence, et conclut qu'il « ne restait plus autre
chose à dire, sinon que ces idées sont nées et
produites avec nous dès lors que nous avons été
créés, ainsi que l'est l'idée de nous-mêmes »
(3e Méditât ion) ; il les data donc de la même
époque, sous le nom malheureux d'idées innées,
qui ne permettait pas de voir nettement si
l'innéité appartenait à Vidée, ou à la faculté qui
nous la donne. Mais il est juste de dire que, se
réduisant au fond à prétendre que tous nos
principes généraux, ou, comme on disait alors,
toutes nos idées ne proviennent pas de l'observa-
tion et de l'expérience, Descartes a établi cette
vérité avec une force inconnue à ses devanciers,
et a frayé la voie à ses successeurs.
D'autres philosophes, plus particulièrement
occupés des principes obtenus par voie d'expé-
rience et d'induction, se sont exagéré la portée
de ce mode de généralisation, et l'ont regardé
comme le seul. A leur tête se trouve Aristote.
Pour ce philosophe, tous les principes généraux
sont dus à l'induction, et sont le résultat des
diverses sentations et des souvenirs que nous en
avons conservés. Presque tous les sensualistes
modernes ont reproduit cette doctrine, sans la
modifier d'une manière très-sensible, et sans
s'apercevoir que, réduire tous les principes gé-
néraux à l'expérience seule, c'était les anéantir
et en nier la valeur comme principes généraux.
Hume reconnut bien que les principes dus à
l'induction reposent sur les principes absolus,
et, niant ces principes absolus comme n'étant
point le produit de l'observation et de la com-
paraison, il nia les autres, comme entièrement
chimériques. C'était se montrer fidèle à la ri-
gueur logique, mais non pas au bon sens, ni
même à l'observation qui nous force à reconnaî-
tre ces deux modes de généralisation, ces deuy
ordres de principes et les rapports qui les unis-
sent.
Lorsque l'on connaît ce que sont les principes
généraux et leurs modes de formation, il est
facile de déterminer ce que sont les idées géné-
rales et leurs rapports avec les principes géné-
raux. Qu'est-ce donc qu'une idée générale, et quel
en est l'objet? Mais d'abord qu'est-ce qu'une idée,
individuelle? Tout fait réel de connaissance con-
siste à voir, à comprendre qu'un objet existe
avec telle ou telle qualité. Le fait de la connais-
sance est indécomposable ; il a lieu dans sa tota-
lité, ou il n'a pas lieu. Un objet ne se montre
pas sans une qualité, ni une qualité sans un ob-
jet ; ainsi, comme fait, la connaissance ne se
produit pas à demi et ne résulte pas d'éléments
que l'on réunit successivement pour la consti-
tuer. Mais, si la connaissance, ou la perception,
se produit ainsi d'une manière concrète, nou-
avons la faculté de concevoir la séparation de
l'objet et de la qualité, de ne considérer que la
qualité sans l'objet, et réciproquement; en un
mot, nous sommes doués du pouvoir d'abstraire.
Or, cette vue d'un objet de la .connaissance, sub-
stance ou qualité, fait ou circonstance, isolé de
ce à quoi il est nécessairement uni dans la réa-
lité, cette vue abstraite, c'est Vidée. A la mani-
festation de la réalité, à son évidence concrète ré-
pond la connaissance, non l'idée. L'idée ne résulte
pas directement de l'évidence, parce qu'il n'existe
rien d'objectif à cet état d'isolement, et qu'il n'y
a pas d'évidence possible pour une substance
sans une qualité, ni pour une qualité sans une
substance. L'idée est le résultat de notre pouvoir
d'abstraire et de séparer ce qui est uni. Nous
n'acquérons donc pas d'abord des idées isolées,
que nous réunissons ensuite pour former des
connaissances, des jugements; mais nous acqué-
rons des connaissances par la manifestation con-
crète de la réalité ; et, de ces connaissances, nous
dégageons les idées abstraites. Il en est des idées
générales comme des idées individuelles. Nous
avons des perceptions générales par lesquelles
nous savons que telle ou telle qualité est con-
stamment celle de tels et tels êtres. Dans ce
rapport, on ne voit pas les deux termes l'un sans
l'autre, l'un après l'autre ; on voit à la fois le
rapport et les deux termes qui le constituent, et
on abstrait ce rapport dans son unité, pour l'é-
tendre des objets où on l'a observé à tous ceux
du même genre. Mais on peut aussi, par une
nouvelle abstraction toute volontaire, isoler d'a-
bord les termes qu'on a saisis ensemble avec le
lien qui les unit, les considérer à part, et les
noter par des signes distincts. C'est là l'idée gé-
nérale proprement dite. Ainsi donc, ce sont les
perceptions générales que nous avons d'abord
dans leur unité ; c'est d'elles que nous tirons,
par une abstraction ultérieure, les idées géné-
rales; et ce n'est pas avec des idées générales
acquises auparavant et sans la vue du rapport
qui les unit, que nous formons les perceptions
générales ou principes généraux.
On voit maintenant' quelle est l'erreur de ceux
qui soutiennent, avec Locke, que tous nos juge-
ments, et, par suite, tous nos principes, sont le
résultat de la comparaison de deux idées et de
la perception d'un rapport de convenance ou de
disconvenance entre elles. Sans doute, il y a
des jugements qui se forment par voie de com-
GENO
ees —
GKNO
paraison; mais ce ne son* point des jugements
primitifs, ce sont ceux qui consistent à appli-
quer à un cas déterminé une loi ou un principe
déjà connus, c'est-à-dire un jugement antérieur.
Laquestion de la formation des principes géné-
raux est une des plus graves que puisse se poser
la logique ; c'est sur ce problème qu'ont porté
presque tous les efforts de la philosophie mo-
derne. Aussi, sur le sujet de cet article, on de-
vrait presque se contenter de renvoyer à tous
les ouvrages publiés dans le xvnr siècle et dans
le nôtre. Cependant on pourra consulter plus
spécialement : sur la distinction des deux modes
de généralisation et des deux ordres de princi-
pes : Cousin, Programme des leçons données à
l'École normale en 1818, dans les Fragments de
yliilosophie, 2e édit., p. 284; Laplace, Exposi-
tion du système du monde, p. 376 et suiv.,
5e édit. — Sur les principes absolus, leurs carac-
tères et leur formation : Bulfier, Traités des
vérités premières; Royer-Collard. Œuvres de
Reid, t. VI, p. 274, 300, 388; Cousin, Cours de
1829, 17e leçon. — Sur la formation des princi-
pes inductifs : Aristote, Derniers Analytiques,
dernier chapitre ; Bacon, Novum Organum, liv. II.
— Sur la théorie de Platon : le Phédon, et l'ar-
gument de M. Cousin en tête de la traduction de
ce dialogue. — Sur les idées innées de Descar-
tes : Descartes, Méditation 3e, et Réponses aux
objections. — Enfin, sur la théorie du jugement
comparatif de Locke : Locke, Essai sur l'enten-
dement humain, liv. VI; Hume, Essays and
treatises. essay VII ; Reid, Essai VI, c. m ; Jouf-
froy, Préface aux Œuvres de Reid, p. 130 et suiv. :
et Duval-Jouve, Traité de logique, in-8, Paris^
1844, p. 21 à47. J. D. J.
GENNADE ou GENNADIUS avait pour véri-
table nom George Scholari, dont on a l'ait en
latin Scholarius. 11 naquit à Constantinople, et
assista en 1438 au concile de Florence, dont le
but, comme on sait, était d'amener la réunion
de l'Église latine et de l'Église grecque. Genna-
dius l'ut du nombre de ceux qui repoussèrent
cette réunion. Après la prise de Constantinople,
en 1453, il gagna tles bonnes grâces de Maho-
met II, et fut nommé patriarche. Mais abandonné
par les siens, il se démit de cette [dignité d'a-
bord si vivement recherchée par lui, et se retira
dans un couvent où il mourut vers 1464. Comme
philosophe, il soutenait la prééminence d'Aris-
tote sur Platon, mais avec beaucoup plus de mo-
dération que son compatriote et son contempo-
rain Georges de Trébizonde (voy. ce nom). Ce
furent plutôt encore les platoniciens enthousias-
tes de cette époque que Platon lui-même qui
furent l'objet de son antipathie. Il s'attaqua par-
ticulièrement à Gémiste Pléthon (voy. ce nom),
qu'il accusa, non sans motif, de prendre contre
le christianisme ta défense di s idées païennes.
Le livre de Legibus, que Géuiiste Pléthon avait
composé à l'imitation des lois de Platon, lui
parut le résultat le plus évident de cet esprit
antichrétien, et il le lit brûler à Constantinople,
pendant qu'il y occupait la dignité de patriarche.
11 a écrit aussi un commentaire sur ['Introduc-
tion de Porphyre et sur Yllermeneia d'Aristote,
et traduit en grec les ouvrages de quelques sco-
■ titre autres les Sixprinctpes de Gilbert
x.
genovesi (Antoine), né à Castiglioi
il' Saler ne, en 1712. où il phy-
.,' j» i. m dgré Lui, par son
nu i ouvenl en 1721 el se lii p
:!us tard professeur d'éloquence dans
un séminaire. C'est la qu'il étudia la philosophie.
i ■ "pinions qu'il Be forma lui attirèrent des
l ] art de ses supérieurs Bi
siastiques. Mais l'archevêque de Tarente, Ga-
liani, se déclara son protecteur, et le mit à l'abri
du mauvais parti qu'on voulait lui faire. Il
mourut en 1769.
Nous n'avons pas à parler ici de Genovesi
comme économiste, quoiqu'il soit peut-être plus
célèbre en cette qualité que parsesécrits philoso-
phiques.Gioja, en parlant de ses Leçons d'économie
civile (2 vol. in-8, Naples, 1757),' les appelle un
ouvrage classique et original, le premier où l'é-
conomie politique soit présentée sous la forme
scientifique et dans toute son étendue. Elles ont
eu sept ou huit éditions, et se trouvent entre les
mains de tout le monde en Italie. Son recueil
des Économistes italiens paraît être un trésor
du plus grand prix pour l'histoire de cette bran-
che des connaissances humaines.
Si Genovesi est l'un des plus remarquables
économistes de l'Europe, c'est en partie parce
qu'il était très-versé dans les sciences morales
et philosophiques : nul peut-être n'a mieux ap-
précié que lui l'influence des habitudes intellec-
tuelles et morales sur l'économie politique; et
si les Italiens croient apercevoir dans Smith et
dans Say des idées fausses dont Genovesi est
exempt, ils expliquent cette différence par l'in-
struction supérieure que possédait leur compa-
triote. On peut voir sur ce sujet les articles
remarquables de Gioja, publiés dans la Biblio-
thèque italienne, et recueillis plus tard en un
petit volume sous le titre d'Ecrits divers (ital.),
Milan, 1833.
Romagnosi n'estime pas moins Genovesi comme
philosophe, que Gioja ne l'estime comme éco-
nomiste. Dans sa Collection des écrits sur la
doctrine de la raison (t. I, p. 261 et 262, in-8,
Prato, 1841), il l'appelle, ainsi que Stellini, con-
temporain de Genovesi, le restaurateur de la
philosophie en Italie. Il leur fait un grand mé-
rite, non-seulement de la sagesse et de la mo-
dération de leur doctrine, mais surtout d'avoir
su tenir un juste milieu entre le sensualisme et
l'idéalisme, deux sentiments extrêmes suivant
lesquels toutes les idées viendraient des sens,
ou prendraient leur source dans la raison. Sui-
vant Romagnosi, Genovesi aurait rendu à la
science, soixante-dix ans avant les Écossais, le
service dont on fait exclusivement honneur en
France à ces derniers. Mais de tous les écrits
philosophiques de Genovesi, le plus important
est sa logique, dont nous allons essayer de don-
ner une idée.
Genovesi, comme la plupart des logiciens avant
et après lui, n'a vu dans la logique que la mé-
thode. C'est méconnaître l'étendue et l'impor-
tance de cette science, qui a sa place bien mar-
quée dans le cadre général des sciences philoso-
phiques. Quoi qu'il en soit, la logique de Genovesi
a un caractère éminemment pratique : ne fût-elle
qu'une méthode, elle n'en est pas moins un
travail très-estimable, et qui mériterait d'être plus
connu en France. Elle se divise en cinq parties,
car elle doit nous enseigner à purger notre
esprit de l'erreur, à découvrir la vérité, h juger,
à raisonner et à ordonner nos pensées.
Dans la première partie, il est question de la
nature de l'àme humaine, de ses facultés et de
ses opérations; l'homme y est défini : « Un
composé d'un corps organique et d'une àme rai-
sonnable et libre. « Ensuite on passe en revue
maladies intellectuelles de l'àme, l'igno-
iaii c et l'erreur; on en recherche les causes
premières, et l'on distingue les erreurs suivant
qu'elles proviennent ou du corps, ou des ch
extérieures, ou de la pai
l> ii- l,< seconde partie, Genovesi traite suc-
cessivement de la nature des niées et de-leurs
GENO
609 —
GENR
différentes espèces; il les regarde encore comme
des formes, des espèces, des images, tout en les
divisant en deux classes : les idées matérielles
et les idées intellectuelles. Du reste, cette dis-
tinction signifie simplement que parmi nos idées
les unes sont plus voisines des sensations, les
autres plus abstraites et plus générales. Le
mot inné ne signifie pour lui que naturel, spon-
tané, ce qui revient à repousser absolument la
théorie des idées innées. Mais Genovesi ne s'ar-
rête pas là : on peut dire qu'il a méconnu entiè-
rement le rôle de la raison dans la formation
de nos connaissances. En effet, jamais on ne
rencontre chez lui la distinction si importante
des idées universelles et des idées générales; et,
ce qui est encore plus significatif, en énumérant
les différentes sources dont dérivent en gé-
néral toutes les idées que nous possédons, il
oublie de compter la raison. Ces sources, suivant
Genovesi, sont au nombre de quatre : la con-
science, les sens, le témoignage des hommes et
le raisonnement. Ce qu'il dit de la perception
extérieure pourrait facilement prêter à des con-
clusions qui ne s'éloigneraient guère de celles
des sceptiques, et nous ne sommes pas très-
surpris que les ennemis de Genovesi aient essayé
de le faire passer pour tel. Cette seconde partie
de la Logique se termine par des considérations
sur la nature et la force du langage, et l'art de
bien comprendre les livres.
La troisième partie, celle qui a pour objet le
jugement, traite du vrai et du faux, des diffé-
rents degrés de la connaissance, de la manière
de juger d'après le témoignage des sens, d'après
celui de nos semblables. A ces deux points de
vue se rattachent des considérations sur la ma-
nière de juger des faits qui peuvent donner nais-
sance à des droits, et des reflexions sur la criti-
que historique.
La quatrième partie, qui traite du raisonne-
ment et de l'argumentation d'une manière claire,
simple et assez originale, contient en outre un
chapitre spirituel, érudit et solide sur les sophis-
mes. Les mêmes qualités 'se rencontrent dans la
peinture que nous offre Genovesi des différents
caractères et des différentes classes d'esprit. On
y trouve aussi des observations utiles sur l'art
de disputer. En général, Genovesi se montre
instruit, d'un esprit vif, agréable et juste.
Le cinquième livre, celui de la méthode, se
distingue surtout par des considérations généra-
les sur les sciences.
On doit encore à Genovesi des Eléments de
métaphysique, remarquables par l'érudition, et
qui rappellent la doctrine, jusqu'à un certain
point aussi la méthode de Wolf. Cette métaphy-
sique, écrite en latin, se divise en quatre par-
ties : 1° VOntosophie; 2° la Cosmosophie ; 3° la
Théosophie; et 4° la Psychosophie. Vient en-
suite un ample traité de morale, suivi d'une
espèce de traité des causes premières, mais beau-
coup plus savant que celui de Le Batteux, sous
le titre de Dissertation historico-physique. C'est
là qu'il examine et réfute les vingt arguments
de Proclus, et ceux d'Averroès en faveur de
l'éternité du monde, qu'il réfute le panthéisme
en traitant de la nature de Dieu, qu'il expose,
en les jugeant, les opinions des anciens et des
modernes sur l'origine du mal.
Genovesi est l'un des premiers, en Italie, qui
aient osé écrire sur la philosophie classique dans
la langue vulgaire du pays. On lui en fit plus
qu'un reproche. Ses ouvrages philosophiques
sont : Eléincnts des sciences métaphysiques (la-
tin), 5 vol. in-8, Naples, 1743 et années suiv.;
— de l'Art logique (lat.), in-8. Naples, 1745; —
Méditations philosophiques (ital.), in-8, ib.}
PICT. PHILOS.
1758 ; — Lettres académiques sur la question si
les ignorants sont plus heureux que les sa-
vants (ital.), in-8, ib., 1764; ces lettres sont diri-
gées contre J. J. Rousseau ; — Logique de la jeu-
nesse (ital.), ib., in-8, 1766 ; — des Sciences mé-
taphysiques (ital.). in-8, ib.} 1766; — Dykœo-
sine, ou Science des droits et des devoirs de
l'homme (ital.), in-8, ib., 1767. — Consultez Ca-
millo Ugoni, Histoire de la littérature italienne
depuis la seconde moitié du xviii0 siècle.
J. T.
GENRES, ESPÈCES. La généralisation, c'est-
à-dire cette opération qui consiste à abstraire ce
qui est commun et essentiel à plusieurs objets,
pour ramener ainsi la multiplicité à l'unité,
peut s'exercer de deux manières: sur des faits
accompagnés de circonstances diverses, que l'on
réduit aux circonstances, essentielles et com-
munes, et on obtient alors des lois; ou sur
des existences individuelles dont on recherche
et dont on abstrait les caractères communs, et
alors on obtient des classes.
La moindre expérience de ce procédé suffit
pour faire voir qu'il dépend toujours de nous
de prendre tel ou tel caractère pour réunir
par la pensée en un seul groupe tous les êtres
qui le possèdent, et qu'ainsi il n'y a de bornes
assignables ni au nombre, ni à la variété des
classes.
Mais, si notre pouvoir de former des classes
est ainsi illimité, nous ne pouvons cependant
l'exercer que de deux manières : l'une consiste
à prendre à l'avance un caractère quelconque,
et former une classe de tous les êtres en qui il
se présente ; selon l'autre, on commence par
bien distinguer les caractères, et, au lieu d'en
prendre un au hasard, oi prend tous ceux et
seulement ceux que l'expérience a fait connaître
comme les plus importants. Le premier mode
donne les classes artificielles, le second les
classes naturelles (voy. Classification)- Dans ce
dernier cas, la classe se confond presque avec
la loi, parce que les caractères sur lesquels elle
a été établie ont été pris dans les lois de l'exis-
tence des objets classés. Ainsi, si nous établis-
sions les classes suivantes d'animaux : animaux
blancs, animaux rouges, etc., nous aurions des
classes sans rapport avec les lois essentielles de
ces êtres, tandis que les classes suivantes : ani-
maux vertébrés, invertébrés, sont fondées sur
les lois mêmes de l'organisation. On voit sur-le-
champ que les classes artificielles ne sont de
nulle valeur pour la science, tandis que les au-
tres sont la condition même de toute science.
Dans toute généralisation vraiment scientifi-
que, il ne faut pas seulement s'appliquer à for-
mer les groupes naturels, il faut aussi les ran-
ger dans leur succession hiérarchique. C'est
alors que les groupes reçoivent les noms rela-
tifs de genres et espèces. Le groupe qui résulte
immédiatement de la réunion des individus est
ditcsjDcce,- et lorsque nous faisons sur un cer-
tain nombre d'espèces le travail que nous avons
fait sur les individus, les réunissant en un
groupe par la considération de leurs caractères
communs, cette classe supérieure porte le nom
de genre; et si nous recommençons ce travail sur
un certain nombre de genres pour en former un
groupe plus élevé, il portera encore le nom de
genre; mais les genres qu'il a réunis sont dits
espèces par rapport à lui. Ainsi on voit que les
deux dénominations de genre et d'espèce ne sont
absolues qu'aux deux extrémités d'une classifica-
tion, à savoir à l'extrémité inférieure où le groupe
formé immédiatement de la réunion des indivi-
dus s'appelle toujours espèce, età l'extrémité su-
périeure où le genre le plus élevé, celui qui ren-
39
GEOF
— 610 —
GEOF
ferme toutes les espèces, s'appelle toujours genre.
Entre ces extrêmes, ces dénominations sont cor-
rélatives : une classe ne s'appelle genre que par
rapport aux espèces qui la composent, et ne s'ap-
pelle espèce que par rapport au genre dont elle
fait partie.
Dans toute classe, genre ou espèce, il y a deux
choses bien distinctes à considérer : les objets
qu'on a réunis dans cette classe, et le caractère
ou les caractères qui ont servi à les réunir. De
là il résulte que, sous le nom qui représente ce
tout idéal que nous appelons un genre, sous le
nom oiseau, par exemple, il y a deux idées dif-
férentes, l'idée du nombre des objets réunis,
l'idée du nombre des caractères communs : c'est
ce que l'on appelle Vextension et la compréhen-
sion des noms généraux. Quelquefois il y a un
nom pour désigner l'extension et un autre pour
la compréhension, comme les sages et la sagesse,
les mortels et la mortalité : c'est ce qui a fait
dire à quelques philosophes qu'il y a des idées
générales concrètes et des idées générales ab-
straites, celles-ci se rapportant aux seules quali-
tés communes, celles-là aux qualités et aux ob-
jets qui les possèdent.
Les deux espèces de généralisation que nous
avons distinguées ailleurs (voy. Généralisation)
ne donnent pas toutes les deux des genres et des
espèces : la première donne la totalité absolue,
l'infini ; la seconde des classes d'êtres sembla-
bles, dont le nombre est indéterminé, mais tou-
jours limité et fini. Ce qui n'est pas limité, ce
qui ne peut pas se rattacher à un point supé-
rieur n'est plus un genre, au sens étymologique
du mot (ysvo:, famille) ; ce n'est plus une fa-
mille, c'est l'universel, c'est le nécessaire, c'est,
si l'on veut l'appeler" un genre, le genre par ex-
cellence des anciens, zb ysvixwTatov yévo:, qui
ne peut plus être contenu dans un autre, mais
contient tous les autres : c'est la substance, par
exemple, c'est la cause à laquelle se rattachent
et sous laquelle s'ordonnent les diverses cau-
ses et les diverses substances. L'expérience
donne l'unité de l'individu; la raison donne l'u-
nité absolue; la généralisation inductive et im-
médiate donne l'espèce et les genres intermé-
diaires qui doivent unir les deux extrêmes,
l'individu et l'infini. Tout travail de la science
consiste à unir ces deux termes et à combler
l'intervalle qui les sépare, soit en montant par
l'induction de la base au sommet, soit en des-
cendant par la déduction de l'universel et de
l'absolu au particulier et à l'individuel.
L'usage continuel que nous faisons de cette
classification méthodique des êtres, non-seule-
ment pour la science, qui sans elle serait impos-
sible, mais pour la direction de tous les mouve-
ments de la pensée qui passe sans cesse des
genres aux espèces et des espèces aux genres,
nous en révèle toute l'importance, et nous fait
comprendre toute celle que lui attribuaient les
anciens logiciens. J. D. J.
GEOFFROY SAINT HILATRE (Etienne). Nous
n'avons pas à faire ici la biographie de ce savant
illustre qui, en définitive, fut plutôt un natura-
liste qu'un philosophe, et dont quelques théo-
ries seulement ressortissent à ce Dictionnaire.
Mais, quand on rencontre dans un même homme
un si grand cœur et une si grande intelligence,
quand une vie est si pleine d'un bout à l'autre de
beaux travaux et de nobles actions, il serait in-
juste de séparer complètement ce qu'ont uni la
nature et la volonté. Nous ne ferons que rap-
peler les principaux événements de la vie de
Geoffroy Saint-Hllaire avant de résumer la p
philosophique de sa doctrine.
Né à lîtampes en 1772, Geoffroy Saint-IIi lairc
fit ses études au collège de Navarre; puis, pen-
sionnaire au collège du Cardinal Lemoine, il y
devint l'élève et l'ami de Haûy. Tous les ecclé-
siastiques de ces deux maisons ayant été incar-
cérés dans la prison de Saint-Firmin en 1792,
Geoffroy Saint-Hilaire réussit d'abord à délivrer
régulièrement Haûy et exposa sa vie en voulant
faire évader ses autres maîtres, dont la plupart
périrent pour ne pas rendre certaine par leur
fuite la mort de leurs compagnons de captivité.
Il eut encore le bonheur de contribuer au salut
de Daubenton et de Lacépède et, à fies époques
bien éloignées, d'offrir dans sa maison au poète
Roucher et à Mgr de Quelen un refuge qui ne
sauva pas le premier de Téchafaud, mais qui
mit le second à l'abri de la tempête de 1830.
C'est lui qui, déjà professeur au Muséum, en
1793, appelle à Paris Georges Cuvier, alors pré-
cepteur en province, et se lie avec lui d'une
étroite amitié. En 1798, il part pour l'Egypte
avec Bonaparte. Lors de la capitulation qui li-
vrait aux Anglais les richesses amassées par la
commission des sciences, il parvient par son
courage à les sauver de leurs mains, menaçant
de brûler les collections plutôt que de les livrer :
« C'est à de la célébrité que vous visez, dit-il à
Hamilton; eh bien! comptez sur les souvenirs
de l'histoire, vous aurez aussi brûlé une biblio-
thèque à Alexandrie. » L'article de la capitula-
tion relatif aux collections fut annulé. Il ne réussit
pas moins heureusement en Portugal. Envoyé à
Lisbonne en 1807 pour y visiter et ordonner les
collections scientifiques, il enrichit en même
temps le Portugal et la France, sauve encore une
fois ses collections des mains anglaises, et rem-
plit si bien sa mission à la satisfaction du Portugal
lui-même que, seul de tous nos anciens ennemis,
il déclara en 1814 n'avoir rien à réclamer. En
1809, Geoffroy Saint-Hilaire n'accepte la chaire
de zoologie à la Faculté des sciences de Paris
que sur le refus de Lamarck, qu'il y veut faire
nommer à sa place. Pendant les Cent-Jours, il
est député à la Chambre des représentants, mais
il refuse le même mandat sous la Restauration,
et se livre tout entier désormais à ses études
scientifiques. En 1840, il est frappé de cécité,
mais n'en continue pas moins ses travaux ; il
meurt en 1844.
On a fait deux parts bien tranchées dans la
carrière scientifique de Geoffroy Saint-Hilaire,
l'une où il travaille de concert avec Cuvier à
l'observation, à la description et à la classifica-
tion des animaux, l'autre où, abandonnant brus-
3uement et à jamais la collaboration et les idées
e Cuvier, il se livre à de hautes spéculations
sur la zoologie, dont la Philosophie anulomique
est le résultat et l'expression. On a même dis-
tingué deux hommes dans Geoffroy Saint-Hilaire
et appelé Etienne Geoffroy le classificateur et
Geoffroy Saint-Hilaire le philosophe. Il y a tout
au moins beaucoup d'exagération dans cette fa-
çon de couper en deux moitiés successives et
contraires la vie scientifique de Geoffroy Saint-
Hilaire. Pendant plusieurs années, il est vrai,
il travailla en commun avec Cuvier et publia
avec lui plusieurs Mémoires. Leurs idées étaient
les mêmes, les objets dont ils s'occupaient n'of-
fraient encore matière à aucun dissentiment.
Ensemble ils décrivent les animaux, ensemble
ils établissent la loi de la subordination des or-
ganes et des caractères, ils poursuivent ensem-
ble l'auvre de la classification zoologique. En-
semble même ils posent, dans un Mémoire signé
de leurs deux noms, la question qui doit les di-
viser un jour : <• Dans ce que nous appelons des
espèces, ne faut-il voir que les divergences d'un
même type ? » Puis Geoffroy Saint-Hilaire aban-
GEOF
■donne la collaboration de Cuvier, les travaux de
description et de classification, suit une méthode
nouvelle, recherche dans la structure des êtres
vivants les analogies cachées, poursuit la décou-
verte des lois générales de l'organisation ani-
male et les formule dans le système de l' Unité
décomposition organique, en opposition formelle
avec les idées de Guvier et qui finit par provoquer
publiquement ses attaques. Mais aucune révolu-
tion ne s'est opérée pour cela dans la pensée de
Geoffroy Saint-Hilaire; il n'y a pas surtout un
jour ou une année où cette révolution se soit ac-
complie. Le germe de la théorie de V Unité de
composition était déjà dans son esprit, alors
qu'il était ou se croyait dans le plus parfait ac-
cord avec Cuvier et travaillait encore avec lui ;
il est déjà déposé dans un Mémoire de 1796.
Cette idée première, enveloppée, inaperçue de
son collaborateur et presque de lui-même, se
mûrit au milieu des travaux communs et atteint
son développement dans la Philosophie anato-
mique: L'antagonisme de Geoffroy Saint-Hilaire
et de Cuvier n'a fa.it qu'éclater un certain jour,
mais il couvait depuis longtemps, et il avait sa
source véritable dans la différence de nature de
ces deux grands esprits, qui devait, bien que
partis du même point, les entraîner dans des di-
rections différentes.
A l'époque où parurent Geoffroy Saint-Hilaire
et Cuvier, au milieu du désordre ou de l'ordre
factice des classifications artificielles, l'affaire la
plus importante pour la science zoologique était
d'étudier la structure anatomique des animaux,
de les décrire, de les classer. Geoffroy Saint-Hi-
laire le comprit comme Cuvier et, comme lui,
se livra à cette tâche. Mais bientôt se révèle une
légère différence qui devait faire diverger cha-
que année davantage les deux savants. Cuvier
observe, décrit, classe sans arrière-pensée, sans
préoccupation étrangère ; tout entier à ce qu'il
l'ait, il voit dans la classification la science elle-
même. Plus il observe, décrit et classe, plus il
se persuade qu'une classification bien faite est
l'image exacte de la nature, que la s ience ne
doit pas se proposer d'autre but et se lancer té-
mérairement dans le champ des hypothèses à la
recherche de problèmes insolubles à l'expérience.
Geoffroy Saint-Hilaire se donne moins entière-
ment à cette tâche ; il décrit et classe parce qu'il
sent que tel est le besoin du moment ; mais
plus il avance avec Cuvier dans cette besogne,
plus il s'aperçoit qu'une classification, même
d'après le principe de la subordination des or-
ganes, n'est pas toute la science et ne peut
avoir une autorité absolue ni une parfaite exac-
titude, qu'elle ne doit être que le commence-
ment de la vraie science, que celle-ci ne veut
pas seulement connaître des faits, mais tirer
des faits leurs conséquences, que les consé-
quences, c'est au raisonnement de les découvrir,
à l'inspiration de les deviner, quitte à démon-
trer ensuite par les faits la vérité de ces décou-
vertes. Telle est la véritable et lointaine origine
du dissentiment qui ne tarda pas à diviser les
deux savants, avant qu'aucun d'eux eût de cette
division une conscience bien nette, mais qui
n'éJata ouvertement et avec solennité à l'Aca-
démie des sciences qu'en 1830, peu de temps
avant la mort de Cuvier. Si Geoffroy Saint-Hi-
laire cesse de travailler avec Cuvier, c'est parce
qu'il commence à douter de la vérité absolue
de la classification. 11 fait plus ; il avait entre-
pris et achevé en 1803 un grand ouvrage, le
Catalogue des Mammifères du Muséum national
d'histoire naturelle; dans ce doute il condamne
son œuvre au pilon, et c'est à peine si quelques
rares exemplaires en sont sauvés par ses amis.
- 611 — GEOF
Laissons donc de côté les travaux de descrip-
tion anatomique et de classification de Geoffroy
Saint-Hilaire, non pas qu'ils n'aient une grande
valeur, mais parce que l'originalité de Geoffroy
Saint-Hilaire et sa doctrine philosophique sont
ailleurs, dans la Philosophie anatomique.
Le premier volume de cet ouvrage parut en
1818, c'est celui qui renferme les principes de
la doctrine ; le second volume, publié en 1822,
n'en contient qu'une application très-curieuse à
l'étude des monstruosités. Il y a deux choses
distinctes dans la Philosophie anatomique : une
méthode et un système. Il importe de ne point
les confondre, car le système pourrait être re-
connu faux ou purement hypothétique et la mé-
thode excellente. La méthode est la Théorie des
analogues ; le système est la Théorie de Vunilé
de composition. L'idée de l'unité de composition
était déjà conçue depuis longtemps par Geoffroy
Saint-Hilaire comme un sentiment vague et non
justifié. C'est même ce premier sentiment, da-
tant de 1796, qui lui a révélé la méthode ou la
théorie des analogues, dont l'application doit à
son tour démontrer la vérité de la conception
d'où elle est née.
A force de décrire et de classer, l'observateur
ne voit plus que les différences qui existent en-
tre les êtres ; il distingue, il divise, il sépare,
il se perd dans les détails, il n'aperçoit plus les
ressemblances ou les néglige. Il faut chercher
aussi les analogies. Il y a des analogies telle-
ment évidentes entre les organes des différents
êtres, qu'elles frappent les yeux les moins clair-
voyants et les plus habitués à la recherche des
différences. Mais il ne suffit pas de voir ces
analogies manifestes, il feut découvrir les ana-
logies cachées. Certaines analogies entre les or-
ganes d'animaux différents sont évidentes, parce
que les organes que l'on compare ont toutes ou
presque toutes leurs conditions d'existence sem-
blables. Lorsque des organes n'ont de semblables
entre eux que quelques-unes seulement de ces
conditions, ils sont réellement différents si les
conditions par lesquelles ils se ressemblent sont
moins importantes que celles par lesquelles ils
se distinguent ; au contraire, il y a entre eux
une analogie cachée, si les premières sont plus
importantes que les secondes. Pour découvrir
cette analogie cachée, il faut savoir quelle est la
condition d'existence qui a le plus d'importance.
Est-ce la fonction? Non, car un même organe
remplit souvent des fonctions différentes, comme
les membres antérieurs des quadrupèdes et les
ailes des oiseaux, tandis que des organes diffé-
rents remplissent une même fonction, comme
les poumons, les branchies et les trachées. Ce
n'est pas non plus la forme ou la structure, car
elles varient avec la fonction, ou plutôt la fonc-
tion d'un organe varie selon la structure ou la
forme. Ce sont évidemment bien moins encore
la grandeur ou la couleur. La condition vrai-
ment importante, c'est la position relative, la
dépendance mutuelle, la connexion des organes
entre eux. Cette connexion est quelque chose de
tellement fixe, que « un organe est plutôt
anéanti qve transposé. » Le principe des con-
nexions sera la boussole du naturaliste. Un se-
cond principe qui devra le guider est la consi-
dération des organes rudimentaires, sans fonc-
tions, mais qui, malgré leur petitesse et leur
inutilité, n'en ont pas moins des rapports con-
stants et déterminés de position. Ces rudiments
représentent, sinon un organe parfait et normal,
au moins les éléments de cet organe réduits et
groupés selon leurs affinités électives. Un troi-
sième principe sera celui du balancement des
organes; c'est-à-dire qu'un organe n'acquiert ja-
GEOF
— 612
GEOF
mais un grand développement sans qu'un autre
souffre proportionnellement; et, réciproquement,
à côté d'un organe rudimentaire atrophié, on
trouvera toujours un organe hypertrophié à ses
dépens.
Telle est la théorie des analogues proposée
par Geoffroy Saint-Hilaire comme une méthode
plus exacte que la sJmple méthode de division,
d'analyse, de classification d'après les différen-
ces. Elles supposent l'une ou l'autre l'anatomie
comparée ; voilà pourquoi Geoffroy Saint-Hilaire
est revenu plus tard à ses travaux de pure des-
cription et n'a jamais cessé d'admirer ceux de
Cuvier et de s'accorder avec lui sur la plupart
des faits.
Cette méthode née du sentiment préconçu de
l'unité de composition de tous les êtres, Geoffroy
Saint-Hilaire l'applique au développement de
cette idée en un système démontré par les faits.
Pour que le système fût complet , il faudrait
avoir découvert des analogies cachées entre tous
les êtres; pour qu'il fût démontré, il faudrait
que ces analogies fussent reconnues réelles. Or
la première condition ne saurait être remplie
par un seul homme, ce ne peut être que l'œuvre
interminable des siècles, à laquelle travaillent
avec persévérance les disciples de Geoffroy Saint-
Hilaire. La seconde est, relativement et dans de
certaines limites, plus aisée à remplir; c'est
précisément l'objet du débat entre Geoffroy Saint-
Hilaire et Cuvier, c'est la question toujours en
litige entre les partisans des deux doctrines que
de savoir si les analogies proclamées par Geof-
froy Saint-Hilaire sont réelles ou seulement
imaginaires. De la solution donnée à cette ques-
tion dépend la vérité ou la fausseté du système.
Cette démonstration de la Théorie de l'unité de
composition, Geoffroy Saint-Hilaire l'a commen-
cée ou du moins entreprise dans le premier vo-
lume de sa Philosophie anatomique, dans quel-
ques mémoires sur les articulés publiés peu
après et dans le second volume de sa Philoso-
phie publié en 1822, et sur trois points diffé-
rents.
Dans le premier volume de la Philosophie
anatomique, il cherche les analogies entre di-
verses classes d'un même embranchement, les
vertébrés. Dans les Mémoires intermédiaires, il
cherche les analogies entre deux embranche-
ments différents du règne animal, les vertébrés
et les articulés. Dins le second volume de sa
Philosophie, il cherche les analogies entre le
développement normal des animaux et les mons-
truosités. 1° L'opercule était regardé comme un
organe exclusivement propre aux poissons :
Geoffroy Saint-Hilaire prétend retrouver chez
les autres vertébrés les mêmes éléments qui le
composent: ce seraient les pièces de l'oreille, et
le peuple aurait devancé la science en donnant
à ces opercules des poissons le nom d'ouïes,
malgré la différence de leurs fonctions. De
même il prétend retrouver chez les poissons,
mutum pecus, les éléments et les pièces du
larynx. De même encore il trouve les dents
chez les oiseaux, du moins chez leurs fœtus.
2° Comparant ensuite les articulés avec les ver-
tébrés entre lesquels Cuvier creusait un abîme,
Geoffroy Saint-Hilaire découvre entre les deux
embranchements des analogies cachées, mais
nies. Les anneaux des articulés ne sont que
noyaux des vertèbres devenus extérieurs;
le vertébrés ont leur colonne vertébrale à l'in-
ur, les articulés sonl dans leur colonne
vertébrale. Les organes internes des ail'
sont encore disposes dans le même ordre que
i-eux des vertébrés; l'articulé, c'est le môme
type, le même animal que le vertébré, il est
seulement sens dessus dessous: l'articulé a le
cordon nerveux sous l'appareil digestif, le verté-
bré l'a par-dessus; l'un a le ventre en haut,
l'autre en bas ; renversez l'un ou l'autre, ils
sont tous deux dans la même position. 3° La
zoologie pathologique, on dit aujourd'hui la té-
ratologie, est une science que Geoffroy Saint-
Hilaire a créée, ou du moins constituée par une
application de la méthode des analogues et pour
démontrer Yunilé de composition. Les mons-
truosités elles-mêmes sont soumises 4 des lois
et aux mêmes lois qui gouvernent le dévelop-
pement régulier des êtres parfaits. Un monstre
n'est pas un jeu de la nature, c'est un être chez
lequel ne se sont pas accomplies toutes les
transformations qui devaient en faire un exem-
plaire de son type. Les monstruosités sont des
désordres méthodiques, au fond elles se rédui-
sent à des arrêts et à des inégalités de dévelop-
pement de certains organes. Un monstre est en
quelque partie de son être un embryon. La dif-
férence qui existe enire les espèces résulte elle-
même de l'arrêt de développement de quelques
organes et de l'hypertrophie de quelques autres;
il s'ensuit qu'un monstre offre toujours dans sa
monstruosité même une structure qui est nor-
male pour quelque autre espèce, et que l'étude
comparative des monstres est une sorte d'em-
bryogénie universelle. Dans des mémoires qui
se rattachent au même objet, Geoffroy Saint-Hi-
laire repousse l'explication que donnait Sylvain
Régis des monstruosités par la préexistence de
germes monstrueux : il repousse même absolu-
ment l'hypothèse plus générale de la préexis-
tence des germes. Il produit artificiellement des
poulets monstrueux et déclare que les monstres
sont des embryons dont le développement d'a-
bord normal a été troublé par des conditions ir-
régulières. Si les monstres unitaires lui révè-
lent le principe de l'arrêt de développement, les
monstres doubles lui en révèlent un autre, la
loi de Vunion similaire. Les monstres doubles
sont toujours unis par les faces homologues de
leurs corps, côté à côte, vis-à-vis, dos à dos, et
de même àl'intérieur des parties conjointes, veine
à veine, nerf à nerf, comme sont les deux moitiés
d'un organe unique et normal. Un monstre dou-
ble est donc composé en quelque sorte de quatre
moitiés plus ou moins complètes au lieu de deux,
et il se l'orme selon la même loi que s'unisssent
les deux moitiés de l'être normal. Dans l'un et
dans l'autre, cette union des parties semblables
s'opère en vertu d'une affinité élective, incom-
préhensible mais réelle, que Geoffroy Saint-Hi-
laire appelle Vaffinilêi u Vattraction desoipour
soi. En vertu de cette affinité de soi pour soi
les éléments semblables, les moitiés d'un organe
se cherchent et se trouvent, la veine cherche la
veine et ne s'ente jamais sur une artère.
L'idée générale de Vanité de composition n'a
pas été conçue par Geoffroy Saint-Hilaire le pre-
mier. Aristutc dans l'antiquité, Belon, New ton,
Linné, Buffon, Yicq-d'Azyr. Gœlhe l'avaient
déjà conçue, mais aucun philosophe ou natura-
liste ne l'avait aussi puissamment développée.
Les conséquences philosophiques du système
sont aussi importantes que manifestes, et Geof-
froy Saint-Hilaire les a lui-même reconnues et
adoptées. 11 n'y a pas de causes finales dans la
nature; la fonction résulte de l'organe, ce n'est
pas l'organe qui est fait en vue de la fonction;
l'oiseau vole parce qu'il a des ailes, il n'a pas
des ailes afin de voler; un éti i n'esl pas fait ex-
pressément pour vivre dans les conditions où il
vit: « chaque Ôtre est sorti des mains du créa-
teur avec de propres conditions matérielles; il
peut selon qu'il lui est attribué de pouvoir, il
GEOF
— 613
GEOR
emploie ses organes selon leur capacité d'ac-
tion. » C'est ce qui explique comment il y a des
organes qui n'ont pas de fonctions. S'il n'y a
qu'un plan unique de tous les êtres, varié de
mille manières dans les parties accessoires, s'il
sulfit de changer quelques proportions d'un or-
gane pour le rendre propre à de nouvelles fonc-
tions, il n'y a point de fixité dans les espèces.
Lamarck faisait dériver les espèces les unes des
autres dans tout le règne animal; Geoffroy Saint-
Hilaire restreint dans des limites resserrées la
mutabilité des espèces et lui donne pour cause
le monde ambiant, seul capable de modifier les
organes et les fonctions. Lamarck affirmait que
les espèces actuelles proviennent réellement des
espèces fossiles; Geoffroy Saint-Hilaire affirme
la possibilité, mais non la réalité du l'ait.
Ces conséquences sont précisément contraires
aux conclusions philosophiques de la doctrine de
Cuvicr : la pluralité des plans de la nature, les
causes finales, la fixité des espèces. Aussi, dans
les séances mémorables des mois de lévrier,
mars et juillet 1830, ces deux savants illustres
et longtemps amis se trouvèrent-ils en présence
comme deux adversaires devant l'Académie des
sciences et l'Europe attentive. La politesse de
la discussion n'enleva rien à sa vivacité et cha-
cun défendit avec la même conviction et la même
énergie sa méthode et sa doctrine. Chacun aussi
eut ses partisans et les conserve encore aujour-
d'hui, car ce débat solennel est loin d être vidé.
Geoffroy Saint-Hilaire a réuni les pièces du pro-
cès et l'argumentation des deux adversaires dans
un volume intitulé Principes de philosophie
zoologique. On ne peut se dissimuler que ce qui
a donné à ce débat tant d'importance et d'ani-
mation, ce n'est pas seulement l'illustration des
deux savants, jadis amis et collaborateurs, ce
n'est pas le seul intérêt de la pure question zoo-
logique; c'est que, au delà des questions de
méthode et de classification, beaucoup voj'aient
la métaphysique. Cette préoccupation est très-
visible dans l'argumentation de Cuvier : « Je
sais, dit-il, que pour certains esprits il y a dans
cette théorie des analogues, au moins confusé-
ment, une autre théorie fort ancienne, réfutée
depuis longtemps, mais que quelques Allemands
ont reproduite au profit d'un système panthéisli-
que appelé philosophie de la nature. » Cela était
vrai en effet pour quelques Allemands, pour
beaucoup même, et en particulier pour Gœthe
qui a consacré à ces débats les dernières pages
sorties de sa plume. Mais cela n'était point vrai
pour Geoffroy Saint-Hilaire qui, non-seulement
n'a jamais formulé la moindre conclusion pan-
théistique, mais qui a repoussé expressément
toute idée semblable et toute relation entre le
panthéisme ou la. philosophie de la nature et sa
théorie de l'unité de composition. Sans doute la
doctrine de Cuvier est en opposition formelle
avec la philosophie de la nature et peut en être
considérée comme une réfutation scientifique,
tandis que celle de Geoffroy Saint-Hilaire ne
lui est pas absolument contraire. Mais il faut
reconnaître qu'elle est loin d'y conduire néces-
sairement, car elle s'accorde aussi bien que la
doctrine de Cuvier lui-même avec la philoso-
phie de la Providence. Qu'il y ait plusieurs plans
dans la structure des êtres vivants ou qu'il n'y
en ait qu'un seul; que le savant puisse étudier
la fonction avant l'organe ou qu'il doive se bor-
ner à étudier l'organe pour en dériver la fonc-
tion, le philosophe peut toujours constater la
même harmonie dans les résultats et conclure à
la même sagesse dans la cause. Tandis que
Gœthe considère la doctrine de l'unité de compo-
sition comme un argument favorable à la philo-
sophie de la nature, des disciples, plus fidèles
peut-être, de Geoffroy Saint-Hilaire ont le droit
de dire avec Buffon qui avait conçu, lui aussi,
l'idée de l'unité du plan de la nature: «11 sem-
ble que l'Etre suprême n'a voulu employer
qu'une idée et la varier en même temps de tou-
tes les manières possibles, afin que l'homme pût
admirer également et la magnificence de l'exé-
cution et la simplicité du dessin. »
Les écrits de Geoffroy Saint-Hilaire qui inté-
ressent plus spécialement la philosophie sont :
Philosophie anatomique, Paris, 2 vol. in-8, avec
atlas, 1818-1822; — Principes de philosophie
zoologique, discutés en mars 1830 au sein de
l'Académie royale des sciences, Paris, 1830,
in-8 ; — Cours de l'histoire naturelle des mam-
mifères, Paris, 1829. in-8: — Fragments bio-
graphiques, Paris, 1838, i:':-3.
On pourra consulter sur la vie et la doctrine
de Geoffroy Saint-Hilaire. les éloges ou discours
de MM. Flourens, Dumas, Duméril, Parisot,
Quinet; les œuvres d'histoire naturelle de Gœ-
the, traduites en franc lis par Martins, Paris,
1837, in-8; et surtout Vie, travaux et doctrine
scientifique d'Etienne Geoffroy Saint-Hilaire
par son fils Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, Paris,
1847, in-8.
Voyez l'article Cuvier (Georges). A. L.
GEORGES de Trébizonde, l'un des principaux
acteurs de la lutte qui éclata en Italie, vers le mi-
lieu du xve siècle, entre les partisans d'Aristote et
ceux de Platon, naquit en 1396, non pas àTn'-l i-
zonde, comme l'ont cru quelques-uns de ses bio-
graphes; mais à Chandace, dans l'île de Crète. Le
nom de Trébizonde n'indique que la patrie de ses
ancêtres. Arrivé en Italie vers 1430 sur l'invitation
de François Barbaro, noble Vénitien, il se fixa
d'abord à Venise, où il enseigna les lettres et la
philosophie grecque. Ses leçons eurent le plus
grand succès, et sa renommée étant allée jus-
qu'à Rome, le pape Eugène l'appela près de lui,
le nomma son secrétaire, et le chargea de con-
tinuer l'enseignement qui avait commencé sa
réputation en Italie. De plusieurs parties de
l'Europe et de toutes celles de la péninsule on
accourait pour l'entendre, et jusqu'en 1450 sa
gloire et sa fortune furent des plus éclatantes.
Mais dès cette époque elles déclinèrent singuliè-
rement. Il fut effacé comme critique par Laurent
Valla, et comme traducteur par Théodore Gaza,
son compatriote. On s'aperçut que ses traduc-
tions, faites à la hâte pour des motifs de cupi-
dité, étaient pleines d'inexactitudes, de négli-
gences et de lacunes considérables. Ce fut à peu
près dans le même temps qu'écrivant contre Pla-
ton une diatribe, plutôt qu'une appréciation
philosophique, il s'attira dans le cardinal Bessa-
rion (voy. ce nom) un adversaire très-puissant,
et indisposa contre lui le pape lui-même, Paul 11,
bien que très-hostile aux platoniciens d'Italie.
Obligé de s'éloigner, Georges se retira pendant
quelques années auprès du roi de Naples; puis,
rentré en grâce auprès du souverain pontife, il
revint à Borne, où il mourut en 1486. 11 a laissé,
parmi d'autres ouvrages sans intérêt pour nous,
une traduction des Problèmes et de la Rhétori-
que d'Aristote plusieurs fois réimprimée avec
les œuvres de ce philosophe; une traduction
inédite et, si nous en croyons Bessarion, très-
inexacte des Lois de Platon; un traité sur la
rhétorique, et un autre sur la dialectique, com-
posés en son propre nom; enfin la diatribe dont
nous avons parlé tout à l'heure, et qui a pour
titre Comparât io Arislolciis et Plalonis (in-8,
Venise, 1523;. Ce livre, dont Bessarion a écrit
une longue réfutation {In calumniatorem A?*is-
totelis, in-f°, ib., 1503 et 1516), se divise en trois
GERB
— 614
GERB
parties : la première établit entre les deux phi-
losophes de l'antiquité un parallèle tout à fait
injuste et entièrement composé d'assertions ar-
bitraires ; la seconde a pour but de montrer que
les opinions d'Aristote ne sont pas seulement in-
attaquables au point de vue de la raison, mais
encore au point de vue de la foi, qu'elles s'ac-
cordent de tout point avec les dogmes fondamen-
taux du christianisme, par exemple avec ceux
de la création et de la Trinité, tandis que Pla-
ton est accusé de s'en écarter toujours ; enfin,
dans la troisième partie de son pamphlet, Geor-
ges s'attaque à la personne même de Platon, et
s'applique, contre tous les faits et toutes les vrai-
semblances, contre le respect unanime de l'anti-
quité et des Pères de l'Église, à représenter le
chef de l'Académie comme un homme de mœurs
infâmes et livré à la fois à tous les vices. Ou
comprend difficilement aujourd'hui qu'un ou-
vrage d'où la raison et la bonne foi sont si com-
plètement absentes, ait pu faire tant de bruit,
et que le sage, le savant Bessarion ait cru néces-
saire d'y répondre. X.
GEORGES SCHOLARIUS OU SCHOLARI,
voy. Gennadius.
GEORGES VENETUS OU LE VÉNITIEN,
voy. Zorzi.
GÉRARD (Alexandre), écrivain du xne siècle,
un des premiers traducteurs à qui l'Europe
chrétienne dut la connaissance des monuments
de la philosophie grecque et de la philosophie
arabe. Les uns le font originaire de Crémone en
Italie, les autres de Carmone, ville d'Andalousie,
mais les termes d'une ancienne chronique pu-
bliée par Muratori ne permettent plus de douter
qu'il ne fût Italien. Après avoir achevé ses étu-
des dans sa patrie, il voyagea pour s'instruire,
et se rendit en Espagne, ou les sciences, alors
bannies du reste de l'Europe, avaient trouvé un
asile sous la protection des kalifes Omniades. Il
se fixa à Tolède, y apprit l'arabe et consacra tous
ses soins à composer des traductions dont on a
porté le nombre à soixante-seize. La plus im-
portante est, sans contredit, celle de la grande
composition ou Almagestede. Ptolémée, qui était
restée jusqu'à lui ignorée en Occident, et dont
la connaissance renouvela l'enseignement de
l'astronomie dans les écoles du moyen âge. Ses
Préceptes de médecine ou Canons d'Avicenne
sont, après YAlmageste, l'ouvrage le plus consi-
dérable traduit par Gérard, que ses goûts diri-
geaient principalement vers l'étude des mathé-
matiques, de l'astronomie et de la physique.
On cite encore sous son nom des traductions des
trois premiers livres de la Météorologie d Aris-
tote, de divers traités d'Alexandre d'Aphrodise,
Galien, Farabi, du livre des Définitions d'Ishak
ben-Honain, etc. Gérard mourut dans sa patrie
en 1187, à l'âge de soixante-treize ans, et fut
enterré à Crémone dans le couvent de Sainte-
Lucie, auquel il livra sa bibliothèque.
On peut consulter sur ce laborieux traducteur:
Antonio, LSioliotheca hispana vêtus, in-f°, Ma-
drid, 1788; — Fabricius, Bibliotheca mediœ et
injimœ latinilatis, t. 111, p. 39; — Muratori,
lierum ilalicarum scriptorcs, t. IX, p. 600 ; —
Jourdain, Recherches sur l'âge et l'origine des
tiaduclions d'Aristote. in-8, 2e édit., p. 120-124.
C. J.
GERBERT. Le nom de Gerbert appartient en
môme temps à la philosophie, à la politique el ;'i
la religion; mais c'est à la première qu'il doil
son plus grand éclat; ce sont les travaux BCienti-
fiques dcGcrbeit qui nui- immortalisé sa
moire, et qui, après L'avoir fait regarder co
un sorcier clans l'âge des superstitions, le si| aa
lent au jugement de l'historien dans un
plus éclairé, comme une des plus fortes têtes que
le moyen âge ait produites.
Gerbert, né en Aquitaine vers le commence-
ment du xe siècle, d'une famille pauvre, perdit
ses parents de bonne heure, et fut élevé au mo-
nastère d'Aurillac par les soins de l'abbé Gérard
et de l'écolâtre Raymond. Étant jeune encore, il
accompagna en Espagne Borel, comte de Barce-
lone, qui le confia à un évêque nommé Hatton,
sous lequel il fit de grands progrès dans les ma-
thématiques. A-t-il profité de son séjour au delà
des monts pour visiter Séville, Cordoue et les
universités maures? C'est là un point sur lequel
les historiens sont partagés, et qu'il serait témé-
raire de vouloir décider. Bornons-nous à consta-
ter que si Gerbert, comme nous sommes portés à
le croire, n'a pas fréquenté les écoles des Arabes,
il ne pouvait ignorer l'état florissant des études
chez ces peuples, et devait chercher avec une
avide curiosité à s'instruire de leurs découvertes
dans les sciences. On voit d'ailleurs par ses lettres
qu'il recueillait les ouvrages des écrivains de
cette nation avec autant de soin que les chefs-
d'eeuvres de la littérature ancienne.
Lorsque Gerbert quitta l'Espagne, il était déjà
un des hommes les plus instruits de son temps,
au moins en mathématiques. Il voulut encore
étendre le cercle de ses connaissances, et après
être allé en Italie, où il fut accueilli avec la plus
grande faveur par le pape Jean XIII et par l'em-
pereur Othon Ier, il se rendit à Reims avec le
projet de se perfectionner dans la scolastique.
Là, malgré la médiocrité de sa naissance, il con-
tracta une étroite liaison avec l'archevêque Adal-
béron, qui le plaça à la tête de l'école épiscopale
de cette ville. 11 était alors dans toute la vigueur
de l'âge et du talent, et libre des soucis de la
politique et de l'ambition qui troublèrent dans la
suite le calme de ses études. Aussi put-il se livrer
sans partage à ses nouvelles fonctions^ qu'il pa-
raît avoir remplies avec le plus grand éclat.
Gerbert enseignait à Reims toutes les sciences
comprises sous le nom de Trivium et de Qua-
drivium. Il commençait par Y Introduction de
Porphyre, qu'il expliquait d'abord dans la traduc-
tion de Victorinus, puis d'après Boëce. Il analy-
sait ensuite les Catégories et YHermeneia d'Aris-
tote, les Topiques de Cicéron; les six livres de
commentaires écrits par Boëce sur cet ouvrage,
et tous ses traités sur le syllogisme, la définition
et la division. Passant de' la logique à la rhéto-
rique et à la poétique qu'il réunissait, Gerbert
lisait à ses disciples Térence, Virgile, Stace, Ju-
vénal, Perse, Horace et Lucain. Au Trivium
succédait le Quadrivium, et aux études littéraires
les études scientifiques, l'arithmétique, la musi-
que, l'astronomie et la géométrie. Afin de mieux
expliquer le lever et le coucher des astres, Ger-
bert avait construit plusieurs globes, dans le
genre de nos sphères armillaires, avec des cer-
cles représentant l'horizon, l'équateur et les au-
res divisions astronomiques. Il avait aussi ima-
giné un orgue hydraulique, où le son était pro-
duit par la pression d'un volume d'eau sur l'air
des tuyaux. Mais, de toutes ses inventions, la
plus simple et la plus féconde était une tablette
ou abacus, divisée en vingt-sept colonnes longi-
tudinales, où se plaçaient neuf chiffres qui ser-
vaient à exprimer tous les nombres, en prenant
des valeurs de position. Gerbert avait fait confec-
tionner mille caractères en corne; à l'effigie des
oeuf chiffres, avec lesquels il faisait les opéra-
tions arithmétiques sur Vabacus. Tous les juges
un peu versés dans ces matières ont reconnu là
une méthode de numération très-analogue à notre
système actuel, qui esl fondé sur la valeur dé-
cuple d'un chiffre place à la gauche d'un autre.
GERB
615
GERB
Gerbert se trouve donc avoir connu et enseigné
les principes de l'arithmétique décimale, à une
époque où les chiffres romains étaient seuls en
usage dans la chrétienté. Il serait curieux de sa-
voir s'il a dérobé Yabacus aux Arabes, selon le
témoignage de Guillaume de Malmesbury et l'o-
pinion la plus commune, ou s'il en a puisé la
connaissance dans la Géométrie de Boëce, comme
un mathématicien de nos jours l'a prétendu;
mais quelle que soit l'origine historique de cette
mémorable découverte, celui qui en propagea le
premier la connaissance chez les nations euro-
péennes a rendu à la civilisation un service que
la postérité ne pouvait oublier.
Sous l'habile direction de Gerbert, l'école de
Reims ne tarda pas à devenir la plus fréquentée
du royaume. Robert, fils aîné de Hugues Capet,
y fut élevé, et l'histoire cite un grand nombre
d'évêques qu'elle a donnés à l'Église. En dehors
de ses fonctions d'écolâtre, Gerbert employait
son influence à ranimer, partout où il pouvait,
les souvenirs éteints de la littérature et des
sciences. Un de ses soins habituels était de re-
cueillir les anciens manuscrits et d'en multiplier
les copies. Ses lettres, dont le recueil nous a
été heureusement conservé, renferment de pré-
cieux détails à ce sujet. Tantôt il insiste pour ob-
tenir une révision du texte de Pline; là il pro-
met une sphère céleste, en bois recouvert de peau
de cheval, en échange de YAchilléide de Stace;
ailleurs il mande qu'il est possesseur de huit vo-
lumes de Boëce sur l'astrologie, dont il donnera
volontiers communication, si on veut lui prêter
un César pour en prendre copie. A force de dé-
marches, il était parvenu à se créer une biblio-
thèque composée de tous les auteurs dont il se
servait pour ses leçons, et de quelques ouvrages
perdus depuis, comme le traité de Démosthène,
médecin gaulois, sur les Maladies des yeux.
Souvent il adressait à ses anciens disciples, sous
forme de lettres, de véritables traités, qui ré-
veillaient dans les cloîtres le goût des connais-
sances positives. Constantin, moine de l'abbaye
de Fleury, reçut pour sa part deux opuscules sur
les combinaisons des nombres et sur la sphère;
un autre mémoire sur les différentes manières
d'évaluer la surface d'un triangle équilatéral fut
composé pour Adelbold, depuis évèque d'Utrecht.
C'est Gerbert, selon le témoignage de Guillaume
de Malmesbury, qui a contribue le plus effica-
cement à relever les études dans les monastères
de France.
A la vue des heureux efforts de ce grand maître
pour conserver la chaîne des traditions littéraires,
on se demande quelle place la philosophie propre-
ment dite occupe dans l'ensemble de ses travaux,
et on est bien forcé de reconnaître qu'elle se
réduisait pour lui aux préliminaires de la logique.
Les historiens racontent qu'un écolàtre d'Allema-
gne, nommé Otric, lui ayant reproché de ranger
la physique parmi les mathématiques, il l'ut
admis à exposer ses vues sur la classification des
sciences devant l'empereur Othon II. Il montra
que la philosophie est un genre dont les espèces
sont la pratique et la théorie ; que la pratique se
divise en économique (dispensativa), distributive
(distributiva), politique (civilis), que la théorie
comprend la physique, les mathématiques et la
théologie. Le trait le plus remarquable de cette
classification est certainement la place occupée
par la théologie à la suite des mathématiques,
comme une dépendance de la philosophie; mais
il ne paraît pas que Gerbert ait aperçu la portée
de cette idée empruntée peut-être à Aristote, et
si féconde en conséquences. De tous ses travaux
philosophiques, le seul qui nous soit parvenu,
est un opuscule composé à la demande de l'em-
pereur Othon III, sous ce titre obscur et bizarre:
de Rationali et ralione uti {du Raisonnable cl
du raisonner). Il s'agissait de savoir comment
la qualité de raisonnable, selon que le veut
Porphyre, peut avoir pour attribut de se servir
de la raison, et généralement de quelle manière
doivent s'entendre les propositions où l'attribut
a plus d'extension que le sujet. Gerbert com-
mence par exposer et par débattre la difficulté.
11 distingue ensuite, d'après YHermeneia d'Aris-
tote, plusieurs classes de choses possibles et
d'attributs : il conclut que si être raisonnable
est un attribut de l'homme, c'est un attribut
nécessaire et substantiel; mais que faire usage
de la raison est une qualité purement acciden-
telle. Or, l'accident peut servir d'attribut à la
substance; par conséquent, faire usage de la
liaison peut servir d'attribut à être raisonnable.
Voilà le seul vestige certain qui nous reste du
génie philosophique et de la méthode de l'homme
illustre qui fut, au xe siècle, le promoteur et le
centre de l'activité littéraire et scientifique.
La dextérité remarquable qui rehaussait chez
Gerbert l'éclat du savoir, ouvrit à son ambition
la carrière des honneurs ecclésiastiques. En 980,
Othon II le nomma abbé du monastère de Bobbio,
ancienne et célèbre fondation de saint Colomban,
où de graves désordres avaient pénétré à la suite
des guerres et de l'anarchie de cette malheu-
reuse époque. Lié désormais par la reconnais-
sance à la famille impériale, Gerbert embrassa
avec chaleur le parti d'Othon III pendant les
troubles qui agitèrent la minorité de ce prince.
En 990, il fut l'âme du synode où eut lieu la
déposition de l'archevêque Arnould, successeur
d'Adalbéron, et où lui-même fut proclamé arche-
vêque de Reims. Ce choix n'ayant pas eu de
suite par le refus du pape de ratifier les actes
du concile, Gerbert alla occuper en 998 le siège
de Ravenne. A la tête de l'un des premiers dio-
cèses de la chrétienté, possesseur d'une opulente
abbaye, étroitement lié avec les cours de France
et d'Allemagne, puissant, admiré, redouté, Ger-
bert, à la mort de Grégoire V, vit les dernières
espérances de son ambition comblées par la tiare
pontificale, que, selon les expressions d'un his-
torien, il obtint en considération de son vaste
savoir, propter summam philosophiam. Il fut
sacré sous le nom de Sylvestre II, et mourut,
après quatre années environ de pontificat, le
12 mai 1003. L'admiration qu'il avait excitée
chez ses contemporains se transmit aux âges
suivants, et inspira aux chroniqueurs d'étranges
récits. On racontait que Gerbert, jeune encore,
avait appris en Esj agne les secrets de la magie;
que, plus tard, il avait vendu son âme au démon,
et que son merveilleux savoir et son élévation
rapide avaient été le prix du marché. Ces lé-
gendes paraissent avoir suggéré à Goethe la pre-
mière idée du poëme de Faust.
Les Lettres de Gerbert ont été publiées pour
la première fois par Masson, in-4, Paris, 1611,
et depuis par Duchesne, dans le tome II des Hist.
Franc. Scriptores, in-f", Paris, 1636 ; par Bouquet,
Recueil des historiens de France, t. IX et X, et
dans les Collections des Pères. Ses autres ouvrages
se trouvent épars dans les recueils de Mabillon
(Analecla, in-f , Paris. 1723), Martenne (Ampliss.
Collect., 1. 1), et Bernard Pez {Thésaurus Anecdot.
noviss., t. I et III). Ils ont tous été réunis dans
la belle édition des Œuvres de Gerbert publiée
avec une introduction et des notes, par M. Olle-
ris, Paris, 1868, in-4. De tous les chroniqueurs qui
ont parlé de sa vie et de ses travaux, le plus
important à consulter est sans contredit le moine
Richer, dont l'histoire, nouvellement découverte
en Allemagne, a été d'abord publiée par M. Pertz
GERS
— 616 —
GERS
dans le troisième volume de ses Monumenta
Germaniœ hislorica, et depuis par la Société de
l'Histoire de France, par M. Guadet. Richer ser-
vira à rectifier les erreurs où les autres histo-
riens sont tombés. Parmi les sources plus ré-
centes, on peut consulter : Bzovius, Sylvesler II
a rnagia et aliis calumnis vindicatus, in-f°,
Rome, 1678; — Histoire littéraire de la France,
t. VI, p. 559 et suiv. ; — Comptes rendus de l'A-
cadémie des sciences, année 1843; — G. F. Hock,
Histoire du pape Sylvcsti-e II et de son siècle,
traduit de l'allemand, et enrichi de notes et de
documents inédits par M. l'abbé J. M. Axinger,
in-8, Paris, 1820 ; — P. Varin, De quodam Uer-
berli opusculo, et de gallicanarum doctrinarum
originibus, Paris, 1838. in-8. C. J.
GERDIL (Giacintho), prélat et philosophe ita-
lien, né en 1718, à Samacus en Savoie. Entré
dans les ordres après de fortes études, il fut
professeur à Macerata, à Casai, à Turin, et devint
précepteur du petit-fils de Charles-Emmanuel III.
Son savoir et ses vertus le désignaient au car-
dinalat auquel il fut promu en 1777. Les devoirs
du sacerdoce ne l'empêchèrent pas de continuer
des études profondes sur la philosophie et les
mathématiques, et d'écrire un grand nombre
d'ouvrages en latin, en italien, en français.
Comme d'autres prélats du xvne et du xvme siècle,
il croyait servir la religion en défendant la doc-
trine de Descartes et de Malebranche, et sa vie
qui se prolongea jusqu'en 1802, offre l'exemple
d'une foi sincère unie à une raison ferme. Ses
écrits, où sont traitées des questions de morale,
de droit, de théologie, de mathématique, de
physique et de métaphysique, témoignent d'un
savoir solide; mais en ce qui concerne la philo-
sophie ils ont peu d'originalité. Gerdil est un
cartésien, qui se rapproche de Leibniz et qui
surtout accepte et développe les doctrines de Ma-
lebrancl.e. En plein xvme siècle il oppose encore
la physique de Descartes à celle de Newton, et
la théorie de l'étendue intelligible au sensualisme
de Locke. Il combat au nom de ces principes,
l'empirisme dans la morale, dans la jurispru-
dence, dans l'esthétique.
Voici ceux de ses ouvrages qui intéressent
plus partiLulièrement la philosophie : Recueil de
dissertations sur quelques principes de philo-
sophie et de religion, Paris, 1760. On y remarque
un Essai d'une démonstration mathématique
contre l'éternité de la matière] — Immatérialité
de l'âme démontrée contre M. Locke. Turin. 1847.
On y a joint deux opuscules pour la défense de
la théorie de la vision en Dieu. Ces ouvrages
sont reproduits avec d'autres dans les Œuvres
complètes du cardinal Gerdil, Rome, 1806-1820,
15 vol. On consultera avec profit sur Gerdil :
M. Fr. Bouillier, Histoire de la philosophie car-
tésienne, t. II, ch. xxiii.
GERLACH (Gottlob Guillaume), professeur de
philosophie à Halle, a publié de 1804 à 1826 un
grand nombre d'ouvrages de critique ou d'ensei-
gnement : Mémoire sur la philosophie, la lé-
gislation cl l'esthétique, etc.. Posen, 1804 (ail.);
— Disputalio de differenlia quœ mler Plotini
et Schellingii doctrinam de numine summo
inlercedit, wittemberg, lttll ; — Éléments de
i<j philosophie fondamentale) Halle, 1816;r —
Éléments de lu logique, ib.. 1817 ; — Élé-
ments de la métaphysique, io., 1 s ] 7 ; — Élé-
ments de ta philosophie </'■ /-< religion, ib.,
1818; — de la Philosophie du droit, ib., 1824)
— Manuel des sciences philosophiques, ib., 1826.
GEBSON (Jean ChaHLIEH, plus connu sous le
nom de), hancelier à l'université de Paris, naquit
<•!! 136 .' à i lerai a, hameau du diocèse de Reims,
du parents obscurs et pieux. Au sortir de l'en-
fance, il vint à Paris étudier les humanités et la
théologie dans la maison de Navarre, où ses débuts
donnèrent une si grande opinion- de ses talents
et de son caractère, qu'en 1383, malgré son
extrême jeunesse, il fut nommé procureur de la
nation de France dans l'Université. Cinq ans
après, il fit partie d'une ai, envoyée au
pape Clément VII ; et en 1395, alors âgé de trente-
deux ans, il obtint la plus haute magistrature
morale de cet âge, la charge de chan.elier de
Notre-Dame, que venait de résigner un de ses
anciens maîtres, Pierre d'Ailly. Les temj s étaient
singulièrement difficiles. Charles VI était depuis
peu tombé en démence, et pendant que d'af-
freuses divisions menaçaient l'Ltat, le schisme
désolait l'Eglise, où d'abord deux, puis trois
prétendants se disputaient la tiare pontificale.
A la faveur de l'anarchie, les liens de la disci-
pline ecclésiastique s'étaient relâchés : dans
plusieurs provinces, le clergé pouvait à peine
réciter le symbole, et ses mœurs étaient pires
encore que son ignorance. Cependant, quel que
fût le danger Je la situation, Gerson ne perdit
pas courage, et, déployant une fermeté qui con-
trastait avec la douceur de son caractère, il
s'épuisa en efforts pour la pacification de l'Eglise
et du royaume, pour la réforme des mœurs et
des études, et surtout pour le maintien de ces
grands principes de justice et d'humanité que la
nature a établis au fond de tous les cœurs, mais
que le fanatisme religieux ou politique se plaît
à ébranler. Le duc d'Orléans ayant été assassiné
en 1408 par le duc de Bourgogne, Gerson, au
péril de sa fortune et de ses jours, osa dénoncer
à l'archevêque de Paris l'apologie de cet odieux
attentat, composée par Jean Petit. Le concile
de Constance (1414-1416) mit le sceau à sa ré-
putation comme chancelier, comme théologien
et comme orateur. Il fut l'âme de cette assemblée
mémorable, où il reçut le titre de docteur très-
chrétien, que la postérité n'a pas contesté à ses
vertus. Pénétré des maximes qui ont si long-
temps régné dans l'Église gallicane, il voulait
que le concile déposât les papes Jean XXIII et
Benoît XIII, procédât à l'élection d'un nouveau
pontife, et assurât par des mesures vigoureuses
le repos de la chrétienté; mais ses efforts
n'eurent pas le succès qu'il espérait, et il quitta
le concile en 1416, avec la douleur d'avoir vu
ajourner la réforme des abus qui désolaient l'É-
glise. Les dissensions civiles ne lui permettant
pas de rentrer en France, il se retira dans les
montagnes de Bavière, où il écrivit, à l'imita-
tion de Boëce, sa Consolation de la théologie
11 revit sa patrie après un exil volontaire de deux
années; mais désormais il ne voulut prendre
aucune part aux affaires publiques, et alla s'en-
fermer à Lyon au couvent des Célestins. Ce fut
dans cet asile qu'il passa les dernières années
de sa vie, occupé à prier Dieu, à composer des
livres ascétiques et à élever de pauvres enfants,
à qui il faisait répéter chaque jour cette hum-
ble et louchante prière : u Mon Dieu, mon créa-
teur, ayez pitié de votre serviteur Jean Gerson. »
H mourut le 12 juillet 1429, à l'âge de soixante-
six ans, peu de jours après avoir achevé un com-
mentaire sur le Cantique des cantiques.
Gerson est presque devenu un personnage
historique par le rôle qu'il a joué dans les affai-
res de son pays, et cependant, qui le croirait?
ce ■ lui éclairé" et infatigable de l'université de
Paris, cet ambassadeur des rois à la cour des
papes et dans les conciles, cet adversaire coura-
des mauvaises passions et des préjugés de
mtemporains, cet nomme de cour et d'ac-
tion est, au xiv siècle, le représentant le plus
élevé et le plus complet du mysticisme, c'est-à-
GERS
— 617
GERS
dire d'une école de philosophie qui professe le
dédain des œuvres, et fait consister l'idéal de
la sagesse humaine dans les pratiques silencieu-
ses de la prière. Entre l'existence agitée de
l'homme public et les calmes doctrines du philo-
sophe le contraste est frappant, et d'autant plus
remarquable, que pour Gerson le mysticisme n'a
pas été ce qu'il fut chez beaucoup d'autres, le
fruit amer de la lassitude et comme le suprême
effort de l'ambition déçue, mais la vocation pai-
sible et sincère d'une âme tendre et élevée.
Comment le pieux chancelier, que ses goûts por-
taient vers la retraite et l'obscurité, a-t-il pu
comprimer cet élan de son âme, et aux douceurs
de la vie contempbtive préférer les orages pé-
rilleux de la vie publique? N'a-t-ii fait que cé-
der à l'empire des circonstances, aux entraîne-
ments de l'exemple? Ou bien sa longue partici-
pation aux affaires est-elle le résultat d'une ab-
négation sublime, de la ferme volonté de servir
ses frères au prix de ses plus chères affections?
L'étude des ouvrages de Gerson semble autoriser
cette dernière conjecture; mais, qu'on l'adopte
ou qu'on la rejette, la doctrine de l'illustre chan-
celier porte l'empreinte manifeste des agitations
de sa vie et de sa longue pratique des hommes
et des affaires. Elle est calme, sérieuse, pleine
de sobriété et de méthode. Non-seulement la
raison y tempère l'exaltation du sentiment et en
prévient les écarts, mais elle se soumet à de mi-
nutieuses analyses qui l'éclairent et ramènent
les vagues rêveries du mysticisme aux propor-
tions sévères de la science. L'école mystique a
produit des disciples éminents à toutes les épo-
ques du moyen âge : au ixe siècle Scot Érigène,
au xne Richard et Hugues de Saint-Victor, au
xine saint Bonaventure; mais Gerson est le pre-
mier qui ait entrepris de donner aux maximes
de cette école, souvent exposées avec moins d'art
que de piété, une forme systématique, propre à
la faire goûter du monde et des savants. En un
mot, et pour nous servir de ses propres expres-
sions, il tenta de concilier la théologie mystique
et la théologie scolastique : tentative d'une im-
portance égale à sa difficulté, et qui assigne à
son auteur une place importante dans l'histoire
de la philosophie moderne.
La théologie ordinaire, selon Gerson, a pour
instrument la raison, et procède, à l'exemple des
autres sciences, par voie d'analyse et d'argumen-
tation. Le propre de la théologie mystique est
de se fonder sur la toute-puissance de l'amour,
et_ d'atteindre la vérité par l'union de l'âme avec
l'Etre infini. Afin d'éclaircir cette notion du
mysticisme, Gerson croit indispensable d'ana-
lyser avec soin les pouvoirs et les opérations de
l'âme.
Considérée dans sa propre nature, l'âme est
une substance spirituelle, simple et naturelle-
ment libre. Elle possède deux ordres de facultés :
les unes intellectuelles, vis cognitiva; les autres
sensibles, vis aff'ectiva. La moins noble des fa-
cultés intellectuelles, la sensibilité sensualilas,
s'exerce au moyen des organes, et comprend,
avec les sens extérieurs, le sens commun, qui
juge les sensations venues du dehors; l'imagina-
tion, qui reproduit l'image des objets absents;
la mémoire, qui conserve les jugements portés
par le sens commun. Au-dessus de la sensibilité,
la raison, ratio, a pour fonction d'apercevoir les
conséquences des propositions déjà connues, et
de former les idées abstraites et générales sans
le secours des organes. Enfin, au delà de ces
pouvoirs inférieurs, s'élève l'intelligence simple,
l'entendement (intelligent ia simplex, mens), qui
découvre les premiers principes par la vertu
d'un rayon émané de l'esprit divin, cette lumière
qui éclaire tout homme à sa venue en ce monde.
Aux divers degrés de la pensée correspondent
autant de modes de la faculté affective : à la sen-
sibilité, l'appétit sensuel ou animal; à la raison,
l'appétit rationnel; à l'entendement, la syndé-
rèse {syndei-esis), qui est l'amour du bien absolu,
de môme que l'entendement est la vue de la
vérité suprême. Toutes ces facultés passent par
certains états, et accomplissent, certaines opéra-
tions que Gerson s'étudie à définir à l'exemple
de tous les écrivains ascétiques. Ce sont : peur
l'intelligence, la vague rêverie (cogitalio), dans
laquelle l'esprit s'abandonne à toutes les impres-
sions des objets sensibles; la méditation, effort
volontaire de l'âme à la recherche de la vérité;
la contemplation, intuition tranquille des choses
spirituelles par l'entendement; et pour la faculté
affective, la concupiscence, vague désir sans but
et sans fruit; la dévotion, s'élevant avec elfort à
l'amour de la bonté suprême; la dilection exta-
tique, dileclio cxlalica, qui n'est autre chose
que cet amour ineffable.
Après cette analyse, dont les détails remplis-
sent la plus grande partie du principal traité de
Gerson, il devient, aisé de reconnaître la vraie
nature du mysticisme, et les racines qu'il a dans
la nature humaine. La théologie mystique, élan
du cœur vers la Divinité, ne s'appuie ni sur les
sens, ni sur la raison, ni même sur l'entende-
ment. Elle a sa base et son instrument dans la
partie sensible de notre être, dans ce mystérieux
penchant vers le bien absolu, que Gerson appelle
syndérèse, et dans cette opération de la syndé-
rèse, qu'il nomme la dilection extatique.
Ainsi, Gerson h voque le témoignage de la
psychologie à l'appui des doctrines de l'ascé-
tisme. Il scrute tous les replis de l'âme humaine ;
il passe en revue tous ses pouvoirs, dans l'espé-
rance de découvrir au plus profond de notre
cœur une faculté assez clairvoyante pour con-
templer l'Être divin, un amour assez vaste pour
l'embrasser. Qu'une pareille recherche, poursuivie
avec sagacité et persévérance, soit demeurée
entièrement vaine, c'est là ce que nul esprit sé-
rieux ne saurait croire. Si elle n'a pas entière-
ment absous le mysticisme, si elle n'a pas jus-
tifié ses prétentions, elle a du moins contribué
à mettre en lumière deux faits très-importants
de la nature de l'homme, à savoir : l'idée de
l'infini, qui est le fond de notre raison; l'amour
de l'infini, qui est le fond de notre sensibilité.
Ajoutons qu'elle a été d'un exemple salutaire,
en ramenant la scolastique à l'étude de l'esprit
humain, et qu'elle a préparé par là les voies à
la saine philosophie, fondée tout entière sur la
connaissance de nous-mêmes.
La nature et les fondements psychologiques
du mysticisme une fois déterminés, Gerson s'oc-
cupe de rechercher sous l'empire de quelles
causes et par quelles voies l'amour divin s'éveille
en nous. A part ces cas extraordinaires où Dieu
nous attire par des moyens surnaturels, ce mou-
vement de l'âme vers l'Être suprême a pour
condition la connaissance de ses perfections in-
finies, qui dérive d'une double source, l'abstrac-
tion et la foi. De même que le ciseau du sculp-
teur façonne le marbre en le taillant, ainsi la
pensée achève en soi l'image de Dieu, par une
série de négations qui enlèvent au bien absolu
la couleur, le son, la figure, toute espèce de dé-
fauts, et qui permettent ainsi de l'entrevoir
dans sa pureté et son éclat. Cette méthode pa-
raît-elle lente et difficile, propre à engendrer
l'orgueil, et, par conséquent, à éloigner de Dieu
par l'effort qu'elle exige? que l'âme se confie à
ia puissance de la foi ; qu'elle croie et s'humilie :
elle s'élèvera comme d'elle-même à de sublimes
GERS
— 618 —
GERS
perspectives, qui allumeront en nous le feu de
l'amour divin.
Lorsque l'àme est parvenue à cet état, d'au-
tres phénomènes ne tardent pas à se manifester.
On raconte qu'Archimède, livré à la découverte
d'un problème de géométrie, ne s'aperçut pas
de la prise de Syracuse, et périt victime de sa
préoccupation. Ainsi, l'àme transformée par l'a-
mour cesse de voir et d'entendre; elle échappe
au joug des sens et de l'imagination, rejette le
poids qui l'entraînait vers les choses du monde,
et, devenue plus légère, prend son essor vers le
ciel. Ce premier phénomène est l'extase ou ra-
vissement, raptus, que suit bientôt l'union in-
time de la création et du créateur. Gerson tou-
chait ici à des éeueils redoutables j mais il s'ar-
rêta sur la pente rapide où s'est égaré tant de
fois le mysticisme. Selon lui, la personnalité
n'est pas détruite par l'union avec la divinité ;
le moi ne s'abîme pas dans l'essence infinie,
comme une goutte d'eau se perd dans la mer,
suivant la comparaison du mystique Ruysbroeck ;
tout se réduit à une assimilation de deux natu-
res, dont l'une renouvelle et purifie l'autre, sans
l'absorber ni l'effacer. De même, la contempla-
tion, ce dernier fruit de l'amour, ce but su-
prême de la théologie mystique, n'est pas, selon
Gerson, une intuition immédiate de la divinité,
mais seulement un mode de connaissance moins
imparfait que les autres. En mille endroits il
déclare que nul ici-bas ne saurait apercevoir
Dieu face à face, que nous sommes séparés de
ses perfections par un nuage, jusque dans l'ex-
tase. Il semble que le pieux et loyal chancelier
ait craint d'abuser ses disciples par des promes-
ses que la réalité ne tiendrait pas.
Malgré ces sages réserves, Gerson n'hésite pas
a regarder la théologie mystique comme très-
supérieure à la théologie spéculative, pour qua-
tre raisons principales : 1° elle mène à Dieu par
une voie facile et large, dégagée d'obstacles et
de périls, que peuvent suivre même les faibles
d'esprit et les "idiots, idiotœ; 2° elle se suffit à
elle-même, et peut se passer du concours de la
théologie spéculative, qui reste au contraire dé-
fectueuse, tant que la ferveur de l'amour n"a
pis échauffé ses froides et arides abstractions;
3" elle produit la patience, l'humilité, l'esprit
de charité et de paix, tandis que la philosophie
ordinaire, occupée de questions frivoles, n'en-
gendre souvent, comme parle l'Apôtre, que l'en-
vie, la discorde et la haine ; 4° elle met l'aine en
possession de Dieu, elle lui' donne le calme et le
bonheur; la théologie spéculative, loin de là,
amène avec soi l'agitation, la fatigue et le dé-
couragement.
Bien que Gerson n'ait sans doute pas entrevu
le rapport qui existe entre les différentes parties
de la philosophie, un lien étroit rattache sa mo-
rale à sa métaphysique. Après avoir subordonné
en psychologie la raison au sentiment et à la foi,
il continue d'amoindrir et de méconnaître l'au-
torité de cette faculté, lorsqu'il détermine les
fondements de nos devoirs. Le principe de tout
devoir, s'il faut en croire Gerson, est la volonté
divine, qui décide souverainement du bien et du
mal, et rend nos actions bonnes ou mauvaises,
en permettant les unes et en défendant les au-
tres. Rien de juste ni d'injuste en soi : la jus-
tice est ce qui est conforme an décret suprême,
l'injustice est ce qui s'en écart< i Ger-
Bon craignait qu'on ne se méprit sur si pensée,
il la précise de manière à rendre le doute im-
ble. « Dieu ne veut \ es actions,
(Opp., t. III, p. 13 de l'éd. d'Anvers, 1706),
pari onl bonnes; mais elles sont bon-
nes, parce qu'il les veut, de îuéim; que d'autres
sont mauvaises, parce qu'il les défend. » — « La
droite raison, dit-il ailleurs {Opp., t. III, p. 26),
ne précède pas la volonté, et Dieu ne se décide
pas à donner des lois à la créature raisonnable,
pour avoir vu d'abord dans sa sagesse qu'il de-
vait le faire; c'est plutôt le contraire qui a lieu. »
Il suit de laque la loi du devoir n'a rien d'absolu
ni d'invariable, et que les actions que nous
jugeons criminelles auraient pu tout aussi bien
être vertueuses : conséquence exorbitante, qui
cependant n'est pas désavouée par Gerson, sui-
vant lequel {Opp., t. I, p. 147) « les choses
étant bonnes, parce que Dieu veut qu'elles soient
telles, il ne les voudrait plus ou les voudrait
autrement que cela même deviendrait le bien. »
Ainsi, Gerson pousse jusqu'à ses dernières li-
mites ce système de morale, fondé sur le dé-
cret arbitraire de la Divinité, qui avait déjà
été développé par Duns-Scot et Occam, mais que
saint Thomas avait énergiquement repoussé :
système faux en lui-même, déplorable par ses
résultats, qui n'exalte la puissance de Dieu qu'aux
dépens de sa sagesse et de sa bonté, ébranle toute
certitude, et fournit une excuse aux criminelles
folies du fanatisme. Hâtons-nous de dire que si
la théorie de Gerson sur les principes de la mo-
rale est erronée, ses ouvrages sont du moins
remplis d'excellentes observations de détail, et
de maximes de conduite qui ne sauraient être
trop méditées.
Les doctrines de Gerson eurent peu de reten-
tissement. Malgré sa haute position dans l'Uni-
versité de Paris, il n'eut jamais la pensée de
fonder une école; et quand bien même il aurait
formé un pareil projet, les circonstances n'é-
taient pas favorables pour l'exécuter. La scolas-
tique et le moyen âge touchaient au terme de
leurs communes destinées; une nouvelle ère
politique, religieuse, philosophique, s'annonçait
par de fréquentes commotions dans l'Église et
dans l'État. A ces époques de transition et de
trouble, les systèmes s'usent avec rapidité,
comme les hommes et les choses. Gerson mourut
donc sans laisser, à proprement parler, de disci-
ples, bien que sa mémoire soit longtemps restée
l'objet d'une sorte de culte de la part des popu-
lations qui avoisinent Lyon. Cependant son auto-
rité comme théologien se perpétua, et, au xvie
ainsi qu'au xvne siècle, on trouve ses ouvrages
cités de part et d'autre dans la plupart des con-
troverses relatives à l'autorité pontificale, à la
discipline ecclésiastique et au mysticisme. Faut-
il ajouter qu'il est, avec Gersen et Thomas
Akempis, un de ceux à qui l'on attribue le plus
beau livre qui soit sorti de la main dus hommes,
selon le mot de Fontenelle, l'Imitation de Jésus-
Christ ?
Les œuvres de Gerson ont eu un assez grand
nombre d'éditions, dont la dernière et la meil-
leure, imprimée à Amsterdam et publiée sous la
rubrique d'Anvers, h vol. in-f", 170i5, est due aux
soins du savant Eliies Dupin. Elle renferme plus
de cinquante traités, qui n'avaient pas encore
vu le jour, toutes les pièces relatives à l'affaire
de Jean Petit, plusieurs écrite des auteurs con-
temporains sur les matières controversées au
commencement du xve siècle, et comme intro-
ion, sous le nom de Gcrsoniana, une longue
et curieuse histoire de la vie et des ouvrages du
célèbre chancelier. Le tome troisième contient
un grand nombre d'ouvrages de théologie mysti-
que, dont voici les principaux : Tractatta de
rnystica theologia; — Tractai"* de elucidatione
mystica Iheologice, armo \vy> eompo-
titus ; — Tractatxu de perfectione cordis; —
Tractatue de meditatione : — Tractalus de *i>n-
pliflcatione cl mundiflcatione cordis; — Trac-
GEUL
— 619 —
GEUL
talus de mente conlemplationis, etc. Quelques
opuscules de logique font partie du tome qua-
trième. Consultez Oudin, Comment, de scripto-
ribus Ecclesiœ, t. III, in-f°, Leipzig, 1722; —
Lécuy, Vie de Gerson, 2 vol. in-8, Paris, 1832; —
Charles Schmidt, Essai sur Jean Gerson, in-8,
Strasbourg, 1839: — Engelhart, de Gersoniomys-
tico, in-4, Erlangen, 1823; — Jourdain, Doctrina
Joli. Gersonii de theologia mystica, in-8, Paris,
1838. On ne lira pas sans intérêt deux éloges de
Gerson, par MM. Dupré-Lasalle et Prosper Fau-
gère. qui ont été couronnés par l'Académie fran-
çaise' en 1838. C. J.
GERSONIDE ou Lévi Ben-Gerson ou Maître
Léon: voy. Juifs (Philosophie chez les).
GERSTENBERG (Henri-Guillaume de), poëte
et critique allemand, né en 1737 à Toudern dans le
Schles'wig. Sa vie, consacrée tour à tour à la
guerre, à la poésie, à la diplomatie, n'intéresse
ia philosophie qu'en un seul point. 11 fut un des
disciples les plus zélés de Kant, et l'un des pre-
miers à propager sa doctrine. Il a publié la
Théorie des catégories développée et expliquée
(ail.), Altona, 1795; et Lettres à Villers sur le
principe général de la philosophie théorique et
pratique, Altona, 1821. Dans sa jeunesse, il avait
déjà traduit de l'anglais l'ouvrage de Beattie :
Essai sur la nature et l'invariabilité de la vé-
rité, Leipzig, 1772.
GEULINCX (Arnold), philosophe cartésien,
qui incline à la fois du côté de Spinoza et de
celui de Malebranche, mais sans partager les
qualités qu'on admire dans ces deux illustres
penseurs. Il naquit à Anvers en 1625, étudia à
Louyain, où il fut vraisemblablement initié au
cartésianisme. Il enseigna ensuite la philosophie,
d'abord à Louvain, puis à Leyde, où il mourut
en 1669. Sa vie fut malheureuse; de là peut-
être le caractère général des préceptes de sa
morale, qui semblent dictés par une longue ex-
périence de la douleur patiemment supportée, et
expriment la résignation, la soumission, l'hu-
milité, et une sorte de tranquillité moitié stoï-
cienne, moitié chrétienne, qu'avaient dû faire
naître en lui ses malheurs, sa constance et sa
piété. Il voulait animer la philosophie carté-
sienne de l'esprit du christianisme, pensant qu'il
n'y a de vraie sagesse que parmi les chrétiens,
et encore seulement parmi le plus petit nombre
de chrétiens. L'Éthique (JFvwOt treauTÔv, sive
Ethica, in-12, Leyde, 1675) est le livre dans le-
quel il essaye de recueillir, pour la prêter à la
philosophie de Descartes, celte sagesse qui a
complètement manqué aux anciens, égarés par
l'amour-propre et l'orgueil. Cependant l'Éthique
n'est pas son seul ouvrage, comme on le verra
à la fin de cet article ; mais elle est son ouvrage
capital, et le seul qui, avec la Métaphysique
{\Ietaphysica vera et ad ment cm peripalctico-
rum, in-16, Amst., 1691), soit digne de fixer
notre attention.
Elle a pour objet la vertu et ses propriétés
premières, ses applications, sa fin, sa récom-
pense et tout ce qui a rapport à notre destina-
tion morale. Elle se divise en six traités qui se
suivent dans un ordre très-méthodique ; mais
de ces six traités, le premier seul, où l'on exa-
mine en quoi consiste la vertu, a véritablement
droit à notre intérêt. La vertu, selon Geulincx,
consiste dans l'amour; mais il y a deux espèces
d'amour, Y effectif et Y affectif (ce sont ses pro-
pres termes) : l'un qui est la ferme résolution
de faire toute action qu'on juge bonne; l'autre
qui n'est qu'une émotion, qu'une douce joie qui
nous y porte. Celui-ci, dans sa pureté, sert à
l'accomplissement de la vertu, il ne la constitue
pas; celui là seul en est le principe. Il est facile
de reconnaître ici les suites de la confusion,
établie par Descartes, entre la volonté et le dé-
sir ; car l'amour a beau être effectif, il n'en est
pas moins de l'amour, c'est-à-dire un mouve-
ment de l'âme tout à fait involontaire, par con-
séquent sans mérite et sans responsabilité, ce
qui exclut précisément l'idée de la vertu. Geu-
lincx croit échapper à cette difficulté en donnant
pour objet à cet amour, non pas Dieu lui-même,
mais la raison. Quoi que nous fassions, dit-il,
nous obéissons toujours et nécessairement à
Dieu. Nous sommes à la volonté de Dieu comme
le matelot au vaisseau qui l'emporte irrésisti-
blement. L'obéissance envers lui est tellement
nécessaire, que nous n'en concevons pas plus le
défaut que nous ne concevons une montagne
sans vallée et un triangle sans trois angles. Mais
il n'en est pas de même de la raison, à laquelle
trop souvent nous répugnons, ou ne nous sou-
mettons pas. La vertu est donc, à proprement
parler, l'amour effectif de la raison.
De cette définition, qui nous montre quel est
le principe même de la vertu, Geulincx s'efforce
de déduire ses propriétés essentielles, ou ce
qu'on appelle ordinairement les vertus cardina-
les. Les vertus cardinales ne sont pas les mêmes
pour lui que pour Platon et les stoïciens. Il n'y
a que la justice à laquelle il ait conservé son
nom et son rang ; mais la prudence est rempla-
cée par la diligence ou le zèle à écouter avec
attention la raison, à nous détacher des objets
extérieurs, et à nous tourner sur nous-mêmes.
A la tempérance, qu'on retrouve ailleurs relé-
guée parmi les qualités secondaires, et à la force,
cette vertu si chère au stoïcisme, ont été substi-
tuées deux vertus entièrement chrétiennes, l'hu-
milité et l'obéissance. Cependant, pour la der-
nière, la différence est plutôt dans les mots que
dans les choses ; car l'obéissance, pour Geulincx,
ne consiste pas à se faire l'esclave des autres,
mais à agir d'une manière conforme à la raison,
à ne rien faire qui soit contraire à ses lois, et a
conquérir ainsi la vraie liberté. Quant à l'humi-
lité, il n'y a aucune équivoque; c'est bien l'aban-
don et le mépris de soi-même que Geulincx
nous recommande sous ce titre; et cette dispo-
sition de l'âme, sur laquelle il insiste avec un
soin tout particulier, lui paraît être le couron-
nement des autres vertus. Pour que nous soyons
conduits au mépris de nous-mêmes, il nous
suffit de nous connaître {inspectio et despectio
sui) ; ces deux faits sont naturellement liés l'un
à l'autre. En effet, de quelque point de vue que
nous envisagions notre condition sur la terre,
de celui de l'action, de la passion, de la nais-
sance ou de la mort, nous voyons qu'elle est en-
tièrement hors de notre pouvoir, et que nous
ne pouvons nous compter pour rien. D'abord
l'action, comme la conscience nous le dit expres-
sément, est nulle de l'âme au corps. Quand
notre corps se meut, ce n'est pas nous qui le
mouvons, puisque nous ignorons absolument
comment ce mouvement est possible. Nous n'a-
vons donc, à proprement parler, aucune influence
hors de nous et dans le monde; et tout ce qui
s'y fait, c'est un autre qui le fait. Sur ce point,
Geulincx est parfaitement d'accord avec Male-
branche et Spinoza. Mais si déjà nous ne pou-
vons rien dans ce qui nous semble une action,
que sera-ce dans les choses qui ont visiblement
le caractère de la passion, telles que les impres-
sions des objets extérieurs? Là, certes, l'être actif
n'est pas nous. Il faut en dire autant de la nais-
sance et de la mort, dont nous ne sommes en
rien la cause.
Nous ne suivrons pas Geulincx dans les déve-
loppements où il entre au sujet de ces quatre
GEUL
620 —
GILB
vertus; mais nous devons signaler une opinion
qu'il y mêle sans insister, et. qui offre une
analogie évidente avec la vision en Dieu de
Malebranche. En effet, selon Geulincx, nous ne
sommes pas, dans ce monde, acteurs, mais spec-
tateurs, et nous le sommes d'une manière en
quelque sorte merveilleuse : car ce n'est pas le
monde que nous voyons en lui-même ; il est de
sa nature invisible, et c'est Dieu seul qui nous
le manifeste. De plus, nous ne le voyons pas par
une faculté qui nous appartienne : c'est encore
Dieu qui nous le fait voir par une force qu'il a
en propre et qu'il exerce lui-même; en sorte
que, s'il n'était pas présent, d'une part dans notre
esprit, de l'autre dans le monde, rien ne verrait,
et rien ne se verrait, rien ne serait intelligent,
rien ne serait intelligible; il n'y aurait ni sujet
ni objet de la connaissance.
Si, dans son Éthique, Geulincx a pris souvent
les devants sur Malebranche, dans sa Métaphy-
sique il se rapproche davantage de Spinoza. Ce
qu'il nous recommande d'abord, c'est de nous
purger l'esprit du préjugé de l'efficace, en ce qui
regarde les créatures : parce qu'il n'y a véritable-
ment d'efficace qu'en Dieu. C'est Dieu qui fait
en nous la pensée, comme le mouvement dans
les corps; c'est lui pareillement qui agit par le
corps sur l'âme et par l'âme sur le corps; il est
la cause unique et la cause immanente de tout
ce qui existe. Voici d'autres propositions où le
spinozisme est plus manifeste encore : il faut
distinguer les corps particuliers du corps en soi;
ceux-là peuvent être divisés, mais non celui-ci,
qui est universel, qui est un, et le même toujours
et partout. La même distinction s'applique à
l'esprit. Les esprits particuliers peuvent être
malheureux, mais non l'esprit lui-même ; ou
plutôt, il n'y a pas d'esprits particuliers; nous
ne sommes pas réellement des esprits, car alors
nous serions Dieu, mais des modes de l'esprit :
ùtez ces modes, que reste-t-il? Dieu.
Ce n'est pas ici le lieu de faire la critique de
ces doctrines, que nous retrouverons ailleurs
développées avec plus de force, d'originalité et de
profondeur. Nous ferons seulement la remarque
que les éléments les plus essentiels des systèmes
de .Malebranche et de Spinoza, la confusion de la
volonté avec l'amour, la vision en Dieu, l'hypo-
thèse des causes occasionnelles, l'unité absolue
de substance, se trouvent en germe dans les
principaux écrits de Geulincx. Si, pour la gloire
ou du moins pour la célébrité, Geulincx est resté
à une si grande distance des deux philosophes
que ses opinions nous rappellent sans cesse, c'est
qu'il lui a manqué les qualités qui font la gran-
deur. Toutefois ce n'est pus une raison d être
injuste envers lui, et de placer son nom trop
loin de ceux qui ont répandu tant d'éclat sur la
philosophie, cartésienne.
Outre l'Éthique et la Métaphysique, on a de
Geulincx les ouvrages suivants : Salurnalia.
seu Qucestiones quodlibeticœ, in-12, Leyde, 1665;
— Logica fundamentis suis, a quibus hactenus
collupsa fuerat, restituta, in-12, ib., 1662;
Amst., 1691 (c'est la logique de l'école, chargée
de formules biz irres); — Compendium physicum,
ou Physiea oe a, in-12, Franeker, 1688 (abrégé
de la physique di Descartes); — Annotata prœ-
currentia ad Ren. Cartesii principia, in-4,
Dordrecht, 1690 (simple commentaire sur les
méditations de Descartes); — Annotala majora
ad principia philosophiez /.'<•/>. Cartesii, acce-
dunt opuscula philosophiea ejusdem au*
in-'t, ib., 16'J1 (même caractère que l'ouvi
précédent).
On peul consulter : l'Ii. Damiron, /
V Histoire de la philosophie en France au
xvnc siècle, Paris, 1846. 2 vol. in-8; — F. Bouillier,
Histoire de la Philosophie cartésienne Paris,
1854, 2 vol. in-8. Pu. D.
GILBERT, surnommé de la Porrée, Porre-
latins, docteur scolastique, né vers 1070, fit ses
études à Poitiers, sa ville natale, vint ensuite à
Chartres étudier sous Bernard de Chartres; puis
à Laon, où il fréquenta les leçons de maîtres
Raoul et Anselme. « Il puisa dans ces différentes
écoles, dit Othon de Frisingue, non des connais-
sances légères et superficielles, mais un savoir
profond et étendu. La régularité de sa conduite
et la gravité de ses mœurs, ajoute l'historien,
répondirent à ses progrès dans les lettres. Ennemi
des jeux et des vains amusements, il n'appliquait
son esprit qu'à des choses sérieuses et utiles.
Il arriva de là que, non moins imposant par sa
manière de parler que par son maintien, il
mettait dans ses discours, ainsi que dans sa con-
duite, une certaine élévation inaccessible aux
esprits futiles, et à laquelle ceux même qui
étaient cultives ne pouvaient que difficilement
atteindre. » Au sortir de ses études, Gilbert
devint chancelier de l'église de Chartres, fonc-
tions qu'il abandonna bientôt pour venir occuper
à Paris une chaire de dialectique et de théologie.
On sait qu'il professait les opinions des réalistes;
mais aucun débris de son enseignement n'est
parvenu jusqu'à nous, si ce n'est le Livre des
six principes {Liber sex principiorum), opus-
cule de logique commenté par Albert le Grand
et saint Thomas. En 1140, il assista au concile
de Sens, où furent condamnées les erreurs
d'Abailard; et, s'il faut en croire la tradition,
celui-ci, l'ayant aperçu, l'apostropha par ce vers
d'Horace :
Nam tua res agitur, paries quum proximus ardet.
En effet, malgré son réalisme. Gilbert était du
nombre de ces théologiens audacieux qui ne re-
culaient pas devant l'interprétation philosophique
du dogme chrétien, au risque d'altérer la pureté
de la foi. Étant devenu évêque de Poitiers,
en 1142, il céda à peu près à cette pente dan-
gereuse, entreprit de commenter les livres de
Boëce sur la Trinité, et avança des maximes
singulières qui le firent citer devant le concile
de Paris, en 1147. Ses adversaires, parmi lesquels
était saint Bernard, athlète infatigable de l'or-
thodoxie, lui reprochaient d'avoir avancé, entre
autres erreurs, que « la nature divine, qu'on
appelle divinité, n'est point Dieu, mais la forme
par laquelle Dieu est Dieu : de même que l'hu-
manité n'est point l'homme, mais la forme par
laquelle l'homme est l'homme. » Ce paradoxe
était parfaitement conforme à l'esprit du réalisme,
qui consiste à séparer les essences des individus,
et qui, transporte dans la théologie, y entraînait
la distinction de l'Être divin et des perfections
divines, communes aux trois personnes de la
Trinité. Gilbert, dialecticien consommé, se dé-
fendit avec tant d'art, que la décision de l'affaire
l'ut renvoyée à un nouveau concile qui s'assembla
à Reims, en 1 148; mais son habileté échoua cette
fois contre la véhémence de saint Bernard, et,
3 d'assez vives discussions, il dut souscrire
une formule qui le condamnait. Il mourut peu
de temps après, en 1154, laissant une réputation
de savoir et de subtilité qu'il a conservée jusqu'à
nos jours. Le Livre des six principes se lit dans
la plupart des anciennes éditions d'Aristote, à la
suite du traité des Catégories. Le Commentaire
sur les livres de la Trinité de Boëce fait partie
de l'édition des Œuvres de ce dernier, publiée
à Baie en 1570, in-l". On doit à Gilbert quelques
autres ouvrages qui sont restés manuscrits. Con-
sultez Oudin, Comment, de sa iploribus Ecclesiœ,
GIOB
— 621 —
GIOB
in-f°, Leipzig, 1722, t. II, p. 12"6ct suiv. ; — Fabri-
cius, Bibliotheca meditce ei inftmce lalmitalis,
in-4, Pavie, 1754, t. III, p. 58; — Histoire litté-
raire de la France, t. XII, p. 468 et suiv. C. J.
GIOBERTI (Vincente), né à Turin en 1801, est
à la fois un théologien, un homme d'État et un
philosophe. Si naissance ne semblait pas le des-
tiner à une haute fortune : il était pauvre, devint
orphelin de bonne heure et dut sa première
éducation à une mère adoptive. En 1825 il était
reçu docteur en théologie, avec une thèse in-
titulée : de Deo et religione naturali, qui déjà
accuse un certain penchant à l'idéalisme. Il
nourrit cette disposition par de fortes lectures,
que son patriotisme lui faisait choisir surtout
parmi les Italiens, tels que Nicolas de dis a. Mar-
sueFicin, Bruno, Campanella; il appréciait alors
Rosmini que plus tard il devait attaquer dans son
ouvrage : des Erreurs philosophiques d'Antonio
Rosmi?ii, et qui lui répondit par un opuscule :
Vinrent Gioberti et le panthéisme. Mais il n'é-
tait philosophe qu'à ses moments perdus : les
questions religieuses et politiques le passion-
naient, et quoique prêtre, il partageait les désirs
et les douleurs de la génération libérale, dont il
ne devait pas voir le triomphe. En 1833, la har-
diesse de sa parole le fit arrêter, emprisonner,
et finalement condamner à un exil qui dura
pendant quinze ans. Réfugié d'abord à Paris,
puis bientôt à Bruxelles, où il trouva un modeste
emploi de professeur, il publia avec activité une
série d'ouvrages qui pénétrant en Italie y pro-
duisaient une grande émotion, et qui lui va-
lurent beaucoup d'admirateurs et de disciples,
et, comme d'ordinaire, des ennemis acharnés :
il est inutile d'ajouter que ceux-ci avaient le
pouvoir en main : aussi courait-il le risque de
mourir exilé, quand la révolution de 1848, et les
événements qu'elle provoqua en Italie, lui per-
mirent de revenir dans le Piémont. Accueilli
avec transport par toutes les classes de citoyens,
recommandé à la bienveillance d'un pape, alors
libéral, par son orthodoxie bien avérée, et à la
faveur de Charles-Albert, par son patriotisme et
sa haine de l'étranger, il devint une première
fois ministre, et bientôt après président du
conseil. Il rêvait l'alliance de la démocratie et
de l'Église, et l'affranchissement de l'Italie par
une ligue ayant à sa tête le souverain pontife.
On sait quelles furent ses déceptions. Il était déjà
tombé du pouvoir, quand éclata la guerre qui
se termina par le désastre de Novare. Le nouveau
souverain du Piémont le chargea d'une mission
en France; Gioberti s'en démit bientôt, vécut
obscurément à Paris où il mourut en 1852. Il avait
terminé dans ses dernières années un livre qu'il
faut au moins citer, quoiqu'il n'intéresse guère
la philosophie, luRénovation politique de Vltalie,
ouvrage admiré et étudié par tous les Italiens
qui ont pris part aux événements politiques de
notre temps. Voici parmi ses autres écrits ceux
qui lui assurent un rang distingué parmi les
philosophes italiens : Théorie du Surnaturel,
Bruxelles, 1838; — Introduction à V Histoire de
la philosophie. Bruxelles, 1839-1 840 ; — Considé-
rations sur les doctrines religieuses de V. Cou-
sin, Bruxelles, 1840; — du Beau, Bruxelles,
1841; — du Bon, ib., 1842; — de la Philoso-
phie de la révélation, Turin, 1856; — la Pro-
tologie, Turin, 1857. Ces deux derniers écrits
ont été publiés, comme on le voit, après sa mort.
Quelques-uns de ces ouvrages ont été traduits
en français : Gioberti a lui-même écrit en cette
langue une Lettre d'un Italien à un Français
sur les Doctrines de M. de Lamennais, Paris
et Louvain, 1841; il y mêle à des attaques pas-
sionnées contre son adversaire l'exposition de
ses doctrines, et l'on en a beaucoup profité pour
l'analyse qu'on va essayer en se bornant aux
parties originales du système, la théorie de
l'être et celle du surintelligible.
Le point de départ de la philosophie, nous dit
Gioberti, ne doit point être cherche dans la
psychologie, mais dans la métaphysique; la mé-
thode n'en doit pas être l'analyse, mais la syn-
thèse, qui descend des régions les plus élevées
aux régions inférieures. Les psychologues ont
borné la science, et ce qui est pire, ils l'ont
faussée. Prenons donc pour principe de toute
spéculation l'idée la plus universelle, celle qui
se retrouve au fond de toutes nos pensées et
résiste à toutes nos négations, l'idée de l'être,
par delà laquelle nous ne trouvons plus rien.
Mais les philosophes entendent souvent l'être
dans sa simplicité abstraite, comme une matière
également applicable au créateur et aux créatures,
forme vide, incapable de rien produire : ils sont
ainsi inévitablement conduits au panthéisme, le
fléau de la société, l'erreur détestable qui à elle
seule contient toutes les autres. En effet l'idée
de l'être abstrait rapproche dans une unité lo-
gique en réalité, mais substantielle en apparence,
le fini et l'infini, et de l'un et de l'autre elle
forme un tout unique, immobile, d'où toute
activité est proscrite, où rien n'est cause, rien
effet. Gioberti lui-même, il le confesse, s'est
d'abord confié à cette abstraction décevante, et
après l'avoir suivie pendant des années, de con-
séquence en conséquence, il s'est trouvé pan-
théiste, sans le savoir : il dut alors revenir sur
ses pas, et remonter jusqu'à la conception qui
l'avait égaré. Il s'avisa qu'il fallait ajouter à
l'idée d'être quelque autre notion à la fois pri-
mitive et subordonnée à la première : primitive,
puisque sans cela on ne pourrait l'acquérir, la
notion d'être étant d'elle-même impropre à rien
produire; subordonnée, car si elle ne l'était pas,
il y aurait deux principes et on échapperait au
panthéisme pour tomber dans le dualisme. Or
pour obtenir cette seconde notion il suffit de
tirer l'être de son état abstrait, de donner la vie
à ce concept, en y impliquant l'idée d'un effet,
qui ne fait pas partie de sa nature, mais qui
librement produit par son vouloir, se lie avec
lui par 'e rapport de création. Ainsi cette forme
vide de l'être pur se trouve remplie : elle contient
plusieurs éléments : l'être en lui-même, une
existence substantiellement distincte de lui et
contingente, la création de l'une par l'autre,
et la liberté de l'acte créateur. Voila en vérité
bien des choses enveloppées dans l'idée, et on
peut soupçonner que Gioberti les y met parce
qu'il veut les retrouver dans son système, comme
ces alchimistes qui retiraient de leur creuset l'or
qu'ils y avaient furtivement introduit. Non pas
que tout soit faux dans cette théorie, mais
tout y est arbitraire : c'est une construction de
l'être d'après un type préconçu et en vue d'une
conclusion dont on prépare les prémisses. Gio-
berti, sans en convenir, avoue cependant que
son « début est hypothétique », mais il offre de
le vérifier. C'est pure complaisance : car pour
lui il est sûr de ne pas se tromper : « Ma synthèse
étant la seule qui puisse se concilier philosophi-
quement avec le dogme catholique, cela seul
suffirait à mes veux pour la mettre hors de
doute. » L'idée de l'être n'est donc pas si pri-
mitive qu'il veut bien le dire : il y a avant elle
un principe : c'est le dogme catholique, et la
métaphysique n'est que le développement logique
d'une religion.
Considérons pourtant la vérification, si super-
ficielle qu'elle puisse être. Il y a, suivant une
distinction bien connue, une connaissance par
GIOB
622 —
GIOB
intuition, et une autre par réflexion, l'une pri-
mitive, l'autre ultérieure, celle-là féconde, et
celle-ci bornée à donner une forme à des ma-
tériaux qu'elle ne produit pas. Il est donc évident
qu'il faut attribuer à l'intuition tout élément
réfléchi qui ne peut être la transformation d'une
autre connaissance; il faut, en un mot, qu'il y
ait dans l'intuition tout ce qui rend possible le
travail discursif de la réflexion. Or il n'y a ni
réflexion, ni langage, ni science possible, si nous
n'avons a priori « la conna issance de la causation
complète, substantielle et libre de l'existence par
l'être. « De là cette proposition qui traduit la
prise de possession de la vérité fondamen-
tale par l'intelligence spontanée : « l'être crée
l'existence. » C'est une formule idéale, dans le
sens platonique, vérité objective au fond, source
de toute évidence et de toute certitude; qu'on
se garde surtout d'y voir une tautologie ; l'existence
ce n'est pas l'être, c'est ce qui en sort, au sens
vrai du mot latin exsislere. A l'aide de cette
formule, on peut expliquer tous les problèmes de
la philosophie, déterminer les principes de toutes
les sciences, et marquer le lien des unes et des
autres avec la religion. D'abord elle donne un
fondement aux deux grands principes de contra-
diction et de raison suffisante, les deux lois
les plus essentielles de l'esprit et des choses.
L'être se pose lui-même, il est lui et non pas
autre, voilà la forme concrète de l'identité et par
suite du principe de contradiction. De même l'être
pose l'existence, il en est la cause absolue, et
par conséquent la raison suffisante. Ensuite la
même proposition se vérifie dans la perception
du monde extérieur, qui nous apparaît comme
contingent, c'est-à-dire comme produit, absolu-
ment produit, par une cause libre : elle se re-
trouve dans toute démonstration de 1 existence de
Dieu, qui est un axiome pour l'intuition, mais un
problème pour la réflexion; et enfin elle est la
formule du christianisme, enveloppant l'homme
et Dieu et leur médiateur le Christ, avec cette
seconde création du monde de la grâce. Réduite
à sa simple expression, et dégagée de toute ap-
plication au dogme, cette thèse est très-soute-
nable : que nous connaissions directement Dieu
comme cause première et dans ses rapports avec
ses effets, ce n'est pas une doctrine rouvelle.
Gioberti lui ôte toute sa force en l'isolant de
toute observation psychologique; il n'y ajoute
rien en l'exprimant en termes étranges et en
l'entourant d'amplifications.
Mais voici la vraie découverte de Gioberti : il
a trouvé dans l'esprit humain un élément qui
jusqu'ici n'a été signalé par personne, et que la
psychologie, à laquelle il veut bien recourir pour
cette fois, peut, dit-il, constater par l'observation.
On ne doit pas se flatter de décrire avec grande
clarté le pouvoir qui a échappé à tant d'investi-
gateurs; Gioberti le caractérise avec quelque em-
barras : c'est un élément supra rationnel ; il ne
peut être pensé par lui-même, mais il est aperçu
par l'esprit à l'aide d'un symbole intellectuel;
il est subjectif de sa nature, mais l'esprit l'ob-
jective en le plaçant dans l'idée par une opéra-
tion légitime; c'est le vrai noumène; c'est
le Bivrintelligible. Sous ces formules que l'on
transcrit fidèlement, on entrevoil déni affirma-
uelque chose d'intelli-
gible, une pari i .in ; et en
nous il y a un pouvoir de dépasser la raison et
métrer jusqu'à cette profondeur Inaccessible.
Ce mot pénétrer implique i>i une contradiction
choquante; mais il est difficile à remplacer: il
ut pas mieux dire que nous avons la Faculté
de connaître Vineognoscible, de comprendre l'in-
compréhensible; et Gioberti n'a certainement
pas admis cette logomachie. A quoi donc se
réduit cette surintelligence dont il nous gratifie?
L'idée se présente à nous avec un côuj clair et
un côté obscur; l'un constitue pour nous l'évi-
dence, et l'autre le mystère; le premier est
positif et l'autre négatif. « Nous concevons d'une
manière négative le côté obscur, dont la néga-
tion est toute subjective, par la notion abstraite
et générique de l'être que nous empruntons au
côté clair de l'idée. » Si ce jargon a un sens, il
veut dire que nous avons la faculté de compren-
dre que nous ne comprenons pas tout ; ce pou-
voir n'est pas au-dessus de la raison, il y est
aussi inhérent que celui de savoir qu'elle com-
prend, et n'en est qu'une autre forme. Mais
Gioberti n'aborde la philosophie que pour y
trouver des preuves du catholicisme : une faculté
du surnaturel, bornée à une connaissance né-
gative, un sens du mystère inné à l'esprit, rend
la révélation concevable et même nécessaire.
La révélation achève ce que la nature avait
commencé : en proposant ses mystères, elle
n'impose pas à l'esprit la nécessité de se con-
tredire ; elle lui donne le moyen de goûter une
première satisfaction, prélude des contemplations
de la vie bienheureuse. Ainsi, dit-il, se trouvent
conciliées la raison et la révélation, la grâce et
la nature. Ainsi, disons nous, on essaye de cor-
rompre la philosophie, à l'aide d'une sophistique
dont il n'y a peut-être pas d'exemple, et de ce
qu'il y a des choses que nous ne connaissons pas,
on conclut que nous avons une faculté de ne pas
les connaître, une faculté d'ignorance, ou peut-
être même une faculté de déraison.
Nous ne pousserons pas plus loin cette analyse.
M. Cousin, raconte-t-on, a dit un jour : « M. Gio-
berti n'est pas un philosophe. » Ce jugement,
quoi qu'on en puisse dire, ne manque ni de
clairvoyance ni de justice. Gioberti est un tribun
religieux comme Savonarole : il n'a qu'un but,
la grandeur du catholicisme et celle de la patrie
dont la rénovation est attachée à celle de l'Église;
un seul espoir, s'emparer de l'esprit d'un pape
et gouverner sous son nom. Entre les divers
moyens d'accomplir ses projets, dont il serait
injuste de contester la noblesse, la philosophie
lui paraît le plus efficace : il l'aborde non pas
avec le respect du vrai penseur qui lui demande
ses croyances, mais avec des convictions toutes
faites, et la résolution de la plier violemment à
ses volontés. Une doctrine conçue dans de telles
conditions n'est plus qu'un expédient de polémi-
que ou une machine de guerre : comment la
tiendrait-on pour sérieuse, quand on ignore si
l'auteur lui-même l'a prise au sérieux? Non-
seulement Gioberti subordonne la philosophie à
la politique, à la religion, mais encore il la
sacrifie au patriotisme : il est dédaigneux, sinon
violent, envers tous les grands hommes qui n'ont
pas illustré l'Italie, et qui ne peuvent contribuer
a la régénérer : on dirait qu'il a la nain
noms les plus glorieux, de celui de Des artes
par-dessus tout. La philosophie ne doit rien à
ce critique passionné, à cet écrivain irascible, à
ce prétendu philosophe qui incorpore la science,
à la religion, et invente la faculté de l'incom-
préhensible. Il est vrai que sa seconde doctrine,
celle de la Protologie, tout en conservant i
rieurement le même appareil que la prem
en diffère sensiblement : cet ennemi acharné du
panthéisme, qui a écrit contre Lamennais une
lettre odieuse, ou il incrimine ses intentions,
diffame son caractère, et surtout l'accuse de
conspirer avec les spinozistes et les hégéliens,
finit pu- professer un panthéisme à peine dis-
: .min e, ci par naturaliser Hegel en Italie.
théologien dogmatique, qui ne reconnaît nulle
GIOJ
— 623 —
GIOJ
vérité en dehors de la tradition catholique, pa-
tronne un système où toute vérité religieuse se
trouve compromise.
On peut donc souscrire à ce jugement de
M. Franck : « Ce qu'on appelle son système ou
ses deux systèmes, ne se compose que d'emprunts
ou d'affirmations arbitraires, le plus souvent
contradictoires, et de formules absolument inin-
telligibles.... Il est de la race des Savonarole et
des Giordano Bruno, qui mêlent la sincérité au
plus hardi charlatanisme. » Sa vraie grandeur
est dans son ardent patriotisme ; son vrai génie
est celui de l'homme politique; et ce génie expli-
que et justifie les hommages et l'admiration de
ses compatriotes.
On peut consulter : Louis Ferri, Essai sur
l'histoire de la philosophie en Italie au xixe siècle,
Paris, 1869, t. I, p. 387 ; t. II? p. 140; — Mariano,
la Philosophie contemporaine en Italie, Paris,
1866; — Ad. Franck, la Philosophie italienne,
Journal des Savants, 1872. E. C.
GIOJA (Melchior) naquit à Plaisance en 1767,
et y termina sa vie en 1828. Après avoir appris
le latin et les humanités, il fut placé, à l'âge
de dix-sept ans, au célèbre collège de Saint-Lt-
zare, dans sa ville natale. Il y étudia la théo-
logie et la philosophie avec beaucoup de succès.
Il eut pour maître de cette dernière science An-
toine Comi, homme d'une grande douceur, ami
de la jeunesse, porté vers de sages réformes
dans les sciences philosophiques. C'est sous ce
maître habile qu'il contracta le goût de la mé-
thode expérimentale et du raisonnement. Il ne
tarda pas à négliger la théologie, qui devait
cependant faire alors son occupation presque
exclusive, pour s'adonner à la philosophie, aux
mathématiques, et surtout à la science de
l'homme et de la nature. Quoiqu'il eût fait de
bonnes études, à peine les vit-il terminées qu'il
éprouva, comme Descartes, le besoin de les
recommencer et de les compléter à sa manière.
Il mena pendant trois ans une vie retirée, austère
et laborieuse, passant dans l'étude la plus grande
partie de ses nuits.
Ses premières publications lui valurent une
place d'historiographe, qu'il abandonna plus tard
pour celle de directeur des travaux statistiques
de l'Italie, pour lesquels il avait beaucoup de
goût, et dont il s'était occupé avec le plus grand
succès. Cette place ayant été supprimée en 1809,
Gioja se mit à coordonner les nombreux maté-
riaux qu'il avait recueillis sur l'économie poli-
tique et les sciences morales en général. Le
baron Pierre Custodi venait de donner une grande
impulsion à ce genre de recherches par son Re-
cueil des économistes classiques de l'Italie. Après
six ans de méditation -et de travail soutenu,
Gioja fit paraître, en 1815, le premier volume
d'un grand ouvrage sur les sciences économiques,
ouvrage qui devait non-seulement résumer l'état
de la science à cette époque, mais encore y
ajouter considérablement, sous le double rap-
port des faits et de la théorie. Cependant ce ne
fut pas là son dernier mot sur cette branche des
connaissances humaines; il sentait la nécessité
d'arriver à quelque chose de plus général et de
plus scientifique. Sa Philosopjhie de la statis-
tique, dont la première édition parut en 1826,
fut destinée à rendre cet important service.
Gioja revint aussi à l'étude de la philosophie
proprement dite, qu'il avait beaucoup aimée
dans sa jeunesse; mais, après ce que nous ve-
nons de dire, on ne sera pas surpris que cette
science ait pris sous sa plume un caractère pra-
tique. L'ouvrage de philosophie politique le plus
remarquable qu'il ait laissé est un traité du
Mérite et des récompenses. Il y montre beau-
coup d'invention, d'érudition et de finesse. Ce
sujet, déjà traite par Diderot et par Bentham,
n'avait été qu'effleuré par Dragonetti. Gioja est
donc le premier, en Italie, qui l'ait envisa^o
d'une manière sérieuse, profonde, et qui, pour
me servir de l'expression de son biographe ita-
lien, ait élevé un édifice majestueux sur des fon-
dements à peine jetés. Il y pose les bases et y
trace les règles d'un code qu'il serait heureux
de voir remplacer celui des délits et des peines.
Voici les grandes divisions de cet important
ouvrage.
I. Du mérite : 1° du mérite considéré dans les
forces productrices, c'est-à-dire dans les forces
physiques, morales et intellectuelles; 2° Du mé-
rite considéré dans l'effet produit; règles géné-
rales pour calculer le bien et le mal ; considé-
rations spéciales sur le mérite intellectuel ; 3° Du
mérite considéré dans le motif qui fait agir;
4° Caractères du mérite ; 5° Mérite apparent ou
faux mérite : ses diverses espèces; 6° Jugements
du mérite ; opinions des écrivains sur le discer-
nement, la volonté et le pouvoir du peuple dans
le choix des fonctionnaires ; résultats historiques
sur le même sujet, moyens employés par les
législateurs pour développer les facultés dans le
peuple; jugement du prince, des tribunaux, du
sort.
II. Des récompenses : 1" Espèces et caractères
des récompenses ; nécessité, utilité, et classi-
fication des récompenses. Première classe de
récompenses : biens matériels. Deuxième classe
de récompenses : biens civils, honorifiques, reli-
gieux. Troisième classe : exemptions de certains
maux; 2° Qualité des récompenses : certitude,
efficacité, publicité, personnalité, transmissi-
bilité, etc. ; 3° Questions diverses sur les récom-
penses.
Gioja avait remarqué combien la connaissance
des hommes et du monde est difficile et déli-
cate ; combien elle est importante, et combien
peu cependant on s'occupe de l'inculquer à la
jeunesse. Il voulut donc en donner des leçons
sous la forme la plus gracieuse, la plus aimable
et la plus instructive en même temps, dans son
Nouveau Galateo, ouvrage qui a eu cinq ou six
éditions en Italie. C'est un vrai traité de la pru-
dence dans les relations sociales. L'Idéologie du
même auteur est pleine de faits, surtout en ce
qui concerne les rapports du physique et du
moral : c'est, par conséquent, un des traités les
plus instructifs de ce genre. Dans ses Éléments
de philosophie, Gioja a voulu exposer les règles
de la logique et de la morale, en donnant en
même temps les principes de la science écono-
mique. Aussi avait-il d'abord intitulé cet ouvrage :
Logique statistique. Il a publié, d'après le même
plan, un autre livre destiné à enseigner la mé-
thode par des exemples nombreux et très-in-
structifs par eux-mêmes, choisis, la plupart, dans
l'histoire naturelle : ce sont les Exercices lo-
giques sur les erreurs des idéologues et des zoo-
logistes, ou VArt de tirer profit des livres mal
faits. Disciple de Bentham, Gioja partage dans
tous ses écrits les mérites et les défauts de son
maître.
Voici la liste des écrits de Gioja qui intéressent
le plus la philosophie : Le Nouveau Galateo,
2 vol. in-12, Milan, 1802, 1820, 1822, 1827 ; —
Logique statistique, in-8, ib.; 1803 ; — Eléments
de philosophie à l'usage des écoles, 2 vol. in-8,
ib., 1818; — Idéologie, 2 vol. in-8, ib., 1822; —
Exercice logique, etc., in-8, ib., 1823. On trouve
une liste complète des ouvrages de Gioja à la
fin de sa biographie, mise en tête de la seconde
édition de sa Philosophie de la statistique, Mi-
lan, 1829. J. T.
GLAN
— 624 —
eus
GLANVILL ou GLANWILE (Joseph), pasteur
anglican, né à Plymouth en 1636, mort à Bath
en 1680, est le premier qui, en Angleterre, ait
donné au scepticisme une forme systématique,
et doit être regardé à certains égards comme le
1 rédéeesseur de Hume. Cependant il ne cherche
] as, comme ce dernier, à convaincre la raison
humaine d'une impuissance absolue ; il veut
seulement qu'elle se fasse une idée plus juste,
c'est-à-dire plus modeste, de ses forces; qu'elle
poursuive la vérité sans espérer la connaître
tout entière, et surtout qu'elle ne la croie point
déjà trouvée, qu'elle ne s'attende pas à la ren-
contrer dans un des systèmes qui se partagent
l'empire des écoles. Il désire, en un mot, éviter
également les deux excès contraires : le scep-
ticisme et le dogmatisme; une philosophie or-
gueilleuse qui croit tout savoir et un doute
désespéré, qui est la négation même de la science.
Pour arriver à son but, il montre à la fois la
vanité des systèmes qui ont obtenu jusqu'à lui
le plus d'autorité sur les esprits, et la faiblesse
de la raison par rapport aux principaux objets
de la connaissance humaine. Les systèmes qu'il
passe ainsi en revue et qu'il soumet à une cri-
tique souvent profonde sont ceux d'Aristote, de
Descartes et de Hobbes ; mais c'est à ce dernier
que s'adressent ses objections les plus fréquentes
et les plus justes. Au nombre des arguments par
lesquels Glanvill s'efforce de nous convaincre de
la faiblesse irrémédiable de nos facultés se
trouve le dogme du péché originel : singulier
argument pour un philosophe qui fait du doute
la condition de la sagesse ! Les autres sont em-
pruntés, pour la plupart, de Charron et de Mon-
taigne, dont le philosophe anglais avait certai-
nement lu les œuvres. Mais il y en a un aussi qui
lui appartient en propre et que Hume a déve-
loppé plus tard avec un immense succès : c'est
la manière dont il explique le rapport de cau-
salité. Dans l'opinion de Glanvill, ainsi que dans
celle de Hume, nous ne connaissons aucune
cause en elle-même et d'une manière immédiate
ou intuitive ; nous ne connaissons les causes
que par leurs effets. De ce que l'expérience nous
montre deux objets dont l'un est sans cesse ac-
compagné de l'autre, nous en concluons que
celui-ci est l'effet, et celui-là la cause; mais cette
conclusion n'est pas légitime, car un simple
rapport de connaissance ne doit pas être con-
verti en un rapport de causalité (>>cepsis scien-
tiftca,cdït. de 1665, p. 142). De plus, tous les
phénomènes dont la nature nous offre le spec-
tacle sont si étroitement unis entre eux, qu'il
est très-difficile d'assigner à aucun d'eux une
cause déterminée ; et comme les causes aussi,
d'après l'idée même que nous avons de la cau-
salité, dépendent nécessairement les unes des
autres et forment entre elles une chaîne non
interrompue, il nous est impossible d'en con-
naître une sans les connaître en même temps
toutes; ce qui n'a pas été accordé à notre faible
intelligence. Avec une pareille théorie, c'en esl
fait évidemment du dogmatisme, car l'idée
même de l'être se trouve anéantie avec l'idée de
cause; unis comment alors, ainsi que Glanvill
le prétendait, ne pas prendre au sérieux Le scep-
et le considérer seulement comme le
rem&de de l'erreur, comme la liberté de l'intel-
ligence, comme un moyen de haines
de l'opinion? Glanvill, heureusement pour lui,
n'était pas un esprit conséquent. Le
homme qui ne voulait rien affirmer sur la foi
de l'autorité et de l'h ibitude, el qui attaqu til la
ta bumaine jusque dans ses fondements,
il aux reven ints e1 aux sorciers, il a écril
des Considérations philosophiques touchant
l'existence des sorciers el de la sorcellerie (in-4,
Londres, 1666), où il ne se montre pas au-dessus
des plus grossières superstitions de la populace;
et, à voir la gravité qui règne dans cetle bizarre
composition, il est dilficile de supposer avec
M. Degérando [Biographie universelle, art. Glan-
vill) que l'auteur a voulu seulement se railler de
la crédulité de ses contemporains. D'ailleurs il
revient sur le même sujet, et avec un ton non
moins convaincu, dans un autre écrit qui a pour
titre Sadducismus triumpnans (in-8, Londres,
1681 et 1682).
Les deux principaux ouvrages de Glanvill, ceux
qui ont fait sa réputation et qui lui ont attiré les
plus vives attaques, soit de la part des théolo-
giens, soit de la part des philosophes de son
temps, sont les suivants, tous deux écrits en
anglais : La vanité du dogmatisme, ou de la
confiance dans nos opinions, rendue manifeste
dans un traité sur les bornes étroites et l'incer-
titude de nos connaissances el de leurs prin-
cipes, avec des réflexions sur le péripatélisme et
une apologie de la philosophie, in-8. Londres,
1661 ; — Scepsis scicntifîca, ou VIgnorance
avouée, le chemin de la science: essai sur la
vanité du dogmatisme et de la confiance dans
nos opinions, suivi d'une réponse à Thomas Al-
bius, in-4, Londres, 1665. Dans un autre écrit,
qui a pour titre Plus idtra, ou Progrès et avan-
cement de la science depuis Arislole (in-12,
Londres, 1658), Glanvill défend la science mo-
derne contre un ecclésiastique de son temps,
qui avait prétendu qu'Aristote réunissait à lui
seul plus de connaissances que la Société royale
de Londres et que le xvir siècle tout entier.
Enfin Glanvill a encore laissé d'autres écrits,
parmi lesquels deux seulement méritent d'être
cités ici : Philosophia pia, ou Discours sur le
caractère religieux et la tendance de la philo-
sophie expérimentale, in-8, Londres, 1671 ; —
Essais sur différents sujets dephilosophie et de
religion, in-4, ib., 1676.
GLISSON (François), médecin philosophe, né
en 1597 dans le comté de Dorset, en Angleterre,
occupa pendant quarante ans la chaire de méde-
cine de l'université de Cambridge. Il fut aussi
agrégé et ensuite président du collège des mé-
decins de Londres. Enfin il mourut dans cette
dernière ville, en 1677, après avoir été un des
plus anciens membres de cette réunion de sa-
vants, qui devint plus tard la Société royale.
Glisson a beaucoup écrit; mais un seul de ses
ouvrages a appelé sur lui l'attention des philo-
sophes; c'est celui qui a pour titre: Traclatus
de natura subslantiœ energelica, seu Vita na-
turce ejusque tribus primis facultaiibus, per-
ceptiva, appetitiva, motiva (in-4, Londres,
1672). C'est là qu'on trouve exposée, dans un
langage malheureusement inabordable et tout
hérissé de formules scolastiques, une théorie de
la substance assez semblable à celle de Leibniz,
et qui probablement n'est pas restée inconnue à
l'auteur de la Monadologie. D'après Glisson, la
substance n'est pas une simple abstraction de
l'esprit ou un attribut général qui se rapporte
simultanément à plusieurs objets; elle a, au
contraire, une existence et une vertu qui lui
sont propres, qui lui appartiennent de la ma-
nière la plus absolue. Tout ce qu'elle est, c'est-à-
dire tous ses attributs et toutes ses modifica-
tions, elle les tire de son propre fonds (suhsian-
tia fundarnentalis), parce qu'elle a la vertu
d'agir sur elle-même 1 1 de se développer par sa
propre énergie [natura energelica). Ces deux
caractères, que l'analyse est forcée de distin-
guer, mais qui, dans la réalité, sont parfaite-
identiques, constituent l'essence invaria-
GLIS
— 625 —
GNOM
ble de toute substance; ce qui signifie qu'être
c'est agir, que tout mode de l'existence est un
mode de l'activité, et que toute substance est
une force. C'est en cela même, ou dans la vertu
qu'a chaque substance de tirer de son propre
tonds ces diverses manières d'exister, que Glis-
son fait consister la vie. Qu'est-ce, en effet, que
la vie, sinon le développement spontané de toutes
les propriétés et de toutes les facultés d'un être?
et qu'est-ce que ces propriétés, ces facultés sont
à leur tour, sinon des modes divers de l'activité
essentielle de la substance ? C'est un principe
sur lequel Glisson insiste particulièrement, et
qui joue aussi, comme l'on sait, un grand rôle
dans le système de Leibniz, qu'une substance ne
reçoit rien du dehors ; qu'il ne peut y avoir au-
cune communication directe, aucun point de
contact entre une substance et une autre. Sub-
stantiel exclusive est negatio fœderationis cum
quavis nalura aut supposito extraneo (ch. v).
C'est sur ce principe de ['incommunicabilité des
substances que Glisson se fonde pour admettre
la distinction de l'àme et du corps. Il rejette la
preuve cartésienne, tirée de l'inertie et de la di-
visibilité de la matière ; car la matière même,
mais la matière considérée dans son essence, la
matière première, ainsi qu'il l'appelle d'après
les anciens, est pour lui un principe actif et vi-
vant, une force comme l'esprit, quoique d'une
nature bien inférieure à celle de l'esprit. Il la
regarde comme la cause de toutes les formes
qui affectent nos sens, et que nous réunissons
dans notre esprit sous le nom de corps. Les
corps, et, par conséquent, leurs propriétés les
plus essentielles, ne sont donc que des manifes-
tations fugitives et sensibles d'une force qui
échappe à nos sens et qui demeure toujours la
même au milieu de ces changements.
Il est curieux de voir comment, avec cette
théorie de la substance, Glisson nous rend compte
des facultés de l'esprit et des propriétés de la
matière. Ce n'est point par ces facultés et ces
propriétés qu'il remonte jusqu'au principe ma-
tériel ou spirituel; mais, au contraire, il les fait
dériver par voie de déduction de la substance à
laquelle elles appartiennent. Ainsi, puisque toute
substance est une nature énergique, c'est-à-dire
une force, elle a d'abord la faculté d'agir. Mais
elle agit de deux manières : d'une manière po-
sitive, en se concentrant sur elle-même, et d'une
manière négative, en repoussant loin d'elle toute
action d'une force étrangère. De là deux pre-
mières facultés: la faculté appétitive et la puis-
sance motrice. L'une et l'autre supposent la fa-
culté perceptive ou plutôt la perception elle-
même, qui n'est que l'union de la substance avec
sa propre forme ; car la concevoir sans forme
est tout à fait impossible. La forme représentée
par la perception, c'est l'universel; la substance
elle-même, considérée dans son existence pro-
pre et dans son activité, c'est le particulier.
L'universel et le particulier- ou l'essenje et
l'existence ne sont pas deux choses différentes et
même opposées, comme on l'a cru ; elles se réu-
nissent et se confondent dans la nature des
êtres. Il n'y a point de forme ou d'idée univer-
selle qui ne se manifeste dans une substance,
c'est-à-dire dans un être déterminé; il n'y a
point d'être semblable, qui ne renferme en lui
la forme générale de son existence. C'est pour
cela que la matière aussi, du point de vue où
nous l'avons considérée plus haut, est douée en
un certain sens de la faculté perceptive ; car il
n'y a point de matière sans forme. Quant aux
deux autres facultés, elles reçoivent ici les
noms de pesanteur et de divisibilité. C'est, en
effet, à ces deux propriétés que Glisson veut
DÎCT. PHILOS.
ramener toutes les qualités essentielles de la
matière.
Tout le système de Leibniz se trouve ici en
germe : les substances sont considérées comme
des forces; ces forces se suffisent à elles-mêmes,
et tirant de leur propre fonds toutes leurs modi-
fications, sont de véritables monades ; ces mo-
nades n'ont aucune action les unes sur les au-
tres; la divisibilité et l'étendue ne sont que des
phénomènes^ enfin, il ne faut point séparer les
idées des realités ; il faut tâcher de concilier
Platon avec Aristote. Mais, en admettant comme
certain que Leibniz eût connu le traité de Glis-
son, combien de génie il lui eût fallu encore
pour tirer de cette œuvre informe la Théodicée
et les nouveaux Essais sur l'entendement hu-
main !
GNOMIQUE (Philosophie). Le mot gnomiqueJ
consacré chez les historiens de la littérature
grecque pour désigner une forme particulière
de la philosophie, la forme sentencieuse, ne se
trouve en ce sens chez aucun auteur de l'antiquité.
La philosophie gnomique est la plus ancienne
forme de la philosophie chez les Grecs. De brefs
aphorismes, des proverbes pleins de sens, des
préceptes sur la conduite de la vie, des con-
seils (Û7i&6f;xai) sont en effet l'expression élé-
mentaire et primitive de cette science qui s'ap-
pela plus tard la morale. Comme l'observation
du caractère des hommes et la sagesse pratique
se développent, chez un peuple, dès ses premiers
progrès dans la civilisation, on ne s'étonnera
pas de rencontrer déjà dans Homère l'usage
assez fréquent de ces sentences philosophiques.
Mais ce n'est qu'à un second âge de la poésie
grecque, dans Hésiode, que les sentences devien-
nent à elles seules la matière de poëmes dis-
tincts ; les Œuvres et les Jours sont le plus an-
cien exemple d'un poëme didactique. Dans l'ou-
vrage même d'Hésiode se trouvent encore réunis
deux éléments de nature fort différente : les rè-
gles relatives à la vie matérielle, et les conseils
moraux. Ces derniers à leur tour formeront plus
tard le poëme à proprement dire gnomique, il-
lustré par Solon, Phocylide et Théognis. Avec
quelques autres écrivains moins célèbres, ces
trois poètes représentent pour nous une école
qui s'étend depuis le vne siècle jusqu'au com-
mencement du Ve avant notre ère, et à laquelle
il faut rattacher, quoiqu'ils n'aient pas tous été
des écrivains, les sept Sages de la 'Grèce, dont
les sentences mor..les et politiques nous ont été
conservées par une ancienne tradition.
Renfermée dans les limites que nous venons
de tracer, la philosophie sentencieuse embrasse
encore un domaine assez large. Elle touche à
plusieurs autres genres, à l'hymne religieux, à
la politique, à la haute physique, à la satire.
Ainsi il y a dans Solon une invocation aux Mu-
ses; dans Théognis une prière à Jupiter, une à
Phœbus, une à Castor et Pollux, prières ordi-
nairement terminées p.ir des pensées morales,
mais dont quelques vers rappellent encore cet
élan de poésie religieuse qui distingue les hym-
nes homériques. Les dieux d'ailleurs n'y sont pas
toujours invoqués avec confiance ; c'est quelque-
fois le doute, ou même un sentiment voisin du
désespoir qui a inspiré ces naïves invocations;
quelquefois aussi le scepticisme des gnomiques
s'exprime moins directement par une explication
toute rationnelle des phénomènes de la nature et
des événements du monde. On voit que les
grands poèmes cosmogoniques de Parménide et
de Xénophane vont bientôt inaugurer en Grèce
cette philosophie qui, sans nier ouvertement les
dieux païens, n'usait guère de leurs noms que
pour en faire les symboles des forces de la nature.
40
GNOM
— 626 —
GNOM
Tout se débrouille et s'organise, en quelque
sorte, dans ce siècle de science et d'activité cu-
rieuse ; naguère confondues dans l'unité épique,
les connaissances humaines n'ont pas encore de
limites Lien définies; la division des genres
commence pourtant à devenir sensible, et l'on
devine que dans deux siècles Platon et Aristote
la pourront analyser dans leurs savantes théo-
ries des œuvres de l'esprit.
D'un autre côté, la poésie gnomique se ratta-
che bien souvent à la politique. De leurs pré-
ceptes généraux sur les conditions du bonheur
public, Solon et Théognis, hommes d'État, mêlés
aux événements publics de leur patrie, passent
bien vite à leurs souvenirs personnels; et ce que,
par habitude, nous appelons toujours leurs sen-
tences, ressemble souvent à des fragments de
■mémoires en vers. Voilà comment Plutarque a
pu puiser dans les vers mêmes de Solon une
partie, et probablement la plus authentique de
sa biographie du législateur athénien. Théognis
nous l'ait assister aux révolutions de Mégare,
lorsqu'il énonce, avant Platon, en quelques traits
énergiques, la loi fatale qui fait passer les peu-
ples de l'extrême licence au joug d'un tyran :
« Cette ville est grosse, et je tremble qu'elle n'en-
fante quelque redresseur de nos folles pas-
sions, » etc. (vers 699 et suiv., édit. Welcker) ;
ou lorsqu'il insiste à plusieurs reprises sur les
avantages de la modération, du juste-milieu
(vers 675, 681, 690).
Ces digressions personnelles nous ont conservé
encore a'autres sentiments, d'autres souvenirs
particuliers au poëte. Ainsi, Théognis et Solon dé-
crivent les joies de la jeunesse avec une complai-
sance qui n'est pas sans quelque regret de leurs
plaisirs perdus. Mais ici il faut bien distinguer
entre la lettre et le sens de leurs vers. Des descrip-
tions gracieuses de l'amour et des festins, l'éloge
du vin, de la bonne chère et de la richesse, n'ex-
priment pas toujours la pensée personnelle du
poëte ; celui-ci n'est que l'interprète des pas-
sions ou des préjugés contemporains. 11 n'ap-
prouve pas tout ce qu'il décrit ou raconte; sa
poésie alors touche de très-près à la satire, seu-
lement, comme elle s'abstient toujours de per-
sonnalités injurieuses, on ne peut la confondre
avec le genre ïambique, que perfectionnaient, à
la même époque, Archiloque et Hipponax. Ainsi,
quelques vers de Phocylide, où le sexe féminin
est divisé en quatre familles, et ramené, avec
fort peu de respect, à quatre origines, le chien,
l'abeille, le porc et le cheval, font penser au
petit poëme ïambique de Simonide d'Amorgos
sur le même sujet, qui forme comme une tran-
sition entre le genre gnomique et la satire per-
sonnelle d'Àrchiloque. Le premier fragment de
Phocylide offre, en cTêux vers, une épigramme
ingénieuse et mordante : « Les' Lériens sont des
méchants, non celui-ci ou celui-là, mais tous,
excepté Proclès; encore Proclès est Lérien. » Au
reste, ces traits de malice sont fort rares, et se
détachent sur le fond d'une morale ordinaire-
ment inoflfensive à l'égard des personnes.
C'est cî' ne entre l'hymne religieux, la cosmo-
" dogmatique, la politique et la satire qu'il
laut chercher le genre gnomique proprement
dit. Aucun monument ne nous le présente au-
jourd'hui dans son ensemble et dans sa pureté.
Les ouvrages d'Evénus et de Phocylide sont pres-
que entièrement perdus; il ne reste de Solon
que deux ou tiois cents vers; le recueil plus
considérable de Théognis offre des traces nom-
breuses d'interpolation et de rei i ; les
doctrines des sept Sages ne sont nulle parte
avec fidélité, pai : us l'ouvrage où
irque réunit ces graves personnages à un
banquet donné par Périandre. Les fables ésopi-
ques, qui représentent aussi cette sagesse des
vieux âges, sous une forme populaire et presque
enfantine, n'ont pas reçu davantage cette rédac-
tion précise qui seule consacre une œuvre et un
auteur aux yeux de la postérité. Peut-être, d'ail-
leurs, cette philosophie n'eut jamais, dans l'an-
tiquité, la précision que l'esprit moderne lui
demande pour la définir. Le recueil de précep-
tes adressé par Isocrate à Démonique n'a déjà
plus le caractère gnomique : c'est presque un
traité des devoirs. Cependant on peut encore
aujourd'hui marquer, par quelques traits, l'esprit
général et les tendances de la morale conte-
nue dans les fragments que nous venons d'énu-
mérer.
D'abord la philosophie gnomique raisonne peu
et raisonne brièvement; elle s'exprime d'ordi-
naire en couplets de deux ou trois distiques élé-
giaques, quelquefois même de moindre étendue,
adressés à un ami du philosophe; elle se donne
comme une tradition des ancêtres (Théognis,
v. 59-60), et ne se pique pas d'accorder tou-
jours ses axiomes entre eux avec une parfaite
rigueur. Solon, Théognis, Événus se rencontrent
souvent : d'où il résulte que les anciens eux-
mêmes les ont souvent cités l'un pour l'autre ;
mais parfois aussi ils se contredisent. Solon ac-
cepte la loi qui fait retomber la punition d'une
faute sur les fils et les descendants du coupable.
Théognis, au contraire, s'en plaint avec amer-
tume, et il accuse l'injustice de Jupiter. Sur
plus d'un autre point, il varie lui-même dans
ses opinions, sans doute selon les accidents
sous l'impression desquels il rédigeait chacune
de ses sentences, plaçant ici au-dessus de toutes
choses l'intelligence et la volonté des dieux,
proclamant ailleurs que les dieux ont donné à
l'homme une raison souveraine qui embrasse le
monde entier. Bien plus, il existe, sous le nom
de Théognis, des parodies où quelques-unes
de ses propres maximes sont retournées en
un sens tout contraire, sinon par le poëte lui-
même, au moins par quelque moraliste de son
école. Du reste, sur le détail des choses de la
vie, son expérience est profonde ; ses observa-
tions, finement ironiques, sont souvent d'une éter-
nelle vérité, et nous surprennent aujourd'hui par
de curieux rapprochements avec les maximes et
les usages de notre société moderne : « Cyrnus,
nous cherchons des béliers, des ânes, des che-
vaux de bonne race pour les faire reproduire,
et l'honnête homme ne craint pas d'épouser la
fille méchante d'un méchant père, si elle lui
apporte beaucoup d'argent; une femme ne re-
fuse pas d'être l'épouse d'un méchant, s'il est ri-
che ; elle lui demande l'argent, non la vertu.
L'argent a toute notre estime ; du méchant au
bon, du bon au méchant, l'argent conclut les al-
liances » (vers 1 et suiv.). — « Épargner est bonne
chose; car personne ne pleure le mort qui ne
laisse pas d'argent » (vers 241). — « Beaucoup
ont la richesse, non le savoir : d'autres cherchent
le beau, sous le poids d'une dure pauvreté : tous
incapables d'agir, ceux-ci faute de biens, ceux-là
faute de bon sens » (vers 493). — « 0 Plutus
(dieu de la richesse) ! le plus beau et le plus ai-
mable des dieux, par toi, de fripon que j'étais,
je deviens honnête nomme » (vers 525). — « Pour
le pauvre, cher Cyrnus, il vaut mieux mourir
que vivre gémissant sous le joug de la dure pau-
vreté» (vers 539). — « On n'a jamais vu, on ne
verra jamais descendre chez Hadès un homme
qui ait plu à tout le monde, car celui qui règne
sur les mortels et les immortels, Jupiter, le (ils
de Chronos, ne réussit pas à plaire à tous les
mortels » (vers 215). Solon dit de même, parlant
GNOM
— 627 —
GNOM
plus spécialement de la vie politique : « Dans
les grandes affaires, il est difficile de plaire à
tout le monde. »
Cette poésie de courte haleine, si l'on peut
dire ainsi, et par là bien appropriée à la mu-
sique simple et grave qui en faisait l'accompa-
gnement ordinaire (voy. Théognis, vers 247), a
pourtant çà et là des inspirations plus larges,
qui donnent au vers élégiaque, alors d'invention
nouvelle, une force et une chaleur dignes de
Gallinus et de Tyrtée. On en peut juger par le
morceau suivant de Solon :
« Nobles filles de Mnémosyne et de Jupiter
Olympien, Muses du Piérius, écoutez mes prières:
Faites qu'avec le bonheur qui vient des dieux,
j'obtienne l'estime qui vient des hommes; que,
doux envers mes amis, dur à mes ennemis, je
sois honoré des uns et redouté des autres. Je
souhaite la richesse, mais je ne veux pas jouir
d'une richesse injuste : tôt ou tard viendrait le
châtiment. La richesse que donnent les dieux
repose et grandit sur une base inébranlable; celle
que poursuit l'homme, celle qu'il acquiert par la
violence, et malgré la loi, suit à regret l'injuste
qui l'attire à lui. Bien vite le malheur s'y mêle,
petit d'abord comme l'étincelle qui commence
un incendie; mais un jour vient l'amertume.
Les œuvres de la violence durent peu ici-bas.
Jupiter \eille pour que tout ait sa fin. Quand le
zéphyr du printemps dissipe soudain les nuages,
et qu'après avoir soulevé jusqu'au fond les flots
de la mer bondissante, il vient ravager les belles
œuvres de l'homme sur la terre nourricière du
feu, et que, s'élevant au ciel jusqu'à la demeure des
dieux, il rend à nos yeux la pure couleur de l'éther,
alors éclate et brille le souffle ardent du soleil,
et l'oeil ne découvre plus un nuage. Telle est la
justice de Jupiter, non pas cruelle pour un seul,
comme celle de l'homme. Jamais ne lui échappé
celui qui cache au fond de son cœur une mau-
vaise pensée; tôt ou tard il faut qu'elle voie le
jour ; seulement l'un paye aujourd'hui, celui-ci
dans un autre temps. Ou bien il échappera lui-
même, et la vengeance des dieux qui le poursuit
ne l'atteindra pas, mais elle arrivera pourtant à
son heure, et la peine méritée tombera sur ses
enfants ou sur leur postérité. » C'est la doctrine
même de Plutarque, dans son livre célèbre sur
les Relards de la vengeance divine. Théognis, on
l'a vu par le dernier passage cité plus haut, n'a-
vait pas la confiance religieuse de Solon dans la
providence de Jupiter.
Un trait, au commencement de cette magni-
fique tirade, montre des mœurs encore bien
voisines de la barbarie héroïque; Théognis ré-
pète avec Solon le conseil de rendre a notre
ennemi haine pour haine : « Sache tromper
l'ennemi par tes paroles; une fois sous ta main,
sache le punir sans écouter d'excuses » (vers 431) ;
et il revient plusieurs fois (vers 605, 795, 829)
sur cette sauvage maxime, dont il varie seule-
ment la forme. Heureusement pour l'honneur de
la Grèce, parmi les sentences en prose attribuées
aux sept Sages, il y en a de plus humaines sur
le même sujet. Déjà Théognis semble revenir à
des sentiments moins cruels, quand il nous com-
mande de ne point rire d'un ennemi, s'il est
honnête, et de ne point louer un ami malhon-
nête (vers 672). En général, il ne veut pas qu'on
se moque des malheureux (vers 427). Pourtant
il n'est pas exempt des préjugés de son siècle : il
reconnaît l'esclavage comme une souillure origi-
nelle, et n'admet pas qu'un fils libre puisse naître
d'un père esclave (vers 845) ; il croit à la divi-
nation (vers 229-230); le tyrannieide est encou-
ragé par un distique de Théognis (vers 1147-1148),
que contredit, il est vrai, le distique suivant
(rangé par M. Welcker parmi les parodies). Il
est un autre mal, ignore de la Grèce héroïque,
et dont Solon parle avec une étrange indifférence :
c'est le vice que Platon devait commenter dans
son Banquet, et comme dissimuler sous le luxe
d'une interprétation quelquefois sublime. Cepen-
dant, vers la même époque, Xénophane attaquait
déjà, dans une élégie, comme inutiles et san-
glants, les jeux athlétiques, l'une des principales
causes de l'affreuse corruption des mœurs grec-
ques, et que le christianisme seul a "pu com-
battre avec succès.
Comme on le voit, la philosophie sentencieuse
touche à tous les intérêts de la vie publique, à
tous les scrupules de la morale privée, à toutes
les questions qui, plus lard, sont devenues dans
les écoles l'objet de longs commentaires et de
gros livres. Elle ne forme pas un ensemble
d'axiomes rigoureusement coordonnés ; mais elle
change de sujets et de tons suivant bien des
caprices; tour à tour spiritualiste ou sensuelle,
religieuse ou sceptique , souvent indulgente,
souvent austère, c'est la morale du bon sens
populaire; ennemie des excès du dogmatisme,
et s'élevant quelquefois au sublime par un cer-
tain tour de pensée qui, chez les Grecs, s'unit
sans effort à la naïveté. Elle a précédé les grands
systèmes, et elle leur a survécu, grâce à la
précision commode de ses maximes et au charme
d'une expression originale. Les Dialogues de Pla-
ton et les Morales d'Aristote n'ont pas fait ou-
blier Phocylide, Solon et Théognis. Les Vers
dorés que l'on attribue à Pythagore, et qui sont
aussi de cette famille, ont trouvé des commen-
tateurs au ve siècle de notre ère.
D'autre part, les sentences, qui déjà ornaient
la poésie d'Homère, ont orné aussi celle de Pin-
dare, de Sophocle, de Ménandre, puis les dis-
cours des orateurs attiques et les récits des his-
toriens, d'où on les a souvent extraites pour en
composer des recueils à l'usage des écoles. Ainsi
nous avons aujourd'hui plusieurs centaines d'ïam-
bes sentencieux extraits des comiques grecs ; d'au-
tres puisés chez le mimographe latin Publius Sy-
rus; des sentences en prose tirées de Démocrite,
de Plutarque, de Varron et de Sénèque.
Tous ces vers, ainsi que les apophthegmes et
les proverbes en prose, ont passé plus tard dans
les Anthologies morales, comme celles d'Orion,
de Stobée, et de là dans une foule d'encyclopédies
et de manuels. Remaniés à différentes dates, on
les trouve tantôt avec l'empreinte d'une philo-
sophie toute chrétienne dans le poëme grec du
Pseudo-Phocylide, dans la collection des Ora-
cles sibyllins, dans les Sentences de Nilus, évêque
et martyr ; tantôt plus rapprochés des dogmes
stoïciens, dans les Distiques latins de Dionysius
Caton : production de date incertaine, mais sans
doute assez ancienne. De tels recueils, ainsi que
la' Consolation de la philosophie, par Boëce, le
Manuel d'Épictète, deux fois retouché par des
auteurs chrétiens pour servir à l'enseignement
dans leurs écoles, et les extraits des reflexions
de Marc-Aurèle, ne pouvaient manquer d'obte-
nir, au moyen âge, une grande popularité. Ils
furent de bonne heure traduits, paraphrasés,
abrégés en plusieurs ouvrages originaux qu'il
serait difficile d'énumérer, mais parmi lesquels
nous citerons du moins les Vers d'Abailard à
son fils Astrolabus, publiés par M. Cousin
(Philosophie scolastique, appendice x; Abœlar-
di opéra, I, p. 34U) ; quelques pages du Teso-
rello de Brunetto Latini, le maître du Dante
(ch. xvra): les Documenli d'amore, par Fran-
cesco da Barberino, livre curieux, dont le titre
ne doit pas tromper sur la morale sérieuse de
l'auteur; le Pricke of conscience de Richard
('.NOM
— 628 —
GNOS
Hampole (voy. Warton, Histoire de la poésie
anglaise, t. II, p. 35, édit. 1840); enfin, nous
nommons, pour caractériser par un exemple im-
mortel la philosophie sentencieuse de cette épo-
que, V Initiation de Jésus-Christ.
A la renaissance des lettres, tandis que les
érudits recueillaient dans Tacite ou dans Tite-
Live les sentences morales dont ces historiens
ont semé leurs récits et leurs harangues, tan-
dis que Scaliger refaisait la traduction grecque
des Distiques de Caton, donnée au xiv* siècle
par Planude, d'autres traduisaient en langue vul-
gaire les vieilles maximes de Pythagore, de Pho-
cylide et de Théognis, introduites dans nos col-
lèges dès les débuts de l'imprimerie grecque en
France (voy. le Liber gnomagyricus, publié en
1507 par F. Tissard) ; de graves magistrats,
comme le président de Pjbrac, et, après lui, les
conseillers Faure et Mathieu, publiaient des cen-
turies de quatrains moraux à l'usage de la jeu-
nesse, et ceux de Pibrac étaient traduits en grec
par Florent Chrestien. Ces compositions modes-
tes ont eu dans les écoles une célébrité durable,
malgré les plaisanteries de Boileau et de Mo-
lière ; elles ont passé de notre langue dans pres-
que toutes les langues de l'Occident, et, dit-on,
même dans quelques langues orientales, où elles
rencontraient d'ailleurs un fonds semblable de
poésie sentencieuse et de morale populaire. On
les réimprimait encore chez nous au milieu du
xvme siècle. Voltaire n'en parle pas sans respect;
il ne leur reproche que d'avoir un peu vieilli,
et il en a renouvelé quelques-unes avec bonheur,
par exemple dans les vers suivants :
Tout annonce d'un Dieu l'éternelle existence;
On ne peut le comprendre, on ne peut l'ignorer.
La voix de l'univers annonce sa puissance,
Et la voix de nos cœurs dit qu'il faut l'adorer.
(Tome XII, p. 558, éd. Beuchot.)
Mais il a bien fait de respecter un quatrain tel
que celui-ci :
Ris, si tu veux, un ris de Démocrite,
Puisque le monde est pure vanité,
Mais quelquefois, touché d'humanité,
Pleure nos maux des larmes d'Heraclite.
(Pibrac.)
En voici un autre qu'une légère correction au
troisième vers rendrait excellent dans sa sim-
plicité gauloise :
Tout l'univers n'est qu'une cité ronde;
Chacun a droit de s'en dire bourgeois,
Le Scijthcct Maure au tant que le Grégeois (le Grec),
Le plus petit que le plus grand du monde.
Il n'est pas étonnant que dans les premières an-
nées de ce siècle, lors du renouvellement des
études en France, on ait reproduit par l'impres-
sion ces Quatrains souvent incorrects, mais
d'une morale toujours pure, quoique moins sé-
vère çà et là que celle de l'Evangile. Alors aussi
les quatrains de M. Morel de Vindé ont eu de
nombreuses éditions; ils ont même été traduits
en vers latins par M. Victor Le Clercq (de Offt-
ciis ad pueras telraslicha, etc., 1816). De nos
;ours encore, on a tenté d'introduire dans les
écoles des livres du même genre : ils répondent
eu effet à un besoin sérieux de l'instruction élé-
mentaire.
Mais les distiques et les quatrains à la manière
de Pibrac ne sont pas la seule composition mo-
derne qui se rattache à l'ancienne tonne gnomi-
que. Les Pensées de la Rochefoucauld et de ses
imitateurs continuent en prose cette tradition de
^a philosophie sentencieuse. Les œuvres morales
de Franklin pourraient aussi fournir de nom-
breux et curieux rapprochements avec les pré-
ceptes d'Hésiode et des anciens poètes gnomiques.
11 nous était impossible de suivre ici tous les
développements d'une philosophie populaire, dont
les origines remontent jusqu'à l'Orient où la
ïiilile seule nous en offre deux exemples (VEc-
clésiaste et les Proverbes de Salomon), et dont
on retrouve des exemples jusque dans les litté-
ratures d'un monde longtemps étranger au nôtre,
comme dans celle du Mexique. Qu'il nous suffise
d'avoir montré le rôle original des gnomiques
grecs, qui représentent une des phases de la phi-
losophie et surtout de la morale ancienne, et
d'avoir rattaché à ces philosophes quelques-uns
de leurs nombreux continuateurs dans les siècles
suivants.
Pour plus de détails sur ce sujet, on pourra
consulter : Fabricius, Bibliothèque grecque, X. 1,
p. 704-750. édit. Harles; — les Recueils des poètes
gnomiques, par Brunck, in-8, Strasbourg, 1784 ;
par M. Boissonnade, in-18, Paris, 1823; — l'édi-
tion spéciale de Théognis, par M. Welcker, in-8.
Francfort-sur-le-Mein, 1826; — les FJoetœ lyrici
de Bergk, in-8, Leipzig, 1843; — les traductions
de l'Évesque, in-8, Paris, 1783; et de Coupé,
in-8, Paris, 1796; celle de Pillot, in-8, Douai,
1814; — les Poetœ minores de Gaisford, in-8,
Oxford, 1814, et Leipzig, 1822; — les Opuscida
Grœcorum scnlenliosa et moralia d'Orelli, in-8,
Leipzig. 1818-1821 (ouvrage dont le second volume
renferme aussi un Recueil de sentences des Hé-
breux et des Arabes, traduites en latin), 1837 ; —
le recueil de sentences extraites et traduites des
poètes indiens, par Demetrios Galanos (Athènes,
1845, in-8); — sur Evénus, G. Wagner, Disser-
tation sur les deux Evénus, Breslau, 1838, in-8;
— sur les sentences de Varron, l'édition de
M. Vincent Devit (Padoue, 1843) et celle, avec
notes critiques et traduction, de M. Chappuis
(Paris, 1856, in-12) ; — sur Dionysius Caton, l'é-
dition et la dissertation de M. J. Travers, Fa-
laise, 1827, in-8; — sur les Quatrains de Pibrac
et de ses deux continuateurs, la Bibliothèque de
Goujet, t. XII, p. 263-287, 466-467; — l'éditeur
anonyme des Distiques de Caton et des Qua-
trains de Pibrac, in-8, Paris, 1802; — Dabas, de
Gnomica grœcorum philosophia, in-4, Paris,
1822; — J. Poumay, Théognis et Solon, dans les
Mémoires de la Société littéraire de Vuniversilé
catholique de Louvain, 1848; — Louis Ménard,
la Morale avant les philosophes, Paris, 1860,
in-8; — Ad. Garnier, de la Morale dans Vanti-
quité, Paris, 1865, in-12. E. E.
GNOSTICISME. On désigne sous ce nom un
ensemble de doctrines religieuses et philosophi-
ques qui ont été professées au nom de la gnose
(yvwfftç. connaissance ou science supérieure, mys-
térieuse) par un grand nombre d'écoles, sorties,
dans les premiers siècles de l'ère chrétienne, les
unes du judaïsme, les autres du christianisme et
du polythéisme, toutes désignées sous la déno-
mination commune de gnosliques, en raison de
la communauté de certains principes, si diverses
que fussent d'ailleurs les nuances qui les distin-
guaient. Nuus allons indiquer successivement
Vorigine et Y enseignement, les ramifications et
les progrès, les destinées et la chute de ces éco-
les; mais nous devons avouer dès le début que
nous ne pouvons plus apprécier le giuisticisme
aujourd'hui, si ce n'est d'après quelques lam-
beaux de textes, quelques monuments peu intel-
ligibles, et d'après les écrits de ceux qui l'ont
réfuté avec tous les sentiments d'une sainte hor-
reur pour iclte doctrine. C'est qu'une erreur
fondamentale a longtemps régné à l'égard des
gnostiques : on les a pris pour des déserteurs du
christianisme, pour des hérétiques. Ce point de
GNOS
— 629 —
GNOS
vue, fondé pour quelques-uns de ces docteurs,
est le plus faux de tous à l'égard du grand nom-
bre, et il a nécessairement faussé l'opinion sur
leur compte. Or, ce point de vue est très-ancien.
Il domine déjà dans les écrits d'Origène, de Clé-
ment d'Alexandrie, de saint Ëpiphane, de pres-
que tous les écrivains qui ont traité du gnosti-
cisme dans les siècles primitifs. Il s'est propagé
jusque dans ces derniers temps. A cette erreur
dogmatique, qui a dû en enfanter beaucoup d'au-
tres, il faut substituer aujourd'hui la vérité his-
torique pour amener une appréciation plus calme.
L'ère de la critique introduite dans ce domaine
comme dans t@us les autres, il n'y aura plus pour
le gnosticisme ni hostilité ni sympathie ; il n'y
aura plus pour lui que de la justice. Toutefois il
n'est pas facile de faire pénétrer un jour complet
dans l'histoire d'un parti qui a toujours aimé le
mystère, et qui a voilé son origine comme son
enseignement.
I. Son origine est placée d'ordinaire au com-
mencement du ii' siècle ; mais elle remonte plus
haut. Le gnosticisme parut à peu près à l'époque
où le polythéisme et le judaïsme furent attaqués
l'un et l'autre par le christianisme ; et dès son
début il manifesta la prétention de remplacer
ces trois systèmes en leur empruntant leurs
principes les plus élevés. L'éclectisme régnait
alors dans le monde ancien, dont les peuples les
plus célèbres, puissamment agités par le génie
de la Grèce, étaient puissamment gouvernés par
le génie de Rome. Cet éclectisme variait de con-
trée à contrée, d'une école à l'autre : mais il
dominait en philosophie comme en religion, en
politique comme en morale. En offrant un éclec-
tisme plus complet que tout autre, en embras-
sant l'Orient et l'Occident, en résumant la cos-
mogonie, la théogonie, l'éonogonie, la pneuma-
tologie et l'anthropologie de toutes les écoles, les
gnostiques se flattèrent de l'emporter sur toutes.
Ils s'emparèrent donc des textes de toutes ; mais
ils les interprétèrent à leur manière, et, décla-
rant faux ceux qui les contrariaient, ils dirent
aux polythéistes : « Vous n'avez plus de religion
et plus de philosophie; vous n'avez plus que de
la mythologie et du scepticisme. » Ils dirent aux
juifs : « Votre révélation ;n'est pas de l'Être su-
prême ; elle est l'œuvre d'une divinité secon-
daire, du démiurge ; vous ne connaissez donc ni
l'Être suprême, ni sa loi. » Ils dirent aux chré-
tiens : « Votre chef est une intelligence de l'or-
dre le plus élevé; mais ses apôtres n'ont pas
compris leur maître, et, à leur tour, leurs disci-
ples ont altéré les textes qu'on leur avait laissés. »
Ils dirent à tous : « En vertu d'une science qui
émane directement de la sagesse divine, et qui
nous a été secrètement transmise de génération
en génération, par une race sainte, nous venons
vous enseigner la vérité; faites-vous initier à nos
mystères. »
On le voit bien, ces docteurs rendaient justice
au caractère général du christianisme ; mais
ce n'étaient pas des chrétiens devenus infidèles,
des hérétiques : c'étaient, au contraire, des théo-
sophes ou des philosophes aussi indépendants du
christianisme que de toute autre religion. Les
uns montraient plus de prédilection pour le ju-
daïsme, les autres pour le polythéisme; mais ni
les uns ni les autres ne prétendirent y soumettre
les esprits, ou contester certaines idées chré-
tiennes ; ils ne prétendirent pas non plus accep-
ter toutes les idées exposées dans les évangiles
ou dans les épîtres. Au premier aspect, les gnos-
tiques ne sont que des thcosophes : ce ne sont
ni des philosophes qui suivent la raison ni des
fidèles qui suivent la religion. En effet, ils par-
lent d'ordinaire au nom d'une science mysté-
rieuse, d'une tradition secrète ; ilsne parlent pas au
nom de l'intelligence humaine. Cependant ils agis-
sent, ils enseignent au nom de la raison. Leur mé-
thode est analogue à celle de Philon, qui rattache
à des écrits révélés toute la philosophie qui lui
convient, même celle qui ne convient pas du tout
aux textes qu'il paraît suivre. On a cru retrouver
l'origine même du gnosticisme dans Philon. C'é-
tait lui assigner un berceau trop étroit. Philon
lui a fourni des aliments, il ne lui a pas donné
le jour. Au moment où naquit le gnosticisme,
deux autres écoles se trouvaient dans Alexandrie
à côté de celle de Philon, le plus illustre et pres-
que le seul représentant de l'école juive de cette
savante cité : c'étaient l'école grecque, qui est si
connue maintenant, et l'école égyptienne, qui
ne l'est pas encore. Or, ces deux écoles ont con-
tribué l'une et l'autre, comme celle de Philon,
à la naissance, à l'éducation et à l'entretien du
gnosticisme; mais aucune des trois ne l'a fait
naître. Le gnosticisme ne naquit pas et n'eut pas
son berceau en Egypte. Où faut-il chercher ce
berceau? Est-ce en Perse et en Chaldée, ou bien
dans l'Inde et dans la Chine? On est allé jusque-
là, mais on a été trop loin. Sans doute, il se
trouve des éléments bouddhistes, chinois, indiens,
persans et chaldéens dans les doctrines des gnos-
tiques, comme il s'y trouve des éléments grecs,
judaïques et égyptiens; mais d'abord ce n'est
qu'en Syrie, qu'en Palestine, que ces éléments
sont devenus des corps de doctrine ; ensuite c'est
du sein du judiïsme que sont sortis les premiers
fondateurs ou les précurseurs de la gnose. Simon,
Ménandre, Dosithée et Cérinthe étaient juifs.
C'est là ce qui explique les rapports primitifs de
la gnose avec la kabbale (voy. ce mot). Les gnos-
tiques d'Egypte ont modifié profondément les
doctrines de leurs prédécesseurs de la Syrie et
de la Palestine ; ils en ont fait de vastes systè-
mes, et quelques-uns de ces systèmes ont été
hostiles au judaïsme; néanmoins les vestiges de
la kabbale se retrouvent dans tous ces systèmes,
et jusque dans celui de Valentin, qui paraît le
plus s'éloigner du judaïsme.
Les noms de Cérinthe et de Simon, personnages
que certains critiques traitent de simples précur-
seurs de la gnose, mais qui en furent les véri-
tables fondateurs, indiquent suffisamment que
ces doctrines sont à peu près contemporaines
de celles des apôtres du christianisme; car les
deux chefs que nous venons de nommer se sont
trouvés en rapport d'antagonisme avec saint
Pierre, saint Paul et saint Jean. On a relevé dans
les Epîtres de ces derniers, aussi bien que dans
VÉvangile de saint Jean, une série d'allusions
qui mettent ce fait hors de doute (Histoire du
Gnosticisme, t. I, p. 190, 2' édition). L'époque de
la naissance du gnosticisme ainsi établie, nous
passons à son enseignement.
IL Dès leur origine, les gnostiques, qui ont
beaucoup varié et qui ont singulièrement déve-
loppé leurs idées primitives dans le cours des
siècles, professèrent néanmoins un certain nom-
bre de principes auxquels la plupart de leurs
écoles sont demeurées fidèles. Emanation du sein
de Dieu de tous les êtres spirituels, dégénération
progressive et affaiblissement commun de tous à
chaque degré d'émanation, rédemption, et retour
de tous dans le sein de leur Créateur, et par là
rétablissement de la primitive harmonie et de la
félicité divine : voilà les éléments constitutifs
du gnosticisme à toutes les époques. A ces élé-
ments essentiels, il s'en rattache d'autres qui
sont plus secondaires, et qui varient d'une école
à l'autre : tels sont, par exemple, ces dogmes,
que la gnôsis est une tradition propre à une
race sainte; qu'elle est une science supérieure à
G NOS
— 630 —
CiXOS
toute autre ; qu'elle seule est la véritable sagesse;
qu'elle se trouve bien indiquée dans quelques
écrits secrets, mais qu'elle n'y est pas entière;
que les textes sacrés du judaïsme ne sont pas
inspirés par le Dieu suprême, mais qu'ils vien-
nent du démiurge; que ceux du christianisme
ont été altérés et sont pleins de préjugés; que
l'initiation au gnosticisme peut seule conduire à
à la vérité, et mettre l'àme, ce rayon divin, en
rapport avec !e Dieu suprême, par l'intermé-
diaire des puissances célestes ou éons, puissances
dont les unes veillent sur l'homme emprisonné
dans la matière et engagé dans l'œuvre de la
création à la suite d'une chute antique, et dont
les autres sont chargées de le ramener de son
égarement, afin de le rendre à sa primitive des-
tinée.
Tels sont donc les principes fondamentaux et
les dogmes secondaires de l'enseignement gnos-
tique. On le voit, ce n'est pas là une doctrine
originale et à laquelle on puisse appliquer le
titre de système philosophique; mais elle est
d'une richesse et d'une audace extrêmes. Pour
apprécier cette richesse et cette audace, il faut
suivre le gnosticisme dans ses principales rami-
fications.
III. Ces ramifications sont très-nombreuses,
et quelques historiens semblent avoir pris plai-
sir à les multiplier encore, à inventer des partis
ou des écoles pour expliquer l'existence de cer-
tains écrits, par exemple, celle des Clémentines,
écrit pseudonyme, communément attribué à Clé-
ment de Rome. Le fait est qu'on peut ranger en
cinq groupes toutes les écoles du gnosticisme. Ce
sont : le groupe palestinien ou primitif, le
groupe syriaque, le groupe égyptien, le groupe
sporadique, le groupe asiatique (Asie Mineure).
1° Le groupe primitif ou palestinien se com-
pose de quatre à cinq partis, pour lesquels le
nom de sectes ou d'écoles serait un peu ambi-
tieux, mais dont plusieurs ont eu beaucoup plus
d'importance qu'on n'a cru jusqu'ici. C'est ainsi
qu'un certain Euphrate, que Mosheim indiquait
autrefois comme le fondateur d'une secte ophi-
tique antérieure à l'ère chrétienne, est demeuré
un personnage à peu près inconnu. En effet,
l'histoire ne connaît pas d'euphratiens. D'un
autre côté, Simon et Cérinthe, dont on af-
fectait de faire peu de cas depuis quelque temps,
eurent de nombreux disciples, et professèrent
des opinions dignes de plus d'attention qu'elles
n'en ont obtenu.
Les simoniens, dont le fondateur, Simon le
Magicien, avait été élevé en Samarie, cet ancien
berceau du syncrétisme, professèrent déjà l'é-
clectisme religieux le plus indépendant. S'élevant
aux plus hautes questions de la philosophie, à
celles de l'origine et de la destinée de l'homme
et du monde, ils les tranchèrent, pleins de con-
fiance, tantôt d'après le christianisme, tantôt
d'après le judaïsme ou le polythéisme, mais sans
se soumettre réellement à aucun de ces trois
systèmes. Ils jetèrent même hardiment une théo-
gonie à la tête de leur cosmogonie et de leur
anthropogonie. Leur théogonie, d'abord simple,
était composée seulement de trois syzygies ou
couples émanés du Dieu suprême. Nous et EpU
noia, Phoné et Ennoia} Logismos et Enlhym
Mais cette doctrine primitive se modifia bientôt
et se développa. Toutefois ce lurent les noms
plutôt que les idées qui changèrent, quand on
substitua aux trois couples primitifs que nous
venons de nommer, ces quatre an 1res, oylhos et
Sigé, Pneuma et Alétncia, Logos et Zoé} An-
thropos 1 : Eccleria. Théodoret, qui nous fournit
indications, ne dit pas quelle fut. pour le
gouvernement du monde ou celui de l'homme,
l'action de chacune de ces puissances. Il nous
apprend seulement que, d'après les simoniens,
le Dieu suprême, qu'ils appelaient quelquefois
la racine de l'univers, mais plus communément
le feu. et auquel ils attribuaient une double
série a'effets, les uns visibles (les créations ma-
térielles), les autres invisibles (les créations in-
tellectuelles), opérait toujours par voie de dé-
ploiement, d'émanation ; qu'il n'était connu
cependant que depuis Simon, la grande puis-
sance de Dieu; qu'il s'était fait représenter
auprès des païens par le Saint-Esprit, auprès des
juifs par Jésus-Christ; que, dans l'Ancien Tes-
tament, on n'avait possédé que l'inspiration
d'une puissance subalterne; qu'à la vérité En-
noia, ia pensée de Dieu, avait fait le monde,
les anges et les archanges, et qu'elle avait confie
à ces derniers le gouvernement de l'univers;
mais qu'ils avaient abusé de ce pouvoir, méconnu
l'autorité de leur mère, et dégradé sa personne.
En effet, sous le nom d'Hélène et de Minerve,
reléguée dans un corps humain, assujettie à la
métempsycose, elle avait eu à subir tous les
genres d'humiliations, jusqu'à ce que la grande
puissance de Dieu vînt l'affranchir, elle et toutes
les autres âmes trompées comme elle par les
anges déchus.
Nous ne donnons naturellement qu'un résumé
rapide de ces théories ; mais ce résumé montre
que les indications qui nous restent à cet égard
dans Théodoret et saint Irénée sont assez com-
plètes. Il faut ajouter qu'outre les trois ou les
quatre couples qu'on vient de nommer, les simo-
niens admettaient d'autres éons, tels que la
grande puissance de Dieu et Jésus-Christ ou le
Fils.
A peine l'école de Simon se fut-elle bien éta-
blie,, qu'elle se partagea; mais nous avons beau-
coup moins de renseignements positifs sur les
diverses branches qui sortirent du tronc com-
mun, les corthéniens, les masbothéens, les adria-
nites, les eutychètes, les cléobiens, les dosithéens
et les ménandriens, qui, pour n'avoir pas changé
l'esprit général et les bases du système, en ont
dû modifier singulièrement les détails, puisqu'on
les distingua en autant de partis différents.
Deux autres partis, qu'on rattache au même
groupe primitif, par des raisons de chronologie
plutôt que de généalogie, les cérinthiens et les
nicolaïtes, différèrent d'avec les précédents même
sur les principes. Cérinthe s'attacha davantage
au judaïsme, dont il interprétait les textes comme
Philon, tout en niant qu'ils fussent émanés du
Dieu suprême, et en les attribuaant à l'inspi-
ration d'un ange secondaire. 11 procédait avec la
même liberté à l'égard du christianisme, dont il
n'admettait les textes qu'en partie (il rejetait
ceux de saint Jean et de saint Paul), ainsi que
la divinité de son fondateur. Nicolaùs, moins
savant, ne paraît s'être distingué que par ses
principes de morale. Ceux qu'il enseigna furent
aussi contraires au polythéisme qu'au judaïsme
et au christianisme, et il paraît qu'il faut voir
en lui le véritable précurseur des atacliles, qui
s'insurgèrent contre les lois humaines de tous
les temps; pour pouvoir professer plus librement
les lois divines de leur façon.
2° Le second groupe, le groupe syriaque, offre
moins de partis que le groupe palestinien; mais
il présente des théories plus importantes et plus
nettes. Il se rattache d'ailleurs au premier par
son fondateur, Saturnin, qui professa dans An-
tioche. sous le règne d'Adrien, et qui était dis-
ciple de l'enseignement oral ou des traditions de
n, de Ménandre et de Cérinthe. Attaché de
cœur aux idées fondamentales du christianisme,
Saturnin les modifiait néanmoins, d'après le
GNOS
— 631 —
GNOS
-Zend-Avesta et peut-être d'après la kabbale, d'une
manière profonde. D'abord il qualifiait Dieu de
Père inconnu, et entrait ainsi dans l'opinion
que la révélation judaïque n'était pas gmanée
de lui. Il ajoutait ensuite que Dieu, source de
tout ce qui est parfait et pur, n'avait donné nais-
sance, intellectuellement parlant, qu'à des puis-
sances pures (Svvdcjxei; toù Ovto:), mais que ces
puissances s'étaient affaiblies de degré en degré,
en s'éloignant de leur origine. Toutefois elles
ne s'étaient pas perdues dans l'empire des té-
nèbres. Sur le dernier degré du monde pur,
sept anges (mettait-il les esprits sidéraux en place
des Elohim de la Genèse ?) avaient créé le monde,
et s'en étaient réservé le gouvernement pour
mieux combattre l'empire des ténèbres. Ils avaient
aussi créé l'homme, afin qu'il secondât leur
œuvre ; mais, après en avoir produit le corps,
masse informe, ils n'avaient pu l'animer, et il
avait fallu que la puissance suprême vînt don-
ner à leur création un rayon de lumière divine,
une âme. Cette âme, en vertu de son origine et
de sa nature, devait retourner un jour dans le
sein de celui de qui elle était émanée; mais,
auparavant, elle avait à ressaisir sa pureté pre-
mière, à lutter contre le principe du mal et ses
agents, ou Satan et sa race, ses créatures ou
celles dont il est parvenu à s'emparer. Les des-
tinées de cette âme étaient très-compromises.
Il lui fallait un sauveur, elle l'obtint. Le Père
inconnu, touché de ses misères et de ses souf-
frances, lui envoya sa puissance suprême, être
sans corps matériel, sans forme réelle, n'étant
pas né d'une femme, mais qui apparut néanmoins
sous la forme d'un homme. Tel fut Jésus-Christ.
Il révéla le Père inconnu, éclaira les siens par
toutes les vérités, les arma de tous les secours
spirituels, et leur enseigna tous les moyens mo-
raux qui pouvaient assurer leur triomphe. De
ces moyens, le principal était la chasteté ou
plutôt la continence, que Saturnin prêchait aux
siens avec une sorte d'enthousiasme. Saturnin
forma-t-il un parti, ou bien la savante école
d'exégèse fondée par les chrétiens d'Àntioche
étoufla-t-elle son enseignement au berceau, en
éclairant la Syrie sur la valeur et le sens des
textes apostoliques? C'est là une question difficile
à résoudre. Ce qui est certain, c'est que Saturnin
eut des disciples, et que des écrits pseudonymes
propagèrent ses doctrines (Acta sancli Thomœ,
éd. Thilo), mais que son école se dispersa ou
s'éteignit sans avoir exercé une influence un peu
sensible.
Celle de Bardesanne d'Édesse, la seconde de
ce groupe, fut considérable et persévérante.
Elle fut fondée sous le règne de Marc-Àurèle,
vers l'an 161 de l'ère chrétienne, par un chef
également instruit dans les doctrines de l'Orient
et dans celles de la Grèce, par un chrétien zélé,
qui avait vu d'abord avec chagrin l'enseignement
de Saturnin et combattu celui de Marcion, par
un homme que les églises de son pays regar-
dèrent longtemps comme une de leurs gloires,
dont elles estimèrent les écrits et chantèrent
même les hymnes sacrés, mais qui bientôt, et
sans afficher aucune opposition , professa de
grandes innovations, tout en conservant le res-
fiect extérieur des textes bibliques. En effet, il
es expliqua de la façon la plus arbitraire, et y
rattacha une pneumatologie, une éonologie et
une anthropologie tout à fait étranges. Consul-
tant le Zend-Avesta pour interpréter la Bible, il
mit à côté de l'Être suprême^ qu'il qualifia de
Père inconnu, la matière éternelle dont la
partie ingouvernable et mauvaise donna, sui-
vant lui, naissance à Satan. De son côté, le Père
inconnu enfanta avec sa compagne (sa pensée?)
un fils que Bardesane appela Chnstos, qui eut
a sontour une compagne, une sœur, le Saint-
Esprit. Le Christ et sa compagne enfantèrent
deux autres syzygies, la terre et l'eau, le feu et
l'air, et ils créèrent avec elles et avec trois
syzygies nouvelles, qui vinrent les aider, tout
l'univers visible. Au tronc de ces sept syzygies
il se joignit une seconde heptade, celle des sept
esprits, qui eurent le gouvernement du soleil,
de la lune, et des cinq planètes. Douze génies
préposés aux constellations du zodiaque et trente-
six esprits^ sidéraux, présidant aux autres astres
et désignés sous le nom commun de doyens,
complétèrent la hiérarchie ou le gouvernement
céleste. Ce gouvernement n'était pas purement
mécanique ou physique; il ne s'agissait pas seu-
lement d'effets et de causes matérielles, il s'a-
gissait de lois morales et de combinaisons pro-
videntielles, de passions violentes et de grands
égarements qui s'étaient manifestés jusque dans
le sein des syzygies divines. Ce gouvernement
n'était donc pas facile.
La compagne de Christos, le Pneuma ou Sophia-
Achmoth, s'était passionnée pour le monde ma-
tériel, était tombée dans de profondes aberra-
tions et avait troublé la création entière en se
détachant de son divin compagnon. Elle recon-
nut enfin ses torts, s'en affligea et brûla du
désir de rentrer dans l'ordre parfait d'où elle
était follement sortie. Elle y rentra, aidée de
celui qu'elle avait abandonné, mais qui, plein
d'indulgence, la ramena dans le sein du plérôme
des perfections, et célébra en l'honneur de
cette réunion un banquet moral ou mystique,
qui est une sorte de type, comme toute cette
histoire, ou plutôt toute cette allégorie. En effet,
la compagne de Christos est ici la figure de toutes
les âmes qui se laissent tenter par le désir de
connaître et le péril d'aimer le monde matériel.
Toutes doivent bientôt s'affliger de cette aberra-
tion, aspirer au retour dans le sein de l'ordre et
de la perfection, et prendre part avec les âmes
pures, les pneumatiques, au banquet des saintes
et divines extases.
L'anthropologie de Bardesane répondait ainsi
parfaitement à son éonologie. L'âme humaine a
transgressé la loi, comme son modèle, et la loi
de son destin veut qu'elle expie ses fautes. Cette
expiation a lieu dans un corps emprunté au
monde matériel, qui est la source du mal. Bar-
desane avait étudié spécialement la question du
destin : il l'avait examinée surtout selon les vues
de la Grèce ancienne ; mais il la rattachait à
une théorie de rédemption, à une christologie
qui se rapprochait de celle de l'Église, où se
trouvaient indiquées quelques idées d'élection,
de prédilection, ou, comme disent les théolo-
giens, de prédestination. On sent combien une
pareille tâche était à la fois délicate et difficile.
Bardesane, à en juger par un fragment qui nous
reste [Églog. stob., t. I, p. 141), fut très-réservé.
Ses disciples ne furent ni très-nombreux, ni
très-fidèles à leur maître. On ne distingua parmi
eux qu'Harmonius, fils du fondateur de la secte,
et Marinus. Esprits prudents l'un et l'autre, ils pa-
raissent avoir suivi très-scrupuleusement l'exem-
ple de leur chef, et avoir caché autant que pos-
sible toute opinion et tout enseignement qui les
séparait des chrétiens. Cependant saint Éphrem
découvrit leur dissidence, la signala avec cha-
leur, montra le danger dune morale qui niait
la liberté dans l'homme ou dans l'âme unie au
corps, et substitua aux hymnes de Bardesane des
chants orthodoxes composés sur les mêmes airs.
Sa vive polémique arrêta les progrès de ce parti,
qu'on ne retrouve plus après le Ve siècle. Les
deux partis ou les deux écoles du groupe des
GNOS
— 632 —
GNOS
gnostiques syriens disparurent ainsi sans être
parvenus ni l'un ni l'autre, soit à un développe-
ment complet, soit à un enseignement public.
3" Le troisième groupe, celui des gnostiques
d'Egypte, offre à la l'ois plus de variété dans son
enseignement et plus d'ambition dans les diver-
ses fractions dont il se composait. Il fut plus
savant, écrivit davantage, montra plus de fran-
chise, lit plus d'efforts pour fonder quelques
institutions et jouitde plus de liberté. Au milieu
de la diversité des religions et des écoles qui se
trouvaient en présence dans Alexandrie, il put à
la fois se développer davantage et se manifester
plus librement: ce parti fut naturellement celui de
tous qui laissa le plus de monuments. Nous avons
déjà dit que tous ses écrits ont disparu ; mais
c'est de lui que proviennent la plupart des pierres
gravées qu'on connaît sous le nom d'abraxas, et
dont l'interprétation est devenue si dilficile pour
nous. Ce qui distingue le groupe égyptien dans
les trois écoles ou partis dont il se compose (les
basilidiens, les valentiniens et les ophites), ce
n'est pas seulement une plus grande instruction,
c'est aussi un plus grand éloignement pour les
doctrines asiatiques qu'on retrouve chez les
gnostiques de la Syrie, un plus grand rapproche-
ment de la théogonie égyptienne, et une sorte
de sympathie pour la philosophie grecque, telle
qu'on la professait alors dans Alexandrie.
Le fondateur de la première des trois écoles
égyptiennes, Basilide, était originaire de la Syrie
et formé, sans nul doute, par les gnostiques de
son pays; cependant il conçut pour Alexandrie,
qu'il visita, et pour la science qu'on'y enseignait,
une prédilection qui le fixa dms cette ville vers
l'an 131 de notre ère. Il y trouva une liberté
inconnue en Syrie, et il y exposa sa doctrine,
autant qu"il convenait d'exposer un enseigne-
ment mystérieux, dans un ouvrage compose de
vingt-quatre livres, intitulé 'E$ri|T|Tivtâ. Les sour-
ces qu'il indiquait comme les plus précieuses
à consulter étaient des livres très-apocryphes,
les Prophéties de Ciiam et de Barchor, écrits
fabriqués par lui ou quelqu'un de ces faussaires
qui abondaient alors à Alexandrie. Il y joignait
l'épître canonique de saint Pierre et une pré-
tendue tradition de cet apôtre, transmise par un
personnage fort obscur, nommé Glaucias. Basi-
lide ne rejetait pas tous les écrits de saint Paul;
mais, dans ses prédictions pour quelques cé-
rémonies judaïques, il les consultait peu et re-
poussait entièrement plusieurs épîtres de l'apôtre
des gentils, celles aux Hébreux, à Tite et à
Timothée. Puisé à des sources choisies d'une fa-
çon aussi arbitraire, le système de Basilide of-
frait un syncrétisme très-large. D'accord avec la
théologie égyptienne, qu'il unissait à la théorie
des séphiroths de la kabbale et à quelques idées
du platonisme alexandrin, il enseignait une doc-
trine d'émanation plus riche que celles de ses
prédécesseurs. Le Dieu sans nom et éternel
s'était manifesté, suivant lui. au moyen de cin-
quante-deux déploiements d'attributs : chaque
déploiement ou chaque série se composait de
sept éons. Ces manifestations avaient produit
trois cent soixante-quatre êtres divins, eons ou
intelligence, qui formaient avec leur auteur
u h nombre égal à celui des jours de l'année.
C'est ce nombre qu'expriment les lettres grec-
ques A£Pa£aE. La première de ces heptades,
i omposée de protogonos, nout . logos, phronêsis,
sophia. dynamia et ditiaic entait une
sorte d'imitation des amshaspands. du monde
aziluth de la kabbale et de la première série de
la théogonie égyptienne; mais, au fond, elle
formait le point de départ ou la tête d'une doc-
Irine différente de chacun de ces trois systèl
Basilide admettait deux ordres de choses, deux
empires, l'un bon; l'autre mauvais; mais dont
aucun n'était reste ce qu'il avait été. En effet,
il enseignait une invasion de la part des esprits
de ténèbres dans l'empire de la lumière, et, par
conséquent, un état de confusion entre les deux;
cette confusion, suivant lui, avait amené une
création, celle du monde matériel, fait pour ser-
vir de théâtre au grand acte d'épuration qui était
devenu nécessaire (Siàxpunc), et pour fournir à
chaque chose le moyen de sortir du mélange et
retourner à la nature primitive {iKO/.<x-i.<j~a.>j:$ .
Ces théories lui en fournissaient une autre sur
une des questions qui offrent le plus de difficulté
à la raison, celle de l'existence du mal. Les
souffrances morales et physiques, disait-il, sont,
dans les desseins de la Providence, un moyen
spécial de purification; la métempsycose en est
un autre. La rédemption est le plus spécial de
tous. Elle fut opérée par la première des trois
cent soixante-quatre intelligences, par V Intel-
ligence (NoO;) qui se réunit à l'homme Jésus
au baptême du Jourdain, et dont l'apparition
dans le domaine du Prince de ce monde (le
monde matériel) surprit d'autant plus doulou-
reusement ce chef, qu'elle s'annonçait avec une
supériorité qui lui était inconnue. Cette appari-
tion avait pour but un changement complet
dans la condition morale et psychique de l'homme.
Elle venait pour arracher Vâme véritable, le
rayon divin dans l'homme, au despotisme des
âmes advenues en elle, et appartenant au monde
matériel. En effet, il faut savoir que Basilide
admettait, à côté de la métempsycose, une psy-
chologie fort bizarre, et dont Clément d'Alexan-
drie disait assez plaisamment : L'homme, tel
qu'il le conçoit, est comme le cheval de bois des
poètes, qui renfermait toute une légion d'en-
nemis.
A ces théories peu rationnelles, mais qui
choquaient moins dans un temps où la foi aux
possessions n'était pas éteinte, les basilidiens
joignirent bientôt des pratiques de magie fort
communes à l'époque à laquelle ils enseignaient^
mais peu dignes d'une secte qui s'élevait à côte
des écoles philosophiques et religieuses d'Alexan-
drie. Ce qui offrait le plus de dangers dans leur
enseignement, c'était ce principe de morale qui
se rencontre trop fréquemment dans l'histoire
du mysticisme, que les parfaits ne sont tenus à
aucune loi ; que leur corps peut suivre tous ses
penchants sans que l'âme en soit atteinte, sans
que sa pureté en soit souillée. Ce principe porta
chez eux ses fruits naturels : une dégénération
profonde et une rapide décadence. Cependant les
basilidiens, qui se propagèrent jusqu'au ve siècle,
se répandirent jusqu'en Espagne, et furent nom-
breux sur plusieurs points.
Une seconde école gnoslique se forma bientôt
et presque sous les yeux de Basilide. Le fonda-
teur de cette école, Valentin, avait été élevé
dans le christianisme, selon les uns, dans le po-
lythéisme, selon les autres. Tertullien le qualifie
de platonicien. Il se présenta comme chef de
parti immédiatement après la mort de Basilide,
l'an 136 de l'ère chrétienne; il enseigna,^ et
publia quelques ouvrages, des homélies, des épi-
tres et un traité de la Sagesse, que l'on croyait
retrouvé (voy. Matter, Histoire au Guosticismc,
t. II, p. 40), qui le mirent à la tête des gnostiques
d'Alexandrie. Par forme d'opposition contre les
théories de Basilide, il admit tout le code sacré
s ma distinguer entre celui des juifs et celui des
rattacha ostensiblement à Théodas,
iple il'' saint Paul, comme Basilide se ratta-
chait à Glaucias, disciple de saint Pierre. Mais
sa déférence pour les rés des juifs et
GNOS
— 633 —
GNOS
des chrétiens était plus apparente que réelle, et,
au fond, il ne se liait à aucune autorité, prenant
partout ce qui lui convenait. Son système est
le plus riche, le plus complet de tous ceux
qu'offre l'histoire du gnosticisme. La base de ce
système est l'idée de l'émanation, qui s'y com-
bine avec celle des syzygies, que Saturnin et
Bardesane avaient ébauchée, que Basilide avait
négligée ou passée sous silence, et que son suc-
cesseur développa avec une grande fécondité
d'imagination. Voici sa théorie. L'Être suprême
(Bû8o; ou llpoioyr,), après avoir passé des siècles
dans le silence et le repos, se manifeste par une
première diathèse (déploiement). Ce mouvement
est sa pensée, et avec elle il donne naissance à
trois autres syzygies {Monogénès ou Nous et
Aléthéia, Logos et Zoé, Anthropos et Ecclesia).
Ces quatre syzygies fondamentales constituent
une ogdoade, semblable mais non pas identique
à celle que Basilide avait déjà adoptée, et qu'il
avait empruntée à la théogonie égyptienne ou à
la théogonie persane. En effet, Basilide avait mis,
après l'Être suprême, Protogonos, Nous et Logos,
puis quatre éons féminins qui diffèrent également
de ceux de Valentin. Mais Basilide avait ensei-
gné des déploiements sans syzygies. 11 était allé
jusqu'au nombre de trois cent soixante-quatre
éons, mais sans en donner les noms, à moins
que ses adversaires n'aient trouvé bon de les
taire. Il n'avait pas adopté non plus la théorie
égyptienne de la décade et de la dodôcade. Va-
lentin, au contraire, prit cette théorie, et fit
sortir de Logos et de Zoé, après une première
syzygie enfantée par eux et déjà nommée, cinq
autres couples qui composèrent la déjade. A
cette décade il joignit encore six autres syzygies,
qui paraissent avoir présidé principalement à
l'ordre moral et religieux tel qu'il le concevait,
et qui étaient enfantées par Anthropos et Ec-
clesia. Cette série formait la dodécade, et com-
plétait le plérôme des trente intelligences. De
ces trente nous ne nommons ici qu'une partie,
et nous n'en donnons que les noms grecs ou tra-
duits en grec. Le rôle de la plupart de ces per-
sonnages plus ou moins allégoriques est inconnu ;
mais celui de la dernière de ces puissances, son
ambition, son désir de connaître Bylhos, c'est-à-
dire la profondeur ou l'infini, malgré la distance
où elle s'en trouvait, semble offrir une sorte de
type des destinées de l'intelligence, ou de l'àme
humaine qui se livre avec ardeur à l'investi-
gation des problèmes de la science. Sa curiosité,
d'ailleurs si sublime, la fit tomber dans de
grandes aberrations, dans des passions qui l'au-
raient anéantie, si Bylhos n'eût envoyé à son
secours l'éon Horos, si Nous n'eût engendré,
pour la secourir, Christos et sa compagne
Pneuma. Grâce à l'assistance de ces trois in-
telligences extraordinaires, Sophia connut le
mystère des déploiements divins, et sa félicité
retrouvée rendit le calme au plérôme agité par
des douleurs intellectuelles et morales. Dans leur
reconnaissance pour Bythos, qui avait ainsi
délivré l'un d'eux, les trente éons s'entendirent
pour donner le jour à un être qui eût toutes les
perfections. Leur création commune, cet être si
parfait, ce fut Jésus, qui ramena de l'égarement
une autre Sophia (Achamoth), la fille de la pre-
mière, comme Christos avait ramené celle-ci,
ce qui lui valut le surnom de Christos. Il ne put
toutefois conduire la jeune Sophia au plérôme,
d'où elle n'était pas émanée. Elle demeura donc
planant entre les deux mondes, le monde supé-
rieur et le monde inférieur, qu'elle fit au moyen
du Créateur, du démiurge, auquel elle donna le
jour. En effet, elle est à peu près ce que d'autres
philosophes, et surtout les cosmologistes de l'an-
cienne Grèce, appelaient l'âme du monde. Elle
fit le monde par son ouvrier, le démiurge;
mais, à son tour, celui-ci créa l'homme et le fit
à son image, au lieu de le faire à l'image de la
Sophia céleste. Cependant son œuvre fut moins
imparfaite qu'elle ne devait l'être, Sophia ayant
communiqué à la créature qu'il avait faite un
rayon de lumière divine. Il en résulta même que
cette créature, fut supérieure à son créateur.
Alors ce dernier, aide de six esprits qui parta-
geaient son courroux, précipita l'homme, ou
plutôt l'âme humaine, dans un corps matériel,
où il lui est fait trois conditions diverses. C'est
d'abord celle des hommes que Valentin et
d'autres appellent les hyliques , c'est-à-dire des
hommes qui demeurent toujours sous l'empire
de ces esprits ; c'est ensuite celle des pneu-
matiques, ou de ceux qui parviennent à s'affran-
chir de cette domination ; c'est enfin celle des
psychiques, qui flottent entre les deux classes
dont il vient d'être question. Une rédemption
s'accomplit à tous les degrés de l'existence, et
ceux qu'elle délivre échappent aux suites de la
double chute, à celle des deux Sophia, et à celle
qu'ils ont faite par suite du courroux, de la ven-
geance de leur créateur. Ainsi tout ce qui est
pur rentre dans le Plérôme. La palingénésie est
complète.
Tels sont les principaux traits du système de
Valentin.
Ce système a-t-il offert de puissantes séduc-
tions et a-t-il fait de grandes conquêtes? Elles
furent telles qu'on s'en alarma. Mais Valentin
ayant quitté Alexandrie, où l'on souffrait une
grande variété de doctrines, pour Rome, où do-
minait l'esprit d'unité et où il fut traité avec
rigueur, son école, devenue un instant si nom-
breuse qu'elle inquiéta l'Église, s'affaiblit rapi-
dement en se divisant en plusieurs partis. Les
chefs de ces partis, Axionicus, Isidore, Secundus,
Ptolémée, Marcus, Colarbasus, Héracléon, Théo-
dote et Alexandre, tous inférieurs à leur maître,
modifièrent fort peu un enseignement qui aurait
eu besoin de se fortifier à la fois sous le rapport
de la science, de la religion et de la critique, et
qui, au lieu de se poser au grand jour sur un
théâtre où la lutte était vive entre trois sys-
tèmes religieux et plusieurs écoles de philo-
sophie, ne cessa d'affecter le mystère. Toutefois
les ptoléméens, qui s'adressèrent surtout aux
femmes, et les marcosiens, qui marchèrent sur
leurs traces avec plus de finesse, émirent quel-
ques idées nouvelles. Ils les propagèrent jusque
sur les bords du Rhône, où saint Irénée les
trouva sur la fin du 11e siècle, et où elles ne s'éva-
nouirent pas tout à fait, puisqu'au temps d'Ago-
bard on eut encore à combattre, dans le diocèse
de Lyon, des hérésies gnostiques.
Cependant l'école valentinienne, la plus consi-
dérable et la plus dangereuse, celle des ophites,
ne paraît s'être rattachée à aucun de ces chefs.
Du moins les ophites ne tiraient leur nom d'au-
cun d'eux. C'est le rôle que le serpent, ou plutôt
le génie dont le serpent était le symbole, jouait
dans leurs mythes et dans leurs cérémonies reli-
gieuses, qui les fit désigner sous le nom d'ophi-
tes. Aussi toutes les théories de Valentin étaient-
elles modifiées dans ce système. Le démiurge
(Ialdabaoth) y occupait une place plus consi-
dérable. Les textes du judaïsme et du christia-
nisme y étaient traités avec une plus grande
liberté. Toutes les opinions y conservaient ce-
pendant une analogie si. frappante avec le valen-
tinisme qu'il faut admettre nécessairement, ou
que l'une de ces deux écoles est sortie de l'autre,
ou qu'elles ont puisé à la même source.
Les deux partis opbitiqnes les plus considé-
GXOS
— 634 —
GNOS
rables portaient les noms de cainilcs et de se-
ihiens. Ceux-ci s'attachaient au judaïsme, que
ceux-là repoussaient avec la plus vive antipathie.
C'est à ce point qu'ils considéraient le dieu Jé-
hovah comme un mauvais génie, plein de haine
et de jalousie pour la race élue, c'est-à-dire pour
Cain et ses descendants, dont le plus illustre
était Judas! Car leur opposition contre Jéhovah
allait jusqu'à leur inspirer le respect et l'admi-
ration pour tous ceux qui bravaient ses lois. Les
caïnites traitaient d'ailleurs les codes chrétiens
comme les codes judaïques. Ils les déclaraient
entachés de préventions et d'erreurs. Ils trou-
vaient cette doctrine dans un évangile qu'ils at-
tribuaient à Judas. Cette prétention indique une
telle absence de respect pour la science et la cri-
tique historique, qu'elle suffit pour l'appréciation
du parti et celle de son influence. Aussi c'est à
peine si l'on trouve vestige de son existence pen-
dant quelques générations.
4° Le groupe sporadique des écoles gnostiques
ne se compose que de petits partis émanés de
ces sectes d'Egypte. Ce sont d'abord les carpo-
eratiens, dont le fondateur, Carpocrate, né dans
Alexandrie, fut contemporain de Valentin et pro-
fessa dans la Cyrénaïque. Son système est une
sorte d'éclectisme composé d'idées de Zoroastre,
de Platon, d'Aristote et de Jésus-Christ. Les pro-
diciens, branche détachée des carpocratiens par
Prodicus, et les épiphaniens, autre branche car-
pocratienne fondée par Épiphane dans Pile de
Samé, se rapprochaient singulièrement du poly-
théisme. Laseconde de ces écoles s'attachait sur-
tout à Platon et à la théorie de la communauté des
biens et des femmes. A cette catégorie appar-
tiennent aussi les antitactes, qui faisaient oppo-
sition à toutes les lois et à toutes les institutions
humaines; les borboniens et les phibioniles,
dont les mœurs, très-licencieuses, étaient l'ob-
jet des plus graves accusations; les adamites
et les gnostiques proprement dits qui encouraient
les mêmes reproches. Il paraît que ces petits
partis, qu'il est difficile aujourd'hui de distin-
guer suffisamment les uns des autres, se main-
tenaient surtout en Egypte et dans la Cyré-
naïque, où les mœurs étaient tombées si bas
dans les derniers temps du polythéisme. Enfin
les archontiques, qu'on rencontrait en Judée et
en Arménie, et qui puisaient leur doctrine dans
les prétendus écrits de Seth, dans Y Anabasticon
d'Isaïe, dans les prophéties de Marliades et de
Marsianos, doivent être rangés dans la même
classe, sous le double rapport de l'indépendance
qu'ils affectaient à l'égard des textes sacrés et du
mépris qu'ils professaient pour les lois humaines.
5° Le groupe asiatique des écoles gnostiques
mériterait, presque au même degré que le pré-
cédent, l'épithète de sporadique. En effet, fondé
en Syrie, par Cerdon, en Asie Mineure par Mar-
cion, il se dissémina dans les îles, en Egypte,
en Perse et en Italie. Son importance fut plus
grande, son caractère plus sérieux. Aussi en
conçut-on de plus vives inquiétudes du coté de
l'Église, h i jine, ses fondateurs firent
comme Saturnin, Bardesane et Valentin lui-
même : ils cachèrent leurs opinions tant qu'ils
purent, tout en cherchant à leur gagner de nom-
breux partisans. Plus tard, au contraire, ils ar-
borèrent franchement la bannière de L'indépen-
dance et s'organisèrent à l'instar de PÉglise. Ce
qui» distingue ce groupe, c'est un grand cloi-
gnement poui le pol] théisme et le jud l'ismi el
un rapprochement sincère du christianisme. Hais
c'est aussi la prétention d'épurer, de d
la foi chrétienne de ses erreur* i
altérés ' P fui Cerdon, le monde, œu\ re très-
imparfaite, n'est pas la création du Dieu su-
prême. La législation de Moïse et les enseigne-
ments des prophètes ne sont pas non plus pour
lui des sources de vérité absolue. Ces textes, où
Jéhovah est souvent dépeint comme un être agité
par nos passions et où la morale est blessée par
les actes de quelques personnages représentés
comme des enfants de Dieu, ne sont pas, disait-
il, le fruit de l'inspiration divine. A ses yeux, il
était impossible que la morale du christianisme
fût la suite de celle du judaïsme. Cerdon cri-
tiquait et rejetait de même la plupart des textes
du Nouveau Testament, et n'admettait qu'une
partie de ceux de saint Luc et de saint Paul. Il
procédait ainsi par la raison qu'il n'était pas
possible d'admettre, disait-il, ce qu'enseignent
les autres, par exemple l'union de 1 éon Christos
envoyé par le Dieu suprême pour arracher les
hommes au Jéhovah des Juifs, avec un corps
matériel. Le dogme de la résurrection et de la
réunion du corps avec l'âme destinée à retourner
dans le sein du plérôme le choquait également.
Marcion, qui était né à Sinope au commen-
cement du ne siècle, donna à ces principes, qu'il
reçut de Cerdon à Rome, un développement plus
complet, s'efforçant de découvrir et de pro-
clamer toute une série de contradictions ou
d'antithèses entre le christianisme et le ju-
daïsme. Il entreprit en même temps de rétablir
le texte de l'Évangile et celui des Épîtres apos-
toliques dans leur pureté primitive, élaguant cer-
tains passages, supprimant des chapitres ou des
ouvrages entiers, et liant ce qui lui restait
comme il l'entendait. Il faut le dire, on n'a ja-
mais fait sur les textes d'aucune langue ni d'au-
cune religion d'opération semblable à la sienne.
Cette opération, entreprise au nom de la foi la
plus pure, à entendre Marcion, mais réellement
conçue de la façon la plus arbitraire et exécutée
contrairement à toute espèce de critique sé-
rieuse, n'a d'ailleurs rien épuré, comme elle
n'a rien altéré. Elle a seulement fourni contre
les marcionites quelques arguments dont l'apo-
logétique chrétienne a tiré un parti très-brillant.
La doctrine de Marcion, surtout sa cosmologie,
se distinguait d'ailleurs de celle des autres
gnostiques par une plus grande simplicité. Le
démiurge et la matière, tels sont tous ses élé-
ments et tous ses agents. Le démiurge, au lieu
d'agir pour le compte d'un autre, a procédé en
son nom. 11 n'a pas été l'instrument d'une puis-
sance supérieure; il a l'ait le monde d'après ses
idi es, et s'il n'a pas mieux fait, ou s'il n'a pas
réussi aussi bien qu'il l'aurait voulu, c'est que
des esprits inhérents à la matière se sont op-
posés à ses desseins. Seul aussi il fut le créateur
de l'homme, et il ne sut ni V armer ni le pro-
téger suffisamment contre les séductions du dé-
mon; il ne put ni prévenir sa chute ni les maux
qui en résultèrent. En général, la conduite du
démiurge (et ce d< miurge c'est Jéhovah, le dieu
des Juifs), Marcion la trouvait pleine de dureté,
surtout à l'égard des Egyptiens et des Chana-
néens, nations qu'il aurait voulu soumettre à
son peuple favori, mais qu'il ne sut pas réduire
à cette condition. Le peuple de prédilection de
Jéhovah fut lui-même très-malheureux. 11 le con-
solait toutefois, et lui faisait prendre patience en
lui promettant son fils qui devait le conduire à
un haut degré de prospérité. Mais le Dieu su-
prême, qui jusque-là i lèses
affaires ni de celles des hommes, eul enfin pitié
de ces derniers, quoiqu'ils lui fussent entière-
ment étrangers : il leur envoya son fils à lui
pour les amener àla science que le démiurge
leur avail interdite, et pour les enlever compte-
laire. Telle
fut L'œuvre du christianisme, système mal com-
GNOS
— 635 —
GNOS
pris des apôtres, disait-il, profondément altéré
par leurs successeurs, mais qu'il était possible
•de rétablir dans sa pureté! C'est ce que Marcion
s'appliquait à réaliser (voy. Marcion).
A ces théories, qui pouvaient plaire aux ad-
versaires du jud usine et à ceux de toutes les
traces qu'il avait laissées dans les textes chré-
tiens, Marcion joignait des pratiques austères,
qui séduisirent beaucoup de gens. Du moins
les marcionites furent les plus nombreux des
gnostiques- ils formèrent même plusieurs par-
tis. L'un a'eux, dirigé par un certain Marcus,
qu'il ne faut confondre ni avec un disciple de
Valentin ni avec un autre docteur du même
nom, qui fonda la secte des agapètes d'Espagne,
jeta peu d'éclat. Un autre, gouverné par Apelles,
qui se disait inspiré par une pythonisse du nom
de Philoumène, avec laquelle il s'établit dans
Alexandrie, loin des regards de son maître, eut
un peu plus de célébrité. Un troisième, conduit
par Lucain ou Lucien, se faisait remarquer en
niant l'immortalité de l'âme ou la perpétuité
du principe spirituel, comme il niait celle de
l'élément matériel de la nature humaine, c'est-
à-dire la résurrection du corps. En général cha-
cun de ces trois partis modifia considérablement,
sinon les institutions, du moins l'enseignement
de Marcion. Chacun apporta aussi un peu plus
d'esprit philosophique à ces modifications, sans
toutefois se laisser aller à des sympathies com-
plètes pour les études spéculatives.
C'est là en général la plus grande lacune à
signaler dans l'histoire des sectes gnostiques.
Avec des prétentions à une haute supériorité
dans la science, elles ont toutes négligé la mé-
taphysique et la critique, elles ont toutes pro-
fessé le mysticisme sous une forme ou une
autre.
Nous n'essayerons pas, après cette rapide es-
quisse de tant de doctrines diverses, composées
d'éléments si variés et avec plus de poésie que
de logique, d'apprécier les principes du gnos-
ticisme d'après les idées de la philosophie mo-
derne; ce point de vue conduirait à une appré-
ciation peu juste. Le gnosticisme, au premier
aspect, n'est pas même une philosophie. En effet,
ce n'est pas au nom de la raison et de ses prin-
cipes, qu'il a l'air de poser ses théories, c'est au
nom de textes sacrés et défaits révélés, mais plus
ou moins mystérieux encore, et plus secrètement
transmis de génération en génération. Cependant
ce n'est là qu'une fausse apparence. Tous ces
textes sont pour lui ou des oracles qu'il fait ou
des oracles dont il l'ait ce qu'il veut, et au fond
c'est l'intelligence humaine, ce sont les diverses
facultés de cette intelligence que, seules, il con-
sulte, soit quand il pose les problèmes, soit
quand il les tranche, soit enfin quand il arrange
ou compose les textes d'après lesquels il veut les
résoudre. Ce n'est pas assurément la raison qui
domine d'ordinaire dans ces solutions, c'est
souvent l'imagination ; c'est d'autres fois la tra-
dition, c'est même quelquefois la superstition.
Mais entre ces diverses sources, comme entre
toutes celles qu'ils consultent, les gnostiques
choisissent avec une grande indépendance d'es-
prit. Parmi tous leurs contemporains, il ne s'est
trouvé que les épicuriens qui aient poussé cette
indépendance plus loin. Les autres penseurs,
chrétiens, juifs ou païens, se sont tous attachés
avec plus ou moins de soumission à l'autorité
d'un système religieux; les péripatéticiens et
les stoïciens sont entrés dans cette voie pendant
les premiers siècles de notre ère, comme les
platoniciens eux-mêmes. En général, sauf les
épicuriens que nous venons de nommer, il ne se
trouve pas, dans la période qui a vu grandir le
gnosticisme, de philosophes qui n'aient appartenu
a l'un des trois systèmes religieux que nous
venons d'indiquer, si ce n'est les gnostiques.
Seuls, les gnostiques ont professé une théogonie
et une théologie, une cosmologie, une pneuma-
tologie et une anthropologie libres de tout lien,
de tout assujettissement aux textes admis dans
les sanctuaires de l'époque. Et sous ce rapport,
ils prennent dans l'histoire de la pensée une
place à part. Ils en prendraient une plus grande
si nous avions leurs écrits, s'ils avaient pu se
développer avec quelque liberté, s'ils avaient pu
se poser en face du polythéisme et du christia-
nisme aussi franchement qu'en face du judaïsme;
s'ils avaient pu fonder quelques écoles publiques,
fréquenter celles de leurs adversaires, et s'éclairer
de quelques débats analogues à ceux qui écla-
tèrent entre les païens et les chrétiens. Tous ces
avantages leur ont manqué, et leur influence
sur la marche générale des idées s'en est res-
sentie naturellement. Cette influence n'a été ni
profonde ni générale. Il est très-vrai que le
gnosticisme agita vivement les esprits, que les
écrivains et les docteurs du christianisme ne
cessèrent de le réfuter, qu'ils le combattirent
avec une extrême vivacité depuis sa naissance
jusqu'à sa ruine, et que les chefs de l'empire
dirigèrent contre ses écoles une longue série de
décrets et des mesures d'une grande rigueur. 11
est vrai que ces persécutions et cette polémique
attestent également l'importance des doctrines
gnostiques et le danger que semblaient offrir les
divers enseignements qu'elles jetaient dans le
sein de l'Église. Toutefois, ces enseignements
excitèrent peu l'attention des écoles de philo-
sophie, et le livre de Plotin que Porphyre est
venu intituler Contre les Gnostiques, le neu-
vième de la seconde Enncade, est à peu près le
seul traité que la philosophie polythéiste ait
dirigé contre eux. L'ouvrage de Celse, dont il
nous est resté une réfutation par Origène. com-
bat les gnostiques; mais ce n'est qu'autant que
l'auteur les confond avec les chrétiens.
Cependant si les spéculations gnostiques ont
exercé peu d'influence sur les études de la phi-
losophie polythéiste et celles de la dogmatique
chrétienne, elles ont eu des rapports intimes
avec l'enseignement de quelques sectes des pre-
miers siècles, et ont enfanté quelques-unes de
celles du moyen âge. On retrouve leurs prin-
cipes, ou quelques traces de leurs principes, en
Orient, chez les mandaïtes, ou disciples de saint
Jean, chez les manichéens, les pauliciens, les
bogomiles; en Occident, chez les cathares, les
albigeois, et plusieurs des sectes qui se ratta-
chaient à ces dernières.
L'histoire du gnosticisme n'est pas connue. Le
gnosticisme ne l'est pas lui-même. Il ne nous reste
de lui que des lambeaux de textes et des monu-
ments presque inintelligibles. Ces monuments
doivent être mieux étudiés ; et ils le seront as-
surément. Il est à croire aussi que quelques
textes de plus pourront être découverts dans nos
bibliothèques. On peut consulter, en attendant,
outre les écrits de saint Irénée, de Clément d'A-
lexandrie, d'Origène, d'Eusèbe, de saint Éphrem,
de saint Epiphane, de Théodoret, de Tertullien,
de saint Cyprien, de saint Philastre, de saint
Augustin, les Recherches de Lenain de Tillemont,
de Macarius, de Chiflet, de Montiàucon, de Mos-
heim et de Beausobre. On peut y joindre un assez
grand nombre de travaux plus récents, de
MM. Lewald. Neander, Fuldner, Kopp, Moi-
genstern, Hahn, Walsh, et plusieurs autres. Mais
le plus important de tous est l'Histoire critique
du gnosticisme et de son influence sur les sectes
religieuses et philosophiques des six premiers
OOGL
— 636 —
GORG
sii'clcs de l'ère chrétienne, par M. Matter, Paris,
1828 et 1843, 3 vol. in-8. — On peut consulter
encore : les Caractères du gnoslicisme et ses
rapports avec le christianisme, étudiés dans la
Gnone du Valentin, par M. Lêques, 1849, in-8; —
une Excursion gnostique en Italie, par M. Mat-
ter, Paris, 1851, in-8. J. M.
GOCLENIXJS (Rodolphe), philosophe allemand,
né en 1547 à Corbach, a joui durant sa vie d'une
grande célébrité, qu'il devait à son enseigne-
ment prolongé pendant plus de cinquante ans et
à ses ouvrages nombreux. Il resta professeur de
logique à l'université de Marbourg, où il con-
féra, dit-on, six cents fois le grade de docteur,
jusqu'à sa mort en 1628. Les bibliographes don-
nent les titres d'un grand nombre de livres
qu'ils lui attribuent ; mais ces listes, qui d'ail-
leurs ne concordent pas, auraient grand be-
soin d'être revisées, et beaucoup des ouvrages
qui y sont inscrits ne se trouvent pas. Il y en
a dû moins trois dont il faut faire men-
tion. Le premier est le Lexicon philosophicum,
manuel en forme de dictionnaire, très-utile
pour l'intelligence des discussions philosophi-
ques à la fin du xvie siècle; on en a parlé
dans l'introduction de ce recueil; il est deve-
nu rare. Le second est surtout remarquable
par son titre : ûvyoloyia, hoc est de homi-
nis perfectione, animo et imprimis ortu ejus,
commenlaliones ac disputaliones , etc., Mar-
purgi. 1597. Il y a, paraît-il, une première édi-
tion de ce livre de 1594. Comme en cette même
année 1594, son élève Casmann publiait à Hanau
un traité intitulé Psychologia anlhropologica,
c'est le maître ou le disciple qui ont inscrit pour
la première fois le mot de Psychologie en tête
d'un livre, bien qu'il eût été déjà employé par
J. Thomas Freig dans le catalogue des lieux
communs de son Ciceronianus. Pour le fond,
c'est un recueil de dissertations empruntées à
une quinzaine d'auteurs aujourd'hui oubliés, et
portant toutes sur la question de l'origine de
î'àme. Entre ceux qui soutiennent qu'elle est
créée directement par Dieu, et ceux qui préten-
dent qu'elle est transmise des parents aux en-
fants, Goclenius qui écrit à peine quelques lignes
pour son compte, garde un doute prudent : « II
vaut mieux, dit-il, chercher comment l'àme sor-
tira du corps sans souillure, que comment elle y
a pénétré. » Enfin le troisième est un traité de
logique : Goclenii isagoge in Organum Arislo-
tclis, Francfort, 1598. L'auteur y propose une
théorie du sorite qui rendit son nom populaire
dans l'école, où l'on parla longtemps des Soriles
Hocléniens, par opposition aux sorites d'Aristote,
qui, pour le dire en passant, n'a pas expres-
sément parlé de cette forme de raisonnement.
Le sorite de Goclenius est inverse ou régressif.
Ainsi cet argument : « l'homme coupable est en
proie aux remords, celui qui est en proie aux
remords est toujours mécontent de lui-même,
celui qui est toujours mécontent de lui-même
est malheureux, donc l'homme coupable est
malheureux, » cet argument, disons-nous, est un
sorite direct ou progressif. Mais on peut le con-
struire autrement : celui qui est toujours mé-
content de lui-même est malheureux; celui qui
est en proie aux remords est mécontent de lui-
même; l'homme coupable est en proie aux re-
ds; donc, etc. Hamilton a beaucoup insisté
sur cette distinction qu'il a appliquée au raison-
aï en généra] : il a fait remarquer qu'elle
avait été propo éeavantGocIeuiua.Voy. Leçonsde
logique en anglais). 1. 1, p. 383. Le nom de Go-
porte par un érudit à qui
l'on doil des commentaires sur les Dcvoirt de
Cil i21); et par un médecin lils du pré-
cédent et auteur d'un grand nombre d'ouvra-
ges. E. C.
GOETHALS, VOV. HENRI DE Gand.
GORGIAS, l'un des principaux sophistes, était
de Léontium en Sicile. L'époque de sa naissance
n'est pas bien connue : on la place ordinai-
rement vers l'an 485 avant notre ère. Disciple
d'Empédocle et de Prodicus, à ce que l'on pense,
il avait longtemps étudié Parménide et se ser-
vait avec une grande facilité de tous les so-
phismes de Mélissus et de Zenon. Ce qui lui resta
de ces diverses études, ce fut cette croyance
qu'il n'y a rien de certain, rien dont on ne puisse
disputer. Esprit souple et brillant, habile à
entraîner ou à séduire un auditoire, rien ne lui
manquait pour faire valoir et accréditer, par
son exemple, cette détestable maxime. On voit,
par VHippias de Platon, qu'il parcourut la
Grèce et séjourna en Thessalie, que partout il
charma le peuple par ses discours publics,
compta beaucoup de disciples, et amassa beau-
coup d'argent. Les expressions YopytàÇeiv, yop-
yieia ayfy.'y.Ttt, que l'on forgea pour lui, n'impli-
quèrent aucun blâme à l'origine, et prouvent
du moins qu'il avait réussi à faire école. L'an
424 avant notre ère, ses concitoyens l'envoyèrent
à Athènes, solliciter du secours contre Syracuse.
Les discours brillants du rhéteur (Aaiiraocç)
éblouirent les Athéniens; il obtint d'eux tout ce
qu'il voulut, et consentit en retour à se fixer
pour quelque temps à Athènes. Les fragments
qu'Aristote et Sextus nous ont conservés de ses
écrits sont loin de justifier cette admiration de
la Grèce entière, et ne peuvent passer que pour
des résumés dépouillés de tout ornement. Avant
lui, les ouvrages sortis des écoles italiques étaient
souvent intitulés sur l'Être; ceux des ioniens,
sur la Nature. Gorgias, en tête de son principal
ouvrage, inscrit sur ce double titre avec un seul
mot de plus, une négation, sur le Non-Etre ou
sur la Nature. Jamais titre ne fut plus vrai. Le
livre de Gorgias est une guerre déclarée à toute
espèce de dogmatisme. Le seul but de l'auteur
est d'y démontrer les trois propositions sui-
vantes : 1° Rien n'existe; 2° Si quelque chose
existe, nous ne pouvons le connaître; 3° si quel-
que chose existe, et peut être connu, nous ne
pouvons le faire connaître aux autres.
Si une seule de ces propositions est vraie,
Gorgias a raison contre le dogmatisme ; mais,
pour avoir raison contre Gorgias. il faut le forcer
dans le triple retranchement dont il s'entoure.
Voici comment il essaye de démontrer ces trois
propositions.
1" Rien n'existe. — En effet, si quelque chose
existe, ce ne peut être que Y être ou le non-rlrc,
ou l'un et l'autre tout ensemble. Or, ces trois
suppositions sont également absurdes. D'abord,
le non-rtre n'est pas : car, s'il était, il serait et
ne serait pas en ineme temps. Il serait, c'est
l'hypothèse. 11 ne serait pas, puisqu'on l'appelle
non- Ire. Donc le non-être n'est pas.
L'être n'est pas davantage ; car, s'il est, il a
ou n'a pas commencé. S'il n'a pas commencé, il
est éternel et, par conséquent, infini : or, l'in-
fini ne peut être contenu ni en lui-même, puis-
que rien ne peut être à la fois contenant et
contenu, ni en quelque autre objet, puisqu'il est
infini. L'infini n'est dune nulle partj autrement
dit n'est pas. Si l'être a commencé, il est sorti
de quelque chose ou de rien : si de quelque
chose, il existait auparavant et n'a fait que con-
tinuer d'être; si d<: rien, le néant a donc donné
ce (ju'il n'avait pis. Donc l'être n'esl pas,
Oétre et le non-être ne peuvent pas non plus
coexister; car ils s'excluent l'un l'autre. Si l'un
est, l'autre n'est pas. et l'on peut choisir.
GORG
— 637 —
GOTA
2° Si quelque chose existe, nous ne pouvons
le connaître. — En effet, pour qu'un objet pût
être connu, il faudrait que le sujet de la con-
naissance se confondit avec lui. Mais l'esprit
devient-il blanc pour penser à la blancheur? S'il
en était ainsi, si l'esprit s'identifiait avec l'objet
de ses pensées, nous ne pourrions penser qu'aux
objets réels, et l'on sait qu'il en est tout au-
trement. Enfin, avec les sceptiques de tous les
temps, Gorgias triomphait des contradictions
supposées de la raison et de l'expérience et de
la diversité des jugements humains.
3° Si quelque chose existe et peut être connu,
"ious ne pouvons le faire connaître aux autres.
— En effet, chacun des sens est compétent dans
la sphère qui lui est propre, mais pas au delà.
La vue perçoit les couleurs, l'ouïe, les sons ;
mais la vue ne peut percevoir les sons, ni l'ouïe
les couleurs. Or, quand nous parlons, que trans-
mettons-nous à nos semblables? Des sons et rien
que des sons. Le langage arrive donc tout entier
à l'oreille. Or l'oreille ne peut percevoir ni les
idées ni leurs objets, sinon les objets et les idées
seraient la même chose que notre parole.
D'ailleurs, le langage est né de l'impression
que faisaient sur nous les divers objets de la
nature. Les noms des couleurs, des sons, des
odeurs, sont tirés de la manière dont toutes ces
choses se présentent à nous. Loin donc que le
langage puisse servir à faire connaître les objets,
ce sont ces objets qui rendent raison du lan-
gage.
Enfin, Gorgias argumentait des erreurs des
mots, et des imperfections de toutes les lan-
gues.
On nous fera grâce, sans doute, de la réfu-
tation de tous ces sophismes dont les tristes con-
séquences éclatent en morale et en politique.
Dans Platon, après avoir soutenu ces maximes
d'une fausse rhétorique, que le devoir de l'o-
rateur est de plaire par tous les moyens pos-
sibles; qu'il doit viser, non au vrai, mais au
vraisemblable; que pour paraître homme de
bien il doit se résoudre à être un scélérat, Gor-
gias, en la personne de ses disciples Polus et
Calliclès, fait reposer toute la morale sur les
principes suivants : La destinée de l'homme est
de chercher le bonheur, et il le trouve dans la
puissance, c'est-à-dire dans la liberté de perdre
ses ennemis, de les ruiner, de les bannir, de les
faire mettre à mort, en un mot de dominer par-
tout. L'ordre de la nature est que les forts soient
les maîtres, que les faibles soient opprimés. Les
lois sont des chaînes forgées par les faibles, et
que les forts doivent rompre en méprisant ceux
qui les ont faites.
C'est dans Platon qu'il faut chercher la réfu-
tation éloquente de ces vieilles et déplorables
erreurs. Il est certain que Gorgias et les so-
Ehistes ont travaillé à corrompre la morale pu-
lique, mais il n'est pas certain que l'auteur des
Dialogues n'ait pas un peu chargé et assombri
les couleurs de son tableau. On rapporte que le
sophiste de Léontium, âgé de plus de cent ans,
se fit lire un jour le dialogue qui porte son nom,
et s'écria : « Ce jeune homme remplacera bientôt
avec honneur le poète Archiloque. » Quoiqu'il
en soit, malgré le faux éclat de son éloquence
et le vide de ses déclamations emphatiques,
Gorgias a rendu quelques services. Il a imprimé
aux intelligences un mouvement salutaire, a
éclairci dans un grand nombre d'esprits bien
des idées obscures, a contribué à former l'art et
la langue de la dialectique.
On attribue à Gorgias l'Éloge d'Hélène et l'A-
pologie de Palamède, mauvaises déclamations
que l'on trouvera dans les Oratores yrœci de
Reiske, Leipzig, 1773; et dans le Recueil des
discours des rhéteurs grecs d'Henri Estienne.
in-f°, Paris, 1575.
Consultez sur Gorgias, outre les Dialogues de
Platon déjà cités, l'ouvrage d'Aristote de Xeno-
phane, Zenoneet Gorgia, et parmi les modernes,
H. E. Foss, de Gorgia Leonlino, in-8, Haie, 18-28,
et un article de Belin de Ballu dans son Histoire
de l'éloquence. D. H.
GOTAMA, nom nouveau dans l'histoire de la
philosophie, où il doit désormais tenir une place
importante. Gotama est l'auteur d'un système
de dialectique qui, dans l'Inde, a joué le même
rôle à peu près que l'Organon d'Aristote dans
l'Occident, qui y est cultivé depuis plus de deux
mille ans, et qui le sera sans doute aussi long-
temps que l'Inde connaîtra la philosophie. Ce
système s'appelle le Nyâya, mot sanscrit qui
veut dire conduite de l'esprit, méthode de rai-
sonnement, et dont le sens est, comme on
le voit, analogue à celui du mot grec ).6yo:, d'où
nous avons tiré notre mot logique. Ainsi le
Nyâya, ou le système de Gotama, est la lo-
gique de la philosophie indienne, et l'on
peut ajouter qu'il y est la seule, bien que les
autres écoles aient aussi quelques principes de
logique, mais incomplets et peu scientifiques.
L'école particulière de Gotama se nomme neiyâ-
yikâ, c'est-à-dire l'école du raisonnement, et
c'est encore même aujourd'hui la plus ré-
pandue de toutes.
On ne sait rien de précis sur le personnage
auquel on donne le nom de Gotama. L'érudition
européenne, malgré sa sagacité et sa persévé-
rance, n'a rien pu découvrir, et la tradition na-
tionale ne donne sur Gotama, comme sur tant
d'autres, que des fables insoutenables. Suivant
elle, Gotama est un des douze grands rishis ou
saints, qui sont les ancêtres de toutes les familles
brahmaniques, et qui sont comme les douze
patriarches de l'Inde. Le Râmayâna et les Pou-
rânàs prétendent qu'il naquit sur l'Himalaya, et
qu'il vécut longtemps en ascète dans la forêt de
Mithila et à Prayaga. Il épousa une des filles de
Brahma, Ahalyâ, qu'il dut répudier, parce qu'elle
s'était laissé séduire par Indra. Retiré dans les
montagnes qui l'avaient vu naître, passant sa
vie au milieu des plus pieuses et des plus rudes
mortifications, il légua au monde ses axiomes de
logique, que ses disciples commentèrent aussi-
tôt après sa mort, et qui sont parvenus jusqu'à
nous. Ainsi, pour les Indiens, Gotama est un
personnage presque divin, et l'époque où il vi-
vait se perd dans la nuit des temps à l'origine
du monde. On ne dit point cependant que le
Nyâya soit une révélation directe de la Divi-
nité; mais un des disciples de Gotama passe
pour l'auteur d'un hymne du Rig-Véda.
On a cru, mais à tort, que le Nyâya était cité
dans les Lois de Manou (liv. XII, çloka 109). 11
n'en est rien, et c'est William Jones qui, sur la
foi d'un commentateur, a introduit dans sa tra-
duction cette notion, qui serait si grave si elle
était exacte. La traduction française s'est éga-
lement trompée en la reproduisant d'après Wil-
liam Jones, un ne trouve le Nyâya cité authen-
tiquement que dans des ouvrages postérieurs à
l'ère chrétienne; mais on ne peut douter qu'il
ne soit beaucoup plus ancien, et qu'il ne soit
même antérieur à l'Organon d'Aristote.
On ne connaît jusqu'à présent le système de
Gotama que par l'analyse qu'en a donnée l'il-
lustre Colebrooke dans ses Essais sur la / hilo-
sophie indienne, et par l'analyse, plus détaillée
et plus spéciale, accompagnée d'une traduction
qu'en a donnée l'auteur de cet article dans le
troisième volume des Mémoires de l'Académie
GOTA
638 —
GOUT
dei sciences morales et politiques. Colebrooke a
eu le tort de mêler le système de Gotama à celui
d'un autre philosophe appelé Kanada, fondateur
de l'école veiséshikâ. De là quelque confusion
et des obscurités qu'il eût été facile d'éviter.
La doctrine de Gotama n'est pas une doctrine
logique au sens où l'est celle d'Aristote ou celle
de Kant; c'est plutôt le recueil des règles de la
discussion, et l'auteur indien est fort loin de la
profondeur des deux philosophes qui ont le plus
fait dans cette partie de la science. On en pourra
juger par quelques détails fort courts.
Le Nyâya se compose de cinq lectures entre
lesquelles se trouvent très-inégalement répartis
cinq cent vingt-cinq axiomes. La première lec-
ture est toute dogmatique : les quatre autres
sont toutes polémiques, et né pourront être bien
comprises que quand on connaîtra davantage
les objections des écoles anciennes auxquelles
Gotama prétend répondre. La première lecture
est la seule dont, jusqu'à présent, on se soit
occupé, et c'est en effet la plus intéressante. Elle
ne renferme que soixante axiomes.
Gotama promet la béatitude éternelle à tous
ceux qui connaîtront parfaitement la doctrine
qu'il enseigne ; et cette doctrine se compose
tout entière des seize points suivants : la preuve,
l'objet de la preuve, le doute, le motif, l'exemple,
l'assertion, les membres de l'assertion réguliè-
rement formée, le raisonnement supplétif, la
conclusion; puis l'objection, la controverse, la
chicane, le sophisme, la fraude, la réponse fu-
tile, et enfin la réduction au silence. La connais-
sance approfondie de tous ces points de doctrine
a pour but la destruction de l'erreur^ et de tous
les maux que l'erreur entraîne. Voilà ce qu'on
doit appeler les seize topiques du Nyâya, et non
point les seize catégories, comme le dit Cole-
brooke, adoptant ici un mot consacré à exprimer
de tout autres idées. Ainsi, dans le système de
Gotama, pour que la discussion soit régulière et
complète, il faut d'abord établir la preuve sur
laquelle on prétend fonder l'assertion que l'on
soutient. Est-ce la perception sensible qu'on pré-
tend invoquer? Est-ce le raisonnement, indépen-
damment des faits sensibles? Est-ce l'analogie
ou la comparaison? Est-ce enfin le témoignage,
celui des nommes ou celui de la révélation? Tel
est le point qu'il faut fixer avant tout. Ceci posé,
on doit indiquer l'objet de la preuve. Cet objet
ne peut d'une manière générale qu'être l'un des
douze suivants : l'àme, le corps, les organes des
sens, les objets des sens, etc. Après la preuve et
l'objet de la preuve, vient le doute qu'on peut
élever sur cet objet, et qu'il faut tout d'abord
résoudre pour que l'existence en soit parfai-
tement certaine. Le doute se fonde sur un motif
qu'il faut justifier; et pour que l'objet de la
preuve, qui va devenir tout à l'heure l'objet de
l'assertion, soit aussi clair que possible, il faut
prendre un exemple qui le fasse comprendre,
en étant plus clair que lui, et en le mettant dans
tout le jour nécessaire. Ces précautions préli-
minaires une fois prises, on peut poser l'asser-
tion que l'on prétend soutenir, et qui peut être
universelle ou particulière, spéciale ou hypo-
thétique, selon qu'elle s'appuie sur les quatre
preuves, ou sur une seule, ou sur un exenr le
lis par les deux interlocuteurs, ou sur une
île hypothèse dont ils conviennent. L'asser-
tion, pour être régulière et complète; doit avoir
cinq membres : la proposition, la raison, l'éclair-
cissement, l'application et la conclusion. C'est ce
que Colebrooke a appelé le syllogisme indien,
el l'on doit dire que ce rapprochement, s'il
n'est entièrement faux,, estpourtant fort peu e
Tour appuyer l'assertion reposant sur ses cinq
membres, il faut ajouter de plus un raisonnement
supplétif que Colebrooke appelle encore, par une
analogie un peu forcée, réduction à l'absurde.
Enfin, après ces huit topiques, vient la conclu-
sion ou nirnaya, qui pose définitivement la
thèse. Il ne reste plus, quand elle est ainsi posée,
qu'à la défendre contre toutes les attaques de
l'adversaire qu'on réduit enfin au silence, après
avoir réfuté contradictoirement ses objections,
avoir démasqué ses chicanes, réfuté ses so-
phismes, éludé ses fraudes et démontré la futilité
de ses réponses.
Voilà toute la dialectique de Gotama : elle est
fort loin, comme on peut le voir d'après cette
très-rapide esquisse, de la prodigieuse analyse de
VOrganon, ou même des théories moins sû-
res et moins exactes de la Critique de la Rai-
son pure. C'est un code ingénieux et un peu su-
perficiel de l'argumentation ; mais Gotama a pu
s'acquérir par là, dans l'Inde, une gloire qui n'a
pas été moins durable ni moins utile que celle
d'Aristote dans l'histoire de la logique chez les
Orientaux. Voilà son titre unique en philosophie ;
mais ce serait traiter fort légèrement les choses
que de ne pas le trouver considérable. Il n'a pas
été donné à tous les peuples de produire des
systèmes de logique. Il faut descendre bien
loin dans l'intelligence humaine pour y décou-
vrir les dernières et fermes assises sur lesquelles
reposent son développement et son activité régu-
gulière. Aristote est infiniment plus vrai et
plus complet que Gotama. Il arrive jusqu'aux
principes essentiels, et il a poussé si avant la re-
cherche, que personne depuis lors n'a pu le dé-
passer, et ne le pourra jamais, dans le domaine
de la logique pure. Gotama n'a pas connu le syl-
logisme, pas plus qu'il n'a connu les catégories,
malgré ce qu'en ont pu dire Colebrooke et quel-
ques auteurs qui, comme William Jones, ont
cru, sur la foi d'une tradition fort incertaine, que
le Nyâya avait servi de modèle à VOrganon.
Mais si Gotama est fort au-dessous d'Aristote et
de Kant, son mérite relatif n'en est pas moins
immense : il a eu le génie qui convenait à l'Inde,
au pays où il était né, et au développement in-
tellectuel que ce pays pouvait acquérir. La dia-
lectique de Gotama a produit un mouvemest
d'études aussi grand au moins que VOrganon,
quoique fort différent. Il l'a entretenu et l'entre-
tient encore. En d'autres termes, l'étude de la
pensée dans l'Inde ne devait pas être poussée
aussi avant qu'elle l'a été dans des pays et dans
des siècles plus heureux et plus civilisés. Il n'a
pas tenu à Gotama qu'elle ne fût étendue et ap-
profondie autant qu'elle pouvait l'être par la
philosophie indienne, et la preuve, c'est que de-
puis plus de vingt siècles la philosophie indienne
s'est contentée de cette dialectique. A ce résul-
tat, limité comme il l'est, il y a certainement
des causes fort graves que pourrait découvrir la
philosophie de l'histoire. Ces causes ont été né-
cessaires ; le génie indien a dû s'y soumettre, et
c'est assez pour la gloire impérissable d'un phi-
losophe d'avoir mené la science jusqu'à cette li-
mite infranchissable où s'arrêtait l'esprit même
du peuple auquel il s'adressait. Gotama doit
donc, toute réserve d'ailleurs étant faite, se pla-
cer désormais à côté du législateur de la logi-
que en Grèi/e; et s'il est au-dessous de lui,
il n'en est pas moins le seul, avec Kant chez
les modernes, qui soit digne de figurer à ses
côtés.
. Nïaya et Indiens (Philosophie des).
13. S.-H.
GOUT (Sens du), voy. Sens.
GOUT [Esthétique]. On appelle goût cette
faculté de l'esprit qui nous fait discerner et sen-
GOUT
639
GOUT
tir les beautés de la nature et ce qu'il y a d'ex-
cellent dans les ouvrages de l'art.
Cette dénomination est empruntée au sens
physique qui perçoit les saveurs : on a transporté
le nom de ce sens à la faculté de l'esprit qui per-
çoit ce qu'il y a de beau et ce qu'il y a de laid
dans les objets que nous contemplons.
Il en est du goût intérieur comme du goût
extérieur : certaines choses lui agréent, d'autres
lui répugnent; un grand nombre le laissent in-
différent ou incertain, et l'habitude, les associa-
tions d'idées et la mode exercent la plus grande
influence sur ses jugements. Ce sont ces analo-
gies frappantes qui, dans toutes les langues po-
lies, ont l'ait donner le nom qui désigne le goût
physique à la faculté de percevoir, avec un sen-
timent de plaisir, ce qui est beau, et avec un
sentiment de dégoût, ce qui est laid dans chaque
espèce de chose (Reid, Essai sur les facultés de
l'esprit humain, liv. III).
Nous sommes loin de vouloir contester ces
analogies, mais on ne peut trop se mettre en
garde contre une assimilation exagérée qui mè-
nerait aux plus fâcheuses conséquences. Il ne
s'agit pas seulement de maintenir à l'une de
nos plus éminentes facultés son rang et ses pré-
rogatives ; cette confusion ouvre la porte au sen-
sualisme et au scepticisme, et leur livre le do-
maine des arts et de la littérature. La science,
qui étudie le beau et les principes de l'art, doit
attacher la plus haute importance à cette ques-
tion psychologique et ne laisser planer sur elle
aucune équivoque. Il y va de son existence
comme de la dignité de son objet. Si une part
doit être faite à la sensibilité, dans l'analyse du
goût on ne peut trop faire ressortir l'élément
rationnel qui le constitue dans son essence.
Quand je dis qu'un objet est beau, le juge-
ment que je porte ne se confond pas avec le
plaisir que me fait éprouver la vue de la beauté.
Le premier de ces faits est un acte de ma raison;
le second, une impression de ma nature sensi-
ble, et, pour s'accompagner, ils n'en sont pas
moins profondément distincts. Il y a plus, la
perception et le jugement doivent précéder la
sensation. Si l'objet ne m'était apparu comme
beau, si je ne l'avais jugé tel, je serais resté in-
différent à son égard, il n'aurait éveillé en moi
aucun sentiment. Ensuite, quelle est cette qua-
lité qui me le fait nommer beau ? exprime-t-elle
une simple relation entre lui et ma sensibilité?
n'est-il beau que parce qu'il est approprié à mes
organes et à mes besoins? cessera-t-il de l'être
quand j e ne le verrai plus ? le serait-il moins quand
il ne ferait sur moi aucune impression? Non; il
est clair que cette qualité est indépendante de
tout rapport avec moi et avec mes organes,
avec ma constitution sensible, et que, quand
j'affirme qu'une chose est belle ou laide, je ne
veux pas dire seulement qu'elle est capable de
me faire éprouver une sensation agréable ou
désagréable, comme lorsque je porte un fruit à
ma bouche, et qu'il me paraît doux ou amer.
Mais il est un autre caractère par lequel le goût
intellectuel diffère essentiellement du goût phy-
sique, et ses jugements des perceptions sensibles,
c'est qu'en réalité il nous met en rapport avec
l'invisible. La beauté physique elle-même ne ré-
side point dans la matière en soi et dans ses
propriétés, mais dans les rapports selon lesquels
ses éléments sont combinés, dans sa forme, dans
la régularité des mouvements, l'éclat, la pureté,
la vivacité des couleurs (voy. Beau). Or, la pro-
portion, l'ordre et la régularité sont les effets
visibles de l'intelligence ; la matière n'est belle
qu'autant qu'apparaît en elle la force, la vita-
lité, qu'autant qu'elle porte l'empreinte et le ca-
chet de l'esprit. A plus forte raison les sens ne
sont-ils pas capables de comprendre et d'appré-
cier la beauté morale ou spirituelle. Il est donc
évident que la faculté qui est appelée à discer-
ner le beau dans les ouvrages de la nature et de
l'art dépasse l'étroit horizon des sens, qu'elle at-
teint dans le visible l'invisible, le spirituel, l'i-
déal, et qu'en ce point elle offre la plus grande
analogie avec cette faculté supérieure de l'intel-
ligence qui nous met en communication avec le
monde des idées. Toutefois il faut prendre garde
de tomber dans une autre exagération, et d'assi-
miler tout à fait le geût à la raison qui conçoit
les vérités abstraites, à l'entendement qui, dans
ses jugements et ses raisonnements, sépare et
rapproche le particulier et le général, l'abstrait
et le concret, l'idéal et le réel. Le goût est une
faculté mixte ; c'est là son caractère distinctif : il
renferme un double élément comme son objet.
La beauté ne se révèle à nous que sous des for-
mes sensibles, dans des images ou des symboles
qui nous la cachent et nous la montrent à la
fois. L'idée pure dépouillée de toute forme, dans
sa nature abstraite, s'adresse à l'entendement et
non au goût; elle ne nous apparaît pas comme
belle, mais comme vraie. La faculté qui voit et
contemple le beau ne le saisit donc que dans sa
manifestation sensible ; elle habite à la fois deux
mondes, celui des sens et celui de la raison;
messagère entre le ciel et la terre, elle supprime
la distance qui les sépare; interprète des choses
invisibles, elle nous traduit leurs vivants sym-
boles. Elle n'a pas besoin de comparer l'idée et
la forme, elle les perçoit simultanément, dans
leur conformité et leur convenance, par une
sorte d'intuition. Telle est la vraie nature de la
faculté qui nous met en relation avec le beau.
Elle prend le nom de goût lorsqu'on l'envisage
dans sa fonction législatrice et judiciaire. Quoi-
qu'elle offre un côté sensible, l'élément essentiel
qui la constitue appartient à la raison ; elle
n'est même, à vrai dire, qu'une des formes de
cette faculté souveraine qui prend différents
noms selon les objets auxquels elle s'applique:
raison proprement dite lorsqu'elle s'exerce dans
la sphère des vérités spéculatives ; conscience
lorsqu'elle nous révèle les vérités morales ou
pratiques ; goût lorsqu'elle apprécie la beauté et
la convenance, dans les objets du monde réel ou
dans les productions des arts.
Nous aurions à rechercher maintenant les ca-
ractères d'un autre élément qui accompagne les
jugements du goût : le sentiment que fait naître
en nous la perception du beau. Quoiqu'il appar-
tienne tout entier à la sensibilité, il ne diffère
pas moins des plaisirs des sens que la per-
ception du beau et les jugements du goût des
notions sensibles. Sur ce point, il faut consulter
la savante et profonde analyse de Eant (Critique
du Jugement). Sa description des caractères de
la jouissance esthétique ne laisse rien à désirer.
Selon Kant, le plaisir qui accompagne le juge-
ment du goût est d'une nature désintéressée, il
ne provoque en nous aucun désir; l'objet nous
intéresse, sans doute, en ce sens qu'il nous plaît:
nous aimons à le contempler, un charme parti-
culier nous attire vers lui; mais nous n'éprou-
vons aucun besoin de le faire servir à notre
usage, de le consommer ou de le détruire. Loin
de là, il nous semble devoir subsister par lui-
même et pour lui-même ? n'avoir aucun rap-
port avec notre nature idividuelle. L'âme se sent
libre en sa présence, comme lui est, vis-à-vis
d'elle, libre et indépendant : c'est donc une jouis-
sance d'un ordre tout particulier, une jouissance
libérale. Cet oubli de nous-mêmes et de nos be-
soins fait que nous ne songeons pas même à
GOUT
— 640 —
GOUT
l'existence réelle de l'objet; une belle concep-
tion, une image, une représentation fictive nous
plaît autant et souvent plus que lia réalité môme.
Le goût est encore barbare lorsqu'au sentiment
du beau doit se mêler l'agrément qui naît d'un
désir satisfait. Les plaisirs du goût ne se distin-
guent pas moins de ceux qui accompagnent les
jugements de la conscience morale. Ceux-ci sont
d'une nature tout à fait noble, sans doute, mais
ils ne nous laissent pas indifférents à l'existence
de leur objet, ils éveillent en nous l'idée d'une
loi obligatoire à laquelle la volonté de l'agent
est soumise. 11 y a trois sortes de plaisirs qui
correspondent aux idées de l'utile, du bien et
du beau: le premier est purement sensible, le
second est pratique, le troisième contemplatif.
Ou les objets nous agréent, ou ils provoquent
notre estime, ou ils nous plaisent. Nous parta-
geons la première de ces jouissances avec les
bêtes, la seconde appartient aux êtres raisonna-
bles, la troisième est particulière à l'homme et
ne peut se rencontrer que dans une nature à la
fois intelligente et sensible. — Nous ne suivrons
pas Kant dans les détails de celte analyse semée
d'observations profondes autant, qu'ingénieuses.
Il est un point d'ailleurs sur lequel nous sommes
forcés de nous séparer de ce philosophe. Kant
reconnaît le caractère d'universalité qui appar-
tient aux jugements du goût; mais, dominé par
l'idée qui fait le fond de son système, et préoc-
cupé du côté sensible que nous avons signalé
plus haut, il fait du beau l'objet d'une jouissance
générale et du goût une sorte de sens commun
(sensus comrnunis). 11 distingue, il est vrai, ce-
lui-ci des sens externes et de la raison igno-
rante et sans culture qui, dans le vulgaire des
hommes, juge d'après des idées vagues et con-
fuses. Le goût, suivant ses expressions, « juge
avec une nécessité générale, mais purement sub-
jective. » 11 a beau insister sur cette nécessité
intérieure, sur les lois de l'imagination inhéren-
tes à l'esprit humain, il n'en conteste pas moins
le caractère objectif et absolu de cette faculté
et de ses décisions.
Dans le domaine du beau comme dans celui
du vrai, Kant, après avoir tenté de soustraire la
raison et ses idées aux atteintes du scepticisme,
nous paraît assurer le triomphe de ce dernier.
Nous ne pouvons également souscrire sans ré-
serve à cette dénomination de sens commun
donnée au goût. Elle n'est vraie que d'une ma-
nière métaphorique, comme l'on dit quelquefois
le sens ou l'organe du beau. On ne peut trop le
redire, le goût, malgré l'élément sensible mêlé à
ses jugements, n'est autre que la raison elle-
même, et il participe de tous ses caractères, de
sa nécessité, de son universalité; comme elle, il
est objectif et absolu.
11 existe un scepticisme esthétique comme un
scepticisme scientifique, moral et religieux; sa
devise est la maxime vulgaire : « On ne peut
disputer des goûts. •> Ses arguments sont les
mêmes; le principal consiste à faire ressortir la
diversité des jugements que portent les hommes
sur le beau et le laid, les formes bizarres que
prend le goût chez les différents peuples, les
changements et les révolutions qui s'opèrent
dans les arts et la littérature. Beaucoup d'esprits
fort sages, et qui reculeraient effrayés devanl
les conséquences du scepticisme religieux ou
moral, paraissent disposés à faire bon marché
de la vérité esthétique. 11 est nécessaire de leur
montrer où conduit une pareille concession; car
c'est ici surtout le cas d'appliquer [a maxime :
« On ne fait pas au scepticisme sa part. » <
nous sommes loin de vouloir effacer les diffé-
rences qui séparent les diverses sphères du dé-
veloppement de l'esprit humain. L'art a son ca-
ractère propre, par lequel il se distingue de la
science, de la morale et de la religion (voy.
Arts); mais les idées qui leur servent de hase
n'en conservent pas moins leur solidarité. Lors-
qu'elles sont menacées, elles doivent proclamer
hautement cette unité, qui est celle de la raison
elle-même. Ainsi , à ceux qui sont frappés sur-
tout du caractère universel des vérités mathé-
matiques, nous ferons remarquer qu'il y a aussi
une beauté mathématique, et que le goût qui
la reconnaît et l'admire a les mêmes droits que
la raison ciui juge les vérités abstraites. Cette
identité a été aperçue dès l'origine de la science,
et il ne faut pas croire que les rapports établis
entre les lois des nombres et celles de l'harmonie,
entre l'astronomie et la musique, soient une
rêverie pythagoricienne. Il y a dans les propor-
tions numériques, dans la régularité des mou-
vements et des formes, une excellence qui se
traduit immédiatement aux yeux. Non-seule-
ment le monde nous offre ce genre de beauté
dans les lois qui font sa stabilité, tous les arts
l'empruntent plus ou moins. Il prédomine dans
l'architecture. Dans la sculpture et la peinture,
quoiqu'il cède la place à des formes plus libres
et plus animées, il fournit les lois de la perspec-
tive, préside aux proportions, à l'ordonnance et
au groupement des figures. Dans la musique, il
reprend toute son importance; et s'il le cède
encore à un élément supérieur, à l'expression,
la cadence, la mesure, l'harmonie lui appar-
tiennent. La poésie lui doit les lois du rhythme
et plusieurs des règles de la prosodie. Il n'est
pas plus permis au goût d'enfreindre ces lois
fondamentales qu'à la raison de violer celles de
la mécanique. Pindare y est soumis comme Ar-
chimède. Veut-on un autre exemple dans l'ordre
de la beauté physique? que l'on considère la
figure humaine. Une loi invariable, et qui ne
laisse aucune prise à la diversité des goûts, est
celle de la disposition des organes. En vertu de
cette loi, les organes affectés à l'intelligence
doivent prédominer sur ceux qui se rapportent
aux fonctions physiques. Renversez cet ordre,
vous rapprochez l'homme de l'animal , vous
changez la beauté en laideur, la figure humaine
s'éloigne dans la même proportion de son type
idéal, elle perd sa noblesse, et n'exprime plus
que la bassesse, la stupidité, la férocité. Lisez
dans Winckelmann la description du profil grec,
vous verrez que les conditions de la beauté phy-
sique sont aussi peu arbitraires que les propor-
tions géométriques. Quant au beau moral, nous
pourrions reproduire la thèse soutenue par Pla-
ton, celle de l'identité du bon et du beau, et par
là démontrer les rapports intimes de la con-
science morale et du goût. Kant a fait, il est
vrai , parfaitement ressortir la différence qui
existe entre ces deux facultés. L'une apprécie
les actions d'après leur conformité avec leur fin,
et soumet la liberté à une règle obligatoire ;
l'autre, laisant abstraction de la fin des êtres
et ne considérant que leur libre développement,
contemple l'image de la loi elle-même, réalisée
d'une manière vivante et harmonieuse; elle ne
connaît pas, à proprement parler, de vertus,
mais des qualités grandes, nubles, généreuses,
qui émanent d'une âme heureusement et riche-
ment douée. On le voit, le principe du beau et
du bien est le même, savoir : l'excellence d'une
nature qui se développe conformément à sa loi,
obligée dans un cas. libre dans l'autre, le point
de vue seul est différent. Ainsi, qu'on le sache
ou qu'on l'ignore, on ne peut attaquer le carac-
tère absolu du goût sans porter une atteinte fu-
neste à la conscience et à la vérité morale.
GOUT
— 641 —
G H A M
Il y a aussi un côté divin dans le beau, et le
goût offre une étroite affinité avec le sentiment
religieux. Ailleurs (voy. Arts), nous avons dû
insister sur leur distinction. Ici nous rétablissons
leur unité: le goût peut être faible et le senti-
ment religieux très-developpé dans le même in-
dividu; mais ce n'est là qu'une différence de
degré; celui auquel manquerait le sens du beau,
et qui ne saurait le reconnaître dans les images
que lui en offrent la nature et l'art, ne com-
prendrait rien aux symboles de la religion et
du culte, il est douteux même que son intelli-
gence pût s'élever à l'idée des perfections divi-
nes, le parfait et le beau étant identiques dans
leur origine et leur principe.
Nous avons également démontré (voy. Esthé-
tique) le caractère absolu du goût et de ses rè-
gles fondamentales dans le domaine de l'art.
L'art n'est pas une imitation de la nature, mais
il obéit aux mêmes lois, et l'idéal qu'il repré-
sente n'est que l'idée dont elle poursuit elle-
même la réalisation. La nature et l'art imitent
tous deux un même modèle. D'un autre côté, ces
symboles, que l'art emprunte au monde réel, il
ne les façonne pas arbitrairement, mais avec
une libre nécessité, c'est-à-dire en se soumettant
d'instinct à des lois qui le dominent à son insu.
Le goût a donc des règles d'appréciation fixes,
un critérium, à l'aide duquel il peut juger les
productions du génie, et distinguer ce qui est
beau d'une beauté immuable et absolue dans les
créations de l'esprit humain comme dans les
œuvres de Dieu.
Comment toutefois expliquer la diversité des
goûts et des jugements que portent les hommes
sur le beau, soit réel, soit artistique ou litté-
raire? Par les mêmes raisons et les mêmes
causes qui servent à rendre compte de la diver-
sité et de la contradiction des opinions en ma-
tière de vérité, de justice et de moralité, sans
que le caractère absolu de la raison et de la
conscience en soit altéré. Le goût, comme toutes
les facultés humaines, est susceptible d'éducation
et de culture : il se développe, se modifie, se
perfectionne, et se corrompt. Il y a un goût sain,
et un goût dépravé. On ne peut nier qu'une mau-
vaise éducation^ des habitudes vicieuses, des
associations d'idées bizarres, ne donnent à quel-
ques hommes un goût qui se plaît aux choses
grossières, extravagantes. La coutume, l'imagi-
nation, le tempérament, le climat, l'organisation
sociale, les mœurs, les idées religieuses, exer-
cent une grande influence sur le goût des na-
tions et des individus. La recherche de toutes
ces causes n'est pas une des parties les moins
importantes de l'histoire des arts et de la litté-
rature.
Consultez, outre les ouvrages indiqués aux
articles Beau et Esthétique : Montesquieu, Essai
sur le goût ; — Herder, des Causes de la déca-
dence du goût chez les différents peuples, in-8,
Berlin, 1875 ; — Signorelli, del Guslo et del Bello,
in-8, Naples, 1707 ; — Rollin, Réflexions géné-
rales sur le goût, dans le Traité des études; —
Cartaud de la Villate, Essai historique et philo-
sophique sur le goût, in-12, ib., 1751 ; — Siran
de la Tour, l'Art de sentir et juger en matière de
goût, in-8, Strasbourg, 1790 ; — les traités de
Montesquieu, de d'Alembert, de Marmontel, de
Lecat, de Bitaubé, de Formey, etc., dans les œu-
vres des écrivains; — Hume, of the Standard
of taste, and of the Délicat)) of taste, d ins ses
Essais et Traités; — Cooper, Lettres sur le goût,
in-8, Londres, 1771 ; — Gérard, Essai sur le goût,
in-8, ib., 1759 ; — Alison, Essai sur la nature
et les principes du goût, in-4, Edimbourg et
Londres, 1790; — Winckelminn, de la Capacité
DICT. PHILOS.
de sentir le beau dans les arts, et de son éduca-
tion (ail.) ; — Th. Reid , VIIIU Essai sur les fa-
cultés intellectuelles de l'homme. C. B.
GRAMMAIRE, GRAMMAIRE GÉNÉRALE
Outre les grammaires particulières qui ensei-
gnent les règles propres à chaque idiome, gram-
maires qui varient selon les temps et les lieux,
subordonnées qu'elles sont à toutes les vicissi-
tudes des langues qui suivent elles-mêmes les
révolutions des peuples, il est une grammaire
universelle, invariable, qui, s'élevant au-dessus
des formes particulières et des usages locaux ou
transitoires, dicte des règles immuables, com-
munes à toutes les langues, et qui cherche la
raison de faits qu'au milieu d'une si grande di-
versité d'idiomes on retrouve partout identiques.
C'est la Grammaire générale ou universelle qui
relève de la philosophie. Outre l'ordre purement
philologique des mots, qui constate et qui règle
selon l'usage leurs combinaisons et leurs rap-
ports, il est une autre manière de considérer le
discours dans une langue quelconque, qui con-
siste à rapprocher toujours les mots des pensées
qu'ils expriment, à expliquer par les lois ou les
habitudes de l'esprit les règles grammaticales.
Ce n'est autre chose que l'application des mé-
thodes philosophiques de la Grammaire générale
à l'étude d'une langue particulière ou à la com-
paraison de plusieurs idiomes.
Quoi qu'en aient dit certains sophistes, amis
du paradoxe, qui, prétendant que l'homme ne
pense que parce qu'il park, auraient volontiers
donné à la parole la priorité sur la pensée, il est
évident aux yeux du bon sens que la parole ne
sert qu'à exprimer la pensée, qu'elle se calque
nécessairement sur elle, et que par conséquent,
pour trouver la raison de ce qu'il y a de com-
mun à toutes les langues, en tant qu'interprètes
de la pensée, il faut la chercher dans la consti-
tution même de l'esprit humain. Aussi la Gram-
maire générale a-t-elle été regardée comme une
partie de la philosophie.
S'il est vrai que les langues, pour traduire la
pensée, en doivent représenter les conditions
essentielles, il nous suffira, pour poser les fonde-
ments de la Grammaire générale, d'emprunter
à la psychologie l'analyse de la pensée.
La pensée se produit sous deux formes et ne
peut se produire que sous ces deux formes, Vidée,
le- jugement : l'idée, qui représente purement et
simplement les objets ou leurs qualités; le juge-
ment, qui prononce sur les choses, qui leur attribue
ou leur refuse certaines qualités en établissant
certains rapports entre les idées. Ainsi, les idées
sont les éléments des jugements. Les langues
auront donc à exprimer des idées et des juge-
ments. Les idées sont exprimées par les mots,
les jugements par les propositions ; et de même
que les idées sont les éléments du jugement, les
mots sont les éléments de la proposition.
Il y a dans les langues une foule de mots
divers; mais tous ces mots, malgré leur diffé-
rence de son ou de forme, peuvent être envisagés
seulement sous le rapport des fonctions qu'ils
remplissent dans le discours, et ils se réduisent
alors à un petit nombre d'espèces qu'on appelle,
les parties du discours. Or, quelles sont les
parties essentielles du discours? Si ce que nous
avons avancé sur les rapports de la grammaire
générale et de la psychologie est vrai, l'analyse
de la pensée devra encore ici nous fournir la
réponse. .
Toute pensée se résout en jugements, et les
jugements eux-mêmes se résolvent en idées. Or,
'qu'y a-t-il dans tout jugement? D'abord l'idée
d'une substance, d'une chose envisagée comme
possédant ou excluant certaines qualités; puis
41
G RAM
— 642
U1UM
l'idée d'une qualité, d'une manière d'être : enfin
l'opération de l'esprit qui attribue ou refuse la
qualité à la substance, qui affirme que l'être
est ou n'est pas d'une certaine manière, que le
sujet possède ou exclut un certain attribut. Il
devra donc y avoir trois espèces de mots essen-
tielles à toutes langues : l'expression de la sub-
stance, celle de la qualité, celle de l'affirmation
portée sur le lien qui les unit : ce sont le sub-
stantif ou nom, l'adjectif et le verbe. Verbe veut
dire parole; c'est qu'en effet ce mot est celui qui
constitue véritablement la parole : on ne parle
que pour se comprendre, et sans le verbe, sans
l'affirmation qu'il exprime, les mots n'auraient
plus aucun sens, ou du moins aucune valeur;
ce seraient des pierres sans ciment.
C'est précisément parce qu'il ne peut y avoir
de proposition sans verbe, tout comme il n'y a
point de jugement sans la perception d'un rap-
port entre deux idées, et parce qu'en réalité il
n'y a qu'un verbe (être), toujours le même, ex-
primant ce rapport toujours le même, que le
verbe peut très-souvent être sous-entendu. C'est
ainsi que les enfants parlent assez longtemps sans
faire usage du verbe et qu'il existe, dit-on, des
langues à l'état d'enfance qui n'ont point de
verbes, même le verbe être. Le substantif, l'ad-
jectif, le verbe, exprimé ou sous-entendu, sont
les seules parties vraiment essentielles du dis-
cours et par conséquent les seules espèces de
mots absolument nécessaires. Les autres émi-
nemment utiles ne sont cependant pas indispen-
sables à l'expression grossière de la pensée. Aussi
ne les trouve-t-on pas dans toutes les langues.
Les autres espèces de mots expriment générale-
ment certains rapports entre nos idées, autres et
moins importants que celui qui constitue le juge-
ment, ou certaines modifications de nos pensées,
ou bien sont de simples auxiliaires. Voilà pour-
quoi différentes langues peuvent exprimer les
mêmes eboses, les mêmes modifications de la
pensée de manières très-différentes. C'est aussi
la Grammaire générale qui étudie comment les
principales modifications de la pensée sont re-
présentées dans le langage. Elle peut même en-
trer dans le détail et expliquer par exemple le
rôle des parties secondaires du discours dans les
principales langues classiques ou européennes,
ou particulièrement dans la langue française.
Le substantif, l'adjectif et le verbe suffi-
raient à exprimer toutes nos pensées, si les objets
dont nous nous occupons étaient toujours considé-
rés isolément; mais le plus souvent ils ont des
rapports avec d'autres objets; il devient alors
nécessaire d'exprimer ces rapports. Quand je
dis : Dieu est bon, le sujet et l'attribut expriment
chacun une seule idée, dégagée de tout rapport,
et ils doivent alors être exprimés chacun par un
seul mot ; niais si je dis : Les dieux des païens
étaient indignes de respect, le sujet les dieux
est en rapport avec les mots les païens qui le
déterminent, et l'attribut indignes est en rapport
avec les mots de respect qui en complètent
l'idée. Ces rapports que les Latins exprimaient
par un cas, sont ici exprimés par le mot de. Les
imairiens ont nommés préposition cette
nom ' parce qu'elle se place
alement avant le nom qui est en rapport avec
le sujet ou l'attribut et qui en complète l'idée.
11 peut de même y avoir des liens entre les
faits, entre les jugements, et par conséquent
entre les propositions qui les expriment, et il
faudra une cinquième espèce de mots pour ex-
primer ces rapports d'un nouveau genre : c'est
l'office de la conjonction. La conjonction unit
les propositions entre elles, comme la préposi-
tion unit les mots.
L'article, le pronom, le participe, l'adverbe,
Vinterjection ne sont guère que des subdivisions
ou des composés des autres parties du discours.
Varticle exprime une modification particu-
lière du substantif; il annonce qu'il doit être
pris dans un sens concret et non dans un sens
abstrait, qu'en outre il doit être envisagé sous
le rapport de son étendue, comme le nom d'un
genre ou d'un individu. C'est ce qu'on sentira
immédiatement en prenant quelque exemple où
le même substantif soit employé avec l'article
et sans l'article. V homme lâche n'est pas homme :
dans cet exemple, l'article placé devant homme
lâche, qui forme le sujet, indique que le mot
homme est pris dans un sens déterminé; c'est
le nom d'une classe, celle des hommes lâches ;
dans l'attribut, homme est pris dans un sens
abstrait, indéterminé, comme exprimant seule-
ment l'ensemble des caractères qui font qu'un
homme est homme : c'est ce qu'indique l'ab-
sence de l'article. On le voit, l'article ne fait
qu'exprimer une face, une manière d'être des
substances. Or c'est là l'office des adjectifs. Au
reste, l'article est tellement loin d'être une par-
tie essentielle du discours, que nombre de lan-
gues, à commencer par la langue latine, ne le
connaissent pas ou le remplacent par des adjec-
tifs, soit par l'adjectif numéral, soit par l'adjectif
démonstratif; et pour les langues mêmes qui
l'admettent, rien de plus arbitraire que l'usage
qu'elles en font, les unes l'omettant quand les
autres l'emploient, et la même langue pouvant
à volonté l'omettre ou l'employer.
C'est à l'adjectif encore que doit se rapporter
le participe. Il n'en est évidemment qu'une es-
pèce ou une forme, et n'en diffère que par des
circonstances d'origine tout à fait indifférentes
ou par des propriétés purement accessoires. S'il
vient du verbe, s'il participe jusqu'à un certain
point de sa nature en ce qu'il admet des change-
ments de temps et peut même avoir un régime,
il remplit du reste toutes les fonctions de l'ad-
jectif ; il en subit toutes les modifications, il est
soumis aux mêmes règles grammaticales; il n'est
donc qu'un adjectif.
Le pronom, comme le dit sa dénomination
tient la place du nom ; il en remplit toutes les
fonctions, il en subit toutes les modifications de
genre, de nombre; seulement il joint à l'idée de
la personne ou de l'objet dont il remplace le
nom l'idée du rôle que cette personne ou cet
objet joue dans l'acte de la parole. Or c'est là
une fonction accessoire qui peut mériter d'être
notée, mais qui ne change en rien la nature du
nom ; c'est une nuance dans la manière d'ex-
primer la substance, mais ce n'est pas un carac-
tère essentiel et distinctif qui puisse donner lieu
à la création d'une nouvelle espèce de mot. Le
pronom n'est donc qu'une forme du nom.
L'adverbe s'ajoute au verbe ou même à l'ad-
jectif pour en modifier le sens; il est lui-même
un véritable adjectif.
L'interjection n'est pas, à proprement parler,
un élément de la proposition; c'est une proposi-
tion entière, c'est l'expression d'un sentiment
vif, d'une pensée complète, mais qui est encore
dans sa forme primitive, dans sa complexité, son
indivisibilité natives.
La grammaire générale ne se borne pas à faire
connaître les différentes espèces de mots dont se
servent les langues pour exprimer la pensée sous
ses formes principales; elle doit encore approfon-
dir chacune d'elles, envisager chaque partie du
discours dans les modili nt elle est sus-
ceptible, dans ses applications div< rses, dans les
subdivisions qu'elle admet. Klle doit aussi traiter
des combinaisons des mots, nous apprendre corn-
GRAM
— 643 —
GRAT
ment, en se combinant, ils influent les uns sur
les autres, soit qu'ils s'accordent, soit qu'ils se
gouvernent: comment enfin ils se coordonnent
et se construisent. Ces diverses questions donnent
naissance à deux parties de la science, dont la
première a été nommée lexicographie et la se-
conde syntaxe. Nous ne pouvons ici qu'en indi-
quer la place.
Dans ces nouvelles recherches, la grammaire
générale sera encore guidée par la psychologie.
C'est en effet parce qu'il y a dans notre esprit
des idées générales et des idées individuelles
qu'il y a des noms communs et des noms pro-
pres ; c'est parce que nous avons des idées
d'unité et de pluralité qu'il y a dans plusieurs
espèces de mots des nombres (singulier, pluriel,
duel): c'est parce que nous pouvons distinguer
dans les êtres des qualités qui leur sont propres
et d'autres qualités qui n'existent que par rap-
port à nous et naissent de la manière dont nous
envisageons les choses, que l'on a divisé les
adjectifs en qualificatifs et déterminatifs; c'est
parce que notre esprit est fait pour connaître et
diviser les parties de la durée que nous trouvons
dans les verbes des temps ou des formes parti-
culières pour distinguer le présent, le passé,
l'avenir ou le futur; c'est enfin parce qu'en por-
tant des jugements sur les faits, l'affirmation est
différemment modifiée, selon que ces faits nous
apparaissent comme positifs, comme condition-
nels, comme dépendant les uns des autres, qu'il
existe dans les verbes des modes correspondants
(indicatif, conditionnel, subjonctif, etc.).
Nous en dirons autant de l'ordre dans lequel
se rangent les mots, des constructions diverses
qu'ils admettent, construction tantôt directe, tan-
tôt inverse. Quoi de plus capricieux en appa-
rence que ces changements perpétuels qu'offrent
dans les différentes langues ou dans une même
langue l'ordre et la disposition des mots? On ne
s'en rendra compte encore qu'en remontant à
l'esprit lui-même, qu'en reconnaissant l'ordre
dans lequel se succèdent nos pensées, nos senti-
ments. L'esprit est-il calme, n'écoute-t-il que la
voix de la raison : les mots s'ordonneront con-
formément à l'ordre naturel. L'âme est-elle au
contraire agitée par quelque émotion vive, par
quelque passion violente : cet ordre sera boule-
verse et fera place à celui que prescrit la grada-
tion des sentiments.
Sans mentionner Platon, chez lequel on ne
rencontre que quelques vues sur le langage (no-
tamment dans le Cralyle), c'est Aristote qui
dans son traité de l'Interprétation et dans ses
Analytiques, où il fait la théorie de la proposi-
tion et du raisonnement, a donné les premiers
essais de grammaire générale. Ce sont ses disci-
ples et ses commentateurs, Ammonius, Apollo-
niusDyscole, Boëce, Priscien, qui ont continué
et développé son œuvre. Et dans les temps mo-
dernes, c'est aux solitaires de Port-Royal, aux au-
teurs de la Logique, que l'on doit la première
Grammaire générale et raisonnce. Les écrivains
qui après eux ont le plus fait pour cette science,
sont Dumarsais, Duclos, Condillac, Destutt-Tracy,
Thurot et Harris. Les Grammaires de Bcauzée,
de Sacy, ne sont guère que le recueil et le ré-
sumé de leurs travaux. Cette dernière, ouvrage
d'un des plus savants polyglottes des temps mo-
dernes, confirme d'une manière éclatante par la
comparaison des idiomes les plus divers les prin-
cipes adoptés jusque-là sur la foi de la philoso-
phie.
Outre les ouvrages qui viennent d'être indi-
qués, on peut mentionner encore la Grammaire
générale ou Philosophie des langues, par M. Albert
-Montémont, 2 vol. in-8, Paris, 1845. N. B.
GRANDEUR, voy. Quantité et Mathémati~
QUES.
GRATRY (Auguste), théologien et philosophe
français, né à Lille en 1805, passa les premières
années de son enfance en Allemagne, où son père
avait dû suivre les armées françaises. Rentré en
France avec lui après nos désastres, il fit se3
études au collège de Tours, puis a celui do
Saint-Louis à Paris, et couronna son année de
philosophie par un double succès au concours
général. Jusqu'à l'âge de dix-sept ans, il était
resté étranger à toute idée religieuse et parti-
culièrement hostile au catholicisme. Une brusque
révolution achevée en une seule nuit ramena
son esprit à la foi. Lui-même nous a fait le récit
« de ce grand événement » ; et on ne peut le lire
sans songer aux pages célèbres où Jouffroy a
laissé la confidence d'une crise qui eut un autre
dénoûment. Des deux côtés, c'est la même ques-
tion qui s'agite, ce sont les mêmes angoisses,
la même horreur du doute; mais il n'y a nulle
ressemblance entre ces deux âmes qui se tour-
mentent en face du même problème; les raisons
qui les touchent et les décisions qu'elles prennent
n'ont rien de commun. Jouffroy méditatif et
patient, tout aussi désireux d'éviter l'erreur que
d'atteindre la vérité, se résout de sang-froid^
avec une sorte de tristesse, et cède à l'autorité
de sa raison, sans savoir encore où elle le mè-
nera; Gratry ne doit pas sa vocation à de longues
réflexions, mais à une vision qui sera suivie de
beaucoup d'autres; il est emporté par le mou-
vement de son imagination et de son cœur vers
un avenir qui n'a rien d'inconnu pour lui; et
décidé à se faire le défenseur de la vérité chré-
tienne, il échappe au doute avec un enthousiasme
qui rappelle « les pleurs de joie » de Pascal. Dès
ce moment, il est assuré dans sa voie, et songe
seulement a trouver les moyens d« la parcourir
sans encombre. Il se prépare toutes les ressources
que la littérature, la philosophie et la science
peuvent lui promettre. Il commence par entrer
à l'École polytechnique, pour y étudier ces sciences
exactes, où il devait plus tard puiser des argu-
ments contestables, et pour lesquelles il avait
plus de goût que de véritables dispositions. Ses
succès y furent médiocres, et il fut envoyé en
qualité de sous-lieutenant d'artillerie à l'Ecole
d'application de Metz. Il éprouve alors quelque
défaillance dans sa ferveur : la discipline catho-
lique l'effraye par sa rigueur; il se demande si
elle ne sacrifie pas ce monde à l'autre, et si elle
n'ajourne pas après la mort toute espérance de
bonheur. Animé d'un amour ardent pour les
hommes, il hésite à leur proposer une doctrine
toute de renoncement. Mais une seconde vision
vient dissiper ses doutes : il est ravi en esprit
dans une ville idéale « celle dont tous les habitants
s'aimaient », il y vit des mois entiers, et se donne
le spectacle de la félicité d'un peuple soumis à
la loi du Christ. Il est donc sûr en la défendant
de satisfaire les deux grandes passions de son
âme, le sentiment du devoir et l'amour de l'hu-
manité; et malgré la résistance de sa famille.
il va s'enfermer à quelques lieues de Strasbourg
dans le couvent des rédemptoristes de Beichem-
berg où il reste jusqu'en 1830. Il se lie alors
avec un autre prêtre éminent, comme lui sorti
d'une grande école, l'abbé Bautain, et prend part
avec lui à l'enseignement dans le petit séminaire
de Molsheim. Les réformes que les deux amis
méditaient pour rendre la vie à la théologie n'eu-
rent pas l'assentiment de l'évêque de Strasbourg.
L'abbé Gratry, après s'être soumis, comme il le
fit toujours, à l'autorité ecclésiastique, se rendit
à Paris, dirigea quelque temps le collège Stanislas
et devint en 1846 aumônier de l'École normale.
GRAT
— 64^ —
G HAT
Il n'avait encore publié aucun ouvrage impor-
tant ; mais il était connu comme l'un des membres
les plus savants et les plus éclairés du clergé.
Toutefois son caractère naturellement doux et
conciliant se laissait facilement entraîner à l'em-
portement dons la polémique. 11 aimait la philo-
sophie et même les philosophes, mais il avait
ses doctrines et ses hommes de prédilection, et
ne ménageait pas les autres. Hegel et ses disci-
ples — et l'abbé Gratry voyait un peu partout des
disciples d'Hegel — avaient surtout le malheur
de l'irriter : c'étaient pour lui des menteurs,
des méchants, ou tout au moins des sophistes.
M. Vacherot publiait alors sa belle Histoire de
J Ecole d'Alexandrie, et l'aumônier de l'École
normale, dont il était le directeur, crut recon-
naître dans cet ouvrage des traces de cette
doctrine détestée. Il regarda comme un devoir
de signaler le péril et d'entamer une polémique
lâcheuse qu'il accentua en donnant sa démission
et qui eut aussi pour effet la destitution de son
adversaire. Il entra alors à l'Oratoire, nouvel-
lement reconstitué par l'abbé Petetot, et com-
mença à publier des livres de philosophie qui
mirent le sceau à sa réputation. 11 fut nommé
professeur de morale évangélique à la Sorbonne,
en 1863, et élu à l'Académie française en 1867.
11 est mort en 1872.
Voici la liste de ceux de ses ouvrages qui
touchent de plus près à la philosophie : de la
Connaissance de Dieu, Paris, 1855; — Logique,
Paris, 1856; — de la Connaissance de l'âme,
Paris, 1857; — Étude sur la Sophistique con-
temporaine (Lettres à M. Vacherot), Paris, 1851 ;
— Philosophie du Credo, Paris, 1861 ; — les
Sources, conseils pour la conduite de V esprit,
Paris, 1862; — les Sophistes et la Critique,
Paris, 1864; — la Morale et la loi de l'histoire,
Paris; 1868. Beaucoup de ces ouvrages ont eu
depuis de nombreuses éditions.
Le P. Gratry a donc touché à toutes les
grandes questions de philosophie, et les a traitées
comme il convient à un théologien, ami de la
raison. Comme il aborde les problèmes avec des
convictions arrêtées, qu'il tient de son caractère
de prêtre, on ne peut pas s'étonner de ne pas
rencontrer chez lui un grand nombre d'idées
très-originales. Mais on ne peut l'accuser de
banalité. Il pense pour son compte ce que d'autres
ont pensé avant lui, et surtout il a son langage
propre, tour à tour naturel jusqu'à la négligence
ou poétique jusqu'à la témérité, échauffé par des
apostrophes répétées au lecteur, des adjurations,
des prières, où éclate une passion de toucher et
de convertir, qui déborde tantôt en effusions
onctueuses, tantôt en invectives contre « les so-
phistes » et les « malfaiteurs littéraires. » L'ima-
gination est sûrement la faculté dominante de
ce mathématicien qui voudrait interdire à qui-
conque n'est pas géomètre le droit de parler de
philosophie; et ses raisonnements, souvent an-
noncés, s'évanouissent souvent aussi devant de
simples analogies ou des rapprochements de
mots. Mal conçus, semés d'épisodes, dépourvus
de plan et de proportion, hérissés de redites,
ses livres, malgré tout, se font lire, grâce à la
chaleur communicative qui les anime. On s'in-
téresse moins aux opinions, les unes communes
à tous les philosophes catholiques, les autres
tiès-hasardées, qu'à l'apôtre qui les soutient avec
toute son âme. Ce sont des œuvres de prédication
et de discussion plutôt que de doctrine; on en
peut seulement extraire une ou deux idées qui
ne se retrouvent pas ailleurs.
La principale est une théorie logique, celle
du raisonnement, que le P. Gratry considérait
comme sa découverte. La raison, suivant lui, a
deux procédés essentiels, très-inégaux dans leur
importance et dans leurs applications, reposant
sur deux idées innées, celle de l'être et celle de
la cause. L'âme sent l'être infini, c'est-à-dire
Dieu, et les êtres finis, à savoir le monde et
elle-même ; elle sent aussi la cause première et
la cause finale, qui sont encore Dieu. Ces deux
idées implicites et obscures sont « les deux ra-
cines de la raison » : l'une est l'origine du prin-
cipe d'identité, et l'autre celle du principe de
transcendance. Dans les deux cas, il y a de la
part de la raison un élan qui la porte de l'idée
d'un être quelconque à celle de l'infini, du
multiple à l'unité; mais d'un côté elle cherche
l'unité consubstantielle de tout ce qui est iden-
tique, comme celle d'un attribut et d'un sujet;
de l'autre, l'unité hiérarchique et la dépendance
harmonique de ce qui est distinct, comme celle
d'un effet et de la cause à laquelle il est subor-
donné. Suit-elle le premier mouvement, elle se
meut dans la sphère de la déduction ; et toutes
les fois qu'elle obéit au second, elle s'abandonne
à l'induction. C'est celui-ci qui est le premier
par ordre de dignité et d'importane : ce n'est
pas un artifice logique, ni un procédé réfléchi,
mais plutôt un sentiment, un besoin intellectuel,
qu'on peut appeler aussi une force ou un ressort
c'est une aspiration perpétuelle vers les idées,
les lois, les genres, les causes, vers l'universel.
Dans la marche syllogistique, la raison passe
d'une vérité à une autre que la première im-
plique; o le syllogisme développe mais n'ajoute
pas; le procédé inductif au contraire ajoute des
clartés nouvelles aux anciennes; il passe d'une
première vérité à une seconde que ne contient
pas la première et qui ne la touche pas ; il passe
de l'une à l'autre non plus en marchant pas à
pas, mais en franchissant un abîme avec ses
ailes, selon le mot platonicien. » (Logique, t. II,
p. 195.) Il résulte de là que l'induction est une
opération unique, toujours la même quel que soit
l'objet auquel on l'applique ; qu'il n'y en a pas
une qui soit propre au métaphysicien et l'autre
au naturaliste et au géomètre, mais que dans
toutes les sciences se retrouve cette dialectique
décrite par Platon et qui sans cesse trouve dans
l'infini la raison et la cause du fini. Elle rre passe
pas comme on l'imagine parfois de l'un de ces
termes à l'autre : elle connaît déjà le premier,
l'infini, mais elle n'en a qu'un sentiment obscur
que la vue du fini vient éclaircir et préciser.
Ainsi tombent les barrières que l'on avait élevées
entre les sciences pour refuser aux unes et
accorder aux autres toute certitude; les phy-
siciens et les mathématiciens emploient per-
pétuellement le même procédé qu'ils décrient
quand il sert à la métaphysique. En effet, s'élever,
comme on le fait dans 1 étude de la nature, des
faits à leurs lois, des individus aux espèces, et
des lois plus particulières à des lois plus gé-
nérales, c'est toujours passer du fini à l'infini.
Dans la plus simple généralisation, Malebranche
l'a bien remarqué, l'esprit conçoit à propos d'un
petit nombre d'individus tous les individus pos-
sibles, c'est-à-dire l'infini à propos du fini ; et
toute loi doit s'appliquer à toute l'infinité des
cas particuliers. En géométrie, il y a sans doute
toute une sphère où la déduction a son emploi
légitime; mais cette science et les mathématiques
en général aboutissent par leurs sommités au
calcul infinitésimal, qui, au témoignage de
Leibniz et de Newton, est une véritable induction^
par laquelle on s'élève à quelque idée de l'infini
à partir du fini. Partout et toujours on retrouve
donc le procédé dont se sert le métaphysicien,
la dialectique inductive, qui a même son type
parfait dans le calcul infinitésimal, et peut se
G RAT
645 —
GRAT
définir comme lui : « une opération par laquelle
on passe du fini à l'infini par l'effacement des
limites du fini. » Sans doute l'infini mathéma-
tique est abstrait; ce n'est pas l'être infini et
vivant que le chrétien adore, mais c'est cependant
l'infini dans la grandeur, ce que Leibniz appelle
«les limites de la quantité, extérieures à la quan-
tité » ; et d'ailleurs le métaphysicien lui-même
s'arrête à cette espèce d'infini. Les savants sont
donc dans l'erreur quand ils reprochent aux phi-
losophes de se fonder sur le fini pour raisonner
de l'infini, sur la nature et sur l'homme pour
connaître Dieu. La raison n'a pas d'autre mou-
vement; elle a partout les mêmes lois et les
mêmes procédés logiques; et l'induction qui dans
toutes les sciences est un passage du particulier
à l'universel « est par cela même un passage
d'une donnée finie à une notion marquée du
caractère de l'infini. »
Telle est la théorie que le P. Gratry a ex-
posée avec complaisance dans tous ses livres,
et qui, suivant lui, doit ramener à l'unité les
sciences divisées, et combler une des lacunes de
la philosophie, en fondant enfin la vraie logique
de l'induction. Elle contient sans doute quelque
vérité; ce n'est pas la première fois qu'on a
soutenu que l'idée implicite de l'infini est à la
fois le point de départ et le dernier terme de
toute activité intellectuelle, et si le P. Gratry
se trompe en ce point, il faudra faire le même
reproche aux plus grands philosophes à partir
de Platon. Mais le système qu'il appuie sur ce
principe est tout à fait ruineux : ses propositions
n'auraient de valeur que si elles étaient con-
firmées par une métaphysique tout entière, qu'il
n'a pas même esquissée, et la théorie de la
raison qu'elle supposait est à peine indiquée.
La distinction fondamentale entre les deux idées
d'être et de cause, pour être emprutée àGioberti,
n'en est pas plus solide, et autorise mal cette
autre différence entre les deux mouvements de
la raison. A moins de jouer sur ces mots, on ne
peut appeler induction, l'intuition primitive de
l'infini ; on ne peut assimiler cette vue immédiate
qui ressemble à une inspiration, aux procédés
patients par lesquels le physicien découvre les
lois de la nature, et encore moins peut-être à la
considération de l'infini mathématique. Toutes
les vérités générales ne sont pas des vérités né-
cessaires, toute perception de la cause n'est pas
un passage du fini à l'infini, et les lois de la
nature n'ont pas en elles-mêmes le caractère
d'immutabilité absolue qui convient aux prin-
cipes de la métaphysique et des mathématiques.
Tout au moins faudrait-il, pour résoudre ces dif-
ficultés et beaucoup d'autres, des discussions
que cet esprit impatient a supprimées. Le but
lui paraît désirable, et il s'y précipite. C'est en
effet une belle entreprise que de faire cesser
le divorce des sciences et de la philosophie, et
de marquer l'idée commune où leurs spécula-
tions se rejoignent, et l'universalité du procédé
que la raison emploie, sans pouvoir le varier.
Mais en cela même le logicien a manqué de
mesure; et il semble avoir brouillé les idées
sous prétexte de les réunir. D'ailleurs il ne s'est
pas arrêté à temps, il n'a confondu toutes ces
sciences que pour montrer qu'elles dépendent
de la religion ou plutôt de la théologie. Tout cet
effort aboutit au mysticisme, et l'auteur ne s'en
cache pas : il proclame que l'histoire et le rai-
sonnement établissent avec une égale certitude
que le mysticisme est le terme naturel et logique
de tout mouvement philosophique. Toutes les
sciences se ramènent à l'unité de la philosophie,
mais la philosophie à son tour se ramène à la
religion. La raison naturelle ne nous révèle pis
le Dieu vivant; elle conçoit seulement un Dieu
abstrait, et ne l'entrevoit « que d'une connais-
sance abstraite, médiate, indirecte, puisée dans
le miroir des créatures. » Hamiltona raison dans
son scepticisme métaphysique : l'absolu vrai ne
se manifeste qu'à la foi et par la révélation. Il y a
« des vertus intellectuelles inspirées » qui donnent
dès cette vie une vision béatifique de Dieu; il y a
une union réelle avec lui par le moyen d'une
« divine méthode dont la méthode dialectique
n'est que l'imitation abstraite. De sorte que le
procédé logique principal, le procédé dialectique,
se trouve autorisé des deux côtés : d'un côte
par son analogie avec les mystères de la foi,
dont il est un calque logique, e: de l'autre côté
par son application à la géométrie où il est la
méthode infinitésimale. » (Logique, t. II, p. 282.)
L'ennemi acharné de Hegel lui emprunte cette
seule sentence : « Il est temps que l'idée de la
trinité entre dans la science; » et Je disciple équi-
table de Descartes n'est pas loin de donner,
comme Gioberti le détracteur de ce grand homme,
à l'âme humaine une faculté qui rend la raison
inutile. A ce premier défaut que lui reprocheront
ceux qu'il appelle « les philosophes séparés, » il
en ajoute un autre que les théologiens et les
savants ne lui pardonneront pas : il mélange
perpétuellement le mysticisme et les mathé-
matiques, et il est obsédé de cette idée que les
mathématiques peuvent servir à éclaircir et à
résoudre les plus grandes difficultés de la phi-
losophie. Peu s'en faut, bien qu'il s'en défende,
qu'il ne trouve dans le calcul infinitésimal la
meilleure démonstration de l'existence de Dieu;
la création lui paraît prouvée par une équation,
celle qui exprime que zéro multiplié par l'infini
égale une quantité quelconque : zéro n'est-ce
pas ce néant d'où tout est sorti, Dieu n'est-il pas
l'infini, et le monde cette quantité quelconque?
Le redoutable problème de la conciliation de la
liberté avec la prescience divine est d'après lui
éclairé d'un jour tout nouveau, si l'on compare le
libre arbitre au côté d'un carré, et la prescience
à sa diagonale, deux quantités incommensura-
bles. La vision même de Dieu, opérée par les
effusions de la prière, sinon de l'extase, lui
suggère les analyses les plus bizarres : « Il nous
semble que l'âme de l'homme est naturellement
comparable à une ellipse, close en elle-même,
renfermant en elle ses foyers et n'y portant pas
Dieu. Il faut une surnaturelle transformation
pour que l'ellipse s'ouvre, et prenne la forme
d'une fleur ouverte, d'un calice, d'un miroir
ardent. Le miroir ardent est nommé par la
science miroir parabolique. Et qu'est-ce que la
parabole.... sinon une ellipse ouverte et qui a
envoyé à l'infini un de ses deux foyers?» {Lo-
gique, t. II, p. 209.)
Il ne faut pas croire pourtant que cette âme
passionnée ait toujours les regards fixés sur le
ciel : l'amour de l'infini ne l'a pas rendue insen-
sible à l'amour des hommes. Sa morale esc celle
du devoir et du bonheur, et sa philosophie de
l'histoire est la croyance au progrès indéfini.
Malgré les tristesses de l'heure présente, il con-
serve une espérance inébranlable dans l'avenir;
il y a même pour lui une science de l'espérance,
qui est en même temps la science du devoir.
Une seule loi gouverne ou devrait gouverner la
vie humaine : « Tout ce que vous voulez que les
hommes fassent pour vous, faites-le pour eux. »
(Saint Matthieu, vu, 12.) Il faut y joindre pour
assurer le bonheur de l'humanité cette loi se-
condaire qui est celle du progrès : « Si vous
demeurez dans la loi vous connaîtrez la vérité,
et par la vérité vous irez à la liberté. » (Saint
Jean, vin, 31.) Il dépend donc de l'homme de
GRAV
— 646 —
GRAV
se faire à lui-même sa destinée : son sort est
entre ses mains ; il peut avancer à son gré vers
la lumière et l'indépendance, ou reculer dans
les ténèbres de l'esclavage. Lavenir du monde
est lié au triomphe de l'Évangile : « Il y a dans
ce livre des vérités, des nouveautés et des lu-
mières cachées que la suite de la vie de l'Église,
c'est-à-dire de la société universelle, véritable,
dont l'esprit saint est l'inspirateur, doit amener
un jour à la lumière publique. Tout l'Évangile
est le code du progrès; tout l'Évangile n'est
qu'exhortation au progrès, annonce et promesse
du progrès, révélation des sources du progrès. »
{La Morale et la loi de l'histoire, 1. 1, p. 20, 278.)
La condition U3 ce bien croissant dans tous les
ordres de choses, c'est l'accomplissement des
trois devoirs impliqués dans la loi souveraine.
Devoir envers la nature qu'il faut dompter, as-
servir, transformer, jusqu'à supprimer la douleur,
la misère et peut-être la mort : « Ainsi la terre
sera renouvelée, nos forces seront décuplées,
puis centuplées, et centuplées encore. » Cette
terre nourrira sans peine dix milliards d'hommes ;
« la vie actuelle est prolongée, les limites du
monde habitable reculées, des communications
sont ouvertes avec les mondes qui nous entou-
rent, l'usage des astres est découvert, le lieu
de l'immortalité entrevu ! » Devoir envers les
hommes, essor des forces humaines dans la vie
sociale et politique mise en ordre sur toute la
surface du globe, unité des nations « cohéritières,
solidaires et concorporelles », abolition de la
guerre, des révolutions, des spoliations, du pau-
périsme. Devoir envers Dieu, essor des forces
divines, « c'est-à-dire liberté des enfants de Dieu,
monde mieux dompté, société de plus en plus
libre. » Voilà dans quel sens il faut entendre « le
royaume de Dieu ». L'astronomie elle-même fait
entrevoir je ne sais quel rapprochement des
mondes disséminés; il n'y aura plus qu'une
patrie, et comme le dit Herder. « les fleurs de
tous les mondes seront rassemblées dans un seul
jardin. » Et, ce qui est plus merveilleux encore,
la foi deviendra la raison, et les miracles ap-
parents des effets de l'ordre naturel. Aussi, « la
terre ira toujours s'approchant du ciel. » On a
dit justement de ce mysticisme qu'il était l'en-
thousiasme de la charité. Ces pressentiments
hardis peuvent laisser l'esprit incrédule ; mais
ils inspirent le respect pour l'âme généreuse
qui les éprouve et qui s'émeut si vivement en
lace de Dieu, parce qu'elle reconnaît en lui le
père et le bienfaiteur des hommes qu'elle aime
passionnément. E. C.
GRAVESANDE ( Guillaume-Jacob 's ), aussi
connu comme mathématicien et physicien que
comme philosophe, naquit en Hollande à Bois-
le-Duc, le 27 septembre 1688. Son intelligence
précoce s'attacha de bonne heure, avec passion,
a l'étude des mathématiques : à l'âge de dix-
huit ans, il publia son Essai sur la perspective,
qui lui assigna dès lors une place parmi les
grands géomètres. A peu près dans le même
temps il fit ses débuts dans la carrière philoso-
phique, par une thèse sur le suicide. Il prit une
part active à la publication du Journal littéraire
de la Haye (1713), et y inséra des articles de
mathématiques, de physique et de philosophie,
dont quelques-uns eurent un grand retentisse-
ment. Après un séjour de plus d'un an en Angle-
terre, où il contracta d'illustres amitiés, 'sGra-
vesandc fut nommé, en 1717, professeur de ma-
thématiques et d'astronomie à l'Académie de
Leyde. En 1734 il fut en outre appelé à remplir
la chaire de philosophie. Il mena de front ce
double enseignement jusqu'à sa mort, arrivée
le 28 février 17 ri
Ce qui caractérise 's Gravesande, c'est moin»
la grandeur des conceptions et l'importance des
découvertes, qu'une admirable justesse d'esprit,
un besoin constant de clarté, d'ordre et de défi-
nitions exactes. Par son caractère, il est un de ces
hommes qui font honneur aux lettres et à la
philosophie. La droiture de son âme égalait la
rectitude de son intelligence. Sans orgueil dans
la recherche de la vérité, il abandonna, sur la
question de la force des corps, l'opinion de
Newton, qu'il avait soutenue d'abord, pour em-
brasser celle de Leibniz, le rival de son maître.
Il sut allier à l'indépendance de la pensée philo-
sophique le respect pour sa religion, le christia-
nisme réformé ; et au milieu de ses immenses
études, il mit toujours son intelligence au service
de son pays.
En philosophie il est de l'école de Locke, mais
la justesse de son esprit et son attachement aux
croyances religieuses le portèrent à en modifier
souvent les principes. Le principal ouvrage de
's Gravesande, V Introduction à la philosophie,
résumé de son enseignement, contient deux par-
ties : la métaphysique et la logique. Dans l'une
et l'autre se trouvent de nombreux chapitres sur
l'âme humaine, qui, avec une meilleure division,
composeraient une véritable psychologie. L'ana-
lyse des facultés intellectuelles y tient une
grande place ; et cette analyse, moins systéma-
tique que dans Locke ou dans Condillac, est
aussi plus exacte. On y trouve résumées toutes
les observations importantes de l'école sensua-
liste sur les sens, les notions fournies par chacun
d'eux, le secours mutuel qu'ils se prêtent, l'édu-
cation qu'ils doivent recevoir. Mais toutes nos
idées viennent-elles des sens"? Sur ce point,
's Gravesande hésite à suivre Locke. Frappé à la
fois et des difficultés inhérentes au sensualisme,
et de l'incertitude du langage des cartésiens, il
trouve (Introd., liv. I, ch. xix) « qu'il n'y a
encore rien de bien clairement démontré tou-
chant l'origine des idées, et qu'il faut laisser la
question des idées innées dans le catalogue des
choses incertaines. »
Les questions les plus difficiles de la psycho-
logie, sur la nature de l'âme, sur son union avec
le corps et l'influence réciproque de ces deux
substances, ont été aussi abordées par 's Grave-
sande, qui s'écarte heureusement sur quelques
points des principes de Locke. Ainsi, pour lui,
l'immatérialité de l'âme ne saurait être mise en
question : matière et pensée sont incompatibles.
La pensée n'est pas l'âme elle-même ; mais elle
en est l'attribut essentiel, comme l'étendue est
l'attribut essentiel des corps. D'où il incline à
croire, quoiqu'il juge téméraire de l'affirmer,
que l'âme pense toujours. Sa retenue est plus
grande sur la question de l'union des deux sub-
stances en l'homme. Cette question lui semble
hérissée de difficultés qui augmentent à mesure
que la réflexion s'y applique. Qu'on en juge par
l'insuffisance des hypothèses si fameuses des
causes occasionnelles et de l'harmonie pré-
établie!
On a quelquefois assimilé la doctrine de 's
Gravesande sur l'identité personnelle à celle de
Locke, qui la fait consister uniquement dans la
mémoire (Essai sur l'entendement humain î
liv. II, ch. xxvn), et l'on a tourné contre lui
toute la polémique de Butler, de Beid et de
Buffier, prouvant tous, contre Locke, que la mé-
moire n'est que la preuve et le témoignage de
notre identité, et qu'il est absurde de confondre
le témoignage avec la chose témoignée (voy.
surtout Kcid, Essai sur les facultés de l'esprit
humain, essai III, ch. vi). Mais un point impor-
tant sépare 's Gravesande de Locke ■ le premier
GRAV
— 647 —
GREC
admet formellement que l'identité de la sub-
stance peut être maintenue alors même que le
sentiment de cefte identité viendrait à s'éteindre;
pour le second, la substance n'est qu'un mot
vide de sens. Selon 's Gravesande une suspension
de la conscience détruit la personne, mais la
substance reste (liv. I, ch. vu). Cette distinction
n'est-elle pas raisonnable, et, quand il s'agit
d'établir l'immortalité de l'âme, ne croyons-nous
pas que nous devons prouver, indépendamment
de la prolongation de l'existence, la prolongation
de la conscience, c'est-à-dire de la personne?
Malheureusement 's Gravesande s'est tenu plus
près de la philosophie anglaise, dans une ques-
tion non moins importante, celle de la liberté.
La liberté, pour lui, n'est pas dans les détermi-
nations de la volonté, mais dans la possibilité de
les accomplir. Si après avoir pris la résolution
de sortir d'une chambre dont je croyais la porte
ouverte, je trouve cette porte fermée, je n'ai pas
été libre : car la liberté, c'est le pouvoir physi-
que d'agir conformément au choix de notre vo-
lonté. Et la volonté? C'est une préférence de
l'entendement. Notre nature est susceptible de
bonheur, et elle est toujours déterminée à agir
par la vue d'un état plus heureux que son état
actuel. Voir son bien, et ne pas chercher à y
atteindre, est impossible. Une faute de notre vo-
lonté n'est qu'un faux jugement sur le bonheur.
'S Graversande a été conduit à cette erreur par
sa répugnance pour un système assez répandu
alors, et non moins opposé aux faits de l'âme
humaine. Souvent, en effet, les partisans de la
liberté l'ont séparée entièrement des motifs qui
la sollicitent, la soutiennent et la dirigent; ils
en ont fait un pouvoir arbitraire, dont les capri-
cieuses déterminations n'ont pas d'autre raison
qu'elles-mêmes; méconnaissant ainsi l'influence
de la sensibilité et de la raison sur notre vo-
lonté, et compromettant la dignité morale de
l'homme, dont les luttes intérieures et les géné-
reux efforts révèlent quelque chose de plus
qu'une liberté d'indifférence. 'S Gravesande a
parfaitement senti que toute détermination, im-
portante du moins, de la volonté, suppose des
motifs; mais ne comprenant qu'un seul ordre de
motifs, l'aspiration au bonheur, il en a conclu
qu'une nécessité morale, invincible, rendait tou-
jours nos déterminations conformes à nos juge-
ments sur le bonheur; de sorte qu'il n'est plus
resté de place chez l'homme pour la liberté.
La métaphysique proprement dite de 's Grave-
sande, quand on en a retranché toutes ces ques-
tions de pure psychologie, n'a plus rien de bien
important. Il ne faudrait y chercher aucun des
grands problèmes relatifs à Dieu et à ses attri-
buts, à l'origine et à la fin de la création, à la
nature du temps et de l'espace, ou aux destinées
ultérieures de l'homme. 'S Gravesande se borne
à donner la définition des termes de la méta-
physique d'alors : de l'être et de l'essence, de la
substance et des modes, du possible et de l'im-
possible, du nécessaire et du contingent, etc.
Ces définitions ont du moins le mérite d'être
simples et claires, et de s'enchaîner avec ordre.
De tous les travaux philosophiques de 's Gra-
vesande, ceux qui concernent la logique sont les
plus dignes de notre estime. Il admet l'évidence
comme le seul critérium de certitude. Car l'évi-
dence est la perception immédiate de la vérité.
Mais il pense en même temps que la seule évi-
dence proprement dite est l'évidence mathéma-
tique. Dans la connaissance sensible, la percep-
tion de la vérité n'est pas directe : et la certi-
tude, au lieu d'être immédiate, a pour fondement
la considération de la sagesse divine, sur la-
quelle s'appuie aussi la.certitude du témoignage
humain et. de l'analogie. Cette opinion de 's
Gravesande rappelle Descartes invoquant la vé-
racité divine comme la seule preuve de l'exis-
tence des corps.
Toutes les questions utiles de la logique ont
été traitées par 's Gravesande. Celle de la pro-
babilité a reçu de lui des développements inté-
ressants : il donne avec détail les règles de la
détermination des chances favorables à la pro-
duction des événements futurs; et il éclaircit
ces règles par de nombreux exemples. Mais la
partie la plus utile de sa logique, ce sont ses
études sur les causes de nos erreurs. L'influence
de nos passions sur nos jugements, l'abus de
l'autorité, notre paresse naturelle, l'empire de
nos associations d'idées vicieuses, tout l'inven-
taire, en un mot, de nos faiblesses est fortement
tracé. Le remède est à côté du mal. Dans un li-
vre consacré à l'étude des méthodes, 's Grave-
sande apprend à l'homme à assurer la marche
de son intelligence, à accroître chacune de ses-
facultés, et surtout à devenir de plus en plus
capable d'attention. On trouve dans ce livre un
long chapitre, plus curieux peut-être qu'utile,
sur l'art de déchiffrer les lettres en trouvant mé-
thodiquement la clef d'un système de signes in-
connus. 'S Gravesande excellait lui-même dans
cet art. Le syllogisme, à peine indiqué dans le
cours de l'ouvrage, est l'objet d'un petit traité à
part, qui sert d'appendice à la logique. C'est un
résumé clair et précis de toutes les parties les
plus utiles ou les plus curieuses de cette vaste
théorie du syllogisme, que toutes les logiques du
monde empruntent nécessairement aux Analyti-
ques et à la scolastique. 'S Gravesande, suivant
les habitudes de son esprit, s'attache à la clarté
des définitions et des règles, que des exemples
habilement choisis achèvent de mettre en évi-
dence.
C'est surtout la logique de 's Gravesande qui a
fait dire à M. Degérando (Histoire comparée,
t. I, p. 330) : « Son livre est un manuel destiné
à former des esprits justes. » L'ouvrage entier
est excellent pour initier à l'intelligence du lan-
gage et de la philosophie des deux derniers siè-
cles.
'S Gravesande, qui embrassait aussi la morale
dans son enseignement, préparait, comme ré-
sumé de ses cours, un Traité de morale, que la
mort l'a empêché de rédiger. Son système de
morale était conséquent à ses vues psychologi-
ques : il le faisait dériver tout entier de l'aspi-
ration au bonheur, et prescrivait comme devoir
tout ce qui contribue à l'augmenter. Il est inu-
tile de dire que ce système dangereux était
maintenu par 's Gravesande dans les limites où,
par une inconséquence honorable, les esprits
élevés s'efforcent toujours de le retenir.
V Introduction à la philosophie fut d'abord
publiée en latin (Introductio ad philosophiam,
metaphysicam et logicam continens, in-8, Leyde,
trois éditions, 1736, 1737 et 1756); mais il en
parut en 1737 une traduction française, faite
sous les yeux mêmes de l'auteur. On a publié
aussi un recueil des Œuvres philosophiques et
mathématiques de 's Gravesande, 2 vol. in-4,
Amst., 1774. On trouvera, dans le Dictionnaire
historique de Prosper Marchand, une biographie
très-détaillée de 's Gravesande, par Allamand,
son disciple et son ami. G. V.
GRECS (Philosophie des). Lorsqu'on cherche
à embrasser dans son ensemble la philosophie de
ce peuple et à saisir ce qu'il y a de commun en-
tre les systèmes si variés et si nombreux qui la
représentent, on se trouve obligé de répondre à
ces quatre questions: 1° Quel est le caractère
essentiel de la philosophie grecque, celui qui ap-
GREC
— 648 —
GREC
partient, non pas à tel ou à tel système, mais à
tous les systèmes qu'elle a mis au jour? 2" Quels
sont ses antécédents et ses origines? quels sont
les éléments qui lui appartiennent en propre et
ceux qu'elle a empruntés d'ailleurs, par exemple
de l'Egypte, de la Perse ou de quelque autre
contrée de l'Orient? 3° Dans quel ordre, suivant
quelles lois, dans quel espice de temps s'est-ellc
développée? en un mot, quels sont les traits gé-
néraux de son histoire? 4° Enfin, quelle in-
fluence a-t-elle exercée sur l'esprit humain".'
quelles traces a-t-elle laissées dans le mouve-
ment philosophique qui lui a succédé? quelle
est sa part dans l'histoire générale de la civili-
sation? Ce sont ces diverses questions que nous
allons essayer de résoudre ici avec les données
que nous fournit la science moderne.
I. Ce qui distingue particulièrement la philo-
sophie grecque de toutes les autres philosophies
de l'antiquité, c'est qu'elle n'invoque aucune au-
torité antérieure ou surnaturelle; c'est qu'elle
est absolument indépendante de la religion, jus-
qu'au jour où, ayant accompli sa mission et ces-
sant d'être elle-même, elle essaya vainement de
résister, avec tous les débris reunis de l'ancien
monde, à l'invasion d'une civilisation nouvelle.
En effet, toutes les doctrines de l'Orient relative-
ment aux grandes questions de l'ordre moral et
métaphysique s'appuient sur des dogmes reli-
gieux, sur une tradition immobile, ou sur le
texte de certains livres, regardés comme l'ex-
pression surnaturelle de la parole de Dieu. Nous
ne voulons pas dire que la sagesse orientale
(c'est le nom qu'on lui donne) soit toujours res-
tée fidèle à ces traditions et à ces livres saints;
mais elle les invoque, elle se produit en leur
nom, et a la prttention de les expliquer, dans le
temps même où elle s'en écarte le plus. En
Egypte, toute science est entre les mains des
prêtres, tout ce qui s'adresse à l'intelligence de
l'homme est censé lui avoir été révélé, avec des
circonstances merveilleuses, dès l'origine des
choses. Dans la Chaldée et dans la Perse, même
spectacle. Hors du collège des mages, il n'y a
qu'une foule crédule et obéissante ; et les mages
eux-mêmes, surtout après la révolution ou la ré-
forme religieuse opérée par Zoroastre, ne sont
que les interprètes des livres sacrés confiés à
leurs mains. On trouve certainement dans l'Inde
des systèmes plus hardis et plus développés
qu'en aucune autre contrée de l'Orient; mais
tous se rattachent, avec plus ou moins de vérité,
au texte des Vcdas, et les personnages mêmes à
qui on les attribue y sont revêtus d'un caractère
surnaturel et presque divin. Enfin, si en Chine
on n'invoque pas positivement l'autorité de la
révélation, on veut du moins rester fidèle aux
coutumes et aux croyances des ancêtres. Le phi-
losophe le plus renommé dans ce pays, celui
dont la doctrine est encore suivie aujourd'hui
par la partie la plus éclairée de cet immense em-
pire, Confucius, n'a voulu être que le restaura-
teur et l'interprète de la tradition; et quand on
songe aux honneurs singuliers qui entourent sa
mémoire, on est plutôt tenté de voir en lui le
fondateur d'une religion, que le chef d'une
école philosophique. Rien de pareil chez les phi-
losophes grecs : la tradition et l'autorité ne
jouent, dans leurs systèmes, qu'un rôle tout à
fait second lire, quand, par hasard, elles y jouent
un rôle; c'est au nom de la raison qu'ils s'adres-
sent à leurs semblables, au nom des facultés que
la nature a départies à tous les hommes: et,
loin de s'abriter ou de s'effacer derrière quelque
tradition séculaire, ils se font gloire de leur gé-
nie, ils mettent leur orgueil dans la nouveauté
et dans la hardiesse de leurs doctrines, persua-
dés que la vérité est à celui qui la cherche sans
prévention, en usant librement de toutes les for-
ces de l'intelligence. Aussi n'ont-ils pa
scrupule de se mettre en contradiction avec les
croyances religieuses de leur temps, et même de
les attaquer d'une manière directe, comme on
le raconte d'Heraclite, de Xénophane, de Prol le
goras, et comme on l'a repro hé à Anaxagore et
à Socrate. Nous ne craignons pas d'ajouter que
c'est là pour la philosophie grecque un titre de
gloire ; car en ruinant le paganisme, ce cuite
grossier des passions humaines, elle a préparé,
dans l'avenir, le triomphe d'une religion plus
pure, et l'a, en quelque sorte, devancée par
quelques-unes de ses doctrines les plus fameu-
ses. Toutefois il sciait injuste de rappeler seule-
ment ici les enseignements de So rate, de PI i-
ton, de Pythagore; il n'y a pas jusqu'à la morale
si décriée d'Épicure et de Démocritc qui ne soit
supérieure à la morale païenne et aux exemples
donnés à la terre par les dieux de l'Olympe. Au
reste, cette absolue indépendance et cette mis-
sion élevée de la philosophie se comprennent
d'autant mieux chez les Grecs, que ce peuple
n'a jamais eu, à vrai dire, une religion consti-
tuée ; car une religion suppose des dogmes ar-
rêtés, un ensemble de lois politiques et morales
dont on fait remonter l'origine jusqu'à Dieu, en-
fin des livres saints, tels qu'on en trouve dans
tout l'Orient, comme ceux que les prêtres égyp-
tiens portaient en procession dans leurs cérémo-
nies publiques, comme le Zend-Avesta, comme
les Vëdas, comme la Bible. Or, la Grèce païenne
n'a jamais rien possédé de semblable. Sa mytho-
logie est moins un objet de foi qu'un jeu de l'i-
magination, qu'une invention tout à fait libre de
la poésie et de l'art; et, en effet, ce sont des
poètes qui en sont les auteurs, non des prêtres,
ou ce qu'en Orient on appelle des prophètes,
c'est-à-dire des hommes venant parler au nom
d'une révélation divine. Cela nous montre que le
mouvement, que la liberté est, en quelque fa-
çon, l'essence même de l'esprit grec : il n'en
faut pas davantage pour nous expliquer son
originalité, sa fécondité prodigieuse, le rôle im-
mense qu'il a joué dans le domaine des faits,
comme dans celui des idées, dans l'histoire des
actions, comme dans celle de la pensée et de
l'imagination humaines.
II. Cependant cette originalité, cette fécondité
dont nous parlons, ont été vivement contestées
à la philosophie grecque. On a prétendu que ses
systèmes les plus célèbres, que ses doctrines les
plus admirées pour leur singularité ou pour
leur élévation, ne sont que des importations de
l'Orient, déguisées avec plus ou moins d'adresse
sous une forme nouvelle. Ainsi Thaïes, qui était
d'origine phénicienne, a pris, dit-on, chez les
Phéniciens, la fameuse hypothèse que l'eau est
le principe générateur du monde. Pythagore, à
ce que l'on prétend, a voyagé en Egypte, dans
l'Inde, en Chaldée, dans la Perse, même en Pa-
lestine, et c'est dans ces diverses contrées qu'il
a puisé la connaissance d'un seul Dieu, d'une
âme immortelle, de la propriété des nombres et
des monades, de l'hypothèse de la métempsy-
cose, en un mot, sa doctrine tout entière. On a
fait parcourir les mêmes lieux à Platon et à
Démocrite; on leur a dqnné également pour pré-
cepteurs les mages, las brahmanes, les prêtres
égyptiens, sans songer que ces deux philosophes
ont soutenu des systèmes diamétralement oppo-
sés. Démocrite a été de plus l'héritier de Mos-
chus, ce philosophe phénicien qui, au témoi-
gnage de Posidonius, séparé de lui par une dis-
tance de vingt siècles, a vécu avant la guerre de
Troie et a été le fondateur de la philosophie ato-
GREC
— 649 —
GREC
distique. Le feu étant, selon Heraclite, la sub-
stance et la vie de tous les êtres, le principe
d'où ils sortent et dans lequel ils vont se dissou-
dre, on a imaginé que cette opinion avait sa
source dans la religion de Zoroastre, où la lu-
mière, sous le nom d'Ormuzd, joue à peu près
le même rôle (Creuzer, Symbolique, t. II, p. 182,
édit. allem.). Aristote n'a pas été plus épargné
que ses devanciers. On s'est persuadé qu'il a été
dans l'Inde sur les pas de son héroïque élève, ou
tout au moins qu'en en a rapporté pour lui des
trésors de science qu'il s'est appropriés sans scru-
pule. On a surtout pensé que son Organon n'est
Îu'une imitation intelligente du Nyâya, traité
e logique qui a pour auteur un philosophe in-
dien du nom de Gotama (voy. ce nom). Enfin,
si nous en croyons le récit d'Aristoxène, rapporté
par Eusèbe (Prép. évang., liv. XL. ch. ni), So-
crate lui-même, le plus original, le plus libre,
le plus Grec de tous les philosophes de la Grèce;
Socrate, qui n'est jamais sorti de sa ville natale,
aurait reçu toutes ses opinions d'un voyageur in-
dien venu à Athènes on ne sait comment, et sans
avoir laissé aucune autre trace de son passage.
Pas une seule de ces assertions n'a pour appui
un fait positif ou un témoignage contemporain
des philosophes qu'elles dépouillent de leur gé-
nie ; mais toutes se fondent également sur des
conjectures tout à fait modernes, ou sur des
traditions qui ont pris naissance quand la philo-
sophie et la civilisation grecques touchaient déjà
à leur déclin. C'est dans les œuvres de Plutarque
et dans le recueil qui lui a été faussement attri-
bué, dans les écrits de Jamblique, dans la com-
pilation de Diogène Laërce, ou chez des auteurs
encore plus récents, que ces traditions se mon-
trent pour la première fois- on en chercherait
vainement quelques traces dans les ouvrages de
Platon et d Aristote, ou dans les fragments qui
nous sont parvenus de leurs disciples immé-
diats : tout au contraire, Platon, malgré l'admi-
ration qu'il témoigne quelquefois pour l'antique
civilisation des Égyptiens, refuse positivement à
ce peuple, ainsi qu'aux Phéniciens, l'esprit phi-
losophique et l'amour de la science en général
(<pt),o[i.a6£;) ; il ne leur accorde que l'amour du
bien-être (çcXoxp^(i.aTov), et l'esprit d'industrie
qui en est la suite (République, liv. IV). 11 est
à peu près certain que Platon et quelques autres
philosophes grecs avant lui, par exemple Thaïes,
Pylhagore, Democrite, ont visité au moins l'E-
gypte ; mais quelles connaissances, quelles idées
y ont-ils trouvées qui aient pu servir à leurs sys-
tèmes, d'ailleurs si différents les uns des autres?
Dans le secret des sanctuaires, une théologie qui
rappelle en plusieurs points celle des mages;
chez le peuple, un culte assez voisin du sabéismé
et même du fétichisme; quelques notions très-
bornées d'astronomie, de géométrie, d'histoire
naturelle, qu'une théocratie jalouse dérobait avec
précaution à la multitude ; des traditions histo-
riques entremêlées de fables et fixées par les
signes d'une écriture informe; telles étaient, à
peu près, toutes les richesses intellectuelles de
ce pays si universellement renommé pour sa
sagesse (voy. Égyptiens). Le dogme de la mé-
tempsycose, que l'on dit avoir été rapporté par
Pythagore, était déjà connu de Phérécyde et en-
seigné dans les mystères, dont l'institution re-
monte encore beaucoup plus haut. Qu'est-ce que
les prêtres égyptiens peuvent avoir enseigné de
géométrie à celui qui le premier découvrit, dans
un âge fort avancé, les propriétés du triangle
rectangle? N'est-ce pas de Thaïes qu'ils appri-
rent eux-mêmes comment, d'après l'ombre des
pyramides, on en peut calculer la hauteur? Nous
ne parlerons pas des Phéniciens, peuple naviga-
teur et marchand, mais très-peu occupé, à ce
qu'il semble, de recherches philosophiques,
même si l'on croit à l'authenticité des préten-
dus fragments de Sanchoniathon. Les Indiens ne
sont entrés en relation avec la Grèce qu'au temps
d'Alexandre le Grand : ce serait donc Aristote
qui le premier aurait mis à profit leur science.
Mais cette supposition n'est plus permise aujour-
d'hui, avec les connaissances que nous avons des
principaux monuments de la philosophie in-
dienne. Parmi tous les systèmes qui ont pris
naissance sur les bords du Gange et dont les
âges nous sont complètement inconnus, il n'y en
a pas un qu'on puisse comparer à la doctrine si
savante, si variée et si profonde du philosophe
de Stagire; et quant aux rapports particuliers du
Nyîya et de YOrganon, voici ce que dit à ce
sujet un philosophe contemporain qui entend
aussi bien la langue des brahmanes que celle
d'Aristote : « L'Inde ne doit rien à la Grèce, la
Grèce ne doit rien à l'Inde ; le Nyâya et YOrga-
non sont aussi distincts l'un de l'autre, aussi
étrangers l'un à l'autre, que le Gange est dis-
tinct de l'Eurotas, que l'Himalaya l'est du
Pinde. » (M. Barthélémy Saint-Hilaire, Mémoire
sur le Nyâya, publié dans le tome III des Mémoi-
res de l Académie des sciences morales et poli-
tiques.) Est-ce chez les Juifs et chez les Perses,
comme on l'a soutenu également, qu'il faut aller
chercher les origines de la philosophie grecque ?
Avant la fondation d'Alexandrie et la soumission
de la Syrie à la dynastie des Séleucides, les
Grecs et les Juifs étaient parfaitement ignorés
les uns des autres; comment donc Platon, Py-
thagore, Socrate et, à ce que plusieurs préten-
dent, Aristote, auraient-ils connu les livres hé-
breux? Comment les auraient-ils compris, s'il
n'en existait aucune traduction en langue vul-
gaire avant la fameuse version des Septante?
Comment n'en feraient-ils jamais mention ,dans
leurs écrits, comme ils font mention des Egyp-
tiens et des Perses? Enfin, quelle parenté peut-on
trouver entre la naïve simplicité des récits et des
croyances bibliques et cette dialectique subiile,
audacieuse, éminemment sceptique dans sa forme,
sur laquelle se fonde la théorie des idées et des
nombres? Il est difficile d'imaginer que les châ-
timents et les récompenses politiques dont il est
exclusivement question dans le Pentateuque,
aient servi de base au dogme de l'immortalité,
tel qu'il est enseigné dans le Phédon. Aussi ne
craignons-nous pas de dire que, de toutes les
suppositions mises en avant contre l'originalité
de la philosophie grecque, celle que nous com-
battons en ce moment est la plus insoutenable.
Il existe cependant une certaine ressemblance,
depuis longtemps signalée, entre la cosmogonie
du Timée et même celle d'Anaxagore et celle
que contiennent les premiers chapitres de la Ge-
nèse. Mais la même cosmogonie se retrouve aussi
dans le Zend-Avesta, ou le code religieux de
Zoroastre; or, il n'est pas impossible que, par
suite de la domination des Perses dans les îles
Ioniennes, elle soit arrivée à la connaissance
d'Anaxagore, qui était né vers cette époque à
Clazomène, et qu'elle ait passé ensuite, sous une
forme plus élevée, dans les écrits de Platon. Du
reste, elle n'a exercé qu'une très-faible influence
sur la philosophie grecque, et l'auteur même du
Timée la présente comme une hypothèse où le
fond de sa doctrine n'est pas engagé, comme un
fruit de l'imagination, non de la raison et de la
dialectique.
Mais pourquoi chercher l'origine de la philo-
sophie des Grecs ailleurs que dans le libre et
brillant génie de ce peuple privilégié qui nous a
laissé tant d'autres sujets d'admiration? A-t-on
GREC
650 —
G&EG
découvert aussi les maîtres étrangers d'Homère
et d'Hésiode, d'Eschyle et de Sophocle, d'Aris-
tophane, de Démosthène, de Thucydide? A-t-on
trouvé en Egypte ou dans l'Inde le monument
sur lequel a été moulé le Parthénon ou les mar-
bres qui ont servi de modèles à la Vénus de Milo
et à l'Apollon du Belvédère? La philosophie
grecque s'explique d'elle-même comme l'art
grec, comme la poésie grecque, comme l'histoire
grecque, à laquelle elle se rattache par plus d'un
lien. Les différents systèmes qu'elle a mis au
jour répondent exactement les uns aux autres et
sont nés les uns des autres, comme les consé-
quences naissent de leurs principes, ou les effets
de leurs causes. Tous ensemble, ou plutôt l'es-
prit de liberté et de réflexion qu'ils supposent,
a été provoqué lentement par des essais d'une
autre nature. En effet, les mystères, qui ont eu
tant d'importance chez les Grecs et chez les an-
ciens en général ; la poésie qui a exercé sur ce
même peuple une influence si considérable et
qui mêle sans cesse à ses riantes fictions les ré-
flexions les plus hardies; enfin ces règles du
sens commun, ces observations isolées sur les
hommes et les choses, qui ont valu à quelques-
uns le nom de sage avant que l'on connût celui
de philosophe : voilà ce qui a éveillé par degrés
la philosophie et remplit l'intervalle par lequel
elle est séparée des traditions purement mytho-
logiques.
Nous ne pouvons faire aujourd'hui que des
conjectures sur les choses qui se passaient et sur
les doctrines qu'on propageait dans les mystères.
Mais pourquoi auraient-ils été institues, s'ils
n'avaient pas eu pour but d'apporter quelques
modifications ou de donner du moins un sens
plus élevé aux croyances grossières de la foule ;
s'ils n'avaient pas du former comme une religion
à part pour les hommes les plus influents et les
plus éclairés de la nation? On y enseignait, à ce
qu'il paraît, d'après plusieurs passages de Platon
(Rèpubl., liv. II; Cralyle ; Ménon, etc.), le
dogme de l'immortalité, ou plutôt de la mé-
tempsycose, quelques règles de tempérance,
comme celles qui furent pratiquées plus tard dans
l'école de Pythagore, et certaines théories cos-
mogoniques. où l'on reconnaît, sous le voile de
l'allégorie, le dualisme de l'esprit et de la ma-
tière. La matière première, le mélange désor-
donné de tous les éléments y est représenté sous
l'image du Chaos ou de la Nuit; l'espace encore
vide et dépeuplé de tous les êtres sous celle de
l'Érèbe ou du Tartare, et la force immatérielle
qui a tout organisé reçoit le nom d'Amour. La
plus remarquable de ces cosmogonies est celle
qu'Aristophane nous a conservée dans sa comédie
des Oiseaux (v. 694 et suiv.) et qu'on attribue à
Orphée. On y voit la Nuit, d'abord seule dans
l'abîme, enfanter un œuf d'où sort, après une
certaine révolution des temps. l'Amour; puis
l'Amour, s'unissant au Chaos, produit successi-
vement tous les éléments et. tous les êtres. Déjà
Aristoto a signalé dans sa Métaphysique (liv. I,
ch. m; liv. XII, ch. vi) le rapport qui existe
entre les théologiens (6eo).ÔYoi), c'est-a-dire les
auteurs de cette sagesse mythique ('iûO'.y.<;>; ao-
otÇéjievot) et les premiers philosophes de la
Grèce. Ainsi, dans l'Amour et le Chaos, repré-
sentés comme les auteurs du monde, il recon-
naît sans peine les deux principes d'Einpédocle
et d'Anaxagore; il trouve de même le système
de Thaïes chez ceux qui appellent Théthys et
l'Océan les pères de toutes choses; enfin Platon
(Cratylc) attribue aussi aux théologiens cette
opinion d'Heraclite, que l'univers est un flux
perpétuel.
Les poètes, par la liberté dont ils usaient envers
la religion, par les allégories ingénieuses qui
leur servaient à expliquer quelques-uns dès-
problèmes les plus redoutés de la morale et de
la métaphysique, n'ont pas moins contribué à
faire naître dans la Grèce l'idée et l'amour de
la philosophie. La Cosmogonie d'Hésiode n'est
qu'une continuation de l'œuvre des théologiens;
et qui n'a présent à l'esprit ce magnifique pas-
sage d'Homère (Iliade, ch. xx), où Jupiter est
représenté comme le premier anneau de la
chaîne à laquelle tout l'univers est suspendu?
La poésie et la philosophie ont eu même quel-
que peine à se séparer l'une de l'autre; car on
sait que les premiers philosophes grecs, par
exemple Pythagore, si c'est à lui qu'on doit les
Vers dorés, Empédocle, Xénophane, Parménide,
ont écrit en vers et ont donné à leurs opinions
une forme poétique. Chez Pythagore et Empé-
docle on reconnaît également encore quelque
chose du théologien, ou du langage que les hié-
rophantes devaient parler dans les mystères.
Quant à ceux qui ont reçu le titre de sages,
les sept sages de la Grèce, comme on les ap-
pelle communément, bien que ce nombre sacra-
mentel doive laisser des doutes, ce sont à pro-
E rement parler des philosophes pratiques, des
ommes qui ont su recueillir les conseils de
l'expérience, et observer les conditions de la
dignité humaine; qui possédaient l'art de se
conduire envers eux-mêmes et envers les autres,
d'après certaines maximes générales du sens
commun; à qui il n'a manqué, enfin, pour être
de véritables philosophes, que les vues d'en-
semble et l'esprit de système.
Ainsi, pour expliquer le mouvement philo-
sophique qui a eu lieu en Grèce, il n'est pas né-
cessaire, il n'est pas possible, sans faire vio-
lence aux faits, de recourir à l'intervention d'une
civilisation étrangère; il se lie aux premiers
commencements et à toutes les phases de la ci-
vilisation grecque ; il en est la dernière et la
plus importante. Mais ce qui prouve encore mieux
que tout ce que nous venons de dire l'originalité
de ce mouvement, c'est l'ordre avec lequel il
s'est accompli, c'est son unité et sa régularité
parfaite, c'est la corrélation ou la filiation qui
existe entre tous les systèmes qu'il a enfantés.
III. La philosophie grecque se partage d'elle-
même en trois grandes périodes reconnues éga-
lement par tous les historiens de la philosophie.
D'abord se forment dans les différentes colonies
de la Grèce des écoles presque isolées, qui n'a-
gissent que faiblement les unes sur les autres,
et qui ont pour caractère commun de vouloir
expliquer du premier coup la nature et l'origine
des choses, sans s'être demandé auparavant
quelles sont les forces, quelles sont les lois de
l'esprit humain, quelle méthode il faut suivre
pour trouver la vérité. C'est la première période,
qui embrasse environ deux siècles, depuis Tha-
ïes jusqu'à Socrate, depuis 600 ans jusqu'à
400 ans avant Jésus-Christ. Ces tentatives ambi-
tieuses et mal réglées, ayant abouti au scep-
ticisme, et à la pire espèce de scepticisme, à
l'art corrupteur des sophistes, la philosophie
entra alors dans une nouvelle voie. Avant de
s'occuper des êtres en général, ou de l'univers
considéré dans son ensemble, dans sa nature,
dans son principe et sa fin, on voulut savoir ce
qu'est l'homme, c'est-à-dire l'esprit, la pensée,
par laquelle nous espérons embrasser tant de
choses, et qui décide, en dernier ressort, de la
vérité ou de l'erreur; on fixa comme point de
départ de la science la connaissance de soi-
même, le l'vùiOi atautov, interprété d'une ma-
nière complètement nouvelle. Mais, en adoptant
celte réforme, qui a pour auteur Socrate, la phi-
GREC
— 651
GREC
losophie ne prétendait pas se renfermer dans la
conscience; elle se crut, au contraire, d'autant
plus forte pour aborder de nouveau les plus
vastes problèmes et marcher à la conquête de
la science universelle. Alors commence, au nom
du même principe, sous l'autorité d'un seul
maître, et, si l'on peut s'exprimer ainsi, sous les
yeux de toute la Grèce réunie en une seule na-
tion, une suite de systèmes, les plus brillants et
les plus profonds qui aient jamais été conçus
dans l'antiquité : c'est la seconde période de la
philosophie grecque, celle de sa maturité; elle
embrasse à peu près quatre siècles, depuis So-
crate jusqu'à yEnésidème et aux premiers essais
d'éclectisme faits à Alexandrie. Enfin, la raison
païenne, c'est-à-dire la raison humaine consi-
dérée dans certaines conditions déterminées de
nationalité, de religion, d'organisation matérielle
et sociale, ayant dit son dernier mot, ayant
acquis le développement où elle pouvait par-
venir dans ces conditions, il ne lui restait plus
qu'à revenir sur ses pas, ou à se perdre dans le
scepticisme, ou à se résumer en quelque façon
dans un dernier système, formé avec les débris
de tous les autres. C'est en effet ce qui est arrivé
pendant la troisième période de la philosophie
grecque. On voit alors ressusciter de vieilles doc-
trines depuis longtemps oubliées; on voit ^Ené-
sidème, attaquant la raison humaine dans ses
principes les plus importants, donner au scep-
ticisme un caractère plus sérieux et plus profond
que tous ses devanciers ; en même temps on
voit se former et s'étendre la célèbre école d'A-
lexandrie, où la philosophie grecque semble
vouloir recueillir toutes ses forces et appeler à
son secours toutes les puissances détrônées
comme elle, avant de se retirer devant la religion
chrétienne. Cette période dure à peu près cinq
cents ans, depuis le i" jusqu'au vi° siècle de
notre ère.
Les écoles dont la naissance et le dévelop-
pement appartiennent à la première période
sont l'école ionienne, l'école italique, l'école
d'Élée, ainsi nommées des différents lieux où
elles prirent naissance, et l'école atomis tique,
que l'on ferait mieux d'appeler, par analogie
avec les autres, l'école d'Abdère : car Leucippe
et Démocrite, les deux seuls philosophes qui
aient adopté alors l'hypothèse des atomes, étaient
Abdéritains l'un et l'autre.
LYcole ionienne et l'école italique sont con-
temporaines; elles furent fondées presque en
même temps, celle-ci par Pythagore, celle-là par
Thaïes, et se développèrent, pour ainsi dire,
parallèlement. Il n'y a aucune probabilité qu'elles
aient eu connaissance l'une de l'autre, ni qu'elles
aient cherché à se contredire dans leurs doc-
trines; cependant on est frappé du contraste
qui existe entre elles. Thaïes et ses disciples
sont des physiciens, qui s'attachent aux phéno-
mènes sensibles et se préoccupent surtout de la
composition ou du principe matériel de l'uni-
vers. Au contraire, les pythagoriciens sont exclu-
sivement frappés de la forme intellectuelle des
choses ou de leurs conditions mathématiques,
et du rapport de ces conditions avec un principe
supérieur, qui les contient en lui.
L'école ionienne se partage elle-même en deux
fractions, dont l'une, considérant le monde sous
le point de vue dynamique, c'est-à-dire de la
vie et de la force qui se manifestent dans son
sein, regarde tous les êtres et tous les phéno-
mènes comme les effets de la contraction ou de
la dilatation, en un mot, comme les formes di-
verses d'un seul élément, doué naturellement
des propriétés de la vie et même de la raison;
l'autre, se plaçant au point de vue mécanique,
explique tous les phénomènes de l'univers et
l'univers lui-même par la réunion, la sépa-
ration étales combinaisons diverses d'un nombre
infini d'éléments matériels mis en mouvement
naturellement, ou par une impulsion étrangère.
Dans la première fraction on comprend Tha-
ïes, Anaximène, Diogène d'Apollonie, Heraclite;
dans la seconde, Anaximandre, Archélaùs le
physicien, et, jusqu'à une certaine mesure,
Anaxagore : car, comme Platon et Aristote lui
en font justement le reproche, l'intelligence,
qu'il admet comme l'un des principes du monde,
ne joue dans son système que le rôle d'une ma-
chine destinée à mettre en mouvement la ma-
tière inerte.
Selon l'école italique, les nombres sont l'es-
sence des choses, et l'unité est l'essence des
nombres, c'est-à-dire que la raison, telle qu'elle
se manifeste dans la nature par les lois des pro-
portions et de l'harmonie, est le fondement vé-
ritable de tout ce qui existe, et qu'elle-même a
son siège, son foyer éternel, dans un principe
unique, indivisible, quoique immanent à l'uni-
vers. C'est ce principe que l'école de Pythagore a
nommé l'Un en soi ou le premier Un, parce qu'il
est la source infinie de tous les êtres, comme
la monade ou la seconde Unité est la source des
nombres. On conçoit qu'à ce point de vue, toutes
les idées revêtent des formes mathématiques.
Ainsi, de même que la monade est la source du
déterminé, du fini, de la forme intelligible, la
matière, à cause de sa divisibilité indéterminée,
reçoit le nom de dyade ; les aspects généraux sous
lesquels l'univers se présente à notre esprit, ou,
si l'on veut, les catégories pythagoriciennes (voy.
Alcméon), sont au nombre de dix, parce que la
décade est le nombre le plus parfait ; pour la
même raison, il faut qu'il existe dix sphères cé-
lestes tournant autour d'un centre commun ;
l'àme est un nombre qui se meut lui-même ; la
vertu est une harmonie; en un mot, les princi-
pes métaphysiques et les règles de la morale,
aussi bien que les lois et les phénomènes de la
nature, sont assimilés à des nombres, à des pro-
portions, à des figures de géométrie. Mais, outre
ce caractère, l'école pythagoricienne en a encore
un autre : par son langage, par son organisation
extérieure, par sa morale ascétique, et même
par quelques-unes de ses doctrines, elle nous
rappelle encore les mystères ou les sanctuaires
de l'Orient; le maître au nom duquel elle jurait
ressemble moins à un philosophe qu'à un hié-
rophante, qu'à un de ces antiques théologiens
qui, dans l'opinion de la Grèce, tenaient, pour
ainsi dire, le milieu entre les dieux et les
hommes.
De même que l'école ionienne s'attache prin-
cipalement au côté physique de l'univers, et
l'école pythagoricienne au côté mathématique,
l'école d'Elée s'applique d'une manière exclusive
au principe métaphysique des choses, c'est-à-dire
à l'idée de l'être et de la substance. Son fonda-
teur, Xénophane de Colophon, et ses deux repré-
sentants les plus illustres, Parménide et Zenon,
connaissaient parfaitement les deux écoles fon-
dées avant eux, et c'est en les attaquant l'une et
l'autre qu'ils cherchaient à fonder leur propre
doctrine. De là un nouvel élément introduit dans
la science à côté de ceux que nous connaissons
déjà, c'est-à-dire la dialectique. L'invention et
l'usage de la dialectique ne sont pas le moindre
mérite des philosophes d'Elée ; car par la ils ont
donné à la raison la conscience de sa force, et
ont exclu l'imagination du domaine de la philo-
sophie. Quant au fond de leur système, il con-
siste à dire qu'il n'y a pas de milieu entre l'Etre
absolu et le néant; que l'idée d'un être contin-
GREC
— 652 —
GREC
gent, variable, divisible, multiple, est pleine de
contradictions; que, par conséquent, il n'y a que
l'infini, le nécessaire, l'être absolument un qui
existe ; que tout le reste est une vaine appa-
rence. Ce principe ne détruit pas seulement la
physique ionienne; il n'est pas moins hostile à
l'idéalisme mathématique des pythagoriciens :
car les nombres, les proportions, les lois du
calcul et de l'harmonie n'existent que par rap-
port aux phénomènes de la nature ; aussitôt ces
phénomènes anéantis, nous cessons de les con-
cevoir.
L'école atomistique, à son tour, plus jeune que
toutes les autres, s'élève contre l'école d'Ëlée,
comme celle-ci contre les deux écoles précéden-
tes. Elle soutient donc l'éternité du mouvement,
principe de tous les changements et de tous les
phénomènes, dont l'idée même était regirdée
par les éléates comme une contradiction; elle
admet à la fois l'existence de l'être et celle du
non-être sous les noms de la matière et du vide;
enfin, la matière, pour elle, n'est pas un prin-
cipe unique, mais un nombre infini de petits
corps indivisibles, et tous différents les uns des
autres par la forme. Ce sont ces petits corps
qu'on désigne sous le nom d'atomes, et dont les
différents rapports dans l'espace doivent nous
rendre compte de tous les phénomènes de la na-
ture. Au fond, la doctrine de Leucippe et de Dé-
mocrite n'est pas autre chose que le mécanisme
ionien revctu d'une forme plus scientifique et
plus nette.
Tous ces systèmes, si opposés entre eux, après
s'être formés presque à l'insu les uns des autres
dans les diverses colonies de l'Asie Mineure, de
l'Italie, de la Thrace, ayant fini par se rencontrer
dans le centre de la Grèce devenue une seule
nation, et par se disputer à la l'ois les esprits,
engendrèrent naturellement le scepticisme: non
pas ce scepticisme sérieux, indispensable aux
progrès de la raison humaine, et qui prend sa
source dans les difficultés réelles de la science^
mais cette opinion frivole, non moins propre a
corrompre l'âme que l'intelligence, que tout
peut se soutenir, que tout peut être nié, que le
vrai et le faux dépendent entièrement de l'appa-
rence qu'on donne aux choses ; en un mot, l'es-
prit sophistique. Les sophistes, en effet, arri-
vaient de toutes les écoles et de tous les côtés
de la Grèce; ils poussaient à la dernière exagé-
ration ce qu'il y avait déjà d'exclusif dans cha-
que système, et ne prenant pis ni ne pouvant faire
prendre au sérieux les opinions qu'ils prétendaient
soutenir, ils substi tuaient ainsi à la philosophie cet
art frivole et dangereux avec lequel ils pervertis-
saient la jeunesse. Les plus célèbres d'entre eux
sont Gorgias et Protagoras : le premier, abusant
de la dialectique subtile de l'école d'Élee, soute-
nait que rien n'existe, et que, s'il existait quel-
que chose, nous serions hors d'état de le connaî-
re ou d'en parler; le second ne faisait que dé-
velopper les conséquences du matérialisme
ionien et abdéritain, en enseignant que toute
pensée se résout en sensations ; que, hors de
nos sensations; phénomènes essentiellement va-
riables et fugitifs, nous ne connaissons rien;
que, par conséquent, l'homme est la mesure de
toutes choses. Telle était la situation désespérée
où la philosophie était tombée, quand Socrate
entreprit de l'élever à la hauteur de sa destina-
tion, et de la conduire à la vérité par une route
inaperçue jusqu'alors.
Il y a trois choses à considérer dans la ré-
forme de Socrate: la manière dont il guérit les
esprits du faui savoir et des conceptions plus ou
moins hypothétiques qui avaient triomphé jus-
qu'à lui ; la méthode nouvelle qu'il appliqua à
la philosophie; et enfin l'idée qu'il se forma de
cette science, les doctrines qu'il adopta et ré-
pandit en son nom. Socrate s'était convaincu
que, pour ouvrir à la philosophie de meilleures
destinées, il fallait commencer par confondre la
science prétendue universelle des sophistes,
dont la véritable cause était dans les hypothèses
aventureuses des écoles antérieures. C'est dans
ce dessein qu'il parlait sans cesse de son igno-
rance, et qu'opposant à leurs pompeux discours
ou à leurs vaines subtilités la simplicité et la
droiture d'un homme de bon sens possédé par
le désir d'apprendre, il les forçait, par une suite
de questions artistement enchaînées, à s'avouer
tout aussi ignorants que lui. En cela consiste le
caractère le plus essentiel de l'ironie socratique,
dont le but était le même que celui du doute
méthodique dans la réforme cartésienne. L'ob-
stacle du charlatanisme et de la fausse science
une fois écarté pour faire place à l'ignorance
qui a conscience d'elle-même, Socrate proposait
sa méthode: il voulait qu'avant de chercher les
vérités hors de nous, comme par le passé, qu'a-
vant d'être occupé de ce qui se passe dans les
parties les plus reculées de l'univers, on com-
mençât par se connaître soi-même, et par inter-
roger sa conscience, sur ce qu'on peut et ce qu'on
doit savoir. Cependant il ne faudrait pas exagé-
rer ce principe, et s'imaginer que Socrate a créé
la psychologie telle qu'on l'entend de nos jours,
il prétendait seulement que l'attention, avant
de se porter sur les choses, doit se fixer sur la
raison et sur les idées qu'elle nous donne sans
aucun concours étranger. De là l'importance ex-
trême qu'il attache aux définitions, puisque toute
définition est l'expression d'une idée générale et
préconçue, que la raison peut avoir la prétention
de tirer de son propre fonds. De là aussi la dia-
lectique socratique, qui contient en germe celle
de Platon, et qui, dégageant avec soin l'essen-
tiel de l'accessoire? le général du particulier,
prépare la voie à la théorie des idées. Quant a
la science philosophique elle-même, c'est à tort
qu'on a répété souvent que Socrate voulait, la
réduire tout entière aux proportions de la mo-
rale ; il est vrai seulement que, dans sa pensée,
elle devait occuper le premier rang, que l'homme
devait passer avant la nature, comme les idées
avant les choses. Il voulait que la philosophie
sortit de la spéculation pure où elle s'était con-
finée jusqu'alors, pour exercer une influence
bienfaisante sur la société et les hommes pris
isolément; il ne séparait pas la théorie de la
pratique, la vertu de la science. Toute sa vie
d'ailleurs n'est-elle pas conforme à celte doc-
trine? N'a-t-il pas rempli la mission d'un apôtre
aussi bien que celle d'un philosophe? C'est pour
cette cause précisément qu'il est mort en mar-
tyr. Si son influence s'était renfermée dans l'en-
ceinte de l'école, les Anytus et les Melitus en
auraient difficilement pris ombragé ; mais c'est
au milieu de la place publique qu'il enseignât
ses 0| inions, dont les corrupteurs du peuple et
les défenseurs d'un culte qui divinisait toutes
les passions av. lient raison de s'alarmer. Il sub-
stituait à la fatalité antique l'idée d'une provi-
dence universelle; il subordonnait à un idéal
impérissable du beau et du bien la volonté di-
vine elle-même ; et, ce qui devait faire son plus
grand crime, il mettait la justice et la raison
au-dessus des caprices d'une multitude igno-
rante. Mais, encore une lois, quoique une voca-
tion décidée et toute personnelle l'entraînât de
préférence vers les questions de l'ordre moral,
il ne condamnait pas les autres sciences; il les
atteignait toutes et les renouvelait toutes par le
principe de sa réforme : car ce principe est la
GREC
— C53
GREC
condition même de leur certitude et de leur
unité.
La pensée de Socrate n'a pas été comprise par
tous ses disciples. La plupart d'entre eux se sont
attachés étroitement à la morale, et dans la mo-
rale n'ont considéré que la question du souve-
rain bien. Telles sont, en effet, les limites dans
lesquelles Aristippe, Antisthène et Euclide de
Mégare se sont renfermés d'une manière plus ou
moins exclusive. Pour Aristippe, chef d'une
nouvelle école, qu'on a appelée, à cause de la
patrie de son fondateur, l'école cyrénaïque, le
souverain bien consiste dans la volupté, et le
mal dans la douleur ; mais- la volupté, telle que
l'entend ce disciple indigne de Socrate, ce n'est
pas l'intérêt bien entendu, ce n'est pas le bien-
être durable, intelligent que recommande Épi-
cure, mais la jouissance immédiate des sens, la
volupté dans le mouvement, ainsi qu'il l'appelle ;
parce que l'âme humaine lui paraît être tout en-
tière le produit de la sensation. Au contraire,
Antisthène, tenant surtout compte de la volonté,
de la liberté, veut que l'homme, pour être heu-
reux, restreigne autant que possible ses besoins,
se mette au-dessus du plaisir et de la douleur,
des affections comme des passions, et ne soit pas
moins indifférent à l'opinion de ses sembla-
bles qu'aux impressions fugitives du monde ex-
térieur. De là les mœurs austères et farouches,
les formes repoussantes, et, il ne faut pas l'ou-
blier, les maximes antisociales de l'école cyni-
que, dont Antisthène fut le fondateur, et Dio-
gène de Sinope le plus célèbre représentant.
Enfin, selon Euclide, autour duquel se forme
une troisième école, appelée l'école mégarique,
le souverain bien ne doit être cherché ni dans la
volonté, ni dans les sens, mais dans la raison.
Or, quel est l'objet de la raison, d'après la mé-
thode et la dialectique de Socrate? C'est l'inva-
riable et l'universel, c'est-à-dire l'absolu. L'ab-
solu est un, comprenant dans son sein l'unité et
l'Être. Il n'y a donc qu'un seul bien, qui prend
différents noms, et se montre à notre esprit sous
des formes variées. C'est Dieu qu'il s'appelle, ou
bien la raison, l'intelligence. Quant au mal, il
n'existe pas, ou n'est qu'une simple apparence,
comme les êtres contingents et multiples parmi
lesquels nous croyons l'apercevoir. Euclide et
ses disciples, en revenant par la morale à la
métaphysique, et en ressuscitant le principe de
l'école d'Élée, ont aussi remis en honneur sa
subtile dialectique : car il fallait beaucoup d'ar-
tifices pour soutenir une doctrine aussi violem-
ment opposée à l'évidence et aux sentiments les
plus indestructibles de la nature humaine. Deux
autres disciples de Socrate, Phédon et Méné-
dème, ont fondé les écoles très-obscures d'Élis
et d'Erétrie, qui, par le fond des idées et une
prédilection exagérée pour la dialectique, se
rapprochent beaucoup de celle de Mégare. Cette
direction dégénéra peu à peu en scepticisme, et
produisit plus tard Pyrrhon, que Phédon, son
compatriote, passe pour avoir initié à la philoso-
phie.
Ainsi, de même qu'avant Socrate, en cherchant
à embrasser d'un seul coup d'œil la nature, l'o-
rigine et la composition de l'univers, les uns se
sont attachés exclusivement aux phénomènes
physiques, les autres aux principes métaphysi-
ques, ceux-ci aux conditions mathématiques,
ceux-là aux lois mécaniques ; de même après
Socrate, en portant toute leur attention sur
l'homme, et en traitant la seule question du
souverain bien, les uns n'ont tenu compte que
de la sensibilité, réduite aux limites étroites de
la sensation, les autres que de la volonté, et
d'autres enfin que de la raison ou de l'intel-
ligence. On s'est donc ici partagé l'homme,
comme là on s'est partagé l'univers. Dans quel-
que sphère qu'elle s'exerce, la pensée humaine
ne peut pas procéder autrement. C'est par la di-
vision et par la contradiction qu'elle s'élève à
une vue de plus en plus complète de la nature
des choses, et à la conscience de sa propre unité.
Mais les derniers systèmes que nous venons de
rappeler ne sont encore que des ébauches in-
formes, des essais avortés où l'influence de So-
crate ne joue qu'un faible rôle. Pour juger avec
justice de la révolution opérée par ce grand
homme, il faut voir quels fruits elle a produits
chez Platon et chez Aristote.
Ces deux philosophes, malgré les directions
opposées de leur génie, regardent l'un et l'au-
tre la connaissance des lois et de la nature de
la raison, c'est-à-dire la connaissance réfléchie
de nous-mêmes, comme la condition absolue de
la science. L'un et l'autre aussi ils croient que
la science ne doit pas se renfermer dans les li-
mites étroites de la conscience, ou dans les
questions qui touchent directement à l'homme ;
mais qu'elle doit embrasser la nature des êtres
en général, et s'élever jusqu'à leur commun
principe. C'est ainsi qu'ils posent les bases du
dogmatisme le plus profond et le plus hardi qui
ait jamais été conçu dans l'antiquité, et qu'ils
rendent à la philosophie, au nom de la raison,
l'universalité qu'elle tenait autrefois de l'imagi-
nation et de l'inexpérience. En effet, il n'y a pas
de milieu aux yeux de la logique : ou la raison
n'a pas cette autorité absolue, cette pleine certi-
tude qui est la condition de son existence, et
sans laquelle elle se confond avec les impres-
sions variables des sens ; ou ses lois, c'est-à-dire
ses notions fondamentales, sont l'essence même
des choses, et s'étendent, par conséquent, à l'u-
niversalité des êtres. Il résulte de là que les
tentatives faites dans le passé pour atteindre à
cette science universelle ne doivent pas être
perdues pour la philosophie : car si les notions
fondamentales de la raison sont l'essence des
choses et les conditions de leur existence, les
choses, à leur tour, ne peuvent occuper notre
esprit que sous les formes que la raison leur
impose, et chaque système philosophique vrai-
ment digne de ce nom doit être regardé comme
l'expression plus ou moins claire, plus ou moins
complète d'un des principes de notre nature
intellectuelle, c'est-à-dire de la science et de la
vérité elle-même. Platon et Aristote sont encore
d'accord sur ce troisième point : tous deux ils
résument dans leurs propres doctrines, mais
chacun à sa manière, les doctrines importantes,
les grands systèmes qui les avaient précédés.
Le premier, formé d'abord par les leçons de
Cratyle, disciple d'Heraclite, qui est lui-même
un des représentants les plus considérables de
l'école ionienne, regarde la matière comme un
principe nécessaire et éternel, en même temps
qu'il lui refuse toute propriété positive, toute
forme arrêtée; il en fait l'essence de la diver-
sité et le théâtre de tous les changements. A
cette idée ionienne, il ajoute le principe pytha-
goricien, que les nombres, les proportions, les
figures de géométrie sont ce qu'il y a de plus
réel dans la nature physique, et nous rendent
compte non-seulement de la forme extérieure
des corps, mais de leur composition, de leurs
propriétés les plus intimes, et de tous les phé-
nomènes qu'ils nous présentent. Au-dessus de
ces deux éléments, naturellement réconcilies
par la suppression de toute propriété positive
dans la matière, viennnent se placer les idées,
fruit de la dialectique socratique, et qui repré-
sentent dans la philosophie platonicienne le fon-
GREC
— 65^ -
GREC
dément réel de tous les êtres, ou l'essence des
choses en général, comme les nombres celle des
corps. Voilà pourquoi les nombres, déchus du
rang suprême qu'ils occupent dans l'école de
Pytnagore, tiennent ici le milieu entre les idées
et les phénomènes. Enfin, au-dessus des idées
elles-mêmes, qui sont la lumière, la vie, la
splendeur de l'univers, s'élève Vêlre véritable (:à
ôvtw; ôv), l'être unique, objet des spéculations
de l'école d'Élée, que le chef de l'école méga-
rique a confondu avec le bien, et que Platon dé-
signe souvent sous le même nom. Aristote a
donné dans tous sesouvrages, mais principalement
dans celui qui a reçu le nom de Métaphysique,
une place encore plus évidente et plus consi-
dérable à tous les systèmes antérieurs. Il ne se
contente pas, comme son maître, d'en tirer la
substance pour la faire entrer dans sa propre
doctrine; il les expose, il les classe; il les dis-
cute, puis il signale la part de vérité qu'ils con-
tiennent. C'est ainsi qu'après avoir exposé sa
théorie des quatre principes, c'est-à-dire que
toutes choses se forment par le concours d'une
matière, d'une forme, d'une cause efficiente et
d'un but final, il montre que chacun de ces prin-
cipes, à l'exception du dernier, dont il s'attribue
exclusivement la découverte, a été reconnu sépa-
rément, et produit sous une forme plus ou
moins scientifique par quelqu'un des philosophes
ses prédécesseurs. Il y a plus : ces quatre prin-
cipes ne demeurent pas ainsi juxtaposés et indé-
pendants l'un de l'autre dans la doctrine aristo-
télicienne ; mais la forme universelle des êtres,
sous le nom de raison ou d'intelligence active
(vo-j; jroiTjTixéç), la cause efficiente ou le prin-
cipe du mouvement, et la cause finale, c'est-à-
dire la perfection, le souverain bien,' se réu-
nissent et se confondent en Dieu, le seul être
vraiment digne de ce nom, absorbé éternel-
lement dans la contemplation de lui-même, dans
la conscience de sa propre pensée, objet de son
propre amour et de celui de la nature entière.
Quant à la matière, bien qu'elle soit considérée
comme un principe à part qui a toujours été, et
sans lequel rien ne serait; privée comme elle
est, par elle-même, de toute vertu et de toute
qualité positive, elle n'est en réalité qu'une pure
abstraction, la seule possibilité des choses que
nous observons dans le monde.
Mais où est donc alors l'opposition si célèbre
des deux philosophes? Platon, transporté sur les
ailes de la dialectique et de l'amour au delà de
ce monde, sur lequel à peine s'est arrêté son
regard, donne aux idées une existence distincte
de celle des objets et des êtres particuliers.
L'existence des idées est, après celle de Dieu ou
de l'Être absolu, à qui elles sont unies par le
Verbe, la seule vraie existence. Les êtres parti-
culiers ne sont que des ombres, que des images
fugitives et imparfaites de ces éternels exem-
plaires. De l'âme elle-même, rien ne doit durer
que la raison, que l'intelligence pure (Xoyixôv
|i£po;V parce qu'elle a seule le privilège de con-
templer les idées. En un mot, Platon est embar-
rassé du monde réel et ne vit que dans le monde
intelligible. De là les bons et les mauvais côtés
de sa doctrine, sa croyance arrêtée en la divine
Providence, son spiritualisme prononcé, sa mo-
rale austère et sublime dans son principe, sa
politique fondée sur la morale, sa théorie de la
réminiscence, de la préexistence, et aussi ses
rêves pythagoriciens sur la nature. Aristote, au
contraire, ne sépare pas le monde intelligible
du monde réel, ou, pour nous servir de son
gage, li forme de la matière. I. selon
lui, ou. pour les appeler du nom qui a prévalu
dans l'école péripatéticienne, les universaux,
n'existent que dans les choses, c'est-à-dire dans
la nature et dans les êtres particuliers. Il n'y a,
à proprement parler, que des êtres particuliers,
que des individus, bien que la science ne puisse
se composer que de notions générales et in-
variables. Aussi le dieu d'Aristote n'est-il pas,
coin nie celui de Platon, la raison des choses,
le père et la providence de tous les êtres, mais
leur premier moteur, et le principe final au-
quel ils aspirent. L'âme, pour lui, n'est que
la forme du corps ; l'immortalité n'appartient
qu'à l'intelligence active, universelle; sa morale,
quoique pleine de sagesse et de bons conseils,
ne s'élève pas très-haut, et ne repose pas sur une
règle bien précise, celle qui consiste à tenir tou-
jours le milieu entre deux excès contraires.
Mais, en revanche, avec quel génie il s'est em-
paré des faits et du monde réel! Quels services
rendus à toutes les bran:hes des connaissances
humaines ! Combien de sciences il a c: •>'■■
Comme il les a toutes, en quelque sorte, disci-
plinées, organisées, classées, en les subordonnant
aux lois communes et inflexibles de la logique,
et en constituant au-dessus d'elles la science des
sciences, c'est-à-dire la métaphysique!
Les deux écoles de Platon et d'Aristote se sont
prolongées bien au delà de la nationalité grec-
que, jusqu'au sein de la civilisation chrétienne
et arabe, sur lesquelles elles ont exercé une in-
fluence immense. Mais à côté d'elles d'autres
écoles se sont élevées, moins entreprenantes,
c'est-à-dire moins confiantes dans les forces de
la raison humaine, et par cela même plus
éloignées de la vérité, qui abandonnent les hau-
teurs de la spéculation pour revenir à la morale,
à la question du souverain bien, en regardant
toutes les autres comme subordonnées à celle-là.
Tel est le but que poursuivent à la fois, par des
voies bien différentes, Vépicuréisme, le stoï-
cisme et la nouvelle Académie. Nous ne comptons
pas pour une école distincte le pyrrhonisme,
qui, ainsi que nous en avons déjà fait la re-
marque, n'est qu'une continuation obscure et
une exagération peu sérieuse des écoles dia-
lectiques de Mégare, d'Ëlis et d'Érétrie. D'après
cette manière de voir, toute la philosophie con-
siste à être heureux et sage, et le seul moyen
d'obtenir ce double résultat, c'est d'être indifférent
à tout, à la vérité et à l'erreur, au bien et au
mal, au beau et au laid, et de regarder toutes
ces choses comme de pures illusions qui chan-
gent suivant lès temps, suivant les lieux, sui-
vant les circonstances et les hommes. Évidem-
ment, ce n'est pas là un système, mais une
véritable gageure contre la nature humaine et
le sens commun. D'ailleurs le pyrrhonisme n'est
représenté dans l'histoire que par deux hommes :
par Pyrrhon lui-même, qui vivait à peu près
dans le même temps qu'Aristote, et par son dis-
ciple Timon de Phlionte, c'est-à-dire par un
peintre et par un danseur de théâtre.
Ëpicure aussi pense que la philosophie a un
but éminemment pratique, que l'objet véritable
de ses recherches, c'est la morale ; et la morale,
selon lui, c'est l'art d'être heureux. Mais com-
ment les hommes pourraient-ils vivre heureux,
s'ils ignorent les lois de la nature, et si, par
suite de cette ignorance, ils négligent la réalité
pour des chimères, et ont l'àme affligée de mille
terreurs superstitieuses? Comment seraient-ils
en état de juger sainement de la nature, s'ils ne
savent pas distinguer le vrai du faux, s'ils n'ont
aucune idée ni des sources ni des signes de la
vérité? La science de la nature; ou la physique.
el celle qui nous jipprend à discerner la vérité
de l'erreur, c'est-à-dire la logique, ou, pour lui
laisser le nom qu'elle a reçu d'Epicure, la cano-
GREC
— 655
GREC
nique, sont donc indispensables au philosophe,
mais seulement comme moyen de découvrir les
vrais principes de la morale. Ce mépris de la
spéculation pure, qui est le mépris de la vérité
cherchée pour elle-même, cette entière subor-
dination de la science aux intérêts de l'homme,
nous signale certainement un commencement
de décadence dans l'histoire de la philosophie
grecque. Qu'est-ce donc, si nous regardons le
fond même de la philosophie d'Épicure? Sa ca-
nonique, ce n'est que la théorie de la sensation
appliquée à tout ordre de connaissance : les im-
pressions seules de nos sens sont juges du vrai
et du faux, du bien et du mal; ce que nous
prenons pour des principes ou pour des idées
générales n'est que le souvenir de nos sen-
sations antérieures. Sa physique, c'est l'ato-
misme de Démocrite, sauf quelques modifi-
cations sans importance et sans valeur. C'est
dans sa morale seulement qu'il montre un peu
d'originalité et de profondeur. Le principe n'en
est pas nouveau; c'est le même que celui de la
morale de Démocrite, la volupté stable (^oovyj
xaxaaTriijiaTiy.-r,) ou, comme on disait au xvme siè-
cle, l'intérêt bien entendu ; mais ce principe^ il
se l'est approprié pour toujours par la manière
dont il l'a fécondé : il a montré mieux que per-
sonne avant lui et après lui que. même pour
recueillir le triste bonheur de l'egoïsme, c'est
encore de la vertu qu'il faut, et l'art de com-
mander à ses passions.
Les stoïciens, comme les épicuriens, donnent,
dans leur système, la première place à la mo-
rale ; mais ils s'arrêtent plus longtemps, et
d'une manière plus sérieuse, à la logique et à
la physique. Si l'on excepte quelques détails par
lesquels les disciples de Zenon, surtout Chrysippe,
ont cherché à se distinguer, nous pensons avec
Cicéron que la logique stoïcienne diffère peu au
fond de la logique d'Aristote : Sloicos a peri-
pateticis non rébus dissidere, sed verbis. Leur
physique, plus connue sous le nom de physio-
logie, tient de Platon par le rôle que la raison y
joue, par l'identité qu'ils établissent entre les
lois de la nature et les lois de l'intelligence;
mais en même temps cette raison souveraine,
cette unique et universelle intelligence leur
paraît inséparable de la matière, avec laquelle
elle forme un seul et même être. C'est ainsi que
le monde est, pour eux, un être vivant, où
l'on distingue, comme dans l'homme, une âme
et un corps; mais une âme et un corps qui
ne peuvent pas se séparer ni se passer l'un
de l'autre. La première, tout à fait iden-
tique à la raison, reçoit le nom de Dieu ; et
comme tout ce qui se fait dans l'univers se fait
par elle et en vertu de ses lois, comme elle est
chez tous les êtres le seul principe de la vie, de la
pensée et du mouvement, il est impossible qu'elle
laisse aucune place à la liberté. Cependant, par
une contradiction étrange, toute la morale des
stoïciens repose sur l'idée du devoir. Tout ce qui
n'est pas conforme à cette idée, tout ce qui n'est
pas fait en son nom et n'en vient pas direc-
tement, leur paraît coupable, ou n'est compté
pour rien. C'est ainsi qu'ils méprisent les plai-
sirs, qu'ils nient la douleur, et effacent toute
différence entre les crimes et les fautes. Il est
vrai que le devoir n'est pas autre chose pour
eux que la loi de la nature confondue elle-même
avec les lois de la raison. Ils voulaient donc que
l'homme se proposât pour unique fin de contri-
buer, selon ses forces, à l'ordre universel, et de
ne rien faire ni de rien estimer que la raison
n'avoue formellement. De là, toutes les vertus
dont ils ont donné l'exemple; de là, leur mépris
pour les préjugés aussi bien que pour les pas-
sions ; de là, enfin, leurs idées sur le droit qui
ont régénéré la législation. Ils oubliaient seu-
lement que pour suivre tous ces principes, il
faut que l'homme se commande, et soit le maître
de résister à des motifs d'une autre nature.
Entre ces deux systèmes opposés, le stoïcisme
et l'épicuréisme, vient pour ainsi dire se glisser
le scepticisme mitigé d'Arcésilas et de Carnéade,
dont le premier fut le fondateur, et le second le
plus habile champion de la nouvelle Académie.
La prétention de ces philosophes, qui n'ont con-
servé de l'école de Platon que le nom, c'est d'é-
viter à la fois les excès du dogmatisme et ceux
du scepticisme; c'est de laisser à l'homme assez
de foi pour agir ou pour satisfaire aux conditions
mêmes de son existence, et pas assez pour con-
sumer sa vie dans de stériles recherches, qui
jusque-là avaient abouti toujours à des systè-
mes contradictoires. Or, quel est ce milieu tant
désiré entre le doute absolu et la certitude?
C'est la probabilité. Arcésilas et Carnéade en-
seignaient donc, contre les stoïciens, que les
choses ne sont pas perçues en elles-mêmes,
qu'il n'y a pas de critérium de la vérité, que
nous ne pouvons aspirer qu'à des opinions plus
ou moins probables. Ils appliquaient le même
principe à la morale, soutenant que l'homme doit
toujours se diriger, dans ses actions, d'après le
plus haut degré de vraisemblance; que, par con-
séquent, la modération est la voie dont il ne
faut jamais sortir. Une doctrine aussi équivoque
ne devait pas longtemps se soutenir : aussi est-
elle ouvertement abandonnée par les deux der-
niers disciples de Carnéade. Philon de Larisse
essaye de revenir au pur platonisme, et Antio-
chus d'Ascalon se rallie à l'école stoïcienne; tan-
dis que les stoïciens eux-mêmes, par exemple
Panetius et Posidonius, prennent quelque chose
de la manière indécise de la nouvelle Académie,
et entrent en composition avec les systèmes an-
térieurs.
Ici nous entrons dans la dernière période de
la philosophie grecque, celle que nous avons dé-
finie par les trois caractères suivants : retour
vers le passé, ou résurrection érudite des an-
ciens systèmes; scepticisme désespéré qui at-
teint, non plus la perception des sens, mais les
principes fondamentaux de la raison; enfin,
éclectisme, transaction entre les différentes éco-
les, et alliance de la philosophie grecque en gé-
néral avec des idées étrangères. C'est, en effet,
dans ce temps qu'on voit renaître sans origina-
lité et sans éclat, soit à Athènes, soit à Alexan-
drie, soit à Rome, la plupart des systèmes déjà
abandonnés, et les systèmes contemporains dé-
générer, ou en un rôle presque théâtral, ou en
un pur effort d'érudition. Tel est le spectacle que
nous offrent les nouveaux cyniques, les nou-
veaux disciples d'Heraclite, les nouveaux py-
thagoriciens, et le plus fameux de tous, Apol-
lonius deTyanejles stoïciens, comme Sextius
et Sénèque: les académiciens, comme Areius
Didymus, Alcinoûs, Maxime de Tyr; et enfin,
les péripatéticiens, comme Andronicus de Rho-
des, Alexandre d'Egée, Nicolas de Damas, Adraste
et surtout Alexandre d'Aphrodise. C'est dans ce
temps qu'-iEnésidèrne, Agrippa et Sextus Empi-
ricus deviennent les fondateurs ou les apôtres
du scepticisme le plus profond qui eût encore
existé. Il ne s'agit point pour ^Enésidème d'un
jeu frivole, comme pour les sophistes contempo-
rains de Socrate. ni de cette indifférence contre
nature où Pyrrnon cherchait le bonheur et la
tranquillité d'esprit, ni du probabilisme inconsé-
quent de la nouvelle Académie : il s'attaque à la
raison dans ses deux principes les plus essentiels,
dont l'un sert de base à la science, dont l'autre
GREC
— 656
GREC
est le fondement de l'existence elle-même : il
cherche à démontrer qu'il n'y a point de crité-
rium possible de la vérité ; que toute démonstra-
tion est un cercle vicieux, et que la relation de
cause à effet est une idée absolument contradic-
toire. Enfin, c'est dans le même temps qu'on voit
les traditions mystiques et religieuses de l'Orient
se combiner, par degrés et sous des formes di-
verses, avec le libre esprit de la Grèce; tandis
que les écoles grecques elles-mêmes, du moins
les plus importantes, consentent à se fondre dans
une doctrine commune. Ce mouvement se mon-
tre d'abord chez quelques penseurs isolés, comme
Philon le Juif, Numénius d'Apamée, Plutarque,
Apulée, saint Justin le martyr, saint Clément;
mais c'est dans l'école d'Ammonius et de Plotin,
plus communément appelée l'école éclectique ou
néo-platonicienne d'Alexandrie, qu'il arrive à
son complet développement. L'école d'Alexandrie
est, tout à la fois, une philosophie et une reli-
gion, une école mystique et une école éclecti-
que, une création originale et un résumé savant
de tous les grands systèmes qui l'ont précédée.
A proprement parler, elle n'appartient pas plus
à la Grèce qu'à l'Orient; car son fondateur et ses
maîtres les plus illustres, Ammonius Saccas,
Plotin, Jamblique, ne sont plus des Grecs, si l'on
considère leur éducation, les lieux qui leur ont
donné naissance, et les influences diverses qu'ils
ont subies nécessairement dans cette confusion
de langues, de races et de croyances, dont la
ville d'Alexandrie offrait alors le spectacle. Por-
phyre, ou, pour l'api eler de son vrai nom, Mal-
chus, était positivement Syrien, et c'est lui qui a
corrigé les ouvrages de Plotin, avant de nous les
transmettre. Il n'en est pas autrement des doc-
trines de l'école d'Alexandrie. Son paganisme,
qu'on lui a tant reproché, ce n'est plus la my-
thologie d'Homère ou ce vieux polythéisme qui
avait déjà soulevé contre lui Xénophane, Hera-
clite, Anaxagore et Socrate; c'est le symbolisme
oriental cachant, sous la variété de ses formes, un
fond essentiellement panthéiste. Aux idées de
Platon, d'Aristote, de Pythagore, de Parménide,
habilement fondues dans une conception plus
vaste, elle mêle des théories d'une origine toute
différente, comme celles de l'extase, de l'unifica-
tion avec Dieu, et, bientôt après, les chimères de
la théurgie. En un mot, il semble, comme nous
l'avons déjà remarqué, qu'elle ait voulu re-
cueillir et coordonner dans son sein les plus
brillants éléments de la philosophie ancienne,
pour les opposer au christianisme qui devait
bientôt la détrôner. L'cdit de l'empereur Justi-
nien qui ferme, en 529, les écoles d'Athènes,
marque la fin de la philosophie grecque.
IV. Maintenant quels sont les fruits de ce long
travail de la raison humaine? Qu'est-il resté dans
les âges suivants de ces systèmes si nombreux,
si variés, qui naissent, qui meurent, qui ressusci-
tent et se combattent sans relâche pendant une
période de duuzc siècles? Il en est resté à peu
près tout, si l'on tient compte, non des opinions
isolées ou de ces essais informes où l'imagination
a plus de part que la réflexion, mais des grands
systèmes qui ont exercé un pouvoir véritable sur
les esprits, et qui représentent à eux seuls toute
la philosophie grecque dans sa maturité. Le pla-
tonisme s'est conservé chez les plus instruits et
les plus éminents des Pères de l'Église, mêlé à
d'autres principes que la Grèce païenne' ne con-
naissait pas. Nous avons déjà cite saint Justin
Le martyr et Clément d'Alexandrie, convain-
cus tous les deux que la philosophie grecque
avait été une préparation au christianisme; nous
ajouterons à ces noms ceux d'Origène, d'Athéna-
gorc, de Taticn, de SynOsius, et surtout de saint
Augustin. C'est un fait digne de remarque, un
fait historique et dont aucune conviction n'a le
droit de s'offenser, que , chaque fois qu'on a
voulu expliquer, mettre à la portée de la raison
humaine les mystères du christianisme, la Tri-
nité, l'Incarnation, la génération éternelle du
Verbe, on a reproduit d'une manière plus ou
moins fidèle la doctrine platonicienne. Ce nom
même du Verbe, que nous venons de prononcer,
n'est-il pas vrai qu'il appartient à la langue de
Platon, et qu'il désigne chez le philosophe grec
la sagesse divine, cette raison active par laquelle
l'être des êtres, le tô ovtoj; ôv s'est communiqué
au monde, qui a disposé toutes choses pour le
mieux, et qui est le principe de la sagesse et de
la raison des hommes? N'est-ce pas aussi dans
Platon que l'on trouve ce principe, qu'il faut que
l'homme, pour être fidèle à sa destination, cherche
à ressembler à Dieu? Sa distinction de toutes les
vertus en quatre vertus cardinales a été adoptée et
consacrée dans les traités les plus élémentaires
de la morale chrétienne. Enfin, qui avant lui, et
qui mieux que lui, a démontre l'immortalité de
l'âme, malgré les erreurs qu'il mêle à cette par-
tie de son système?
La plupart des idées de l'école néo-platoni-
cienne ont été recueillies dans les œuvres du
prétendu Denys 1 Aréopagite, d'où elles ont
passé, modifiées et contenues par la forte disci-
pline de l'Église, chez un bon nombre de mysti-
ques chrétiens du moyen âge, tels que saint Bo-
naventure, Hugues et Richard de Saint-Victor.
Si nous en croyons un savant orientaliste de no-
tre temps, M. Tholuck, elles auraient pénétré
aussi, avec les commentateurs alexandrins d'A-
ristote, jusqu'au sein de l'islamisme, où elles
auraient produit la secte fameuse des soufis.
Mais bien avant cette époque, c'est-à-dire au
ixe siècle, Scot Êrigène les fit connaître dans
toute leur étendue, dans l'excès même de leur
audace, à l'Occident encore plongé dans la bar-
barie. Cinq ou six cents ans plus tard, au temps
des Marsile Ficin, des Pic de la Mirandole, ce
sont ces mêmes idées que nous voyons reparaî-
tre et marquer le commencement dune ère nou-
velle dans l'histoire générale de l'esprit humain.
Trop souvent confondues avec le platonisme lui-
même, elles ont eu la gloire de partager ses
destinées et le respect qu'il n'a jamais cessé
d'obtenir.
Que dirons-nous maintenant de la doctrine
d'Aristote ? Où trouver un autre exemple d'une
domination aussi absolue, aussi durable, aussi
universelle que celle de ce philosophe? Il a été
pendant six siècles environ, dans l'ordre de la
science, le seul instituteur de la raison humaine;
car le peu que l'on savait du système de son
maître et de son rival, c'est encore de lui qu'on
l'avait appris. Son autorité était reconnue simul-
tanément, et par les chrétiens et par les Arabes
et par les juifs. Ses livres étaient commentés et
traduits dans toutes les langues; rien ne pou-
vait être soutenu que sous le patronage de son
nom; il n'était pas permis d'avoir raison sans
lui. Mais ce n'est pas seulement par la place
qu'il tient dans l'histoire qu'Aristote est digne
de toute notre admiration. Aujourd'hui même il
nous est difficile d'échapper complètement à son
empire. 11 nous est impossible de nous servir
d'une autre logique que de la sienne; car depuis
lui, comme dit Kant, la logique n'a pas fait un
pas en avant ni un pas en arrière. Et quel autre
que lui a fixé la langue, a défini les termes, a
classé les idées, a marqué le caractère et le but
de la métaphysique? Quel autre que lui a fixé
les règles de la critique littéraire, a créé la psy-
chologie, l'histoire de la philosophie; l'anatomie
GREC
— 657 —
GHOT
comparée, et a donné l'exem] .e de la vraie mé-
thode d'observation dans son admirable Histoire
des animaux? Tous ces faits, grâce à une^ étude
plus approfondie des œuvres de l'antiquité, sont
aujourd'hui hors de doute, et ne demandent
qu'à être rappelés sommairement.
L'école stoïcienne a également sa part dans le
mouvement général et dans les résultats défini-
tifs de la civilisation humaine. Si sa physiologie,
qui n'est qu'un simple retour vers le dynamisme
d'Heraclite, ne peut pas soutenir un seul instant
l'examen; si sa logique, dans l'impuissance où
elle était de rien ajouter à celle d'Aristote,
ji'est qu'un tissu de subtilités, en revanche, sa
morale, après avoir été comme la religion des
âmes d'élite au milieu de la décadence affreuse
de l'empire romain, a régénéré entièrement la
législation, y a fait entrer, à la place de la cou-
tume et du privilège, des principes d'une justice
universelle, et a fondé ce droit romain que les
jurisconsultes ont appelé la raison écrite. Le
christianisme a voulu surtout ouvrir à l'homme
le chemin du ciel ; le stoïcisme a amélioré sa
condition sur la terre. Le premier, dans son en-
thousiasme sublime, nous parle exclusivement
d'abnégation et de devoirs; le second nous en-
tretient de notre dignité et de nos droits; enfin
la révolution si heureusement accomplie par ce-
lui-là dans l'ordre moral et religieux, celui-ci
l'a commencée dans l'ordre civil.
Nous croyons que l'humanité doit peu de re-
connaissance à l'école d'Épicure ; mais puisqu'il
y a dans notre nature des passions toujours prê-
tes à se révolter, et un penchant indestructible
au plaisir, il est bon qu'on ait démontré, au
nom même de l'égoïsme, que, céder aux passions
et au plaisir, ce n'est pas le moyen d'être heu-
reux; que le bonheur, en comprenant ce mot
dans le sens le plus étroit, ne saurait exister
sans un certain degré de vertu, de raison, de
pouvoir sur soi-même, et que nos intérêts, quels
qu'ils soient, sont étroitement liés à ceux de nos
semblables. Il n'y a pas jusqu'au principe le
plus essentiel de la physique de Démocrite et
d'Épicure, c'est-à-dire l'hypothèse des atomes,
qui ne soit resté dans la physique ou plutôt dans
la chimie moderne, où elle aide à l'explication
d'un grand nombre de phénomènes. On ne peut
pas dire, non plus, que les spéculations de Py-
thagore aient été perdues pour les sciences ma-
thématiques, ni qu'elles n'aient pas contribué à
faire comprendre combien il y a d'unité et
d'harmonie, de calcul et de raison dans la na-
ture. Grâce à l'élévation naturelle de ses idées,
n'a-t-il pas entrevu, comme dans un rêve, la
révolution que l'astronomie a dû subir vingt-
deux siècles plus tard? Enfin la philosophie se
fait gloire de suivre encore aujourd'hui la mé-
thode de Socrate, en lui ouvrant seulement un
champ plus vaste et l'appliquant avec plus de
rigueur.
Assurément, si la philosophie grecque eût pu
suffire à tous les besoins de l'âme humaine et
aux besoins de toutes les âmes, elle n'aurait pas
été vaincue dans ses prétentions à une domina-
tion exclusive et absolue. Mais il ne faut pas
pour cela, comme on a coutume de le faire, di-
viser l'histoire de l'humanité en deux zones en-
tièrement séparées, dont l'une, sous le nom de
civilisation chrétienne, représente en quelque
sorte l'empire de la lumière; dont l'autre, sous
le nom de civilisation païenne, figure l'empire
d'Ahrimane ou des ténèbres. La lumière et les
ténèbres ne sont pas ainsi partagées; elles ont
toujours été mêlées, au contraire; et si, comme
nous le croyons, la première doit l'emporter un
jour, sa victoire n'aura pas été subite ni due ex-
nîCT. PIT1TOS.
clusivement à une seule influence, à un seul or-
dre d'idées.
Sur l'histoire de la philosophie grecque, il
faut consulter, avant tout, les historiens de la
philosophie en général: Stanley, Brucker, Ten-
nemann; Tiedemann, Degérando, et principale-
ment Ritter. Cependant il existe aussi quelques
ouvrages spéciaux sur le sujet que nous venons
de traiter : Plessing, Recherches historiques et
philosophiques sur les opinions, la théologie et
la philosophie des plus anciens peuples, et par-
ticulièrement des Grecs, jusqu'au temps d Aris-
tote (ail.), in-8, Elbing, 1785; — Chr. Meiners,
Histoire de l'origine, des progrès et de la déca-
dence des sciences en Grèce et à Rome (ail.),
2 vol. in-8, Lemgo, 1781-1782; — Anderson, la
Philosophie de l'ancienne Grèce (angl.), in-8,
Londres, 1791; — Sacchi, Storia délia filosofia
greca,k\o\. in-8, Pavie, 1818-1820; —Ed. Zel-
ler, la Philosophie des Grecs, etc., 2e édition,
5 vol. in-8, Leipzig, 1856-1868.
GROTE (George), né le 17 novembre 1794, à
Clayhill, dans le comté de Kent. Cet illustre his-
torien anglais doit avoir cependant sa place ici
à cause de ses travaux critiques sur l'histoire de
la philosophie, et même pour ses vues philoso-
phiques qui le rapprochent de l'école anglaise
contemporaine. Élève de Bentham, ami et par-
tisan de J. St. Mill. il appartient à cet ordre d'i-
dées que l'on appelle assez improprement le po-
sitivisme anglais. Ce sont ses travaux historiques
qui l'ont conduit à l'histoire de la philosophie.
Déjà, dans son édition Histoire de la Grèce
(1847-1855, Londres, 8 vol. in-8), il avait consa-
cré un demi-volume aux sophistes et à Socrate,
d:ms l'appréciation desquels il apporte des vues
particulières. Il essaye de réhabiliter les sophis-
tes, dont il croit que l'on a exagéré la corrup-
tion et qu'il considère comme des esprits libres
et cultives, ayant pour but l'éducation politique
des citoyens. D'un autre côté, Socrate lui-même
ne lui paraît que le premier des sophistes; et sa
dialectique une forme particulière de la méthode
inquisitive que les sophistes avaient inventée.
Il développe plus abondamment et plus forte-
ment encore ses idées dans son ouvrage sur Pla-
ton. (Plalo, and others companions of Socrate,
London, 1865, 3 vol. in-8.) Cet ouvrage n'est au-
tre chose qu'une analyse très-exacte de tous les
dialogues de Platon, avec des arguments criti-
ques. L'ouvrage commence par un résumé de
toutes les opinions émises par la critique sur
l'histoire des écrits platoniciens. Il en étudie
d'abord l'authenticité, et ensuite la chronologie.
Sur ces deux points, il professe deux opinions ab-
solument opposées à celles des Allemands. Au-
tant les Allemands sont sceptiques sur la première
de ces questions, celle de l'authenticité, autant
M. Grote est dogmatique et affirmatif. Il accepte
sans hésiter le Catalogue traditionnel de Thra-
sylle, dont il essaye de faire remonter l'autorité
par une suite ininterrompue de témoignages ou
plutôt par d'ingénieuses présomptions, jusqu'à
Platon lui-même. Au contraire, autant il est
dogmatique sur l'authenticité des dialogues, au-
tant il est sceptique sur leur chronologie. Ici,
comme les témoignages manquent, les Alle-
mands au contraire sont aussi affirmatifs qu'ils
étaient sceptiques tout à l'heure.
M. Grote triomphe, et montre une grande
loyauté critique dans la discussion de tous ces
systèmes fragiles et qui se détruisent les uns les
autres. Quant au fond de sa pensée sur le plato-
nisme, et de même sur la philosophie en géné-
ral, nous la résumerons en quelques mots. Il
croit que, dans toute philosophie, et dans celle
de Platon en particulier, il pense que la rnc-
A 2
G ROT
— ODS —
G ROT
thode est supérieure aux résultats. 11 n'attache
pas beaucoup d'importance aux doctrines philo-
sophiques, mais il en attache une grande à la mé-
thode philosophique, c'est-à-dire à la dialectique,
qui n'est autre que l'art de discuter. Discuter ses
propres opinions ou celles d'autrui, se rendre
compte de ce qu'on pense, n'être dupe d'aucun
préjugé, voir en toutes choses le pour et le contre,
tirer de son propre esprit par la réflexion, de l'es-
prit des autres par l'enseignement et l'interroga-
tion, ce qui y est sourdement, obscurément, voilà
la méthode socratique, platonii ienne, philosophi-
que par excellence : c'est la liberté d'examen.
Par là, la philosophie est sans prix, mais elle ne
va pas plus loin : c'est une méthode, c'est un
instrument, c'est un stimulant d'activité ; ce
n'est pas une doctrine. Cependant parmi les di-
verses philosophies, il y en a une pour laquelle
M. Grote ne dissimule pas ses préférences : c'est
la philosophie de l'expérience, et en morale la
doctrine de l'utilité. Mais au-dessus de ses pro-
pres opinions, il place la méthode philosophique
elle-même ou la libre discussion. Pour tout dire,
en un mot, il n'admet pas qu'il y ait une vérité
absolue ; mais chacun se fait sa vérité à ses ris-
ques et périls par le déploiement libre de sa
propre activité ; et c'est ce déploiement même
qui est important ; car la pensée est bonne par
elle-même indépendamment de son contenu. —
Grote se proposait d'appliquer la même méthode
d'analyse aux écrits d'Aristote ; mais il n'a pu
achever ce travail. Son ouvrage, publié après sa
mort (Arisloteles, London, in-8. 1872), ne con-
tient qu'un certain nombre d'écrits. Nous de-
vons encore signaler ses Minod Works, publiés
récemment (1873) par M. A. Bain, et qui, outre
des essais de critique historique, contient quel-
ques morceaux de philosophie, entre autres, un
examen du livre de Mill sur la philosophie d'Ha-
milton, et quelques fragments inédits (Papers
of philosophy), dont le dernier est un examen
du livre de M. Taine sur l'intelligence. Enfin,
pour ne rien oublier, citons un ouvrage qui
vient de paraître en Angleterre, et qui a été ré-
digé par Grote. sur les papiers de Bentham, sous
ce titre: Influence de la religion naturelle sur
le bonheur temporel du genre humain. P. J.
GROTIUS (Hugo de Groot). Le nom et les ou-
vrages d'Hugo Grotius ne se rapportent qu'indi-
rectement à la philosophie. Son livre sur la Vé-
rité de la religion chrétienne appartient plutôt
à la critique historique et théologique qu'à la
philosophie proprement dite. Le célèbre traité
du Droit de la paix et de la guerre, qui a fait
si longtemps autorité dans les relations diplo-
matiques, est avant tout un ouvrage de droit in-
ternational, où les cas les plus généraux de cette
science sont résolus d'après certains principes
empruntés, les uns au droit romain, les autres à la
seule raison, c'est-à-dire au droit naturel; d'au-
tres enfin à l'autorité de l'histoire. Mais, à l'é-
poque où il écrivait, la renaissance comptait déjà
plus d'un siècle, et la philosophie, renouvelée sous
la forme antique, tendait à se faire jour dans les
travaux de l'esprit. Né au sein du protestan-
tisme, Grotius retenait quelque chose de la li-
berté qui avait donné naissance à la réforme,
et qui, quoique timide encore, jetait dans la
science un reflet de l'indépendance qui lui ét;iit
commune avec le renouvel leincnt des études lit-
téraires. C'est sous cette double impression de
son génie et de son Biècle, que Grotius tenta de
rattacher ses travaux à il- OS philoso-
phiques, et donna du droit naturel la définition
suivante [du Droit de la guerre et de la paix,
liv. I, ch. i, § 10): «Le droit naturel est une rè-
gle qui nous est suggérée par la droite raison,
d'après laquelle nous jugeons nécessairement
qu'une action est injuste ou morale, selon sa
conformité ou sa non-conformité avec la nature
raisonnable, et qu'ainsi Dieu, qui est l'auteur de
la nature, défend l'une et commande l'autre. »
Cette définition, trop peu circonscrite, puis-
qu'elle renferme à la fois l'idée du droit et celle
de la morale, est avec raison abandonnée au-
jourd'hui. Mais si nous nous reportons à l'époque
où elle fut introduite dans l'étude du droit, on
reconnaîtra qu'elle marqua un progrès dans cette
science. Grotius vécut de la fin du xvie siècle au
milieu du xvne. Lorsqu'il naquit, le duc de
Guise balançait en France l'autorité de Henri III;
il avait un peu plus de vingt ans lorsqu'il fut
mêlé, dans sa patrie, aux disputes des gomaris-
tes et des arminiens, et manqua périr comme le
grand pensionnaire. Ces temps, où la violence
était partout maîtresse, ne pouvaient être favo-
rables au droit. D'ailleurs, depuis plusieurs siè-
cles, l'idée s'en était obscurcie ou tout à fait
perdue en Europe. Aux notions, encore vagues
peut-être que l'antiquité avait transmises à l'ère
chrétienne, et que plusieurs Pères avaient re-
cueillies pour les mettre en harmonie avec la
loi nouvelle, avait enfin succédé un droit fondé
sur quelques passages de la Bible. Il s'était peu
à peu résolu dans la volonté absolue des souve-
rains pontifes; la puissance royale avait sur
plusieurs points réagi contre cet arbitraire, plu-
tôt poussée par l'instinct de sa conservation que
guidée par l'idée bien définie d'un droit quel-
conque. Lorsqu'à des peuples ballottés entre l'au-
torité pontificale et la puissance despotique des
princes, on invoqua le principe absolu d'une
règle qui nous est suggérée par la droite rai-
son, ce principe dut éclairer, comme d'une lu-
mière nouvelle, des esprits préparés d'ailleurs à
l'accepter par la culture renaissante des lettres
et de la philosophie.
On comprend donc que l'esprit philosophique
de notre époque ait attribué à Grotius une part
remarquable dans les progrès que les temps
modernes ont vu faire à la science du droit na-
turel. Mais on peut se demander jusqu'à quel
point le principe qu'il a émis lui appartient en
propre, et s'il ne le doit pas aux siècles immé-
diatement antérieurs, ou à l'antiquité dont les
trésors littéraires venaient de se rouvrir.
Il ne serait pas exact de croire que la philoso-
phie du moyen âge ait méconnu ce qu'il y a
d'absolu dans le droit et dans la morale, et
qu'elle se soit humblement conformée aux pré-
tentions despotiques des pouvoirs contempo-
rains. C'est la gloire de la philosophie d'élever
nécessairement l'esprit de l'homme jusqu'à l'ab-
solu, aussitôt que sa lumière commence à le
guider. C'est là son terme inévitable; elle y ar-
rive, ou elle n'est pas. Aussi plus d'un grand
esprit du moyen âge réagit-il par des idées gé-
néreuses contre les prétentions intéressées et ca-
pricieuses de l'autorité, et rappela les doctrines
indépendantes et vraiment chrétiennes des pre-
miers siècles de L'Église. Mais il faut reconnaître
que plusieurs circonstances contribuèrent à em-
pêcher les réformés du xvi" siècle de puiser à
cette source. La scolastique était devenue suspecte
à l'enthousiasme renaissant des admirateurs de
l'antiquité, et d'un autre côté, quels que fussent
les principes de la philosophie théologique des
. ils n'avaient jamais exercé d'influence
sur les actes de l'autorité religieuse; on était
même tenté de les croire, dans certains cas,
complices de ses écarts. Si donc la doctrine
d'une raison universelle et absolue, appliquée
au droit naturel, n'appartient pas en propre à
Grotius, s'il n'a fait que la renouveler, c'tsf
GROT
650
G L'EN
?urtout chez les anciens que nous devons la
trouver.
Et en effet, il est facile de s'en assurer. Le
fragment des livres de la République de Cicé-
ron, conservé par Lactance, nous offre la pensée
de Grotius sous une expression beaucoup plus
précise. Est quiclzm vera lex. dit le jurisconsulte
romain, recla ratio, naturœ congruens, diffusa
in omnes, conslans, sempiterna quœ vocet ad
officium jubendo, vetando a fraude delerreat.
Ainsi que l'auteur du Droit de la guerre et de
la paix, c'est Dieu queCicéron considère comme
donnant par sa volonté la légitimité à cette loi.
Erit communis quasi magisler et imperator
fleus ille, legis hujus inventor , disceptator,
lalor, etc. 11 est facile, pour peu qu'on soit versé
dans l'histoire de la philosophie, de reconnaître,
dans ces paroles, la partie la plus élevée de la
tradition stoïcienne, celle par laquelle cette école
se rattache aux doctrines de Platon.
Grotius a donc le mérite d'avoir rappelé dans
un temps favorable, et avec une indépendance
d'esprit qui lui fait honneur, des principes trop
longtemps oubliés; on ne saurait lui attribuer la
gloire de les avoir découverts. Mais ces principes
qu'il remit en lumière avec tant d'opportunité
et de bonheur, ne les a-t-il pas quelquefois per-
dus de vue? Toutes ses conséquences en sortent-
elles rigoureusement? quelques-unes n'en sont-
elles pas la destruction? Ce serait trop demander
au génie de Grolius, que d'exiger du même écri-
vain d'avoir réformé les principes, sans avoir
faibli dans quelques-unes des conséquences. Cette
insuffisance lui est commune avec tous les hom-
mes qui ont porté la réforme dans quelque partie
de la science. On doit reconnaître, cependant,
que la rectitude des principes l'a souvent heu-
reusement guidé dans les nombreuses applica-
tions qu'il a été appelé à en faire dans son traité
du Droit de la guerre et de la paix, en conve-
nant toutefois qu'il ne s'est pas toujours soigneu-
sement gardé de quelque faveur pour le despo-
tisme. Il obéissait en cela aux préjugés contem-
porains que l'on ne secoue jamais tout entiers.
La réforme d'ailleurs avait eu besoin de l'appui
de plusieurs princes temporels, et, si quelques-
uns d'entre eux avaient accepté avec plaisir la
force qu'ils y puisaient contre les prétentions de
Rome, ils ne paraissaient pas y trouver un motif
suffisant de renoncer à leur despotisme, et n'en-
tendaient pas qu'on l'attaquât. De là la néces-
sité où se trouva plus d'un écrivain protestant,
de ne pas désapprouver des mesures et des faits
que le véritable esprit de la réforme ne pouvait
cependant manquer de condamner.
Quels que fussent les liens qui pesaient sur le
génie de Grotius et retenaient sa plume, il cher-
cha sincèrement les solutions les plus équita-
bles, et, s'il n'y parvint pas toujours, son siècle
en est plus coupable que lui. La pureté de ses
intentions et l'élévation de son esprit lui donnè-
rent le droit de s'adresser, en finissant son traité,
aux princes chrétiens dans les termes suivants :
« Je prie donc Dieu, qui seul en a le pouvoir.
qu'il lui plaise de graver ces maximes dans le
cœur de ceux à qui sont confiées les affaires de
la chrétienté; qu'il lui plaise d'éclairer leurs
esprits des lumières du droit divin et du droit
humain, et de leur inspirer sans cesse cette pen-
sée : qu'ils sont les ministres de Dieu, établis
pour gouverner les hommes, les plus chères de
ses créatures. »
Né à Delft, en Hollande, le 10 avril 1583,
Grotius se distingua de bonne heure par sa
science et son génie. Mêlé aux infortunes de
Barneweldt, il fut condamné à une prison perpé-
tuelle de laquelle il parvint à s'échapper, et de-
meura onze ans dans les Pays-Bas catholiques,
vivant d'une pension que lui faisait le roi
Louis XIII. Il rentra dans son pays vers l'année
1630, d'où, malgré la protection du prince d'O-
range, il fut obligé de s'exiler de nouveau. Il se
retira à Hambourg, qu'il ne tarda pas à quitter,
sur l'invitation de la reine Christine, qui l'éleva
dans ses États, à la dignité de conseiller ; elle
l'envoya bientôt auprès de Louis XIII, où il resta
encore près de onze ans. A la suite de cette am-
bassade, ayant revu Christine à Stockholm, et
obtenu la permission de se retirer dans sa patrie,
il s'embarqua pour revenir en Hollande; mais
le vaisseau qui le portait échoua sur les côtes
de Poméranie. Grotius continua sa route par
terre, quoique infirme; et la fatigue ayant aug-
menté son mal, il mourut le 28 août 1645, à
Rostock, où la maladie l'avait forcé de s'arrêter.
Il était âgé de soixante-deux ans.
Beaucoup de ses ouvrages ont rapport à la po-
lémique religieuse de son temps; aucun ne peut
être rangé dans la philosophie proprement dite.
Nous avons remarqué l'unique point où cette
science est intervenue dans ses ouvrages ; l'ap-
plication qu'il en a faite est assez importante
pour marquer sa place dans l'histoire de la phi-
losophie du droit.
Le traité de Jure belli et pacis a été publié à
Paris, en 1626, in-4, et traduit en français par
Barbey rac, Amsterdam, 1724, 2 vol. in-4. Une
nouvelle traduction française du même traité
a été publiée par Pradier-Fodère, le Droit de la
guerre et de ta paix, 3 vol. in-8, Paris, 1865-
1866. — On peut consulter : Gaspard Branl, Vie
de Grolius, en hollandais, Amsterdam, 1727; —
Burigny, Vie de Grolius, Paris, 1750. H. B.
GUENARD (Antoine), né en 1726 à Daublani
en Lorraine, entra en 1754 dans la compagnie de
Jésus, et devint aussitôt préfet du collège de
Pont-à-Mousson. En 1755 l'Académie française
avait mis au concours cette question : « En quoi
consiste l'esprit philosophique, conformément
aux paroles de saint Paul, non plus sapere
quam oportet sapere?» Guénard composa sur
ce sujet un discours, qui fut couronné, et jugé
supérieur à tous ceux qui jusqu'alors avaient
obtenu cette distinction. Il a été publié la même
année, et souvent réimprimé, notamment à Paris
en 1843. Laharpe en fait un grand éloge, et
s'étonne « qu'un homme qui écrivait si bien soit
resté depuis dans une entière inaction, ou du
moins dans un silence absolu, et qu'il se soit
refusé à son talent ou au public. » En effet, Gué-
nard ne paraît avoir rien écrit hormis ce discours
et un abrégé de la doctrine du P. Berruyer.
Il avait, disent les historiens de son ordre, pré-
paré pendant trente ans une réfutation de
V Encyclopédie; mais au milieu des dangers
qu'il courut pendant la Révolution, il en brûla le
manuscrit. Il mourut en 1806. Les mérites qui
ont valu à son Mémoire l'admiration des con-
temporains ont un peu vieilli. L'éloquence de ce
morceau nous paraît un peu emphatique, et on
y voudrait moins de rhétorique et plus de science.
Mais il faut louer les sentiments généreux qui y
sont exprimés, le respect pour la philosophie et
pour la liberté dépenser, et l'enthousiasme pour
la doctrine de Descartes, d'abord si mal accueil-
lie par les jésuites. On a souvent cité les pages
où Guénard représente « le génie puissant et hardi
qui vint dire aux autres hommes que pour être
philosophe, il ne suffit pas de cioire, mais qu'il
fallait penser. » Il est un peu embarrassé quand il
rappelle « les cris et la fureur de l'ignorance »,
quand il représente Descartes persécuté « comme
novateur et impie » ; mais il s'en tire en attribuant
cette animosité « aux philosophes irrités contre le
GL'IL
660 —
GUIL
père de ia philosophie pensante. » Il abandonne
résolument à l'examen tout ce dont la raison peut
discuter, réservant seulement à la foi « les mys-
tères et les objets impénétrables. » La philosophie
doit s'attacher aux vérités « qui se laissent toucher
et manier et qui répondent de toutes les autres ; »
mais il est un moment où rencontrant les abîmes
de l'infini, elle doit « se voiler les yeux comme
le peuple et remettre l'homme avec confiance
entre les mains de la foi. » E. C.
GUÉRINOIS (Jacques-Casimir), né à Laval en
1540, entra, à peine âgé de onze ans, dans le
couvent des jacobins de cette ville. A seize ans,
il fit profession dans la maison delà rue Saint-
Jacques, à Paris. Il professa la théologie à Bor-
deaux, et mourut dans cette ville, le 24 septem-
bre 1703. Guérinois a écrit un long traité contre
la philosophie cartésienne, qui fut publié, l'an-
née de sa mort, sous ce titre : Clupeus philoso-
phice Thomislicœ, contra veteres et novos ejus
impugnatores, 4 vol. in-8, Bordeaux, 1703. Le
premier volume concerne la logique; le second,
la première partie de la physique; le troisième,
les autres parties de la physique; le quatrième,
la métaphysique et l'éthique. Ce théologien est
un de ceux qui incriminèrent avec le plus de
véhémence la doctrine de Descartes, et qui ap-
pelèrent sur la tête de ses disciples les foudres
de l'excommunication. On trouve quelques ren-
seignements biographiques sur Jacques-Casimir
Guérinois, dans Ëchard, Scriptores Ordinis Prœ-
dicatorum, t. II. p. 762. B. H.
GUILLAUME de CiîAMPEAUx, voyez le Si-p-
P1É.UEXT
GUILLAUME de Conches, né à Conçues, pe-
tite ville de Normandie, vers la fin du xie siècle,
professa à Paris la grammaire et la philosophie.
On ignore l'époque précise de sa mort, qui eut
lieu, suivant les uns, en 1150, et suivant d'au-
tres un peu plus tard. Guillaume, dont les his-
toriens de la philosophie mentionnent à peine
le nom, ne méritait pas l'oubli où il est tombé.
Jean de Salisbury, qui suivit trois ans ses leçons,
le cite avec éloge, à côté de Bernard de Chartres
et d'Abailard, comme un des maîtres les plus
accrédités du xir3 siècle. Il possédait toute l'éru-
dition qu'on pouvait avoir de son temps, et il a
même commenté la partie du Timêe de Platon
traduite par Chalcidius. On lui doit aussi un Com-
mentaire sur la Consolation de lo philosophie,
de Boèce. Ses ouvrages originaux consistent dans
une suite de grands traites qui paraissent être
le résumé de son enseignement, et qu'on trouve
souvent cités chez les écrivains postérieurs.
En voici les titres : Magna de naturis philo-
sophia, imprimée vers 1474, en 2 vol. in-fu, sans
date et sans nom d'imprimeur ni de lieu; —
Philosophia minor, publiée dans les oeuvres du
vénérable Bède, sous le titre de 7t£pi ScSagecov,
site quatuor libri de Elemenlis philosophia, et
attribuée, d'une autre part, à Honoré d'Autun,
sous celui de Philosophia mundi; mais il n'est
pas douteux que l'ouvrage ne soit de Guillaume,
sous le nom duquel des auteurs contempo-
rains en citent de longs fragments; — Prag-
malicon philosophiœ. composé pour le duc de
Normandie, Geolfroy le Bel, et imprimé à Stras-
bourg en 1566, in-8; — Secunda et Tcrlia Phi-
losophia, restées manuscrites, hormis de courts
fragments donnés par M. Cousin à la suite des
ouvrages inédits d'Abailard. Tous ces traités
sont de véritables encyclopédies plus ou moins
abrégées, qui contiennent les éléments des scien-
ces enseignées au xir* siècle, la théologie, l'as-
tronomie, et même la physique et l'anthropolo-
gie; mais ce qu'ils ont de remarquable, c'est
surtout l'amour que l'auteur y montre pour la
philosophie; c'est l'intérêt qu'il porte à ses pro-
grès, et la hardiesse avec laquelle il défend sa
cause contre les défiances du pouvoir ecclésiasti-
que. « Ils ne savent rien sur les forces de ia
nature, s'écrie-t-il {Philosophia minor, lib. I,
c. xxiii), et ils désirent voir leur ignorance régner
sur tous les esprits : voilà pourquoi ils proscri-
vent nos recherches, et nous ordonnent de croire,
comme le premier venu, sans jamais nous deman-
der : pourquoi? » — « Est-il venu à leur connais-
sance, continue-t-il. que quelqu'un fait des recher-
ches, ils s"écrient : C'est un hérétique. Pauvres
hommes! qui tirent plus de gloire d'uncapuchon,
qu'ils n'ont de (onfiance en leur sagesse. Mais
ayez soin, je vous prie, de ne pas vous laisser
prendre à ces dehors trompeurs. C'est le cas, ou
jamais, d'appliquer ces paroles du satirique latin :
Fronti n ulla fides: nuis enim non vicus abundat
Tristibus obscenis? »
11 paraît que Guillaume de Conçues professait.
à l'égard de la Trinité et de l'âme du monde,
des sentiments très-voisins de ceux d'Abailard.
Guillaume, abbé de Saint-Thierry, les dénonça
dans une lettre à saint Bernard ; mais notre au-
teur se rétracta, et l'affaire n'eut pas de suite.
Ses autres opinions manquent d'originalité, et
méritent peu d'être connues. Le commentaire
de Guillaume sur le Timêe a été retrouvé par
M. Cousin, qui l'attribuait à Honoré d'Autun,
Ouvrages inédits d'Abailard, p. 646, in-4, Paris,
1836. Cette erreur a été relevée par M. Jourdain.
Dissertation sur l'état de la philosophie natu-
relle au xir- siècle, p. 101 et suiv., et p. 105, in-8,
Paris, 1838. Le même auteur dans ses Notices et
Extraits des manuscrits, t. XX, a donné l'ana-
lyse du Commentaire de Guillaume de Concb.es
sur la Consolation de la philosophie. C. J.
GUILLAUME de Paris, surnomme ainsi parce
qu'il fut évêque de Paris, est aussi connu sous
le nom de Guillaume d'Auvergne, du lieu de sa
naissance (Aurillac). En 1228, il monta sur le
siège épiscopal de Paris, qu'il occupa jusqu'à sa
mort, arrivée en 1248 ou 1249. Pendant les vingt
années de son épiscopat eurent lieu plusieurs
événements auxquels Guillaume ne put rester
étranger : telles furent l'interruption des cours de
l'Université, l'introduction des franciscains et des
dominicains dans l'enseignement, et surtout la
propagation de la philosophie d'Aristote. Déjà
plusieurs branches de cette philosophie avaient
été frappées d'anathème, et en 1240 on voit Guil-
laume de Paris blâmer et condamner quelques
distinctions subtiles touchant la Trinité et la
nature des anges. Prévenu, sans doute, par les
condamnations qui, en 1210, en 1215 et en 1230,
frappèrent la métaphysique et la physique d'A-
ristote, Guillaume de Paris se montra sévère
envers celui-ci, et même envers la philosophie
en général. Il l'étudia cependant avec ardeur et
donna une attention particulière aux écrivains
arabes; on lui doit à cet égard des renseigne-
ments utiles; mais il ne faut pas oublier cepen-
dant que dès le milieu du xir3 siècle, les écrits
d'Avicenne, de Gazàli et de Farabi étaient déjà
connus. Guillaume avait des connaissances éten-
dues, sans pourtant s'élever par là au-dessus de
la plupart de ses contemporains, dont plusieurs
le surpassent sous le rapport des doctrines. La
tendance platonicienne qui se montre dans ses
écrits est due aux Arabes; mais ce qui le dis-
tingue, c'est une réserve poussée souvent jus-
qu'à l'exagération, et qui resuite de l'idée qu'il
se faisait de la philosophie. « Est enim philoso-
phia, dit-il {de Universo, p. 1), velut lucerna
modici et tenebrosi luminis in tenebris multis
atquc densissimis et nocte optata lucens. » Cette
GUIL
— G6i
conception excessivement timide de la philoso-
phie, qu'il se plaît à affaiblir au profit de la
théologie, ne l'empêche pas cependant de faire
preuve de lumière et de raison dans plusieurs
endroits de ses écrits, dont le plus remarquable
est le de Universo. C'est un traité dans le genre
de ceux auxquels on donna plus tard le nom de
Somme. En effet, dans le de Universo, Guil-
laume de Paris se propose de traiter toutes les
questions relatives à la philosophie; il nous l'ap-
prend lui-même en commençant. Il ne faut donc
pas regarder cet écrit comme un traité de l'uni-
vers, ainsi que cela est arrivé quelquefois. D'a-
près le but qu'il se propose, Guillaume aborde
les questions les plus élevées de !a philosophie,
en commençant par Dieu, au sujet duquel il
combat beaucoup trop longuement l'erreur des
manichéens. Entraîné quelquefois sur les pas des
Arabes, il va plus loin qu'il ne voudrait; c'est
ainsi que, lorsqu'il entre dans le camp de la
cosmologie, il est sur le point de tomber dans
une sorte de panthéisme, qu'il s'efforce de dé-
mentir ailleurs, en démontrant la création et en
opposant l'une à l'autre les idées de durée et d'é-
ternité. Ce qui est plus digne de remarque, c'est
le soin et l'ardeur qu'il met à défendre la li-
berté de l'homme. Le de Universo renferme un
traité complet sur la Providence, dans lequel
Guillaume de Paris fait les plus louables efforts
pour réfuter le fatalisme, sous quelque forme
qu'il se présente. 11 se croit même obligé de prou-
ver fort au long que l'influence des astres sur
l'homme ne va pas jusqu'à le priver de sa liberté.
11 arrive par là à une conclusion qu'il cherche à
confirmer encore dans son traité de l'Ame, en dé-
montrant, autant qu'il est en lui, la simplicité et
l'immortalité de l'âme. Quoique les raisons qu'il
emploie pour arriver à son but ne soient pas
toujours les meilleures, cependant c'est lorsque
Guillaume traite ces différentes questions qu'il
est le plus digne d'attention ; sur le reste, il ne
s'élève pas au-dessus du commun des penseurs
de son temps, si ce n'est par l'érudition. Un des
premiers dans le moyen âge, il aborda la théorie
de la connaissance, et fit mention de ces inter-
médiaires qui, dans la suite, occupèrent une si
grande place dans la scolastique. Par les ques-
tions qu'il a effleurées, par ses tendances à étu-
dier les Arabes, autant que par l'époque où il
écrivit, Guillaume de Paris est un de ceux qui
forment la transition entre les scolastiques qui,
dans la troisième époque, se livraient unique-
ment aux travaux d'érudition, et ces hQmmes à
la fois plus instruits et plus hardis qui se distin-
guèrent par leur savoir et leurs doctrines. S'il
diffère des premiers par une tendance plus phi-
losophique, il se sépare encore plus des seconds
par son extrême timidité. Son style, qu'on a
trouvé supérieur à celui de ses contemporains,
ne vaut guère mieux ; mais ce qu'on ne peut lui
contester, c'est une connaissance assez étendue
des philosophes arabes et juifs, qu'il cite souvent.
Il y a un nom qu'on rencontre avec étonnement
dans le de Universo (p. 1) : c'est celui de saint
Bonaventure, qui ne devait guère avoir que vingt-
sept ans quand mourut Guillaume de Paris.
Guillaume de Paris a laissé un grand nombre
d'écrits, dont quelques-uns ont été imprimés, et
dont voici la liste : Censura detestabilium er-
rorum (voy. la Bibliothèque de Paris, édition
de Lyon, t. XXV, p. 329) ; — Tractalus de sancla
Trinilate et attributis divinis ; — de Anima ; —
de Pœnitentia ; — de Collatione beneficiorum ec-
clesiasticorum (imprimé plusieurs fois); — Liber
de rhetorica divina; — Liber de flde et legibus;
— de Universo, pars 1» et 2da. Tous ces ouvrages
ont été réunis en 2 volumes. in-f°, Orléans, 1674.
G URL
Il existe, en outre, plusieurs ouvrages inédits :
Epistolœ ad diversos ; — Tractatus de Dœmo-
nibus; — de Claustro animœ; — de Dono
scienliœ; — de Profcssione novitiorum ; — de
Bono et Malo ; — de Primo principio ; — Com-
menlarii in Psalterium; — In Proverbia Salo-
monis; — In Ecclesiaslen; — In Cantica can-
ticorum et in Evangelium Matthœi. Selon
Oudin, le commentaire sur saint Matthieu serait
celui qu'on trouve imprimé à la suite des œuvres
de saint Anselme de Cantorbéry. Nous croyons
pouvoir ajouter au nombre des écrits de Guil-
laume de Paris, un traité qu'il cite lui-même
dans le de Universo (p. 1) et qui a pour titre :
Tractatus de merilis et retributionibus ani-
marum noslrarum. On lui a attribué des ser-
mons et un dialogue sur les sept sacrements ;
mais les sermons sont de Guillaume Perault, de
Lyon, et le dialogue est de Guillaume de Beau-
fet, a'Aurillac, et qui a été aussi évêque de
Paris, de 1304 à 1320, ce qui fait qu'on l'a quel-
quefois confondu avec le premier Guillaume de
Paris. Consultez Javary, Guilielmi Alverni epis-
copi parisiensis psyclwlogica doctrina in eo
libro quem de anima inscripsit exprompta,
Paris, 1851, in-8. X. R%
GUILLAUME de Moërbeka, ainsi appelé du
village de Flandre où il naquit au commen-
cement du xme siècle, entra jeune encore dans
l'ordre de Saint-Dominique. Sa profonde con-
naissance de la langue arabe et de la langue
grecque engagea ses supérieurs à le comprendre
au nombre des missionnaires que l'ordre envoyait
chaque année en Orient. En 1281, il devint ar-
chevêque de Corinthe. On ignore l'époque de sa
mort, qui paraît avoir suivi de près son élé-
vation à l'episcopat. A l'exception d'un Traité
de Géomancie, demeuré manuscrit, Guillaume
de Moërbeka n'a laissé aucun ouvrage original;
cependant il n'en a pas moins contribué au pro-
grès des idées et de la phi.osophie de son siècle,
par les nombreuses traductions dont il est l'au-
teur. Les historiens s'accordent, en effet, à lui
attribuer une version latine de tous les ouvrages
d'Aristote, entreprise à l'invitation de saint Tho-
mas; et quand bien même on contesterait l'en-
tière exactitude de cette allégation, il resterait
démontré, par le témoignage des manuscrits,
que Guillaume a traduit la Politique, la Rhé-
torique, et le Commentaire de Simplicius sur
les livres du Ciel. Il a aussi fait passer dans la
langue latine plusieurs opuscules de Galien et
d'Hippocratc, et, ce qui intéresse davantage la
philosophie, plusieurs ouvrages de Proclus dont
nous ne possédons pas le texte original. Cette
dernière traduction fait partie des œuvres du
philosophe grec publiées par M. Cousin. Quétif
et Echard ont consacré à Guillaume un article
étendu de leur grand ouvrage sur les écrivains
de l'ordre de Saint-Dominique, Scriptores Or-
dinis Prœdicatorum recensiti, in-f°, Paris, 1719,
t. I, p. 388 et suiv. Consultez aussi Jourdain, Re-
cherches sur Vâge et V origine des traductions
d'Aristote, nouv. édit., Paris, 1842, p. 67 et
suiv.; Schneider, dans la Préface de son édition
de 1 Histoire des animaux d'Aristote, 4 vol.
in-8, Leipzig, 1811, p. 126 et suiv., et surtout un
article de V. Le Clerc, Hist. littèr. de la France,
t. XXI. C. J.
GURLITT (.Tean-Godefroi), philosophe, phi-
lologue et théologien distingué, naquit à Halle
en 1754, et mourut à Hambourg en 1827, après
avoir passé toute sa vie dans l'enseignement,
soit comme professeur, soit comme directeur de
divers établissements publics. Il a laissé plu-
sieurs écrits, parmi lesquels on distingue une
Esquisse de la philosophie (in-8, Magdebjurg,
GYMN
— G62
(iY.MX
1188), et une Histoire de la philosophie (in-8.
Leipzig, 1786). La clarté, le bon sens, une par-
faite indépendance dans les idées, jointe à beau-
coup d'élévation et à des connaissances très-
solides, tels sont les principaux mérites de ces
deux ouvrages, dont le dernier est le plus es-
timé. Tennemann le compte parmi ceux qui ont
le plus contribué à introduire dans l'histoire de
la philosophie l'esprit critique et la méthode. En
théologie, Gurlitt se montra un champion ar-
dent du rationalisme.
GYMNOSOPHISTES (sages qui vivent tout
nus ou à peu près nus). C'est sous ce nom que
les Grecs d'abord, et les Romains, à leur imi-
tation, désignèrent les brahmanes. Dans les Tus-
culflnes (liv. V, ch. xxvh), Cicéron, traitant de la
douleur et de la fermeté inébranlable que cer-
tains hommes ont mise à la supporter, dit :
« Dans l'Inde, ceux qui passent pour sages res-
tent nus toute leur vie, et reçoivent sans douleur
la neige et l'atteinte des frimas; et, quand ils
veulent lutter contre le feu, ils se laissent brûler
sans pousser un soupir. » De son côté, Arrien,
qui travaillait sur les mémoires authentiques
des lieutenants d'Alexandre, Ptolémée et Aris-
tobule, raconte (Expédition d'Alexandre, liv. VII,
ch. i) qu'en arrivant à Taxila sur l'Indus', le con-
quérant rencontra des philosophes en assez grand
nombre, lesquels vivaient tout nus; et qu'il pro-
posa vainement à Dandamis, d'autres disent
Mandanis, leur chef, de le suivre. Alexandre,
grand admirateur de ces sages, de leurs mœurs
austères et de leur vertu, n'obtint cette con-
descendance que de Calanus, un des moins cé-
lèbres parmi ces gymnosophistes. Calanus sui-
vit l'armée macédonienne durant quelque temps,
faisant estimer son courage et son caractère de
tous ceux qui le connurent, et particulièrement
du roi. Il était alors âgé de près de soixante-dix
ans. Atteint de souffrances, que l'âge amène trop
souvent avec lui, et ne voulant pas les supporter
plus longtemps, il résolut de se brûler, et de
hâter l'instant de sa délivrance par cet effroyable
suicide. Il indiqua le jour où il comptait con-
sommer ce sacrifice; et, dans une plaine près
de Pasargade, en présence de toute l'armée, au
milieu d'une pompe magnifique préparée par les
, soins du roi, il se laissa brûler sans pousser un
gémissement, sans exprimer un regret. Alexandre
ne crut pas devoir assister jusqu'à la fin à cet
horrible spectacle. Soit affection, soit peut-être
aussi dédain pour cette frénésie, il ne voulut
pas voir mourir dans un affreux tourment un
homme qu'il aimait.
Plutarque confirme tout ceci dans la Vie d'A-
lexandre, et il ajoute qu'un Indien qui suivit
César renouvela dans Athènes le spectacle jadis
donné par Calanus, et que le lieu où il se brûla
reçut depuis lors le nom de Sépulture de l'Indien.
Strahon, dms son livre XVe, emprunte aussi,
avec sa gravité habituelle, des détails tout à fait
pareils aux Mémoires d'Aristobule, de Néarque,
de Mégasthène. 11 dépeint, d'après eux, les
brahmanes avec une fidélité et une exactitude
vraiment irréprochables, et il donne même sur
leurs doctrines des aperçus qui, bien que très-
généraux, sont parfaitement justes. La sagacité
et la curiosité des Grecs ne s'y étaient donc
point trompées; et, si leurs relations directes
avec l'Inde avaient duré plus longtemps, on
peut croire, d'après ce qu'ils nous ont transmis
sur les gymnosophistes, qu'ils auraient devancé
de quinze ou vingt siècles presque toutes les
découvertes de la science modcrrtfc.
Ce témoignage de l'antiquité sur les gynino-
Bopbistes, bien qu'on l'ait puis d'une fois révoqué
en d.jute à cause de la sik^ularilé même des
faits, est cependant incontestable. Nous n'avoir
plus à le suspecter d'exagération, nous qui con-
naissons les mœurs des Indous. Elles sont au-
jourd'hui à peu près ce qu'elles étaient au temps
d'Alexandre, et elles nous offrent encore trop
souvent les exemples d'un fanatisme aussi extra-
vagant que celui de Calanus. Il y a encore dans
l'Inde bien des brahmanes qui vivent nus, et qui
se soumettent pieusement pendant de longues
années à des tortures atroces. Tous les voya-
geurs l'attestent d'une manière unanime; et la
civilisation européenne n'a rien pu jusqu'ici con-
tre ces coutumes insensées. Elles subsistent et
subsisteront longtemps encore, selon toute appa-
rence. Les causes qui les ont provoquées, le climat
et les croyances, ne sont guère aujourd'hui
moins puissantes qu'elles ne l'étaient jadis, et
il suffit de lire les récits parfaitement authen-
tiques des voyageurs, et même les documents
officiels, pour être convaincu que ces causes
exerceront pendant bien des siècles encore leur
funeste influence.
Il faut se rappeler que, longtemps avant
l'expédition d'Alexandre, la renommée des sages
indiens était fort grande dans la Grèce. Une tra-
dition, plus ou moins suspecte, rapportait que
c'était auprès d'eux que Pythagore et Démocrite
étaient allés puiser leur science et leurs dog-
mes. Anaxagore, Pyrrhon même, voyagèrent,
dit-on, dans ces lointains pays par amour pour
la philosophie, comme y voyagea plus tard Apol-
lonius de Tyane, le héros de Philostrate. Quand
on parlait de l'Orient et de la sagesse de ses
antiques doctrines, c'était à la Perse quelquefois,
mais surtout à l'Inde, que s'adressaient ces
louanges un peu emphatiques, qui semblaient
emprunter beaucoup à l'éloignement même des
lieux. Ces louanges étaient généralement ré-
pétées dans les premiers siècles de l'ère chré-
tienne et par les philosophes païens et par les
Pères de l'Église. A Alexandrie, qui avait avec
les Indes des communications plus fréquentes,
et qui en recevait des informations plus pré-
cises, la gloire des sages indiens était acceptée
par des partis qui, sur presque tout le reste,
étaient en irrémédiable désaccord. Porphyre,
rénovateur de la doctrine pythagoricienne, exal-
tait la tempérance des brahmanes, et, un siècle
à peine après Porphyre, saint Ambroise, arche-
vêque de Milan, écrivait, dit-on, sur leurs
mœurs un ouvrage où elles n'étaient pas moins
admirées.
Que ce livre d'un saint chrétien soit apo-
cryphe, que ces traditions sur les premiers et les
plus illustres philosophes de la Grèce, voyageant
dans l'Inde, soient inexactes, ces faits n'en at-
testent pas moins toute l'admiration que l'an-
tiquité avait vouée à la sagesse indienne, et que
rehaussaient encore dans l'upinion du vulgaire
ces prodiges de constance et de sauvage énergie
dont toute l'armée macédonienne avait été jadis
témoin.
Le moyen âge ne sut rien sur l'Inde et sur les
gymnosophistes au delà de ce qu'en avaient su
les anciens. Les croisades n'apportèrent point de
renseignements nouveaux; et lorsque, aux xvic et
xvn° siècles, l'érudition, dans son activité infa-
tigable., essaya de scruter ces antiques secrets,
elle dut s'en tenir aux témoignages unanimes
mais bien incomplets des Grecs et des Latins.
On peut voir par tous les historiens de la philo-
sophie, et par Brucker entre autres, minutieux
et savant comme il l'est, combien ces rensei-
gnements étaient insuffisants et vagues. C'est
d'après eux seuls cependant qu'il a essayé de
tracer la vie et la doctrine des sages de l'Inde.
Telle était encore la pénurie de nos connais-
GYMN
— 663
HAB[
sa-.ces sur ce sujet jusqu'à la fin du xvme siècle,
c'est-à-dire jusqu'à la conquête de l'Inde par les
Anglais, et l'établissement d'une nation euro-
péenne dans ces contrées. Voltaire et les philo-
sophes dont il était le chef et l'inspirateur avaient
bien compris, sur les données seules des an-
ciens, et d'après quelques informations directes,
qui des lors pénétrèrent de temps à autre en
Europe, toute l'importance de la philosophie
indienne. Ils avaient recherché avec un immense
empressement les monuments originaux. Des
extraits, des traductions leur avaient été trans-
mis, mais trop peu exacts encore, et surtout en
petit nombre. Il était bien impossible de rien tirer
de complet de ces fragments, trop souvent défi-
gurés par l'ignorance et la passion; mais dès
lors on pouvait prévoir les découvertes qui ne
tardèrent pas à être faites, et qui vinrent éclairer
d'un jour tout nouveau les traditions antiques,
et les justifier bien au delà de ce qu'on pouvait
attendre. Une fois que la langue sacrée des
brahmanes fut connue, que l'étude du sanscrit
put devenir régulière et facile, des savants,
des hommes d'État, de simples marchands même
recueillirent de toutes parts les ouvrages re-
ligieux, philosophiques, littéraires, scientifi-
ques, etc.. qu'avait produits depuis des siècles
l'esprit indien. Cette moisson dépassa bientôt
toutes les espérances, et il n'est pas d'année
aujourd'hui même qui ne l'accroisse et ne la com-
plète. Des manuscrits parfaitement authentiques
des Védas, des Oupanishada, des Pouranas,
et de tous les systèmes de philosophie, sans par-
ler des pièces de théâtre, des poésies de toutes
sortes, et même des ouvrages de science, sont
aujourd'hui possédés, et par les sociétés scien-
tifiques qui se sont fondées dans l'Inde et en
Europe, et par les dépôts publics de toutes les
nations ê Jairées, à Londres, à Paris, à Berlin, etc.
La presse a déjà publié quelques-uns de ces
monuments, et les labeurs persévérants des
philologues nous les feront tous successivement
connaître.
De 1824 à 1829, Colebrooke a pu, dans une
série de mémoires qui lui feront un nom à
jamais illustre, analyser les grands systèmes
qui jadis ont divisé la philosophie indienne. Il
n'a fait qu'y indiquer les traits principaux, et il
reste encore beaucoup à faire après lui pour
bien connaître les détails. Mais cette précieuse
esquisse a suffi pour révéler aux philosophes et
aux érudits les trésors les plus inattendus et les
plus rares. C'est en s'appuyant uniquement sur
ces informations que M. Cousin a pu démontrer,
dans son cours de 1829, que la philosophie in-
dienne s'était développée précisément comme
toutes les philosophies, d'après les lois mêmes
que Dieu impose à l'esprit humain; et que, si
elle était aussi riche que nulle autre, elle n'était
pas moins régulière. Depuis Colebrooke, il n'a
été fait aucun travail vraiment considérable sur
la philosophie indienne, et l'érudition a devant
elle des labeurs très-longs avant d'avoir rempli
lo cadre que la main de l'illustre indianiste a
tracé.
Mais, on peut aujourd'hui l'affirmer sans la
moindre hésitation, la tradition ne s'est point
trompée en attribuant aux gymnosophistes, aux
brahmanes indiens, la plus vaste, si ce n'est la
plus pure sagesse. L'antiquité, sans bien con-
naître ce dont elle parlait, n'a pourtant rien
exagéré; et la philosophie grecque, fière comme
elle l'était à bon droit de ses chefs-d'œuvre,
n'aurait pas été peu étonnée, sans doute, d'ap-
prendre que la science indienne, originale
comme elle, l'a souvent égalée, parfois dépassée
en profondeur et en fécondité. Le doute à cet
égard n'est plus désormais permis, et les progrès
mêmes de nos connaissances ne peuvent que
justifier notre admiration en accroissant nos
lumières. Nous savons aujourd'hui de science
parfaitement certaine que cette philosophie,
qu'il nous est donné d'étudier dans ses moin-
dres détails, était connue et pratiquée avec toute
sa grandeur et même tous ses excès sur les bords
de l'Indus et du Gange il y a vingt-deux siècles
au moins. Ces sages, qui vivaient tout nus sous
un magnifique et doux climat, ou qui se vê-
tissaient à peine, qui fuyaient à l'aspect de
l'armée conquérante des Macédoniens, et qu'A-
lexandre, au rapport de Plutarque, devait faire
prendre à la course par ses soldats; ces hommes
pleins de courage, qui bravaient les plus af-
freuses tortures; ces instituteurs vénérables que
jadis les sages de la Grèce étaient allés con-
sulter, et que le royal disciple d'Aristote pouvait
entretenir avec profit, comme essayèrent de le
faire plus tard des philosophes et de savants
voyageurs, en un mot les gymnosophistes, tant
célébrés par les Grecs, ne sont autres que les
brahmanes, se soumettant encore de nos jours à
ces austérités qui épouvantèrent les plus valeu-
reux soldats du monde ancien, livrés tout entiers
à la méditation et à l'ascétisme, auteurs, pen-
dant une période indéfinie de siècles, de systèmes
religieux et philosophiques qui sont désormais
un des principaux titres de l'esprit humain, et
qu'il nous est permis de connaître avec tout
autant d'exactitude que nous pouvons connaître
Socrate, Platon et Aristote.
Ainsi, les travaux de la philologie 'contem-
poraine ont donné une valeur considérable aux
témoignages de l'antiquité sur les gymnoso-
phistes, et il est interdit à l'histoire de la philo-
sophie de les passer désormais sous silence, si
elle ne veut se mutiler elle-même. Ces brahmanes
que vit Alexandre, et dont l'un le suivit certai-
nement jusqu'en Perse, faisaient partie de cette
grande société théocratique qui a laissé tant de
monuments de son génie, et qui avait dès lors
les croyances et les mœurs qu'elle a conservées
jusqu'à nous.
Pour bien connaître cet obscur sujet des gym-
nosophistes tels que se les représentait l'anti-
quité qui les nomma, il faudrait rapprocher avec
soin les divers passages de Cicéron, de Strabon,
d'Arrien, de Plutarque, puisant aux documents
laissés par les compagnons d'Alexandre, même
les récits fabuleux de Philostrate et d'Apulée,
les opinions de Porphyre, les renseignements
plus sérieux qui sont réunis dans les ouvrages
faussement attribués à Palladius et à saint Am-
broise, enfin quelques détails épars dans d'assez
nombreux écrivains. C'est la tâche qu'a essayée
Jo. Schmidius dans une dissertation souvent
citée par Brucker. Dans l'antiquité, le témoi-
gnage de Strabon est de beaucoup le plus sé-
rieux et le plus complet.
M. Lassen, professeur de sanscrit à Bonn, a
fait paraître, sous le titre de Gymnosophisla, un
recueil de philosophie indienne dont le premier
cahier, le seul publié jusqu'à présent, contient
la Sankhya karika, ou résumé en vers mémo-
ratifs du système sankhya.
Pour apprécier un peu mieux 6; qu'était la
philosophie des gymnosophistes, ou peut voir
plus loin l'article Indiens (Philosophie des).
1 B. S.-H.
HABITUDE. Une manière d'être qui n'a été
d'abord qu'un accident dans notre existence
vient-elle à se prolonger ou à se répéter souvent,
nous sentons alors se développer en nous une
disposition particulière, c'est-à-dire tout à la fois
un penchant et une aptitude à la produire ou à
ÎIAIÏI
— 664 —
HABI
la supporter, selon qu'elle est active ou passive.
Ce penchant, quand on ne cherche pas à le com-
battre, peut devenir, avec le temps, aussi irré-
sistible et aussi impérieux que les besoins pri-
mitifs de notre nature; et l'aptitude qui s'y lie,
s 'accroissant dans la même proportion, finit par
substituer la rapidité et la sûreté de l'instinct
aux plus pénibles efforts de la volonté ou de la
réflexion. Le principe général, ou plutôt la force
qui amène dans notre constitution ce double ré-
sultat, se nomme l'habitude. Les habitudes sont
les effets déterminés qu'elle produit en nous, ou
les modificaitons diverses qu'elle l'ait subir à
chacune de nos facultés.
Rien de plus obscur et de plus mystérieux que
cette force, précisément parce qu'elle tend à
supprimer la réflexion pour se mettre à sa place;
parce qu'elle s'empare de nous souvent avant
que la réflexion ait eu le temps de naître, et
réussit, sinon à détruire, du moins à affaiblir
singulièrement la conscience elle-même. Mais
en même temps rien de plus intéressant à ob-
server. Elle est le principal ressort de la puis-
sance que nous exerçons sur nous-mêmes et sur
nos semblables, et sur une grande partie de la
nature. Quoiqu'elle diminue l'empire de la li-
berté, elle ne peut rien cependant qu'avec son
concours, et chacun de ses résultats peut être
regardé, à bon droit, comme notre œuvre. Elle
modifie profondément les dispositions et les fa-
cultés que nous apportons en naissant. Elle est
l'auxiliaire le plus puissant et de l'industrie, et
des arts, et de la parole, et de la tradition, et de
l'éducation, et même de la moralité humaine :
car aucune vertu ne résisterait, s'il fallait recom-
mencer chaque jour les mêmes sacrifices et les
mêmes luttes, sans se trouver le lendemain plus
fort que la veille. Enfin, mise en action par notre
volonté, son empire s'étend aussi sur les animaux,
dont elle fait nos esclaves, sur la nature vivante
en général, et sur les principes mêmes, ou du
moins sur les organes de la vie. Qui n'a observé
la différence qui existe entre deux animaux de
même espèce, dont l'un vit à l'état sauvage,
c'est-à-dire à l'état de nature, et l'autre à l'état
de domesticité? Ce qu'il y a de plus remarqua-
ble, c'est que les mœurs et la constitution qui
ont été contractées dans cette dernière condition
se transmettent d'une génération à une autre,
sans que la main de l'homme ait besoin d'intervenir
une seconde fois. C'est un fait non moins connu
qu'un désordre survenu dans les fonctions de la
vie, lorsqu'il se prolonge suffisamment et se
renferme dans une certaine mesure, tend, pour
ainsi dire, à se perpétuer, résiste à tous les as-
sauts de l'art, et suit un cours non moins régu-
lier que les phénomènes ordinaires de l'organis-
me. Notre sang se précipite et vient s'accumuler
périodiquement vers le point où, à plusieurs
reprises, et à des intervalles égaux, nous lui
avons livré passage. Notre corps se familiarise
peu à peu avec les poisons, avec les remèdes
les plus énergiques, et finit par devenir tout à
fait insensible à leur action. On n'observe rien
de pareil dans la matière inorganique. On aura
beau, comme le remarque Aristote {Elliic, L'ud.,
lib. II, c. n), lancer une pierre dans l'espace, on
ne lui donnera pas le moindre penchant à se
mouvoir d'elle-même. Nous ajouterons que la
constitution des animaux serait tout aussi inva-
riable si l'homme n'intervenait pas, soil directe-
ment, soit indirectement, pour la modifier selon
ses besoins, et la plier à Bon usage. Mais nous
ne voulons pas empiéter sur le domaine du na-
turaliste en montrant quelle peut être l'action de
l'habitude sur les fonctions de l'organisme et les
lois de la nature animale ■ nous nous contente
rons d'observer les effets qu'elle produit chez.
l'homme ; car c'est là qu'est le centre et lé siège
de sa puissance; et par ces effets, c'est-à-dire
par l'influence qu'elle exerce sur chacune de
nos facultés, nous essayerons de nous faire une
idée de son principe, ou de découvrir au moins
le but et la condition générale de son existence.
Un des premiers effets de l'habitude, et des
plus universellement reconnus, c'est de dimi-
nuer la sensibilité physique. La sensation la plus
forte, si elle se prolonge au delà d'un certain
terme, ou se reproduit à des intervalles trop
rapprochés, s'affaiblit graduellement, et finit
même par disparaître. Une foule d'impressions
dont nous n'avons plus cons^ien :e ont commencé
par être pour nous une source de plaisir ou de
douleur. L'air, la lumière, les mêmes degrés de
chaleur et de froid auxquels nous sommes in-
sensibles aujourd'hui, nous ont affectés très-vi-
vement pendant les premiers jours qui ont suivi
notre naissance. Les climats les plus rudes, les
privations les plus dures s'adoucissent avec le
temps, et les jouissances trop répétées s'éva-
nouissent peu à peu, emportant avec elles la
faculté même de les sentir. Mais toutes nos sen-
sations ne subissent pas la même loi. Les unes,
purement passives, comme celles de l'odorat et
du goût, ou du enaud et du froid, n'apportent
aucune jouissance à l'âme ni aucune lumière à
l'esprit, et ne s'associent en aucune manière à
l'action de la pensée : ce sont celles-là qui s'af-
faiblissent et se dégradent par l'habitude. « Mon
sachet de fleurs, dit Montaigne, sert d'abord à
mon nez; mais, après que je m'en suis servi
huit jours, il ne sert plus qu'au nez des assis-
tants. » Les autres demandent le concours de la
volonté et de l'intelligence, sont les agents de la
perception, et servent en quelque sorte de véhi-
cule à nos sentiments ou à nos idées. Telles sont
les sensations de l'ouïe, de la vue et du tact
proprement dit, c'est-à-dire du toucher actif.
Cells-ci, au contraire, l'habitude les rend plus
vives, plus délicates et plus distinctes. Par l'exer-
cice et l'éducation l'œil devient plus clairvoyant,
l'oreille plus juste et plus sensible. Des nuances,
des accords, des contrastes qui échappent à la
foule ou qui la laissent indifférente, émeuvent
profondément le peintre et le musicien. On sait
à quel degré de finesse et, qu'on nous permette
cette expression, de perspicacité, arrive chez les
aveugles le sens du toucher. C'est que, pour
suppléer à un organe aussi riche et aussi impor-
tant que la vue, le tact devient plus actif, c'est-
à-dire se rapproche davantage de l'âme, en appe-
lant à son aide la volonté et l'intelligence. Le
goût lui-même, quand il ne se borne pas à un
rôle purement passif ou animal, mais qu'il s'ap-
plique à démêler et à juger les saveurs, qu'il
accepte, par conséquent, le concours de la vo-
lonté et de l'attention ; le goût, disons-nous, est
susceptible d'acquérir par l'habitude une rare
délicatesse. C'est ainsi qu'il a donné son nom à
la faculté par laquelle nous discernons le beau
du laid. C'est pour la même raison qu'un spiri-
tuel écrivain a pu dire : « L'animal se repaît,
l'homme mange, l'homme d'esprit seul sait
manger. »
En même temps qu'elle nous enlève à l'action
du inonde extérieur par l'affaiblissement graduel
de nos impressions ou de la sensibilité physique,
l'habitude nous pousse au développement de
notre propre activité : de celle qui reste enfermée
dans la conscience, comme de celle qui se ma-
nifeste au dehors par le mouvement. Elle nous y
porte d'abord par le désir, véritable intermé-
diaire entre l'action qui vient de nous et l'im-
i.ress'"n qui vient du dehors : car dans la même
HABI
— 665
HABI
proportion où la sensation diminue, le désir aug-
mente, devient plus constant et plus énergique,
jusqu'à ce qu'il se transforme en un besoin im-
périeux et insatiable. C'est en vertu de la même
loi que les privations, la fatigue et souvent la
douleur, non-seulement s'adoucissent par la pa-
tience, mais finissent par nous offrir un certain
attrait. Ainsi ce calme parfait, cette liberté de
Tàme que quelques philosophes nous promettent
au sein de la volupté, et qu'ils nous engagent à
poursuivre comme le but de l'existence, est une
vaine chimère. Si nous n'employons pas nos for-
ces à dompter nos sens, il faut que nous les
consacrions à les servir, ou plutôt à les irriter
par des désirs impuissants, dont l'objet ne cesse
de reculer devant nous.
Le pouvoir de l'habitude ne se fait pas moins
sentir dans l'action elle-même, et surtout dans
le mouvement dont elle est suivie, que dans le
désir qui la précède et la sollicite. On sait que
plus un mouvement se répète ou se prolonge,
plus il acquiert de promptitude, de facilité et de
Frécision ; par conséquent, moins nous sentons
effort ou l'impulsion intérieure qui le produit,
moins nous apprécions le motif et les combinai-
sons qui le dirigent. C'est ainsi que les doigts
du musicien, qui volent sur le clavier, que les
articulations de la main suivant presque la rapi-
dité de la pensée, nous semblent obéir à un pur
mécanisme. Cependant, en admettant même la
supposition, très-erronee selon nous, que la vo-
lonté ne conserve pas l'empire des mouvements de
cette espèce, n'en demeure-t-elle pas toujours
le véritable principe ; n'est-ce pas elle qui leur
a donné la première impulsion, et le change-
ment qu'on remarque dans les effets n'a-t-il pas
dû exister d'abord dans la cause? L'influence de
l'habitude sur la volonté peut d'ailleurs être
observée directement par la conscience, et n'est
pas moins réelle en l'absence de tout effet exté-
rieur. On s'accoutume à vouloir, à se comman-
der et à commander aux autres, a vouloir le bien
ou à vouloir le mal. La réflexion, la méditation,
les effets les plus cachés de l'âme, les vertus qui
nous ont coûté les plus durs sacrifices devien-
nent des habitudes; et même ce n'est qu'à ce
titre qu'on les appelle des vertus : car des actes
isolés, qui n'émanent pas d'une disposition con-
stante et, pour ainsi dire, inaliénable, ne consti-
tuent pas l'homme de bien. Le résultat de l'ha-
bitude, par rapport à la volonté, c'est de combler
en quelque sorte la distance qui sépare la faculté
de l'action, c'est de supprimer l'effort, le doute,
le combat, et de substituer, au motif que nous
avons choisi d'abord en hésitant, un penchant
fixe, affranchi de tout contrôle, mais qui ne peut
jamais se confondre avec la volonté elle-même.
C'est ainsi que l'habitude mérite son nom ; qu'elle
est véritablement la possession, le triomphe
(habitudo de habere, posséder; en grec ë?t; de
iyivi qui a le même sens), tandis que la déno-
mination première suppose encore la lutte et le
travail.
Avec la volonté, où, comme nous pouvons le
voir dès à présent, elle a son principal siège,
l'habitude descend' aussi dans l'intelligence et
dans chacune des facultés dont elle se compose
ou des opérations qui en résultent. Ainsi nous
avons déjà remarqué quel est le pouvoir de
l'exercice, c'est-à-dire de l'habitude, sur nos sens,
considérés comme instruments de perception,
particulièrement ceux qui ont le plus d'affinité
avec les autres facultés de l'intelligence. Nous
ajouterons à ce fait une observation très-judi-
cieuse de Maine de Biran {Influence de l'habi-
tude sur la faculté de penser , ch. n) : c'est que
la faculté perceptive augmente chez l'homme en
raison de l'affaiblissement de la sensation pro-
duite par l'habitude; c'est que les enfants ne
commencent à avoir des perceptions distinctes
que quand ils se sont aguerris contre les im-
pressions du dehors. En effet, quand notre œil
est frappé de couleurs trop vives, il ne distingue
pas la forme des corps, et il ne les distinguerait
jamais si toutes les couleurs, sans exception,
l'affectaient de la même manière. Le tact serait
également un sens très-imparfait si la peau con-
servait toujours le même degré de sensibilité
qu'elle a chez les nouveau-nés. Mais cette condi-
tion négative, c'est-à-dire l'affaiblissement de la
sensibilité, ne suffit pas au développement de la
perception; il faut encore le concours et l'exer-
cice prolongé de la volonté. C'est elle qui donne
à notre œil et à notre main cette facilité, cette
précision de mouvements d'où dépend en grande
partie la perfection de ces deux organes. Au
moyen de l'attention changée en habitude, elle
nous apprend à discerner, dans une masse con-
fuse de sons ou de couleurs, les nuances les
plus fugitives et les plus délicates. Enfin, réunis-
sant dans un seul acte de l'esprit, qu'on appelle
l'association des idées, les perceptions les plus
diverses et les résultats les plus compliqués de
l'expérience, elle nous met en état de juger, par
l'ouïe et par la vue, des qualités qui ne s'adres-
sent qu'au toucher, ou ne peuvent être appré-
ciées que par le mouvement, de la grandeur, de
la forme, de la distance des objets, et par une
seule partie ou une seule qualité d'un corps,
nous donne la faculté de découvrir toutes les
autres.
La même observation s'applique à la mémoire
et à l'imagination, où l'association des idées
joue un si grand rôle. Les événements que nous
ne connaissons que par le récit d'autrui, les pa-
roles que nous avons seulement entendues,
même à plusieurs reprises, nous laissent un sou-
venir moins durable et moins exact que les évé-
nements auxquels nous avons pris part, que les
paroles que nous avons répétées nous-mêmes,
soit avec la voix, soit avec la plume. De là vient
que pour retenir de mémoire un discours ou un
morceau de poésie, il ne suffit pas de le lire des
yeux, quoiqu'il y ait déjà plus d'activité dans la
vue que dans l'ouie; mais il faut le réciter jus-
qu'à ce qu'une nouvelle habitude ait pris pos-
session de notre volonté et de nos mouvements.
Il ne faut donc pas s'étonner que la mémoire,
surtout celle des mots, ressemble tant à un
mécanisme, qu'elle s'affaiblisse par le repos, se
fortifie par l'exercice, et soit souvent d'autant
plus développée que la réflexion et le jugement le
sont moins. Quant à l'imagination, il semble
d'abord que l'habitude lui soit funeste, et qu'elle
vive surtout par la nouveauté, par la surprise
ou l'attrait de l'inconnu. Mais il faut distinguer
l'intérêt qui s'attache aux œuvres d'imagination
et le sentiment, qui les provoque, de l'imagina-
tion elle-même. Soit qu'elle se borne simplement
à rappeler les images des choses absentes, ou, si
l'on peut s'exprimer ainsi, à peindre dans notre
esprit sous leurs traits et leurs couleurs les plus
vraies les mêmes objets dont la mémoire ne nous
offre que les noms ; soit qu'elle tire de son pro-
pre fonds des êtres tout nouveaux qui n'ont pas
encore existé dans la nature, l'imagination em-
prunte à l'habitude la plus grande partie de sa
puissance. Voyez cette mère, cette amante qui
pleure ce qu'elle avait de plus cher : en vain les
traits qu'elle trouvait tant de charme à contem-
pler sont-ils depuis longtemps effacés par la mort,
elle les conserve tout vivants dans son âme, elle
ne les a jamais vus plus distinctement avec ses
yeux qu'elle ne les voit maintenant avec son es-
IIAIJI
— 666 —
HAI',1
prit. Cette image adorée est comme le pôle vers
lequel tournent toutes ses facultés et toute son
existence; plus elle s'y attache, plus elle lui
donne de pouvoir sur elle et de ressemblance
avec la réalité. A la douleur substituez une autre
passion, et vous observerez les mêmes résultats.
La passion suppose la persistance, c'est-à-dire
l'habitude, non-seulement dans le désir, mais
dans l'image des jouissances qui l'excitent ou des
biens qui sont la source de ces jouissances. Gé-
néralement, c'est l'image qui précède le désir,
qui le provoque, qui lui donne de l'énergie et de
la durée par sa propre persistance, et le change
enfin en passion. C'est ainsi qu'on peut dire, en
retournant la fameuse maxime de la Roche-
foucauld, que le cœur et même les sens sont la
dupe de l'esprit. Le poëte et l'artiste ne vivent-ils
pas aussi avec les créations de leur génie? Ne faut-
il pas qu'ils aient entretenu avec elles une longue
familiarité, qu'ils les aient fait entrer en partage
de leurs passions, de leurs sentiments, de toute
leur âme, avant de les laisser échapper de leur
plume, de leur palette ou de leur ciseau, assez
fortes pour vivre dans la mémoire des autres ?
L'imagination, d'ailleurs, quand elle se montre
sous cette dernière forme, est susceptible d'édu-
cation, et peut contracter de bonnes ou de mau-
vaises habitudes. Abandonnée à elle-même, elle
sera capricieuse, inégale. Pliée de bonne heure
au joug de la règle, elle saura se gouverner, se
contenir et diriger ses forces vers un but mar-
qué d'avance. L'autre espèce d'imagination, celle
qui, au lieu de créer, se borne à conserver ; celle
qui est au service de la passion ou de la douleur,
est certainement plus rebelle à la direction de la
volonté ; mais il ne faut pas croire que la vo-
lonté, que l'activité de la pensée n'y tiennent
aucune place. « C'est peut-être, dit Maine de
Biran {Influence de l'habitude, etc., ch. iv), c'est
peut-être toujours la même image qui poursuit
le jeune homme amoureux ; mais de combien
d'accessoires variables son imagination mobile
se plaît à la nuancer ! L'ambitieux contemple
dans un poste élevé, le conquérant voit dans la
gloire, l'avare dans son or, la représentation
d'une multitude de biens, d'avantages, de jouis-
sances, qui se diversifient à l'infini : car le monde
imaginaire est sans bornes.... Ainsi, enchaînée
d'un côté par l'habitude, libre de l'autre dans ses
excursions, l'imagination trouve dans ses mobi-
les appropriés tout ce qui peut flatter à la fois
deux penchants généraux, dont le contraste fait
harmonie dans le monde moral : l'un, principe
de mouvement, qui donne à l'être actif le besoin
perpétuel de changer ; l'autre, force d'inertie,
qui retient l'être faible et borné dans le cercle
étroit de nos habitudes. » Lorsque, à force d'exer-
cer notre activité dans ce monde idéal, nous
sommes arrivés, comme dans certains mouve-
ments du corps, à ne la plus sentir, c'est-à-dire à
ne plus apercevoir en elle aucun effort, alors
l'image se change en vision, et le sentiment qui
l'accompagne, les idées qui se groupent autour
d'elle deviennent une inspiration surnaturelle,
une révélation. Voilà pourquoi, chez un peuple
ardent et primitif, peu exercé à réfléchir sur ses
impressions intérieures et préoccupé d'une seule
idée, celle d'un Dieu tout-puissant et jaloux,
dont l'homme n'est qu'un humble instrument,
l'imagination, la poésie se traduira tout entière
en hymnes, en oracles, en visions.
Est-il besoin de démontrer l'inlluence de l'ha-
bitude sur le jugement et sur le raisonnement?
Nous avons déjà remarqué que le jugement
souffre ordinairement d'un grand développement
de la mémoire. Pourquoi cela, Binon que l'acti-
vité excessive de la dernière de ces deux facul-
tés a tenu la première dans une sorte d'inertie ot
de repos? Elles sont donc l'une et l'autre sus-
ceptibles de se modifier par l'exercice el par la
culture. En effet, il y a des jugements faux qu'on
parvient à redresser, des jugements malades
qu'on réussit à guérir, et d'autres, naturellement
sains et forts, qu'on peut obscurcir par le pré-
jugé ou étouffer par la servitude. Le jugement,
dans son acception la plus générale et la plus
vulgaire, c'est la faculté de voir tels qu'ils sont,
dans leurs véritables rapports, avec leurs qualités
réelles, les hommes et les choses placés à la
portée de notre observation. Or, de même que la
vue du corps, cette vue de l'esprit s'affaiblit
dans l'inaction, et acquiert, au contraire, de la
pénétration et de la force par une éducation
bien dirigée. 11 y a aussi tel ou tel acte de cette
faculté naturelle, tel ou tel jugement déterminé
qui s'identifie avec nous par la puissance de
l'habitude, et qui résiste même à l'évidence, ou
nous domine encore à notre insu quand nous
croyons depuis longtemps en avoir purgé notre
esprit. Tel est le caractère de tous les préjugés.
On les détruit en théorie ; mais on les conserve
dans la pratique. Ne nous plaignons pas trop
cependant de cette persistance que l'habitude
donne à nos opinions. Si elle consacre bien des
erreurs, elle contribue aussi à l'empire de la
vérité, et laisse à notre esprit la liberté néces-
saire pour agrandir sans cesse le domaine de
ses connaissances. Car, que deviendrions-nous
si, à chaque instant, dans l'ordre moral comme
dans l'ordre scientifique, tout ce que nous avons
besoin de croire devait être remis en question,
et si les convictions les plus nécessaires à un
peuple en particulier, à l'humanité en général,
ne pouvaient pas se transmettre comme la vie
d'une génération à une autre? Quant au raison-
nement, l'action de l'habitude y est plus sensi-
ble encore. On sait combien cette opération est
lente et difficile chez ceux qui ne la pratiquent
pas souvent, ou qui se laissent dominer par leur
sensibilité et leur imagination, Ceux, au con-
traire, qui en font un exercice fréquent et pro-
longé, en ont à peine la conscience, tant elle
leur est facile et familière. C'est ainsi qu'une
longue suite de déductions, à cause de la rapi-
dité avec laquelle elle se produit dans un esprit
exercé et bien constitué, ne laisse souvent aucun
souvenir, et la conséquence qu'elle amène selon
toutes les lois de la logique paraît être une inspi-
ration extraordinaire, une intuition du génie.
Aussi, sïl ne fallait pas s'assurer des principes
avant d'en tirer les conséquences; si toute vérité
pouvait se démontrer par le raisonnement, il n'y
aurait plus de difficultés ni d'incertitude pour
l'esprit humain : toute science ressemblerait au
calcul, qui peut devenir par l'habitude une sorte
de mécanisme intellectuel.
Nous n'avons pas à nous occuper de la raison
qui, dans le sens le plus élevé du mot, n'est pas
une faculté personnelle ou isolée, capable de ra-
lentir ou d'accélérer ses opérations ; elle est le
fond immobile et invariable, non-seulement de
l'intelligence humaine, mais de toute intelli-
gence. Nous verrons tout à l'heure ce que de-
vient la conscience sous l'influence de la force
que nous cherchons à définir. Mais, comme la
conscience accompagne indistinctement l'exer-
cice de toutes nos facultés, il est bon que nous
connaissions d'abord les elfels de l'habitude sur
le sentiment.
Le sentiment n'est ni purement passif comme
la sensation, ou l'impresaion que nous recevons
du monde physique, ni purement cl i comme
li volonté. Ce sonl des causes indépendantes et
distinctes de nous qui le font naître, qui nous
HABI
— e&7 —
HABI
•éveillent de la torpeur des sens à une vie plus
harmonieuse et plus élevée ; mais il ne peut se
•développer que si notre âme consent à l'accueil-
lir et s'y associe librement. Ainsi, pour que la
sympathie se change en amitié? l'inclination en
amour, la compassion en chanté, les émotions
excitées en nous par la grandeur et la beauté de
la nature en une piété durable, il faut, pour
ainsi dire, que notre âme se place au-devant de
ces douces influences, afin d'en être pénétrée ;
ou bien elle ira plus loin encore, elle se don-
nera résolument et tout entière ; elle se dévouera
à ce qu'elle aura jugé plus grand, plus beau ou
meilleur qu'elle-même. Si nos sentiments dé-
pendent en grande partie de notre volonté, on
•conçoit qu'ils aient sur nous d'autant plus d'em-
pire que notre âme s'y est livrée plus souvent ou
plus longtemps, et, par conséquent, qu'ils subis-
sent comme nos autres facultés l'action de l'ha-
bitude. En effet, nous voyons que le sentiment
moral finit par s'éteindre chez ceux qui vivent
au milieu du vice et du crime. Quelle force n'a-
t-il pas, au contraire, dans une âme où il s'asso-
cie à tous les actes de la volonté et à tous les ju-
gements de l'intelligence? Pour être ému par
les chefs-d'œuvre de l'art ou les beautés de la
nature, il ne suffit pas de les voir, il faut être
encore exercé à les sentir ; et plus les jouissan-
ces de cet ordre ont été fréquentes, plus il est
difficile de s'en passer. D'où vient cette force
qui nous attache, même en l'absence de toute
beauté naturelle et de tout lien d'intérêt ou de
cœur, aux lieux où nous avons passé une grande
partie de notre existence ? C'est que, si l'on peut
s'exprimer ainsi, nous y avons encadré nos pen-
sées, nos actions, nos désirs aussi bien que nos
mouvements et occupations les plus vulgaires.
Ils forment le lit que s'est tracé l'activité de
nos facultés et où notre vie tout entière est ac-
coutumée à suivre son cours. Les oisifs, les es-
prits et les cœurs vides ne peuvent demeurer
nulle part. On connaît aussi le pouvoir de l'ha-
hitude sur les affections tendres; et l'habitude
elle-même, ici, s'explique par l'activité. Plus on
donne, plus on apporte d'abnégation et de dé-
vouement dans ce divin commerce des âmes
qu'on appelle la charité, l'amitié, l'amour, plus
il est difficile de s'en détacher, et plus nous
souffrons quand il vient à se rompre de lui-
même. Ainsi, les parents sont plus malheureux
de la mort des enfants que les enfants de celle
de leurs parents, parce que tous les sacrifices
sont du côté de ces derniers. De plusieurs en-
fants également dignes de son affection, c'est ce-
lui qui lui a donné toujours et lui donne encore
les plus cruels soucis qu'une mère aimera avec
le plus de tendresse. L'habitude est cependant
regardée comme fatale à l'amour proprement
dit. C'est qu'on ne remarque pas qu'il y a des
éléments très-divers dans ce sentiment, ou plu-
tôt que, sous le nom qui lui est consacré, on
confond plusieurs affections d'une nature diffé-
rente. 11 y a un amour qui n'est qu'une fièvre
des sens, un autre qui vient de l'imagination, et
un troisième dont la source est dans les profon-
deurs de l'âme, qui repose sur le plus absolu dé-
vouement. L'amour des sens subit la même loi
que les autres affections de cet ordre: la posses-
sion le fait mourir. Celui dont l'imagination a
fait tous les frais et qui ne s'adresse qu'à une
idole parée de nos mains, s'évanouit devant la
réalite. Celui qui a pour base, au contraire, un
échange actif d'idées, de sentiments, de sacrifi-
ces, au sein d'une destinée commune et avec des
devoirs communs à remplir, celui-là ne fait que
grandir c. se fortifier avec le temps.
Ainsi l'habitude n'est ni un principe purement
mécanique, c'est-à-dire un principe de raouve-
ments indépendants de notre volonté, comme
l'ont supposé quelques philosophes, entre autres
Hartley, Berkeley et le docteur Reid; ni un sim-
ple effet de l'association des idées, comme l'en-
seignent Dugald Stewart et Hume. Comment ne
serait-elle qu'un principe de mouvement, lors-
qu'elle agit, non-seulement sur nos organes,
mais sur notre esprit, et qu'elle atteint indis-
tinctement toutes les facultés de notre esprit?
Comment ne serait-elle qu'un effet de l'associa-
tion des idées, quand son empire s'exerce à la
fois et sur l'intelligence et sur la sensation, sur
le sentiment et sur la volonté? Aucune associa-
tion ne peut expliquer, par exemple, l'affaiblis-
sement de la sensibilité physique sous l'influence
d'une excitation fréquente et prolongée, ou bien
les modifications qu'on peut introduire par une
action répétée dans les fonctions de l'organisme.
D'ailleurs, au lieu de regarder l'association des
idées comme la cause, il serait beaucoup plus
juste de n'y voir qu'un résultat de l'habitude.
Nos idées n'ont aucune existence ni aucune ac-
tion distincte de celle de l'âme ; il est impos-
sible de leur attribuer une vertu, une force
par laquelle elles s'attirent réciproquement et
s'attachent les unes aux autres, comme l'aimant
au fer; mais elles sont réunies par un effet de
notre activité, auquel l'habitude donne de la du-
rée et de la persistance. Il existe encore sur la
question qui nous occupe en ce moment une
troisième opinion plus hardie et plus ambitieuse,
mais aussi peu fondée que les deux précédentes:
c'est celle qui regarde l'âme humaine, notre
moi, non comme un principe distinct ou tout au
moins indestructible, mais comme un certain
état, un certain degré d'expansion d'un principe
infini et impersonnel, d'où nous sortons par l'é-
panouissement successif de nos facultés et où
nous rentrons par le mouvement contraire, c'est-
à-dire par le retour de notre être à l'unité, par
la destruction de toutes les différences que nous
y apercevons aujourd'hui. Toute notre existence
est ainsi représentée par un cercle qui com-
mence par le désir, bientôt transformé en vo-
lonté, en intelligence, et finit par l'habitude.
Qu'est-ce, en effet, que l'habitude d'après l'idée
que nous en donne ce système? Un état dans
lequel la conscience et la liberté s'évanouissent
de plus en plus, qui tend à nous ramener vers
la spontanéité de la nature, où l'être et la pen-
sée, l'action et le désir, la volonté et le mouve-
ment se trouvent, non pas réunis, mais confon-
dus. Il y a ici un principe métaphysique que
nous négligerons entièrement, parce qu'il n'a
qu'un rapport très-indirect avec le sujet de cet
article, et offre par lui-même assez d'importance,
nous voulons dire assez d'erreur et de danger,
pour mériter d'être apprécié séparément. C'est
celui qui fait naître la volonté, et, en général,
toute activité volontaire d'une simple transfor-
mation du désir, en nous montrant dans le dé-
sir lui-même le premier germe de l'âme. Nous
nous contenterons d'examiner s'il est vrai que
l'habitude nous replonge dans les ténèbres et
dans la servitude de l'instinct, de ce qu'on
nomme l'état de nature.
Remarquons d'abord qu'on a singulièrement
exagéré, même au point de vue du mouvement,
la ressemblance qui peut exister entre l'instinct
et l'habitude. Rien de plus faux que cette pro-
position de Reid : « L'habitude diffère de l'in-
stinct, non dans sa nature, mais dans son ori-
gine. » Il y a des degrés dans l'habitude; elle. a
plus ou moins d'empire sur nous, selon qu'elle
dure depuis plus ou moins longtemps. L'instinct
n'admet point une semblable progression : il est
HABI
— 663 —
HABI
dès le premier moment tout ce qu'il doit, tout
ce qu'il peut être. On peut certainement résister
à une habitude, si ancienne et si exigeante qu'on
la suppose; et dès qu'on peut lui résister, on
Jieut la perdre, puisqu'il suffit pour cela de pro-
onger la résistance. L'animal, qui n'a que ses
instincts pour guide, ne résiste jamais ; et
l'homme même, en leur opposant toutes les for-
ces de la volonté et de la raison, ne peut réussir
à les étouffer en lui. Ainsi, les effets sur lesquels
on a le plus insisté, les effets même mécaniques
de l'habitude sont toujours en notre pouvoir; ce
qui a une fois appartenu à la liberté demeure
sa propriété inaliénable. Il en faut dire autant
de la conscience, puisqu'elle entre dans l'essence
de la liberté. Partout où il y a un degré quel-
conque de liberté, on rencontre nécessairement
la conscience. Mais trop souvent cette faculté est
confondue avec la mémoire: et, parce qu'il y a
des mouvements si faciles et si prompts, qu'ils
ne laissent aucun souvenir après eux, nous pré-
tendons qu'ils se sont produits à notre insu. Si
l'on songe à présent que l'habitude établit son
empire, non-seulement dans les mouvements
du corps, mais dans le désir, dans la perception,
dans l'imagination, dans le sentiment, dans la
réflexion elle-même, c'est-à-dire dans l'acte le
plus personnel de notre esprit, celui où la liberté
et la conscience se montrent à leur plus haut
degré, on verra combien il est impossible de la
regarder comme une sorte de retour à l'instinct,
comme un mouvement rétrograde vers l'invaria-
ble et aveugle spontanéité de la nature. L'habi-
tude est, au contraire, la condition de tout dé-
veloppement, de tout progrès chez les hommes.
Elle les soustrait d'abord en grande partie à
l'action fatale de la nature extérieure; endurcit
leurs corps à la jouissance comme à la' douleur,
et par là même affranchit leur esprit, donne à
leurs mouvements cette merveilleuse adresse
qui se déploie dans l'industrie et dans les arts,
augmente l'énergie de leur volonté, la durée et
la force de leurs sentiments, la rapidité de tou-
tes les fonctions de leur intelligence; et, leur
assurant, en même temps qu'elie les pousse en
avant, les résultats qu'ils ont déjà obtenus, les
conquêtes qu'ils ont déjà faites du côté du vrai
ou de celui du bien, elle ouvre devant eux une
carrière de perfectionnements indéfinis. Ce n'est
pas encore tout : les progrès d'une génération,
elle les transporte, comme nous l'avons déjà re-
marqué, à la génération suivante; car elle est la
base de toute éducation intellectuelle et morale.
Elle donne de la durée et de la vie aux traditions
d'une nation et à celles de l'humanité entière.
Il est vrai qu'elle peut servir aussi à nous cor-
rompre, à nous attacher au vice et à l'erreur ;
mais ce sont là les inconvénients mêmes de la
liberté, dont l'habitude n'est que l'auxiliaire et
l'instrument. En effet, nous ne cessons pas d'ê-
tre libres parce que l'effort a disparu de nos
mouvements, parce que notre volonté est plus
résolue, notre pensée plus rapide et plus sure ;
parce que, au lieu de leur obéir, nous avons en
quelque borte transformé dans notre être une
partie des phénomènes et des lois de la nature :
c'est par là, au contraire, que nous sommes plus
près de la divine perfection. «Il n'y a que de
mauvaises habitudes, a dit avec raison un illus-
tre philosophe de l'Allemagne, qui fassent per-
dre à l'homme une partie de sa liberté; mais
l'habitude du bien, de tout ce que la morale ap-
prouve, est la liberté même. » (Hegel, Encyclo-
pédie des sciences philosojihiijucs, § 410.)
L'habitude répand un grand jour sur la simpli-
cité de notre nature particulière et celle de 1 es-
sriic absolue des choses. Elle nous montre com-
ment le désir, la pensée et l'action, c'est-à-dire
l'amour, l'intelligence et la force, sans que l'un
de ces attributs puisse être regardé comme l'ori-
gine des deux autres, se confondent en un seul
moment et en un seul principe. Or, ce qui est
dans le principe ou dans la cause ne doit-il pas se
manifester aussi sous une autre forme dans les
effets, c'est-à-dire dans la nature? Il n'est donc
pas étonnant que l'on trouve chez des êtres dé-
pourvus de raison des désirs, des penchants irré-
sistibles, qui n'ont qu'à naître pour se traduire
en action, et qui, se montrant d'accord avec les
plans les mieux ordonnés, avec les lois les plus
invariables de l'intelligence, peuvent être regar-
dés comme des idées vivantes et sensibles. Tous
ces caractères se réunissent dans l'instinct; et
on peut les reconnaître jusque dans les forces
de l'organisation et de la vie. Il est aussi impos-
sible, quoiqu'on l'ait tenté bien des fois; surtout
dans le dernier siècle, de résoudre l'instinct dans
l'habitude, que l'habitude dans l'instinct : c'est
la même cause, une cause supérieure à nous qui
les produit l'une et l'autre. Mais l'instinct, inva-
riable, dépourvu de conscience, est précisément
le contraire de la liberté. 11 la précède chez
l'homme et semble, quand elle arrive, se retirer
devant elle, comme devant un pouvoir supé-
rieur. 11 retient l'animal dans un cercle inflexi-
ble, l'empêchant également de se perfectionner
et de se corrompre, en l'absence de toute inter-
vention humaine. L'habitude, au contraire, vient
à la suite de la liberté, s'introduit dans la li-
berté même, dont elle est, comme nous l'avons
déjà dit, le plus puissant auxiliaire. Voilà pour-
quoi elle n'agit directement, et à proprement
parler, que sur l'homme. L'instinct c'est la na-
ture, ou, pour appeler les choses par leur nom,
la force créatrice continuant son œuvre dans
l'être qu'elle a produit, le conduisant seule à son
développement et à sa fin. L'habitude c'est cette
même force venant au secours de la liberté hu-
maine, nous créant, pour ainsi dire, à notre
propre image, nous récompensant par le bien,
nous punissant par le mal que nous avons
voulu, nous portant vers le but que nous lui
avons indique. A ce titre elle n'est pas éloi-
gnée de l'idée que les théologiens, mais les
théologiens les plus sensés, nous donnent de la
grâce.
Peu d'auteurs ont traité de l'habitude d'une
manière approfondie. Nous citerons parmi eux :
Reid, Essais sur les facultés actives, essai III.
ch. m, dans ses Œuvres complètes, traduction
de M. Jouffroy, t. VI, p. 29 j — Dugald Stewart,
Philosophie de Vesprit humain, trad. de M. L.
Peisse, t. I, ch. n; — Hegel, Encyclopédie des
sciences philosophiques, §§ 409 et 410. Ce ne
sont que deux ou trois pages, mais très-originales
et très-substantielles. On a publié aussi sur le
même sujet quelques écrits spéciaux. Le plus
remarquable de tous est celui de Maine de Bi-
ran, couronné par l'Académie des sciences mo-
rales et politiques : Influence de l'habitude sur
la faculté de penser, in-8, Pans, an XI, dans le
premier volume des Œuvres philosophiques de
M. dcBiran, publiées par M. Cousin, Paris, 1841; —
de l'Habitude, thèse soutenue devant la Faculté
des lettres dé Paris, par M. Félix Ravaisson,
in-8, Paris, 1838;— Article Habitude, par M. Vi-
rey, dans le Dictionnaire des sciences médicales.
Les écrits suivants sont aussi des thèses publiées
par des médecins : Hahn, de Consucludine, in-4,
Leyde, 1701 ; — Wetzel, de Consuetudi>ic circa
renltn no7i naluralium usu, in-4, Bâle, 1730;
— Rhetius, deMorbis habilualibus, in-4, Halle,
1700; — Jung, de Consuciudinis efficacia ge-
nerali in actious vitalibus, in-4, ib., 1705;^-
HALL
— 669
HALL
Jungnickel, de Con&uetudine altéra natura,
in-4, Wittenberg, 1787.
HAINE. C'est le contraire de l'amour, ou le
plus haut degré d'aversion que puisse exciter
en nous une personne ou une chose. C'est un
sentiment susceptible, comme l'amour, de se
changer en passion, et qui nous porte à désirer
ou à provoquer nous-mêmes, soit le tourment,
soit la ruine de l'objet qui l'inspire. Les choses
qui sont capables de faire naître la haine n'ap-
partiennent pas à l'ordre physique, mais à l'or-
dre moral. Ce qui n'affecte que nos sens ou notre
imagination nous plaît, ou nous déplaît, nous
est agréable ou désagréable, excite à différents
degrés nos désirs ou notre répugnance, mais
n'est jamais un objet de haine ni d'amour. Nous
haïssons le vice, le crime, la bassesse, l'orgueil,
i'oppression, si toutefois' notre âme et notre
intelligence sont restées saines. Dans le cas
contraire, quand le mal est devenu comme la
condition de notre, existence, nous prenons en
haine tout ce que nous devrions aimer. C'est
ainsi que le vaniteux, avide de louanges, hait la
franchise; le tyran, la liberté; l'intempérant, ce
qui met un frein à ses passions. Le plus souvent
la haine s'attache aux personnes et à leurs qua-
lités comme à leurs défauts, selon les dispo-
sitions morales, selon les intérêts ou les passions
de celui qui l'éprouve. Elle n'est jamais plus
terrible ni plus opiniâtre que lorsqu'elle prend
sa source dans l'orgueil froissé; celle qui se
couvre du masque de la religion et fait alliance
avec le fanatisme n'a pas d'autre origine. Quant
aux choses, rien de plus légitime que
Ces haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses.
Mais il n'est pas permis de haïr les personnes,
même quand elles font le mal. Mettons-les dans
l'impuissance de nuire; faisons-les rentrer en
elles-mêmes par l'expiation, et instruisons les
autres par leur exemple; mais qu'elles ne soient
pas exclues de la pitié et de l'amour que mérite
toute créature humaine. On peut consulter Des-
cartes, les Passions de Vàme; — Malebranche,
Recherches de la Vérité, livre V; — Spinoza,
Ethique, 3e partie.
HALLUCINATION. L'hallucination est un
phénomène qui n'intéresse pas moins le philo-
sophe que le médecin et ne relève pas moins de
la psychologie que de la physiologie; car, quel-
que définition qu'on en donne, et de quelque
façon qu'on l'explique, on s'accorde généralement
à reconnaître qu'il faut, pour qu'il se produise,
les concours des organes et de la pensée.
Les définitions de l'hallucination proposées par
les auteurs les plus compétents en cette matière
sont nombreuses et diverses. Sans prétendre
ajouter à la liste une définition de plus et ré-
soudre toutes les questions difficiles que le sujet
soulève, nous essayerons de faire comprendre
les phénomènes qui ont reçu le nom d'hallucina-
tions par l'analyse comparée des faits les plus
simples, les plus ordinaires et les mieux connus.
On peut distinguer quatre états différents de
notre esprit relativement aux objets extérieurs
et sensibles. 1° Dans la veille et dans la santé,
lorsque tous nos sens sont ouverts, les objets
extérieurs, agissant sur les extrémités périphé-
riques des nerfs de la sensibilité, provoquent
dans l'esprit des sensations que nous rapportons
à ces objets extérieurs comme à leurs causes.
Dans ce premier cas il y a donc une sensation,
un objet extérieur et une juste attribution de
cette sensation à cet objet réel. 2° Lorsque nos
organes sont engourdis ou troublés par le som-
meil ou par la fièvre, si quelque objet vient à
tomber près de nous, il arrive souvent que nous'
entendons un grand bruit que nous prenons pour
le fracas du tonnerre. Dans ce cas, comme dans
le premier, il y a une sensation, il y a aussi
un objet extérieur qui l'a provoquée, mais il y a
erreur de notre jugement, sur la nature ou les
qualités de cet objet réel. 3° Si, bien portants et
bien éveillés, nous pressons un peu fortement
le globe de l'œil, ou si nous nous heurtons la
tête dans l'obscurité, il se produit souvent un
phénomène que les physiologistes appellent phos-
phène. c'est-à dire nous éprouvons une sensation
de lumière. Ou si, après avoir regardé quelque
temps le soleil, nous tournons nos regards vers
un lieu obscur, nous voyons durant plusieurs
secondes l'image d'un disque lumineux; sans
croire pour cela à l'existence réelle d'une lu-
mière extérieure ou à la présence du soleil dans
cette obscurité. Dans ce cas comme dans les
précédents il y a toujours sensation, mais il n'y
a pas d'objet extérieur qui la produise et l'es-
prit ne rapporte cette sensation à aucuu objet
extérieur. 4° Dans le sommeil, les yeux fermés
et au milieu des ténèbres ne sont excités par
aucun objet visible, mais la vie organique est
d'autant plus intense à l'intérieur, et si surtout
la fièvre accélère le cours du sang et bat avec
force les parois de ses vaisseaux, des mou-
vements ou des modifications se produisent dans
le cerveau, identiques ou semblables à celles que
provoqueraient ou qu'ont provoquées maintes
fois des objets réels agissant sur l'extrémité des
nerfs sensibles; en conséquence, l'esprit voit des
images, éprouve des sensations parfois tellement
vives qu'il en attribue la production à des objets
réels agissant au dehors sur l'extrémité des
nerfs. Dans ce dernier cas, il y a sensation, mais
point d'objet extérieur, et cependant il y a attri-
bution erronée de cette sensation à un objet
qui n'existe pas.
L'hallucination n'a évidemment rien à voir
avec le premier de ces états; mais elle pourrait
bien ressembler à quelqu'un des trois autres ou
même à tous trois à la fois. En effet, il est des
médecins philosophes qui comprennent, sous le
nom général d'hallucination, des états psycho-
logiques, physiologiques ou pathologiques, cor-
respondant à ces trois derniers exemples. Selon
ceux-là. il y aurait hallucination lorsque l'esprit,
éprouvant une sensation semblable à celle que
produirait un objet extérieur, ou bien la rap-
porte à un objet qui n'existe pas absolument au
dehors ou bien l'attribue à un objet autre que
celui qui l'a produite, ou enfin voit cette image
sans objet réel avec autant de netteté que si ses
yeux étaient affectés en effet par un objet vi-
sible, mais ne se laisse point abuser par cette
sensation mensongère. L'erreur ne serait pas
alors un élémentessentiel de l'hallucination. Selon
d'autres, il n'y a pas au contraire dTiallucJ-
nation sans erreur : une sensation sans objet
extérieur, la vue d'un fantôme n'est pas une
hallucination, tant que l'esprit juge que ce n'est
qu'un fantôme. L'hallucination ne comprend plus
alors que des faits analogues au second et au
quatrième de nos exemples. D'autres enfin éta-
blissent une distinction entre l'hallucination,
qui n'existe que lorsqu'aucun objet extérieur n'a
provoqué la sensation trompeuse et l'erreur du
jugement, et ïillusion qui a lieu, lorsque l'es-
prit ne se trompe en quelque sorte qu'à demi,
non sur la réalité, mais seulement sur la nature
de l'objet qui a provoqué la sensation. Il en est
même qui ne consentent pas à donner le nom
d'hallucinations aux sensations abusives rap-
portées à un objet qui n'existe point au dehors,
lorsqu'elles se produisent dans le sommeil et
HALL
670 —
1IAMA
veulent qu'il y ait maladie pour qu'il y ait hal-
lucination.
Quelque définition que l'on adopte, il est au
moins un phénomène que tous s'accordent à
appeler du nom d'hallucination ; c'est la sensation
sans objet extérieur qu'un homme éveillé et
malade rapporte à un objet qui n'existe point.
Le dissentiment recommence entre les meilleurs
auteurs, lorsqu'il s'agit de savoir comment l'hal-
lucination se produit. Les uns prétendent que
l'hallucination a toujours pour point de départ
une modification organique soit du cerveau, soit
des organes propres à chaque sens, et voient en
elle une action du physique sur le moral. D'au-
tres, au contraire, croient qu'elle résulte de l'ac-
tion du moral sur le physique et que l'halluciné
n'entend, par exemple, des paroles résonner à
son oreille, que parce qu'il conçoit avec une
vivacité extraordinaire les idées exprimées par
ces mots; c'est la force de sa conception qui
produit la sensation dont il devient la dupe. Il
en est enfin qui acceptent concurremment l'une
et l'autre explication et distinguent deux sortes
d'hallucinations, les unes, qu'ils appellent quel-
quefois sensorielles, où un mouvement organique
impose à l'esprit une sensation mensongère, les
autres, qu'ils nomment psychiques ou psijcho-
sensorielles, où c'est l'esprit qui provoque le phé-
nomène organique.
Les opinions sont encore partagées sur cette
question : l'hallucination peut-elle coexister avec
la raison, ou est-elle folle par elle-même"? Il ne
s'agit pas de savoir si un homme qui a des hal-
lucinations doit être considéré absolument
comme un fou; car il est constant que des hal-
lucinations peuvent ne pas empêcher un homme
de se conduire raisonnablement de tous points,
et personne surtout ne regardera comme un fou
celui qui, une fois et sans récidive, est dupe
d'une hallucination. Mais on demande si l'hal-
lucination elle-même est folle, si l'halluciné, au
moment où il est halluciné et autant de fois
qu'il peut l'être, est semblable à un fou, est fou
réellement d'une folie passagère. Le plus grand
nombre admettent en effet la folie de l'hallu-
cination, même quand elle se produit une seule
fois chez l'homme le plus sensé.
Quant à la nature de la modification organique.
morbide ou anormale et à la façon dont elle se
produit, ce sont des questions qui intéressent
sans doute la psychologie, mais qu'elle n'a pas à
résoudre. Il lui appartient au contraire d'expli-
quer, s'il est possible, comment l'esprit peut être
dupe de ces sensations abusives. Lorsque tous
nos sens sont ouverts dans la veille et dans la
santé, nous rapportons tout naturellement les
sensations que nous éprouvons à des objets exté-
rieurs que nous jugeons tels que nous les voyons.
Il n'y a le plus souvent ni erreur, ni cause d'er-
reur. Cependant, même alors, nous sommes dupes
quelquefois de l'apparence et décidons que l'ob-
jet de nos sensations est tel que nous le voyons,
lorsqu'on réalité il est différent. C'est ce qu'on
appelle les illusions des sens; mais rien n'est
plus aisé que de les corriger en contrôlant un
sens par un autre ou par le même sens mieux
informé. Lorsqu'un choc à la tête nous a fait
voir une lumière éclatante, nous ne la jugeons
pas extérieure, parce que nous connaissons la
cause qui a ébranlé le cerveau; mais si nous
dormons et n'avons pas conscience de dormir, il
est naturel, nécessaire, logique même que nous
croyions à la réalité extérieure des objets que nos
sensations représentent en l'absence de tout con-
trôle. De même, si la fièvre fouette le Bang dans
le cerveau, 1rs sensations mensongères qui en
résultent ont une telle intensité qu'elles peuvent
l'emporter sur celles que provoquent les objets
réels ; et nous accordons confiance aux images
dont la vivacité est le garant, trompeur sans
doute, mais habituel de leur véracité. Nous nous
trompons alors en vertu de la même loi qui
nous guide ordinairement dans la foi que nous
ajoutons au témoignage de nos sens. S'agit-il
d'hallucinations ou d'illusions qui ont leur point
de départ dans l'esprit lui-même et non dans
les organes, le phénomène est également com-
préhensible. Lorsque nous pensons fortement
un objet, nous l'imaginons, mais pas avec assez
de vivacité pour ne pas savoir que cette image
intérieure n'est qu'un reflet de notre pensée.
Cependant, si nos sens sont fermés comme dans
le sommeil, si la fièvre ou quelque maladie
cérébrale rend le cerveau plus prompt à repro-
duire à sa manière les pensées de l'esprit, alors
l'image acquiert une telle vivacité que le ma-
lade la prend pour une sensation provoquée par
un objet extérieur et dénature les objets qu'il
voit réellement pour les accommoder à l'idée
qui l'absorbe; ainsi le fou qui se croit roi entend
des flatteries qu'aucune bouche ne prononce et
prend sa chaise pour un trône et ses serviteurs
pour des courtisans.
L'hallucination peut se produire dans chacun
des cinq sens externes séparément, dans plu-
sieurs, ou même dans tous à la fois, avec d'au-
tant plus de facilité que les hallucinations d'un
sens provoquent celles d'un autre. L'halluciné
qui voit Dieu lui apparaître est tout prêt à l'en-
tendre parler. Les hallucinations les plus fré-
quentes sont celles de l'ouïe, puis celles de la
vue. Plusieurs raisons peuvent rendre compte
jusqu'à un certain point de la plus grande fré-
quence des hallucinations de l'ouïe relativement
à celles de la vue. D'abord les sensations vraies
de l'ouïe ont généralement peu d'intensité; au
contraire, les fausses sensations de l'ouïe peu-
vent acquérir une intensité qui dépasse même
celles des sensations véritables. Il en est au-
trement de celles de la vue. Une image vue en
songe ou dans le délire ne peut avoir de couleurs
plus brillantes que la lumière elle même; mais
si le sang bat violemment près du tympan, tout
le monde sait quel énorme bruit en résulte. Et
puis nos pensées se traduisent plus aisément et
plus rapidement en paroles qu'en images. Tout
le monde parle intérieurement sa pensée, il est
donc compréhensible que ces paroles intérieures
retentissent facilement comme une voix véritable
qui frapperait l'oreille dans le délire du rêveur,
du fébricitant ou du fou.
Il y a même des hallucinations ou tout au
moins des illusions qui affectent non pas les
sens externes et leurs organes spéciaux, mais
le sens et la partie du système nerveux qui nous
font ressentir l'état de nos viscères. Celles-là
sont d'autant plus fréquentes et plus faciles à
comprendre, que la sensation de la douleur est
plus puissante sur l'esprit que l'image ou le
bruit, et que dans les profondeurs intestines du
corps le contrôle est au moins difficile.
On pourra consulter sur le sujet de cet article
la plupart des ouvrages indiqués à l'article Folie
et le traité spécial de M. Brierre de Boismont :
des Hallucinations, Paris, 1852, in-8. A. L.
hamann (Jeai Georges) était un de ces es-
prits que leur humeur et leur imagination ren-
dent impropres à la vie active en même temps
qu'aux grands travaux intellectuels; qui, en
s exagérant les exigences de la société, ne savent
pas s y faire une place digne de leurs talents, et
qu'une fausse indépendance expose à tous les
il la \ ie solitaire. Né à Kcenigs-
■ n 1730, il élud.a d'abord 1 1 théologie, qu'il
HAMA
— 671
HAMA
quitta bientôt pour le droit, auquel il ne de-
meura pas plus fidèle. Après avoir essayé quel-
que temps du métier de précepteur, il se fit
commis négociant. Envoyé à Londres par la mai-
son à laquelle il s'était attaché, il se jeta tête
baissée dans les plaisirs et les excès de tout
genre. Tombé dans la plus grande détresse, la
lecture de la Bible, jointe aux remords, le releva,
et produisit en lui une entière régénération
morale et religieuse (1758). Renonçant alors au
commerce, il retourna dans la maison pater-
nelle, et reprit ses études. De 1763 à 1782, il
occupa, dans l'administration des douanes de sa
ville natale, un très-modeste emploi, qui lui
donnait à peine de quoi vivre avec sa nombreuse
famille. Admis à la retraite, il se vit réduit à
uq état voisin de l'indigence, d'où le tira,
en 1784, un noble jeune homme de Munster,
M. François Buchholz, grand admirateur de ses
écrits. Ses derniers jours furent doux et honorés;
il mourut en 1788.
La carrière littéraire de Hamann fut longtemps
tout aussi obscure que sa vie. Quelques esprits
d'élite seulement, Kant, Herder, Goethe, Jean-
Paul, Jacobi, l'apprécièrent, quelques-uns même
au delà de sa valeur. Goethe le comparaît, il y
a cinquante ans, à Vico, longtemps méconnu
comme lui. Herder, qui fut un des premiers à
lui rendre justice, en parlant du petit écrit,
publié par Hamann en 1762, sous le titre de
Croisades d'un philologue, dit. de lui : « Le phi-
lologue a beaucoup lu, et il a lu longuement et
avec goût, mulla et multum; mais les parfums
de la table éthérée des anciens, mêlés à des va-
peurs gauloises et à des émanations de l'humour
britannique, ont formé autour de lui un nuage
qui l'enveloppe toujours, soit qu'il châtie comme
Junon, lorsqu'elle épie son époux adultère, soit
qu'il prophétise comme la Pythonisse, lorsque
du haut du trépied elle révèle en gémissant les
inspirations d'Apollon. » Herder, en jugeant ainsi
Hamann, imite le style et la manière de celui-ci.
Hamann est en général obscur et plein d'enthou-
siasme comme les prophètes. Goethe (dans sa
Vie. liv. III) compare les écrits de Hamann aux
livres Sibyllins, que l'on ne consultait que quand
on avait besoin d'oracles. « On ne peut les
ouvrir, dit-il, sans y trouver chaque fois quel-
que chose de nouveau, parce que chaque page
nous frappe diversement et nous intéresse de
plusieurs manières. »
Hamann est un de ces esprits que l'on peut
ignorer entièrement, sans rien perdre d'essen-
tiel du mouvement philosophique et littéraire
auquel ils se sont trouvés mêlés, mais qu'on ne
saurait fréquenter et étudier sans en retirer un
grand profit, et sans prendre un vif intérêt à
leur commerce.
Ses écrits, très-nombreux, sont de peu d'é-
tendue, la plupart de véritables rapsodies dans
le sens antique, feuilles volantes comme celles
delà sibylle de dîmes; brochures d'occasion,
pleines d'allusions aux choses et aux hommes
du moment, et, à cause de cela, très-souvent obs-
cures et indéchiffrables. 11 avouait, sur la fin de
sa vie, que beaucoup de passages de ses œuvres
étaient, avec le temps, devenus inintelligibles
pour lui-même. La plupart de ses écrits ont des
titres singuliers, tels que Mémoires de Socrate,
les Nuées, Croisades du philologue, Essais à la
mosaïque (en français), Apologie de la lettre
H, Lettre perdue d'un sauvage du Nord, Essai
d'une sibylle sur le mariage. Lettres hiérophan-
tiques, Golgotha et Scheblimini, etc. Ils se rap-
portent à presque toutes les grandes questions
de littérature, de théologie, de philosophie,
agitées à cette époque, et reproduisent fréquem-
ment les mêmes idées sous d'autres formes. Ils
sont pleins d'expressions originales, outrées,
d'images singulières, tour à tour sublimes et
grotesques, de tournures bizarres, quelquefois
triviales et de mauvais goût. Son originalité,
comme penseur, est plus dans la forme que dans
le fond; son style est un mélange de celui de
Rabelais, de celui de Swift et de la Bible. L'iro-
nie et le sérieux se disputent constamment la
place dans ses écrits, et la première l'emporte
presque toujours. Jean-Paul compare le style de
Hamann à un torrent qu'une tempête refoule
vers sa source, et dit -qu'il fut tout à la fois
un enfant et un héros.
Hamann est plutôt un curieux sujet d'étude
psychologique que d'histoire, et un phénomène
littéraire plutôt qu'un philosophe remarquable.
Comme penseur, le Mage du Nord, ainsi qu'il
se plaisait à s'appeler lui-même, moitié par
ironie et moitié sérieusement, faisait de l'oppo-
sition contre l'esprit de son siècle, comme Rous-
seau, contre la philosophie spéculative en gé-
néral, comme Jacobi, et, vers la fin, contre la
philosophie de Kant en particulier. Sa pensée
philosophique est, pour l'essentiel, semblable à
celle de Rousseau, de Herder, de Jacobi, avec la
foi historique et une grande orthodoxie de plus.
Vue de près cependant, son orthodoxie était plus
apparente que réelle : c'était une sorte de gnos-
ticisme, d'interprétation allégorique, souvent
très-arbitraire. Une foi littérale n'était à ses yeux,
surtout dans les derniers temps de sa vie, qu'un
honteux lamaïsme, comme il le disait en con-
fidence à Jacobi [Œuvres de Jacobi, liv. III,
p. 504), en se servant d'une expression de mépris
qui brave l'honnêteté.
Tantôt il reconnaît, toute la dignité de la rai-
son et lui attribue une autorité souveraine,
comme étant l'expression de la sagesse divine;
tantôt, et plus ordinairement, la confondant avec
la simple faculté de raisonner d'après l'expé-
rience, il lui oppose la conscience, la foi, la ré-
vélation. « Il faut, dit-il quelque part, plus que
de la physique pour interpréter la nature : la
nature est un mot hébreu, composé seulement
de consonnes auxquelles la raison doit ajouter
les voyelles. » Ailleurs [Œuvres, t. VI, p. 16) il
demande : « Qu'est-ce que la raison, avec sa pré-
tendue certitude et son universalité? Qu'est-elle
autre chose qu'un être de raison, une vaine
idole, que la superstition de la déraison décore
d'attributs divins? » Dans les Nuées, il dit : « La
raison est sainte, juste et bonne ; mais elle ne
peut nous donner que le sentiment de notre
ignorance. »
Cette ignorance est celle de Socrate. Dans le
petit écrit intitulé Mémoires socratiques, Ha-
mann commente ainsi les paroles de ce philo-
sophe, confessant son ignorance : « Les mots,
dit-il, comme les chiffres, tiennent leur valeur
de la place où ils se trouvent; et leur prix,
comme celui des monnaies, varie selon les temps
et les lieux. » Le mot de Socrate : « Je ne sais
rien, » adressé à Criton, avait un tout autre
sens que lorsqu'il s'adressait aux sophistes, qui
prétendaient tout savoir, et qui étaient les sa-
vants de l'époque. « L'ignorance de Socrate,
continue-t-il, était du sentiment. » Or, entre le
sentiment et un théorème; il y a une plus grande
différence qu'entre un animal plein de vie et un
squelette. Cette ignorance, c'est de la foi. Notre
propre existence, l'existence de toutes choses-,
est l'objet de la foi et non de la démonstration.
Ce qu'on croit n'a nul besoin d'être démontré, et
réciproquement, il y a telle proposition à la-
quelle on ne croit pas même après l'avoir prouvée.
La loi n'étant pas le produit de la raison, n'a
IIAMA
— 672 —
HA MI
rien à eianï-re de ses attaques. On croit comme
on voit, par cela seul qu'on croit. L'ignorance de
Socrate était parfaitement calculée sur l'état de sa
nation et de son temps; il voulait ramener ses
concitoyens du labyrinthe de la prétendue science
des sophistes à une vérité cachée à une sagesse
secrète, au culte du Dieu inconnu.
C'est la mission aussi que s'imposa Hamann.
Il se compare au lis de la vallée, qui exhale
dans l'obscurité le parfum de la vraie connais-
sance. La vraie philosophie, selon lui, a pour
objet de nous faire comprendre le sens véritable
de la révélation. Il admet, il est vrai, une triple
révélation : Dieu s'est révélé dans la nature,
dans l'homme et dans la Bible. Le livre de la
création renferme des exemples d"idécs générales
que Dieu a voulu faire connaître à la créature
par la créature; les livres saints contiennent des
articles secrets que Dieu a voulu révéler à
l'homme par des hommes. La nature et l'histoire
sont les deux grands commentaires de la parole
divine; les opinions des philosophes sont des
leçons diverses de la nature, et les doctrines des
théologiens des variantes de l'Écriture ; mais
l'auteur est toujours le meilleur interprète de
ses paroles. La parole divine peut seule nous
donner l'intelligence de la nature et de l'histoire.
Il faut presque autant de sagacité et de divi-
nation pour comprendre le passé, que pour lire
dans l'avenir. Le passé ne peut s'expliquer que
par le présent, et le présent ne peut se com-
prendre que par la prévision des destinées fu-
tures.
Il compare la raison à l'aveugle devin de
Thèbes prophétisant d'après les signes que lui
l'ait connaître sa fille, et borne toute sa puissance
à l'interprétation de la nature et de l'histoire au
moyen de la parole de Dieu manifestée dans les
révélations ; mais cette conviction ne l'empêche
pas de donner pleine carrière à sa philosophie,
ou, pour mieux dire, à son imagination spécula-
tive, et son enthousiasme l'entraîne volontiers
dans les erreurs du panthéisme. Il abonde en
passages comme ceux-ci : « Le dogme de l'in-
carnation est le symbole de l'unité de la nature
humaine et de la nature divine.... Toutest divin,
et tout ce qui est divin est en même temps hu-
main.... Si l'on considère Dieu comme la cause
de tous les effets sur la terre et dans le ciel,
chaque cheveu sur notre tête est aussi divin que
le béhémoth de la Bible. Tout est divin, et dès
lors la question de l'origine du mal n'est plus
qu'une dispute de mots, une vaine discussion
scolastique.... (Œuvres, t. IV, p. 23.) Tout est
plein de Dieu ; la voix du cœur, la conscience,
c'est l'esprit de Dieu.... Le chrétien seul qui vit
en Dieu, est un homme vivant, un homme
éveillé ; l'homme naturel est plongé dans le
sommeil. Plus cette idée de l'analogie de l'homme
avec Dieu est présente à l'esprit, plus nous
sommes capables de voir sa bonté dans la créa-
ture.... Dieu est le seul véritable objet de
nos désirs et de nos idées; tout le reste n'est
que phénomène, comme disent les philosophes,
sans trop savoir ce qu'ils disent. » Il considérait
cependant Dieu comme un être personnel, essen-
tiellement individuel, et croyait à la providence
la plus spéciale avec une foi vive et sincère.
Le principe de sa philosophie était le principe
de l'identité ou de la coïncidence des extrêmes
opposes, qu'il confessait avoir pris au philosophe
martyr, Jordan Bruno, le principe de l'unité
idéale de toutes les oppositions réelles. « Ha-
mann, dit Jacobi, réunit presque tous les extrê-
mes; ii a toujours poursuivi la solution de toutes
les contradiction'; par la foi. » Le principe de la
coïncidence de Bruno, dit-il lui-même, vaut
mieux que toute la critique de Kant, à laquelle
il reproche de séparer violemment ce que la na-
ture a réuni, et de ne produire que des abstrac-
tions vaines. Pourquoi opposer l'entendement à
la sensibilité, la raison à l'expérience, qui ont
même racine, et tendent à une même lin? l.o
principe de la connaissance est, selon lui, identi-
que avec la raison d'être. L'idéalisme et le réa-
lisme ne sont que deux faces d'un même sys-
tème, ainsi que la nature humaine se compose
d'un corps et d'une âme. 11 y a de même, dans
le sens élevé, identité entre la foi et la raison,
entre la raison et l'Écriture, entre la religion et
la philosophie, en tant que la pensée divine se
manifeste par l'une et par l'autre.
Il y a du vrai dans les objections de Hamann
contre la philosophie de son temps, et en parti-
culier contre l'idéalisme critique; mais ces
mêmes objections ont été bien mieux présentées
par Jacobi, et les doctrines positives qu'il oppose
au rationalisme sont exposées avec trop peu de
précision et trop peu motivées pour être discu-
tées sérieusement. C'est ce qui explique pour-
quoi, malgré sa célébrité posthume et l'origina-
lité de son esprit, la plupart des historiens de la
philosophie allemande ne font pas même men-
tion de lui, ou ne le nomment qu'à la suite de
Herder et de Jacobi. On ferait cependant un
livre très-curieux, en réunissant dans un volume
ce que renferment de plus intéressant ses nom-
breux écrits, et surtout sa correspondance. Les
œuvres de Hamann ont été recueillies et pu-
bliées chez Rennier, de 1821 à 1843, à Berlin,
en 8 vol. in 12. ' J. W.
HAMILTON (William), philosophe écossais,
né à Glasgow en 1788, descendait en ligne di-
recte de la famille historique du même nom.
Son aïeul et sonpèreétaientdes médecins estimés,
et le dernier avait une chaire à l'Université. Après
ses premières études, il fut envoyé au collège de
Balliol à Oxford, grâce à une de ces fondations
si nombreuses en Angleterre, et dont Adam Smith
avait profité avant lui. Après y avoir obtenu de
grands succès, et y avoir prisses grades, il revint
en Ecosse et se fixa à Edimbourg. Son goût le
portait vers la philosophie; mais comme il ne
pouvait vivre des satisfactions qu'elle lui procu-
rait, et qu'elle ne lui en promettait guère d'au-
tres, en un pays où elle était à peine enseignée
dans un très-petit nombre de chaires, il entra au
barreau. Il y resta obscur pendant sept ans, de
1813 à 1820, et ne cessa durant ces longues an-
nées d'étudier les maîtres de sa science favorite :
il les choisit un peu partout, s'appliqua particu-
lièrement à Aristote, parmi les anciens, à Reid
et à Kant parmi les modernes, non sans faire de
fréquentes excursions chez les scolastiques, qu'il
apprit de bonne heure à ne pas dédaigner. C'est
alors que la chaire de philosophie morale devint
vacante par la mort de Th. Brown. Il espéra un
moment remplacer le successeur de Dugald
Stewart; mais ce fut un poète, Wilson, qui l'em-
porta. En revanche, l'année suivante il obtint, à
la même université, la chaire de droit civil et
d'histoire, grâce au suffrage de ses confrères du
barreau, à qui appartenait la nomination. Les de-
voirs de cette fonction n'avaient rien de pénible,
et lui permirent de continuer ses travaux. 11
commençait alors à se l'aire connaître, non par
des ouvrages de longue haleine, pour lesquels
il eut toujours une répugnance invincible, mais
par une série d'articles qui parurent dans la
Revue d'Edimbourg, de 1829 à 1839, et dont
quelques-uns, malgré l'indifférence de ses com-
patriotes, le désignèrent à l'attention des philo-
sophes allemands et français. Aussi, lorsque en
1836 la chaire de logique et de métaphysique
H AMI
— 673
HAMI
devint vacante, il se présenta à l'élection avec
des témoignages imposants. Cousin déclarait
([ne personne en Europe ne connaissait aussi bien
Aristote, et Brandis que la philosophie euro-
péenne était intéressée à sa nomination. Malgré
ette assistance, il faillit encore échouer, et à
peine nommé, il dut lutter contre le mauvais
vouloir des administrateurs qui prétendaient lui
l'aire enseigner à la fois les deux sciences qu'il
devait, professer, et lui imposer un cours ou la
métaphysique et la logique fussent combinées : il
obtint pourtant de consacrer une année à cha-
cune d'elles, et rédigea pour cet objet les leçons
de métaphysique et de logique qui ont été re-
trouvées manuscrites dans ses papiers, et publiées
par ses élèves. Ce travail fut écrit une fois pour
toutes, et Hamilton ne se faisait pas scrupule de
se répéter dans chacun de ses cours ; sauf quel-
ques exceptions, ses auditeurs étaient plus dis-
posés à apprécier une sorte de prédication, moi-
tié religieuse, moitié morale, que des recherches
sur les questions les plus abstraites de la psycho-
logie et de la logique. Hamilton eut ainsi des
loisirs pour préparer son édition des œuvres de
Reid, qui parut enfin en 1847 avec des notes et
des dissertations qui sont des morceaux de pre-
mier ordre. Mais par un caprice inexplicable, il
refusa d'achever son travail, et l'interrompit au
milieu d'une théorie de l'association des idées. Il
fut encore plus avare de sa prose pour l'édition
de Dugald Stewart, qui, commencée en 1854, s'a-
cheva avec peine après sa mort, et sans qu'il
contribuât beau coup à la rendre intéressante. Mal-
gré ce parti pris de ne rien achever, et cette
horreur des gros livres, il avait justement mérité
une place très-honorable dans l'école écossaise,
dont il fut le dernier représentant, lorsqu'il mou-
rut à Edimbourg en 18o6. Si vie paisible et glo-
rieuse fut attristée par les défauts d'un caractère
timide et ombrageux, et en même temps avide
de louanges. La moindre critique le froissait
cruellement; il y répondait avec amertume, dé-
fendait ses opinions avec passion, et surtout se
montrait jaloux de revendiquer ses découvertes.
La polémique qu'il soutint avec de Morgan, sur
des questions ou la logique et. les mathématiques
sont engagées, ne brille pas par la courtoisie ; il
y est sans pitié pour l'erreur ou l'ignorance,
c'est-à-dire pour toute assertion contraire à ses
idées. Toutefois, il a toujours gardé dans sa dis-
cussion de la philosophie de Cousin, le ton d'un
adversaire plein de déférence et d'admiration.
Voici la liste de ses ouvrages : Discussions sur
la philosophie, Edimbourg et Londres, 1866,
troisième édition. Plusieurs morceaux de ce re-
cueil ont été traduits en 1840, par M. L. Peisse,
sous le titre de Fragments de philosophie, et
enrichis d'une excellente préface. Leçons de mé-
taphysique, ibid., 1861, publiées après sa mort,
par ses élèves MM. Mansel et Veitch. 11 ne fau-
drait pas, sur la foi du titre, chercher dans cet
ouvrage des principes de métaphysique ; la doc-
trine d'Hamilton ne comporte guère ce genre de
spéculation : en tout cas il ne l'a pas abordé,
pas plus que la morale ou l'esthétique, et ces
deux volumes traitent de la psychologie. Leçons
de logique, publiées par les mêmes éditeurs, et
comprenant un cours complet de cette science.
Ces deux traités n'ont pas été traduits en fran-
çais. 11 faut y joindre les éditions déjà signalées
de Reid et de Dugald Stewart; les dissertations
de la première sont, avec quelques arti les des
DiscussioJis, les morceaux les plus achevés qu'ait
produits Hamilton. En somme on peut regretter,
avec un critique, qu'il ait trop lu, et pas assez
écrit. De [dus sa philosophie manque d'unité : on
cherche en vain le lien systématique qui en unit
DICT. PHILOS.
les fragments : la critique y tient plus de place
que la théorie ; l'histoire y déborde en longues
citations et en listes interminables de témoins
souvent très-inconnus. Deux points cependant
dominent : la théorie de la connaissance, et la
logique; nous nous y arrêterons dans cette brève
analyse.
Pour savoir quel est l'objet de la connais-
sance, ses conditions et sa portée, il faut d'abord
comprendre ce que l'on doit entendre par la
conscience. A en croire certains philosophes, et
surtout les Écossais, la conscience est une faculté
distincte des autres et qui se borne à percevoir
les opérations de l'âme. C'est une erreur que
n'ont pas commise Aristote, ni Descartes, ni
Locke. Connaître et savoir que l'on connaît,
voilà deux propositions qui logiquement sont
distinctes, mais qui réellement sont identiques.
Une opération mentale n'est ce qu'elle est que
par rapport à son objet : c'est par là qu'elle est
distincte d'une autre; c'est par là qu'elle est dé-
terminée, spécifiée dans sa nature, et marquée
dans son individualité. Si l'objet disparaît, elle
s'évanouit; comment donc pourrait-on la perce-
voir, sans percevoir du même coup cet objet;
comment le rapport serait-il conçu, sans les
deux termes ? Il faut donc admettre que « tout
acte intellectuel est une modification de la con-
science, et que la conscience est le terme géné-
ral qui désigne l'ensemble de nos forces intellec-
tuelles. » Elle atteint par delà l'acte de l'esprit
la chose même qui en est le terme : une seule
et même intuition réunit le moi et le non-moi.
Quand nous percevons le monde extérieur, nous
en avons conscience; quand nous imaginons
une chimère, comme un hippogriphe, elle est
tout à la fois l'objet de l'acte et l'acte lui-même:
« SI vous me refusez la conscience de l'hippogri-
phe vous me refusez la conscience de l'acte qui
l'imagine ; j'ai conscience de zéro, je n'ai pas du
tout conscience. » Ainsi la conscience n'est pas
une faculté, mais la forme essentielle de tous les
actes de l'âme ; elle n'est pas bornée aux opéra-
tions de notre activité, mais elle en embrasse
les objets; bref, elle est l'intelligence tout en-
tière avec ses deux affirmations inséparables,
que l'on peut isoler en les tirant du jugement où
elles sont confondues, mais qui ne vont jamais
l'une sans l'autre, celles du moi et du non-moi.
Il n'y a ni plus ni moins dans la connaissance :
« J'ai conscience de deux existences par une
même et indivisible intuition. » Sans doute nous
avons d'autres facultés intellectuelles : la liste
en est même assez longue : les unes sont con-
servatrices comme la mémoire, reproductrices
comme la suggestion et la réminiscence, repré-
sentatives comme l'imagination, élaborât rices
comme la comparaison, l'analyse et la synthèse,
le jugement, le raisonnement, et enfin régula-
trices comme la raison ou le sens commun : mais
tout ce travail d'esprit s'exerce sur les seules
données immédiates que nous trouvons dès l'a-
bord en opposition mutuelle, et en relation, celle
du sujet et celle de l'objet. Cette simple analyse,
à la supposer exacte, nous découvre donc les
deux seules choses que nous puissions connaître
directement, l'âme et la matière ; les conditions
mêmes de tout acte intellectuel, à savoir : l'op-
position, la relation, la différence, puisque les
deux termes ne sont entendus que l'un par l'au-
tre ; et enfin le principe même de toute certi-
tude, puisqu'au-dessus de cette intuition primi-
tive il n'y en a pas d'autre qui puisse servir de
contrôle. Toute la philosophie d'Hamilton n'est,
ce semble, que le développement de cette pre-
mière observation. Son point de départ est le
même que celui de Fichte : mais là où l'un n'a-
43
HAM1
674 —
HAMl
Îierçoit que le sujet, l'autre discerne l'objet;
'un ne peut atteindre la nature que car une
déduction; l'autre la trouve «imprimée dans
l'esprit des hommes avec une conviction égale à
celle de l'existence de leur esprit. »
Mais il y a un mot qu'on s'inquiète de ne pas
trouver dans cette analyse, et qui ne peut être
banni si sommairement de la philosophie : c'est
celui d'infini, d'absolu, de Dieu. Hamilton va-t-il
trouver quelque moyen de l'introduire dans sa
philosophie ? Découvrira-t-il l'absolu en nous-
mêmes, ou dans la nature? Non. Il n'y a rien de
plus dans la conscience que ces deux réalités,
toutes deux finies et relatives; il n'y a rien de
plus dans la philosophie « que l'observation des
phénomènes et la généralisation qui en infère des
lois ». Kant a déjà essayé de la délivrer de cette
obsession de « la chose en soi » ; mais il n'a pas
achevé son œuvre; s'il interdit à la raison la
puissance d'atteindre l'absolu dans sa réalité ob-
jective, il lui laisse encore celle de le penser;
ou plutôt il le transporte, sous le nom de caté-
gories de l'entendement,' et d'idées de la raison,
dans l'intelligence humaine : « il a tué le corps
de l'absolu, mais il n'en a pas exorcisé le fan-
tôme. » Non-seulement, pour notre esprit, l'ab-
solu n'a pas de réalité objective, mais encore «il
n'est pas même susceptible d'une affirmation
subjective ». C'est une collection dénégations,
unies entre elles par ce seul lien qu'elles sont
également incompréhensibles, et représentées
par un seul mot. Il importe d'écouter avec at-
tention Hamilton sur ce point si grave de sa
doctrine.
Le propre de la pensée, on l'a vu^ c'est de
tout saisir sous la condition de la différence, et
de la relation : la connaissance n'est elle-même
qu'un rapport entre deux termes, et tout objet
connu est par là même distingué d'un autre,
et en même temps distingué du sujet qui le
connaît. Résumons ce fait en cette formule : la
pensée conditionne tous ses objets. C'est dire
qu'il n'y a pour elle que des choses finies et re-
latives. Mais, comme elle ne perçoit rien que
sous forme d'une opposition, et que toujours en
face d'un terme connu, il y a pour elle son con-
traire, elle peut opposer au fini et au relatif,
seuls objets de connaissance, l'infini et l'absolu,
c'est-à-dire à ce qu'elle connaît quelque chose
d'inconnu, au concevable l'inconcevable. De là ces
deux mots, que les philosophes ont répétés dans
leurs plus hautes spéculations : l'infini et l'ab-
solu. Si on les compare, on trouve qu'ils sont
contradictoires, et si on les considère chacun en
particulier, qu'ils ne désignent rien de com-
usible. En effet, par absolu on devrait en-
tendre ce qui est parfait, achevé, complet, et
par suite «ce qui e<t diamétralement oiposé à
l'infini »; d'un côté l'idée de quelque chose de
limité; et de l'autre celle d'une chose qui n'a
pas de limites, qui ne se termine pas, qui n'est
is définitivement achevée : ces deux idées
'•nt donc une antinomie ; mais elles ont
l'une et l'autre cela de commun qu'elles excluent
toute condition : l'une c'est l'inconditionnel sans
limite, et l'autre le limité sans conditions. On
peut donc les réunir, quoique inconciliables, dans
l'unité supérieure de ce qu'il faut appeler Vin-
litionnel. Mais « cette conception n'a rien de
positif; elle n'a pas une unité réelle et intrinsè-
que, car elle combine l'absolu et l'infini, <
ires en eux-mêmes, dans une unité relative
non commun de leur incompré-
hensibilité ». Les philosophes parlent mal quand
lentifient l'absolu et l'infini, et donnent in-
dis!: 'un ou l'autre pour objet à la
uve qui établirait la réalité de
l'un, détruirait du même coup celle de l'autre.
S'il y a de l'absolu, tout est limité, et s'il y a de
l'infini, rien n'est absolu. Hésitante entre ces
deux affirmations, qui lui paraissent également
impossibles, et dont cependant l'une est néces-
sairement vraie, notre pensée se confine dans
une sphère où tout est soumis à des conditions,
et la philosophie, si elle n'est la science de l'ab-
surde, est la science du conditionné. Si on laisse
de côté cette subtile dialectique, qu'Hamilton
oublie lui-même parfois, en confondant les deux
idées, on pourra prouver la relativité de la con-
naissance, par des raisonnements plus conformes
au langage ordinaire. D'abord la pensée ne peut
nchir de la conscience sans se détruire, et
à. moins qu'on ne prenne au sérieux l'intuition
intellectuelle de Scnelling, il faut confesser que
ce qui est hors de la réflexion est aussi hors de
la science, et n'y peut être introduit sans contra-
diction. La pensée de l'absolu sera donc accom-
pagnée de conscience; mais la conscience à son
tour n'est possible que par l'antithèse du sujet et
de l'objet, connus seulement par leur corrélation,
et se limitant réciproquement. L'absolu pensé de-
vient donc relatif, relatif à nous qui le pensons, et
à tout le reste dont nous le distinguons : la pensée
se confond dans l'effort qu'elle tente pour échap-
per à ses conditions. Ensuite, sous quelle forme
atteindrait-elle l'absolu? Est-ce sous celle du
temps ou de l'espace, de la cause ou de la sub-
stance? mais le temps, à supposer que ce soit
autre chose qu'une simple conception, n'est ni
absolu, ni infini : il n'est pas absolu, puisqu'il
est impossible de le concevoir comme achevé,
ni dans son tout ni dans un seul de ses instants ;
« et de se représenter un absolu commencement
ou une fin absolue du temps, c'est-à-dire un
commencement et une fin en dehors desquels il
n'y aurait plus de temps». L'infini dans le temps
ne peut mieux se comprendre: on ne pourrait
le réaliser que par une addition infinie de temps
finis, qui demanderait elle-même pour s'accom-
plir l'éternité. Et d'ailleurs qu'est-ce qu'un in-
fini qui a un avant, un après, si ce n'est la tri-
ple contradiction d'un infini fini, d'un infini
commençant, et, pour comble, de deux infinis
coexistants. Ainsi, pour parler le langage d'Ha-
milton, le temps ne peut être conçu ni comme
inconditionnellement limité, ni comme incondi-
tionnellement illimité. On en peut dire autant
de l'espace. Quant à la cause, il est vraiment
étrange qu'on associe à ce mot celui d'absolu,
qui y répugne, comme son contraire. Une cause
n'est-elle pas relative à ses effets? C'est pour
eux qu'elle existe, elle est un moyen de les pro-
duire, et si on la considère d'une façon abstraite,
elle est inférieure à eux : car elle n'existe que
pour eux, et même par eux. Elle est moins nar-
faite que tous ses effets réunis, et moins réelle
qu'un seul d'entre eux; car elle dépend de lui,
sans lui elle n'existe pas, en tant que cause, et
] ar suite « elle n'est jamais, elle devient tou-
jours» . Aussi, les philosophes qui, malgré cette
parole de Scnelling, que l'idée de l'absolu et
celle de l'activité sont comme les deux pôles op-
posés, ont imaginé la cause absolue. ont-il«,
comme Cousin, déclaré la création nécessaire.
à-dire en réalité, divinisé le monde. Tel
est le sort des systèmes qui proposent pour but
suprême de la spéculation cet absolu « qui,
semblable à l'eau du tonneau des Danaïdes, s'é-
chappe toujours comme une négation et s'en-
gloutit dans les abîmes du néant ». On s'épar-
gne ces contradictions en maintenant la pensée
dans la considération des choses finies, qu'elle
ut dépasser, et qui sans doute sont les ma-
nifestations d'une existence incompréhensible.
HAMI
— 675
HAMI
Car il ne faut pas s'imaginer qu'Hamilton
amoindrit la philosophie pour ébranler la vérité
religieuse. Tout au contraire, c'est le souci de
cette vérité qui lui fait craindre que la raison
humaine ne la mette en risque : il croit sincè-
rement sans doute la rendre certaine en la mon-
trant inintelligible. Si on lui dit qu'il donne des
armes contre la religion, il répondra par une
hymne au dieu incornu et fera comparaître
comme témoins en sa faveur, les théologiens et
les philosophes les plus pieux. « Le domaine de
notre foi, ajoutera-t-il, peut être plus étendu
que celui de notre connaissance. » Puis il relèvera
sous le nom de croyance ce qu'il a détruit sous
le nom de connaissance, et poussera l'illusion
jusqu'à déclarer que sa critique ouvre la porte
toute grande à la conception d'un Dieu : « Cette
conscience même que nous avons de notre im-
puissance à rien concevoir au delà du relatif et
du fini nous inspire, par une étonnante révéla-
tion, la croyance à l'existence de quelque chose
d'inconditionnel au delà de la sphère de la réa-
lité compréhensible. » Étonnante révélation en
effet qui doit éclairer un esprit incapable de
l'entendre.
Voilà nos connaissances bien nettement bor-
nées d'un côté. De peur «que la lumière qui
vient du ciel ne nous égare », Hamilton l'a
éteinte. En verrons-nous plus clair ici-bas en
nous-mêmes, et dans le monde extérieur? Nos
connaissances, qu'il restreint, vont-elles gagner
en profondeur ce qu'elles ont perdu en étendue?
tant s'en faut. Dans la sentence portée contre
l'absolu^ sont implicitement contenus le moi et
la matière; et dans ces deux sphères il faut,
comme dans l'autre, « exorciser le fantôme de
l'absolu ». L'absolu dans l'homme, c'est la sub-
stance, la cause, l'être, l'âme, n'imrorte le nom ;
et dans la nature c'est encore quelque principe
permanent qui explique et produit les phénomè-
nes. Or Hamilton n'admet pas que nous ayons
un moyen de regarder par delà les faits « les
choses en soi ». Sa philosophie de l'inconditionné
ne permet pas ces indiscrétions ; et le « grand
principe de la relativité de la connaissance »
nous condamne à ignorer ce que peuvent être le
moi et la matière, considérés comme sujets.
Saus doute il ne peut pas y avoir de con-
science sans un sujet conscient, mais qu'est-ce
qu'un sujet? «C'est, dit Hamilton, la base in-
connue de l'existence phénoménale ou manifes-
tée. » L'âme ne peut être définie qu'a poste-
riori et par ses phénomènes. « Ce qu'elle est en
elle-même, c'est-à-dire à part de ses manifesta-
tions, philosophiquement nous n'en savons rien.»
Nous n'avons aucune perception de la substance
ni de la cause, et l'analyse de Maine de Biran
est fausse : la conscience ne nous révèle dans
l'acte du mouvement ou de l'effort que deux
phénomènes ; leur rapport et leur génération
restent absolument inconnus. Si nous nous re-
gardons nous-mêmes comme des causes, c'est
que nous ne pouvons penser une existence qui
commence ou qui finit d'une manière absolue.
Il semble donc qu'avec de tels principes Hamil-
ton doive donner son assentiment à la doctrine
de Hume, de Kant et de leurs successeurs, et
considérer le moi comme un groupe ou comme
une série de phénomènes. Mais ce grand logi-
cien déconcerte par ses inconséquences toutes
les prévisions les mieux fondées. Suivant lui, il
y a dans la conscience trois faits primordiaux :
« Celui de notre existence mentale ou substan-
tialité, celui de notre unité mentale ou indivi-
dualité, celui de notre identité mentaie ou per-
sonnalité.... Les diverses modifications dont Je
moi a conscience sont accompagnées du senti-
ment de l'intuition ou de la croyance, n'importe
le nom, que le moi, le sujet pensant existe. »
De la même façon nous sommes sûrs « que ce
moi n'est pas une simple modification ni une
série de modifications de quelque autre sujet,
mais qu'il est lui-même quelque chose de diffé-
rent de toutes ses modifications et une entité
subsistant en soi-même ». L'identité est affir-
mée de la même façon, et Kant est sévèrement
repris pour avoir transformé ces attributs réels
du moi en conditions subjectives de la pensée.
Voilà comment, grâce à la ressource de la
croyance, Hamilton trouve le moyen d'analyser
le fait de conscience comme Hume, et de con-
clure comme Maine de Biran. Même contradic-
tion apparente à propos de l'existence de la ma-
tière. Dans tout acte de conscience, dit Hamil-
ton, il y a la conviction que je suis, et que quel-
que chose, qui diffère de moi, existe; l'esprit
et la matière nous sont donnés ensemble et
dans une coêgalité absolue : l'un ne précède pas,
l'autre ne suit pas, et dans leur mutuelle rela-
tion chacun est également dépendant et égale-
ment indépendant ; mais des deux côtés nous ne
percevons que des phénomènes, et des phéno-
mènes de l'inconnu; nous ne savons pas ce
qu'est la matière, et nous ignorons ce qu'est l'es-
prit. On ne peut guère parler autrement quand
on se fait gloire d'avoir posé le grand axiome
de la relativité de la connaissance. Mais Hamil-
ton sait mieux que personne où ce principe le
conduirait, s'il n'avait quelque moyen de s'en
séparer à propos. Il superpose donc à cette psy-
chologie sceptique une théorie de la perception
qui lui permette de maintenir la réalité du
monde, et même de nous attribuer de ce côté
une connaissance que nous ne pouvons nous
flatter d'avoir : il divise les qualités de la ma-
tière en primaires et secondaires, comme ses
prédécesseurs, et même il met entre les unes et
les autres un troisième groupe, celui des quali-
tés secondo-primaires. Les premières sont aper-
çues telles qu'elles sont dans les corps, et pour-
raient même se déduire de l'idée de l'espace :
tels sont l'impénétrabilité, le nombre, la gran-
deur, la figure, la mobilité, la position ; ce sont
bien les attributs des choses, et non pas seule-
ment leurs effets sur nous. Mais alors pourquoi
répéter que nous ne connaissons rien d'absolu,
rien d'existant en soi et pour soi, et que nous
ignorons absolument ce qu'est la matière? Si
nous en percevons les qualités, « telles qu'elles
sont dans les corps », que pouvons-nous désirer
de plus? Les philosophes qui se montrent en ce
point les plus complaisants ne donnent certai-
nement pas à l'esprit le pouvoir de saisir la sub-
stance matérielle, indépendamment de ses qua-
lités, et Hamilton, comme le lui reproche jus-
tement Stuart Mill, semble se contredire : ou
toute connaissance est relative, et alors nous ne
percevons pas les qualités de la matière « en
elles-mêmes », ou nous les percevons de cette
façon, et alors nous connaissons absolument ces
qualités, et même cette substance. En somme,
Hamilton oscille sans cesse entre Reid et Kant-
on dirait, à l'entendre, qu'il va nous ôter tout
ce que celui-ci nous refuse, et tout à coup il
nous rend même plus que l'autre ne nous_ avait
accordé. Dieu ne peut être pensé, mais il doit
être cru ; le moi n'est que l'ensemble « des états
dont j'ai conscience » ; mais le sentiment nous
en révèle l'unité et l'identité; la matière « n'est
qu'un nom commun pour une certaine série
d'apparences qui se manifestent en coexistence »;
mais nous connaissons ses qualités primaires en
elles-mêmes, et les secondo-primaires en elles-
mêmes encore, et dans leurs effets sur nous; la
HAMI
676 —
HAMI
raison n'est qu'une faculté régulatrice, mais le
fci'ns commun prononce des jugements «catho-
liques », nécessaires, parce que nous les pro-
nonçons tous, et que nous prononçons tous parce
qu'ils sont nécessaires. Cette doctrine n'a pas
une assiette bien fixe; elle déroute les prévi-
sions même dans ses parties secondaires; on
s'étonne, par exemple, d'entendre Hamilton pro-
clamer bien haut qu'une pensée dont nous n'a-
vons pas conscience est un pur néant, et d'autre
part, fournir les observations les plus ingénieu-
ses a l'appui de la thèse des perceptions incon-
scientes. Mais on est surtout étonne qu'il ait pu
fonder sur une croyance des convictions qu'il
enlève à la connaissance. Si nous croyons à l'ab-
solu, ou nous avons conscience de cette affir-
mation spontanée, ou nous n'en savons rien :
dans le second cas, on n'a pas le droit d'en par-
ier; si au contraire nous en avons conscience,
Hamilton est obligé, pour être conséquent à sa
propre doctrine, de convenir que nous avons en
même temps conscience de l'objet de cette
croyance, c'est-à-dire que nous connaissons Dieu.
Ces objections lui ont été opposées par Stuart
Mill ; on pourrait lui en faire beaucoup d'autres,
et sur la façon dont il entend l'absolu, et sur les
raisons qu'il allègue pour le proscrire de la pen-
sée. Il suffit de remarquer que cette théorie, si
favorable au scepticisme empirique, ne l'a pas
plus satisfait, qu'elle ne contente le dogmatisme
spiritualiste. C'est qu'Hamilton, en ruinant la
science du surnaturel, la regarde pourtant comme
fa seule vraie; en bornant notre connaissance
au relatif, il ne croit pas la rendre plus posi-
tive : il gémit de la trouver si courte, et l'appelle
une nescience ; il est à la fois certain qu'il y a
une réalité supérieure aux faits, et désespéré de
ne pouvoir l'atteindre; il ne peut être approuvé
de ceux qui n'ont à aucun degré cette certitude,
et professent, non pas l'impuissance de l'esprit,
mais la vanité de ses prétendus objets. Hamil-
ton condamne la métaphysique tout en la glori-
fiant, ses adversaires ne la jugent ni possible ni
«'ésirable. Reid et Dugald Stewart n'ont jamais
franchement reconnu à l'intelligence le pouvoir
de s'élever au-dessus des faits de l'ordre contin-
gent; Hamilton accepte comme un principe de
méthode ce qui chez eux était une règle de
prudence; il donne la théorie de leur timidité ;
il termine par le scepticisme un mouvement
commencé contre le scepticisme; il est le der-
nier des Écossais, parce qu'il est le plus consé-
quent, et qu'il avait puisé dans l'étude de la lo-
gique, où il n'a pas de maîtres en ce temps, des
i; bitudes de rigueur qui ne lui permettaient
pis de s'arrêter à moitié chemin.
Hamilton, en effet, a eu la passion de la logi-
que en un temps où elle n'était pas en faveur;
il l'a étudiée non-seulement dans les ouvrages
d'Aristote, mais encore chez les plus obscurs
écrivains du moyen âge dont les noms, oubliés
depuis des siècles, reparaissent à chaque page
de ses livres. Il n'est pas de titre qu'il n'eût
s icrifié à l'honneur d'avoir fait faire des proj
à une science que son fondateur passe pour avoir
achevée en la créant: il en a certainement fixé
l'objet, il a proposé des innovations notables à
plusieurs de ses théories les plus importantes, et
quoique le sujet n'ait rien d'attrayant, il est juste
de ne pas négliger des travaux si difficiles et si
rares.
On éprouve souvent quelque peine à distin-
f;uer la logique de la psychologie, quoique dans
a pratique on reconnaisse du premier coup
qu'une question appartient à l'une ou à l'autre
uo ces deux sciences; il semble qu'on soit entre
d'.ux alternatives : ou la logique est la science
de la pensée, et alors elle est un des chapitres
de la psychologie; ou elle est l'art de bien pen-
ser, et alors elle n'est plus une science, et, ce qui
est bien plus grave, elle tient mal les promesses
de son titre. Kant a déjà tranché la difficulté
en distinguant entre la matière et la forme de la
connaissance, ou, si l'on veut, entre l'acte in-
tellectuel et l'objet qui en est le terme. Hamilton
accepte ses idées, et les pousse à l'extrême ; sui-
vant lui la logique a pour objet la pensée, mais
envisagée seulement dans sa possibilité formelle,
abstraction faite de toute application à un objet
déterminé. C'est une sorte de géométrie des con-
ditions de l'activité intellectuelle ; la psycholo-
gie, au contraire, considère la pensée concrète,
vivante, tout à la fois matière et forme. De plus^
ce n'est pas toute la pensée qui appartient au
logicien : il ne peut retenir pour lui les actes
immédiats, les intuitions des sens et de la con-
science, inséparablement associées à leurs objets,
variant de forme avec eux ; il se borne à l'étude
des opérations discursives, qui supposent un
travail d'élaboration et quelque comparaison. La
logique se reconnaît donc à deux caractères :
elle^étudie les lois formelles de la pensée; elle
les étudie seulement dans les opérations discur-
sives, telles que l'abstraction, la généralisation,
le raisonnement. Elle n'est donc pas un art,
mais tout au contraire la plus abstraite de toutes
les sciences. Sans doute beaucoup de logiciens,
à commencer peut-être par Aristote, lui ont assi-
gné un autre objet, la découverte ou la démons-
tration de la vérité. Mais Hamilton n'est pas au
dépourvu quand on allègue contre lui l'histoire,
et il extrait de ses notes une série de témoigna-
ges qui lui donnent raison. Il admettra pour-
tant à côté de cette science pure « une logique
modifiée, qui considère la pensée non pas comme
déterminée par ses lois nécessaires et universelles,
mais comme affectée par les conditions empiri-
ques sous lesquelles elle s'exerce actuellement. »
Une des premières conséquences de cette dé-
finition, c'est de mettre hors de la logique pure
tout ce qui n'est pas nécessaire comme procédé
intellectuel, et tout ce qui concerne la vérité et
l'erreur. L'induction que les scoiastiques appel-
lent imparfaite, c'est-à-dire « une certaine infé-
rence » fondée sur l'expérience et sur cette con-
viction que la nature est conforme et constante,
n'aura donc plus rien de commun avec la logi-
que. « La logique en fait de principes ne connaît
que les lois de la pensée ; sa sphère est celle de
la pensée nécessaire et non de la probabilité. »
Mais il y a pourtant un raisonnement inductif
distinct de cet expédient empirique, et digne de
figurer à côté du raisonnement deductif. Il a été
entrevu par Aristote, désigné par les scoiasti-
ques et par Wolf; c'est un vrai syllogisme, très-
différent de celui qu'on étudie dans les écoles :
il n'a de commun avec lui que sa rigueur, et sa
dépendance du principe de l'identité. Ce principe
peut en effet s'énoncer sous deux formes : 1° Ce
qui appartient ou n'appartient pas au tout con-
tenant appartient ou n'appartient pas à chacune
des parties contenues : voilà la règle de la dé-
duction ; 2" ce qui appartient ou n'appartient
pas à toutes les parties constituantes appartient
ou n'appartient pas au tout constitué : c'est la
règle de l'induction. Le mouvement logique de
la pensée consiste donc à descendre des attri-
buts du tout à ceux des parties, et à monter de
l'idée des parties à celle du tout; mais ces deux
mouvements sont successifs, et, ayant de descen-
dre, il faut avoir monté. 11 n'y a pas d'autre
procédé ; il n'y a pas d'autres règks : « Tout ce
qui les dépasse ou les viole, dépasse ou viole la
brique. » 11 y a donc un syllogisme inductif;
H AMI
— 677 —
H A MI
en voici le type : cet aimant, cet autre et cet
autre encore attirent le fer, cet aimant et cet
autre, etc., sont conçus comme tous les aimants
sensibles, comme le genre même ; donc tous les
aimants sensibles attirent le fer. On fera des
objections à ce mode de raisonnement ; on dira
que la mineure est fausse, puisqu'elle met en
équation quelques-uns et tous. Mais qu'importe
au logicien? pour lui cette proposition ne signifie
pas ce qui est, mais ce qui est pensé; la chose
fût-elle impossible, elle est conçue, et c'est assez.
Toutes les autres inductions auront cette forme,
ou ne seront pas des raisonnements : elles ne
peuvent être correctes qu'à condition de poser
l'égalité des parties et du tout; c'est une con-
viction intellectuelle hors de laquelle il n'y a
plus qu'un procédé boiteux, et un expédient à
l'usage du philosophe et du physicien. On pourra
aussi dire, comme Aristote le fait déjà entendre,
qu'il n'y a pas de moyen terme dans ce syllogisme,
puisque toutes les parties sont identiques au
tout; mais Hamilton maintiendra qu'il y a une
différence entre la pensée des individus et celle
du genre. Enfin les scolastiques scrupuleux
reprochent à l'argument d'être de la troisième
figure, puisque le moyen est deux fois sujet, et
de conclure par une proposition universelle affir-
mative, contre les règles de cette figure. Hamil-
ton pourrait les satisfaire en convertissant la
mineure, ce qui ramènerait le syllogisme à la
première figure et au mode Barbara; mais il
s'en garderait bien, car toute la force logique du
raisonnement se trouverait perdue, et les parties,
au lieu d'être contenues dans le tout, le contien-
draient. Bref, il y a là un mode de raisonne-
ment tout à fait distinct de la déduction, dis-
pensé d'en suivre les règles, et en résumé un
syllogisme. Si Hamilton n'hésite pas à maintenir
la régularité de son syllogisme inductif, bien qu'il
ne rentre dans aucune des figures admises comme
correctes, c'est qu'il a bouleversé toute l'ancienne
législation du syllogisme. 11 a commencé par
réformer la théorie de la proposition, qui sert de
fondement à celle des modes et des figures. On
sait que pour distribuer les propositions en leurs
diverses espèces, les logiciens classiques tien-
nent compte à la fois de leur qualité et de leur
quantité, et distinguent par là les universelles
affirmatives et négatives, et les particulières des
deux mêmes qualités. Mais ils n'ont jamais tenu
compte pour estimer la quantité que de l'exten-
sion du sujet, qui peut être entière ou restreinte;
quant à celle de l'attribut, ils ont posé en axiome
qu'elle était entière dans les proportions néga-
tives et bornée dans les propositions affirmatives.
Hamilton prétend que l'attribut est toujours
pensé avec une quantité déterminée, et que cette
quantité est infiniment plus variable que Jes
scolastiques ne l'ont pensé. Par exemple il y a des
propositions affirmatives où l'attribut est pris
universellement ; tous les hommes sont respon-
sables, voilà une assertion qui dans l'esprit
équivaut à celle-ci : tous les hommes sont tous
les êtres responsables. Réciproquement il y a des
propositions négatives dont l'attribut est pris
particulièrement : ainsi on peut dire de l'homme
qu'il n'est pas q uelque animal, certain animal, ce
qui constitue un attribut particulier dans une
proposition négative. En somme, on doit tenir
compte ici encore des idées de tout et de partie,
qui sont des créations de l'esprit, et n'ont
qu'une valeur formelle. Or, on peut affirmer
ou nier un tout, ou une partie, d'un autre tout ou
d'une autre partie, c'est-à-dire affirmer tout l'at-
tribut de tout le sujet ou d'une partie du sujet,
ou bien une partie de l'attribut de tout le sujet
ou d'une partie du sujet; on peut nier suivant
les mêmes relations, il y aura donc quatre pro-
positions universelles : 1° la loto-totale, où le
sujet et l'attribut sont également universels : les
triangles sont des polygones de trois côtés, c'est-
à-dire tous les polygones ; 2° la loto-partielle, où
l'attribut seul est particulier : les rectangles sont
des parallélogrammes, c'est-à-dire quelques pa-
rallélogrammes ; 3° la parti-totale, où l'attribut
seul est universel : certaines figures sont des
triangles, c'est-à-dire tous les triangles ; 4° la
parti-partielle, où l'attribut et le sujet sont éga-
lement particuliers; certains triangles sont des
figures, c'est-à-dire certaines figures, équilaté-
rales. On peut facilement étendre cette distribu-
tion aux propositions négatives, et l'on obtiendra
ainsi huit sortes de propositions, soit les quatre
que l'ancienne logique avait reconnues sous
d'autres noms, et quatre entièrement nouvelles.
On voit par là que les règles consacrées de la
conversion se trouvent singulièrement simplifiées.
Grâce à ce qu'Hamilton appelle la. quantification
de l'attribut, il est démontré que toute proposi-
tion, même la particulière-négative, peut se con-
vertir : il suffit dans tous les cas de conserver à
l'attribut, devenu sujet, la quantité qu'il a tou-
jours, sinon dans l'expression, du moins dans la
pensée.
La théorie du syllogisme se trouve donc mo-
difiée, sinon entièrement renouvelée, non pas
dans la distribution des figures, mais dans le
nombre des modes possibles ou concluants. On
sait que les logiciens, en vertu des combinaisons
possibles de quatre propositions pour former un
syllogisme, ont reconnu qu'on peut les arranger
de soixante-quatre manières : c'est une opéra-
tion d'arithmétique qui ne souffre pas d'erreur.
Mais s'il y a réellement huit sortes de proposi-
tions, ce n'est pas soixante-quatre modes, c'est
cinq cent douze qu'il faut reconnaître, et comme
ils peuvent affecter trois figures, sinon quatre,
on voit de suite à quel nombre considérable de
formes déductives on est forcément conduit.
Mais ce n'est pas tout : Hamilton a fait une autre
découverte, il s'est avisé que tout syllogisme
peut être considéré de deux façons, suivant l'ex-
tension ou la compréhension. Ainsi ce syllo-
gisme : Tous les hommes sont mortels, Pierre est
un homme, donc Pierre est mortel, est l'ex-
pression d'une déduction par extension. Mais on
peut tout aussi bien dire : Pierre est un homme,
tous les hommes sont mortels, donc Pierre est
mortel. Il n'y a pas là une simple transposition
de la mineure; il y a un type de déduction dif-
férent du premier. En effet, dans le syllogisme
extensif, le moyen terme est homme, il contient
le mineur Pierre, et est à son tour contenu
dans le majeur mortel; au contraire, dans le
second syllogisme, qu'on appellera intensif, le
terme Pierre est devenu le majeur, car il con-
tient l'attribut homme, lequel à son tour con tient le
terme mortel, devenu le mineur; ainsi en passant
de l'un à l'autre de ces deux raisonnements, on
voit la quantité des termes tout à fait interver-
tie : le plus particulier devient le plus universel
et réciproquement; au lieu d'être contenu dans
le moyen, il le renferme à son tour, et le sens
de la copule est se trouve tout différent : Pierre
est contenu dans le genre des hommes, dit-on
dans le premier syllogisme : Pierre contient
l'attribut homme, voilà ce qu'on affirme dans le
second. Il faudra donc tenir compte de cette
complication, omise par l'ancienne logique, et
augmenter d'autant le nombre des formes possi-
bles. Mais ce n'est pas seulement une question
de nombre. En effet, Hamilton soutient non-
seulement que beaucoup de formes très-légitime»
ont été négligées, mais encore que parmi celles
HAMI
— 678
HARD
qui ont été reconnues et condamnées, il en est
de très-correctes. Pour n'en citer qu'un exemple,
sur les dix modes sensibles de la première fi-
gure, les logiciens en condamnent six : deux
entre autres parce qu'ils auraient une mineure
négative, et qu'alors l'attribut de la conclusion
nécessairement négative serait pris universel-
lement, tandis qu'il aurait figuré dans la ma-
jeure, proposition affirmative, à titre d'attribut,
c'est-a-dire de terme particulier. Mais cette règle
tombe avec cet axiome que l'attribut d'une propo-
sition affirmative est nécessairement particulier;
et en fait, ce raisonnement, dont la mineure est
négative, est très-correct : la modération est la
condition de la vertu ; or, le fanatisme n'est pas
la modération, donc le fanatisme n'est pas la
condition de la vertu. Le majeur est dans la
majeure avec toute son extension : la modéra-
tion est toute la condition de la vertu ; il peut
donc être dans la conclusion avec la même quan-
tité. Niera-t-on cette proposition? On accordera
du moins que la modération est quelque condi-
tion de la vertu, et alors rien n'empêche de
conclure que le fanatisme n'est pas quelque con-
dition de la vertu, en dépit de l'axiome qui dé-
crète l'universalité de tout attribut d'une propo-
sition négative. Ainsi au lieu de quatre modes
concluants, Hamilton en compte trente-six, dont
douze sont affirmatifs, et il en admet un égal
nombre pour les deux autres figures, en excluant
la quatrième qui n'a aucun fondement rationnel.
On ne saurait passer sous silence, mal-
gré l'aridité du sujet, cette tentative de ré-
former une science, si souvent proclamée par-
faite : sans la discuter à fond, il est bon d'énon-
cer quelques réserves. Il y a dans ces subtiles
analyses plus d'une erreur, et plus d'une illu-
sion d'amour-propre, dans la prétention d'avoir
causé une révolution en logique. Hamilton a
voulu bannir de cette science tout ce qui con-
cerne la matière de la connaissance, et la borner
aux lois de la pensée ; il a poussé ce scrupule à
l'extrême : voilà pourquoi il n'admet dans la
logique qu'une induction stérile, un raisonne-
ment par énumération complète, qui n'a rien
d'instructif, et en tout cas ne mérite pas le nom
de syllogisme ; voilà pourquoi il ne considère
dans les termes d'une proposition que la notion
formelle de leur quantité, leurs relations de
tout et de partie, et veut oublier que nos affir-
mations portent sur des choses et non pas sur
des rapports de contenant et de contenu : pour
lui, parler et penser, c'est classer, et non pas
connaître. De là des propositions si contournées
que jamais l'esprit humain n'a songé à pronon-
cer, et qui parfois ne sont ni intelligibles ni
vraies. Aussi la réforme de la théorie du syllo-
gisme, annoncée par lui en termes tranchants,
ne doit pas être accueillie sans des corrections
qui la réduiraient à un ingénieux complément
de Yorganon; il est même à craindre qu'elle ne
soit au fond très-opposée au progrès de la science,
puisqu'elle complique hors de propos une doc-
trine qui tout au contraire aurait besoin d'être
simplifiée. Les Leçons de logique ne remplace-
ront donc pas les Analytiques d'Aristote, et ne
changeront rien d'important aux principes qui y
ont été posés pour toujours ; mais Hamilton n'a
pas eu cette ambition : il a voulu compléter ce
monument et non le renverser; et si tout ce
qu'il propose d'y ajouter ne peut être admis sans
discernement, il y a un grand intérêt à connaî-
tre ses inventions, alors même qu'on les tient
pour suspectes. La logique pure n'est pas en
grand crédit; c'est faire preuve d'un grand ca-
ractère que d'y consacrer tant de talent; c'est
aussi montrer une singulière puissance d'esprit
que de trouver des idées nouvelles dans une
matière qui passe pour épuisée.
On peut consulter sur la philosophie d'Hamil-
ton : L. Peisse. Fragments de philosophie par
William Hamilton, Paris, 1840; — Préface. Ra-
vaisson, Fragments de philosophie de Hamilton,
Revue des Deux-Mondes, 1er novembre 1840; —
Ch. de Rémusat, Hamilton, Revue des Deux-
Mondes, 1er avril 1856, 1er mars 1860 ; — P. Janet,
Hamilton et Sluart Mill, Revue des Deux-Mon-
des, 15 octobre 1869; — Stuart Mill, Examen de
la philosophie de William Hamilton, traduit
par M. Cazelle, Paris, 1869 ; — Baynes, Nouvelle
analytique des formes logiques, Edimbourg,
1850 (anglais); — Ch. Waddington, Essais ds
logique, Paris, 1857 ; — Ch. de Rémusat, Racon,
sa vie, so7i temps, Paris, 1857, p. 316; —
J. Lachelier, de Nalura syllogismi, Paris, 1871,
p. 24; — Mansel, la Philosophie du conditionné,
Londres (anglais) ; — Masson, Nouvelle philoso-
phie anglaise, Londres, 1867 (anglais); — M' Cosh,
État présent de la philosophie morale en An-
gleterre, Londres, 1868. E. C.
HARDOUIN (Jean) naquit en 1646, à Quim-
per, où ses parents avaient un commerce de
librairie. Ses études terminées, il entra dans la
Compagnie de Jésus après deux années d'é-
preuves et d'examen, professa quelque temps la
rhétorique, succéda, en 1685, au P. Garnier, en
qualité de bibliothécaire du collège de Clermont,
et mourut dans l'exercice de cette fonction, le
3 septembre 1729, à l'âge de quatre-vingt-trois
ans.
Le P. Hardouin s'était livré^ dès sa jeunesse,
avec uhe incroyable passion a l'étude des lan-
gues savantes, de l'histoire, de la philosophie,
de la numismatique et de la théologie. Son savoir
était prodigieux, et son habileté comme critique
non moins éminente. Il a laissé des éditions de
Thémistius et de Pline le Naturaliste, qui sont
de véritables chefs-d'œuvre d'érudition, et une
collection des conciles, qui restera, malgré des
lacunes regrettables, et bien que surpassée de-
puis par Mansi, comme un des plus beaux mo-
numents élevés à la science ecclésiastique. Ce-
pendant, il faut le dire, ce qui a contribué le
plus à perpétuer la mémoire du P. Hardouin, ce
ne sont pas les services rendus par ce savant
jésuite à la critique et à l'histoire, mais ses
étranges hypothèses et son goût du paradoxe,
qu'il a poussé jusqu'à [l'extravagance. C'est le
P. Hardouin qui a découvert, dans sa Chronolo-
gie expliquée par les médailles, que l'histoire
ancienne a été recomposée entièrement dans le
xme siècle, à l'aide des ouvrages de Cicéron, de
Pline, des Épîtres d'Horace et des Géorgiques,
seuls monuments, à son avis, qu'on ait de l'an-
tiquité. Il était persuadé, et il a essayé à diver-
ses reprises d'établir que YËnéide n'est pas de
Virgile; que le plan en est défectueux; que la
versification y est hérissée d'épithètes mal choi-
sies, de tournures vicieuses, et de solécismesqui
seraient impardonnables chez un commençant,
et qu'enfin la pensée mère du poëmeest odieuse :
car il tend à glorifier le destin, dont il élève la
fatale puissance au-dessus de celle de Vénus, de
Junon, de JupUer lui-même, et de tous les dieux
de l'Olympe. Le P. Hardouin se montrait tout
aussi sévère à l'égard des Odes d'Horace, sinon
qu'il ne les taxait pas, comme l'Enéide, d'im-
piété. Mais que de vers, à l'entendre, dénués
d'harmonie, et plus voisins de la prose que de la
poésie! Combien d'autres sans césure! Que de
termes détournés de leur acception ! que de n^o-
logismes! que de tournures barbares 1 que d'er-
reurs! 11 est manifeste que ces chants apocry-
! pheSjObjel d'une admiration peu méritée n'ap-
HARD
— 679
1IAUR
partiennent pas à l'époque la plus brillante delà
littérature latine, mais à une ère d'ignorance et
de ténèbres et, pour tout dire, au moyen âge.
Un écrivain aussi paradoxal que le P. Hardouin,
abordant l'histoire de la philosophie, devait y
faire des découvertes non moins merveilleuses
qu'en littérature. C'est ainsi qu'il a trouvé que
l'athéisme est une doctrine beaucoup plus ré-
pandue qu'on ne le croit ordinairement, et qui
a été professée par des philosophes considérés en
général comme très-religieux. Platon, par exem-
ple, est un athée. Ce Dieu, dont il parle comme
étant le bien et le vrai absolu, l'existence pure
dégagée de toute forme, n'est qu'une abstraction
qui ne saurait rien produire, et envers laquelle
nous n'avons aucun devoir. A y regarder de près,
le disciple de Socrate ne reconnaît d'autre di-
vinité que la nature, avec la variété de ses dons
et de ses lumières. De là le voile dont il enveloppe
sa doctrine, qu'il aurait pu enseigner ouverte-
ment, si elle avait eu Dieu pour objet.
Le P. Hardouin va plus loin encore dans le
célèbre ouvrage qu'il a intitulé A lliei detecti.
Là, le dévouement qu'il porte à son ordre venant
redoubler et diriger son goût inné du paradoxe,
il déclare convaincus d'athéisme tous les auteurs
qui, de près ou de loin, ont porté préjudice à la
Compagnie de Jésus. Jansénius ouvre la liste de
ces athées passés maîtres dans l'art de dissimuler
le venin de leur pernicieuse doctrine. Paraissent
ensuite les Oratoriens, André Martin, Thomassin,
Malebranche et le P. Quesnel, puis les écrivains
de Port-Royal, Antoine Arnauld, Pascal, Nicole,
et en dernier lieu l'école cartésienne, représentée
par Descartes, Antoine Legrand et Sylvain Régis.
Le P. Hardouin a une méthode expéditive pour
instruire le procès de ses adversaires. Quand un
philosophe a eu le malheur d'appeler Dieu l'être
des êtres, l'essence infinie, indéterminée, la vé-
rité absolue, la bonté et la raison universelle,
ce philosophe eût-il donné des preuves non équi-
voques de sa foi religieuse, il est classé aussitôt,
par le rigoureux jésuite, au nombre des athées,
pour avoir désigné Dieu par des termes vagues
et abstraits.
Un autre écrit philosophique du P. Hardouin,
sous le titre de Réflexions importantes, est di-
rigé contre certains régents de la Compagnie de
Jésus, qu'il accuse d'enseigner la doctrine de
Descartes. 11 n'a aucune valeur scientifique ; mais
il se termine par une phrase qui mérite d'être
littéralement transcrite, parce qu'elle montre à
quel point l'auteur pousse la naine contre le
chef de la philosophie moderne : « Tout ce que
je souhaite, s'écrie-t-il, c'est qu'à l'avenir, du
moins, on extermine le cartésianisme et le male-
branchisme de nos classes jusques aux moindres
vestiges. Quel service ne rendrions-nous pas à
notre sainte religion, si nos philosophes, au lieu
de suivre ce maudit système, en faisaient entre-
voir le venin et l'horreur dans tous ses points?
Faut-il que nous laissions faire cela à d'autres qui
nous accuseront tôt ou tard, ou d'ignorance, ou
d'indolence bien criminelle?»
Les paradoxes du P. Hardouin eurent beaucoup
de retentissement au xvne siècle, et aucune in-
fluence. Un petit nombre en fut sincèrement
scandalisé ; la plupart n'y virent qu'un jeu d'esprit
sans portée; nul n'entreprit de les défendre, et
la Compagnie de Jésus les désavoua. Ils ne sont
pas dignes d'une réfutation sérieuse, et sans doute
la postérité les aurait oubliés, s'ils étaient moins
extravagants. C'est leur singularité qui a fait
leur fortune, et qui impose à l'historien le de-
voir de ne po.nt les passer entièrement sous si-
lence.
Le P. Hardouin a composé, dans le cours de sa
longue carrière, deux cents ouvrages qu'on trou-
vera indiques dans les Éloges de quelques au-
teurs français par l'abbé Joly, in-8, Dijon, 1742.
Quatre-vingt-douze ont vu le jour. Les principaux
ont été réunis en deux volumes in-!°, publiés,
l'un du vivant de l'auteur, sous le titre d'Operà
sclecta, Amst., 1709; l'autre après sa mort, sous
celui d'Opéra varia, ib., 1733. Ce dernier volume
contient les pièces les plus curieuses, savoir :
1° Athei detecti; 2° Réflexions importantes;
3° Platon expliqué, ou Censure d'un écrit de
M. l'abbé Fraguier ; 4° Pseudo-Virgilius, sive
Observationes m JSneidem ; 5° Pseudo-Horatius,
sive Animadversiones crilicœ in Horatii opéra;
6° Numismata sœculi Theodosiani ; 7° Numis-
mata sœculi Justinianei ; 8° Anlica Numismata
regum francorum. Le scepticisme historique du
P. Hardouin a été réfuté par Bierling, de Pyr-
rhonismo historico, in-8, Leipzig, 1724. On peut
consulter aussi les Mémoires de Trévoux de 1709
et de septembre 1733. C. J.
HARRINGTON (James), auteur d'un ouvrage
intitulé Uceana, où il expose le plan d'un gou-
vernement idéal comme celui que Platon nous
a laissé dans sa République. Thomas Morus dans
son Utopie, et Campanella dans sa Cité du soleil.
Né en 1611 à Upton, dans le comté de Northamp-
ton, il fit ses études à Oxford, passa quelques
années en Hollande, puis visita successivement
le Danemark, l'Allemagne, la France et l'Italie,
cherchant à connaître par ses propres observa-
tions les mœurs, les lois et surtout les institutions
politiques des différents pays qu'il traversait. De
retour en Angleterre, à l'époque de la guerre
civile, il se déclara pour le Parlement, mais avec
une telle modération, que le roi lui donna sa
confiance, le prit à son service et le garda à sa
suite en montant à l'échafaud. Ce fut sous le
gouvernement de Cromwell que, enseveli dans
la plus profonde retraite, il composa son principal
ouvrage, dont la première édition parut en 1656.
Prenant de plus en plus confiance dans ses prin-
cipes, et ne croyant rien faire de plus utile pour
l'humanité que 'de les mettre en pratique, il
forma une société, ou, comme on dit en Angle-
terre, un club de républicains ardents comme
lui, dont la durée se prolongea jusqu'à l'arrivée
du général Monk. Après la restauration, il s'oc-
cupa de réduire ses doctrines en aphorismes, afin
de les rendre plus accessibles à tous les esprits,
et il mettait la dernière main à ce travail, lors-
que, a:cusé de haute trahison, il fut enfermé
dans la tour de Londres, puis transféré à l'île
Saint-Nicolas, et de là à Plymouth, où le chagrin,
d'autres disent une préparation médicale, le fit
tomber dans des accès de délire. 11 mourut à
Westminster, le 11 septembre 1677.
Le but d'Harrington, dans YOceana. n'est pas
seulement de faire connaître sur quels principes
doit être fondée une république parfaite; il se
livre aussi à des recherches souvent très-intéres-
santes sur l'origine, les effets et la valeur relative
des principaux gouvernements. Il passe en revue
la politique ancienne, la politique du moyen âge
et celle des temps modernes. Il fait, sous le voile
de l'allégorie, la critique des hommes et des
institutions de son pays. Ainsi, Oceana désigne
l'Angleterre; Emporium, Londres; Marpesia,
l'Ecosse; Panopée, l'Irlande; Olphœus Megaletor .
Cromwell; Morphée, le roi Jacques I", etc. Le
Protecteur et les Stuarts y sont traités avec une
égale sévérité, et c'est là qu'il faut chercher la
cause de l'accusation dont il a été l'objet et des
persécutions qui hâtèrent la fin de ses jours.
Mais ce qui a fait surtout la réputation d'Har-
rington et recommande son ouvrage à l'intérêt
du philosophe, c'est son plan d'une constitution
IIARR
— 680 —
IIARR
idéale; ce sont les conditions dont il fait dé-
pendre la prospérité et la durée des États. Les
corps politiques, aussi Lien que les individus,
sont subordonnés, selon lui, à des lois générales
et naturelles dont ils ne peuvent pas s'écarter
sans souffrir ou courir à leur ruine. Peu lui
importe la forme extérieure des gouvernements;
mais il fait consister leur perfection dans_ un
équilibre tel, que ni les citoyens, considérés
isolément, ni les classes entre lesquelles ils se
partagent, n'aient d'int. rêt à se révolter, ou, s'ils
ont cet intérêt, que la force leur manque pour
arriver à leurs fins. Cependant après avoir con-
sidéré les inconvénients de la monarchie, soit de
la monarchie absolue, soit de la monarchie tem-
pérée, il conclut que cet équilibre parfait de
fortune et d'influence, qui lui paraît être la pre-
mière condition d'un État bien constitué, ne çeut
se réaliser ni se maintenir que dans une répu-
blique. Le gouvernement d'Oceana est donc un
gouvernement républicain. Les éléments en sont
entièrement démocratiques et représentatifs. Le
pouvoir exécutif et le pouvoir législatif y sont
exercés par délégation. Mais l'élection a lieu à
trois degrés : élections de paroisses, élections de
districts, élections de tribus. De ces élections
sortent à la fois et les députés qui font les lois,
et les magistrats suprêmes chargés de les faire
exécuter. Ces derniers sont au nombre de neuf,
dont chacun a ses attributions particulières. Ce
sont les citoyens eux-mêmes, c'est-à-dire une
véritable garde nationale qui fait le service de
l'armée. Les jeunes gens en sont la partie active;
les hommes mûrs forment les garnisons séden-
taires. Les plus riches entrent dans la cavalerie,
et les plus pauvres dans l'infanterie. La fortune,
dans la mesure où elle est nécessaire pour as-
surer l'indépendance des votes, est la condition
des droits politiques. Voici le jugement que
Montesquieu {Esprit des lofs, liv. XI, ch. vi) a
porté sur ce livre : « Harrington, dans son Oceana,
a aussi examiné quel était le plus haut point de
liberté où la constitution d'un État peut être
portée. Mais on peut dire de lui qu'il n'a cherché
cette liberté qu'après l'avoir méconnue, et qu'il
a bâti Chalcédoine ayant le rivage de Byzance
devant les yeux.» Tous les ouvrages d'Harrington
ont été réunis par Toland en un volume in-f°, et
publiés à Londres en 1700. Le docteur Birch en
a donné, en 1737, une édition plus complète;
enfin il en a paru une troisième en 1747. Il existe
une traduction française de l'Oceana, 3 vol. in-8,
Paris, 1795; ainsi que des Aphorismes , in-12,
ib., an III. Enfin toutes les œuvres politiques
d'Harrington, avec sa biographie, par Toland,
ont été traduites dans notre langue par Henry,
3 vol. in-8, ib., 1789. Voy. les Premiers Essais
de M. V. Cousin.
HARKIS (James), métaphysicien anglais, né
en 1709 à Salisbury, mort en 1780, appartenait à
une des familles les plus honorables de l'Angle-
terre, et avait pour onJe Shaftcsbury, l'auteur
des Caractères, dans la société duquel il puisa
sans doute le goût des études sérieuses. Membre
de la Chambre des Communes, lord de l'amirauté,
puis secrétaire de la reine, et enfin chargé d'une
mission diplomatique en Russie, il consacra aux
lettres le loisir que lui laissaient les affaires. Il
débuta en 1744 par la publication d'un recueil
de traités sur l'Art, sur la Musique, sur la
Peinture, sur la Poésie, sur le Bonheur, qui le
placent partni les philosophes qui ont cultivé
avec le plus grand succès l'esthétique et la mo-
rale. Il publia en 17ôl l'Hermès ou Recherches
sur la Grammaire universelle, ouvrage qui est
le principal fondement de s:i réputation. Conduit
par ses éludes grammaticales à des recherches
sur la métaphysique et la logique, il entreprit
un grand ouvrage où il devait exposer cl rajeunir
la logique péripatéticienne; mais il n'en exécuta
que Ta première partie, qui de\ait être comme
le frontispice d'un vaste monument : c'est le livre
qui parut en 1775 sous le titre assez peu signifi-
catif de Philosophical arrangements. Il termina
sa carrière par un ouvrage qui appartient plus à
la littérature qu'à la philosophie, les Recherches
philologiques, qui ne parurent qu'après sa mort
(1781) : il y traite de l'origine et des principes
de la critique littéraire, puis il passe en revue
et apprécie les plus célèbres écrivains en ce
genre, tant anciens que modernes.
Comme c'est principalement à ses recherches
sur la grammaire générale qu'Harris doit sa ré-
putation, et que c'est à ce titre qu'il doit de
figurer dans ce Dictionnaire, nous donnerons une
analyse succincte de sa Grammaire universelle,
qu'il a intitulée Hermès par honneur pour l'in-
venteur du langage.
« C'est par l'étude de la proposition que doit
commencer la grammaire; car c'est là le premier
élément que donne l'analyse du discours. Mais
la proposition elle-même se résout en mots. On
distingue vulgairement une dizaine d'espèces de
mots ; mais en examinant attentivement ces der-
niers éléments du discours, on reconnaît qu'on
en peut former deux grandes classes : les mots
significatifs par eux-mêmes ou principaux, et
les mots significatifs par relations ou accessoi-
res. Les premiers sont l'objet du premier livre
de l'Hermès; les seconds, du second livre.
« Comme il n'existe que des substances ou des
attributs, les mots principaux ne pourront être
que substantifs ou attributifs. Pour les mots
accessoires, ils servent soit à mieux désigner, à
déterminer les êtres, soit à unir entre eux les
êtres ou les laits : dans le premier cas, ils sont
dits définitifs; dans le deuxième, connectifs.
« Sous le titre de substantifs, il faut comprendre
le nom et le pronom; qui n'est qu'un substantif
secondaire. L'auteur étudie le nom sous le rapport
de ses différentes espèces, de ses différentes pro-
priétés; en parlant du genre, il explique d'une
manière ingénieuse, mais quelquefois subtile, par
quelle assimilation des substances qui n'ont par
elles-mêmes aucun genre ou aucun sexe ont été
assignées au sexe masculin ou au sexe féminin.
« Les attributifs sont d'abord le verbe, qui
exprime soit seulement l'attribut général de
l'existence (c'est le verbe être), soit l'existence
avec un attribut particulier (ce sont les verbes
ordinaires) ; puis l'adjectif et le participe qui
expriment les diverses qualités ou quantités des
êtres, mais sans affirmation. »
En traitant du verbe, Harris donne une théorie
savante des temps, se fondant sur une analyse
approfondie des idées de durée et d'espace ; des
modes, où il s'appuie sur l'analyse psychologique
de la pensée et de la proposition, qu'il distingue
en proposition perceptive et proposition volitive,
la première donnant naissance au mode indi-
catif, la deuxième à tous les autres modes. A
l'appui de ses opinions, il invoque ou discute
l'autorité des plus grands grammairiens de l'an-
tiquité et des temps modernes, Aristote, Apol-
lonius. Théodore de Gaza, Priscicn, Scaliger,
SancUus.
Les adjectifs et les participes ne sont guère
pour lui que des résultats d'abstractions qu'a
subies le verbe : dépouillé de l'affirmation, mais
conservant encore les idées d'action et de tempSj
le verbe donne naissance au participe; dépouille
en outre des idées d'action et de temps, il forme
l'adjectif.
Outre le verbe, le participe et l'adjectif. r;ui
HARR
— 681 —
HART
sont des modificatifs du premier ordre, il est un
second ordre d'attributifs, qui modifient les
attributs eux-mêmes : ce sont les adverbes ou
attributs d'attributs.
Les mots accessoires (qui forment l'objet du
second livre) sont, a-t-on dit plus haut, définitifs
ou connect fs. Les définitifs sont l'article, soit
défini, soit indéfini, qui naît à la fois de l'im-
possibilité où est l'homme de donner un nom à
chaque substance, et de la nécessité où il se
trouve d'individualiser les termes généraux que
sa faiblesse lui a fait créer. A l'article il faut
joindre les mots qu'on appelle improprement
pronoms démonstratifs, possessifs, indéfinis.
La classe des connectifs comprend la con-
jonction et la préposition. La préposition, dans
certaines langues, peut être remplacée par les
cas : ce qui donne lieu à l'auteur d'exposer la
théorie des cas, à parler de leur usage, de leur
nombre.
Dans un troisième livre, Harris traite de quel-
ques questions générales qui ne font plus aussi
essentiellement partie de la grammaire : de la
matière du langage (de la voix, de l'articula-
tion, etc.), de la forme du langage, ou du sens
des mots : envisagés sous ce second aspect, les
mots sont des symboles, et non, comme on l'a
dit, des imitations des choses ou onomatopées ;
ils ont pour mission de représenter des idées
générales bien plutôt que des idées particulières.
L'auteur se trouve par là entraîné à une digres-
sion sur les universaux et sur l'origine des
idées. Il reconnaît que, si l'on considère le point
de départ de nos connaissances, on devra dire :
Nihil est in intellectu quin prius fuerit in
sensu; mais il ajoute que si l'on envisage l'ordre
des choses prises en elles-mêmes, et que l'on
réfléchisse que tout ce qui existe, œuvre de la
nature ou de l'art, n'a pu être produit que par
une cause intelligente et d'après des types pré-
existants, idées intérieures ou innées, on devra
alors retourner l'axiome scolastique, et dire :
Nihil est in sensu quin prius fuerit in intel-
lectu.
Si l'on en croit le docteur Lowth, YHermès de
Harris est le plus beau modèle d'analyse philo-
sophique qui ait été offert depuis Aristote. En
réduisant l'exagération de cet éloge, on peut dire
que cet ouvrage renferme beaucoup d'idées justes,
sur lesquelles l'auteur se trouve d'accord avec
les maîtres de la science, non-seulement chez
les anciens dont il exhume et confronte les té-
moignages, mais chez les modernes, tels que
Port-Royal, Dumarsais, Beauzée, dont il paraît
cependant avoir ignoré les écrits ; qu'on y trouve,
en outre, des idées entièrement neuves, dont
plusieurs, adoptées ou reproduites par Domergue,
de Tracy, de Sacy, sont depuis entrées dans la
science.
Les Arrangements philosophiques, quoique
moins connus, sont cependant aussi dignes d'at-
tention. L'auteur y annonce le modeste dessein
d'exposer les idées des anciens sur la science des
principes en commençant par les idées élémen-
taires; et, en effet, il suit fidèlement le cadre
tracé par Ari-tote dans son traité des Catégories;
mais il relève ces matières arides par d'inté-
ressants rapprochements ou par des recherches
philosophiques qui ne font pas moins briller son
érudition que la profondeur et la subtilité de
son analyse. De ces définitions si stériles en ap-
parence, il tire des conclusions irréfutables
contre les doctrines dangereuses qui, au dernier
siècle, avaient faveur en Angleterre comme en
France, le matérialisme, le fatalisme, l'athéisme.
On le Yùit, Harris, qu'on ne connaît guère que
comme grammairien, doit être compté aussi
parmi les métaphysiciens, et il occupe un rang
distingué entre ces philosophes anglais trop
rares au dernier siècle qui ont professé des doc-
trines spiritualistes.
Les Œuvres de Harris ont été réunies en
4 vol. in-8, Londres, 1780, et en 2 vol. in-4, 1801,
par les soins de son fils, John Harris, comte de
Malmesbury, diplomate distingué. L'Hermès a
été traduit en français par Thurot, sur l'invi-
tation de Garât, alors préposé à l'instruction
publique, et a été imprimé aux frais de l'État,
in-8, Paris, an IV (1797). M. Thurot y a joint un
discours préliminaire, et de savantes notes qui
complètent ou rectifient les idées de l'auteur.
N. B.
HARTLEY (David) naquit à Illingworth en
1704. Il étudia à l'université de Cambridge la
philosophie et la médecine, et s'élant fait re-
cevoir docteur en médecine, il exerça successi-
vement cette profession à Saint-Edmund's-Bury,
à Londres, et à Bath, où il mourut le 28 août
1757. On a de lui plusieurs ouvrages de mé-
decine; mais ce qui a fait sa réputation et lui a
valu une place dans l'histoire de la philosophie,
c'est son livre intitulé Observations sur l'homme,
son organisation, ses devoirs et ses espérances
{Observations on man, lus frame,his dutg and
his expeclalions, in two parts), 2 vol. in-8,
Londres, 1729, réimprimé, en 1791, par les soins
de son fils, avec des notes et des additions tra-
duites de l'allemand de Pistorius, et une es-
quisse de la vie de l'auteur.
Par sa doctrine philosophique et même par
son caractère personnel Hartley a beaucoup
d'analogie avec Charles Bonnet. Ainsi que l'au-
teur de l'Essai analytique sur les facultés de
l'âme, il a essayé de concilier une psychologie
moitié sensualiste, moitié matérialiste, avec des
convictions morales et des croyances religieuses
très-arrêtées. Tous les phénomènes que nous
appelons intérieurs, toutes les modifications de
notre âme peuvent se réduire, selon lui, à deux
classes : les sensations et les idées. Celles-là
sont la source, et la source unique de celles-ci.
La réflexion, que Locke nous représente comme
une faculté distincte d'où dérivent exclusivement
quelques-unes de nos connaissances, n'est rien
qu'un produit de nos sens, et rentre dans les
deux ordres de faits que nous venons de dis-
tinguer. Cependant, malgré l'identité de leur
origine, toutes nos idées ne présentent pas les
mêmes caractères. Les unes se rapportent direc-
tement à des objets sensibles, les autres n'en
présentent que des rapports abstraits et géné-
raux. De là la distinction des idées de sensation
et des idées intellectuelles. Mais il ne faut pas
oublier « que les idées de sensation, pour nous
servir des expressions mêmes de Hartley, sont
les éléments dont se composent toutes les au-
tres». [Observ. on man, Introd.,p. 2.) Par con-
séquent, toute idée générale, tout ce que nous
regardons comme des principes universels et
nécessaires, directement émanés d'une faculté
supérieure, n'est que le résultat d'une association
entre plusieurs notions sensibles. Sur ce point,
Hartley se montre aussi résolu, quoique moins
profond, que Hume, et il est permis de supposer
que sa doctrine n'a pas été sans influence sur
son illustre compatriote. 11 exprime l'espérance
[ubi supra, p. 75 et 76) « qu'en développant et
en perfectionnant la doctrine de l'association, on
pourra parvenir un jour, lui ou quelque autre,
à décomposer cette variété infinie d'idées com-
plexes que nous appelons idées de réflexion ou
intellectuelles, c'est-à-dire à les ramener aux
idées de sensation dont elles sont formées ».
Après avoir établi que toutes nos idées, ou
HART
— 682 —
IIASA
plutôt toutes nos manières d'être, ont leur ori-
gine dans la sensation, Hartley explique la sen-
sation elle-même et tous les faits qui en dérivent
par la vibration des nerfs et du cerveau, sous
l'action d'un fluide particulier, de la nature de
l'éther. Cette hypothèse a été réfutée par Haller,
au point de vue physiologique. En philosophie,
si on la rapproche de la théorie sensualiste à
laquelle elle sert de complément, elle a pour
conséquence inévitable le matérialisme. Cepen-
dant Hartley n'est pas matérialiste. Il reconnaît
expressément « que la matière et le mouvement,
quelque division qu'on puisse en faire, de quel-
que manière qu'on en raisonne, ne donneront
jamais que de la matière et du mouvement ».
En conséquence, il demande qu'on ne tire de
ses paroles aucune conclusion contraire à l'im-
matérialité de l'âme (ubi supra, p. 511 et 512).
Les mêmes principes aboutissent nécessairement
au déterminisme, c'est-à-dire au fatalisme, au
moins dans la sphère des actions humaines : car,
si notre existence tout entière n'est qu'une sim-
ple association d'impressions sensibles, il est
clair qu'il ne reste aucune place pour la volonté,
la liberté. Hartley accepte en partie cette seconde
conséquence de son système ; mais en même
temps il laisse à l'homme tous ses devoirs et
l'espérance d'une autre vie. Pour dissimuler ce
qu'il y a d^e contradictoire entre ces deux opi-
nions, il a recours à une distinction imaginaire
entre la liberté psychologique, qui consiste dans
la faculté de choisir, d'agir d'après des motifs,
et la liberté philosophique par laquelle on en-
tend le pouvoir d'agir ou de ne pas agir dans les
mêmes circonstances. La première, selon lui,
nous appartient réellement, et suffit pour sauver
notre responsabilité morale ; la seconde n'est,
qu'une chimère, également contraire à l'idée de
la toute-puissance et de la prescience divine.
Mais la faculté de faire un choix entre plusieurs
déterminations, n'est-ce pas la même chose que
le pouvoir d'agir ou de ne pas agir? Et si, d'un
autre côté, l'on admet une différence entre la
détermination et le motif qui la provoque,
l'homme ne demeure-t-il pas absolument maître
de ses actions? Il n'y a donc pas de milieu entre
le fatalisme et la croyance à la liberté humaine.
Hartley cherche vainement à s'en défendre, il
est fataliste, et avec d'autant plus de raison, si
l'on se place à son point de vue, que le bien
et le mal moral ne sont pas autre chose, dans
sa pensée, qu'une certaine manière d'exprimer
le rapport de nos actions avec notre bien-être,
ou le bien et le mal physique qui en peuvent
résulter pour nous (ubi supra, p. 196 à 198).
Enfin, quoique nous ne puissions pas, selon
lui, nous élever au-dessus de l'expérience des
sens, et que toutes nos idées générales, tous les
principes que nous donnons pour base à la mo-
rale et à la métaphysique doivent se résoudre
en images sensibles ou en simples sensations, il
reconnaît au-di us de cet univers matériel un
être spirituel, infini, tout-puissant, qui existe de
toute éternité. 11 démontre l'existence de Dieu
par les preuves de Clarke. et ne parait pas
même se douter que cette démonstration est la
ruine de ses propres principes. Mais Dieu, pour
lui, n'est pas seulement la cause unique et uni-
verselle des phénomènes de la nature ; il est
aussi, dans le sens propre du mot, l'auteur des
actions humaines. Le vice et le péché sont des
maux naturels dont il faut chercher la cause
dans la volonté divine; mais le mal est effacé et
comme absorbé par le bien : car le bonheur
universel est la fin de la création. Une doctrine
qui réunit autant de contradictions est, dans
son onsemble, au-dessous de la critique, et se
réfute suffisamment elle-même. Le livre où elle
est exposée est moins un seul ouvrage qu'un
recueil de dissertations entièrement indépen-
dantes les unes des autres, et dont il est im]
sible, sous le rapport de la composition comme
sous le rapport de la pensée, de former un
tout.
HASARD. C'est le nom que nous donnons à
un événement ou à un concours d'événements
qui ne paraît être le résultat ni d'une néces-
sité inhérente à la nature des choses ni d'un
plan conçu par l'intelligence. Le même mot s'ap-
plique aussi à la cause inconnue et imprévue
des faits qui nous offrent ce caractère. « Ceci e>t
un hasard; c'est le hasard qui a fait cela, » di-
sons-nous indifféremment, en parlant d'une même
chose. Le lien qui existe dans notre pensée
entre la cause et l'effet suffit pour expliquer
cette confusion, dont le langage offre plus d'un
exemple. Mais dans l'un et l'autre cas, l'idée que
nous voulons exprimer est une idée purement
négative. En admettant le hasard, nous excluons
à la fois la liberté et la nécessité, c'est-à-dire
l'ordre, la durée, de quelque source qu'ils dé-
rivent; soit qu'ils viennent de l'intelligence ou
d'une force aveugle, mais toujours semblable,
toujours identique à elle-même, qui produit, en
se développant, tous les phénomènes de l'u-
nivers. Aussitôt, en effet, qu'un événement n'est
plus isolé, qu'il se rattache à une série d'autres
événements du même ordre, qu'il est soumis à
une loi constante et générale, et, par conséquent,
qu'il peut être prévu d'avance, il cesse d'appar-
tenir au hasard. Ainsi, même quand on voudrait
enlever à Dieu le gouvernement de la nature,
on ne dirait pas que c'est par hasard que les
arbres fleurissent au printemps, portent des
fruits en automne et se dépouillent de leur feuil-
lage en hiver. Il existe donc entre le hasard et
la nécessité une différence énorme ; et si l'on
ajoute à ces deux idées celle de la Providence,
c'est-à-dire celle de l'intelligence et de la liberté
dans la sphère la plus étendue où elles puissent
s'exercer, on aura tous les points de vue sous
lesquels notre esprit peut concevoir la succes-
sion des événements dans le monde. D'abord ils
nous paraissent comme juxtaposés l'un à l'autre,
ou associés par des rencontres imprévues sous
l'influence d'une cause à la fois passagère et
aveugle : c'est ce que nous appelons le hasard.
Ensuite ils nous semblent être le résultat, le
développement régulier et invariable d'une
force toujours semblable à elle-même, d'une
cause identique et permanente, mais qui n'a pas
la conscience de ce qu'elle est ni de ce qu'elle
fait : c'est la nécessité. Enfin le spectacle de
l'ordre, la permanence et la généralité des lois
de la nature nous conduisent à l'idée de l'intel-
ligence, à celle de la liberté. La notion de cause
fait également le fond de ces trois manières de
concevoir les faits : seulement elle est plus ou
moins complète, selon qu'elle approche plus ou
moins de l'aperception de conscience, où se
trouvent réunies en un seul principe l'intel-
ligence, la liberté et la faculté d'agir. On a
compris sous un même nom, celui de fatalité,
toute cause et toute action d'où la liberté et
l'intelligence sont absentes. Mais il est facile de
voir qu'il y a deux espèces de fatalité, et, par
conséquent, de fatalisme : celui d'Epicure, et
celui des stoïciens. Le premier, en expliquant
l'univers et tout ce qu'il renferme par le choc
accidentel des atomes, ne s'élève pas au-dessus
de l'idée du hasard. Le second vont que tout soit
réglé par un ordre immuable, par une raison
sans conscience et inséparable de la naturj ; il
se fonde sur la nécessite.
HAUS
— 683 —
HEGE
Maintenant la question est de savoir si l'idée
du hasard, telle que nous venons de la [définir,
c'est-à-dire telle qu'elle existe dans le langage
et dans l'histoire de la philosophie, correspond à
quelque chose de réel. Autant vaudrait deman-
der s'il y a des faits, nous ne dirons pas sans
cause, car jamais cette idée ne nous abandonne,
mais sans raison et sans loi; s'il y a des causes,
et, par conséquent, des êtres, sans identité et
sans permanence, sans aucune qualité ni aucun
attribut déterminé, ou, ce qui revient au même,
sans durée. Posé dans ces termes, le problème
est bientôt résolu: car l'idée de loi, et par suite
l'idée d'ordre ou de raison, n'est pas moins es-
sentielle à notre esprit que l'idée de cause, dont
elle est inséparable. La cause ne se distingue
des effets que parce qu'elle est identique, parce
qu'elle est permanente, parce qu'elle est une
dans sa nature, tandis que les effets sont multi-
ples, fugitifs et divers. Or, cette unité de nature
dans une cause, c'est la loi qui préside à son
activité, c'est l'ordre qui en règle tous les ré-
sultats. Il n'y a donc point et il ne peut pas y
avoir de hasard dans le monde. Le hasard,
comme on l'a remarqué depuis longtemps, n'est
qu'un mot sous lequel nous cachons notre igno-
rance relativement à la nature des choses. Yoilà
pourquoi le sens de ce mot, comme nous l'avons
l'ait voir plus haut, est purement négatif. Si nous
connaissions exactement les propriétés des ob-
jets avec lesquels nous sommes en relation; si
nous pouvions nous rendre compte des motifs
qui agissent sur nos semblables et sur les êtres
libres en général, tous les événements que nous
qualifions de fortuits dans l'état présent de no-
tre intelligence, pourraient être prévus ou du
moins expliqués ; l'idée et le nom du hasard
disparaîtraient aussitôt. On conçoit d'après cela
que les progrès de la science diminuent d'au-
tant l'empire du hasard, comme dans le cours
ordinaire de la vie la prudence et la réflexion
diminuent les chances de la mauvaise fortune.
Même dans les faits que la science ne peut pas
atteindre, il y a des retours qui peuvent être
prévus d'une manière presque infaillible. La
statistique et le calcul des probabilités ont donné
et donneront encore des lois aux choses qui nous
paraissent les moins susceptibles d'en recevoir.
On peut consulter sur le Hasard la Physique
d'Aristote, et l'Essai sur les fondements de nos
connaissances de M. A. Cournot, Paris, 1851,
2 vol. in-8.
HAUSCH (Michael Gottlieb), philosophe alle-
mand, né en 1683, à Muggenhahl, près de
Dantzick. Il étudia, comme on le faisait de son
temps, toutes les sciences à la fois, fut reçu en
1709 docteur en théologie, et enseigna quelque
temps à l'université de Leipzig, où il avait fait
ses études. 11 devint un assez grand personnage,
puisqu'il s'intitule en tête de l'un de ses livres,
chevalier de l'Ordre royal de Prusse, conseiller
intime du roi, chambellan, ministre plénipoten-
tiaire à la cour de l'empereur, etc., etc. Sa vie,
du reste peu connue, présente trois circonstan-
ces intéressantes. D'abord il eut la bonne for-
tune d'afheter les manuscrits inédits de Kepler,
et essaya de les publier, mais s'arrêta après le
premier volume qui parut en 1718. Ensuite il
eut avec le célèbre Wolf une querelle assez vive
à propos de logique, et s'attira une semonce,
monitum, de la part de cet orgueilleux person-
nage. Enfin, et c'est là son titre principal, il
fut l'ami et le correspondant de Leibniz, qui lui
écrivit plusieurs lettres sur divers sujets de phi-
losophie, et il s'attacha à propager sa doctrine.
On sait que Leibniz n'a jamais écrit un seul li-
vre où ses idées fussent ordonnées en un sys-
tème régulier, et qu'il est même difficile de re-
construire dans son ensemble cette grande phi-
losophie, dont les différentes parties ont été dis-
séminées. Hausch entreprit de réunir ces frag-
ments épars, et pour en rendre l'unité visible,
il les disposa, à l'imitation de Spinoza, à la ma-
nière géométrique. Tel est le but de son principal
ouvrage: Leibnilii principia philosophiœ, more
geometrico demonstrata..., Francfort et Leip-
zig, 1728. Il y a là, comme dans l'éthique, des
définitions, des axiomes et des démonstrations.
Les définitions y sont bien nombreuses, et l'on
n'en compte pas moins de 275 ; les axiomes au
contraire sont réduits à deux, le principe de
contradiction, et celui de la raison suffisante, et
le tout est terminé par cent quarante-quatre
théorèmes. « Il n'y a rien de moi dans ces dé-
monstrations, dit l'auteur, tout est de Leibniz. »
Il n'est pas sûr pourtant que la doctrine un peu
flottante du maître s'accommode de ces formes
rigoureuses; il y a des idées qu'on ne peut poser
en théorèmes sans les dénaturer. Mais cet essai
n'en est pas moins remarquable, et on peut en
conseiller la lecture à ceux qui connaissent déjà
Leibniz. Le volume contient de plus des théo-
rèmes sur l'être infini et une méditation sur
l'union du corps et de l'âme. Outre ce traité,
Hausch a publié: Dialriba de enthusiasmo Pla-
tonico cum epistola Leibnizii, Leipzig, 1716 ;
et encore : Trias meditationum logicarum.
Vienne, 1734. C'est un traité de syllogisme en
trois parties, où l'on traite successivement de
l'usage des modes utiles, de leur réduction, et
de la conversion de tous les raisonnements en
syllogismes réguliers. C'est à propos de cet ou-
vrage que Wolf accusa Hausch de plagiat et d'i-
gnorance. E. C.
HEGEL (Gaorges-Guillaume-Frédéric) , le fon-
dateur de la dernière grande école de philoso-
phie en Allemagne, naquit à Stuttgart le 27 août
1770. Après avoir fait de bonnes études au gym-
nase de cette ville, il alla étudier la théologie à
l'université de Tubingue. Entré au séminaire
protestant, il s'y lia d'amitié avec le jeune
Schelling, dont il fut le disciple d'abord, puis le
continuateur et l'émule. Après avoir été précep-
teur pendant quelques années, il s'établit à Iéna,
auprès de M. de Schelling, et y enseigna, jus-
qu'en 1807, comme privatim docens et comme
professeur extraordinaire. Après les mauvais
jours de 1806, et après avoir quelque temps ré-
digé un journal politique à Bamberg, Hegel ac-
cepta la direction du gymnase de Nuremberg,
et se maria dans cette ville avec une jeune pa-
tricienne, qui lui donna deux fils. En 1816, il fut
appelé à l'université de Heide.lberg, et, en 1818,
il alla occuper à Berlin la chaire illustrée par
Fichte. Désormais, sa vie s'écoula paisible et
glorieuse, sans autres incidents que quelques
excursions de vacances et la publication de ses
ouvrages. 11 visita les Pays-Bas en 1822, Vienne
en 1824, Weimar et Paris en 1827. A Weimar,
il fut reçu avec distinction par Goethe, et, à Pa-
ris, M. Cousin put lui rendre l'hospitalité qu'il
avait reçue de lui à Berlin. Il était encore plein
de force, lorsqu'il fut atteint du choléra. Il mou-
rut le 14 novembre 1831.
De l'aveu même de ses admirateurs, Hegel
manquait, dans sa chaire ainsi que dans la con-
versation, de cette facilité et de cette chaleur
d'élocution qui peuvent quelquefois se trouver
au service de la médiocrité, mais qui ajoutent à
l'ascendant du génie. Son succès, cependant,
comme professeur, fut immense.
On peut diviser la carrière philosophique de
Hegel en trois périodes. La première comprend
son séjour à Iéna, et vajusquala publication de
LIEGE
— 684 —
IIEGE
la Phénoménologie de l'esprit, par laquelle, en
1807, il se sépara formellement de M. de Schel-
ling. La seconde est marquée par la Logique et
la première édition de V encyclopédie, et com-
prend les années de 1807 à 1818. Dans cette se-
conde période, Hegel jeta les fondements de son
système, et en donna une esquisse complète.
Dans la troisième, enfin, il le développa dans
ses leçons publiques et dans de nouveaux ou-
vrages.
Il y a peu de variations dans la pensée philo-
sophique de Hegel : elle se produisit lentement
et avec effort, s'affermissant et s'enrichissant
plutôt avec le temps que se modifiant dans ses
développements successifs.
Aux premiers temps appartiennent, outre une
thèse latine sur les Orbites des planètes, quatre
dissertations qui forment le premier volume des
Œuvres complètes.
La première est intitulée : Différence du sys-
tème de Fichte et de celui de Schclling. Dans
cet écrit, Hegel expose, pour la première fois,
sa théorie sur l'histoire de la philosophie. Tous
les systèmes, selon lui, sont des solutions vraies,
quoique historiques. L'absolu, ainsi que la rai-
son qui en est l'image, étant éternellement un
et identique, toute raison individuelle, qui s'est
reconnue elle-même, produit une philosophie
vraie. Le caractère propre d'une doctrine est
dans sa forme, forme passagère, tandis que l'es-
sence de la raison demeure toujours la même.
La seconde de ces dissertations, dans l'ordre
chronologique, a pour titre : de la Foi et du
Savoir. C'est une critique des systèmes de Kant,
de Fichte, de Jacobi, considérés du point de vue
de M. de Schelling, et présentés tous ensemble
comme autant de formes diverses d'une philoso-
phie toute subjective, portant uniquement sur la
nature du sujet pensant, et ne saisissant les cho-
ses que relativement au sujet. Hegel les regarde
comme ayant épuisé toutes les formes possibles
de cette philosophie de réflexion subjective, et
préparé l'avènement de l'Idéalisme absolu el ob-
jectif de M. de Schelling, dans lequel le sujet
renonce entièrement à lui-même, et se perd dans
la pensée spéculative, dans l'intuition de l'éter-
nelle unité.
Le troisième traité est intitulé : Du rapjporl de
la philosophie de la nature à la philosophie en
général. Reinhold avait reproché à la philoso-
phie de M, de Schelling d'exclure la religion et la
morale. Hegel soutient, au contraire, que cette
doctrine peut seule fonder véritablement la re-
ligion et la moralité, et il renvoie le reproche d'ir-
réligion aux philosophics de réflexion subjec-
tive, qui, dit-il, placent l'absolu hors du moi,
et, par conséquent, n'ont point Dieu. La philoso-
phie de Schelling n'est pas, selon lui, une sim-
ple théorie de la nature, mais une philosophie
complète, la philosophie absolue. Elle est, du
reste, d'accord avec le christianisme, dont tous
les mystères expriment symboliquement l'iden-
tité de Dieu et de l'univers, et qui a pour but
de donner à l'homme, par la foi, le sentiment
de son unité avec l'infini, avec l'être divin. Cette
foi, la philosophie de Schelling la convertit en
savoir, et celle-ci est ainsi l'évangile définitif et
absolu. C'est par des arguments semblables que
Hegel établit crue cette même philosophie est
très-favorable a la vraie moralité. Celle-ci con-
siste à n'être déterminée que par la seule raison,
c'est-à-dire à délivrer l'âme de tout ce qui lui
est étranger. Or, une philosophie puisée tout
entière dans la raison pure et les idées, est fon-
dée sur le même principe que la morale et tend
au même but. (Cette dissertation, qui parut d'a-
bord dans le Journal critique de la philosophie,
qu'ils publièrent en commun, a été récemment
revendiquée par M. de Schelling comme son < u-
vrage. Cela prouve combien, à cette époque, lei
deux philosophes étaient d'accord.)
C'est encore à déterminer la notion de la mo-
ralité absolue que Hegel s'applique dans la qua-
trième dissertation : Des diverses manières de
traiter le droit naturel comme science. C'est un
prélude très-curieux à la Plùlvsophie du droit,
qu'il publia plus tard.
La Phénoménologie de l'esprit, qui fut ter-
minée au bruit du canon d'Iéna, bien que plus
tard il en ait reproduit les principaux traits dans
la troisième partie du système, peut servir d'in-
truduction à la philosophie de Hegel. 11 l'a lui-
même appelée son voyage de découvertes. On se
tromperait si l'on s'attendait à trouver dans ce
livre quelque chose de semblable à la psycholo-
gie ou à l'ancienne pneumatologie. Ce n'est pas,
non plus, une sorte de critique de la raison ou
une théorie de la connaissance dans le sens or-
dinaire. «L'esprit, dit Hegel dans la préface, qui
en se développant apprend à se savoir comme
tel, est la science même; la science est sa vie,
la réalité qu'il se construit de sa propre sub-
stance. Or, cette genèse de la science en général
est le sujet de la Phénoménologie. Le savoir im-
médiat, la conscience sensualiste, n'est pas en-
core esprit ni savoir réel. Pour y arriver, l'esprit
a une route longue et difficile à parcourir. «
C'est cette route que décrit l'ouvrage dont il s'a-
git. Tandis que M. de Schelling posait tout d'abord
et comme d'inspiration l'identité de l'esprit avec
la substance absolue, et que, selon lui, cette iden-
tité résultait de l'idée même qu'on doit se faire de
la science, Hegel veut montrer comment, par quel
développement, à travers quelles métamorphoses,
l'esprit arrive à se donner la conscience de lui-
même. La Phénoménologie est donc une démon-
stration historique du principe suprême de la
philosophie de M. de Schelling, l'histoire et la
reproduction par la pensée individuelle des ma-
nifestations par lesquelles l'esprit est parvenu à
se reconnaître, à comprendre qu'il est lui-même
l'absolu. Il ne s'agit pas seulement de préparer
l'individu à la science de l'absolu, mais de con-
sidérer l'esprit en général, ce que Hegel appelle
l'individu universel, l'esprit du monde, dans
son travail progressif, afin de comprendre sa
forme définitive. Pour l'individu, l'étude philo-
sophique est l'effort qu'il l'ait pour s'approprier
tout ce que l'esprit universel a successivement
produit ; et par ce même travail de la pensée in-
dividuelle, l'esprit général acquiert la conscience
de lui-même. En d'autres termes, il s'agit, d.ins
la phénoménologie, de reproduire individuelle-
ment, à l'aide de la dialectique spéculative, tous
les mouvements successifs et nécessaires sur
lesquels l'esprit universel, qui est la substance,
le substralum des esprits particuliers, est arrivé
à se savoir comme substance unique et absolue
dans le système de Schelling et de Hegel.
Au lieu de toutes ces vaines discussions qui
ont pour objet la nature et les limites de la
connaissance, il faut montrer, dit notre philoso-
phe, comment la conscience naturelle devient
conscience véritable, par quelle série nécessaire
de manifestations l'âme devient esprit. Par là
même se produit le savoir absolu, qui n'est au-
tre chose que la conscience de l'identité de
l'idée et de l'être.
La l'Iiénomènologie de l'esprit se partage en-
tre les six titres suivants : la Conscience, la Con-
science de soi, la Raison, l'Esprit, la Religion,
le Savoir. Ces termes représentent les divers de-
grés de développement intellectuel, les diverses
époques de la genèse de la science: chacune est
HEGE
— 685 —
HEGE
subdivisée selon les faits particuliers qui se pro-
duisent à chaque époque.
La psychologie ordinaire est tout, autre chose :
elle est, selon Hegel, le résultat de l'observation
de la conscience de soi dans ses rapports^ avec la
réalité extérieure. Elle est à la phénoménologie
ce que la description d'une plante, dans un
moment donné, est à l'histoire de son complet
développement.
Ainsi la phénoménologie conduit l'esprit jus-
qu'au moment où s'évanouit pour lui l'opposition
de l'être et du savoir, et où il reconnaît son
identité avec la substance absolue. A partir de
là, l'esprit se développe comme pensée pure,
comme savoir absolu. Le mouvement de l'esprit
dans la première sphère , dans l'élément de
l'existence immédiate ou de l'expérience, est
l'objet de la phénoménologie ; son mouvement
dans la seconde sphère est l'objet de la logique
ou de la philosophie spéculative.
La Logique de Hegel, qui parut de 1812 à 1816,
est une nouvelle philosophie première, qui se
met à la place de l'ancienne métaphysique et de
la logique traditionnelle. Partant de la supposi-
tion de l'identité de la pensée et de l'être, elle
considère le mouvement de la pensée en lui-
même, dialectique immanente, qui part du con-
cept vide en soi de l'être pur ou du néant logique
pour aboutir à Vidée concrète absolue, dont le
développement produit l'univers.
La préface de cette Logique peut donner une
idée de l'immense différence qui sépare cette
nouvelle manière de philosopher de l'ancienne.
« La métaphysique, dit Hegel, ce qu'on appelait
ainsi avant Kant, a disparu du rang des sciences.
Qui oserait parler encore de ce qu'on nommait
autrefois ontologie, psychologie, cosmologie,
théologie rationnelles? Qui s'intéresse encore a
des recherches sur l'immatérialité de l'âme, sur
les causes finales, etc.... La logique, sans partager
le sort misérable de sa sœur, est restée ce que
la tradition l'a faite. L'esprit nouveau, qui anime
la science et la vie, ne s'est pas encore donné la
peine de se transformer extérieurement ; mais
lorsqu'il s'est métamorphosé substantiellement,
c'est en vain que l'on voudrait conserver les
formes du passe et résister à un nouvel avène-
ment. Il est temps de transformer la science
logique, qui constitue la vraie métaphysique, la
philosophie spéculative pure. »
La Logique forme, en abrégé, la première
partie de {Encyclopédie des sciences philosophi-
ques, qui parut en 1817. Hegel donna, en 1830,
une troisième édition de ce dernier ouvrage, qui
est le résumé substantiel et systématique de sa
pensée.
Les Principes de la philosophie du droit (1821)
sont le développement de cette partie de V En-
cyclopédie qui est intitulée l'Esprit objectif, et
qui forme une des subdivisions de la Philosophie
de l'esprit. C'est dans la préface de la Philosophie
du droit que se rencontre, pour la première fois,
cette formule, d'abord si mal interprétée de la
philosophie hégélienne : « Ce qui est rationnel
est réel, et, réciproquement, ce qui est réel est
rationnel;» formule qui n'est qu'une autre ver-
sion du principe de l'unité, et qui ne peut se
soutenir qu'aux dépens de la réalité de toutes
les existences finies et individuelles. « Ce traité,
dit Hegel, ne doit être autre chose, dans sa partie
politique, qu'un essai de comprendre l'État comme
rationnel en soi. Il ne s'agit pas de le construire
a priori, ni de lui enseigner ce qu'il doit être,
mais de le faire comprendre comme monde
social. Donnsr l'intelligence de ce qui est, tel
est le problème de toute philosophie; car ce qui
est, est la raison réalisée. »
Tels sont les seuls ouvrages publiés par Hegel
lui-même; les autres volumes de l'édition de ses
Œuvres complètes renferment, outre quelques
discours, quelques critiques et la correspondance,
ses leçons publiques sur la Philosophie de l'his-
toire, sur l'Esthétique, la Philosophie de la re-
ligion, et l'Histoire de la philosophie. Ces leçons
sont le développement et l'application de son
système.
Il n'est guère possible de donner, en un petit
nombre de pages, une idée complète de ce systè-
me : nous allons l'essayer cependant, en suivant
pas à pas l'exposé que Hegel en a fait dans
l'Encyclopédie; mais, auparavant, il faut carac-
tériser suffisamment la méthode qu'il a suivie,
et nous placer au point de vue de sa philosophie.
Cette philosophie est essentiellement un systè-
me, dans un sens plus rigoureux et plus complet
encore que celle de Spinoza. La méthode et le
savoir qu'elle produit sont identiques, et coïnci-
dent si parfaitement, qu'ils se supposent et se
produisent réciproquement.
Hegel relève de Fichte pour la méthode, de
Spinoza et de M. de Schelling pour le fond de la
doctrine. Pour avoir la clef de son système, il
suffit de voir ce que, selon Hegel, ces deux phi-
losophes ont laissé à désirer, et de se rappeler
quelle idée Fichte se faisait de la science.
Aux yeux de Hegel, il n'a manqué à Spinoza
que de concevoir la substance absolue comme
sujet, comme esprit, et de considérer l'esprit de
l'homme comme identique avec elle, au lieu de
le présenter comme une simple modification de
la substance divine, sans liberté et sans une
existence qui lui soit propre. Quant à la philo-
sophie de M. de Schelling, elle est vraie au fond,
et définitive quant à son contenu ; mais elle n'est
pas suffisamment justifiée, et n'est pas présentée
sous une forme vraiment scientifique : elle manque
de méthode, et cependant en philosophie la mé-
thode est l'essentiel, puisque c'est par elle seule-
ment que le contenu est compris. De son côté,
M. de Schelling a reproché à Hegel d'avoir, par
sa manière de l'établir, dénaturé sa doctrine.
Dans la philosophie de Hegel, la méthode est le
système même, puisqu'elle est l'imitation, la re-
production par la pensée du mouvement par
lequel se produit incessamment l'ordre universel.
C'est l'effort le plus puissant de la pensée mo-
derne de s'élever à l'omniscience, à la science
universelle et absolue; elle suppose l'esprit de
l'homme égal à l'esprit divin et l'identifie avec
lui.
Il n'y a qu'une méthode en toute science, dit
Hegel ; la méthode est l'idée se développant, et
cette idée est une. L'idée est le commencement;
elle est en même temps la chose, la substance,
comme le germe d'où sort l'arbre.
Il y a nécessairement en Dieu, dit Spinoza
(Ethic, liv. II, prop. 3-4), l'idée de son essence,
aussi bien que de tout ce qui découle nécessaire-
ment de cette essence ; cette idée est une comme
la substance divine elle-même. Telle est l'idée
absolue concrète de Hegel ; mais au lieu de dire
que cette idée est en Dieu, c'est chez lui cette
idée qui renferme Dieu. C'est l'idée des idées,
la notion éternelle de M. de Schelling, qui n'est
pas dans la raison, mais qui est virtuellement
la raison même. Cette idée est à la fois le tout-
un des éléates, le voù; d'Anaxagore, le Àôyo; des
néo-platoniciens, l'être tout réel desscolastiques,
la substance unique de Spinoza, l'absolu de Fichte
et de Schelling. Son essence est la pensée, le
mouvement par la pensée; c'est par la pensée
qu'elle fait évolution; la pensée est à la fois la
substance et le principe générateur de l'univers
physique et moral; et la dialectique du philo-
PIEGE
— 686
IIKC.E
sophe n'est autre chose que la reproduction libre
de la dialectique divine qui produit tout.
Dans l'idée tout est un, et en dehors de l'idée
tout n'est que sa manifestation. Les existences
diverses, dans le système universel, ne sont
qu'autant de moments de ce développement qui,
à la différence de la végétation, ne produit pas
le germe d'un individu nouveau, mais n'a d'autre
but que de donner à l'idée la conscience d'elle-
même.
Admirons d'abord la hardiesse de cette entre-
prise, de poser tout ce qui existe dans le ciel
et sur la terre comme le développement d'une
idée, dont le mouvement constitue le monde
phénoménal et le monde intelligible; puis de
supposer que cette idée, qui est le monde en soi
ou virtuellement, est présente dans l'homme, et
que par la réflexion, par une sorte d'intuition
intellectuelle méthodique, par une dialectique
créatrice, l'esprit humain peut repenser, recréer
par la pensée le mouvement qui constitue l'uni-
vers : le monde visible et le monde moral, la nature
et l'histoire, les sciences et les arts; religions, lois,
mœurs et institutions tout sera expliqué par le
mouvement de la pensée, image fidèle du mou-
vement éternel et immanent de l'idée absolue.
Yico a dit : « Nous démontrons les vérités
géométriques, parce que nous les faisons. » C'est
ainsi que Hegel, après M. de Schelling. prétend
démontrer toutes choses en les construisant. Mais,
pour qu'une pareille philosophie soit possible, il
faut admettre que l'entendement humain est
conforme à cet entendement archétype que Kant
oppose à l'intelligence de l'homme. 11 ne s'agit
pas seulement de revendiquer pour la raison une
certaine autorité, ou même une autorité entière
quant aux questions dont elle peut connaître,
prétention légitime et nécessaire, ou d'admettre
a priori et avec une juste confiance l'harmonie
des lois de la conscience raisonnable et des lois
de la nature : il faut égaler la raison en puis-
sance et en étendue à l'intelligence divine, et
supposer ainsi que l'action créatrice peut être
reproduite par la pensée.
Selon Aristote, Dieu étant la cause et le prin-
cipe de tout, lui seul possède la science suprême
des causes, la science de l'essence des choses ;
mais il est digne de l'homme d'aspirer à cette
science divine : l'idéalisme absolu n'y aspire pas,
il la possède.
Rien n'est que par la pensée, avait dit Men-
delssohn, d'après Leibniz ; la réalité suppose la
possibilité, la pensée qui la conçoit. Nul être
fini ne peut épuiser par la pensée toute la réalité
de ce qui existe, et moins encore comprendre la
possibilité et la réalité des choses. Il faut donc
qu'il y ait une intelligence infinie qui conçoive
parfaitement toute possibilité comme possible,
et toute réalité comme réelle, et cette intelligence
infinie c'est Dieu. M. de Schelling et Hegel attri-
buent à l'homme lui-même cette intelligence.
La méthode de Hegel est identique avec le
système qu'elle produit; elle est donnée en même
temps que le principe fondamental de l'idéalisme
absolu : elle se maintient ou tombe avec lui. Le
principe de l'identité admis, il y a nécessairement
unité du développement logique et du dévelop-
pement ontologique. Ce sera une synthèse pro-
gressive et continue, qui représente l'évolution
éternelle do l'idée concrète absolue. Cette mé-
thode est le mouvement même par lequel tout
se produit; le double sens du mot latin expli-
calio en peut indiquer la nature : les choses sont
expliquées et comprises par 1 . » manière dont elles
se développent du fond de l'idée par le mouvement
de la pensée.
Expliquer, dans le langage de Hegel, c'est
montrer quelle place une chose occupe dans le
développement général. Comprendre, c'est con-
naître l'origine ou la forme antérieure d'une
chose; prouver, c'est réduire les données em-
piriques à leur expression générale, et c'est ainsi,
dit Hegel, que Kepler a démontré les' lois du
mouvement absolu. L'origine ou la source d'une
chose, ce n'est pas le principe d'où elle émane,
c'est la forme immédiate sous laquelle elle appa-
raît d'abord. Les éléments divers et les existences
diverses ne sont que des moments du mouvement
universel de l'idée une, des formes transitoires,
qui n'ont rien do fixe, rien de permanent. Tout
est fluide, si l'on peut dire ainsi, dans les idées
et les choses; les deux séries sont absolument
continues : une continuité absolue en est la loi
suprême.
Dans ce mouvement continu, mais articulé,
ce qui précède est la raison, la substance, le
genre de ce qui suit, et ce qui suit est la vérité,
la réalité, l'espèce de ce qui précède. C'est une
spécification continuelle qui, dans son dernier
résultat, retourne à l'état général, à l'identité
absolue d'où elle est partie.
Cela admis, le mode de procéder en résulte
nécessairement. Tout étant dans l'idée absolue
concrète, elle ne peut sortir de cet état que par
une contradiction intime, qui devient la cause
d'une division, d'une dircmplion. De là le besoin
de la conciliation et du retour à l'unité; puis
diremption nouvelle et nouvelle conciliation, et
ainsi indéfiniment, jusqu'au dernier terme de
l'évolution. La dialectique spéculative ou imma-
nente procède par un mouvement qui s'accomplit
en trois temps. Il y a d'abord la thèse ou la
position, l'idée en soi, en puissance, à l'état
d'involution ; puis Vantithèse, la négation, l'idée
pour soi, l'idée réalisée, à l'état d'évolution;
enfin la synthèse, la négation de la négation avec
un résultat positif, l'idée en soi et pour soi,
revenue à elle.
Tel est le rhythme constant de cette nouvelle
dialectique : de là cette tripartition qui domine
dans le système en général et dans tous ses dé-
tails, et dont le type est dans le dogme de la
Trinité.
A ces trois moments de la dialectique cor-
respondent ce qu'on appelle en logique la notion,
le jugement, la conclusion, pris spéculativement.
Hegel abuse de l'étymologie des mots qui dé-
signent en allemand ces diverses opérations de
l'entendement. La notion, concept, compréhen-
sion (Begriff, de begreifen, comprendre), est la
virtualité, la nature primitive, la substance de
la chose. Le jugement, en allemand Urtheil,
départ, partage, division, est, selon lui, la di-
remption, l'action par laquelle la notion s'ouvre
et se manifeste. La conclusion enfin est l'opéra-
tion par laquelle se fait la conciliation, le retour :
conclure, c'est fermer, c'est réunir. Ensemble,
les trois mouvements constituent le syllogisme
réel, le raisonnement spéculatif.
Il importe encore de remarquer que Hegel
donne de même un autre sens aux mots concret
et abstrait. L'idée à l'état concret, c'est pour lui
l'idée en soi, comme virtualité infinie, à l'état
d'involution, et les choses sont abstraites lors-
qu'ellessont considérées à part de l'idée. Vabstrar-
lion, ce n'est pas une qualité considérée séparé-
ment du sujet, mais une chose considérée sépa-
rément de sa substance, de sa notion.
Le mouvement de la pensée, pris en lui-même,
produit Vidée absolue, l'idée concrète, la notion
ou la substance universelle. Son évolution par
l.i pensée constitue la nature ou l'univers maté-
riel, et son retour à elle-même, avec une pleine
conscience de soi, constitue Ycsprit. De là la
HEGE
- 687 —
HEGE
division du système en trois grandes parties, la
logique, la philosophie de la nature, la philo-
sophie de l'esprit.
Par un premier travail, la pensée constitue
l'idée absolue comme telle, en s'élevant de la
dernière abstraction jusqu'à l'idée concrète, qui,
comme l'œuf de Brahma, renferme en puissance
toutes les existences : ce travail est l'objet de la
logique, la science de l'idée pure, de l'idée en
soi.
Par un second travail, continué du premier,
l'idée concrète, semblable à l'œuf qui se brise,
fait évolution, et, en sortant, pour ainsi dire,
d'elle-même, devient nature, univers : de là la
philosophie de la nature ou la science de l'idée
se manifestant, se réalisant dans le monde, et
devenant comme un autre pour elle. Les plato-
niciens appelaient la matière Vautre, mais dans
un sens différent; car, selon Hegel, cet autre,
c'est encore l'idée, mais sous une autre forme.
Enfin, par un troisième et dernier travail,
l'idée revient à elle avec une pleine conscience
de ce qu'elle est en soi, et se reconnaît comme
esprit : ce retour est l'objet de la philosophie de
l'esprit, la science de l'idée revenue à elle-
même.
Le tout est la genèse de Dieu dans l'esprit de
l'homme, et a pour fin dernière de donner à
l'esprit humain la conscience qu'il est lui-même
l'absolu. L'idée divine est la substance de l'uni-
vers physique et moral; le mouvement de la
pensée en est le principe générateur, et l'esprit
en est le résultat.
C'est sous ces trois chefs que, dans l'Encyclo-
pédie; sont classées, avec la prétention d'une
parfaite continuité de développement, toutes les
sciences philosophiques.
Dans l'introduction, Hegel traite de la défini-
tion de la philosophie et de ses rapports avec
son histoire.
La vraie définition de la philosophie est le ré-
sultat même de la science, et ne peut se justifier
que par la fin. On peut cependant, tout d'abord
et d'une manière générale, la définir : la contem-
plation réfléchie des choses. La philosophie re-
pense les produits de la pensée naturelle et spon-
tanée : c'est la conscience de la conscience, la
pensée de la pensée. Le contenu vrai de la con-
science ne se montre complètement, et sous son
véritable jour, qu'autant qu'il est converti en
pensées, en notions ; mais, pour être ainsi trans-
formé, ce contenu ne s'en accorde pas moins
avec l'expérience, et n'en est pas moins l'ex-
pression de la réalité, pourvu que l'on distingue
la vraie réalité de ce qui n'a qu'une existence
phénoménale et contingente. La réalité est la
raison objective, la raison réalisée.
La raison subjective d'ailleurs éprouve le be-
soin de donner au savoir la forme de la néces-
sité, nécessité qui ne se rencontre pas dans la
science dite expérimentale. La pensée réfléchie,
en tant qu'elle cherche à satisfaire à ce besoin
de la raison, est pensée spéculative, philosophi-
que.
La pensée philosophique se développe et s'é-
lève par degrés, et VHistoire de la philosophie
présente ce développement sous la forme d'une
succession accidentelle et d'une diversité de
principes et de systèmes ; mais le même esprit y
domine, il n'y a là qu'une seule et même philo-
sophie. Ce développement que nous offre l'his-
toire se retrouve dans la philosophie même,
mais délivré de toute contingence historique.
__ La science de l'idée est essentiellement sys-
tème, puisque le vrai, en tant que concret, ne
peut se développer qu'en soi et avec unité, c'est-
à-dire comme totalité. Un contenu philosophique
n'a de valeur que comme partie ou moment ds
l'ensemble.
Le point de départ de la philosophie est la
pensée elle-même. Elle commence par la logique
ou la science de l'idée dans le pur élément de
la pensée.
Les observations qui servent d'introduction à
la logique sont importantes : là se trouve le
vrai principe de l'idéalisme de Hegel, et là
aussi est l'erreur fondamentale de son système.
La pensée, dit-il, dans l'acception ordinaire, est,
quant au sujet pensant, considérée comme une
faculté de l'esprit coordonnée à d'autres facultés :
son produit est le général, l'abstrait. Considérée
comme active quant aux objets, comme réflexion,
le général qu'elle produit renferme l'essence, la
vérité des choses. Ainsi, même selon la manière
de voir ordinaire, les idées sont les essences
des objets. Et comme la réflexion modifie les
données sensibles, il s'ensuit que ce n'est que
par une modification que la vraie nature des
choses arrive à la conscience. Or, la pensée étant
mon action à moi. il s'ensuit de plus que cette
vraie nature est la libre production de mon es-
prit comme sujet pensant.
Nous ne relèverons pas tout ce qu'il y a dans
ces propositions d'arbitraire et de forcé. De ce
que ce n'est que par la pensée que nous pouvons
connaître les objets, il ne s'ensuit pas que leur
réalité dépende de la pensée et que les idées en
soient l'essence. S'il est vrai que les données
soient modifiées par la réflexion, de quel droit
inférer de là que cette modification nous fasse
connaître la vraie nature des choses ? Enfin de
ce que la vraie nature des objets, en supposant
qu'il en soit ainsi, ne nous est connue que par
la pensée, peut-on en conclure que cette vraie
nature soit une production de notre esprit?
Tout l'idéalisme de Hegel repose sur cette
base ruineuse. Les pensées, poursuit-il, peuvent
donc être appelées objectives, de même aussi
que les formes de la logique ordinaire. La lo-
gique se confond ainsi avec la métaphysique, la
science des choses réduites en pensées, et ces
pensées objectives, qui sont la vérité des choses,
sont l'objet de la philosophie.
Une analyse de la Logique est impossible ici ;
nous nous bornerons à en indiquer la marche et
à faire quelques observations.
La logique est, selon Hegel, le système de la
raison pure, de la vérité en soi, la science de
Dieu considéré dans son éternelle essence et
indépendamment de sa réalisation physique et
morale.
Elle est divisée en trois parties : la science de
l'être, la science de l'essence et la science de
Vidée. La pensée, par son seul mouvement, s'é-
lève de l'être pur jusqu'à l'idée absolue con-
crète. Cette synthèse créatrice, partie du néant,
arrive d'abord, au moyen du concept de devenir,
à l'être déterminé, à l'existence. Dans la seconde
partie, l'auteur traite de l'essence comme base
de l'existence, puis du phénomène et de la réa-
lité. Dans la troisième partie enfin, le mouve-
ment logique aboutit à l'idée absolue par trois
degrés marqués chacun par trois moments. La
notion subjective d'abord, et devenue successi-
vement notion, jugement et conclusion, devient
ensuite objet,' mécanisme, chimie, théologie;
enfin l'idée concrète est achevée par la Yie et la
connaissance.
Ainsi, selon Hegel, la pensée n'est pas un sim-
ple instrument s'exerçant sur un objet donné;
la pensée pure est créatrice comme la pensée
divine. Les notions ne sont pas les images logi-
ques des choses, formes fixes et distinctes ; mais
l'essence des choses, des formes transitoires n'ex-
HEGE
688 —
HEGE
primant que des moments dans le développe-
ment logique de Dieu.
Toute cette doctrine est fondée sur une étrange
illusion. Pour arriver à l'être pur, au néant lo-
gique, il a fallu faire abstraction de toute réa-
lite et de toutes ses déterminations; et ensuite,
pour expliquer la réalité et les catégories, il a
fallu restituer progressivement la réalité à l'idée
de l'être et rétablir les catégories préexistantes.
Ainsi, dès le début, pour s'élever au-dessus de
l'être pur et du néant, Hegel les concilie et les
unit par le devenir, d'où résulte l'existence.
Partant de la supposition que les idées sont
l'essence des choses, il en conclut que la notion
la plus générale est l'essence de tout; ainsi
Yétre pur. si pauvre et si vide qu'il soit, le
néant recèle dans son sein toute la plénitude de
l'être concret, qui en résulte par le seul mouve-
ment de la pensée : c'est, là une création vérita-
blement ex nihilo. L'idée absolue concrète, l'u-
nivers, l'esprit, Dieu même, naissent de la seule
action de la pensée pure sur l'être pur, c'est-à-
dire du vide sur le vide, du néant sur le néant.
Mais en y regardant de près, le miracle dispa-
raît. La pensée introduit dans le néant ses caté-
gories, et, par une restitution mal déguisée,
rend à l'être ce que l'abstraction en a ôté. L'idée
de l'être grossit en s'avançant, crescit eundo,
non par le seul mouvement de la pensée, mais
par les éléments nouveaux qui y sont continuel-
lement ajoutés.
Cependant Vidée absolue ne peut pas rester à
cet état concret d'involution. Elle éprouve le
besoin de se réaliser, de se manifester ; elle
produit l'univers, qui est Vidée logique appa-
raissant au dehors. La nature est l'idée sous la
forme de l'extériorité : c'est un reflet de l'idée
plutôt que son expression exacte. En effet, dans
l'idée, la nature est divine ; mais, telle qu'elle
est, elle ne répond pas absolument à l'idée; elle
est, dit Hegel, contradiction i?iconciliée. Elle
doit être considérée comme un système de de-
grés dont l'un procède nécessairement de l'autre,
de telle sorte que chaque nouvelle forme est la
vérité prochaine de celle d'où elle résulte ; c'est un
organisme vivant, graduellement progressif, dont
la consommation sera l'esprit. Cette gradation
ne doit pas être considérée comme inhérente à
la nature. Les métamorphoses n'ont lieu que
dans l'idée qui est l'essence de la nature. Dans
la nature même les existences paraissent dis-
tinctes, individuelles, indifférentes les unes aux
autres. La continuité n'est que dans l'idée.
Le monde est une fleur qui procède éternelle-
ment d'un genre unique, l'idée absolue concrète.
C'est un tout organique et vivant; mais dans
ses productions règne néanmoins, selon Hegel,
une sorte de désordre et de hasard. C'est là une
contradiction évidente, amenée par les besoins
du système. Hegel divinise la nature en tant que
dans ses formes générales elle semble se con-
former aux déterminations logiques de l'idée;
il la méprise en tant que dans ses détails et sa
variété elle se refuse à se laisser emprisonner
dans ses catégories. Au lieu de reconnaître l'in-
suffisance de la philosophie à cet égard, il ac -use
en propres termes la nature elle-même d'im-
puissance, de l'impuissance de demeurer fidèle
aux déterminations logiques et d'y conformer
exactement ses produits.
La Philosophie de la nature est divisée en
trois parties : la Mécanique, la Physique, l'Or-
ganique. Chaque partie est subdivisée en trois
sections.
Sous le premier titre, le philosophe traite du
temps et de l'espace, de la matière et du mou-
vement, de la mécanique absolue; sous le se-
cond, de la physique de V individualité générale
(des corps physiques libres, des éléments, du
jeu des éléments); de la physique de Vindivi-
dualitè particulière (la pesanteur spécifique,
la cohésion, le son, la chaleur); de la physique
de V individualité totale (la forme, le corps indi-
viduel, le travail chimique). Enfin, sous le titre
de l'Organique, il traite de la géologie, de la
nature végétale, de l'organisme animal (la fi-
gure, l'assimilation, la génération).
11 est bien entendu cjue cette philosophie de
la nature, qui est en général semblable à celle de
M. de Schelling, a pour base la science physique
actuelle. Mais Hegel n'en admet que ce qui
s'accorde avec son système logique. 11 a la pré-
tention de traduire en idées les généralités em-
piriques, et de montrer comment celles-ci pro-
cèdent avec nécessité de la virtualité de l'idée.
L'espace nous manque pour relever ici tout ce
qu'il y a dans cette partie de la philosophie de
Hegel d'ingénieux et de profond, mais aussi
d'arbitraire et de singulier, et pour dire com-
bien les faits sont les uns dénaturés, les autres
omis ou ignorés. Mais nous devons citer comme
un exemple du dédain superbe avec lequel Hegel
traite les phénomènes quand ils sont rebelles à
sa dialectique, et des aberrations où l'esprit de
système peut entraîner le génie, la manière
dont il s'exprime sur le ciel étoile, que Kant
admirait à l'égal de la loi morale qui est en
nous. « Le monde étoile, dit Hegel (dans l'addi-
tion au § 268 de V Encyclopédie), n'a pas pour la
raison le même intérêt que pour le sentiment :
c'est un infini négatif, le théâtre d'une diremp-
tion abstraite, où le hasard exerce sur les rap-
ports une influence essentielle. Le système so-
laire seul est rationnel. L'action par laquelle se
remplit l'espace éclate en une multitude infinie
de corps. C'est une sorte d'exanthème de lumière,
qui n'est pas plus admirable pour le philosophe
qu'une éruption de peau ou un vil essaim de
mouches. »
Si, d'un côté, Hegel ne voit dans la nature
qu'un reflet, une manifestation inadéquate de
l'idée; d'un autre côté, il fait résulter l'esprit du
développement de la vie naturelle. De cette ma-
nière l'idéalisme logique, pour lequel la nature
n'est que l'idée manifestée, tombe dans l'ex-
trême opposé, c'est-à-dire dans le réalisme ab-
solu, ou le naturalisme, selon lequel la nature
est le principe de l'esprit. L'esprit apparaît
comme le dernier résultat, comme la vérité de la
nature.
La Philosophie de l'esprit est encore divisée
en trois parties. La première, intitulée l'Esprit
subjectif, est subdivisée en Anthropologie, Phé-
noménologie et Psychologie. La seconde, qui a
pour titre VEsprit objectif, est divisée en trois
sections : le Droit, la Moralité, les Mœurs. La
troisième partie enfin, VEsprit absolu, achève
l'œuvre en faisant arriver l'esprit à la fin de
son développement par l'Art, la Religion ma-
nifeste ou révélée, et la Philosophie.
Dans ce cadre, nous retrouvons les plus hau-
tes questions dont s'est toujours occupée la spé-
culation; mais ces questions ne sont pas ici
l'objet d'autant de sciences distinctes, quoique
fondées sur des principes communs. Ainsi que
la vie tout entière n'a d'autre fin que de don-
ner à l'esprit la conscience absolue de lui-même,
les diverses sciences philosophiques ne sont ici
qu'autant de degrés pour arriver à la science
définitive de l'esprit absolu.
L'esprit subjectif et fini est le dernier produit
de la vie physique, qui arrive à son plus haut
de développement dans l'homme. Il
d ord dmc ou esprit naturel, et comme tel,
HEGE
— 689 —
HEGE
il se forme son corps plutôt qu'il n'en résulte :
ce premier travail est décrit dans YAnthro-
pologie. Puis il se donne la conscience de son
être, et tend à s'élever au-dessus de la nature :
tel est l'objet de la Phénoménologie dans un
sens restreint. Enfin il se détermine lui-même,
devient sujet pour lui, et, ainsi considéré en lui-
même, il est l'objet de la Psychologie. La rai-
son, qui est l'unité de la conscience immédiate
et de la conscience réfléchie, constitue l'esprit
proprement dit, et produit la certitude que les
déterminations de la conscience de soi sont
aussi celles de l'essence des choses. Là com-
mence la psychologie, qui considère d'abord
l'esprit comme intelligence, puis comme vo-
lonté, enfin comme esprit libre. La liberté est
l'unité de l'esprit théorique et de l'esprit pra-
tique, libre intelligence.
Par là l'esprit devient objectif, et son action
comme tel tend à réaliser sa liberté en se créant
un monde moral. Ici se placent la Philosophie
du droit, la. Morale, la Politique, la Philosophie
de l'histoire. On pressent ce que sera tout cela
dans un système où il n'y a rien de fixe, rien
de substantiellement différent. Une philosophie
qui ne voit dans les choses humaines, comme
dans la nature, qu'un développement néces-
saire, et qui n'admet pas une véritable indivi-
dualité; qui, par conséquent, ne connaît ni la
vraie liberté ni la vraie personnalité, ne peut
fonder ni le droit ni la morale. « Les bonnes
institutions sociales, a dit Rousseau, sont celles
qui savent le mieux dénaturer l'homme, lui ôter
sou existence absolue pour lui en donner une
relative, et transporter le moi dans l'unité com-
mune, en sorte que chaque particulier ne soit
plus sensible que dans le tout. » Cette pensée a
encore été exagérée par Hegel. Selon lui l'État
est la substance générale, dont les individus ne
sont que des accidents, des modes. L'individu
se doit tout entier à la société, puisqu'il n'est
rien sans elle. Ainsi Hegel fait de l'État le but
de la société, et non un simple moyen. Toutefois
sa politique est très-libérale dans les appli-
cations qu'il en fait.
Dans la Philosophie de l'histoire de Hegel
éclate le même amour de la liberté avec le même
mépris des individus et des générations parti-
culières. La philosophie, dit-il, accepte les faits
historiques, et n'y apporte que la pensée que la
raison règne partout en souveraine. L'histoire
est le développement de l'esprit universel dans
le temps, la raison divine se manifestant dans
le gouvernement général du monde, la marche
nécessaire et rationnelle de l'esprit réalisant sa
puissance; et, comme l'essence de l'esprit est la
liberté, l'histoire est le récit des vicissitudes à
travers lesquelles il se donne la conscience
actuelle de la liberté, qui est son essence. La loi
du développement humain est la perfectibilité,
le progrès. Mais ce progrès ne peut s'accomplir
que par un travail plein de combats, parce que,
à chaque époque, la conscience et la volonté ne
s'intéressant qu'à leur existence présente, qu'elles
prennent pour définitive, résistent au progrès :
il y a ainsi lutte de l'esprit avec lui-même.
Trois degrés marquent ce travail historique. Le
premier est l'état primitif, où l'esprit est plongé
dans une sorte de sommeil et d'ignorance de
son être, la vie orientale, le règne de la foi, de
l'obéissance, du despotisme. Dans la seconde
période, l'esprit, s'arrachant à cet état d'engour-
dissement, entre dans la région de la liberté :
la vie hellénique et romaine, avec son aristo-
cratie, sa démocratie et son esclavage. Dans la
troisième période seulement, l'esprit a pleine
conscience de soi et s'élève jusqu'à la liberté
DICT. PIIII.OS.
générale : c'est la vie des nations de race ger-
manique, qui durent au christianisme le sen-
timent que l'homme est libre comme tel, âge de
la réconciliation, de la vérité, de la liberté. Mais
pour faire prévaloir ce principe dans la société
civile, il a fallu de longs et pénibles efforts
dont la succession constitue toute l'histoire mo-
derne. La renaissance fut l'aurore d'un joui-
nouveau, dont la réformation fut le soleil levant
et la révolution française le brûlant midi : ses
principesse répandirent partout avec les armes
de Napoléon. Pour en assurer le triomphe, il ne
reste plus qu'à concilier partout la religion avec
le droit, par la conviction qu'il n'y a pas de
conscience religieuse qui puisse légitimement
s'opposer à la conscience civile.
L'esprit réfléchi de l'histoire universelle, en
dépouillant toutes les formes de nationalité et
son caractère historique, prend le caractère
d'universalité concrète, et arrive ainsi à se savoir
comme vérité éternelle, comme la réalité ab-
solue, pour laquelle la nature et l'histoire ne
sont que des formes des manifestations. Ce
savoir s'élève et s'achève par trois degrés, l'art,
la religion et la philosophie, qui. ensemble,
forment la région religieuse en gênerai.
L'art est l'effort par lequel l'esprit cherche à
réaliser l'idée dans une forme extérieure, l'idéal
qui est l'unité de la forme et de l'idée. Parmi
les formes naturelles, le corps humain est l.t
plus parfaite, parce qu'elle est l'expression im-
médiate de l'esprit. Du reste, le beau de l'ait
est aussi supérieur aux beautés de la nature,
que l'esprit lui-même est supérieur au monde
physique. L'art s'élève par trois degrés, la forme
symbolique, ou l'art oriental, la forme classique.
ou l'art grec, et la forme romantique ou l'art
moderne chrétien.
Dans la première, l'idée est plutôt indiquée
qu'exprimée véritablement. Dans la seconde,
l'idée est réalisée d'une manière plus adéquate;
mais cette forme est encore imparfaite en ce
qu'elle ne manifeste l'esprit que matériellement,
comme esprit naturel. Dans la forme roman-
tique, enfin, l'idée trouve sa véritable expres-
sion : elle spiritualise la nature, et ainsi est
consommée la production de l'idéal. L'archi-
tecture est l'expression propre de la forme sym-
bolique ; la sculpture, celle de la forme clas-
sique; et les arts romantiques par excellence
sont la peinture, la musique, la poésie. Du
reste, le progrès d'un type à l'autre se retrouve
dans l'histoire de chaque art en particulier, et
dans le système des arts romantiques ; il y a de
plus progrès de l'un à l'autre et d'un genre à
l'autre genre. Dans les leçons sur l'esthétique,
toute l'histoire de l'art est distribuée d'après ce
système, qu'on ne peut admettre sans dénaturer
ou négliger souvent les faits, et sans méconnaître
tout à la fois la vraie nature de l'esprit et le
génie de la nature. Par ce procédé d'ailleurs oi«
arrive à la négation de l'art même. En effet, le
progrès à travers les trois types fondamentaux
n'a pas pour but de faire parvenir l'art à la per-
fection; mais d'en préparer le passage à la
religion. L'art romantique aboutit à l'indifférence
de la forme, puisque l'esprit n'a sa vérité que
dans la pensée pure, dans la conscience philo-
sophique. L'intermédiaire entre l'art et la phi-
losophie définitive est la religion manifeste,
qui est en même temps la perfection et la néga-
tion de l'art.
Dans ses Leçons sur la philosophie religieuse,
Hegel parle de la religion en termes magni-
fiques. « C'est la région où toutes les énigmes
de la vie et toutes les contradictions de la pen-
sée trouvent leur solution, où s'apaisent toutes
44
h Khi;
— 690 —
HEGE
douleurs du sentiment; la région de l'éter-
nelle vérité, de la paix éternelle. Là coule le
fleuve de Léthé où l'Ame boit l'oubli de tous
les maux; là toutes les obscurités du temps s'é-
vanouissent devant les clartés de l'infini. Dans
la conscience de Dieu, l'esprit est délivré de
toute forme finie; elle est conscience absolument
libre, conscience de la vérité absolue. Dans la
philosophie religieuse, on considère l'idée lo-
gique dans ses manifestations comme esprit.
Dieu, qui est le résultat de la logique et de la
philosophie de la nature, est ici immédiatement
et comme tel l'objet de la pensée. »
La philosophie religieuse est divisée en trois
parties. La première a pour objet l'idée de la
religion, dont le développement constitue les
religions diverses, les religions déterminées,
qui sont l'objet de la seconde. La troisième par-
tie considère l'idée religieuse revenue à elle, la
religion absolue et véritable. Dans les religions
déterminées, il s'établit un rapport du sujet à
l'esprit comme Dieu. Puis, par le progrès ce
rapport s'efface : l'homme sait que Dieu est en
lui. qu'il est uni à lui, un avec lui.
Hegel considère toutes les formes de la re-
ligion, depuis le fétichisme jusqu'au christia-
nisme, comme autant de moments nécessaires
du développement de la conscience religieuse.
Elle se détermine : 1° comme religion de la
nature; 2° comme religion de Vinaividualitê
spirituelle. La religion de la nature parcourt
trois phases : elle est d'abord religion de magie
(fétichisme, chamanisme, religion des Mongols,
des Chinois, lamaïsme, bouddhisme) ; puis reli-
gion de Yimagination (religion des Indous, brah-
maïsnie) ; enfin religion de la lumière (par-
sisme), et religion du symbole (religion des
Égyptiens). La religion spirituelle devient suc-
cessivement religion du sublime (judaïsme),
religion de la beauté (religion des Grecs), et
religion de l'entendement (celle des Romains).
Celle-ci forme le passage à la religion absolue.
Dans cette nouvelle région, l'esprit est pour
lui ce qu'il est en soi ; il n'est plus l'objet de
lui-même sous une forme déterminée. Ce savoir
que l'esprit a de soi est la religion parfaite, la
religion manifeste. En religion, comme en tout,
l'esprit a parcouru les diverses phases de son
développement jusqu'à devenir la négation de la
forme antérieure, de toutes les formes finies : il
est maintenant idéalité pure. La conscience reli-
gieuse se perd ainsi dans la conscience philo-
sophique, qui en est à la fois la négation et le
couronnement.
L'objet de la philosophie est le même que
celui de la religion : c'est la vérité éternelle,
Dieu, rien que Dieu et Y complication de Dieu;
mais pour la première, ce contenu est présent
sous la forme de la pensée spéculative. La phi-
losophie, dans ce sens absolu, est l'unité de
l'art et de la religion. Ce résultat vient à la
suite du même mouvement par lequel la religion
déterminée devient religion absolue. Par là l'es-
prit est devenu pour lui ce qu'il est virtuel-
lement ; il s'est reconnu lui-même pour l'absolu
et s'est ainsi identifié avec Dieu. L'absolu est
l'esprit : telle est la plus haute définition de
Dieu. Trouver et comprendre cette définition,
telle est la fin dernière de tout développement
et de toute philosophie.
La conscience philosophique, qui est le der-
nier résultat du mouvement de l'idée, est l'idée
avant conscience d'elle-même, la vérité con-
sciente. L'idée sait maintenant ce qu'elle est en
soi; elle est revenue à elle avec la certitude
qu'elle est bien réellement l'universalité con-
crète. L'esprit, qui avait paru être un résultat,
est maintenant reconnu pour l'ab.solumcr.t p ra-
mier, qui se produit continuellement de lui-
même et par lui-même. 11 est bien constant, à
présent, que c'est bien en effet l'idée qui se
meut et se manifeste dans la nature <:t dans
l'histoire; que ce mouvement se fait par I
sée qui est son essence; que par la pensée elle
se montre esprit absolu, se produit et se pos-
sède éternellement comme tel.
C'est à cette fin que tend l'esprit à t'
toute l'histoire de la philosophie, et c'est dans
ce sens que Hegel a traité cette histoire dans les
leçons si remarquables qu'il lui a consacrées. La
philosophie n'est pas, non plus que les choses ne
sont; elle devient comme cmles-ci deviennent.
Les mouvements philosophiques dans l'histoire
correspondent aux mouvements nécessaires de
la dialectique spéculative. C'est pour cela que
Hegel, dans l'histoire de la philosophie, s'ap-
plique à montrer les moments du développement
de la conscience philosophique, ainsi que dans
le système il montre partout la coïncidence des
déterminations logiques de l'idée avec les mou-
vements historiques. Ici encore on peut reprocher
avec justice à Hegel de n'avoir réussi à classer
ainsi les faits qu'en faisant violence aux uns et
en négligeant les autres.
En exposant le plan de ce vaste système, nous
avons indiqué les pétitions de principe et les
défauts que nous avons cru y remarquer. Nous
terminons par quelques observations générales.
L'œuvre philosophique de Hegel offre un
grand intérêt et beaucoup d'instruction. Elle
laissera une trace profonde dans l'histoire. Venu
après Kant, Fichte et Schelling, Hegel a saisi
avec une jouissance incontestable le problème
philosophique dans toute son étendue et toute
sa profondeur, et s'il n'a pas réussi à le résoudre,
c'est parce que, conçu ainsi, il est au-dessus de
l'intelligence humaine. C'est un effort gigan-
tesque de s'élever jusqu'à la source de toute vé-
rité, d'interpréter la pensée créatrice et de
l'imiter par la dialectique. Si la chute était iné-
vitable, cette chute est encore glorieuse. En-
suite, dans les détails, que d'aperçus vrais, que
d'heureuses rencontres, que de précieux débris
sauvés d'un insigne naufrage ! Toutes les sciences
philosophiques retireront àjamais de cette œuvre
d'utiles enseignements. Dans la philosophie de
l'histoire surtout, dans la philosophie des reli-
gions et des arts, dans l'histoire de la philo-
sophie, Hegel a répandu sur les faits et les
doctrines, sur la marche générale de l'esprit
humain, une lumière toute nouvelle.
Quant à la forme, on peut lui reprocher d'a-
voir trop souvent détourné les mots de leur véri-
table acception et abusé de leur étymologie; de
s'être livré à des excentricités qui, plus d'une
fois, aboutissent au trivial et au bizarre ; mais, à
cet 'égard encore, les ouvrages de Hegel offrent
de grandes beautés. Il dispose librement de tous
les trésors de sa langue. Il est souvent original
et humoriste comme Shakespeare et Jean-Paul,
moins la sensibilité, dont il paraît presque aussi
dénué que Hobbes. Il ne recule devant aucune
des conséquences désolantes de sa doctrine. Tan-
dis que le lecteur le suit avec anxiété à travers
tant d'illusions détruites vers la fin de tout dé-
veloppement, lui, Hegel, demeure insensible
comme le destin, et s'avance avec une fermeté
qui n'a rien d'humain, qu'on admire, mais qu'on
ne saurait aimer. La philosophie de Hegel sem-
ble être la plus haute glorification de l'homme :
elle l'égale à Dieu, le fait la conscience de Dieu;
elle l'appelle le fils premier-né de Dieu ; mais,
au fond, elle a peu de sympathie pour l'huma-
nité, et se soucie peu de ses intérêts ies plus
HEGE
— 691 —
HEGE
chers. Elle lui ôte l'espérance d'une véritable
immortalité, et la liberté qu'elle semble lui pro-
mettre ici-bas. comme le prix de toutes les souf-
frances des générations passées, elle la sacrifie
à l'État. L'histoire universelle n'a d'autre fin que
le développement progressif de la conscience de
Dieu aux dépens de l'humanité. Dans cette ma-
nifestation de l'absolu, tout est nécessaire, le
mal comme le bien. Le salut des hommes, selon
Hegel, consiste à ce qu'ils arrivent à la conscience
de leur unité avec Dieu, et que Dieu cesse d'être
pour eux un objet distinct. Pour participer à ce
salut, il faut dépouiller le vieil Adam, renoncer
à notre individualité par la conscience de notre
identité avec l'absolu. A ce compte, les philoso-
phes panthéistes sont seuls sauvés, et Dieu lui-
même n'existe qu'en eux et que par eux.
Hegel appelle superstition toute croyance en
un Dieu objectif et en un monde opposé au
monde actuel : il n'y a, selon lui, d'autre règne
des esprits que celui que forment entre eux les
penseurs dans lesquels l'esprit universel s'est
manifesté. Cependant, le monde réel lui-même
s'évanouit, et tout se réduit à un monde pure-
ment logique.
La philosophie de Hegel n'est pas un pan-
théisme réel; mais un panthéisme logique: tout
ce qui est n'est que la manifestation de Dieu par
le mouvement de la pensée. Dans ce système,
Dieu est tout et rien: rien, en ce qu'il n'a con-
science do lui-même que dans l'esprit humain;
tout, en ce qu'il est la substance générale de
toutes les consciences et de toutes les existences.
Il n'y a de substance que l'idée, de réalité que
le développement, de réalité absolue que l'es-
prit, qui en est la fin.
En considérant de près ce prétendu idéalisme
objectif, on ne tarde pas à se convaincre que ce
n'est encore que l'ancien idéalisme sous une au-
tre forme, impuissant à expliquer la vraie réa-
lité. Il ne reconnaît pour réel que ce qui est
éternel, le mouvement logique de l'idée, qui in-
cessament produit et reproduit le monde: c'est
un éternel devenir. L'existence y est le plus
pauvre des attributs. Exister, selon Hegel, c'est
apparaître un instant, puis périr, retourner à
son principe, à sa substance. Les esprits indivi-
duels et finis ne sont que des formes pas
de l'esprit universel, qui, à son tour, n'est qu'une
généralité, la somme logique des esprits finis, et
qui lui-même, comme Dieu, n'est pas réelle-
ment, mais devient sans cesse. Ainsi, tien ne
subsiste, si ce n'est le mouvement éternel de la
pensée, qui produit tout et tout dévore, qui
passe éternellement du néant à l'être, et de l'être
au néant. Il est vrai que c'est cela même qui
constitue perpétuellement le monde. Les exis-
tences ne périssent que pour renaître ; les dif-
férences ne s'effacent que pour reparaître aussi-
tôt. Chaque moment du développement existe
quelque part et dans un même instant ; le monde
est une plante qui sort éternellement du même
germe, et qui porte à la fois des boutons, des
fleurs et des fruits. Mais, à quelle fin toute cette
végétation ? L'idée, en se développant, produit
la nature; et la nature, en produisant l'àme hu-
maine, produit l'esprit; et l'esprit devient Dieu.
On ne sort ainsi de l'idéalisme que pour tomber
dans le naturalisme. Encore, si ce naturalisme
savait rendre compte de l'univers sans faire vio-
lence aux faits, sans mutiler les uns et sans né-
gliger les autres!
L'abondance de la vie physique et morale ne
se laisse pas ainsi emprisonner dans un système
fixe et préconçu de catégories. Il y a sans doute
partout développement, travail progressif dans
la nature ainsi que dans la vie morale , il y a I
partout des germes divins qui se développent
d'après des lois déterminées ; et c'est la tâche de
la pensée réfléchie de suivre ce développement,
de saisir par la pensée les lois de cette dialec-
tique vivante et divine; mais ce -travail de ré-
flexion, de reconstruction, tout en se faisant
d'après les lois de notre entendement, ne peut
réussir qu'à l'aide de l'expérience. Il' n'est pas
donné à l'intelligence humaine de refaire par
elle-même la création; mais elle peut chercher
à en comprendre la marche et la sagesse, en ac-
cordant toute confiance aux lois de la raison,
qui aussi est émanée de Dieu. Les faits naturels,
ceux de l'âme comme ceux de la nature exté-
rieure, sont le produit d'un développement dé-
terminé par la virtualité du germe d'où il pro-
cède ; mais au-dessus des faits est la région des
principes éternels et souverains qui ont leur
source dans la raison, et qui sont l'objet de la
philosophie générale; et comme, à cause de ia
commune origine de la raison et de la nature,
c'est d'après ces principes que s'opère le déve-
loppement universel, c'est aussi d'après ces prin-
cipes qu'il doit être conçu et jugé.
Le tort de Schelling et de Hegel est d'avoir
exagéré ce principe de l'harmonie des lois de la
raison et de celles de la nature ; ils ont un tort
plus grand : c'est de n'avoir pas admis, à côté
des faits qui résultent d'un développement né-
cessaire, d'autres faits qui ont leur source dans
la liberté; ou de n'avoir vu dans cette liberté
qu'un produit de la nécessité, au lieu d'y voir
une causalité tout aussi primitive que la causa-
lité nécessaire, bien que, dans l'homme, elle ne
puisse s'exercer que dans de certaines limites-
et à de certaines conditions.
Hegel, non-seulement fonda une puissante et
nombreuse école, il exerça de plus une grande
influence sur l'esprit de sa nation. Ses disci-
ples forment trois groupes bien distincts, et
que l'on a désignés par les noms de coté droit,
de côté gauche, et de centre. Le parti du
centre s'en tient aux paroles du maître, appli-
quant sa méthode aux diverses parties de la
science, et se préoccupant peu des conséquen-
ces pratiques du système; le côté droit, se fai-
sant illusion sur ces conséquences, cherche à
concilier la doctrine avec le christianisme ; le
parti du côté gauche, où l'on remarque de plus
une gauche extrême, accepte franchement ces
conséquences, et rejette hautement la personna-
lité de Dieu et l'immortalité individuelle de
l'àme, tandis qu'en politique il professe les doc-
trines socialistes et communistes. Dans les der-
niers temps de son existence, l'école tendait à
s'amoindrir et à se diviser de plus en plus.
La réapparition de M. de Schelling, dans,' le
monde philosophique, à Berlin même, a été
pour elle une nouvelle cause de dissolution.
L'idéalisme absolu, porté au plus haut degré
par Hegel, a eu pour dernier résultat sa propre
négation.
Les œuvres complètes de Hegel ont été pu-
bliées à Berlin, 1832-1845, 17 vol. in-8. Plusieurs
de ses écrits ont été traduits en français : Cours
d'esthétique, d'abord analYsé par C. Bernard,
Paris, 1840, 3 vol. in-8 ; puis traduit en entier
par le même, 1851, 5 vol. in-8; — la Logique,
par Véra, Paris, 1859, 2 vol. in-8; — la Philo-
sophie de la nature, 3 vol. in-8, Paris, 1863-
1865; — la Philosophie de Vcsprit, 1 vol. in-8,
Paris, 1867; — la Logique subjective, trad. li-
brement par Slomen et Wallon, Paris, 1854, in-8.
La vie de Hegel a été écrite par un de ses
disciples les plus distingués, M. Rosencranz
(Hegel's Lcben, Berlin, 1844, in-8).
On peut consulter sur Hegel : Ch. de Rémusat.
HEIN
— 692
11ELV
Rapport sur le concours pour l'examen criti-
que de la philosophie allemande, 1847 (dans les
Mémoires de l'Académie des sciences morales et
politiques) ; — J. Willm, Histoire de la philo-
sophie allemande, Paris, 1846, 4 vol. in-8; —
Barchou de Penhoën, Histoire de la philosophie
allemande, Paris, 1836, 2 vol. in-8; — OU, He-
gel et la philosophie allemande, Paris, 1844,
in-8 ; — Véra, Introduction à la philosophie de
Hegel, Paris, 1864, in-8 ; — du même, \Plalo-
nis, Aristotelis et Ilegelii de medio termina doc-
trina, Paris, 1845, in-8; — Prévost, Hegel, ex-
position de sa doctrine, 1845, in-8 ; — P. Janet,
Essai sur la dialectique dans Platon et dans
Hegel, Paris, 1860, in-8; — Ch. Bartholmess,
les Doctrines religieuses ae Hegel (dans les Mé-
moires de l'Académie des scietices morales et
politiques, t. XXXV, XXXVI, XXXVII et XXXVIII).
J. W.
HÉGÉSIAS. fondateur de la secte des hégésia-
ques, et disciple de Pérabite, qui lui-même ap-
partenait à l'école cyrénaïque, florissait à Alexan-
drie au commencement du m" siècle avant 1ère
chrétienne. Ses principes étaient à peu près les
mêmes que ceux de son maître et d'Aristippe
de Cyrène, mais il en a tiré des conséquences
toutes différentes, et a le mérite d'avoir montré
le premier à quels tristes résultats l'on arrive
avec la morale dite du plaisir. Considérant le
plaisir et la volupté (^Sovyi iv xiyfjmi), et le plus
haut degré de la volupté, c'est-à-dire le bon-
heur, comme l'unique fin de nos actions, il se
demandait quels moyens nous avons d'atteindre
à cet état, et il arrivait à cette conclusion, que
le bonheur est une chose imaginaire, qui se dé-
robe à tous nos efforts (xoûvatov xoûàv\j7tpaxTÔv).
En effet, les maux l'emportent sur les biens, et
les biens eux-mêmes, les rares jouissances que
nous éprouvons, n'ont rien de réel, puisque l'ha-
bitude et la société ont le pouvoir de nous les
ôter. De là cette maxime désolante que l'anti-
quité nous a conservée sous son nom : « La vie
ne semble un bien qu'à l'insensé; le sage n'é-
prouve pour elle qu'indifférence, et la mort lui
paraît tout aussi désirable. » Dans cette con-
damnation de tous les biens se trouvent compris
les vertus, les sentiments, les jouissances du
cœur aussi bien que les avantages du corps et
de la fortune. Le sage ne doit faire aucun cas ni
de la reconnaissance, ni de l'amitié, ni de la
bienfaisance, ni de l'estime des autres, ni de sa
propre liberté. Hégésias avait l'habitude de
peindre la vie avec de si sombres couleurs, que
plusieurs de ceux qui l'avaient entendu se don-
nèrent la mort. De là lui est venu le surnom de
Pisilhanate ([lei<7i8àvaTo:), c'est-à-dire qui con-
seille de mourir. Il a aussi écrit un livre où un
homme décidé à se laisser mourir de faim ('A7;o-
xipTîpoç, c'est le titre même de cet ouvrage,
aujourd'hui perdu pour nous), essaye de justi-
fier sa résolution en exposant tous les maux qui
nous affligent. C'est à cause de la funeste in-
llucnce que ce philosophe exerçait sur ses disci-
ples, que le roi Ptolémée, à Ge que raconte Cicé-
ron, fit fermer son école. On peut consulter, sur
Hégésias, Diogène Laërce, liv. II, Vie d'Aris-
tippe, ch. lxxxvi et suiv. ; — Valère Maxime,
liv. I, ch. ix ; — Cicéron, Tusculanes, liv. I,
ch. xxxiv, et une dissertation moderne de Ram-
bach, qui a pour titre Progressio de Hegcsia
IleiitOavâTO), in-4, Quedlimb., 1771. On la trouve
aussi dans sa Sylloge dissertai ion um ad rem
litlerariam pertinenlium, in-8, Hambourg, 1790.
X.
HEINECCIUS, ou plus exactement HEI-
NECKE (.lean-Théophile, en allemand Gottliku),
naquit en 1681, a Eisenberg, dans le duché d'Al-
tenbourg. fut successivement professeur de phi-
losophie a Halle, professeur de droit à Franeker
et à Francfort-sur-l'Oder, revint en cette même
aualité à Halle, où il joignit à l'enseignement
u droit celui de la philosophie, et mourut dans
cette dernière ville le 31 août 1741. Heinecke
s'est fait une immense réputation en Allemagne
comme jurisconsulte et comme érudit; mais son
nom appartient aussi à l'histoire de la philoso-
phie. 11 a essayé, en marchant sur les traces de
ïhomasius et de Cumberland (voy. ces deux
noms), de concilier cette science avec la science
du droit, d'introduire dans celle-ci la méthode
et l'esprit de généralisation de celle-là. C'est
sous l'influence de ces idées qu'il a écrit ses
Éléments du droit naturel et du droit des gens
{Elemenla juris naturœ et gentium), in-8,
Halle, 1738; son Introduction à l'ouvrage de
(Jrutius [Prœlectiones academicœ in H. Grotii
de jure belli aepacis libros), in-8, Berlin, 1744 ;
et son Introduction au traité de Puffendorf,
sur les devoirs de l'homme et du citoyen {Prœ-
lectiones academicœ in Sam. PufJ'endorf de of-
ficio hominis et civis), in-8, ib., 1742; Vienne,
1757. Il a publié aussi un traité de philosophie
proprement dite, précédé d'une histoire abrégée
de cette science, Elemenla philosophiœ ratio-
nalis et moralis quibus prœmissa est hisloria
philosophica, in-8, Francfort, 1728. L'Histoire
de la philoso/ihie a été imprimée séparément,
in-8, Berlin, 1743. On a publié à Genève une
édition complète des œuvres de Heinecke, Opéra
ad universam jurisprudentiam, philosophiam
et litleras humaniores pertinentia, 8 vol. in-4,
1744-1748; 9 vol. in-8, 1777.
HELMONT, voy. Van-Helmont.
HELVÉTIUS (Claude-Adrien), né à Paris en
janvier 1715, y mourut le 26 décembre 1771.
Son père était le premier médecin de la reine ;
et cette protection suprême obtint au jeune Hel-
vétius, à l'âge de vingt-trois ans, une place de
fermier général, qu'il ne quitta qu'en juillet
1751. Son vif amour de la gloire le porta à re-
chercher les succès littéraires. Pendant que de
nombreux traits de bienfaisance honoraient
l'emploi de sa fortune, sa maison, à Paris, de-
vint rapidement le centre de cette société bril-
lante qui remplissait alors les salons qu'on
appelait philosophiques. Il écrivit plusieurs ou-
vrages, entre autres le livre de l'Esprit, le
Traité de l'homme, et un poëme sur le Bon-
heur. Le plus célèbre, et le seul qui lui ait fait
une véritable réputation, c'est le livre de l'Es-
prit, qui obtint à son apparition (1758) un suc-
cès éclatant. On sait que ce fut à l'occasion de
ce succès que Mme du Deffand dit ce mot colè-
bre : «C'est un homme qui a dit le secret de
tout le monde. » Le livre d'Helvétius fut con-
damné, et l'auteur quitta la France pour quel-
ques années. Après avoir voyagé en Angleterre
et en Allemagne, être allé à Berlin, où il visita
Frédéric II, Helvétius rentra dans sa patrie, où
il retrouva tous ses amis, mais non toute sa
gloire. Dans son absence, son ouvrage avait es-
suyé de nombreuses et redoutables critiques.
Ainsi Voltaire louait bien la clarté du style et
l'élégance du livre de l'Esprit devant les étran-
gers célèbres qui allaient le visiter aux Délices :
mais il trouvait le titre équivoque, l'ouvrage
sans méthode, rempli de choses communes ou
superficielles, et ce qu'il renfermait de neuf,
faux ou problématique. D'un autre côté, J. J.
Rousseau, dans VÉmile, attaquait sans ménage-
ment et poursuivait de sa généreuse indigna-
tion tous les principes du livre de l'Esprit.
D'Alembert et Diderot, dans leurs conversations,
ne lui épargnaient pas les jugements sévères, l!
HEIA
— 693
HELV
est vrai que ces deux écrivains pouvaient re-
trouver dans l'ouvrage d'Helvétius beaucoup de
leurs propres pensées ; mais la manière dont
Helvétius les présentait ne leur donnait pas un
relief bien éclatant. Quoi qu'il en soit, cette
espèce de retour de l'opinion fut très-sensible à
l'auteur du livre de l Esprit. Il s'émut profon-
dément des critiques dont il avait été l'objet ;
et ce fut en partie pour y répondre, en partie
pour y faire droit et les désarmer, qu'il reprit,
dans le livre de l'Homme, les mêmes théories
qu'il avait déjà développées dans le livre deV Es-
prit. Il rejeta les unes, modifia les autres, et,
en définitive, essaya de mieux établir ses prin-
cipes. Mais déjà d'autres influences avaient pé-
nétré dans cette société brillante qu'animaient
les discussions du parti philosophique ; le livre
de V Homme n'obtint aucun succès. Peu à peu
Helvétius, toujours en quête des moyens d'arri-
ver à la gloire, abandonna la philosophie pour
la poésie, qui l'occupa seule sur la fin de sa vie.
La part d'influence qu'obtint Helvétius dans
le mouvement philosophique du siècle dernier
étant due exclusivement au livre de VEsprit,
il n'y a lieu à s'occuper ici que de cet ouvrage.
Il se divise en quatre discours, dans lesquels
sont exposés en détail, et d'une manière propre
à l'auteur, les principes, d'ailleurs fort connus,
de la morale de l'intérêt.
Il commence par affirmer que l'homme est
un animal purement sensible, dont toute l'exis-
tence se compose de sensations. Il se donne d'au-
tant moins de peine pour établir cette énorme
hypothèse, qu'au dernier siècle elle avait pres-
que la valeur d'un axiome. Entre l'homme et les
autres animaux, la différence n'existe donc que
du plus au moins, c'est-à-dire seulement dans le
degré de sensibilité. Cette différence lui paraît
due exclusivement à celle des organes qui est
tout à l'avantage de l'homme.
La sensibilité, excitée au point de devenir le
moteur des actions humaines, se produit sous
différents modes qu'on appelle les passions.
Celles-ci ne sont que le développement dans
toute sa plénitude de la sensibilité physique. Les
facultés actives, ou la volonté, n'appartiennent
donc point à un principe distinct de la sensi-
bilité: elles ne sont que cette faculté même en-
visagée comme la source unique de nos actions.
Le mot de liberté, tel que l'entend le sens com-
mun, est un mot vide de sens.
Si les passions sont le principe unique de nos
actes et de notre puissance, le plaisir ou la dou-
leur en sont les effets inévitables, c'est-à-dire la
fin et le but de toute existence humaine. Re-
chercher le plaisir, fuir la douleur, telle est
donc la seule loi qui soit conforme à notre na-
ture.
Après avoir établi ces principes, Helvétius
s'efforce de les confirmer par l'expérience. Il
soutient que, chez les nations comme chez l'in-
dividu, le plaisir, l'intérêt est le but suprême et
universel des actions humaines, soit que nous
cédions aux mouvements irrésistibles de l'in-
stinct et de la passion, ou que nous nous lais-
sions guider par la réflexion et le calcul. C'est
d'après les avantages et les désavantages, ou le
bien et le mal qui en doivent résulter pour nous,
que nous dirigeons notre propre conduite et que
nous apprécions celle des autres. Par conséquent,
ce qu'on appelle vice ou vertu n'est qu'une autre
manière de désigner les qualités agréables ou
désagréables, utiles ou nuisibles des choses. En
dehors de cette signification, les mots vertu ou
vice ne correspondent à aucun fait réel, à aucune
qualité des objets, des actes, ni de l'agent.
l'our démontrer cette dernière assertion, Hel-
vétius se borne à l'analyse des actions humaine» :
mais, prenant en détail les actes les plus désin-
téresses, les passions même les plus généreuses
et les plus bienveillantes, il essaye de les expli-
quer par des motifs personnels et intéressés. Si
un homme fait du bien à ses semblables, s'il se
dévoue pour son père, son fils ou sa patrie,
c'est, suivant Helvétius, parce qu'il trouve à faire
cette action, à s'imposer un sacrifice, un plaisir
supérieur à toutes les souffrances qui en déri-
vent ; c'est parce que ces héroïques détermina-
tions emportent avec elles une sensation de plai-
sir que nous estimons mille fois plus que la
douleur qui les accompagne. De sorte que ce
dévouement apparent, ce prétendu sacrifice qui
constitue aux yeux de l'humanité la beauté de
l'amour filial, la sublimité de l'amour de la
patrie, devient, dans l'analyse d'Helvétius, un
véritable calcul, par lequel nous mettons un
certain plaisir au-dessus de toute peine, et qui
nous porte à obéir à une passion particulière,
plus puissante, plus dominatrice que les autres.
Si le sacrifice que nous faisons, tout en nous
procurant une sensation agréable, est en même
temps utile aux autres, alors il reçoit le nom de
vertu. La perfection consiste donc à faire con-
corder le plus complètement possible notre plai-
sir personnel avec l'intérêt des autres.
On comprend ainsi comment l'homme, être
essentiellement égoïste dans le système d'Helvé-
tius, est néanmoins susceptible de bienfaisance,
de justice, de patriotisme. Tous ces mots dési-
gnent une manière d'accorder notre intérêt avec
celui des autres, de leur rendre utile notre pro-
pre bonheur.
Mais, alors, qu'est-ce qui peut donner nais-
sance à l'injustice ? Ce n'est pas une opposition
quelconque entre la vertu et l'intérêt, entre le
juste et l'utile Une pareille opposition n'existe
pas. Et pourtant l'injustice est patente dans le
monde; elle frappe et offusque tous les regards!
L'injustice vient de ce que les hommes n'aper-
çoivent pas toujours en quoi leur intérêt per-
sonnel s'accorde avec l'intérêt général. Faute de
lumières suffisantes, ils mettent leur conduite
en opposition avec l'intérêt général, et entrent
en lutte avec la société. La moralité de l'individu
est proportionnée à son instruction et à l'étendue
de son intelligence. « L'homme vertueux, dit
Helvétius (Disc. III, ch. xvi), n'est donc pas celui
qui sacrifie ses plaisirs, ses habitudes et ses plus
fortes passions à l'intérêt public, puisqu'un tel
homme est impossible; mais celui dont la plus
forte passion est tellement conforme à l'intérêt
général, qu'il est presque toujours nécessité à la
vertu. »
Telle est, en substance, la psychologie morale
d'Helvétius. Restait à indiquer les moyens d'ap-
pliquer ces principes à la direction de la vie hu-
maine. La destinée de l'homme étant telle que
le prétend Helvétius, comment l'accomplir? C'est
le dernier problème qu'il se pose, et ce problème
il le résolut d'une manière qui lui est tout à fait
propre.
Puisque les passions, comme nous l'avons dit
tout à l'heure, sont le principe et le mobile de
toutes nos actions, la source unique du bonheur
dont nous sommes capables, il faut bien se gar-
der de leur opposer un frein. Les satisfaire est.
au contraire, notre première loi. Il faut, quand
elles ne sont pas assez fortes, les exciter, les
faire naître, les exalter de toute manière. Sans
elles, rien de beau, rien de bon, rien de grand
parmi les hommes.
Mais pour diriger habilement les passions, et
empêcher que l'une d'elles, par une prédomi-
nance excessive, ne nuise au développement d >
11 EL Y
69i —
HEME
autres, il faut une règle, la seule que recon-
98e et comprenne Helvétius. 11 veut que les
passions soient gouvernées et développées simul-
tanément par l'éducation.
En effet, tous les hommes ont reçu de la na-
ture la même constitution physique; par consé-
quent, ils se ressemblent, ils sont primitivement
égaux par leurs facultés intellectuelles et mo-
rales, car toutes ces facultés, selon Helvétius,
ont leur origine dans la sensation, qui elle-même
dépend des organes. Mais nos sensations sont plus
ou moins variées, plus ou moins nombreuses,
suivant le milieu clans lequel nous vivons, suivant
le temps, le lieu, le pays, la famille où le sort
nous a fait naître, et où se passent les pren
années de notre existence. Or, toutes ces circon-
stances réunies, auxquelles il faut ajouter le
gouvernement qui nous régit, les maîtres qui ont
formé notre enfance, les amis qui nous entou-
rent, les lectures dont nous avons été nourris, les
occupations que le hasard ou notre propre choix
nous a imposées, constituent, dans la plus large
acception du mot, ce qu'on appelle l'éducation.
Donc, l'éducation seule nous explique la diver-
sité et l'inégalité qu'on observe dans l'espèce hu-
maine. Les hommes ne sont rien que ce que l'é-
ducation les a faits, et si on leur enseignait les
moyens d'accorder leur intérêt personnel avec
l'intérêt de tous, on leur montrerait le chemin
du bonheur, et on ferait disparaître les injustices
et les crimes qui affligent la société. Helvétius
va plus loin encore. Puisque tous les hommes
sont capables d'apprendre à lire et à écrire, « ils
pourraient tous également, dit-il, s'élever à ces
grandes idées dont la découverte les placerait au
rang des hommes illustres. » Il reconnaît aux lé-
gislateurs le pouvoir d'allumer dans les cœurs
foute espèce de passions, et de façonner à leur
gré l'esprit, les mœurs et le caractère des peu-
ples soumis à leur empire.
En résumé, le sensualisme le plus grossier en
psychologie, l'égoïsme et le fatalisme en morale,
l'assimilation de l'homme à la bête, l'intérêt et
le plaisir mis à la place du devoir, la liberté
confondue avec la passion, telle est toute la phi-
losophie d'Helvétius. Ce sont les principes de
Hobbes et d'Épicure mis à la portée des salons
et des beaux esprits du xvme siècle. La forme
anecdotique et frivole dont ils sont revêtus ici
les met au-dessous de la critique. La seule idée
qui appartienne en propre à l'auteur du livre de
l'Esprit, et qui mérite de nous arrêter un instant,
c'est l'hypothèse de l'égalité naturelle des intel-
ligences et de la toute-puissance de l'éducation.
Cette idée, qu'on a essayé plus tard de trans-
porter dans la pratique, excite d'abord l'étonne-
ment ; mais quand on l'examine de plus près, on
n'y trouve plus qu'un paradoxe insoutenable.
Quel est l'homme, en effet, chargé d'instruire
l'enfance ou la jeunesse, qui ne remarque tout
d'abord, entre les esprits qui lui sont confiés,
des différences considérables? Et qu'on ne dise
pas que ces différences viennent de la famille,
ni du gouvernement, ni des autres circonstances
extérieures : car le père de famille qui a plu-
sieurs enfants, qui leur donne à tous la même
éducation, les voit cependant se distinguer les
uns des autres par des vocations diverses et des
facultés inégales.
D'un autre côté, nous voyons constamment des
esprits très-médiocres rester tels malgré les se-
cours de l'éducation la plus complète et la mieux
dirigée; et, au contraire, des intelligences pré-
devancer ces secours, comme Pascal qui
devuu: Euclide. Les intelligences énergiques bri-
sent les obstacles que leur opposent les circon-
stances extérieures, et parviennent, dans des si-
tuations difficiles, à remplacer l'éducation que.
la société leur refuse, par celle qu'elles se don-
nent.
11 est donc absolument faux que le degré d'in-
telligence qu'on observe chez un homme soit en
rapport avec la culture qu'il a reçue, et ne soit
qu'une conséquence ou un résultat de l'éduca-
tion. C'est que toutes les intelligences ne sont
égales, quoiqu'elles obéissent aux mêmes lois
et s'appuient sur les mêmes principes. L'unité
de la raison n'exclut pas l'inégalité des esprits.
Helvétius appelle à son aide une foule d'anec-
dotes pour montrer que le génie n'est qu'un mot,
et que les plus admirables découvertes sont le
fruit du hasard. En acceptas! même tous les faits
qu'il raconte, on peut lui répondre que les mêmes
occasions sont souvent offertes au vulgaire et à
l'homme de génie; mais que le vulgaire ne voit
rien là où l'homme supérieur rencontre le germe
dune découverte éclatante.
L'éducation, malgré sa puissance incontesta-
ble, ne fait donc pas tout chez l'homme. Son
influence a des limites, et il ne suffît pas d'in-
struire les hommes pour en faire des citoyens
utiles ou des hommes de génie. L'intelligence
n'est pas une table rase, une pure capacité, vide
de tout principe, et partant, le bien et le mal
qui se font dans la société ne sauraient s'expli-
quer exclusivement par l'éducation.
Il n'est pas moins absurde de prétendre qu'il
soit au pouvoir des législateurs d'allumer à leur
gré dans les cœurs toutes sortes de passions, et
que les diverses formes de gouvernement exercent
sur les caractères des nations une action toute-
puissante. La législation, la forme du gouverne-
ment ont une influence analogue à celle de l'édu-
cation. Elles sont une sorte d'éducation générale
et extérieure, mais par cela même moins péné-
trante et moins efficace que l'éducation indivi-
duelle.
C'est à ses défauts mêmes, c'est-à-dire à cette
fausse clarté, qui consiste à supprimer, avec les
difficultés de la science, tout ce qui en fait la
dignité et l'intérêt, que le livre de l'Esprit dut la
meilleure partie de son succès. Publié au milieu
du dernier siècle, au sein d'une société spirituelle,
mais peu grave et peu laborieuse, il fit croire
qu'il avait mis à la portée de tous les problèmes
les plus compliqués de la philosophie, et dut
éblouir cette foule qui aime à se persuader qu'elle
sait sans avoir appris.
On a souvent réimprimé les œuvres d'Helvétius.
Les éditions les plus complètes sont celles de
Servière et de P. Didot. publiées l'une et l'autre
à Paris, en 1795. La première se compose de
5 vol. in-8; la deuxième de 14 vol. in-18.
Voy. un Mémoire de M. Damiron sur Helvétius
dans le tome IX du compte rendu des séances de
l'Académie des sciences morales et politiques.
Fr. R.
HEMERT (Paul Van), théologien hollandais,
né à Amsterdam en 1756, mort en 1825, se si-
gnala de bonne heure par une grande liberté
d'opinions. Elle lui valut une sorte de persécution,
à la suite de laquelle il renonça à la prédication,
et se mit à étudier les théologiens et les philo-
sophes allemands. C'était le temps où les ouvrages
de Kant commençaient à soulever d'ardents débats
entre ses adversaires et ses partisans. Van Hemert
fut séduit par cette philosophie critique, qui ré-
] ondait aux exigences de sa raison. Il entreprit
de la faire connaître à ses compatriotes dans un
ouvrage considérable, publié en langue hollan-
daise, Éléments de la ph de Kant,
Amsterdam, 1795. Ces doctrines inquiétèrent
beaucoup d'esprits dans un pays où la philoso-
phie était surtout cultivée par des théologiens
HEMS
695 —
HEMS
et toujours en vue de la théologie; elles furent
vivement attaquées. Hemert les détendit d'ahord
•dans son Magasin de critique, Amsterdam, 1798;
et bientôt après soutint pour le même objet une
lutte prolongée contre l'érudit Wyttenbach. On
peut consulter sur ces débats ses Epislolœ ad
Van Wyltenbachium, Amsterdam, 1809, et les
œuvres de Wyttenbach : Bibliolheca critica,
Leyde, 1777-1808, t. «III ; Philomatici, Amster-
dam, 1809-1817, liv. I et II.
HEMSTERHUYS (François), le plus éminent
et à peu près le seul connu des écrivains hol-
landais qui, au xvme siècle, se sont occupés de
philosophie morale, naquit a Groningue en 1720,
et mourut à la Haye au mois de juin 1790. Il
appartenait à une famille distinguée par son
savoir : son père, Tibère Hemsterhuys, célèbre
érudit auquel on doit des éditions de Julius
Pollux, de Lucien, etc., avait contribué à re-
lever l'université de Leyde, illustrée depuis par
Ruhnkenius, Valckenaër et Wyttenbach. On con-
çoit aisément que cette école, qui remit en
honneur Platon et ses doctrines, dut exercer une
salutaire influence sur les études de François
Hemsterhuys, et sur la direction de ses idées.
En effet, sa vie entière fut vouée au culte de la
philosophie, et, malgré les fonctions publiques
qu'il remplit longtemps comme premier commis
de la secrétairerie du conseil d'État des Provinces-
Unies, il sut toujours se réserver de studieux
loisirs.
Si nous cherchons à le classer comme philo-
sophe, c'est à l'école sentimentale qu'il appartient
par ses doctrines, par sa direction morale, et par
les sujets qu'il a traités. Il a toutes lés qualités
comme les défauts de cette école. Avec un certain
vague dans l'expression qui ne laisse pas aux
idées toute la netteté désirable, il a une origi-
nalité, sinon très-frappante, du moins attrayante
par de nobles instincts, par une certaine grâce
candide, et surtout par un sens moral très-dé-
licat. Il y joint d'ailleurs une grande liberté
d'esprit et une absence de préjugés rare en tout
temps. Il est plus psychologue que métaphysicien,
et plus moraliste que psychologue : lui-même il
se rattachait volontiers à l'école socratique, ad-
mirant par-dessus tout le bon sens de Socrate,
et y mêlant parfois quelque chose du souffle
poétique qui animait Platon. La théorie du beau
dans les arts, et les questions de philosophie
morale sont celles qu'il traite avec prédilection.
Pour la publication de ses idées, il a choisi la
langue française, et, à part quelques légères
étrangetés, il n'écrit pas sans un certain charme ;
mais ce qu'un lecteur français regrette dans ses
ouvrages, c'est surtout l'absence de précision.
Il commença fort tard à publier ses écrits, qu'il
fit imprimer en petit nombre, et pour ses amis
seulement. En 1769 parut son premier ouvrage,
une Lettre sur la sculpture. Il avait alors qua-
rante-neuf ans. Selon lui, l'objet le plus beau
est celui qui nous donne le plus grand nombre
d'idées à la fois. L'âme veut avoir un grand
nombre d'idées dans le plus court espace de
temps possible : de là les ornements dans les
arts du dessin, de là les accords en musique ; le
beau dans les arts est toujours un tout dont les
parties sont si artistement combinées que l'âme
peut en faire sans peine la liaison. C'est ainsi
que l'auteur explique la loi de l'unité comme
condition du beau. L'homme dont le goût est
exercé opère rapidement cette liaison des parties,
que l'esprit moins cultivé fait lentement et avec
peine.
En 1770, Hemsterhuys publia la Lettre sur les
désirs, qui est une suite de la précédente. D'après
lui, tout tend naturellement a l'unité; c'est une
force étrangère qui a décomposé l'unité totale en
individus, et cette force est Dieu. Le but de l'â/ne,
lorsqu'elle désire, est l'union la plus intime et la
plus parfaite de son essence avec celle de l'objet
désiré. Le dégoût naît de l'impossibilité de l'union
parfaite.
La Lettre sur V homme et ses rapports. 1772,
développe une idée favorite de l'auteur : « Ce
qui constitue le degré de perfection dans les in-
telligences, c'est la quantité plus ou moins grande
d'idées coexistantes que ces intelligences pourront
offrir et soumettre à leur faculté intuitive. » Ces
idées sont en raison de nos rapports avec le
monde. A la face visible de l'univers, à sa face
tangible, sonore, à sa face morale, répondent dans
l'homme des organes et des facultés par lesquels
il est mis en rapport avec ces faces diverses de
l'univers. L'organe tourné vers la face morale
est ce qu'on appelle cœur, sentiment, conscience :
peut-être y a-t-il des animaux pourvus d'un
organe que nous n'avons pas, et qui est tourné
vers une face de l'univers inconnue pour nous.
Le plus grand bonheur auquel l'homme puisse
aspirer réside dans l'accroissement de la perfec-
tion ou de la sensibilité de l'organe moral, ce
qui le fera mieux jouir de lui-même et le rap-
prochera de Dieu. La plus grande sagesse à
laquelle il puisse prétendre, consiste à mettre
toutes ses actions et toutes ses pensées en accord
avec son organe moral, sans se mettre en peine
des institutions humaines ou de l'opinion d'autrui.
De l'éloge de M. Fagel, secrétaire du gouver-
nement hollandais, nous ne citerons que cette
pensée : « Les grandes âmes sont des germes qui
poussent dans l'éternité. »
Sophyle, ou de la Philosophie, 1778, dialogue
entre un matérialiste et un spiritualiste, contient
une triple démonstration de la différence de l'âme
et du corps.
Le système des facultés de l'âme, tel que
Hemsterhuys le concevait, se trouve dans deux
dialogues intitulés, l'un, Aristée, ou de la Di-
vinité, 1779; l'autre, Simon, ou des Facultés de
l'âme, 1787. 11 reconnaît quatre facultés distinc-
tes : 1° Y imagination, réceptacle de toutes nos
perceptions, réservoir de toutes les idées qui
nous viennent du dehors, ou que l'intellect com-
pose ; 2° l'intellect, faculté supérieure à l'imagi-
nation, qui compare les idées, en dispose, les
met en ordre et les gouverne; 3° la velléité, ou
la faculté de vouloir et d'agir : elle tient à
l'essence de l'âme elle-même, elle constitue son
activité, et la manifeste par des actes particu-
liers; 4° enfin, le principe moral, tantôt sensible
et passif, tantôt actif : comme passive, cette
faculté est affectée de tous les sentiments, tels
que l'amour, la haine, la pitié, la colère, etc.;
comme active, elle travaille sur ces sentiments,
de même que l'intellect travaille sur les idées;
elle juge si les actes volontaires sont conformes
à la justice; et, en tant que conscience, elle
répugne à l'injuste. Les hommes doués de l'ima-
gination, de l'intellect et de la velléité, man-
quaient de lien mutuel avant d'avoir la faculté
morale; ils vivaient isolés ou en état de guerre :
l'amour devint le lien qui les unit, en les habi-
tuant à sentir dans les autres, àjouir et à souffrir
de leurs plaisirs ou de leurs souffrances. Le degré
d'énergie et d'intensité auquel s'élèvent chacune
de ces facultés, leur équilibre, ou la prépondé-
rance que l'une prend sur les autres, décident
de la valeur des hommes, et font la diversité de
leurs caractères. — Sans doute, il serait aisé de
faire ressortir ce qu'il y a de peu rigoureux dans
cette classification, et surtout dans ce rôle tour
à tour actif et passif donné au principe moral.
Mais, nous l'avons déjà indiqué, ce vague et ce
HENN
— 696 —
HENR
défaut de précision sont un des traits qui ca-
ractérisent l'école sentimentale. C'est aussi un
des reproches les plus fondés qu'on a pu arti-
culer contre les doctrines d'un des principaux
représentants de cette école, Jacobi, dont les
ouvrages offrent plus d'une analogie avec ceux
de Hemsterhuys; et ces deux philosophes éprou-
vaient d'ailleurs l'un pour l'autre une vive sym-
pathie.
Deux autres opuscules, publiés en 1787, Alexis,
ou de l'Age d'or, et Lettre de Diodes à Diotime
sur l'athéisme, complètent les écrits de Hemster-
nuys. C'est dans le premier qu'il a dit : « L'homme
est comme le poisson tiré de l'eau, qui s'agite,
se démène; il ne jouira complètement de son
existence que lorsqu'il sera replongé dans les
eaux d'où il est sorti, et où seulement il aura
toute la plénitude de ses facultés. »
Sans pénétrer jamais à une grande profondeur,
Hemsterhuys a un sentiment assez vif du monde
moral. En lisant ses ouvrages, on sent comme
L'émanation d'une belle âme.
Tous ses opuscules ont été réunis en 2 vol. in-8,
par Jansen, Paris, 1792 et 1809.
Une autre édition qui renferme en outre quel-
ques lettres a été publiée par L. S. P. Meyboom,
Leuwarde, 1850, 6 vol. in-8. — Consultez E. Gruc-
ker, Fr. Hemsterhuys, sa vie et ses œuvres, Paris,
1866, in-8. A...D.
HENNINGS (Juste-Christi), né en 1731 à Geb-
ïitaedt, dans le duché de Weimar, et mort en 1813,
professeur à Iéna, est un philosophe éclectique.
Son histoire des âmes des hommes et des animaux
n'est proprement qu'une exposition historique des
propositions et opinions spéculatives, ou une sorte
de recueil des preuves diverses données par les
philosophes en faveur de la simplicité et de
l'immortalité de l'âme. Il dit néanmoins, dans
la préface de son livre, que tout ce que nous
savons de science certaine sur l'âme pourrait
tenir dans un très-petit nombre de feuilles d'im-
pression. La psychologie, dit-il, est le terrain par
excellence des hypothèses. Et cependant il a
voulu fortifier la preuve de l'immatérialité de
l'âme. Cet ouvrage n'est qu'une compilation pé-
dintesque. Ce qu'il y a de mieux, c'est une foule
de notices littéraires très-intéressantes. Dans un
autre de ses écrits, Hennings admet, avec Bonnet,
que les êtres forment entre eux une série indé-
finie, et affirme, en conséquence, que les âmes
des bêtes ont une espèce de raison, celle qui
convient au degré qu'elles occupent dans l'échelle
de la création.
Cet auteur a laissé de nombreux ouvrages,
dont voici les principaux ; les autres ne sont
yuère que des discours de circonstance : Logique
pratique, in-8, Iéna, 1764; — Morale et politique
d'accord avec la sagesse et la prudence, in-8,
ib., 1766; — Compendium melaphysicum, in-8,
ib., 1768; — Histoire pragmatique des âmes des
hommes et des animaux, in-8, Halle, 1774; —
Manuel critico- historique de la philosophie
Lhcorclique, in-8, Leipzig, 1764; — Aphorismes an-
thropologiques et p?icumalologiques, in-8, Iéna,
1777 ; — Des pressentiments et des visio7is, in-8,
Leipzig, 1777 ; — De la prévision des animaux,
expliquée par des exemples, etc., in-8, ib., 17813
(cet ouvrage est comme la seconde partie du
précédent); — Préjuges surannés combattus, en
cinq dissertations, in-8, Riga, 1778 (ces préjugés
sont : l'étiquette, la moralité des actions, les
sépultures, les monstres, les tribunaux ou cours
d'honneur); — L'unité de Dieu, examinée sous
différents points de vue, et prouvée même par
des témoignages de païens, in-8, Altenb., 1779;
— Des esprits et de ceux qui les voient, in-8,
Leipzig, 1780; — Visions, principalement celles
de notre siècle et de nos jours, mises en lumiè-
re, etc., in-8, Altenb., 1781 ;— Des rêves et de*
somnambules, in-8, Weimar, 1784; — Morale de
la raison, in-8, Altenb., 1782; — Bibliothèque
philosophique, 6 vol. in-8, Leipzig, 1774. Hen-
nings a aussi donné la quatrième édition du
Lexique philosophique de Walch, 2 vol. in-8,
ib., 1775. J. T.
HENRI de Gand, dont le nom de famille était
Goethals et qui fut surnommé le Docteur solennel.
naquit, selon l'opinion générale, en 1217, dans la
seigneurie de Mude, près de Gand. d'où il fut
appelé aussi Henri de Mude. Il étudia d'abord à
G.md, puis à Cologne, où il se rendit pour suivre
les leçons d'Albert le Grand. De retour à Gand
avec le grade de docteur, il fut le premier qui
y enseigna publiquement la philosophie et la
théologie. Mais ses talents l'appelaient sur un
plus grand théâtre : aussi le voit-on à Paris,
en 1247, enseignant à l'Université, après y avoir
conquis de nouveau les honneurs du doctorat.
On remarque qu'il fut un des premiers à pro-
fesser dans le collège fondé par Robert de Sorbon.
Henri de Gand ne paraît pas avoir joué un rôle
très-actif dans les longues et orageuses querelles
de l'Université et des ordres mendiants ; mais il
n'en fut pas de même des débats qui s'élevèrent
entre ces ordres et les prêtres séculiers. Le
Docteur solennel prit hautement la défense de
ces derniers, et son intervention fut pour beau-
coup dans les décisions qui mirent un frein aux
envahissements des franciscains, et des domini-
cains surtout. Cette opposition, qui fait honneur
au bon sens et aux talents de Henri de Gand, lui
serait plus honorable encore, s'il était vrai,
comme tout porte à le croire, que lui-même
fût membre de l'ordre des servîtes. Il mourut
archidiacre de Tournay, en 1293.
Placé entre saint Thomas qui le précède et
Duns-Scot qui le suit presque immédiatement,
Henri de Gand, malgré son mérite réel, dut
quelque peu souffrir d'un si dangereux voisinage .
car son platonisme, beaucoup plus apparent que
réel, n'avait rien d'assez ferme pour lutter avec
succès contre l'étendue d'esprit du premier et
la puissante originalité du second. Une indica-
tion sommaire de ses doctrines fera connaître à
la fois ses qualités et ses défauts.
Ses premiers écrits furent les Quodlibeta et la
Somme. Dans ces deux ouvrages, et notamment
dans la Somme, il commence par se poser la
question de la certitude. Or, Henri de Gand ne
rejette pas absolument les sens comme moyen
de connaître, mais à la condition qu'on ne leur
demandera que les simples apparences, les signes
des réalités ; quant à la réalité elle-même, a ce
qui fait véritablement l'objet de la science, c'est
à la raison seule qu'il faut la demander ; c'est
par elle que l'homme peut s'élever jusqu'à la
source de toute vérité, c'est-à-dire à Dieu. Cette
raison toutefois paraît n'avoir rien d'humain
dans la pensée de Henri de Gand, car il déclare
(Soynme, art. III, quest. 3) que la connaissance
pure de la vérité n'est pas naturelle à l'homme
dans son et it terrestre, et qu'un rayon divin
doit descendre dans notre intelligence pour que
nous puissions atteindre à cette connaissance
suprême. Ici l'inspiration du platonisme est ma-
nifeste, et on la voit plus évidente encore dans
ces lignes où Henri affirme que l'homme ne peut
apercevoir de vérité que « dans la pure lumière
des idées, qui est l'essence divine », et que
•< l'essence, la raison d'être de chaque chose est
une idée de Dieu ». (Somme, art. XXIV, quest. 6;
Quodl.,\\U, quest. 13.) A la théorie de la certitude
se lie naturellement celle de la connaissance,
et à celle-ci l'inévitable question des universaux.
HENK
— 697 —
HENR
Le but que se propose Henri de Gand, en trai-
tant de l'origine de nos connaissances, est de
concilier Arislote et Platon : aussi proclame-t-il
d'abord comme absolument nécessaire l'inter-
vention des sens au début de l'intelligence et;
par conséquent, l'action d'un objet particulier ;
et même, à cette occasion, il s'élève avec cha-
leur contre la réminiscence de Platon. Mais il se
rapproche bien vite de ce philosophe en admet-
tant une connaissance naturelle des principes :
dès lors la connaissance ne dérive pas des sens,
qui ne sont que des instruments ; c'est pourquoi
encore Henri avait coutume de dire que « le vrai
docteur est plutôt l'agent intérieur que le maître
avec sa parole extérieure ». Jusqu'ici, du moins,
il n'est que réaliste platonicien, surtout quand il
ajoute qu'il n'y a pas de science du concret et
de l'individuel, mais seulement du général, et
qu'en ce sens, l'universel est le véritable objet
de la connaissance. C'est quand il s'agit de pro-
noncer sur la nature de cet universel, qu'on voit
Henri flotter, quelquefois se contredire, et tom-
ber dans un réalisme exagéré. Il reconnaît d'a-
bord aux universaux une existence réelle et
substantielle dans l'esprit ; et cette réalité ré-
sulte d'un travail de la pensée qui, par l'abstrac-
tion, débarrasse, en quelque sorte, l'universel de
ce qu'il a de concret pour le mettre à nu. 11 ne suit
pas de là que son universel ne soit plus qu'une
abstraction : « Il faut savoir, dit-il (Somme,
art. XI, quest. 14), que la raison universelle con-
siste bien moins dans la manière d'affirmer le
même de plusieurs, que dans la nature et la
propriété du prédicat, qui doit être d'une nature
et d'une essence quelconque ; car l'universel ren-
ferme en soi deux choses : l'objet qui est essence
et nature, et le prédicable qui se dit de plu-
sieurs. » Cette double nature de l'abstraction et
de la réalité, il la réunit dans un terme inter-
médiaire, et, faisant de celui-ci une entité, un
être réel, il tombe dès lors dans le réalisme de
saint Anselme. C'est ainsi qu'il affirme (Quodl., IV,
quest. 6) que la force du nombre dix ou d'un
nombre quelconque est quelque chose de réel
hors de l'intelligence. De là vient l'accusation
lancée contre lui par Tennemann, d'avoir assigné
aux idées une existence réelle antérieure et su-
périeure, à l'intelligence. Ce reproche est trop
sévère, surtout par rapport à l'intelligence divine.
En effet, Henri repousse en son nom et même
au nom de Platon l'existence de ces universaux
qui ne se trouveraient ni dans le particulier ni
dans l'intelligence, soit divine, soit humaine. Il
en résulte que si, d'un côté, Henri est 'dans le
vrai, de l'autre il est en contradiction avec lui-
même, puisqu'il attribue la réalité à une abstrac-
tion telle qu'un nombre, par exemple. Mais pour
entendre complètement sa théorie de la connais-
sance, il est nécessaire de savoir ce qu'il pense
sur l'union du corps et de l'àme, ou mieux,
comment il comprenait l'homme. Pour Platon,
l'homme est une âme qui a un corps ; en d'au-
tres termes, c'est une force intelligente qui est
douée de l'instrument nécessaire pour agir. Henri
de Gand repousse cette belle définition : selon
lui, le corps fait partie de la substance de l'àme;
l'àme n'est pas moins faite pour le corps, que
le corps pour l'àme; enfin il va jusqu'à dire
[Quodl., VII, quest. 13) que l'àme, jointe au
corps, est plus parfaite que lorsqu'elle est déga-
gée du corps. Certes, Henri de Gand est ici bien
loin de Platon, et on peut voir maintenant pour-
quoi, le comprenant si mal ou le quittant si mal
à propos, il s'égare quelquefois dans sa théorie
des idées, et pourquoi enfin il établit : 1" la né-
cessité de l'image pour la connaissance ; 2° l'im-
possibilité pour l'homme de concevoir les choses
purement immatérielles, à moins d'une illumi-
nation particulière de Dieu. Nous remarquerons
toutefois au sujet de l'âme, qu'il a bien mieux
qu'Albert le Grand fait ressortir l'unité de ce
principe, en montrant que l'activité et la passi-
vité, dans ^entendement, ne sont que deux mo-
des du même être. Il ramène l'imagination à
cette même unité, en sorte que ces trois formes
de l'intelligence sont entre elles comme la lu-
mière, la couleur et la vue. Ce défaut de suite
dans les idées conduit Henri de Gand à une
nouvelle contradiction. Examinant si l'existence
de Dieu peut être l'objet de la science [Quodl., IV,
quest. 9), il commence par affirmer que l'être
infini est essentiellement incompréhensible, et
qu'il n'y a aucune proportion entre un être infini
et une intelligence bornée et finie. Ailleurs
(Somme, art. XXIV, quest. 1), il affirme, au con-
traire, qu'il est incontestable que la nature et
l'essence de Dieu peuvent être connues par
l'homme dans son état présent sur la terre. A
part cette contradiction, on ne peut qu'applaudir
a ce qu'il dit touchant l'existence de Dieu. Invo-
quant le sentiment bien plus que le raisonne-
ment, il se fonde avec raison sur une sorte d'idée
innée (prœcognilio), en d'autres termes, sur le
sentiment de l'infini qui nous élève jusqu'à Dieu.
Dans son langage et dans sa pensée, il se rap-
proche de saint Anselme, et surtout en parlant
de l'unité et de l'éternité de Dieu. « L'unité
étant la vraie réalité, dit-il (Somme, art. XXX,
quest. 1), l'éternité est la vraie vie de cette unité ;
car étant absolue et ne pouvant, dès lors, subir
aucun changement, elle jouit de la vraie vie, de
la vie éternelle. »
Si maintenant on se demande quelle fut la
philosophie de Henri de Gand, on hésitera peut-
être avant de répondre. On le donne comme un
platonicien, et il est incontestable qu'il cherche
souvent à marcher sur les traces de Platon; mais
il faut ajouter qu'il ne connaissait ce philosophe
que par saint Augustin, et nous avons vu qu'il
le quitte souvent, soit par timidité, soit faute de
le bien comprendre. Ainsi, ce qui manque à
Henri de Gand, c'est un caractère bien décidé.
Un système est quelquefois une erreur ; mais
aussi l'hésitation et l'incertitude conduisent rare-
ment à la vérité. Ce qui le recommande, c'est
d'abord un fond de bon sens courageux qui lui
fit proclamer hautement les droits de la raison ;
en outre, sur plusieurs questions particulières,
il fit preuve de. sagacité et de savoir. Quant à
l'influence qu'il exerça, il faut reconnaître que
son école, si jamais il fit école, s'éclipsa entière-
ment devant Duns-Scot et son réalisme.
Henri de Gand a laissé un grand nombre d'é-
crits dont plusieurs ont été imprimés; d'autres
sont restés manuscrits.
Les premiers sont : Quodlibela thcologica ,
2 vol. in-f°, 1518; — Summa quœstionum ordi-
nariarum theologiœ, in-f", ib.. 1520 ; — Liber
sive Catalogus de scriploribus ecclesiaslicis ,
in-8, Cologne, 1540.
Les écrits non imprimés sont : Liber de Pœni-
tentia ; — de Castitate virginum et viduarum ;
— Sermoncs et Homeliœ ; — Sermo de purifica-
tione Virginis Dciparœ; — Quodlibclum de
mercimoniis et negociationibus ; — Quodlibeta
ordine alphabetico digesta;— Comment, in VIII
libros Phys. Arist. (vel in quatuor ultimos
libros) .
On lui attribue encore : Comment, in IV libros
Sentenliarum ; — Comment, in XIV libros Mc-
taphys. Arist. ; — de Laudibus gloriosœ Virginis
Deiparœ. Rien ne prouve que ces trois ouvrages
soient de lui ; mais M. Huet pense avec raison
que c'est à tort qu'on lui a attribué les suivants :
HERA
698 —
IIKHA
Vila S. Eleutherii, Tornacensis episcopi ; —
Elevatio corporis ejusdcm; — de Antiquitalc
urbis Tornacensis ; — traduction française du
livre de Rcgimine regum et principum. On peut
consulter le travail de M. Huet intitulé Recher-
ches historiques et critiques sur la vie, les ou-
vrages et la doctrine de Henri de Gand, in-8,
Paris, 1838. X. K.
HENRI de Hesse et HENRI de Oyta étaient
deux philosophes du xive siècle, Allemands tous
deux, qui enseignaient dans l'Université de
Vienne les principes du nominalisme. Le dernier
est mort en 1397. X.
HÉRAGLIDE de Pont, ainsi nommé parce
qu'il naquit à Héraclée, dans le royaume de Pont,
florissait vers l'an 338 avant l'ère chrétienne.
D'une famille riche et considérée, il quitta
pays par amour pour la philosophie et la science,
et se rendit à Athènes, alors le centre de la civi-
lisation grecque. Il s'attacha d'abord à Speu-
sippe ; mais, ayant entendu Platon, il ne voulut
plus avoir d'autre maître ; et Platon, s'il faut en
croire Suidas, lui confia la direction de son
école pendant son second voyage en Italie. Selon
Diogène Laërce, Héraclide aurait quitté les
doctrines de l'Académie pour celles du Lycée,
et aurait enseigné, le reste de sa vie, la philo-
sophie péripatéticienne. La noblesse de son ca-
ractère ne paraît pas avoir été plus grande que
la constance de son esprit. Il aimait, à ce que
raconte Diogène Laërce, le faste, la pompe exté-
rieure. Il employait la supercherie et la ruse
dans le dessein de se faire passer pour un être
surnaturel, pour un demi-dieu, et obtenir après
sa mort; de ses ignorants concitoyens, les hon-
neurs héroïques. 11 a beaucoup écrit sur toutes
sortes de sujets, à la manière des philosophes
péripatéticiens ; mais de ses nombreux ouvrages
il n'est rien arrivé jusqu'à nous que les frag-
ments de son Traité des constitutions des divers
États, qui était, à ce que l'on croit, un abrégé
du grand ouvrage d'Aristote sur cette matière.
Ces extraits, plusieurs fois imprimés à la suite
des Histoires diverses d'Élien et dans d'autres
collections, ont été publiés séparément avec une
traduction latine, une traduction allemande et
des notes par Ge'org. Dav. Kœler, in-8, Halle.
1804. Coray en a donné une autre édition supé-
rieure à la précédente, dans le prodrome ou le
premier volume de la Bibliothèque grecque,
in-8, Paris, 1805. On a aussi, sous le nom d'Hé-
raclide, un traité des Allégories d'Homère (im-
primé parmi les Opuscules de Th. Gale, et sépa-
rément, en 1 vol. in-8, Goëtt., 1782, avec une
traduction latine et des notes de Nie. Schow) ;
mais il est très-douteux que ce soit d'Héraclide
de Pont. C'est plutôt un résumé de ce que les
stoïciens enseignaient sur cette matière. On peut
consulter sur ce philosophe l'opuscule suivant :
Disscrtatio de Héraclide Pontico, auclore Eug.
Deswert, in-8, Bruxelles, 1830.
Diogène Laërce (liv. IV, ch. cxvi) nous apprend
qu'il a existé un autre philosophe du nom d'Hé-
raclide; mais celui-là était sceptique et passe
pour avoir été le maître d'/Enésidèmc. X.
HERACLITE. L'époque de la naissance de ce
philosophe ne peut être déterminée qu'approxi-
mativement. Diogène Laërce (liv. IX, Vie d'He-
raclite) dit qu'il florissait vers la lxix° olym-
piade, c'est-à-dire environ 504 ans avant J. C,
d'où l'on peut conjecturer qu'il était né vers 544.
A la ii de son père, qui était un des premiers
citoyens d'Ëphèse, Heraclite renonça à la supi i
magistrature en laveur de son frère, afin de se
livrer exclusivement à la philosophie. A l'époque
où apparut Heraclite, les travaux des philosophes
ioniens s'étaient exclusivement concentrés sur
l'explication des phénomènes du monde matériel.
Thaïes, Anaximandre, Phérécyde, Anaximèno
avaient été astronomes et physiciens. Heraclite
ne renonça point aux travaux de ses devanciers ;
mais il les porta plus loin, en les faisant sor-
tir du cercle de la philosophie naturelle pour
les étendre à la philosophie morale. Nous avons,
sur ce point, tout à la fois le témoignage de Dio-
gène Laërce et celui de Scxtus Empiricus : car,
d'une part, an rapport de Diogène Laërce (liv. IX,
Vie d'Heraclite), le livre d'Heraclite « était divisé
en trois parties, et traitait de l'univers, de la
politique, de la théologie »; d'autre part, Sextus
Empiricus [Adv. Malhem., lib. Vil) dit positive-
ment « qu'on s'est plusieurs fois demandé si He-
raclite n'appartenait pas à la philosophie morale
tout aussi bien qu'à la philosophie naturelle ».
Il est donc constaté qu'avec Heraclite, et à dater
de lui, la philosophie ionienne cessa d'être ex-
clusivement la science de la nature, pour deve-
nir en même temps la science de l'ordre moral :
caractère important à signaler, et qui l'ait d'He-
raclite, conjointement avec deux autres ioniens
ses successeurs, Anaxagore et Archélaùs, un
précurseur de Socratc.
En ce qui concerne la science morale, nous
rencontrons d'abord, dans Plutarque, dans Clé-
ment d'Alexandrie, dans Diogène Laërce, un cer-
tain nombre d'apophthegmes attribués à Hera-
clite. Mais, ce qui est surtout important pour le
point qui nous occupe, nous trouvons dans Sex-
tus Empiricus (ubi supra) une théorie d'Heraclite,
touchant le critérium de la vérité et la valeur de
nos moyens de connaître. « Heraclite, dit Sextus,
nous regarde comme pourvus de deux instru-
ments pour tendre à la possession du vrai, à
savoir les sens et la raison. A l'exemple de
Parmenide et d'Empédocle, il juge le témoignage
des sens indigne de foi, et il pose la raison comme
critérium unique. Il répudie le témoignage des
sens en ces termes : « Pour les esprits barbares
les yeux et les oreilles sont de mauvais té-
moins. » Quand il voit dans la raison le seul juge
de la vérité, il n'entend point parler de la raison
individuelle, mais de la raison universelle et di-
vine.... D'où il suit que ce qui paraît vrai au
jugement de tous, c'est la raison universelle et
divine, tandis que les conceptions de la raison
individuelle n'apportent en elle rien de certain.
Et, après avoir montré que c'est moyennant une
certaine communion avec la raison divine que
nous faisons et savons toutes choses, Heraclite
ajoute : « C'est pourquoi il faut se confier à
la raison générale. Toutes les fois que nous nous
mettons en communion avec elle, nous sommes
dans le vrai ; nous sommes dans le faux, au
contraire, toutes les fois que nous nous aban-
donnons à notre sens individuel. »
Voici maintenant à quoi se ramène la physique
d'Heraclite. Le l'eu est l'élément générateur, et
c'est de ses transformations, soit qu'il se raréfie,
soit qu'il se condense, que naissent toutes cho-
ses. Le feu, en se condensant, devient vapeur ;
celte vapeur, en prenant de la consistance, se
fait eau; l'eau, par l'effet d'une nouvelle con-
densation, devient terre. C'est là ce qu'Heraclite
appelle le mouvement de haut en bas. Inverse-
ment, la terre, en se raréfiant, se change en eau,
de laquelle vient à peu près tout le reste, par le
moyen d'une évaporation (àvaûuuiaaic) qui s'o-
père à sa surface; et c'est ici le mouvement de
bas en haut. Ajoutons que le feu n'est pas seule-
ment principe vivificateur, ilesl encore agent des-
tructeur. L'univers a été produit par le feu, et
c'est par le feu qu'il doit se dissoudre et s'a-
néantir.
Quant à la cause première des changements
HERA
— 699 —
IIEUB
qu'a subis et que doit subir encore l'univers, He-
raclite n'en détermine aucune autre que le des-
tin, TtâvTa YÉvEcôat xaô' eiixap^Évïiv. En vertu des
lois du destin, toutes choses sont sujettes à une
incessante mobilité, à un perpétuel écoulement,
poT). La nature entière ressemble à un fleuve
qui s'écoule sans cesse. L'origine de tous ces
changements, c'est l'action de deux principes op-
posés l'un à l'autre : la guerre ou la discorde,
qui produit la génération, et la paix ou la con-
corde, qui produit l'embrasement universel. Cette
dernière proposition offre, au premier coup
d'œil, quelque chose de bizarre et de paradoxal.
On a peine à comprendre que la discorde puisse
être principe de génération et la concorde prin-
cipe de destruction. Mais cette contradiction n'est
qu'apparente. Elle s'explique par l'ensemble du
système cosmogonique d'Heraclite. Car d'abord,
pour constituer la variété de l'univers, il a fallu
que le feu, élément primordial et générateur,
subît plusieurs transformations distinctes les
unes des autres, et devînt, par une série de mo-
difications successives, vapeur, eau, terre. Or,
ces transformations n'ont pu s'opérer que sous
l'action d'un principe d'altération, et c'est ce
qu'Heraclite, dans son langage métaphorique,
appelle la guerre, la discorde, tcû).e[j.oç, épiç.
Pour que cette variété cesse d'être, et pour
que tout revienne à l'état primitif, qui est
l'état d'ignition, è/oivpwriç, il faut bien que ce
qui est multiple se convertisse à l'unité, ce qui
est divers à la ressemblance, ce qui est distinct
à l'identité; il faut, en un mot, que tout re-
tourne à l'unité de l'état originel; et ce retour
ne peut s'opérer que sous l'action d'un principe
d'assimilation, d'affinité, la paix, la concorde,
Etpr.'.T, , ô(io).oYia.
A l'exemple de Thaïes et des autres ioniens,
Heraclite s'occupa de météorologie et d'astrono-
mie. Il regarde le soleil et les astres comme des
flammes résultant d'évaporations concentrées
dans certaines concavités de la voûte céleste, qui
leur servent de récipients. Les flammes qui for-
ment le soleil sont, plus que toutes les autres, pu-
res et vives ; celles des autres astres plus éloi-
gnés de la terre ont moins de pureté et de chaleur.
La grandeur réelle du soleil est telle qu'elle nous
apparaît : erreur qui devait être un jour com-
battue par Anaxagore. Les éclipses de soleil et
de lune viennent de ce que les bassins, renfer-
mant les flammes qui forment ces astres, tour-
nent leur partie concave vers le côté qui nous
est opposé. Les phases mensuelles de la lune
proviennent de ce que le bassin qui là forme
possède un mouvement graduel de rotation sur
lui-même. Les jours et les nuits , les mois, les
saisons, les années, les vents et autres phéno-
mènes de ce genre ont leurs causes dans les
différences de ces évaporations. L'évaporation
pure, venant à s'enflammer dans le cercle du
soleil, produit le jour. L'évaporation contraire
lui succède et amène la nuit. La chaleur, excitée
par la lumière des évaporations pures, produit
l'été. Au contraire, l'évaporation obscure amène
le froid et l'hiver. Heraclite explique d'une ma-
nière analogue plusieurs autres phénomènes as-
tronomiques et météorologiques.
Le traité d'Heraclite nzçi <l>û(j£w:, avait été
écrit en prose ionienne, contrairement à l'usage
généralement adopté avant lui, de la versifi-
cation. Ce fut Cratès qui, plus tard, publia ce
traité déposé par son auteur dans le temple d'Ar-
témis à Éphèsc. Ce traité, écrit en un style
fort obscur, qui valut à Heraclite le surnom de
Ixotïivoj, donna lieu à un grand nombre de
commentaires. Il ne nous en reste aujourd'hui
que quelques courts fragments. On a conservé
aussi d'Heraclite quelques lettres, dont l'une est
adressée à Darius, iils d'Hystaspe, qui avait
voulu attirer Heraclite à la cour de Persépolis.
Diogène donne avec cette lettre celle de Darius
à Heraclite.
On peut consulter : Diogène Laërce, liv. IX,
Vie d'Heraclite; — Henri Estienne, le recueil
intitulé Poesis philosophica , où l'on trouve les
fragments du traité Tispi 4>û<7ew:, et les lettres
attribuées àHéraclite; — Mullachius, Fragmenta
philosophorum Grcecorum ; — Joh. Boniti Dis-
serlatio de Heraclito Ephesio, in-4, Scheeneberg,
1695; — Gottfr. Olearii Diatribe de principio
reriem naturalium ex mente Herazliti, in-4,
Leipzig, 1697; — Ejusdem Diatribe de rerum
naturalium genesi ex mente Heraeliti, in-4,
ib., 1702; — Jo. Upmark, Dissertatio de Hera-
clite-, Ephesiorum philosophe-, in-8, Upsal, 1710 ;
— Joh. Math. Gesneri Disputalio de animabus
Heraeliti et Hippocralis, Comm. Soc. Gott., 1. 1 ;
— Chr. Gottlieb Heyne, Progr. de animabus
siccis ex Heraclileo placito optime ad sapien-
tiam et virtutem instructis, in-f", Goëtt., 1781 ;
et dans ses Opusc. acad., t. III; — Fr. Schleier-
macher, Heraclite d'Éphèse, surnommé VObscur,
d'après les débris de son ouvrage et les témoi-
gnages des anciens (ail.), dans le 3e cahier du
tome I du Musœum der Alterlumwissenschaften,
in-8. Berlin, 1808; — Ritter, Histoire de la phi-
losophie ionienne (ail.), in-8, ib., 1821, p. 60; —
C. Mallet, Histoire de la philosophie ionienne,
in-8, Paris, 1842, p. 116-166. X.
HERBART (Jean-Frédéric) est le chef d'une
école de philosophie dont le siège principal est
à Leipzig. Né à Oldenbourg en 1776, après avoir
étudié la philosophie à Iéna, du temps de Fichte,
et après avoir vécu quelques années en Suisse
comme précepteur, il fut successivement pro-
fesseur à Kcenigsberg et à Goëttingue, où il
mourut en 1841.
Les principaux ouvrages de Herbart sont,
outre sa Pédagogique générale, qui parut en
1806, la Philosophie pratique générale, 1808; la
Psychologie fondée sur V expérience, la méta-
physique et les mathématiques, 2 vol. in-8,
1824; la Métaphysique générale avec les élé-
ments de la philosophie de la nature, 2 vol.
in-8, 1828; Examen analytique du droit na-
turel et de la morale, 1836; Recherches psycho-
logiques, 2 livraisons, 1839 et 1840.
Il s'expliqua sur ses rapports avec la philo-
sophie idéaliste dans un peut écrit qui parut
en 1814 sous le titre de Mon opposition à la
philosophie du jour, et exposa ses doctrines
d'une manière plus populaire dans une Intro-
duction à la philosophie (3° édit., 1834), et dans
un Manuel de la psychologie (2e édit., 1834).
Si peut-être la philosophie de Herbart n'a pas,
dans le grand mouvement de la pensée qui
date de la critique, toute l'importance que lui
attribuent ses disciples, elle est loin cependant
de mériter le dédain avec lequel la traitent les
organes de l'école de Hegel, qui n'y voient qu'un
épisode sans intérêt, qu'une continuation insi-
gnifiante de la philosophie de Kant. Il y a entre
les deux systèmes plus de différences que d'ana-
logies, et c'est moins par ses doctrines que par
ses habitudes philosophiques que Herbart se
rapproche du penseur de Kcenigsberg. Ainsi
que Kant, il regarde l'expérience comme la pre-
mière, si ce n'est l'unique source de la connais-
sance, et borne l'étendue du savoir réel aux
données de l'expérience, rectifiées et interprétées
par le raisonnement. A l'exemple de Kant, il
renonce à toute cosmologie, à toute théologie
rationnelles, et regarde la morale comme indé-
pendante de toute spéculation théorique. Mais
HERB
700 —
HERB
tandis que Kant regarde la critique de la raison
connue la base nécessaire de toute philosophie,
Herbart rejette cette critique comme impossible,
et veut, avec Descartes, que la spéculation com-
mence par le doute et par l'examen, non des
facultés, mais des notions données. Herbart re-
jette la pluralité des facultés qui, selon Kant,
concourent à la connaissance et à l'action, et
reproche à celui-ci d'avoir fondé sa philosophie
sur une psychologie vieillie et tout empirique.
11 le désapprouve pour avoir borné aux phéno-
mènes le principe de causalité, et rejette sa
théorie de l'idéalité du temps et de l'espace,
ainsi que toute sa doctrine des catégories de
l'entendement et des idées de la raison comme
constituant en quelque sorte l'organisme de l'es-
prit humain. Il répudie tout l'idéalisme transcen-
dante de Kant, et, si sur certains points il est
d'accord avec lui, il se fonde presque toujours
sur d'autres raisons.
Bien que Herbart relève historiquement de
Kant et de Fichte, son système s'est développé
avec une grande indépendance, et forme oppo-
sition avec toutes les doctrines idéalistes de la
philosophie dominante, opposition légitime et
nécessaire, plus savante que celle de Jacobi,
qu'elle continue dans un autre sens.
L'ancien dogmatisme avait été vaincu par la
critique, et le réalisme vulgaire était devenu
la proie facile de la philosophie sceptique et idéa-
liste. Mais l'idéalisme, en s'exagérant lui-même,
doit nécessairement ramener la spéculation à un
réalisme bien entendu. Ce retour au réalisme,
sur les débris de l'idéalisme, est la pensée déter-
minante de la philosophie de Herbart, c'est une
protestation énergique et savante contre les
prétentions outrées des écoles nouvelles. « Les
successeurs de Kant, dit Herbart, imaginèrent
une connaissance prétendue absolue, grâce à
laquelle l'existence de Dieu et l'immortalité de
l'âme devaient être à jamais assurées, mais qui
les a plus que jamais livrées au doute. » Il eut
l'ambition de revenir sur l'œuvre de Kant et de
la continuer dans un autre esprit : c'est pour
cela que, tout en rejetant la critique comme
ayant manqué son but, il se nomme lui-même
un kantien de 1829.
Dans son opposition à la philosophie dominante,
Herbart s'en sépare d'abord par' sa méthode et
par l'idée qu'il se faisait de la science. Tandis
que, selon Schelling et Hegel, la vérité philo-
sophique se transforme sans cesse et se produit
sous des formes diverses, selon la diversité des
points de vue et des principes, tendant conti-
nuellement à un développement plus complet et
à une forme plus parfaite; selon Herbart, au
contraire, la part de vérité qui est une fois éta-
blie est immuable au fond et dans la forme
comme le dogme de Bossuet; comme les mathé-
matiques, le savoir philosophique est suscep-
tible d'un accroissement indéfini ; mais le pro-
grès ne saurait modifier ce qui a été légitimement
reconnu pour vrai. Pour toute question, il n'y a
qu'une solution, et cette solution, une fois trou-
vée et établie, demeure acquise à toujours.
Herbart doit beaucoup à Kant, à Leibniz, à
Locke, aux anciens ; mais, loin de rattacher sa
philosophie à celle de ses prédécesseurs et de
s'en faire formellement le continuateur, il s'ap-
plique à bien saisir et à poser nettement les ques-
tions fondamentales, à en poursuivre avec indé-
pendance la solution, sans reconnaître d'autre
point de départ que les notions données naturel-
lement et ramenées à leur origine. Par cette
même raison, renonçant à la prétention de dé-
duire toute science d'un principe unique. Her-
bart admet une pluralité de principes coordonnés
entre eux, et laisse à chaque science, à chaque
question même, son propre fondement et sa pro-
pre sphère, en la traitant à part et selon sa
nature; ce qui n'empêchera pas, lorsqu'il aura
été fait droit aux diverses questions, de réunir
les résultats obtenus dans un tout organique.
C'est ainsi qu'un édifice s'appuie sur plusieurs
pierres fondamentales posées d'après un même
plan sur un sol commun. La base sur laquelle,
selon Herbart, repose le système philosophique,
c'est l'expérience développée et rectifiée par la
pensée, et il tire son unité de l'unité naturelle
de la raison.
La philosophie, d'après Herbart, n'a pas un
objet déterminé et exclusif. Les sciences d'obser-
vation recueillent ce qui est donné dans l'expé-
rience externe et interne, et la philosophie en
détermine la valeur par la réflexion : elle est
Vélaboration des notions.
Le premier devoir de la réflexion est de ren-
dre les notions claires et distinctes : ce travail
est l'objet de la logique. Mais il y a des notions
qui, à mesure qu'elles sont élaborées, se mon-
trent de plus en plus pleines de contradictions :
de là, pour la pensée réfléchie, le devoir de les
rectifier, de les modifier par l'addition d'élé-
ments qu'elle fournit elle-même en obéissant à
sa propre loi : telle est la fonction de la méta-
physique, qui, dans ses principales applications,
devient psychologie, philosophie de la nature.
et théologie, et dont les branches diverses for-
ment ensemble la philosophie théorique.
11 est enfin une dernière classe d'idées qui ont
le caractère particulier d'être d'une évidence
immédiate et accompagnées dans la conscience
d'un jugement d'approbation ou de désappro-
bation. Ces notions sont l'objet de Y esthétique,
qui, dans le système de Herbart, comprend la
morale et constitue la philosophie pratique.
Dans son application aux faits, l'esthétique donne
naissance à des théories d'art qui enseignent ce
qu'il faut faire pour produire ce qui plaît.
Parmi ces théories, il en est'une dont les pré-
ceptes s'imposent comme nécessaires et obli-
gatoires, c'est la morale. Pour ce qui est de
savoir comment le jugement esthétique déter-
mine la volonté et produit la conscience morale
et le goût, cette question est du domaine de la
psychologie, qui elle-même dépend de la méta-
physique.
La philosophie, tant théorique que pratique,
ne peut s'occuper que de notions données ou
résultant logiquement des données de l'expé-
rience. Toute autre notion est factice et gra-
tuite. Les notions ou les jugements qui servent
de point de départ au travail philosophique, sont
des principes qui doivent avoir le double carac-
tère d'être primitifs et de renfermer d'autres
propositions. Celles-ci en sont déduites selon les
règles de la méthode fournie par la logique.
Dans le système de Herbart, la psychologie
expérimentale ne peut servir de base ni même
d'introduction à la philosophie : ainsi que tout
produit de l'expérience, elle a besoin elle-même
d'être modifiée par la métaphysique. Le com-
mencement de toute philosophie est le doute
qui porte sur l'autorité de l'expérience ou du
sens commun. Pour s'engager sans danger dans
le mouvement de la pensée née de ce doute,
il faut se placer sur le sol inébranlable des idées
morales, évidentes par elles-mêmes.
Pour établir un système, il faut ignorer le
cloute ou l'avoir vaincu. On professe l'empirisme
dans le premier cas, le rationalisme dans le se-
cond. L'empirisme s'en rapporte aveuglément à
l'expérience; mais, en supposant à la nature et
à l'âme autant de forces et de facultés parti-
HERB
— 701 —
HERB
culières qu'il a observé de classes de phéno-
mènes, il se persuade faussement qu'il doit la
connaissance de ces forces à l'observation qui ce-
pendant ne saurait la produire : il est rationaliste
à son insu. Le véritable rationalisme, au con-
traire, sans mépriser l'expérience, l'apprécie à
sa juste valeur.
Les doutes soulevés contre la certitude des
données empiriques font de plus connaître les
vrais problèmes de la philosophie : là sont les
véritables commencements de la spéculation, et
il est à regretter, dit Herbart. que Kant ne soit
pas retourné jusque-là. Les doutes qui portent
sur la réalité de la connaissance sensible, sont
confirmés par la métaphysique, qui établit sans
peine que la vraie nature des choses ne tombe
pas sous les sens. Ceux, au contraire, qui tou-
chent aux formes de l'expérience s'évanouissent
à l'examen : ces formes sont toutes sauvées,
parce qu'elles sont toutes également compro-
mises, et qu'elles s'imposent d'une manière si
déterminée qu'il ne dépend pas de la pensée d'y
rien changer. Mais en même temps les notions
qui les représentent sont si pleines de contra-
dictions, qu'on ne peut les accepter telles qu'elles
sont données ; et comme il est également im-
possible de les rejeter, il faut les modifier par
la pensée : tel est le problème général de la
métaphysique.
La métaphysique générale de Herbart est
surtout importante comme oeuvre de critique.
La première partie est presque toute historique.
L'auteur y apprécie de son point de vue les
systèmes de Leibniz, de Spinoza, de Kant, qu'il
compare entre eux et avec les doctrines plus
récentes de Fichte, de Fries, de M. de Schelling,
et il pose ensuite les problèmes de la méta-
physique, tels que, selon lui, ils résultent de
l'histoire de la science et de sa vraie nature.
D'après la classification de ces problèmes, il
divise la science métaphysique en quatre par-
ties : la théorie de la méthode, l'ontologie, qui
traite de l'être, de l'inhérence et_ du chan-
gement; la sgncchologie, ou la théorie de la
continuité, qui traite de la matière, de l'espace
et du temps; enfin, l'idolologie. qui recherche
la nature du moi et l'origine des idées. C'est
sous ce dernier titre que Herbart place sa réfu-
tation de l'idéalisme.
La question générale est de savoir comment
on peut concevoir, sans contradiction, l'inhérence,
le changement, la matière, le moi. Pour cela,
il faut une méthode, sûre d'elle-même; et qui,
indépendante de l'ontologie, vienne se joindre à
la logique ordinaire. Le doute naît de l'expé-
rience même. Pour le vaincre, il faut trouver
quelque chose qui soit certain a priori, et dont
la certitude soit comme un flambeau qui de sa
lumière éclaire et dissipe ce qui est douteux.
Ainsi se place à la tête de toute métaphysique,
mais sous une autre forme et pour une autre
fin, la question de Kant : Comment est possible
une synthèse a priori? Elle sera résolue si l'on
trouve un savoir qui, certain en soi, puisse ser-
vir à fonder la certitude d'autre chose. Après
cette question générale, la théorie de la mé-
thode a trois devoirs à remplir : le premier est
de déterminer la manière de saisir, dans toute
leur intégrité, les données de l'expérience, et
de faire sortir de ces données mêmes l'impul-
sion qui doit diriger la pensée, pour qu'elle
puisse atteindre la réalité par son mouvement
progressif et nécessaire ; le second devoir de la
méthode est de décrire le mouvement de la pen-
sée tel qu'il résulte de cette impulsion, et d'en
marquer les limites, ou de répondre à cette
question : Quelle est, en général, la liaison des
principes et de leurs conséquences? le troisième
devoir, enfin, est de tracer la voie par laquelle
il est possible de retourner aux données d'où
l'on est parti, et d'expliquer ainsi les phénomènes
par la réalité qui les produ.t. Ainsi, la méta-
physique décrit un cercle qui, partant de la sur-
face de ce qui est donné, et de là pénétrant au
fond des choses, atteint la réalité, et qui, ensuite,
revient à ce qui est donné et l'explique.
La métaphysique générale insiste d'abord sur
l'ignorance ou nous laissent les sens quant à la
nature réelle des choses^ sur l'impossibilité
logique de les concevoir a la fois comme des
unités réelles et comme occupant une place dans
le temps et dans l'espace, comme des grandeurs
finies composées d'une infinité de parties, comme
des réalites qui, par leur infinie divisibilité, vont
se perdre dans l'infiniment petit. Elle fait re-
marquer ensuite l'absurdité de la notion du
changement, et les contradictions qu'implique
la notion du moi, qui se présente également
tout à la fois comme un et comme multiple, et
qui, considéré de près, est une perception sans
objet perçu : contradictions qui prouvent que la
notion du moi, loin de pouvoir servir de base à
la philosophie, a besoin elle-même d'être rec-
tifiée par la pensée.
Pour donner un exemple de la manière de
procéder de Herbart, nous reproduisons ce qu'il
appelle le triiemme du mouvement. Le change-
ment ne peut s'expliquer que de trois manières.
Ou il a lieu par une cause externe, ou par une
cause interne, ou bien il est sans cause, c'est-
à-dire absolu (le système d'Heraclite et de Hegel).
Or, les trois systèmes, celui d'une causalité
indéfinie, celui de la liberté et celui du mouve-
ment absolu, présentent des difficultés également
insolubles, et sont logiquement impossibles. Donc
il n'y a pas de changement réel. Pour en expliquer
l'apparence, il faut nécessairement admettre une
autre espèce de causalité externe que celle qui
est supposée dans le triiemme : cette autre causa-
lité ressortira avec évidence de la vraie doctrine
de l'être, qui rectifie les notions de matière, de
divisibilité, de substance, et qui servira ainsi de
base à la psychologie et à la philosophie de la
nature.
La flagrante absurdité de la divisibilité infinie
de la matière, jointe à celle de la notion du
changement, conduit nécessairement à l'idée
des cires simples ou des monades, qu'il faut
concevoir d'une qualité simple, sans principe
d'opposition interne, différentes les unes des
autres, et indépendantes des conditions de temps
et d'espace. Ces êtres simples sont primitivement
doués de forces qui leur sont propres, et agissent
les uns sur les autres, selon leur nature diverse.
Quand ils sont en présence dans l'espace intel-
ligible, ceux qui sont de même nature se re-
poussent, tandis que ceux qui sont contraires
entre eux s'attirent et tendent à s'unir sans se
confondre. Troublés dans leur existence par
l'action de leurs opposés, les êtres simples, en y
résistant, font effort pour se maintenir ce qu'ils
sont : de là cette théorie des perturbations et
des efforts de conservation de soi qui constitue
le système ontologique de Herbart, et qui s'ap-
plique également à la philosophie de la nature
et à la psychologie. Du jeu de leur action réci-
proque résultent tous les mouvements, toutes
les apparences du monde phénoménal, ainsi que
du jeu des perceptions simples dans la conscience
naissent tous les mouvements de l'àme, tous les
phénomènes internes.
La philosophie de la nature, ainsi que la
psychologie, a une partie synthétique et une
partie analytique. D.ms la première sont posés
HERB
— 702
BERB
les principes qui, dans la seconde, serviront à
l'explication de l'expérience : de telle sorte que
les faits servent de preuve à la spéculation, en
même temps qu'ils sont expliqués par elle.
En général, deux êtres, en se pénétrant, sont
mis dans un état interne déterminé, à peu près
comme sont modifiés l'un par l'autre deux élé-
ments tels, par exemple, que l'oxygène et l'hy-
drogène. Ils ne demeurent dans cet état ou en
repos quêtant que l'attraction et la répulsion
sont en équilibre. De l'action réciproque des
éléments simples naissent les premières molé-
cules. Pour s'accroître, celles-ci n'ont besoin
que d'être entourées de monades de la première
espèce, qui y pénétreront à leur tour, autant
que le permettra l'équilibre de l'attraction et
de la repulsion. Si, après cela, on jette par la
pensée cette masse ainsi accrue au milieu d'é-
léments de la seconde espèce, on concevra qu'elle
doit s'agrandir encore. Telle est l'origine de la
matière.
Qu'on se figure maintenant les êtres simples
comme très-nombreux et de qualités très-variées,
de nature plus ou moins opposée, et l'on com-
prendra que la densité et la cohésion des corps
seront en raison du degré d'opposition qui exis-
tera entre leurs parties constitutives. Ainsi, il
naîtra dans l'espace des masses isolées très-
denses et fort distantes les unes des autres, et
leurs intervalles seront remplis par des matières
plus subtiles.
Il serait impossible, sans entrer dans trop de
détails, de montrer comment Hcrbart explique,
d'après les principes de sa métaphysique, les
faits généraux de la nature. Nous devons nous
borner à un exemple. Les faits généraux de la
nature sont de deux classes, selon que, pour en
rendre compte, il faut recourir ou non à une
matière subtile. A la première classe appar-
tiennent tous les effets qui paraissent produits à
distance, ainsi que tous les phénomènes des
corps fluides, de la chaleur, de la lumière, de
l'électricité ; à la seconde, les phénomènes de
la cohésion, de l'élasticité des solides, de la
cristallisation. Voici comment s'explique i
dernière. Lorsque deux êtres simples de même
nature en ont pénétré un troisième d'une espèce
différente, ils formeront évidemment ensemble
une ligne droite, dont l'élément différent occu-
pera le milieu : car les êtres pareils, loin de se
pénétrer, se repoussent dans des directions op-
posées. La jonction de trois éléments divers
produit un triangle; quatre, pour se lier, ont
besoin d'un espace matériel. Il y aura donc des
corps agrégés par lignes, d'autres par couches
superposées, d'autres, enfin, par petites masses.
Rien de plus curieux que les explications que
lionne delà chaleur, de la lumière, de
l'électricité, de l'aimant, de la vie des corps
iques.
Herbart s'est toul spécialement occupé de psy-
chologie, et c'est là surtout qu'il aspirait au rôle
de réformateur, en y appliquant les mathéma-
tiques.
Toutes nos idées sont réunies dans une même
conscience; il faut donc les rapporter à un être
unique, qui est lame; être simple, puisqu'il est
immortel, parce qu'il est simple : c'est une
monade dont la qualité simple est de percevoir,
la faculté représentative. Les perceptions, en se
pénétra ni réciproquement, s'entre cfij [uentetse
suspendenl quand elles sont opposées entre elles,
et se réunissent en une seule et même forcé
quand elles sont analogues. Les perceptions sus-
pendues «m empêchées tendent à se rétablir
inil'i rii'l mtes : de là ce qu'on appelle la l'acuité
d'appétition, li volonté, qui, ainsi, n'est pas une
faculté particulière, mais une conséquence d> la
suspension des idées.
Les idées étant considérées comme des foi
qui se balancent, il s'ensuit que la partie mé-
taphysique de la psychologie doit renfermer une
statique et une mécanique de l'esprit.
Dans ce système, les diverses facultés de l'âme
ne sont que des chefs logiques sous lesquels on
a classé les phénomènes ni ternes; les idées seules
sont essentielles, et de leur action réciproque
résultent les sentiments et les volitions. S'il y a
si souvent antagonisme entre les sentiments et
les désirs, ce n'est pas qu'il y ait dans L'âme deux
principes opposés, l'un conseillant le bien, l'autre
sollicitant au mal; c'est parce que les idées, au
lieu de se présenter à l'esprit une à une ou
uniformément liées entre elles, s'offrent, par
masses diverses, et que chacune de ces masses
porte avec elle ses désirs et ses sentiments
propres.
Une des différences les plus générales qui
existent entre ces diverses masses d'idées, est
crue les unes sont plus anciennes, les autres plus
récentes, tant pour l'espèce tout entière que pour
l'individu. En chaque génération nouvelle se
retrouve plein de vie l'esprit du passé; et le
progrès de l'intelligence et de la moralité a son
principe dans l'incessante action des anciennes
masses d'idées sur les nouvelles : la raison n'est
que le produit d'une longue culture. Elle est ce
qui distingue l'homme de la brute, l'homme
civilisé de l'homme barbare ou sauvage, la ré-
flexion, le discernement des motifs : elle est tour
à tour pensée logique, faculté de l'absolu, raison
pratique.
Nous ne relèverons pas tout ce que cette
psychologie laisse à désirer. Si, d'une part, elle
est très-favorable au dogme de l'immortalité de
l'âme, elle l'est, d'un autre côté, fort peu à la
liberté morale. La raison y est réduite à n'être
qu'un fait psychologique, et la liberté est acquise
comme la raison. Un homme n'est raisonnable
que par l'action des anciennes idées sur les
nouvelles : il n'est libre qu'autant qu'il a du
caractère, et il n'a du caractère qu'autant qu'il
y a en lui des collections d'idées décidément
prédominantes; ce qui dépend uniquement du
hasard ou d'une sorte de mécanisme intellectuel.
C'est cette théorie de la raison qui a fourni à
Herbart son principe de pédagogique, l'éduca-
tion, selon lui, se faisant par la transmission à
la génération qui s'élève de toute l'expérience
de l'humanité qui a vécu. Il oubliait que, si
l'expérience peut être définie l'action des idées
-unes sur les nouvelles, il n'y a de pro
que par la réaction des idées nouvelles sur les
anciennes.
Selon Herbart, la vie des corps organiques a
pour principe, nuire la nature des êtres simples
qui les composent, les suspensions internes, pro-
duites en eux par des mouvement
Toutefois, il reconnaît que la nature organique
est pleine de mystères : « A mesure qu'on avance
dans son examen, dit-il, la vie devient de plus
en plus incompréhensible. La végétation en soi
n'a rien de merveilleux; mais la rose et ie
chêne sont pleins de merveilles. On peut con-
cevoir la formation des i illusoires et des polypes,
comme celle de la moisissure el des lichens;
niais à partir des insectes, le monde se manifeste
comme création, et néanmoins l'insecte s'explique
moins difficilement que le quadrupède. Tandis
que l'activité du premier correspond exactement
à ses besoins, le second n'est plus un simple
iiisme vital, un automate animé. Quant à
L'homme, 1 1 physiologie, impuissante à expliquer
la vie morale, est obligée de le reconnaître pour
HEH.R
703 —
HERB
le plus grand des prodiges et de s'humilier
devant la religion qui seule peut rendre compte
de tous ces faits merveilleux. »
Herbart n'a pas traité spécialement de la re-
ligion; elle apparaît partout : elle intervient
toutes les fois que la science est en défaut. On
doit savoir gré à ce philosophe d'avoir rétabli
l'argument physico-theologique trop rabaissé par
Kant. La foi en Dieu, fondée sur la contempla-
tion de la nature, sur l'appréciation des causes
finales, est, selon lui, bien près du savoir : elle
est aussi certaine que la conviction où nous
sommes, que les forces humaines qui nous en-
tourent sont des hommes comme nous, unique-
ment parce que nous leur voyons faire des ac-
tions qui supposent des intentions et une volonté
intelligente. Du reste, on ne peut se faire de
l'être divin une notion précise; la religion est
surtout sentiment, résignation, respect, recon-
naissance : il doit nous suffire d'adorer en Dieu
l'auteur de notre nature raisonnable, et de le
concevoir comme un être sublime, immense,
infini. «Pour ce qui est de la religion positive^
ajoute Herbart, elle a moins à craindre des
hardiesses de la philosophie, que d'une soumis-
sion aveugle au dogme reçu; ses plus grands
ennemis sont l'ignorance, le fanatisme, l'hypo-
crisie. »
On a vu que Herbart comprend ou semble
comprendre, sous le même point de vue, l'esthé-
tique et la morale, d'après une manière de voir
assez familière aux anciens. Les préceptes de la
morale et de l'art sont fondés sur les idées mo-
dèles du beau et du bon, dont personne ne
saurait méconnaître l'autorité souveraine. Ces
idées elles-mêmes sont fondées sur des rapports.
Les idées morales ont pour principe des rapports
de volonté ; elles sont au nombre de cinq : l'idée
de liberté interne, ou l'accord de la volonté avec
le jugement; l'idée de perfection, ou du complet
développement de la raison; l'idée de bienveil-
lance ou de charité; l'idée de droit et celle de
justice ou d'équité. Tous ces principes sont égale-
ment primitifs, également essentiels, et consti-
tuent ensemble la vraie moralité, c'est-à-dire
une activité raisonnable Les idées de perfection,
d'amour, de droit et d'équité doivent se combiner
et se pénétrer; ensemble elles fournissent la ma-
tière du l'idée vide en soi de la liberté.
La politique de Herbart est sage et libérale,
un milieu entre l'aristocratie et la démocratie.
Si l'on applique à l'État l'idée du droit, il doit
être démocratique : car de cette idée se déduit
directement le dogme de la souveraineté du
peuple. Mais, si ensuite on lui applique les i
de bienveillance et de perfection, la direction
suprême devra appartenir aux plus habiles et
aux meilleurs. Tout l'art de gouverner, dit notre
philosophe, consiste, en réprimant avec fermeté
les exigences violentes des passions du jour, à
satisfaire les vœux naturels et légitimes, expres-
sion des vrais besoins de la nature humaine, et
à offrir à ces vœux et à ces besoins un moyen
régulier et permanent de se manifester libre-
ment. »
L'idéalisme a rencontré dans Herbart un rude
adversaire; et, parmi les oppositions qui se sont
élevées en Allemagne contre la philosophie de
Hegel et de M. Schelling, l'école qu'il a fondée
est certainement la plus redoutable. Elle a, du
reste, le caractère de partialité et d'exagération
qui est d'ordinaire celui de toute opposition
systématique. Elle est représentée avec honneur
par KM.Roer, Strumpell, Drobisch, Hartenstein,
qui s'appliquent à développer et à compléter les
doctrines de leur maître. Ce dernier a publié
trois volumes d'œuvres posthumes de Herbart,
avec une biographie fort intéressante de co
philosophe; Leipzig, chez Brockhaus, 1842-1843.
Consultez J. Willm. Histoire de la philosophie
allemande, Paris, 1847, 4 vol. in-8; — Barchou
de Penhoën, Histoire de la philosophie alle-
mande, Paris, 1836, 2 vol. in-8. J. W.
HERBERT (Edouard). Lord Herbert de Cher-
bury naquit en lô81 et mourut en 1648. Contem-
porain de Hobbes, il combattit plusieurs fois ce
philosophe, et toujours avec calme et dignité.
L'école sensualiste, de son côté, ne cessa d'at-
taquer Herbert. Gassendi lui donna cependant de
nobles louanges : « Vous avez consolé l'Angle-
terre, lui écrit-il, de la mort de Bacon. » Locke
lui fit la guerre, à l'exemple de Hobbes et de
Gassendi. Enfin, repoussé par l'école empirique,
il fut plus vivement poursuivi par les théologiens
orthodoxes, aux yeux desquels il était le prince
des déistes, le chef des libres penseurs. Quoiqu'il
eût déclaré le christianisme la plus belle des
religions, et toujours respecté tout ce qui est
respectable, il passa, en même temps que Hobbes
et Spinoza, pour l'auteur du traité inconnu des
7>o<'s Imposteurs. Nul écrivain, à aucune époque,
n'eut autant d'adversaires différents et également
passionnés.
C'est qu'Herbert plaida la même cause à la
fois contre l'intolérance des physiciens et contre
le fanatisme religieux. Contre le sensualisme, il
soutint les idées innées, c'est-à-dire les connais-
sances naturelles et universelles, primitivement
déposées dans toute intelligence humaine ; contre
l'orthodoxie exclusive, il défendit l'opinion que
Dieu donne à tout cœur humain une science
immédiate des choses divines; par son spiritua-
lisme, il choqua les successeurs de Bacon; par
sa foi rationnelle, il heurta les théologiens. Deux
ouvrages sont restés comme monuments de cette
double direction, qui dérive du même fond,
savoir, la croyance à l'origine divine de la raison.
L'un de ces ouvrages est intitulé de Veritate
prrout distinguitur a revelatione, a verisimili,
a possibili et a falso, l'autre de Religione Genti-
lium errorumque apud eos causis. Ils sont réunis
dans l'édition in-4 donnée à Londres en 1645.
Lord Herbert aime la vérité sérieusement, et
la cherche avec avidité. « Je me suis entouré,
dit-il, de toutes les lumières, et naturelles, et
surnaturelles; des auteurs tant sacrés que pro-
fanes, j'ai médité et prié, j'ai interrogé bien des
siècles en plus d'une langue; mais ne trouvant
nulle part aucune notion complète de la vérité,
j'ai laissé là les livres et les hommes : je suis
revenu à ma propre pensée, à moi-même. » Aussi
Herbert se propose-t-il surtout de distinguer la
vérité, d'abord de la révélation, puis de la vrai-
semblance, ensuite du possible, enfin du faux.
Plusieurs réflexions préliminaires, puisées dms
l'expérience la plus directe, ouvrent le traité de
la Vérité : « Il est également impossible de tout
savoir et de ne rien savoir : nous connaissons
certaines choses, quœdam, quelque chose, ali-
quid. » Voilà la réponse qu'Herbert fait au dog-
matisme absolu et à l'absolu scepticisme; c'est
dans un sage milieu, entre ces deux extrémités,
qu'il place le vrai. «Nous savons par nous-mêmes
et de prime abord que l'homme est doué de
forces et de facultés, et qu'il est capable de les
appliquer à la recherche de la vérité. Ce sont
ces facultés qu'il faut examiner, sonder, dénom-
brer, classer et étudier, soit dans leurs lois, soit
dans leurs rapports avec les objets. Après cette
étude, on doit chercher à discerner la réalité
des apparences, à séparer le vrai du probable, le
probable du possible, et le possible du faux.
Durant cette pénible mais nécessaire occupation,
on doit se garder des opinions contradictoires,
\ivA\n
10k —
HEIUi
et surtout de la crédulité : ne nimium credas.»
A la suite de cette introduction, qui rappelle
certains passages du Discours de la Méthode,
et qui parut avant ce discours, Herbert propose
sept maximes qu'à son sens tous les amis de la
vérité peuvent accepter : 1" Il y a de la vérité;
2° la vérité est contemporaine des choses, ou
plutôt coéternelle; 3° elle se trouve partout;
4° elle est claire et évidente^ ou du moins revêtue
d'une expression déterminée; 5° il est autant de
vérités que les choses ont de diversités; 6" les
diversités des choses se révèlent aux facultés
innées à l'homme; 1' les différentes vérités ont
de la vérité.
Une fois ces propositions tenues pour accordées,
Herbert conclut à la distinction de quatre sortes
de vérités : 1° vérité de chose, c'est-à-dire con-
formité de la chose avec elle-même; 2° vérité
d'apparence, c'est-à-direconformitéde l'apparence
avec la chose même; 3° vérité de conception,
c'est-à-dire accord de nos facultés avec les objets;
4° vérité d'intelligence, c'est-à-dire accord néces-
saire entre ces divers genres de conformités.
Toute vérité consiste dans une conformité, dans
un accord, et, par conséquent, dans un rapport.
« Ainsi, ajoute Herbert, hormis la vérité de chose
qui n'est pas conditionnelle, chaque vérité doit
toujours s'envisager sous un triple aspect, comme
objet, comme faculté; comme loi ou moyen de
conformité. »
On le voit dès les premières pages de son
traité, Herbert prend son point de départ et
d'appui dans la conscience personnelle, dans la
psychologie. C'est un émule de Descartes. A
ses yeux, l'âme n'est pas, ce qu'elle est pour
Gassendi, une table rase ; c'est un livre fermé
qui s'ouvre à l'occasion du monde extérieur. Les
objets matériels sont les occasions, et non les
causes de l'expérience et du savoir véritable.
L'humaine science a un fondement plus solide,
qu'Herbert nomme tantôt l'instinct naturel de
ta raison, tantôt les notions communes, prin-
cipes reçus partout avant toute démonstration et
que toute démonstration présuppose. Herbert est
donc essentiellement spiritualiste et rationa-
liste.
« Les plus importantes des vérités sont les
vérités d'intelligence. Les sens sont inutiles à
leur acquisition. Elles apparaissent dans tout
homme sain et bien organisé, elles semblent
venir du ciel, et destinées à décider de la nature
des objets que présente le théâtre du monde. ■>
Notitiœ communes, in omni ho mine sano et
integro exislentes quibus tanquam cœlilus im-
buta mens noslra, de objeclis hoc in thealro
prodeuntibusdecemit. — Quœ, tanquam, par-
tes scientiarum, ab ipsa universali supientia
depromplœ, in foro interiore, ex dictamine
nalurœ describuntur.
Lord Herbert distingue autant de facultés de
connaître que de différents ordres de vérités,
savoir, l'instinct naturel, le sens interne, le
sens externe et le raisonnement. Cette division
est manifestement défectueuse; l'instinct naturel
est sans cesse confondu avec le sens interne et
même avec le raisonnement ; le sens externe
n'est pas suffisamment discerné du sens interne.
Quoi qu'il en soit, le philosophe anglais entend
par instinct naturel la faculté de siisir les
notions communes, koïvou Ëwotat, notions qui
dirigent l'entendement dans la recherche <l >
causes et des lins des choses, et qui le con-
duisent à la félicité éternelle. Le sens interne
est double, tenant à la fois de l'àmc et du corps,
de la raison et des humeurs : j1 nous fait con-
naître ce qui se passe en nous-mêmes, ainsi que
les organes qui lui servent, le mettent en rap-
port avec les objets extérieurs, et nous appren-
nent leur situation, leur forme, leur consti-
tution. Quant au raisonnement, discursus, il
consiste à saisir la convenance ou la discon-
venance des perceptions, des images, des con-
ceptions, leurs oppositions aussi bien que leurs
harmonies : il nous guide dans la solution
des questions si, comment, quand, où, pour-
quoi, etc.
Au moment de passer de l'examen de la vérité
proprement dite, de la vérité philosophique, à
l'examen de la révélation, Herbert résume les
notions communes qui, selon lui, constituent les
fondements de toute véritable religion. Il les
réduit à cinq articles, profession de foi du théis-
me moderne : 1° il existe un être suprême;
2" l'homme doit un culte à cet être; 3° la vertu
est la partie principale de ce culte; 4° le repentir
doit expier nos fautes; 5° il doit y avoir une vie
future, où la vertu est récompensée et le vice
puni. Voilà, dit Herbert, les croyances de l'Église
vraiment universelle, solius calholicœ, solius
p.ovoeîoou; Ecclesice.
Pour ce qui concerne une révélation, il faut
qu'elle remplisse les quatre conditions suivantes,
sous peine de passer pour fausse ou illusoire :
1° elle doit être précédée de la prédication, de
la foi, de tout ce qui excite la croyance à la
Providence; 2° elle doit devenir évidente pour
chacun, sans quoi elle est une tradition, une
histoire, et non une révélation; 3° elle doit nous
conduire au bien; 4° elle doit produire sur nos
facultés l'effet d'une inspiration divine.
Herbert distingue différentes espèces et divers
degrés de probabilités : d'abord l'histoire, ou le
témoignage qui varie en autorité, selon que le
témoin a été plus ou moins rapproché du fait.
Ensuite vient la vraisemblance des conceptions,
qui augmente ou diminue à proportion de leur
clarté. En général, est probable ce qui ne peut
être ni admis, ni rejeté, ni entièrement ap-
prouvé, ni tout' à fait contesté. Lorsque le vrai-
semblable regarde l'avenir, il prend le nom de
possible. Ainsi les prophéties, les visions, les
pressentiments peuvent être possibles. Ainsi la
notion de possible, combinée avec l'idée d'infini,
est d'une grande utilité pour concevoir l'immor-
talité de l'âme.
Dans la dernière section du traité de la Vérité,
l'auteur devait traiter du faux et de l'erreur. Il
ne l'a pas fait, sans doute, parce qu'il croyait
avoir assez développé l'opposé de l'erreur. D'ail-
leurs, il tenait pour constant que le faux n'existe
point par lui-même, et qu'il ne se soutient qu'à
l'aide de la vérité, laquelle est la base, non-seu-
lement de la vérité, mais de l'erreur : Non
solum verilalis, sed ipsius ctiam errons basin
esse verilalem. L'erreur est une vérité incomplète,
obscurcie, un fragment mutilé du vrai.
Telles sont, en résumé, les convictions de ce
penseur calomnié. On peut y reprendre un fâ-
cheux mélange de théologie et de philosophie;
mais ce défaut est racheté par plusieurs qualités
éminentes, telles que la modération, l'équité, la
franchise, un ardent amour de la vérité et de
la vertu, le respect de la saine piété et une
vraie sagesse.
Le déisme qu'on a tant reproché à Herbert
n'est qu'une suite nécessaire du conflit où les
diverses communions chrétiennes étaient alors
engagées, de la luUe entre les jansénistes et
les jésuites, entre les anglicans et les dissidents,
entre les arminiens et les gomaristes, entre les
luthériens et les piétistes. C'est à la polémique
des sectes chrétiennes qu'il faut s'en prendre de
ce retour à la religion naturelle. Malgré les
violentes censures qu'Herbert essuya au xvu0 siè-
HERD
— 705 —
HERD
de, il a compté depuis un grand nombre de sec-
tateurs. Disciple de Platon et d'Ëpictète, il de-
vait former des disciples à son tour. Les plus
distingués d'entre eux sont Jacobi, le rival de
Kant, et J. J. Rousseau. La foi intellectuelle et
les intuitions de première main du philosophe
allemand ne diffèrent que de nom de Vinstinct
naturel et des notions communes du philosophe
anglais. La Profession defoidu Vicaire savoyard
n'est qu'une éloquente traduction du catéchisme
des Notions communes d'Herbert. Si cet auteur
avait su écrire comme il savait méditer, s'il
avait eu autant d'ordre et de précision dans le
style que dans la pensée, il eût prévenu la plu-
part des attaques dirigées, d'ailleurs, de tout
temps contre les idées innées.
La Vie d'Herbert, écrite par lui-même, n'a été
publiée qu'en 1764 par les soins de Walpole. —
De Rémusat, Herbert de Cherbury, 1 vol. in-18,
Paris, 1874. C. Bs.
HÉRBERTH (Bardon), bénédictin allemand,
né en 1741, à Zirkenbach, professeur de philo-
sophie à l'université de Fulde, et auteur de
deux ouvrages philosophiques qui ont pour titre,
l'un Elementa logicœ eclecticœ, in-8j Wurtzb.,
1773; l'autre Elementa metaphysicce, in-8,
Fulde. 1776. X.
HERDER (.Tean-Gottfried) naquit le 25 août
1744, à Mohrungen, dans la Prusse orientale,
fils d'un simple maître d'école, et mourut le
18 décembre 1803, premier prédicateur de la
cour de Saxe-Weimar, et président du consis-
toire général. Il avait mérité cette haute posi-
tion par des talents peu communs, par de grands
travaux et un noble caractère. Il fut surtout un
grand littérateur, et cette qualité prédomine
jusque dans ses ouvrages de théologie et de phi-
losophie. Mais la muse qu'il invoquait partout,
et qui ne cessa de l'inspirer, était Yhumanité.
Comme littérateur et critique, il exerça sur
la culture littéraire de sa nation une influence
égale à celle de Lessing, et, comme écrivain,
son nom, sans briller d'un éclat pareil, vivra
d;ins l'estime de la postérité à côté de ceux de
Schiller et de Goethe.
Comme philosophe, Herder occupe une place
moins élevée, et ne mérite de marquer au pre-
mier rang que par ses travaux sur la philo-
sophie de l'histoire. Sa manière de procéder en
philosophie est plus oratoire que méthodique et
gré:ise : il s'abandonne trop aux inspirations du
moment, et a une trop grande confiance dans le
savoir immédiat, pour suivre d'une pensée ferme
et sévère une discussion métaphysique, et pour
soumettre les données de l'observation à une
critique patiente et laborieuse. Il intervint deux
fois directement dans les mouvements philo-
sophiques de son temps, d'abord dans la discus-
sion qui s'éleva, après la mort de Lessing, au
sujet du spinozisme, et ensuite comme adver-
saire de la philosophie de Kant.
Depuis assez longtemps la philosophie de Spi-
noza était tombée dans l'oubli, ou, si l'on en
parlait encore, on la confondait généralement
avec l'athéisme; ainsi l'avaient décidé Bayle et
Fénelon, Wolf et Condillac, et Voltaire lui-même
avait dit :
J'entends, avec Cardan, Spinoza qui murmure.
Lorsque la nouvelle répandue par Jacobi que
Lessing était mort .spinoziste et que la protes-
tation de Mendelssohn contre ce qu'il regardait
comme une calomnie appelèrent de nouveau, en
Allemagne, l'attention sur cette philosophie plus
décriée que connue, Herder prit part à cette
discussion, et son ouvrage intitule Dieu, dia-
logue sur le système de Spinoza, 1787, contribua
DICT. PHILOS.
à faire considérer cette doctrine sous un jour
nouveau et moins défavorable.
Selon Herder, il suffit d'adoucir le langage de
Spinoza, de dégager ses idées de la fausse ter-
minologie qui ne Tes exprime qu'imparfaitement,
pour absoudre ce philosophe du reproche d'a-
théisme, et même de celui de panthéisme. L'idée
de Dieu est pour lui l'idée la plus élevée et
la plus réelle, et Dieu, la source de toute vérité
et de toute existence, la connaissance et l'amour
de Dieu sont le principe de toute perfection et
de toute félicité : voilà ce qu'il y a, selon Her-
der, au fond de la pensée de Spinoza, et ce qu'on
y trouve en la dépouillant de l'expression sou-
vent impropre dont il l'a revêtue. A prendre le
mot substance dans toute sa rigueur, rien en
effet ne mérite ce nom, puisque rien dans le
monde ne subsiste absolument par soi-même, si
ce n'est l'être absolu et nécessaire, duquel tout
relève et dépend; et, à bien dire, lés substances
finies, tirant leur existence de la puissance
divine, ne sont que des phénomènes substan-
tialisés (phœnomena substantiata) de celle-ci.
Spinoza a eu tort de les appeler des modifications
de Dieu; c'est un terme impropre, ainsi que
l'expression selon laquelle Dieu est la cause
immanente de toutes choses. Au fond, Spinoza
avait une idée juste des vrais rapports de Dieu
au monde, et personne n'a distingué plus net--
tement que lui entre la nature naturée et la na-
ture naturante. Herder cherche de même à jus-
tifier la doctrine de la nécessité universelle et
de l'inadmissibilité des causes finales. La néces-
sité divine est pleine de sagesse et de bonté. Le.
puissance que Spinoza attribue à Dieu n'est pas
aveugle, puisqu'elle est infinie : étant toute
réalité, elle comprend la pensée, mais une pen-
sée innnie, absolue; la volonté, mais non une
volonté qui délibère, qui choisit et rejette. C'est
dans ce sens que Spinoza repousse les causes
finales comme une fiction ; et s'il refuse à la
substance absolue l'entendement et la volonté,
c'est pour éviter tout anthropomorphisme. Ce
n'est pas ici ou là qu'il faut chercher les traces
de la sagesse divine; mais il faut a priori voir
en chaque objet et à chaque point de la création
Dieu tout entier, c'est-à-dire une vérité, une
beauté et une harmonie qui sont inhérentes à
toute chose. Il faut rechercher les lois physiques
pures, sans se préoccuper de causes finales par-
ticulières.
De la même manière, Herder atténue la con-
séquence qu'on a tirée des principes de Spinoza
quant à l'individualité, que la doctrine de la
substance unique semble détruire. Pour être des
modes de la substance absolue, nous n'en som-
mes pas -moins des existences individuelles.
L'individualité consiste dans le sentiment de soi.
Elle n'appartient pas au même degré à tous les
êtres. La plus haute individualité est celle qui
embrasse tout, et dont l'action se répand sur
tout, la substance universelle, qui est l'éternel
principe de toute individuation. Plus un être a
de vie, de réalité, d'énergie pour se maintenir
comme un tout et pour agir sur le tout, plus il
est individu, plus il est lui-même.
Herder va plus loin : il cherche même à jus-
tifier le fatalisme de Spinoza, qui détruit toute
différence réelle entre le bien et le mal, et toute
responsabilité morale. Tout dans le monde étant
soumis à une nécessité rationnelle, qui est l'ex-
pression de la nature divine, tout est parfait,
quoiqu'à des degrés divers, dans le monde physique
et dans le monde moral. Tout venant de Dieu, tout
est l'expression de sa puissance, qui est en même
temps sagesse, bonté et beauté infinies. Tout est ce
qu'il peut être à tel plaee, à tel moment et dans
te
MKItl)
— 706—
IIKRI)
de telles relation*. La philosophie de la native,
selon M. de Schelling. est déjà en principe dans
ces propositions de Herder, en partie aussi re-
nouvelées de Leibniz : « L'univers est un système
de forces, et toutes les forces agissent orgmi-
quement. Toute organisation est un ensemble de
forces vives, qui servent une force principale
d'après les règles éternelles de la sagesse et de
la bonté. Ce qu'on appelle la mort n'est que
transformation, selon cette loi de la nécessité
divine qui veut que toute force se maintienne
au milieu des formes changeantes qu'elle revêt
et dépouille sans cesse. Point de repos dans la
nature : toute force agit perpétuellement, et, à
chaque action, elle s'étend et se développe ; et
plus elle s'exerce, plus aussi elle agit sur les
autres forces. 11 n'y a dans l'empire de Dieu point
de mal réel; nous appelons mal ce qui est limite,
négation, opposition ou transition. Toute exis-
tence déterminée dans le temps et dans l'espace
étant nécessairement limitée, il en résulte des
oppositions ;. mais les opposés conspirent ensemble
à leur propre salut, et par leur réunion chaque
substance forme un tout plein de bonté et de
sagesse. »
Herder partage avec Jacobi le mépris de toute
spéculation qui ne porte pas directement sur la
réalité, et une confiance entière dans la raison
éclairée par l'expérience; il part avec Spinoza de
l'idée de l'être absolu, comme principe à la fois
de toute existence et de toute vérité. Toute con-
naissance humaine, antérieure à l'expérience et
indépendante d'elle est une absurdité; mais sans
l'idée de Dieu, c'est-à-dire sans une vérité indé-
pendante et première, il n'y a pas de connais-
sance réelle, point de démonstration. Dieu s'offre
à nous comme une existence qui se manifeste plei-
ne de force et de vie; seulement nous ne pouvons
l'apercevoir que par la pensée. Herder s'engage là
dans une contradiction évidente. L'existence d'un
être quelconque, dit-il, ne peut être reconnue
que par l'existence, par l'expérience, et non par
un vain raisonnement ; mais sa démonstration
de Dieu repose elle-même sur un syllogisme, et
ce syllogisme se fonde, comme tout raisonne-
ment, sur le principe de causalité et de la rai-
son suffisante. Il dit lui-même : « Nous devons
nos connaissances à l'observation, à la générali-
sation, à l'induction : on peut se tromper dans
ce travail; mais la règle selon laquelle nous
percevons, jugeons et raisonnons, est une règle
divine à laquelle nous obéissons, alors même
que nous nous trompons. Or, toute loi nécessaire
suppose une existence nécessaire qui en soit le
principe. Ainsi la pensée, s'exerçant avec ordre
et harmonie, est une démonstration de Dieu. »
Cela est vrai; mais de quel droit Herderajoute-t-il
que c'est là la seule manière de prouver l'exis-
tence de Dieu? L'argument physico-théologi'jue
ne repose -t-il pas sur le même fondement?
Herder finit par déclarer que la philosophie
de Spinoza a longtemps existé avant lui, et
qu'elle lui survivra longtemps; car sa méthode
a été celle de tous les grands esprits : elle re-
pose sur ce principe, que notre entendement
pour devenir la fidèle expression de la nature,
doit partir d'un être qui soit la cause de toutes
choses, et dont l'essence objective soit aussi la
source de toutes nos idées.
Cette manière de voir était entièrement oppo-
sée à celle de Kant, qui n'admet qu'une n
insaisissable, et n'arrive à la foi en Dieu que
par la foi dans la nature morale de L'homme.
Herder, qui avait fait autrefois un magnifique
éloge de tant, son maître, écrivit vers la fin du
siècle, eontre La Critique de la Raison pure, un
ouvrage intitulé l'Entendement et l'expérience,
la raison cl la langue, ou Médncrttuiue. Avait-
il été blessé des observations que Kant avait
faites sur ses Idées, ou bien L'abus que Les disci-
ples du grand philosophe faisaient de sa termi-
nologie et de ses formules avait-il excité sa bile
facile à s'émouvoir? Toujours est-il que le ton
général de ce livre n'est pas aussi respectueux
qu'il devrait l'être ; et si l'auteur a plus d'une
fois raison contre Kant, il est vrai aussi qu'il ne
l'a pas toujours parfaitement compris. C'est ainsi
que, donnant au mot critique un sens qu'il n'a
pas dans Kant, Herder l'accuse d'avoir voulu
critiquer la raison comme on fait un livre, une
œuvre de l'art, entreprise absurde, puisque la
critique serait l'ouvrage même. Il appelle les
formes a priori, \esamphibolies, les antinomies
la discipline et Varchi tectonique de la raison,
de vains fantômes que dissipe le moindre souffle
d'une critique inspirée par le bon sens. Il re-
proche, avec quelque fondement, mais avec une
grande exagération, à Kant, d'avoir réduit les
sens et l'entendement à n'être que des formes
vaines, et la raison qu'une lumière trompeuse
sans règle et sans but. Il va jusqu'à dire que la
philosophie critique est la honte de la nation,
tendant à la fois à corrompre l'esprit et la lan-
gue : la Mélacrilique devait être contre elle une
protestation au nom du sens commun, de la
raison et du langage.
S'il a eu le mérite de sentir ce qui manque à
cette philosophie, il est fâcheux que Herder n'ait
pas eu celui de comprendre ce qu'elle a de
fondé et de nécessaire. L'étude de l'histoire au-
rait dû lui apprendre que la Critique de Kant
avait été préparée de longue main, et qu'elle
devait arriver en son temps sous une forme ou
sous une autre; que, malgré son originalité, ce
n'était pas une de ces conceptions arbitraires
qui viennent quelquefois traverser le dévelop-
pement régulier de l'esprit humain, et qui,
après avoir brillé un instant, s'évanouissent à la
lumière de la critique sans laisser aucune trace.
Herder est dans le vrai, lorsqu'à l'idéalisme
sceptique de Kant il oppose un réalisme ration-
nel; mais sa critique dépasse presque toujours
le but. Ce sont bien réellement des objets, dit-il,
et non de simples phénomènes que nous offrent
les sens -} les formes dont l'entendement revêt
les données sensibles ne dépendent pas de l'âme;
l'être est le fondement de toute connaissance,
et l'être se manifeste par sa puissance : tout
phénomène suppose une force qui se révèle.*
Herder attribue à l'entendement la faculté de
connaître tout ce qui est, et tel qu'il est. Les
lois de l'esprit sont en harmonie avec celles de
la nature extérieure, et il n'y a rien dans le
monde qui ne soit fait pour être connu. Ainsi
les lois de la nature sont bien les siennes, et
l'ordre qui unit toutes choses est véritablement
en elles, et ne procède pas de notre entende-
ment. L'unique fonction de celui-ci est de recon-
naître ce qui est. La chose en soi de Kant est un
être de raison. Enlevez une à une les pellicules
qui ferment la substance bulbeuse de l'oignon,
et ce qui reste sera cette prétendue chose en
soi. Il manque à ces assertions d'être présentées
d'une manière moins absolue, avec plus de mé-
thode et d'un ton moins péremptoire et moins
emphatique.
On sait que Kant réduit la raison théorique
au simple rôle de nous fournir des idées qui
puissent servir à donner à la connaissance la
plus haute unité possible, et que, selon lui, l'idée
de Dieu n'est que l'idéal rationnel de l'être le
plus réel et le plus parfait, dont la présence
dans l'esprit ne prouve pas l'existence objective.
A cette doctrine, Herder oppose que la fonction
HERD
— 707
HERE
de la raison est d'expliquer le relatif par l'ab-
solu; qu'il est de son essence de reconnaître
quelque chose qui soit la condition, le principe
de tout; qu'ainsi l'idée d'un être souverain nous
est donnée dans nous-mêmes et en tout : ou
nous sommes tous des dieux, et chaque atome,
la moindre production de la nature, est un être
indépendant; ou bien tout ce qui existe relève
d'une raison suprême : voilà ce que mon intelli-
gence reconnaît, parce qu'elle est raison ; l'idée
de Dieu est la raison éternelle elle-même.
L'ouvrage le plus remarquable de Herderest ce-
lui qui a pour titre Idées sur la philosophie de l'his-
toire de l'humanité, en vingt livres (1784-1787).
C'est là qu'ii a concentré tout ce qu'il a eu de meil-
leures pensées et de plus nobles sentiments. La
Science nouvelle de Vico est ici continuée dans un
autre sens. Herder l'eût inventée si elle n'avait
déjà existé. « Tout a sa philosophie, dit-il, dans la
préface : pourquoi l'histoire n'aurait-elle pas la
sienne? Celui qui a tout ordonné dans la nature,
de telle sorte qu'une même sagesse, une même
bonté, une même puissance régnent partout, de-
puis le système de l'univers jusqu'au tissu de la
toile de l'araignée, aurait-il abdiqué sa sagesse
et sa bonté dans le gouvernement des destinées
générales de l'humanité, et là seulement procé-
derait-il sans plan, sans dessein? Ce plan existe,
et c'est un devoir de chercher à le comprendre,
quelque difficile qu'il soit de suivre les traces de
la pensée divine. Quelle est la place que l'hu-
manité occupe dans le système de la création, et
quelle est sa destination finale? A cette ques-
tion, l'auteur cherchera la réponse, non dans les
abstractions de la métaphysique, mais dans l'ex-
périence et les analogies de la nature : heureux
s'il pouvait communiquer à un seul de ses lec-
teurs la douce impression qu'a produite sur lui
la sagesse éternelle du Créateur ! » Herder se
faisait illusion quand il se persuadait qu'il était
possible de résoudre ce problème par l'expé-
rience seule ; pour réussir, il est obligé de re-
courir à une loi supérieure à l'expérience, et à
des idées que celle-ci ne fournit point.
Voici quelles sont les principales propositions
de son système, tel qu'il l'a exposé dans les Idées
et dans quelques autres écrits (ceux qui, sous le
titre de Pra Indien, précèdent les Idées dans
l'édition complète des Œuvres). Le genre humain
est un, et forme un tout organique. La création
terrestre offre une série ascendante de formes
et de puissances, et l'homme en occupe le degré
le plus élevé : il est la plus haute expression de
l'organisation sur la terre. La sensibilité et
l'instinct des animaux sont, quant à leur inten-
sité, en raison inverse de leur sphère d'action.
Privé d'instinct, l'homme a la plus grande sphère
d'activité : elle embrasse le monde. Il est orga-
nisé pour la raison, le langage et la liberté; il
est doué de plus nobles dispositions que les
animaux, d'une sensibilité plus vive, et quoique
d'une constitution plus délicate, il est organisé
pour vivre plus longtemps et pour se répandre
surtout le globe ; par le sentiment religieux, il
aspire à l'infini et conçoit l'espérance d'une vie
immortelle. Pour être parfait, il n'a qu'à devenir
lui-même ; pour lui, le mot qui exprime sa nature,
le mot humanité, est l'expression de la perfec-
tion, parce qu'il est sur la terre l'image du
Créateur. Toute puissance est attachée à un or-
gane ; mais^ celui-ci n'est qu'un moyen, et non
la force même. L'homme est une intelligence
servie par des organes, antérieure à l'organisa-
tion et persistant après l'avoir dépouillée. Tout
ce qu'il y a dans sa nature de virtualité ne peut
pas se réaliser sur la terre, qui n'est qu'un sé-
jour de préparation. L'humanité ici-bas n'est
qu'un bouton dont la fleur doit éclore ailleurs ;
c'est ailleurs que s'en accomplira le complet dé-
veloppement : l'état présent de l'homme est pro-
bablement le lien qui unit deux mondes. Le dé-
veloppement de l'humanité, ou le règne de la
raison et de l'équité, est le but que poursuit la
Providence dans le gouvernement du monde. La
civilisation, en ce sens, est la fin de l'histoire,
et, malgré ses détours^ le cours des révolutions
est toujours en progrès, et tend incessamment
vers son terme. Le christianisme est l'expression
de la plus pure humanité, et son but est de réu-
nir tous les peuples en un seul, et de les former
à la fois pour ce monde-ci et pour l'autre.
D'après ces idées, Herder juge le passé et dé-
termine l'avenir de l'espèce humaine. Il carac-
térise, le plus souvent avec un grand bonheur,
les formes successives de la civilisation et les
notions historiques ; il a fourni plusieurs traits
à la philosophie de Hegel ; mais le tableau qu'il
trace de la marche de l'humanité à travers les
siècles n'a aucun rapport nécessaire avec son
système, et le règne absolu et universel de la
raison et de la justice qu'il nous montre en pers-
pective dans l'avenir, pouvait être préparé par
tout autre développement des destinées hu-
maines.
Herder s'occupe spécialement de l'avenir dans
plusieurs écrits (ils sont classés dans ses Œuvres
sous le nom de Postscenien), notamment dans
celui qui est intitulé Regards dans l'avenir de
l'humanité (1793-1797). On peut pressentir ce qui
doit arriver, et cette prévision n'est que la juste
appréciation du présent et du passé, et les vœux
raisonnables de nobles esprits peuvent déter-
miner l'avenir. Les hommes ont enfin trouvé le
moyen d'améliorer leurs destinées ; ce moyen,
c'est la raison armée de la force et de la puis-
sance : c'est Prométhée délivré de ses fers. C'est
une chose nuisible que de placer exclusivement
le but de l'activité humaine au delà du tombeau.
Longtemps encore tous les âges de l'humanité
coexisteront sur la terre. Herder espérait, en
1794, que, dans l'année 1800, un nouveau Char-
lemagne viendrait compléter l'ouvrage de l'em-
pereur de l'an 800, et il prédisait la chute des
États de l'Europe, en tant qu'ils étaient fondés
sur la conquête guerrière et religieuse. Pour ce
qui est de l'avenir des individus, que Herder
n'entend pas sacrifier à l'espèce, comme le fait
surtout l'école de Hegel, il espère avec confiance
pour eux une immortalité véritable, au moyen
d'une métempsycose inconnue ; il y a, de plus,
une autre immortalité qui dépend de nous, et
qui est purement humaine. La tradition transmet
et conserve aux générations nouvelles la pensée
et l'action de ceux qui ont vécu : tout ce que
nous faisons de bien est impérissable, et l'homme
de bien qui exerce sur ses semblables une action
bienfaisante et durable, est doublement immor-
tel.
Il y a deux éditions des œuvres complètes do
Herder : l'une qui parut à Tubingue, chez Cotta,
en 45 vol. in-8, 180.V1820; l'autre formant 60voi.
in-16, 1827-1830. Ses ouvrages les plus intéres-
sants'ont été réunis en un volume gr. in-8, chez
Cotta Tubingue, 1844. La femme de Herder a
laisse sur la vie de son époux des mémoires
pleins d'intérêt. Son Histoire de la poésie des
Hébreux a été traduite par Mme de Carlowitz,
Paris, 1845, in-12; et ses Idées sur la philosophie
de l'humanité, par M. E. Quinet, Pans, 1827,
3 vol. in-8.
Consultez J. Willm, Histoire de la philoso-
phie allemande, Paris, 1847, 4 vol. in-8, et
T. Joaffroy, Mélanges philosophiques. J. W.
HERENNIUS, disciple d'Ammomus Saccas.
BERM
— 708 —
IIKIIM
On ne connaît de lui qu'un seul trait raconte
par Porphyre, dans sa Vie de Plotin. Ammo-
nius lui avait fait la faveur, ainsi qu'à Plotin et
à Origène, de l'initier à la partie la plus secrète
de sa doctrine. Tous trois se promirent mutuel-
lement de ne jamais divulguer l'enseignement
de leur maître. Herennius ayant manqué à sa
parole, les deux autres se crurent dégagés de
la leur. X.
HÉRILLE de Carthage était disciple de Ze-
non, le fondateur du stoïcisme, et florissait vers
le milieu du me siècle avant l'ère chrétienne.
Il se séparait sur plusieurs points de la doctrine
•le son maître, ce qui le fit regarder comme le
chef d'une secte nouvelle, appelée les hérilliens.
On sait que Zenon n'assignait à la vie humaine
qu'un but unique, d'après lequel il jugeait sans
différence toutes nos actions. Hérille en recon-
naissait deux : un but absolu, que personne ne
poursuit que le sage, et un but relatif ou subor-
donné (Û7toT£AÔ:), auquel s'arrêtent l'intelligence
et l'activité du vulgaire. Le dernier terme des
efforts du sage, c'est la science, ce qui veut dire,
pour Hérille, une vie conforme à la raison. Mais
le but du vulgaire, variant suivant les indi-
vidus, puisque l'un recherche le plaisir, l'autre
les honneurs, un troisième les richesses, n'est
pas susceptible d'une définition. Diogène Laërce
attribue à Hérille des écrits de peu d'étendue,
mais pleins de force. Malheureusement, il n'en
est rien arrivé jusqu'à nous. On peut consulter,
sur Hérille, l'auteur que nous venons de citer,
liv. VII, ch. xxxvn, clxv et clxvi ; Cicéron, Quœst.
Acad., lib. II, c. xlii ; de Finibus, lib. II, c. xm ;
lib. IV, c. xv ; lib. V, c. xxv; de Offtciis, lib. I,
c. ii ; de Orat., lib. III, c.xvn; et une dissertation
de Krug, Herilli de summo bono sententia
explosa non explodenda, symbolarum ad his-
loriam philosophiœ, in-4, Leipzig, 1822.
HEEMACHUS de Mitylène, philosophe épi-
curien qui florissait 270 ans avant l'ère chré-
tienne. Il avait vécu dans la familiarité d'Ëpi-
cure, qui le désigna dans son testament comme
son successeur. C'est en cette qualité qu'il hérita
de tous les biens de son maître. Il a beaucoup
écrit, principalement des ouvrages polémiques
dirigés contre Platon et contre Aristote. Ces
ouvrages sont complètement perdus pour nous.
Voy. Diogène Laërce, liv. X, ch. xv et suiv.
X.
HERMÉTIQUES (Philosophie et livres). Vol-
taire écrit dans son Dictionnaire philosophique,
au mot Hermès ou Ermès, ou Mercure Trismégiste
ou Thaut, ou Taut, ou Tôt : « On néglige cet
ancien livre de Mercure Trismc'giste, et on peut
n'avoir pas tort. 11 a paru à des philosophes un
sublime galimatias.... Toutefois, dans ce chaos
théologique, que de choses propres à étonner et
à soumettre l'esprit humain! Dieu dont la triple
essence est sagesse, puissance et bonté; Dieu
formant le monde par sa pensée, par son Verbe;
Dieu créant des dieux subalternes; Dieu ordon-
nant à ces dieux de diriger les orbes subalternes
et de présider au monde; le soleil, fils de Dieu;
l'homme, image de Dieu par la pensée; la lu-
mière, principal ouvrage de Dieu, essence di-
vine : toutes ces grandes et vives images éblouis-
sent l'imagination subjuguée.... 11 reste à savoir
si ce livre aussi célèbre que peu lu fut l'ou-
vrage d'un Grec ou d'un Égyptien. »
11 reste aussi à savoir en quel temps il fut
composé, et, par conséquent, si les belles doc-
trines qu'il renferme, au milieu de rêveries dis-
cordantes et d'obscures subtilités, font partie
d'une théologie antérieure aux plus anciens phi-
losophes grecs, ou si elles n'offrent qu'un mé-
lange récent du néo-platonisme du judaïsme.
avec quelques vagues traditions di chées
sous le symbolisme égyptien. Ce problème, ou
plutôt ces problèmes ne semblent pas susceptibles
d'une solution précise et définitive; mais une
critique impartiale en même temps que discrète
peut espérer du moins d'y répandre quelque lu-
mière.
Le Thot ou Taut égyptien, l'Hermès grec, dont
on retrouve les principaux traits dans le Mer-
cure de l'Italie romaine, personnifie, dans la
mythologie de notre Occident, le principe de
l'intelligence et de l'industrie. C'est le dieu des
arts, de la science, le grand initiateur des peu-
ples aux mystères de la pensée divine. Les
Grecs, toutefois, ne lui attribuent l'invention
d'aucune philosophie, d'aucune religion par-
ticulière. 11 n'en est pas de même en Egypte. Là,
on rapportait au dieu Taut 36 525 livres de doc-
trine sacrée, selon le témoignage de Manéthon,
ou 20 000 seulement, d'après les témoignages de
Séleucus et de Julius Firmicus. Jamblique, qui
nous a conservé ces chiffres peu croyables, pré-
tend connaître 1200 livres du même auteur sur le
seul sujet des dieux. Tous ces écrivains prennent
sans doute, par complaisance ou par ignorance,
pour autant d'ouvrages hermétiques, les nombreux
exemplaires que renfermaient les temples égyp-
tiens, d'une sorte d'encyclopédie décrite en ces ter-
mes par Clément d'Alexandrie, dans un passage de
ses Stromales qui mérite de faire autorité : « Les
Égyptiens ont aussi leur philosophie. On le voit
tout d'abord par leurs cérémonies religieuses.
Au premier rang marche le chantre avec un des
symboles de la musique. On dit qu'il doit possé-
der deux des livres d'Hermès, dont l'un contient
des hymnes religieux, et l'autre un règlement
pour la vie des rois. Après le chantre vient
l'horoscope (observateur des astres) tenant en
main une horloge et une palme, symboles de
l'astronomie ; il doit savoir par cœur les livres
astrologiques d'Hermès, qui sont au nombre de
quatre, l'un sur l'ordre des planètes, l'autre sur
les conjonctions et les phases du soleil et de la
lune; le reste sur les levers des astres. Vient
ensuite le scribe sacré, ayant des plumes sur
la tête, un livre dans les mains, et une règle
(sorte de palette), dans laquelle sont l'encre et
le roseau qui sert à écrire. Il doit connaître ce
qu'on appelle les livres hiéroglyphiques, la cos-
mographie, la géographie, les positions du so-
leil et de la lune, ce qui concerne les cinq pla-
nètes, la chorographie de l'Egypte, la descrip-
tion du Nil, l'ornement des "temples et des
lieux consacrés, les mesures et autres choses
utiles dans les lieux saints. Vient ensuite le sto-
lisle (ou ornementiste), tenant en main la cou-
dée de justice et le vase aux libations; il est
chargé de tout ce qui concerne l'instruction reli-
gieuse et le choix des victimes. Dix volumes ren-
ferment l'exposé des sacrifices, des prémices, des
hymnes, des prières, des pompes, des fêtes et
autres sujets relatifs à l'adoration des dieux en
Egypte. Enfin paraît le prophète, portant devant
son sein Vhydrion (vase à eau lustrale), suivi de
ceux qui portent les instruments pour la fabri-
cation du pain. Le prophète, comme chef du
culte, apprend par cœur les dix livres appelés
hiératiques (ou sacerdotaux), traitant des lois,
des dieux et de l'instruction des prêtres; car le
prophète égyptien surveille aussi la distribution
des revenus. Il y a en tout quarante-deux livres
nécessaires à Hermès, dont trente-six, compre-
nant toute la philosophie égyptienne, sont appris
par ceux que je viens de nommer. Les six autres
regardent les pastophores (porteurs de statuettes
et petits temples des dieux', et concernent la
médecine., la construction du corps humain, le5
HERM
— 709 —
HERM
maïadies, les instruments, les remèdes, la mé-
decine des yeux, celle des affections particu-
lières aux femmes. » Malgré bien des obscurités,
ce précieux témoignage, que confirment en ses
parties essentielles une foule de monuments de
l'ancienne Egypte, nous montre clairement toute
la science traditionnelle et immuable des Égyp-
tiens placée sous la consécration d'un nom di-
vin, celui de Taut ou Hermès, personnage auquel
il est sans doute impossible d'assigner^ dans
l'histoire une date ou une généalogie précises.
Maintenant, peut-on prendre pour des débris de
l'encyclopédie hermétique, décrite par Clément
d'Alexandrie, les oracles, les ouvrages d'astro-
logie, de médecine, de chimie, d'histoire natu-
relle et de philosophie qui, des le 11e siècle de
notre ère, paraissent avoir circulé sous le nom
d'Hermès? Galien, dès cette époque même, n'hé-
site pas, pour ce qui le concerne, à se prononcer
contre l'authenticité de la collection hermétique;
et les savants modernes se sont depuis longtemps
décidés dans le même sens, d'après des preuves
qu'on peut dire sans réplique. Mais sur la partie
philosophique du recueil, les controverses durent
encore. Le Pœmandcr et les dix-huit ou vingt
fragments grecs qui s'y rattachent, VAsclepius,
dialogue qui ne nous est parvenu que dans une
traduction latine, portant le nom du célèbre
Apulée, sont encore aujourd'hui cités comme des
monuments de la vieille sagesse égyptienne. En
Allemagne, deux grands esprits, Goerres et Creu-
zer • en France, le savant traducteur de la Sym-
bolique, paraissent y reconnaître, avec plus ou
moins de restrictions (et il y en a de nécessaires
pour le simple bon sens), un exposé des doctrines
secrètes des prêtres de Memphis et de Sais, de
ces doctrines où Solon, Pythagore, Platon, tant
d'autres après eux, seraient venus puiser quel-
que chose au moins de leur philosophie. S'il en
était ainsi, comment ne pas s'étonner que ni
Platon, ni aucun philosophe dont il nous soit
parvenu quelque page, jusqu'à Plutarque, ne
cite les livres d'Hermès; que Plutarque qui s'y
réfère au sujet du nom d'une divinité, les dési-
gne {de Iside et Osiride, c. lxi) par cette expression
peu rassurante : les prétendus livres d'Hermès
(£v t<xï« 'EpixoO XeY^évoïc; piê>.otç) ; qu'après Plu-
tarque il y ait un long silence, jusqu'au moment
où les apologistes et les Pères de l'Église s'ar-
ment de ces textes pour nous montrer au delà
du paganisme une vérité plus pure que lui, et
comme dérivée des révélations primitives aux-
quelles le christianisme rapporte toute son auto-
rité"? Si l'on songe combien de livres apocryphes
naquirent, dès l'époque ptolémaïque, de ce con-
tact et de ce conflit de la religion juive avec la
grecque ; combien surtout furent composés entre
le 11e et le vr siècle de notre ère, pour ali-
menter, en quelque sorte, une lutte où les pas-
sions, même savantes, faisaient arme de tout
témoignage favorable à leur cause; si l'on se
rappelle les livres attribués aux anciens pytha-
goriciens, aux premiers apôtres, à saint Denys
i'Aréopagite (voy. ce mot), les oracles sibyllins,
les poèmes prétendus orphiques, le titre d'un
ouvrage attribué par Suidas au personnage fort
suspect de Sanchoniaton, sur la Physiologie
d'Hermès, du rapprochement de tels faits il sor-
tira déjà, ce nous semble, une présomption bien
grave contre l'auteur des ouvrages qui portent le
nom d'Hermès. Un coup d'œil rapide jeté sur
l'ensemble et sur quelques détails du recueil
donnera plus de force encore à ces premiers
doutes.
Marsile Ficin a le premier réuni, d'après les
manuscrits ou d'après les citations éparses dans
les platoniciens et les auteurs chrétiens, ce qui
restait de la philosophie hermétique. Il en donna
une traduction latine en 1471. Le texte grec fut
publié en 1554, par Turnèbe, et deux fois depuis,
avec quelques additions, par Fr. Patrizzi, à la
suite de son ouvrage jadis célèbre, qui a pour
titre : Noya de universis philosophia. Dans cette
dernière édition, fort incorrecte d'ailleurs, chaque
chapitre est suivi des observations d'un censeur
ecclésiastique, où sont signalées au lecteur chré-
tien les propositions peu orthodoxes ou entiè-
rement fausses. Cela seul nous montre à quel
point de vue étaient considérées les doctrines du
faux Hermès par les érudits de la Renaissance,
c'est-à-dire au même point de vue que jadis par
les docteurs de l'Église naissante. De même que
Lac tance et saint Augustin invoquaient Hermès
comme un très-savant théologien, presque comme
un confesseur anticipé du Dieu unique que de-
vait un jour proclamer le christianisme, ainsi
et Patrizzi et Baronius semblent donner à son
témoignage une autorité religieuse; et la cen-
sure officielle de Rome, sauf quelques réserves,
ne croit pas devoir interdire cette lecture aux
âmes pieuses, comme si elle y trouvait, au con-
traire, d'utiles secours, une préparation com-
mode à l'enseignement évangélique. C'est qu'en
effet la théologie du faux Hermès emprunte à
Pythagore, à Platon, quelques-unes des formes
les plus élevées de leur spiritualisme, à la Bible,
des métaphores hardies qui expriment la toute-
puissance de Dieu et la haute poésie de la créa-
tion. Le polythéisme ne s'y montre que dominé,
voilé par l'idée d'une intelligence unique et supé-
rieure. Si ce n'est pas encore le dogme chrétien,
c'est quelque chose qui s'en rapproche trop pour
qu'on n'y aperçoive pas un travail de conciliation
artificiel. Comment ne pas reconnaître la Genèse
dans des phrases comme celles-ci : « L'esprit
existait avant la nature humide qui est sortie
des ténèbres. — Tout était confus et obscur avant
que le Verbe vînt tout animer. Dieu fit l'homme
à son image. L'obscurité régnait sur l'abîme,
l'eau et l'esprit étaient puissance dans le chaos. »
Dans le treizième fragment, ces grandes images
sont mêlées à d'autres semblables du Timée de
Platon. Ailleurs reparaissent presque sans chan-
gement des paroles de l'apôtre saint Jean, ou
même se reproduit toute une scène de l'Évangile.
Taut est mis à la place de Jésus; il a des dis-
ciples qui l'interrogent, et auxquels il révèle les
mystères de la pensée divine. Quelquefois ce
sont des élans d'enthousiasme : « Que la nature
du monde entier écoute la voix de mon hymne :
terre, entr'ouvre-toi ; entr'ouvrez-vous cataractes
du ciel ; arbres, suspendez le bruit de vos feuil-
les. Je vais chanter le maître de la création, 1&
tout et l'unité. — Je vais célébrer celui qui a
tout créé, celui qui a fixé la terre, suspendu le
ciel, qui a voulu que de l'océan une eau doute
se répandît sur la terre habitée ou sans habi-
tants, pour la nourriture et l'usage de tous les
hommes. — C'est l'œil de l'intelligence, qu'il
reçoive les éloges que lui offrent mes puis-
sances. » Enfin, ce sont des oracles dont l'expres-
sion vague et générale devait tôt ou tard être
justifiée par quelque événement. » 0 Egypte!
Egypte ! de ta religion il ne restera que des
fables, des fables incroyables pour la postérité ;
il ne restera que des mots écrits sur la pierre et
rappelant ses actions pieuses; l'Egypte aura pour
habitant le Scythe ou l'Indien, ou quelque autre
peuple étranger, quelque peuple barbare du voisi-
nage. La Divinité, en effet, remontera au ciel ;
abandonnés à eux-mêmes,les hommes mourront
tous, et l'Egypte sera désertée à la fois et de
Dieu et des hommes, etc. » Tout cela est mis en,
scène d'une façon étrange. Voici, par exemple, le
IIKKM
— 710 —
HERM
début du Pœmandc)' : « Un jour que je méditais
sur Jes êtres, et que nia pensée s'élevait aux
plus hautes régions, mes sens corporels ayant
été fortement possédés, comme il arrive aux
hommes qui s'endorment d'un profond sommeil
après un excès de nourriture ou de travail, j'ai
cru voir un être de dimensions énormes, qui
m'appelait par mon nom et me disait : Que
veux-tu entendre et voir? Que veux-tu ap-
prendre et connaître par l'esprit? — Je lui
dis : Et toi, qui es-tu? — Je suis, répondit-il,
Pœmander (on devrait écrire plutôt Pœmandrès
en français), l'esprit de la vérité; je sais ce que
tu veux, et je serai partout avec toi.... » Et l'en-
seignement commence par une vision sublime,
où l'auditeur du divin prophète est ravi dans le
monde des idées et de la lumière. Il y voit
l'obscurité se changer en eau, de cette eau s'é-
chapper une fumée; de cette fumée sort un son
inarticulé qui est comme la voix de la lumière;
et de cette lumière que sort-il? le Verbe, le
Verbe qui s'étend sur toute la nature! Pœmander
demande alors à Taut s'il comprend ce qu'il a
vu ; Taut répond seulement qu'il comprendra
(yvu>r;o;iai). En effet, la vision a besoin d'un com-
mentaire, qui ne se fait pas attendre, mais qui
ne l'éclaircit pas beaucoup, du moins à nos yeux,
bien qu'il s'y mêle et de fort belles idées et de
fort belles images empruntées soit aux livres
saints, soit au platonisme. Pœmander conclut
par ces mots : « Et maintenant pourquoi tarder,
puisque tu as reçu toute la science, à devenir le
guide de ceux qui en sont dignes, afin que la
race humaine soit, grâce à toi, sauvée par
Dieu. » En disant ces mots, il se mêle aux puis-
sances. Taut, après l'avoir remercié de sa révé-
lation, adresse aux hommes une allocution très-
édifiante sur la nécessité de songer aux choses
du ciel, puis à Dieu une longue prière pleine
d'élans mystiques. Le morceau suivant est inti-
tulé Discours universel d'Hermès Trismégiste à
Tôt ; un autre, où l'on démontre que le bien
n'est qu'en Dieu, s'adresse à Asclepius; un autre,
sur l'âme, à Ammon ; et ces divers personnages
reparaissent dans le dialogue intitule Asclepius.
Là, Hermès Trismégiste a pour auditeurs Am-
mon, Asclepius, ses disciples, et Tôt, son fils,
auquel il dit avoir déjà adressé par écrit, ainsi
qu'à Ammon, plusieurs discours sur la physique
et la morale (mulla physica ethicaque). Le dia-
logue se passe entre Asclepius et Hermès, ou
plutôt c'est un long discours du maître inter-
rompu de temps à autre par de courtes questions
du disciple, et rempli des mêmes spéculations
de théologie quelquefois sublime, mais en même
temps peu originale, plus souvent obscure et
amphigourique. 11 se termine, comme le Pœ-
mander, par une prière à Dieu pour le remer-
cier de s'être ainsi manifesté à ses indignes créa-
tures, et pour lui demander de les maintenir
toujours dans ces sentiments de haute piété.
Puis tous les interlocuteurs vont prendre, à la
manière des pythagoriciens, un repas d'où sera
exclue la chair des animaux {puram et sine ani-
malibus cœnam). Qu'est-ce que cette famille
moitié grecque moitié égyptienne de prophètes
et de mystagogues? Hermès nous parle, au cha-
pitre xxxvn du même dialogue, de son grand-père,
dont il portait le nom. Ce premier Hermès est-
il celui qui, sous un nom plus abstrait, s'adresse
à Trismégiste dans le dixième des fragments
grecs (l'Esprit à Hermès)1? Comment prendre
au sérieux une généalogie où, selon l'usage grec
et romain, comme le dit naïvement un vieil
interprète, deux noms alterneraient du père au
fils? Qu'est-ce encore que ce grand père d' Ascle-
pius, qui nous est donné comme l'inventeur de
la médecine? On peut, Bans doute, admettre
des savants modernes que l'Egypte ait reconnu
plusieurs Hermès, incarnations successives et
diversement puissantes du même principe divin,
et qu'elle leur ait attribué certaines révélations
sur l'origine du monde, sur la nature des choses,
sur la nature de l'homme envers son Créateur;
on peut admettre qu'une partie de cet ensei-
gnement ait passé en Grèce, soit par une tra-
dition confuse, soit par quelque traduction des
monuments symboliques du culte d'Hermès;
que Pythagore et Platon s'en soient inspirés
quelquefois dans leurs études, et que certaines
opinions, aujourd'hui tenues^ pour pythagori-
ciennes et platoniciennes, remontent réellement
à cette origine; mais, d'une part, il paraîtra
toujours impossible que les fragments de philo-
sophie hermétique que nous lisons aujourd'hui
aient été traduits sur des originaux écrits en lan-
gue égyptienne : l'empreinte du style y est profon-
dément grecque, et même d'une date fort récente.
Ce n'est pas la langue de Platon, ni celle d'Aristote,
ni celle de Plutarque ; c'est celle de l'école de Por-
phyre et d'Ammonius dans toute sa richesse et
dans toute sa subtilité, avec des métaphores évi-
demment empruntées aux usages de la Grèce, par
exemple, au vocabulaire de la musique, et çà et là
des inadvertances plus significatives encore,
comme la mention du sculpteur Phidias (p. 97,
éd. Turnèbe), le récit d'une aventure arrivée au
musicien Eunomius de Locres, aux jeux Py-
thiques, récit fort gracieux d'ailleurs, mais qui
trahit bien clairement le faussaire. Ajoutez cer-
taines manières de parler qui conviennent mal
au personnage d'un prophète, comme cette
phrase de Y Asclepius : « Ce qu'on dit être exté-
rieur au monde, si toutefois il y a quelque chose
d'extérieur au monde, ce que je ne crois pas,
etc. ; » des titres mystérieux, comme la clef, le
cratère ou la monade [Dialogues d'Hermès avec
son fils Toi) ; une obscurité souvent avouée, cal-
culée même comme dans le fragment d'hymne
que nous citions tout à l'heure : tous ces indices
montrent des écrits sortis de ces ateliers de
théurgie enthousiaste et de grossière falsification,
qui se multiplièrent surtout durant la lutte du
paganisme contre les doctrines chrétiennes. Dans
ce chaos de paroles et d'idées, où le raisonnement
revient sans cesse sur lui-même, n'avance que
pour reculer ensuite ; où tous les systèmes se
heurtent, où toutes les doctrines peuvent trouver
des arguments, personne ne s'étonnera qu'il se
rencontre quelques opinions conformes au sens
des vieux symboles égyptiens; mais personne n'y
saurait chercher une expression authentique de
cette religion si originale. L'entraînement des
passions religieuses et l'inexpérience de la cri-
tique ont seules pu, sur ce point, accréditer les
préjugés ou prolonger les méprises. C'est ce qui
a été démontré depuis deux siècles par Casau-
bon, dans sa belle polémique contre Baronius;
depuis cette époque, les historiens de la phi-
losophie n'ont guère fait que reproduire les
mêmes conclusions, jusqu'à Baumgarten-Crusius^
qui, dans un opuscule spécialement consacré a
ce sujet (in-4, Iena, 1837), les a encore appuyée»
par des preuves nouvelles. Il est aujourd'hui à
souhaiter qu'un philologue exercé publie une
bonne édition critique de tous ces textes d'Her-
mès le philosophe, en les accompagnant d'un
commentaire ou seraient indiqués avec soin tous
les emprunts faits par l'auteur à la Bible, aux
platoniciens, à l'Évangile. Si nous ne nous trom-
pons, la part faite au plagiaire, celle de l'écri-
vain original resterait bien petite, indigne en
tout cas du Taut égyptien; mais un tel livre au-
rait toujours son importance comme témoi-
HERM
— 711 —
HERV
gnage de l'état des esprits dans les siècles où
il a pu naître et obtenir tant d'autorité. —
Consulter sur ce sujet Fabricius, Bibliothèque
grecque, t. I, p. 46-89, édit. de Harles; la Sym-
oolique, de Creuzer, liv. III, avec les éclaircis-
sements de M. Guigniaut, surtout les notes 6
et 11; la dissertation de M. Guignaut : de 'Ep-
p.o0 seu Mercurii mythologia, in-8, Paris, 1833.
On pourra lire encore avec fruit la dissertation
de Fourmont, où Ion montre qu'il n'y a jamais
eu qu'un Mercure {Mémoires de l'Académie des
inscriptions et belles-lettres, t. I); Zoëga, de
Origine et usu obeliscorum, in-f°, Rome, 1797,
p. 503 et suiv., où sont réunis tous les textes
relatifs aux livres de Thaut; enfin, sur les ouvra-
ges d'alchimie hermétique, V Histoire de la phi-
losophie hermétique, par l'abbé Lenglet du Fres-
noy, 3 vol. in-12, Paris, 1742, t. I. Il existe en
français deux traductions incomplètes des frag-
ments grecs d'Hermès, l'une par du Préau (in-8,
Paris, 1549, 1557), l'autre par de Foyx de Can-
dalle (in-8, Bordeaux, 1574). M. L. Ménard en a
donné une très-complète à laquelle l'Académie
des inscriptions et belles-lettres a décerné un
prix, sous ce titre : Hermès Trismégiste, Paris,
1866, in-8. E. E.
HÉRMIAS. Il a existé deux philosophes de ce
nom : l'un chrétien, qui florissait vers le IIe siècle
de l'ère chrétienne, et l'autre païen, du ve siècle
de la même ère. Le seul titre qui a fait compter
Hermias le chrétien parmi les philosophes, c'est
un ouvrage qu'il a écrit, dans le style de La
satire, contre la philosophie, et qui ne mérite
pas l'honneur qu'on lui a fait de le réimprimer
cinq OU six fois. Ataaupuo; twv ëija> çiXoaôçwv,
Irrisio philosophorum genlilium, en grec, avec
une version latine de J.J. Fugger, in-8, Bâle, 1553;
in-f", Zurich, 1560; in-fJ, Paris, 1624; à la fin du
Tatien de Th. Gale, in-8, Oxford, 1700, et la
plupart des éditions des Œuvres de saint Justin
le martyr. — Hermias le païen était un philosophe
de l'école néo-platonicienne, disciple de Syrianus;
époux d'Aédésie, et père d'Ammonius. Il a laisse
un nom moins célèbre que sa femme et son fils,
et sa mémoire était plus remarquable que son
génie. X.
HERMINUS, philosophe stoïcien, et commen-
tateur de quelques-uns des écrits d'Aristote. 11
florissait vers le milieu du ue siècle de l'ère
chrétienne, et a été un des maîtres d'Alexandre
d'Aphrodise. Ses ouvrages ne sont pas arrivés
jusqu'à nous ; mais Alexandre d'Aphrodise nous
a conservé quelques-unes de ses opinions, du
moins en ce qui touche la philosophie d'Aristote.
X.
HERMIPPE de Smyrne, philosophe péripa-
téticien, qui florissait à Alexandrie pendant le
me siècle avant l'ère chrétienne. 11 a écrit sur
la grammaire, la mythologie, la géographie,
l'astronomie, l'histoire, les anciens législateurs,
et les anciens sages de la Grèce, plusieurs ou-
vrages dont aucun n'est arrivé jusqu'à nous.
Mais quelques fragments de ces divers écrits, et
quelques renseignements sur la vie et les opinions
de l'auteur, ont été réunis dans la dissertation
suivante : Hermippi Smyrnœi, peripaletici.
Fragmenta collecta, disposita et illustrata ao
Ed. Adalberto Lozynski. in-8, Bonn, 1832. X.
HERMOLAÛS BARBARUS OU plutôt ER-
MOLAO BARBARO, plus souvent désigné, dans
les ouvrages du xvr3 siècle, par son prénom que
par son nom de famille, naquit à Venise le
21 mai 1454. Il était d'une noble maison, à la-
quelle avaient appartenu Josaphat Barbaro, si
célèbre voyageur, et François Barbaro, auteur
du traité de Re uxoria. Tennemann compte à
bon droit Ermolao Barbaro au nombre des érudits
qui contribuèrent le plus efficacement à détourner
les esprits des questions épuisées par la cont in-
verse scolastique, et à faire comprendre dans les
écoles la vraie doctrine du Stagirite. Il mourut
à Rome, atteint de la peste, le 14 juin 1493, à
l'âge de trente-neuf ans. Jeune encore, il s'était
acquis déjà une grande renommée par ses travaux
sur Pline, Dioscoride, Aristote et Thémiste. Nous
désignerons ici ceux de ses ouvrages qui eurent
pour objet et pour résultat de recommander et
de faciliter l'étude des archives péripatéticiennes.
On doit à Ermolao Barbaro : 1° Compendium
elhnicorum librorum, in-8, Venise, 1544, et in-8,
Paris, Roigny, 1546; 2° Compendium scientiœ
naturalis in Aristotele, in-8, Venise, 1545; in-8.
Paris, 1547, et in-4, 1535; in-8, Lausanne, 1379;
in-8, Marpurg, 1397. H y a une édition de Bâle,
in-12, dont la date nous est inconnue; 3" Verski
librorum Arislotelis de arle discendi, in-f". Bâle.
1551; 4° Themistii paraphrasis in Arislotelis
Posteriora Analtjtica latine versa, in-f°, Paris.
1511, 1528; in-4, Bâle, 1533, 1545; in-f", Ve^
nise, 1560.
Le P. Niceron (Hommes illustres), David Clé-
ment, dans sa Bibliothèque curieuse, et le Gior-
nale de' letterati d1 Italia, peuvent être consultés
sur la vie et les ouvrages d'Ermolao Barbaro.
B. H.
HERMOTIME de Clazomène. Aristote (Méta-
ph., liv. I, ch. m) est le premier qui fasse mention
de ce philosophe. Parlant d'Anaxagore, qui re-
connaissait une intelligence comme principe mo-
teur et ordonnateur de l'univers, il nous apprend,
sans prendre ce fait sous sa garantie, que la
même opinion parait avoir été exprimée aupara-
vant par Hermotime de Clazomène (AUiav g' iyzi
Ttpôxepov 'Ep(xÔTi(i.o; ô KXaÇou.sv.o; eirtsïv). Voilà
tout ce que nous savons de ses opinions. Après
Aristote, Pline l'Ancien (Hisl. nat., liv. VII,
ch. liu) rapporte d'après une tradition "pu'Her-
motime de Clazomène avait de son vivant la fa-
culté d'abandonner son corps et de se transporter,
pur esprit, dans les lieux les plus éloignés du
monde. Reprenant ensuite son enveloppe ma-
térielle, il racontait tout ce qu'il avait vu ou
entendu pendant ces voyages extraordinaires.
Mais un jour ses ennemis, profitant d'un de ces
moments d'absence, livrèrent son corps aux
flammes, et lui firent subir ainsi une mort
anticipée. C'est probablement la vie contempla-
tive d'Hermotime et, son détachement des choses
extérieures qui ont donné lieu à cette fable. Tous
les autres écrivains de l'antiquité qui parlent
d'Hermotime de Clazomène , Plutarque (de Dœmo-
nio Socratis), Sextus Empiricus (Adv. Mathem.,
lib. IX, c. vu), Alexandre d'Aphrodise (Comment,
in ; Arislot. Metaph.), Simplicius (Comment,
in Arislot. Phys.), etc., ne font que répéter
Aristote et Pline avec des variantes de peu
d'importance. Tous ces passages ont été réunis
par Carus dans une dissertation intitulée des
Traditions relatives à Hermotime de Clazomène.
Essai critique, dans le recueil de Fùlleborn.
3e cahier (ail.). X.
HÉRODOTE. Il a existé deux philosophes de
ce nom : l'un était un philosophe sceptique,
appelé Hérodote de Tarse, disciple de Ménodote,
et maître de Sextus Empiricus; l'autre un phi-
losophe épicurien, mentionné par Diogène Laërce
(liv. IX), et auteur d'un ouvrage sur la jeunesse
d'Ëpicure : rUpi 'ETt'.xoOpo-j ésr,o£ta<;. X.
HERVJEUS NAT AXIS (Hervé Xoèï), philo-
sophe scolastique, né en Bretagne dans la der-
nière moitié du xnr' siècle, fut d'aiord moine,
ensuite général de l'ordre des dominicains, et
enfin recteur de l'université de Paris. Il mourut
à Narbonne en 1323. L'ordre auquel il appartc-
IIKYI)
— 712 —
HIER
nait nous dit assez quelle était sa doctrine. Il
professait, en théologie comme en philosophie,
les opinions de saint Thomas, il employait à les
défendre une dialectique plus subtile que pro-
fonde, et à laquelle on reproche une très-grande
obscurité. Ceux de ses écrits qui ont obtenu le
plus de réputation sont ses mélanges [Quodlibeta]
et son Commentaire sur le Maître des sentences.
X.
HESYCHIUS, surnommé l'Illustre, né àMilet,
vivait dans le vie siècle de l'ère chrétienne. Il
nous reste de lui un Abrégé des vies des philo-
sophes par ordre alphabétique, qui est tiré en
grande partie de Diogène Laërce. Cet ouvrage a
été publié avec une traduction latine par Meur-
sius, in-8, Leyde, 1613. X.
HEYDENREICH (Charles-Henri), né le 19 fé-
vrier 1764, à Stolpen, dans la Saxe électorale, se
consacra successivement à la poésie, à la philo-
logie et à la philosophie, à laquelle il demeura
fidèle le reste de sa vie, sans rompre entièrement
avec les goûts de sa jeunesse. Appelé, en 1789,
à la chaire de philosophie de Leipzig, il l'ut obligé,
en 1798, de résigner ses fonctions, et se retira,
ruiné de santé, abreuvé de dégoûts et d'humilia-
tions, près de Weissenfels, où il mourut trois ans
après, à l'âge de trente-sept ans. Heydenreich
s'était attaché d'abord à la doctrine de Spinoza;
mais il l'abandonna bientôt pour celle de Kant,
et se fit, parmi les nombreux disciples de ce
grand homme, une place très-distinguée par la
variété de ses connaissances, par la perspicacité
de son esprit et souvent même l'originalité de
ses vues : car, en acceptant les principes géné-
raux du criticisme, il ne renonça pas à son in-
dépendance. Il a le mérite d'avoir complété et,
à certains égards, corrigé le système de Kant,
surtout en ce qui concerne l'esthétique et la
philosophie de la religion. Voici les titres de
ses ouvrages : Essai d'une appréciation de la
preuve de l'immortalité de l'âme, qui se fonde
sur l'amour de la perfection, in-8, Leipzig, 17 85 ;
— Animadversiones in Mosis Mendelii refula-
tionem placitorum Spinozœ, in-4, ib., 1787;
— la Nature et Dieu d'après Spinoza, in-8, ib.,
1789 ; — Observationes de nexu sensus et phan-
tasiœ, ratione habita ethices, rhetorices et poli-
tices, in-4, ib., 1788; — Essai sur l'origine et la
valeur des règles en matière de sentiment et
d'imagination, in-8, ib., 1788; — Système de
l'esthétique, in-8, ib., 1790; — Considérations
sur la philosophie de la religion naturelle, 2 vol.
in-8, ib., 1791; — Num ratio humana sua vi et
sponle contingere possit notionem creationis ex
nihilo, in-4, ib., 1790; — Principes de la théolo-
gie morale, avec des applications à l'éloquence
et à la poésie religieuse, in-8, ib.. 1792; — In-
troduction encyclopédique à l'étude de la philo-
sophie, etc., in 8, ib., 1793; — Idées originales
sur les objets les plus intéressants de la philo-
sophie, etc., 3 vol. in-8, ib., 1793-1795: — Intro-
duction à la philosophie morale d après les
principes de la raison pure, in-8, ib., 1794; —
Système du droit naturel d'après les principes
de la philosophie critique, in-8, ib., 1801; —
Essai sur la sainteté de l'Etal et la moralité de
la révolution, in 8, ib., 17'J'i; — Principes du
droit naturel dans les rapports avec l'État,
in-8, ib.. 1795; — Lettres sur l'athéisme, in-8,
ib., 179b; — de la Misère de l'homme, in-8, ib.,
1796; — Explication philosophique de la su-
perstition, in-8, ib.. 1798; — l'Homme et la
Femme, in-8, ib., 1798. Indépendamment des
écrits que nous venons de citer, Heydenreich a
publié plusieurs traductions accompagnées de
notes instructives, entre autres celle daV Histoire
critique des révolutions opérées dans la philo-
sophie, par Cromaziano, c'est-à-dire Buona
2 vol. in-8, ib., 1791 ; celle de l'ouvrage d'AI
sur le Goût, 2 vol. in-8, ib.. 1792; celle des
Pensées de Pascal, in-8, ib.. 1793, etc. Il a égale-
ment [iris part à une foule de recueils périodi-
ques, et a publié lui-même, pendant deux ans.
un Afoncmach philosophique, '1 vol. in-8, ib.,
1795-179 i, et un Observateur de la vie domesti-
que, 2 petits vol. in-8, ib., 1795-1796. Enfin, après
sa mort, on a fait imprimer, sou a, des
Considérations su r lu dignité de V homme, d'après
les principes dr la philosophie morale et reli-
gieuse de Kant, in-8, ib., 1802. On consultera
avec fruit, sur ce fécond auteur, un écrit de
Schcell : Heydenreich cara < • une homme
et comme citoyen, in-8, ib.. 1802 (ail.). X.
HIÉROCLES, philosophe néo-platonicien du
milieu du iv-* siècle, a été confondu par plusieurs
savants, notamment par Pearson. avec le fameux
Hiérocles de Bithynie, auteur du factum anti-
chrétien, en deux livres, le Philalèlhe, qui vivait
sous Dioclétien et fut un des instigateurs des
persécutions exercées en 303 contre les chrétiens.
Cette erreur était facile à éviter. Les noms pro-
pres que contiennent les œuvres mêmes d'Hiéro-
clès, à l'époque où vécurent Énée de Gaza et
Théosèbe, ses disciples, dont le dernier vit quelque
temps au moins Damascius, font foi qu'aux vingt
années, de 445 à 465, se rapporte le moment de
la plus grande célébrité d'Hiéroclès. On n'a, du
reste, que peu de détails sur sa vie. Il semble
avoir reçu le jour en Egypte et peut-être à
Alexandrie : cette grande ville fut du moins son
séjour habituel. On pourrait présumer qu'il suivit,
pendant un temps, les leçons du premier Olym-
piodore, qui compta Proclus parmi ses auditeurs,
vers 431 ; mais comme Olympiodore était plutôt
péripatéticien que platonicien, c'est à d'autres
sources, probablement à l'école d'Athènes et sous
Plutarque ou Syrianus, qu'Hiéroclès alla s'initier
à la pensée des successeurs de Plotin. Ce dont
on ne peut douter, ce qui résulte du témoignage
de Suidas, c'est que, devenu à son tour un des
représentants du néo-platonisme, il rendit à l'école
d'Alexandrie son caractère, et en fit le pendant
de l'école d'Athènes. Son enseignement fut con-
temporain, en partie au moins, de celui de
Proclus, car on ne mentionne après lui, comme
chefs de la section alexandrine des néo-platoni-
ciens, qu'Ammonius (fils d'Hermias), Isidore et
Asclépiodote : or tous trois avaient été disciples
de Proclus; et Isidore, son second successeur,
avait régi l'école d'Athènes avant celle d'Alexan-
drie. L'enseigement d'Hiéroclès s'étendrait ainsi
jusque vers 485. Mais, d'une part, il est possible
qu'un successeur inconnu pour nous ait tenu la
chaire entre lui et Ammonius; de l'autre, il est
certain qu'il y eut une interruption dans son
enseignement. « Dans un voyage qu'il fit à By-
zance, nous dit un moderne, il encourut, par
quelques mots indiscrets, la disgrâce des gou-
verneurs de la ville. » Le passage grec ainsi
travesti veut dire tout autre chose : oî •/.paxoûvTî;
n'indique ni les gouverneurs de la ville, ni les
gouvernants, mais l'opinion dominante, c'est-à-
dire le christianisme; les mots reprochés au
philosophe ne sont pas des personnalités, ce sont
des opinions hostiles à l'Église; enfin le voyage
d'Hiéroclès dans la capitale semble avoir eu
lieu plutôt par ordre o^ue librement. C'était aux
derniers temps de Theodose II ou même sous
Pulchérie (450), quand le gouvernement frappait
à coups redoubles pour achever la destruction
de l'idolâtrie. Hiérocles. traduit devant des
juges prévenus, fut cruellement battu de ver-
ges, mais subit héroïquement ce supplice, et
recueillant de son sang dans une main, le jeta
HIER
— 713 —
HIER
au visage du bourreau, en prononçant ces vers
d'Homère :
[maine,
Tiens, bois, voici du vin, mange de la chair hu-
Cyclo'pe!
Toutefois on lui fit grâce de la vie, et il alla en
exil attendre la fin de l'orage, qui fut, sans doute,
celle du règne de l'intolérante Pulchérie. De
retour dans Alexandrie, il y reprit ses leçons
avec éclat, mais sans égaler son rival d'Athènes.
Soit pruden:e d'à illeurs, soit conviction, ses
opinions sur quelques points graves se rappro-
chaient plus de la solution chrétienne que celles
de Proclus. On ignore quand mourut Hiéroclès.
Nous avons vu qu'Énée de Gaza et Théosèbe furent
ses condisciples; et c'est peut-être ce dernier qui
lui succéda : on s'expliquerait ainsi comment il
transmit oralement, à Damascius, les remarques
de son maître sur le Gorgias. Hiéroclès était
surtout recommandable par son élocution facile,
riche et majestueuse. Ses écrits ne démentent
point cette opinion. Damascius lui refuse le génie
du penseur, et ne lui accorde que la sagesse
humaine. Le fait est qu'il est peu métaphysicien.
Il expliquait volontiers Platon ; il commenta deux
fois le Gorgias, et toujours en variant son exégèse.
Mais, ni l'un ni l'autre commentaire ne sub-
siste. On n'a sauvé de lui qu'un ouvrage complet,
c'est son Commentaire sur les vers dorés, at-
tribués à Pythagore. Photius nous a transmis
dans sa Bibliothèque une analyse et quelques
extraits de son traité en sept livres sur la Pro-
vidence et le Destin. Enfin on trouve dans Stobée
plusieurs fragments d'Hiéroclès, chacun avec un
titre particulier ; mais l'on ne saurait dire si ces
titres désignent autant d'ouvrages spéciaux ou
sont ceux d'un même ouvrage, les Idées philo-
sophiques : nous inclinons pour ce dernier avis
avec Pearson, qui même divise cet écrit en deux
livres, et répartit les fragments entre chacun
d'eux, réservant au second Y Économique et le
Mariage, et assignant au premier les préceptes
relatifs aux devoirs envers les dieux, envers la
patrie, envers les parents, etc. En général, la
morale d'Hiéroclès est admirable : la pureté, la
sérénité des principes, chez lui, s'unissent à un
bon sens pratique exquis : témoin, entre autres,
ses belles pages sur le mariage et sur les obli-
gations des époux. Le Commentaire sur les vers
dorés présente les mêmes qualités accompagnées
de plus d'exaltation, et aussi de quelques hors-
d'œuvre. Hiéroclès y expose sa théologie, sui-
vant laquelle il existe trois classes de dieux ou
d'êtres participant de la divinité : les dieux cé-
lestes, dont l'intelligence est invariablement fixée
sur le Dieu suprême; les dieux éthérés, classe
intermédiaire, qui regardent tantôt en haut, tan-
tôt autour et au-dessous d'eux, et qui, parfois,
nommés héros ou démons, ont diverses régions
du monde sous leur direction; et enfin les dieux
terrestres, dont les âmes humaines font ou un
jour feront partie, et qui détournent plus sou-
vent leur regard du ciel qu'ils ne s'y dirigent.
Cette classification est bien dans l'esprit du néo-
platonisme ; mais l'on n'y reconnaît ni cette
richesse de subdivision, caractère de la théo-
logie de Syrianus et de Proclus, ni ces déno-
minations essentielles en usage dans l'école d'A-
thènes : c'est encore la simplicité de la théo-
logie de Porphyre ; et en cela, certainement,
Hiéroclès est moins loin que ses rivaux des an-
tiques idées pythagoriciennes. Il ne leur est pas
complètement fidèle pourtant, et, cédant à l'esprit
du temps, il prêta au chef de l'école italique des
idées postérieures d'au moins cinq ou six siècles.
A plus forte raison, ne soupçonne-t-il pas qu'il
puisse y avoir un doute sur l'authenticité des
Vers dorés, sur leur auteur, sur leur âge. Au
total, le Traité de la Providence et du Destin,
s'il subsistait en son entier, serait sans doute
le plus beau titre philosophique d'Hiéroclès. 11
cherche lui-même des solutions, il discute, il
réfute, il essaye de concilier. Dans son premier
livre, il établit sa propre opinion sur les questions
qu'il se pose, et, dans le troisième, il répond
aux objections qu'il prévoit. Les cinq autres sont
destinés à démontrer que ses idées, au fond,
s'accordent avec celles de Platon, avec les oracles
et les lois sacerdotales, avec Orphée, Homère et
les prédécesseurs du disciple de Socrate, enfin
avec les leçons de tous les chefs de l'école après
lui. Cette portion de son travail, quoique entachée
de quelques erreurs, devait avoir de l'importance
pour l'histoire de la philosophie, car il conduisait
l'exposition des opinions jusqu'à ce Plutarque
qui fut le maître de Syrianus. Quant à la doc-
trine même, il appelle providence l'empire pa-
ternel que Dieu exerce sur toute la création,
tant visible qu'invisible, et destin la justice
distributive qui accompagne l'exercice de cet
empire. En d'autres termes, le gouvernement
équitable à l'aide duquel le Créateur et père des
êtres maintient l'ensemble de l'univers, c'est la
providence; et la loi particulière, l'arrêt (vôjxoç)
qu'il rend pour chaque individu, c'est la destinée
(slaapfAÉvr,) de celui-ci. L'homme est pourvu du
libre arbitre; mais, d'une part, ses décisions
sont suivies d'une action spéciale de Dieu sur
ses affections (sur les motifs qui sollicitent sa
volonté), et cette action qui rend plus ou moins
facile le bon usage du libre arbitre, est déjà un
commencement de récompense ou de peine ; de
l'autre, Dieu, dès l'origine, a déterminé le com-
mencement et la fin de l'existence. Hiéroclès ne
voit aucune contradiction entre ces dernières
propositions et ce qu'il a dit du libre arbitre :
grâce à cette explication, dit-il, il est égale-
ment vrai que l'homme fait et que l'homme subit
sa destinée; et il s'élève contre les théories qui
font consister le destin dans la. nécessité, la force
ou la nature propre des individualités. Il pose
aussi ce principe, que la matière, quand Dieu
l'a créée, n'existait point à part, et qu'il a suffi
au Créateur, pour accomplir son œuvre, d'un
acte de sa volonté. C'est à tort qu'on a vu là la
création ex nihilo. Il est vrai seulement qu'Hié-
roclès s'élève contre le dogme de l'éternité in-
dépendante attribuée à la matière par Platon lui-
même, au moins dans le Timée, et il reste éloi-
gné du christianisme, en déclarant que la création
n'a pu avoir de commencement. Les âmes, selon
lui, ont les unes trois mille, les autres dix mille
ans d'existence. Ainsi que Porphyre, il n'admet la
métempsycose que d'homme à homme. Enfin,
bien que le gouvernement de Dieu s'étende à
toutes les sphères, il regarde la première seule
comme directement régie par lui; la deuxième
l'est par la première, la troisième par la seconde,
et conséquemment les âmes humaines sont sous
l'empire immédiat des héros ou bons démons.
La meilleure édition d'Hiéroclès est celle de
Needham, in-8, Cambridge, 1709, avec traduction
latine de Courtier et Girardi, des prolégomènes
de Pearson, des notes de Ficin, de Casaubon, de
l'éditeur, et la vie d'Hiéroclès par ce dernier.
On en a réimprimé le Commentaire sur les Vers
dorés, in-8, Londres, 1742. Des éditions partielles
avaient été données à partir de 1874 : la première
parut à Padoue. Enfin il existe d'Hiéroclès des
traductions italienne (in-4. Venise, 1604, par Dardi
Bembo), anglaise (in-8, Glasgow, 1756), française
(2 vol. in-12, Paris, 1706, par Dacier). V. P.
HIÉRONYME de Rhodes, philosophe péripa-
HILD
— 714 —
im»p
téticien du m* siècle avaiit l'ère chrétienne, con-
temporain de Lycon, alors cbef de la même école,
et a'Arcésilas, le fondateur de la nouvelle Aca-
démie. Il avait beaucoup écrit, et ses ouvrages
étaient très-estimés dans l'antiquité; mais ils
sont complètement perdus pour nous. Nous sa-
vons seulement qu'il faisait consister le souve-
rain bien dans l'absence de la douleur, et que le
plaisir, à ses yeux, n'était rien de réel ni de
désirable en soi. Voy. Diogène Laërce, liv. IV,
ch. xli et xlii ; liv. V, ch. lxviii , et Cicéron, de
Finibus, lib. V, c. v ; lib. II, ,c. m; et Acad.
Quœsf., lib. II, c. xlii. X.
HILDEBERT, pliilosophe scolastique, était né
à Lavardin en 1057. Comme il a composé une
épitaphe en l'honneur de Bérenger de Tours, on
a conjecturé qu'il avait eu pour maître le célèbre
archidiacre ; mais cette opinion n'est rien moins
qu'avérée. D'autres ont avancé, sans plus de
fondement, qu'il avait été moine de Cluny, et
disciple de saint Hugues, abbé de ce monastère.
Ce qui paraît mieux établi, c'est qu'étant encore
très-jeune, il fut placé à la tête de l'école cathé-
drale du Mans, qu'il la dirigea pendant plusieurs
années, et qu'il succéda en 1097 à l'évêque Hoël.
Les commencements de son épiscopat furent
troublés par la guerre qui s'éleva alors entre le
comte du Mans et Guillaume le Roux, roi d'An-
gleterre. Effrayé de la gravité des circonstances,
il partit pour Rome, afin de résigner sa dignité ;
mais les instances du souverain pontife Pascal II
le firent changer de résolution. A peine de retour
en France, Hildebert eut à combattre les pré-
dications de l'hérésiarque Henri, sectateur de
Pierre de Bruys; et, si l'on en croit les histo-
riens, il employa contre lui d'autres armes que
la persuasion. En 1125, il fut élevé à l'archevê-
ché de Tours, et mourut en 1136, laissant une
réputation de science et de vertu qui a valu à sa
mémoire le surnom de vénérable.
Hildebert est un des écrivains de son époque
qui ont le mieux connu et le plus goûté les an-
ciens. Il a laissé des poésies où respire le plus
vif enthousiasme pour Rome et la Grèce, et qui
sont pleines des souvenirs de la littérature et
même, chose étrange chez un pontife chrétien,
de la mythologie classique. Dans ses œuvres
théologiques, il aime à citer Virgile, Sénèque,
Cicéron, Horace; Aristote, Platon, et il avait cer-
tainement étudié tous ceux de leurs ouvrages
qui étaient alors connus.
Ce commerce assidu avec l'antiquité annonce
chez Hildebert une largeur de vues que ses ou-
vrages ne démentent pas. Moins original et
moins profond que saint Anselme, il se distin-
gue par l'étendue, la justesse et l'érudition. Selon
lui, la foi est la certitude volontaire des choses
absentes, supérieure à l'opinon, inférieure à la
science. La raison a le pouvoir d'établir, par ses
seules forces, l'existence de Dieu : car l'âme, qui
ne peut l'ignorer entièrement, doit savoir qu'elle
n'a pas toujours existé; or, si elle a commencé,
elle n'a pu se donner l'être, et il faut qu'elle l'ait
reçu d'une cause qui ne peut elle-même avoir
eu de commencement. Non-seulement la raison
peut démontrer l'existence de la cause première,
elle a la faculté de prouver encore que cette cause
est une, puisque s'il existait deux causes impar-
faites, elles seraient insuffisantes, et que si elles
étaient parfaites toutes deux-, une d'elles serait
de trop. D'autres attributs de Dieu, suivant Hil-
debert, la justice, la bonté, la sagesse, l'immen-
sité, peuvent être connus par la raison avant de
l'être par la foi, de suite qu'il existe une science
de ces attributs en dehors de la révélation.
Cette opinion si grave et si libre du pieux cvè-
que se trouve exposée dans son Traité théolo-
giout, un des plus amiens monuments di
théologie scolastique. Il a porté le même esprit
et la même liberté dans un opuscule intitulé
Philosophie morale : de l'utile et de l'honn
qui, de son aveu même, a été composé à l'imita-
tion des anciens. Il y ramène la morale à trois
questions principales : 1° ce que c'est que l'hon-
nête ; 2" ce que c'est que l'utile ; 3° comment
l'utile s'accorde avec l'honnête. L'honnête est
ce qui nous attire par sa vertu propre; il a qua-
tre formes qui sont les quatre vertus : prudence,
justice, courage, tempérance. L'utile est ce qui
est recherché en vue de ses avantages ; il com-
prend les biens de l'esprit, ceux du corps, et ceux
de la fortune. Ce sont bien là, selon la promesse
de l'auteur, la méthode, les divisions, et jusqu'à
la terminologie de Cicéron et de Sénèque. Il n'y
a de neuf que l'entreprise de réhabiliter, sous le
règne du christianisme, la morale des philoso-
phes païens ; mais cette entreprise, qui nous pa-
raît puérile, n'était pas entièrement vaine au
commencement du xri" siècle, car elle coïncidait
avec le réveil de la raison et de la philosophie.
Les œuvres d'Hildebert ont été publiées p.ir
Beaugendre, in-f", Paris, 1708. Voy. Histoire
littéraire de la France, par des religieux béné-
dictins, t. XI, p. 2.00 et suiv., et Histoire litté-
raire de la France '.avant le xii" siècle , par
M. Ampère, t. III, p, 437 et suiv. C. J.
HILLEBRAND (Joseph), philosophe allemand,
né en 1788, à Grossduengen dans le Hanovre. Il
fit ses premières études au Gymnase catholique
d'Hildesheim, les continua à Gottingue, devint
professeur au a Josephinum » d'Hildesheim; mais
il s'en retira bientôt, et renonça au catholicisme
pour embrasser la religion réformée. Il connut
Hegel à Heidelberg, où lui-même enseignait en
qualité de professeur extraordinaire, et quand
le grand philosophe quitta sa chaire poux celle
de Berlin, en 1818, il le remplaça pendant quel-
que temps; il quitta ensuite cette université
pour celle de Giessen. Il entra un moment dans
la vie politique en 1848 et présida la seconde
Chambre du grand-duché de Hesse; mais quand
elle fut dissoute en 1850, il rentra dans la vie
privée et mourut en 1862 à Bedelheim, près de
Mayence. Il a laissé un grand nombre d'ouvra-
ges"; le plus connu en Allemagne est une His-
toire de la littérature nationale depuis le com-
mencement du xvm* siècle. Ceux qui concernent
la philosophie sont : l'Anthropologie comme
science, Mayence, 1822-1823; — 7 'raité de philo-
sophie théorique et de propédentique, ibid.,
1826; — Prolégomènes de philosophie univer-
selle, ibid., 1830 ; — l'Organisme de l'idée phi-
losophique, Dresde et Leipzig, 1842, qui complète
son livre le plus intéressant; la Philosophie
de l'esprit, Heidelberg. 1835. Les doctrines d'Hil-
lebrand n'ont rien de particulièrement original :
elles se mêlent au mouvement de la philosophie
hégélienne , et s'en distinguent seulement par une
sorte d'éclectisme. Hillebrand se souvient de sa
première éducation ; il n'a pas oublié la philoso-
phie de Wolf, et souvent il corrige Hegel par
Leibniz.
HINDOUS, voy. Indiens.
HIPPARCHIE. femme philosophe, de la secte
des cyniques, épouse de Cratès. Elle naquit à
Maronée, ville de Thrace, d'une famille riche et
considérée, et florissait sous le règne d'Alexandre
le Grand. Ni les efforts de ses parents ni les re-
présentations de Cratès lui-même, étalant devant
elle ses infirmités et sa misère, ne purent l'em-
pêehcr de choisir ce philosophe pour son époux.
Revêtue comme lui d'un sale manteau, une be-
sace sur l'épaule et un bâton à la main, elle
embrassa le genre de vie qui distinguait lés dis-
HIPP
— 715 —
HIPP
ciples d'Antisthène, et ne garda plus rien de son
sexe. En souvenir de son dévouement, les cyni-
ques instituèrent une fête que l'on célébrait au
Pœcile, et qui reçut le nom de Cynogamie. On
attribue à Hipparchie plusieurs ouvrages, dont
aucun n'est arrivé jusqu'à nous. Consultez Dio-
gène Laërce, liv. VI, ch. lxxxv-xcxviii. Voyez
Cratès.
HIPPASE de Métaponte un des anciens py-
thagoriciens, mais qui paraît s'être écarté un peu
des principes généraux de son école. A l'exemple
d'Heraclite, il regardait le feu comme le prin-
cipe matériel de l'univers, comme la substance
impérissable dont les choses sont formées et dans
laquelle elles vont se résoudre tour à tour. De
sorte qu'il y a alternativement une période de
génération et une période de destruction. Au
reste, rien de plus confus que les traditions qu'on
a conservées de ce philosophe. On ne sait ni en
quel temps précisément ni en quel lieu il a vécu.
Le plus grand nombre le fait naître à Métaponte,
d'autres à Crotone, et d'autres encore à Sybaris.
D'après un auteur cité par Diogène Laërce, il
n'aurait jamais rien écrit. D'après Diogène Laërce
lui-même, il aurait publié, sous le nom de Py-
thagore, un ouvrage maintenant complètement
perdu, intitulé Aôyo; ptu<mxoç. On veut encore
qu'il soit le premier qui ait divulgué les doc-
trines pythagoriciennes, et qu'il ait expié par la
mort cette infraction aux règles de son école.
Les auteurs qui font mention d'Hippase sont :
Diogène Laërce, liv. VIII, ch. lxxxiv ; — Sextus
Empincus, Hyp. Pyrrh., lib. III, c. xxx; —
Adv. Mathem., lib. IX; — Plutarque, de Pla-
cilis philosoph., lib. I, c. m ; — Simplicius, in
Phys. Aristot., p. 6;', — Jamblique, Vita Pytha-
gorœ, ch. xvm. X.
HIPPIAS d'Ëlis, célèbre sophiste du temps
de Socrate, que Platon et son imitateur ont mis
en scène dans les deux dialogues qui portent son
nom. 11 se vantait de tout savoir, de tout con-
naître, et de n'être pas moins habile dans la con-
duite des affaires que dans les sciences. Il paraît
que ses concitoyens croyaient à ses talents, car,
lorsqu'ils avaient à traiter quelque affaire difficile
avec les autres villes de la Grèce, ils ne man-
quaient pas de le choisir pour leur ambassadeur.
C'est en cette qualité qu'il fut envoyé à Lacédé-
mune, où il prononça sa fameuse harangue sur
les belles occupations auxquelles un jeune
homme doit se livrer. Mais les Lacédémoniens,
peu sensibles aux charmes de sa rhétorique, le
laissèrent partir comme il était venu, sans lui
accorder ce qu'il demandait. Il prit sa revanche
dans une autre occasion, quand il harangua la
Grèce entière réunie aux jeux Olympiques. La
gloire n'était pas la seule récompense qu'il
recherchât et dont il fût fier. Il se plaisait
à raconter qu'en Sicile, pendant que Protagoras
était au comble de la célébrité, et que la rivalité
d'un tel homme pouvait lui être redoutable, il
amassa en quinze jours, par ses harangues et ses
leçons, plus de cent cinquante mines. Puisqu'il
savait tout, il est tout naturel qu'il voulût tout
enseigner. Aussi ses entretiens avec la jeunesse
avaient-ils pour objet, non-seulement la rhétori-
que, la logique, la grammaire, l'harmonie, et
tout ce qui composait habituellement la science
des sophistes, mais les arts, et jusqu'aux mé-
tiers les plus vulgaires. Il a écrit sur la sta-
tuaire et sur la peinture. Il a composé un dialo-
gue intitulé le Troyen (TpwTxo;), où Nestor
donne à Néoptolème des conseils sur l'art de
vivre honnêtement et d'acquérir une grande re-
nommée. Il est regardé comme l'inventeur de la
mnémotechnie. On n'avait qu'à lui dire une fois
cinquante noms, il les répétait aussitôt, dans
l'ordre où il les avait entendus, sans se tromper
d'un seul. Dans cette réunion des jeux Olympiques
où il recueillit tant d'honneurs, il assura avoir fait
lui-même les sandales qu'il avait aux pieds, le
manteau qui couvrait ses épaules, la brillante
tunique dont il était revêtu, et la bague qu'il
portait au doigt. En parlant ainsi de tout, peu
lui importait de se contredire, puisqu'il faisait
profession de soutenir avec le même succès le
pour et le contre. Des nombreux ouvrages qu'on
lui attribue, il ne nous reste que quelques maxi-
mes citées par Stobée : « Les envieux, disait-il,
sont doublement malheureux, de leur malheur
propre et du bonheur d'autrui. — La calomnie
devrait être punie plus sévèrement que le vol :
car les calomniateurs nous dérobent l'estime pu-
blique, qui est notre plus grand bien. »
On peut consulter sur Hippias les deux dialo-
gues qui portent son nom, le Gorgias et le Scho-
liasle du Gorgias; — Philostrate, Vit. sophist.,
lib. I, c. xi; — Cicéron, de Orat., lib. III, c. xxxii ;
— Quintilien, Instit. orat., lib. XII, sub fine; —
Apulée, Florides; — Xénophon, Memorab. So-
crat., lib. IV. X.
HIPPOCRATE est, comme on le sait, le plus
illustre médecin de l'antiquité, et il est naturel de
se demander s'il n'est pas en même temps un philo-
sophe. Pour lui donner ce titre, il faudra trouver
dans ses écrits quelque souci des problèmes de la
philosophie, quelques solutions précises des ques-
tions qu'elle agitait de son temps ; car si l'on se
contentait de quelques vérités morales, de quelques
préceptes de méthode, ou même de quelque opi-
nion sommaire sur la nature de l'homme, ce se-
rait trop peu pour lui accorder dans l'histoire de
la philosophie une place que nul historien consi-
dérable n'a songé à lui faire. Il est certain qu'avec
de la bonne volonté on finira toujours par extraire
des idées philosophiques d'un traité de mé-
decine, surtout s'il est écrit par un ancien ; mais
à ce compte, tous les médecins seront des phi-
losophes, sans le savoir et sans le vouloir, et il
n'y aura pas déraison pour ne pas inscrire leurs
noms dans ce Dictionnaire. Celui d'Hippocrate ne
doit y figurer que pour une très-brève mention :
car il y a bien peu de philosophie dans les nom-
breux ouvrages qu'on lui attribue, et dont la
plupart appartiennent seulement à son école. Il
était presque du même âge que Socrate, mais
rien n'indique qu'il ait connu sa doctrine. Sans
doute on trouve entre ces deux grands hommes
quelques traits de ressemblance : Hippocrate
veut détourner la science des vaines recherches,
et des systèmes arbitraires pour l'appliquer à
l'observation des faits; sa méthode, il le dit
expressément, se résume en deux mots, expérience
et raisonnement, et encore le raisonnement est-
il d'après lui « une sorte de mémoire » ; il a une
haute idée de la dignité morale de l'homme, et
des devoirs propres au médecin ; il fait aux char-
latans qui discréditent la médecine la même
guerre que Socrate aux sophistes qui diffament
la philosophie ; mais ces analogies s'expliquent
d'elles-mêmes et on ne peut s'en autoriser pour
ranger Hippocrate parmi les socratiques. Quelques
passages assez obscurs permettraient de conjec-
turer qu'il se rattache plus directement àl'ensei-
gnement des écoles d'Ionie, et surtout à Hera-
clite : le feu est pour lui le principe éternel des
choses, et dans la nature, dit-il, rien ne meurt,
rien né naît, tout se transforme, grâce à la con-
stante activité de cet élément. Mais ailleurs il
semble assigner le même rôle à l'air, ou à l'éther,
qui pour lui est à peu près comme l'âme du monde,
et par suite pénètre l'organisation des animaux
et y éveille la vie et même la pensée. C'est une
force universelle, qui est à la fois une dans son
IIIPP
716 —
IIIRN
essence, diverse dans ses formes ; la vie diffuse
et déterminée, en même temps le principe de
l'ordre et de l'harmonie universelle ; c'est lui
qui par son action sur notre cerveau y apporte
l'intelligence. Il n'y a rien de bien précis dans
ces assertions : ce qui le prouve bien, c'est que
les vitalistes de l'école de Montpellier se donnent
pour les héritiers légitimes de la tradition hip-
pocratique, et que d'autres critiques reconnais-
sent dans Hippocrate le père de l'animisme. En
somme, ce qu'il y a de plus clair dans la philo-
sophie d'Hippocrate, c'est son amour de la phi-
losophie, c'est-à-dire de la sagesse et de la vertu,
si bien exprimé dans cette maxime : « le mé-
decin philosophe est égal aux dieux. » Toutefois,
ce n'est pas la conclusion adoptée par des écrivains
que l'on consultera utilement : V. de Laprade,
dePhilosophia Hippocratis, Aix, 1848 ^ — E. Chau-
vet, Cous Hippocrates qualis fuerit inter philo-
sophas, Caen, 1855. (Cette thèse a été reproduite
avec des changements dans les séances et tra-
vaux de l'Académie des sciences morales et po-
litiques, 3e série, t. XVII.) Fr. Bouillier, du Prin-
cipe vital et de l'âme pensante, Paris, 1862,
ch. iv. E. C.
HIPPODAME de Milet, architecte et philoso-
phe pythagoricien. Aristote nous apprend dans
sa Politique (liv. II, ch. vi) qu'il avait des pré-
tentions à la science universelle, et cherchait
à attirer sur lui les regards par la magnificence
de ses vêtements. Il fut le premier écrivain qui,
sans être homms d'État, ait tracé le plan d'une
république parfaite. Par conséquent, il doit avoir
vécu avant Platon. Aristote, dans l'ouvrage que
nous venons de citer, et Stobée (Serm. CXLI).
nous ont conservé en entier cette constitution
idéale qui a peut-être suggéré plus d'une idée à
l'auteur de la République et des Lois; nous nous
contenterons de rappeler ici très-brièvement ce
qu'elle offre de plus remarquable. Elle compose
la cité de dix mille citoyens, partagés en trois
classes : les artisans, les laboureurs et les gens de
guerre. Elle divise le territoire en trois parties :
l'une sacrée, qui doit fournir aux dépenses du
culte; l'autre nationale, affectée aux gens de
guerre, et la troisième particulière, abandonnée
aux simples citoyens. Elle établit une cour su-
prême ou seront portés, par appel, tous les juge-
ments qui ne seraient pas conformes aux lois.
Des récompenses sont accordées au citoyen qui
s'est signalé par une découverte utile. Les en-
fants des guerriers morts en défendant la patrie
sont nourris aux dépens de la république. Enfin
les magistrats sont élus par le peuple, c'est-à-
dire par les trois ordres de l'État. X.
HIPPON de Rhegium. On ne connaît pas
d'une manière précise le temps où ce philoso-
phe a vécu ; mais, d'après les rares traditions qui
nous restent de lui, on peut affirmer qu'il appar-
tient aux premiers siècles de la philosophie
grecque. On le regarde quelquefois comme un
disciple de Pythagore; cependant, par ses opi-
nions, il se rattache plutôt à l'école ionienne.
Aristote (Aletaph., lib. I, c. ni), faisant mention
de lui immédiatement après Thaïes, nous ap-
prend qu'à l'exemple de ce dernier il regardait
l'eau ou plutôt l'humidité comme le principe des
choses. Selon le même auteur (de Anima, lib. I,
c. n), il ne reconnaissait pas d'autre origine a
l'âme; ou peut-être l'eau lui semblait-elle à la
lois la substance matérielle et l'Ame du monde.
D'après Scxtus Empiricus (//;//>. Pyrrh., lib. III;
Adv. Mathem., lib. IX), il aurait reconnu deux
principes, l'eau et le feu, ou la chaleur et l'hu-
midité. Dans les deux cas, Alexandre d'Aphrodise
(in Metaph. Arislot., p. 12) nous parait avoir
raison de le compter parmi les philosophes pour
qui rien n'existe que ce qui tombe sous nos sens.
Aristote, en parlant de lui, ne s'exprime qu'avec
un profond dédain et le range au nombre des
penseurs les plus grossiers, iwv (poptixto-rspiov. On
peut consulter sur Hippon, outre les auteurs que
nous venons de citer, Jamblique, Vila Pylha-
gorœ, c. xviii; — Censorinus, de Dienatali, e. \ ;
— Simplicius, in Phys. Arislot., p. 6; — Eclogœ
j'hys., p. 798, édit. Heeren; — Plutarque/ de
Placitis philosoph., lib.V, c. vj — Adv. Stoicos,
c. xxxi. X.
HIRNHAYM (Jérôme). La vie de ce fougueux
apôtre du scepticisme est peu connue. Tout ce
qu'on en sait, c'est que né en Bohême, il fut
reçu docteur en théologie à l'université de Pra-
gue, puis nommé à l'abbaye de Notre-Dame-du-
Mont-Sion, enfin élu vicaire général des Pré-
montrés dans la province de Bohême, Moravie,
Silésie et Autriche. C'est en 1079 qu'il mourut.
L'ouvrage qui a sauvé son nom de l'oubli parut
trois ans avant sa mort, c'est-à-dire en 1676. En
lisant cet ouvrage, aujourd'hui de la dernière
rareté, on apprend quelle fut l'éducation de
Hirnhaym, et par quelle voie il arriva au
genre de scepticisme qu'il considérait comme le
plus solide appui de la foi catholique. Élevé
dans les collèges de jésuites que Rodolphe II
multiplia autour de la capitale de saint Nepomu-
cène, au commencement du xvue siècle, Hirn-
haym y adopta la maxime que les sens sont
l'unique source de notre savoir : nihil enim est
in intellectu, ait Aristotelcs, quin prius fuerit
in sensu (p. 20). A cette maxime il joignit bientôt
un principe bien différent, puisé dans le mysti-
cisme qui dominait parmi ses compatriotes. 11
lut avec avidité, il fréquenta les disciples de
Weigel et de Jacob Boehrn, Marcus Marci, Jean
Engel, Jean Amos, et il se laissa conduire par
eux vers les Van-Helmont et les Paracelse. Ce
n'est pas tout encore. L'ordre religieux où il
était entré s'était engagé à combattre le protes-
tantisme et la science moderne, persuadé que le
plus sûr moyen d'affermir l'autorité spirituelle,
telle que le moyen âge la concevais consistait à
ruiner, à renverser par un pyrrhonisme univer-
sel le principe d'examen et les méthodes de libre
investigation. Hirnhaym, épousant cette sorte de
querelle, se pénétra des écrits de Cornélius
Agrippa et de Sanchez, et renouvela avec plus de
véhémence leurs doutes et leurs griefs contre la
certitude des sciences humaines. Toutes les vi-
cissitudes que la marche de ses études avait
éprouvées se retrouvent dans son ardent et épais
manifeste. 11 ne craint pas d'encourir le reproche
de se démentir lui-même : « Ce qu'on appelle
principe de contradiction, dit-il, n'est que pure
chimère. » Dùt-il d'ailleurs se contredire mille
fois, dût-il réfuter son sensualisme par son mys-
ticisme, et détruire l'un et l'autre par un scep-
ticisme radical, peu lui importe : le pyrrhonisme,
de son propre aveu, n'est pour lui qu'un moyen.
Le but véritable de sa polémique, c'est de boule-
verser l'esprit humain de telle façon qu'il ne
songe plus qu'à se précipiter, les yeux fermés,
aux pieds du saint-siége. Là seulement est pour
l'intelligence l'infaillibilité, et pour l'âme le
repos sans trouble. De même qu'il n'y a point
de salut hors de l'Église, il n'y a point d'évi-
dence hors de l'enseignement sacré. La philoso-
phie, la science humaine est erreur et vanité : la
science divine, la théologie, voilà la vérité. La
vraie philosophie, c'est le mépris des lumières
trompeuses du monde, c'est l'amour de la folie
de la croix.
Dans l'intérêt de cette cause, Hirnhaym amassa
un trésor de connaissances très-variées, tant pro-
fanes que religieuses, et dépensa infinimen.
HIRN
— 717
HIST
d'esprit et les ressources d'une sagacité peu
commune. Au milieu des sorties les plus vio-
lentes, malgré un fonds surprenant de fanatisme
et de superstition, il déploya, en effet, beaucoup
d'habileté. Quoique ses habitudes et ses goûts
littéraires soient ceux du pédantisme, ceux des
écoles posthumes du moyen âge, sa plume a
souvent de l'élégance, et trahit une longue ia-
miliarité avec ces écrivains païens, si hautement
condamnés par l'auteur. A travers ses argumen-
tations spécieuses et ses sophismes, on découvre
des traces d'une instruction solide, comme au
travers de ses déclamations ascétiques on aperçoit
une piété sincère. Enfin, son livre constitue un
mélange fort bizarre de doctrines et de procédés,
et nous semble d'une analyse assez difficile.
Le titre même est déjà curieux : De typho
generis humant, seu scienliarum humanarum
i aani ac ventoso tumore, diffïcultale, labilitate,
falsitate, jactantia, prœiumptione, incommodis
et periculis tractatusbrevis,inquo etiamverasa-
pientia a falsa discernitur et simplicilas munda
contempla extollitur. Idiotis in solatium, doctiâ
incaulelamconscriplus (in-4, Prague, 1676). Par
typhus, ou typhon (p. 3), Hirnhaym entend, non
uae fièvre maligne, mais un ouragan, une trombe
qui s'empare de l'esprit humain pour en arracher
la vertu avec l'humilité. La science, telle est
cette calamité, ce fléau, turbo : n'est-ce pas la
science qui a privé Adam, par conséquent toute
l'humanité, du privilège de la sainteté? « II me
plaît, s'écrie Hirnhaym, de persécuter les vaines
sciences dont ce sot monde se pavane insolem-
ment ; cette sagesse fausse et boursouflée par
laquelle tant de gens croient s'élever au-dessus
des autres (p. 2-13). Mais à quoi bon fabriquer
des armes? Il n'y a point d'ennemi à combattre,
car l'ennemi, c'est la science, et où trouver de
la science? Nulla datur (p. 20). La science n'a
d'autre base que la perception sensible. Mais
rien n'est moins stable, moins constant que le
témoignage des sens ! Quant aux prétendus
axiomes de la raison, où quelques-uns font con-
sister la certitude , ils sont anéantis par les
dogmes du christianisme. La création annule
l'axiome que rien ne se fait de rien ; l'incarnation,
l'axiome que Dieu est infini ; la transsubstantia-
tion, l'axiome qu'il n'est point d'accident sans
substance ; les guérisons opérées par miracle,
l'axiome qu'on ne peut retourner de la privation
à la possession : a privalione ad habitum non
fît recessus. La raison ressemble don: à l'aveugle
qui se mêle de discerner les couleurs (p. 36).
« Ajoutez à cette faiblesse profonde de l'enten-
dement l'obscurité inhérente à la nature des
choses. Si Dieu ne nous instruit lui-même, ni
les vérités surnaturelles, ni les vérités naturelles
ne peuvent être connues de nous. C'est à lui
qu'il faut aller, car il ne trompe point, il ne
peut être trompé. Tout notre refuge est dans ces
mots : Il l'a dit, Ipse dixit.... Aussi ne devrait-on
accepter aucune proposition que conditionnelle-
ment et en disant : Si cela est vrai, j'y adhère;
si cela est faux, je le rejette (p. 39). La preuve
qu'il y aurait lieu de borner la sagesse à ces
mots, c'est que les opinions les plus contraires
régnent dans toutes les sciences. La médecine,
la théologie elle-même, regorgent de disputes;
les mathématiques abondent en lacunes, la phy-
sique est dans une complète ignorance sur les
phénomènes de la nature (ch. v-ix). »
Arrivé à l'article de la philosophie naturelle,
Hirnhaym oublie qu'il a dessein d'être sceptique
partout où le dogme de l'Église n'est pas en jeu.
Il recommande avec chaleur, il expose en détail
l'hypothèse de l'âme du monde, à l'aide de la-
quelle Paracelse et Yan-Helmont avaient tenté
d'expliquer le mystère de la création; il donne
carrière au mysticisme dont les théosophes de la
Silésie et de laLusace avaient nourri sa jeunesse
11 convient toutefois (p. 188) que cette merveil-
leuse opinion ne résout pas toutes les difficultés
et, après cet aveu, il rentre dans la ligne qu'ii
s'est d'abord tracée. Il nous convie à jeter toute
notre science dans la mer inépuisable de l'éter-
nelle sagesse : Projiciamus omnem scienliam
nostram in pelagus inexhaustum œternœ sa-
pientiœ. L'éternelle sagesse, voilà le fil d'Ariane :
la parole de Dieu, voilà le flambeau qui nous ai-
dera à sortir du labyrinthe de ce monde (p. 195) !
Dans la dernière partie du livre, Hirnhaym
montre, non plus l'impossibilité ou la vanité des
sciences laïques, mais les périls auxquels elles
exposent. Elles nuisent à la piété, elles nous
enflent, elles nous ôtent la vigueur que les igno-
rants et les simples apportent dans toutes les
affaires importantes. Elles ne sont peut-être pas
nuisibles en elles-mêmes, elles le sont assurément
par l'usage que nous en faisons. Un seul genre
d'études est salutaire et permis : ce sont les
études qu'on cultive dans les couvents et sé-
minaires.... Voilà où devait aboutir un écrit
manifestement destiné aux religieux. Ceux-ci,
au surplus, sont à leur tour invités à s'instruire,'
plus par la pratique des préceptes divins que
par la méditation des saintes Ecritures et par
l'érudition biblique. De sorte que, si la philo-
sophie naturelle de Hirnhaym est mystique au
fond, sa philosophie morale est éminemment
ascétique. Aux philosophes, il prêche après le
doute la soumission à la grâce de Dieu; aux
moines, les exercices réguliers de la dévotion et
de la contemplation. «Le sanctuaire de la sagesse
est dans les maisons de piété les plus retirées
du monde (p. 366). »
Ainsi, la philosophie du chanoine allemand est
du même ordre que celle de Pascal, de Huet, de
Poiret, de Glanvill, la philosophie de ne pas
philosopher, comme l'évêque d'Avranches s'ex-
primait, la philosophie qui prétend continuer
Salomon et saint Paul, et soutient que la ré-
vélation et la raison, deux ouvrages de la même
divinité, sont dans une éternelle et irrémédiable
opposition. Sceptique à l'égard de la raison,
Hirnhaym est passionnément dogmatique à l'égard
de la révélation : autant il nie d'un côté, autant
de l'autre il affirme. Et néanmoins, tant l'abso-
lutisme se châtie nécessairement de ses propres
mains, les défenseurs orthodoxes de l'Église
peuvent lui reprocher la mysticité de sa mo-
rale comme les pyrrhoniens conséquents doi-
vent lui reprocher ses hypothèses en physique.
Son écrit n'eut d'influence réelle que dans les
pays où son autorité ecclésiastique était reconnue ;
mais dans ces pays il fut une des barrières que
rencontra la grande philosophie du xvn* siècle,
le cartésianisme. Hirnhaym n'a ni l'éloquence
foudroyante de Pascal, ni l'érudition de Huet, ni
la subtile imagination de Poiret, ni le ton mesuré
et sobre de Glanvill; il a du moins le mérite
d'une sincérité parfaite, mérite qui manque à
plusieurs de ses devanciers et de ses succes-
seurs. C. Bs.
HISTOIRE (Philosophie de l'). La philosophie
de l'histoire est, comme la nommait Vico, une
science nouvelle, à peine ébauchée, qui ne compte
encore qu'un très-petit nombre de monuments.
L'objet qu'elle poursuit peut sans doute être dé-
fini avec quelque précision, mais les systèmes
proposés par les rares écrivains qui ont cultivé
cette branche de la philosophie n'ont guère fait
que poser le problème à résoudre, qu'en dé-
montrer la difficulté par leur diversité et leur
insuffisance et qu'indiquer quelques - uns de»
IIOBB
— 718 —
HOBB
éléments multiples qui doivent concourir à la
solution.
La philosophie étudie l'homme dans l'individu,
elle analyse dans cet exemplaire de l'espèce les
faits, les facultés humaines; elle cherche les lois
qui gouvernent la production de ces faits et le
développement de ces facultés; elle s'efforce de
découvrir quelle est la destinée de l'homme. De
son côté l'histoire étudie l'homme dans la per-
pétuité de l'espèce; elle recueille la suite des
faits qui constituent la vie politique, intellec-
tuelle et morale d'une nation, d'un siècle ou
même de l'humanité tout entière; elle cherche
l'explication de chaque événement; dans les
mœurs, dans les idées, dans les institutions ou
dans les faits antérieurs, et puise dons le passé
des leçons pour l'avenir. La philosophie de l'his-
toire, comme le dit M. Jouffroy, néglige les
changements eux-mêmes et ne voit que le fait
général de la mobilité humaine dont ils sont la
manifestation. Comme l'histoire, c'est dans la
suite de l'espèce qu'elle étudie l'humanité ; comme
la philosophie, elle cherche la cause et la loi de
cette marche générale de l'humanité et essaye
de connaître sa destinée. Cette croyance qu'au-
dessus des causes particulières, passagères, ac-
cidentelles, au-dessus des volontés libres des
individus qui déterminent chaque événement et
suffisent à expliquer chaque anneau de la chaîne,
il y a une cause, une loi d'une importance
supérieure qui dominent le tout, et la recherche
de cette cause et de cette loi, voilà ce qui
constitue essentiellement la philosophie de l'his-
toire, quelque part d'ailleurs que l'on place cette
cause, quelque formule que l'on donne à cette
loi, qu'on la conçoive une ou multiple. Ainsi
Bossuet trouve la raison de la suite des temps et
des empires dans la Bible; cette cause, c'est
Dieu lui-même ; cette loi, c'est le gouvernement
du monde par la providence en vue d'une cer-
taine fin; cette destinée, c'est l'établissement de
l'Église. Vico cherche cette loi dans l'histoire
elle-même, il la trouve dans la nature commune
des nations et la formule dans le retour per-
pétuel et périodique des mêmes révolutions.
Herder place cette cause dans le monde extérieur,
par exemple, dans le climat qui fait les idées,
les mœurs et les institutions, et il compte autant
de lois que de peuples, que de combinaisons
spéciales d'influences extérieures. Chacun pro-
pose donc une solution différente, mais c'est le
même problème qu'ils résolvent différemment.
Or c'est dans la question à résoudre, non pas
dans la solution qu'on lui donne, que consiste la
philosophie de l'histoire ; de même que la mé-
taphysique consiste non dans le spiritualisme ou
dans le matérialisme, dans le monothéisme, ou
dans le dualisme, ou dans le panthéisme, à l'ex-
clusion l'un de l'autre, mais dans la recherche
de la nature de l'âme et de Dieu.
On peut consulter : Th. Jouffroy, Réflexions
sur la philosophie de Vhistoire dans ses Mélanges
philosophiques.
Yoy. aussi les articles Philosophie et Destinée
dans ce Dictionn
HOBBES (Thomas) naquit à M:ilmesbury, petit
village du comté de With, en 1588, l'année où
l'invincible armada préparée à si grands frais
et pour des desseins si menaçants contre l'An-
gleterre par Philippe II, fut dispersée par la
tempête, e a l'impuissance. On dit nu' ime
que ce fut par L'effet de la peur qu'éprouva la
mère d'Hobbesà l'approche de c , u'elle
le mit au monde avant le terme. Par suite de
cette circonstance, il fut longtemps d'une santé
assez faible, mais avec l'âge il se fortifia, et,
grâce à sa tempérance et a la régularité de ses
habitudes, il put prolonger sa vie jusqu'à quatre-
vingt-onze ans.
Il était fils d'un ministre, qui de bonne heure
s'appliqua à cultiver, par l'étude des langues
anciennes, son esprit naturellement doué d'une
rare aptitude; à huit ans, il traduisit en vers
latins la Médée d'Euripide.
A peine âgé de quatorze ans, il fut envoyé à
l'université d'Oxford : il y resta cinq ans, et y
poursuivit avec succès le cours de ses études ;
on n'y enseignait que la scolastiquc : il n'en fut
pas pour cela un partisan plus dévoué de l'école.
Ses dispositions à cet égard furent à peu près
celles que Bacon montra ensortant de Cambridge,
Descartes, de la Flèche, et Gassendi, du collège
de Digne.
A dix-neuf ans, il quitta l'Université, et entra
comme précepteur dans la maison du comte de
Devonshire, Guillaume de Cavendish, et resta
toujours fort attaché à cette famille. Ces relations
ne furent même pas étrangères à ses doctrines
tant politiques que métaphysiques : car on lit
dans l'épître dédicatoire placée en tête du Traité
de la nature humaine, et adressée au comte de
Newcastle, gouverneur du prince de Galles : « Ces
principes, milord, sont ceux que je vous ai déjà
exposés dans nos entretiens particuliers, et que,
suivant vos désirs, j'ai placés ici selon un ordre
méthodique. »
Sa première publication fut une traduction de
Thucydide, précédée d'une préface, dans laquelle
il exprimait le dessein de donner à son pays,
tout prêt à se jeter dans les agitations d'une
révolution, une leçon indirecte de modération et
de sagesse.
Quatorze ans après, c'est-à-dire en 1642, il fit
imprimer le de Cive, mais à un très-petit nombre
d'exemplaires destinés seulement à ses amis.
En 1650, il publia son Traité^ sur la nature
humaine, et ce fut pendant son séjour en France,
en 1651, qu'il donna son Léviathan, titre qui ne
signifie pas, comme on l'a supposé, une bête
terrible et monstrueuse, digne symbole de la
société humaine, au sens du système de Hobbes ;
mais seulement un ouvrage de Part, Opifieium
artis, ou la Cité, qui, tout artificielle qu'elle est.
est infiniment supérieure en masse et en vigueur
à l'homme naturel.
Le Léviathan déplut aux théologiens, parce
qu'il leur parut nuisible à la religion et aux
royalistes, auxquels il sembla favorable à l'usur-
pation de Cromwell. Devenu à ce double titre
suspect à son parti, Hobbes crut devoir quitter
Paris (1653) qu'il habitait depuis 1640; il rentra
en Angleterre, sans prendre aucune couleur po-
litique ; il s'enferma et vécut dans la société des
savants et particulièrement d'Harvcy, qui lui
légua même à sa mort une petite somme d'argent.
Dans ces nouveaux loisirs, il composa succes-
sivement sa Logique (1655), le de Corpore} à
peu près à la même époque, et le de Homme
en 1658.
Au retour de Charles II (1660) il chercha à
rentrer en grâce auprès de son ancien élève,
qu'il obtint; il reçut même de lui des témoi-
gnages de faveur, fut admis à des entretiens
particuliers; mais tout se borna à ces manifesta-
tions, et il eut le bon sens de ne pas porter
inutilement son ambition plus haut, et de se
contenter des occupations de sa studieuse re-
. Ce fut alors qu'il fit, comme on dirait
aujourd'hui, une édin< e de ses œuvr<
sous les titres de Logique, Philosophie première,
Physique, Politique et Mathématiques : elle
■ ii Hollande (-' vol. in- 4, Amst., 1668).
Vers ce temps, un partisan des doctrines m
Hobbes, bachelier es arts de l'université de
HOBB
— 719 —
HOBB
Cambridge, entreprit de soutenir publiquement
ces thèses : Que le droit est fondé sur la force;
— Que la justice dépend de la loi positive; —
Que l'écriture ne fait loi que par la volonté du
magistrat; — Qu'il faut obéir à la loi de l'État,
même quand elle est opposée à la loi divine :
toutes propositions, en effet, conséquentes aux
principes de Hobbes, mais qu'il n'aimait pas se
voir attribuer de cette façon, parce qu'elles ne
pouvaient que lui attirer de nouvelles inimitiés.
Déjà, dans une circonstance antérieure, dans
son débat avec l'évêque Bramhall sur la liberté,
la nécessité et le hasard, il avait vu avec déplaisir
son adversaire donner de la publicité au sujet
de leur dispute et aux opinions qu'il avait été
amené à émettre.
Ce nouvel incident accrut son dégoût pour
l'éclat de la ville, et il résolut (1674) de vivre
désormais aux champs et de ne plus revenir à
Londres.
Tl passa dans cette solitude les cinq dernières
annnées de sa vie, occupé d'études littéraires,
physiques et historiques, et y composa aussi sa
Biographie en vers latins. Il mourut en 1679.
Ce qu'on voit, en général, dans Hobbes, c'est
le moraliste et le publiciste; ce sera le métaphy-
sicien que nous considérerons principalement.
11 commence par parler de la philosophie en
général, et, pour la définir, il s'applique à en
déterminer le caractère et l'objet, ou, ce qui est
la même chose, à dire ce qu'elle est en elle-
même, et quant aux choses dont elle traite.
Or, en eiie-même, elle est une connaissance
acquise, à l'aide du droit raisonnement, des effets
par les causes et des causes par les effets, et se
distingue à ce titre, non-seulement de la sensa-
tion, qui n'est que la notion des faits, non-seule-
ment de la mémoire, qui n'est que la sensation
rappelée, mais aussi de l'expérience, qui n'est
que la mémoire étendue, mvdtarum rerum me-
moria, et même de la prudence, qui est plus
que l'expérience, mais n'est pas encore la science.
La philosophie est la science elle-même ou, mieux
encore, la sagesse, qui est à la science ce que la
prudence est à l'expérience : car, si beaucoup
d'expérience fait la prudence, beaucoup de science
fait la sagesse. Du reste, la philosophie est en
nous comme le vin et le blé dans la nature; elle
nous est en quelque sorte innée, comme aux
vignes et aux épis les fruits qu'ils doivent por-
ter (Log., p. 1, et préface de la Log.).
La philosophie est dans chacun de nous, mais
informe et confuse, tant qu'elle n'y a pas été
développée et dégagée par la réflexion, comme
le monde, dont au reste elle est l'image, est lui-
même en pareil état avant d'être tiré du chaos.
Pour la constituer, nous devons donc imiter le
statuaire, ou plutôt le Créateur, donner une forme
à nos pensées, et répandre notre raison sur cet
abîme obscur d'idées vagues que nous avons en
nous. Alors naîtra l'ordre, et avec l'ordre la
science qui en est l'expression; et comme l'ordre
a été dans la création, la lumière, la distinction
du jour et de la nuit, l'espace, les astres, les
choses sensibles, et l'homme, et après l'homme
la loi qui doit le gouverner, l'ordre de contem-
plation devra être la raison, la définition, l'es-
pace, les corps célestes, les propriétés sensibles,
la nature humaine, et enfin la cité. D'où la di-
vision de la philosophie, premièrement en logi-
que : c'est là, selon l'expression de Hobbes, qu'il
allume le flambeau de la raison : Accendo lu-
cem rationis ; secondement en philosophie pre-
mière : il y définit, il y distingue, ainsi qu'il le
dit lui-même, les idées des choses les plus com-
munes, comme le temps, l'espace, la cause, etc.;
troisièmement en géométrie, astronomie et phy-
sique proprement dite; quatrièmement, enfin,
en philosophie civile, en laquelle partie il traite
de la nature humaine et de la cité.
Quant à l'objet de la philosophie, c'est le corps,
et ce n'est que le corps, soit naturel, soit artifi-
ciel : Subjeclum philosophiez, sive maleria circa
quam versa tur, est corpus omne cujus gene-
ralio aligna concipi potest, etc. {Log., p. 5). Ce
sont les termes mêmes de Hobbes, c'est son opi-
nion ferme et nette; et les assertions en ce sens
abondent dans ses ouvrages.
Sont expressément exclus du champ de la
philosophie, Dieu, sa nature et ses attributs,
parce qu'il n'y a rien en Dieu qui se prête à la
science, parce qu'il n'est pas, comme le corps,
susceptible de composition, de décomposition et
de génération (Log., p. 5). En effet, si Dieu était
admis dans la philosophie, ce ne serait qu'à titre
d'infini ; or, l'infini, dans le système de Hobbes,
n'est que le fini indéterminé, n'est réellement
que le fini; et le fini, le seul du moins dont il
nous accorde la notion, c'est le corps ou l'éten-
due : Dieu ne serait ainsi que l'étendue non
mesurée, non définie ; il ne serait que la ma-
tière à Tétat vague.
Mais cette hypothèse Hobbes ne la fait pas ;
cette conséquence il ne la tire pas ; il se con-
tente d'affirmer que Dieu ne relève pas de la
philosophie, parce qu'il est incompréhensible, et
de laisser à la théologie le soin d'en disserter.
Des esprits et des âmes il en affirme tout autant :
car ce sont de vaines images, comme celles que
nous voyons en songe, des apparences sans con-
sistance et qui n'ont rien de réel, ou ce sont des
substances; et les appeler incorporelles, est se
contredire dans les termes : car il n'y a de sub-
stance que le corps lui-même.
Voilà donc ce que Hobbes retranche de l'objet
de la philosophie; on voit, par conséquent, à
quoi il le réduit : encore une fois, le corps et
ses accidents, c'est là tout ce qui est à con-
naître.
Mais comme, avant de rien connaître, il faut
avoir un moyen ou instrument de connaissance ;
que cet instrument, selon Hobbes, est le rai-
sonnement, un premier traité qui aura pour titre
la Logique ou le Calcul, devra précéder ceux
qui sont consacrés à la science elle-même.
C'est qu'en effet si philosopher n'est que rai-
sonner, raisonner n'est que compter, additionner
et soustraire {Log., p. 2 ; de Homine, p. 20).
Ainsi, par exemple, un corps s'offre à vous de
loin et obscurément, ce n'est encore à vos yeux
qu'un corps; mais il s'approche et se meut, c'est
un corps animé; il s'approche encore et il parle,
il donne signe de raison, c'est donc un corps
animé et raisonnable. Corps animé, raison-
nable, voilà les éléments à ajouter; ajoutez-
les, vous avez homme : faites le contraire, re-
tranchez successivement raisonnable et ani-
mé, et il vous restera corps. Appliquez ce double
procédé à toutes les différentes propriétés du
corps, aux lignes, aux figures, aux mouvement-,
aux degrés de rapidité et de puissance, etc.;
appliquez-le également aux lois, aux devoirs, et
en général à la cité, et, avec les géomètres et
les physiciens, vous aurez la science du corps
naturel; et, avec les moralistes et les politiques,
celle du corps civil ou artificiel.
Le procédé est bien simple; cependant suivez-
le de la proposition qu'il constitue par l'addition
de deux noms, dans le syllogisme qu'il compose
par celle de deux propositions, dans la démon-
stration qui, à son tour, résulte de plusieurs
syllogismes, etvous verrez qu'il satisfait à toutes
les conditions de la science, puisqu'il donne
dans la proposition la définition ou le principe ;
HOBB
— 720
nom}
dans le syllogisme, la conséquence, dans la dé-
monstration, toute une suite de conséquences liées
entre elles. Or, la science, à proprement parler,
est la conséquence des conséquences.
Quand donc on va en raisonnant de la propo-
sition au syllogisme, du syllogisme à la démon-
stration, on unit, on additionne ; quand on prend
la marche contraire, on souscrit, on divise, on
résout la somme en des éléments, la démonstra-
tion en syllogisme, le syllogisme en proposi-
tions, les propositions en noms (de Homme,
p. 20). Le procédé, dans tout son jeu, n'est donc
réellement qu'une sorte d'arithmétique appli-
quée à la combinaison des mots et des idées,
des idées par les mots.
Pour bien employer cet instrument, il y a un
art et des règles, dont la violation entraîne l'er-
reur et l'absurdité. Le raisonnement n'est pas,
de sa nature, un procédé défectueux, pas plus
que l'arithmétique n'est en elle-même incertaine ;
mais, tant qu'il n'est pas mis en œuvre avec la
plus grande précision, il ne peut donner, même
aux plus habiles, que de faux et vains résultats
(de Homine, p. 24). Or, par où est-il surtout
sujet à faillir et à se pervertir entre des mains
qui ne s'en servent pas avec diligence et ri-
gueur? C'est par les mots, qu'on ne définit pas,
dont on néglige de fixer le sens et l'acception,
et qui sont alors comme des chiffres dont on
ignore la valeur. Raisonner alors, c'est compter
sans savoir ce que l'on compte, c'est opérer sur
des signes qui n'ont rien de déterminé.
L'essentiel, lorsqu'on raisonne, est donc de
bien définir les termes. D'exactes définitions
sont les seuls principes dont on doive partir,
et à l'aide desquels on puisse atteindre le but
réel de la science, la connaissance par démon-
stration.
Mais on n'a ces définitions que par une sévère
analyse soit des faits, soit des causes qui entrent
comme éléments dans les faits ou dans les cau-
ses dont on veut se rendre compte ; en d'autres
termes, il y a des causes et des faits moins géné-
raux que d'autres, et qui pour cela sont singu-
liers : il y en a de plus généraux, et qui par là
même sont universels ; tout ce qui est singulier
est composé : tout ce qui est universel est simple
ou, si l'on veut, moins composé, et ces deux
choses sont l'un à l'autre comme le composé est
au composant. Définir sera donc décomposer le
singulier, le résoudre en universel, et exprimer
le tout dans une proposition, dont l'attribut,
comme le dit Hobbes, sera résolutif du sujet,
subjecli resolutivum (Log., p. 45 et 46). Ainsi,
dès que l'on connaîtra bien les éléments uni-
versels d'un o! jet singulier, on pourra raisonner
de cet objet, lui appliquer le calcul, et se livrer
à la science.
Outre cette théorie du raisonnement, ou plutôt
au fond de cette théorie, se trouve aussi dans la
logique de Hobbes ce qu'on a appelé avec raison
son nominalisme. Hobbes, en effet, est nomina-
liste dans toute la force du terme; il l'est comme
Roscelin, et s'il n'a pas dit comme lui que les uni-
versaux ne sont que des mots, vocis /laïus, il a
dit (Log., p. 53) : Genus et universelle, nomi-
num. non rerum, nomina sunl ; il a dit : Veri-
tas in dicto non in re consistil. La vérité est
dans les mots, non dans les choses. 11 va, en ce
sens, aussi loin qu'on peut aller.
Après ces idées sur la logique, Hobbes, selon le
nlan qui a été indiqué plus haut, pusse à la phi-
losophie proprement dite, et d'abord à ce qu'il
appelle la philosophie naturelle, ou qui traite du
corps naturel, par opposition à la philosophie
civile, qui traite de la cite ou du corps artificiel.
Dans la philosophie naturelle, il s'occupe d'a-
bord, mais rapidement, de la philosophie pre-
mière.
Dans la philosophie première, il disserte du
temps et de l'espace, du corps et de l'accident,
de la cause et de l'effet, de la puissance et de
l'acte, du même et du divers, de tous les objets,
en un mot, qui sont plus particulièrement du
ressort de la métaphysique; il en disserte con-
séquemment à l'esprit de toute sa doctrine, c'est-
à-dire en sensualiste.
11 explique l'espace à l'aide de cette supposi-
tion : Si l'univers tout entier vernit à être dé-
truit, que resterait-il dont il pût raisonner? Les
idées ou les images, internes quant à l'âme, au-
raient quelque chose d'externe quant aux choses
qu'elles rappelleraient : en raisonner sous ce
rapport, serait comme raisonner de ces choses
elles-mêmes, et dans la science du sujet faire
celle de l'objet. Eh bien, cette hypothèse n'est
au fond que la réalité. Ce que nous étudions des
corps, même lorsque nous les avons en notre
présence, ce ne sont pas ces corps eux-mêmes,
mais les images que nous en avons. Sur ce sujet,
Hobbes tient à peu près le même langage que
Malebranche (Philosophie première, p. 49) ;
seulement ici les idées sont en nous au lieu
d'être en Dieu, et au lieu d'être spirituelles, elles
ont quelque chose de corporel.
Donc, quand il arrive qu'en voyant un être
dans son idée, nous l'y voyons non comme étant
de telle ou telle manière, mais simplement
comme étant, nous avons ce qu'on appelle l'es-
pace. Hobbes le définit l'image d'une chose qui
existe, en tant qu'elle existe, phanlasma rei exis-
tentis, quatenus existentis (ubi supra, p. 50).
Il en est de même à peu près du temps : il est
l'image qu'un corps passant d'un lieu à un autre
par une succession de mouvements laisse em- „
preinte dans l'intelligence; il est une image,
phantasma, et l'image d'un mouvement, dans
lequel nous remarquons de l'avant et de l'après
(ubi supra, p. 51).
Par conséquent, le diviser comme diviser l'es-
pace, c'est avoir autant d'images de pures exis-
tences extérieures ou de mouvements successifs
qu'on y conçoit de parties.
Même explication de l'addition d'un temps à
un autre temps, d'un espace à un autre : le
temps et l'espace se composent de la même ma-
nière qu'ils se décomposent.
Pour ce qui est de leurs limites, ils sont finis
lorsque le nombre de leurs parties peut être
fixé, et infinis quand il ne le peut pas. Au fond,
ils ne sont pas infinis, mais seulement indéfinis.
Ce n'est pas ici le premier ni le seul rappro-
chement qu'il y ait à faire entre Hobbes et Locke ;
mais il est assez important pour que, sans y
insister beaucoup, on l'indique cependant. Sauf
la teinte nominaliste, qui n'est pas aussi pro-
noncée dans Locke que dans Hobbes, ils ont
même doctrine, au fond, sur le temps et l'es-
pace ; ils réduisent tous deux l'espace et l'éten-
due, et le temps à la succession, ce qui est
comme identifier le contenant avec le contenu,
l'infini avec le fini ; ce qui est nier, par consé-
quent, le conséquent, le contenant, l'infini, et,
au lieu de la chose même, ne garder que ce qui
en est pour l'esprit l'occasion de conception.
De l'espace et du temps, Hobbes passe au corps
et à l'accident. Ici, rien de particulier, sinon la
définition de Vaccident, que Hobbes n'entend
pas dans le sens adopté par d'autres philosophes,
qui opposent, dans leur langage, l'accident à
l'essence, comme le variable au constant, le par-
ticulier au général; l'accident, selon lui, est
essentiel à la subsi
De la cause et de L'effet, de 1 1 puissance et de
HOBB
— 721 —
HOBB
l'acte, il ne fait guère que dire très-brièvement
ce qui se dit d'ordinaire dans les traités de mé-
taphysique; seulement il faut remarquer qu'il
matérialise la cause; qu'il en fait, au lieu d'une
force substantielle et une, et par là même spiri-
tuelle, une collection d'accidents ou de propriétés
appartenant au corps.
Nous arrivons à ce qu'il appelle la philosophie
civile, ou de l'homme, et nous allons exposer ce
qu'il enseigne principalement dans le de Homme,
le Leviathan, le de Cive, et le Traité de la
nature humaine.
La philosophie civile a pour objet l'homme
considéré premièrement en lui-même et dans sa
nature; secondement dans sa destination. Nous
insisterons presque exclusivement sur l'un de
ces points de vue, nous bornant, quant à l'au-
tre, à quelques sommaires indications.
« La nature de l'homme est, dit Hobbes {de
Nal. hum., p. 196), la somme de ses facultés
naturelles, telles que la nutrition, le mouve-
ment, la génération, la sensibilité, la rai-
son, etc. »
Or, de ces facultés, les unes appartiennent au
corps ; Hobbes en dit peu de chose, parce que
son but n'exige pas qu'il en parle plus au long;
il se borne sur ce sujet à quelques courtes
explications anatomiques et physiologiques.
Les autres sont celles de l'esprit, et ce sont
celles-là dont il s'occupe spécialement.
Il n'est pas besoin de faire remarquer que
cette distinction ne porte pas sur la substance
même et la source de nos facultés, mais sim-
plement sur les caractères qui les nuancent à la
surface. On a vu, en effet, plus haut, comment,
dans son sentiment, l'objet de la philosophie se
réduit au corps et à ses propriétés ; quand donc il
divise les facultés qui ne sont que des propriétés,
en physiques et morales, il fait une division de
manières d'être et non d'êtres, et il ne met sous
ces deux noms que deux ordres d'attributs d'une
seule et même substance, laquelle est corpo-
relle.
En étudiant surtout les facultés dites de l'es-
prit, Hobbes les partage en deux espèces dis-
tinctes : celles qui sont des principes de concep-
tion, et celles qui sont des principes d'affection
[de Nat. hum., p. 218). Les premières, qui ont
pour cause l'action des objets sur les organes,
et par les organes sur le cerveau, avec réaction
du cerveau, vers ces mêmes objets ; les secondes,
cette même action, mais avec cette différence,
qu'au lieu de se développer vers le dehors, elles
se déploient par une action continuée et suivie
de la tête jusqu'au cœur : celles-ci, qui ont
pour effet une certaine impulsion imprimée au
corps dans le sens et à la suite du plaisir ou de
la douleur ; celles-là, une simple perception, une
notion ou une idée (de Nat. hum., p. 218 et
197).
Dans cette division nous ne voyons point de
place pour la volonté ; mais ce n'est pas de la
part d'Hobbes oubli et omission : c'est plutôt né-
gation, ou, si l'on veut, explication de cette
faculté par les affections, considérées comme les
principes internes du mouvement volontaire.
Au fond, tout se réduit pour lui à l'intelligence
et à la sensibilité, et deux théories composent
toute sa philosophie de l'homme, les théories de
l'une et l'autre faculté.
Sa théorie de l'intelligence, ramenée à ce
qu'elle a de capital, peut se résumer en ces
principaux points.
il le plus général de l'intelligence est la
conception ou la notion d'un objet extérieur,
qualité ou accident d'un corps. Toute conception,
à son origine, est sensation, ou impression sen-
PICT PHILOS.
sible. Toute sensation vient d'un mouvement, et
reste sensation tant que le mouvement est pré-
sent; mais, dès qu'il a cessé, elle devient l'ima-
gination, laquelle n'est ainsi que la sensation
affaiblie et comme effacée {de Homine, p. 5, et
Phys., p. 196). La mémoire, à son tour, n'est
qu'une espèce d'imagination; toutefois, avec cette
différence, que, dans celle-ci, il n'entre pas la
considération du passé, qui est, au contraire,
essentielle et inhérente à celle-là. Dans l'imagi-
nation, en effet, il n'y a que sensation affaiblie;
dans la mémoire, il y a de plus conscience de
l'affaiblissement : ce qui fait dire à Hobbes
qu'elle peut être regardée comme un sixième
sens. La mémoire développée devient l'expé-
rience, et l'expérience, à son tour, quand elle
est éclairée, un commencement de science, ou
de la prudence, laquelle, élevée elle-même au
caractère de philosophie, est la science ou la
sagesse.
La conséquence immédiate de cette doctrine,
c'est le scepticisme par rapport à l'existence des
objets extérieurs, ou l'égoïsme métaphysique :
car rien ne nous autorise à affirmer que les sen-
sations que nous éprouvons et les notions qui en
dérivent correspondent à des objets réels. Cette
conséquence, Hobbes la reconnaît explicitement
en plus d'un endroit de ses ouvrages. Ainsi
d'abord, dans ses objections aux méditations de
Descartes (t. I, p. 460 des Œuvres complètes de
Dcscarles), il dit « que les images ou fantômes
que nous avons, étant éveillés, ne sont pas des
preuves suffisantes que ces objets (les objets
extérieurs) existent. C'est pourquoi si, ne nous
aidant d'aucun autre raisonnement, nous sui-
vons seulement le témoignage de nos sens, nous
aurions juste sujet de douter si quelque chose
existe ou non. » Dans le Traité de la nature
humaine, p. 198, il s'exprime à ce sujet d'une
manière encore plus claire. Après plusieurs pro-
positions équivalentes à celles que nous venons
de citer, il arrive à cette conclusion : « Tous
les accidents ou qualités que nos sens nous
montrent comme existant dans le monde n'y
sont point réellement, mais ne doivent être
regardés que comme des apparences; il n'y a
réellement dans le monde que les mouvements
par lesquels ces apparences sont produites. »
Ainsi, sur la foi de la sensation, seul principe
de science dans son système, Hobbes n'admet du
monde extérieur que le mouvement par leque
il agit sur nous. Et le mouvement lui-même,
pourquoi l'admet-il? pourquoi ne serait-il pa
aussi une simple circonstance, une simple modi-
fication de l'image sensible? C'est en effet là lo-
giquement où aboutit cette théorie, et, à ce
terme, elle est jugée et appréciée.
Telle est en somme la théorie de l'intelligence
d'après Hobbes. Voyons quelle est celle de la
sensibilité ou des affections.
Dans cette théorie, il commence par s'occuper
du principe même des affections. A quelques
nuances ou développements près, l'explication
qu'il en donne est la même dans ses différent;
ouvrages.
Dans le Traité de la nature humaine, l'idée
n'en est présentée que d'une manière assez va-
gue : mais il est exposé avec plus de précision
dans le traité de Homine et la Physujuc En
effet, dans la Physique (p. 201), il est considère
comme une espèce de sensation, qui, à la diffé-
rence de la sensation purement perceptive, iip
va pas par réaction du dedans au dehors, du
cerveau aux divers sens; mais, par une action
continue, va du cerveau au cœur, siège du mou-
vement vital; et là, modifiant ce mouvement,
le favorisant ou le contrariant, produit, en con-
HOBB
722 —
110H1J
séquence, deux effets opposés: le plaisir et la
peine; de sorte que ces phénomènes, contrai-
rement aux images, qui, à cause de leur ten-
dance, semblent exister à l'extérieur, paraissent,
à cause de la leur, exister à l'intérieur.
Riais ce mouvement en dedans n'est cependant
pas sans rapport avec les objets extérieurs : car
d'abord il en reçoit l'impulsion et l'excitation
au moyen de l'organe sentant [Phys., p. 20) ;
ensuite il les a pour buts dans les deux ten-
dances opposées qu'il suit en se développant; ils
sont les fins naturelles de ses inclinations ou de
ses répugnances.
Tel est le principe en lui-même : mouvement
favorable ou contraire à l'action de la vie ; il
détermine en nous le plaisir ou la peine. Mais
il ne s'arrête pas là : à la suite du plaisir il pro-
duit l'appétit, et, à la suite de la peine, la fuite
ou l'aversion; et même, si l'on veut noter tous
les degrés qu'il parcourt, on remarquera que ce
n'est pas d'abord l'appétit ou l'aversion qui vien-
nent immédiatement après le plaisir et la peine,
mais l'amour et la haine, lesquels sont l'un et
l'autre le plaisir et la peine rapportés à leur
objet. Succède ensuite celte sollicitation qui
entraîne vers l'objet aimé, ou détourne de l'ob-
jet haï : sollicitation ou effort qui est le com-
mencement interne d'un mouvement animal, et
se nomme appétit ou désir, quand l'objet est
agréable; aversion, au contraire, quand il est
des igréable,
A cette première explication du mouvement
affectif, qui, malgré la pensée sensualiste dont
elle procède, est cependant encore plus psycho-
logique que physiologique, il en joint une se-
conde qui est plus physiologique, et qui, quoique
très-brièvement exposée, la .complète cependant,
en montrant quels mouvements animaux accom-
pagnent et annoncent les mouvements pas-
sionnés.
Le désir et l'aversion, dit-il [Phys., p. 202),
sont suivis d'un mouvement d'impulsion et d'un
mouvement de rétraction qui ont lieu dans les
nerfs; ce double mouvement à son tour est
suivi d'un renflement et d'un relâchement dans
les muscles, turgescenlia et relaxatio, lequel
enfin est suivi de contraction ou d'extension
dans les membres de l'animal.
Tout commence donc dans cette théorie par
l'action de la sensation, qui du cerveau s'étend
au cœur, y modifie la vie, et, par là même, y
produit la douleur ou la joie; tout se continue
par l'amour accompagné du désir, et par la
naine, à laquelle se joint l'aversion, et tout finit
par un mouvement de contraction ou d'exten-
sion.
Mais, au commencement comme à la fin, il y
a quelque chose à reconnaître, qui doit rendre
raison du premier développement, de la ten-
dance et de la terminaison de ces divers mou-
vements, qui en doit être la cause, la loi et le
but. Or, ce quelque chose dont on ne peut juger
que par les effets qu'on en éprouve, c'est ce qui
unie ou empêche les fonctions de la vie, c'est
l'agréable ou le désagréable, jucundum a ju-
lOj dit Hobbes; c'est le bien cl le mal qui
ne sont que l'agréable et le désagréable, « car
[ue homme appelle bon ce qui lui plaît, et
mauvais ce qui lui déplaît » (ae Nat. hum..
p. 210). Mais le bien et le mal, puisque telle est
leur nature, n'ont rien que de relatif aux per-
aes qu'ils affectent; le bien et le mal de
l'une peuvent n'être pas ceux de l'autre ; le bien
Ile-ci peut même être le mal de celle-là,
et réciproquement; ils peuvent pour la mi
personne varier d'un âge â l'autre, d'une cir-
tanceà l'autre : ils n'ont rien d'absolu. Le
bien lui-même, à son plus haut point, n'ajama
ce caractère, et dans Dieu il n'est encore qu'uni
bonté qui so mesure à celui qui la ressent. Il
n'y a pas de règle commune, tirée de la nal
des choses, touchant le bien et le mal ; il n'y a
que celle que chacun se fait, et chacun se la
lait en raison de son tempérament, de ses goût»
et de ses impressions (de Nal. hum. , p. 2l'J). De
là, une détermination plus précise et plus nette
encore de la nature du bien et du mal. En
effet, s'ils n'ont rapport qu'à la joie et à la dou-
leur, et par la joie et la douleur aux fonctions
de la vie; ces fonctions étant toutes physiques,
ils sont eux-mêmes tout physiques; et, malgré
la distinction plus apparente que réelle du bien
et du mal du corps, du bien et du mal de l'es-
prit, ils ne sont jamais que la matière agissant
sur la matière, des causes et des objets ma-
tériels de mouvements matériels. Aussi, le pre-
mier des biens est-il la conservation, et le plus
grand des maux, la mort, surtout avec tourment
(de Homine, p. 64).
Nous serions arrivés ici au terme de cette
théorie, si elle n'avait pour appendice celle de
la volonté et de la liberté, que Hobbes y rat-
tache étroitement, disons mieux, qu'il y ramène.
En effet, d'abord dans la Physique (p. 202); après
avoir expliqué le désir et l'aversion, il ajoute :
« Lorsqu'à l'égard d'une même chose, on éprouve-
tour à tour le désir et l'aversion, cette alter-
native, tant qu'elle dure, se nomme délibé-
ration.... Quand, à la suite de la délibération,
l'un des deux mouvements prévaut et l'emporte
sur l'autre, il prend le nom de volonté; et quand,
à la suite de la volonté, il y a pouvoir d'exé-
cution, cela s'appelle liberté; de sorte que la
liberté n'est pas l'indépendance, mais simplement
l'absence d'obstacle à la volonté. » Dans le de
Homine (p. 63), il s'exprime à peu près dans les
mêmes termes. Dans un autre de ses ouvrages,
le Leviathan, nous retrouvons encore les mêmes
idées avec un peu plus de développement. A
proprement parler, dit-il, la liberté n'est pour un
être que l'absence d'empêchement, ce qui fait
qu'elle se dit aussi bien d'un être non raisonnable
que d'un raisonnable : car de l'un comme de
l'autre on peut également affirmer qu'ils sont ou
ne sont pas libres, selon qu'ils trouvent ou ne
trouvent pas dans les corps extérieurs un obstacle
à leur mouvement. La liberté n'est donc que la
possibilité de se mouvoir dans l'espace; la possi-
bilité, non la puissance, la facilité et non la
faculté, une condition d'existence, une situation
et non une force. C'est pourquoi elle n'appartient
pus plus à l'homme lui-même qu'à un fleuve; ils
en jouissent l'un et l'autre tant que rien ne les ar-
rête dans le mouvement qui leur est imprimé. C'est
pourquoi aussi elle s'allie bien et coexiste avec
la nécessité : l'eau du fleuve coula librement,
et cependant nécessairement. Les actes volon-
taires de l'homme, qui sont libres, sont pareil-
lement nécessaires, puisqu'ils ont des causes
qui ont elles-mêmes des causes, lesquelles re-
montent finalement à la cause des causes qui
les prévoit, les détermine, les domine et les en-
chaîne toutes : de telle sorte que nier la fatalité
divine de nos libres volontés, c'est nier dans Dieu
même la causalité, l'efficacité, la toute-science,
et la tout '-puissance.
Tel est l'homme en lui-même, dans le sys-
tème de Hobbes : corps animé et intelligent,
qui a la double faculté de la sensation et de
l'affection. Qu'est-il dans ses rapports avec Dieu
et la société '.'
D'abord à l'égard de Dieu, comme il ne le
conçoit ni ne le sent, il devrait n'avoir avec lui
aucuns rapports spirituels, ni rapports de pensée,
HOBB
723
HOBB
ni rapports d'affection, ni rapports d'action; il
devrait vivre vis-à-vis de lui dans l'ignorance
et l'indifférence, et rester étranger à toute espèce
de culte : car au fond ce serait un Dieu qui serait
comme s'il n'était pas, tant il serait hors de la
portée de ses diverses facultés. Mais, par une
concession qu'il est difficile d'expliquer, et qui
cependant semble sincère, Hobbes attribue à
l'homme, pour s'élever à Dieu, à défaut de la
science, l'inspiration et la foi, ou, selon l'expres-
sion de saint Paul, l'évidence des choses invisi-
bles; et, en conséquence, il lui propose certains
dogmes et certains préceptes qui ont pour but
de régler sa conscience et sa vie. C'est ainsi
qu'il lui recommande de croire en Dieu comme
en un être éternel et infini, souverainement bon,
juste et fort, créateur et roi de l'univers, notre
seigneur et notre père, et à tous ces titres, de
l'aimer, de l'honorer et de le servir, comme il
convient à sa majesté. Mais, qu'on ne le perde
pas de vue, ce n'est pas au nom de la philosophie,
c'est au nom de la religion qu'il lui donne cet
enseignement ; aussi, est-ce une inconséquence
dans Hobbes, lui si libre et, on peut le dire sans
crainte, si téméraire penseur, que d'en avoir
ainsi appelé de la raison à la foi, de la science à
la tradition ; et il n'a fallu rien moins que la
conscience profonde qu'il a dû sans doute avoir
du vice de son système, pour qu'il lui donnât
un supplément en si manifeste opposition avec
l'ensemble et l'esprit des maximes qu'il pro-
fesse.
Les opinions de Hobbes sur les rapports de
l'homme avec ses semblables, ou sur l'origine
et les bases de la société sont trop connues, pour
qu'il soit nécessaire de nous y arrêter longtemps.
En principe, l'homme n'est pas créé et n'est pas
né sociable} il n'est pas, comme on l'a pensé,
un animal politique : il vient au monde, sinon
seul, du moins sans lien certain, et s'il s'élève
à la société, c'est par convention et accident, et
nullement par nature. L'homme est, en effet,
1 de l'homme* il en est en même temps
l'ennemi : il peut donc lui faire la guerre, et il
la lui fait inévitablement; mais la guerre, qui
lui semble d'abord un moyen de conservation,
ne tarde pas à lui paraître un état de destruction:
il y renonce pour la paix ; la paix, c'est la société.
La société une fois formée, il s'agit de la main-
tenir ; on ne la maintient qu'en y constituant un
pouvoir qui la domine; ce pouvoir doit être
absolu, sacré et inaliénable, concentré dans un
seul, et tellement établi, que, quoi qu'il fasse,
il soit toujours obéi et inviolable.
Après avoir fait connaître successivement les
éléments les plus essentiels de la doctrine de
Hobbes, nous allons les reprendre dans le même
ordre, pour les soumettre à quelques observa-
tions critiques naturellement suggérées par cette
analyse.
Hobbes a défini la philosophie : la connaissance
rationnelle des causes par les effets et des effets
par les causes. Ce n'est donc pas à ses yeux une
science particulière, telles que sont, par exemple,
la géométrie ou la psychologie, ou même, d'une
manière plus générale, les sciences physiques
et morales : c'est la science elle-même à quoi
Qu'elle s'applique; c'est la science universelle
ans tout. -.s ses branches et toute son étendue;
c est la science principe et lien de toutes les
autres. Ainsi l'avaient entendue Platon et Aris-
tote; ainsi l'ont également entendue Descartes
et Leibniz : il n'y a donc rien à reprendre dans
les paroles de Hobbes, pour l'avoir comprise et
expliquée comme ces maîtres de la pensée. Mais
tout en paraissant se proposer et embrasser le
même objet, il l'a cependant doublement réduit
et rétréci. Ainsi, premièrement, il n'a vu dans
les choses que des causes et des effets. Or, d'après-
cette manière de voir, quoiqu'il n'ait pas pré-
cisément méconnu la substance, il l'a cependant
un peu trop effacée. La préoccupation contraire
a mené loin Spinoza; celle-ci pourrait avoir
aussi ses inconvénients et ses périls. 11 ne faut
pas plus sacrifier la substance à la cause, qu'il
ne faut sacrifier la cause à la substance. Hobbes
a peut-être trop incliné d'un côté de préférence
à l'autre. 11 a abondé dans la cause, dont il a eu
le tort d'altérer et de fausser la nature. Mais ce
n'est pas là qu'est sa faute la plus considérable
et la plus grave, elle est dans la manière dont
il a arbitrairement, et au grand dommage de la
vérité, retranché de l'objet de la philosophie tout
ce qui n'est pas corps ou du corps, c'est-à-dire
Dieu et l'âme; en sorte que si, au début, il a
d'abord paru entrer dans la large voie des grands
maîtres, il n'y marche un moment que pour en
sortir aussitôt et se jeter dans la fausse route
qu'il a suivie jusqu'au bout.
La méthode, à ses yeux, n'est que le raison-
nement ou le calcul. Mais n'est-elle, en effet,
rien de plus? Outre le raisonnement et avant le
raisonnement, n'y a-t-il pas l'expérience, et
Hobbes l'a-t-il suffisamment reconnue et ap-
préciée? On peut d'abord en douter, quand on le
voit, lui le disciple et le collaborateur de Bacon,
faire si peu d'état de Yinduclion. tant célébrée
par son maître.
Mais on en acquiert ensuite de plus en plus la
conviction, quand on le voit affirmer que la vraie
physique doit être mathématique, et que la
science n'est que la connaissance par le raison-
nement. C'est donc évidemment le raisonnement
qu'il préfère comme méthode, et, quoique très-
nettement sensualiste par le fond, il est rationa-
liste par la forme. C'est un géomètre en philo-
sophie; heureux si cette géométrie reposait, chez
lui sur des bases plus solides et plus larges !
Nous ne reviendrons pas ici sur son nomina-
lisme, que nous avons suffisamment caractérisé
en l'exposant. Il suffira de dire que Hobbes, en
ramenant, comme il le fait, la vérité aux mots
et les mots à une convention, rend non-seule-
ment toute science subjective et verbale, mais
la rend même arbitraire : il n'y a plus de science
que celle qu'il plait à l'homme de déposer dans
des expressions, œuvres elles-mêmes de son libre
arbitre. De sorte qu'il a dans son langage, la
mesure de toutes choses, dans sa volonté à son
tour la mesure de son langage, et qu'il est ainsi
à lui-même son principe et sa règle de logique
et de vérité.
Cette couleur générale de la philosophie de
Hobbes se marque sensiblement dans toutes ses
théories, mais plus particulièrement encore dans
sa Philosophie première, quand il essaye de
définir le temps et l'espace. Que sont, en effet,
pour lui le temps et l'espace? Des images et
comme des impressions qui nous sont restées
dans l'esprit, mais qui n'y sont restées que pai
le moyen qui les y retient, que par les noies
qui les y fixent, que par les mots qui les expri-
ment : les voilà donc finalement réduits de la
réalité objective à la réalité subjective, et dans
cette réalité, elle-même à l'état de représenta-
tions, de restes de sensations, qui seraient vains
sans la parole, que la seule parole fait valoir.
Sa théorie de la connaissance a une grande
importance : car, comme il y est affirmé que la
connaissance n'est, à l'origine, que la sensation
ou la perception sensible, il s'ensuit que, même
par le raisonnement, il n'y a de science que des
choses si i^ibles, et qu'alors il faut ou nier les
- morales, ou les ramener par l'analyse à
HOBB
— 724 —
HOFF
la nature des choses sensibles. Et ce double
parti, Hobbes le prend tour à tour, selon qu'il
convient le mieux au développement de son
système.
C'est ainsi qu'il retranche Dieu de la science;
c'est ainsi qu'il y laisse l'âme, mais en la faisant
chose corporelle. Du reste, il n'est pas besoin
de montrer ce que cette théorie, considérée soit
dans son principe, soit dans ses applications, a
d'incomplet et de faux. La simplicité qui en l'ait
le mérite, ne la sauve pas de la fausseté, et elle
demeure convaincue de ne rendre qu'un compte
imparfait des phénomènes de la connaissance,
dont même elle néglige ou altère les plus essen-
tiels et les plus profonds.
Quant à la théorie des affections, elle est peut-
être plus capitale encore, du moins quant aux
conséquences qu'elle doit avoir en morale.
Nous n'insisterons pas sur ce qu'elle présente
d'hypothétique et de vague, lorsqu'elle assigne
aux affections pour siège et centre le cœur, pour
cause immédiate le mouvement qui vient de la
tête au cœur, pour cause première et éloignée
les corps avec lesquels nous sommes en relation.
Ni tous les faits, ni les vrais faits, ne sont re-
produits fidèlement dans une telle théorie, on
peut le dire, plus mécanique que physiologique,
et plus physiologique que psychologique. Mais
ce qu'il y a de plus grave à noter, c'est que,
comme on l'a remarqué, une telle explication
ne suppose et ne peut supposer que des affections
physiques, puisqu'elle les attribue toutes à une
substance et à une cause purement physiques :
ainsi, à moins de ne voir, par exemple (et c'est,
il est vrai, ce que fait Hobbes), dans la pitié,
dans la charité, dans l'indignation, dans l'admi-
ration, etc., que des phénomènes organiques,
produits en' nous par l'impression d'objets qui
n'ont rien de moral, il faut bien reconnaître
que les plus profondes, les plus nobles et les
plus saintes passions de l'âme humaine sont mé-
connues ou niées dans cette étroite analyse, et
que l'homme, sous ce rapport, reste en lui-même
un animal, que toute sa raison ne peut élever
au-dessus de la plus grossière et de la plus
humble sensibilité : car elle-même ne peut dé-
passer le cercle de la nature, et l'entraîner à sa
suite dans les hautes régions du bien, du beau
et du divin.
De plus, cette même théorie, en réduisant la
volonté à une affection prédominante, laquelle
n'est prédominante que par une suite nécessaire
de l'action des objets, et la liberté à l'absence
d'obstacle à la volonté, circonstance qui, comme
on le voit, ne dépend que de la fatalité, cette
Ihéorie porte une visible atteinte à la moralité
humaine; et de la sorte, après avoir détruit
le principe du devoir, elle en détruit également
la faculté et le pouvoir. Certes, il ne saurait y
avoir en morale une doctrine à la fois plus
fà heuse et plus fausse.
L'homme n'est pas religieux, selon Hobbes,
légitimement et par le développement régulier
de sa raison; il ne peut pas l'être par la science,
laquelle ne connail pas de Dieu : il ne l'est que
par inspiration, tradition, théologie, ce qui, au
fond, n'est réellement l'être que par illusion ou
déception : car il n'y a de vrai ope la science el
ce qu'enseigne la science. Aussi Hobbes traite-t-il
la religion plutôt comme un artifice et une com-
binaison politiques, que connue la satisfaction
naturelle d'un des plus sincères et des plus
profonds 'ncsom de lame humaine, que comme
un moyen d'éducation appliqué ;i la pr<
dans cetti autre vie: il en méconnaît
ainsi la vé prit.
L'homme D'es' pas, non plus, un être vraiment
social; d'abord il ne l'est pas primitivement, il
est plutôt le contraire : ensuite, quand il le
devient, ce n'est pas par devoir, par amour, par
quelque douce et vive sympathie : c'est par calcul,
par égoïsme, par cette seule considération que la
paix vaut mieux que la guerre pour sa propre
conservation. En sorte que la société n'est point
pour lui la condition nécessaire et légitime de
son perfectionnement général au sein de ses
semblables, avec la justice pour règle el l'amour
pour attrait : c'est simplement l'absence de la
lutte et de la violence, quels que soient d'ailleurs
les moyens par lesquels s'établit et se maintient
cet état. Ainsi constituée, la société n'est qu'un
fait qu'il accepte parce qu'il lui convient, qu'il
respecte tant qu'il lui convient ; mais qui n'a rien
en lui-même d'obligatoire et de saint, et qu'il
est libre, quand il en a la force, de modifier et
de changer, sauf ensuite à y revenir, si son
intérêt l'y rappelle.
Outre les ouvrages de Hobbes qui ont été
mentionnés dans le cours de cet article, nous
devons citer sa controverse avec l'évèque Bram-
hall : Quœstiones de libertate, necessitale el casu,
contra Bramhallum episcopum derriensem,
in-4, Londres, 1656; — sa biographie écrite par
lui-même en vers latins et en prose : Vila Thomœ
Hobbes. in-4, ib., 1679, et dans le Vitœ Hobbianœ
auctarium, in-8, ib., 1681, et in-4, 1682. — La
plupart des ouvrages de Hobbes, à l'exception du
traité de Cive, ont été réunis sous le titre de
Moral and polilical Works, in-f", Londres, 1750.
— Le de Cive, le de Corpor'e politico et le traité
de Natiwa humana ont été traduits en français,
le premier par Sorbière, le dernier par le baron
d'Holbach, et réunis sous ce titre : Œuvres phi-
losophiques et politiques de Th. Hobbes, 2 vol.
in-8, Neufchâtel (Paris), 1787.
On peut consulter sur Hobbes : Lambert Wel-
thysen, De principiis juris cl decori, dissertalio
epislolica, continens apologiam pro traclatu
clarissimi Hobbesii de Cive. Amstelodami. 1851,
in-12; — Cousin, Cours de philosophie de 1828.
Premiers Essais; — Jourfroy, Cours de droit
naturel, 12e leçon et suiv.; — Damiron, Essai
sur l'histoire de la philosophie en France au
xvne siècle, t. I. Pu. D.
HŒPFNER (Louis-Jules-Frédéric), juriscon-
sulte, philosophe, né àGiessenen 1743, professeur
de droit à l'université delà même ville, puis jugea
la cour d'appel de Hesse-Darmstadt, mort à Darm-
stadt, en 1797. Indépendamment de plusieurs
écrits concernant le droit positif, il a publié sur
le droit naturel un ouvrage longtemps en vogue
et plusieurs fois réimprimé, dont les principes
sont empruntés à la philosophie morale de Wolf.
Cet ouvrage, composé en allemand, a pour titre :
Droit naturel des individus, des sociétés et de-
peuples, in-8, Giessen, 1780 et 1796. Il est égale-
ment l'auteur d'un petit écrit sur cette question
de morale : Pourquoi les devoirs des hommes
sont-ils tantôt parfaits et tantôt imparfaits'.'
Quels sont ceux qui appartiennent à la pre-
mière ou à ii seconde classe? in-4, ib.; 177°.
X.
HOFFBAUER (Jean-Christophe), né à Biele-
feld, en 1766, mort à Halle, en 1827. après y
avoir enseigné la philosophie depuis 17'.v(, était
attaché à la doctrine de Kant, qu'il a développée
et complétée à certains égards dans les écrits
suivants : Analyse des jugements et des raison-
nements. in-8, Halle, 1792; — Droit naturel.
il de la notion île droit, in-8, ib., 1763; —
Eléments de la logique, air- une esquisse delà
psychologie expérimentale, in-8, ib., 1794 et
1810; — Recherches sur les objets l^s plus im-
portants du droit nature1, in-8, ib., 1795 ; —
HOLB
— 725 —
HOLB
Histoire naturelle de Vâme, in-8, ib ., 1796; —
Principes généraux du droit politique, in-8,
ib., 171*7 ; — Éléments de philosophie morale et
particulièrement de la science des mœurs, in-8;
ib., 1798; — Recherches sur les objets les pins
importants de la philosophie et de la théologie
morale, in-8, ib., 1799; — des Périodes de Véau-
calion. in-8, Leipzig, 1800 •. — Recherches sur
les maladies de l'âme, etc., Halle, 3 parties in-8,
1802-1807;— la Psychologie dans ses princi-
pales applications à la science du droit, in-8,
ib., 1808; — de l'Analyse en philosophie, in-8,
ib., 1810; — Essai sur l'application la plus
sûre et la plus facile de l'analyse dans les
sciences philosophiques; ouvrage couronné, avec
des suppléments, in-8, Leipzig, 1810; — le Droit
général ou naturel et la Morale considérés dans
leurs rapports mutuels de dépendance et d'in-
dépendance, in-8, Halle, 1816. Tous ces ouvrages
ont été pubiiés en allemand. Les plus intéres-
sants sont ceux qui concernent la logique et la
psychologie. Hoffbauer, un des écrivains les plus
féconds de l'école de Kant, a aussi contribué à la
rédaction de plusieurs journaux de droit et de
médecine. Enfin il a fourni plusieurs articles de
philosophie dans Y Encyclopédie de Ersch et de
Gruber. X.
HOLBACH (Paul TniRY, baron d'), un des
philosophes du xvme siècle qui travaillèrent avec
le plus d'activité à démolir l'édifice religieux,
naquit en 1723 à Heidelsheim, dans le Palatinat.
On ne sait rien de son enfance, sinon qu'il vint
de bonne heure à Paris, où il passa la plus
grande partie de sa vie. Son père lui avait laissé
une grande fortune, dont il fit le plus noble
usage, protégeant les artistes et les hommes de
lettres, et les aidant de ses conseils et de ses re-
cherches comme de ses secours. Étroitement lié
avec Diderot, d'Alembert, Grimm, Rousseau,
Marmontel, l'abbé Raynal et tout le parti phi-
losophique, son salon devint le quartier général
des encyclopédistes. Le rôle important que les
salons jouèrent au xvme siècle, cette domination
qu'ils exercèrent sur l'opinion publique, s'expli-
quent parfaitement à une époque où la fermen-
tation des esprits tournés vers la critique des
dogmes et des institutions religieuses, politiques
et sociales, n'avait pour s'exhaler ni la presse
libre ni la tribune. La maison du baron d'Hol-
bach devint donc un de ces centres où les gens
d'esprit, par leur réunion, sentaient leurs forces
se multiplier, et s'exaltaient, s'encourageaient
mutuellement à la destruction du vieil édifice,
ou à la conquête des idées nouvelles. Tous les
étrangers de distinction qui venaient à Paris se
faisaient présenter chez lui. Il donnait deux dî-
ners par semaine, et l'abbé Galiani lui écrivait
de Naples, le 7 avril 1770 : « La philosophie,
dont vous êtes le premier maître d'hôtel, mange-
t-elle toujours de bon appétit?» Dans ce salon,
qui était, pour ainsi dire, le café de l'Europe, on
jugeait les ouvrages nouveaux ; toutes les opi-
nions venaient s'y essayer avant de se produire
devant le public. On peut voir dans les Confes-
sions de Rousseau ce qu'il y dit du club holba-
chique. L'abbé Morellet a écrit dans ses Mé-
moires : « On y disait des choses à faire tomber
cent fois le tonnerre sur la maison, s'il tombait
pour cela. »
Cependant le haron d'Holbach ne se hornait
pas à être l'amphitryon de la philosophie. Avec
ses goûts studieux et s6*n vaste savoir, animé
d'un intérêt sincère pour le progrès des connais-
sinces humaines, empressé de communiquer aux
ut ce qu'il croyait pouvoir leur être
utile, il jdua lui-même un rôle actif dans la
croisade déclarée alors contre les vieux préjugés
et, il faut le dire aussi, contre des doctrines res-
pectables, sans lesquelles la nature humaine
mutilée se dégrade, et la société, détournée de
son but le plus noble, se réduit à un mécanisme
sans autre fin que de satisfaire de grossiers ap-
pétits.
La liste chronologique des nombreux ouvrages
du baron d'Holbach nous donne de précieuses in-
dications sur la marche que suivit son esprit, et
sur le cours que ses idées reçurent du milieu au
sein duquel il vivait. A l'exception d'une lettre sur
l'Opéra, et d'une traductiondesP/aiS(Vsdcr«'ma-
gination d'Akenside, ses douze premières publica-
tions de l'année 1752 à l'année 1766 ne sont que
des ouvrages scientifiques, traduits de l'allemand,
tels que l'Art de la verrerie, de Ncri, Merrct et
Kunckel; la Minéralogie, àeWattevius; Introduc-
tion à la Minéralogie, de Henckel ; Chimie mé-
tallurgique, de Gellert; Essai d'une histoire
des couches de la terre, de Lehmann; l'Art des
mines, du même ; Œuvres métallurgiques de
Christian Orschall ; Recueil des Mémoires les
plus intéressants de chimie et d'histoire yxalu-
relle contenus dans les actes de l'Académie
d'Upsal et dans les Mémoires de l'Académie de
Stockholm ; Traité du soufre, de Stahl. C'est
donc avec justice que ses contemporains ont
mentionné les services qu'il a rendus à l'histoire
naturelle et aux sciences physiques. On siit
d'ailleurs qu'il fit pour V Encyclopédie un grand
nombre d'articles sur la chimie, la pharmacie,
la physiologie, la médecine.
Mais ce qui est digne de remarque, ce sont les
conséquences de ces premières études, et le tour
nouveau qu'elles donnèrent à ses pensées. En
étudiant l'histoire naturelle des couches de la
terre, il crut apercevoir une contradiction frap-
pante entre les notions géologiques réputées les
plus certaines, et quelques traditions consignées
dans les livres sacrés. Ce siècle incrédule avait
réservé toute sa foi pour les sciences physiques
et mathématiques ; et dès que les idées surnatu-
relles paraissaient être en opposition avec les
données de la nature, on pouvait pressentir pour
conclusion inévitable l'abandon où la négation
des premières. C'est ainsi que d'Holbach et ses
amis en vinrent, non-seulement à mettre en
question les traditions bibliques, à attaquer cer-
tains dogmes du christianisme, et à combattre
toutes les religions positives, mais à vouloir
démontrer l'inutilité du dogme de l'immortalité
de l'âme et de l'existence de Dieu, pour l'éta-
blissement de la morale.
Le premier écrit que d'Holbach composa dans
ce sens fut le Christianisme dévoilé, ou Examen
des principes et des effets de la religion chré-
tienne, publié en 1767. On le mit sous le nom
de Boulanger, comme pour faire pendant à YAn-
Tiquité dévoilée. Ce livre, que les philosophes
eux-mêmes désignèrent comme le plus hardi et
le plus terrible qui eût jamais paru dans aucun
lieu du monde, a pour préface une lettre où
l'auteur examine si la religion est réellement
nécessaire ou seulement utile au maintien et à
la police des empires, et s'il convient de la res-
pecter sous ce point de vue. Après avoir donné à
ce problème une solution négative, il entreprend
de prouver par son ouvrage l'absurdité et l'in-
cohérence du dogme chrétien et de la mytholo-
gie qui en résulte, ainsi que la mauvaise in-
fluence qu'il a exercée sur les esprits et sur les
âmes. Dans la seconde partie, il examine la
morale chrétienne, et il prétend prouver que,
dans ses prin:ipes généraux, elle n'a aucun
avantage sur toutes les morales du monde, parce
que la justice et la bonté sont recommandées
dans tous les catéchismes de l'univers, et que
HOLB
— 726 —
HOLL
chez aucun peuple, quelque barbare qu'il fût,
on n'a jamais enseigné qu'il fallût être injuste
et méchant. Quant à ce que la morale chrétienne
a de particulier, l'auteur prétend démontrer
qu'elle ne peut convenir qu'à des enthousiastes
peu aptes à remplir les devoirs de la société,
pour lesquels les hommes sont dans ce monde.
Il entreprend de prouver, dans la troisième par-
tie, que la religion chrétienne a eu les effets
politiques les plus sinistres et les plus funestes,
et que le genre humain lui doit tous les mal-
heurs dont il a été accablé depuis quinze à dix-
huit siècles.
Pendant plus de dix ans, une suite d'ouvrages
non moins hostiles aux principes religieux_se
succédèrent sans relâche. La même année 1767
vit paraître l'Esprit du cierge, ou le Christia-
nisme primitif vengé des entreprises et des
excès de nos prêtres modernes; de V Imposture
sacerdotale, ou Recueil de pièces sur le clergé.
L'année suivante, il fit imprimer sept écrits du
même genre, parmi lesquels nous citerons seu-
lement ceux qui partagèrent, avec le Système de
la nature et le Christianisme dévoilé, l'honneur
d'être condamnés, par arrêt du Parlement, du
18 août 1770, à être brûlé par la main du bour-
reau, savoir : la Contagion sacrée; ou Histoire
naturelle de la superstition; Théologie porta-
tive, ou Dictionnaire abrégé de la religion
chrétienne. Nous croyons superflu d'énumérer
tous ces pamphlets contre le christianisme et
contre le théisme, dont le nombre ne s'élève pas
à moins de vingt-cinq ou vingt-six.
C'est en 1770 que parut le fameux Système de
la nature, auquel surtout est resté attaché le
nom du baron d'Holbach, bien qu'on y eût inscrit
d'abord celui de Mirabaud, secrétaire perpétuel
de l'Académie française. Ce manuel de l'a-
théisme, écrit d'une manière lourde, prolixe et
pédantesque, et même avec une sorte de fana-
tisme intolérant, n'excita pas seulement les
poursuites du clergé et du Parlement, il ré-
volta aussi le bon goût de Voltaire, qui, dans
son impatience, écrivait sur les pages de son
exemplaire des notes, ou plutôt des sarcasmes
contre les mauvais principes, et surtout contre
le mauvais style du livre. 11 en rédigea même
une réfutation, qui forme aujourd'hui une des
sections de l'article Dieu du Dictionnaire philo-
sophique.
Le Bon sens, ou Idées naturelles opposées aux
idées surnaturelles, publié en 1772, et souvent
réimprimé sous le nom du curé Meslier, est
le Système de la nature, dépouillé de son appa-
reil abstrait et métaphysique. C'est l'athéisme
mis à la portée de la populace ; c'est le caté-
chisme de cette doctrine, écrit d'un style simple,
et parsemé d'apologues pour l'édification des
jeunes apprentis athées. Même parmi les pen-
seurs qui alors se piquaient peu d'orthodoxie,
bon nombre ne se dissimulaient pas l'extrême
danger de répandre de pareils ouvrages, et ils
en regardaient la multiplication comme un
symptôme effrayant.
. on Principes naturels de
la morale et de la politique, qui fut condamné
par arrêt du Parlement, du 16 lévrier 1776, est
de l'année 1773. La première partie renferme les
principes naturels de la morale; la seconde les
principes naturels de la politique: la trois
traite de l'influence du gouvernement sur les
mœurs, ou des causes et des remèdes de la cor-
ruption. Le but de cet ouvrage est r une
le et une politique indépendantes de toul
système religieux, et de fonder sur cette politi-
que le droit public des nations et la pros]
des empires, il semble que l'auteur, après avoir
renversé les antiques barrières opposées jus-
qu'alors aux vices et aux passions de l'humanité,
sente le besoin d'en élever de nouvelles; mais
ses déclamations vertueuses ont assez peu d'effi-
cacité, et il est trop aisé d'en reconnaître l'im-
puissance. Grimm dit à propos de ce livre :
« Les capucinades sur la vertu, et il y en a
beaucoup dans le Système social, ne sont pas
plus efficaces que les capucinades sur la péni-
tence et la macération. Incessamment nous au-
rons des capucins athées, comme des capucins
chrétiens, et les capucins athées choisiront l'au-
teur du Système social pour leur père gardien. »
Par un bonheur providentiel, les funestes effets
que pouvaient produire de pareils livres sont
neutralisés par l'ennui qui s'en exhale. Il faut
s'armer d'un véritable courage pour en poursui-
vre la lecture jusqu'au bout. Quelques pages
que la verve de Diderot va semées par-ci par-là.
ne suffisent pas pour corriger la monotonie d'un
style à la fois diffus, prétentieux et déclama-
toire.
Presque toutes ces publications sortaient de la
fabrique de Michel Rey, d'Amsterdam. Les per-
sonnes mêmes qui fréquentaient la maison du
baron d'Holbach ignoraient qu'il en fût l'auteur.
11 confiait ses manuscrits à Naigeon, qui les fai-
sait passer par une voie sûre à Michel Rey :
celui-ci les renvoyait en France imprimés, et
souvent d'Holbach en entendait parler à sa table
avant d'avoir pu s'en procurer un exemplaire.
C'est ce qui arriva pour le Système de la nature.
Les torts de son esprit, les erreurs dangereu-
ses qu'il a propagées avec une fâcheuse persé-
vérance, ne nous rendront pas injustes pour
ses qualités personnelles. Parce qu'il eut le mal-
heur de ne pas croire en Dieu, et de prétendre
fonder la morale sur l'athéisme, faut-il mécon-
naître sa bienfaisance, à laquelle les plus illus-
tres de ses contemporains ont rendu hommage ?
C'est de lui que Mme Geoffrin disait avec cette
originalité de bon sens qui caractérisait souvent
ses jugements : «Je n'ai jamais vu un homme plus
simplement simple. » C'est son caractère que
Rousseau, dans sa Nouvelle Héloïse, a voulu
représenter sous le personnage de Wolmar; c'est
de lui que Julie écrit à Saint-Preux : « 11 fait
le bien sans espoir de récompense; il est plus
vertueux, plus désintéressé que nous. »
Le baron d'Holbach mourut à Paris, le 21 jan-
vier 1789, dans sa soixante-septième année. Con-
sultez un Mémoire de M. Damiron, sur d'Hol-
bach, dans le tome IX du compte rendu des
Séances de l'Académie des sciences morales et
politii/ues. A...D.
HOLCOT (Robert), philosophe et théologien
anglais d'une grande réputation au xive siècle.
Il appartient à l'ordre des Augustins, dont il
était le général, et défendit avec beaucoup
d'éclat la cause du nominalisme. Il est mort
en 1349. X.
HOLLMANN (Samuel-Chrétien), né en 1696,
professeur de philosophie à Wittemberg, puis à
Goëttingue, et mort dans cette dernière ville,
en 17Î tira par être un des adversaires
de Woll, devint plus tard son défenseur, et finit
par l'éclectisme, tel qu'on le comprenait alors
en Allemagne. Ses ouvrages, dénués d'origi-
nalité, mais d'un style précis et clair, obtinrent
beaucoup de succès dans les universités alle-
mandes, l/i voici les titres : Commcntatio j>hi-
losophica de harmonie inter animam et co
preestabilila, in ï. Wittemberg, 172V (cet écrit
est dii le système de l'harmonie pré-
ét iblie) ; — i ommentatio philosophica de mira-
nt H* et genuinis eorumdem criteriis, in-4,
Francfort et Leipzig, 1727; — Institution^ pht"
HOME
727
HOME
losophicœ, 2 vol. in-8, Wittembcrg, 1727 ; —
Dissertatto de vera philosophiez ratione, in-4,
ib., 1728; — Paulo uberior in omnem philoso-
phiam introductio, 3 vol. in-8, t. I, Wittem-
berg, 1734; t. II et 111, Goëtlingue, 1734-1740;
— Jnstitutiones Pneumatologiœ et Theologiœ
naluralis, in-8, ib., 1740; — Philosophia prima ,
vulgo melaphysica dicitur, in-8, ib., 1747 ;
— Discours sur Dieu et la sainte Écriture, in-8,
Francfort-sur-lc-Mein, 1783 (ail.). X.
HOME (Henri), lord Kames, naquit en 1696 à
Kames, dans le comté de Berwick, en Ecosse,
remplit successivement plusieurs fonctions ju-
diciaires, s'occupa à la fois de jurisprudence,
d'agriculture, de littérature, de philosophie, et
mourut à Edimbourg, le 27 décembre 1782,
laissant la réputation d'un homme de bien et
d'un grand écrivain. Dans un ouvrage qui a pour
titre Essais sur les principes de morale et de
religion naturelle (Essays on the principles of
moralihj and natural religion, in-8, Edim-
bourg. 1751), Home s'efforce de soutenir la doc-
trine du sens moral enseignée pour la première
fois par Hutcheson, et de nier à peu près la
liberté humaine. Un autre de ses écrits, beau-
coup, plus célèbre et plus goûté que le premier,
les Éléments de critique (Eléments of criticism,
3 vol. in-8, Londres, 1762, et Edimbourg, 1765)
ont pour but de faire connaître les principes sur
lesquels reposent nos jugements en matière de
goût. Ce qu'il y a de plus louable dans ce livre,
c'est l'idée générale dont il est le dévelop-
pement, et qui n'était pas encore très-répandue
alors; c'est la pensée d'introduire l'observation
psychologique dans les œuvres de l'imagination
et les sentiments qu'elles excitent en nous. Mais,
dominé par un empirisme étroit, l'auteur con-
fond sous un même nom et dans une même idée
l'utile et le beau. Ainsi, une maison très-irré-
gulièrement construite doit être, selon lui, ré-
putée pour belle, dès qu'elle est commode, et
le défaut de symétrie qu'on peut remarquer
dans la l'urine d'un arbre ne lui ôte rien de sa
beauté, si l'on sait qu'il porte de bons fruits. La
manière dont il définit le sublime est un peu
moins grossière, bien qu'elle laisse encore beau-
coup à désirer, et nous montre chez lui l'ab-
■ de toute profondeur dans les idées. Le sen-
timent du sublime, pour lui, c'est l'émotion
produite en nous par quelque chose de grand,
que notre esprit ne peut saisir qu'avec un cer-
tain effort. Quant au rapport qui existe entre ce
sentiment et celui du beau, il ne cherche pas
à le comprendre, et ne semble pas même se
douter qu'il existe. Précurseur du romantisme,
il rejette dans la poésie dramatique la fameuse
règle des trois unités, ne respectant que l'unité
d'action. — Les deux ouvrages que nous ve-
nons de citer ne sont pas les seuls que Home
ait consacrés à la philosophie. Il faut y join-
dre ses Principes de l'équité (the Principles
ofequily), in-f , Londres, 1760; son Introduction
fl dépenser, in-12, ib., 1761, simple recueil
de maximes à l'imitation de celles de la Roche-
foucauld; ses Esquisses de V histoire de l'homme,
2 vol. in-4, ib., 1774; et enfin la dernière pro-
duction de sa plume : Quelques idées sur l'édu-
cation, concernant principalement la culture
du cœur, in-8, ib., 1781. Nous n'avons point à
nous occuper ici de ses écrits de jurisprudence.
— Lord Wooddhouse a publié, en 1807, 2 vol.
in-4 de Mémoires sur la vie et les écrits de
If. IL, ,,n- de Kames. X.
HOMÉOMÉRIES, Vûy. AXAXAGORE.
HOMERIQUE (PHILOSOPHIE). Aristote affirme
sa Poétique que la poésie est Quelque
chose de plus philosophique que l'histoire: elle
résume en effet, dans la généralité des caractères
qu'elle décrit, les passions et les mœurs de tout
un peuple ou d'une époque entière; et Homère
nous semble le plus profond historien des temps
héroïques de la Grôce; lorsqu'il personnifie avec
une admirable vérité la prudence de la vieil-
lesse dans Nestor, les vertus conjugales dans
Andromaque et Pénélope, le courage guerrier
dans Hector et dans Achille, la douleur pater-
nelle dans Priam. Mais la belle pensée d'Aris-
tote paraît avoir passé inaperçue au milieu des
écoles grecques, et la philosophie d'Homère,
après Aristote comme avant lui, a fait le sujet
des interprétations les plus diverses, souvent les
plus extravagantes.
Longtemps les poëmes homériques furent ac-
ceptés en Grèce comme une tradition fidèle des
vieux âges. A part quelques allégories évidentes,
comme la personnification des Prières et de la
Discorde, tous les héros du poëte, tous les dieux
de sa mythologie, passaient dans l'imagination
populaire pour des êtres bien réels. Le paga-
nisme était alors dans toute sa force; la religion
tenait à l'histoire; l'une et l'autre se prêtaient
réciproquement crédit et autorité : l'histoire,
c'était la mythologie. Cela dura jusqu'à Pisis-
trate, et peut-être au delà. Mais alors la philo-
sophie se détache des enveloppes de la mytho-
logie ; la raison s'éveille et demande compte aux
croyances populaires des fables dangereuses
qu'elles accréditent et des mauvais exemples
qu'elles offrent pour la pratique de la vie; et,
comme en pareil cas l'attaque ne pouvait s'a-
dresser au peuple lui-même, elle est dirigée
contre les poëtes qui s'étaient faits les inter-
prètes de ses superstitions, et qui les avaient con-
sacrées dans leurs chants. Pythagore, selon Hié-
ronyme, un de ses historiens (Diogène Laërce,
liv. VIII, ch. xxi), étant descendu aux enfers, y
avait vu l'àme d'Hésiode enchaînée à une co-
lonne d'airain et gémissante; celle d'Homère
suspendue à un arbre et entourée de serpents,
en punition des impiétés qu'il avait proférées
contre les dieux, leur prêtant des passions, leur
attribuant des vices et des crimes qui déshono-
reraient l'humanité. Xénophane de Colophon
avait écrit contre la théologie de ces deux poëtes
des vers qu'il récitait lui-même (Diogène Laërce,
liv. IX, ch. xvm), et dont Sextus Empiricus nous
a conservé un curieux fragment. Heraclite n'était
pas moins sévère : il déclarait Homère et Hé-
siode dignes d'être honteusement chassés des
fêtes publiques, où les rhapsodes chantaient leurs
poëmes.
A toutes ces accusations, que Platon a repro-
duites avec éloquence, mais avec les réserves
d'une admiration que le génie ne pouvait refu-
ser au génie, il fallait répondre, en ménageant
les deux intérêts contradictoires de la poésie et
de la morale. On chercha sous les vers d'Ho-
mère un sens différent du sens vulgaire, un
sous-sens (Orcôvota), comme dit le grec avec une
précision que nous ne pouvons exprimer en
français que par un barbarisme. C'est ce qui,
plus tard, s'appela Vallégorie, mot inconnu aux
premiers philosophes apologistes d'Homère. Théa-
gène de Rhegium, qui passe pour avoir le pre-
mier écrit sur ce sujet, puis le célèbre Anaxa-
gore, au milieu du ve siècle avant notre ère, puis
Stésimbrote de Thasos, et Métrodore de Lainpsa-
que (ce dernier, élève d'Anaxagore, ne doit pas
être confondu avec l'épicurien du même nom),
expliquèrent les fictions étranges dont l'Iliade
et l'Odyssée sont remplies, en supposant que
le poë'.e s'en servait comme d'un voile pour
cacher soit les mystères de la physique, soit
'es vérités de la morale. Ainsi le combat des
HOME
— 728 —
HOME
dieux, au vingtième chant de Ylliade, était
ramené à une lutte des éléments contre les élé-
ments, ou des vices contre les vertus. Apollon,
disait Théagène, s'oppose à Neptune comme le
feu à l'eau ; Minerve à Mars, comme la sagesse
à U folie; Junon à Diane, comme l'atmosphère
terrestre à la lune ; Mercure à Latone, comme
la raison à l'oubli. Métrodore, selon le témoi-
gnage deTatien, soutenait en général que Junon,
Minerve et Jupiter ne sont pas ce que s'imaginent
ceux qui leur élèvent des temples; que ce sont
des substances physiques, des agrégats d'éléments,
et qu'Achille, Hector, tous les Grecs et tous les
barbares du parti d'Hélène et de Paris sont
des créations poétiques du même genre. Aga-
memnon, entre autres (c'est le seul trait parti-
culier qui nous reste de ce système peu regret-
table), Agamemnon était, pour Métrodore, une
image allégorique de l'air. Certains interprètes
recouraient à l'astronomie, étendant à tous les
personnages de la mythologie le rapport incon-
testable qu'offrent quelques personnages my-
thiques, Apollon, par exemple, avec des corps
de notre monde planétaire. Non content de per-
sonnifier dans Jupiter l'intelligence ordonna-
trice du monde, Anaxagore voyait dans les
flèches d'Apollon les rayons du soleil. Une fois
engagé dans cette voie d'analogies périlleuses,
on ne s'arrêtait pas. Les inventions les plus
innocentes d'Homère étaient défigurées par les
plus froides interprétations. Dans la description
de la toile de Pénélope, on voulait qu'Homère
eût tracé les règles de la dialectique : la chaîne
représentait les prémisses ; la trame, la con-
clusion; et la raison avait pour symbole la lu-
mière dont Pénélope éclairait son ouvrage.
Zenon, Chrysippe et les stoïciens donnèrent sur-
tout dans ces bizarres excès, qui furent, à l'hon-
neur du bon sens, combattus par d'autres cri-
tiques, surtout chez les alexandrins. Parmi ces
derniers, Ëratosthène soutenait, conformément
a un principe de la Poétique d'Aristote, que le
poète veut avant tout amuser et non instruire.
Aristarque protestait aussi contre toute expli-
cation allégorique. A leur école se rattachent
sans doute ceux qui, d'après un scoliaste d'Ho-
mère, avouent tout simplement que l'auteur de
Ylliade, sans effort et sans calcul, prête à ses
dieux les défauts et les passions des héros ses
contemporains. Cela ne corrigeait pas complè-
tement l'invraisemblance des fables homériques,
comme auraient voulu le faire les Anaxagore et
les Stésimbrote. C'était du moins quelque chose
de replacer à leur date et d'excuser par la dis-
tance ces mœurs peu dignes d'imitation.
Toutefois il restait encore un pas à faire pour
réconcilier sa mythologie avec la raison ; il
fallait distinguer dans le poète, à côté des traits
grossiers de la civilisation héroïque, les germes
d'une moralité plus pure, et comme un pressen-
timent de toutes les nobles pensées qui plus
tard ont fait la gloire du génie grec; il fallait
signaler certainespeinturesd'une pureté exquise:
les adieux d'Andromaque et d'Hector, l'arrivée
d'Ulysse chez les Phéaciens; ici, la vertu dans
tout son éclat ; là, cette naïveté charmante qui
en est comme le germe et la promesse. Ces des-
criptions de batailles, qui plus tard inspiraient
a muse belliqueuse d'Eschyle, étaient d'utiles
eçons de patriotisme. Enfin, de toute la poésie
d'Homère il ressort je ne sais quel enseignement
de courage, d'humanité ou tout au moins de com-
passion, de haute dignité morale. On est étonné
de trouver chez les anciens si peu de traces d'une
apologie aussi naturelle et aussi simple. Les
rhéteurs, parmi lesquels nous ne pouvons plus
citer aujourd'hui que Dion Chrysostome et Ma-
xime de Tyr, en ont donné les premiers exem-
ples ; Horace en offre l'esquisse élégante dans
son épîlre à Lollius ; Plutarquc y revient sou-
vent dans son traité Sur la lecture des poëb
et un docteur chrétien, saint Basile, semble en
avoir consacré la vérité dans une page de son
discours à des jeunes gens sur la lecture des
livres païens, où il signale avec un charme
éloquent de conviction la beauté morale du
tableau d'Ulysse paraissant devant Nausicaa.
Malgré les Aristarque et les saint Basile, la
subtilité de l'esprit grec ne put renoncer à ses
chères allégories et à ses prétendues découvertes
sur la philosophie d'Homère. On ne sait plus
aujourd'hui comment cette philosophie était
interprétée dans les ouvrages spéciaux de Favo-
rinus, d'Œnomaùs, de Longin, sur ce sujet, et dans
celui de Proclus Sur les dieux chez Homère;
mais il nous reste de nombreux fragments du
traité de Porphyre Tlepl xîjç cOu.Yipo\i çùoao^îaç,
entre autres une explication de la fable du Styx;
une autre de l'antre des nymphes dans YOdyssée,
où nous voyons que cet aventureux écrivain ap-
pliquait sans réserve la méthode allégorique.
On possède encore, sous le nom d'un certain Hé-
raclide ou Heraclite, un petit livre d'Allégories
homériques, et c'est dans le même sens qu'a été
composée la Courte explication des erreurs d'U-
lysse; morceau anonyme que nous voyons rap-
porte tour à tour, sans preuve convaincante, à
Porphyre ou à Nicéphore Grégoras. Du reste, ce
dernier ouvrage, à en juger par une expression
qui se trouve au chapitre vm (édition de 1745, par
J. Columbus), peut bien appartenir à un auteur
chrétien. Les chrétiens, comme les païens, aiment
à trouver des allégories dans les vieux poètes.
Eustathe recourt sans cesse à l'allégorie physique
ou morale dans son volumineux commentaire
sur Ylliade et YOdyssée, et nous avons de Ber-
nard de Chartres toute une interprétation allé-
gorique de Y Enéide.
Des anciens, ce fâcheux abus de l'exégèse s'est
répandu chez les modernes, et il nous a valu
bien des paradoxes, bien des livres d'une érudi-
tion puérile ou absurde, dont l'analyse aurait ici
peu d'utilité. On en trouvera l'indication à peu
près complète à l'article Homère, dans la Biblio-
thèque grecque de Fabricius.
Quant à la psychologie homérique, c'est une
curiosité plus sérieuse, dont se sont plus récem-
ment avisés quelques philologues, M. Halbkart
en 1796, et, après lui, M. Hamel (Paris, 1832).
Réduite à ses seules proportions légitimes, ce
n'est qu'une recherche du sens qu'Homère at-
tachait aux mots désignant, dans la langue des
siècles héroïques, les divers étals de l'âme et
ses diverses fonctions. Elle ne prétend pas plus
faire d'Homère un psychologue, qu'on n'a voulu
en faire un minéralogiste ou un médecin, quand
on a rassemblé en des écrits spéciaux les no-
tions que ses poèmes nous offrent sur la miné-
ralogie ou la médecine. Chercher dans Homère
l'origine de toutes les sciences et de tous les
arts a été une des rêveries favorites des bas âges
de la littérature grecque ; et nous lisons encore,
sous le nom évidemment supposé de Plutarque,
un livre où cette prétention est poussée jus-
qu'aux plus ridicules conséquences, ou, par exem-
ple, on fait remonter jusqu'à notre poète le sys-
tème de Pythagore, parce que des mots qui,
dans la langue homérique, désignent le bien et
le mal. rappellent par leur étymologie Yunité
et la ayade pythagoricienne. Voici quelques li-
gnes de la conclusion de ce livre : « Comment
n'attribuerions-nous pas toutes les connaissao
ces à Homère, lorsque ceux qui sont venus après
lui ont cru trouver dan9 ses poèmes des choses
HONG)
729 —
HUAR
même auxquelles il n'a pas pensé. Quelques-uns
ont été jusqu'à employer ses vers pour la divi-
nation, et n'y ont pas eu moins de confiance
qu'aux oracles d'Apollon. D'autres, en transpo-
sant ses vers et en les cousant, pour ainsi dire,
les uns aux autres, les ont adaptés à des sujets
absolument différents. » De telles pages méri-
teraient à peine une mention, si certaines erreurs
ne devaient pas être comptées dans une histoire
de l'esprit humain.
Sur la Morale d'Homère, voy. l'ouvrage récent
de M. Louis Ménard, la Morale avant les philo-
sophes (Paris, 1860). E. E.
homme, voy. Ame, Facultés. Destinée hu-
maine.
HONNÊTE. Les Latins et les Grecs ont sou-
vent disserté sur l'honnête, honestum, houeslas,
tô xa).6v. Distinguer l'honnête de l'utile, déter-
miner le rapport de l'un et de l'autre, prouver
que tout ce qui est honnête est utile, que tout
ce qui est vraiment utile est honnête : tel est
précisément l'objet des traités des Devoirs de
Panétius et de Cicéron. Les moralistes anciens
entendaient généralement par le Bien ou le sou-
verain Bien, le bonheur, ce dont la possession
rend parfaitement heureux, et le plaçaient, les
uns dans le plaisir, d'autres dans la vertu, d'au-
tres dans la réunion de toutes les choses aux-
quelles on donne le nom de bien. C'est ainsi que
Cicéron entend et définit le Bien dans le traité
de Finibus bonorum et malorum où il résume
les principaux systèmes de morale de l'anti-
quité. On comprend alors que les anciens aient
fréquemment désigné sous un autre nom, Yhon-
nète, le principe de tous nos devoirs. Les mo-
dernes définissent autrement le Bien; pour eux,
le souverain Bien, le véritable objet de la morale
n'est pas le souverain bonheur, le bien que
l'homme peut désirer de préfère.', mais le bien
absolu, le bien qu'il faut accomplir et qui est la
règle de toutes nos actions.
11 en résulte que la notion moderne du bien
absorbe l'antique notion de l'honnête; l'honnête,
en effet, n'est pas autre chose, même pour les an-
ciens, que le bien, source de tous nos devoirs. Il
suffit donc de renvoyer le lecteur pour l'antiquité à
la morale stoïcienne, particulièrement à Panétius
et à Cicéron, pour les temps modernes aux arti-
cles Bien et Devoir, aux uns et aux autres pour la
doctrine et la bibliographie. A. L.
HONORÉ ou HONORIUS. thé ologien et philo-
sophe du commencement du XIIe siècle. On ignore
la date et le lieu de sa naissance. Sur la foi
d'un manuscrit qui porte cette mention Àugusto-
dunensis, on a répété qu'il était prêtre de l'église
d'Autun. et il est ordinairement désigné sous le
nom d'Honoré d'Autun ; mais d'autres ont soutenu,
non sans vraisemblance, qu'il était né en Allema-
gne; il est au moins certain qu'il y a résidé, comme
le prouvent plusieurs passages de ses œuvres. Il
ilorissait dans les premières années du xn« siè-
cle, et a dû mourir vers 1130. Ses ouvrages sont
nombreux et la plupart ont été imprimés dans
les trois bibliothèques des Pères, celles de Paris,
de Lyon et de Cologne. Bernard Pez en a repro-
duit aussi quelques-uns dans son Thésaurus
anecdolorum. La plupart traitent de matières
purement théologiques, et l'on doit les négliger
ici. bien qu'ils aient eu assez d'autorité pour
que quelques-uns fussent attribués à saint Au-
gustin et d'autres à saint Anselme ou à Abailard.
Le peu de philosophie que l'on découvre dans
ses écrits permet à peine de le ranger avec sûreté
dans l'une des écoles qui, dès lors, divisent la
scolastique. On inclinerait pourtant à le mettre
parmi les réalistes : dans son traité de Imagine
mundi, il expose que Dieu, en créant le monde,
commence par concevoir en son intelligence 1er.
idées de toutes choses qui constituent le modèle
de la création, « le monde archétype » , puis la
matière universelle, puis encore les espèces et
les formes et enfin les individus. Dans un autre
traité, Scala cœli major, l'esprit mystique se
reconnaît au langage et aux idées : c'est comme
un prélude à Vltinerarium de saint Bonaven-
ture. L'àme s'élève à Dieu par douze degrés, qui
sont comme les moments successifs de la Visio
spirilualis ; au dernier, elle est hors des sens et
perçoit spirituellement jusqu'à l'image des cho-
ses matérielles. Son spiritualisme excessif le
porte même à avancer des propositions dont
l'orthodoxie ne s'accommoderait pas. Les enfers
et le ciel ne sont pas pour lui des réalités exté-
rieures et n'ont pis leur place dans l'espace, non
sunt corporalia loca; car tout lieu a les trois
dimensions, et l'âme qui n'en a aucune ne peut
être enfermée dans un lieu (Thésaurus Anecdo-
torum, t. II, p. 169). Il y a du reste une échelle
plus petite pour s'élever au ciel : c'est l'amour
et la charité. Le mysticisme chez Honoré semble
indécis entre les deux directions où il s'engagera
plus tard, la spéculation et la pratique ; toute-
fois, il semble pencher vers la spéculation. Son
opuscule de Animœ exilio et patria (ibid. , p. 228)
est une allégorie ingénieuse et subtile, tout à
l'honneur de la science. L'exil de l'âme c'est
l'ignorance, et la science c'est sa patrie. Pour
entrer dans cette terre promise, il faut passer
par dix villes, qui sont les dix arts libéraux et
les livres qui en traitent. Au premier rang on
rencontre : la dialectique, où on est reçu par cinq
ports, les cinq universaux; qui a une citadelle,
la substance, et neuf tours détachées, les neul
accidents; puis viennent la grammaire, la rhé-
torique, l'arithmétique, la musique, la géomé-
trie, l'astronomie, la physique, la mécanique et
l'économique. Enfin, dans deux opuscules, Vlne-
vitabihs (imprimé dans les bibliothèques des
Pères, et à part à Anvers en 1620 et 1624) et
le de Libero arbitrio (Thésaurus anecdolorum,
t. II), il maintient la liberté de l'homme et es-
saye de la concilier d'une part avec l'influence
de la grâce, et de l'autre avec celle des causes
physiques qui pour lui se résument dans des in-
fluences planétaires. On peut consulter sur Ho-
noré : Bernard Pez, Thésaurus anecdolorum,
t. II, introduction; — Histoire littéraire de la
France, t. XII, p. 165; — Biographie générale,
article Honoré, par M. Hauréau. E. C.
HUARTE (Juan), médecin et philosophe espa-
gnol du xvie siècle, né vers 1520 à Saint-Jean-
Pied-de-Port, dans la Navarre française. 11 s'est
rendu célèbre dans toute l'Europe par son Exa-
men des esprits propres aux sciences (Examen
de ingénias para las ciencias, in-8, Pampelune,
1578, et plusieurs fois réimprimé depuis; la
dernière fois à Amsterdam, in-12, 1662). On ad-
mirait dans cet ouvrage une grande indépen-
dance d'esprit, des vues hardies, quelquefois
profondes, jointes à un rare talent d'observation.
L'auteur pose en principe que chaque science
exige un esprit particulier ou des facultés d'un
certain ordre. Il montre à quels signes ces fa-
cultés peuvent se reconnaître, et divise les
sciences elles-mêmes en plusieurs catégories :
celles qui dépendent de la mémoire, celles qui
naissent de l'entendement, et celles qui ont pour
unique base l'imagination. C'est, comme on voit,
la classification de Bacon; et il n'est pas impos-
sible que le philosophe anglais l'ait empruntée
du médecin espagnol, dont l'ouvrage fut traduit
dans toutes les langues. Mais les paradoxes les
plus étranges se mêlent à ses ohservations, et le
Lut avoué du livre est de soutenir un système
HUET
— 730
HUET
de génération qui ne supporte pas un instant
l'examen. C'est là aussi qu'on trouve une pré-
tendue lettre du proconsul Catulus au sénat ro-
main, où le portrait de Jésus-Christ est tracé
dans les moindres détails. Ainsi que nous venons
de le dire, l'Examen des esprits a été traduit
dans presque toutes les langues européennes.
Il en a paru plusieurs traductions françaises,
l'une par Gabriel Chappuis, dont la première
édition fut imprimée à Lyon, in-16, 1580; une
autre par Vion-Dalibray, publiée à Paris, in-8,
1645 ; et une troisième par Savinien d'Alquié,
publiée à Amsterdam, en 1672. — Lessing n'a pas
dédaigné de traduire cet ouvrage en allemand,
in-8, Zerbst, 1752, et Wittemberg, 1785. X.
HUET (Pierre-Daniel), évêque d'Avranches,
membre de l'Académie française, précepteur du
Dauphin, fils de Louis XIV, naquit à Caen le
8 février 1630, et mourut à Paris le 26 février
1721, dans la maison des jésuites, après une
carrière laborieuse et honorée. Il est peut-être
l'expression la plus savante de cette école moitié
philosophique, moitié théologique, qui prétend
ramener l'homme à la foi par les sentiers du
doute, et qui obscurcit l'éclat des lumières na-
turelles, afin que l'âme, privée de leur secours
et brûlant de quitter ses ténèbres, se décide à
accepter le flambeau de la révélation. Cette école,
qui se croit très-ancienne, ne remonte cependant
pas au delà du xvie siècle. Bien que l'ardeur de
la lutte contre la philosophie païenne ait entraîné
certains Pères de l'Église à repousser toute es-
pèce de philosophie, et même à nier par mo-
ments l'autorité de la raison, aucune n'avait
élevé le pyrrhonisme au rang d'une méthode
destinée à conquérir les cœurs. Un procédé aussi
périlleux s'éloigne encore davantage de l'allure
tranquille et réservée des docteurs scolastiques
qui ne l'ont pas connu, qui n'en sentaient pas le
besoin, et qui l'auraient certainement repoussé.
C'est à l'époque de la réforme que le développe-
ment de l'esprit philosophique devenant chaque
jour plus menaçant pour l'Église, les apologistes
du dogme catholique conçurent l'espoir de ré-
primer les écarts indociles de la raison par le
tableau de ses misères et de son impuissance.
Gentian Hervet, adressant au cardinal de Lor-
raine la traduction des ouvrages de Sextus Empi-
ricus, prend soin de signaler les avantages du
pyrrhonisme, qui, en sapant les systèmes hu-
mains par la base, et dévoilant la fragilité des
sciences, corrige la présomption et dispose à
l'humilité, mère de la foi. Mille phrases sembla-
bles, éparses chez les théologiens de cet âge,
mettent en lumière la nouvelle direction impri-
mée à la polémique religieuse par l'empire des
circonstances. Au xvne siècle, Pascal se laissa
aller à cette pente, avec quelle tristesse de gé-
nie et quelle amertune éloquente, on ne l'i-
gnore pas ; mais, incomparable comme écrivain,
il est inférieur par l'érudition et la méthode
à l'évêque d'Avranches, qui reste parmi nous le
véritable cher du scepticisme théologique, avant
M. de Lamennais.
Le premier ouvrage de Huet qui laisse percer
le projet d'appuyer La foi n li doute phi-
losophique, c'est, qui te croirai I ? la Démonstra-
tion éyangélique. Au début de cette apologie
du christianisme entreprise par la raison, et afin
de ramener la raison, le docte prélat, par une
contradiction singulière, triomphe de la stérilité
des efforts de la raison, pour s'établir dans la
Bl pai ible possession du vrai. La science
humaine, a lei roire, esl obscun 1 1 mensong
la foi, fruil de la grâce, peul seule calmer I
tation de l'espril el éclairer son ignorance, l
afin de rehau er le pria de i e bienfail surnatu-
rel que Dieu nous a pourvus de facultés si dé-
biles : car, moins misérables, nous aurions été
plus présomptueux et moins soumis à sa parole.
Aussi ne doit-on pas redouter pour le christia-
nisme l'effet de ces systèmes qui enseignent que
nous ne pouvons rien connaître de certain à
l'aide de la raison; en affranchissant l'âme de
ses préjugés, ils préparent et assurent l'empire
de la foi.
Ces maximes et d'autres |à peine effleurées
dans la Démonstration évangéïique, commen-
cent à être développées dans les Questions d'Aul-
nay} ainsi nommées de l'abbaye où elles furent
écrites. Le but de l'ouvrage est 'la conciliation de
la foi et de la raison à laquelle on ne saurait
nier que l'auteur n'attribue une certaine portée:
car il convient qu'elle a sa clarté propre, émanée
du père des lumières, qu'elle se connaît elle-
même, et qu'elle est en état de savoir qu'il
existe une vérité et des moyens de la découvrir;
il avoue même qu'elle précède la foi, de même
que la nature précède la grâce. Mais à peine
a-t-il fait ces légitimes concessions, il les retire
presque aussitôt, paraissant regretter sa juste
condescendance envers l'esprit de l'homme.
Selon lui, cette vérité que la raison appelle et
qu'elle entrevoit, elle ne parvient pas à la con-
naître; elle ne recueille pour prix de ses efforts que
des doutes et des erreurs, qui témoignent de son
impuissance et du besoin pour nous de chercher
un meilleur guide. Et ce guide, c'est la foi, qui
seule peut conduire l'âme par des voies sûres et
infaillibles à la possession du vrai. Cela posé,
par un nouveau retour et une inconséquence fa-
milière aux écrivains de son école, Huet ne con-
sacre pas moins de deux livres à prouver que les
anciens philosophes, à l'aide de cette même rai-
son qu'il vient de convaincre, ont pressenti la
plupart des dogmes sublimes dont la civilisation
moderne est redevable au christianisme.
Un autre ouvrage où se trahit la disposition
de Huet à déprimer l'entendement humain,
c'est la Critique de la philosophie cartésienne.
Huet s'était laissé gagner, dans sa jeunesse, à la
beauté simple et sévère de cette noble philoso-
phie, qui a l'ait faire un si grand pas à la dé-
monstration des vérités morales ; et voilà que,
sur la fin de ses jours, il se montre l'adversaire
impitoyable de ces doctrines qu'il avait naguère
admirées, il l'avoue, au delà de toute expres-
sion ; il les poursuit avec acharnement; il vou-
drait en effacer le souvenir, comme s'il ne pouvait
pardonner à Descartes ni son dévouement à la
science, ni sa foi profonde dans la vérité de son
propre système. Selon Huet, la méthode carté-
sienne n'est qu'une inconséquence : car, une fois
qu'on s'est engagé dans la voie du doute, on n'a
pas le droit d'en sortir. La notion de l'existence
personnelle n'est pas la première qui se présente
a l'esprit ; elle suppose cette majeure : ce qui
pense existe, et elle tire son origine du raison-
nement, non de la perception. L'évidence est une
marque incertaine de la vérité, puisque nous
nous trompons chaque jour en croyant marcher
à sa lumière. L'àme est immatérielle assuré-
ment; mais Descartes a compromis cette grande
vérité par la manière dont il l'établit ; il est faux
qu'elle suive de la définition même de l'esprit,
opposée à la définition de la matière ; taux que
l'âme soit mieux connue que le corps et avant
le corps; faux que la natui insiste
seulement dans la pensée ; faux que le sentiment
n'appartienne pas aux organes; faux que certaines
idées ne dérivent pas des sens, t a raison n'a au-
i une notion positive et directe de l'infini ; elle le
conçoit comme négation du fini, el cette concep-
tion qui ne le représente pas, que chacun se
H CET
731 —
HUET
Cime par voie d'analyse et d'abstraction, qui
i ste toujours très-confuse, ne peut fournir au-
démonstration solide de l'existence divine.
Nous omettons d'autres objections, tantôt sérieu-
51 -. tantôt frivoles, contre plusieurs points de la
physique de Descartes. La conclusion de Huet,
c'est que la doctrine cartésienne est un tissu de
contradictions, qu'elle s'appuie sur des chimères,
qu'elle ignore les effets et les causes véritables,
qu'elle offense la religion en égalant l'autorité
de l'évidence à celle de la foi, et qu'elle aurait
troublé le monde par son arrogance, ses para-
doxes et ses empiétements, si la sagesbe des ma-
gistrats ne l'avait contenue et réprimée. A peine
cette critique amère est-elle adoucie par de
rares hommages que le censeur rigide de la
philosophie nouvelle ne peut s'empêcher de ren-
dre au génie vigoureux et pénétrant de son fon-
dateur.
Cependant, malgré les semences de scepticisme
éparses dans les ouvrages que nous venons de
parcourir, peut-être la place que Huet doit oc-
cuper dans la philosophie moderne serait-elle
restée un problème, s'il n'avait pas écrit le Traité
de la faiblesse de l'esprit humain, publié après
sa mort par l'abbé d'Olivet. Ici la pensée de
l'illustre évêque devient parfaitement claire :
c'est le pyrrhonisme absolu, enseigné d'une ma-
nière ouverte et mis sans détour au service de
la foi.
Le Traité de la faiblesse de V esprit humain
se compose de trois livres. Le premier a pour
objet d'établir que la vérité ne peut être connue
de l'entendement par le secours de la raison
avec une pleine et entière certitude. Huet en
donne treize motifs, pour la plupart tirés de
Sextus Empirions : par exemple, les illusions de
nos facultés, les changements qui s'opèrent con-
tinuellement dans les objets, la contradiction de
nos jugements, l'analogie du sommeil et de la
veille. Malgré son aversion pour le cartésianisme,
il se garde d'omettre parmi ses preuves l'igno-
rance où nous sommes, suivant Descartes, si
Dieu n'a pas voulu que nous nous trompions
toujours. Plus loin, il montre avec habileté que
c'est une pétition de principe de vouloir prouver
par la raison que la raison est certaine : « car,
dit-il, les arguments que l'on propose pour cela
comme certains, sont produits par la raison; or,
c'est cela même qui est une question, savoir si
la raison peut produire quelque chose de certain
et de véritable. » Un chapitre curieux de ce
premier livre est celui où Pévêque d'Avranches
veut montrer « que la loi de douter a été-établie
par d'excellents philosophes ». Veut-on savoir qui
sont, suivant lui, ces philosophes? A peu près
tous ceux de l'antiquité, entre autres les Pytha-
gore, les Parménide, les Platon, les Aristote, les
Porphyre, c'est-à-dire les chefs du dogmatisme
le plus audacieux que la raison ait jamais
produit.
Au second livre . Huet recherche quelle est la
plus sûre et la plus légitime manière de philo-
sopher; car « son intention n'est pas, dit-il (ch. iv),
d'eteinare toute la lumière de l'esprit; il ne croit
casque notre entendement soit dans un perpétuel
égarement; nous ne sommes point devenus des
troncs d'arbres, attachés à la terre, couverts
d'une épaisse ignorance de toutes choses, dé-
pourvus de conseil et de règle pour conduire
notre vie.... Encore que nous ne marchions pas
à la lumière du soleil et en plein midi, nous
marchons au moins à la lumière réfléchie de la
lune ». La lumière réfléchie que cette métaphore
nous promet est celle de la probabilité, que la
sagesse consiste à suivre, puisque l'homme ne
peut parvenir à la certitude. L'àme n'a pas de
notions innées, comme Platon, Proclus, et Des-
cartes le supposent à tort ; toutes ses idées tirent
leur origine de la sensation; elle doit donc s'en
tenir à ce qui paraît, et se guider par la vrai-
semblance. Voici les avantages que l'homme re-
tirera de cette conduite : il évitera l'erreur,
l'opiniâtreté et l'arrogance, et il se rendra ainsi
digne de recevoir le don de la foi que Dieu veut
bien accorder à ceux qui ne se confient pas aux
forces de la nature et qui ne présument pas de
la pénétration de leur esprit. Or, la foi supplée
au défaut de la raison, et rend très-certaines des
choses qui pour la raison ne l'étaient pas. « Par
exemple, dit Huet (ch. n), ma raison ne pouvant
me faire connaître avec une entière évidence et
une parfaite certitude s'il y a des corps, quelle
est l'origine du monde, et plusieurs autres choses
pareilles, après que j'ai reçu la foi, tous ces
doutes s'évanouissent comme les spectres au lever
du soleil. »
Ainsi l'empirisme et la probabilité, le doute
conduisant à la foi et la foi tenant lieu de la
raison, même dans la connaissance des choses
sensibles et dans les usages de la vie, voilà en
deux mots toute la doctrine philosophique de
Huet.
Cette étrange théorie achève de se dessiner
dans un troisième livre où sont exposées avec
une franchise qui honore l'auteur, puis réfutées
les objections principales contre le pyrrhonisme,
par exemple qu'il est impraticable, qu'il ren-
ferme une contradiction, qu'il outrage la Pro-
vidence, etc.»Amené peu à peu à mieux définir
son sentiment à l'égard de la raison, Huet veut
bien reconnaître qu'elle est pourvue de notions
premières, quelle qu'en soit l'origine, humaine-
ment certaines ; mais il conteste que ces notions
aient une portée absolue en dehors de la foi.
« Tant que l'entendement humain, dit-il (ch. xv),
s'appuyant sur la raison, se fonde sur les premiers
principes, à peine peut-il se soutenir ; mais sitôt
que la foi vient à son secours, il demeure ferme
et inébranlable. » Et plus bas: « Lorsque la raison
s'applique aux premiers principes, quoiqu'elle y
trouve une souveraine certitude humaine, il leur
manque néanmoins quelque chose pour être
certains d'une parfaite certitude, et ce défaut
est suppléé par la foi. » Il ne s'agit ici que des
axiomes; mais Huet ne tarde pas à étendre ces
maximes à toute espèce de connaissance. « Ces
autres propositions, dit-il [ubi supra), me de-
viennent certaines par la foi : l'homme est com-
posé d'un corps et d'une âme; l'homme sent et
vit; je suis et je vis, puisque je crois et que je
sais que je crois. Ces propositions, que je trouvais
certaines par la raison d une certitude humaine,
lorsque la foi survient, deviennent certaines
d'une certitude divine, et toutes ces ténèbres qui
occupaient mon esprit se dissipent. Véritablement
c'est un grand avantage que nous tirons de la foi
et de la théologie, que notre entendement chan-
celant soit confirme, et qu'il soit amené à une
pleine, à une claire et à une certaine connais-
sance de la vérité. »
Après avoir esquissé les principaux traits du
système de Huet, il resterait à en discuter le
principe et les conséquences, à voir si la plus
sûre manière de philosopher est de renoncer à
l'usage de la raison, et si le doute philosophique
peut engendrer la foi religieuse; mais au milieu
de cet examen, qui a été entrepris tant de fois,
mieux vaut faire connaître comment le pyrrho-
nisme de l'évêque d'Avranches a été jugé par ses
contemporains.
Arnauld écrivait en 1692 : « Je ne sais ce qu'on
peut trouver de bon dans le livre de M. Huet
cop'-e M. Descartes, si ce n'est le latin : car je
HUET
— 732
HUGU
n'ai jamais vu de si chétif livre, pour ce qui est
de la justesse d'esprit et de la solidité du raison-
nement. C'est renverser la religion que d'outrer
,i> pyrrhonisme autant qu'il fait : car la foi est
fondée sur la révélation dont nous devons être
assurés par la connaissance de certains faits. S'il
n'y a donc point de faits humains qui ne soient
incertains, il n'y a rien sur quoi la foi puisse être
appuyée. »
Voilà le jugement que portait Arnauld de la
Critique de la philosophie cartésienne, où le
pyrrhonisme perce de toutes parts, mais toutefois
n'est pas encore érigé en méthode. Veut-on main-
tenant savoir quel accueil reçut le Traité de la
faiblesse de l'esprit humain, non pas auprès
des philosophes qui voyaient les bases de leur
science ébranlées, mais parmi le clergé et jusque
dans le sein de la Compagnie de Jésus, si ri-
goureuse à l'égard du cartésianisme, si pleine
de défiance à l'égard de la raison ? Non-seulement
il ne se trouva personne qui osât en prendre la
défense; mais le scandale de voir un évêque
enseigner le scepticisme et prétendre assurer la
foi par cette tactique misérable, alla si loin que
les jésuites, amis de Huet, se virent réduits à
contester l'authenticité de son livre. Au mois de
juin 1725, parut dans les Mémoires de Trévoux
un article destiné à établir « que le titre et
beaucoup plus le dessein de l'ouvrage juraient
avec le nom et le caractère de l'auteur à qui on
osait l'attribuer, et que c'était quelque pyrrho-
nien outré qui avait voulu mettre en crédit une
doctrine surannée à l'aide d'un nom si respectable
aux savants et aux gens de bien». Après avoir
rendu justice « au pieux évêque d'Avranches »,
les Mémoires de Trévoux tonnent contre « l'au-
teur ténébreux qui s'est transformé ainsi en
ange de lumière pour mieux répandre partout
ses ténèbres pyrrhoniennes. Heureusement pour
les sciences soit humaines, soit divines, cet auteur
ne passe pas les bornes du grammairien sophiste,
et ne saurait imposer aux plus forts esprits, et
beaucoup moins aux esprits populaires les plus
faibles. Tout son ouvrage n'est qu'un réchauffé
d'Empiricus et de quelques anciens rhéteurs qui
n'ont donné d'autres preuves de philosophie et
de raisonnement, que la hardiesse à contredire
les philosophes qu'ils n'entendent pas. Encore
eussent-ils pu se donner quelque relief de phi-
losophie et de solidité d'esprit, s'ils se fussent
bornés à contredire les philosophes qui ne laissent
pas de prêter un peu à la contradiction- mais,
par bonheur pour les philosophes, on a vu le prin-
cipe qui faisait agir ces contradicteurs éternels,
lorsqu'on les a vus saper également toutes les
sciences, la géométrie comme l'almanach; nier
qu'il fût jour en plein midi, que deux et deux
fissent quatre; combattre toute évidence^ et re-
noncer à toute religion, à tout principe, a toute
société, à tout sens commun.... » Spectacle re-
marquable, sinon unique, dans les annales de
la philosophie moderne? Un journaliste de Tré-
voux, c'est-à-dire un jésuite parlant au nom
de la Compagnie, se porte le défenseur de l'au-
torité de la raison contre le ^pyrrhonisme pro-
fessé par un des princes de l'Eglise de France.
Ce qui suit n'est pas moins remarquable. «On
veut croire, continuent les Mémoires de Trévoux,
que l'auteur a une intention saine; mais son
intention ne corrige en aucune sorte le vice du
système qu'il propose. Les pyrrhoniens étaient
peut-être malintentionnés; mais ils raisonnaient
conséquemment, en sapant ouvertement les prin-
cipes de la religion après avoir sapé ceux de la
raison. En effet, l'auteur a bonne grâce, a pris
nous avoir rendu suspects nos yeux, nos oreilles,
notre cerveau, notre cœur, notre esprit, notre
pensée; après nous avoir dit qu'il est impossible
d'atteindre aux vérités les plus communes; après
avoir traité l'histoire, la morale, la géométrie
de frivoles illusions; après nous avoir mis en
défiance contre Dieu, qu'il nous permet de re-
garder comme occupé à nous tromper- il a bonne
grâce de venir nous prêcher la foi, la religion
et les mystères! Un esprit faible ou même un
esprit fort que son premier livre aurait séduit,
serait bien en état d'être ramené par le second?...
La foi, dit-il, supplée au défaut de la raison.
C'est un sophisme : car si la foi supplée au défaut
de la raison, c'est, comme le dit saint Thomas,
à l'égard des choses divines à quoi la raison ne
peut atteindre; mais la foi fait-elle que nous
concevions mieux qu'il soit jour en plein midi;
qu'un triangle ait trois angles; qu'il y ait des
corps et un univers? Un ignorant en devient-il
plus éclairé dans les sciences humaines pour
connaître qu'il y a une Trinité en un seul Dieu?»
Que pourrions-nous ajouter à ces lignes? Elles
n'établissent pas seulement que le Traité de la
faiblesse de V esprit humain a été répudié dès
son apparition pour tous les écrivains catholiques
de quelque poids; elles prouvent aussi avec une
irrésistible évidence que l'idée même de ce livre
fameux, le projet d'élever l'édifice des croyances
religieuses sur la base chancelante du scepti-
cisme, est une prétention chimérique, désavouée
par le sens commun qu'elle outrage, périlleuse
par la foi qui ressent l'atteinte de tous les coups
portés à la raison et à la philosophie. Soutenir,
demande Huet quelque part, que le doute est
le chemin de la foi, n'est-ce pas avancer que
pour croire, il est bon de ne pas croire? On doit
regretter qu'après avoir posé le problème si
nettement, le pieux et docte prélat ne l'ait pas
mieux résolu.
Voici les titres des principaux ouvrages de
Huet : de Interpretatione libri duo, in-4, Pa-
ris, 1661; — Origenis Commentaria in sacram
Scripturam , 2 vol. in-f°, Rouen, 1668; — de
l'Origine des romans, in-12, Paris, 1670; —
Discours prononcé à l'Académie française, in-4,
ib., 1674; — Animadversiones in Manilium et
Scaligeri notas, in-4, ib., 1679; — Demonslratio
evangelica , in-f°, ib., 1679; — Censura philo-
sophiœ cartcsianœ,'m-\2, ib., 1689;— Quœstiones
Alnetanœ de concordia rationis et fidei in-4,
ib., 1690: — Nouveaux mémoires pour servir
à l'histoire du cartésianisme, in-12, ib., 1692;
— Dissertations sur diverses matières de religion
et de philosophie, in-12, ib., 1712; — Histoire
du commerce et de la navigation des anciens,
in-12, ib., 1716; — Commentarius derebusad eum
pertinentibus, in-12, Amst., 1718; — Huetiana,
in-12, Paris, 1722. La plupart de ces ouvrages
ont eu plusieurs éditions. Il faut y joindre le
Traité de la faiblesse de l'esprit humain, publié
par l'abbé d'Olivet avec un éloge historique de.
l'auteur, in-12, Paris, 1722; Amst., 1741. Hu.'t
avait pris soin de faire une traduction latine de
son livre, qui a été imprimée à Amsterdam,
in-12, 1738. Bruckcr parle longuement de Huet
au tome IV de son grand ouvrage.
Voy. aussi Eggcr, de Viribtts mentis humants
contra Huetium, in-8, Berne, 1735, enfin Huet,
évêque d'Avranches, ou le Sccj>licisme théolo-
gique, par Ch. Bartholmess, Paris, 1850, in-8. C. J.
HUGUES d'Amiens ou de Rouen, ainsi surnom-
nu parce qu'il desrendait des comtes d'Amiens, et
fut archevêque de Rouen, naquit vers la fin du
xic siècle, ii mourut le 11 novembre 116ï. 11 fit
ses études à Lion, dans l'école des célèbres frères
\n elme et Raoul. 11 embrassa la vie religieuse
à Cluny, et fut successivement prieur de Saint-
Martial de Limoges, prieurde Saint-Pancracc-de-
HUGU
— 733 —
HUGU
Le.ivcs en Angleterre, abbé de Redding, et ar-
chevêque de Rouen en 1130. Il ne fut point
étranger aux événements politiques et religieux
de son temps, et resta toujours fidèle au saint-
siége contre les prétentions de la couronne
d'Angleterre.
On a de lui sept livres de dialogues sur divers
sujets théologiques, publiés par Dom Martenne
dans ses anecdotes : trois livres sur l'Église et
ses ministres, imprimés à la suite des Œuvres
de Gilbert de Nogent, par D. Dacheri; quelques
autres écrits ou lettres qu'il faut chercher dans
divers recueils, et qui, pour la plupart, n'ont
lien de commun avec la philosophie. Les ques-
tions dont l'examen se trouve dans ces ouvrages
sont celles qui se rapportent à Dieu, au HBre
arbitre, à la vie future. Elles sont exclusivement
traitées au point de vue théologique, appuyées
de citations de l'Écriture, et ne présentent que
des solutions sans originalité et sans intérêt,
mais toutes admises à cette époque. H. B.
HUGUES de Saint-Victor. On n'est pas d'ac-
cord sur la contrée qui vit naître ce célèbre
moine du xne siècle. Les uns le font Flamand,
les autres Saxon, d'autres enfin Lorrain. Cette
dernière opinion paraît la plus probable. A un
âge fort tendre encore, il fit de rapides progrès
dans ses études chez les chanoines d'Hamersle-
ben, en Saxe. Il se voua de bonne heure à la vie
monastique dans le couvent de Saint-Victor de
Marseille, qu'il quitta pour l'abbaye de Saint-
Victor de Paris. II y enseigna avec succès la
théologie, donnant, par la solidité de ses leçons,
l'idée de la juste mesure de hardiesse et de
prudence qui doit présider à un enseignement
si important. Sa vie se passa dans une position
fort modeste; il ne s'éleva jamais à aucune des
dignités de son ordre, et ne se distingua que
par son travail et par son savoir. Il mourut le
11 février 1141, à l'âge de quarante-quatre ans.
Contemporain d'Abailard, et placé tout près du
théâtre de ses succès, il ne fut point son rival.
Il l'égalait cependant en savoir; mais son ju-
gement droit et son esprit mesuré firent qu'il
enseigna avec moins d'éclat sans doute, mais
avec plus de sécurité. Il semble d'ailleurs avoir
été plutôt son partisan que son adversaire; un
passage de son Traité des Sacrements (liv. I,
3e partie, ch. xxvi) ne permet guère de le
justifier d'avoir, dans le mystère de la Trinité,
renouvelé, comme Abailard, l'opinion des sabel-
liens. Ce n'est pas, du reste, le seul exemple
qu'il ait donné de l'indépendance de son esprit.
11 soutient, contre des docteurs qu'il accuse de
n'avoir pas une idée juste de la portée de l'in-
telligence humaine, que la même foi avait été,
il est vrai, celle de tous les âges et de tous les
fidèles, mais que tous les âges et tous les fidèles
n'en avaient pas une connaissance aussi parfaite.
Jn his camdem fîdem, non eamdem fldei cogni-
tionem invenimus.
Dans l'analyse de la notion de Dieu, il dit
■que l'homme a été créé à son image ; que c'est
par cette image, qui repose dans l'esprit humain,
que nous pouvons connaître Dieu, et non-seu-
lement savoir qu'il est, mais encore pénétrer
jusqu'à ses perfections fondamentales, la puis-
sance, la sagesse, la bonté, et tirer la notion de
eause de l'idée que nous nous faisons de lui. Il
est vrai que, dans un autre endroit, il affirme
■que Dieu ne peut, quant à son essence, être
pensé par l'homme, pas même par analogie,
attendu, ajoute-t-il, qu'il est au-dessus de tout ce
que nous connaissons, au-dessus des corps et des
esprits, et que l'homme ne peut penser que des
choses relatives {ubi supra, liv. 1, 10e partie,
ch. nj.
L ame, son essence, ses conditions, ses facultés,
ont lourni à ce philosophe de nombreuses ob-
servations et des réflexions ingénieuses et pro-
fondes, dont l'étude n'est point à dédaigner. Ce
n'est pas là, sans doute, la psychologie telle que
nous l'entendons aujourd'hui. Ces travaux sur
l'àme sont mêlés de données empruntées à une
physique et à une physiologie telles que le temps
permettait de les concevoir. Du reste, l'origine
de ce genre de considérations se trouve claire-
ment dans les trois livres de l'Ame d'Aristote.
On sait que ce philosophe ne s'est pas borné à
considérer l'âme dans ses fonctions intellectuelles ;
mais qu'il en a poursuh l la présence jusque dans
la sensibilité et ses organes, et qu'il en a étendu
l'idée jusqu'aux animaux et même jusqu'aux
plantes. On ne sera donc pas étonné que, fidèle
aux enseignements de ce maître légué par l'an-
tiquité au moyen âge, Hugues de Saint-Victor
ait exposé sur l'âme la série de considérations
dont nous allons esquisser l'analyse.
L'àme est, à ses yeux, placée dans le monde
entre les corps et Dieu; en sorte toutefois
que Dieu est en elle, et le monde hors d'elle.
Avant la chute, car nous ne pouvons séparer
le point de vue de l'auteur de la tradition
chrétienne, qui en est un élément nécessaire,
l'âme voyait par un œil triple, ou plutôt par
trois yeux : l'œil de la chair, celui de l'in-
telligence, celui de la contemplation, par lesquels
elle percevait le monde et ce qui est en lui,
elle-même et ce qui est en elle, Dieu et ce qui
est en Dieu. Le péché éteignit l'œil de la con-
templation, obscurcit celui de l'intelligence, et
ne laissa intact que l'œil de la chair. L'œil de
la contemplation éteint rend nécessaire la foi,
la foi qui est la croyance aux choses invisibles
ou incompréhensibles, à toutes celles qui ne
sauraient être l'objet de l'expérience, à Dieu
avant tout. La connaissance de la vie future
elle-même n'est plus dans l'homme qu'à l'état
de pressentiment.
Une fois admis que la chute est la cause de
l'état actuel de l'âme, tout ce que dit Hugues de
Saint-Victor de cet état actuel appartient entiè-
rement à la réflexion philosophique. Si le mys-
ticisme y affranchit quelquefois l'auteur des
entraves de l'observation, ce n'est plus par l'in-
tervention des données traditionnelles de la
religion, c'est par suite de ses dispositions per-
sonnelles à un mysticisme philosophique dont
d'autres avaient déjà donné l'exemple.
Le système psychologique de Hugues de Saint-
Victor n'est pas fondé complètement sur la dis-
tinction absolue, telle que la conçut plus tard le
cartésianisme, de l'àme et du corps. S'il admet
d'une manière formelle cette distinction, ce n'est
qu'après avoir, en quelque sorte, épuisé tous les
rapports de ces deux substances, ce n'est qu'a-
près avoir conduit l'àme, à travers l'organisme,
depuis les hauteurs de la pensée jusqu'aux li-
mites des sens. Il a bien soin toutefois de ne pas
distinguer plusieurs âmes, comme l'ont fait d'au-
tres au moyen âge, et, s'il trouve quelque em-
barras à résoudre tant de fonctions diverses
dans l'unité ontologique de la substance imma-
térielle, du moins s'est-il soustrait à l'absurdité
d'une pareille division.
Ame et esprit sont, à ses yeux, des mots qui
expriment un seul et même être, âme en tant
qu'il anime le corps, esprit en tant que con-
tenant dans son essence propre la connaissance
rationnelle par laquelle il s'élève à Dieu. Ce
n'est pas, comme plusieurs l'ont cru au moyen
âge, et en particulier ceux qui cultivèrent la
philosophie hermétique , qu'il y ait une âme
sensible ou animale, et une àme raisonnable ou
HUGU
— 734 —
HUME
esprit; c'est que l'âme, une et toujours la même.
vit en soi par la raison et la pensée, et commu-
nique au corps la sensibilité, en vivifiant les
sens; ce sont deux attributs, deux fonctions d'une
même force. Il regarde ces deux propriétés de
l'âme comme si étroitement unies, comme se
confondant si intimement dans la même unité,
qu'il va jusqu'à soutenir que sans la raison le
corps lui-même ne saurait vivre.
Il donne de l'âme une définition qui montre
que, tout en cherchant à expliquer sa liaison
avec le corps, il distingue les deux substances.
« L'âme, selon lui [de Anima, lib. II), est une
substance qui communique la vie; elle est plus
subtile encore que le feu et l'air; elle est dis-
posée de manière à s'unir au corps, mais elle
n'est pas corporelle; bien plus, elle est abso-
lument esprit, en tant que douée de raison ;
dans l'homme elle est une avec l'esprit, encore
que ces expressions aient un sens différent. »
La simplicité de l'âme ne permet pas d'ad-
mettre que la diversité de ses fonctions résulte
de ses diverses parties; elle résulte de ses di-
verses propriétés ou facultés. Hugues admet trois
facultés générales dans l'âme : elle désire, elle
s'irrite, elle connaît. Ainsi la concupiscibilité,
l'irritabilité, la raison forment dans son unité
une sorte de trinité, conception dans laquelle
nous voyons se reproduire l'idée sabellienne.
Du reste, l'action de l'âme est graduée comme
ses facultés mêmes. Elle communique avec les
corps par les sens, en réfléchit la figure par l'i-
magination, les examine par la réflexion, éclaire
leur nature par la raison, en confie le souvenir
à la mémoire. La faculté la plus élevée de l'âme
conçoit cet ensemble de perceptions, et le sou-
met soit à la méditation, soit à la contem-
plation.
Cette analyse, que sans doute une psychologie
sévère n'admettrait pas sans restriction, conduit
Hugues de Saint-Victor à des subtilités dans
lesquelles nous ne le suivrons pas.
Lorsque, cherchant le terme moyen qui lie
entre eux le corps et l'esprit, Hugues reconnaît
ce médium dans l'imagination, sans doute il
ne résout pas ce difficile problème; mais il
arrête l'attention du psychologue sur des faits
qui participent des deux natures, et qui. s'ils ne
sont pas ce lien lui-même, sont certainement
les effets de cette union, et, en cette qualité,
résument le fait observable sous lequel se ma-
nifeste la loi à découvrir. Le soin que met
Hugues de Saint-Victor à déterminer les points
extrêmes par lesquels l'âme s'unit à Dieu et au
corps, l'intelligence à la sensibilité physique;
celui ave:, lequel il marque les divers échelons
intermédiaires, la sensibilité morale, l'imagi-
nation; l'opération analogue qu'il tente pour
faire voir de quelle manière le corps s'évertue à
s'élever jusqu'à l'àme et à s'unir à elle, sont
autant d'efforts vers l'analyse complète des faits
de la nature humaine. Cette manière de voir est
plus judicieuse que la séparation absolue des
phénomènes de l'esprit et de ceux du corps, qui
a conduit quelques philosophes modernes à nier
la possibilité de concevoir un lien quelconque
• litre les deux substances. Avec les vues de Hu-
de Saint-Victor, on n'a besoin, pour expli-
quer l'influence de la volonté sur le corps, ni de
l action divine, ni de l'harmonie lie, ni
d'autres systèmes, qui, peut-être en apparence
plus scientifiques, n'en son! entis
ence. En arrêtant dans l'imagination
le développement le plus élevé de l'intell ..
nimaux, Hugues de Saint-Victor s'esl
tré ob ei vateur plus exael que les auteurs des
systèmes exclusifs qui ont élevé l'animal jus-
qu'aux facultés de l'homme, ou l'ont abaissé
presque au-dessous du végétal.
Si, à la suite de ces considérations, Hugues
de Saint-Victor regarde le feu et l'air comme des
forces déliées dont l'âme se sert pour gouverner
le corps, cette physiologie, empruntée à la phy-
sique des anciens, est d'ailleurs naturelle à l'es-
prit, humain, qui, dans l'impuissance d'atteindre
la substance spirituelle en elle-même, se la
figure sous l'image des corps les plus subtils.
L'analyse que Hugues de Saint-Victor a donnée
des affections de l'âme est peu heureuse, et mé-
thodique seulement en apparence. On trome
dans cette nomenclature la peur, le désir, la
justice, et d'autres encore qu'une psychologie
bien entendue doit résoudre dans des éléments
plus simples. Nous croyons donc inutile de nous
arrêter sur ce point.
Le moyen âge a eu, comme notre siècle, sa
phrénologie. Moins développée que la nôtre,
elle pourrait cependant n'avoir pas été étran-
gère à la naissance de cette prétendue science
parmi nous. Hugues de Saint-Victor, ainsi que
beaucoup d'autres philosophes de cette époque,
partageait le cerveau en trois parties ou cham-
bres. Dans la partie antérieure ils plaçaient la
sensibilité ; dans la partie postérieure, l'origine
de tous nos mouvements; dans celle du milieu,
l'activité intelligente. Ce n'est pas là, sans doute,
la division adoptée par les phrénologues con-
temporains; mais c'est une division du cerveau
adaptée à diverses classes de facultés, et, par
conséquent, elle constate, à cette époque, la
connaissance du principe sur lequel se fonde le
système de Gall.
Tels sont les traits principaux de la philo-
sophie de Hugues de Saint-Victor, l'un des hom-
mes les plus savants de son siècle. Ses écrits se
distinguent par une simplicité qui ne cherche
ni l'éclat ni la subtilité. Il embrasse d'un esprit
clair et précis tout l'ensemble du savoir humain
à cette époque; mais, loin de tirer gloire et pro-
fit de cet avantage, il le subordonne au besoin
de faire reposer sur de solides preuves la vérité
de la religion. Dans cette tâche difficile il se
montra aussi respectueux pour l'autorité de
l'Église, que plein de confiance dans l'origine et
la portée de la raison.
Le recueil général des œuvres de Hugues de
Saint-Victor a été mis jusqu'à six fois sous
presse. Les deux premières éditions sont de Pa-
ris, 1518 et 1526; la meilleure est celle de Ve-
nise, 1588] la dernière et la plus négligée, celle
de Rouen, 1648. Il y a beaucoup d'éditions parti-
culières de ses traités séparés. V Histoire litté-
raire de la France (t. XIII, p. 50 et suiv.) en a
donné la liste, ainsi que celle de ses ouvrages
non imprimes et des écrits qu'on lui a faussement
attribués. Consultez Weis, Hugonis de sancto
Vietore meihodus mystica, Parisiis, 1839. in-8.
H. B.
HUMANITÉ, voy. Destinée humaine.
HUME ( David), un des esprits les plus nets et
les plus indépendants du xvin0 siècle, naquit en
1711, un an après Reid, un an avant Rousseau,
dans une ancienne et noble famille d'Edimbourg.
« De bonne heure, dit-il lui-même, il se sentit
aé p ir un goût pour la littérature qui a
été sa passion dominante e1 la grande source
de ses plaisirs. •> Destiné par ses parents à la
jurisprudence, mais bientôt dégoûté de cette
étude, il Be jeta dans la philosophie et il
l'histoire. Attiré en France par l'esprit qui y
régnait, ma 9 trop pauvre pour \ \ e â Paris, il
passa, aux environs de Reims el de la Flèche
trois années studieuses el fécondes, de 1734 à
1737. C'esl « sous ce beau climat », qu'excité par
HUME
— 735
HUME
les écrits de Locke et de Berkeley, et animé par
l'amour de la gloire, il composa son Traité de
la nature humaine (2 vol. in-8, Londres, 1738).
« Mais jamais début littéraire ne fut plus mal-
heureux ; l'ouvrage mourut en naissant, sans
même obtenir l'honneur d'irriter les dévots. »
Ce mot de Hume est plus piquant que vrai : le
Traité de la nature humaine essuya quelques
critiques violentes. Toutefois, l'auteur continua
de vivre dans la solitude, et y écrivit la pre-
mière partie de ses Essais de morale et de poli-
tique, livre qui partagea le sort du précédent.
Quatre ans plus tard, Hume sollicita la chaire
de philosophie morale à l'université d'Edim-
bourg; protégé par la noblesse, mais repoussé
par le clergé, il fut sacrifié à James Beattie. Au
lieu de la robe de professeur, il prit l'uniforme
d'officier, pour accompagner le général Saint-
Clair en ambassade à Vienne et à Turin : deux
années s'écoulèrent au milieu de ces fonctions
diplomatiques. Son retour en Angleterre fut
marqué par la publication des Essais sur Ven-
tendement humain. Cette production passa d'a-
bord inaperçue, comme l'ouvrage dont elle est
une élégante refonte, c'est-à-dire comme le Traité
de la nature humaine. Telle est néanmoins la
force du tempérament et du caractère, que ces
revers ne firent que peu ou point d'impression
sur Hume. Retiré chez son frère dans un château
d'Ecosse, il fit réimprimer ses Essais de morale
avec un égal défaut de succès, et paraître coup
sur coup ses Discours politiques, et ses Recher-
ches sur les principes de morale. C'est de la pu-
blication de ce dernier écrit que date un chan-
gement dans la destinée de cet esprit opiniâtre.
Après avoir été traité pendant quarante ans avec
une indifférence extrême, il parvint à jouir, durant
vingt autres années, d'une réputation de plus en
plus brillante. C'est son adversaire infatigable,
le savant critique de Voltaire, le docteur War-
burton, qui appela principalement sur Hume l'at-
tention du public. Dix autres antagonistes, pour
la plupart laïques, lui rendirent le même ser-
vice : de ce nombre étaient Reid, Beattie, Os-
wald, Hurd, Tytler, Price, Adam, Douglas. La
véritable origine de sa haute renommée n'est
toutefois que dans son Histoire des révolutions
d'Angleterre. Il venait d'être élu bibliothécaire
d.tns sa ville natale, quand lui vint l'idée de cette
vaste et patriotique entreprise. A peine le pre-
mier volume eut-il paru, que lord Bute, ministre
d'État, lui offrit une pension. Pendant qu'il pré-
parait le second volume, et qu'il corrigeait les
épreuves d'une Histoire naturelle de la religion,
il reçut de lord Hertfort l'invitation de le suivre
à Paris, comme secrétaire de légation. L'accueil
enivrant qu'on lui fit dans « ce café de l'Eu-
rope » est chose fort connue. Ce qu'il y a de
curieux, c'est qu'il fut plus fêté par les dames
de la cour que par les encyclopédistes. Ceux-ci,
dit-on, trouvaient que Hume « avait dépouillé
quelques anneaux, mais non toute la chaîne des
superstitions ». Après avoir été chargé d'affaires
jusqu'à l'arrivée du duc de Richmond, il quitta
Paris pour être nommé sous-secrétaire d'État,
emploi dont il se démit en 1769. C'est vers cette
époque qu'eut lieu sa querelle avec Jean-Jac-
que, tristes récriminations entre deux caractères
qui auraient dû éviter de se rencontrer. En sor-
tant de la carrière politique, Hume eut l'inten-
tion de se fixer à Paris; mais le souvenir d'E-
dimbourg nuisit à ce projet. Dans cette moderne
Athènes vivaient, non-seulement les antagonistes
(le Hume, mais s'es meilleurs amis, Adam Smith,
Ferguson, Blair, Black, Home, ce sont eux qu'il
préféra aux beaux esprits de la France. Il ne lui
fut pas permis cependant de jouir longtemps du
bonheur de vivre au milieu d'eux. Hume expira
presque subitement en 1776, avec la grave et
douce simplicité d'un sage, laissant inachevée
une suite de pensées qui avaient pour objet la
religion, Y immortalité et le suicide.
Hume est un sceptique. Les écrits où il ex-
pose ses doctrines sont nombreux; nous nous
bornerons à l'analyse de deux principaux, du
Traité de la nature humaine, et des Essais
sur l 'entendement humain : deux ouvrages qui
se ressemblent singulièrement par le fond des
pensées et par l'esprit général, mais qui, sous
le rapport de l'expression et de la méthode,
diffèrent infiniment l'un de l'autre. Le style
de celui-ci est aussi facile, clair et agréable que
le langage de celui-là est obscur et embarrassé.
La manière didactique et scolastique que l'au-
teur a adoptée dans le premier est tout l'op-
posé des libres allures du second. 11 semble ce-
pendant nécessaire d'étudier le Traité, quand on
veut _ arriver à une parfaite intelligence des
Essais. Le Traité jette une lumière plus philo-
sophique sur les problèmes discutés, parfois réso-
lus dans les Essais; il a une profondeur, une
hardiesse, une sévérité qui se cachent adroite-
ment, ou qui peut-être manquent dans les Essais.
On s'est étonné du bruit que l'un et l'autre livre
firent un peu plus tard, de 1760 à 1800. Ils ne
contiennent, disait-on, rien de neuf, rien d'ori-
ginal; ils abaissent même, ils dégradent les doc-
trines des sceptiques d'autrefois : ils revêtent le
pyrrhonisme d'une forme vulgaire et usuelle,
en lui ôtant les caractères dont la spéculation
aimait à l'envelopper!... Sans doute, on y cher-
cherait vainement l'essor métaphysique de cer-
tains sceptiques antérieurs, mais Hume y dégage
habilement, dans un langage populaire, des con-
victions à la mode, une série de conclusions qui
en découlent naturellement. Il avait du moins le
mérite d'être franc et bon logicien, et de pous-
ser sans effort l'empirisme, le sensualisme aux
extrémités du doute absolu. Voilà les motifs de
l'accueil que reçurent ces deux publications ;
voilà ce qui explique ces paroles de Joseph de
Maistre : « Hume était le plus dangereux et le
plus coupable de ces écrivains funestes, celui qui
a employé le plus de talent, avec le plus de
sang-froid, pour faire le plus de mal. » Ces
volumes, aux yeux des contemporains, renfer-
maient l'histoire du genre humain, le dernier
mot de la philosophie et la~ leçon suprême de
l'expérience.
Les œuvres de Reid et de ses disciples, le
Journal de Maty, le livre de Leland sur les
déistes anglais, sont des monuments de leur in-
fluence. L'Allemagne les lut avec autant d'avi-
dité que l'Ecosse ; tandis que ses poètes se for-
maient par le culte de Shakespeare, ses philoso-
phes s'adonnaient à une étude passionnée de
Hume. La première traduction française des
Essais fut faite à Berlin, par un des critiques
les plus spirituels de l'auteur anglais, Merian, et
accompagnée de notes qui appartiennent à une
main moins délicate, à Formey, secrétaire de
l'Académie de Prusse. La première version alle-
mande est due à un autre académicien de Berlin,
plume élégante et savante à la fois, à Sulzer,
qui l'enrichit de remarques précieuses, puisées
dans la connaissance du cœur. Quoique, selon
Formey, l'Angleterre soit un terroir fécond en
semblables fruits, les Essais prospérèrent aussi
sur le sol germanique», favorises en même temps
par Kant et par Ernest Schulzc, adversaire de
Kant. Plus tard, Jacobi publia de nouveau en
allemand le Traité, et Tennemann les Essais.
Les observations de Jacobi sont intéressantes, et
la dissertation dont le célèbre Reinhold fit pré-
HT. M H
— 736 —
HUME
céder la traduction que donna Tenneniann, forme
une de ses plus solides productions. Un l'ait qui
n'atteste pas moins l'importance des travaux de
Hume, c'est le grand nombre d'écrits que pro-
voqua la plus téméraire de ses négations, la
négation du principe de causalité. L'Angleterre
et l'Allemagne abondent en livres nés de cette
vive discussion. Outre les pages de Reid, Beattie
et Oswald, il faut mentionner celles de Dugald
Stewart, Thomas Brovn, Robert Scott. Kant s'a-
voua ébranlé ou, comme il s'exprimait, « ré-
veillé du sommeil dogmatique ». Jacobi, son
gracieux rival, répondit par un dialogue intitulé
David Hume. Tetens, Feder, Abel, Ulrich, psy-
chologues scrupuleux, dialecticiens exercés, s'u-
nirent à Reimarus, à Mendelssohn, pour défen-
dre les croyances natives de l'humanité. Chacun
pouvait prendre part, ce semble, à une querelle
dont l'objet intéressait tout le monde.
Rien n'est plus simple en apparence, ni plus
conséquent que le système de Hume, disons
mieux, que la manière dont Hume continue et
achève le système de Locke. « La science ne mé-
rite confiance qu'à deux conditions : il faut que
tous les éléments portent le cachet de la néces-
sité et de l'universalité. Or, nos idées étant l'effet
d'impressions variables ou de pures habitudes, ne
présentent rien d'universel, rien de nécessaire :
il n'y a donc nulle véritable science. » Tel est le
raisonnement dont les divers ouvrages de Hume
ne sont que le commentaire.
Locke avait laissé subsister les notions de
cause et de substance, bien qu'il eût ébranlé
tout ce qui les fonde et les soutient; il avait dé-
claré relatifs et individuels les rapports que
les objets ont entre eux, il les avait réduits
à des associations d'idées. La substance et la
cause n'étaient autre chose pour lui que des col-
lections d'impressions, auxquelles l'esprit prête
un sujet, un point de départ et d'appui. A Locke
succéda Berkeley, selon lequel nous ne perce-
vons que nos idées: selon lequel nos idées, au
lieu d'être causes les unes des autres, ne font
que se succéder. Marchant sur les traces de Ber-
keley et de Locke, Hume ne pouvait pas ne pas
rejeter les principes de substance et de cause,
c'est-à-dire qu'il devait effacer la différence qui
sépare l'accident de la substance, l'effet de la
cause, détruire d' un coup la croyance raison-
née au monde extérieur et la foi au monde
intérieur ; n'admettre d'autre existence que celle
des phénomènes qui se succèdent en nous, ni
d'autre loi que l'habitude ou la fréquente ré-
pétition de phénomènes analogues. Comme
Locke et Berkeley, Hume débute par la ques-
tion de l'origine de nos idées. Deux sortes de
représentations, quoique toutes nos connaissan-
ces n'aient qu'une source, savoir l'expérience.
Ces deux sortes de représentations sont les im-
pressions et les pensées. Les impressions se dis-
tinguent des pensées, parce qu'elles sont plus
vives et plus fortes. Les pensées supposent les
impressions, matière première de toute réflexion.
Penser, c'est renouveler et combiner les impres-
sions. Ainsi, pour s'assurer si une pensée est
vide de sens ou réelle, on n'a qu'à examiner si
elle dérive d'une impression déterminée. De la
sorte Hume réduit l'expérience à l'observation
sensible, et la métaphysique, comme la psycho-
logie, à la physiologie et à la physique. Ce ré-
sultat était inévitable pour qui. considérait le
moi comme un faisceau d'impressions [a bundle
of parc/, lions), et regardait de prime abord
comme inévitable la maxime de l'école sensua-
liste : H n'y a rien dans l'entendement </ui n'ait
été auparavant <i<mx les sens. Les mitions de
l'entendement Boni d m ou <b fa il . ou îles re-
lations d'idées. Les relations d'idées donnent
naissance à la géométrie, à l'algèbre, à l'arith-
métique, à toutes les propositions qui sont cer-
taines, soit par intuition, soit par démonstra-
tion. La raison approuve ces sciences, sans pou-
voir affirmer si elles correspondent à une réalité.
La démonstration porte sur la grandeur et le
nombre ; mais grandeur et nombre sont choses
abstraites. Toute autre démonstration est so-
phisme ou illusion. Pourquoi, s'il en est ainsi,
Hume a-t-il commencé par n'admettre qu'une
seule source de connaissances? Si les quantités
ne viennent pas du dehors, il y a deux sources de
connaissances, et il existe des idées qui ne sont
pas des copies d'impressions. Berkeley, afin d'é-
carter cette contradiction, avait nié le côté ab-
strait des sciences exactes, et Kant s'appuya
depuis sur cette même opposition des vérités
mathématiques pour combattre l'empirisme et le
scepticisme.
« Les choses de fait sont loin d'avoir l'évi-
dence démonstrative des sciences exactes ; contin-
gentes, elles peuvent être ou n'être pas, elles ne
procurent qu'une certitude inductive, de la proba-
bilité. » Hume serait en droit de s'arrêter ici.
Si, comme il le soutient, l'expérience sensible
est l'unique mère de la connaissance humaine,
et qu'elle ne donne que des vraisemblances, sa
thèse est prouvée. Mais Hume sent qu'il importe
de démontrer que tout dérive en effet de l'expé-
rience matérielle; il sent que ce principe pré-
tendu suprême repose, en définitive, sur un fon-
dement rationnel, et c'est ce fondement qu'il
veut détruire.
Tant qu'on pourrait croire que les choses exer-
cent sur nous une action directe, c'est-à-dire
tant qu'elles pourraient être envisagées comme
des causes, l'empirisme sceptique ou le scepti-
cisme empirique auraient peu de chances de
succès. De là, les efforts que Hume fait pour
établir que nulle liaison n'existe entre un fait et
un autre; que le second n'est pas le produit du
premier; qu'on n'est pas autorisé à conclure du
second au premier, ou du premier au second ;
qu'enfin ni les sens, ni l'entendement n'attes-
tent aucune génération, aucune filiation, ni phy-
sique, ni intellectuelle. « La raison peut-elle
rien affirmer sur la relation de causalité? Non,
répond Hume, car elle ne peut sortir d'elle-
même, ni s'élever au-dessus d'une proposition
identique. A l'égard de l'expérience, elle nous
apprend, il est vrai, que tel fait est ordinaire-
ment accompagné de tel autre ; mais elle ne
nous autorise pas à dire : tel fait est l'effet, le
fruit de tel autre, et en résultera toujours. Nous
sommes accoutumés à voir une chose succéder à
une autre, et nous nous imaginons que celle qni
suit dépend de celle qui précède. Nous attri-
buons à celle qui précède une force, un pouvoir,
dont celle qui suit serait l'exercice ou la mani-
festation ; nous supposons une liaison de dépen-
dance entre l'antécédent et le conséquent. Tou-
tefois la sensation nous révèle seulement une
simultanéité, une succession, une conjonction
entre deux faits; elle n'atteste pas de connexion
nécessaire.... On objecte que la réflexion nous
conduit à croire que nous avons en nous une
force par laquelle nous faisons obéir les organes
du corps aux volontés de l'esprit. Mais, comme
nous ignorons par quels moyens l'esprit agit
sur le corps, avons-nous le droit de conclure que
l'esprit est une force réelle? Réduits s l'expé-
rience, nous ne savons que ceci : il y a fréquem-
ment coexistence ou succession des mêmes phé-
aomènes. Inférer de la l'existence d'une liai-
son nécessaire, d'un pouvoir et d'une force.
d'une cause enfin, c'est mal raisonner, c'est trop
HUME
— 737 —
HUME
présumer. L'idée d'une liaison de ca genre
est le fruit de l'habitude. Rien ne justifie a
priori l'idée de cause, et a posteriori elle n'est
qu'une habitude. •> {Traité, liv. I, p. 270 et suiv. ;
Essais, liv. IV, V et VIL) Sans discuter ici,
d'une manière approfondie, celte argumentation
célèbre, faisons quelques observations. Hume
confond la notion expérimentale de cause avec
le principe de causalité. Il accorde qu'une cer-
taine force soumet les organes à l'esprit ; il nie
ensuite la réalité de ce pouvoir, sous prétexte
qu'on ignore comment il s'exerce. Il parle de
liaison nécessaire; il a donc l'idée de nécessité :
or, peut-on l'avoir s'il n'y a point de causes? Il
attribue l'origine de l'idée de cause à l'habi-
tude, à un fait d'expérience : en ce cas l'expé-
rience, l'habitude est cause de l'idée même de
cause. Il fixe le sens des mots de force et de
pouvoir : cela se peut-il, si rien en nous, ou
hors de nous, ne nous domine et ne nous déter-
mine? Il prétend borner la succession des phé-
nomènes à la condition de temps : cette condi-
tion ne suffit pas, et Hume lui-même y mêle
continuellement celle d'action, celle d'influence
et de dépendance. Hume admet des raisons et
des conditions pour les phénomènes que l'expé-
rience fait passer devant nous : que sont ces
conditions, ces raisons, si ce ne sont des causes
de changement? La source de ces erreurs a déjà
été indiquée. Un système où toutes les repré-
sentations ne sont que des copies du monde ex-
térieur, où le moi est purement passif, doit fina-
lement mettre en doute jusqu'à la réalité du
monde extérieur. Si le moi n'est pas doué de
spontanéité, de volonté, s'il ne se reconnaît pas
une cause, il ne reconnaîtra nulle cause au de-
hors, ni au-dessus de lui. Tout lui paraîtra acci-
dent, phénomène, hasard.
Si les notions de substance et de cause (dans
le Traité, Hume anéantit la substantialité du
moi avant de nier la causalité) sont des actions
produites par l'habitude, quelle valeur peut-on
accorder aux autres liaisons d'idées, et si toute
connaissance se réduit à une association, aux
autres connaissances? La ressemblance des idées
ne garantit pas celle des objets, et la contiguïté
de temps et de lieu n'est pas un gage assuré de
l'existence réelle des choses dans l'espace et
dans la durée. C'est, en effet, à ce résultat que
Hume aboutit, après avoir rangé toutes les asso-
ciations d'idées en trois classes : ressemblance,
contiguïté de temps et de lieu, et causalité.
Dins le Traité, il avait admis une quatrième
classe, contraste ou contrariété, qu'il supprime
dans les Essais, parce que, dit-il, le contraste est
une ressemblance.... « Mais, si à nos liaisons
d'idées ne correspond rien d'extérieur, nulle
réalité, il n'y a point de science. Si l'esprit n'est
pas autorisé à induire, à déduire, à rien affir-
mer sur la nature des choses, notre savoir n'est
que croyance et probabilité (belief, probabi-
lity).... « Nouvelle inconséquence. Hume ramène
furtivement le principe de causalité sous le titre
de croyance, de foi fondée sur la perception
immédiate, et sur l'habitude. Cette foi entraîne,
dit-il, « un involontaire sentiment d'assurance. »
Pourquoi involontaire? Y aurait-il une force su-
périeure à notre volonté, à notre nature, à nos
habitudes mêmes?... Hume se contredit encore
d ivantage, quand il admet (Essais, V) une « sorte
d'harmonie préétablie entre le cours de la na-
ture et la succession de nos idées ». Qui l'aurait
établie? D'où savez-vous qu'elle existe? Se ré-
vèle-t-elle d'elle-même, ou n'est-elle qu'une sup-
position de l'esprit. A ces questions Hume re-
pond : « Elle est l'ouvrage de l'habitude, de ce
principe si admirable et si nécessaire pour con-
DICT. PHILOS.
server notre espèce, aussi bien que pour régler
notre conduite. »
Cette croyance résulte, selon Hume, de preu-
ves tirées de l'expérience et de probabilités ; elle
est même le partage des animaux. Elle n'est pas
définie de la même manière dans les deux
écrits. Dans le Traité et dans les Essais, Hume
rejette également l'existence substantielle de
l'âme, du mot' ; la raison lui paraît un instinct
supérieur, perfectionné par l'éducation. Dans le
Traité, il laisse subsister encore la réalité du
monde extérieur, qu'il laisse s'évanouir dans les
Essais, avec le principe de causalité. Dans le
Traité, il cherche à se séparer de Berkeley, en
maintenant la réalité de l'univers; mais, n'osant
l'affirmer positivement, il s'efforce de trouver
un terme moyen, c'est-à-dire qu'il imagine une
disposition inhérente à l'homme, en vertu de la-
quelle il croit les objets réels, alors même qu'ils
ont cessé de l'affecter. Cette disposition, Hume
la dérive de l'imaginition gouvernée par l'ha-
bitude, par le penchant qui nous porte à pren-
dre des représentations semblables pour des re-
présentations identiques. C'est ce penchant qui
est cause à la fois de la croyance à l'existence
substantielle du moi et à la réalité permanente
de l'univers. C'est ce penchant qui est le rival
de l'habitude, et son rival victorieux. Le pen-
chant est une croyance instinctive et irrésisti-
ble, ce que l'habitude n'est pas. Voilà comment
Hume, après mille détours, revient aux convic-
tions universelles du genre humain.
Après avoir mis en question l'existence de
l'àme et celle du monde extérieur, il n'est
pas étonnant que Hume refuse à la raison le
pouvoir de rien affirmer sur l'existence et les
attributs de Dieu. Il attaque dans les Essais
l'argument tiré de l'ordre du monde, qui serait
nul, sans doute, si l'idée de cause était une chi-
mère. Dans ses Dialogues sur la religion natu-
relle et son Histoire de la religion, espèce d'a-
natomie du sentiment religieux, il tâche de dé-
truire ainsi la preuve qui se fonde sur les causes
finales. Après avoir nié les causes efficientes, il
ne restait plus qu'à nier les causes finales, vier-
ges belles, mais stériles, selon Bacon. Hume nie
les unes et les autres, et persiste à parler de
rapports et d'affinités naturelles, de desseins et
d'harmonies. On sait que Kant n eut pas le cou-
rage de suivre Hume jusqu'au bout, mais qu'a-
près avoir méprisé, comme Hume, l'argument
fondé sur l'ordre du monde, auquel il donne le
nom d'argument cosmologique. il s'efforça de
sauver celui des causes finales. Après avoir dé-
claré le principe de causalité purement logique
et subjectif, Kant reconnaît des causes volontai-
res et libres dans la sphère morale et pratique.
Hume ne se contredit pas moins quand il traite
de philosophie pratique. De même qu'il avait
accordé, pour les vérités spéculatives, une ex-
ception en faveur de la croyance, il en admet
une en faveur du sentiment et du goût moral
« La morale, dit-il, n'est pas l'objet de l'enten-
dement, mais du sentiment; le bien est sent,
comme le beau: le bien est le beau moral ; il y
a un sens, un instinct moral. » C'est Hutchesoa
qui a fourni à Hume le principe de sa morale,
comme Locke lui avait fourni le principe de sa
métaphysique. En résumé, Hume est tombé dans
la contradiction ordinaire au pyrrhonisme : « la.
science et la vie sont diamétralement opposées
l'une à l'autre ; l'habitude est démentie par
l'instinct.... » Dans un de ses derniers écrits, les
Dialogues sur la religion nalu?*elle, Hume
avoue que le procès intenté par les sceptiques
au vieux dogmatisme n'est qu'un jeu ou une
querelle de mots. L'exemple de Hume donne à
47
HUTC
738
HUTG
cette parole un grand poids. Tout son osprit n'a
pas réussi à justifier le yers fameux :
La nature, crois-moi, n'est rien que l'habitude.
Berkeley s'était proposé de détruire le scepti-
cisme et l'athéisme, en révoquant en doute
l'existence du monde extérieur. Hume a voulu
extirper le sentiment religieux en attaquant un
des principes les plus nécessaires et les plus
universels de la raison. Ni l'un ni l'autre n'ont
réussi, parce que le scepticisme est repoussé par
tous les instincts et toutes les facultés de
l'homme. Il perd également toutes les causes
qu'il veut défendre.
De là, deux conclusions : l'une, c'est quelle
principe de causalité est inattaquable, fondé à
la fois dans la nature des choses e.t dans celle
de l'homme ; l'autre, c'est que le sensualisme,
conduisant à la négation des causes, et par suite
au scepticisme absolu, est un système erroné
dans son principe. C'est là ce que Hume a mis
en lumière avec une bonne foi, une persévérance,
une vivacité et une souplesse d'esprit, un talent
d'analyse et d'observation qui lui assureront
toujours une place éminente dans l'histoire de
la philosophie.
Les œuvres philosophiques de D. Hume ont
été réunies à Edimbourg, 1826, en 4 vol. in-8.
Il en a été publié une traduction française à
Londres en 1788, 7 vol. in-12. Nous avons encore
un volume de Mémoires, Londres. 1777, in-12,
traduit en français la même année et dans le
même format. Enfin on a publié sa correspon-
dance à Edimbourg en 1847. C. Bs.
HUTCHESON (François). Ce philosophe, qui
par son enseignement à l'université de Glascow,
et en même temps par les travaux qu'il publia,
eut la gloire d'être le fondateur de l'école écos-
saise, appartenait par son origine, à l'Irlande. Il
naquit dans la partie septentrionale de ce pays,
le 8 août 1694, et y eut pour père John Hutche-
son, ministre d'une congrégation dissidente.
Après des études achevées à Glascow, dans cette
université qui devait un jour le compter parmi
ses plus illustres membres, il ouvrit une école
à Dublin, et ce ne fut qu'en 1729, c'est-à-dire à
l'âge de trente-cinq ans qu'il fut appelé à Glas-
cow pour y occuper la chaire de philosophie mo-
rale. Il conserva cette position jusqu'à sa mort,
en 1747.
Les écrits de Hutcheson sont au nombre de
six, dont quelques-uns d'une étendue assez con-
sidérable. Trois sont composés en latin : 1° Logi-
cœ compendium ; 2° Synopsis metaphysicœ ;
3° Philosophiœ moralis i7isti(utio compendia-
ria. Les trois autres ouvrages de Hutcheson sont
écrits en anglais. L'un est intitulé Recherche
sur le type de nos idées du beau et du bien {In-
rjuiry inlo the original of our ideas of &•
and virtue, in-8). Cet ouvrage, publié en 172ô,
et dédié à lord Carteret, lord-lieutenant d'Ir-
lande, fut traduit en français, sur la quatrième
édition anglaise, par Eidous (2 vol. in-12, Amst.,
1749). Un autre ouvrage, publié en 1728, c'est-
à-dire encore pendant le séjour de Hutcheson
en Irlande, est an traité de psychologie morale
sous ce titre: Kssai sur la nature et In direc-
tion des passions et des affections, avec des
clairci88ement8 sur le sens moral [Essay on
the nature and conduct of passions and affec-
tions, with illu trations on the moral sensé,
in-8). Enfin, un dernier écrit de Hutcheson, et le
plus consid Bntre tous ses ouvrages, fut
langue en 1770, à Lyon : c'est
l'ouvrage intitulé Système de philosophie mo-
moral philosophy, '1 vol. in-4,
1155), publié tout à la fois à Glascow et à Lon-
dres, après la mort de l'auteur et d'après ses
manuscrits, par son fils, Francis Hutcheson. Ce
dernier écrit est très-considérable. Il est divisé
en trois livres, dont le premier traite de la con-
stitution de la nature humaine; le second, de la
félicité humaine; le troisième de la société ci-
vile. Cet ouvrage est précédé d'une courte dédi-
cace au révérend lord Bishop d'Elphim, ainsi
que d'une notice sur la vie, les écrits et le carac-
tère de l'auteur, par le révérend William Leech-
mann.
Ces différents écrits contiennent une logique,
une ontologie, une théodicée, une morale, une
psychologie. La logique est comprise dans le
traité latin qui a pour titre Logicœ compendium,
et n'est autre chose qu'un résumé des questions
et des solutions de la vieille logique des écoles,
assez semblable à la Logique de Port-Royal. Il
en est à peu près de même de l'ontologie de
Hutcheson, qui constitue l'une des parties du
traité latin intitulé Metaphysicœ synopsis. Ici
encore, c'est l'abrégé des questions et des solu-
tions qu'on rencontre partout dans les traités
de métaphysique de cette époque. Mais les au-
tres parties de la philosophie de Hutcheson mé-
ritent un examen spécial, soit par leur dévelop-
pement, soit par leur originalité.
La psychologie de Hutcheson est éparse dans
ses différents écrits, mais il n'en traite pas moins
tous les principaux problèmes qui touchent
l'âme humaine.
Et d'abord la théorie d'Hutcheson sur les fa-
cultés de l'âme est la même que celle de Locke.
A l'exemple du philosophe anglais, Hutcheson
{Syst. dephil. mor., liv. I, ch. i, sect. 5) admet
deux facultés générales, l'entendement et la vo-
lonté. L'entendement se compose de plusieurs
facultés élémentaires, qui sont la perception ex-
térieure ou sensation, la conscience, le juge-
ment, le raisonnement. La volonté, à son tour,
comprend le désir, l'aversion, le plaisir, la peine.
Cette analyse n'est ni exacte, ni complète. Ainsi,
parmi les facultés qui se rattachent à l'entende-
ment, nous ne rencontrons ni la mémoire, ni
l'association des idées, ni l'abstraction, ni la gé-
néralisation, qui pourtant sont des fonctions de
l'intelligence tout aussi réelles que la percep-
tion extérieure, la conscience, le jugement, le
raisonnement. D'autre part, le désir, l'aversion,
le plaisir, la peine ne peuvent être considérés
comme des formes de la volonté.
La théorie de Hutcheson est de plus inconsé-
quente; en effet, dans un traité spécial sur le
type de nos idées du beau et du bien {Inquiry
inlo the original of our ideas of beauty and
virtue). il rapporte nos idées du beau et du bien
à certains pouvoirs qui n'ont pas trouvé place
dans sa théorie officielle des facultés de l'âme,
le sens interne et le se?is moral. « Je désigne
par le nom de sens interne la faculté que nous
avons d'apercevoir la beauté qui résulte de la
régularité, de l'ordre, de l'harmonie, et par le
nom de sens moral cette détermination à ap-
prouver les affections, les actions ou les carac-
tères des êtres raisonnables qu'on nomme ver-
tueux. » {Recherche sur les idées du beau et du
bien, préf. de la 4" édit.) On a beaucoup repro-
ché à Hutcheson ces dénominations de sens in-
terne et de sens moral. Assurément, plusieurs
passages de ses écrits où ces termes sont em-
ployés pourraient avoir plus de clarté et de pré-
cision ; mais quand on envisage l'ensemble, il
devient évident qu'ils servent à designer de vé-
ritables fonctions de l'entendement, et qu'ils
n'ont pas chez lui d'autre valeur que, chez les
Latins, les expressions de sensus pulchri} sensus
recti. sensus Itoncsti.
HUTG
— 739 —
IIUTG
Ce sens moral et ce sens interne sont d'ail-
leurs distingués très-explicitement par Hutche-
son d'avec les sens corporels. Et d'abord, en ce
qui concerne le sens moral : « Que cette concep-
tion du bien et du mal moral, dit-il {Recherche
sur les idées du beau et au bien, 2e partie,
sect. 1), diffère essentiellement de celle du bien
matériel, c'est ce dont chacun peut se convain-
cre en réfléchissant aux différentes manières
dont il est affecté par la présence de ces objets.»
11 en est de même de cette autre faculté que
Hutcheson appelle sens interne : « On croit assez
communément, dit-il {ubi supra, Ve partie, sec-
tion 1), que les animaux sont doués des mêmes
perceptions que nous, quant aux sens extérieurs;
on soutient même qu'il y en a chez qui elles
sont plus vives ; mais il en est peu et même
point qui possèdent cette faculté de connaître
que nous appelons sens interne, ou, si elle existe
en quelques-uns, elle y est certainement bien
inférieure à ce qu'on remarque dans l'homme.
Une autre raison encore pourrait nous engager
à appeler sens interne le pouvoir dont nous
jouissons d'acquérir l'idée du beau, c'est que,
dans certaines choses auxquelles nos sens exter-
nes prennent très-peu de part, nous découvrons
une sorte de beauté très-analogue, à plus d'un
égard, à celle que nous observons dans les ob-
jets sensibles, et accompagnée d'un plaisir sem-
blable. Telle, par exemple^ la beauté conçue
dans les théorèmes ou vérités universeSes, dans
les causes générales, ou dans quelques puissants
principes d'action. »
En ce qui concerne les caractères de ces fa-
cultés par lesquelles nous concevons le beau et
le bien, Hutcheson en signale d'abord un capi-
tal, à savoir, le caractère instinctif. L'auteur de
la nature, dit-il (ubi supra, préface de la
4e édit.), nous a portés à la vertu par des
moyens beaucoup plus simples que ceux qu'il
nous a plu d'imaginer, je veux dire par un in-
stinct presque aussi puissant que celui qui nous
porte à veiller à la conservation de notre être....
Les occasions de percevoir par les sens exté-
rieurs s'offrent à nous dès l'instant de notre
naissance, et de là vient peut-être que nous re-
gardons ces sortes de perceptions comme natu-
relles, tandis que nous nous figurons tout le
contraire sur les idées supérieures qui sont en
nous du beau et du bien. Ce n'est vraisembla-
blement qu'au bout de quelque temps que les
enfants commencent à réfléchir, ou, du moins,
nous font connaître qu'ils réfléchissent' sur les
proportions, les rapports, les affections, les ca-
ractères, et qu'ils jugent des actions qui les ma-
nifestent. D'où vient que nous nous persuadons
à tort que le sens interne qu'ils ont du beau et
le sens moral qu'ils ont du bien viennent uni-
quement de l'instruction et de l'éducation qui
leur a été donnée.
Le sens interne et le sens moral ont encore
le caractère d'universalité. «Voyez, dit-il [Recher-
ches sur les idées du beau et du bien. lre partie,
sect. 6), si jamais quelqu'un a été dépourvu de
ce sens. On n'a jamais vu d'homme choisir, de
propos délibéré, un trapèze ou quelque courbe
irregulière pour en faire le plan de sa maison,
ou négliger le parallélisme et l'égalité dans la
construction des murailles opposées entre elles,
à moins d'y être obligé par des motifs de conve-
nance. De même, on ne s'est jamais servi de
trapèzes ou de courbes irrégulières pour les por-
tes et les fenêtres, bien que ces figures eussent
pu être également employées au même usage,
et eussent souvent épargné aux ouvriers du
temps, du travail et de la dépense. Qui jamais
s'est plu dans l'inégalité des fenêtres d'un même
étage, ou dans celle des jambes, des bras, des
yeux ou des joues d'une maîtresse? »
Sur la question de l'origine des idées, Hut-
cheson suit encore la philosophie de Locke.
Dès le début du livre qu'il a intitulé Système
de philosophie morale, nous le voyons distin-
guer les idées en deux classes, les unes émanant
de la sensation, les autres de la réflexion. « Ces
deux pouvoirs, dit-il {ubi supra, liv. I, ch. i,
sect. 4), la sensation et la conscience, introdui-
sent dans l'esprit tous les matériaux de connais-
sance. Toutes nos idées, ou notions premières
et directes, dérivent de l'une ou l'autre de ces
deux sources. » On peut dire de Hutcheson
comme de Locke, que, s'il eût commencé par
approfondir les caractères fondamentaux des
idées, il eût reconnu, à côté des notions contin-
gentes qui sont toutes réductibles à la sensation
ou à la réflexion, certains principes universels
qui, en vertu de leur caractère de nécessité, ne
peuvent avoir une origine purement expérimen-
tale.
La morale de Hutcheson est comprise dans les
mêmes traités que sa psychologie, à laquelle elle
se trouve presque constamment mêlée. De même
que; sur la question de l'origine des idées, il
avait reproduit le système de Locke, de même,
sur la question du fondement de nos devoirs, il
paraît avoir imité Richard Cumberland, en ad-
mettant pour règle de nos actions la bienveil-
lance. Voici comment il s'exprime à cet égard :
« Toute action que nous concevons comme mo-
ralement bonne ou mauvaise est toujours sup-
posée produite par quelque affection envers les
êtres sensitifs. Si la tempérance ne nous rendait
plus propres au service du genre humain, elle
ne saurait être un bien morai. Le courage pro-
prement dit n'est qu'une vertu d'insensé quand
il ne sert pas à défendre l'innocent. La prudence
ne passerait jamais pour vertu si elle ne favo-
risait que notre intérêt; et quant à la justice,
si elle ne tendait au bonheur de l'homme, elie
serait une qualité beaucoup plus convenable à
la balance, son attribut ordinaire, qu'à un être
raisonnable. » Ce passage, dans lequel vient se
résumer toute la morale de Hutcheson, soulève
plus d'une difficulté. On pourrait d'abord de-
mander au philosophe écossais quelle bienveil-
lance pour nos semblables il entre dans la
tempérance, dans la prudence, et même dans
l'activité. Cet élément y est tellement étranger,
que ces vertus ont reçu le nom de vertus indi-
viduelles. En ce qui concerne les vertus sociales,
la bienveillance peut s'y mêler assurément, mais
à titre d'élément accessoire, et non de principe
fondamental. La bienveillance, en effet, est sus-
ceptible de plus ou de moins; elle s'éteint et se
ranime ; son caractère est celui d'une incessante
variation. Or, dira-t-on que ce soit là le caractère
de nos devoirs sociaux? Dira-t-on que ces devoirs
commencent avec la bienveillance, et qu'ils finis-
sent où elle expire? Ajoutons qu'en fait la bienveil-
lance ne se joint pas constamment, même à titre
d'élément secondaire, à l'accomplissement des
devoirs sociaux. L'expérience n'atteste-t-elle pas,
en effet, qu'il nous arrive quelquefois d'accomplir
nos devoirs de justice même envers ceux qui ne
nous inspirent qu'éloignement et antipathie? La
thèse de Hutcheson ne saurait donc se soutenir.
Nous la trouverions tout aussi défectueuse si,
après l'avoir envisagée au point de vue des
devoirs individuels et des devoirs sociaux, nous
la suivions sur le terrain des devoirs religieux.
Pour que la théorie de Hutcheson soit complète
de tout point, il faut que la bienveillance préside
à nos devoirs envers Dieu, comme elle préside à
nos devoirs envers nos semblables ot envers
HUTC
— 740
HLTC
nous-mêmes. Mais qu'est-ce que la bienveillance
de l'homme envers Dieu? La bienveillance se
conçoit d'égal à égal, ou de supérieur à inférieur ;
elle ne saurait se concevoir de l'homme à Dieu.
Il est vrai qu'ici Hutcheson remplace le terme
de bienveillance par celui d'amour. Mais l'amour
ne saurait pas plus être la base de nos vertus
religieuses, que la bienveillance celle des vertus
individuelles ou des vertus sociales. De part et
d'autre, le principe des devoirs est, non dans la
sensibilité, mais dans la raison. Au reste, l'erreur
de Hutcheson en ce qui touche les devoirs re-
ligieux paraît avoir été la même que celle de
Fenelon. L'archevêque de Cambrai aussi donnait
l'amour pour base aux devoirs religieux, lorsque,
dans ses' Lettres sur la métaphysique et la re-
ligion, il écrivait : « Je ne raisonne point, je ne
demande rien à l'homme, je l'abandonne à son
amour; qu'il aime de tout son cœur ce qui est
infiniment aimable, et qu'il fasse ce qu'il lui
plaira. Ce qu'il lui plaira ne pourra être que la
plus pure religion. Voilà le culte parfait. Nec
colitur nisi amando. »
La morale individuelle et la morale religieuse
n'occupent l'une et l'autre qu'assez peu de place
dans la philosophie de Hutcheson. Il n'en est pas
de même de la morale sociale. Nous la trouvons
surtout traitée avec beaucoup de développement
au livre II et au livre III de son traité intitulé
Système de philosophie morale. On y rencontre
une série de chapitres sur les notions générales
qui concernent les droits et les lois, sur la né-
cessité de la vie sociale, sur les contrats qui
lient les membres de la société civile, sur le
mariage, sur les motifs qui président à 1 établis-
sement des gouvernements. Ici, le traité de
Hutcheson prend un caractère plus politique
encore que social, quand nous voyons ce phi-
losophe aborder la question des droits de gou-
vernants, celle des différentes formes de gouver-
nement, celle des avantages et des inconvénients
attachés à ces diverses formes. Après avoir par-
tagé les différents modes de gouvernement en
deux catégories, d'une part les modes mixtes, qui
peuvent être assez variés, d'autre part les modes
simples, qui sont la monarchie, l'aristocratie,
la démocratie, Hutcheson estime qu'une forme
mixte, qui se constituerait de la réunion de ces
trois modes simples, neutraliserait les incon-
vénients de chacun d'eux et maintiendrait leurs
avantages. On reconnaît dans cette conclusion
l'optimisme du citoyen anglais, invinciblement
pénétré de l'excellence de la constitution de son
pays. 11 est pourtant dans la politique de Hutche-
son quelques passages qui se rapprochent moins
de l'esprit de la constitution anglaise que de celui
du Contrat social, témoin cet endroit du traité
intitulé Philosophiœ moralis institulio com-
pendiaria} où il est dit (liv. III, ch. vu) que
« ceux qui sont investis du commandement su-
prême n'ont pas d'autre pouvoir et d'autre droit
que ceux qui leur ont été conférés par des décrets
primitifs du peuple » ; et cet autre encore (liv. III,
ch. v), dans lequel, combattant la théorie du droit
divin, Hutcheson établit que «Dieu ne rend pas
un oracle pour créer les rois ou les autres ma-
gistrats, pour régler le mode et les limites du
pouvoir ».
La théodicéc de Hutcheson se rencontre plus
I rliculièrcment dans quelques parties de son
traité intitulé Mclaphysic<v synoj/sis et de l'ou-
vrage qui a pour titre Système de philosophie
morilt. Le chapitre ix du livre Ier de ce dernier
écrit traite, avec do très-grands détails, des
jii tes notions que nous devons nous faire de la
nature de Dieu. Les preuves que le philosophe
écossais apporte de l'existence de Dieu sont tirées,
1° du plan général de l'univers : 2" de la struc-
ture du corps des animaux; 3° de la propagation
des animaux; 4° des rapports du soleil et de
l'atmosphère avec la terre que nous habitons et
avec le corps des animaux. Ces preuves appir-
tiennent uniquement à l'ordre physique. Il est
regrettable que sur ce point comme sur plusieurs
autres déjà signalés, Hutcheson se soit montré
le trop fidèle imitateur de Locke, et qu'il ait
écarté les arguments métaphysiques, ou. comme
les appelle Fénelon, les preuves tirées des idées
intellectuelles. Au surplus, ce tort a été géné-
ralement celui de la philosophie anglaise et
écossaise, et n'est point particulier à Locke ou
à Hutcheson. Préoccupés sans cesse de l'univers
matériel, de ses lois, des phénomènes dont cet
univers est le théâtre, il semble à cette philo-
sophie que l'ordre et l'harmonie du monde vi-
sible soit la seule voie par laquelle il nous soit
donné de nous élever à la connaissance de Dieu,
comme si Dieu ne se révélait pas en même
temps et avec une égale évidence dans les idées
qui sont en nous de l'immensité, de l'éternité,
de l'infini, de la suprême perfection. Ne voyons-
nous pas Beattie lui-même, le plus religieux des
philosophes écossais , fonder exclusivement sa
théudicée sur l'argument des causes finales? Et
antérieurement à Beattie, plus près de Hutcheson,
ne voyons-nous pas Reid regarder presque comme
des écarts de l'imagination les spéculations de
Clarke et de Newton, qui consistaient à tirer la
preuve de l'existence de Dieu des idées d'éternité
et d'immensité qui sont en notre esprit?
La question de l'existence de Dieu est, dans
Hutcheson, suivie de celle de ses attributs. Celui
sur lequel il insiste spécialement est la bonté,
qu'il prouve par le plan de l'univers. Rencontrant
l'objection tirée de l'existence du mal, il y répond,
comme l'ont fait saint ^Thomas et Leibniz, par
cette réflexion, que l'Être tout-puissant a per-
mis l'existence de quelque mal pour faciliter
celle d'un plus grand bien. Cette question de
l'existence du mal, en tant que liée à celle de
la véritable fin de Phomm-, •'ert de transition
au philosophe écossais pour auurder le problème
de l'immortalité de l'âme et de la vie future. Il
s'attache à démontrer, 1° que l'attente d'une vie
à venir est universelle- 2° que la preuve du
contraire est impossible ; 3° que l'âme se distingue
du corps ; 4° que la nécessité d'un état futur se
déduit directement de l'harmonie conçue par la
raison entre la vertu et le bonheur, et de l'insuf-
fisance de cet accord ici-bas.
En résumé, la philosophie de Hutcheson est
loin de former un système homogène. Sur les
questions de logique et de métaphysique il re-
produit sommairement les idées et la manière
de l'école. Sur les questions de l'origine et de
la formation des idées, des facultés de l'âme,
de l'existence de Dieu, il est, sauf quelques dif-
férences accessoires, l'imitateur de Locke. Sur
la question du fondement de la morale, il serait
difficile de méconnaître en lui le disciple de Ri-
chard Cumberland. On s'aperçoit en même temps
que, sur plusieurs points, il est un adversaire
qu'il s'attache spécialement à combattre ; et cet
adversaire, c'est Hobbes. En politique Hobbes
avait fait prévaloir l'absolutisme ; Hutcheson
lui oppose la théorie de la pondération des pou-
voirs et celle de la souveraineté du peuple.
En morale, Hobbes avait posé le principe d«
1 égoïsme: Hutcheson, sur les traces de Cum-
berland, lui oppose celui de la bienveillance :
c'est un procréa assurément, puisqu'il y a dans
le principe de la bienveillance plus d'élévation
et de noblesse crue dans le principe d'utilité,
niais un progrès insuffisant: Car la bienveillance
HYLO
— 741
HYPA
ne saurait être érigée en règle absolue de nos
actions. Les qualités de Hutcheson, connue écri-
vain, sont la clarté, l'élégance, l'abondance,
cette dernière dégénérant quelquefois en diffu-
sion. La psychologie, la morale, mais surtout la
morale sociale et politique, tiennent la place la
plus considérable dans ses écrits. A ce titre,
Reid, Ferguson et Beattie sont ceux des philo-
sophes ses compatriotes et ses successeurs avec
lesquels il offre le plus d'analogie. Les traits qui
caractérisent spécialement ces divers philosophes
se trouvent, par une heureuse alliance, réunis en
Hutcheson, et l'on ne saurait méconnaître en lui
non-seulement le fondateur, mais encore le re-
présentant le plus complet de l'école écossaise.
Indépendamment des ouvrages de Hutcheson
mentionnés au début de cet article, on peut con-
sulter la notice annexée en forme d'introduction
au Système de philosophie morale (Some account
oflhc life, writings, and char acier oflheaulhor),
par le révérend William Leechmann, professeur
de théologie en l'université de Glasgow (Glasgow
et Londres, 17 ôo), et le Cours d'histoire de la phi-
losophie morale au xvnie siècle, par V. Cousin
[École écossaise, leçons 2 et 3). C. M.
HUTTEN, voy. Ulkich.
HYLOBIENS (Hylobii, de GXrj, forêt, et de
pio;, vie). C'est le nom que les Grecs donnaient
a certains philosophes indiens qui vivaient soli-
taires dans les bois pour se livrer sans trouble à
la contemplation. Ils avaient pour règle de ne
faire servir à leur nourriture et à leurs vêtements
que des substances végétales. Voy. Gymnoso-
phistes. X.
HYLOZOISME (de OXïj, matière, et de ÇoWj,
vie), opinion qui consiste à regarder la vie et la
matière comme inséparables l'une de l'autre.
Mais tous ceux qui partagent cette opinion ne
comprennent pas la vie de la même manière.
Les uns la divisent, pour ainsi dire, entre toutes
les parties de la matière, et la matière n'est
pour eux qu'un agrégat d'atomes animés ou
vivants qui ne dépendent d'aucun principe su-
périeur ; les autres, au contraire, se représentent
l'univers tout entier comme un seul et même
être, comme un animal ou comme une plante,
dont la vie, le mouvement et la forme sont le
résultat d'une force unique, appelée du nom de
nature ou d'âme du monde. La première de ces
deux hypothèses a été soutenue par Straton de
Lampsaque, et la seconde par les stoïciens. Straton
de Lampsaque, également éloigné du mécanisme
pur de Démocrite et de la pensée que le monde
est un animal, faisait intervenir à la fois dans la
génération des choses ce qu'il appelle la nature,
c'est-à-dire la vie, et le hasard ou la rencontre
fortuite des diverses parties de la matière. Le
hasard donne l'impulsion, puis la nature suit
son cours. Les stoïciens, quoique regardant le
Principe actif et le principe passif, c'est-à-dire
esprit et la matière comme nécessaires l'un à
l'autre et, par conséquent, comme inséparables,
ne reconnaissaient pas une vie, une activité dis-
tincte dans chaque partie de la matière ; mais
l'univers tout entier ne formait à leurs yeux
qu'un seul être et leur paraissait animé d'un
même principe. C'est ce principe qui devait
donner à tout le mouvement, la forme, la vie. H
était aussi considéré comme la loi inévitable des
choses, comme la raison universelle. Plus tard
l'hylozoïsine reparaît dans l'école d'Alexandrie,
à côté du mysticisme le plus exalté; car, selon
les disciples de Plotin. la présence de l'âme du
monde se fait sentir dans les moindres atomes
de la matière. On le trouve aussi chez Cardan,
duns l'école de Paracelse, et même dans la doc-
trine de Spinoza, qui affirme que la vie existe
à différents degrés dans toute la nature : Omnia
quamvis diversis gradibus animata lamen saut ;
et qui ne concevait pas un mode de retendue
sans un mode correspondant de la pensée. Ce
n'est pas ici le lieu d'exposer avec plus d'étendue
ni d'apprécier ces divers systèmes, à chacun
desquels est consacré un article séparé : nous
dirons seulement que tous semblent avoir con-
fondu la vie avec la force. Il est vrai que la
matière ne peut pas être conçue sans force : car
l'inertie même en est une, et dans les corps les
plus inertes en apparence il y a un travail de
composition et de décomposition, il y a des ré-
pulsions et des affinités électives qui supposent
évidemment un certain degré d'activité. Mais la
vie ne peut exister qu'avec l'organisme. Or,
comme on est forcé de reconnaître une nature
inorganique, il s'ensuit que la vie n'est p is
partout : elle n'est donc pas essentielle à la mi-
tière; elle y est donc venue et s'y est répandue
par degrés d'une source supérieure.
HYPATIE, la plus célèbre des néo-plato-
niciennes, était d'Alexandrie, et avait pour père
Théon. On ignore la date, même approximative,
de sa naissance, que l'on place généralement
vers 370. Elle périt, sinon à la fleur, du moins
dans la force de l'âge. Son éducation comprit le
cercle entier des études connues. Fille du pre-
mier mathématicien et astronome de l'époque,
elle ne recula point devant les théories abstraites,
devant les calculs des deux sciences cultivées
par son père ; elle y joignit la culture de la phi-
losophie. On peut en croire ceux qui veulent que
Théon lui-même l'ait initiée au péripatétisme;
mais, pour le platonisme, il faut reconnaître
qu'elle eut d'autres maîtres. Comme on ne les
désigne pas, et qu'il reste douteux que leur élève
soit née en 370, on ne peut que conjecturer leurs
noms. Au cas pourtant où l'on adopterait cette
date, il deviendrait présumable qu'à Prohérèse
et a Plutarque reviendrait l'honneur d'avoir
instruit Hypatie dans les principes néo-plato-
niciens. Prohérèse, plus sophiste que philosophe,
habita Alexandrie; Plutarque était le chef de
l'école d'Athènes, et il est de fait qu'Hypatie
séjourna dans cette ville assez longtemps pour y
avoir de l'influence. D'autres femmes, au reste,
s'y occupaient de philosophie, ainsi qu'elle,
entre autres Asclépigénie, la fille du maître. De
retour dans sa ville natale, Hypatie ne tardi
point à y devenir l'objet d'une vive admiration.
Sa beauté, l'étendue de ses connaissances, son
talent d'élocution firent de sa maison un centre
à la mode. Il paraît qu'en réalité il n'y avait
point alors dans Alexandrie d'enseignement phi-
losophique, ou qu'au moins cet. enseignement ne
jetait aucun éclat. Hypatie s'empara de la place
qui restait ainsi à prendre. Quant à ses doc-
trines, quoique née d'un père voué au culte
d'Aristote et nourrie dans l'étude des sciences
positives, elle était néo-platonicienne. Synésius,
dont le néo-platonisme déborde jusque dans ses
hymnes, se reconnaît son élève j et son accent,
toutes les fois qu'il parle d'elle, est celui d'un
homme qui partage ses doctrines philosophiques.
Si tel était le langage d'un évêque, on comprend
combien, parmi des laïques, et surtout parmi les
païens, la parole et la personne d'Hypatie de-
vaient éveiller d'enthousiasme. On l'appelait la
philosophe, i\ «paôaoçoç, et, du nom de Théon,
son père, on avait fait celui de Théotecne (père
d'un enfant divin). Bien qu'elle portât souvent le
manteau des philosophes, sa beauté fit naître
plus d'une passion dans son auditoire, et sa
haute réputation de vertu y ajoutait encore sans
doute. On assure que l'évêque d'Alexandrie,
saint Cyrille, passant un jour devant la maison
HYPA
— 742 —
HYPO
d'Hypatie au moment du cours, fut étonné de
l'afiluence qui s'y dirigeait ou en sortait et
ressentit un mouvement de jalousie ; mais si le
fait est vrai, ce ne fut pas jalousie de bel esprit,
ce fut dépit d'apôtre chrétien et d'homme po-
litique. Le paganisme au commencement du
ve siècle était encore vivace; et la philosophie,
le néo-platonisme surtout, en le rajeunissant, en
1 interprétant, lui venait en aide de toutes ses
forces, et gardait une attitude hostile en face de
l'Église. D'autre part, l'énorme puissance des
évêques d'Alexandrie dans la capitale de leur
diocèse les mettait à tout instant en conflit de
pouvoir avec les préfets, et ceux-ci, même lors-
qu'ils étaient chrétiens, cherchaient partout,
pour contre-balancer leurs rivaux, des auxi-
liaires. A ce titre, le judaïsme, le paganisme,
le néo-platonisme trouvaient près d'eux accueil
ou ménagement. Ce fut surtout ce qui arriva à
partir de l'avènement de saint Cyrille à l'épis-
copat (en 412). Saint Cyrille, dès l'abord, se mon-
tra bien autrement exigeant que son oncle,
l'impérieux Théophile. Représentant à la fois la
philosophie et le paganisme, Hypatie lui pesait
donc comme ennemie delà foi j amie d'Oreste,
le préfet, et ne manquant pas d'influence sur
lui, c'était de plus une ennemie personnelle,
puisqu'elle voulait des bornes à la toute-puis-
sance de l'évêque. Les années 413 et 414 avaient
été signalées par des collisions déplorables.
Saint Cyrille en personne, avec des bandes à lui,
avait occupé les synagogues, chassé les juifs et
permis le pillage de leurs biens; saint Cyrille
encore, après le supplice d'Ammonius (mis à
mort pour avoir participé à l'émeute suscitée
par les cinq cents moines de Nitria au nom de
l'évêque, et pour avoir failli crever l'oeil au gou-
verneur), avait fait faire des obsèques solennelles
au séditieux, et l'avait qualifié de martyr. Il est
vrai qu'entre ces deux actes, il avait été trouver
Oreste, les Évangiles à la main, et lui avait offert
de vivre désormais en paix avec lui, et qu'Oreste
avait refusé cette satisfaction, que n'accom-
pagnait ni punition des coupables, ni réparation
des dommages. Probablement c'est à l'influence
d'Hypatie que Cyrille attribua la froideur d'O-
reste. C'est aussi en vertu de ses conseils qu'on
supposait avoir eu lieu la mort d'Hiérax, ce mi-
sérable maître d'école, espion de l'évêque, qu'O-
reste fit un jour arrêter au théâtre et appliquer
à la torture (413), ce qui avait été le point de
départ des désordres. Quoi qu'il en puisse être,
Cyrille avait tout fait pour passionner déme-
surément ses amis et la foule, et c'est lui plus
qu'Oreste qui dominait dans Alexandrie lorsque,
au commencement de 415, un jour de carême,
Hypatie en voiture voit accourir à elle une
fuie furieuse. On arrête son char, on l'en ar-
rache, on l'entraîne; elle arrive ainsi en face de
la grande église, dite V Impériale ; là. bientôt on
lui enlève ses vêtements; les tuiles, les débris
de poterie pleuvent sur elle : elle est lapidée.
Sa mort même n'assouvit pas ses meurtriers;
on se précipite sur son cadavre; on l'insulte, on
le déchire, on promène par les rues d'Alexandrie
ces restes sanglants comme des trophées du
christianisme. Un peu plus tard, on les réunit,
el on les brûle au Cinaron.
Hypatie avait écrit deux Commentaires : l'un
sur le Canon astronomique de Ptolémée, l'autre
sur les Sections coniques d'Apollonius de Perga.
I.i s deux ouvrages sont perdus, et U ne nous
reste de leur auteur qu'un Canon, ou table
i tronomique. inséré dans les Tables manuelles
attribuées a Tûéon. On lui a. mais faussement,
attribué une. Lettre à suint Cyrille, qui nous la
montrerait assez disposée à embrasser le chris-
tianisme, si elle n'était arrêtée par ce dogme
que Dieu est mort pour les hommes, et les mal-
heurs de Nestorius, condamné, banni pour avoir
soutenu des idées plus conformes à la raison.
Nestorius n'ayant été condamné qu'en 431, il est
trop clair que la pièce est apocryphe ; mais elle
est curieuse en montrant que la mémoire de l'il-
lustre néo-platonicienne survivait même parmi
les chrétiens. Pendant longtemps en effet on
donna le nom de seconde Hypatie aux femmes
qui se distinguaient par l'étendue et la profon-
deur de leurs connaissances, et on lit dans l'An-
thologie une épigramme en son honneur, pro-
bablement de Paul le Silentiaire. Synésius
nomme Hypatie en plusieurs passages, lorsqu'il
écrit à son frère, et de plus ses lettres 10, 14,
15, 33, 80, 124, 153 (édit. Petau) lui sont adres-
sées. Le ton qui y règne est celui d'une respec-
tueuse amitié. Avec la dernière de ces lettres,
il lui envoie deux ouvrages (son Dion et son
Traité des Songes), les soumettant à son examen,
et déclarant qu'il ne les publiera que s'ils ont
son approbation. Les sept lettres et le fragment
authentique ont été publiés par Wolf dans son
Mulierum grœcarum.... Fragmenta, etc. So-
crate, Somozène, Philostorge, dans leurs His-
toires ecclésiastiques, Saxius, Brucker, Montucla,
Fabricius et une foule d'autres, dois leurs grands
Recueils, ont parlé d'Hypatie. Il faut surtout y
joindre Tillemont {Hist. ecclésiast., t. XIY, Vie
de saint Cyrille, art. 3). Mais, de plus, il^ existe
plusieurs monographies sur cette femme célèbre
Ménage d'abord, ensuite Schmid (Deatrib. de
Hipparcho, 2 Theon, atque Hypatia, in-4,
Iéna, 1691), donnèrent l'exemple. Toland le sui-
vit, dans le n° 3 de son Tetradymus; mais l'em-
portement avec lequel il s'exprime sur saint
Cyrille nuit à l'effet qu'il veut produire. L'abbé
Goujet, sous les initiales M. G., a, au contraire,
tenté de justifier le prélat dans sa Continuation
des Mémoires du P. Desmolets, § 138-187 et
187-191. Enfin Wernsdorf a donné quatre Disser-
tations sur Hypatie, in-4, Wittemberg, 1747
et 1848.
HYPOTHÈSE (diroOeirtç, littéralement suppo-
sition). Aristote, en créant la logique, a été
obligé d'en composer aussi la langue, et c'est
lui qui s'est servi pour la première fois du mot
que nous essayons de définir. Ayant donné le
nom de thèse (ôé^u) à toute proposition qui,
sans être un axiome, sert de base à la démons-
tration et n'a pas besoin elle-même d'être dé-
montrée; il distingue deux espèces de thèses,
l'une qui exprime l'essence de la chose, et l'au-
tre son existence ou sa non-existence. La pre-
mière est la définition (ôptapiôç), et la seconde
['hypothèse, c'est-à-dire ce qui est subordonné
à la thèse {Dem. Analyt., liv. I, ch. n). Mais il
n'emploie jamais cette expression que par rap-
port à l'argumentation syllogistique, en con-
sidérant à la fois la position de celui qui parle
et de celui qui écoute. « Tout ce que l'on prend
comme démontré, dit-il {ubi supra, ch. x), sans
l'avoir démontré soi-même, et qui est accepté
par celui à qui l'on démontre, est une hypo-
thèse, non point absolue, mais relativement à
celte personne seule. » Si, au contraire, celui
qui écoute refuse de croire à une proposition
de ce genre, alors le mot d'hypothèse est rem-
placé par celui de postulat. « Le postulat, pour
nous servir encore de ses propres termes {ubi
supra), est ce qui est à demi contraire à la
pensée de celui qu'on instruit, ou ce que l'on
prend pour démontré et qu'on emploie comme
tel. sans l'avoir soi-même démontré. » A cette
définition purement scolastique on a substitué
depuis longtemps un sens à la fois plus précis et
HYPO
— 743 —
IBN
plus large. On entend aujourd'hui par hypo-
thèse la supposition que l'on fait de certaines
choses pour rendre raison de ce que l'on observe,
quoique l'on ne soit pas en état de démontrer
l'existence de ces choses. Ce n'est pas assez pour
la satisfaction de notre esprit d'observer et de
connaître les phénomènes ; il faut qu'il remonte
à leur cause, qu'il les voie, en quelque façon,
dans le principe même d'où ils sortent. Or,
quand la cause de certains phénomènes n'est
accessible ni à l'expérience ni à la démonstra-
tion, il a recours aux hypothèses. Les véritables
causes des faits que nous avons observés sont
souvent si éloignées des principes dont nous
sommes entièrement sûrs, et des expériences
que nous pouvons faire, qu'on est obligé d'y sup-
pléer par des explications plus ou moins pro-
bables. La probabilité, c'est-à-dire l'hypothèse,
ne doit donc pas être rejetée d'une manière ab-
solue du domaine de la sjience; il faut un com-
mencement dans toutes les recherches, et ce
commencement est presque toujours une ten-
tative imparfaite et sans succès. La vérité est
comme un pays inconnu dont on ne peut trouver
la bonne route qu'après avoir essayé de toutes
les autres.
Une hypothèse étant admise, on la soumet à
l'épreuve de l'expérience. Si l'expérience la con-
firme ; si elle s'accorde avec tous les faits pour
l'explication desquels elle a été imaginée ; si
toutes les conséquences qu'on en peut tirer se
trouvent dans le même cas, et qu'en même
temps elle ne soit pas en contradiction avec les
principes ou les lois essentielles de notre intel-
ligene. il nous est impossible alors de lui
refuser notre assentiment, et on peut la regarder
comme définitivement acquise à la science.
Rien ne démontre mieux l'utilité des hypothèses,
ou l'intervention de l'imagination dans les dé-
couvertes de la raison, que l'histoire de l'astro-
nomie et des sciences qui en dépendent. Par
exemple, c'est par l'hypothèse de l'ellipticité des
orbites des planètes que Kepler parvint à décou-
vrir la proportionnalité des aires et des temps,
et celle des temps et des distances. Ce furent
ensuite ces deux fameux théorèmes, qu'on ap-
pelle les analogies de Kepler, qui mirent Newton
à portée de démontrer que la supposition de l'el-
lipticité des orbes des planètes s'accorde avec
les lois de li mécanique, et d'assigner la pro-
portion des forces qui dirigent les mouvements
des corps célestes. C'est de la même manière
qu'on est parvenu à savoir que Saturne est en-
touré d'un anneau qui réfléchit la lumière et
qui est séparé du corps de la planète et incliné à
l'écliptique : car l'existence de cet anneau ne
fut d'abord qu'une hypothèse imaginée par Huy-
ghens pour expliquer les observations qu'il avait
faites sur ce corps céleste. Les sciences natu-
relles, la géologie, la physiologie, la philologie
même considérée dans ses dernières et plus
brillantes découvertes, pourraient nous offrir
des preuves sans nombre à l'appui de la même
proposition.
Il y a deux excès à éviter au sujet des hypo-
thèses : celui de leur faire une trop grande part,
de les regarder comme la vérité elle-même, avant
de leur avoir fait subir toutes les épreuves né-
cessaires pour les changer en démonstrations ;
et celui de les proscrire entièrement. En philo-
sophie, le premier peut être reproché à l'école
allemande, et le second à l'école écossaise. Les
anciens accueillaient trop favorablement et trop
facilement les hypothèses; leur physique surtout
ou leur cosmologie n'avait pas d'autre base. Les
modernes ont eu beau les proscrire en principe,
il leur a été impossible de les éviter, soit dans
les sciences naturelles, soit dans les sciences
morales et métaphysiques. Qu'y a-t-il de plus
hypothétique que la physique de Descartes, que
la psychologie sensualiste de Locke et de Con-
dillac, et que la plupart des théories philosophi-
ques du xvme siècle? C'est en vain que l'on
chercherait à proscrire l'hypothèse ; il faut seu-
lement songer à en régler l'usage : car elle est
une des conditions du développement de l'esprit
humain. C'est par des hypothèses que Copernic,
Kepler, Huyghens, Descartes, Leibniz, Newton,
Cuvier, Champollion ont signalé leur génie et
fait marcher la science. Consultez Bacon, Novum
Organum, liv. VI, ch. xiij liv. II, ch. xxxvi; —
Th. Reid, 1er Essai sur les facultés intellectuelles
de l'homme.
I, dans les traités de logique, est le signe par
lequel on représente les propositions particulières
et affirmatives. Il représente encore, dans les
propositions complexes et modales, la négation
du mode et l'affirmation de la proposition. Con-
sultez Aristote, Premiers Analytiques, et Lo-
gique de Port-Royal, 2e partie. — Voy. Propo-
sition, Syllogisme.
IBN-BADJA (Abou-Becr Mohammed ben-
Yahya), surnommé Ibn-al-Çayeg (Fils de l'orfè-
vre) et cité par les scokastiques sous le nom
corrompu d' Aven-Pace ou Avempace, est un des
philosophes les plus célèbres parmi les Arabes
d'Espagne. On vente aussi ses connaissances
étendues dans la médecine, les mathématiques,
l'astronomie, et, comme Farabi, il joignit à un
esprit profond et spéculatif un talent distingué
pour la musique et notamment pour le jeu du
luth. Les détails de sa vie nous sont peu connus.
Il naquit à Saragosse vers la fin du xr siècle.
En 1118, nous le trouvons à Séville, où proba-
blement il s'était fixé et où il composa alors
différents traités ayant rapport à la logique (Cf.
Casiri, Biblioth. arabico-hispana escurialensis,
t. I, p. 179). Plus tard il se rendit en Afrique,
où, à ce qu'il paraît, il jouissait d'une haute
considération auprès des princes Almoravides. Il
mourut à un âge peu avancé, à Fez, l'an 533 de
l'hégire (1138). Quelques auteurs arabes rappor-
tent qu'il fut empoisonné par les médecins, dont
il avait excité la jalousie.
Ibn-Abi-Océibia, qui dans son Histoire des
médecins nous donne quelques détails sur Ibn-
Bâdja et sur ses écrits, cite un certain Aboul-
Hasan-Ali qui avait réuni divers traités d'Ibn-
Bàdja dans un recueil précédé d'une introduction,
où notre philosophe est présenté comme le pre-
mier qui ait su tirer un profit réel des écrits
philosophiques des Arabes d'Orient, répandus en
Espagne depuis le règne d'Al-Hakem II (961-976).
A la vérité, Ibn-Bâdja fut précédé par un philo-
sophe distingué que les théologiens chrétiens,
notamment saint Thomas d'Aquin et Albert le
Grand, citent souvent sous le nom d'Avicebron;
mais nous avons montré ailleurs qu'Avicebron
(voy. ce mot) était juif, et que ses doctrines, qui
au xme siècle firent tant de sensation parmi les
docteurs chrétiens, étaient entièrement incon-
nues aux Arabes (voy. l'art. Juifs). Ibn-Bàdja
peut donc être réellement considéré comme le
premier qui ait cultivé la philosophie avec suc-
cès parmi les Arabes d'Espagne. Son illustre
compatriote, Tofaïl, qui ne l'avait pas connu per-
sonnellement, mais qui florissait peu de temps
après lui, lui rend le témoign ige d'avoir sur-
passé tous ses contemporains par la justesse de
son esprit, par sa profondeur et sa pénétration;
mais en même temps il regrette que les affaires
de ce monde et une mort prématurée n'aient pas
permis à Ibn-Bâdja d'ouvrir tous les trésors de
sa science, car, dit-il, ses écrits les plus impor-
IBN
- 744 —
IBN
tants sont restés incomplets, et ceux qu'il a pu
achever ne sont que de petites dissertations écri-
tes à la hâte (voy. Philosophus autodidactus,
sive Epislola de Haï Eben-Yokdhân, p. 15).
Ibn-Abi-Océibia nous adonné la nomenclature
des écrits d'Ibn-Bàdja ; nous y remarquons, outre
quelques ouvrages de médecine et de mathéma-
tiques, divers traités de philosophie, dont nous
parlerons plus loin, et des commentaires sur plu-
sieurs ouvrages d'Aristote, notamment sur la
Physique et sur certaines parties de la Météoro-
logie, du traité de la Génération et de la Des-
truction, et des derniers livres du traité des
Animaux (c'est-à-dire des livres qui font suite à
YHistoire des animaux, tels que le traité des
Parties des animaux, etc.). Ses principaux écrits
philosophiques, signalés par Tofaïl comme ina-
chevés, sont : divers traités de logique, qui se
conservent à la bibliothèque de l'Escurial (voy.
Casiri, ubi supra), un traité de l'Ame, et un au-
tre intitulé du Régime du solitaire. On cite aussi
son Traité de la Conjonction de l'intellect avec
l'homme et sa Lettre d'adieux {Risâlet al widâ).
Cette dernière a été traduite en hébreu sous le
titre de Iggéreth ha-petirah, que Wolf, dans sa
Bibliolheca hebrœa (t. I, p. 6), a rendu par
Epislola de discessu, sive abductione animœ a
rébus mundanis; mais le contenu ne justifie
guère cette traduction. La Lettre d'adieux, dont la
version hébraïque se trouve à la Bibliothèque na-
tionale (manusc. de l'Oratoire, n° 111), contient des
réflexions sur le premier mobile dans l'homme,
ou sur ce qui donne l'impulsion à l'homme intel-
lectuel, et sur le véritable but de l'existence
humaine et de la science (qui est de s'approcher
de Dieu et de recevoir l'intellect actif émané de
lui); et l'auteur ajoute quelques mots très-vagues
et très-obscurs sur la permanence de l'âme indi-
viduelle, qu'il ne paraît admettre ni plus ni
moins qu'Aristote lui-même. Le titre de Lettre
d'adieux lui vient probablement de ce que l'au-
teur, sur le point de faire un long voyage, l'a-
dressa à un de ses jeunes amis, afin de lui laisser,
s'il ne le revoyait plus, ses idées sur les sujets
importants qui y sont traités. C'est cette lettre
qui, dans la version latine des œuvres d'Aver-
roès, est appelée Epislola expeditionis. Nous
reconnaissons dans cet écrit une tendance ma-
nifeste à réhabiliter la science et la spéculation
philosophique, qui seules, selon Ibn-Bàdja, peu-
vent conduire à la connaissance de la nature et
qui, par le secours qui vient d'en haut, amènent
aussi l'homme à se connaître lui-même et à se
mettre en rapport avec l'intellect actif. L'auteur
blâme Gazàli d'avoir cherché à se faire illusion
par une certaine exaltation mystique ; selon lui,
Gazâli s'est trompé lui-même et a trompé les
autres, en prétendant, dans son livre intitulé
Al-monkidh ou Délivrance de l'erreur (voy.
l'art. Gazali), que, vivant dans la solitude, le
monde intellectuel s'ouvrait à lui, et qu'il voyait
alors les choses divines, ce dont il éprouvait une
grande jouissance, qui, selon lui, serait le but de
la méditation.
Le traité intitulé du Régime du solitaire était
sans doute l'ouvrage le plus remarquable et le
plus original d'Ibn-Bâdja. Ibn-Roschd, à la fin
de son traité de l'Intellect matériel ou de la
Conjonction (voy. Ibn-Roschu), parle de cet ou-
vrage en ces termes : « Abnu-Becr Ibm-al-Çayeg
a cherché à établir une méthode pour le régime
du solitaire dans ces pays ; mais ce livre est in-
complet et, en outre, il est difficile d'en com-
prendre toujours lapensée. Nous tâcherons d'in-
diquer dans un autre endroit le but que l'auteur
s'était proposé : car il est le seul qui ait traité
ce suji't. et aUCUIl de ceux qui l'ont précédé ne
l'a devancé sur ce point. » Malheureusement
nous ne possédons plus le traité d'Ibn-Bâdja, et
nulle part dans les écrits que nous connaissons
d'Ibn-Roschd nous ne trouvons les renseigne-
ments promis dans le passage que nous venons
de citer. Mais un philosophe juif du xive siècle,
Moïse de Narbonne, dans son commentaire hé-
breu sur le Haï-Ebn-Yokdhân, de Tofaïl, nous
fournit sur l'ouvrage d'Ibn-Bâdja des détails
précieux, qui nous permettront d'en indiquer
ici les points principaux, et d'en présenter une
analyse succincte.
Il nous semble qu'Ibn-Bâdji avait pour but de
faire voir de quelle manière l'homme, par le
seul moyen du développement successif de ses
facultés, peut arriver à s'identifier avec l'intel-
lect actif. Il considère l'homme isolé de la so-
ciété, participant à ce qu'elle a de bon, mais se
trouvant hors de l'influence de ses vices. Il ne
recommande pas la vie solitaire, mais il indique
la voie par laquelle l'homme, au milieu des in-
convénients de la vie sociale, peut arriver au
bien suprême. Cette voie peut être suivie par
plusieurs hommes ensemble, qui auraient les
mêmes sentiments et viseraient au même but,
ou même par une société tout entière, si elle
pouvait être parfaitement organisée. Acceptant
la société telle qu'elle est, Ibn-Bàdja recommande
seulement que l'on cherche à vivre dans le meil-
leur État possible, c'est-à-dire dans celui qui
renferme dans son sein le plus grand nombre de
sages ou de philosophes.
Ibn-Bàdja commence par expliquer ce qu'il
entend par le mot tedbir (régime) : ce mot ne
saurait s'appliquer à une action unique ; mais il
indique un concours d'actions dirigées ensemble
vers un certain but, comme le régime politique,
le régime du monde, attribué à Dieu. Ce con-
cours réglé d'actions, demandant la réflexion,
ne peut se trouver que chez l'homme. Le régime
du solitaire doit être l'image du régime politi-
que de l'État parfait, de l'État modèle, ce qui
amène l'auteur à entrer dans des détails sur le
régime politique. Un des traits principaux de
son État idéal est l'absence des médecins et des
juges. La médecine y est inutile, parce que les
citoyens ne s'y nourriront que de la manière la
plus convenable, et ils ne prendront pas d'ali-
ments qui puissent leur nuire par leur qualité
ou leur quantité; les maladies qui viennent du
dehors se guérissent ordinairement par la na-
ture. Il sera également inutile d'y rendre la jus-
tice, car les relations des citoyens seront fondées
sur l'amour, et il n'y aura jamais de différend
parmi eux. Les solitaires, dans un État impar-
fait, doivent tâcher de devenir des éléments de
l'État parfait ; on leur donne le nom de planta,
parce qu'on les compare aux plantes qui pous-
sent spontanément (par la nature) au milieu de
leur espèce (cultivée par l'art) ; ce sont eux,
ajoute Ibn-Bàdja que les soufis appellent étran-
gers, parce qu'ils sont en quelque sorte étran-
gers dans leur famille et dans la société qui les
entoure.
Entrant ensuite en matière, Ibn-Bàdja consi-
dère les différentes espèces d'actions humaines,
afin de désigner celles qui peuvent conduire au
but et qui seules peuvent être considérées
comme véritablement humaines. Il y a des rap-
ports entre l'homme et l'animal, de même qu'il
en existe entre l'animal et la plante, et entre
celle-ci et les minéraux. Les actions particulières
à l'homme et véritablement humaines sont
celles qui résultent du libre arbitre, c'est-à-dire,
comme l'ajouta Ibn-Bàdja, d'une volonté émanée
de la réflexion et non pas d'un certain instinct
qu'on trouve aussi chez les animaux. Ainsi, par
]BN
745 —
IBN
exemDle. un homme qui casse une pierre, parce
qu'elle la blessé, fait une action animale; mais
s'il la casse, afin qu'elle ne blesse pas les autres,
c'est une action humaine. Il est rare de rencon-
trer chez un homme des actions purement ani-
males; mais on en rencontre souvent qui sont
purement humaines, et telles doivent être celles
du solitaire. Celui-ci doit s'efforcer de ne point
avoir égard, dans ses actions, à l'âme animale;
il ne doit se laisser guider que par l'âme ra-
tionnelle, et faire plutôt ce qui est juste et équi-
table que ce qui est utile. Il faut que, lorsque
l'âme rationnelle et l'âme animale sont en colli-
sion, la première remporte toujours une victoire
complète ; il faut que le solitaire cherche ainsi
à perfectionner ses qualités morales, et que par
là ses actions soient plutôt divines qu'humaines.
En donnant à ses actions une pareille direction,
le solitaire arrivera successivement à compren-
dre le monde spirituel, ce qui doit être le but de
tous ses efforts.
Ibn-Bâdja entre ensuite dans de longs détails
sur ce qu'il appelle les formes spirituelles. On
sait quelle est la valeur des mots forme ou
matière dans la philosophie péripatéticienne.
Par formes spirituelles il faut comprendre ici les
formes pures sans matière et les idées abstraites
de toutes les facultés de l'âme humaine, formes
qu'elle reçoit et dont elle est, pour ainsi dire, la
matière. Les formes spirituelles sont de diffé-
rentes espèces plus élevées les unes que les au-
tres à mesure qu'elles sont plus éloignées de la
corporcité. On en distingue quatre espèces :
1° les formes des corps célestes, c'est-à-dire les
substances spirituelles qui les mettent en mou-
vement : ce sont là des formes pures qui n'ont
aucun rapport à la matière sublunaire ; ^"l'intel-
lect actif, lequel, quoique forme pure, est mis
en rapport avec la matière, en agissant sur
l'intellect passif appelé aussi intellect matériel;
3° les formes intelligibles ou les idées abstraites
des choses, ou, comme les appelle Ibn-Bâdja,
al-ma koulât al-hayyoulâniyya [intelligibilia
materialia), quiont leur siège dans l'intellect ma-
tériel ou passif, où elles sont en puissance, et que
l'intellect actif fait passer à l'entéléchie; 4° les
idées qui correspondent aux autres facultés de
l'âme, c'est-à-dire au sens commun, à l'imagina-
tion et à la mémoire. Cette dernière espèce est
appelée aussi forme spirituelle individuelle,
tandis que la deuxième et la troisième espèce
constituent ensemble la forme spirituelle géné-
rale. Ibn-Bâdja dit qu'il ne s'arrêtera pas à la
première espèce, qui n'a aucun rapport à son
sujet, son but étant de s'occuper de l'esprit par
excellence, ou de l'intellect actif, et des formes
intelligibles. Il considère ensuite les actions
humaines dans leur rapport avec ce qu'il appelle
la forme corporelle (c'est-à-dire ce qui satisfait
aux besoins matériels du corps), avec la forme
spirituelle individuelle et avec la forme spiri-
tuelle générale. Nous ne pouvons pas ici suivre
Ibn-Bâdja dans les détails de ses théories qu'Ibn-
Roschd lui-même trouva très-obscures. Par une
infinité de distinctions subtiles, Ibn-Bâdja éli-
mine de ses formes spirituelles tout ce qui n'a-
mène pas directement au but, et fait parvenir
son solitaire aux formes ou idées spéculatives
[intelligibilia speculativa) qui ont leur entélé-
chie en elles-mêmes, et qui sont, pour ainsi dire,
les idées des idées ; la plus élevée est l'intellect
acquis, émanation de l'intellect actif, et par le-
quel l'homme parvient à se comprendre lui-
même comme être intellectuel. Adcplus igitur
intellectus est, dit Albert le Grand [de Intellcclu
et intelligibili, tr. III. c. vm) quando per slu-
diutn aliquis verum et proprium suum adipis-
citur intellectum, quasi totius laboris utilita-
tem et fructum. Par là, l'homme parvient à
s'identifier avec l'intellect actif, et devient in-
tellect en action, ce qui est le véritable fruit de
toute science.
Ibn-Bâdja ne nous dit pas clairement comment
se fait la conjonction entre l'intellect actif et
l'intellect matériel ou passif, et on a vu plus
haut qu'il fait intervenir un secours surnaturel.
Mais ce qui nous intéresse ici, c'est qu'Ibn-Bàdja
imprima à la philosophie arabe en Espagne un
mouvement tout opposé aux tendances mystiques
de Gazâli, et qu'il proclama la science spécula-
tive seule capable d'amener l'homme à concevoir
son propre être ainsi que l'intellect actif, comme
il le dit clairement dans la Lettre d'adieux, et
comme nous l'apprend Tofaïl [ubi supra, p. 7).
C'est ainsi qu'il eut le mérite de tracer la voie
dans laquelle marcha son illustre disciple Ibn-
Roschd. S. M.
IBN-ROSCHD (Aboul-Walîd Mohammed Ibn-
Ahmed), que nous appelons communément Aver-
roès, le célèbre commentateur des œuvres d'A-
ristote et le plus illustre parmi les philosophes
arabes, naquit dans le premier quart du xne siè-
cle à Cordoue, où sa famille occupait depuis
longtemps un rang élevé dans la magistrature.
Son grand-père, appelé, comme lui, Aboul-Wa-
lîd Mohammed, le plus illustre jurisconsulte de
son temps, avait été, sous les Almoravides, kâ-
dhi al-kodhà (grand juge) de toute l'Andalousie
et un des personnages politiques les plus in-
fluents (voy. Conde, Historia de la dominacion
de los Arabes en Espana, 3e partie, ch. xxix,
édit. de Paris, p. 423 et suiv.). 11 existe à la Bi-
bliothèque nationale un recueil volumineux de
ses consultations juridiques ; né l'an 430 de l'hé-
gire (1038), il est mort l'an 520 (1126). Son fils
Ahmed, le père de notre philosophe, fut, dit-on,
revêtu des mêmes dignités. Le jeune Ibn-Roschd
étudia d'abord la théologie positive et la juris-
prudence, qui, l'une et l'autre fondées sur le
Koran, ne forment chez les Arabes qu'une seule
science connue sous le nom de fik'h ; selon Ibn-
Abi-Océibia, il était un jphénix dans cette science.
Il paraît cependant qu'elle ne put satisfaire à
ses goûts : car, contrairement à l'usage des
fakih ou docteurs musulmans, qui ne sortent
guère de leur spécialité, il aborda avec un grand
zèle la médecine, les mathématiques et la phi-
losophie; le célèbre Ibn-Bâdja et un certain
Abou-Djaafar Haroun furent ses précepteurs. 11
est à regretter qu'Ibn-Abi-Océibia, qui écrivit son
Histoire des médecins environ quarante ans
après la mort d'Ibn-Roschd, et qui lui a consacré
quelques pages, ne nous ait donné que très-peu
de détails sur sa vie, et ne nous ait rien dit sur
son éducation et sur la marche de ses études. Ce
qu'il dit d'Ibn-Roschd se rapporte principalement
à ses dernières années ; pour ce qui concerne tout
le reste de sa longue carrière, il se borne à nous
apprendre qu'il était kâdhi à Séville avant de
l'être à Cordoue, et nous sommes réduits à re-
cueillir quelques dates que nous rencontrons çà
et là dans ses écrits. Le titre d'al-kàdhi qui pré-
cède toujours son nom, soit en tête soit à la fin
de ses ouvrages, nous montre qu'il exerça pen-
dant un grand nombre d'années les fonctions de
juge. Une grande révolution s'éleva dans le
Maghreb pendant la jeunesse d'Ibn-Roschd; les
Mowahhedîn ou Almohades renversèrent la dy-
nastie des Almoravides et s'emparèrent succes-
sivement du nord-ouest de l'Afrique et de l'Es-
pagne musulmane. Ibn-Roschd, à ce qu'il paraît,
fut en faveur auprès de la nouvelle dynastie,
de même que ses amis, le célèbre Abou-.Merwân
Ibn-Zohar el le philosophe Abou-Beer Ibn-ïo-
IBN
— 746 —
IBN
faïl (voy. Tofaïl). En 548 (1153) nous le trou-
vons à Maroc, où probablement il remplissait
alors une mission (Comment, sur le traité du
Ciel, vers la fin du livre III) ; vers cette même
époque, le roi Abd-al-Moumen s'occupa de la fon-
dation de divers collèges et établissements litté-
raires qui devaient illustrer sa résidence de
Maroc (Gonde, ubi supra, c. xliii, p. 179). Ce fut
sans doute vers l'an 565 (1169), sous le règne de
Yousouf, fils d' Abd-al-Moumen, qu'Ibn-Roschd fut
nommé kâdhi de Séville : car, à la fin de son
Commentaire sur les traités des Animaux, il
dit l'avoir achevé au mois de safar 565 (novem-
bre 1169), à Séville, après s'y être transporté de
Cordoue ; et dans un passage du XIVe livre
(liv. IV du traité des Parties des animaux), il
s'excuse des erreurs qu'il peut avoir commises
sur ce qu'il était alors très-occupé des affaires
publiques et éloigné de sa maison (à Cordoue),
ce qui l'avait empêché de s'entourer d'un certain
nombre d'exemplaires et de vérifier les textes.
Il dit à peu près la même chose à la fin de son
Commentaire moyen sur la Physique, achevé à
Séville le 1er rédjeb de la même année (21 mars
1170). Il resta au moins deux ans à Séville : car,
dans son Commentaire sur la Météorologie, en
parlant des tremblements de terre qui eurent
lieu à Cordoue en 566, il ajoute qu'il était alors
à Séville, mais qu'il arriva à Cordoue peu de
temps après. Ce fut depuis cette époque qu'il
composa la plupart des ouvrages qui ont illustré
son nom. Par ses travaux littéraires il faisait
diversion aux graves préoccupations et aux fa-
tigues que lui causèrent les affaires publiques,
et dont il se plaint bien souvent. A la fin du pre-
mier livre de son Abrégé de VAlmageste, il dit
qu'il avait dû se borner à rapporter les théo-
rèmes les plus indispensables, et il se compare
à un homme qui a vu sa maison subitement en-
veloppée d'un incendie et qui n'a que le temps
de sauver les choses les plus précieuses et les
plus nécessaires à la vie. Il acheva ses commen-
taires moyens sur la Rhétorique et sur la Méta-
physique dans les premiers mois de l'an 570
(1174) ; accablé de fatigues et atteint d'une grave
maladie, il se hâta de mettre la dernière main à
la Métaphysique, de crainte de laisser ce tra-
vail inachevé; et il se promit, si Dieu lui accor-
dait la vie, d'écrire plus tard sur ce livre et sur
d'autres ouvrages d'Aristote des commentaires
plus développés, projet que la Providence lui
permit de réaliser. Il paraît que ses fonctions
l'obligeaient à de fréquents voyages ; son traité
de Subslantia orbis est daté de Maroc l'an 574
(1178), et l'année suivante nous le retrouvons à
Séville, où il acheva alors un traité de théolo-
gie dont nous parlerons plus loin (voy. Casiri,
Biblioth. arabico-hispana escurialensis , t. I,
p. 18.')). En r>7s (1182), le roi Yousouf l'appela de
nouveau à Maroc et le nomma son médecin;
mais, quelque temps après, il lui conféra la
dignité de kâdhi de la ville de Cordoue (voy.
Gonde, ubi supra, c. xi.vn, p. 493). Ibn-Roschd
jouissait d'une égale faveur auprès du roi Yaa-
koub, surnommé Almançour, qui succéda à son
père Yousouf en .:>Ni) (1184). Pn l Ibn-
Roschd, déjà avani
et consacra ses loisirs à ses grands travaux phi-
losophiques. Lorsque le roi Almançour vint à
Cordoue, en 1195, pour se mettre en campagne
contre Alphonse, roi de Castille et de Léon, il fit
venir Ibn-Roschd auprès de lui et le combla
d'honneurs. Cependant les dernières année di
notre philosophe Furent troublées par quelques
nuages; sa position élevée lui avait suscité des
jalousies. Ses ennemis surent, le rendre BUSpecI ;
il fut accusé, ainsi que plusieurs autres Bavants
d'Espagne, de prôner la philosophie et les scien-
ces de l'antiquité au détriment de la religion
musulmane. Ibn-Roschd, dépouillé de ses di-
gnités, fut relégué par Almançour dans la ville
d'Elisana (Lucena) près de Cordoue, et il lui fut
défendu d'en sortir. La ville de Lucena avait été,
sous les dynasties précédentes, abandonnée aux
juifs; cette circonstance a donné lieu aux récits
absurdes de Léon Africain, qui prétend qu'Ibn-
Roschd fut relégué chez les juifs de Cordoue et
qu'il chercha un refuge chez son disciple Mai-
monide. Ces détails, ainsi que les autres fables
débitées par Léon, ont été répétés par Brucker
et par une foule d'autres écrivains, sans qu'on
se soit aperçu de ce qu'il y a de fabuleux et
d'impossible dans les récits de Léon Africain,
qui a fait d'énormes anachronismes. A l'époque
où Ibn-Roschd tomba en disgrâce, le judaïsme
était proscrit, dans le Maghreb, depuis près d'un
demi-siècle ; personne alors n'osait s'avouer juif
dans l'empire des Almohades; Maimonide avait
déjà passe trente ans en Egypte, et il est plus
que probable qu'il n'avait jamais été le disciple
d'Ibn-Roschd (voy. Notice sur Joseph ben Ie-
houdah, disciple de Maimonide, par S. Munk,
dans le Journal asiatique de juillet 1842, p. 31,
32,39 et suiv.). Pour expliquer la conduite d'Al-
mançour à l'égard d'Ibn-Roschd, Ibn-Abi-Océibia
cite deux motifs personnels allégués par le kâdhi
Abou-Merwân-al-Bâdji : d'abord Ibn-Roschd au-
rait manqué d'égards envers le roi Almançour,
et lui aurait parlé sur un ton trop familier en
lui disant toujours : « Écoute, mon frère. » En-
suite Almançour aurait appris qu'Ibn-Roschd,
dans son Commentaire sur le traité des Ani-
maux, après avoir parlé de la girafe, avait
ajouté : « J'ai vu la girafe chez le roi des Ber-
bers, » c'est-à-dire à la cour de Maroc, expres-
sion qu'Almançour aurait trouvée injurieuse pour
la dynastie des Almohades. Cependant le fana-
tisme des Almohades suffit seul pour expliquer
la conduite d'Almançour; Ibn-Abi-Océibia rap-
porte lui-même, dans la vie d'Abou-Bccr Ibn-
Zohar, qu'Almançour ordonna de sévir contre
ceux qui seraient convaincus d'étudier la philo-
sophie grecque, et qu'il fit confisquer et livrer
aux flammes tous les livres de logique et de phi-
losophie qu'on put trouver chez les libraires et
chez les particuliers. Quoi qu'il en soit, Ibn-
Roschd, sur l'intercession de quelques grands
personnages de Séville, rentra en grâce auprès
d'Almançour ; il retourna encore une fois à la
cour de Maroc, et il mourut dans cette ville au
commencement de l'an 595 (novembre 1198) à
un âge très-avancé.
Ibn-Ros.hd était sans contredit l'un des hom-
mes les plus savants dans le monde musulman
et l'un des plus profonds commentateurs des
œuvres d'Aristote. Il possédait toutes les sciences
alors accessibles aux Arabes, et il était un de
leurs écrivains les plus fertiles. Comme méde-
cin il se fit connaître par plusieurs traités fort
estimés et notamment par son livre Colliget ou
mieux Colliyyat (Généralités), traité de théra-
peutique générale, qui a été publié en latin. 11
révéla tissances astronomiques dans un
abrégé de VAlmageste, qui existe encore en
hébreu dans plusieurs manuscrits de la Biblio-
l In que nationale, et où il suit rigoureusement le
système de Ptolémée, dont plus tard, dans son
Commentaire sur lu Métaphysique, il attaqua
les hypothèses relatives aux excentriques et aux
les, partageant les opinions de son ami
Tofaïl, qui rejeta ces hypothèses comme invrai-
semblables el contraires a la nature, sans cepen-
dant leur en substituer d'autres plus plausibles.
Mus ce qui surtout a illustre le nom d'ibn-
IBN
7 47
IBN
Boschd ce sont ses commentaires sur les ou-
vrages d'Aristote et différentes dissertations qui
s'y rattachent.
C'est par une grave erreur que plusieurs écri-
vains renommés, et entre autres de Rossi (Dizz.
Slor. degli autori arabi) et Jourdain (dans la
liiographie universelle), ont fait d'Ibn-Roschd le
premier traducteur arabe d'Aristote. On sait
qu'il existait dès le Xe siècle plusieurs traduc-
tions arabes des ouvrages d'Aristote (voy. Ara-
bes) ; d'ailleurs Ibn-Roschd ne savait ni le grec
ni le syriaque, et il n'a pu ni faire une nouvelle
traduction comme le prétend Buhle (Ainstot.
Opéra, t, I, p. 323), ni môme corriger celles qui
existaient déjà, et dont çà et là, dans ses com-
mentaires, il accuse l'obscurité et l'imperfec-
tion.
Ibn-Roschd nous a laissé des commentaires
plus ou moins développés sur la plupart des
ouvrages d'Aristote ; il en est même quelques-
uns qu'il a commentés deux ou trois fois : on
distingue de grands commentaires, des com-
mentaires moyens et des paraphrases ou ana-
lyses. Nous croyons pouvoir affirmer qu'Ibn-
Roschd écrivit les commentaires appelés moyens
avant les grands : car çà et là, dans les com-
mentaires moyens, il promet d'en écrire plus
tard d'autres plus développés, comme nous
l'avons fait observer plus haut au sujet de la
Métaphysique. Dans ses commentaires moins
développés, Ibn-Roschd commence chaque pa-
ragraphe par quelques mots du texte d'Aristote
précédés du mot Kâl (dixit), et il résume le
reste du paragraphe en y ajoutant les dévelop-
pements et les explications nécessaires, en sorte
qu'il est souvent difficile, sans avoir le texte
sous les yeux, de distinguer ce qui appartient
à Aristote de ce qui a été ajouté par le com-
mentateur. Dans les grands commentaires, Ibn-
Roschd cite d'abord in extenso chaque paragraphe
du texte et le fait suivre d'une explication dé-
veloppée de chaque phrase. Dans les paraphrases
>;u analyses, généralement composées avant les
commentaires moyens ou en même temps, Ibn-
Roschd donne les résultats des divers traités
d'Aristote, éliminant les discussions qu'ils ren-
ferment et les opinions des anciens qui y sont
citées, mais y joignant souvent ses propres ré-
flexions et les opinions des autres philosophes
arabes. Il avait pour but de faciliter par là
l'élude de la philosophie péripatéticienne à eeux
qui ne pouvaient ou ne voulaient pas aborder
les sources. Ce sont, à proprement dire, des
traités particuliers dans lesquels Ibn-Roschd
pirle en son propre nom. prenant pour guides
les divers traités d'Aristote, comme l'avait fait
avant lui Ibn-Sina, et comme l'a fait après lui
Albert le Grand. Dans ces traités, Ibn-Roschd
abandonne quelquefois l'ordre suivi dans les
textes qui nous sont parvenus d'Aristote, pour
adopter une méthode plus sévère et plus ration-
nelle. Ainsi, par exemple, dans YEpitome de la
Métaphysique, après avoir développé l'idée de
cette science, il recueille dans les différents
livres de la Métaphysique d'Aristote et dans les
autres traités tout ce qui a rapport à ce sujet;
il place en tête les définitions des termes em-
ployés dans cette science (le livre V de la Mé-
taphysique d'Aristote), et traite ensuite succes-
sivement de l'être en général, des catégories,
de l'opposition de l'un et du multiple, des prin-
cipes et de la relation des êtres avec le premier
principe ou l'être absolu, des attributs de cet
être, des intelligences des sphères et du premier
moteur, etc. Ces sujets sont traités dans quatre
livres; un cinquième livre, qui ne nous est pas
parvenu, traitait des différentes parties de la
science philosophique, et renfermait aussi la ré-
futation des erreurs que plusieurs philosophes
de l'antiquité avaient commises à cet égard.
Les ouvrages d'Aristote sur lesquels nous pos-
sédons les trois espèces de commentaires sont :
les Derniers Analytiques, la Physique, le traité
du Ciel, le traité de l'Ame et la Métaphysique.
Nous en avons de deux espèces, c'est-à-dire des
commentaires moyens et des paraphrases, sur
les traités qui composent YOrganon (à l'exception
des Derniers Analytiques qui ont trois commen-
taires), y compris la Rhétorique et la Poétique,
et ayant en tête Ylsagoge de Porphyre; sur le
traite de la Génération et de la Destruction, et
sur la Météorologie. Sur Y Ethique à Nicomaque
nous ne connaissons qu'un commentaire moyen,
et le philosophe juif Joseph-ben-Schem-Tob, de
Ségovie, qui, en 1455, composa un commentaire
très-prolixe sur Y Éthique, nous dit, dans sa pré-
face, qu'Ibn-Roschd n'avait pas écrit de grand
commentaire sur ce traité. En outre, nous avons
des commentaires que nous devons placer dans
la catégorie des paraphrases ou analyses sur les
petits traités appelés Parva naturalia, et qui
en arabe sont compris sous le titre commun du
Sens et du Sensible, et sur les livres XI et XIX
du traité des Animaux, c'est-à-dire sur les quatre
livres du traité des Parties des animaux, et sur
les cinq livres du traité de la Génération des
animaux. Il n'existe aucun commentaire d'Ibn-
Roschd sur les dix livres de l'Histoire des ani-
maux, ni sur la Politique d'Aristote. Ibn-Roschd
nous dit dans le post-scriptum de son commen-
taire sur Y Éthique, écrit dans les derniers mois
de l'an 572 (1177), que la traduction arabe de la
Politique existait en Orient, mais qu'elle n'était
pas parvenue en Espagne.
Nous devons ici combattre une erreur assez
répandue qui concerne la Métaphysique. Selon
Jourdain {Recherches, etc., 2e édit., p. 177), les
Arabes pensaient que la première partie du livre I
de la Métaphysique (qui dans la version arabe
est le second) était l'œuvre de Théophraste, et
d'après cette idée ils ne l'ont pas traduite. Nous
ne connaissons pas la version arabe de la Méta-
physique, mais nous possédons encore la version
hébraïque exactement calquée sur l'arabe. Les
premiers mots du livre II de la version hébraïque
correspondent dans le texte grec à ceux-ci :
'Au.çoT£pa>v jiÉvtoi Ta-JTa; a>; ÈvvXr,ç s'ioei tiôé^xtov
(liv. I, ch. v, édit. de Brandis, p. 19). On voit
que la version arabe commençait au milieu d'une
phrase, et par conséquent le motif de la sup-
pression des chapitres qui précèdent ne saurait
être celui qu'indique Jourdain; il est évident
que la version arabe avait été faite sur un ma-
nuscrit grec ou syriaque incomplet. Jourdain
fait entendre plus loin [ubi supra, p. 178) que
les XIe, XIIIe et XIVe livres manquaient entière-
ment dans la version arabe, et un auteur plus
moderne (Essai sur la Métaphysique d'Aris-
tote, t. I, p. 81) affirme que les traductions
dont se servit Averroès ne comprenaient pas
ces trois livres. Cette opinion erronée est basée
sur les versions latines accompagnées du grand
commentaire d'Ibn-Roschd ; les livres XI, XIII
et XIV y manquent en effet, parce qu'il n'existe
pas de grand commentaire d'Ibn-Roschd sur ces
trois livres; mais ils se trouvent longuement
expliqués dans le commentaire moyen que nous
possédons encore en hébreu, et Ibn-Abi-Ûcéibu,
à l'article Aristote, dit expressément, dans deux
endroits, que la Métaphysique se compose de
treize livres (ne comptant pas le premier, qui
était incomplet).
Outre ses Commentaires sur Aristote, Ibn-
Roschd a composé un assez grand nombre de
IBN
— 748 —
IBN
traités philosophiques plus ou moins importants,
énumérés par Ibn-Abi Océibia, qui en grande
partie existent encore, et dont quelques-uns ont
été publiés en latin. Nous en indiquerons ici
les principaux : 1" Tehâfot al-Tehdfot [la Des-
truction de la destruction) ou Réfutation de la
Destruction des philosophes, par Gazâli (voy. ce
nom). La version hébraïque de cet ouvrage existe
dans plusieurs bibliothèques, et une version la-
tine barbare, faite sur l'hébreu par Calo Calo-
nymos, a été publiée plusieurs fois à Venise,
1497, 1527, in-f", et dans le dernier volume des
deux éditions latines des œuvres d'Aristote avec
les commentaires d'Averroès. 2° Questions ou
Dissertations sur divers passages des livres de
VOrganon, publiées en latin, sous le titre de
Quœsila in libros Logicœ Arislolelis, dans les
mêmes éditions latines d'Aristote (t. I, 3e par-
tie). Quelques-unes de ces dissertations existent
encore en hébreu; l'une d'elles, qui se rapporte
à quelques points obscurs des Premiers Analy-
tiques, est datée du mois de rébia n, 591 (mars
1195), d'où il résulte qu'Ibn-Ros:hd écrivit ces
dissertations dans les dernières années de sa vie,
et au moment même où il subissait, à cause de
ses écrits philosophiques, la disgrâce du roi Al-
mançour. 3U Dissertations physiques, ou petits
traités sur diverses questions se rattachant à la
Physique d'Aristote. Ces opuscules roulent sur
les définitions de la matière première, du mou-
vement et du temps, sur la substance des sphères
célestes , etc. Ils existent en hébreu avec un
commentaire de Moïse de Narbonne, et quelques-
uns ont été réunis sous le titre commun de Sermo
de subslantia orbis, dans le dernier volume des
deux éditions latines d'Aristote ; l'un d'eux est
daté de Maroc, 574 (1178). 4° Deux dissertations
sur la nature de l'intellect actif et passif, et sur
la conjonction de l'intellect avec l'âme humaine.
Ces deux dissertations se trouvent également
dans le dernier volume des œuvres d'Aristote :
l'une est intitulée de Animœ beatitudine, l'autre
Ejjislola de connexione inlellectus abstracli
cum homine. 5* Une autre dissertation sur la
question de savoir s'il est ou non possible que
l'intellect qui est en nous comprenne les formes
séparées ou abstraites, question qu'Aristote avait
promis de traiter, mais qu'il n'a abordée nulle
part. Ce fut donc dans le but de suppléer au
silence d'Aristote qu'Ibn-Roschd composa cette
dissertation. Elle est restée inédite ; mais nous
en possédons encore la version hébraïque intitulée
Traité de l'intellect matériel ou de la Possibilité
de la conjonction; et deux philosophes juifs,
Moïse de Narbonne et Joseph-ben-Schem-Tob,
l'ont accompagnée de leurs commentaires. Nous
en parlerons encore plus loin. 6° Réfutation de
la division des êtres, établie par Ibn-Sina (voy.
ce nom). 7" Traité sur l'accord de la relii/ion
avec la philosophie : ce traité, traduit en hébreu,
existe à la Bibliothèque nationale (ancien fonds
hébr., n- :{4;,). % • Un autre traité Sur le vrai sens
des dogmes religieux : il existe encore en arabe
à la bibliothèque de l'Escurial (voy. Casiri, t. I,
n° 629, p. 185), sous le titre de Voies de démons-
trations pour les dogmes religieux, et la Biblio-
thèque nationale en possède la version hébraïque
(Manusi.T. du fonds de l'Oratoire, n° 111). Nous
reviendrons encore sur ces deux traités. Outre
ces deux ouvrages, Ibn Abi-Océibia en énuinère
encore quelques autres qui sont perdus : tels
sont l' Analyse de la Métaphysique de Nicolas,
c esi à-dii •»■. très-probablement de la Philosophie
première de Nicolas de Damas, qui, par consé-
quent, aurait existé chez les Arabes; un exposé
comparatif de VOrganon d'Aristote et de la Lo-
gique d'AI-F.uâbi; de» recherches sur diverses-
questions agitées dans la Métaphysique d'ibn-
Sina, et quelques autres écrits de moindre im-
portance.
Si nous possédons encore la plus grande partie
des ouvrages d'Ibn-Roschd, c'est aux juifs seuls
que nous en sommes redevables. L'acharnement
avec lequel les Almohades persécutèrent la phi-
losophie et les philosophes n'a pas permis que
les copies arabes des écrits d'Ibn Roschd se
multipliassent, et elles ont été de tout temps
extrêmement rares. Scaliger pensait au xvie siècle
qu'il serait difficile de trouver dans toute l'Eu-
rope un seul ouvrage arabe d'Ibn-Roschd (voy.
Brucker, Hist. crit. de la phil., t. III, p. 104).
Dans la riche collection de manuscrits arabes que
possède la Bibliothèque nationale on ne trouve
pas un seul des ouvrages d'Ibn-Roschd, et nous
savons qu'il n'en existe que quelques petits
traités parmi les manuscrits, arabes de l'Escurial.
Mais les ouvrages du philosophe de Cordoue,
proscrits par le fanatisme des musulmans, furent
accueillis avec le plus grand empressement par
les savants rabbins de l'Espagne chrétienne et
de la Provence; on en fit des traductions hé-
braïques, qui se sont conservées dans plusieurs
bibliothèques, et notamment dans celle de Paris,
qui possède presque tous les ouvrages d'Ibn-
Roschd en hébreu, et même les copies, en ca-
ractères hébraïques, de quelques-uns des origi-
naux arabes, savoir : YEpitome de VOrganon,
les commentaires moyens du traité de la Géné-
ration et de la Destruction, de la Météorologie,
et du traité de VAme, et la paraphrase des Parva
naturalia. Les versions latines imprimées sont
également dues en grande partie à des savants
juifs; celles d'Abraham de Balmis sont assez bien
écrites; et si les autres sont quelquefois peu
intelligibles et même barbares, nous avons, poul-
ies contrôler et les rectifier, les versions hé-
braïques, qui sont de la plus scrupuleuse exacti-
tude. Pour celui qui sait l'arabe, elles peuvent
remplacer les originaux dont elles sont le calque
fidèle.
Nous devons maintenant donner quelques dé-
tails sur ce qu'on a appelé la doctrine ou le
système philosophique d'Ibn-Roschd. Lui-même
ne prétendit nullement à l'honneur de fonder un
système; il ne voulut être que simple commen-
tateur d'Aristote, pour lequel il professait un
véritable culte, et aux doctrines duquel, disait-il,
on n'a pu rien ajouter qui fût digne d'attention.
Nous rappellerons le passage que nous avons
cité de la préface d'Ibn-Roschd à son grand
commentaire sur la Physique (voy. le tome I de
ce recueil, p. 172); il nous serait facile d'y
joindre plusieurs autres citations analogues, mais
nous nous bornerons ici à une seule : vers la
fin du XVe livre de la paraphrase des traités
des Animaux (liv. I du traité de la Génération
des animaux), il s'exprime en ces termes :
« Nous adressons des louanges sans fin à celui
qui a distingué i et homme (Aristote) par la per-
fection et qui l'a placé seul au plus haut degré
de la supériorité humaine, auquel aucun homme,
dans aucun siècle, n'a pu arriver ; c'est à lui que
Dieu a fait allusion, en disant (dans le Koran) :
« Cette supériorité, Dieu l'accorde à qui il veut.»
Il est évident qu'avec une foi aussi exclusive et
aussi absolue dans le génie du philosophe grec,
Ihn-Roschd n'a pu avoir la prétention de pré-
senter un système nouveau, ou même de modifier
en quoi que ce soit la doctrine de son maître.
Cependant, comme les autres philosophes arabes,
[bn-Roschd a vu les doctrines d'Aristote parle
prisme îles commentateurs néo-platoniciens, et,
par là, il a porté des modifications notables dans
le. .système pei ip.i leLicien. Il y a en outre
IBN
— 749 —
IBN
la doctrine d'Aristote, une foule de points obscurs
sur lesquels les anciens commentateurs ne sont
pas d'accord, ou qu'ils n'ont pas essayé d'expli-
quer; et en prétendant démêler la véritable
opinion dAristote, Ibn-Roschd est arrivé quelque-
fois, sans le vouloir, à établir des doctrines qui
lui appartiennent en propre, qui portent un
cachet particulier et qui peuvent prétendre à
une certaine originalité.
Il faut user d'une grande circonspection, en
cherchant à démêler dans les commentaires
d'Ibn-Roschd les doctrines particulières de ce
philosophe. Souvent il n'a fait que reproduire
les opinions des autres commentateurs, et même
celles qu'il n'admettait pas lui-même et qu'il se
proposait de réfuter ultérieurement, sans qu'il
ait jugé convenable de nous en avertir immé-
diatement. Nous invoquons à cet égard son pro-
pre témoignage, que nous trouvons à la fin de
son commentaire moyen sur la Physique (dont
les trois premiers livres seulement ont été pu-
bliés en latin) : « Ce que nous avons écrit sur ces
sujets, dit-il, nous ne l'avons fait que pour en
donner l'interprétation dans le sens des péripaté-
ticiens, afin d'en faciliter l'intelligence à ceux
qui désirent connaître ces choses, et notre but a
été le même que celui d'Abou-Hâmed dans son
livre Makâcid (voy. Gazali) : car lorsqu'on n'ap-
profondit pas les opinions des hommes dans leur
origine, on ne saurait reconnaître les erreurs qui
leur sont attribuées et les distinguer de ce qui
est vrai. »
Nous pourrions ajouter d'autres citations qui
prouveraient qu'Ibn-Roschd a quelquefois changé
d'avis, et que dans ses commentaires il retraite
çà et là les opinions qu'il avait émises dans les
paraphrases.
Le caractère général de la doctrine d'Ibn-
Roschd est le même que celui que nous remar-
quons chez les autres philosophes arabes. C'est
la doctrine d'Aristote modifiée par l'influence de
certaines théories néo-platoniciennes. En intro-
duisant dans la doctrine péripatéticienne l'hypo-
thèse des intelligences des sphères, placées en-
tre le premier moteur et le monde, et en ad-
mettant une émanation universelle par laquelle
le mouvement se communique de proche en
proche à toutes les parties de l'univers jusqu'au
mondesublunaire, les philosophes arabes croyaient
sans doute faire disparaître le dualisme de la
doctrine d'Aristote et combler l'abîme qui sépare
l'énergie pure, ou Dieu, de la matière première.
Ibn-Roschd admet ces hypothèses dans toute
leur étendue : le ciel est considéré par lui comme
un être animé et organique, qui ne naît ni ne
périt, et dont la matière même est supérieure à
celle des choses sublunaires; il communique à
celles-ci le mouvement qui lui vient de la cause
première et du désir qui l'attire lui-même vers
le premier moteur. La matière, qui est éter-
nelle, est caractérisée par Ibn-Roschd avec plus
de précision qu'elle ne l'a été par Aristote : elle
est non-seulement la faculté de tout devenir
par la forme qui vient du dehors ; mais la
forme elle-même est virtuellement dans la ma-
tière : car si elle était produite seulement par la
cause première, ce serait là une création de
rien, qu'Ibn-Roschd n'admet pas plus qu'Aris-
tote. Le lien qui rattache l'homme au ciel et à
Dieu le fait participer, jusqu'à un certain point,
à la science supérieure, principe de l'ordre uni-
versel ; c'est par la science seule, et non par une
vide contemplation, que nous pouvons arriver à
saisir l'être, et, sous ce rapport, Ibn-Roschd est
encore plus absolu que son maître Ibn-Bàdja ;
les œuvres n'ont pas pour lui la même valeur
que leur attribuait son maître, et les idées mo-
rales ne jouent dans la doctrine d'Ibn-Roschd
qu'un rôle fort secondaire
Si la doctrine d'Ibn-Ros:hd, sous tous ces rap-
ports, est plus ou moins conforme à celle des
autres péripatéticiens arabes, sa théorie de l'in-
tellect a un caractère distinct que nous devons
faire ressortir plus particulièrement, tant à
cause du cachet assez original que porte cette
théorie, qu'à cause de la sensation qu'elle fit au
xiii6 siècle parmi les théologiens chrétiens. En
expliquant dans la doctrine d'Aristote la théorie
des deux intellects, l'un actif, l'autre passif, il
établit, après avoir discuté les opinions des au-
tres commentateurs, une théorie particulière
qu'il soutient être en réalité celle d'Aristote.
Nous laisserons parler Ibn-Roschd lui-même en
citant quelques passages de son commentaire
moyen sur le traité de l'Ame, qui est resté iné-
dit, mais dont nous possédons encore l'original
arabe.
« Il faut donc, disons-nous, que cette faculté qui
reçoit l'impression des choses intelligibles soit en-
tièrement impassible (ànxôrj;), c'est-à-dire qu'elle
ne reçoive pas le changement qui arrive aux au-
tres facultés passives a cause de leur mélange
avec le sujet (ûrcoxetixevov) dans lequel elles se
trouvent. Il faut qu'elle n'ait d'autre passivité
que la perception seule, et qu'elle soit en puis-
sance comme la chose qu'elle perçoit, mais non
pas la chose même. On peut se figurer cette fa-
culté par voie de comparaison : c'est la faculté
qui est aux choses intelligibles comme le sens
aux choses sensibles, avec cette différence que
la faculté qui reçoit l'impression des choses
sensibles est mêlée en quelque sorte au sujet
dans lequel elle se trouve ; l'autre, au contraire,
doit être absolument libre de tout mélange avec
une forme matérielle quelconque. En effet, puis-
que cette faculté qu'on appelle l'intellect maté-
riel entend toutes les choses, c'est-à-dire perçoit
les formes de toutes les choses, il faut qu'elle ne
soit mêlée à aucune forme, c'est-à-dire qu'elle
ne soit point mêlée au sujet dans lequel elle se
trouve, comme les autres facultés matérielles :
car, si elle était mêlée à une forme quelconque
il en résulterait de deux choses l'une : ou bien
la forme du sujet auquel cette faculté serait mê-
lée deviendrait un obsta.leaux formes que cette
même faculté doit percevoir, ou bien elle chan-
gerait les formes perçues. Et s'il en était ainsi,
les formes des choses n'existeraient plus dans
l'intellect telles qu'elles sont; mais elles seraient
changées en d'autres formes qui ne seraient plus
les formes des choses. Or, comme il est dans la
nature de l'intellect de percevoir les formes des^
choses de manière que leur nature reste sauve,
il faut nécessairement que ce soit une faculté
qui n'est mêlée à aucune forme.... Puis donc
qu'il en est ainsi de l'intellect, sa nature ne peut
être que celle d'une simple disposition : je veux
dire que l'intellect en puissance est une simple
disposition et non pas quelque chose dans quoi
se trouverait la disposition. A la vérité cette
disposition se trouve dans un sujet ; mais,
comme elle ne se mêle pas à lui, son sujet n'est
pas lui-même intellect en puissance. C'est l'op-
posé dans les autres facultés (appelées) maté-
rielles : je veux dire que leur sujet est une sub-
stance, soit composée de forme et de matière,
soit simple, ce qui serait la matière première.
Tel est le sens de l'intellect passif dans la doc-
trine d'Aristote, selon l'interprétation d'Alexan-
dre (d'Aphrodise). » Après avoir exposé l'opi-
nion des autres commentateurs qui voient dans
l'intellect passif une substance portant en elle
une disposition, il continue ainsi : «Et lorsqu'on
tient compte des éléments douteux que renfer-
IBN
— 750
IBN
ment ces opinions, il devient manifeste que
l'intellect est, sous un rapport, une disposition
dépouillée des formes matérielles, comme le dit
Alexandre, et. sous un autre rapport, une sub-
stance séparée revêtue de cette disposition; je
veux dire que cette disposition qui se trouve
dans l'homme est une chose qui s'attache à la
substance séparée, parce que celle-ci est jointe à
l'homme ; mais que la disposition n'est ni une
chose inhérente à la nature de la substance sé-
parée, comme l'ont pensé les commentateurs, ni
une pure disposition, comme l'a pensé Alexan-
dre. Ce qui prouve d'ailleurs que ce n'est pas
une pure disposition, c'est que l'intellect maté-
riel peut concevoir cette disposition vide de for-
mes ; il faudrait donc qu'il pût percevoir le
néant, puisqu'il peut se percevoir lui-même vide
de formes. Par conséquent, la chose qui perçoit
cette disposition et les formes qui lui survien-
nent, doit être nécessairement quelque chose en
dehors de la disposition. 11 est donc clair que
l'intellect matériel est une chose composée de la
disposition qui existe en nous, et d'un intellect
qui se joint à cette disposition et qui, en tant
qu'il y est joint, est un intellect prédisposé (en
puissance), et non pas un intellect en action ;
mais qui est intellect en action, en tant qu'il
n'est plus joint à la disposition. Cet intellect est
lui-même l'intellect actif, dont l'essence sera en-
core expliquée plus loin. C'est que, en tant qu'il
est joint à cette disposition, il faut qu'il soit in-
tellect en puissance, ne pouvant pas se percevoir
lui-même, mais pouvant percevoir ce qui n'est
pas lui, c'est-à-dire les choses matérielles ; mais
en tant qu'il n'est pas joint à la disposition, il
faut qu'il soit intellect en action, se percevant
lui-même et ne percevant pas ce qui est (au
dehors), c'est-à-dire les choses matérielles. Nous
expliquerons cela clairement plus loin, après
avoir montré qu'il y a dans notre âme deux es-
pèces d'action, l'une celle de faire les (formes)
intelligibles, l'autre celle de les recevoir : en
tant qu'il (l'intellect) fait les formes intelligi-
bles, on l'appelle actif, et en tant qu'il les reçoit,
on l'appelle passif; mais ce n'est qu'une seule
et même chose. Par ce que nous venons de dire,
vous connaîtrez les deux opinions sur l'intellect
matériel, savoir celle d'Alexandre et celle des
autres (commentateurs); et vous reconnaîtrez
aussi que l'opinion véritable, celle d'Aristote,
est la reunion des deux opinions, ainsi que nous
l'avons exposé : car, par notre hypothèse, nous
évitons de faire d'une chose qui est une sub-
stance séparée une espèce de disposition (comme
l'ont fait les commentateurs); puisque nous sup-
posons que la disposition s'y trouve, non pas par
la nature (de la substance), mais parce qu'elle
(la substance) est jointe à une autre substance
où ladite disposition se trouve essentiellement,
et qui est L'homme. En posant ensuite qu'il y a
une chose que cette disposition touche dune
manière accidentelle, nous évitons de faire de
l'intellect en puissance une simple disposition
(comme l'a fait Alexandre). »
L'intellect qui se joint à la disposition qui est
en nous, pour former l'intellect en action ou
l'intellect actif individuel, appelé aussi l'intellect
acquis, est lui m l'intellect
actif universel, dans lequel les philo
bes ont vu es cé-
lestes, cl qu'ils ont placé dans La sphère de La
lune, la plus rapprochée de notre globe, et qui
est [i t en rapport Vh
nature. C'est à tort qu'on .1 considéré cette doc-
trine , iculii re i Ibn Rosohd :
elle 1 - ment admise par les philosophes
arabes les plus anciens. Pour mieux faire con-
naître les doctrines d'Ibn-Roschd à l'égard des di-
vers intellects et de l'union finale de l'intellect hu-
main avec l'intellect universel^ nous devons nous
appuyer surtout sur un traite inédit dont nous
avons déjà parlé plus haut (p. 748, col. 1, 5°), en
énumérant les traités particuliers d'Ibn-Roschd.
Dans cet écrit Ibn-Roschd se propose de recher-
cher s'il est ou non possible que l'intellect qui
est en nous, c'est-à-dire l'intellect matériel ou
passif devenu intellect en action ou intellect ac-
quis, comprenne les formes ou substances sépa-
rées, ou en d'autres termes s'il lui est possible
dans cette vie de s'identifier avec l'intellect actif
universel. Cette question, dit Ibn-Roschd, Aris-
tote avait promis, dans son traité de l'Ame, de la
traiter plus tard ; mais elle ne reparaît nulle
part dans les écrits qui nous restent d'Aristote.
Le passage auquel Ibn-Roschd fait allusion se
trouve au livre III, ch. vnre du traité de l'Ame,
où Aristote traite de la faculté d'abstraire que
possède l'intellect ; il est conçu en ces termes
(traduction de M. B. Saint-Hilaire, p. 319, 320) :
« En résumé, l'intelligence en acte est les choses
quand elle les pense. Nous verrons plus tard
s'il est ou non possible que, sans être elle-même
séparée de l'étendue, elle pense quelque chose
qui en soit séparé. »
Nous n'avons pas à nous occuper ici de ce
qu'Aristote lui-même a entendu par ta xE/copia-
uiva ; il est certain que les commentateurs ara-
bes, ainsi que les scolastiques, entendaient par
là les esprits supérieurs, soit les anges, ou, ce
qui pour les philosophes était la même chose,
les intelligences des sphères et particulièrement
celle qui préside à l'orbite de la lune, et qui est
l'intellect actif. «Substantiae enim separatae, dit
saint Thomas d'Aquin, dicuntur angeli et daemo-
nes, in quorum societatem deputantur animœ
hominum separatee bonorum vel malorum, etc. »
{Quœstiones disputâtes de Anima, art. 17, édit.
de Lyon, f° 164, verso.) Albert le Grand, en par-
lant des substances séparées, s'exprime ainsi :
« Et ideo quae (substantia) nec dividitur divi-
sione corporis, nec movetur motu corporis, nec
operatur instrumentis corporis, illa separata est,
non per locum, sed a corporalis materiae quan-
tumeumque simplicis obligatione. Hœc autem
omnia competunt substantiis cœlorum, etc. »
(Parva naturalia, de Motibus animalium.
lib. I, tr. I, c. iv.) Saint Thomas, en traitant la
même question qu'Ibn-Roschd (qu'il a résolue
dans le sens contraire), la rattache expressément,
comme Ibn-Roschd, au passage du traité de
l'Ame que nous avons cité: « Hanc quœstionem
Aristoteles promisit se determinaturum in tertio
de Anima, licet non inveniatur determinata ab
ipso in libris ejus, qui ad nos pervenerunt. »
(Ubi supra, art. 1(3, f° 163, verso.)
Nous résumerons maintenant, autant que le
permettent les limites de cet article, le traite
qui nous montrera à son point culminant ce
qu'on peut appeler le système d'Ibn-Roschd.
Notre philosophe commence par rappeler la
division des facultés de l'âme et leurs rap]
mutuels. Après avoir démontré, par divers argu-
ments, qu'il doit exister un lien entre l'intellect
séparé et l'intellect humain, connue entre la
forme et le sujet, il soutient qu'il faut que
Boil l'intellect acquis qui perçoive l'intellect ac-
tif universel: car Ni c était celui-ci qui perçut
cl humain et indivi-
duel, il y aurait en lui, par cette perception, un
accident nouveau. Or; une substance éternelle,
comme L'intellect actif universel, ne peut être
sujette à des accidents nouveaux ; il faut donc
que ce soil L'intellect humain qui perçoive l'in-
tellect universel, c'est-à-dire il faut que l'intel-
IBN
751 —
IBN
lect humain puisse s'élever à l'intellect univer-
sel et s'identifier, en quelque sorte, avec lui,
tout en restant un être périssable. C'est que l'é-
lément périssable (l'intellect acquis) s'efface
alors : car au moment où l'intellect acquis est
attiré par l'intellect actif universel, il faut que
celui-ci agisse sur l'homme d'une autre manière
que la première fois, lors de la réunion des deux
intellects, et lorsque l'intellect acquis monte, il
s'efface et se perd entièrement, et il ne reste,
pour ainsi dire, que la table rase de l'intellect
passif, lequel, n'étant déterminé par aucune
formé, peut percevoir toutes les formes. Il naît
alors en lui une seconde disposition, pour lui
faire percevoir l'intellect actif universel.
Si l'on demande à Ibn-Roschd : Pourquoi tous
ces détours? Pourquoi la première disposition
que vous appelez l'intellect passif ou matériel
ne se joint-elle pas de prime abord à l'intellect
universel? il répondra : L'intellect actif exerce
deux actions diverses sur l'intellect matériel :
l'une a lieu tant que l'intellect matériel n'a pas
perfectionné son être, tant qu'il n'a pas passé à
l'entéléchie en recevant les formes intelligibles ;
l'autre consiste à attirer vers lui l'intellect en
action ou l'intellect acquis. Or, si cette seconde
action pouvait s'exercer de prime abord, l'in-
tellect acquis n'existerait point, et cependant il
est une condition nécessaire de notre existence
intellectuelle. Il naît donc par la première ac-
tion de l'intellect actif; mais il s'efface lorsque
nous devons arriver à la connaissance de l'in-
tellect actif universel : car la forme plus forte
fait disparaître la forme plus faible. C'est ainsi
que la sensibilité est une condition essen-
tielle de l'existence de l'imagination. Cependant,
lorsque celle-ci jrend le dessus, la sensation
disparaît : car l'imagination ne produit son effet
que lorsque les sens se sont en quelque sorte ef-
facés, par exemple dans les visions.
Du reste, la seconde des deux actions dont
nous venons de parler résulte de la nature des
deux intellects : de même que le feu, lorsqu'il
est approché d'un objet combustible, brûle cet
objet et le transforme, de même l'intellect actif
universel agit sur l'intellect matériel, lorsque
déjà, par sa première action, il en a fait Yin-
tellecl acquis. Ou bien alors l'intellect actif
agit directement, pour attirer vers lui l'intellect
acquis, ou bien il le fait par un intermédiaire
qu'on appelle l'intellect émané. Nous ne nous
arrêterons pas à cette dernière hypothèse, qu'Ibn-
Roschd propose sans la juger nécessaire; en effei,
d'autres philosophes arabes, par exemple Ibn-
Bàdja, identifient complètement l'intellect acquis
avec ce qu'on a appelé l'intellect émané. L'in-
tellect matériel, ajoute Ibn-Roschd, ressemble
donc beaucoup aux âmes des corps célestes, en
ce qu'il n'a aucune forme déterminée : car l'ame
et la vie de ces corps ne sont autre chose que le
désir du mouvement qu'ils reçoivent de leur
forme ou intelligence respective ; mais il y a
cette différence entre les corps célestes et
l'homme, que chez les premiers l'impulsion est
éternelle, tandis que chez l'homme elle est péris-
sable.
La faculté d'arriver à ce dernier degré de per-
fection, c'est-à-dire de s'identifier complètement
avec l'intellect actif universel, n'est pas la
même chez tous les hommes ; elle dépend de
trois choses : savoir, de la force primitive de
l'intellect matériel (qui, à son tour, dépendra
de la force de l'imagination), de la perfection
de_ l'intellect acquis, qui demande des efforts
spéculatifs, et de l'infusion plus ou moins
prompte de la forme destinée à transformer
l'intellect acquis. Par cette dernière condition,
Ibn-Roschd paraît entendre une espèce de se-
cours surnaturel, qui vient de la grâce divine/
et qu'Ibn-Bàdja, comme on l'a vu, fait éga-
lement intervenir dans la conjonction.
En somme, on n'arrive à cette perfection que
par l'étude et la spéculation, et en renonçant à
tous les désirs qui se rattachent aux facultés
inférieures de l'âme, et notamment à la sen-
sation. Il faut avant tout perfectionner l'intellect
spéculatif; ceux-là sont dans une grande er-
reur, qui, comme les souris, s'imaginent qu'on
peut y arriver sans étude, par une méditation
stérile et par une vide contemplation.
Ce bonheur de la plus haute intelligence mé-
taphysique n'arrive à l'homme que dans cette
vie, par l'étude et les œuvres à la fois; celui à
qui il n'est pas donné d'y arriver dans cette vie,
retourne après sa mort au néant ou bien à des
tourments éternels : car, ajoute Ibn-Roschd, la
destruction de l'âme est une chose très-dure. 11
y en a qui ont fait de l'intellect matériel ou
passif une substance individuelle, qui ne naît
ni ne périt; ceux-là peuvent admettre à plus
forte raison la possibilité de la conjonction des
deux intellects, car ce qui est éternel peut com-
prendre l'éternel. Ibn-Roschd n'achève pas sa
pensée ; il est évident que n'ayant pas fait de
l'intellect matériel une substance individuelle,
mais une simple disposition qui naît et périt
avec l'homme, il n'y a, dans son opinion, rien
d'éternel que l'intellect universel. L'homme, par
la conjonction, ne gagne rien individuellement
qui aille au delà des limites de cette existence
terrestre, et la permanence de l'âme indivi-
duelle est une chimère. Les notions générales
qui émanent de l'intellect universel sont impé-
rissables dans l'humanité tout entière; mais il
ne reste rien de l'intelligence individuelle qui
les reçoit.
On sait quelle sensation fit cette doctrine
d'Ibn-Roschd parmi les théologiens chrétiens du
xiue siècle. Albert le Grand crut devoir réfuter
le philosophe arabe dans un écrit particulier
intitulé Libellus contra eos qui dicunl quod
post separationem ex omnibus animalibus non
remanet nisi intellectus unus et anima una
(Alberti opéra, t. V, p. 218 et suiv., édit. de
Jammy). Saint Thomas d'Aquin en fit autant.
Les disputes entre les averroïstes et les ortho-
doxes continuèrent jusqu'au xvi8 siècle, et le
pape Léon X se vit obligé de lancer une bulle
contre les partisans du philosophe arabe (voy.
Brucker, Hist. crit. de la phil.} t. IV, p. 62 et
suiv., éd. de Leipzig).
Malgré ses opinions philosophiques si peu
d'accord avec les croyances religieuses, Ibn-
Roschd tenait à passer pour bon musulman. Se-
lon lui les vérités philosophiques sont le but le
plus élevé que l'homme puisse atteindre; mais
il n'y a que peu d'hommes qui puissent y par-
venir par la spéculation, et les révélations pro-
phétiques étaient nécessaires pour répandre
parmi les hommes les vérités éternelles égale-
ment proclamées par la religion et par la philo-
sophie. Nous devons tous, dans notre jeunesse,
nous laisser guider par la religion et suivre stric-
tement ses préceptes; et si plus tard nous arri-
vons à comprendre les hautes vérités de la re-
ligion par la voie de la spéculation, nous ne
devons pas dédaigner les doctrines et les pré-
ceptes dans lesquels nous avons été élevés. Il se
prononce en ce sens dans plusieurs endroits de
ses écrits, et notamment à la fin de sa réfutation
de la Destruction de Gazàli. On a vu plus haut
qu'Ibn-Roschd composa deux traités particuliers
dans lesquels il chercha à démontrer que la re-
ligion et la philosophie enseignaient les mêmes
IBN
— 752 —
IBN
vérités (ce sont le 7e et le 8e des traités que nous
avons énumérés). Dans l'un il établit, par plu-
sieurs versets du Koran, que la religion elle-
même commande la recherche de la vérité par
le moyen de la science, que la religion enseigne
ses hautes vérités d'une manière populaire acces-
sible à tous les hommes, mais que le philosophe
seul est capable de saisir le vrai sens des doc-
trines religieuses par le moyen de l'interpré-
tation, tandis que. le vulgaire s'arrête au sens
littéral ; dans l'autre il développe lui-même le
vrai sens des dogmes religieux, après avoir
montré d'abord que les sectes qui se partageaient
alors le monde musulman, savoir les ascharites,
les motazales, les batenites (allégoristes) et les
haschawites (qui ne reconnaissaient que le sens
littéral et professaient un grossier anthropomor-
phisme), suivaient toutes des opinions également
erronées et étaient loin d'avoir saisi le véritable
sens de la doctrine du Koran. Il distingue les
vrais principes qui se trouvent réellement dans
la doctrine religieuse d'avec ceux qui lui ont été
imposés au moyen de fausses interprétations ; et,
proposant une interprétation nouvelle d'accord
avec la philosophie, il aborde successivement les
principaux dogmes de la religion musulmane :
Dieu, son unité, ses attributs, le Dieu révélé ou
le Créateur, la mission des prophètes, le destin
ou le décret divin, etc. Les limites dans les-
quelles nous devons nous renfermer ici, et que
peut-être déjà nous avons dépassées, ne nous
permettent pas d'analyser cet intéressant écrit;
mais, pour donner un seul exemple de la manière
dont Ibn-Roschd interprète les dogmes religieux,
nous résumerons brièvement ce qu'il dit sur la
doctrine du décret divin ou de la prédestination,
qui a engendré le fatalisme si fameux des mu-
sulmans. C'est là, dit-il, la plus difficile des
questions religieuses. Dans le Koran on trouve
des passages qui paraissent dire clairement que
tout est prédestiné; et d'autres qui attribuent à
l'homme une participation dans ses œuvres. De
même, la philosophie paraît s'opposer d'un côté
à ce que nous regardions l'homme comme l'au-
teur absolu de ses œuvres : car elles seraient
alors en quelque sorte une création indépen-
dante de la cause première ou de Dieu, ce que la
philosophie ne saurait admettre; de l'autre côté,
si nous admettions que l'homme est poussé à
tout ce qu'il fait par certaines lois immuables,
par une fatalité contre laquelle il ne peut rien,
tous les travaux de l'homme, tous ses efforts
pour produire le bien seraient chose inutile. Mais
la vérité, dit Ibn-Roschd, est dans le juste milieu
entre les deux o; inions extrêmes ; nos actions
dépendent en partie de notre libre arbitre et en
partie de certaines causes qui sont hors de nous.
Nous sommes libres de vouloir agir de telle
manière ou de telle autre; mais notre volonté
sera toujours déterminée par quelque cause
■ ctérieure. Si, par exemple, nous voyons quel-
que chose qui nous plaise, nous y serons attirés
malgré nous, de même que nous fuirons néces-
sairement ce qui nous déplaît. Notre volonté sera
donc toujours liée par les causes extérieures;
ces causes existent par un certain ordre des
choses qui reste toujours le même, et qui est
fondé sur les lois générales de la nature. Dieu
seul en connaît d'avance l'enchaînement néces-
saire, qui pour nous est un mystère] le rapport
de notre volonté aux causes extérieures est bien
déterminé par les lois naturelles, et c'est là ce
que. dans la doctrine religieuse, on a appelé aU
jtaahâ wai kadr (le décret et la prédestination).
Dans les doctrines d'Ibn-Roscl.d la phili
arabe est arrivée à son apogée. 11 eût été difiieile
d'aller plus loin dans les conséquences du sys-
tème péripatéticien et de l'interpréter dans ses
moindres détails avec plus de subtilité que ne
l'a fait Ibn-Roschd. Après lui nous ne trouvons
plus chez les Arabes aucun philosophe vérita-
blement digne de ce nom; mais ses doctrines
retentirent longtemps dans les écoles juives et
chrétiennes, et elles trouvèrent dans les unes
comme dans les autres des admirateurs dignes
de les commenter et de les propager, mais aussi
de savants adversaires capables de les combattre
jusqu'à ce que la renaissance des lettres fit
tomber dans l'oubli les œuvres du célèbre com-
mentateur, qui cependant encore aujourd'hui
peuvent être consultées avec fruit par ceux qui
font une étude spéciale de la philosophie d'Aris-
tote. Consultez Averrocs et frAverroïsme, par
E. Renan, Paris, 1852, in-8. S. M.
IBN-SINA (Abou-Ali al-Hoséin Ibn-Abdallah)r
honoré des épithètes d'al-schéikh al-réis, et que
nous appelons communément Avicenne, le plus
célèbre de tous les médecins arabes, et qui s'est
acquis aussi une grande réputation comme phi-
losophe, était Persan d'origine, de la province de
Mawaralnahar (Transoxiane). Son père, natif de
Balkh, s'était établi à Bokhara, sous le règne de
Nouh ben-Mançour, de la dynastie des Sama-
nides, et avait été nommé gouverneur de Khaf-
méithan, l'une des principales villes de la pro-
vince de Bokhara. 11 se maria avec une femme
d'Afschena, bourg près de Kharméithan, et ce
fut là que naquit Ibn-Sina, au mois de safar de
l'an 370 (août 980). Au bout de quelques années
son père retourna à Bokhara, où le jeune Ibn-
Sina fut élevé avec le plus grand soin. 11 dit
lui-même, dans une courte notice sur sa vie,
qu'à l'âge de dix ans il savait parfaitemerit le
Koran et une bonne partie des sciences pro-
fanes, notamment les principes du droit musul-
man et la grammaire, et que sa précocité fut
généralement admirée. Son père accueillit dans
sa maison un certain Abou-Abdallah Nalili, qui
se donnait pour philosophe. Il fut chargé de
l'éducation d'Ibn-Sina; mais celui-ci surpassa
bientôt son maître. Ibn-Sina aborda seul les
hautes sciences, et étudia successivement les
mathématiques, la physique, la logique et la
métaphysique. Il s'appliqua ensuite, avec un
grand zèle, à la médecine, sous la direction d'un
médecin chrétien, nommé Isa ben-Yahya. A
peine âgé de seize à dix-sept ans, il avait acquis
une si grande réputation comme médecin, que
le prince Nouh ben-Mançour, qui résidait a Bo-
khara et qui était alors atteint d'une grave
maladie, le fit appeler auprès de lui. Ibn-Sina
parvint à guérir le prin;e qui le combla de fa-
veurs. L'immense bibliothèque du palais fut
ouverte à Ibn-Sina, qui trouva ainsi l'occasion
de satisfaire à toute son ardeur pour les scien-
ces, et de se perfectionner dans toutes les bran-
ches des connaissances humaines. Quelque temps
après, un incendie ayant dévoré tous les trésors
de cette bibliothèque, on accusa Ibn Sina d'y
avoir fait mettre le feu. afin de posséder seul les
connaissantes qu'il y avait puisées. Le prince Nouti
mourut quelque temps après, au mois de rvdjcb
de l'an 387 (juillet-août 997), et la dynastie de»
Samanidcs marcha rapidement vers sa chute.
Ibn-Sina était âgé de vingt-deux ans, lorsqu'il
perdit son père, que dans les derniers temps il
avait assiste dans les affaires publiques, tout en
s'occupant de plusieurs ouvrages importants
qu'il composa à la demande de divers grands
personn iges. Après la mort de s m père. Ibn-Sina
quitta Bokhara et habit i n at Djor-
ilj.'m et plusieurs autres villes de Kharezmie et
de Khorasanj et ensuite Ualiislan, près delà mer
Caspienne, où il fut atteint d'une grave maladie.
IBN
753 —
LBN
Revenu à Djordjân, il fit la connaissance d'un
grand personnage nommé Abou-Moliammed S:hi-
ràzi qui lui donna une maison où il ouvrit des
cours publics. Ce fut là qu'lbn-Sina commença
son célèbre Canon de médecine, qui, plus que
tous ses autres ouvrages, a contribué à immor-
taliser son nom et à le rendre populaire même
en Europe, où, pendant plusieurs siècles, les
ouvrages d'Ibn-Sina furent en quelque sorte con-
sidérés comme la base des études médicales. Les
troubles qui agitèrent alors ces contrées l'obli-
gèrent encore de changer souvent de résidence.
A Hamadan le prince Schcms-Eddaula le nomma
son vizir ; mais les troupes, mécontentes d'Ibn-
Sini, s'emparèrent de sa personne et deman-
dèrent même sa mort, et il fallut toute l'autorité
du prince pour l'arracher à !a fureur des soldats.
Après s'être tenu caché pendant quelque temps,
jl fut rappelé à la cour de Schems-Eddaula pour
donner ses soins au prince, qui souffrait souvent
des intestins. Ibn-Sina composa alors plusieurs
parties de son grand ouvrage de philosophie,
intitulé Al-Schefâ. Chaque soir un nombreux
auditoire assistait à ses leçons de philosophie et
de médecine, et après les leçons, Ibn-Sina, qui
aimait les plaisirs et la bonne chère, faisait
venir des musiciens et passait, dit-on, avec ses
disciples une partie de la nuit dans les orgies.
Après la mort de Schems-Eddaula, ayant déplu
à son fils et successeur, il correspondit secrè-
tement avec Alà-Eddaula, prince d'Ispahan et
ennemi du prince de Hamadan. 11 fut découvert
et subit les rigueurs de son maître, qui le fit
enfermer dans une forteresse. Au bout de quel-
ques années, il parvint à se rendre à Ispahan.
Son nouveau maître Alâ-Edd mia se faisait sou-
vent accompagner par lui dans ses expéditions,
et ces fatigues contribuèrent à user ses forces et
à miner sa santé déjà gravement compromise
par une vie laborieuse et agitée, et par des excès
de tout genre, auxquels sa constitution robuste
ne put résister à la longue. Atteint d'une ma-
ladie des intestins, Ibn-Sina augmenta son mal
en prenant les remèdes les plus violents. Ayant
accompagné son maître dans une expédition
contre Hamadan, sa maladie prit le caractère le
plus grave. Ibn-Sina, voyant approcher sa fin,
montra un profond repentir, il fit distribuer de
riches aumônes, et, se livrant à des actes de
dévotion, il se prépara à mourir en bon musul-
man. Il expira à Hamadan au mois de ramadhan
de l'an 428 (juillet 1037), âgé d'environ cin-
quante-sept ans. La Vie d Ibn-Sina, écrite par
son disciple Djordjàni (Sorsanus), a été traduite
en latin et imprimée en tête de plusieurs éditions
latines des œuvres d'Ibn-Sina.
Ibn-Sina fut un des génies les plus extraordi-
naires et un des écrivains les plus féconds. Au
milieu de ses fonctions publiques, de ses fré-
quents voyages et d'une vie troublée par les
orages politiques et agitée par les passions, il
trouva le temps de composer plusieurs ouvrages
gigantesques^ dont un seul aurait suffi pour lui
assurer une aes premières places parmi les écri-
vains de l'Orient. Il ne resta étranger à aucune
des sciences cultivées de son temps, et plus de
cent ouvrages plus ou moins développés témoi-
gnent de ses vastes connaissances et de son ac-
tivité prodigieuse. Ses écrits, en grande partie,
se sont conservés jusqu'à nos jours, et plusieurs
de ses grands ouvrages, notamment son Canon
et divers traités de philosophie, ont été traduits
en latin et ont eu de nombreuses éditions. Les
ouvrages qui nous intéressent ici particulière-
ment sont les livres Al-Schefâ {la Gucrison) et
Al-Nadjah (la Délivrance). Le premier était
une vaste encyclopédie des sciences philosophi-
DICT. PHILOS.
ques, en dix-huit volumes; il existe encore pres-
que en entier dans divers manuscrits de la Bi-
bliothèque boldéienne, à Oxford (voy. le Cata-
logue de Nicoll et Pus'ey, p. 581 et 582). Le se-
cond ouvrage, divisé en trois parties, est un
abrégé du premier; Ibn-Sina fil cet abrégé pour
satisfaire au désir de quelques amis. L'original
arabe du Nadjah a été imprimé à la suite du
Canon (Rome, 1593, in-f°) ; il renferme la Lo-
gique, la Physique et la Métaphysique; mais
on n'y trouve pas les Sciences mathématiques
qui, selon l'introduction, devaient prendre place
entre la Physique et la Métaphysique. On a
aussi des éditions latines de divers ouvrages
philosophiques d'Ibn-Sina; ce sont généralement
des parties de l'un ou de l'autre des deux ouvra-
ges dont nous venons de parler. Nous nous con-
tentons de nommer ici le recueil publié à Ve-
nise en 1495, in-f", sous le titre suivant : Avi-
cennœ peripatetici philosophi, ac medicorum
facile primi, opéra in lucem redacla ac nuper,
quantum ars niti potu.it, per canonicos emen-
dala. Ce volume renferme les traités suivants :
1° Logica ; 2° Sufficientia (cette partie traite de
la physique et parait être extraite du livre Al-
Schefâ. dont le nom a été inexactement rendu
par Sufficientia); 3° de Cœlo et Mundo; 4° de
Anima ; 5° de Animalibus ; 6° de Intelligentiis ;
7U Alpharabius de Intelligentiis; 8" Philoso-
phia prima. La Logique cl' Avicenne, traduite
en français par Vattier, a été publiée à Paris,
1658, in-8. Une Logique en vers, par Ibn-Sina,
a été publiée par M. Schmoelders, dans ses Do-
cumenta philosophiœ Arabum. in-8, Bonn, 1836.
En général, la philosophie d'Ibn-Sina est es-
sentiellement péripatéticienne, quoiqu'elle ait,
comme celle des autres philosophes arabes, quel-
ques éléments étrangers à la doctrine d'Aristote.
Tofaïl, dans son Haï Ebn-Yokdhân (édit. Po-
cok, p. 18), fait remarquer qu'lbn-Sina déclare
lui-même, au commencement de son Al-Schefâ,
que la vérité, selon son opinion, n'est pas dans
les doctrines qu'il expose dans ce livre, où il ne
fait que reproduire la philosophie des péripaté-
ticiens, et que celui qui veut connaître la vraie
doctrine doit lire son livre de la Philosophie
orientale. Mais ce dernier ouvrage d'Ibn-Sina
(qui, comme on le verra ci-après, enseignait
probablement le panthéisme oriental) ne nous
est pas parvenu, et nous ne pouvons que nous
en tenir à ses écrits péripatéticiens, et laire res-
sortir quelques points dans lesquels Ibn-Sina se
montre plus ou moins indépendant. Il avoue, du
reste, qu'il a beaucoup puisé dans les oeuvres
d'Al-Farabi, notamment pour ce qui concerne la
logique.
On remarque généralement dans les écrits
d'Ibn-Sina une méthode sévère : il cherche à
coordonner les différentes branches des sciences
philosophiques dans une suite très-rigoureuse, i i
à montrer leur enchaînement nécessaire. Dans
son Al-Schefâ, Ibn-Sina divise les sciences en
trois parties: 1° la science supérieure, ou la con-
naissance des choses qui ne sont pas attachées à
la matière : c'est la philosophie première, ou la
métaphysique; 2° la science inférieure, ou la
connaissance des choses qui sont dans la ma-
tière : c'est la physique et tout ce qui en dé-
pend; elle s'occupe de toutes les choses qui ont
une matière visible et de tous leurs accidents;
3° la science moyenne, dont les différentes bran-
ches sont en rapport tantôt avec la métaphysi-
que, tantôt avec la physique : ce sont les sciences
mathématiques. L'arithmétique, par exemple, est
la science des choses qui ne sont pas par leur
nature même dans la matière, mais auxquelles
il arrive d y être ; l'intelligence les abstrait vé-
48
IBN
754 —
IBN
ntablement de la matière, et par la elles sont en
relation avec la métaphysique. La géométrie
s'occupe de choses qu'on peut se figurer sans
matière ; nous comprenons cependant qu'elles
ne peuvent exister que dans la matière, quoi-
qu'elles ne soient pas elles-mêmes matière visi-
ble. La musique, la mécanique, l'optique s'oc-
cupent de choses qui sont dans la matière, mais
qui sont plus élevées les unes que les autres,
selon qu'elles sont plus ou moins éloignées de la
physique. Quelquefois les diverses sciences se
trouvent mêlées ensemble, comme, par exem-
ple, dans l'astronomie, qui est une science ma-
thématique, mais dont le sujet forme la partie la
plus élevée de la science physique. On recon-
naît dans ces divisions le fidèle disciple d'Aris-
tote ; mais on trouvera qu'ici, comme ailleurs,
Ibn-Sina expose avec beaucoup de clarté et de
précision ce qui, dans les écrits de son maître,
n'est exprimé que d'une manière vague et in-
décise. Ainsi Aristote distingue trois espèces de
philosophie spéculative, les mathématiques, la
physique et la théologie, faisant des sciences ma-
thématiques une partie essentielle de la philoso-
phie (voy. Métaphysique, liv. VI. ch. i; liv. XI,
ch. iv ; de l'Ame, liv. I, ch. i) ; il distingue éga-
lement dans les sciences mathématiques quel-
ques-unes qui ont pour objet en quelque sorte
ce qui n'est pas mû, et ce qui est séparé de la
matière (Métaphysique, liv. VI, ch. i), et il en
signale quelques autres (l'optique, l'harmonie et
l'astronomie), comme se rapportant plus particu-
lièrement à la physique (Physique, liv. II,
ch. u) ; mais nulle part il ne propose une classi-
fication aussi méthodique et aussi nette que celle
d'Ibn-Sina.
Dans sa théorie de l'être, Ibn-Sina, en admet-
tant la distinction du possible et du nécessaire,
a ajouté des développements qui lui appartien-
nent en propre, et auxquels nous devons nous
arrêter un moment. Il divise l'être en trois par-
ties: 1° ce qui est possible seulement, et dans
cette catégorie entrent toutes les choses sublu-
naires qui naissent et périssent ; 2° ce qui est
possible par lui-même et nécessaire par une
cause extérieure, ou bien tout ce qui, à l'excep-
tion de la cause première, n'est pas sujet à la
naissance et à la destruction, comme les sphères
et les intelligences, qui, selon Ibn-Sina, ne sont
par elles-mêmes que des êtres possibles, mais
qui reçoivent de leur rapport avec la première
cause la qualité d'êtres nécessaires; 3" ce qui
est nécessaire par lui-même, c'est-à-dire la pre-
mière cause ou Dieu (voy. Al-Nadjah, Méta-
physique, liv. II). Ibn-Roschd a attaqué cette
classification dans plusieurs endroits de ses ou-
vrages, et dans un écrit particulier dont nous
possédons encore la version hébraïque (Manusc.
u de la bibliothèque nationale, ancien fonds,
a' 356, fol. 2b, verso). 11 objecte que ce qui est
essaire par une cause extérieure ne saurait
être par lui-même dans la catégorie du possible,
à moins qu'on ne suppose que la cause puisse
cesser, ce qui dans le cas donné est impossible:
car 1 . cause, nécessaire par elle-n.
ne saurait jamais cesser. « Ibn-Sina, dit-il ail-
leurs, a adopté jusqu'à un certain point l'opi-
nion des i.
avec tout ce qui est, se trouve dans ! i
du possible, u pourrait être autrement qu'il
n e t en effet ; et il a été le premier à se
des distinctions du possible fi du né» essaire ponr
établi) l'existence d'un être incorporel,
avoir monti < i e (rue le rai d'Ibn Sin i
a de vicieux, Ibn-Roschd ajoute: «Nous;
vu 1. 1 oup de p irl i ni d'Ibn-
Sina, à cause de celte difficulté, interpréter
l'opinion d'Ibn-Sina (pour lui donner an aatra
sens). Selon eux, Ibn-Sina n'admettait pas l'exis-
tence d'une substance séparée ; cela, disent-ils,
résulte de la manière dont il s'exprime, dans
plusieurs endroits, sur l'être nécessaire, et c'est
là aussi ce qui fait la base de sa Philosophie
orientale, qu'il a appelée ainsi, parce qu'elle est
empruntée aux Orientaux, qui identifient Dieu
avec les sphères célestes ; ce qui est conforme à
sa propre opinion. » (Voy. Destr. Destructionis.
à la fin de la disput. X.) Ce panthéisme oriental
n'a pas laissé de traces dans les écrits péripaté-
ticiens d'Ibn-Sina, qui seuls nous occupent ici.
Bien qu'Ibn-Sina, comme on vient de le voir,
paraisse faire des concessions aux motécaliemîn,
il n'hésite pas à admettre avec les philosophes
l'éternité du monde; elle se distingue de l'éter-
nité de Dieu en ce qu'elle a une cause efficiente
(qui cependant ne tombe pas dans le temps),
tandis que Dieu est éternel par lui-même.
Ibn-Sina admet, avec les autres philosophes,
que la première cause étant l'unité absolue, ne
peut avoir pour effet immédiat que l'unité.
Comment alors faire émaner le multiple, ou le
monde, de Dieu qui est unique? Pour résoudre
cette difficulté, Ibn-Sina suppose que ce n'est
pas de Dieu qu'émane immédiatement le mou-
vement des sphères (car on sait que, dans le
système des péripatéticiens, l'action de la pre-
mière cause sur le monde consiste dans le mou-
vement, qui donne la forme à la matière). De
Dieu émane la première sphère environnante,
qui seule communique le mouvement ; ce pre-
mier moteur agit sur la deuxième sphère ; quoi-
que émané de l'être unique, il est composé en ce
que son intelligence a pour objet à la fois la
première cause et lui-même. Mais, objecte Ibn-
Roschd, c'est là une erreur, selon les principes
des péripatéticiens : car l'intelligent et l'intelli-
gible sont identiques dans l'intelligence hu-
maine, et, à plus forte raison, dans les intelli-
gences séparées (voy. Destr. Destructionis, dis-
put. III, dans le tome IX des Œuvres a" Aristote,
de l'édition de Venise, in-8, 1562, f" 51, verso).
Ibn-Sina admet encore avec les autres philo-
sophes que la connaissance de Dieu s'étend sur
les choses universelles, et non sur les choses
particulières et accidentelles (voy. le tome I de ce
recueil, p. 113); mais il attribue aux âmes des
sphères la connaissance des choses partielles, et
c'est par leur intermédiaire que la providence
divine s'étend sur toutes les choses sublunaires.
Cette connaissance des choses accidentelles et
individuelles ne pouvant pas plus être attribuée
aux intelligences des sphères qu'à l'intelligence
divine, Ibn-Sina suppose que les âmes des sphè-
res ont la faculté de l'imagination, dont les ob-
jets se multiplient à l'infini. Cette hypothèse est
toute particulière à Ibn-Sina, comme nous le
dit Ibn-Roschd, qui la rejette (ubi supra, dis-
put. XVI, f • 122, verso, 123, verso).
Ces exemples suffiront pour montrer qu'Ibn-
Sina cherchait, par ses hypothèses, à rapprocher
la cause première du inonde sublunaire en éta-
blissant des chaînons intermédiaires, par lesquels
l'action de. l'énerg e pure se communique à tou-
tes les parties de la matière.
La théorie d été traitée par Ibn-Sina
avec un soin tout particulier. 11 est inutile de
Mue qu'il reproduit exactement les distinctions
faites par Ai enti s facu
l'âme humaine et sa théorie des intelle ta actif
. mais, comme à l'ordii aire, il ajoute
auj idi es d'Aristot* et
ments qui ont qu
il à 1 union de l'intellect actil
ne humaine, Ibn Sina ne ch
IBN
— 755
IDÉA
eu pénétrer le mystère. Comme les autres philo-
sophes arabes, il trouve dans cette union le but
le plus élevé que l'âme humaine doive chercher
à atteindre; pour y arriver, il lui recommande
bien aussi les efforts spéculatifs, mais il parait
-idérer comme plus essentiel encore de aub-
ier la matière et de purifier l'âme, afin d'en
un vase pur, capable de recevoir l'infusion
de l'intellect actif. «Quant à l'âme rationnelle,
dit-il (Métaphysique, liv. IX, ch. vu), sa vérita-
ble perfection consiste à devenir un monde in-
tellectuel, dans lequel doit se retracer la forme
île tout ce qui est, l'ordre rationnel qu'on aper-
çoit dans tout, (le bien qui pénètre tout: je veux
dire d'abord l'e premier principe de l'univers,
ensuite les hautes substances spirituelles, les es-
prits liés aux corps, les corps supérieurs avec
leurs mouvements et leurs facultés, et ainsi de
suite, jusqu'à ce que tu te retraces tout ce qui
est, et que tu deviennes un monde intellectuel,
semblable au monde intellectuel tout entier,
voyant celai qui est la beauté parfaite, le bien
pariait, la gloire parfaite, t'unissant à lui et de-
venant sa substance.... Mais, étant dans ce monde
et dans ces corps, submergés dans les mauvais
désirs, nous ne sommes pas capables de sentir
cette haute jouissance ; c'est pourquoi nous ne
la cherchons pas et nous ne nous y sentons pas
portés, à moins que nous ne nous soyons débar-
rassés du lien des désirs et des passions, de ma-
nière à comprendre quelque chose de ce plaisir :
car alors nous pouvons nous en faire dans notre
âme une faible idée, pourvu que les doutes
soient dissipés, et que nous soyons éclairés sur
les questions relatives à l'âme.... Il semble que
l'homme ne peut se délivrer de ce monde et de
ses liens que lorsqu'il s'attache fortement à cet
autre monde, et que son désir l'entraîne vers ce
qui est là, et l'empêche de regarder ce qui est
derrière lui. Cette véritable félicité ne peut
s'obtenir qu'en perfectionnant la partie pratique
de l'âme (c'est-à-dire la vie morale). » Ailleurs
il dit : « Il y a des hommes d'une nature très-
pure, dont l'âme est fortifiée par sa grande pu-
reté et par son ferme attachement aux principes
du monde intellectuel, et ces hommes reçoivent
dans toutes choses le secours de l'intellect (ac-
tif). D'autres n'ont même besoin d'aucune étude
pour s'attacher à l'intellect actif: on dirait qu'ils
savent tout par eux-mêmes. C'est là ce qu'on
pourrait appeler l'intellect saint; il est très-
élevé, et les hommes ne peuvent pas tous y
participer. » Ibn-Sina veut parler ici de l'inspi-
ration prophétique qu'il admet positivement,
reconnaissant qu'il y a entre l'âme humaine et
la première intelligence un lien naturel, sans
que l'homme ait toujours besoin de recevoir par
l'étude i'intellect acquis (Aphorîsmi de Anima,
§ 28).
On voit que le principe moral et le principe
religieux occupent une grande place dans la
philosophie d'Ibn-Sina, et qu'il est encore bien
loin, du moins dans son langage, des doctrines
irréligieuses professées plus tard par Ibn-Roschd.
On a vu dans l'article précédent jusqu'où
Ibn-Roschd se laissa entraîner dans sa théorie
de l'intellect; Ibn-Sina proclame encore haute-
ment la permanence individuelle de l'âme hu-
maine, dans laquelle il reconnaît une substance
qui, même séparée du corps, conserve son indi-
vidualité.
Nous pourrions citer dans chaque branche
des sciences philosophiques quelques développe-
ments, quelques aperçus neufs, dont Ibn-Sina a
enrichi la philosophie péripatéticienne; mais
l'ensemble de la doctrine péripatéticienne n'a
subi, dans les œuvres d'Ibn-Sina, aucune modi-
fication notable. En somme, Ibn-Sina a repro-
duit, dans un ordre très-systématique et avec
un enchaînement parfait, toutes les parties de
la philosophie d'Aristote avec les amplifications
des commentateurs néo-platoniciens; et il peut
être considéré comme le plus grand représentant
du péripatétisme au moyen âge. Quoiqu'il ait
fait de nombreuses concessions aux idées reli-
gieuses de sa nation, il n'a pu trouver grâce
pour l'ensemble de ses doctrines, qui, en effet,
ne sauraient s'accorder avec lesprincipes de l'isla-
misme, et c'est surtout contre lui que Gazàli a
dirigé sa Destruction des philosophes. S. M.
IBN-TOFAIL, voy. TOFAÏL.
IDÉAL. Quand l'imagination s'exerce sur les-
éléments que lui ont fournis l'expérience et la
nature, elle le fait de deux manières: ou elle
conserve exactement les rapports qui unissent
entre eux ces éléments, et les dégage seulement
de ce qu'ils ont d'individuel et de défectueux,
pour les élever à la dignité d'un type général,
modèle accompli de perfection ; ou bien, sans
tenir compte de leurs rapports véritables, elle
combine de toute façon les éléments de la na-
ture, et en forme un tout, auquel rien de réel
ne peut répondre : dans le premier cas elle con-
çoit un idéal; dans le second elle ne produit
qu'une fiction. On trouvera l'exemple d'une fic-
tion dans la Chimère de la fable ; l'Apollon du
Belvédère est un idéal.
Faisons ressortir davantage les différences qui
séparent ces deux produits de l'imagination.
Chaque objet se compose d'éléments qui ont en-
tre eux certains rapports naturels et essentiels ;
et la perfection d'un être est d'autant plus
grande que ses éléments sont plus rigoureuse-
ment unis par ces rapports. Lorsqu'une étude
profonde de la nature nous a appris quels sont
ces rapports, l'idéal consiste à ordonner nos
créations, ou plutôt nos combinaisons, de ma-
nière à n'y faire entrer que les éléments essen-
tiels à l'être que nous nous figurons, et à les y
faire entrer dans les rapports les plus naturels,
les plus essentiels et les plus capables de nous
représenter ce type de vérité et de perfection
que la raison nous fait concevoir en toutes cho-
ses. La fiction, au contraire, s'affranchit de la
loi qui ne recherche que des éléments homo-
gènes, et ne les unit que d'après leurs vrais
rapports : elle emprunte toujours, il est vrai, les
matériaux de ses combinaisons à la réalité,
parce qu'elle ne peut faire autrement; mais elle
les emprunte à toute espèce d'êtres ; elle les as-
semble et les unit par les rapports les plus ca-
pricieux et les moins naturels, et en forme ainsi
un tout, dont les diverses parties peuvent bien
être reconnues comme appartenant à des objets
perçus par l'expérience, mais qui, lui-même, ne
correspond à aucun être, à aucune existence
possible. La fiction ne se préoccupe point de la
nature réelle des choses; aussi, plus les choses
seront ce qu'elles doivent être, conformes à
leurs lois et à toutes leurs lois, plus elles s'éloi-
gneront de la fiction. L'idéal ne se fait pas en
dehors et sans souci de la nature; il aspire, au
contraire, à être tellement conforme à la na-
ture et à la vérité, que plus les choses seront
ce qu'elles doivent être, plus elles se rapproche-
ront de lui. Assurément l'objet de l'idéal n'existe
pas plus que celui de la fiction : le modèle de
l'Apollon du Belvédère n'existe pas plus que ce-
lui du Sphinx. Mais il y a cette différence, que
plus un homme sera homme, plus il se rappro-
chera de l'Apollon et différera du Sphinx et du
Centaure; plus un homme sera fort, plus il se
rapprochera de l'Hercule du palais Farnèsc et
s'éloignera de Briarée. Et, de ce qu'un modèle
IDÊA
— 756
IDEA
identiquement semblable ne répond réellement
ni à l'idéal ni à la fiction, il ne faut pas en con-
clure que celui-ci est, comme celle-là, un pro-
duit chimérique et mensonger. Loin de là: par
l'idéal, l'intelligence atteint, non-seulement la
nature telle qu'elle est, mais telle qu'elle devrait
être dans toute sa perfection. Ce qui réfléchit et
représente le mieux la vérité, est ce qu'il y a
de plus vrai ; l'idéal aspire donc à être ce qu'il y
a de plus vrai : car il aspire à représenter la
vérité à son plus haut point de développement,
et à être un type auquel la nature répondra
d'autant plus qu'elle sera plus parfaite.
L'idéal est donc la vérité; la fiction est l'erreur
et le mensonge. Cette différence entre les produits
de l'imagination indique une différence corres-
pondante dins l'emploi de l'un ou de l'autre de
ces produits. L'imagination s'exerce sur tout; et
sur tout aussi se fait sentir l'emploi de la fiction
ou de l'idéal. En religion et en morale, la fiction
peut bien régner pour un temps; mais on re-
connaît bientôt qu'elle n'est que mensonge, et on
la rejette à l'instant même. Heureux encore sont
les esprits assez justes et assez forts pour ne
pas confondre et rejeter avec elle les vérités
les plus grandes et les plus saintes; avec Ixion
et Tantale la croyance à la justice divine! Cette
malheureuse confusion n'arrive que trop souvent :
aussi dans une religion la fiction est un germe
de mortp l'idéal est seul une condition de vie.
Les Furies et les Parques ont passé ; l'idéal de
l'homme moral fourni par le christianisme
existera toujours, et toujours avec plus de vérité.
Chacun sait plus ou moins quelle influence heu-
reuse ou malheureuse l'imagination exerce sur
la vie et sur le bonheur; mais tout le monde
ne distingue peut-être pas à quoi tient le bien
ou le mal de cette influence. Quand une étude
sévère de la vie et une connaissance exacte des
choses nous ont révélé ce qu'est chacun de nous
dans la nature et dans la société, quels sont les
rapports qui nous unissent à l'une et à l'autre,
quels sont les conditions et les éléments de la
vie et du bonheur, l'imagination peut combiner
ces éléments dans leurs rapports essentiels et
nous montrer l'idéal d'une vie heureuse et pos-
sible, puisque nous savons à quelles conditions
nous pouvons la réaliser. L'imagination inspire
alors l'ardeur et l'enthousiasme qui portent aux
grandes entreprises et en assurent le succès. Il
en est tout autrement quand nous ramassons au
hasard ce que l'on pourrait appeler les éléments
de la vie et du bonheur, et que nous nous en
formons un type fictif, sans tenir compte des
rapports réels que ces éléments ont entre eux.
Nos rêves désordonnés et romanesques nous
montrent un monde chimérique , auquel nous
sacrifions des devoirs et des biens très-réels.
Alors la vie que nous nous proposons, le bonheur
après lequel nous courons est une conception
tout aussi impossible à réaliser que la Chimère
des temps anciens. Le résultat des efforts que
nous y consacrons est toujours le découragement,
souvent le désespoir : en tout cas c'est la fiction
du bonheur. Il en est de même pour l'art et la
poésie, qui ne se soutiennent et ne vivent que
par l'idéal. La natu.j peut seule nous
véritablement et fournir les éléments du beau.
Si duis la poésie une brillante fiction nous in-
téresse quelquefois, ce n'est que par 1rs rapports
qu'elle présente encore avec la nature,
parce qu'elle est une représentation exacte,
ique voilée, de la vérité, une allégorie plutôt
qu'une il ii m. l'ins la poésie a rail 3c progrès,
plus elle a rejeté les fil-lions : avec la fiction la
' ei l'art restent stalionnaires ou périssent :
l'idéal seul leur donne la vie et la durée.
C'est donc uniquement à la modification et à
la combinaison des idées suivant les vrais rap-
ports des objets, que doit aspirer l'imagination.
C'est le vrai qu'elle doit chercher, lorsque, en
religion et en morale, elle nous offre l'idéal du
bien et du bonheur pour lequel l'homme est
créé , et le tableau des actes par lesquels il
peut y atteindre. C'est le vrai qu'elle doit chercher
jusque dans les brillantes créations de l'art et
de la poésie. J. D.-J.
IDÉALISME. On appelle ainsi les doctrines
philosophiques qui considèrent l'idée, soit comme
principe de la connaissance, soit comme principe
de la connaissance et de l'être tout à la fois.
L'idéalisme occupe la place la plus large et la
plus éminente dans l'histoire de la philosophie
et de la raison humaine. On le trouve au berceau
de la science, et on le voit reparaître sous des
formes diverses avec plus ou moins d'éclat et
de profondeur à toutes les époques et chez tous
les peuples où l'intelligence s'est élevée jusqu'à
la philosophie. C'est aux écoles idéalistes qu'ap-
partiennent les plus grands esprits et les plus
grandes productions de l'intelligence humaine;
ce sont aussi les doctrines idéalistes qui ont
exercé l'action la plus puissante et la plus sa-
lutaire sur le monde, en l'élevant par les idées
au-dessus des formes périssables et fugitives de
l'existence, en rappelant, en quelque sorte, l'âme
aux sources mêmes de la vie, et en communi-
quant à ses facultés, à la pensée, à l'imagination.
à la volonté, une énergie nouvelle.
Mais c'est en Grèce que l'idéalisme a, pour la
première fois, revêtu une forme sévère et scienti-
fique. Préparé par les travaux de l'école pytha-
goricienne, et surtout par la dialectique des
eléates, il donna naissance, entre les mains de
Socrate et de Platon, à l'un des systèmes les
plus profonds et les plus complets qui aient
jamais paru. Depuis cette époque les doctrines
idéalistes ont toujours tenu un rang élevé dans
l'histoire de la philosophie, et n'ont pas cessé
d'exercer, soit pendant le moyen âge, soit depuis
la Renaissance, une action bien marquée sur la
science et la vie pratique. On peut cependant
affirmer que pendant ce temps l'idéalisme est
demeuré stalionnaire, et que l'on s'est borné à
commenter, à imiter ou reproduire la doctrine
de Platon, tantôt en l'affaiblissant et en l'altérant,
tantôt en y mêlant des éléments étrangers. Ce
n'est que dans ces derniers temps que l'idéalisme
est entré en Allemagne dans une direction nou-
velle j et s'il n'a pas, comme il le prétend, con-
stitue définitivement la science, il a du moins
agrandi le champ des recherches philosophiques,
il a ouvert à la pensée des vues neuves et fé-
condes, et il a embrassé d'un regard plus large
et plus profond la science, sa valeur, son action
sur le monde, et ses rapports avec la marche
générale de l'humanité.
Cette rapide esquisse de l'idéalisme montre
déjà qu'il est fonde sur un besoin réel, sur une
loi naturelle de l'intelligence, et qu'à ce titre,
il a sa part de légitime influence dans les progrès
de la science et les destinées de la vie humaine.
Mais il y a plus : c'est que sans l'idéalisme il
n'y a pas de véritable science, et par conséquent.
toute doctrine qui lui est opposée aboutit, sous
formes et par des voies diverses, à la né-
gation de la connaissance. Quelle est en effet la
condition essentielle de la science? C'est d'être
fondée sur des lois immuables, sur des prin
nécessaires et absolus. Que l'on supprime les
principes, il ne restera que le phén imene, c'est-
a dire un élément contingent, relatif, qui, ne se
suffisant pas à lui-même, ne saurait fournir une
base ferme et invariable à la connaissance. Or,
IDEA
757 —
IDEA
ou l'on ne reconnaîtra comme vrais et comme
réels que les phénomènes et les objets de l'expé-
rience, et en ce cas les principes ne seront que
des unités abstraites, des formes logiques vides
de toute réalité; ou bien l'on cherchera dans
ces principes le fondement de l'être et de la
connaissance, et en ce cas toute doclrine; si on
la considère dans ses résultats les plus élevés,
pourra se ramener à l'idéalisme : car, de quelque
façon que l'on se représente les principes, qu'on
se les représente comme être, ou comme sub-
stance, ou comme cause, ou comme bien absolu,
ils ne peuvent être pensés ni connus qu'à l'aide
d'une idée. Que l'on supprime l'idée, et non-
seulement les réalités métaphysiques deviendront
inaccessibles à l'intelligence, mais l'expérience
elle-même échappera à la détermination exacte
de la pensée, et n'offrira que des représentations
vagues, indéfinies, sans liaison et sans valeur.
Il suit de là que l'idée n'est pas seulement le
principe, mais aussi la limite de la connaissance,
et que nous connaissons d'autant mieux les choses,
ainsi que leurs rapports, que nous en avons une
idée claire et adéquate. Supposons que le prin-
cipe absolu du monde soit conçu comme cause :
en ce cas, ce sera, d'une part, cette idée qui
nous en révélera l'existence; et, de l'autre, la
plus haute connaissance de ce principe, ce sera
dans l'exacte et intime connaissance de cette idée
qu'il faudra la chercher.
Il est des philosophes qui rejettent la connais-
sance par les idées. Suivant eux, admettre les
idées, c'est multiplier inutilement les êtres, c'est
introduire dans l'intelligence des intermédiaires
qui dérobent à la pensée l'objet même qu'elle
veut connaître. C'est par une intuition directe,
par un acte simple de la pensée, que nous attei-
gnons tous les êtres, le contingent comme le
nécessaire, le relatif comme l'absolu, le fini
comme l'infini.
Si l'idée est à la fois la condition et la limite
de la connaissance, il faut, pour bien définir la
valeur et la portée de l'idéalisme, rechercher ce
que c'est que l'idée, quelle est sa nature intime
et son essence.
L'idée n'est-elle qu'une condition, une forme
absolue de la pensée, de telle sorte cependant
qu'il y ait une certaine connexion entre la pensée
et son objet, et partant, entre l'idée et l'être? ou
bien n'est-elle qu'une simple forme logique et
subjective, qui ne dépasse point les limites de
la pensée, et n'atteint ni l'être ni la réalité des
choses? du bien enfin, l'idée 6e confond-elle
avec l'être, constitue telle l'essence même des
choses? Ce sont là les trois manières dont on
peut concevoir l'idée, et qui ont donné naissance
aux trois grands systèmes qui épuisent toutes
les formes de l'idéalisme : l'idéalisme tempéré
de Platon, Yidéalisme subjectif de Kant, et 1H-
dcalisme absolu de Hegel. Toutes les autres théo-
ries idéalistes, telles que celles de Berkeley et de
Malebranche, peuvent aisément se ramener à
l'une de celles-là.
Si l'on^ adopte la dernière théorie, on rendra
toute métaphysique impossible, ou bien, pour
échapper à cette conséquence, on ramènera la
métaphysique à la logique, on confondra l'être
avec la forme de la pensée, l'essence avec l'idée.
C'est là ce qui est arrivé dans ces derniers
temps; c'est cette transformation qu'a subie l'idée
en passant par des degrés intermédiaires, parles
théories de Fichte et de Schelling, depuis Kant
jusqu'à Hegel.
Kant comprit que la connaissance métaphysi-
que, c'est-à-dire la connaissance de l'essence et
de la raison dernière des choses, n'est possible
que par les idées, et que le problème des idées
était le problème fondamental de la science. Les
philosophes du jcvin" siècle avaient, pour ainsi
dire, mutilé ce problème : ils ne l'avaient examiné
qu'au point de vue purement psychologique, en
le ramenant à la question de l'origine des idées.
Aucun d'eux n'avait recherché ce que signifient
les idées, quelle est leur valeur ontologique et
objective , soit qu'on les considère en elles-
mêmes, ou dans leur rapport avec les choses.
Or. c'est le point décisif de la question; et la
solution psychologique, relative à l'origine de
la connaissance, n'en est que le préliminaire.
Kant, après avoir établi l'existence de certaines
notions, de certaines lois primitives de la pensée,
se demanda si à ces notions, à ces lois corres-
pondent des objets et des êtres réels. Ses re-
cherches sur ce point le conduisirent à ce ré-
sultat, que ces notions n'ont qu'un usage logique,
qu'elles règlent la pensée, qu'elles lui fournissent
le moyen de classer les phénomènes, de les lier
entre eux; et de les ramener à une certaine
unité, mais qu'en dehors d'elles il n'y a pas de
réalité qui leur corresponde. Kant divise, il est
vrai, ces notions en deux classes. 11 y en a,
suivant lui, qui s'appliquent aux phénomènes, et
qu'il appelle catégories; il en est d'autres qui
ont un objet transcendant et métaphysique, et
pour lesquelles il réserve le nom d'idée; mais, au
fond, les catégories comme les idées ne sont que
des formes logiques et subjectives, et, à cet
égard, il n'y a aucune différence entre elles. Y
a-t-il une cause absolue? Y a-l-il entre les phé-
nomènes un rapport de cause et d'effet? Quant
à la première question, Kant nie l'existence
d'une cause absolue, parce que l'idée de cause
dépasse les limites de l'expérience, et que, con-
sidérée en elle-même, elle ne contient que la
possibilité de l'existence. Il n'y a donc d'autre
réalité que l'idée. Quant à la seconde, Kant
reconnaît que c'est une nécessité pour la pensée
de percevoir les phénomènes suivant la loi de
causalité; mais il prétend en même temps que
l'on ne peut transporter cette loi aux choses.
Du reste, en refusant une valeur objective à
l'idée de cause absolue, Kant s'interdit la pos-
sibilité d'établir l'existence réelle des causes
relatives. Car, si dans une série de termes que
l'on suppose être liés par un rapport de cause
et d'effet, et qui aboutissent à une cause der-
nière, on supprime cette cause, on supprimera
par cela même tout rapport de causalité entre
les termes subordonnés; et, si l'on fait de cette
cause une entité logique, il n'y aura non plus
qu'un rapport logique entre ces mêmes termes.
On peut dire que la philosophie allemande,
dans les évolutions successives qu'elle a accom-
plies, n'a fait que développer les germes de la
doctrine kantienne, et en tirer les conséquences
avec plus de rigueur et de hardiesse. D'une
part, des lois abstraites et subjectives de l'en-
tendement, certaines formes vides de la pensée,
et, d'autre part, l'expérience qui fournit à ces
lois et à ces formes une matière et une réalité,
voilà les éléments avec lesquels Kant construit
son système. Or, ce sont ces mêmes éléments
différemment combinés^ obtenus à l'aide d'une
nouvelle méthode; et élevés, pour ainsi dire, à
une plus haute puissance, que l'on retrouve dans
le système de Hegel. Chez Kant l'idée n'est
qu'une forme subjective de la pensée; chez He-
gel, non-seulement elle représente l'objet, mais
elle le façonne et le produit. Kant, tout en po-
sant pour limite de la connaissance l'idée et le
phénomène, n'avait pas nié l'existence de l'être
caché sous l'idée : il avait seulement prétendu
qu'il échappe à la connaissance. Hegel supprime
l'être, et l'identifie avec l'idée. Le principe, l'es-
IDEA
— 758 —
IDEA
sence du bien, du beau, de l'être, etc., sont pour
lui les idées mêmes à l'aide desquelles on les
pense. Enfin, chez Kant, la pensée et son objet,
l'idée et le phénomène, le monde de formes
logiques, et le monde extérieur et matériel sem-
blent comme placés l'un à côté de l'autre sans
se toucher, ni avoir une communication réelle
entre eux. Il y a, il est vrai, suivant Kant, des
lois, des formes que l'entendement impose aux
choses; mais les choses sont-elles comme nous
les pensons, sont-elles conformes à nos repré-
sentations internes? Voilà ce que l'on ne saurait
affirmer. Il faudra plutôt dire que comme les
objets, pour être connus, doivent passer à tra-
vers les formes subjectives de l'entendement,
nous ne les connaissons pas tels qu'ils sont, mais
tels que nous les pensons et qu'ils nous appa-
raissent. Il n'y a, par conséquent, entre l'être
de la pensée et l'être de son objet, si l'on peut
ainsi parler, aucun rapport réel, mais un rap-
port purement subjectif et apparent. Pour Hegel,
au contraire, bien qu'il y ait différence et oppo-
sition entre l'idée et l'objet, celui-ci est parfai-
tement conforme à l'idée, et nous ne pensons
pas les apparences, mais la réalité même des
choses.
Ce résultat avait été préparé par les systèmes
de Fichte et de Schelling. De fait, bien qu'elle
eût abouti à des conclusions négatives, la philo-
sophie de Kant appelait une solution ontolo-
gique : car; malgré la part exagérée qu'on y
fait à l'expérience, la pensée ne laisse pas d'y
conserver une grande prépondérance, et cela
par l'importance même qu'on y accorde à l'expé-
rience. De fait, si l'objet, dans ses manifestations
phénoménales, prend, pour tomber sous l'intui-
tion, la forme de la pensée, celle-ci n'est pas un
principe vide et passif, mais elle agit sur l'ob-
jet, le transforme et se l'approprie. C'est là la
conséquence tirée par Fichte. Kant avait reconnu
la spontanéité de l'entendement; entre les mains
de Fichte cette spontanéité devint une puissance
créatrice. Le moi se pose, et, par cet a:te simple
et primitif, il produit l'objet en même temps
qu'il se le représente. D'après Kant, la diversité
de la matière de l'intuition doit être donnée par
l'expérience avant que la synthèse de l'enten-
dement ait lieu. Pour Fi hte. l'acte de la syn-
thèse et la matière de l'intuition se produisent
simultanément. Ici, les catégories ne sont plus
de simples règles ou formes de l'entendement;
celui-ci n'est plus une faculté morte et passive,
qui ne produit rien par elle-même, et qui ne
lait qu'unir et coordonner la matière qui lui est
fournie par l'intuition; mais il crée et pense
son objet, il est actif et passif, un et multiple
tnut à la fois. Moi je suis moi (A = A, identité
absolue), et dans cette position spontanée et pri-
mitive du moi, se trouve non-seulement la néces-
sité de I i forme et de la connaissance, mais aussi
le contenu, l'être du moi. « Le moi est comme
il se pose, et se pose comme il est. » Mais, par
cela même qu'il se pose, il pose en même temps
une limite, la réalité, l'objet ( — A n'est pas
= A), car il ne peut pas se poser infiniment.
Enfin, il revient sur lui-même en vertu de sa
propre activité, et il produit ainsi la réflexion,
la con ici< d !( et la pensée, d'où l'autre principe,
« le moi se pose comme il se pense, et se pense
rumine il se pose. »
Quelque remarquable que fût ce système par
iriginalité, par L'énergie et la force de tête
qu'il suppose chez Bon auteur, par l'en
nemenl a ons et la rigueur de la mi
thode, il ne pouvait servir que de transition i
u i j ie plus large ci plus élevi
effet, la pensée y est comme étouffée dans Le
moi, et fait d'impuissants efforts pour en sortir.
Quel 'est le lien qui unit les différents moi?
Comment tirer une loi objective et universelle
de leur activité solitaire? La raison et l'universel
sont supprimés dans ce système, et il ne reste
plus qu'une série de monades isolées, dont cha-
cune se construit séparément son monde et sa
conscience.
C'est là ce qui amena l'idéalisme objectif de
Scheiling. Aux deux termes de Fichte, au moi
et au non-moi, au sujet et à l'objet, Schelling
en ajouta un troisième, l'absolu. La forme de
l'absolu, c'est l'identité absolue A = A, qui
exprime à la fois l'identité de la pensée et de
l'existence. Chez Fichte, cette formule repré-
sentait l'état du moi pur, du moi antérieur à sa
position absolue; ici elle représente l'état de
l'absolu qui demeure identique à lui-même au
milieu des deux termes opposés, et qui est Vi-
dentité de Videntitè et de la non-identité. La
proposition A = A ne veut pas dire que A est
sujet ou prédicat, mais seulement que l'identité
est l'un et l'autre, ou plutôt qu'elle est entiè-
rement indépendante de A comme sujet, et de
A comme prédicat.
L'absolu sort de son identité en vertu de son
activité infinie pour donner un objet à cette
activité, ou plutôt pour en rendre possible l'exer-
cice. Il se développe sur deux lignes parallèles,
qui forment deux mondes en apparence opposés,
l'être et le connaître, le réel et l'idéal, et, dans
la science, la philosophie de la nature et la phi-
losophie de l'esprit. La nature apparaît comme
la lutte des contraires, de l'âme et du corps, du
mouvement et du repos, de la vie et de la mort
(thèse et antithèse) ; mais entre ces deux pôles
opposés se trouve un point intermédiaire, un
point d'indifférence absolue, où les contraires
viennent se neutraliser et se confondre (syn-
thèse). C'est ainsi que l'absolu, parcourant dans
chacune de ses évolutions ces trois moments,
thèse, antithèse et synthèse, sort de lui-même
pour revenir toujours sur lui-même, victorieux
de toute opposition. 11 construit ainsi sa con-
science, et, avec sa conscience, la réalité, en
s'élevant de puissance en puissance jusqu'à sa
plus haute existence, qui est la connaissance de
lui-même, ou la philosophie de l'absolu. Il n'y a
pas d'intuition positive extérieure de l'absolu :
toute définition n'en donnerait qu'une signifi-
cation négative ; et, si on veut le saisir par une
notion, on ne peut le faire qu'en l'objectivant
ou en le subjectivant. Mais la forme de l'absolu
ne peut être que l'unité : il ne peut donc être
saisi que par une intuition intellectuelle.
Tels sont les traits caractéristiques de la phi-
losophie de Schelling. Cette philosophie, tout en
essayant de concilier la connaissance et l'être,
la spéculation et l'expérience, fait une plus
large part à la nature qu'à la pensée. En effet,
l'absolu étant comme poussé par son propre mou-
vement à s'objectiver, semble plutôt vivre dans
la nature qu'en lui-même, être plutôt le résultat
le plus élevé que le principe de l'expérience.
Cette tendance de la philosophie de Schelling
s'est manifestée plus fortement dans son école,
dont les travaux ont \ rincipalement porté sur la
physique. En outre, ces évolutions successives
de l'absolu sont plutôt l'œuvre d'un procédé
inique et extérieur, que le développement
libre el intérieur de la pensée. Aussi cette phi-
losophie, tout eu prétendant pénétrer dans l'es-
sence de l'absolu, n'en sait elle que la forme.
et, à cet égard, elle diffère peu du formalisme
de tant. En disant que l< ie, L'élec-
tricité, l'attraction, La répulsion, etc., sont les
prédicats de L'absolu, on ne nous fait point con*
IDEA
759
IDEA
nattn leur nature intime; ce que Ton nous fait
connaître, c'est l'expérience, la manifestation de
notions, mais non les notions elles-mêmes
et la raison de l'expérience. Ainsi l'ensemble de
ces évolutions forme un organisme dont on voit
bien l'arrangement extérieur, mais dont on
ignore la raison et la structure interne. Ensuite,
qu'est-ce que l'absolu de Si'helling? Est-il dans
le sujet, ou hors du sujet? S'il est hors du sujet,
il demeure comme un objet transcendant que
nous ne pouvons ni concevoir, ni saisir par une
intuition intellectuelle. D'ailleurs l'intuition in-
tellectuelle suffit pour donner la connaissance
de l'absolu. Elle n'est qu'un état purement sub-
jectif et accidentel; elle constitue une expérience
relative, et non une vue claire, un résultat né-
cessaire et objectif de la raison.
Si, au contraire, l'absolu n'est pas séparé du
sujet, il faut qu'il soit compris et démontré.
Telle est la critique que Hegel dirigea contre
la doctrine de Schelling, et qui le conduisit à
son système.
La forme objective et nécessaire de la science
est, suivant Hegel, la démonstration pure, la
démonstration qui n'emprunte rien à l'expé-
rience , et qui se fonde sur les éléments pri-
mitifs et essentiels de la pensée, c'est-à-dire les
idées. L'idée est l'essence; pénétrer par la ré-
flexion dans l'intimité de l'idée, c'est pénétrer
dans l'essence même des choses; et suivre le
mouvement et la filiation interne des idées,
c'est aussi montrer et, pour ainsi dire, faire
toucher au doigt la raison de l'existence et des
rapports des choses. C'est là ce qui constitue la
vraie méthode démonstrative, qui n'est pas ici
un moyen, une forme subjective et extérieure
à l'objet de la connaissance, mais qui exprime
à la fois la forme de l'être et de la pensée. Ainsi
l'idée et la forme essentielle de l'idée, voilà les
deux éléments avec lesquels Hegel construit son
système. L'idée constitue la matière de la con-
naissance, et la forme, la méthode ou l'ordre
nécessaire des choses. En partant de ce point de
vue, on arrivait naturellement à ces deux con-
séquences : 1° que l'absolu, c'est Vidée en soi,
ou la notion, comme l'appelle Hegel, et que les
choses, être et connaissance, ne sont que des
formes diverses, des manières d'être, des mo-
ments de l'idée; 2° que la vraie méthode est la
dialectique. De fait, la science doit expliquer
l'unité et la différence, les rapports des choses et
leur opposition. La seule méthode vraiment
scientifique est donc celle qui montre comment
s'opère ce passage de l'unité à la différence, de
l'identité à la contradiction, en parcourant suc-
cessivement, et comme poussée par un mouve-
ment interne et nécessaire, tous les degrés de
l'être et de la connaissance. C'est là la dialec-
tique. Mais ce n'est pas une dialectique pure-
ment négative ; c'est une dialectique à la fois
négative et affirmative qui sépare et unit, qui
pose les contradictions et les concilie, et qui
s'élève ainsi par degrés à une affirmation der-
nière et absolue, qui enveloppe et légitime tou-
tes les autres.
Dans la sphère des idées pures, la première
contradiction est celle de Y être et du non-être.
Hegel part de la notion pure de l'être, et s'at-
tache à démontrer : 1° que l'être appelle néces-
sairement le néant, que ces deux notions sont
inséparables, et que la pensée ne pense l'une
qu'envoyant apparaître simultanément l'autre;
2° que du rapprochement et, pour ainsi dire, du
choc de ces deux idées en jaillit une troisième,
le devenir. L'idée engendre et traverse, toujours
suivant la même loi et le même rhythme. se
posant, s'opposant et se conciliant, d'abord la
logique, puis la nature et enfin l'esprit, où s'o-
père la conciliation de l'idée logique et de la
nature.
Ainsi l'idée logique, la nature et l'esprit, voilà
la triade de la doctrine hégélienne. Au-dessus de
ces trois termes s'élève vidée en soi, dont ils
n'expriment que les manifestations, les formes
diverses, et qui les enveloppe dans son unité.
L'idée se pose d'abord comme idée abstraite
et logique, puis elle se sépare, en quelque
sorte, d'elle-même pour se donner un objet
dans la nature; enfin elle entre, dans l'esprit,
en possession de son existence absolue. L'esprit
pense à la fois l'idée et la nature ; sa vie c'est
le devenir, et le devenir dans l'activité infinie
de la pensée. L'esprit va d'un contraire à l'autre,
et par là il fait pénétrer l'idée dans la nature,
moule, en quelque sorte, la nature à la façon de
l'idée, et les concilie toutes deux dans ce mou-
vement incessant et éternel de fusion et dans
l'unité de sa pensée. C'est ainsi que l'idée, qui
était tombée dans la nature, se réhabilite et .se
rétablit dans son état primitif de pure idée. Mais
l'idée telle qu'elle se manifeste dans le règne de
l'esprit n'est plus l'idée logique, l'idée à l'état
de simple virtualité; c'est l'idée réalisée qui,
après avoir pénétré dans la nature, et l'avoir,
pour ainsi dire, formée à son image, se con-
temple dans ses œuvres et se reconnaît comme
force infinie, comme cause absolue de l'être et
de la vérité.
Telle est l'évolution qu'a accomplie l'idéalisme
depuis Kant jusqu'à Hegel. Pour le premier,
l'idée n'est qu'une entité logique, une simple
possibilité; pour le second, elle est la plus haute
réalité : et_ l'être et la connaissance, la nature
et la pensée, tout s'explique par elle, tout a en
elle sa raison et son fondement.
Nous sommes loin de contester à ces doctrines
le mérite de l'originalité et de la profondeur ;
mais nous croyons qu'en ce qui concerne la va-
leur et la nature des idées, elles ne sauraient
être admises. La doctrine de Kant se réduit à
ceci. Il y a dans l'esprit des lois et des formes
invariables qui sont la condition nécessaire de
toute pensée. De ces formes les unes s'appliquent
au monde phénoménal et sensible : ce sont les
catégories; les autres ont un objet transcendant
et purement intelligible : ce sont les idées. Pour
les premières, nous ne pouvons affirmer si en
dehors de nous et dans leur existence propre les
choses sont telles que nous les pensons; tout ce
que nous pouvons dire, c'est que nous perce-
vons des phénomènes se succédant dans un cer-
tain ordre, se manifestant d'après certaines lois.
Pour les secondes, comme elles dépassent les
limites de l'expérience, elles ne sont que des
formes logiques qui règlent l'intelligence, ou
elles n'expriment tout au plus que des possibi-
lités.
^ Mais d'abord cette division des lois de la pen-
sée en idées et en catégories nous paraît tout à
fait arbitraire. Toute loi, toute notion primitive
de l'intelligence est une idée, bien que ces no-
tions s'appliquent à des objets différents. Autre-
ment, il faudrait dire que le bien, le beau, l'in-
fini, etc., ne sont pas des idées au même titre,
parce qu'elles n'expriment pas le même objet.
Ainsi, de ce que les notions que Kant désigne
sous le titre de catégories s'appliquent au monde
phénoménal, il ne suit pas qu'elles soient autre
chose que des idées.
On nous dira que ce qui distingue ces notions,
c'est qu'elles trouvent leur justification dans
l'expérience, tandis qu'il n'y a rien dans l'expé-
rience qui ressemble aux idées.
M tis toute notion primitive de la pensée est
IDEA
— 760 —
IDE.V
nécessaire et absolue, et à cet égard il n'y a pas
d'équation possible entre le phénomène et la loi,
et, par conséquent, celle-ci n'est jamais justifiée
par le phénomène. Que si l'on dit qu'au moins
ici la loi trouve en dehors d'elle quelque chose
qui lui ressemble, bien qu'imparfaitement, tandis
que pour l'idée de l'être parfait, par exemple, il
n'y a rien qui lui corresponde, nous répondrons
qu'il y a, à cet égard, une parité complète entre
la loi et l'idée : car le phénomène se comporte
vis-à-vis de la loi de causalité, comme le monde
vis-à-vis de l'idée de cause absolue, comme le
fini vis-à-vis de l'idée d'infini ; et l'on peut dire
que, de même que le phénomène n'exprime que
d'une manière imparfaite la loi, ainsi le monde
u'est qu'une image imparfaite de l'idée de cause
absolue. Il suit de là : 1° ce que nous voulions
établir, à savoir, que toute notion ou loi primi-
tive de la pensée est une idée ; 2° que, puisque
nous pensons toutes choses à l'aide des idées, il
faut admettre, ou que ies idées portent avec elles
leur justification et leur certitude, et qu'elles
représentent une réalité, qu'elles s'appliquent
d'ailleurs aux objets de l'expérience, ou aux
objets métaphysiques; ou bien, si on leur refuse
toute valeur objective, on niera du même coup
U possibilité de toute connaissance, de la con-
naissance phénoménale comme de la connais-
s ince métaphysique. En effet, toute affirmation
relative repose sur une affirmation absolue, la-
quelle ne peut être obtenue qu'à l'aide d'une
idée. Il n'y aura pas, par exemple, de science du
bien, du beau relatif, si les idées du beau et du
lien absolus n'expriment pas des existences
réelles.
Ce qui fait, suivant nous, que Kant s'est trompé
sur la nature des idées, c'est qu'il les a séparées
par les procédés d'abstraction et d'analyse de
l'être et du sujet qui les pense, et qu'il a ensuite
examiné ce qu'elles contiennent. 11 est évident
que dans cet état d'isolement elles n'apparais-
sent que comme des formes logiques et de sim-
ples possibilités : car l'idée n'est pas l'être, et,
par conséquent, séparée de l'être elle n'est qu'une
abstraction. Mais, pour pénétrer dans la nature
intime de l'idée, il faut se la représenter dans
son état concret et dans sa connexité avec l'être :
car d'abord il faut que quelque chose soit, ne
fut-ce que celui qui pense l'idée : en d'autres
mots, il faut qu'il y ait de l'être. Voilà donc qu'à
l'idée de l'être correspond une réalité.
Prenons encore l'idée de cause absolue. Kant
commence par isoler cette idée de l'être, et
comme dans cet état elle n'est qu'une possi-
bilité, il en conclut que la cause absolue n'est
pas.
Mais, si quelque chose qui n'était pas est ac-
tuellement, il faut qu'elle ait une cause, à moins
qu'on ne dise qu'elle vient du néant, que d'ail-
leurs cette cause soit dans le monde ou séparée
du monde, ce qu'il ne s'agit pas de déterminer
ici. Ainsi, si quelque chose existe, la cause abso-
lue existe, et la réalité des choses finies ne peut
s'expliquer que par la réalité d'une cause in-
finie.
Au surplus, la doctrine de Kant a contre elle
le bon sens aussi bien que la raison. Comment
peut-on supposer, en effet, que l'intelligence
soit dans une perpétuelle illusion? que ces idées
qui exercent une action réelle et profonde sur la
vie humaine, qui éclairent la pensée, gouver-
nent la volonté, qui agitent et transforment le
monde ne soient, pour ainsi dire, que des simu-
lacres \idcs de réalité, et derrière lesquels il
n'y aurait que le néant? 'l'uni a une lin, tout a
une raison dans le monde, et l'on ne voi
quelle serait la fin de ics idi es si elles ne nous
mettaient en communication avec des êtres.
Kant leur assigne une fin logique et subjective.
Elles ont, suivant lui, pour objet de classer les
phénomènes dans la pensée, de mettre l'unité et
l'harmonie dans la connaissance, sans que l'on
en puisse conclure la réalité objective de l'unité
et de l'harmonie de la nature. Mais l'intelligence
humaine n'est pas une existence isolée dans le
monde; elle fait partie de l'ensemble des choses,
et elle est, par conséquent, en connexion intime
avec elles. D'où il suit que ses lois sont en har-
monie avec les choses, et que celles-ci sont terlcs
que nous les pensons.
Mais si les idées représentent des réalités,
sont-elles la réalité même, comme le prétend
Hegel, constituent-elles l'être, l'essence des
choses? Nous ne le croyons pas. En effet, si l'idée
est l'être, il faut qu'elle explique l'être et la
pensée de l'être, et cela pour la matière comme
pour l'esprit. Mais d'abord, si la matière est une
idée, l'unité de substance est inévitable, et la
matière et l'esprit ne seront que deux manières
d'être, deux attributs de l'idée absolue. S'il en
est ainsi, la matière sera composée d'éléments
intelligibles, ce sera une idée ou un composé
d'idées; mais, en ce cas, il sera difficile d'ex-
pliquer ses propriétés essentielles, l'impénétra-
bilité, la résistance et le mouvement : car il
faudrait en chercher la raison dans les idées
mêmes d'impénétrabilité et de mouvement. On
nous dira que toutes les essences sont sim-
ples et purement intelligibles, l'essence de la
matière aussi bien que l'essence de l'esprit.
Nous en convenons ; mais il s'agit précisément
de savoir si cette essence est l'idée ; si l'idée
même du mouvement, par exemple, est l'être,
la force, la cause qui produit le mouvement.
Voilà ce qui nous paraît impossible. En effet, il
y a d'un côté l'idée, et de l'autre le phénomène,
qui a son être et son principe dans l'idée ; et
d'une manière générale, il y a l'idée, et puis la
manifestation de l'idée ou la nature. On deman-
dera d'abord si l'idée possède la plénitude de
l'être à l'état de pure idée, ou d'idée logique. Si
elle la possède, elle se suffit à elle-même, et
l'on ne conçoit pas pourquoi elle sort de son
existence absolue, et se manifeste dans la vie
phénoménale. Mais elle ne la possède pas, sui-
vant Hegel, et voilà pourquoi de son existence
logique elle passe dans la nature. En posant la
nature, l'idée se limite, se nie elle-même, et
par là elle se donne un objet déterminé, et elle
s'éveille à l'activité de la vie, si l'on peut ainsi
parler. Ni la logique ni la nature ne constituent
l'état définitif de l'idée : car elle s'ignore dans
la vie logique, et elle ne se connaît que comme
idée finie et limitée dans la nature. Ce ne sont
là, par conséquent, que deux degrés, deux for-
mes inférieures de l'existence, que l'idée fran-
chit pour entrer en possession de son existence
absolue. C'est l'esprit qui achève la conscien e
de l'idée, et s'élève par des évolutions successi-
ves, par l'ait, par la religion, l'état, jusqu'à sa
plus haute manifestation, qui est la connaissance
et la vie philosophique. Telle est, en substance,
l'opinion de Hegel.
D'abord, en admettant que l'idée engendre la
nature, il reste à savoir si elle peut engendrer
l'esprit. En effetj ou l'esprit qui pense l'idée est
elle-même une idée, ou une forme de l'idée, ou
bien c'est un principe, une essence autre que
l'idée. Dans ce dernier i as, l'idée n'est pas l'ab-
solu, et il y a un principe supérieur qu'elle ne
peut expliquer, liais l'esprit, c'est toujours l'idée
pour Hegel, c'est l'idée qui, après s'être opposée
à elle-même dans la nature, rentre dans son
ne unité. S'il en est ainsi, l'esprit ne saurait
IDÉA
— 761 —
IDÉA
accomplir la fonction que lui assigne Hegel. En
effet la pensée et la conscience; qu'il s'agisse de
la conscience absolue ou de la conscience rela-
tive supposent un acte individuel qui, pour
ainsi dire, se rende présent et s'approprie son
objet : cet acte ne peut s'accomplir qu'à la con-
dition de l'unité et de l'individualité du sujet.
C'est là ce que l'idée ne saurait expliquer, car
l'idée est une existence générale. Hegel prétend
expliquer l'existence individuelle par une déduc-
tion logique. Mais, en supposant que le général
contienne logiquement le particulier, l'existence
réelle et actuelle de l'individu n'est pas expli-
quée : car la déduction logique ne peut donner
que l'idée de l'individu, et non pas les individus
eux-mêmes.
C'est là aussi ce qui arrive dans l'ensemble
du système : car c'est par le même procédé que
Hegel passe de l'idée logique à la nature, et de
la nature à l'esprit. Lors même qu'on admettrait
ce passage, ce que l'on pourrait faire sortir de
l'idée logique ce serait une nature idéale, une
organisation idéale, une matière en soi, et non
pas telle matière, tel être organisé. Il en est de
même pour l'esprit. Ce que peut produire l'idée,
c'est un esprit abstrait, un esprit idéal, et, comme
l'appelle Hegel, l'esprit du monde.
Et ici l'on peut voir le vice fondamental de ce
système. Parti d'une abstraction, il aboutit éga-
lement à une abstraction ; parti d'une forme
logique, de l'idée pure détachée de l'être, il
aboutit à un sujet logique, à une existence indé-
terminée, l'esprit du monde.
D'ailleurs l'absolu de Hegel n'est pas, mais
devient; ce n'est pas un être parfait, mais une
virtualité qui se fait et se développe, et entre
successivement en possession de l'être et de la
vérité : et c'est là une nécessité qui tient aux
données fondamentales de son système. En effet,
après avoir, pour ainsi dire, fait déchoir l'idée
dans la nature, il fallait la réhabiliter en annu-
lant l'opposition, et pour cela il fallait trouver
un terme qui participât des deux contraires, et
qui pût les envelopper dans une unité supé-
rieure. Or. de même que dans la sphère de la
logique, c est le devenir qui opère la concilia-
tion de Vêtre et du néant, ainsi, dans l'ensemble
du système, c'est l'esprit qui fait l'unité de l'idée
logique et de la nature. La vie de l'esprit, c'est
le devenir de la pensée, c'est la pensée réfléchie,
qui passe de l'idée à la nature et qui, par là,
opère leur fusion et leur unité. C'est ce travail,
cette action incessante de l'esprit qui fait le
mouvement et la vie éternelle du monde. Rien
n'est, par conséquent, ni l'absolu ni le relatif, ni
l'idée ni le phénomène; mais tout se fait, tout
devient, tout passe d'un état de simple possibilité
à l'acte. On dira que tout ne devient pas, que
l'idée est immuable et éternelle. Mais, si l'être
de l'idée ne devient pas, il faut au moins ad-
mettre que sa connaissance devient, puisqu'elle
s'ignore au début, à l'état d'idée logique, et
qu'elle ne se connaît que par le devenir de l'es-
prit.
Telles sont les graves objections que soulève
l'idéalisme hégélien, indépendamment des diffi-
cultés qu'il rencontre, lorsqu'on se place au
point de vue de la conscience et de la vie morale.
Sans doute Hegel a porté un regard profond sur
la science et ses conditions : il a compris que,
si la connaissance absolue est possible, c'est dans
les idées qu'il faut la chercher, et que, en ce
cas, la vraie méthode est la démonstration par
les idées; il a embrassé, d'une vue large et ferme,
l'ensemble des connaissances humaines, il a jeté
de vives clartés sur quelques-unes de ses parties ;
et nous croyons que sa doctrine, par sa valeur
propre et par la forte et nouvelle impulsion
qu'elle a donnée à la philosophie, marquera parmi
les plus grands monuments de l'esprit humain.
Mais nous croyons aussi que Hegel a exagéré la
valeur de l'idée en la confondant avec l'être et
l'absolu, et en considérant la démonstration
comme l'instrument unique de la science. Il est
bien vrai que la forme parfaite de la. connais-
sance est celle qui représente la marche et le
développement même de l'être, et qui va du gé-
néral au particulier, des causes aux effets, de
l'infini au fini. Mais la méthode démonstrative,
telle que l'entend Hegel, et qui consiste à mon-
trer la raison intime du rapport de ces deux
termes, et comment l'un d'eux passe et, pour
ainsi dire, se continue dans l'autre, excède la
puissance de l'esprit humain; et la raison en est
que le fonds même de l'être, l'essence absolue
des choses nous échappe. Et en effet, si nous
saisissions l'essence absolue de l'infini et du fini,
de quelque point de vue qu'on l'envisage, soit
comme cause et effet, ou comme substance et
phénomène, nous comprendrions comment l'in-
fini engendre le fini, ou comment il exerce son
action sur le monde, et, en général, comment les
substances communiquent entre elles.
Ainsi donc nous n'admettons pas la théorie de
Kant qui fait des idées des formes subjectives et
sans aucun rapport avec l'être, ni la théorie
hégélienne qui les identifie avec l'être; mais
nous croyons que les idées sont des formes ab-
solues de la pensée qui, tout en se distinguant
de l'être, ont une connexion intime et nécessaire
avec lui. C'est dans cette limite que l'on peut
dire que l'ordre et le développement des idées
reproduisent l'ordre et le développement des
choses. C'est là la doctrine de Platon, doctrine
qui s'est perpétuée en passant par des formes
diverses dans les systèmes de Descartes, de
Leibniz et de Malebranche. En effet, l'idée n'est,
pour Platon, ni l'être ni une simple pensée, mais
une forme de l'être et de la pensée tout à la
fois, de telle sorte que l'être et la pensée coïn-
cident, et, pour ainsi dire, se touchent dans
l'idée, et l'être ne devient intelligible et la
pensée ne pense l'être que par elle. Platon ap-
pelle souvent , il est vrai , l'être et l'essence
idée; mais il conçoit au-dessus de l'idée un
principe supérieur qui l'engendre, qui en est
comme la substance, et dont l'idée n'est qu'une
détermination et un attribut. Ce principe, il
l'appelle le bien ; et tantôt il s'efforce de le dé-
crire et de le rendre sensible par une image, en
le comparant au soleil qui est la cause de l'être
et de la vision dans la nature; tantôt il désespère
de le saisir dans sa parfaite unité, ou, après
l'avoir saisi, de pouvoir le communiquer aux
autres.
Voici, du reste, la doctrine qui nous paraît le
mieux concilier, sur ce point, les besoins de la
raison et de la vie morale.
Il y a l'être absolu, et puis la pensée de l'être
absolu : l'être absolu est déterminé ainsi que sa
pensée, car l'indétermination est un manque,
un défaut, et elle est contradictoire à l'absolu.
Ce qui détermine la pensée absolue, c'est une
forme immuable et éternelle, l'idée, laquelle
doit nécessairement correspondre à son être
même : car l'être est d'abord, et puis il se penst
tel qu'il est, la pensée sans l'être manquant de
raison comme d'objet. Ainsi il y a l'être absolu
et ses manières d'être, attributs ou détermina-
tions, et les idées à l'aide desquelles il pense,
soit son être, soit ses déterminations; il y a le
bien, le vrai, l'unité, l'âme et toutes les essences,
ainsi que les idées qui leur correspondent, et
tout cela trouve sa raison, et comme sa substance
IDEA
— 762 —
IDEE
dans l'êtra absolu, de même que les facultés et
leur activité ont leur racine dans la substance
de l'àme.
Il suit de là que l'absolu n'est pas une idée.
En effet, il faut à l'idée, ainsi que nous l'avons
fait remarquer, un sujet qui la pense et qui,
pour ainsi dire, lui donne la conscience d'elle-
même. Détachée du sujet, l'idée n'est qu'une
possibilité, une abstraction vide et sans réalité.
C'est le sujet qui communique l'être à l'idée, et
qui, par sa pensée et par son activité, la fait
passer de la possibilité à l'acte. Or. à l'existence
absolue des idées il faut un sujet également
absolu. L'intelligence humaine ne saisit qu'im-
parfaitement les idées; elle ne les connaît que
successivement, elle les ignore ou les oublie, et
elle ne saurait en embrasser d'une seule vue
l'ensemble et les rapports. Il y a donc une in-
telligence qui pense les idées d'une manière
parfaite et absolue : autrement d'où viendraient-
elles lorsqu'elles font leur apparition dans l'in-
telligence humaine? On dira qu'elles s'y trouvent
à l'état d'enveloppement, bien qu'elles ne soient
pas présentes à la pensée. Mais tout en accordant
cette préexistence virtuelle des idées, il faudra
toujours admettre qu'il y a une intelligence qui
les connaît et les pense actuellement, ou qui lésa
pensées antérieurement à l'intelligence humaine :
car, soit qu'on les considère comme des formes
de la connaissance, ou comme des principes de
l'être, si elles n'ont pas une existence absolue
antérieure à l'acte de la pensée, il faudra faire
venir la connaissance d'un principe qui s'ignore,
ou l'être d'une pure possibilité. Il suit de là que
l'absolu n'est pas dans le monde, et que tout en
agissant sur le monde, il vit d'une vie propre,
libre et individuelle.
Ainsi il y a l'être absolu et les idées à l'aide
desquelles il se pense lui-même, ou les choses
dont il est la cause. L'être absolu ou l'essence
des choses se confondent en ce sens que l'essence
des choses finies a sa raison dernière dans l'être
absolu. Pour connaître l'essence même des choses,
il faudrait donc pénétrer dans les profondeurs
de la nature divine, dans l'essence même de
Dieu. Or, c'est là ce qui n'est pas donné à l'in-
telligence humaine, du moins dans les conditions
actuelles de son existence. Chercher d'un autre
côté à atteindre à l'absolu par un autre moyen
que par les idées, ce serait ouvrir la voie aux
égarements du mysticisme et de l'extase, ou
livrer la science aux intuitions obscures, va-
riables et accidentelles du sentiment. Sans doute
le sentiment a sa part dans l'acquisition de la
connaissance ; il la précède, il la prépare , il
sollicite ot soutient l'action de la pensée et de
la réflexion. Mais il faut une règle et un contrôle
au sentiment, et cette règle et ce contrôle, c'est
précisément l'idée, c'est-à-dire la raison. Sont-ils
conformes à l'idée, les sentiments sont vrais;
sont-ih en désaccord avec elle, ils ne constituent,
en ce cas, qu'un état anormal et accidentel.
S'il en est ainsi, et si l'idée est la forme in-
telligible de l'être, il suit qu'en pensant l'idée,
on s élève jusqu'à l'être même et que, par con-
séquent, l'idée ou la raison est la limite où
viennent se rencontrer l'être et la pensée, et le
moyen terme où s'opère le contact et comme la
fusion de l'absolu et du relatif, de l'infini et du
fini. Dieu se manifeste au monde par les idées,
et c'est par les idées que le monde s'élève jusqu'à
lui. Sans doute la nature est aussi une manifesta-
tion de Dieu ; mais la nature visible et extérieure,
la nature considérée en elle-même et séparée de
\ idée trouble de la pensée, l'arrête dans la sphère
«le la contingence et du phénomène, et nous voile
Dieu, plutôt qu'elle ne nous le révèle. Pour re-
trouver Dieu dans la nature il faut pénétrer
jusqu'au fond même de son être, remonter à ses
causes et à ses lois, c'est-à-dire sortir de la
nature elle-même et s'élever jusqu'à l'idée. La
vie de la nature ne constitue qu'un état transi-
toire pour l'intelligence ; c'est un milieu où elle
doit s'exercer et se fortifier, mais qu'elle doit
franchir, et dont elle doit briser l'enveloppe pour
atteindre à l'absolu et à l'éternel. D'ailleurs, la
nature, de quelque manière qu'on l'envisage,
n'est qu'une manifestation imparfaite de Dieu. A
travers l'uniformité de la vie de la nature et de
l'immobilité de ses lois, nous entrevoyons dif-
ficilement l'action de Dieu sur le monde. C'est
dans la vie morale, dans la vie de l'esprit que
cette action devient claire et manifeste. C'est le
propre de l'esprit de se concentrer en lui-même,
de s'isoler de la nature et de vivre dans la ré-
gion des idées. L'esprit pense le bien, le beau,
le vrai, l'unité en soi, et toutes les idées, et par
là il entretient une communication intime et
continue avec Dieu; et l'on peut dire, à cet
égard, que les œuvres et les progrès de l'esprit
ne sont que des manifestations de Dieu dans le
monde. De là l'importance et la dignité de la
science.
La science à tous ses degrés aspire à l'idéal.
Le mathématicien applique et réalise l'idée de
nombre et d'unité; le physicien lui-même, en
recherchant les lois de la nature, n'aspire qu'à
saisir ce qu'il y a en elle d'immuable et d'absolu,
c'est-à-dire l'idée. Mais c'est la philosophie qui
est la science de l'idéal par excellence. L'idéal
des mathématiques et de la physique est un
idéal imparfait et limité; et puis, tout en se
servant des idées, elles en ignorent la valeur,
l'origine et les rapports. Qu'est-ce que l'unité?
d'où vient-elle? quels sont ses rapports avec les
idées du bien, du beau, etc. ? Voilà ce qu'elles
ne sauraient aire.
L'art aspire, comme la philosophie, à dégager
l'idéal dans la nature ou dans l'esprit; son objet
est aussi général, du moins en ce sens que l'on
ne peut exactement définir ses limites. Mais la
condition et la fin suprême de Part, c'est la
beauté et la tradition de la beauté par la forme.
C'est là ce qui fait à la fois sa puissance et son
imperfection. L'artiste, en revêtant d'une belle
forme l'idée, charme l'intelligence et l'invite à
la réflexion, et par là il la détache de la vie de
la nature et la prépare à la vie de l'esprit. Les
vives jouissances qui sont attachées à la contem-
plation d'une œuvre d'art n'ont d'autre source
ni d'autre but. C'est l'idée qui émeut et touche
l'esprit ; c'est aussi l'idée que l'esprit pressent et
cherche à travers le signe et l'enveloppe sensibles.
Mais l'art, par cela même qu'il est soumis à
la nécessité de la forme, n'est pas l'expression
claire et adéquate du vrai. Ce qu'il y a d'éternel
et d'invariable dans la nature et dans l'esprit
se voile ou disparaît sous les fictions de l'art, et
l'enveloppe dont il l'entoure. D'ailleurs l'inspira-
tion et l'enthousiasme troublent chez l'artiste
l'harmonie des facultés, et l'exercice calme et
réfléchi de la raison. Enfin l'art ne saurait réaliser
l'idée de la science et de son unité, fondée sur
une vue simple et nette des principes et l'en-
chaînement sévère des connaissances. C'est à la
philosophie de poursuivre cet idéal; et dût-elle
no jamais le réaliser, toujours est-il qu'elle sa-
tisfit par là à un des besoins les plus élevés et
les plus profonds de l'intelligence humaine. Con-
sultez !•]. Vacherot, la Métaphysique et la science,
2° édit., Paris, 1803, 3 vol. in-12. Voy. Platon,
MaI.KHKANCHE, BEHKELEY, K.\NT. FlCIITE, SCIIEL-
i.im;, Hegel. a. y.
IDÉE (du grec eïôoç, image). La philosophie
IDEE
— 763
IDEE
n'entreprend jamais une tâche plus ingrate que
loisqu'elle cherche à définir les faits élémen-
taires de l'esprit humain. Un fait élémentaire ne
saurait être analysé; car ce n'est qu'à cette con-
dition "qu'il est élémentaire. Il n'est donc pas
susceptible d'être défini : car une définition est
une espèce d'analyse qui décompose la pensée,
afin de la faire mieux comprendre.
L'idée est un acte simple; c'est même le plus
simple de tous les actes de l'intelligence. Es-
sayerons-nous de donner une définition régulière
de l'idée? Non, puisque sa nature s'y oppose;
nous nous bornerons à constater son existence
en tant que fait psychologique.
Que chacun rentre au dedans de soi-même;
qu'il détourne la vue de ses penchants, de ses
plaisirs, de ses peines; qu'il oublie, avec ses
sentiments, les déterminations de sa volonté :
quand, par la puissance de l'abstraction, il aura
écarté ces deux natures de faits, il se trouvera
en présence d'une classe nouvelle de phénomènes
qui se distinguent des premiers, comme le blanc
se distingue du rouge, comme un son grave se
distingue d'un son aigu. Ces phénomènes sont,
pour ainsi parler, l'image des choses tracée au
fond de notre âme par les choses elles-mêmes :
ils les réfléchissent; ils les représentent; ils nous
mettent en communication avec la réalité qui
s'offre à nos regards. Les philosophes et le vul-
gaire les appellent idées. L'idée est donc ce fait
de l'intelligence par lequel les choses se rendent
présentes à notre esprit.
Quelle est l'origine de uos idées? Quels prin-
cipes ont concouru à les former ?
Cette question, si humble en apparence, touche
aux points les plus élevés de la métaphysique et
de la morale. Aussi a-t-elle attiré l'attention de
tous les philosophes, et les solutions qu'ils en
ont données caractérisent leurs systèmes.
Avant de la traiter, signalons un vice de mé-
thode où la plupart des écoles sont tombées.
La voie la plus régulière pour s'élever à la
connaissance des causes est la connaissance des
effets. Non-seulement celle-ci présente moins
d'obscurité, mais elle prépare l'autre, elle l'éclairé,
elle l'assure. Il semblerait donc que l'étude de
nos idées, considérées dans leur état actuel,
aurait dû précéder constamment la recherche de
leur origine. Mais l'imagination et la curiosité
ne s'accommodent pas des sages lenteurs que la
raison conseille. C'est un point historique in-
contestable, que le plus grand nombre des phi-
losophes ne se sont point attachés à analyser les
caractères de la connaissance humaine avant
d'aborder le problème obscur de sa formation.
Ce problème est le premier qu'ils aient traité,
et peut-être le seul qu'ils aient aperçu. Qu'est-
il résulté de là? C'est que toutes les solutions
qu'ils ont essayées sont partielles, insuffisantes
ou hypothétiques.
Voulons-nous éviter cet écueil, nous devons
procéder selon les règles de la méthode, aller du
connu à l'inconnu, de l'actuel au primitif, com-
mencer, en un mot. par décrire et classer nos
idées, et partir de là pour rechercher comment
nous les avons acquises.
Les idées présentent des aspects différents,
selon la minière dont on les envisage.
Envisagées au point de vue de leurs objets,
elles varient à l'infini, comme les choses qu'elles
expriment. Entreprendre de les classer de ce
point de vue consisterait à parcourir les grandes
divisions que la main du Créateur a établies en-
tre les êtres : travail immense, qui est moins du
ressort de ia psychologie que de la haute méta-
physique, et que nous n'avons ni la volonté ni
le devoir d'entreprendre ici.
Envisagées sous le point de vue de leurs qua-
lités ou de la forme, les idées sont vraies ou
fausses, claires ou obscures, distinctes ou con-
fuses, simples ou composées, abstraites ou con-
crètes, individuelles ou collectives, particulières
ou générales. Ces variétés de la connaissance
humaine ont pu fournir à d'habiles écrivains
l'occasion de recherches ingénieuses et vraies;
mais leur importance est évidemment très-se-
condaire, et elles ne présentent aucune base so-
lide pour la classification des produits de l'intel-
ligence.
La seule division de nos idées qui n'ait rien
d'arbitraire, qui soit à la fois complète et pré-
cise, est celle qui se tire de leurs caractères de
contingence et de nécessité.
Un objet matériel, un livre est devant moi. Le
toucher me fait connaître son poids et ses di-
mensions; la vue me révèle sa couleur et les
lettres dont ses pages sont couvertes; je ne
doute pas qu'il n'existe; mais, en même temps,
je conçois qu'il pourrait ne pas exister ou être
tout autre. Il a commencé le jour où la main
d'un ouvrier a réuni ses feuilles éparses ; cent
fois depuis, il a pu être déchiré ou brûlé : s'il
l'était, ma raison ne s'étonnerait pas. L'idée de
ce livre a donc pour objet une chose qui peut ne
pas être, une chose qui est contingente; elle est
une idée contingente.
Mais, tandis que je vois ce livre et que je le
touche, je conçois qu'il est situé dans l'espace,
et qu'un certain laps de temps s'est écoulé de-
puis que l'auteur l'a compose. Or, en est-il du
temps et de l'espace comme il en est de ce li-
vre? Puis-je admettre qu'il n'existe pas? Que
chacun s'interroge, et il verra clairement que
non. Ce livre anéanti, le lieu où il était subsiste,
la durée qui le renfermait poursuit son cours.
Que dis-je? c'est en vain que, par la pensée,
nous anéantirions tous les livres, tous les corps,
tous les événements; le vide qui suivrait cette
ruine immense ne serait point pour la raison ia
destruction de l'espace et du temps. En un mot,
les idées de temps et d'espace ont pour objet
une chose qui ne peut pas ne pas être, une chose
qui est nécessaire : ce sont des idées nécessaires.
L'existence des notions nécessaires au sein de
l'entendement humain n'est donc pas moins cer-
taine que celle des notions contingentes.
Deux caractères secondaires de nos connais-
sances, la particularité et l'universalité, décou-
lent de leur contingence et de leur nécessité.
Tout objet contingent est fini. Son existence,
qui a eu un commencement, est de toutes parts
circonscrite par d'autres objets auxquels il sert
lui-même de limites. Or, l'idée qui le repré-
sente participe à ses bornes. Elle n'est pas vraie
en tous temps, en tous lieux, pour tous les es-
prits. Elle est déterminée, individuelle, particu-
lière, expressions synonymes.
Mais ce qui ne peut ne pas être, ce qui est né
cessaire, est partout et toujours; autrement il
ne serait pas nécessaire. La causalité est une
conception nécessaire ; aussi l'étendons-nous à
tous les phénomènes, affirmant sans la plus lé-
gère hésitation que, quels qu'ils soient, ils ont
tous une cause. La justice est une conception
nécessaire; aussi est-elle obligatoire pour tous
les hommes, qui sont tous également tenus de
pratiquer le bien, malgré les différences qu'éta-
blissent entre eux l'âge, le tempérament, la po-
sition sociale.
Une idée contingente et particulière s'appelle
une idée relative. Une idée nécessaire et uni-
verselle s'appelle une idée absolue. Au milieu
de la variété infinie des conceptions de l'intelli-
gence, il n'en existe pas, il n'en peut pas exister
IDÉE
— 764 —
IDEE
une seule qui ne soit absolue ou relative. Cette
division, fondée sur la nature même des choses,
présente donc tous les caractères d'une classifi-
cation légitime. Elle nous servira de point de
départ dans la recherche des sources de la con-
naissance où nous allons entrer.
Parlons d'abord de l'origine des idées rela-
tives.
Parmi les idées relatives, les unes ont pour
objet la matière, les autres, l'âme.
Les idées qui ont pour objet la matière déri-
vent d'une source très-familière à tous les
hommes, la sensation. Que faut-il pour que nous
ayons l'idée d'un corps? Que ce corps ait modi-
fié notre sensibilité par l'intermédiaire des or-
ganes. Avant que l'impulsion ait eu lieu, nous
ne pouvons pas connaître; mais dès que l'âme a
été affectée, l'objet est perçu immédiatement.
Sa forme, son poids, sa température, le degré
de cohésion de ses parties, sa position, sa dis-
tance nous sont révélées par le toucher, ses au-
tres qualités par la vue, l'ouïe, le goût, l'odorat.
Comme nos sens ne s'exercent pas isolément,
mais agissent tous à la fois, la mémoire, aidée
de l'induction, établit une liaison, et par là un
échange entre nos perceptions. La grandeur et
la couleur nous font connaître la distance ou la
dureté, qui ne sont pas l'objet propre de la vue.
Chaque propriété des corps que nous voyons de-
vient un signe qui, fidèlement interprété, nous
découvre celles que nous ne voyons pas. Ainsi
s'acquiert sans effort la connaissance de la na-
ture sensible que le génie de l'homme cherche
dans la suite à étendre par l'action combinée de
la méditation et du calcul.
La connaissance de l'âme a une origine non
moins évidente. Tous les faits de la vie inté-
rieure, comme le plaisir, la pensée, la délibé-
ration, la volonté, sont accompagnés d'un senti-
ment indéfinissable, tantôt vif, tantôt obscur,
qui nous en donne la notion infaillible. Ce sen-
timent, qui est la conscience, ne s'arrête pas
aux opérations et aux états de l'âme ; il atteint
directement l'âme elle-même. Tout ce que nous
savons de nous-mêmes, c'est la conscience qui
nous l'a appris. Elle est le pouvoir de se connaî-
tre, comme la sensation est le pouvoir de con-
naître les objets matériels. Toutes les idées rela-
tives procèdent de ces deux sources.
Mais en est-il ainsi des idées universelles et
nécessaires? Viennent-elles également de l'ob-
servation, soit que l'observation les ait directe-
ment produites, soit qu'elles résultent de l'ac-
tion des facultés de l'esprit opérant sur les don-
nées expérimentales ? Tel est le nœud du débat
mémorable qui a partagé l'antiquité, le moyen
âge et la philosophie moderne.
La question a été résolue en faveur de l'expé-
rience par une école célèbre qui a reçu du ca-
ractère et de l'exagération même de ses doctri-
nes le nom d'école empirique, c'est-à-dire qui
s'appuie exclusivement sur l'observation.
Ce n'est pas ici le lieu de retracer les desti-
nées de l'empirisme, auquel nous avons déjà
consacré un article spécial: nous nous occupons
seulement du principe même sur lequel il re-
pose.
A quelle condition pouvons-nous considérer
l'expérience comme la source unique de toutes
nos idées, et de celles qui sont particulières et
contingentes, et de celles qui sont universelles
et nécessaires? A une seule condition, savoir,
que l'expérience expliquera l'universalité et la
nécessite de celles-ci, comme elle explique la
contingence et l'universalité de celles-là; autre-
ment nous tomberions dans une contradiction
intolérable eu attribuant à une cause des effets
qui manifestement la dépasseraient. Or, il est
plus évident que le jour, que l'expérience ne
remplit pas cette condition.
D'abord elle n'est pas universelle; elle ne s'é-
tend, ni ne peut s étendre à la généralité des
cas possibles. Par les sens et la conscience, nous
ne sortons ni du lieu où nous sommes, ni du
moment actuel. Nous voyons ce qui se passe ici,
là, à telle heure, et rien au delà. Vainement
nous appelons à notre aide la mémoire et le té-
moignage ; ce témoignage et nos souvenirs sont
bornés comme nos perceptions. Vainement nous
élaborons les données de l'observation ; ces
données ne peuvent rendre ce qu'elles ne con-
tiennent pas, des jugements universels. Est-ce
l'observation qui nous a appris que tous les
phénomènes de l'univers sans exception ont une
cause et se produisent dans le temps ? Certes
non, puisque nous n'avons observé qu'un nom-
bre de phénomènes très-limité.
Mais les notions expérimentales sont encore
moins, s'il se peut, nécessaires qu'universelles.
Que nous montre l'observation? Ce qui est, non
ce qui doit être. Je veux que nos sens, aidés de
la mémoire et de l'induction, aient le pouvoir
de nous découvrir tout ce qui s'est passé ou se
passera dans l'univers, et que nul phénomène
n'échappe à nos laborieuses investigations; en-
core ne saurions-nous point par cette voie que
les faits ont dû se passer de telle manière, et
qu'ils ne pouvaient se passer autrement. Il n'y a
pas une expérience au monde capable de nous
faire connaître que nul corps ne saurait exister
en dehors de l'espace, et que nécessairement
l'espace renferme tous les corps. La nécessité ne
se voit pas, ne se touche pas, ne se sent pas; et
si, pour la concevoir, l'esprit n'avait que la per-
ception et la conscience, il ne la soupçonnerait
jamais.
Telle est donc l'invincible extrémité à laquelle
l'école empirique se trouve réduite. Comme la
portée immuable et infinie des notions absolues
contraste de la manière la plus frappante avec
les connaissances bornées, imparfaites, relatives
que l'observation nous fournit; ces idées, telles
qu'elles existent dans l'esprit, ne sauraient dé-
couler de l'observation, et pour rentrer dans les
conditions de l'hypothèse, il faut les arranger
au gré de l'hypothèse, c'est-à-dire en altérer les
caractères ou même en nier intrépidement la
légitimité.
L'école empirique, on le sait, n'a jamais re-
culé devant cette alternative. Afin de maintenir
son principe, elle dénature volontiers celles de
nos idées qui ne peuvent s'accorder avec son
principe. Qu'est-ce, par exemple, pour Locke et
pour Condillac, que la causalité? C'est la succes-
sion. Qu'est-ce que la substance? Une collection
de qualités. Qu'est-ce que l'infini? La négation
du fini. Parmi les conceptions absolues de l'in-
telligence, il n'en est pas une que l'école empi-
rique n'ait méconnue, altérée, faussée, pour l'a-
dapter à sa théorie sur l'origine de la connais-
sance. Mais une fois engagé sur cette pente dan-
gereuse, la nature des choses et la logique ne
permettent pas qu'on s'y arrête. Les conceptions
absolues sont la lumière de la pensée et la règle
de tous nos jugements. L'idée du vrai sert de
principe à la certitude, celle du bien à la mora-
ité, celle de cause et de substance à la haute
métaphysique; l'idée du beau est la condition
de l'art. Une analyse fidèle de ces idées prouve
qu'elles sont universelles et invariables, conso-
lide par là le savoir de l'homme et justifie ses
plus chères espérances. Mais pour peu que vous
les ayez dénaturées, cette atteinte, même légère,
aura les plus funestes conséquences et dans la
I
IDEE
— 765 —
IDEE
spéculation et dans la pratique. Nous ne vou-
drions pas insister sur un point mille fois prouvé
et désormais acquis: cependant ne nous sera-t-il
pas permis de le rappeler? David Hume; si har-
diment et profondément sceptique, Helvétius qui
ramène la vertu à l'intérêt, La Mettrie et d'Hol-
bach, apôtres ardents du matérialisme et de l'a-
théisme, tant d'écrivains qui ont consacré leurs
veilles à désespérer les plus saintes croyances
du genre humain, sont les héritiers directs et
légitimes de Locke et de Condillac. Ces philoso-
phes, malgré la sagesse apparente de la méthode
qu'ils ont recommandée, ont répandu la semence
qui, cultivée par leurs successeurs, a produit de
si déplorables fruits; de même que chez les an-
ciens une psychologie semblable en beaucoup de
points à celle du traité des Sensations et de
l'Essai sur V entendement inspirait à Épicure sa
morale décriée et ses étranges théories sur l'âme
et sur Dieu.
En un mot, tout système qui place le fonde-
ment de la connaissance humaine dans l'expé-
rience, est faux en lui-même, dangereux par
ses conséquences. Le problème devait recevoir
et il a reçu plusieurs autres solutions. Caracté-
risons rapidement les principales.
Au-dessus des choses particulières, soumises
à la génération et à la mort, et qui emportées
par un perpétuel mouvement tendent vers l'être
et n'y arrivent pas, Platon posait les idées in-
créées, immuables et universelles. Les idées ap-
paraissent dans le monde où elles répandent la
proportion et la vie ; mais leur centre est en
Dieu. C'est là, au sein même de l'intelligence
infinie, que la pensée a contemplé le beau, le
bien et le vrai suprêmes, avant ce jour où l'âme,
en punition d'une faute, a été rejetée loin de
Dieu et attachée à un corps mortel. Au milieu des
misères de la condition présente, elle conserve le
souvenir des merveilles qu'elle a vues, et dont elle
aperçoit dans la nature sensible l'image à demi
effacée. Ce vague souvenir est le fondement de
la connaissance que nous avons de l'absolu ; sa-
voir n'est que se rappeler, toute science n'est
que réminiscence.
Ces théories si brillantes qu'elles tenaient de
la fiction, n'étaient pas capables de convaincre
le génie sobre et positif d'Aristote. Aussi, mal-
gré la part de vérité qu'elles renfermaient, il
les considéra comme de purs rêves, et employa
la moitié de sa vie à les combattre. Cependant
sa vive polémique contre Platon n'est pas un
motif qui suffise pour le ranger parmi les par-
tisans exclusifs de l'observation. Selon lui, les
sens nous révèlent ce qui est ici, là, maintenant,
de telle ou telle manière ; mais l'universel, ce
qui s'étend à tous les objets ne peut pas abso-
lument être senti. Ailleurs il semble admettre
des vérités primitives qui, portant leur certi-
tude avec elles-mêmes, entraînent immédia-
tement notre foi. Quelle est la nature du procédé
qui nous donne ces vérités? Aristote ne le dit
en nul endroit, et cette partie de sa doctrine est
pleine d'indécision.
I^escartes admet des idées qui nous viennent
du dohors et qu'il déclare adventices, comme
l'idée du soleil, de la chaleur, du son, etc.; il en
admet d'autres que nous formons et inventons
nous-mêmes, et qu'il appelle factices, comme
celle d'une sirène et d'un hippogriffe. Mais
d'où nous vient l'idée de Dieu; laquelle n'est pas
une fiction de notre esprit, puisque nous ne pou-
vons pas y ajouter ni y retrancher à notre gré,
et qui ne dérive pas davantage des sens, puis-
qu'elle est infinie? Descartes croit que nous en
apportons le germe en venant au monde, qu'elle
procède avec beaucoup d'autres de la faculté
naturelle que nous avons de penser, en un mot
qu'elle est innée.
Cette opinion particulière de Descartes prit
bientôt entre les mains de ses disciples les pro-
portions d'un système régulier qui occupe une
très-large place dans la philosophie moderne.
Cependant elle ne satisfaisait pas Malebranche,
qui, ne la jugeant pas assez simple, tenta d'y
substituer une nouvelle hypothèse, voisine sous
beaucoup de rapports du platonisme. Selon Ma-
lebranche, nous ne connaissons pas les choses
en elles-mêmes, ni par des idées créées avec
nous; mais nous les voyons à la lumière de l'in-
telligence divine et dans ses idées, en vertu des
rapports nécessaires de l'homme avec son Créa-
teur.
Leibniz, qui opposa une réfutation si victo-
rieuse au grand ouvrage de Locke, a lui-même
fait connaître sa propre théorie par la réserve
célèbre qu'il a faite au principe de l'empirisme.
Rien dans l'entendement, dit-il, qui n'ait été
dans le sens, excepté l'entendement lui-même.
nisi ipse intellectus : or, l'entendement renferme
l'être, la substance, l'un, le même, et plusieurs
autres notions que les sens ne peuvent donner.
Ces notions, pour Leibniz comme pour Des-
cartes, sont des semences que nous apportons en
naissant, des traits lumineux cachés au dedans
de nous, et que la rencontre des objets extérieurs
fait paraître. Le procédé qui les dégage n'est
pas une faculté nue, consistant dans la seule
possibilité de les acquérir; c'est une disposition,
une aptitude, une préformation qui détermine
notre âme et qui fait que certaines vérités peu-
vent en être tirées, « tout comme il y a de la
différence entre les figures qu'on donne à la
pierre ou au marbre indifféremment, et entre
celles que les veines marquent déjà, ou sont
disposées à marquer si l'ouvrier en profite. »
Vers la fin du dernier siècle, Thomas Reid et
Kant agitaient de nouveau la question de l'ori-
gine des idées, et malgré la différence de leur
point de départ et de leur méthode, ils arrivaient
à des conclusions qui ne sont pas sans analogie
entre elles.
Parti de l'analyse de la perception extérieure,
Reid reconnut que des idées et des croyances
qui ne venaient pas de l'observation, se mêlaient
aux notions dérivées de cette source. Cherchant
ensuite quelle pouvait être la nature de ces
croyances, il les regarda comme des lois consti-
tutives de l'esprit humain qui, certaines con-
ditions une fois remplies, ne peut s'empêcher de
porter certains jugements, de même que tout
corps doit tomber s'il n'est soutenu. Or, pour le
philosophe allemand, les notions universelles et
nécessaires sont de simples formes de la pensée,
qu'il partage en trois classes : les farines de la
sensibilité, les catégories de l'entendement, et
les idées de la raison. La connaissance humaine
est le produit de l'application régulière de ces
lois aux vagues données, aux matériaux confus
et épars qui viennent de l'expérience.
Tous les systèmes que nous venons de par-
courir et d'autres théories ingénieuses ou pro-
fondes, mais moins célèbres ou plus modernes,
qui ne sauraient trouver place dans ce tableau,
se touchent par un point capital, c'est que l'en-
tendement de l'homme renferme des idées qui
ne tirent pas leur origine de l'observation. Mais
ce point une fois établi, la question n'est pas
résolue. Si l'on sait d'où les idées nécessaires ne
viennent pas, on ne sait pas d'où elles viennent,
et il reste à le découvrir. Or, c'est ici que se
montre la diversité des opinions.
P.irmi ces hypothèses rivales, la doctrine de
Reid et surtout de Kant doit être reietée, parce
IDEE
— 766 —
IDEE
qu'elle contient un germe de scepticisme. Si les
idées nécessaires, comme le veulent ces philo-
sophes, sont seulement les lois, les formes de
l'esprit et comme une règle de croyance qui fait
partie de sa constitution, elles ont une valeur
purement relative; elles sont exposées à changer
comme l'esprit même, et la vérité d'aujourdhui
peut devenir demain une erreur manifeste.
La doctrine des idées innées, qui ne met pas
en péril la certitude absolue de la connaissance,
paraît mieux fondée sous ce rapport; mais, prise
en soi, elle renferme des lacunes qui ne peuvent
être comblées que par de sages emprunts faits
à Malebranche, et même à Platon et aux alexan-
drins.
L'intelligence possède un grand nombre de
notions nécessaires. Elle a les idées du temps et
de l'espace illimités; elle conçoit la substance
et la causalité absolues, les règles immuables
des proportions, la beauté sans mélange, le bien
suprême.
^ Ces vérités ne sauraient être distinctes, iso-
lées, comme si elles étaient des êtres parti-
culiers; il faut qu'elles aient un centre com-
mun, qui ne peut être que l'infini, c'est-à-dire
Dieu conçu comme immense et éternel, comme
cause première, sagesse parfaite, justice infail-
lible et souveraine.
« Ces vérités, dit Bossuet (Conn. de Dieu, etc.,
en. iv), subsistent devant tous les siècles, et
devant qu'il y ait eu un entendement humain;
et quand tout ce qui se fait par les règles des
proportions, c'est-à-dire tout ce que je vois dans
la nature serait détruit, excepté moi, ces règles
se conserveraient dans ma pensée ; et je verrais
clairement qu'elles seraient toujours bonnes et
toujours véritables, quand moi-même je serais
détruit, et quand il n'y aurait personne qui fût
capable de les comprendre.
« Si je cherche maintenant où et en quel sujet
elles subsistent éternelles et immuables comme
elles sont, je suis obligé d'avouer un être où la
vérité est éternellement subsistante et où elle
esttoujours entendue; et cet être doit être la vé-
rité même et doit être toute vérité; et c'est de
lui que la vérité dérive dans tout ce qui est et
ce qui s"entend hors de lui.
« C'est donc en lui, d'une certaine manière qui
m'est incompréhensible, c'est en lui, dis-je, que
je vois ces vérités éternelles; et les voir, c'est
me tourner à celui qui est immuablement toute
vérité et recevoir ses lumières.
« Cet objet éternel, c'est Dieu, éternellement
subsistant,^ éternellement véritable, éternelle-
ment la vérité même. »
A ce point de vue, le problème de l'origine
des idées s'éclaircit en se simplifiant.
Puisque toute notion absolue a son terme en
Dieu, puisqu'elle est une forme de l'idée de Dieu,
la question se ramène à savoir comment nous
connaissons Dieu. Or, cette connaissance est la
suite naturelle et immédiate du rapport qui unit
la pensée de l'homme à celui par qui tout existe
et se conserve. Dieu, dont la main a créé l'uni-
vers et qui ne cesse d'y entretenir l'ordre et la
vie, se révèle à l'àme humaine par son action
maginauon uizarre a'Epi
éternel repos, nous pourrions l'ignorer; mais dès
le début de la vie il est près de nous, il est en
nous; il nous environne de l'éclat de sa lumière,
il aoilfl ressentons l'irrésistible impression de
sa puissance. Voilà pourquoi tous les hommes le
connaissent, non par la réflexion h par une re-
cherche lente et pénible, mais directement;
spontanément, par une heureuse et universelle
nécessité.
Cette communication de l'esprit humain et de
la vérité infinie se nomme la raison.
• Les sens, la conscience et la raison, telle est en
dernière analyse la triple source de nos idées.
Par les sens, nous connaissons les choses maté-
rielles qui nous environnent; par la conscience,
nous nous connaissons nous-mêmes , par la rai-
son, nous connaissons Dieu, principe et centre
des vérités absolues.
Ces trois facultés, opposées de caractère et de
direction, s'accompagnent dans tout le cours de
la vie intellectuelle. Dès que la conscience et la
perception entrent en exercice, la raison s'éveille,
et sous le fini conçoit l'infini, sous le particulier
l'universel, au delà des misères de la créature,
la perfection du Créateur. Dans la première pen-
sée de l'homme est contenu le germe de toutes
ses conceptions à venir, le monde, l'àme et Dieu.
Après avoir saisi la vérité sans la chercher, en
vertu des seules lois de l'intelligence, l'esprit re-
vient sur la notion obscure qu'il en avait d'a-
bord acquise, et qu'il transforme au moyen de
l'activité volontaire. Par l'attention qui analyse
les objets, par la comparaison qui les rapproche,
par le raisonnement qui en découvre les pro-
priétés les plus cachées, par la puissance du lan-
gage qui fixe la pensée, nous donnons à nos idées
de la clarté, de la précision, de l'étendue. Par-
ticulières et concrètes à leur origine, elles de-
viennent abstraites, collectives, générales; elles
engendrent des idées nouvelles qui, à leur tour,
en produisent d'autres. Ainsi se développe la con-
naissance humaine; ainsi naissent et marchent
les sciences par les forces combinées du génie et
de la volonté.
La théorie que nous venons d'esquisser à grands
traits est le système qui a prévalu dans la phi-
losophie française à la suite de longues contro-
verses, dans lesquelles toutes les écoles ont été
représentées et les doctrines les plus opposées
ont pu se produire. Cette théorie est sans contre-
dit plus rigoureuse et plus sage qu'aucune de
celles qui ont vu le jour au dix-septième et au
dix-huitième siècle. Elie ne met en péril aucun
des grands intérêts, aucune des saintes croyances
de l'âme humaine : car elle place en Dieu même
le fondement de toute vérité et de toute connais-
sance. Elle ne méconnaît pas le rôle de l'expé-
rience dans la formation de nos idées : car elle
avoue que, si les idées nécessaires ont une autre
origine que les sens et la conscience, toutefois
ce sont les sens et la conscience qui donnent l'é-
veil à la raison et en déterminent l'exercice.
Enfin, elle ne nie pas l'utile intervention du pou-
voir volontaire et du langage, puisqu'elle la con-
sidère comme la source des idées claires, dis-
tinctes, abstraites, générales. Elle concilie par là
toutes les doctrines dans ce qu'elles ont de con-
ciliable ; elle ne repousse que leurs exagérations.
Le système qu'elle rappelle le mieux est celui
de Leibniz; mais elle définit avec plus de pré-
cision les caractères opposés de la connaissance
rationnelle et des notions empiriques. Assuré-
ment celte théorie ne dissipe pas toutes les om-
bres: mais les imperfections qu'elle offre sont de
ces défauts inhérents à la nature humaine que
ni les efforts, ni les progrès du génie philoso-
phique no parviendront à effacer entièrement.
La liste des ouvrages à consulter sur le sujet de
cet article serait trop longue et toujours incom-
plète. Nous renvoyons le lecteur aux articles
Sens, Conscience, Raison, à ceux consacrés spé-
oenl aui philosophes qui ont traité de l'o-
rigine des idées, et aui indications bibliogra
phiques qui les terminent. X.
IDEN
767 —
IDEN
IDENTITÉ (de idem, le même). Quand nous
considérons une chose, dans un moment donné
et dans un certain état, comme un tout indivi-
sible ou qui n'a pas encore été divisé, nous di-
sons qu'elle est une. Quand il nous arrive de la
considérer ainsi dans plusieurs moments ou dans
plusieurs états différents, nous ne disons plus
qu'elle est une, mais qu'elle est la même, qu'elle
a conservé son idenlilé. L'identité n'est donc pas
autre chose que l'unité avec la persistance ou la
continuité , l'unité aperçue dans la pluralité
même, dans la multiplicité et la succession, dans
la diversité et le changement. Or, c'est là pré-
cisément ce qui distingue la substance des phé-
nomènes. L'identité est donc le caractère le plus
essentiel de la substance, c'est-à-dire de l'être
proprement dit : car il n'y a que ce qui dure et
ce qui est un qui soit véritablement ; le reste est
une apparence plus ou moins semblable à la réa-
lité, une image de plus en plus brisée et éphé-
mère.
Puisque l'identité s'offre à nous comme la con-
dition indispensable de l'être en général, elle
entre nécessairement dans la conception de tous
les êtres. Elle est l'unique fondement de la dis-
tinction que nous établissons, n'importe dans
quelle sphère de nos connaissances, entre le
sujet et les accidents, entre ce qui est et ce qui
n'est plus ou n'est pas encore. Le changement
même ne peut se concevoir sans elle : car les
choses ne changent que par rapport à ce qui de-
meure. Mais elle peut être absolue ou relative;
elle peut former un tout plus ou moins continu
et plus ou moins un, c'est-à-dire approcher plus
ou moins de l'unité parfaite, également indivi-
sible dans le temps et dans l'espace'; et ces dif-
férences constituent autant de degrés dans l'être
ou dans la nature des choses. Il y a l'identité qui
est propre aux corps non organisés, à la matière
proprement dite; il y a celle qui distingue les
êtres vivants; et enfin celle de l'âme humaine
ou des êtres intelligents.
L'identité de la matière consiste uniquement
dans la persistance des parties ou des molécules
dont elle se compose, c'est-à-dire dans la conti-
nuité sans unité, et, par conséquent, sans ordre ;
dans l'inertie et dans la masse. L'unité lui man-
que complètement : car elle n'existe pas plus
dans les parties que dans l'ensemble. Chaque
partie de matière, si petite qu'on la suppose, de-
vient à son tour un corps, et ne peut être con-
çue, soit que la division s'arrête par le fait ou
ne s'arrête pas, que comme une chose divisible.
Ainsi ce qui persiste dans la matière, ce qui fait
son identité, nous échappe et ne cesse de recu-
ler devant nous comme une ombre. Elle est donc
moins une substance qu'un phénomène, moins
un être qu'une simple forme servant à distin-
guer les différents ordres de phénomènes qui
peuplent le temps et l'espace. C'est ce qu'ont
toujours cru, malgré les murmures des sens et
l'étonnement d'une foule grossière, les plus il-
lustres interprètes de la philosophie et de la re-
ligion.
Chez les êtres vivants, au contraire, la masse
inerte, c'est-à-dire la matière proprement dite,
ne cesse de se renouveler par la nutrition, par la
respiration, par la sécrétion. Ce qui persiste et
qui dure, c'est l'ordre et le mouvement : l'ordre,
c'est-à-dire l'organisation, la forme savante et
souvent d'une admirable beauté dans laquelle
se combinent les éléments fugitifs de la matière;
le mouvement, c'est-à-dire la vie, les fonctions
remplies par les divers organes, et entre les-
quelles on aperçoit, comme dans les organes
eux-mêmes, la plus parfaite harmonie. C'est donc
la persistance de l'organisation et de la vie,
c'est-à-dire la continuité dans l'ordre et dans le
mouvement, et peu à peu dans le sentiment de
ce mouvement, qui seule fait l'identité des ani-
maux et des plantes. Que ce mouvement soit in-
terrompu, l'animal et la plante cessent d'exister,
quoique la matière dont leurs organes se compo-
sent soit restée la même. Cette vérité est telle-
ment évidente, que le sensualisme lui-même,
par l'organe de son chef le plus illustre, a été
obligé de l'accepter. « Un chêne, dit Locke (Essai
sur l'entendement humain, liv. II, ch. xxvn, §3),
qui, d'une petite plante, devient un grand arbre,
et qu'on vient d'émonder, est toujours le même
chêne; et un poulain devenu cheval, tantôt gras
et tantôt maigre, est, durant tout ce temps-là, le
même cheval, quoique dans ces deux cas il y ait
un manifeste changement de parties. » De là il
conclut avec beaucoup de sens que l'identité d'un
être vivant ne consiste pas, comme celle d'un
corps brut, dans la somme de ses parties, mais
dans son organisation et dans sa vie même.
L'organisation et la vie, comme nous venons
de l'observer, supposent l'ordre et le mouve-
ment ; nous parlons d'un mouvement qui se dé-
veloppe et se continue de lui-même, sans avoir
besoin d'être renouvelé par une impulsion exté-
rieure : l'ordre et le mouvement entendu dans
ce sens nous offrent certainement quelque chose
de plus réel et de plus sûr, de plus arrêté dans
la nature et de plus accessible à la raison que
cette divisibilité indéfinie de la matière non or-
ganisée; mais ils ne constituent pas encore une
unité, et, par conséquent, une identité complète,
c'est-à-dire un être vraiment digne de ce nom ;
une cause et non plus seulement un effet; une
force qui tire de son propre sein les phénomènes
par lesquels elle se manifeste ; une intelligence
qui conçoit ou qui produit elle-même l'ordre
qu'on aperçoit dans son existence. Il y a donc
une identité, ou, ce qui est la même chose, une
existence plus réelle que celle des êtres vivants
et organisés ; c'est l'identité, c'est l'existence de
l'àme humaine. En effet, l'unité que nous aper-
cevons en nous au moyen de la conscience ne
consiste pas dans une combinaison plus ou moins
harmonieuse de nos facultés et nos diverses ma-
nières d'être ; mais dans le principe même par
lequel ces facultés sont mises en jeu, dans le
sujet qui éprouve et dans la cause qui produit
en grande partie ces différents modes de notre
existence. Ici, pour la première fois, dans le dé-
veloppement de nos idées, se montre la diffé-
rence de l'être et de ses attributs, de la sub-
stance et des phénomènes. Ici, pour la première
fois, se découvrent à nous les véritables carac-
tères de l'unité : car nous avons conscience de
nous-mêmes, non comme d'une collection ou
d'un arrangement de parties, mais comme d'une
personne très-nettement distincte de ce qu'elle
fait et de ce qu'elle éprouve, comme d'une unité
substantielle et absolument indivisible. Aussi ne
concevons-nous aucune autre unité que par ana-
logie avec celle-ci. Il en est de même de la per-
sistance de cette unité en nous, ou de notre iden-
tité. L'idée de notre identité ne se présente à
notre esprit qu'à l'occasion de nos souvenirs, ou
quand nous nous apercevons que nous avons duré ;
mais elle ne consiste pas dans le souvenir lui-
même, ni dans la suite des phénomènes qu'il
représente, ni, comme Locke le suppose, dans la
continuité de la conscience. La conscience et la
mémoire supposent un sujet qui se sait et se
souvient, comme la sensibilité un être qui sent,
et l'action un être qui agit. Elles ne sont que les
signes, ou, si l'on veut, les preuves de notre
nature simple et identique; elles ont beau s'af-
faiblir ou s'éclipser momentanément, nous n'en
1DEN
— 768 —
IDÉO
croyons pas moins rester une seule el même per-
sonne. Que l'ivresse ou le sommeil s'empare de
nous, personne ne nous persuadera, au sortir de
cet état, que nous commençons seulement d'exis-
ter, et qu'il n'y a aucun lien entre notre vie pré-
sente et notre vie passée.
C'est pourtant ce paradoxe que Locke a soutenu
(Essa i sur i 'entendement humain, li v. II, ch. xxvn,
§ 3) en faisant consister, comme nous l'avons dit,
l'identité personnelle dans la conscience, et en
admettant une différence entre la substance de
l'homme et sa personne. La première, si nous en
croyons le philosophe anglais, ne serait qu'un
animal d'une certaine forme, toujours le même
depuis la conception jusqu'à la mort; la seconde,
interrompue par le sommeil, l'oubli, la léthargie,
ne cesserait de mourir pour renaître. Ainsi plu-
sieurs personnes pourraient se succéder dans la
même substance, et réciproquement, plusieurs
substances pourraient participer successivement
de la même \ ersonne. comme plusieurs parties
de matière participent de la même vie et se re-
nouvellent sans cesse dans le même animal. Cette
doctrine n'est pas seulement contraire à l'évi-
dence immédiate de la conscience, elle renverse
aussi tous les fondements de la morale en dé-
pouillant l'homme de sa responsabilité. « Il est
évident, dit M. Cousin dans une des solides le-
çons qu'il a consacrées au système de Locke (Cours
de 1829, leçon 18e), il est évident que si la mé-
moire et la conscience ne mesurent pas seule-
ment l'existence à nos yeux, mais la constituent,
celui qui a oublié qu'il a fait une chose, ne l'a
pas faite réellement; celui qui a mal mesuré par
la mémoire le temps de son existence, a moins
existé réellement. Alors plus d'imputation morale,
plus d'action juridique. Un homme ne se souvient
plus d'avoir l'ait telle ou telle chose; donc il ne
peut être mis en jugement pour l'avoir faite :
car il a cessé d'être le même. Le meurtrier ne
peut plus porter la peine de son crime si, par
un bienfait du hasard, il en a perdu le souvenir. »
L'erreur de Locke ne vient pas seulement de ce
qu'il a méconnu la raison, sans laquelle rien de
durable, ni la durée elle-même, ne peuvent se
concevoir; mais de ce qu'il n'a vu dans la con-
science qu'un phénomène purement passif, sus-
ceptible d'être transporté d'une substance à une
autre. La conscience a pour condition l'attention,
c'est-à-dire un fait de volonté, un retour actif de
l'esprit sur lui-même. Or, qu'est-ce que la vo-
lonté? Ce pouvoir que nous avons d'agir, de ré-
sister, de nous mouvoir, de suspendre nos pro-
pres actions, sinon une cause qui existe indé-
pendamment de ses effets, une force permanente,
indivisible dans le temps comme dans l'espace,
et, par conséquent, identique? Les différents de-
grés de développement dont cette force est sus-
ceptible (et la conscience en est un), les alter-
natives de victoire et de défaite par lesquelles
elle passe dans sa lutte avec les forces extérieu-
res, n'altèrent point l'unité de sa substance et ne
portent aucune atteinte à son identité. C'est par
notre propre identité que nous pouvons juger de
celle des autres êtres : car si nous ne >i 'ineu-
rions pas la même personne, il n'existerait pour
nous aucun terme de comparaison entre le pré-
sent et le passé.
11 résulte immédiatement de ces observations
qu'il n'y a d'identité réelle que dans l'âme, el en
rai dans un être capable de penser el de
vouloir, dins un être spirituel. Hors <!<■ là il n'y
a qu'une identité relative ; et si ['identité est le
'listinctif du la substance,
de ['être proprement dit, on est forcé d ado
que l'esprit, non pas seulement en tant qu'il
pense, en tant que raison et intelligence, mais
entant qu'il agit et qu'il veut, en tant que force,
amour et liberté, est l'être véritable ou l'essence
même, l'origine et la cause de tout ce qui est.
Aucun des attributs que nous venons de nommer,
ni la raison, ni la liberté, ni l'amour, ne peuvent
être conçus sans la conscience; il est donc im-
possible d'admettre avec quelques philosophes
anciens et modernes, que le souverain être s'i-
gnore lui-même. Dieu est l'unité et l'identité par
excellence, car étant infini, et par conséquent
parfait, il ne peut pas devenir ou se développer
successivement comme l'homme; mais tout ce
qu'il est, il l'est de toute éternité; tous les attri-
buts qui lui conviennent, il les possède à la fois
et dans toute leur étendue. Dès lors il n'est plus
soumis à la condition d'une évolution indéfinie,
et répandu en quelque sorte, étranger à lui-
même, dans l'espace et dans le temps; il se sait,
il se possède tout entier, et nous ne sommes
qu'une œuvre de sa volonté, faite à son image.
C'est cette doctrine dont nous venons de signaler
l'erreur, qu'on a appelée la doctrine de l'identité
absolue, parce qu'elle confond toutes les existen-
ces en une seule, et détruit la différence qui sé-
pare la création du Créateur (voy. Panthéisme).
Ce qu'on appelle le principe d'identité ou de
contradiction (voy. ce mot) n'est que l'expression
logique de l'idée que nous venons de développer.
De même que cette idée nous représente la con-
dition de toute existence et de tout être, le prin-
cipe qui en découle est la condition de toute
pensée et de tout raisonnement : car ce que la
pensée ne saurait concevoir (nous ne parlons pas
seulement de la pensée humaine, mais de la
pensée en général) ne peut exister en aucune
manière.
Quant à la supposition de Leibniz, autrement
appelée le principe des indiscernables (princi-
pium indiscernibilium) , qu'il ne saurait exister
deux choses exactement semblables en quantité
et en qualité, parce qu'une telle similitude n'est
pas autre chose que l'identité même, nous aurons
lieu de l'apprécier dans l'article Individu, Indi-
vidualité. Ce que nous venons de dire suffit pour
démontrer que l'identité ne saurait être confon-
due avec la plus parfaite similitude. On peut con-
sulter : Th. Reid, IIIe Essai sur les facultés intel-
lectuelles de Vhomme; — Locke, Essai sur l'en-
tendement humain, liv. II, ch. xxvn; — D. Hume.
de la Nature humaine, partie 6, sect. n; — Du-
gald Stewart, Éléments de la phil. de Vesprit hu-
main, t. II, sect. n ; et Essais philosophiques ;
— V. Cousin, Examen de la philosophie de Locke,
Cours d'hist. de la phil. mod., 1" série, Ier vo-
lume, et 2' série, IL' volume.
IDÉOLOGIE, Idéologues. L'idéologie, dans le
sens complet et légitime du mot, est la science
des idées considérées en elles-mêmes, c'est-à-dire
comme simples phénomènes de l'esprit humain.
Elle n'en discute donc pas, comme la logique, la
légitimité; elle n'y cnerche pas, comme la mé-
taphysique, des indices sur la nature de l'esprit
qui les conçoit ou des objets qu'elles représen-
tent. Mais, moins elle a d'étendue, plus elle a de
certitude. En effet, que nos idées soient vraies ou
qu'elles soient fausses, on peut toujours dire ce
qu'elles sont dans l'esprit, et à quelle occasion
elles y apparaissent; on peut noter les rapports
qu'elles ont entre elles et avec leurs signes; et
I idéologie n'a pas d'autre but.
On devine sans peine qu'une pareille science
ne date pas d'hier. Cependant, si on la cherche au
berceau de la philosophie, on ne l'y trouvera pas,
et elle n'y peut pas être. Pour que l'idéologie
Boil possible, il faul que la pensée ait appris à se
replier sur elle-même. Or, à l'origine, la pensée,
.il BOrbée par les objets extérieurs, n i nul S<
IDEO
— 769 —
IDEO
et presque nulle conscience d'elle-même. Réflé-
chir est une victoire toujours tardive de la li-
berté sur l'instinct^ un acte de force et, par con-
séquent de maturité. Aussi que trouve-t-on en
Grèce durant tout le premier âge de la philoso-
phie? Des spéculations sur les objets de la con-
naissance, des systèmes de physique et de phy-
siologie, d'astronomie et de mathématiques, peu
de psychologie et pas d'idéologie. Le fondateur
de l'idéologie, c'est le père de la philosophie mo-
rale, c'est celui qui a rappelé la pensée à l'étude
d'elle-même et de ses formes éternelles, qui a
proclamé comme première condition de toute
science la connaissance du sujet par le sujet lui-
même, et fondé sur les rapports des idées entre
elles ce qui soutient toute sa doctrine, sa théo-
rie de h définition.
Le xviu0 siècle, qui a tant innové et avec
tant de gloire, qui se piquait non pas de con-
naître Socrate, mais de respecter et de faire
triompher toute espèce de droits, n'eût pas dû
s'attribuer l'invention d'une aussi vieille science
que l'idéologie. Lisez les livres de Locke, surtout
ceux de Condillac et de ses disciples, vous y
verrez que jusqu'à ces auteurs la science des
idées n'a été qu'un chaos, qu'un tissu d'erreurs,
quelque chose d'analogue à l'alchimie et à l'as-
trologie judiciaire. Cependant, lorsque Platon
décrit cette échelle que parcourt la dialectique :
au premier degré, les objets sensibles et les di-
verses nuances d'admiration qui y correspondent ;
plus haut, les objets mathématiques avec les
connaissances raisonnées qui en dérivent; au-
dessus, les idées absolues que l'âme a contem-
plées dans une vie meilleure, et qu'en celle-ci
elle se rappelle avec amour; au sommet, l'idée
du bien, soleil du monde intelligible, source de
toute lumière et de toute beauté; celte théorie
encore admirable, quand elle semble n'être plus
qu'aventureuse, n'est-ce pas de l'idéologie aussi
bien que le traité des Sensalio?is. De même,
quand Aristote, meilleur platonicien qu'il ne le
croyait lui-même, distingue trois sources de
connaissances : l'expérience, le raisonnement et
la raison; lorsque de cette simple donnée, cet
analyste incomparable fait sortir ces traités
immortels dont VOrganum est l'assemblage,
est-ce là ou non de la bonne idéologie? Enfin,
lorsque, deux mille ans plus tard, Descartes
reproduit comme par hasard, en ce qu'elle a de
fondamental, la division de Platon et d'Aristote ;
lorsqu'au-dessus des idées qui nous viennent de
l'expérience et de celles qui sont notre ouvrage
il trouve celles qu'il appelle innées, en ce sens
qu'elles apparaissent spontanément et naturel-
lement à toutes les intelligences, n'est-ce là
qu'une idéologie méprisable? Ces exemples
mêmes sont inutiles, car c'est une nécessité qu'à
la base de tout système de philosophie soit une
théorie sur les idées. L'idéologie n'est donc pas
aussi nouvelle que l'ont cru Condillac et son
école.
La prétention de l'école de Condillac, tout
étrange qu'elle peut paraître, a pourtant son
excuse. Ce que cette industrieuse école a fait
pour l'idéologie est inappréciable. Non-seu-
lement elle l'a enrichie d'une multitude de vues
ingénieuses, d'observations fines et quelquefois
profondes ; mais, en un certain sens on peut
dire qu'elle l'a créée. Avant Condillac et ses suc-
cesseurs,qu'était-ce que l'idéologie? Une intro-
duction à toutes sortes de sciences, une page
perdue dans un livre immense, un germe fécond,
mais sans vie distincte et même sans nom. Les
disciples de Condillac ont les premiers prononcé
le mot d'idéologie. Bien plus, ils ont émancipé
la science des idées, l'ont élevée au-dessus de
DICT. PHILOS.
toutes les autres, l'ont marquée d'une empreinte
indélébile. Encore aujourd'hui, le mot idéologie,
fait par le xvnr' siècle et pour son usage, porte
le sceau de ses Inventeurs. En un sens restreint,
l'idéologie n'est plus la science des idées, abs-
traction faite des temps et des hommes, c'est la
science des idées telle que l'entendait l'école de
Condillac. Les idéologues ne sont plus Platon,
Kant ou Aristote, mais Destutt de Tracy, Ca-
banis, Garât, Volney. A peine Laromiguière
peut-il être appelé un idéologue; Degérando et
Maine de Biran ne l'ont été qu'un seul instant.
Comment est née cette idéologie du xvme siècle
qui semblait ne devoir intéresser que l'Institut
national, et qui a fini par avoir son rôle dans
nos assemblées politiques, par donner des inquié-
tudes au vainqueur couronné de l'Italie et de
l'Egypte? C'est ce qu'il faut expliquer en peu de
mots.
Tout le xvne siècle, à la suite de Descartes,
s'était égaré en de magnifiques et stériles hypo-
thèses. Rappelons seulement les théories des
tourbillons et de l'animal-machine, des causes
occasionnelles et de l'harmonie préétablie. Parce
que le xvne siècle avait été téméraire, le xvmc
fut timide, dans l'ordre métaphysique du moins.
Redoutant toutes les séductions, surtout celle du
génie, évitant de porter les yeux au delà de ce
monde, il laissa de côté les hautes questions
dont plusieurs avaient porté malheur au carté-
sianisme, mit sa gloire à être circonspect, et
relégua dédaigneusement dans le pays des chi-
mères tout ce qui n'était pas l'analyse des sen-
sations et des idées. Parcourez la liste assez
longue des ouvrages philosophiques de la der-
nière moitié du xvme siècle, vous serez étonnés
de n'y rien trouver qui rappelle cette grande phi-
losophie du siècle précédent. Pendant plus de
soixante ans pas un livre sur Dieu, sur les des-
tinées de l'homme. En revanche, vingt traités
d'idéologie sous vingt titres, et de vingt auteurs
divers : après VEssai sur Vorigine des connais-
sances humaines et le Traité des sensations, de
Condillac, VEssai de psychologie, de Ch. Bon-
net, bientôt suivi de VEssai analytique sur les
facultés de l'âme, du même auteur; un peu plus
tard, V Histoire naturelle de Vâme, de La Met-
trie ; les livres de V Esprit et de V Homme, d'Hel-
vétius. Au fond du fameux Système de la na-
ture, ce qu'on trouve, c'est encore une théorie
sur les idées. A cette époque, l'idéologie est
partout, jusque sur le théâtre et dans les romans.
Pourtant l'école idéologique n'est pas née, le
mot même d'idéologie n'existe pas; l'idéologie
proprement dite, alliée de la révolution fran-
çaise, naît et grandit avec elle. Plus tard, elles
auront ensemble leurs jours de malheur ; main-
tenant elles régnent ensemble, et se lient de la
manière la plus intime dans la pensée des con-
temporains. Tandis que l'une apporte avec elle
la liberté politique, l'autre semble le fruit na-
turel de la liberté des intelligences. La Con-
vention, après avoir sauvé la première, établit
la seconde à l'Institut national dans la section
de l'analyse des sensations et des idées. Leurs
représentants sont aussi les mêmes. La plupart
se retrouvent à Auteuil chez Mme Helvétius,
« cette femme excellente et gracieuse, l'amie de
Turgot, de Condillac, de Franklin, de Condorcet,
de Malesherbes, la mère adoptive de Cabanis,
qui, selon l'heureuse expression de M. de Tracy,
avait compté les événements de sa vie par les
mouvements de son cœur. » (Mém. de VAcad.
des sciences morales et politiques, t. IV, Notice
sur Destutt de Tracy? par M. Mignet.) C'est dans
cette société où Siéyes paraissait quelquefois et
où se rencontraient habituellement Cabanis, Vol-
49
LDÈO
— 770 —
IDEO
ney, Garât, Chénier, Ginguené, Thurot, Daunou,
Destutt de Tracy, que se sont formés ces liens de
confraternité scientifique et politique qui font
l'unité et qui ont fait la force de l'école idéo-
logique. Du reste, si la pensée générale est
commune, la tournure et la direction d'esprit
sont différentes. On peut dire que Destutt de
Tracy est le métaphysicien de cette école, Ca-
banis le physiologiste, Volney le moraliste, Ga-
rât le professeur public et le propagateur élo-
quent. Pendant que M. de Tracy inscrit pour la
première fois le nom de la science nouvelle en
tête de ses mémoires à l'Institut d'où sortiront
bientôt les Éléments d'idéologie, Cabanis lit à
l'Académie des sciences morales et politiques ses
beaux travaux sur les Rapports du physique et
du moral de l'homme; Volney publie son Caté-
chisme du citoyen français, et Garât professe
aux écoles normales, avec un éclat incompa-
rable, l'analyse de l'entendement humain. Es-
sayons de reproduire dans son ensemble, sinon
dans ses détails, cette doctrine idéologique
mêlée à de si grands événements, et adoptée
par tant d'hommes éminents ou distingués.
La pensée fondamentale de l'école idéologique
est une pensée d'emprunt. Les idéologues l'ont
trouvée dans Condillac qui lui-même l'avait pui-
sée à une source étrangère. Au commencement
du siècle, Locke, en Angleterre, s'était posé la
question de l'origine de nos idées, et dans son
analyse systématique et infidèle, n'avait reconnu
que deux sources de connaissances : la sensation
et la réflexion, d'où viennent, toutes nos idées
simples. Condillac va plus loin : il supprime la
réflexion, et avec elle, l'activité de l'esprit. La
sensation est à la fois la source unique de toutes
nos connaissances, et le principe unique de toutes
nos facultés, de nos facultés affectives comme de
nos facultés intellectuelles. Par une simple trans-
formation, la sensation devient tour à tour at-
tention, comparaison, jugement, raisonnement,
enfin désir et volonté ; l'âme elle-même n'est
pas autre chose que la collection des sensations
qu'elle éprouve et de celles que la mémoire lui
rappelle. Toutefois, Condillac ne va pas jusqu'à
la nier ; il s'attache même à la distinguer du
cerveau. C'est cette distinction que les idéolo-
gues commencent par abolir. Puisque l'âme n'est
qu'une collection; elle n'a point d'unité; puis-
que cette collection varie sans cesse, l'âme n'a
point d'identité; enfin, puisqu'elle ne produit
rien, ne se révèle par aucune énergie, par
aucun effet, c'est une pure hypothèse, un mot
vide de sens. Pour une philosophie sérieuse,
deux choses existent, des sensations et le cer-
veau ; autrement dit, il n'y a pas deux ordres
de faits, deux sortes d'êtres, deux sortes de scien-
ces. L'idéologie est une partie de la zoologie, et
l'intelligence une dépendance de la physique
humaine. Ainsi le cerveau est le moi, le moi est
le cerveau, et les faits psychologiques, de même
nature que les faits physiologiques, sont comme
eux le produit de l'organisation animale. Lors-
qu'un objet agit sur les nerfs, il y produit une
impression qui se communique au cerveau. Ar-
rivée au cerveau, l'impression devient sensation
si l'objet est présent; souvenir s'il est absent,
perception de rapport si les images de plusieurs
objets semblables ou dissemblables se présentent
simultanément, raisonnement s'il y a plusieurs
rapports, volonté si l'objet excit* dans
le cerveau. Ainsi percevoir, se souvenir, juger,
vouloir, ne sont autre chose que sentir des ob-
jets, sentir des souvenirs, sentir des rapports,
sentir des désirs, et la seule sensation explique
fus toutes les fonctions et facultés de l'en-
tendement, toutes les déterminaisons et opéra-
tions de la volonté. Telles sont les doctrines qui
remplissent à la fois les Eléments d'idéologie et
le livre des Rapports du physique et du moral.
Les conséquences morales qui dérivent de cette
doctrine sont exposées à la fois dans le Caté-
chisme de Volney et dans le traité de la Volonté
de M. de Tracy.
Puisque l'homme est simplement un être ca-
pable d'éprouver des sensations, c'est de la sen-
sation, c'est-à-dire du plaisir et de la peine, que
doivent venir toutes les règles de sa conduite.
La base de la morale est dans les besoins de
l'homme, dans ses besoins physiques, bien en-
tendu ; car il n'en éprouve pas d'autres. Notre
droit c'est d'entrer en possession des objets pro-
pres à satisfaire nos besoins. Notre devoir est
de ne pas dépasser la limite de nos besoins na-
turels. Mais où s'arrête cette limite, et comment
la fixer? C'est ce qu'on ne dit pas. Toujours
est-il que le bien moral a son principe dans
l'utilité, et, qui pis est, dans l'utilité matérielle.
Volney le déclare expressément. Il se pose cette
question : Est-ce que la vertu et le vice n'ont
pas un objet purement spirituel et abstrait des
sens? Voici sa réponse : Non, c'est toujours à un
but physique qu'ils se rapportent en dernière
analyse, et ce but est toujours de détruire ou de
conserver le corps. Dans ce système, qu'est-ce
que l'amour paternel? C'est le soin assidu que
prennent les parents de faire contracter à leurs
enfants l'habitude de tous les actes utiles à eux
et à la société. En quoi la tendresse paternelle
est-elle une vertu pour les parents? En ce que
les parents qui élèvent leurs enfants dans ces
habitudes se procurent, pendant le cours de
leur vie, des jouissances et des secours qui se
font sentir à chaque instant, et qu'ils assurent à
leur vieillesse des appuis et des consolations
contre les besoins et les calamités de tout genre
dont cet âge est assiégé. Enfin veut-on savoir
pourquoi la loi naturelle prescrit la probité?
C'est parce que la probité n'est autre chose que
le respect de ses propres droits dans ceux d'au-
trui, respect fondé sur le calcul prudent et bien
combiné de nos intérêts comparés à ceux des
autres. Triste système dans lequel toutes les ac-
tions honnêtes deviennent des combinaisons de
l'égoïsme ! Cette morale toute relative n'en a pas
moins une sanction, celle qui résulte des lois de
notre nature. Celui qui satisfait ses besoins
dans la juste mesure, a pour récompense d'ar-
river au but qu'il se propose. Celui qui dépasse
la mesure a pour punition d'augmenter ses souf-
frances sans obtenir le plaisir qu'il poursuit. Ainsi,
tout part du corps et tout y retourne.
Détournons les yeux de ces doctrines affli-
geantes qui ne valent pas les hommes de cœur
et d'intelligence qui les professaient : c'est en
politique, dans leur vie extérieure, qu'ils rede-
viennent eux-mêmes et sont vraiment dignes de
fixer les regards de la postérité. Chose étonnanteJ
ces philosophes dont la métaphysique est la né-
gation de tout droit comme de tout devoir, par
une contradiction honorable qu'ils ont partagée
avec tout le xvin0 siècle, sont les plus désinté-
ressés de tous les hommes, les défenseurs les
plus enthousiastes des droits sacrés de l'huma-
nité. Dans l'Assemblée constituante, c'est l'esprit
de leur école qui enfante la célèbre Déclaration
des droits. Dans la Convention, ils se placent
entre les Girondins et les Montagnards. Trop au-
dessus des préjugés de province, trop amis de
l'unité nationale pour s'associer aux projets dc<
premiers, trop scrupuleux pour faire cause com- '
mone avec les seconds, accusés de timidité par
les uns, traités do rêveurs par les autres, mais
jamais soupçonnés de sacrifier à une position
IMAG
771 —
IMAtt
quelconque soit les droits de l'humanité, soit la
liberté de leur pays. Lorsque, après tant d'ora-
ges la main victorieuse qui au dehors avait
couvert de gloire la république commença à la
réorganiser au dedans, les principaux idéologues
entrèrent dans les assemblées politiques : Ché-
nier, Daunou, Ginguené, Laromiguière au tri-
bunal ; Destutt de Tracy, Volney, Cabanis au
sénat conservateur. Le premier consul compre-
nait une assemblée politique comme un régi-
ment : il donnait tant de jours pour préparer,
tant de jours pour discuter et voter un projet de
loi ; ces républicains qui avaient souffert pour
la liberté, qui n'avaient pas cessé de l'aimer et
de la croire possible malgré les excès commis
en son nom, avaient de tout autres vues que le
premier consul. A son retour d'Egypte, ils lui
avaient conseillé de ne pas se mêler de politi-
que; ils s'étaient opposés au 18 brumaire. Déjà
leurs craintes étaient justifiées : l'ancien général
de la république était devenu successivement
consul provisoire, consul définitif, consul pour
dix ans, consul à vie ; il s'était entouré de sol-
dats invincibles, il ressuscitait a son profit toutes
les pompes de l'ancien régime. Avant même qu'il
eût osé poser sur sa tête plébéienne la couronne
de Charlemagne; ils avaient deviné que ce fils de
la liberté finirait par opprimer sa mère ; que ce
réparateur de l'ordre public (comme on l'appelait
alors) ne songerait bientôt plus qu'à l'agrandis-
sement de sa famille. Aux défiances pttitiques
s'ajoutaient les ombrages religieux : lorsque les
prêtres étaient rappelés, les temples rendus au
culte, les négociations du Concordat entamées
avec la cour de Rome, de quel œil devaient-ils
assister à cette restauration religieuse, ces phi-
losophes du xvme siècle qui, sous un autre ré-
gime, avaient fait décréter l'abolition de la reli-
gion catholique, du culte et de ses ministres? Ils
suivaient avec inquiétude les progrès continus,
rapides, irrésistibles de cette double réaction,
combattant le despotisme et le redoutant jusque
dans ses présents. Cette opposition plus conscien-
cieuse qu'intelligente fatiguait, irritait le premier
consul : incapable de supporter une discussion
libre, toujours pressé d'agir et de triompher, il
poursuivait de ses sarcasmes ces rêveurs tour-
mentés d'un désir de perfection impossible. De-
venu empereur, il supprima brusquement l'Aca-
démie des sciences morales et politiques, centre
et berceau de l'idéologie, il crut avoir anéanti
l'idéologie elle-même. Son esprit se perpétua
dans les vœux et les espérances de la petite so-
ciété d'Auteuil. L'empereur lui-même dut s'aper-
cevoir qu'elle vivait encore, lorsqu'en 1814, sur
la proposition de M. de Tracy et des idéologues,
le sénat décréta sa déchéance.
L'heure du triomphe de l'idéologie semblait
arrivée : c'était celle de sa ruine. Déjà Cabanis
l'avait reniée avant de mourir ; Laromiguière,
pour la défendre, l'avait modifiée sur plusieurs
points essentiels; Degérando et Maine de
Biran désertaient ses doctrines : c'est alors que
se fait entendre contre elle la parole grave et
respectée de M. Royer-Collard; c'est alors surtout
qu'a l'École normale et à la Faculté des lettres,
sous l'influence d'un jeune et éloquent profes-
seur, naît une école nouvelle qui a hérité de
l'esprit libéral de l'idéologie, tout en répudiant
ses erreurs. D. H.
ILLUMINÉS, voy. Mysticisme.
IMAGINATION. La psychologie, science de
pure observation, n'est point exposée, comme
d'autres branches de la philosophie, a tomber
dans l'hypothèse. Mais si ses définitions ne peu-
vent être entièrement fausses, elles peuvent être
incomplètes. Cette science n'invente pas la réa-
lité; mais elle ne la voit pas toujours dans toute
son étendue. Là est le principe des erreurs et des
contradictions de la psychologie, en ce qui con-
cerne les diverses facultés de l'esprit humain.
Plus ces facultés sont complexes, plus l'observa-
tion risque d'en négliger tel ou tel côté essen-
tiel. C'est ce qui explique les définitions et les
descriptions fort diverses de l'imagination. Deux
méthodes sont applicables à l'étude de cette
faculté : on peut l'observer en elle-même, ou
l'observer dans ses œuvres. Le premier procédé
convient mieux à la psychologie ; le second à la
critique littéraire. Mais chacun a son écueil. Le
critique qui cherche çà et là les traces de l'ima-
gination dans ses produits s expose à comprendre
dans la définition de cette faculté des éléments
nécessaires à toute œuvre d'art, mais étrangers
à l'imagination proprement dite. Ainsi nombre
de facultés concourent avec l'imagination à pro-
duire une œuvre d'art : est-ce à dire qu'elles
fassent essentiellement partie de l'imagination '?
Dans les traités littéraires, l'imagination est dé-
crite avec plus d'enthousiasme que de précision.
On prodigue les métaphores pour en célébrer les
merveilles : on en fait une source d'inspira-
tions; c'est la flamme qui illumine et anime tout
à la fois les tableaux du poëte ; c'est la baguette
magique qui transforme et transfigure tout ce
qu'elle touche. Ouvrez les traités de Le Batteux,
de Marmontel, de Laharpe, de Schlegel ; lisez
l'admirable article de Voltaire dans l'Encyclopé-
die : vous verrez l'imagination confondue dans
la foule des facultés esthétiques? Qu'est-elle en
soi? en quoi se distingue-t-elle de la sensibilité,
du goût, de la conception, de l'esprit ? C'est ce
qu'aucune analyse ne vous fera nettement dis-
cerner. D'une autre part, le psychologue, qui
concentre son observation sur l'essence et les
caractères propres de l'imagination, court risque
de n'en saisir que le côté le plus saillant ou le
plus profond. Ainsi, tandis que les définitions de
la critique littéraire sont confuses et superfi-
cielles, les analyses de la psychologie ont le dé-
faut d'être étroites et incomplètes.
La psychologie ancienne ne voyait guère dans
l'imagination qu'une simple capacité de con-
server et de reproduire les perceptions du sens
de la vue, en l'absence des objets. Platon n'a
point laissé de théorie de la çavxaaia; il paraît
n'y avoir pas vu autre chose que la mémoire
imaginative. Aristote consacre un chapitre spé-
cial, dans son traité de l'Ame, à l'analyse de
cette faculté. Il la fait rentrer dans l'âme sensi-
tive, et la place, dans l'ordre des facultés, entre
le sens et l'opinion. Ce qui, à ses yeux, la dis-
tingue du sens dont elle suppose les impres-
sions, c'est qu'elle n'a pas besoin de la présence
réelle des objets; ce qui la distingue de l'opi-
nion, c'est qu'elle n'implique à aucun degré la
croyance, laquelle est propre à l'homme : parmi
les animaux, beaucoup possèdent l'imagination,
aucun n'est capable de foi. On voit qu' Aristote
réduit, comme Platon, la çavxam'a à la mémoire
imaginative. La psychologie stoïcienne modifie
la théorie d'Aristote sur un point essentiel. Con-
duits par leur doctrine générale à considérer
tout être comme une force, et toute vie comme
une action, les stoïciens attribuent l'activité à
toutes les facultés de l'âme, même à la sen-
sation, et font de l'imagination une puissance
active, sans lui assigner, du reste, d'autre fonc-
tion que celle de conserver les impressionssen-
sibles. Des stoïciens aux alexandrins, la théorie
de l'imagination fait un grand pas. Indépen-
damment de cette imagination tout animale
qui avait été jusque-là l'unique objet des défi-
nitions de la psychologie grecque, Plotin recon-
DIAG
— 772 —
IMAG
naît une imagination supérieure; laquelle a pour
fonction de représenter en images les êtres du
inonde intelligible, les idées : véritable miroir
dont se sert la raison pour réfléchir dans la
nature sensible les illuminations de l'intelligence
pure, cette imagination est une faculté intel-
lectuelle et survit à la séparation de l'àme d'avec
le corps. Libre et pure de toute attache sensible
après la mort, elle suit l'âme dans son essor vers
les régions célestes et devient une faculté de la
vie bienheureuse. Cette théorie de l'imagination
est profonde et originale; il semble, du reste,
que Plotin y ait été conduit par l'expérience de
son propre esprit : car aucun philosophe de l'an-
tiquité, pas même Platon, n'a su comme lui tra-
duire en éclatantes images les abstractions les
plus subtiles de la dialectique.
La psychologie moderne en revient à l'imagi-
nation sensible. Pour Descartes, cette faculté
n'est qu'un intermédiaire, qui convertit la sen-
sation en souvenir. Malebranche, qui a si bien
décrit les erreurs de l'imagination, la considère
également comme une faculté sensible ; il en
explique l'origine par l'hypothèse physiologique
d'un système de petits filets nerveux qui partent
des organes extérieurs de la sensibilité et vont
aboutir au cerveau. L'ébranlement de ce sys-
tème peut avoir une double cause, soit l'im-
pression des objets sensibles sur la partie des
nerfs qui aboutit aux organes, soit l'influence
des esprits animaux sur la partie qui aboutit au
cerveau. Dans le premier cas, il y a sensation
et perception réelle ; dans le second, il n'y a
qu'imagination. Si l'action des esprits animaux
est fatale, l'imagination sera passive ; si elle est
provoquée par la volonté, l'imagination sera
active. L'école de Condillac supprime la dis-
tinction du passif et de l'actif pour toutes les
facultés, et réduit l'imagination à une simple
capacité de conserver les impressions sensibles.
Laromiguière restitue l'activité à l'imagination,
et en fait la réflexion qui combine des images.
Maine de Biran, qui ramène la psychologie à la
doctrine stoïcienne des facultés actives, distingue
deux imaginations : l'une toute passive nous est
commune avec les animaux, et s'exerce parti-
culièrement dans la rêverie, le sommeil, le som-
nambulisme; l'autre active et volontaire est pro-
pre à l'homme, et ne se développe que dans les
états où l'âme a parfaite conscience et pleine
possession d'elle-même. Du reste, toutes les
deux se bornent à reproduire des images. Kant
paraît avoir considéré l'imagination comme la
faculté de schématiser, c'est-à-dire de repré-
senter sous des formes générales les objets de
nos sensations : par exemple, les conceptions
abstraites de chêne et d'arbre, de lion et d'a-
nimal, sont des schèmes proprement dits, et
doivent être rapportées à l'imagination.
Toutes ces définitions de l'imagination ont le
mérite de la précision; mais, si l'on excepte la
théorie de Plotin, il est difficile d'y reconnaître
cette faculté par excellence des poètes et des
artistes, si féconde en merveilles. Ici l'analyse
psychologique, moins profonde que l'instinct lit-
téraire, n'a saisi que le côté extérieur et purement
sensible de l'imagination. Quand l'esprit, après
avoir perçu un objet dans tel point de l'e
et du temps, se représente ce même objet absent,
il n'y a là qu'un simple souvenir de 1
imaginative. Que l'exercice de cette faculté soit
fatal ou volontaire, qu'il aboutisse à une repro-
duction concrète et passive, ou à une représen-
tation abstraite et générale des objets sensibles,
rien n'annonce encore l'imagination qui invente,
crée, idéalise, la véritable imagination : non-
seuleiucnt la mémoire imaginative n'est pas toute
l'imagination, mais elle n'en est pas même le
premier degré; elle n'en est qu'une condition es-
sentielle. L'opinion qui prête à l'imagination des
aib-s et la représente emportant le poète dans
un monde supérieur à la réalité est profondément
vraie ; tant que l'artiste reste enfermé dans le
monde sensible, ses tableaux, quels que soient
la pureté des formes et l'éclat des couleurs, ne
sont point encore des œuvres d'imagination.
Toute œuvre digne de ce nom suppose, outre les
riches souvenirs de la mémoire imaginative^
l'intelligence des vérités métaphysiques. Ima->
giner, dans le sens élevé et vrai du mot, c'est
réaliser l'idéal, faire descendre la vérité intel-
ligible dans les formes de la nature sensible,
représenter l'invisible par le visible, l'infini par
le fini. Toute œuvre véritable d'imagination est
un symbole; ce n'est ni la vivacité des impres-
sions, ni l'éclat des images, ni même la beauté
des proportions qui fait l'œuvre d'art. L'art a
besoin sans doute d'un vif sentiment de la réalité
et d'une connaissance technique de la nature;
mais il faut, en outre, que les images du poète,
les couleurs du peintre, les formes du statuaire
soient expressives. La poésie, la peinture, la sta-
tuaire, l'art dans tous ses genres est un langage.
Et quel langage ! L'art a le privilège de n'expri-
mer que les choses d'en haut; le monde sensible
ne rentre dans son domaine que comme un
simple moyen d'expression. Il faut étendre à l'art
en général ce qui a été dit de la poésie : c'est
vraiment la langue des dieux. Dans le Faust de
Goethe, le drame est d'un grand intérêt: l'his-
toire de Marguerite est une des plus touchantes
que la réalité puisse offrir à l'observation du
poète. Mais ce qui fait l'incomparabie poésie de
cette œuvre, c'est que tous ces détails de ia vie
réelle, l'amour de la jeune fille pour Faust, sa
naïve simplicité, son crime, sa fin tragique, n'en-
trent dans la composition du poète que pour en
faire mieux ressortir la pensée métaphysique.
Faust séduisant Marguerite par les conseils et le
secours de Méphistophélès, c'est l'inteiiigence
humaine, qui, dans son immense orgueil et son
insatiable curiosité, aspire à tout comprendre,
et finit par retomber, sceptique et désespérée,
au-dessous de la simple réalite dont elle a perdu
le sentiment. Les œuvres les plus remarquables
de lord Byron, Don Juan, Manfred, reproduisent
également, sous les vives couleurs d'une ima-
gination ardente, une page immortelle des an-
nales du cœur humain. Voilà de véritables œu-
vres d'imagination : la réalité dramatique n'y
est qu'un transparent symbole de l'idéal; dans
un récit plein d'intérêt et de passion, le poète a
su renfermer l'histoire éternelle de l'huma-
nité.
Tel est le vrai caractère d'une œuvre d'art. Il
faut, pour mériter ce nom, qu'elle comprenne
l'idéal et le réel ; il faut surtout qu'elle les
comprenne dans le juste rapport, dans la vraie
mesure qui fait la beauté. En effet, entre les
deux mondes il existe une correspondance natu-
relle, qui fait que telle forme de la réalité repré-
sente telle vérité du monde idéal. L'artiste ne
crée point cette correspondance ; par l'imagi-
nation il la découvre dans la nature, et la repro-
duit ensuite par des combinaisons qui lui sont
propres. L'objet de l'imagination est complexe;
ce n'est ni le sensible, ni l'intelligible pur; c'est
le rapport qui les unit. Il est des esprits qui ne
s'élèvent guère au delà des impressions delà vie
Me; il en est d'autres qui ne se plaisent que
dans la région des idées ; il en est enfin dont les
conceptions métaphysiques se traduisent natu-
rellement en images : ceux-là seuls sont doués
d'imagination. Ce n'est point à dire que cette
BIAG
— 773
IMAG
faculté soit le privilège de quelques hommes :
toute nature humaine, étant esprit et matière
tout à la fois, possède essentiellement l'imagi-
nation; l'animal et l'enfant n'ont que des sen-
est propre
humain est artiste; tout style d'homme, qu'il
soit d'un poète, d'un métaphysicien, ou même
d'un savant, est plus ou moins une œuvre d'art.
Il est bien peu d'esprits assez grossiers pour
n'avoir que des sensations et des appétits à
exprimer; il est bien peu d'intelligences assez
abstraites pour n'avoir que des pensées pures à
formuler.
L'imagination, ayant pour but de représenter
l'idéal par le réel, est la faculté esthétique par
excellence : son objet propre est le beau, comme
l'objet de la raison est le vraij le domaine du
beau est à part, entre le monde intelligible et le
monde sensible. Toute beauté physique ou mo-
rale est un symbole; c'est le vrai, produit, réa-
lisé, représenté sous une forme individuelle em-
pruntée à la nature ou à l'humanité. Platon a.
défini admirablement ie beau la splendeur du
vrai. Il n'y a pas de beauté sans forme; le monde
intelligible est le monde de la vérité, non de la
beauté; la beauté ne brille que dans la réalité,
et par la réalité. On a souvent distingué, à
l'exemple de Platon, une beauté idéale et une
beauté réelle : c'est une erreur, ou plutôt un
abus de mots. L'idéal est le principe, la source,
i'essence, si l'on veut, de toute beauté; mais tant
qu'il n'a pas revêtu une forme, il n'apparaît
point comme la beauté proprement dite; la
beauté, comme le dit Plotin, est bien l'idée et
l'essence, mais l'idée dans son épanouissement,
l'essence dans sa fleur. Le beau n'est pas simple
comme le vrai ; il implique deux termes et un
rapport : où manque l'idéal, il n'y a qu'une
forme sans expression; où manque le réel, il n'y
a qu'une essence invisible et insaisissable. Quant
au rapport, ce n'est pas un élément delà beauté,
c'est la beauté même. Toute forme du monde
physique, toute individualité du monde moral a
son idée. Pourquoi est-elle belle, laide ou indif-
férente? C'est ce que l'instinct du beau ne dé-
couvre pas toujours, mais ce qui n'échappe ja-
mais à l'intelligence. Le vrai ne suppose ni
raison ni explication, parce qu'il est simple;
mais l'esprit peut toujours remonter à la raison
du beau : telle forme exprime la force, telle autre
la grâce. Ce n'est pas seulement la beauté dite
d'expression qui est ainsi symbolique; la beauté
mathématique elle-même est expressive; tel en-
semble de lignes est beau ou laid, selon qu'il
révèle la netteté ou la confusion, l'harmonie ou
le désordre, la mesure ou l'excès. Chaque règne,
chaque monde a sa beauté : la mécanique a sa
beauté simple, uniforme, un peuraide; la nature
vivante a la sienne, plus riche, plus variée; en-
fin la beauté morale est la beauté suprême;
ainsi que le dit Plotin, elle fait pâlir toutes les
autres, et brille comme la plus éclatante étoile
du ciel. La beauté a donc ses degrés comme
l'être, et s'élève parallèlement, plus noble, plus
parfaite, à mesure que l'être gagne en dignité
et en perfection : c'est le progrès des idées
qu'elle représente qui évidemment mesure le
progrès des formes diverses de la beauté dans
le monde réel. Veut-on la démonstration psycho-
logique du caractère de la beauté? Qu'on réflé-
chisse aux inégalités du goût chez les hommes,
et aux progrès que nos facultés esthétiques doi-
vent à la culture de l'esprit. Pour saisir le beau,
il ne suffit point de sentir, il faut comprendre :
le beau échappe à l'animal réduit à la sensi-
bilité; l'homme ignorant ou l'esprit borné re-
garde en vain, il ne voit point la beauté là où
elle brillera de son plus vif éclat aux yeux du
poète ou du philosophe.
Si tel est le caractère du beau, c'est à l'ima-
gination seule qu'il appartient de le percevoir :
la même relation qui subsiste entre les trois
objets, le vrai, le beau, le réel, se retrouve entre
les trois facultés de l'esprit humain, la raison,
l'imagination, la sensibilité. De même que le
beau est le point intermédiaire où se rencontrent
et se touchent le réel et l'idéal, de même l'ima-
gination est la faculté mixte où s'allient et se
fondent ensemble la sensibilité, la raison et l'i-
magination. C'est par erreur qu'on attribue géné-
ralement à la raison l'intuition du beau. Il ne
faut pas faire de la raison une faculté vague qui
embrasse à peu près tous les objets de la con-
naissance dans son domaine ; une saine psycho-
logie doit restreindre les attributions d'une
faculté dans les limites fixées par la nature elle-
même. La raison est une faculté essentiellement
logique, de même que l'imagination est une
faculté essentiellement esthétique. La première
a pour objet propre le vrai, l'idéal, les idées,
pour parler le langage de Platon; elle habite les
pures régions de l'intelligible, et ne descend pas
dans le monde des formes et des images. Ce
n'est pas à dire qu'elle reste absolument étran-
gère à l'intuition du beau. L'imagination qui
contemple le beau, ne le contemple qu'à la lu-
mière de la raison : sans la raison, l'esprit n'au-
rait pas le sens de l'idéal; il ne pourrait voir
dans la forme, dans l'image sensible un symbole.
Qu'on n'oublie jamais que la beauté consiste
dans un rapport : si l'on supprime l'idéal ou le
réel, la beauté s'évanouit ; si, d'un autre côté,
on supprime la raison ou la sensibilité, l'imagi-
nation devient impossible. Mais il ne faut pas
confondre l'imagination avec ses conditions es-
sentielles, pas plus qu'il ne convient de con-
fondre le beau avec ses éléments. Il y a donc
égale erreur à ramener l'esthétique à la raison
pure, ou à la faire rentrer dans la sensibilité.
L'analyse de l'imagination, déjà complexe par
elle-même, se complique singulièrement dès
qu'on la considère, non plus dans son objet,
mais dans ses produits. Alors interviennent une
foule de facultés, comme conditions ou comme
auxiliaires de l'imagination : l'œuvre du poète
suppose tout ensemble la sensibilité qui éprouve
les impressions et perçoit les images, la mémoire
imaginative qui les recueille et les conserve,
l'abstraction qui les généralise, le goût qui les
épure, la raison qui conçoit la pensée supérieure,
idéal et type de l'œuvre entière, l'imagination
proprement dite qui traduit la conception mé-
taphysique en images et convertit la réalité
sensible en symbole, et enfin l'effort de l'esprit
lui-même, la volonté qui combine les divers
éléments de l'œuvre, et en fait un tout harmo-
nieux, une vraie composition. La prédominance
de telle ou teiie de ces diverses facultés explique
les variétés de l'imagination. Il y a des imagina-
tions qui se distinguent par un vif sentiment et
une représentation fidèle de la réalité, à tel
point que le sens de l'idéal s'y laisse à peine
apercevoir. La correction du dessin, la précision
des formes, le fini des détails, l'éclat et la ri-
chesse du coloris, sont des mérites qu'elles s'at-
tachent à réunir dans leurs œuvres. Telle est
l'imagination flamande dans ses tableaux : elle
exprime avec une rare énergie les riches couleurs
de la vie et les grâces de la nature; mais toute
cette éblouissante beauté n'a rien de divin. Telle
est encore l'imagination espagnole dans sa poésie
et dans sa peinture ■ ce n'est plus la vie extérieure
IMAG
774
IMAG
qu'elle représente, ce sont les passions de l'âme;
elle est donc plus profonde et moins matérielle
3ue l'imagination flamande, mais le sentiment
e l'idéal lui manque également: elle excelle
à exprimer les brûlantes extases de ses moines
ou les effroyables tortures des victimes de l'in-
quisition; elle échoue complètement dans la
représentation des figures divines • elle ne connaît
que la poésie du cœur ; son idéal d'amour divin
est l'ineffable passion de sainte Thérèse : des
vierges de Murillo à celles de Raphaël il y a
toute la distance de la terre au ciel. Il est, au
contraire, des imaginations dans lesquelles le
sentiment exalté de l'idéal efface les impressions
de la réalité : dans leurs œuvres, la métaphy-
sique étouffe la passion; une lumière sublime,
mais vague, y absorbe la vie et la couleur • point
de formes arrêtées, point de contours définis.
Telle est l'imagination allemande dans ses poé-
sies : sa pensée ressemble souvent à un songe,
songe divin, il est vrai ; elle aime les ombres et
les mystères, et réduit la réalité à un fantôme
insaisissable. Enfin, il est des imaginations qui
saisissent le rapport de l'idéal et du réel dans
cette parfaite mesure et cette ravissante har-
monie qui font la vraie beauté; les formes, dans
leurs œuvres, ne sont que les symboles des types
éternels; la vie y paraît un reflet de la lumière
divine, tant elle est pure et claire dans son
expression : c'est là ce qui fait la supériorité de
la statuaire antique et de la peinture italienne,
la beauté incomparable des statues de Phidias
et des figures de Raphaël. Les dieux du pre-
mier expriment avec une perfection inimitable
le calme de la vraie force; les vierges du second
ne sont point impassibles, mais leur passion, ou
plutôt leur émotion, n'altère en rien la divine
sérénité de leur figure. Ces grands artistes
avaient compris que le trouble et l'agitation
sont étrangers aux natures célestes.
Voilà trois genres bien distincts d'imagination :
dans chaque genre, on peut reconnaître bien des
variétés. La juste mesure dans le rapport de l'i-
déal et du réel est le caractère commun à tout
art parfait, à la statuaire grecque et à la peinture
italienne : c'est le signe, ou plutôt le principe
même de la beauté. Mais le monde de l'idéal est
vaste ; l'imagination qui le parcourt peut s'attacher
à des types bien différents : ainsi l'idéal de Ra-
phaël n'est plus l'idéal de Phidias; le spiritua-
lisme chrétien et le naturalisme païen devaient
inspirer diversement ces deux grands artistes.
C'est toujours une beauté divine qui resplendit
dans leurs œuvres; mais cette beauté appartient à
des cieux différents. De même le domaine de la
réalité n'est ni moins vaste ni moins varié ;
l'imagination se diversifie selon les objets qu'elle
s'applique à représenter : telle imagination aime
les sons, telle autre les formes, telle autre les
couleurs. Ce serait une grossière erreur de croire
que cette faculté est exclusivement vouée à la
représentation des choses visibles : l'imagination
est la faculté esthétique par excellence; elle est
proçre à la musique, aussi bien qu'à la peinture
ou a la poésie. Quel poëte, quel peintre a plus
d'imagination que Mozart, Rossini ou Beethoven?
Enfin, dans le monde des images, l'imagination
a ses préférences et ses aptitudes particulières :
tel artiste excelle à décrire les scènes de la na-
ture, tel autre à représenter les formes du corps
humain, tel autre à peindre les traits du visage.
Indépendamment des impressions de la réahté
ou des conceptions do l'idéal, l'imagination varie
encore selon le degré d'énergie volontaire que
possède l'artiste : telle imagination vive, bril-
lante, manque de puissance et de profondeur
dans ses œuvres; ses créations sont plutôt des
associations faciles et gracieuses d'images que
de véritables compositions. La poésie d'Horace,
si remarquable d'ailleurs par d'autres mérites,
offre généralement ce caractère; au contraire,
la poésie de Virgile porte partout l'empreinte
d'une profonde réflexion.
L'imagination est une des facultés qui se mo-
difient le plus dans le cours de leur dévelop-
pement ; rien ne serait plus intéressant que d'en
suivre l'histoire et d'en caractériser les époques
successives dans l'individu et dans l'humanité ;
mais les proportions de cet article ne permettent
pas une telle excursion. L'homme débute dans
la vie par la sensation ; ses premières pensées
sont des impressions, et ses premiers désirs des
appétits; son imagination n'est encore que la
mémoire imaginative : simple miroir du monde
sensible, elle ne réfléchit pas encore le moindre
rayon de cette lumière qu'on nomme l'idéal ;
l'enfant n'a point d'imagination dans le sens
élevé du mot. Puis, quand l'intelligence (voyç)
proprement dite s'éveille et mêle ses premières
conceptions aux impressions sensibles, l'imagi-
nation commence à entrevoir confusément l'idéal
à travers les images de la réalité : c'est là son pre-
mier moment. Alors elle confond dans un tout con-
cret l'idéal et le réel, l'invisible et le visible, l'in-
fini et le fini. Comme à cet état d'enveloppement,
l'imagination n'a pas encore le sentiment clair et
distinct de l'idéal, le sens du beau lui manque éga-
lement; elle ne choisit point ses formes, elle les
adopte telles qu'elle les trouve dans la réalité, et les
reproduit dans ses œuvres sans les avoir épurées.
N'ayant pu réfléchir encore ni sur la nature de
l'idéal, ni sur les moyens de le représenter di-
gnement, elle produit des œuvres pleines de
naïveté, de fraîcheur et d'éclat, mais souvent
étranges, comme la nature elle-même. Voyez
l'imagination des premiers peuples de l'Orient :
elle atteint le sublime, mais rarement le beau.
L'Inde et l'Egypte retrouvent partout l'infini dans
la vie universelle, et le représentent sous les
formes les moins nobles de la réalité. D'une autre
part, n'ayant point encore conscience de la pro-
fonde distinction des deux mondes, l'imagination
prend son œuvre au sérieux, et y voit, non pas
un pur symbole, mais la vérité elle-même : elle
transforme une œuvre d'art en une croyance
religieuse. C'est une faculté essentiellement su-
perstitieuse : abandonnée à elle-même, son
premier mouvement, son instinct irrésistible est
de croire à la réalité de ses représentations^ et
d'adorer en aveugle les idoles qu'elle a créées.
C'est par ce côté qu'elle est une source inépui-
sable d'erreurs. Malebranche nous a montré
comment l'imagination, dans divers états de
l'àme; tels que le sommeil, le rêve, le délire,
substitue ses hallucinations aux véritables per-
ceptions des sens. Il est très-vrai que souvent
l'âme croit percevoir là où elle ne fait qu'ima-
giner ; mais ce genre d'erreur est plutôt l'effet
de la mémoire imaginative que de l'imagina-
tion. L'imagination proprement dite nous trompe
surtout en ce qu'elle réalise sous des formes
finies et visibles l'invisible et l'infini ; c'est elle
qui incarne et personnifie l'essence inexprimable
et incompréhensible de la Divinité, qui prête au
monde idéal les couleurs de la réalite, qui trans-
forme le ciel en Olympe, et la vie future en
Elysée ; c'est elle enfin qui conçoit et repré-
sente Dieu, tantôt à l'image de la nature, tan-
tôt à l'image de l'homme.
Enfin, lorsque ce chaos des facultés primitive-
ment confondues vient à se débrouiller, et que
chacune tend à se distinguer et à se renfermer
dans ses fonctions, l'imagination brise peu à peu
son enveloppe et se sépare à la lois des impres-
DUT
— 775
IMIT
sions sensibles qui l'offusquaient et de l'intel-
ligence qu'elle corrompait. Elle prend conscience
d'elle-même, et se reconnaît pour ce qu'elle est,
c'est-à-dire pour une faculté purement esthé-
tique; elle comprend qu'elle a pour objet le
beau, et non le vrai, et que ses représentations
s'adressent à l'admiration et au goût, nullement
à la foi; elle quitte le domaine de la religion et
de la philosophie qu'elle avait envahi, et rentre
définitivement dans la poésie et les arts. C'est
alors seulement que l'imagination se voue à sa
vraie destinée et travaille librement à son œuvre,
c'est-à-dire à la représentation du beau. Le beau
sous toutes ses formes, le beau dans tous ses
objets, tel est le but unique qu'elle se propose,
laissant à d'autres facultés de l'esprit le culte du
vrai et du saint. Est-ce à dire toutefois que
l'imagination, ainsi indépendante, devienne
étrangère à toute philosophie et à toute religion?
Un pareil divorce répugne à la nature des choses.
Tout se tient dans l'âme humaine, comme dans
le monde. De même que le vrai et le divin ont
leur représentation vivante et concrète dans le
beau ; de même la science et la morale retrouvent
et saluent avec enthousiasme leurs idées dans
les éclatants symboles de l'art. La haute moralité
des œuvres de l'imagination a pour principe
l'éternelle et profonde affinité du beau et du
vrai.
On peut consulter sur l'imagination : Aristote,
de l'Ame, ch. rx ; — Plotin, Ennéade IV, liv. III,
ch. xxx, xxxi, édit. Creutzer; — Descartes, des
Passions de l'âme; — Malebranche, Recherche
de la vérité; < — le P. André, Essai sur le beau;
— Voltaire, Encyclopédie, art. Imagination; —
Kant, Esthétique transcendante; — Dugald Ste-
wart, Éléments de la philos, de V esprit humain,
ch. vin ; — Hegel, Cours d'esthétique, \" partie;
— Jouffroy, Cours d'esthétique. E. V.
IMITATION. Nous avons traité ailleurs (voy.
Arts) de l'imitation dans ses rapports avec les
arts et les œuvres de l'imagination; ici il s'agit
de la considérer d'un point de vue plus général
et plus philosophique, c'est-à-dire comme un
penchant habituel et souvent irrésistible qui nous
porte à reproduire les mouvements, les actions,
les œuvres dont nos yeux ont été longtemps ou
vivement frappés. L'homme est un être sociable
et perfectible. A ce double titre il lui est impos-
sible de vivre dans la contemplation et la satis-
faction de lui-même, ne se réglant que sur lui,
ne rapportant qu'à lui et aux fins qu'il se propose
sa manière d'être et d'agir. Comme être sociable,
il éprouve le besoin de se mettre, en quelque
sorte, à l'unisson de ses semblables, au moins
de ceux avec qui il passe une partie de son
existence, et de s'accorder avec eux, non-seule-
ment dans les sentiments, dans les idées, dans
les mœurs, mais dans les actions les plus indif-
férentes et les détails les plus frivoles de la vie.
Comme être perfectible, il est poussé par un
mouvement secret à égaler ce qui est au-dessus
de lui, à rivaliser avec des facultés et des forces
qui lui semblent supérieures aux siennes, sans
en être séparées par une distance infranchissable.
C'est cette double direction de notre nature qui
se manifeste par le penchant, ou, si l'on veut,
par l'instinct de l'imitation. Sans doute il y a
une imitation libre, réfléchie, conseillée par la
raison et exécutée avec plus ou moins d'effort,
dont le but est de nous approprier ce que nous
avons trouvé chez les autres d'utile et de bon ;
mais il y a aussi une imitation spontanée, instinc-
tive, à laquelle nous nous prêtons sans le savoir
et sans le vouloir, et qui choisit ses modèles
tantôt dans la nature, tantôt chez les hommes.
Cette disposition existe à un très-haut degré
chez les enfants qui, avant même que leurs or-
ganes^ puissent obéir à leur volonté, cherchent
déjà à imiter et les gestes et le son de voix dont
leurs yeux et leurs oreilles sont frappés le plus
souvent. C'est par elles qu'ils sont appelés d'a-
bord à l'essai de leurs forces et à l'exercice de
leurs facultés naissantes. Elle fait la plus grande
partie de l'esprit et de la grâce que nous admi-
rons en eux : car, par une illusion naturelle,
nous leur prêtons les sentiments et les idées dont
ils ne connaissent encore que les signes. Elle
leur est surtout nécessaire dans l'apprentissage
de la parole : car il ne suffit pas que par la na-
ture de leur organisation ils puissent parler, il
faut aussi qu'ils le veuillent; et comment le
voudraient-ils lorsqu'ils n'ont encore aucune
pensée à exprimer, et que la langue dont on
leur apprend à se servir offre souvent des arti-
culations si rudes et si difficiles? Il faut donc
qu'ils y soient poussés par un instinct particu-
lier. Remarquons en passant que la parole elle-
même, dans sa constitution première, repose es-
sentiellement sur l'imitation. En effet, que l'on
analyse une langue véritablement originale et
morte de bonne heure, avant qu'elle ait pu su-
bir l'influence d'une pensée trop abstraite et trop
raffinée, l'hébreu, par exemple, on verra qu'elle
est formée presque entièrement de deux sortes
de signes : des onomatopées et des images. Les
premières nous rappellent les objets, soit les
éléments, soit les êtres animés, par les sons qui
les caractérisent ; les autres nous les représen-
tent par une véritable peinture, par une mimi-
que parlée, si l'on nous permet cette expression.
Ainsi les passions, les principaux actes de la vo-
lonté et de l'intelligence sont désignés, non par
des termes abstraits et de pure convention,
mais au moyen des gestes par lesquels ils se tra-
duisent au dehors. L'opiniâtreté, c'est la nuque
dure, dura cervix, qui ne veut pas plier ; l'or-
gueil, c'est la tête qui se dresse ; la vanité, la
gorge qui se tend ; la colère, le souffle des na-
rines ; se préparer à l'action, c'est mettre sa
ceinture ; protéger quelqu'un, le couvrir de sa
main, etc. Avec l'usage de la parole l'imitation
fait passer aussi chez les enfants notre manière
de penser, de sentir, et jusqu'aux mouvements
les plus secrets de notre esprit et de notre cœur.
Elle est le principe, ou du moins la condition
première de l'éducation. C'est par elle que l'œu-
vre de l'éducation commence, et par l'habitude
qu'elle s'achève.
On conçoit très-bien que nous soyons d'autant
plus portés à régler notre conduite sur celle des
autres, que nous trouvons en nous-mêmes moins
de lumière et de force, que notre raison et notre
caractère sont moins développés. Mais il ne faut
pas croire que l'instinct de l'imitation nous quitte
avec l'enfance; il nous tient sous son pouvoir à
tous les âges de la vie, et il n'y a peut-être pas
un seul homme qui soit parvenu à s'y soustraire
entièrement. La plupart, en tout ce qui ne tou-
che pas immédiatement à leurs passions et à
leurs intérêts, se soumettent sans examen aux
usages, aux opinions, aux coutumes établis, « al-
lant à la file, pour nous servir des expressions
de Charron, comme les moutons qui courent
après ceux qui vont devant. » 11 faut faire comme
tout le monde, telle est la maxime qu'ils ont
sans cesse à la bouche et qui résume à peu près
toute leur sagesse. Heureusement il n'existe au-
cun principe dans la nature humaine qui ne
puisse servir à combattre ses propies excès. Si
les coutumes les plus enracinées et les préjugés
les plus aveugles ne s'établissent que par imita-
tion, le même moyen est appelé à les détruire.
L'exemple du changement une fois donné, mais
IMMA
— 776
LMME
avec autorité, avec persévérance et par des
hommes dont la position attire les regards, le
reste du troupeau, pour continuer la comparai-
son de l'auteur de la Sagesse, ne tardera pas à
s'ébranler. Combien de brusques retours dans
l'opinion publique, ou dans les lettres, dans les
arts, dans les croyances elles-mêmes, que nous
prenons pour des révolutions sérieuses, et qui ne
sont qu'un résultat de l'imitation et de la mode!
Rien ne peut mettre obstacle à cette influence,
pas même les haines qui existent d'une classe ou
d'une nation à une autre ; et ses effets sont d'au-
tant plus rapides, c'est-à-dire les changements
plus fréquents, que les hommes se mêlent da-
vantage ou sont plus exposés aux regards les uns
des autres. On a vu aussi le crime, surtout le
suicide, se changer quelquefois en contagion,
lorsqu'une publicité imprudente l'a mis trop en
vue ; mais, en général, l'instinct de l'imitation
est. comme nous l'avons déjà observé, un des
fondements les plus nécessaires de la sociabilité
humaine. Elle efface les différences qui séparent
les peuples et les individus. Elle adoucit et peu à
peu détruit les causes de mépris et de haines réci-
proques. Elle met en action cette loi de l'équili-
bre dont le monde moral n'a pas moins besoin
que le monde physique.
L'homme n'est pas seulement porté à l'imita-
tion de ses semblables; il imite aussi la nature:
il cherche d'abord à l'égaler, et ensuite à la sur-
passer dans quelques-uns de ses effets les plus
accessibles à son intelligence. On le voit, dès
l'âge le plus tendre, reproduire les formes qui
ont frappé ses yeux, ou les sons qui ont frappé
son oreille. Devenu plus entreprenant avec les
années, et poussé aussi par le besoin, il s'ef-
force de s'approprier l'action même de la nature
dans quelques-unes de ses œuvres. Ainsi il aper-
çoit des animaux qui nagent : c'est assez pour
lui donner l'idée de la navigation, ou pour l'en-
courager, tout au moins, à se confier au même
élément. Il voit d'autres animaux qui s'élèvent
et qui voyagent dans l'air ; aussitôt il songe au
moyen de les suivre, jusqu'à ce que la science
ait réalisé les rêves de son imagination. Ainsi
naissent l'industrie et les arts. Sans doute l'imi-
tation n'est pas le but ou la fin dernière de
l'art, mais elle en est le commencement et, pour
ainsi dire, le germe. D'abord, on imite unique-
ment pour imiter, pour égaler la nature; puis,
découvrant sous ses formes fugitives le divin
modèle dont elle n'est que la copie, les idées
dont elle n'est que le symbole, on ose, sans per-
dre ses traces, concevoir le dessein de la sur-
passer et aspirer ouvertement au rôle de créa-
teur.
A côté du penchant de l'imitation, du désir
de ressembler aux autres, il y a dans l'homme
un principe tout opposé, l'amour de l'originalité
et de l'indépendance, le désir de rester soi-
même. Ce dernier sentiment fait la valeur et la
force de l'individu ; sur le premier repose l'har-
monie de la société. L'un et l'autre ils font
l'homme tel qu'il est, libre et sociable tout à la
fois, donnant et recevant tour à tour, et avan-
çant lentement vers le terme de sa destinée,
kruidé par la nature et l'expérience de ses sem-
blables. On peut consulter : Aristote, Poétiquet
eh. iv ; — Buffon, Histoire naturelle; — Burke,
Essai sur le beau cl le sublime; — Alun
Smith, Théorie des BentimenU moraux; — Du-
gald Stewart, Éléments de lu philosophie de
l'esprit humai», du Langage, ch. n, sections 1.
•2, :s, 4.
IMMANENT (île manerc. demeurer, et in. dc-
'I n ), ce qui ne sort pas df'un certain sujet ou
de certaines limites Ce mot, entendu d'abord
dans un sens psychologique, ne s'appliquait
guère qu'aux actions humaines. Par une action
immanente, on entendait celle qui n'a pas d'ef-
fet au dehors, dont le terme est dans l'être
même qui l'a produite; et par une action transi-
toire, au contraire, celle qui sort des limites
de la conscience et se manifeste par des résul-
tats extérieurs. C'est à peu près dans le même
sens que les théologiens ont dit que Dieu a en-
gendré le Fils et le Saint-Esprit par une action
immanente, et qu'il a créé le monde par une ac-
tion transitoire. Plus tard le même terme a été
pris dans une acception métaphysique, s'appli-
quant. non ] lus aux effets, mais aux causes;
non plus à l'homme, mais à Dieu. « Dieu, dit
Spinoza {Éthique, liv. I, prop. 18), est la cause
immanente et non transitoire de toutes choses : »
Dcus est omnium rerum causa immanens, non
vero transiens ; ce qui signifie que tout ce qui
est est en Dieu ; qu'il n'y a pas de distinction
substantielle entre Dieu et le monde. Cette nou-
velle acception, dont Spinoza, autant que nous
pouvons l'affirmer, a donné le premier l'exem-
ple, est restée chez la plupart des métaphysi-
ciens modernes. Dieu a continué d'être pour eux
le principe immanent des êtres. Enfin, Kant,
substituant aux précédentes significations un
sens purement logique, distingue deux maniè-
res d'employer les notions de l'entendement
pur : on en fait un usage immanent et, selon
lui, un usage légitime, lorsqu'on s'en sert pour
coordonner entre elles les diverses données de
l'expérience, lorsqu'on les rapporte exclusive-
ment aux phénomènes que nous percevons par
la conscience ou par la science. On en fait, au
contraire, un usage transcendant et illégitime,
lorsqu'on essaye de s'élever avec elles au-dessus
de l'expérience, au-dessus de tous les phénomè-
nes, dans le vain espoir d'atteindre à la connais-
sance de l'être en soi.
IMMATÉRIALITÉ, VOy. AME, SPIRITUALISME.
IMMENSITÉ. Ce qui est immense, c'est litté-
ralement ce qui échappe à toute mesure. Mais
une chose échappe à toute mesure ou simple-
ment parce qu'elle est trop grande pour que no-
tre faible esprit puisse la soumettre au calcul,
ou absolument parce que son étendue n'a pas de
bornes. Ainsi parle-t-on de l'immensité des
cieux, soit qu'on veuille seulement en exprimer
l'étonnante grandeur, soit qu'on veuille faire
entendre l'espace sans bornes qui nous entoure.
Le premier emploi de ce mot est le plus fré-
quent et le plus vulgaire; le second est seul
vraiment philosophique.
Mais il est une signification plus spéciale en-
core avec laquelle est pris souvent le mot im-
mensité. Tous les philosophes qui reconnaissent
l'existence d'un Dieu unique lui attribuent l'im-
mensité; mais tous ne conçoivent pas l'immen-
sité divine de la même manière. Pour les uns,
l'immensité divine n'est guère autre chose que
l'espace sans bornes dont ils font un attribut de
Dieu, de même que l'éternité est pour eux la du-
rée sans commencement ni fin. Telle est à peu
près la doctrine de Newton et de Clarke. Pour
les autres, l'immensité divine est tout autre
chose que l'espace sans bornes, de même que
l'éternité est tout autre que la durée sans fin.
De même que l'éternité de Dieu est pour eux,
non pas l'existence dans tous les temps, mais en
dehors et au-dessus des temps, immuable, indi-
visible; ainsi l'immensité est, non pas l'exis-
tence, la présence de Dieu dans tous les lieux.
m. lis une manière d'être telle que, sans qu'il
suit répandu dans l'espace, sans qu'il puisse rc-
.'i aucune forme, il est cependant partout
présent par sa puissance, agit sur tous les points
IMMG
— 777 —
immo
de l'espace sans être substantiellement dans au-
cun per extensionem polcntiœ,non per expan-
sionem substantiœ. Telle est la doctrine^ de
saint Thomas, de Leibniz, de Bossuet, de Féne-
lon.
Voyez pour plus de détails et pour les ouvra-
ges à consulter, l'article Éternité et ceux qui
le complètent.
IMMORTALITÉ. Le dogme de l'immortalité
de 1 'âme est aussi ancien que celui de l'exis-
tence de Dieu. Toutes les fois qu'on aperçoit
l'un on est sûr de rencontrer l'autre. Partout où
s'élève un temple et un autel, symboles de l'é-
ternité, on peut être sûr que la cendre des
morts repose dans leur ombre. Quelques esprits
isolés ont pu séparer ces deux croyances ou les
rejeter ensemble ; mais la foi du genre humain
" les a toujours réunies. Elles constituent le fond
commun et, si l'on peut parler ainsi, la sub-
stance invariable de toutes les religions. C'est
qu'en effet la raison ne permet pas de les diviser
et ne saurait, sans se mutiler elle-même, les
accepter l'une sans l'autre. Si ce monde n'est
pas l'œuvre d'une cause intelligente qui a fait
toutes choses avec poids et mesure, et marqué à
chaque être une destination proportionnée aux
facultés dont il dispose, il est évident que nous
n'avons rien à attendre après la mort; que les
contradictions, les iniquités et les souffrances
dont cette vie est remplie, sont un mal sans but
et sans réparation ; et réciproquement, si nous
n'apercevons en nous aucun principe qui puisse
survivre à l'extinction des sens, aucune idée, au-
cun sentiment, aucun besoin qui dépasse notre
existence physique, ou même les conditions de
l'ordre social, comment notre intelligence s'élè-
verait-elle à la conception de l'infini, à la con-
naissance de Dieu?
Si, par un instinct plus puissant que tous les
raisonnements, le genre humain a toujours cru
au dogme de l'immortalité, il est vrai aussi que,
faute de s'en rendre compte par le raisonnement
et la réflexion, il l'a toujours mêlé à des images
plus ou moins grossières, à des espérances et à
des craintes plus ou moins serviles, se représen-
tant avec peine un être purement spirituel et
transportant dans une autre vie, pour les mé-
chants toutes les douleurs, pour les bons toutes
les jouissances de notre condition présente. De
là, les formes diverses et si bizarres quelquefois
que cette croyance a revêtues chez les différents
peuples, selon les degrés de civilisation qui les
caractérisent ou le spectacle que la nature et
leurs propres habitudes offrent le plus souvent à
leurs yeux. De là aussi les doutes qu'elle a fait
naître aussitôt que la réflexion et l'esprit d'exa-
men eurent pris quelque développement. Ces
doutes une fois éveillés dans les esprits (et il
faut tôt ou tard qu'ils s'éveillent), c'est à la phi-
losophie qu'il appartient de les dissiper, en sub-
stituant aux confuses lueurs de l'imagination et
du sentiment une connaissance approfondie de
l'âme, de ses facultés, de ses devoirs, de ses
droits et de ses rapports avec le principe dont
elle tient l'existence. Sans doute la philosophie
n'a pas^ toujours rempli cette tâche, obligée
qu'elle était de se constituer elle-même, avec
l'aide du temps, et de se développer par la con-
tradiction ; mais elle seule peut la remplir ; elle
seule, pénétrant par la conscience et par le rai-
sonnement dans le fond le plus reculé de notre
être, peut nous apprendre sans figure et sans
détour ce que c'est qu'un esprit, ce que c'est que
.a vie de 1 esprit, et dans quelle mesure ou par
quels liens elle dépend du corps. Ce qu'il nous
est impossible de savoir de nous-mêmes par le
témoignage direct et l'usage réfléchi de nos pro-
pres facultés, nulle puissance au monde n'est en
état de nous l'apprendre. Au reste, ce n'est pas
une vaine prétention que nous énonçons là, mais
un fait historique. C'est un philosophe païen,
c'est Platon, qui a enseigné pour la première
fois dans toute sa pureté et dans toute sa gran-
deur, nous voulons dire dans un sens vraiment
spiritualiste, le dogme de l'immortalité de l'âme.
Que l'on compare sur ce sujet le Phcdon. malgré
la part qu'il fait encore à l'imagination et aux
sens, avec toutes les religions de l'antiquité
sans aucune exception, et l'on verra de quel
côté se trouvent les idées les plus élevées, la foi
la plus persuasive et les espérances les plus di-
gnes de la nature humaine.
On compte ordinairement plusieurs preuves
de l'immortalité de l'âme, comme on compte
plusieurs preuves de l'existence de Dieu; mais,
en réalité, il n'y en a qu'une, et ce que l'on
prend pour des arguments distincts, ce sont des
faits qui se suivent et des idées qui s'enchaînent
étroitement; ce sont des laces diverses et des
éléments inséparables d'une seule et même dé-
monstration. En effet, toutes les raisons allé-
guées jusqu'aujourd'hui, et qu'on puisse allé-
guer en faveur du dogme que nous discutons en
ce moment, se réduisent à quatre : 1° celle qui
est tirée du caractère métaphysique de l'âme,
c'est-à-dire de son unité et de son identité ;
2° celle qui est tirée de son caractère moral,
nous voulons parler de ses devoirs, de ses droits
et de la sanction qu'ils supposent au-dessus des
châtiments et des récompenses de l'ordre social;
3" celle qui résulte de l'ensemble de ses facul-
tés, de tous les besoins réunis de sa nature, et
de l'impuissance où est cette vie de les satis-
faire ; enfin la quatrième est puisée dans la
justice et dans la bonté divines. Eh bien, au-
cune de ces raisons ne peut se passer des trois
autres ; mais, en revanche, nous le disons avec
une entière conviction, elles forment, quand on
les a réunies, une démonstration tellement ri-
goureuse et complète, qu'il devient aussi impos-
sible de douter de l'autre vie que de la vie pré-
sente. C'est en les considérant de ce point de
vue, ou dans leur enchaînement et leur dépen-
dance purement logique, que nous allons es-
sayer de les exposer ; nous ferons ensuite con-
naître l'ordre selon lequel elles se sont produi-
tes dans l'histoire, et l'on s'expliquera alors les
contradictions qu'elles ont essuyées et les gros-
sières fictions qui se sont mêlées, chez les peu-
ples et les plus anciens philosophes, à la croyance
si élevée d'une âme inaccessible à la mort.
Pour que l'âme puisse survivre au corps, il faut
d'abord qu'elle en soit distincte. La distinction
de l'âme et du corps a été suffisamment établie
ailleurs (voy. Ame). Nous rappellerons seulement
ici les différences les plus essentielles qui exis-
tent entre ces deux principes. Le corps n'est
qu'un tout collectif et, par conséquent, divisible.
Il se compose d'une multitude d'organes, et cha-
cun de ces organes d'un nombre indéfini de par-
ties physiquement distinctes les unes des autres.
L'âme, c'est-à-dire la force à laquelle nous attri-
buons la volonté, la sensibilité et l'intelligence,
est absolument une : car il n'y a en nous qu'un
seul être, qu'une seule personne qui veut, qui
sent et qui pense; et d'un autre côté chacune de
ces opérations est totalement incompréhensible
sans l'unité. Le corps, ou plutôt l'organisme,
n'est jamais dans un instant ce qu'il est dans un
autre ; les éléments hétérogènes dont il se com-
pose ne cessent de se renouveler comme les eaux
d'un fleuve, et même la forme sous laquelle ils
se rassemblent se modifie, se dégrade et se brise
entièrement avec les années. L'âme, quels que
IMMO
778 —
IMMO
soient les changements arrivés dans son exis-
tence, soit qu'elle ait la conscience du présent
ou le souvenir du passé, ou la prévision de
l'avenir, se trouve toujours la même ; et cette
persistance de son être au milieu des modifica-
tions dont il est susceptible, lui donne l'idée
même du temps et de la durée. Or, qu'est-ce
que nous appelons la mort, ou qu'est-ce que
nous en savons par notre expérience? Nous of-
fre-t-elle un autre spectacle que la simple disso-
lution de nos organes et la cessation de cette
substitution d'éléments par laquelle ils se con-
servent et se développent dans l'état de vie?
L'âme ne peut donc pas mourir comme meurt
le corps, et, par conséquent, rien au monde ne
peut nous autoriser à affirmer qu'ils finissent en-
semble. Mais, dira-t-on, il y a une autre espèce
de mort que la mort par dissolution. Dieu,
comme on l'a objecté depuis longtemps, pourrait,
par un acte de sa volonté, anéantir ce qui ne
peut se dissoudre ; ou, comme Kant en fait la
remarque dans sa Critique de la Raison pure,
il est possible que l'âme, malgré .les attributs
qui la rendent invisible, périsse de langueur et
par une extinction graduelle [de ses forces. Sans
examiner ici la valeur de ces deux hypothèses,
sans rechercher à quel point elles s'accordent
avec l'expérience, qui nous montre partout des
principes qui résistent à la dissolution et à la
mort, nous observerons que ni l'un ni l'autre ne
portent atteinte au résultat que nous venons
d'établir. Il ne s'agit pas de savoir si l'âme, par
la seule vertu de son unité et de son identité,
est absolument impérissable, quoique cette pro-
position, entendue dans un sens général, ne
nous paraisse pas impossible à soutenir ; mais s'il
y a en elle des causes naturelles de destruction
par lesquelles elle doit périr en même temps
que le corps. Eh bien, tout au contraire, étant
d'une nature opposée à celle du corps, elle a ce
qu'il faut pour lui survivre. Quoi de plus sensé
et de plus élevé à la fois que ces paroles de So-
crate dans le Phédon : « Notre âme est semblable
à ce qui est divin, immortel, intelligible, simple,
indissoluble, toujours le même et toujours sem-
blable à lui ; et notre corps ressemble parfaite-
ment à ce qui est humain, mortel, sensible,
composé, dissoluble, toujours changeant et jamais
semblable à lui-même. Cela étant, ne convient-il
pas au corps d'être bientôt dissous et à l'âme de
demeurer longtemps indissoluble ou quelque
autre chose de peu différent? »
Nous venons de piouver que ce que nous savons
de la mort ne s'applique qu'à l'organisme et ne
touche pas l'âme, ou du moins ne l'atteint pas
dans le fond de son existence, dans le principe
invariable qui la constitue; mais cela ne suffit
pas à la démonstration du dogme que nous vou-
lons établir : il faut aussi une raison pour que
l'âme continue d'exister après la dissolution du
corps et conserve les facultés qui font à peu
près tout le prix de son existence, savoir, la
raison et la liberté. Cnr alors même que sa na-
ture identique et indivisible devrait, comme nous
le croyons, lui assurer une durée sans fin, ce
ne serait pas encore pour nous un grand sujet
d'espérance, ni pour la providence divine une
justification. Un être, dont les seuls attributs
sont l'unité et cette identité vague qui n'est que
la continuité de l'existence, ce n'est pas moi, ce
n'est pas ma personne, ni aucune autre personne
humaine; c'est une abstraction, c'est la substance
de l'être en général ; et l'immortalitéqui lui con-
vient, la seule à laquelle le panthéisme puisse
ajouter foi, est sans relation avec la vie présente,
sans responsabilité et sans conscience. Il reste
donc encore à disputer à la mort et au néant,
non pas le principe spirituel en général, mai»
cette âme particulière qui pense, qui aime, qui
agit et qui respire en nous; en un mot, la per-
sonne humaine. Or, la personne humaine a dans
son caractère moral une raison d'être, une desti-
nation à remplir, indépendamment du corps et
après que le corps a terminé sa carrière. En
effet, la fin suprême de nos actions, la règle que
le sentiment aussi bien que la raison nous im-
pose, et que l'on ne saurait nier sans faire vio-
lence à toute notre nature, ce n'est pas la con-
servation de la vie, c'est-à-dire l'intérêt du corps,
mais la justice, le devoir, le bien en soi. L'idée
de la justice et la règle du devoir ne souffrent
point de limite ni de condition. Si la fortune
nous a placés dans une telle alternative que
notre vie ne 'puisse être sauvée qu'à leurs dé-
pens, c'est-à-dire au prix d'une indignité, soit
envers les autres, soit envers nous-mêmes, il ne
faut pas que nous hésitions à en faire le sacri-
fice ; et ce que nous disons de la vie s'applique, à
plus forte raison, au bonheur. Mais, si la loi morale
est absolue et n'admet, comme nous l'avons dit
tout à l'heure, aucune sorte de restriction, il est
impossible de la renfermer dans les bornes de
notre existence actuelle. Comment ne serait-elle
faite qu'à l'usage de cette vie à laquelle elle im-
pose toujours de si rudes épreuves, et dont elle
demande souvent le sacrifice? D'ailleurs la loi
morale comprend nécessairement l'idée de jus-
tice. Or, n'est-ce pas le renversement de la
justice et de la raison, que l'on souffre, sans
espoir de réparation, en remplissant ses devoirs,
qu'on n'ait point de châtiment à redouter, qu'on
puisse trouver même le repos et le bonheur en
les foulant aux pieds? C'est l'idée de justice con-
sidérée de ce point de vue, ou la rémunération
du bien et du mal, qu'on est convenu d'appeler
la sanction de la loi morale. Mais il est facile de
voir que cette idée se confond avec celle de la loi
elle-même. Si l'on admet celle-ci, il est de toute
impossibilité de rejeter celle-là. L'ordre moral
sans la justice, la justice sans l'harmonie du
bonheur et du mérite, est une incompréhensible
chimère.
Maintenant est-il vrai, comme on a osé quel-
quefois l'affirmer, que cette harmonie existe
ici-bas? Est-il vrai que dès ce monde la vertu
trouve en elle-même sa récompense, et que le
vice ou le crime ont un châtiment toujours prêt
dans les lois de la société et de la nature? Pour
s'arrêter à une telle opinion, il faut n'avoir ja-
mais souffert ni pensé, ni aimé; il faut être dans
une ignorance profonde et des choses, et des
hommes, et de soi-même. La nature a-t-elle des
récompenses pour celui qui donne sa vie à la
patrie, son repos et ses veilles à la science, son
être tout entier à un pieux dévouement dont il
ne peut attendre aucun retour? A-t-elle des châ-
timents pour l'hypocrisie, la bassesse, l'égoïsme,
la lâcheté ; et en général, pour tous les vices qui
ne flétrissent que l'âme sans atteindre le corps?
Même quand ses lois paraissent d'accord avec
celles de la morale, ce n'est pas le désordre
qu'elle frappe, mais la faiblesse; la force est
toujours sûre de son indulgence, et bien souvent
de l'impunité. La société n'est quelquefois pas
plus juste ni plus clairvoyante que la nature.
Nous ne parlons pas des époques de barbarie et
de bouleversement, où le droit du plus fort est
la seule règle; mais, dans tous les temps, elle
n'encourage que ce qui lui est utile, elle ne ré-
prime que ce qui lui est nuisible, dans la mesure
de son intelligence et de son pouvoir, nécessai-
rement bornes l'un et l'autre. Tout le reste : les
dévouements les plus touchants, quand ils ne sont
pas directement pour elle; les iniquités et les
IMMO
779
IMMO
infamies qui ne troublent pas son repos, ou n'en-
travent pas sa marche, n'excitent que son indif-
férence. Est-ce donc en nous-mêmes que nous
trouverons cette sanction réelle, cette justice
complète et infaillible que nous avons de-
mandée vainement à la nature et à nos sem-
blables? Oui, sans doute, la conscience a ses
tourments et ses joies; mais ils ne tiennent les
uns et les autres qu'une place très-limitée dans
notre existence. Les premiers s'affaiblissent et
disparaissent par l'habitude , de sorte que plus
on s'enfonce dans le mal, moins on en est puni.
Il y a des âmes délicates qui souffrent beaucoup
plus d'un scrupule, d'une faute involontaire, que
des cœurs endurcis de toute une vie de désor-
dres et de crimes. Quant à la satisfaction que la
conscience nous donne, elle est le signe et non
la récompense du bien. Elle n'empêche ni les
angoisses de la lutte, ni la douleur du sacrifice,
et n'a rien à nous offrir en retour des dommages
et des injures que nous souffrons de la part des
autres. Cette vie, placée sous l'empire de la loi
du devoir, n'est donc et ne pouvait être qu'une
épreuve. Le même principe, d'après lequel nous
sommes obligés de la conduire, nous ordonne
d'en attendre une autre, où les contradictions
apparentes d'ici-bas trouveront leur solution.
Le résultat que nous venons d'obtenir est d'une
tout autre nature que le précédent, bien qu'il
le continue et le suppose. Il ne s'agit plus ici de
la simple possibilité d'une existence immaté-
rielle, résistant à la dissolution des organes;
nous avons en nous une raison positive de sur-
vivre à notre corps; nous sommes les sujets d'une
législation qui s'étend au delà des bornes de la
vie. Il n'est pas question, non plus, d'une im-
mortalité sans conscience et sans volonté, telle
qu'on peut la concevoir dans un principe pure-
ment métaphysique; c'est sous la protection de
la loi morale que nous devons échapper à la
mort, par conséquent avec notre responsabilité
tout entière, avec la parfaite connaissance de
nous-mêmes et le souvenir de ce que nous avons
été, avec tout ce qui nous permet de rester la
même personne. Cependant nous ne sommes pas
encore arrivés à la fin de notre tâche. Nous avons
montré qu'il faut croire à une autre vie; nous
n'avons rien fait pour le dogme de l'immortalité.
En effet, puisque notre croyance se fonde sur
l'idée d'une rémunération future, nous ne de-
vons pas l'étendre plus loin qu'il n'est nécessaire
pour donner satisfaction à cette idée, c'est-à-dire
à cette condition de la justice. Or nous sommes
des êtres finis ; les châtiments et les récompen-
ses qui nous sont réservés, doivent donc être
finis comme nous, ils doivent être bornés comme
notre intelligence et nos forces. Ces châtiments
et ces récompenses une fois épuisés, l'œuvre de
la justice n'est-elle pas accomplie, et ne nous
trouvons-nous pas de nouveau en face du néant ?
Ici se présentent des considérations d'un autre
ordre, celles qui sont tirées de la nature et de la
direction générale de nos facultés.
L'homme est un être fini sans doute, mais
toutes les forces de son âme, toutes ies lois de
son organisation et tous les principes de son
intelligence le poussent sans relâche à la re-
cherche de l'infini. Il n'est pas question ici de
ces vagues aspirations auxquelles on s'abandonne
dans le désœuvrement et la mollesse, ou qui,
chez quelques esprits incapables de se fixer, de
prendre leur part des obligations de la vie, ne
sont qu'un signe de faiblesse et de maladie. Nous
parlons d'une loi constante et universelle de notre
existence. L'homme, en effet, quand on a ôté de
lui ce qu'il a de commun avec la brute, est un
être qui pense, qui aime et qui traduit en action
cette double disposition de sa nature par une
puissance entièrement à lui, par sa libre volonté.
Or, quel est le but de la pensée ou de l'intelli-
gence ? C'est la vérité. Eh bien, il ne faut pas
beaucoup d'efforts pour se convaincre que, de ce
côté,^ l'âme humaine ne sera jamais satisfaite.
La vérité, ce n'est pas telle ou telle connaissance,
ni tel ou tel ordre d'idées où nous consumons
notre vie, sur les traces de plusieurs généra-
tions, sans pouvoir l'embrasser tout entier. Elle
est tout, dans le sens le plus absolu du mot :
elle est l'infini. Aussi, quand nous comparons
notre ignorance à notre savoir, et les faibles
lueurs que nous avons pu recueillir aux immen-
ses ténèbres qui nous enveloppent de toutes
parts, notre premier sentiment est celui du doute
et du désespoir ; mais bientôt une force plus
puissante nous pousse en avant, et, sur la foi
irrésistible de notre immortelle destinée, nous
précipite dans cet abîme sans fond. Sommes-nous
donc plus faciles à contenter du côté de l'amour ?
Nous aimons le beau et le bien, deux aspects
différents d'une seule et même chose, l'idéal, la
perfection. Quelle est donc la créature qui nous
offre ce caractère, et qui suffise, quand même
elle réunirait tous les rvanlagcs de la nature
humaine, à remplir notre imagination et notre
cœur? Nous éprouvons aussi le besoin d'aimer
tout ce qui nous ressemble, tout ce qui partage
nos épreuves, nos destinées, nos biens et nos
maux, en un mot, les êtres de notre espèce : nous
désignera-t-on une condition de la vie, une or-
ganisation de la société, où ce sentiment ne soit
pas froissé à chaque instant par les intérêts et
les passions contraires? Enfin, si l'on veut bien
réfléchir à la nature et aux conditions de la
liberté, on verra que le but qu'elle poursuit
n'est pas moins reculé que celui de l'intelligence
et de l'amour. La condition de la liberté n'est
pas autre chose que cette sévère et universelle
loi du devoir dont nous avons déjà parlé. En
l'absence du devoir, il ne reste pour nous diriger
que l'instinct et la passion, puissances aveugles
et fatales l'une et l'autre : car l'intérêt ne doit
pas compter pour un mobile distinct de nos ac-
tions; il n'est, pour ainsi dire, que la prévision
d'une passion à venir, ou la passion devenue
prévoyante. Le caractère, et par conséquent la
destination de la liberté, est donc, en nous élevant
au-dessus de ces basses régions, de traduire en
œuvres les conceptions les plus pures de notre
intelligence et les sentiments les plus généreux
de notre cœur, de poursuivre sans relâche la
conquête du vrai et la réalisation du beau et du
bien. Il est évident qu'aucune vie limitée ne
peut suffire à une pareille tâche. A cette consi-
dération, uniquement fondée sur la raison, on
peut joindre un fait d'expérience : c'est que,
lorsqu'une éducation, des habitudes ou des cir-
constances funestes n'ont pas entièrement flétri
notre âme, nous avons un besoin d'activité et de
mouvement, un désir d'étendre et, s'il est per-
mis de parler de la sorte; d'exprimer notre être,
qu'aucune occupation présente ne peut assouvir.
De là ces projets sans nombre qui remplissent
notre vie beaucoup plus, beaucoup mieux que
nos œuvres, et au milieu desquels la mort vient
nous surprendre. Ainsi, dans quelque sphère
qu'elle soit placée, et de quelque point de vue
qu'on la considère, notre âme porte toujours
avec elle sa raison d'être; ses droits à l'exis-
tence n'ont rien à craindre de la prescription \
car il est impossible de douter que sa fin géné-
rale ne soit la même que celle de chacune de ses
facultés; et celle-ci ne peut se concevoir qu'avec
une durée immortelle.
Il s'agit ici, qu'on ne l'oublie pas, de la personne
IMMO
780 —
LAI MO
humaine, de l'âme humaine, et non de l'humanité,
à laquelle on a voulu transporter, par une substi-
tution injuste, tous les droits et toutes les espé-
rances de l'individu. Par conséquent, nous n'avons
pas même à nous demander si, avec une meilleure
organisation de la société, avec des lois plus
sages, une éducation plus conforme à notre na-
ture et un avenir sans bornes, nous ne pourrions
pas atteindre dans ce monde la fin générale de
notre existence. Que m'importent vos théories et
vos rêves, s'il n'y a aucune place pour moi, ou
si le règne messianique que vous annoncez ne
doit pas rétrograder vers les générations éteintes
qui l'ont fondé au prix de leur repos, de leur
bonheur et de leur sang? C'est moi qui ai souffert,
c'est moi qui ai été opprimé, c'est moi qui ai soif
de justice, de vérité, d'idéales grandeurs; c'est
moi qui dois recueillir le fruit de ma résignation
et de mon courage; c'est en moi que les plus
nobles besoins du cœur humain doivent trouver
leur satisfaction. D'ailleurs l'humanité a fait une
assez longue expérience de la vie pour ne plus
laisser aucun appui à ces chimères. Quelques
progrès que nous puissions faire, nous ne chan-
gerons pas les lois de la nature et les conditions
mêmes de notre existence ici-bas. Tant que notre
espèce subsistera sur la terre, elle ne pourra pas
échapper à la maladie, au besoin, à la faiblesse
de l'enfance, aux infirmités de la vieillesse, aux
angoisses et aux déchirements de la mort; on
n'arrachera pas de son cœur l'égoïsme et les
passions toujours prêts à se révolter contre le
sentiment de la justice ; on n'empêchera pas les
uns d'être orgueilleux et vains, les autres d'être
rampants et vils; on ne fera pas cesser la lutte
des intérêts, ou, si l'on veut, des caractères et
des opinions opposés ; la science aura beau mul-
tiplier ses découvertes, le doute et l'ignorance
auront toujours la plus grande part dans notre
esprit.
Enfin, toutes ces facultés qui aspirent à l'im-
mortalité et ne peuvent se satisfaire, ni se com-
prendre sans elle, ont leur principe et leur raison
d'être en Dieu. Dieu n'est pas seulement la cause
et le sage ordonnateur des phénomènes de la
nature; il est aussi l'auteur des facultés qui me
font connaître à moi-même, et m'élèvent jusqu'à
lui; il est le père, la providence et le juge de
l'âme humaine. Cette liberté absolue, cette con-
naissance infinie, cette justice infaillible que je
poursuis vainement, elles existent en lui : car il
serait impossible autrement qu'il m'en eût donné
l'idée. C'est en lui aussi qu'est la source de cet
amour insatiable, un des tourments et des plus
nobles privilèges de notre espèce. Mais comment
l'être infiniment bon, infiniment juste, infiniment
sage, nous aurait-il laissé voir le vide et les im-
perfections de cette vie, si nous ne devions pas
en trouver une autre? Nous aurait-il demandé
des sacrifices qu'il doit laisser sans récompenses?
nous aurait-il donné des forces qui doivent rester
sans usage, et nous mettre à la torture dans ce
lieu où elles ne peuvent se déployer? aurait-il
allumé dans nos cœurs l'amour de l'infini et
l'espérance de l'immortalité, pour nous laisser,
après quelques jours pleins d'angoisses et de mi-
sères, retomber tout entiers dans le néant? Quoi!
dans l'ordre physique il n'y a pas une si humide
créature qui ne soit organisée en vue de sa fin,
et cette loi serait méconnue dans l'ordre moral !
Les instincts et les facultés qui nous appar-
tiennent en propre ne seraient pas seulement
inutiles, mais contraires ;iu cours paisible de notre
existence! Cela ne peut se justifier ni se com-
prendre, et il faut, pour admettre une telle sup-
position, avoii obuKiuc sa raison uu profit du
désespoir.
Le dogme de l'immortalité de l'âme, quand on
le considère dans son expression la plus com-
plète et la plus élevée, nous apparaît dans l'his-
toire de la philosophie comme une laborieuse
conquête de la raison sur l'imagination et sur
les sens. Ce n'est pas encore tout : comme les
autres vérités de l'ordre moral et métaphysique,
comme la croyance en Dieu, la distinction de
l'âme et du corps, les idées de droit et de devoir,
il n'a pu, nous ne dirons pas s'établir, mais so
développer et se démontrer que par la contra-
diction. C'est ainsi que les raisons sur lesquelles
il est fondé, aperçues une à une et combattues
successivement, quelquefois défendues par l'esprit
de système à l'exclusion l'une de l'autre, ont
été rarement appréciées dans toute leur force,
c'est-à-dire dans l'unité où elle prend sa source.
D'abord, comme nous l'avons déjà remarqué, le
dogme de l'immortalité de l'âme, entièrement
confondu avec le dogme religieux, dans un vague
sentiment de l'éternité et de l'infini, était livré
aux interprétations plus ou moins grossières de
l'imagination. Une foi instinctive, telle qu'on
la rencontre encore à toutes les époques de
l'histoire, faisait regarder la mort comme le com-
mencement d'une autre existence. Mais en même
temps l'intelligence n'étant pas encore assez
exercée pour démêler les deux forces et les deux
ordres de phénomènes qui se réunissent dans
notre nature, l'âme n'était pas autre chose que
la vie, et l'immortalité qu'une résurrection. De
là la croyance à la métempsycose, ou, ce qui
revient au même, à une autre vie exactement
semblable à la vie présente, mais où l'on voit
d'un côté toutes les jouissances, et de l'autre
toutes les douleurs. A cette conception, moitié
poétique et moitié religieuse, a succédé l'idée
métaphysique. L'unité et la simplicité de l'âme,
l'essence immuable de la raison, qui la fait
ressembler à une connaissance antérieure à l'ex-
périence, à une sorte de souvenir rapporté d'un
autre monde : tels sont les principaux arguments
développés dans le Phêdon. Il n'y a rien la encore
qui démontre logiquement la persistance de la
personne humaine. Aussi Aristote, en cela plus
conséquent que son maître, a-t-il substitué à
l'immortalité de l'âme celle de l'intelligence ou
de la raison universelle. C'est aussi la raison
métaphysique, c'est-à-dire l'unité de la substance
pensante, que Descartes a fait valoir, bien que sa
méthode eût pu mieux le servir; et cette preuve
incomplète n'a pas tardé à porter ses fruits dans
le système de Spinoza. Kant s'est attaché d'une
manière non moins exclusive à la raison morale,
ou, pour parler son langage, à la raison pratique,
à la nécessité d'une autre vie, pour réaliser
l'harmonie impossible ici-bas de la vertu et du
bonheur. Mais comment cette autre vie pourra-
t-elle se concevoir, s'il nous est impossible,
comme il le prétend, de faire le moindre fond
sur l'unité et la simplicité de l'âme? Toujours
Kant a-t-il rendu ce service à la question que
nous traitons ieij que la personne humaine, l'être
responsable et libre a pris la place de la pensée,
de la raison, et même de la substance univer-
selle. Les observations psychologiques les plus
récentes, les analyses approfondies qui ont été
faites de la r.iison, delà volonté, de la conscience,
de l'imagination, ont donné beaucoup de force a
l'argument tiré de la nature générale de nos
facultés. Même ces tentatives audacieuses qui
n'aspirent à rien moins qu'à refaire tout entier
l'empire de la création, ne sont point perdues
pour le dogme de l'immortalité; elles nous
montrcnl combien notre esprit, comme notre
cœur, se trouve à l'étroit dans ce monde, et Ml
poursuivi par le besoin de l'infini Au reste,
IMPR
— 781 —
INDI
n'oublions pas que les vérités de cette nature
ont besoin d'être comprises avec l'àme aussi
Lien qu'avec l'intelligence. Quelque certitude
qu'un parvienne à leur donner, il y restera tou-
jours une place pour l'inconnu, pour le mystère
et pour la foi. Mais la foi (voy. ce mot) que
nous invoquons ici n'est pas contraire à la raison;
elle est la raison même quand elle élève ses
regards vers l'infini et se trouve trop bornée
pour le comprendre. Si nous pouvions comprendre
l'infini, nous serions évidemment la même chose
que lui. Si l'immortalité n'avait pas de secrets
pour nous, elle n'existerait pas dans l'avenir,
mais dans le présent; nous n'aurions ni à la
conquérir, ni à la démontrer : elle serait en
notre possession, comme la vie, et à la place de
la vie dont nous jouissons aujourd'hui.
On peut consulter : Platon, Phédon ; — Men-
delssohn, Phcdon, Dialogues sur l'immortalité
de l'âme ; — Jouffroy, Mélanges philosophiques,
Nouveaux Mélanges et Cours de droit naturel;
— J. Reynaud, Terre et ciel; — Th. H. Martin, la
Vie future selon la foi et suivant la raison,
Paris, 1858, in-18.
IMPÉRATIF CATÉGORIQUE. C'est le nom
sous lequel Kant se plaît à désigner la loi mo-
rale. 11 veut exprimer par là le caractère obliga-
toire et absolu du principe de nos devoirs. Il
veut nous apprendre par un seul mot que la
morale n'est pas l'intérêt bien entendu, qu'elle
ne se fonde pas sur l'expérience et sur les
rappons que nous apercevons entre nos actions
et leurs résultats; mais qu'elle nous prescrit a
priori ce que nous devons faire ou ne pas faire,
et, par conséquent, qu'elle nous suppose libres
de lui obéir ou de lui désobéir. Voy. Kant,
Critique de la raison pratique.
IMPRESSION (de premere et de in, presser
sur). C'est à proprement parler la marque, la
trace matérielle de l'action d'un corps sur un
autre : notre pied s'imprime sur le sable ; le
cachet s'imprime sur la cire. Mais comme c'est
à la suite d'une action semblable des objets
extérieurs sur nos organes que nous commençons
à sentir, on a appliqué le même mot, par une
métaphore naturelle, à la sensation elle-même.
La sensation ressemble, en effet, à la trace que
les objets auraient laissée, non plus dans une
partie déterminée de notre corps, mais dans
notre âme. La métaphore ne s'est pas arrêtée là,
et l'on a fini par désigner, sous le nom d'im-
pression, des phénomènes d'un ordre plus élevé,
c'est-à-dire tous nos sentiments, de quelque na-
ture qu'ils puissent être. C'est ainsi que l'on
parle des impressions de son esprit et de son
cœur, d'impressions morales, d'impressions re-
ligieuses. Cette manière de parler convient par-
faitement au rôle entièrement passif que nous
jouons dans la sensibilité, et il faut bien se
garder de la retrancher du langage ordinaire.
Mais le philosophe doit distinguer attentivement
l'action matérielle des objets sur nos sens, ou
plutôt sur nos nerfs, du phénomène psychologique
dont elle est suivie, et qui nous la fait considérer
comme un bien ou comme un mal. La première
seulement doit conserver le nom d'impression,
la seconde est la sensation. L'impression ne peut
être connue dans toutes ses conditions et dans
tous ses détails que par une étude approfondie
du corps et des agents extérieurs avec lesquels
il est en relation. La sensation tombe immédiate-
ment sous la conscience. Nous la connaissons
tout entière par cela seul que nous l'éprouvons
même dans l'ignorance la plus complète des lois
de l'organisme. A plus forte raison faut-il distin-
guer l'impression du sentiment. Nous n'exami-
nerons pas ici l'opinion des philosophes qui ont
conçu nosidées elles-mêmes comme une impres-
sion matérielle, comme une image empreinte
dans notre cerveau. Cette grossière erreur est
suffisamment réfutée dans tout le cours de ce re-
cueil. Voy. particulièrement Idée, Intelligence,
Sens.
INDÉFINI (non defxnitum), ce qui n'a pas de
limites déterminées ou accessibles à notre intel-
ligence; le contraire, non pas du fini, mais du
défini, de ce dont la limite et la forme sont
parfaitement fixées dans notre esprit. De là la
différence qui existe entre l'indéfini et l'infini.
Le premier de ces termes n'a qu'une signification
relative et l'autre une signification absolue :
l'infini, c'est non- seulement ce dont nous ne
pouvons pas marquer le terme ou la fin, mais
ce qui n'en souffre pas et a précisément pour
caractère de n'en pas souffrir; l'indéfini, au con-
traire, c'est ce dont la limite n'est pas fixée, soit
relativement à nous, soit dans la nature même
des choses ; ce que l'on peut étendre ou res-
treindre, multiplier ou diviser par la pensée,
sans y trouver jamais aucun obstacle. Mais, à
quelque moment que cette opération s'arrête, le
résultat qu'elle aura produit sera toujours quelque
chose de fini. Or tel est le caractère des nombres.
« Tout nombre, dit Leibniz (Discours de la con-
formité de la foi et de la raison, § 70), tout
nombre est fini et assignable; toute ligne l'est
de même, et les infinis ou infiniment petits n'y
signifient que des grandeurs qu'on peut prendre
aussi grandes ou aussi petites que l'on voudra,
pour montrer qu'une erreur est moindre que
celle qu'on a assignée, c'est-à-dire qu'il n'y a
aucune erreur; ou bien on entend par l'infiniment
petit, l'état de l'évanouissement ou du commen-
cement d'une grandeur, conçue à l'imitation des
grandeurs déjà formées. » Mais personne n'a
insisté plus que Descartes et n'a répandu une
plus vive clarté sur la différence qui existe
entre ces deux idées. Voici ce qu'il dit à ce
sujet dans ses Principes de la philosophie
(Ve partie, ch. xxvi et xxvn) : « En voyant des
choses dans lesquelles, selon certains sens, nous
ne remarquons point de limites, nous n'assurerons
pas pour cela qu'elles soient infinies; mais nous
les estimerons seulement indéfinies. Ainsi, parce
que nous ne saurions imaginer une étendue si
grande que nous ne concevions en même temps
qu'il y en peut avoir une plus grande, nous
dirons que l'étendue des choses possibles est
indéfinie; et parce qu'on ne saurait diviser un
corps en des parties si petites que chacune de ces
parties ne puisse être divisée en d'autres plus
petites, nous penserons que la quantité peut être
divisée en des parties dont le nombre est in-
défini ; et parce que nous ne saurions imaginer
tant d'étoiles que Dieu n'en puisse créer davan-
tage, nous supposerons que leur nombre est
indéfini, et ainsi du reste.
o Et nous appellerons les choses indéfinies
plutôt qu'infinies, afin de réserver à Dieu seul
le nom d'infini, tant à cause que nous ne re-
marquons point de bornes en ses perfections,
comme aussi à cause que nous sommes très-
assurés qu'il n'y en peut avoir. » Voy. Infini.
INDIENS (Philosophie des). C'est à Colebrooke
que nous devons à peu près tout ce que nous
savons de la philosophie indienne. Les travaux
antérieurs, bien qu'ils nous eussent déjà donné
quelques renseignements précieux, étaient in-
complets; et les travaux qui ont suivi n'ont
guère fait que reproduire ou développer les siens.
Colebrooke avait résidé de longues années dans
l'Jnde, où il avait rendu à la civilisation et à la
science des services nombreux et importants : il
avait été en communication avec les plus savants
INDI
— 782 —
INDI
pandits, et, fort versé lui-même dans la con-
naissance du sanscrit, il a pu lire personnelle-
ment ou se faire lire la plupart des monuments
de la philosophie indienne. C'est là une bonne
fortune que Colebrooke a été le seul jusqu'à
présent à avoir, et il est probable qu'il s'écoulera
bien du temps encore avant qu'il ait de rival.
Il a déposé le résultat de ses [recherches dans cinq
mémoires qui ont été communiqués à la Société
asiatique de Londres de 1823 à 1827, et qu'elle a pu-
bliés dans le 1er et le 2e volume de son recueil. Plus
tard, en 1837, ces mémoires ont été reproduits
dans les Mélanges, en deux volumes, qui con-
tiennent le résumé des travaux philologiques et
philosophiques de Colebrooke. C'est à cette source,
qui est presque la seule, et qui certainement est
la plus abondante et la plus pure, que seront
puisées la plus grande partie des analyses qui
suivront. On a fait avec raison quelques reproches
assez graves à Colebrooke : évidemment il ne
connaît pas assez la philosophie en général ; s'il
eût mieux possédé lui-même les problèmes que
discute la science, il aurait mieux compris les
solutions que les Indiens ont essayé d'en donner.
Les rapprochements qu'il fait quelquefois entre
les systèmes de la philosophie sanscrite et les
premiers systèmes grecs, attestent des études
très-insuffisantes et très-peu exactes. D'un autre
côté, le style de Colebrooke est fort loin d'être
clair : le mode d'exposition qu'il adopte est
souvent confus; et, sans être aussi savant que
lui, on peut affirmer qu'il a réuni des choses qui
devraient être séparées, et que sa classification
des systèmes offre des incohérences manifestes.
Il est probable que cette classification lui a été
fournie par les pandits eux-mêmes ; mais l'histoire
de la philosophie, au point où elle en est au-
jourd'hui, ne peut l'admettre, et les principes
certains sur lesquels se fonde la science sont en
contradiction complète avec ceux que Colebrooke
a cru pouvoir appliquer.
Quelque justes que soient ces critiques, il faut
faire la plus haute estime des mémoires de
l'illustre indianiste; et pour apprécier tout ce
qu'ils valent, il faut nous demander ce qu'on
savait avant eux, et à quoi nos connaissances se
réduiraient encore s'ils n'existaient pas.
On peut voir dans Brucker ce que l'érudition
du xvme siècle possédait sur la philosophie in-
dienne. Les Grecs avaient pénétré avec Alexandre
jusqu'à Plndus : ils avaient recueilli des notions
fort curieuses sur les peuples qu'ils y avaient
trouvés et combattus ; mais le séjour des Grecs
avait été trop court pour qu'ils pussent étudier
et comprendre pleinement des mœurs et des
idées si nouvelles pour eux. Les mémoires des
lieutenants d'Alexandre avaient dû nécessaire-
ment être à peu près tout militaires; cependant
cet esprit si sagace et si intelligent des Grecs
avait essayé d'aller au delà des besoins et des
opérations de la guerre, et si nous en jugeons
par les indications que nous ont conservées Ar-
rien, et surtout Slrabon et Plutarque, les généraux
d'Alexandre avaient démêlé dans leurs rapides
observations les principaux traits du génie indien.
Ce qu'ils nous ont transmis sur les gymnosophistes
est parfaitement juste, quoique tres-succinct; et
les découvertes modernes nous permettent de con-
firmer s;ms restriction ces témoignages. Depuis
Alexandre, aucun événement n'ayant mis le
monde indien en contact avec le monde grec
et^ romain, on en fut réduit durant plus de vingt
siècles à ce que l'expédition macédonienne avait
appris; quelques traditions vagues et des récits
plus OU moins véridiques vinrent de loin en loin
compléter et le plus souvent obscurcir ce qu'on
savait. Voilà tout ce que Drucker a pu réunir de
documents sur la philosophie de l'Inde . c'était
fort peu de chose; mais les principales richesses
lui manquaient, et l'on pouvait même élever des
doutes assez plausibles sur l'authenticité de celles
qu'il avait rassemblées.
A côté de l'érudition philosophique, la litté-
rature du xvme siècle s'était beaucoup occupée,
particulièrement en France, de tout ce qui re-
gardait les doctrines et les croyances de l'Inde.
Voltaire surtout, avec cette perspicacité qui le
distinguait, semble avoir deviné toutes les décou-
vertes que l'on était sur le point de faire. Ce
n'était point tout à fait l'amour désintéressé de
la science qui le poussait : les besoins et les pas-
sions de la grande polémique qu'il avait engagée
l'excitaient avant tout; mais il sut provoquer et
obtenir des missionnaires et des voyageurs des
renseignements que nul avant lui n'avait pos-
sédés. Il parla plus hardiment que personne de
la haute importance des védas, des doctrines de
profonde philosophie qui en étaient sorties, et
il rendit ce sujet presque populaire. Tous les
esprits éclairés et indépendants dont Voltaire
était le chef suivirent cet exemple^ qui hâta cer-
tainement les efforts et les découvertes du
xix" siècle.
Après Brucker, les historiens de la philosophie
n'en surent pas en général plus que lui. Tie-
demann passa la philosophie indienne sous si-
lence, bien que cette philosophie toute spécu-
lative présentât éminemment les caractères qui
devaient la recommander à son examen. Ten-
nemann n'en a dit que quelques mots, et dans
son Manuel même, rédigé à une époque où il
était déjà permis d'en dire fort long, il jugea la
philosophie indienne avec un dédain et une lé-
gèreté peu dignes de lui. Enfin, de nos jours,
M. Ritter, s'appuyant sur Colebrooke, a fan
entrer les systèmes indiens dans le cadre ré-
gulier de la science et de l'histoire. Il leur a
donné pour la première fois l'attention qu'ils
méritent; mais, par suite des théories qui toutes
ne sont peut-être pas fort justes, M. Ritter a con-
testé l'antiquité de la philosophie de l'Inde, et
il n'a cru devoir en rapporter le développement
qu'au Ier siècle à peu près de l'ère chrétienne.
On reviendra plus loin sur cette grave question
qu'il n'est point encore possible de résoudre
d'une manière décisive.
Ainsi l'histoire de la philosophie ne sait que
ce que Colebrooke lui a révélé : et c'est d'après
Colebrooke que M. Cousin, dans son cours de
1829, a classé et jugé les systèmes indiens. C'est
aussi ce qu'a fait en grande partie M. Windisch-
mann dans son Histoire de la philosophie.
Mais quelques orientalistes avant Colebrooke
avaient tenté ce qu'il exécuta plus tard. William
Jones, l'illustre fondateur de la Société asia-
tique de Calcutta, avait émis en ceci, comme
dans tout le reste, des vues très-justes, quoique
toutes générales; et l'impulsion de ce puissant
esprit n'avait pas été inféconde. Dès 1785, Wil-
kins avait traduit en anglais la Bhagavadguitâi
épisode du poëme épique le Mahabharata, qui
contient en vers l'exposé d'un système de mys-
ticisme. En 1808, Frédéric Schlégel, l'un des
rares érudits qui possédaient alors la langue
sanscrite, publiait sur la langue et la sagesse
des Indiens un livre assez célèbre, dont le titre
promettait beaucoup plus que l'ouvrage ne te-
nait. La seconde partie en était consacréo tout
entière 1 la philosophie; mais l'auteur, qui ne
connaiss.iit pas même encore les noms des grands
systèmes indiens, ne faisait que discuter sur la
métempsycose, sur le culte de la nature, sur le
dualisme et sur le panthéisme, quelques-unes
des questions qu'avait assez vainement agitées
INDI
783 —
IX DI
le siècle précédent. En 1812, Taylor traduisait
un petit drame allégorique intitulé le Lever de
la lune de l'intelligence, où l'on trouvait des
indications philosophiques très-curieuses et très-
peu connues.
Enfin, en 1818, M. Ward tenta ce que Cole-
brooke 'accomplit cinq ou six ans après lui.
M. Ward avait aussi vécu fort longtemps dans
l'Inde, et son ouvrage en 2 volumes in-4, inti-
tulé Aperçu de Vhistoire de la littérature et de
la mythologie indienne, a été imprimé à Séram-
pore, Colebrooke a parlé en termes assez mé-
prisants et fort injustes de son prédécesseur.
M. Ward ne sait pas le sanscrit, et il est certain
que sans cette connaissance on est peu recevable
à prétendre faire des travaux originaux; mais
M. Ward avait vécu avec les pandits, et il avait
essayé de tirer d'eux tout ce qui pouvait inté-
resser un Européen. Pour la philosophie en par-
ticulier, il a réuni les matériaux les plus éten-
dus et les plus neufs; dans 250 pages à peu près,
il a classé et analysé tous les systèmes, qui se
produisirent alors pour la première fois avec
leurs noms et leur physionomie propres. Il a
fait, autant qu'on peut le faire, la biographie des
principaux philosophes d'après les traditions in-
diennes : il a expliqué les théories les plus
importantes, et il a donné des traductions nom-
breuses et certainement fort utiles. Le grand
tort de M. Ward. c'est de n'être pas remonté
assez haut. Le plus souvent ce n'est pas aux
monuments primitifs qu'il s'adresse : il descend
aux commentaires, aux paraphrases, aux inter-
prétations qui en ont été faites dansles temps pos-
térieurs, et qui ne sont pas toujours assez exactes.
Un autre tort de M. Ward; c'est de n'avoir pas
toujours indiqué assez positivement les sources
où il puise. Mais, nous ne craignons pas de le
dire, avant Colebrooke, rien n'était comparable
au travail de M. Ward; même après Colebrooke,
ce travail conserve des mérites que ceux de son
successeur n'effaceront pas : et pour n'en citer
qu'un exemple, ce qu'on a de plus étendu sur le
sânkhya de Patandjali, c'est certainement à
M. Ward qu'on le doit. Il est juste d'ajouter
encore que si M. Ward ne sait pas plus de phi-
losophie que Colebrooke, il a sans contredit les-
prit plus net, et que ses idées sont en général
mieux ordonnées.
Colebrooke n'en reste pas moins l'auteur le
plus complet sur ces matières; et c'est un hom-
mage qu'il convient avant tout de lui rendre,
quand on veut traiter de la philosophie in-
dienne ; il nous l'a fait mieux connaître que qui
que ce soit. Avant lui, la philosophie indienne
n'existait pas pour nous; après lui, elle doit
prendre place dans l'histoire à côté de la philo-
sophie grecque, non pas seulement par le voisi-
nage des temps et par la ressemblance frappante
de certaines doctrines, mais encore par le nom-
bre et l'étendue des monuments, par la gran-
deur et l'originalité des théories. Après Cole-
brooke il reste sans doute beaucoup à faire ;
mais c'est lui qui a rendu possibles les travaux
qui devront peu à peu compléter ceux que nous
lui devons.
On ne doit ici que présenter un aperçu très-
sommaire de la philosophie indienne; mais ce
résumé, quelque concis qu'il sera, suffira pour-
tant à en démontrer toute l'importance et toute
l'étendue.
Tous les auteurs s'accordent à reconnaître six
principales doctrines ou systèmes, en sanscrit
darsanani, mot à mot théories. Ce sont celles
de Kapila, de Patandjali, de Gotama, de Kanada,
de Djaïmini et de Vyâsa ; et elles s'appellent sân-
khya, yoga, nyâya, veiséshikâ, mîmânsâ, vé-
dânta. Il ne faut pas que la nouveauté de ces
noms si étrangers à toutes nos habitudes nous
étonne et nous déconcerte. Ce sont là des noms
glorieux dans l'Inde, qui le deviendront certai-
nement aussi dans l'histoire de la science, et
auxquels il nous faut dès aujourd'hui donner
droit d'hospitalité.
De ces systèmes les quatre premiers sont pu-
rement philosophiques, c'est-à-dire qu'ils n'em-
pruntent rien à la révélation ni aux livres sacrés :
et c'est là peut-être ce qui a fait que Colebrooke
les a placés en première ligne : les deux autres
ne sont guère que des développements, des
principes théologiques contenus dans les védas.
Chez toutes les nations, à toutes les époques,
les rapports de la philosophie à la religion et à
l'orthodoxie méritent la plus sérieuse attention;
dans l'Inde ils en exigent peut-être plus encore
que partout ailleurs : la théocratie y a été plus
puissante et plus ombrageuse que dans aucune
autre contrée. La philosophie n'en a pas moins
fait sa route dans l'Inde, comme dans la Grèce,
où la pensée n'a jamais connu des entraves d'au-
cun genre : et sur les bords du Gange tout aussi
bien que dans Athènes, l'esprit humain livré aux
facultés naturelles que Dieu lui a données a su
revendiquer sou indépendance et exercer ses
droits.
Colebrooke a donc cru pouvoir partager les
systèmes indiens en deux classes : les uns hété-
rodoxes, les autres orthodoxes. Cette division est
certainement fondée, et sur la nature des doc-
trines, et de plus, sans doute, sur les traditions
indiennes elles-mêmes. Mais nous croyons que
l'expression d'hétérodoxe n'est pas très-bien choi-
sie; il faudrait la réserver pour ces systèmes qui
comme ceux des bouddhistes et de toutes les
sectes qui se rattachent au bouddhisme, ont
poussé la liberté jusqu'à l'hérésie et à la lutte.
Quant aux doctrines qui ont admis une autre
autorité que celle des védas, on pourrait sim-
plement les appeler indépendantes, sans leur
infliger cette sorte de blâme qui atteint tou-
jours ce qui s'éloigne plus ou moins d'une ortho-
doxie admise et reconnue. En philosophie, s'il y
avait une orthodoxie, ce serait celle de la rai-
son; et il serait étrange que les systèmes qui se
soumettent à cette autorité légitime fussent pré-
cisément accusés de dissidence et de révolte.
Colebrooke débute comme M. Ward par l'a-
nalyse du sânkhya. Le mot de sânkhya signifie,
au sens propre, numération, et d'une manière
plus générale, raisonnement. Le sânkhya est
donc un système de philosophie qui prétend
mener l'homme à la béatitude éternelle avec la
certitude d'un calcul mathématique, et l'y mener
uniquement par la science. Il répudie tout autre
moyen de libération, et il exclut les moyens
ordinaires, soit temporels, soit spirituels, il est
impossible de professer avec plus de netteté
l'indépendance philosophique; et ce caractère
essentiel est celui qui distingue le sânkhya de
tous les autres systèmes, et qui sert de lien
commun aux diverses écoles entre lesquelles
celui-là s'est partagé. Ces écoles sont au nombre
de trois : celle de Kapila. la plus ancienne de
toutes, celle de Patandjali, qu'on appelle aussi
la doctrine du yoga, et enfin une troisième
nommée paouranikâ, c'est-à-dire qui se rattache
aux Pouranas et aux traditions mythologiques
qu'ils renferment.
Le fondateur du sânkhya proprement dit est
Kapila, personnage fabuleux que l'on fait tantôt
fils de Brahma, et tantôt incarnation de Vich-
nou. On le compte parmi les sept grands richis,
ou saints qui figurent dans les plus anciennes
légendes de l'Inde. Il reste sous son nom un
INDI
— 784 —
INDI
recueil d'aphorismes au nombre de 499, qui con-
tiennent la vraie doctrine du sânkhya. Ils ont
été imprimés à Sérampore en 1821, in-8, sous
le titre de Sânkhya Pravatchana, ou Intro-
duction au Sânkhya, avec le commentaire de
Vidjnâna Atchârya, appelé aussi Vidjnâna Bhik-
chou ou le Mendiant. Ces aphorismes sont par-
tagés en six lectures d'inégale longueur,^ dont
les trois premières sont consacrées à la théorie;
la quatrième, à des éclaircissements tirés de la
fable et de l'histoire; la cinquième, à la polé-
mique ; et la sixième, au résumé des doctrines
les plus importantes. Le Sânkhya Pravatchana
paraît être lui-même un développement d'apho-
rismes plus courts et plus anciens, nommés
Tatva Samâsa, et qu'on attribue aussi à Kapila.
Ce qui prouve bien que le Sânkhya Pravat-
chana ne lui appartient pas, c'est qu'on y cite
des autorités moins anciennes que lui, et entre
autres celle de Pantchasikha, qui passe pour l'un
des disciples de Kapila lui-même. Jusqu'à ce
qu'on ait retrouvé le Tatva Samâsa, le Pravat-
chana n'en reste pas moins la source la plus
importante du sânkhya. Il faut y joindre la Sân-
khya Karikâ, ou vers remémoralifs de la doc-
trine sânkhya, qui en soixante-douze distiques
résument tout le système et les idées principales.
La Karikâ, composée par Isvara-Khrichna, est
beaucoup plus récente que le Pravatchana, et
elle ne remonte guère au delà du ixe siècle de
notre ère. Elle a été plusieurs fois publiée,
d'abord par M. Lassen, qui a joint au texte san-
scrit une traduction latine (in-4, Bonn, 1832);
puis par M. Wilson, qui en a donné une traduc-
tion anglaise faite par Colebrooke, et qui, outre
le texte, a publié aussi un commentaire de Gaou-
dapada, grammairien célèbre du xne siècle;
enfin M. Pauthier a l'ait de la Karikâ une tra-
duction française dans sa traduction des mé-
moires de Colebrooke, et M. "Windischmann, une
traduction allemande.
Le sânkhya distingue trois sources de connais-
sance : la perception, l'induction et le témoi-
gnage. La connaissance peut s'appliquer à vingt-
cinq principes qui forment l'ensemble de la
science, et qui l'épuisent : ces vingt-cinq prin-
cipes sont la nature d'abord, puis l'intelligence,
ensuite les cinq particules subtiles, qui sont l'es-
sence des cinq éléments : la terre, l'eau, l'air, le
feu, l'éther; les onze organes de la sensibilité;
le sens intime ou la conscience; et enfin les cinq
cléments eux-mêmes. A ces vingt-quatre prin-
cipes joignez l'âme individuelle que le sânkhya
place au dernier rang, comme il place la nature
au premier, et vous aurez toutes les divisions
auxquelles la science s'applique, et qu'elle com-
prend. 11 n'est pas question de Dieu dans ce sys-
tème, comme on voit; et c'est là ce qui le fait appe-
ler le sânkhya athée. Il ne parait pas toutefois que
Kapila ni sessectateurs professent ouvertement l'a-
théisme; et c'est plutôt un oubliqu'une négation.
C'est la nature qui est déifiée; et parmi les qua-
torze classes d'étrcs que distingue Kapila, il y
en a huit, qui sont supérieures à l'homme. 11 est
donc peu vraisemblable que Kapila ait prétendu
nier l'existence d'une intel ipcrieure à
l'intelligence humaine: mais, n'allant point au
delà & naturelles, il u'a point tâché, à
ce qu'il Bemble, de B'élever jusqu'à la notion
d'une lune unique et toute-puissante.
là ce qui sépare profondément le sânkhya
de Kapila, tel qu'il est exposé dans le Pravat-
chana el dans le Karikâ. du sânkhya de Par
, i . Patandjali admet les vingt quatre prin-
Kipii.i; mais le vingt-cinquièmi
Lui, Dieu au lieu de l'âme Individuelle. I a
li : ahic en elle même, et sur-
tout par les conséquences que Patandjali paraît
en avoir tirées. Cette croyance à Dieu a été pour
lui la source d'un mysticisme que Colebrooke
n'hésite pas à caractériser par le mot de fanati-
que. Les principales doctrines en ont été dépo-
sées dans un livre intitulé Yoga Sâstra ou
Yoga Soûtra (la Règle ou les Aphorismes du
yoga). Le yoga (jugum, jungere, latin) est l'u-
nion à Dieu; et Patandjali, ou du moins l'ou-
vrage qui porte son nom, a tracé toutes les pha-
ses de cette union avec une précision et une ex-
travagance qu'aucun mystique n'a surpassées.
Le Yoga Sâstra est divisé en quatre chapitres
ou lectures, où l'on traite successivement de la
contemplation, des moyens de s'y élever, des
pouvoirs surnaturels qu'elle confère ici-bas, et
enfin de l'extase. Les Yoga Soûtras n'ont pas en-
core été publiés, non plus qu'aucun des nom-
breux commentaires dont ils ont été l'objet.
L'analyse la plus longue qui en ait été essayée
est celle que renferme l'ouvrage de M. Ward.
M. Ward a traduit un commentaire fait sur les
axiomes de Patandjali par Bhodja-Déva, roi de
Dhâra. Ce commentaire, ou pour mieux dire ce
résumé, est fort clair : reste à savoir s'il est
exact ; car les commentateurs et les abréviateurs
indiens ne se piquent pas toujours de l'être.
Mais, quoi qu'il en soit, ce résumé est le plus
complet que nous connaissions sur la doctrine
de Patandjali, dont Colebrooke n'a dit que quel-
ques mots.
Il n'a fait également que nommer la troisième
école du sânkhya qui se rattache aux Pouranas;
et, en l'absence de tout monument, il nous est
impossible d'aller plus loin que Colebrooke.
Le nyâya de Gotama, le troisième des systè-
mes indiens, nous est à peu près complètement
connu. Les soûtras ou axiomes qui le composent
ont été publiés à Calcutta en 1828 (in-8) avec un
commentaire de Visvanatha Bhattâcharya. Ils
sont partagés en cinq lectures divisées chacune
en deux sections ou journées. Colebrooke, après
M. Ward, a donné une analyse de la première
lecture, et l'auteur du présent article en a pu-
blié une traduction avec un long commentaire
dans les Mémoires de l'Académie des sciences
morales et politiques (t. III). Cette première
lecture renferme ce qu'on a appelé la logique
de Gotama; mais, pour parler plus exactement,
c'est un ensemble de règles destinées à conduire
et à simplifier la discussion. Ces règles sont
fort ingénieuses, quoique peu profondes. Il faut
ajouter que ce sont les seules qui régnent ac-
tuellement et depuis plus de vingt siècles dans
toutes les écoles de l'Inde. Le nyâya (ce mot
veut dire raisonnement, conduite" du raisonne-
ment) a fait dans le monde indien la même for-
tune à peu près que YOrganon d'Aristote a faite
dans le monde occidental. Comme lui, il a donné
naissance à une multitude presque innombrable
de commentaires de tous genres. Il a dominé et
servi toutes les croyances, toutes les sectes, à
toutes les époques, sans jamais inspirer d'ombrage
à aucune ; utile à toutes sans jamais les inquié-
ter, absolument comme YOrganon a été succes-
sivement étudié par les païens et par les chré-
tiens, par les mahométans, par les Grecs et les
Latins, par les protestants et les catholiques.
C'est un privilège de la logique qui se conçoit
et qui s'explique sans peine, et qui tient à la
nature môme de ses études. Mais l'examen le
plus superficiel suffit pour montrer que le
nyâya est à une prodigieuse distance de vOrgOr
non, auquel, disait-on, il avait servi de mou
il ne lui ressemble en rien, et il ne contient pas
h théorie du syllogisme, comme Colebrooke
cru pouvoir .'avancer. Le nyâya n'en •
INDI
— 785
INDI
pas moins important par l'influence considéra-
ble qu'il a exercée sur le génie indien. Mais
l'œuvre d'Aristote est parfaitement originale, et
la philosophie grecque peut la revendiquer tout
entière comme l'un de ses plus beaux titres de
gloire. Ici, plus que partout ailleurs peut-être,
la Grèce n'a rien dû qu'à elle seule. Après cette
théorie des règles de la discussion, les quatre
dernières lectures du nyâya sont données en
grande partie à la polémique contre les écoles
rivales; et les difficultés d'un pareil sujet ont
empêché jusqu'à présent aucun orientaliste de
s'en occuper. M. Windischmann en a fait l'ana-
lyse.
Quant à Gotama lui-même, c'est un personnage
aussi fabuleux que Kapila : mais il n'en doit pas
moins être considère, dans l'histoire de la
Science, comme un de ces génies logiques qui
apparaissent de loin en loin; et il partage avec
Aristote la gloire bien rare d'avoir fondé un
système pour comprendre et diriger le raison-
nement humain. Le nyâya joint d'ailleurs à la
logique des théories qui ne sont pas spéciale-
ment propres à cette science, et qui touchent à
toutes les grandes questions de la philosophie.
Colebrooke a mêlé à l'exposition du nyâya de
Gotama celle du système veiséshikà fondé par
Kanada. On ne voit aucun motif pour justifier
cette confusion, qui ne semble pas même s'ap-
puyer sur des autorités indiennes.
Les soûtras ou axiomes de Kanada n'ont pas
encore été publiés. Ils se composent de dix lec-
tures partagées chacune en deux journées. Pour
les connaître, il faut joindre à i'analyse assez
étendue de Colebrooke, l'extrait que M. Ward a
donné du Veiséshikà Soûlra Poushkara, à l'é-
gard duquel il convient sans doute de faire les
mêmes réserves que nous avons faites plus haut
à l'égard du commentaire sur le yoga de Pa-
tandjali. Le caractère dominant du veiséshikà,
c'est une théorie de physique atomistique qui a
peut-être motivé son nom : car visâsha, en san-
scrit, signifie la distinction, la différence. Ka-
nada se fonde pour exposer sa doctrine sur un
passage des védas, dont il ne semble pas d'ail-
leurs suivre les dogmes sur des points plus gra-
ves, et il réduit l'ensemble des choses à six
grandes classes ou catégories qu'il étudie suc-
cessivement, et à l'aide desquelles il veut expli-
quer le monde, comme on a prétendu parfois,
bien que sans raison, qu' Aristote avait voulu
tout expliquer à l'aide des siennes. Ces catégo-
ries sont : la substance, la qualité, l'action, le
commun, le propre et la relation. Parmi les
substances, au nombre de neuf, Kanada place à
la suite de la terre, de l'eau, du feu, etc., le
temps, le lieu ; et après le temps et le lieu,
l'àme qu'il fait immatérielle, de même qu'il fait
les atomes éternels. Les qualités, au nombre de
vingt-quatre, sont perceptibles à la sensation ou
simplement intelligibles. L'action ou mouvement
est de cinq espèces. Aux six catégories ou clas-
ses de Kanada, quelques-uns de ses disciples en
ajoutent une septième, qui est la négation, ou
l'absence de toutes les autres.
Voilà donc déjà dans la philosophie indienne
quatre systèmes qui. sous une forme ou sous
une autre, tendent plus ou moins directement à
un même but, l'explication de l'univers. C'est le
caractère commun du sànkhya de Kapila et du
veiséshikà de Kanada. Patandjali, bien qu'il se
soit précipité dans le mysticisme, admet toute la
cosmologie de Kapila, et il ne lait qu'y ajouter
Dieu. Le nyâya lui-même, sous apparence de
dialectique, traite les mêmes questions. De plus,
s systèmes, à côté des explications onto-
logiques qu'ils essayent, ont une doctrine psy-
DICT. PHILOS.
chologique, qui sans doute n'est pas toujours
très-exacte, mais qui atteste du moins que l'élé-
ment humain et purement intellectuel de la
science ne leur a pas plus échappé que l'élé-
ment matériel. Cette psychologie est en général
très-subtile, très-raffinée; elle est évidemment
le résultat de l'observation la plus attentive, si
ce n'est la plus vraie ; et c'est là bien certaine-
ment une des parties les plus curieuses, mais
malheureusement les plus obscures, de la philo-
sophie indienne. Les philosophes que i,ous ve-
nons de citer n'ont pas vu, comme plus tard
l'ont fait les Grecs, et surtout les platoniciens,
le rôle essentiel que la psychologie devait jouer
dans la science ; ils n'ont pas vu quelle en était
la base et le ferme fondement. Il a fallu une
longue série de siècles et d'efforts pour que
l'esprit humain arrivât à ce profond et irrécu-
sable résultat; mais les philosophes indiens n'ont
pas méconnu tout à fait, comme on aurait pu le
croire, l'importance de la psychologie; et leurs
recherches, tout imparfaites qu'elles sont, prou-
vent que déjà ils sont dans la véritable voie,
où plus tard Platon et Descartes ont marché
d'un pas assuré.
A la suite de ces quatre premiers systèmes,
qui sont indépendants de toute autorité reli-
gieuse, en viennent deux autres qui sont, au
contraire, profondément soumis aux védas et à
la révélation : c'est la mîmânsâ, qui se divise en
première mîmânsâ et dernière mîmânsâ. Le but
de l'une et de l'autre est « de déterminer le sens
de la révélation ». Seulement, comme l'écriture
peut tantôt concerner l'homme et ses devoirs,
et tantôt Dieu seul que l'homme s'efforce de
connaître, la mîmânsâ se partage, selon qu'elle
enseigne à l'homme la loi que lui prescrit l'É-
criture sainte, et alors elle s'appelle la mîmânsâ
des œuvres (Karma mîmânsâ) ; et selon qu'elle
apprend à l'homme ce qu'est Dieu lui-même, et
elle s'appelle la mîmânsâ divine ou théologique
(Brahma mîmânsâ). Sous cette dernière forme,
la mîmânsâ est plus spécialement désignée par
le nom de védânta (fin des védas); et elle consti-
tue alors un système à part, tout spéculatif et
distinct du système pratique. Il faut donc réser-
ver le nom de mîmânsâ à la première mîmânsâ.
et celui de védânta à la seconde.
La mîmânsâ est attribuée à Djaïmini, person-
nage dont on ne sait guère rien de plus que de
Kapila, de Kanada et des autres fondateurs de
sysièmes. Sa doctrine est renfermée dans des
aphorismes, au nombre de deux mille six cent
cinquante-deux, divisés en douze lectures d'iné-
gale longueur, où sont traités neuf cent quinze
questions ou cas de conscience, en sanscrit adhi-
karanas. Le but de Djaïmini, c'est d'étudier le
devoir sous toutes ses faces, tel que l'Écriture
l'impose à l'homme. Il ne veut qu'interpréter
les védas et les éclaircir; il les prend pour règle
unique, et s'efforce de ne jamais s'en écarter.
La première des douze lectures est consacrée à
établir d'abord l'autorité du devoir et la divinité
des védas, d'où ce devoir découle ; la seconc'e
traite des différences et des variétés du devoir-,
la troisième, de ses parties; la quatrième, de
l'ordre dans lequel les devoirs doivent être ac-
complis, selon qu'ils sont plus ou moins graves;
la sixième, des conditions qui doivent toujours
en accompagner l'accomplissement. Après ces
six premières lectures données directement a
l'étude du devoir, les six autres s'appliquent a
des questions moins importantes sans doute,
mais qui cependant sont nécessaires pour com-
pléter les précédentes. A côté des devoirs pres-
crits formellement par le véda, n'y a-t-il pas
d'autres devoirs que ceux-là impliquent, et qui
50
INDI
— 786 —
INDI
sont également obligatoires? N'y a-t-il pas. se-
lon les circonstances, quelques changements à
faire subir à la rigueur du précepte ? N'y a-t-il
pas des exceptions autorisées, parce qu'elles sont
nécessaires? Indépendamment du résultat spé-
cial que tout acte pieux pris en lui-même porte
toujours avec lui, quel est le résultat de plu-
sieurs actes pieux réunis les uns aux autres ?
Enfin, sans parler des effets essentiels qu'en-
traîne l'accomplissement du devoir, n'a-t-il pas
aussi des effets accidentels qu'il est bon de re-
connaître et d'étudier? Telles sont les questions
qui remplissent la seconde partie de la mî-
mânsâ, et qui, avec la première, en font un
code de morale orthodoxe, et surtout une sorte
de casuistique. La mîmânsà est donc infiniment
curieuse sous le rapport des mœurs et des pra-
tiques indiennes: elle l'est peut-être moins sous
le rapport de la philosophie. Il faut avouer pour-
tant que ces discussions purement religieuses
ne sont pas les seules que présente la mîmânsà,
et que l'exposition même suivie par Djaïmini
lui a fait souvent un besoin d'adopter certaines
règles de logique et de justifier la méthode qu'il
ombrasse. Il traite donc, bien qu'indirectement,
des questions de logique et même de psycholo-
gie, qui sont résolues dans le sens de la plus
pure orthodoxie. C'est là la partie vraiment phi-
losophique de la mîmânsà, et cette partie est
encore assez considérable pour mériter la plus
sérieuse attention.
Il n'a rien été publié encore de la mîmânsà et
l'obscurité des soûtras de Djaïmini paraît avoir
jusqu'à présent rebuté les orientalistes. M. Ward
a donné la traduction abrégée de deux ou trois
commentaires qui ne sont pas sans importance.
Le védânta, ou dernière mîmânsà, est un peu
plus connu. Les soûtras qui le composent ont
été publiés en 1818, à Calcutta, in-4, sous le ti-
tre de Brahma Soûtras, avec le commentaire de
Sankarâtcharya, auteur qui, suivant Colebrooke
et M. Wilson, vivait vers le ixe siècle de notre
ère. Le védânta lui-même est attribué à Vyàsa,
le compilateur des védas; et, bien que cette opi-
nion soit tout à fait insoutenable, on peut affir-
mer que le védânta remonte à une assez haute
antiquité. Un point très-considérable, c'est que
le vedànta cite la plupart des autres systèmes
de philosophie pour les réfuter ; et qu'il attaque
successivement le sânkya de Patandjali, celui
de Kapila surtout, le système atomistique de
Kanada, et les bouddhistes et les autres sectes
schismatiques. Colebrooke a donc pu déclarer
que le védânta était le plus récent des darsanani
dont se compose la philosophie indienne, et cette
polémique même, qui remonte tout au moins
aux premiers siècles de notre ère, est faite pour
exciter le plus légitime intérêt.
Védânta signifie la fin et le but duvéda. C'est
donc une exposition et une défense régulière des
doctrines védiques qu'essaye le système vé-
dantin; et comme l'existence et la nature de
Dieu est la plus haute et la plus vaste question
que ces doctrines aient éclaircie, c'est à celle-là
seule que sont consacrées les Brahma Soûtras,
comme leur nom même l'indique. Ces aphoris-
mes, au nombre de cinq cent cinquante-cinq,
s nit divisés en quatre lectures subdivisées à leur
tour en quatre chapitres chacune. La première
lecture traite à peu près exclusivement de Dieu,
considéré comme créateur et conservateur du
de, comme objet d'adoration, et enfin comme
objet de connaissance. Une partie de cette lec-
rombat les systèmes qui, comme celui de
K pila, mettent la nature à la place de Dieu ; OU
' m, comme celui de Kanada, donnent aux ato
une puissance qui n'appartient qu'à Brahma.
La seconde lecture poursuit et développe cette
réfutation contre les diverses écoles autres que
la première mîmânsà ; et cette discussion amène
un résultat fort grave qu'on pouvait attendre et
prévoir : c'est une tentative de concilier et d'ex-
pliquer les contradictions que renferme l'Écri-
ture sainte. Il est probable que ces contradictions
avaient été signalées et exagérées par les écoles
dissidentes ; et l'auteur du védânta est poussé
sur ce terrain périlleux par les adversaires mêmes
qu'il veut convaincre. C'est une nécessité qu'ont
subie toutes les théologies sans exception. Tou-
tes, après avoir été acceptées sans contrôle, ont
dû, quand l'heure de la discussion est venue,
examiner de plus près les hases de l'orthodoxie,
et rétablir de leur mieux les étais souvent fort
mal joints sur lesquels elles reposaient. La théo-
logie brahmanique n'a pas plus échappé que les
autres à cette condition commune, et la polémi-
que du védânta en est une preuve irrécusable.
Mais ce n'est qu'assez tard que les théologies
en viennent à cette extrémité dangereuse; et le
védânta, n'eût-il contre lui que ce seul caractère,
devrait nous paraître, relativement du moins,
beaucoup plus récent que quelques autres sys-
tèmes.
La troisième lecture du védânta donne des
moyens tirés de l'Écriture sainte, pour acquérir
la science, et par suite la libération. A cette occa-
sion, le védânta expose une sorte de psychologie
qui traite spécialement des états de l'âme re-
vêtue d'un corps, et qui étudie successivement la
veille, le sommeil avec les rêves, l'évanouisse-
ment et la mort. Les deux derniers chapitres de
la troisième lecture, qui sont très-développés,
s'occupent des exercices de dévotion, et plus
particulièrement de la méditation par laquelle
l'âme s'élève jusqu'à Dieu. Enfin, la quatrième
lecture, après avoir achevé la discussion com-
mencée dans la troisième, indique les effets de
la méditation. Elle s'efforce de montrer que c'est
la méditation seule qui peut mener l'âme à la
connaissance de Dieu, et que c'est la véritable
route par laquelle l'âme arrive directement à
Brahma et s'absorbe éternellement en lui.
Une partie des doctrines du védânta ont été
résumées dans des vers remémoratifs par San-
kara. M. Windischmann fils en a publie le texte
avec une traduction latine et des notes (in-8,
Bonn, 1833).
Colebrooke a cru retrouver le syllogisme par-
fait d'Anstote dans le védânta, tout comme il
l'avait trouvé dans le nyâya; mais certainement
le syllogisme n'y est pas davantage. Il ne suffit
pas, en effet, qu'un raisonnement ait trois parties
ou trois membres comme les Adhikaranas, que
cite Colebrooke ; il faut que ces parties soient
d'une certaine nature; il faut qu'elles aient entre
elles certains rapports qui ne sont pas du tout
arbitraires, qu'Aristote a parfaitement connus, et
que les Indiens n'ont jamais soupçonnés. L'exem-
ple qu'on allègue en est une preuve frappante;
et il fallait que Colebrooke n'eût jamais étudié
les règles du syllogisme pour avancer une asser-
tion aussi inexacte et aussi peu soutenable. Il
est bon d'insister sur cette erreur, puisqu'elle
s'est propagée depuis William Jones, qui avait
prétendu sur la foi d'une tradition incertaine
qu'Aristote avait reçu des gymnosophistes sa lo-
gique toute faite, jusqu'à Colebrooke, qui a cru
retrouver l.i partie principale de cette logique
dans des ouvrages brahmaniques.
sont les systèmes essentiels qui forment
L'ensemble de la philosophie sanscrite. L'analyse
3 'on vienl d'en voir, toute sèche qu'elle
la plus complète évidence l'intérôl
immense qui dm' s'y attacher, et cet intérêt ne
INDI
- 787 —
INDI
fera que s'accroître à mesure même que nous
pénétrerons dans le détail exact et approfondi de
la pensée indienne. Dès aujourd'hui il doit être
parfaitement sûr pour nous que la haute réputa-
tion de sagesse dont les gymnosophistes jouis-
saient dans l'antiquité n'a rien d'exagéré. Les
anciens, sans doute, étaient bien loin de [savoir
ce que nous savons à présent; l'expédition d'A-
lexandre n'avait point produit ces grands résul-
tats scientifiques qu'a produits la conquête an-
glaise ; mais pourtant les anciens, réduits à de-
viner les choses au lieu de les connaître, les
avaient comprises en somme, ainsi que nous
pouvons nous-mêmes les comprendre, avec moins
d'étendue, mais avec tout autant de justesse.
Après les systèmes indépendants et orthodoxes,
Colebrooke a traité des systèmes et des sectes
hérétiques. Cetle partie de ses mémoires est la
moins satisfaisante. Les théories de ces sectes
n'ont pas été directement étudiées dans les ou-
vrages où elles sont déposées ; elles ne sont
guère connues que par des réfutations de leurs
adversaires, et l'on comprend tout ce qu'un pa-
reil témoignage doit avoir de suspect. Il suffira
donc de dire que Colebrooke expose avec plus ou
moins de développement et de certitude les sys-
tèmes des sectateurs de Djina, qui, comme les
gymnosophistes vus jadis par Alexandre, vont
encore aujourd'hui tout nus, ce qui leur a valu
dans l'Inde le nom de digambaras, c'est-à-dire
gens qui n'ont que l'espace pour vêtement. Puis
viennent les systèmes des tchârvakâs, qui pro-
fessent un grossier matérialisme, et qui, confon-
dant l'àme et le corps, ne reconnaissent qu'une
seule source à la science, la sensation : les
systèmes des pantcharatras, ou sectateurs de
Vichnou, et ceux des mahésvaras, ou pasoupatas,
sectateurs de Siva.
Enfin Colebrooke s'est occupé du bouddhisme,
et l'on peut trouver que le grand indianiste n'a
pas fait ici tout ce qu'on devait attendre de lui.
Sans doute le bouddhisme n'était pas connu
quand Colebrooke publiait ses mémoires, comme
il peut l'être aujourd'hui après les excellents
ouvrages de MM. Abei Rémusat et Eugène Bur-
nouf ; mais Colebrooke aurait pu réunir sur cette
doctrine beaucoup plus de renseignements qu'il
ne l'a fait. Toutefois, n'insistons pas sur cette
lacune dans les efforts d'un homme à qui la
science doit tant, et cette lacune d'ailleurs peut
être aujourd'hui très-aisément comblée.
Doit-on comprendre le bouddhisme, c'est-à-dire
une religion qui compte plus de 300 millions
d'adhérents, parmi les systèmes de philoso-
phie ? Et doit-on l'étudier au même titre qu'on
étudie le sànkhya et le nyàya? Colebrooke a
répondu affirmativement à cette question par
l'essai même qu'il a tenté, et l'on croit pouvoir
affirmer que Colebrooke a raison. Bouddha ne
s'est donné que pour un philosophe; il n'a jamais
prétendu parler au nom de la Divinité ; et c'est
par des préceptes de morale et des théories de
métaphysique qu'il a fait la grande réforme à
laquelle son nom est attaché. 11 a été d'abord le
docile élève des brahmanes ; et c'est en se sépa-
rant d'eux sur des questions de psychologie et
de métaphysique, qu'il a fondé sa "propre doc-
trine. Si plus tard cette doctrine, d'abord fort
simple et fort claire, a été modifiée par la su-
perstition, si elle est devenue une religion, et
l'une des plus bizarres et des plus extravagantes,
le fondateur n'y est pour rien. 11 n'a fait per-
sonnellement qu'un système de philosophie,
comme tous les autres sages dont les noms vien-
nent de passer devant nous. Comme eux, il a
ndu donner à l'homme les moyens d'assurer
i>'m salut éternel, et il n'a pas voulu aller au
delà. Ses théories étaient si Lien appropriées au
temps qui les recevait, aux peuples, aux mœurs
qu'elles devaient convaincre et purifier qu'elles
ont pris un immense empire, et que la loi mo-
rale prêchée au nom d'un homme a eu autant
de sectateurs que les lois prêchées ailleurs au
nom de Dieu lui-même. Mais ceci n'importe en
rien. Bouddha est donc certainement un philo-
sophe, et l'histoire de la philosophie peut reven-
diquer l'examen de son système, sans empiéter
en quoi que ce soit sur le domaine des religions
ou de la théologie.
La seule et considérable difficulté, c'est de
savoir quelle est la source précise où nous pou-
vons puiser sa doctrine. Bouddha n'a rien écrit
lui-même, il s'est contenté de prêcher durant
près de cinquante ans. Sa parole a été recueillie
d'abord par ses disciples, et déposée par eux
dans quelques ouvrages qui ont ensuite donné
naissance à une telle multitude de livres de
toute espèce, qu'il est à peu près impossible de
se reconnaître dans cette effroyable abondance
de documents. Us sont en sanscrit, en pâli, en
chinois, en mongol, en thibétain et dans bien
d'autres langues encore, qui les ont reproduits
avec une fécondité à peu près incalculable, et
une prolixité dont rien dans l'histoire des reli-
gions ne peut nous donner la moindre idée. Mais
si cet amas confus de richesses est fait pour nous
accabler, il a aussi cet inappréciable avantage,
que tous ces livres se contrôlent les uns les
autres, puisqu'ils ne sont tous que des traduc-
tions plus ou moins fidèles d'un certain nombre
d'originaux. Le problème se réduisait donc à
ceci : retrouver les écrits qui contiennent primi-
tivement la doctrine de Bouddha, Je récit de sa
vie et la tradition de sa parole. Eh bien, ce pro-
blème est aujourd'hui résolu, et les originaux
sont trouvés : ils sont en sanscrit, et un résident
anglais à la cour' de Népal, M. Brian Houghton
Hodgson, a su se les procurer par de longues et
pénibles recherches. Ces livres sont conservés
dans les monastères bouddhiques du Népal, et
M. Hodgson a pu en obtenir des copies, dont
l'une appartient à la Société asiatique de Paris.
C'est sur ces documents authentiques qu'un mem-
bre illustre de l'Institut, M. Eugène Burnouf, a
pu composer son Introduction à l'histoire du
bouddhisme indien, ouvrage qui marque une ère
nouvelle dans ces graves études. C'est donc au
sanscrit qu'il faut s'adresser pour avoir la con-
naissance du bouddhisme, comme c'est le san-
scrit aussi qui nous donne tous les autres systè-
mes de philosophie indienne. Si l'on en croit les
témoignages les plus formels de la grande col-
lection thibétaine de livres bouddhiques appelés
Kah'Gyour, les originaux sanscrits auraient été
rédigés à trois reprises différentes, d'abord aus-
sitôt après la mort de Bouddha ou Sakya-Mouni,
par une assemblée ou concile de cinq cents reli-
gieux, qui confia ce travail sacré aux trois disci-
ples les plus illustres du maître, Kasyapa, Ananda
et Oupali. Une seconde rédaction aurait été faite,
ou, pour mieux dire, de nouveaux ouvrages ca-
noniques auraient été ajoutés aux premiers, cent
dix ans après la mort de Sakya-Mouni, dans un
second concile tenu à Patalipoutra, sous le règne
d'Asoka. Enfin un troisième concile auraitété tenu
un peu plus de quatre cents ans après la mort
du Bouddha pour arrêter définitivement la liste
des livres réputés orthodoxes, et réunir les sectes
diverses, qui étaient alors au nombre de dix-
huit. Ce sont ces ouvrages sanctionnés par les
conciles et qui sont la base du bouddhisme, que
M. Hodgson a su découvrir : ce sont ces ouvrages
qu'a lus et analysés M. Burnouf. 11 faut ajouter
que tous ces faits capitaux, non pas seulement
INDI
788
INDI
pour le bouddhisme et la philosophie, mais pour
l'histoire de l'Inde et celle de l'humanité, sont
confirmés de la manière la plus irrécusable par
les témoignages sans nombre des auteurs chi-
nois, dont la curiosité et l'exactitude chronologi-
ques sont en quelque sorte proverbiales. M. Abel
de Rémusat a traduit sous le titre de Foe, Koue,
Ki, un ouvrage chinois qui renferme le récit
d'un voyage fait, de l'an 399 à 414 de notre ère,
de la Chine dans l'Inde, et qui représente l'état
du bouddhisme dans ces contrées à cette époque
reculée. D'autres témoignages tout aussi auj
thentiques attestent que le bouddhisme a été
introduit pour la première fois en Chine par un
religieux bouddhiste suivi de dix-huit autres en
l'an 217 avant Jésus-Christ.
Le bouddhisme aura donc sur tous les autres
systèmes de philosophie indienne ce double avan-
tage, qu'on pourra lui assigner une existence
historique, et qu'on connaîtra la vie du person-
nage qui l'a fondé. Il reste sans doute encore
bien des nuages, et, par exemple, la chronologie
chinoise place la naissance de Sakya-Mouni à
l'an 1027 avant notre ère, tandis que les tradi-
tions singhalaises la mettent cinq cents ans plus
tard à peu près, c'est-à-dire à l'an 547 avant
Jésus-Christ. C'est là sans doute une dissidence
de haute importance, et nos orientalistes sau-
ront certainement l'éclaircir : mais aujourd'hui
l'on peut affirmer sans la moindre hésitation que
le bouddhisme remonte au moins à cinq siècles
avant l'ère chrétienne; ce grand résultat ne peut
être apprécié complètement que par ceux qui
savent tout ce qui manque à l'Inde en fait d'his-
toire et de chronologie.
Ce n'est pas ici le lieu de parler des consé-
quences sociales et politiques qu'a entraînées le
bouddhisme : elles sont immenses, et, sans que
le Bouddha ait directement prêché la destruction
des castes et l'égalité des hommes, il a boule-
versé la société indienne, ou, pour mieux dire,
il a fondé un ordre social tout nouveau chez les
peuples qui ont adopté ses doctrines. Philosophi-
quement, ces doctrines sont fort simples, et rien
n'est plus facile à comprendre. Dans l'Inde, toute
la religion, toutes les écoles de phiiosophie, sans
aucune exception, croyaient à la métempsycose,
c'est-à-dire à des renaissances successives aux-
quelles l'homme est condamné, et qui, sous des
formes diverses, le soumettent fatalement aux
épreuves que tout être subit en cette vie. C'est
là le fait capital qui domine toutes les doctrines,
qu'elles soient religieuses ou philosophiques. De
là ces promesses de libération que toutes ont
faites aux hommes, soit au nom des védas, soit
au nom de la science. Par la science ou la piété,
l'homme pouvait, selon elles, arriver à se sous-
traire à cette loi redoutable, et la béatitude
consistait à s'absorber dans le sein de Brahma,
c'est-à-dire en Dieu. Mais il ne paraît pas que
cette libération promise par la religion et la
philosophie fût suffisante pour satisfaire l'esprit
indien, ou plutôt pour le rassurer. Comme Brahma
ou Dieu est trop souvent confondu avec le monde
dans les croyances indiennes, Brahma subissait
lui-même, en partie du moins, le perpétuel chan-
gement auquel ce monde est soumis. Être ab-
sorbé dans Brahma, ce n'était donc pas avoir
cchappé aux dangers et aux misères de la trans-
migration. Le seul moyen d'y échapper, c'était
l'anéantissement. Voilà ce que le Bouddha vint
apprendre au inonde indien, et voilà la doctrine,
toute désolante qu'elle peut être, toute contra-
dictoire qu'elle est aux instincts les plus mani-
festes de la nature humaine, qui sous le nom de
bouddhisme règne aujourd'hui encore sur une
portion considérable du genre humain. Mais
comment i'homme peul«il arriver à l'anéantisse-
ment, au nirvana? Bouddha répond : par la
science, c'est-à-dire par la connaissance illimitée
des lois physiques et morales du monde tel qu'il
est, ou bien encore par la pratique des six per-
fections transcendantes, l'aumône, la vertu, la
science, l'énergie, la patience et la charité. Le
nom même de Bouddha ne veut pas dire autre
chose que savant; et tout homme peut devenir
bouddha, quelles que soient sa caste et sa nais-
sance, par les moyens mêmes qui ont mené
Sakya-Mouni au nirvana.
Voilà en quelques mots la doctrine du Boud-
dha, et cette doctrine est appuyée d'abord par
les exemples de vertu et de sainteté que Sakya-
Mouni a donnés durant sa vie entière, puis par
des principes de la plus subtile et parfois de la
plus profonde métaphysique. On a remarque
avec raison que cette théorie se rapprochait
beaucoup de celle du sânkhya athée de Kapila.
et comme cette dernière n'a jamais été accusée
par ses adversaires même les plus prononcés
d'avoir rien emprunté au bouddhisme, il nous
est permis de croire qu'elle l'a précédée, et
qu'ainsi Kapila est antérieur à Sakya-Mouni,
comme l'attestent d'ailleurs toutes les traditions
indiennes.
Il n'est pas nécessaire d'en dire ici davantage
sur le bouddhisme. Joint aux autres systèmes,
il achève et complète la philosophie indienne,
dans laquelle on doit le comprendre sans aucun
doute. La philosophie sanscrite s'offrira donc à
nous avec cette abondance de théories et d'ou-
vrages de toutes sortes que révèlent les recher-
ches et les énumérations de Ward et de Cole-
brooke. Elle occupera certainement notre siècle
et ceux qui le suivront autant que la philosophie
grecque a pu occuper le xvi°, et elle apportera
des éléments nouveaux et considérables à l'his-
toire et à la science. Ses monuments à peu près
innombrables seront publiés, traduits, commen-
tés, et ce ne sera pas l'un des moindres services
que la philologie orientale pourra nous rendre,
après nous en avoir déjà tant rendu. C'est une
tâche dès aujourd'hui glorieusement commen-
cée : il ne faut plus que le temps, qui ne man-
que jamais aux efforts des hommes; et si nous
ne sommes pas destinés nous-mêmes à voir cette
tâche accomplie, nous pouvons prévoir une épo-
que où certainement elle le sera.
Il est déjà, en ce qui concerne le dévelop-
pement général de la philosophie indienne, quel-
ques points des plus graves que la science a
discutes, et que nous pouvons indiquer suc-
cinctement. Ces points sont la classification des
systèmes, leur époque, leur l'orme et leur va-
leur.
M. Cousin a tenté, dans son cours de 1829, de
classer les systèmes indiens; et il a mis dans
cette délicate recherche toute la réserve qu'elle
exige. La classification des systèmes indiens
peut être de deux sortes, ou chronologique, ou
purement théorique. Chronologiquement, la ques-
tion est à peu près insoluble, si l'on veut exiger
ici une précision et une exactitude entières. D'a-
bord il parait bien que les diverses écoles ont
remanie à plusieurs reprises leurs théories et
les monuments qui les conservent. Il en est
résulté que la plupart des systèmes se citent les
uns les autres pour se combattre, et qu'ainsi ils
se supposent mutuellement : M. Cousin a parfai-
tement montré tout ce que ce fait jetait d'obs-
curité et de confusion sur l'ordre et la succes-
sion vraie de ces systèmes. 11 a cru donc devoir
abandonner les témoignages directs qui sont
Insuffisants et équivoques, et ne devoir s'adresser
qu'à la théorie, c'est-à-dire aux lois mêmes de
INDI
— 789
INDI
l'esprit humain, attestées par l'ordre selon le-
quel se sont développés dans d'autres contrées,
a d'autres époques^ des systèmes de philosophie
analogues aux systèmes sanscrits. M. Cousin n'a
pas prétendu attribuer à cette mesure plus de
rigueur qu'elle n'en a; il n'a pas dit qu'elle fût
irréprochable; il a dit seulement avec toute
raison qu'elle était actuellement la seule. C'est
en la suivant qu'il a classé les systèmes dans
Tordre suivant : la mîmânsâ, le védànta, le nya-
ya, le veiséshikâ, et au dernier rang le sànkhya
comme le plus indépendant de tous, soit le sàn-
khya de Kapila, soit celui de Patandjali. Nous
croyons que les faits rapportés plus haut doivent
faire admettre un changement dans cet ordre :
le védânta paraît très-certainement le dernier
des systèmes, d'abord parce qu'il cite tous les
autres", y compris le bouddhisme, et ensuite
parce que, tout en se tenant à l'orthodoxie la.
plus scrupuleuse, il ajoute évidemment aux vé-
das des développements qui n'ont pu être que le
résultat d'une longue polémique. Le védànta
n'est pas une simple explication des védas comme
la mîmânsà paraît l'être : c'en est la défense et
la justification. Sauf cette seule exception, rien
n'empêche d'admettre l'ordre proposé par M. Cou-
sin, et qui, provisoirement du moins, doit nous
suffire.
Mais ce n'est là qu'un ordre purement spé-
culatif; et nos habitudes demandent quelque
chose de plus positif et de plus précis. C'est un
besoin pour nous de connaître la chronologie
dans ces grands mouvements de la pensée, tout
aussi bien que dans les révolutions politiques.
Biais l'Inde malheureusement n'a pas de chrono-
logie, et nous devons nous en tenir à ce que nous
ont appris les peuples voisins, et spécialement
les Chinois. La date assignée plus haut au boud-
dhisme doit nous servir ici de point de repère.
Incontestablement le bouddhisme remonte au
moins à cinq siècles avant l'ère chrétienne; et
comme une révolution religieuse de cet ordre ne
se produit pas tout à coup, et qu'il faut, avant
d'éclater, qu'elle ait été dès longtemps préparée
par des discussions et des examens de toute
sorte, on peut croire que la plupart des systèmes
de philosophie, si l'on excepte le védànta, sont
antérieurs au bouddhisme, surtout si l'on songe
que rien, dans les monuments non plus que dans
les traditions, ne combat cette hypothèse. Il faut
ajouter que les témoignages incontestables des
lieutenants d'Alexandre, conservés par les histo-
riens grecs, nous montrent les mœurs et les
croyances indiennes à cette époque telles que
nous les retrouvons dans les monuments de la
philosophie : rien n'empêche de croire que ces
gymnosophistes tant admirés de l'antiquité ne
lussent, dès le temps de l'expédition macédo-
nienne, déjà en possession de la plupart des
idées et des théories que ces monuments ren-
ferment.
Ce sont là, il faut l'avouer, des indications en-
core bien vagues; mais il ne faudrait pas cepen-
dant les mépriser. Le bouddhisme, ainsi qu'on l'a
indiqué plus haut, suppose, selon toute apparence,
l'antériorité du sànkhya athée. D'autre part, nous
retrouvons, dans les passages de Strabon, tout
succincts qu'ils sont, les doctrines générales des
darsanani. Nous croyons que ces deux faits peu-
vent suffire, si ce n'est pour déterminer préci-
sément la chronologie des systèmes sanscrits,
du moins pour affirmer ce point d'une capitale
importance, que l'Inde ne doit rien à la Grèce, à
laquelle elle est antérieure, et que les systèmes
indiens, quand nous les étudions, ne doivent
point nous apparaître comme une contre-épreuve
apâlie des systèmes grecs. Ce doute a été sou-
vent émis : on l'émettra souvent encore, tout
insoutenable qu'il est. C'est là une de ces opi-
nions qui, tout incertaines qu'elles sont, ont
très-facilement cours : et parce qu'en général on
connaît la Grèce beaucoup mieux qu'on ne con-
naît l'Inde, on est porté à croire, quand on ren-
contre des rapports de ressemblance, que la
Grèce a été l'original, et que l'Inde n'est que la
copie. Ajoutez ces obscures traditions qui retrou-
vaient dans l'Inde le syllogisme d'Aristote, et
vous comprendrez comment quelques esprits peu
justes sont arrivés à ne voir aucune originalité
dans la philosophie indienne, ni surtout aucune
antiquité. 11 suffit de parcourir, même superfi-
ciellement, les théories principales des systèmes
sanscrits, pour voir qu'elles sont parfaitement
originales, et ne ressemblent à aucune autre.
En outre, il a été prouvé que le syllogisme n'y
était pas. Mais on peut aller plus loin, et il ne
serait pas impossible de montrer que la Grèce
a fait à l'Inde les emprunts les plus consi-
dérables.
11 n'y a pas d'esprit sérieux qui ne doive être
frappé des trois remarques suivantes : la langue
grecque vient tout entière du sanscrit; le po-
lythéisme grec, malgré des différences évidentes,
est une reproduction de la mythologie indienne,
qui se trouve déjà dans les védas; la métem-
psycose, telle que semble l'avoir admise Pytha-
gore, telle qu'elle est dans Platon, est la croyance
fondamentale de l'Inde à toutes les époques,
dans toutes les religions, dans toutes les philo-
sophies.
C'est une chose immense dans la vie d'un
peuple, que la langue qu'il parle. Avec sa lan-
gue, s'il l'a reçue du dehors, lui ont été néces-
sairement transmises une foule de notions de
tout ordre, et en grande partie les éléments de
la culture intellectuelle et de la civilisation. Les
Grecs ont cru que leur langue était autochthone,
et, jusque dans ces derniers temps, on a pu le
croire comme eux. La philologie est une science
bien récente, et que, pour ainsi dire, nous avons
vue naître; mais elle a déjà obtenu sur certains
points des résultats incontestables : et l'un de
ceux-là, c'est d'avoir reconnu que le grec dans
ses racines, dans la plupart de ses formes, décli-
naisons, conjugaisons, etc., est un dérivé du
sanscrit. C'est là un fait qui peut être vérifié
par quiconque voudra s'en donner la peine; et
l'on peut affirmer, sans le plus léger doute, que
la langue grecque a tiré son origine de la haute
Asie. 11 n'importe guère, pour la question qui
nous occupe ici, que l'histoire soit tout à fait
impuissante à expliquer un fait aussi grave et
aussi imprévu : ce fait est certain, et il faut
l'admettre, en attendant qu'on puisse l'expli-
quer.
Il en est absolument de même de la mytho-
logie. Il ne faudrait pas pousser ici les rappro-
chements plus loin qu'il ne convient; et les
différences entre la mythologie grecque et la
mythologie indienne sont dans le détail certai-
nement aussi grandes que celles des deux lan-
gues. Mais au fond la conception est tout à tait
identique. De part et d'autre les forces diverses
de la nature sont divinisées : une hiérarchie
plus ou moins régulière est de part et d'autre
établie entre les dieux qui sont tous pareils. Les
attributions sont parfois aussi tout a fait les
mêmes, comme les caractères essentiels des di-
vers personnages. Il est impossible d'admettre
que ces ressemblances sont fortuites, et qu elles
ne viennent que de l'identité même de l'esprit
humain. Évidemment les deux systèmes se tien-
nent par les rapports les plus intimes et les
plus profonds. Ils sont liés par une unité qui est
INDI
90
INDI
aussi éclatante que celle des deux langues, si
elle n'est pas plus explicable au point de vue de
l'histoire.
Enfin une autre analogie frappante, c'est celle
que présentent certaines doctrines philosophi-
ques; et cette analogie n'est pas due au hasard
plus que les deux autres. La libération est le
but de la religion et de la philosophie dans
l'Inde; il faut soustraire l'homme à la condition
misérable de la renaissance. Platon a-t-il donné
un autre but à la philosophie? A quelle fin doit-
elle tendre, selon lui? à délivrer l'homme des
liens qui lui sont imposés dans les existences
successives qu'il doit subir. La philosophie, si
l'homme la pratique convenablement, abrégera
pour lui le temps de ces épreuves, et elle finira
même par l'en exempter. Les mots de libération,
de délivrance ne sont pas plus étrangers au pla-
tonisme qu'à la philosophie sanscrite. Ce serait
mal comprendre Platon, que d'attribuer peu
d'importance à ces théories, et de les prendre
pour de simples jeux de cet aimable et puissant
génie. Platon y revient trop souvent, il y insiste
trop sérieusement, pour qu'on puisse les traiter
légèrement. Sans doute ces doctrines, bien
qu'elles eussent déjà des antécédents dans le sys-
tème pythagoricien, ne tiennent pas dans Platon
la place suprême qu'elles occupent dans la phi-
losophie sanscrite; mais le point de vue est ab-
solument le même ; et quand on songe que la
langue dans laquelle écrit Platon vient de l'Inde,
que les dieux populaires de son pays en viennent
également, on peut croire que des croyances phi-
losophiques lui sont venues aussi de cette source,
bien que certainement il ne la soupçonnât pas.
Le rapprochement du platonisme et de quelques
théories indiennes n'est pas du tout arbitraire,
comme les rapprochements qu'ont parfois tentés
Ward, Colebrooke et quelques autres. L'identité
de pensée est manifeste sur un principe essen-
tiel; et ici encore s'en référer au hasard, ce
serait fermer les yeux à la lumière.
Nous pouvons donc conclure que l'Inde n'a
rien emprunté à la Grèce, et que la Grèce, au
contraire, doit beaucoup à l'Inde, qui lui est
antérieure de plusieurs siècles. Nous pouvons
conclure, malgré Ritter, que la philosophie san-
scrite s'est développée longtemps avant l'ère
chrétienne, et nous n'exagérons rien en disant
que les principaux systèmes étaient fondés six
siècles au moins avant Jésus-Christ, c'est-à-dire à
l'avènement du bouddhisme. La philosophie in-
dienne est donc parfaitement originale.
Une autre preuve qu'il ne faudrait pas né-
gliger, c'est la forme sous laquelle les systèmes
indiens se sont produits. Tous sans exception
ont la même; et cette forme, que la Grèce n'a
jamais connue, est unique dans l'histoire de l'es-
prit humain. Ce sont des aphorisraes, en san-
scrit soûtras, tous d'une concision qui exige
l'explication d'un commentaire, et qui à eux
seuls ne soûl, guère intelligibles qu'aux disciples
qui en ont la clef. Le mot de soûtra, en sanscrit,
ne veut dire que fil, trame, enchaînement. C'est
donc, en quelque sorte, le fil seul de la pensée,
la trame la plus grossière de la pensée que
donnent les soutras. Quanta la pensée développée
avec tous ses détails, c'est à renseignement oral
d'abord, et plus tard au commentaire, qu'on
doit la demander. Tous les darsanani orthodoxes
ou hérétiques, indépendants des védas, ou sou-
mis à l'autorité religieuse, ont eu recours à la
forme des soûtras; il n'y a que le bouddhisme,
du moins dans les livres que nous coiiii.ii.-Mins
jusqu'à présent, qui ait cru pouvoir secouer cette
tradition générale; mais si de la concision la
plus extrême le bouddhisme est tombé, par une
réaction nécessaire, dans la plus extrême pro-
lixité, il a du moins conservé le nom de soulra
à ses principaux monuments; et au milieu des
légendes les plus diffuses, c'est encore dans des
sentences brèves et parfaitement nettes que se
résument les points essen>.els de sa doctrine.
Les soûtras sont donc la forme propre de la
philosophie sanscrite. La médecine en Grèce a
pris une fois avec Hippocrate ce mode d'expo-
sition qu'elle s'est hâtée de quitter. Dans l'Inde,
au contraire, il a été général, et il a toujours
duré, comme le seul par lequel la science pût
se faire comprendre. Ceci est un trait de pro-
fonde originalité. Si l'Inde avait reçu de la Grèce,
par exemple, sa philosophie, si elle avait une
fois connu le style si vrai et si naturel que la
Grèce a donné à la science, l'eût-elle jamais
quitté pour en choisir un autre si différent et,
à tout prendre, si inférieur? Cette forme axio-
matique est si bien celle qui convient au génie
indien, qu'il y est sans cesse revenu. Après l'âge
des commentaires qui ont développé les soûtras
pour les éclaircir, et qui ne se sont pas fait
faute assez souvent d'être aussi diffus que les
soûtras étaient précis, est venu l'âge des kàrikâs,
c'est-à-dire des vers remémoratifs, qui en cin-
quante ou soixante distiques renfermaient tout
un système, que des milliers de commentaires
avaient à peine suffi pour expliquer. Telles sont
les kârikâs du sankhya et du védànta, publiées
par Colebrooke, M. Wilson et M. Windischmann.
C'est encore au même besoin que répondent ces
résumés. En philosophie, le génie indien a voulu
être aussi concis qu'il l'est peu dans sa poésie,
et l'on doit ajouter dans tous ses autres déve-
loppements.
Maintenant, quelle peut être pour nous la va-
leur des systèmes sanscrits? Cette valeur est
double: historiquement, il est à peine néces-
saire de le dire, elle est considérable. Voilà
comme une révélation de tout un monde philo-
sophique entièrement inconnu, et qui est l'an-
cêtre du monde grec. Désormais l'histoire de la
philosophie, sous peine d'être incomplète, doit
remonter jusque-là; il faut étudier l'Inde avant
d'en venir à la Grèce : le berceau de l'esprit
humain est dans l'Asie. Théoriquement, la va-
leur de la philosophie indienne est sans doute
moins grande ; mais il ne faut pas croire pourtant
que, sous le rapport de la doctrine, ces études ne
puissent pas nous être très-profitables. Au fond,
qu'est-ce que cette libération poursuivie avec une
si vive et si générale ardeur par toutes les écoles,
par toutes les sectes? Ce n'est pas autre chose
qu'une solution du grand mystère de l'union de
l'âme et du corps. Cette question-là, bien com-
prise, résout tous les problèmes; bien déve-
loppée par la science, elle embrasse toutes les
autres questions. Les Indiens l'ont posée, l'ont
résolue tout autrement que nous. C'est un grand
témoignage que le leur, quand on songe au
nombre et à l'importance des monuments intel-
lectuels de toute sorte qu'ils ont produits. Leur-
solution, tout étrangère qu'elle est aux habi-
tudes de notre esprit, aux croyances et aux opi-
nions du monde occidental, appelle un sérieux
examen, et certainement cet examen lui sera
donné. Il est digne d'esprits impartiaux et vrai-
ment amis de la vérité de recueillir toutes les
voix sur ce grand et éternel problème de la
destinée humaine. La voix qui nous vient de
l'Inde n'est ni la moins puissante, ni la moins
belle, et notre siècle fera bien de l'écouter. Ce
qu'il en a entendu déjà doit lui donner curiosité
et courage. La pensée indienne nous est sans
doute bien peu accessible encore; mais les
moyens par lesquels on peut la pénétrer et la
INDI
791 —
INDI
conquérir sont désormais connus, et ces moyens
«ont infaillibles, s'ils sont d'un difficile emploi.
En un mot, rien dans l'histoire de la philo-
sophie n'est aujourd'hui plus neuf ni plus im-
portant que l'étude des systèmes indiens.
Pour la bibliographie, il faut lire les prin-
cipaux ouvrages mentionnés dans ce travail, et
avant tous les autres les Essais de Colebrooke,
2 vol. in-8, Londres, 1837. Il faut lire aussi l'ou-
vrage de M. Ward, Aperçu de Vhisloire, de la
littérature et de la mythologie des Indiens,
2 vol. in-4, Sérampore, 1818; la 4e partie de
l'Histoire de la philosophie, par M. Windisch-
mann ; la Sânkhya Kârikâ, publiée en sanscrit
et en anglais par M. Wilson, in-4, Oxford, 1837 ;
la même, par M. Lassen, sanscrit et latin,
Bonn, 1832; la Kârikâ de Sankara, pour le
védânta. publié par M. Wmdischmann ; ib., 1833;
enfin le Mémoire de M. Barthélémy Saint-Hi-
laire sur le nxjâyâ, avec une traduction des
soûtras de la première lecture, dans les Mé-
moires de V Académie des sciences morales et
potitiques, t. III. Consultez également VHistoire
générale de la philosophie, par M. V. Cousin,
Paris, 18G3, in-8; et VHistoire de la philosophie
de RUter, t, I, p. 53, et t. IV, p. 283, traduc-
tion française. Voy. les articles Gotama, Kanada,
Kapila., Nyaya, etc. B. S. -H.
INDIVIDU, INDIVIDUALITÉ (du verbe la-
tin dividere et du signe négatif). On entend par
individu, non ce qui est absolument indivisible,
mais ce qui ne peut être divisé sans perdre son
nom et ses qualités distinctives ; une chose que
l'en ne saurait partager en plusieurs autres de
la même nature que le tout. Ainsi, dans un ani-
mal, dans une plante, on distingue sans peine
plusieurs parties ; toutes ces parties peuvent être
séparées les unes des autres, mais alors l'animal
ou la plante seront complètement détruits, et les
parties elles-mêmes ne tarderont pas à se dis-
soudre. Il en est tout autrement d'une pierre ou
d'un morceau de métal : car chacune des molé-
cules dont ces deux corps se composent est exac-
tement de la même nature et peut avoir la même
durée que le tout. Ce que nous disons de la
plante et de l'animal s'applique à plus forte rai-
son à l'homme, chez qui l'on trouve, indépen-
damment de l'organisation et de la vie, la sen-
sibilité et l'intelligence. Le partage d'un être
sensible et intelligent en plusieurs autres êtres
de même nature se conçoit encore bien moins
3ue celui d'un corps organisé et vivant. Ce n'est
onc qu'à ces trois degrés supérieurs de l'exis-
tence, l'organisme, la vie et la pensée, qu'on
rencontre des individus: la nature brute n'offre
que des échantillons.
Mais chacun de ces trois caractères, tout indi-
visible qu'il est dans un certain être, est cepen-
dant commun à plusieurs êtres, et même à plu-
sieurs espèces, à plusieurs genres à la fois. Il nous
faut donc quelque chose de plus, par quoi nous
puissions distinguer les uns des autres les indivi-
dus semblables, c'est-à-dire de la même espèce. En
d'autres termes, l'organisme., la vie et la pensée
nous représentent à merveille les conditions gé-
nérales de l'individualité, ou les limites hors des-
quelles nulle existence individuelle n'est possible;
mais il nous reste encore à chercher ce que c'est
que l'individualité elle-même, ce qui fait qu'un
animal ou une plante d'une certaine espèce se dis-
tingue de tous_ les animaux, de toutes les plan-
tes de la même espèce ; ce qui fait qu'un
homme, un être pensant placé sous l'empire des
lois générales de l'intelligence, se distingue in-
térieurement de tous les êtres du même ordre.
G est ce problème qui a tant occupé les philoso-
phes du moyen âge, principalement Duns-Scot,
sous le nom barbare de principe d'individuation
(principium individuationis), ou le titre encore
plus étrange de hœccéité [hœcceitas. et quelque-
fois ecceilas, c'est-à-dire la qualité d'être telle
chose, hœc, celle que l'on montre au doigt, eccc,
et non pas une autre).
11 n'y a de véritable individualité, comme il
n'y a de véritable identité en ce monde que
chez l'homme, ou plutôt dans l'âme humain?.
Elle consiste dans la conscience que nous avons
d'être une personne, c'est-à-dire une force intel-
ligente et responsable : car il résulte nécessai-
rement de ce double caractère, que rien ne peut
se substituer à nous, ne peut se confondre avec
nous. De plus, ce caractère est l'objet d'une
aperception immédiate et infaillible, la même qui
me donne mon existence, et sans laquelle on ne
conçoit pas la pensée. Notre individualité est
donc en même temps la substance et le fond de
notre être ; elle ne dépend d'aucune circon-
stance extérieure.
Il n'en est pas ainsi des êtres, c'est-à-dire des
corps organisés, qui ne possèdent que la vie
sans l'intelligence et sans la liberté. D'abord
l'organisation et la vie ne sont que des phéno-
mènes, et des phénomènes multiples et compo-
sés. Leur individualité dépend, non pas du corps
dans lequel elles nous apparaissent, puisque ce
corps se renouvelle sans cesse, mais du point
qu'elles occupent dans l'espace et de l'instant où
elles ont commencé dans la durée, deux circon-
stances purement extérieures. Ces deux circon-
stances, comme Locke l'a parfaitement démon-
tré, constituent le véritable principe de l'indivi-
duation pour les choses physiques. Mais la raison
et l'observation nous apprennent en même temps
qu'il peut y en avoir beaucoup d'autres. Les
conditions générales de la vie et de l'organisme
dans un certain genre, dans une certaine espèce,
peuvent être et sont en effet réalisées sous des
formes, dans des natures et des combinaisons
extrêmement diverses. C'est en s'attachant ex-
clusivement à ces dernières différences, sans te-
nir aucun compte des premières, que Leibniz est
arrivé à son fameux principe des indiscernables
(principium indiscernibilium) . Ce principe,
c'est qu'il ne peut pas exister dans la nature
deux êtres exactement semblables, c'est-à-dire
ayant mêmes qualités et même quantité: car
les qualités d'un être n'étant pas autre chose que
son essence, cette parfaite similitude dont nous
venons de parler ne serait pas autre chose que
l'identité. Mais Kant objecte avec raison que
deux objets ont beau être parfaitement sembla-
bles, s'ils n'existent ni dans le même lieu ni
dans le même instant, il est impossible de les
confondre. La différence des lieux et des temps,
autrement appelée la différence numérique, suf-
fit donc à la distinction ou à l'individualité des
choses, et sans elle toutes les autres ne sont
rien. Qu'est-ce que c'est, en effet, que cette di-
versité d'essence, c'est-à-dire de quantité et de
qualité qu'exprime la proposition de Leibniz?
Pas autre chose qu'une abstraction : car certai-
nement tous ces objets si variés dont il plaît à
mon imagination de peupler l'univers, ne sont
que des idées tant que chacun d'eux n'occupe
pas un lieu et un temps déterminé. Or, il n'y a
point de raisonnement a priori, il n'y a que la
seule perception qui puisse m'assurer dece fait.
En d'autres termes, c'est par la diversité de nos
perceptions que nous sommes en état de juger
de la diversité des objets, comme c'est par l'u-
nité de conscience que nous nous assurons de
l'unité et de l'identité de notre moi. Otez la con-
science et la perception, en un mot, 6tez l'expé-
rience, et il n'y a plus aucun moyen de consta-
INDU
— 792
INDU
ler l'existence des individus; vous n'aurez à
ieur place que des idées générales, c'est-à-dire
des abstractions. D'un autre côté, ôtez la raison
ou quelques-unes de ses idées les plus essentiel-
les, par exemple les idées d'unité, d'identité, de
finalité, sans lesquelles on ne peut concevoir ni
l'organisme, ni la vie, ni la pensée; aussitôt
vous rendez impossible l'existence des individus;
vous vous mettez hors d'état de les concevoir,
et ne laissez subsister à leur placeque des phé-
nomènes et des collections de phénomènes. Le
premier de ces deux excès est le caractère de
l'idéalisme: le second celui du sensualisme.
L'un et l'autre nous jettent également hors de la
réalité.
INDUCTION. Lorsque, entre deux ou plu-
sieurs faits, de quelque nature qu'ils puissent
être, nous avons observé une telle relation que
l'un est toujours précédé, ou suivi, ou accompa-
gné de l'autre, dans une certaine mesure et
d'une certaine manière, nous transportons cette
même relation du lieu, du temps où nous l'avons
aperçue à tous les lieux et à tous les temps, des
êtres ou des objets, nécessairement en petit nom-
bre, sur lesquels s'est exercée notre expérience,
à tous les êtres et à tous les ohjets semblables.
Ainsi nous avons remarqué plusieurs fois, hier,
aujourd'hui, l'année passée, et chaque fois dans
des circonstances différentes, que, sous tel degré
de froid, l'eau se condense et se change en glace ;
que, sous tel degré de chaleur, elle se dilate et
se transforme en vapeur : nous croyons alors
avec une entière confiance qu'il en a été et qu'il
en sera ainsi toujours ; qu'il en a été, qu'il en
sera ainsi partout. Mais nous ne sommes pas
obligés de nous en tenir là : à l'eau nous pou-
vons substituer d'autres liquides, par exemple
du lait, du mercure, de l'huile ; et voyant tou-
jours les mêmes phénomènes se produire sous
des températures quelque peu différentes, nous
affirmons d'une manière générale que le froid
produit la congélation des liquides, et que la
chaleur les fait entrer en ébullition. C'est cet acte
de notre intelligence par lequel nous faisons pas-
ser (ducerein, ÎT.'z\u>yrl en grec) à tous les points
de l'espace et de la durée, et à une série indéfi-
nie d'existences semblables ce que nous avons
observé dans tel lieu, dans tel moment, et dans
un nombre restreint d'individus, qui est désigné
par les philosophes sous le nom d'induction.
Hœc, dit Cicéron (Topic, c. x), ex pluribus per-
venicns quo vult, appellatur induclio, qaœ
grccce zr.a.yuiyi; nominalur.
C'est donc à juste litre qu'on se représente
généralement l'induction comme la contre-partie
du syllogisme, et qu'on l'a définie une manière
de raisonner qui consiste à tirer de plusieurs cas
particuliers une conclusion générale. Son carac-
tère le plus essentiel, en effet, est d'élever notre
esprit de la connaissance des phénomènes à celle
des lois ou des principes qui les contiennent
virtuellement; tandis que le syllogisme ou le
raisonnement déductif nous fait descendre, au
contraire, des principes et des lois aux diverses
applications dont ils sont susceptibles. Or, dans
cette marche ascendante ou cette généralisation
successive de l'induction, on peut distinguer
trois degrés très-nettement séparés l'un de l'au-
tre, et d'où nous tirerons facilement tout à
l'heure toutes les règles qui gouvernent ce genre
de raisonnement: 1° le phénomène qu'un certain
objet ou un certain être nous a présenté plusieurs
fuis, en des moments et en des lieux déterminés,
nous l'admettons pour toute la durée de cet
être el pour tous le points de l'ei pace où il peut
être transporté*, & la condition qu'on ne changera
rien aux circonstances dans lesquelles le phéno-
mène s'est toujours produit : c'est par ce moyen
que nous reconnaissons dans les choses des at-
tributs essentiels et des propriétés invariables;
2" ce que nous avons observé dans quelques
êlres d'une parfaite ressemblance, du moins
aussi parfaite que la nature le comporte, nous
l'affirmons sans distinction de temps ni de lieux
de tous les êtres semblables aux premiers, et
que notre esprit se représente par un même
type : c'est ainsi que nous reconnaissons non-
seulement des propriétés invariables, mais des
propriétés générales, c'est-à-dire communes à
tous les individus d'une même espèce; 3" enfin
ce que nous avons observé dans plusieurs espè-
ces, c'est-à-dire dans des êtres semblables par
certaines qualités, et différents par beaucoup
d'autres, nous l'attribuons à tous ceux qui pos-
sèdent les premières de ces qualités, ne tenant
compte des autres que pour marquer les degrés
et les proportions dont le phénomène en ques-
tion est susceptible: c'est ainsi que nous arri-
vons à découvrir, avec les rapports des espèces
aux genres, des lois, des propriétés, des forces
de plus en plus générales, et que l'univers se
montre à nos yeux dans son unité et sa sublime
harmonie.
Il suffit de définir l'induction pour faire com-
prendre aussitôt quelle place elle occupe, quel
rôle indispensable elle joue, non-seulement dans
la science ou dans l'ordre de la spéculation,
mais dans la vie pratique, dans le cours ordi-
naire de l'existence humaine.
Supprimez l'induction dans l'ordre scientifi-
que, vous faites disparaître d'abord, avec leurs
ramifications innombrables, les s:iences physi-
ques et naturelles. Il est bien évident, en effet,
que toutes les sciences de cette espèce et les dif-
férents arts qui en dépendent ne reposent que sur
des classifications et des lois. Or, ces deux sor-
tes de résultats sont dus également à l'induc-
tion. C'est par leurs propriétés que les objets de
la nature se partagent en différentes classes, en
différents genres et en différentes espèces; et
que ces genres et ces espèces se distinguent les
uns des autres. Mais l'idée de propriété ne se
forme pas en nous d'une autre manière que l'i-
dée de loi. Comment savons-nous, par exemple,
que la chaleur a la propriété de fondre la cire?
Parce que chaque fois que nous avons pla:é un
morceau de cire en présence du feu nous l'avons
vu entrer en fusion. Un observateur exact ne
s'arrête pas là: il ne lui suffit pas de s'être con-
vaincu que la chaleur fait fondre la cire; il faut
qu'il sarhe à quel degré de chaleur ce phéno-
mène a lieu. C'est ainsi qu'il constatera en même
temps la propriété et la loi qui la régit. La seule
différence entre Galilée découvrant la loi de la
chute des corps, et l'enfant ou le paysan qui se
borne à leur attribuer la pesanteur, c'est que
les expériences de l'un sont plus précises et plus
nettes que celles de l'autre; mais tous deux font
usage du même procédé; ce qu'ils ont reconnu
vrai dans certains lieux, dans certains temps,
dans certains objets, ils le transportent à tous les
lieux, à tous les temps et à tous les objets sem-
blables. Les choses ne se passent pas autrement
dans le monde moral, c'est-à-dire dans l'étude de
l'àmc humaine, et dans toutes les sciences qui
s'y rattachent de près ou de loin. La même suite
d'opérations qui nous fait trouver les propriétés
et les lois de la matière, nous découvre aussi les
facultés et la plupart des lois de l'esprit, nous
montre quels sont les mobiles et les liassions du
cœur humain, commenl ils se développent ou
dans l'individu ou dans la société, et par quel
art on les conticni dans les limites de leur des-
tin ition. Avec les sciences naturelles, si l'on
INDU
— 793
INDU
ôtait à l'esprit humain l'usage de l'induction,
disparaîtraient donc aussi toutes les sciences
morales. La métaphysique elle-même ne peut
pas s'en passer: car la métaphysique ne se sé-
pare pas de la psychologie- et les principes ab-
solus de la raison, s'ils ne se rapportent pas à
un être intelligent, libre, possédant dans toute
leur extension ou dans leur essence infinie les
mêmes facultés que nous possédons sous un
mode relatif et fini, ne sont que des abstractions
vides de sens (voy. Dieu, Infini, Création, etc.).
11 ne resterait donc que les mathématiques, qui
réellement sont indépendantes du procédé induc-
ti f - mais quel intérêt pouvons-nous y attacher
en l'absence des autres sciences, c'est-à-dire
quand elles ne peuvent plus s'appliquer à rien
de réel, quand elles ne servent plus à déterminer
les lois et les formes de la nature?
Supprimez l'induction dans le cours ordinaire
de la vie, et il n'y aura plus ni sagesse, ni pré-
voyance, ni règles d'industrie, ni plans de con-
duite : car nous ne serons par sûrs que les mêmes
moyens pourront atteindre deux fois de suite les
mêmes fins; nous ne serons pas sûrs de con-
server d'un instant à l'autre les mêmes facultés
et les mêmes besoins, ou de retrouver hors de
nous la même nature. Ainsi que M. Royer-
Collard le remarque avec beaucoup de sens
(Fragments publies par M. Jouffroy dans la
traduction des Œuvres complètes de Reid, t. IV,
p. 281 et suiv.), c'est l'induction qui nous per-
suade de la permanence du monde extérieur,
dont la perception et le principe de causalité ne
constatent que l'existence actuelle; c'est l'induc-
tion qui nous met en rapport avec la nature,
qui lui donne la vie et en quelque sorte la pa-
role, en nous faisant regarder chaque événement
comme un indice infaillible et du passé et de
l'avenir; c'est l'induction qui nous met en com-
merce avec nos semblables , en donnant une
valeur constante aux signes, soit naturels, soit
artificiels, de la pensée et du sentiment. Or, ces
trois résultats sont également nécessaires pour
donner de la suite et pour donner un but à nos
actions.
Puisque telle est la place que tient l'induction
dans l'ensemble de notre existence, il est clair
qu'elle est aussi ancienne que la nature humaine,
et personne ne peut sans folie s'attribuer l'hon-
neur de l'avoir inventée. Mais il est vrai que ses
règles ne sont connues avec précision et appli-
quées avec ensemble à l'observation de la nature,
que depuis la naissance de la philosophie ou
plutôt de l'esprit moderne. La raison en est facile
à concevoir : c'est que l'induction suppose la
plus entière indépendance et du côté de l'imagi-
nation et du côté de l'autorité. Elle n'est pas,
comme le syllogisme, un instrument docile qu'on
applique à tout ce qu'on veut, à l'hypothèse
comme à la vérité, à des principes d'emprunt
comme à ses propres convictions; de plus elle
n'a aucune forme déterminée qu'on puisse sub-
stituer à sa place, et avec laquelle il soit pos-
sible de donner le change ; elle n'admet pas
d'intermédiaire entre l'esprit et les choses; elle
met notre intelligence directement aux prises
avec la nature. Aussi son avènement dans le
champ de la science a-t-il été signalé par les
plusbrillantes découvertes. Le Novum Organum
a été la conséquence et. si l'on peut parler ainsi,
la consécration légale de cette révolution, dont
Copernic. Kepler et surtout Galilée furent les
véritables auteurs. C'est bien assez pour la
gloire de Bacon d'avoir été à la fois et l'avocat
et le législateur de la puissance nouvelle, dans
un temps où elle n'était encore reconnue que
par quelques hommes de génie. Toutefois, il ne
faut rien exagérer. L'induction, si complètement
négligée pendant le cours du moyen âge, n'a
pas été étrangère aux philosophes de l'antiquité.
Aristote la définit avec beaucoup de justesse dans
plusieurs passages de ses Analytiques (Prem.
Anahjt., liv. II, ch. xxm; Dsrn. Analyt., liv. I,
en. xvin, et liv. II, ch. xix); il fait mieux que la
définir, il en montre les résultats dans son His-
toire des animaux; et longtemps avant lui le
père de la médecine et de la philosophie naturelle,
Hippocrate, l'avait mise en pratique avec un
éclatant succès. Elle est l'âme de la philosophie
de Socrate et de Platon.
Nous savons à présent en quoi consiste et à
quoi sert l'induction; nous avons vu comment
elle se lie à toutes les opérations de l'âme hu-
maine, et à quel point elle a contribué à l'éman-
cipation générale des sciences ; mais cela ne suffit
pas : il faut que nous puissions dire sur quel
principe elle repose, et à quels titres ou sous
quelles conditions ses résultats doivent être ac-
ceptés pour légitimes.
Aristote, tout en nous montrant l'induction
tantôt comme une espèce de syllogisme, tantôt
comme une opération opposée au syllogisme, ne
cherche nulle part à en déterminer^ le principe.
Cette question ne s'est pas présentée davantage
à l'esprit de Bacon, quoique l'induction ait été
le seul objet de ses recherches philosophiques.
C'est un génie d'une tout autre portée, c'est
Newton, si nos souvenirs ne nous trompent pas?
qui, dans ses Regulœ philosophandi, a exprime
pour la première fois, sous une forme précise,
le principe fondamental de tout raisonnement
inductif : « Des effets généraux du même genre
ont, dit-il, les mêmes causes.» Ejfectuum genc-
ralium ejusdem generis eœdem sunt causœ. En
d'autres termes, les mêmes causes produisent
des effets semblables. Le principe inductif, d'après
cette proposition, ne serait donc qu'une applica-
tion du principe de causalité : il consisterait à
croire qu'entre l'effet et la cause il y a une re-
lation telle que l'identité de celle-ci se manifeste
par la constance et par l'unité de celui-là. C'est
un fait remarquable que Hume, en attaquant le
principe de causalité, ait été obligé de ruiner
du même coup le principe d'induction. Selon le
célèbre auteur des Essais philosophiques et du
Traité de la nature humaine, toute induction
se fonde sur l'habitude, c'est-à-dire sur une
disposition personnelle qui n'a rien de commun
avec la vérité, ni avec la nature des choses.
« Après avoir observé, dit-il {Essais philosophi-
ques, essai V), la liaison constante de deux choses,
de la chaleur, par exemple, avec la flamme, ou
de la solidité avec la pesanteur, nous ne sommes
déterminés que par habitude à conclure de
l'existence de l'une de ces choses l'existence de
l'autre; autrement, ajoute Hume, il est impos-
sible de nous expliquer pourquoi nous conclurons
de mille cas ce que nous ne saurions conclure
d'un cas unique, quoique le même à tous égards. »
Reid, et avec lui toute l'école écossaise, re-
connaît, m sonirah-e, da^ le principe d'induc-
tion, un fait irréductible de l'esprit humain, une
croyance primitive et absolument originale qu on
peut énoncer en ces termes : « Dans l'ordre de
la nature, ce qui arrivera ressemblera probable-
ment à ce qui est arrivé dans des circonstances
semblables. » Cette croyance, dans le langage
philosophique, se traduit par cette proposition :
« La nature est gouvernée par des ois invaria-
bles » (Essais sur les facultés intellectuelles de
Vhomme, essai VI, ch. v. ) M. Boyer-Collard,
en adoptant la proposition de Reid, a cru néces-
saire de la partager en deux, comme si elle
renfermait deux principes distincts. « Le prin-
INDU
— 794 —
INDU
cipe d'induction, dit-il (Fragments publiés par
M. Jouffroy, ubi supra), repose sur deux juge-
ments. L'univers est gouverné par des lois
stables : voilà le premier ; l'univers est gouverné
par des lois générales : voilà le second. Il suit
du premier que, connues en un seul point de
la durée, les lois de la nature le sont dans tous:
il suit du second que, connues dans un seul
cas, elles le sont dans tous les cas parfaitement
semblables. » Longtemps avant Reid et avant
M. Royer-Collard, les auteurs de la Logique de
Port-Royal (4e partie, ch. xvi) ont donné exacte-
ment la même base au jugement que l'on doit
jaire des accidents futurs, c'est-à-dire au juge-
ment inductif. Enfin, d'autres, on peut le dire,
plus aristotéliciens qu'Aristote, ont voulu confon-
dre entièrement l'induction avec le syllogisme :
mais ils considérèrent le syllogisme sous deux
points de vue, celui de l'extension et celui de la
compréhension. Quand je dis que Pierre doit
mourir, parce que Pierre est un homme, et que
tous les hommes sont mortels, je me place au
point de vue de l'extension : car je ne considère
dans ce cas que le nombre des êtres auxquels
s'applique une certaine idée. Si je m'occupe, au
contraire, des attributs, des qualités, ou, pour
employer le terme consacré, de l'essence que
cette idée représente, je me place au point de
vue de la compréhension, et je suis forcé alors
de reconnaître que l'essence ou la nature de
l'individu comprend nécessairement celle de
l'espèce, et que la nature de l'espèce comprend
les qualités distinctives du genre. Or, tel est
précisément, d'après l'opinion que nous exposons,
le principe de l'induction. L'expérience n'y ajoute
rien; elle nous apprend seulement à démêler
dans chaque être les qualités essentielles et
invariables des modifications fugitives qui les
accompagnent. Nous venons de résumer à peu
près toutes les solutions qu'on a données du pro-
blème qui nous occupe en ce moment.
Il faut écarter d'abord celle de Hume, qui n'a
pas d'autre but que d'ôter à l'induction tout
fondement dans la nature des choses, c'est-à-dire
de nier toute vérité inductive, et qui, dans
l'instant même où elle la nie, est obligée d'en
supposer l'existence. A quelle condition, en
effet, deux choses se trouveront-elles liées
dans notre esprit de telle sorte qu'en aperce-
vant l'une nous en conclurons spontanément
l'existence de l'autre? A la condition que cette
liaison sera parfaitement réelle, que l'expérience
ne la démentira pas, et qu'elle nous représentera
fidèlement l'ordre de la nature. Supposons que
tout soit livré au hasard, soit en nous, soit hors
de nous, la même combinaison se produira rare-
ment deux fois de suite, et l'habitude dont parle
Hume ne pourra jamais s'établir. Or, puisque
l'habitude suppose nécessairement la vérité in-
ductive; puisqu'elle la suppose, non-seulement
dans notre esprit, mais dans la nature, elle est
incapable de l'expliquer et encore moins de la
détruire. L'expérience n'est pas moins coni'
à la doctrine de Hume que la logique. L'entant
qui s'est brûlé une seule fois craint le feu; et,
en général, nous sommes d'autant plus portés a
abuser de l'induction ou à généraliser des laits
particuliers, que nous avons moins vécu et moins
observé.
Nous écartons également l'opinion qui confond
l'induction avec le syllogisme. Sans dont
peut, en un sens général, donner à l'induction
la forme Byllogistique : car l'induction suppose
un princi] si sur lequel se fond'
existence même; et l'usage qu'on fait d'un pareil
Îirincipe dans différents cas déterminés, tient de
a nature du sj llogisme. Mais i s o'ei I
qui constitue le raisonnement inductif, ou ce
procédé par lequel nous concluons du particulier
au général, c'est-à-dire du moins au plus, et de
la partie au tout. Il est très-vrai que les ca-
ractères distinctifs du genre sont compris parmi
les attributs de l'espèce, et que ceux-ci se trouvent
au nombre des propriétés essentielles de l'in-
dividu; mais d'où le savons-nous? Qu'est-ce qui
a pu nous persuader qu'il y a des genres, qu'il y
a des espèces , qu'il y a dans la nature des
propriétés ou des causes d'où résultent toujours
les mêmes effets, et qui établissent entre les
êtres des ressemblances ou des différences in-
variables? C'est uniquement l'induction qui nous
a appris tout cela, comme Aristote lui-même
(Dern. Analyt., liv. I, ch. xix), peu suspect de
prédilection pour ce genre de raisonnement, en
a déjà fait la remarque. Donc le syllogisme, sous
quelque point de vue qu'on le considère, ne peut
nous rendre compte ni du principe ni du procédé
de l'induction.
Ainsi il ne nous reste plus que le principe de
Newton et celui de l'école écossaise : car il est
évident que les deux propositions de M. Royer-
Collard n'ajoutent rien à celle de Reid. De plus,
la division de M. Royer-Collard est inadmissible :
toute loi de la nature est nécessairement stable
et générale; qu'on lui ôte l'un ou l'autre de ces
deux caractères, et elle se confondra nécessaire-
ment avec les simples phénomènes. Pour la
même raison, Reid aurait dû se contenter de
dire : la nature est gouvernée par des lois. Or
cette proposition comprend nécessairement celle
de Newton : car le caractère d'une loi, ou le
signe par lequel se révèle son existence, c'est
de faire qu'une même cause, étant placée dans
les mêmes circonstances, produise toujours les
mêmes effets. Mais pourquoi en est-il ainsi?
pourquoi d'une même cause ou de causes sem-
blables ne devons-nous attendre que des effets
semblables? A cette question il n'y a rien à ré-
pondre, sinon que l'idée de cause et l'idée de
loi sont inséparables dans notre esprit et, par
conséquent, aussi nécessaires l'une que l'autre;
que nous ne concevons pas plus une cause qui
agit sans loi, qu'un phénomène qui commence
sans cause. Au mot de loi on est bien libre sans
doute de substituer une autre expression. On
peut dire avec Leibniz : rien n'existe, rien ne
se fait sans raison; ou bien : tout effet a sa raison
d'être dans la cause qui le produit ; mais raison,
dans ce sens, ne dit pas plus que loi, et signifie
seulement une manière d'agir générale et cons-
tante, préconçue par l'intelligence avant de se
traduire en résultats extérieurs. L'induction re-
pose donc véritablement sur un jugement primitif
de la raison humaine; sur un principe non moins
universel et non moins nécessaire que celui de
causalité, à savoir que toute cause agit suivant
une loi, et qu'il y a des lois pour tous les phé-
nomènes. L'expression la plus complète de ce
principe, c'est qu'il n'y a pas de hasard dans la
nature, c'est que tout est subordonné à un plan,
à une règle, c'est-à-dire à une loi universelle, d'où
découlent les lois particulières dont l'existence
nous est attestée par l'expérience. En effet, de
mriiic qu'il y a au-dessus de toutes les causes
relatives et linies une cause absolue et infinie,
de même sommes nous obligés de reconnaître
dans les lois multiples et contingentes de ce
monde des applications diverses d'une loi unique,
invariable, qui est la raison même. Aussi, plus
on avance dans la connaissance de la nature, plus
on lui trouve un caractère rationnel, plus l'expé-
rience s'appuie sur le raisonnement et le calcul.
Voilà, si nous ne sommi toui legenra
humain les jouets d'une illusion, le principe
INDU
— 795 —
IN FI
d'induction hors de doute. Mais peut-on en dire
autant des résultats de l'induction, c'est-à-dire
des lois que l'on constate à l'aide de l'expérience?
On a remarqué que ces lois étant contingentes
de leur nature, e< ne nous paraissant pas toujours
très-bien liées entre elles, ne peuvent pas avoir
le mente degré de certitude que les conclusions
d'un raisonnement syllogistique. De plus, il
n'existe pas pour l'induction une forme précise,
comme pour le raisonnement proprement dit;
il est impossible de dire combien il faut de
faits et d'expériences pour la rendre légitime;
par conséquent, nous ne sommes jamais sûrs
d'en avoir recueilli un assez grand nombre, et
tout ce qu'on peut espérer ici, c'est un degré
plus ou moins élevé de vraisemblance. La pre-
mière objection est tout à fait inadmissible en
principe : car, s'il ne fallait tenir pour certain que
ce qui est nécessaire, universel, mathématique-
ment démontré, nous serions en droit de douter
de notre propre existence, et par suite de la
raison elle-même, dont la lumière ne peut arriver
jusqu'à nous, qu'en traversant, pour ainsi dire,
la conscience. La seconde objection, malgré une
certaine apparence de logique dont le scepticisme
a tiré parti, ne résiste pas aux faits. Par exemple,
il m'est impossible d'être persuadé plus que je
ne le suis des lois de la pesanteur; et, si j'admets
que ces lois peuvent changer, c'est à la condition
que les corps changeront avec elles. Qu'on arrête
chez un animal la respiration ou la circulation
du sang, il n'est pas seulement probable, il est
absolument certain que cet animal cessera de
vivre. Si je ne suis pas entièrement sûr des
résultats de l'induction, il m'est impossible de
donner plus de confiance à la perception elle-
même, et de regarder comme hors de doute
l'existence des corps : car les corps ne sont rien
pour nous sans leurs propriétés, et l'idée de
propriété, comme nous en avons déjà fait la
remarque, c'est l'induction qui nous la donne
de concert avec le principe de causalité. Sans
doute il y a des faits qu'on a trop vite érigés en
lois, et des lois vraiment dignes de ce nom
auxquelles on a donné trop d'extension; mais
alors l'induction s'est arrêtée à moitié chemin,
et c'est l'hypothèse qui a fait le reste. Il est vrai
aussi qu'on ne peut pas déterminer d'avance le
nombre des expériences sur lesquelles doit se
fonder toute induction légitime : ce nombre
varie suivant la nature des faits qu'on observe
et suivant les qualités de l'observateur; mais il
y a un moment où il est suffisant, et où nous
possédons véritablement la certitude. Il faut
prendre garde, en insistant trop sur cette dif-
ficulté, d'imiter ces sophistes de l'antiquité qui
ne voulaient pas que quelques grains de blé
augmentés sans cesse d'un nouveau grain pussent
finir par faire un monceau.
Les conditions ou les règles de l'induction
peuvent se ramener à trois : l°Rien n'étant isolé
dans la nature, il faut multiplier les observa-
tions et varier les expériences, jusqu'à ce qu'on
ait démêlé l'accessoire de l'essentiel, les purs
accidents des attributs constitutifs, et qu'on ait
découvert, parmi les mille circonstances dont un
phénomène est accompagné, celle qui détermine
réellement son existence, c'est-à-dire qui en est
la condition ou la cause proprement dite. 2° Ce
n'est pas assez de constater les conditions ou les
propriétés qui déterminent l'existence d'un phé-
nomène ; il faut rechercher aussi, par les mêmes
procédés, quelles sont les propriétés qui l'ex-
cluent ou qui lui sont indifférentes. C'est ainsi
qu'après s'être élevé du même au semblable,
c'est-à-dire de l'individu à l'espèce, on pourra
passer du semblable au différent, c'est-à-dire de
l'espèce au genre. 3° Il faut rechercher si les
propriétés qu'on a reconnues dans un individu,
dans une espèce ou dans un genre, ne s'y pro-
duisent pas dans des proportions différentes,
suivant des circonstances différentes, et si ces
proportions elles-mêmes ne peuvent pas être
ramenées à une règle uniforme. C'est à cette
condition seulement que l'induction pourra at-
teindre à la connaissance des lois, et que ces
lois, dans certains cas, pourront recevoir la sanc-
tion du raisonnement et du calcul.
A ces trois règles correspondent les trois es-
pèces de tableaux recommandés par Bacon : les
tableaux de présence [labulœ prœsentiœ) qui
constatent tous les cas où l'on observe une cer-
taine propriété ou un certain phénomène; les
tableaux d'absence (labulœ absentiœ) qui consta-
tent tous les cas où ce même phénomène n'a pas
été rencontré; et les tableaux comparatifs {la-
bulœ compara lionis) qui nous donnent les pro-
portions dans lesquelles il se manifeste.
C'est dans ces règles que se résume le Novum
Organum, c'est-à-dire toute la logique de l'in-
duction ; et, s'il est plus difficile de les observer
que celles du syllogisme, elles ne conduisent pas
à des résultats moins féconds ni moins certains ;
autrement, encore une fois, il faudrait renoncer
au passé et à l'avenir, dans la vie comme dans
la science.
Consultez, outre les ouvrages indiqués dar.s
cet article : Cournot, Essai sur les fondement-;
de nos connaissances, en. iv; — Ch. deRémusat,
Bacon, sa vie, so7i temps et sa philosophie; —
Stuart Mill, Logique inductive et déductive, tra-
duite en français par L. Peisse.
INFINI. On entend par infini non pas^ ce
qui est actuellement sans bornes déterminées,
comme certaines quantités mathématiques, mais
ce qui ne peut pas absolument en recevoir, à
quelque titre et sous quelque rapport que ce
soit. Tel est le caractère le plus simple et le
plus essentiel de l'infini, celui qui lui a donne
son nom, et qui renferme implicitement tous les
autres. Mais concevons-nous réellement quelque
chose de pareil, ou n'est-ce pas un mot, une sim-
ple négation, une extension arbitraire du fini
que nous prenons pour une idée, pour un prin-
cipe positif de notre intelligence ? Et si cette
idée ou ce principe existe, comment le mettre
d'accord avec les autres conditions de notre in-
telligence, surtout avec la conscience de notre
personnalité? L'idée de l'infini peut-elle pénétrer
dans l'esprit humain sans l'envahir tout entier ?
Enfin que savons-nous de l'infini considéré^ en
lui-même avec nos facultés finies et bornées?
Est-il donné à notre raison de s'identifier avec
lui, et de l'embrasser tout entier comme plu-
sieurs philosophes l'ont prétendu; ou, comme
d'autres l'ont supposé, infini est-il synonyme
d'incompréhensible et d'inconnu? Telles sont les
diverses questions qui sortent naturellement du
sujet que nous allons traiter; et plus ce sujet
est obscur et ardu, plus il exige de circonspec-
tion et de méthode; plus il faut être attentif à
s'élever graduellement du facile au difficile et du
connu à l'inconnu. Or, ce que nous connais-
sons le mieux, c'est ce qui se passe en nous-
mêmes, à la lueur de notre conscience. Ce qui
nous est le plus facile, c'est de savoir si nous
concevons, oui ou non, quelque chose d'illimile,
d'infini, d'absolument incompatible avec 1 idee
de mesure, de condition et de fin. C'est donc par
là que nous commencerons; nous chercherons
ensuite, en suivant toujours la même marche,
la solution des deux autres problèmes, dans les
limites eu il est permis, où il est raisonnable d'y
prétendre
INFI
796
INFI
Il n'est pas une seule de nos connaissances, de
nos idées, et, en général, des opérations de notre
esprit, de quelque nature qu'elles puissent être,
qui ne suppose l'existence, et ne se lie d'une
manière nécessaire à la conception de l'infini.
Commençons par celle qui en paraît être la plus
éloignée, c'est-à-dire par la perception des sens.
N'est-il pas vrai que tout objet, que tout phéno-
mène sensible ou physique a pour caractère es-
sentiel d'occuper un lieu ou d'exister dans l'es-
pace? Sans espace pas d'étendue, sans étendue
pas de divisibilité, partant pas de corps ni de
nature extérieure. Mais qu'est-ce que l'espace
pour nous, sinon l'infini considéré sous un aspect
particulier, c'est-à-dire comme la condition de
toute existence matérielle, et, par conséquent,
de toute perception ? A quelque parti qu'on s'ar-
rête sur la nature même de l'espace ; qu'on le
regarde, avec Clarke, comme un attribut de Dieu,
ou, avec Leibniz, comme l'ordre des coexisten-
ces, toujours faut-il tomber d'accord sur ces
deux points : 1° que sans lui le monde extérieur
ne saurait exister; 2° qu'il est impossible de lui
assigner des bornes : car ne pouvant être tracées
que dans son propre sein, puisqu'elles devraient
exister quelque part, elles se détruiraient par là
même. Or, ces deux caractères suffisent pour
nous faire concevoir l'espace comme quelque
chose de réel à la fois et d'infini.
Si nous passons de la perception du monde
extérieur à la connaissance que nous avons de
nous-mêmes et de nos propres manières d'être,
nous obtenons sous un autre nom un résultat
tout à l'ait semblable. En effet, la connaissance
de nous-mêmes est à la fois l'oeuvre de la con-
science et de la mémoire. Si cette dernière fa-
culté n'est pas réunie à la première, notre exis-
tence est sans unité et sans durée , nous ne
sommes plus un être ni une personne, mais un
simple phénomène à chaque instant interrompu,
un amas confus d'éléments hétérogènes où il est
impossible à l'âme de se reconnaître. Ainsi les
deux facultés n'en forment véritablement qu'une
seule ; la mémoire n'est que la continuation et le
complément indispensable delà conscience. Mais
la mémoire suppose la durée; la durée suppose
le temps. Or, le temps est; par rapport aux exis-
tences particulières aperçues par la conscience,
et aux événements que la mémoire nous rappelle,
ce que l'espace est par rapport aux corps. Chacun
de ces événements se passe, chacune de ces exis-
tences a une durée déterminée dans le temps;
mais le temps lui-même ne passe pas; il est
sans commencement et n'aura pas de fin, car
c'est en lui et relativement à lui que tout finit
et tout commence. Il n'est donc pas autre chose
que l'infini considéré comme la condition de la
durée, de la succession, de l'identité, par consé-
quent, de la conscience et de la mémoire. A ce
titre, il nous est impossible de ne pas l'admettre
au nombre de nos idées les plus réelles et les
plus positives : car ce n'est pas un pur néant ou
une négation arbitraire que l'on peut concevoir
ainsi comme une condition absolue de la pensée
et de l'existence.
C'est par le temps et l'espace que les choses,
que les existences en général smit possibles : car
toutes celles que la perception et la conscience
nous fonl connaître, c'est-a-dire les esprits et les
corps, ont nécessairement pour caractère ou
l'étendue multiple qui suppose l'espace, ou l'i-
dentité indivisible qui Buppose la durée i
temps. Indépendamment de l'identité et di
tendue, il y a le double rapport de la juxta-
position et de la succession qui se fonde sur les
mêmes principes. Mais pour changer lo po
i'i réalité, il faut une nouvelle condition; il faut
un pouvoir capable de provoquer ce change-
ment; il faut une force qui soit à la fois le type
le plus accompli et la source de toute existence;
en un mot, il faut une cause. Le principe de
causalité ou le rapport de cause à effet suppose
donc avant lui les notions d'espace et de temps :
car ce que nous appelons un effet, c'est ce qui a
commencé d'être, ce qui a des limites sous le
point de vue de !a durée et, par conséquent, de
l'étendue, ce qui est fini, en un mot. Un objet
fini peut être la cause prochaine, la cause rela-
tive et subordonnée d'un autre objet de même
nature ; mais cela n'empêche pas qu'en lui-même,
et à parler rigoureusement, il ne soit qu'un effet.
Donc, la véritable cause, la seule vraiment digne
de ce nom, c'est celle qui n'a pas de limites, qui
ne peut pas en avoir, ou dont l'action se l'ait
sentir partout et toujours ' c'est l'infini.
Il est impossible de penser à la cause infinie
sans la concevoir en même temps comme l'infinie
substance, c'est-à-dire comme le fond qui sub-
siste sous tous les changements, en quelque lieu,
en quelque temps qu'ils arrivent; comme l'être
qui se manifeste sous tous les phénomènes, et
la source inépuisable de tous les êtres particu-
liers : car la cause ne saurait agir où elle n'est
pas; et si, comme nous venons de le dire, son
action est sans bornes dans le temps et dans
l'espace, il en est de même de son existence ;
elle est donc la substance éternelle et infinie,
ou, comme on l'appelle souvent, l'être des êtres.
Au fond la cause et la substance sont une
seule et même chose : car on ne conçoit pas
plus un être dépourvu de toute force, de toute
efficacité, de tout moyen d'agir et de manifester
son existence, qu'on ne conçoit une cause qui
n'est pas. Être sans agir et agir sans être sont
deux idées également contradictoires. Cependant
il faut remarquer que l'idée de cause et, par
conséquent, de cause infinie, se présente plus
particulièrement à notre esprit quand nous agis-
sons, c'est-à-dire quand notre volonté se dirige
vers le dehors ; et l'idée de substance ou d'être
quand nous pensons, ou lorsque notre activité se
replie sur nous-mêmes dans le fait de la réflexion
et les opérations qui en dépendent. En effet,
quoique le principe de causalité soit un principe
universel, il n'y a cependant que l'exercice de
notre propre volonté qui puisse nous faire com-
prendre ce que c'est qu'agir, ou être cause ; mais
cette volonté bornée et impuissante ne tarde pas
à nous apparaître dans son insuffisance, c'est-à-
dire comme un simple effet ; et, convaincus que
rien ne peut exister dans l'effet qui ne soit d'une
manière essentielle et sous sa forme la plus ac-
complie dans la cause, nous arrivons nécessaire-
ment à la liberté infinie, considérée comme la
condition et la cause productrice de la liberté
humaine. De même, le principe de la substance,
qui s'applique sans exception à toutes les qua-
lités et à tous les phénomènes, à tous les modes
et à toutes les formes de l'existence, ne se mon-
tre distinctement à notre esprit que dans cet acte
particulier de la réflexion qu'on appelle le ju-
gement. C'est le jugement et, nous le répétons,
le jugement réfléchi, qui nous met en état de
discerner le sujet de ses attributs, c'est-à-dire
l'être de ses qualités, la substance Je ses phéno-
mènes, et nous force en même temps à reconnaî-
tre le lien nécessaire, le rapport universel qui
unit entre eux ces deux termes. 11 y a plus, sans
le jugemenl il ne peut y avoir en nous aucune
idée précise de l'être : car ce qui est véritable-
ment, selon nous, notre esprit ne se contente pas
de le concevoir, il est obligé de l'affirmerj et
affirmer n'est ce pas la même chose que juger?
Otez donc le jugement, il n'y a plus aucune dif-
INF!
— 797
INFI
férence pour nous entre le domaine cle la réalité
et celui de l'imagination, entre ce qui pourrait
être et ce qui est. Mais, comme nous venons de
le dire le jugement est un acte plus ou moins
réfléchi de notre intelligence; juger c'est pen-
ser- et. à la rigueur, on pourrait ramener la
pensée tout entière à cette seule opération ; il y
a donc un rapport naturel, une coïncidence né-
cessaire entre l'être et la pensée. C'est ce que
nous appelons la vérité, Or, puisqu'il y a un être
infini, il y a aussi une vérité infinie; et, s'il y a
une vérité infinie, il y a une intelligence infinie
pour la comprendre. D'oii nous viendrait sans
cela notre propre intelligence qui, incomplète et
défaillante comme elle l'est, ne saurait tenir son
existence d'elle-même? Comment admettre et
comment nous expliquer cette coïncidence de
notre pensée avec la nature des êtres, si elle
n'avait pas son fondement dans le principe de tout
ce qui est, ou si l'être infini n'était pas en même
temps l'infinie intelligence? Arrivé à ce résultat,
il faut bien se garder d'oublier par quel chemin
on y a été conduit. Ce qui nous découvre en
nous l'existence de la pensée et de ses rapports
avec les choses, ce n'est pas seulement un fait
de conscience, c'est un fait de réflexion, c'est-à-
dire la conscience unie à l'activité. L'intelligence
infinie dans laquelle nous sommes forces de
chercher l'origine et l'explication de la nôtre, ne
peut donc pas être une pensée abstraite, sans
conscience et sans efficace, comme celle que
Spinoza, par exemple, et ses modernes succes-
seurs ont donnée à Dieu; elle est l'esprit infini,
l'esprit vivant et tout-puissant qui se possède et
se sait en même temps qu'il anime, qu'il éclaire,
qu'il remplit de lui toute la création.
Ainsi, chacune des facultés et des opérations
que nous venons de passer en revue, la percep-
tion des sens, la conscience, le souvenir, la vo-
lonté, la réflexion, suppose nécessairement dans
notre esprit, sous une forme ou sous une autre,
la croyance à l'infini. Mais ce ne sont pas là tous
les éléments de la nature humaine : il y faut
ajouter le sentiment et l'imagination ; le senti-
ment, qu'il faut se garder de confondre avec les
sens; et l'imagination, qui, par son but, ses
résultats et les lois auxquelles elle est soumise,
diffère essentiellement des autres facultés de
l'intelligence. Le sentiment à sa plus haute ex-
pression, c'est l'amour ; et le but, l'aliment,
comme le principe de l'amour, c'est la perfec-
tion, c'est-à-dire le bien sans aucun mélange de
mal. Ce but, comme il est facile de s'en con-
vaincre, est, tout à fait le même que celui de la
liberté, et se confond en un sens avec le devoir;
mais, comme objet de l'amour ou du sentiment,
l'idée du bien, de la perfection, vient s'offrir à
nous d'une manière plus soudaine et plus irré-
sistible que comme la règle et la condition de
toute action libre. Or, n'est-il pas évident que
tout ce qui est fini est imparfait ; que tout ce
qui est fini est sujet au mal, et que le mal, s'il
n'est tout entier, comme on l'a dit, dans les
limites mêmes qui circonscrivent les facultés
de chaque créature, n'a du moins pas d'autre
origine? Le bien sans mélange, tel que le con-
çoit notre esprit lorsqu'il s'enquiert de la fin
dernière de ses actes, tel que le demande notre
âme dans ses plus constantes et ses plus vives
aspirations, n'est donc pas autre chose que l'in-
fini. Ce que nous disons du sentiment s'applique
d'une manière non moins évidente à l'imagina-
tion. L'objet propre de l'imagination c'est le beau,
comme l'objet propre de la réflexion c'est le vrai,
et celui de la liberté et de l'amour le bien.
Maintenant, soit qu'on cherche, sur les traces de
Platon, à confondre le beau avec le bien ; soit
que, à l'exemple de saint Augustin, il nous paraisse
être la même chose que l'unité et l'harmonie;
soit qu'avec des philosophes plus modernes nous
y voyions l'accord de l'idée et de l'expression,
de l'esprit et de la matière, ou les plus hautes
conceptions de la raison revêtues d'une forme
sensible, il est également nécessaire de lui donner
pour principe l'infini. 11 n'y a que l'infini, comme
nous venons de le démontrer, qui soit à l'abri
de l'imperfection et du mal. Il n'y a que l'infini
où la contradiction, la disproportion, la multi-
plicité ne puisse trouver aucune place, et qui
soit véritablement le modèle et la source de
toute harmonie et de toute unité. Enfin l'infini
n'est-il pas également ce que la raison peut
concevoir et ce que les formes de l'imagination
peuvent exprimer de plus élevé? Comme prin-
cipe de l'intelligence, n'est-il pas la source de
toutes les idées? comme cause universelle, n'est-
il pas l'auteur de tous les rapports qui existent
entre les idées et les choses, entre la raison et
les sens, entre l'esprit et la matière?
Nous voilà certains que notre esprit conçoit
l'infini, puisque sans lui il nous est impossible de
concevoir autre chose ni même de nous faire
une idée de nos propres facultés. Nous voilà cer-
tains que l'infini, loin d'être une abstraction,
comme l'école sensualiste a cherché à le faire
croire, est au contraire le fondement, le principe
et le type de toute réalité : il nous offre, sous les
noms du temps et de l'espace, la condition de la
durée et de la succession, de l'identité et de la
diversité, c'est-à-dire de toutes les formes possi-
bles de l'existence ; il est la cause absolument
libre et indépendante, l'être nécessaire^ et im-
muable, l'intelligence ou la pensée, la vérité, le
bien et le beau sans restriction ni mélange. Il
est tout cela à la fois, au même titre et au même
degré, c'est-à-dire absolument, sous peine de ne
pas être : car l'hypothèse de plusieurs infinis se
détruit elle-même ; plusieurs êtres qui ne sont
pas dans la relation dune cause à ses effets, se
limitent les uns les autres, ou ne sauraient tenir
la même place dans l'ordre général des existen-
ces, que si chacun d'eux était seul ; par consé-
quent, à tous les autres attributs que nous avons
donnés, à l'infini, il faut ajouter l'unité. Mais ces
attributs, ces caractères ou différents aspects de
l'infini, comme on voudra les appeler, ne sont
pas autre chose que les éléments mêmes ou les
notions fondamentales de notre raison : donc, la
raison est, à proprement parler, la faculté de
l'infini ; ou. ce qui revient au même, l'infini ne
répond pas a une idée déterminée de notre esprit,
à une conception unique et parfaitement dis-
tincte de toute autre; il est l'objet de la raison
tout entière, considérée dans sa plus haute unité
ou dans la synthèse rigoureuse de tous ses prin-
cipes. Supposez qu'on réussisse à supprimer les
notions de substance, de cause, de temps, d'es-
pace, du vrai, du beau, de l'unité ; vous donnez
raison à ceux qui regardent l'infini ou comme
un mot vide de sens, ou comme un acte arbi-
traire de la pensée, c'est-à-dire comme la multi-
plication du fini par lui-même. Supprimez main-
tenant l'infini, il est évident que vous ferez dis-
paraître du même coup la raison. On ne peut
donc imaginer rien de plus vain et de plus con-
tradictoire que de demander la connaissance de
l'infini, c'est-à-dire la connaissance de Dieu, a
une autre faculté que la raison.
Mais ici se présente naturellement laseconde
question que nous avons entrepris de résoudre :
Comment concilier cette faculté de l'infini avec
notre existence individuelle et linie? La con-
science et la raison, comme nous venons de le
démontrer, sont deux facultés inséparables et
IN FI
IN FI
qui se pénètrent mutuellement. On ne pense pas
sans savoir que l'on pense; on ne pense pas, non
plus, sans avoir un objet,' ou, ce qui revient au
même, sans supposer un rapport nécessaire entre
l'être et la pensée , et par conséquent sans admettre
quelque chose qui existe absolument, qui est abso-
lument vrai. Or, s'il est vrai que l'infini et le moi
nous sont donnés en même temps et au fond par
les mêmes facultés ; si l'infini tombe sous la raison
de la même manière que le moi sous la conscience,
de quel droit les regardons-nous comme deux
existences distinctes? En effet, le moi n'est pas
seulement l'objet, il est aussi le sujet de la con-
science; il est sujet et objet tout à la fois, il
se pense et s'aperçoit lui-même dans le fait du
sens intime : donc, l'infini devrait être considéré
de la même manière comme le sujet et l'objet
de la raison. Mais le sujet de la raison est le
même que le sujet de la conscience : donc, le
moi et l'infini ne seraient que deux aspects di-
vers de la même existence, deux modes diffé-
rents de la même pensée ; la pensée se dévelop-
pant dans des mesures diverses, ayant à différents
degrés la conscience d'elle-même, suffirait à
l'explication de tout ce qui est. Une autre objec-
tion vient se joindre à celle-ci : l'infini, avons-
nous dit, c'est ce qui ne souffre aucune limite,
sous quelque point de vue et à quelque titre que
ce soit. Or deux existences véritablement dis-
tinctes ne sont-elles pas par cela seul limitées
l'une par l'autre? Si donc le fini est autre chose
qu'un mode ou une simple limitation de l'infini,
l'infini n'existe pas. Telles sont les difficultés que
soulèvent la conception et l'existence simultanée
de ces deux choses. Ces difficultés ne sont pas
de notre invention : on les trouve dès le berceau
de la métaphysique; elles ont servi toutes deux
d'arguments au panthéisme ; mais la première a
plus particulièrement donné lieu au panthéisme
idéaliste, qui a sa plus haute expression dans
l'école allemande; la seconde au panthéisme
réaliste, dont Spinoza est le véritable chef. Nous
allons essayer de les résoudre l'une après l'au-
tre, sans nous occuper ici des systèmes qu'elles
ont fait naître.
S'il y avait une aperception de l'infini, comme
il y a une aperception du moi; ou si l'infini
tombait sous notre raison comme nous-mêmes et
nos propres manières d'être nous tombons sous
la conscience, c'est-à-dire sans restriction et
sans réserve, avec une évidence et une clarté
égale dans l'un et l'autre cas, il serait vrai de
dire que l'infini est tout entier dans la raison et
ne peut être que là; qu'il est tout à la fois le
sujet et l'objet de la raison, ou plutôt la raison
même sans aucun autre attribut ; la raison ayant
conscience de soi, l'idée dans son plus complet
développement. Mais les choses se passent-elles
de la sorte? Prenons un exemple: la raison me
donne l'idée d'une cause absolue, infinie, qui
n'a pas commencé et qui ne peut pas finir ; d'un
autre côté, je m'aperçois moi-même comme une
cause relative et finie, comme la cause de mes
propres actions. Que l'on m'interroge sur l'exis-
tence de ces deiu cuises, je répondrai que je
suis aussi certain de la première que de la se-
conde : car elles offrent toutes deux le plus haut
degré possible de certitude. Hais que l'on me
demande ce que je sais de leur nature, la re-
in,use sera bien différente. La môme aperception
de conscience qui m'apprend .pie je suis une
e. me fait connaître en quoi consiste celte
dite, me montre comment elle s'en
m'en découvre enfin toutes les propriétés a tou-
tes les conditions, .le chercherais en vain âme
faire une idée adéquate de la cause infin i
chercherais en vain 9 comprendre, circonscrit
comme je suis dans des limites infranchissables
comment sa puissance ineffable a multiplié les
êtres sans se diviser elle-même, comment elle
les a produits, comment elle prolonge leur exis-
tence et, en général, quels rapports elle conserve
avec eux. Tout ce que je sais, c'est qu'elle ne
peut pas être moindre que ses effets. Or, si
parmi ces effets ou parmi les caractères qui les
distinguent les uns des autres, parmi les attri-
buts des êtres finis, on rencontre la liberté et
l'intelligence, c'est qu'elle est elle-même un
principe libre et intelligent. Qu'est-ce donc que
nous apprend ici la raison ? Elle nous apprend
que tout ce qui a commencé, que tout ce qui est
limité et fini tire son existence, soit mediate-
ment, soit d'une manière immédiate, d'un prin-
cipe sans commencement, sans limite et sans
fin ; elle nous révèle, sous un rapport déter-
miné, celui de cause à effet, ou sous l'attribut
de la force, quelque chose qu'aucun rapport, ni
aucun attribut, ni aucune forme ne peut conte-
nir, une nature qui déborde toutes les facultés
de notre intelligence, et que par cela seul nous
sommes forcés de distinguer de la nôtre : car ce
qui est au-dessus de nous n'est pas nous; ce que
notre pensée est obligée de croire sans pouvoir
l'embrasser ni le comprendre, ne saurait être
cette pensée elle-même. On arrive à un résultat
tout à fait semblable pour chacun des autres
principes de la raison. Ainsi je ne me représente
pas plus clairement, je ne perçois et ne com-
prends pas mieux l'infini sous l'idée de sub-
stance que sous celle de cause; je crois seule-
ment, d'une foi inséparable de l'idée elle-même,
et nécessaire, universelle comme elle, qu'au-
dessus de toutes les existences que nous connais-
sons et que notre imagination peut nous repré-
senter il y en a une qu'aucune science ni au-
cune faculté humaine ne saurait atteindre. Ce
que j'aperçois de plus positif et de plus clair
sous les notions de temps et d'espace, c'est qu'au-
cune existence finie ni aucun mode général de
l'existence, soit la simultanéité, soit la succes-
sion, soit l'étendue, soit la durée, ne peuvent
être conçus sans l'infini ; c'est que l'infini est
non-seulement la cause déterminante, le prin-
cipe actif de ce qui est, mais la condition de ce
qui est possible. En effet, pour que notre esprit
puisse concevoir l'œuvre de la création, il ne
suffit pas que nous ayons l'idée d'une cause su-
prême et absolument nécessaire, il faut encore
qu'en regardant du côté des choses, elles nous
apparaissent comme possibles en elles-mêmes
et susceptibles de se coordonner les unes avec
les autres, quels qu'en soient la nature et le
nombre. Or, le temps n'est pas autre chose que
la possibilité infinie, inépuisable des successions,
l'espace la possibilité infinie, inépuisable des
coexistences. Ce sont là deux nouveaux aspects
de l'infini que l'on chercherait vainement à faire
sortir des idées de cause et de substance; mais
sans eux les idées de cause et de substance
demeureraient incomplètes dans notre esprit,
puisque nous ne concevrions pas dans quelle
étendue elles peuvent se manifester. C'est en
tant qu'il possède en lui le pouvoir de réaliser
ces deux possibles^ et que ce pouvoir a sa source
dans une perfection actuelle, non successive,
comme l'ont imaginé la plupart des apologistes
du panthéisme, que Dieu nous apparaît sous le
double attribut de l'immensité et de l'éternité.
Il faut donc se garder de confondre, à l'exe
•l Clarke, l'immensité avec l'espace et l'éternité
avec le temps. Le temps et l'espace ne s'appli
quent qu'à la création, c'est à dire à ce qui est
multiple el sur ernité et l'immensité
expriment la perfection actuelle, l'unité indivi
IN FI
— 799
IN FI
sible et l'indépendance absolue du créateur ; ils
m'apprennent qu'il n'a pas besoin de la nature,
mais que la nature a besoin de lui. Enfin, quand
cette même existence qui n'admet ni limite, ni
succession, ni partage; vient s'offrir à moi
comme le but où aspirent, sans pouvoir y at-
teindre, mon intelligence, ma volonté et mon
imagination, j'ai alors les idées du vrai, du bien
et du beau ; et ces idées, comme les précéden-
tes, me forcent à étendre le domaine de la réa-
lité au delà des bornes de ma conscience, c'est-à-
dire de ma pensée.
I! y a ainsi deux éléments à distinguer dans
la raison: les points de vue divers ou les formes
invariables sous lesquelles le principe des choses
vient s'offrir à notre esprit, c'est-à-dire les
idées; et la croyance naturelle, inébranlable
que ces idées, soit qu'on les considère isolément.,
soit qu'on les embrasse dans leur ensemble, n'é-
puisent pas la réalité et ne sauraient la contenir
ni l'exprimer tout entière. Sans les premières
il est évident que l'infini nous serait complète-
ment étranger et inaccessible : car on ne connaît
et l'on ne croit que ce que l'on conçoit, ou ce
qui tombe sous une forme et dans une mesure
quelconque sous notre intelligence. Sans la se-
conde, l'infini, et avec lui toute existence, se ré-
duirait aux proportions de notre pensée, ou plu-
tôt serait notre pensée même : car nos idées
n'auraient plus d'objet distinct de leur propre
essence ; on se trouverait alors dans la nécessité
de choisir entre l'idéalisme sceptique de Kant
ou l'idéalisme absolu de Hegel. Mais on deman-
dera si cette croyance ou cette foi naturelle,
comme on voudra l'appeler, n'est pas, comme le
sentiment, un fait variable et personnel. Com-
ment cela pourrait-il être, si elle ne s'applique
qu'à des idées universelles et nécessaires, ou si
hors de ces idées elle ne peut pas même trouver
çlace dans l'âme humaine? Or, puisque ces deux
éléments, s'il est permis de les appeler ainsi, la
foi et les idées, la foi dans l'infini, et les formes
sous lesquelles l'infini se manifeste, sont abso-
lument inséparables et ne se distinguent, aux
yeux de la réflexion, que comms deux faces di-
verses d'une seule faculté; la raison, en faisant
briller en nous la lumière, nous force à cher-
cher au-dessus de nous le foyer dont elle émane,
et nous met en communication immédiate avec
un objet supérieur à elle-même. C'est le cas de
dire avec l'Apôtre (Évang. S. Jean, ch. i, v. 4) :
Et lux in tenebris luc.et, et tenebrœ eam non
comprehenderunt. La raison n'est donc pas le
dernier terme des choses: la raison n'est pas
Dieu ; mais elle est la parole de Dieu, sa pa-
role vivante et directe, le lien inévitable par
lequel il reste uni à l'âme humaine, sans l'ab-
sorber en lui ni se confondre avec elle.
Mais col i même n'est-il pas impossible, ou n'y
a-t-il pas une contradiction manifeste à regarder
le fini comme une existence distincte de l'infini,
c'est-à-dire comme une limite que celui-ci ne
peut franchir ? Après tout ce que nous avons dit
sur le caractère général et sur chacun des prin-
cipes de la raison, cette difficulté, malgré l'ap-
parence de rigueur qu'elle présente, n'a pas le
moindre fondement. En effet, pour enlever aux
choses finies toute existence propre, toute valeur
et toute puissance distinctes, il faut qu'on les
considère ou comme de simples délimitations,
en termes plus clairs, comme des portions dé-
terminées, ou comme des modes de l'infini. Dans
le premier cas l'infini nous représente une quan-
tité, c'est-à-dire la somme ou la totalité de l'exis-
tence ; dans le second, il se confond tout entier
'ion de substance, sans laisser la moin-
dre prise à un autre principe. Quelles que soient
les images dont il aime à se servir ; qu'il nous
parle d'émanation, d'irradiation, d'écoulement, de
procès dialectique, le panthéisme n'a que le choix
entre ces deux hypothèses, s'il n'aime mieux les
réunir. Eh bien, elles sont insoutenables l'une
et l'autre. D'abord quantité et infini sont deux
termes qui s'excluent absolument. Une quantité
peut augmenter ou diminuer indéfiniment ; elle
n'est jamais infinie. Si petite ou si grande qu'on
la suppose, elle n'est pas la plus petite ou la
plus grande qui soit possible ; elle n'offre donc
jamais rien ni d'immuable ni d'absolu. L'infini,
au contraire, n'augmente ni ne diminue; on n'y
peut rien ajouter, on n'en peut rien retrancher;
et, comme nous l'avons remarqué plus haut à
propos de la différence de l'éternité et du temps,
de l'immensité et de l'espace, il n'admet ni suc-
cession ni mesure; il est à la fois et indivisible-
ment tout ce qu'il est, ou il n'est pas. Aussi rien
de plus chimérique et de plus vain que ces théo-
gonies métaphysiques où l'on nous montre un
dieu qui n'est jamais, mais qui devient tou-
jours, et que l'on peut à peine arrêter au pas-
sage à travers ses évolutions sans fin. 11 n'est pas
plus vrai que ce que nous savons de l'infini se
renferme tout entier dans la notion d'être ou de
substance, et que la nature et l'humanité, les
âmes et les corps, ne soient que les accidents
fugitifs d'une substance unique, ou des qualités
diverses d'un seul être. La notion de substance,
comme nous l'avons démontré, ne peut pas se
séparer de la notion de cause. Nous ne conce-
vons pas comme principe des choses un être ab-
strait, qui n'est rien, qui ne fait rien, qui ne
peut ni penser, ni vouloir, ni agir. Or, la relation
vivante d'une cause et de ses effets, d'une force
intelligente et des résultats produits par elle,
nous offre une autre idée que le rapport abstrait
de l'être à ses qualités, ou d'un tout à ses par-
ties. La cause est une chose, l'effet une autre ;
et plus il y a de force, de vertu, de valeur dans
l'effet, plus il y en a dans la cause : par consé-
quent, plus il y a de liberté dans l'homme et de
puissance effective dans la nature, plus claire-
ment nous apparaît en Dieu la majesté de l'in-
fini. Veut-on aller plus loin et savoir comment
la relation même de cause à effet est possible,
ou comment la cause infinie a produit tout ce
que nous voyons? On poursuivra alors une vaine
chimère, car nous ne pouvons pas nous élever
au-dessus de la raison et au-dessus de l'expé-
rience. La raison et l'expérience, en nous mon-
trant ce qui est, nous font comprendre en même
temps ce qui est possible. Or, l'une nous révèle
l'existence de rinfhii, non-seulement comme
substance, mais comme cause, et par cela même
comme cause intelligente et libre; l'autre nous
découvre notre propre existence comme être
fini et libre à la fois, comme être distinct, et
non comme attribut d'un être universel. Si l'ex-
périence ne nous montrait en nous le sentiment,
la perception, la volonté, la mémoire et hors de
nous la génération, la vie, l'attraction, suppose-
rions-nous que ces choses fussent possibles?
L'existence d'un être fini comme œuvre d'une
cause infinie n'est pas plus difficile à concevoir.
Il est donc également faux de dire que nous
connaissons l'infini comme nous nous connaissons
nous-mêmes, comme nous connaissons la nature
ou notre propre intelligence, et qu'il est absolu-
ment incompréhensible pour nous. Nous savons
qu'il existe, et que rien n'existerait ni ne pourrait
être conçu sans lui; nous savons qu'il a pour
attributs l'unité, l'éternité, la toute-puissance, la
pensée, la liberté, la perfection, et qu'il ne serait
pas du tout s'il n'était pas tout cela à la fois,
éternellement, sans division et sans intervalle;
INFI
800 —
INST
mais enfermés dans les limites de notre nature,
qui s'étendent nécessairement à notre raison,
nous ne pouvons pas nous substituer à lui, ou
nous transformer en lui, pour sonder l'abîme de
sa conscience, goûter sa béatitude, voir ce qui
est présent à sa pensée, contempler à leur source
les splendeurs qui illuminent notre âme et le
monde extérieur. Nous nous arrêtons ici : car
tout ce que nous pourrions dire sur ce sujet ne
vaudrait pas la page éloquente que nous allons
mettre sous les yeux de nos lecteurs.
« Oui, Dieu est vraiment infini, et par là en
effet l'incompréhensibilité lui appartient ; mais
il faut bien entendre dans quel sens et dans
quelle mesure. Disons d'abord que Dieu n'est
point absolument incompréhensible, par cette
raison manifeste qu'étant la cause de cet univers
il y passe et s'y réfléchit, comme la cause dans
l'effet : par là nous le connaissons. «Les cieux
«racontent sa gloire, » et «depuis la création.
« ses vertus invisibles sont rendues visibles dans
« ses ouvrages; » sa puissance dans les milliers de
mondes semés dans les déserts animés de l'espace ;
son intelligence dans leurs lois harmonieuses:
enfin ce qu'il y a en lui de plus auguste, dans
les sentiments de vertu, de sainteté et d'amour
que contient le cœur de l'homme. Et il faut bien
que Dieu ne nous soit point incompréhensible,
puisque toutes les nations s'entretiennent de
Dieu depuis le premier jour de la vie actuelle
de l'humanité. Dieu donc, comme cause de
l'univers, s'y révèle pour nous; mais Dieu n'est
pas seulement la cause de l'univers, il en est la
cause parfaite et infinie, possédant en soi, non
pas une perfection relative qui n'est qu'un degré
d'imperfection, mais une perfection absolue, une
infinitude qui n'est pas seulement le fini multi-
plié par lui-même en des proportions que l'esprit
humain peut toujours accroître, mais une infi-
nitude vraie, c'est-à-dire l'absolue négation de
toutes bornes dans toutes les puissances de son
être. Dès lors, il répugne qu'un effet indéfini
exprime adéquatement une cause infinie; û ré-
pugne donc que nous puissions connaître absolu-
ment Dieu par le monde et par l'homme, car
Dieu n'y est pas tout entier. Songez-y : pour
comprendre absolument l'infini, il faut le com-
prendre infiniment, et cela nous est interdit ;
Dieu, tout en se manifestant, retient quelque
chose en soi que nulle chose finie ne peut ab-
solument manifester ni. par conséquent, nous
permettre de comprendre absolument. 11 reste
donc en Dieu, malgré l'univers et l'homme,
quelque chose d'inconnu, d'impénétrable, d'in-
compréhensible. Par delà ces incommensurables
espaces de l'univers, et sous toutes les profon-
deurs de l'âme humaine, Dieu nous échappe
dans cette inlinilude inépuisable d'où sa puis-
sance infinie peut tirer sans fin de nouveaux
mondes, du nouveaux êtres, de nouvelles ma-
nifestations qui ne l'épuiseraient pas plus que
toutes les autres. Dieu nous est par là incompré-
hensible; mais cette incompréhensibilité même,
nous en avons une idée nette et précise, car nous
avons l'idée la plus précise de l'inlinitude. Et
cette idée n'est pas en nous un raffinement mé-
pie; c'est une conception simple et pri-
mitive, qui nous éclaire dis notre entrée en ce
monde, lumineuse et obscure tout en
expliquant tout et n'étant expliquée par rien,
parce qu'elle noua porte d'abord an faite el à la
limite de toute explication. Quelque chose d'inex-
à la pensée, voilà où tend 1 1
elle môme; l'être infini, voilà le pri
saire de tous les êtres relatifs et finis. La
n'explique pas l'Inexplicable, elle le conçoit. Elle
1 •" i eul c imprcndrc d'une manière absolue l'in-
finitude; mais elle la comprend en quelque
degré dans ses manifestations indéfinies qui la
découvrent et qui la voilent; et de plus, comme
on l'a dit, elle la comprend en tant qu'incom-
préhensible. C'est donc une égale erreur de dé-
clarer Dieu absolument compréhensible. II est
l'un et l'autre, invisible et présent, répandu et
retiré en lui-même, dans le monde et hors du
monde, si familier et si intime à ses créatures
qu'on le voit en ouvrant les yeux, qu'on le sent
en sentant battre son cœur, et en même temps
inaccessible dans son impénétrable majesté, mêlé
à tout et séparé de tout, se manifestant dans la
vie universelle et y trahissant à peine une ombre
éphémère de son essence éternelle, se commu-
niquant sans cesse et demeurant incommuni-
cable, à la fois le Dieu vivant et le Dieu caché,
Deus vivus et Deus absconditus. » (Cousin, His-
toire de la Philosophie morale au xvme siècle.
Ecole écossaise.)
INFLUX PHYSIQUE {Influxus physicus).
On admettait généralement dans les écoles du
moyen âge que l'âme exerce sur le corps une
action naturelle effective et directe et non une
influence seulement indirecte et idéale, comme
le prétendirent plus tard Malebranche et Leibniz.
C'est à cette simple opinion que l'on donne
quelquefois la dénomination pompeuse de Sys-
tème de l'Influx physique.
Voy. Euler, XIV" Lettre à une princesse d'Al-
lemagne. X.
INSTINCT. Si l'on s'en rapporte à l'étymo-
logie de ce mot ( 5Ev, dedans, truÇeiv, piquer),
l'instinct est une excitation intérieure qui dé-
termine l'animal ou l'homme à certains actes,
sans participation de l'intelligence ou de la vo-
lonté. Telle est en effet l'idée qu'on se fait gé-
néralement de l'instinct, car on l'oppose dans le
langage ordinaire à l'intelligence et à l'habitude
et on le distingue aussi des forces de la nature
qui agissent sur la matière brute ou organisée.
Mais c'est précisément une question d'un grave
intérêt et vivement controversée, que de savoir
si tel est bien l'instinct, si le langage populaire
n'a pas tort .d'en faire une force distincte de
toutes les puissances précédemment nommées.
L'histoire de la philosophie offre justement trois
doctrines différentes, toutes trois soutenues
par des autorités considérables, qui confondent
l'instinct, l'une avec un pur mécanisme, une
autre avec l'intelligence ou la raison, une
dernière avec l'habitude. A ces trois doctrines
s'ajoute et s'oppose l'opinion vulgiire qui a donne
à l'instinct son nom et qui compte aussi dans la
science de nombreux et illustres défenseurs.
La première doctrine est celle de Descaries et
des cartésiens, c'est la conséquence nécessaire
de l'hypothèse des animaux -machines. Si les
bêtes n'ont point d'âme, l'instinct ne peut être
ni l'intelligence, ni l'habitude, ni aucune autre
puissance résidant dans une âme ou agissant
sur une âme. Un des motifs les plus puissants
qui conduisit Des artes à l'hypothèse de l'au-
tomatisme des bêtes fut une très-judicieuse ap-
préciation de certains caractères de leurs actes
instinctifs. 11 y remarquait une industrie telle-
ment merveilleuse, sûre, délicate et prime-sau-
tière, qu'il en concluait justement que l'intel-
ligence ne saurait agir avec tant de précision,
et, gratuitement cette fois, qu'une machine seule
pouvait fonctionner avec cette régularité et cette
raison apparente; surtout quand il rapprochait
dans les mêmes animaux ces actes si Lien me-
rles tout différents, attestant un
i i omplet île raison. Les idées de BufTon sur
PinslincI diffèrent naturellement assez peu de
di D ! tes, puisque son hypothèse des
IINST
— 801 -
INST
ébranlements organiques n'est guère différente de
celle des esprits animaux. Naturellement aussi
cette théorie de l'instinct ne vaut exactement que
ce que vaut l'automatisme lui-même dont elle est
la conséquence.
Une seconde doctrine confond l'instinct avec
l'intelligence, sinon même avec la raison; c'est
celle que soutiennent jusque dans ses excès
Rorarius (auteur d'un traité intitulé : Quod
animalia brûla sœpe ratione utantur melius
homine), le sceptique Montaigne; en se moquant
sans doute, et avec plus de modération Réaumur
et G. Leroy. Esse apibus divinœ particulam
aurœ, dit le poëte ancien en admiration devant
les travaux des abeilles. Cette doctrine, quand
elle ne se réfute pas d'elle-même par son exagé-
ration, n'établit aucune différence d'origine entre
les actions que produisent en foule les derniers
des animaux, les insectes, dent la perfection
même faisait croire à Descartes qu'elles ne
pouvaient être accomplies que par des machines,
et ces actes plus imparfaits, moins précis, plus
généraux dont presque seuls sont capables les
animaux supérieurs. Réaumur attribue par exem-
ple la prévoyance aux abeilles et G. Leroy la
réflexion aux bêtes en général.
La troisième doctrine qui confond l'instinct
avec l'habitude est celle de LocKe et surtout de
Condillac; modifiée, corrigée, fortifiée, elle
compte aujûurd*hui encore de nombreux défen-
seurs. L'opinion de Condillac se résume nettement
dans ces mots : « L'instinct n'est que l'habitude
privée de réflexion. » La réflexion, dit-il, préside
à la naissance des habitudes, mais, à mesure
qu'elles se fortifient, elle s'en retire peu à peu
et finit par disparaître complètement. C'est le
contre-pied du vieil adage : Consuetudo est altéra
natura. Ici l'instinct qui passe généralement
pour naturel, en un mot, la nature, dérive de
l'habitude. A cette doctrine on oppose que les
insectes, qui n'ont pas connu leurs parents et
qui naissent le plus souvent sous une autre forme
et avec d'autres besoins qu'eux, exécutent leurs
travaux dès le premier jour avec la même per-
fection et n'ont pu en acquérir l'habitude ni par
leur propre expérience, ni par imitation. Mais
Pascal demandait déjà si ce qu'on appelle nature
ne serait pas une primitive et antique accoutu-
mance contractée dans le long cours des siècles.
Bon chien chasse de race, dit encore un proverbe.
Les partisans de cette doctrine répondent en effet
que l'instinct est bien le résultat d'une habitude
acquise, non pas par chaque individu, mais par
toute la suite des générations d'une même e-pèce.
Si on leur objecte qu'à ce compte chaque gé-
nération devrait augmenter le patrimoine et
transmettre par héritage des habitudes plus
parfaites, ce que contredit l'invariabilité des
mœurs des animaux depuis Aristote et Pline,
ils répondent que ce perfectionnement ne s'ac-
complit qu'avec une extrême lenteur, et que s'il
est des espèces réellement stationnaires, c'est
qu'elles ont dû atteindre les limites du progrès
dont elles sont capables. En définitive c'est
encore l'intelligence qui dans cette théorie est
le principe de l'instinct, puisqu'elle est celui de
l'habitude.
La doctrine qui définit l'instinct selon le sens
étymologique, en le distinguant à la fois et de
l'intelligence et de l'habitude, est représentée
glorieusement dans la science par Frédéric Cu-
vier et M. Flourens. Comparant l'intelligence et
l'instinct, ils donnent pour caractères distinefifs
de l'une et de l'autre que, dans l'instinct, tout
est aveugle, nécessaire, invariable, particulici •
que tout, dans l'intelligence, est électif, condi-
tionnel, modifiable, général. Le castor bâtit sa
DICT. PUILOS.
cabane par instinct, poussé par une force irré-
sistible et constante, agissant toujours de la
même manière, et alors même qu'il est placé
dans des conditions où elle lui est inutile; et
cette industrie admirable, il ne la peut déployer
que pour bâtir. Ce n'est pas à dire que cette
doctrine refuse aux bêtes l'intelligence; elle la
leur accorde au contraire dans des proportions
qui varient selon les espèces, mais comme une
faculté qui s'ajoute à l'instinct sans se confondre
avec lui. Si c'est à l'instinct par exemple qu'elle
rapporte, avec l'architecture du castor, l'acte du
chien qui enfouit dans la terre les restes de son
repas, c'est à l'intelligence qu'elle attribue les
actions variables, individuelles et pour ainsi dire
personnelles de ce même chien, du singe ou de
l'éléphant. M. Flourens établit même comme une
loi dont Fr. Cuvier avait posé les principaux
faits, que l'instinct et l'intelligence sont, dans
les animaux, en raison inverse l'un de l'autre,
que les animaux qui ont les instincts les plus
développés sont précisément les moins intelli-
gents, par exemple, les abeilles, les araignées
ou les castors, que les plus intelligents ont au
contraire les instincts les moins prononcés, sans
excepter de cette loi l'homme lui-même, chez
qui l'intelligence atteint le degré suprême, la
raison, et qui n'a que de vagues et rares instincts.
Comparant l'habitude et l'instinct, Fr. Cuvier
reconnaît que, dans les actes d'habitude comme
dans les actions instinctives, il existe une telle
dépendance entre les besoins et les organes, que
l'acte suit immédiatement le besoin, sans l'in-
tervention de l'intelligence pour commander ou
combiner les mouvements. Mais, tandis que cette
dépendance provient, dans l'habitude, de la re-
traite d'abord insensible, puis définitive, de l'in-
telligence qui a commencé par intervenir, elle
est naturelle et primitive dans l'instinct.
Quand on confond l'instinct avec l'intelligence
ou avec l'habitude, il n'y a pas lieu de se de-
mander quels sont les instincts chez l'homme.
Mais c'est une question toute naturelle quand
on fait de l'instinct une puissance spéciale. C'est
encore une question de savoir si les instincts ne
se rapportent qu'aux actes qui ont pour fin la
conservation de la vie et la propagation de
l'espèce, ou si l'homme a des instincts dans
l'ordre moral. La solution de la première question
dépend nécessairement de celle qu'on donne à
la seconde. Il est des philosophes qui prétendent
que l'instinct n'a rapport qu'à la vie organique
et réduisent à un très-petit nombre les instincts '
de l'homme. On cite par exemple l'instinct de
la succion, de la déglutition, de la conservation.
Si courte que l'on fasse cette liste, elle est
toujours assez mal déterminée. 11 en est qui
introduisent l'instinct dans la sensibilité morale
et même dans l'intelligence, entre autres Th. Reid
et M. A. Garnier. Ainsi le premier reconnaît un
instinct de la croyance et la second trouve dans
un instinct particulier le principe de tous les
actes moraux que l'homme accomplit plus tard
avec réflexion. Selon cette manière de voir, les
instincts de l'homme sont innombrables, et le
mot instinctif devient synonyme de spontané.
Partout où la réflexion n'intervient pas, à moins
qu'il ne s'agisse d'un fait d'habitude, l'acte devrait
être rapporté à l'instinct; et, comme la réflexion
ne commence rien, comme un acte a toujours
été spontané avant d'être accompli avec réflexion,
il s'ensuit qu'il y aurait un instinct à l'origine
de toutes les manifestations de l'activité de l'âme.
On pourra consulter : Descartes, Discours de
la Méthode, ô" partie; — Buffon, Discours sur
la nature des animaux; — Montaigne, Apologie
de liaimond de Sebonde ; — Réaumur, Mémoires
r»i
Ils TE
— 802 —
IN TE
pour servir à Vhisloire des insectes; — G. Leroy,
Lettres philosophiques sur l'intelligence et la per-
fectibilité des animaux, Paris, 1802 ; — Condiilac,
Traité des animaux ; — Reimarus, Observations
physiques et morales sur l'instinct des animaux,
traduites en français par Rensanne de la Tache, Pa-
ns,1870, 2 vol. in-12 ; — Th. Reid, ///■-' Essai sur les
facultés actives del homme; — J. J. Virey, Histoire
des mœurs et de l'instinct des animaux, Paris,
1822, 2 vol. in-8; — article Instinct dans le Dic-
tionnaire des Sciences médicales; — Fr. Cuvier,
article Instinct dans le Dictionnaire des Sciences
naturelles; — Ad. Garnier, Traité des facultés
de rame, Paris, 1865, 3 vol. in-18; — Fr. Cuvier,
Histoire naturelle des mammifères, Paris, 1818-
1837, 70 livr. in-f°; — De l'instinct des animaux
(article du Dictionnaire des Sciences naturelles.
1822); — Examen de quelques observations de
M. Dugald Sleivart, et autres opuscules insérés
dans les Mémoires au Muséum; — Flourens. de
l'Instinct cl del intelligence des animaux, Paris,
1845, in-18; — Joly, V Instinct, ses rapports avec
la vie et l'intelligence, 2° édition, in-8. Paris,
1874. A. L.
INTELLIGENCE. L'intelligence est une des
facultés principales de l'âme humaine; c'est celle
par laquelle l'homme connaît les choses. Ce que
c'est que connaître et ce que c'est qu'intel-
ligence, personne ne l'ignore, puisque tout le
monde connaît et pense en effet. Il ne faut donc
pas demander une définition de ces termes ;
aucune définition ne saurait suppléer l'expérience
que chacun fait en soi de la pensée, et la plus
savante nous éclairerait moins que le plus petit
des exemples. Les faits se montrent; ils ne se
définissent pas.
Or, les faits par lesquels se manifeste l'intel-
ligence, réunis par un commun caractère qui
permet de les réduire en un genre, de les ap-
peler du même nom et de les attribuer à une
faculté unique, sont cependant de diverses sortes.
Nous trouvons en nous plusieurs espèces de
pensées; et autant il y en a, autant il faut re-
connaître de façons diverses d'opérer pour l'es-
prit, ou, en d'autres termes, de facultés intel-
lectuelles. Séparées dans nos classifications, ces
facultés concourent presque toujours dans le tra-
vail de l'esprit. D'une autre part, quoique mêlées
dans la simultanéité de la vie et par une conti-
nuelle réciprocité de services, nos facultés in-
tellectuelles ne se confondent pas cependant.
Bien qu'elles ne soient que les manifestations
variées d'une faculté unique et simple au fond,
la diversité réelle de leurs objets, de leurs opé-
rations et de leurs produits, permet qu'on les dé-
crive chacune à part, et la clarté l'exige. Il ne
s'agit ici que d'en donner la liste et le signale-
ment, en marquant leurs rapports de dépendance
et de succe i' m.
L'homme est placé au milieu d'un monde au-
quel sa condition présente le lie par d'inévitables
orts. Entouré de corps de toutes parts, et at-
taché Lui-même à un corps dont il partage ou res-
sent tous les étal ., il subit à chaque instant.
parle sien, les atteintes des autres, el il rend
aux autres corps, par l'intermédiaire du sien,
l'action qu'il en reçoit. C'est dans ce commerce
jjvec la nature, auquel il ne p< u i lire,
qu'il trouve les plus ordinaii de ses
travaux et doses luii qui l'envi-
ronne, il la connaît par cette
me la perception extérieure, ou les sens.
Dana son acception vulgaire, le term - de
ne à la l'ois cinq orgac
l'appareil nerveux qui i : 9 chacun d'eux,
«t la capacité qui esl r di-
verses sortes de el de COUD
à propos de l'action des objets du dehors sur ces
organes. Dans son acception philosophique, le
mot sens désigne exclusivement cette dernière
capacité. Quant à la structure de l'organe, quant
à l'impression qui se fait sur lui et est portée
par les nerfs jusqu'au cerveau, cela est entiè-
rement du ressort de la physiologie. Les sen-
sations et les notions qui résultent en nous de
l'action des objets matériels sont elles-mêmes,
abstraction faite de la distinction des organes,
très-diverses : elles n'ont de commun que l'unité
de la conscience en laquelle elles se réunissent,
en sorte que, à ne les considérer qu'en eux-
mêmes, on pourrait regarder les cinq sens par
lesquels nous les obtenons comme cinq facultés
distinctes. Mais la concomitance habituelle des
données de chaque sens avec celles des autres
nous apprend et nous oblige à rapporter aux
mêmes objets les qualités que, directement ou
indirectement, elles nous manifestent; et cette
unité, en quelque sorte objective, nous autorise
à son tour à confondre les cinq sens sous le titre
commun de perception extérieure.
Par les sens, je n'ai l'expérience que de ce
qui leur est actuellement soumis et immédia-
tement présent; la perception ne s'étend pas
au delà de l'instant dans lequel elle s'opère. Or,
connaître seulement ainsi, ce serait presque ne
connaître pas. Que ferais-je, en effet, de mes
connaissances, si elles s'évanouissaient sans re-
tour à mesure que je les acquiers? Autant vau-
drait ne les pas acquérir. Les choses que j'aurais
perçues le plus souvent me seraient toujours
nouvelles; il me faudrait recommencer sans
cesse, et sans avancer jamais, l'acquisition de
mes idées les plus anciennes. Outre la puissance
d'acquérir, l'homme a le pouvoir de garder et
de ressaisir, dans l'occasion, les connaissances
déjà obtenues; et cette puissance de reproduire,
en l'absence des objets, les résultats de l'expé-
rience sous la forme du souvenir, c'est la mé-
moire. Nous la signalons ici par son caractère
le plus extérieur et par son nom le plus connu.
Mais une étude attentive de la mémoire fait dé-
couvrir qu'elle n'est qu'une variété d'un fait
plus général qui, dans la langue psychologique,
porte un nom particulier : ce fait est la con-
ception. Pour me rappeler en effet un objet
que j'ai connu, il frut deux choses : d'une
part , que l'idée de cet objet se retrace à
ma pensée; d'autre part, que je reconnaisse
cette idée, que j'aperçoive qu'elle n'est pas nou-
velle. J.e souvenir suppose invariablement la
conception ou représentation mentale de l'objet
qu'on se rappelle; mais la conception n'engendre
pas toujours le souvenir. Par exemple, je con-
çois tous les mots que j'écris, à mesure que le
mouvement de ma pensée me les suggère, et je
sais bien que je ne les invente pas; mais je ne
m'arrête pas à les reconnaître expressément; je
n'en rattache l'idée à aucune époque précise de
ma vie passée; je les conçois et c'est tout ; et
quand les mots me viennent ainsi, je ne dis pas
que je m'en souviens. Quelquefois c'est une
phrase entière qui me revienl à la pensée; je
l'ai lue quelque part; mais, ne La reconnaissant
pas, je l'écris comme si elle était de moi : cela
s'appelle alors une réminiscence. Mais quel-
quefois aussi c'est réellement que j'assemble
ilans un ordre nouveau les idées el les mots que
je conçois, et l'on nomme cela plus ordinai-
rement imaginer : c'est ainsi qui s un
hippogriffe, que j'imagine une sirène, que je me
figure un palais plus magnifique que tous ceux
qui existent, ou
.i'.,i l'air, en effet, de créi r; au vrai je ne
qu embler des conceptions : le tout est nou-
INTE
— 803 —
INTE
▼eau • les éléments ne le sont pas. On trouverait,
dans'les conceptions géométriques, un autre
exemple tout aussi réel et plus sérieux, de ce
genre de créations, que le langage attribue à
l'imagination. Il y a donc de pures et simples
conceptions : il y en a que l'esprit reconnaît, ce
sont des souvenirs; et d'autres qu'il ne reconnaît
pas, bien qu'elles reproduisent des perceptions
anciennes, ce sont des réminiscences; il y en a
qu'il sait nouvelles, qu'il imagine et crée en
quelque sorte. Au fond de tous ces actes de l'es-
prit, diversement nommés, est toujours la con-
ception, qui reproduit l'expérience ; elle est
accompagnée, selon les cas, de telle ou telle
circonstance, et la mémoire, la réminiscence,
l'imagination n'en sont chacune qu'un cas par-
ticulier.
Avec l'expérience et la mémoire, je connais le
présent et une certaine partie du passé. Mais
cela ne me suffit pas encore. J'ignore tout à fait
l'avenir, et, par conséquent, l'expérience est
toujours à retaire. Je sais que le feu brûle au-
jourd'hui, parce que j'en approche les doigts; je
sais qu'il brûlait hier; mais je ne puis dire s'il
brûlera demain. Ainsi de tout. Dans cette igno-
rance de ce que je dois attendre, de ce que je
puis craindre ou espérer des objets, comment
me conduire? Ma connaissance est trop bornée
dans le temps, et elle l'est trop aussi dans l'es-
pace : car je ne sais rien, non plus, ni des pro-
Eriétés, ni même de l'existence de cette innom-
rable multitude d'objets que n'a pas atteints
mon expérience. A cette insuffisance supplée
Vinduction, qui me rend capable de conclure du
passé l'avenir, du peu d'objets que je connais,
les propriétés de presque tous ceux que je ne
connais pas ; et, comme c'est par une sorte de
transport de ce que je vois à ce qui m'échappe
que j'étends ainsi le cercle de l'expérience, on
appelle cela inférer ou induire. Qu'il y ait, du
reste, dans l'esprit des notions qui dépassent
l'expérience et qui la débordent en quelque
sorte de toutes parts, c'est ce qu'un seul exemple
établira suffisamment. J'ai éprouvé plusieurs
fois qu'un corps porté à une certaine hauteur
tombe vers la terre, s'il cesse d'être soutenu.
J'en ai conclu que la terre attire les corps, et
qu'elle a cette puissance, non pas seulement
dans le temps que j'en observe les effets, mais
en tout temps ; qu'elle l'a exercée de la même
façon, depuis qu'il y a des corps ; qu'elle conti-
nuera de l'exercer encore, tant qu'il y aura de
la matière, non pas seulement dans les lieux que
mon expérience embrasse, mais en tous lieux
et sur tous les peints, depuis un pôle jusqu'à
l'autre. Avec un peu d'instruction, j'étends même
au delà de cette terre le pouvoir attractif de la
matière. Je pense que le soleil l'exerce sur notre
globe, comme celui-ci sur la lune, et que tous
les corps célestes s'attirent mutuellement en
vertu de la même propriété qui fait tomber une
pierre. Je vais enfin jusqu'au possible, et je
me figure que si de la matière était nouvel-
lement créée quelque part, elle posséderait la
même puissance d'universelle attraction. Ajoutez
que je transporte à toute la matière, en tout
temps et en tous lieux, avec la propriété décou-
verte en quelques corps, la règle, s'il y en a une,
selon laquelle cette propriété agit. Je suppose,
en d'autres termes, que la vertu attractive des
corps, partout et toujours, comme ici et main-
tenant, augmente avec la masse et diminue avec
• û distance. C'est de la même manière que je
crois généralement à la persistance dans les
choses des propriétés que j'y ai découvertes, à la
présence dans tous les objets semblables des
qualités que j'ai constatées en quelques-uns, à
la reproduction des mêmes symptômes caracté-
ristiques dans les phénomènes par lesquels ces
qualités et ces propriétés se manifestent, et, par
exemple, à la malléabilité du 1er, à la présence
des mêmes formes solides sous les apparences
visibles qui se ressemblent, à la périodicité du
flux et du reflux alternatifs de la mer.
Par les sens, je connais le monde, et des corps,
ce qu'ils sont actuellement dans le présent; par
la mémoire, j'atteins le passé, et par l'induction
l'avenir et ce qui n'est pas l'objet direct d'une
expérience actuelle. Mais ce monde, qui est.
pourrait ne pas être; ce qui est arrivé et aurait
pu ne pas se produire; ce que je conjecture
comme prochain n'arrivera peut-être jamais, En
d'autres termes, ces êtres que je perçois, ces
phénomènes dont je me souviens ou que je
prévois, moi-même qui prévois, me souviens et
perçois, rien de tout cela n'a en soi la raison de
son existence passée, présente ou future. Tout
cela est, comme on dit, contingent. Mon esprit,
qui est capable de comprendre cette insuffisance
des choses bornées à s'expliquer par elles-mêmes,
a la puissance aussi de trouver, en dehors et au-
dessus d'elles, leur raison d'être, qui n'est cer-
tainement pas en elles; il comprend que toutes
ensemble doivent être rattachées à un principe
suprême, qui est Dieu; il lui est donné de con-
cevoir, a propos de ce qui est simplement, ce
qui doit être; à propos du contingent, le néces-
saire; du fini, l'infini; de l'imparfait, le parfait.
En effet, le contingent, c'est, en d'autres termes,
ce qui n'a pas en soi la raison de son existence ;
c'est ce qui n'est pas en soi. Or, ce qui n'a pas
en soi la raison de son existence, doit l'avoir
en autre chose; ce qui n'est pas par soi, ne
peut être que par autrui. Et maintenant, il faut
que cet autre ait en soi la raison de son être,
sans quoi, ne s'expliquant pas par lui-même, il
ne suffirait pas à expliquer le reste, et l'esprit
demeurerait aussi peu avancé qu'auparavant :
la difficulté serait déplacée ; elle ne serait pas
levée. Cet autre est donc nécessaire, absolu,
existant par soi. Le concevant comme néces-
saire, je le conçois aussi comme parfait et in
fini : il existe sans bornes, puisqu'il existe sans
conditions, puisqu'il ne peut pas ne pas être ; il
est parfait, puisque rien ne lui manque. Voilà ce
que comprend l'esprit humain ; voilà, non pas la
preuve de l'existence d'un être infini, mais le
récit de ce qui se passe dans nos intelligences,
l'histoire du procédé tout à fait simple, suivant
lequel, de lui-même et sous l'empire de ses
lois, l'entendement s'élève à propos du fini à
l'infini ; de cela seul qu'il connaît le contingent,
et le connaît comme tel, il conçoit du même
coup son contraire, je veux dire l'absolu. L'un
ne va pas sans l'autre dans l'entendement ; et
clairement ou confusément, tout homme, cultivé
ou non, possède au fond de sa conscience une
idée du nécessaire. Cette faculté de concevoir
l'absolu, on l'appelle en philosophie entendement
pur , intellection pure, raison; faculté supé-
rieure, sans laquelle l'homme, réduit à constater
sans comprendre, et à tout voir sans connaître
jamais la raison de rien, n'aurait rien de plus,
du côté de l'intelligence, que l'animal.
A ces facultés, qui sont Jes sources de toutes
nos idées, il faut joindre un certain nombre de
procédés d'un emploi universel et très-fréquent,
par lesquels l'esprit, sans ajouter de nouvelles
connaissances à celles qu'il possède déjà, trans-
forme celles-ci pour en faire usage, les divisant,
les unissant, les associant et les combinant de
mille manières. Ainsi, nous pouvons dans une
idée complexe, n'envisager qu'un de ses éléments
à l'exclusion de tous les autres, et cela s'ap-
INTE
IN TE
pelle abstraire. Plusreurs idées ayant été suc-
cessivement dégagées par l'abstraction, s'il y a
entre elles quelque analogie, elles se rapprochent
dans l'intelligence. L'esprit néglige les différen-
ces, ne tient compte que des ressemblances, et,
les réunissant, en forme comme un total et une
somme, qui est alors une conception abstraite
générale. Les éléments en étaient dans la réalité
épars et désunis; l'esprit leur donne l'unité, et
cette unité artificielle, le mot qui l'exprime la
conserve. Puis l'entendement, qui contient à la
fois plusieurs conceptions générales, _ peut re-
marquer encore qu'elles enferment également
plusieurs représentations particulières, et se dis-
tinguent par d'autres, ou qu'elles s'appliquent en
commun à un certain nombre d'objets individuels.
Il les assemble de nouveau, consacre et main-
tient par un mot le total artificiellement formé,
et cette somme de conceptions générales, réu-
nies par un nom, c'est l'idée d'un genre, d'une
espèce, d'une classe, d'un ordre, d'une famille :
il classe. L'esprit a d'ailleurs une pente naturelle
à généraliser ainsi, c'est-à-dire à ne considérer
les choses que par leurs côtés communs, et à en
concevoir, pour ainsi dire, plusieurs en une.
Nous n'avons pas plus besoin de vouloir pour
généraliser que pour abstraire. Une fois en pos-
session 'des idées générales de toute sorte, dans
lesquelles il a comme transformé la matière de
l'expérience, l'esprit est sans cesse occupé à les
rapprocher les unes des autres, et à y ramener
les objets divers et changeants de ses percep-
tions. Tout ce qui lui est donné, il le détermine,
soit en l'enfermant sous un genre, et en lui at-
tribuant par là tous les caractères constitutifs de
ce genre ; soit en l'excluant d'un genre, ce qui
revient à' le placer dans la sphère indéfinie de
tous les autres genres. Cette opération s'appelle
juger, quand le rapport des deux idées est aperçu
immédiatement. Mais il se peut que ce rapport
ne soit pas frappant, et que l'esprit ait besoin,
pour s'en assurer, de recourir à l'expérience
d'un terme moyen; alors il raisonne, ce qui est
encore découvrir le rapport de deux idées, mais
médiatement et par l'entremise d'une troisième.
Il n'y a donc, entre le jugement et le raisonne-
ment, que la différence d'une opération simple
à une opération plus complexe. L'abstraction, la
généralisation , le jugement, le raisonnement
sont, si l'on veut, des facultés de l'intelligence;
mais il faut bien entendre que ces facultés ne
le sont pas au même titre que les précédentes,
et qu'elles n'expriment guère que des opérations
secondaires, qui s'appliquent à des matériaux
amassés d'avance, et ne font que les mettre en
œuvre, sans ajouter au fond de notre connais-
sance rien d'original et de nouveau.
Enfin, il faut placer au-dessus de toute cette
diversité de notions et de facultés la conscience
qui est dans toutes, et n'est précisément aucune
d'elles, qui est la condition universelle de l'in-
telligence, la forme fondamentale de tous les
modes de notre activité pensante, et un mode
spécial de celle activité. L'âme perçoit, se sou-
vient, prévoit, juge, raisonne. En même t<
qu'elle fait tout cela, elle sait qu'elle le fait ; en
iiiêiiic temps qu'elle accomplit tous ces actes,
elle a conscience d'elle-même, qui les exécute.
Mais cette conscience est-elle distincte et
rable des opérations qu'il le ne? Celles-
ci srr.nent-elles sans celle-là, ou celle-là sans
celles-ci? Non assurément. Vidée sans la con-
science, que serait-ce? Une idée que nous au-
rions, sans savoir que nous l'avons, une pi
pue nous ne penserions pas, c'est-à-dire quelque
chose d'absurde et d'impossible, et non pas seu-
lement un phénomène incomplet, mais un pur
rien. Connaître sans connaître que l'on connaît,
c'est rigoureusement ne connaître pas; l'abstrac-
tion de la conscience, dans l'acte intellectuel,
équivaut à la destruction même de cet acte.
Ainsi, ces deux propositions : Je pense et Je
sais que je pense, sont au fond identiques, puis-
que, si je l'ignorais, je ne penserais pas. D'un
autre côté, peut-on avoir conscience sans penser?
C'est demander si l'on peut avoir conscience de
rien. L'àme ne se sent que modifiée ou agissante,
et si la vie intérieure s'arrêtait, la conscience
serait abolie. Elle n'est donc pas une faculté
spéciale, distinguée des autres en nature, ayant
son domaine propre et ses objets à elle. Son do-
maine est égal en étendue à celui de toutes les
facultés intellectuelles prises ensemble ; ses objets
sont les objets de toutes et de chacune. L'expé-
rience a le présent, la mémoire a le passé, et
l'induction l'avenir ; les sens connaissent la ma-
tière, et la raison va à Dieu ; la conscience a
tout cela, embrasse tous ces objets, connaît tout
ce qui est connaissable. Elle est la pensée même,
saisissant tantôt l'être borné, tantôt l'être in-
fini : ici les qualités et les phénomènes, là les
causes et les lois. Tout acte de l'intelligence est
une modification de la conscience, et la con-
science est le terme général qui désigne l'en-
semble de nos forces intellectuelles.
Telle est à peu près, autant qu'une si rapide
esquisse peut la représenter, notre constitution
pensante. Mais chacune de ces facultés, comme
on l'a dit au commencement, est nécessaire à
l'exercice de toutes les autres. La conscience est
unie à toutes. La perception, de son côté, ou l'ex-
périence des corps? est le point de départ obligé
de tout acte ultérieur d'intelligence. Sans elle,
point de souvenir, puisque le souvenir n'est que
l'expérience reproduite; pas d'induction, puisque
l'induction n'est que l'expérience étendue ; pas
d'abstraction, ni de généralisation, car il faut
avoir des idées complexes pour les diviser et en-
suite les réunir ; enfin, pas de raison, car si la per-
ception du contingent n'est que l'occasion de la
conception du nécessaire, elle en est au moins
l'occasion indispensable. La mémoire, à son tour,
n'est-elle pas l'auxiliaire de tous les actes de
l'esprit? Il n'y a pas même, à proprement parler,
d'ex] érience sans la mémoire, il n'y en a pas. du
moins, des phénomènes qui se produisent dans
la durée, Or, tout ce qui est du ressort de la
conscience est dans la durée, et toute espèce
d'idée est du ressort de la conscience. Qu'est-ce
que percevoir le mouvement d'un corps? C'est
connaître ce corps, d'abord en un point de l'é-
tendue, puis en un autre, et ainsi successivement
dans chacun des points intermédiaires, jusqu'au
point d'arrivée. Mais, lorsque je connais le corps
au point d'arrivée, je ne saurais point qu'il s'est
mû à moins que je n'ajoute mentalement à la
perception actuelle le souvenir du même corps
dans tous les points successifs de son parcours.
Je ne connaîtrais même de l'étendue que la par-
tie toujours très-bornée que mes organes peuvent
embrasser à la fois, si je ne pouvais, la parcou-
rant de la main et des yeux, joindre à chaque
perception nouvelle que j'acquiers ainsi la con-
i de toutes les étendues partielles précé-
es. Nécessaire à l'expérience,
la mémoire l'est plus encore aux opérations dis-
cursives de l'esprit, à l'induction qui suppose
plusieurs expériences successives, au jugement
et au raisonnement qui assemblent des idées
ieurementet séparément acquises. Lamême
ive, faite sur l'induction, démontrerait la
même solidarité d'action : c'est en effet par l'in-
duction que nous rapportons aux mêmes oh
et que nous apprenons à grouper ensemble les
IN TU
— 805
IN TU
Qualités diverses de la matière saisies par chacun
e nos sens; pour se souvenir, il faut induire
encore, car le souvenir consiste précisément à
inférer de la conception de l'objet absent, quand
elle est reconnue par l'esprit, l'existence passée
de cet objet. L'induction, supposée par la mé-
moire, suppose à son tour, avec l'expérience et
la mémoire, la généralisation : car elle suppose
la ressemblance ou l'analogie, et c'est la ressem-
blance qui fait les genres; en sorte que toute
induction s'appuie sur une généralisation anté-
rieure, expresse ou seulement implicite. La rai-
son éclaire et domine tout ce travail de l'esprit;
à tout ce que nous voyons de borné, de contin-
gent, d'imparfait, elle donne un fondement et
un appui, une raison d'être suprême et dernière
dans queique chose d'infini, d'absolu, de parfait.
Les notions qu'elle suggère à nos esprits, di-
verses par leur contenu, mais réunies par le
caractère de nécessité qui leur est commun, se
dégagent aussitôt des données expérimentales
qui les ont introduites, et elles deviennent, une
fuis établies dans l'esprit, quelque chose d'inhé-
rent, et comme un milieu indispensable à tra-
vers lequel nous apercevons toutes choses. Enfin,
le jugement et le raisonnement relient ensemble
et coordonnent pour notre usage tous les élé-
ments confusément entassés de ce vaste amas de
notions et d'idées de toute espèce que les autres
facultés ont apportées à l'esprit, réduisant les
données particulières de l'expérience et des con-
ceptions générales, subordonnant aux lois induc-
tives chaque cas singulier, rapprochant, pour les
expliquer les unes par les autres, les choses
perçues des conceptions de la raison, comparant
chaque idée à toutes, et toutes à chacune. De
tout ce travail, qui s'accomplit en nous, tantôt
spontanément, tantôt sous la direction de la vo-
lonté, résulte cette prodigieuse multitude de
connaissances diverses, qui fait d'une intelligence
développée, même la moins cultivée et la plus
humble, un monde d'une variété et d'une éten-
due presque infinies. Chaque faculté y apporte
sa part, chacune a son rôle propre et sa fin spé-
ciale; mais elles se supposent aussi mutuelle-
ment, et toutes concourent à l'acquisition de la
moindre de nos idées.
Les ouvrages que l'on pourrait consulter sont
innombrables. Ceux qui traitent plus spéciale-
ment ce sujet général sont : les Essais sur les
facultés intellectuelles de Vhomme, de Th. Reid ;
— les Eléments de la philosophie de l'esprit
humain, de Dugald Stewart; — le Traité des
facultés de l'âme, de M. A. Garnier, et tous les
traités delogique et de psychologie. Am. J.
INTÉRÊT (Morale de l'), voy. Bien, Devoir,
Morale.
INTUITION (du latin inlueri, regarder), con-
naissance soudaine, spontanée et indubitable,
comme celle que la vue nous donne de la lu-
mière et des formes sensibles. Cette expression,
comme beaucoup d'autres, est un emprunt que
la philosophie a fait à la théologie; elle signifie
pour les théologiens une connaissance de Dieu
surnaturelle, c'est-à-dire supérieure à celle que
nous obtenons par les procédés ordinaires de
l'intelligence, et accordée seulement par un effet
de la. grâce, soit aux élus après la mort, soit à
des âmes privilégiées dans quelques rares instants
de la vie présente. En passant dans la langue
philosophique, elle a pris un autre sens; mais
quoique toujours le môme au fond, ce sens se
modifie suivant la différence des systèmes. Ainsi
dans l'école de Kant le mot intuition [An-
ichauung) est à peu près synonyme de percep-
tion externe, avec; cette seule différence qu'il
«'applique à la fois aux objets perçus, aux corps
particuliers qui se révèlent actuellement à nos
sens, et aux conditions absolues sous lesquelles
ce phénomène a lieu. De là deux espèces d'in-
tuitions : les intuitions pures, répondant aux
notions de temps et d'espace, et les intuitions
empiriques, répondant aux représentations sen-
sibles que nous donne la perception elle-même.
D'après cette opinion, la notion générale d'un
corps, toute dépendante qu'elle est de l'expé-
rience des sens, n'est plus une intuition, c'est-
à-dire une image pour l'esprit, mais un concept
ou une notion (Begriff). Toute connaissance qui
s'appuie sur des intuitions est une connaissance
intuitive; celle, au contraire, qui s'appuie sur
des notions, c'est-à-dire qui résulte de la com-
paraison de plusieurs termes, ou qui est formée
par le passage d'une idée à une autre, s'appelle
une connaissance discursive. Ces deux sortes de
connaissances se distinguent par deux caractères
entièrement opposés : l'une est simultanée et
l'autre successive; la première atteint les objets,
la seconde nous donne leurs rapports ou leurs
lois. Mais, comme il n'y a pas d'autre intuition
que celle des sens, les seuls objets que nous
connaissions sont les phénomènes sensibles. Kant
et ses disciples nient expressément l'existence
d'une intuition intellectuelle.
Un des philosophes qui, après Kant, ont ré-
pandu le plus d'éclat en Allemagne et dans
l'histoire générale de la philosophie contempo-
raine, M. de Schelling, a fait précisément, de
l'intuition intellectuelle la base de tout son
système, devenu célèbre sous le nom de philo-
sophie de la nature. Or, pour M. de Schelling,
l'intuition intellectuelle ne ressemble à rien de
ce que la conscience peut observer en nous :
elle ne se rapporte pas à tel ou à tel objet ;elle
ne représente ni un état ni une faculté déter-
minée de notre esprit; à peine si l'on peut
dire qu'elle appartient à l'homme; c'est un acte
transcendant, indéfinissable, au moyen duquel
l'intelligence saisit l'absolu dans son identité,
c'est-à-dire tel qu'il est en lui-même, au-dessus
de toute distinction et de toute différence, com-
prenant en lui, réunissant dans sa nature ab-
solument simple toutes les oppositions et tous
les contraires, comme l'esprit et la matière, l'idéal
et le réel, la liberté et la fatalité, enfin l'identité
elle-même et la non-identité.
Dans le langage de la philosophie écossaise et
de celle qui règne en France, on appelle intuitifs
toute croyance et tout jugement qui se présentent
spontanément à notre esprit, avec une évidence
irrésistible, sans le concours du raisonnement ni
de la réflexion. De là vient qu'on distingue trois
sortes d'évidence : celle qui est propre à l'intui-
tion, celle qui vient de l'induction, et celle qui est
produite par le raisonnement déductif. Entendu
dans ce sens, le mot intuition ne désigne en
aucune manière une faculté distincte ou une
source particulière de connaissance; mais il
s'applique également aux sens, à la conscience,
à la mémoire, à la raison, et marque seulement
un état naturel ou primitif qui précède les efforts
de la réflexion. En effet, avant que l'analyse ait
pu se rendre compte des divers éléments et des
différentes conditions de la perception; avant
que j'aie songé à mettre en question leur légiti-
mité; avant que le raisonnement et l'induction
en aient tiré aucune conséquence, je crois fer-
mement que les corps existent, au moins ceux
qui ont produit sur moi une certaine impression;
et je crois qu'ils existent absolument tels que
mes sens me les montrent. La même observation
s'applique à la connaissance que nous_ avons
de nous-mêmes par l'exercice simultané de la
conscience et de la mémoire Je crois d'une
INTU
— 806
IONI
manière aussi immédiate et aussi irrésistible au
sujet de la perception qu'à son objet, à ma propre
existence qu'à celle du monde extérieur : ces
deux résultats me sont donnés dans un seul
instant, et, si l'on peut parler ainsi, dans un
seul acte de foi, qui lui-même est inséparable
de la sensation. Je ne conçois pas plus celle-ci
sans un sujet qui l'éprouve, que sans un objet
qui la provoque. Que la sensation se renouvelle
je la reconnais à l'instant, et je me reconnais
aussi moi-même comme le sujet qui l'a éprouvée
autrefois et qui l'éprouve de nouveau en ce
moment; je relie alors mon existence présente
à mon existence passée, et je m'aperçois comme
un être identique. Que la réflexion philosophique,
par suite de la marche inévitable qui lui est
tracée, vienne ensuite mettre en question notre
identité personnelle, la distinction de la substance
et des phénomènes, la distinction du sujet et de
l'objet, ou la légitimité de nos connaissances en
général, ces discussions ne feront pas disparaître
les convictions naturelles qu'elles supposent et
qui sont chez l'homme les conditions de la vie
aussi bien que de la pensée. Enfin les choses ne
se passent pas autrement pour les principes de
la raison. Avant de concevoir ces principes en
eux-mêmes et dans leur plus haute unité, comme,
autant d'attributs ou de points de vue différents
de l'infini, ou bien avant de les soumettre aux
procédés réfléchis de l'abstraction et de la syn-
thèse, je les admets spontanément avec les faits,
comme des conditions absolues sans lesquelles
ni les faits ni l'acte de l'esprit qui me les fait
connaître ne sauraient se produire. Ainsi quand
je vois un corps, je le suppose nécessairement
dans l'espace, et j'admets, par conséquent, que
l'espace existe; quand je me rappelle un événe-
ment ou une suite d'événements déjà éloignés
de moi, je suppose nécessairement qu'ils se sont
passés dans le temps, et je crois au temps comme
à ces événements eux-mêmes; quand j'aperçois
une qualité, je l'attribue à une substance, par la
croyance très-arrêtée, quoique non réfléchie,
qu'elle ne saurait exister sans cela; quand mon
intelligence ou mes yeux sont frappés d'un phé-
nomène nouveau, d'un phénomène qui com-
mence, je lui cherche immédiatement une cause,
bien convaincu que sans cause, il n'existerait
pas. J'apprendrai plus tard que ces principes ont
été attaqués et qu'ils ont été défendus; mais je
l'apprendrai avec étonnement : car, au premier
aspect, l'attaque me paraît impossible et la dé-
fense superflue.
Il existe donc véritablement des connaissances
intuitives, si l'on entend par là des croyances
ou des jugements antérieurs à toute réffexion,
et que la réflexion suppose, bien loin de les
produire. L'intuition ainsi comprise ne se ren-
ferme pas, comme le soutient Kant, dans le
domaine de l'expérience sensible; mais elle em-
brasse aussi les objets de la raison et de la
conscience. Affirmer le contraire, c'est se dé-
clarer sceptique; c'est faire de tout ce qui ne
tombe pis immédiatement sous les sens une
pure abstraction où une loi de la pensée. Veut-
on considérer l'intuition comme un fait d'un
ordre plus élevé, c'est-à-dire comme une vue
immédiate et complète de l'absolu; alors elle
■ plus qu'une chimère. Nous ne cannai
['absolu que par les idées de notre raison, et il
faut que chacune de ces idées, pour atteindre
dégagée des phénomènes à l'oc-
118 la concevons d'abord; il
fuit ensuite que nous les réunissions t
entre elles, si nous voulons connaiire l'infini,
non pas tel qu'il est dans son unité ineffable,
mais sous les aspects qu'il présente à notre in-
telligence bornée. La nature même des corps ne
se révèle à nous que d'une manière médiate et
indirecte, c'est-à-dire par les sensations qu'ils
nous font éprouver. Nous ne connaissons direc-
tement que notre moi, c'est-à-dire l'âme en tant
qu'elle est libre e* qu'elle a conscience d'elle-
même; mais, comme nous l'avons remarqué
ailleurs (voy. Ame), notre principe spirituel ou
le fond de notre être n'est pas contenu tout
entier dans les limites de la conscience. Voy.
Kant, Schelung, Infini, Raison.
IONIENNE (Philosophie). L'école ionienne
naquit, ainsi que son nom l'indique, au sein des
colonies grecques qui occupaient la côte occi-
dentale de l'Asie Mineure. Éphèse, Clazomène,
Lampsaque, Milet surtout, furent le théâtre de
son apparition et de ses développements. Toute-
fois la philosophie ionienne finit par franchir
l'Hellesjjont, pour venir s'établir à Athènes, à
qui il était réservé de devenir la métropole de
la science grecque. Ce fut Anaxagore qui, le
premier, transporta le siège de la philosophie
ionienne de Clazomène à Athènes. Banni de cette
dernière ville après un séjour de trente années,
Anaxagore retourna en Asie Mineure, à Lamp-
saque. Mais, quelques années plus tard, la phi-
losophie ionienne venait définitivement s'établir
à Athènes avec un philosophe qui avait suivi les
leçons d'Anaxagore à Lampsaqne, Archélaûs, qui
devint à son tour le maître de Socrate. « Archélaûs,
dit Eusèbe [Préparation èvang., liv. X, ch. xiv),
succéda dans la ville de Lampsaque à son maître
Anaxagore; et ensuite étant venu à Athènes, il y
continua son enseignement, et réunit autour de
lui un très-grand nombre de disciples athéniens,
parmi lesquels Socrate. » Désormais c'est à
Athènes qu'il est réservé d'être le centre de tout
mouvement philosophique. C'est à Athènes que
doivent naître l'Académie, le Lycée, le stoïcisme,
l'épicurisme, en un mot. toutes les grandes écoles,
si l'on en excepte celles dont Euclide et Am-
monius furent les fondateurs.
C'est donc à Athènes que vint finir, dans la
personne d'Archélaûs, la philosophie ionienne née
à Milet avec Thaïes. Or, dans l'intervalle de
temps (150 ans environ) qui sépare Thaïes d'Ar-
chélaûs, on voit se succéder comme représentants
de l'esprit ionien, Anaximandre de Milet, Phé-
récyde de Syros, Anaximène de Milet, Heraclite
d'Ëphèse, Diogène d'Apollonie, Hermotime et
Anaxagore, tous deux de Clazomène. Nous don-
nons place dans cette liste à Phérécyde, bien
qu'il passe généralement pour le maître de Py-
thagore ; car non-seulement il est ionien par son
origine, mais dans sa doctrine comme dans celle
de Thaïes, d'Anaximandre, d'Anaximène, d'He-
raclite, de Diogène, d'Archélaûs, la question du
principe des choses est la question fondamentale.
Tout ce que nous savons aujourd'hui de ces phi-
losophes repose principalement sur la tradition.
Nous n'avons conservé de leurs ouvrages que les
titres et quelques lambeaux épars dans Diogène
.lus de Mitylène et dans Simpli-
cius. Cependant de ces faibles documents, sou-
mis aux procédés de la critique, on est parvenu à
tirer un ensemble d'opinions assez bien liées et
pleines d'intérêt pour l'histoire de l'esprit hu-
ma in. C'est la substance de ces opinions que nous
allons essayer de reproduire ici, en faisant con-
naître en même temps l'ordre dans lequel elles
ont pris naissance.
l.i philosophie ionienne fut tout à la fois,
mais dans des proportions inégales, une philoso-
phie naturelle el une philosophie morale.
S"ii^ le dernier de ces deuj points de vue, il
faut signaler d'abord un grand nombre de pré-
cepti i attribués à Thaïes, et le dogme
IONI
— 807 —
IONI
de l'immortalité des âmes introduit pour la pre-
mière ibis dans la philosophie par Phérécyde. Un
des successeurs de Thaïes et de Phérécyde, He-
raclite d'Éphèse, dirigea aussi quelques recher-
ches sur certains points de philosophie morale,
puisque, au rapport de Diogène, les écrits de ce
philosophe ne roulaient pas seulement sur l'uni-
vers, mais encore, sur la politique et la théologie.
Sextus Empiricus [Adv. Mathem., lib. VII) range
Heraclite parmi les philosophes qui ne s'occu-
paient pas uniquement de philosophie naturelle.
«On s'est plusieurs fois demandé, dit-il, si Hera-
clite n'appartient pas tout à la fois à la philoso-
phie naturelle et à la philosophie morale.» Nous
rencontrons d'ailleurs chez le même Sextus (ubi
supra) un passage très-développé, dans lequel se
trouve exposée l'opinion d'Heraclite touchant la
différence qui, pour notre intelligence, sépare
l'état de veille d'avec l'état de sommeil, et tou-
chant la distinction qui est à reconnaître entre
notre sens individuel, unique source de l'erreur,
et la raison générale, dépositaire de toute vé-
rité. Postérieurement à Heraclite, Anaxagore et
Archélaùs s'occupèrent encore de philosophie mo-
rale, l'un en posant, pour la première fois, la
distinction entre l'esprit et la matière, et en re-
connaissant au-dessus de l'ensemble des choses
une intelligence ordonnatrice (voûç) ; l'autre, en
discourant maintes fois avec ses disciples sur les
lois, le beau et le bien; et en transmettant ainsi
à Socrate les premiers germes de la science mo-
rale, que le maître de Platon devait dévelop-
per.'
La philosophie naturelle occupa la place la plus
considérable dans les travaux des ioniens. Tous
furent physiciens et astronomes. Thaïes passe
pour le premier qui ait calculé les éclipses ; et,
au rapport d'Hérodote, il avait prédit celle qui
vint eflrayer et séparer les armées des Mèdes et
des Lydiens. Heraclite, à son tour, entreprit
d'expliquer les éclipses de soleil et de lune, les
successions des jours et des nuits, des mois, des
saisons, des années, et autres phénomènes soit
astronomiques, soit météorologiques. Dans l'in-
tervalle qui sépare Thaïes d'Heraclite Anaximan-
dre et Anaximène avaient construit des cadrans
solaires et dressé des cartes géographiques. En-
fin, Anaxagore avait tenté d'expliquer la Voie
lactée, les comètes, le vent, le tonnerr^ les
éclairs, les aérolithes.
Mais la question fondamentale agitée par les
philosophes ioniens fut celle de l'origine des
choses. Au point de vue des solutions qu'ils don-
nèrent à ce problème, ils peuvent être partagés
en deux catégories, suivant qu'ils reconnurent
un nombre indéterminé ou un nombre déterminé
de principes élémentaires. Dans la première
viennent prendre place Anaximandre et Anaxa-
gore, par adoption, le premier, de l'infini (xô
ricnsipov), le second, des homéoméries, indéfinies
quant au nombre (àneipa -nlffioç) ; dans la se-
conde, Thaïes, Phérécyde, Anaximène, Hera-
clite, Diogène d'Apollonie, Archélaùs, qui s'ac-
cordent à reconnaître un nombre déterminé
d'éléments. Parmi ces derniers, les uns admi-
rent concurremment plusieurs éléments des
choses; les autres n'en reconnurent qu'un seul.
Ainsi Archélaùs, au rapport de Diogène Laërce
(liv. Il), admettait deux principes des choses, à
savoir le feu et l'eau, sous la dénomination de
chaud et de froid; tandis que Thaïes, Phéré-
cyde, Anaximène et Diogène d'Apollonie n'ad-
mettent qu'un seul principe élémentaire. Toute-
fois, cet élément primordial n'est pas le même
pour chacun de ceux-ci. Pour Phérécyde, c'est
la terre ; pour Thaïes, l'eau ; pour Anaximène et
Diogène, l'air ; pour Heraclite, le feu. Mainte-
nant, ceux d'entre les ioniens qui reconnurent;
plusieurs principes, soit déterminés, soit indé-
terminés par leur nombre, durent admettre en
même temps, pour expliquer la constitution ac-
tuelle de l'univers, l'action mécanique de ces
principes les uns sur les autres. Ceux, au con-
traire, qui admirent l'unité de principe expli-
quèrent la formation des choses par un mouve-
ment dynamique, c'est-à-dire par le développe-
ment et les transformations successives de ce
principe élémentaire, considéré comme une force
vivante et active.
Ces travaux de l'école ionienne dans la sphère
de la philosophie naturelle ouvrirent la voie à
toutes les écoles qui, plus tard, entreprirent
l'explication du monde physique, et servirent
ainsi tout à la fois de modèle et de point de dé-
part à Leucippe et à Démocrite, à Empédocle, à
Aristote, à Straton, enfin à Épicure. Il y a plus:
la plupart des écoles qui constituèrent en Grèce
la première période philosophique, et qui rem-
plirent l'intervalle de temps qui s'écoula de Tha-
ïes à Socrate (de 600 à 430 av. J. C), furent, en
quelque sorte, autant de rameaux de la philoso-
phie ionienne. Pythagore était né à Samos, et
avait été disciple de Phérécyde. Xénophane, le
fondateur de l'école d'Élée, avait vu le jour à
Colophon. Abdère, patrie de Leucippe et de Dé-
mocrite, et siège de l'école qu'ils fondèrent,
était une colonie venue de Phocée. Démocrite,
d'ailleurs, ne fut-il pas un disciple d'Anaxagore?
Donc l'école ionienne, indépendamment des doc-
trines qui lui furent propres, fut de plus la com-
mune racine de tous ces systèmes philosophiques
que virent naître et se développer les deux siè-
cles qui séparent Thaïes de Socrate.
Dans le cours de son développement, l'école
ionienne fut contemporaine de l'école pythago-
ricienne, de l'école éléatique, de l'école abderi-
tair, e, de la philosophie d'Empédocle. Leucippe
et Démocrite se posèrent à peu près les mêmes
questions que les philosophes ioniens. Empédo-
cle combina en une sorte de syncrétisme les di-
verses solutions que les philosophes ioniens
avaient apportées au problème de l'origine des
choses : on sait, en effet, qu'Empédoeïe admit
pour principes élémentaires le feu, l'eau, la
terre et l'air, réunissant ainsi les opinions d'He-
raclite, de Thaïes, de Phérécyde, d'Anaximène
et de Diogène. Les écoles pythagoricienne et
éléatique lui furent hostiles, en ce sens qu'elles
représentèrent, dans cette première période de
la philosophie grecque, l'esprit idéaliste, tandis
que l'école ionienne était surtout la personnifi-
cation de l'esprit sensualiste. C'est à cette lutte
que fait allusion Platon, lorsque, dans son dia-
logue du Sophiste, il parle des philosophes «qui
ont l'air de se livrer un combat de géants dans
leurs controverses touchant l'être. Les uns, ajoute-
t-ilj rabaissent jusqu'à la terre toutes les choses
du ciel et du monde invisible, et n'embrassent
de leurs mains grossières que les pierres et les
arbres. Comme tous les objets de cette nature
tombent sous leurs sens, ils affirment que cela
seul existe qui se laisse approcher et toucher :
aussi ils identifient l'être avec le corps : et si
quelque autre philosophe vient à leur dire que
l'être est immatériel, ils lui témoignent un sou-
verain mépris, et ne veulent plus rien entendre.
Aussi leurs adversaires prennentjils le parti de
se réfugier dans un monde supérieur et invi-
sible; et ils les combattent en établissant que ce
sont les espèces (sîSyj) intelligibles et incor-
porelles qui constituent le véritable être. Quant
aux corps et à la prétendue réalité qu'admettent
les premiers, ils les broient en parties si subtiles
par leurs raisonnements qu'au lieu de leur
1SID
— 808
ISID
laisser l'être, ils ne lui octroient que le devenir.
Les deux partis, Théétète, se livrent sur ce point
d'interminables combats. » Ces deux partis, que
Platon ne nomme pas, nous paraissent être, sur
le second point, le pythagorisme; et, sur le pre-
mier, l'ionisme. Toutefois, en attribuant à cette
philosophie le rôle de représentant de l'esprit
sensualiste durant la première période de la phi-
losophie grecque, il faut savoir tenir compte de
toutes les exceptions et de toutes les réserves
qui doivent être admises. Or, parmi les succes-
seurs de Thaïes, il en est qui résolvent en un
sens plus éléatique que véritablement ionien le
problème de la légitimité de nos connaissances
sensibles, en disant que le témoignage des sens
ne peut en aucune façon nous conduire à la cer-
titude, et en posant la raison comme le critérium
unique du vrai. Cette doctrine est celle d'He-
raclite, au rapport de Sextus (Adv. Malhem.,
lib. VII), et également celle d"Anaxagore, d'après
le témoignage du même Sextus, et d'après celui
de Cicéron (Acad.. liv. II, ch. ni).
Consultez sur l'école ionienne en général,
outre les principaux historiens de la philo-
sophie : Tiedemann, Premiers philosophes de
la Grèce, in-8, Leipzig, 1780 (ail.) ; — Fr. Bou-
terweck.'de Primis philosophorum grœcorum
décret is physicis, Comment. Soc. Gotting., t. II,
ann. 1811 ; — Henri Rittcr, Histoire de la philo-
sophie ionienne, in-8, Berlin, 1821 (ail.); —
C. Mallet, Histoire de la philosophie ionienne,
in-8, Paris, 1842; — Rzewuski, de Ionica philo-
sophia, in-4, Paris, 1824. — Voyez, pour com-
pliment de bibliographie, les articles consacrés
aux principaux philosophes ioniens. C. M.
IRWING (Charles-François d'), né à Berlin en
1728, et mort dans la même ville en 1801, après
avoir rempli diverses fonctions ecclésiastiques
et universitaires, a laissé sur plusieurs sujets de
morale et de psychologie des ouvrages assez
estimés. En voici les titres : Recherches et expé-
riences sur les hommes. 2 vol. in-8, Berlin, 1772
et 1777. Deux autres volumes ont été publiés
en 1779 et en 178ô : Pensées sur les diverses
théories de la méthode reçue en philosophie,
in-8, H)., 1773; Essai sur* Vori<jine de la con-
naissance de, la vérité et des sciences, in-8, ib.,
1781; Fragment de la morale naturelle, ou
Co?isidérations sur les moyens que la nature
indique pjour arriver au bonheur, in-8, ib.,
1782. Tous ces ouvrages sont écrits en allemand.
X.
ISIDORE, l'un des derniers philosophes de
l'école néo-platonicienne, successeur de Marinus
et maître de Damascius, florissait vers la fin du
v* siècle de notre ère. Il semble résulter des
textes de Damascius, son biographe, qu'il était
d'Alexandrie, et non de Gaza; comme on le sup-
pose communément sur la foi de l'historien Aga-
thias. Damascius dit que Syrianus d'Alexandrie
était son concitoyen, et plus loin il ajoute qu'I-
sidore avait, comme tous les alexandrins, une
foi aveugle dans les révélations des songes. Ce
témoignage positif d'un disciple qui a longtemps
vécu dans la familiarité d'Isidore doit prévaloir
sur l'autorité assez contestable de l'historien
byzantin. Rien ne prouve d'ailleurs que l'Isidore
de Gaza, cité par Agathias comme une îles vic-
times du décret de Justinien contre les philo-
sophes (529), doive être confondu avec le chef
de l'école athénienne, surtout Bi
que ce dernier jouissail déjà d'une certaine ré-
putation sous le règne de Vibius Sévère, c'est-à-
dire oixante dii : ans auparavant.
que prodigue D imascius à
Isidore d'Alexandrie déguisent assez mal l'in-
Mifiis ir.ee du philosophe Esprit vif et pénétrant
caractère mobile et inquiet, il avait tout d'abord
séduit Proclus par la noblesse de son visage
et l'expression de son regard inspiré. Enthou-
siaste jusqu'au fanatisme, comme la plupart des
alexandrins, étranger aux habitudes studieuses
de l'école d'Athènes, plus passionné qu'instruit, il
se fit cependant remarquer parmi les disciples
de Proclus et de Marinus par son imagination
ardente et l'ascendant de son éloquence. Mais
ces brillantes qualités du disciple étaient loin
de suffire au chef d'une école qui depuis long-
temps suppléait au génie par la science, à l'ori-
ginalité par le culte des modèles antiques. Le
dédain qu'il affectait pour les livres et pour
toute étude sérieuse choquait même ses dis-
ciples les plus dévoués. Marinus avait essayé,
mais sans succès, de contenir et de régler son
imagination par l'étude d'Aristote; Isidore, fidèle
aux leçons d'Asclépiodote, son premier maître,
n'eut jamais que du mépris pour les procédés
rigoureux et la sévère méthode des péripaté-
ticiens. Exclusivement adonné à l'interprétation
des songes et à la théurgie, versé dans la con-
naissance des mystères égyptiens, il ressemblait
plutôt (Damascius lui-même l'avoue) à un inspiré
qu'à un philosophe. D'un autre côté, son exces-
sive irritabilité, sa sévérité outrée pour la fai-
blesse d'autrui, excluaient le tact et la prudence
nécessaires pour traverser des temps d'orage et
de persécution. Il eut toujours beaucoup plus
d'ennemis que de partisans : aussi s'empressa-
t-il de rejeter le fardeau que Marinus lui avait
imposé, sur le refus d'Hermias. Marinus meurt
quelque temps après l'avoir nommé son succes-
seur, et aussitôt Isidore se hâte de retourner à
Alexandrie, laissant à Zénodote la direction de
l'école dont il n'avait jamais été que le chef
nominal.
Jusque-là l'école d'Athènes avait puisé une
partie de sa force dans les souvenirs de l'an-
cienne philosophie, qu'elle avait ravivés, et dans
le respect qu'elle affectait pour les croyances
populaires : Isidore répudie également les tra-
ditions religieuses et philosophiques, la poésie
même ne, trouve pas grâce à ses yeux. Il prend
au sérieux son rôle de thaumaturge, et s'y ren-
ferme : chaque matin il raconte et commente
les songes de la nuit; il ne va pas au temple,
sous prétexte qu'il porte la Divinité en lui-
même; il rejette la dialectique, en disant qu'il
ne veut ni conduire ni être conduit en aveugle
par le syllogisme; en un mot, il ne voit dans
les livres qu'une source d'opinions et d'erreurs,
et va jusqu'à déclarer que la science est inutile
pour découvrir la vérité. Aristote et Chrysippe
ne sont pour lui que des érudits sans profon-
deur, dépourvus de la véritable science, la
science révélée et intuitive. A quoi bon, en
effet, les longs travaux, quand on peut, comme
Isidore, « voir d'inspiration la vérité d'un ou-
vrage ». Proclus, avant lui, avait mis la science
au-dessous de la foi; mais il la maintenait du
moins comme moyen de perfection; Isidore sup-
prima cet intermédiaire inutile.
La fin de sa vie, à partir du moment où il
quitte Athènes pour Alexandrie, est fort obscure ;
on sait seulement qu'il épousa une femme du
nom de Domna, et qu'il en eut un fils appelé
Proclus. Son mariage avec Hypathie est une
fable qui ne repose que sur une fausse inter-
prétation du texte de Damascias.
On cite parmi ses disciples le solitaire Séra-
pion, el Théodora, platonicienne ardente, à l'in-
[uelli Damascius composa le Pa-
négyrique ds Isidore, dont Photius nous a oon-
i un fragment. Consultez Photius, ch. c.i.xxxr
,i. Agathias, Hist., liv. Il, ch. xxx; —
ITAL
— 809 —
ITAL
Fabricius, Bibliot. grecque, t. IX; — Suidas,
aux mots Isidore, Marinus, Syrianus, Sera-
pion • Simon, Histoire de l'ccole d\\ lexandrie,
2 vol.' in-8, Paris, 1845, t. II, p. 593; — Vacherot,
Histoire critique de V école d'Alexandrie, Paris,
1846-51. 3 vol. in-8. C. Z.
ITALIENNE (Philosophie). Si cette expres-
sion devait désigner tous les essais philoso-
phiques qui se sont produits à dater du vi« siè-
cle avant l'ère chrétienne, sur le sol de l'Italie,
il faudrait commencer par distinguer quatre
époques successives. La première embrasserait
les écoles de Pythagore, de Xénophane. d'Empé-
docle, la gloire de la Grande Grèce. La seconde
contiendrait les œuvres spéculatives et morales
des Romains, depuis Lucrèce jusqu'à Boëce et
Cassiodore. La troisième comprendrait les di-
verses formes de la philosophie scolastique. La
quatrième s'étendrait de la chute des institutions
du moyen âge aux systèmes qui régnent actuel-
lement.
Mais Tusage a réservé le titre de philosophie
italienne aux doctrines qui se sont développées
après le réveil des études classiques. Quant aux
théories et aux événements qui appartiennent à
l'antiquité, ils portent des noms en quelque
sorte consacrés : l'une de ces périodes est appelée
italique, l'autre latine. A l'égard des pensées et
des enseignements qui caractérisent l'enfance de
l'esprit moderne, le moyen âge, ils n'ont pas
d'empreinte nationale : conçus et propagés sous
la discipline tutélaire de l'Église, ils sont uni-
versels, européens plutôt qu'italiens; du moins
ont-ils pour théâtre principal, non une ville ita-
lienne, mais Paris. C'est Paris, en effet, que
saint Thomas intitule la cité des philosophes,
civitas }>hilosophorum.
Ce n'est pas à dire que l'Italie n'ait pas donné
à la scolastique autant de célèbres docteurs
qu'en produisirent les autres parties de la chré-
tienté : non ! Elle est la patrie de Thomas d'A-
quin et de Bonaventure, deux personnages aussi
grands dans l'histoire de la philosophie que dans
celle de la religion. Mais il est notoire que la
plupart de ses lumières allaient instruire les
peuples étrangers, dès qu'elles s'étaient levées.
Le dialecticien Lanfranc, Anselme le métaphy-
sicien furent l'un après l'autre primats de Can-
torbéry, Pierre Lombard fut évêque de Paris,
Jean Italus enseigna à Constantinople, et Gérard
de Crémone charma par son érudition les Arabes
de Tolède.
Ce n'est pas à dire non plus que ces différentes
phases, parcourues par l'esprit philosophique
dans cette presqu'île en hantée, n'aient pas entre
elles certaines analogies. Ces ressemblances sont
même telles qu'on s'est plu quelquefois à consi-
dérer les quatre époques dont nous venons de
parler, comme autant de transformations d'un
seul_ et même système, comme autant de va-
riétés d'une grande et constante opinion. Le
génie de Pytlngore eût plané en ce cas, sans
interruption, durant plus de deux mille ans, sur
tous ces esprits si divers, et inspiré à la fois
l'idéaliste et le matérialiste, le panthéiste et le
déiste. Il faut admettre sans doute une perpé-
tuité de tradition ; mais il ne faut pas prétendre
en montrer le fil partout, ni soutenir que ce fil
a été toujours respecté, ou même soigneusement
entretenu par les invasions des barbares et par
les irruptions d'idées nouvelles.
S'il est vrai que la pensée a besoin du langage,
non-seulement pour se communiquer, mais pour
se former, la philosophie, à proprement parler,
italienne n'est pas antérieure à l'idiome italien.
Ce sont les maîtres de Dante et de Pétrarque,
Brunetto Latini et Guido Cavalcanti, l'éternel
honneur de Florence, qu'il faut envisager
comme les précepteurs des philosophes d'Italie.
Dante et Pétrarque eux-mêmes furent les plus
brillants, les plus énergiques précurseurs de ces
mêmes philosophes. Us n'exposent pas seulement,
en vers mélodieux, les conceptions de cet Aris-
tote qui était devenu l'instituteur des plus sa-
vants docteurs de l'Église,
.... Il maestro di color che sanno;
ou de ce divin Platon dans lequel plusieurs Pères
révérés avaient salué un disciple de Moïse, un
devancier et un messager du Christ; mais ils
impriment à leurs expositions un cachet d'origi-
nalité, qui s'explique autant par l'imagination et
la sensibilité propres à leur nation, que par leur
génie individuel. En les lisant, on voit que les
habitants de la péninsule ont appris, non-seu-
lement à parler une langue admirable, mais à
penser dans cette langue, et à vivre selon les
mœurs qui semblent s'y réfléchir. Les ouvrages
de ces deux héros de la parole ont donc servi à
préparer le terrain aux semences que le siècle
suivant apporta de Constantinople. Ils ont éveillé
le désir de rêver et de méditer dans l'idiome
maternel ; et le courage de préférer à l'étude des
abstractions, au jargon de l'école, la vive admi-
ration des œuvres de Dieu, le culte de tout ce
qu'il y a de beau et de relevé dans la création
et parmi les hommes. C'est la poésie, c'est l'en-
thousiasme de l'art, et non la critique, ni la con-
troverse, qui disposa les Italiens à la philo-
sophie.
Le moment est parfaitement connu où ces étin-
celles se changèrent en flammes, où l'Italie fit
un gigantesque effort pour s'approprier la cul-
ture littéraire et scientifique des anciens, mer-
veilleusement secondée par un instrument ignoré
des anciens, l'imprimerie. Les malheurs et les
faiblesses du Bas-Empire aidèrent, plus que tout
le reste, à cette révolution qu'on est convenu
d'appeler la renaissance. C'est vers le temps où
vivait Jean de^Ravenne, c'est en 1360. que Boc-
cace obtient a Florence pour Léonce Pilati la
première chaire de littérature grecque en Oc-
cident. En 1395 le sénat de Venise en érige une
seconde, en faveur de Manuel Chrysoloras. En
1438 le Byzantin Gémiste Pléthon, envoyé avec
l'empereur Jean Paléologue au concile de Flo-
rence, y fait mieux connaître et aimer davan-
tage les dogmes de Platon, et se forme un dis-
ciple dans ce Bessarion qui depuis fut élevé à la
dignité de cardinal. Voici enfin, en 1453, les
derniers restes de la civilisation hellénique, les
Argyropule, les Chalcondyle, les Lascaris, chas-
sés de Byzance par les Ottomans, et forcés d'im-
plorer l'hospitalité italienne.
A la faveur de ce concours de personnages
éminents et de mémorables événements, il se
développa dans les classes élevées entre les
divers foyers d'études, une émulation qui avait
eu peu d'exemples. Libéralement secouru par de
nombreux souverains, infatigablement entretenu
par des talents aussi variés que nombreux, ce
mouvement devint une ère intellectuelle du pre-
mier ordre. La philologie, l'érudition, c'est-à-
dire la connaissance et l'imitation des modèles
légués par le monde ancien, tel fut le point de
départ. Une recherche indépendante de la nature
et des fins des choses, de ce qui esta la fois
ancien et nouveau, de tout temps et de tout lieu,
voilà quel fut le résultat, et parfois le but. L'es-
prit humain est fait de telle sorte, qu'il ne peut
s'adonner longtemps à l'étude dos mots et des
formes, sans être conduit à l'examen des pen-
sées, à la comparaison des systèmes; et s'il
déLute par la grammaire, il finit par la mêla-
1TAL
ilO —
1TAL
physique, la religion et la politique. Laurent
Valla et Nizolius, en attaquant, l'un avec res-
pect, l'autre avec rudesse, l'enseignement tra-
ditionnel, élevèrent leurs contemporains aux plus
hardies investigations sur l'homme, l'univers et
la Divinité. A force de débattre les maximes de
l'autorité scientifique, on en vint à discuter
les titres de tous les genres d'autorités ; une
fois en chemin, l'analyse voulut achever sa
course, à la condition toutefois de s'arrêter de-
vant l'évidence et le bon droit.
Un caractère spécial distingue cet élan qui
entraîna l'Italie pendant les xve et xvie siècles.
On ne se livre pas seulement à des combinaisons
isolées, à des efforts individuels ; on s'associe,
on se concerte, on s'encourage mutuellement,
pour hâter le progrès. A l'ombre des vieilles
universités, et quelquefois pour leur ruine, on
fonde une multitude d'académies libres. A leur
tête se place celle de Florence, créée par les
Médicis et Marsile Ficin. C'est là qu'on restau-
rait le platonisme avec une érudition pleine
d'enthousiasme. On y mêlait, il est vrai, les con-
ceptions mystiques des derniers disciples de
Platon, des alexandrins et des kabbalistes : on
philosophait avec plus d'imagination que de cir-
conspection. Toutefois, on donna aux travaux
intellectuels une noble direction vers les plus
pures beautés de la morale, on propagea le
goût des hautes méditations ; on affermit ou
l'on rétablit le règne du spiritualisme.
Un exemple si brillant l'ut suivi par toute l'I-
talie. On ne fit pas toujours profession des doc-
trines de l'Académie; mais on chercha partout
à avoir une ou plusieurs académies. Les institu-
tions qui appartiennent au xvic siècle, et qui
méritent d'être signalées après celle de Florence,
parce qu'elles ont exercé une visible influence sur
la^ marche de l'esprit italien, ce sont les aca-
démies des Secrets, de Cosenze et du Lynx. L'a-
cadémie des Secrets, œuvre de J. B. Porta de
Naples, a servi, comme celle de' Lincei à Rome,
la cause des sciences physiques. L'académie de
Cosenze, organisée par Bernardin Telesio, a en-
richi, outre la physique et la physiologie, la
psychologie et la morale ; et, quoiqu'elle n'ait
pas réussi à secouer le joug de l'hypothèse, elle
a su recommander en termes élégants la re-
cherche patiente de la réalité.
En même temps que ces jeunes établissements
s'efforcent de répandre des idées nouvelles avec
une nouvelle activité, les universités tachent,
pour ainsi dire, de rajeunir; et de là, une heu-
reuse rivalité et une infinité de maîtres dis-
tingués. La branche d'enseignement favorisée
pendant le moyen âge devient l'objet de soins
redoublés et encore plus intelligents. Le chef-
d'œuvre d'Arislotc, VOrganon, est étudié dans
le texte original, et dans les plus légères va-
riantes * I « • ce texte; ce qui provoque, djns les
universités mêmes, une lutte salutaire entre
deux sortes de péripatéticiens, à savoir, ceux
qui persistent à marcher dans l'ornière sécu-
laire, < i à maintenir une tradition dégradée et
surannée, et ' eui qui, en poss< ssion dei
authentiques du i. mem le pur el pri-
mitif pénp itéti me l'inli ■ m de la
vérité niêiiic. Qu'on ajoute a cas combats des
qui dui'.. i lexan
■
ment l'effel qu< i inte agitation
dut produire sur la philosophie italienne. Les
qui Be firent particulièrement rem irquer
sont N api es, Bologne et Padoue. A Nulles, la
UrtOUt utile au dmil ; a Bo
i" m avail toujours été culti i
éi lai, "ii Savonarole avait enseigné la mél Lphy-
sique et écrit contre l'astrologie, la philosophie
concourut à l'accroissement des sciences natu-
relles, aussi bien qu'à l'avancement de la juris-
prudence. Padoue fut plus riche que toute autre
université en interprètes d'Aristote, capables de
faire apprécier leur maître d'une manière digne
de lui, c'est-à-dire philosophiquement. Cavalli
et Leonico Tomeo, P. Pomponace, Achillini et
Aug. Nifo, Passero et Zabarella, Cremonini et
Fr. Piccolomini, sont des noms alors respectés
dans toute l'Europe. La preuve que ces com-
mentateurs, au lieu de se borner à commenter
Aristote, tentèrent de penser par eux-mêmes,
tout en gardant le manteau de péripatéticien,
c'est qu'ils furent sans cesse, tant qu'ils vécurent,
décries comme épicuriens, comme athées. Plus
d'une fois, en effet, ils transportèrent leurs pro-
pres opinions dans ces pages du Stagirite où.
durant une longue suite de siècles, chaque parti
prenait ses armes, comme dans un arsenal.
En dehors des académies et des universités,
quantité d'écrivains s'empressèrent, avec autant
de zèle qu'en montraient ces doctes compagnies,
de stimuler l'esprit philosophique de la nation.
Les plus profonds peut-être sont ceux qui fai-
saient gloire de suivre Platon et Pythagore;
c'était là du moins la prétention de Cardan, Pa-
trizzi, Jordano Bruno. Césalpin, Vanini, et jus-
qu'à un certain point Campanella, reconnais-
saient Aristote pour leur chef. Les uns et les
autres préparèrent l'école de Galilée, où les ob-
servations les plus positives semblent supposer
ou entraîner un vaste système de métaphysique.
Cependant les écarts qu'on peut reprocher à
plusieurs de ces philosophes, écarts inséparables
peut-être de l'ambition désintéressée de tout
connaître, ne tardèrent pas à exciter la défiance
du clergé. Autant l'Église avait été indulgente
envers les contemporains du cardinal Cusa, au-
tant elle fut sévère pour les contemporains de
Bellarmin. Un des partisans de Cusa, J. Bruno,
expia sur le bûcher les hardiesses de sa théolo-
gie, et Galilée fut contraint de désavouer ses
découvertes. Depuis cette époque de réaction,
la raison se trouva intimidée, paralysée, et elle
le demeura pendant près de deux cents ans.
La philosophie qui domine le xvne siècle, celle
qui porte le nom de Descartes, n'a eu que peu
d'accès en Italie, bien qu'elle eût reconnu Acon-
zio pour un de ses devanciers, quant à la grave
question de la méthode. Thomas Cornelio, le
dernier membre renommé de l'Académie de Co-
senze, vanta inutilement le philosophe français,
comme un émule peut-être supérieur de Galilée.
Charles Majillo était fondé à dire aux Napoli-
tains : Si je n'ai pas été martyr du cartésia-
nisme, j'en ai été le confesseur. Il devait sortir
de Naples même un jurisconsulte, un historien,
décidé à couihattre le peu de cartésianisme qui
s'était glissé en Italie. J. B. Vico jugeait l'indé-
pendam e spéculative incompatible avec le bon-
heur social, et demandait qu'on tirât la lumière
de l'entendement et la règle des mœurs unique-
ment des langues, du droit, des religions, des
traditions, en un mot, de l'histoire, de cette his-
toire que les cartésiens déclarèrent une baga-
telle et une superfluité. Vico eut raison quand il
insista sur la nécessité d'approfondir les choses
du passé; il eut tort de vouloir réduire à cette
tâche le rôle de la philosophie. Il aurait dû
plaire à ses compatriotes pur cet idéalisme sym-
bolique, qui constitue le fond un peu confus de
sa théorie, el qu'on retrouve dans 1rs doctrines
d'un magistral spirituel, Gravina. L'idéalisme
n'a jamais entièrement quitté l'Italie. Pendant
que Vico faisait à Uescartes une guerre de phi-
lologue et de juriste, Mnlebranche rencontrait
ITAL
— 811 —
ITAL
un intrépide sectateur dans Fardella. Ce profes-
seur de Padoue n'hésita point à mettre en doute
ia réalité du monde matériel, à défier ses adver-
saires de démontrer l'existence des corps. Amsi
que Malebranche, Fardella recourut à la révéla-
tion, pour garantir la certitude des sens et la
vérité physique; ce qui était en même temps
garantir sa sûreté personnelle, mise en danger
par les calomnies d'ennemis puissants.
Au xvme siècle, l'esprit italien manifesta pour-
tant une disposition opposée. C'était l'âge d'or
de la philosophie expérimentale et pratique. Les
auteurs français répandaient mille projets géné-
reux ou chimériques, pour améliorer le sort des
individus et des États, pour rendre le bien-être
plus assuré et plus général, pour délivrer de
leurs préjugés les grands et les petits. Les no-
tions de tolérance et de philanthropie devaient
être bien accueillies et vivement retentir en Ita-
lie, au moment où Lambertini et Ganganelli les
personnifiaient sur le saint-siége. Dans la patrie
de Serra, ce créateur infortuné de l'économie
politique, on vit Filangieri et Mario Pagano in-
troduire la discussion et l'humanité dans l'édi-
fice de la législation. Dans la patrie de Serpi, on
vit Beccaria et Verri réformer le système de la
pénalité, en contestant la légitimité de la peine
de mort, en condamnant la torture, et en soute-
nant avec éloquence l'inviolabilité de la vie et la
dignité de la personne humaine. Grippa, Galiani,
Algarotti, Felici montrèrent à l'Europe combien
le peuple qui a produit Machiavel est capable
d'explorer la nature de l'homme, de décomposer
le mécanisme et de régler le jeu de l'activité
publique. Le droit de la nature et des gens a
peut-être autant d'obligations à l'Italie que les
sciences physiques et mathématiques. La morale
proprement dite que le Florentin Vettori avait
avancée au xvie siècle, en interprétant avec sa-
gacité Y Éthique et la Politique d'Aristote, fut
cultivée au xvme siècle, tantôt avec grâce et fi-
nesse, tantôt avec une solide érudition, par Mu-
ratori et par Stellini. Muratori avait bien mérité
déjà de la philosophie, en vengeant Descartes et
la raison humaine des censures et des mépris
du sceptique Huet.
Il n'est pas douteux que la route suivie par
ces esprits supérieurs ne conduisît quelquefois
au sensualisme et au matérialisme, comme chez
Romagnosi, ou chez les PP. Compagnoni et
Soave; mais ces excès furent promptement com-
battus par quelques écrivains, habiles à unir les
sages résultats du xvne siècle avec tout ce que
le XVIIIe s'était proposé de louable. Tel fut l'é-
clectique Genovesi, penseur invulnérable aux
sarcasmes dont le P. Buenafede, connu sous le
nom de Cromaziano, tenta de couvrir les philo-
sophes, ses contemporains.
L'éclectisme est devenu, sous plusieurs formes,
avec la prépondérance de tel ou tel principe, la
méthode chérie du xixe siècle. On peut dire qu'il
respire aussi dans les productions de l'Italie ac-
tuelle. Sans faire mention de travaux qui, comme
ceux de Baldinotti, tiennent un rang distingué
dans les annales des sciences philosophiques, on
doit convenir que Rosmini et Gioberti, c'est-à-
dire les métaphysiciens qui se livrent avec le
plus de confiance au vol de l'ontologie, sont
loin de dédaigner les observations plus humbles
et plus précises de l'historien et du psycholo-
gue. Les moyens d'étude employés par Galluppi
et Mamiani, par Tedeschi et Mancini, et par
d'autres soutiens du spiritualisme, procédés qui
consistent à passer de la science de l'âme à celle
de l'univers et de la Divinité, et par lesquels
l'induction se combine avec une méditation li-
bre et conséquente à la fois; ces moyens sem-
blent destinés à un succès durable. Il est peu
d'écoles italiennes où la philosophie ne se relève
avec un énergique essor, pour entreprendre
d'heureux exercices. Ce qui nous remplit d'une
douce espérance, c'est qu'elle quitte les voies ex-
clusives, et qu'elle semble vouloir démentir ceux
qui, comme Languet ou Naudé, lui reprochè-
rent autrefois d'être excessive en tout, nimia.
D'une part, elle se familiarise avec les systè-
mes qui ont occupé l'Europe pendant les trois
derniers siècles, et les juge avec une équitable
fermeté, témoin la critique à laquelle Ermene-
gildo Pino, Galluppi, Mamiani, ont soumis les
doctrines de Condillac; de Reid et de Kant.
D'autre part, elle recueille pieusement ses anti-
quités nationales, elle célèbre les auteurs de la
renaissance, elle renoue la chaîne précieuse des
traditions intellectuelles. Ses ancêtres lui prodi-
guent les préceptes et les exemples, et, comme
les étrangers, ils lui servent d'aiguillon et de
pierre de touche. Peut-être, dans cette direction
excellente, aura-t-elle à fuir plusieurs sortes de
dangers: ainsi, l'on voit les uns prétendre s'arrê-
ter à Dante, comme à l'unique source des lettres
et des lumières italiennes; les autres, ramenés
par l'étude du xme siècle, non-seulement au mi-
lieu des luttes dialectiques de l'école, mais aux
beaux jours des Pères de l'Église, voudraient
prendre pour guides, tantôt saint Thomas, tantôt
Ambroise, saint Augustin, Lactance même ; d'au-
tres encore, après avoir franchi la période qu'il-
lustrèrent Sénèque et Cicéron. s'imaginent des-
cendre en droite ligne des philosophes d'Élée et
de Crotone. La vérité est, sans contredit, que
chaque mouvement de mœurs et d'opinions sur-
venu, soit dans l'antiquité, soit dans les temps
modernes, a laissé quelque trace lumineuse sur
cette terre féconde. Mais cette succession de sys-
tèmes et de sociétés doit elle-même, mieux que
toute autre chose, apprendre aux philosophes
italiens que le retour au passé n'est que le com-
mencement du progrès.
Si l'on jette maintenant un coup d'œil sur
l'ensemble de la philosophie italienne, on est
frappé des caractères suivants.
Elle présente, dans la série de ses développe-
ments, un fidèle tableau de l'histoire de la na-
tion. Elle offre une vérité historique telle qu'il
est impossible de méconnaître les traits de fa-
mille qui rapprochent les penseurs du xixe siè-
cle, comme ceux du xvr ou du xme, de Lucrèce,
de Philolaûs, de Parménide. Le prin.ipal de ces
traits, c'est une manière poétique de considérer
la nature des choses, c'est l'habitude de conce-
voir les idées métaphysiques sous des figures
grandes et vives. Il n'y a guère de philosophe
italien qui ne brille par une imagination hardie,
sinon fertile. Cette disposition semble tellement
propre au génie national qu'il n'est pas rare de
rencontrer des métaphysiciens qui allient la sa-
gacité, la subtilité à l'exubérance d'une fantaisie
téméraire. Il suffit, pour s'en convaincre, de
comparer entre eux, soit les membres de l'Aca-
démie florentine, soit les Napolitains Telesio,
Bruno, Campanella, Vanini.
De cette tournure particulière d'esprit dérive
le penchant d'unir à la culture des sciences celle
des lettres, et à l'étude de la pensée celle de
l'expression. En Italie, les philosophes ne négli-
gent ni ne dédaignent, comme on fait ailleurs,
l'art de parler et d'écrire. Ils pèchent souvent
contre la pureté du goût, contre la tempérance
en l'ait de langage; mais ils ne sont jamais in-
différents pour l'éloquence et le style. L'amour
du beau les domine quelquefois à un tel point,
qu'ils n'hésitent pas à lui sacrifier le respect du
vrai. Une cause, par exemple, de l'influence
ITAL
112 —
ITAL
exercée par l'Académie de Cosenze fut le talent
littéraire des académiciens. J. B. Porta, Sarpi,
Galilée auraient été inscrits dans les fastes de
l'art oratoire, alors même que le génie scientifi-
que leur eu . manqué; et les poètes de l'Italie,
en retour, s'adonnent volontiers aux méditations
philosophiques.
A l'amour de la poésie et au goût des lettres,
les philosophes italiens joignent une foi inébran-
lable à la réalité, soit du monde extérieur, soit
des idées du vrai, du juste et du beau. Ils ont
enseigné tour à tour le sensualisme, le spiritua-
lisme, et jusqu'au mysticisme; mais le scepti-
cisme, jamais. Il ne se peut, en effet, que des
intelligences si ardemment éprises des merveil-
les de la création qu'elles inclinent à diviniser
le soleil, mettent en problème l'existence de
cette création; ni que, remplies d'enthousiasme
pour les prodiges de l'art humain, elles doutent
de l'existence d'un esprit et d'une âme, c'est-à-
dire des véritables origines de cet art. Le carac-
tère italien est en quelque sorte ennemi du pyr-
rhonisme.
Mais, par le même motif, il adopte volontiers
le système qui est diamétralement opposé au
pyrrhonisme, le système qui est dogmatique par
excellence, le panthéisme. Cette façon de voir
devient facilement l'opinion favorite de ceux qui
recherchent la grandeur et la magnificence, plu-
tôt que la rigueur et la sobriété. Elle est l'écueil
de quiconque s'applique à réduire tout ce qui
existe, tout ce qui se conçoit, à une absolue et
immuable unité, et s'ingénie pour représenter
chaque être individuel comme un fragment de
l'être infini. L'Italien, naturellement porté à ani-
mer ce qui est inerte, à personnifier ce qui n'a
ni conscience ni raison, doit difficilement résis-
ter à un genre de philosophie qui vivifie et spi-
ritualise toutes choses, au risque de priver l'âme
humaine des attributs réels de la vie spirituelle,
le sentiment du moi et la liberté morale. La doc-
trine de l'âme du monde ne joua nulle part un
rôle aussi important qu'en Italie, d'abord parmi
les sectateurs de Pythagore, puis, à l'époque du
réveil de la philosophie, depuis Zorzi et Pompo-
nace jusqu'à Telesio et Bruno.
C"est peut-être cette ardente affection pour la
nature qui tourne les Italiens vers les études
physiques, vers ce qu'on appelle, depuis le
xvic siècle, la philosophie naturelle. Et on doit
faire remarquer ici une particularité fort hono-
rable pour cette nation : c'est qu'en dépit de
toute leur verve, ses philosophes sont capables
d'une rare patience et d'une habileté extraordi-
naire^ dès qu'il s'agit d'observer avec les sens et
d'expérimenter. Aucun naturaliste étranger ne
surpasse par ces dons inestimables Léonard de
Vinci, Galilée. Viviani, Toricelli, les Cassini.
L'imagination qui fait obstacle chez d'autres à
la connaissance du monde matériel, a conduit
ces maîtres de l'expérience aux découvertes les
mieux avérées et aux plus utiles inventions.
L'instinct de l'infini les guide à travers l'empire
du fini, et leur signale au fond de cet empire des
lois et des '.-anses infinies. L'exactitude et 1 i per-
sévérance de leurs investigations les empêchent
de conclure précipitamment où il faut attendre
pour constater ce qui est certain et invariable.
Sous ce rapport, les philosophes italiens n'unis-
sent fréquemment des qualités qui semblent ail-
leurs inconciliables.
Dans le champ de la philosophie morale, ils
ont été moii s heureux. Non qu'ils manquent des
facultés qu'exige cette sorte de travaux : ils ont
de la finesse <i. de la pénétration, ils sont a
judii ieux qu'ingénieux; ils ont. comme l'ancienne
Rome, le génie de l'action ; ils s vent i ■!. i
et apprécier les mœurs et les coutumes, en voya-
geurs et en législateurs; ils apportent dans tou-
tes ces occupations une merveilleuse délicatesse
de tact; ils comptent, enfin, des historiens du
premier ordre, bon nombre de jurisconsultes,
plusieurs publicistes, plusieurs moralistes fort
respectables. Toutefois, ils possèdent une moin-
dre quantité de monuments où éclatent la con-
naissance du cœur humain et la sagesse des
préceptes moraux. En psychologie et en morale,
il sont bien plus pauvres qu'en logique, en mé-
taphysique et en philosophie naturelle. Mais dans
les écrits qui ont la philosophie morale pour
objet, ils suivent généralement une direction
élevée. S'ils donnent dans un excès, c'est dans la
mysticité plutôt que dans le matérialisme, c'est-
à-dire qu'ils recommandent moins souvent la
recherche du plaisir et de l'intérêt personnel que
le dévouement absolu, l'amour idéal, et ce que
Bruno nommait une héroïque fureur. Il faut
ajouter qu'ils sont capables de modération, de
justesse, et que ni les saillies ni les caprices de
leur imagination ne les empêchent de s'appuyer
sur le bon sens et la droiture naturelle du juge-
ment.
C'est enfin un trait curieux que la philosophie
italienne, quoique éminemment dramatique,
comme le témoigne sa prédilection pour les for-
mes du dialogue, abandonne rarement la bonne
méthode, celle qui fait marcher la synthèse et
l'analyse de front, corrige et complète l'une par
l'autre, et s'efforce de puiser la vérité dans toutes
les sources de la vie. Elle a tenté les voies les
plus variées, excepté celle qui mène à l'immo-
bilité ou au désespoir, le scepticisme; mais les
routes qu'elle préfère sont les routes larges,
celles de l'induction. Les procédés qu'elle met
en œuvre sont pour elle une affaire sérieuse, et
non un simple jeu ; ce qui le prouve, c'est que
plusieurs philosophes, sortis des montagnes de
Toscane et de Calabre, n'ont pas balancé à sceller
leurs convictions de leur sang.
11 serait donc aisé de répondre à cette ques
tion : Quels services l'Italie a-t-elle rendus à la
philosophie européenne? Cette antique reine du
monde,
Antica regina ciel mondo.
a rallumé plusieurs fois le flambeau presque
éteint de la civilisation. Elle a rivalisé avec la
Grèce de savoir et de génie, et, en dernier lieu,
elle lui a ouvert un glorieux asile. Elle a, au
début des temps modernes, provoqué dans l'Oc-
cident une fièvre intellectuelle, une soif insatia-
ble de lumières et de découvertes. Elle a attiré,
pour les instruire, les meilleurs esprits des au-
tres pays; elle les a même conviés à venir ac-
croître l'éclat de ses propres institutions. Elle a
concouru à éclairer le nord, d'abord par ses écrits,
tantôt pathétiques, tantôt divertissants; ensuite
par la multitude de ses fils morts dans l'exil.
Est-il une cour, une académie, qui n'ait pas eu
parmi ses lu' tes les plus distingués quelque lettré
ou quelque savant de l'Italie?
Lorsqu'en examinant la philosophie italienne,
on recherche quelle part de soins elle a donnée à
chacune des trois familles d'idées qui se parta-
gent le domaine de la haute science, on obtient,
ce seuil,!,', le résultat que yoici.
La Divinité est pour elle un artiste, dont l'ate-
>l la nature tout entière, les astres qui
ni l'immensité, comme les règnes connus
de l'homme. Elle considère Dieu plus souvent
comme créateur et régulateur de l'univers, que
comme législateur et juge de la conscience. Ce
sonl ses attributs physiques, son inlinilude en
espace cl en durée, plutôt que ses perfections
JAGO
— 813 —
JAGO
morales qui frappent et émeuvent les philoso-
phes italiens. , ,.,
Quant à l'àme, ils 1 ont étudiée avec soin et
succès • mais ils ont analysé la pensée plus que
la sensibilité, et la volonté moins encore que la
sensibilité. Ils ont laissé de belles études sur les
diverses fonctions de l'intelligence, sur le juge-
ment et le raisonnement, sur l'attention, la ré-
flexion, et principalement sur cette intuition
supérieure et immédiate de l'entendement qui
est l'inspiration. Ils ont entrepris des recherches
profondes sur le don d'aimer et d'admirer, source
du dévouement pratique aussi bien que des
beaux-arts. Le problème de l'unité et de l'identité
du 7noi, celui de son activité propre et spontanée,
de sa spiritualité, ont été plus souvent agités par
eux que la question de l'immortalité ; et. celle-ci
a été résolue du point de vue de_ la métaphysi-
que, c'est-à-dire comme simplicité de substance,
plutôt qu'au point de vue de la morale, c'est-à-
dire comme perpétuité de la conscience person-
nelle, du souvenir et de la responsabilité.
En ce qui concerne l'idée du monde, elle a
été conçue ordinairement sous une forme vive
et originale. Ce que la nature, soumise à des
lois fatales, a de sublime et d'invariable a été
mis dans une étroite relation avec la grandeur
et l'immuabilité de Dieu, avec l'infini. Ce rap-
prochement a été si intime quelquefois, que la
cause de l'univers a failli être confondue, identi-
fiée avec son effet, avec l'univers même ; ou bien,
que les mondes n'ont semblé qu'un vêtement
périssable, un voile transparent de leur principe
éternel. Oublions ces écarts, ne considérons que
la tendance habituelle, et avouons que la philo-
sophie italienne n'a cessé de voir dans la créa-
tion une vivante et éclatante manifestation d'un
être souverainement sage et puissant. C'est sous
l'empire de cette persuasion consolante qu'elle a
observé et classé les phénomènes, pesé et com-
paré les forces ; et des lois de la matière et du
mouvement, elle a induit avec assurance les des-
seins et les fins du géomètre céleste, de l'invisi-
ble physicien. Jamais elle ne s'est lassée de s'en-
quérir des données constantes, des rigoureuses
démonstrations, et de tout ce qui fonde l'harmo-
nie et l'ordre dans le domaine d'une science. Voy.
les articles Galluppi, Rosmini, Gioberti et l'ou-
vrage de M. Louis Ferri : Essai sur l 'histoire de
la philosophie en Italie au xixe siècle, 2 vol.
in-8, Paris, 1869. C. Bs.
ITALIQUE (Ecole). C'est le nom que l'on
donne, à l'école pythagoricienne, parce qu'elle
avait son siège à Crotone, dans cette partie de
l'Italie qu'on nomme la Grande Grèce. Voy. Py-
thagore, Pythagorisme.
JACOB (Louis-Henri de), né à Wettin en 1759,
mort à Laucbstaedt en 1827, après avoir ensei-
gné successivement la philosophie et l'écono-
mie politique, d'abord à Halle, ensuite à Char-
kow, en Russie, puis de nouveau à Halle, a
beaucoup contribué, par son enseignement et
par ses écrits, à la propagation du kantisme, et
a développé d'une manière originale quelques-
unes des parties les plus importantes de ce vaste
système, entre autres la philosophie de la reli-
gion. Il a aussi laissé des travaux fort estimés en
Allemagne sur le droit naturel et plusieurs
branches de l'économie politique. Voici les titres
de ses principaux ouvrages, tous publiés en alle-
mand : Examen des matinées de Mendelssohn
et de toute preuve spéculative de l'existence de
Dieu, in-8, Leipzig, 1786; — Prolégomènes de la
philosojihic pratique, in-8, Halle, 1787; — Es-
quisse de la logique et éléments critiques d'une
métaphysique générale, in-8, ib., 1788, réim-
primé en 1"91, 1793 et 1800;— du Sentiment
moral, in-8, ib., 1788 ; — Démonstration de
l'immortalité de l'âme par le sentiment du de-
voir, in-8, Zullich, 1790, traduit en latin par
l'auteur en 1794; — Traité de la nature hu-
maine, de Hume, traduit en allemand avec des
observations critiques, 3 vol. in-8, Halle, 1790-
1791; — Preuve morale de l'existence de Dieu,
in-8, Liebau, 1791 et 1798 ; — Esquisse d'une
théorie de Vàme fondée sur l'expérience, in-8,
Halle, 1791 et 1793; — Anti-Machiavel, ou des
Limites de l'obéissance civile, in-8, ib., 1794 et
1796 ; — Théorie philosophique des mœurs, in-8,
ib., 1794; — Théorie philosophique du droit, ou
Droit naturel, in-8, ib., 1795; — Mélange de disser-
tations philosophiques sur dessujets de téléologie,
de politique, de religionet de morale, in-8, ib.. —
1798 ; — la Religion universelle, in-8, ib., 1797 ;
— Principes de la sagesse et de la vie humaine,
in-8, ib., 1800; — Plan d'une encyclopédie de
toutes les sciences et de tous les arts, in-8, ib.,
1800; — Rapports du physique et du moral de
l'homme, de Cabanis, avec un traité sur les
limites de la physiologie et de l'anthropologie,
in-8, ib., 1794; —Principes de la législation et
des institutions de la police, in-8, Halle et Leip-
zig, 1809; — Esquisse de la grammaire géné-
rale, in-8, Riga, 1814; — Esquisse de la psy-
chologie empirique, in-8, ib., 1814 ; — Introduc-
tion à l'étude des sciences politiques, in-8, Halle,
1819; — Annales de la philosophie de l'esprit
philosophique, journal publié à Halle, avec la
collaboration de plusieurs savants, de 1795 à
1797. Enfin nous citerons encore ici l'ouvrage
suivant, publié en français par un Russe du nom
de Michel de Polotika, où l'on trouve réunies les
principales opinions de ce philosophe : Essais
philosophiques sur l'homme, ses principaux
rapports et sa destinée, fondés sur l'expérience
et la raison, suivis d'observations sur le beau,
publiés d'après les manuscrits confiés par l'au-
teur, in-8, Halle, 1818. X.
JACOBI (Frédéric-Henri), un des principaux
adversaires de l'idéalisme, naquit, le 25 janvier
1743, à Dusseldorf, fils d'un négociant riche et
considéré. Ainsi que tous les autres chefs de la
philosophie allemande, il était protestant. Des-
tiné au commerce, le jeune Jacobi se sentit de
bonne heure le besoin de la réflexion; et tour-
menté de doutes philosophiques en même temps
que porté aux méditations religieuses. Il raconte
comment, étant enfant, il se prit à s'inquiéter
des choses de l'autre monde et à éprouver à ce
sujet des sensations singulières. A l'âge de huit
à neuf ans, l'idée de l'éternité le saisit un jour
avec une telle force que, jetant un grand cri, il
tomba sans connaissance. Revenu à lui, cette
idée lui revint à l'esprit et le frappa de terreur.
Bien qu'il ne pût penser au néant sans horreur,
la perspective d'une durée infinie le remplissait
d'épouvante. Peu à peu il apprit à dompter cette
sorte d'apparition intellectuelle, et de dix-sept a
vingt-trois ans, elle ne lui revint pas. Au sortir
de l'adolescence, elle lui apparut de nouveau
plus vive que jamais ; mais cette fois il osa. la
regarder en face. « Depuis cette époque, dit-il en
1787, cette vision est encore venue souvent me
surprendre, et j'ai lieu de croire qu'il dépen-
drait de moi de l'évoquer à mon gre et de me
tuer en m'v livrant, plusieurs fois de suite. » f
Pour réprimer les indiscrétions de sa pensée,
qui alarmaient sa conscience, Jacobi salniia,
leune encore, à une société de pietistes : cest
ainsi que, plus tard, devenu homme, pour échap-
per aux incertitudes et aux témérités de la spé-
culation, il se réfugia au sein de la philosophie
de la foi et du sentiment.
Son père lui ayant permis d'achever son ap-
JAGO
114 —
JAGO
prentissage commercial à Genève, il profita de
son séjour dans cette cité savante pour se livrer
à des études diverses. Il s'y lia surtout avec le
philosophe physicien Lesage, dont les conseils
exercèrent sur lui une grande influence. Dans
les premiers temps de sa jeunesse, il avait une
peine extrême à concevoir les pures abstrac-
tions; il ne comprenait que ce qui était intuitif,
ce qui pouvait se ramener à des faits ou à son
origine. On en concluait qu'il manquait d'intel-
ligence; il en fit confidence à Lesage, qui le
consola en lui disant que ce qu'il n'avait pas
compris était vide de sens ou erroné. Du reste,
à Genève, Jacobi se familiarisa avec la langue
et la littérature française, et se prit surtout d'une
grande admiration pour les écrits de J. J. Rous-
seau. Tout l'avenir philosophique de Jacobi est
indiqué, présagé, pour ainsi dire, dans ces traits
de son enfance et de sa jeunesse.
A vingt ans, de retour de Genève, nous le voyons
placé à la tête de la maison de commerce de son
père, et marié à une femme d'un rare mérite, Betty
de Clermont. Ayant été nommé, par l'Électeur
palatin, conseiller des finances pour les duchés de
Berg et de Juilliers, il put renoncer au commerce
et donner plus de temps à ses études littéraires
et philosophiques. Il se lia avec ce que la litté-
rature allemande avait alors de plus illustre,
avec Wieland, Goethe, Lessing, et ne tarda pas
à prendre lui-même, parmi les écrivains de sa
nation, un rang honorable. Bientôt sa maison de
Pempelfort, près de Dusseldorf, devenue le lieu
de rendez-vous des esprits les plus distingués,
fut, après Weiniar et en dehors des villes univer-
sitaires, le point de réunion le plus remarquable
de l'Allemagne littéraire.
Le bonheur dont il jouissait, réunissant tous
les plaisirs de l'opulence, des lettres et des arts,
d'une société choisie et de la vie de famille, fut
cruellement troublé en 1781 par la mort de son
fils et celle de sa femme. Quelque temps après
il perdit une partie de sa fortune. En 1794, à
l'approche des Français, il dut faire ses adieux à
son cher Pempelfort et se réfugia auprès d'un
de ses amis du Holstein. Il passa dix années dans
le nord de l'Allemagne, suivant toujours avec
un vif intérêt les mouvements politiques et lit-
téraires de son temps. Il ne sortit qu'une fois de
cette retraite, en 1801, pour aller voir ses en-
fants restés sur les bords du Rhin, et pour faire
un voyage à Paris. Il comptait terminer ses jours
dans le Holstein, lorsqu'en 1804 il fut appelé à
Munich comme membre de l'Académie des scien-
ces qui allait être établie dans cette ville. En
1807, il fut nommé président de cette même
Académie. A l'âge de soix%nte-dix ans, il dut ré-
signer ces fonctions en conservant son titre et
ton traitement. Il consacra ses dernières an-
nées à la révision de ses œuvres, qui l'avaient
placé au premier rang parmi les écrivains et les
philosophes de l'Allemagne, et mourut le 10 mars
1810.
Si l'on excepte son roman Woldemar, Jacobi
n'a composé aucun écrit de longue haleine, ou
qui ait la forme sévère du traité. Cette forme
n'allait ni à la nature de son génie, ni à celle
dosa pensée. Une philosophie qui s'inspire uni-
i : it du .sentiment et s'adresse aux convic-
urelles, qui a pour souroe l'enthou-
Lccommode peu des lenteurs métl
ques et de l'appareil savant qu'exigent les ou-
vrages entrepris en vue de la science. Homme
du monde, philosophe passionné, Jacobi songe
i t se préoccupe peu de si .
'le ses exigences : il s'adresse dïr<
i!ll'n' :i La i ne s'occup Lions
philosophiques que dans leurs rapporta avec
les intérêts de l'humanité. Là était sa force;
mais là aussi était la source de ses défauts. Sa
pensée ne s'exprime que sous la forme du roman,
du dialogue, de la familiarité épistolaire, ou de
la gravité prétentieuse de l'aphorisme. Sa manière
est en général poétique, passionnée, pleine d'é-
carts, mais éloquente, énergique, variée. Avec
le temps ses défauts s'amoindrirent, tandis que
ses qualités lui demeurèrent.
Jacobi ne se mit à écrire que fort tard. Il se
contenta d'abord de faire des traductions et des
analyses dans le Mercure publié par Wieland.
Goethe, qui, en général, exerça sur lui une grande
influence, le pressa d'essayer son talent à des
compositions originales. Ses premiers ouvrages,
qui le placèrent tout aussitôt parmi les bons
écrivains de son pays, furent deux romans phi-
losophiques, Woldemar et la Correspondance
d'Allwill, dont le premier seul fut terminé.
Woldemar parut de 1779 à 1781, et fut refondu
en 1794. C'est sous cette forme qu'il a été traduit
en français parVanderbourg (Woldemar ou la
Peinture de l'humanité, 2 vol. in-8, Paris, 1796).
La Correspondance d'Allwill fut publiée en 1781.
Dans ces deux ouvrages Jacobi est surtout
moraliste et peintre du cœur humain. Le style
en est plein d'animation, vivement coloré, et
souvent plus poétique qu'il ne convient à la ma-
tière. Il pèche par un excès de chaleur, par une
emphase, qui souvent nuit à la clarté et à la
justesse de la pensée, et qui, comme le lui re-
procha Wieland, a quelque chose de gigantes-
que peu en proportion avec les idées et les
choses. Mme de Staël a parfaitement apprécié
le livre de Woldemar comme roman et comme
morale (de V Allemagne, 3e partie, ch. xvii.)
Une entrevue qu'il eut avec Lessing quel-
que temps avant la mort de cet écrivain, et
dans laquelle Jacobi se convainquit que l'auteur
de Nathan le Sage était spinoziste, donna lieu,
en 1785, à la publication de ses Lettres à Men-
delssohn sur la philosophie de Spinoza, et à
une polémique qui ne demeura pas sans in-
fluence sur la marche de la spéculation en Alle-
magne. Jacobi, dans ces lettres, donne un précis
du spinozisme, qu'il regarde comme le système
spéculatif le plus conséquent, et il en conclut
que la philosophie démonstrative conduit né-
cessairement au fatalisme et au panthéisme,
identique, à ses yeux, avec l'athéisme. Aux let-
tres sont joints des suppléments dont quelques-
uns offrent de l'intérêt, notamment le premier
qui présente un extrait de l'écrit de Bruno,
délia Causa, del Principio et Uno, et le sep-
tième, où Jacobi retrace à sa manière l'his-
toire de la philosophie spéculative.
A cette première période de la vie littéraire
de Jacobi, qui va jusqu'en 1786, appartient en-
core, outre sa correspondance avec Hamann, un
petit écrit intitulé Un mot de Leasing, où il ex-
pose les principes généraux de sa politique toute
libérale, ennemie de toute violence. Il avait
rompu avec Wieland, à l'occasion d'un article
sur le droit divin, que celui-ci avait inséré dans
le Mercure, et qui était conçu dans les idées
absolutistes de Linguet.
Les principaux ouvrages de la seconde époque
de la vie philosophique de Jacobi, époque de
polémique contre la philosophie de Kant et de
Fichte nombre de trois. Le premier est
un dialogue intitulé David Hume, ou l'Idéalisme
ri /.• Réalisme, 1787 j le second une Lettre à
Fichte, 17'J'.); et le troisième une diatribe contre
Kant, sous ce litre: De l'entreprise au crtticisme
Jr rendre lu raison raisonnable, ou de mettre
ii raison d'accord avec l'entendement (die Ver-
nunft zu Verstunde su bringen, 1801).
JACO
— 815 —
JACO
L'ouvrage principal de la vieillesse de Jacobi
est celui qui a pour titre des Choses divines, et
cui est principalement dirigé contre la philo-
sophie panthéiste de M. de Schelling. Il parut
en 1811, et donna lieu, de la part de celui-ci^ à
une réplique aussi vive que l'attaque avait été
passionnée. Parmi les prélaces qu'il mit en tête
des divers volumes de l'édition complète de ses
œuvres, deux surtout sont remarquables et peu-
vent être considérées comme son testament phi-
losophique : c'est d'abord celle qui précède le
Dialogue sur l'idéalisme et le réalisme et qu'il
donne" lui-même pour une introduction à ses
écrits philosophiques; c'est ensuite celle qui est
placée devant ses Lettres sur Spinoza, qui ré-
sume sa pensée et qui renferme le dernier mot
de sa philosophie.
Une des parties les plus intéressantes des œuvres
de Jacobi est sa correspondance, qui, comme l'a
ditGœthe, représente et récapitule tout un siècle.
Parmi ses correspondants se rencontrent les
hommes les plus considérables de l'Allemagne
littéraire et philosophique, "Wieland, Claudius,
Hamann, Lessing, Gœthe, Schiller, Jean-Paul,
Lavater, Lichtenberg, Fichte, Reinhold, Herder,
Jacobs, Jean de Muller, etc., et des étrangers
célèbres tels que Lesage de Genève, Necker,
Hemsterhuis, Laharpe. Dans les dernières lettres
on trouve les noms de Royer-Collard, de M. Cou-
sin, de M. Bautain. Longtemps avant que sept
collèges électoraux eussent choisi le premier
comme député, en 1817, Jacobi écrivit : « Si
l'humanité, la raison et la justice gagnent le
dessus, nous le devrons surtout à la France, à
cette majorité de la nation que, faute d'un terme
plus convenable, j'appellerai la majorité Royer-
Collard. Une monarchie absolue, pour devenir
légitime, suppose, selon Platon, un souverain
qui soit, non-seulement aussi évidemment su-
périeur à ses sujets que le pasteur l'est à son
troupeau, mais supérieur d'une manière toute
divine. »
La philosophie de Jacobi est en général un
réalisme rationnel, faisant de la conscience ac-
tuelle la mesure de toute vérité et de toute
réalité. Elle est réaliste en ce qu'elle reconnaît
la vérité objective de la sensation et du sen-
timent, et elle est rationaliste en ce sens qu'elle
suppose l'esprit de l'homme dépositaire d'un
savoir immédiat, qu'il ne s'agit que de com-
prendre et d'analyser. C'est la philosophie de la
conscience, du sentiment, de la foi rationnelle.
Ainsi que, selon lui, la moralité n'a d'autre règle
que le sentiment de l'homme de bien; ainsi la
mesure de toute vérité est le jugement naïf de
l'homme raisonnable. Si tous les hommes de
bien ne sont pas d'accord sur les principes de la
morale, et si tous les hommes judicieux ne le
sont pas davantage quant aux principes de tout
savoir, la faute en est à la spéculation, au rai-
sonnement, à la réflexion artificielle, qui, au
lieu d'accepter simplement les croyances na-
turelles, prétend s'élever au-dessus d'elles, et
aspire à une science chimérique.
L'existence d'un Dieu vivant et personnel, la
valeur absolue de la vertu, l'origine divine de
l'âme humaine, la réalité objective du sentiment
externe et interne, la vérité souveraine de tout
ce qui est donné dans la conscience : voilà ce
qu'il ne cessa d'affirmer et de défendre envers
et contre tous.
De là son opposition d'abord à la philosophie
qui dominait vers 1775, puis à la critique de
Kant, à l'idéalisme de Fichte, au panthéisme de
Schelling, à toute philosophie savante et spécu-
lative. Ses convictions, que la critique trouva
presque toutes faites, s'étaient formées par op-
position au scepticisme de Hume et à l'idéalisme
de Berkeley, tout aussi bien qu'au matérialisme,
tel surtout qu'il s'était exprimé dans les écrits
d'Helvétius, et au naturalisme de Berlin, dont
la Bibliothèque allemande était l'organe. Cette
opposition, toute pratique et toute religieuse
dans son origine, se transforma par l'étude de
YÉthique de Spinoza, qu'il regardait comme le
système logiquement le plus parfait, en une
prévention systématique contre toute spéculation
fondée sur l'abstraction et le raisonnement.
Sa grande erreur à cet égard, c'était de ne pas
comprendre que sa spéculation était tout aussi
bien critique et n'invoquait pas moins le raison-
nement que toute autre philosophie, bien qu'elle
suivît une autre méthode et qu'elle fût animée
d'un autre esprit. VAgathon de Wieland avait
dit : » Je vois le soleil, donc il existe ; je me sens
moi-même, donc je suis ; je sens l'esprit suprême,
donc il est; j'ai besoin de croire à l'existence
d'une intelligence souveraine, donc elle existe.»
Jacobi déclare qu'il admet tout cela, à l'exception
de la dernière proposition; selon lui, Agathon
aurait dû dire : je pense l'esprit suprême, donc
il existe. « De cette manière, ajoute-t-il, il aurait
pu déduire une véritable preuve de l'existence
de Dieu. Il faut admettre une cause première de
tout mouvement, laquelle soit autre chose que
le mouvement. Je ne sais rien de la nature de
cet être infini, si ce n'est qu'il est intelligent,
puisqu'il a produit des intelligences; mais je
dois reconnaître son existence à moins de re-
noncer à tout principe de connaissance, à toutes
les lois de la pensée. » On voit par cet exemple
que si Jacobi admet ce qui est donné dans le
sentiment, il ne laisse pas que de raisonner :
seulement ses raisonnements sont fondés sui-
des règles de méthode qu'il admet sans examen,
parce qu'il les considère comme l'expression de
notre nature intelligente, qui, selon lui, est d'une
autorité infaillible.
Jacobi se faisait donc illusion quand il se per-
suadait qu'il était l'adversaire de toute spécula-
tion méthodique, et que toute spéculation de ce
genre devait conduire nécessairement au fata-
lisme, à l'idéalisme, à l'athéisme. Dans le fait,
il opposait une philosophie à une autre, une
morale généreuse à la morale égoïste, un dog-
matisme imperturbable au scepticisme, une foi
inébranlable dans la vérité objective du sentiment
humain et de notre raison à tous les doutes et à
toutes les critiques dont cette vérité était l'objet,
un réalisme rationnel à toute espèce d'idéalisme.
Il considérait celui-ci comme le produit d'une
réflexion artificielle, tandis que le réalisme était,
selon lui, l'ouvrage immédiat de notre intel-
ligence : aucun raisonnement ne peut ni le pro-
duire ni le détruire.
Jacobi donna le nom de foi à cette confiance
dans le produit naturel et spontané de la raison
ou de notre nature intelligente. Mais toute loi
suppose un doute, une critique qui lui est op-
posée et qu'elle a vaincue. Cette foi philosophique
n'est plus la confiance primitive du sens commun,
laquelle est antérieure à toute réflexion libre et
méthodique; c'est cette confiance justifiée, pro-
tégée contre le doute, et par conséquent ^aï-
sonnée : elle est le fruit de la réflexion et du
raisonnement tout autant que celle qui conduit
à l'idéalisme. La matière de cette philosophie, il
est vrai, n'est pas le produit d'un raisonnement
artificiel, puisqu'elle est donnée immédiatement
dans le sentiment, et que le sens commun s'y
confie naturellement; mais en tant que cette foi
devient philosophique, elle est l'ouvrage de la
réflexion. Insister avec force sur la légitimité de
ces croyances naturelles, les défendre contre
JAGO
— 816 —
JAGO
toute critique qui les met en question, contre
tout système factice qui tend à les modifier ou
à se mettre à leur place ; telle était la mission
que s'imposa Jacobi, la cause sacrée qu'il plaida
avec un grand talent, mais non sans tomber,
durant les premiers temps surtout, dans de
grandes contradictions.
Jacobi rejetait la spéculation en tant qu'elle
tendiit à substituer une autre conscience à la
conscience naturelle, la vérité étant, selon lui,
immédiatement présente dans la raison, consi-
dérée comme une faculté d'intuition intellec-
tuelle, comme l'organe d'une révélation intime.
Il se persuada, par exemple, que l'existence de
Dieu se révélait directement à la conscience,
ainsi que la clarté du jour frappe les yeux, ne
tenant aucun compte du travail de la pensée,
dont l'idée de Dieu est le résultat, et que la
réflexion philosophique cherche à reproduire.
Confondant la raison d'être avec la raison de
connaître {ratio cognoscendi) , l'argumentation
avec la déduction matérielle, il supposait qu'on
ne pouvait déduire une existence que d'une
autre existence; que, par conséquent, vouloir
démontrer Dieu, qui a sa raison d'être en lui-
même, ce serait reconnaître au-dessus de lui
une autre substance. Il considérait ainsi, avec
Spinoza et avec Hegel, la dialectique comme
une prétention à reproduire, à imiter par la
pensée le mouvement de la création ou le dé-
veloppement progressif de la réalité primitive.
Une telle dialectique, en effet, si elle part, avec
Spinoza, de la substance divine, ne peut arriver
au moi libre et personnel ; ou si elle part, avec
Fichte, du moi absolument libre et indépendant,
ne peut pas logiquement s'élever jusqu'à Dieu.
Mais, heureusement, la philosophie n'est pas
condamnée à se déclarer soit pour Fichte, soit
pour Spinoza. Sans prétendre déduire Dieu
matériellement, elle peut rechercher dans la
conscience l'origine de cette idée souveraine,
s'efforcer par la pensée d'en établir la réalité
et de la concilier avec la liberté; et c'est ce que
Jacobi n'a cessé de faire lui-même. « Depuis que
je pense par moi-même; disait-il en 1803, j'ai
toujours cherché la vérité de toutes mes facultés,
non pour m'en parer comme de quelque chose
que j'eusse découvert ou produit; j'aspirais à
une vérité qui éclairât la nuit dont j'étais en-
vironné, et qui m'apportât la lumière dont j'avais
en moi la promesse et le pressentiment. C'est la
religion qui fait l'homme ; elle a toujours été
l'objet de ma philosophie. Je m'appuie sur un
sentiment invincible, irrécusable, qui est le fon-
dement de toute science et de toute religion. Ce
sentiment m'apprend que j'ai un organe pour les
choses intelligibles, spirituelles, et cet organe,
je l'appelle raison. Ma philosophie demande qui
est Dieu, et non ce qu'il est. La liberté de l'homme
et la providence sont si peu incompatibles, que
la conviction de Dieu est en raison de celle de la
personnalité. Dieu me parait plus sublime comme
créateur de personnes telles que Socrate ou Fé-
nelon, que comme auteur du mécanisme céleste.
Je crois à la Providence, parce que je crois à la
raison et à la liberté. La science spéculative, au
lieu de dissiper notre ignorance et nos erreurs,
souvent y ajoute une confusion nouvelle. Elle
s'égale à Dieu : elle prétend créer son objet et
la vérité. Ouvrage de la réflexion, elle rejette
tout savoir primitif. Les Arabes, en disant
qu'Arislote avait été u qui puisait partout
Bans pouvoir épuiser l'univers, oui parfait)
caractérisé cette science de réflexion. C'est contre
elle, et non contre la philosophie véritable, que
sont dirigées mes objections. Ma philosophie part
du sen'iment et de l'intuition. Il n'y a pas de
voie spéculative pour s'élever à Dieu , et la
spéculation peut servir uniquement à prouver
qu'elle est vide sans les révélations du sentiment,
et à les confirmer par là même, mais non à les
fonder. A travers les ténèbres qui nous environ-
nent, la raison armée de la foi entrevoit la
vérité, ainsi que l'œil armé du télescope re-
connaît dans les nébulosités de la voie lactée
une armée innombrable d'étoiles. Cette foi est
la lumière primitive de la raison, le principe
du vrai rationalisme. Sans elle toute science est
creuse et vide. La vraie science est celle de
l'esprit, qui rend témoignage de lui-même et de
Dieu.... L'objet de mes recherches a été constam-
ment la vérité native, bien supérieure à la vé-
rité scientifique. C'est elle que je n'ai cessé
de défendre contre les systèmes changeants du
siècle....» « Ainsi que la réalité sensible externe
n'a pas besoin d'être prouvée, disait Jacobi en
1819, étant garantie par elle-même, ainsi la
réalité qui se révèle dans ce sens is-time qui
s'appelle la raison, est le mieux attestée par
elle. L'homme a naturellement foi en ses sens et
en sa raison, et il n'y a pas de certitude plus
certaine que cette foi. » Fries, dans sa Nouvelle
critique, appelle sentiments objectifs ou purs
les jugements qui procèdent immédiatement de
la raison. Jacobi admet cette dénomination, en
ajoutant que l'entendement est l'instrument lo-
gique de ces jugements, tandis que la raison en
est l'organe révélateur, qui ne juge pas plus que
ne jugent les sens. Si l'homme était borné aux
sens et à l'intelligence des choses sensibles, il
arriverait par la réflexion à ce résultat, que la
nature seule est, et qu'en dehors d'elle il n'y a
rien ; mais il est esprit, et l'esprit est sa véritable
essence : c'est par lui que l'entendement devient
entendement humain. Il est vrai que nous ne
comprenons pas mieux l'univers comme ouvrage
d'un créateur personnel et intelligent, que
comme nature éternelle et indépendante ; mais
nous savons que si la providence et la liberté
ne sont pas primitives, elles ne sont rien; qu'elles
ne peuvent pas venir à naître; que, si ces idées
sont sans réalité, l'homme est trompé par sa
conscience, qui les lui impose; que, si elles sont
chimériques, l'homme tout entier est un men-
songe, et le Dieu de Socrate, le Dieu des chré-
tiens, le héros imaginaire d'un conte. »
Demander si les intuitions de la raison ou du
sentiment sont vraies, c'est, selon Jacobi, de-
mander si l'esprit humain est un fantôme ou un
mensonge. Toute philosophie véritable part de
la foi et finit par la foi. La philosophie de Jacobi,
dit un de ses disciples, est croyante comme
l'humanité, comme la conscience; mais elle sait.
ce qu'elle croit et pourquoi elle croit. Elle ne
repousse pas le secours de la pensée, mais à la
condition qu'elle se contente de n'être qu'un
organe. Le savoir naturel et primitif, la pensée
ne le produit pas: mais nous en prenons posses-
sion par elle. Elle est le fondement de toute
connaissance réelle, et c'est lui que Jacobi op; osa
à la conscience démonstrative. C'est parce qu'ils
prétendent démontrer ce qui est au-dessus de
toute démonstration, savoir de quelle manière
le sujet pens int connaît la réalité des choses qui
ne sont pas lui, que tous les systèmes de rélh l
sonl plus ou inouïs idéalistes ou sceptiques.
les premiers temps, Jacobi avait pris le
mot raison dans le sens ordinaire, comme fa-
culté logique et discursive; plus tard, se fondant
sur Pétymologie du mot allemand correspondant
[Vernunfl, de vcnwhmcn, inlclliyere, sentir, per-
cevoir, entendre), il en fit le synonyme de SODI
intime, de sentiment, de c
a comme l'organe de l'intuition des choses
JACO
817 —
JAUO
intelligibles et supérieures; et il pria les lec-
teurs de ses écrits, partout où il aurait parlé
mal de la raison, d'y substituer le mot en-
tendement (Versiand), qui, au fond, signifie la
même chose; et qui n'est pas plus coupable. Plus
tard il se reconcilie même avec l'entendement
comîne faculté logique des notions et des ju-
gements, comprenant que c'est par la pensée
seulement que nous donnons la conscience ac-
tuelle des intuitions de la raison ou du sen-
timent, considéré comme conscience virtuelle ;
mais il le borna au rôle secondaire d'un instru-
ment et d'un serviteur, d'une part des sens
externes, par lesquels se manifeste à l'esprit le
monde matériel, et de l'autre de la raison ou du
sens intime, qui est l'organe par lequel se
révèle à la conscience le monde moral et spi-
rituel.
En résumé, la supposition fondamentale de
Jacobi, son point de départ, c'est qu'il faut ac-
corder une confiance entière à la conscience na-
turelle de l'homme; qu'il y a une harmonie
préétablie entre la nature intelligente de l'homme
et la réalité des choses; que, par conséquent,
ce qui est véritablement donné dans la con-
science est par là même vrai et réel ; que la
réalité, pour être connue, doit être donnée et
que par la seule dialectique il est impossible de
la connaître. Le contenu de la conscience ration-
nelle est l'objet de la vraie philosophie, qui est
Ja science des choses métaphysiques données
dans l'intuition intime et révélées à l'enten-
dement par la raison. La philosophie réfléchie
ne peut rien ajouter à la philosophie naturelle;
elie ne peut que la reproduire, et chercher non
à la prouver, mais à en vérifier l'origine, en la
ramenant aux intuitions qui ont fourni la ma-
tière et qui en sont la source toujours jaillissante.
La philosophie de Jacobi compte encore beau-
coup de partisans, du moins quant à son prin-
cipe; et, bien que dans l'origine elle lut opposée
à celle de Kant, il s'est formé entre ses disciples
et ceux de la philosophie critique une heureuse
alliance : « Jacobi, dit un historien estimé de
nos jours (M. Chalibœus), osa plaider contre la
philosophie dominante la cause de la conscience
naturelle; son grand mérite fut de comprendre
la présence dans l'àme d'un trésor caché auquel
à peine on avait encore touché ; et s'il ne lui fut
pas donné de lever ce trésor, du moins il sut le
garder et le défendre, et y appeler incessamment
l'attention, de telle sorte qu'aujourd'hui encore
la plus grande partie du public cultivé est de
son parti sur ce point. Jacobi était entièrement
d'accord avec Kant sur les fonctions de l'enten-
dement, lui refusant, comme celui-ci, toute fa-
culté de rien connaître par lui-même; mais il
distinguait plus exactement dans les idées des
choses sensibles ce qui appartient aux sens
comme organes, et à l'entendement comme fa-
culté logique. Il regardait comme un mystère
impénétrable la manière dont la matière donnée
par les sens devient sensation, l'entendement ne
pouvant observer que son action sur les données
sensibles et non ce qui se passe auparavant.
Cependant toute sensation, toute perception est
accompagnée dans la conscience de la certitude
immédiate qu'elle est fournie par les sens et
produite par la présence d'un objet. Jacobi po-
sait en fait que toute la matière des représen-
tations était introduite dans l'esprit par les sens;
et, ce fait, il le regardait comme le fondement
de tout travail logique ultérieur. Par là, ajoute
M. Chalibœus, Jacobi introduisit le premier dans
la philosophie le principe des faits. Pour sau-
ver la certitude du monde extérieur, il faut
persister à soutenir comme un fait l'existence
DJCT. PHILOS.
des sensations et des images, et se garder de
vouloir les expliquer par notre organisation in-
tellectuelle, puisqu'une pareille explication en
fait des productions de l'esprit, et l'idéalisme
alors devient invincible. De même les idées des
choses purement intelligibles existent de fait en
nous et nous sont révélées par la raison. De ce
fait, Jacobi conclut à leur réalité. Toute dé-
monstration suppose un premier principe, un
premier fait, au delà duquel il n'est plus pos-
sible de s'élever. Il y a des faits et des idées
qui s'imposent immédiatement, et qui sont le
fondement de toute science, et le plus grand
mérite de Jacobi est d'avoir insisté sur ce
point. Il montra qu'il y a dans l'esprit autre
chose qu'un mécanisme logique, vide en soi ;
qu'il y a au fond de l'àme un dépôt de vir-
tualité infinie, et s'il n'a pas osé, avec le flam-
beau de la critique, pénétrer plus avant dans ce
sanctuaire, il y a du moins appelé l'attention
des penseurs. Il nous a remis en possession de
ce trésor ; mais la philosophie ne peut se con-
tenter de cette tranquille possession ; il lui ap-
partient d'en faire l'analyse et de s'enquérir
même de sa légitimité.
En effet, la philosophie ne peut qu'accepter ce
qui est donné clans la conscience, et elle n'a sur
son contenu d'autre droit que celui de le vé-
rifier et de le développer par l'observation intel-
lectuelle et la réflexion. Elle a pour objet de
nous donner la conscience explicite et actuelle
de ce qui est virtuellement et implicitement
dans la conscience humaine. Là se borne son
ministère, selon Jacobi. Mais la philosophie ne
se résignera pas à ce rôle de simple observation
et de récapitulation. La philosophie, comme
analyse réfléchie de la conscience naturelle, est
d'abord énumération et description des senti-
ments essentiels de l'âme, des idées et des ju-
gements qui en résultent naturellement. Mais,
dans cette opération, la pensée devient néces-
sairement critique. Cette critique s'exerce d'abord
comme la critique historique, c«t ensuite d'une
autre manière encore. Il y a des illusions d'op-
tique : pourquoi n'y aurait-il pas des illusion
de conscience, des visions internes fausses ot
altérées? Jacobi distingue les sentiments purs
et objectifs des sentiments subjectifs, produits
individuels ou nés d'une expérience partielle
Dès lors ne faut-il pas un critérium par lequel
on puisse reconnaître ceux qui constituent le
contenu vrai et légitime de la conscience rai-
sonnable? D'ailleurs les sentiments ne peuvent
s'offrir à la réflexion qu'à l'état d'idées, de ju-
gements : il faut donc examiner jusqu'à quel
point ces jugements et ces idées représentent
exactement leurs objets. Ainsi la philosophie
n'est déjà plus un simple inventaire du contenu
de la raison, une simple prise de possession du
trésor rationnel : c'est, de plus, un examen sé-
vère de l'authenticité des faits de conscience,
vérification qui suppose un critérium qu'il faut
déterminer avant tout, et qui est d'autant plus
difficile à trouver qu'il semble se supposer lui-
même. Il y a plus, ainsi qu'il y a progrès dans
la science physique, et que le système de Newton
est plus parlait que celui du vulgaire ou même
que celui d'Aristote ou de Descartes, la philo-
sophie n'a-t-elle pas à corriger bien des méprises
de la conscience, commune, à la rectifier, à la
développer, à la compléter même?
Enfin, en supposant que tout ce travail de vé-
rification, de réduction, de rectification et de
développement soit heureusement terminé, la
tâche de la philosophie ne serait pas encore
remplie, et l'amour de la vérité, de la science
pour elle-même, qui est aussi un des plus nobles
52
JAGQ — 8
instincts de notre nature, ne serait pas satisfait.
La philosophie a sur les faits de conscience,
ainsi que sur les faits de la nature, un droit
d'interprétation, et Jacobi a lui-même largement
usé de ce droit. Cette interprétation est de deux
sortes : elle est analytique lorsque, considérant
les faits donnés comme des conséquences, elle
s'applique à en rechercher les principes ; elle
est synthétique lorsque, les considérant comme
des principes, elle en recherche les conséquences.
C'est ainsi, par exemple, que du sentiment reli-
gieux on peut conclure à l'existence de Dieu et
à l'origine divine de ce sentiment, et que de la
loi morale, considérée comme un fait positif,
Kant a conclu à l'immortalité de l'âme comme
conséquence logique de ce fait.
Ce n'est qu'à cette condition que la philo-
sophie du sentiment ou de la foi rationnelle peut
être acceptée. Admise purement et simplement,
sans critique et sans le droit de rectifier et de
développer la conscience naturelle, elle serait
la mort de toute philosophie, de toute vie intel-
lectuelle; acceptée sous cette réserve, elle four-
nit à la science un fondement solide et une sûre
garantie contre les aberrations de la dialectique.
On peut consulter, sur la philosophie de Ja-
cobi, les œuvres complètes de Jacobi formant
six volumes qui parurent à Leipzig de 1812 à
1823, in-8; — Kuhn, Jacobi et la philosophie de
son temps (ail.), in-8. Mayence, 1834; — J. Willm,
Histoire de la philosophie allemande, Paris,
1847 et suiv., 4 vol. in-8; — Amédée Prévost,
articles publiés dans la Revue du progrès social,
février et juillet 1834. J. W.
JACQUES (Amédée), philosophe français, né
en 1813 à Paris, entra en 1832 à l'École normale,
et en sortit avec le titre d'agrégé de philosophie.
Après quelques années d'enseignement en pro-
vince et à Versailles, il fut api elé au collège
Louis-le-Grand et à l'École normale. Il avait
obtenu le grade de docteur, et pris une part
très-brillante au concours d'agrégation des fa-
cultés fondé en 1843 par M. Cousin. La révolution
de 1848 le trouva engagé dans des opinions
libérales, qu'il n'abandonna pas, quand elles
furent un péril. Il avait fondé dès 1847 une
revue, la Liberté dépenser, qui eut une existence
courte, mais brillante ; quelques-uns de ses ar-
ticles, entre autres celui où il essayait de mon-
trer les défauts du premier enseignement re-
ligieux donné aux enfants, lui attirèrent les
rigueurs du pouvoir; et après qu'il eut perdu sa
chaire, un arrêté du conseil supérieur de l'in-
struction publique le déclara incapable d'en-
seigner en France. Quelque temps après, le coup
d'État de décembre avait pour effet de supprimer
la Revue, et de mettre le directeur en péril de
subir sans jugement les peines les j lus ri
reuses. Il se hâta de quitter la France, et, g
à l'intervention de M. de Humboldt, il fût chargé
d'aller à Montevideo, organiser pour le compte
de la république de l'Uruguay un grand établis-
sement d'instruction pub]
répondil pas à son attente; néanmoins après des
épreuves assez rudes il avait conquis une posi-
tlOB avantageuse, quand il mourut à lin.
Ayres en 1863. Sa carrière philosophique lut
irop tôt arrêtée pour qu'il ait pu tenir toul ce
que promettaient ses premiers issus. On
lui, outre ses thèses de docteur : Manuel de phi-
losophie. Paris, 1846, en collaboration
MM. .1. Simon el Saissel. Jacques y
bologie; Mémoire sw lèsent commun, im-
primé dans les Mémoires de l'Académii
ce morales et politiques, 1847, Savants
étrangers, t. il. il l'.tut citer en outre plusieurs
articles de ce Dictionnaire, et des préfaces re-r
8 — JAMB
marquables aux œuvres de Fénelon, de Leibniz,
de Clarke dont il se fit l'éditeur.
JAMBLIQUE. Tous les auteurs anciens qui
parlent de ce philosophe, un des représentants
les plus illustres de l'école d'Alexandrie, sont
muets sur la date de sa naissance et celle de sa
mort. Nous savons seulement par Suidas qu'il
reçut le jour à Chalcis, en Cœlésyrie, de pa-
rents riches et considérés, et qu'il florissait sous
le règne de Constantin. La plus grande partie de
sa vie, comme l'indiquent les rares circonstances
que nous en connaissons, a dû se passer à
Alexandrie. On lui donne pour premier maître
un certain Anatolius, par qui il fut présenté à
Porphyre. Devenu, après la mort de celui-ci,
l'oracle de l'école, il vit les disciples affluer
autour de lui; et tel fut, malgré l'austérité de
son langage et les formes arides de son en-
seignement, l'ascendant qu'il exerça sur eux,
qu'une fois attachés à lui, ils ne le quittaient
plus, mangeant à sa table et le suivant par-
tout. L'enthousiasme qu'il leur inspirait allait
même jusqu'à la superstition, puisqu'on lui at-
tribuait le don des miracles. Ainsi un jour, en
faisant sa prière, il est ravi à dix coudées au-
dessus du sol. Une autre fois, il se détourne de
son chemin, prévoyant le passage d'un con-
voi funèbre. Enfin, aux bains de Gadara, après
qu'il a touché de sa main deux petites souicîî,
on en voit sortir aussitôt deux enfants d'une
admirable beauté, qui, l'entourant de leurs
bras, semblent le reconnaître pour leur père
(Eunap., Vita sophist. Jambl.). De quelque
source que dérivent ces récits merveilleux, de
l'imagination des disciples ou du charlatanisme
du maître, ils n'en montrent pas moins quelle
était alors la tendance de l'école néo-platoni-
cienne à confondre le rôle du prêtre et du thau-
maturge avec celui du philosophe. Mais en voilà
assez sur la vie de Jamblique; voyons quelles
étaient ses doctrines.
Il ne nous est resté des nombreux ouvrages de
Jamblique qu'une vie de Pythagore et une exhor-
tation à la philosophie {de Vita Pythagorœ et
Prolreptricœ orationes ad philosnphiam, lib. II,
gr. et lat., in-4, Franecker, 1598, Amsterdam,
1707, et in-8, Leipzig, 1815). Quant au livre
sur les mystères égyptiens (de Mysteriis JEgyp-
tiorum liber, seu Respoiisio ad Porphyrii epis-
tolam* ad Anebonem, gr. et lat. éd. Thom.
Gale, in-l°, Oxford, 1678), malgré le témoignage
de Proclus, il est plus sûr de l'attribuer à l'école
de Jamblique qu'à ce philosophe lui-même.
Malheureusement, aucun de ces ouvrages ne
contient la partie imj ortante de sa doctrine, sa
théologie. On est réduit à en chen lier les frag-
ments épars dans le commentaire de Proclus sur
le Timee. Dans les derniers temps de son ensei-
gnement, Porphyre avait vu son premier dis-
ciple, Jamblique, devenir son rival, et partager,
au sein même de sa propre école, cette autorite
que Porphyre devait bientôt lui abandonner tout
entière. De bonne heure, en effet, Jamblique
manifesta son opposition à la doctrine de son
ma ilre sur un certain nombre de points impor-
tants. Après Plotin, l'école néo-platonicienne s'é-
tait engagée dans des discussions fort subtiles,
sur des diffi uites que le maître avait négligées
■ H expliquées d'une manière obscure et incom-
plète. Déjà Amelius. Porphyre, Théodore avaient
interprété el développé chacun à sa manière la
théologie de Plotin en ce qui concerne les deux
derniers principes de la trunté, l'intelligence et
le démiurge. Jamblique , suivant la voie de ses
prédécesseurs, d subdivisait
la tri i en faisait sortir une série
de triaaes ; mais il différait Pot-i
JAMB
— 819
JAQU
phyre dans l'interprétation des doctrines théo-
logiques de Platon et de Plotin. Essayons de
déterminer ces divergences. Jamblique reconnaît
avec Amélius et Porphyre qu'il n'y a rien à dis-
tinguer dans le premier principe. En effet, ce
principe est simple, indivisible, immobile dans
son unité. Tout ce qui est, est par l'Un; le pre-
mier être lui-même en vient; les causes univer-
selles lui doivent toute leur puissance d'action,
en même temps que l'unité et l'harmonie de
leurs mouvements. C'est encore l'Un qui fait que
malgré la diversité de leurs formes, et malgré
la variété des principes dont elles dépendent,
les causes naturelles se confondent dans une
intime union, et vont aboutir à une cause
unique et suprême. Le second principe sert d'in-
termédiaire aux deux autres, et de point d'union
à la trinité entière. C'est la puissance féconde qui
engendre les dieux, le principe de la vie divine,
le producteur par excellence, la déesse Rhéa,
selon la langue mythologique. Le troisième
principe est le démiurge, proprement dit Ju-
piter : c'est le principe qui opère le dévelop-
pement des puissances intelligibles et accomplit
l'œuvre de la création.
Jusqu'ici Jamblique ne s'écarte en rien de la
théologie de Plotin ; mais divers passages de
Proclus semblent prouver qu'il n'est pas toujours
resté fidèle à la distinction des trois principes
de la trinité alexandrine, l'Un, l'Intelligence et
l'Âme. Ainsi tantôt il comprend dans le démiurge
tout le monde intelligible; tantôt il renferme
le paradigme. Or, qu'est-ce que le paradigme,
sinon le modèle intelligible, l'archétype des
idées, l'intelligence pure identique avec l'intelli-
gible pur, en un mot le second principe? N'y a-
t-il pas là une véritable contradiction? Le pas-
sage suivant de Proclus nous paraît lever la
difficulté: « Jamblique considérait que la vertu
démiurgique préexistait déjà dans le paradigme.»
En effet, tout en distinguant les deux derniers
principes de la trinité, l'intelligence et le dé-
miurge, Jamblique a pu en considérer le rapport
et l'union. Or, comme le démiurge procède de
l'intelligence, il a pu dire, dons un sens diffé-
rent et avec une égale vérité, tantôt que le dé-
miurge comprend le paradigme, tantôt qu'il y
est compris : c'est ainsi du moins que Proclus
entend Jamblique.
Quant à la doctrine des triades, Jamblique
semble avoir poussé encore plus loin que Por-
phyre et Théodore l'abus de l'abstraction. Dans
le second principe, il distingue d'abord trois
triades purement intelligibles, puis trois triades
intellectuelles. Outre la grande triade démiurgi-
que, Jamblique admet une série de démiurges in-
férieurs compris sous le nom de v£en ôrjaiovpyoi,
lesquels portent au loin l'action des premiers.
Jamblique se distingue encore de Plotin et de
Porphyre par un goût excessif et presque super-
stitieux des formules numériques. 11 ramène
aux nombres tous les principes de sa théologie :
à la monade, l'Unité suprême, principe à la fois
de toute unité et de toute diversité; à la dyade,
l'intelligence, première manifestation, premier
développement de l'Unité; à la triade, l'àme ou
le démiurge, principe du retour à l'Unité par
tous les êtres qui se portent en avant ; à la té-
trade, le principe d'harmonie universelle, conte-
nant en soi toutes les raisons des choses ; à l'og-
doade, la cause du mouvement qui entraîne
tous les êtres hors du principe suprême, et les
disperse dans l'univers; à Tennéade, le principe
de toute identité et de toute perfection; enfin à
la décade l'ensemble de toutes les émanations
du to *Ev. Ni Plotin, ni Porphyre, quelque es-
time qu'ils aient eue pour les doctrines de Py-
thagore, ne réduisaient à ce point leurs princi-
pes en abstractions numériques.
Porphyre avait, contrairement à la doctrine
de Plotin, attribué à la matière la variété des
êtres individuels. Jamblique réfute Porphyre, et
explique cette variété en distinguant dans le
monde intelligible des principes d'unité et d'i-
dentité d'une part, et de l'autre des principe»
de diversité.
La psychologie de Jamblique, autant qu'on
peut en juger par quelques fragments, témoigne
d'un autre esprit que celle de Plotin et de Por-
phyre. Il y règne un spiritualisme moins sévère
et moins absolu. Jamblique y reproche à Plotin
d'avoir fait de l'âme un principe impassible et
toujours pensant, et par conséquent, de l'avoir
identifiée avec l'intelligence elle-même. Dans
cette hypothèse, dit Jamblique, qui faillirait en
nous lorsque entraînés par le principe irrationnel
nous nous précipitons dans les désordres de l'i-
magination? Et d'un autre côté, si on admet que
la volonté ait failli, comment l'âme elle-même
resterait-elle infaillible? Ce même esprit se ré-
vèle encore dans la critique d'une pensée de
Porphyre, touchant l'interprétation de Platon.
« Il n'existe ni dieux pasteurs, privés de l'intel-
ligence humaine et se rattachant aux êtres vi-
vants par une certaine sympathie, ni dieux chas-
seurs qui enferment l'âme dans le corps comme
dans une ménagerie : car l'âme n'est pas à ce
point enchaînée au corps. Cette méthode (il s'a-
git de l'opinion de Porphyre) n'est digne ni de
la philosophie ni de la science : elle est pleine de
superstitions barbares. » Jamblique apparaît ici
sous un jour tout nouveau. Ce prêtre égyptien,
si appliqué à l'exercice du culte, si adonné aux.
pratiques de la théurgie, se montre, dans sa
doctrine psychologique, plus modéré, plus plato-
nicien que ses prédécesseurs. De même, sa mo-
rale est d'un ascétisme plus tempéré. Il fait une
part plus grande à la liberté et aux passions,
dans la vie humaine. 11 répète fréquemment
que l'homme est le véritable auteur de ses ac-
tions, et qu'il est à lui-même son propre démon.
Il reproduit le plus souvent les idées et les ten-
dances morales de Platon. Sans doute le disciple
de Plotin et de Porphyre, le philosophe alexan-
drin se montre toujours. Jamblique répète avec
ses maîtres que la fin de l'âme est la contem-
plation des choses divines, et que la vertu n'est
qu'un moyen d'y parvenir ; mais il n'en est pas
moins vrai que, beaucoup plus superstitieux que
Plotin et Porphyre dans sa théologie, il professe
une morale plus pratique et plus humaine.
Outre les auteurs qui ont été cités^ dans le
cours de cet article et les histoires générales de
l'école d'Alexandrie, on peut consulter sur Jam-
blique: HebenstreiLD/sserta/j'o deJamblichiphi-
losophi syri doctrina, christ ianœreligioni, quam
imilari studet }noxia, in-4, Leipzig, 1704 ; — Mei-
ners, Judicium de libro qui de mysteriis j£gyp-
tiorum inscribitur, dans le quatrième volume
des Mémoires de la Société scientifique de Goët-
tingue; De gêner ali mathematum scientia, etc.,
in-4, Copenhague, 1790; In Nicomarhi Gerascni
arilhmeticam introduclio, gr. et lat., in-4,
Arnheim, 1668. Voy., pour complément de bi-
bliographie, l'article Alexandrie. E. V.
JAQUELOT (Isaac) , théologien protestant, né
en 1647 à Vassy où il exerça le ministère jusqu'à
la révocation de l'édit de Nantes. Il se réfugia
alors à Heidclberg, puis à la Haye ou il devint
pasteur de l'église française, cl prit part aux dis-
cussions de théologie alors très-animées. Malgré
une certaine modération, il s'attira des inimitiés,
et quitta la Hollande pour aller s'établir à Berlin ;
il y mourut en 1708. Parmi les ouvrages asse2
JAl'C
820 —
JAVA
nombreux qu'il a laissés, il en est plusieurs qui
paraissent par leurs titres intéresser la philoso-
phie. Ce sont surtout : 1° Dissertations sur l'exis-
tence de Dieu, où l'on démontre celte vérité par
Vliistoire universelle de la première antiquité
du monde, etc., etc., la Haye, 1697 3 — 2° Con-
formité de la foi avec la raison, etc., Amster-
dam, 1705; — 3° Examen de la théologie de
M. Bayle, etc., Amsterdam, 1706. Le premier de
ces ouvrages, où Jaquelot soutenait la légitimité
de l'argument ontologique de Descartes, encou-
rut la critique de Bayle : et les deux derniers
furent composés à la l'ois pour défendre les Dis-
sertations, et pour attaquer le scepticisme de
Bayle. Les deux adversaires d'abord assez mo-
dérés échangèrent des répliques de plus en plus
aigres. Jaquelot accuse et dénonce Bayle comme
l'ennemi de la religion qu'il veut miner pour
autoriser les libertins et les endurcir dans leurs
débauches ; il lui reproche de renouveler d'une
façon détournée les objections des païens contre
le christianisme, de détruire à la fois la pres-
cience divine et la liberté humaine, et de cher-
cher à démontrer que Dieu est l'auteur du péché
et la cause du mal. Bayle s'indigne et répond
« qu'il est diffamé par une calomnie aussi mal
fondée qu'atroce. » Si l'on en retranche cette
polémique, les ouvrages de Jaquelot n"offrent rien
d'intéressant : ils mêlent perpétuellement la
théologie à la philosophie, et invoquent plus
souvent l'Écriture sainte que la raison. L'auteur
est avant tout soucieux d'établir par des preuves
« l'inspiration des saintes lettres ■>, et le peu de
philosophie qu'il mêle à ses réflexions est d'une
extrême vulgarité.
JAUCOURT (Louis), connu sous le titre de
chevalier de Jaucourt, naquit à Paris en 1704,
d'une des plus anciennes familles de Bourgogne.
Élevé avec soin dans la maison paternelle, il
étudia à seize ans la théologie à Genève, puis
les sciences exactes et naturelles à Cambridge,
enfin la médecine en Hollande. C'est à Leyde,
sous les yeux de Boerhaave, qu'il se lia d'une
étroite amitié avec Tronchin. Jaucourt ne vou-
lut pas pratiquer la médecine; mais il en con-
tinua l'étude toute sa vie, employant ses talents
à soulager les souffrances de ses amis et surtout
des pauvres. En 1736, il revint à Paris, il y
passa près de trente ans dans une retraite stu-
dieuse et au milieu d'un cercle choisi de gens de
lettres et de femmes d'esprit. Mably. Condillac,
Montesquieu, Hénault, Malesherbes, Mmes de
Vassé, de Créquy, de Sainte-Foy, de Broglie,
Mlle Ferrand, voilà les personnes dont le com-
merce faisait diversion à ses veilles.
Pendant son séjour dans les Provinces-Unies,
il composa l'Histoire de la vie et des œuvres de
Leibniz (Leyde, 1734), essai qui est une œuvre
remarquable, et qu'on doit mettre au-dessus des
meilleures notices de Fontenclle. Leibniz lui
semblait le modèle du savant et du penseur, et
des sa première jeunesse il avait cherché à l'i-
miter. L'universalité de connaissances, et l'am-
bition d'échapper à toutes les sortes de préjugés,
étaient aussi l'objet de ses préoccupations. 11
paraissait ainsi désigné pour coopérer avec Di-
derot et d'Alembert à la construction d'un des
grands et des incomplets monuments du xvni*
Siècle. Son nom est demeuré attaché à l'Encyclo-
pédie.
Jaucourt regrettait, à la vérité, le défaut d'or-
dre et d'ensemble, qui a fait surnommer cet
immense ouvrage la Babel des connaissances
humaines. Il regrettait encore davantage que la
passion inspirât ses collaborateurs plus que
l'amour désintéressé du vrai et du bien ; mais
il pensait que « le temps de la monarchie uni-
verselle était heureusement passé pour .es phi-
losophes aussi bien que pour les rois », et qu'il
était sensé de laisser toutes les opinions s'expli-
quer librement, et toutes les connaissances, en
se simplifiant et en s'éclaircissant, se mettre à la
portée du grand nombre. Il partageait avec Buffon
et d'autres la rédaction des articles de physiolo-
gie, de chimie, de botanique et de pathologie;
mais il ne borna pas là son active coopération :
ayant embrassé toutes les faces de la science
humaine, il travailla avec succès à toutes les
parties de Y Encyclopédie. Ses articles sur la
médecine se distinguent, aussi bien que ses ar-
ticles politiques et historiques, par un généreux
spiritualisme, par des sentiments qui contrastent
avec les doctrines de La Mettrie et d'Helvétius.
Sa réputation d'honnête homme, d'homme pro-
fondément vertueux, servait l'Encyclopédie
presque autant que sa vaste et solide instruction
et son goût extraordinaire du travail. Égale-
ment aimé et estimé de Voltaire et de Bousseau,
il fut admiré par Palissot, leur adversaire, et
loué par Laharpe, devenu l'ennemi des philoso-
phes. Son concours valait à Diderot l'adhésion
d'un grand nombre de ces graves esprits qui
appartenaient aux académies de Hollande, de
Prusse et de Suisse. Jaucourt lui-même fait
partie de ce groupe sensé qui s'attachait à sou-
tenir et à continuer les traditions du spiritua-
lisme, au milieu du débordement des doctrines
contraires. Il fut un des appuis de la réaction
que commença l'Esprit des lois. Toute sa vie il
resta fidèle au culte qu'il avait de bonne heure
voué à la Théodicée de Leibniz ; et il réussit
à prouver qu'on pouvait être encyclopédiste,
c'est-à-dire ami de la simplicité et de la po-
pularité du savoir, sans être matérialiste ni
athée.
Jaucourt a laissé de nombreux ouvrages de
médecine, qui attestent, aussi bien que ses
Etudes sur les synonymes, les qualités qu'on lui
reconnaît comme moraliste. Mais nulle part il
n'a réuni ses vues philosophiques, encore éparses
dans une foule de mémoires rédigés par lui
pour la Société royale de Londres, pour les Aca-
démies de Berlin, de Stockholm et de Bordeaux,
dont il était membre. On peut lui faire le re-
proche qu'il a lui-même adressé à Leibniz : « Il
n'a opposé à l'injure des temps que des feuil-
les volantes. » Toujours curieux, plus avide de
s'instruire lui-même que d'instruire les autres,
cherchant la célébrité moins que le repos et
l'obscurité, Jaucourt a obtenu l'estime de ses
contemporains et le suffrage de sa propre con-
science.
Le chevalier de Jaucourt mourut à Compiègne
le 3 février 1779, âgé de soixante-seize ans.
C. Bs.
JAVARY (Louis-Auguste), né en 1820 à Paris,
remporta en 1839 le prix d'honneur de philo-
sophie dans le concours général des collèges de
Paris et de Versailles, comme élève du collège
Saint-Louis. Il fut admis à l'agrégation de philo-
sophie en 1846, au doctorat es lettres en 1851,
et fut successivement professeur au collège com-
munal de Libourne, au collège royal d'Alençon,
aux lycées de Poitiers, d'Orléans, de Lyon. 11
mourut dans cette dernière ville en 1852 après
y avoir séjourné quelques mois. Il avait remporté
le prix proposé par l'Académie des sciences mo-
rales et politiques sur la Certitude, en 1846. On
a de lui ses deux thèses et son mémoire cou-
ronné : de l'Idée </<• progrès, Paris, 1851, in-8;
- - Guilielmi Alverni episcopi parisien
chologica (tt><-ti-i>i<i ex eo libro quem de anittia
il exprompta, Paris, 1851, in 8; — de
la Certitude, Paris, 1847, 111-8.
JEAN
— 821 —
JEAN
On peut consulter sur ce dernier ouvrage le
rapport de M. Franck sur les mémoires présentés
à l'Académie des sciences morales pour le con-
cours sur la Certitude, dans le Compte rendu
des séances de l'Académie des sciences morales
et politiques, 1846-47.
JAVELLUS (Chrysostome), en italien Javelli
ou Javello, né en 1488, et mort vers le milieu du
xvic siècle, professeur de philosophie et de théolo-
gie à l'université de Bologne, était de l'ordre des
dominicains et, par conséquent, un zélé partisan
d'Aristole et de saint Thomas. C'est au moyen de
celui-ci qu'il cherchait à expliquer celui-là et aie
mettre d'accord, soit avec lui-même, soit avec
le christianisme. C'est par le même procédé qu'il
a essayé d'expliquer et de commenter Averroès.
Mais son attachement aux traditions de l'école
ne l'empêchait pas de rendre justice à Platon,
ni même de lui donner la préférence pour tout
ce qui concerne la morale. La morale platoni-
cienne lui semblait tenir, entre celle du chris-
tianisme et celle d'Aristote, le même rang que
la lune entre le soleil et la terre. Parmi ses
œuvres imprimées à Lyon en 3 vol. in-f°, dans
l'année 1580, on remarque principalement les
ouvrages suivants : Institutiones philosophiœ
christianœ ; — Dispositio moralis philosophiœ
secundum Aristotelis philosophiam ; — Dispo-
sitio moralis philosophiœ secundum Plalonem;
— Dispositio civilis philosophiœ ad mentem
Platonis. Ce dernier écrit avait déjà été publié
séparément, in-f°, Venise, 1538. Voici les titres
de quelques autres écrits du même auteur, éga-
lement publiés à part : Epitomala in decem li-
bros Polit icorum Aristotelis, in-4, ib., Steph. de
Sabio; 1536 ; — Commentarius in primum
tract. Primœ Partis sancli Thomœ, cum Sum-
•ma strneti Thomœ, in-4, ib., 1588 ; — Tractatus
de animœ humanœ indeficientia, in-8; ib., 1536 ;
— Philosophia civilis, christiana, ethica, poli-
tica, economica, in-8., ib., 1540. Ces divers ou-
vrages sont portés au catalogue de la Biblio-
thèque nationale. En voici un qui ne s'y trouve
pas : Chrysostomi Javelli lolius philosophiœ
compendium, in-f°, Lyon, 1568. X.
JEAN Damascène, voy. Damasgène.
JEAN de Fidanza, voy. Bonaventure.
JEAN, surnommé Italus. à cause de son ori-
gine italienne, est un philosophe byzantin du
xne siècle, d'abord le disciple, puis l'adver-
saire, et enfin le successeur de Michel Psellus
dans la charge de philosophe en chef ou d'IIypa-
lus. De là vient qu'il est souvent désigné sous
le nom de Jean Hypatus, soit qu'on ait pris un
titre pour un nom propre, soit que Jean ait
donné plus d'éclat» que ses prédécesseurs à l'en-
seignement dont il était chargé. Amos Conié-
nius, qui parle de lui assez longuement dans son
Alexiade, le représente comme un sophiste
orgueilleux, vain et dépourvu de culture, mais
qu'un charlatanisme habile, joint à un talent
réel pour la discussion, fit parvenir à la fois
à une très-grande réputation et à une rare for-
tune. L'empereur lui confia des missions impor-
tantes, et, après avoir acquis les preuves de son
infidélité, ne put s'empêcher de lui conserver
ses bonnes grâces. Il attira autour de lui un
grand nombre de disciples, qu'il forma prin-
cipalement à l'art de la parole et de la dialec-
tique, ou plutôt à l'art d'argumenter sur tout
sans avoir de conviction arrêtée sur rien. Ce-
pendant, sur la fin de sa vie, Jean Italus vit
diminuer la faveur dont il jouissait. Ses livres,
soupçonnés d'hétérodoxie sur deux questions bien
différentes, la nature de l'àme et le culte des
images, lurent publiquement anathématisés.
Cette accusation d'avoir méconnu la véritable
nature de l'âme, et ses différends avec Michel
Psellus, nous feraient croire qu'il était attaché à
la doctrine d'Aristote. Il a laissé sur ce philo-
sophe plusieurs commentaires manuscrits, et
quelques autres ouvrages dont M. Hase a donné
la liste dans les Notices et extraits des manu-
scrits de la Bibliothèque nationale.
JEAN de Londres {Johannes Londinensis) ,
philosophe scolastique du xme siècle, dont nous
ne savons rien, sinon qu'il appartenait à l'ordre
des franciscains, qu'il était disciple de Roger
Bacon, et qu'il défendit son maître auprès du
pape contre l'accusation de magie et de sorcel-
lerie. X.
JEAN de la Rochelle, né dans la ville dont
il porte le nom vers le commencement du
XIIIe siècle, fit, jeune encore, profession de sui-
vre la règle de Saint-François. Reçu docteur, il
monta, en 1253, dans sa chaire, laissée vacante
par Alexandre de Halès, et l'occupa jusqu'en
1271. Tous ses ouvrages, la plupart théologiques,
sont demeurés manuscrits. La bibliothèque de
Saint-Victor possédait deux traités de l'Ame [de
Anima), attribués l'un et l'autre à Jean de la
Rochelle ; mais, au témoignage de Casimir Ou-
din, un seul de ces traités lui appartient : c'est
celui qui porte aujourd'hui le n" 528 parmi les
manuscrits de Saint-Victor transférés à la Biblio-
thèque nationale. C'est un ouvrage considé-
rable, et d'autant plus digne d'attention, que
Jean de la Rochelle paraît avoir le premier fait,
dans l'école de Paris, un cours spécial sur le
rUjji i^uy-r,; d'Aristote. Ce théologien philosophe
reconnaît pour maître Avicenne, et reproduit
volontiers ses gloses. Parmi les opinions qu'il a
défendues avec le plus de zèle, nous signalerons
la théorie des espèces impresses, qui, tour à tour
acceptée par saint Thomas et par Duns-Scot, eut
une si grande fortune dans le xme et le xiv siè-
cle. Il est remarquable, toutefois, que Jean de
la Rochelle ne tombe pas à ce propos dans l'er-
reur commise par saint Thomas et par le docteur
Reid : ce n'est pas au compte d'Aristote qu'il
met la thèse des idées-images; il l'attribue plus
justement à saint Augustin. Nous ne rencon-
trons dans le manuscrit que nous avons sous les
yeux aucune déclaration significative au sujet
de la réalité cosmologique des universaux. Bien
qu'il ait enseigné dans l'école franciscaine, il ne-
paraît avoir été réaliste qu'à demi. Ce qui ré-
sulte évidemment de divers passages de son
traité, c'est qu'il est avec saint Thomas contre
Guillaume d'Occam ; mais il nous laisse ignorer
s'il est avec Duns-Scot contre saint Thomas.
On trouve quelques renseignements sur la vie
et les ouvrages de Jean de la Rochelle chez Oudin
(Comment, de Scrip. eccl. anliq., t. III, p. 160),
et dans Y Histoire littéraire delà France (t. XIX,
p. 171). B. H.
JEAN de Mercuria ou de Méricour appartenait
à l'ordre de Cîteaux, et vivait vers le milieu du
xive siècle. Il embrassa l'opinion des nominalistes
que Guillaume d'Occam venait de renouveler. Il
se fit remarquer, en même temps que Jean Bu-
ridan et Nicolas d'Ostricourt et quelques autres
dialecticiens de son époque, en avançant plusieurs
propositions paradoxales qui, examinées avec
soin, ne laissent pas que d'offrir un sens plau-
sible et parfois profond. C'étaient d'imparfaits
essais de l'esprit philosophique, cher, liant a
s'exercer avec quelque liberté, au seul service
de la raison. Aussi excitèrent-elles dans l'univer-
sité de Paris de violentes clameurs, et lurent-
elles sévèrement censurées par l'Église.
Les méditations de Jean de Méricour portèrent
principalementsur la philosophie morale, laquelle
n'était pas toutefois, à ses yeux, détachée de la
JONS
— 822 —
JÛL'F
rhéologie. Voici les principaux résultats de ces
méditations :
« Tout ce qui est, malgré toutes les diversités
de forme et d'état, n'est tel que cela est, que
parce que Dieu veut et a décrété que cela ait
telle forme et tel état.
« Le péché est un bien plutôt qu'un mal.
« Quiconque cède à une tentation à laquelle il
est incapable de résister, ne pèche point.
« Il n'est pas impossible de concevoir une pas-
sion à laquelle, nonobstant le concours de la
grâce divine, la volonté humaine soit impuissante
à résister. »
C'est la hardiesse de ces thèses et autres du
même genre qui attira sur Jean de Méricour les
anathèmes de la Sorbonne, et qui l'obligea à se
rétracter en public. C. Bs.
JEAN de Salisbury, voy. Salisbury.
JENISCH ou IENISCH (Daniel), né en 1762
à Heiligenbeil, dans la Prusse orientale, et mort,
à ce que l'on présume, en 1804, après avoir
rempli pendant longtemps à Berlin les fonctions
de prédicateur. Doué par la nature d'un talent
souple et varié, auquel il a su joindre de vastes
connaissances, il s'est signalé à la fois comme
poète, comme romancier, comme sermonnaire,
comme traducteur, comme philologue, et, enfin,
comme philosophe. Il a publié plusieurs ouvrages
de morale, de métaphysique et d'histoire générale,
où l'on remarque une instruction sérieuse au
service d'un esprit net et indépendant. Son but
est de mettre la morale et la religion au-dessus
des atteintes du scepticisme et de l'idéalisme.
Voici ceux de ses écrits, tous composés en alle-
mand, qui méritent une mention dans ce recueil :
De l'éducation des hommes et du développement
de l'esprit, in-8, Berlin et Liebau. 1789; — Du
fondement et de la valeur des découvertes de
liant en matière de métaphysique, de morale
et d'esthétique, in-8, Berlin. 1796 ; — Deux essais
sur la Métaphysique des mœurs, de Kant, dans
le Muséum allemand, année 1788; — Coup d'œil
sur l'histoire universelle des développements de
V espèce humaine, 2 vol. in-8, ib., 1801; — Les
hommes pourront-ils un jour se passer de re-
ligion? in-8, ib., 1797 ; — Critique d'un système
de religion et ae morale fondée sur l'idéalis-
me, etc., in-8, Leipzig, 1804; — La morale
dAristote, traduite du grec avec des observa-
tions et des dissertations, in-8, Dantzig, 1791 ;
— Esprit et caractère du xvme siècle, considéré
au point de vue politique, moral, esthétique et
scientifique, in-8, Berlin, 1801. X.
JÉRUSALEM (Jean-Frédéric-Guillaume), ne
à Osnabrucken 1709 et mort en 1789, après avoir
rempli dans plusieurs États de l'Allemagne di-
verses fonctions ecclésiastiques et universitaires,
est à la fois un théologien et un philosophe. La
philosophie lui doit deux ouvrages très-estimables :
Lettres sur les livres et la philosophie mosaï-
que, in-8, Brunswick, 1762 et 1783 ; — Considéra-
tions sur l<:s vérités les /Ans importantes de la
religion naturelle, 2 vol. in-8, ib., 1785 et 1786.
— il a existé un autre philosophe du nom de
Jérusalem, mais portant les prénoms de Charles-
Guillaume, donl Lessing a publié quelques écrits,
in-8j Brnnswi k, 1776. X.
JONSIUS Jean), né en 1624 dans le Ilolstein,
mort i m 1659, rei leur de l'a adémie de Francfort-
sur-le-Mein. Si vie si courte et si laborieuse
mérite an s mvenir : il lut l'un des premiers à
comi tance de l'histoire de la phi-
i reprit deux ouvrages dest
en Favoriser les progrès. I.e premier est une
histoire <i phie | érip itéti ienne, donl
l'introdaction seule a paru : Ùittertationwn de
hitloria peripalelica partit primcepritnu, Ham-
bourg, 1652. Le second, beaucoup plus important
est un examen critique des historiens de la phi-
losophie : de Scriploribus historiée philosophicœ,
Francfort, 1659. Dans une dédicace aux magistrats
de Francfort, Jonsius exprime la certitude de sa
fin prochaine; il mourut en effet au moment où
paraissait cet ouvrage qui rendit de grands ser-
vices, et qui devint une des sources de l'érudition
de ce temps. Plus de cinquante ans après, en 17 1 6,
un élève de Buddée, Christ. Dorn. en publiait une
seconde édition où sont mentionnes les travaux qui
avaient paru dans l'intervalle. L'ouvrage, divisé
en quatre livres, ne brille pas par la méthode; mais
les auteurs qui l'ont rendu inutile en le dépassant,
et entre autres Brucker, en ont beaucoup profité.
JOUFFROY (Théodore-Simon).
On ne prend intérêt à la vie d'un philosophe
qu'après avoir connu sa philosophie ; nous nous
occuperons donc d'abord des doctrines de M. Jouf-
froy. Pour les apprécier, il faut le placer lui-
même à côté des philosophes qui l'ont immédiate-
ment précédé, ou parmi lesquels il a vécu :
Destutt de Tracy, Laromiguière, Maine de Biran,
Boyer-Collard, Cousin, tels sont les noms qui,
avec celui de M. Jouffroy, ont occupé la première
moitié du xrxe siècle. Destutt de Tracy transporta
dans notre âge la philosophie qui avait rempli la
seconde moitié de l'âge précédent : c'était celle
de Condillac, plus étroite et plus incomplète
encore que celle de Locke. Ce dernier avait
réduit les sources de nos connaissances à la
sensation et à la réflexion ; mais à côté de ces
facultés intellectuelles, il plaçait le plaisir et la
peine et la libre volonté qu'il appelait la seule
puissance active de notre âme. Condillac, qui
avait d'abord laissé subsister la réflexion parmi
les facultés intellectuelles, la supprima plus tard,
se bornant à dire que la sensation se sent elle-
même. 11 pensa aussi que le plaisir et la peine
ne sont que les modes de la connaissance, et
que le désir étant une peine d'une espèce par-
ticulière, la volonté n'est que le plus impérieux
de nos désirs ; c'est cette théorie, avec tout ce
qu'elle a d'excessif, [que M. de Tracy continua
jusqu'au commencement du xixe siècle. M. La-
romiguière, le premier, résista contre cette phi-
losophie : il s'aperçut que Condillac et M. de
Tracy faisaient de l'homme une chose purement
passive ; qu'ils n'y reconnaissaient aucun élément
actif ou libre. Il était frappé de l'opposition qui
existe entre voir et regarder, entendre et écou-
ter, etc. Mais au lieu de rétablir dans l'homme
le principe actif sous le nom de volonté ou de
liberté, qui est son nom véritable^ le nom que
Descartes etLocke lui avaientdonne, il le rétablit
sous le nom d'attention, mot qui exprime un
fait complexe, c'est-à-dire l'union de la volonté
et de l'intelligence : car regarder, c'est voir vo-
lontairement ; écouter, c'est avoir la volonté
d'entendre. M. Laromiguière, ne s'apercevant
pas que la liberté est présente dans l'attention,
chereba la liberté ailleurs, et la fit résulter de
l'équilibre de deux désirs; c'était retomber dans
la faute de Condillac. Cette erreur fut corrigée
par Maine de Biran : il replaça l'activité de
l'homme en son véritable siège, c'est-à-dire dans
la volonté, et, par l'entraînement naturel à toutes
les révolutions, il alla jusqu'à dire que l'âme ou
le moi ne consiste que dans la volonté ; que la
propriété de jouir, et de souffrir appartient an
C'>rps; qu'il en est de même de la perception
involontaire, de la mémoire et de Timagin ition,
quand elles ne sont pas accompagnées de la
volonté, et que si la connaissance des vérités
.mes lait partie do l'âme, c'est que la
volonté est indispensable à l'acquisition de cette
d lissanco.
JOUF
M. Royer-Collard n'entra pas clans le débat sur
les rapports du moi et de la volonté; il concentra
tous ses efforts sur l'analyse de la connaissance,
et à l'aide des philosophes écossais qu'il intro-
duisit en France, il distingua parmi les éléments
de notre pensée ceux qui appartiennent à l'ex-
périence et ceux qui viennent d'une autre source.
M. Cousin, dans son habile éclectisme, mit à
profit les travaux de tous ses prédécesseurs; il
emprunta à M. Laromiguière l'opposition de
l'activité et de la passivité; il insista comme
M. Royer-Collard sur la distinction de l'expé-
rience "et de la raison; comme M. Maine de
Biran, il plaça dans la volonté l'activité et
l'existence du moi, et il rejeta la sensibilité
dans le corps. Il se représenta le moi comme
placé entre la sensibilité et la vérité universelle,
et il le distingua de l'une et de l'autre par les
caractères de la liberté et de la personnalité;
d'une autre part, il opposa la sensibilité à la
vérité absolue ou à la raison impersonnelle, la
première offrant pour caractères le variable, le
relatif, le contingent, et la seconde l'immuable,
le nécessaire, l'absolu.
C'est dans cet état que M. Jouffroy trouva la
philosophie de l'esprit humain lorsqu'il parut à
son tour sur la scène philosophique. Il profita
des travaux de tous ses devanciers; il puisa plus
abondamment aux sources écossaises, et marqua
ses emprunts de la forte originalité de son esprit.
Ce fut au collège Bourbon, à Paris, et à l'École
normale qu'il produisit d'abord ses idées : nous
allons en faire connaître les transformations
successives.
L'objet de la philosophie, dit M. Jouffroy au
début de son enseignement, est la science de
l'homme. Cette science doit embrasser la vie
actuelle, la vie antérieure et la vie future; dans
la vie actuelle, l'àme peut s'envisager sous trois
aspects : 1° comme agissant; 2° comme éprouvant
des actions ; 3° en elle-même, indépendamment
des actions qu'elle accomplit ou qu'elle éprouve.
La psychologie contient donc trois choses : l'étude
de la. productivité du moi, l'étude de sa récep-
tivité et l'étude du moi en lui-même. Tous les
actes produits par le moi sont des actes intel-
lectuels; ces actes peuvent être spontanés ou
volontaires. Ainsi M. Jouffroy, à l'exemple de
M. de Biran et de M. Cousin, plaça d'abord la
sensibilité hors du moi; mais il laissa dans le
moi l'intelligence spontanée ou involontaire; il
jugea que la volonté seule ne peut produire une
connaissance ; qu'il doit y avoir aussi dans l'âme
une faculté intelligente , pouvant recevoir le
secours de la volonté, mais pouvant aussi se
passer d'elle : car notre volonté s'applique uni-
quement à nos propres actes, et, par conséquent,
à des actes que le moi a d'abord accomplis in-
volontairement. Ce qui était le principal pour
M. de Biran, devint pour M. Jouffroy l'accessoire.
La volonté ] araît et disparaît dans l'intelligence;
mais l'intelligence persiste, tantôt à l'état vo-
lontaire, tantôt à l'état spontané : l'intelligence
fut donc pour M. Jouffroy la nature de l'action
de l'àme; la volonté fut le mode de cette action.
M. Jouffroy établit comme M. Royer-Collard et
M. Cousin deux facultés de connaître, l'observa-
tion et la raison : l'observation donne les con-
naissances relatives et contingentes ; la raison,
les connaissances absolues et nécessaires. L'ob-
servation s'applique au monde interne et au
monde externe, et se divise en conscience, per-
ception des sens extérieurs et mémoire. L'obser-
vation est l'occasion du développement de la
raison : telle est la productivité du moi; elle
comprend tous les actes de l'intelligence, soit
volontaires, soit involontaires.
— 823 — JOUF
Que peut-il rester pour la réceptivité de l'âme
dans un système où l'auteur attribue au corps
la sensibilité, et où l'intelligence, même dans
son action involontaire, fait partie de la produc-
tivité? M. Jouffroy n'entend pas le mot de ré-
ceptivité au sens ordinaire. Pour lui, l'âme n'est
réceptive que dans le cas où, soit les phéno-
mènes de la sensibilité, soit les phénomènes de
l'intelligence, la déterminent à vouloir. Bien que
notre philosophe place la sensibilité dans le
corps, il en décrit cependant les phénomènes,
parce que la sensibilité partage avec l'intelligence
le privilège de déterminer l'âme à l'action. L'ir-
ritation est le premier phénomène qui se mani-
feste dans le corps ; l'irritation est agréable ou
désagréable : dans le premier cas, elle fait naître
la joie et l'amour, qui sont des mouvements
d'expansion; dans le second, la tristesse et
l'aversion, qui sont des mouvements de concen-
tration. L'amour donne naissance au désir positif,
qui est un mouvement d'attraction, et la haine
engendre le désir négatif, qui est un mouvement
de répulsion : le désir est le dernier phénomène
simple de la sensibilité; la crainte et l'espérance
qui lui succèdent sont des phénomènes complexes.
De tous les phénomènes sensibles, le désir est le
seul qui agisse sur le moi, c'est-à-dire qui le
détermine, parce que c'est le seul auquel il
manque quelque chose. Tous les désirs aspirent
au bonheur, par conséquent ils sont tous in-
téressés et ont pour principe l'amour de soi.
En regard des phénomènes sensibles, qu'il re-
léguait tous dans le corps, le philosophe plaçait
les phénomènes intellectuels. Ces derniers
étaient les connaissances des vérités contingen-
tes et relatives, et des vérités nécessaires et ab-
solues. Les premières de ces connaissances ne
peuvent porter l'âme à l'action que si elles ont
excité dans le corps un désir, et, dans ce cas, ce
n'est pas le phénomène intellectuel qui agit sur
l'âme, c'est le phénomène sensible. Les objets
des connaissances absolues sont le vrai, le beau
et le bien moral. Le vrai et le beau peuvent
être des objets de désir, et ils n'agissent sur
l'âme que par le désir ; mais le bien moral est
marqué d'un caractère d'obligation qui com-
mande l'action. C'est l'intelligence qui découvre
ce caractère, et qui, par cette découverte, déter-
mine l'action de l'âme ; c'est donc, en ce cas,
un phénomène intellectuel qui agit sur l'âme,
et non plus un phénomène sensible. Ce phéno-
mène intellectuel, M. Jouffroy l'appelait le motif
d'action, par opposition au désir, qu'il nommait
le mobile. L'influence de ces deux principes
composait toute la sphère de la réceptivité du
moi.
Pour étudier le moi en lui-même, il fallait
écarter tout ce qu'il y a dans le moi de varia-
ble, c'est-à-dire les actes intellectuels soit vo-
lontaires, soit involontaires. Il ne reste alors que
l'intelligence et la volonté en puissance, la sim-
plicité et l'identité. Le moi étant une force in-
telligente, libre, simple et identique, peut-il
être la même chose que la matière? Cette ques-
tion psychologique se résout par la cosmologie.
On ne peut distinguer, dans l'homme, l'âme
d'avec le corps, qu'en distinguant, dans ce
monde, la force d'avec la matière. Si la force est
la même chose que la matière, chaque partie de
la matière est une force libre: or, comment tou-
tes ces forces libres se sont-elles entendues pour
composer l'harmonie de ce monde? Si la force
est en dehors de la matière, il est facile de con-
cevoir que la première fasse concourir toutes les
parties matérielles à l'exécution du plan qu'elle
a conçu. La force est distincte de la matière;
l'âme est donc distincte du corps.
JOUF
— 824 —
JOUF
Tel fut le système fortement lié par lequel
M. Jouffroy débuta dans l'enseignement philoso-
phique, à l'âge de vingt et un ans (Cours professé
au collège Bourbon, à Paris, en 1817, 1818, 1819,
1820). Si la sensibilité fait partie du corps,
comme le voulait M. de Biran, il ne reste plus
dans l'âme que la volonté et l'intelligence. Mais
la volonté n'apparaît jamais seule, tandis que
l'intelligence se montre tantôt avec la volonté.
tantôt sans elle. L'intelligence est donc la seule
production permanente de l'âme, et la volonté
n'est plus qu'un mode de cette productivité. Une
force est nécessairement active et productive.
Comment peut-elle pâtir? Ce n'est qu'en diri-
§eant elle-même son action sous certaines in-
uences. La sensibilité, qui appartient tout en-
tière au corps, est l'une de ces influences, la vé-
rité morale est l'autre. Ni la sensibilité, ni la
vérité morale ne sont le moi ; le moi les connaît
l'une et l'autre : la première par l'observation, la
seconde par la raison. Le moi, en tant qu'il en
prend connaissance, est productif ou actif ; il ne
devient passif ou réceptif qu'au moment où il se
détermine sous l'influence de la sensibilité ou
de la vérité morale. Dans ce système, toutes les
parties sont nettement séparées, et toutefois so-
lidement unies les unes aux autres. On n'aper-
çoit plus ici, comme dans la théorie de M. de Bi-
lan, cette mémoire et cette imagination qui
tantôt font partie du corps, et tantôt font partie
de l'âme, selon que la volonté agit ou n'agit pas;
cette âme qui ne connaît que par la volonté, et
cette volonté qui devient ainsi une faculté in-
tellectuelle.
Il y avait néanmoins dans la théorie alors
adoptée par M. Jouffroy des parties qui lui pa-
raissaient douteuses. Cette doctrine lui plaisait
surtout par sa netteté, et il disait déjà : « Ce
n'est pas le doute qui me pèse, c'est la confu-
sion. » Le point sur lequel portait, le principal
doute de M. Jouffroy dans son premier ensei-
gnement, c'était la sensibilité. 11 ne se tenait
pas pour bien certain que la sensibilité fût hors
du moi, et qu'on pût dire que l'âme ne jouissait
pas et ne souffrait pas. mais qu'elle connaissait
seulement la joie et la souffrance, qui étaient
dans le corps. Il lui paraissait que la conscience
nous atteste que la joie et la tristesse appartien-
nent à l'âme, aussi bien que la connaissance, et
que le mot je s'unit aux mots qui expriment la
passion, aussi bien qu'aux mots qui expriment
les actes intellectuels. En conséquence, à l'exem-
ple de Descartes, de Locke, et des philosophes
écossais, il replaça la sensibilité dans l'àme
(Cours professé à la Faculté des lettres, en 18*28).
11 joignit à la sensibilité, qu'il regardait comme
la capacité de jouir et de souffrir, des principes
d'action, que les philosophes de l'Ecosse avaient
analysés avec une sagacité merveilleuse, et aux-
quels ils avaient donné le nom d'instincts, d'ap-
pétits, de désirs et d'affections. M. Jouffroy ap-
pela ces principes les penchants ou les tendances
primitives de la nature humaine. Il avait d'a-
bord fait naître du plaisir et de la peine tous les
amours et toutes les aversions; à côté de ces
amours et de ces aversions intéressées, il plaça
donc d'autres amours primitifs qui nous portent
à la recherche de leurs objets sans que nous
Bâchions si ces objets nous causerait au plaisir
ou de la peine. Telle est, par exemple, l'affection
qui nous fait chercher la société des hommes
avant que nous ayons pn découvrir .si nous en
retirerons quelque utilité [Mélangea philoêo-
chiquée. 2°édit., p. 279). Il découvrit aussi dans
itmcts décrits par Reid une raculté que la
philo ophie n'attribuait plus à l'âme, depuis Des-
cartes : nous voulons parler de la faculté motrice
par laquelle l'âme met le corps en mouvement,
et que la philosophie ancienne avait considérée
comme le caractère par lequel l'âme se distin-
gue d'abord du corps. Ces innovations ne furent
pas les seules que M. Jouffroy introduisit dans
sa doctrine ; il dut encore à l'étude de la philo-
sophie écossaise de placer au nombre de nos fa-
cultés irréductibles la puissance qui nous fait
produire les signes du langage naturel, et il lui
donna le nom de faculté expressive. Enfin la
volonté pouvant s'appliquer à la faculté motrice
comme à l'intelligence, et même lutter contre
les penchants primitifs ou en favoriser le déve-
loppement, elle cessa d'être considérée par
M. Jouffroy comme un mode de l'action intel-
lectuelle, et il l'envisagea comme une faculté
spéciale qui vient faciliter ou gêner l'exercice
de nos autres facultés. Tel fut donc le tableau
des facultés de l'âme dans le nouveau plan de
M. Jouffroy : 1° les penchants primitifs au nom-
bre de trois ; l'amour du pouvoir ou l'ambition,
le désir de la connaissance ou la curiosité, l'a-
mour de nos semblables ou la sympathie; 2° la
sensibilité ou la capacité de jouir du développe-
ment des tendances primitives et de souffrir de
la gêne que leur apportent les obstacles exté-
rieurs; 3" l'intelligence, comprenant d'une part
les facultés d'observation, la conscience, la per-
ception des sens extérieurs et la mémoire, fa-
cultés qui donnent les connaissances contingen-
tes, de l'autre part la raison, qui fournit les
connaissances nécessaires ; 4° la faeulté expres-
sive; 5° la faculté motrice ou locomotrice; 6° la
volonté (Cours professé à la Faculté des lettres,
en 1837).
Le problème de la distinction de l'âme et du
corps fut pour M. Jouffroy un problème de pré-
dilection. Il y revint à plusieurs reprises, et il
y répandit toujours de nouvelles lumières. 11
reprit d'abord cette question dans la préface de
sa traduction des Esquisses de philosophie mo-
rale de Dugald Stewart : « Les faits sensibles
ne sont pas les seuls qui puissent s'observer. Je
suis continuellement informé de ce qui se passe
en moi, c'est-à-dire de mes pensées, de mes sen-
timents et de mes volilions. Je sais que je suis
un et identique. » La pensée, le sentiment, la
volition, l'unité et l'identité échappent aux sens
extérieurs, de même que les organes des sens
échappent à la conscience. Dans le mouvement
volontaire, nous avons conscience de notre dé-
termination, et non de la contraction du mus-
cle. La conscience est donc un moyen d'observa-
tion, c'est-à-dire un moyen de découvrir des vé-
rités de fait, comme les sens extérieurs. Dans
l'exercice de l'observation externe, c'est par l'at-
tention que le naturaliste l'emporte sur le
paysan; dans l'exercice de la conscience, le phi-
losophe n'a sur le vulgaire d'autre avantage
que celui de l'attention; heureux si le philoso-
phe, us;int toujours de ce privilège, ne laissait
pas offusquer ses regards par des systèmes pré-
conçus! Les phénomènes internes ont leurs lois
comme les phénomènes externes; en voici quel-
aues exemples : 1° nous ne prenons jamais une
étermination sans un motif; 2" tout souvenir
qui s'éveille en nous a été précédé d'un autre
nir ou d'une perception ayant avec lui
quelque rapport; 3° jamais notre attention ne
s applique à un objet dont nous n'ayons pas eu
précédemment quelque notion. Les physiologis-
tes qui nient verbalement les faits de conscience
1rs affirment dans la pratique. Le principe qui
les guide est celui-ci : tout phénomène suppose
une cause, un but, une intention; ils ne croient
pas connaître un organe, quand ils n'en connais-
sent pas la destination. Or, l'idée do destination,
JOUF
— 825 —
JOUF
d'intention, de but et de cause, n'est pas saisie
par les sens extérieurs, mais par la conscience.
Ce que les physiologiste* appellent la vie de re-
lation comprend la volonté, la sensation et l'i-
dée phénomènes qui ne tombent sous l'appré-
ciation ni de la vue, ni du toucher. Les phéno-
mènes de conscience étant ainsi nettement sépa-
rés des phénomènes d'observation externe, quel
est le principe des premiers? 1° Je sais que je
suis un et identique; je ne puis donc pas être la
matière cérébrale qui est multiple; 2° toutes les
expériences des physiologistes sur la liaison qui
existe entre le cerveau et les phénomènes de
conscience peuvent aussi bien s'expliquer dans
la supposition que le cerveau n'est qu'un inter-
médiaire entre le principe volontaire, intelligent
et sensible, et les choses extérieures; 3° le mot
organe, dont se servent les physiologistes, in-
dique que l'appareil matériel est distinct de la
force à laquelle il sert d'instrument. L'usage des
instruments artificiels, tels que le télescope, le
cornet acoustique, le levier, etc., nous aident à
comprendre comment l'âme se sert du cerveau ;
4° les muscles et les nerfs ne sentent pas: pour-
quoi le cerveau sentirait-il? 5" Aucune maladie
du cerveau ne paralyse la volonté : comment
oette persistance de la volonté s'expliquerait-elle
dans l'hypothèse où le cerveau serait l'âme elle-
même?
La distinction de l'âme et du corps est encore
le sujet d'un des derniers écrits de M. Jouffroy
(Légitimité de la distinction de la psychologie
et de la physiologie dans les Nouveaux Mélan-
ges philosophiques). Tous les peuples, dit notre
philosophe, ont toujours cru qu'il y a dans
l'homme une dualité. Cette opinion n'a pas été
détruite, mais confirmée par le progrès des
sciences. Il y a dans l'homme deux choses, la
matière et la vie. La vie est la cause du corps
ou de l'agrégation des molécules ; les molécules
vont et viennent sous l'empire de la vie. Ce qui
constitue le corps, c'est la force qui lie les mo-
lécules. Le principe de la vie est-il une force
simple ou un ensemble de forces? Parmi les
causes qui produisent les phénomènes de la vie,
il en est que nous connaissons en elles-mêmes,
et d'autres qui ne nous sont connues que par
leurs résultats. Je sais que je suis la cause qui
remue mon bras; par conséquent, la force mo-
trice, en ce cas, est moi-même. Quant à la cause
qui produit la digestion, je ne la connais pas.
La force digestive est-elle la même que la force
de gravitation? je n'en sais rien, je n'en puis
rien dire. Avant la production du mouvement du
bras, j'ai conscience d'une cause que j'appelle
moi, et que je sais capable de produire ce mou-
vement. Cette cause est moi ; il faut bien que je
la connaisse, et c'est la seule dont j'aie la con-
naissance. Si nous avons conscience de produire
certains phénomènes de la vie, c'est que nous
les produisons; si nous n'avons pas conscience
d'en produire certains autres, c'est que nous ne
les produisons pas. Le moi se sait cause de la
pensée, de la voiition, etc., mais non de la cir-
culation du sang, de la sécrétion de la bile, etc.
Il y a donc deux sources distinctes des phéno-
mènes de la vie. La dualité de la matière et de
la vie n'est pas la seule que contienne l'homme.
Il y a dans la vie elle-même une autre dunlité :
d'une part, la vie dont j'ai conscience ou la vie
psychologique ; de l'autre, la vie dont je n'ai
pas conscience ou la vie physiologique. Le prin-
cipe mystérieux duquel émanent les phénomè-
nes dont je n'ai pas conscience a pour but la
conservation du corps ; le principe des phéno-
mènes dont j'ai conscience a donc une autre fin.
La vie animale ou physiologique tend au bien
du corps ; la vie intellectuelle et morale tend au
bien du moi. Ces deux fins quelquefois se con-
trarient. Tantôt la vie physiologique semble
l'emporter sur la vie du moi, tantôt le moi at-
tente à la vie physiologique. Le mot de suicide
est un mot mal fait: car la vie du corps est la
seule que le moi puisse détruire. Les deux prin-
cipes qui constituent la vie sont distincts, mais
non indépendants. L'intervention du moi est in-
dispensable pour assurer la vie du corps : car si
je ne veux pas prendre les aliments, la vie cor-
porelle ne se soutiendra pas. D'une autre part,
le corps est l'instrument de l'action de l'âme au
dehors, l'organe de la plupart de nos facultés,
l'intermédiaire par lequel nous arrivent toutes
les perfections. C'est l'union des deux principes
qui fonde ce qu'on appelle l'unité de l'homme.
C'est à cause de la dépendance mutuelle des
deux principes que la physiologie et la psycho-
logie sont indispensables l'une à l'autre, et que
souvent elles empiètent mutuellement sur leurs
domaines. Mais la distinction des deux sciences
est fondée sur la distinction des deux ordres de
phénomènes et des deux genres de méthode
par lesquelles l'esprit les connaît. Pour observer
les phénomènes de conscience, le moi n'a besoin
que de lui-même, et il ne détruit pas la vie
qu'il observe. Pour observer les phénomènes de
la vie physiologique, il faut employer le scalpel,
troubler et quelquefois détruire la vie que l'on
veut observer. En conclusion, la vie est double :
il y en a une dont j'ai conscience, et une dont
la connaissance directe m'est refusée. Je suis la
vie qui a conscience d'elle-même. Si par sub-
stance on entend ce qui est supposé par les mo-
difications, on peut dire que le moi se sait sub-
stance comme il se sait cause : car en même
temps qu'il connaît ce qui change en lui, il con-
naît ce qui n'y change pas. Si par substance on
entend un substratum qui serait nécessaire à
l'existence de la cause que nous sommes, il est
permis de douter qu'une cause ou force suppose
un pareil substratum. La force ou la cause est
à la fois tout son être ; quiconque se connaît
comme force ou cause se connaît comme sub-
stance.
Après avoir étudié le mode de l'existence ac-
tuelle, M. Jouffroy en considérait le but ou la
fin, c'est-à-dire qu'après avoir traité de la psy-
chologie, il traitait de la morale et de la théo-
dicée. La destinée de l'homme comprend sa des-
tinée actuelle et sa destinée à venir. La desti-
née d'un être dérive de sa nature. L'homme est
une force libre ; mais nous avons vu dans
l'étude de la réceptivité de l'âme, que le moi se
détermine sous l'influence de deux principes
d'action : c'est-à-dire du mobile intéressé ou du
désir, et du motif intellectuel ou de la con-
ception du bien moral. De ces deux principes
d'action, le second seul est obligatoire. Le motif
intéressé sollicite; le motif intellectuel com-
mande. Quels sont les traits principaux de la
conception morale? en d'autres termes, quelles
sont les maximes dans lesquelles on peut ré-
sumer tous les devoirs? M. Jouffroy adopta d'a-
bord la théorie morale de Kant. L'homme étant
une force libre, le devoir est de respecter notre
propre liberté et la liberté d'autrui (Cours pro-
fessé en 1818-1819). On lui objecta que la liberté
entendue comme elle devait l'être, c'est-à-dire
comme le pouvoir de vouloir, est, de fait, invio-
lable ; que nous ne pouvons ni nous en dépouil-
ler nous-mêmes, ni en dépouiller autrui; que le
prisonnier dans les fers est tout aussi libre que
le souverain le plus absolu ; qu'en conséquence
le devoir de respecter notre liberté et celle d'au-
trui est un devoir illusoire et impraticable. Ces
JOUF
826 —
JOUF
raisons ou d'autres changèrent plus tard les
vues de M. Jouffroy. Il se fonda toujours sur ce
pnn< ipe, que la destinée d'un être dérive de sa
nature. « Chaque être, dit-il, est par sa nature
E rédestiné à une certaine fin; cette fin est son
ien; la fin de l'homme est marquée par des
tendances instinctives et primitives qui sont le
besoin de connaître, d'agir et d'aimer. Ces ten-
dances sont aveugles et désintéressées, puis-
qu'elles nous poussent à l'action, avant que nous
ayons pu savoir si cette action nous procurera
du plaisir ou de la peine. Le premier dévelop-
pement de l'activité humaine est instinctif et
innocent. Lorsque nous avons appris que la satis-
faction de nos tendances est agréable, et que le
contraire est pénible, nous cédons alors à nos
penchants, non plus par instinct, mais par cal-
cul. La raison est intervenue ; elle a compris que
toutes nos tendances vont au bien de l'individu,
mais que ce bien ne peut être complet. Elle
aperçoit qu'il faut sacrifier les vifs plaisirs du
moment pour atteindre dans l'avenir des plai-
sirs plus purs et plus durables; elle donne à nos
actions le principe de l'intérêt bien entendu.
Notre nature se passionne pour ce but posé par
la raison, et l'amour de l'intérêt bien entendu
s'ajoute aux passions primitives qui subsistent
toujours. Ce nouvel état s'appelle l'égoïsme ou
l'empire de soi, qui n'existait pas dans l'état
instinctif. Mais ce n'est pas l'état dernier de la
nature humaine. La raison comprend bientôt
que, tous les êtres devant aller à leur fin, le
bien individuel fait partie du bien universel, du
bien absolu ou du bien en soi ; que si le bien de
l'un fait obstacle au bien des autres, nous devons
préférer la plus grande somme de bien possible.
C'est ainsi qu'apparaît à notre raison l'idée du
bien obligatoire. De l'idée de l'ordre universel,
notre raison s'élève à l'idée de Dieu qui a créé
cet ordre, et la soumission à l'ordre devient la
soumission à Dieu. La morale et la religion sont
les expressions différentes du même fait, c'est-à-
dire de la soumission à l'ordre. Dans les arts
eux-mêmes, la beauté et la laideur ne sont
que l'expression de l'ordre et du désordre. Le
beau est une face du bien, le vrai en est une
autre : le beau, c'est l'ordre exprimé; le vrai,
c'est l'ordre pensé; le bien, c'est l'ordre ac-
compli. Le bien en soi n'apparaît donc que dans
cet étal où la raison nous fait saisir l'ordre
universel , et nous le présente comme obli-
gatoire. Dans les deux premiers états, l'individu
ne servait que lui-même, instinctivement d'a-
bord, et ensuite avec connaissance de cause et
avec égoïsme. Dans le troisième état, l'individu
se met au service de l'ordre, et c'est alors qu'il
peut s'élever jusqu'au dévouement. Alors seu-
lement se manifestent les idées de mérite et de
démérite, de satisfaction morale et de remords,
de peines et de récompenses. » {Cours de droit
naturel, t. 1). Notre devoir envers le corps est
un devoir dérivé, car l'homme n'est p;is le
corps. Nous ne sommes obligés qu'au develop-
Siement de nos tendances, en respectant et en
avorisant le développement des tendances d'au-
trui; et le corps est seulement pow nous l'in-
strument des tendances. La satisfaction di
tendances trouve en ce mou uns d'ob-
stacles : les personnes et les choses lorsque,
dans l'exercice de mon activité, je rencontre une
personne, comme celte personne a le i
droit et le même devoir que moi, je dois arrêter
mon action là où elle contrarierait l'action de
cette personne. Si, au contraire, je rencontre
une chose, je trouve qu'il n'y a pas d'égalité
entre elle <' mot; elle n'a ni droits ni devoirs,
elle ne se connaît pas, elle n'est pas libre. La na-
ture est inférieure à l'homme. A-t-elle été créée
pour elle-même, pour le Créateur ou pour nous?
Elle n'est point son propre but, elle n'est pas
davantage la fin du Créateur; elle n'a donc été
créée que pour l'homme. Lorsque nous nous
l'appliquons à notre usage, nous en remplissons
la destinée (Cours professe à la Faculté des let-
tres en 1830-1831).
Nous avons dit que nos tendances ne sont pas
satisfaites en cette vie. La destinée actuelle de
l'homme n'est donc pas sa destinée totale ; cette
vie est le nœud d'un drame, dont une autre vie
est le dénoûment. Cette vie fait obstacle au dé-
veloppement des facultés humâmes. Quelle est
la raison de cet obstacle? Dieu ne pouvait-il pla-
cer l'homme dans une condition qui eût permis
la pleine satisfaction de nos tendances? Cette
question est celle de la justice et de la provi-
dence de Dieu. La théodicce était donc pour
M. Jouffroy le complément de la morale. L'ob-
stacle, disait-il, a pour but de donner naissance
à la liberté de l'homme, et de créer sa person-
nalité. Si l'homme ne rencontrait pas d'obstacle,
il ne se gouvernerait pas, il se laisserait aller à
ses penchants, la liberté n'existerait pas. C'est
par la liberté que l'homme est véritablement
homme. Avant l'apparition de la liberté, il n'y a
dans l'homme qu'un mécanisme, ouvrage de
Dieu. Ce qui le prouve, c'est que vous ne vous
croyez pas responsable des actes que vous accom-
plissez par l'impulsion de votre nature sans l'in-
tervention de votre liberté. Le jour où l'être
humain s'empare de lui-même, il devient une
personne, de chose qu'il était. Cette création de
la personne était impossible dans toute autre
condition que cette vie. Si l'on veut compren-
dre la distance immense qui sépare une per-
sonne d'une chose, que l'on compare, sous le
rapport de la dignité, la machine la plus com-
pliquée et la plus vaste, avec l'enfant qui la fait
marcher, qui l'arrête ou qui la brise. Sans la
lutte contre l'obstacle, nous tomberions dans
l'indolence du quiétisme; nous saurions à peine
que nous sommes. D'ailleurs la souffrance man-
quant, la jouissance manquerait aussi; nous res-
terions dans l'apathie et l'indifférence. Le but
de cette vie est donc de faire d'un être inintel-
ligent et insensible un être sensible et intel-
ligent, et surtout d'un être fatal un être libre,
c'est-à-dire d'un être créé un être créateur. Ce
nouveau créateur ressemble au premier, parce
qu'il est la cause de ses actions; mais il en dif-
fère comme l'imperfection diffère de la perfec-
tion; il en diffère, parce qu'il ne peut con-
quérir une entière indépendance : car l'homme
ne peut détruire en lui l'être divin. C'est par là
que se concilient la providence et la liberté.
Les deux êtres à la fois différents et identiques
qui sont dans l'homme, l'être fatal et l'être libre,
l'être divin et l'être humain luttent en appa-
rence l'un contre l'autre; mais leur but étant le
même, l'harmonie doit à la fin s'établir. L'être
fatal aspire à la satisfaction des tendances hu-
maines; l'être libre veut aussi cette satisfaction;
mais il comprend qu'elle ne peut être entière
dès cette vie. La raison lui prescrit de rerpecter
et de favoriser les tendances des autres hom-
mes, et de préférer la plus grande s. moi:
bien. Obéir librement à la voix de la raison,
c'est se faire homme au plus haut depé. C
vie a donc un double mente : celui de nous
libres, et celui de mettre notre lii
sous L'empire de la raison. C'est en vain que
taines doctrines promettent dès cette vie le dé-
veloppement harmonique de toutes les p.-issions.
Nous serons toujours en lutte contre la nature et
contre les tendances des autres bomuies. Ja-
JOUF
827
JOUF
[P»u sur cette terre, notre science ne sera
complète, notre amour satisfait, notre pouvoir
sans bornes. Cependant l'homme aspire à cette
pleine possession : la vie terrestre doit donc être
complétée par une vie céleste. La création de la
personnalité humaine nous cause de la souf-
france : si cette personne était créée pour périr,
dans quel but aurions-nous souffert, pourquoi
Dieu nous aurait-il donné l'idée et le désir de la
pleine satisfaction de nos tendances, l'idée et le
désir de l'infinité et de l'éternité? A quoi ser-
virait enfin le mérite que nous développons dans
la lutte, si ce mérite ne devait pas trouver sa
récompense? Cette théorie sur la destinée de
l'homme, M. Jouffroy aimait à la revêtir d'une
forme populaire, et à la traduire dans le simple
langage du catéchisme. Pourquoi l'homme a-t-il
été créé? Pour connaître Dieu, l'aimer et le
servir, et par ce moyen obtenir la vie éternelle.
Connaître Dieu, disait M. Jouffroy, c'est con-
naître l'ordre qu'il a établi dans ce monde ; l'ai-
mer et le servir, c'est, autant que possible,
nous conformer à ses desseins, c'est accomplir
l'ordre universel suivant la mesure de nos forces.
Mais nous ne sommes pas nés seulement pour la
lutte et le sacrifice : ce sont des moyens et non
des buts ; nous sommes nés pour accomplir Tor-
dre, et jar ce moyen obtenir la vie éternelle
(Cours professé à la Faculté des lettres, en
1830, 1831 et 1837).
En résumé, pour M. Jouffroy, la philosophie
est la science de l'homme; elle doit comprendre
la connaissance de la vie actuelle, de la vie
antérieure et de la vie future. C'est par les don-
nées de la vie actuelle qu'on peut deviner les
conditions des deux autres. M. Jouffroy n'a point
porté ses recherches sur la vie antérieure : elle
est dans le passé et soustraite à notre influence;
il est plus important pour nous de connaître la
vie future. La destinée d'un être se déduit de
son organisation : l'homme est une force dis-
tincte du corps : une force est toujours active;
on ne peut trouver en elle de passivité que si
l'on considère les influences sous lesquelles elle
agit. L'homme a des tendances primitives qui
sont le désir du pouvoir, le besoin de la con-
naissance et l'amour de ses semblables ; il a des
facultés que l'auteur appelle l'intelligence, la
faculté motrice et la volonté ou le pouvoir de se
déterminer librement. Si rien n'arrêtait son
action, il suivrait machinalement la pente de
ces tendances : mais il rencontre dans cette vie
des obstacles; pour les rompre, il se ramasse,
pour ainsi dire, il prend le gouvernement de
lui-même, il devient libre et crée sa person-
nalité. La raison lui montre qu'il ne peut obtenir
une entière satisfaction sur cette terre; il doit
respecter les tendances de ses semblables, pré-
férer le plus grand bien à son bien propre ; il
accomplit ainsi l'ordre universel ou le plan du
Créateur; et s'il souffre dans celte vie, la lutte a
pour but de créer en lui une personne immor-
telle; il recueillera le fruit de ses efforts dans
l'entière satisfaction de ses penchants, qui se
conciliera avec la satisfaction entière des pen-
chants de ses semblables.
Voici les vues les plus originales de la philo-
sophie de M. Jouffroy. 1° En psychologie il a
établi la distinction de la vie psychologique et
de la vie physiologique, au lieu de s'en tenir à
la distinction ordinaire de l'âme et du corps. 11
a ainsi fortifié la séparation des deux âmes qu'a-
vait entrevues l'antiquité : l'une présidant à la
vie physiologique, et déjà distincte du corps;
l'autre constituant la vie intellectuelle et morale,
et étant l'homme véritable. M. Jouffroy a établi
aussi, à sa manière, une distinction entre l'acti-
vité et la passivité; il a fait comprendre que
dans une force tout est actif, qu'elle ne peut pâ-
tir qu'en agissant, et que si l'on veut y trouver
quelque passivité, il faut chercher celle-ci dans
les déterminations que prend l'âme selon telle
ou telle influence : en sorte que pour M. Jouf-
froy, contrairement aux théories ordinaires et
notamment à celles de M. de Biran, la connais-
sance même involontaire est un produit de l'ac-
tivité, et la passivité n'apparaît que dans la dé-
termination de la volonté précisément là où
l'on place d'ordinaire l'activité. En effet, c'est
seulement dans les déterminations de la volonté
que l'âme subit des influences; dans l'acte invo-
lontaire, elle n'obéit qu'à sa propre nature ; dans
l'action volontaire, quoiqu'elle ne perde pas sa
liberté, elle tient compte d'autre chose que
d'elle-même, soit de l'utilité des objets que lui
montre l'observation, soit de l'ordre universel
que lui découvre la raison. Elle obéit librement,
mais elle obéit. 2° En morale, M. Jouffroy n'a-
dopte pas les maximes qu'avait établies l'anti-
quité : Il ne faut pas être tempérant pour être
tempérant, juste pour être juste, etc. La tempé-
rance, la justice ne deviennent obligatoires et
méritoires qu'alors que nous découvrons qu'elles
accomplissent l'ordre universel , c'est-à-dire
qu'elles servent nos propres tendances sans gê-
ner ou même en fàVorisant les tendances d' au-
trui. La seule maxime de la morale est donc le
respect de l'ordre universel. 3° En théodicée,
M. Jouffroy donne une nouvelle explication du
mal. Le mal ou la souffrance vient de l'obstacle
à nos penchants ; l'obstacle a pour but de créer
la liberté ou la personnalité de l'homme. La dif-
férence entre l'homme et l'animal, c'est que ce
dernier naît et meurt animal, tandis que l'homme
naît animal, et meurt personne libre. Cette per-
sonne n'a pu être créée pour périr : elle aspire
librement à la satisfaction de toutes ses ten-
dances instinctives; elle l'obtiendra, et le philo-
sophe, écartant le voile qu'on laisse d'ordinaire
étendu sur la nature de l'autre vie, lui donne
un caractère net et précis, en disant qu'elle sera
la pleine possession du pouvoir, de la science
et des objets de notre sympathie.
Ce n'est pas ici le lieu de faire l'examen de
cette doctrine : ce qu'on cherchera dans cet
article, c'est la philosophie de M. Jouffroy, et
non pas un jugement sur cette philosophie.
Plusieurs points peuvent en être contestés; mais
si l'on en considère l'ensemble, chacun en ad-
mirera l'originalité, la force et la grandeur.
L'histoire d'un philosophe est l'histoire de ses
pensées. Nous trouverons donc peu d'événements
à raconter dans la vie matérielle de M. Jouffroy.
Il naquit en 1796 au hameau des Pontets, près
de Mouthe, non loin de la source du Doubs. sur
l'une des chaînes du Jura. Comme les monta-
gnards, il conserva toujours l'amour le plus vif
pour son pays natal. Même lorsqu'il eut perdu
son père et sa mère, il s'empressait d'aller
passer ses jours de liberté sur les hautes collines
et dans les vertes vallées où s'était écoulée son
enfance. Son père exploitait lui-même ses champs,
et joignait aux produits du labourage les émolu-
ments de la place de percepteur de sa commune
et les profits d'un assez grand commerce de
denrées du pays. M. Jouffroy, bien qu'il eût deux
frères et deux sœurs, ne connut donc jamais le
besoin, et il ne fut pas; comme la plupart des
hommes nouveaux, élevé à la rude école de la
misère. Il montra de bonne heure du goût pour
l'étude : dès qu'il sut lire, il se plut à la lecture,
et le premier livre qui lui tomba sous la main
fut l'histoire romaine de Rollin; il ne pouvait
se détacher de cet ouvrage, et quand le jour
JOUF
— 828 —
JOUF
tombait, à ce moment où il n'y a plus assez
de clarté pour lire, mais pas assez d'obscurité
pour allumer la lampe, surtout dans les mœurs
économes de la campagne, l'enfant s'approchait
du foyer et prolongeait sa lecture à la lueur de
la flamme. Il cherchait à bien comprendre la
description des batailles ; et, sortant dans la
campagne, il figurait par des rangs de pierres
les lignes des armées romaines et celles des
armées ennemies. Le besoin de se rendre compte
tourmentait déjà lejeune philosophe. Rapproche-
ment singulier, l'histoire et la guerre ont occupé
ses premiers et presque ses derniers moments.
L'un de ses plus récents écrits est le récit de la
bataille de Tripolitza : c'était un chapitre d'une
histoire des révolutions de la Grèce moderne que
préparait M. Jouffroy. Il a fait apprécier dans
cet écrit sa connaissance des passions humaines,
une intelligence que l'on n'eût point soupçonnée
chez lui de la guerre et de la tactique, une rare
habileté à mettre en relief les lieux et les ac-
tions.
Le jeune Théodore Jouffroy fut confié, vers
l'âge de dix ans, à un de ses oncles qui était
ecclésiastique, et qui occupait une chaire au
collège de Pontarlier; il demeura sous cette tu-
telle jusqu'à la classe de rhétorique, qu'il alla
suivre au collège de Dijon. Il tenta à cette
époque les voies diverses de la littérature. On
était encore au temps de l'Empire, et le but le
plus élevé de l'ambition littéraire, à cette époque,
était une tragédie en cinq actes et en vers. Notre
rhétoricien essaya aussi de faire sa tragédie, et
il en reste quelques scènes dans ses papiers. Ce
fut alors que M. Roger, de l'Académie française,
inspecteur de l'Université, remarqua le jeune
Jouffroy parmi les élèves du collège de Dijon, et
obtint son admission à l'École normale, où le
nouveau disciple entra au commencement de
l'année 1814. L'école était alors divisée en deux
classes, suivant la force des élèves : Théodore
Jouffroy fut de la seconde division. Il n'était pas
alors très-profondément versé dans la connais-
sance de la langue latine et surtout de la langue
grecque; mais il passait déjà pour écrire en
français d'une manière excellente. Il était à cette
époque d'une bonne santé, d'une humeur vive et
douce, et ne montrait pas cette mélancolie que
les souffrances physiques et les déceptions de la
vie développèrent plus tard dans son cœur.
Cependant il commençait à être agité du regret
d'avoir perdu la foi de son enfance et du désir
de la remplacer par une foi nouvelle. Laissons-le
peindre lui-même cette événement, le moment
d'angoisse le plus terrible peut-être de cette vie
si tranquille : « Je n'oublierai jamais, dit-il, la
soirée de décembre, où le voile qui me dérobait
à moi-même ma propre incrédulité fut déchiré.
J'entends encore mes pas dans cette chambre
étroite et nue où, longtemps après l'heure du
sommeil, j'avais coutume de me promener; je
vois encore cette lune à demi voilée par les
nuages, qui en éclairait par intervalles les froids
carreaux. Les heures de la nuit s'écoulaient, et
je ne m'en apercevais pas; je suivais avec
anxiété ma pensée qui de couche en couche
descendait vers le fond de ma conscience, et,
dissipant l'une après l'autre toutes les illusions
qui m'en avaient jusque-là dérobé la vue, m'en
rendait de moment en moment les détours j lus
visibles. En vain je m'attachais à ces croyances
dernières, comme un naufragé aux débris de Bon
navire; en vain épouvanté du vide inconnu dans
lequel j'allais flotter, je me rejetais pour la
dernière fois, avec elles, vers mon enfance, ma
famille, mon pays, tout ce qui m'était cher et
•acre; l'inflexible cou '«nt de ma pensée était I
plus fort; parents, famille, souvenirs, croyances,
il m'obligeait à tout laisser; l'examen se pour-
suivait, plus obstiné et plus sévère, à mesure
qu'il approchait du terme, et il ne s'arrêta que
quand il l'eut atteint.... J'étais incrédule, mais
je détestais l'incrédulité; ce fut là ce qui décida
de la direction de ma vie. Ne pouvant supporter
l'incertitude sur l'énigme de la destinée hu-
maine ; n'ayant plus la lumière de la foi pour la
résoudre, il ne me restait plus que les lumières
de la raison pour y pourvoir. Je résolus donc
de consacrer tout le temps qui serait nécessaire,
et ma vie, s'il le fallait, à cette recherche; c'est
par ce chemin que je me trouvais amené à la
philosophie, qui me semble ne pouvoir être que
cette recherche même. » (Nouveaux Mélanges
philosophiques, p. 114.)
Ce ne fut donc pas la philosophie qui écarta le
jeune Jouffroy de la foi de son enfance ; ce fut
la philosophie, au contraire, qui lui rendit cette
profonde conviction religieuse dont son enseigne-
ment fut empreint, surtout dans les dernières
années de sa vie.
Une conférence de philosophie venait d'être
confiée dans le sein de l'École normale à
M. Cousin. Théodore Jouffroy la suivit avec une
extrême avidité et aussi avec un peu de désap-
pointement, à cause du cercle étroit dans lequel
le jeune maître était forcé de se renfermer.
Eu 1817, M. Jouffroy fut nommé élève répétiteur
pour la philosophie à l'École normale, et fit en
même temps un cours au collège Rourbon. C'est
alors qu'il produisit le système que nous avons
fait connaître.
A la fin de l'année 1820, l'enseignement de la
philosophie dans les collèges devant recevoir des
modifications qui déplaisaient à M. Jouffroy, il
quitta la chaire du collège Rourbon et ne se
réserva que l'enseignement de l'École normale.
En 1822, l'École fut fermée par un de ces coups
de la contre-révolution qui aboutirent au coup
d'État de 1830 ; M. Jouffroy ouvrit alors dans sa
maison des cours particuliers, où il développa
toutes les sciences philosophiques, et auxquels
assista l'élite de la jeunesse. A cette époque, il
donna dans différentes publications périodiques,
le Globe, le Courrier français, V Encyclopédie
moderne, des morceaux qui prouvèrent que son
esprit flexible savait se plier à tous les sujets.
On remarqua surtout des articles sur la philo-
sophie de l'histoire, sur la géographie du Chili,
sur Alger et la côte de Rarbarie : c'était avant
la conquête française; M. Jouffroy avait si bien
étudié dans les livres la configuration de ce
pays, la nature de son sol et son climat, les
mœurs des races qui l'habitent, que les connais-
sances acquises depuis sur les lieux, et par une
longue pratique, n'ont fait que confirmer les
jugements de l'écrivain. Dans une réunion d'amis,
il donna lecture de l'introduction d'un roman où
il peignait les contrebandiers de son pays, et où
les scènes dramatiques, le dialogue vif et vrai
rappelaient la manière du romancier de l'Ecosse.
Il fit paraître dans le même temps, en 1826, la
traduction des Esquisses de philosophie morale,
de Dugald Stewart, avec une préface sur la dis-
tinction des faits de conscience et des faits sen-
sibles dont nous avons donné plus haut l'analyse,
et qui restera comme un des monuments de la
science psychologique et un des titres les plus
glorieux de M. Jouffroy; il entreprit, de plus,
• ludion des œuvres complètes de Thomas
Rcid, long travail auquel il associa son élève
M. Ad. Garnier, et dont le premier volume parut
en Isjs. Pendant qu'il portait d'une main le
drapeau de l'école philosophique, de l'autre il
repoussait l'invasion des écoles rivales, et il
JOUF
— 829 —
JOUF
combattait principalement l'école de l'autorité
et de la tradition, représentée par le baron
d'Eckstein, dans un recueil intitulé le Catho-
lique. Ce sont là les plus beaux jours de la vie
philosophique de M. Jouffroy ; plus tard, il fut
obligé de se partager entre la philosophie et la
politique; mais, à cette époque, voué entière-
ment au culte d'une science qu'il aimait et qu'il
fécondait, d'une science qui. par la morale, pose
les fondements de la politique, par la psycho-
logie et la métaphysique affermit les bases de
la religion, et qui, en conséquence, donnait les
véri labiés règles de critique contre les mau-
vaises tendances du gouvernement de ce temps.
M. Jouffroy tenait l'un des premiers rangs dans
ce qu'on peut appeler l'opposition philosophi-
que, opposition moins remuante, moins prati-
que, moins actuelle que l'opposition ordinaire,
mais plus austère, plus profonde et plus redou-
table.
En 1828, sous un ministère réparateur qui
aurait sauvé la dynastie si elle eût voulu être
sauvée, M. Jouffroy fut rendu à l'École normale
qui avait été rétablie sous le nom d'École pré-
paratoire, et parut en même temps à la Faculté
des lettres comme suppléant de M. Milon, pro-
fesseur de l'histoire de la philosophie ancienne.
M. Jouffroy s'intéressait plus à la philosophie
qu'à son histoire; il choisit dans l'antiquité
le dialogue de Platon qui a pour titre le Pre-
mier Alcibiade, et qui montre l'utilité de la
connaissance de soi-même. Ce dialogue lui servit
de prétexte pour traiter des facultés de l'âme.
Après la révolution de 1830, M. le duc de Broglie,
alors ministre de l'instruction publique, le nomma
professeur adjoint de la chaire d'histoire de la
çhilosophie moderne, dont le principal titulaire
était M. Royer-Collard , et ce fut alors que
M. Jouffroy donna son cours de droit naturel,
recueilli par la sténographie (3 vol. in-8, Paris,
1835-1842). Ce cours contient la dernière l'orme
de la philosophie de M. Jouffroy, non-seulement
sur la morale, mais sur la psychologie et la
théodicée : tant sont étroits les liens qui unissent
toutes les parties de la philosophie! Ce n'est pas
sur cet ouvrage qu'il faut juger M. Jouffroy
comme écrivain, mais sur les Mélanges qu'il a
lui-même publies ou préparés pour l'impression.
Parmi ces morceaux, nous signalerons particu-
lièrement à l'attention du lecteur, dans le vo-
lume des Mélanges, les fragments sur la philo-
sophie de l'histoire, et, dans le volume des
Nouveaux Mélanges, l'écrit sur l'organisation
des sciences philosophiques. On y admirera la
netteté de la pensée, la précision des termes, la
chaleur et la vivacité des sentiments, la grâce
et l'éclat de l'imagination.
Aux mérites de l'écrivain M. Jouffroy joignait
ceux de l'orateur; l'action oratoire du profes-
seur doit avoir son caractère propre ; celle de
M. Jouffroy était digne d'être offerte à tous pour
modèle : point de déclamation, point d'emporte-
ment ; jamais d'éclats de voix, de gestes ambi-
tieux; point de froideur pourtant ni de monotonie,
mais une parole accentuée, un timbre clair et
ferme, un geste sobre, mais expressif, qui expli-
quait la pensée; un œil toujours fixé sur l'audi-
teur, prompt à en saisir les incertitudes et les
doutes, afin que le maître revînt sur les passages
difficiles ou obscurs; une passion contenue, mais
vive, qui se faisait sentir dans l'accent de la
voix et dans le feu du regard : tels étaient les
caractères de l'éloquence de M. Jouffroy. Cette
forme, qui fait valoir le mérite de la pensée,
n'est cependant pas assez dramatique pour se
passer de la solidité du fond : aussi M. Jouffroy
frappait-il ses auditeurs par l'élévation et la
grandeur des idées. On se souvient surtout do
cette leçon où il énumérait toutes les causes qui
attirent l'attention de l'homme sur le problème
de sa destinée. L'homme est enfanté dans la
douleur; du berceau à la tombe, il endure les
misères du corps et les misères de l'âme; il
aspire au pouvoir et il demeure faible; il a de
l'orgueil et il est humilié ; il cherche le savoir
et il ne peut percer son ignorance; il aime des
créatures semblables à lui, et il les voit mourir,
et il en est abandonné. Qui nous donnera l'ex-
plication de ces souffrances? Il y a aussi des
plaisirs sur cette terre; mais un plaisir trompeur
et passager. Quand l'aspect de la jouissance ne
nous échappe pas, c'est la jouissance qui nous
échappe et qui s'émousse ; si vous variez les
objets de votre amour, c'est l'amour lui-même
que vous faites évanouir. Quelle est donc la fin
de l'homme sur cette terre? Et cette terre, quelle
petite partie l'homme en occupe-t-il? Regardez
sa demeure du haut des Alpes et de l'Etna, il
semble qu'une ville tiendrait dans votre main ;
et qu'est-ce qu'une ville en comparaison d'un
continent? qu'est-ce qu'un continent en compa-
raison de la vaste étendue des mers? Qu'est-ce
que le globe entier, en présence des millions
de globes flottant dans l'espace, et dans un espace
sans limites. Que «peut être le rôle de cette
créature chétive dans cette étroite demeure? Les
races humaines, comme en proie à un vertige,
se sont levées de leur séjour originaire et se
sont jetées les unes sur les autres : l'Asie a
débordé sur l'Afrique et l'Europe; l'Europe, à
son tour, a débordé sur l'Asie. Qu'est-il sorti
de ces tempêtes? l'océan des peuples est-il enfin
calmé? l'Amérique a-t-elle été agitée par ce
bouillonnement ou va-t-elle s'y abandonner à
son tour? Qui percera le mystère de ces ré-
volutions? Notre globe lui-même a subi des
métamorphoses; il fut un temps où la nature
n'y avait produit que des végétaux informes et
immenses, sous lesquels se déroulaient de gi-
gantesques reptiles; cette création a été détruite
comme indigne de la main qui l'avait formée ;
elle a été remplacée par des quadrupèdes gros-
sièrement organisés, et qui semblaient une se-
conde ébauche d'un ouvrier inhabile. «La nature
brisa encore cette création (et ici nous citons
les propres paroles de M. Jouffroy), et, d'essai
en essai, allant du plus imparfait au plus parfait,
elle arriva à cette dernière création qui mit pour
la première fois l'homme sur la terre. Ainsi
l'homme semble n'être qu'un essai après beau-
coup d'autres que le Créateur s'est donné le
plaisir de faire et de briser. Ces immenses rep-
tiles, ces informes animaux qui ont disparu de
la face de la terre y ont vécu autrefois comme
nous y vivons maintenant. Pourquoi le jour ne
viendra-t-il pas aussi où notre race sera effacée,
et où nos ossements déterrés ne sembleront aux
espèces alors vivantes que des ébauches gros-
sières d'une nature qui s'essaye. » (Mélanges
philosophiques, du Problème de la destinée.)
A ces paroles si graves prononcées sans em-
phase, mais avec le saisissement d'un cœur effrayé
du mystère et d'un esprit inquiet de la vérité,
l'auditoire fut transporté d'un mouvement in-
volontaire qui le fit, dit-on, se lever à demi.
Le Collège de France devait envier un tel
professeur à la Faculté des lettres; il l'appela,
en effet, dans son sein à la mort de M. Thurot,
qui était chargé de la chaire de littérature et de
philosophie grecques. Ce cours fut changé pour
M. Jouffroy en un cours de philosophie grec-
que et latine. Ce fut vers le même temps que
l'Académie des sciences morales et politiques,
récemment rétablie , s'empressa d'ouvrir ses
JOUF
— 830 —
JOLT
portes à M. Jouffroy, qui fit partie d'abord de
la section de morale. A propos de cette élection,
le nouvel académicien recueillit et publia sous
le nom de Mélanges philosophiques les princi-
paux fragments de philosophie qu'il avait donnés
dans les divers journaux (première édition, 1833 ;
deuxième édition, 1838). Les pièces les plus re-
marquables de ce recueil sont, indépendamment
des articles sur la philosophie de l'histoire dont
nous avons déjà parlé, un morceau plein d'une
fine observation sur le sommeil, et une leçon sur
le problème de la destinée humaine, dont nous
avons tout à l'heure détaché une page.
Fatigué de son double enseignement à la Fa-
culté des lettres et au Collège de France, et des
travaux de la chambre des députés, à laquelle
M. Jouffroy appartenait depuis 1831, il fut obligé
d'aller chercher le repus en Italie pendant l'hiver
de 1835. Il s'y occupa de terminer sa traduction
des œuvres de Reid. La préface qu'il mit en tête
de cette traduction fut publiée en 1836; M. Jouffroy
l'écrivit au milieu des souffrances physiques et
sous le coup d'un violent dépit contre l'éditeur
de ce livre, qui le forçait de l'achever par la
menace d'un procès. Sa mauvaise humeur se
déversa sur ses chers Écossais eux-mêmes : il
leur reprocha premièrement de croire qu'ils
avaient seuls pratiqué la vraie méthode d'ob-
servation dans l'étude de l'esprit humain ; se-
condement, de s'imaginer qu'ils ont seuls aperçu
les liens de toutes les parties de la philosophie;
troisièmement, d'avoir négligé les questions de
métaphysique et d'ontologie. Mais sa colère ne
tint pas jusqu'au bout, car dans la conclusion il
reconnut qu'avant les' Écossais l'observation de
l'esprit humain n'avait pas été très-persévérante;
que Dugald Stewart avait, mieux qu'un autre,
fait comprendre le lien qui rattache la logique,
la morale et la religion naturelle à la connais-
sance de l'esprit humain, et que ce même phi-
losophe avait traité de la nature de Dieu et des
autres questions de métaphysique d'une manière
plus solide que l'école ontologique de l'Alle-
magne. La seule accusation qu'il maintint contre
les Écossais jusqu'à la fin, ce fut d'avoir cru
que l'esprit de l'homme est en possession d'une
certitude absolue, et de n'avoir pas fait au
scepticisme une juste part dans la philosophie.
Cette juste part, suivant M. Jouffroy, c'était de
reconnaître que nous ne pourrons jamais savoir
si nos facultés sont bien disposées pour la con-
naissance de la vérité; si d'autres facultés ne
nous feraient pas voir les choses autrement ; si
enfin la vérité humaine ne diffère pas de la
vérité divine. M. Jouffroy fut frappé de bonne
heure de ce doute qu'il empruntait à Kant, et
qu'il appelait le grand et irrémédiable scepti-
cisme : grand parce que du haut de ce scepti-
cisme il méprisait les prétendues erreurs des
sens, et les prétendues contradictions de la
raison, qui se corrigent d'elles-mêmes; irré-
médiable parce qu'il nous faudrait une autre
faculté pour juger nos facultés, puis une troisième
pour juger cette autre, et ainsi à l'infini. Il disait
d'abord que le moment où le doute sur la légiti-
mité de notre raison aurait saisi tous les esprits
était probablement celui que Dieu avait marqué
pour la fin du monde, car l'homme De saurait
plus alors ce qu'il aurait à faire sur cette terre.
Mais, plus tard, il pensa que ce terrible doute
ne serait pas guéri clans une autre vie, et que
Dieu lui-même dans le ciel devait se faire la
même obje tionsur sa propre raison. Cette der-
nière réflexion aurait du conduire M. Jouffru\ a
• lis-' i ; sur ee point comme sur
: car pourquoi l'homme serait-il plus
difficile que Dieu? et si Dieu n'a pour légitimer
sa raison que sa raison elle-même, pourquoi ce
critérium ne suffirait-il pas à l'humanité?
En 1838, M. Jouffroy quitta le Collège de
France pour la place de bibliothécaire de l'Uni-
versité, laissée vacante par la mort de M. Liro-
miguière, et il changea la chaire de l'histoire
de la philosophie moderne contre la chaire de
philosophie, qui avait appartenu au même phi-
losophe, dont il recueillit ainsi la succession
tout entière. Mais il n'occupa que bien peu de
temps ce nouveau poste, qui était si bien appro-
prié à ses goûts et à ses talents. Dès la hn de
l'année, il fut obligé de se faire remplacer, et
ce fut M. Ad. Garnier, son disciple et son futur
successeur, qu'il chosit pour suppléant.
Appelé en 1840 par M. Cousin, alors ministre,
à faire partie du conseil royal de l'instruction
publique, M. Jouffroy aurait pu rendre encore
de longs et d'importants services à la philoso-
phie. » Qui pouvait mieux que lui guider l'ensei-
gnement philosophique à travers des écueils
sans cesse renaissants^ l'éclairer à la fois et le
défendre si jamais il avait besoin d'être dé-
fendu? » (Paroles de M. Cousin sur la tombe de
M. Jouffroy.) Mais il ne remplit pas longtemps
cette tâche ditficile et glorieuse; deux ans après,
« il renvoyait à son maître la mission que celui-
ci lui avait confiée. » (Même discours.)
Le talent oratoire de M. Jouffroy avait dû lui
assigner une place parmi les députés de la
France; il avait été, en effet, dès 1831, envoyé
à la chambre des députés par l'arrondissement
dans lequel il avait pris naissance, et qui était
fier d'avoir pour représentant un enfant du pays
déjà suivi d'une belle renommée. M. Jouffroy
n'occupa pas à la chambre le rang qui appar-
tenait à son mérite; il fut d'abord étonné de la
multiplicité des questions et de la rapidité avec
laquelle on les décidait. «La loi est votée, di-
sait-il, avant que j'aie pu la comprendre. » Il ne
savait pas encore que souvent l'on adopte ou
rejette une loi, moins d'après le mérite de la
mesure en elle-même, que d'après le parti au-
quel on appartient, ce qui abrège le temps de
l'étude. Il débuta par proposer à la chambre le
changement de son règlement sur les pétitions:
il voulait que la commission fût juge du mérite
des demandes, et n'offrît à la chambre que celles
qui méritaient de l'occuper : il pensait qu'on
aurait par là plus de temps pour traiter des af-
faires sérieuses. Mais les assemblées n'aiment
pas que les nouveau-venus réforment leurs usa-
ges, et la proposition fut rejetée. La prompti-
tude des décisions ne fut pas pourtant ce qui
embarrassa M. Jouffroy. Il lut bien plus arrêté
par la faiblesse de sa poitrine. Nous dirons, en
empruntant une ingénieuse expression de M.Vil-
leinain. qu'il aurait pu se faire entendre à force
de se faire écouter; mais c'eût été au prix d'ef-
forts pénibles pour l'assemblée, plus pénibles en-
core pour l'orateur: il monta donc rarement à
la tribune. Il y parut cependant en deux occa-
sions éclatantes pour lui: dans la première, il
concourut à sauver le ministère par un excellent
discours, où il montra qu'il n'y avait entre les
ministres et l'opposition qu'une différence de
nuance et point de dissentiment fondamental ;
dans la seconde, c'était en 1840, chargé de rédi-
ger l'adresse, il crut que le ministère nouveau
devait se distinguer de celui qu'il remplaçait
quelque différence profonde : il inarqua cette
différée <■ . et il lut surpris de se voir abandonné
de la majorité, et, par conséquent, du minis-
l' re lui même.
Cet échec exerça une funeste influence sur la
santé de m. Jouffroy, déjà fortement ébruitée.
mis le pressaient de retourner dans celte
JOUF
— 831
JOUF
Ituiie, où il avait déjà trouvé son salut; il crut
pouvoir résister au mal sans changer de climat;
mais il ne fit plus que languir, et; vers la fin
du mois de février de l'année 1842, après s'être
vu lentement s'affaiblir, il s'éteignit. Il ne dé-
mentit pas un seul instant le calme et la fer-
meté de son âme ; il voulut, pendant les der-
niers jours, se recueillir dans une solitude com-
plète ; il n'admit auprès de lui que sa femme et
ses enfants; il ordonna de fermer les volets de
ses fenêtres; il se priva même de la société de
la lumière et demeura seul avec sa pensée jus-
qu'au moment de sa mort.
Nous avons parlé des ouvrages publiés par
M. Jouffroy lui-même. Depuis sa mort, M. Darni-
ron, son ancien camarade d'école et son ami, a
publié : 1° un volume de Nouveaux Mélanges
philosophiques (Paris, 1842) ; 2° un Cours d'es-
thétique (Paris, 1843). Les principes et les con-
clusions du Cours d'esthétique sont empruntés
par M. Jouffroy à Reid et Kant; mais il a semé dans
ce livre une multitude, d'exemples et de détails
pleins de grâce et de poésie ; malheureusement le
cours n'est pas écrit de sa main, mais rédigé par
un de ses auditeurs. Le! recueil des Nouveaux
Mélanges présente d'abord un écrit sur l'organi-
sation des sciences philosophiques, remarquable
par les beautés du style, où M. Jouffroy a fait
lui-même l'histoire de sa pensée. Les philosophes
étrangers, accoutumés qu'ils sont à diviser la
philosophie en philosophie de la nature et philo-
sophie de l'esprit humain, ne comprendront pas
la peine que M. Jouffroy s'est donnée dans cet
écrit pour faire cadrer le mot général de philo-
sophie avec des études spéciales comme celles
qu'on lui fait exprimer en France aujourd'hui.
M. Jouffroy se serait épargné bien des efforts s'il
eût considéré que le changement d'acception du
mot de philosophie est particulier à la France,
et ne tient pas, comme il le croyait, à l'histoire
générale de l'esprit humain. Les autres mor-
ceaux importants de ce recueil sont: 1° un mé-
moire sur la légitimité de la distinction de la
psychologie et de la physiologie, dont nous avons
donné plus haut l'analyse ; 2° un rapport sur le
concours relatif aux écoles normales d'instruc-
tion primaire, dans lequel l'auteur pose les rè-
gles de l'éducation du peuple et donne les pré-
ceptes qui peuvent s'adresser aux plus hautes
comme aux plus humbles écoles ; 3° un chapitre
sur les signes, où le philosophe développe et
fortifie les pensées de Reid, touchant la faculté
qui nous fait interpréter les signes naturels.
Ce que nous avons dit de M. Jouffroy peut
faire juger de son esprit; ceux qui l'ont connu
n'ont pas moins estimé son cœur : il était fils
pieux, époux et père trop inquiet peut-être de
l'avenir de sa famille. Instruit à la bonne admi-
nistration de ses épargnes par l'exemple de son
père, il avait cependant toujours une bourse
prête pour le besoin d'un ami. 'Plein de candeur
et de franchise, il n'aimait pas à cacher ses sen-
timents : ce qu'il pensait, il avait besoin de le
dire. On l'accusa d'avoir quelquefois manqué de
prudence dans ses écrits ou dans ses cours; mais
ce qu'il disait, il croyait fermement que c'était
la vérité, et il regardait la vérité comme bonne
et sainte pour tout le monde : sentiment respec-
table et bien supérieur à l'opinion dédaigneuse
de ceux qui partagent l'espèce humaine en deux
classes: l'une, classe d'élite dont ils font partie,
destinée à se nourrir de ce qu'ils regardent
comme la vérité ; l'autre, troupe vulgaire, com-
prenant l'immense majorité des hommes, con-
damnée à vivre de ce qu'ils appellent d'utiles
erreurs. Il avait confiance dans le progrès de
l'esprit humain, trop de confiance peut-être : car
si on le poussait à quelque travail, il lui arri-
vait souvent de dire que la philosophie St ferait
toute seule, comme si la philosophie pouvait se
faire sans les philosophes. Tandis que son illus-
tre maître, M. Cousin, exhortait, enflammait
tout ce qui pouvait l'approcher, et faisait com-
poser ou traduire une bibliothèque entière de
philosophie, M. Jouffroy arrêtait, calmait, don-
nait le nom de faiseurs à ceux qui se hâtaient
de produire. M. Cousin aurait voulu que tout le
monde cultivât la philosophie; M. Jouffroy ne
demandait qu'un petit nombre d'initiés, et vou-
lait qu'ils fissent de la philosophie à leur heure,
le matin, en se promenant sous l'ombrage. Le
caractère de ces deux philosophes s'est refléchi
dans leurs écrits et dans leurs discours : la ma-
nière du premier est élevée et hardie ; celle du
second est intéressante et circonspecte; il y a
dans la parole de celui-là un souffle d'enthou-
siasme, et dans le ton de celui-ci une teinte de
mélancolie et de découragement. Il faut compa-
rer les accents que ces deux maîtres de la jeu-
nesse lui adressaient, la même année, dans une
solennité semblable :
« Si parmi vous, disait l'un, il est un jeune
homme qui se soit élevé peu à peu au-dessus de
ses condisciples, par la seule puissance du tra-
vail, n'ayant d'autre appui que sa bonne con-
science, d'autre fortune que les couronnes qu'il
va recevoir ; que ce jeune homme ne perde
point courage à l'entrée des voies diverses de la
vie, hérissées de tant d'obstacles, assiégées par
tant de rivaux ; qu'il se rassure et qu'il espère :
je ne crains pas de lui répondre de l'avenir, à
cette seule condition qu'il persévère dans l'ar-
deur généreuse et dans les laborieuses habitu-
des que nous venons honorer aujourd'hui.... Sa-
chez-le bien : chacun de vous est le maître de
sa destinée !... » (Discours prononcé à la distri-
bution des prix du concours général en 1840.)
« Abandonnez-vous, disait l'autre, aux ambi-
tions de votre nature, et vous marcherez de dé-
ception en déception, et vous vous ferez une vie,
malheureuse pour vous, inutile aux autres.
Qu'importe aux autres et à nous-mêmes, quand
nous quittons ce monde, les plaisirs et les peines
que nous y avons éprouvés ? Tout cela n'existe
qu'au moment où il est senti ; la trace du vent
dans les feuilles n'est pas plus fugitive. Nous
n'emportons de cette vie que la perfection que
nous avons donnée à notre âme; nous n'y lais-
sons que le bien que nous y avons fait. Pardon-
nez-moi, jeunes élèves, dans un jour si plein de
joie pour vous, d'avoir arrêté votre pensée sur
des idées si austères. C'est noire rôle à nous, à
qui l'expérience a révélé la vraie vérité sur les
choses de ce monde, de vous la dire. Le sommet
de la vie vous en dérobe le déclin ; de ses deux
pentes vous n'en connaissez qu'une, celle que
vous montez : elle est riante, elle est belle, elle
est parfumée comme le printemps. Il ne vous
est pas donné, comme à nous, de contempler
l'autre avec ses aspects mélancoliques, le pâle
soleil qui l'éclairé et le rivage glace qui la ter-
mine.... » (Discours prononce à la distribution
des prix du collège Charlemagne en 1840.)
Telles sont les sévères paroles que M. Jouf-
froy faisait entendre, dans une fête de la jeu-
nesse, au milieu des cris de joie, des fanfares
et des couronnes. Sans doute ces avertissements
funèbres pourraient enchaîner l'élan du jeune
âge : en lui montrant la vie comme un lieu de
passage; il faut lui laisser encore assez d'illu-
sion et de force pour qu'elle fournisse glorieu-
sement sa carrière ; mais celui quilaissait tom-
ber de ses lèvres ces paroles désolées, se sentait
depuis longtemps défaillir. Il faut lui pardonner
JUGE
— 832
JUGE
ce redoublement de tristesse et d'amertume :
c'était le touchant adieu d'un mourant. On peut
consulter sur M. Jouffroy : VEssai sur l'histoire
de la philosophie en France au dix-neuvième
siècle de M. Damiron; plusieurs articles publiés
dans la Revue des Deux-Mondes par MM. Janet
et Caro ; enfin la satire de M. Taine dans les
Philosophes français du dix-neuvième siècle.
Ad. G.
JUGEMENT. La définition la plus ancienne et
la plus généralement reçue du jugement est la
suivante : « Le jugement est une opération de
l'esprit qui consiste à rapprocher deux idées
pour en déterminer le rapport. •> On ajoute
d'ordinaire que le rapport aperçu est, selon les
cas, de convenance ou de disconvenance ; s'il est
de convenance, on affirme l'une des deux idées
de l'autre, et le jugement s'exprime par une
proposition affirmative ; s'il est de disconve-
nance, l'une des deux idées est niée de l'autre,
et la proposition est négative. De là, la défini-
tion de Port-Royal, qui revient à celle que nous
avons donnée : « On appelle juger, l'action de
notre esprit par laquelle, joignant ensemble di-
verses idées, il affirme de l'une qu'elle est l'au-
tre, ou nie de l'une qu'elle soit l'autre, comme
lorsque ayant l'idée de la terre, et l'idée de rond,
j'affirme de la terre qu'elle est ronde, ou je nie
qu'elle soit ronde.»
Ainsi défini, et réduit à cela seul, le jugement
est une opération très-utile et très-fréquente de
notre esprit. Un exemple en fera comprendre
l'importance. J'imagine un botaniste se prome-
nant dans la campagne; chaque fois qu'il ren-
contre une plante sous ses pas, il la compare
mentalement aux types génériques dans lesquels
se distribuent et se coordonnent pour lui tous
les végétaux de la terre; il la rapporte à l'un
d'entre eux et l'exclut des autres. Et ce rappro-
chement, qui n'est qu'un cas particulier du ju-
gement, est loin d'être sans profit. La plante at-
tribuée ainsi à son genre, on se trouve en mesure
de la nommer: c'est une labv'e. ou une lëgumi-
neuse, ou une crucifère. Avec le nom du genre,
qui permet d'en transmettre l'idée par la parole
à quiconque connaît la langue des botanistes, on
attribue à la plante tous les caractères constitu-
tifs de ce genre. Ce mot signifie, en effet, pour
celui qui le prononce et pour ceux qui l'enten-
dent, un certain assemblage de caractères et
leur désigne d'un seul coup toutes les propriétés
de la plante, sa structure intérieure, son mode
de croissance, la disposition de ses organes, la
nature de son fruit, ses vertus médicales ou vé-
néneuses, ses usages. Il y a donc là autre chose
qu'un étalage puéril de science ; il y a une
instruction solide et précieuse.
Ce que fait si bien et si utilement ce botaniste,
tout homme le fait à chaque instant, sans s'en
douter. 11 y a seulement cette différence, que
l'esprit, dans le cours ordinaire de la vie, opère
sur des idées générales plus communément ré-
pandues, et aussi moins distinctes, déterminées
avec moins de précision et de rigueur que celles
de la science des botanistes. Ce sont ces idées
générales de toutes sortes, dans lesquelles, par
le travail de l'abstraction, nous avons comme
transformé la matière de l'expérience : une fois
en possession de ces idées, nous sommes sans
cesse occupés à les rapprocher les unes des au-
tres, et à y ramener les objets divers et chan-
geante de nos perceptions. Une conception indi-
viduelle ou générale, un être spirituel ou maté-
riel, un phénomène de l'ordre intellectuel ou de
l'ordre physique se présentent-ils à moi, je com-
pare avec une rapidité que l'habitude explique
et sans presque avoir conscience de celte opéra-
tion, celte idée, cet être ou ce phénomène, avec
la multitude infinie des conceptions générales
qu'il éveille confusément dans mon esprit; des
unes, je le trouve exclu et compris sous d'au-
tres, s'accordant avec celles-ci et incompatible
avec celles-là, absolument, ou sous de certaines
conditions. Par là, je détermine l'idée, l'être ou
le phénomène donné. En l'enfermant sous un
genre, je lui attribue, en effet, tous les caractè-
res constilutifs de ce genre ; en l'excluant d'un
autre, je le détermine encore, quoique négati-
vement, puisque je le place dans la sphère-indé-
finie de tous les autres genres : ainsi, il se classe
et prend rang dans ma pensée ; je puis le nom-
mer, en déduire les qualités, conclure de sa na-
ture, indiquée par la place qu'il occupe au mi-
lieu des mille notions communes de mon esprit,
ce que je dois en faire, en attendre ou en crain-
dre. Or, cette opération continuelle en nous, qui
consiste, étant donné un objet perçu ou conçu,
une idée particulière ou générale, soit à l'enfer-
mer dans la compréhension d'une autre concep-
tion, soit à l'en exclure, cette opération est bien
celle que nous avons définie en commençant, et
qui s'appelle juger. Le jugement se compose
donc essentiellement de deux termes, dont l'un
est invariablement une conception générale, et
dont l'autre peut être indifféremment ou un ob-
jet d'expérience, ou une chose conçue, ou l'idée
d'une espèce. Entre ces deux termes est insti-
tuée une comparaison assez souvent volontaire,
mais qui peut aussi s'établir spontanément en
vertu d'une sorte d'affinité naturelle entre les
idées qui ont une partie commune; l'aperception
du rapport des deux termes est le jugement qui,
exprimé, devient la proposition.
Le jugement suppose, comme on le voit, l'ab-
straction et la généralisation, puisqu'il consiste
précisément à aller des individus ou des espèces
aux genres, pour fixer la nature de ce qui est
donné, en l'attachant à une notion commune.
Celle-ci doit être claire, distincte, s'il se peut,
en tout cas plus connue que celle qu'on y ré-
duit ; elle permet d'en découvrir aussitôt ce
que nous avons le plus d'intérêt à en savoir, et
d'en transmettre l'idée par la parole. Juger,
c'est donc faire usage des acquisitions antérieu-
res de l'entendement. Sauf le travail intermit-
tent de la formation des idées nouvelles, nous
sommes sans cesse occupés à juger ; penser,
dans l'habitude de la vie intellectuelle, n'est
guère que cela : c'est essentiellement assembler
des conceptions, les subordonner les unes aux
autres, réduire par subsomption les individus à
leur espèce déterminée à l'avance, les espèces à
leur genre; ou, au contraire, développer les
conceptions générales, en extrayant de la somme
confuse des caractères qui y sont amassés, ceux
qui se recommandent, selon les cas, à une con-
sidération spéciale, descendre par division du
genre aux espèces, ou des espèces aux indivi-
dus. Nos discours se réduisent tous à une série
de propositions qui expriment une suite de ju-
gements.
Il n'y aurait rien de plus à dire sur le juge-
ment, si l'on s'était toujours contenté de lui
laisser le rôle; déjà très-considérable, que nous
venons de lui assigner, sans grossir sa part
dans la formation de nos connaissances* mais,
dans les théories les plus accréditées de l'an-
cienne philosophie, cette opération de l'esprit a
usurpé un rang et une importance qui ne lui
appartiennent pas. Selon une doctrine d'origine
antique, acceptée dans les écoles du moyen
âge, passée de là dans la plupart des systèmes
modernes, et universellement enseignée pendant
ces derniers siècles, toutes les opérations intel-
JUGE
— 833 —
JUGE
lectuelles, si l'on fait abstraction de la diver-
sité de leurs objets, se réduisent à trois princi-
pales, concevoir, ju^er, raisonner. La concep-
tion ou simple appréhension, c'est l'idée de l'ob-
jet, l'idée, disons-nous, et rien qu'elle, sans
affirmation ni expresse ni implicite de l'exis-
tence de son objet. Aussi dit-on qu'il n'y a ni
vérité, ni fausseté dans les idées. Je conçois une
chimère : pourvu que je me borne à la conce-
voir sans dire ni penser qu'elle existe, il n'y a
pas là d"erreur. Toute erreur est dans le juge-
ment. En effet, juger, c'est, selon la théorie, aper-
cevoir le rapport de deux idées ou appréhensions :
par exemple, le rapport de l'idée de la chimère
à l'idée de la non-existence, ou de l'idée de la
table que voici à celle de l'existence. Et le ju-
gement, ainsi défini, est invariablement l'opé-
ration par laquelle nous arrivons à connaître
que les choses, soit matérielles, soit spirituelles,
existent, que telle ou telle qualité appartient à
tel ou tel sujet, qu'il y a tel ou tel rapport en-
tre deux termes donnes. Invariablement encore,
l'acte du jugement présuppose, selon cette doc-
trine, la conception préalable et séparée des
deux termes rapproches dans le jugement, que
l'un de ces deux termes soit la notion d'exis-
tence ou toute autre. Et il en va nécessairement
ainsi, quoi que l'esprit fasse ou pense ; au début
comme au terme de notre développement intel-
lectuel, à toute époque et en toute occasion,
l'entendement ne fait que concevoir et juger (le
raisonnement achève l'œuvre), et il procède né-
cessairement aussi dans cet ordre, concevant
d'abord ou appréhendant simplement les objets,
pour ensuite prononcer par le jugement sur
leur existence ou leur non-existence, suivant
que leur idée, après comparaison, est reconnue
compatible ou incompatible avec celle d'être ; et
de même sur leurs qualités et leurs rapports.
Telle est la marche imposée par la théorie à
notre développement intellectuel' mais telle n'est
pas dans la véritable histoire de l'entendement
humain, telle ne peut pas être sa façon d'aller.
Assurément, quand l'esprit est mûr et rempli, et
surtout dans ces intervalles où aucune perception
nouvelle et intéressante ne l'attire et ne le fixe,
il vit sur son fonds acquis, se nourrit de ses
idées, et, sans y ajouter rien, s'instruit à cher-
cher leurs rapports, ce qui est juger. Mais s'agit-
il de l'acquisition première des connaissances,
ou même de la perception soit de l'âme et de ses
états successifs, dans le cours de la vie, soit des
corps au milieu desquels nous vivons, soit enfin
des rapports réels de ces objets réels entre eux,
alors la théorie est en défaut. Alors nous ne ju-
geons pas, si par juger il faut toujours entendre,
conformément à la définition, comparer après
avoir d'abord et séparément appréhendé. En
effet, quand je touche un corps, du même coup
que je le perçois, je sais qu'il est; je le connais
comme existant, avec ses qualités actuelles, par
un acte simple et parfaitement indivisible d'im-
médiate intuition. Perception, affirmation de
son existence, connaissance de ses qualités et
de quelques-uns de ses rapports, tout cela est
simultané ; tout cela n'est qu'un seul et même
acte, qui s'accomplit dans un instant unique.
Il en va de même quand je tourne mon atten-
tion sur mon existence propre et mes états suc-
cessifs : je me sens être et vivre tout le temps de
la veille; je sais que je suis, et dans quel état
je me trouve, immédiatement, sans réfléchir,
sans aucun détour. Et j'aperçois de même encore
les analogies des objets, la similitude des phé-
nomènes : d'où j'induis de la même façon la
règle qui les gouverne.
Or, pour connaître l'existence des corps ou la
DICT. PHILOS.
mienne, ou celle des lois de la nature, la théo-
rie m'assujettit à posséder d'avance, d'une part
l'idée de corps, de moi ou des lois, de l'autre
l'idée de l'existence, et à les comparer ensemble
pour finalement conclure. Mais d'abord, quand
bien même ces diverses idées me seraient en
effet présentes, il me serait impossible d'obtenir
de leur rapprochement ce qu'il faut et ce que
l'on prétend expliquer ainsi, je veux dire la
connaissance d'une chose existante, âme, corps,
qualité du corps ou de l'âme, ou règle des phé-
nomènes. En effet, les deux termes de la com-
paraison doivent être supposés abstraits. Ce que
je compare, dans la condition que me fait la
théorie, ce n'est pas, d'un côté, le moi ou le
corps actuel et existant, car je le cherche; ni de
l'autre, l'existence réelle du corps ou du moi,
car, encore une fois, c'est à la découvrir que je
vise. Je l'ignore donc; elle est en question, et
pour résoudre la question, il reste que j'appro-
che l'idée générale et abstraite de moi ou de
corps, la conception d'un corps possible ou d'un
moi possible, de l'idée également abstraite et
générale d'existence. Mais de la comparaison de
deux termes abstraits il ne peut provenir qu'un
rapport abstrait lui-même ; et je n'en tirerai
jamais autre chose que l'idée de la non-incom-
patibilité logique de l'idée de moi ou de corps
avec l'idée d'existence. Est-ce là tout ce que je
pense, quand je sens mon existence propre ou
que j'aperçois celle de la matière ? Ne sais-je
pas que cette matière que je touche est très-
réelle, et que je suis, moi qui la connais? Ne
sais-je pas l'un et l'autre depuis que je vis?
Cette connaissance si naturelle, si ancienne, la
théorie, loin de l'expliquer, la rend impossible.
Est-ce au fait qu'il faut renoncer? est-ce à la
théorie? qu'on choisisse. Mais d'ailleurs cette
comparaison chimérique, je ne puis même la
tenter, faute d'en avoir les termes, au début
de l'intelligence; et, nous l'avons dit, les
croyances qu'il s'agit d'expliquer ici sont en
nous avec le commencement de la vie. Or, à
l'origine, l'esprit n'a point d'idées abstraites ni
générales. Il ne les acquiert que peu à peu, par
un travail sinon très-tardif, au moins postérieur à
l'acquisition des éléments primitifs sur lesquels -
il opère. Et que sont ces éléments? quelle est ^
la matière dont nous tirons, par voie d'abstrac- y£
tions, l'idée d'existence? C'est précisément la
connaissance de nous-mêmes et du monde, comme
réellement existants. La théorie explique donc
le concret par l'abstrait qui le suppose ; elle de-
mande l'explication d'un fait primitif à de cer-
taines données qui sont elles-mêmes ultérieure-
ment tirées de ce fait.
Cette critique contre l'ancienne théorie du
jugement appartient à Reid, et M. Cousin l'a
renouvelée, en la fortifiant, dans ses leçons sur
la philosophie de Locke. Elle est décisive et sans
réplique, et laisse à la philosophie moderne, qui
l'a admise sans contestation, le choix entre ces
deux partis : ou bien, en gardant la vieille dé-
finition du jugement, lui retirer ses attributions
usurpées, borner son rôle et son usage, le re-
mettre à sa place, c'est-à-dire en faire, non plus
la seconde des opérations fondamentales de
l'esprit, mais une opération ultérieure, qui
suppose un certain développement de l'intelli-
gence, et dont les résultats se réduisent a ce que
nous en avons marqué plus haut ; ou bien, si
l'on veut conserver la dénomination de juge-
ment à l'acte par lequel nous connaissons l'exis-
tence les qualités et les rapports immédiats des
choses, changer la définition ancienne; mettre
le jugement, non pas au second, mais au pre-
mier rang dans la liste de nos facultés intellec-
53
JUIF
— 834 —
JUIF
nielles et avant même la conception, et distin-
guer alors deux classes de jugements, les uns
primitifs, concrets, immédiats, non comparatifs
(ce sont ceux qui affirmeront l'existence) ; les
autres ultérieurs, abstraits, comparatifs, médiats
(ce sont ceux qui porteront sur des notions
préalablement acquises). Dans le premier cas,
le jugement se confondra tour à tour avec la
perception extérieure, avec la conscience, avec
la raison, avec l'induction et la mémoire : per-
cevoir la matière, ce sera juger qu'on est ;
affirmer Dieu, ce sera l'œuvre du jugement-
raison. Se souvenir et inférer, ce seront encore
deux variétés de l'acte du jugement, puisque c'est
affirmer l'existence passée ou future de certains
objets. Mais il faudra bien entendre que ces ju-
gements ne sont nullement assujettis aux condi-
tions posées par la définition et par la théorie
anciennes, qu'ils sont contemporains du début
de l'intelligence, et n'exigent rien d'intérieur.
Ce qui précède est le résumé d'une théorie
purement psychologique du jugement. La logi-
que qui envisage les opérations intellectuelles
relativement à la forme, distingue, sous ce rap-
port, diverses espèces de jugements. Nous de-
vons indiquer encore au moins les principes de
cette division. Les idées constituent la matière
ou le contenu du jugement; le rapport déter-
miné qu'ils soutiennent mutuellement, ou l'es-
pèce de liaison qui les unit en constitue la forme.
Or, relativement à la forme, on peut considérer
les jugements sous trois points de vue :
1° Par rapporta l'extension, selon le nombre
des objets compris sous une idée donnée à la-
quelle s'étend une autre idée : c'est le point de
vue de la quantité. A cet égard, les jugements
sont généraux, si le prédicat s'applique à toute
l'étendue du sujet; ou particuliers, s'il s'appli-
que seulement à une partie de sujet; ou enfin
individuels, s'il ne s'applique qu'à un objet in-
dividuel compris dans la sphère du sujet.
2° Par rapport à la compréhension, selon que
plusieurs idées peuvent ou ne peuvent pas être
unies : c'est le point de vue de la qualité. A cet
égard, il y a des jugements affirmalifs, néga-
tifs, et limitatifs ou indéterminés.
3° En ce qui regarde les rapports mutuels des
idées unies : c'est le point de vue de la relation.
A cet égard, on distingue des jugements où
l'idée n'est considérée que comme subordonnée
à une autre idée : par exemple, celle de l'es-
pèce comme subordonnée à celle du genre, ju-
gements catégoriques ; des jugements dans les-
quels une assertion n'est avancée que sous cer-
taines conditions, jugements hypothétiques ; des
jugements dans lesquels un tout est présenté
dans ses rapports à ses parties qui s'excluent
réciproquement, jugements disjonclifs.
Enfin, un quatrième point de vue, qui n'est
plus purement formel, celui de la modalité,
c'est-à-dire du rapport du jugement avec la fa-
culté de connaître en général, donne le juge-
ment problématique, si l'on présente une pro-
position comme purement conçue ou concevable;
assertoire, si on l'énonce simplement en ma-
nière d'assertion; apodictique, si l'on indique
en même temps qu'on peut énoncer les raisons
de l'assertion.
Tous les logiciens et presque tous les philoso-
phes, les modernes surtout, ont traité du juge-
nu ni, par exemple Aristote. les auteurs de [a
Logiquedc Port-Royal, Condillac, Kanl.Th. Keid,
Dugald StewartjV.Gousin.Yoy.au ition.
Am. .1.
juifs (Philosophie chez les). Connaître Dieu
cl le faire connaître au monde, telle fut la mis-
sion donnée au peuple juif; mais oe fut par
les inspirations de la foi, par une révélation
spontanée, que ce peuple fut conduit à la con-
naissance de Dieu, et ce fut en s'adressant au
cœur de l'homme, à son sentiment moral, à son
imagination, que les sages et les prophètes des
anciens Hébreux cherchaient à entretenir et à
propager la croyance à Vétre unique, créateur
de toutes choses. Les Hébreux ne cherchèrent
pas à pénétrer dans le secret de l'Etre ; l'exis-
tence de Dieu, la spiritualité de l'âme, la con-
naissance du bien et du mal ne sont pas chez
eux les résultats d'une série de syllogismes ; ils
croyaient au Dieu créateur qui s'était révélé à
leurs ancêtres, et dont l'existence leur semblait
au-dessus du raisonnement des hommes, et leur
morale découlait naturellement de la conviction,
du sentiment intime d'un Dieu juste et bon. Il
n'existe donc dans leurs livres saints aucune trace
de ces spéculations métaphysiques que nous trou-
vons chez les Indiens et chez les Grecs, et ils
n'ont pas de philosophie dans le sens que nous
attachons à ce mot. Le mosaïsme, dans sa partie
théorique, ne nous présente pas une théologie
savante, ni un système philosophique, mais une
doctrine religieuse à laquelle on donnait pour
fondement la révélation.
Cependant plusieurs points de cette doctrine,
quoique présentés sous une forme poétique, sont
évidemment du domaine de la philosophie, et
on y reconnaît les efforts de la pensée humaine
cherchant à résoudre certains problèmes de
l'Être absolu dans ses rapports avec l'homme.
Ce qui devait surtout préoccuper les sages des
Hébreux, c'était Inexistence du mal dans un
monde émané de l'Être qui est le suprême bien :
comment admettre l'existence réelle du mal sans
imposer des limites à cet Être absolu, sans
tomber dans le dualisme ? Le mal, répond la
doctrine mosaïque, n'a pas d'existence reeHe; il
n'existe pas dans la création qui, émanée de
Dieu, ne saurait être le siège du mal ; à chaque
période de la création Dieu vit que cela était
bon. Le mal n'entre dans le monde qu'avec l'in-
telligence, c'est-à-dire du moment où l'homme
devenu un être intellectuel et moral, est destiné
à lutter contre la matière, il s'établit alors une
collision entre le principe intellectuel et le prin-
cipe matériel, et c'est de cette collision que naît
le mal : car l'homme, ayant le sentiment moral
et étant libre dans ses mouvements, doit s'effor-
cer de mettre d'accord ses actions avec le su-
prême bien, et, s'il se laisse vaincre par la ma-
tière, il devient l'ouvrier du mal. Cette doctrine
du mal, déposée dans le troisième chapitre de
la Genèse, est intimement liée à celle du libre
arbitre, qui est une des doctrines fondamentales
du mosaïsme ; l'homme jouit d'une liberté ab-
solue dans l'usage de ses facultés : la vie et le
bien, la mort et le mal sont dans ses mains
(Deutéronome, ch. xxx, + 15 et 19).
11 est important de faire ressortir ici cette
doctrine, à laquelle les Juifs ont toujours subor-
donné les diverses doctrines philosophiques d'o-
rigine étrangère qu'ils ont embrassées à diffé-
rente- . le développement de cette doc-
trine, dans ses rapports avec la providence divine
et avec la volonté de Dieu, comme cause unique
de la création, a été do tout temps considérée
par les philosophes juifs comme un des sujets
Lus importants de leurs méditations (Mai-
monide, More nebouchim, 3° partie, ch. xvn,
version latine de Buxtorf, p. 380).
Les sages, chez les anciens Hébreux comme
chez les Arabes, se bornaient à cultiver la poésie et
celle sagesse pratique que les Orientaux aiment
à présenter sous la forme de parabol
verbes et d'énigmes. La religion des Hébreux no
JUIF
— 835 —
JUIF
laissait pas déplace aux spéculations philosophi-
ques proprement dites. Dans les réunions des sa-
ges, on abordait quelquefois des questions d'une
haute portée philosophique; mais on traitait les
questions au point de vue religieux et sous une
forme poétique. Ainsi, par exemple , dans le
Livre de Job, nous voyons une réunion de quel-
ques sages qui essayent de résoudre les pro-
blèmes de la Providence divine et de la destinée
humaine. Après une longue discussion qui n'a-
boutit à aucun résultat, Dieu apparaît lui-même
dans un orage et accuse la témérité avec laquelle
des hommes ont prétendu juger les voies se-
crètes de la Providence. L'homme ne peut que
contempler avec étonnement les œuvres de la
création ; tout dans la nature est pour lui un
profond mystère, et comment oserait-il juger les
desseins impénétrables de la Providence divine
et le gouvernement de l'univers ?m L'homme ne
saurait connaître les voies de l'Être infini; il
doit s'humilier devant le Tout-Puissant et se
résigner à sa volonté : telle est la thèse finale
du Livre de Job, qui évidemment a une ten-
dance purement religieuse, et accorde trop peu
de pouvoir à la raison humaine pour favoriser
la spéculation philosophique. Le livre de YEc-
clésiaste, qui aboutit à peu près au même résul-
tat, offre des traces d'un scepticisme raisonné et
suppose déjà certains efforts de la pensée dont
l'auteur a reconnu l'impuissance ; il fait même
allusion à une surabondance de livres (ch. xn,
* 12), dans lesquels l'esprit humain avait essaye
de résoudre des problèmes au-dessus de ses
forces. Mais le livre de VEcclcsiaste, attribué à
Sajomon, nous révèle, par le style et par les
idées, une époque où les Hébreux avaient déjà
subi l'influence d'une civilisation étrangère; ce
livre est évidemment postérieur à la captivité
de Babylone, et sous aucun rapport on ne sau-
rait en tirer une conclusion sur l'état intellectuel
des anciens Hébreux.
L'exil de Babylone et les événements dont il
fut suivi mirent les Juifs en contact avec les
Chaldéens et les Perses, qui ne purent man-
quer d'exercer une certaine influence sur la ci-
vilisation et même sur les croyances religieuses
des Juifs. L'influence des croyances déposées
dans le Zend-Avesta se fait remarquer déjà
dans quelques livres du yieux Testament, no-
tamment dans ceux d'Êzéchiel, de Zacharie
et de Daniel. Les vrais adorateurs de Jéhovah
n'éprouvèrent point pour les croyances des Per-
ses cette répugnance qu'ils manifestèrent pour
celles des autres peuples païens. La religion du
Zend-Avesla, quoiqu'elle n'enseigne pas un mo-
nothéisme absolu, est aussi hostile à l'idolâtrie
que celle des Juifs; la spiritualité de la religion
des Perses fit que les Juifs furent moins réser-
vés dans leurs rapports avec ce peuple, et que
beaucoup de croyances perses devinrent peu à
peu très-populaires parmi les Juifs.
Mais le parsisme lui-même renferme trop peu
d'éléments spéculatifs pour avoir pu à lui seul
faire naître chez les Juifs la spéculation philo-
sophique, et, en effet, le caractère dominant
dans les écrits des Juifs sous les rois de Perse
et dans les premiers temps de la domination
macédonienne est essentiellement le même que
celui que nous trouvons dans les écrits anté-
rieurs à l'exil de Babylone. Ce furent leurs fré-
quents rapports avec les Grecs et l'influence de
la civilisation de ces derniers qui, peu à peu,
firent naître chez les Juifs le goût des spécu-
lations métaphysiques. Ce goût, notamment chez
les Juifs d'Egypte, était entretenu par le besoin
de relever leur religion aux yeux des Grecs, qui
la traitèrent avec un profond dédain ; de perfec-
tionner à cet effet l'interprétation de leurs sain-
tes écritures et de présenter leurs croyances,
leurs lois et leurs cérémonies religieuses sous
un point de vue plus élevé, afin de leur concilier
le respect du peuple parmi lequel ils vivaient.
Déjà dans la version grecque du Penlaleuque,
attribuée aux Septante, et qui remonte à 1 l'é-
poque des premiers Ptolémée, on trouve de nom-
breux indices de l'interprétation allégorique, et
on y découvre des traces de cette philosophie
gréco-orientale qui se développa depuis parmi
les Juifs d'Alexandrie, et dont Philon est pour
nous le principal représentant. Sous le règne de
Ptolémée Philométor, cette philosophie était déjà
très-développée, comme on peut le reconnaître
dans les quelques fragments qui nous restent du
philosophe juif Aristobule (voy. ce nom). Il en
existe aussi des traces évidentes dans le Livre de
la Sapience, qui est d'une époque incertaine,
mais qui, sans aucun doute, a pour auteur un
Juif d'Alexandrie. La doctrine fondamentale^ de
cette philosophie peut se résumer ainsi : l'Être
divin est d'une perfection tellement absolue,
qu'il ne saurait être désigné par des attri-
buts compréhensibles pour la pensée humaine ;
il est l'être abstrait sans manifestation; le monde
est. l'œuvre de certaines forces intermédiaires
qui participent de l'essence divine, et par les-
quelles seules Dieu se manifeste en répandant
de tout côté des myriades de rayons. C'est par
ce moyen qu'il est partout présent et agit par-
tout sans être affecté par les objets émanés de
lui. Dans les développements de cette doctrine,
tels du moins que nous les trouvons dans les
écrits de Philon, on reconnaît une philosophie
éclectique, dont les éléments sont empruntés à
la fois aux principaux systèmes des Grecs et à
certaines théories orientales répandues, aussi chez
les philosophes indiens, mais dont la filiation
historique ne nous est pas encore suffisamment
connue. Quoique cette philosophie soit essen-
tiellement panthéiste, et qu'elle proclame hau-
tement que Dieu est le seul principe agissant
dans l'univers, et que chaque mouvement dans
notre âme se fait par l'impulsion divine, elle
reconnaît néanmoins d'une manière absolue la
liberté humaine, et, au risque d'être incon-
séquente, elle est entraînée par un intérêt mo-
ral et religieux à rendre hommage au principe
du libre arbitre qui est, comme nous l'avons
dit, fondamental dans le judaïsme.
Les Juifs d'Egypte surent donner à cette phi-
losophie éclectique une physionomie particulière,
et ils la cultivèrent avec tant de succès, que
plus tard on les regarda quelquefois comme des
penseurs entièrement originaux. On alla jusqu'à
voir dans Pythagore, dans Platon et dans Aris-
tote les disciples des Juifs. Les fables rapportées
par divers auteurs juifs sur les relations qui au-
raient existé entre plusieurs philosophes grec?
et les sages des Juifs n'ont point pris leur source
dans l'orgueil national de quelques rabbins ;
elles remontent à une date très-ancienne et on'.
été propagées par des écrivains païens et chré-
tiens. Josèphe {Contre Apion, liv. I, ch. xxn)
et Eusèbe (Prœparatio evanç;., lib. IX, c. ni)
rapportent un passage de Cléarque, disciple
d'Aristote, où il est dit que ce dernier avjit tait
en Asie la connaissance d'un Juif, et que, s'étant
entretenu avec lui sur des matières philoso-
phiques, il avoua qu'il avait appris du Juif plus
que celui-ci n'avait pu apprendre de lui. Selon
Numenius d'Apamée, Platon n'était autre chose
que Moïse parlant attique. ce qui prouve quel
crédit avait obtenu le mode d'interprétation in-
troduit parles Juifs d'Egypte.
Les Juifs de Palestine ne durent pas, non plus,
JUIF
836 —
JUIF
rester entièrement inaccessibles à la civilisation
hellénique : d'abord, depuis la bataille d'Ipsus
(301 av. J. C), la Palestine resta environ un
siècle, sauf quelques courts intervalles, sous la
domination des rois d'Egypte, et il dut exister
de fréquents rapports entre les Juifs des deux
pays. Ensuite, sous la domination des rois de
Syrie, le goût de la civilisation et des mœurs
grecques devint tellement dominant, que la re-
ligion des Juifs courut les plus grands dangers,
jusqu'au temps où la tyrannie d'Antiochus Épi-
phanes devint la cause de l'énergique réaction
opérée par les Machabées. Dans les écoles ou les
sectes que nous rencontrons sous les princes
machabéens dans leur complet développement,
on ne saurait méconnaître l'influence de la dia-
lectique grecque. Les Juifs de Palestine étaient
alors divisés en deux sectes, celle des phari-
siens et celle des saducéens. La première, ac-
ceptant les croyances, les doctrines et les pra-
tiques que le temps avait consacrées, cherchait
à leur attribuer une origine antique et divine,
en les disant transmises, depuis la plus haute
antiquité, par une tradition orale, ou bien en
faisant remonter à Moïse lui-même le système
d'interprétation par lequel elle les rattachait aux
textes sacrés. S'il est vrai que cette secte sanc-
tionnait beaucoup de croyances et de pratiques
puériles, empruntées en grande partie aux Chal-
déens et aux Perses, son système d'interpré-
tation avait l'avantage de donner la vie et le
mouvement à la lettre morte, de favoriser le
progrès et le développement du judaïsme, et de
donner accès, chez les esprits éclairés, aux spé-
culations théologiques et philosophiques. Les
saducéens, au contraire, refusant d'admettre la
tradition orale, rejetaient les doctrines qui n'é-
taient pas formellement énoncées dans l'Écriture,
et dépouillèrent par là le mosaïsme des germes
de développement qui y étaient déposés. Ils
allaient jusqu'à nier l'immortalité de l'âme,
ainsi que toute intervention de la Providence
divine dans les actions humaines, intervention
qu'ils croyaient incompatible avec le principe
du libre arbitre. Parmi les pharisiens il se for-
ma une association d'hommes qu'on pourrait
appeler des philosophes pratiques, qui, en adop-
tant les croyances et les observances religieuses
du pharisaïsme, cherchèrent à faire prévaloir
les principes d'une morale austère, professés
par cette secte, mais non toujours pratiqués. Les
membres de cette association donnaient l'exemple
des vertus en action; une vie laborieuse et la
plus grande tempérance les recommandaient à
l'estime même du vulgaire, qui ne pouvait les
juger qu'à la surface. Ils portaient le nom d'es-
séens ou esséniens, probablement du mot syria-
que asaya (les médecins) : car il paraît qu'ils
s'étaient formés sur le modèle d'une association
juive d'Egypte, portant le nom de thérapeutes
ou médecins des âmes, selon l'explication de
Philon {de la Vie contemplative). Les théra-
peutes vivaient dans la solitude et se livraient à
l'abstinence et à la contemplation; les esséniens
de Palestine, tout en appréciant, mieux que les
thérapeutes, le côté pratique dans la religion
comme dans la vie sociale, manifestaient comme
ces derniers un penchant très-prononcé pour la
vie ascétique et contemplative. Ils nous intéres-
sent ici particulièrement, parce que nous les
croyons les premiers dépositaires d'une doctrine
moitié mystique, moitié philosophique, qui se
stoppa parmi les Juifs de Palestine vers l'é-
ie 'le la naissance du christianisme. Nous
savons par Josèphe {Guerre des Juif*, liv. n,
eh. nu) que les esséniens attachaient une grande
imporl n e aui noms des miKcs, et qu'ils avaient
des doctrines particulières dont ils faisaient mys-
tère, et qui ne pouvaient être communiquées
qu'aux membres reçus dans l'association après
un certain temps d'épreuve. Selon Philon (dans
l'écrit intitulé Quod omnis probus liber), les
esséniens dédaignaient la partie logique de la
philosophie, et n'étudiaient de la partie physique
que ce qui traite de l'existence de Dieu et de
l'origine de tout ce qui est. Ils avaient donc une
doctrine dans laquelle, à côté de certaines spé-
culations métaphysiques, l'angélologie jouait un
rôle important. Il est probable qu'ils cultivaient
la doctrine connue plus tard sous le nom de
kabbale, doctrine puisée à des sources diverses
et qui a inspiré les premiers fondateurs de la
gnose (voy. Gnosticisme). Nous n'entrerons pas
ici dans des détails sur la kabbale, sur son ori-
gine et sur son histoire, ce sujet devant être
traité dans un article particulier.
L'influence exercée par les philosophes juifs
d'Egypte et de Palestine sur le néo-platonisme
d'un côté et sur la gnose de l'autre, place les Juifs
au rang des peuples qui ont pris part au mouve-
ment intellectuel tendant à opérer une fusion
entre les idées de l'orient et celles de l'occident;
et à ce titre ils méritent une place dans l'histoire
de la philosophie. Mais, quoiqu'on ne puisse con-
tester à la philosophie des Juifs d'Alexandrie, ni
encore moins à la kabbale, une certaine origina-
lité, les divers éléments de ces deux doctrines,
et surtout leur tendance évidemment panthéiste,
sont trop peu en harmonie avec le judaïsme pour
qu'elles puissent être décorées du nom de philo
sophie juive : une telle philosophie n'existe pas.
et les Juifs ne peuvent revendiquer que le mérite
d'avoir été l'un des chaînons intermédiaires par
lesquels les idées spéculatives de l'Orient se sont
transmises à l'Occident. Ce même rôle d'inter-
médiaire, nous le leur verrons jouer encore une
fois dans des circonstances différentes.
Les premiers siècles de l'ère chrétienne nous
montrent les Juifs dans une situation peu favo-
rable au progrès intellectuel. D'abord ils étaient
absorbés par la lutte politique qui aboutit à la
terrible catastrophe de Jérusalem; et lorsque,
après la malheureuse tentative de Barcochebas,
les docteurs qui avaient pu échapper à la ven-
geance des Romains se furent convaincus que
Jérusalem ne pouvait plus être le centre du culte
et le symbole autour duquel devaient se réunir
les débris dispersés de la nation juive, leur pre-
mier soin fut de fortifier les liens qui pussent
réunir les Juifs de tous les pays comme société
religieuse. Le système religieux des pharisiens,
qui était celui de la grande majorité des Juifs,
ne permit pas que l'on se contentât d'affermir
l'autorité des livres sacrés; il fallut conserver
une égale autorité aux interprétations et aux
développements traditionnels, qui jusque-là n'a-
vaient été propagés dans les écoles que par l'en-
seignement oral, et dont il existait tout au plus
quelques rédactions partielles qui ne pouvaient
aspirer à l'honneur de la canonicité. Le premier
quart du ui° siècle vit paraître une vaste com-
pilation renfermant toutes les lois, coutumes et
observances religieuses consacrées par les écoles
pharisiennes, et même celles qui, après la des-
truction du temple, ne trouvaient plus d'appli-
i n elle. Trois siècles furent ensuite em-
ployés à annoter, discuter et amplifier les diffé-
rentes parties de celte compilation qui est connue
sous le nom de Mischnah (AeuTEf><o<Tt<; dans les
Novelles de Justinien). En même temps en s'oc-
cupait d'un vaste travail critique qui avait pour
but de fixer irrévoi ablement le texte des livre*
i d'après les manuscrits les plus authen-
tiques, et on alla jusqu'à compter les lettres
JUIF
— 837 —
JUIF
rcnl'ermées dans chaque livre. Dans les immen-
ses compilations qui nous restent des cinq ou six
premiers siècles de l'ère chrétienne, dans le
Tnhnud comme dans les interprétations allégo-
riques de la Bible, il n'y a aucune trace de spé-
culations philosophiques. Si nous y trouvons
souvent des réminiscences de la kabbale, elles
concernent, pour ainsi dire, la partie exotêrique
ou l'angélologie ; l'existence de la partie spécu-
lative de la kabbale ne se révèle dans ces livres
que par la mention des mystères contenus dans
le Bereschith ou le premier chapitre de la Ge-
nèse, et dans la Mercabah ou la vision d'Ézéchiel
(voy. Kabbale).
Les Juifs restèrent dans le même état intel-
lectuel jusqu'à l'époque où l'immense révolution
opérée enAsie par Mahomet et ses successeurs, et
les mouvements intellectuels du monde musul-
man réagirent fortement sur la synagogue, et y
firent naître des luttes, dont les champions
avaient besoin d'autres armes que celles qu'ils
étaient habitués à manier dans les écoles talmu-
diques pour résoudre des questions de droit
canonique et des cas de conscience. Sous le
règne d'Abou-Djaafar Almansour, second khalife
de la dynastie des abbasides, Anan ben-David,
l'un des principaux docteurs juifs de l'Académie
babylonienne, se mit à la tête d'un parti qui
chercha à se soustraire à l'autorité de la hiérar-
chie rabbinique et à secouer le joug des lois
traditionnelles. Anan proclama les droits de la
raison et le principe du libre «examen; recon-
naissant cependant que la tradition, en rendant
le texte de l'Écriture plus flexible, offrait au
judaïsme les moyens de se perfectionner progres-
sivement, il ne rejetait pas, comme les anciens
saducéens, le principe de l'interprétation et toute
espèce de tradition; mais il voulait que l'une et
l'autre fussent toujours en parfaite harmonie
avec la raison et le texte de l'Écriture, et il
contestait l'autorité obligatoire d'une foule de
lois consignées dans la Mischnah. Les membres
de la secte s'appelaient karaim (textuaires, ou
partisans du texte), et ils sont connus chez
les modernes sous le nom de karailes. Nous
n'avons pas à nous occuper ici des principes
religieux du karaïsme, mais nous devons signaler
l'influence qu'il a exercée sur la spéculation phi-
losophique chez les Juifs : car, s'il est vrai que
les karaîtes, manquant de principes fixes et ne
reconnaissant d'autre autorité que les opinions
individuelles de leurs docteurs , finirent par
s'envelopper dans un labyrinthe de contradic-
tions et de raisonnements "à perte de vue bien
plus difficiles à débrouiller que les discussions
talmudiques, on ne saurait nier, d'un autre
côté, que le karaïsme, dans son principe, n'ait dû
donner aux docteurs juifs une impulsion salu-
taire, en se servant des armes de la raison pour
combattre le rabbinisme et en forçant les rabbins
d'employer les mêmes armes pour se défendre.
En outre, les karaîtes étaient seuls propres à
fonder la saine exégèse biblique, et à jeter les
hases d'une théologie systématique et ration-
nelle, soutenue par la spéculation philosophique.
Sous ce dernier rapport, l'exemple des motecal-
lemîn arabes (voy. i'article consacré à la philo-
sophie des Arabes) exerça, sans aucun doute,
une grande influence sur les docteurs karaîtes,
qui. par leurs doctrines et leur position de
sclnsmatiques, avaient beaucoup d'analogie avec
la secte musulmane des motazales, fondateurs
de la science du calâm (voy. ib.). Les théologiens
karaîtes adoptèrent eux-mêmes le nom de mo-
tecallemin (voy. le livre Cosri, liv. V, § 15, éd.
de Buxtorf. p. 359), et Maimonide nous dit positi-
vement qu'ils empruntèrent leurs raisonnements
aux motecalleriiîn musulmans (More nebouchîm.
lrc partie, ch. lxxi, version latine de Buxtorf.
p. 133). Ces raisonnements avaient pour but
d'établir les croyances fondamentales du judaïsme
sur une base philosophique. La dialectique d'Aris-
tote, qui alors commença à être en vogue chez
les Arabes, prêta son concours aux théologiens
musulmans et juifs, quoique leur polémique fût
dirigée en partie contre les doctrines philosophi-
ques du Stagirite. Les principales thèses défen-
dues dans les écrits des motecallemîn karaîtes
furent celles-ci : La matière première n'a pas
été de toute éternité; le monde est créé, et. par
conséquent, il a un créateur; ce créateur, qui
est Dieu, n'a ni commencement ni fin; il est
incorporel et n'est pas renfermé dans les limites
de l'espace ; sa science embrasse toutes choses ;
sa vie consiste dans l'intelligence et elle est
même l'intelligence pure: il agit avec une vo-
lonté libre, et sa volonté est conforme à son
omniscience (voy. le livre Cosri, ib., p. 362-365).
Aucun des ouvrages des anciens docteurs karaîtes
n'est parvenu jusqu'à nous, et nous ne les con-
naissons que par des citations que nous rencon-
trons çà et là dans les écrits plus récents. Un
des motecallemîn karaîtes les plus renommés est
David ben-Menvân al-Mokammès, de Racca, dans
l'Irak arabe, qui florissait au ixe siècle. Son
ouvrage est cité par des auteurs rabbanites, tels
que Bechaï et Iedaïa Penini, qui ignoraient, à
ce qu'il paraît, que cet auteur fût karaïte ; d'où
il résulte qu'il ne s'occupait que des dogmes
fondamentaux, également admis par les deux
sectes, et que ses écrits ne renfermaient pas de
polémique contre les rabbanites. Il soutenait,
entre autres choses, comme nous l'apprend le ka-
raïte Iépheth ben-Ali (du Xe siècle), que l'homme,
comme microcosme, était la créature la plus
parfaite et occupait un rang plus élevé que les
anges; ce qui montre, quelle qu'ait été d'ailleurs
sa théorie des anges, qu'il accordait une grande
supériorité et un grand pouvoir aux facultés in-
tellectuelles de l'homme.
Les rabbanites ou partisans du Talmud suivi
rent bientôt l'exemple qui leur fut donné par
les docteurs karaîtes, et cherchèrent à consolider
leur édifice religieux en l'étayant de raisonne-
ments puisés dans la philosophie du temps. Le
premier qui soit entre avec succès dans cette
nouvelle voie, et dont les doctrines aient acquis
une certaine autorité parmi les Juifs, fut Saadia
ben-Joseph al-Fayyoumi, célèbre comme exégète.
théologien et talmudiste, et en même temps un
des plus redoutables adversaires du karaïsme. Il
naquit à Fayyoum en Egypte, en 892, et fut
nommé, en 928, chef de l'Académie de Sora (près
de Bagdad), alors le siège central du rabbinisme.
Ayant perdu sa dignité par les intrigues de
quelques adversaires, il y fut rétabli au bout
de quelques années, et mourut à Sora en 942.
Parmi ses nombreux ouvrages, celui qui nous
intéresse ici particulièrement est son Livre des
croyances et des opin ions, qu'il composa vers 933,
en arabe, et qui, traduit en hébreu au xne siècle
par Iehouda Ibn-Tibbon, a eu plusieurs éditions,
et a été traduit en allemand par M. Fùrst (in-12,
Leipzig, 1845). A côté de l'autorité de l'Écriture
et de la tradition, Saadia reconnaît celle de la
raison, et proclame non-seulement le droit, mais
aussi le devoir d'examiner la croyance religieuse
qui a besoin d'être comprise afin de se consolider
et de se défendre contre les attaques du dehors.
La raison, selon lui, enseigne les mêmes vérités
que la révélation; mais celle-ci était nécessaire
pour nous faire parvenir plus promptement à la
connaissance des plus hautes vérités que la
raison abandonnée à elle-même n'aurait pu re-
JUIF
838 —
JUIF
connaîlre que par un long travail. Les thèses
sur lesquelles porte son raisonnement sont, en
général, celles que nous avons mentionnées plus
haut en parlant des karaïtes : l'unité de Dieu,
ses attributs, la création, la révélation de la loi,
la nature de l'âme humaine, etc. Quelques
croyances de second ordre, peu conformes à la
raison, comme la résurrection des morts, sont
admises par lui, et il se contente de montrer
que la raison ne s'y oppose pas absolument.
D'autres croyances devenues alors populaires
parmi les Juifs, mais qui n'ont aucune base
dans l'Écriture, sont rejetées par Saadia et dé-
clarées absurdes, par exemple la métempsycose
(liv. VI, ch. vu). Dans son commentaire sur Job,
Saadia nie l'existence d'un satan ou ange rebelle,
et montre que les fils de Dieu, ainsi que Satan,
qui figurent dans le prologue du Livre de Job,
sont des hommes, opinion très-hardie pour l'épo-
que de Saadia.
La polémique occupe une grande place dans
le Livre des croyances, et elle nous intéresse
surtout parce qu'elle nous fait connaître les
opinions qui avaient cours alors dans le domaine
de la religion et de la philosophie. Nous appre-
nons ainsi que des philosophes juifs avaient
adopté, comme les motecallemîn, la doctrine des
atomes, qu'ils croyaient éternels; d'autres ne
pouvant résister aux conséquences du rationa-
lisme, niaient tous les miracles, et cherchaient
à les expliquer d'une manière rationnelle. Au
reste, la philosophie proprement dite n'occupe
chez Saadia qu'un rang très-secondaire ; elle est au
service de la religion, et elle n'est pour lui qu'un
simple instrument pour défendre les croyances
religieuses du judaïsme. La philosophie péripaté-
ticienne n'avait pas encore fait de grands progrès
parmi les Arabes ; elle commença alors à se ré-
pandre et à se consolider par les travaux de
Farabi. Saadia ne touche guère d'autres points
du péripatétisme que les catégories, et il dé-
montre longuement qu'elles sont inapplicables à
Dieu (liv. II, ch. vm). Sa théorie de la création
de la matière est une attaque contre les philo-
sophes de l'antiquité en général. Parmi les théolo-
giens juifs dont les ouvrages nous sont parvenus,
Saadia est le premier qui ait enseigné d'une
manière systématique le dogme de la création
ex nihilo, professé indubitablement avant lui
par les théologiens karaïtes; Saadia le démontre
surtout d'une manière indirecte, en réfutant
longuement tous les systèmes contraires à ce
dogme (liv. I, ch. iv); il ne fait intervenir dans
la création que la seule volonté de Dieu. Une
autre doctrine que Saadia développe avec beau-
coup de détails, est celle du libre arbitre, fon-
dée sur le témoignage des sens, de la raison, de
l'Ecriture et de la tradition (liv. IV, ch. u et m).
Il serait inutile de suivre Saadia dans ses raison-
nements, qui nous frappent rarement par leur
nouveauté, et qui d'ailleurs intéressent plus le
théologien que le philosophe. Saadia a le grand
mérite d'avoir montré à ses contemporains juifs
que la religion, loin d'avoir à craindre les lu-
mières de la raison, peut, au contraire, trouver
dans celle-ci un appui solide. Il prépara par là
l'introduction des véritables études philosophi-
ques parmi ses coreligionnaires, et l'époque glo-
rieuse des Juifs d'Espagne et de Provence.
Ce fut peu de temps après la mort de Saadia,
que les écrits philosophiques des Arabes d'Orient
commencèrent à se répandre en Espagne (voy.
Ihn-Bâdja). A la même époque, les Juifs d'Kspngne
s'émancipèrent de l'autorité religieuse de l'Aca-
démie babylonienne de Sora, d'heureuses con-
t ures les ayant mis en état de fonder une
nouvelle école àCordoue, de trouver des nommes
savants pour la diriger, et de se procurer toutes
les ressources littéraires dont ils manquaient
encore, et qui abondaient chez les Juifs d'Orient.
Un savant médecin juif, Hasdaï ben-Isaac ben-
Schaphrout, attaché au service d'Abd-al-Rah-
man III et de son fils al-I!akem II, employa le
grand crédit dont il jouissait à la cour de Cordoue
pour faire fleurir parmi les Juifs d'Espagne les
études théologiques et littéraires, et pour enrichir
les écoles espagnoles de tous les ouvrages des
Juifs d'Orient. On croit communément que les phi-
losophes musulmans d'Espagne furent les maîtres
en philosophie des Juifs de ce pays. Celte opinion
est exacte pour ce qui concerne Maimonide et ses
successeurs de l'Espagne chrétienne; mais il est
certain que les Juifs d'Espagne cultivèrent la
philosophie avec beaucoup de succès avant que
celte science eût trouvé parmi les musulmans
un digne représentant. Ibn-Bâdja, mort jeune
en 1138, est le premier parmi les Arabes d'Es-
pagne qui ait fait une étude approfondie de la
philosophie d'Aristote; or, nous trouvons en
Espagne, dans la seconde moitié du xic siècle,
un philosophe juif très-remarquable, dont l'ou-
vrage principal, traduit plus tard en latin, fit
une grande sensation parmi les théologiens chré-
tiens du xme siècle : nous voulons parler du
philosophe cité par saint Thomas d'Aquin, Albert
le Grand, et autres, sous le nom à' Avicebron, et
qui n'est autre que Salomon Ibn-Gebirol de Ma-
laga, célèbre parmi les Juifs comme poète re-
ligieux et comme philosophe. En comparant les
citations qu'Albert et saint Thomas font du Fons
vitœ d'Avicebron, avec les extraits du livre
Mekor Hayyîm (Source de la vie) de Salomon
Ibn-Gebirol, qui se trouvent dans un manuscrit
hébreu de la Bibliothèque nationale, nous avons
pu constater avec la plus grande évidence l'iden-
tité des deux ouvrages. Avicebron ou Ibn-Gebirol
se montre dès le principe initié à la philoso-
phie péripatéticienne, en distinguant, dans tout
ce qui est la matière et la forme, dont la liaison
se fait par le mouvement; mais mieux qu'aucun
des péripatétieiens arabes, il définit les idées de
matière et de forme. La matière n'est que la
simple faculté d'être en recevant la forme, et
celle-ci limite la faculté d'être en faisant de la
matière une substance déterminée. Hormis Dieu,
qui, comme être nécessaire et absolu, n'admet
aucun substratum de possibilité, tout être in-
tellectuel ou matériel est composé de matière
et de forme. Avicebron fut le premier à poser ce
principe dans un sens absolu, et à attribuer à
t'àme une matière, comme le dit saint Thomas
d'Aquin : « Quidam dicunt quod anima et om-
nino omnis substantia prseter Deum est com-
posita ex materia et forma. Cujus quidem posi-
tionis primus auctor invenitur Avicebron auctor
UbviFonlisvitœ.» (Qucestiones disputatœ,Quœst.
de anima, art. 7; edit. Lugd., f° 153 a. Voy. aussi
Albert, de Causis et proc. univ.} lit). I, tract. I,
c. v.) Si d'un côté Avicebron spiritualise la ma-
tière en l'attribuant aux substances spirituelles,
d'un autre côté il matérialise, en quelque sorte,
la forme, en la considérant comme ce qui impose
à la matière des limites de plus en plus étroites,
depuis la forme de la substance jusqu'à celle de
la corporéité. Voici comment il s'exprime dans
le Fons vit a: (lib. 1]) : «Je vais te donner une
règle générale pour parvenir à connaître les
formes et les matières : figure-toi les classes
des êtres (en cercles) les unes au-dessus des
autres, s'environnant les unes les autres, se
portant les unes les autres, et ayant deux limites
extrêmes, l'une en haut, l'autre en bas. Ce qui
se trouve à la limite supérieure, environnant
tout, comme la matière universelle, est unique-
JUIF
— 839 —
JUIF
ment matière qui porte (simple substratum), ce
qui se trouve à la limite intérieure, comme la
forme sensible, est uniquement forme sensible.
Dans les intermédiaires entre les deux limites,
ce qui est plus baut et plus subtil sert de matière
à ce qui est plus bas et plus grossier, et celui-ci
à son tour lui sert de forme. Par conséquent, la
corporéité du monde, qui se montre comme une
matière, substratum d'une forme qui est portée
par elle, doit être elle-même une l'orme portée
par la matière intérieure (abstraite) dont nous
parlons. De la même manière cette dernière
matière sert de forme à ce qui la suit, et ainsi
de suite jusqu'à la première matière qui em-
brasse toutes les choses. » Ce passage est aussi
rapporté en substance par saint Thomas d'Aquin
(ib. Qucest. de spiritualibus crcaluris, art. 3,
f° 138 d). Le mouvement qui unit la matière et
la forme vient, selon Avicebron, de la volonté
du Créateur et non de son intelligence, qui ne
pourrait produire que l'infini. La matière reçoit
selon la faculté de réception que la volonté de
Dieu y a mise, et c'est peu de chose en com-
paraison de ce que cette volonté peut produire.
Cette intervention de la volonté est une conces-
sion faite aux exigences religieuses, et par la-
quelle Avicebron rend un hommage sincère au
dogme de la création proclamé par le judaïsme.
Néanmoins la philosophie d'Avicebron suivait
une voie trop indépendante pour convenir aux
théologiens juifs de son temps, et plus tard,
quand le péripatétisme arabe devint dominant
dans les écoles juives, les doctrines d'Avicebron
devaient être considérées comme des hérésies
sous le rapport philosophique. Aussi, tandis que
les hymnes religieux d'Ibn-Gebirol acquirent une
grande célébrité parmi les Juifs, et furent in-
sérés dans les rituels de la synagogue, sa Source
de la vie fut abandonnée à un profond oubli.
Un seul auteur juif, Schem-Tob ben-Palquierà,
philosophe très-distingué de la seconde moitié
du xme siècle, apprécia l'ouvrage philosophique
d'Ibn-Gebirol. qu'il cite souvent, et c'est lui qui
traduisit de l'arabe en hébreu les extraits que
nous possédons encore. Ibn-Gebirol n'a pu exercer
aucune influence sur les philosophes arabes
d'Espagne ; les musulmans ne lisaient guère les
ouvrages des Juifs; Ibn-Bâdja et Ibn-Roschd
ignoraient probablement jusqu'au nom d'Ibn-
Gebirol. En revanche, il devint célèbre, sous le
nom corrompu d'Avicebron, parmi les scolasti-
ques du xme siècle, par une traduction latine du
Fons vilœ, due, selon Jourdain, à l'archidiacre
Dominique Gundisalvi {Recherches sur les tra-
ductions d'Aristole, 2e édit., p. 119). Son in-
fluence sur certains scolastiques est un fait re-
connu par plusieurs écrivains modernes, mais
qui n'a pas encore été suffisamment éclairci.
Ibn-Gebirol, par l'originalité et la hardiesse
de ses pensées, est une apparition isolée parmi
les Juifs d'Espagne ; mais nous savons par Mai-
monide. Espagnol lui-même, que ses compa-
triotes juifs, en général, rejetèrent le système
et la méthode des motecallemîn, et embrassèrent
avec chaleur les opinions des philosophes propre-
ment dits, ou des péripatéticiens, à moins qu'elles
ne fussent en opposition directe avec les dogmes
fondamentaux du judaïsme {More nebouchîm,
1™ partie, ch. lxxi, version latine de Buxtorf,
p. 133). Les théologiens reconnurent les dangers
dont le judaïsme était menacé par les envahis-
sements de la philosophie. Bechaï ou Bahya
ben-Joseph (à la fin du xie siècle), en essayant
pour la première fois, dans son livre des Devoirs
dés cœurs, de présenter une théorie complète et
systématique de la morale du judaïsme, com-
mence par un traité sur l'unité de Dieu, où il
montre une prédilection manifeste pour la mé-
thode de Saadia, quoiqu'il révèle une connais-
sance parfaite des différentes parties du système
péripatéticien. La supériorité qu'il accorde à la
morale pratique sur la spéculation, et une ten-
dance prononcée à la vie ascétique, lui donnent
une certaine ressemblance avec Gazâli, dont il
fut contemporain.
Une réaction plus directe se manifeste dans le
livre Cosri ou mieux Khozari, composé vers 1140
par le célèbre poète Juda Hallévi. Cet auteur,
mettant à profit le fait historique de la conversion
au judaïsme d'un roi des Khozars, ou Khazares,
et d'une grande partie de son peuple (fait qui
arriva dans la seconde moitié du vnie siècle),
donna à son livre la forme d'un dialogue entre
un docteur juif et le roi des Khozirs. Ce dernier,
ayant été averti dans un songe que ses intentions
étaient agréables à Dieu, mais que ses œuvres
ne l'étaient pas, s'entretient successivement avec
un philosophe, un théologien chrétien et un
théologien musulman; aucun des trois n'ayant
pu faire partager ses convictions au roi, celui-ci
fait appeler enfin un docteur juif, lequel ayant
su captiver dès le commencement l'esprit du roi,
répond explicitement à toutes les questions qui
lui sont proposées, et le roi en est tellement
satisfait qu'il finit par embrasser le judaïsme.
C'est sur ce canevas que Juda Hallévi a composé
son livre, qui renferme la théorie complète du
judaïsme rabbinique, et dans lequel il entreprend
une campagne régulière contre la philosophie.
Il combat l'erreur de ceux qui croient satisfaire
aux exigences de la religion en cherchant à dé-
montrer que la raison abandonnée à elle-même
arrive par son travail à reconnaître les hautes
vérités qui nous ont été enseignées par une ré-
vélation surnaturelle. Celle-ci ne nous a rien
appris qui soit directement contraire à la raison;
mais c'est par la foi seule, par une vie consacrée
à la méditation et aux pratiques religieuses, que
nous pouvons, en quelque sorte, participer à
l'inspiration des prophètes et nous pénétrer des
vérités qui leur ont été révélées. La raison peut
fournir des preuves pour l'éternité de la matière,
comme pour la création ex nihilo; mais la tra-
dition antique qui s'est transmise de siècle
en siècle depuis les temps les plus reculés a
plus de force de conviction qu'un échafaudage
de syllogismes péniblement élaborés et des rai-
sonnements auxquels on peut en opposer d'au-
tres. Les pratiques prescrites par la religion
ont un sens profond et sont les symboles de vé-
rités sublimes. Un exposé plus développé des
doctrines de Juda Hallévi ne serait pas ici à
sa place; nous ajouterons seulement que son
exaltation dut l'entraîner vers le mysticisme de
la kabbale, qu'il considérait comme partie in-
tégrante de la tradition et à laquelle il attribue
une très-haute antiquité, faisant remonter le
livre Iecira jusqu'au patriarche Abraham. Le
livre Khozari contribua peut-être à faire revivre
l'étude de la kabbale, qu'un siècle plus tard
nous trouvons tout d'un coup dans un état très-
florissant.
Les efforts de Juda Hallévi ne furent pas assez
puissants pour porter un coup décisif à l'étude
de la philosophie qui alors venait de prendre un
nouvel essor par les travaux d'Ibn-Bâdja. Mais
le mouvement de réaction dont le Khozari
est l'organe ne put manquer de causer une
grande fermentation; la perturbation et l'incerti-
tude des esprits même les plus élevés et les plus
indépendants de cette époque se retracent dans
les commentaires bibliques du célèbre Abraham
Ibn-Ezra, où nous voyons un mélange bizarre
de critique rationnelle et de puérilités emprun*
JUIF
— 840 —
JUIF
tées à la kabbale, d'idées saines et dignes d'un
philosop.ie, et de superstitions astrologiques.
Pour opérer, s'il était possible, une réconcilia-
tion entre le judaïsme et la philosophie, il fallut
un esprit qui, les dominant tous deux, joignît le
calme et la clarté à l'énergie et à la profondeur,
et fût capable, par son savoir imposant et sa
critique pénétrante, d'éclairer tout le domaine
de la religion par le flambeau de la science et
de fixer avec précision les limites de la spécula-
tion et de la loi. Le grand homme qui se char-
gea de cette mission fut l'illustre Moïse ben-
Maïmoun. vulgairement appelé Maimonide (né à
Cordoue le 30 mars 1135, et mort au vieux Caire
le 13 décembre 1204). A la connaissance la plus
approfondie de la vaste littérature religieuse des
Juifs, il joignit celle de toutes les sciences pro-
fanes alors accessibles au monde arabe. Il fut
le premier à introduire un ordre systémati-
que dans les masses informes et gigantesques
des compilations talmudiquesj à établir l'édifice
religieux du judaïsme sur des bases fixes, et à
énumérer les articles fondamentaux de la foi.
Offrant ainsi le moyen d'embrasser l'ensemble du
système religieux, il put, sinon réconcilier en-
tièrement la philosophie et la religion, du moins
opérer un rapprochement entre elles, et, en re-
connaissant les droits de chacune, les rendre
capables de se contrôler et de se soutenir mu-
tuellement. Le rôle de Maimonide, comme théo-
logien et comme philosophe, sera apprécié dans
un article particulier. 11 ne nous appartient pas
de décider ici jusqu'à quel point les efforts de
Maimonide ont été utiles au développement de
la théologie judaïque; sous le rapport philoso-
phique, son More, ou Guide des égarés, hien
qu'il n'ait pas produit de ces résultats directs qui
font époque dans l'histoire de la philosophie, a
puissamment contribué à répandre de plus en
plus parmi les Juifs l'étude de la philosophie
péripatéticienne, et les a rendus capables de
devenir les intermédiaires entre les Arabes et
l'Europe chrétienne, et d'exercer par là une in-
fluence incontestable sur la scolastique. Dans le
sein de la synagogue, le Guide a produit des
résultats qui ont survécu à la domination du pé-
ripatétisme, et dont l'influence se fait sentir en-
core aujourd'hui; c'est par la lecture du Guide
que les plus grands génies des Juifs modernes,
les Spinoza, les Mendelssohn, les Salomon Maî-
mon et beaucoup d'autres ont été introduits dans
le sanctuaire de la philosophie. L'autorité de ce
livre devint si grande parmi les Juifs, que les
kabbalistes eux-mêmes ne purent s'y soustraire ;
la kabbale chercha à s'accommoder avec le péri-
patétisme arabe, et plusieurs des coryphées du
mysticisme allèrent jusqu'à chercher dans le
More un sens ésotérique, conforme à la doctrine
de la kabbale. Le More est la dernière phase du
développement des études pbilosophiques chez
les Juifs considérés comme société à part. Il ne
nous reste plus qu'à faire connaître les princi-
paux travaux issus de la direction que Maimo-
B de imprima aux éludes des Juifs.
L'Espagne chrétienne et la Provence avaient
donné asile à une grande partie des Juifs expul
ses du midi de l'Espagne par le fanatisme des
"les, qui avait aussi forcé Mai
rer en Egypte. On sait avec quel achar-
nement les rois de cette dynastie persécutèrent
les philosophes et détruisirent leurs ouvrages
(voy. bs articles Ababes et Ibn-Roschu). Ibn-
it ses commi ur Aris-
tote à l'époque où Maimonide travaillait en
3 son Guide <i<s égarée, semit peul être
reste inconnu au monde chrétien si ses ouvrages,
auxquels Maimonide rendit un hommar'
tant dans les lettres écrites pendant les dernières
années de sa vie, n'avaient pas été accueillis
avec admiration par les Juifs d'Espagne et de
Provence. Les ouvrages d'Ibn-Roschd et des au-
tres philosophes arabes, ainsi que la plupart de3
ouvrages de science écrits en arabe, furent tra-
duits en latin par les savants juifs ou sous leur
dictée, soit sur les textes arabes ou sur des tra-
ductions hébraïques très-fidèles. L'intérêt que,
dans le monde chrétien, on attachait à ces tra-
ductions hébraïques pour lesquelles on rencon-
trait plus facilement des interprètes latins que
pour les originaux arabes, se montre dans la
protection que trouvaient les traducteurs juifs
auprès des plus hauts personnages de la chré-
tienté, et, entre autres, auprès de l'empereur
Frédéric II.
Mais plus la philosophie, sous le patronage du
grand nom de Maimonide, cherchait à étendre
son empire, et plus" ses adversaires, effrayés de
sa hardiesse, devaient faire d'efforts pour s'oppo-
ser à ses envahissements. On ne répondait plus
par des raisonnements calmes, comme l'avait
fait le pieux Juda Hallévi; personne n'eût été
en mesure de lutter avec avantage contre un
Maimonide, et d'ailleurs les partis s'étaient des-
sinés trop nettement pour qu'il y eût lieu à une
dispute de mots. Les philosophes avaient su at-
tirer dans leur parti les esprits indécis qui ne
comprenaient pas toute la portée du mouvement,
et qui étaient entraînés par le respect et la con-
fiance qu'inspirait le nom de Maimonide ; leurs
adversaires étaient des hommes généralement
étrangers aux études philosophiques, et qui. en
partie, professaient les idées les plus grossières
sur les anthropomorphismes de la Bible. Ce fut
en Provence que le Guide de Maimonide avait
été traduit en hébreu par Samuel Ibn-Tibbon de
Lunel, qui acheva sa traduction au moment
même de la mort de Maimonide • ce fut la Pro-
vence qui fournit presque tous les traducteurs
et commentateurs des philosophes arabes, tels
que Jacob ben-Abba-Mari ben-Anteli, Moïse, fils
de Samuel Ibn-Tibbon, et plus tard, au xive siè-
cle . Lévi ben-Gerson. Calonymos ben-Calonymos,
Todros Todrosi, Moïse de Narbonne et autres ; et
ce fut de là aussi que partirent les cris d'alarme
qui retentirent du midi au nord, et de l'occident
à l'orient. On criait des deux côtés à l'hérésie, et
on se lançait les uns aux autres les foudres de
l'anathème. Il est en dehors de notre but de
raconter ici les détails de cette lutte apaisée et
renouvelée plusieurs fois avec plus ou moins de
violence jusqu'à la fin du xme siècle; il suffit de
dire qu'elle tourna au profit de la philosophie,
à laquelle l'acharnement même de ses adversaires
donna un nouvel essor. En 1305, un synode de
rabbins, ayant en tête le céièbre Salomon ben-
Adéreth, chef de la synagogue de Barcelone, in-
terdit, sous peine d'excommunication, d'aborder
l'étude de la philosophie avant l'âge de vingt-
cinq ans révolus ; et peu de temps après nous
voyons le péripatétisme arabe professé avec une
hardiesse qui jusque-là avait été sans exemple.
Un des hommes les plus célèbres de cette
époque, et qui mérite d'être signalé parmi les
promoteurs des études philosophiques^ est Iedaîa
Penini, surnommé Bcdersi, parce qu'il était ori-
ginaire de la ville de Béziers. Son Behinàlh
olàm [Examen du monde), livre de morale qui
traite «1rs vanités de ce monde, est écrit dans un
style hébreu très-élevé el très-élégant,quiamérité
à l'auteur le titre de V éloquent. Cet ouvrage, qui
a attiré l'attention de savants chrétiens, a été
traduit en plusieurs langues : Philippe d'Aquin
l'a publié avec une traduction française (in-8
Paris, 1629). Iedaîa montre que le vrai boulieur
JUIF
— 841 —
ji;if
de l'homme n'est que dans la religion et dans
la science, et il finit par recommander au lec-
teur de prendre pour guide les doctrines de
Moïse ben-Maïmoun, le plus grand docteur de la
synagogue. Dans une lettre apologétique adres-
sée à Salomon ben-Adéreth, Iedaïa défend avec
chaleur les études philosophiques contre l'ana-
thème des rabbins de Barcelone. On a aussi de
Iedaïa une paraphrase du traité de Farabi, inti-
tulée de fntellectu et inlellecto, et plusieurs autres
écrits philosophiques (voy. les Archives Israé-
lites, année 1847, p. 67-72).
Un autre philosophe de cette époque est Joseph
Ibn-Caspi, de Caspe en Aragon. Il composa de
nombreux ouvrages parmi lesquels nous remar-
quons des commentaires sur le More de Maimo-
nide; et un résumé de YOrganon d'Aristote.
Mais celui qui, comme philosophe et exégète,
obscurcissait tous ses contemporains, fut Lévi
ben-Gerson de Bagnols, appelé maître Léon, sans
contredit un des plus grands péripatéticiens du
xiv siècle et le plus hardi de tous les philoso-
phes juifs. Ses ouvrages ont eu un grand succès
parmi ses coreligionnaires; ils ont été presque
tous publiés, quelques-uns même ont eu plu-
sieurs éditions; et ce succès est d'autant plus
étonnant que l'auteur reconnaît ouvertement la
philosophie d'Aristote comme la vérité absolue,
et, sans prendre les réserves que Maimonide
avait cru nécessaires, fait violence à la Bible et
aux croyances juives pour les adapter à ses idées
pé ipatéticiennes. Il paraîtrait que ses mérites,
comme exégète, lui firent pardonner ses écarts
comme philosophe et. théologien, ou bien qu'à
une époque où l'étude de la philosophie était
tombée en décadence et où les luttes avaient
cessé, on lisait, sans en comprendre toute la
portée, les vastes ouvrages de Lévi, attrayants
par Li facilité du style et la variété du fond. Il
a écrit des commentaires bibliques très-déve-
loppés, où il a fait une part très-large à l'inter-
prétation philosophique. Ses œuvres philosophi-
ques proprement dites sont : 1° des Commen-
taires, non pas sur Aristote (comme on le dit
généralement dans les ouvrages de bibliographie
rabbinique), mais sur les commentaires moyens
et sur quelques-unes des paraphrases ou ana-
lyses d'Ibn-Roschd (voy. ci-dessus, p. 161); ils
se trouvent en grande partie parmi les manu-
scrits de la Bibliothèque nationale. Ceux qui se
rapportent à VIsagoge de Porphyre, aux Catégo-
ries et au traité de l'Interprétation, ont été tra-
duits en latin par Jacob Mantino, et imprimés
dans le tome 1" des deux éditions latines des
Œuvres d'Aristote avec les commentaires d'Aver-
roès ; 2° Milhamoth Adonaï (Guerre du Sei-
gneu)'), ouvrage de philosophie et de théologie,
où l'auteur développe son système philosophique
qui est en général le péripatétisme pur, tel qu'il
se présente chez les philosophes arabes, et où
il cherche à démontrer que les doctrines du ju-
daïsme sont parfaitement d'accord avec ce sys-
tème. Cet ouvrage, achevé le 8 janvier 1329, est
divisé en six livres qui traitent de la nature et
de l'immortalité de l'àrae, de la connaissance
des choses futures et de l'esprit prophétique, de
la connaissance que Dieu a des choses particu-
lières ou accidentelles (voy. l'article Arabes), de
la Providence divine, des corps célestes et de la
création ; dans l'édition qui en a été publiée à
Riva di Trento en 1560, on a supprimé la pre-
mière partie du cinquième livre, qui forme à
elle seule un traité d'astronomie fort étendu et
renferme des calculs et des observations propres
à l'auteur. Parmi les philosophes juifs du moyen
âge dont les ouvrages nous sont parvenus, Lévi
ben-Gerson est le premier qui ose combattre ou-
vertement le dogme de la création ex nihilo.
Après avoir longuement démontré que le monde
ne peut être sorti ni du néant absolu ni d'une
matière déterminée, il conclut (liv. VI, Impartie,
ch. xvn) qu'il est à la fois sorti du néant et de
quelque chose : ce quelque chose, c'est la ma-
tière première, laquelle, manquant de toute
forme, est en même temps le néant. C'est par
des raisonnements semblables que Lévi, sur
beaucoup d'autres questions, cherche à mettre
en harmonie sa philosophie avec les dogmes
reçus (voy. Philosophie religieuse de Lévi ben
Gerson, par Isidore Weil, in-8, Paris 1868).
Écrivain moins fécond que Lévi ben-Gerson,
mais non moins profond péripatéticien, Moïse
ben-Josué de Narbonne a laissé des ouvrages qui
offrent un intérêt plus réel à l'historien de la
philosophie. Ses commentaires sur les princi-
paux philosophes arabes renferment une foule
de renseignements utiles, et sont extrêmement
instructifs. 11 a commenté le livre Makâcid de
Gazâli, le traité d'Ibn-Roschd sur Y Intellect ma-
tériel et la possibilité de la conjonction (en
1344), les Dissertations physiques du même au-
teur, et notamment le traité de Substanlia orbis
(en 1349), le Haï lbn-Yokdhàn, de Tofaïl (même
année), le More de Maimonide (1353 à 1362).
Tous ces commentaires existent dans divers ma-
nuscrits delà Bibliothèque nationale, ainsi qu'un
traité de notre auteur sur l'àme et ses facultés ;
en outre, il cite lui-même un commentaire qu'il
avait fait sur la Physique (probablement sur le
commentaire moyen d'Ibn-Roschd). Moïse de
Narbonne a un style concis et souvent obscur;
ses opinions ne sont pas moins hardies que
celles de Lévi ben-Gerson ; mais il ne les ex-
prime pas avec la même clarté et la même fran-
chise.
A la même époque, notre attention est attirée
de nouveau sur l'Orient par un membre de la
secte des karaïtes, que nous avons perdue de
vue depuis le xe siècle. Ahron ben-Élie de Nico-
médie, probablement établi au Caire, acheva en
1346, sous le titre de V Arbre de la vie, un ou-
vrage de philosophie religieuse digne d'être pla-
cé à côté du célèbre More de Maimonide, que
notre auteur évidemment a pris pour modèle, et
auquel il a fait de nombreux emprunts. L'esprit
des deux ouvrages est le même : l'un et l'autre
font une large part à la raison et à la spécula-
tion philosophique dans le domaine de la théo-
logie. L'ouvrage d'Ahron nous fournit sur les
sectes arabes des renseignements plus détaillés
que le More, et il offre sous ce rapport un grand
intérêt à l'historien : il a été publié à Leipzig,
en 1841, par M. Delitzsch, professeur à l'université
de cette ville, qui y a joint des prolégomènes
très-savants et des fragments d'auteurs arabes,
importants pour l'histoire de la philosophie
(voy. la note de M. Ad. Franck dans les Archives
Israélites, 1842, p. 173).
Le xv*-' siècle nous montre encore quelques
scolastiques juifs fort remarquables, mais en
même temps la décadence de la philosophie
péripatéticienne et un retour vers des doctrines
plus conformes à l'esprit du judaïsme. En 1425,
Joseph Albo, de Soria en Castille, se rendit célè-
bre par son Sépher lkharim (livre des principes
fondamentaux du judaïsme), où il ramène les
treize articles de foi établis par Maimonide à
trois principes fondamentaux : existence de Dieu,
révélation, immortalité de l'àme. Cet ouvrage
fait époque dans l'histoire de la théologie judaï-
que; mais il n'offre qu'un intérêt très-secondaire
à l'historien de la philosophie. Abraham Bibago
composa en 1446, à Huesca en Aragon, un com-
mentaire sur les Derniers Analytiques; plus
JUIF
— 842
JULI
tard, vers 1470, il était établi à Saragosse, où il
se rendit célèbre comme théologien par un ou-
vrage intitulé le Chemin de la foi. Joseph ben-
Schem-Tob (dont le père avait écrit contre les
philosophes et même contre Maimonide) se fit
connaître par plusieurs ouvrages théologiques
et philosophiques, parmi lesquels nous remar-
quons un commentaire très-développé sur Y Ethi-
que à Nicomaque, écrit à Ségovie en 1455. et
un autre sur le Trailé de l'intellect matériel,
par Ibn-Roschd. Son fils, Schem-Tob, est auteur
de plusieurs traités philosophiques sur la ma-
tière première, sur la cause finale, etc., ainsi
que de commentaires sur le More de Maimonide
et sur la Physique d'Aristote (1480). A la même
époque, l'Italie possédait un célèbre philosophe
juif dans Ëlie del Medigo, qui enseignait la phi-
losophie à Padoue et eut pour élève le célèbre
Pic de la Mirandole, pour lequel il composa
plusieurs écrits philosophiques, et notamment
un traité sur l'intellect et sur la prophétie (en
1482), et un commentaire sur le traité de Sub-
stantiel orbis, par Ibn-Roschd (en 1486). Ses
Questions sur divers sujets philosophiques ont
été publiées en latin. Dans un petit ouvrage
hébreu intitulé Examen de la religion, et com-
posé en 1491, il essaye de montrer que l'étude
de la philosophie ne saurait porter atteinte au
sentiment religieux, pourvu qu'on sache bien
distinguer ce qui est du domaine de la philoso-
phie de ce qui appartient à la religion.
A la fin du xvc siècle (en 1494), l'expulsion des
Juifs de toute la monarchie espagnole détruisit
le centre de la civilisation juive de ces temps ;
de son côté, la chute de la scolastique contribua
à anéantir les études philosophiques chez les
Juifs qui; au milieu de la dure oppression sous
laquelle ils vivaient dans tous les pays, ne pou-
vaient prendre part à la nouvells vie intellec-
tuelle qui se préparait en Europe ; la civilisation
juive espagnole s'éteignit sans que de longtemps
elle dût être remplacée par une civilisation nou-
velle. Nous entendons encore quelques échos de
la scolastique juive, et çà et là des esprits émi-
nents se font remarquer parmi les émigrés espa-
gnols, comme, par exemple, le célèbre Isaac
Abravanel et son fils Juda (voy. Léon Hébreu) ;
mais l'histoire de la philosophie juive (si toute-
fois il convient d'employer cette expression) est
irrévocablement close. En cherchant à mettre
d'accord la philosophie arabe avec leur religion,
les Juifs avaient prêté au péripatétisme un ca-
ractère particulier qui en faisait, en quelque
sorte, pour eux une philosophie nationale. Si
depuis il a paru des philosophes parmi les Juifs,
ils appartiennent à l'histoire de la civilisation
générale, et n'ont eu aucune action, comme
philosophes, sur leurs coreligionnaires en parti-
culier. Spinoza, qui froissa sans ménagement
les sentiments religieux d'une communauté
composée en très-grande partie de réfugiés es-
lols et portugais, victimes de l'inquisition;
Spinoza, sans pitié pour ces hommes qui avaient
tant souffert au nom de leur fui. fut renié par
les Juifs; Mendclssolin lui-même, qui embrassa
si noblement la cause de ses coreligionnaires et
qu'on peut considérer comme le créateur de la
nouvelle civilisation des Juifs d'Europe, n'a ni
pu ni voulu fonder pour eux une nouvelle ère
philosophique.
les Juifs, comme nation ou comme
société religieuse, ne jouent dans l'histoire de
la philosophie qu'un rôle secondaire : ce ne fut
pas là leur mission; cepondanl ils partagent In-
contestablement avec len Arabes le mérite d'a-
voir conservé et propagé la science philosophi-
que pendant les siècles de barbarie, et d'avoir
exercé pendant un certain temps une influence
civilisatrice sur le monde européen. S. M.
JULIEN est né en 331. à Constantinople, de
Julius Constantius, frère de l'empereur Constan-
tin. Son père avait eu Gallus d'une première
femme. A la mort de Constantin, arrivée en 837,
les soldats, pour assurer l'empire à ses trois
fils, égorgèrent le reste de sa famille. Constance
fut accusé d'avoir ordonné le massacre ; mais,
en tout cas, il le permit. Seuls, Gallus et Julien
échappèrent. Julien dut son salut à Marc, évêque
d'Arethuse, et vécut obscurément avec son frère
en Bithynie, et plus tard dans la forteresse de
Macellum, près de Césarée. Réduit aune fortune
médiocre par l'avarice de Constance, qui avait
confisqué les biens de Julius Constantius. privé par
une politique ombrageuse des anciens serviteurs
de la famille, élevé par Eusèbe, évêque de Nico-
médie, et par l'eunuque Mardonius dans les
principes d'une piété exaltée, et même revêtu
dans l'Eglise de l'office de lecteur, Julien tour-
nait toute l'activité de son esprit vers les études
littéraires, et ne songeait pas, dans cette pre-
mière jeunesse, que l'iiéritage de Constantin pût
un jour lui revenir. Cependant lorsque Constance,
ayant perdu tout espoir de postérité, appela
Gallus à l'empire, les savants et les philosophes,
dont Julien recherchait ardemment les leçons,
commencèrent à le regarder comme l'espoir de
l'hellénisme. Gallus. dans ce retour inattendu
de la fortune^ «avait paru également corrom-
pu et cruel, incapable de régner, indigne de
vivre. Constance irrité, effrayé peut-être, le
fit périr misérablement quelques années après
lui avoir conféré la dignité de césar. Julien
faillit être enveloppé dans la catastrophe de son
frère. Traîné sept mois de prison en prison, il
ne dut son salut qu'à l'impératrice Eusébie. On
l'envoya en Grèce, et on le rappela presque aus-
sitôt. 11 vécut six mois près de l'empereur sans
obtenir une entrevue, environné d'espions, sou-
mis à une surveillance sévère, et n'osant même
recevoir ses amis de peur de leur nuire. Enfin
la même nécessité qui avait fait l'éphémère gran-
deur de Gallus obligea Constance à s'appuyer,
malgré lui, sur Julien : il lui fit épouser Hélênej
sa sœur, et lui donna le titre de césar. En même
temps, pour le tenir dans un état de dépendance
complète, il eut soin de lui assigner la Gaule, pro-
vince épuisée, en proie aux barbares, et l'y
envoya au milieu de l'hiver, avec trois cent
soixante soldats, et une autorité purement no-
minale, qui le laissait à la discrétion de ses
lieutenants.
Mais il se trouva que dans ce lettré, dans ce
prince timide et obscur, qui, à vingt-cinq ans.
n'avait pas encore vu une armée, il y avait un
grand général. Peu d'années lui suffirent, malgré
le mauvais vouloir de Constance et les obstacles
dont on l'entourait, pour rétablir la discipline
dans l'armée et l'ordre dans les finances, pour
chasser les barbares des places qu'ils occupaient,
en débarrasser le pays, prendre l'offensive à son
tour, fonder une marine, passer le Rhin, et ren-
dre son nom redoutable sur toutes les frontiè-
res. Au milieu de ses victoires, Julien trouvait
le temps de fortifier ses places, de régler l'ad-
ministration, de pourvoir aux subsistances par
des approvisionnements tirés de la Grande-Bre-
d1 itablir une police exacte et de ramener
partout la sécurité et la prospérité. Son nom ne
tarda pas à se répandre dans tout l'empire; ses
es vertus, ce grand art de gouverner
tpérience et sans maître, tout, jusqu'aux
famille, jusqu'à cette ieui i
OOSCUl Utée, intéressait en sa faveur et
portait au comble la jalousie et tes inquiétudes
JULI
— 843 —
JULI
de Constance. Bientôt circonvenu par les enne-
mis de Julien, et d'ailleurs irrité de son aposta-
sie depuis longtemps consommée et qui venait
eniin d'éclater, l'empereur ne songea plus qu'à
détruire le rival qu'il s'était donné. Sacrifiant à
irité une province de l'empire, il prescri-
vit à Julien de quitter l'armée et de renvoyer
ses meilleures troupes. Soit politique, soit fidé-
lité, soit, comme il le prétendit avec beaucoup
de vraisemblance, dégoût des grandeurs et du
pouvoir, Julien se prépara à obéir) mais les sol-
dats dont il partageait les dangers et les priva-
tions, qui avaient repris sous lui l'habitude de
vaincre, et dont il était l'idole, s'assemblèrent
en tumulte, rélevèrent sur leurs boucliers et le
proclamèrent auguste. Il céda, et les amis de
Constance ne manquèrent pas de répandre qu'il
avait lui-même pris toutes ces mesures et fo-
menté la révolte. Il publia de son côté un mani-
feste, et la guerre civile était imminente, lors-
que la mort de Constance laissa Julien sans com-
pétiteur. •
Devenu seul maître de l'empire, il resta tel
qu'il avait paru dans ses premières années de
puissance, sans être ébloui de ce nom d'empe-
reur et d'une autorité que rien ne balançait
plus; nul changement dans les habitudes de sa
vie; il porta sur le trône une frugalité digne
des anciens temps, une simplicité peut-être ex-
cessive dans un rang où la représentation est
quelquefois un devoir, une ardeur infatigable à
faire tout par lui-même, à régulariser l'adminis-
tration, à réformer les codes, à rendre la justice
en personne. Il prit en main le commandement
de l'armée, découragée par la guerre désas-
treuse qu'on lui faisait soutenir contre les Per-
ses; il y rétablit promptement la discipline, et
se trouva bientôt en état de reprendre l'offen-
sive. Au milieu de tant de soins, il ne perdait
pas de vue une entreprise qui lui tenait bien
autrement à cœur. Dès le temps de Gallus, il avait
secrètement renoncé au christianisme. A peine dé-
barrassé de la tutelle de Constance par ses vic-
toires dans les Gaules, il s'était hâté de jeter le
masque, et l'on ne pouvait douter que s'il était
enfin le maître absolu, il n'essayât de détruire
ce que Consl mtin et ses fils avaient fait pour la
religion. Ce fut, en effet, son œuvre, la préoc-
cupation, le but de toute sa vie. C'est ce qui lui
donne, dans l'histoire du monde, une place à part.
On ne peut discuter aujourd'hui que sur les
intentions de Julien et sur les causes de son
apostasie, car son œuvre n'est plus à juger.
Proscrire le christianisme était un attentat con-
tre la liberté de conscience, attentat que ren-
daient plus coupable encore l'état du monde à
cette époque, cette infamie de la religion païenne,
la déconsidération universelle des écoles de phi-
losophie, l'affaiblissement de la morale publique,
l'absence de tout frein dans la société romaine,
et la caducité, évidente dès lors à tous les yeux,
de ces traditions et de ces coutumes que Julien
voulait faire revivre, et. qui ne pouvaient plus
tromper personne. Si Julien n'avait songé qu'à
la philosophie, à l'indépendance de la pensée,
il pouvait donner la liberté des cultes : cela seul
était légitime; cela d'ailleurs suffisait contre
l'esprit d'intolérance qu'on reprochait déjà à la
religion nouvelle, et Julien restait maître de
l'honorer et de la protéger sans la suivre, au
lieu de s'en faire l'ennemi et le persécuteur.
Comment fut-il conduit à renier une religion
qu'il avait pratiquée avec ardeur, à préférer pour
son empire les dieux d'Athènes et de Rome au
Dieu des chrétiens qu'il connaissait, et à traiter
en ennemis publics ceux qui partageaient ses
anciennes croyances?
Il faut, pour s'en rendre compte, se rappeler les
circonstances de sa vie, et bien comprendre la si-
tuation des philosophes de l'école d'Athènes, dont
il l'ut le disciple, l'ami, le rival. On sait avec quel
emportement de zèle Constantin avait poursuivi
son projet de faire du christianisme la religion
dominante. Cette affaire était devenue pour lui
la première de toutes. Il s'était entouré d'évê-
ques, avait tenté à plusieurs reprises de s'im-
miscer dans les questions de l'ordre purement
spirituel, et tout au moins s'était servi de son
autorité pour faire respecter les décisions des
conciles et violenter les consciences. Ce joug
s'était surtout appesanti sur sa propre famille;
et Constance, qui, avec moins de grandeur, hé-
rita des vues de son père, avait de plus des rai-
sons politiques pour pousser Julien à une dévo-
tion outrée. Julien était naturellement religieux:
esprit à la fois inquiet et exalté, avide de nouveau-
tés et de mystères, qu'attiraient sans pouvoir le
fixer la majesté du culte et l'élévation du dogme
chrétien, qui ne pouvait jamais devenir impie ni
incrédule, et qui ne fit peut-être que changer
de fanatisme, car il passa toutes les bornes dans
les deux religions qu'il embrassa tour à tour, et
en cela comme en tout n'aima et ne fit jamais
rien qu'avec excès. On conçoit sans peine com-
ment, jeté tout à coup au milieu de l'école d'A-
thènes, Julien, plein d'enthousiasme pour ses
nouveaux maîtres, et trouvant là. avec une au-
tre religion, une critique incomplète et erronée,
mais brillante, subtile, captieuse, des dogmes et
de l'histoire du christianisme, se dégoûta d'une
religion qui était celle de Constance, c'est-à-dire
de l'assassin de toute sa famille, et se laissa
prendre à l'espoir de devenir en secret l'idole,
et peut-être un jour l'appui et le vengeur de
ces écoles opprimées qui avaient l'art d'iden-
tifier à leur cause la cause même de l'hellé-
nisme, celle de la liberté et de la philosophie.
Si l'on ajoute à cela que Julien avait aii plus
haut degré le goût et le talent de la dispute,
qu'il devint en peu de temps l'un des plus bril-
lants disciples de ces habiles maîtres, que les
arguments de l'école contre la divinité du chris-
tianisme lui furent présentés dans toute leur
force, tandis que Mardonius, déjà chancelant
dans sa foi, incapable de lutter avec l'école d'A-
thènes pour l'érudition, pour la dialectique.
pour les grâces du bien-dire, défendait mol-
lement une cause qu'il était sur le point de dé-
serter, on comprendra que Julien fût aisément
convaincu, et que dès lors, embrassant les idées
et les principes de ses nouveaux maîtres, initié
à tous leurs mystères, il ne pensât, il ne sentît
plus qu'avec eux.
Or, quels pouvaient être les sentiments et les
idées de l'école d'Athènes, de cette école si long-
temps dépositaire de la tradition païenne, ré-
duite désormais à n'enseigner que l'art oratoire,
obligée de se cacher pour pratiquer dans l'ombre
les mystères religieux, frappée d'ailleurs dans sa
fortune, dans ses privilèges, déchue de sa consi-
dération et de son importance, et menacée à
chaque instant d'une ruine complète? Après cette
longue polémique dans laquelle avaient brillé
Porphyre, Jamblique, Théodore, et qui venait
de se terminer par l'éclatant triomphe de leurs
ennemis, dans la première amertume d'une dé-
faite si entière et si cruelle, la haine se mêlait à
l'ardeur de leurs convictions, et ce n'était pas
seulement la liberté qu'il leur fallait, mais la
domination et la vengeance.
Même en dehors de l'esprit de parti et de ces
profonds ressentiments, il faut songer que l'a-
vénement du christianisme était aussi l'avéne-
ment, pour ainsi dire, d'un principe nouveau
J CLI
— 844 —
JULI
dans le monde, le principe de l'intolérance reli-
gieuse. Cela peut sembler étrange à qui se sou-
vient du caractère des castes sacerdotales chez
tant de peuples de l'antiquité, et par exemple
des causes de la mort de Socrate ; mais, jus-
qu'au christianisme, l'intolérance avait été plu-
tôt sacerdotale et politique que religieuse. On
connaissait des castes et point d'Église; on n'a-
vait que des traditions, point de révélation ni de
symbole ; il s'agissait, en un mot, d'être fidèle
au culte, et le dogme ne venait qu'après. La my-
thologie païenne était un chaos que chacun in-
terprétait à son gré, et pourvu que l'on portât
dans cette interprétation quelque esprit philoso-
phique, on ne voyait plus dans les divinités in-
térieures que la personnification des forces de la
nature ou des attributs de Dieu, de sorte que
toute divinité nouvelle pouvait entrer dans ce
panthéon sans troubler les idées fondamentales
de la religion. C'était même une pratique de
piété singulière, dont la trace se retrouve assez
haut, et qui s'était surtout répandue vers le
commencement de l'ère chrétienne, d'être fidèle
à toutes les religions, de se faire initier à tous
les mystères. L'école d'Alexandrie, dont l'école
d'Athènes héritait, s'était établie sur cet éclec-
tisme religieux au moins autant que sur la fu-
sion des écoles philosophiques : car, pour les
Alexandrins, la poésie, les religions, la philo-
sophie, n'étaient que des expressions diverses
d'une même pensée, ou peut-être les dialectes
d'une même langue. Que devait penser une
école aussi compréhensive, et pour laquelle
toute croyance était sacrée au même titre, d'une
religion qui excluait nécessairement toutes les
autres? La politique concourait comme la philo-
sophie à confondre toutes les religions dans une
religion unique. L'esprit public, dans chaque
État, s'était formé à l'abri de l'esprit religieux,
et ne s'en distinguait plus; chaque État mettait
sur ses enseignes l'image de ses dieux : c'était
la patrie personnifiée et présente. Rome, dont la
constante politique fut d'absorber les nationali-
tés sans les détruire, agrandissait son olympe
de toutes les divinités des peuples vaincus; et
ces nouveaux dieux, qu'échangeaient, pour ainsi
dire, entre eux les vainqueurs et les vaincus, ne
changeaient rien à la religion commune. Seul,
le christianisme se présentait comme l'œuvre
même de Dieu, et foulait aux pieds toutes les
croyances. Il né proscrivait pas la philosophie ;
mais il rejetait absolument, il condamnait sans
restriction toute religion étrangère, et, dans son
propre sein, soumettait tout à une règle immua-
ble. C'était là, il faut l'avouer, un caractère es-
sentiel d'une véritable religion: mais le monde
païen n'avait pas encore appris ce que c'était
qu'une religion, et n'était pas en état de le com-
prendre. On ne vit dans les chrétiens que les
contempteurs de tous les dieux et des religions
de tous les peuples. Ils ne furent pas persécutés
pour avoir adoré leur Dieu, mais parce qu'Us
insultaient tous les autres. On ne leur prescri-
vait pas de renier Jésus-Christ, mais d'adorer les
dieux paternels. Ce fut. en général, le caractère
des persécutions. Julien aurait cru permettre
l'athéisme, s'il eût permis aux chrétiens de nier
tous les dieux, exceplé le leur; et il se crut dms
la véritable voie de la liberté, il se crut équita-
ble, même pour eux, parce qu'il 1rs laissait li-
bres d'adorer Jésus Christ, à la condition d'y
j'. nuire, les faux dieux.
11 est vrai, quand on s'en tient aux caractères
les plus généraux et, pour ainsi dire, extérieurs
de cette lutte mémorable dans laquelle Le paga-
nisme essaya pour la dernière fois ses forces
contre la religion naissante, il semble qu'on voit
d'un côté l'unité de Dieu, avec tous les attributs
de la perfection divine et une morale pure, de
l'autre le polythéisme, avec sa morale infâme
et son absurde théogonie. Mais pour Julien, il
n'en était pas ainsi: il admettait, connue les
chrétiens, l'unité de Dieu; sa morale était celle
de Platon. Personne n'a raillé avec plus de li-
berté que lui les fables honteuses ou ridicules
de la théologie païenne; les alexandrins, et avant
eux les néo-platoniciens, s'étaient épuisés à
transformer les dogmes du culte païen en sym-
boles ; ils croyaient de bonne foi y être parve-
nus, et n'admettaient qu'un seul Dieu, sous diffé-
rents noms, roi et créateur des génies élémen-
taires. La forme même des symboles, les rites
religieux leur étaient sacrés, mais à condition
de ne pas les entendre littéralement ; au con-
traire, les apologistes du christianisme repro-
chaient aux païens tous ces mensonges des poè-
tes, et les discutaient sérieusement, comme s'ils
avaient été sérieusement acceptés. C'est qu'en
effet toutes ces subtilftés d'interprétation, ce
symbolisme à la fois profond et chimérique des
alexandrins ne pouvaient avoir cours que dans
leurs écoles ; le peuple prenait les traditions
païennes au pied de la lettre, et pour lui il n'y
avait pas de milieu entre la superstition la plus
dégradante et une complète incrédulité dégui-
sée sous une facile et indifférente fidélité aux
pratiques d'un culte tout extérieur, qui n'impli-
quait en réalité aucune prescription morale. Les
chrétiens avaient donc raison de se regarder
comme les seuls défenseurs de l'unité de Dieu
et de la morale ; mais l'illusion des alexandrins
était sincère : ils comprenaient, la nécessité d'un
culte matériel, et se trompaient profondément
sur la nature et les conséquences de celui qu'ils
adoptaient. Les mensonges des poètes leur pa-
raissaient innocents, parce qu'ils n'en étaient
pas dupes ; ils s'exagéraient le respect que l'on
doit aux traditions, qui ne sont sacrées en effet
que quand elles sont pures et glorieuses. Il leur
arrivait de falsifier par haine ou par ignorance
les dogmes et les préceptes du christianisme ;
mais au fond, si la métaphysique et la morale
des deux religions différaient lorsqu'on enten-
dait le paganisme comme le vulgaire, il en était
tout autrement quand on l'interprétait comme
les alexandrins ; et c'est saint Augustin lui-même
qui remarque combien peu, sur les points les
plus essentiels, les platoniciens diffèrent des
chrétiens. C'est parce que, dans l'esprit des pla-
toniciens d'Alexandrie et d'Athènes, l'adoration
d'un seul Dieu se conciliait sans difficulté avec
les formes du culte païen, qu'ils reprochaient si
amèrement aux chrétiens leur mépris pour les
religions étrangères, ou, comme ils le disaient,
leur athéisme. Us ne voyaient aucun principe
nouveau dans l'Église chrétienne; mais ils
voyaient dans le triomphe de cette Église la
ruine assurée de toutes les religions et, avec
elles, de la civilisation et de la philosophie.
Julien, empereur, avait une raison de plus
pour combattre les chrétiens : dès qu'ils n'é-
taient pas un appui pour la puissance impériale,
ils devenaient un danger, et ce danger était ter-
rible ; eux seuls, dans l'affaiblissement de tous
les partis, avaient des convictions ardentes;
leur doctrine, qui les détachait de la terre, les
rendait inaccessibles à la séduction et à la
crainte; unis entre eux par l'esprit de prosély-
tisme et par le souvenir encore vivant des per-
sécutions; soumis à leurs évèqucs, et n'ayant
qu'une direction comme ils n'avaient qu'un but
et qu'une pensée, leur nombre immense les ren-
dait moins puissants que celte organisation in-
irable donl nul corps politique n'appro-
JULI
— 845 —
JULI
clicra jamais, et qui leur livrait d'autant plus
sûrement le monde qu'il n'y avait plus d'unité,
et. par conséquent, de force que parmi eux. Ju-
lien savait quel colosse il entreprenait de ren-
verser. Il ne se jeta point en aveugle dans la
lutte et procéda d'abord avec cette modération
et cette habileté qui annoncent la fermeté des
résolutions et un ardent désir du succès. Si, dès
le premier jour de sa toute-puissance, on le vit
s'entourer ouvertement des philosophes de l'é-
cole d'Athènes, et n'avoir plus d'autres courti-
sans, d'autres conseillers que les Maxime et les
Oribase ; s'il ordonna de rouvrir partout les
temples et d'offrir des sacrifices, il n'eut pour-
tant alors pour les chrétiens que des paroles
de protection, et défendit même expressément
de les inquiéter pour leur croyance. Il rétablit
le culte national sans proscrire la religion nou-
velle ; il ne promit pas de rester impartial entre
les deux cultes, puisque l'un des deux lui sem-
blait une impiété; mais celui-là même, il le
couvrit de son indulgence. Il semble que, con-
tent d'avoir restauré les autels de ses dieux, il
ne veuille lutter contre le christianisme qu'en
épurant le culte païen : il relève les collèges de
prêtres, institue une hiérarchie, prescrit lui-
même la pompe des cérémonies, rappelle les
prêtres à la pureté des mœurs, à la dignité;
fonde des hôpitaux, des écoles. Sous Constantin,
les temples et les propriétés qui en dépendaient
avaient été confisqués : Julien les restitue à ses
dieux; à son point de vue, ce n'était que juste.
Ce fut là pourtant que commença la seconde
phase de la lutte, et que les mesures de Julien
devinrent agressives. Dans les troubles inévita-
bles qui suivent une réaction, les chrétiens, en-
ivrés de leur triomphe après la conversion de
Constantin, avaient brûlé des temples, renversé
des autels. Julien, s'il voulait la paix, devait ou-
blier, pardonner; au contraire, il ordonne de re-
chercher les coupables, et par là il ravive les
haines; il veut que les destructeurs des temples
les reconstruisent à leurs frais; en un instant
toutes les fortunes sont troublées, tous les chré-
tiens livrés à l'arbitraire. Depuis longtemps déjà
l'Église était déchirée par l'hérésie d'Arius :
puissant auxiliaire pour l'ennemi du dehors,
que cet ennemi domestique ! Constance, à la
suite d'un concile, avait exilé de leurs diocèses
les évêques dissidents; Julien s'empresse de les
rappeler: acte de justice en apparence, et dans
le fond habileté profonde d'un ennemi qui divise
pour triompher. Tout en conservant aux chré-
tiens le rang et les droits de citoyens, il a soin
de prescrire aux magistrats de leur préférer les
hommes pieux dans les jugements, dans la dis-
tribution des emplois. Lui-même ne rougit pas
de recourir à la ruse : aux fêtes solennelles, tan-
dis qu'assis sur un trône il reçoit; selon la cou-
tume, les hommages des soldats et leur distri-
bue des récompenses, il ordonne que chacun
d'eux en passant jette un grain d'encens sur un
autel placé près de lui, et, soit surprise, soit fai-
blesse, nul n'ose refuser cette apostasie, déguisée
sous l'apparence d'un hommage rendu par des sol-
dats à leur général. Peu à peu la colère l'emporte ;
à la modération du commencement succèdent des
éclats de haine; saint Athanase, la lumière et la
colonne de l'Église, devient l'ennemi personnel
de Julien: il le fait traquer par ses soldats; il
l'appelle, dans ses décrets, l'ennemi de Dieu et
des hommes ; en représailles des écrits de Por-
phyre brûlés par Constantin, il ordonne de jeter
au feu tous les livres saints dont on peut s'em-
parer. Il ferme les écoles chrétiennes, parce
qu'Homère et Hésiode, dit-il, sont des théolo-
giens en même temps que des poètes, et que
c'est une profanation de les enseigner sans y
croire; il n'est plus permis de prêcher l'Évan-
gile, car c'est prêcher l'impiété; faire des pro-
sélytes, baptiser les adultes deviennent des cri-
mes : crime d'impiété, car le sceau du baptême
sépare les chrétiens des idolâtres ; crime de lèse-
majesté, car dans l'affaiblissement des idées reli-
gieuses la politique et l'adulation avaient divi-
nisé la majesté impériale. Les confiscations qui
se multiplient ajoutent encore à l'odieux de
cette lutte ; mais l'empereur s'écrie qu'il veut
aider les chrétiens à pratiquer leur propre loi,
qu'il les aide à se détacher des biens de la terre.
Enfin cédant, ou feignant de céder, aux instan-
ces des sophistes qui l'entourent, et peut-être
aussi poussé à bout par les provocations des
chrétiens qui, avec l'instinct d'un parti prédes-
tiné au succès, ne voulaient être que tout-puis-
sants ou persécutés, il rallume dans tout l'em-
pire le feu des persécutions. Quelques mois
après, Julien mourait à trente-deux ans sur un
champ de bataille, laissant son œuvre avortée
et un nom honoré par de grandes vertus, et à
jamais flétri par le souvenir de son crime.
Les opinions philosophiques de Julien sont
celles qui régnaient de son temps dans l'école
d'Athènes; le temps, et sans doute aussi la vo-
lonté et le talent, lui ont manqué pour com-
poser un corps de doctrines. Sauf son infatigable
curiosité pour les sciences occultes et un goût
prononcé pour les spéculations indépendantes,
Julien tient plus du sophiste que du philosophe :
il aime à faire de beaux discours, à étaler son
éloquence, son érudition; il est mordant, in-
cisif, dialecticien ; il porte partout l'instinct des
batailles; son plus long ouvrage, conservé par
extraits dans saint Cyrille et Théodoret qui l'ont
réfuté, était une polémique contre le christia-
nisme, polémique confuse, mal composée, fai-
blement écrite, pleine d'erreurs matérielles, et
qui pourtant ne manque pas d'habileté ; ses ar-
guments empruntés pour la plupart à Celse et à
Porphyre, sont les mêmes qu'on a tant de fois
reproduits sous les formes les plus diverses. Ils
n'ont plus d'intérêt que par la main qui les a
écrits, la même main qui signait les décrets de
persécution. Le Misopogon n'est qu'une satire
violente et de mauvais goût, mais étincelante
de verve, contre les chrétiens d'Antioche : exem-
ple unique peut-être d'un empereur et d'un
maître du monde, faisant assaut d'épigrammes
et de railleries avec ses victimes. Julien, malgré
la sévérité de ses mœurs, ne savait pas com-
mander à la légèreté de son esprit : il avait
rejeté, et peut-être avec raison, la pompe dont
s'entouraient ses prédécesseurs; mais il fallait
au moins la remplacer par la gravité, par la
dignité; Julien ne sut et ne voulut jamais se
contraindre. Il aimait à rendre lui-même la jus-
tice; mais, au lieu de décider en quelques pa-
roles simples et pleines d'autorité, il faisait de
longs discours, avec de grands cris et de grands
gestes comme un avocat. Dans les sacrifices il
portait le bois, attisait le feu, fouillait d'une
main expérimentée les entrailles des victimes,
entouré d'un cortège de femmes et d'enfants.
Ses lettres, où l'on retrouve l'administrateur et
le général, sentent encore plus le sophiste. Il
injurie ceux qu'il condamne, il se raille de ses
victimes: il pousse l'affectation jusqu'à refuser
aux chrétiens leur nom : il ne les appelle que
Galiléens. Dans les Césars, on dirait qu'il veut
se railler de lui-même, ou du moins de la ma-
jesté impériale : là sont immolés sans pitié tous
les héros de l'ancienne Rome, sa propre fa-
mille, et jusqu'à Constantin, le frère de son
père. Ou ne trouve que dans ses discours des
JUST
— 846
JUST
traces de ses opinions philosophiques. Tout en-
thousiaste qu'il se montre partout de la philo-
sophie de ses maîtres, il conserve au milieu de
son admiration une grande indépendance; mais
cette indépendance tient moins à la force de ses
convictions qu'à une sorte d'indifférence, et
même, chose étrange dans un illuminé, de scep-
ticisme. C'est le propre d'un esprit faible de
tenir plutôt au culte qu'au dogme, et c'est le
dernier degré de l'abaissement d'une école ou
d'une religion. Julien, qui a tant fait pour re-
lever le polythéisme, Julien, initié au culte de
Mithra, disciple d\Edésius et de Maxime, était
à la fois superstitieux et indifférent. Tandis qu'il
croyait fermement à la théurgie, à l'existence
des génies élémentaires, aux oracles, il ne sui-
vait ses maîtres dans le champ de la métaphy-
sique pure que pour ne rien ignorer, pour s'exer-
cer aussi sur ces difficiles matières, comme un
disciple d'Arcésilas ou de Posidonius, mêlant
dans sa morale les prescriptions stoïciennes aux
doctrines plus humaines et plus réellement no-
la
spi-
bles de Platon, acceptant l'unité de Dieu,
création, la Providence, l'immortalité et la ; ^
ritualité de l'âme, très-indifférent sur le reste,
et ne daignant même pas prendre un parti sur
la théorie de la trinité, sur la doctrine des éma-
nations, ces deux fondements de la philosophie
alexandrine. S'il n'avait pas été l'homme d'ac-
tion de l'école, Julien tiendrait sa place dans
l'histoire au-dessus des jEdésius et des Chry-
santhe, mais à une distance immense des Plo-
tin, des Proclus, et même des Porphyre et des
Jamblique. 11 a eu du goût pour la philosophie,
sans être un philosophe, et du talent pour écrire,
sans être ce qu'on appelle un grand écrivain :
une imagination intempérante, une verve désor-
donnée, de l'éclat, mais sans profondeur ; une
érudition très-variée et très-superficielle, assez
d'intelligence pour comprendre les problèmes,
trop peu d'énergie pour les résoudre, une
grande force de caractère au service d'un esprit
faible, tel fut Julien, philosophe et empereur.
Il fut de ceux qui brillent dans les temps de
décadence, mais qui, au lieu d'arrêter le tor-
rent, le précipitent. Les Œuvres de Julien ont
été publiées à Paris, 1583, in-8, en grec et en
latin, traduction de Martin et de Chanteclair;
ib., 1630, in-4, avec des notes, par le P. Petau;
à Leipzig, 1696, in-f°, par Ezech. Spanheim. Le
Misopogon et les Césars ont eu diverses édi-
tions : nous citerons la traduction des Césars
par Spanheim, édition de 1728, in-4, Amster-
dam ; VÉloge de Constance, en grec et en latin,
avec des notes de Wyltembach, in-8, Leipzig,
1802; les Césars, le Misopogon, un assez grand
nombre de Lettres traduites en français par
l'abbé de la Bletterie. 2 vol. in-12, Paris, 1748.
Sur Julien, consultez principalement : Y -
cherot, Histoire critique de Vécole d'Alexandrie,
Paris, 1846, t. II; — Néander, Sur l'empereur
Julien et son sii-cle, Leipzig, 1812; — La Blet-
terie, Vie de Julien, édition de 1746; — J. Si-
mon, l'Histoire de l'école d'Alexandrie, Pasis,
1845, t. II, p. 275-368; — Abel Desjardins, l'Em-
pereur Julien, Paris, 1845, in-8. J. S.
JUSTE, JUSTICE. C'est la qualité qui con-
siste à rendre à chacun ce qui lui est dû ou à
traiter chacun suivant 8011 Juslilia in
suo cuique tribuendo (Cic, de Finibus bono-
rum et malorum, lib. V, c. xxiii)- Mais le droit
être lacite ou écrit; il est reconnu par la
cience avant d'obtenir la consécration d'une
légi la1 on positive : de là la distinction de la
tice et de l'équité. On réserve le nom de jus-
Lice au droit écrit, a celui dont l'exécution peul
être exigée par la contrainte : car on ne COI
pas une loi positive dépourvue de sanction. On
entend par équité un droit qui n'emporte avec
lui aucun pouvoir de contraindre, ou qui n'est
reconnu que par la conscience et par la raison.
Cette distinction existe également dans toutes
les langues; elle témoigne d'une règle naturelle
de nos actions, qui est au-dessus de toutes les
règles de convention et des lois établies par les
hommes; elle est particulièrement indispensable
au jurisconsulte, obligé d'éclairer et souvent de
corriger, par le droit naturel, les obscurités et
les erreurs du droit positif; mais elle s'arrête à
la surface des choses, sans en toucher le fond :
nous voulons dire que l'idée de la justice est es-
sentiellement une, soit qu'elle demeure ren-
fermée dans le fond de notre intelligence, soit
qu'elle trouve un appui extérieur et se montre,
en quelque sorte, sous une forme visible dans
les institutions civiles et politiques. En effet, ce
ne sont pas les lois qui constituent la justice;
mais elles sont elles-mêmes justes ou injustes,
suivant qu'elles s'accordent ou non avec les
règles éternelles de la raison, et, pour parler
comme Montesquieu, avec les rapports néces-
s ares qui dérivent de la nature des choses.
D'un autre côté, ce qui n'est aujourd'hui qu'une
simple maxime d'équité peut devenir avec le
temps un droit rigoureux que la société tout
entière prend sous sa défense. 11 en est de la
justice comme des autres idées fondamentales
de notre intelligence : invariable en elle-même
et toujours présente à notre esprit, invoquée
dans tous les temps et par tous les hommes, elle
n'arrive que par degrés à toute la clarté dont
elle est susceptible, et c'est avec la même len-
teur qu'elle passe de la pensée dans les faits.
C'est ainsi qu'elle a fait disparaître peu à peu,
dans la famille, le droit de vie et de mort que
le mari avait sur sa femme et le père sur ses
enfants; dans la société civile l'inégalité des
conditions; le despotisme et l'esclavage ; dans
l'humanité en général la croyance que tout est
permis avec des ennemis ou des étrangers, ou
que les nations dans leurs rapports mutuels ne
doivent prendre conseil que de leur ambition et
de leur intérêt. Ce ne sont pas là des chan-
gements, comme plusieurs penseurs ont cherché
à le faire croire, dans le dessein d'abaisser la
raison ; ce sont des progrès, c'est-à-dire des ap-
plications de plus en plus étendues du même
principe. Les limites dans lesquelles ce principe
s'exerce reculent sans cesse; elles ne se rétré-
cissent jamais ; aucune puissance au monde ne
peut lui faire quitter le terrain qu'il a conquis.
Cette maxime : « Ne fais pas aux autres ce
que tu ne voudrais pas qu'ils te fissent, » exprime
à merveille le sentiment de la justice; elle en
montre parfaitement la réciprocité, et y intéresse
chacun par ce qu'il a de plus cher, c'est-à-dire
par lui-même ; mais elle n'en exprime pas l'i-
dée, ou, ce qui revient au même, elle n'en fait
pas connaître le principe ni la véritable mesure.
Il peut se faire, en effet, qu'un homme, soit
ignorance, soit grossièreté de mœurs, n'attache
aucun prix à la jouissance de certains biens, à
l'exercice de certaines facultés : lui sera-t-il
lis pour cela d'en interdire l'usage à ses
semblables? Par exemple, je ne fais aucun cas
de la liberté de penser, et je suis tout prêt à y
QCer pour mon propre compte, regardant
ae plus avantageux de me laisser conduire
par une autorité établie : cette opinion me don-
nc-t-clle le droit, si j'en ai la puissance, de
e .nissi des bornes à la pensée des auti
Ce qui; nous disons de l'intelligence peut s'ap-
pliquer aussi à l'honneur, à la dignité, à. tout
ce qu'il y a de plus élevé et de plus délicat dans
JUST
— 847
JUST
l'àine humaine. L'amour de soi est donc une
mesure très-imparfaite du juste et de l'injuste :
car ce sentiment n'est pas le même chez tous
les hommes; il varie nécessairement et dans
son objet et dans sa force, suivant les circon-
stances accidentelles qui entrent dans la vie de
chaque individu. Le seul fondement réel, la seule
règle possible de la justice est, comme nous
l'avons dit en commençant, la notion de droU.
La notion de droit repose elle-même sur l'idée
du devoir, avec laquelle elle est liée dans notre es-
prit par un rapport nécessaire. En effet, si par
cela seul que je suis homme, je n'ai pas certains
devoirs à remplir; si je suis affranchi de toute
obligation envers moi-même, quelles pourront
être à mon égard les obligations des autres? Si
ma vie. ma personne et chacune de mes facultés
n'ont pas une déterminaison marquée d'avance
par une loi supérieure aux intérêts et aux pas-
sions des hommes, pourquoi chacun serait-il
tenu de les respecter? Aussitôt, au contraire,
qu'on a reconnu l'idée du devoir comme un prin-
cipe nécessaire et universel de la raison humaine,
l'idée du droit en jaillit spontanément : car ce
qu'une loi absolument obligatoire me prescrit
de faire, elle défend aux autres de l'empêcher
sous quelque prétexte et par quelque moyen
que ce puisse être ; elle me déclare inviolable
dans l'usage que je fais de mes moyens pour lui
obéir. Nos droits sont donc parfaitement en rap-
port avec nos devoirs, de même que nos devoirs
sont en rapport avec nos facultés ou les diffé-
rentes conditions de notre existence et de notre
perfectionnement. Il suit de là que le respect de
ces droits, c'est-à-dire la justice, n'est pas autre
.chose que le respect de la nature humaine, sous
quelque forme et dans quelque mesure qu'elle
se présente ; pour la même raison une action
injuste est une insulte à l'humanité entière et
dont tous les cœurs ont le droit de s'émouvoir.
La justice diffère essentiellement de la cha-
rité ou de l'amour. 11 y a nécessairement des
degrés dans l'amour ; on aime inégalement des
êtres inégaux, et il y en a qui sont tout à fait
exclus de ce sentiment, sans que notre volonté
en soit responsable. Il n'y a point de degrés
dans la justice, et c'est sa condition même de
n'en pas souffrir. On est juste ou on ne l'est pas;
et quand on Test, c'est envers tous. Cependant
ces deux grands principes de nos actions ne peu-
vent pas se séparer l'un de l'autre. L'amour, la
charité sans la justice, est exposée à se cor-
rompre et à dégénérer en tyrannie. C'est ainsi
que, sous prétexte de sauver les hommes ou
dans ce monde ou dans l'autre, on s'est quel-
quefois porté envers eux aux plus atroces vio-
lences. La justice sans l'amour n'est qu'une
vertu impuissante, ou, pour parler exactement,
une idée irréalisable : car supposez que les
hommes éprouvent les uns pour les autres une
indifférence absolue ; qu'ils ne fassent aucun
effort ni aucun sacrifice pour s'éclairer, se pro-
téger et se perfectionner mutuellement; qu'une
société^ aveugle et dépourvue d'entrailles se
borne à réprimer le mal sans chercher à déve-
lopper les germes du bien par le moyen de
l'éducation et de la religion, comment alors l'i-
dée même de la justice pourra-t-elle se faire
jour? et si elle est déjà consacrée dans les insti-
tutions publiques, comment pourra-t-elle se
maintenir contre les passions, l'ignorance, la
brutalité et, il faut tout dire, la misère de cette
foule abandonnée à elle-même? Un philosophe
de l'antiquité, qui était en même temps un
homme d'État et un grand jurisconsulte, a donc
eu raison de dire que la justice n'est pas autre
chose que l'amour même du genre humain, ipsa
caritas generis humain, rendant à chacun ce
qui lui est dû, et unissant ensemble tous les
hommes par le double lien de la libéralité et de
l'équité (Cic, de Finibus bon. et mal., lib. V,
c. xxin). Il est impossible, en effet, qu'on res-
pecte la nature humaine dans ses facultés et dans
ses droits, tant qu'on n'est point parvenu à la
connaître ; il est impossible de la connaître sans
l'aimer. Mais cet amour qui s'adresse à l'huma-
nité entière, ou plutôt à l'homme considéré
comme un être moral, n'a plus rien d'instinctif
ni de personnel ; il est le fruit de la raison aussi
bien que de la sensibilité, et ce n'est qu'à ce
titre qu'il peut servir d'auxiliaire à la justice.
Ainsi comprise, la justice est bien supérieure à
la charité toute seule; elle suppose un dévelop-
pement bien plus complet et un usage plus re-
fléchi des facultés humaines. Aussi, lui a-t-il
fallu plus de temps pour s'établir, c'est-à-dire
pour se faire admettre dans la société, dans les
lois, dans les insitutions publiques, sans les-
quelles elle ne peut exercer aucune influence
réelle sur les hommes; et aujourd'hui même
combien n'est-elle pas en arrière de la charité !
Combien il est plus facile d'obtenir une grâce
que la reconnaisance d'un droit !
Nous venons de considérer la justice comme
une simple application de la notion du droit,
ou, ce qui revient au même, comme une consé-
quence immédiate de l'idée du devoir. Mais à
l'idée du devoir se lie très-étroitement un autre
principe, qui est l'idée du mérite, ou la croyance
que le bien ne doit pas rester sans récompense,
ni le mal sans châtiment dans celui qui l'a fait;
que la loi morale doit avoir une sanction parfai-
tement en harmonie avec les différentes actions
qu'elle blâme ou qu'elle approuve. La justice a
aussi pour attribution de traduire en fait cette
sanction de la loi morale, et alors elle s'appelle
communément la justice distributive. Nous n'au-
rons point de peine à démontrer que la justice
distributive est comprise dans l'idée de la jus-
tice en général ; qu'en définissant celle-ci la
qualité qui consiste à rendre à chacun ce qui
lui est dû, à traiter chacun suivant son droit,
nous avons fait connaître exactement le rôle de
la première. En effet, la dispensation des récom-
penses et des peines suivant le mérite et le
démérite, ou l'harmonie générale de la vertu et
du bonheur, n'est au fond qu'un droit plus élevé
auquel tous les autres viennent aboutir, dans
lequel ils peuvent tous se résumer, et qui nous
représente la loi morale dans son plus complet
développement. Mais qui doit remplir cette
suprême condition de la justice? Ce n'est pas
l'individu, qui n'en a pas le pouvoir, et qui^ ne
pourrait pas l'exercer sans porter atteinte à la
liberté de ses semblables, ou sans méconnaître
la première règle de la justice générale. La so-
ciété ne peut y satisfaire que d'une manière
très-limitée et très-imparfaite : car d'abord elle
ne s'occupe et ne doit s'occuper que des actions
qui lui sont utiles ou nuisibles, qui touchent
à l'intérêt ou à la sécurité de tous. Or. l'homme
n'a-t-il pas aussi la faculté d'agir sur lui-même,
et, selon l'usage qu'il fait de cette faculté, ne
doit-il pas être regardé comme vertueux ou cou-
pable? Par exemple, on peut être un grand
citoyen, et avoir des mœurs infâmes. Le plus,
il est évident que la société, dans la sphère de
sa juridiction, tient compte du succès plutôt que
des efforts, du résultat plutôt que des inten-
tions : or, ce sont les intentions surtout et les
efforts au prix desquels on a cherché à les réa-
liser qui constituent le mérite et la vertu. Enfin
la société est exposée à se tromper et sur les
actions et sur les personnes qui la servent ou
JUST
— 848
JUbT
qui lui nuisent; et parmi celles qui méritent
au plus haut point sa sévérité ou sa reconnais-
sance, il y en a beaucoup qu'elle n'atteint pas.
Ainsi, comment récompenserait-elle les hommes
qui donnent leur vie pour la défendre ? Quel
châtiment pourrait-elle infliger à ceux qui bra-
vent à la fois et la honte et la mort? L'expérience
nous apprend, en effet, que le crime a son cou-
rage et en quelque sorte son héroïsme aussi
bien que la vertu. La société n'a donc pas, dans
le vrai sens des mots, le pouvoir de récompenser
et de punir ; elle n'a que celui d'encourager et
de réprimer; et les moyens qu'elle fait servir
à cette double fin varient nécessairement sui-
vant les lieux et les temps, suivant l'état des
croyances, des idées et des mœurs : aux époques
de barbarie les récompenses matérielles et les
châtiments barbares ; dans les temps de civili-
sation on agit sur la fortune, sur la liberté, et
principalement sur l'honneur. Ce n'est pas à
l'humanité, ce n'est pas à cette vie qu'il faut
demander une véritable rémunération. La jus-
tice distributive, telle que la raison est forcée
de la concevoir, se confond entièrement avec la
justice divine, et ne peut s'appliquer à l'homme
que sous la condition de l'immortalité (voy. ce
mot). Mais la justice de Dieu s'accorde néces-
sairement avec sa sagesse et sa miséricorde,
c'est-à-dire avec la raison et avec l'amour con-
sidérés dans leur essence éternelle. Il ne faut
donc point se représenter l'autre vie pleine de
supplices arbitraires et qui paraîtraient avoir
pour but moins l'expiation que la vengeance.
On peut consulter sur le sujet de cet article :
Platon, de la République, liv. I; — Aristote,
Morale à Nicomaque, liv. V; — Cicéron, de
Ofjiciis et de Finibus bonorum et malorum ; —
Kant, Principes métaphysiques du droit, intro-
duction; — M. Cousin, Cours de l'histoire de la
philosophie moderne, édition de 1846, t. II,
21e et 22* leçons; t. III, 7e, 8e, 9e et 1(P leçons;
Justice et Charité dans les petits traités publiés
par l'Académie des sciences morales et poli-
tiques, Paris, 1849, in-18; enfin tous les ouvrages
de philosophie principalement consacrés au droit
et à la morale.
JUSTI (Johann-Heinrich-Gottlob), publiciste
allemand, né àBrûkcn enThuringe, vers 1715, fut
un moment professeur au Tkeresian uni devienne,
entra ensuite dans l'administration en Suède, et
en Prusse, où il parvint à une situation assez
considérable, comme directeur des mines. Il
était sous le coup d'une accusation de concus-
sion, quand il mourut en prison, en 1771. La
plupart de ses ouvrages, très-nombreux, traitent
de l'économie politique. L'histoire de la philo-
sophie lui doit cependant une courte mention :
il a présenté à l'Académie de Berlin deux dis-
sertations, l'une sur les monades et l'autre sur
l'optimisme, qui toutes deux obtinrent le prix et
furent publiées par cette société. La philosophie
de Leibniz y est discutée et critiquée avec une
véhémence que l'Académie dut tempérer. Le
système des monades , tel que Leibniz l'a
développé, et celui des êtres simples, qui
appartient plus particulièrement à Wolf, sont
exposés avec une grande clarté, et ensuite réfu-
tés dans leurs propositions essentielles. Toute
cette doctrine repose, suivant Justi, sur ce pré-
tendu principe : « Il n'y a pas de composés sans
des simples. » Mais d'où peut-on légitimement
tirer cette assertion? Ce n'est pis de l'expérience
puisque jamais on n'a vu d'êtres simples; ce
n'est pas de la réflexion qui nous découvre quel-
que chose de nos âmes; c'est encore moins un
jugement de la raison. Tout au plus est-ce une
vérité en géométrie ou en arithmétique, et en-
core, au lieu de monades ou d'êtres simples, il
faudra parler d'unités ou de points. Cet axiome,
dit-on, est une suite nécessaire du principe de
la raison suffisante : mais ce principe implique
seulement que les composés aient des parties, et
non pas que ces parties soient simples. D'ail-
leurs il y a d'autres difficultés insolubles contre
cette métaphysique : des êtres simples ne peu-
vent constituer des êtres composés ; et de plus,
si les monades ont la même essence que les es-
prits, et si plusieurs monades constituent le
corps, pourquoi nos âmes qui leur sont sembla-
bles par leur nature et par leur état interne ne
formeraient-elles pas des êtres comparés, des
agrégats, des substances étendues? Ces objec-
tions contre la monadologie et celles qui sont
dirigées ailleurs contre la théodicée ont souvent
été opposées au système de Leibniz : Justi a eu
le mérite de les exprimer un des premiers et
avec beaucoup de précision. Voir Dissertation
qui a remporté le prix proposé par l'Académie
royale etc. sur le système des monades, Berlin,
1748. L'opuscule de Justi est imprimé en alle-
mand et en français; — Dissertation qui a
remporté le prix etc. sur Voptimisme, Berlin,
1755; — Écrits de morale et de philosophie
(ail.). Berlin, 1760-1761, 2 vol.
JUSTIN (Saint), martyr. Quelques passages,
desquels il résulte que saint Justin, martyr,
n'était pas étranger à la connaissance de la
sagesse antique, l'ont fait regarder comme un
philosophe platonicien converti à la foi de l'E-
vangile. L'examen de ses ouvrages ne justifie
pas complètement cette supposition. Il est le pre-
mier des apologistes du christianisme, et ses
écrits ont fourni à la cause dont il prit la défense
des arguments qui sont encore reproduits de
nos jours dans les chaires et dans les ouvrages
où l'on se propose le même objet. Quant à ses
connaissances philosophiques, elles furent plus
étendues que profondes, et il eut plus d'érudi-
tion que de critique. Il cite les noms de plusieurs
philosophes tels que Pythagore, Thaïes, etc.,
sans faire connaître leurs doctrines, ou en les
faisant connaître très-imparfaitement. On s'en
convaincra facilement en lisant les premières
pages du Traité de la Monarchie et du Dialo-
gue avec Tryphon, et quelques autres en petit
nombre de la Première et de la Seconde Apo-
logie.
La manière dont saint Justin conçut la défense
du christianisme contre ses adversaires du se-
cond siècle, païens, juifs et philosophes, le mit
dans la nécessité de rapporter leurs diverses
opinions pour les combattre. Il oppose aux païens
les passions et les faiblesses tout humaines de
leurs dieux ; aux juifs, l'accomplissement des
prophéties; aux philosophes, les contradictions
de leurs doctrines et les rivalités de leurs écoles.
Il eût été plus philosophique d'en chercher l'ac-
cord et l'harmonie. A ses yeux, les seuls vérita-
bles sages, les seuls éclairés de lumières supé-
rieures, sont les prophètes : aussi son principal
argument est-il puise dans leur véracité consta-
tée par les événements qui donnèrent naissance
au christianisme : argument valable contre les
Juifs, mais dont la philosophie n'est appelée ni
à réclamer ni à repousser l'assistance. Il est
donc évident que les opinions contradictoires des
philosophes sur les notions abstraites de la rai-
son et les principes métaphysiques des choses,
i aucun rapport favorable ou défavorable
- empruntées surtout à l'histoire.
On ne saurait trop faire remarquer que le terrain
de livres samls et celui de la philosophie sont
emenl différents, et que touti- comparaison
établie entre ces deux ordres d'idées manque
JUST
— 849 —
JUST
nécessairement df; justesse. Quel lien commun,
par exemple, peuvent avoir la théorie des idées,
a l'occasion de laquelle saint Justin triomphe du
désaccord si connu de Platon et d'Aristote {Ex-
hortations aux Gentils), et l'harmonie des faits
avec les prophéties; et, d'un autre côté, dans
quelle partie de leurs livres les prophètes ont-ils
traité la question que la théorie des idées pré-
tend résoudre "?
Ailleurs, il est vrai, saint Justin ne semble pas
si dédaigneux de Li sagesse des anciens. Ce qu'il
reprend dans Platon, « ce n'est pas que sa doc-
trine soit contraire à celle de Jésus-Christ, c'est
qu'elle ne soit pas d'accord avec elle-même, »
reproche qu'il adresse aussi aux stoïciens, etc.
(Première Apoloyic). Il porte même, dans un
autre endroit, beaucoup plus loin la faveur pour
la philosophie; il enseigne que le Verbe divin
est la raison, et que le genre humain y participe
tout entier. Le passage de la Seconde Apologie
dans lequel il tire les conséquences de ce prin-
cipe est trop digne d'attention pour que nous ne
prenions pas la peine de le traduire. « On nous
a fait connaître, dit-il, que le Christ est le pre-
mier né de Dieu, qu'il est le Verbe et la raison,
à laquelle participe le genre humain tout entier,
comme nous l'avons précédemment démontré.
Tous ceux qui ont possédé ce Verbe et cette
raison sont chrétiens, même quand ils ont été
considérés comme athées par leurs contempo-
rains. Tels furent, chez les Grecs, Socrate, Hera-
clite; tels furent, chez les barbares. Abraham, Ana-
nias, Azarias, Misaëi,Élie, et beaucoup d'autres....
De même ceux qui vécurent avant les temps du
Christ, et s'éloignèrent pendant toute la durée
de leur existence de la raison et du Verbe, de-
meurèrent inutiles, àypwtoi (l'auteur joue ici
sur le mot), ennemis du Christ, et persécuteurs
de ceux qui passèrent leur vie en union avec le
Verbe. Mais ceux qui vécurent, et ceux qui vi-
vent encore unis à la raison et au Verbe sont
chrétiens, exempts de toute crainte et de tout
trouble. » On voit par là que l'idée d'une révéla-
tion primitive et universelle, d'un christianisme
avant la venue de Jésus-Christ, qui a fourni de
nos jours l'élément principal du système de
M. l'abbé de Lamennais, se trouve dans saint
Justin. C'est ce qui a fait dire à plusieurs écri-
vains, que ce Pore avait regardé la philosophie
platonicienne comme la préface du christia-
nisme.
Quoique nous venions de reconnaître que saint
Justin n'eut de la philosophie qu'une connais-
sance peu profonde, il est certain qu'il n'était
point étranger à la connaissance des écoles de la
Grèce, et que c'est à cette circonstance qu'il dut
d'être le premier qui tentât de réunir la foi du
chrétien à la science du philosophe, dont toute
sa vie il porta le costume. Alors même qu'il fait
ressortir l'incertitude de la raison et de la phi-
losophie, on voit bien que celle-ci lui est fami-
lière, et qu'il en subit presque à son insu l'in-
fluence. Ce syncrétisme n'en est pas moins un
fait remarquable dans l'histoire de l'esprit hu-
main à cette époque reculée de notre ère, où il
se montre pour la première fois; il ne se fait
point remarquer dans les écrivains antérieurs,
qui suivent tous exclusivement la méthode aposto-
lique. Saint Justin ouvre donc une voie nouvelle
qui sera parcourue après lui par Athénagore,
saint Clément d'Alexandrie et Origène, mais que
des esprits moins abstraits se hâteront d'aban-
donner, pour rentrer dans la tradition exclusive
de la prédication évangélique.
En effet, il est facile de remarquer dans saint
Justin dos opinions qui sans doute ne parurent
point à tous contraires au christianisme, mais
DICT. PHILOS.
qui sont néanmoins du nombre de celles qui n'ont
point résisté à l'épreuve du temps et du déve-
loppement de la doctrine chrétienne. Ainsi, Dieu,
le Verbe et l'Esprit sont à ses yeux trois principes
inégaux en nature et en dignité dont le premier
seul est Dieu {Seconde Apologie). Ailleurs il sup-
pose une matière préexistante à l'acte de la créa-
tion, et s'appuie sur les livres de Moïse pour en
donner la preuve (Première Apologie) ; les âmes,
selon lui, ne sont pas immortelles par leur es-
sence propre, mais par un acte secondaire de la
bonté divine; et il laisse entrevoir (Dialogue
avec Tryphon) que plusieurs d'entre elles pour-
raient bien, par un autre acte de cette même
volonté, mourir tout entières.
Il est de l'essence des sentiments élevés et
purs de disposer l'esprit à sonder les vérités
morales et intellectuelles. Le christianisme, à
son origine, inspira des sentiments étrangers
au paganisme, mais ne les appuya pas sur une
doctrine philosophique; ceux donc d'entre les
chrétiens qui éprouvèrent le besoin d'opérer
cette union, durent tourner les yeux vers le
platonisme, dont la grandeur n'était pas au-des-
sous des élans de leurs cœurs. C'est ce qui arriva
à saint Justin, qui le premier entra dans cette
voie. Il ne faut pas cependant lui demander un
ensemble bien coordonné de vérités mises en
rapport les unes avec les autres. Puisés aux
sources diverses du christianisme, de la philo-
sophie platonicienne et de l'école juive d'Aristo-
bule et de Philon, les principes de ce Père pré-
sentent de fréquentes contradictions et plus d'une
grave difficulté. Le christianisme avait surtout
besoin de rester pratique, à la portée de tous,
pour suffire à l'étendue de ses destinées ; l'élé-
ment philosophique introduit par saint Justin
compliquait son action. Accepté sans objection
parles contemporains dans les écrits de ce Père,
il devint suspect dans Origène. Saint Justin ne
paraît pas avoir été assez versé dans l'étude du
platonisme pour ajouter quelque chose aux con-
naissances philosophiques de son temps; il l'était
trop pour que le christianisme ne lut pas mêlé
dans ses ouvrages à des éléments étrangers jus-
qu'alors à la tradition des apôtres, et dont plu-
sieurs ne furent peut-être pas sans influence sur
les erreurs dont on accusa Tatien, son disciple.
Du reste, il se montra chrétien parfaitement
pur, du moins par ses vertus et sa ferveur. Né à
Sichem (Flavia Neapolis), en Palestine, l'an 89
de Jésus-Christ, d'une famille païenne, il em-
brassa le christianisme à l'âge d'environ trente
ans, et souffrit, dit-on, le martyre à Rome,
l'an 167, sous le règne de Marc-Aurèle et de
Lucius Verus.
Les ouvrages que l'on reconnaît comme appar-
tenant à saint Justin, et dont nous avons cité
plusieurs, sont : 1° le Traité de la Monarchie
ou de V Unité de Dieu; 2° le Discours aux Grecs;
3" les deux Apologies ; 4" le Dialogue avec le
Juif Tryphon; et ô° la Lettre à Diogénèle. Tou-
tefois l'authenticité de cette dernière est contes-
tée par quelques critiques.
On a t'ait plusieurs éditions et traductions
latines ou françaises, soit de la totalité des œu-
vres de saint Justin, soit de ses divers traités
particuliers. Une des meilleures éditions, sans
qu'elle soit irréprochable, est celle de Paris,
in-f°, 1636. On en a donné récemment une en
Allemagne, en 2 vol, in-8.
On peut consulter Henri Ritter, Histoire de la
pnilosophie chrétienne; — Vacherot, Histoire
critique de l'école d'Alexandrie; — Aube, Saint
Justin, philosophe et martyr Paris, 1861. in-8.
H. B.
JUSTINIANI (Laurent), né à Venise en 1381,
b4
KABB
850 —
KABB
d'une des premières familles de cette ville, prit
l'habit régulier dans le monastère des chanoines
de Saint-Georges, et consacra toute sa vie aux
exercices et aux études ascétiques. Il mourut en
1455, avec le titre de premier patriarche de
Venise. Ce fut un des plus célèbres mystiques
du xve siècle. Dans le recueil de ses œuvres pu-
bliées en 1606, in-f°, se trouvent les traités sui-
vants, dont les titres font assez connaître l'esprit :
Lignum vilœ ; — de Casto connubio verbi et
animœ; — Fasciculus amoris: — de Spirituali
intenta animœ; — de Gradibus perfectionis,
etc. Laurent Justiniani est un des plus intelli-
gents disciples de saint Bonaventure : il a été ca-
nonisé comme son maître.
KABBALE et plus communément Cabale ou
Cabbale (de l'hébreu kabbalah, dont le sens
propre est réception, mais que, par une substi-
tution d'idées très-facile à expliquer, on traduit
par tradition). C'est le nom d'une doctrine théo-
logique dans la forme, philosophique au fond,
et surtout métaphysique, qui a pris naissance
chez les Juifs environ deux cents ans avant l'ère
chrétienne, et qui circulait secrètement parmi
eux jusqu'à la fin du xve siècle, époque à la-
quelle elle commença à préoccuper l'érudition
chrétienne. Les Juifs, en général, n'ignoraient
pas l'existence de ce mystérieux enseignement ;
mais ils n'osaient pas en approcher ; ils le re-
gardaient comme un secret terrible auquel de
grands dangers étaient attachés aussi bien qu'une
grande puissance, et qui à peine pouvait être
entendu impunément par les plus purs et les
plus sages en Israël. Il faut lire dans le Talmud
le récit merveilleux des prodiges accomplis par
la merkabah (on nomme ainsi la partie la plus
sublime de la science kabbalistique), et aussi des
périls qui la rendaient inabordable. Quatre célè-
bres docteurs avaient osé descendre dans cet
abîme : un seul sortit sain et sauf; les trois au-
tres y laissèrent ou la vie, ou la raison, ou la foi.
On explique très-diversement l'origine de la
kabbale. Les adeptes de cette science, parmi
lesquels il faut comprendre plusieurs mystiques
chrétiens, tels que Raymond Lulle, Pic de la
Mirandole, Reuchlin, Guillaume Postel, Henri
Morus, la regardent comme une tradition divine
aussi ancienne que le genre humain. Ils suppo-
sent qu'un ange appelé Raziel, c'est-à-dire l'ange
des mystères, vint par l'ordre de Dieu l'ensei-
gner à Adam, dans le moment où celui-ci, chassé
du paradis terrestre et accablé par sa chute,
avait besoin pour se relever d'un secours surna-
turel. D'autres moins ambitieux ne la font re-
monter que jusqu'aux temps de Moïse, soutenant
qu'elle a été révélée sur le mont Sinaï en même
temps que la loi, et conservée à l'état de tradi-
tion chez un petit nombre de sages, jusqu'au
retour de la captivité de Babylone. Enfin, comme
un excès en provoque toujours un autre, plu-
sieurs critiques n'ont vu dans la kabbale qu'une
servile imitation du mysticisme arabe; de ce
mysticisme bizarre, exalté, qui s'est développé
au commencement du xic siècle par le contint
des i tandrie avec l'esprit musulman,
et dont Avicem Sina) est l'expression
la plus complète, il résulterait de cette supposi-
tion que les livres kabbalistiques réputés les
plus anciens ne sont qu'une imposture fori
plaisir, et que le plus important de ces livres,
celui qui a pour nom le Zohar, est une compi-
lation indigeste d'un rabbin
cle, appelé m »n. De ces difféi i
opinions, les deux premières sont au-dessous de
Il critique : nous ne les avons citées que pour
montrer de quel culte superstitieux [a kabbales
été l'ob'et. i.i troisième, quoique soutenue avec
beaucoup de talent par des savants du premier
ordre, a contre elle des témoignages et des faits
de toute nature. Quand on examine la kabbale
en elle-même, quand on la compare aux doctri-
nes analogues, et qu'on réfléchit à l'influence
immense qu'elle a exercée, non-seulement sur
le judaïsme, mais sur l'esprit humain en général,
il est impossible de ne pas la regarder comme
un système très-sérieux et parfaitement original.
Il est tout aussi impossible d'expliquer sans elle
les nombreux textes de la Mischna et du Talmud,
qui attestent chez les Juifs l'existence d'une
doctrine secrète sur la nature de Dieu et de
l'univers, au temps où nous faisons remonter la
science kabbalistique.
La kabbale, dès son origine, se partageait en
deux branches : l'une qu'on appelait l'histoire de
la Genèse (Maasseh berescliit), était une explica-
tion symbolique de la création, ou une théorie
de la nature; l'autre ayant pour titre l'histoire
du Char céleste (Maasseh merkabah), c'est-à-dire
du char dont il est question dans la vision
d'Ézéchiel, formait un système de théologie et
de métaphysique, où le développement nécessaire
des attributs divins était représenté comme la
cause de tous les êtres. On n'attribuait pas à la
première le même degré de sainteté et d'im-
portance qu'à la seconde. Celle-là pouvait être
enseignée intégralement par un homme à un
autre; celle-ci ne devait être divulguée qu'avec
des précautions et des restrictions infinies. Peu
à peu on rédigea ces deux sciences, d'abord
confiées exclusivement à la mémoire des adeptes.
Quelques rares manuscrits, conçus dans le style
des anciens oracles, passaient mystérieusement
de main en main, en augmentant toujours de
volume. Ainsi se formèrent, dans l'espace de
plusieurs siècles, les deux principaux et plus
anciens monuments de la kabbale, le Sepher
iecirah et le Zohar, dont le premier correspond
à l'histoire de la Genèse, le second à l'histoire
du Char céleste. Nous ne les considérons donc
ni l'un ni l'autre comme l'ouvrage d'un seul
auteur; nous n'attribuons pas, comme on l'a fait
pendant longtemps et sans aucun motif, le Sepher
iecirah à Akibah, ni le Zohar à Simon ben-
Jochaï, quoique Simon ben-Jochaï et ses disciples
y aient, selon toute apparence, la plus grande
part ; et par ce moyen s'évanouissent à la fois
les difficultés qu'on a élevées contre l'authen-
ticité de ces livres.
Ce qui frappe tout d'abord chez les kabbalistes
et fait même partie de leur originalité, c'est la
forme sous laquelle ils exposent généralement
leur doctrine. Comme s'ils n'osaient pas se l'avouer
à eux-mêmes, ou pour en dissimuler aux autres
toute la hardiesse, ils, s'efforcent ou se donnent
l'air de la tirer de l'Écriture sainte; et comme
l'Écriture sainte ne se prête en aucune manière
à ce dessein, ils prennent avec elle les plus
étranges libertés. Ne tenant pas le moindre
compte de la valeur des mots ni des lois du
langage, ils substituent partout au sens naturel
un sens allégorique, qui, ainsi que l'on doit s'y
attendre, est l'expression de leurs opinions pré-
conçues. Les événements de l'Ancien Testament,
les cérémonies qu'il prescrit, ne sont à leurs
yeux que des symboles, ou, pour traduire leurs
propres paroles, qu'un vêtement souvent grossier
sous lequel se cachent et le corps et l'àme de la
loi. Pi ils entendent le sens moral des
livres révélés; par l'âme le sens mystique; mais
il y a aussi une âtno pour cette âme, ou un
ir de sagesse et de perfection
auquel n'arrivent qu'un très-petit nombre d'élus.
Indépendamment de cette manière d'interpréter
l'Écriture, qu'on trouve aussi chez l'hiloii; qui
KABB
— 851 —
KABB
avant Philon avait déjà été pratiquée par les
thérapeutes, et qui passa ensuite, avec tous ses
abus à Origène, les kabbalistes se servaient
encore d'autres procédés, plus artificiels, pour
rattacher en apparence leurs idées philosophiques
aux textes sacrés, et pour frapper l'imagination
par des effets imprévus : par exemple, en prenant
soit la première, soit la dernière lettre de chacun
des mots dont se compose un verset des livres
saints, ils formaient un mot nouveau qui en ré-
vélait le sens mystique; ou bien ils changeaient
la valeur des lettres en remplaçant la première
par la dernière, aleph par tau, c'est-à-dire alpha
par oméga, et réciproquement; ou enfin ils
substituaient aux lettres dont les mots sont
composés les nombres que ces lettres repré-
sentent dans le système de numération des Hé-
breux, pour en former ensuite les plus étranges
combinaisons. Ce n'est qu'à l'aide de ces moyens,
employés au même rôle que les instruments de
torture, qu'ils pouvaient forcer la Bible à leur
rendre témoignage : car il ne faut pas se faire
illusion, la kabbale est panthéiste. L'existence
d'un seul être se développant éternellement sous
des formes diverses, et tirant de sa substance,
par une suite indéfinie d'émanations, non-seule-
ment l'univers avec tout ce qu'il contient, mais
la force même qui l'a créé avec ses propres
attributs, voilà le dernier mot de chacun des
deux ouvrages dont nous avons parlé précédem-
ment et que nous allons essayer de faire connaître
par une rapide analyse.
Le Sepher iecirah, c'est-à-dire le Livide de la
création, est une espèce de monologue placé dans
la bouche d'Abraham, et où nous apprenons com-
, ment le père des Hébreux a dû comprendre la
nature pour se convertir à la croyance du vrai
Dieu. Cette bizarre composition ne comprend
pas plus que quelques pages écrites d'un style
I énigmatique et sentencieux comme celui des
! oracles; mais sous cette obscurité étudiée et à
1 travers le voile de l'allégorie, elle nous laisse
| apercevoir cependant l'idée même de la kabbale.
Elle nous montre tous les êtres, tant les esprits
que les corps, tant les anges que les éléments
bruts de la nature, sortant par degrés de l'unité
incompréhensible, qui est le commencement et
la fin de l'existence. C'est à ces degrés toujours
les mêmes, malgré la variété infinie des choses;
c'est à ces formes immuables de l'être que le
Sepher iecirah donne le nom de séphiroths.
Elles sont au nombre de dix. La première, c'est
l'esprit du Dieu vivant ou la sagesse éternelle,
la sagesse divine identique avec le Verbe ou la
parole. La seconde, c'est le souffle qui vient de
l'esprit ou le signe matériel de la pensée et de
la parole, en un mot l'air, dans lequel, selon
l'expression figurée du texte, ont été gravées et
sculptées les lettres de l'alphabet. La troisième,
c'est l'eau, engendrée par l'air, comme l'air est
| engendré par la voix ou par la parole; l'eau
épaissie et condensée produit la terre, l'argile,
| les ténèbres et les éléments les plus grossiers
de ce monde. La quatrième des séphiroths, c'est
le feu, qui est la partie subtile et transparente
de l'eau, comme la terre en est la partie grossière
et opaque. Avec le feu, Dieu a construit le trône
de sa gloire, les roues célestes, c'est-à-dire les
globes semés dans l'espace, les séraphins et les
anges. Avec tous ces éléments réunis, il a construit
son palais et son temple, qui n'est autre chose
que l'univers. Enfin les quatre points cardinaux
et les deux pôles nous représentent les six dernières
séphiroths. Le inonde, selon le Sepher iecirah,
n'est point séparé de son principe, et les derniers
degrés de la création forment un seul tout avec
le premier. « La fin des séphiroths se lie. dit-il, à
leur principe, comme la flamme au tison : car
le Seigneur est un, il n'y en a pas un second.
Or, en présence de l'un, à quoi servent les nom-
bres et les paroles?»
Les séphiroths, telles qu'on les comprend ici,
ne sont donc pas autre chose que les nombres
considérés comme les formes générales de l'exis-
tence; mais là ne s'arrête pas le symbolisme
du Sepher iecirah : supposant que le monde doit
être l'image de la parole, par laquelle il a été
formé, il veut nous montrer dans les éléments
de la parole, dans les matériaux indispensables
du discours, représentés par les vingt-deux lettres
de l'alphabet hébreu, les mêmes rapports, les
mêmes harmonies et les mêmes contrastes qui
marquent le plan de la création. Ces vingt-deux
lettres, combinées avec les dix premiers nombres,
forment les trente-deux voies merveilleuses de
la sagesse par lesquelles, dit le texte, Dieu a
fondé son nom. On se figure sans peine tout ce
qu'il y a d'arbitraire dans une pareille concep-
tion; aussi ne voyons-nous aucun motif de nous
y arrêter longtemps. Il nous suffira de remarquer
que, dans cette dernière partie, la conclusion
est la même que dans la première : c'est l'unité
élevée au-dessus de tout et regardée à la fois
comme la substance et la forme de choses; c'est
Dieu considéré comme la source commune des
nombres et des lettres, dont les uns nous re-
présentent la nature des êtres, et les autres leur
arrangement, leurs combinaisons et leurs rap-
ports; c'est enfin le principe de l'émanation
substitué ouvertement à celui de la création.
Mais c'est dans le Zohar (ce mot signifie la
lumière) que les kabbalistes ont déposé leurs
plus secrètes pensées et développé toutes les
conséquences de leur principe. C'est là que leur
système se montre dans toute son audace et dans
sa mystique originalité, soit qu'ils cherchent à
définir la nature de Dieu, soit qu'ils nous expli-
quent l'origine et la formation du monde, soit
qu'ils nous dévoilent les destinées de l'âme hu-
maine : toutes les idées, en effet, que le Zohar
nous présente confusément, en forme de com-
mentaire sur les textes bibliques; peuvent se
partager entre ces trois questions éternellement
agitées et éternellement inépuisables. Nous com-
mencerons par celle de la nature divine : car
c'est de là que découle tout le reste. Nous
sommes ici en Orient, où les règles de la mé-
thode n'ont pas une grande autorité, et où l'on
regarderait comme un blasphème de ne pas
donner à Dieu le premier rang dans la pensée.
L'Être infini, tel que le conçoivent les auteurs
du Zohar, ou pour lui conserver le nom qu'ils
lui ont consacré dans leur langue, l'En-Soph,
n'est pas le Dieu créateur de l'Écriture sainte;
ce n'est ^ pas cet être entièrement distinct ou
plutôt séparé du monde, à qui le monde n'est
pas nécessaire et qui, avant qu'il existât, se suf-
fisait à lui-même, plongé dans la contemplation
de sa perfection ineffable : c'est la substance et,
comme dirait Spinoza, la cause immanente, le
principe à la fois passif et actif de tout ce qui
est; ou plutôt lui seul il est véritablement dans
l'éternité et dans l'immensité, dans le temps et
dans l'espace; il n'y a qu'un seul être, qui est
lui : car lui c'est tout, et ce que nous prenons
pour des existences indépendantes ou tout au
moins différentes les unes des autres, n'est que
l'expression variée de son existence unique. Ce
serait une erreur de croire qu'il n'est que la
substance des êtres que nous connaissons ou qui
existent actuellement; il embrasse aussi le pos-
sible, et même ce qui est au-dessus du possible,
ce que notre raison ne saurait concevoir; il
dépasse de toutes les proportions de l'infini
KABB
— 852 —
KABB
l'univers, qui est lui-même sans bornes. Mais
avant d'avoir produit l'univers, ou. ce qui a le
même sens dans ce système, avant d avoir revêtu
aucune forme et imposé aucune mesure à son
infinitude, il était absolument ignoré de lui-
même et, à plus forte raison, des autres êtres,
qui n'existaient pas encore ; il n'avait ni sagesse,
ni puissance, ni bonté, ni aucun autre attribut :
car un attribut suppose une distinction et. par
conséquent, une limite, « II était alors, ait le
texte, comme une mer : car les eaux de la mer
sont par elles-mêmes sans limites et sans forme.»
Dans cet état on l'appelle VAncien des anciens,
le Mystère des mystères, YInconnudcs inconnus.
C'est le mysterium magyium des philosophes
hermétiques et la racine ténébreuse, ou les
ténèbres primitives de Jacob Boehm (voy. ce
nom).
La première forme sous laquelle, en sortant
de ces ténèbres, l'En-Soph ou l'Être infini se
manifeste à lui-même, c'est celle des dix séphi-
roths. Mais il ne faut pas confondre les séphiroths
du Zohar avec celles du Sepher iecirah: celles-
ci, comme nous l'avons vu, ne s'appliquent qu'à
l'univers déjà créé, laissant en dehors de leur
sphère la cause ou la substance immuable de
l'univers; celles-là, au contraire, servent d'in-
termédiaire entre l'Etre infini et la création :
elles nous montrent le principe absolu des choses
bien avant que le monde soit formé, devenant
par degrés l'essence divine, se donnant tous les
attributs qui lui manquent, se rendant propre à
l'œuvre qu'il doit accomplir plus tard, et prenant
possession de lui-même dans l'éternité avant de
se répandre au dehors, et de remplir de son
éclat le temps et l'espace. On les a comparées à
des vases de différentes formes ou à des verres
nuancés de diverses couleurs. Quel que soit le
vase qui la recueille, la substance absolue des
choses demeure toujours la même, et la lumière
divine, comme celle du soleil, ne change pas de
nature avec le milieu qu'elle traverse. 11 faut
seulement remarquer que ces vases et ces milieux
n'ont aucune existence qui leur soit propre ; ils
ne sont que les limites que le principe des êtres
s'est imposées successivement pour donner un
but et un plan à son activité, ou, si l'on peut
s'exprimer ainsi, les différentes ombres dont la
lumière divine a dû couvrir sa splendeur, afin
de pouvoir se contempler elle-même et se laisser
contempler. On conçoit, d'après cela, que les
séphiroths aillent toujours en décroissant, c'est-
à-dire que plus elles s'éloignent de leur source,
plus elles perdent de leur éclat et de leur
puissance.
La première se nomme le diadème ou la coitr
ronne; elle nous représente, non plus ce tout
s>ans forme et sans nom dont nous avons parlé
précédemment, ou ce mystérieux inconnu qui a
existé avant les choses, on pourrait dire avant
Dieu lui-même, mais l'infini distingué du fini,
l'être considéré en lui-même dans la plus entière
concentration de ses attributs et de ses fon es.
Son nom, dans l'Écriture, signifie je suis, et le
signe matériel qu'on lui a donné pour symbole,
c'est le point ou le plus petit caractère de l'al-
phabet hébreu, la lettre iod. Cette concentration
absolue de l'être en lui-même Bous mettanl dans
l'impossibilité de rien discerner en lui, et de lui
donner un attribut, une qualité plutôt qu'une
autre, on l'appelle aussi le non-âtre. C'est avec
ce non-être, et nullement avec le néant propre-
ment dit. que le monde a été l'ait; la Tête Blanche
el V Ancien, dont il est si fréquemment question
dans le Zohar (nous ne parlons plus ici de
VAncien des anciens), sont la même Forme de
l\ listence, ainsi nommée à ciu.se du rang qu'elle
occupe dans l'ensemble des manifestations di-
vines.
Du sein de cette unité indivisible sortent pa-
rallèlement deux autres séphiroths, dont l'une,
représentée comme un principe actif ou masculin,
reçoit le nom de sagesse; l'autre est un principe
passif ou féminin, et s'appelle l'intelligence. Il
s'agit ici de la raison éternelle ou du Verbe
incréé et de la conscience qu'il a de lui-même,
de la totalité des idées, sur le modèle desquelles
le monde a été construit, ou, comme d'autres
le croient, du sujet et de l'objet de la pensée
se développant du sein de l'Être, où ils existent
primitivement confondus. La sagesse est aussi
nommée le Père, car elle a, dit-on, engendré
toutes choses. L'intelligence, c'est la Mère, con-
formément à ces paroles de l'Écriture : « Tu
appelleras l'intelligence du nom de Mère. » De
leur éternelle et mystérieuse union sort un fils
qui, prenant à la fois, selon les expressions du
Zohar, les traits de son père et de sa mère, leur
rend témoignage à tous deux; ce fils, c'est la
science, qu'il faut bien se garder de confondre
avec la sagesse : la science ne possède pas une
existence distincte et ne compte pas parmi les
séphiroths; elle n'est qu'une image affaiblie où
viennent se réfléchir les deux attributs pré-
cédents.
Ces trois principes : l'être absolument un, la
raison éternelle ou le Verbe, et la conscience
que la raison a d'elle-même, forment dans le
Zohar une trinité indivisible. On les représente
sous la forme de trois têtes confondues en une
seule, et on les compare au cerveau qui, sans
perdre son unité, se partage en trois parties, et,
au moyen de trente-deux paires de nerfs, se
répand dans tout le corps. Quelquefois les trois
termes, ou, si l'on veut, les trois personnes de
cette trinité, figurent trois époques différentes
dans le développement général des êtres, con-
sidéré comme identique au développement de
la pensée; c'est, comme on peut se le rappeler,
sur la même base qu'un des plus grands mé-
taphysiciens de notre siècle a édifié son système.
Nous n'accusons pas Hegel d'avoir cherché ses
inspirations chez les docteurs juifs; nous voulons
montrer seulement combien le champ de la mé-
taphysique est borné, et à quel point l'esprit
humain se ressemble. Lorsqu'on croit avoir at-
teint le plus haut degré d'originalité, il se trouve
le plus souvent qu'on a revêtu d'une forme nou-
velle une erreur ou une vérité déjà oubliée depuis
des siècles.
Les sept séphiroths dont il nous reste encore
à parler se développent de la même manière
que les précédentes. Du sein de l'intelligence
sortent parallèlement deux nouveaux principes,
l'un actif et l'autre passif, l'un masculin et l'autre
féminin : c'est la grâce et la justice, ou la gran-
deur et la puissance, que l'on appelle les deux
bras de Dieu ; avec le premier, il répand la vie;
avec le second, il la retire ou la gouverne,, et la
modère. Mais ces deux attributs ne pouvant se
passer l'un de l'autre, la justice appelant la grâce,
et la grâce ou la bonté ne se concevant pas sans
règle et sans justice, on les a réunis dans un
centre commun qui est la beauté. La beauté est
donc le résumé, la plus haute expression de tous
les attributs moraux, ou l'harmonie du bien;
ces trois séphiroths forment, comme les précé-
dentes, une trinité indivisible. Il en est de
même (bs trois suivantes que l'on nomme le
triomphe, la gloire et le fondement. Par le
triomphe et la gloire, il faut entendre l'exten-
sion ou la multiplication et la force, c'est-à-dire
le principe de l'étendue et du nombre, et le
principe du l'action; c'est la définition qu
KABB
— 853 -
KABE
donne le Zohar lui-même, en ajoutant que de ces
deux principes dérivent toutes les forces de la
nature; le fondement, c'est la réunion de toutes
ces forces dans une seule, ou le principe géné-
-iteur de l'univers : aussi lui a-t-on donné pour
symbole l'organe de la génération. Quant à la
dernière des séphiroths, elle exprime, non pas
un attribut nouveau, mais l'harmonie qui existe
entre les attributs précédents et leur domi-
nation absolue sur le monde ; son nom c'est la
royaut'-.
Ces dix séphiroths forment ensemble l'homme
idéal ou céleste, le premier Adam {Adam Kad-
mon), le médiateur éternel entre Dieu et la
création. Elles se divisent, comme on vient de
le voir, en trois classes, dont chacune nous
présente la Divinité sous un aspect différent,
mais toujours sous la forme d'une trinité. Les
trois premières sont purement intellectuelles ou
métaphysiques : elles expriment l'identité ab-
solue de l'existence et de la pensée; les trois
suivantes ont un caractère moral : d'une part,
elles nous montrent l'identité de la bonté et de
la sagesse, c'est-à-dire du bien et du vrai; de
l'autre, elles nous signalent le bien comme le
principe et la source du beau; enfin, les trois
dernières ont un caractère qu'on peut appeler
physique; elles nous font concevoir l'infini tout
a la fois comme la force motrice, le principe
générateur et l'élément substantiel du monde.
Ces trois ordres d'attributs ou ces trois trinités
sont réunies à leur tour dans une trinité plus
élevée : la couronne, c'est-à-dire l'être absolu ;
la beauté, c'est-à-dire l'être idéal ; et la royauté,
c'est-à-dire l'être se manifestant dans la nature.
Voilà les trois personnes, ou, comme s'exprime
le Zohar, les trois visages de cette trinité su-
frême. Le premier, c'est le long visage ou
ancien des jours, le second c'est le roi, et le
troisième la reine ou la. matrone. Nous insistons
sur ces noms et ces représentations symboliques,
parce qu'ils sont nécessaires à l'intelligence des
idées.
Après avoir formé ses propres attributs, ou,
pour parler plus exactement, après qu'il s'est
engendré lui-même, Dieu procède de la même
manière à la génération des autres êtres. En
effet, malgré la distinction généralement admise
par les kabb.distes entre le monde de l'émana-
tion [olàm aciloul), composé des seules séphi-
roths j le monde de la création [olàm beriah),
forme par les âmes et les purs esprits; le monde
de la formation (olàm iecirah), occupé par les
corps célestes; et enfin ce monde purement ter-
restre, appelé aussi le monde de l'action (olàm
assiah), il n'en est pas moins vrai que, dans
leur croyance, tout sort également du sein de
Dieu, tout participe également de son être, mais
à des degrés divers, selon la distance qui se
trouve entre les effets et la cause. La matière
est le dernier anneau de cette chaîne dont
l'homme céleste , ou l'Adam Kadmon est le
premier; elle marque la limite où disparaissent
à nos yeux l'esprit, la vie et même l'existence :
car, lorsqu'on veut la distinguer des forces qui
la meuvent et des formes qu'elle emprunte à
l'intelligence, elle s'échappe comme une ombre
des mains qui cherchent à la saisir.
Dans la plupart des systèmes de l'Orient, par
exemple dans le gnosticisme, dans la philosophie
d'Alexandrie, dans le mysticisme indien, la gé-
nération des êtres est regardée comme une dé-
chéance, le monde comme une œuvre maudite,
la vie comme un supplice auquel nous sommes
attachés sans raison et sans but par le génie
des ténèbres. Il n'en est pas de même dans la
kabbale : identifiant d'une manière absolue l'être
et la pensée, la sagesse et la puissance; donnant
à Dieu la conscience de lui-même, et la jouis-
sance de tous ses attributs au moment où, sous
le nom d'Adam Kadmon, il entreprend de se
faire connaître dans les régions du temps et de
l'espace, les auteurs du Zohar ont dû nécessai-
rement regarder le monde comme l'expression
de la suprême raison, confondue elle-même avec
la suprême bonté et le beau idéal. Aussi la créa-
tion -est-elle pour eux un acte d'amour, une bé-
nédiction; ils considèrent comme un fait très-si-
gnificatif que la lettre par laquelle Moïse a
commencé le récit de la Genèse entre aussi la
première dans le mot qui en hébreu signifie bé-
nir. Rien, dans leur opinion, n'est absolument
mauvais; rien n'est maudit pour toujours, pas
même l'archange du mal. Il viendra un temps
où Dieu lui rendra sa nature angélique et le
nom qu'il portait autrefois dans le ciel. L'enfer
aussi doit disparaître et se transformer en un
lieu de délices : car, à la fin des temps, il n'y
aura plus ni châtiments, ni épreuves, ni cou-
pables; la vie sera une éternelle fête; un sab-
bat sans fin.
La démonologie du Zohar, ou ce que les kab-
balistes entendent par les démons et les anges,
n'est qu'une personnification tout à fait réfléchie
des forces de la nature et des différents degrés
de vie et d'intelligence qu'elle renferme dans
son sein. Il ne faut pas croire, en effet, que les
anges, qui jouent un si grand rôle dans leur
système, soient pour eux ce qu'ils étaient dans
la religion poétique du peuple ; ils les représen-
tent, au contraire, comme des êtres hien infé-
rieurs à l'homme^ comme des messagers aveu-
gles de la volonté divine, comme des forces qui
se meuvent toujours dans la même direction.
« Dieu, disent-ils, anima d'un esprit particulier
chaque partie du firmament ; aussitôt toutes les
armées célestes furent formées et se trouvèrent
devant lui. » Le chef de cette milice invisible,
c'est l'ange Métatrône, ainsi appelé parce qu'il
se trouve immédiatement au-dessous du trône
de Dieu ou du monde Beriah, habité par les
purs esprits. Sa tâche, c'est de maintenir l'unité,
l'harmonie et le mouvement de toutes les sphè-
res. Il a sous ses ordres des myriades de sujets
qu'on a divisés en dix catégories, en l'honneur
des dix séphiroths; ces anges subalternes sont
aux diverses parties de la nature, ce qu'est leur
chef à la nature tout entière : ainsi l'un préside
aux mouvements de la terre, l'autre à celui de
la lune, ou de quelque autre planète ; celui-ci
s'appelle l'ange du feu (Nouriel), celui-là l'ange
de la lumière (Ouriel), etc.; quant aux démons,
ils représentent les limites, ou, pour nous servir
du terme consacré dans la kabbale, les envelop-
pes de l'existence, la décroissance successive de
l'intelligence et de la vie. Ainsi que les anges,
ils forment dix séphiroths, c'est-à-dire dix de-
grés où les ténèbres et le mal vont s'épaississant
de plus en plus, comme dans les cercles infer-
naux du Dante.
La partie la plus remarquable, peut-être, du
système que nous exposons ici, c'est celle qui
concerne l'àme humaine et l'homme tout entier.
L'homme, selon la kabbale, est à la fois le ré-
sumé et l'œuvre la plus accomplie de la créa-
tion : par son âme, qui est le fond de son être,
il est l'image de l'homme céleste, et participe,
dans une mesure déterminée, à tous les attri-
buts divins; par son corps il représente en petit
l'univers et mérite le nom de microcosme : de là
les rapports étranges, les mystiques correspon-
dances que les auteurs du Zohar cherchent à
établir entre les différentes parties de notre or-
ganisation et celles du monde extérieur ; mais ce
KABB
— 854 —
KANA
qui doit surtout nous intéresser, c'est leur théo-
rie psychologique et morale.
Image de la trinité divine, l'homme spirituel
est formé aussi par la réunion de trois princi-
pes : 1° d'un esprit, auquel se rapportent nos fa-
cultés les plus élevées, foyer de la vie intellec-
tuelle et contemplative ; 2° d'une âme, siège de
la volonté et du sentiment, du vice et de la
vertu, en un mot de tous les attributs et de
toutes les facultés qui constituent la vie morale ;
3° d'un esprit plus grossier, immédiatement en
contact avec le corps, principe des instincts, des
sensations, des fonctions qui appartiennent à la
vie animale. Ces trois principes ont beaucoup
d'analogie avec les trois parties que Platon et
Pythagore ont reconnues dans l'àme humaine.
Ils ne doivent pas être pris pour de simples fa-
cultés qui dérivent simultanément d'une com-
mune substance et ne peuvent pas s'exercer
l'une sans l'autre : ils forment véritablement
trois natures différentes, trois personnes, si l'on
n'aime pas mieux dire trois âmes associées à
une même destinée et unies avec des rangs iné-
gaux dans une même conscience. Directement
émané de Dieu sans la participation d'aucune
puissance intermédiaire, l'esprit a son origine
dans le Verbe, dans l'éternelle sagesse, appelée
aussi l'Éden céleste ; l'âme proprement dite,
dans la beauté, qui réunit en elle la miséricorde
et la justice ; enfin le principe de la vie animale,
dans les attributs inférieurs rassemblés sous le
nom de royauté.
Outre ces trois éléments, le Zohar en recon-
naît encore un autre d'une nature tout à fait
extraordinaire : c'est la forme extérieure de
l'homme conçue comme une existence à part et
antérieure à celle du corps, en un mot l'idée du
corps, mais avec les traits individuels qui dis-
tinguent chacun de nous : c'est cette même
image que nous voyons si fréquemment men-
tionnée dans le Zend-Avesta, sous le nom de
Ferouer; enfin, sous le nom d'esprit vital, quel-
ques-U!.s ont introduit dans la psychologie kab-
balistique un cinquième principe, dont le siégé
est dans le cœur, qui préside à la combinaison et
à l'organisation des éléments matériels, et qui
se distingue entièrement du principe de la vie
animale, comme chez Aristote l'âme végétative
ou nutritive se distingue de l'âme sensitive.
Ce n'est pas seulement par leur psychologie,
mais par leur système tout entier que les au-
teurs du Zohar nous rappellent souvent la phi-
losophie de Platon. En ramenant l'essence des
choses à celle de la pensée, ils sont nécessaire-
ment arrivés à la théorie des idées ; et la théo-
rie des idées les a conduits à son tour au dogme
de la préexistence et de la réminiscence. Voici
ces deux opinions très-nettement exprimées en
quelques unis : « De même que, avant la créa-
tous les êtres étaient présents à la pensée
divin formes qui leur sont propres, de
même toutes les âmes humaines, avant de des-
cendre dans ce monde, existaient devant Dieu
dans le ciel sous la forme qu'elles ont conservée
ici-bas, et tout ce qu'elles apprennent sur la
terre, i déni avanl d'y arriver. »
Malgré Le panthéisme idéaliste qui fait le fond
de leur cosmogonie et de leur théologie, les au-
teurs du Zohar admettenl la liberté humaine,
mais comme un mystère inexplicable; et c'est
pour concilier ce mystère avec la destinée iné-
vitable des âmes, qu'ils adoptent, en l'ennoblis-
sant, Le di [a métempsycose. Ils veulent
laisser à l'homme, avant de le faire rentrer dans
sa source divine, le temps de développer toutes
les perfections dont il porte en lui le germe in-
destructible; ils veulent qu'il puisse acquérir
par une suite d'épreuves la conscience de lui-
même et de son origine : s'il n'a pas obtenu ce
résultat dans une première vie, il en commen-
cera une autre, et après celle-ci une troisième
en passant toujours dans une condition nouvelle
où il dépend absolument de lui d'acquérir les
vertus qui lui manquent. Le retour de 1 l'âme
dans le sein de Dieu est en même temps le but
et la fin de toutes ces épreuves ; mais ce résul-
tat, plein de jouissances ineffables pour le Créa-
teur aussi bien que pour la créature, peut com-
mencer avant la mort : il suffit pour cela d'ai-
mer Dieu d'un amour désintéressé, sans aucun
mélange du sentiment servile de la crainte, et
de chercher à le connaître à la lumière directe
de l'intuition plutôt que par le raisonnement.
Au moyen de l'intuition et de l'amour, l'àme se
dépouille du sentiment de son existence et se
confond, ou plutôt se transforme dans son prin-
cipe, au ] oint de n'avoir plus d'autre pensée ni
d'autre volonté que la pensée et la volonté de
Dieu.
On le voit par cette courte exposition, la kab-
bale ne mérite ni l'enthousiasme qu'elle excita
au xvie siècle, quand on l'entrevit pour la pre-
mière fois, avec des yeux prévenus, sous le voile
épais qui la couvrait encore, ni le dédain qu'elle
a inspiré à la critique moderne. Elle nous rap-
pelle parfaitement et le temps et le pays où elle
a reçu le jour : comme la plupart des systèmes
de l'Orient, et surtout ceux qui ont paru aux
environs de la naissance du christianisme, elle
mêle ensemble la philosophie et la théologie,
et d'un autre côté la science de l'esprit et celle
de la nature. Historiquement, elle intéresse à
la fois toutes les sciences; il n'en est point qui
n'ait ressenti son influence à un certain degré,
et l'on peut signaler une suite de penseurs,
comme Reuchlin, Paracelse, les deux Van-Hel-
mont, Robert Fludd, Henri More, qui l'ont prise
pour sujet ou pour base de toutes leurs recher-
ches.
Il n'entre pas dans notre dessein de citer ici
les innombrables commentaires qui ont été
écrits en hébreu sur le Zohar et le Sepher ieci-
rah; voici seulement les ouvrages qui peuvent
être utilement consultés sur la kabbale par la
majorité des lecteurs de ce recueil : Pic de la
Mirandole, Conclusiones cabalislicœ numéro
xlvii, etc., t. I, p. 54 de ses Œuvres complètes,
édit. deBâle; — Reuchlin, de Arle cabalislica,
in-f°, Haguenau, 1517 ; de Verbo miriflco, in-f°,
Bàle, 1494; — Guillaume Postelle, Abrahami
patriarchœ liber iezirah, etc., in-16, Paris,
1552 ; — Pistorius, Artis cabalislicœ, hoc est re-
conaitœ thcologioz et philosophiœ, scriplorcs,
t. I (le seul qui ait paru), in-f", Bar-le-Duc,
1587; — Joseph Voysin, Disputatio cabalislica
R. Israël, etc., in-4, Paris, 1635; — Athanase
Kircher, Œdipus JEgyptiacus, in-f°, Rome,
1652-1654; — Knorr de Rosenroth, Kabbala de-
nudata, etc., 2 vol. in-4, Solisbac, 1677. et
Francfort, 16K't ; — Wachter, le Spinozismc dans
le judaïsme, in-12, Amst., 1699 (ail.); le même,
Elucidarius cabalisticus, in-8, Rome, 1706; —
Kleuker, de la Nature cl de l'origine de la
doctrine de l'émanation chez les Juifs, in-8°,
Riga, 1786 (ail.); — Tholuek, de Ortu cabb
in-4, Hambourg, 1837 ; — Freystadt, Kabbalis-
mua et panlhetsmus, in-8. i ,% 1832; —
Ad. Franck, la Kabbale, ou la Philosophie reli-
gieuse des Hébreux, in s. Paris, 1843.
kanada, fondateur d'un système de philoso-
phie atomistique qui dans l'Inde porte le nom
de veiséshikâ. On ne sait rien de positif sur les
circonstances de sa vie, ni sur l'époque à la-
quelle il vivait. Les [ndous font remonter son
KANA
— 855 —
KANA
origine, comme celle de tous leurs personnages
illustres, jusqu'à Brahma. Il n'y a donc aucun
renseignement historique sur Kanada. Il est per-
mis seulement <** conjecturer que le système
auquel est attaché son nom, est antérieur au
bouddhisme, c'est-à-dire qu'il serait au moins
contemporain des premiers systèmes grecs, de
Thaïes et de Pythagore. On sait que, quand on
traite aujourd'hui de l'Inde, il faut se résigner
à ces approximations et à ces obscurités ; mais
un temps viendra sans doute où les documents
seront plus précis et plus satisfaisants.
La philologie n'a encore publié que peu de chose
de l'ouvrage attribué à Kanada. C'est un recueil
d'aphorisines ou soûtras, composé de dix lectures
divisées chacune en deux journées. C'est dans
ces soûtras qu'il faut aller puiser la doctrine
originale. On peut Péclaircir aussi par les com-
mentaires nombreux dont elle a été l'objet à di-
verses époques. Colebrooke en a fait usage dans
ses Mémoires ; et c'est à l'analyse de Colebrooke
que nous emprunterons le peu qu'il convient de
dire ici du système de Kanada. Colebrooke a eu
le tort de mêler l'exposition du système de Ka-
nada à celle du système logique de Gotama.
C'est une confusion que ne justifie pas l'exemple
de quelques commentateurs, et qui ne fait
qu'embarrasser un sujet déjà bien assez difficile
par lui-même.
Quoique la doctrine de Kanada soit tout à fait
indépendante des védas, c'est cependant sur un
précepte de l'Écriture sainte que se fonde Ka-
nada pour exposer son système. Le véda, dans
un passage que cite un commentateur, et qui
appartient sans doute à une oupanishad plutôt
qu'au véda lui-même, recommande comme mé-
thode unique à suivre dans toute étude, d'abord
d'énoncer le sujet qu'on veut traiter, puis de le
définir, et enfin de l'étudier en justifiant par
tous les arguments convenables la définition
qu'on en a donnée. Kanada a donc énoncé d'a-
bord les objets de preuve ou catégories, en
sanscrit paaârthas, qui, selon lui, renferment
la science entière. Ce sont la substance, la qua-
lité, l'action, le commun, la différence, et l'ag-
grégation ou relation intime. Quelques com-
mentateurs ont ajouté un septième padârtha à
ces six premiers : c'est la négation ou privation.
Il n'est pas besoin de faire remarquer la res-
semblance assez frappante que ces catégories
ont avec celles d'Aristote.
Après cette énonciation, Kanada définit tous
ces termes l'un après l'autre, et il énumère tou-
tes les espèces qui rentrent sous chacun d'eux.
La substance est pour lui le siège des qualités
et de l'action. Les substances sont au nombre de
neuf: la terre, l'eau, la lumière, l'air, l'éther,
le temps, l'espace, l'âme, et enfin le manas ou
sens intime. Les cinq premières substances sont
formées d'atomes éternels, qui, se réunissant
deux à deux et en combinaisons diverses, ont
formé tous les corps de l'univers. Kanada prend
pour exemple de la plus petite partie de matière
perceptible pour nous, l'atome que nous voyons
voltiger dans un rayon de soleil ; mais ce n'est
là qu'un simple exemple; et selon lui, les ato-
mes qui composent les corps sont infiniment
plus subtils et ténus que ceux que nous pouvons
apercevoir ainsi. Après la substance, Kanada dé-
finit la qualité, et il énumère toutes les quali-
tés qui, dans son système, sont au nombre de
vingt-quatre : couleur, saveur, odeur, tempéra-
turc, nombre, quantité, etc. Les quinze premiè-
res qualités sont matérielles et perceptibles à
nos sens ; les huit suivantes sont purement in-
telligibles et rationnelles : ce sont l'intelligence,
le plaisir et la peine, le désir et l'aversion, la
volition, le vice et la vertu. La vingt-quatrième
et dernière qualité est ce que Kanada nomme
d'un nom fort vague en sanscrit, sanskara, et
que Colebrooke a rendu par un mot non moins
vague, faculty. Peut-être le mot encore fort peu
précis de puissance serait-il un peu plus conve-
nable.
A la qualité succède l'action, dont Kanada
distingue cinq espèces, suivant la nature et le
sens du mouvement que l'action produit. Le
commun comprend trois degrés qui répondent
au genre, à l'espèce et à l'individu.
La différence (visésha). qui est la cinquième
catégorie de Kanada, mériterait d'autant plus
l'attention, que c'est d'elle que le système en-
tier a pris son nom de veiséshikâ; mais ici l'a-
nalyse de Colebrooke est tout à fait insuffisante,
et jusqu'à présent il est impossible de la com-
pléter.
Nous en dirons autant de la dernière catégo-
rie, celle de la relation, pour laquelle l'auteur
anglais a usé du même laconisme.
Tel est à peu près tout ce que l'on trouve dans
Colebrooke sur la doctrine de Kanada. Ce sont
là, comme on voit, des renseignements bien
peu féconds. Ceux que donne M. Ward ne le sont
guère moins, quoique plus développés. Selon
lui, Kanada est contemporain de Gotama, ce
qui n'est rien nous apprendre de précis : car
l'époque où vivait Gotama nous est profondé-
ment ignorée. M. Ward ajoute, ce qui est beau-
coup plus important, que Kanada est cité dans
le Rig-véda; mais jusqu'à ce qu'on ait indiqué
l'hymne et le vers où se trouve cette citation, ce
détail est presque inutile, car on ne sait s'il est
bien exact. Le Rig-véda représente Kanada, as-
sure-t-on, comme livré aux plus rudes mortifica-
tions ; et son père était illustre pour la connais-
sance approfondie qu'il avait des livres saints.
Un disciple de Kanada, nommé Mougdala, joue
aussi un rôle assez important dans les légendes
religieuses et héroïques de l'Inde. Pour faire
connaître le système de Kanada. M. Ward a pris
la peine de donner une traduction d'un commen-
taire intitulé Veiséshikâ Soûtra Poushkara. De
quelle époque est ce commentaire? Quel en est
l'auteur ? Reproduit-il fidèlement la doctrine
originale? En quoi l'altère-t-il? Voilà ce que
M. Ward n'a point dit, et ce commentaire, tel
qu'il le donne, peut à bon droit paraître suspect.
Le système atomistique s'y montre ardemment
déiste; il engage une longue polémique pour
prouver, au nom de Kanada, l'existence de l'es-
prit et celle de Dieu parfaitement distinctes et
séparées de la matière. D'un autre côté, il sou-
tient que les atomes sont incréés. Cette dernière
opinion semble en contradiction avec l'idée
même de Dieu ; et M. Ward ne semble pas avoir
remarqué cette discordance si grave. D'autre
part, Colebrooke ne nomme pas ce commentaire
parmi ceux dont il a fait usage ou dont il con-
naît le nom. Ceci ne veut pas dire précisément
que ce commentaire n'est pas authentique ; seu-
lement il convient de s'en défier jusqu'à preuve
nouvelle, et il ne serait pas prudent de s'en rap-
porter à lui pour bien juger des idées de Ka-
nada.
Ainsi donc, les données qui nous ont été trans-
mises sur le seul système atomistique de la phi-
losophie indienne se réduisent à presque rien,
et nous n'en saurons vraiment davantage que
quand les soûtras originaux auront été pu-
bliés et traduits. Le nom de Kanada ne doit
point cependant être omis dans une histoire de
la philosophie qui prétend à être complète, et
voilà pourquoi nous avons dû le mentionner ici.
Consultez l'Histoire générale de la philosophie
KANT
856 —
KANT
par M. V. Cousin, Paris, 1863, in-8; et voyez
l'article consacré à la philosophie des Indous.
iV. D. Depuis que cet article a été écrit, le
système Veiséshikà a été l'objet de plusieurs
travaux, dont les plus importants sont ceux de
M. Gough et de M. le Dr Roër, qui a traduit et
commenté les Soûlras de Kanada, dans le Jour-
nal de la Société asiatique allemande, t. XXI,
p. 420, et t. XXII, p. 383. B. S.-H.
KANT (Emmanuel) naquit à Kœnigsberg le
21 avril 1724. Sa vie, tout entière consacrée à la
méditation et à l'enseignement, s'écoula tran-
quille et pure au sein de cette ville. Elle fut
celle d"un penseur et d'un sage. Aucun événe-
ment remarquable ne troubla le calme de cette
existence tout intellectuelle, et cette fois la per-
sécution ne s'acharna point contre un grand
philosophe. Mais si la vertu de Kant ne fut
point soumise à de trop rudes épreuves, s'il ne
paya ni de son sang, comme Socrate, ni de son
repos, comme Descartes, les services qu'il ren-
dit à l'esprit humain, il ne fut pas moins homme
de bien qu'homme de génie. La bonté de son
caractère le fait aimer autant que le fait admi-
rer la grandeur de son esprit. On se plaît à voir en
lui cette union si rare des qualités du coeur et de
l'esprit. C'est là ce qui fait l'intérêt de la biogra-
phie de Kant, si vide d'ailleurs d'événements.
Et puis aussi, cette existence si simple et si ré-
gulière forme avec la grandeur du rôle du phi-
losophe un contraste qui surprend et qui charme.
Nous ne pouvons ici ni raconter la vie ni pein-
dre le caractère de Kant ; mais nous devons au
moins en tracer une esquisse. Nous indiquerons
en même temps ceux de ses écrits qui ont pré-
cédé la Critique de la raison pure, c'est-à-dire
i'avénenient de la philosophie kantienne. Quant
aux autres, ils trouveront leur place dans l'ex-
position ou à la suite de l'exposition que nous
devons faire de cette doctrine.
Kant aimait à se rappeler les bons exemples
qu'il avait reçus de ses parents. Il disait avec
émotion qu'il n'avait jamais rien vu ni entendu
dans la maison paternelle de contraire à la mo-
ralité la plus sévère. Son père, simple sellier,
était un homme d'une probité rigide et d'une
scrupuleuse véracité. Sa mère joignait à ces
vertus une piété éclairée. Leurs exemples et
leurs conseils développèrent de bonne heure
d.ins l'âme de Kant l'amour du travail, l'horreur
du mensonge, le sentiment du devoir et le sen-
timent religieux. Malheureusement il n'en jouit
pas longtemps : il n'avait que treize ans, lorsque
sa mère mourut victime d'un noble dévouement,
qu'il se plaisait plus tard à raconter. Soutenu
dans ses études par un oncle maternel, maître
cordonnier, il étudia d'abord au collège Frédéric,
où il eut pour condisciple le philologue Run-
khenius, et où il s'appliqua surtout à la litté-
rature latine, et à l'âge de seize ans, en 1740,
il entra à l'université, où il montra autant d'ar-
deur que d'aptitude pour les études physiques,
mathématiques et philosophiques. Six ans après,
en 1740, il publia son premier écrit, Pensées sur la
véritable estimation des forces vives, et Examen
des preuves dont se sont servis sur cette question
Leibniz et d'autres mécanistes, avec quelques ob-
servations sur les forces des corps en général; il
y montrait déjà un esprit critique et indépendant.
Vers celte même époque, ayant eu le malheur de
perdre son père, et ne voulanl pas rester plus
longtemps à la charge de son oncle, il entra
comme précepteur chez un pa iteur de campagne,
puis dans d'autres familles des environs de 8.0
nigsberg, et, pendant neuf années, exerça ces
humbles et pénibles fonctions. Mais ce temps no
fut pas perdu pour lui. Il ne cessa de CUltivei
son esprit par la méditation et l'étude, et d'ac-
croître ce fonds de connaissances si variées qu'il
devait montrer plus tard dans ses cours et dans
ses ouvrages. De retour à Kœnigsberg, il songea
à prendre le grade de maître es arts, et à ac-
quérir le droit d'enseigner en qu ililé de privât-
Docent. Il écrivit à ce sujet, en 1755, deux dis-
sertations intitulées, la première : Médit ationum
quarumdam de igné succincla delineatio, et
la seconde : Principiorum primorum cognir
lionis metaphysicœ nova clilucidatio. Cette
même année, la première de son enseignement
(Kant avait alors trente et un ans), il publia,
sous le voile de l'anonyme, un remarquable
ouvrage, intitulé : Histoire naturelle et théorie
générale du ciel, ou Essai sur la constitution
et Vorigine mécanique de l'univers, d'après les
principes de Newton, et dédié à Frédéric II.
Mais avant de parler de cet ouvrage, et pour
compléter ces indications bibliographiques, il
faut dire que l'année précédente, en 1754, Kant
avait inséré dans un journal de Kœnigsberg
deux articles sur des questions de cosmologie :
1° Examen de la question proposée par l'Aca-
démie royale des sciences de Berlin, savoir :
Si la terre dans sa rotation autour de soji axe,
par laquelle elle produit la succession pério-
dique du jour et de la nuit, a éprouvé quelque
changement depuis son origine, quelle en a été
la cause et comment on peut s'en assurer;
2' Examen physique de la question de savoir
si la terre vieillit. Dans le premier de ces ar-
ticles il annonçait, mais sous un titre différent,
son Histoire naturelle du ciel. Dans cet ouvrage,
qui n'atteste pas seulement une imagination su-
blime, mais un génie merveilleusement né pour
l'étude du système du monde, Kant avançait des
idées remarquables par leur nouveauté et leur
hardiesse, et dont quelques-unes furent depuis
pleinement confirmées. Six ans après cette pu-
blication, qui avait passé presque inaperçue,
Lambert, dans ses Lettres cosmologiques sur la
constitution de l'univers (Augsbourg, 1761, tra-
duites en français par Mérian, en 1770), expo-
sait sur le système du monde, la voie lactée,
les nébuleuses, etc., des idées analogues à celles
de Kant. Le modeste auteur de la Théorie du
ciel se montra heureux de voir ses idées con-
firmées par un aussi habile astronome, et, quel-
ques années après, il entretint avec lui une
correspondance philosophique (1765-1770). Plus
tard, l'année même où Kant, ayant quitté l'as-
tronomie pour la métaphysique, publia la Cri-
tique de la raison pure, en 1781, Herschel con-
firmait, par la découverte d'Uranus, une con-
jecture que Kant avait avancée dans sa Théorie
du ciel, en la fondant sur la loi de l'excentricité
progressive des planètes. Aussi, quoique à cette
époque il n'attachât plus une grande importance
à ses premiers écrits, permit-il qu'on ajoutât à
la traduction allemande de quelques traités as-
tronomiques d'IIerschel un extrait de sa Théorie
du ciel, heureux cette lois encore de voir ses
idées confirmées par les découvertes d'un grand
astronome. Les découvertes de Piazzi et d'Ol-
bers vinrent encore les confirmer de son vivant.
— L'année qui suivit la publication de la Théorie
du. ciel, en 1756, Kant, pour se conformer à
une ordonnance de Frédéric II, d'après laquelle
un j>rival-Doccnl ne pouvait devenir professeur
titulaire qu'après avoir soutenu trois fois des
thèses publiques, écrivit une nouvelle disser-
tation : Metaphysicœ eum qeomclria juncLx
usas in philosophia naturah, cujus spécimen
primum continet monadologiam physicam} ou-
vrage qui, comme on le voit par ce titre, an-
I nonce une suite, mais qui n'en a pas eu. Kant
KANT
— 857 —
KANT
pouvait espérer la première chaire vacante;
mais ce ne fut que quinze ans plus tard, en
1770, qu'il obtint le titre de professeur : jl avait
alors quarante-six ans. Pendant ces quinze an-
nées, outre les cours qu'il fit constamment et
avec la plus scrupuleuse exactitude sur les di-
verses branches des connaissances humaines,
les mathématiques, la physique, la logique, la
métaphysique, la morale, l'anthropologie pra-
tique et la géographie physique, il publia un
assez grand nombre de petits écrits, où ne pa-
raît pas encore le réformateur de la philoso-
phie, mais qui révèlent déjà un esprit origi-
nal et indépendant. Dans ses cours, quoiqu'il eût
l'air de suivre certains guides, Wolf pour les
mathématiques, Eberhard pour la physique, Bau-
meister, puis Meier pour la logique, Baumgar-
ten pour la métaphysique et la morale, il leur
empruntait plutôt le texte que le fond de son
enseignement. Indiquons maintenant, suivant
l'ordre chronologique, les divers écrits qu'il pu-
blia ou composa pendant cette période.
1756 : A la disseriation déjà citée il faut ajou-
ter : Histoire et description naturelle des cir-
constances les plus remarquables du trem-
blement de terre qui, à la fin de l'année 1755,
ébranla une partie du globe. — Observations
sur les tremblements de terre qui ont eu lieu
depuis peu. — Quelques observations pour ser-
vir à l'explication de la théorie des vents.
C'est un programme de leçons pour le semestre
d'été de cette année.
1758 : Nouvelle théorie du mouvement et du
repos, et des conséquences qui en dérivent dans
les premiers principes de la physique. C'est
encore un programme de leçons. — Sur Sive-
denborg. C'est une réponse à une dame qui lui
avait demandé son avis sur les visions de ce
singulier personnage. Le futur adversaire de la
thaumaturgie et du mysticisme montre ici une
réserve curieuse.
1759 : Considérations sur l'optimisme. Pro-
gramme de leçons. Il paraît que Kant retira
autant qu'il put cet écrit de la circulation.
1760 : Pensées sur la mort prématurée de
Funck. Lettre de consolation adressée à sa
mère.
1762 : Fausse subtilité des quatre figures syl-
logistiques.
1763 : Essai ayant pour but d'introduire
dans la philosophie la notion des quantités
négatives. — Recherches sur l'évidence des prin-
cipes de la théologie naturelle et de la morale.
Mémoire présenté à l'Académie de Berlin, mais
qui n'obtint que l'accessit: le prix fut donné à
Mendelssohn. — Seul fondement possible d'une
démonstration de l'existence de Dieu. 11 ne
s'agit pas ici de la preuve morale, la seule que
Kant reconnaîtra plus tard, mais d'une preuve
métaphysique qui sera enveloppée alors dans la
ruine de toutes les preuves spéculatives.
1764 : Essai sur les maladies de l'esprit. —
Observations sur les sentiments du beau et du
sublime. Arrêtons-nous un instant sur ce petit
écrit, l'un des plus curieux de cette première
époque. Il n'y faut pas chercher le germe de la
théorie qui sera exposée plus tard dans la Cri-
tique du jugement (1790). et bien moins encore
une théorie philosophique sur la question du
beau et du sublime. Kant n'a point ici une si
haute prétention : il veut seulement, comme il
en avertit dès le début, présenter quelques ob-
servations sur les sentiments du beau et du
sublime. Il considère ces sentiments relative-
ment à leurs objets, aux caractères des indi-
vidus, aux sexes et aux rapports des sexes entre
eux, enfin aux caractères des peuples. Ce pe-
tit ouvrage n'est donc qu'un reern il d'obser-
vations : on n'y pressent pas le profond et ab-
strait auteur de la Critique de la raison pure;
Kant n'est encore que le beau professeur de
Kœnigsberg, comme on l'appelait dans sa ville
natale. Mais il se montre ici aussi fin et spi-
rituel observateur qu'ailleurs subtil et profond
analyste. On admire la justesse et souvent la
délicatesse de ses observations, un heureux et
rare mélange de finesse et de bonhomie, enfin
le tour ingénieux et vif qu'il donne à ses idées,
et où paraît clairement l'influence de la litté-
rature française. La plus remarquable partie de
cet écrit est sans contredit celle où Kant traite
du beau et du sublime dans leurs rapports avec
les sexes : il y a là sur les qualités essentiel-
lement propres aux femmes, sur le genre parti-
culier d'éducation qui leur convient, sur le
charme et les avantages de leur société, des
observations pleines de sens et de délicatesse,
des pages dignes de La Bruyère ou de J. J. Bous-
seau. Kant reprend après celui-ci cette thèse,
si admirablement développée dans la dernière
partie de l'Emile, que la femme, ayant une des-
tination particulière, a aussi des qualités qui
lui sont propres, et qu'une intelligente éducation
doit cultiver et développer, conformément au
vœu de la nature. Nul, au xvnr3 siècle, n'a
parlé des femmes avec plus de délicatesse et de
respect. On serait tenté de croire que le cœur
du philosophe n'est pas toujours resté indif-
férent aux attraits dont il parle si bien.
1765 : Programme d'un cours sur la géo-
graphie physique, suivi de courtes observations
sur les vents d'ouest. — Avertissement de Kant
sur l'organisation de ses leçons pendant le se-
mestre d'hiver de 1765 à 1766. Kant expose ici
ses idées sur l'enseignement, et donne sur son
propre enseignement quelques détails curieux.
1766 : R'ves d'un visionnaire expliqués par
les rêves de la métaphysique. Dans ce petit ou-
vrage, dont Swedenborg est l'occasion, on voit
poindre l'esprit qui produira la philosophie cri-
tique.
1768 : Du premier principe de la différence
des régions dans l'espace.
1770 : De mundi sensibilis atquc intelligibilis
forma et principiis. C'est la dissertation que
Kant présenta pour être admis enfin dans la Fa-
culté comme professeur titulaire de logique et
de métaphysique. Cette dissertation contient
déjà quelques-unes des idées fondamentales de
la critique. — C'est aussi à cette époque qu'il
faut placer la correspondance philosophique de
Kant avec Lambert.
A l'époque où nous sommes arrivés, et où
Kant prit enfin possession d'une chaire, il mé-
ditait déjà une réforme philosophique; mais
l'ouvrage qui l'exposait ne parut que onze ans
après, en 1781. Kant touchait à la vieillesse c:i
même temps qu'à la gloire. Il avait cinquante-
sept ans quand il publia la Critique de la rai-
son pure. Pendant tout cet intervalle, de 1770
à 1781, tout entier à la grande œuvre qu'il
méditait, il ne publia qu'un seul écrit, et encore
n'est-ce qu'un programme : Des différentes races
d'hommes, 1775. Enfin l'année 1781 marque
une nouvelle époque dans la vie de Kant et une
nouvelle ère dans la philosophie : nous n'indi-
querons pas ici les ouvrages qui se rattachent à
cette époque si féconde et si glorieuse, puisqu'ils
doivent trouver leur place plus loin; nous nous
bornerons à dire que de 1781, d.ite de la Criti-
que de la raison pure, jusqu'en 1798, époque où
il prit congé du public (il avait alors soixante-
quatorze ans), peu de temps après avoir renonce
à ses cours, qu'il avait toujours faits avec la plus
KÀNT
858 —
KANT
grande exactitude, Kant ne cessa de composer
et de publier, soit de grands ouvrages destinés
à continuer ou à compléter l'édifice de la
nouvelle philosophie, soit des ouvrages moins
considérables, ou de petits écrits ayant pour but
de l'expliquer ou de la défendre, ou même por-
tant sur des sujets étrangers à la philosophie
critique. Ainsi, dans l'espace de dix-sept ans,
malgré son âge avancé, il parvint à construire
tout entier de ses mains un des systèmes les
plus vastes et les plus fortement liés que puisse
présenter l'histoire de la philosophie. Il avait
voué la dernière partie de sa vie à cette grande
œuvre, et il put l'accomplir paisiblement: une
seule fois il fut inquiété, ce fut pour sa Critique
de la religion, et il dut acheter au prix, non
d'une rétractation du passé, mais d'une promesse
pour l'avenir, le repos et la tranquillité dont il
avait besoin. A part cet incident, rien ne troubla
la vieillesse du grand philosophe : elle fut
calme autant que laborieuse. Témoin de sa
gloire et de l'influence que sa philosophie exer-
çait sur les esprits, il en jouit, mais avec modé-
ration: et s'il rencontra des adversaires, même
de sévères et vives critiques, en général la séré-
nité de son âme n'en fut point altérée. Il mou-
rut peu d'années après celle où il avait en quel-
que sorte pris sa retraite, le 24 février 1804, âgé
de près de quatre-vingts ans.
Nous allons nous occuper tout à l'heure du
philosophe; disons d'abord quelques mots de
l'homme. En lisant des ouvrages comme la Cri-
tique de la raison pure, la Critique de la rai-
son pratique et la Critique du jugement, on
croirait que celui qui les a écrits devait être un
penseur triste et solitaire, toujours renfermé
avec lui-même dans son cabinet ou n'en sortant
que pour paraître dans sa chaire. Il semble
aussi que, pour accomplir de si grandes choses
en un si court espace de temps, il ait fallu une
vie entièrement retirée. Et pourtant Kant était
un homme comme un autre, plus gai même et
plus affable que bien d'autres, qui ne sont pas
métaphysiciens : il aimait la société, non pas
toute espèce de société, mais une société choisie
d'amis, même de femmes; qu'il charmait par
une conversation instructive sans pédanterie,
gaie sans grossièreté, piquante sans méchanceté,
et par toutes les qualités aimables de son heu-
reux caractère. Mais il ne donnait au monde et
à ses amis que les moments qu'il réservait pour
le délassement de son esprit, et il avait l'art si
précieux et si difficile de bien distribuer son
temps. En général il était extrêmement régulier
et méthodique dans sa manière de vivre et dans
ses habitudes. Il l'était même jusqu'à la bizar-
rerie, mais naturellement et sans aucune affec-
tation. Personne n'eut jamais plus de simplicité
et de candeur, et ne détesta davantage la fausse
originalité et le charlatanisme. Il était doux; to-
lérant, excepté pour l'intolérance; bienveillant,
excepté pour les méchants, et, quoiqu'il eût
sans doute conscience de son génie, il était sans
orgueil comme sans envie. Sa douceur et sa
bonté ne l'empêchaient pas d'ailleurs d'être
ferme. Rien au monde n'eul pu ébranler sa fidé-
lité à ses engagements, son attachement à ses
amis, et en général son respect pour le devoir.
11 avait le mensonge en horreur, et la plus
exacte véracité était pour lui u emiers
devoirs de l'homme. A ces vertus Kan1 jo
la bienfais ince. Malg I icrité de b i
tune, il soulageait ceux de Bes parents qui étaient
pauvres, el il donnait chaque année aux indi-
gents nue somme presque égale à celle qu'il
icrail à sa famille. En un mot, Kant était
un huiuinc de cojur, et, ce qui est un grand
éloge pour un philosophe, sa vie fut conforme à
sa doctrine : la première fut, comme la seconde,
profondément morale.
Kant resta de longues années dans cet état
d'esprit qu'il a appelé lui-même le sommeil dog-
matique. Le scepticisme de Hume le réveilla,
c'est-à-dire lui apprit à se défier de la portée de
l'esprit humain et de la valeur des spéculations
métaphysiques. Il se demanda ce qu'il y a de
solide au fond dans ces spéculations toujours van-
tées par les uns, toujours rabaissées par les au-
tres au rang des chimères, et qui entassent
systèmes sur systèmes sans parvenir jamais à
satisfaire et à fixer définitivement même les es-
prits les mieux disposés en leur faveur!; il se
demanda si ces spéculations ambitieuses ne por-
teraient point par hasard sur des objets placés
en dehors des limites de la connaissance hu-
maine. Mais il se demanda, d'un autre côté, si
l'empirisme n'était pas insuffisant à expliquer
cette connaissance, même la connaissance sen-
sible, et si sur une telle base on pouvait fonder
la morale et la religion qui conviennent à l'hu-
manité. ',On ne reculait point d'ailleurs devant
les conséquences de cette doctrine, on les
avouait hautement, et l'âme profondément mo-
rale et religieuse de Kant en devait être ré-
voltée.
Mais comment découvrir le vice de l'empi-
risme et du scepticisme d'une part, du dogma-
tisme rationnel de l'autre, et la voie que doit
suivre la philosophie entre ces deux excès oppo-
sés ? En remontant aux principes de la connais-
sance humaine pour en découvrir et en discuter
l'origine, la valeur et la portée. Il faut soumettre
l'esprit humain tout entier à un examen sévère,
afin de reconnaître exactement la nature de sa
constitution et les limites dans lesquelles il doit
se renfermer, comment se produit en lui la con-
naissance, et quelle en est la valeur et l'étendue,
ce qu'il a le droit d'affirmer ou de croire, et ce
qu'il doit savoir ignorer. Par là on verra claire-
ment, d'un côté, jusqu'à quel point le dogma-
tisme est légitime et où il cesse de l'être, et, de
l'autre, ce qu'il y a de vrai et ce qu'il y a de
faux dans l'empirisme et le scepticisme. C'est
pour avoir manqué à cette condition, que la pre-
mière de ces deux doctrines a si ambitieusement
exagéré la portée de l'esprit humain, et c'est
aussi pour n'avoir pas scruté assez profondément
la nature de la connaissance humaine, que la
seconde l'a si grossièrement mutilée et restreinte.
De là aussi ces querelles incessantes dont l'his-
toire de la philosophie nous donne le spectacle,
où les uns n'hésitent pas plus à nier ou à douter,
que les autres à affirmer. Pour terminer ces que-
relles, il faut rappeler les uns et les autres à
l'étude de l'esprit humain, de sa nature et de ses
lois, de ses bornes et de sa portée. Ainsi fera-
t-on une juste part à l'expérience et à la raison,
au doute et à l'affirmation ou à la croyance, et
conciliera-t-on ces éléments, jusqu'alors en guerre,
au sein d'une sage philosophie. C'est du moins
ce que Kant veut entreprendre.
L'idée de remonter aux principes de la connais-
sance humaine, pour les soumettre à un examen
critique, n'est pas sans doute une idée nouvelle.
Sans parler de la philosophie ancienne, c'est par
là (lue débute Descartes, c'est-à-dire la philoso-
phie moderne. Qu'est-ce, en effet, que le doute
un thodique do Descartes, sinon la résolution de
ttre toutes ses connaissances à l'examen? et
qu'est-ce que cet examen, sinon celui des prin-
cipes ou des facultés d'où dérivent ces connais-
sances, des fondements sur lesquels repose tout
l'édifice?Par là. non-seulemenl Descartes a pro-
clamé le principe de la liberté d'examen, et, en
KANT
859 —
KANT
affranchissant la pensée, fondé la philosophie
moderne, mais il lui a donné aussi ce caractère
critique, qui, en se développant de plus en plus,
(levait préparer et produire la philosophie kan-
tienne. Locke, tout adversaire qu'il est du carté-
sianisme, ne s'en rattache pas moins à ce grand
mouvement philosophique dont Descartes est
l'auteur. Le titre seul de son ouvrage, Essai con-
cernant l 'entendement humain, en indique assez
le caractère. A cet ouvrage, où Locke attaquait
au nom de l'empirisme la théorie cartésienne
des idées innées, Leibniz opposait au nom du
cartésianisme et de sa propre philosophie ses
Nouveaux essais sur V entendement humain.
Plus tard, l'idéaliste Berkeley publia son Traité
sur les principes de la connaissance humaine,
et enfin le sceptique Hume, dans ses Recherches
sur l'entendement humain, expose avec une re-
marquable précision la nécessité de soumettre à
une exacte critique les facultés de l'intelligence,
afin d'en découvrir les lois et les principes, et
d'en déterminer la valeur. Voilà bien déjà l'idée
de Kant.
Mais si Kant trouva cette idée dans Hume, qui
lui-même ne l'avait pas inventée, il sut l'envi-
sager sous un jour tout nouveau. C'est ici qu'éclate
la profonde originalité de ce penseur, et c'est par
là qu'il a fondé une philosophie tout à fait nou-
velle, la philosophie critique. Nous avons déjà in-
diqué d'une manière générale le double but de
cette philosophie; il s'agit : 1° de déterminer la
part de la raison dans la connaissance, et de
montrer par ce moyen l'erreur de l'empirisme ;
2° de discuter la valeur et la portée de la con-
naissance ainsi rendue à sa véritable origine, et
de mettre un terme aux longues erreurs et à la
lutte constante du scepticisme et du dogmatisme,
en les renfermant tous les deux dans leurs bor-
nes légitimes. Tel est en effet le double but de
la critique de Kant, et cette critique, ainsi en-
tendue, est la condition première de toute véri-
table philosophie. En expliquant ces points fon-
damentaux de la philosophie de Kant, nous en
ferons comprendre toute l'originalité.
I. Distinguant dans la connaissance deux sortes
d'éléments, les uns empiriques, c'est-à-dire qui
viennent des sens extérieurs ou du sens intime,
les autres que l'esprit tire de lui-même, ou qui
viennent de la raison, Kant entreprend de déga-
ger les seconds des premiers, et, en les consi-
dérant indépendamment de toute donnée empi-
rique, d'en construire une science pure ou a
priori, comme la logique ou les mathématiques.
En même temps cette science pure de la raison
devra embrasser tous les principes a priori qui
dérivent de cette faculté, en marquant la place
et en déterminant le rôle de chacun dans l'en-
semble de la connaissance.
Or il est vrai de dire que personne avant Kant
n'avait eu l'idée de dégager entièrement dans
la connaissance humaine les éléments purs ou
rationnels des éléments empiriques, pour faire
exactement la part de la raison dans la connais-
sance, et que ceux-là même qui avaient le
mieux distingué la raison des sens n'avaient
pas songé à faire la science de la raison pure,
ou de la raison considérée en elle-même et in-
dépendamment de tout élément étranger. Aucun
philosophe, par conséquent, n'avait songé encore
à tracer un tableau complet et systématique des
principes a priori de la connaissance, c'est-à-
dire un tableau où tous fussent représentés et
chacun à sa place ou suivant son rôle.
Pour trouver dans l'histoire de la philosophie
quelque chose d'analogue à cette partie de l'œu-
vre de Kant, il faudrait remonter jusqu'à la
logique d'Aristolc. Mais la logique d'Aristote ne
s'occupe que des lois de la pensée en général,
abstraction faite des objets auxquels elle peut
s'appliquer, tandis que la science, que Kant en-
treprend de fonder sous le nom de critique de
la raison pure, cherche à dégager de tout élé-
ment empirique et à considérer dans toute la
pureté de leur origine les principes a priori qui
se rapportent àla connaissance de certains objets
déterminés, comme la nature ou la liberté.
Kant devait comprendre la morale, comme en
général toute la connaissance humaine, dans
cette entreprise. 11 a parfaitement vu que si
l'empirisme est insuffisant à expliquer la connais-
sance en général, il perd la morale en voulant
la fonder sur les données de l'expérience, et
qu'on n'en peut chercher les principes ailleurs
que dans la raison ; et ici encore il a entrepris
de dégager absolument les principes a priori
qui dérivent de la raison, des éléments empiri-
ques auxquels ils peuvent être mêlés et avec
lesquels on ne saurait les confondre ou les asso-
cier sans en ruiner ou en compromettre l'auto-
rité. C'est là une des parties les plus originales
de la philosophie de Kant. Nous y reviendrons ;
bornons-nous ici à remarquer que Kant, en com-
battant l'empirisme sur le terrain de la morale,
a entrepris le premier, du moins avec cette pré-
cision, de faire de cette science une science en-
tièrement pure ou indépendante de l'expérience.
Faire exactement la part de la raison dans
toutes les parties de la connaissance humaine,
et par là rendre compte de la connaissance et
en particulier de la morale, telle est donc la
première tâche que se propose Kant dans sa cri-
tique, et c'est pourquoi il lui a donné aussi le
titre de critique de la raison pure. Cette critique
suppose qu'il y a dans la connaissance des élé-
ments qui ne viennent pas de l'expérience, puis-
qu'elle n'est autre chose que l'examen de ces
éléments ; par conséquent, elle doit commencer
par en établir l'existence. Comment Kant prouve-
t-il, contre Hume et l'empirisme, qu'il y a dans
la connaissance des éléments qui ne viennent
pas de l'expérience? et comment, cela prouvé, par-
vient-il à découvrir et à dégager ces éléments ?
En répondant à ces questions, nous ferions res-
sortir davantage encore l'originalité de sa philo-
sophie; mais, pour y répondre, il faudrait entrer
dans des détails qui trouveront leur place plus
loin. Qu'il nous suffise ici d'avoir exposé le but
et le caractère de cette partie de la critique.
II. Mais il ne suffit pas de rétablir contre l'em-
pirisme les éléments purs ou a priori qui entrent
dans la connaissance humaine ; il ne suffit pas
d'en tracer un tableau systématique et complet ;
il faut encore en examiner la valeur et la portée.
C'est même là la grande question pour Kant, la
question fondamentale de la critique. Kant ne se
met à la recherche des principes a priori de la
connaissance, il n'entreprend d'en déterminer
la nature et les caractères, que pour en déter-
miner ensuite la valeur et la portée. Or, par ce
côté encore, la philosophie de Kant est profon-
dément originale. Kant a conçu et traité ce pro-
blème avec une précision sans exemple, et il en
a donné lui-même une solution toute nouvelle.
Tout à l'heure nous l'avons montré se tournant
contre l'empirisme ; il faut le montrer mainte-
nant s'attaquant tout à la fois à l'ancien dogma-
tisme et à l'empirisme. Celui-ci nie ce qu'il de-
vrait se borner à mettre en doute, ou ce qu'il
devrait admettre comme l'objet d'une croyance
fondée sur la raison, sinon comme un objet de
connaissance ; celui-là prétend connaître ce qui
dépasse les limites de l'esprit humain. D'où vient
l'erreur du premier et l'illusion du second? De
ce qu'ils n'ont pas commencé par soumettre à
KANT
— 860
KANT
un sévère examen les principes sur lesquels re-
pose la connaissance humaine; de ce que la cri-
tique leur a manqué. Pour détruire cette erreur,
source d'abus déplorables, et pour dissiper cette
illusion, d'où sortent tant de beaux mais vains
systèmes ; pour mettre fin d'un seul coup à la
lutte incessante de cas deux doctrines, égale-
ment dogmatiques, mais en sens divers, il faut
donc remonter aux principes fonda mentaux de
la connaissance, et les soumettre à un examen
qui en fasse voir la valeur et la portée. Par là,
comme nous l'avons déjà dit, on saura exacte-
ment ce qu'il y a de vrai et de faux dans le dog-
matisme, et ce qu'il y a de vrai et de faux dans
l'empirisme et le scepticisme; et ces deux doctri-
nes qui se combattaient, faute de bien connaître
la nature, les conditions et les limites de l'esprit
humain, se réconcilieront et se fondront au sein
d'une philosophie qui, en déterminant exacte-
ment la nature, les conditions et les limites de
l'esprit humain, lui apprendra ce qu'il peut et
ce qu'il ne peut pas : quid valeant humeri,
quid ferre récusent. De quelque manière qu'on
juge les résultats auxquels Kant est arrivé sur
cette grande question, quand même on lui re-
procherait d'avoir resserré le dogmatisme en des
limites trop étroites, et d'avoir fait au scepti-
cisme une trop large part, il aurait toujours la
gloire d'avoir posé ce problème et d'en avoir
déterminé les conditions avec une précision ad-
mirable. Mais il est difficile de séparer dans
l'œuvre critique de Kant le problème de la solu-
tion qu'il en a donnée, et, sans entrer encore
dans beaucoup de détails, il suffit d'en indiquer
les résultats généraux pour en faire saisir aussi-
tôt la nouveauté.
Nous avons vu que Kant se sépare de Hume
et de l'empirisme en admettant dans la connais-
sance des éléments qui ne viennent pas des sens,
mais que l'esprit tire de lui-même : en cela Kant
se distingue au milieu de son siècle, dévoué à
la philosophie de la sensation; mais en même
temps il partage l'amour de son siècle pour l'ex-
périence, et sa crainte de l'hypothèse et des spé-
culations métaphysiques. Toute la métaphysique
des siècles passés n'est plus à ses yeux qu'un
dogmatisme vermoulu. Ce n'est pas qu'il admette
qu'on puisse être indifférent au sujet des ques-
tions qu'agite la métaphysique : il reconnaît qu'il
n'y en a pas de plus hautes ni de plus intéres-
santes. Mais il demande aussi ce que, sur ces
questions, l'ancienne métaphysique a produit
jusqu'ici de solide et de durable. N'est-ce pas
que jusqu'ici elle a bâti dans le vide, et qu'elle
a pris des hypothèses pour des réalités? L'hypo-
thèse, tel est en effet recueil de L'ancienne méta-
physique, ou du dogmatisme sans critique. L'ex-
périence, telle est l'ancre que la critique propose
d'abord à l'esprit humain pour le sauver de cet
écueil. En effet, bien que Kant n'entende pas
l'expérience à la manière de Hume et de Locke,
tout en reconnaissant qu'elle-même serait im-
possible sans les éléments purs ou a priori qu'y
ajoute la raison, il limite la valeur de ces prin-
cipes à cet usage, c'est-à-dire que, selon lui
nous n'en pouvons affirmer autre chose, sinon
qu'ils servent à rendre l'expérience possible, et
en général il limite la connaissance humaine à
l'expérience ainsi entendue. Tout ne qui dépasse
les limites de L'expérience dépasse les limites de
la connaissance; et, si nous pouvons concevoir
quelque chose au delà, comme Dieu, nous ne
pouvons le conn titre d'une manière déterminée,
et nous ne sommes pas même fondés à en affir-
mer l'existence. Heureusement Kant ne s'en
tient pas à cette étroite doctrine. Elle a sur l'em-
pirisme vulgaire L'avantage de rendre à la rai on
les principes que celui-ci attribuait à la jcuIô
expérience, et d'admettre au moins comme pos-
sible ce qu'il niait et rejetait audacieusement.
Mais cet avantage serait bien mince, s'il fallait
s'y borner. Kant échappe par la morale, ou, selon
son langage, par la critique de la raison prati-
que, au scepticisme où l'a conduit la critique de
la raison spéculative : car il distingue de la rai-
son spéculative ou théorique la raison pratique ;
et la faculté qu'il refuse à la première de pou-
voir déterminer et affirmer quelque chose en
dehors des limites de l'expérience, il l'accorde
à la seconde. Mais d'où vient à la raison prati-
que cette puissance que n'a pas la raison spécu-
lative, et quelles en sont les limites? c'est ce
qu'il faut ici indiquer en quelques mots.
Les principes a priori qui servent à constituer
la connaissance de la nature, ou, comme dit
Kant, à rendre l'expérience possible, c'est-à-dire
les principes de la raison spéculative ou théori-
que, sont sans doute des principes nécessaires ;
mais de quel droit affirmer que cette nécessité
n'est pas purement relative à la constitution de
notre esprit ? Comment prétendre que ce sont
autre chose que des conditions imposées par
cette constitution même à la possibilité de l'ex-
périence? Que si. d'un autre côté, nous conce-
vons quelque chose qui échappe à ces conditions,
sur quel fondement en déterminer la nature et
en affirmer la réalité, à moins que nous ne nous
adressions à la morale, c'est-à-dire que nous ne
passions de la raison spéculative à la raison pra-
tique? Jusque-là il n'y aura pour nous que pures
conceptions, possibles sans doute et peut-être
même nécessaires à l'achèvement de la connais-
sance spéculative, mais dont la réalité objective
restera hypothétique. Mais interrogez la raison
pratique, c'est-à-dire examinez les principes a
priori qu'elle impose à la volonté : ces principes
ne sont pas nécessaires seulement pour notre
volonté, ils sont nécessaires absolument, car ils
s'imposent également à la volonté de tout être
raisonnable, quel qu'il soit; par conséquent, ils
ont une valeur objective qu'il est impossible de
mettre en doute. Voilà donc établie par la raison
pratique une vérité objective, absolument indé-
pendante de l'expérience, la vérité de la ioi
morale. Maintenant, tout ce qui est nécessaire-
ment lié à cette vérité, tout ce qui en est la con-
dition ou la conséquence, devra être admis par
cela même. Or, telles sont précisément la liberté
do la volonté, la survivance de l'âme, la divine
Providence. La première est la condition même
de la loi morale; les deux autres en sont les
conséquences. Ainsi la raison pratique, en posant
la loi morale comme une vérité absolue, assure
en même temps la réalité objective de ce dont
la raison spéculative ne pouvait affirmer que la
possibilité. La loi morale est donc, pour Kant,
l'unique fondement sur lequel nous pouvons
nous appuyer pour déterminer et affirmer quel-
que chose en dehors de l'expérience; et, puis-
que ce fondement est unique, toute détermina-
tion et toute affirmation de ce genre n'a de
valeur qu'autant qu'elle s'y appuie et trouve ses
limites dans celte condition même. C'est ainsi
que Kant oppose au scepticisme auquel l'a con-
duit la critique de la raison spéculative un dog-
matisme moral, qui a pour fondement l'iné-
branlable autorité de la loi morale, et pour co-
rollaires le fait désormais certain de la liberté.
puisque ce fait est la condition même de la pra-
tique de cette loi, et la croyance à L'uni -talité
de L'âme et à la divine Providence, puisque
autrement la destination morale de l'homme ne
pourrai! être accomplie.
Telle esl la solution à laquelle Kant arrive sur
KANT
381 —
KANT
cette grande question dont il fait le principal
objet de sa critique. On voit en quelles limites
il renferme la connaissance humaine d'un côté,
et quelle portée il lui accorde de l'autre; quelle
part il l'ait au scepticisme né de l'empirisme,
et quelle part au dogmatisme issu du rationa-
lisme. Dans cette solution, Kant suit à la fois et
réforme l'esprit de son siècle. Fidèle à cet esprit,
il réduit d'abord la connaissance humaine à l'ex-
périence, et condamne comme de vaines hypo-
thèses toutes les spéculations tentées par l'an-
cienne métaphysique pour saisir quelque chose
au delà; mais, après s'être déjà séparé de cet
esprit, en élargissant la base de l'expérience,
c'est-à-dire en y rétablissant ies conditions a
priori ou les éléments rationnels qu'on y avait
méconnus, après s'en être séparé aussi en ad-
mettant au moins comme possible ce que l'étroit
empirisme du temps n'hésitait pas à regarder
comme faux, il se sépare bien plus encore des
doctrines régnantes, en attaquant la morale de
l'empirisme, c'est-à-dire la morale du plaisir ou
de l'intérêt, ou la morale plus pure, mais
tout aussi insuffisante, du sentiment, en procla-
mant, à la place de ces principes arbitraires et
variables, le principe absolu et universel de la
loi morale, du devoir, et, cette première vérité
une fois établie, en y rattachant toutes celles
qui en dépendent et qui deviennent ainsi elles-
mêmes autant de vérités morales, la liberté,
l'immortalité de l'âme et la divine Providence.
Scepticisme métaphysique et dogmatisme mo-
ral, voilà, en un mot, sur ce point, le double
résultat de la critique de Kant. A l'ancien dog-
matisme il oppose son scepticisme ; au scepticisme
ou au dogmatisme négatif de son temps, son
dogmatisme moral. 11 entreprend à la fois de
détourner la philosophie des vaines spéculations
où s'égarait le premier, en lui montrant les
étroites limites de la connaissance humaine, et
de sauver des attaques du second les titres de
notre dignité et les vérités dont nous avons
besoin pour concevoir et accomplir notre desti-
nation. D'un côté, il rappelle l'homme au sen-
timent de sa faiblesse intellectuelle; de l'autre,
à la conscience de sa grandeur morale.
Cette entreprise, tentée après le long règne de
la philosophie dogmatique du xvir' siècle, et au
milieu des égarements du scepticisme radical du
xvine siècle, ne rappelle-t-elle pas, malgré toutes
les différences qui les séparent, celle de Socrate?
Socrate aussi s'attaquait à la fois, d'une part à
l'ambitieux mais stérile dogmatisme des ancien-
nes écoles, et, de l'autre, au scepticisme immoral
des sophistes. Au premier il opposait une réserve
ironiquement sceptique; mais il défendait éner-
giquement contre le second la dignité humaine,
la vertu, la justice et le droit, la Providence
divine, l'espoir en une autre vie, et il les rap-
pelait l'un et l'autre à la connaissance de soi-
même : I\w9i ireauTÔv.
La philosophie de Socrate était profondément
humaine. On a dit qu'il avait fait descendre la
philosophie du ciel sur la terre. On en pourrait
dire autant de Kant. En général, le caractère pra-
tique domine dans la philosophie du xvme siècle,
comme dans celle du xvir3 le caractère spéculatif,
et, tandis que celle-ci, tout en affranchissant
l'esprit humain du joug de la scolastique, se
préoccupait de Dieu au point d'oublier l'homme,
celle-là se préoccupa de l'homme au point d'ou-
blier Dieu. Comme la philosophie du xvme siècle,
mais avec plus de profondeur et d'élévation, la
philosophie de Kant est pratique, puisque la raison
pratique, c'est-à-dire la morale, en est le prin-
cipal fondement; comme elle, il revendique la
personnalité humaine, mais il la place dans la
liberté morale, et, la morale une fois établie sur
!e fondement de la raison pratique, sur le devoir
et la liberté, il ne craint pas de lui donner pour
c mronnement la croyance et l'existence de Dieu,
en sorte que l'adversaire de l'ancienne théodicée
ou de l'ancienne métaphysique devient aussi
celui de l'athéisme, et que l'ennemi de tout ce
qui, de près ou de loin, rappelle le mysticisme,
finit par un acte de foi religieuse fondé sur la
raison pratique.
III. On a vu que la critique kantienne consiste
à remonter aux principes ou aux conditions a
priori de la connaissance humaine. Or, tel doit
être le point de départ et telle est la condition
de la métaphysique tout entière. Qu'est-ce, en
effet, que la métaphysique? Kant la définit
quelque part un inventaire systématique de toutes
les richesses intellectuelles qui proviennent de
la raison pure. Mais quels sont les titres et quelle
est l'étendue de ces richesses? voilà ce qu'il faut
savoir avant tout. De là deux parties dans la mé-
taphysique : la première, qui remonte jusqu'aux
principes de la connaissance pour en déterminer
l'origine, la valeur et la portée, c'est la critique.
la seconde, qui constate et systématise toutes les
connaissances a priori, qu'on peut élever sur le
terrain préparé par la première, c'est la doctrine.
La première est la condition nécessaire, ou,
comme dit Kant, la propédeutique de la seconde:
sans elle, il n'y a pour la métaphysique qu'as-
sertions chimériques, ou, tout au moins, que
gratuites hypothèses; mais, d'un autre côté, sans
la seconde, la métaphysique n'a fait encore que
poser et assurer ses fondements : l'édifice n'existe
pas. La critique est le commencement de la
métaphysique ;. mais elle n'en est que le com-
mencement. C'est dans l'union de ces deux
parties, la première comme préparation, la se-
conde comme construction, que consiste la vé-
ritable métaphysique.
11 faut le reconnaître, quoiqu'on eût souvent
proclamé avant Kant la nécessité de commencer
la philosophie par l'examen des principes mêmes
de la connaissance, on n'avait jamais distingué
et séparé si profondément cet examen des prin-
cipes de celui des résultats, ou, pour employer
les termes de Kant, la critique de la doctrine.
C'est que cet examen même n'avait pas encore
été élevé jusqu'à la hauteur d'un véritable
système; c'est à Kant qu'appartient l'honneur
de l'avoir ainsi et conçu et exécuté pour la pre-
mière fois. Quoi qu'on puisse penser de la mé-
thode particulière qu'il y a appliquée et des
résultats auxquels il est arrivé, soit dans la partie
critique, soit dans la partie doctrinale de sa
philosophie, on ne peut nier l'immense service
qu'il a rendu à l'esprit humain en ne proclamant
pas seulement comme un précepte, à l'exemple
de Socrate, ou comme une méthode trop vite
oubliée, à l'exemple de Descartes, mais en érigeant
en système la première de toutes les connais-
sances et la condition de toutes les autres : la
connaissance de la faculté de connaître, c'est-
à-dire de l'origine, de la nature et de la valeur
de ses principes.
En même temps Kant proclame, comme Des-
cartes, mais avec bien plus de force et de netteté,
le principe sacré et inviolable de la liberté de
penser. Il comprit parfaitement que joute restric-
tion apportée à ce principe en altère la nature
et la vertu; aussi réclamc-t-il pour la philosophie
une absolue indépendante. « Notre siècle est le
siècle de la critique, s'écrie-t-il quelque part
avec une juste fierté; rien ne peut s'y soustraire,
ni la religion avec sa sainteté, ni la législation
avec sa majesté. » Ce droit de tout soumettre au
libre examen de la raison, Kant ne manqua pas
KANT
— 862 —
KANT
de l'appliquer à la religion même, et il fut par
là un des fondateurs de cette libre interprétation
des livres et des dogmes sacrés à laquelle on a
donné le nom de rationalisme. Rappelons aussi
qu'il vit dans la révolution française l'avènement
•et l'application de ce droit primitif et sacré de
la raison humaine de tout soumettre à son tri-
bunal, et de renouveler les institutions et les
mœurs publiques conformément à ses lois : il en
salua l'aurore avec reconnaissance. A plus forte
raison, ne reconnaît-il pas de limites à la liberté
de penser dans le cercle même de la spéculation
philosophique : elle doit être absolue. La philo-
sophie ne doit songer qu'à l'intérêt de la vérité,
et l'on ne peut lui opposer d'autre autorité que
celle de la raison. Toute doctrine qui se présente
au nom de la vérité et de la raison, quelle qu'elle
soit et si contraire qu'elle puisse paraître aux
intérêts de la politique vulgaire et de la religion
établie, doit pouvoir se produire au grand jour;
c'est à la raison même, et non à la force armée,
qu'il appartient d'en faire justice si elle est
mauvaise, et, loin que les vrais intérêts de l'hu-
manité puissent souffrir de cette liberté accordée
à toutes les doctrines, l'humanité ne peut qu'y
gagner : la vérité se fera jour et la vérité ne
saurait être funeste. En réclamant et en appli-
quant ainsi la liberté de penser, Kant a aussi le
mérite de débarrasser la philosophie de toute
cette hypocrisie dont elle use trop souvent et qui
la dégrade sans la servir. Il répète souvent que
la sincérité est le premier devoir du philosophe,
et, disons-le à son honneur, jamais il n'a manqué
à ce devoir.
La critique, c'est-à-dire la première partie de
la philosophie de Kant, considère la raison pure
soit dans son rapport à la connaissance, soit dans
son rapport à la volonté : de là la critique de la
raison pure [spéculative) et la critique de la
raison (pure) pratique; entre ces deux critiques,
Kant a placé plus tard comme un lien et une
transition la critique du jugement, et ces trois
critiques constituent l'ensemble de son système
critique.
Maintenant, aux deux parties essentielles et
distinctes de la critique, correspondent dans la
doctrine deux parties également essentielles et
distinctes : la métaphysique de la nature et la
métaphysique des mœurs. Nous suivrons cet
ordre et ces divisions, et nous compléterons
l'idée que nous devons donner ici de la philo-
sophie de Kant, par l'analyse rapide de ses prin-
cipaux ouvrages.
Critique. 1° Critique de la raison pure. —
Kant commence par reconnaître que l'exercice
de nos sens est la condition du développement
de notre activité intellectuelle : car sans les
sens elle ne serait provoquée par rien, et elle
n'aurait point de matière à laquelle elle pût
s'appliquer; mais il prétend en même temps que
les sens ne suffisent pas à expliquer la connais-
sance humaine tout entière, pas même cette
partie de la connaissance qu'on appelle l'expé-
rience. En effet, que donnent Les sei
ticulier et le contingent. Si donc il y a
connaissances universelles et nécessaires, elles
ne peuvent venir des sens ou de 1 expérience.
L'universalité et la le un
doubl .i. i l'aide duquel ou ] Ta dis-
tinguer les connaissances qui viennent de l'ex-
nce, ou (|in i ont a posteriori, de celles qui
n'en
y ;ut des C( ans ■ m [uei de ce double
caractère, il suffit pour .s'en convaincre de
un coup d'o 'i : m- li ulièri ment
•nées mathéi tatiques : il suffit m
d'interroger le sens commun. Bien plus, que
serait l'expérience même, réduite aux données
des sens? Une collection de représentations par-
tielles, isolées, sans lien et sans unité, quelque
chose qui ne mériterait pas le nom de connais-
sance. Il faut donc que dans cette connaissance
même, qu'on appelle l'expérience, il y ait, outre
les données fournies par les sens, certains élé-
ments universels et nécessaires, qui, en s'appli-
quant à ces données, les convertissent en une
véritable connaissance^ et ces éléments ne peu-
vent dériver de l'expérience, puisqu'il faut qu'ils
existent pour que l'expérience soit possible. Ainsi
deux sortes d'éléments dans la connaissance,
même dans la connaissance sensible : les éléments
empiriques, ou a posteriori : ce sont les données
des sens, ou tout ce que l'esprit reçoit des objets
avec lesquels il est en rapport par les sens; et
les éléments rationnels, ou a priori : c'est tout
ce que l'esprit tire de lui-même pour l'ajouter
aux données sensibles. Les premiers constituent
la matière, et les autres la forme de la con-
naissance.
Cette distinction établie, il s'agit de dégager
les éléments purs ou a priori des éléments
empiriques avec lesquels ils sont mêlés, afin de
tracer ainsi un tableau des conditions a priori
de la connaissance, et, par l'examen de ces con-
ditions, de déterminer la valeur et l'étendue de
la connaissance elle-même. Mais comment opérer
ce dégagement? En éliminant successivement
dans la connaissance ce qu'elle contient de par-
ticulier et de variable : par là on obtiendra ce
qu'elle a d'universel et de constant; on écartera
ainsi la matière de la connaissance, le reste
sera la forme.
Telle est la méthode appliquée ici par Kant
aux facultés qui concourent à la formation de la
connaissance. Ces facultés sont d'abord la sen-
sibilité et l'entendement. La sensibilité est la ca-
pacité que nous avons de recevoir des intuitions
ou des représentations des objets au moyen des
affections ou des sensations qu'ils produisent en
nous. Ces intuitions ou représentations sensibles,
les seules dont nous soyons capables, constituent
la matière de la connaissance; mais elles ne
constituent pas à elles seules la connaissance
tout entière, car elles sont par elles-mêmes isolées
et sans lien : il faut une faculté qui les réunisse
et les coordonne par une puissance qui lui soit
propre ; et cette faculté, qui n'est plus simplement
une réceptivité, mais une véritable spontanéité,
c'est V entendement. La partie de la Critique de
la raison pure, qui traite de la sensibilité, se
nomme esthétique transcendantale, et celle qui
traite de l'entendement, logiq ue transcendan talc.
Dans la sensibilité, Kant comprend le sens
intime aussi bien que les sens externes; et,
faisant abstraction, d'une part, de tout ce que
l'entendement peut y ajouter; de l'autre, de tout
ce qu'il peut y avoir de particulier, de variable,
ou d'empirique, c'est-à-dire de tout ce qui s'y
rapporte à la sensation, pour ne s'occuper que
de ce qu'il y a d'universel et de constant, c'est-
à-dire de tout ce qui réside a priori dans la
nature même de la sensibilité, il trouve ainsi
deux concepts purs ou deux formes de la sen-
sibilité, l'espace et Je temps: le premier qui est
usivemenl la forme des sens extérieurs; le
second qui est d'abord et immédiatement la forme
du sens intime, ensuite et médiatement celle des
sens extérieurs. En effet, d'un coté, nous ne
pouvons nous représenter les objets extérieurs
sans nous [i 1er dans l'espace; et, d'un
nuire côté, nous nu pouvons nous représenter
uos propres modifications sans nous les repré-
senter dans le temps; et par suite, le temps est
aussi nécessaire à la représentation des paéno*
KANT
— 863 —
KANT
mènes extérieurs, qui correspondent à ces mo-
difications internes. Le temps et l'espace sont
donc les formes pures de la sensibilité en général,
dont les intuitions ou les représentations sont la
matière. Celles-ci correspondent à Yobjel avec
lequel nous sommes en rapport par le moyen des
sens; celles-là viennent du sujet même, puis-
qu'elles sont imposées a priori à toute représen-
ta! ion des objets.
De là Kant conclut que l'espace et le temps ne
sont rien en soi, et que nous ne pouvons les
considérer que comme les conditions subjectives
de notre manière de nous représenter les choses.
Comment, en effet, attribuer une valeur objec-
tive à des formes que l'esprit tire de lui-même
a priori ou antérieurement à la connaissance
des objets mêmes? Supposez un esprit autre-
ment constitué que le nôtre, que seront pour lui
l'espace et le temps? Il suit de là encore qu'en
nous représentant les choses comme existant
•dans l'espace et dans le temps, c'est-à-dire, par
exemple, d'une manière continue ou successive,
nous ne pouvons nous flatter de les connaître
telles qu'elles sont en soi : nous ne les connais-
sons que sous certaines conditions que nous im-
pose notre constitution sensible ou le mode de
représentation qui nous est propre, et, par con-
séquent, que comme elles nous apparaissent en
vertu de ces conditions mêmes. Dans un esprit
autrement constitué, ces conditions disparais-
sant, cette manière de se représenter les choses
disparaîtrait aussi ou changerait de nature.
Les intuitions sensibles, avec leurs formes pu-
res, ne sont pas encore la connaissance ; il faut,
comme nous l'avons déjà dit, qu'une faculté les
réunisse et les coordonne pour les convertir en
connaissance, et cette faculté, c'est l'entende-
ment. Mais l'entendement ne peut remplir sa
fonction qu'au moyen de certaines lois a priori
ou de certains concepts purs, auxquels il ramène
la diversité des intuitions que lui fournit la sen-
sibilité, de même que la sensibilité ne peut rem-
plir la sienne que sous certaines conditions qui
sont les formes mêmes de l'intuition. 11 s'agit
de découvrir et de déterminer ces lois a priori,
ou ces concepts purs sous lesquels l'entende-
ment ramène, ou, comme dit Kant, subsume les
intuitions de la sensibilité, pour les convertir en
connaissance. Or, comme l'opération par laquelle
a lieu ce résultat, n'est autre chose que le juge-
ment, si l'on fait abstraction dans nos juge-
ments de toute matière de la connaissance, pour
n'en considérer que les formes générales et
constantes, on obtiendra ainsi les concepts purs,
ou, suivant une expression en partie renouvelée
d'Aristote, les catégories de l'entendement.
Le jugement a quatre formes dont chacune en
comprend trois: 1° quantité : jugements géné-
raux, particuliers, singuliers ; 2° qualité : ju-
gements affirmalifs, négatifs, limitatifs ; 3° re-
lation: jugements catégoriques, hypothétiques,
disjonclifs ; 4° modalité : jugements problé-
matiques, assertoriques, apodictiques.
A ces diverses formes du jugement correspon-
dent autant de catégories ou de concepts purs
de l'entendement. En voici la liste : 1° quan-
tité : unité, pluralité, totalité {universalité) ;
2° qualité: réalité, négation, limitation; 3° re-
lation : inhérence et substance (subslantia et
accidens), causalité et dépendance (cause et ef-
fet), communauté (action réciproque) : 4" moda-
lité : possible-impossibilité, existence non-
existence, nc'cessiVe-contingence.
Kant résout la question de la valeur objective
des catégories, comme il a résolu celle de la
valeur objective des formes de la sensibilité. Les
catégories de l'entendement sont les conditions
a priori de la connaissance des objets sensibles,
de même que les formes de la sensibilité sont
les conditions a priori de l'intuition de ces ob-
jets. Elles dérivent de la nature même de l'en-
tendement, comme le temps et l'espace de la
nature même de la sensibilité. Elles ne se rè-
glent donc pas sur la nature des choses qu'elles
servent à nous faire connaître, et, par consé-
quent, elles ne peuvent être considérées comme
des lois objectives. Elles sont les lois de notre
esprit ; lois nécessaires sans doute, mais relati
ves à notre constitution et qui disparaîtraient
avec elle. D'où il suit que nous ne connaissons
pas les choses comme elles sont en elles-mêmes,
ou, pour parler le langage de Kant, à l'état de
noumènes, mais comme elles nous apparaissent
sous certaines conditions subjectives déterminées
par la nature de notre esprit, c'est-à-dire à l'état
de phénomènes.
La connaissance, telle qu'elle résulte du con-
cours de la sensibilité et de l'entendement, n'a
pas atteint son unité la plus haute. Elle est con-
stituée, elle n'est pas achevée. Il faut donc ad-
mettre une troisième faculté dont les principes
portent la connaissance à sa plus haute unité,
ou lui servent de principes régulateurs suprê-
mes, et cette faculté supérieure, Kant la désigne
particulièrement sous le nom de raison pure
(quoique d'une manière générale il désigne aussi
sous ce nom l'ensemble de tous les principes a
priori de la connaissance spéculative et prati-
que). La raison pure a pour caractère de dépas-
ser les limites de la sensibilité et de l'entende-
ment, c'est-à-dire de l'expérience, sinon en nous
faisant connaître quelque chose en dehors de
ces limiteSj du moins en nous fournissant des
principes ou nous puissions rattacher l'ensemble
de l'expérience même ou de la connaissance
sensible. C'est pour cela aussi qu'il donne à ces
principes le nom platonicien d'idées. De même
que Kant a déduit les catégories de l'entende-
ment des formes logiques du jugement, de même
il entreprend ici de déduire les idées de la rai-
son des formes logiques du raisonnement. Il ob-
tient ainsi les trois idées du moi, du monde et
de Dieu, qu'il donne pour fondement à autant
de sciences transcendantales, dont il va d'ail-
leurs ruiner les conclusions, la psychologie ra-
tionnelle, la cosmologie rationnelle et la théolo-
gie rationnelle.
Et d'abord quelle est la valeur de ces idées?
Elles servent de principes régulateurs à la con-
naissance, en lui prescrivant une unité supé-
rieure à celle que peut atteindre l'entendement.
Mais étendent-elles en effet la connaissance au
delà des limites de l'expérience, ou nous font-
elles véritablement connaître quelque chose en
dehors de ces limites? Non, répond Kant. Selon
lui, en effet, il n'y a pas de véritable connais-
sance sans intuition, et il n'y a pour nous d'au-
tre intuition possible que l'intuition sensible. Les
idées de la raison nous font bien concevoir quel-
que chose de supérieur à l'expérience, mais elles
n'en peuvent garantir ni les attributs ni la réa-
lité; par conséquent, toute science qui, au lieu
de considérer simplement ces idées comme des
principes régulateurs, les érigé- en principes con-
stitutifs de connaissances, dépasse les limites
assignées à l'esprit humain, et n'aboutit qu'à
des conceptions sans fondement. Partant de là,
Kant examine successivement les assertions dog-
matiques de la psychologie, de la cosmologie et
de la théologie rationnelle, pour montrer qu'elles
reposent sur une illusion naturelle à l'esprit hu-
main, mais que doit dissiper la critique. C'est
là l'objet de la troisième partie de la Critique
de la raison pure, appelée du nom de Dia
KANT
— 864 —
KANT
qur Iranscendantale. La psychologie rationnelle
conclut faussement que l'unité trans:endantale
du sujet à son unité réelle et absolue: tout ce
qu'elle enseigne sur la distinction de l'âme et
du corps, sur la nature et la durée du principe
pensant, conçu comme un principe distinct et
séparable, n'est qu'une suite de paralogismes.
Nous ne savons rien de la nature intérieure de
l'àme et du corps; par conséquent, nous ne pou-
vons affirmer qu'ils sont réellement distincts. —
Dans la cosmologie, la raison, quand elle n'est
pas éclairée par la critique, arrive, sur les pro-
blèmes qu'elle soulève, à des solutions contra-
dictoires, qu'elle démontre avec une égale force,
et auxquelles Kant a donné le nom d'an/mo-
mies de la raison pure. Ainsi elle établit égale-
ment, 1° que le monde a des limites dans le
temps et dans l'espace, — et qu'il n'en a pas ;
2' qu'il n'existe dans le monde que le simple
ou le composé du simple et qu'il n'y existe
rien de simple ; 3° qu'il faut admettre dans
le monde une causalité libre, — ou que tout
dans le monde arrive d'après les lois néces-
saires de la nature ; 4° que, pour expliquer le
monde, il faut admettre un être absolument né-
cessaire qui en fasse partie ou qui en soit la
cause, — et qu'il n'existe aucun être absolument
nécessaire ni dans le monde, comme en faisant
partie, ni hors du monde, comme sa cause. La
critique prétend résoudre ces antinomies, en
montrant qu'elles naissent toutes d'une illusion
qui consiste à prendre les phénomènes pour des
choses en soi. 11 suffit, pour les dissiper, de dis-
siper cette illusion. En effet, pour les deux pre-
mières, si le monde et les choses, en tant que
nous nous les représentons dans l'espace et dans
le temps, ne sont que des phénomènes, la thèse
et l'antithèse, qui les considèrent comme des
choses en soi, sont également fausses : on ne
peut dire ni que le monde est fini dans l'espace
et dans le temps, ni qu'il est infini; pareille-
ment on ne peut dire ni que tout est simple ou
composé du simple, ni qu'il n'y a rien de sim-
ple : car parler du monde et des choses comme
existant dans le temps et dans l'espace, c'est
parler suivant notre manière de nous les repré-
senter, et non suivant ce qu'elles sont en soi:
ce qu'elles sont en soi, nous l'ignorons absolu-
ment. Quant aux deux dernières antinomies, la
contradiction que nous y trouvons entre la thèse
et l'antithèse, quand nous considérons les phé-
nomènes comme des choses en soi : par exem-
ple, quand nous regardons la loi de la causalité
comme une loi de la nature même des choses,
cette contradiction s'évanouit dès que nous ne
faisons plus cette confusion, et ainsi, en se pla-
çant à deux points de vue différents, on peut
concilier la thèse et l'antithèse. Par exemple,
nous pouvons considérer à la fois nos actions
comme nécessaires et comme libres : comme né-
cessaires au point de vue phénoménal ; comme
libres au point de vue d'un monde supérieur,
d'un monde intelligible, où la raison détermine
par elle-même la volonté, et par là constitue la
liberté. Ainsi encore on peut dire à la fois et
(jue tout est contingent dans le monde, et que
tout y dérive d'un être nécessaire : dans la pre-
mière assertion, on considère le monde au point
de vue phénoménal; dans la seconde, on se
place à un point de vue supérieur. Mais si ces
. ssertions, en apparence contradictoires, peuvenl
lort bien aller ensemble, il est impossible de
démontrer la venir absolue de l'idée de la li-
I .i rté et de celle de Dieu, au moins par la rai-
.-> h théorique ou spéculative. Ces idées nous font
c ncevoir un ordre de choses distinct de celui
de la nature; mais elles ne peuvenl en garantir
la réalité, car tout ce qui sort des limites de
l'expérience est pour nous transcendant, c'est-à-
dire inaccessible. — C'est à l'aide de ce principe
que Kant prétend ruiner tous les arguments de
la théologie rationnelle ou spéculative. Rame-
nant toutes les preuves spéculatives de l'exis-
tence de Dieu à trois, la preuve ontologique, qui
conclut des attributs de l'être premier à son
absolue existence; la preuve cosmologique, qui
conclut de l'absolue nécessité de l'existence de
quelque chose aux attributs de l'être premier;
et enfin la preuve phgsico-thèologique, qui con-
clut de l'ordre et de l'harmonie du monde à une
cause intelligente, il s'effoive d'établir que les
deux premières sont impuissantes à nous faire
passer légitimement de l'idée à l'être, et que la
troisième, si respectable et si convaincante
qu'elle paraisse, outre qu'elle a le défaut des
précédentes, est d'ailleurs insuffisante à jus-
tifier l'idée d'un être tel que Dieu. La con-
clusion comme le principe de toute cette criti-
que des preuves de l'existence de Dieu, c'est que
l'idée de Dieu est sans doute un idéal néces-
saire à l'achèvement de la connaissance, mais
que nous n'en pouvons affirmer la réalité objec-
tive, parce que tout ce qui est placé en dehors
des limites de l'expérience nous échappe abso-
lument. Telle est la conclusion générale de
la Critique de la raison pure. Ainsi, pour em-
prunter à Kant une image charmante, celui qui
abandonne le terrain solide de l'expérience pour
s'aventurer dans le monde des idées, où il es-
père trouver des connaissances plus hautes et
plus pures, celui-là fait comme la colombe lé-
gère qui, lorsqu'elle a traversé d'un libre vol
l'air dont elle sent la résistance, s'imagine
qu'elle volerait bien mieux encore dans le vide.
Cependant Kant sent en lui un vif désir de poser
quelque part un pied ferme hors des bornes de
l'expérience. Il n'a point trouvé ce point d'appui
dans la raison spéculative, il va le demander à
la raison pratique, et retrouver là tout ce qu'il
vient d'abandonner ici.
2" Critique de la liaison pratique. — La rai-
son spéculative n'est pas toute la raison. A côté
des éléments a priori qui servent à constituer
ou à diriger la connaissance, il y en a qui ont
pour caractère de fournir des lois à la volonté :
ces lois et le nouvel ordre de connaissances
qu'elles déterminent forment la sphère de la
raiso7i pratique. La distinction de la raison
spéculative et de la raison pratique, et le refuge
que nous offre la seconde contre les doutes poi-
gnants de la première. Kant les avait déjà signa-
lés dans sa première critique; mais ce n'étaient
là que des indications qui avaient besoin d'être
expliquées et développées. Il restait à faire pour
la raison pratique ce qui avait été fait pour la
raison spéculative. Établir l'existence de cette
faculté, ou, ce qui revient au même, l'existence
et les caractères de ses principes, puis montrer
comment ces principes impliquent ou appellent
certaines vérités que la raison spéculative ne
pouvait établir, la liberté, l'existence de Dieu et
l'immortalité de l'àme, tel est, d'une manière
générale, le double but de la Critique de la
raison pratique, qui parut en 1788, c'est-à-dire
sept ans après la Critique de la raisoti pure.
La Critique de la raison pratique a pour but
de constater l'existence de certains principes
immédiatement imposés à la volonté par la rai-
son, c'est-à-dire de principes qui se présentent à
notre volonté comme les lois de toute volonté
raisonnable, et auxquelles elle doit se con-
firmer, indépendamment de tous les mobiles
sensibles qui peuvent agir sur «lie; en un mot,
de principes pratiques a priori. Constater IVxis-
KANT
— 865 —
KANT
tcnce de ces principes, c'est constater celle de
la raison pure pratique. 11 faut bien les distin-
guer des principes empiriques, ou qui se tirent
de la nature même du sujet : ceux-ci ne peuvent
jamais être considérés comme de véritables lois;
ceux-là seuls ont ce caractère. De là cette for-
mule adoptée par Kant comme la loi fonda-
mentale de la raison pure pratique et comme
le critérium infaillible de la moralité de nos
actions : « Agis toujours de telle sorte que la
maxime de ta volonté puisse revêtir la forme
d'un principe de législation universelle. » Les
lois morales n'étant autre chose que les prin-
cipes mêmes d'une volonté indépendante de
toute condition sensible, elles ont en ce sens
leur unique fondement dans l'autonomie de la
volonté, c'est-à-dire que la volonté est gouvernée
par ses propres lois. C'est parce que les lois
morales sont, en général, les lois de toute vo-
lonté raisonnable ou autonome, qu'elles sont
des lois ou des principes obligatoires pour la
mienne; là est donc le principe de l'obligation
qu'elles m'imposent. Du haut de cette théorie,
Kant examine les doctrines morales qui ont pris
pour principe soit l'éducation (Montaigne), soit
la constitution civile (Mandeville), soit la sen-
sation physique (Épicure), soit le sens moral
(Hutcheson). soit même la perfection (Wolf et
les stoïciens), soit enfin la volonté de Dieu (Cru-
sius et les théologiens), et il essaye de prouver
que tous ces principes matériels, comme il les
appelle, ne peuvent servir de fondement à la
morale. La réfutation de la doctrine du plaisir
ou de l'intérêt est particulièrement remar-
quable; c'est, sans contredit, une des plus belles
parties de ce bel ouvrage.
Mais d'où vient que Kant attribue aux prin-
cipes a priori de la raison pratique une valeur
objective absolue qu'il refuse aux principes a
priori de la. raison spéculative? On l'a souvent
accusé ici de contradiction, et nous ne préten-
dons pas que l'accusation ne soit pas fondée ;
mais enfin comment un si grand esprit a-t-il
pu tomber dans cette contradiction ? Voilà ce
que nous devons chercher à expliquer, quoique
Kant n'ait pas lui-même suffisamment éclairci
ce point. On a vu sur quoi se fonde le scepti-
cisme de Kant relativement aux principes a
priori de la raison spéculative. Parmi ces prin-
cipes, les uns servent à constituer l'expérience
en s'appliquant aux données sensibles, les autres
à porter la connaissance à sa plus haute unité,
en la rattachant à des idées supérieures. Or. pour
les premiers, comme ils sont les conditions a
priori de l'expérience ou de la connaissance
sensible ; comme l'esprit les tire a priori de sa
propre nature pour les appliquer aux intuitions
qu'il reçoit des objets ; comme, par conséquent,
cette connaissance ne se règle pas sur les objets,
mais sur l'esprit qui la constitue suivant ses
propres lois, il suit qu'on ne peut attribuer à
ces principes une valeur objective absolue et
prétendre qu'ils nous font connaître les objets
tels qu'ils sont en soi. Pour les seconds, comme
tout en servant à diriger la connaissance des
objets sensibles, ils tendent eux-mêmes à des
objets supra-sensibles, c'est-à-dire à des objets
placés en dehors des conditions de l'expérience,
ils peuvent bien avoir, outre leur valeur de
principes régulateurs de la connaissance hu-
maine^ une valeur objective absolue; mais cette
réalite objective reste pour nous hypothétique :
car il n'y a de connaissance possible des objets
qu'autant qu'ils sont donnés dans l'intuition, et
il n'y a pour nous d'intuition possible que l'in-
tuition sensible. Mais les lois morales ne sont
ni dans le cas des premiers, ni dans celui des
nid. PHILOS.
seconds, car elles sont indépendantes de toute
connaissance des objets. On n'en peut res-
treindre la valeur à la connaissance des objets
sensibles, car elles en sont tout à fait indépen-
dantes; et, d'un autre côté, si elles s'appliquent
à un ordre de choses supra-sensibles ou qui
échappent à notre intuition, ce n'est pas cela
qui en peut rendre la réalité hypothétique, car
cet ordre de choses, elles le constituent elles-
mêmes, et en assurent ainsi la réalité objec-
tive.
En même temps la loi morale assure la réa-
lité objective de la liberté, que l'expérience et
la raison spéculative ne pouvaient démontrer.
Selon Kant, l'expérience du sens intime ne sau-
rait nous attester en fait que nous sommes li-
bres, et d'ailleurs la loi de la causalité, que la
volonté applique à l'enchaînement des phéno-
mènes internes comme à tous les phénomènes
en général, ne laisse point de place pour la li-
berté. Nous pouvons bien concevoir un ordre de
choses différent du monde des phénomènes, où
la liberté exercerait son empire, mais ce n'est
là pour la raison spéculative qu'une supposition
que rien ne justifie. Or cette supposition, la loi
morale ou la raison pure pratique la change en
certitude, car la loi morale sans la liberté de
la volonté est un non-sens, et l'être qui se re-
connaît soumis à cette loi se reconnaît par là
même nécessairement libre. La liberté reste tou-
jours pour nous un attribut en soi impénétrable;
mais la réalité n'en est pas moins assurée, et
c'est tout ce qu'il nous faut.
La loi morale établie avec la liberté qui en
est la condition, Kant en fait le principe de l'i-
dée du bien moral, et condamne la méthode in-
verse comme fausse et funeste. Tout en plaçant
exclusivement dans la raison le fondement du
devoir et du bien moral, il n'oublie pas entiè-
rement, quoiqu'il l'ait trop oublié, que l'homme
n'est pas seulement un être raisonnable, mais
qu'il est aussi une créature sensible : il entre-
prend de décrire l'effet intérieur que produit en
nous le concept de la loi morale, et dans cet
effet, auquel il donne le nom de sentiment mo-
ral, il place le mobile subjectif de notre obéis-
sance à cette loi, le seul mobile dont il recon-
naisse la légitimité. 11 faut lire tout entier ce
beau chapitre où Kant, envisageant la nature
humaine dans ses rapports avec la loi morale,
analyse avec profondeur le sentiment moral,
ou le respect de la loi morale; parle éloquem-
ment du devoir, qui lui inspire une magnifique
apostrophe; peint admirablement la vertu, et
nous montre dans la sainteté l'idéal que nous
devons poursuivre incessamment, sans pouvoir
l'atteindre jamais; enfin fait voir partout un
vif sentiment de la dignité de notre nature, qui
n'étouffe pas celui de notre imperfe:tion.
Les lois morales commandent le désintéres-
sement, et il n'y a de conduite vraiment morale,
et digne du nom de vertu, que celle qui se
fonde exclusivement sur la considération du
devoir. La vertu exclut donc la considération
du bonheur personnel, dont elle exige même
quelquefois l'absolu sacrifice. Mais en même
temps nous concevons nécessairement qu'elle
rend digne de bonheur celui qui la pratique,
et dans la mesure même où il la pratique, et
que, par conséquent, dans un ordre de choses
conforme à la raison, l'homme de bien doit par-
ticiper au bonheur dans la mesure où il en est
digne. C'est dans cette union, nécessaire aux
yeux de la raison, du bien moral, comme con-
dition, et du bonheur, comme conséquence, que
Kant fait consister le souverain bien.
Le premier élément du souverain bien, ceiui
55
KANT
— 866 —
KANT
qui est la condition de l'autre, ce n'est 'pas la
yertu seulement, mais la sainteté, qui est l'i-
déal de la vertu. Or, la sainteté, ou cette per-
fection morale absolue à laquelle la raison pra-
tique nous ordonne de tendre, nous ne pouvons
l'atteindre dans un temps fini, comme la durée
de cette vie : elle suppose un progrès continu et
indéfini, et, par conséquent, dans l'existence de
la personne morale une durée également con-
tinue et indéfinie. La croyance à l'immortalité
de l'âme est donc une conséquence nécessaire
de la loi qui nous ordonne de poursuivre la per-
fection morale comme le but nécessaire de la
raison pratique. Kant insiste sur l'importance
morale de cette croyance : supprimez-la, et alors
ou vous rabaisserez indignement la moralité
pour l'accommoder à cette courte et misérable
vie, ou, par une fausse exaltation, vous dépas-
serez les limites de votre nature en la croyant
capable dans cette vie de la perfection mo-
rale.
Le bien moral n'est, comme on l'a vu, qu'une
partie du souverain bien; le souverain bien tout
entier consiste dans l'harmonie de la moralité
et du bonheur. Or, cette harmonie n'est possible
que si l'on admet une cause du monde capable
de l'établir et, par conséquent, douée d'intel-
ligence et de volonté, c'est-à-dire Dieu. Donc il
faut aussi nécessairement admettre l'existence
de Dieu. Otez la croyance en Dieu, il faudra
renoncer à l'espoir du souverain bien, que pour-
tant la raison pratique nous présente comme le
but nécessaire de notre activité et de notre exis-
tence, ou il faudra admettre avec les stoïciens,
en dépit, de la nature et du sens commun, que
la vertu et le bonheur ne font qu'un, et que
le souverain bien dépend de nous tout entier.
Ainsi Dieu, qui n'était pour la raison théorique
qu'un idéal , devient pour la raison pratique
l'objet d'une croyance nécessaire et légitime;
et, quoique la nature de cet être demeure à
jamais inaccessible au point de vue théorique,
nous pouvons la déterminer au point de vue pra-
tique, puisque, en l'admettant comme condition
du souverain bien, nous devons supposer en lui
les attributs sans lesquels nous ne pourrions le
concevoir ainsi, comme l'omniscience, l'omni-
potence, etc.
Parvenue à ce point, la raison pratique rat-
tache à Dieu les lois morales elles-mêmes, qu'elle
conçoit dès lors comme des commandements
divins, et auxquelles elle donne ainsi un carac-
tère religieux. C'est de cette manière que dans
la philosophie de Kant la morale conduit à la
religion, où elle trouve son couronnement néces-
saire. Renverser cet ordre, ce serait les déna-
turer l'une et l'autre : ce serait substituer à la
morale rationnelle une morale d'esclave; et ôter
à la religion son seul fondement légitime aux
yeux de la raison.
Dans la dernière partie de la Critique de la
raison pratique, Kant esquisse la méthode >à
suivre pour donner aux lois morales l'influence
la plus efficace et la plus durable sur les àmes;
et c'est sur le devoir, à l'exclusion du senti-
ment, que, fidèle à ses principes, il fonde cette
forte mais étroite méthode.
La conclusion qui couronne tout l'ouvrage est
une des pages les plus sublimes qu'ait insp
la pensée philosophique. On peut la
côte de ce que Platon et Pascal ont écrit de plus
beau. Kant, nona montrant à la fois le ciel étoile
au-dessus de nous et la loi morale au dedans
de nous, nous représente notre nature éci
par l'un, aul re. Hais une telle
ne s'analyse pas; il faut la lire.
3° Critique du jugement, 1790. — Il semble
qu'après la critique de la raison spéculative et
celle de la raison pratique, l'œuvre critique
entreprise par Kant soit achevée; mais ni l'une
ni l'autre ne se rendent compte de nos jugements
en matière de beau et de sublime. Or, si ces ju-
gements ne sont pas entièrement empiriques et
supposent quelque principe a priori, comme il
faut bien l'admettre, puisqu'ils sont universels
et nécessaires, ils doivent, avec le principe qui
leur sert de règle, trouver place dans la cri-
tique. En outre, les deux précédentes critiques
ne rendent pas compte davantage des jugements
par lesquels nous attribuons à la nature, dan?
quelques-unes de ses œuvres, ou en général
dans les relations des choses entre elles, un rap-
port de conformité à des fins, ou, comme dit
Kant, de finalité. Et pourtant ces jugements,
bien mieux encore que les précédents, doivent
s'appuyer sur quelque principe a priori que
la critique doit déterminer. 11 y a donc la une
double lacune à combler. Or, trouvant entre ces
deux sortes de jugements, les jugements esthé-
tiques et les jugements téléologiques, pour les
appeler tout de suite par les noms qu'il leur
donne, un certain caractère commun, qui, mal-
gré leurs différences, les rattache à une même
classe et les distingue également de ceux dont
s'est occupée la critique de la raison spéculative,
Kant les réunit en une seule et même critique,
à laquelle il donne le nom général de critique
du jugement, et qu'il divise en deux parties,
correspondantes aux deux sortes de jugements
que nous venons d'indiquer. Cette nouvelle cri-
tique ne pouvait pas être d'ailleurs, pour un
esprit aussi systématique que Kant, un appen-
dice aux deux précédentes : aussi en fit-il un
organe spécial du système critique, et, dans
l'ensemble de ce système, marqua-t-il sa place
entre la critique de la raison spéculative et la
critique de la raison pratique, ou entre la phi-
losophie théorique et la philosophie pratique,
auxquelles elle sert d'intermédiaire.
Il est aisé de comprendre comment le ju-
gement, tel que Kant le considère dans cette
nouvelle critique, peut être considéré comme un
lien entre la raison théorique et la raison pra-
tique. La raison théorique, que Kant réduit en
définitive à l'entendement, unique source des
principes constitutifs de la connaissance théo-
rique, a pour domaine la nature, dont les prin-
cipes de l'entendement sont les lois a priori.
La raison pratique, de son côté, qui seule est
digne du nom de raison, puisque seule elle peut
fonder une connaissance supérieure, a pour do-
maine la liberté, dont ses principes sont les lois
et dont elle assure ainsi la realité objective.
Entre la raison théorique ou l'entendement et
la raison pratique, il y a donc la même diffé-
rence qu'entre la nature et la liberté, et cette
différence est radicale; or le jugement se place
entre l'entendement et la raison, en nous four-
nissant un principe qui déjà nous élève au-des-
sus du concept de la nature, tel qu'il résulte de
l'entendement, et nous rapproche du concept du
monde intelligible ou de la liberté, qui est l'ob-
jet p raison pratique, et il nous sert
ainsi d'intermédiaire entre ces deux concepts ou
• les deux parties de la philosophie qui y
spondent. En effet, les |idées du beau et de
sublime et celle d'une finalité de la nature, tout
en nous retenant dans les limites du monde
sensible, y introduisent quelque chose d'intel-
»le, et par là peuvent être considérées comme
une transition entre l'idée de la nature et celle
de la liberté, ou entre la philosophie théorique
et la philosophie pratique.
Essayons maintenant de donner une idée gé-
KANT
867 —
KANT
nérale des deux parties de la Critique du juge-
ment. .
Critique du jugement esthétique. — Elle em-
brasse la question du beau, celle du sublime et
celle des beaux-arts. Examinant d'abord les juge-
ments que nous portons sur le beau ou les juge-
ments du goût, Kant les envisage sous quatre
points de vue différents, et il en donne autant de
définitions du beau, qui, ensemble, en constituent
une explication générale : 1° Le beau est l'objet
d'une satisfaction libre de tout intérêt, c'est-à-
dire qui nous laisse entièrement indifférents à
l'existence même de la chose jugée belle. Kant
regarde les jugements de goût comme des juge-
ments esthétiques, non comme des jugements
logiques ou de connaissance, et il distingue la
satisfaction qu'ils apportent avec eux de celle de
l'agréable et de celle du bon, de l'utile et du
bon en soi; 2° Le beau est ce qui plaît univer-
sellement sans concept. Cette définition résume
toute la théorie de Kant sur le beau : pour juger
une chose belle au point de vue du goût, je n'ai
pas besoin de la rapporter et de la trouver con-
forme à un concept déterminé; il faut, au con-
traire, que je la contemple indépendamment de
tout concept antérieur; et, si mon imagination
et mon entendement, en s'exerçant ainsi libre-
ment, rencontrent, la première une telle variété,
et le second une telle unité, tous deux un tel ar-
rangement, une telle disposition des parties et du
tout, que cette contemplation établisse entre les
deux facultés une heureuse et libre concordance,
qui détermine en moi une satisfaction spéciale,
alors j 'appelle beau l'obj et de cette contemplation.
Le principe des jugements de goût n'est autre
chose que cette libre concordance de l'imagina-
tion et de l'entendement, avec la satisfaction
qu'elle détermine; et comme cette satisfaction,
indépendante de tout concept, est en même temps
pure de toute sensation, elle doit être univer-
selle. La troisième définition exprime sous une
autre forme la théorie que nous venons de résu-
mer : La beauté est la forme de la finalité d'un
objet, en tant qu'elle y est perçue sans repré-
sentation de fin. D'après Kant/ quand je juge
une chose belle au point de vue du goût, je re-
connais dans la disposition de ses parties une
eerlaine convenance qu'on dirait faite tout exprès,
mais que je considère indépendamment de toute
idée de but ou de destination, puisque j'en juge
uniquement par cette libre concordance de l'ima-
gination et de l'entendement qu'elle établit en
moi, en sorte que le beau a en effet la forme
d'une finalité, sans reposer au fond sur une
finalité réelle; 4" Enfin le beau est ce qui est
reconnu sans concept comme l'objet d'une salis-
faclion nécessaire. L'explication de cette der-
nière définition rentre dans celle de la troi-
sième : la satisfaction du beau doit être univer-
selle, quoiqu'elle ne repose point sur ces con-
cepts, et, par conséquent, elle est nécessaire.
Kant a consacré une partie de son ouvrage à la
justification de ces caractères d'universalité et
de nécessité qu'il attribue aux jugements du
goût, tout en les considérant comme des juge-
ments esthétiques. 11 invoque en dernière analyse
une sorte de sensus communis, qui représente
les conditions subjectives, mais universelles, du
goût. Il faut avouer, et cela tient à la nature
même de^ sa théorie, que, malgré tous ses efforts,
il a laissé beaucoup d'obscurité sur ce point.
Cette théorie ne s'applique d'ailleurs qu'à une
espèce de be au, à celle qui est l'objet des juge-
ments de goût. Kant ne nie pus qu'il n'y ait des
choses que nous jugeons belles parce que nous
les trouvons conformes à tel ou tel concept dé-
terminé; mais cette espèce de beauté, objet de
jugements logiques et esthétiques à la fois, n'est
pas autre chose que la perfection, et se distingue
de celle que nous admettons par les jugements
purement esthétiques. Celle-ci n'étant astreinte
à aucune condition déterminée, Kant la désigne
sous le nom de beauté vague ; la seconde, au
contraire, étant subordonnée à des conditions
particulières qui dérivent de la nature ou de la
destination de l'objet où elle réside, il l'appelle
adhérente.
Le jugement du sublime a cela de commun
avec le jugement du beau, que ce n'est ni un
jugement de connaissance ni un jugement de
sensation. Comme le jugement du beau, il a son
origine dans la réflexion que nous faisons sur le
libre jeu de nos facultés de connaître, s'exer-
çant sur une représentation donnée, et dans la
satisfaction qui s'y attache. C'est donc un juge-
ment de réflexion ou un jugement esthétique
dans le même sens que le jugement du beau.
Mais ces deux sortes de jugements sont profon-
dément distinctes : le jugement du beau suppose
l'accord de l'imagination et de l'entendement
librement mis en jeu par la contemplation d'une
forme déterminée; le jugement du sublime
suppose, au contraire, le désaccord de l'imagi-
nation et de la raison, s'exerçant librement sur
la contemplation d'un objet sans forme déter-
minée ou limitée. Expliquons-nous. Il y a deux
espèces de sublime : l'un qui naît du spectacle
de la grandeur : c'est le sublime mathématique :
l'autre, de celui de la puissance : c'est le su-
blime dynamique. En présence du ciel étoile,
par exemple, je me sens écrasé par l'immensité
de ce spectacle, impuissant que je suis à l'em-
brasser tout entier en un tout d'intuition ; mais,
en même temps, cette impuissance même excite
en moi le sentiment d'une faculté supérieure, de
la raison, qui comprend en elle cette infinité
même comme une unité, et devant laquelle tout
est petit dans la nature : en sorte que, par ce
côté, je me sens supérieur à la nature, considé-
rée dans son immensité, et je dis alors que ce
spectacle est sublime. Mais, à proprement parler,
ce n'est pas la nature qui est sublime, c'est l'idée
que ce spectacle éveille en moi par la violence
qu'il fait à mon imagination. Le jugement du
sublime mathématique résulte donc, comme on
le voit, du désaccord de l'imagination et de la
raison; mais, pour que ce jugement soit vérita-
blement esthétique, il faut que ces facultés soient
mises en jeu librement, c'est-à-dire indépen-
damment de tout concept déterminé de l'objet
sur lequel elles s'exercent; autrement le juge-
ment prend un caractère intellectuel. On voit
aussi comment, tandis que la satisfaction liée au
jugement du beau est simple et sans mélange, la
satisfaction liée au jugement du sublime est
mixte : l'esprit s'y sent à la fois attiré et repoussé
par l'objet; la première est calme, la seconde
mêlée de trouble ou d'une certaine émotion ;
celle-ci est riante et s'accommode aisément des
jeux de l'imagination ; celle-là est sérieuse, et
repousse tout ce qui n'est pas sérieux. Ce que
nous venons de dire du sublime mathématique
s'applique également au sublime dynamique ;
seulement ici ce n'est plus l'immensité de la
nature, mais sa puissance que nous considérons.
A la vue de quelque spectacle où elle déchaîne sa
puissance, nous sentons notre faiblesse et notre
intériorité vis-à-vis d'elle, en tant qu'êtres physi-
ques; mais, en même temps, le sentiment de cette
faiblesse et de cette infériorité éveille en nous
celui d'une faculté par laquelle nous nous ju-
geons indépendants de la nature, et par consé-
quent, supérieurs à elle. Ici encore ce n'est pas
la nature qui est sublime, c'est cette faculté qui
KANT
KANT
nous rend supérieurs à la nature, et dont celle-ci
suscite en nous le sentiment en confondant notre
imagination par le spectacle de sa puissance.
Dans ce cas, comme dans l'autre, le jugement
du sublime naît du désaccord de l'imagination
et de la raison ; mais il faut ici ajouter cette
condition, que le spectacle dont nous sommes
témoins ne nous inspire aucune crainte sérieuse,
car alors ou cette crainte ne permettrait pas au
jugement du sublime de se produire, ou ce ju-
gement changerait de caractère, et d'esthétique
deviendrait moral. Sous cette réserve, le sublime
dynamique est à la fois terrible et attrayant,
ou le sentiment qui se produit en nous est, ici
comme tout à l'heure, mêlé de trouble et de
satisfaction.
Cette théorie du sublime, comme celle du
beau, ne s'applique qu'aux jugements véritable-
ment esthétiques. Qu'il y ait une autre espèce
de sublime ou de jugements sur le sublime,
Kant ne le nie pas ; mais il veut qu'on distingue
les jugements purement esthétiques d'avec ceux
qui sont à la fois esthétiques et logiques, ou qui
ont pour objet le sublime intellectuel ou moral.
Cette distinction, d'ailleurs, n'empêche pas
Kant d'unir étroitement le sentiment moral pro-
prement dit et le sentiment du sublime. Ils ont
la même origine, puisque tous deux expriment
la conscience d'une faculté et d'une destina-
tion supérieure ; seulement, dans un cas, cette
conscience implique l'idée de l'obligation et du
devoir ; dans l'autre, elle n'est, pour ainsi dire,
qu'un jeu, mais un jeu sérieux, de l'esprit. Mais
ce n'est pas seulement le sentiment ou le juge-
ment du sublime que Kant unit au sentiment ou
au jugement moral, c'est aussi le sentiment du
beau et le jugement de goût. Après les avoir
profondément distingués, il établit entre eux
d'intimes rapports, et finit par considérer la
beauté comme le symbole de la moralité. Ainsi
tout dans la philosophie de Kant tend au même
point et concourt au même but.
Dans un ouvrage sur le beau et le sublime,
Kant ne pouvait négliger la question des beaux-
arts. 11 entreprend ici d'en déterminer la nature
et les caractères essentiels; puis il analyse les
facultés qui les constituent et le rôle qu'elles y
jouent; et enfin il tente de les diviser et de les
coordonner d'une manière systématique, mais
sans prétendre proposer cette division comme
une théorie définitive. Cette seconde partie de
son travail n'est, comme il le dit lui-même, qu'un
de ces essais qu'il est intéressant et utile de
tenter; elle contient d'ailleurs une foule de re-
marques ingénieuses. Quant à la première, quoi-
que peu développée, elle est pleine d'originalité
et souvent de profondeur. On ne lira pas sans
admiration les idées de Kant sur la nature et le
caractère des beaux-arts, sur la liberté qui en
est la condition vitale, et sur le génie dont ils
sont les œuvres. En général, la Critique du ju-
gement esthétique est un des monuments les plus
originaux et les plus importants de cette science
moderne que l'Allemagne a créée sous le nom
d'esthétique. Comme toutes les autres parties de
la philosophie critique, elle a exercé une grande
influence sur l'esprit allemand, et l'un des plus
grands poètes de l'Allemagne, Schiller, en a
té, exposé et mis en pratique les idées fon-
damentales.
Critique du jugement léléologique. — Les
jugements de goût que nous portons sur les ob-
jets de la nature supposent bien, comme on l'a
vu, une certaine concordance entre ces objets et
DOS facultés; mais, quoique les objets que nos
jugements de goût déclarer t beaux semblent
avoir été faits en réalité tout exprès pour nous
plaire, nous n'avons pas besoin, pour former ces
jugements, d'attribuer à la nature quelque chose
comme un rapport de moyen à fin ou une véri-
table finalité. En efTet, ces jugements ne sont
pas logiques, mais esthétiques. Mais ne portons-
nous pas aussi, sur la nature des jugements par
lesquels nous lui attribuons un rapport de ce
genre, une finalité objective? Ceux-ci ne sont
plus esthétiques, mais logiques : Kant les appelle
des jugements téléologiques. Or, quelle est l'o-
rigine, l'usage et la valeur de ces jugements?
Voilà des questions que doit résoudre la Critique
du jugement léléologique. Kant veut qu'on dis-
tingue deux espèces de finalité dans la nature :
ou bien, considérant une production de la nature
en elle-même, nous supposons que la nature a
eu immédiatement pour but cette production ;
ou bien nous la considérons comme un moyen
relativement à d'autres choses que nous regar-
dons comme des fins de la nature. Dans le pre-
mier cas, la finalité que nous attribuons à la
nature est intérieure; elle est relative dans le
second. Cette seconde espèce de finalité est né-
cessairement liée à la première : en effet, nous
ne pouvons supposer que la nature se soit en
quelque sorte proposé comme un but l'existence
de certains êtres, de l'homme, par exemple,
sans supposer en même temps qu'elle ait dis-
posé les choses de telle sorte que ces êtres puis-
sent exister et se développer conformément à
leur destination. Dès que nous admettons une
finalité intérieure, il faut donc admettre aussi
une finalité relative; mais il faut montrer d'a-
bord qu'il y a dans la nature des productions
que nous ne pouvons concevoir sans lui attri-
buer une finalité intérieure : ces productions, ce
sont les êtres organisés. Kant essaye de mon-
trer comment le concept d'une finalité intérieure
de la nature est identique à celui de l'organisa-
tion. Dans un être organisé, comme dans une
œuvre de l'industrie humaine, dans une montre
par exemple, chaque partie ne peut être conçue
que dans son rapport avec le tout ; et, de plus,
ce qui distingue des œuvres de l'industrie hu-
maine les êtres organisés, c'est la propriété d'être
à la fois, selon l'expression de Kant, causes et
effets d'eux-mêmes. Un être organisé en produit
d'autres de la même espèce ; il se développe et
se conserve lui-même en s'assimilant les matières
propres à le renouveler et à l'accroître ; ses par-
tics agissent les unes sur les autres et se con-
servent réciproquement; enfin il répare lui-même
au besoin les désordres qui s'introduisent dans
ses fonctions. Or, comment expliquer par des
causes purement mécaniques un rapport qui lie
les parties au tout comme à une idée qui déter-
mine le caractère et la place de chacune, et
cette propriété d'être à la fois cause et effet de
soi-même, qui est le caractère des êtres organi-
sés? Dans une chose produite par des causes
purement mécaniques, ce rapport et cette pro-
priété n'existent pas. Pour concevoir comme pos-
sible la production des êtres organisés, il nous
faut donc avoir recours à une causalité différente
de la causalité mécanique ; et c'est pourquoi
nous supposons dans la nature un mode de cau-
salité analogue à celui que nous trouvons en
nous-mêmes, et qui consiste à agir en vue de
certaines fins. De là ce principe que, dans les
êtres organisés, il n'y a pas d'organe qui n'existe
pour une fin, ou que dans ces êtres la nature ne
fait rien en vain. Ce principe est universel et
nécessaire, c'est-à-dire que nous l'appliquons
toujours et ne pouvons pas ne pas l'appliquera
l'explication et à l'observation des êtres organi-
sés ; aussi, en étudianl les piaules i [ [es animaux,
cherchons-nous à déterminer la destination de
KAXT
— 869 —
KAXT
chacune des parlies de la plante ou de l'animal
que nous étudions. « Et, dit Kant, on ne peut
pas plus rejeter le principe téléologique que ce
principe universel de la physique : « Rien n'ar-
« rive par hasard;» car, de même qu'en l'ab-
sence de ce dernier, il n'y aurait plus d'expé-
rience possible en général ; de même, sans le
premier, il n"y aurait plus de fil conducteur
pour l'observation d'une espèce de choses de la
nature que nous avons une fois conçues téléolo-
giquement sous le concept des fins de la nature. »
Mais quelle est la valeur de ce concept par lequel
nous considérons les êtres organisés comme des
fins de la nature, et de ce principe qui nous fait
juger que rien dans ces êtres n'existe en vain ?
Nous apprennent-ils quelque chose sur l'origine
même de ces êtres, et ont-ils quelque valeur objec-
tive? Kant ne leur accorde qu'une valeur sub-
jective. Ce concept n'est qu'une manière néces-
saire pour nous de concevoir, par analogie avec
notre propre causalité, la production des êtres
organisés, que nous ne pouvons expliquer par
un pur mécanisme de la nature, et ce principe
ne sert qu'à nous diriger dans la considération
et l'étude des êtres organisés, c'est-à-dire n'est
qu'un principe régulateur. Ensuite, une fois que
nous avons introduit ce concept dans la nature
pour concevoir la production des êtres organi-
sés, nous retendons à tout l'ensemble de la na-
ture : dès lors nous ne concevons plus seulement
les êtres organisés comme des fins de la nature,
mais tout l'ensemble de la nature nous paraît
uu système de fins ou d'êtres liés entre eux sui-
vant un rapport de moyens à fins. C'est ainsi
que ce principe, que nous limitions aux êtres
organisés : « Dans les êtres organisés, rien n'existe
en vain, » devient un principe qui embrasse la
nature tout entière : « Dans le monde en général,
rien n'existe en vain, tout est bon à quelque
chose. » En considérant sous ce point de vue les
choses de la nature, on ouvre à l'esprit une source
d'investigations intéressantes; mais c'est ici sur-
tout qu'il faut bien se garder d'attribuer au
principe de la finalité une valeur objective, et
de le considérer autrement que comme un prin-
cipe régulateur : car, s'il n'a pas d'autre valeur
quand nous l'appliquons à la considération des
êtres organisés, dont nous ne pouvons concevoir
autrement la production, comment lui attribuer
une valeur objective quand il s'agit d'êtres qui,
par eux-mêmes, ne nous forcent pas d'y avoir
recours?
De ce que le principe de la finaiité ne doit
être considéré dans tous les cas que comme un
principe régulateur, il suit que ce principe, tout
en nous venant en aide là où l'explication mé-
canique nous fait défaut, ne doit pas nous em-
pêcher de pousser cette explication aussi loin
qu'il est possible. D'ailleurs, si la nature agit en
effet en vue de certaines fins, elle suit, pour les
atteindre, des lois qu'il faut déterminer indé-
pendamment de cette considération, c'est-à-dire
physiquement.
Du haut de cette théorie, qui regarde le prin-
cipe des causes finales comme un principe né-
cessaire, mais lui refuse en même temps toute
valeur objective, Kant examine et critique les
divers systèmes qui ont prétendu résoudre dog-
matiquement, soit dans un sens, soit dans un
autre, la question des causes finales, le système
d'Épicure qui attribue tout au hasard; celui de
Spinoza, qui fait tout dériver d'une substance
unique se développant fatalement : deux sys-
tème qui, niant la réalité d'une finalité de la
nature, n'en expliquent pas même le con-
cept ; puis le système des stoïciens et celui du
théisme, qui admettent une finalité et en cher-
chent le principe, le premier, dans une âme du
monde, d'où dérive la vie de la matière et l'har-
monie qui y règne ; le second, dans une cause
intelligente de la nature. Tous ces systèmes re-
présentent, selon Kant, l'ensemble des hypothè-
ses qu'on peut faire sur la finalité de la nature,
considérée objectivement; mais, aucun ne pou-
vant s'établir définitivement sur les ruines des
autres, la place reste libre pour la critique, qui
les déclare tous vains, et, tout en maintenant le
principe des causes finales comme un principe
nécessaire, ne lui accorde qu'une valeur subjec-
tive.
Poussant cette critique aussi avant que possi-
ble, Kant essaye de montrer comment la distinc-
tion de la finalité et du mécanisme de la nature
est, comme celle du réel et du possible, du vou-
loir et du devoir, du contingent et du nécessaire,
une distinction relative, quoique nécessaire, à la
constitution de l'esprit humain, et qui disparaît dès
qu'on suppose un entendement autrement consti-
tué, comme celui que nous attribuons à Dieu. Pour
un tel entendement, le principe de la finalité et
celui du mécanisme se confondraient en un seul
et même principe, qui pour nous est inaccessi-
ble. Nous ne pouvons suivre Kant dans ces pro-
fondeurs; mais nous remarquerons que la criti-
que kantienne, tout en restant fidèie à son point
de départ, arrive ici à son dernier terme. Schel-
ling s'est plu à reconnaître dans cette partie de
la Critique du jugement le germe de sa philo-
sophie de l'identité; mais s'il faut accorder qu'à
certains égards les deux doctrines se rappro-
chent, elles n'en restent pas moins profondément
distinctes.
Cette idée d'un principe unique, au sein duquel
se confondent la finalité et le mécanisme, n'em-
pêche pas d'ailleurs, ce principe étant inacces-
sible, qu'il ne faille toujours distinguer ces deux
principes dans l'explication des choses, et, si
c'est notre droit et notre devoir de pousser aussi
loin que possible l'explication mécanique de la
nature, il faut toujours, en définitive, avoir
recours au principe téléologique. Kant indique
ici avec une admirable précision, sur le système
et l'histoire des êtres organisés, des idées qui
depuis ont fait fortune entre les mains des Gœthe
et des Geoffroy Saint-Hilaire ; mais, tout en re-
connaissant ce qu'il y a de légitime et de beau
dans ces tentatives que fait la science pour ar-
racher à la nature ses secrets, et pousser aussi
avant que possible l'explication physique des
choses, il maintient qu'il est nécessaire d'avoir
recours en dernière analyse au principe téléolo-
gique, pour y rattacher la production des êtres
organisés.
11 examine ensuite les diverses hypothèsesde
ceux qui, ne se bornant pas à une explication
purement mécanique, ont cherché au delà de la
nature, dans une cause intelligente du monde,
le principe de la production des êtres organisés,
et ont voulu déterminer le rapport de cette
cause avec ces êtres; il rejette comme anti-
philosophiques la théorie de Voccasionnalismc
et celle de la préformation individuelle, et se
prononce avec Blumenbach, à qui il rend ici un
éclatant hommage, en faveur de celle de la pré-
formation générique ou de Vépigénèse. Cette
doctrine, reconnaissant dans les êtres organises
une certaine puissance productrice, quant a Ix
propagation du moins, abandonne à la nature
tout ce qui suit le premier commencement, et
n'invoque une explication surnaturelle que pour
ce premier commencement, sur lequel échoue
en effet toute explication physique.
Le principe téléologique nous faisant concevoir
le monde comme un vaste système de fins, nous
KANT
— 870 —
KANT
force à lui supposer une fin dernière, un but
final; mais ce but final, la considération du
monde physique ne peut le déterminer, car il
doit être inconditionnel ou absolu. Kant le trouve
dans cette idée du souverain bien, dont il a fait
l'objet de la raison pratique; et cette idée le
ramène à la preuve morale de l'existence de
Dieu, qui en est le corollaire. Ainsi il conclut ce
grand ouvrage comme il avait conclu les deux
premières critiques, en condamnant la raison
spéculative à l'impuissance, mais en lui opposant
la raison pratique, et en demandant à celle-ci
ce qu'il n'a pu trouver dans celle-là.
De la critique nous passons à la doctrine. Mais
tandis que celle-là se compose de trois parties,
celle-ci n'en aura que deux : car puisque le
principe du jugement ou le principe de la finalité
n'a qu'une valeur critique, ne pouvant par lui-
même fonder aucune connaissance et n'étant
qu'un principe régulateur, il ne peut y avoir
dans la doctrine de partie qui corresponde à la
critique de cette faculté ou de ce principe. Les
deux parties de la doctrine correspondent, l'une
à la critique de la raison spéculative, l'autre à
la critique de la raison pratique ; la première
aura pour objet la nature, la seconde la liberté.
Doctrine. 1° Métaphysique de la nature. —
L'ouvrage qui contient cette première partie de
la métaphysique, celle qui dans la doctrine cor-
respond à la Critique de la raison pure (spécu-
lative), est intitulé Éléments métaphysiques de
la sciencede la nature (1786). Quoique la nature,
dans le sens le plus général que lui donne Kant,
embrasse à la fois la nature pensante et la nature
étendue ou corporelle, il ne s'agit ici que de
cette dernière. On peut bien, en effet, selon
Kant, entreprendre une description naturelle des
phénomènes de la première, ce qu'il appelle
quelque part une physiologie du sens intime;
mais, d'une part, l'expérience psychologique, ne
pouvant rien nous apprendre de la nature même
de l'âme, n'en peut fonder la science, et, d'autre
part, on ne peut rien déterminer a priori sur
quoi on puisse établir une véritable métaphysique
de l'âme : il n'y a d'autre métaphysique ou d'autre
science rationnelle de l'âme que la critique. Reste
la nature corporelle ou la matière. Or, sans doute,
nous ne savons, non plus, et ne pouvons savoir
ce qu'elle est en soi, et toute métaphysique pos-
sible de la nature ne saurait avoir en définitive
une valeur objective absolue; mais enfin nous
pouvons, par l'analyse complète du concept d'une
matière en général, en déterminer a priori les
éléments constitutifs, et par là fonder une mé-
taphysique de la nature, ou de la science qui a
pour objet la nature, c'est à-dire de la physique.
Nous ne suivrons pas Kant dans cette analyse;
mais il faut dire que, si les idées qu'il développe
ici ne sont pas toutes entièrement nouvelles, du
moins en leur donnant une forme rigoureuse et
systématique, il les a élevées à la hauteur d"une
véritable théorie métaphysique. A la notion de la
solidité ou de l'impénétrabilité absolue dont la
plupart des physiciens ont voulu faire l'idée d'une
3ualité primitive de la matière, Kant entreprend
e substituer celle de force, d'une force attractive
et d'une force répulsive, qui seules, selon lui,
peuvent l'expliquer. Dès lors il n'est plus néces-
saire d'admettre des intervalles vides dans la
matière : on peut considérer l'espace co
entièrement rempli, quoique à des degrés diffé-
rents; et par là se trouve réfuté ce principe de la
philosophie atomistique. à savoir qu'il est in
sible de concevoir une différence spé
la densid ire», si l'on n'adr
espaces vi'li:. Ce n'esl pas d'ailleurs ou'il
nier la possibilité du vide, soit dans le monde,
soit hors du monde; mais il n'est pas nécessaire,
non plus, d'en admettre l'existence, et il est
impossible de la démontrer. A la vérité Kant
soutient, d'un autre côté, que l'espace absolu
est la condition dernière du mouvement, lequel
est nécessairement relatif; mais l'espace absolu
n'est pour lui qu'une idée, et, en aboutissant à
cette idée, la pnilosophie de la nature aboutit à
l'incompréhensible. Il importe donc de rappeler
ici à la raison humaine les bornes dans lesquelles
elle doit se renfermer. On voit que la méta-
physique de Kant reste fidèle aux conclusions de
la critique. Malgré cette réserve, cette partie delà
métaphysique kantienne a, par son côté positif,
exercé une très-grande influence sur le dévelop-
pement de la philosophie et de la science alle-
mandes, et on peut la considérer en particulier
comme le fondement ou le point de départ de la
Philosophie de la nature de Schelling.
2° Métaphysique des mœurs. — Cette seconde
partie de la métaphysique correspond à la Cri-
tique de la raison pratique, comme la précédente
à la Critique de la raison spéculative; elle s'ap-
plique à la liberté, comme l'autre à la nature.
La Critique de la raison pratique a montré la
volonté de l'homme soumise à la loi purement
rationnelle du devoir, à Yimpératif catégorique,
et de cette idée d'une loi pratique absolue elle a
déduit d'autres idées auxquelles la première
communique sa réalité, la liberté, l'immortalité
de l'âme, l'existence de Dieu. 11 est donc établi
que la volonté de l'homme est soumise au de-
voir, mais il reste à faire la science des devoirs.
Il reste à construire une science qui détermine
et coordonne tous les devoirs de l'homme, qui
en embrasse le système entier. Or, c'est là pré-
cisément l'objet de la Métaphysique des mœurs t
dont la Critique de la raison pratique a pose
les fondements. Il ne faut pas oublier ici ce que
Kant rappelle si souvent, que la métaphysique
des mœurs doit dériver toutes ses règles de la
raison seule, et qu'elle ne peut les puiser à une
autre source ou même leur chercher des auxi-
liaires dans les mobiles de la sensibilité, sans
ruiner ou du moins sans compromettre la mo-
ralité qu'elle est chargée d'enseigner. Qui dit
métaphysique, dit une science purement ration-
nelle. La métaphysique des mœurs surtout doit
avoir ce caractère, autrement elle ne serait plus
la science des devoirs, mais un recueil de con-
seils, ou tout au moins une doctrine bâtarde et
impuissante. La science des devoirs doit être
double, car il y a deux espèces de devoirs bien
distincts : les uns qui peuvent être l'objet d'une
législation extérieure et positive, ce sont les
devoirs de droit ; les autres qu'une telle législa-
tion ne saurait atteindre, mais qui n'en dérivent
pas moins de la législation immédiatement im-
posée à la volonté par la raison, ce sont les
devoirs de vertu. A ces deux grandes parties de
la science des devoirs, Kant a consacré deui
ouvrages distincts qui parurent successivement
dans l'année 1797, le premier sous ce titre :
Éléments métaphysiques de la doctrine du droit,
et le second sous celui-ci : Éléments mélaphy-
es de la doctrine de la vertu. Ensemble ils
i tuent la Métaphysique des mœurs.
Éléments métaphysiques de ht doctrine du
droit. — Kant pose comme principe général du
droit, que toute action qui ne contrarie pas
l'accord de lalibertéde chacun avec celle de tous
est conforme au droit. Réciproquement, toute
a qui troublera cet accord sera i ontraire au
droit. On voit qu'il fonde l'idée du droit sur
celle de la liberté, qui en est en effet la condi-
tion. De là cette loi : « Agis de telle sorte que
le libre usage de ta volonté puisse subsister a\oc
KANT
— 871 —
KANT
la liberté de tous. » Comme la violation du droit
est une violation de la liberté d'autrui, il
suit que l'accomplissement des devoirs de droit
peut nous être imposée par une contrainte exté-
rieure et que la violation de ces devoirs peut
être l'objet d'une répression. Il faut bien distin-
guer d'ailleurs le droit naturel, qui repose uni-
quement sur des principes a priori, et le droit
positif, celui qu'impose h. volonté d un législa-
teur. Celui-ci n'est que l'image imparfaite de
celui-là, et c'est toujours au premier qu il en
faut revenir pour décider du juste et de l'injuste.
Il doit y avoir, au-dessus de la science des lois
promulguées par les législateurs, une science du
droit qui dérive de la raison même, et, dit Kant,
« la science purement empirique du droit est
comme la tête de la fable de Phèdre : c'est peut-
être une belle tète, mais hélas sans cervelle. »
Dans le droit naturel le seul dont la métaphy-
sique des mœurs ait a s'occuper, il faut distin-
guer le droit inné, ou le droit que tout homme
possède naturellement, indépendamment de tout
acte particulier, et le droit acquis, ou le droit
qui se fonde sur des conventions ou des con-
trats. Les droits innés peuvent se réduire à un
seul qui comprend tous les autres : à savoir la
liberté individuelle en tant qu'elle peut subsister
avec la liberté générale. Il n'y a pas ici autre
chose à faire qu'à le constater, en montrant qu il
appartient également à tous les hommes, puis-
qu'il dérive de la nature même de l'humanité.
Mais il n'en est pas de même du droit acquis :
ici une théorie du droit est nécessaire, et c'est
précisément ce que Kant entreprend. Il rejette
la division ordinaire du droitnaturel en droit natu-
rel proprement dit et droit social; ce qu'il oppose
au droitnaturel proprement dit, ce n'est pas le droit
social, mais le droit civil. C'est qu'en effet ce qui est
opposé à l'état de nature, ce n'est pas l'état social :
car l'état social peut exister dans l'état de nature;
mais l'état civil, c'est-à-dire l'état où le mien et
le tien doivent être garantis par des lois publi-
ques De là la distinction du droit privé et du
droit public, qui sont les deux grandes divisions
du droit naturel en général. La seconde partie
de la théorie, exposée ici par Kant, celle qui
traite du droit public, qu'il divise en droit poli-
tique ou de cite, droit des gens et droit cosmo-
politique, est particulièrement remarquable par
la largeur et l'élévation des vues. La philosophie
de Kant est profondément libérale dans ses ap-
plications ; mais elle ne sépare pas la liberté de
l'ordre et de la moralité. Aussi, nous avons déjà
eu occasion de le dire, Kant a-t-il salue avec
joie la révolution française, comme l'avènement |
du règne de la liberté et du droit, et l'ouvrage
dont nous nous occupons ici, contemporain de
l'époque qui avait débuté par la déclaration des
droits de l'homme, est-il tout rempli des idées
et animé des sentiments qui ont fait cette grande
révolution ; mais aussi en blâme-t-il énergique-
ment les excès et condamne-t-il sévèrement l'acte
de la Convention qui envoya Louis XVI a la
mort. Les idées de Kant sur le droit des gens
et sur le droit cosmopolitique ne sont pas moins
libérales et élevées. Tout en reconnaissant le droit
de guerre dans certaines circonstances, il a soin
de le renfermer en d'étroites limites, et il pose
comme l'idéal que doivent poursuivre tous les
Etats l'idée d'une paix universelle et perpé-
tuelle. • J 7
Éléments métaphysiques de la doctrine de la
vertu. — Tout devoir auquel nous ne pouvons
être contraints par une force extérieure, mais
auquel néanmoins nous nous reconnaissons in-
térieurement obligés, est un devoir de vertu. La
partie de la métaphysique des mœurs qui traite
de ces devoirs doit être, comme la précédente,
entièrement pure ou a priori. Mais, tout en
soutenant que les devoirs de vertu doivent nous
être présentés uniquement au nom de la raison,
Kant reconnaît que l'accomplissement de ces
devoirs suppose aussi certaines conditions sub-
jectives, qu'il faut travailler à cultiver et à dé-
velopper, telles que le sentiment moral, la con-
science morale, l'amour des hommes et le res-
pect de soi-mnne. Mais ces conditions ne sont
autre chose pour lui que l'effet intérieur néces-
sairement produit par le concept même de la
loi. La doctrine de la vertu se divise en deux
parties, dont l'une comprend les devoirs mêmes
qu'on désigne sous ce titre, et l'autre les règles
de l'enseignement [didactique), et de l'exercice
(ascétique) de la vertu.
Dans toute cette théorie, on retrouve ce sen-
timent profond du devoir et de la dignité mo-
rale qui fait l'âme et le principe de la Philoso-
phie kantienne tout entière. Kant ne fléchit
point dans les applications, et si l'on peut re
procher à sa doctrine morale d'être trop étroite,
on ne saurait assez en admirer la pureté et
la sévérité. Il ne serait pas juste, d'ailleurs,
d'accuser Kant d'avoir laissé en dehors de sa
morale le dévouement et la chante, car il
compte positivement cette vertu parmi les de-
voirs larges et imparfaits, qu'il distingue des
devoirs parfaits ou étroits, tout en les rattachant
au même principe et en les expliquant, par la
même formule. Mais il n'en est pas moins vrai
qu'il montre ici le vice et l'insuffisance de sa
doctrine. Dans la seconde partie de la doctrine
de la vertu, dans la Méthodologie morale, Kant
recommande aux instituteurs de la jeunesse
l'usage d'un catéchisme moral, qui serait pour
la morale et la religion naturelles ce que sont
les catéchismes ordinaires pour la religion posi-
tive Il joint même l'exemple au précepte. Il est
curieux de lire ce fragment où ce grand _ génie
s'efforce de mettre à la portée des plus jeunes
et des plus faibles esprits les grandes ventes mo-
rales qu'ailleurs il a pris tant de soin de revê-
tir des formes les plus sévères de la science.
Dans les classifications qu'il fait de nos de-
voirs, Kant n'en reconnaît que deux espèces : des
devoirs envers soi-même et des devoirs envers
autrui. Il retranche ainsi de la morale naturelle
une classe de devoirs reconnue par la plupart
des moralistes, à savoir nos devoirs religieux ou
envers Dieu. Mais il faut se rappeler que nos de-
voirs naturels prennent nécessairement un ca-
ractère religieux lorsque, à la lumière de la rai-
son pratique, ils nous apparaissent comme les
1 préceptes d'un législateur suprême, auteur et
uo-e du monde moral. Ce point se trouve parti-
culièrement développé dans un ouvrage impor-
tant et célèbre, dont il nous reste encore a don-
ner une idée pour compléter cette exposition de
la philosophie kantienne : nous voulons parler
de la Critique de la religion dans les limites dt
la simple raison, publiée en 1791, peu d années
après la Critique de la raison pratique.
Critique de la religion dans les limites de la
simple raison. — Donner un sens moral aux ré-
cits aux dogmes et aux institutions du chrislia-
nsme et faire ainsi de ces récits, de ces dog-
mes e de ces institutions un vér.table enseigne-
ment moral et un moyen de mo™ h»tioj ., quel
nu'en soit d'ailleurs le sens historique et réel,
voilà le problème et le but posés ici P" Kant.
Par là on mettra les croyances positives d accord
avec la raison, et l'on rendra la religion raison-
nable Et, selon Kant, on ne peut invoquer d au-
tre interprète que la raison pratique: car comme
il n'y a d'autre religion naturelle possible que
KANT
— 872 —
celle qui s'appuie sur la morale, l'interprétation
morale est la seule interprétation raisonnable
des institutions et des dogmes religieux. Kant
oublie que les religions ne sont pas seulement
des systèmes de morale, mais qu'ils sont aussi
des systèmes de métaphysique. Quoi qu'il en
soit, le rationalisme de Kant est un ratio-
nalisme moral : pour lui la raison pratique est
Tunique juge de la religion positive, comme elle
est la source unique de la religion naturelle.
Ce n'est pas que Kmt rejette comme faux ou
impossible le fait d'une révélation surnaturelle;
il ne croit même pas qu'on en puisse prouver
l'absolue impossibilité; mais il ne croit pas, non
plus, qu'il soit nécessaire de l'admettre, et,
sans trop se prononcer sur cette question, il
répugne au fond à attribuer au christianisme
une origine surnaturelle. Mais, révélé ou non
le christianisme ne peut échapper à la critique
de la raison, et il ne peut être admis par elle
qu'autant qu'il sera trouvé conforme à ses déci-
sions. L'unique preuve de la vérité d'une religion
est dans cette conformité; mais il faut remarquer
que cette conformité ne prouve pas que cette
religion a été révélée, elle prouve seulement
qu'elle est raisonnable, la seule chose qui im-
porte en définitive. La Critique de la religion
se distingue par la forme des autres ouvrages
de Kant : à en considérer l'ordonnance générale,
on dirait plutôt un poëme qu'un livre de science.
Elle met d'abord en présence le bon et le mau-
vais principe, puis nous fait assister à la lutte de
ces deux principes dans le cœur de l'homme
nous montre ensuite la victoire remportée par
le premier sur le second, ou le règne de Dieu
sur la terre, et enfin nous expose le vrai culte
qui doit s'élever sous l'empire du bon principe
et qui est aussi éloigné du faux culte que la
religion de la superstition. Ce n'est cependant
pas une œuvre d'imagination que Kant a voulu
composer, mais un livre sérieux de philosophie
morale et religieuse. Partout, en effet, sous ce
plan et ces formes poétiques se cache une haute
philosophie, qui essave d'interpréter ou de trans-
former à l'aide des idées morales les légendes
les dogmes et les institutions du christianisme!
Ici encore on peut reprocher à la doctrine de
Kant de manquer d'étendue; mais il est beau de
voir cette doctrine tout ramener aux idées mo-
rales et tourner tout à leur profit. Que l'on
songe aussi au ton léger dont il était de mode,
au xvin" siècle, de parler du christianisme, à la
critique superficielle et ironique qu'en faisaient
la plupart des philosophes de ce siècle, et l'on
appréciera mieux la valeur de cette œuvre, qui
sait si bien allier la plus parfaite indépendance au
respect des grandes traditions, et qui se tient à
une égale distance d'une théologie aveugle et
d'un dédain frivole.
La métaphysique kantienne que nous venons
de parcourir, et la critique qui en est la condi-
tion, composent une science purement ration-
nelle ou a priori, une science du même ordre
que les sciences mathématiques, et qui, dans ce
qu'elle donne, doit avoir comme celles-ci une
certitude absolue, c'a été, en effet, la prétention
de Kant de construire la métaphysique comme
les mathématiques en dehors de l'expérience, et
de lui donner par là un caractère absolu, liais il
ne prétend point exclure de la philfltophie toute
étude expérimentale. soit de I homme, soit de la
nature; seulement il veut qu'on distingue bien
et qu'on sépare dans la plu
choses : d une part, la métaphysique el la criti-
que sur laquelle elle s'appuie, lesquelles doivenl
1 "''• toul ■' rail a priori ; et, de l'autre, l'élude
!" ' '""ni. île de la nature ou de l'homme, Lui-
KANT
même cultivait avec amour ce genre d'étude et y
excellait. Dans les dernières années de sa vie
après avoir achevé l'édifice de sa critique et dé
sa métaphysique, il publia un traité d'Anthro-
pologie, qui résume les leçons que, pendant de
longues années, il avait faites sur ce sujet, et où
l'on retrouve tout entier ce talent d'observation
qu'avait déjà révélé dans la première époque de
sa vie son petit écrit Sur les sentiments du beau
et du sublime. Dans une note de la préface de
ce traité, qui parut en 1798 sous ce titre : An-
thropologie au point de vue pragmatique, Kant
prend, en quelque sorte, congé du public, et il
s excuse sur son âge avancé de ne pouvoir aussi
publier lui-même un résumé des leçons qu'il
avait faites pendant les mêmes années sur l'au-
tre branche de la philosophie expérimentale, la
géographie physique. Il confia au professeur
Rink le soin de publier ces leçons, qui parurent
a Kœnigsberg en 1802. Déjà une édition en avait
ete publiée sans son aveu à Hambourg par Wol-
mar, qui s'était procuré plusieurs cahiers d'étu-
diants. Les leçons sur la géographie physique at-
testent, comme l'Anthropologie, avec un rare
talent d'observation, une admirable variété de
connaissances et une immense lecture. Ce sont
ces qualités qui rendaient l'enseignement de Kant
si instructif à la fois et si intéressant. Qu'on y
joigne ce mélange de finesse et de bonhomie qui
était un des principaux traits de son esprit et de
son caractère, en outre un amour de la clarté et
un talent d'exposition qui manquent trop dans ses
grands comme dans ses petits ouvrages, mais qu'il
montrait dans ses cours écrits, enfin cette douce et
sympathique chaleur que communiquaient à sa
parole une grande élévation d'idées et des convic-
tions profondes, et l'on aura une idée de ce que
Kant devait être dans sa chaire. Tous ceux qui l'a-
vaient entendu en parlaient avec admiration, et
Herder, son élève et son adversaire, reprochait à
l'écrivain de ne pas rappeler assez le professeur.
Nous avons exposé la philosophie de Kant tout
entière en parcourant les grands ouvrages qui
en contiennent les diverses parties, et, pour ne
pas interrompre cette exposition, nous avons
écarte tous les ouvrages de moindre importance
et tous les petits écrits destinés à préparer dé-
fendre, expliquer ou appliquer à divers sujets
les idées et les principes de la nouvelle philo-
sophie ; mais nous allons maintenant indiquer
ces ouvrages et ces écrits, en les rattachant à
ceux que nous avons étudiés précédemment : on
aura ainsi, dans cet article, un tableau complet
de tous les travaux de Kant.
Disons d'abord que. six années après la pre-
mière édition de la Critique de la raison pure
Kant en publia une seconde, contenant une nou-
velle préface furt curieuse, une introduction
plus développée et un grand nombre de graves
changements qu'il importe d'étudier, si Ton veut
connaître a lond le développement de sa pensée ■
c'est pourquoi nous indiquons ici cette nouvelle
édition.
Deux années après la publication de ce grand
monument, qui, malgré son originalité et son
importance, ne produisit pas d'abord une grande
impression, Kant, sentant le besoin de rendre
plus accessibles les idées qu'il voulait introduire
dans la philosophie en les exposant sous des for-
mas et en un langage plus .simple et plus clair,
écrivit dans ce but un petit ouvrage intitulé
/ roUgomènes pour toute métaphysique future
qui voudra être considérée comme une, science,
liM, ou. comme il le dit lui-même, il reprend
sous une l'orme analytique ce qu'il a dûprésen-
Crilique sous une forme synthéti-
que. Ce petit ouvrage se distingue en effet par
KANT
— 873 —
KANT
une très-grande clarté, et il peut servir à la fois
d'introduction et de résumé à la Critique de la
raison pure.
A la Critique de la raison pure il faut encore
rattacher les écrits suivants : Qu'est-ce que s'o-
rienter da7is la pensée? 1786. Dans cet écrit,
Kant a pour but de défendre la raison contre les
attaques de Jacobi. — Même année : Quelques
remarques sur l'examen fait par Jacob des ma-
tinées de Mendelssohn. Ces remarques furent
envoyées par Kant à l'auteur de cet examen, qui
défendait la philosophie critique attaquée par
Mendelssohn. — Sur une prétendue découverte
d'après laquelle toute nouvelle critique serait
rendue inutile par une plus ancienne, 1791.
C'est une réponse à Eberhard, qui avait pré-
tendu que la philosophie de Leibniz rendait inu-
tile la nouvelle critique ; Kant y explique com-
ment sa propre théorie diffère, selon lui, de celle
des idées innées, défendue par Leibniz. — Même
année : De la non-réussite de tous les essais phi-
losophiques de ihéodicée. Dans cette dissertation
publiée dans le Recueil mensuel de Berlin, Kant
prétendait montrer l'insuffisance de tous les
moyens qu'on emploie ordinairement pour justi-
fier la sainteté, la bonté et la justice de Dieu, et,
en général, l'impuissance de la raison spécula-
tive à résoudre dans un sens ou dans un autre
toutes les questions que poursuit la théodicée,
rappelant que la raison pratique a seule le droit
de décider quelque chose à l'égard de l'existence
et des attributs de Dieu, dont elle est en nous
l'unique organe. En reproduisant ici cette con-
clusion, Kant en cherche la confirmation dans
le Livre de Job : seul, le malheureux s'inclinant,
sans les comprendre, devant les décrets de la
volonté divine, trouve grâce devant Dieu par sa
sincérité, tandis que les hommages hypocrites
de ses amis sont rejetés. On voit là en même
temps un exemple de cette interprétation morale
des livres saints que développera la Critique de
la religion. À cette même année appartient en-
core une dissertation sur un sujet proposé par
l'Académie de Berlin : Quels ont été les progrès
de la métaphysique en Allemagne depuis Leib-
niz et Wolf; mais cette dissertation ne fut pu-
bliée que l'année même de la mort de Kant, en
1804, par Rink. — Du ton suffisant qui s'est
élevé récemment en philosophie, 1794. Ce petit
écrit est encore dirigé contre la philosophie de
Jacobi, qui voulait substituer le sentiment à la
raison et l'enthousiasme à la réflexion. — Même
année : Annonce de la prochaine conclusion
d'un traité de paix perpétuelle en philosophie,
écrit à l'adresse de l'ami de Gœthe, Schlosser,
qui avait attaqué violemment la philosophie cri-
tique.
Il faut rapprocher de la Critique de la raison
pratique un petit ouvrage qui est à cette criti-
que ce que sont à celle de la raison pure les
Prolégomènes pour toute métaphysique future,
c'est-à-dire une sorte d'introduction analytique:
ce sont les Fondements de la métaphysique des
mœurs, publiés en 1783, cinq ans avant la Cri-
tique de la raison pratique. La méthode que
Kant suit dans cet ouvrage et la clarté qu'il y a
su répandre en rendent la lecture utile et inté-
ressante.
De la préface et de l'introduction de la Criti-
que du jugement, il faut rapprocher un petit
écrit intitulé de la Philosophie en général, qui
avait été composé pour servir d'introduction à
une exposition de la philosophie critique entre-
prise par le professeur Sigismond Beck (1793-
1796). 11 a été publié par Starke dans son recueil
des petits écrits de Kant et par les derniers édi-
teurs des œuvres complètes de ce philosophe.
Rosenkranz et Schubert. — A la seconde partie
de la Critique du jugement, c'est-à-dire à la
Critique du jugement léléologiquc, on peut rat-
tacher une dissertation écrite deux années aupa-
ravant, en 1788 : de l'Usage des principes iéléo-
logiqucs en philosophie.
Autour de la Métaphysique des mœurs vien-
nent se grouper divers" petits écrits : une Cri-
tique d'un ouvrage de Schulz, prédicateur à
Gielsdorf, intitule : Instruction sur la morale
de tous les hommes sans distinction de religion,
1784 ; — de l'Illégitimité de la contrefaçon lit-
téraire, 1785; — du Principe du droit naturel
proposé par Hufcland, 1786; — Sur celte locu-
tion proverbiale : Cela peut être juste en théorie,
mais ne vaut rien dans la pratique, 1792; —
du Prétendu droit de mentir par humanité,
1797 ; — Sur la librairie, deux lettres à Nico-
laï, 1798; — Projet philosophique d'un traité
de paix perpétuelle, 1793. Cette idée d'une paix
perpétuelle couronne, comme on l'a vu, la Doc-
trine du droit de Kant ; le petit écrit que nous
citons est à la fois sérieux et piquant. — Indi-
quons ici un Traité de pédagogie, qui est un
résumé des leçons faites par Kant sur ce sujet,
et qui fut publié par Rink en 1803, sur l'invi-
tation du professeur. Ce traité complète le sys-
tème moral de Kant.
A la Critique de la religion on peut joindre
une dissertation insérée dans le Recueil mensuel
de Berlin, en 1786, sous ce titre : Commen-
cements probables de l'histoire des hommes.
Dans cette dissertation, Kant suit le récit de la
Genèse, mais en l'interprétant d'une manière
philosophique, et en cherchant à en faire sortir
une histoire probable des premiers temps de
l'espèce humaine. — Nous avons dit que la pu-
blication de la Critique de la religion avait
suscité à Kant des difficultés. On trouvera des
renseignements curieux à ce sujet dans la pré-
face d'un petit ouvrage intitulé Lutte des fa-
cultés, 1798. Kant y publia la lettre qu'il avait
reçue du roi Frédéric-Guillaume II, mort à cette
époque, et la réponse qu'il y avait faite; et,
dégagé par la mort du roi de la parole qu'il
avait donnée, il entreprit dans l'ouvrage même
de traiter la question des rapports de la philo-
sophie avec la théologie : il subordonne la se-
conde à la première, et réclame pour celle-ci
une absolue indépendance. Cet ouvrage n'est
pas restreint d'ailleurs à cette question, et on
peut le citer comme un des petits écrits les
plus curieux et les plus importants de Kant.
A côté des Leçons de géographie physique et
du traité d'Anthropologie pratique, que nous
avons cités, il faut placer plusieurs petits écrits
sur diverses questions de physique, d'anthropo-
logie et même de philosophie de l'histoire : car,
quoique Kant n'ait écrit aucun grand ouvrage
sur cette branche intéressante et nouvelle de la
philosophie, un esprit aussi curieux et aussi ori-
ginal n'y pouvait rester étranger. Indiquons ces
divers écrits suivant l'ordre chronologique; nous
compléterons par ces indications la liste des
écrits de Kant : Idée d'une histoire universelle
au point de vue cosmopolitique, 1784. — Même
année : Réponse à la question : Qu'est-ce que
les lumières? — Sur les volcans de la lune,
1783. — Même année : Détermination du con-
cept d'une race humaine (il faut raccrocher de
cette dissertation le programme publié par Kant
en 1775. sur les diverses races humaines ; c'est
pour repondre à des objections soulevées par
cette dissertation que fut écrite celle que nous
avons citée plus haut : de l'Usage des principes
léléologiques). — Même année : Critique de la
première partie des idées de Herder sur la phi
KANT
— 874
KANT
losophie de l'histoire de Ihumanité. — L'En-
thousiasme et ses remèdes, 1790. Ce sont des
remarques envoyées à Borowski au sujet du
livre qu'il écrivait sur Cagliostro. — Vln-
fluence de la lune sur le temps, 1794. — Même
année : la Fin de toutes choses. — Lettre à Som-
mering sur l'organe de lame, 1796. — Citons
encore une fois le petit ouvrage intitulé Lutte
des facultés, pour la dissertation écrite en ré-
ponse au professeur Hufe.and, et introduite ici
sous ce titre : De la puissance que possède
Vâme de surmonter ses douleurs par sa seule
volonté, et pour celle que Kant y a également
insérée sur cette question : Si le genre humain
est en progrès constant.
Aux ouvrages que Kant laissa à ses disciples
le soin de publier, il faut ajouter la Logique^
Subliée par Jaesche en 1800. C'est le résume
es leçons que Kant faisait sur cette branche de
la philosophie^ en prenant pour texte la logique
de Meier. L'introduction est un remarquable
morceau de philosophie générale.
Enfin, en 1817, M. Pœlitz publia des Leçons
de Kant sur la doctrine philosophique de la
religion, d'après des notes prises au cours du
professeur; en 1821 il publia, aussi d'après des
notes, des Leçons sur la métaphysique.
Après avoir exposé d'une manière générale
l'esprit et le but de la philosophie de Kant, nous
l'avons parcourue dans toutes ses parties. Il ne
nous reste plus qu'à en essayer une critique
sommaire. Déjà, en cherchant à donner une idée
générale de la réforme et de la philosophie
kantienne, nous en avons fait ressortir les côtés
vrais et durables. C'est d'abord l'idée mère de
la critique, c'est-à-dire ridée de remonter aux
principes de la connaissance humaine, pour en
déterminer l'origine, la valeur et la portée. On
a vu quelle précision nouvelle, quelle forme
systématique Kant a donnée à cette idée : il l'a
élevée à la hauteur d'une véritable méthode, et
par là, quelle que soit d'ailleurs la valeur des
résultats auxquels il est arrivé, il a rendu à la
philosophie un service immortel, car là est la
condition première de toute philosophie, la seule
voie sûre et légitime pour quiconque veut lui
donner le caractère d'une science. C'est en même
temps cette tentative de conciliation entre l'em-
pirisme et le rationalisme, le scepticisme et le
dogmatisme, qui est un des principaux carac-
tères de la philosophie critique. Tel doit être
le but de la philosophie. Si Kant ne l'a pas at-
teint, du moins Fa-t-il admirablement conçu et
posé. Mais la méthode critique de Kant est-elle
vraie de tout point, et a-t-il réussi à concilier
en effet les systèmes qui se partagent la philo-
sophie, c'est-a-dire a-t-il fait justement la part
de l'expérience et de la raison dans la connais-
sance humaine, et en a-t-il exactement déter-
miné les limites et la portée? On peut reprocher
d'abord à la méthode et à la philosophie de
Kant d'être, en général, plus abstraites que
réelles, et ce défaut vient en partie de ce qu'elles
sont plus logiques que psychologiques. Kant a
entrepris de traiter la philosophie comme les
mathématiques, tout à fait a priori, en dehors
de toute expérience, même de la conscience. Or,
cette méthode, qui convient à des siences sim-
ples et abstraites comme les mathématiques, ne
peut convenir également à une science com-
plexe et concrète comme la philosophie : appli-
nent à cette science, elle lui
l'Iquc sorte, la réalité et la con-
damne à l'abstra la philosophie
a ses principes " priori que L'ex] érience m
expliquer, et qu'il importe de distinguer et de
séparer dans l'ensemble de la connaissance, et
c'est encore l'honneur de Kant d'avoir nettement
conçu et résolument entrepris cette tâche dif-
ficile. Mais ces principes mêmes, si purs qu'ils
soient, n'en tombent pas moins sous la con-
science, et c'est à la lumière de la conscience
qu'il les faut étudier : c'est elle qui nous en dé-
couvre les sources, les caractères particuliers et
les applications; on ne saurait rejeter ses infor-
mations sans danger. En outre, il faut bien
prendre garde de confondre avec les vrais prin-
cipes de la raison des conceptions dues sim-
plement au travail de l'abstraction, et même
des attributs du sujet pensant, qui, comme tels,
sont les conditions universelles et nécessaires de
nos jugements, mais ne peuvent être considérés
pour cela comme des principes rationnels. Or,
Kant a commis cette double faute, dont l'aurait
préservé une psychologie plus profonde. Cette
insuffisance de la psychologie, qui est un des
caractères de la philosophie kantienne, y expli-
que plus d'un défaut et plus d'une erreur. Elle
explique, comme on le verra tout à l'heure, une
partie de son scepticisme. Elle explique déjà
dans une certaine mesure son caractère abstrait
et logique : car telle est la forme que revêtent
dans la philosophie de Kant les principes de la
connaissance, ceux de la morale et ceux du
goût. De là aussi le caractère artificiel de ses
analyses et de ses combinaisons. Kant est l'es-
prit le plus analytique et le plus systématique
qui ait jamais été depuis Aristote. Celui qui lit
ses ouvrages ne peut songer sans étonnement
quelle puissance d'esprit supposent ces analyses
si déliées et ces combinaisons si savantes. On
éprouve, en y pensant, quelque chose comme ce
sentiment du sublime qu'il a lui-même si bien
dt'erit. 11 faut dire aussi qu'en poussant plus
loin que personne ce besoin d'analyse et de ri-
gueur systématique qui est l'une des conditions
de la philosophie, il a donné à cette science un
grand exemple. Une science est, comme un
corps organisé, un système dont toutes les par-
ties doivent être unies entre elles, non par des
rapports arbitraires, mais par des liens intimes
et profonds : telle doit être la philosophie. Nul
n'a compris et mis en lumière, comme Kant,
cette importante vérité ; nul n'a essayé, comme
lui, de la pratiquer. Malheureusement, cette ri-
gueur qu'il cherche à introduire partout, dans
ses analyses, dans ses combinaisons et dans toute
la construction de son système, est souvent plus
apparente que réelle : ses analyses sont souvent
plus ingénieuses que solides, ses combinaisons
et son système plus savants que vrais. En gé-
néral, tout cela trahit un peu l'artifice, et même,
en certains endroits, ce que l'on pourrait ap-
peler un artifice après coup. Ainsi, par exemple,
l.iCritique du jugement est plutôt, quoi qu'en
dise Kant, une pièce de rapport dans le système,
qu'un véritable organe. Ce n'est pas d'ailleurs
que, malgré tout cet artifice, malgré cette exclu-
sion de la psychologie qui en est la principale
cause, la philosophie de Kant ne contienne d'ad-
mirahles vues d'ensemble et des trésors d'obser-
q psychologique; mais le moule dans le-
quel il jetait ses pensées et son système, en com-
primant la psychologie, devait leur imprimer un
caractère artificiel.
Ces remarques s'appliquent également aux di-
vers ouvr mt, ou aux diverses parties
de s. | h 1 isophie. Quel monument que la Cri-
tique de i i re! S -as revenir sur :
ce qu'il \ . 1 et de profond dans l'idée
fondament philosophie critique, quelle
puiss in e d'analyse el qucll
Hais trop souvi lissance d'analyse n'a-
boutit qu'à des abstractions, et cette force sys-
KANT
875
KANT
tématique, qu'à des combinaisons artificielles.
Quelle profonde investigation de nos facultés de
connaître ! Mais aussi, en beaucoup d'endroits,
quelle étroite psychologie! Il en est de même de
la Critique de la raison pratique, et en général
de la morale de Kant. Qui jamais poussa aussi
loin l'analyse des principes fondamentaux de la
morale et des faits qui s'y rattachent, et quel
système fut jamais aussi savamment construit ?
Mais c'est ici surtout qu'éclate l'abus de l'ab-
straction. Les principes fondamentaux de la mo-
rale prennent entre les mains de Kant un carac-
tère tellement abstrait, que la conscience y
reconnaît à peine les règles de notre conduite
et de nos jugements moraux. On a souvent com-
paré la doctrine morale de Kant à celle des stoï-
ciens; elle la rappelle, en effet, par quelques
côtés, quoiqu'elle la surpasse : car s'il y a du
stoïcisme dans la morale de Kant, c'est un stoï-
cisme corrigé par le christianisme, et, en gé-
néral, par une connaissance plus exacte et plus
approfondie de notre nature morale. Mais com-
bien encore est étroite cette doctrine! Quelle
pureté et quelle sévérité! Quel sentiment de la
dignité de notre nature! Mais que devient le
dévouement dans la doctrine de l'impératif caté-
gorique? Kant ne l'exclut pas sans doute; mais
sa morale ne l'explique pas suffisamment et est
incapable de le produire. D'ailleurs Kant n'en
a-t-il pas tari la source, en refusant un rôle au
sentiment dans les actions morales? De même
encore, on trouverait difficilement une analyse
plus délicate et plus subtile des idées et des sen-
timents du beau et du sublime, et une théorie
plus systématique. Mais Kant trop souvent pousse
la délicatesse et la subtilité d'analyse jusqu'à la
plus insaisissable abstraction. N'est-ce pas là
encore le caractère des principes du goût dans
sa doctrine? Cela n'empêche pas d'ailleurs que
cette théorie ne nous fasse souvent pénétrer plus
profondément qu'aucune autre dans l'intelligence
des questions qu'elle soulève; mais ici, comme
{•artout ailleurs et pour la même raison, la phi-
osopbie de Kant a le défaut d'être tout abstraite,
en grande partie artificielle, et souvent étroite.
Les qualités et les défauts que nous venons de
signaler dans la doctrine de Kant se réfléchissent
dans le langage qu'il s'est fait pour la traduire.
Voulant donner à la philosophie un caractère
rigoureux et systématique, et trouvant insuf-
fisant ou imparfait à cet égard le langage vul-
gaire, même celui de l'école, il entreprit de se
créer une langue à lui, dont il emprunta d'ail-
leurs la plupart des éléments à la scolastique,
mais en les réformant et en les renouvelant. Or,
on ne peut nier que cette langue n'ait souvent
le mérite de la précision et un caractère systé-
matique; mais elle a souvent aussi le défaut de
ressembler plutôt à une algèbre qu'au langage
de la philosophie, et d'être arbitraire et arti-
ficielle. Ajoutons qu'elle est extrêmement com-
pliquée. En sorte que, si elle est commode à
beaucoup d'égards, elle a aussi le tort d'embar-
rasser et de fatiguer inutilement l'esprit. Il faut
ici à la fois louer et blâmer Kant. Il a bien vu
que. si la philosophie veut être une science, elle
ne doit pas reculer devant les formes austères de
la science; mais il a oublié que, prenant tous
ses éléments dans le domaine du sens commun,
elle ne doit pas trop s'écarter de la langue vul-
gaire, et qu'il vaut mieux chercher à introduire
dans celle-ci les qualités scientifiques, que de
forger une langue tout à fait nouvelle. Nous ne
parlons pas du style de Kant, qui, malgré d'in-
contestables beautés de détail et des pages vrai-
ment^ admirables, laisse en général beaucoup
trop à désirer pour des lecteurs français.
Mais le principal défaut de la philosophie cri-
tique, c'est son caractère subjectif et la part
exagérée qu'elle fait au scepticisme. Kant, en
cherchant à déterminer la valeur et la portée de
la reconnaissance, voulait faire en même temps
la part du scepticisme et du dogmatisme : c'est
là un grand et difficile problème, qui, s'il n'est
pas nouveau dans la science, a du moins reçu de
lui une forme singulièrement précise. Mais ce
problème, ne l'a-t-il pas résolu dans un sens
plutôt que dans un autre? Ce caractère de subjec-
tivité, dont il marque une grande partie de la
connaissance humaine, n'assure-t-il pas la pre-
mière place au scepticisme? Sur quoi s'appuie-t-il
d'abord pour refuser aux formes de la sensibilité
et aux catégories de l 'entendement, par suite à -
la connaissance qui s'y fonde, toute valeur objec-
tive? Sur ce que ces principes sont les conditions
a priori de la connaissance des objets : il lui a
paru impossible de rapporter aux objets des lois
de notre esprit, antérieures à la connaissance que
nous avons de ces objets, puisqu'ils en sont les
conditions. Or, cette conséquence est-elle néces-
saire ? Sans doute l'esprit a ses lois sans lesquelles
la connaissance des choses ne serait pas ou ne
serait presque rien; mais de ce que ces lois sont
les conditions a priori de la connaissance; de ce
que l'esprit ne les dérive pas de l'expérience,
mais de lui-même, s'ensuit-il nécessairement
qu'elles n'aient aucune valeur objective, etqu'elles
ne puissent être, en même temps que des lois de
notre entendement, des lois de la nature même
des choses? Soit, par exemple, la loi de la cau-
salité : je ne la déduis pas de l'expérience, mais
je l'impose a priori aux phénomènes; s'ensuit-il
qu'elle ne soit qu'une loi de notre esprit et qu'elle
ne puisse pas' être une loi des objets mêmes?
Pourquoi ne serait-elle pas l'un et l'autre à la
fois? Pourquoi, en général, n'y aurait-il pas har-
monie entre notre intelligence et la nature des
choses? Et, si nous étions réduits ici à des con-
jectures, cette dernière supposition ne serait-elle
pas beaucoup plus vraisemblable que la première?
Il faut convenir que le problème des rapports de
l'esprit et de la nature des choses est plein de
difficultés, peut-être même de mystères; mais
la solution qu'en donne Kant ne lève pas ces
difficultés, ou plutôt elle y ajoute. L'hypothèse
kantienne est, en outre, contredite par l'expé-
rience même : car, s'il n'y a pas harmonie entre
notre intelligence et la nature des choses, d'où
vient que nous trouvons la seconde si conforme
aux lois de la première? Kant répondra que nous
n'avons pas le droit d'invoquer cette conformité,
puisque, ne connaissant les choses qu'au moyen
de nos propres lois, c'est nous qui les faisons ce
que nous les trouvons. Mais accordons que la
connaissance humaine ne serait pas ou ne serait
presque rien sans les principes que l'esprit tire
de son propre fonds; nous est-il permis pour cela
de ne voir dans l'expérience même qu'une création
de notre esprit; et, à côté de ces principes a
priori, nécessaires sans doute pour l'éclairer et
l'interpréter, n'a-t-elle pas aussi ses propres in-
formations? C'est ainsi qu'elle nous montrera la
nature partout conforme aux lois mêmes de notre
esprit. D'ailleurs, que parlons-nous ici d'hypothè-
ses? Nous ne sommes pas réduits en cette matière
à des conjectures plus ou moins vraisemblables;
la raison résout, la question directement et sans
réplique. Pouvons-nous supposer, en effet, quo
les principes de l'entendement, nous parlons de
ceux qui sont de véritables lois de l'esprit, et
non des catégories purement abstraites, n'ont
qu'une valeur subjective? Kant admet qu*ils sont
nécessaires; mais il prétend que cette nécessité
est relative à la constitution de notre esprit. Or,
KANT
— 876 —
KANT
cela est contraire à la raison même qui les déclare
absolus. Pouvons-nous supposer, par exemple, que
le principe de causalité n'est qu'une loi de notre
esprit? Non, car la raison nous dît que c'est une
loi de la nature même des choses. Ou prouvez-
nous donc que la raison ne nous dit pas cela, ou
rejetez l'autorité même de la raison. Kant ne
fait ni l'un ni l'autre. Il ne songe pas un instant
à contester l'autorité de la raison : car, là où il
croit que la raison nous impose ses principes
comme des lois absolues, il leur maintient ce ca-
ractère. Ce n'est pas , comme on l'a souvent
répété à tort, parce que la raison humaine est
subjective que Kant conteste la valeur absolue
de ses principes : car, s'il en était ainsi, on ne
voit pas comment il aurait pu, à moins d'une
grossière contradiction, ne pas envelopper dans
son scepticisme la raison pratique et les lois
morales; mais il a cru que les principes, qu'il a
désignés sous le nom de formes de la sensibilité
et de catégories de V entendement , ne nous étaient
pas imposés par la raison à titre de lois absolues,
et c'est pourquoi il a pu en contester la valeur
objective. C'est là qu'est son erreur : car ces
principes, la raison les déclare absolus, par con-
séquent, objectifs; et jamais Kant n'a pu établir
le contraire. Nous n'avons parlé jusqu'ici que des
formes de la sensibilité et des catégories de l'en-
tendement; on a vu comment Kant distingue de
ces principes, qu'il regarde comme constitutifs
de l'expérience, les idées de la raison proprement
dite, et comment il résout la question de la valeur
objective de ces idées. Remarquons d'abord que,
parmi ces idées, il en compte une que la con-
science, bien interrogée, suffit à expliquer : celle
du moi. C'est ainsi que déjà, parmi les catégories
de l'entendement, il avait rangé certaines con-
ditions du jugement, qui ne sont autre chose
que les attributs mêmes du sujet qui juge, par
exemple, l'unité du je pense. Cette unité est sans
doute la condition de tout jugement; mais elle
est aussi un fait de conscience. Il en est de
même du moi : il nous est immédiatement révélé
par la conscience. Voilà ce qu'une psychologie
plus profonde aurait montré à Kant. et, en ren-
dant à la conscience, c'est-à-dire à l'intuition im-
médiate de nous-mêmes, une idée qu'il transporte
à la raison, elle aurait préservé cette idée du
scepticisme où il précipite en général les idées
de la raison. Mais d'où vient ce scepticisme? De
ce que ces idées se rapportent à des objets supra-
sensibles, c'est-à-dire à des objets dont nous
n'avons pas l'intuition : car il n'y a pour nous
d'autre intuition possible que l'intuition des sens,
y compris le sens intime. Elles sont des concep-
tions nécessaires à l'achèvement de notre con-
naissance; mais nous n'avons pas le droit de leur
attribuer une valeur objective : car leurs objets
sont tout à fait insaisissables pour nous, et, par
conséquent, hypothétiques. Or, on peut bien ad-
mettre avec Kant que nous n'avons et ne pou-
vons avoir d'autre intuition que celles des sens
extérieurs et du sens intime, sans refuser pour
cela à l'esprit humain le droit d'attribuer une
valeur objective à certaines idées dont il ne saisit
pas les objets, comme à celle de Dieu, par
exemple. On peut lui accorder que nous n'avons
pas l'intuition de Dieu, c'est-à-dire que nous ne
faisons que le coni une aper-
ception directe et immédiate; mais il ne s'ensuit
pas que m. us n'ayons pas le droit d'attribuer à
cett< conception une valeur objei tive. La question
est de savoir si, en nous fournissant
ception. la raison nous l'impose connue quelque
i d'absolu; or, tel est eu effel si n carat
non-seulement nous avons besoin de l'idée de
Dieu pour porter notre connaissance à Son plus
haut degré de perfection; mais il serait absurde,
c'est-à-dire contraire à la raison, de supposer que
Dieu n'existe pas. Que nous faut-il de plus? La
raison parle, et cela suffit. Le scepticisme de
Kant à l'endroit des objets de la raison, au moins
de son objet suprême, n'est donc pas mieux
fondé et est tout aussi contraire à la raison que
le caractère subjectif qu'il attribue aux principes
de l'entendement.
Enfin, si l'on rapproche la morale de Kant de
sa métaphysique, et qu'on aille au fond des choses,
on y trouve une contradiction manifeste. Cette
contradiction n'est pas aussi grossière qu'on l'a
souvent imaginé; nous avons montré comment
elle s'explique dans la doctrine de Kant; mais,
pour s'expliquer, elle n'en est pas moins réelle.
Quelle différence y a-t-il au fond entre les ca-
tégories de V entendement et les idées de la raison
d'une part, et les lois de la raison pratique de
l'autre? Pourquoi accorder à celles-ci la valeur
objective et absolue qu'on refuse à celles-là?
Kant reconnaît que les principes de l'entendement
sont comme les lois morales, universels et néces-
saires' mais, selon lui, la nécessité est relative
dans le premier cas, elle est absolue dans le
second. Pourquoi cela? Les principes de l'enten-
dement sont les lois des phénomènes : est-ce là
ce qui les rend relatifs? Mais les lois morales
sont les lois de nos actions. Supprimez, dit Kant,
le temps et la succession des phénomènes, que
devient la loi de la causalité? Mais supprimez,
dirons-nous à notre tour, les agents moraux,
leurs rapports et leurs actions, toutes choses qui
existent bien aussi dans le temps, que devient la
loi morale, celle, par exemple, qui défend de
mentir? Si l'être absolu est au-dessus de la loi
de la causalité, il est aussi en un sens au-dessus
de la loi qui défend le mensonge : cette loi en
est-elle moins réelle ? Pourquoi la première ne
l'est-elle pas? Kant a beau dissimuler la contra-
diction, il ne peut y échapper. Si )es lois morales
sont absolues, les principes de l'entendement le
sont aussi ; si les principes de l'entendement sont
relatifs, il faut en dire autant des lois morales.
On a dit qu'on ne pouvait faire au scepticisme
sa part; il est certain du moins que cela est
bien dilficile, et la philosophie de Kant en est
une preuve de plus. Ce n'est pas que sous ce
rapport elle ne contienne plus d'un enseigne-
ment : la sagesse commande la réserve et la
modestie dans la spéculation, en même temps
qu'une foi robuste (nous parlons de la foi philo-
sophique), dans la pratique ou dans les vérités
morales. Mais il ne faut pas, dans le premier cas,
pousser la réserve jusqu'au scepticisme, car alors,
dans le second, on n'arrive à la foi que par une
inconséquence. D'ailleurs, qu'est-ce que cette
réserve qui aboutit à l'idéalisme le plus hardi?
Il est vrai que Kant s'en défend; mais ce n'est
pas sans raison que sa doctrine a été appelée du
nom d'idéalisme subjectif ou transccndanlal. Ne
va-t-il pas jusqu'à prétendre que le monde tel
qu'il nous apparaît en vertu des lois de notre
esprit n'est qu'un phénomène, c'est-à-dire, pour
traduire sa pensée, une illusion? Que nous ne
connaissions pas la nature intime des choses, soit;
mais comment prétendre que les choses ne sont
pour nous qu'une fantasmagorie régulière, créée
par notre esprit? Quoi qu'il en soit, sachons gré
à Kant d'avoir scruté si profondement le pro-
blème de l'origine, de la nature, de la valeur et
de la portée de nos connaissances, et d'avoir su,
malgré d'éclatantes erreurs, répandre tant de
lumières sur ces hautes questions. La philosophie
ne peut désormais passer outre sans tenir compte
itique et sans en faire son profit
Quelque p irl qu'elle doive lui faire dans 1a science,
KANT
— 877 —
KAPÏ
nous ne pensons pas qu'il y ait d'étude plus propre
àforti.ier l'esprit et plus salutaire à tous égards.
Kant ne manqua ni de disciples ni d'adversaires.
Ceux-ci vinrent de toutes parts : les uns au nom
de la théologie révélée; d'autres au nom de l'an-
cienne métaphysique, particulièrement de l'école
de Leibniz et de Wolf; d'autres au nom de la
philosophie empirique et sceptique du siècle;
d'autres enfin au nom du sentiment. Ses disciples
aussi furent très-nombreux et se montrèrent dans
tous les rangs et dans tous les camps. On analysa
et on commenta ses écrits, on expliqua ses doc-
trines, on les appliqua à toutes les branches des
connaissances humaines. Des disciples moins fidè-
les ou plus originaux entreprirent de les modifier,
et, tout en s'appuyant sur Kant, de pousser la
philosophie en des" voies nouvelles. On dit que,
dans sa vieillesse, Kant se déclarait incapable de
comprendre les objections qu'on adressait à sa
doctrine, et les transformations qu'on voulait lui
faire subir, et, pour expliquer ce fait, il n'est
pas nécessaire de supposer que l'âge avait affaibli
ses facultés intellectuelles. On trouvera dans le
Manuel de Tennemann (trad. franc, de M. Cousin,
t. II, p. 264 de la 2e édit.) une longue notice sur
les adversaires^ les partisans et les continuateurs
de la philosophie critique, avec l'indication de
leurs ouvrages.
11 faut remarquer, en finissant, qu'à la philo-
sophie critique qui prétendait modérer l'ambition
de l'esprit humain en le renfermant dans ses
vraies limites, succéda, en prétendant s'y ratta-
cher étroitement, le dogmatisme le plus absolu
et le plus intempérant qui fut jamais. Il arriva
après Kant ce qui est arrivé après Socrate ; et
ces deux exemples prouvent d'une manière écla-
tante combien il est difficile d'arrêter l'essor de
l'esprit humain, mais aussi combien il est né-
cessaire de le régler et de marquer ses justes
bornes.
Il est impossible d'indiquer ici les travaux
auxquels a donné lieu en France la philosophie
de Kant ; ia liste en serait trop longue : on trou-
vera dans l'avant-propos de la traduction fran-
çaise de la Critique du jugement (t. I, p. iij-v)
une note qui indique les premiers en date, et
l'on pourra compléter ces indications à l'aide du
Rapport de M. de Rémusat sur le concours ou-
vert par l'Académie des sciences morales et po-
litiques pour l'examen critique de la philoso-
phie allemande (p. 5 et 6), et aussi à l'aide de
l'ouvrage de M. Willm, qui a remporté le prix
dans ce concours. Il nous suffira de signaler l'é-
dition la plus complète des œuvres de Kant, les
ouvrages français consacrés à sa biographie et à
l'exposition détaillée de sa philosophie et les tra-
ductions françaises de ses différents écrits.
Œuvres complètes de Kant publiées par Rc-
sencranz, Berlin, 1838 et années suivantes,
10 vol. in-8; — A. Saintes, Vie de Kant, 1844;
— Ch. Villers, Philosophie de Kant, Metz, 1801,
in-8; — V. Cousin. Philosophie de Kant; —
Ch. de Rémusat, Essais de philosophie, Paris,
1836 et 1841, 2 vol. in-8 (voir les IVe et Ve Es-
sais); — du même auteur, Rapport sur le con-
cours pour l'examen critique de la philoso-
phie allemande, 1847 (dans les Mémoires de
l'Académie des sciences morales et pjolitiques);
— J. Wellin, Histoire de la philosophie alle-
mande. Paris, 1846 et suiv., 4 vol. in-8; —
Barchou de Penhoén, Histoire de la philosophie
allemande, Paris, 1836, 2 vol. in-8; — C. Bar-
tholmess, Kant et Fichle dans le Compte rendu
des séances de l'Académie des sciences morales
et politiques, t. XXIX et XXX; — E. Siissct, le
'icisme, Œnésidème, Pascal, Kant, Paris,
1865, in 8; Observations sur le sentiment du
beau et du sublime, trad. par H. Payer Imhoff,
Paris, 1795, in-8, et 'par Weyland, 1823, in-8; —
Principes métaphysiques de la, morale, trad.
par J. Tissot, Paris, 1830, in-8; — Critique de
la raison pure, par le même, 2e édit., Paris,
1864. 2 vol. in-8; — Principes métaphysiques
du droit; Projet de paix perpétuelle; et ana-
lyse de ces deux ouvrages par Mellin, par le
même, Paris, 1837, in-8 ; — Logique, par le
même, 1840, in-8; — Leçons de métaphysique,
par le même, 1843, in-8"; — la Religion dans
les limites de la raison, trad. par J. Trullard,
Paris, 1841, in-8, par le docteur Lortet, sous le
titre de Théorie de Kant sur la religion, etc.,
1842, in-8; — Critique du jugement suivie des
Observations sur le sentiment du beau, trad. par
J. Barni, Paris, 1846, 2 vol. in-8; — Examen de
la Critique du jugement, par le même, Paris,
1850; — Critique de la raison pratique, précé-
dée des Fondements de la métaphysique des
mœurs, par le même, Paris, 1848, in-8; — Exa-
men de la Critique de la raison pratique, par
le même, Paris, 1851: — Eléments métaphy-
siques de la doctrine au droit (première partie
de la Métaphysique des moeurs), suivis d'un
essai philosophique sur la paix perpétuelle et
d'autres petits écrits relatifs au droit naturel,
avec une introduction analytique et critique, par
le même, Paris, 1853; — Éléments métaphysi-
ques de la doctrine de la vertu (seconde partie
de la Métaphysique des mœurs) , suivis d'un
traité de Pédagogie et d'autres petits écrits re-
latifs au droit naturel, avec une introduction
analytique et critique; par le même, Paris, 1855;
— Critique de la raison pure, avec une intro-
duction analytique et critique, par le même,
Paris, 1869, 2 vol. in-8. J. B.
KAPILA, auteur du système sânkhya, un des
plus célèbres de la philosophie indienne. Kapila
figure dans les légendes mythologiques où ses
aventures sont racontées tout au long. Tantôt il
est fils de Brahma, et un des sept grands rishis
ou saints des Pouranas ; tantôt, il est représenté
comme une incarnation de Vishnou ou d'Agni ;
tantôt même on le donne comme un petit-fils de
Manou. En d'autres termes, on ne sait rien de
précis sur Kapila, ni sur l'époque à laquelle il
vivait.
Un des caractères distinctifs de sa doctrine,
c'est une indépendance absolue. La révélation
n'est point une autorité pour Kapila. L"Écriture
sainte lui paraît incapable d'assurer à l'homme
la libération et la béatitude éternelle; c'est à la
science seule qu'il s'adresse, c'est-à-dire à la
raison. 11 ne paraît pas que dans l'Inde cette in-
dépendance ait jamais été, contre le système de
Kapila et contre ses adhérents, un motif de per-
sécution, tout ombrageuse que l'orthodoxie y pou-
vait être. Il parait même que cette indépen-
dance a été poussée aussi loin que possible ; et
la doctrine de Kapila a été signalée par toutes
les écoles qui l'ont combattue, comme une doc-
trine athée. On a cru quelque temps qu'elle avait
inspiré en grande partie les doctrines fondamen-
tales du bouddhisme. C'est une assertion qu'a
émise M. Eugène Burnouf ; et si elle est exacte,
ce qui n'est pas certain, la date relative du sys-
tème de Kapila serait par là même à peu près
fixée : il remonterait à six siècles au moins avant
l'ère chrétienne.
11 y a deux sources principales, quoique d'iné-
gale importance, auxquelles on peut demander
la connaissance détaillée de cette doctrine: ce
sont d'abord les Axiomes ou Soûtras de Kapila,
imprimés à Sérampore, in-8, 1821, avec le com-
mentaire de Vidjntna Bikshou, en sanscrit; et
li Sânkhya Karikd, ou vers remémoratifs du
KAPI
— 878 —
KAPI
sânkhya, en soixante-douze distiques, publiée
plusieurs fois d'abord par M. Lassen, avec une
traduction latine ; puis par M. Wilson, avec une
traduction anglaise de Colebrooke, et un com-
mentaire sanscrit traduit aussi en anglais. M.Pau-
tbier l'a traduit en français dans sa traduction
des Essais de Colebrooke. L'auteur de cet article
l'a traduite enfin et commentée tout au long dans
le VIIIe volume des Mémoires de V Académie des
sciences morales et politiques.
Il paraît, du reste, que l'ouvrage vraiment
original n'est pas même la collection des soûtras
réunis sous le nom de Kapila. Ce serait un re-
cueil beaucoup plus ancien et beaucoup plus
concis encore appelé Talvâ Samâsa. Mais Cole-
brooke n'a jamais vu ce recueil, et il semble
même douter de son existence, bien qu'il soit
mentionné par les commentateurs. Il paraît pro-
bable, du reste, que les soûtras qui ont été im-
primes ne sont qu'un développement du Tatva
Samâsa, et c'est à eux qu'il faut demander la
véritable doctrine de Kapila. Jusqu'à présent ils
n'ont pas été traduits.
Quant à la Karikâ, elle est certainement
beaucoup plus récente, et quoique Colebrooke
la donne pour l'autorité principale du sânkbya,
elle ne doit être*consultee qu'avec grande ré-
serve. Il est évident d'abord qu'il est très-diffi-
cile de renfermer tout un système de philoso-
phie aussi vaste que le sânkhya en soixante-
douze distiques ou cent quarante-quatre vers, et
que cette concision même a du nécessairement
nuire à la clarté. Ces précis peuvent être fort
utiles dans l'école ; ils peuvent réveiller et fixer
les souvenirs des élèves; ils peuvent être aussi
fort intelligibles pour ceux qui ont longtemps
étudié la doctrine dans toute son étendue ; mais
pour ceux qui n'ont pas eu le même avantage,
ces abrégés sont loin d'être suffisants, et ils
demeurent toujours très-obscurs, surtout quand
le système primitif l'est lui-même autant que le
sont les Soûtras de Kapila. Il faut ajouter que
la Karikâ étant très-moderne, relativement du
moins, et n'étant pas certainement antérieure au
vme siècle de l'ère chrétienne, elle répond dans
l'histoire de l'esprit indien à une époque où les
traditions antérieures déjà fort étudiées avaient
été déjà aussi défigurées étrangement. Il serait
difficile, tant que les soûtras ne seront par con-
nus, de dire jusqu'à quel point la Karikâ s'en
éloigne; maison a dès à présent de justes rai-
sons d'affirmer qu'elle ne représente pas tou-
jours très-fidèlement la doctrine originale ; il ne
faut donc pas croire, parce qu'on connaîtrait la
Karikâ, qu'on pût se dispenser de recourir aux
soûtras.
Ces soûtras se divisent en six lectures ou le-
çons d'inégale longueur. Les trois premières
sont données à l'exposition spéciale de la théo-
rie. La quatrième Péclaircit par des comparai-
sons tirées de la fable et de l'histoire, si tant est
qu'il y ait de l'histoire dans l'Inde. La cinquième
lecture, toute de controverse, est consacrée à ré-
futer les objections des écoles rivales; enfin la
sixième revient sur les questions les plus im-
portantes pour les compléter par des dévei
ments nouveaux.
Quoi qu'il en puisse être des divergences plus
ou moins graves des soûtras et de la Karikâ, les
deux ouvrages s'accordent sur ce premier et es-
sentiel principe, que la philosophie est le seul
moyen qu'ait l'homme d'arriver à la béatitude.
Les moyens que donne l'écriture révélée et tous
les moyens visibles, quels qu'ils soient, sont im-
puissants; seule est capable de sauver
c'est là le principe même d'où est
i le Bouddha pour laire dans l'Inde la grande
réforme à laquelle s'est attaché son nom, c'est,
en d'autres termes, le principe même sur lequel
s'est appuyée la philosophie grecque et sur le-
quel doit s'appuyer toute philosophie qui se com-
prend elle-même et se rend compte de ce qu'elle
Fait. Il n'est pas besoin d'insister sur l'impor-
tance d'une pareille théorie, et de montrer tou-
tes les recherches antérieures qu'elle suppose et
toutes les conséquences qu'elle porte invincible-
ment avec elle.
Le sânkhya reconnaît trois espèces de certi-
tude : ce sont d'abord la perception, puis l'induc-
tion, et, en troisième lieu, le témoignage en-
touré des garanties nécessaires.
Les principes auxquels s'appliquent ces trois
critériums de la connaissance humaine sont au
nombre de vingt-cinq : 1° la nature racine et
mère de tout le reste; 2° l'intelligence ou le
grand principe ; 3" la conscience, en sanscrit
ahankâra, mot à mot ce qui produit le moi;
4-8° les cinq particules subtiles, essences des
cinq éléments; 9-19° les onze organes des sens
et de l'action, qui sont aussi avec l'intelligence
et la conscience les treize instruments de la
connaissance; 20°-24° les cinq éléments maté-
riels : l'éther, l'air, le feu; l'eau, la terre ; 25° et
enfin, l'âme éternelle et immatérielle, qui n'est
ni produite ni productive.
C'est pour contempler la nature, et plus tard
pour s'en délivrer, que l'âme s'unit d'abord à
elle, comme le boiteux et l'aveugle se réunis-
sent pour voir et pour marcher, l'un servant de
guide et l'autre portant celui qui le conduit. De
cette union de l'âme et de la nature sort la créa-
tion, c'est-à-dire le développement de l'intelli-
gence et des autres principes. La nature a trois
qualités principales qui» correspondent à trois
mondes différents, à trois dispositions différen-
tes de l'âme : la bonté d'abord, qui répond au
monde supérieur et à la vertu ; l'obscurité, qui
répond au monde inférieur et au vice ; enfin la
passion, qui appartient spécialement au monde
intermédiaire, au monde de l'homme, où sont
mêlés le bien et le mal, le vice et la vertu.
L'âme, revêtue d'un corps et d'une personne
qui constituent son individualité, doit s'appli-
quer à connaître la nature, qui d'abord lui ré-
siste, mais qui, comme une courtisane, après
quelques difficultés, finit par se montrer toute
nue aux regards de celui qui la sait contem-
pler. Une fois cette connaissance acquise, l'âme
n'a plus rien à faire en ce monde; elle y peut
rester encore cependant, comme la roue du potier
tourne encore longtemps après que l'impulsion
qui l'a mise en mouvement a cessé d'agir sur
elle; mais dès lors, elle a conquis toutes les con-
ditions de sa délivrance et de sa béatitude ;
quand le corps vient à se dissoudre, elle quitte
cette vie, où elle n'a d'ailleurs jamais été qu'un
simple spectateur, un témoin impassible ; et elle
est éternellement affranchie de ces renaissances
successives et de ces épreuves douloureuses aux-
quelles sont encore soumises les âmes que la
science n'a pas rachetées.
Ces détails, quelque concis qu'ils soient, suffi-
sent cependant pour montrer toute la grandeur
du système conçu par Kapila. Le sânkhya est
certainement, dans la philosophie indienne, ce-
lui de tous les darçanas qui mérite le plus notre
étude; il représente les idées les plus vastes, les
plus profondes à la fois et les plus avancées ; le
nyàya a'esl guère qu'un système de logique; la
mîmansa n'est qu'une casuistique orthodoxe; le
védànta, une polémique qui a pour but de dé-
fendre la révélation j le yoga de Patandjali est
un mysticisme exagéré et souvent extravagant;
enfin le veiséshikâ de Kanada s'est surtout alla-
KAYS
— 879 —
REND
5Îié à des questions de physique, traitées comme
pouvait le faire l'imagination indienne qui ne
s'est jamais enquise des faits et n'a, pour ainsi
dire point connu l'observation exacte et atten-
tive des phénomènes. Le sânkhya, au contraire,
a embrassé et résolu à sa manière toutes les
questions principales que la science philosophi-
que peut agiter, et il les a posées et discutées
avec une liberté entière.
Outre les diverses publications citées dans cet
article, il faut lire, pour comprendre la haute
valeur du génie de Kapila, l'analyse qu'a con-
sacrée au sânkhya; d'après Colebrooke, M. Cou-
sin, dans son Histoire générale de la philoso-
phie, Paris, 1863, in-8; le mémoire cité plus
haut de l'auteur de cet article et la traduction
des Soutràs commentés de Kapila par M. Bal-
lantyne, Bibliotheca indica, Calcutta, 1862. Voy.
aussi les articles Indiens (Philosophie des) et
Sànkhya. B. S.-H.
KARIKA. Ce mot désigne, dans la philoso-
phie indienne, des vers mémoratifs qui renfer-
ment, sous une forme très-concise, les théories
principales des divers systèmes. D'ordinaire, la
Karikâ s'entend du système sànkhya, parce que
les vers mémoratifs de ce système ont été pu-
bliés et traduits déjà plusieurs fois. Mais les au-
tres écoles ont leurs Karikâs tout aussi bien que
le sànkhya; et le Sanskara Sara qu'a publié et
traduit M. Windischmann n'est pas autre chose
qu'une Karikâ du védânta. On en peut dire au-
tant d'un autre résumé du védânta qu'a traduit
en anglais AI. Taylor, et qui est intitulé Atma-
bodha. ou la Connaissance de l'esprit; AL Pau-
thier l'a mis en français. On pourrait citer en-
core plusieurs autres Karikâs. Cette forme assez
singulière qu'a prise la science n'est pas spéciale
au génie indien; notre moyen âge a mis plu-
sieurs fois en vers la Logique d'Aristote, et ce
même procédé a été appliqué souvent à d'autres
théories ; seulement, ces abrégés rhythmiques
n'ont pas acquis dans l'Occident la haute auto-
rité que les Karikâs ont obtenue dans la philo-
sophie indienne. Évidemment ce mode d'exposi-
tion suppose de longues études antérieures et
des analyses poussées très-loin. Après les com-
mentaires prolixes qui ont développé les systè-
mes et les ont bien fait comprendre, on a senti
le besoin de résumer, et c'est à ce besoin que les
Karikâs ont répondu; voilà pourquoi elles sont
en général assez récentes. Voy. les articles In-
diens (Philosophie des) et Sa.nk.hya. B. S. -H.
KAYSERLINGK (Hermann de), critique et
philosophe allemand, a publié de 1817 à 1839
un assez grand nombre d'ouvrages : comparaison
entre le système de Fichte et celui d'Herbart,
Kœnigsberg, 1817 . La Métaphysique, Heidelberg,
1818; — Projet d'une théorie complète de l'in-
tuilion, Heidelberg, 1822; — Point de vue pour
l'établissement scientifique de la connaissance
humaine, ou Anthropologie, Berlin, 1827. Il a
laissé l'histoire de sa vie : Mémoires d'un philo-
sophe, Altona, 1839. Il avait commencé par être
le disciple de Herbart; mais plus tard il aban-
donna les idées de son maître et se rapprocha de
la philosophie de Schelling. Tous ces ouvrages
sont écrits en allemand. Un écrivain qui porte à
peu près le même nom, Kayserling, a publié à
Leipzig en 1863 : Moses Mendelssohn, sa vie et
ses œuvres.
KAYSSLER (Antoine-Auguste-Adalbert), pro-
fesseur de philosophie à Halle, ensuite à Bres-
lau, où il mourut en 1822, a laissé les ouvrages
suivants, tous écrits en allemand et sous l'inspi-
ration de la doctrine de AI. de Schelling : De la
nature et de la destinée de l'esprit humain,
in-8, Berlin, 1804; — Mémoires pour servir à
l'histoire critique de la philosophie moderne,
ou Idée de la philosophie de Schelling. in-8,
Halle, 1804; — Introduction à l'étude de la phi-
losophie, in-8. Breslau, 1812; — Principes de la
philosophie théorique et pratique, à l'usage des
cours publics, in-8, Breslau et Halle, 1812. X.
KECKERMANN (Barthélémy), érudit et phi-
losophe allemand, né à Dantzick en 1571. Il étu-
dia à Wittemberg, à Leipzig et à Heidelberg, où
il fut nommé professeur de langue hébraïque.
Il avait une ardeur incroyable pour l'étude et
ne négligea aucune des sciences qu'un philoso-
phe de ce temps ne pouvait ignorer. Sa renom-
mée décida le sénat de Dantzick à lui offrir une
chaire au gymnase de cette ville. Après l'avoir
refusée, il l'accepta en 1601, et y enseigna la
philosophie. Ses travaux excessifs hâtèrent sa
fin, il mourut en 1609, à l'âge de 38 ans. 11 avait
pourtant composé un très-grand nombre d'ou-
vrages, s'il faut en croire Alelchior Adam qui
n'en compte pas moins de trente-quatre, sans
parler de ceux qui étaient restés manuscrits. La
plupart portent le nom de système, système po-
litique, de mathématique, de morale, d'anato-
mie, de théologie, de logique, et enfin système
des systèmes. Ces ouvrages, dit Bayle, sont
pleins de pillages, et ont été fflen pillés. Le
principal mérite qu'on y peut découvrir c'est
une connaissance assez approfondie de la logique,
et même de son histoire. Il y en a deux qui mé-
ritent une mention particulière. Dans les Prœ-
cognita logicis, Heidelberg, 1599. il essaye en
manière de préambule une esquisse de l'histoire
de la logique depuis le commencement du
monde. Dans le Systema Logicœ, Dantzick, 1600,
il présente un résumé clair et méthodique des
principales questions de la science, et prend
pour modèles, dit-il, Aristote, Cicéron, Agricola,
« et magnum illud artium lumen, Philippum Me-
lanchthonem. » C'était le temps où le ramisme
se répandait en Allemagne, et où les universités
étaient troublées par des débats violents entre
les adversaires et les partisans de cette doctrine
Keckermann est loin d'être un partisan de Ra-
mus; il se plaint même avec amertume dans ses
Prœcognita des progrès de cette réforme, et es-
time que les bons protestants doivent rester fi-
dèles au péripatétisme, interprété par Alélanch-
thon. Alais pourtant il admet quelques-unes des
idées nouvelles, et son orthodoxie est suspecte.
Cette logique éclectique, sorte de compromis en-
tre le iramisme et le philippisme (système de
Philippe Alélanchthon, et qu'on appela philippo-
ramea), ne satisfit aucun des deux partis. Voy.
Brucker, Histoire de la philosophie, t. IV; —
Bayle, Dictionnaire historique, article Kecker-
mann; — Alelchior Adamus, Vitœ Gcrmanorum
philosophorum, Heidelberg, 1615, p. 499.
KENDI ou ALKENDI (Abou-Yousouf Yakoub
ben-Ishàk), surnommé par les Arabes le philoso-
phe par excellence, était issu de l'illustre famille
de Kcnda, et comptait parmi ses ancêtres des
princes de plusieurs contrées de l'Arabie; aucun
des auteurs arabes que nous sommes à même de
consulter n'indique l'année de sa naissance ni
celle de sa mort ; nous savons seulement qu'il
florissait au ixe siècle; son père, Ishâk ben-al-
Sabbâh, fut gouverneur de Coufa sous les khali-
fes al-AIahdi, al-Hadi et Haroun al-Raschîd.
Kendi, qui avait fait ses études à Bassora et à
Bagdad, se rendit célèbre sous les khalifes al-
Mamoun et al-Motasein (813 à 842) par un nom-
bre prodigieux d'ouvrages sur la philosophie, les
mathématiques, l'astronomie, la médecine, la
politique, la musique, etc. Il possédait, dit-on,
les sciences des Grecs,' des Perses et des Indiens,
et il fut un de ceux qu'al-AIamoun chargea de la
KEIL
880 —
KÉPL
traduction des œuvres d'Aristote et d'autres au-
teurs grecs, ce qui fait supposer qu'il était versé
dans le grec ou dans le syriaque. Cardan {de
Subtililale, lib. XVI) le place parmi les douze
génies de premier ordre qui, selon lui, avaient
paru dans le monde jusqu'au xvie siècle. Des
jaloux et des fanatiques suscitèrent des persécu-
tions à Kendi : on raconte que le khalife al-Mo-
tawackel fit confisquer sa bibliothèque, mais
qu'elle lui fut rendue peu de temps avant la
mort du khalife, ce qui prouve que Kendi vivait
encore en 861. Al-Kifti et Ibn-Abi-Océibia lui
attribuent environ deux cents ouvrages ; on peut
en voir la nomenclature dans la Bibliolheca
arabico-hispana de Casiri, t. I, p. 353 et sui-
vantes.
Il ne nous reste maintenant de Kendi que
quelques traités de médecine et d'astrologie; ses
traités philosophiques, ainsi que ses commen-
taires sur Aristote, probablement les premiers
qui aient été faits chez les Arabes, sont très-ra-
rement cités par les philosophes arabes dont
nous connaissons les ouvrages. On peut conclure
de là que Kendi ne s'était point fait remarquer
par des doctrines qui lui fussent particulières.
Ibn-Djoldjol, médecin arabe espagnol qui vivait
au Xe siècle et qui est postérieur à Farabi, dit,
dans un passage cité par Ibn-Abi-Océibia, qu'au-
cun philosophe musulman n'avait suivi les traces
d'Aristote aussi exactement que Kendi. Dans la
longue liste des ouvrages de notre philosophe,
il y en a un qui nous paraît mériter ici une
mention particulière, c'est celui où il tâchait de
prouver « que l'on ne peut comprendre la philo-
sophie sans la connaissance des mathématiques. »
Dans un autre écrit traitant de l'unité de Dieu,
il professait sans doute des opinions qui s'accor-
daient peu avec l'orthodoxie musulmane, car Ab-
dallatif, médecin arabe du xue siècle, qui se
montre fort attaché aux croyances de l'isla-
misme, dit avoir écrit un traite sur l'essence de
Dieu et sur ses attributs essentiels, et il ajoute
que son but, en traitant ce sujet, était de réfuterr
les doctrines de Kendi (voy. la Relation de l'E-
gyple, par Abdallatif, traduite par M. Sylvestre
de S-icy, p. 463). Outre ses commentaires sur
diverses parties de VOrganon d'Aristote, Kendi
composa un grand nombre d'ouvrages philoso-
phiques qui devaient répandre parmi les Arabes
la connaissance de la philosophie péripatéticienne,
mais que les travaux plus importants de Farabi
firent tomber dans l'oubli. Nous y remarquons
des traités sur le but que se proposait Aristote
dans ses catégories, sur l'ordre des livres d'A-
ristote, sur la nature de l'infini, sur la nature
de l'intellect, sur l'âme, substance simple et im-
périssable, etc. Il serait inutile de nous étendre
davantage sur des écrits dont nous ne connais-
sons que les titres qu'il n'est pas même possible
de rendre toujours avec l'exactitude désirable.
On peut consulter : Lackemachcr, de Alkendi
arabum phitosophorum celeberrimo, in-4, Helm-
st ni!. 1719 : — Brucker, Ilisl. cril. philos., etc.,
t. 111. p. 63-6'J. Voy. Akabls (Philosophie des).
S. M.
KEPLER (Jean). C'est par un double motif
LStronome mérite une place dans
Phistoire de la philosophie : il a introduit l'es-
prit philosophique dans la sciance qu'il consi-
i comme une partie de la pjmlosopnie même,
l'astronomie; et il s'est livré fréquemment, sur
la nature el la fin des choses, à des méditations
(pu révèlent en lui un disciple de Pythagore et de
La vie de Kepler, comme son siècle, est une
suite de vicissitudes extraordinaires et de lui les
douloureuses : il a été, non-seulement un philo-
sophe pratique, mais un sage, l'un des apôt;es
et des martyrs de la science moderne.
Né en 1571 à Weil, dans le duché de Wurtem-
berg, contrée alors féconde en grands hommes,
fils d'un capitaine pauvre, mais d'une noblesse
très-ancienne, qui avait servi sous le duc d'Albe,
et péri dans une bataille contre les Turcs, Ke-
pler fut élevé d'abord dans le vieux cloître de
Maulbrunn, puis dans l'université de Tubingue.
11 ne devait étudier que la théologie, encore la
science par excellence; mais le hasard, comme
lui-même s'exprime, fatum quodpiam, le con-
duisit au cours de mathématiques de ce Mœstlin
qui, dans un voyage en Italie, avait gagné Ga-
lilée aux idées de Copernic. Mœstlin lui enseigna
à la fois les mathématiques et la nouvelle astro-
nomie. Il est probable que Kepler puisa même
dans ces leçons les germes de pythagorisme ré-
pandus en Souabe par Reuchlin, et dès l'origine
accueillis favorablement par les coperniciens.
En 1594, il fut appelé à succéder au géomètre
Stadius à Graetz, où il composa son premier
ouvrage, intitulé Prodrome, ou Mystère cosmo-
graphique. Dans cet écrit, il se proposa de
prouver que le Créateur, en arrangeant l'u-
nivers, avait pensé aux cinq corps réguliers
inscriptibles dans la sphère, aux cinq planètes.
La protection du duc de Wurtemberg, auquel le
Prodrome était dédié, fut seule en état de pré-
server l'auteur des foudres d'excommunication
par lesquelles les théologiens de Tubingue cru-
rent devoir lui répondre. Ses anciens maîtres
furent réduits à déclarer que sa doctrine était
incompatible avec l'Écriture sainte, et le chan-
celier Hafenreffer, quoique bienveillant envers
Kepler, la condamna en soutenant que « le bon
Dieu n'avait pas suspendu le soleil au centre du
monde, comme on met une lanterne au milieu
d'une salle. » Tracassé et inquiété à Graetz,
Kepler accepta, en 1600, l'invitation que Tycho-
Brahé lui adressa au nom de Rodolphe II, et se
rendit à Prague pour travailler au milieu de la
cour impériale à la confection des Tables Rodol-
phines. Mais une longue chaîne de nouvelles
calamités l'attendait en Bohême. Tycho-Brahé le
tourmenta pour lui faire abandonner « les vaines
rêveries » de Copernic; les confesseurs de Ro-
dolphe II le tourmentèrent, pour lui faire ab-
jurer la foi luthérienne; Rodolphe II lui-même,
pour lui faire échanger l'étude de l'astronomie
contre celle de l'astrologie. Les malheurs de la
guerre qui le priva de ses honoraires, rendirent
sa femme folle et le forcèrent à chercher un
asile au collège de Linz. Là, il fut persécuté par
ses propres coreligionnaires, parce que sa tolé-
rance se refusait à damner les calvinistes. Bien-
tôt après il fut obligé d'aller défendre sa mère
accusée de sorcellerie et condamnée à la torture.
Wallenstein le cacha pendant plusieurs années
dans sa retraite armée. Enfin, il se rendit piein
d'espérance à la diète de Ratisbonne, pour y
réclamer les arrérages de son traitement, lors-
qu'à peine arrivé, il mourut le 15 novembre 1630,
laissant sa famille dans le même dénûment d'où
il avait uoblemi nt tiré celle de Tycho-Brahé.
Telle fut l'existence de l'un des législateurs
de l'astronomie, de l'un dis réformateurs de la
science. Kepler avait, en effet, une activité aussi
prodigieuse que son intelligen e était vaste. 11 a
composé plus de quarante ouvrages} la plupart
dans une belle latinité; il a porte son attention
sur toutes les parties de l'univers et tous les-
ta ils de l'esprit humain. La connaissance de
l'homme est une à ses yeux; toutes nos facultés
y concourent, l'observation et l'inspiration, la
réflexion el l'enthousiasme, le calcul et la pri
l'analyse et la synthèse. Le résultat de ces divers
KEPL
— 881
KÉPL
moyens de connaître, c'est la vue totale de la
nature la vue des œuvres de Dieu, de ses des-
seins et de ses raisons, la contemplation de la
volonté et de l'activité divines. Et ici se dessine
le caractère fondamental de ce qu'on peut, avec
Kép er même, appeler sa philosophie : elle est,
ains que sa vie, profondément religieuse.
Te ut sujet d'étude, selon Kepler, fait partie de
la philosophie; chaque partie de la philosophie
aboutit à l'intuition de la cause première, tou-
jours présente à toutes les causes secondes, et
seule « le pourquoi du pourquoi ». La dernière
raison des pensées et des faits, c'est la volonté
suprême et éternelle. Invoquer et étudier cette
volonté, surtout s'y soumettre et l'appliquer en
tout sens, enfin, prier, aimer, adorer Dieu, en
lui-même et dans ses actes si variés, voilà la
véritable manière de se préparer aux sévères
travaux de la science. Toute opération de géo-
métrie ou d'arithmétique doit commencer et
finir par un intime et ardent élan vers la Di-
vinité. Ainsi seulement l'âme s'illuminera de
lueurs impérissables, et s'élèvera aux lois qui
régissent toutes choses.
La religion, suivant Kepler, ne diffère donc
pas de la philosophie, ni la philosophie de la
religion; et il faut se pénétrer de la profondeur
que Kepler avait donnée à cette conviction, si
l'on veut bien comprendre ses ouvrages. C'est
la foi dans l'unité de la religion et de la philo-
sophie qu'on doit regarder comme le mobile des
recherches qui ont immortalisé son nom. Il se
croyait, en effet, obligé par conscience et recon-
naissance à montrer dans tous les domaines de
la nature les perfections de Dieu, sa bonté, sa
sagesse, sa puissance infinies. Il était tellement
persuadé de ces perfections divines qu'il était
sûr que Dieu ne lui refuserait pas de l'initier
aux secrets de l'univers, que Dieu n'avait rien
fait sans un but excellent, qu'il n'avait pas ar-
rangé l'univers avec tant d'art pour en cacher
les ressorts à l'être qu'il avait créé à son image.
et que pouvant ce qu'il y a de plus difficile, il
voulait aussi pour l'homme ce qu'il y a de meil-
leur, le progrès dans la connaissance et dans la
félicité.
Ce caractère essentiellement religieux explique
pourquoi Kepler tire de chaque découverte une
conclusion pratique, et ne cesse de rattacher
les phénomènes et l'autorité de la conscience
aux phénomènes et à l'ordre du monde physique.
Ainsi, la découverte des quatre lunes de Jupiter
le conduit à croire que la terre, n'ayant qu'une
lune, n'est pas le corps céleste le plus consi-
dérable ; que l'univers n'a pas été créé posr la
terre ; que l'homme, roi de la terre, n'est donc
pas nécessairement l'être le plus noble ; qu'enfin
le rang inférieur de notre globe doit nous aver-
tir de notre propre infériorité, et nous disposer
à la modestie et à la modération, à la circon-
spection et à l'humilité.
Ce même caractère fait comprendre pourquoi
Kepler ne voit dans la marche du monde qu'un
concert divin- dans la philosophie, description
de cette marche, partition de ce concert, qu'une
symphonie ou un hymne chanté à la gloire de
Dieu, un ouvrage sans cesse occupé à louer et à
bénir l'ouvrier. La philosophie n'est pas seu-
lement, pour Kepler, l'étude de l'homme et de
la nature humaine, c'est celle de la nature tout
entière, celle même de l'auteur et du principe
de la nature, de Dieu. La cosmographie, la cos-
mothéorie, la cosmologie, termes alors équi-
valents au mot de philosophie, deviennent ainsi
une sorte de théologie.
Lorsque, malgré cette grande et sérieuse piété,
Kepler lut accusé d'hétérodoxie, d'hérésie et
DICT PHILOS
d'athéisme, il se borna à répondre qu'il philo-
sophait très-purement, emendalissime.
Ce qui caractérise le génie de Kepler, c'est un
enthousiasme inépuisable pour les divers objets
de ses recherches et pour la vérité en général,
la hardiesse de ses suppositions et de ses expli-
cations, sa patience et sa persévérance dans l'ob-
servation et le calcul, sa bonne foi à reconnaître
et à quitter ses moindres erreurs. Ses contem-
porains étaient frappés de sa constance à re-
prendre à diverses époques le même problème,
a retourner ses hypothèses de mille manières, à
essayer sans cesse toutes ses découvertes, à tou-
jours revenir sur les résultats qui ne le satis-
faisaient pas, à interroger obstinément et la
nature extérieure et la raison. Ils ne furent pas
assez frappés de l'inquiétude salutaire qui tour-
mentait Kepler tant qu'il n'avait pas trouvé les
causes et les lois des faits, ni du besoin qui le
poussait à assigner des règles à tous les mou-
vements, des causes à tous les effets, et des
causes provisoires partout où les causes défi-
nitives et réelles ne s'étaient pas encore révélées.
Il ne lui suffisait pas, comme à Copernic et à
Tycho-Brahé, de déterminer le lieu et le mou-
vement des corps célestes, d'en tracer la carrière
et d'en mesurer les pas ; le quoi et le comment
ne le contentaient pas; il lui fallait connaître le
pourquoi, c'est-à-dire la loi et la condition der-
nière des phénomènes, l'ordre invariable et la rai-
son transcendante des mouvements. Pressé du be-
soin de ramener tous les cas particuliers,toutes les
manifestations isolées et visibles à une formule
universelle, à une expression identique, à une
donnée suprême et invisible; convaincu que la
variété et la multiplicité reposent nécessai-
rement sur la simplicité et l'unité, Kepler s'ap-
plique à saisir, à deviner partout les rapports
secrets et permanents, les relations naturelles
des individus avec l'espèce ou le genre, la liai-
son des parties avec le tout, enfin l'ensemble
des choses et l'âme de leurs ressorts. Cette ten-
dance irrésistible à l'examen et à la libre inves-
tigation, à l'organisation de la science et à l'u-
nité systématique, cette soif de l'harmonie dans
nos connaissances est le propre de l'esprit phi-
losophique, et c'est en même temps ce qu'on
rencontre au fond de chaque tentative de Ke-
pler.
Le désir de s'élever à une vue complète et une
de l'univers, à un tableau où chaque corps; infi-
niment petit ou infiniment grand, se présente
comme un simple membre d'un immense orga-
nisme, a dicté à Kepler un livre intitulé l'Har-
monique du monde. Cet ouvrage, qui ne parut
qu'en 1619, est du même genre que le Prodrome
et de la même famille que les productions de
plusieurs mystiques de ce temps-là, tels que
Fludd, qui écrivaient aussi sur la musique du
monde, appliquant à :a physique terrestre et
céleste les idées pythagoriciennes sur les nom-
bres et les intervalles musicaux. Voici les pro-
positions fondamentales de cette Harmonique
du monde.
Toute la création constitue une symphonie
merveilleuse, dans l'ordre des idéeset de l'es-
prit, comme dans celui des êtres matériels. Tout
se tient et s'enchaîne par des rapports mutuels
et indissolubles; tout forme un ensemble har-
monieux. En Dieu, même harmonie, une har-
monie suprême : car Dieu nous a crées à son
image, et nous a donné l'idée et le sentiment
de l'harmonie. Tout ce qui existe est vivant et
animé, parce que tout est suivi et lié; point
d'astre qui ne soit un animal, qui n'ait une âme.
L'âme des astres est cause de leurs mouvements,
et de la sympathie qui unit les astres entre eux;
56
KÉPL
— 882
KIES
elle explique la régularité des phénomènes natu-
rels. Tout ce qui caractérise un être animé se
rencontre chez l'animal appelé la terre : les
plantes et les arbres sont ses cheveux, les mé-
taux sont ses veines, l'eau sa boisson et ses
humeurs. La terre a une sorte d'imagination,
une faculté de produire et de former. L'âme
qui l'anime est comme une flamme souterraine,
qui pénètre et soutient tout ce qui est à la sur-
lace. Siégeant au centre de la terre, cette âme,
non-seulement éprouve tous les changements
que la terre subit, mais elle envoie à travers la
terre des formes et des copies de tout genre ; et
en même temps elle possède les bases et les
éléments du repos et du mouvement de la terre.
Le soleil, régulateur des mouvements plané-
taires, centre réel de notre système planétaire,
corps doué d'une vertu magnifique, d'une force
attractive, ne répand pas seulement la lumière
et la chaleur dans l'atmosphère qui l'entoure,
il paraît aussi être le foyer de la raison pure
et absolument simple, la source de l'universelle
harmonie, le siège d'une intelligence parfaite.
Aussi agit-il plus que les autres astres sur le
genre humain, sur notre conception, notre nais-
sance, notre tempérament, notre caractère, sur
tout notre génie et toute notre destinée.
Le soleil est le symbole le plus complet de la
Divinité. La Divinité est, en effet, l'activité par
excellence, la vie créatrice ; elle est la fécondité
et la bonté même, la sympathie qui s'épanche et
la bienveillance qui se prodigue à tout ce qui
est. Elle ne s'enferme pas dans une oisive con-
templation d'elle-même; elle se réfléchit, elle se
reproduit dans la création. L'éternelle essence,
l'harmonie idéale et primitive de Dieu se révèle
de la sorte dans l'univers, et dispose naturel-
lement l'âme humaine, appelée à la connaître,
à s'accorder avec elle et à l'aimer ; elle la pousse
à se manifester, à se développer à son exemple,
c'est-à-dire comme harmonie et sympathie. L'âme
humaine n'est qu'un rayon de la lumière divine,
une image de l'Être éternel, et comme l'Être
éternel, elle est active et libre. Connaître, c'est
rapprocher les choses extérieures et sensibles
de l'idée intérieure et spirituelle, c'est les inter-
préter d'après cette idée, c'est les rattacher à
l'ordre invisible que nous portons en nous. Cet
ordre renferme, comme possibilité, comme idéal,
tout ce qui, plus tard, se manifeste dans la réa-
lité visible : cet ordre nous est inné, et lorsque
nous rencontrons un objet nouveau hors de nous,
nous nous rappelons qu'il était d'abord en nous. De
même que les corolles et les pistils sont innés
aux plantes, de même les idées et les harmonies
sont innées aux hommes et ne font que se déve-
lopper par l'expérience. Ce n'est pas la percep-
tion sensible qui nous fait connaître la véritable
mesure des choses. La géométrie a son origine
en nous ; elle a été mise en nous par Dieu même :
car elle est une pensée divine, antérieure à l'u-
nivers, ayant servi de type et de modèle à la
lion, et restant néanmoins dans sa pureté et
dans le sein même de la Divinité. La perception
sensible ne fait que nous donner une conscience
distincte des idées, des vérités que le Créa-
a déposées primitivement dans notre intel-
ligence, et qui demeurent consubstantiellcs et
coélernelles a l'intelligence suprême. C'est ,
que les pensées de ce genre subsistent en Dieu,
c'est parce que ur en est un
symbole, un symbole de l'unité et du tout, que
Pythagore et Platon nous ont enseigné tint de
choses sublimes sur la nature des choses et leur
immortelle essence sous
des ligures et des lignes. Nous nous plaisons a
contempler *ous les rapports légitimes et régu-
liers, tout ce qui est beau et exact, parce que
tout cela exprime, comme nous-mêmes, quelque
idée divine. Le spectacle de l'harmonie du monde
extérieur nous porte à établir dans notre propre
être de l'équilibre et de l'accord, et à mettre nos
sentiments et nos actes à l'unisson de l'ordre
universel.
Voilà comment Kepler combine les mathéma-
tiques avec la physique, la morale et la meta-
physique, se rapprochant tantôt de Galilée, tantôt
de Bruno. S'il diffère de Galilée à l'égard de
plus d'un procédé de la méthode; s'il se montre
plus enthousiaste et plus mystique, moins so-
bre et moins froid que le philosophe de Flo-
rence, il professe cependant un genre de dyna-
misme et d'animisme singulièrement analogue
au naturalisme, au panthéisme tant reprochés
à Galilée. Nous ne pouvons comparer ici les sys-
tèmes philosophiques des deux astronomes; nous
rappelons seulement ces deux faits : Kepler et
Galilée philosophaient autant qu'ils calculaient;
l'émancipation de la science moderne est le ré-
sultat de leurs hardis efforts, presque autant que
le fruit des tentatives de Bacon et de Descartes.
Outre les deux ouvrages cités dans cet article :
Prodromus, sive Mysterium cosmographicum,
1597 ; — Harmonices mundi libri V, 1619 ; Ke-
pler a encore composé les deux suivants : Astro-
nomia nova, seu Physica cœlestis, 1609; et As-
tronomia lunaris, 1634. C. Bs.
KERN (Jean), né en 1756 à Geîsslingen, près
d'Ulm, professeur de logique et de métaphysique
au gymnase de cette ville, a laissé plusieurs
ouvrages de philosophie, conçus pour la plupart
dans l'esprit du kantisme; en voici les titres :
L'Homme, sous forme de leçons in-8 , Nurem-
berg, 1785 ; — Lettre sur la liberté de la pensée,
de la conscience, de la parole et de la presse,
in-8, Ulm, 1786 ; — Théorie de Dieu d'après les
principes de la philosophie critique, in-8, ib.,
1796; — Essais sur la faculté représentative,
la sensibilité, l'entendement et la raison, in-8,
ib., 1796; — Théorie de la liberté et de Vimmor-
talitc de V âme humaine, d'après les principes
de \la philosophie de Kant, in-8, ib., 1797 ; —
Guide pour l'enseignement de la psychologie
expérimentale, in-8, ib., 1797. Il est aussi l'au-
teur d'un ouvrage de théologie, ou plutôt de po-
lémique religieuse, intitulé Le catholicisme et
le protestantisme considérés dans leurs rap-
ports mutuels, in-8, Ulm, 1792. Tous ces écrits
ont été publiés en allemand. — Un autre philo-
sophe du même nom, Guillaume Kern, né à Lu-
nebourg, quelques années plus tard, et profes-
seur de philosophie à Goëttingue, a publié les
ouvrages suivants, écrits sous l'influence des
idées de M. Schelling : Programme de philo-
sophie, in-8, Goëtt., 1802; — Gnoscologie (théorie
de la connaissance), in-8, ib., 1803; — Théorie
du droit général des peuples, in-8, ib., 1803 ; —
Vera origo trium generum raliocinationum
medialorum, in-8, ib., 1806; — Analyse du
principe de la philosophie critique transcen-
danlale, in-8, ib., 1806 ; — MéictmaIhémaHgue,
in-4, ib., 1812; — Catharonoologic, ou Com-
ment une science mathématique pure est pos-
sible, in-8, ib., 1812; — Système de Met»-
gnoslique, et théorie des méthodes qui s'y
appliquent, avec une histoire abrégée de ces
méthodes, depuis Socrate jusqu'à nos jours,
in-8. ib., 1815. X.
KIESEWETTER (Jean-Godfroid-Charlcs), né
en 1766 et mort en 1819 à Berlin, où il i
gnait depuis 17921a philosophie et la logique au
jhirurgical, s'est fail un nom
les défenseurs et les propagateurs de li
Sophie de Kant. 11 s'est appliqué surto it
KIND
883 —
RING
à la logique, qu'il a voulu compléter et expliquer
d'après les principes de son maître. Voici la
liste de ses ouvrages : Du premier principe de
la philosophie morale, 2 vol. in-8, Leipzig et
Halle, 1788-1790- — Esquisse d'une logique
générale pure, d'après les principes de Haut,
2 vol. in-8, Berlin, 1791, 1796 et 1806; — Essai
d'une exposilio>i claire des vérités les plus im-
portantes de la nouvelle philosophie, in-8. ib.,
1793 et 1798: une troisième édition du même
ouvrage parut en 1803, augmentée d'une Expo-
sition de la Critique du jugement,\i une qua-
trième en 1824, avec une biographie de l'auteur
par Flettner, et un aperçu général sur la littéra-
ture de la philosophie de Kant; — Extraits des
prolégomènes deKant, in-8, ib., 1796; — Logique
à Vusage des écoles, in-8, ib., 1797, et Leipzig,
1814; — Examen de la mélac.ritique de Herder,
2 vol. in-8, Berlin, 1799-1800; — Exposition
claire de la psijchologie expérimentale, in-8,
Hambourg, 1806 ; il en a été publié une deuxième
édition à Berlin en 1814 sous ce titre : Abrégé de
la psychologie expérimentale. Il a publié aussi,
de concert avec Fischer, une Nouvelle biblio-
thèque philosophique, et, séparément, des récits
de voyages, et divers écrits sur les mathémati-
ques. X.
KILWARDEBY (Robert), scolastique anglais^
florissait vers l'année 1260. Après avoir achevé
ses études à l'université d'Oxford, il vint à Paris
et y fut reçu maître es arts; mais bientôt il
quitta le siècle et l'école pour se faire admettre
chez Jes frères de l'ordre de Saint- Dominique.
En 1272, nous le trouvons archevêque de Can-
torbéry; en 1277. appelé à Rome par Nicolas III,
il va prendre place dans le sacré collège comme
cardinal évêque de Porto; enfin il meurt à Vi-
terbe vers l'année 1280. Tous les ouvrages de
Robert Kilwardeby sont demeurés manuscrits.
Oudin lui attribue : Tractatus de or lu scientia-
rum, manuscrit conservé, dit-il, à la bibliothè-
que Bodléienne. Il y a un ouvrage d'Avicenne
qui porte ce titre, mais le traité d'Avicenne et
celui de Kilwardeby sont différents. Divers ma-
nuscrits de l'ancienne Sorbonne, de Bruges et
du collège Merton, à Oxford, nous ont conservé,
sous le nom de Robert Kilwardeby, un ouvrage
non moins considérable qui a pour titre : de Di-
visione philosophiœ. Oudin met encore au compte
de Kilwardeby divers commentaires, sur YOr-
ganon, les Topiques et sur les Sentences de
P. Lombard, dont les manuscrits appartenaient,
de son temps, aux bibliothèques des universités
de Cambridge et d'Oxford. La Bibliothèque na-
tionale a quelques copies des mêmes commen-
taires. Enfin, la bibliothèque publique de Cam-
bridge possédait : Kilwardeby in magno : libri
viginli quatuor pertinentes adlogicam et phi-
losophiam. Quoique nous n'ayons pas eu l'occa-
sion d'apprécier la valeur de ces divers écrits,
nous n'avons pas cru devoir omettre, dans ce
recueil, le nom d'un docteur à peu près inconnu
qui peut avoir acquis, du moins par le nombre
de ses ouvrages, des titres sérieux à l'estime des
philosophes. B. H.
KINDERVATER (Charles-Victor), né en 1758
à Neuenheiligen en Thuringe, mort à Eisenach
en 1806, après avoir exercé successivement des
fonctions ecclésiastiques et administratives, a
laissé plusieurs ouvrages de philosophie, écrits
pour la plupart sous l'influence du kantisme.
Ces ouvrages ne se faisant remarquer par aucune
originalité, nous nous contenterons d'en citer les
titres : An homo qui animum neget esse im-
morlalem animo possit esse tranquillo, in-4,
Leipzig, 1785;ce même écrit a été publié en alle-
mand en 1797; — Adumbratio quœstionis An
Pyrrhonis doclrina omnis (ollalur virlus ?
in-4, Leipzig, 1789; — Dialogues sceptiques sur
les avantages qu'on peut retirer des maux et
des contrariétés de celle vie, in-8, ib., 1788. Il
a publié aussi plusieurs traductions allemandes
accompagnées de notes et d'observations criti-
ques : celle du Natura Deorum de Cicéron,
ouvrage anglais intitulé Histoire des effets des
différentes religions sur la moralité et le bon-
heur du genre humain, in-8, ib.. 1793. X.
KING (William) naquit à Antrim en 1650.
En 1687 on le trouve pourvu de plusieurs em-
plois importants dans l'Église protestante d'Ir-
lande, et mêlé avec beaucoup d'ardeur aux dis-
putes religieuses qui agitaient à cette époque le
royaume uni. L'Église anglicane le comptait
parmi ses plus habiles et plus savants défen-
seurs. Ayant pris parti pour le prince d'Orange
contre Jacques II, il eut beaucoup à souffrir
pour la cause qu'il soutenait; il fut enfermé
deux fois au château de Dublin, poursuivi dans
les journaux, insulté dans les rues et jusqu'au
pied des autels. Mais, après la bataille de Boyne
et la fuite de Jacques II en France, ses revers se
changèrent en prospérité : il fut d'abord nommé
évêque de Londonderry, puis archevêque de
Dublin, et enfin lord-juge d'Irlande. Il mourut
en 1729.
King fit sa fortune par ses écrits politiques et
religieux; mais ce qui lui valut la célébrité et
doit lui assurer une place dans l'histoire de la
philosophie de son temps; c'est son livre sur
l'Origine du mal [de Origine mali, in-4, Dublin,
1702; in-8, Londres; traduit en anglais par
Edmond Law, 2 vol. in-8, Londres, 1732 et 1739)-
Ce livre fut à peine publié qu'il en parut des
extraits dans différents journaux, entre autres
dans les Nouvelles de la république des lettres
(mai et juin 1703). Bayle en fit la critique dans
le tome second de sa Réponse aux question?
d'un provincial ; et Leibniz, contre lequel il esV
dirigé en grande partie, lui opposa ses Remar-
ques (publiées par Desmaizeaux dans le Recueil
de diverses pièces sur la philosophie, etc., 3 vol.
in-12, Amst., 1720), où tout en se défendant lui-
même et en attaquant quelquefois, il rend pleine
justice au talent et à l'éloquence du prélat
irlandais.
L'ouvrage de King peut se résumer tout entier
dans l'idée qu'il se fait de la liberté, et dans la
manière dont il cherche à concilier cette idée
avec le principe de l'optimisme. Dans son opi-
nion il n'y a pas d'autre liberté que celle qu'on
appelait dans l'école la liberté d'équilibre ou
d'indifférence, c'est-à-dire le pouvoir d'agir sans
motif, sans but, sans raison préexistante. Cha-
cune des autres facultés dont nous avons con-
naissance a un objet déterminé, auquel elle se
lie d'une manière invariable, et dans la posses-
sion duquel elle trouve sa perfection. La liberté,
au contraire, a son objet et sa perfection en elle-
même ; c'est son caractère le plus essentiel de
se suffire entièrement ; et non-seulement elle se
suffit, mais elle commande, en quelque sorte, à
ii nature des choses : car c'est elle qui les rend
bonnes ou mauvaises, selon qu'elle les choisit
ou les rejette. Il dépend d'elle, pour la même
raison, d'augmenter les jouissances et d'affaiblir
les privations que nous éprouvons; par consé-
quent, elle est à la fois la première source de
l'activité, de la moralité et du bonheur.
La liberté ainsi comprise appartient nécessai-
rement à Dieu : car la volonté divine crée les
qualités des choses, comme les choses elles-
Lia
— 884
KNUT
mêmes; en d'autres termes, il n'y a rien de bon
ni de mauvais en soi, qui ait pu déterminer a
priori le choix du Créateur ; mais c'est ce choix
lui-même qui a fait naître la différence du bien
et du mal; penser autrement c'est, d'après King,
refuser à Dieu la liberté. Toutefois cette indiffé-
rence de la volonté divine n'existe que par rap-
port à ses déterminations premières. Il n'en est
plus de même de ses déterminations ultérieures.
Ainsi Dieu, en principe, n'a suivi que son libre
arbitre en créant l'homme ; mais une fois l'homme
créé, il n'a rien voulu de contraire à la nature
humaine ; il a été conséquent avec lui-même.
Dieu a donc sous les yeux toute la suite des
choses qui se lient avec son choix : il les veut
toutes d'une seule et même volonté; et comme
il est d'une bonté infinie, il veut le bien partout,
dans l'ensemble comme dans les détails de son
œuvre. Aussi, quelques parties de l'univers ne
pourraient-elles être mieux, que d'autres ne fus-
sent plus mal, et qu'il n'en résultât un système
moins parfait. C'est ainsi que l'idée de l'opti-
misme vient s'ajouter à celle de la liberté d'in-
différence.
L'homme est libre de cette même liberté que
l'on vient de nous montrer comme un attribut
essentiel de Dieu. Les motifs qui paraissent agir
sur nous sont le résultat et non la cause de nos
déterminations; loin de faire notre volonté, ils
sont en quelque sorte faits par elles, et toute la
force que nous leur attribuons est dans le choix
même dont ils sont l'objet.
Cette doctrine n'est pas nouvelle ; elle a été
soutenue au moyen âge par Duns-Scot contre
saint Thomas d'Aquin; elle a été reprise au
xvne siècle par Descartes, qui faisait dépendre
de la volonté divine les vérités les plus absolues
de la raison; mais nulle part elle n'a été déve-
loppée avec autant de force et d'étendue que
dans le livre sur l'Origine du mal.
Voy. les Remarques sur le livre de W. King,
à la suite des Essais de Théodicée de Leibniz.
KINKER (Jean), né en 1764 àNieuwen-Amstel,
près d'Amsterdam, poète, philosophe, et un des
meilleurs écrivains de la Hollande, mérite une
mention par son excellent résumé de la philo-
sophie de Kant : Essai d'une exposition suc-
cincte de la Critique de la raison pure de Kant,
traduit du hollandais par J. Le Fr. (Lefèvre),
in-8, Amst., 1801. Après avoir rendu hommage
au traducteur de cet écrit, voL'i en quels termes
Destutt de Tracy s'exprime sur l'auteur : « Son
ouvrage est fait avec une méthode qui montre
bien tout l'enchaînement des idées ; et il ex-
prime les opinions du philosophe dont il expose
le système avec une précision et une netteté qui
ne laissent place à aucune incertitude, et qui
font voir avec assurance que là où il se rencon-
tre quelque obscurité, elle est dans les idées
elles-mêmes, et non dans la manière dont elles
sont présentées. » [De la Métaphysique de Kant,
ou Observations sur un ouvrage intitulé: Essai
d'une exposition, etc., dans les Mémoires de
l'Institut national, Sciences morales et politi-
ques, t. IV.) Kinker a publié aussi des lettres sur
le droit naturel (Uriveen over het nalurrechl).
11 applique au droit naturel les principes de
Kant. X.
KLEIN (Georges-Michel), né à Alitzheim en
1776, mort en 1820, professeur de philosophie à
Wurtzbourg. fut un des disciples les plus distin-
(lc M. de Schelling. Il laissa un assez grand
nombre d'ouvrages destinés à expliquer, a dé-
velopper et à populariser la doctrine de son
iiiaître. En voici les titres: Mémoires pour servir
a l'élude de la philosophie, comme science du
grand Tout, avec une cxjiosilion complète e>
claire de ses monuments principaux , in-8,
Wurtzbourg, 1806; — la Théorie de l'entende-
ment, in-8, Bamberg, 1810; le même ouvrage
refondu sous le titre de Théorie de la contempla-
tion de la pensée, in-8, Bamberg et Wurtzbourg.
1818; — Essai pour établir les bases de la mo-
rale comme science, avec une courte introduction
à l'élude de la philosophie eu général, in-8, Ru-
dolstadt, 1811; — Exposition de la théorie phi-
losophique de la religion cl de la morale, in-8,
Bamberg, 1818 (c'est la suite de l'ouvrage pré-
cédent) ; — Essai d'une définition précise de l'idée
qu'on doit se faire d'une histoire de la philo-
sophie, dans les Mémoires de Wurtzbourg, année
1802, p. 145 et suiv. Tous ces écrits sont rédigés
en allemand. — Il a existé un autre Klein (Ernest-
Ferdinand), né en 1743, mort en 1810, qui a essayé
d'appliquer la philosophie à la législation et à Ja
science du droit. C'est dans ce dessein qu'il a
publié les deux écrits suivants : Lettre à Garve
sur les devoirs qui emportent avec eux la con-
trainte et les devoirs de conscience, et sur la
différence essentielle de la bienveillance et de la
justice, in-8, Berlin et Stettin, 1790 (ail.); —
Liberté et propriété, en huit dialogues, où l'on
examine les décisions de l'Assemblée nationale
de France, in-8, ib., 1790 (ail.). — Enfin nous
mentionnerons encore ici un théologien du même
nom, Klein (Frédéric-Auguste), néàFriedrichstall,
près de Ronnebourg, en 1793, mort en 1823, qui a
tenté une conciliation de la foi avec la raison. Il
a écrit dans ce but plusieurs ouvrages, mais plus
particulièrement celui qui est intitulé Esquisse
du religionisme, ou Essai d'un nouveau système
de fusion entre le rationalisme et le superna-
turalisme, in-8, Leipzig, 1819 (ail.). X.
KXOTZSCH (Jean-Georges-Charles), né en 1763,
mort en 1819, professeur de philosophie à Wit-
temberg, a laissé quelques écrits consacrés à la
morale et à l'histoire de cette science : De Nolione
fidei moralis, in-4, Wittemb., 1793 ; le même écrit
publié en allemand sous ce titre : Exposé succinct
de la théorie de la foi morale, ib., 1794, dans le
Journal de Schmid, t. III, 3e cahier; — Exposé
de la vie et des opinions philosophiques de Sé-
nèque, en tête d'une édition des œuvres de ce
philosophe, 2 vol. in-8, Wittemb. et Zerbst, 1799-
1802 (ail.); — Essai d'une anthropologie morale,
in-8, Wittemb., 1817. Rien de particulier ne se
fait remarquer dans ces différents ouvrages, si ce
n'est peut-être cette opinion, que nous n'avons
de devoirs à remplir qu'envers les autres; qu'il
n'y en a pas qui se rapportent à nous-mêmes.
Cependant l'auteur n'a pas eu l'intention de
supprimer réellement cette dernière espèce de
devoirs, il prétend seulement les faire rentrer
dans les premiers. Pour compléter la liste des
écrits de Klotzsch, il faut y ajouter celui-ci qui
ne touche qu'indirectement à la philosophie : de
Lingua germanica rccenliorum philosophiam
tractanai studiis haud parum culta, in-4, Wit-
temb., 1789. X.
KNUTZEN (Martin), philosophe, mathémati-
cien et astronome, naquit à Kœnigsbergle 14 dé-
cembre 1713, fut professeur au gymnase de la
même ville et premier conservateur de la biblio-
thèque du château; il mourut au commencement
de 1751. Ses ouvrages de philosophie ont été écrits
sous l'inspiration de Leibniz et de Wolf. En voici
les litres : De Ailcrnilalc m undi im}>ossibili, in-4,
Kœnigsberg, 1733 ;— Elcmcnta philosophiœ ra-
lionaîis, melhodo mathematica demonstrata
in-8. ib., 1747. Les deux écrits suivants ont été
publiés en allemand : Preuve philosophique de
lu vérité du christianisme démontre </ /<t ma-
nière des sciences malln/miln/ncs. ouvrage qui
a eu six éditions de 1739 à 1763, in-8; — A'otwe
KOEP
— 885 —
KIUU
d'une nouvelle mnémonique philosophique, etc.,
dans la Feuille d'avis (Inlelligenz-blatt) de Kœ-
nigsberg, année 1738. — 11 a existé sous le même
nom, dans la dernière moitié du xvne siècle, une
espèce d'aventurier qui, après avoir exercé des
fonctions ecclésiastiques dans différentes villes
d'Allemagne et du Danemark, se mit à prêcher
publiquement l'athéisme, et essaya de fonder sur
cette base une secte nouvelle. Il cherchait à
détruire, avec le principe de toute religion, la
famille et la société civile. Une lettre écrite en
latin, et publiée à Iéna en 1674, contient tout son
système; cette lettre a été reproduite avec une
traduction française par Lacroze, dans ses Entre-
tiens su)* divers sujets d'histoire, de littérature,
de religion et de critique, in-12, Cologne (Amst.),
1711 et 1733. X.
KOEPPEN (Frédéric), ami et disciple de Ja-
cobi, et un des bons écrivains de l'Allemagne,
naquit à Lubeck en 1775. Après avoir fait ses
premières études dans sa ville natale et sous la
direction de son père, il se rendit à l'université
d'Iéna pour y suivre les cours de la Faculté de
théologie. Il y entendit Reinhold et Fichte, surtout
le dernier, qui était alors (en 1793) dans tout
l'éclat de sa renommée et de son talent. En 1804,
il fut nommé pasteur luthérien à Brème ; en 1807,
il fut appelé comme professeur de philosophie à
l'université de Landshut; mais cette université
ayant été supprimée en 1826, il alla occuper les
mêmes fonctions à Erlangen. Koeppen, par ses
opinions, se rattache à la fois au platonisme et à
la doctrine de Jacobi, qu'il s'efforce de concilier
avec la foi chrétienne. Mais on sait qu'il y a deux
époques dans la vie philosophique de Jacobi (voy.
ce nom) : dans la première, il est entièrement
hostile à la raison ; dans la seconde, il se récon-
cilie avec elle, au point de lui laisser une petite
place sous la dépendance et à côté du sentiment.
Koeppen a développé surtout le premier de ces
deux systèmes, et l'on s'explique avec peine son
respect pour la philosophie platonicienne, où
cependant la raison et la spéculation jouent un
assez grand rôle. Quoi qu'il en soit, le fondement
de sa doctrine, c'est l'idée de la liberté. Selon
lui. la liberté porte en elle-même sa raison d'être
et le principe de ses déterminations : elle est
indépendante de tout rapport ; elle est le fond
de l'existence, la cause première, l'être propre-
ment dit. Nous la connaissons d'une manière
immédiate, par une sorte de révélation expresse,
sans pouvoir la démontrer, sans nous rendre
compte de sa nature, sans nous expliquer même
comment elle est possible. C'est ainsi que Dieu
se manifeste à nous : car cette liberté illimitée
et absolue, dont nous venons de parler, n'est
pas autre chose que lui. Ce qui rend la liberté
limitée chez l'homme, c'est le rapport de l'in-
térieur à l'extérieur, du moi et du non-moi; et
comme il nous est impossible de nous concevoir
autrement que sous ce rapport, dont les deux
termes se supposent et s'appellent mutuellement,
il en résulte que toute philosophie est nécessai-
rement dualiste; que rien n'est plus chimérique
que de vouloir tout expliquer, de vouloir intro-
duire l'unité dans la science et mettre un terme
aux éternelles contradictions de l'esprit humain.
A l'exemple de son maître, Koeppen n'est pas
moins occupé à renverser les doctrines régnantes,
celles de Kant, de Fichte, de Schelling, qu'à
exposer ses propres idées. Voici la liste de ses
ouvrages, tous publiés en allemand, et dont aucun
n'a été traduit : De la Révélation considérée par
rapport à la philosophie de Kant et de Fichte,
in-8, Gcëtt., 1797, 2« édit. 1802:— Traité sur
Vart de vivre, in-8, Hambourg, 1801 : — la Doc-
trine de Schelling, ou à quoi se réduit la phi-
losophie du néant absolu, avec quelques lettres
de Jacobi, in-8, ib., 1803;— Œuvres diverses,
in-8, ib., 1806; — du But de la philosophie, in-8,
Landshut, 1807 (c'est le discours d'ouverture par
lequel l'auteur prit possession de sa chaire); —
Esquisse d'un cours de droit naturel, in-8, ib.,
1809; —Guide pour la logique et la métaphysi-
que, in-8, ib., 1809; — Exposition de la nature de
la philosophie, in-8, Nuremberg, 1810 (comparer
cet ouvrage à la Critique qu'en a publiée Frédéric
Schal'berger, in-8, ib., 1813); — Philosophie du
christianisme, 2 vol. in-8, Leipzig, 1813-1815,
2e édit., '825 (comparer cet ouvrage avec les
Discours sur la religion chrétienne, in-8, Lubeck
et Leipzig, >802); — Politique d'après les prin-
cipes de Platon, in-8, Leipzig, 1818; — Théorie,
du droit d'après les principes de Platon, in-8,
ib., 1819; — Discours d'un nomme franc sur les
universités, in-8, Landshut. 1 820 ; — Lettres in-
times sur le livre et le monde, 2 vol. in-8, Leipzig,
1 820-1823. Il a aussi publié quelques poésies, in-8,
Magdebourg, 1801; et des sermons. X.
KRAUSE (Charles-Christian-Frédéric), fils d'un
pasteur protestant, naquit le 6 mai 1781 àEisen-
berg, petite ville dans le duché d'Altembourg, et
mourut le 28 septembre 1832. 11 termina ses
études à l'université d'Iéna, où Reinhold exposait
à ses élèves la Critique de la raison pure de
Kant, dont il s'était fait le défenseur. Son goût
pour la philosophie l'engagea à suivre les leçons
de Fichte et de Schelling; mais leurs doctrines
ne purent le satisfaire. Aussi, dès cette époque,
jeta-t-il les fondements de la philosophie qui lui
est propre, et dont le caractère distingue son
système de tous les systèmes connus jusqu'ici.
Il professa deux ans à Iéna, de 1802 à 1804-
mais à l'instant où le gouvernement lui offrait
le diplôme de professeur ordinaire; il renonça à
l'enseignement, pour se livrer aux études de tout
genre qu'il regardait comme nécessaires à l'achè-
vement du plan complet de son système scien-
tifique. Après avoir successivement habité Ru-
dolstadt, Dresde et Berlin, après plusieurs voyage--
en Allemagne, en France et en Italie, entrepris
dans le but d'étudier principalement les monu-
ments des beaux-arts, il vint, toujours occupé de
ses profondes méditations, s'établir en 1824 à
Goëttingue. Ce fut là que, malgré l'opposition
des professeurs ses collègues, et quelques tracas-
series de la part du gouvernement, il eut le plus
d'élèves, et d'élèves qui, aujourd'hui encore, tra-
vaillent avec ardeur à propager et à développer
ses idées. Il sentit cependant, dès 1831, le besoin
de la retraite, et alla s'établir à Munich. La mort
l'y surprit l'année suivante, à l'instant où il se
préparait à publier l'ensemble de ses travaux.
La marche de la philosophie en Allemagne
depuis Kant présente un enchaînement et une
rigueur que l'on ne retrouve à aucune autre
époque de l'histoire de l'intelligence. Les systèmes
qui ont développe ou corrigé l'œuvre de Kant se
sont tous appuyés sur la même base, et sont nés
du même mouvement d'esprit. Kant se rattache
moins au Cogilo ergo sum de Descartes qu'au
Nisi ipse inlelleclus de Leibniz; car nul avant
lui n'a aussi profondément analyse l'entendement.
On peut donc considérer l'avènement de la phi-
losophie critique comme le moment où le mot
humain s'est replié le plus librement sur lui-
même; et s'il n'est pas toujours heureusement
sorti de cette solitude pour entrer dans le monde
des réalités, peut-être en peut-on faire un re-
proche à Kant; mais on ne saurait s'en prendre
a la philosophie nouvelle, dont cet esprit hardi
et pénétrant ne faisait que constituer le point de
départ. Après lui, Fichte, sentant que l'existence
i du non-moi était anéantie par la Critique de la
K1UU
— 886
KRAU
raison pure, voulut le rétablir; mais, fidèle au
besoin d'unité, i! voulut le faire sortir du mot;
il l'y rattacha du moins étroitement, et marqua
ainsi la science d'un caractère subjectif que
Schelling s'efforça de lui enlever en sortant du
moi par l'intuition intellectuelle. Toutefois, le
système de Videniité absolue, malgré son incon-
testable grandeur, était loin de satisfaire à tous
les besoins de l'intelligence. Il n'élevait pas Dieu
au-dessus de l'homme et de l'univers, il l'unissait
au contraire étroitement ou l'identifiait presque
avec eux, et prouvait par là que l'analyse avait
négligé les données les plus importantes du pro-
blème. Hegel, tout en s'élevant immédiatement
à Dieu comme Schelling, obéit sans réserve aux
instincts logiques qui dominaient sa pensée; par
là il réunit l'identité absolue de Schelling à V idéa-
lisme subjectif de Fichte, dans le système de
ïidéalismc absolu, marquant celte singulière
conception d'un rare caractère de liaison et de
conséquence.
Krause a cherché dès l'abord à être plus com-
plet. 11 s'élève immédiatement par l'observation
psychologique à l'unité de la science considérée
dans le sujet et dans l'objet. De cette manière,
dès le point de départ, il ne laisse rien en dehors
d'une analyse entière et rigoureuse : le sujet est
l'intelligence, Dieu et la nature constituent l'objet
qui lui correspond. Mais la nature se résout dans
Dieu qui lui donne l'être, et la science elle-même
a sa raison en lui et n'est possible que par lui ;
l'objet de la science est donc à la fois le principe
objectif et le principe de toute connaissance,
c'est-à-dire le principe un, infini, absolu de tout
ce qui est.
Cependant, l'analyse psychologique du moi ne
donne pas seulement l'unité de la science, elle
donne encore la variété, variété qui doit se
trouver également dans l'objet, c'est-à-dire dans
l'être, objet de la connaissance. Cet être un et
nécessaire est donc la raison de cette variété et
la contient en elle-même; or cet être, objet de
la connaissance, cause et source de la variété
des êtres, est indémontrable : car toute démon-
stration consiste à établir le rapport des êtres
particuliers avec lui, et le rapport que l'on éta-
blirait entre lui et lui-même serait un rapport
d'identité qui, par conséquent, ne prouverait
lien. Ce principe de la science n'est point une
idée, car il exclurait tout ce qui n'est pas idée;
il n'est pas un jugement, car il serait l'expres-
sion d'un rapport; il n'est pas une conclusion,
car une conclusion suppose des jugements anté-
rieurs : ainsi, le système de la science est un
dans son principe ou dans son objet, et se repro-
duit avec toute son unité dans le sujet; son
principe un et absolu est la raison de la variété
des manifestations dans l'organisme universel
des choses.
La division du système de la science sort na-
turellement et sans effort de cet ensernole. La
science se présente avant tout dans le sujet; c'est
là, à proprement parler, qu'elle est connaissance.
Or.il est naturel que l'esprit fini, une fois que la
réflexion commence à l'éclairei, cherche à se
connaître lui-même dans toutes ses forces et
dans toutes ses manifestations, avant de s'atta-
cher à l'étude de son objeULa première partie du
système de la science est donc la parité subjec-
tive ou analytique du système de la science.
Mais en face de ce sujet, comme nous l'avons
vu, se place l'objet, ou, comme l'appelle Krause,
le principe de la science, c'est-à-dire l'être con-
sidéré dans son unité et dans sa variété. Cette
seconde partie est appelée la partie objective ou
synthétique du système de la science. Là, le
principe se montre comme raison du monde, de
la nature, de l'esprit, de l'humanité, du moi
sujet de la science elle-même; ai |
dans son objet, la science en science
de l'humanité, de la nature, de l'i Dieu:
les trois premières de ces divisions constituent
le monde, l'univers ; nous concevons Dieu comme
sa raison et sa cause, par i comme
distinct du monde, comme être suprême exis-
tant au-dessus de la nature, de l'esprit et de
l'humanité. Ainsi Dieu, con- ni comme
unité absolue, dégagé ensuite par l'analyse des
éléments qui ne peuvent se confondre avec lui,
domine avant tout, comme être suprême, la
nature, l'esprit et l'humanité.
On voit facilement que, dans cet ensemble du
système de la science, viennent s'unir les con-
ceptions antérieures, celles même que l'auteur
se propose de combattre ou de compléter. Ainsi
nous y rencontrons l'idéalisme de Kant et de
Fichte; mais nous ne l'y trouvons pas seul : en
correspondance avec lui se présente clans le prin-
cipe de la science, dans l'être absolu, dans l'u-
nivers, dans l'esprit, un réalisme que n'eussent
pas repoussé Platon et ses disciples. Le monde
n'est plus, comme dans Fichte. une création la-
borieuse du moi, un rêve pénible du sujet ;
c'est un être réel, auquel l'esprit et le cœur de
l'homme peuvent se prendre avec sécurité. Il y
a aussi dans cette philosophie quelque chose du
système de l'identification absolue ; mais, outre
que la réalité de l'objet admise dès le point de
départ ne permet pas d'en faire sortir un vérita-
ble idéalisme, l'être absolu plane au-dessus de
cette identité, s'en distingue et absout la pensée
de Krause du reproche de panthéisme justement
adressé à la philosophie de Schelling.
Le système de Krause est donc une synthèse
dans laquelle, profondément modifiés, se coor-
donnent les systèmes divers qui se sont produits
depuis Kant. Essayons d'exposer brièvement et
clairement cette conception philosophique.
Partie analytique. — Des trois connaissances
certaines que nous avons, celle du monde exté-
rieur, celle de nous-mêmes, celle des autres
esprits, une seule, la conscience de notre exis-
tence propre, est immédiate, et réunit, par con-
séquent, les conditions d'une certitude absolue ;
elle est donc aussi la seule qui puisse servir de
base au système de la science ; c'est le principe
de Descartes, plus développé par Leibniz, plus
profondément encore analysé par Kant, que
Krause reproduit sous un aspect nouveau. Mais
une différence importante distingue l'ana-
lyse de Kant, et surtout celle de Fichte, de
l'analyse de Krause : celui-ci ne regarde pas
l'aperception du non-moi comme une condition
de la détermination du moi; il pense que nous
percevons le moi dans son unité et sa totalité,
perception confuse, il est vrai, surtout quand
la réflexion n'est pas encore intervenue, mais
sans conscience du non-moi. C'est plus tard, et
après avoir pris possession de lui-même, que le
moi aborde le non-moi ; de cette manière, l'in-
dépendance complète du moi est établie, et la
détermination du non-moi, ne s'opérant plus
dans le sein du moi lui-même, toute tendance
idéaliste disparaît.
Le moi est être, ce qui ne saurait se définir;
il estj quant à son essence, unité, identité, to-
talité, toutes expressions qui ont le même sens;
totalité, c'est-à-dire non pas seulement un en-
semble composé de parties, mais totalité supé-
rieure aux parties; totalité en soi, et telle que
l'être est d'une manière indivisible tout ce qui
est, indépendamment de son développement
successif dans le temps, et antérieurement à
lui.
KRAU
887 —
KRAU
De plus, le moi est esprit et corps. Dans cette
union, l'esprit se sent libre et maître de lui; il
sait toutefois en même temps qu'il n'est pas
maître du corps, malgré les liens de leur mu-
tuelle dépendance. Il choisit une idée, la laisse,
en adopte une autre, s'arrête au milieu d'une
réflexion commencée, etc. Tout annonce dans
son action qu'il porte en lui-même la source du
mouvement auquel il s'abandonne, qu'il suspend
ou qu'il arrête; mais il ne travaille jamais sur
la totalité de ses idées ou de ses sentiments : la
présence d'une idée ou d'un sentiment exclut
nécessairement la présence des autres. Le corps,
au contraire, comme la nature aux lois de la-
quelle il est soumis, et dont ii l'ait partie, déve-
loppe à la l'ois sa totalité; la croissance d'un or-
gane n'y procède pas la croissance d'un autre :
tous naissent en même temps, tous arrivent à
leur perfection par un mouvement uniforme et
régulier. La loi de laquelle ils reçoivent leurs
modifications successives est une loi fatale; ils
ne l'ont point faite, ils en subissent l'action. Les
caractères de l'esprit sont donc la spontanéité et
la liberté, ceux de la nature la totalité et la
nécessité.
Le moi est à la fois sujet au changement et
toujours le même. Son développement successif
s'accomplit sous la loi du temps, forme générale
et nécessaire de tout changement. Étant ainsi la
raison pleine ri entière de ses modifications, il
est éternel^ il est au-dessus du temps. Il est, dans
son mode éternel, puissance et faculté; activité
dans son mode temporel ; force dans la détermi-
nation de cette activité.
Les facultés du moi sont au nombre de trois :
penser, sentir, vouloir. Ces facultés, qui ont
entre elles des rapports nombreux et étroits,
constituent un organisme varié et interne dans
.e moi un et entier. — Passant ensuite à l'ana-
lyse de la pensée qu'il définit Vaclivité de Ves-
prit dirigée vers la connaissance, Krause y
trouve, entre autres idées ou croyances, les trois
idées fondamentales esprit, nature, humanité :
cette dernière est considérée comme l'harmonie
qui résume en soi le monde physique et le
monde spirituel, au-dessus desquels s'élève Dieu,
être infini et absolu, raison de l'esprit, de la
nature et de l'humanité.
Pour connaître le moi, il en faut déterminer les
catégories ou essences universelles. La première,
celle qui domine toutes les autres, est celle de
l'être. Au-dessous d'elle se présentent, d'une
part, l'unité qui renferme la séité (propriété
d'être soi-même) et la totalité; ces deux catégo-
ries se réunissent en une harmonie au-dessus de
laquelle s'élève l'unité supérieure de l'essence,
qui se distingue d'elles et les domine; de l'autre,
la forme, qui se compose de la direction ou re-
tour du moi sur lui-même, lui donnant le sen-
timent desase'iVe, et la contenance dans laquelle
il se saisit comme total ; de même que les deux
catégories précédentes, celles-ci ont leur har-
monie et sont subordonnées à une unité supé-
rieure de la forme. La combinaison de ces diffé-
rentes^ catégories donne l'existence, qui devient
la catégorie de l'existence supérieure du moi,
lorsque l'on considère 1° que le moi change et
se détermine constamment dans le temps; 2° qu'il
est la raison éternelle de ses déterminations et
de ses modifications ; 3" qu'il se distingue de
lui-même et de ces deux fonctions, comme être
un et entier. Cette existence supérieure renferme
à son tour en elle l'existence éternelle et l'exis-
tence temporelle conçues dans leur opposition,
modes d'existence qui sont tous deux encore réu-
nis en harmonie, puisque le moi reconnaît qu'il
«•éalise dans le temps son essence éternelle, et
qu'il juge tout ce qui est temporel en lui. d'après
l'idéal d'une éternelle existence. On voit par là
qu'en empruntant à K/mt l'idée des catégories,
Krause les a déterminées d'une autre manière,
et qu'en s'appropriant la doctrine du devenir de
Schelling, il l'a soumise à un examen plus pro-
fond, à une analyse plus étendue.
Krause ne renferme pas les catégories dans
les bornes du moi; il les retrouve les mêmes,
dans le non-moi, la nature, l'humanité, l'être
suprême ; finies et contingentes dans le moi, la
nature et l'humanité ; infinies et absolues dans
Dieu. De cette manière se complète, par leur
existence simultanée dans Je sujet et dans l'objet,
le système des lois premières qui président au
développement de la connaissance sensible ou
rationnelle, et d'après lesquelles tous Jes êtres,
quels qu'ils soient, doivent être conçus dans l'or-
ganisme de la science.
Après l'objet de la connaissance, et les lois
sous lesquelles elle naît et se développe, Krause
en recherche la source. Sous ce rapport, la con-
naissance est sensible lorsqu'elle nous vient des
sens, du sens interne ou de l'imagination; non
sensible lorsqu'elle se rapporte à des objets ou à
des propriétés qui surpassent la portée de nos
sens, et que nous ne pouvons placer ni dans le
temps ni dans l'espace. L'individuel est donc
l'objet de la connaissance sensible, l'universel
celui de la connaissance non sensible. Mais la
connaissance sensible, à son tour, est extérieure
lorsqu'elle nous vient par les sens; intérieure
lorsqu'elle nous est donnée par l'imagination.
La connaissance sensible extérieure est fondée
sur l'harmonie des sens avec la nature, et leur
liaison avec l'esprit, qui en font les intermé-
diaires par lesquels les images du monde exté-
rieur pénètrent jusqu'à l'intelligence. Elle sup-
pose donc nécessairement l'activité de l'esprit,
soit qu'il agisse sur les données des sens, soit
qu'il opère sur les siennes propres. Il y a cepen-
dant une opposition évidente entre le monde
sensible extérieur et le monde sensible intérieur
ou l'imagination: c'est que nous créons celui-ci,
tandis que nous sommes obligés de percevoir l'au-
tre tel qu'il se présente. Néanmoins l'imagination
est elle-même aussi une desconditions nécessaires
de cette perception : car les formes sous les-
quelles la nature pénètre jusqu'à notre intelli-
gence, telles que le temps, l'espace, le mouvement,
ne nous sont données que par elle ; c'est par elle
encoreque nouspénétrons jusque dans l'intérieur
des autres êtres, que nous jugeons du caractère,
de l'esprit, des pensées des hommes, nos sem-
blables, dont nous ne percevons par les sens que
la forme et les propriétés corporelles.
Le caractère de la connaissance sensible est
l'individuel, celui de la connaissance non sensi-
ble est l'universel; celui-ci comprend le moi
comme être déterminant les catégories, les idées
générales abstraites, l'idée de la nature infinie,
celle de l'être absolu. Elle est immanente en
tant qu'elle reste dans le moi, transcendante
entant qu'elle s'élève au-dessus de lui; mais
son immanence et sa transcendance sont unies
par les liens les plus étroits.
Parmi les connaissances non sensibles, les
unes tiennent plus que les autres à la connais-
sance sensible : par exemple, les idées abstraites,
généralisation des qualités des corps, et d'autres
idées universelles, telles que les formes géomé-
triques, dont l'existence suppose celle des^ êtres
physiques. Mais fort au-dessus^ de ces idées, il
y en a d'autres qui dominent à la fois l'éternel
et le temporel, l'universel et le particulier. Dans
cette classe sont l'essence, le beau, le juste, in
nature, l'être absolu. Krause appelle la connais-
KRAU
KRAU
sance de celles ci connaissance suressenlielle.
Mais cette classification des divers degrés de la
science n'est qu'un procédé de l'esprit : en
réalité elle est une, infinie, absolue; elle ren-
ferme dans son sein toutes les connaissances
subordonnées les unes aux autres ; mais elle les
domine dans son unité, c'est d'elle seule qu'elles
reçoivent leur caractère de science et de certi-
tude. Krause appelle connaissance organique la
connaissance ainsi conçue dans sa totalité.
La question qui se présente ensuite est celje-
ci : comment parvenons- nous à accorder la réa-
lité à nos pensées non sensibles? Comment sa-
vons-nous qu'elles sont vraies? Krause la résout
au moyen de l'idée de raison. Cette idée nous
force de nous élever jusqu'à Dieu, raison der-
nière et absolue de toutes les raisons particu-
lières, raison, par conséquent, de toute connais-
sance, sous quelque rapport qu'on la considère,
et qui revêt ainsi d'un caractère de certitude les
idées fondamentales, objet de notre activité
intellectuelle.
Telle est l'analyse que donne Krause de la fa-
culté de penser et de connaître; il passe ensuite
à celle de la faculté de sentir.
Tandis que le moi, par la pensée, ne s'appli-
que nécessairement qu'à une partie, qu'à un
côté des objets qu'il aborde, il se met, par le
sentiment, en rapport avec la totalité de l'être
soumis à son action; il entre en union complète
avec son essence, soit que le moi se sente lui-
même, soit qu'il perçoive un autre objet que lui.
Le caractère du sentiment est donc la totalité.
Cette pénétration de l'objet sentant p .-.r l'objet
senti est conforme ou contraire à notre propre
essence ; s'il lui est conforme, il produit la sym-
pathie et le plaisir ; s'il lui est contraire, l'anti-
pathie et la douleur. Ces oppositions existent
pour le corps comme pour l'esprit.
Considères par rapport à leur source, les senti-
ments se distinguent en sentiments sensibles,
qui naissent de l'organisme du corps, et sont
temporels et individuels, et en sentiments non
sensibles, qui ont leur siège dans l'esprit, et se
divisent en sentiments éternels, suressenliels et
absolus. Les sentiments sensibles et les senti-
ments non sensibles se combinent de plusieurs
manières : quelquefois ils s'accordent, et leur ac-
cord produit le plaisir et la joie; d'autres fois ils
s'opposent l'un à l'autre, et donnent pour résul-
tats ou la douleur physique accompagnée de joie
morale, ou la peine morale accompagnée de
plaisir physique. Là se manifeste clairement la
dualité de notre nature.
Considérés quant à leur objet, les sentiments
sont immanents ou transcendants : immanents,
ils ne dépassent pas l'action du moi sur lui-
même; transcendants, ils ont pour objet Dieu, le
monde spirituel, la nature, l'humanité. Le plus
élevé de tous ces sentiments se rapporte à Dieu ;
il contient en soi, d'une manière indistincte, tous
les autres, sensibles, non sensibles et harmoni-
ques. Tout l'organisme de la sensibilité se ratta-
che donc immédiatement au sentiment religieux,
comme tout l'organisme de la science à la con-
naissance de Dieu.
Quels que soient les rapports intimes et mu-
tuels qui unissent le sentiment à la pensée, ces
deux facultés r stent distinctes, et le sentiment
ne saurait trouvci sa raison dans l'intelligence.
Il doit donc la chercher ailleurs, et nous ne s ta-
pions l'atteindre qu'en nous élevant jusqu'au
sentiment de l'infini et de l'absolu, qui lui-
même ne peut avoir sa raison que dans ['être in-
fini cl absolu. La réalité de l'existence de Dieu
et de ses rapports avec nous est donc la condi-
liofi suprême et nécessaire de la réalité de tous
les sentiments particuliers. L'analyse du senti-
ment nous conduit donc, comme celle de la
pensée, à la certitude de l'existence de Dieu.
La volonté, selon Krause, est cette opération
de l'esprit par laquelle le moi, comme être en-
tier, détermine lui-même sa propre activité,
c'est-à-dire réalise dans le temps son essence
éternelle. La volonté domine l'intelligence et le
sentiment, et imprime à leur activité une direc-
tion déterminée. La liberté est la forme de la
volonté, son objet est le bien, rien que le bien,
c'est-à-dire la réalisation de son essence éter-
nelle. La loi absolue du bien peut s'exprimer
brièvement en ces termes: Veux et fais pure-
ment et simplement le bien; ou: Sois librement
cause temporelle du bien En vertu de cette loi,
la volonté de faire le bien est une volonté libre,
indépendante des incitations du plaisir et de la
douleur, sur laquelle, par conséquent, l'idée de
la récompense et celle du châtiment, du succès
ou de l'insuccès, de la mortalité ou de l'immor-
talité de l'esprit, ne doit exercer aucune in-
fluence.
La volonté a donc pour but extrême de réali-
ser d'une manière absolue la loi absolue du
bien. Or. dans ce désir incessant d'accomplir no-
tre destinée, Dieu se révèle encore à l'intelli-
gence comme raison absolue du sujet à la fois et
de l'objet du désir. Nous sommes donc ainsi con-
duits dans l'unité, la variété et l'harmonie de
nos trois facultés fondamentales, intelligence,
sensibilité, volonté, c'est-à-dire dans la pléni-
tude de notre être, à la certitude de l'existence
de Dieu.
Partie synthétique. — Cette face du système
de Krause se divise en quatre points principaux.
Dans le premier, Krause examine ce que Dieu
est dans ses rapports avec lui-même. 11 combine
les attributs d'unité, de séité et de totalité, de
manière à en tirer la définition suivante : Dieu
est l'être infiniment absolu et absolument in-
fini. Mais les deux attributs de la séité et de la
totalité n'absorbent ni ne détruisent l'unité.
Celle-ci les domine donc, et s'élève absolument
au-dessus d'eux ; d'où il résulte Yharmonie de
l'essence divine, qui réunit dans son unité la
dualité de l'infini et de l'absolu.
La personnalité divine est l'objet de la se-
conde partie; elle naît surtout du rapport intime
de Dieu avec ses attributs. Dieu, en effet, est
seul pour soi et pour soi seul, d'une manière in-
finie et absolue; sa personnalité n'est ni limitée
ni conditionnelle ; mais comme, par cela même,
sa conscience embrasse toute son essence, elle s'é-
tend à tous les ordres de l'univers : car elle doit
atteindre et contenir tout ce dont elle est la rai-
son. Sa toute-présence est donc à la fois une
présence de tous les êtres en lui, et sa présence
par son essence d.ms tous les êtres. 11 est, dans
l'ordre de la pensée, omniscience; il est amour
infini dans l'ordre du sentiment.
Après avoir établi ainsi la personnalité divine,
Krause détermine plus en détail les modes
d'existence de Dieu, désignés par l'éternité, la
vie, l'existence surnaturelle.
L'éternité n'est pas le temps infini, mais ce
qui est au-dessus de toute variation ; elle est
l'immuable. Dieu; en tant qu'éternel, est la puis-
sance absolue, l'être pour lequel il n'existe ni
présent, ni passé, ni futur. Krause définit la vie
l'union du principe substantiel de l'éternité et du
principe formel du changement et de la succes-
sion. Dieu est donc plus que la vie, car il faut
que son unité domine cette dualité de princ
et y fasse régner l'harmonie : c'est par là qu'il
est présent dans toute vie ; il en est ainsi la
source la plus haute et le principe déterminant
KHAU
— 889 —
KPAU
De là son existence suressentielle, en vertu de
laquelle sans cesse il dispose l'éternité à entrer
dans la réalité de la vie. La liberté dans Dieu
consiste à n'être lié par aucune condition, à
posséder au contraire, au plus haut degré, la fa-
culté de réaliser toute son essence ; il est donc
infiniment et absolument libre.
Cette seconde partie du système de Krause qui
lemble encore analytique, malgré son titre, est
Cependant synthétique en ce sens que l'auteur
f>art de Dieu et en fait sortir, ou construit à
'aide de son essence ou de ses attributs, la na-
ture, l'esprit, l'humanité. L'analyse est partie
des objets sensibles observables pour s'élever
jusqu'à Dieu ; la synthèse redescend de Dieu jus-
qu'à la limite extrême de la création, jusqu'aux
êtres matériels; de sorte que, dans cette dou-
ble marche ascendante et descendante, les mê-
mes données se reproduisent.
Comment la création tout entière est-elle une
image de Dieu ? comment reproduit-elle son es-
sence? Le voici : les deux attributs fondamen-
taux du premier ordre qui se trouvent en Dieu,
l'infini et l'absolu, ont pour caractères, le pre-
mier la totalité, le second la séité (spontanéité).
En descendant l'échelle de la création, il se
trouve que le caractère de la séité se manifeste
dans l'esprit, celui de la totalité dans la nature.
La nature, en effet, opère la croissance des êtres,
non par parties, mais dans leur ensemble et
dans leur unité; l'esprit, au contraire, s'attache
à une face déterminée des objets, à une idée
partielle ; il ne saurait développer à la fois, dans
l'unité de la pensée absolue, toutes les pensées
possibles ; mais le caractère de totalité de la na-
ture n'est pas tellement exclusif qu'elle ne se
montre, d'une manière, subordonnée, il est vrai,
douée de spontanéité; et l'esprit n'est pas si ex-
clusivement spontané qu'on ne le voie aspirer
plus souvent à l'unité, à l'ensemble, à la totalité
de la connaissance. Ceci est surtout visible dans
l'art et dans la science : dans l'art se montre sur-
tout la nature ; mais la spontanéité de l'esprit y in-
tervient visiblement; dans la science, la concep-
tion abstraite et intellectuelle domine, tandis que
les éléments premiers sont fournis à l'observa-
tion par la nature dont ils portent le caractère.
Des liens étroits, qui ont ainsi leur raison
dans Dieu lui-même, unissent donc l'un à l'au-
tre l'esprit et la nature, quoiqu'ils aient cha-
cun, mais à des degrés divers, la conscience de
leur œuvre. Dieu vit également dans tous deux;
la nature ne saurait s'élever au-dessus d'elle-
même sans l'esprit; l'esprit ne saurait exister
séparé de la nature. Leurs rapports mutuels sont
variés à l'infini, et comme il y a divers degrés
de combinaisons entre les éléments de chacun
de ces deux êtres, il y a aussi nécessairement
divers degrés de combinaisons dans leurs rap-
ports mutuels.
L'union de l'esprit et de la nature forme en
Dieu un rire d'harmonie, dont l'humanité eut la
manifestation la plus haute, la plus intime et la
plus complète ; l'humanité est donc la synthèse la
pluspari'aitcdctous les éléments de l'univeisjelle
est une en Dieu et comme Dieu ; elle est véritable-
ment faite à son image. Elle est infinie, soit dans
le temps, soit clans l'espace, soit dans la multi-
tude des combinaisons qui peuvent former la na-
ture et l'esprit dont elle est l'harmonie intérieure.
Dans ce vaste ensemble de l'humanité, se pré-
sentent, réalisant son essence dans une union
subordonnée, et comme dans un seul être,
"homme, doué plus particulièrement de l'attri-
but de spontanéité, la femme, de celui de to-
lalilé, sans que l'attribut opposé manque tout à
fait à l'an ou à l'autre.
Krause demande ensuite à l'analyse quelle est
la nature du rapport qui unit Dieu au monde;
et il reconnaît que ce n'est pas un simple rap-
port de causalité, dans lequel, une fois produit,
l'effet se détache et resté indépendant dans sa
cause; mais un rapport de raison, en vertu du-
quel Dieu est la raison immanente et toujours
active de l'existence de l'univers, auquel il no
cesse pas d'être uni : le rapport de Dieu au monde
n'est ni un rapport d'identité panthéistique, ni
un rapport de dualisme; il n'y a entre le monde
et Dieu ni identité ni séparation. Aux yeux de
Krause, la création est à la fois éternelle et tem-
porelle. Elle est éternelle en ce sens que l'es-
prit, la nature et l'humanité n'étant que la forme
des attributs éternels d'infini et d'absolu, Dieu
veut éternellement en soi l'esprit, la nature et
l'humanité; elle est temporelle en ce que l'es-
prit, la nature et l'humanité, se développant
dans leur manifestation sous la loi successive et
divisée du temps et de l'espace, réclament l'ac-
tion incessante de Dieu, même dans le domaine
temporel.
La théorie la plus remarquable de tout le sys-
tème de Krause est celle de l'individualité. Il en
trouve le principe par l'induction qui; de l'objet
individuel physique et observable, s'élève par la
notion de raison à l'individualité correspondante
en Dieu, et dans laquelle son individualité phy-
sique trouve sa raison nécessaire. Krause atteint
encore par la métaphysique et a priori un prin-
cipe éternel d'individualité, en faisant remar-
quer que, dans l'unité divine elle-même, il y a
des déterminations, et que les combinaisons de
ces déterminations se multipliant à l'infini, créent,
à l'origine de toutes choses des individualités qui
participent aux attributs divins, et sont, par con-
séquent, éternelles. Tels sont l'esprit, la nature
et l'humanité, non-seulement dans leur sens gé-
néral, mais encore dans chacun des individus
qui les composent. Il est facile de voir que la
croyance à l'immortalité de l'âme est la consé-
quence de cette doctrine sur l'individualité, ou
plutôt qu'elle est cette doctrine même, avec un
degré nouveau d'extension.
L'idée de la vie future entraîne celle de récom-
pense et de châtiment ; celle de récompense et
châtiment suppose que l'on s'est fait une notion
exacte de la nature du mal. Krause pense qu'il
n'y a pas de mal en soi, et que ce mot ne peut
designer que des rapports inexacts ou faux éta-
blis entre deux termes. Le mal n'est donc ni un
principe absolu, comme dans le dualisme mani-
chéen, ni une simple négation, comme dans le
système panthéistique ; il est en réalité, mais à
l'état relatif ; il est le résultat, mais le résultat
réel, d'un rapport. Le mal a son origine dans
l'individualité, dans la nature finie des êtres,
qui ne se sulfisent pas à eux-mêmes, et qui peu-
vent, en vertu de leur spontanéité et de leur li-
berté, substituer aux rapports harmoniques des
choses d'autres rapports qui ne le sont pas.
L'homme, en taz« qu'être fini, porte donc en soi
la possibilité du mal- mais en tant qu'exprimant
l'infini et l'absolu, il trouve dans sa nature la
force nécessaire pour lutter contre le mal avec
succès.
Tels sont les traits principaux de la doctrine
de Krause. Nous n'en entreprendrons pas l'exa-
men critique; nous nous bornerons à faire re-
marquer que, parmi les philosophes allemands
contemporains, aucun n'a tenu plus de compte
des laits, et n'a été plus attentif à éprouver,
par les données de l'observation, l'unité systé-
matique de sa philosophie.
Les ouvrages de Krause sont: Dissertai io de
philosophiœ et malheseos 7iotione et earum in-
KRUG
— 890
KRUG
lima conjunclione, léna. 1802; — Esquisse de
la logique historique, léna, 1803 (ail.) : — Es-
quisse du droit naturel, in., id. ; — Esquisse
d'un système philosophique de mathématiques,
ib., 1804 (ail.) ; — Introduction à la philosophie
de la nature. Cet ouvrage a été publié encore
sous cet autre titre : Plan du système de la phi-
losophie, 1804 (ail.), et Goëtt., i828; — Système
de la morale, Leipzig, 1810 (ail.). Cet ouvrage
est inachevé ; bien qu'il n'en existe qu'un pre-
mier volume, il donne, ainsi que le précédent, la
plus juste idée du système de Krause. — Tableau
primitif de l'humanité, Dresde, 1811 (ail.): —
Journal de la vie de l'humanité, Dresde, 1811
(ail.) ; — Oralio de scientia humana, Berlin,
1814. M. Ahrens, professeur à l'université libre
de Bruxelles, et l'un des élèves de Krause, a ex-
posé plusieurs parties importantes de sa doctrine
dans son Cours de psychologie, 2 vol. in-8, Pa-
ris, 1838, et en a développé une application in-
téressante dans son Cours de droit naturel,
in-8, Bruxelles, 1844. Dans son remarquable Es-
sai théorique et historique sur la génération des
connaissances humaines dans ses rapports avec
la morale, la politique et la religion, in-8,
Bruxelles, 1844, M. Guill. Tiberghien a égale-
ment exposé la doctrine de Krause, soit en elle-
même, soit dans ses rapports avec les systèmes
philosophiques qui l'ont précédée. Enfin l'on
peut consulter l'Histoire de la philosophie alle-
mande de M. Willm, Paris, 184b, 4 vol. in-8.
H. B.
KRONLAND (Marcus-Marci de), philosophe
mystique du xvne siècle, contemporain de Mer-
curius Van-Helmont (voy. ce nom), à qui il res-
semble beaucoup par ses opinions, tout en res-
tant fort loin de lui par l'érudition et par le
talent. A l'exemple de Paracelse, des deux Van-
Helmont, de Robert Fludd, il exerçait la méde-
cine et appliquait à la guérison des maladies
une science infaillible, selon lui, et qui, en met-
tant à nu les premiers principes des choses, ne
laisse rien en dehors de son pouvoir. Son sys-
tème se réduit à fondre ensemble d'une manière
superficielle et grossière les idées de Platon, les
formes d'Aristote, et ce principe moitié spiri-
tuel et moitié matériel que les théosophes mo-
dernes ont emprunté à la kabbale (voy. ce mot)
sous le nom de lumière. Les idées, telles qu'il
les comprend, sont à la fois actives et intelli-
gibles, et nous représentent les forces de la
nature; ces forces accessibles à la pensée, et
principal objet de la science, doivent prendre
la place des qualités occultes de la scolastique :
on les désigne sous le nom d'idées séminales
(ideœ séminales), parce qu'elles sont véritable-
ment le germe ou la semence des êtres. A l'aide
de la lumière, elles engendrent toutes choses
et leur donnent la forme; l'univers tout entier
porte donc leur empreinte, et elles ont lié entre
elles toutes ses parties de telle manière qu'elles
exercent les unes sur les autres une mutuelle
influence. C'est sur ce principe que se fondent
les théories médicales de Kronland et sa foi
dans l'astrologie. Il a laissé deux ouvrages qui
ont pour titres : Idearum operatricium idea,
sive Deleclio et hypolhesis illius occulta: vir-
tutis, quœ semina fœcunda et ex iisdcm cor-
pora organica proaucit, in-4. Prague, 1035; —
Philosophiâ velus restituta, in qua demutatio-
nibus quœ in universo sunt, de parlium uni-
i constitutione, de statu twminis secundum
naluram , et prœter naturam, ri de curalione
morliiiiuin . etc., ib., lib. V, in-4. ib., 1(302. X.
krug (wilhelm Traugott), philosophe popu-
laire et écrivain des plus féconds, naquit en 1770
aux environs de Wittemberg et fut élevé au
collège-pensionnat de Schulpforta. Après avoir
étudié la philosophie et la théologie à l'université
qui fut le berceau de la réformationallemande,
il eut l'insigne honneur de succéder à Kant dans
sa chaire, en 1805. 11 la quitta en 1809 pour
aller enseigner la philosophie à Leipzig, où il
mourut en 1841.
Krug prit une part très-active aux grands évé-
nements de son temps, et émit son vote sur
toutes les questions politiques et sociales, philo-
sophiques et religieuses de l'époque. Il fut un
dbs chefs de la société patriotique fondée à Kœ-
nigsberg, après la paix de Tilsitt, sous le nom
de Tugendbund. En 1813, il fit, comme volon-
taire, partie d'un corps de chasseurs à cheval, et
se retira, en 1814, avec le titre de chef d'esca-
dron à la suite, pour reprendre son enseigne-
ment. Il fut enfin député de l'université de Leip-
zig à la diète saxonne en 1833.
Nous passons sous silence les travaux du pu-
bliciste et du pamphlétaire, dans lesquels il
montra autant de modération que de courage et
de franchise, pour nous occuper uniquement de
ceux du philosophe. Ses ouvrages de philosophie
sont en très-grand nombre. On a de lui un
corps de doctrine complet, où prédomine l'es-
prit de la philosophie de Kant, fréquemment
modifiée sous l'inspiration du bon sens, œuvre
qui se distingue plus par une grande clarté que
par la profondeur, par l'érudition que par l'ori-
ginalité, et où l'on trouve aussi, comme dans
la plupart de ses écrits, plus d'aperçus ingé-
nieux, d'observations utiles, que d'idées et de
vues propres à ouvrir au lecteur de nouveaux
horizons. Le système est divisé en deux parties :
l'une consacrée à la philosophie théorique, l'au-
tre à la philosophie pratique. Le Système de la
philosophie théorique (3 vol. in-8, Kœnigsberg,
1806-1810) comprend la logique et la méta-
physique. Sa logique est un des traités les plus
détaillés et les plus instructifs que l'on puisse
consulter. Sa métaphysique est encore intitulée
Théorie de la connaissance, titre qui indique
clairement que l'auteur appartient par non lan-
gage et par l'esprit général de sa doctrine à
l'école de Kant. C'est, du reste, la partie du
système qui manque le plus de profondeur et
d'originalité. La seconde partie, le Système de
la philosophie pratique (3 vol. in-8, Kœnigs-
berg, 1817-1819), comprend la philosophie du
droit, de la morale et de l'esthétique.
Il a résumé son système, avec quelques modi-
fications dans la disposition des matières, dans
le Manuel de philosophie et de bibliographie
philosophique (2 vol. in-8, Leipzig, 1820-1821),
qui eut plusieurs éditions, et dont il peut être
utile d'indiquer ici le plan. Il se compose de
sept parties : 1° la Théorie fondamentale, sorte
d'introduction à la philosophie, à laquelle l'au-
teur avait déjà consacré un ouvrage spécial sur
lequel nous reviendrons; 2° la Logique, divisée
en logique pure et logique appliquée; 3° la Mé-
taphysique ou la théorie de la connaissance, où
l'on trouve, après l'analyse des facultés intel-
lectuelles, les principes fondamentaux de la psy-
chologie, de la cosmologie et de la théologie
rationnelles, ainsi que de la philosophie delà
nature ; 4° l'Esthétique, ou comme il l'appelle
encore, la science du goût; 5" la Philosophie du
droit: 6" la Philosophie morale; enfin, 7° la
Philosophie
Krug est un vrai disciple de Kant en théologie
et en philosophie, car il attribue à la raison le
droit de critique et d'interprétation, selon ses
propres lumières, sur toute religion positive ou
préteudue révélée; d'une autre part, il oppose au
dogmatisme de toute couleur le criticisme,
KRUCv
— 89 î
KRUG
ime analyse de la conscience et de la faculté
i ninaître, et il refuse de sortir du domaine
légitime de la raison, et de s'élever dans les ré-
gions transcendantes avec l'imagination spécu-
i>. Mais il s'écarte de Kant et se rapproche
de Jacobi, par une foi pleine et entière dans les
lois et les produits légitimes de la conscience rai-
sonnable, dans laquelle Yétre el Vidée sont pri-
mitivement unis. C'est le philosophe du bon
sens, du sens commun, de la conscience, bien
que. tout en affectant des airs d'indépendance,
il ait de la peine à cacher la livrée et les cou-
leurs du maître à qui il s'était donné d'abord;
au fond, il est ennemi de toute spéculation qui
tend à s'élever au-dessus de l'expérience externe
et interne, oubliant que la conscience elle-même,
par ses secrets instincts et ses pressentiments
d'un ordre de choses supérieur, nous contraint à
dépasser ces bornes.
Il s'explique ainsi sur sa manière de concevoir
la philosophie : « La philosophie est la science
de la légalité primitive de l'esprit humain pris
dans sa totalité, ou de la forme primitive du
moi pris dans son universalité, c'est-à-dire au
point de vue objectif et au point de vue sub-
jectif, au point de vue théorique et au point de
vue pratique. » Partant de là, il cherche dans la
conscience et dans ses faits immédiats une base
solide pour son système, qu'il désigne par le
nom de synthétisme transccndanlal, et qui doit
concilier ensemble le réalisme et l'idéalisme.
C'est par là que Krug a marqué dans le mou-
vement philosophique de l'Allemagne, et qu'il
réclame une place dans l'histoire de la philoso-
phie depuis Kant. Or, qu'est-ce qu'il entend par
ce synthétisme? sous ce nom nouveau y a-t-il
réellement une découverte, et quelle en est l'im-
portance? C'est ce que nous allons examiner.
11 n'y a, selon Krug, que trois systèmes pos-
sibles quant à l'origine de la connaissance, sa-
voir : le réalisme, qui prétend expliquer les
idées par les choses; Y idéalisme, qui fait pro-
céder toute réalité des idées; et le synthétisme,
qui rejette les deux autres systèmes comme arbi-
traires : c'est un milieu entre les deux extrêmes,
un essai de les combiner ensemble et de les
compléter l'un par l'autre. Selon lui, le réalisme
et i'idéalisme, entre lesquels se partagent tous
les systèmes dogmatiques, sont également le
produit d'une spéculation transcendante, c'est-
à-dire dépassant la conscience considérée comme
la synthèse du savoir et de l'être, de l'idéal et
du réel. Dans la conscience, la realité est pré-
sente sous la forme d'idées, et il est impossible
de remonter légitimement au delà de ce fait. Le
synthétisme transcendanlal, dit-il, est ce sys-
tème qui considère le savoir et l'être, l'idéal et
la réalité, comme primitivement posés et réunis,
et qui, par conséquent, ne prétend pas déduire
l'un de l'autre, regardant une pareille expli-
cation comme impossible. Cette unité est un fait
primitif de la conscience, et la conscience tout
entière repose là-dessus : comment dès lors
expliquer ce fait? Toute déduction supposant la
conscience de ce fait, vouloir aller au delà c'est
chose impossible, absurde.
Cette théorie est surtout exposée dans l'ou-
vrage intitulé Philosophie fondamentale (3e édi-
tion, in-8, Leipzig, 1827) ; et voici comment elle
y est établie :
La conscience est une synthèse du savoir et de
l'être dans le moi, et la conscience n'est con-
science déterminée, conscience réelle, actuelle,
qu'autant que dans le moi un être déterminé est
uni à un savoir déterminé; mais une pareille
syntnèse, qui se renouvelle sans cesse, serait
impossible sans une synthèse primitive de l'être
et du savoir dans le moi, synthèse qui est au deià
de toute observation, et qui constitue origi
naircment la conscience, tout i icnce sup-
posant nécessairement une distinction entre le
sujet et l'objet. Antérieurement à toute con-
science déterminée, il faut absolument que l'être
et le savoir soient enlre eux dans un rapport tel
qu'ils puissent se déterminer ri ient.
Cette synthèse a priori, qui est antérieure à
toute conscience déterminée, et par laquelle
celle-ci devient seulement possible, est un fait
primitif supérieur à toute réflexion, à toute
explication : vouloir l'expliquer en remontant
au delà, ce serait se perdre dans le vide ; il est
absolu, et partant inexplicable.
Si, après cela, acceptant ce fait comme pri-
mitif et absolu, on réfléchit sur l'être et le sa-
voir, unis ainsi dans la conscience, on trouve que
l'être qui est l'objet du savoir est rapporté non-
seulement au moi, mais encore à quelque chose
qui n'est pas moii qui est hors du moi. On pose
ainsi avec le moi un non-moi, et l'on attribue à
l'un et à l'autre une égale réalité. Or, sur quoi
est fondée cette conviction? eu d'autres termes,
quel est le rapport de l'être au savoir, de la
réalité aux idées?
La question ramenée à ces termes, deux ré-
ponses sont possibles : ou l'un des deux est posé
par l'autre, comme un effet est produit par sa
cause ; ou bien tous les deux sont primitivement
posés et unis ensemble, et toute explication de
l'un par l'autre est impossible.
Si l'on admet que l'un doit être déduit de
l'autre, le savoir de l'être ou l'être du savoir,
deux solutions sont possibles. On peut essayer
d'expliquer l'idéal par la réalité, les idées par
les choses, et considérer ainsi l'être comme le
premier, et le savoir comme en étant le produit;
ou bien l'on peut concevoir le savoir comme le
primitif, et en déduire l'être ou la réalité. Le
premier système constitue le réalisme; le se-
cond donne naissance à Yidéalisme.
Mais tout est arbitraire dans l'un et l'autre
système, et tous deux vont au delà du fait de la
synthèse primitive. Si l'on se décide pour le
réalisme, on admet une réalité en soi, indépen-
dante de tout savoir, de toute idée, et l'on pré-
tend néanmoins en faire naître l'idéal, ce qui
est impossible. En reconnaissant une simple ma
tière, sans aucune idée, sans aucune conscience,
on se perd dans le matérialisme. Le réalisme
absolu est matérialisme, et il laisse la question
sans solution : car comment l'idéal pourrait-il
naître de ce qui est en soi inerte, l'opposé de toute
idée et de toute conscience?
D'un autre côté, en admettant l'idéal comme
le premier, on le dépouille de toute réalité,
puisque la réalité doit seulement en être dé-
duite. Or, l'idéal, sans rien de réel, n'est rien
au fond, et l'idéalisme se réduirait ainsi au
nihilisme, puisque, en faisant abstraction de
toute réalité, on supprime à la fois l'objet et le
sujet.
L'idéalisme et le réalisme absolus sont donc
également insuffisants pour expliquer le rapport
de l'être au savoir, des choses aux idées; il ne
reste, par conséquent, que le troisième système,
selon lequel tous les deux soi: .urne
primitivement unis dans la conscience, et il
faut renoncer à vouloir déduire l'un de l'autre.
Ce système est le synthétisme transcendanial,
qui concilie ensemble l'idéalisme cl le réalisme,
el qui reconnaît avec le sens commun l'existence
réelle du moi, celle d'un non-moi, et une action
réciproque de l'un sur l'autre; cette conviction
naturelle, le synthétisme la proclame d'une cer-
titude absolue et supérieure à toute démonstru-
KRUG
892 —
LABR
tion, comme un fait primitif que toute conscience
et toute réflexion supposent.
On peut admettre ce résultat sans les raisons
sur lesquelles il est fondé, et sans accorder que
la question soit résolue, ni même que la solution
proposée ait rien de bien nouveau.
En effet, les deux doctrines auxquelles Krug
oppose la sienne comme seule raisonnable, ne
sont pas les seules possibles; elles sont d'ailleurs
mal définies. Nous renvoyons pour les diverses
acceptions de ces deux termes aux mots Idéalisme
et Réalisme, et nous nous bornons à faire re-
marquer ici que le premier de ces deux systèmes
ne prétend faire naître les choses des idées qu'au
point de vue de Dieu, et que, pour ce qui est
de l'intelligence humaine, il revendique seule-
ment pour les idées une existence indépendante
des choses, tout en les concevant comme y étant
conformes; et que le second ne fait pas néces-
sairement dériver de la matière les idées et l'en-
tendement lui-même; qu'il réclame seulement
pour celies-ci une existence indépendante et une
action sur l'esprit ; en d'autres termes, l'idéalisme
ne tourne pas nécessairement au nihilisme, puis-
qu'il suppose au moins l'intelligence, et le réa-
lisme n'est pas absolument sensualisme, et encore
moins matérialisme, puisque même en faisant
naître toutes les idées d'une action venue du
dehors, il est toujours obligé de reconnaître un
sujet intelligent. Tous les systèmes, pour expli-
quer la conscience, sont forcés d'admettre un
sujet et un objet; ils ne diffèrent que quant à la
part plus ou moins active, qu'ils attribuent à l'un
et à l'autre. Le bon sens admet les deux facteurs
comme concourant ensemble à produire l'intel-
ligence, concevant l'un comme fournissant la
matière, et l'autre comme l'artisan qui lui donne
la forme. Le synthétisme de Krug n'est donc
qu'un retour au sens commun, qui ne s'élève pas
mêmejusqu'à l'harmonie admise par Jacobi entre
les lois de l'entendement et celles de l'univers.
Loin de faire faire un pas à la question, il la
laisse entière et sans solution.
Krug prétendait que le synthétisme pouvait
encore s'appliquer à d'autres matières, à l'esthé-
tique, par exemple, à la politique, à la philosophie
de la nature; c'est partout une sorte de juste
milieu, de conciliation entre le réalisme et l'idéa-
lisme. Ainsi, quant à l'art, il rejette cette théorie
selon laquelle, aux dépens ou au mépris de la
nature, l'artiste obéirait uniquement aux inspira-
tions de sa fantaisie, et ne prendrait pour guide
que des conceptions purement idéales ou chimé-
riques; et il rejette en même temps le réalisme
esthétique qui voudrait borner l'art à la servile
imitation de la nature : le synthétisme conseille
à l'artiste, de s'inspirer à la fois de ses idées et
des beautés de la nature. De la même manière,
il importe en politique, en cherchant à réaliser
l'état idéal, de consulter les faits et de se régler
sur eux.
Pa nui scs nombreux écrits, outre ceux que nous
avons déjà cités, Krug indique lui-même comme
les plus remarquables, ses Lettres sur la perfec-
tibiîité de la religion révélée, 1795; — ['Essai
d'une encyclopédie des sciences, 1796-1797, 2 vol.;
— les Aphorismcs relatifs à la phdosojthie du
droit, 1800; — la Philosophie du mariage,
1800; — Histoire de la philosophie ancienne,
2° édit., 1826 : ouvrage instructif, bien que sou-
vent l'auteur n'ait pas assez approfondi les doc-
trines qu'il juge; — l'État cl l Ecole, 1810, etc.
I.e Dictionnaire philosophique qu'il a publié de
1827 à 1834 laisse fort à désirer; les matières
n'y sont, en général, qu'effleurées, et il offre à la
fois beaucoup 'le lacunes et de choses inutiles.
Sur la fin de sa vie, Krug publia un choix de ses ou-
vrages, parmi lesquels se trouvent trois volumes
d'écrits philosophiques. 1839, dont quelques-uns
nesont pas sans intérêt. En 1825, il fit paraître sous
le nom d'Urceus, traduction en latin du mot
Krug, une histoire de sa vie.
On trouvera dans l'Histoire de la philosophie
deTennemann l'indication complète des ouvrages
de Krug, et l'on pourra consulter encore l'Histoire
de la philosophie allemande de M. Willm, Paris,
1846, 4 vol. in 8. J. W.
KÛNHARDT (Henri), recteur adjoint et pro-
fesseur au gymnase de Lubeck, a publié sur divers
points de l'histoire de la philosophie et de la
philosophie elle-même des ouvrages estimables
et utiles à consulter; en voici la liste à peu près
complète : De Aristippi philosophia morali,
quatenus Ma ex ipsius dictis secundum Dioge-
nem Lacrtium potest derivari, in-4, Hclmstadt,
1795 ; — de Fide historicorum recte œstimanda
in historia philoso] hiœ , in-4, ib., 1796; — Disci-
plina morum aplis philosophorum sententiis
illustrala, in-8, ib., 1799; — Socrale considéré
comme homme et comme chef d'école, in-8, Lu-
beck et Leipzig, 1802 : c'est la traduction des
Memorabilia de Xénophon avec des notes expli-
catives ; — des Points principaux de la inorale
des stoïciens d'après le Manuel d'Epiclèle, dans
le Nouveau Muséum de philosopliie et de litté-
rature, publié par Bouterweck, t. I, 2S cahier,
et t. II, 2e cahier; — de l'Idée de la mythologie
et du sens philosophique des anciens mythes, ib.,
t. II, 1er cahier; — le Phédon de Platon expliqué
et jugé surtout en ce qui concerne la doctrine de
l'immortalité, in-8, Lubeck, 1817; — Principes
de la métaphysique des mœurs d'après Kant,
présentés dans un langage simple, et examiné
dans leurs résultats les plus importants, in-8,
Lubeck et Leipzig, 1 800 ; — Fragments sceptiques,
ou Doutes sur la possibilité de la philosopliie
comme science de l'absolu, in-8, Lubeck, 1804; —
An ti-Stolber g, ou Essai pour défendre les droits
delà raison, etc., in-8, Leipzig, 1808; — Esquisse
d'une étymologie universelle ou philosophique,
in-8. Lubeck, 1808; — Idées sur le caractère essen-
tiel de l'humanité et les limites de la connaissance
philosophique, in-8, Leipzig, 1813; — Leçons sur
la religion et la morale, in-8, Lubeck, 1815; —
Considérations sur les limites de la science théo-
logique, in-8, Neustrelberg. 1820. Tous ces écrits,
à l'exception des trois premiers, ont été rédigés
en allemand. X.
LA BRUYÈRE. Il y a deux manières d'étudier
la nature humaine : l'une fondée sur la conscience
et sur l'analyse; l'autre sur l'expérience et la
pratique du monde; l'une solitaire, abstraite,
systématique, qui cherche dans l'esprit lui-même
et dans ses facultésinvariablesleprincipecommun
de nos actions, de nos sentiments, de nos idées,
et les lois générales de notre existence ; l'autre
qui s'exerce sur la société et prend les faits, pour
ainsi dire, au passage, sans s'inquiéter de leur
origine ni de leur cause; qui juge les hommes
par leurs actes plus que par leurs facultés, par
leurs préjugés et leurs habitudes plus que par
leurs instincts et leurs croyances naturelles, par
ce qu'ils sont dans un temps, dans un lieu, dans
certaines conditions, non par ce qu'ils devraient
et pourraient être. La première appartient au
philosophe, ou, si l'on adopte ce mot qui rend
mieux notre pensée, au psychologue : la seconde
au moraliste. Elles ont toutes deux leur bon et
leur mauvais c<'>ié. Les recherches psychologiques
nous aident à découvrir les conditions générales
et Tes éléments constitutifs de notre être; mais
elles nous laissent ignorer comment ces éléments
se modifient, se corrompent ou se développent
sous l'influence de la société. Les observation»
LABR
— 893 —
LAI m
du moraliste répandent un très-grand jour sur
nos iapports avec nos semblables, ou sur les
passions et les intérêts, les vices et les ridicules
qui naissent de leur commerce; mais elles ne
pénètrent pas dans le fond de notre nature, elles
ne montrent pas ce que nous sommes en nous-
mêmes. Celles-là nous font mieux connaître
l'homme, et celles-ci les hommes. Une saine phi-
losophie doit s'efforcer de les réunir et de les
compléter les unes par les autres. C'est pour
cette raison que nous avons admis dans ce recueil
plusieurs noms que les historiens de la philo-
sophie ont l'habitude de négliger, comme ceux
de La Rochefoucauld, de Yauvenargues, de La
Bruyère.
Jean de La Bruyère naquit à Dourdan en 1639.
11 fut d'abord trésorier de France à Caen ; mais
il venait à peine d'acheter cette charge, quand
Bossuet le fit venir à Paris pour enseigner
J'histuire au duc de Bourgogne. 11 passa auprès
de ce prince le reste de sa vie en qualité d'homme
de lettres et de gentilhomme, avec une pension
de mille écus. Ses Caractères furent publiés en
1687, et neuf ans après, c'est-à-dire en 1696, on
les voit déjà arrivés à la neuvième édition. On a
attribué ce succès à la malignité, aux intentions
satiriques qu'on a cru deviner chez l'auteur, et
au plaisir de reconnaître les originaux dont on
suppose qu'il a tracé les portraits ; nous le croyons
suffisamment expliqué par le mérite même de
l'ouvrage, par la finesse inimitable du style et la
vérité des observations. La Bruyère fut reçu de
l'Académie française le 15 juin 1693, et mourut
à Versailles en 1696, âgé de cinquante-sept ans.
Ce qu'il honore par-dessus tout dans son livre,
c'est le nom de la philosophie, et les philosophes
sont vraiment ingrats de ne pas lui accorder
même un souvenir, a Bien loin de s'effrayer, dit-
il, ou de rougir même du nom de philosophe, il
n'y a personne au monde qui ne dût avoir une
forte teinture de philosophie : elle convient à
tout le monde; la pratique en est utile à tous les
âges, à tous les sexes et à toutes les conditions;
elle nous console du bonheur d'autrui, des in-
dignes préférences, des mauvais succès, du déclin
de nos forces ou de notre beauté, etc. » Il est
convaincu qu'il fait une œuvre philosophique,
comme il le dit dans ces lignes, évidemment
écrites pour lui-même : « Le philosophe consume
sa vie à observer les hommes, et il use ses esprits
à en démêler les vices et le ridicule. S'il donne
quelque tour à ses pensées, c'est moins par une
vanité d'auteur que pour mettre une vérité qu'il
a trouvée dans tout le jour nécessaire pour laire
l'impression qui doit servir à son dessein.»
Mais en s'efforçantde réunir toutes les qualités
d'un philosophe, il refuse d'en porter le titre,
ou, pour employer ses expressions, d'en prendre
1 enseigne: il veut instruire les hommes sans
manquer d'égard pour leur faiblesse. C'est pour
cela qu'il évite de donner une forme systéma-
tique à ses pensées et d'écrire un ouvrage suivi
qui ne serait pas lu. « Je renonce, dit-il, à tout
ce qui a été, qui est et qui sera livre. Berylle
tombe en syncope à la vue d'un chat, et moi à
la vue d'un livre. » Nous croyons que La Bruyère
se fait illusion ici : ce n'est point l'horreur
instinctive des livres et des traités qui l'a em-
pêché d'en composer un; ce n'est pas plus le
désir de ménager la faiblesse de son siècle et
des hommes en général ; c'est l'idée même qu'il
se fait de la philosophie. Nous venons de voir,
en effet, que la philosophie pour lui est moins
une science qu'une sagesse pratique, fondée à la
fois sur le bon sens, le sentiment et l'expérience
de la vie. Tous ces moyens lui sont également
bons; et comme il les emploie, tantôt l'un, tantôt
l'autre, avec la même confiance, sans chercher à
les subordonner à une faculté supérieure, il n'est
pas rare que ses réflexions et ses maximes se
contredisent et, pour être plus juste, se corrigent
les unes les autres. C'est précisément ce qui
distingue La Bruyère de La Rochefoucauld. Celui-
ci est plus conséquent et plus systématique:
celui-là plus exact; l'un ramène tout à un seul
principe, qui est peut-être l'expression des
hommes qu'il a connus, mais non pas de l'hu-
manité; l'autre, sans porter au fond un meilleur
jugement sur la société, adoucit par le sentiment,
ou les aperçus d'une haute et saine raison, les
résultats tristes ou sévères de l'expérience. Nous
allons démontrer, par quelques exemples, la vé-
rité de cette appréciation, en nous arrêtant natu-
rellement aux sujets les plus propres à intéresser
le philosophe, comme la raison, la sagesse, la
société, la nature humaine, la religion, ou plutôt
les croyances naturelles qui en sont la base.
« Il ne faut pas vingt années accomplies pour
voir changer les hommes d'opinion sur les choses
les plus sérieuses, comme sur celles qui ont paru
les plus sûres et les plus vraies. Je ne hasarderai
pas d'avancer que le feu en soi et indépendam-
ment de nos sensations n'a aucune chaleur, c'est-
à-dire rien de semblable à ce que nous éprouvons
en nous-mêmes à son approche, de peur que
quelque jour il ne devienne aussi chaud qu'il a
jamais été. J'assurerai aussi peu qu'une ligne
droite tombant sur une autre ligne droite fait
deux angles droits, ou égaux à deux droits, de
peur que les hommes venant à y découvrir quelque
chose de plus ou de moins, je ne sois raillé de
ma proposition. » Telle est la manière presque
sceptique dont La Bruyère parle de la raison;
mais voici un autre passage où, au contraire, il
la relève, et j roclame son universalité. « La pré-
vention du pays jointe à l'orgueil de la nation
nous fait oublier que la raison est de tous les
climats, et que l'on pense juste partout où il y
a des hommes. » Ici il se plaint que la raison
n'a pas le temps de se montrer dans notre courte
existence; car notre vie. selon lui, se partage
en trois époques : dans 1 une. c'est l'instinct seul
qui nous gouverne, et la raison ne paraît pas
encore; dans l'autre, elle est obscurcie par les
passions; dans la dernière, elle s'affaisse et s'éteint
sous le poids des années. Ailleurs il ouvre à la
pensée une carrière éblouissante et reconnaît la
perfectibilité indéfinie de l'esprit humain. Le
monde, si nous l'en croyons, ne fait que com-
mencer; nous imaginons à peine ce qu'il nous
reste encore à découvrir dans les arts, dans les
sciences, dans la nature, dans l'histoire; c'est
une légère expérience que celle de six ou sept
mille ans.
Les mêmes variations se font remarquer en lui
lorsqu'il parle de la nature humaine en général
et du degré de perfection dont elle est suscepti-
ble. Plaçant en regard de l'homme tel qu'il est
le sage tel que le comprend le stoLisme, il ne
voit rien de plus chimérique et de plus vain que
cette idée. Pendant que ce sage imaginaire, in-
sensible à la douleur et à l'adversité, inébranla-
ble à l'image de la mort, assiste avec indiffé-
rence à la ruine de l'univers, « l'homme qui est
en effet sort de son sens, crie, se désespère,
étincelle des yeux et perd la respiration pour un
chien perdu ou pour une porcelaine qui est en
pièces. » Ce n'est pas seulement l'exagération
qu'on blâme ici, c'est le principe même que l'on
nie, ou la sagesse qu'on refuse à l'humanité :
alors que signifie ce portrait dont l'original n'a
jamais existé et n'existera jamais? «■ Le sage
guérit de l'ambition par l'ambition même; il
tend à de si grandes choses qu'il ne peut se
LABR
— 894 —
LABR
borner a ce qu'on appelle des trésors, des postes,
la fortune et la faveur; il ne voit rien dans de
si faibles avantages qui soit assez bon et assez
solide pour remplir son cœur et pour mériter ses
soins et ses désirs ; il a même besoin d'efforts pour
ne les pas trop dédaigner; le seul bien capable
de le tenter est cette sorte de gloire qui devrait
naître de la vertu toute pure et toute simple;
mais l'bomme ne l'accorde guère, et il s'en
passe. » Le stoïcisme, qu'il appelle un jeu d'es-
prit, n'est-il pas renfermé tout entier dans ces
mots : « Il n'y a pour l'homme qu'un vrai mal-
heur, qui est de se trouver en faute et d'avoir
quelque chose à se reprocher. »
Nous avons dit que La Bruyère n'avait pas au
fond une meilleure opinion des hommes que La
Rochefoucauld, et en effet rien de plus sombre
que la peinture qu"il fait à plusieurs reprises de
leurs vices et de leurs faiblesses. Il les repré-
sente durs, injustes, ingrats, égoïstes, et, ce
qu'il y a de pis, c'est qu'ils ne sont pas devenus
tels par leur faute, c'est de la nature même
qu'ils tiennent tous ces vices; leur en vouloir,
c'est ne pouvoir supporter que la pierre tombe
ou que le feu s'élève. S'ils paraissent se trans-
former par intervalles, c'est dans leur extérieur,
dans leurs habits, dans leur langage, non dans
leurs sentiments et leurs penchants. « Ils chan-
gent de goûts quelquefois ; ils gardent leurs
mœurs toujours mauvaises, fermes et constants
dans le mal ou dans l'indifférence pour le bien. »
Le pouvoir qu'ils ont sur eux-mêmes semble se
borner à doubler par l'habitude le nombre et la
force de leurs passions.
Mais, à défaut de principes arrêtés, les senti-
ments naturels de la pitié et de la bienveillance
viennent bientôt corriger ces tristes résultats de
l'expérience. « Un esprit raisonnable peut haïr
les hommes en général, où il y a si peu de vertu ;
mais il excuse les particuliers, il les aime même
par des motifs plus relevés, et il s'étudie à mé-
riter le moins qu'il se peut une pareille indul-
gence. » Les sentiments qu'il recommande ici,
La Bruyère ne les a pas ignorés ; les réflexions
qu'il fait sur la bienveillance, sur l'amitié, sur
l'amour, sur la politesse, nous attestent chez lui
une âme non moins tendre qu'élevée, et nous
montrent l'homme rachetant par ses qualités les
défauts de l'observateur et, il faut le dire aussi,
les prétentions du bel esprit. C'est lui qui a écrit
ces mots : « Le plaisir le plus délicat est de faire
celui d'autrui. — Il vaut mieux s'exposer à l'in-
gratitude que de manquer aux misérables. — 11
faut briguer la faveur de ceux à qui l'on veut du
bien, plutôt que de ceux de qui l'on espère du
bien. » Nous serions entraînés trop loin, ou
plutôt il faudrait tout citer si nous voulions
montrer avec quelle finesse il a observé les au-
tres affections du cœur humain; nous ajouterons
seulement que ce n'est pas assez, selon lui,
d'aimer pour notre propre compte, il faut, en
quelque sorte, faire des provisions a'amitié pour
le compte de ceux que nous voulons servir.
« C'est assez pour soi, dit-il, d'un fidèle ami ;
c'est même beaucoup de l'avoir rencontré; on
ne peut en avoir trop pour le service des autres. »
Par suite de la même pensée, il distingue deux
espèces de philosophie : l'une qui nous élève au-
dessus de l'ambition; l'autre qui nous soumet à
toutes ses exigences en faveur de nos amis. I
dernière est celle qu'il estime la i
Ce qui inspire surtout à La Bru adul-
gence pour les hommes, c'est la misère de leur
condition. 11 les trouve encore plus malheu
que méchants : malheureux de vivre, ma
reux de mourir, malheureux de ne sa.
signer ni à la vie ni à la mort. Les réflexions
que lui fournit ce grave sujet nous rappellent
quelquefois, pour le fond comme pour la forme,
les Pensées de Pascal : « Il n'y a pour l'homme
que trois événements : naître, vivre et mourir;
il ne se sent pas naître, il souffre à mourir, et
il oublie de vivre. » D'ailleurs, quelle idée de-
vons-nous nous faire de cette vie? Elle est un
sommeil dont nous sortons par la mort : si elle
est misérable, elle est pénible à supporter,!* si
elle est heureuse, il est horrible de la perdre.
« L'un, ajoute La Bruyère, revient à l'autre. »
Mais elle est toujours misérable, comme l'ex-
priment ces paroles si pleines de tristesse : « Il
faut rire avant que d'être heureux, de peur de
mourir sans avoir ri. » La mort, au lieu d'être
une délivrance, ne fait qu'ajouter aux tourments
de la vie, car elle se fait sentir à tous les mo-
ments, et il est plus dur de l'appréhender que de
la souffrir. Enfin entre la vie et la mort, en
quelque sorte, est la vieillesse que l'on craint et
que l'on n'est pas sûr d'atteindre : aussi le sen-
timent qui semble être le plus profond chez
l'auteur des Caractères est-il celui de la pitié;
il l'éprouve jusqu'au sein de la joie et des plai-
sirs : « Il y a une espèce de honte, dit-il, d'être
heureux à la vue de certaines misères.... Il
semble qu'aux âmes bien nées les fêtes, les spec-
tacles, la symphonie rapprochent et font mieux
sentir l'infortune de nos proches et de nos amis. »
Il représente la pitié comme la seule faiblesse
du sage : « Une grande âme est au-dessus de l'in-
jure, de l'injustice, de la douleur, de la moque-
rie, et elle serait invulnérable si elle ne souf-
frait par la compassion. »
Mais si les hommes sont si mauvais de leur
nature, qu'il n'y a que la pitié qui puisse empê-
cher de les haïr, et leurs misères qui soient plus
grandes que leurs vices, que faut-il donc penser
de l'auteur d'une telle oeuvre, et pourquoi, pour
quelle fin l'a-t-il produite? Si La Bruyère avait
été conséquent avec lui-même, il serait arrivé
au moins jusqu'au scepticisme en matière de
religion ; il aurait certainement douté de l'exis-
tence de Dieu et de l'âme humaine. L'élévation
naturelle de son âme et la droiture de son juge-
ment ont heureusement remédié encore cette
fois à l'inexactitude de ses observations. Il dé-
fend contre les incrédules et les indifférents les
deux dogmes que nous venons de désigner; il
les défend par des raisons philosophiques et, ce
qui n'est pas indifférent à remarquer, par des
arguments cartésiens. Le dernier chapitre de
son livre, intitulé Des esprits forts) est tout
entier consacré à ce dessein.
Les esprits forts, selon lui, sont les esprits
faibles qui, bornés dans leurs idées et dans leurs
désirs, ne savent point se détacher de la terre,
et ont la vue trop courte pour comprendre la
grandeur de l'univers et la dignité de notre âme.
Comme ils risquent plus que ceux qui suivent le
train commun et ce qu'il appelle les grandes
règles, il voudrait qu'ils sussent davantage et
que leurs arguments fussent absolument au-
dessus de toute contradiction. 11 voudrait, en
outre, avoir l'assurance que leurs passions n'en-
trent pour rien clans leur incrédulité. Or, ni
l'une ni l'autre de ces deux conditions ne sont
jamais remplies, et cette impuissance de l'a-
théisme en présence du sentiment religieux
qu'un rencontre chez tous les hommes, est une
première preuve de l'existence de Dieu. « L'im-
possibilité où je suis de prouver que Dieu n'est
pas. me découvre Bon existence. Je sens qu'il y
a un Dieu, et je ne sens pas qui! n'y en ait
point : cela nie suffit ; tout le ra t du
monde m'est inutile : je conclus que Dieu existe j
cette conclusion est dans ma nature; j'en ai
LABR
— 895
LAGH
reçu les principes trop aisément dans mon en-
fance, et je les ai conservés depuis trop naturel-
lement dans un âge plus avancé, pour les soup-
çonner de fausseté. »
Toutefois il ne se borne point à cette seule
preuve : au sentiment il ajoute la raison ; et
quoiqu'il n'aime pas, comme il dit, une philoso-
phie trop subtile et trop idéale, il admet pour-
tant la métaphysique dans la mesure où elle est
nécessaire à la morale, et où le bon sens peut la
suivre. Le principe auquel il en appelle d'abord,
c'est la nécessité de remonter à une première
cause. Il démontre ensuite que cette cause ne
peut être qu'un esprit, et il justifie cette con-
clusion par le fait de notre propre pensée. « Je
pense, dit-il; donc, Dieu existe : car ce qui pense
en moi, je ne le dois point à moi-même.... Je ne
le dois point à un être qui soit au-dessus de moi
et qui soit matière, puisqu'il est impossible que
la matière soit au-dessus de ce qui pense : je le
dois donc à un être qui est au-dessus de moi et
qui n'est point matière; et c'est Dieu. » Le même
argument sert à prouver la spiritualité de l'âme :
car, en même temps que j'ai conscience de ma
pensée, j'ai la certitude qu'elle est incompatible
avec les propriétés du corps. La nature spiri-
tuelle de l'âme nous la montre indivisible, incor-
ruptible, et sur ce double attribut se fonde son
immortalité. D'ailleurs l'essence seule de la pen-
sée, et les notions éternelles qu'elle renferme,
suffisent pour nous garantir une existence sans
terme. « Je ne conçois point qu'une âme que
Dieu a voulu remplir de l'idée de son être infini
et souverainement parfait, doive être anéantie. »
C'est, comme on voit, un résumé presque com-
plet [des Méditations métaphysiques auquel
l'auteur ajoute une magnifique description de
l'ordre matériel de l'univers. Mais à côté de
l'influence de Descartes on rencontre quelquefois
celle de Pascal, que nous avons déjà signalée
plus haut. Ainsi, à l'imitation de l'auteur des
Pensées, La Bruyère nous montre la vertu et la
religion comme une sorte de gageure où il y
a tout à gagner et rien à perdre. Il a même
des réflexions qu'on tournerait facilement con-
tre le but qu'il poursuit; celle-ci, par exemple:
« On doute de Dieu dans une pleine santé, comme
l'on doute que ce soit pécher que d'avoir un
commerce avec une personne libre; quand on
devient malade, on quitte sa concubine, et l'on
croit en Dieu. » Mais ce sont là des saillies plutôt
que des pensées. La Bruyère ne doute pas de la
raison; et tout en lui donnant pour auxiliaire le
sentiment, il en fait la base la plus solide de la
morale et de la religion. C'est au nom de cette
foi universelle de l'intelligence et du cœur, qu'il
s'élève à chaque instant contre la dévotion étroite
ou purement mécanique dont se contentent la
plupart des hommes. « Un dévot, dit-il, est celui
qui, s<Ais un roi athée, serait athée.... Les dévots
ne connaissent de crime que l'incontinence, par-
lons plus précisément, que le bruit et les de-
hors de l'incontinence. » On citerait une foule
de maximes de ce genre ; mais en voici une qui
les surpasse et les renferme toutes : « L'homme
de bien est celui qui n'est ni un saint ni un
dévot, et qui s'est borné à n'avoir que de la
vertu. »
^L'auteur des Caractères ne montre pas moins
d'indépendance dans les jugements qu'il porte
sur le gouvernement et l'organisation de la so-
ciété. Le chapitre auquel il a donné pour titre :
Du souverain ou de la république, est un des
plus curieux de son livre. Il pense avec raison
qu'aucune forme de gouvernement n'est absolu-
ment bonne ou absolument mauvaise, et que le
plus sage est de donner la préférence à celle où
l'on est né. Cependant il y en a une qu'il con-
damne, ou du moins qu'il regarde comme la plus
mauvaise : c'est le despotisme. 11 ne reconnaît
point de patrie sous un pareil régime. Le prince
est le dépositaire des lois et de la justice aux-
quelles les hommes sont naturellement soumis,
et tous ses actes doivent émaner de ce principe,
tousses intérêts doivent se confondre avec ceux
de l'État. La gloire et la grandeur extérieure
d'un royaume le touchent moins qu'une admi-
nistration sage et équitable; qui fait régner la
paix, l'abondance, la sécurité, la justice, qui
favorise le commerce et tous les arts de la civi-
lisation. Il n'admet l'inégalité des conditions que
dans la mesure où elle est nécessaire au main-
tien de l'ordre ; hors de là elle lui paraît une
infraction aux lois de Dieu et de la nature. Il vou-
drait qu'elle ne se montrât pas trop même chez
le souverain, et il interdit à celui-ci le faste et
le luxe. Mais une fois que le mal existe, il ne
faut pas se presser d'amener un changement :
car en politique le remède est souvent pire que
le mal. A ces idées générales, il joint la critique
amère de la société de son temps, du faste et de
la mollesse des gens d'église, de l'orgueil et de
la bassesse des courtisans, de la morgue des
financiers et de la misère du peuple, surtout
des habitants de la campagne. Il s'élève aussi
contre la vénalité des charges, la mauvaise or-
ganisation de la justice et l'usage odieux de la
question. « La question, dit-il, est une invention
merveilleuse et tout à fait sure pour perdre un
innocent qui a la complexion faible, et sauver
un coupable qui est né robuste. »
En résumé, si l'on n'accorde pas à La Bruyère
le titre de philosophe, on ne peut lui refuser
celui de libre penseur. S'il n'y a rien dans son
immortel ouvrage qui ressemble à un système,
on y trouve des observations fines et délicates,
des sentiments élevés, une raison saine et péné-
trante, tout ce qui peut répandre la plus vive lu-
mière sur la nature humaine.
Toute bibliographie est ici superflue; nous
nous bornons à indiquer quelques études sur La
Bruyère: De La Bruyère, par M. Caboche, Paris,
1844, in-8; — De politica et sociali Bruyerii
doctrina, par M. Speckert, 1848, in-8; — Études
sur les moralistes français, par M. Prévost-Pa-
radol, Paris, 1865, in-12*
LA CHAMBRE ( Marin Cureau de ), écrivain
français, né au Mans, suivant Condorcet, en 1613,
mais plus probablement à la fin du xvie siècle,
puisqu'il déclare dans un ouvrage publié en 1666
« qu'il est un vieux soldat qui a fait toutes ses
campagnes.» Nicéron indique l'année 1594. Mé-
decin, physicien, littérateur, érudit et philosophe,
il joignait à tous ses talents l'art de flatter, comme
on le voit dans ses préfaces et ses dédicaces. Il
s'était attaché au chancelier Séguier, et le re-
mercie quelque part « de ce singulier honneur
qu'il lui a fait d'avoir bien voulu qu'il ait contribué
à la conservation de la plus belle vie du monde.»
Il devint membre de l'Académie française et de
l'Académie des sciences, et médecin ordinaire du
roi Louis XIII. Il mourut en 1675. Parmi ses
nombreux ouvrages, il en est qui traitent de
questions purement scientifiques, comme du dé-
bordement du Nil, de la lumière, de la digestion,
et même de la chiromancie, et il suffit de dire
qu'ils n'ont pas grand mérite. Les autres con-
cernent la philosophie, et on peut les ranger en
deux classes. Les premiers ont pour objet l'âme
humaine; ce sont : les Caractères des passions,
Paris, 1640 à 1662, cinq volumes, souvent réim-
primés pendant le xvu° siècle; l'Art de connaît)*,
les hommes, Paris, 1659; le ~ de l'âme,
ibid., 1665. Une troisième partie faisant suite j
LACtt
— 896 —
LACH
cet ouvrage et contenant des réponses aux ob-
jections parut en 1667. Les seconds examinent la
question alors très-controversée de la nature des
bêtes : Traité de la connaissance des animaux
où tout ce qui a esté dict pour ou contre le
raisonnement des bestes est examiné, Paris, 1648.
— Discours sur Vamilié cl la haine qui se
trouvent entre les animaux, Paris, 1667. Les
opinions de l'auteur, dans ces deux séries d'ou-
vrages, ne se rattachent directement à aucun
des systèmes alors florissants ; on y voit une sorte
de compromis entre celui de Descartes et celui
de Gassendi, avec une préférence marquée pour
ce dernier, auquel il emprunte les principes de
sa physique. Il n'y a rien de solide dans l'étude
des passions, qui sont surtout considérées dans
leurs conditions organiques, et dans leurs effets
sur le corps. Quant à la nature de l'âme, de La
Chambre est plus original : il prétend établir
que l'âme a une extension et par conséquent des
parties, une figure, et une grandeur, parce que
ce sont les suites nécessaires de la quantité.
Comme ces propositions paraissent proches du
matérialisme, il se hâte de leur donner un tour
plus favorable. Cette extension, dit-il, n'est pas
corporelle et catégorique, mais spirituelle et
transcendante. » Il pourrait en suivant cette voie
arriver à des considérations d'un grand intérêt,
et que d'autres ont abordées après lui ; mais il
n'a pas la vigueur d'esprit nécessaire pour rendre
plausible son paradoxe ; il se borne à établir que
le nombre est une quantité, qu'il peut être
spirituel, puisque plusieurs âmes constituent
aussi bien un nombre que plusieurs corps, et il
applique sans plus de scrupule celte explication
à la quantité continue ou à l'extension. L'âme
d'ailleurs n'est-elle pas bornée, et par suite privée
d'immensité, c'est-à-dire mesurable; n'est-elle
pas divisible selon ses pouvoirs, et mobile dans
l'espace, comme les anges eux-mêmes? Cette
belle doctrine, ajoute-t-il, a un grand avantage :
Si l'âme a des parties, on peut distinguer en elle
celles qui sont attachées au corps, qui font un
seul tout avec les organes, dépendent du monde
matériel et sont comme lui exposées à la dissolu-
tion; et d'un autre côté « des parties libres »,
c'est-à-dire tout à fait détachées du corps, qui
seules accomplissent les opérations intellectuelles,
et seules aussi ne sont pas sujettes à la mort. Enfin
il est juste de reconnaître que de La Chambre a
combattu l'hypothèse cartésienne de l'automa-
tisme des animaux; mais il ne donne pas de très-
bonnes raisons de son opinion , et encore les
affaiblit-il, en se jetant tout à l'opposé, et en
accordant aux animaux presque tous les privi-
lèges de la nature humaine. On n'a jamais, que
nous sachions, apprécié la doctrine philoso-
phique de cet auteur; mais on peut consulter
sur sa vie et ses travaux scientifiques : Nicéron,
Mémoires, t. XXVII; Condorcet, Éloge des Aca-
démiciens, etc., et surtout B. Hauréau, His-
toire littéraire du Maine, t. III. On ne le con-
fondra pas avec un prêtre théologien, du même
nom, qui a écrit bien après lui (1698-1753) et
dont on cite un Abrégé de la philosophie, ou
dissertations sur la certitude humaine, la lo-
gique, la métaphysique et la morale, Paris,
17ô4.
LACROZE (M ithurin Veyssièrc de), né à Nan-
tes en 1661, mort à Berlin en 1739, après beau-
coup d'aventures et de malheurs, bibliothécaire
du roi et professeur de philosophie au collège
français, est célèbre comme orientaliste du pre-
mier ordre, et comme historien savant et con-
sciencieux. 11 est connu des philosophes pour
a/oir été l'ami dévoué et reconnaissant de Leib-
niz, avec lequel il cherchait à débrouiller l'o-
rigine et la nature des langues, et qui aimait à
puiser dans sa prodigieuse mémoire, qu'il nom-
mait une bibliothèque vivante. Il est plus connu
encore par l'acharnement avec lequel il com-
battait le scepticisme historique du P. Hardoujn,
par sa longue et vive guerre contre les athées,
véritables ou prétendus tels, depuis Pornponace
et Vanini jusqu'à Toland, enfin par la polémique
qu'il soutint contre un autre philologue, le pro-
fesseur Heumann de Goëttingue, au sujet des
doctrines, selon lui si dangereuses, de Jordano
Bruno. On doit ajouter que Lacroze exerça une
certaine influence, comme philosophe, dans l'A-
cadémie de Berlin; dont il fut un des membres
les plus distingues; et plus encore au collège
français de cette ville, où, succédant à un autre
réfugié, Chauvin, il enseigna pendant vingt ans
une sorte d'éclectisme appuyée sur les principes
de Descartes.
« Dans la philosophie, disait-il, j'aime sur
toute chose à comprendre et à être compris,
c'est-à-dire à avoir des idées nettes et distinc-
tes.... Je suis un peu pyrrhonien : cette disposi-
tion est en moi le fruit de la raison, de l'âge et
de l'expérience. » La question fondamentale aux
yeux de Lacroze, c'est l'existence de Dieu : celle-
là solidement établie, tout est garanti et sauvé.
Si Dieu existe, l'âme humaine ne saurait être
anéantie; et si notre âme est immatérielle et
impérissable, la religion et la morale sont cho-
ses inattaquables et indestructibles.
Il importe donc de montrer comment cet in-
fatigable adversaire de l'athéisme essayait de
prouver la réalité de l'idée de Dieu. C'est dans
une lettre à la sœur de Frédéric le Grand,
depuis margrave de Bareuth, son élève en phi-
losophie, que Lacroze a le mieux résumé ses
sentiments sur cette importante matière. Il y
cherche, pour s'accommoder au goût que Wolf
commençait à répandre en Allemagne, à établir
même « la possibilité de démontrer géométri-
quement l'existence de Dieu. » Voici de quelle
manière il s'y prend :
Définitions. — « J'appelle un être tout ce que
je conçois comme ayant une existence réelle.
« Toute existence réelle est ou absolue ou dé-
pendante.
« L'être qui a une existence dépendante, sub-
siste en vertu d'une cause extérieure.
« L'être absolu subsiste par soi-même.
« Ce qui subsiste par soi-même est indépen-
dant, éternel et infini.
« C'est cet être que j'appelle Dieu. »
Demandes. — « Rien de dépendant ne peut
être conçu sans une attention particulière à la
cause de laquelle il dépend.
« L'être indépendant n'a qu'une réalité em-
pruntée. »
Axiomes. — « L'Être infiniment parfait est la
cause de tous les êtres.
« Cet Etre, qui ne peut être que Dieu, est la
fin et le commencement de toutes choses.
« Donc tout dépend de lui; d'où je conclus que
l'existence de Dieu est très-nécessaire, sans la-
quelle on ne peut avoir aucune idée des êtres
inférieurs et dépendants. »
Malgré les formes mathématiques de cette
argumentation. Lacroze n'en est pas entièrement
satisfait. Son âme pieuse a besoin d'une autre
espèce de démonstration. « De toutes les preu-
ves, dit-il, je n'en estime aucune comparable à
celles de saint Paul dans le chapitre i de YÉpître
aux Romains, t 19, 20. Il faut ajouter à cela
le psaume xix, qui est d'une grande beauté
et d'une énergie admirable.... Pour moi, ma
grande preuve est une preuve de sentiment,
tirée des écrits de saint Augustin : « Seigneur,
LACT
— 897 —
LAGT
vous nous avez faits pour vous, et c'est pour
cela que notre cœur n'est jamais sans inquiétude,
jusqu'à ce qu'il se repose en vous. » C'est là une
démonstration fondée sur une vérité de fait, et
c"e>t aussi où nous appelle le prophète royal
David, quand il dit : « Goûtez, et voyez combien
Je Seigneur est doux! Quiconque a une fois
goûté Dieu, ne doutera jamais de son exis-
tence. »
Lacroze apportait un esprit philosophique dans
ses nombreux et vastes travaux de philologie,
dans ses Dictionnaires arménien, cophte, es-
clavon, syriaque, etc.. dans ses études sur le
chinois; mais cet esprit se manifeste particuliè-
rement dans ses Entreliens sur divers sujets
d'histoire, de littérature, de religion et de cri-
tique, in-12, Cologne (Amst.), 1771 et 1733. L'ou-
vrage qui contient sa polémique avec le P. Har-
douin est intitulé : Vindiciœ velerum scriptorum
contra llarduinum, Rotterdam, 1708. — Voy.
Jordan, Histoire de la vie et des ouvrages de
M. de Lacroze, in-8, Amst., 1741. C. Bs.
LACTANCE est un de ces païens convertis au
christianisme, qui mettaient au service de la
religion nouvelle des lumières et des talents
puisés à des sources profanes; mais l'hostilité
dont il est animé envers la philosophie ne l'em-
pêche pas d'en conserver l'esprit et l'indépen-
dance, et, tout en lui faisant une guerre achar-
née, il la sert encore par son érudition.
Avant de se convertir au christianisme, Lac-
tance avait longtemps exercé la profession de
rhéteur, et, à ce titre, il avait acquis une érudi-
tion assez étendue dans la littérature profane et
dans la connaissance des systèmes de la philo-
sophie antique. Les ouvrages qui nous restent
de lui sont postérieurs à sa conversion et sont
tous empreints de l'esprit nouveau; mais il y
reste aussi des traces nombreuses de son ancienne
profession. Nourri de l'antiquité, par un reste
d'habitude, il cite les auteurs païens plus sou-
vent que l'Évangile, Ovide particulièrement,
pour lequel il semble avoir une sorte de prédi-
lection, et fréquemment aussi les poèmes sibyl-
lins, qu'il, regardait comme l'œuvre authen-
tique des sibylles de Cumes et d'Erythrée.
Sous quel aspect envisage-t-il les systèmes de
la philosophie antique? Le christianisme, pen-
dant les premiers siècles, s'est montré animé
envers la philosophie de sentiments très-divers :
d'abord il ne fit pas difficulté de s'approprier
les vérités découvertes par la philosophie ; tout
ce qu'il y avait de bon dans les philosophes, la
religion le revendiqua comme emprunté aux li-
vres saints. Mais, avec le temps, cette disposition
changea ; cette espèce d'alliance se tourna en
hostilité déclarée : surtout après que certaines
sectes, les néo-platoniciens entre autres, se fu-
rent déclarées les fauteurs de la vieille religion,
et eurent entrepris de restaurer le vieux paga-
nisme, les chrétiens ne virent plus dans la phi-
losophie qu'une ennemie déclarée, et ils la pour-
suivirent de leurs anathèmes. De ces deux
dispositions, c'est la dernière qui prédomine
chez Lactance; c'est surtout comme une mer
d'erreurs et une source de corruption, c'est
comme l'ennemie des vérités saintes qu'il envi-
sage la philosophie.
Si donc Lactance n'est pas, à proprement par-
ler, un historien de la philosophie, on peut trou-
ver dans ses ouvrages une espèce d'inventaire
des torts et des erreurs de la philosophie anti-
que, particulièrement en ce qui concerne la
notion de Dieu et les vérités religieuses. Toute-
fois, il ne faudrait pas le considérer comme un
guide très-sûr; on risquerait fort de s'égarer en
suivant ses traces avec trop de confiance.
DICT. PHILOS.
Lactance, né en Afrique au milieu du ni* siècle,
étudia à Sicca, en Numidie, où il eut pour maître
Arnobc.Vers l'an 290. il fut choisi par Dioclétien
pour enseigner les lettres à ISicomédie ; il em-
brassa le christianisme vers l'an 300, et se voua
dès lors à la défense de sa nouvelle religion ;
en 317 ou 318, l'empereur Constantin l'appela
dans les Gaules, et lui confia l'éducation de son
fils Crispus. On croit qu'il mourut à Trêves, vers
323, dans un âge avancé. Il nous reste de lui
plusieurs ouvrages, tous écrits en latin : l'élé-
gance de son style l'a fait surnommer par saint
Jérôme le Cicéron chrétien, bien que certaines
locutions barbares témoignent çà et là qu'il écri-
vait à une époque de décadence.
Son principal ouvrage, les, Institutions divines,
a pour objet de combattre le polythéisme et la
philosophie païenne pour élever le christianisme
sur leurs ruines : il se compose de deux parties,
l'une polémique, l'autre dogmatique ; la pre-
mière est une apologie, la seconde une exposi-
tion de la doctrine chrétienne. Saint Jérôme,
tout en se déclarant l'admirateur de l'éloquence
africaine de Lactance, le trouve moins habile à
fonder la vérité qu'à combattre l'erreur ; il lui
manque la connaissance approfondie du dogme;
son christianisme passe pour être peu orthodoxe.
Dans ce livre destiné à exposer les vérités de la
religion chrétienne, les opinions hétérodoxes
abondent : on a fait une liste de quatre-vingt-
quatorze erreurs qui lui sont reprochées ; ses livres
ne font pas autorité en matière de foi, et ils ont
été mis au rang des apocryphes par le concile
tenu à Rome en 475.
Les Institutions divines se composent de sept
livres : les trois premiers contiennent la réfuta-
tion du paganisme; ils traitent successivement de
la fausse religion, de l'origine de l'erreur et de la
fausse sagesse des philosophes; les trois suivants
exposent le dogme, la morale et le culte des
chrétiens; enfin le septième livre, intitulé de lu
Vie heureuse, traite de l'état de l'homme après
cette vie et de l'état de l'univers après sa période
actuelle d'existence. Le plan de Lactance n'est
pas moins philosophique que chrétien ; son but
est de montrer l'accord de la religion el de la
philosophie. Dès le début (liv. I, ch. i), il pose
ce principe : « Pas de religion sans sagesse, pis
de sagesse sans religion. » C'est là sans doute un
magnifique programme ; mais la réalisation en
est difficile, et Lactance n'était ni assez méta-
physicien ni assez théologien pour le remplir.
Les idées les plus diverses se mêlent dans son
esprit sans se concilier entre elles : cet assem-
blage de philosophie et de théologie, de vérités
chrétiennes et d'erreurs païennes, d'aspirations
religieuses et de souvenirs profanes offre un
objet curieux d'étude et caractérise une époque
de tâtonnements, où les dogmes n'étaient pas
encore fixés avec la précision rigoureuse que
l'Église a exigée depuis. Plus d'un passage de
Lactance sur l'existence de Dieu trahit le prosé-
lyte inexpérimenté; par exemple (liv. I, ch. vu,
et liv. II, ch. vm), il raisonne ainsi : « Tout ce
qui est a commencé d'être : Dieu est, donc il a
commencé d'être ; mais avant Dieu il n'existait
rien d'où il ait pu naître ; donc Dieu s'est créé
lui-même. » Ailleurs (liv. VII), parlant de la vie
future, il dit que si l'on osait nier l'existence des
âmes après la mort, le magicien nous en con-
vaincrait bientôt en les faisant paraître. Souvent
il confond le petit nombre de vérités physiques
devinées par la philosophie antique avec les er-
reurs mêlées à ces vérités : ainsi il cite les anti-
podes comme un exemple de leurs absurdités;
il emprunte lui-même plus d'une opinion à ces
philosophes qu'il combat à outrance, el il n'est
L7
LACT
— 898 —
LACY
pas toujours heureux dans son choix. C'est ainsi
qu'il approuve Épicure de comparer l'âme à une
lumière qui n'est pas le sang, mais qui se nourrit
de l'humeur du sang, comme la lumière ordi-
naire s'alimente par l'huile (de Opificio Dei,
ch. xvn). 11 suppose que. pendant la méditation,
l'âme descend de la tété dans le cœur, s'y ren-
ferme comme dans un sanctuaire, et que c'est là
ce qui la rend alors inaccessible aux distractions
extérieures (ubi supra, ch. xvi). Ses appréciations
des systèmes des philosophes sont habituellement
légères, passionnées, et par suite très-injustes;
voici par quels arguments il prétend ruiner toute
la philosophie : « La philosophie ne peut consis-
ter que dans la science ou dans l'opinion ; mais
la science n'est qu'en Dieu, elle ne peut appar-
tenir à l'homme. Reste donc l'opinion ; or, l'opi-
nion n"a pour objet que l'incertain, le certain
n'appartient qu'à la science. » Si donc on ne peut
rien savoir, comme Socrate l'a enseigné, et si,
d'un autre côté, on ne peut s'en rapporter à l'o-
pinion, comme le prétend Zenon, il n'y a plus
de philosophie ; de là résulte que toutes les
sectes se détruisent mutuellement, aucune ne
reste debout : c'est qu'elles ont bien une épée,
mais non pas un bouclier, c'est-à-dire qu'elles
ont assez de forces pour la guerre offensive, mais
non pour la guerre défensive.
Pour lui, la philosophie païenne se confond
avec le paganisme; il ne la combat si vivement
que parce qu'il la regarde comme l'alliée né-
cessaire du polythéisme. Cependant il a quel-
quefois plus de mesure ; il lui arrive souvent de
rencontrer une idée juste et de la développer
avec netteté et avec force. Voici un passage
que la raison de notre temps ne désavouerait
pas: « Si quelqu'un recueillait les vérités éparses
dans les diverses écoles philosophiques, en fai-
sant un choix, les réunissait en un corps, sans
doute il ne se trouverait pas en dissentiment
avec nous. Mais celui-là seul peut exécuter avec
succès une telle entreprise, qui est exercé à
connaître le vrai, c'est-à-dire qui est instruit
par Dieu même ; que si un homme y réussissait
par hasard, il serait certainement un philosophe,
et, quoiqu'il ne pût appuyer cette doctrine sur
des témoignages divins, la vérité s'y manifeste-
rait elle-même par sa propre lumière ; c'est
pourquoi il n'y a pas d'erreur plus grande .que
celle de ceux qui, après s'être attachés à une
secte, condamnent toutes les autres, s'armant
pour le combat sans savoir ce qu'ils doivent dé-
fendre ou attaquer. C'est à cause de ces disputes
qu'il n'a existé aucune philosophie qui embrassât
entièrement le vrai, car chaque doctrine possé-
dait seulement en elle quelque parcelle de la
vérité. » {Inslit. div., liv. III, ch. vu.)
D'autres fois, une noble pensée se produit chez
lui sous une forme à la fois ferme et simple,
par exemple : « Le cœur de l'homme est le plus
solide et le plus indestructible de tous les tem-
ples. » (Ubi supra, liv. I, ch. xx.) On sait que
Bossuet l'avait lu avec soin, et il lui a emprunté
plus d'une de ces idées vives, plus d'une de ces
expressions éclatantes qui nous frappent dans
ses ouvrages, et particulièrement dans ses ser-
mons.
Lactance a composé encore d'autres ouvrages :
un traité de l'Œuvre de Dieu, un autre de la
Colère de Dieu ; enfin on a découvert au xvir siècle
un livre intitulé de la Mort des persécuteurs,
Îui lui est aussi attribué. Le traité de l'Œuvre
e Dieu paraît être son premier ouvrage : il est
entièrement philosophique: c'est une attaque du
stoïcisme contre les épicuriens; il a pour but de
prouver la Providence divine par l'étude du
corps et de l'âme de l'homme. L'auteur y réfute
les objections d'Ëpicure et des matérialistes ti-
rées de la faiblesse et de la fragilité de l'homme:
il établit que l'homme ne peut connaître le bien
qu'à la condition d'être sujet au mal. Sa réponse,
qui pourrait être mieux développée, est blâmée à
tort par Bayle; là, du moins, Lactance est dans
le vrai.
Le traité de la Colère de Dieu paraît être le
dernier ouvrage de Lactance ; déjà, dans un pas-
sage des Institutions divines, il s'était réservé
d'aborder plus tard ce sujet qui semblait être
assorti à son caractère et à la nature de son
talent. Saint Jérôme dit en effet qu'il avait en lui
tout ce qu'il fallait pour comprendre la colère.
L'auteur veut prouver cette thèse, plus païenne
que chrétienne, que la colère est un attribut
essentiel de la divinité. Son point de départ est
une aversion légitime pour le dieu impassible
d'Épicure ; mais, à force de s'éloigner de l'opi-
nion épicurienne, il tombe dans un autre excès :
par horreur de l'indifférence, il se réfugie dans
la colère. Lactance trouve mauvais qu'on nie
que Dieu ait une figure : là on reconnaît
cette tendance anthropomorphique, qui ne se
prêtait à concevoir Dieu que sous un aspect
humain, et qui s'efforçait de le rapprocher le
plus possible de l'homme ; c'était une réaction
exagérée contre le gnosticisme, qui, à force
d'abstraction, arrivait à un dieu qui n'avait plus
ni nom ni attributs.
Enfin le traité de la Mort des persécuteurs,
inspiré par une haine violente contre les enne-
mis du christianisme, paraît avoir été rédigé
sous l'impression encore récente des persécu-
tions ; on y sent une veine d'amertume et d'â-
preté peu en accord avec l'esprit de l'Évangile.
L'auteur y maudit tous les empereurs qui ont
persécuté le christianisme : il appelle Décius,
qui avait de grandes qualités, un animal exécra-
ble ; il s'applaudit de ce que ce prince, tué par
les barbares, a été abandonné aux bêtes féroces
et aux oiseaux de proie, comme ennemi de Dieu;
il se réjouit de ce que Valérien, pris par les
Persans et devenu esclave de Sapor, a été obligé
de tendre le dos à son maître lorsqu'il montait à
cheval: il se plaît à peindre l'effroyable maladie
de Galère, barbare élevé à la pourpre impériale;
cet ulcère sous lequel tout son corps finit par
disparaître est représenté avec des couleurs hor-
ribles et des sentiments d'exécration. Il termine
par un chant de triomphe et de vengeance :
« Ceux qui luttaient contre Dieu sont renversés;
ceux qui avaient jeté bas le saint temple sont
tombés d'une chute plus lourde ; les bourreaux
des justes ont rendu leurs âmes coupables dans
des tourments mérités ; cette rétribution a été
tardive, il est vrai, mais terrible.... Où sont-ils ?
Dieu les a détruits, il les a effacés de la terre ! »
Dans tous ces passages, on reconnaît les traces
subsistantes du paganisme; la morale chrétienne
n'avait pas encore transformé le cœur d'où s'é-
chappaient de telles imprécations.
La meilleure édition des œuvres de Lactance est
celle de Rome, 1654, 14 vol. in-8. Quelques-uns
de ses ouvrages ont été traduits en français :
les Institutions divines, par Famé, 1542; — la
Mort des persécuteurs, par Maucroix, 1680, et
par Basnage, 1687. On peut consulter deux dis-
sertations de M. Leuillier : Devariis Lactantii
Firmiani contra philosophiam aggressionibus,
1846, in-8; — Étude sur Lactance apologiste de
la religion chrétienne, 1846, in-8. A...D
LACYDES dk CyrÈNB. philosophe grec de 1 1
nouvelle Académie, le disciple, l'ami et le suc-
cesseur d'Ain sil.is. C'est en l'an 241 avant Jésus-
Christ qu'il prit possession de la place de son
maître. 11 l'occupa pendant vingt-huit ans, c'est-
LAMA
— 899
LAMA
à-dire jusqu'en 215, époque où il mourut, lais-
sant à son tour l'héritage qu'il avait reçu à deux
de ses disciples, Évandre et Télècle. Aucun de
ses ouvrages, s'il est vrai qu'il ait écrit, n'est
arrivé jusqu'à ncus, et l'antiquité ne nous ap-
prend rien de particulier de ses opinions. 11 pa-
raît être resté fidèle à celles d'Arcésilas, qu'il
développait avec un certain talent. 11 comptait
parmi ses admirateurs et ses amis le roi Attale
Philométor, qui lui donna dans Athènes un ma-
gnifique jardin. C'est dans ce lieu, appelé depuis
lors le Lacydion, que se réunissait l'école. Voy.
Diogène Luërce. liv. IV, ch. lix-lxi ; et Cicéron,
Acad., liv. II, ch. vi. X.
LAGALLA (Jules-César), né en 1376 à Padula,
dans le royaume de Naples, eut, de son temps,
une grande célébrité comme médecin et comme
philosophe. Il fut d'abord pourvu d'un service de
santé dans les galères du pape; mais, en 1697,
ayant été nommé, par Clément VIII, professeur
de philosophie au Collège romain, il changea de
maître, laissa les livres d'Hippocrate et prit ceux
d'Aristote pour les interpréter pendant trente-
trois années devant la jeunesse romaine. Péripaté-
ticien par ses doctrines, il était épicurien par ses
mœurs, et l'on parla beaucoup des désordres de
sa conduite. Hâtons-nous de dire qu'ayant abrégé
sa vie par de condamnables excès, il mourut
du moins en stoïcien, supportant avec un héroï-
que courage les douleurs les plus aiguës, com-
posant son épitaphe, et faisant lui-même con-
struire sous ses yeux la tombe qui devait le
recevoir. Il mourut le 15 mars de l'année 1624.
On a de lui: 1° de Phœnomenis in orbe lunœ,
novi telescopii usu a Galilœo nuperrime susci-
latis physica disputatio, in-4, Venise, 1612; —
2° Tractatus de cometis, in-4, Rome, 1613; —
3° de Cœlo animato disputatio, in-4, Heidelberg,
1 622 ; — k°de Immortalilale animorum, ex Aris-
tolelis sentent ia. libri très, in-4, Rome, 1621. Ce
dernier ouvrage de Lagallaest celui qui nous inté-
resse le plus. Il avait étudié la philosophie à
l'école de Naples, sous Bernardin Longus, un des
disciples de Simon Porcius, et l'on soutenait,
dans cette école, avec Alexandre d'Aphrodisias,
Pomponace et Zabarella, qu'Aristote n'avait, dans
aucun de ses traités, fourni de preuves en faveur
de l'immortalité de l'âme. La thèse contraire,
moins bien fondée (voy. Aristote, Traité de l'âme,
trad. par M. B. Saint-Hilaire, liv. II), avait
été défendue, chez les anciens, par Themistius,
Simplicius, Philopon, et, chez les modernes,
par tous les adhérents de l'école thomiste. La-
galla reprend cette thèse, et rédige un gros vo-
lume pour démontrer l'orthodoxie d'Aristote. Si
cette démonstration n'est pas irréfutable, elle
est faite avec assez d'art, de savoir et de goût
pour recommander le nom de Jules-César La-
galla.
Sa vie a été écrite par Léon Allatius, et pu-
bliée par Gabr. Naudé, in-8, Paris, 1644. B. H.
LAMARCK (Jean-Baptiste-Pierre-Antoine de
Morret, chevalier de), né en 1744 à Bazantin ou
Bargentin en Picardie, destiné contre son gré à
l'état ecclésiastique, porta quelque temps le pe-
tit collet d'abbé et l'abandonna, à la mort de son
père, pour servir comme volontaire, malgré son
apparence chétive, dans l'armée du maréchal de
Broglie. Il fut bientôt fait officier sur le champ
de bataille ; mais, à la suite d'un accident et déjà
attiré d'ailleurs par l'étude de l'histoire naturelle,
il quitta l'état militaire et dut travailler pour
vivre dans la maison d'un banquier, ne consa-
crant que ses loisirs à la botanique. C'est en 1778
qu'il se fit connaître par la publication de la
Flore française. Jean-Jacques Rousseau avait
mis la botanique à la mode et la Flore française
fournissait aux gens du monde le moyen de clas-
ser avec la plus grande facilité toute espèce de
plantes par une méthode dichotomique qui par-
tageait toutes les plantes en deux grandes divi-
sions, et chacune de ces deux divisions en deux
subdivisions, et toujours ainsi, de telle sorte que
toute plante trouvait nécessairement dans l'une
ou dans l'autre des deux divisions finales sa
place et son nom. Cette méthode, bien évidem-
ment artificielle, fut par cela même goûtée de
Buffon, qui ne voyait alors dans toute classifica-
tion qu'un moyen de mettre de l'ordre dans les
idées et dans les choses et prisait médiocrement
les travaux de Linné. Lamarck ne s'abusait pas
lui-même sur la valeur absolue de sa méthode
dichotomique et comprenait bien la nécessité
d'une méthode plus rigoureuse et vraiment na-
turelle, mais ce n'est pas à lui qu'il était réservé
de la découvrir et de l'appliquer soit en botani-
que, soit en zoologie. Quelle qu'elle fût, cette
méthode eut auprès du public et partout un tel
succès, que l'auteur de la Flore française, in-
connu jusque-là, fut élu dès 1779 membre de
l'Académie des sciences. En 1793, nommé pro-
fesseur de zoologie au Muséum, il dut s'occuper
de l'étude des classes inférieures des insectes et
des vers, d'après la dénomination linnéenne,
tandis que Geoffroy Saint-Hilaire avait en partage
celle des animaux supérieurs.
Tout en cultivant particulièrement la botani-
que, Lamarck n'était pas demeuré étranger à
d'autres sciences, par exemple aux sciences phy-
siques. Aussi publia-t-il en 1794 des Recherches
sur les causes des principaux faits physiques,
renfermant les principes de cette philosophie de
la nature qu'il devait développer dans d'autres
écrits et résumer dans la Philosophie zoologique.
Cette philosophie de la nature ne constitue pas
certainement la gloire scientifique de Lamarck,
mais certainement aussi elle a beaucoup contri-
bué à la célébrité de son nom, surtout de nos
jours. Elle est aussi étrange dans ses principes
que téméraire dans ses conclusions. Dans ces
Recherches, Lamarck ne craint pas d'opposer à
la science d'un Lavoisier les produits de son
imagination. Selon lui, la matière n'est pas ho-
mogène ; il existe des principes simples, essen-
tiellement différents entre eux et qui composent
les divers corps par leur réunion en proportions
diverses. Mais aucun composé n'est tel naturel-
lement; l'état de composition est bien plutôt u:i
état contre nature ; les principes simples y sont
violentés et ne demandent qu'à recouvrer leur li-
berté. La nature- tend à détruire toutes les com-
binaisons, bien loin d'en former aucune ; il n'y
a donc point d'affinités comme le prétendent les
chimistes. Les composés sont produits par les
êtres vivants. Toute la matière composée du
globe est un résidu de la vie végétale et ani-
male. Les végétaux forment des composés sim-
ples, les animaux en forment de plus complexes.
Les uns et les autres vivent en quelque sorte en
dépit de la nature et toujours en lutte avec elle;
c'est elle qui les fait mourir, car c'est elle qui
décompose sans cesse ce qu'ils s'épuisent à com-
poser. Quant à la vie elle-même, seule cause de
tous ces composés, Lamarck voit les êtres vi-
vants provenir d'individus semblables à eux,
mais il ignore complètement en 1794 la cause
physique qui a donné naissance aux premiers vi-
vants. Il est plus savant en 1802 et nous fait con-
naître cette cause dans ses Recherches sur l'or-
ganisation des corps vivants. L'œuf, avant sa
fécondation, ne renferme rien qui soit prêt à
vivre ; c'est la vapeur séminale qui suscite la vie
en lui et l'organise. Or, s'il existait dans la na-
ture un fluide analogue à cette vapeur, il serait
LAMA
— 900 —
LAMi:
capable de produire les mêmes effets. C'est ce
qui a lieu; ce fluide analogue à la vapeur sémi-
nale, c'est la chaleur ou l'électricité, sous l'in-
fluence desquelles peuvent se produire des gé-
nérations spontanées. Ainsi se sont formés les
vivants inférieurs. Si maintenant l'action de ce
fluide organisateur se prolonge, les parties sur
lesquelles il agit réagissent à leur tour sur la
matière qui les compose; l'irritabilité apparaît,
puis le sentiment; et du sentiment et du besoin
de vivre naît l'organe nutritif. De même tous les
autres organes naissent des efforts que fait le
vivant pour nager, marcher, voler et du besoin
qu'il en a : ce sont les habitudes et la manière
de vivre qui font les organes. Il en résulte qu'a-
vec un temps suffisant et des circonstances con-
venables, c'en est assez pour que toutes les es-
pèces se transforment les unes dans les autres;
ou plutôt il n'y a pas d'espèces, toutes les bar-
rières tombent entre les êtres, entre les fossiles
et les vivants actuels, entre les quadrupèdes et
les insectes, entre les animaux et l'homme.
En 1802, dans son Hgdrcologie, Lamarck ap-
pliqua ces principes à une théorie de la forma-
tion et des révolutions du globe et à la météo-
rologie. Il alla dans cette voie jusqu'à prophéti-
ser durant douze années dans des Annuaires
météorologiques la pluie ou le beau temps. En
1809, il résume toute sa doctrine dans sa Philo-
sophie zoologique.
Les meilleurs titres de Lamarck à la gloire
du savant sont ses travaux sur la conchyliologie
et sur les animaux sans vertèbres, dénomina-
tion substituée par lui à l'ancienne et fausse
dénomination d'animaux à sang blanc. Mais
nous ne devons précisément pas nous en occuper
ici.
G. Cuvier juge, avec justice peut-être, mais
avec sévérité, les idées philosophiques de La-
marck. Ce ne sont, dit-il, que des conceptions
fantastiques, « semblables à ces palais enchan-
tés de nos vieux romans que l'on faisait évanouir
en brisant le talisman dont dépendait leur exis-
tence. » Au contraire, Geoffroy Saint-Hilaire les
juge avec indulgence et peut-être avec non
moins de justice. C'est que quelques-unes des
idées de Lamarck, qu'il est facile de dégager du
chaos de sa genèse, celles qui ont trait à la mu-
tabilité des espèces, sont essentiellement con-
traires à la doctrine de Cuvier qui a défendu la
multiplicité des plans de la nature et la fixité
des espèces; tandis qu'elles s'accommodent avec
la doctrine de Geoffroy Saint-Hilaire qui soute-
nait contre Cuvier l'unité de composition de tous
les êtres. Cuvier a donc rangé parmi les rêve-
ries les idées de Lamarck contraires aux siennes,
tandis que Geoffroy Saint-Hilaire a accordé aux
rêveries de Lamarck une valeur qu'elles n'ont
pas, en faveur de quelques idées conformes à sa
doctrine. Quelque solution que doive recevoir la
question qui fait le principal objet de la discus-
sion entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, cette
question se trouve aussi au fond de la philoso-
phie zoologique de Lamarck. Personne ne con-
teste qu'il faut au moins débarrasser la solution
qu'en donne Lamarck de beaucoup d'idées chi-
mériques qui ne peuvent que la compromettre
et pour lesquelles Cuvier n'a pas été trop sévère;
mais, cela fait, on trouve dans sa philosophie
zoologique sur la mutabilité et la transforma-
tion des espèces des opinions, vraies ou fausses,
dignes au moins d'être sérieusement examinées.
Plusieurs savants de nos jours les ont reprodui-
tes avec autant de force et autant de conviction.
11 n'est pas malaisé de reconnaître un succes-
seur de Lamarck dans M. Ch. Darwin, l'auteur de
L'ouvrage de l'Origine dea csjiùces.
Lamarck est mort à Paris en 1829, à l'âge de
8.') ans, après avoir été frappé de cécité dar.s sa
vieillesse comme le fut plus tard Geoll'roy Saint-
Hilaire, son collègue et son ami.
Les ouvrages de Lamarck qui intéressent par-
ticulièrement la philosophie sont ceux dont il a
été question dans cet article : Flore française,
Paris, 1778, 3 vol. in-8; — Recherches sur les
causes des principaux faits physiques, Paris,
1794, 2 vol. in-8; — Recherches sur l'organisa-
tion des corps vivants, Paris, 1802, in-8: — Hy-
drcologie, Paris, 1802, in-8; — Philosophie zoo-
logique, Paris, 1809, 2 vol. in-8.
On peut consulter V Éloge de Lamarck par
G. Cuvier et le discours prononcé sur la tombe
de Lamarck par Geoffroy Saint-Hilaire. A. L.
LAMBERT (Jean-Henri), né en 1728 à Mul-
house en Alsace, mort à Berlin en 1777, un des
plus doctes personnages du xvme siècle, appar-
tient par son origine à la France, par sa vie à
l'Allemagne, par ses travaux à tous les domai-
nes de l'activité intellectuelle. Mathématicien,
physicien, érudit, penseur, savant universeL
quoiqu'il ait succombé dans la force de l'âge, il
mérite une place éminente dans l'histoire de
chaque science. Ses contemporains, le voyant
mener de front toutes les études, le comparaient
volontiers à Leibniz. Aussi l'historien est-il
obligé de le considérer sous plusieurs formes,
et, ainsi que s'exprime Fontenelle, de le décom-
poser en plusieurs savants. Nous n'avons à l'en-
visager ici que comme philosophe.
Petit-fils d'un Français réfugié et dépossédé
pour cause de religion, à qui la petite républi-
que de Mulhouse avait accordé le droit de bour-
geoisie, fils d'un pauvre tailleur qui avait beau-
coup de peine à pourvoir à la subsistance d'une
famille nombreuse, Jean-Henri Lambert occupa
sa première jeunesse à aider, de grand matin,
sa mère dans les soins du ménage, et à travail-
ler avec son père durant le reste du jour. Poussé
vers l'étude par un instinct confus et irrésisti-
ble, mais trop indigent pour suivre une école, il
apprit par lui-même les rudiments des lettres,
et fut son propre maître. Dès qu'il avait quel-
que argent, il achetait une chandelle, et passait
en grand secret les nuits entières à dévorer les
livres qu'il trouvait à emprunter. Il fit des pro-
grès si rapides, particulièrement en mathémati-
ques, qu'il ne put cacher son génie plus long-
temps. Trois personnes généreuses et instruites
s'en aperçurent les premières et l'assistèrent de
différentes façons, mais avec un zèle également
honorable pour leur mémoire. Le pasteur de
Mulhouse voulut être son précepteur, le chan-
celier de la république, Reber, voulut être son
trésorier, et un savant jurisconsulte de Bàle,
Iselin, son conseiller et son patron littéraire.
Ces protecteurs dévoués s'entendirent pour le
recommander au comte de Salis, qui cher-
chait un gouverneur pour ses petits-enfants.
Lambert, âgé de vingt ans, se rendit au pays des
Grisons, et passa une dizaine d'années au sein
de cette famille illustre, qui dut bientôt donner
un poète élégiaque à la nation allemande. Tout
entier à ses devoirs et à l'étude, il forma des
élèves distingués : il concourut à entretenir
parmi les habitants de Coire l'esprit des sciences
et le goût des lettres, et amassa pour lui-même
d'immenses connaissances de tout genre. Un
voyage qu'il fit avec MM. de Salis, en 1756, en
Italie, en France, en Hollande et en Allemagne,
le fit connaître fort avantageusement dans le ,
monde lettré. Très-favorablement accueilli à
Munich, il prit la résolution de s'établir en Ba-
vière et d'y publier un ouvrage de philosophie
qui, par le titre, devait rappeler, et, par le con-
LAMB
— 901 —
LAMB
tenu, compléter el réformer les travaux d'Aris-
totc et de Bacon : Nouvel Organon, ou Pensées
sui' la manière de rechercher et de déterminer
les caractères de la vérité, en les distinguant
de Vcrreur el des apparences, Paris; 1764, 2 vol.
in-8 (ail.).
Ce coup d'essai, dès l'abord, fut jugé un chef-
d'œuvre, et valut à Lambert une brillante répu-
tation. L'électeur de Bavière, Maximilien-Jo-
seph III, aimant les lettres et stimulé par
l'exemple de Frédéric le Grand, songeait alors à
relever l'Académie de Munich, fondée en 1720,
sur le modèle de celle de Berlin, par l'électeur
Charles-Albert. Il ne crut pas pouvoir mieux
servir cette institution qu'en confiant à Lambert
la rédaction des statuts et la direction des tra-
vaux académiques. Pénétré des idées que Leib-
niz s'était formées de ce genre d'établissements,
Lambert s'acquitta de cette double tâche avec
tant d'éclat, qu'il ne larda pas à susciter contre
ses efforts heureux une jalousie haineuse et ha-
bile à semer des dissentiments et des tracasseries
intolérables. Les gens de collège, encore atta-
chés au péripatétisme du moyen âge, s'unirent à
une partie du clergé qui prétendait qu'une étude
par les seules facultés de l'intelligence de la na-
ture, telle que Lambert l'avait proposée, minait
sourdement le christianisme et l'Église, en con-
duisant au libertinage d'esprit, à Y esprit fort.
Les uns et les autres se déchaînèrent contre
l'usage de la langue allemande, substituée au
latin, la déclarant une hérésie à la fois scienti-
fique et religieuse. L'électeur soutint énergique-
nient son Académie, et l'on sait que ses succes-
seurs, Charles-Théodore et Maximilien-Joseph IV,
marchèrent sur ses traces, le dernier surtout,
en restaurant l'Académie pour la seconde fois,
en 1807, avec le secours de Jacobi et de Schel-
ling. Mais Lambert ne s'en dégoûta pas moins de
cet incessant débordement de calomnies et d'in-
trigues, et, bien qu'il eût été difficile de con-
vaincre d'athéisme sa profonde et sincère piété,
il préféra quitter la Bavière en 1764. Trois ans
auparavant, il avait publié à Augsbourg, où il
avait fixé sa résidence, ses Lettres cosmologi-
ques sur l'organisation du monde (in-8, ail.),
ouvrage qui ajouta aux connaissances générales
sur la constitution de l'univers presque autant
qu'à l'illustration de l'auteur.
Depuis longtemps Lambert se sentait attiré
vers Berlin, où il comptait des amis passionnés,
entre autres Sulzer, alors l'âme de l'Académie
de Prusse. A peine fut-il arrivé dans cette capi-
tale, que les plus célèbres académiciens, de peur
qu'il n'allât tenter fortune à Saint-Pétersbourg,
auprès d'Euler, supplièrent Frédéric II de lui
donner une place au milieu d'eux, à côté de La-
grange et de Pott. L'impression que les manières
trop simples et le ton singulier de Lambert pro-
duisirent sur l'esprit du roi, fut un obstacle dif-
ficile à surmonter. Enfin, ce second Pascal,
comme disait avec ironie le protecteur de l'Aca-
démie, fut admis dans la classe de physique.
Pendant les douze années qui s'écoulèrent de-
puis sa réception jusqu'à sa mort (1765-1777), il
eut maintes occasions, de justifier ces paroles
qu'il avait adressées à Frédéric pendant que ce-
lui-ci hésitait à l'agréer: « Il y va de la gloire du
roi ; s'il ne me nommait pas à l'Académie, ce
serait une tache dans son histoire. » Frédéric,
en effet, ne tarda pas à sentir et à récompenser
le rare mérite de Lambert ; il eut, à son tour,
de grandes difficultés à vaincre, lorsqu'il voulait
lui faire accepter d'autres dignités et d'autres
pensions, tant cet homme extraordinaire était
naïf, candide, ingénu; tant il apportait de con-
science à l'accomplissement de ses moindres de-
voirs ! A l'Académie, il ne se bornait pas aux Ira-
vaux de sa classe ; il fourni taux trois autres sections
de nombreux et d'excellents mémoires, tous mar-
qués au coin d'une puissante originalité et d'une
profonde précision. 11 fit paraître aussi dans les
éphémérides de Berlin, de Suisse, et dans plu-
sieurs autres recueils en vogue, une quantité de
pièces encore recherchées et dignes de leur re-
nommée. 11 n'en trouva pas moins le loisir né-
cessaire pour composer un ouvrage qu'on peut
considérer comme une suite du Nouvel Orga-
non, et qui porte le titre bizarre dArchiteclo-
nique, ou Théorie de ce qu'il y a de simple el
de primitif dans la connaissance philosophi-
que el mathématique (2 vol. in-8, Biga, 1771,
ail.).
L'activité que Lambert déploya en Prusse fut
telle, « que ces douze années, dit Formey, se
sont véritablement écoulées comme un songe. •■
Quoiqu'il eût en général autant de sagacité que
de pénétration et de jugement, Lambert se
trompa dans une circonstance qui lui coûta la
vie. II eut un rhume violent qu'il voulut traiter
à sa manière; étant très-habile physicien, il se
crut aussi bon médecin. Sa poitrine se remplit
d'abcès, et il n'en continua pas moins le régime
qu'il s'était prescrit. Il n'avait plus, selon son
propre compte, qu'environ huit mille petits ab-
cès à expectorer, et par conséquent il se portait
beaucoup mieux qu'auparavant lorsqu'il mourut
victime de sa confiance en lui-même, et n'ayant
pas cinquante ans. Sa mort fut un deuil pour
l'Académie tout entière. « Il faut des siècles à la
nature pour former un génie tel que le sien, «
disait son successeur, le mathématicien Schulze.
Ses confrères, en effet, s'amusaient de ses bizar-
reries, de ses distractions, de sa complète igno-
rance des usages et des convenances sociales ;
mais ils l'admiraient vivement et sollicitaient
avec déférence son approbation et son affection.
« Ce Lambert, que nous avons trop tôt perdu, di-
sait dans l'occasion : Je suis un grand homme,
aussi simplement que : Je suis Suisse. » Voilà
ce qu'écrivait Castillon le père, et cependant il
voulut qu'on gravât sur sa tombe :
CASTILLON FUT AMI DE LAMBERT.
Lagrange riait de lui entendre dire : «Je suis le
troisième géomètre de mon temps; Eulcr et
d'Alembert formant le premier, et Lagrange
étant le second ; » mais Lagrange lui-même ne
répugnait pas à le placer à côté de lui.
Lambert avait tous les dons, excepté celui
d'une diction élégante. Il savait parler et écrire
plusieurs langues, en vers comme en prose ;
mais il ne savait pas quitter le ton de la disser-
tation. Ce qu'il rédigeait avait besoin d'être
écrit. Ses confrères, dont la plupart étaient ses
compatriotes, se chargeaient de ce soin avec au-
tant de paisir que de succès. Mérian, de Bàle,
traduisit et embellit les Lettres cosmologiques;
Trembley, de Genève, abrégea et éclaircit YAr-
chitectonique. Il est à regretter que Prévost,
également Genevois, n'ait pas tenu parole, en
refondant de même le Nouvel Organon.
Mais ce qui atteste le mieux l'autorité dont
jouissait en Europe celui qu'à Paris on appelait
M. Lambert de Prusse, c'est le respect que Kanl
lui témoigna. Nous ne citerons que deux phrases
de leurs correspondances, après avoir rappelé
que Kant était l'aîné de Lambert: « Je vous
tiens, écrivait en 1770 le philosophe de Kœnigs-
berg à celui de Berlin, pour le premier génie
de l'Allemagne, pour l'homme le plus capable
de réformer les matières qui font mon occupa-
tion habituelle. » Et un autre jour: « Je vous
promets de ne Das laisser subsister une seule
LAMB
— 902
LAMB
phrase qui ne vous semblerait pas entièrement
évidente et vraie. » Lambert ne connut pas la
Critique de la raison pure, publiée quatre
ans après sa mort; mais Kant lui avait envoyé
la dissertation latine qui renferme les bases de
ce monument et les germes de la révolution qu'il
avait opérée : de Mundi sensibilis et intelligibi-
lis forma. Lambert la lut, et, après s'être féli-
cité de s'entendre avec l'auteur sur plusieurs
points importants, il s'empressa de lui faire quel-
ques objections essentielles, entre autres sur la
pure idéalité, ou subjectivité, des notions d'es-
pace et de temps. « Jusqu'à présent, dit Lambert,
je n'ai pu parvenir à refuser toute réalité au
temps et à l'espace, ni à les convertir en sim-
ples apparences, en pures images. » Faudrait-il
attribuera ce refus d'assentiment le jugement
que Kant porta longtemps après, dans sa Logi-
que (Introd.), sur les travaux dialectiques de
Lambert? il les place, à la vérité, après ceux
d'Aristote, de Leibniz et de Wolf; mais il ajoute:
« Le Nouvel Organon ne contient que des dis-
tinctions subtiles qui, comme toutes les subtili-
tés, servent à aiguiser l'entendement, sans être
jamais d'une utilité véritable. » Il est visible,
toutefois, que Kant a eu de grandes obligations
aux ouvrages de Lambert. Avant Kant, Lambert
avait nettement énoncé le problème auquel le
nom de Kant est demeuré attaché; il l'avait en-
visagé, à plusieurs égards, d'une manière ana-
logue, particulièrement en prenant la certitude
et la précision mathématique pour terme de
comparaison, pour mesure d'appréciation de
l'évidence et de la connaissance philosophique.
Lambert et Kant sont deux géomètres en logi-
que, s'appliquant tous deux à donner aux élé-
ments premiers de la science la simplicité abso-
lue des axiomes mathématiques, l'irréductibilité
et la pureté des données primitives des sciences
exactes. Les éléments simples et primitifs de
Lambert (terme emprunté à Locke) s'appellent,
chez Kant, formes de la sensibilité, catégories
de l'entendement. Lambert, il est vrai, ne cir-
conscrit pas exclusivement, dans la raison,
comme fait Kant, la source et le siège de ces
éléments et de ces formes, mais il ne les place
pas non plus, comme les sectateurs de Locke,
uniquement dans les objets extérieurs ou dans
les sens de l'homme. La doctrine de Lambert
est une sorte de transition de Locke à Kant, de
même que de Kant à Leibniz. Notons surtout que
le langage philosophique de Kant, devenu la ter-
minologie spéculative des écoles de l'Allemagne,
est presque tout entier l'ouvrage de Lambert.
Si l'on avait mieux connu les éciits de Lambert,
on n'aurait ni tant loué ni si fort blâmé dans
Kant ce qui appartenait à son devancier et à l'un
de ses maîtres.
11 importe donc de faire connaître les deux
monuments où Lambert expose sa logique et son
ontologie. Nous le ferons avec quelques détails,
après avoir caractérisé ses Lettres cosmologiques.
Pénétré de l'esprit encyclopédique du siècle,
Lambert se proposa de tracer dans ces Lettres
un tableau philosophique de l'univers, comme
dans le Nouvel Organon et Y Archilectonique il
s'appliquait à présenter le tableau de l'esprit
humain. Dans le premier de ces ouvrages il dé-
crit les ressorts, les mouvements et les lois de
la nature physique ; dans les deux autres il énu-
mère et compare les facultés et les fonctions de
la pensée, il analyse les principes sur lesquels
se fondent nos connaissances, il recherche les
signes qui manifestent la vérité ou qui servent à
l'exprimer. Les Lettres cosmologiques devaient
être une suite des Entretiens de Fontenclle sur
la pluralité des mondes. L'auteur regrette de ne ,
pouvoir donner à sa plume le raêmi
vivacité et d'agrément; il voudrait être, lui
aussi, non-seulement vrai, mais spirituel et
ingénieux. 11 se borne donc à dérouler, dans
un langage simple et précis, mais dépourvu
de grâce et d'éclat , l'immense système du
monde, ou plutôt la chaîne sans fin des systèmes
planétaires, ces milliers de groupes d'astres
semblables au nôtre, réagissant tous les uns sur
les autres, d'après les lois de la gravitation uni-
verselle. Deux amis, dont l'un instruit l'autre,
exposent ainsi sous la forme épistolaire les dé-
couvertes et les principes de l'astronomie et de
la physique moderne, insistant de préférence
sur l'infinité de l'univers, sur « l'au-delà sans
limites^ le continuel plus ultra ». En même temps,
s'autonsant de l'exemple de Leibniz et de Mau-
pertuis, Lambert s'attache à démontrer l'exis-
tence et les perfections de la Divinité, que révè-
lent l'évidence et la sagesse des desseins et des
fins de la nature. L'astronomie, « la première
des sciences en dignité et en durée, » lui semble
le plus solide argument en faveur de l'existence
de Dieu. Telle est la tendance religieuse et le
but philosophique des Lettres cosmologiques ; et
néanmoins, lorsque Mérian en eut donné un ex-
trait sous le titre de Système du monde (1770),
on vit beaucoup de personnes confondre ce livre
avec le fameux Système de la nature : de sorte
qu'une des productions les plus pieuses et les
plus sensées se trouva identifiée par l'ignorance
avec un des ouvrages les plus repoussants et les
plus absurdes des temps modernes.
L'esprit d'exactitude, d'ordre et de sagesse qui
distingue ces Lettres, se retrouve dans les deux
écrits consacrés à l'étude de l'esprit humain.
Ces quatre volumes se divisent en quatre par-
ties, que l'auteur se plaît à désigner par des
termes de son invention.
Le Nouvel Organon, ou Pensées sur la re-
cherche et la désignation de la vérité, ainsi que
sur la différence entre l'erreur et V apparence,
se partage en Diaionologie, Aléthiologie, Sé-
miotique, Phénoménologie. La Diaionologie ex-
pose les règles de l'art de penser; Y aléthiologie
traite de la vérité considérée dans ses éléments;
la sémiotique trace les caractères extérieurs
du vrai ; la phénoménologie, enfin, apprend à
distinguer l'apparence d'avec la réalité. Ces
quatre parties répondent à autant de questions
que l'auteur se propose dans la préface : « La
nature refuserait-elle à l'homme la force de
marcher d'un pas ferme et sûr vers le temple de
la vérité? ou la vérité elle-même se présente-
rait-elle sous un aspect qui nous empêchât de la
reconnaître, et pouirait-elle prendre le masque
de l'erreur? Ou bien faut-il s'en prendre au lan-
gage qui voile et déguise la vérité sous des
expressions impropres ou équivoques ? Enfin y
aurait-il des fantômes qui, fascinant les yeux de
l'esprit, ne lui permettraient pas de reconnaître
la vérité? » La diaionologie forme toute une
théorie de l'entendement, du jugement et du
raisonnement ; composée de neuf chapitres qui
traitent successivement des conceptions et des
définitions, des jugements, des raisonnements
simples, des raisonnements composés, des preu-
ves, des questions ou problèmes, de l'expérience,
de la connaissance scientifique; elle s'attache
particulièrement à mettre en relief les loiede la
pensée. « Ces lois sont telles qu'elles nous con-
duisent par le même chemin de vérité en vérité
ou d'erreur en erreur.Elles font voir comment il
faut marcher, et ne décident pas;;uroiulfautcom-
mencer la marche : elles montrent seulement la
forme, et supposent la matière comme condition.»
L'aléthiotogie, destinée à présenter la vérité en
LAMB
— 903 —
LAAIB
elle-même, ses caractères et ses éléments, et à
rechercher quelle matière elle nous offre pour
étendre nos connaissances, se compose de quatre
principaux chapitres : Le premier traite des
notions simples, immédiates et indécomposa-
bles : le second, des principes et des postulats
qui fournissent les notions simples : en tête des
principes se trouve la notion d'identité, et parmi
les postulats on compte la conscience ou la pen-
sée : le troisième a pour objet les notions com-
posées ; le quatrième, la différence de la vérité
et de l'erreur, différence qui s'établit à l'aide
des principes de contradiction et de la raison
suffisante.
La scmiotique, ou science des caractères exté-
rieurs du vrai, s'occupe de la connaissance sym-
bolique en général, du langage en lui-même, et
enfin du langage considère comme un système
de signes.
La phénoménologie (expression qui a reparu
avec tant d'importance dans la philosophie de
Hegel) s'attache à caractériser l'apparence et l'il-
lusion, qu'elle envisage tour à tour comme
organique ou pathologique, comme morale,
comme logique ou probabilité. L'apparence y est
distinguée en subjective, objective et relative.
La probabilité et les calculs auxquels elle donne
lieu y sont examinés avec détail. La certitude
des quatre modes du syllogisme s'y trouve par-
ticulièrement discutée. Le tout se termine par
cette réflexion : « De tout ce qui précède, il ré-
sulte que le monde des corps ne se montre à
nous que comme une apparence. »
L' A rchitec tonique, ou Théorie du simple et du
primitif dans la connaissance philosophique et
mathématique, présente l'ontologie (Grund-lehre)
sous quatre aspects. Dans la première partie,
elle pose les fondements d'une ontologie scien-
tifique ; elle détermine les notions simples qui
entrent comme parties intégrantes dans l'onto-
logie, telles que solidité, existence, durée, éten-
due, force, conscience, volonté, mobilité, unité,
grandeur ; puis les notions empruntées à l'ap-
parence sensible, comme lumière, couleur, son,
chaleur, etc., et tous les éléments constitutifs
du langage et de la connaissance. Enfin, elle
passe en revue les premiers principes et les con-
ditions fondamentales de l'ontologie, tels que
l'unité et les nombres, objet de l'arithmétique ;
l'étendue et l'espace mesurable, objet de la géo-
métrie, etc.
Dans la seconde partie, il est question du côté
idéal de l'ontologie {das Idéale). Par là l'auteur
entend tout ce qui regarde les notions de géné-
ral et de particulier, de permanence et de chan-
gement, d'être et de non-être, de quelque chose
et de néant, de nécessité et de contingence, de
vérité et de fausseté, d'antériorité et de posté-
riorité, etc.
Dans la troisième partie, il s'agit du côté réel
de cette même science (das Reale), à savoir : de
la force, des rapports, de l'ensemble, de la dé-
termination, de la composition des choses et de
leurs relations, des causes et des effets, des
substances et des accidents, des signes et des
objets signifiés.
Dans la quatrième et dernière partie, on ren-
contre une théorie générale des quantités, pré-
sentée sous les chefs suivants : unité, dimensions,
forme simple de la grandeur, mesure et mesurable,
homogénéité, uniformité, limites, système nu-
mérique, représentation des grandeurs par les
figures, fini et infini.
Ainsi, Y Architectonique considère les notions
fondamentales successivement comme mots ,
comme idées, comme réalités, comme quantités
mathématiques.
Après cette analyse sommaire des deux écrits
les plus importants de Lambert, il nous est pos-
sible et permis de fixer exactement son point de
vue véritable, ses rapports avec les deux philo-
sophies qui régnaient alors en Allemagne, celles
de Locke et de Wolf, son influence sur Kant et
la philosophie nouvelle, en un mot, ce qu'il fut.
ce qu'il voulut et ce qu'il accomplit.
A l'époque où Lambert aborda l'étude de la
philosophie, l'école de Wolf régnait en Allema-
gne sans partage. Lambert essaya de lui donner
pour contre-poids la doctrine de Locke. Wolf,
dit-il, a donné à la philosophie une méthode
exacte et utile, en y appliquant le procédé
d'Euclide; cependant il n'a fait que rompre la
glace. Locke avait été à la recherche des idées
simples ; mais il manquait d'une méthode capa-
ble de réduire ces idées en système. Wolf, négli-
geant les découvertes de Locke qu'il connut, se
contenta d'appliquer sa méthode à des notions
composées. Son tort, c'est de n'avoir pas poussé
l'analyse jusqu'aux idées simples; son mérite
d'avoir tenté d'introduire en métaphysique l'évi-
dence et la nécessité de la géométrie. » La phi-
losophie, suivant Lambert, imitant les mathéma-
ques, doit commencer par rechercher les données,
data, puis poser le problème, quœsitum. Qu'elle
sache d'abord ce qu'elle veut, ce qu'elle vou-
drait connaître, et où elle pourrait le trouver :
qu'elle développe, avant toutes choses, tout ce
qui sert à déterminer les notions mathématiques,
les dimensions. Les mathématiques serviront de
pierre de touche à la métaphysique, lorsque
celle-ci se mettra à constater l'exactitude et l'in-
tégrité de ses idées et de ses éléments; elles ren-
dront au métaphysicien le même service qu'au
physicien appliqué à marquer les propriétés
simples qu'il lui faut découvrir. Jusqu'à présent
la métaphysique a été sujette, comme les habits,
à la mode; tandis qu'elle devait jouir de l'im-
mutabilité de la géométrie. Ses continuelles
innovations, ses défaites, ses révolutions, l'ont
insensiblement couverte de mépris. 11 est évident
qu'elle ne sera jamais une science entièrement
achevée ; cependant chaque âge peut lui procu-
rer quelques matériaux durables, et le premier
point qu'il s'agit de vider complètement, c'est
de savoir si nous pouvons atteindre à la vérité,
obtenir et conserver des connaissances. Que
pouvous-nous savoir? Le Nouvel Organon est
destiné à résoudre ce problème, en réunissant
les moyens et les instruments dont l'homme
doit faire usage, s'il veut reconnaître avec con-
science la vérité pour vraie, l'exposer sûrement,
et la distinguer constamment de l'erreur et de
l'apparence. Les sciences que cet Organon ras-
semble et décrit sont instrumentales; elles n'en
sont pas moins indispensables et étroitement
liées entre elles : en omettre une, c'est se priver
de la faculté de s'assurer si l'on a découvert la
vérité.
Muni de cet assemblage d'instruments, appuyé
sur son Organon, sur l'exacte connaissance de la
pensée, Lambert essaye de tracer le plan d'une
ontologie, d'un système de métaphysique, et
c'est ce qui explique le terme à'archUeclonique,
que Kant a été heureux de recevoir de ses mains.
Quelles sont les bases de tout savoir transcen-
dant? Ce sont les idées qu'on ne peut plus ana-
lyser et qu'il faut, par conséquent, renoncer à
définir; ce sont elles qui servent de sol et comme
de « tuf » à l'édifice métaphysi {ae. Aussi Lam-
bert appelle-t-il Varchitectonijue la doctrine
fondamentale. Conformément à sa théorie sur
l'origine des idées, Lambert piocède, dans la
recherche des premiers principes des choses, par
voie d'induction : il passe de la physique à la
LAMB
— 904
LAMIÎ
métaphysique, des mathématiques à l'ontologie,
des signes et des images aux choses et aux idées,
de ce qu'il y a de plus extérieur et de plus mé-
taphorique a ce qu'il y a de plus intime et de
plus idéal ; voilà pourquoi son premier soin est
de déterminer le sens et l'étymologie des ex-
pressions concrètes comme des mots abstraits, et
de marquer les termes de comparaison, au moyen
desquels la signification d'abord purement phy-
sique est arrivée à rendre un fait immatériel,
une notion abstraite. Ce qui semble l'autoriser à
cette marche, c'est que les mots, dit-il, qui dési-
gnent les notions sont empruntés aux corps :
c'est qu'une même loi parait dominer l'ordre
matériel et l'ordre spirituel; c'est que la physi-
que n'est au fond qu'une métaphysique de la
nature, et la métaphysique qu'une physique de
l'esprit humain.
Nous avons indiqué les idées que Lambert dé-
clare simples et primitives et, par conséquent,
inhérentes, et comme innées, tant à l'esprit
humain qu'à la nature des choses. Cette énumé-
ration suffit pour en faire sentir le double dé-
faut : Lambert ne distingue pas assez entre les
attributs de la matière et ceux de l'esprit, et il
assigne à la philosophie un but qu'il lui serait
nuisible d'atteindre, la rigueur et la régularité
des mathématiques. Mais, malgré ces vices capi-
taux, il a eu le mérite incontestable et très-rare
de ramener les notions générales à leurs origines
les plus profondes, d'en sonder les racines les
plus cachées, d'en suivre les ramifications les
plus éloignées, d'en montrer à la fois les rela-
tions avec les faits de conscience et avec les phé-
nomènes extérieurs, et de produire ainsi une
suite d'analyses infiniment précieuses, qui de-
vinrent pour Kant une mine inépuisable d'ob-
servations et de combinaisons utiles. C'est par
la légitime prétention « de savoir ce qu'on peut
savoir », de soumettre à l'examen l'instrument
de tout examen, la pensée et la matière de toute
connaissance, l'expérience; c'est par la préten-
tion plus noble encore de découvrir les notions
auxquelles l'analyse est forcée de s'arrêter, et
qui deviennent ainsi la matière première, uni-
verselle et nécessaire de la science véritable,
c'est par là que Lambert est devenu le prédé-
cesseur de Kant. Que l'on compare la Critique de
la raison pure aux deux ouvrages de Lambert,
et l'on se convaincra sans peine combien ceux-ci
ont été mis à profit par Kant; qu'on examine,
part exemple, ce que Kant appelle dialectique,
et qu'on rapproche cette théorie originale des
études où Lambert sépare ce qu'il y a de passa-
ger, de négatif dans les formes de la matière et
de l'intelligence, l'apparence et l'illusion! La
plupart des paralogismes et des antinomies de
la raison pure qui ont rendu le livre de Kant si
célèbre ont étéd'avance signalés par Lambert;
qu'on pèse seulement cette phrase curieuse de
Lambert : « La question la plus importante pour
la connaissance humaine, c'est, à mon avis, une
théorie de ses causes formelles {Formal-ursa-
chen). » (Archilect., liv. II.) Or, toute l'entre-
prise de Kant peut se réduire à la solution de
cette question : sauver, contre les attaques de
Hume, les causes formelles, c'est-à-dire les élé-
ments intellectuels de la connaissance humaine.
Les formes et les catégories de la philosophie criti-
que sont donc une simple transformation de idées
simjilrs et primitives de Lambert : les unes et
les autres sont causes formelles de la connais-
sance.
Partant des principes de Locke, c'est ainsi
que Lambert aboutit en grande partie à la doc-
trine de Leibniz : non seulement il cherche,
connue Leibniz, un langage idéal et universel,
un système de caractères généralement intelli-
gibles; non-seulement il met Leibniz au-des-
sus de Locke, en disant que l'un analyse les
notions humaines, tandis que l'autre les ana-
tomise {Archilect., liv. I); mais il veut com-
poser ce langage de notions absolument indé-
composables et indéfinissables, et discerner dans
les notions humaines en général une pirtie
nécessaire et invariable, c'est-à-dire les dispo-
sitions fondamentales de l'intelligence; et une
partie variable et contingente, c'est-à-dire les
perceptions, ou plutôt les impressions sensibles.
On pourrait croire que Lambert n'a fait autre
chose que mettre à exécution un projet que
Prémontval avait soumis, en 17.">4 et 1758. à
l'Académie de Berlin, en lui proposant de « for-
mer une liste raisonnée des mots qui ne peuvent
absolument point être définis ». Selon Pré-
montval, cette sorte d'Aljihabet des pensées
humaines ne se composerait peut-être que de
vingt-cinq ou trente mots, tels que (ire, exister,
commencer, continuer, durer, durer encore,
durer toujours, ne pas durer toujours, finir,
ne point finir, ne finir jamais, avec leurs op-
posés, leurs annexes, leurs synonymes. Cet Al-
phabet, ce Syllabaire, ce Dictionnaire de la
pensée ne serait pas plus susceptible d'expli-
cation que les caractères ou termes simples ; il
suffirait de les épicier. Il est possible que l'invi-
tation de Prémontval, contenue en germe dans
l'essai sur l'entendement humain, ait servi à
encourager les méditations de Lambert, mais
celui-ci saisit la question avec une profondeur
et une vigueur qui étaient au-dessus des forces
de Prémontval. Il ne lui suffit pas d'analyser
la grammaire générale et de combiner un
lexique d'ontologie, il veut savoir jusqu'où la
raison et la science peuvent aller par elles seu-
les a priori : « Une simple anatomie des idées,
telle que Locke l'a conseillée et commencée, ne
ferait rien à ce dessein : il faut voir où l'on
pourra puiser, pour la composition des idées,
certaines possibilités universelles, telles que le
point mathématique. » (Xouvel Organon, liv. I.)
Cette question, par où s'ouvre la Critique de la
raison pure : « Les jugements synthétiques a
priori sont-ils possibles? » nous montre que
Lambert apporta dans celte grave discussion le
sens et l'énergie dont Hume et Kant y ont fait
preuve.
On a donc eu raison de considérer Lambert
comme le penseur le plus puissant et le plus
ingénieux de l'époque qui s'étend de "Wolf à
Kant. L'avènement de Kant nuisit singulière-
ment à son influence et à sa réputation. Il eut
peu de disciples : Plouquet de Tubingue, mort
en 1790, en fut le plus distingué, du moins
parmi ceux qui continuèrent les recherches de
Lambert sur les diverses parties de la logique.
Outre les ouvrages indiqués dans le cours de
cet article, il existe encore de Lambert des
Traités de logique et de philosophie, édités par
J. Bernouilh,' Dessau, 1782, in-8 (ail.); — la cor-
respondance avec Kant, dans le tome III des
Œuvres diverses dCEmm. Kant, Kœnigsberg,
1797, 3 vol. in-8 (ail.); — enfin de nombreux
mémoires de philosophie dont il a enrichi le
volumineux recueil de l'Académie de Prusse.
Nous n'en citerons que les deux suivants :
Année 1763 : Sur quelques dimensions du
monde intellectuel; et 177(1-1773 : lissai d'une
laxéométrie, ou sur la mesure de t\jrdrc.
Le premier de ces mémoires pourrait servir à
donner une idée du procédé que l'auteur em-
ploie pour expliquer les choses du monde phy-
sique par celles du monde intellectuel, et réci-
proquement, et les unes et les autres par ud
LAME
— 905 —
LAME
terlium comparalionis, un pont de communi-
cation que lui présente l'analyse des mots suivie
de celle des faits.
Dans le second mémoire, qui a deux parties,
il est question d'abord d'une comparaison entre
l'ordre de ressemblance ou local, et l'ordre de
liaison ou légal; ensuite il s'agit d'indiquer les
diverses manières de mesurer ces deux genres
d'ordre. G. Bs.
LAMBERT d'Auxerre, qui vivait vers l'an-
née 1260, nous est signalé par Laurent Pignon
et par M. Daunou [Histoire littéraire, t. XIX,
p. 416) comme auteur d'une Summa logicalis.
Selon ce dernier, cette somme aurait eu quel-
que renom, mais on n'aurait pas sur elle d'autre
renseignement et aucun manuscrit n'en aurait
été indiqué. C'est là une erreur. Le manuscrit
de la Logique de Lambert existait encore vers
le milieu du dernier siècle : il est porté au cata-
logue de l'ancien fonds du roi sous le n° 7392
des manuscrits latins. Mais nous en avons l'ait
vainement la demande : on n'a pu le retrouver.
B. H.
LAMENNAIS (Hugues-Félicité-Robert de) est
tout à la fuis un publiciste, un théologien^ un
philosophe et, peut-être par-dessus tout, un écri-
vain de génie. 11 ne nous appartient pas de
raconter sa vie si agitée, encore moins de porter
un jugement sur sa mémoire tour à tour mau-
dite et glorifiée avec passion. Mais pour expli-
quer les évolutions de sa doctrine, il faut rap-
peler les causes qui ont amené ce puissant es-
prit, pourtant enclin à l'obstination, à ces chan-
gements qui rendent la fin de sa vie si peu sem-
blable à ses commencements. Né en 1782, à
Saint-Malo. il fut pour ainsi dire son seul maître,
et se donna à lui-même une éducation solide par
des lectures acharnées et des méditations soli-
taires. Il chercha longtemps sa voie ; et sa voca-
tion religieuse, lente à se prononcer, fut l'effet
d'une froide résolution et non pas d'un entraî-
nement du cœur : « il avait longtemps lutté
avant de croire. » Il avait 22 ans quand il fit sa
première communion et il n'entra dans les or-
dres que vers sa trentième année. Sa ferveur,
pour avoir été différée, n'en fut que plus ardente,
et ses convictions religieuses s'animèrent de
l'exaltation naturelle à son caractère. En 1817,
paraissait Je premier volume de l'Essai sur l'in-
différence en matière de religion, véhémente
apologie du catholicisme, où la critique de la
pnilosophie s'emporte jusqu'à la colère. Les con-
temporains ont gardé le souvenir de l'impres-
sion soudaine causée par ce livre éloquent. Le
parti ultramontain avait trouvé un chef plus
jeune, plus résolu que de Maistre et Bonald :
jamais la théocratie n'avait été affirmée avec
autant de hardiesse, ni associée par des raisons
plus spécieuses, non pas à des préjugés suran-
nés, mais à la liberté et au progrès. Lamennais
était devenu illustre en un jour, et autour de lui
se ralliaient de jeunes écrivains enthousiastes de
sa doctrine, Lacordaire, Montalembert, Gerbet,
de Salinis. Le journal l' Avenir était fondé, après
la révolution de Juillet, pour servir de tribune
à ces nouveaux catholiques qui combattaient,
suivant leur devise, « pour Dieu et la liberté,
pour le pape et le peuple. » Cette démocratie
nouvelle, animée par la parole du tribun reli-
gieux, gagne à elle une partie du clergé, ré-
volte l'autre par ses nouveautés, inquiète le pou-
voir, et finit par être condamnée par le Souverain
Pontife dans la célèbre encyclique du 15 août
1832, qui enveloppe dans une même réprobation
la liberté de conscience et celle de la presse. La-
mennais était revenu de Rome, où il avait vai-
nement essayé de plaider sa cause, et celle de
la papauté, le cœur brisé et la conscience ré-
voltée jusqu'à l'indignation. Ce pouvoir, auquel
il aurait voulu confier la mission de renouveler
le monde, il le jugeait avec une implacable
sévérité. En face de cette autorité, immobile et
vieillie, et de la royauté qui lui paraissait aveu-
glée par l'égoïsme, il ne vit plus debout qu'une
seule puissance capable de faire triompher la
justice, le peuple, dont il annonça en style apo-
calyptique, dans les Paroles d'un croyant, le
prochain avènement. Ses idées philosophiques
subirent naturellement le contre-coup de cette
révolution intérieure; et Y Esquisse d'une philo-
sophie (1841-1846) ne ressemble guère à l'Essai
sur l'indifférence. — Lamennais y reste encore
chrétien ; mais quoiqu'il s'en flatte, son chris-
tianisme n'est plus celui de ses premières années.
La tristesse commençait à l'abattre : déçu dans
son amour de la religion, il espérait pourtant
encore dans la liberté, le second objet de son
culte. La révolution de 1848 lui réservait une
dernière déception : il l'avait saluée comme l'in-
auguration d'une ère de justice et de bonheur;
élu représentant, il avait proposé un projet de
constitution et fondé un journal où il défendait
les idées de la démocratie la plus radicale : son
projet fut écarté, son journal fut supprimé, et un
peu plus tard il assistait avec désespoir aux vio-
lences du coup d'Etat. La mort seule pouvait cal-
mer cette âme, froissée dans toutes ses affections ;
et, « ne sentant plus en lui une idée qui pût le
faire vivre », il s'éteignit tristement, affirmant
par sa fin solitaire sa rupture avec l'Eglise. Des
deux ouvrages philosophiques qu'il a laissés, le
plus connu est l'Essai sur l'indifférence; le plus
important est l'Esquisse d'une philosophie ; dans
le premier, il n'y a guère qu'une théorie para-
doxale de la certitude, au bénéfice de l'autorité
religieuse; le second est un traité de métaphy-
sique, où Dieu, l'homme et la nature sont expli-
qués par les seules lumières de la raison.
La doctrine essentielle de l'Essai, celle qui
pendant quelque temps reçut le nom de Lamen-
uaisianisme, c'est une théorie logique de la con-
naissance. La critique de cette faculté, si on la
considère dans l'individu, en prouve, suivant
Lamennais, i'incapacité essentielle. Il n'y a pas
un seul de ses pouvoirs qui ne soit précaire et
menteur : les sens nous donnent du monde une
image vaine, le sentiment nous laisse ignorer ce
que nous sommes nous-mêmes, et la raison, qui
dépend de l'expérience et se borne à raisonner,
n'a que des prémisses fausses. L'homme réduit
à ces ressources ne doit croire ni à Dieu, ni
à l'univers, ni à lui-même. S'il veut exercer
cette prétendue liberté d'examen, que la philo-
sophie recommande, il ne peut arriver qu'au
scepticisme absolu, « à ce dernier terme où finit
l'être intelligent ». Mais la raison convaincue
d'imbécillité, quand elle est personnelle, re-
trouve toute sa puissance quand elle est collec-
tive, quand elle n'est plus telle ou telle raison,
mais la raison universelle du genre humain. La
vérité que nous sommes impuissants à décou-
vrir, a toujours été révélée à l'humanité, et
forme une tradition sans interruption ; les peu-
ples même les plus aveugles ont quelque lueur
de cette primitive clarté, et le genre humain
tout entier peut être invoqué comme le garant
de la certitude. Le consentement universel est
donc d'une manière abstraite la loi de la con-
naissance ; mais dans la pratique il peut sembler
difficile de consulter ce témoin. On doit se bor-
ner à interroger l'Eglise catholique et à la
croire : la tradition qu'elle conserve ne clillère
pas au fond de celle que les préjugés et l'erreur
ont obscurcie hors de son sein; mais elle y est
LAME
— 906 —
LAME
à un degré supérieur de clarté : elle est donc,
en face de la raison particulière, chancelante et
infirme, une sorte de raison universelle, et in-
faillible. Le sophisme de cette audacieuse théorie
est si apparent que Lamennais n'a pu se le dis-
simuler à lui-même : il n'a pu croire raisonner
juste, accorder légitimement à la raison collec-
tive ce qu'il refuse à chaque unité de la col-
lection ; rendre l'homme sourd à la vérité et
capable cependant de l'entendre, impuissant à
rien connaître, et assez sûr de ses facultés pour
recevoir originairement la parole de Dieu, et
apprécier les preuves de sa transmission. Au
fond, cet esprit hardi ne devait pas tenir beau-
coup à cette conception si souvent critiquée :
c'est une sorte de concession qu'il fait. Quant à
lui-même, il aimerait mieux poser comme un
dogme l'autorité de l'Église et ne pas la discuter.
Il veut moins nous convaincre que nous effrayer;
il somme l'âme éperdue de choisir entre la foi,
ou la folie, l'autorité ou le néant : « il faut, dit-il,
désespérei de toutes les croyances de l'homme
même les .plus invincibles et placer sa raison
aux abois „ntre l'alternative ou de vivre de foi,
ou d'expirer dans le vide. » Ceux qui ne trou-
veront aucun moyen d'échapper aux termes de ce
dilemme, se passeront de démonstration, et
croiront par terreur. A ce système de logique,
correspond un svstème de morale et de poli-
tique. La volonté d'un homme, d'un sénat ou
d'un peuple ne peut être érigée en pouvoir ab-
solu, sans contredire l'existence d'une loi sou-
veraine, contre laquelle tout ce qui se fait est
nul de soi. Cette loi étant Dieu lui-même, tel
qu'il s'est révélé, on n'y peut substituer aucune
autorité à moins de nier Dieu : royalistes ou dé-
mocrates sont également athées en politique.
L'Église a le dépôt de cette loi, elle la con-
serve, elle l'interprète; mais l'Église à son tour
ne subsiste que par son chef, et réside en lui ;
le Pane est donc la loi vivante, comme il est la
vérité infaillible; une même autorité gouverne
les esprits, commande aux volontés, et fonde
à la fois la morale et la science, la politique et
la logique. Telles sont les idées que l'on trouve
en germe dans ÏEssai, et pleinement dévelop-
pées dans le livre de la Religion considérée dans
ses rapports avec V ordre politique et civil. La-
mennais a alors une doctrine très-simple sur les
rapports de l'Église et de l'État; il les supprime
tous les deux, et ne laisse debout que le Pape.
Quand, vingt-cinq ans après, Lamennais écrit
les pages souvent admirables de V Esquisse d'une
philosophie et conçoit le plan d'une œuvre
grandiose, que ni lui ni aucun philosophe ne
saurait achever, il parait compter pour l'en-
treprendre sur la force de sa raison bien plus
que sur la tradition des dogmes. Mais telle est
l'inflexibilité d'un esprit qui n'a jamais cru se
démentir, qu'il maintient en théorie la doctrine
qu'il réfute en pratique. Il a encore les allu-
res du prêtre plutôt que celles du philosophe :
quand la scène s'ouvre, dès le premier mot qu'il
prononce, on le voit en face de Dieu. Comment
s'est-il élevé jusque-là ; avec quelle lumière a-
t-il pénétré dans ce monde surnaturel, est-ce
celle de la religion ou celle de la philosophie?
Il ne paraît pas s'en préoccuper, et brusquant
l'exposition, après quelques paroles de dédain
pour cette méthode psychologique qui n'a ni
ampleur ni fécondité, il nous découvre les mys-
tères de la nature divine. Au fond de toutes nos
pensées et dans toutes nos affirmations, se trouve
l'idée de l'être, impliquée dans toutes les autres,
non pas de tel ou tel être, mais de l'être sans li-
mites, sans distintion, de l'infini. Elle est à la
fols le fond de l'intelligence, qui ne peut la nier
sans se contredire, et le fond de toute réalité.
Dieu est le positif de toute existence, ou pour
mieux dire, l'existence elle-même, dans son
unité indivisible. Pourtant dans la simplicité de
l'être, on discerne des éléments inséparables, il
est vrai, mais cependant distincts : pour être.
Dieu doit avoir en lui une énergie qui réalisé
l'unité de sa substance, puis le pouvoir de don-
ner à cette réalité une forme, de la déterminer,
et enfin celui de rattacher cette forme à l'unité
primitive, et de rentrer, pour ainsi dire, en soi-
même ; en lui se trouvent donc à la fois la force,
la forme, la vie, c'est-à-dire, en d'autres termes,
la puissance, l'intelligence et l'amour. Ce sont là
des vérités que les philosophes ont souvent re-
connues; mais Lamennais leur donne un tour
particulier en vue du christianisme. La puis-
sance, l'intelligence et l'amour ne seraient dans
l'homme que de simples attributs ;• mais à leur
degré infini, à leur origine, et dans leur perfec-
tion, ils ont entre eux plus de différences qu'il
n'y en a entre les qualités d'une même sub-
stance : ce sont, à vrai dire, des personnes dis-
tinctes, celles mêmes de la Trinité chrétienne, le
Père, antérieur logiquement à tout le reste, le
Fils et le Saint-Esprit. Lamennais n'ignore sans
doute pas qu'on lui opposera ce dilemme : ou ces
trois personnes ont une même conscience, et
alors pourquoi ne pas les appeler les attributs
d'une même substance ; ou bien elles ont cha-
cune leur conscience^ et alors le mot divin se di-
vise, et il y a trois dieux • il pressent aussi qu'on
lui contestera le droit d'appeler personne, un
simple rapport, le lien qui rattache le Père au
Fils, et ramène l'intelligence à l'unité. Malgré
tout il tient au mot de personne; il l'emploie en
gémissant, dit-il, mais il n'en trouve pas de meil-
leur. Au moins aurait-il dû nous apprendre pour-
quoi Dieu n'a et ne peut avoir que trois attri-
buts ; sans aller jusqu'à dire comme Spinoza
qu'il en a une infinité, il est permis de croire
que ces trois mots épuisent notre connaissance,
mais non pas la nature de l'infini ; et qu'il n'est
pas nécessaire « que Dieu s'épanouisse sous la
forme ternaire ».
Dieu étant l'être en lui-même, il ne peut rien
y avoir hors de lui : le monde n'en peut être sé-
paré : « tout ce qu'il y a de positif dans les êtres,
leur substance, leurs propriétés ne sont qu'un
écoulement, une participation des propriétés et
de la substance divine. » Et comme les trois per-
sonnes concourent à la création, leur triple na-
ture doit se retrouver à tous les degrés de l'uni-
vers ; tout est fait de puissance, d'intelligence
et d'amour. Ainsi Dieu et le monde sont consub-
stantiels : il n'y a qu'une seule et même sub-
stance infinie d'une part et finie de l'autre : le
monde, c'est Dieu se limitant, aliénant pour
ainsi dire, en la bornant, une partie de son
être; mais on ne peut pas dire réciproquement
que Dieu soit le monde considéré comme infini.
Lamennais se défend énergiquement d'être pan-
théiste, on peut l'en croire: après tout, le monde,
selon lui, est divin par son origine; mais sa sub-
stance, qui est celle de Dieu, a été, par l'acte
même de la création, rendue distincte de celle
que Dieu ne communique pas : le monde mani-
feste Dieu, mais cette manifestation est tou-
jours condamnée à rester imparfaite, et n'expri-
mera jamais le divin modèle. C'est un Dieu à
jamais déchu : car Dieu l'a créé par une sorte
d'immolation de soi-même, qui n'a rien de dou-
loureux, qui est un acte d'amour par lequel il
se donne. Mais il ne peut se donner tout entier,
éer un aiftre Dieu, qui ne pourrait être que
lui-même : pour se donner, il doit donc en quel-
que sorte se réserver. Voila pourquoi dans toute
LAME
907 —
LAME
chose créée il y a à la fois l'infini et la limite,
l'esprit et la matière qui de soi n'est rien, pure
négation de l'être, borne inintelligible qui pour-
tant sert à la connaissance. La nature de Dieu
F eut donc expliquer celle de l'homme et celle de
univers. Dieu toutefois est un, et l'univers va-
rié : mais dans l'intelligence suprême il y a un
principe de division et de pluralité : « première-
ment une pensée unique qui est celle de Dieu
lui-même: secondement des idées représentati-
ves de tous les êtres particuliers ; troisièmement
quelque chose qui détermine la distinction ac-
tuelle des idées particulières. » Dieu est intelli-
gence et amour autant que force, et il ne sem-
ble pas que la matière ait rien qui ressemble à
ces deux puissances ; mais elles s'y retrouvent
pourtant quand on sait les y chercher: « l'exis-
tence actuelle de tous les êtres implique l'union
actuelle aussi de trois énergies diverses qui se
supposent mutuellement, et rien n'est ni ne
peul être que par la triplicité dans l'unité. Il y
a des degrés dans la nature, et à mesure que la
substance divine s'éloigne de sa source, on y
retrouve plus difficilement les perfections qui la
composent. L'extrême limite de cette décrois-
sance, c'est la matière ; mais encore elle a trois
propriétés fondamentales, qui sont, sous d'autres
noms, l'expression des trois énergies élémentai-
res. Elle est impénétrable, c'est-à-dire qu'elle
occupe l'espace ; elle est figurée, car elle l'oc-
cupe sous des conditions déterminées; elle est
cohérente, puisque les parties en sont liées et
forment des touts composés, sans lesquels il n'y
a pas de figures. Or l'impénétrabilité dans la
matière, c'est la force en Dieu ; la figure, c'est
l'intelligence; et l'affinité, c'est l'amour. Les élé-
ments mêmes qui constituent le monde repro-
duisent cette triple essence, qui, manifestée à
nos sens, est représentée sous la notion de trois
fluides distincts : l'éther, masse sans limites, sub-
stance de l'électricité, du magnétisme, du gal-
vanisme, qui sont une seule et même chose, re-
présentant l'unité de la force; la lumière, ana-
logue à l'intelligence, et la chaleur, identique à
l'amour. La philosophie de la nature retrouve
partout cette triade, et il est inutile d'insister
sur les analogies souvent forcées où Lamennais
se complaît, ni d'insister sur une physique
aventureuse qui rappelle celle d'Oken et de Stef-
fons. Jusque dans le moindre atome matériel, il
y a quelque pensée obscure, et un reflet plus
ou moins incertain de l'amour. A mesure qu'on
s'élève vers l'homme, les traces en deviennent
de plus en plus visibles ; et l'essence divine se
communique dans toute sa pureté à l'âme rai-
sonnable et libre. Cette âme a d'un côté la vision
de l'absolu, et de l'autre elle retrouve sous
les choses particulières, objets des sens, le type
intelligible dont elles sont les épreuves. « Con-
naître ou concevoir c'est pénétrer au delà des
phénomènes et les embrasser d'une même vue ;
c'est donc le caractère de l'intelligence que la
perception de l'infini ou la vision de l'être un,
qui renferme en soi, avec les éléments exem-
plaires des choses, leur loi, leur raison, leur
cause substantielle. » Ainsi Lamennais relève,
sans_ le vouloir, cette raison qu'il a abaissée: il
la déifie en l'identifiant avec la raison divine;
il lui rend le droit de connaître par elle-même la
vérité : «elle ne relève que de ses propres lois;
on peut l'atténuer, la détruire plus ou moins en
soi, mais tandis qu'elle subsiste, et au degré
où elle subsiste, sa dépendance est purement
fictive; car c'est elle encore qui détermine, en
vertu d'un libre jugement, sa soumission appa-
rente. » 11 finit même par oublier la tradition et
l'autorité ■ il donne pour critérium à l'esprit les
phénomènes de la nature à la réalité des phé-
nomènes les conceptions de l'esprit, et, se tenant
à égale distance du matérialisme et du spiritua-
lisme pur, il remplace un paradoxe par un cer-
cle.
La doctrine de l'optimisme couronne cette mé-
taphysique. Leibniz professe que ce monde est
le meilleur possible ; il sauve ainsi la bonté de
Dieu au préjudice de sa liberté, puisqu'il l'as-
treint à produire l'œuvre la plus parfaite; il
rend par là même la création nécessaire, au
moins dans son essence, qui ne pouvait être au-
trement, ou bien arbitraire, si Dieu choisit entre
plusieurs mondes possibles. Lamennais, qui pré-
tend le corriger, n'évite pas cette grande diffi-
culté : « la création, dit-il, est la manifestation
progressive de tout ce qu'il y a en Dieu, et dans
le même ordre qu'il est en Dieu ; et il est évi-
dent, dès lors, que tout ce qui peut être, devant
être, il n'y a pas même lieu à imaginer un
choix. » En d'autres termes, Dieu ne choisit pas
les êtres qui doivent exister, par cela même
qu'il fait exister tout l'être possible, et il s'y dé-
termine librement : son acte reste libre, mais
l'effet ne peut être autrement qu'il n'est. 11 n'est
pas à propos de contester ce point de doctrine :
il vaut mieux savoir gré à cette grande âme, si
cruellement éprouvée, de n'avoir pas calomnié
la vie, ni désespéré du bonheur. L'œuvre de
Dieu s'accomplit par une succession de mouve-
ments qui sans cesse la portent à un plus haut
degré de perfection : « L'être infini se manifeste
par la création, et si celle-ci se développait d'une
manière continue, en un temps infini, elle ma-
nifesterait l'être infini ; mais un temps infini
implique contradiction, et, par conséquent, la
progression des choses vers un but à jamais in-
atteignable est éternelle. »
Cette analyse est loin d'avoir touché, même
sommairement, à tous les points d'une doctrine
qui embrasse l'universalité des choses : elle ne
peut la suivre dans ses applications à l'industrie,
à l'art et aux sciences, qui à elles seules forment
une moitié de ce grand ouvrage. On peut con-
sulter : Damiron, Essai sur l'histoire de la phi-
losophie en France au xixe siècle, Paris, 1834,
t. I; — J. Simon : Esquisse d'une philosophie
{Bévue des Deux-Mondes, 18 février 1841) ; —
E. Renan, M. de Lamennais (Revue des Deux-
Mondes, 15 août 1857); — Ravaisson, la Philo-
sophie en France au xixe siècle, Paris, 1868,
p. 33; — Ad. Franck, Philosophie du droit ec-
clésiastique, Paris, 1864, p. 135 à 169. Dans ce
dernier ouvrage, on examine les systèmes suc-
cessils de Lamennais sur les rapports de la reli-
gion et de l'État. E. C.
LAMETTRIE (Juiien-Offroy de) fut un des
enfants perdus de la philosophie, un des tirail-
leurs les plus aventureux de cette armée du
xvme siècle, qui commença par mettre en ques-
tion tous les principes métaphysiques, religieux,
politiques, avant d'en venir à démolir la société
elle-même. Il était né à Saint-Malo le 25 dé-
cembre 1709. Son père, riche négociant, l'éleva
avec soin. Après avoir fait ses humanités à Paris,
il fit sa rhétorique à Caen, chez les jésuites; de
là, il revint à Paris suivre le cours de logique
de l'abbé Cordier, fameux janséniste, dont il
adopta les opinions avec vivacité. Son père le
destinait à l'état ecclésiastique; mais un penchant
décidé l'entraîna vers /a médecine, et après
avoir pris ses premierf grades à la Faculté de
Reims, en 1728, il alla, cinq ans après, à Leyde
étudier sous le célèbre Boerhaave, dont il tra-
duisit même plusieurs ouvrages.
A son retour à Paris, en 1742, le chirurgien
Morand, son ami, lui procura la protection du
LAME
— 908 —
LAMO
duc de GVamont. colonel des gardes françaises,
qui le choisit pour médecin de ce régiment. La-
mettric le suivit à l'armée, et assista à la bataille
de Dettingen, puis au siège de Fribourg, où il
tomb.i malade. Ayant observé que pendant sa
maladie, l'affaiblissement des facultés morales
avait suivi celui des organes, il en conclut que
la pensée n'était qu'un produit de l'organisation,
et il publia ses idées dans V Histoire naturelle
de l'âme (la Haye, 1745). L'orage que ce livre
souleva lui fit perdre sa place de médecin des
gardes. Cependant il avait obtenu un emploi dans
les hôpitaux de l'armée; mais il ne tarda jus à
tourner ses confrères en ridicule dans un autre
livre, la Politique du médecin de Machiavel, ou
le Chemin de la fortune ouvert aux médecins
(Amst., 1746). Cet ouvrage fut condamné au feu
par arrêt du Parlement du 9 juillet 1746. Lamet-
trie quitta la France et se réfugia à Leyde. Il
ne se montra pas plus sage dans ce nouveau
séjour, où il fit paraître une nouvelle satire
contre les médecins. Puis, ayant publié à Leyde,
en 1748, V Homme-Machine, cet ouvrage, où il
professait le plus grossier matérialisme, fut
brûlé par arrêt des magistrats, et l'auteur fut
chassé de Hollande.
Frédéric II lui fit offrir, par Maupertuis, un
asile en Prusse. En conséquence, il se rendit, en
février 1748, à Berlin, où le roi lui accorda une
pension avec le titre de lecteur, et une place à
l'Académie. Il se mit sur un pied de familiarité
à la cour de Frédéric, et Thiébaut, dans les
Souvenirs de son séjour à Berlin, raconte que
Lamettrie entrait dans le cabinet du roi comme
chez un ami, et se couchait sans façon sur les
canapés. Cependant il se lassa bientôt de cette
vie, et pria Voltaire de négocier son retour à
Paris. Celui-ci écrivait a Mme Denis, le 2 sep-
tembre 1751 : « Lamettrie brûle de retourner
en France. Cet homme si gai, et qui passe pour
rire de tout, pleure quelquefois comme un en-
fant d'être ici. »
Un peu plus de deux mois après cette lettre,
le 11 novembre 1751, Lamettrie mourait d'une
indigestion dans la maison de lord Tyrconnel,
envoyé d'Angleterre à Berlin. Il n'avait pas tout
à fait achevé sa quarante-deuxième année. Vol-
taire écrivait, le 14 novembre, à Mme Denis :
« Les bienséances n'ont pas permis qu'on eût
égard à son testament; son corps a été porté dans
l'église catholique, où il est tout étonné d'être. »
Malgré l'éloge de Lamettrie, que Frédéric
composa et qu'il fit lire à l'Académie de Berlin
par son secrétaire des commandements Darget,
sa réputation n'a fait que perdre de jour en
jour, et il n'est pas un seul de ses ouvrages
qu'on puisse lire encore aujourd'hui. Outre ceux
que nous avons déjà mentionnés, il avait publié
une traduction du Traité de la vie heureuse de
Sénèque. avec VAntir Sénèque, Potsdam, 1748;
— V Homme-Plante, ib., 1748; — Réflexion sur
Vorigine des animaux, Berlin, 1750; — l'Art
de jouir, ib., 1751 ; — Vénus métaphysique, ou
Essai sur Vorigine de l'âme liumaine, ib., 1751.
De son temps même, les coryphées de la troupe
philosophique, dans laquelle il était enrôlé, té-
moignent fort peu d'estime pour ses écrits. D'Ar-
yens, dans sa traduction d'Ocellus Lucanus, dit :
« Tous ces ouvrages sont d'un homme dont la
Jolie paraît à chaque pensée, et dont le style
démontre l'ivresse de l'âme; c'est le vice qui
s'explique par la voix de la démence : Lamet-
trie était fou, au pied de la lettre. » Diderot,
dans son lissai sur 1rs rlgnes de Claude eldt
Néron, peint Lamettrie comme ua auteur sans
jugement, - dont on reconnaît la frryolit^ d'es-
prit dans ce qu'il dit, et la corruption du cœur
dans ce qu'il n'ose dire; dont les sophisme»
grossiers, mais dangereux par la gaieté dont il
les assaisonne, décèlent un écrivain qui n'a pas
les premières idées des vrais fondements de la
morale; dont le chaos de raison et d'extrava-
gance ne peut être regardé sans dégoût, et dont
la tête est si troublée et les idées sont à tel
point décousues, que, dans la même page, une
assertion sensée est heurtée par une assertion
folle, et une assertion folle par une assertion
sensée.... Lamettrie, dissolu, impudent, bouffon,
flatteur, était fait pour la vie des cours et la
faveur des grands. Il est mort comme il devait
mourir, victime de son intempérance et de sa
folie; il s'est tué pir ignorance de l'état qu'il
professait. » M. Damiron a consacré un Mémoire
à Lamettrie dans le tome XVII du compte rendu
de l'Académie des se. mor. et politiques. A...D.
LA MOTHE LE VAYER se place, dans l'his-
toire du scepticisme, entre Montaigne et Huef,
entre Charron et Bayle, rattachant les douteurs
du xv;ic siècle à ceux du xvie.
Il naquit à Paris en 1588, d'une famille du Par-
lement, et se destina d'abord à la carrière des
affaires; mais après l'assassinat de Henri IV }
devinant les troubles qui remplirent la minorité
de Louis XIII, il se consacra tout entier à l'é-
tude. En 1640, après avoir publié une disser-
tation sur l'instruction du Dauphin, il fut reçu
à l'Académie française, et choisi par Richelieu
pour diriger les études de Louis XIV. Anne
d'Autriche aima mieux d'abord qu'il devînt pré-
cepteur de Monsieur ; mais lorsqu'elle vit le
succès de ses leçons, elle le chargea d'achever
l'éducation du roi. C'est dans cette position, plus
tard embellie par la faveur de Mazarin, que La
Mothe le Vayer composa la plupart de ses ou-
vrages, ayant su, au milieu de la cour, malgré
ses titres d'historiographe de France et de con-
seiller d'État, se ménager une retraite austère
et laborieuse. Après la mort de son fils unique,
il se remaria à l'âge de soixante-seize ans, et
vécut encore six années, jusqu'en 1672. Caractère
modéré et élevé, auquel on a reproché des li-
cences d'expression alors admises, et qu'on a
injustement accusé d'athéisme; homme de beau-
coup d'esprit, bien qu'à en croire Balzac il se plût
à mettre en œuvre l'esprit des autres; en posses-
sion de lectures immenses qui lui valurent dar.s
son temps les titres de Plutarque et de Sénèque
français; doué d'une mémoire étonnante, qui se
révèle par un luxe de citations; professant un
culte judicieux pour l'antiquité, montrant une
connaissance familière des ternis modernes, dé-
ployant en toute circonstance une manière d'é-
crire facile, piquante, pleine d'intérêt et de
gaieté, La Mothe le Vayer est digne de prendre
place entre Montaigne et Bayle; moins original
que le premier, mais aussi érudit que le second.
Le catalogue de ses œuvres est considérable :
quinze volumes in-8. Les sujets en sont très-
variés; tous renferment cependant un pyrrho-
nisme gracieux que l'auteur applique successi-
vement à toutes les formes de l'activité et à tous
les fruits de la science humaine. A l'exemple
de Montaigne, il convertit en une féconde mine
d'arguments ses vastes études de géographie et
d'histoire, et surtout ces relations de voyages
où les variétés de coutumes et d'opinions se mul-
tiplient au gré des narrateurs. C'est dans cet
esprit qu'il considère, dès 1636, la contrariété-
d'humeur entre la natiori française et l'espa-
gnole, cherchant à montrer, comme Pascal s'ex-
primait plus tard, erreur en deçà des Pyrénées,
au delà. La même pensée lui inspire en-
suite l'ouvrage intitulé : En quoi la piété des
Français diffère de celle des Espagnols. Avant
LAMO
— 909 —
LAMO
celte époque, dans sa première jeunesse, il avait
annoncé les mêmes desseins, en écrivant sur
celle commune façon de parler : N'avoir pas le
sens commun; et il était arrivé dès lors à cette
conclusion : « Aussitôt que quelqu'un s'écarte
de noire sens, nous disons qu'il a perdu le sens
commun. » Juste Lipse et J. Scaliger ayant
avancé que, s'ils avaient des enfants, ils se gar-
deraient bien de les faire étudier (thèse reprise
par J. J. Rousseau), La Mothe le Vayer proposa
des Doutes sceptiques, si l'étude des belles-let-
tres est préférable à toute autre occupation.
Quelque temps après, le P. Mersenne, son
ami, traita de la musique dans des Discours
harmoniques. La Mothe le Vayer profita aussitôt
de cette occasion pour écrire sur « cette char-
mante partie des mathématiques », et s'efforça
d'imiter Sextus Empiricus, « en faisant voir
qu'il n'y a rien de certain dans cette prétendue
science », et qu'ici comme ailleurs « Yhabitude
se rend maîtresse, et que la coutume peut tout ».
Tel est, en effet, le procédé que La Mothe le
Vayer met constamment en usage dans toutes
ses productions. Dans les Trente et un problèmes
sceptiques, par exemple, il développe trente et
une propositions morales, « ébattements inno-
cents d'un sceptique, propositions ordinaire-
ment accompagnées d'interrogation et de deux
branches, le non et le oui, et dont le dénoûment
est absolument impossible ». Dans le livre inti-
tulé simplement Discours, il s'attache à démon-
trer que les doutes de la philosophie sceptique
sont de grand usage dans les sciences, c'est-à-
dire dans la logique, la physique et la morale.
Dans son Histoire, il soutient que Polybe s'est
trompé en pensant que « la vérité est de l'essence
de l'histoire »; il s'ingénie pour établir que « le
vrai des choses ne parvient pas toujours jusqu'à
nousj que l'histoire n'est très-souvent que fable,
et que les bonnes histoires sont de la nature de
ces médicaments qui ne doivent être employés
que longtemps depuis qu'ils sont préparés ».
Dans tous ces ouvrages peu connus aujour-
d'hui, mais très-répandus et fort goûtés au
xvne siècle, où ils nourrissaient la dialectique
de Bayle et l'esprit paradoxal du P. Hardouin,
La Mothe le Vayer prétend enseigner « la scep-
tique chrétienne ». En quoi consiste cette doc-
trine? « Elle forme des doutes sur tout ce que les
dogmatiques établissent de plus affirmati veinent
dans toute l'étendue des sciences, et cela àôo-
ÇacToi;, citra xdlam opinationem, à cause
qu'elle doute même de ses doutes. » « Je n'em-
pêche personne, ajoute l'auteur (t. V, 2e partie,
p. 6, 33, 75, 126), d'être opiniâtre, si bon lui
semble, mais qu'on me permette aussi_ de dou-
ter avec une simplicité innocente. » D'où vient
qu'il donne à cette neutralité philosophique l'é-
pithète de chrétienne? C'est parce que « ce sys-
tème a par préférence cela de commun avec
l'Évangile qu'il condamne le savoir présomp-
tueux des dogmatiques et toutes ces vaines
sciences dont l'apôtre nous a fait tant de peur ».
Sous ce rapport, La Mothe le Vayer emploie la
même tactique dont Huet se servait. Si l'évêque
d'Avranches compare le scepticisme à Samson
« s'enveloppant sous la même ruine dont il
écrasa tous ses spectateurs », le précepteur de
Louis XIV compare, et bien des années aupa-
ravant, les dix motifs de doute, recommandés
par Sextus Empiricus, tantôt aux renards subiils
qui portent l'incendie et la désolation dans les
blés des Philistins (c'est-à-dire des dogmatiques
et des pédants), tantôt « à la mâchoire d'âne
avec laquelle le héros juif a défait ses enne-
mis ».
'.ume que Huet avait certainement étudié
avec le plus de soin, quoiqu'il ne le cite jamais,
c'est le livre qui est encore le principal fon-
dement de la renommée de La Mothe le Vayer,
nous voulons dire les Cinq dialogues faits à Vi-
mitation des anciens par lloialius Tubcro
(1671). On s'est demandé pour quel motif l'au-
teur prit le pseudonyme de Tubcro. Cela vient
peut-être de ce que le Romain auquel jEnési-
dème dédia ses Huit livres sur les considéra-
lions pyrrhoniennes s'appelait, suivant Photius,
non Lucius Nero, mais Tubero. Ce Romain, dans
l'ouvrage de La Mothe le Vayer, animé de l'es-
prit de la conversation cicéronienne, est encore
plus divertissant qu'instructif, et prend « la li-
cence de faire venir quelquefois l'italien ou l'es-
pagnol au secours du grec ou du latin ».
Les Cinq dialogues, publiés dans la verte
vieillesse de notre pyrrhonien, sont destinés à
ses amis philosophes et non au grand public,
parce qu'il les a composés « en philosophe an-
cien et païen, in puris naturalibus ». En effet,
Sénèque, Cicéron, Aristote même s'y trouvent
cités à côté de Socrate, « notre premier père ».
Pline a fourni l'épigraphe de l'ouvrage, et, chose
très-significative! cette épigraphe est devenue
la devise du scepticisme ultramontain et du li-
vre de M. Lamennais sur V Indifférence en ma-
tière de religion : Singula improvidam mor-
lalitalem involvunt : solum ut inter ista certum
sit, nihil esse cerli née miserius quicquam ho-
mine aut superbius. Mais l'autorité qui domine
à travers toute la publication, c'est Sextus Empi-
ricus, c'est le code de ce « vénérable maître,
livre inestimable, divin écrit qu'il faut lire avec
pause et attention ». Les dix motifs de doute
développés par le sceptique grec, lui font l'effet
d'un autre décalogue. Sur les pas de Sextus,
précédé de cette famille glorieuse qui a pour
aïeux, dit-il, les sept sages, il s'attaque gaiement
à ce Bellérophon de dogmatisme, à ces « so-
phistes, pédants ergotistes, philosophes cathé-
drans, asserteurs de dogmes et docteurs irréfra-
gables qui ne doutent de rien, pointilleux et
critiques, opinionissimi homines ». Il se donne,
à la vérité, pour philosophe éclectique, pour
a amateur de la secte élective qui faisait choix
de ce qui lui plaisait dans toutes les autres,
comme un agréable miel qu'elle composait dii
suc d'une diversité de fleurs; mais il n'est, en
réalité, qu'un libre et spirituel commentateur de
Sextus'. 11 n'a d'autre intention que d'atteindre le
but proposé au philosophe par Sextus même, le
repos et la tranquillité d "âme dans l'indifférence. »
C'est afin de procurer aux autres ce même
bonheur, que La Mothe le Vayer composa ses
Cinq dialogues. Dans le premier, il insiste sur
la diversité et la contradiction des opinions, des
coutumes et des mœurs des hommes. Dans le
second, intitulé Banquet sceptique, il dépeint
la différence des mets, des boissons, des usages
aux repas, des idées relatives à l'amour et aux
sexes. Dans le troisième, il prône la solitude,
dont les charmes durables nous dédommagent
des biens imaginaires du monde, des joies inu-
tiles et bruyantes de la foule. Dans le quatrième,
il prononce l'éloge des « rares et éminentes qua-
lités des ânes de son temps », éloge qui rap-
pelle des panégyriques analogues, composes par
Apuh'e, Érasme, Machiavel, Giordano Bruno.
Dans le cinquième dialogue, il s'étend sur la
différence des religions. La conclusion des cinq
parties est résumée dans ces vers espagnols :
De las cosas mas seguras
La mas segura es dudar.
« Des choses les plus certaines la plus certaine
est le doute. »
LAMY
— 910
LAMY
La manière dont La Motl.e le Vayer, dans le
cinquième dialogue, applique son pyrrhonisme
au problème de l'origine et de la nature des
religions, a fait demander s'il y avait enveloppé
jusqu'au christianisme. Il est difficile de décider
cette question, et il nous semble sage d'en croire
les paroles mêmes de l'auteur. La Mothe le Vayer
déclare à plusieurs reprises qu'il fait une excep-
tion en faveur de la religion fondée sur l'an-
cienne et la nouvelle alliance. Il va jusqu'à pré-
tendre que sa sceptique sert admirablement la
religion véritable, comme aussi, que la véritable
philosophie, précisément parce qu'elle ne saurait
rien affirmer, a besoin du secours de la grâce
divine. Sans nous mêler de peser ces assertions
et de rechercher si elles ont le mérite de la
bonne foi, disons seulement que La Mothe le
Vayer réussit si bien à convaincre de son ortho-
doxie plusieurs de ses contemporains, qu'ils
n'hésitèrent point à le croire un sceptique dé-
guisé, un pyrrhonien au service de l'Église, un
adroit eoopérateur des Huet, des Hirnhaym et des
Glanvill. En comparant le ton et le langage de
La Mothe le Vayer aux allures et aux tendances
manifestes de ces derniers sceptiques, on aura
peine à partage une opinion si évidemment
insoutenable. Mais ce qui est plus facile à prou-
ver, c'est que La Mothe le Vayer a le même prin-
cipe de psychologie que les auteurs auxquels
on a tenté de l'assimiler. Lui aussi envisage la
sensation comme l'unique source de nos connais-
sances, et voilà pourquoi il s'est renfermé aussi
dans ce raisonnement : Puisque tout ce que nous
savons nous vient des sens, et que les sens ne
nous révèlent de toutes parts que différence et
opposition, changement et contradiction, il n'est
pas permis de croire qu'il existe rien de constant
et de certain, qu'il existe pour l'homme une
science réelle et nécessaire, une évidence in-
faillible. Sorbière, disciple de La Mothe le Vayer,
conclut de la doctrine de Gassendi au même
genre de pyrrhonisme.
La meilleure édition des oeuvres complètes de
La Mothe le Vayer est celle de Dresde, 15 vol.
in-8, 1766. Consultez L. Etienne, Essai sur La
Mothe le Vayer, Paris, 1849, in-8. C. Bs.
LAMY (dom François), né en 1636 au château
de Monthyveau, en Beauce, fut d'abord capitaine
de chevau-légers et grand duelliste. A la suite
d'un duel où il fallit perdre la vie, il se convertit
et entra dans la congrégation de Saint-Maur, où
il enseigna avec éclat la philosophie. Élevé aux
plus grandes dignités de son ordre, il s'en démit
au bout de quelques années pour se retirer à
l'abbaye de Saint-Denis. C'est là qu'il composa
!a plupart de ses ouvrages et qu'il mourut en
1711.
Dom Lamy est un fervent disciple de Descartes
et de Malebranche. 11 défend leurs idées avec
autant de talent que de vivacité contre les nom-
breux adversaires qu'elles rencontrent dans l'É-
glise et dans le monde. Le point de la doctrine
de Malebranche qui lui paraît le plus important
et auquel il consacre toutes les ressources de sa
dialectique, c'est l'existence d'une raison univer-
selle et divine. C'est la vision en Dieu de toutes
les vérités absolues. Cette conviction, il la sou-
tient contre Arnauld et y ramène Nicole que les
objections d'Arnauld ont ébranlé. Il combat les
Doutes de Fontenclle, sur les causes occasion-
nelles, et la doctrine de Leibniz sur Y Harmonie
préétablie. Il est aussi pour Malebranche contre
Bossuet; mais dans la question du pur amour,
il est pour Fénelon contre .Malebranche et sou-
tient contre lui, à l'occasion du Traité de la
nature et de la grâce, une ardente polémique,
que sus supérieurs lui défendent de continuer.
Ce dissentiment sur un point particulier, plus
théologique que philosophique, n'empêche pas
le P. Lamy de reproduire non-seulement les
idées, mais le langage de Malebranche, dans son
ouvrage le plus important : de la Connaissance de
soi-mme (6 vol. in-12, Paris, 1604-1698; 2° édi-
tion, in-8, Paris. 1700). C'est, à proprement parler,
une imitation de la Recherche de la vérité. Ce
qui en fait le principal mérite, c'est la partie
consacrée à la morale. On y trouve une étude
assez approfondie, parfois originale, du cœur
humain et des obstacles qui nous empêchent de
nous connaître. La métaphysique de F. Lamy est
exposée surtout dans les Premiers éléments ou
Entrée aux connaissances solides, en divers
entretiens, proportionnée à la portée des com-
mençants et suivie d'un Essai de logique (1 vol,
in-12, Paris, 1706). C'est un résumé tout à la fois
des opinions de Malebranche et de celles de
Descartes. L'auteur suit Descartes partout où Ma-
lebranche le suit et s'en écarte quand Malebran-
che l'abandonne. Mais l'idée à laquelle il s'atta-
che avec prédilection, c'est que Dieu est la seule
cause efficiente, l'unique vraie cause de tout ce
qui est réel. Il prétend même la démontrer géo-
métriquement dans une de ses Lettres philoso-
phiques (in-12, Trévoux et Paris, 1703). A l'exem-
ple de Malebranche il définit l'union de l'âme
et du corps : « Une exacte et nécessaire corres-
pondance entre deux êtres dont l'efficacité des
volontés divines est la seule cause effective. »
Obligé, en vertu de ce principe, de regarder
Dieu comme l'auteur des idées aussi bien que
des mouvements, il se trouve conduit à la vision
en Dieu. Mais il hésite à l'accepter pour les
objets particuliers. Il ne croit pas que nous sa-
chions d'un corps ce qui le distingue des autres
et que nous connaissions notre esprit autrement
que par des idées confuses. C'est par la seule
idée d'étendue que nous concevons les corps en
général et les formes dont ils sont susceptibles.
A l'instigation de Bossuet et de Fénelon, le
P. Lamy a publié une réfutation de Spinoza : le
Nouvel athéisme renversé, ou Réfutation du
système de Spinoza tirée pour la plupart de
la connaissance de la nature de V homme (in-12,
Paris, 1706). Il dit du Dieu de Spinoza : « Si cela
s'appelle reconnaître un Dieu, je ne sais pas
pour moi ce qui s'appelle n'en reconnaître point. »
C'est, comme l'annonce le titre, à la psychologie
que sont empruntés la plupart de ses arguments,
et il en tire cette conclusion que la philosophie
n'est pas moins utile à la morale et à la religion
qu'aux « disciplines naturelles ». Comme Male-
branche et tous les philosophes de l'école carté-
sienne, il croit à l'accord de la raison et de la
foi.
Aux ouvrages que nous avons cités, il faut
ajouter les suivants : L'Incrédule amené à la
religion par la raison, in-12, Paris, 1710; —
Lettres a un théologien à un de ses amis, etc.,
in-8, Paris, 1699; — les Leçons de la sagesse sur
l'engagement au service de Dieu, in-12, Paris,
1703; — Les saints gémissements de l'âme sur
son cloignement de Dieu, in-12, Paris, 1701; —
De la connaissance et de l'amour de Dieu,
in-12, Paris, 1712 ; — Lettres théologiques et mo-
rales sur quelques sujets importants, in-12,
Paris, 1708.
On peut consulter sur le P. Lamy : Damiron,
Histoire île la philosophie au xvn° siècle; —
M. Bouillier, Histoire de la philosophie carté-
sienne, 3e édition, t. XXII, ch. xix.
On compte également, parmi les disciples de
Descartes au tvin' siècle, le médecin Gabriel
Lamy, auteur d'une Explication mécanique et
physique des fonctions de l'âme sensitive, in-12,
LAMY
911
LANF
Paris, 1678. Ce livre est une réfutation de l'ani-
misme de Claude Perrault. X.
LAMY (Bernard), né au Mans en l'année 1640,
fit ses premières études au collège de cette ville,
dirigé par les PP. de l'Oratoire. Il alla plus tard
à Paris, dans l'institut de leur ordre, étudia la
philosophie à Saumur sous le P. Charles de La
Fontenelle, puis la théologie sous les PP. André
Martin et Jean Leporc, et fut enfin appelé à pro-
fesser la philosophie dans la ville d'Angers. Il
nous reste un grand nomhre d'ouvrages de Ber-
nard Lamy, sur diverses questions qui intéres-
sent la théologie proprement dite, l'Écriture
sainte et l'histoire ecclésiastique; le P. Desmo-
lets en a donné le catalogue, et nous n'avons pas
à nous en occuper. Deux des manuscrits qu'il
laissait en mourant paraissent avoir été perdus.
L'un était une Histoire de la théologie scolasti-
que, et la perte de ce manuscrit est vraiment
regrettahle : car rien ne serait plus curieux à
lire aujourd'hui que l'analyse des controverses
orageuses du moyen âge, présentée par un des
adversaires les plus véhéments de toute doctrine
suspecte de péripatétisme. Mais si nous n'avons
aucun traite de dialectique composé par le
P. Lamy, pouvons-nous omettre de rappeler la
part qu'il prit à la propagande cartésienne? Il ne
faut pas que le souvenir de la reconnaissance
manque à ces intrépides novateurs qui, malgré
les censures de la Faculté de théologie de Lou-
vain, de la Sorbonne, du parlement de Paris et
de la congrégation de l'IndeXj osèrent élever la
voix, en public, au sein de l'école, pour défen-
dre la cause de la vérité contre le charlatanisme
et la tyrannie du mensonge. Les oratoriens, de-
meurés fidèles au cartésianisme, ont inscrit le
nom de Bernard Lamy, dans leur martyrologe,
près de celui de son ami Malebranche : nous
raconterons en peu de mots quels furent ses ti-
tres à ce rapprochement glorieux.
Auditeur du P. Sulpice, au collège de la Flè-
che, Descartes était sorti d'un établissement mal
famé près des oratoriens : ceux-ci néanmoins se
déclarèrent de son parti dès qu'ils virent ses
ouvrages mal accueillis par les jésuites. Le Dis-
cours de la Méthode et les Méditations furent
bientôt entre les mains de tous leurs régents de
philosophie. Quand la persécution commença;
quand, pour avoir fait profession de cartésia-
nisme, on fut compté, sans autre information,
parmi les ennemis de l'Église et de l'État, ce
système de terreur ébranla plus d'un zélé parti-
san des doctrines nouvelles: Bernard Lamy fut
un de ceux à qui fut accordé le don de persévé-
rance. Le cours qu'il fit au collège d'Anjou, pen-
dant l'année 1674, appela l'orage sur sa tête. Dé-
noncé par le recteur de l'Université dans un placet
véhément; condamné par le tribunal des thomis-
tes angevins, il fait un procès à ses juges devant le
parlement de Paris, et obtient gain de cause; mais,
après de longs débats, le conseil d'État se prononce
pour le recteur, la Sorbonne rend un arrêt con-
forme à celui de l'Université d'Angers, et, forcés
d'abandonner le P. Lamy. les supérieurs de
l'Oratoire l'envoient en exil à Grenoble. Les dé-
tails de cette affaire sont très-curieux ; on les
trouve dans une brochure devenue fort rare,
dont voici le titre : Journal, ou Relation fidèle
de tout ce qui s'est passé dans l'Université d'An-
gers au sujet de la philosophie de Des Carlhes,
in-4, 1679. Les cahiers du P. Lamy ont été per-
dus : la brochure que nous venons de citer nous
fait du moins connaître les propositions de ce
docteur censurées par les impitoyables ennemis
des cartésiens. Nous y voyons qu'il était accusé
d'avoir reproduit la définition de la substance
donnée par Descartes ; d'avoir argumenté sur
l'aphorisme Cogilo, ergo sum; d'avoir parlé peu
convenablement des formes substantielles (quel
grief, quel délit, au jugement des thomistes! ) ;
d'avoir attribué l'origine du mouvement à la
volonté de Dieu; et enfin d'avoir dit que l'ordre
résulte d'une lo; nécessaire, dont Dieu seul peut
être l'auteur: les thomistes osaient, sur ce point,
soutenir que Dieu concourt, il est vrai, aux phé-
nomènes de la vie dans les choses, mais que les
choses possèdent en elles-mêmes, sinon par elles-
mêmes, une puissance active, une énergie pro-
pre, dont les effets peuvent être considérés comme
indépendants de la cause première; et ils for-
mulaient ainsi leur sentence sur la doctrine carté-
sienne : Inepta est, quia ordinem tollit uni-
versi et propriam operationem a rébus, ac de-
struit judicium sensus. Pour ne rien omettre ici
de ce qui peut intéresser les studieux investiga-
teurs des archives cartésiennes, ajoutons que le
P. Lamy s'était laissé conduire par l'argument
célèbre des Méditations au point où saint Am-
selme avait entraîne Guillaume de Champeaux :
ainsi le réalisme du professeur de l'Oratoire n'est
pas moins absolu que celui du second maître
d'Abailard; il admet avec lui que les qualités sont
ou peuvent être séparées des objets pour consti-
tuer des entités universelles : Calori esse entita-
tem superadditam quœ, remota substantia, di-
vinitus subsistere possit. Nous n'apprécions pas
ici la valeur de cette hypothèse ; il nous suffit
de faire voir qu'au xvne ainsi qu'au xiie siè-
cle, on tira les mêmes conséquences des mêmes
prémisses. Quelle qu'ait été d'ailleurs la doc-
trine du P. Lamy, son titre principal à l'es-
time des philosophes est le courage qu'il montra
durant ces débats et durant la disgrâce qui en
fut la suite [: disons donc, sans taire la part
de l'erreur et celle de la vérité dans la série des
propositions qui lui sont attribuées, disons qu'il
a souffert pour la liberté l
Des nombreux ouvrages laissés par le P. Lamy,
ceux qui peuvent être, à divers égards, considé-
rés comme philosophiques, sont : L'Art de par-
ler avec un Discours dans lequel on donne une
idée de l'art de persuader, in-8, Paris, 1675.
Nous connaissons huit éditions de cet ouvrage,
outre trois traductions en allemand, en italien et
en anglais : la dernière de ces éditions est de
Paris, 1757, in-12 ; le P. Desmolets l'appelle un
livre d'or; — Traitez de inéchanique, de l'équi-
libre, des solides et des liqueurs, in-12, Paris,
1679 ; — Traité de la grandeur en général, qui
comprend V arithmétique, l'algèbre et l'analyse,
in-12, Paris, 1680; — Entretiens sur les sciences,
in-12, Lyon, 1684. Ce traité est un excellent
livre, qui eut le plus grand succès. J. J. Rousseau
nous raconte qu'il « le lut et le relut cent fois »
pendant son séjour aux Charmettes; — Éléments
de géométrie, in-8, Paris, 1685.
On peut consulter; sur la vie et les ouvrages
du P. Lamy, la notice publiée en tête de son
traité posthume, qui a pour titre de Tabemaculo
fœderis : cette notice est du P. Desmolets, de
l'Oratoire. Voy., en outre, Bibliothèque des au-
teurs ecclésiastiques d'Ellies Dupin, t. XIX, p. 121
et suiv.; — Niceron, Hommes illustres, t. VI; —
Othon Mencke, Acta eruditorum; — Hauréau,
Histoire littéraire du Maine, t. VI, p. 216.
B. H.
LANFRANC, né à Pavie vers l'an 1005 d'une
famille municipale, quitta cette ville à la mort
de son père, préférant la culture des lettres aux
honneurs dont il devait hériter, et à l'exercice
du barreau, dans lequel il s'était déjà fait remar-
quer par son éloquence et par son érudition.
Etabli en France avec plusieurs disciples, il en-
seigna quelque temps a Avranches; mais, ayant
LAN G
— 912 —
LAN Ci
i|Uii 6 ce séjour pour venir à Rouen, il s'arrêta
au Bec, et lit profession de la vie monastique
il us le couvent que venait d'y fonder l'abbé
Hcrluin. 11 fut successivement prieur du Bec et
abbé de Sainl-Étienne de Caen ; il fit fleurir le
goût de l'étude dans ces deux monastères. Pen-
dant qu'il exerçait les fonctions d'ahbé; il refusa
L'archevêché de Rouen ; mais la confiance persé-
vérante de Guillaume 1er le mit dans l'impossi-
bilité de se soustraire plus tard à l'honneur d'oc-
cuper le siège primatial de Cantorbéry ; il y
mourut le 28 mai 1089, après avoir toujours dé-
fendu en Angleterre les intérêts de l'Eglise de
Rome, qui se confondirent longtemps avec ceux
du conquérant.
La réputation de savoir dont jouit Lanfranc
parmi ses contemporains, l'établissement de l'é-
cole du Bec dont il fut le fondateur, et qui de-
vint la plus florissante qu'on eût vue depuis
plusieurs siècles, le soin qu'il mit à former dans
cette abbaye une bibliothèque où la philosophie
avait sa place à côté des livres saints, sa liaison
avec Bérenger, dont il combattit cependant les
erreurs, sa liaison plus étroite et plus durable
avec Anselme, son ami et son successeur, ne
permettent pas de douter qu'il ne fût versé dans
toutes les connaissances de son temps et qu'il ne
participât au mouvement qu'il avait imprimé
lui-même aux esprits; mais rien, dans ceux de
ses écrits qui nous sont parvenus, moins encore
dans ceux qu'on lui conteste avec raison, tels
que les commentaires sur les épîtres de saint
Paul, ne saurait nous faire connaître la part
qu'if y prit. Le livre qu'il composa sur l'eucha-
ristie contre Bérenger, les règles qu'il rédigea
pour l'ordre, de Saint-Benoît, ses lettres et son
Traité du secret de la confession n'ont rapport
qu'à des sujets de controverse et de discipline
étrangers à la philosophie.
Là meilleure édition de ses oeuvres (in-f°, Paris,
Billaine. 1648) est due aux soins du savant béné-
dictin dôm Luc Cochéry. H. B.
LANGAGE, VOy. SIGNES.
LANGE (Jean-Joachim), né en 1670 à Gardele-
gen, dans la Vieille-Marche, mort en 1744, pro-
fesseur de théologie à Halle, s'est rendu triste-
ment célèbre par les persécutions qu'il attira sur
Wolf. C'était, selon les uns, un piétiste exalté et
tout à fait sincère; selon les autres, un envieux
hypocrite qui, sous prétexte de défendre la reli-
gion et la morale outragées, ne songeait qu'à
satisfaire une rancune personnelle. Les deux
opinions sont également vraisemblables, car,
bien avant sa querelle avec le célèbre disciple
de Leibniz, Lange enseignait dans sa chaire de
théologie le fanatisme le plus sombre et le plus
hostile à la raison en général; d'un autre côté,
il ne devait pas être animé d'une très-grande
bienveillance pour Wolf, qui, devenu doyen de
la Faculté de philosophie et mis en demeure de
se choisir un adjoint, préféra un de ses disciples
nommé Thummig au fils de son collègue. Ce
(ju'il y a de certain, c'est que, par suite des ma-
nu:ii\ res de Lange auprès de la cour de Frédéric-
Guillaume 1er, Wolf, accusé de fatalisme, d'a-
théisme cl d'immoralité, fut destitué de ses
fonctions et obligé de quitter le territoire prus-
sien dans l'espace de deux jours. Ce qui excita à
ce point la colère du roi, qui ne se piquait point
de décider des questions de métaphysique, c'est
qu'on l'avait assuré que la doctrine de l'harmonie
préétablie pouvait excuser les déserteurs de son
armée. Lange ne s'est pas contenté d'ourdir con-
tre Wolf des intrigues, il a aussi écrit contre lui,
et c'est par ce motif que nous lui donnons une
place dans ce recueil ; voici les titres de ses ou-
vrages : Causa Dei et reli'jionis nuluralis ad-
versus alhcismum cl, quoi eum gignil aut pro-
movet, pscudo-pkilosophiam veterum cl reeen-
tiorum e genuinis verœ philosophiez principii»
melhodo demonstrativa asserla, in-8, Halle,
1723; — Modcsta disquisilio novi philosophiez
systematis de Deo, mundo cl homine, et pr.tser-
lim harmonia commercii inter animam et
corpus prœslabilila, in-4, ib., 1723 (le but de
cet écrit est de montrer que, dans la question
des rapports de l'âme avec le corps, la doctrine
de Leibniz ne diffère pas de celle de Spinoza) ; —
Placidœ vindiciœ modeslœ disquisiiionis, in-4,
ib., 1723; — la Fausse et dangereuse jjhiloso-
phie dévoilée par une démonstration polie et
complète, in-4, ib., 1724 (ail.) ; — Nova anatome,
seu Idea anahjlica suslematis melaphysici Wol-
fiani, in-4, Francfort et Leipzig, 1726. — Nous
indiquerons ici la Collection complète des ou-
vrages publiés dans le débat entre Wolf et
Lange, in-8, Marbourg, 1737 (ail.). X.
LANGESTEIN (Henri de), plus souvent nommé
Henricus de Hassia, docteur en Sorbonne, pro-
fessa la philosophie scolastique dans l'université
de Paris vers l'année 1365, et laissa un grand
nombre d'ouvrages dont on peut voir les titres
chez Casimir Oudin (Commenlarius de scripto-
ribus ecclesiœ antiguis, t. III, p. 1252). Le seul
de ces ouvrages qu'il nous importait de connaî-
tre, un commentaire sur les Sentences de Pierre
Lombard, est demeuré manuscrit.
Il faut consulter, sur Henri de Langestein :
Trithemius, de Viris illustribus, la bibliothèque
de Gesner, celle de Sixte de Sienne, Possevin, et
surtout Casimir Oudin. X.
LANGUET (Hubert) est un des plus hardis
écrivains politiques du xvie siècle, un des publi-
cistes courageux connus sous le titre de monar-
chomachisles, c'est-à-dire adversaires du pouvoir
absolu.
Né en 1518 à Vîteaux en Bourgogne, il fit ses
principales études en Allemagne et en Italie, à
Wittemberg et à Padoue, les deux uuiversités
qui rivalisaient alors le plus avec Paris. L'admi-
ration que Milanchthon et Camérarius inspirè-
rent au jeune docteur en droit le détermina
à embrasser la réforme et à s'attacher, comme
diplomate, aux chefs du protestantisme;ailemand.
Il servit cette cause avec autant d'éclat que
d'utilité, tour à tour comme négociateur et
comme ministre d'État : il devint un des fonda-
teurs du droit des gens et un des modèles de la
diplomatie. C'est à grand'peine qu'il sut échap-
per au massacre de la Saint-Barthélémy, auquel
le caractère d'ambassadeur n'aurait pas sulfi à
le soustraire. Il ne mourut que dix ans après,
en 1581, à Anvers, au service de Guillaume d'O-
range, qu'il avait défendu de sa plume acérée
contre Philippe II.
: Il serait difficile de décrire la vaste influence
que Languel exerça sur ses contemporains par
ses discours, ses lettres, ses mémoires, ses opi-
nions, et surtout par ses voyages. Il jouissait
justement de la réputation d'un homme très-sa-
vant, aussi respectable qu'habile, non moins to-
lérant que dévoué aux intérêts du parti dont il
était l'organe. Dans la foule d'amis de tout âge
et de tout rang qu'il comptait par toute l'Eu-
rope, il répandait le goût de l'investigation libre
elle besoin du progrès philosophique. Il se plaça
à la tète des esprits supérieurs qui commen-
çaient à méditer sur l'organisation des Etats,
sur les relations naturelles et invariables des
nations, sur les rapports des princes et des peu-
ples, sur les sources et les marques de la souve-
raineté, sur les fondements et les limites du con-
trat social. I! s'efforça d'introduire l'esprit d'exa
men et de réflexion dans ces matières délicates,
LAO
— 913 —
LAO
et le spectacle des règnes abominables de Phi-
lippe II et Catherine de Médicis lui conseilla de
recommander le culte des principes démocrati-
ques. Sous le nom de Junius Brutus, il publia
ces sentiments dans un ouvrage qui a eu un
grand nombre d'éditions et a souvent été tra-
duit: Vindiciœ contra tyrannos, sive de prin-
eipis in populum, populique in principem lé-
gitima potestale, in-8, 1579. François Estienne
intitula la version française de cet écrit : de la
Puissance légitime du prince sur le peuple,
in-8, 1581.
Le titre des Vindiciœ rappelle le livre non
moins fameux d'Etienne La Boëtie, Contre un.
Le contenu ne diffère guère des opinions de
l'ami de Montaigne ni de celles de François Hot-
man et Buchanan, les amis et les coreligionnai-
res de Languet : on y voit discutées tour à tour
et résolues affirmativement ces quatre ques-
tions :
1° Les sujets sont-ils dispensés d'obéir aux
princes qui leur commandent quelque chose con-
tre la loi de Dieu ?
2° Est-il loisible de résister à un prince qui
veut enfreindre la loi de Dieu ou qui ruine l'É-
glise?
3" Peut-on résister à un prince qui opprime
ou qui ruine l'État, et jusqu'où s'étend cette ré-
sistance "?
4° Les princes voisins peuvent ou doivent-ils
donner des secours aux sujets insurgés à cause
de la vraie religion?
Bien que la couleur générale de cet écrit soit
plutôt religieuse que philosophique, et que, pour
cela, il ait été attribué à Théodore de Bèze et à
Duplessis-Mornay, il est cependant visible que
l'auteur l'ait sans cesse appel à la raison et à la
nature, qu'il considère aussi comme des lois de
Dieu, comme la vraie religion et la bonne poli-
tique. C'est sur les exigences de la raison et sur la
nature de l'homme qu'il s'appuie pour réclamer
la liberté individuelle et le respect de la pro-
priété, l'inviolabilité de la conscience et de la
pensée, et qu'il s'élève énergiquement contre
tous les genres de persécution, montrant avec
éloquence que Dieu n'a accordé à nul homme la
permission d'opprimer un autre homme. Il dis-
cute en philosophe plutôt qu'en sectaire, avec la
gravité et la lucidité de Machiavel, ces questions
de droit naturel et de philosophie politique dont
il a été un des plus audacieux et plus fermes
promoteurs. Languet ne fut pas utopiste comme
Thomas Morus et Campanella, ni même comme
Mariana, et voilà pourquoi il mérite d'être salué
comme l'un des précurseurs et des créateurs de
l'école libérale en philosophie politique.
C. Bs.
LAO-TSEU, philosophe chinois, contempo-
rain des premiers philosophes grecs, Thaïes,
Anaximandre et Pythagore, présente aussi, com-
paré à eux, plus d'un trait de ressemblance. Se-
lon Sse-ma-thsian, le premier des historiens chi-
nois, qui îlorissait cent ans avant notre ère, et
dont nous possédons les mémoires historiques
intitulés Ssé-ki, Lao-tseu naquit dans le hameau
de Khio-jin, dépendant du bourg nommé Laï, du
canton de Kou, dans le royaume feudalaire de
Thsou, à la limite de l'arrondissement actuel de
Po, dms la province de Ngan-Hoéï. L'historien
que nous venons de citer n'indique pas la d île
précise de la naissance de notre philosophe;
mais une tradition ancienne et qui paraît reposer
sur des données certaines, le fait naître le qua-
torzième jour du neuvième mois de l'année 604
avant notre ère, la troisième année du règne de
Ting-wang des Tchéou. Le célèbre polygraphe
chinois Ma-touan-lin, dans ses Recherches up-
D1CT. PHILOS.
profondics des anciens monuments littéraires,
dit que Lao-tseu naquit vers la quarante-deuxième
année du règne de Ping-wang des Tchéou, la-
quelle correspond à la sept cent vingt-neuvième
année avant Jésus-Christ. Une découverte ré-
cente, celle de plusieurs parties perdues de
l'Histoire du monde, composée par le célèbre
historien persan Raschid-el-din, est venue con-
firmer la tradition en question. On y lit que,
sous le règne de Din-wang, le vingtième roi de
ladynastiedes Tchéou, Taï-chank-laï-kioun (c'est-
à-dire, en chinois, le vieux prince très-éîevé,
épithètes honorifiques données à Lao-tseu par ses
sectateurs) vint au monde. Raschid-el-din ajoute:
« On dit que ce personnage est considéré comme
un prophète (un homme éminemment saint) par
ie peuple du Khataï (les Chinois), de même que
Shakya-mouni (Bouddha). On dit qu'il fut conçu
par la lumière, et on raconte que sa mère le
porta non moins de quatre-vingts ans dans son
sein. Sa naissance arriva trois cent quarante-sept
ans après celle de Shakya-mouni. »
On sait peu de chose de la vie de Lao-tseu.
L'historien chinois que nous avons cité dit seu-
lement que son nom de famille était Li (prunier),
son petit nom Eùlh (oreille), son titre honorifi-
que Pé-yâng (lumière ou clarté supérieure), et
son nom posthume Tân (maître) : le nom de Lao-
tseu (vieux philosophe) est celui qui lui est
donné dans tous les livres d'histoire et de philo-
sophie chinoise; qu'il fut historiographe et con-
servateur de la bibliothèque de la maison des
Tchéou. Il ajoute que Khoung-tseu (Confucius),
s'étant rendu dans l'État de Tchéou, il voulut in-
terroger Lao-tseu sur les rites ou la propriété, la
convenance des choses. Notre philosophe lui au-
rait répondu : « Les hommes dont vous me par-
lez sont tous, ainsi que leurs os, tombés depuis
longtemps en pourriture ; seulement, ce qui a
pu se conserver d'eux, ce sont leurs paroles. Il
résulte de là que, lorsque le sage trouve les cir-
constances favorables, que le temps est venu
pour lui, alors il en profite pour monter au char
du pouvoir, et lorsqu'il ne trouve pas les circon-
stances favorables, que le temps n'est pas venu
pour lui, alors il poursuit son chemin en s'aban-
donnant à sa destinée. J'ai entendu dire ceci : un
riche marchand cache avec soin ses richesses
pour paraître dénué de tout; le sage, qui est
plein de vertus, aime aussi à paraître comme ua
homme simple et dépourvu d'intelligence. Vous,
commencez à vous dépouiller de cet esprit or-
gueilleux qui vous anime, de ces désirs nom-
breux qui vous poursuivent; cessez, cessez de
vous occuper des desseins ambitieux que vous
manifestez dans votre extérieur et dans vos dé-
marches. Tout cela ne vous peut être utile en
rien. Voilà tout ce que j'avais à vous dire. »
Confucius, étant retourné près de ses disciples,
leur dit: «Je sais que la faculté de l'oiseau est
de voler ; ceile du poisson, de nager ; celle des
quadrupèdes, de courir. Ceux qui courent peu-
vent être pris avec des filets: ceux qui nagent,
avec une ligne; ceux qui volent, à l'aide d'une
flèche. Quant au dragon, je ne puis savoir s'il
monte au ciel porté sur les vents et les nu
J'ai vu aujourd'hui Lao-tseu; il ressemble au
dragon ! »
Cette entrevue des deux plus anciens et plus
célèbres philosophes chinois, rapportée par Sse-
ma-thsian, donne une idée juste de leur carac-
tère ; mais il n'est guère possible qu'elle ait eu
véritablement lieu, Lao-tseu étant né cinquante-
quatre ans avant Confucius; et celui-ci ayant
rendu visite à Lao-tseu à une époque où il avait
déjà de nombreux disciples, cette circonstance
porterait au moins à quatre-vingt-quatre ans
58
LAO
— 914
LAO
l'âge de Lao-tseu lors de l'entrevue en question,
ce qui justifierait pleinement le caractère des
avis paternels donnés à Confucius par le vieux
philosophe.
Lao-tseu, continue Sse-ma-thsian, s'étant livré
à l'étude de la Raison suprême et de la Vertu
( Tâo le), il fit tous ses efforts pour vivre dans la
solitude et rester inconnu du monde. 11 vécut
longtemps sous la dynastie des Tchéou ; mais la
voyant tomber en décadence et approcher de sa
ruine, il s'éloigna. Arrivé à un passage (de la
frontière occidentale du royaume des Tchéou),
le gardien de ce passage nommé Yin-hi (le même
que le philosophe surnommé Kouan-yin-tseu, ou
le philosophe Yin, du passage) lui dit : « Puis-
que vous voulez vous retirer dans la solitude,
veuillez, je vous prie, prendre sur vous de com-
poser un livre pour mon usage. » C'est d'après
cette invitation que Lao-tseu composa un livre
en deux parties, intitulé Tâo le, après la compo-
sition duquel il s'éloigna. On ne sait pas où il fi-
nit ses jours. » Un commentateur de l'historien
Sse-ma-thsian ajoute que Lao-tseu, après avoir
remis son livre au gardien du passage en ques-
tion, qui était ministre des Tchéou, monta sur
un bœuf noir et se dirigea à l'occident (de la
Chine). C'est en effet monté sur un bœuf noir
que l'on représente ordinairement notre vieux
philosophe.
Voilà tout ce que l'on sait de véritablement
historique sur Lao-tseu. Ses sectateurs ont pu-
blié en différents temps, sur son compte, plu-
sieurs légendes fabuleuses dans lesquelles on le
fait voyager à l'occident de la Chine jusque sur
les bords de la mer Caspienne, dans le royaume
de Ta-thsin, ou de la grande Chine, nom donné
postérieurement aux possessions orientales de
l'empire romain, dans la Bactriane, chez les
Ases ou Parthes, et dans l'Inde. M. Abel Rému-
sat, à qui un esprit supérieur, une connaissance
étendue de l'ancien Orient, et une critique judi-
cieuse ont fait rarement défaut, M. Abel Remu-
sat, disons-nons, a ajouté foi à la tradition qui
fait voyager Lao-tseu dans l'Asie occidentale ; il
va même jusqu'à dire qu'il emprunta sa doctrine
aux Hébreux. « Lao-tseu, dit-il (Notice sur Lao-
tseu), donne à son être trine qui a formé l'uni-
vers un nom hébreu à peine altéré, le nom
même qui désigne dans nos livres saints ce-
lui qui a été, qui est et qui sera, Jehowah
(.1 H W). Ce dernier trait confirme tout ce qu'in-
diquait déjà la tradition d'un voyage de Lao-tseu
dans l'Occident, et ne laisse aucun doute sur
L'origine de sa doctrine. Vraisemblablement il la
tenait ou des juifs des dix tribus que la con-
quête de Salmanazar venait de disperser dans
toute l'Asie, ou des apôtres de quelque secte
phénicienne, à laquelle appartenaient aussi les
philosophes qui furent les maîtres et les précur-
seurs de Pythagore et de Platon. En un mot,
nous retrouvons dans les écrits de ce philosophe
chinois les dogmes et les opinions qui faisaient,
suivant toute apparence, la base de la foi orphi-
que et de cette antique sagesse orientale, dans
iaquelle les Grecs allaient s'instruire à l'école
des Egyptiens, des Thraces et des Phéniciens.
« Maintenant qu'il est certain que Lao-tseu a
puisé aux mêmes sources que les maîtres de la
philosophie ancienne, on voudrait savoir quels
mit. été ses précepteurs immédiats et quelles
contrées de l'Occident il a visitées. Nous savons
mi témoignage digne de foi qu'il est venu
dans la Bactriane; mais il n'est pas impossible
qu'il ;iit poussé ses pas jusque flans la Judée ou
même duis la Grèce. Un Chinois à Athènes offre
une idée qui répugne à nos opinions, ou, pour
mieux dire, à nos préjugés sur les rapports des
nations anciennes. Je crois, toutefois, qu'on doit
s'habituer à ces singularités, non qu'on puisse
démontrer que notre philosophe chinois ait effec-
tivement pénétré jusque dans la Grèce, mais
parce que rien n'assure qu'il n'y en soit pas venu
d'autres vers la même époque, et que les Grecs
n'en aient pas confondu quelques-uns dans le
nombre de ces Scythes et de ces Hyperboréens.
qui se faisaient remarquer par i'elégance de
leurs mœurs, leur douceur et leur politesse. »
Sans admettre toutes les conséquences que
M. Abel Rémusat a cru pouvoir tirer du fait tra-
ditionnel et légendaire du voyage de Lao-tseu
dans l'Asie occidentale, conséquences qui ne sont
appuyées sur aucune preuve historique, nous
pensons que ce voyage, limité dans la Bactriane
et les contrées de l'Indus, n'a rien que de très-
vraisemblable. En effet, la pensée fondamentale
de l'ouvrage de Lao-tseu était indienne (il serait
plus exact de dire indo-bactrienne), et il est aisé
de reconnaître les traces de son origine. (Voy.
le Mémoire sur l'origine et la propagation du
Tâo en Chine, par M. G. Pauthier.) Or cette pen-
sée fondamentale n'a point d'antécédent histo-
rique en Chine. On ne peut à cet égard établir
que trois hypothèses : ou celte pensée, celle doc-
trine fondamentale de Lao-tseu a été le résultat
de ses propres méditations, de son seul génie ;
ou il Va puisée dans l'étude d'écrits antérieurs;
ou enfin elle lui a été inspirée par les voyages
qu'on lui attribue. Selon l'historien Sse-ma-
thsian, qui écrivait environ quatre cents ans
après la mort du philosophe, et sur les docu-
ments les plus authentiques recueillis par lui
dans toutes les archives officielles de son temps,
Lao-tseu aurait composé son livre avant de quit-
ter le royaume des Tchéou pour voyager dans
l'Asie occidentale, comme on le suppose. Aucun
fait historique ne contredit cette opinion; mais
il en est plusieurs qui viennent à l'appui de notre
seconde hypothèse.
D'abord, les fonctions de bibliothécaire de la
cour des Tchéou, que Lao-tseu remplit pendant
de longues années, le mirent mieux que per-
sonne à même de connaître toutes les produc-
tions de l'esprit philosophique et religieux des
temps qui l'avaient précédé, et même des pays
de l'Asie occidentale avec lesquels la Chine, à
cette époque reculée, avait déjà eu plus d'un
rapport. M. Pauthier, dans sa Description de la
Chine (t. I, p. 94), a fait connaître le voyage du
roi Mou-wang dans l'Asie occidentale, mille ans
avant notre ère, d'où il ramena en Chine des
hommes d'art. Nous croyons pouvoir avancer,
d'après des documents certains, que ce roi de la
Chine, contemporain de Sésostris, roi d'Egypte,
de Salomon, roi de Judée, de Djemchid, roi des
Perses, qui fit achever les grands monuments
de la ville de Persépolis, se rendit à Persépolis
même, près de ce dernier prince, dont le frère,
Tahmouras, au dire de quelques écrivains per-
sans, épousa une fille du roi de la Chine. La
route de la Chine en Perse était donc connue
déjà mille ans avant notre ère; des relations
suivies avaient eu lieu entre ces royaumes et les
peuples intermédiaires. A l'époque de Lao-tseu,
la renommée des vieux empires de l'Asie occi-
dentale, celle des grands foyers de civilisation,
comme Persépolis, Babylone, Ecbatane, Bactres,
avaient dû pénétrer en Chine, d'où ces villes
opulentes tiraient de riches étoffes de soie, ainsi
que ces vases précieux appelés par les an-
ciens vases murrhins, et qui étaient estimés au
poids de l'or. A la même époque aussi, la renom-
mée de Zoroastre, le législateur des Perses, celle
de Shakya ou Bouddha, le réformateur célèbre
du brahmanisme indien, avaient dû également
LAO
915 —
LARO
pénétrer en Chine, et, ce fait une fois admis, on
comprend que l'intendant de la bibliothèque
royale des Tchéou ait pu consulter des docu-
ments sur les doctrines qui florissaient alors
dans ces pays lointains, et que la connaissance
imparfaite de ces doctrines lui ait inspiré son
ouvrage.
On comprend aussi qu'à la vue de la décadence
de la dynastie des Tchéou, inspiré d'ailleurs par
le désir de visiter des contrées où régnaient ses
doctrines de prédilection, le philosophe chinois
ait quitté son pays après y avoir laissé comme
ébauche de sa pensée le livre qui nous est par-
venu, lequel n'est en effet qu'une ébauche dé-
cousue et parfois très -obscure de sa propre
doctrine. En agissant ainsi, Lao-tseu n'aurait
fait que suivre l'impulsion qui amenait deux de
ses contemporains, le Scythe Anacharsis dans
Athènes, Pythagore en Egypte et dans l'Inde.
De nombreuses traditions, qui paraissent dé-
river de différentes sources, ne laissent guère de
doute sur la réalité du voyage de Lao-tseu dans
l'Asie occidentale. Selon l'historien Hoang-fou-
mi, qui vivait dans le me siècle de notre ère,
Lao-tseu voyagea en Occident et visita les sages
qui demeuraient dans le pays appelé depuis
Ta-thsin, possessions orientales de l'empire ro-
main. Dans une histoire chinoise du peuple de
Khotan (partie actuelle de la petite Boukbarie,
où passait anciennement la grande route com-
merciale entre la Perse et la Chine), il est dit
qu'à cinq li (ou une demi-lieue) à l'ouest de la
ville de Khotan ou Yuthian est un temple con-
struit à l'endroit où l'on raconte que Lao-tseu,
ayant converti les habitants à sa doctrine, devint
lui-même Bouddha. Dans une notice historique
sur l'Inde (traduite du chinois par M. Pauthier,
in-8, Paris, 1840), il est dit : « Le contenu des
livres de Bouddha (indien) s'accorde parfaite-
ment avec le livre de Lao-tseu du royaume du
milieu; or, Lao-tseu est considéré généralement
comme étant sorti de la Chine à l'occident par
le passage nommé Rouan, et comme ayant tra-
versé le Si-yu ou les contrées occidentales (par
rapport à la Chine), pour aller dans le Thian-tchu
(ou l'Inde) instruire les barbares. »
L'écrivain chinois n'a pas tiré la conséquence
qui résulte des deux propositions qu'il a avan-
cées : 1° que les doctrines contenues dans les li-
vres de Bouddha sont à peu près identiques avec
celles de Lao-tseu ; 2° que, d'après l'opinion gé-
nérale, Lao-tseu serait allé prêcher sa doctrine
dans l'Inde. Cette conséquence est que Bouddha
aurait reçu sa doctrine de Lao-tseu lui-même, et
que le bouddhisme n'est que la doctrine de Lao-
tseu apportée par lui dans l'Inde et propagée
par Bouddha, qui s'en serait constitué l'apôtre.
Si l'on réunit les données précédentes à celles
qui naissent de la coïncidence du voyage de Lao-
tseu, ou plutôt de sa disparition de la Chine et
de sa direction vers l'occident de l'Asie, à la
même époque où les chronologies birmane et
cinghalaise placent l'apparition de Gotama-Boud-
dha, c'est-à-dire vers 564 ans avant notre ère,
époque où Lao-tseu aurait eu quarante ans et
Bouddha vingt; si l'on réunit toutes ces données
à celles qui ressortent encore de plusieurs autres
faits que l'on passe ici sous silence, on ne pourra
s'empêcher de reconnaître que leur concours est
bien propre à jeter un nouveau jour sur l'origine
ae cet ,e doctrine bouddhique, qui s'est étendue
depuis sur toutes les régions de l'Asie, et qui a
eu une si grande influence sur la civilisation de
ces contrées.
Beste maintenant l'examen de notre première
hypothèse: que la doctrine fondamentale de Lao-
tseu a été le résultat de ses propres méditations,
de son seul génie. Cela est possible, assurément;
mais l'étude approfondie de cette doctrine fait
voir assez clairement qu'elle n'est pas la fille lé-
gitime de la civilisation chinoise, qu'elle ne s'y
rattache par aucun lien, et que, par conséquent,
elle n'y a pas sa raison d'être.
_ Ce serait ici le cas de démontrer cette proposi-
tion par l'examen approfondi de la doctrine de
notre philosophe, mais ce point a été touché à
l'article Chinois de ce recueil ; nous y ren-
voyons donc, ainsi qu'aux ouvrages cités ici.
On ne sait ni le lieu ni la date de la mort de
Lao-tseu; on pense généralement qu'il mourut
pendant son voyage occidental, sans rentrer en
Chine. Cependant il y a dans la province du
Chen-si actuel un tombeau érigé en son honneur;
on lui a aussi érigé dans cette province et dans
plusieurs autres des temples destinés à honorer
sa personne et à transmettre aux générations fu-
tures l'enseignement de ses doctrines.
On lit dans la Grande Géographie impériale
chinoise, à un article consacré à la mère de Lao-
tseu (k. 139, fol. 14 v°) : « Autrefois Li-eùlh
(nom de famille et petit nom de notre philosophe)
était bibliothécaire-historiographe des Tchéou ;
ayant vu cette dynastie sur son déclin, il se re-
tira chez les barbares (de l'ouest de l'Asie, nom-
més Joung) ; il a ici son tombeau. » Le fait n'est
pas prouve par des écrits authentiques ; cepen-
dant le philosophe Tchouang-tseu, qui publia le
livre de Lao-tseu sous les Tchéou, dit : « Lao-
tseu étant mort, les hommes de Thsin (petit
royaume d'alors, situé dans le Chen-si actuel) as-
sistèrent en pleurant à ses funérailles ; ils pous-
sèrent trois cris, et s'en allèrent en disant que la
distinction du vrai et du faux, de la vérité et de
l'erreur, n'était pas morte avec lui. Les anciens,
tout en accordant une certaine créance à la tra-
dition, ont cependant conservé à ce sujet quel-
ques doutes. »
Sse-ma-thsian , l'historien chinois que nous
avons déjà cité, recueillit aussi de son temps des
renseignements sur un philosophe du nom de
Lao-laï-tseu, natif également de Thsou ; et il émet
le doute, si ce dernier n'était pas le même per-
sonnage que Lao-tseu. Dans ce doute il rapporte
ce qu'il a appris sur ce philosophe. Il avait com-
posé un livre en quinze chapitres, dans lequel il
parlait de l'usage et de la pratique du Tdo; il
ajoute qu'il vivait, les uns disent cent soixante
ans et plus, les autres deux cents ans et plus
avant Khoung-tseu.
Voici le portrait fait par un écrivain chinois
du philosophe Lao-tseu :
« Lao-tseu avait une taille haute de huit pieds
huit pouces chinois (environ 6 pieds huit pouces
du pied de roi), le teint jaune, les sourcils bien
tracés, les oreilles longues, les yeux grands, le
front large, les dents écartées et la bouche car-
rée. »
Bibliographie : Mémoire de Deguignes dans le
tome XXXVIII des Mémoires de ï Académie des
inscriptions et belles-lettres; — Mémoire sur la
vie et la doctrine de Lao-tseu, par M. Abel Bé-
musat ; — Mémoire sur l'origine et la propa-
gation de la doctrine du Tdo en Chine, par
M. G. Pauthier, 1831, in-8;— le Tâo-te-King,
ou le Livide révéré de la Raison suprême et de
la Vertu, traduit en français avec une version
latine et le texte chinois en regard, etc., par le
même, gr. in-8, Paris, 1838, lre livraison; — Es-
quisse d'une histoire de la philosophie chinoise,
par le même, in-8, Paris, 1844; — le Livre de
la Voie et de la Vertu, traduit en français par
M. Stan. Julien, in-8, Paris, 1842. G. P.
la Rochefoucauld (François VI, duc de),
prince de Marsillae, naquit en 1613. Il était d'un
LARO
— 916 —
LARO
caractère naturellement timide, irrésolu, et même
mélancolique, comme il nous l'apprend lui-
même, plus propre au rôle d'observateur qu'à
celui d'homme de parti ; mais jeté dès son en-
fance au milieu des intrigues, il y prit par en-
traînement, plutôt que par goût, une part très-
active. Éloigné de la cour par le cardinal de Ri-
chelieu, il y revint après la mort de ce minis-
tre, et joua un îôle considérable dans les trou-
bles de la Fronde. Sa liaison avec la duchesse de
Longuevilie, bien plus que ses convictions ou le
désir de parvenir, lui fit embrasser le parti du
Parlement, qu'il servit par sa bravoure aussi bien
que par son influence. Il en donna des preuves
au siège de Bordeaux, et reçut au combat de
Saint-Antoine un coup de feu qui le priva pour
un temps de la vue. Lorsque l'ordre et la paix
furent rétablis en France, il entra dans la vie
privée, désabusé à la fois de l'ambition et de l'a-
mour, et estimant les mouvements où il avait
passé sa jeunesse, « un mestier pour les sots et
les malheureux, dont les honnestes gens et ceux
qui se trouvent bien ne se doivent point mes-
ler » (Mémoires de la régence d'Anne d'Autri-
che). Ce fut alors qu'il écrivit les deux ouvrages
qui l'ont rendu célèbre, mais entre lesquels ce-
pendant il y a une immense différence. « Les
Mémoires du duc de La Rochefoucauld, a dit
Voltaire, sont lus, et l'on sait par cœur ses pen-
sées. » Il n'y a plus même que la dernière moi-
tié de ce jugement qu'on puisse tenir pour vraie
aujourd'hui, malgré l'engouement de Bayle, qui
comparait les Mémoires de la régence d'Anne
d'Autriche aux Commentaires de César. Nous
n'avons pas besoin d'ajouter que c'est l'auteur
des Pensées, ou, comme on les appelle plus
communément, des Maximes, qui doit exclu-
sivement nous occuper ici. Revenu des intri-
gues et des passions qui jusque-là avaient par-
tagé son existence, La Rochefoucauld ne se con-
tenta pas des plaisirs solitaires de la pensée ; il
voulut y joindre ceux de la conversation. Sa
maison devint le rendez-vous de ce qu'il y avait
de plus illustre alors en France par le talent, la
naissance ou la politesse : Boileau, Racine, Mo-
lière faisaient partie de sa société. 11 fournit à
La Fontaine le sujet d'une de ses fables (les La-
pins) ; et c'est à lui encore que nous devons celle
de P Homme et son image, destinée à célébrer le
livre des Maximes. Il était lié intimement avec
Mme de Sévigné, qui ne parle de lui qu'avec
admiration ; et son amitié pour Mme de La-
fayette n'est pas moins connue que son amour
pour la duchessede Longuevilie. Malgré cesdouces
relations, les dernières années de la vie de La
Rochefoucauld ne furent point heureuses. La
goutte vint s'emparer de son corps, et le chagrin
de son âme. 11 perdit au passage du Rhin son
petil-iils et le chevalier de Longuevilie qu'il
comptait, avec quelque raison, parmi ses enfants.
Il mourut le 17 mars 1680, entre les bras de Bos-
suet.
La vie de La Rochefoucauld, non pas son ca-
ractère et ses sentiments, mus les événements
auxquels il assista et lut d'abord mêlé avec
beaucoup d'activité, nous expliquent en grande
Lie ses réflexions. 11 n'avait vu li
qu'à une des époques les plus misérables de
notre histoire; il les avait vus dans les camps,
à la cour, dans les ruelles, occupés de puériles
intrigues et ne connaissant, en l'absence d'une
direction élevée, que la vanité cl le plaisir) il
croyait les voir tout entiers dans leurs actions
du moment, au lieu de cherchera les connaître
p ir leurs facultés ou les dispositions invariables
3e leur nature : comment pouvait-il les juger
favorablement? Aussi J. J. Rousseau a-t-il bien
raison d'appeler les Maximes un triste livre.
Même en tenant compte du temps où il a vécu
et du jour désavantageux sous lequel la nature
humaine a dû s'offrir à lui, on ne trouvera pas
dans La Rochefoucauld un observateur désinté-
ressé, impartial comme dans La Bruyère (voy. ce
nom); l'auteur des Maximes a un système pré-
conçu, parfaitement arrêté dans son esprit, quel-
que effort qu'il fasse pour le dissimuler et l'a-
doucir dans la forme. Ce système n'est pas tout
à fait aussi simple ni aussi étranger aux hypo-
thèses philosophiques qu'on le pense généra-
lement : il ne consiste pas uniquement à sou-
tenir que toutes nos actions ont leur source dans
l'amour-propre; mais l'amour-propre lui-même
se trouve expliqué, divisé ; et à ce sentiment,
qui n'est que le premier et non le seul ressort
de la vie humaine, se trouve associée une autre
influence, celle du hasard ou de la fortune.
Voici, en résumé, la pensée générale et ce qu'on
pourrait appeler la philosophie de La Rochefou-
cauld.
L'homme ne fait rien et n'éprouve rien qui ne
se rapporte à lui-même, qui ne tende ouver-
tement ou par des voies détournées à sa propre
satisfaction. Voilà le trait le plus saillant de
notre physionomie morale; voilà l'amour-propre
que La Rochefoucauld définit (Premières pen-
sées, n' 1) « l'amour de soi-même et de toutes
les choses pour soi ». L'amour-propre, ou, pour
l'appeler de son vrai nom, l'égoisme, n'est pas
un sentiment particulier ou une passion dis-
tincte du cœur humain; ii est le fond commun,
le caractère invariable de toutes nos passions;
et les passions, d'après l'auteur des Maximes,
sont les seuls motifs de nos actions et de nos
jugements. « Il y a, dit-il, dans le cœur hu-
main une génération perpétuelle des passions,
en sorte que la ruine de l'une est presque tou-
jours l'établissement d'une autre. » Ainsi une
passion dont nous croyons avoir triomphé, c?t
celle qui s'éteint naturellement ou dont une
autre a pris la place. La lutte que nous su]
sons dans notre âme entre la passion et la rai-
son, entre le désir et le devoir, est une pure
chimère; il n'y a que des passions aux prises
les unes avec les autres. Mais il y a diverses
manières de concevoir les passions : quelle idée
nous en donne La Rochefoucauld? L'après ses
propres expressions (Premières pensées, n" 2),
elles ne sont autre chose « que les divers degrés
de la chaleur et de la froideur du sang », c'est-
à-dire un simple résultat de notre tempéramer.:.
ou, pour nous servir encore de ses propres ter-
mes, des humeurs de notre corps. « Les hu-
meurs du corps, à ce qu'il nous assure (Maximes,
n° 297), ont un cours ordinaire et réglé qui meut
et tourne imperceptiblement notre volonté :
elles roulent ensemble et exercent successi-
vement un empire secret en nous.... » Aussi
est-il parfaitement d'accord avec lui-même,
lorsqu'il dit dans un autre endroit (ubi supra,
n" 44) : « La force et la faiblesse de l'esprit sont
mal nommées, elles ne sont en effet que la
bonne et la mauvaise disposition des organes du
corps. » Ainsi l'égoïsme, que La Rocheloucauld
croit apercevoir dans toutes les actions humai-
nes, s'explique par ce principe, qu'il n'y a en
nous d'autres règles ni d'autres motifs de déter-
mination que nos passions, ou que l'homme est
un être purement sensible. C'est dans ce prin-
cipe, comme on sait, que se résume toute la
philosophie sensualiste du xvm* siècle. Le sen-
su ilisnic, à son tour, vient aboutir au matéria-
lisme, pu sque les passions qui remplissent notre
cœur, et dont le développement fait toute noire
existence, ne sont pas autre chose que les di«
LARO
— 917
LARO
vers effets de notre organisation. Mais là ne
e pas Je système de La Rochefoucauld :
au matérialisme il a voulu et a dû ajouter
encore le fatalisme. En effet, nous ne dépendons
pas seulement des lois de notre organisation,
nous sommes aussi placés sous l'influence des
circonstances extérieures; il ne suffit pas que
la nature nous ait donné des passions ou des
facultés d'un certain ordre, il faut un concours
d'événements ou une occasion qui nous per-
mette de les mettre en jeu. De là cette propo-
sition qui résume tout le livre dos Maximes :
.. La fortune et l'honneur gouvernent le monde »
(Maxime 430). La même pensée revient plu-
sieurs fois sous d'autres expressions : « La na-
ture fait le mérite, la fortune le met en œuvre »
(Maxime 153). « Quoique les hommes se flattent
de leurs grandes actions, elles ne sont pas sou-
vent les effets d'un grand dessein, mais les
effets du hasard» (Maxime 57). « Nos qualités
sont presque toutes à la merci des occasions »
(Maxime 170). Il n'en est pas autrement des ju-
gements que l'on porte sur nos actions, que de
nos actions elles-mêmes : « Il semble que nos
actions aient des étoiles heureuses ou malheu-
reuses à qui elles doivent une grande partie
de la louange et du blâme qu'on leur donne »
(Maxime 58). « Notre sagesse n'est pas moins
à la merci de la fortune que nos biens » ( Ma-
xime 323).
Ce sont ces principes qui, exposés d'une ma-
nière systématique et accompagnés des déve-
loppements qu'ils réclament, ont donné nais-
sance, un siècle plus tard, au livre de l'Esprit.
Comment deux intelligences si différentes, et
que sépare encore la différence des conditions
où elles étaient placées, ont-elles pu se rencon-
trer à ce point? C'est que le moraliste, dans ses
observations sur le cœur, a commis la même
faute que le philosophe dans ses recherches sur
l'esprit; parce que l'intelligence ne saurait se
passer du ministère des sens, Helvétius et la
plupart des philosophes du xviii0 siècle ont cru
trouver dans la sensation l'origine de toutes nos
connaissances ; parce que la volonté a souvent
besoin du concours intéressé des passions, et
que la nature ne permet pas à l'individu de s'a-
bandonner lui-même, La Rochefoucauld a voulu
expliquer toutes nos actions par l'amour-propre,
c'est-à-dire par la vanité et l'intérêt. Ce sont là,
en effet, d'après lui, avec le hasard qui les met
en jeu, les seuls mobiles de notre existence;
tous nos sentiments et toutes nos passions, aussi
bien que nos actes, découlent de ces deux sour-
ces; et ce que nous appelons des noms de vertu,
de sagesse, de désintéressement, d'amour, n'est
qu'une vaine apparence. Quelques citations et
quelques exemples vont nous montrer jusqu'à
quel point et avec quelle industrie l'auteur des
Maximes a soutenu ce principe.
Nous commençons par la première et la plus
indispensable de toutes les vertus, la justice.
Qu'est-ce que l'amour de la justice pour La Ro-
chefoucauld? Uniquement la crainte de souffrir
l'injustice (Maxime 78), ou, comme il le dit ail-
leurs (Premières pensées, n° 22) avec plus de
crudité, la crainte qu'on ne nous ôte ce qui nous
appartient. Qu'est-ce que la bonté? De la paresse
ou de l'impuissance* ou bien nous prêtons à
usure sous prétexte de donner (Maximes 236 et
237) ; la vanité de donner nous plaît mieux que
ce que nous donnons (Maxime 263). La probité
se confond avec l'habileté, et il est fort dilfieile
de les distinguer l'une de l'autre (Maxime 170).
Voici comment il juge la chasteté et la valeur :
a La vanité, la honte, et surtout le tempérament,
font souvent la valeur des hommes et la vertu
des femmes» (Maxime 220). « La sévérité dos
femmes, dit-il ailleurs (Maxime 204), est un
ajustement et un fard qu'elles ajoutent à leur
beauté, » ou bien c'est par aversion qu'elles
sont sévères, et, en somme, « il y a peu d'hon-
nêtes femmes qui ne soient lasses de leur mé-
tier » (Maxime 367). Il n'y a pas plus de héros
et de sages que de femmes chastes par devoir :
« A une grande vanité près, les héros sont faits
comme les autres hommes» (Maxime 24). « La
constance des sages n'est que l'art de renfermer
leur agitation dans leur cœur.... La philosophie
triomphe des maux ] assés el des maux à ve-
nir; mais les maux présents triomphent d'elle »
(Maxime 22). La clémence que nous admirons
dans les princes est une politique pour gagner
l'affection des peuples; elle se pratique par
vanité, ou par paresse, ou par crainte, et presque
toujours par les trois ensemble (Maximes 15 et
16). Si nous nous réconcilions avec nos ennemis,
c'est par lassitude de la guerre ou la crainte de
quelque mauvais événement (Maxime 82). Qu'on
ne parle point de générosité ni de magnani-
mité : la première « n'est qu'une ambition dé-
guisée qui méprise de petits intérêts pour aller
à de plus grands » (Maxime 246); la seconde
« méprise tout pour avoir tout » (Maxime 248) ;
« elle est le bon sens de l'orgueil et la voie la
plus noble pour recevoir des louanges » (Maxime
285). Des vertus plus faciles et plus humbles ne
sont point présentées sous un jour plus favo-
rable : « La modération est la langueur et la
paresse de l'âme, comme l'ambition en est l'ac-
tivité et l'ardeur» (Maxime 293); ou bien « elle
vient du calme que la bonne fortune donne à
notre humeur » (Maxime 17). « La sincérité n'est
qu'une fine dissimulation pour attirer la con-
fiance des autres, ou l'ambition de rendre nos
témoignages considérables et d'attirer à nos
paroles un respect de religion » (Maximes 62 et
63). Il en est de même de la fidélité (Maxime
247). Ce n'est point par modestie qu'on se
dérobe aux louanges, mais afin d'être loué deux
fois (Maxime 149). « L'humilité n'est souvent
qu'une feinte soumission dont on se sert pour sou-
mettre les autres; c'est un artifice de l'orgueil
qui s'abaisse pour s'élever » (Maxime 254).
On a dit, pour excuser La Rochefoucauld,
qu'il ne nie pas la vertu en elle-même, et que
son but est seulement de dénoncer les contre-
façons qui en existent chez la plupart des hom-
mes. Il est juste, en effet, de reconnaître que
ses maximes sont rarement absolues; il n'af-
firme pas que les choses se passent toujours
comme il les décrit : il se contente de montrer
ce qu'elles sont le plus souvent et chez le plus
grand nombre; mais cette réserve n'est qu'un
artifice de langage, une simple politesse envers
le lecteur, à qui il veut laisser la ressource de
se compter parmi les exceptions. Quand, s'éle-
vant au-dessus des observations de détail, il
essaye d'embrasser dans leur ensemble les prin-
cipes de la moralité humaine, alors il oublie
ses réticences habituelles et sa pensée s'offre à
nous dans sa triste nudité : où trouver, par
exemple, des propositions plus explicites que
celles-ci? « Toutes nos vertus ne sont qu'un art
de paraître honnête » (Premières pensée*, n° 54).
« Les vertus se perdent dans l'intérêt, comme
les fleuves se perdent dans la mer » (Maxime
171). «La vertu n'irait pas si loin si ia vanité
ne lui tenait compagnie » (Maxime 200). En un
mot le vice et la vertu ne diffèrent l'un de
l'autre que par le nom et l'apparence : « Les
vices entrent dans la composition des vertus,
comme les poisons entrent dans la composition
des remèdes; la prudence les assemble et les
LARO
— 918 —
LARO
tempère, et elle s'en sert utilement contre les
maux de .a vie » (Maxime 182). Ce qui est
véritablement nuisible, et, à ce titre, justement
condamné par les hommes, ce n'est pas le vice,
mais le crime (Maxime 183).
La Rochefoucauld ne se contente pas de déna-
turer nos actes, il dénature aussi nos sentiments
en les ramenant tous à Pégoïsme : il cherche
donc à supprimer, non-seulement les effets, mais
les conditions et les causes de la vertu. Ainsi,
« l'amitié la plus désintéressée n'est qu'un com-
merce où notre amour-propre se propose tou-
jours quelque chose à gagner » {Premières pen-
sées, n° 110; Maxime 83). «Nous ne pouvons
rien aimer que par rapport à nous, et nous ne
pouvons que suivre notre goût et notre plaisir
quand nous préférons nos amis à nous-mêmes »
(Maxime 81). L'amour est encore au-dessous de
l'amitié. Dans les Premières pensées, La Roche-
foucauld l'appelle une fièvre des sens; plus tard,
il y reconnaît une passion plus complexe, mais
non pas plus désintéressée : « Il n'y a pas de
passion, dit-il, où l'amour de soi-même règne si
puissamment que dans l'amour » (Maxime 267).
« 11 en est du véritable amour comme de l'appa-
rition des esprits ; tout le monde en parle, mais
peu de gens l'ont vu » (Maxime 76). Il connaît
bien, à ce qu'il nous assure dans son portrait
fait par lui-même, tout ce qu'il y a de délicat et
de fort dans les grands sentiments de l'amour,
et s'il se décide à aimer, ce sera de cette façon ;
mais jamais cette connaissance n'est descendue
de son esprit dans son cœur. La reconnaissance
est assimilée à la bonne foi des marchands :
« elle entretient le commerce, et souvent nous
ne payons pas parce qu'il est juste de nous ac-
quitter, mais pour trouver plus facilement des
gens qui nous prêtent »• (Maxime 223). La pitié
n'est que le sentiment de nos propres maux
dans les maux d'autrui : « Nous donnons du
secours aux autres pour les engager à nous en
donner en de semblables occasions, et ces servi-
ces que nous leur rendons sont, à proprement
parler, un bien que nous nous faisons à nous-
mêmes par avance » (Maxime 264). Dans son
portrait fait par lui-même, et qui est tantôt une
réfutation, tantôt un commentaire des Maximes,
La Rochefoucauld parle encore plus mal, s'il est
possible, de la pitié : il y voit une passion « qui
n'est bonne à rien au dedans d'une âme bien
faite, qui ne sert qu'à affaiblir le cœur, et qu'on
doit laisser au peuple, qui, n'exécutant jamais
rien par raison, a besoin de passion pour le
porter à faire les choses. » Il en est du repentir,
de la confiance, de l'admiration, de l'amour de
la science, comme des sentiments que nous ve-
nons de passer en revue. « Notre repentir n'est
pas tant un regret du mal que nous avons fait,
qu'une crainte de celui qui nous en peut arriver »
(Maxime 180). « L'envie d'être plaint ou d'être
adnLré fait la plus grande partie de notre con-
fiance » (Maxime 475). Ce n'est point l'admira-
tion qui nous dicte des louanges : « On ne loue
que pour être loué. » Puis on n'aime point à
louer (Maximes 144 et 146), et l'on liait ceux
dont le mérite s'impose à notre éloge (Maximes
294 et 296). Quant à l'amour de la science, il n'y a
que l'intérêt ou l'orgueil, le désir d'apprendre ce
qui nous peut être utile ou de savoir ce que les
autres ignorent, qui nous porte à cultiver notre
esprit. Enfin, il n'y a pas jusqu'à la douleur
dont nous pénètre la mort de nos amis ou de
nos proi hes qui ne soit expliquée comme un effel
de 1 égoïsme : « Quelque prétexte que nous don-
nions à nos afflictions, ce n'est souvent que l'in-
térêt et la vanité qui les causent. » 11 y a plu-
sieurs sortes d'hypocrisie dans nos chagrins :
tantôt, sous prétexte de pleurer la perte d'une
personne qui nous est chère, nous nous pleurons
nous-mêmes en songeant a la diminution de
notre bien, de notre plaisir, de notre considéra-
tion ; tantôt nous aspirons à la gloire d'une belle
et immortelle douleur. On pleure encore pou1"
avoir la réputation d'être tendre, pour être plaint_
pour être pleuré ; « enfin on pleure pour éviter
la honte de ne pleurer pas » (Maximes 232 et 233)
C'est la même idée que noas rencontrons dan»
cette autre maxime (n° 235) : « Nous nous conso-
lons aisément des disgrâces de nos amis lors-
qu'elles servent à signaler notre tendresse pour
eux. »
Et que reste-t-il dans le cœur humain ainsi
amoindri et disséqué ? Il y reste encore, comme
nous l'avons dit, la vanité et l'intérêt. Ces deux
sentiments, dans l'opinion de La Rochefoucauld,
forment toute notre âme, sont toute la substance
de notre être moral ; mais le premier exerce
plus d'empire et est plus également répandu
chez tous les hommes. « Les passions les plus
violentes nous laissent quelquefois du relâche,
mais la vanité nous agite toujours » (Maxime .443).
« L'orgueil est égal chez tous les hommes, et il
n'y a de différence qu'aux moyens et à la ma-
nière de le mettre au jour » (Maxime 35). « Notre
orgueil s'augmente de ce que nous retranchons
de nos autres défauts » (Maxime 450). Malgré cette
différence, la vanité et l'intérêt, après avoir ab-
sorbé, pour ainsi dire, tous les autres sentiments
du cœur humain, viennent se résoudre à leur
tour dans l'amour de soi-même.
Quelquefois il arrive que La Rochefoucauld
dépasse le but qu'il s'est proposé et qu'il poursuit
avec tant d'adresse et de persévérance. Non
content de représenter l'homme comme indiffé-
rent au bien; c'est-à-dire comme égoïste, il le
montre enclin au mal, c'est-à-dire pervers et
méchant. C'est ce qu'il fait dans les maximes
suivantes : « Les hommes ne sont pas seulement
sujets à perdre le souvenir des bienfaits et des
injures ; ils haïssent même ceux qui les ont obli-
ges, et cessent de haïr ceux qui leur ont fait des
outrages » (Maxime 14). « Le mal que nous
faisons ne nous attire pas tant de persécution et
de haine que nos bonnes qualités » (Maxime 29).
« Il n'est pas si dangereux de faire du mal à la
plupart des hommes, que de leur faire trop de
bien » (Maxime 238). Nous citerons encore cette
dernière réflexion, qui l'emporte en amertume
sur toutes les autres, et que l'auteur lui-même
semble avoir condamnée, puisqu'il ne l'a point
admise au nombre de ses maximes : « Dans
l'adversité de nos meilleurs amis, nous trouvons
toujours quelque chose qui ne nous déplaît pas »
(Premières pensées, n° 26). Mais ce ne sont là
que de rares accès de cette mélancolie dont il
s'accuse lui-même, et qui, d'après ce que nous
savons de lui, lui gâtait son esprit.
Il reste encore une conséquence à tirer de tout
ce que nous avons dit. Si l'homme ne peut aimer
et n'estimer que lui-même; si l'amour-propre,
tel que nous l'avons vu définir, est notre unique
sentiment, notre unique passion, l'unique source
de notre vie ; si, de plus, l'objet de cet amour,
c'est-à-dire notre être, n'est pas autre chose que
l'assemblage de nos organes et de nos humeurs.
il est évident qu'il n'y a pas pour nous de mal
plus grand et plus horrible a envisager que la
mon, et qu'il n'y a point de courage qui ne suc-
be devant elle, qu'il n'y a point d'hypocrisie
plus contraire à notre nature que de la mépri-
ser. C'est aussi ce que pense La Rochefoucauld;
et cette idée, après avoir été exprimée à plu-
sieurs reprises clans son livre, en est le couron-
nement cl la conclusion. 11 n'en est pas qu'il ait
LARO
— 919 —
LARO
développée plus longuement. « Le soleil ni la
mort, dit-il, ne se peuvent regarder fixement »
(Maxime 26). « Le mépris de la mort n'est que
la crainte de l'envisager » (Maxime 21). « Aussi
est-il douteux que ce mépris soit jamais sincère,
ce n'est pas la raison qui nous l'inspire : car
elle sert au contraire à nous montrer que la
mort est le plus grand de tous les maux. » « Les
plus habiles et les plus braves sont ceux qui
prennent de plus honnêtes prétextes pour s'em-
pêcher de la considérer ; mais tout homme qui
la sait voir telle qu'elle est, trouve que c'est une
chose épouvantable. »
Ainsi, on le voit, dans ces pensées éparses en
apparence et mêlées à dessein, il y a un vérita-
ble système ; il y a un principe qui se déve-
loppe dans toutes ses conséquences et ramène
tout à lui. On peut dire que La Rochefoucauld
est parmi les moralistes ce que Condillac est
parmi les philosophes. De même que celui-ci fait
sortir toutes nos idées et toutes nos facultés de
la sensation, le premier fait sortir toutes nos
actions et tous nos sentiments de l'amour de soi.
Helvétius est, en quelque sorte, le point de
jonction où ils viennent se réunir. Nous n'avons
donc pas à faire ici la critique de ce système.
Pour savoir ce que vaut la morale contenue
dans le livre des Maximes, il faut remonter
jusqu'aux prémisses, c'est-à-dire à la métaphy-
sique qu'elle suppose. Ces prémisses, La Roche-
foucauld n'a fait que les indiquer ; il les a ren-
contrées, en quelque sorte, malgré lui, par suite
de ses observations chagrines sur la société; il
n'a pas osé ou n'a pas su les mettre en œuvre.
D'ailleurs la réfutation de son système n'est-elle
pas dans son caractère et dans sa vie? Cet
homme qui refuse à ses semblables tout instinct
généreux et désintéressé, dit en parlant de lui-
même : « J'ai les sentiments vertueux, les incli-
nations belles, et une si forte envie d'être tout
à fait honnête homme, que mes amis ne me
sauraient faire un plus grand plaisir que de m'a-
vertir sincèrement de mes défauts. »Cet homme
qui ne croit pas à l'amitié a trouvé deux amies
comme Mme de Sévigné et Mme de Lafayette,
et nous assure qu'il aimait ses amis au point de
sacrifier sans hésiter ses intérêts aux leurs. Cet
homme, enfin, qui nie surtout la résolution en
présence de la mort, a supporté la sienne et les
douleurs dont elle a été précédée avec une fer-
meté et un courage qui arrache à Mme de Sévi-
gné des larmes d'attendrissement et d'admira-
tion.
Les Maximes de La Rochefoucauld ont été
publiées sous ce titre : Réflexions ou Sentences
et maximes morales. Elles ont eu, du vivant de
l'auteur, cinq éditions, dont la première, qui
parut en 1665, ne contient que 317 maximes; la
seconde, publiée en 1666, est réduite à 302 maxi-
mes ; la dernière et la plus complète, qui est
de 1678, en contient 504. Le même ouvrage a
été publié avec des Remarques et des Commen-
taires de toute espèce par La Roche, in-12, 1737 ;
par Suard, 1778; par l'abbé Brottier, 1789; par
M. de Fortia d'Urban, 1798 ; par M. Aimé-Martin.
in-8, 1822. Voy. Prévost-Paradol, Études sur
les moralistes français, Paris, 1865, in-12.
LAROMIGUIÈRE naquit en 1756 à Lévignac,
dans l'ancienne province de Rouergue, et passa
dans le midi de la France toute la première par-
tie de sa jeunesse. La révolution française, qui
vint ouvrir les cloîtres et dissoudre les commu-
nautés, l'arracha à la savante congrégation des
doctrinaires, et l'amena à Paris, où il se lia avec
Siéyès. Lorsque fut créé le tribunat, Laromi-
guière, par l'influence de Siéyès, devint l'un des
nouveaux magistrats chargés par la constitution
de veiller aux intérêts de la démocratie. Mais,
rebuté par les allures despotiques du premier
consul, il renonça bientôt à ses fonctions, et se
hâta de retourner aux paisibles études qui avaient
fait le charme de sa jeunesse, et qui n'avaient
cessé de lui être chères. Lorsque, plus tard, sous
l'Empire, fut fondée l'Université, Laromiguière,
qui avait été aux écoles normales un des plus
savants et des plus brillants disciples de Garât, et
qui déjà était membre de l'Académie des scien-
ces morales et politiques, dans la section de
l'analyse de l'entendement, fut nommé profes-
seur de philosophie à la Faculté des lettres de
Paris. Son enseignement y dura deux années, de
1811 à 1813. Il s'y fit ensuite suppléer, et ne
remonta plus dans sa chaire. La Restauration,
on le sait, supprima l'Académie des sciences mo-
rales et politiques; et dès lors Laromiguière
cessa d'appartenir à l'Institut. Mais lorsqu'en
1832, sous le ministère de M. Guizot, cette Aca-
démie fut rétablie, Laromiguière vint y repren-
dre sa place. C'est au milieu de cette Académie,
entouré de la sympathie de ses confrères, parmi
lesquels il comptait plusieurs élèves, qu'il at-
tendit son dernier jour, arrivé trop tôt pour la
science et pour l'amitié. « Sa vie avait traversé,
innocente et paisible, les orageuses vicissitudes
de notre époque; il s'éteignit au sein de la véné-
ration publique, en possession d'une belle et
pure renommée. » Tel est le témoignage qui lui
fut rendu au bord de sa tombe (14 août 1837) par
un de ses confrères de la Faculté et de l'Institut,
éloquent organe de l'Université et de l'Académie
des sciences morales.
Laromiguière laissait, en mourant, quelques
manuscrits que ses héritiers n'ont pas publiés, et
quelques ouvrages imprimés, dont voici les
titres : Leçons de philosophie; — Discours sur
la langue du raisonnement, à Voccasion de la
langue des calculs de Condillac; — Discourssur
V identité dans le raisonnement; — Discours sur
le raisonnement ; — Éléments de métaphysique.
La sixième édition de ses Œuvres, publiée ea
1844 (2 vol. in-12), à laquelle il travaillait
quand il mourut, et la septième publiée en
1858 (2 vol. in-8), contiennent les différents
ouvrages que nous venons de mentionner, à
l'exception toutefois des Éléments de métaphysi-
que, publiés (in-8) en 1788 par Laromiguière à
Toulouse, où il professait alors la philosophie au
collège de l'Esquille, et qui, n'ayant pas été
réimprimés, sont devenus un livre extrêmement
rare. Voici, indiquées par leurs titres, les prin-
cipales questions qui s'y trouvaient traitées :
Que les sentiments ne sont pas dans les organes
du corps, mais dans Vâme ; — Ce que c'est que
le sentiment; — Comment nous rapportons aux
corps les odeurs, les sons, les saveurs ; — Com-
ment nous rapportons les couleurs hors de
nous; — Comment, par le sentiment du tact,
nous parvenons à la connaissance des objets
extérieurs ; — Problème de Molineux ; — Réfu-
tation du matérialisme. Presque toutes ces
questions, on le voit, ont pour objet la manière
dont s'obtiennent nos perceptions extérieures.
Les trois opuscules intitulés Discours ont, au
fond, un objet commun, et cet objet est la lan-
gue du raisonnement. Trop souvent Laromi-
guière, sur les traces de Condillac son maître,
semble vouloir réduire le raisonnement à n'être
qu'une opération purement grammaticale : erreur
capitale chez le maître et chez le disciple; car,
assurément, ce n'est pas avec des mots qu'on
édifie, qu'on développe et qu'on perfectionne une
science, mais avec des idées. Tout l'artifice ima-
ginable du langage ne pourra jamais suppléer
l'opération de la pensée. Raisonner, ce n'est pas,
LAIIO
920
LARO
comme l'a dit Condillac et comme Laromiguièrp.
l'a répété, traverser une série d'expressions plus
ou moins sjnonymes les unes des autres dans
leur variété successive, en conservant l'unité
d'idée. Une opération de ce genre serait stérile.
Raisonner, c'est, ainsi que l'indique Pétymologie
du mot, apercevoir entre des vérités premières,
dont nous sommes déjà en possession, certains
rapports qui révèlent à notre esprit des vérités
ultérieures. Or, cette aperception, le langage
peut l'exprimer et la traduire, quand elle est ob-
tenue; mais c'est à la pensée seule qu'il appar-
tient de l'obtenir.
Toutefois il faut reconnaître, pour être juste,
que Laromiguière n'est pas constamment tombé
dans ces exagérations, et que plus d'une fois il a
explicitement reconnu et confessé la priorité de
l'idée sur le signe. Il y a notamment dans scn
Discours sur la langue du raisonnement un
passage où les services que le langage rend à la
pensée sont fort judicieusement constatés, sans
être appréciés au delà de leur valeur réelle :
" Il est manifeste, dit Laromiguière, que la pen-
sée précède la parole; mais il ne l'est pas moins
que l'emploi de quelques signes devance l'art
t'.a penser. La pensée, existant antérieurement
à toute espèce de signe et indépendamment de
tout langage, est réduite en art par le moyen du
-: ge.... Autant donc il est sûr que les lan-
guis ne sont pas la pensée, autant il est incon-
ble qu'elles sont nécessaires pour la décom-
poser, pour l'analyser, pour la développer, et,
par conséquent, qu'elles sont des moyens de di-
a, des méthodes d'analyse. » Dans ce pas-
, on le voit, le rôle du langage est décrit
avec autant de mesure que de justesse, et Laro-
miguière, plus ami de la vérité que de l'autorité
de son maître, abandonne Condillac dans les
voies où celui-ci s'était égaré.
Il nous reste à parler du principal ouvrage de
Laromiguière, de celui qui, sous le titre de Le-
çons de philosophie, comprend son enseigne-
ment à la Faculté des lettres de Paris, pendant
les années 1811 et 1812. Cet ouvrage, d'après le
plan tracé par l'auteur lui-même en tête de cha-
cun des deux volumes dont il se compose, se
divise en deux parties, ayant pour objet les fa-
cultés de l'âme, considérées, d'une part dans
leur nature, d'autre part dans leurs effets. Quelle
solution Laromiguière apporte-t-il à l'une et à
lautre de ces deux importantes questions?
En ce qui concerne la première, Laromiguière,
à l'exemple de Condillac, admet une faculté pri-
mordiale, génératrice de toutes les autres, avec
cette différence toutefois, que, dans le système
de Condillac, ce rôle est départi à la sensation,
landis que Laromiguière l'attribue à l'attention.
L'attention nous donne des idées précises et
exactes; mais cela ne suffit pas; il faut des ana-
logies, des liaisons, des rapports. Ces rapports,
c'est la comparaison qui les découvre. Les rap-
ports, à leur tour, peuvent être simples ou com-
plexes. Simples, ils sont obtenus par un seul
acte de comparaison. Complexes, ils ne peuvent
être découverts que par le raisonnement. Atten-
tion, comparaison, raisonnement, voilà, dit La-
romiguière, toutes les facult. s qui ont été dé-
parties à la plus intelligente des créatures; une
de moins (et ce ne pouvait être que le raisonne-
ment), nous cesserions d'être hommes; une de
plu-., on ne saurait l'imaginer. La réunion de
ces trois facultés, attention, comparaison, rai-
sonnement, reçoit de Laromiguière le nom d'en-
tendement.
Ce n'est pas tout : il ne suffit pas à l'homme
de connaître. L'homme veut être heureux; il le
vent toujours. Or, quand la réalité vient contra-
rier celte tendance instinctive; quand un be-
soin nous tourmente; quand la privation de
l'objet qui peut le satisfaire se fait vivement
sentir, alors surtout l'âme agit avec énergie.
L'attention se concentre sur l'idée de l'objel dont
la possession peut nous rendre le calme; la
comparaison de la privation avec le souvenir de
la jouissance qu'il nous apporte en rend la pri-
vation plus douloureuse encore; et le raisonne-
ment cherche tous les moyens de nous l'assurer.
Or, cette direction des facultés de l'entendement
vers l'objet dont nous sentons le besoin, c'est le
désir. Le désir, venant à se fixer sur un objet
choisi entre plusieurs, prend le nom de préfé-
rence. La préférence après délibération, c'est la
liberté. La réunion du désir, de la pré
de la liberté, reçoit de Laromiguière le nom de
volonté. Enfin, l'entendement et la volonté sont
réunis sous le nom de pensée.
Tel est le système des facultés de l'âme pro-
posé par Laromiguière dans ses Leçons de philo-
sojjliie. L'attention y remplit le rôle que Condil-
lac avait attribué à la sensation; et, il faut le
reconnaître, si le titre de faculté génératrice
pouvait revenir à quelque puissance de l'âme,
l'attention, faculté active, le mériterait à meil-
leur droit que la sensation, propriété purement
passive. Mais n'était-ce point poser la question
d'une manière vicieuse . que de s'enquérir de
l'origine et de la génération des facultés de
l'âme, et la question ainsi posée n'entraînait-elle
pas nécessairement une réponse erronée? C'est
qu'en effet les facultés de l'âme n'ont ni origine,
ni génération; elles sont innées à elles-mêmes,
et ce que Leibniz a dit de l'une d'entre elles
doit s'appliquer à toutes. Nos facultés ne peuvent
donc être des transformations les unes des au-
tres, ni des modifications médiates ou immé-
diates d'une faculté primordiale, pas plus de l'at-
tention que de la sensation. Leur existence à
toutes est contemporaine; leur développement
seul est successif.
On peut se demander encore si l'attention, la
comparaison, le raisonnement épuisent toutes
les facultés de l'intelligence. Pourquoi la géné-
ralisation, qui nous donne les notions de classes
et de lois; pourquoi l'induction, qui dans le
passé et le présent nous dévoile l'avenir; pour-
quoi la raison, qui nous révèle l'être nécessaire
et les vérités nécessaires, n'ont-elles pas une
place dans la théorie de Laromiguière ? Et d'au-
tre part, pourquoi le désir, phénomène purement
fatal, se trouve-t-il rangé parmi les facultés de
la volonté? Ce sont là quelques-unes des princi-
pales objections qui doivent être faites au système
de Laromiguière.
Dans la question de la génération des facultés
de l'âme, Laromiguière s'était nettement séparé
de Condillac en répudiant son point de départ,
son élément primordial, son unité génératrice.
Dans la question de l'origine des idées, il se sé-
pare tout à la fois de Condillac et de Locke. Les
deux origines admises par Locke, la sensation et
la réflexion, lui semblent insuffisantes; à plus
forte raison juge-t-il défectueuse la doctrine do
Condillac. qui fait de toutes nos idées des déri-
vations immédiates ou médiates, de la sensa-
tion. Il convient, avec Locke, que de la réflexion
procèdent les idées qui ont pour objet les états
et les opérations de l'âme. Il reconnaît, avec
Condillac, que de la sensation dérivent les idées
qui ont pour objet le monde matériel; mais en
même temps il nie, contrairement à l'un et à
l'autre, que la sensation ou la réflexion puissent
jamais, immédiatement ou médiatement, être
l'origine des idées de rapport et des idées mo-
rales. Il est donc ainsi amené à reconnaître
LÂRO
921
L.VUN
quatre origines d'idées, à savoir : le sentiment-
sensation, le sentiment de l'action des facultés
de l'âme, le sentiment de rapport, le sentiment
moral. Le travail de l'une des trois facultés de
l'entendement, ou de deux d'entre elles, ou; au
besoin, de toutes trois concurremment, appliqué
à chacune de ces origines, en fait sortir les idées
sensibles, les idées des facultés de l'âme, les
idées de rapport, les idées morales. Et qu'on ne
pense pas qu'en imposant le nom commun de
sentiment aux quatre manières de sentir, qui,
moyen liant le travail des facultés de l'entende-
ment, deviennent, dans son système, les quatre
origines de toutes nos idées, Laromiguière soit
resté attaché à la doctrine de Condillac. Qu'im-
porte, en effet, la communauté de dénomination,
si, en réalité, les quatre manières de sentir sont
reconnues comme parfaitement distinctes? Or,
cette distinction, Laromiguière la met en une
parfaite lumière, quand il déclare (tome II, le-
çon 3) qu'il n'y a ni fusion d'un sentiment dans
un sentiment, ni transformation progressive du
sentiment-sensation au sentiment de l'action des
facultés de l'âme, de celui-ci au sentiment de
rapport, du sentiment de rapport au sentiment
moral. Il eût été préférable d'attacher à chacune
des quatre manières de sentir une dénomination
spéciale, et dz distinguer verbalement ce qu'on
distinguait en réalité, d'autant plus que le désir
de conserver les formules condillaciennes, mal-
gré la différence essentielle des deux doctrines,
a entraîné Laromiguière à employer certaines
locutions bizarres qui jurent avec la simplicité
de son langage, comme celles de sentiment-sen-
sation et de sentiment de rapport. La sensation
est fille de l'organisme corporel ; le sentiment,
au contraire, appartient à l'élément moral de
notre être. Pourquoi donc juxtaposer, et, pour
ainsi dire, souder ensemble des mots qui dési-
gnent des phénomènes si distincts l'un de l'autre ?
Il en est de même de l'expression sentiment de
rapport. On sent la douleur, le plaisir, l'amour,
la haine, etc.; on ne sent pas des rapports, on
les conçoit: et cette alliance de mots n'est pas
plus acceptable que la première. Ajoutez à tout
cela que Laromiguière, entraîné par l'exemple
deLo^ke et de Condillac, a traité de l'origine
des idées avant de traiter de leurs caractères, et
abordé la question des facultés de l'âme anté-
rieurement à la question des idées : ce qui con-
stitue, de part et d'autre, un vice grave de mé-
thode. N'est-ce pas, en effet, des caractères de
nos idées que nous devons induire leur origine?
Et les idées étant aux facultés intellectuelles
dans le rapport de l'effet à la cause, n'est-ce
point par la recherche préalable des produits
qu'on doit scientifiquement déterminer le nom-
bre et la nature des puissances productrices?
Indépendamment de la théorie des facultés de
l'âme et de celle des idées, qui constituent ce
qu'il y a de fondamental djns chacune des deux
parties de l'ouvrage de Laromiguière, plusieurs
autres ques'ions s'y trouvent traitées, et occu-
pent, pour ainsi dire, le second plan. Parmi ces
questions, on rencontre celle de l'abstraction,
celle de la généralisation, celle de la définition,
enfin des considérations sur la méthode. Tout
cela ne constitue pas assurément une unité bien
rigoureuse ; mais il faut se rappeler que ce fut
en partie sur la demande de ses auditeurs, et
dans le désir de répondre tout à la fois à leurs
questions et à leurs objections, que Laromi-
guière fut amené à traiter quelques-uns de ces
points. Les solutions qu'il apporte à ces diverses
questions sont généralement vraies, et surtout
exposées, suivant la manière habituelle de l'é-
crivain, sous des formes claires et élégantes.
Quoi de plus ingénieux que les pages qu'il a
écrites sur l'abstraction et sur la définition?
Moins heureux sur la question de la méthode, il
a eu le tort de demeurer trop fidèle en cette
occasion aux théories de son maître, en essayant,
comme Condillac, de tout ramener à l'unité.
Rien de plus légitime assurément qu'une telle
simplification, si l'unité existe réellement. Mais
si, par hasard, elle n'existe pas, comment y ra-
mener, pour nous servir des expressions mêmes
de Laromiguière, les idées les plus diverses? On
sera donc réduit à la supposer? Mais alors le
système qui résultera de l'application d'une telle
méthode reproduira-t-il bien exactement la vé-
rité? C'est là le vice dominant de la méthode
que Laromiguière a empruntée à Condillac; et
telle est le lien qui unit entre elles une méthode
et une doctrine, qu'en partant de la supposition
d'une unité fondamentale à laquelle tout le reste
dût "nécessairement se ramener, il était impos-
sible que Laromiguière n'aboutît pas à une so-
lution défectueuse sur la question des facultés
de l'âme. Ce n'est pas sous l'empire d'une telle
préoccupation que les philosophes de l'Ecosse,
Reid et Dugald Stewart, ont appliqué la méthode
expérimentale à l'étude de l'esprit humai n. Il faut
reconnaître que Laromiguière lui-même a fait
un plus judicieux emploi de cette même mé-
thode expérimentale, lorsque, rencontrant sur
son passage la question de savoir si la logique
doit précéder ou suivre la psychologie, il se
prononce pour cette dernière solution, en mon-
trant (tome II, leçon 13) qu'on ne peut former
scientifiquement l'intelligence, si l'on ignore la
manière dont elle se forme naturellement. C'est
pour des raisons analogues qu'il réclame non
pas la suppression, mais l'ajournement de l'on-
tologie, en montrant (ubi supra) que des pro-
blèmes tels que ceux de l'être, de la substance,
des modes, des relations du possible, du néces-
saire et du contingent, de la durée, de l'identité,
de la cause et de l'effet, qui, chez certains mé-
taphysiciens, par exemple Wolf, Hobbes et
s'Gravesande, se trouvent traités et résolus a
priori, ne peuvent recevoir de solution légitime
que moyennant certaines données psychologiques
préalablement recueillies.
Telle est la philosophie de Laromiguière. Il
s'était proposé pour but moins la ruine que la
réforme du condillacisme. Mais le condillacisme
était une de ces doctrines exclusives, absolues,
qui ne tolèrent pas d'amendements, et pour les-
quelles il n'est pas de milieu entre une domina-
tion sans partage et une entière ruine.
On peut consulter sur Laromiguière l'ouvrage
intitulé Leçons de Philosophie, jugées par
MM. Victor Cousin et Maine de Biran, in-8,
Paris, 1829 (extrait des Fragments de philoso-
phie contemporaine de M. Cousin et des Œu-
vres philosophiques de M. de Biran) ; — VEs-
sai sur V histoire de la philosophie en France
au xixe siècle de M. Damiron; — les Philosophes
français du xixe siècle de M. Taine, où une ex-
trême indulgence pour Laromiguière envenime
encore la diatribe dirigée contre ses successeurs;
— un mémoire de M. C. Mallet inséré dans le
Compte rendu des séances et travaux de r Aca-
démie des sciences morales et politiques. C. M.
LAUNOY (Jean de), né à Valogne en 1603,
mort à Paris en 1678. célèbre théologien de la
maison de Navarre, appartient à l'histoire de la
philosophie par deux de ses nombreux opuscu-
les : l'un a pour titre de Aucloritate negantis
argumexti, et l'autre de Varia Aristotclis in
Academia parisiensi fortuna. Ces deux traités
se trouvent dans le recueil des œuvres de notre
docteur, publiées en 1731 en 10 vol. in-f°. Voici
LAVA
— 922 —
LAVA
la date de quelques éditions séparées de l'inté-
ressant travail qui a pour objet la destinée si
singulière du péripatétisme dans l'université de
Paris: in-8, Paris, 1653; in-4, la Haye, 1656;
in-8, Paris 1662; in-8, Wittemberg, 1720. Celte
dernière édition est la plus complète. B. H.
LAVATER (Jean-Gaspard) est un des hommes
qui exercèrent pendant le dernier quart du
xvme siècle la plus énergique influence dans le
nord et l'est de l'Europe. Sans être parvenu à la
réputation d'un auteur classique, il a laissé en
littérature, soit comme poète populaire, soit
comme orateur de la chaire, des traces qui ne
seront jamais entièrement effacées. En philoso-
phie, il s'est assuré une place durable, tant
comme soutien du mysticisme, que comme
créateur, ou plutôt comme rénovateur de la
physiognomonie.
Il naquit à Zurich le 15 novembre 1741 et y
mourut le 2 janvier 1801. Un tour d'imagination
tendre à la fois et vif décela de bonne heure le
fond de son génie, et présagea en quelque sorte
sa destinée. Le goût de la poésie dirigea ses étu-
des et ses lectures, beaucoup plus que le besoin
de connaître les choses à fond et en réalité. Un
penchant non moins manifeste pour la liberté et
pour la patrie se développa aussi avec puissance
chez le jeune Lavater; ses prédilections furent
pour Bodmer, le pieux auteur de la Noachide,
puis pour l'auteur de la Mcssiade, Klopstock, en-
fin pour J. J. Rousseau. Un pamphlet qu'il com-
posa, à dix-huit ans, contre un bailli accusé de
vexations plus ou moins graves, le fit en quel-
que sorte exiler de sa ville natale et partir pour
la contrée qui attirait alors l'attention du monde.
Berlin était à cette époque, c'est-à-dire en 1763,
le siège des lumières et de la politesse en Alle-
magne ; Lavater s'y lia intimement avec Sulzer,
l'âme de l'Académie de Prusse ; avec un théolo-
gien savant et libéral, Spalding ; avec le célèbre
et aimable Mendelssohn ; et il y connut la plu-
part des esprits les plus distingués de cette épo-
que. Plusieurs années s'écoulèrent dans cet ar-
dent foyer de philosophie et de savoir; elles ser-
virent à préparer le théologien suisse, par le
travail et la conversation, à sa double carrière
de penseur et de prédicateur.
La capitale de Frédéric le Grand passait pour
la citadelle non-seulement des lumières, mais de
l'incrédulité. C'est pendant qu'il y séjournait que
Lavater conçut le dessein de lui déclarer une
guerre mortelle. Aux lumières il résolut d'oppo-
ser la lumière ; aux raisonnements de la philoso-
phie à la mode, qu'il taxait d'athéisme, il voulut
substituer une inspiration individuelle et chré-
tienne à la fois, qu'on a appelée Villuminisme.
«Ou athée ou chrétien; point de milieu! » telle
était sa devise, lorsqu'il quitta Berlin et l'Alle-
magne pour retourner à Zurich et y exercer les
fonctions de pasteur.
Avant cette époque, il s'était fait connaître par
deux ouvrages, dont l'un, intitulé Chansons hel-
vétiques (Schweizerlieder) , respire l'enthousiasme
du patriote suisse et l'admiration des beautés
alpestres ; dont l'autre, moitié philosophique,
moitié édifiant et poétique, a de frappantes ana-
logies avec la Palingénésie de Bonnet, dont nous
aurons à parler plus lard. Ce second ouvrage, ce
sont les Vues sur l'éternité, ou Considérations
sur Vétut delà vie future. La simplicité, l'har-
monie, la verve, la force caractérisent l'une et
l'autre production; aussi le public accueillit-il
avec faveur les écrits qui leur succédèrent bien-
tôt, et dont nous nous bornons à rappeler les ti-
tres, parce qu'ils n'ont pas de rapport direct avec
la philosophie; ce sont trois grands poèmes en
vera hexamètres, du genre didactique, épique ou
historique: une Nouvelle Mcssiade, Joseph UV1 •
rimathïe et le Cœur humain.
Deux autres publications, Ponce Pilale et la
Bibliothèque nouvelle (24 vol. in-12, 1790-1792),
doivent nous arrêter plus longtemps. L'auteur
y combat l'esprit général de son siècle et expose
ses doctrines personnelles. Le xvnr siècle lui
semble avoir été annoncé dans l'Évangile sous
la figure du sceptique qui demandait à Jésus
condamné : Qu'est-ce que la vérité? Les philoso-
phes de Paris et de Berlin ne croyant pas plus
que le proconsul romain à la vérité, Lavater se
donna la mission de les convertir: il s'adressa
dans cette vue à son ami Mendelssonn.
La querelle entre Lavater et le judicieux dé-
fenseur de la « nation juive » et du déisme est
assez connue : on sait que Lavater envoya à
Mendelssohn un exemplaire de la Palingénésie
de Bonnet, livre souvent étrange, mais qui lui
avait paru exprimer avec tant de bonheur la phi-
losophie chrétienne, qu'il en jugea l'effet im-
manquable sur l'esprit droit et conséquent de
Mendelssohn. L'apparition de la Palingénésie
coïncidait d'ailleurs avec la publication du célè-
bre ouvrage de Mendelssohn, intitulé Phédon,
ou de V Immortalité de l'âme. Cet ouvrage, écrit
dans un langage pur et élevé, d'un ton doux et
attachant, tout à fait éloigné de l'esprit de polé-
mique et d'intolérance, était considéré comme la
profession de foi du penseur israélite, et avait
scandalisé l'orthodoxie chrétienne. Celle-ci en
vint à soutenir qu'on ne pouvait croire à l'im-
mortalité de l'âme sans admettre au préalable,
par un acte de foi, l'indispensable secours d'une
révélation surnaturelle. Mendelssohn semblait,
au contraire, prouver par le Phédon que la reli-
gion naturelle suffit; voilà pourquoi Lavater lui
riposta par la Palingénésie. L'autorité de Bon-
net était très-grande alors : ce naturaliste, plein
de sagacité et de patience, s'était fait admirer en
Europe par ses beaux travaux sur les insectes et
les végétaux, et par sa Contemplation de la na-
ture. 11 avait plu à ses contemporains par le soin
avec lequel, partant de l'optimisme de Leibniz,
il rapportait les phénomènes et l'organisation de
la nature entière à l'homme et à l'utilité hu-
maine, but de la création. Pénétré d'admiration
pour ce pieux et savant compatriote, Lavater vit
dans la Palingénésie un autre Evangile, où la
science du physicien venait justifier le dogme le
plus difficile du christianisme, la résurrection
des corps ; aussi s'empressa-t-il de la traduire et
de la commenter. Dans la préface, il invita avec
solennité l'auteur du Phédon, sous peine de dé-
loyauté, ou à la réfuter, ou à se faire chrétien.
La partie éclairée de l'Allemagne se souleva à
cet appel impérieux, et fit sentir vivement à La-
vater combien une pareille injonction était peu
charitable ; Lavater avoua promptement son
tort, convint qu'il avait été intolérant, et retira
sa sommation dans une lettre très-étendue qu'il
fit imprimer : c'est alors que Mendelssohn ré-
pondit (1770), en donnant à ces zélés missionnai-
res le conseil de ne se servir désormais qu'en
chaire de ce genre d'arguments. Il lui lut facile
d'établir que le procédé de Bonnet se prèhit
tout aussi bien à démontrer l'origine divine
de l'islamisme et du brahmanisme. Ainsi se ter-
i u 1 1 1 1 une affaire qui avait c iusé un grand éclat,
qui altéra la santé de Mendelssohn, et qui fut le
prélude des révélations indiscrètes par lesquelles
Jacobi dut plus tard précipiter la mort du noble
coreligionnaire de Spinoza.
Le prosélytisme de Livater ne fut pas plus
eux à regard de Gœthe, également sommé
de devenir, de chrétien de nom, chrétien de fait
et d'esprit. Mais ces démarches infructue
LAVA
— 923
LAVA
signalèrent le nom de Lavater à la ligue qui
commençait à se former contre les excès de ce qu'on
appelait le parti des lumières. Lavater en fut pro-
clamé le chef, et il le resta jusqu'à l'époque où un
praticien de Berne, Kirchberger, s'unit à un Fran-
çais, Saint-Martin, pour renouveler les doctrines
de Jacob Bœhm, et pour les opposer à la fois à
la philosophie mourante du xvme siècle et aux
systèmes naissants de Kant et de ses succes-
seurs.
L'influence que, dans cette situation, Lavater
exerça en Suisse et en Allemagne, où il se vit
en partie secondé par des amis, tels que Ha-
mann, Herder, Jung-Stilling, Jacobi, était due
aux grâces de sa personne, à son caractère bien-
veillant et caressant, à son éloquence inspirée et
entraînante, autant au moins qu'à ses opinions
et à sa manière d'envisager le monde, l'huma-
nité et Dieu. Cette façon de penser peut se nom-
mer une théosophie ; c'est sous cette forme
qu'elle se déroule particulièrement dans ses Con-
fessions et ses Mélanges.
Les Confessions, ou Journal intime d'un ob-
servateur de soi-même (1772-1773), ont plus d'a-
nalogie avec les Confessions de saint Augustin
qu'avec celles de J. J. Rousseau : c'est l'histoire
de quelques semaines d'une vie simple, obscure,
retirée, sans autres événements que les phéno-
mènes d'une piété exaltée; c'est le tableau d'une
sorte d'édification artificielle, la peinture d'un
certain art de se recueillir et de s'émouvoir,
d'une certaine méthode d'éveiller, par des moyens
extérieurs, une extase surhumaine, et d'entrete-
nir le désir croissant d'une perfection surnatu-
relle. C'est là qu'on voit l'usage que la dévotion
doit faire des croix, des crucifix, des têtes de
mort et des frayeurs que tel spectacle lugubre
est capable de causer à l'âme ; c'est là que Lava-
ter décrit, avec une candeur plus naïve que tou-
chante, de quelle manière il prie, comment il
plie les genoux, comment il soupire et gémil,
comment il se traîne au lit d'un ami mourant,
auprès d'une bière ouverte ou fermée, sur les sé-
pulcres, au milieu des cimetières et des ténèbres.
Les Mélanges (1774) traitent entre autres des
miracles et de la foi, du pouvoir de la prière, de
l'Homme-Dieu, du Saint-Esprit. Ils définissent la
véritable religion, le don, soit de faire des mira-
cles, soit de croire aux miracles; ils identifient
la religion au merveilleux : « Dieu, dit l'auteur
(t. I, 2e partie), s'est révélé à certains hommes
d'une manière immédiate, plus directe, plus in-
time, plus visible qu'il ne le fait par ses œuvres
ordinaires et dans le cours habituel de la nature.
Cette révélation particulière, cette étroite com-
munion entre le genre humain et la Divinité a
été rétablie par le Nazaréen crucifié, Jésus-Christ.
La foi, ou l'acceptation franche et simple du té-
moignage divin, a une force extraordinaire à la-
quelle nulle force ne peut être comparée. Le
croyant peut demander à Dieu tout ce qu'il veut ;
Dieu le lui accordera s'il le demande dans la
ferme conviction qu'il l'obtiendra : les effets de
la prière ne sont pas des suites naturelles, ac-
complies seulement dans le cœur du croyant, ce
sont des conséquences- positives, extérieures au
croyant et relatives à Dieu même. » La prière,
voilà à quoi Lavater réduit toute l'activité spiri-
tuelle; la prière est une puissance irrésistible,
propre à procurer toutes sortes de succès ; par la
prière, l'homme s'empare de Dieu. Une seule
condition y est mise, c'est que l'homme se soit
assuré par l'expérience qu'une correspondance
intime existe entre lui et l'Être suprême, et il ne
peut en être assuré qu'après avoir senti qu'il
jouit de Dieu au même degré que d'un homme
ou d'un être visible.
Lavater a donc besoin d'une divinité matériel-
lement présente, d'un prœsens numen, et voilà
pourquoi il voit Dieu uniquement enfermé dans
la personne du Christ, et pense qu'un homme
doit être chrétien pour pouvoir vivre et respirer.
C'est là ce qu'on a. nommé sa Christomanie. Dieu
et le monde se résolurent finalement pour Lava-
ter dans le Christ, et le Christ se confondit avec
Lavater; Lavater pensa d'autant plus à croire à
cette absolue identification, qu'il était devenu le
centre et l'idole de tous les mystiques de son
temps, et la dupe des thaumaturges -et des ma-
gnétiseurs, des jongleurs et des charlatans, du
P. Gassner, de Cagliostro et de Mesmer. Aux
yeux de ces nombreux adeptes, il était un pa-
triarche, un apôtre, un saint, le dernier Père de
l'Église ; bien mieux, un second Christ, le troi-
sième Adam. « Que de femmes, s'écrie Gœthe,
seraient heureuses de composer un sérail autour
de lui ! »
Cette célébrité inouïe fut singulièrement ac-
crue par les Fragments physiognomoniques de
Lavater. Cet ouvrage, publié en 1774, traduit en
français dès 1781, est celui de ses écrits qui le
fit particulièrement con-naître des étrangers. Il
se compose de quatre Essais^ qui avaient été
précèdes en 1772 de deux Dissertations préli-
minaires « sur l'idée, le caractère scientifique et
l'utilité de la physiognomonie ». Il forme quatre
magnifiques volumes in-4% ornés de vignettes,
de gravures, de portraits d'hommes et d'animaux
de toute espèce, et en nombre considérable dus
au crayon de l'habile artiste Chodowiecki. Les
têtes du Christ et d'apôtres y tiennent naturelle-
ment le premier rang; les animaux, depuis le
lion jusqu'au crapaud, y parcourent une longue
échelle. L'entreprise en elle-même n'était pas nou-
velle : Aristote s'était déjà occupé d'études de
ce genre, quoique le traité intitulé Physiogno-
monica soit certainement apocryphe. D'autres
anciens avaient aussi écrit sur ce sujet (voy. Scrip-
tores physiognomonae veteres, Altenburgi, 1780).
Lors du renouvellement des sciences, les Italiens
et les Espagnols s'y étaient livrés avec une cer-
taine prédilection, témoin les ouvrages du Napo-
litain J. B. Porta et du Navarrais J. Huarte, tra-
duits par un contemporain de Lavater, l'ingé-
nieux et hardi Lessing. Ce n'était pas, non plus,
un fait isolé : le docteur Zimmermann, un des
admirateurs de Lavater, le bénédictin Pernetty,
de l'Académie de Berlin, cherchaient dans le
même temps à déchiffrer les physionomies pour
deviner les âmes, ou, comme ils s'exprimaient,
à cultiver l'art de connaître l'homme moral par
la science de l'homme physique.
Les Fragments physiogyiomoniques sont un
recueil plein d'observations fines et justes sur
le cœur humain, sur les mœurs et les carac-
tères. Ils abondent en remarques, en rappro-
chements, en comparaisons qui seront toujours
utiles et intéressants pour le psychologue, le
médecin, et, en général, pour quiconque est ap-
pelé à connaître et à pratiquer les hommes. A
en croire l'auteur, ils ne doivent offrir que de
simples matériaux pour une science future; mais,
en réalité, ils prétendent déjà, tels qu'ils sont,
à l'autorité d'une science et même à l'infailli-
bilité d'une religion révélée. La pensée fonda-
mentale en est belle, sans doute, et féconde; la
voici. Tout ce qui existe a un caractère bien dé-
terminé : chaque individu est doué d'une origi-
nalité naturelle et d'une valeur propre; cette
valeur, cette originalité s'atteste et s'accuse par
une expression visible qui y correspond, par des
marques extérieures qui en sont la copie et le
reflet. Il est donc permis à un œil exerce et dés-
intéressé d'induire de la copie à la nature de
LAVA
— 924 —
LAW
l'original, et de juger par l'inspection des mar-
ques extérieures, comme les traits du visage,
quels sont les penchants, les instincts, les habi-
tudes des êtres. L'âme d'une personne n'est autre
chose qu'une physionomie intérieure; la phy-
sionomie proprement dite, c'est l'âme mise au
dehors; l'organisation du visage, pour qui sait
l'analyser et l'interpréter, exprime la constitu-
tion du génie et du caractère; les bases de cette
interprétation, les éléments de cette analyse
sont l'air général du visage, puis certains traits,
tels que le front, les veux, le nez, la bouche et
le menton; la face, en un mot, est le théâtre et
l'instrument de cette prétendue science.
De là des classifications et des conclusions
sans fin, et trop souvent sans fondement sérieux;
de là des assertions impérieuses, parfois ridi-
cules, sur la portée inorale des différentes par-
ties de la figure. Une complète réforme, une
sorte de révolution devait en résulter dans la
vie pratique, aussi bien que dans les méthodes
et les svstèmes de la science. Il devait être aisé
désormais de déterminer le degré d'intelligence
et de moralité d'après le degré de l'angle fa i il :
les partisans enthousiastes de Lavater n'hésitè-
rent pas à proposer qu'en nommant aux emplois
publics on interrogeât moins les services rendus
et les facultés éprouvées des candidats que « la
partie saillante qui est entre le front et les lè-
vres, et qui est l'organe de la sagacité et de la
prévision », c'est-à-dire le nez.
Ce qu'il y a de superficiel, d'arbitraire et d'hy-
pothétique dans cette étude frappa promptement
les esprits sobres et clairvoyants. L'Allemagne
et l'Europe ne s'en partagèrent pas moins en
physionomistes et antipliysionomistes, en atten-
dant que la phrénologie vînt diviser de même
en deux camps et savants et ignorants. Nous
devons nous contenter de rappeler que Lavater
fut combattu avec le plus d'acharnement, et
d'ordinaire avec l'arme du ridicule, à Goëttingue,
par le caustique Lichtenberg, à Berlin, par le
rude et agile Nicolaï. Lichtenberg insista parti-
culièrement sur les dangers que cet art amène-
rait s'il venait à être sérieusement cultivé et
adopté généralement. « S'il devient ce que son
père en attend, dit-il, on pendra les enfants bien
avant l'époque où il leur sera possible de jouer
quelque tour pendable. (La physiognomonie des
queues, 1778.) » Il y eut même, dans le sein de
l'Académie de Berlin, de vives et longues dis-
cussions sur les sources et la valeur de la phy-
siognomonie : don Pernetty en soutenait opiniâ-
trement et spécieusement jusqu'aux moindres
vertus et effets; Le Catt, lecteur et secrétaire de
Frédéric II, lui refusait toute vérité et toute
puissance; l'Académie se prononça, à peu de
membres près, dans le sens de Le Catt, comme
on peut le voir par un mémoire du secrétaire
perpétuel, intitulé les Physionomies appréciées
(1775). « Cette étude est infructueuse, dit en ter-
minant Formey, et son fond indéchiffrable: l'é-
tat actuel du visage d'un homme, vers le milieu
de sa carrière, a été produit par le concours de
tant de circonstances physiques, morales et ca-
suelles, qu'il est de toute impossibilité de re-
trouver la physionomie originale et de suivre la
piste de ses modifications : si le cœur est une
énigme, le visage est un logogriphe, ou bien il
en est de celui-ci comme de ces terrains voisins
des volcans, couverts de plusieurs couches de
lave, avec une terre très-epaisse sur la surface
de chacune. »
On doit dire, en thèse générale, que Lavater
et toute L'immense école des physionomistes ont
mm l'un des traits essentiels de cette indi-
vidualité dont ils prétendaient avoir mieux saisi
les caractères et rétabli les droits. Qui dit indi-
vidualité dit intinie vanité: par conséquent, il
est et sera toujours impossible de s'élever à des
règles absolues, puisées dans ce qui diffère tant
d'individu à individu, et d'appliquer ensuite ces
règles à la détermination exacte des sentiments
et des pensées d'une personne. L'inspection fré-
quente et l'assidue comparaison des visages peut
autoriser la combinaison de certaines maximes;
elle ne saurait, tant elle demeure chose vaj
fonder un corps de doctrines. La figure hum
n'est pas une figure mathématique, et, si elle
participait de la lixi'é et de la rigueur abstraite
de la géométrie, l'honfnie cesserait d'être une
personne libre, et le monde moral aurait perdu
sa beauté. L'expérience, d'ailleurs, que les phy-
sionomistes invoquent comme leur source et ieur
tribunal, les condamne, en prouvant que la face
d'un homme peut se trouver en absolue contra-
diction avec son âme. et le dehors jurer avec le
dedans.
On doit pourtant reconnaître que les Frag-
ments de Lavater ont été l'occasion d'un grand
nombre d'importantes et sérieuses recherches en
physiologie et en psychologie; il faut ajouter
que le but de l'auteur a été, comme son esprit
et sa vie entière, noble et élevé; le titre du
livre indique ce but dans les termes suivants :
« Pour l'avancement de la connaissance et de
l'amour des hommes. » Par ces mots nous tou-
chons en effet à un trait qui domine chez La-
vater. Malgré son inclination pour la thauma-
turgie, malgré son zèle à opposer le mysticisme
aux tendances du jour, à Nicolaï, à Karït. à tous
ceux qui revendiquaient les droits de la raison,
Lavater était entraîné, avec son siècle, vers les
idées de tolérance, de justice, de philanthropie
surtout; il s'attaquait aussi vivement que ses
antagonistes prussiens au despotisme de l'École
et à cette théologie officielle qui. sous prétexte
d'orthodoxie, étouffait toute pensée d'indépen-
dance et tout essai original. Personne ne recom-
mandait avec plus de chaleur et ne pratiquait
plus religieusement l'humanité, selon lui, la
première et la plus belle vertu de l'homme.
C'est en exerçant l'humanité, c'est en soulageant
les blessés qui encombraient les rues de Zurich
le lendemain de la célèbre bataille, en 1800,
qu'il fut atteint d'une balle qui dut finir sa vie
quelques mois après. Cette mort inattendue, où
il déploya courage, générosité, calme et une
continuelle présence et liberté d'esprit, ajouta
beaucoup à sa réputation si grande déjà, et
concourut à environner sa mémoire d'un doux
et durable prestige. Les Essais phys'ognomo-
7iiijues et les deux Dissertations préliminaires
ne forment que la moindre part de la compi-
lation en 10 vol. in-4, Paris, 1805 et 1809, por-
tant le titre de VArl de connaître les hommes
par la physionomie, et qui contient, en outre,
des fragments de tous les physionomistes anciens
ou modernes ou contemporains, ou prétendus
tels, et les opinions de M. Morcau de la Sarthe,
le principal éditeur. C. Bs.
LAW (Théodore-Louis, ou Jean-Théodore),
conseiller de Courlande, qui vint s'établir, pen-
dant les premières années du xvm' siècle, à
Francfort-sur-l'Oder, où il vécut dans la retraite
et dans l'élude de la philosophie. Il s'inspira
des écrits de Spinoza, sans oser pourtant adopter
franchement ses doctrines. Il a laissé deux ou-
\ rages : Meditaliones philosophicœ de Deo3 mun-
do cl homine, in-8, Francfort-sur-l'Oder, 1717;
— Meditaliones, Thèses, dubia philosophiez
theologica, in H,' Freystadt, 1719. Le premier
de ces i uvrages, quoique publié sans nom d'au-
teur, attira à Law. une véritable persécution.
LEFÈ
— 925 —
LEFE
Accusé non-seulemem de spinozisme, mais d'a-
théisme, il fut obligé de quitter /asile qu'il
s'était choisi. Au nombre de ses adversaires
était Thomasius. qui le dénonça publiquement
comme alliée dans un mémoire adressé à la Fa-
culté de droit de l'université de Halle. X.
LE CAT (Claude-Nicolas), né à Blérancourt en
Picardie, en 1700, mort à Rouen en 1768, chi-
rurgien en chef de l'Hôtel-Dieu de cette ville, a
publié, outre divers ouvrages purement médi-
caux, un Traité des sens, Rouen, Paris, 1742, in-8,
et un Traité des sensations et des passions en
< rai et des sens en particulier, Paris, 1767,
3 vol. in-8. Ce Traité des sens, bien qu'il ait
paru environ vingt-cinq ans avant le Traité des
sensations, n'est cependant qu'un fragment an-
ticipé de celui-ci, et se compose d'un tirage à
part des feuilles du second volume du Traité
des sensations, sans pagination spéciale, car la
première page porte le numéro 201.
Ce qui conserve à ce Traité des sensations
quelque intérêt historique, c'est que, au milieu
du xvnie siècle, l'auteur est encore cartésien.
Il explique la production des sensations et des
passions par l'existence d'un fluide animal ou
vital, substance sensitive et motrice, ou plutôt
organe du sentiment et du mouvement, animé
par l'âme immatérielle et immortelle. Ce fluide
circulant des organes du sens au cerveau revêt
à chaque sensation différents caractères comme
le caméléon et transmet ainsi à l'àme chaque
sensation particulière. X.
LEE (Henry), philosophe du xvinc siècle, con-
temporain et adversaire de Locke, auteur d'un
ouvra.gû intitulé V Antiscepticisme ou Remar-
ques sur chaque chapitre de L'Essai de M. Locke,
in-fu, Londres, 1702. Cette critique ne manque
pas de bon sens ; mais, sans vivacité dans le
style et sans profondeur dans la pensée, elle n'a
exercé aucune influence à l'époque où elle parut,
et cette indifférence des contemporains a été
imitée par la postérité. X.
LEFÉVRE (Jacques), en latin Faber stapu-
lensis, érudit et philosophe français, né vers
1455 à Ëtaples. Le commencement de sa vie est
mal connu ; on sait seulement qu'il étudia à
l'université de Paris ; il y prit ses grades au
moment où l'enseignement du grec, introduit
par les exilés de Constantinople. ouvrait une ère
nouvelle aux lettres et à la philosophie. Il en
apprit assez pour découvrir combien on con-
naissait mal les ouvrages d'Aristote, et quelle
était l'imperfection des textes les plus répandus
dans les écoles. Son voyage en Italie, ses rela-
tions avec les savants qui y restituaient la doc-
trine péripatéticienne le confirmèrent dans cette
idée; et à son retour en France, il entreprit de
publier des traductions des prin.ipaux ouvrages
d'Aristote, avec des introductions, des para-
phrases et des explications le plus souvent en
i.: de dialogues. Il contribua ainsi à discré-
diter la s.olastique en opposant à ce faux Aris-
tote qu'elle commentait les doctrines authen-
tiques du chef du lycée. Il se fit aider dans cette
ouvre par son disciple et son ami, Josse Clic-
tou, né à Newport en Flandre, et reçu docteur
en Sorbonne en 1505. Il put aussi profiter des
conseils d'Henri Estienne, et de l'approbation de
tous ceux qui travaillaient à renouveler les fon-
dements de la critique et de l'érudition. Sa ré-
putation égalait celle de Vives et d'Ërasme : on
le comparait emphatiquement à Platon et à
Pythagore, et Thomas Morus exprimait sans
hyperbole l'admiration des contemporains en
saluant en lui « le restaurateur de la dialec-
tique et de la vraie philosophie ». Il mit le
comble à sa gloire en s'appliquant à commenter
et à traduire les livres saints; mais il y compro-
mit son repos. C'était le temps où les adver-
saires et les partisans de la réforme se livraient
à de violentes discussions. Lefèvre aurait voulu
rester neutre entre les deux parus, mais ii
n'était pas assez aveuglément obstiné à suivre
la tradition pour trouver grâce devant les dé-
fenseurs de l'orthodoxie. Déjà suspect pour sa
doctrine sur la grâce et la liberté, plus voisine
de celle de Pelage que de celle de saint Au-
gustin, il s'attira encore l'animadversion des
dominicains en soutenant contre eux la cause de
son ami Reuchlin, accusé et condamné en Sor-
bonne. Il fut cité au Parlement pour être puni
comme hérétique, et des propositions extraites
de ses Commentaires sur les Évangiles lui au-
raient attiré une sentence rigoureuse, s'il n'avait
été protégé par Marguerite de Valois. Lefèvre
fournit à ses ennemis de nouveaux griefs en
entreprenant la traduction de la Bible en lan-
gue vulgaire. Ils profitèrent de la captivité de
François Ier pour lui intenter un nouveau procès.
Il fut contraint de s'enfuir et ne rentra en
France qu'au retour du roi, qui le nomma pré-
cepteur d'un de ses fils. Mais les rigueurs allaient
croissant contre tous ceux qui étaient suspects
de favoriser la réforme, et Marguerite, inquiète
pour son protégé, l'envoya à Nérac, où il mourut
en 1537. Il avait, dit-on, plus de quatre-vingts ans.
Ceux de ses ouvrages qui concernent la phi-
losophie ne sont guère que des paraphrases. En
laissant de côté une édition de Denys l'Aréo-
pagite, de quelques opuscules de Raymond
Lulle, et des œuvres de Nicolas de Cuse, on
trouve de lui des travaux sur la plupart des
grands ouvrages d'Aristote : Arislolelis )>hilo-
sophiœ naturalis paraphrases, etc., Pans, 1501,
avec un commentaire de Josse Clictou. La cin-
quième édition est de 1528. Arislolelis opus
melaphysicum, etc., Paris, 1515; — Meleoro-
logica Arislolelis cum J. Fabri paraphrasi,
Nuremberg, 1512; — Jacobi Fabri stapulensis....
in libros logicos Paraphrasis, Paris, 1525; —
Introductio in Aristotelis libros de anim i,
Bâle, 1538.
Ces ouvrages et beaucoup d'autres du même
genre ont perdu pour nous leur plus grand
intérêt; mais il est juste de rappeler qu'ils ont
renouvelé en France et en Allemagne les études
de philosophie péripatéticienne. Leur succès fut
tel qu'il y eut pendant longtemps une école de
Fabrislcs, très-importante parmi celles qui se
partageaient alors l'enseignement de la logique.
C'était une sorte de parti intermédiaire, voisin
de celui qu'on appelait alors les Tcrminisles,
attaché aux traditions de l'école, mais décidé à
renouveler la logique traditionnelle en y mê-
lant la pure doctrine péripatéticienne. Dans sa
paraphrase des livres de VOrganon, Lefèvre
attaque les vaines subtilités de l'école, et les dé-
clare sans excuse depuis que le texte d'Aristote
a été corrigé et expurgé : « Il faut dédaigner,
dit-il, ces complications d'origine étrangère qui
nous font perdre des années entières en discus-
sions pénibles et sans résultat.... On était excu-
sable de s'y livrer, puisque jusqu'à présent les
livres de logique étaient pleins d'erreurs et de
fautes... Il serait impardonnable de retomber
dans ces frivolités après avoir recouvré les vrais
moyens de s'instruire. » L'école des Fabristes
devint dominante dans les universités protes-
tantes, et mêlée à celle de Mélanchthon, qui n'en
diffère pas beaucoup, elle s'opposa aux innovations
de Ramus. On peut consulter sur ce sujetlcsdeux
ouvrages suivants : Introductiones artificialcs
in logicam J. Fabri Stapulensis, per L. Clich-
toveum {Josse Clictou) neoportunensem, Pa-
LEIB
— 926 —
LEIB
ris, 1505; — Ars supposilionum J. Fabri
Slapulensis, acljcctis passim Caroli Bovilli Vi-
romandui annotationibus, Paris, 1500. — La
vie de J. Lefèvre a été écrite par M. Graf, Stras-
bourg, 1842. E. C.
LEGRAND (Antoine), né à Douai dans la pre-
mière moitié du xvne siècle, mérite une mention
dans l'histoire de la philosophie pour avoir in-
troduit et défendu le cartésianisme en Angle-
terre. C'était un religieux de l'ordre de Saint-
François, professeur au collège anglais de Douai,
d'où il fut envoyé en Angleterre pour y prêcher
le catholicisme. Il y publia plusieurs ouvrages
destinés à propager les doctrines de Descartes,
et à les défendre contre les théologiens et les
mystiques qui les tenaient pour dangereuses. Il
eut à lutter contre l'évêque d'Oxford, Samuel
Parker, qui dans un ouvrage intitulé Discussions
sur Dieu et la divine Providence avait longue-
ment développé ce mot si connu de Pascal, que
si Descartes avait pu se passer de Dieu, pour
donner le mouvement au monde, il n'aurait pas
manqué de le faire. On ne sait pas au juste la
date de sa mort : il vivait encore en 1695. Ses
écrits paraissent avoir eu quelques succès,
comme le prouvent les mentions qu'on en ren-
contre chez des écrivains considérables comme
Bayle et Arnauld et le soin qu'on a pris de les
réunir en une seule édition à Londres en 1694,
sous ce titre : Cours complet de philosophie sui-
vant les principes du célèbre René Descartes. Il
avait publié antérieurement deux ouvrages, où
il abrégeait la doctrine de Lttcartes : I'hiloso-
phia velus e mente Renati Descartes more scho-
laslico digesta; etc., institutions philosophicœ
secundum principia R. Cartesii, etc., Londres,
1675, 3e édition. Il faut y joindre une apologie
pour René Descartes contre S. Parker, Londres,
1679 (Tennemann, 1672, et Nuremberg, 1681), des
annotations au traité de physique de Rohaut et
divers morceaux de polémique.
Ces détails sont empruntés à l'histoire de la
philosophie cartésienne de M. Francisque Bouil-
lier, t. II, ch. xxi. On cite encore : le Sage stoï-
que, la Haye, 1662, in-12; — Disserlatio de
carenlia sensus et cognitionis in brutis, Nu-
remb., 1679, in-8. E. C.
LEIBNIZ (Godefroy-Guillaume), l'un des plus
grands génies des temps modernes, et dont l'his-
toire de la philosophie a inscrit le nom à côté
des noms glorieux de Bacon, de Descartes, de
Newton, naquit à Leipzig le 3 juillet 1646,
quatorze ans après Locke et Spinoza. Son père,
qui était professeur à l'université de cette ville,
niourut quand son fils n'avait encore que six
ans. En retraçant les souvenirs de sa jeunesse,
ii raconte comment, peu satisfait de l'instruction
qu'il recevait à l'école, il s'enfermait des journées
entières dans la bibliothèque paternelle, lisant
à l'aventure les livres qui lui tombaient sous la
main, et ne s'arrêtant qu'aux passages qu'il com-
prenait sans peine ou qui l'intéressaient le plus..
Le hasard, dit Leibniz lui-même, le servit bien
dans ces lectures, en l'adressant d'abord aux
anciens. Les livres des modernes qu'il lut ensuite
ne lui paraissaient auprès d'eux que des discours
sans grâce et sans force, en même temps que
sans application à la vie réelle. Ces défauts,
ajoute-t-il, frappèrent sa jeune raison au point
que, de fort bonne heure, il s'imposa pour règle,
dans ses compositions, de rechercher avant tout
la clarté dans l'expression et l'usage dans les
choses. 11 ne tarda pas cependant à faire con-
naissant avec d'autres modernes : les œuvres
de Kepler, de Galilée, de Bacon, de Descartes,
lui prouvèrent que Platon, Aristote, Arohimède
avaient trouvé dus successeurs. Ces lectures si
variées, qui, à cet âge, eussent été un danger
pour un esprit ordinaire, furent pour Leibniz la
source première de ce vaste savoir et de cet
esprit encyclopédique qui le distinguent et lui
firent entrevoir dès lors l'unité et l'harmonie des
sciences et des arts.
Un pareil esprit ne pouvait se trouver satisfait
de l'étude d'une seule branche de savoir. Admis
à l'âge de quinze ans aux études supérieures, il
se partagea entre le droit, la philosophie et les
mathématiques, à Leipzig d'abord, puis à Iéna.
Son premier dessein cependant avait été de se
consacrer à la carrière de jurisconsulte dans sa
patrie. Heureusement pour sa gloire et pour la
philosophie, la Faculté de Leipzig, cédant on ne
sait pas trop à quelle intrigue, refusa de l'ad-
mettre à l'épreuve du doctorat, sous le prétexte
qu'il etaitencoretropjeune.il fit alors, à vingt ans,
ses adieux à sa ville natale, pour aller demander
la palme académique à l'université d'Altorf près
de Nuremberg, qui s'empressa de la lui accorder,
et lui offrit une place dans son sein. Mais Leibniz
avait d'autres projets désormais, et une autre
carrière à fournir. A Nuremberg, où il séjourna
quelque temps, et où il se fit par curiosité ad-
mettre dans une société d'alchimistes, il rencontra
le baron Boinebourg, ancien chancelier de l'élec-
teur de Mayence; il s'attacha à cet homme d'État
et le suivit à Francfort. Grâce à sa recommanda-
tion, Leibniz fut admis au service de l'électeur
comme conseiller de justice. 11 y demeura jusqu'en
1672, partageant son temps entre ses fonctions
et de grandes études de droit, de politique, de
philosophie et de physique générale. A cette
époque appartient, la publication de deux de ses
écrits relatifs à YEtude du droit et à la Réforme
du corps de droit, et celle d'une nouvelle édition
de l'ouvrage de Nizolius, de Veris principiis et
vera ratione philosophandi, précédé d'une dis-
sertation très-remarquable sur le Style philo-
sophique. C'est alors aussi qu'il composa deux
traités : l'un sur le Mouvement abstrait, adressé
à l'Académie des sciences de Paris; l'autre sur le
Mouvement concret, offert à la Société royale de
Londres.
En 1672, Leibniz se rendit à Paris avec une
mission du baron de Boinebourg, et l'année sui-
vante il alla visiter Londres. Il se livrait alors à
une étude plus sérieuse des mathématiques, et
telle était déjà dans ces deux foyers de la science
la considération dont il jouissait, que la Société
royale le nomma un de ses membres étrangers
et que l'Académie des sciences lui offrit une place
dans son sein, à condition qu'il embrasserait le
catholicisme : il refusa et ne fut que plus tard
associé à cette compagnie illustre. Il prolongea
son séjour à Paris jusqu'en 1677, et après avoir
encore une fois visité Londres et parcouru la
Hollande, il vint se fixer à Hanovre, où il avait
été appelé comme conservateur de la bibliothèque,
par son nouveau protecteur le duc Jean-Frédéric
de Brunswick-Lunebourg.
Pour se faire une idée de la prodigieuse activité
de Leibniz à cette époque de sa vie, qui était
en même temps celle de la jeunesse de l'esprit
scientifique moderne, âge tout à la fois plein de
force et de présomption, de vastes et solides
entreprises, et de projets chimériques, de réalité
et d'illusions, il faut lire la lettre que, sous la
date du 26 mars lu73, il écrivit de Paris au duc
de Brunswick, et que M. Guhrauer a publiée
pour la première fois en 1838 (voy. les Œuvres
allemandes de Leibniz, t. I, p. 277 et suiv.).
Rien de plus i mieux que cette sorte d'inventaire
des idi ibniz à vingt-sept ans. Il croit
aviin I s son Ars combinaloria une mé-
thode infaillible pour résoudre les problèmes les
LEIB
— 927
LEIB
plus difficiles, méthode qu'avaient vainement
cherchée Raymond Lulle et le P. Athanase Kir-
cher. Dans sa théorie du mouvement, il a trouvé
le moyen d'expliquer tout mécanisme naturel et
artificiel par une cause unique, la circulation
de l'éther ou de la lumière autour du globe.
Grâce à sa nouvelle méthode, il a inventé une
machine à calculer, ainsi qu'une géométrie mé-
canique. Il annonce avoir retrouvé le bateau
sous-marin de Drébélius. 11 va exposer le droit
naturel avec tant de clarté, que tout homme de
sens pourra, en le prenant pour guide, répondre
à toutes les questions de droit des gens et de
droit public. Il est occupé d'un projet qui aura
pour effet d'abréger et de rendre plus rationnel
le Code de procédure. En théologie naturelle, il
est en mesure de démontrer que tout mouvement
suppose un principe intelligent; qu'il y a une
harmonie universelle, ayant sa cause en Dieu;
que l'âme est immatérielle, incorruptible, im-
mortelle. En théologie révélée, il prouvera la
possibilité rationnelle de tous les mystères, y
compris celui de la présence réelle dans l'eucha-
ristie. Déjà il a conçu le système des monades.
« Je démontrerai, dit-il, que dans tout corps il y
a un principe incorporel. » Il parle enfin d'un
grand projet politique qui l'occupe, et qui, s'il
est réalisé, garantira la paix et l'indépendance de
l'Europe, tout en portant au comble la grandeur
de la France, projet qui, après la pierre philoso-
phale, lui paraît ce qui se peut offrir de plus
précieux à un prince tel que Louis XIV.
Si l'on trouvait quelque jactance dans ces ma-
gnifiques promesses, il faudrait se rappeler que
Leibniz était alors dans toute l'ardeur de la jeu-
nesse et de la production, et que, à d'autres
égards, il a depuis tenu plus qu'il ne promettait
alors : déjà germait dans son esprit l'invention
de l'analyse infinitésimale.
11 demeura dix années consécutives à Hanovre,
occupé principalement de physique et de mathé-
matiques. Il eut une grande part à la fondation
des Acla eruditorum, imitation du Journal des
Savants, et dont la première livraison parut à
Leipzig en 1682. Chargé par le duc Ernest-Auguste
d'écrire l'histoire de la maison de Brunswick, il
entreprit un voyage de recherches en Allemagne
et en Italie, qui dura de 1687 à 1690. A son retour
il contribua, par les documents qu'il fournit, à
faire élever le duc Ernest-Auguste à la dignité
d'électeur de l'Empire, écrivit l'admirable esquisse
sur les révolutions du globe, intitulée Protogœa,
et fit paraître son grand Recueil diplomatique
du droit des gens; ensuite, revenant à la méta-
physique, il exposa dans les Actes de Leipzig sa
doctrine sur la substance et la vraie nature des
choses, et dans le Journal des Savants son
système de V harmonie préétablie, en même temps
qu'il entretenait avec Bossuet cette belle et utile
correspondance qui avait pour objet d'amener la
réunion des églises de la confession d'Augsbourg
avec l'Eglise catholique.
Après avoir donné à son pays un Journal des
savants, il songea à y établir une Académie des
sciences qui pût rivaliser avec celle .de Paris et
de Londres. Il devint le véritable fondateur de
l'Académie de Berlin, dont il fut le premier
président (1700). En 1711, il eut à Torgau une
entrevue avec Pierre le Grand, qui le consulta
sur ses projets de civilisation, et qui lui accorda,
avec un titre honorifique, une pension considé-
■able. La même année, l'empereur Charles VI lui
donna des lettres de noblesse, et bientôt après,
en récompense de la part qu'il avait prise au
traité d'Utreeht, une nouvelle pension. A la mort
du roi Frédéric Ier, voyant l'existence de l'Aca-
démie de Berlin compromise par l'esprit peu
littéraire de son successeur, il se rendit à Vienne
pour y provoquer, de concert avec le prince
Eugène, l'établissement d'une société savante;
la peste qui éclata dans cette ville empêcha
l'exécution de ce dessein. D'ailleurs l'avènement
de l'électeur de Hanovre au trône d'Angleterre
l'engagea à retourner auprès de sa cour. Outre
quelques ouvrages historiques, la publication de
sa Théodicce, de la Monadologie, des Nouveaux
essais sur V entendement humain, et une corres-
pondance avec Clarke sur les plus hautes ques-
tions de métaphysique, l'occupèrent les dernières
années de sa vie. 11 mourut à Hanovre le 14 no-
vembre 1716. Le monument qui fut érigé sur son
tombeau porta cette simple inscription : Ossa
Leibn'itii.
Ses biographes sont unanimes pour vanter
l'urbanité et la dignité de ses' mœurs, la facilité
de son commerce, son désintéressement et sa
libéralité comme savant, son peu de souci de ses
affaires personnelles, la liberté de son esprit
exempt de tout pédantisme; il aimait la gloire
et n'affectait point de cacher qu'il sentait sa
valeur. Tout entier à la science et aux affaires,
Leibniz ne fut jamais marié.
Pour achever de donner une idée de sa vie, il
faudrait rappeler l'action qu'il exerça sur les af-
faires de son siècle, la grande part qu'il prit à
tous les intérêts de la vie publique, religieuse,
littéraire. Son action fut presque aussi univer-
selle que sa science, et s'agrandit avec sa re-
nommée et son âge. Les plus grands princes de
son temps recherchaient ses conseils. Il entre-
tenait une correspondance immense, et ses lettres
s'adressaient à ce qu'il y avait de plus illustre
dans l'État et dans l'Église, dans la philosophie;
dans les lettres et les sciences. Cette activité
pratique, en même temps que théorique, est
surtout ce qui le distingue parmi les philo-
sophes : ce fut là sa gloire et peut-être son
défaut. Frappé de la stérilité des travaux de
l'école, il s'était fait une loi de rechercher
l'usage, l'application en toutes choses. Il était
convaincu que la science pouvait devenir d'autant
plus utile qu'elle était plus profonde; mais au
lieu de poursuivre ses méditations théoriques
sans se préoccuper de leurs résultats, au lieu de
faire découler la pratique de la théorie, plus
d'une fois il régla l'essor de celle-ci sur les
besoins de celle-là. De là, sans doute, de grandes
découvertes, mais aussi des hypothèses plus
brillantes que solides, des projets chimériques et
des concessions faites à l'usage, et qui eussent
été peut-être refusées à la pure théorie.
L'activité de Leibniz se répandit sur presque
toutes les parties du savoir. Physique et politi-
que, sciences morales et mathématiques, philo-
sophie et théologie, tout l'occupait en même
temps, sans que l'on puisse dire quelle science
l'intéressait davantage ou pour laquelle il avait
le plus d'aptitude. Il réunissait les qualités les
plus opposées : l'esprit spéculatif et l'esprit pra-
tique, l'imagination du poète et la réflexion du
philosophe, la vue perçante de l'observateur et
la plus haute puissance d'abstraction et de géné-
ralisation, la patience de l'érudit et de l'anti-
quaire, et la hardiesse de l'inventeur ou du
réformateur. Son intelligence était servie par
une mémoire prodigieuse, et sa mémoire n'était
si fidèle, que parce que tout ce qu'il lui confiait,
il le savait comme s'il l'avait produit lui-même.
11 faisait des extraits de tout ce qu'il lisait, et
ce qu'il transcrivait ainsi se gravait à jamais
dans son esprit. « Deux choses, dit-il, qui le
plus souvent sont un danger, m'ont été d'une
merveilleuse utilité : la première, c'est que j'ai
presque tout appris moi-même; la seconde, que
LEIB
— 928
LEIB
tout d'abord, et avant d'en avoir étudié la partie
vulgaire, je recherchais en toute science quel-
que chose de nouveau. Par là j'ai évité de char-
ger mon esprit de choses inutiles, admises plutôt
d'autorité que sur des raisons; et puis je n'avais
de repos que je n'eusse pénétré jusqu'aux prin-
cipes de la science, d'où ensuite je pusse tout
trouver par moi-même. » Une telle marche ne
pouvait être suivie avec succès que par un
homme du génie de Leibniz, et dans un temps
de rénovation et d'invention comme celui eu il
vivait.
Ii est impossible de caractériser ici, même
brièvement, tous ses travaux dans les parties
diverses du domaine intellectuel, toutes les
méthodes nouvelles qu'il proposa, toutes les
découvertes qu'il fit, toutes les inventions qu'il
exécuta ou qu'il tenta, toutes les pensées qui jail-
lirent incessamment de son génie, comme au-
tant de fulgurations, et qui, faibles étincelles
d'abord, selon l'expression de son dernier bio-
graphe, devinrent sous le souffle public de bril-
lantes flammes.
Nous n'avons à nous occuper sérieusement
que des travaux du philosophe ; mais nous de-
vons, pour l'honneur de la philosophie, rappeler
du moins ses autres titres à l'admiration du
monde, en insistant davantage sur ceux de ses
écrits qui ont un rapport plus direct aux sciences
philosophiques.
Nous avons de Leibniz une foule de petits
écrits étincelants de lumière, sur presque tous
les sujets, mais peu d'ouvrages étendus et com-
plets soit'pour le fond, soit surtout quant à la
forme. Il écrivait de préférence en latin et en
français. Son style latin est en général peu élé-
gant, mais clair, précis et toujours convenable.
11 tachait d'écrire, disait-il, comme se serait ex-
primé un laboureur romain qui aurait pensé
comme lui. Sa prose française n'est pas exemple
d'incorrections ; mais on y retrouve cette grande
et r.oLle simplicité qui distingue les écrivains
du siècle de Louis XIV. Du reste, il ne méprisait
pas la langue de son pays, et les deux volumes
de ses Œuvres allemandes, publiées récemment
par M. Guhrauer, prouvent qu'il n'a pas tenu à
lui que cette langue ne se relevât plus tôt de sa
décadence momentanée.
Leibniz était un esprit essentiellement ency-
clopédique. Jeune encore il traça le plan d'une
encyclopédie complète. On trouve ses idées là-
dessus dans le Discours touchant la mclltode de
la certitude cl l'art d'inventer, d.ms le Projet
d'érection d'uneAcad» m ie royale l Berlin, et dans
plusieurs petits écrits relatifs à ce qu'il appelait
la science générale. « Une encyclopédie, dil-il
doit définir tous les termes, exposer les procédés
lùndmientaux des arts, et offrir, avec le som-
maire de l'histoire universelle, l'historique de
chaque science. » 11 invile les Académies à faire
tourner le savoir à la félicité publique, à provo-
, tion de bons livres élémentaires
pour les écoles, de recueils substantiels avec des
répertoires, de journaux et d'annuaires de méde-
cine, à faire des tableaux représentant les ccu-
vres de l'art et de la nature. 11 voudrait qu'un
j rince, ami des sciences, engageât une société
de savants à dresser un inventaire exact et mé-
thodique de toutes les vérités connues, éparses
dans les livres, dans les cabinets des hommes
studieux et dans les ateliers; à établir ensuite
les vérités qui ne sont encore connues qu'im-
parfaitement et à en rechercher de nouvelles. A
-là il faut appliquer la méthode de la cer-
titude; à celles-ci, l'art d'inventer. Sous le titre
de Science générale, il poursuivait une philoso-
phie des sciences qu , en déterminant leur nature
et leurs rapports, offrirait le moyen de les con-
firmer et de les accroître.
Pour rappeler ce que Leibniz fut comme ma-
thématicien, il suffit de rapporter ce jugement
de Fiinlenelle : « Son nom est à la tète des plus
sublimes problèmes qui aient été résulus de nos
jours, et il est mêlé dans tout ce que la géomé-
trie a fait de plus grand, de plus difficile et de
plus important. » Tandis que les Anglais, par
esprit national, réclamaient pour Newton seul
l'honneur d'avoir inventé le calcul infinitési-
mal, les savants français, plus justes et plus dés-
intéressés, sont d'accord pour partager cet hon-
neur entre les deux compétiteurs, ou plutôt pour
le laisser à chacun tout entier.
Parmi les nombreux écrits de Leibniz relatifs
aux scien ces physiques, le plus curieux est celui
qui, sous le titre de Protogœa, traite de la forme
primitive du globe terrestre, et qui parut en
1693. Il s'y applique à démontrer l'accord de la
science avec la cosmologie sacrée. Le fait vrai-
ment primitif, selon lui, c'est la séparation de la
lumière et des ténèbres, ou celle du principe
actif et des principes passifs. Avant cette sépa-
ration, le globe étant encore en combustion,
l'élément humide était à l'état de vapeur. En-
suite, à mesure que la terre se refroidit, par la
séparation des principes passifs entre eux, la
vapeur, en retombant sur le globe, entraine le
sel répandu à la surface, ainsi que les parlies
molles : de là les montagnes, les vallées et les
mers. Les révolutions secondaires furent pro-
duites par des inondations et des incendies par-
tiels, des éruptions volcaniques, des tremblements
de terre. C'est sur ces données que Leibniz vou-
I lit fonder une science nouvelle sous le nom de
géographie naturelle, et qui depuis s'est appelée
géologie. Il explique, selon les lumières du temps,
les divers phénomènes géologiques et minéralo-
giques, surtout la formation des cristaux, qu'il
appelle une géométrie de la nature inanimée. Ce
qui est curieux, c'est qu'il croyait encore avoir
besoin de prouver que les pétrifications n'étaient
pas de simples jeux de la nature. La loi de con-
tinuité, selon laquelle il considérait la nature,
lui fit deviner l'existence des zoophytes ce.
formant la transition entre les deux règnes or-
ganiques.
Ses travaux historiques eussent à eux seuls
suffi pour le rendre célèbre. 11 contribua à por-
ter la lumière dans les ténèbres du moyen âge,
et fut un des pères delà philosophie comparée.
Son projet d'une langue universelle ou de pas i-
graphie ne fut, il est vrai, qu'une brillante chi-
mère; mais il émit sur la linguistique des vues
et des idées qui méritent encore d'être prises en
considération. Sa Nouvelle méthode d'étudier et
d'enseigner le droit, qu'il écrivit à vingt et un
ans, renferme sur l'enseignement en général
des vues toutes nouvelles. 11 n'ignorait pas les
vrais principes de Yart didactique, qu'il subdi-
vise en mnémonique, métiiodolngie et logique.
II n'invoqua pas seulement la réforme de la
méthode d'enseigner le droit, mais la réforme
de la jurisprudence elle-même, qu'avait promise
un article de la paix de Westphalie. Ses travaux
de publk isle offrent un intérêt immense, et ce
n'est qu'avec ell'ort que nous nous interdisons de
les indiquer ici avec quelque détail. Qu'il nous
suit permis, du moins, de rappeler la combinai-
son qu'il imagina pour assurer à la fois l'indé-
pendance de l'Europe, menacée par l'ambition
de Louis XIV, et la grandeur de la France. Dans
une pièce conservée à Hanovre, et qui a la forme
d'une Lettre au roi Louis XIV, il raconte
comment, très-jeune encore, il avait conçu le
projet de marier ensemble la France el l'Egypte,
LEIB
— 929
LEIJ
qu'il appelle la Hollande de l'Orient. C'est ce
même projet qui est développé dans l'écrit inti-
tulé Concillum cegyptiacum, pièce que Napoléon
ne connut qu'en 1803, et non, comme on l'a dit,
avant son expédition en Egypte. « La France,
dit-il dans un mémoire écrit en allemand vers
1670, est destinée par la Providence à guider les
armes chrétiennes dans le Levant, à conquérir
l'Egypte, et à détruire les repaires de brigands
de l'Afrique. » 11 cultivait avec prédilection l'idée
d'une paix perpétuelle, au moyen d'une confédé-
ration d'États reconnaissant pour chef temporel
l'empereur, et pour chef spirituel le pape : idée,
du reste, dont il comprenait parfaitement les
difficultés. Dans une lettre écrite sur la tin de
sa vie, il reconnaît que l'inscription paix per-
pétuelle ne peut guère se mettre que sur la porte
d'un cimetière.
Les plus grands génies même ne sont jamais en
toutes choses supérieurs à leur siècle, et Leibniz
ne fait pas exception à cette loi générale. Dans
une lettre à Bossuet, tout en convenant que la
torture donne lieu aux plus grands abus, il
ajoute qu'on aurait beaucoup de peine à s'en
passer. Ailleurs il n'ose se prononcer qu'avec
réserve contre l'astrologie. Il est possible, dit-il,
que. les mouvements des astres soient les signes
des choses du monde, ainsi que les lignes de la
main sont l'expression de ce qui se passe dans
le corps. Toutefois il excepte formellement, de
l'influence sidérale l'activité morale et en partie
aussi les choses naturelles. Ajoutons qu'il ap-
prouva hautement le livre que, sous le titre de
Caulio criminalis, le jésuite allemand Spee
avait publié dès 1631 contre les procès de sor-
cellerie.
La philosophie de Leibniz domina en Allema-
gne jusqu'aux approches de l'avènement de Kant,
et même encore après, d'excellents esprits lui
demeurèrent fidèles, tout en abandonnant quel-
ques-unes de ses hypothèses. Ils n'admettaient
pas, avec la critique superficielle de leur temps,
qu'il suffisait pour le juger de tourner en ridi-
cule son optimisme, son hypothèse de l'harmo-
nie préétablie, et ses chimériques projets d'une
confédération européenne et d'une langue uni-
verselle. Aujourd'hui, une critique plus juste et
plus profonde, appréciant les systèmes d'après
leur esprit général et leurs principes essentiels,
et non d'après les solutions qu'ils donnent de
certaines questions particulières , doit recon-
naître en Leibniz un des maîtres les plus illus-
tres du genre humain, et un de ceux qui ont le
plus contribué au progrès de la philosophie spi-
ritualiste. Leibniz appartient à cette noble fa-
mille de penseurs, qui compte parmi ses chefs
Pythagore, Platon, Descartes, et qui, voyant
dans l'esprit autre chose qu'un sujet passif de la
sensation, une possibilité vide en soi, un produit
de l'organisation physique, reconnaît à la raison
une origine divine et une autorité supérieure à
celle de l'expérience sensible, et subordonne les
faits aux principes, les choses aux idées; il re-
lève historiquement de Descartes, et 'fut l'adver-
saire immédiat de Gassendi et de Locke. Nous
allons rappeler brièvement ses vues principales
sur la méthode, sa théorie des monades, son
hypothèse de l'harmonie préétablie, sa théodi-
cée, les principes de sa philosophie de la nature
et de sa philosophie du'droit.
Leibniz a exposé sa doctrine sur la logique et
la méthode principalement dans ses Méditations
sur la connaissance, la vérité et les idées (en
latin;, dans le Discours touchant la méthode de
la certitude et l'art d'inventer, et dans un écrit
publié récemment par M. Erdaiann : de Scicnlia
universali, sive de calculo philosophico. Dans
TICT. PHILOS.
une lettre à Gabriel Wagner, il reconnaît qu'il
doit beaucoup à la logique ordinaire, bien qu'elle
ne soit que l'ombre de ce qu'on en pourrait faire
en l'enrichissant de sa double méthode de la
certitude et de l'invention. Les principes de toute
certitude, selon lui, sont le principe de contra-
diction et celui de la raison suffisante. D'après
le premier, est déclaré faux ce qui implique
contradiction: et, d'après le second, il faut pou-
voir rendre raison de toute vérité qui n'est pas
immédiate ou identique, ou, en d'autres termes,
l'idée de l'attribut doit toujours être renfermée
implicitement dans celle du sujet. Ces deux
principes évidemment ne constituent que la mé-
thode de démonstration, de vérification, de cri-
tique, méthode toute négative en ce qu'elle est
plus propre à démontrer l'erreur qu'à étiblir de
nouvelles vérités ; elle a besoin d'être complétée
par l'art de l'invention, et spécialement pour la
philosophie par une logique supérieure. Cette
méthode philosophique, du reste, s'appuie sur la
psychologie rationnelle, sur la théorie de la rai-
son, de la vérité, de la nature des idées, et n'est
pas, dans les écrits de Leibniz, suffisamment
distincte de la méthode générale ; les préceptes
de l'une et de l'autre sont constamment mêlés
ensemble. Selon lui, il y a en général deux
sources de connaissances, une expérience exacte
et une démonstration solide ; et deux sortes de
vérités, les unes contingentes ou de fait, les
autres immédiates et nécessaires. H y a entre
ces deux espèces de propositions la même diffé-
rence qu'entre les nombres incommensurables et
les nombres commensurables; la dernière raison
des vérités contingentes est dans l'intelligence
divine. La raison domine en toutes sortes de con-
naissances, ainsi qu'elle règne en toutes choses;
tout faux raisonnement est une erreur de calcul,
un solécisme du langage rationnel ; il faut qu'à
l'aide d'une langue bien faite tout raisonnement
puisse se vérifier comme un calcul; en toute
controverse alors il suffira de dire : Calculons.
L'analyse est l'instrument de la recherche de la
vérité; elle est le télescope et le microscope de
l'intelligence; une analyse parfaite est la réduc-
tion des notions à leurs plus simples éléments,
aux premiers possibles, aux idées irrésolubles,
ou, ce qui revient au même, aux attributs ab-
solus de Dieu, causes premières des choses. Dieu,
par sa pensée, a produit le monde : les choses
sont donc identiques aux pensées divines, et
l'analyse tend à remonter jusqu'à ces pensées.
Pour Leibniz, la vérité logique équivalait à la
vérité matérielle, la possibilité rationnelle à la
réalité, tout ce qui est possible tendant nécessai-
rement à l'existence. Une idée est donc vraie
lorsqu'elle est possible, elle est fausse lorsqu'elle
implique contradiction ; une idée est possible a
priori lorsqu'il n'y a pas contradiction à la con-
cevoir, elle l'est a posteriori lorsqu'elle existe
actuellement. Il considérait ainsi, de prime
abord, les derniers abstraits comme les élé-
ments de toute vérité. « La vérité, la réalité ab-
solue, dit Maine de Biran, n'est pour lui que
dans les abstraits, et nullement dans les con-
crets de ces représentations sensibles et claires,
mais toujours confuses et indistinctes, et les der-
niers abstraits, les derniers produits de l'analyse
sont en même temps les dernières raisons de
tout ce que nous concevons, les seuls vrais élé-
ments de toutes nos idées. De là la foi de Leib-
niz au raisonnement. » « Dès que la raison méta-
physique de l'existence, ajoute Maine de Biran,
se trouve identifiée avec la raison mathématique
ou logique de démonstration, le syllogisme de-
vient infaillible par sa seule forme. Le caractère
de réalité absolue du principe le plus abstrait se
59
LEIB
— 930 —
LEIB
transmettra à sa dernière conséquence. Ainsi les
lois de la logique pure, les lois de l'entendement
s'identifient avec les lois de la nature; le possi-
ble est avant l'actuel, l'abstrait avant le concret,
la notion universelle avant la représentation sin-
gulière. »
Leibniz était idéaliste dans le sens de la philo-
sophie allemande de nos jours, en voyant dans
la dialectique une interprétation de la pensée di-
vine. Quum Deus calculât et cogitationem exer-
cet, fit mundus, dit-il dans sa dissertation sur
le style philosophique; et, selon lui, la raison est
la faculté d'imiter ce calcul divin. Cependant,
moins hardi que Schelling et Hegel, il n'admet
une identité parfaite des idées et des choses
qu'en Dieu, et accorde à l'homme la faculté seu-
lement d'en approcher. La connaissance, selon
lui, est ou claire ou obscure; une connaissance
claire est à son tour ou distincte ou confuse, et
une connaissance distincte est ou inadéquate ou
adéquate; elle est, de plus, ou simplement sym-
bolique ou intuitive : la connaissance parfaite
est celle qui serait tout ensemble intuitive et
adéquate ; mais il doute que les hommes puis-
sent aller jusque-là.
Leibniz est à la fois idéaliste^ ou, pour mieux
dire, rationaliste et réaliste: il est rationaliste
en ce qu'il attribue à la raison une autorité in-
dépendante de l'expérience et un contenu qui ne
lui est pas venu du dehors; il est réaliste en ce
qu'il reconnaît aux lois et aux idées de l'intelli-
gence une valeur objective, et qu'en même temps
qu'il admet dans l'esprit la présence de concepts
et de principes innés, dont le développement et
l'application forment le système de la connais-
sance, il pose au dehors des éléments de toute
réalité, dont l'ensemble et le mouvement consti-
tuent l'univers. La sensation à elle seule ne peut
suffire à la pensée pour produire la connais-
sance, et l'induction ne peut fournir les proposi-
tions universelles qu'à l'aide d'un principe de la
raison. S'il n'y a rien dans l'intelligence qui n'y
soit entré par les sens, au moins l'esprit est inné
à lui-même. Bien qu'il n'admette pas, dans le
même sens que Malebranche, que nous voyions
tout en Lieu, Dieu est selon lui la lumière de
tous les hommes : il y a un esprit universel pré-
sent en tous ; la vérité qui nous parle lorsque
nous reconnaissons des propositions d'une cer-
titude éternelle est la voix même de Dieu. Il est
cependant si peu panthéiste, surtout dans le sens
de Spinoza, que sa philosophie se distingue au-
tant par son opposition au spinozisme qu'au sen-
sualisme de Locke et à la doctrine atomistique
de Gassendi ; son idéologie, ainsi que sa psycho-
logie et sa théologie, tout son système, en un
mot, dépend et découle de sa doctrine de la na-
ture générale des êtres, de sa théorie de la na-
ture des substances, connue sous le nom de 7no-
nadologie.
Leibniz imagina l'hypothèse des monades
pour échapper d'une part au panthéisme de Spi-
noza et à l'idéalisme de Malebranche, et de l'au-
tre au sensualisme de Locke et à la philosophie
atomistique. A tous ces systèmes, il opposa un
réalisme spiritualiste : les monades ne sont ni
de simples idées ou des nombres purs, ni des
atomes corporels, mais des atomes spiritualiscs,
un milieu entre l'idée et l'atome, participant des
deux sans être ni l'un ni l'autre.
Jeune encore, dans une dissertation de Prin-
cipio individui, retrouvée par M. Guhrauer, se
prononçant pour les nominalistes. il avait dé-
claré qu'il n'y avait de réel que les substances
individuelles et qu'elles existaient en soi, indé-
pendamment de tout sujet pensant. 11 distinguait
necs finies et créées de la sub-
stance absolue et primitive: selon le panthéisme,
les individualités ne sont que des modes ou des
négations de la substance absolue; selon Leibniz,
elles sont, bien que créées et dérivées, égale-
ment positives. Il développa ses idées sur la mé-
taphysique dans plusieurs écrits, de 16'J'i à 171'i.
Dans celui qui est intitulé de Primœ philoso-
phiœ emendatione et de nolione subslantiœ,
après avoir fait tout à la fois l'éloge et la criti-
que de Descaries, il insiste sur la nécessité de
bien définir l'idée de substance, parce que de
cette définition dépendent les vérités premières
sur Dieu et les esprits, ainsi que sur la nature
des corps. Selon lui, cette notion suppose celle
de force, de force essentiellement active, faisant
sans cesse effort pour entrer en action, a On peut
sans doute, dit-il, expliquer mécaniquement,
par le mouvement de l'éther, la pesanteur et l'é-
lasticité ; mais la dernière raison de tout mouve-
ment est la force primitivement communiquée à
la création, force qui est partout, mais qui, par
là même qu'elle est présente dans tous les corps,
est diversement limitée et contenue; cette
force, cette vertu d'action est inhérente à toute
substance corporelle ou spirituelle. Les substan-
ces créées ont reçu de la substance créatrice,
non-seulement la faculté d'agir, mais encore
celle d'exercer leur activité chacune à leur ma-
nière.
A cet écrit se rattache comme développement
un article inséré dans le- Journal des savants,
en 1695, sous le titre de Nouveau système de la
nature et de la communication des substances,
remarquable d'ailleurs par les détails que donne
Leibniz sur la marche de son esprit, quant à
ces matières. Il rapporte comment, après avoir
pénétré fort avant dans le pays des' scolastiques,
les mathématiciens modernes l'en firent sortir.
Il fut d'abord charmé de la manière toute méca-
nique dont ceux-ci expliquaient la nature; mais
depuis, l'étude approfondie des principes mêmes
de la mécanique lui fit comprendre que, pour ex-
pliquer les lois physiques, il fallait employer
l'idée de force. Il ne tarda pas à revenir du
système du vide et des atomes : il comprit que
la matière n'étant qu'une collection de parties
indéfiniment divisibles et chose toute passive,
ne suffisait pas à expliquer l'individualité et
l'existence réelle des corps, et qu'il fallait ad-
mettre en eux la présence d'unités véritables,
quoique purement formelles; qu'il fallait, par
conséquent, réhabiliter les entéléchies d'Aristote,
les formes substantielles de la scolastique, en
les concevant comme analogues aux âmes,
comme des forces primitives, douées d'une acti-
vité originale, comme des forces constitutives
des substances, comme créées avec le monde et
subsistant autant que celui-ci ; atomes de sub-
stance, mais non de matière; unités réelles et
absolues, derniers éléments de l'analyse, points
métaphysiques pleins de vitalité, exacts à la fois
comme le point mathématique, et réels comme
le point physique. Ces unités substantielles qui
constituent les corps sont, du reste, d'une nature
intérieure à celle des esprits et de l'âme raison-
nable: ceux-ci sont créés à l'image de Dieu, qui
les gouverne comme un roi règne sur ses sujets,
tandis qu'il dispose des autres substances comme
un ingénieur dispose de ses machines; elles sont
impérissables. Pour en expliquer la durée, indé-
pendamment de toute idée de génération et de
mort, Leibniz, s'aidant de la théorie des trans-
formations de Swammerdam, Malpighi et au-
tres, admet que la génération d'un animal n'est
qu'un développement, que la mort n'est qu'un
enveloppement' qu'il n'y a ni naissance nou-
velle ni mort définitive, mais seulement iraus-
LEIB
— 931 —
LEIB
mission d'essence, métamorphose. Les âmes rai-
sonnables suivent d'autres lois ; elles ne peuvent
jamais perdre leur personnalité, leur qualité de
citoyens du monde des esprits; tout tend à la
perfection de l'univers en général et à celle des
créatures raisonnables en particulier. L'espace
n'est pas un elre réel absolu, mais quelque chose
de relatif et d'idéal, ainsi que le temps: le pre-
mier est l'ordre des choses considérées comme
coexistantes, le second l'ordre des successions.
Ces questions ainsi résolues, Leibniz se croyait
rentré dans le port ; mais, quand il vint à médi-
ter sur l'union de l'âme avec le corps, il se
trouva, dit-il, comme rejeté en pleine mer. Com-
ment expliquer la liaison des substances entre
elles, surtout celle de l'esprit avec le corps ? Re-
jetant avec les cartésiens toute influence d'une
substance sur une autre, mais ne pouvant ad-
mettre le système des causes occasionnelles ou
de l'assistance divine invoquée par eux, et que
Leibniz appelle un deus ex machina, il l'ut
amené à concevoir l'idée d'une harmonie préé-
tablie par la volonté du Créateur, d'un accord
constitué par avance entre toutes les substances,
et en particulier entre l'âme et le corps. Grâce
à cette harmonie, les substances, tout en se dé-
veloppant chacune pour soi, par une spontanéité
parfaite et une entière indépendance, s'accordent
néanmoins si exactement entre elles qu'elles
semblent se déterminer réciproquement : ainsi
deux horloges ne marchent parfaitement ensem-
ble sans l'intervention incessante de l'horloger,
qu'autant qu'elles auront été fabriquées et dis-
posées avec tant d'art qu'elles ne peuvent pas ne
pas s'accorder. Cette hypothèse, qui surprit d'a-
bord Leibniz lui-même par sa hardiesse et son
étrangeté, finit par le satisfaire entièrement,
comme la seule rationnelle et comme assurant
d'ailleurs la liberté et l'immortalité personnelle
de l'âme, ainsi que l'existence de Dieu, en même
temps qu'elle rend compte de l'harmonie uni-
verselle. D'après cette doctrine, l'âme est entiè-
rement libre de toute action étrangère, et son
immortelle durée est garantie avec son indé-
pendance et son impérissable individualité.
« Tout esprit, dit Leibniz, est comme un monde
à part, se suffisant à lui-même, embrassant l'in-
fini, exprimant, l'univers, et il est aussi durable,
aussi absolu que l'univers lui-même, qu'il repré-
sente de son point de vue et par sa vertu pro-
pre. Elle offre enfin une preuve nouvelle de
l'existence de Dieu, ce parfait accord ne pouvant
venir que d'une cause commune et intelligente. »
Nous ne relèverons pas tout ce qu'il y a d'il-
lusoire dans cette conviction de Leibniz, surtout
en ce qui concerne l'union de l'âme avec le
corps ; mais on doit s'étonner qu'il ait pu se per-
suader qu'elle peut se conciliei avec la liberté;
il croit avoir assuré celle-ci en la confondant
avec la spontanéité et l'indépendance,- quant au
dehors. « Il n'y a point de nécessité dans les
choses individuelles, dit-il (de Liberlate), tout
y est contingent ; mais rien, non plus, n'y est
indifférent, puisque tout y est déterminé : la li-
berté est la spontanéité intelligente. » Il man-
que évidemment quelque chose à cette défini-
tion, c'est le libre choix, l'absolue détermina-
tion par soi-même.
Le petit traité intitulé la Monadologie est daté
de 1714 et adressé au prince Eugène : c'est un
résumé de la Théodicée de Leibniz, de toute sa
philosojihie sur Dieu, sur l'âme, sur l'univers;
nous ne saurions mieux faire pour compléter ce
qui précède que d'en présenter la substance.
Les monades, éléments des choses, sont des
substances simples, incorruptibles, nées avec la
création, dillérentes de qualités, inaccessibles
à toute influence du dehors; mais sujettes à des
changements internes, qui ont pour principe
Vappétition, et pour résultat la perception. Ce
sont des atomes incorporels. Parmi les monades
créées, il en est dans lesquelles la perception
est plus distincte et accompagnée do conscience :
ce sont les âmes proprement dites. Les âmes
humaines se distinguent de celles des animaux
par la connaissance des vérités nécessaires, qui
constituent la raison ou l'esprit. De là aussi les
actes de la réflexion, qui nous donnent la con-
science du moi. Il y a deux sortes de vérités :
les vérités nécessaires ou de raisonnement,
dont le principe se trouve par l'analyse: et les
vérités contingentes ou de l'ait, dont la der-
nière raison ne peut se trouver qu'en dehors de .
la série des contingences, dans une substance
absolue et nécessaire, en Dieu, en qui les choses
existent éminemment ou virtuellement. La sub-
stance divine est d'une perfection infinie. Les
créatures tiennent leurs perfections de Dieu;
leurs imperfections ont leur source dans leur
propre nature, nécessairement bornée. Dieu se
démontre a priori par sa seule possibilité, et
a posteriori par l'existence des êtres contin-
gents. L'entendement divin est la région des
vérités nécessaires et éternelles comme lui-
même. Les vérités contingentes seules dépen-
dent du libre arbitre de Dieu, qui se détermine
sur le principe de la convenance ou le choix
du meilleur : c'est pour cela que le monde ac-
tuel est le meilleur possible. Les monades créées
sont comme des fulgurations de la Divinité.
Ses attributs essentiels sont la puissance, la
connaissance, la volonté; à ces attributs cor-
respondent dans les âmes le sujet, qui en est la
base, la faculté de perception, et celle d'appé-
tition. La créature est active en raison de sa
perfection, passive en tant qu'elle est imparfaite.
Les mouvements des monades sont réglés les
uns sur les autres de manière à produire le
meilleur des mondes possibles. En vertu de
cette harmonie préétablie entre elles, chaque
substance, par ses rapports, exprime toutes les
autres ; elle est un miroir vivant de l'univers,
chacune le réfléchissant à sa façon et de son
point de vue : de là la plus grande variété en
même temps que le plus grand ordre et la plus
haute perfection possibles. Tout corps particulier
se ressent de tout ce qui arrive dans le monde,
de telle sorte que celui qui verrait tout, pourrait
lire en chacun ce qui se fait et se fera partout.
Mais une âme ne peut voir en elle-même que ce
qui y est représenté distinctement. Elle se re-
présente plus clairement le corps qui lui est
affecté, et par là même l'univers que celui-ci
exprime par ses rapports. Tout corps organique
est une machine divine, qui est encore machine
dans ses moindres parties, ce qui n'a pas lieu
dans les ouvrages de l'homme, et fait la diffé-
rence entre l'art divin et notre art. Il n'y a rien
d'inculte, de stérile, de mort dans l'univers, et
dans la moindre partie de la matière il y a un
monde de créatures. Il y a métamorphose, mais
point métempsycose dans les animaux ; il n'y
a point d'âme sans corps : Dieu seul en est
exempt. L'accord entre les mouvements du corps
et ceux de l'âme est une conséquence de l'har-
monie universelle. L'âme étant naturellement
représentative de l'univers, il doit y avoir iden-
tité parfaite entre le système des perceptions et
celui des phénomènes. Les âmes raisonnables
sont à la fois des miroirs vivants du monde et
des images de la Divinité, et capables de s'é-
lever à la connaissance du système universel.
Elles forment la cité de Dieu, un monde moral
dans le monde physique, dont Dieu est le ro-
le in
932
LELB
et le père; et comme le même Dieu est l'archi-
tecte de l'univers et le monarque de la cité des
esprits, il doit y avoir de l'harmonie entre le
règne physique de la nature et le règne moral
de la grâce. Cette harmonie nous garantit une
juste rémunération de nos actions, et doit nous
inspirer, avec une pieuse résignation, une foi
vive en la divine Providence.
Un des côtés les plus vrais et les plus inté-
ressants de cette grande philosophie, c'est celui
qui a pour objet l'interprétation de la nature,
et il importe d'ajouter à ce que nous venons
d'en indiquer quelques traits de plus. Nous les
tirons du petit traité de Ipsa natura (1698) et
dune lettre à Bossuet du 8 avril 1692. Dans le
premier, il déclare qu'on ne peut concevoir les
choses autrement que se développant organi-
quement, selon leur essence et d'après une
sorte de predélinéation; qu'il faut admettre en
elles une force active innée. Le mécanisme des
corps doit s'expliquer par un principe plus élevé
qu'un principe matériel et la raison mathéma-
tique; il faut le déduire d'une source méta-
physique, pour ainsi dire, d'une force innée
purement intelligible, qui émane elle-même de
Dieu. « La souveraine sagesse, écrit-il à Bayle,
agit en parfait géomètre; la véritable physique
doit être puisée à la source des perfections di-
vines; il faut faire découler la philosophie de
la nature des attributs de Dieu, et tout expli-
quer par les causes finales. » Leibniz admet
dans les formes, si ce n'est dans les forces de
la nature, la loi de continuité. « Il n'y a de
repos parfait nulle part, ni solidité, ni fluidité
absolues, écrit-il à Bossuet. Tout, sans doute,
se fait mécaniquement sous la loi de conti-
nuité ; mais les principes de cette mécanique
infinie dépendent d'une cause immatérielle. La
nature n'est pas, comme le dit Fontenelle, la
boutique d'un simple ouvrier : il y a de l'infini
partout, et toute cette variété infiniment infinie
est animée par une sagesse architectonique plus
qu'infinie. 11 y a partout de l'harmonie, de la
géométrie, de la métaphysique, et, pour ainsi
dire, de la morale. Toute la nature est pleine
de miracles, de merveilles, de raison où l'es-
prit se perd et ne comprend plus, bien qu'il
sache que cela doit être ainsi. On admirait jadis
la nature sans la comprendre; les cartésiens
ont commencé à la croire si facile, qu'on est
allé jusqu'au mépris. 11 faut l'admirer avec in-
telligence et reconnaître que plus on l'étudié,
plus on y découvre de merveilles, et que la
grandeur et la beauté des raisons mêmes est ce
qu'il y a pour nous de plus grand et de plus
incompréhensible. »
Un des ouvrages les plus importants de Leib-
niz et un des fruits les plus mûrs de son esprit,
ce sont les Nouveaux essais sur l'entendement
humain (170LJ) : c'est une critique directe du
grand ouvrage de Locke, sous la forme d'un
dialogue entre Philalèthe et Théophile, dont le
premier expose le système du philosophe an-
glais, et le second celui de Leibniz, d'après le
plan même de l'Essai sur l'odendemenl hu-
main. Tout au commencement, Théophile expose
et résume les principes généraux de la philo-
sophie de Leibniz: il dit entre autres : « Ce
système paraît allier Platon avec Démocrite,
Aristotc avec Descartes, les scolastiques avec
les modernes, la théologie et la morale avec la
raison; il semble qu'il prend le meilleur de
tous les côtés, et qu'après il va plus loin qu'on
n'est allé encore. » Leibniz est plein d'<
i ni Locke, et il s'applique moins à le réfuter
mpléter en le rectifiant. A l'axiome du
ualisme : Rien 7i'cst dans l'intelligence <jui
n'ait été d'abord dans les sens, il oppose cette
vive réplique : Rien, en effet, si ce n'est l'intel-
ligence elle-même avec sa nature propre et ses
fonctions; et tandis que Locke compare l'enten-
dement, à son origine, à une table rase ou à un
bloc de marbre brut, dont l'expérience fait une
statue, Leibniz dit qu'il est semblable à un mar-
bre de Paros, où sont marqués d'avance par des
veines naturelles, les contours et les formes
de la future statue. Ainsi que tous les autres
êtres, l'âme se développe spontanément selon sa
nature et d'après une sorte de predélinéation.
Il y a des vérités innées virtuellement, mais
il n'y a pas de pensées ou de propositions innées.
La science morale est innée comme l'arithmé-
tique ; elle a besoin de se développer par la
pensée et la vie. Dieu nous y porte d'ailleurs
par des instincts, et l'homme est naturellement
porté au bien avant que de savoir lire avec
facilité dans la loi que Dieu a gravée dans son
cœur.
Ses idées sur la philosophie du droit sont
principalement exposées dans ses Observations
sur les principes du droit, et dans une critique
de Puffendorf. Il admet que le droit naturel est
d'origine divine, à condition qu'on ne Je fonde
pas sur la seule volonté ou la seule puissance
de Dieu, mais sur son entendement et sa sagesse.
La justice, selon lui, est une bienveillance intel-
ligente ; elle est nécessaire et éternelle comme
Dieu lui-même. Obéir à Dieu, c'est obéir à la
raison souveraine; et agir selon la raison, c'est
agir de telle sorte qu'il en résulte le plus grand
bien possible. Dieu est l'auteur de tout droit,
non par si volonté arbitraire, mais par son es-
sence même. Le bien et le mal sont tels néces-
sairement et en soi ; c'est pour cela qu'un athée
même pourrait croire à la justice comme en la
géométrie. La sûreté n'est pas le principe su-
prême du droit, comme le veut Grotius, quoique
ce qui est réellement utile à la société soit
juste : car, au-dessus de la société civile, il y a
la cité divine dont nous faisons également par-
tie. La fin du droit naturel est le bien de ceux
qui l'observent, son objet ce qui intéresse autrui
et se trouve en notre pouvoir, sa source la lu-
mière de l'éternelle raison divinement innée en
nous.
Leibniz s'est placé parmi les théologiens les
plus illustres de son temps, surtout par son
Discours de la conformité de la raison avec la
foi, qui précède la Théodicée, et par sa corres-
pondance avec Bossuet et avec Pélisson. Mais il
serait difficile de dire quelles ont été exacte-
ment ses opinions en cette matière. On l'accuse,
dit Fontenelle, de n'avoir été qu'un rigide ob-
servateur du droit naturel. D'un autre côté,
surtout depuis la publication posthume de son
prétendu Système théologique, on a soutenu
qu'il avait été secrètement catholique romain.
Tout récemment encore, tandis que M. Guhrauer
nous le présente comme le philosophe chrétien
par excellence, M. Rittcr soutient qu'il fut indif-
férent sur toutes les confessions chrétiennes,
et sur le christianisme lui-même. Ce qui est
vrai, c'est que Leibniz était rationaliste, comme
le furent les Pères de l'Église grecque et la plu-
part des docteurs scolastiques, en ce qu'il s'ap-
pliquait comme eux à démontrer la possibilité
rationnelle des vérités révélées, la conformité
de la foi avec la raison, dans l'intérêt de la pre-
mière plutôt que dans celui de la seconde. Plus
d'une fois il lui est arrivé de faire valoir les
droits de la raison d'une manière absolue. 11 a
peine à. croire à la damnation de ceux qui ont
forcément ignoré le christianisme ou que [<
Bonnement en éloigne. Dans ba correspondance
LEIB
— 933
LEMO
avec le converti Polisson, à une époque où le
mot tolérance était encore un néologisme mal
sonnant, il osa se déclarer pour la liberté reli-
gieuse, tout en faisant des vœux pour l'union de
l'Église. Avec de pareils sentiments, on est
supérieur à tout esprit de secte. On peut dire
que Leibniz fut protestant par le jugement, et
catholique par l'imagination et par esprit de
système. Dans sa correspondance môme avec
Bossuet, au milieu des concessions qu'il fait à
l'Église romaine, on retrouve partout l'esprit
protestant dans ce qu'il y a de plus essentiel, et
ce qu'on a intitulé son Système théologique est
moins l'expression de son opinion personnelle
qu'un exposé raisonné de la doctrine catholique,
destiné à servir de base aux négociations enta-
mées pour la réunion des églises dissidentes.
Le titre lui-même est une invention des éditeurs ;
selon M. Guhrauer, le manuscrit devait être in-
titulé Exposition, par un protestant, de la
doctrine de l'Église, catholique, pour rétablir la
paix de l'Eglise, Leibniz voyait parfois les choses
de trop haut pour les bien voir. C'est ce qui
explique pourquoi il ne comprit pas la vanité
d'un tel projet dans un temps où Louis XIV ve-
nait de révoquer l'édit de Nantes. Évidemment,
la réunion ne pouvait réussir sans de mutuelles
concessions. Or, Bossuet déclara péremptoire-
ment que son Église ne se relâcherait d'aucun
point de doctrine défini. Leibniz répond que la
difficulté n'est pas d'amener les dissidents à re-
connaître l'autorité de l'Église universelle, mais
de leur prouver que certaines décisions étaient
réellement émanées d'elle. Il admet l'infailli-
bilité de l'Église, mais il demande où est l'É-
glise. Il use largement du droit de libre examen
et nie formellement que l'Eglise n'ait jamais
innové dans la foi. Pour Leibniz, il y avait deux
partis, le parti romain et le parti d'Augsbourg,
qu'il s'agissait de réunir à l'Eglise universelle.
Pour Bossuet, au contraire, il n'y avait qu'un
f>arti qui s'en était séparé à tort et qu'il vou-
ait bien se prêter à ramener à son Église, qui
était évidemment l'Église véritable. « Vos livres
sont excellents, lui écrit Leibniz, pour achever
ceux qui chancellent déjà; mais ils sont im-
puissants contre ceux qui, à vos préjugés de
belle prestance, opposent d'autres préjugés; »
entendant par là des croyances vraies ou fausses
auxquelles nous attache notre habitude de voir
et de sentir, raisons de sentiment, qui consti-
tuent notre foi intime et qui ne peuvent se
transmettre.
Ce que, du reste, Leibniz regardait comme le
fond de la piété et de la sagesse; ce que, selon
lui, l'éducation, la science et les arts doivent
s'accorder à répandre parmi les hommes, c'est
la conviction de la beauté de la vie future, la-
quelle conviction pour lui est identique avec
l'amour de Dieu et de l'harmonie des choses. Il
veut que la piété soit gaie et sereine. « Lés Sy-
barites, dit-il dans ses Pensées diverses (Médi-
tations variées), décernaient des récompenses à
ceux qui avaient inventé quelque nouveau genre
de plaisir. Pour moi, j'estime que celui-là aura
le mieux mérité de la république chrétienne qui
trouvera le meilleur moyen d'allier la plus
grande sérénité possible à la piété. »
En général, Leibniz, malgré le sentiment qu'il
avait de sa supériorité, était en toutes choses
plein de modération et éloigné de tout esprit
absolu et exclusif. 11 doutait que l'homme lut
capable d'une connaissance parfaite. Il juge avec
équité ses prédécesseurs et ses contemporains.
Il fut un des premiers qui aient philosophique-
ment apprécie l'histoire de la philosophie; il
était éclectique dans le sens le plus élevé et le
plus philosophique de cette expression. «La mé-
rité, dit-il sur la lin de sa vie, est plus répandue
qu'on ne pense, niais elle est très-souvent fardée
ou enveloppée, affaiblie, mutilée, corrompue par
des additions. En faisant remarquer ces traces de
la vérité dans les anciens, dans les antérieurs.
on tirerait le diamant de la mine, la lumière des
ténèbres, et l'on arriverait ainsi à une philosophie
durable {perennis quœdum philosophie/,). »
Leibniz lui-même a été un des principaux
ouvriers de cette philosophie perpétuelle. Ses
hypothèses et les solutions fondées sur elles ont
eu le sort de toutes les hypothèses sur des ques-
tions évidemment insolubles; mais ses principes
généraux sur l'autorité de la raison, sur la nature
de l'esprit, sur la nature en général, sur l'har-
monie universelle, sur le gouvernement du monde
par la Providence, sur le rapport de Dieu avec
les créatures, ses principes de droit et de morale,
si l'on fait abstraction de la manière dont ils sont
formulés, son rationalisme réaliste, sont acquis à
la science philosophique, aux yeux d'une critique
qui s'attache moins à la forme de la pensée qu'au
fond. Après avoir vivement remué les esprits au
moment de leur apparition dans le monde, ses
ouvrages sont encore aujourd'hui une mine fé-
conde d'instruction et d'édification philosophique.
Il est impossible de donner ici une liste com-
plète des éditions différentes des œuvres de Leibniz
et des ouvrages qui ont pour objet l'exposition
et la critique de sa doctrine. Nous indiquerons
les principaux et les sources où l'on pourra
puiser un complément de renseignements.
Leibnilii opéra omnia, Ed. Dutens, Genève,
1768, 6 vol. in-4; — Œuvres philosophiques, la-
tines et françaises, Raspe, Amsterdam, 1765, in-4;
— Leibnilii opéra pi rilosophica, Erdmann, Berlin,
1840, grand in-8 à 2 col.; — Œuvres philosophi-
ques, Am. Jacques, Paris, 1842, 2 vol. in-12; —
Œuvres allemandes, Guhrauer, Berlin, 2 vol.
in-8; — Correspondance de Leibniz et de Wolf,
Gehart Halle, 1860, in-8 (ail.); — Correspondance
de Leibniz. d'Arnauld et du landgrave de Hesse,
Hanovre, 1846, in-8; — Correspondance de Leibniz
et de Bemouilli, Lausanne, 1747, 2 vol. in-4; —
Œuvres complètes publiées pour la première fois
d'après les manuscrits par M. Foucher de Careil,
Paris, 1860 etsuiv. (encours de publication, 6 vol.
in-8 ont paru); — Œuvres philosophiques publiées
par P. Janet, 1866, 2 vol. in-8.
La vie de Leibniz a été écrite par Eckhardt,
Fontenelle, Kœstner, Bailly, avec plus de détails
par Jaucourt, Leyde, 1734, et par Guhrauer,
Breslau, 1842, 2 vol. in-12 (ail.). Sa philosophie
a été exposée par Ludovici , Condillac, Maine
de Biran (voy. ces noms), par Feuerbach (Dars-
tellung und kritik der Leibnizichen Philosophie
1837), par Erdmani {Leibniz, etc., Leipzig, 1842),
par M. Damiron (Essai sur l'histoire de laphilo-
sophie au xvn° siècle), par M. Bouillier (Histoire
de la philosopliie cartésienne), par M. Nourisson
(la Philosophie de Leibniz). Consultez encore
l'Histoire et le Manuel de Tennemann.
LEMME (en grec M){A|Jia, de l<x\j.6i.va> , prendre,
recevoir; sumptio en latin). C'est le nom qu'on
donne en philosophie et en mathématiques à une
proposition préliminaire qui sans avoir un rapport
direct avec une autre proposition qu'il s'agit de
prouver, sert pourtant à en préparer la démons-
tration. C'est ainsi que pour établir une proposi-
tion de mécanique, on peut commencer par s'ap-
puyer sur une proposition de géométrie qui ne
paraît pas se lier d'une manière très-évidente à
la première.
LEMOINE (Jacques-Albert-Félix), né à Pans,
le 8 avril 1824, mort le 8 septembre 1874, a rendu
par ses écrits et par son enseignement les services
LÉON
— 934
LEI >X
les pins distingues à la philosophie, et semblait
destiné à lui en rendre encore beaucoup d'autres,
quand une fin prématurée l'enleva brusquement
à ses travaux et aux légitimes espérances de la
science. Entré à l'École normale en 1844 après
avoir fait ses études au lycée Charlemagne, et
nommé agrégé de philosophie en 1847, il occupa
successivement les chaires de philosophie du
lycée (alors collège royal) de Nantes, de la Fa-
culté des lettres de Nancy et de celle de Bordeaux,
du lycée Bonaparte à Paris. De 1862 à 1872,
l'École normale le compta au nombre de ses
maîtres de conférence, et l'enseignement étant
devenu un trop lourd fardeau pour sa santé
délicate, il entra dans l'administration de l'instruc-
tion publique comme inspecteur de l'Académie de
Paris. M. Lemoine, sans perdre de vue l'unité et
l'ensemble des études philosophiques, s'est con-
sacré particulièrement aux rapports de la psycho-
logie avec la physiologie ou à l'observation des
phénomènes qui semblent relever à la fois de la
puissance de l'âme et de celle de l'organisme.
Dans cet ordre de recherches il a acquis une au-
torité légitime et un nom justement honoré.
Voici les titres de. ses ouvrages : Charles
Bonnet, philosophe et naturaliste, in-8, Paris,
1850; — Quid sit rnateria apud Leibnitium,
in-8, même lieu et même date (ce sont les deux
thèses présentées par l'auteur à la Faculté des
lettres de Paris pour obtenir le grade de docteur);
— du Sommeil, ouvrage couronné par l'Académie
des sciences morales et politiques, grand in-18,
Paris, 1855; — l'Ameet le corps, in-8, Paris, 1862;
— l'Aliéné devant la philosophie, la morale et
la société, in-8, Paris, 1862; — le Vitalisme et
V Animisme, de Stahl, in-8, Paris, 1864; — de la
Physionomie et de la parole, in-18, Paris, 1865,
et plusieurs mémoires publiés dans le Compte
rendu des séances et travaux de V Académie des
sciences morales et politiques. — M. Lemoine a
pris aussi une part importante à la révision et à
la rédaction de la 2e édition du Dictionnaire des
sciences philosophiques.
LÉON HÉBREU, philosophe juif qui se rendit
célèbre au commencement du xvie siècle, par ses
Dialogues d'amour, est connu parmi ses coreli-
gionnaires sous le nom de Juda Abravanel. Il
était fils premier-né du célèbre don Isaac Abra-
vanel, qui, né à Lisbonne en 1437 de parents
riches et distingués, fut conseiller d'Alphonse V,
roi de Portugal, et ensuite (depuis 1484) de Fer-
dinand le Catholique. Notre Léon ou Juda naquit
à Lisbonne, nous ne savons dans quelle année,
mais probablement entre 1460 et 1470. Après la
mort d'Alphonse V, en 1481, Isaac Abravanel,
accusé de complot, fut forcé de s'enfuir en Es-
pagne, où sa famille, dépouillée de ses biens, le
suivit quelque temps après. Le cruel édit de 1492
ayant obligé les juifs à quitter l'Espagne, la
famille Abravanel se rendit à Naplcs, où don
Isaac trouva un accueil gracieux auprès du roi
Ferdinand, et sut se mettre en crédit à la cour;
il conserva la même position sous le fils de Fer-
dinand, Alphonse II, et, lors de l'invasion des
Français, il suivit ce malheureux monarque dans
sa fuite en Sicile. Léon, qui jusqu'ici avait par-
tagé toutes les vicissitudes de son père, s'établit
plus lard comme médecin à Naples et ensuite à
Gênes. Dès l'an 1502, il acheva ^'ouvrage qui a
fondé sa réputation et qu'il composa en italien
sous le titre de Dialoghi di amore. Les autres
détails de sa vie, ainsi que la date de sa mort,
nous sont inconnus.
Quelques auteurs ont prétendu que Léon om-
bras: ce fait n'a pas le
moindre fo II est vrai que, dans un
passage du troisième dialogue, saint Jean l'Evan-
géliste figure à côté d'Hénoch et du prnph. te
Ëlie, qu'on dit être immortels en corps et en
âme, et c'est précisément de ce passage que des
hommes qui n'avaient pas lu attentivement les
Dialogues d'amour ont cru pouvoir conclure
que l'auteur s'était fait chrétien. Mais il faudra
nécessairement admettre avec Wolf (Bibliotheca
hebrœa, t. III, p. 318) que les mots et ancora
san Giovanni Evangelista ont. été interpolés par
les censeurs romains : car il est certain que Léon,
en écrivant ses Dialogues, était juif. Sans insister
sur l'invraisemblance d'une conversion de Léon
du vivant de son père Isaac (mort en 1509), nous
ferons remarquer qu'on trouve dans les Dialogues
un grand nombre de passages qui montrent que
l'auteur professait le judaïsme : plusieurs fois,
en parlant de Maimonide, il l'appelle (fol. 100 a
et 174 a de l'édition de Venise. 1572) « il nostro
rabbi Moïse; » de même, en citant Avicebron, il
dit (fol. 151 b) : « Ii nostro Albenzubron nel suo
libro de fonte vilœ. » Il se sert, pour fixer l'époque
de la création, du calcul des juifs, qu'il appelle
(fol. 151 a) la vérité hébraïque : « Siame secondo
la vcritàhebraica a cinque mila ducento sessanta
due, dal principio délia creazione » (année qui
correspond à 1502); enfin, dans un autre passage
(fol. 147 a), l'auteur fait connaître sa religion dans
les termes les moins équivoques, en disant : « Noi
tutti che chrediamo la sacra legge mosaica, etc.»
Il n'en faut pas davantage pour montrer que
l'auteur des Dialogues d'amour était resté fidèle
à la religion juive. On ne saurait admettre, non
plus, qu'il ait plus tard changé de religion : car
il est mentionné dans les termes les plus hono-
rables par les rabbins Guedalia Jahia (dans le
Schalschéleth ha-kabbala) et Azaria de Rossi
(dans le Meor éna'im), tous deux du xvie siècle,
et Imanuel Aboab, dans sa Nomologia (au com-
mencement du xvne siècle), en fait un éloge
pompeux.
Léon est l'unique représentant, parmi les Juifs,
de ce nouveau platonisme qui, introduit en Italie
par le Byzantin Gémiste Pléthon et par son dis-
ciple le cardinal Bessarion, fut propagé avec en-
thousiasme par Marsile Ficin, et que le comte
Jean Pic de la Mirandole maria avec le mysti-
cisme de la kabbale juive. Les Dialogues de Léon
ont pour sujet principal l'amour dans l'acception
la plus vaste et la plus élevée de ce mot, l'amour
sous ses divers aspects, dans Dieu et dans l'uni-
vers, dans l'humanité et dans les plus viles créa-
tures, dans l'intelligence et dans les sens. C'est
autour de ce centre que se groupent les considé-
rations et les doctrines les plus variées, et les in-
terprétations des traditions bibliques et des fables
grecques, entre lesquelles l'auteur fait souvent
d'ingénieux rapprochements.
L'ouvrage se compose de trois dialogues entre
Philon et son amante Sophie. Le premier dialogue
traite de l'essence de l'amour. Philon ayant dé-
claré à Sophie que la connaissance qu'il avait
d'elle éveilla il en lui l'amour et le désir, Sophie
soutient que ers deux sentiments ne s'accordent
pas ensemble, ce qui amène l'auteur à les définir
chacun à part et à examiner en quoi ils diffèrent.
Dans ce but il les considère sous trois points de
vue; distinguant dans ce qu'ils ont pour objet,
l'utile, l'agréable et l'honnête. 11 passe en revue
les différents biens dignes d'être aimés et dési-
rés ; l'amour de l'honnête est le plus élevé ;
l'amour de Dieu, par conséquent, est ce qu'il y
a de plus sublime : car Dieu est le commence-
ment, le milieu et la lin de toutes les actions
In m notes ou morales. Mais ce n'est que bien im-
parfaitement que Dieu peut é mparnotre
intelligence et aimé par notre volonté. Recher-
chant ensuite en quoi consiste la \raie félicita
LEON
— 935 —
LÉON
de l'homme, l'auteur réfute plusieurs opinions
émises à cet égard, et conclut que le vrai bon-
heur est dans l'union de notre intelligence avec
l'intellect actif, que l'auteur identifie avec Dieu.
L'union, qui se fait par la contemplation, ne peut
avoir lieu qu'imparfaitement dans cette vie; mais
elle sera parfaite et perpétuelle dans la vie fu-
ture. Revenant à son sujet, l'auteur montre que
les amours sensuels ne peuvent aboutir qu'à la
satiété et au dégoût, et il cite pour exemple l'a-
mour qu'Ammon, fils de David, éprouva pour sa
sœur Thamar. Cet amour est engendré par le
désir, tandis que le vrai amour engendre le désir
et fait désirer à la fois l'union spirituelle et cor-
porelle, de manière que les amants se transfor-
ment, pour ainsi dire, l'un dans l'autre et se con-
fondent en un seul être. Cet amour, purement
intellectuel, est père du désir et fils de la raison
et de la connaissance.
Le deuxième dialogue traite de l'universalité
de l'amour. 11 y a cinq causes d'amour communes
aux hommes et aux animaux : le désir de la gé-
nération, la suite de la génération, ou les rapports
des parents et des enfants, le bienfait ou la recon-
naissance, la similitude ou l'homogénéité de l'es-
pèce, et le commerce habituel. Chez l'homme
l'intelligence rend ces cinq causes plus fortes ou
plus faibles ; l'amour dans l'homme est plus par-
fait et plus noble. Il y a dans l'homme deux au-
tres causes d'amour, qui n'existent pas dans les
animaux : la conformité du naturel et du tempé-
rament dans deux individus, et les qualités mo-
rales et intellectuelles par lesquelles l'homme se
fait aimer de ses semblables. Philon passe ensuite
aux choses inanimées qui ont aussi certaines in-
clinations naturelles qu'on peut appeler amour :
l'amour, qui dans les corps inanimés n'est qu'une
certaine attraction naturelle, est à la fois sensible
et naturel chez les animaux; dans l'homme il
est naturel, sensible et rationnel. En exposant à
Sophie l'amour des éléments, des corps célestes
et, en général, de toutes les parties de l'univers,
Philon parcourt tout le domaine de la physique
et de la cosmologie, et présente l'homme comme
l'image de l'univers ou comme microcosme. Abor-
dant les amours des dieux de la Fable, il explique
plusieurs allégories d'un grand nombre de my-
thes grecs, et caractérise, en passant, la méthode
de Platon et celle d'Aristote, dont l'un, tout en se
débarrassant des chaînes du rhythme et écrivant
en prose, a pourtant fait intervenir dans ses écrits
la poésie et la fable, tandis que l'autre a préféré
un style sévère et purement scientifique. En der-
nier lieu il aborde l'amour des intelligences pu-
res, celui des sphères célestes; la cause pour la-
quelle ces intelligences meuvent leurs sphères
respectives est en Dieu, objet de leur amour. En-
fin, l'esprit vivifiant qui pénètre le monde et le
lien qui unit tout l'univers, c'est l'amour, sans
lequel il n'y aurait ni bonheur ni existence.
Le troisième dialogue traite de l'origine de l'a-
mour, et ici l'auteur aborde les plus hautes ques-
tions met .physiques. Avant d'entrer en matière,
il fait Uhe digression sur l'extase, qui nous sous-
trait aux sens plus encore que le sommeil; l'àme,
dans cet état, s'attachant à l'objet désiré et con-
templé, peut promptement abandonner le corps.
L'âme étant, selon Platon, d'une nature à la fois
intellectuelle et corporelle, peut facilement passer
des choses corporelles aux choses spirituelles, et
vice versa. Elle est inférieure à l'intellect abstrait,
qui est d'une nature uniforme et indivisible. Dans
l'univers, le soleil est l'image de l'intellect et la
lune celle de l'âme ; la lune tient le milieu entre
te soleil lumineux et la terre ténébreuse. Dans
l'éclipsé solaire, lorsque, au moment de la con-
jonction, la lune s'interpose entre le soleil et la
terre, elle reçoit seule la lumière du soleil dans
sa partie supérieure, et abandonne la terre aux
ténèbres; de même l'âme, dans sa conjonction
avec l'intellect, reçoit seule toute la lumière in-
tellectuelle et abandonne le corps. C'est ainsi que
meurent les hommes pieux et saints dans l'extase
ou la contemplation ; c'est de cette manière que
moururent Moïse et Aaron par la bouche de Dieu,
comme dit l'Écriture, ou par un baiser de la Divi-
nité, c'est-à-dire enlevés par la contemplation de
l'amour. — Abordant ensuite le sujet de ce troi-
sième dialogue, l'auteur examine successivement
ces cinq questions : si l'amour naquit, quand,
où, de qui et pourquoi il naquit. — Il résulte de
tout ce qui précède que l'amour existe; il est te
désir qui entraîne vers ce qui plaît. Examinant
les définitions de l'amour données par Platon et
Aristote, dont l'un cherche l'objet de l'amour
dans le beau et l'autre dans le bon, l'auteur dé-
veloppe les idées du beau et du bon, et montre
que la. définition d'Aristote, plus générale et plus
complète, embrasse aussi bien l'amour divin que
l'amour humain. L'amour procède évidemment
d'autre chose : il est te produit de l'objet aimé et
de celui qui aime; le premier est l'agent ou le
père, te second peut être considéré comme la
matière passive ou comme la mère. Le beau, le
divin, n'est pas dans celui qui aime, mais dans
l'objet aimé, qui, par conséquent, est supérieur à
l'autre. A la vérité il arrive aussi que ce qui est
supérieur aime ce qui est inférieur ; mais alors
il manque toujours au supérieur une certaine
perfection qu'il trouve dans ce qui est inférieur,
et ce dernier, sous ce rapport, a une certaine su-
périorité. En Dieu seul, qui est la perfection ab-
solue, l'amour ne peut supposer aucun défaut, et
en effet l'amour que Dieu a pour la création n'est
autre chose que la volonté d'augmenter la per-
fection et le bonheur des créatures. — Pour éta-
blir quand naquit l'amour, l'auteur développe
les trois prin:ipiux systèmes sur l'origine de toute
chose : celui d'Aristote, qui soutient l'éternité du
monde ; celui de Platon, qui admet un chaos éter-
nel, mais qui attribue un commencement à la
formation du monde; et celui des croyants, qui
admettent la création ex nihilo. Il montre que
les opinions de Platon sont d'accord avec celles
des kabbalistes qui admettent que le monde ne
dure qu'un certain temps au bout duquel il re-
tombe dans le chaos pour être ensuite créé de
nouveau. Le monde inférieur a toujours six mille
ans d'existence, et le chaos dure mille ans ;
par conséquent, la création a lieu tous les sept
mille ans. Le monde supérieur ou le ciel dure
pendant sept périodes du monde inférieur ou
quarante-neuf mille ans; il retombe également
dans le chaos pendant mille ans et se renouvelle,
par conséquent, tous les cinquante mille ans.
Revenant à son sujet, Fauteur remonte au pre-
mier amour qui est celui que Dieu a pour lui-
même, l'amour de Dieu connaissant et voulant
envers Dieu la souveraine beauté et la souveraine
bonté. Ce premier amour est éternel comme Dieu
lui-même. Dieu est l'unité de l'amour, de l'amant
et de l'aimé, ou, comme disent les péripatéti-
ciens, de l'intellect, de l'intelligent et de l'intel-
ligible. Le second amour, ou le premier qui na-
quit, est celui que Dieu a pour l'univers; ici trois
différents amours se rencontrent: l'amour de Dieu
envers le père et la mère du monde, engendrés
de Dieu et qui sont l'intellect premier et le chaos;
l'amour réciproque de ces parents du monde; et
l'amour mutuel de toutes les parties de l'univers.
Selon l'opinion d'Aristote, ces trois amours sont
éternels; selon Platon, le premier est éternel et
les deux autres naquirent au commencement du
temps ou à la création; selon les croyants, et
LEON
— 936 —
LEON
l'auteur est de ce nombre {corne noi ftdeli cre-
diamo), les trois amours naquirent successive-
ment au commencement de la création (fol. 160a).
La question de savoir où l'amour naquit se trouve
réduite au dernier des trois amours dont nous
venons de parler, ou à l'amour mutuel des par-
ties de l'univers ; et Philon montre à Sophie que
cet amour naquit au monde des anges ou des in-
telligences pures, qui ont la connaissance la plus
parfaite de la beauté divine, et qu'il se commu-
niqua de là au monde céleste, ou aux sphères, et
au monde sublunaire. Ici l'auteur développe la
théorie de l'émanation dans les diverses nuances
qu'elle avait prises chez les Arabes, fait ressortir
quelques points dans lesquels Averroès diffère
des autres philosophes de sa nation, et montre
comment la beauté divine se communique suc-
cessivement aux divers degrés de la création,
jusqu'à l'intellect humain. — La quatrième ques-
tion, celle de savoir de qui naquit l'amour, con-
duit l'auteur à l'interprétation des diverses fables
des poètes anciens sur la naissance d'Eros ou Cu-
pidon. et à celle des allégories du double Eros,
de l'Androgyne et de Poros et Penia, qu'on ren-
contre dans le Banquet de Platon; l'allégorie de
l'Androgyne est empruntée, selon Léon, au récit
mosaïque de la création de l'homme et de la
femme. L'auteur arrive enfin à cette conclusion,
que le beau et la connaissance sont le père et la
mère de l'amour. En considérant le beau sous
toutes ses faces, il arrive à parler des idées de
Platon, et il montre qu'il y a harmonie parfaite
entre Platon et Aristote, et qu'ils ne font qu'ex-
primer les mêmes idées sous des formes différen-
tes. — La cinquième et dernière question est re-
lative au but final de l'amour ; ce but c'est le
plaisir que trouve celui qui aime dans la chose
aimée {la diletlatione deW amante nella cosa
amata). Le plaisir est considéré sous le rapport
du bon' et du beau, des vertus morales et intel-
lectuelles, et l'on montre que le véritable but de
l'amour de l'univers est l'union des êtres avec la
souveraine beauté qui est Dieu.
Cette analyse imparfaite ne peut donner qu'une
bien faible idée de la richesse des pensées déve-
loppées dans les Dialogues d'amour, et de la pro-
fondeur avec laquelle les matières les plus variées
y sont traitées. Les défauts de Léon sont ceux de
son temps et de l'école à laquelle il appartenait.
Son ouvrage n'est pas sans importance pour l'his-
toire de la philosophie : car il est peut-être l'ex-
pression la j lus parfaite de cette philosophie ita-
lienne qui chercha à réconcilier Platon avec Aris-
tote ou avec le péripatétisme arabe, sous les
auspices de la kabbale et du néo-platonisme.
L'Italie rendait justice au mérite de cet ouvrage
qui était assez grand pour faire pardonner à l'au-
teur étranger les défauts du style. La meilleure
preuve de la sensation que firent pendant tout le
xvr siècle les Dialogues de Léon, ce sont les
nombreuses éditions et traductions qui en ont été
publiées. Outre l'édition princeps, imprimée à
Rome en 1535, in-4, il en parut à Venise cinq ou
six autres qui toutes sont devenues fort rares;
que nous avons sous les yeux a pour titre :
Dialoghi di amore di Leone 1/ebreo. medico, di
nuovo correili et ristampati in \'cnezia, ap-
presso Nicole Bevilaqua M 1 il. XXI f : c'est un
volume in-8 de 246 feuillets. Une élégante tra-
duction latine des Dialogues, due à Jean-Charles
ri m {Sararcnus). a été publiée à Venise, en
1564, in-8, et reproduite dans le recueil édité par
Pistorius, sous le titre de Artis cabalislicœ, hoc
est., etc., t. I, in-f", Bàle, 1587. Sur les trois tra-
ins espagnoles, dont deux sont dédi< es à
Philippe II, on peut voir Rodriguez de Castro,
Diblioleca espafiola, 1. 1, p 372. On a aussi deux
traductions françaises des Dialogues d'amour,
l'une de Pontus de Thiard, et l'autre de Denys
Sauvage, dit le seigneur du Parc : cette dernière,
dédiée à Catherine de Médicis, a pour titre : l'hi-
losoj il 'de d'amour de M. Léon Hébreu, traduicte
d'italien en françoys, par le seigneur du Parc,
Champenois, in-12, Lyon, 1559.
Nous ne savons si Léon a fait d'autres ou-
vrages. De Rossi {Diccion. storico degli aulori
ébrei, t. I, p. 29) le croit auteur de Drusilla,
drame pastoral composé, selon Tiraboschi, par
Leone Ebreo. Mais le nom de Léon était très-
commun parmi les juifs d'Espagne, de Provence
et d'Italie ; généralement ceux qui en hébreu
s'appelaient Juda, adoptaient le nom de Léon ou
Leone (lion), par allusion à un passage de la bé-
nédiction de Jacob {Genèse, xlix, 9). — Le
Léo Hebrœus mentionné par Pic de la Miran-
dole {Disputationes in aslrologiam, lib. IX.
c. vm et passim) comme auteur de Canons
astronomiques, et que Wolf (t. I, p. 436) croit
être le même que notre philosophe, est très-
probablement Levi ben-Gerson. Voy. Juifs.
Un autre Léon Hébreu, ou Juda, dit Messer
Leone de Mantoue, s'est fait connaître au xvc
siècle par divers ouvrages de philosophie. Nous
avons de lui des commentaires sur quelques
parties de l'Organon d'Aristote, et un traité de
logique sous le titre de Michlal yophi, achevé
en 1455. Ces ouvrages existent parmi les ma-
nuscrits hébreux de la Bibliothèque nationale.
S. M.
LEONAR.DUS ARETINUS, ou plutôt Léo-
nard Bruni d'Arezzo. célèbre à tant de titres, doit
être compté parmi les érudits du xve siècle qui
contribuèrent le plus efficacement à la restaura-
tion de la philosophie ancienne. Né en 1369 dans
la ville dont il porte le nom, il étudia le grec
sous le docte Emmanuel Chrisoloras, et, s'étant
bientôt fait connaître autant par son savoir que
par son aptitude aux emplois publics, il fut
tour à tour secrétaire apostolique auprès d'In-
nocent VII, de Grégoire XII, d'Alexandre VI et
de Jean XXIII, et chancelier de la république
de Florence; il mourut le 9 mars 1444. De ses
nombreux ouvrages, ceux qui concernent la phi-
losophie sont, pour la plupart, des traductions.
En voici les titres : 1° Arislolclis de Moribus ad
Eudemum latine, Leonardo Arclino interprète,
Louvain, 1475 : celte traduction a été réimprimée
à Paris en 1560, in-4, et en 1692, in-8 ; —
2° Arislolclis Ethicorum libri decem : cette
traduction de l'Éthique à Nicomaque a été pu-
bliée pour la première fois à Paris par Henri
Estienne, en 1504 ; une seconde édition, sortie
des mêmes presses, porte la date de 1510. Josse
Bade d'Asch l'a réimprimée en 1516 ; — 3" Ari-
stolelis Politicorum libri oclo, Venise, 1504,
1505, 1511 et 1517, suivant le P. Niceron ; Bàle,
1530, suivant Mehus ; — 4° Arislolelis Œconomi-
corum libri, ib., 1538. Il faut ici détendre Léo-
nard d'Arezzo contre une imputation calomnieuse
de Fabricius. Suivant ce bibliographe, Léonard
d'Arezzo aurait tiré de son propre fonds tout le
second livre de l'Economique, et L'aurait mis au
compte d'Aristote par un coupable artifice. Mais
sur ce point, comme sur bien d'autres, Fabri-
cius s'est trompé. On trouvera la preuve de son
erreur dans notre notice sur Durand d'Auvergne,
le plus ancien des traducteurs latins de VÈcono-
mique {llisl. litt. de la Erancc, t. XX V, p. 58);
— 5" Apologia Sorratis, Bologne. 1502. 11 existe
à la Bibliothèque nationale un exemplaire de
cette édition, enrichi de mites manuscrites de
J. A. de Thou ; — 6» Marci Anton» vita. per
l eonardum , t retinum egra <•" in lalinumlrans-
lala, Bàle, 1512 ; — 7" IHalonis cpistolœper Léo
LEON
90"7
LERE
nardam Aretinum; traduction inédite, dont il
existe de nombreux manuscrits dans les biblio-
thèques d'Italie et de France. On en trouve cinq
portés à l'ancien fonds de la Bibliothèque na-
tionale, sous les nos 8606, 8610, 8611,8656, 8657 ;
— 8" Liber Plalonis qui dicitur Phœdon, ma-
nuscrit dont il existe beaucoup de copies, dont
deux inscrites au fonds ancien de la Bibliothè-
que nationale, sous les nos 6279, 6568 ; — 9° Pla-
lonis Gorgias, Phœdrus Crito, traductions ma-
nuscrites qui se trouvent dans le n° 6368 du
même fonds; — 10° Xenophontis liber qui dici-
lur Tijrannus, manuscrit que contient le même
volume ; — 11° Leonardi Aretini de Aristotelis
vila. manuscrits de l'ancien fonds, nos 1676, 5831,
5833, 631 .">.
On trouve d'amples renseignements sur la vie
et les ouvrages de Léonard d'Arezzo soit dans
son Oraison funèbre prononcée par Giannozzo
lïanetti, et publiée par l'abbé Méhus en tète de
l'édition des Epislolœ familiares, in-8, 1741,
soit dans une notice bibliographique de Méhus
qui précède cette édition des Lettres de Léonard
d'Arezzo. B. H.
LÉONICUS THOMÉUS. Nicolas Léonicus,
surnommé Thoméus, est connu comme un des
rénovateurs de la philosophie en Italie. Il des-
cendait d'une famille grecque originaire d'Epire;
mais il était né à Venise en 1457. A Venise et à
Padoue il étudia la littérature de l'ancienne
Grèce sous les yeux et par les leçons d'un des
plus célèbres réfugiés de Byzance, Démétrius
Chalcondyle. Un célèbre thomiste du temps,
Thomas de Vio-Cajétan, lui enseigna la philoso-
phie soolastique ; mais.' à son insu, il lui inspira
un tel dégoût pour la dialectique usée du moyen
âge, que Léonicus prit la résolution de la com-
battre en lui opposant la pure logique d'Aristote.
De l'Aristote traditionnel et mal compris, il en
appela, un des premiers, à l'Aristote bien en-
tendu et étudié dans ses œuvres restituées et
retrouvées. C'était une innovation hardie, et ce-
pendant celui qui la tenta fut appelé à profes-
ser la logique et la médecine dans l'université
de Padoue.
Dans ses deux chaires, Léonicus ne se borna
point à expliquer les livres et à commenter les
doctrines d'Aristote et de Galion, il initia aussi
ses nombreux auditeurs, accourus d'en deçà et
d'au delà des Alpes, aux beautés et aux sublimes
élans du platonisme ; il remit en honneur la ma-
nière de disserter des académiciens; il institua
des conférences conformes à ce plan, il composa
des traités clairs et élégants, des dialogues
pleins d'intérêt dont la forme était empruntée
de Cicéron; il se hasarda même à exposer un
système néo-platonicien et mystique, analogue à
celui de Marcile Ficin et du Vénitien Zorzi,
système dont l'âme du monde est l'objet.. Si, en
effet, dans ses dialogues il s'occupe trop longue-
ment à débrouiller l'origine et les mystères de
ce qu'il nomme la divination naturelle, c'est
qu'il considère la faculté de connaître tout en-
tière comme une sorte de divination. Lorsque
nous croyons sentir ou savoir, nous devinons,
selon Léonicus ; l'inspiration est, à plus forte
raison, une pure divination; la divination elle-
même est l'effet du rayonnement de l'âme uni-
verselle ; c'est cette âme qui sent, pense et veut
e»i nuus, de même que hors de nous elle meut
et anime toutes choses ; c'est sa toute-présence
qui explique la sympathie, l'antipathie, l'in-
fluence réciproque, toutes les relations qui peu-
vent exister dans le monde. Les véhicules de
l'action mutuelle et de l'influence constante de
l'âme universelle sont très-variés : ce sont l'air,
la lumière, les vapeurs, les rayons les sons, les
images, tout ce qui est en mouvement, tcut ce
qui est doué d'une forme, d'une couleur, d'une
exhalaison quelconque. Par cette masse de
moyens différents, l'âme, l'univers, Dieu agis-
sent sur notre esprit comme sur notre corps, et
deviennent ainsi les sources de l'inspiration et
de la divination.
Ce n'est pas, au surplus, par ce genre de mys-
ticisme assez commun au xvic siècle, c'est par sa
vive et ingénieuse polémique contre la philoso-
phie régnante que Léonicus fut célèbre et utile :
il ne cessa de rappeler ses contemporains aux
monuments authentiques de la philosophie an-
cienne, déclarant les sommes et les traités de la
scolastique « des citernes crevassées ». Il fit
mieux encore en examinant avec modestie et cir-
conspection, à la lumière de l'exiérience et de
la pratique, les questions agitées depuis des
siècles avec une pesante subtilité dans l'enceinte
de l'École. Voilà pourquoi Érasme, le Bembe,
Sadolet, Philalthée le louent et l'aiment tant. La
postérité a confirmé leur approbation, en recon-
naissant que Léonicus eut le double mérite d'ou-
vrir en Italie la série des péripatéticiens criti-
ques et indépendants, et en Europe l'ordre des
médecins humanistes, des vrais sectateurs d'Hip-
pojrate. A Padoue, ou il mourut en 1533, il fut
le fondateur de l'école illustre qui a produit au
xvie siècle Pomponace, A. Nifo, Achillini, Pas-
sero, Zabarella, Cremonini. Vcy. surtout VHis-
toria varia de Léonicus. C. Bs.
LEONTIUM, célèbre courtisane d'Athènes, at-
tachée à la doctrine et aussi à la personne d'É-
picure. Après la mort de ce philosophe, et, se-
lon quelques-uns, dans le temps où il vivait
encore et montrait pour elle l'amour le plus ten-
dre, elle eut les mêmes relations avec Métrodore,
le plus renommé d'entre les disciples d'Epicure.
Elle unissait à la beauté les grâces de l'esprit et
assez d'instruction pour composer des ouvrages
de philosophie; elle en écrivit un contre Théo-
phraste, dont Cicéron loue beaucoup le style in-
génieux et plein d'atticisme, mais qu'il estime
médiocrement pour la pensée. Il ne nous est
resté aucun vestige de ce livre, non plus que des
lettres de Leontium, qui excitaient l'admiration
d'Epicure: celle qui nous a été conservée sous
son nom parmi les lettres du rhéteur Alciphron
est évidemment supposée, mais n'en est pas
moins digne d'être consultée comme l'expression
de certains faits conservés par la tradition : nous
y voyons, par exemple, qu'Épicure était très-
vieux quand il connut Leontium, et que, malgré
son âge et les infirmités qu'il amène à sa suite,
il l'aima avec la passion d'un jeune homme.
Leontium eut une fille appelée Danaé, qui
adopta le genre de vie et les opinions de sa
mère, et mourut victime de son dévouement
pour un de ses amants. On peut consulter sur
Leontium : Diogène Laërce, liv. X, ch. v, vu
et xxm ; — Cicéron, de Natura Dcorum, lib. I,
c. xxxiii ; — Pline, Histoire naturelle, liv. I, pré-
face ; — Ménage, Hisloria mulierum fhiloso-
phorum, c. lxx, dans son édition de Diogène
Laërce. ■ X.
LERÉES (François), né à Domfront-en-Pas-
sais, en basse Normandie, dans les dernières an-
nées du xvie siècle, étudia d'abord au collège de
Caen, et de là se rendit à Paris, attiré par la re-
nommée d'un maître célèbre nommé Padet, qui
lui enseigna la physique et la métaphysique. Le-
rées fut, dans la suite, professeur au collège de
la Marche; il mourut'vers l'an 16'i0. Ce qui re-
commande sa mémoire, c'est son cours de philo-
sophie, publié par les soins d'un de ses auditeurs,
Malachias Kelly, sous ce titre: Cursus philoso~
phinis nu/hnre Fr. I.errrs. 3 forts vokiruos in-8.
LERM
938 —
LERO
Paris, 1642. Sa méthode est encore la méthode
Bcolastique : il prend les livres d'Aristote, les
commente et travaille à démontrer qu'on y
trouve la saine doctrine, c'est-à-dire celle de
maître Padet et de son disciple maître Lerées.
Quelle est cette doctrine? Un compromis entre
le nominalisme et le réalisme rigides. Lerées
déclare, sur la question de l'universel, que ce
qui est semblable en plusieurs, comme l'être hu-
main dans Pierre et l'être humain dans Paul,
constitue véritablement une chose, une chose
collective, mais non pas une nature indivise, sé-
parée du multiple en ordre de génération et en
acte, et substantiellement adéquate à l'idée
même de l'un. Nous ne développerons pas ces
conclusions : il suffit de les poser. Au moment
où Lerées quittait le collège de la Marche, Des-
cartes publiait à Leyde son Discours de la Mé-
thode, donnant le signal d'une révolution qui
devait briser toutes les chaires scolastiques et
fonder la nouvelle philosophie. B. H.
LERMINIER (Jean-Louis-Eugène), publiciste
et jurisconsulte français, né en 1803 à Paris,
passa son enfance à Strasbourg où il se familia-
risa avec ia langue et la littérature de l'Allema-
gne. Il étudia ensuite le droit à Paris, et ensei-
gna lui-même dans un cours privé l'histoire et la
philosophie de cette science, en profitant des
travaux de l'école historique de Berlin ; il prit
fiart à la rédaction du Globe; et lors de la révo-
ution de 1830, il se trouva porté par la notoriété
de ses opinions libérales à la chaire des législa-
tions comparées, nouvellement l'ondée au Collège
de France. Sa parole brillante et facile, son
amour passionne pour la liberté et le progrès,
lui valurent une grande réputation que ses écrits,
malgré leurs défauts, ne firent que confirmer.
Mais aussitôt qu'il parut modérer la fougue de
son opposition, et qu'il eut accepté du ministère
du 15 avril quelques faveurs, il devint suspect
au parti qui le soutenait. Ses articles de la Re-
vue des Deux-Mondes accusèrent bientôt une
évolution marquée dans ses idées, et lorsque sa
conversion fut bien avérée, l'émeute l'arracha de
sa chaire, où il essaya vainement de remonter.
Il y avait contre lui un tel ressentiment que plus
de dix ans après, sous un nouveau régime, en
1849, il éprouva la même résistance, et finit par
donner sa démission. Il mourut assez oublié en
1857. Ses ouvrages sont nombreux, et outre ses
livres, il a écrit un grand nombre d'articles dis-
persés dans divers journaux ou revues. La plu-
part concernent l'histoire du droit; quelques-uns
par leurs titres semblent intéresser particulière-
ment la philosophie. Tels sont: la Philosophie
du droit. Paris, 1831; — de V Influence de la
philosophie du xvnr siècle sur la législation, etc.,
. 1833 ; — Lettres philosophiques à un Ber-
linois, Paris, 1833. Mais on est un peu déçu
quand on les ouvre avec l'intention de décou-
vrir quelle est la doctrine de l'auteur. Ses idées
sont indécises et se dérobent à l'appréciation
sous une phraséologie sonore. On voit bien du
premier coup que Lerminier répudie la philoso-
phie qui de son temps domine à Paris, celle de
Cousin et de son école ; mais il est plus difficile
de deviner celle qu'il y préfère. Ce n'est pas le
système de Hegel qu'il effleure pour le critiqi
ni celui de Kanl, qu'il se vante de posséder mieux
qu'homme du monde: « Le kantisme m'était fa-
milier; j'aurais pu me faire kantisle avec quel-
ques amendements ; j'aurais pu m'approprier en-
core quelques principes de Hegel, que j'étudiais
avec acharnement; mais rien ne me sollicita
dogmatiser. » Ailleurs pourl int il semble faire
] rofe tonde spinozisme : « Spinoza, dit-il alors,
esl le plus grand dus métaphysiciens; il a eu
raison de dire que l'étendue est un attribut de
Dieu, et que Dieu est l'étendue même, et de po-
ser «cette équation sublime de l'étendue et de
la pensée dans le sein de Dieu ». Mais cette fer-
veur ne dure pas ; rien ne semble durer dans cet
esprit ardent et mobile. Il critique avec passion,
et souvent avec justesse, mais les principes mê-
mes de sa critique semblent changer avec les
personnages qu'il prend à partie. Il a aussi \ine
grande facilité pour nier, mais il ne peut être
compté parmi les philosophes. Ce n'est pas à
nous de dire s'il doit être compté parmi les ju-
risjonsultes.
LEROUX (Pierre), né à Paris en 1798. com-
mença ses études au lycée Charlemagne^ les con-
tinua à Rennes, puis revint à Paris ou, après
quelques hésitations, il se décida à gagner sa vie
comme typographe et correcteur d'épreuves.
C'est dans l'imprimerie à laquelle il était attaché
qu'il rencontra en 1824 son ancien condisciple,
Paul Dubois, au moment où celui-ci se prépa-
rait à faire paraître le Globe. 11 offrit à Pierre
Leroux de l'associer à son entreprise. Pierre Le-
roux accepta, et ce fut lui qui donna au nou-
veau journal le nom sous lequel il devait deve-
nir si célèbre. Mais les idées libérales ne suffi-
rent pas longtemps à cet esprit aventureux. En
1831, il se prononça pour le saint-simonisme et,
détournant le Globe de sa première destination,
le fit adopter comme organe de sa nouvelle foi.
La communauté de la rue Monsigny le compta
parmi ses membres jusqu'au mois de novembre
de la même année. Mais Enfantin ayant fait ac-
cepter par la majorité de sa prétendue église le
principe de l'émancipation des femmes, c'est-à-
dire l'abolition du mariage, Pierre Leroux pro-
testa avec Bazard contre cette innovation com-
promettante et sortit de l'association. Il se mit
a la tête de la Revue encyclopédique, puis
fonda en 1838, avec Jean Reynaud (voy. ce nom),
V Encyclopédie nouvelle, un recueil resté ina-
chevé, auquel il fournit de nombreux articles.
Apres avoir été pendant quelque temps un des
collaborateurs de la Revue des Deux-Mondes,
croyant apercevoir dans la rédaction de cette
publication périodique un esprit contraire à ses
convictions, il fonda, en 1841, avec M. Viardot
et Mme George Sand, la Revue indépendante,
dirigée à la fois contre le catholicisme, l'éclec-
tisme et la politique du temps. Déjà en 1839 il
avait publié contre la philosophie de Cousin et
de Jouffroy un volume composé d'un article de
Y Encyclopédie nouvelle et de deux articles de la
Revue encyclopédique. Ce volume a pour titre :
Réfutation de l'éclectisme où se trouve exposée
la vraie définition de la philosophie et où Von
explique le sens, la suite et l'enchaînement des
divers philosopjhes depuis Dcscar les (lvol. in-18,
Paris, 1839). Mais toutes les idées de Pierre Le-
roux, tant sur la philosophie que sur la religion
et les rapports de la religion avec la philosophie,
se trouvent développées dans un autre livre qui
a paru un peu plus Uird : De l'humanité, de son
principe cl de son avenir, où se trouve exposée
la vraie définition de la religion et où l'on ex-
plique le sens, lu suite et l'enchaînement du
mosaisme et du christianisme (2 vol. in-8, Pa-
ris, 1840; 2" édition, 18
En 18*3, ayant pris la direction d'une impri-
merie à Boussac, dans le département de la
Creuse, i M iue sociale, qu'il imprime et
lui-même, ainsi que plusieurs petits traités
rédigés dans le même esprit, l'esprit humani-
. démocratique e1 . C'est dans la
Rev\ ■ ,ii il répond plus tard aux atta-
ques dirigées contre lui dans la Voix du \
\ iv Proud'hon. Nommé par le déparlement
LERO
— 939 —
LERO
de la Seine représentant du peuple aux élections
partielles du 4 juin 1848, il vote constamment
avec la Montagne et prononce plusieurs discours
sur la nécessité de fixer les heures du travail de
l'ouvrier et d'accorder à la femme l'émancipa-
tion politique et sociale. Ses théories socialistes,
mêlées de spéculations métaphysiques, n'eurent
aucun succès à l'Assemblée constituante. Élu
membre de l'Assemblée législative en 1849, il
rentra dans la vie privée après le coup d'Etat
du 2 décembre 1851. Réfugié pendant quelques
années à Jersey, ensuite a Lausanne, il resta
dans cette dernière ville jusqu'après l'amnistie
générale du 15 août 1869. Il est mort à Paris le
12 avril 1871. sous le règne de la Commune.
Cette assemblée, dans sa séance du 13 avril,
prend la résolution suivante qui, en honorant
dans Pierre Leroux un défenseur de la démo-
cratie, lui inflige un blâme pour avoir reconnu
l'existence de Dieu : « La Commune décide l'en-
voi de deux de ses membres aux funérailles de
Pierre Leroux, après avoir déclaré qu'elle ren-
dait nommage, non pas au partisan de Vidée
mystique dont nous portons la peine aujourd'hui,
mais à l'homme politique qui, le lendemain des
journées de juin, a pris courageusement la dé-
fense des vaincus» {Journal officiel du 15 avril
1871).
Une analyse sommaire des deux ouvrages
principaux de Pierre Leroux suffira pour donner
une idée de ce qu'on peut appeler indifférem-
ment sa philosophie ou sa théologie ; car ces
deux choses n'ont jamais été séparées dans son
esprit. Il ne sépare pas davantage la critique des
opinions qu'il condamne de l'exposition et de la
défense de ses propres théories.
Dans la Réfutation de V éclectisme, il com-
mence par un résumé des principes sur lesquels
se fonde et d'où découle toute sa doctrine.
1° La philosophie et la religion sont identi-
ques ; elles ont le même but, le même objet, à
savoir : l'idéal, la perfectibilité humaine, le pro-
grès.
2° La philosophie et la religion étant identi-
ques, quand la philosophie se sépare de la reli-
gion, c'est pour se substituer à elle et devenir
une religion plus avancée, plus parfaite que celle
dont elle se déclare indépendante.
3° De l'identité de la religion et de la philo-
sophie il s'ensuit que le fond métaphysique des
anciennes religions, du christianisme en parti-
culier, était philosophiquement vrai. Ce fond
métaphysique, c'est la doctrine de la trinité. La
trinité est l'essence même de l'esprit humain ;
car l'homme est sensation, sentiment, connais-
sance indissolublement unis. Donc la philosophie
n'a pas autre chose à faire qu'à appliquer à la
trinité la loi du progrès, en la dégageant de
plus en plus des obscurités qui l'enveloppent.
La philosophie est une, mais progressive; elle
se transforme d'âge en âge, parce que la nature
et l'humanité se transforment également. M us
dans ses transformations les plus hardies, elle
ne cesse jamais d'être religieuse, puisqu'elle est,
sous un autre nom, la religion même. «Les phi-
losophes qu'on regarde comme les plus irréli-
gieux et les philosophes les plus religieux se trou-
vent être de la même famille.» — « Tous les vrais
penseurs qui ont paru jusqu'ici dans l'humanité
ont été religieux à divers degrés, suivant les
époques, c'est-à-dire suivant la distance plus ou
moins grande où se trouvait l'humanité d'une
doctrine religieuse » {Réfutation de l'éclectisme,
p. 41 et 45). En voici quelques exemples : «La
tolérance de Bayle et de Voltaire ne diffère pas
au fond de la fraternité de Jésus; la liberté et
l'égalité des politiques de la Révolution fran-
çaise n'en sont également que la reproduction »
(*&., p. 44).
C'est cette doctrine que Pierre Leroux oppose
à l'éclectisme de M. Cousin. L'éclectisme, tel
que M. Cousin le comprend, et qui ne ressem-
ble pas à l'éclectisme des Alexandrins et de
Leibniz, au lieu de reconnaître l'identité de la
philosophie et de la religion, ne s'applique qu'à
établir entre elles des différences. A la place
d'une seule philosophie qui se fait toujours, et
qui « n'est jamais terminée » , M. Cousin nous
parle de quatre systèmes invariables que, malgré
leurs principes contradictoires, il s'efforce de
réunir dans un système unique ; et c'est dans ce
système hétérogène qu'il voit l'expression défi-
nitive de la vérité. Aussi Pierre Leroux, après
avoir défini ainsi l'éclectisme, ne craint-il pas
de dire qu'il est la négation même de la philo-
sophie, qu'il est logiquement une absurdité
(p. 50). Mais sa définition étant fausse, comme,
nous croyons l'avoir démontré (voy. l'article
Cousin), la conclusion qu'il en tire l'est égale-
ment.
Après avoir attaqué la philosophie de M. Cou-
sin dans sa base, Pierre Leroux passe en revue
tous ses éléments et se flatte de montrer qu'il n'en
est pas un seul qui ne soit une erreur capitale.
C'est une erreur d'avoir fait de la psychologie
une science et de cette prétendue science le
fondement nécessaire de la philosophie. C'est
une erreur d'avoir voulu appliquer à la philoso-
phie la méthode d'observation ; car « la méta-
physique se fait par l'influence d'une inspiration
analogue à celle du poète ; il n'y a pas là de
place pour l'observation » {ibid., p. 186-187).
C'est une erreur d'avoir compté la volonté parmi
les facultés essentielles de l'âme humaine. A la
volonté, il faut substituer le sentiment, parce qu'il
nous représente la vraie virtualité du moi, sa
vraie puissance, celle qui le pousse vers l'inconnu ;
tandis que la volonté n'est qu'un intermédiaire
entre le moi et le non-moi.
Enfin M. Cousin n'a pas été plus heureux du
côté de l'érudition que du côté de la doctrine. Il
n'a rien compris à aucun de ses devanciers, à
ceux-là même dont il invoque le plus souvent
l'autorité. Il n'a rien compris à Descartes, ni aux
Écossais, ni à Maine de Biran, ni à Kant? ni à
Schelling, ni à Hegel, ni à Platon, ni à Anstote,
ni à Leibniz. « Les absurdités et les non-sens
s'accumulent sous sa plume. »
Toute observation serait superflue sur une
critique aussi personnelle et aussi passionnée.
Nous passerons donc sans transition à l'œuvre
capitale de Pierre Leroux, celle qui traite de
l'Humanité.
La proposition qui sert de base à ce livre est
la même qui nous a déjà été présentée, non
comme un axiome, mais comme un dogme, dans
la Réfutation de l'éclectisme : «L'homme est, de
sa nature et par essence, sensation, sentiment,
connaissance, indivisiblement unis. » Dans ces
trois mots, si nous en croyons Pierre Leroux, se
trouvent résumées toutes les philosophie* an-
ciennes et modernes, et c'est pour avoir méconnu
cette vérité fondamentale qu'on est arrivé jus-
qu'aujourd'hui aux plus déplorables conséquen-
ces, non-seulement en métaphysique, mais en po-
litique et en morale. Ainsi Platon, voyant surtout
dans l'homme l'élément de la connaissance et ne
tenant pas assez compte de la sensation et du
sentiment, a conclu dans la République, a l'aboli-
tion de la famille, à l'asservissement de la classe
laborieuse, au régime des castes, et au despotisme
des philosophes. Au contraire, Hobbes et Ma-
chiavel, exclusivement préoccupés de la sensation,
' ont précunisc le despotisme de la force brutale
LEUO
— 940 —
LERO
Enfin Ruusseau, uniquement attentif au rôle du
sentiment, a prêché, dans son Contrat social, le
despotisme des majorités. Tous les quatre se sont
trompés sur le principe du gouvernement et du
droit public, parce que tous les quatre étaient
dans l'ignorance des véritables éléments de la
science humaine.
Mais une définition psychologique de l'homme,
si irréprochable qu'elle soit, ne peut pas être
complète, parce qu'elle nous oblige à concevoir
l'homme comme un être isolé, tandis que dans
la vie réelle il est inséparable de l'humanité!
C'est ceque les anciens comprenaient à merveille,
quand ils appelaient l'homme un animal sociable
et politique. Cependant les anciens ne connais-
saient qu'une partie de la vérité. L'homme n'est
t.as seulement un être sociable, c'est un être
perfectible. Par la perfectibilité il se trouve uni,
non pas aune fraction de l'espèce humaine, mais
à l'humanité entière. L'idée de la perfectibilité,
cette conquête de la raison moderne, cette reli-
gion du xvine siècle, entre donc nécessairement
dans la vraie connaissance et la vraie définition
de l'homme. Voici maintenant les conséquences
qui sortent de cette définition complète.
D'abord, puisque nous ne saurions vivre ni
développer nos facultés dans l'état d'isolement,
chacun des éléments constitutifs de notre âme,
par conséquent notre âme tout entière doit être
considérée en elle-même comme un état latent,
comme une simple virtualité, sans manifestation.
La réalité n'existe pour elle que dans l'état de
vie, et la vie n'existe pas ni ne peut même se
concevoir sans le corps, sans le monde extérieur,
sans la société de nos semblables. La sensation
exige que nous soyons en rapport avec les objets
matériels; elle a pour condition la propriété. Le
sentiment nous fait un besoin de la famille; et
la connaissance ne peut se développer que dans
une grande réunion d'hommes, elle suppose une
patrie. Donc, sans patrie, sans famille, sans
propriété, c'est-à-dire en dehors de la vie pré-
sente, l'existence n'est que fictive et l'homme
est une pure abstraction. Aussi Pierre Leroux
regarde-t-il comme inattaquables les trois insti-
tutions dont nous venons de parler et qu'il ap-
pelle « les trois modes nécessaires de la com-
munion de l'homme avec ses semblables et avec
la nature. » Mais il ajoute aussitôt une réflexion
qui est de nature à les compromettre : il croit
qu'aucune d'elles ne répond aujourd'hui à sa
vraie destination. Au lieu de favoriser la Com-
munion universelle des hommes entre eux et
avec la nature, elles lui imposent des limites qui
compriment l'essor de nos facultés.
De l'union de l'homme avec l'humanité il ré-
sulte encore que nous souffrons même du mal
dont nous sommes les auteurs et que nous croyons
infliger à nos semblables. Ainsi quand le despo-
tisme, la violence, le régime des castes règne
sur la terre, la souffrance n'existe pas moins
puur l'oppresseur que pour l'opprimé ; car l'homme
ne peut frapper son frère sans se frapper lui-
même, sans mutiler sa vie et la remplir de mi-
sères. Non-seulement le méchant, mais l'égoïste
se prive des jouissances de l'intelligence et du
sentiment. De là une nouvelle manière de com-
prendre la charité. La charité ne consiste pas
dans l'abnégation et dans le sacrifice. 11 faut
aimer les autres par intérêt et par amour pour
soi, parce que sans eux et loin d'eux, en dehors
de la société et de la vie présente, notre existence
est impossible. « Aimez votre prochain, parce que
•.otre prochain, c'est vous-même. La char i lé, au
fond, i> (t. I, p. 219, 1" édition).
— « La charité du christianisme, continue l'auteur
du livre de l'Humanité (p. 198), esl par son im-
perfection une des plus grandes preuves qu'on
puisse citer de l'imperfection générale du chris-
tianisme. » Il en est de l'amour de Dieu comme
de l'amour du prochain, il est inséparable de
l'amour de soi dans cette vie. « Dieu ne se
manifeste pas hors du monde et votre vie n'est
pas séparée de celle des autres créatures » (t. I,
p. 209).
Après cela, il pouvait se dispenser de déclarer
qu'il n'y a, selon lui, ni paradis, ni enfer, ni
purgatoire hors du monde, hors de la vie; que
la terre et le ciei sont une seule et même chose
[ubi supra, p. 228-231). Ces propositions sont im-
plicitement contenues dans celle qui nous montre
dans l'àme un phénomène inséparable du corps.
Cependant Pierre Leroux est loin de mériter
l'accusation de matérialisme. L'idée de Dieu tient
une grande place dans sa philosophie, et nous
avons vu avec quelle sévérité on la lui a re-
prochée après sa mort. Mais Dieu n'est pour lui
que l'infini mathématique se manifestant dans
les êtres sous la forme d'une progression illimitée.
Nous ne le connaissons que par la nature, et la
nature, comme nous l'avons déjà dit, se trans-
forme constamment, n'est jamais semblable à
elle-même.
Ce que Dieu est aux êtres et aux phénomènes
en général, l'humanité l'est à l'homme; elle est
dans chacun de nous, pour le corps et pour l'àme,
le principe qui survit aux phénomènes et aux
changements de forme, la vraie substance, enfin
ce que nous appelons le moi. « Ce moi que vous
appelez votre être et que vous reconnaissez pour
votre être, et que vous sentez durable, même
après la mort, ce moi, c'est l'humanité » (t. I,
p. 258). Mais quand on veut se rendre un
compte exact de ce que c'est que l'humanité,
on s'aperçoit qu'elle n'est pas un être réel, mais
une pure abstraction, un état virtuel, un être
idéal dont chaque homme en particulier est la
réalisation incomplète (ubi supra, p. 254-256).
A cette théorie, qui fait de l'humanité le prin-
cipe invariable ou la substance de la personne
humaine, vient s'ajouter, on ne sait comment,
la doctrine de la métempsycose. Ne pouvant
nous l'expliquer logiquement, nous nous con-
tenterons de donner les raisons par lesquelles
l'auteur du livre de l'Humanité s'efforce de la
justifier.
Quand un enfant vient de naître, il faut que
nous nous arrêtions à l'une de ces deux hypo-
thèses : ou cet enfant a déjà existé, ou il reçoit
l'existence pour la première fois. Mais l'idée
d'une création proprement dite, d'un acte qui
fait sortir l'existence du néant, n'est pas seule-
ment incompréhensible, elle est inconciliable avec
la nature divine : car pourquoi Dieu aurait-il
donné l'être à ce qui n'était pas? Pourquoi tel
degré de l'être et non pas un autre? Dieu aurait
donc agi sans raison. Une telle supposition étant
inadmissible, il faut bien reconnaître à tout
homme qui vient au monde une existence anté-
rieure. Mais sous quelle forme vivait l'homme
avant sa dernière renaissance? Était-il plante,
animât u I sait-il déjà partie de l'espèce hu-
maine'/ En d'autres termes, la métempsycose
est-elle indéfinie ou bornée seulement à l'huma-
nité? « De ces deux systèmes, dit Pierre Leroux,
le second est infiniment plus probable que le
premier* (ttôt supra, p. 283). Aussi arrive-t-il à
cette conclusion que «nous sommes, non-seule-
ment les fils et la postérité de ceux qui ont déjà
vécu, mais au fond et réellement ces générations
elles-mêmes » (ubi supra, liv. Y, ch. xn). Celte
opinion ne pouvant se concilier avec le principe
de l'identité, Pierre Leroux n'hés te pas à le
sacrifier; il va même jusqu'à ac goTsme
LERO
941 —
LEIIO
et do folie l'obstination que nous mettons à
vouloir rester la même personne.
Mais le raisonnement seul n'a point à ses yeux
une autoritésuflisante pour entraîner la conviction
dans une matière de cette importance. 11 entre-
prend donc de démontrer que la doctrine de la
métempsycose est au fond de toutes les traditions
religieuses et qu'elle fait la base de tous les
grands systèmes de philosophie. Il commence par
le système de Platon. Comment admettre que
Platon, l'auteur du Phédon, le défenseur éloquent
de l'immortalité de l'âme, ne reconnaisse à
l'homme d'autre destinée que de renaître ici-bas,
dans les conditions de la vie présente, au sein
de l'humanité'? Cette difficulté n'a pas échappé à
Pierre Leroux; seulement il prétend que Platon,
dans sa vieillesse, a répudié ces idées spiritua-
listes, et que nous en trouvons la preuve dans
YÉpinomis, une œuvre de ses dernières années.
Peu importe d'ailleurs à Pierre Leroux l'au-
thenticité de ce dialogue, qui a été justement,
contestée. Il ajoute que ce n'est pas dans le
Phédon, mais dans le VIe livre de V Enéide, qu'il
faut chercher la véritable pensée de Platon. Or,
dans le VIe livre de l'Enéide, Virgile enseigne
formellement que les âmes, après avoir passé
quelque temps dans le royaume des ombres,
renaîtront à la vie, c'est-à-dire qu'après la mort
nous renaîtrons dans l'humanité. C'est ainsi que
Pierre Leroux, quand il s'agit de la philosophie
ancienne, respecte les lois de la critique. De
même qu'il rend Platon responsable des poëmes
de Virgile, il n'hésite pas à attribuer à Pythagore
le fragment qui porte le nom de Timée de Locres
et de reconnaître le plus haut degré de véracité
dans les lettres d'Apollonius de Tyane.
Après les philosophes grecs vient le tour de
Moïse, des livres hébreux et de l'Évangile. C'est
ici surtout que sous l'apparence d'une érudition
universelle embrassant toutes les langues, toutes
les philosophies. toutes les religions de l'Orient,
avec-leurs modernes commentaires, l'imagination
de Pierre Leroux se donne une libre carrière et
se livre à toutes les rêveries du mysticisme
allégorique. Nous nous bornerons à les résumer
rapidement.
L'histoire d'Adam nous apprend que l'espèce
humaine, d'abord androgyne, se reproduisait à
la manière de certains mollusques. Le bonheur
dont elle jouissait dans l'Eden, c'est la tranquillité
bestiale attachée à son premier état; elle était
heureuse et immortelle comme le polype. L'arbre
de la science du bien et du mal, c'est le symbole
de la connaissance venant à la suite de cet état
primitif. Alors le moi commence à se distinguer
du non-moi : l'homme se sépare de Dieu et il en
résulte un déchirement intérieur que l'Écriture
appelle une malédiction. Le meurtre d'Abel par
Caïn, son frère, c'est l'établissement de la pro-
priété, que Moïse a voulu assimiler au fratricide.
En flétrissant la propriété, Moïse a institué la
Pàque, qui n'est pas autre chose qu'un repas
égalitaire. Enfin , la Genèse a été visiblement
inspirée par les prêtres égyptiens. Or, comment
ces prêtres, qui vivaient en commun, n'auraient-
ils pas consacré par un mythe l'abolition de la
propriété? Caïn est donc le type du propriétaire,
de l'homme asservi à la sensation; Abel repré-
sente le sentiment et Setn ia connaissance. Les
deux derniers sont vaincus par la force brutale
du premier ; alors l'humanité est sur le point
de s'affaisser sous le poids de la tyrannie et de
la misère; c'est le déluge. Noé. c'est le symbole
de l'humanité nouvelle, où les divers éléments de
notre nature, jusque-là abandonnée au désordre,
sont mis en équilibre. Ce sont également trois
modes de notre existence : la subjectivité; l'ob-
jectivité et le rapport de l'une à l'autre, qu'on
reconnaît dans les trois fils de Noé : Sem, Cham
et Japhet. Ces trois modes sont ceux qui se per-
sonnifient plus tard dans le savant, l'artiste et
l'industriel.
Jusqu'ici nous n'avons encore trouvé dans la
Bible que la psychologie individuelle et sociale
de Pierre Leroux; mais voici également, dans le
saint livre, son système de métemspycose ou le
dogme de la renaissance des individus au sein
de l'humanité. Quand Dieu annonce à Abraham
qu'il deviendra une grande nation et que toutes
les familles de la terre seront bénies en lui,
n'est-il pas clair qu'il s'agit, non d'un homme en
particulier, mais de Y homme peuple destiné à
devenir Y homme humanité et à renaître sans
cesse en changeant de forme? Tel est aussi le
sens de ces paroles de l'Évangile : « Dieu n'est
pas le Dieu des morts, mais le Dieu des vivants »
(Matth.,xxn, 23). Nous ne suivrons pas l'auteur
du livre de Y Humanité dans ses digressions sur
les trois sectes du judaïsme, un autre symbole
des trois éléments impérissables de la nature
humaine; ni dans ses commentaires sur l'Évan-
gile et sur les dogmes fondamentaux de l'Église
catholique, il nous suffira d'en connaître la con-
clusion. Or, si nous en croyons Pierre Leroux,
depuis plus de dix-huit siècles et demi que le
christianisme est établi sur la terre, l'Évangile
n'a pas encore été compris, il l'est même de
moins en moins à mesure qu'on s'éloigne de la
date de sa naissance. On parle de spiritualisme
chrétien, tandis que la vraie signification des
paroles du Christ, c'est l'unité substantielle de
Dieu, de l'homme et de la nature, c'est la trans-
formation successive de l'humanité en Dieu, c'est
la résurrection des individus dans cette vie et
sur cette terre, avec les conditions de notre
existence actuelle, en dehors de laquelle il n'y
a pas d'autre existence possible (t. II, p. 841 et
suiv.). Cette résurrection matérielle dans un âge
futur de l'humanité, voilà la seule immortalité
reconnue par Jésus, voilà ce qu'il entend par le
royaume du Ciel ou de son Père.
De telles opinions ne se discutent pas, car elles
ne s'appuient sur aucune preuve ; elles ne
tiennent compte ni de l'observation, ni du raison-
nement philosophique, ni de la critique qui
s'applique à l'histoire; il faut donc se contenter
de les enregistrer en marquant leur date et leur
Elace dans la succession des idées ou plutôt des
ypothèses.
Aux ouvrages de Pierre Leroux que nous avons
cités, il faut ajouter les suivants: Sept discours
sur la situation actuelle de la société et de
F esprit humain (Paris, in 8, 1841; 2 vol. in-16.
Boussac, 1847); — d'une Religion nationale ou
du Cullé (in-18, Boussac, 1846); — de l'Humanité,
solution pacifique du problème du prolétariat
(in-8, Boussac, 1848); — Projet d'une Constitu-
tion démocratique et sociale (in-8, Boussac, 1848) ;
— le Carrosse de M. Aguado ; de la Ploutocratie
ou du gouvernement des riches (ibid., in-16, 1848);
— du Christianisme et de ses origines démocra-
tiques (ibid., in-16, 1848); — de 'l'Egalité (in-8.
1848) ; — Malthus et les économistes (in-16, 1849):
— Assemblée nationale législative (in-4, Fans,
1849); — la Grève de Samarez (in-8, 1863-1864);
—Job, drame en cinq actes par le prophète Isaie
(in-18, 1865).
LEROY (Georges), écrivain français, ne à Pans
en 1723, mort en 1789, s'est fait connaître sur-
tout par ses Lettres sur les animaux, qui sont
un intéressant essai de psychologie comparée.
Nul ne pouvait mieux que lui aburder les ques-
tions difficiles qui touchent à ce sujet; ses fonc-
tions de lieutenant des chasses au parc de Ver-
LERO
— 942
LESS
saillos lui donnaient l'occasion d'observer de
près les instincts et les mœurs des animaux ; sa
bonté et le vif sentiment de la nature l'intéres-
saient au sort de ces modestes compagnons de
l'homme ; ses connaissances le rendaient capable
de profiter des faits qu'il recueillait et de les in-
terpréter. Il avait pour amis presque tous les
philosophes du temps, particulièrement ceux qui
travaillèrent à l'Encyclopédie, pour laquelle lui-
même écrivit les articles Chasse, Fermier, Fo-
rêt, Instinct, ctc.; etc.; il était estimé de cette
société choisie qui se réunissait chez d'Holbach.
Lorsque le livre d'Helvétius, de l'Esprit, sou-
leva contre son auteur, non-seulement de justes
critiques, mais une haine passionnée, il en en-
treprit la défense, dans un opuscule intitulé :
Examen des critiques du livre de l'Esprit,
Londres, 1760. Et plus tard encore il publia,
pour réfuter les objections de Voltaire, un li-
belle, Réflexions sur la jalousie, Amsterdam,
1772, qui lui valut une réponse violente, la Let-
tre sur un écrit anonyme, datée de Ferney le
20 avril 1772. Pourtant, malgré sa sympathie
pour ce cénacle de matérialistes. Leroy n'a ja-
mais expressément adopté les doctrines de ses
amis ; lui-même déclare qu'il est loin de parta-
ger les opinions d'Helvétius, et s'il défend son
livre, c'est « parce qu'il n'enseigne ni le matéria-
lisme, ni le mépris de la religion »; et aussi
pour revendiquer les droits de la philosophie et
de la raison « qui sont seules compétentes envers
les choses de l'ordre naturel ».
Les Lettres sur les animaux parurent de
1762 à 1765 dans divers recueils littéraires, et
furent réunies en volume avec quelques addi-
tions en 1781. Elles ont été réimprimées en 1802
et plus récemment en 1862 avec une introduc-
tion de M. Robinet, qui admire en Georges Le-
roy l'un des précurseurs du positivisme. En réa-
lité, c'est un disciple intelligent de Condillac j
son livre est plus intéressant par la simplicité
du ton et la vérité des faits que par la force de
la doctrine : et l'on n'y trouve aucune hardiesse
de nature a expliquer les scrupules ds l'auteur
qui se cacha sous ce nom : un physicien de Nu-
remberg. Ce prétendu matérialiste répète « que
nous sommes assurés que notre âme est imma-
térielle et immortelle»; et ce disciple par an-
ticipation de A. Comte croit fermement à un
créateur intelligent de la nature. Toute sa témé-
rité consiste à regarder comme intolérable le
paradoxe cartésien de l'automatisme, et à en
donner de bonnes raisons. Il établit d'aburd avec
précision, et c'est là son principal mérite, l'im-
portance de la question et la méthode qui doit
servir à la résoudre : les descriptions anatomi-
ques, les caractères extérieurs qui distinguent
les espèces ne sont pas les seuls objets de l'his-
toire des bêtes: il y a en elles un principe com-
mun d'action, visible par ses effets : « et de
même qu'en observant la structure intérieure du
corps des animaux, nous apercevons des rap-
ports d'organes qui servent à nous éclairer sur
la structure et l'usage des parties de notre pro-
pre corps, ainsi en observant [es actions produi-
tes par la sensibilité qu'ils ont, ainsi que nous,
on peut acquérir des lumières sur le détail (1rs
opérations de notre âme relativement aux mêmes
sensations. Sans doute nous n'avons de certitude
complète que de nos propres sensations,
les accents de la douleur, les marques visibles
de la joie, qui nous assurent de la sensibilité de
nos semblables, déposent avec autant de force
en faveur do celles des bêtes. On n'aurait au-
cun moyen d'acquérir des connaissances s'il fal-
lait réclamer contre tes impressions do notre
sentiment intime sur des faits aussi simples»
(Lettre I). Après avoir ainsi montré que la psy-
chologie comparée est utile, et qu'elle est possi-
ble, il essaye, peut-être avec moins de bonheur,
de nous en indiquer les résultats. L'animal est
sensible; chez nous à la sensation se rai tachent
la mémoire, la comparaison, le jugement, la vo-
lonté : chez lui les mêmes transformations s'ac-
complissent, et il n'y a d'autre différence que
celle du degré. Il se souvient, il raisonne, dé-
sire, compare; il veut, et même pousse ses opé-
rations intellectuelles jusqu'à la pure abstrac-
tion, puisqu'il connaît le nombre, et qu'il pré-
voit l'avenir par analogie avec le pasté. Bien
plus, les bêtes parlent et ont un véritable lan-
gage qui, chez quelques espèces, est articulé;
et enfin elles ne sont pas tout à fait incapables de
progrès; les individus peuvent se perfectionner;
mais les dures conditions de l'existence et l'in-
fluence de l'homme et du milieu empêchent les
progrès de se fixer dans l'espèce et de devenir
définitifs. Il y a dans toutes ses observations
beaucoup d'exactitude, et Leroy n'est pas de
ceux qui s'appuient sur des faits extraordinaires
et le plus souvent controuvés ; mais ses conclu-
sions sont parfois hasardées : une juste répulsion
contre l'hypothèse de l'animal machine, une vé-
ritable tendresse pour la nature animée, et
aussi les préjugés d'une philosophie qui rappro-
che trop les actes les plus élevés de l'esprit et
leurs conditions les plus élémentaires, expliquent
la libéralité avec laquelle il octroie a ses proté-
gés des pouvoirs qu'une induction rigoureuse
leur refuse. Il n'en a pas moins émis sur l'in-
stinct des idées ingénieuses : l'article Instinct
de V Encyclopédie, attribué souvent à Diderot, et
même inséré dans ses Œuvres choisies par
M. Genin, s'il n'est pas de Leroy, est au moins
composé de phrases textuellement empruntées à
ses Lettres, et disposées dans un autre ordre.
E. C.
LESSING (Gottlob-Ephraïm) naquit le 22 jan-
vier 1729 à Camenz, dans la haute Lu=ace, pro-
vince de la Saxe. Son père, qui était pasteur
de la petite ville de Camenz, lui donna une
éducation sévère, et voulut de bonne heure plier
son esprit aux croyances les plus rigoureuses de
l'orthodoxie protestante. 11 est probable que cette
excessive dureté provoqua chez le jeune Lessing
une résistance intérieure qui influa beaucoup sur
la direction de toute sa vie. C'était une intelli-
gence précoce, pleine de finesse et de fermeté.
Nous en avons un curieux témoignage dans un
écrit qu'il composa à l'âge de quatorze ans, pour
le renouvellement de l'année (1743), et où il
combat avec une singulière netteté ce rêve des
religions et des mythologies, qui place à l'ori-
gine du monde une époque privilégiée, un âge
d'or, dont l'humanité déchue ne saurait oublier
la perte. Ce jeune esprit, si bien armé dès l'en-
fance, ne devait point accepter facilement le
joug d'une religion qui, entre les mains d'un
maître trop rigide, semblait exiger de lui le sa-
crifice de sa raison et de sa liberté. Envoyé à
l'université de Leipzig en 1746 pour y étudier la
théologie, il abandonna bientôt la carrière à la-
quelle on le destinait, et se livra tout entier aux
lettres, à la poésie, au théâtre. Ses premiers
écrits furent les comédies qu'il écrivit à Leipzig,
pendant ses années d'études, de dix-huit à vingt
et un ans : essais timides et faibles, mais qui at-
testaient un talent plein d'ardeur et pouvaient
incer de loin Minna Barnhelm et Nathan
le Sage. Ce n'était pis cependant la poésie toute
seule qui occupait l'étudiant de Leipzig: la fou-
de son intelligence I entraînait de
tous les côtés à la fois; la philosophie, l'histoire,
l'érudition, se partageaient son temps, et dans
LESS
— 943 —
LESS
presque toutes les branches de la littérature,
les principales directions de la pensée, le
fils du pasteur de Gamenz allait accomplir une
révolution.
Une appréciation de Lessing tout entier ne sau-
rait convenir à ce recueil. Nous ne pouvons suivre
l'infatigable écrivain dans sa carrière si active,
si brillamment remplie; le poète, l'antiquaire,
Pérudit ne nous appartiennent pas, et c'est le
philosophe seulement que nous devons interro-
ger. Or, Lessing ne s'est pas livré directement à
l'étude de la philosophie; la science pure, la
science des idées abstraites convenait peu à son
ardente imagination ; mais cette philosophie gé-
nérale qui s'applique à l'histoire, à la critique, à
la théologie, n'a jamais suscité de représentant
plus actif et plus digne.
11 y a certainement beaucoup de philosophie
dans la critique littéraire de Lessing, dans ses
Lettres sur la littérature contemporaine, pu-
bliées en société avec ses amis Moïse Mendelssohn
et Nicolaï, dans sa Dramaturgie de Hambourg,
dans ses savantes dissertations sur l'art antique ;
toutefois, l'analyse de ces divers travaux nous
entraînerait hors du cercle qui nous est tracé.
Le plus remarquable de ses travaux de critique,
et le seul qui nous intéresse ici, c'est le Laocoon,
ouvrage plein de science et de vues originales,
dans lequel plusieurs problèmes de l'esthétique
sont étudiés d'une manière supérieure. Le Lao-
coon n'est pas un livre d'esthétique spéculative;
l'auteur n'a pas traité, comme Plotin, comme
Kant et Hegel, la question du beau : il applique
seulement ses théories à un cas particulier, aux
orts de la poésie et de la peinture. Il établit
avec beaucoup de netteté le spiritualisme de
l'art, et repousse ce principe de l'imitation d'où
l'école sensualiste voudrait faire dépendre le
secret de la beauté. Le mot d'Horace ut pictura
poesis avait été commenté faussement, et l'on
en faisait sortir d'une façon précise les limites
de la peinture et de la poésie : il ne voulut pas
que l'une devînt une froide allégorie, ni l'autre
une froide imitation de la réalité; et faisant de
ces deux arts une étude fine et profonde, analysant
avec une science très-sûre les ressources dont ils
disposent, il écrivit un ouvrage qui s'adresse aux
philosophes aussi bien qu'aux artistes et aux
poètes.
C'est surtout vers la fin de sa vie que Lessing
eut de nombreuses occasions de toucher franche-
ment aux questions philosophiques. Après avoir
erré de ville en ville, après avoir parcouru toute
l'Allemagne, suivant les caprices ou les besoins
d'une existence toute littéraire, il s'était fixé enfin
à Wolfenbùttel, où l'avait appelé la bienveillance
d'un prince éclairé, et là, placé à la tête d'une
riche bibliothèque, libre de satisfaire sa passion
pour les livres et son insatiable curiosité, il
commença une série de publications qui lui as-
surèrent un rang supérieur parmi les philosophes
de son pays. La bibliothèque de Wolfenbùttel
était extrêmement riche en manuscrits; Lessing
y puisa avidement et y fit de précieuses décou-
vertes. La première et l'une des plus considérables
est celle du manuscrit de Bérenger de Tours;
c'est dans cet ouvrage que le célèbre hérésiarque
du xi* siècle, après sa condamnation au concile
de Rome, en 1069, défend ses opinions contre
l'archevêque de Cantorbéry, Lanfranc, qui les
avait attaquées, et donne une expression plus
précise à son système. Lessing publia ce ma-
nuscrit avec un savant et lumineux commentaire
(1770); il mit en évidence tous les passages im-
portants qui éclairaient ou rectifiaient l'histoire
ecclésiastique du xi" siècle, et particulièrement
la grande i I obscure controverse de l'eucharistie.
Cet excellent travail le plaça au premier rang
parmi les critiques et les historiens de la philo-
sophie, en même temps qu'il le désignait déjà à
l'orthodoxie protestante comme un novateur au-
dacieux. La seconde découverte qu'il lit à la bi-
bliothèque de Wolfenbùttel était une page inédite
de Leibniz sur la question de l'éternité des peines ;
l'opinion de Leibniz, vaguement connue, fausse-
ment interprétée, était l'objet de conjectures
très-diverses. Lessing s'appliqua à présenter dans
tout son jour l'argumentation dans laquelle l'au-
teur de la Théodicée justifie ce dogme terrible
en l'adoucissant. Ce qu'il y avait de plus intéres-
sant que la question même, c'était la liberté de
critique, la sagacité hardie que l'ardent écrivain
portait dans ces périlleux sujets. Il allait bientôt
étonner la théologie de son temps par des har-
diesses plus fécondes, et ouvrir à la critique re-
ligieuse des horizons qu'elle ne soupçonnait pas.
Au milieu des fragments littéraires ou historiques
que le curieux érudit empruntait aux différents
manuscrits de sa riche bibliothèque, entre des
poèmes inédits des Minnesinger et des disserta-
tions sur l'art du moyen âge, un travail parut
intitulé Fragments d'un inconnu (1777), qui
contenait tout un système sur la critique des
livres saints. L'Éducation du genre humain,
publiée trois ans après, en 1780, acheva de mettre
en lumière l'audace philosophique de Lessing.
Bien qu'il soit difficile de démêler la pensée
véritable de Lessing dans les Fragments d'un
inconnu et dans les controverses qu'il soutint à
cette occasion avec le pasteur Goeze, de Ham-
bourg, on peut affirmer cependant que Lessing
voulait, non pas attaquer le christianisme, mais
l'élever au contraire, le transformer, en substi-
tuant à la vulgaire théologie de son époque, ce
qu'il appelait le christianisme de la raison. Plus
d'une fois, et, par exemple, dans la discussion
sur l'éternité des peines, il lui était arrivé de
prendre ouvertement parti pour les dogmes chré-
tiens. Ce qu'il poursuivait partout, c'était l'indé-
cision, la timidité, la vulgarité de la théologie
allemande du xvme siècle; il voyait les^ dogmes
de la religion abandonnés par des théologiens
pusillanimes, qu'effrayaient aussi les découvertes
de la pensée ; il craignait que la ruine des dogmes
religieux n'entraînât pour longtemps la ruine des
vérités philosophiques, et comme il croyait aper-
cevoir dans l'avenir un christianisme supérieur,
son ardent esprit, se portant de tous les côtés à
la fois, secourait tour à tour, selon les besoins
de la lutte, et le christianisme et la philosophie.
De là des contradictions apparentes dans sa con-
duite; de là aussi les erreurs assez naturelles
de ceux qui l'ont jugé si diversement. Il a pu
être rayé du nombre des chrétiens par le pasteur
Goeze, et revendique comme un catholique par
Frédéric Schlegel. Une lettre qu'il écrit à son
frère le 2 février 1774, indique très-nettement la
fonction qu'il remplit dans ces débats si com-
pliqués : « Si la maison de mon voisin menace
ruine, s'écrie-t-il, et qu'il veuille la démolir, je
lui viendrai en aide bien volontiers; mais s'il ne
veut pas l'abattre avec précaution, s'il veut, au
contraire, la laissser tomber, de telle manière
qu'elle entraîne ma maison qui est bonne et
solide, afin de reconstruire ensuite la sienne sur
tous ces débris, alors je vais lui porter secours
et je soutiens, malgré lui, ses constructions
chancelantes. » Voilà l'explication vraie des prin-
cipales controverses théologiques de Lessing.
Quant au christianisme, il pensait qu'un âge
viendrait où les esprits, plus familiarises avec la
philosophie, découvriraient dans ses_ dogmes un
sens spirituel, une signification supérieure, qui
aliterait la raison Pour atteindre ce but, rien
LESS
— 944 —
LESS
de plus logique que ces deux manifestes. Dans
les Fragments d'un inconnu, il ébranle d'une
main vigoureuse le fondement de la foi protes-
tante, l'autorité absolue des livres saints; il s'ef-
force de prouver que la Bible et les Évangiles ne
sont pas autre chose qu'un document historique,
et que la critique a le droit de soumettre ce do-
cument à un examen sévère ; il soutient que le
christianisme n'est pas dans les Évangiles, que
les Évangiles peuvent être modifiés par la cri-
tique, que la discussion peut en corriger le texte,
l'annuler même, sans que pour cela le christia-
nisme perde son fondement véritable, lequel est
dans le cœur de l'homme et dans sa raison. Puis,
après avoir ainsi préparé la transformation phi-
losophique de la religion, il prophétise, dans
Y Éducation du genre humain, ce nouvel âge du
christianisme que rêvait son imagination ardente.
Il répète, en les fondant sur des principes plus
sûrs , les espérances enthousiastes que l'abbé
Joachim, au xme siècle, avait répandues dans la
société chrétienne : il annonce avec lui le troi-
sième âge du monde, le règne du Saint-Esprit
succédant au règne du Fils, comme celui-ci avait
remplacé le règne du Père; et l'Évangile définitif,
l'Evangile éternel qui remplacera l'Évangile de
Jésus en le complétant, de même que l'Evangile
de Jésus avait remplacé et accompli la loi de
Moïse. Lui-même, il ne craint pas de se rattacher
directement à ces éclatantes rêveries du moyen
âge : « Peut-être, s'écrie-t-il, peut-être que
certains rêveurs du xnie et du xive siècle avaient
entrevu un rayon de cet Évangile éternel; peut-
être que leur seul tort est d'avoir annoncé dans
un délai si prochain cette révélation supérieure.»
On voit quel mélange de poésie et de rationa-
lisme élevé compose la philosophie de Lessing.
Lessing mourut en 1781, un an après avoir publié
Y Education du genre humain. Il paraît que dans
les dernières années de sa vie il abandonna sa
pensée à une autre direction. Cette âme mobile,
impétueuse, agitée par de perpétuelles inquié-
tudes, ne pouvait se reposer nulle part, et, malgré
son attachement à un christianisme transformé,
on assure qu'il avait fini par accepter sans ré-
serve les doctrines de Spinoza. C'est, du moins,
ce que révéla Jacobi, peu de temps après la mort
de Lessing, dans ses curieuses Lettres à Men-
delssohn. D'après cette révélation, qui fit beaucoup
de bruit en Allemagne, l'auteur de YÉducation
du genre humoÀn aurait tout à fait renoncé au
dogme de la personnalité divine. Jacobi rapporte
longuement l'entretien confidentiel dans lequel
Lessing lui aurait ouvert le fond de son âme :
« Lessing. L'opinion orthodoxe sur la divinité ne
peut plus me convenir. 3Ev -/.où 7i«v! voilà ma
loi. — Jacobi. Dans ce cas, vous êtes volontiers
d'accord avec Spinoza. — Lessing. Oui ; s'il faut
m'attacher à un maître, je n'en connais pas
d'autre. — Jacobi. J'admire Spinoza, mais je crois
que sa doctrine sera toujours un triste refuge. —
Lessing. Tant que vous voudrez ; et cependant....
connaissez-vous quelque chose de mieux? 11 n'y
a )/as d'autre philosophie possible que celle de
Spinoza. » Que croire de ces paroles? Cet en-
tretien des deux amis est-il un document auquel
on puisse se lier sans réserve? Ou bien n'est-ce
là qu'une situation passagère de son esprit, une
brusque saillie de cette ardente pensée? La ré-
vélation de Jacobi, si intéressante qu'elle soit,
m' suffit pas pour que Lessing puisse être placé
parmi les disciples de Spinoza. Sa philosophie
celle qui anime tous ses écrits et qui
se fail jour dans ses beaux fragments, c'est un
si iritualisme ardent, exalté, une ferme croyance
;> la personnalité de Dieu, ainsi qu'à la liberté de
l'homme.
C'est aussi depuis la mort de Lessing qu'on a
contesté au célèbre écrivain les deux écrits dont
nous venons.de parler, les Fragments d'un in-
connu, et YFducation du genre humain. Il est
certain, en effet, que le premier de ces deux
ouvrages appartient à un ami de Lessing, à Rei-
marus, de Hambourg, philologue habile et penseur
assez vigoureux, qui a donné une bonne édition
de Dion Cassius et un Traité de la religion na-
turelle fort estimé en Allemagne. On ignora
longtemps que Reimarus fût cet inconnu dont
Lessing avait publié les audacieux Fragments
comme une découverte de son érudition. En 1827
seulement, M. Gùrlitz, professeur à Hambourg,
établit par des preuves irrécusables que cet écrit
était l'œuvre de Reimarus, et aujourd'hui, en
Allemagne, c'est ce nom que porle le prétendu
manuscrit de la bibliothèque de Wolfenbùttel. Il
ne faut pas oublier cependant que Lessing y a
mis la main, que ces fragments étaient annotés,
commentés par ce vigoureux esprit, et qu'il leur
a accordé a protection de sa propre pensée. On a
prétendu aussi lui enlever Y Éducation du genre
humain ; mais cette tentative ridicule, après
avoir fait d'abord quelque bruit, a été victorieu-
sement repoussée par les juges les plus compé-
tents. C'est à un médecin nommé Albert Thaers
qu'on a essayé d'attribuer le petit chef-d'œuvre
de Leasing. Albert Thaers, sans se nommer, aurait
envoyé son ouvrage au bibliothécaire de Wolfen-
bùttel, qui s'en serait emparé et l'aurait publié
en le modifiant. Voilà du moins ce qu'assure
M. YVilhelm Corte dans sa biographie d'Albert
Thaers (Leipzig, 1839). M. Guhrauer a réfuté
très-nettement les assertions de M. Corte, et le
savant historien de la littérature allemande,
M. Gervinus, après un scrupuleux examen, ne
permet pas qu'on mette en doute l'authenticité
du célèbre écrit de Lessing.
Si Lessing n'occupe pas une grande place dans
l'histoire de la philosophie proprement dite, s'il
n'a pas consacre ses études à la science pure, il
a rempli pourtant un rôle considérable et servi
admirablement les intérêts de la pensée. Son
influence sur l'Allemagne a été immense. C'est
lui qui a ouvert à la théologie de son pays une
carrière nouvelle, c'est lui qui a provoqué les
travaux les plus hardis, les recherches les plus
fécondes de l'exégèse contemporaine : Schleier-
macher, de Wette, Gésénius sont animés de son
esprit. La philosophie lui doit beaucoup : non-
seulement il a agi sur les lettres allemandes en
leur communiquant une impulsion universelle,
non-seulement il a inspiré au théâtre sa hardiesse
originale, à Gœthe et à Schiller leurs inventions
sublimes^ à Herder son christianisme philoso-
phique, aux historiens de l'Église, comme Planck
et Spittler, leur critique ingénieuse et résolue;
mais la métaphysique elle-même a profité de
ses leçons et de ses exemples. Ce troisième âge
du monde, ce règne du Saint-Esprit, dont il
parle avec un poétique enthousiasme, a été pro-
phétisé aussi par Fichte, Schelling et Hegel. Ce
qui n'était chez lui qu'une croyance un peu
vague et comme le rêve d'une belle imagination,
est presque devenu un dogme positif, entre les
mains des métaphysiciens illustres. L'Éducation
du genre humain pourrait se retrouver aisément
dans la Philosophie de la religion de Hegel.
N'oublions pis, non plus, les services qu'il a
rendus à la philosophie de son pays par les beaux
exemples qu'il a donnés; ce n'est pas en vain
qu'il a montré pendant toute sa vie un si ardent
amour de la vérité, une aversion si franche pour
l'équivoque. La philosophie doit reconnaître en
lui un de ses plus dignes enfants, puisqu'il
a donné le spectacle d'une âme vraie, et qu'il a
LEUC
945 —
LEVO
été, dans des directions si nombreuses; un des
maîtres de la culture intellectuelle.
Les œuvres complètes de Lessing ont été pu-
bliées à Berlin, en 30 volumes in-8, 1771-179't.
On en a donné depuis de nombreuses éditions.
On peut consulter sur ses écrits philosophiques :
l'intéressante Notice insérée dans l'édition de
Leipzig, 1840, 1 seul vol. grand in-8; — Litté-
rature allemande depuis Kant et Lessing, par
M. Gelzer (ail.), in-8, Leipzig, 1841 ; — sur
l'authenticité de ses écrits contestés : Revue de
théologie historique (ail.), année 1839, 4e ca-
hier; — Albert Thaers, sa vie et ses travaux,
par M. Wilhelm Corte, in-8, Leipzig, 1839 ; —
Histoire de la littérature allemande, par M. Ger-
vinus, 4 vol. in-8, Leipzig, 1843 (ail.) ; — sur
le spinozisme de Lessing : Jacobi, Lettres à
Moïse Mendelssohn sur la doctrine de Spinoza,
dans le tome IV des Œuvres complètes, in-8,
Leipzig, 1819. S. R. T.
LEUCIPPE. Nous ne savons rien de la vie de
Leucippe; l'antiquité elle-même ne nous fournit
à ce sujet que des conjectures; et ces conjectures
se contredisent. Les uns font de notre philoso-
phe un Milésien, sans doute parce qu'il s'est oc-
cupé surtout du monde physique, et que la plu-
part des anciens physiciens étaient de Milct. Les
autres, observant que son système est évidem-
ment dirigé contre la philosophie éléatique, et
que, par conséquent, il devait d'abord avoir été
nourri des principes de cette école, lui donnent
pour patrie la ville d'Élée (Diog. L., 1. IX), et
pour maître tantôt Parménide, tantôt Zenon,
tantôt Mélissus. D'autres enfin, parce que Déuio-
crite a été son disciple et que Démocrite était
Abdéritain, le font naître et vivre à Abdère, et
le placent à l'école du sophiste Protagoras. Nous
n'en savons pas beaucoup plus sur le temps où
Leucippe est né, où il enseignait sa doctrine, où
il est mort; et ses rapports avec Démocrite ne
peuvent pas nous aider à résoudre cette ques-
tion, puisque la vie du disciple est enveloppée
des mêmes ténèbres que celle du maître. Le
seul fait que nous puissions affirmer avec con-
fiance, parce qu'il est attesté par toute l'anti-
quité, c'est que Leucippe a été le créateur de la
philosophie atomistique dans la Grèce, et que
c'est lui qui en a fourni à Démocrite les princi-
paux éléments. La tradition qui attribue l'inven-
tion de ce même système à un philosophe phé-
nicien du nom de Moschus, plusieurs siècles
avant la guerre de Troie, n'est pas assez sérieuse
ni surtout assez précise pour faire tort à l'origi-
nalité de Leucippe ; et quant à l'observation de
Ritter (Histoire de la philosophie ancienne,
1. VI. ch. n), que la philosophie atomistique a
dû être connue dans la Grèce avant Leucippe et
Démocrite, puisque déjà Anaxagore et Parmé-
nide s'élèvent contre l'idée du vide, cette ob-
servation ne peut pas affaiblir le témoignage
unanime de tous les anciens historiens de la phi-
losophie : car les atomes et le vide peuvent très-
bien se concevoir séparément; et parce qu'on a
attaqué celui-ci, il n'en résulte pas nécessaire-
ment que ceux-là fussent déjà imaginés.
Mais quelle est précisément la part de Leucippe
dans le système dont il est l'inventeur? Voilà ce
qu'il n'est pas facile de décider : car Aristote et
les autres écrivains de l'antiquité, qui font auto-
rité en cette matière, citent rarement une opi-
nion de Leucippe qu'ils n'attribuent en même
temps à Démocrite, et réciproquement. Cepen-
dant il y en a quelques-unes dont l'honneur est
exclusivement rapporté au premier. Aux idées
de cette nature il faut ajouter celles qui sont
nécessairement communesaux deux philosophes,
et qui constituent les principes indispensables
DICT. PHILOS.
de îeur système. En réunissant ces deux sortes
d'éléments, on obtient les résultats que nous al-
lons exposer.
Toute la doctrine de Leucippe, comme celle
de Démocrite, se fourbit sur l'existence du vide
et celle des atomes. C'est lui seul, à ce qu'il pa-
rait, qui a trouvé les preuves destinées à établir
l'existence du vide. Ces preuves sont : 1" l'exis-
tence du mouvement, qui, en l'absence du vide,
est tout à fait inconcevable et impossible; 2° la
compressibilité de certains corps, comme, par
exemple, le vin renfermé dans une outre ; 3° ce
fait, qu'on a beau entasser des cendres dans un
vase, il y reste toujours assez de place pour y
faire pénétrer une certaine quantité d'eau; 4" la
nutrition des animaux, qui suppose as;ez de
place entre les éléments des corps vivants pour
y laisser pénétrer des éléments nouveaux. De
ces divers phénomènes il tirait la conclusion
que le non-être existe aussi bien que l'être, ou
le vide aussi bien que le plein, et que ces deux
choses se pénètrent l'une l'autre.
De cette pénétration mutuelle du vide et au'
plein résulte nécessairement la divisibilité de la
matière; mais cette divisibilité a des limites,
autrement il n'y aurait que du vide dans la na-
ture. La démonstration de ce point appartient à
Démocrite, non à Leucippe, qui s'est borné à
l'affirmer, c'est-à-dire à admettre comme évi-
dente de soi l'existence des atomes.
Le nombre des atomes est infini, aussi bien
que le vide dans lequel ils nagent, et où ils for-
ment par leur rencontre toutes les parties de
l'univers. Les qualités qui appartiennent aux
atomes paraissent avoir été nettement détermi-
nées par Leucippe et conservées par Démocrite.
Elles sont au nombre de trois : la solidité, la
figure et le mouvement. La première de ces qua-
lités est indestructible, la seconde varie à l'in-
fini, enfin le mouvement, qui est également
essentiel à tous les atomes, est cependant plus
ou moins précipité selon leur forme. La forme
ronde lui est plus favorable que les autres; de
là vient que les corps les plus actifs et qui pa-
raissent être les moteurs des autres sont compo-
sés d'atomes ronds. C'est Démocrite, et non Leu-
cippe, qui a déterminé les différentes espèces de
mouvements dont les atomes sont susceptibles.
La doctrine qui fait de lame un agrégat d'a-
tomes ronds ou de feu a été commune aux deux
philosophes et est la conséquence trop directe de
ce qui précède pour ne s'être pas présentée im-
médiatement à l'esprit de Leucippe. A cette doc-
trine se rattache celle de la vie, ou qui identifie
la vie avec la respiration, qui la fait consister
dans un flux et reflux d'atomes ronds. Mais c'est
à Démocrite qu'il appartenait de faire sortir de
ces grossières suppositions tout un système de
psychologie. C'est lui, comme le dit expressé-
ment saint Clément d'Alexandrie (Admonit. ad
gentes), qui a inventé les émanations ou images
représentatives des corps, et qui a fondé sur
cette hypothèse sa théorie de la sensation, de la
perception, des songes ; enfin qui a donné à l'a-
tomisme une théologie et une morale d'accord
avec ses principes cosmogoniques. C'est donc à
l'article Démocrite qu'il faut chercher l'exposi-
tion complète de la théorie des atomes; c^est là
aussi que nous avons indiqué les auteurs à con-
sulter tant sur Leucippe que sur Démocrite.
LEVOYER (Jean), en latin Visorius, né au
Mans dans les premières années du xvie siècle,
nous est recommandé par son compatriote La
Croix du Maine, comme un « homme docte en
grec et eu latin ». Le même bibliographe lui at-
tribue des vers, de la prose, et nous ne savons
quel ouvrage historique qui n'a jamais vu le
60
liiki;
— 946 —
Liiur
jour ; mais il oublie d'accorder même une sim-
ple mention à ses traités philosophiques. Pro-
fesseur de philosophie au collège de Bourgogne,
à Paris, J. Levoyer fut un des premiers adver-
saires du péripatétismescolastique; il vint après
Lefèvre d'Étaples, mais avant Ratnus. On a de
lui : Compendiosa librorum Rudolphi Agricoles
de inventione Dialecticœ Epilome, in-8, Paris,
1534 ; — ■ Joannis Visorii ingeniosa nec minus
elegans ad dialectices candidalos Methodus,
in-8, ib., 1534 ; — Topicn Marci Tullii Cice-
ronis cum Anicii Manlii Boetii et Joh. Visorii
commentariiSj in-4, ib., 1538. Ce commentaire
des Topiques a été souvent réimprimé avec ceux
de Boëce et de Latomus : nous en connaissons
six éditions. Dans sa Méthode et dans l'épître
dédicatoire annexée à son commentaire des To-
piques, J. Levoyer nous donne quelques détails
intéressants sur l'état de l'école de Paris vers le
milieu du xvi9 siècle. Les grandes querelles s'a-
gitaient entre les Hiberniens au langage téné-
breux (tenebrœ hibernicœ), et les barbares
espagnols (hispanica barbaries), c'est-à-dire
entre les disciples de Duns-Scot et ceux de saint
Thomas, dont les plus notables étaient alors
quelques réguliers portugais; mais le public
n'avait pas d'oreilles pour les entendre : compro-
mise par les excès de l'argumentation syllogis-
tique, la philosophie avait beaucoup perdu de
son crédit, et l'étude à la mode était celle du
droit civil.
Il y a une notice sur J. Levoyer dans les Sin-
gularités histor. et littér. de dom Liron, t. I.
p. 470. L'abbé Goujet a pris soin de rappeler ses
titres à la reconnaissance des philosophes, dans
son Histoire du collège royal, t. I, p. 16 de l'é-
dition in -12. B. H.
L'HERMINIER (Nicolas), né* Saint-Ulphace,
au Maine, le 11 novembre 1657, fut un des no-
tables adversaires du cartésianisme. Il a laissé
une Somme de théologie, en 6 vol. in-8. Le pre-
mier de ces volumes parut en 1700 et le dernier
en 1719; il y en eut ensuite diverses éditions.
Si nous ne pouvons nous occuper ici de tous les
Sorbonnistes qui prirent successivement la pa-
role pour dénoncer à l'Église l'hétérodoxie des
formules cartésiennes, nous devons ne pas
omettre le nom de Nicolas L'Herminier, dialec-
ticien habile, théologien éclairé, tolérant, qui se
lit proscrire par les jésuites à cause de son atta-
chement à la doctrine de saint Augustin, après
avoir obtenu leurs suffrages dans sa polémique
contre les disciples de Descartes. Voici dans quels
termes L'Herminier argumente contre la thèse
fameuse des Méditations. Oui, l'intelligence peut
s'élever a priori jusqu'à l'idée d'un être souverai-
nement parfait; mais s'il est admis que la démon-
s I ra tion de l'existence de Dieu ne peut être obtenue
que par ce moyen, comment échapper aux con-
clusions de Spinoza? L'être souverainement par-
iait, c'est l'être absolu ; l'être absolu, c'est la sub-
stance une : voilà, suivant L'Herminier, ce que
proi lame à bon droit la logique fière et audacieuse
du philosophe d'Amsterdam. Mais c'est l'athéisme
que cotte doctrine; elle n'est donc satisfaisante
ni pour la foi, ni pour la raison. Or, Pintelli-
répond-elle à la question de Dieu que
pure de l'être? Ne possède-t-elle pas
aussi l'idée de cause? Oui sans doute : et cette
idée de cause ne combat-elle pas vivement, au
sein de la conscience humaine, les assertions té-
de la nouvelle secte réaliste? La démon-
i de l'i ristence de Dieu par l'idée de cause
doil donc être préférée, dans l'ordre des preuves
rationnelles, à l'argun
H | ■ ...
suspect d'avoir i me. Est-il
vrai, d'ailleurs, que celte idée de l'être souverai-
nement parfait soit donnée par la raison pure
comme Descartes le suppose ? Sur ce point L'Her-
minier contredit très-ingénieusement les doc-
teurs de POratoire; ses premiers maîtres. D'a-
bord, dit-il, il est laux qu'il y ait en nous une
idée parfaite de l'être infini. Pour être l'exacte
représentation de son objet, cette idée devrait
elle-même être infinie; « elle devrait avoir plus
de réalité objective que l'idée d'une chose finie. »
Or, nous ne concevons pas l'infini autrement
que le fini ; l'esprit peut multiplier le temps par
lui-même, mais cette opération mathématique
ne lui donnera jamais l'idée vraie de l'éternité.
Ainsi des autres attributs divins. Allant ensuite
au delà, L'Herminier nie que l'idée de l'être
soit la preuve de l'être, et il développe comme
il suit cette objection nominaliste : « Pour dé-
montrer que l'idée de l'infini suppose nécessai-
rement l'existence d'un être infini, il faut dire,
avec Descartes, que la cause de l'idée doit pos-
séder formellement {formaliter) les perfections
représentées par cette idée : or, il n'est pas vrai
que la cause d'une idée doive posséder formelle-
ment les perfections représentées par cette idée;
il suffit qu'elle les possède virtuellement et re-
présentativement : en effet, la cause de l'idée
contenant les perfections de l'idée, il ne s'ensuit
pas qu'elle contienne en outre les perfections
de l'objet de l'idée. Donc on ne peut prouver
par l'idée que nous avons de Dieu l'existence
d'un être infini, cause de cette idée. Si cette
preuve^ est acceptée, les philosophes anciens
nous établiront par le même raisonnement
l'existence de leurs mondes infinis, de leurs
principes des choses infinis : car ils seront auto-
risés à raisonner ainsi : s'il y a en nous l'idée
d'une substance infinie, une telle idée ne peut
nous avoir été inspirée que par une substance
infinie ; or, nous trouvons en nous cette idée
d'une substance infinie; donc... » Hâtons-nous
de dire que ces prémisses peuvent conduire à
l'idéalisme, ou au mysticisme, ou au sensua»
lisme, et que L'Herminier donne dans tous les
écarts des sensualistes. Mais comment être tout
ensemble philosophe sensualiste et théologien
catholique ? On ne le peut, sans commettre à
l'égard de la logique les plus graves irrévérences,
et L'Herminier s'est plus d'une fois rendu cou-
pable de ce délit. Nous avons cru devoir, toute-
fois, consacrer une notice spéciale à ce théolo-
gien assez mal noté, qui s'est inscrit au nombre
des philosophes, en opposant aux cartésiens des
arguments et non des injures.
On trouve d'amples renseignements sur la vie
et les écrits de L'Herminier dans la Xouv. bi-
blioth. des auteurs ecclésiast. d'Ellies Dupin,
t. XIX, p. 359 de l'édition in-4, et dans VHist.
littér. du Maine, par M. B. Hauréau, t. VII,
p. 239-259. B. H.
LHUUJTJER, Genevois, membre de la Société
d'éducation de Pologne, demeurait à Varsovie
dans la dernière partie du xvme siècle, cultivant
les mathématiques et la philosophie. Il est connu
dans le monde philosophique par les recherches
qu'il entreprit, de concert avec un de ses com-
patriotes, Prévost, sur la théorie du vraisem-
blahle et le calcul des probabilités : recherches
dont les résultats furent consignés, sous forme
de dissertations, dans le Recueil des Mémoires
de V Académie royale de Prusse. Cette même
Académie accorda à Lhuilier, eu 1786, un prix
sur celte question : « Quelle i n claire
et précise qu'il faut se taire de l'infini mathé-
matique? » L'ouvrage couronné a pour devise
ce mol de Bailly, souvent cité depuis : « L'infini
esl le gouffre où s'absorbent nos pensées. »
LIBE
— 947 —
LIBE
Voy. Mémoires de l 'Académie royale de Ber-
lin, année 1796 : Sur Vart d'estimer la proba-
bilité des causes par les effets, où l'on trouve un
précis historique des recherches modernes sur
la probabilité ; — Sur Vutitité et l'étendue du
principe par lequel on estime la probabilité
des causes, année 1797 ; — Application du
calcul des probabilités à la valeur du témoi-
gnage, où sont résumés et complétés les travaux
analogues des Bernoulli, de Prémontval, d'Eu-
ler, de Beguelin, de Lambert, d'Anières, de
Weguelin, et préparés ceux de Laplace. C. Bs.
LIBERTÉ. Le mot liberté a deux sens parfai-
tement distincts, suivant qu'on se place au point
de vue philosophique ou au point de vue poli-
tique. Vous pouvez considérer l'activité hu-
maine dans son développement spirituel, se
déployant à de certaines conditions et avec de
certains caractères, sur cette scène intérieure
où la conscience l'atteste, où la réflexion peut
la décrire; et cela, abstraction faite de toute
manifestation extérieure et sensible. Ainsi envi-
sagée, l'activité humaine est iibre, et voilà la
liberté morale, source et condition de toute
autre liberté. Vous pouvez aussi considérer l'ac-
tivité humaine sous un autre point de vue, la
suivre au milieu de la vie sociale, dans ses di-
verses manifestations, dans ses divers rapports
avec les institutions et les lois, dans les limites
diverses que lui imposent les formes chan-
geantes des gouvernements. Ici encore l'activité
humaine est capable de liberté, mais d'une li-
berté qui n'a rien d'absolu, et dont les bornes
mobiles se déplacent à mesure que changent
les climats, les codes, les mœurs. Ce n'est plus
la liberté morale, c'est la liberté politique. Le
problème se complique et s'agrandit : liberté
individuelle, liberté de la presse, liberté de la
parole, liberté de conscience, liberté d'associa-
tion, liberté du commerce et de l'industrie, tels
sont les nombreux aspects sous lesquels se pré-
sente tour à tour la liberté politique. Nous les
indiquons sans vouloir les aborder; nous nous
enfermons ici dans le cercle déjà assez étendu
de la question philosophique, et nous considé-
rons la liberté comme phénomène moral, indé-
pendamment de ses applications, limitations et
variations extérieures.
Les philosophes sont loin de s'accorder sur la
nature de la liberté. Sans parler des systèmes
de l'antiquité, il est aisé de se convaincre que
les plus éminents philosophes des derniers siè-
cles, Descartes, Spinoza, Leibniz et Kant, ont
donné de la liberté morale des définitions dif-
férentes ou même contradictoires. Les ennemis
de la philosophie triomphent de ce désaccord :
quoi ! toujours des systèmes, et jamais de doc-
trine définitive! La liberté est un fait de con-
science : si la psychologie ne peut le saisn" d'une
prise ferme et sure, où est sa certitude? où est
son autorité? Si, pouvant l'atteindre, les psycho-
logues le défigurent ou le nient, où est leur
bonne foi? Dans les deux cas, que devient l'hon-
neur de la philosophie, convaincue de ne pou-
voir éclairer l'homme sur une question essen-
tiellement humaine, où sont engagés nos besoins
les plus impérieux et nos plus chers intérêts ?
Ceux qui tiennent ce langage oublient un fait
qui nous paraît très-propre à montrer le vide
de tant de hautaines déclamations : c'est que
sur cette question de la liberté, les théologiens
n'ont pas beaucoup mieux réussi à s'accorder
que les philosophes. Dès les premiers siècles de
l'Église, on voit éclater la querelle de la grâce
et du libre arbitre. Pelage et Célestius procla-
ment l'homme maître de sa destinée; mais,
dans leur culte ardent pour la liberté, ils en
oublient plus d'une condition fondamentale, et
provoquent d'énergiques réactions. Les mani-
chéens, en confessant de bouche le libre arbitre.
le suppriment en effet, comme les pélagien'-:
retranchaient la grâce, sous prétexte de la li-
miter. Au milieu de ce débat s'élève la voix im-
posante de saint Augustin, qui cherche à fixer
avec sûreté l'équilibre mystérieux du libre ar-
bitre et de la grâce. A-t-il tenu la balance
égale? A-t-il résolu la difficulté d'une manière
définitive? On peut en douter en voyant renaître
entre saint Thomas et Duns-Scot, entre Luther
et Érasme, entre Arminius et Gomar, entre Port-
Royal et Molina la vieille querelle, et en enten-
dant invoquer par Luther et Calvin, comme par
Jansénius et Saint-Cyran. le nom révéré de l'ad-
versaire de Pelage. Que fait cependant l'Église
au milieu de ces orageux débats? Elle fait
comme le sens commun : elle défend les droits
de l'action divine contre les partisans exclusifs
de la liberté, et contre les zélateurs de la grâce
invincible elle maintient l'indépendance et la
responsabilité de l'homme. Rien de plus sage
assurément que cette double affirmation; mais
désarme-t-elle les adversaires, et donne-t-elle
un dénoûment à ce drame toujours renaissant,
dont les acteurs s'appellent tour à tour péla-
giens et prédestinations, scotistes et thomistes,
calvinistes et arméniens, jansénistes et moli-
nistes? Évidemment non, et cette impuissance
manifeste tient à la même cause qui va nou^
servir à expliquer les contradictions des sys-
tèmes philosophiques : c'est que le problème de
la liberté morale, loin d'être simple, est un des
plus compliqués où le théologien et le philo-
sophe puissent fixer leurs méditations.
S'il ne s'agissait que de constater l'existence
de la liberté, elle nous est attestée si énergi-
quement par la conscience, elle est inscrite en
caractères si éclatants dans l'histoire du genre
humain et dans toutes les institutions sociales,
qu'il ne serait venu à l'esprit d'aucun philosophe
de la mettre en doute. Mais si l'homme agit
librement, il n'agit pas avec une indépendance
absolue. Ses déterminations s'appuient sur des
motifs. Quels sont ces motifs? sont-ils de même
nature et de même origine, ou d'origine et de
nature différentes? quelle est la limite précise
de leur action? quel est le mode, le comment
de leur influence? Ce n'est pas tout : supposez
ces questions résolues, il reste à mettre le libre
arbitre en harmonie avec un autre ordre de
vérités également certaines. Comment la part
d'indépendance qui revient à l'homme s'accorde-
t-elle avec l'économie générale du monde, avec
cette espèce de géométrie inflexible qui semble
présider à tous les mouvements de l'univers?
Comment croire Dieu prescient et l'homme li-
bre, Dieu tout-puissant et la créature respon-
sable? Dieu lui-même est-il libre? S'il ne pos-
sède pas la liberté, comment a-t-il pu en doter
l'homme? s'il la possède, comment est-il impec-
cable? Cette liberté divine est-elle indépendante
de toute raison d'agir ? Si vous l'affirmez, elle
n'a plus rien de commun avec la liberté humaine
que le nom. Si vous le niez, vous semblez assu-
jettir à une condition l'être absolu et incondi-
tionnel, vous semblez même le faire descendre
aux hésitations misérables de notre activité im-
parfaite. Quel abîme do difficultés? quelle
source de dissidences et de contradictions ! C'est
ce qui fait comprendre, et c'est aussi ce qui doit
faire absoudre les théologiens et les philo-
sophes. Tant qu'il ne s'agit que de constater la
liberté, ils sont d'accord entre eux et avec le
genre humain. C'est seulement lorsqu'ils s'ef
forcent de définir scientifiquement la liberté,
LIBE
— 948 —
LIBE
d'en approfondir les conditions, de la nietlrc
d'accord, soit avec d'autres faits de la nature
humaine, soit avec des vérités d'un ordre supé-
rieur, d'en pénétrer enfin l'essence générale et
le mode d'action; c'est alors que les difficultés
naissent, et qu'éclatent les opinions contraires.
Pour notre part, nous ne pensons pas que ces
oppositions soient jamais complètement abolies,
et que les difficultés qui les suscitent puissent
recevoir une explication complète et définitive;
mais ce n'est point à dire pour cela que la phi-
losophie soit condamnée, sur un article si essen-
tiel, à l'immobilité et à l'impuissance. La phi-
losophie a beaucoup fait pour éclaircir les
redoutables obscurités de ce problème, et chaque
jour elle y porte quelque lumière nouvelle. Elle
a entre les mains un moyen assuré d'accroître
rapidement son trésor; ce moyen, c'est l'analyse
psychologique. A mesure que la méthode d'ob-
servation intérieure s'établit de plus en plus en
philosophie, à mesure qu'on s'accoutume à cher-
cher, non dans les images des sens ou dans les
abstractions de l'entendement, mais dans une
psychologie attentive et sévère, le secret de
toutes les grandes énigmes métaphysiques, le
moment approche où le problème de la liberté,
sans être éclairci dans toutes ses profondeurs,
pourra recevoir une solution régulière et scien-
tifique.
Selon nous, la méthode psychologique n'a ja-
mais été appliquée dans toute sa rigueur et
dans toute sa sincérité à la matière qui nous
occupe. Si nous entendons bien cette méthode,
elle impose ici au philosophe deux conditions
essentielles : premièrement, il doit chercher
dans l'homme, et non ailleurs, à la lumière de
la conscience, le type primitif de la liberté. La
liberté, en effet, peut se trouver dans les êtres
les plus différents, sous les formes les plus
opposées; elle existe au-dessus de l'homme, elle
peut exister au-dessous de lui; mais, au lieu de
s'en former une idée abstraite ou un idéal arbi-
traire, au lieu d'en chercher le modèle au ha-
sard dans la nature, n'est-il pas évidemment
nécessaire de l'observer d'abord tout près de
nous, au dedans de nous, là où elle nous appa-
raît face à face, sans intermédiaire et sans
voile? Voilà la première condition d'une théorie
vraie de la liberté. La seconde c'est, après avoir
saisi dans la conscience le type de l'activité
libre, de s'attacher à son essence, en ayant soin
de la dégager de tout ce qu'elle renferme de
variable et de particulier, et de ne la transporter
en Dieu qu'après en avoir sévèrement retranché
tout élément d'imperfection et de négation. Il
est, en effet, très-certain que tout ce qui est
positif et substantiel dans l'homme, aussi bien
que dans les autres êtres, vient de Dieu et doit
se retrouver en lui d'une manière éminente ;
mais il est également clair qu'entre la liberté
de l'homme et celle de Dieu on doit trouver
cette môme différence qui sépare en tout l'être
des êtres de ses créatures; ainsi, deux condi-
tions d'une théorie solide de la liberté : 1" en
chercher le type vrai dans la conscience; 2" dis-
tinguer l'essence pure de la liberté des limita-
tions et des imperfections que lui impose la na-
ture humaine.
Toutes les erreurs où sont tombés les philo-
sophes sur la matière de la liberté viennent de
l'oubli de l'une de ces deux conditions. C'est
pour avoir manqué à la première que l'on s'est
jeté dans les deux systèmes du déterminisme et
de la liberté à' indifférence, systèmes contradic-
toires, dont le dernier suppose que l'homme
peut se déterminer sans motifs; 1,'auire. que les
motifs déterminent invinciblement la volonté :
deux excès également déraisonnables, également
démentis par une analyse exacte de la i
science. C'est pour avoir manqué à la seconde
condition, que d'autres philosophes sont tom-
bés dans deux erreurs non moins dangereuses
que les précédentes : les uns, transportant au
sein de la nature divine le fait humain de la
liberté, ont chargé Dieu des hésitations et des
faiblesses de notre imparfaite humanité ; les
autres, pénétrés de la profonde séparation qui
existe entre Dieu et l'homme, ont supposé en
Dieu une liberté tellement absolue, tellement
inconditionnelle, qu'elle n'a plus aucun raoport
avec la liberté humaine et se confond avec la
nécessité.
Nous allons essayer d'éviter ces écueils et de
faire voir, d'une part, que les motifs agissent
sur la volonté sans la déterminer; de l'autre,
que la liberté de Dieu, toute supérieure qu'elle
soit à la liberté humaine, a au fond la même
essence.
Observons-nous attentivement dans quelqu'une
de ces circonstances de la vie où tout homme
s'est trouvé placé mille fois : un ami a confié
un secret à mon honneur; je puis, en livrant ce
secret, faire ma fortune et en même temps per-
dre l'homme que je hais le plus au monde; me
voilà agité entre deux alternatives contraires,
dont l'une me fait voir la satisfaction de mon
ambition et de ma vengeance achetée au prix
de l'honneur, et l'autre le respect de la parole
donnée et ma conscience pure et satisfaite : quel
homme de bonne foi osera dire que cet exemple
est chimérique? qui n'a traversé en mainte oc-
casion des épreuves analogues? Analysons ce
fait d'une manière approfondie et tirons-en
toutes les conséquences qu'il renferme.
Et d'abord, s'il y a une chose certaine, évi-
dente, incontestable, c'est qu'entre ces deux
alternatives, garder mon secret et le trahir, je
suis parfaitement libre : j'entends par là que je
sens avec une force invincible que ces deux
actes sont également possibles, qu'ils sont éga-
lement renfermés dans ma force active, et que,
pour que l'un d'eux se réalise plutôt que l'au-
tre, il faut et il suffit que je le veuille. Je suis
donc libre; mais à quelles conditions? c'est ce
qu'il s'agit maintenant de reconnaître. J'ai trahi
le secret de l'honneur, je l'ai trahi sciemment
et volontairement, dans la plénitude de ma li-
berté; cette détermination a-t-elle été prise sans
motifs? Évidemment non; j'ai cédé à l'attrait
de l'ambition, j'ai voulu satisfaire ma haine, et
c'est pour cela que j'ai succombé. Supposez qu'il
n'y eût en moi ni calcul, ni convoitise, ni co-
lère, ni passion d'aucune sorte, mon acte serait
inexplicable, je ne l'aurais pas accompli. Mais
supposons, au contraire, que je reste fidèle à
mon serment, cette fidélité n'est-elle pas égale-
ment motivée? Elle l'est incontestablement :
d'une part, en effet, la raison me dit clairement
qu'un secret d'honneur est inviolable: et de
l'autre, mon cœur, plein du souvenir de l'ami
absent, m'encourage en secret à garder ma foi.
En généralisant ce fait, j'en veux tirer deux
conséquences : la première, c'est que toute dé-
termination libre suppose des motifs; la se-
conde, c'est que ces motifs influent sur la volonté
sans la déterminer nécessairement.
On a soutenu que l'homme est capable de se
déterminer sans motifs. Cette opinion, fort ré-
pandue au moyen âge, a été reprise dans les
temps modernes et acceptée à des degrés divers
par des hommes de beaucoup de sous, Clarkc et
Reid par exemple, et mémo par des esprits su-
périeurs, comme Bossuet et Fcnclon. On a donné
le nom de liberté d'indifférence à cette liberté
LIBE
949
LIBE
sans motifs, absolue, inconditionnelle, et on l'a
attribuée tour à tour à l'homme et à Dieu. On
no s'est pas contenté de soutenir que l'homme
et Dieu même peuvent agir sans motil's, on a fait
de cette indépendance absolue l'essence de la
liberté. Pour nous, fidèles à la méthode que
nous nous sommes tracée, nous ne disser-
terons pas sur la liberté en général, sur une
liberté idéale et abstraite; avant, d'oser dire ce
que peut être la liberté de Dieu, nous demande-
rons à la conscience ce qu'est en effet notre
propre liberté, et sous quelles conditions elle
s'exerce dans ' la vie réelle. Et d'abord, il est
clair qu'à ne considérer que les occasions un peu
importantes de la vie, nos déterminations libres
sont fondées sur des motifs : l'ambition, la haine,
la vengeance, le devoir, l'honneur, l'intérêt, voilà
les ressorts de la conduite humaine; toute ac-
tion matérielle dont on n'aperçoit pas le rapport
à quelqu'un de ces mobiles intérieurs est consi-
dérée comme obscure et inexpliquée ; ou si l'on
n'en cherche pas le motif, c'est qu'elle paraît
tout à fait insignifiante. Aussi que font les par-
tisans plus ou moins décidés de la liberté d'indif-
férence? Ils vont chercher dans la vie humaine
ces actions sans nom et sans importance, qui
échappent par leur petitesse ou leur promptitude
à toute appréciation. Le docteur Reid nous de-
mandera, par exemple, si, quand on choisit dans
sa bourse une guinée entre autres pour faire
une aumône ou acquitter une dette, on a quelque
motif de faire ce choix. Et cependant, dit-il,
nous sommes parfaitement libres de prendre
telle guinée de préférence à ses voisines. Reid
demande encore avec quelque ironie si l'on se
croit bien sûr que l'âne de Buridan mourrait de
faim plutôt que de déroger au principe de la
raison suffisante. Au lieu d'insister sur ces argu-
ments d'école et sur toutes ces puérilités suran-
nées, cherchons dans la vie réelle ce que c'est
qu'une action sans motil's ; il nous sera aisé de
reconnaître qu'une action sans motifs est une
action sans but, je veux dire une action dépour-
vue d'intentionnalité, et qu'une action sans mo-
tifs et sans but ne saurait être une action libre,
puisqu'elle n'est pas même une action intelli-
gente.
Reprenons l'exemple que nous avons choisi :
pour rester fidèle à l'amitié et à l'honneur, je
garde le secret qui m'a été confié. Cette action a
un but, et ce but, c'est de faire mon devoir.
Mais à quelle condition me suis-je déterminé à
tendre vers ce but? A condition que j'y fusse
sollicité par de certains motifs, et quels motifs?
Ils sont évidents : d'une part, la conscience de
l'obligation où je suis de tenir ma promesse; de
l'autre, le besoin de me sentir en paix avec le
souvenir de mon ami absent et avec le senti-
ment de ma propre dignité. Otez à mon action
ces motifs, elle n'a plus de but, elle n'a plus de
véritable întentionnalité, elle n'est plus possible :
car, supposez que cette action me parût bonne
en soi sans me paraître obligatoire, je ne serais
nullement incliné à l'accomplir; et supposez que
rien dans mon cœur ne me sollicitât à retenir le
secret qui m'est demandé, il s'échapperait de mes
lèvres, ou du moins le hasard seul déciderait de
ma discrétion. 11 est donc parfaitement clair que
tout but suppose un motif, comme tout motif
suppose un but, et qu'une, action dépourvue de
l'un ou de l'autre de ces deux éléments n'est
pas une action intentionnelle. C'est le cas de ces
actions insignifiantes dont parle Reid, et qu'on
est surpris de voir citées aussi par Bossuet.
Choisir une guinée entre plusieurs autres, porter
la main à droite ou à gauche, ce sont là assuré-
ment des actions sans motifs, mais ce sont aussi
des actions sans intention et sans but, des acti
qui relèvent de l'instinct et de l'habitude, et non
de la libre volonté. Quand un soldat marche à
l'ennemi, ce qu'il veut, c'est obéir à son chef,
défendre sa vie, servir son pays, et il a des mo-
tifs pour tout cela ; mais remuer les muscles de
son corps de telle manière plutôt que de telle
autre, il ne le veut pas : c'est l'instinct, c'est la
nature qui le veulent pour lui. Nul doute, au
surplus, que l'action de la nature n'ait toujours
son but, sa raison, son motif, jusque dans le der-
nier détail des plus petites choses. Le principe
de raison suftisante, que Reid a grand tort de
mépriser, ne souffre aucune exception. Seulement,
il est clair que si vous rapportez l'action totale
à l'individu, au lieu de la partager entre lui et
la nature, vous pouvez dire que cette ac-
tion, dans quelqu'une de ses parties, n'a pas
de motifs. Elle n'a pas de motifs, mais aussi
elle n'a pas de but, elle n'est pas intention-
nelle , elle n'est pas intelligente, elle n'a
aucun des caractères de la liberté. C'est donc se
méprendre étrangement que de voir l'essence de
la liberté dans l'indifférence : c'est avilir la
liberté humaine en l'enfermant dans le cercle
misérable des actions les plus insignifiantes de
la vie ; c'est préparer l'abaissement de la liberté
divine, en la rendant aveugle ou capricieuse,
sous prétexte de la rendre indépendante.
Il s'agit maintenant de se demander quelle
sorte d'influence les motifs exercent sur la vo-
lonté. C'est encore ici à la conscience qu'il faut
s'adresser, et non pas aux sens ou au raisonne-
ment abstrait. Si l'on se représente la volonté
humaine comme une balance où les motiis
jouent le rôle de poids, si l'on se persuade que
l'action voulue est un produit dont les motifs
sont les facteurs, ou une résultante dont la di-
rection est déterminée par l'action combinée de
plusieurs forces ou distinctes ou contraires ; si,
disons-nous, on examine ainsi les choses en se
plaçant hors de la conscience, on prêtera aisé-
ment l'oreille aux raisonnements des fatalistes,
et on dira avec eux : Ou il n'y a qu'un seul motif
qui agisse sur la volonté, et alors il l'entraîne
inévitablement; ou il y a plusieurs motifs, et
alors c'est le plus fort qui nécessairement l'em-
porte.
Nous pourrions faire remarquer d'abord que
le premier cas est chimérique. Dans toutes les
circonstances un peu importantes de la vie, nous
sommes sollicités par plusieurs motifs. C'est ce
qui est évident, par exemple, pour le cas que
nous avons choisi. D'un côté, les calculs de l'in-
térêt, les inspirations de la haine, le désir de la
vengeance ; de l'autre, l'amitié, le devoir, la
paix de ma conscience, le soin de ma dignité.
Cette diversité de motifs a été ieconnue par le
bon sens avant de l'être par les moralistes, et
tout le monde sait que trois grands ressorts
gouvernent les affaires humaines : le plaisir,
l'intérêt, le devoir. Or, ces motifs étant de na-
ture et d'origine diverses, il est impossible de
leur appliquer une mesure commune et de cal-
culer d'avance quel sera le plus fort. Mais la
vraie question n'est pas là : elle n'est pas de sa-
voir si plusieurs motifs ou un seul agissent sur
la volonté ; mais si l'action qu'ils exercent est
une action nécessitante. Ici la conscience rend
à la liberté un éclatant témoignage. Ma raison
me dit que garder un secret est un impérieux
devoir. Cette idée de devoir est-elle un poids qui
pèse sur mon esprit, une force qui le lire et qui
l'entraîne? Si j'obéis à la loi du devoir, ne suis-
je pas libre de la violer ? On dira peut-être que
Je devoir agit sur moi. non-seulement comme
une loi, mais comme un objet désirable ; non-
L1BE
— 950
LIBB
seulement en parlant de ma raison, mais en exci-
tant ma sensibilité. Je l'accorde; mais l'attrait
que le devoir ou le plaisir ont pour moi peut-il
être strictement assimilé à une force qui agit
sur un objet matériel? Suis-je donc un être
inerte, une girouette animée que les vents con-
traires font tourner à leur gré? N'ai-je pas en
moi le sentiment invincible de la puissance pro-
pre qui me caractérise, et en vertu de laquelle
je puis céder ou résister, suivre tel motif de
préférence à tel autre, faire ceci ou faire cela,
ou ne rien faire du tout?
Leibniz soutient que la volonté suit toujours
la dernière détermination de l'entendement. Nous
faisons toujours, suivant lui. certainement, quoi-
que non nécessairement, ce qui, en définitive,
nous paraît le meilleur. C'est que Leibniz n'in-
terroge pas la conscience, c'est qu'il a un sys-
tème. Il faut, dans le monde fantastique qu'il
s'est construit, que l'état présent de chaque
monade ait sa raison dans l'état antérieur ; il
faut que toute action soit le résultat de toutes les
dispositions antécédentes, et la liberté qu'il ac-
corde à l'homme, au sein d'un univers où tout
est réglé d'avance, n'est pas celle que chacun de
nous sent au dedans de soi.
Un autre grand métaphysicien, Spinoza, tout
en reconnaissant que la conscience atteste à
l'homme sa liberté, a prétendu concilier ce fait
irréfragable avec un système où le principe de
la fatalité est poussé à ses dernières conséquen-
ces. A l'en croire, chacune des modifications de
l'âme humaine a sa cause dans une modification
antérieure, qui a elle-même sa cause dans une
autre modification, et ainsi de suite, à l'infini.
Un acte produit un autre acte, un mouvement
produit un autre mouvement, comme un flot
pousserait un autre flot dans un océan sans ri-
vage. Mais les modifications de l'âme humaine
sont d'une extrême complexité, et parmi elles
les unes apparaissent clairement à la conscience,
les autres sont plus ou moins enveloppées d'obscu-
rité. Or, qu'arrive-t-il quand je prends tel ou tel
parti, quand je me lève, par exemple, pour aller
à la promenade? Diverses causes concourent
pour amener cet effet : la disposition de mes
organes, l'état de mon imagination, le chaud ou
le froid, la sérénité du ciel, la douceur de la
température, etc. Quelques-unes de ces causes
sont connues de moi plus ou moins, et c'est ce
que j'appelle les motifs de mon action; d'autres
agissent sourdement, et ce ne sont pas celles qui
exercent l'action la moins décisive. Ignorant l'in-
fluence de ces dernières causes, ne trouvant pas
dans celles que je connais l'explication suffisante
de ma détermination, disposé d'ailleurs à m' exa-
gérer ma puissance propre, ravi du sentiment de
mon indépendance et de ma grandeur, je me figure
que c'est moi qui me détermine par ma propre
vertu, indépendamment des motifs, et cette vertu
imaginaire, cette chimère de ma faiblesse et de
mon orgueil, je la salue du nom pompeux de
libre arbitre.
Telle est l'idée que Spinoza se forme de la
liberté humaine; telle est l'explication, à coup
sûr très-originale et très-ingénieuse, par laquelle
il prétend rendre compte du sentiment du libre
arbitre, au nom même des principes du
lisme le plus absolu qui fut jamais. .Mais tout cet
échafaudage croule devant une observation fort
simple empruntée à la conscience. Suivant Spi-
noza, c'est de L'ignorance où nous sommes des
causes diverses qui influent sur nos détermina-
tions que naît l'illusion du libre arbitre, l'ius,
par conséquent, nous ignorons nos dispositions
i, plus nous agissons d'une manière
irréfléchie, plus doit s'exalter en nous le senti-
ment de notre liberté. C'est ainsi que l'enfant et
l'homme ivre, comme Spinoza se pluît à le dire,
sont convaincus qu'il dépend d'eux uniquement
d'accomplir des actes où ils sont poussés invin-
ciblement par des causes ignorées. A ce compte,
plus nous descendrons au fond de nous-mêmes,
plus nous nous rendrons compte des motifs de
notre conduite, plus nous mettrons de sérieux et
de maturité dans nos délibérations, et plus nous
verrons tomber pièce à pièce le fantôme de notre
liberté. Or, l'expérience donne ici à Spinoza le
plus complet démenti, et il suffit d'avoir constaté
une seule fois combien est ferme et lumineux,
après une délibération sérieuse et calme, le sen-
timent de notre liberté, pour mettre à nu l'arti-
fice de ce système.
Nous avons constaté la liberté humaine et
réduit à leur juste valeur l'influence, incontes-
table sans doute, mais jamais nécessitante des
motifs ; examinons maintenant d'une manière
plus précise en quoi consiste cette liberté; dé-
crivons les formes sous lesquelles elle se pré-
sente dans la conscience ; dégageons de ces
formes changeantes son essence invariable, et,
de la liberté humaine purifiée, élevons-nous par
degrés jusqu'à la liberté divine. On trouve dans
l'observation de la vie humaine trois formes
bien distinctes de la liberté. Tantôt indécis entre
le bien et le mal, je finis par succomber, et
comme dit un poëte :
Video meliora, proboque
Détériora sequor.
Tantôt, au contraire, je triomphe de mes pen-
chants mauvais, et, après une lutte plus ou moins
longue, plus ou moins douloureuse, je fais mon
devoir/C'est entre ces deux alternatives que flotte
l'espèce humaine, et quand une âme est parvenue
à cet état moral où les chutes sont l'exception et
la vertu la règle, il peut sembler que la nature
humaine a acquis toute la perfection dont elle
est susceptible. Mais au-dessus de la pratique or-
dinaire du devoir, au-dessus du triomphe labo-
rieux de la vertu sur le vice, il y a une forme de
l'activité plus pure et plus parfaite : c'est l'habi-
tude de pratiquer le bien, portée au point de faire
cesser la lutte et de rendre aisé et facile le sa-
crifice lui-même. En un mot, au-dessus de la
vertu proprement dite il y a la sainteté. Ainsi, la
chute, la vertu, la sainteté, voilà en trois mots
l'histoire de la moralité humaine. Reprenons ces
trois états, et appliquons-nous à les distinguer
sévèrement les uns des autres.
Il est incontestable qu'en de certaines circon-
stances, qui ne se reproduisent que trop souvent,
l'homme voit clairement le bien et le mal, et
choisit sciemment et librement le mal à l'exclu-
sion du bien. Plusieurs philosophes n'ont pu croire
la nature humaine capable d'un pareil dérègle-
ment. Ils ont pensé que si l'homme fait le mal,
c'est que sa raison est obscurcie, et le crime leur
a paru un égarement et une folie. La vertu, selon
Platon, est chose trop belle et trop sainte pour
qu'on puisse la voir et ne pas sentir pour elle un
irrésistible attrait. De là cette maxime célèbre
de toute l'école socratique : Nul n'est méchant
de son j4ei)i <jré. Rien de plus noble au fond que
cette doctrine; mais rien, au premier aperçu, de
moins conforme à l'observation et à la vraie no-
tion de la liberté. Sans doute, l'homme ne fait
point le mal pour le mal lui-même, et les plus
grands coupables se sauraient descendre jusqu'à
cet abîme de perversité. J'accorde ce point à So-
crate et à Platon; mais si l'homme ne trouve ja-
iii. us d'atlrait dans le mal, comme mal, il est
incontestable que le cours de la vie amène à
Chaque instant des situations où nous avons a
LIBE
— 951
LIET
choisir entre notre intérêt et notre devoir, et où
nous immolons celui-ci à celui-là. Je suis inté-
ressé à cacher ou à déguiser la vérité ; je me
résous à mentir. Assurément le mensonge en soi
n'a rien d'attrayant ni d'aimable. Ce qui me sé-
duit en lui, ce n'est pas lui-même, c'est l'avantage
que je m'en promets. Ainsi donc, si je mens, ce
n'est pas par amour du mensonge ; mais en sur-
montant, au contraire, l'impression de dégoût
qu'il m'inspire naturellement. D'un autre côté, je
ne suis pas dans l'illusion sur la nature de ma
conduite. Je ne crois pas que le mensonge soit
bon; j'essayerais en vain de me le persuader; je
sens qu'il est mieux d'être sincère. En un mot je
rejette le bien, sachant qu'il est le bien, et je fais
le mal, sachant qu'il est le mal, bien que le mal
lui-même ne soit pas le but de mon action. Au-
trement je cesserais d'être responsable ; il fau-
drait déclarer innocents les scélérats les plus
pervers; l'homme ne serait libre qu'en étant ver-
tueux, ou plutôt il n'y aurait plus ni vice, ni
vertu, ni responsabilité, et la maxime socratique,
prise à la rigueur, mène droit à la négation du
libre arbitre.
La seconde forme, la forme régulière et nor-
male de la liberté, c'est la vertu. Nous appelons
ici proprement vertu le choix ordinaire, le choix
réfléchi du bien à l'exclusion du mal. Elle sup-
pose la lutte, l'effort, la souffrance. Toute sainte,
toute belle qu'elle puisse être, elle porte encore
le caractère d'un être imparfait, sujet à la défail-
lance et au mal, obligé de lutter contre des pen-
chants déréglés, succombant quelquefois à leur
influence, se relevant avec énergie et courage,
mais pour retomber encore, ne maintenant enfin
la pureté et la dignité de son être qu'au prix des
plus douloureux combats ; c'est pourquoi la vertu
n'est point encore la forme la plus élevée de la
liberté. Pour atteindre jusqu'à cet état sublime
çui est la sainteté^ ou du moins pour en approcher
à quelque degré, il faut que l'élément de la ré-
flexion disparaisse et avec lui toute lutte, tout
effort, toute délibération. C'est l'habitude qui ac-
complit cette épuration merveilleuse : la sainteté
est son ouvrage. Il est quelques âmes si heureu-
sement douées par la Providence, que la vertu
leur est comme naturelle. Leurs inclinations sont
si pures, si nobles, si droites, qu'elles n'ont pres-
que aucun effort à faire pour aller au bien. Un
élan inné les porte à tout ce qui est beau, pur,
harmonieux. Ces âmes vivent dans une perpé-
tuelle innocence, et connaissent à peine le mal.
Mais ce n'est point de pareilles natures que se
compose le genre humain. Pour l'ordinaire, la vie
est une lutte, un déchirement perpétuel ; il faut.
pour ainsi dire, disputer au mal le terrain pied à
pied, être dans une perpétuelle défiance de soi,
toujours en éveil, toujours en haleine, toujours
dans l'agitation. Mais si l'âme est forte, si elle est
patiente, il arrive un temps où la lutte devient
moins vive et la victoire moins laborieuse; il
semble alors que les ressorts rebelles d'une acti-
vité imparfaite soient assouplis par une applica-
tion obstinée; bientôt une paix délicieuse rem-
place les agitations de la lutte ; le bien se fait
sans effort, sans combat. Enfin, il peut arriver
qu'il se fasse sans réflexion et sans choix. L'âme
n'est plus agitée entre le bien et le mal; elle ne
choisit plus ; elle ne voit plus le mal ; elle ne voit
que le bien; pour elle, voir le bien et le faire,
c'est tout un.
Mais nous no is trompons, cet état n'est pas fait
pour l'homme. C'est un idéal : l'homme y tend
sans cesse et j-Ait quelquefois s'en rapprocher;
mais il ne saur .;t l'atteindre. En étudiant les for-
mes successives de la liberté, en nous élevant de
degré en degré, de progrès en progrès, nous avons
franchi^ la limite de la perfection humaine; nous
avons élevé nos regards vers une région supé-
rieure ; nous avons entrevu, nous avons esquissé
la liberté divine. La forme de la liberté divine,
c'est en effet la sainteté, et toute autre est infi-
niment au-dessous d'elle. Il est clair d'abord que
l'on ne peut sans blasphème attribuer à Dieu cette
première forme de la liberté que nous avons ren-
contrée dans la nature humaine. Dieu ne peut
faire le mal. Si le mal n'est pas chez l'homme
une pure ignorance, il tient cependant à l'igno-
rance et à l'imperfection naturelle de l'humanité.
L'homme fait le mal, nous l'avons vu, non pour
le mal lui-même, mais pour courir à la poursuite
du bonheur. Plus éclairé, il comprendrait que le
vrai bonheur est inséparable de la vertu, et n'é-
puiserait pas dans une lutte insensée la meilleure
moitié de sa vie. En Dieu, dans l'être souveraine-
ment intelligent, cette lutte, cette ignorance ne
peuvent être supposées sans grossière contradic-
tion.
Peut-on dire de Dieu qu'il préfère le bien au
mal, et, est-ce se former une idée assez élevée
de sa perfection que de lui attribuer cette se-
conde forme de la liberté que nous avons propre-
ment appelée la vertu? Nous ne le pensons pas.
D'abord, supposer que Dieu hésite entre le bien
et le mal, qu'il fait effort, qu'il délibère, c'est
souiller sa majesté des faiblesses de notre nature
misérable. Supposez-vous seulement qu'il choisit
sans hésitation et sans lutte ? c'est encore huma-
niser Dieu. Pour que Dieu pût choisir entre le
bien et le mal, il faudrait qu'il fût capable du
mal. Or, c'est ce qui répugne évidemment à l'in-
défectible pureté de son essence. Il faut donc sor-
tir de ces idées trop humaines, et dire que Dieu
fait le bien sans être soumis à la condition de la
réflexion et du choix. Dira-t-on qu'il n'est point
libre de faire le bien, s'il ne l'est aussi de faire
le mal, et que la réflexion et le choix sont une
condition essentielle de la liberté? Ce serait ou-
blier que dans l'homme lui-même, l'analyse psy-
chologique nous a révélé un état moral où l'ha-
bitude supprime et éteint par degrés la réflexion,
le choix, l'idée du mal. Ce que l'homme devient,
ce qu'il aspire du moins à devenir par habitude,
Dieu l'est par nature. La sainteté n'est, en quel-
que sorte, pour l'homme vertueux qu'un accident
fugitif; pour Dieu, c'est sa propre essence. L'hom-
me s'élève péniblement de degré en degré jusqu'à
l'idéal de la sainteté. Cet idéal, c'est Dieu même.
De l'homme à Dieu, l'essence de la liberté n'a pas
changé ; seulement elle s'est purifiée. L'activité,
l'intelligence, l'intentionnalité, tout ce qu'il y a
d'effectif et de positif dans la liberté humaine se
retrouve dans la liberté divine ; les chutes, les
misères, les alternatives, l'effort, la réflexion, le
choix même, ont seuls disparu, et bien loin que
le type divin de la liberté en ait souffert quelque
altération, il semble que nous l'apercevions alors
sans voile, dans sa plénitude et dans sa pureté
infinies.
La liberté est un sujet d'un trop grand intérêt
pour que la plupart des philosophes ne l'aient pas
traité avec plus ou moins de développement. Nous
citerons seulement ici les ouvrages écrits spécia-
lement sur la liberté ou dont la doctrine a une
importance toute particulière. Consultez : Bos-
suet, Traité du libre arbitre; — Spinoza, Ethi-
que; — Leibniz, Essais de théodicée; — Th. Reid,
Essais sur les facultés actives de l'homme; —
A. Garnier, Traité des facultés ; — J. Simon, le
Devoir. Etn. S.
LIE-TSEU, ancien philosophe chinois de l'é-
cole de Lao-tscu, florissait dans le commencement
du ivc siècle avant notre ère. On sait très-peu de
chose sur sa vie; on dit seulement qu'il naquit
LU IX
— 952 —
LIGN
il ; us l'État rie Tching, province actuelle de H6-
nàn, et qu'il vécut quarante ans inconnu dans
une retraite solitaire. Il a laissé un ouvrage phi-
losophique intitulé le Livre du vide et de l'incor-
porel (Tchoûng-hiu-king) qui s'est conservé jus-
qu'à nos jours. En voici un passage qui fera
connaître la manière de ce philosophe; il est in-
titulé Pronostics ou Manifestations célestes:
« L'être qui reçoit la naissance doit, par sa
propre raison d'être, avoir une fin; l'être qui a
une fin ne peut pas ne pas avoir cette fin; de
même que l'être qui reçoit la naissance n'a'pas
pu ne pas recevoir cette naissance; et s'il croit
perpétuer sa vie, déterminer, calculer sa fin, il
tombe dans une erreur grave sur le nombre des
années qu'il lui est donné de vivre. Ce qui est
subtil et spirituel ;dans l'être vivant ou l'homme)
est la portion du ciel ; ce qui compose la chair et
les os est la portion de la terre. Ce qui appar-
tient au ciel est pur, et se disperse; ce qui ap-
partient à la terre est trouble, impur et se réunit.
Les parties subtiles et spirituelles se séparent de
la forme corporelle, et chacune d'elles retourne
à son essence véritable. C'est pourquoi on appelle
ces parties : parties subtiles et spirituelles qui
s'en retournent (koue'i). Le nom de koueï, qu'on
leur a donné, signifie retourner ; mais c'est re-
tourner à son véritable principe, à sa demeure
primitive. L'ancien empereur Hoang-ti a dit :
L'essence subtile et spirituelle rentre dans la
porte ou dans sa matrice: les os et la chair
retournent à leur racine, à leur principe. Reste
à savoir comment ce qu'il y a de supérieur en
nous continue d'exister? » Voy. ïchou-tseu Han,
k. 2. G. P.
LIEUX COMMUNS, voy. TOPIQUES.
LIGNAC (Joseph-Adrien Le Large, abbé de),
prêtre de l'Oratoire, issu d'une noble famille de
Poitiers, mort à Paris en 1762. C'est un métaphy-
sicien du plus grand mérite, quoique la plupart
des historiens de la philosophie ne lui accordent
pis même l'honneur d'une simple mention. Mais
cet oubli s'explique par les qualités mêmes de
l'abbé de Lignac, c'est-à-dire par l'isolement où
sa doctrine a dû le placer, n'ayant pas assez d'é-
clat ni de hardiesse dans la forme pour faire
passer sur l'austérité et la modération du fond.
Disciple de Descartes et de Malebranche, dans un
temps où l'on ne jurait que par Locke et Condil-
lac, il osa réformer en plusieurs points, notam-
ment dans la question de l'origine des idées, la
doctrine de ses maîtres en même temps qu'il dé-
fendait contre tout son siècle la cause du spiri-
tualisme et de la religion, et lui donnait l'exem-
ple de la vraie méthode philosophique. Réunissant
à l'étude de la métaphysique celle des sciences
naturelles, il a pu attaquer sur son propre terrain
le matérialisme, qui, dès cette époque, débordait
de toute part la philosophie de la sensation. C'est
dans ce but qu'il écrivit ses Lettres à un Améri-
cain sur l'Histoire naturelle de M. de Buff'on
(9 vol. in-1'2, Hambourg, 1751-1756), destinées à
combattre les opinions les plus hasardées et les
plus dangereuses de l'illustre naturaliste et le
ne de Ncedham sur la génération des corps
organisés. On sait de quelles ressources ont dé
les observations de ce dernier pour l'auteur du
Système de la nature. Encouragé par l'accueil
bienveillant que reçut, cet ouvrage, l'abbé de Li-
gnac osa entreprendre une tâche plus vaste, con-
iii- un plan très-bien ordonné : il devait,
comme il nous l'apprend lui-même, réfuter dans
mi premier écrit les théories de Locke et de ses
discip ipirisme et le mit'' i
1 . un .Mitre, était destiné à combattre le fata-
lisme, inévitable conséquence des systèmes pré-
cédents; un troisième avait pour titre et pour
objet l'analyse des sensations; enfin, après avoir
rétabli la vérité dans l'ordre de la nature et de
la raison, il se proposait de démontrer la néces-
sité et l'existence de la révélation. Mais le temps
lui a manqué pour remplir ce dessein : des quatre
traités qui devaient y concourir, le dernier est
resté en projet; le troisième, quoique entière-
ment terminé, comme l'auteur lui-même nous
l'affirme, n'a jamais vu le jour; les deux premiers
seuls ont été publiés, mais ne sont pas aussi con-
nus qu'ils méritent de l'être : l'un est intitulé
Éléments de la métaphysique, tirés de l'expé-
rience, ou Lettres à un matérialiste sur la na-
ture de l'âme (in-12, Paris, 1753); l'autre Le
témoignage du sens intime et de l'expérience op-
posé à la foi profane et ridicule des fatalistes
modernes (3 vol. in-12, Auxerre, 1760). Ces deux
ouvrages, nous ne craignons pas de le dire, peu-
vent être placés, au moins pour certaines parties,
à côté de ceux de Reid, de Dugald Stewart et des
Fragments de M. Royer-Collard. Avec des opi-
nions plus décidées, et par cela même un peu
hypothétiques quelquefois, ils nous offrent des
observations aussi exactes et une critique non
moins exercée. M. Cousin, dans son Cours de
l'histoire de la philosophie moderne (t,e série,
t. I, 28e leçon, édit. de 1846), les a appréciées
avec beaucoup de justesse ; mais le plan de son
cours ne lui permettait de s'en occuper que sous
un point de vue très-borné, celui de l'existence
personnelle. Nous allons essayer de les faire con-
naître d'une manière plus complète; et, comme
ils ne sont pas composés avec un très-grand art
et qu'ils portent souvent sur les mêmes questions,
nous n'aurons aucun scrupule à les éclairer l'un
par l'autre.
Le premier, c'est-à-dire les Eléments de mé-
taphysique ou les Lettres à un matérialiste,
sont dirigés, comme nous l'avons dit, contre
Locke et ses disciples. Les conséquences de leurs
principes sont parfaitement indiquées par ces
mots : « La doctrine de Locke, que l'on trouve
si lumineuse, est tellement équivoque, qu'elle
conduit également à ces deux extrémités in-
compatibles , qu'il n'est pas certain qu'il y
ait autre chose que des corps ou autre .chose
que des esprits. » {Témoignage du sens in-
time, Introd.) Et par quelle méthode démon-
trera-t-il la fausseté de cette doctrine? Par la
méthode même que les philosophes du xvme siè-
cle ne cessent de recommander, et sur laquelle
ils se flattent d'édifier tous leurs systèmes, par
la méthode de l'expérience, i « La métaphysi-
que, dit-il (Lettres à un matérialiste, l,a let-
tre), est la physique des esprits ; elle doit être
traitée comme la science de la nature : les ob-
servations et les expériences que tout homme
peut faire sur soi-même en sont les seuls et les
vrais principes. » Mais au lieu de remonter
comme ses adversaires à un état primitif qui
nous échappe, et dont la conscience ni la mé-
moire ne nous offrent aucune trace, il examinera
son état présent ; au lieu de s'arrêter obstiné-
ment à un seul fait et d'en faire sortir par une
nouvelle alchimie nos manières d'être et nos
facultés les plus diverses, il recueillera indis-
tinctement, et sans aucun parti pris, tous les
phénomènes dont notre âme a la conscience.
Voici ces phénomènes dans l'ordre même où
l'abbé de Lignac les expose.
1° Nous avons le sentiment de notre existence
personnelle de telle manière qu'il nous est im-
ble de la révoquer .en doute ou de la con-
fondre avec celle d'aucun autre être.
2° Nous avais des façons d'être, des impres-
sions, des perceptions, des plaisirs, des peines,
donl nous sommes aussi certains que de notre
LIGN
— 9ô3 —
Llli.N
être lui-même, et que nous ne pouvons nous em-
pêcher de rapporter à nous.
3° Il nous arrive aussi quelquefois d'être ré-
duits à la conscience seule de l'existence, quand
notre àme, dégagée de toute impression venue
du dehors, ou relative au dehors, se laisse tom-
ber dans un élat de rêverie, où il ne lui reste
plus que le sentiment de son être. L'abbé de
Lignac insiste beaucoup sur cet état chimérique,
qu'il appelle le sentiment de l'inertie de l'âme,
et sans en faire précisément une condition des
vérités qu'il veut défendre, il l'oppose avec une
grande confiance à ses adversaires et le compte
parmi les faits les plus importants de la psy-
chologie.
4° Nous nous sentons entièrement passifs à
l'égard d'un certain nombre de nos manières
d'être, et ce sentiment implique une notion
sourde d'effet et de cause.
5° L'attrait que nous sentons pour le bien-
être, l'aversion que nous inspire tout état péni-
ble, le désir qui nous porte à rechercher l'un et
à éviter l'autre sont autant de phénomènes qui
apportent avec eux la notion d'activité et suppo-
sent cette qualité en nous-mêmes.
6° Ni les modes que nous nous donnons, ni
ceux qu'une cause étrangère fait naître en nous,
ne nous apparaissent comme nécessaires; nous
sentons qu'à la place de ces modes nous pour-
rions en avoir d'autres sans que le fond de notre
être fût changé, et ce sentiment implique les
notions de possibilité, de contingence, de li-
berté.
7° Les modes contingents que nous éprou-
vons sans pouvoir nous y soustraire, ou sans
pouvoir les prolonger ni les rappeler quand nous
en avons le désir, nous donnent la notion de
nécessité et de dépendance, et par suite d'une
volonté toute-puissante sur nous.
8° Puisque, d'après le témoignage de notre
sens intime, d'autres modes pourraient être
substitués à ceux que nous éprouvons sans que
le fond de notre être fût changé, nous sommes
forcés de croire que notre être est un, que nous
sommes une seule personne ou substance, tan-
dis que nos modes sont multiples et divers.
9' Nous avons la faculté de nous rappeler les
modes que nous avons éprouvés autrefois et qui,
aujourd'hui, ont cessé d'exister. Or, cette faculté,
c'est-à-dire la mémoire, suppose nécessairement
que nous sommes la même personne, ou que nous
conservons notre identité au milieu des change-
ments qui se succèdent en nous.
10° Nous exerçons une certaine puissance sur
notre mémoire: mais la mémoire elle-même
n'est point un effet de notre volonté, non plus que
les impressions d'où dépend notre bien-être : ce
sont des faits contingents dont nous sommes
obligés de chercher la cause hors de nous.
11" et 12° Cette cause étrangère qui produit en
nous des effets contingents est nécessairement
une cause libre; elle est, de pins, une cause in-
telligente, puisque, pour modifier notre sub-
stance, elle doit la connaître; enfin, comme au-
cune de nos facultés ni de nos manières d'être
ne peut se soustraire à son action, dont nous
sentons en nous à chaque instant la présence in-
time, il faut qu'elle soit toute-puissante.
13° Puisque, d'une part, nous n'existons que
sous une certaine manière d'être ; que, d'une
autre part, toutes nos manières d'être, y compris
la liberté, sont contingentes, le fond de notre
être, c'est-à-dire notre substance, a nécessaire-
ment le même caractère. Il faut donc que nous
cherchions hors de nous le principe de notre
substance comme celui de nos phénomènes, et,
comme ces deux choses peuvent exister 1 une
sans l'autre, nous sommes forcés de les attribuer
au même principe : c'est ainsi que s'éveille en
nous l'idée d'un Dieu créateur.
14° et 15° Toutes nos perceptions sont singu-
lières et individuelles; mais, comme nous re-
connaissons immédiatement une cause toute-
puissante, par l'opération de laquelle nous nous
sentons exister, nous croyons qu'une infinité
d'êtres semblables à chacun de nous sont possi-
bles ou peuvent être créés par la même cause;
la notion que nous avons de nous-mêmes de-
vient ainsi un type universel, c'est-à-dire une
idée.
16" L'âme a la faculté de raisonner, de com-
parer les idées, d'affirmer, de nier, de douter,
de suspendre son jugement; elle sent que ces
facultés ont leur principe et leur siège en elle-
même, et que les objets extérieurs ne sont que
des occasions de les déployer.
Après avoir présenté ces observations, l'abbé
de Lignac demande à son correspondant s'il les
admet ou non : car, dit-il, on n'argumente point
contre des faits, et l'on se flatterait de démon-
trer l'impossibilité d'une expérience qu'on n'en
détruirait pas la réalité. Mais comment ne pas
admettre que nous avons le sentiment de notre
existence; que nous croyons fermement à notre
unité et à notre identité; que nous nous aper-
cevons comme des êtres intelligents, actifs et
libres? Or, ce petit nombre de faits suffit pour
renverser le principe que toutes nos idées vien-
nent des sens. En effet, nos sensations, étant va-
riables et multiples, ne peuvent pas nous mon-
trer à nos yeux comme une seule et même
personne ; nos sensations, étant des manières
d'exister où nous sommes entièrement passifs,
ne peuvent pas nous donner l'idée de la volonté
et de la liberté. Il nous arrive souvent de redres-
ser par le jugement des erreurs de nos sens et
de douter des objets de nos sensations ; douter,
juger, affirmer et penser ne sont donc pas la
même chose que sentir. Enfin nous sommes par-
faitement convaincus que telle ou telle sensa-
tion que nous éprouvons dans ce moment pour-
rait ne pas exister sans que notre être fût dé-
truit ou diminué; ce ne sont donc point les sens
qui distinguent en nous un fond qui ne change
pas et des modifications qui changent. Le senti-
ment de notre existence ne nous abandonne pas
même en l'absence de toute sensation, c'est-à-
dire dans la léthargie et le sommeil le plus pro-
fond : car nous savons, en nous réveillant, que
nous sortons d'un état pour entrer dans un au-
tre; or, d'où saurions-nous cela si nous n'avions
gardé le souvenir, et, par conséquent, si nous
n'avions eu une certaine connaissance de notre
état antérieur?
La théorie des idées proposée par l'abbé de Li-
gnac à la place de celle qu'il vient de détruire
ne manque pas d'originalité ni de profondeur. 11
nous apprend que, jusqu'à l'âge de trente ans, il
était resté attaché au système de Malebranche ;
mais, ne trouvant aucun moyen de concilier ce
qu'il y a d'individuel et de variable dans_ nos
connaissances avec l'unité et l'immortalité de
l'essence divine, ou, pour nous servir de ses pro-
pres expressions, ne s'accoutumant pas à regar-
der nos idées comme des parties distinctes vues
sur la surface de la Divinité ; d'un autre côté, ne
pouvant pas admettre que l'idée de Dieu n'entre
pour rien dans notre intelligence, ou que tous
les éléments de notre pensée soient individuels,
variables et finis; que l'infini lui-même, comme
le soutient Locke, ne soit qu'une pure négation
ou extension indéterminée du fini, il a pris un
moyen terme entre ces deux partis extrêmes.
Ainsi qu'on a déjà pu s'en convaincre par les ob-
LIGN
— 954 —
LIGN
servacions que nous avons citées plus haut, nous
n'avons d'abord, selon lui, que des perceptions
particulières ; mais, comme nous ne pouvons pas
percevoir notre propre existence sans reconnaî-
tre par cela même, au moins implicitement, la
cause toute-puissante par laquelle nous sommes,
nous croyons spontanément que cette cause pour-
rait multiplier à l'infini les objets de nos percep-
tions, et chacun de ces objets devient ainsi le
type universel d'une multitude d'existences sem-
blables, la perception se change en idée. C'est
de cette manière qu'un cercle particulier me
fait concevoir une infinité de figures circulaires
de dimensions différentes, et que je me sens
moi-même le type d'une infinité d'êtres sembla-
bles à moi. Chacune de nos idées a donc pour
fondement la notion du possible, laquelle n'est
pas autre chose que le fait même dont nous ve-
nons de parler, ou la croyance nécessaire que la
toute-puissance divine peut multiplier sans terme
un objet perçu par nous. Chacune de nos idées
doit donc être considérée comme un rapport en-
tre la perception d'un être fini ou indéterminé,
et celle de l'être infini (Lettres à un matéria-
liste, 4e lettre; Témoignage du sens intime,
t. II, ch. i). Ainsi Malebranche a raison de faire
intervenir la Divinité dans toutes nos connais-
sances : car Dieu n'est pas seulement la cause
toute-puissante qui réalise nos idées, il en est
aussi l'archétype, et il ne serait pas l'une s'il
n'était pas l'autre ; mais Locke n'est pas moins
fondé à soutenir que toutes nos connaissances
commencent par être des perceptions, ou qu'il
n'y a pas d'idées innées. En effet, nos' idées ne
sont point innées en ce sens qu'elles supposent
un degré d'attention dont nous sommes incapa-
bles pendant les premières années de notre vie ;
l'idée même de Dieu n'est point innée, puisque
c'est l'usage de notre liberté qui nous apprend à
distinguer le contingent du nécessaire et nous
fait reconnaître au-dessus de nous une volonté
absolument 'ibre et toute-puissante. Le tort de
Malebranche, comme celui de Locke, c'est de
n'apercevoir qu'un seul terme dans le rapport
que représentent toutes nos idées, et de cher-
cher à supprimer l'autre. Le premier ne tient
compte que de l'infini, et réduit à peu près à
rien les autres éléments de notre intelligence;
le second, au contraire, ne regarde que le fini :
aussi, selon l'abbé de Lignac, n'y a-t-il que
Locke qui puisse corriger Malebranche et Male-
ûranche qui puisse corriger Locke. Tout autre
systèmesur l'origine et la nature des idées ne
lui parait pas digne d'une critique sérieuse.
Voilà certes des procédés et un langage qu'on
ne s'attendrait guère à rencontrer en France au
milieu du xvm" siècle. C'est l'impartialité de
nos jours et la méthode psychologique comprise
à la manière des Écossais plutôt qu'à celle de
Descartes. L'abbé de Lignac, tout en lui témoi-
gnant le respect et l'admiration d'un disciple,
reproche à Descartes d'avoir quelquefois pr-
ia fausse apparence d'une démonstration à la
certitude immédiate des faits. « Je ne suis pas
certain, dit-il [Témoignage du sens intime, In-
troduction) ; je ne suis pas certain que j'existe
par la nécessité de la conséquen e de cet argu-
ment: Je pense; donc, j'existe. La certitude de
l'existence est antérieure à la conséquence; elle
est renfermée dans ce mot je, lequel comprend
la conscience de mon existence. » Quant à sa
théorie de la formation des idées, la critique à
laquelle elle pourrait donner lieu nous condui-
111 trop loin: nous nous contenterons d'observer
sommairement que, si elle peut s'appliquer aux
mathématiques, où In. notion du pos
joue en effet le principal rôle, elle ne rend nul-
lement compte des idées sensibles et métaphysi-
ques. Conçoit-on, par exemple, que je me repré-
sente un corps en général en multipliant infini-
ment par la pensée tel corps que j'ai actuelle-
ment sous les yeux? Si c'est un animal, n'en
résultera-t-il pas que tous les corps seront des
animaux absolument semblables à mon modèle;
si c'est un arbre ou une pierre, qu'ils seront tous
des arbres ou des pierres? Il est tout aussi im-
possible d'expliquer par cette théorie les idées
de temps et d'espace, de droit et de devoir, de
beauté et de laideur, et nous en trouverions fa-
cilement la preuve dans le livre même que nous
analysons.
Après les phénomènes par lesquels l'âme se
reconnaît elle-même, et qui constituent, pour
ainsi dire, son domaine propre, Lignac observe
ceux qui la mettent en rapport avec le corps, et
par le corps avec le monde extérieur en général.
Ce point est d'une grande importance dans le
dessein qu'il poursuit : car la doctrine de Locke,
ainsi qu'il en a déjà fait la remarque, aboutit
également à ces deux conséquences opposées,
qu'il n'y a pas de corps, et qu'il n'y a rien que
des corps. Il pense que c'est un fait de conscience
d'une nature particulière qui nous rend notre
corps toujours présent et en fait une partie de
notre être. Ce fait, c'est la perception de la
coexistence de notre corps, qu'il ne faut pas
confondre avec la perception des autres sens.
« Les autres sens, dit-il (Lettres à un matéria-
liste, 6e lettre), saisissent notre corps par le
dehors, au lieu que la perception de la coexistence
de notre corps rayonne, pour ainsi dire, du dedans
au dehors.... C'est par ce sens que notre âme
est toujours au fait de l'attitude actuelle de son
corps, qu'elle sait où prendre celui de ses mem-
bres qu'elle veut employer; c'est par ce sens
qu'elle trouve dans l'obscurité de la nuit le bout
du pied que je veux toucher.» Grâce à cette même
perception, nous croyons fermement conserver
toujours le même corps depuis le jour de notre
naissance jusqu'à celui de notre mort, malgré
tous les changements de forme et de volume
qu'il peut subir. Cette croyance ne paraît pas à
Lignac en désaccord avec les faits matériels :
car il admet avec plusieurs physiologistes un
germe préexistant sur lequel repose notre in-
dividualité et, si l'on peut parler ainsi, notre
identité physique. Enfin, assurés que nous sommes
de l'existence de notre âme et de notre corps et
des phénomènes qui leur sont propres, il nous
est impossible de ne pas reconnaître une étroite
dépendance entre ces phénomènes : certains actes
de l'esprit sont suivis immédiatement de certains
mouvements du corps ; et réciproquement, cer-
tains changements arrivés dans nos organes
exercent une influence inévitable sur notre sen-
sibilité ou notre intelligence. Mais, parce que ce
commerce est inexplicable pour nous, l'abbé de
Lignac n'hésite pas à y voir un effet de l'inter-
vention immédiate de Dieu, et à accepter des
mains de Malebranche le système des causes
occasionnelles.
De la perception que nous avons de notre
propre corps, nous arrivons facilement à nous
faire une idée d'un corps en général : car nous
ne concevons pas cette substance extérieure à
laquelle nous sommes attachés sans les trois
dimensions: et si nous la comparons avec la
cause première, dont la présence se fut toujours
sentir en nous, nous voyons la possibilité d'une
infinité d'èlrcs semblables. En comparant à la
même cause les divisions et sous-divisions de
notre corps, nous concevons la divisibilité infinie.
C'est exactement de la même manière que se
forment en nous les notions de figure, de pesan-
LIGN
— 955 —
LIGN
tcur, de mouvement, et enfin de toutes les
qualités de la matière. Mais ce n'est pas par des
idées générales seulement que nous entrons en
communication avec le monde matériel; il y a
une telle relation entre nos sensations et les
objets sensibles, qu'à l'occasion des unes nous
croyons spontanément à l'existence des autres;
en d'autres termes, la perception extérieure est
une révélation naturelle au sujet de laquelle le
doute est impossible. Aussi Lignac ne se rnon-
tre-t-il pas moins sévère pour Malebranche et
Descartes, qui cherchent à démontrer l'existence
des corps, que pour Berkeley, qui les considère
comme une illusion. La critique qu'il fait de ces
deux systèmes est à peu près la même que celle
de Reid et de M. Royer-Collard.
Il ne reste donc plus que le matérialisme à
réfuter; mais cette tâche est facile après les
observations qui précèdent. D'abord, il n'y a
aucune assimilation possible entre les phéno-
mènes du corps et ceux de l'esprit, malgré la
connexion qu'on aperçoit entre eux. Quel rapport
y a-t-il, par exemple, entre l'impression que font
les objets extérieurs sur mes organes ou sur
mes nerfs, et la sensation dont elle est suivie?
Comment résoudre dans ce même fait matériel
la perception que la sensation amène à son tour?
Nous n'attendons pas pour savoir ce que c'est
que sentir, percevoir, souffrir, jouir, etc., que
l'anatomie et la physiologie nous aient fait con-
naître l'existence et les fonctions de notre système
nerveux. De plus, aucun organe ou sensorium
matériel ne peut nous rendre compte de l'unité
du moi; nous n'avons aucune incertitude sur
notre individualité intérieure, sur l'identité de
notre personne morale, tandis que notre indivi-
dualité physique est au moins fort contestable;
enfin, il n'est pas une seule des facultés immé-
diatement reconnues par la conscience, qui ne
soit incompatible avec les attributs essentiels de
la matière. Qu'on ajoute à cela des remarques
très-ingénieuses sur la vision, la perception ex-
térieure, la notion d'espace, l'idée de l'infini,
et l'on aura une idée à peu près complète de
l'ouvrage qui nous a occupés jusqu'à ce moment,
ouvrage qui n'a pas même été remarqué par les
philosophes du temps, comme l'auteur nous
l'avoue lui-même avec une parfaite candeur.
Le Témoignage du sens intime traite à peu
près des mêmes questions, mais avec plus de
Développement et eu y mêlant une polémique
étendue contre divers écrits contemporains.
Aussi ce livre est-il, sous plus d'un rapport,
très-utile à consulter sur l'histoire de la philoso-
phie du xviii0 siècle. 11 a, comme nous le savons,
pour but spécial la réfutation du fatalisme. Or,
l'auteur distingue trois sortes de fatalisme : l'un
qui a son origine dans le matérialisme et explique
tous les phénomènes de la nature et les actions
de i'homme comme un pur effet des attributs de
la matière; l'autre est la conséquence du déisme,
où Dieu, au lieu d'être le créateur et la providence
du monde, n'est qu'une force aveugle, destinée à
expliquer le mouvement; enfin, la dernière espèce
de fatalisme c'est l'optimisme, non tel que Leibniz
l'a enseigné, quoique l'auteur de la Théodicée
n'ait pas assez respecté la liberté humaine, mais
tel qu'il était compris au dernier siècle par les
disciples de Leibniz. Pour donner plus d'intérêt
à la réfutation de ces divers systèmes, l'abbé de
Lignac les considère sous la forme qu'ils ont
reçue dans certains ouvrages du temps; c'est
ainsi qu'ii examine successivement la fameuse
Lettre de Trasibule à Leucippe, les Paradoxes
métaphysiques de Coliins, le Traité de la li-
berté', attribué à Fontenelle, etc. Nous ne le sui-
vrons pas dans la critique détaillée qu'il fait
de ces écrits; nous aimons mieux exposer en
quelques mots sa propre doctrine.
Sur quelque principe que s'appuie le fatalisme,
il n'y a que deux choses à faire pour le renverser :
il faut montrer que l'homme est libre, et que
l'idée de la liberté est inséparable de l'idée de
Dieu. Les observations par lesquelles l'abbé de
Lignac établit la première de ces deux vérités
ont beaucoup de ressemblance avec celles que
Reid oppose à Hume. La liberté ne se prouv ■
pas, elle se constate. Tout homme sent, à l'instant
même où sa bouche prononce le contraire, qu'il
est le maître d'agir ou de ne pas agir dans
certaines circonstances données. Mais il ne faut
pas confondre la liberté avec le désir ni avec 1 1
puissance matérielle, ni même avec la volonté
spontanée. La liberté suppose la réflexion, et,
réciproquement, la réflexion suppose la liberté.
Je pense, donc je suis, disait Descartes; on pourrait
dire tout aussi bien : Je doute de ma liberté^
donc je suis libre. Avec la réflexion, la liberté
pénètre dans les actes de l'intelligence, dans le
jugement, dans le raisonnement, dans l'attention,
dans le doute et l'affirmation. Il n'est point de
motif qui puisse contraindre nos décisions; et ce
qu'on appelle le motif le plus fort est celui pour
lequel nous avons librement pris parti. Il existe,
il est vrai, au fond de notre cœur un désir im-
mense de bien-être; mais ce désir, que rien ne
peut assouvir, ne nous porte pas vers un bien
plus que vers un autre, et nous laisse, par con-
séquent, la liberté de faire un choix.
L'existence de Dieu se réduit pour nous à un
fait comme notre liberté. «Nous connaissons Dieu,
dit l'abbé de Lignac {Témoignage du sens intime,
t. II, p. 44), par le même moyen que nous nous
connaissons nous-mêmes, par la voie de la per-
ception, la seule manière de connaître immédia-
tement les choses : car dans le sens intime même
de notre existence est comprise l'action seule de
la cause qui fait que nous sommes. L'être est
pour nous la perception de l'efficace du Créateur,
et dans toutes nos perceptions se trouve celle de
la cause infinie. Nous avons la perception de
notre existence comme contingente et non nécesj
saire. elle comprend donc le rapport à l'activité
d'une volonté qui a pu nous produire ou ne pas
nous produire; et ce rapport ne peut être senti
qu'autant que Dieu nous est aussi présent que
notre être. » Ainsi ce n'est pas l'idée de Dieu qui
nous est innée, mais le sentiment de sa présence ;
pour transformer ce sentiment en idée, il faut
l'intervention de la réflexion.
Maintenant est-il possible de refuser à Dieu ce
que nous trouvons en nous-mêmes, c'est-à-dire
la liberté? La question ainsi posée est déjà réso-
lue. Cet être que nous percevons immédiatement
comme le type et la cause de notre existence,
n'est pas un être abstrait, mais le Dieu créateur ;
et le créateur ne saurait être moindre que la
créature. Si la liberté est la plus grande per-
fection de l'homme, c'est parce qu'elle est une
ombre de la perfection divine. Si Dieu est libre:
si, d'un autre côté, il se suffit à lui-même, en
raison de sa souveraine perfection, il n'y a rien
hors de lui qui soit vraiment digne de son amour,
et l'organisation comme l'existence du monde
est un effet de sa liberté. Ainsi tombe le prin-
cipe de l'optimisme avec celui du fatalisme.
L'abbé de Lignac, il faut le dire, incline a la
liberté d'indifférence: mais il n'a pas su, comme
King (voy. ce nom), élever cette idée à la hauteur
d'un système.
En même temps qu'il poursuit dans ses prin-
cipes et dans ses conséquences la philosophie
nouvelle, Lignac se retourne contre les disciples
attardés de Malebranche. Le premier volume de
LII'S
956 —
LIPS
son Témoignage du sens intime contient tout
un mémoire contre le P. Roche, oratorien comme
lui, qui défendait la doctrine de la vision en
Dieu et des idées innées. L'ouvrage du P. Roche
a pour titre : Traité de la nature de l'âme et de
l 'origine de nos connaissances, contre le système
ère A/. Locke et de ses partisans (2vol. in-12. 1759).
Lignac soutient contre lui que toutes nos idées
sont d'abord enveloppées dans des perceptions
particulières et qu'il faut la réflexion pour les
en dégager ; que l'essence de l'àme ne consiste
pas seulement dans la pensée, ce qui ferait de
nous une simple collection de pensées, c'est-à-
dire de modalités; mais que nous percevons en
lui-même et sentons immédiatement le fond de
notre être, et que c'est là ce qui nous autorise à
croire à notre identité; enfin, il défend aussi
contre lui l'indépendance de la raison en matière
de philosophie, et la nécessité de séparer le do-
maine de cette science de celui de la théologie.
Il veut bien qu'on cite les Pères de l'Église, mais
uniquement comme philosophes, et quand ils
sont dignes de ce titre.
Outre les ouvrages que nous avons cités, Lignac
a publié aussi un Examen sérieux et comique
des discours sur l'esprit (d"Helvétius), 2 vol. in-12,
Amst., 1759; un autre de ses écrits a pour titre
Avis paternel d'un militaire à son fils, jésuite,
in-12, 1760. On peut consulter Le Golf, de la Phi-
losophie de l'abbé de Lignac, Châlons,1863, in-8;
— V. Cousin, Cours de ihisloirede la philosophie
moderne, lre série, t. I; — Fr. Bouiliier, Histoire
de la philosophie cartésienne, t. II, ch. xxxvi;
— Ollé Laprune, la Philosophie de Mulebranche,
t. II.
LIPSE (Juste), ou plutôt Joost Lipss, né dans
le bourg d'Isch, près de Bruxelles, le 18 obtobre
1547, passe encore pour 'e prince des érudits de
son siècle : il composait, avec Casaubon et Sca-
liger, un tiiumvirat dans lequel ses illustres
collègues lui accordaient eux-mêmes le premier
rang. Ses écrits ont été recueillis en quatre
volumes in-8, Anvers, 1637. Il en a été donné
une autre édition dans un même nombre de
volumes, et de même format à Vesel, en 1675.
Des traités nombreux dont Juste Lipse est l'au-
teur, il y en a plusieurs dont il nous appartient
de rendre compte.
Les grandes controverses qui avaient agité
l'école vers la fin du xve siècle avaient eu lieu,
d'une part, entre les derniers tuteurs du péripa-
tétisme scolatisque, et d'autre part, entre des
novateurs enthousiastes, téméraires, interprètes
plus ou moins fidèles de la doctrine platonicienne :
dans le cours de ces débats animés, personne
n'avait pris la parole pour faire valoir les titres
de celte philosophie stoïcienne qui avait eu, chez
les anciens, tant de notables partisans. Juste
Lipse s'efforça le premier de la remettre en hon-
neur. Comme le fait judicieusement observer
Tennemann,H était moins philosophe que lettré.
Si donc il préféra l'école du Portique à toutes les
autres, cette préférence fut moins une affaire de
raisonnement que d'inclination; c'est en lisant
Sénèque qu'il apprit à connaître les stoïciens, et,
passionné pour l'écrivain, iJ le fut pour sa doc-
trine. Juste Lipse publia d'abord quelques am-
plifications morales dans le goût des rhéteurs
latins : la plus remarquable est son traité sur la
Constance, qui parut à Francfort en 1591, in-8.
Ayant, dans ce traité, offert plus d'un gage à la
secte de Zenon, il crut alors devoir motiver son
parti pris, et, dans ce dessein, il fit une scrupu-
leuse enquête dans les archives stoïciennes. On
attendit longtemps le résultat de ce labeur souvent
interrompu; enfin, en l'année 1604, d<jux ans
avant sa mort, il publia les deux opuscules dont
voici les litres : Jusli Li)>sii Manuduchonis ad
sloicam philosophiam libri très; — Jusli Lipsii
physiologiœ stoicorum libri 1res, Anvers et Paris,
in-4 et in-8. Nous analyserons en peu de mots ces
deux ouvrages.
11 csl utile, suivant Juste Lipse, d'étudier la
philosophie; mais enti philosophi-
ques, qui toutes prétendent posséder le dernier
mot de la science humaine, pour laquelle faut-
il opter? La voix commune, dit-il, condamne les
épicuriens; les académiciens, c'est-à-dire les
sceptiques, ont toujours rencontré peu de par-
tisans; les péripaléticiens ont beaucoup plus de
crédit, et ne permettent pas, à bon droit, crue
l'on parle mal de leur illustre maître : cepen-
dant, si grand qu'ait été le génie d'Aristote, il
faut reconnaître qu'il ne s'est pas toujours
exprimé sur les questions morales. en des ter-
mes satisfaisants. 11 importe donc de rechercher
s'il n'existe pas une doctrine qui supplée à l'in-
suffisance de l'éthique péripatéticienne. Ce n'est
pas, au jugement de Juste Lipse, celle de Pla-
ton : entraîné bien au delà des voies suivies
par la foule, Platon n'est pas un guide sûr pour
la conscience. On comprend mieux Sénèque et
les autres disciples de Zenon. Cela dit. Juste
Lipse aborde les thèses premières de l'éthique,
disserte avec abondance sur la question du sou-
verain bien, et, consacrant un chapitre spécial
à l'examen des aphorismes, des sentences para-
doxales qui sont le fonds commun de toutes les
amplifications stoïciennes, il conclut en recom-
mandant la pratique de la vertu. Dans le second
des opuscules dont nous nous sommes proposé
de rendre un compte sommaire, Juste Lipse
ne se contente pas d'exposer et de commenter
les prescriptions morales du Manuel d'Épictète :
il s'agit, en effet, dans ce traité, de la physio-
logie, ou, pour parler le langage de notre temps,
de l'ontologie stoïcienne, de Dieu, de la Provi-
dence, du mal, du monde, et de l'homme. Les
docteurs protestants, aussi bien que les catho-
liques, purent trouver téméraires et nouvelles
plusieurs assertions développées dans cet ou-
vrage ; mais, pour n'être pas une occasion de
scandale, Juste Lipse avait déclaré par avance
qu'il ne voulait pas être jugé comme solidai-
rement responsable des opinions diverses reçues
dans l'école stoïcienne.
Ainsi, bien qu'il fasse à voix basse confession
de ses sympathies pour cette école, Juste Lipse
a la prudence de se donner plutôt comme histo-
rien que comme sectaire. Acceptons donc les
deux traités que nous avons sous les yeux comme
formant une introduction à l'étude'de la philo-
sophie stoïcienne. Appréciés à ce point de vue,
ils méritent toute l'estime que leur a:corde Ten-
nemann. Nous ne parlerons pas en des termes
aussi favorables d'un ouvrage plus connu de
Juste Lipse qui a pour titre Politicorum, sive
civilis doctrinœ, libri sex, in-8, Leyde, 1589.
Ce livre, composé de fragments d'Aristote, de
Tacite, de Cicéron, semble être tantôt un ma-
nifeste en faveur de la monarchie, tantôt une
protestation contre le droit divin des rois : on
l'entend dire ici que le gouvernement d'un seul
esl « la baguette de Circé qui subjugue les
hommes et les bêtes, et qui, de tant de gens
farouches, fait que chacun, frappé de crainte,
s'assujettit au devoir»; ailleurs, il ne donne pas
d'autre base à ce gouvernement que l'adhésion
libre, éclairée, de ces brutes indociles. S'agit-il
de faire un choix entre l'élection et la succes-
sion? il hésite et passe outre, sans donner son
avis. Cet écrit est bien loin de valoir ceux dVE-
gidio Colonna, de Claude de Seyssel et surtout
celui de Bodin, On n'y trouve, pour ainsi parler
LOGK
— 957 —
LOGK
qu'une maxime à laquelle Juste Lipse n'admet
pas qu'on puisse opposer une maxime contraire.
Il s'agit de la liberté de conscience. Sur ce
point l'auteur déclare expressément que le de-
voir des rois est d'exterminer par le 1er et par
le l'eu quiconque ose, en matière de religion,
penser autrement que l'État. 11 convenait d'au-
tant moins à Juste Lipse de tenir un tel lan-
gage, qu'il avait tour à tour fait profession
d'être catholique, luthérien, calviniste, et qu'en
fait il n'avait jamais été sincèrement d'aucune
communion. B. H.
LOCKE (John) naquit à Wrington, dans le
comté de Bristol, le 29 août 1632. Il passa son
adolescence et les premières années de sa jeu-
nesse d'abord au collège de Westminster, puis
à l'université d'Oxford, où la lecture des écrits
de Descartes éveilla chez lui, comme chez Ma-
lebranche, une vocation philosophique. En 1666,
une rencontre fortuite le mit en rapport avec
lord Ashley, depuis comte de Shafteshury, qui
le retint auprès de lui et se l'attacha comme
ami. Devenu, en 1672, grand chancelier d'An-
gleterre, Shafteshury nomma Locke secrétaire
des présentations aux bénéfices, emploi qu'il
exerça pendant une année, tant que Shaftes-
hury garda lui-même ses fonctions. Plus tard,
en 1679, le comte de Shafteshury, nommé pré-
sident du conseil, rappela Locke auprès de lui ;
mais, bientôt disgracié pour s'être opposé aux
mesures despotiques de la cour, Shafteshury se
vit contraint de s'exiler en Hollande, où il mou-
rut en 1683. Locke l'y avait accompagné. Les
relations qu'il y contracta, notamment avec
Limborch et Leclere, jointes au dévouement
dont il avait fait preuve envers le comte de
Shafteshury, achevèrent de le rendre suspect
au gouvernement anglais, et amenèrent contre
lui une persécution qui eut pour résultat sa
dépossession d'un bénéfice accordé par l'univer-
sité d'Oxford. Locke séjourna en Hollande pen-
dant environ huit ans, jusqu'en 1689, époque à
laquelle la révolution, qui plaça Guillaume III
sur le tronc d'Angleterre, le ramena dans sa
patrie. Il avait d'abord songé à recouvrer son
bénéfice de Christ-Church ; mais il sacrifia gé-
néreusement à l'intérêt et à la sécurité de celui
qu'on lui avait donné pour successeur les droits
qu'une injuste persécution n'avait pu lui faire
perdre, et accepta une place de commissaire
aux appels. Des missions diplomatiques lui fu-
rent, dit-on, proposées à diverses reprises; mais
sa santé, devenue très-faible, le contraignit à
refuser. Ce fut vers cette époque qu'il com-
mença à séjourner alternativement à Londres et
à la maison de campagne du comte de Peterbo-
rough; bientôt même, il forma le projet de se
retirer complètement à Oates, dans le comté
d'Essex, chez le chevalier Masham ; et cette
résolution l'amena à se démettre, en 1700,
des fonctions très-lucratives de commissaire
du commerce et des colonies. Le roi vou-
lait les lui conserver en le déchargeant de
tout travail et en le dispensant d'assister au
conseil, par conséquent, de venir à Londres
dont le séjour lui était nuisible; Locke répondit
que sa conscience ne lui permettait pas de tou-
cher le traitement d'un emploi qu'il ne pouvait
remplir, et, dès cet instant, il ne quitta plus sa
retraite d'Oates. Il y mourut le 28 octobre de
l'année 1704, dans des sentiments de religion et
de piété chrétiennes qui se révélèrent dans ses
dernières paroles et dans ses derniers actes.
Le traducteur français de l'Essai sur l'enten-
dement humain, Coste, était à Londres au mo-
ment de la mort de Locke ; et voici comment,
dans une lettre adressée à l'auteur des Xuu-
vclles de lu république des lettres, et insérée
dans ce recuxil (février 170â, p. lo4), il rend
compte des derniers moments du grand philo-
sophe : « Vers cinq heures du soir (27 octobre
1704), il lui prit une sueur accompagnée d'une
extrême faiblesse,- qui fit craindre pour sa vie;
il crut lui-même qu'il n'était pas loin de son
dernier moment : alors il recommanda qu'on se
souvînt de lui dans la prière du soir; là-des-
sus, Mme Masham lui dit que, s'il le voulait,
toute la famille viendrait prier Dieu dans sa
chambre; il répondit qu'il en serait fort aise,
si cela ne donnait pas trop d'embarras. On s'y
rendit donc, et l'on pria en particulier pour lui.
Après cela, il donna quelques ordres avec une
grande tranquillité d'esprit, et, l'occasion s'étant
présentée de parler de la bonté de Dieu, il
exalta surtout l'amour que Dieu a témoigné aux
hommes en les justifiant par la foi en Jésus-
Christ. Il le remercia en particulier de ce qu'il
l'avait appelé à la connaissance de ce divin Sau-
veur; il exhorta tous ceux qui se trouvaient
auprès de iui de lire avec soin l'Écriture sainte
et de s'attacher sincèrement à la pratique de
tous leurs devoirs, ajoutant expressément que,
par ce moyen, ils seraient plus heureux dans ce
monde et qu'ils s'assureraient la possession
d'une éternelle félicité dans l'autre. Quelques
jours avant sa mort, il avait écrit à Collins, son
pupille et son ami, qu'il ne trouvait de conso-
lation que dans le bien qu'il avait fait; que deux
choses en ce monde pouvaient seules donner
une véritable satisfaction : le témoignage d'une
bonne conscience et l'espoir d'une autre vie. »
Quelque temps avant la mort de Locke, le
docteur Hudson, administrateur de la biblio-
thèque Bodléienne à Oxford, avait prié le phi-
losophe de lui envoyer tous les ouvrages qu'il
avait publiés, tant ceux qui portaient son nom,
que ceux où' son nom ne paraissait pas. Locke
ne lui avait envoyé que les premiers d'entre ce s
ouvrages; mais, par un article de son testament,
il légua au docteur Hudson, pour la hiblio
thèque Bodléienne, un exemplaire de chacun d :
ses écrits anonymes. Nous ferons connaître plu>
loin quels étaient ces ouvrages de Locke; mai-
d'abord nous nous occuperons du plus impor-
tant de tous ses écrits, de celui qui est resté et
demeurera son véritable titre de gloire.
VEssai sur l'entendement humain {Essay
concerning human understanding) fut com-
posé, ainsi que l'auteur le déclare lui-même
dans sa préface, pour sa propre instruction et
pour la satisfaction de quelques-uns de ses amis :
« S'il était à propos de faire ici l'histoire de cet
Essai, je dirais que cinq ou six de mes amit
s'étant assemblés chez moi et venant à discouru
sur un point fort différent de celui que je traite
en cet ouvrage, se trouvèrent bientôt poussés à
bout par les difficultés qui s'élevèrent de diffé-
rents côtés. Après nous être fatigués quelque
temps sans nous trouver en état de résoudre
les doutes qui nous embarrassaient, il me vint
dans l'esprit que nous prenions un mauvais che-
min, et qu'avant de nous engager dans ces sor-
tes de recherches, il était nécessaire d'examiner
notre propre capacité, et de voir quels objets
sont à notre portée ou au-dessus de notre com-
préhension.... Il me vint alors quelques pensées
indigestes sur cette matière que je n'avais ja-
mais examinée auparavant; je les jetai sur le
papier; et ces pensées, que j'écrivis a la hâte
pour les communiquer à mes amis à notre pro-
chaine entrevue, fournirent la première occasion
de ce traité, qui, ayant été commencé pa^ ha-
sard et continué à la sollicitation de ces mômes
personnes, n'a été écrit que par pièces déta-
LOOK
— 958 —
LOCTv
chêes : car, après l'avoir longtemps négligé, je
le repris, selon que mon humeur ou l'occasion
me le permettaient; et enfin, pendant une re-
traite que je fis pour le bien de ma santé, je le
mis dans l'état ou on le voit présentement. » Ces
paroles de Locke peuvent expliquer, sinon justi-
fier les incohérences, les contradictions, les re-
dites qui se rencontrent dans les différentes par-
ties de l'Essai sur l'entendement humain.
Nous venons de voir à quelle occasion fut
commencé cet Essai, si maintenant nous nous
demandons quel est l'objet de cet ouvrage,
Locke lui-même nous l'apprendra encore dans
quelques lignes de son avant-propos : « 11 suf-
fira, dit-il, pour le dessein que j'ai présente-
ment en vue, d'examiner les différentes facultés
de connaître qui se rencontrent dans l'homme,
en tant qu'elles s'exercent sur les divers objets
qui se présentent à son esprit, et je crois que je
n'aurai pas tout à fait perdu mon temps à médi-
ter sur cette matière si, en examinant pied à
pied, d'une manière claire et historique, toutes
ces facultés de notre esprit, je puis faire voir,
en quelque sorte, par quels moyens notre enten-
dement vient à se former les idées qu'il a des
choses, et que je puisse marquer les bornes de
la certitude de nos connaissances et les fon-
dements des opinions qu'on voit régner parmi
les hommes. » L'Essai sur l'entendement hu-
main est donc un traité d'idéologie. Et qu'on ne
croie pas que cet examen de ce dont notre esprit
est capable soit entrepris par Locke dans un
but avoué ou déguisé de scepticisme : non loin
de travailler au profit de l'esprit de doute, il
estime, au contraire, que « la connaissance des
forces de notre esprit suffit pour guérir du scep-
ticisme ainsi que de la négligence où l'on s'a-
bandonne lorsqu'on doute de trouver la vérité ».
L'Essai sur l'entendement humain se divise
en quatre livres, dont voici l'objet : 1er livre,
des Notions innées; — 2e livre, des Idées; —
3e livre, des Mots; — 4e livre, de la Connais-
sance. Ainsi qu'il résulte de ces titres mêmes,
les deux premiers livres ont pour objet une
question psychologique, celle de l'origine, de la
formation et des caractères de nos idées : le troi-
sième a pour objet une question de logique,
celle des rapports du langage avec la pensée ;
le quatrième a également pour objet une ques-
tion de logique, celle de la légitimité de nos
connaissances.
A l'époque où Locke écrivit son livre, la doc-
trine des idées innées était fort accréditée en
Angleterre et surtout en France. Tout le premier
livre de Locke a pour objet de la combattre, et,
s'il est possible, de la renverser. L'auteur de
l'Essai entreprend d'établir trois points capitaux :
le premier, qu'il n'y a point de principes innés
dans l'ordre spéculatif; le second, qu'il n'y a point
de principes innés dans l'ordre pratique ; le troi-
sième, que les principes spéculatifs ou pratiques
sont tellement loin d'être innés, que les idées
mêmes dont ils se composent ne le sont pas. Or,
pour démomrer ces trois points, voici comment
procède Locke. Herbert do Cherbury avait signalé
plusieurs caractères auxquels on peut reconnaître
qu'une idée est innée, et, parmi ces caractères, il
avait surtout indiqué la priorité et l'universalité.
Locke s'efforce d'établir que principes el idées
ne sont point primitifs, puisque les enfants ne les
possèdent ni ne les comprennent, et qu'ils ne
sent point universels, attendu qu'ils ne se trou-
vent pas dans l'esprit des idiots et des sauv
ut ni universels ni primitifs, ils ne sont point
innés : donc, ils sont acquis, et Locke se rési
de montrer, dans son second livre, comment s'o-
père cette acquisition.
Cette polémique contre l'innéité des idées est-
elle décisive? Nous ne le pensons pas. L'idi':
une exception dans la nature liumaine, et, sup-
posé qu'il lût réel, ce défaut d'assentiment de sa
part aux principes de l'ordre spéculatif ou de l'or-
dre pratique ne saurait fournir une objection bien
sérieuse contre l'universalité de ces notions. Que
prouve, d'un autre côté, cbez les enfants le dé-
faut d'assentiment à ces mêmes principes? Atten-
dez que l'intelligence de l'enfant ait atteint son
développement, et alors elle s'ouvrira infaillible-
ment à la conception de ces vérités pratiques ou
spéculatives. L'enfant, dans ses premières années,
ne comprend pas et ne peut pas comprendre^ sur-
tout si on les lui présente sous une forme indé-
terminée et abstraite, les vérités spéculatives ou
les vérités morales ; mais il y a en lui une faculté
innée, la raison, dont le développement, déter-
miné par l'inévitable action des lois qui régissent
sa nature, doit avoir pour résultat nécessaire la
conception de ces mêmes vérités. Quant au sau-
vage, cet enfant de la nature, il est faux de pré-
tendre que son intelligence soit étrangère à la
vérité spéculative ou à la vérité morale. Il com-
prend ces vérités, pourvu qu'elles ne lui soient
pas offertes sous une forme scientifique, indéter-
minée, abstraite, mais sous une ferme concrète
et déterminée, la seule qui trouve accès en son
intelligence neuve et sans culture.
Et ce que nous disons des principes spéculatifs
ou pratiques, il faut le dire également de cer-
taines idées, telles que celle de Dieu, auxquelles
Locke s'efforce en vain d'enlever ce caractère.
L'idée de Dieu, nous le reconnaissons, n'est pas
primitive. L'intelligence de l'enfant ne la possède
pas tout d'abord. Mais, en revanche, elle ne peut
manquer de la posséder un jour. Nous naissons,
comme parle Descartes dans ses réponses aux
objections de Hobbes et de Gassendi, avec la fa-
culté de connaître Dieu. Ajoutons que cette idée
est universelle. Elle appartient à tous les temps
et à tous les lieux. Elle n'a manqué à aucune in-
telligence, à aucun siècle, à aucun peuple. Nul
n'en a été ou n'en est déshérité.
Cette doctrine de l'innéité des idées, que Locke
s'imagine avoir renversée, n'est donc pas même
ébranlée par ses objections; à la condition toute-
fois qu'on l'interprète dans le sens où la prenait
Descartes, et qu'on ne prétende pas que nous ap-
portons en venant au monde certaines idées toutes
constituées en notre esprit, mais seulement que
nous naissons avec la faculté de les obtenir.
Lorsqu'il croit en avoir fini avec les idées in-
nées, Locke entreprend de jeter les bases d'un
autre système, à savoir, que toutes nos idées vien-
nent de l'expérience, et c'est à la démonstration
de cette théorie qu'est consacré le second livre
de son Essai. « Supposons, dit-il (liv. II, ch. iv),
qu'au commencement l'âme soit une table rase,
tabula rasa, vide de tous caractères, sans aucune
idée quelle qu'elle soit; comment vient-elle à
recevoir des idées? Par quel moyen en acquiert-
elle cette prodigieuse quantité que l'imagination
de l'homme toujours agissante lui représente avec
une variété presque infinie? D'où puise-t-elle tous
ces matériaux qui sont comme le fond de tous
ses raisonnements et de toutes ses connaissances?
A cela, je réponds en un mot, de l'expérience.
C'est là le fondement de toutes nos connaissan-
ces; c'est de là qu'elles tirent leur première ori-
gine. »
Mais, dans l'expérience^ Locke signale un double
mode d'action, la sensation et la réflexion. Que,
si l'on demande à laquelle des deux il accorde la
priorité, il déclare positivement (liv. II, ch. î) que
c'est à la sensation, et que l'autre source d'où
l'entendement vient encore à recevoir des idées,
LOGK
— 959 —
LOGK
c'est la perception des opérations de notre âme,
appliquée aux idées qu'elle a déjà reçues par les
sens. Or, quelles sont ces idées qui nous sont ainsi
données, les unes par la .sensation, les autres par
la réflexion? Par la sensation, nous acquérons les
idées que nous avons du blanc, du jaune, du chaud,
du froid, du dur, du mou, du doux, de l'amer et
de tout ce que nous appelons qualités sensibles;
tandis que, par la réflexion, nous acquérons les
idées de ce qu'on appelle percevoir, penser, dou-
ter, croire, raisonner, connaître., vouloir, et de
toutes les différentes actions de notre âme.
Toutes les idées directement émanées de la
sensation et de la réflexion, Locke les appelle
idées simples. Mais il ajoute que notre intelli-
gence possède aussi des idées complexes, et celles-
ci s'obtiennent (liv. II, ch. xn) en répétant, ajou-
tant et unissant ensemble les idées simples ; de
telle sorte que les idées, même les plus élevées,
quelque éloignées qu'elles paraissent des sens ou
de la réflexion, ne sont pourtant que des notions
que l'entendement se forme en combinant les
idées qu'il avait reçues des objets des sens, ou de
ses propres opérations sur les idées sensibles.
Ce système sur l'origine et la formation des
idées a le mérite de la simplicité. A-t-il égale-
ment celui de la vérité? C'est ce que nous allons
examiner brièvement.
Et d'abord, n'est-il pas étrange qu'un philoso-
phe de l'école de Bacon, qui annonce la préten-
tion de n'écouter que l'expérience, débute préci-
sément par une hypothèse? Pourquoi supposer
qu'au commencement l'âme est ce qu'on appelle
une table rase? Cette hypothèse, placée ainsi au
début, n'est-elle pas un vice de méthode, et, à ce
titre, ne vient-elle pas frapper d'illégitimité tout
l'ensemble du système?
Rien d'ailleurs n'autorise cette comparaison de
l'âme humaine avec des tablettes vides de tout
caractère : car une table rase est indifférente à
recevoir tels ou tels caractères ; il se pourrait
îuême qu'elle n'en reçût aucun. En est-il de même
de l'âme? N'apporte-t-elle pas en naissant cer-
taines dispositions, certaines tendances actives,
appelées nécessairement à se développer, et à
produire par ce développement certaines idées, et
telles idées plutôt que telles autres? Ce n'est pas
tout. Si l'âme existe, elle a infailliblement, dès
le commencement, le sentiment de son existence;
et dès lors il devient faux de dire qu'elle soit vide
de^ toute idée : car, alors même que toute autre
idée lui manquerait, il faut bien reconnaître
qu'elle aurait au moins l'idée d'elle-même, à
moins de se condamner à l'absurdité de préten-
dre qu'elle existe sans avoir le sentiment de son
existence. Elle n'est donc pas, comme le prétend
Locke, sans aucune idée quelle qu'elle soit; et,
par conséquent, elle n'est pas légitimement assi-
milable à une table rase.
Il suit encore de ces dernières considérations,
que rien ne justifie la priorité absolue attribuée
par Locke aux idées sensibles sur toute autre es-
pi' 'e d'idées. Eh quoi! l'âme recevrait par les
sens les idées des qualités matMelles, et, par
conséquent, éprouverait des sensations corres-
pondantes à chacune de ces idées, sans avoir au
même moment l'idée d'elle-même? Il y aurait un
être qui éprouverait le plaisir ou la douleur, et
qui. en même temps, recevrait les idées des ob-
jets^ causes de cette douleur et de ce plaisir, et
cet être n'aurait pas au même instant conscience
de lui-même, et l'idée du moi ne serait qu'une
acquisition postérieure aux idées sensibles? Si
l'on peut établir ici une priorité, à coup sûr elle
est acquise de plein droit à l'idée du moi, attendu
que. pour avoir utp. idée des objets extérieurs, il
tant être, et qu'on ne peut raisonnablement sup-
poser que l'homme n'ait pas, à un degré ou à un
autre, le sentiment de son existence. La seule
concession qui puisse donc ici être faite à Locke,
et cette concession même renverse son système,
c'est que la première sensation et la première
idée sensible sont contemporaines de l'idée du
moi qui éprouve cette sensation.
Une autre priorité encore, que nous ne sau-
rions admettre dans la théorie de Locke, est celle
qu'il attribue aux idées simples sur les idées
complexes. Ce n'est point ainsi que procède l'in-
telligence. Ses premiers aperçus en toute chose
sont synthétiques. Ce qu'elle commence par saisir
dans les objets auxquels elle s'applique, c'est
l'ensemble; et ce n'est qu'ultérieurement, en pro-
cédant par voie d'analyse, qu'elle distingue les
parties et les éléments. De telle sorte que nos
premières idées sont synthétiques, complexes,
confuses, et que ce n'est que par des analyses et
des abstractions successives que nous parvenons
à obtenir des idées simples, distinctes, claires.
Un corps est là, placé sous mes yeux : l'idée que
j'en ai, au premier moment où je le vois, em-
brasse tout à la fois la substance et les qualités;
puis, m'arrêtant sur chacune de ces qualités, et
leur appliquant successivement l'action de mes
divers sens, j'arrive à les connaître séparément,
distinctement, en d'autres termes, à obtenir au-
tant d'idées simples qu'il y a de qualités distinctes
dans ce corps. De- même pour l'idée de l'âme.
Nous ne commençons pas par acquérir l'idée d'une
de ses qualités, puis d'une seconde, d'une troi-
sième, d'une quatrième, que nous ajoutons en-
suite les unes aux autres. Non, nous débutons par
l'idée toute synthétique, toute complexe du moi;
puis, par l'analyse, nous obtenons l'idée simple et
distincte de chacune de ses propriétés ou quali-
tés. Ce procédé naturel est précisément l'inverse
de celui que Locke attribue à l'intelligence hu-
maine ; et l'erreur du philosophe anglais en ce
point est d'avoir supposé que notre esprit com-
mence par appliquer l'analyse aux objets avec
lesquels il se trouve en rapport, tandis qu'une
exacte observation de la nature humaine lui eût
appris qu'en réalité tout premier aperçu de notre
esprit est synthétique.
Allons plus loin, et abordons en elles-mêmes
ces deux facultés expérimentales à l'exercice des-
quelles Locke attribue l'acquisition de tous ces
matériaux qui sont, suivant ses expressions, le
fond de tous nos raisonnements et de toutes nos
connaissances. A la sensation nous devons les
idées des qualités sensibles, à la réflexion les
idées des différentes actions et opérations de
lame. Mais, dans un tel système, comment s'ex-
pliquer l'origine de l'idée de substance, qui est
tout aussi réellement en notre esprit que l'idée
de telles ou telles qualités? 'L'idée de substance
ne peut, dans le système de Locke, nous être
donnée ni par la sensation, ni par la réflexion,
qui toutes deux ne nous révèlent que des quali-
tés. Locke sera donc amené à dire (liv. II, ch. xn,
sect. fi) que « les idées des substances sont cer-
taines combinaisons d'idées simples, qu'on sup-
pose représenter des choses particulières et dis-
tinctes, subsistant par elles-mêmes, parmi les-
quelles idées l'idée de substance, qu'on suppose
sans la connaître, quelle qu'elle soit en elle-même,
est toujours la première et la principale. » A tra-
vers l'obscurité de ce passage, on comprend que
l'idée de substance s'obtient en supposant sous la
collection des qualités un je ne sais quoi, qui
leur sert tout à la fois de substratum et de lien.
Mais d'où vient cette supposition? Ce ne peut être
assurément ni de la sensation, ni de là réflexion,
puisqu'elles n'atteignent que des qualités. Ce ne
peut être, non plus, de la faculté de composition :
LOGK
— 960 —
LOCK
car autre chose est former une collection de qua-
lités, autre chose est supposer sous cette collec-
tion un sujet, un substrat uni. Quelle est donc
cette nouvelle faculté intellectuelle dont Locke
admet implicitement l'intervention, mais d'une
manière si confuse et si vague, qu'il ne s'attache
ni à la décrire, ni même à lui donner un nom?
Il est d'autres points sur lesquels l'empirisme
de Locke nous paraît être tombé en de regretta-
bles erreurs. Kotre intelligence possède l'idée de
l'infini, l'idée de l'être nécessaire, la connais-
sance des vérités nécessaires. Est-ce à l'expé-
rience, qui n'atteint que le fini et le contingent,
que nous pouvons être redevables de ces idées ?
La sensation et la réflexion qui, d'après Locke,
ne nous donnent pas même l'idée de l'être con-
tingent, nous suggéreront-elles la notion de l'ê-
tre nécessaire? Fera-t-on intervenir ici ces pro-
cédés de combinaison, de juxtaposition et d'ab-
straction, que Locke (liv. II, ch. xn, sect. 1)
indique comme les moyens d'obtenir ce qu'il ap-
pelle les idées complexes de modes, de substan-
ces, de relations? Mais ces procédés sont à jamais
impuissants à convertir le contingent en néces-
saire, le relatif en absolu, le fini en infini. Il
fallait donc ici reconnaître, indépendamment des
facultés expérimentales, une faculté supérieure
et sui generis, à l'action de laquelle sont dues
ces idées de l'infini, du nécessaire, de l'absolu,
dont Locke n'a point nié la présence en notre
esprit, mais dont il a expliqué la formation d'une
façon arbitraire et inadmissible. Cette faculté
est celle qu'on appelle entendement avec Male-
bnnclie, pure intellection avec Descartes, rai-
son avec Kant ; le nom importe peu, pourvu
qu'on la reconnaisse, et qu'on n'assigne à aucune
autre le rôle qui n'appartient qu'à elle seule.
Tout exclusif et insuffisant qu'est le système
de Locke sur l'origine des idées, il n'en faut pas
moins reconnaître la supériorité de cette doc-
trine sur la plupart des systèmes empiriques de
l'antiquité et des temps modernes. L'empirisme
de Protagoras, d'Épicure, avait considéré la sen-
sation comme source unique de toutes nos idées.
Il en avait été de même du péripatétisme sco-
lastique, qui avait donné la valeur d'un axiome
à cette proposition, qu'il n'y a rien dans l'intelli-
gence qui n'y soit venu par les sens: Nihil in
intellectu, nisi quod prius fuerit in sensu. Au
.\vne siècle, Gassendi avait suivi les mêmes er-
rements, quand il avait posé en principe que
toute idée vient des sens : Omnis idea oritur a
sensibus. Enfin, le jour n'était pas loin où Con-
dillac et son école allaient soutenir que toute
idée, sans exception, est une sensation transfor-
mée. La doctrine de Locke ne tombe pas dans
une si grave exagération. Défectueuse en ce
qu'elle laisse sans explication légitime les idées
qui sont en nous de l'être infini et la connais-
sance des vérités nécessaires, elle se distingue
avantageusement de tous ces systèmes, en ce
qu'elle reconnaît formellement dans l'esprit toute
une classe d'idées qui n'ont pas une origine
sensible, et que l'àmc ne doit qu'à l'attention
qu'elle donne à ses propres opérations. Si cette
doctrine est empirique, au moins elle n'est pas
exclusivement sensualiste; et tout en lui repro-
chant ce qu'elle méconnaît, il est juste de lui te-
nir compte de la part de vérité qu'elle conserve.
Après d'ingéni vases remarques sur l'association
des idées, qui terminent le second livre, l'un des
plus considérables de tout l'ouvrage tant par son
étendue que par l'importance dis matières qui
s'y trouvent traitées, Locke aborde, dans son
troisième livre, intitulé des Mots, la question
des rapports du langage avec la pensée. « Après
avoir exposé, dit-il, tout ce qu'on vient de voir
sur l'origine, les diverses espèces et l'étendue
nos idées, je devrais, en vertu de la méth
que je m'étais proposée d'abord, m'attacher à
faire voir quel est l'usage que l'enteiidemerjt fa t
de ces idées, et quelle est la connaissance que
nous acquérons par leur moyen. Mais, venant à
considérer la chose de plus près, j'ai trouvé qu'il
y a une si étroite liaison entre les idées et les
mots, et un rapport si constant entre les idées
abstraites et les termes généraux, qu'il est im-
possible de parler clairement et distinctement de
notre connaissance, qui consiste toute en propo-
sitions, sans examiner auparavant la nature, l'u-
sage et la signification du langage. » Tout ce
troisième livre abonde en aperçus judicieux sur
l'usage de la parole et sur les services qu'elle
est appelée à rendre à la pensée. Lo:ke s'attache
d'abord à montrer comment se forment les ter-
mes généraux. On s'attend que sur ce terrain il
rencontrera la question des universaux, si vive-
ment controversée dans l'antiquité et surtout au
moyen âge. Locke la résout en vrai disciple
d'Occam, en soutenant (liv. III, ch. m) que « ce
qu'on appelle général et universel est l'œuvre de
l'entendement ». Passant de là par une transi-
lion naturelle aux définitions, dans lesquelles le
genre entre à titre d'élément, Locke établit que
les noms des idées simples ne peuvent être dé-
finis; que, s'ils le pouvaient, ce serait à l'infini.
Il montre ensuite que le contraire existe poul-
ies idées complexes. Enfin, il clôt ce troisième
livre par trois excellents chapitres, relatifs, le
premier à l'imperfection, le second à l'abus du
langage, le troisième aux remèdes qui peuvent
être apportés à ce double mal. Le langage est
imparfait, 1° lorsque les idées que les mots signi-
fient sont extrêmement complexes et composées
d'un grand nombre d'idées jointes ensemble;
2° lorsque les idées que nous exprimons n'ont
point de liaison naturelle les unes avec les au-
tres, de sorte qu'il n'y a dans la nature aucune
mesure fixe, ni aucun modèle pour les rectifier
et les combiner ; 3° lorsque l'idée que nous vou-
lons rendre par un mot se rapporte à un objet
qu'il n'est pas aisé de connaître ; 4° lorsque la
signification d'un mot et l'essence réelle de la
chose ne sont pas exactement les mêmes. Quant
aux abus du langage, ils consistent : 1° à se ser-
vir de mots auxquels on n'attache aucune idée,
ou, du moins, aucune idée claire ; 2° à appren-
dre les mots avant que d'apprendre les idées que
nous y rapportons ;. 3° à se servir des mots tan-
tôt dans un sens, tantôt dans un autre; 4° à lc>
appliquer à des idées différentes de celles qu'ils
signifient dans l'usage ordinaire; 5° à les appli-
quer à des objets qui n'ont jamais existé, ou à
des idées qui n'ont aucun rapport avec la nature
réelle des choses. La question des remèdes à
apporter à ces imperfections et à ces abus est
également traitée par Locke avec tous les détails
qu'elle comporte ; mais il nous est impossible de
le suivre sur ce terrain. Des observations aussi
délicates ne comportent pas l'analyse. Il nous
suffit de remarquer que tout ce troisième livre
renferme d'excellents aperçus et des réflexions
pleines de sens et de justesse. Locke y a ouvert
la voie dans laquelle sont entrés à sa suite Con-
dillac, Destutt de Tracy, Laromiguière : mais
avec cette différence, toute à l'avantage du phi-
losophe anglais, que, sauf quelques exagérations
de détail, il n'est pas tombé dans les écarts où
se sont laissé trop souvent entraîner ses succes-
seurs, quand ils ont prétendu, les uns, que
L'homme ne pense que parce qu'il parle; les au-
tres, que toutes nus erreurs viennent de l'im-
periecti les langues; les autres, enfin, que
l'esprit lui-même est tout cntie'r dans l'artifice
LOGK.
961 —
LOC
ti langage, que les progrès des sciences dépen-
dant exclusivement de la perfection des langues,
et qu'une science n'est qu'une langue bien faite.
Le quatrième livre, intitulé de la Connais-
sance, est divisé en un grand nombre de chapi-
tres où les principales questions de logique se
trouvent discutées et résolues. A l'exception de
quelques passages, dans lesquels est établie en-
tre vidée, le jugement et la connaissance, une
distinction purement arbitraire, ce livre, comme
le précédent, renferme des doctrines générale-
ment vraies, exposées, suivant la manière habi-
tuelle de Locke, dans un style parfaitement
clair, quoique un peu diffus.
Parmi les questions principales traitées dans
ce quatrième livre, une des premières est celle
qui a pour objet les divers degrés dont la con-
naissance est susceptible. Envisagée sous ce
rapport, la connaissance paraît à Locke devoir
être divisée en intuitive et démonstrative : la
première, la plus claire et la plus certaine dont
l'esprit humain soit capable, agissant d'une ma-
nière irrésistible, et, comme il s'exprime, sem-
blable à l'éclat'd'un beau jour, se faisant voir
immédiatement et comme par force dès que l'es-
prit tourne la vue vers elle ; la seconde, ayant
besoin de preuves, par conséquent plus difficile
à acquérir, précédée de quelques doutes et légi-
time à la condition que chaque degré de la dé-
duction soit connu intuitivement et par lui-
même. Locke n'admet dans la connaissance que
ces deux degrés, intuition et démonstration : car,
« pour le reste, dit-il (liv. IV, ch. n), qui ne peut
se rapporter à l'une des deux, avec quelque
assurance qu'on le reçoive, c'est foi et opinion,
et non pas connaissance, du moins à l'égard des
vérités générales. » 11 en résulte, quoique Locke
ne le dise pas explicitement, que l'induction ne
saurait nous conduire à la vraie connaissance,
mais seulement à l'opinion, à cet état de l'intel-
ligence que les Grecs appelaient 26£a. C'est une
erreur très-grave, à laquelle vient se joindre en-
core chez Locke le tort de n'avoir pas exacte-
ment énuméré les divers objets sur lesquels
peut porter la connaissance intuitive. Deux et
deux font quatre; — J'existe; — Le monde
matériel existe : voilà trois jugements qui nous
paraissent intuitifs au même litre. Locke ne pa-
raît pas en avoir pensé ainsi : car il retranche de
l'ordre des connaissances intuitives la percep-
tion des êtres finis hors de nous. Or, cette per-
ception n'étant pas, non plus, démonstrative, il
s'ensuivrait, dans le système de Locke, et con-
trairement aux croyances du sens commun,
qu'elle ne mérite pas, à proprement dire, le nom
de ^ connaissance, et qu'elle n'est pas accompa-
gnée de certitude. Si Locke en était demeuré là,
il serait sceptique à l'endroit du monde maté-
riel; il faudrait voir en lui le précurseur de
Berkeley ; il faudrait le ranger parmi ces philo-
sophes qui, ainsi qu'il le dit lui-même dans ce
même chapitre, regardent comme intuitive et
parfaitement certaine la présence en notre es-
prit d'une idée relative au monde extérieur, mais
qui estiment en même temps qu'on peut mettre
en question s'il y a quelque chose de plus que
cette idée, et si de là nous pouvons inférer cer-
tainement l'existence d'aucune chose hors de
nous: car on peut avoir de telles idées en son
esprit, sans que rien d'extérieur existe actuelle-
ment, et sans que nos sens soient affectés d'un
objet qui corresponde à ces idées. Mais Locke se
soustrait à l'accusation de scepticisme, en pre-
nant soin d'ajouter immédiatement que, pour sa
part, il croit que, dans ce cas-là, nous avons un
degré d'évidence qui nous élève au-dessus du
doute: u car, dit-il, je demande à qui que ce
DICT. PHILOS.
soit, s'il n'est pas invinciblement convaincu en
lui-même qu'il a une différente perception lors-
que de jour il vient à regarder le soleil, et que
de nuit il pense à cet astre ; lorsqu'il goûte ac-
tuellement de l'absinthe et qu'il sent une rose,
ou qu'il pense seulement à ce goût ou à cette
odeur. » La doctrine de Locke sur cette question
est donc plus raisonnable, non-seulement que
celle de Berkeley, mais encore que celle de Ma-
lebranche et de Descartes ; et son seul tort est
de n'avoir pas regardé comme intuitive et comme
parfaitement certaine la connaissance des corps.
La question des divers degrés de la connais-
sance présente, dans la doctrine de Locke, d'inti-
mes rapports avec la question des existences réel-
les qui sont les objets de la connaissance. Parmi
ces existences il faut compter les corps, dont nous
venons de nous occuper. Mais n'y a-t-il pas en-
core dans notre esprit d'autres connaissances
ayant également pour objet des existences réel-
les ? Locke (ch. ix et x) signale, au même titre,
la connaissance que nous avons de notre propre
existence, et celle que nous avons de l'existence
de Dieu. Toute cette partie de son quatrième li-
vre constitue un véritable traité d'ontologie ;
seulement au lieu de s'occuper d'abord de la
connaissance des choses extérieures finies, puis
de la connaissance de notre existence person-
nelle, puis enfin de la connaissance de l'exis-
tence de Dieu, ainsi que semblait devoir lui en
faire une loi sa propre doctrine sur l'origine et
l'ordre d'acquisition de nos idées, il parle d'a-
bord de la connaissance que nous avons de no-
tre existence propre ; ensuite, de la connaissance
que nous avons de l'existence de Dieu, et ter-
mine (un cartésien n'eût pas fait autrement) par
la connaissance que nous avons de l'existence
des autres choses. Il établit sans difficulté que
la connaissance de notre existence est intuitive:
« Pour ce qui est de notre existence (ch. ix),
nous l'apercevons avec tant d'évidence et de cer-
titude, que la chose n'a pas besoin et n'est point
capable d'être montrée par aucune preuve. Je
pense, je raisonne, je sens du plaisir ou de la
douleur ; aucune de ces choses peut-elle m'être
plus évidente que ma propre existence? Si je
doute de toute autre chose (on reconnaîtra faci-
lement ici l'influence de Descartes), ce doute
même me convainc de ma propre existence et
ne me permet pas d'en douter. » Quant à la con-
naissance que nous avons de l'existence de Dieu,
Locke la regarde aussi comme certaine ; seule-
ment, il la range parmi les connaissances dé-
monstratives. Or, par quel enchaînement d'idées
l'homme peut-il, en partant de la connaissance
intuitive et parfaitement certaine de lui-même,
s'élever démonstrativement à la connaissance de
Dieu? Nous savons, dit Locke (ch. x), que nous
sommes; nous savons également que le néant ne
saurait rien produire ; donc, il y a un être éter-
nel ; cet être éternel doit avoir la toute-puis-
sance : car la source éternelle de tous les êtres,,
doit être aussi la source et le principe de toutes
leurs puissances ou facultés. Il doit, de plus,
posséder la suprême intelligence, puisque nous
nous sentons intelligents, et qu'il est absolu-
ment impossible qu'une chose destituée de con-
naissance et agissant aveuglément produise des
êtres intelligents. Un être éternel, tout-puissant,
tout intelligent, c'est Dieu; c'est ainsi que, pour
citer les expressions mêmes de Locke, <■ par la
considération de nous-mêmes et de ce que nous
trouvons infailliblement dans notre propre na-
ture, la raison nous conduit à la connaissance
évidente et certaine de l'existence de Dieu.
Mais, dira-t-on, cet être qu'on appelle Dieu ne
peut-il pas être matériel?— Non, répond Locke,
61
LOGIC
962 —
LOCK
il ne le peut. Et il établit celte impossibilité en
montrant 1° que chaque partie de matière est
dépourvue de pensée; 2° qu'une seule partie de
matière ne peut être pensante; 3° qu'un certain
amas de molécules -matérielles non pensantes ne
saurait penser, soit qu'on le suppose en repos ou
même en mouvement. Cette démonstration si re-
marquable par le rigoureux enchaînement des
idées, l'ait vivement regretter que dans ce même
livre (en. m), Locke, en traitant de l'étendue de
noire connaissance, et en essayant de montrer
d'après la distinction arbitraire établie par lui,
qu'elle est plus bornée que nos idées, ait avancé
une proposition comme celle-ci : « bien que
nous ayons des idées de la matière et de la
pensée/peut-être ne serons-nous jamais capa-
bles de connaître si un être purement matériel
pense ou non, par la raison qu'il nous est impos-
sible de découvrir par la contemplation de nos
propres idées, sans révélation, si Dieu n'a point
donné à quelque amas de matière, disposée
comme il le trouve à propos, la puissance d'a-
percevoir et de penser, ou s'il a joint et uni à la
matière ainsi disposée une substance immaté-
rielle qui pense. » Le philosophe qui démontrait
avec tant d'évidence que Dieu ne pouvait être
d'une nature matérielle, devait, en obéissant aux
lois de la plus simple analogie, affirmer égale-
ment l'immatérialité de l'àme humaine. En ne
le faisant pas, il a justement encouru le repro-
che d'inconséquence, en même temps qu'il a
donné dans une question d'une si haute impor-
tance l'exemple d'un dangereux scepticisme. Ce
n'est pas par la révélation, ainsi que le prétend
Locke, mais par la réflexion, c'est-à-dire par la
philosophie, que nous arrivons à connaître l'im-
matérialité du principe qui, dans chacun de
nous, sent, pense et veut.
Ces trois chapitres sur la connaissance que
nous avons des existences réelles constituent
une des parties les plus importantes, non-seule-
ment du quatrième livre, mais encore de l'ou-
vrage tout entier. Ils sont 'suivis d'une série de
considérations sur les moyens d'augmenter notre
connaissance, sur le jugement et la probabilité,
sur les divers degrés d'assentiment, sur la rai-
son, sur la distinction de la raison et de la foi,
sur l'enthousiasme, sur l'erreur sur la division
des sciences. Dans la nécessité de nous borner,
nous nous contenterons d'analyser très-rapide-
ment les plus importants d'entre ces chapitres,
en nous arrêtant seulement sur les points fon-
damentaux.
Des idées claires, distinctes, complètes, et les
rapports que ces idées nous présentent, voilà,
d'après Locke (en. xu), la source et la condition
de la connaissance certaine. Locke n'est-il pas
ici le disciple de Descartes? L'auteur du Discours
de la Méthode avait-il dit autre chose? N'avait-
il pas proposé, comme critérium du vrai, l'évi-
dence? et qu'est-ce que l'évidence , sinon la
clarté et la distinction des idées? A ce moyen
Locke en ajoute quelques autres qui lui parais-
sent propres à augmenter notre connaissance,
et de ce nombre est le soin d'éviter toute hypo-
thèse. On reconnaît à ces signes le disciple et
le compatriote de celui qui avait dit dans ses
J'rincijjes que l'hypothèse ne devait trouver
place ni dans la physique ni dans la métaphysi-
que : Hypothèses nec in physica, nec in meta-
physica locum habent. Toutefois, Locke, et il
faut l'en louer, ne pousse pas l'horreur de 1 hypo-
thèse aussi loin que Reid le fit depuis. Il en re-
connaît et il en signale le véritable usage : « Les
M, dit-il, qui sont bien faites sont d'un
grand secours à la mémoire et nous conduisent
quelquefois à de grandes découvertes. Ce que je
veux dire, c'est que nous n'en embrassions aucune
trop promptement jusqu'à ce que nous ayons
exactement examiné les cas particuliers et fait
plusieurs expériences. »
Le chapitre où il est traité des divers degrés
d'assentiment renferme une foule de réflexions
judicieuses et se termine par un passage assez
curieux, où l'auteur, qui attache, comme on sait,
tant de valeur à l'expérience, reconnaît cepen-
dant des cas où elle doit se taire devant l'auto-
rité du témoignage; et ce cas est celui des évé-
nements surnaturels : « Car, dit Locke (ch. xvi),
lorsque de tels événements surnaturels sont con-
formes aux fins que se propose celui qui a le
pouvoir de changer le cours de la nature, dans
un tel temps et dans de telles circonstances, ils
peuvent être d'autant plus propres à trouver
créance en nos esprits qu'ils sont plus au-dessus
des observations ordinaires, ou même qu'ils y
sont plus opposés. Tel est justement le cas des
miracles qui, étant une fois bien attestés, trou-
vent non-seulement créance pour eux-mêmes,
mais la communiquent aussi à d'autres vérités
qui ont besoin d'une telle confirmation. » Ce
passage, que nous avons cru devoir citer, afin
de faire connaître fidèlement l'esprit dans lequel
est écrit l'essai sur l'entendement humain,
établit d'une manière incontestable que, chez
Locke, la philosophie n'a pas fait divorce avec le
christianisme , et les croyances sincèrement
chrétiennes du philosophe anglais sont d'ailleurs
attestées par mainte page d'un de ses derniers
chapitres (le xvin*), ou il traite de la foi et de
la raison, et de leurs bornes distinctes.
Passons sur la confusion faite par Locke (ch. xvn)
entre la raison et le raisonnement" passons éga-
lement sur l'arrêt bien sévère qu'il porte contre
le syllogisme, ainsi que sur la classification des
sciences, qu'il divise (ch. xxi) d'une manière si
superficielle et si arbitraire en trois espèces :
physique, pratique et logique ou connaissance
des signes ; et terminons cet examen par l'ana-
lyse sommaire du chapitre xx, où Locke a traité
de l'erreur. Ce chapitre était le complément^ na-
turel de son quatrième livre. Après avoir défini
l'erreur « une méprise de notre jugement qui
donne son consentement à ce qui n'est pas véri-
table », Locke énumère et décrit les principales
causes de nos erreurs et les ramène à quatre
chefs principaux : 1° le manque de preuves ;
2° le peu d'habileté à faire valoir les preuves ;
3° le manque de volonté d'en faire usage j 4° les
fausses règles de probabilité. Cette énumeration
nous paraîtrait tout à fait complète si Locke y
eût tenu compte des imperfections du langage,
du vice des méthodes, et surtout de la faiblesse
naturelle de l'esprit humain, qui entre toutes ces
causes est assurément la cause principale et do-
minante.
Telle est la doctrine de YEssai sur l'entende-
ment humain. L'esprit qui y préside est celui
du libre examen ; la méthode est celle de l'expé-
rience. La vérité, que l'auteur a toujours pour-
suivie avec candeur et bonne foi, alors même
qu'il s'égarait, a fréquemment, surtout dans ses
deux derniers livres, couronné ses recherches.
Locke fut pour l'Angleterre, au xvne siècle, ce
que Descartes et Malebranche furent pour la
France, et Leibniz pour l'Allemagne ; et son
livre restera, avec les Méditations] avec la Re-
cherche de la vérité, avec la Theodicée et les
Nouveaux essais, l'un des plus grands monu-
ments de la philosophie moderne.
L'Essai sur l'entendement humain fut publié
à Londres en 1690 (in-f° angl.). Dès 1688, une
sorte de prospectus ou analyse de cet ouvrage
avait été publié en Hollande par Locke dans la
LOCK
963 —
LOGK
Bibliothèque universelle et historique de Leclerc
(t. VIII, p. 49-142) sous ce titre : Extrait d'un
livre anglais qui n'est pas encore publié. Wynne,
qui fut depuis évêque de Saint-Asaph, en fit un
autre abrégé en anglais, traduit en français par
Bosset (Londres, 1720). Le grand ouvrage a été
traduit en français par Coste (in-4, 1700, 1729,
et 4 vol. in-12, 1742). Il eut trois traductions
latines: la meilleure paraît être celle de Thièle,
publiée à Leipzig en 1731. On compte aussi trois
traductions allemandes : celle de Poleyen, en
1757 (in-4) ; de Tittel, en 1791 (in-8) ; de Tenne-
mann, en 1797 (3 vol. in-8).
Indépendamment de l'Essai sur l'entendement
humain, Locke a laissé plusieurs autres écrits
dont nous allons sommairement indiquer l'objet
et les principaux caractères :
1° De l'Education des enfants. Ce traité, écrit
en anglais, fut publié (in-8) à Londres en 1693.
Dès 1695, il fut traduit en français par Coste sur
la première édition ; mais, dans la suite, l'au-
teur y ayant fait plusieurs additions, Coste pu-
blia après la mort de Locke une nouvelle tra-
duction faite, cette fois, sur la cinquième édi-
tion. En tête du traité de l'Éducation des enfants
se trouve une épître dédicatoire de Locke à un
de ses amis, Edouard Clarke : <" Comme la bonne
éducation des enfants (est-il dit dans un passage
de cette épître) est une des choses auxquelles les
parents sont le plus puissamment engagés par
devoir et par intérêt, et que le bonheur et la
prospérité d'une nation en dépendent essentiel-
lement, je souhaiterais que chacun prît à cœur
cette affaire et qu'on s'appliquât à mettre en
usage la méthode qui, dans les différentes con-
ditions des hommes, serait la plus facile, la plus
courte et la plus propre à en faire des gens
vertueux, utiles à la société et habiles chacun
dans leur profession.... Voilà ce qui m'a engagé
à composer ce petit ouvrage. » Après cela, Locke
entre en matière et parcourt une série de ques-
tions qu'il traite et résout avec simplicité. Voici
quelques-unes des plus importantes : De la
santé; précautions nécessaires pour la conser-
ver aux enfants; — Du soin qu' on doit pren-
dre de l'âme des enfants ; — Des châtiments
qu'il faut infliger aux enfants ; — Des récom-
penses et de l'usage qui doit en être fait dans
l'éducation des enfants ; — Des fautes pour
lesquelles on ne doit point châtier les enfants,
et de celles qui méritent châtiment; — De la
nécessité de ne pas laisser prendre trop d'em-
pire aux enfants; — Comment il faut corriger
les enfants de leur inclination à la cruauté; —
De la curiosité chez les enfants ; comment elle
doit être mise à profit, etc., etc. On voit que
l'éducation est envisagée par l'auteur au point
de vue physique, intellectuel et moral, c'est-à-
dire sous toutes les faces qu'elle peut offrir.
Ajoutons que ce livre n'est pas seulement écrit
pour des gouverneurs et pour des pères de fa-
mille, mais encore et surtout pour les mères :
car l'auteur, notamment dans la première partie,
y entre en des détails dont la sollicitude mater-
nelle peut seule se préoccuper. Moins brillant
que V Emile de J. J. Rousseau, le traité de Locke
est aussi moins paradoxal ; et peut-être n'est-il
pas interdit de penser que le philosophe de Ge-
nève y a puisé tout à la fois la première idée de
son livre et celle de ses théories les plus faciles
et les plus utiles à transporter dans la pratique.
Un des points les plus remarquables sur lesquels
les deux philosophes s'accordent, dans l'éduca-
tion de leur élève, c'est la nécessité, ou tout au
moins l'utilité, de lui apprendre un métier. Cette
idée, que certains critiques, et Voltaire entre
autres, ont trouvée si bizarre chez Rousseau,
Locke l'avait eue et exprimée avant lui. Le
philosophe anglais veut que son jeune gentil-
homme apprenne une profession manuelle, et il
propose surtout la menuiserie ou l'agriculture,
afin que ces travaux offrent à son esprit une
distraction, et à son corps une gymnastique pro-
pice au développement des forces et à la conser-
vation de la santé.
2° Lettre sur la tolérance. Cette lettre fut
adressée par Locke à Philippe van Limborch,
théologien hollandais de la communion des re-
montrants, c'est-à-dire des partisans de la doc-
trine d'Arminius, proscrite au synode de Dor-
drecht. Ecrite en latin, et publiée en 1689, cette
lettre fut très-peu de temps après traduite en
hollandais et en anglais; en 1710, elle lut tra-
duite en français et imprimée à Rotterdam. Voici
quel était son titre : Epistola de tolerantia, ad
clarissimum virum T. A. R. P. T. 0. L. A.}
scripta a P. A. P. 0. J. L. A., c'est-à-dire
theologiœ apud remonslrantes professorem,
tyrannidis osorem, Limburgum Amstelodamen~
sem, scripta a pacis amicOj persecutionis osore,
Johanne Lockio, Anglo. Ecrite par l'ami d'un
proscrit au partisan d'une doctrine proscrite,
cette lettre était, comme on l'a dit, le manifeste
de la minorité persécutée. Voici, en substance,
quelques-uns des principes fondamentaux qu'elle
contient : « Qu'il n'y apersonne qui puisse croire
que ce soit par charité, amour et bienveillance
qu'un homme fasse expirer au milieu des tour-
ments son semblable, dont il souhaite ardemment
le salut. — Que si les infidèles devaient être con-
vertis par la force, il était beaucoup plus facile
à Jésus-Christ d'en venir à bout avec les légions
célestes qu'à aucun fils de l'Église (allusion
évidente à Louis XIV), avec tous ses dragons
— Que la tolérance en faveur de ceux qui diffè-
rent des autres en matière de religion est si
conforme à l'Évangile de Jésus-Christ et au sens
commun de tous les hommes, qu'on peut regar-
der comme chose monstrueuse qu'il y ait des
gens assez aveugles pour n'en voir pas la néces-
sité et l'avantage au milieu de tant de lumière
qui les environne. — Que Dieu n'a pas commis
le soin des âmes au magistrat civil plutôt qu'à
toute autre personne, et qu'il ne parait pas qu'il
ait jamais autorisé aucun homme à forcer les
autres de recevoir sa religion. — Qu'il n'y a au
monde aucun homme, ni aucune Église, ni aucun
État, qui ait le droit, sous prétexte de religion,
d'envahir les biens d'un autre, ni de le dépouil-
ler de ses avantages temporels. — Que si l'on
admet une fois que la religion se doive établir
par la force et par les armes, on ouvre la porte
au vol, au meurtre et à des animosités éter-
nelles. » Toutes ces maximes, aujourd'hui uni-
versellement acceptées et appliquées, emprun-
taient alors une grande valeur aux circonstances
politiques et religieuses au milieu desquelles
Locke se trouvait placé. Les principes de tolé-
rance professés en ce livre par le philosophe an-
glais s'étendent à toutes les sectes et à tous les
hommes, sauf pourtant aux athées : « car, dit
Locke, ceux qui nient l'existence de Dieu ne
doivent pas être tolérés, attendu que les pro-
messes, les contrats, les serments et la bonne
foi, qui sont les principaux liens de la société
civile, ne sauraient engager un athée à tenir sa
parole, et que, si l'on bannit du monde la
croyance d'une Divinité, on ne peut qu'intro-
duire aussitôt !e désordre et une confusiongéne-
rale. » Cette dernière opinion paraît avoir étéaussi
celle de J. J. Rousseau, dans le chapitre de son
Contrat social, intitulé De la religion civile.
3° Le Christianisme raisonnable. Cet ouvrage,
publié à Londres en 1695 (in-8), fut traduit de
LOGK
— 964 —
LOGK
l'anglais en français par Coste. Il a pour objet
de prouver que le christianisme, tel qu'il est
représenté dans l'Écriture sainte, n'offre rien
de contraire à la raison. D'accord avec les prin-
cipes posés dans sa lettre à Limborch sur la
tolérance, Locke y permet à chaque communion
une croyance libre, moyennant l'adoption de
ce dogme essentiel : Jésus est le Messie. Tou-
tefois, deux interprétations s'offraient à ce
dogme. Le Messie est-il l'Homme-Dieu, suivant
la croyance adoptée en commun par les protes-
tants et les catholiques, ou, seulement, ainsi que
le veulent les sociniens, le fils adoptii' de Dieu?
Locke ne s'étant pas prononcé clairement sur le
sens qu'il attachait à sa proposition, fut accusé
de socinianisme. Et ce qui contribua à aggraver
ces accusations, c'est que Toland emprunta au
livre de Loi ke quelques arguments à l'appui de
son Christianisme sans mystères. L'écrit de
Locke fut alors attaqué par l'évêque de Wor-
cester, et une polémique s'ensuivit entre le phi-
losophe et le savant prélat. Le Christianisme
raisonnable paraît avoir eu, comme la Lettre
sur la tolérance, un but de circonstance. Le
nouveau roi d'Angleterre, Guillaume III, avait
entrepris la réunion de toutes les sectes dissi-
dentes. Il fallait dès lors dégager du milieu de
toutes ces dissidences les principes sur lesquels
ces différentes sectes s'accordaient ; et c'est là
ce que Locke entreprit d'établir comme l'es-
sence même du christianisme. L'histoire nous
apprend que le plan conciliateur de Guillaume
demeura sans réalisation, et que le livre de
Locke ne put opérer cette fusion religieuse que
le monarque et le philosophe s'étaient pro-
posée.
4° Essai sur le gouvernement civil (in-8, Lon-
dres, 1690). Plusieurs fois réimprimé, et égale-
ment traduit en français, cet Essai avait été
composé par Locke, depuis son retour de Hol-
lande, après la révolution de 1689 qui mit Guil-
laume d'Orange sur le trône de son beau-père
Jacques II. Bien que ce livre, comme la Lettre
sur la tolérance et le Christianisme raison-
nable, ait eu un but de circonstance, on ne sau-
rait méconnaître néanmoins que Locke ne l'é-
crivit point pour flatter le nouveau souverain,
mais uniquement pour y exprimer, avec la li-
berté qui convenait à un philosophe et à un ci-
toyen anglais, ses principes politiques. Ce traité
a un double objet : l'un actuel, relatif à l'é-
poque où il fut écrit; l'autre plus général, et,
par conséquent, plus durable. Sous le premier
point de vue, le livre de Locke est une réponse
aux objections des partisans des Stuarts, qui
accusaient d'usurpation la dynastie nouvelle.
Sous le second, c'est une véritable théorie po-
litique, qui, applicable en tout temps et en
tout lieu, consiste à fonder la légitimité sur
la sanction donnée par la nation à l'avénc-
ment d'une dynastie et à l'établissement d'une
constitution. Le traité de l'Éducation des en-
fants avait suggéré à J. J. Rousseau l'idée et
le plan de son Emile; plusieurs propositions
contenues dans la Lettre de la tolérance se
trouvent, ainsi que nous en avons l'ait la re-
marque, reproduites dans un chapitre de Jean-
Jacques sur la religion civile: V Essai sur le
gouvernement civil dut, à son tour, inspirer au
citoyen de Genève le projet et les principales
maximes de son Contrat social. Toutefois, ce
dernier traité est conçu dans un esprit plus
démocratique que l'écrit du philosophe anglais.
Le livre de Rousseau est l'évangile politique des
républi [ue : celui de Locke esl plutôt le code
d< mona n aie i con itilul ionnelles.
.> Quelques considérations sur les suites de
la diminution de l'intérêt, et de l'augmentation
de la valeur des monnaies (in-8, Londres, 1691).
Ce livre sur le commerce devint, en quelque
sorte, le modèle de tous les traites d'économie
politique que produisit le xvin* siècle.
6° Conduite de l'esprit dans la recherche de
la vérité. Cet écrit et les suivants constituent les
œuvres posthumes de Locke (Londres, 1706), tra-
duites en français par J. Leclerc. Le livre inti-
tulé Conduite de l'esprit, etc., est une sorte
d'appendice à l'essai sur l'entendement humain.
Locke y traite plusieurs questions qu'il n'avait
fait qu'indiquer dans V Essai, entre autres, la
question des remèdes à apporter aux fausses
associations d'idées. Ce traité est divisé en qua-
rante-cinq chapitres, parmi lesquels ceux qui
nous ont paru les plus importants ont pour ob-
jet la religion, les sophismes, les vérités fonda-
mentales, Yassocialion des iaées.
7° Examen de l'opinion du P. Malebranche,
« Que nous voyons tout en Dieu ». Cet examen,
dans les détails duquel nous ne pouvons entrer
ici, est généralement peu favorable à l'auteur
de la Recherche de la vérité. Entre autres cri-
tiques fondamentales, Locke reproche à Male-
branche d'avoir appelé Dieu l'Être universel,
façon de parler qui aboutit soit à confondre
Dieu avec l'ensemble des choses, soit à en faire
une pure abstraction. « Car, dit Locke, ce terme
d'être universel doit signifier un être qui con-
tient tous les autres, et, en ce sens, l'univers
peut être appelé l'Être universel; ou bien il
signifiera l'être en général, ce qui n'est que
l'idée de l'être, abstraite de toutes les divisions
inférieures de cette notion générale, et de toutes
les existences particulières. Or, que Dieu soit
l'être universel dans l'un de ces deux sens, je
ne puis le concevoir 3 et je ne crois pas que les
créatures soient ni une partie de lui-même ni
une de ses espèces. »
8° Remarques sur quelques parties des ou-
vrages de M. Norris, dans lesquelles il soutient
l'opinion du P. Malebranche, « Que nous voyons
tout en Dieu ». Cet écrit n'est qu'un appendice
du précédent. Norris. dont Locke entreprend ici
la critique, avait, de son côté, écrit des Ré-
flexions sur l'Essai concernant l'entendement
humain, qui avaient été imprimées à la fin de
son ouvrage intitulé Félicité chrétienne, ou Dis-
cours sur les béatitudes de Noire-Seigneur et
Sauveur Jésus-Christ (in-8. Londres, 1690).
9° Méthode nouvelle de dresser des recueils.
Sous forme de lettre, de M. Jean Locke à M. Ni-
colas Toinau.
10° Mémoires pour servir à la vie d'Antoine
Ashley, comte de Shaftesbury, et grand chan-
celier d'Angleterre sous Charles II. Ces mé-
moires tirés des papiers de Locke, après sa
mort, furent mis en ordre par J. Leclerc (2
feuilles in-8).
, On pourra consulter sur Locke : J. Leclerc,
Eloge historique de feu M. Locke, dans le tome 1
de ses Œuvres diverses; — Leibniz, Nouveaux
Essais sur l'entendement humain; — Tenne-
mann, Dissertation sur l'empirisme en philo-
sophie, spécialement dans la doctrine de Locke,
dans le tome III de sa traduction allemande de
l'Esnai; — Exposition et examen du système
sensualisle de Locke, dans la Critique de la phi-
losophie spéculative, par Schulze, t. I, p. 11,
et t. ir, p. 1 (all.)j — Lord Shaftesbury, Lettres
écrites par un membre de la 7ioblesse à un
jeune homme de l'Université, Londres, 1716; —
Henry Lee, V Anti-Scepticisme, ou Remarques
sur chaque chapitre de l'Essai de M. Locke,
iu-f", Londres, 170*2 ; — V. Cousin, Philosophie
de Locke, cours de 1830; — Damiron, Essai sur
LOGI
— 965
LOGI
l'Histoire de la philosophie au dix-septième
siècle (t. III , art. Locke). , C. M.
LOCOMOTION., voy. Volonté.
LOGIQUE (du grec ).6yo:, raison, raisonne-
ment), la seconde des quatre parties dans les-
quelles aujourd'hui l'on divise ordinairement la
philosophie, et qui vient après la psychologie,
de même qu'elle est suivie de la morale et de
la métaphysique ou théodicée. Le mot de lo-
gique est plus latin encore qu'il n'est grec, au
sens où nous le prenons habituellement : lo-
gica, pour signifier la logique, est une expres-
sion fort ancienne dans la langue latine, tandis
que ii XoyixYi, ou même ta Xoyixov, est relative-
ment une expression nouvelle et assez peu régu-
lière dans la langue grecque, qui ne l'accepta
que dans sa décadence.
Nous nous bornerons ici à rechercher quelle
est la nature de la logique, et à en tracer l'his-
toire dans les points les plus importants et les
plus généraux. Si l'on comprend bien ce que la
logique est en elle-même, et la place qu'elle a
tenue dans le développement de la philosophie,
on sait à peu près tout ce qui est essentiel sur
ce grave sujet.
La nature de la logique a donné lieu aux dis-
cussions les plus nombreuses et les plus pro-
fondes ; et c'est une de ces questions qui se
renouvellent encore tous les jours,- parce que
jusqu'à présent aucun esprit supérieur ne l'a
tranchée, tout intéressante qu'elle est. Si le
génie d'un Aristote, ou celui d'un Descartes et
d'un Leibniz eût prononcé dans le débat, nul
doute qu'il ne l'eût terminé. Mais c'est chose
assez remarquable qu'aucune grande voix ne s'y
soit fait entendre. Dans la philosophie moderne,
Kant, qui semblait appelé à jouer ce rôle, est
loin de l'avoir rempli de manière à décourager
de nouvelles tentatives. La lice est encore ou-
verte, et il serait difficile de prévoir quand elle
sera close par quelque main puissante et suffi-
samment autorisée. Ce n'est pas faute d'ailleurs
de longues et persévérantes études. Si Aristote;
le fondateur de la logique; ne s'est pas occupe
de déterminer avec sa précision habituelle ce
qu'elle est en elle-même, les stoïciens, les épi-
curiens ont agité cette question avec l'Académie
pendant près de deux siècles; les sceptiques ont
pris part à la lutte pour démontrer l'inanité de
tous ces efforts, et depuis cette époque il n'est
guère de commentateur d' Aristote, et l'on peut
dire en général un logicien, qui n'ait tenté, avec
plus ou moins de succès, de résoudre le pro-
blème. Historiquement ce problème a donc
excité un très-vif intérêt; et ne fût-ce qu'à ce
titre, il mériterait encore tout le nôtre. Il est
impossible qu'une question ait provoqué de tels
travaux, si elle n'était de grande importance.
Tant d'esprits n'ont pu s'y tromper, et si de nos
jours nous avons vu quelques philosophes traiter
ces recherches avec dédain, nous pouvons affir-
mer qu'ils ne les comprenaient pas suffisamment.
Voici en quoi la question de la nature de la
logique est si grave. L'intérêt suprême de
l'homme, c'est de trouver la vérité. Quoi qu'il
pense, quoi qu'il fasse, c'est la vérité, toujours
la vérité qu'il poursuit. Existe-t-il un art qui
puisse lui assurer cet inappréciable bien? Et la
logique est-elle cet art? La question ainsi posée
est à peu près la plus haute que l'esprit hu-
main puisse débattre. Toutes les autres, quelles
qu'elles soient, sont subordonnées à celle-là, car
elles en dépendent. S'il est un art qui puisse
infailliblement conduire l'homme à la vérité,
cet art est le plus grand, le plus indispensable,
et le premier auquel il doivs s'appliquer ; aucun
ne lui est aussi utile; et le négliger, c'est vou-
loir se perdre dans l'erreur et les ténèbres quand
on a devant soi la lumière. C'est cet immense
besoin du vrai dont est tourmentée l'intelli-
gence humaine qui a poussé les logiciens à cette
constante recherche. Ils ont peut-être man-
qué le but; mais ils ont bien fait de le pour-
suivre.
La philosophie a donc un double motif d'ap-
profondir cette question. Théoriquement la
science serait incomplète, et se rendrait bien
peu compte d'elle-même, si elle ne savait pas
jusqu'à quel point elle peut atteindre la certi-
tude, et par quels procédés elle doit l'obtenir.
Au point de vue de la pratique, la philosophie
doit connaître si elle est capable de remplir les
vœux de l'esprit humain, qui lui demande un
art infaillible, ou si elle doit repousser de pa-
reilles espérances, fort naturelles sans doute,
mais fort dangereuses, en ce qu'elles peuvent
compromettre qui tenterait vainement de les
satisfaire. Il n'a pas manqué de philosophes pour
faire de si brillantes promesses; mais aucun ne
s'est trouvé qui pût les tenir; et, selon toute
apparence, l'avenir ne nous réserve pas des
chances meilleures. Voilà plus de deux mille ans
que la logique, comme science, est fondée sur
des bases inébranlables; et ce qu'elle n'a pu
faire jusqu'à ce jour, on peut être assuré qu'elle
ne le pourra jamais. Ceci ne veut pas dire qu'il
y ait de la justice dans les reproches qui lui
sont si souvent adressés par les sceptiques et
parles détracteurs de la raison humaine; mais
ceci veut dire, très-probablement, qu'on de-
mande à la logique plus qu'elle ne peut donner,
et qu'il faut s'en prendre non point à elle, mais
aux exigences aveugles dont on l'assiège.
Il n'est donc pas besoin d'insister pour que l'on
comprenne clairement comment les logiciens se
sont enquis avec tant de sollicitude de savoir si
la logique est une science ou un art. Si elle est
une science, elle se contentera, comme toute
science le doit, de constater des faits, et de con-
naître ce qui est; si elle est un art, elle devra,
en outre, enseigner à faire; elle devra diriger
la pratique. Au lieu d'apprendre simplement à
l'homme comment il raisonne, elle devra lui
montrer à bien raisonner : mission fort belle, mais
périlleuse et peut-être absolument vaine. En gé-
néral, les logiciens les plus illustres et les plus
habiles ont fait de la logique une science, sans
penser aux applications qu'on pouvait en tirer.
Mais d'autres en ont fait un art qui devrait sur-
tout viser à l'utilité; et, pour ne rappeler qu'un
exemple, Port-Royal n'a pas hésité à intituler sa
logique, l'Art dépenser.
Qui a tort? qui a raison? La logique est-elle
une science qui doive se borner à étudier les lois
du raisonnement humain, sans prétendre le con-
duire au vrai? Ou bien est-elle un art qui puisse
le mener à la vérité, et qui sache lui faire décou-
vrir cet incomparable trésor?
Aujourd'hui, au point où en est la science, il
est bien plus facile de résoudre ces questions
que dans l'antiquité. La philosophie grecque, tout
admirable qu'elle est, n'a jamais approfondi et
pratiqué la méthode, comme a pu le faire la philo-
sophie moderne depuis Descartes, surtout comme
le peut la philosophie contemporaine après deux
siècles de progrès dans cette route, qui est véri-
tablement, suivant l'expression de Kant, « une
route royale ». Ce n'est point d'ailleurs une cri-
tique qu'il faille diriger contre la philosophie an-
tique. La méthode, bien qu'elle soit déjà dans
Platon, et que sa dialectique en contienne tous
les germes, est un fruit qui ne pouvait mûrir
que beaucoup plus tard; il était réservé à la vi-
rilité de l'esprit humain, qui dans son enfance et
LOGI
— 966 —
LOGI
à sos débuts ne pouvait le cueillir. De là, il est
résulté pour la philosophie grecque cette consé-
quence assez fâcheuse, que quand elle essayait
parfois de se rendre compte d'elle-même, et,
comme nous le dirions, de s'organiser, elle s'est
trompée sur sa propre nature, sur ses parties di-
verses, et sur ses véritables limites. La science se
formait alors de trois parties : la logique, la mo-
rale et la physique. Peu importe d'ailleurs l'ordre
dans lequel ces parties étaient placées. Le plus
ordinairement on s'accordait, à mettre la logique
en tête, parce qu'en effet les deux autres ne pou-
vaient se passer d'elle, et qu'avant de savoir ce
qu'on devait penser sur le monde et sur la vertu,
il fallait, du moins en théorie, préalablement sa-
voir comment on pense. De ces trois parties de
la philosophie selon les anciens, il en est une qui,
de nos jours, en est exclue à peu près complète-
ment : c'est la physique. Mais si la science était
réduite aux deux autres, elle nous semblerait et
serait certainement tout à fait mutilée. Pour
nous, la philosophie se compose de quatre parties
essentielles, dont la psychologie est la première,
la logique la seconde, la morale la troisième, et
la métaphysique ou théodicée la quatrième. La
psychologie doit renfermer aussi la méthode dont
on fait quelquefois une partie distincte, et qui
constitue alors la philosophie presque entière.
Pour la première et la quatrième des parties
de la philosophie, pour la psychologie et la mé-
taphysique, il est de toute évidence qu'elles sont
des sciences, et ne peuvent être autre chose. La
psychologie étudie les facultés de l'entendement
humain ; la métaphysique étudie les lois univer-
selles de l'être. Ou sont les applications possibles
de ces deux études? Quelle utilité directe et pra-
tique peut-on en tirer? Aucune évidemment, si
ce n'est celle que porte toujours avec elle une
science bien faite, à savoir la connaissance appro-
fondie et manifeste d'un certain ordre de phéno-
mènes, et ici des phénomènes les plus généraux
et les plus essentiels.
Quant à la logique et à la morale, la question
n'est pas tout à fait aussi nette ; et le doute est
permis, si d'ailleurs il ne tient pas devant un
sévère examen.
Pour la morale, d'abord, il semblerait que la
philosophie manquerait à son devoir, si, en ap-
prenant à l'homme la loi qui doit le conduire,
elle ne lui apprenait point aussi à pratiquer cette
loi. Suffit-il de donner des préceptes, de décou-
vrir même les principes profonds d'où ces pré-
ceptes découlent? Ne faut-il pas encore enseigner
à leur obéir? Est-ce assez de dire à l'homme qu'il
doit être vertueux, et de lui expliquer théorique-
ment toutes les parties dont la vertu et le bien
se composent? N'a-t-on pas le devoir encore de le
soumettre à ce noble joug, et de lui apprendre à
le porter, en assurant tout à la fois sa liberté et
son bonheur? A ces questions, il ne faut pas crain-
dre de répondre que la morale aussi est une
science, et que, par une étude attentive et déli-
cate de l'âme humaine, elle constate certaines
lois qui vivent dans toutes les consciences ; mais
qu'elle n'a pas à s'occuper de savoir comment ces
lois seront appliquées par les individus. C'est la
nature, l'éducation, l'usage, parfois même le ha-
sard qui décident de ces applications, avec toutes
les chances de vice ou de vertu qui constituent
la faiblesse ou la grandeur de l'homme. Mais la
morale scientifique avec ses lois absolues et uni-
verselles n'a rien à voir à ces concessions et à
ces capitulations de toute sorte dont se composa
trop souvent le tissu de la vie. Sans doute les
spéculations morales ont une salutaire influence
sur les âmes qui s'y dévouent sincèrement; on
ne peut pas longtemps contempler le bien, sans
apprendre aussi, du moins en partie, à le faire ;
la pratique hérite toujours, en quelque façon,
malgré ses incertitudes et ses désordres, d'une
théorie vraie et solide. Mais en soi la théorie ne
peut se confondre avec la pratique, même en
tique pour les sociétés; qui les appliquent, avec
tous les hasards des passions et des erreurs hu-
maines.
Pour la logique, il en est absolument de même;
la pratique n'entre pas plus dans son domaine
que dans celui de la science morale. Le raison-
nement humain est soumis à certaines lois né-
cessaires qu'il suit le plus souvent à son insu,
tout comme il pratique le bien sans d'ailleurs
s'en rendre compte. Ces lois sont au fond de l'in-
telligence, qui sait les découvrir en elle, quand
elle y applique une réflexion suifisamment atten-
tive. Constater ces lois avec exactitude, les ré-
duire à leurs éléments les plus simples, en mon-
trer tous les rapports et toutes les conséquences,
voilà ce que la logique doit faire ; et quand elle
se comprend bien elle-même, elle ne va pas au
delà. Ces limites, tout étroites qu'elles peuvent
paraître à certains esprits, sont néanmoins très-
vastes; ellespourront embrasser toute une science,
l'une des plus générales à la fois et des plus cu-
rieuses dont puisse s'occuper l'intelligence hu-
maine. 11 faut que la logique s'en contente, et le
plus souvent elle a été remise entre des mains
sages et habiles. Comment les lois reconnues par
la logique doivent-elles être appliquées dans la
pratique pour que le raisonnement atteigne son
but? C'est là une question d'un tout autre ordre,
que la philosophie pourra bien se poser, qu'elle
doit même se poser, parce que l'esprit humain se
la pose continuellement. Mais cette question, tout
utile qu'elle est, toute philosophique qu'elle peut
être, n'est plus logique; elle n'appartient plus à
la science; et la science, quand elle s'en enquiert,
ignore son véritable rôle.
11 faut donc affirmer que la logique n'est qu'une
science, qui peut bien avoir, pour les applications
du raisonnement, des conséquences aussi heu-
reuses que la science morale peut en avoir dans
la conduite de la vie ; mais qui ne s'occupe pas
de ces applications, quoiqu'elle seule connaisse
les principes qui doivent les régler en les domi-
nant. Nous ne dirons pas que la logique ainsi
comprise satisfait à tous les besoins de l'esprit
humain; à côté de la science, il faut certaine-
ment aussi un art qui dirige la pratique, que la
science ne dirige pas. Cet art ne manque pas à la
philosophie, et elle l'a trouvé dans la méthode ;
mais il ne fait pas partie de la logique, et l'on
aurait tort de le confondre avec elle.
Les preuves abondent pour démontrer que telle
est bien la nature de la logique. Si la logique
était un art, et non point une science, voici quel-
ques conséquences qui nécessairement résulte-
raient de ce caractère tout pratique :
1° Avant que la logique eût été faite, l'esprit
humain aurait dû raisonner beaucoup moins bien.
Privé d'un instrument aussi utile, il aurait dû •
employer ses facultés d'une manière bien moins j
puissante et bien moins régulière, puisque tout ;
art est fait pour faciliter et régler l'activité de
l'homme: i
2° Apres l'invention de la logique, l'esprit hu-
main aurait dû faire d'immenses progrès ;
3° Les siècles qui ont le plus assidûment cul-
tivé la logique auraient dû être les plus éclairés
de tous; et, par suite, les siècles qui ont néglige
ces études auraient été les plus ignorants ;
4° Les sciences } quelles qu'elles soient, ne
LOGI
967 —
LOCH
pourraient se passer de l'étude de la logique,
puisque toutes elles reposent sur les lois du rai-
sonnement ;
5° Enfin, parmi les individus, le raisonnement
serait en proportion directe de la culture de la
logique, et la puissance de leur raison se mesu-
rerait aux études mêmes qu'ils en auraient faites.
Il n'est personne qui ne voie combien toutes
ces conséquences sont insoutenables et fausses.
Les faits les plus évidents les contredisent et les
renversent. La logique fondée par Aristote n'a
paru dans le monde que quatre siècles avant l'ère
chrétienne. Il y avait cinq à six siècles déjà que
l'esprit grec, ou plutôt l'esprit humain, avait pro-
duit des chefs-d'œuvre en tout genre, depuis Ho-
mère jusqu'à Hippocrate et Platon. D'un autre
côté on ne voit pas qu'après la fondation de la
logique, c'est-à-dire après Aristote, l'esprit grec
ait acquis de nouvelles forces. Loin de là, sa dé-
cadence, provoquée par une foule de causes, com-
mence à peu près vers cette époque; et elle se
continue de siècle en siècle, malgré les travaux
considérables dont la logique est dès lors le per-
pétuel objet. Quand l'esprit grec obscurci jette
encore quelques lueurs brillantes, ce n'est plus à
la logique qu'il les emprunte, et l'école d'Alexan-
drie est peut-être de toutes les écoles de l'anti-
quité celle pour qui la logique a eu le moins
d'importance, bien qu'elle soit pendant trois siè-
cles la seule qui ait encore quelque éclat et quel-
que puissance. Dans le moyen âge, la logique a
été pendant six cents ans environ cultivée avec
une incroyable ardeur; et le moyen âge, qui a
tiré à d'autres égards très-grand profit de ces
labeurs, n'en a pas moins été l'une des périodes
les plus obscures de l'esprit humain. Tout au con-
traire, l'esprit humain a repris des forces admi-
rables et désormais invincibles vers la fin du
xve siècle, et dans les trois suivants, c'est-à-dire
à l'époque précisément où la logique, tombée
dans le plus profond discrédit, n'était plus ni pra-
tiquée ni comprise de personne. Il faut ajouter
que dans l'antiquité, tout aussi bien que dans les
temps modernes, les sciences, quelles qu'elles
fussent, n'ont jamais demandé appui à l'étude de
la logique; elles se sont passées d'elle, et elles
s'en passent aujourd'hui sans que leurs progrès
paraissent beaucoup en souffrir. Enfin, si l'on
veut entrer dans de plus humbles détails, on
trouvera qu'individuellement les hommes n'ont
pas besoin de s'être appliqués à la logique pour
raisonner avec puissance et justesse, et que même,
il n'est pas rare de voir ces études spéciales faus-
ser la raison des individus, loin de la rendre plus
forte ou plus droite.
En présence de faits si décisifs, il faut donc
reconnaître que la logique est une science, et
qu'elle n'est point un art destiné à la pratique.
Elle est une science comme la morale, comme la
psychologie, comme la métaphysique.
Ceci admis, il s'agit de savoir quel est l'objet
précis de cette science. Quelques philosophes ont
démesurément élargi cet objet en disant que
c'était la raison ; d'autres l'ont un peu trop res-
treint en disant que c'était le raisonnement. La
réponse la plus claire et la plus juste à cette
question est peut-être encore celle qu'Aristote y
faisait il y a vingt-deux siècles : l'objet de la
logique, c'est la démonstration; et, de peur qu'on
ne s y trompât, le père de la logique a mis cette
définition au début même des Premiers Analy-
tiques. A l'avantage de la précision et de la clarté,
cette définition en joint un autre qui n'est pas
moins considérable. En assignant une telle fin à
la science, elle en ordonne toutes les parties pour
les faire concourir, chacune dans sa mesure, au
grand tout qu'elles doivent former et au but
qu'elles doivent atteindre. La démonstration n'est
pas seulement un raisonnement d'une certaine
espèce, c'est la forme achevée du raisonnement;
il n'est pas donné à l'esprit humain d'aller au
delà; une vérité démontrée est une vérité éter-
nelle. Mais il y a au-dessous de cette forme su-
prême des formes inférieures et moins parfaites
qu'il faut analyser. De plus, le raisonnement,
qu'il soit ou ne soit pas démonstratif, se compose
toujours de certains éléments qui sont les pro-
positions ; les proposilions se composent elles-
mêmes d'autres éléments encore plus simples, et
l'analyse doit être ici poussée jusqu'à l'indécom-
posable. Il y aura donc nécessairement dans la
logique, prise comme science, quatre parties es-
sentielles qui procéderont du simple au composé,
et qui se succéderont dans l'ordre suivant, sans
qu'il soit possible de le changer : d'abord une théo-
rie des éléments de la proposition ; puis une théo-
rie^ de ta proposition; en troisième lieu, une
théorie générale du raisonnement formé de pro-
positions liées entre elles suivant certaines lois ;
et enfin une théorie de cette espèce particulière
et souveraine de raisonnement qu'on appelle la
démonstration, et qui assure à l'esprit de l'homme
les formes de la vérité, si ce n'est la vérité elle-
même.
La langue du péripatétisme, qui est en ceci la-
plus ancienne et peut-être encore la meilleure, a
nommé ces quatre parties les Catégories, VHer-
menéia, les Premiers Analytiques, et les Derniers
Analytiques. Ce sont là les titres des quatre pre-
miers ouvrages de ce qu'on a nommé YOrganon
d'Aristote ; et bien qu'aucun de ces titres ne lui
appartienne, selon toute apparence, ils n'en sont
pas moins importants; ils répondent à des réalités
que rien ne peut changer. Il n'est pas possible
qu'une logique vraiment digne de ce nom ne
contienne sous une forme ou sous une autre ces
quatre théories |qui sont indissolublement liées
entre elles et dont les trois premières ne font que
préparer et expliquer la dernière qui les suppose
et les éclaire.
Cette distinction de quatre parties essentielles
de la logique nous fait pénétrer un peu plus
profondément encore dans sa véritable nature.
A quelle source cette science va-t-elle puiser
ces éléments dont elle compose ses théories?
Qui lui apprend ce que sont les catégories, les
propositions dans leurs espèces diverses, les rai-
sonnements ou syllogismes que les propositions
forment en se reunissant? Qui lui apprend les
conditions supérieures de la démonstration? En
un mot, quel est le procédé que suit nécessaire-
ment la logique pour construire son solide édi-
fice? Sans doute le langage contient déjà tous
les matériaux dont elle se sert; il n'y a pas une
seule langue où tous sans exception ils ne se
retrouvent; l'homme ne peut exprimer sa pensée
sans les employer; chaque fois qu'il parle, il
raisonne avec les conditions nécessaires du rai-
sonnement. Depuis la poésie jusqu'aux mathéma-
tiques, l'esprit humain est soumis aux mêmes
lois; il les observe, quel que soit le vêtement
ou splendide ou sévère dont il les enveloppe.
Mais le plus souvent c'est à son insu, même
quand ses œuvres sont les plus admirables et les
plus profondes. C'est qu'en effet dans le langage
tout est confondu, tout est obscur; et les artistes
les plus parfaits ont pu ne connaître en rien
l'instrument dont ils faisaient pourtant un si
délicat et si juste emploi. Ce n'est donc pas à
l'observation du langage que la logique a pu
demander les éléments qui la forment; les mo-
numents, même les plus achevés, ne lui auraient
presque rien appris. Elle s'est adressée à la rai-
son, et c'est de la raison seule qu'elle a obtenu
LOGI
— 968 —
LOGI
la réponse à toutes les questions qu'elle se posait.
C'est la raison qui lui a fait tout comprendre
depuis les parties rudiiuentaires des propositions,
isolées et distinctes dans les catégories, jusqu'à
cet enchaînement compliqué et savant des pro-
positions d'une certaine nature qui constitue la
démonstration infaillible. Ainsi la logique est
purement rationnelle, et l'esprit humain n'a pas
besoin pour la construire tout entière de sortir
de lui-même. En ceci la logique est absolument
comme la psychologie ; c'est à la conscience
seule, et à son étude profonde, que l'une et
l'autre doivent emprunter toutes leurs théories;
et c'est en effet la source où la logique a tou-
jours puisé les siennes, bien que parfois les plus
grands génies, à commencer par Aristote, ne
l'aient peut-être point su ou du moins aient né-
gligé de le dire.
Il faut ajouter que c'est uniquement parce que
la logique est une science rationnelle qu'elle a
pu présenter le phénomène singulier d'avoir été
créée tout d'une pièce par un seul penseur qui l'a
portée du premier effort aussi loin qu'elle peut
aller. Aristote a pu être le père de la logique de
telle sorte que, depuis lui, ainsi que Kant l'a loya-
lement reconnu, elle n'a dû ni avancer ni reculer.
Destinée unique dans les annales de l'intelligence
humaine, qui fait honneur certainement à l'in-
comparable sagacité du philosophe, mais qui ne
s'explique que par la nature même de la science!
Il n'y a qu'une science rationnelle qui pût être
ainsi fondue d'un seul jet.
Mais une science rationnelle ne peut être que
formelle; la raison ne crée rien; les existences,
sauf la sienne, sont en dehors d'elle, et, en logi-
que, la raison est inféconde comme ailleurs ;
ellenefaitpasuneseule démonstration réelle; elle
constate seulement les formes nécessaires que la
démonstration doit prendre, les formes du syllo-
gisme, les formes de la proposition et celles des
catégories. Le langage exprime des faits ou des
idées, des êtres ou des notions positives, limi-
tées; la logique ne montre que les cadres où
tous ces matériaux doivent entrer ; mais elle n'a
point à s'enquérir ni de la nature ni de la réalité
d'aucun d'eux. Voilà comment on a pu quelque-
fois définir la logique, la science des lois for-
melles de la pensée. Cette définition n'est
peut-être pas encore d'une complète exactitude :
mais il est vrai qu'en logique il n'y a que des
formes vides, et qu'il ne doit jamais y entrer
de réalités, quelles qu'elles puissent être.
Ceci ne veut pas dire certainement, comme
parfois on l'a cru, que la logique n'ait point à
s'occuper de certaines modifications de la pen-
sée, et qu'elle doive laisser de côté, par exem-
ple, toutee qui implique l'idée du nécessaire.
Sous prétexte de la maintenir dans toute sa
pureté et de ne la point compromettre dans les ap-
plications, on est allé jusqu'à lui interdire la
théorie de la démonstration, et l'on eût voulu la
réduire au syllogisme catégorique, c'est-à-dire à
celui qui ne suppose que la simple existence,
sans aucune modalité, ni de possible, ni de con-
tingent, ni de nécessaire. La logique ainsi mu-
tilée paraît bien plus régulière ; elle semble
beaucoup plus sage, et elle ne sort point des
limites qui lui sont propres; ce n'est qu'à ce prix,
dit-on, qu'elle reste entièrement formelle. Aris-
tote a été d'un avis tout opposé, puisqu'il a fait
les Derniers Analytiques, et personne ne niera
qu'en pareille matière 1 autorité d' Aristote ne
soit du plus grand poids. Mais une autorité plus
décisive encore, c'est celle de la raison; en con-
sultant celle-là on peut se convaincre que si la
logique ne va pas jusqu'à la démonstration, c'est-
à-dire jusqu'au nécessaire, elle n'est plus la
science que cherche l'esprit humain, et dont il
a fait une si ardente étude. Au fond, il n'a qu'un
intérêt, celui de la vérité. La logique ne peut pas
la lui donner, sans doute; elle ne peut pas même
lui dire comment on l'obtient. Si la logique ne
fait pas cela, elle manque à son devoir le plus
étroit, le plus évident. Certainement il importe à
l'homme de savoir toutes les formes possibles
que son raisonnement a la faculté de prendre,
même quand son raisonnement reste indifférent
à toute vérité et qu'il s'aplique au faux tout
aussi bien qu'au vrai; mais ce n'est là qu'un
complément curieux, et nous oserions presque
dire inutile, de la science. Ce que veut avant
tout l'esprit humain en logique, c'est de con-
naître la forme spéciale que prend le raisonne-
ment quand il s'applique au vrai, au nécessaire,
à l'éternel. Ce n'est pas sortir de la forme que
d'aller jusque-là; c'est uniquement aller jusqu'à
la seule forme qui vraiment soit importante. Il
ne s'agit pas de savoir si telle pensée, tel rai-
sonnement est vrai ou faux, nécessaire ou con-
tingent, éternel ou périssable; il s'agit de savoir
si la forme qu'il revêt est bien celle que la raison
lui impose pour être vrai, éternel, nécessaire.
La logique est tout aussi formelle dans la dé-
monstration qu'elle l'est dans le syllogisme ca-
tégorique ; elle l'est même davantage, s'il est vrai
que la démonstration soit une forme de raison-
nement supérieur au syllogisme ordinaire. Si
l'on exclut de la logique la théorie de la dé-
monstration, à qui confiera-t-on le soin de la
faire? Les mathématiques, apparemment, ne
s'en chargeront pas : elles emploient constam-
ment, et l'on sait avec quel succès, le procédé
de la démonstration ; mais, en tant que mathé-
matiques, elles en ignorent les règles tout en
les suivant, de même que les ignore la rhéto-
rique, qui les applique parfois mieux encore,
puisque, elle aussi, convainc les esprits qu'elle
émeut. C'est la logique seule qui peut compren-
dre les lois de la démonstration et en tracer
la théorie nécessaire. Elle ne tombe point pour
cela dans l'application; il n'y a que les mathé-
matiques, la rhétorique et routes les autres
sciences qui appliquent vraiment la démonstra-
tion ; la logique se contente d'en découvrir
et d'en montrer le secret en expliquant ses
formes.
La logique peut donc être considérée comme
la science de la démonstration, puisque la dé-
monstration est son but : elle est une science
purement rationnelle, toute formelle par consé-
quent, c'est-à-dire uniquement occupée de la
forme du raisonnement, sans jamais s'inquiéter
de sa matière et de son objet réel.
Si la logique ainsi entendue n'est point un
art, elle n'en est pas moins immensément utile.
On apprend certainement à mieux raisonner
en apprenant comment on raisonne ; mais ce
n'est pas là, il faut en convenir, l'utilité directe
que parfois on exige de la logique ; ce n'est
point là cet art qui mène au vrai, autant du
moins qu'il est donné à l'homme d'atteindre le
vrai. Cet art, qui peut être regardé d'un cer-
tain point de vue comme supérieur à la logique,
c'est ce qu'on appelle, du nom le plus général,
la méthode; ou, en remontant à l'étymologie
même du mot, la route, le chemin. Cette route
tant cherchée, ce chemin ou l'esprit humain tâche
toujours de marcher et dont il ne s'écarte qu'avec
les plus grands périls, c'est la route, c'est le
chemin de la vérité ; la méthode est faite pour
l'y conduire. Voilà comment, lorsque des besoins
nouveaux se furent développés à l'époque de la
Renaissance, quand le joug de l'autorité péripa-
téticienne fut brisé, les novateurs s'élevèrent avec
LOGI
969
LOGI
tant de violence et d'unanimité contre la logique
que la scolastique avait cultivée avec une passion
si exclusive. Sans parler de Ramus et de quel-
ques autres qui ne virent pas assez nettement le
but poursuivi par eux, qu'a fait Bacon? et même
plus tard, et avec un plein succès, qu'a fait
Descàrtes ? Ils ont essayé l'un et l'autre de sub-
stituer une nouvelle logique, ils le croyaient du
moins , à la logique ancienne. Pour Bacon, le
dessein est évident, hautement avoué, c'est un
Novum Organum qu'il vient mettre à la
place de VOrganon impuissant, selon lui, du
péripatétisme 'décrié; pour Descartes, il tente
d'établir seulement quatre règles « au lieu de ce
grand nombre de préceptes dont la logique est
composée ». Ses quatre règles doivent suffire
pour arriver au vrai que ne donne pas toujours
cet appareil si compliqué de la dialectique vul-
gaire. N'en déplaise à Bacon, n'en déplaise sur-
tout à Descartes, ils se sont l'un et l'autre
trompés sur ce point. Le Novum Organum de
Bacon, les quatre règles de Descartes ne pou-
vaient remplacer en aucune manière la vieille
logique, attendu qu'elle s'occupait d'un objet
tout différent. Bacon et Descartes, répondant aux
besoins de leur siècle, donnaient une méthode,
le premier fort imparfaite, le second admirable,
pour arriver à la vérité. La logique ancienne
avait un tout autre but : elle se bornait à étu-
dier et à montrer les caractères et les formes du
vrai .
Il est donc certain que, dans ces longs débats
engagés contre le passé et spécialement contre
la logique, il y eut un malentendu complet. Il
n'y avait point à détruire la science telle que
l'avait pratiquée le péripatétisme, parce que
cette science était inébranlable. On pouvait la
compléter, sans doute ; mais en soi elle était
immuable. De là vient que, malgré le triomphe
des idées nouvelles et les immenses services que
rendait la réforme philosophique, la vieille logi-
que n'en subsista pas moins. Hobbes, élève de
Bacon, faisait une logique; Port-Royal, en disciple
fidèle de Descartes, faisait aussi la sienne, et la
logique de Hobbes et celle de Port-Royal n'é-
taient, au fond, que VOrganon d'Aristote ; de là
vient que Kant, à la fin du xvme siècle, tout en
se posant en réformateur de l'esprit humain et
en voulant refaire Bacon et Descartes, n'a pas
prétendu refaire l'œuvre aristotélique. Il a dé-
claré hautement, et avec toute raison, que la
logique était faite depuis deux mille ans et qu'il
n'y avait point à la recommencer. L'erreur de
Bacon, celle de Descartes et de tant d'autres, et
toutes les critiques dont la logique a été l'objet,
n'ont tenu qu'à cette confusion de la science et de
l'art. On a pris la logique pour la méthode : ce
n'était pas la faute de la logique si on lui de-
mandait plus qu'elle ne peut donner. Elle était
une science et ne devait point changer de nature
au gré de ceux qui cherchaient à lui faire vio-
lence. Il est possible que la scolastique se fût
parfois également trompée et eût justifié à l'a-
vance les attaques sous lesquelles elle succomba.
Dans les derniers temps de sa décadence, il est
possible qu'elle eût pris la forme syllogistique,
non-seulement pour la forme du vrai, mais pour
le seul procédé qui pût y conduire ; mais cette
erreur, si la scolastique l'a commise, ne devait
point, même entre les mains de ses ennemis,
devenir une arme contre elle : surtout elle ne
devait point devenir une condamnation contre
la logique. 11 fallait que Bacon et Descartes lui-
même comprissent mieux ce que la logique est
essentiellement; ils auraient pu doter l'esprit
humain d'un art nouveau, sans chercher à lui
ravir les sciences qui l'avaient si longtemps
éclairé et devaient l'éclairer toujours. La lo-
gique et la méthode sont parfaitement compa-
tibles ; elles se soutiennent mutuellement, loin
de s'exclure, et voilà comment la philosophie
mieux inspirée a pu souvent faire de la méthode
une partie même de la logique.
Telles sont les considérations principales qu'il
était bon de présenter sur la nature de la logi-
que; elles auront ce double avantage de faire
mieux comprendre à la fois et la science en elle-
même, et les particularités de son histoire, qui
sont un des côtés les plus intéressants de l'histoire
générale de l'esprit humain.
Quand on parle de la logique, il est toujours
entendu qu'on parle de la logique telle que le
génie grec l'a faite il y a vingt-deux siècles, et
telle qu'elle est venue jusqu'à nous à travers
l'antiquité, les Arabes, la scolastique et la Renais-
sance. Mais depuis les récents travaux des orien-
talistes et surtout ceux de l'illustre Colebrooke,
il faut élargir ce cadre, et l'on doit y comprendre
la logique indienne, qui jusqu'à ces derniers
temps était restée profondément inconnue. La
philosophie, on le sait, a joué dans l'Inde un rôle
considérable ; les monuments qu'elle y a pro-
duits sont plus nombreux que ceux qui nous res-
tent de la philosophie grecque. Les systèmes les
plus variés s'y sont développés avec toutes leurs
conséquences, et le génie indien n'a pas été moins
fécond que le génie hellénique. La philosophie
indienne devait donc arriver, par suite des lois
mêmes qui régissent l'intelligence humaine, à
l'étude de la logique; elle n'y a pas manqué, et
le Nyâya de Gotama tient dans l'Inde la place à
peu près que VOrganon tient parmi nous. Mais
malheureusement l'Inde n'a pas d'histoire même
politique ; à plus forte raison n'a-t-elle pas d'his-
toire de sa philosophie. Dans l'état où sont ac-
tuellement les études indiennes, il serait absolu-
ment impossible de combler cette lacune; et ce
serait une entreprise tout à fait vaine, que de
vouloir rechercher par quelles phases la logique
a successivement passé dans l'Inde. Peut-être,
plus tard, quand tous les monuments seront pu-
bliés et bien compris, sera-t-il possible de tenter
avec fruit de pareilles recherches; aujourd'hui il
faut se bornera savoir qu'historiquement la logi-
que d'Aristote n'est pas la seule qui ait agi puis-
samment sur l'esprit humain, et qu'à côté d'elle
un monde analogue au monde grec, son anté-
cédent peut-être, a eu aussi un système de logi-
que. Il a d'ailleurs été prouvé contre des traditions
trop peu certaines, que ce système n'avait pas le
moindre rapport avec le système péripatéticien,
et que l'Inde, si elle était moins profonde, n'avait
pas été moins originale que la Grèce. Le Nyâya
est parfaitement indépendant de VOrganon. Aris-
tote et Gotama ne se doivent rien l'un à l'autre.
Jusqu'à ce que de nouvelles lumières viennent
nous éclairer, l'histoire de la logique se réduit
donc pour nous à l'histoire de la logigue d'Aris-
tote. Gomment est-elle née, et quels sont ses an-
técédents ? De quels éléments est-elle formée ?
Par qui a-t-elle été adoptée? Qui l'a combattue?
Qu'a-t-on essayé d'y substituer? Et quels ont
été les succès ou les revers des novateurs ? Telles
sont les questions que devra comprendre l'his-
toire de la logique.
Aristote s'est vanté en terminant VOrganon,
ou, pour mieux dire, le dernier des six ouvrages
que les commentateurs grecs ont appelé de ce
nom, que, dans cette pénible étude, il était sans
modèle et sans prédécesseurs. Cette prétention
du philosophe est parfaitement fondée, et l'his-
toire de la philosophie y acquiesce pleinement.
Si l'on demande à la philosophie grecque avant
lui ce qu'elle avait fait pour la science, elle n'a
LOGI
— 970 —
LOGI
guère à citer que les tentatives bien insuffisantes,
et à certains égard très-funestes, de la sophisti-
que, et les recherches admirables, mais trop peu
systématiques, de Platon. Voilà tout ce qu'Aris-
tote trouvait dans le passé. Il est vrai qu'en gé-
néral on a trop rabaissé les sophistes; les con-
temporains, après avoir été saisis d'un aveugle
enthousiasme pour ces maîtres de la parole, ont
été par une réaction contraire sans pitié pour
ces corrupteurs de la morale, et ces précurseurs
du scepticisme. Il ne faudrait pas, sans doute,
exagérer les mérites de la sophistique; mais
pourtant, à ne consulter que le témoignage même
de ses adversaires, spécialement celui de Platon,
elle ne doit pas paraître aussi méprisable aux
yeux de l'histoire impartiale. Les doctrines des
sophistes ont pu être détestables; leurs opinions
pouvaient être subversives de toute religion et
de toute vertu, et Socrate a bien fait, ainsi que
Platon, de les combattre à outrance et de les
renverser à l'aide de la raison et de l'ironie.
Mais leurs travaux n'ont pas été sans utilité ;
cette étude du langage dont ils tiraient de si
énormes profits, a mis sur la voie de travaux à
la fois plus sérieux et plus honnêtes qui n'eus-
sent point été possibles sans les leurs. Si donc
les sophistes n'ont pas fait de la logique précisé-
ment, ils ont ouvert la voie qui y mène; c'est
une justice qu'il faut leur rendre. Quant à Pla-
ton, sa dialectique répond à l'art de la logique,
à la méthode telle que nous venons de la définir,
plutôt qu'à la science proprement dite. Platon
s'est occupé du procédé qui conduit au vrai
plus que des formes que le vrai peut revêtir. Il
est sous ce rapport très-supérieur à son disciple,
qui a laissé la méthode dans un oubli presque
complet et très-regrettable. Mais Platon n'a pas
fait de la logique plus que les sophistes qu'il
réfute. Seulement, en dévoilant les artifices
frauduleux et la fausseté de leurs arguments, il
a fait un pas au delà de ses adversaires; et
l'Euthydème n'a pas seulement livré au ridicule
ces jeux puérils et funestes du raisonnement, il
a fait sentir le besoin et la possibilité d'une
science plus vraie. Il n'a pas seulement fourni
tous les matériaux de l'ouvrage d'Aristote inti-
tulé Réfutations des sophistes; on peut croire
que, de plus, il aura provoqué dans ce profond
génie quelques-unes des réflexions d'où sont
sortis les Derniers Analytiques eux-mêmes.
Quoi qu'il en soit des travaux qui ont précédé
ceux d'Aristote, on voit sans peine qu'ils sont
fort peu de chose si on les compare à l'immense
édifice que le disciple de Platon a élevé. Ces
germes imparfaits et douteux, c'est lui seul qui
les a développés; la logique a pu être présentée
par d'autres ; c'est lui seul qui l'a constituée.
On sait que son ouvrage se compose de six
parties. Les quatre premières sont données à la
logique pure; les deux autres, les Topiques et
les Réfutations des sophistes, sont consacrées à
la logique appliquée. Bans ces deux derniers ou-
vrages, ce n'est pas la méthode elle-même qui
est traitée au sens élevé où Platon avait compris
la dialectique; ce n'est que l'art de la discus-
sion avec toutes les ressources qu'il peut offrir,
soit pour un combat loyal, soit pour une lutte
où l'adversaire emploie des arguments captieux.
Dans cette seconde partie de YOrganon, Aris-
totc a montré une délicatesse d'analyse et une
fécondité qu'aucun logicien postérieur n'a éga-
lées. Il faut ajouter que l'abondance des détails
n'a nui en rien à la régularité de l'ensemble;
les Topiques sont un chef-d'œuvre de composi-
tion, ei c'est peut être la portion la plus achevée
de YOrganon entier. Ici encore on peut consta-
ter riieureuse influence de la sophistique; et il
est peu probable que sans ses efforts préliminai-
res, Aristote, tout ingénieux qu'il est, eût décou-
vert et distingué des arguments si nombreux et
si voisins les uns des autres.
Voilà donc la logique telle que l'a faite Aris-
tote. Des catégories, elle passe à la théorie de
la proposition; de la proposition, elle s'élève au
syllogisme, et du syllogisme, elle parvient enfin,
à cette forme parfaite du raisonnement qu'on
appelle la démonstration. Puis, de la science,
la logique descend aux applications; elle cherche
à régler les lois de l'argumentation dans ce
qu'elle a de plus général et de plus utile. Que
manque-t-il à la logique ainsi conçue? Rien, si
ce n'est ce qui la vivifie et la met en usage,
c'est-à-dire une théorie de la méthode : lacune
immense sans contredit, qu'Aristote aurait pu
combler lui-même s'il eût suivi de ] lus près les
doctrines de son maître, et que l'esprit humain
amis deux mille ans à combler.
La logique une fois fondée a été cultivée
d'abord, comme on devait s'y attendre, dans
l'école directe d'Aristote. Ses plus illustres dis-
ciples, Théophraste et Eudème, y consacrèrent
de longs et ingénieux travaux. Ils s'attachèrent
surtout à commenter les idées du maître; mais
parfois aussi ils allèrent jusqu'à les discuter et
les combattre sur quelques théories de détail.
Alexandre d'Aphrodise nous a conservé dans ses
Commentaires des traces de ces controverses
antiques, prélude de tant d'autres; mais Théo-
phraste et Eudème ne dépassèrent pas Aristote,
et ne firent aucun changement dans les bases de
la science nouvelle.
De l'école d'Aristote l'étude de la logique
passa dans les écoles rivales : et l'une de celles
qui la cultivèrent avec le plus d'ardeur, ce fut
le stoïcisme. Malheureusement les travaux des
stoïciens, quoique fort nombreux, ont tous péri,
et nous ne les connaissons que par les témoi-
gnages très-insuffisants des historiens de la phi-
losophie, Cicéron, Diogène Laërce, Plutarque,
Sextus Empiricus. Trois points sont à remar-
quer dans les recherches logiques des stoïciens.
Ils donnèrent, en général, la première place à
la logique parmi les trois parties dont la philo-
sophie se composait selon eux. La morale qui
est leur gloire, et la physique où ils ont beau-
coup innové, ne venaient qu'après la logique dans
leur système. En second lieu, leur logique était
beaucoup plus vaste que celle d'Aristote, comme
l'a remarqué Tennemann. Ils voulaient faire
de la logique un instrument de vérité pour le
sage, et ils durent y comprendre toute une
psychologie et toute une méthode, essayant ainsi
de suppléer aux omissions d'Aristote, et repre-
nant la voie ouverte par la dialectique plato-
nicienne. Mais il n'était pas réservé aux stoï-
ciens de faire ce que n'avaient pu ni Platon, ni
Aristote ; leur psychologie toute scnsualiste ne
pouvait les conduire à la véritable méthode ; et
tout en sentant le réel besoin de l'esprit humain
ils ne purent le satisfaire. Mais c'était beaucoup
que de l'avoir compris. En troisième lieu, les
stoïciens et particulièrement Chrysippe perfec-
tionnèrent les travaux de Théophraste et d'Eu-
dème; ils poussèrent la syllogistique à des sub-
tilités que l'école aristotélicienne n'avait pas
connueâ ou qu'elle avait dédaignées; et ils s'ap-
pliquèrent surtout à la théorie des syllogismes
hypothétiques et disjonctifs. Dans le domaine
de la science pure, c'était à peu près tout ce
qu'il restait à faire; mais les stoïciens, malgré
des vues fort justes et assez neuves, ne firent
point de révolution en logique; et les germes
que renfermait leur doctrine ne purent même
pas se développer.
LOGI
— 971 —
LOGI
Lpicurc ne fut pas plus heureux que ses ri-
vaux dans des tentatives toutes contraires. Loin
de tenir à compléter la logique, il essaya bien
plutùt de la détruire. D'abord, lui ôtant son nom
et l'appelant canonique, il n'en fit qu'une partie
assez peu nécessaire de la physique. Parti d'un
sensualisme encore plus exclusif que celui des
stoïciens, Épieure ne pouvait découvrir la vraie
méthode qu'eux aussi ils avaient méconnue
tout en la cherchant. Pour lui, la sensation était
le critérium de toute pensée, comme elle en
était la source ; et la canonique d'Épicure, mal-
gré sa fastueuse dénomination, était aussi inca-
pable de régler l'intelligence, que sa morale de
l'ennoblir.
Il ne faut donc pas s'étonner qu'en présence
de la logique stoïcienne, institutrice insuffisante
malgré ses louables te'ntatives de progrès, en
présence de la logique épicurienne qui était à
peu près nulle, la logique d'Aristote soit restée
seule cultivée et utile. Dès les premiers temps
elle fut en grand honneur à Alexandrie, et le
goût des études sur VOrganon commença dès
le règne des Ptolémées pour ne plus cesser dé-
sormais. Les commentateurs furent nombreux
et illustres ; les travaux, considérables si ce
n'est bien originaux. Ceux d'Alexandre d'Aphro-
dise, qui enseignait à Alexandrie dans le second
siècle de l'ère chrétienne, sont les seuls que le
temps ait épargnés : et ils attestent tout à la
fois, et le mérite d'Alexandre et le mérite de ses
prédécesseurs qu'il cite souvent.
La logique péripatéticienne avait pénétré à
Rome vers l'époque de Sylla, qui rapporta d'A-
thènes quelques-uns des ouvrages alors peu con-
nus d'Aristote. Le témoignage de Cicéron nous
atteste les difficultés que ces ouvrages offraient
aux philosophes de son temps, et lui-même ne
les a pas toujours fort clairement compris. Il a
essaye spécialement d'analyser les Topiques ;
mais le traité qu'il a publié sous ce titre n'a
guère de commun que le nom avec celui d'Aris-
tote. La philosophie latine ne compte pas un
seul logicien; durant les siècles qui suivirent,
et où la logique d'Aristote devint un élément
nécessaire des études classiques dans le monde
romain, il ne se trouva que des abréviateurs
dont les explications furent en général assez
peu intelligentes, comme le prouvent le résumé
d'Apulée, au second siècle, celui qu'on mit sous
le nom de saint Augustin, et le petit traité de
Martianus Capella vers la fin du ve siècle. Le
seul commentateur de quelque importance, "c'est
Boêce, car on ne peut compter Cassiodore. Boëce
traduisit VOrganon, et joignit à sa traduction
quelques travaux personnels, empruntés en par-
tie à ceux des stoïciens, mais qui manquaient
de clarté et de précision. Cette traduction de
Boëce a été extrêmement utile au moyen âge.
Si les Romains s'occupaient peu de logique,
les Grecs s'en occupaient beaucoup. Chaque
siècle vit naître des commentaires dus aux plus
persévérantes études, et qui montrent la domi-
nation souveraine et l'utilité toujours reconnue
de VOrganon. Galien, au second siècle, avait
fait d'immenses travaux de logique comme lui-
même nous l'apprend; mais ils ont tous péri. La
gloire de Galien fut d'ailleurs assez grande
même en logique pour qu'on lui ait généra-
lement attribue, bien qu'à tort, l'invention de
la quatrième figure du syllogisme. L'école d'A-
lexandrie, livrée aux spéculations mystiques,
n'eut guère le loisir de songer à la logique.
Pourtant Plotin essaya de combattre les Caté-
? tories d'Aristote et de les réduire, comme avant
ui les stoïciens l'avaient essayé. Son disciple
Porphyre a l'ait aux Catégories une introduction
qui a pris place par son exactitude et son élé-
gance dans VOrganon lui-même, dont la pos-
térité ne la^ sépara plus. Thémislius au ivc siè-
cle a laissé d'utiles paraphrases. D'un autre
côté, l'école d'Athènes ne demeura point en
arrière de l'école d'Alexandrie; et Simplicius,
dont il nous reste les plus précieux Commen-
taires, était un des philosophes que le décret de
Justinien vint disperser en 529. Un siècle plus
tard, Philopon faisait encore en Egypte des tra-
vaux à peu près aussi estimables et non moins
étendus.
Mais cette autorité de la logique d'Aristote,
chez les anciens, était fort loin de celle qu'elle
devait acquérir au moyen âge et dans la sco-
lastique. Par suite des circonstances où se trou-
vait alors placé l'esprit humain, Aristote en
devint pendant près de six siècles le précep-
teur ; et ce fut surtout VOrganon qui servit de
point de départ et de base inébranlable à cette
longue éducation d'où est venue la science mo-
derne tout entière.
Il faut se rappeler que, même dans les plus
mauvais temps, durant l'invasion des barbares
et les siècles qui la suivirent, la connaissance
et la culture des ouvrages d'Aristote ne périt
jamais complètement. Il suffit pour s'en con-
vaincre de lire les ouvrages d'Isidore de Séville
et de Bède le Vénérable, au vne siècle, et ceux
d'Alcuin à la fin du vme. Alcuin en particulier
introduisit l'étude de la logique péripatéti-
cienne à la cour de Charlemagne, et il l'expli-
quait au grand empereur et à ses fils. Quelque
mutilé que soit alors l'enseignement, il recèle
pourtant les germes de tous les développements
postérieurs, et l'on ne peut se défendre de quel-
que émotion quand on voit de quel étroit ber-
ceau sortit d'abord la science dont le moyen âge
a tant profité et dont nous sommes aujourd'hui
les héritiers si opulents. Une tradition peu cer-
taine a fait supposer que VOrganon avait été
envoyé à Charlemagne par l'empereur de Con-
stantinople. Le fait est douteux; mais il est sûr
qu'un tel présent eût été fort apprécié par l'école
palatale, et que l'ouvrage y eût été fort bien,
compris. L'étude de la logique se maintint donc
et se développa même dans l'Occident jusqu'au
moment où, par les efforts d'Abailard, elle prit
une importance capitale, et devint le grand
intérêt intellectuel de ces temps. Abailard n'a
pas connu VOrganon entier, et, de plus, il ne
savait pas le grec ; mais ses œuvres attestent
tout ce que les travaux logiques avaient alors
de puissance, tout limités qu'ils étaient. La ques-
tion du nominalisme et du réalisme, née avec
Roscelin et Guillaume de Champeaux, n'était
pas précisément une question de logique ; mais
la logique y jouait pourtant un grand rôle, car
il était impossible de traiter un peu profon-
dément de la nature métaphysique des univer-
saux, sans traiter des mots qui les exprimaient,
et par là on revenait à l'étude de V Introduction
de Porphyre et surtout à celle des Catégories.
Mais entre les mains d'Abailard, la logique
était destinée à une plus haute fortune. La dia-
lectique, comme la comprenait le réformateur
du xue siècle, n'était pas seulement l'analyse
scientifique des formes du raisonnement, telle
qu'elle se trouvait dans VOrganon, c'était une
véritable méthode analogue en partie à celle de
Platon, et qui présageait à cinq siècles de dis-
tance celle de Descartes lui-même. Abailard,
sans bien s'en rendre compte, visait à l'indé-
pendance; et de là, les alarmes qu'il excita dans
l'Église, et les persécutions qu'il s'attira. C'était
donc de la logique qu'était sorti ce premier
éveil de l'esprit de liberté; c'était à l'influence
LOGI
— 972 —
LOGI
d'Aristote que la scolastique devait ce premier
bienfait, gage assure de tant d'autres. Abailard
appliquait la dialectique à la théologie; et la
dialectique aspirait dès lors, sans le savoir, à la
place supérieure qui lui appartient. Mais si l'É-
glise proscrivait la dialectique ainsi comprise,
elle n en adoptait pas moins la logique désor-
mais indispensable aux écoles et toute-puissante
dans leur sein. Jean de Sarisbéry, disciple d'A-
bailard, connaissait YOrganon complètement,
et le comprenait à peu près aussi bien qu'on
peut le comprendre même de nos jours. De
plus, il prenait la défense de la logique contre
les ennemis qu'elle comptait déjà, et qu'avaient
suscités à la fois et ses succès et ses premières
audaces. Il intitule son livre Metalogicon, parce
qu'il est avec les logiciens contre ceux qui veu-
lent détruire la logique.
A cette époque, c'est-à-dire vers la fin du
xue siècle, un fait nouveau vient décider la
domination définitive et absolue de la doctrine
péripatéticienne, et spécialement de son Or-
ganon : c'est la connaissance complète que l'oc-
cident acquiert alors des travaux des Arabes.
Tandis que les chrétiens étudiaient avec tant
d'ardeur la logique d'Aristote, les mahométans
rivalisaient avec eux, ou plutôt les avaient dès
longtemps devancés. Instruits plus directement
par la Grèce elle-même; héritiers par des tra-
ductions sans nombre des plus précieux ouvrages
de l'antiquité, les Arabes en étaient arrivés, plus
d'un siècle avant .l'Occident, à régulariser des
éludes qui leur paraissaient essentielles, aussi
bien qu'elles le paraissaient à la chrétienté en-
tière. De l'Arabie, ces doctes travaux avaient
passé en Espagne avec les conquérants ; et les
commentateurs d'Aristote étaient à la fois plus
savants et plus nombreux à Cordoue, à Séville,
à Grenade, qu'ils ne l'étaient alors en France et
en Italie. Les Arabes possédaient, en outre, tous
les commentaires grecs qu'ils savaient mettre à
profit ; et tandis qu'Abailard, à Paris, ne con-
naissait qu'imparfaitement YOrganon , Aver-
roës, son contemporain, l'expliquait et le tra-
duisait tout entier, comme il traduisait et
commentait toute l'encyclopédie d'Aristote. Les
croisades avaient établi entre les Européens et
les Orientaux plus de rapports qu'ils n'en avaient
eu jusque-là; et les premières conséquences de
ces communications nouvelles se firent sentir
vers la fin du xir2 siècle. De là l'immense instruc-
tion du siècle suivant, où des hommes comme
Albert le Grand et son disciple saint Thomas
d'Aquin se firent les commentateurs d'Aristote
et des Arabes. A dater de cette époque, la doc-
trine aristotélique règne sans contestation, et
elle partage avec l'Église l'autorité souveraine.
Aristote, proclamé le Maître naturel, devient
dans le domaine entier de l'intelligence et de la
nature ce que l'Evangile lui-même est dans le
domaine de la foi.
On sait assez la place que tient alors la logi-
que, et qu'elle garde pendant quatre siècles en-
tiers jusqu'à Kamus et à Bacon. Elle fait une
partie nécessaire de toute éducation libérale;
l'Europe entière vient l'étudier aux écoles illus-
tres de Paris, et ce travail commun accroît en-
core chez tous les peuples modernes celte unité
profonde d'esprit et de caractère que leur don-
nait déjà la religion, et qui les sépare (1rs peu
pies anciens. Cette discipline, à laquelle la logi-
que soumit si longtemps les intelligences, a
porté les plus heureux fruits, et la science mo-
derne, si elle veut être juste, doit lui rapporter
une partie considérable des qualités dont elle
est si lière. Serait-ce trop s'avancer que de dire
que, sans les études logiques où la pensée mo-
derne s'est astreinte si longtemps, elle n'aurait
ni cette justesse, ni cette précision méthodique
qui font sa gloire? Sans les études logiques, les
langues modernes n'eussent-elles pas été bien
plus lentes à se former? et même eussent-elles
jamais atteint ce haut degré de clarté qui sont
un de leurs principaux mérites?
Mais quels que soient les services rendus alors
par la logique, elle vit son empire menacé
quand tomba celui de la scolastique, et bientôt
après celui d'Aristote. Vers la fin du xv° siècle,
tout se préparait pour la chute de ce long des-
potisme ; et la réforme, loin de la hâter ne fit
peut-être que la retarder, en appelant les esprits
à des questions plus pressantes et plus hautes.
Il n'est pas, au xvie siècle, un seul esprit nova-
teur qui n'attaque Aristote, comme Èaurentius
Valla le faisait déjà près decentans auparavant;
mais aucun des réformateurs de la philosophie
ne voit nettement l'état de la question ; et. mal-
gré les plus nobles efforts payés quelquefois de
la vie, il ne s'en trouve pas un qui puisse at-
teindre le but entrevu et désiré par tous. La ré-
forme protestante se montra plus réservée et j
plus sage qu'on ne devait s'y attendre. Luther
avait voulu chasser Aristote et la logique des
écoles; mais Mélanclithon, plus prudent, avait su
ne porter ses coups qu'à la scolastique; et, pré-
voyant sans doute les luttes où la doctrine nou-
velle allait être engagée; il avait su lui conser-
ver les armes que la logique devait lui donner.
Le protestantisme fut donc, en général, assez j
favorable aux études logiques, qu'il emprunta j
directement à YOrganon lui-même, professé
dans la plupart de ses universités , comme il
l'était à Padoue et dans les écoles purement
aristotéliques de l'Italie. Ce sont là les traditions |
que retrouva plus tard Leibniz, et qui lui inspirè-
rent ces idées conciliatrices dont il se fit, au début
du xvme siècle, l'admirable et utile promoteur.
Mais à côté du protestantisme, le catholicisme
poursuivait dans la logique une réforme tout au-
trement grave, et qui n'était que la conséquence
du mouvement né dans le sein de la scolastique |
elle-même. La logique avait été fort décriée
par le mysticisme, dont Gerson fut un des plus
illustres représentants. Le mysticisme, par son
caractère même, était incapable des profonds et
réguliers travaux qui devaient sinon refaire, du
moins compléter la logique. Tous les esprits in-
dépendants et éclairés partageaient d'ailleurs ce
dédain pour les études des écoles, et sentaient
bien que YOrganon, malgré son titre ambi-
tieux, n'était pas l'instrument dont pouvait se
servir l'esprit humain pour tous les progrès
qu'il pressentait. Qu'y avait-il donc à faire? Tout
le monde s'y méprit durant cinquante ans, de-
puis Vives jusqu'à Gassendi. Tous les novateurs
crurent qu'il fallait attaquer YOrganon, et tâ-
cher de le reconstruire, soit en le corrigeant,
soit même en le renversant en partie. Ramus
paya d'une sanglante catastrophe son audace et
une bien louable indépendance; mais ses réfor-
mes, qui obtinrent un succès pass.iger dans les
écoles protestantes, ne pouvaient être durables,
parce qu'elles étaient trop peu profondes et trop
peu utiles. Nizzoli, IJatrizzi , exagérant encore
les passions qui avaient animé quelques instants
l'infortuné Kamus, s'emportaient aux plus gros-
sières invectives, dont Bacon a garde quelque-
fois le trop fidèle écho, et que Gassendi tentait
encore de répéter vers le milieu du xvne siècle.
UOrganon résista et devait résister à toutes ces
vaines attaques. Les théories qu'il contenait
étaient vraies; il n'était donné à personne de
1rs détruire, et le génie même ne pouvait préva*
loir contre elles.
LOGI
— 973 —
LOGI
Bacon tout en imitant la violence de ses pré-
décesseurs, et tout en se méprenant comme eux,
alla pourtant -un peu plus loin. Il crut que la
logique, telle qu'on l'avait jusqu'alors pratiquée,
avait été un formidable obstacle aux progrès de
l'esprit humain; il l'accabla de ses sarcasmes,
et il tenta de remplacer, comme on Ta dit bien
des fois quoique avec peu de raison, le syllo-
gisme par l'induction. La réforme eût été im-
mense, en effet, si elle eût été réelle, et que
l'esprit humain eût manqué jusque-là d'un
instrument aussi puissant que celui que Ba-
con lui offrait. Malheureusement il n'en était
rien : l'induction était aussi ancienne que le
syllogisme lui-même, et aussi bien connue que
lui. Aristote en avait fait la théorie exacte et
fort claire; de plus, il l'avait admirablement
pratiquée, comme l'attestaient tous ses ouvra-
ges; il n'avait même eu aucun mérite à ces ap-
plications, toutes justes qu'elles pouvaient être.
Mille autres avant lui s'étaient servis tout aussi
bien de la méthode inductive, Hippocrate et
Platon, par exemple, pour ne citer que ceux-là;
mille autres après lui en avaient fait un aussi
parfait usage, attendu que l'intelligence hu-
maine ne peut pas plus se passer de l'induction
qu'elle ne se passe du syllogisme. Mais si Bacon
ne créa pas l'induction, comme son orgueil se
plaisait à le croire; s'il ne détruisit pas la logi-
que, il acheva de détruire la physique d'Aristote,
et il rappela les sciences à l'observation, que
les anciens avaient employée aussi bien que les
modernes, mais que le moyen âge avait un peu
trop oubliée, en se mettant à l'école du péripa-
tétisme, et en ne croyant qu'à lui , au lieu de
croire surtout à la nature. Bacon ne porta donc
pas la moindre atteinte à VOrganon d'Aristote ;
et le monument qu'il essaya d'élever contre ce-
lui-là était à la fois bien moins complet et bien
moins solide. Bacon même ne put jamais l'ache-
ver, parce qu'en effet ce monument était inexé-
cutable.
La réforme de Descartes, toute profonde et
toute vraie qu'elle était, ne fit pas davantage de
tort réel à la logique péripatéticienne. C'est une
méthode que Bescartes donna; c'est l'indépen-
dance absolue qu'il apportait à la raison, con-
naissant enfin avec une pleine évidence ses
droits imprescriptibles, et sachant en user avec
autant de réserve que d'assurance. La méthode
cartésienne contenait un art de vérité ; elle ne
contenait pas une logique, et VOrganon devait
subsister encore à côté d'elle, à moins que la
raison humaine ne consentît à ignorer une
grande et essentielle partie de ses facultés. La
véritable méthode philosophique jadis annoncée
par Platon était définitivement fondée; mais la
philosophie avait beau s'enrichir de cette con-
quête si chèrement achetée, si longtemps atten-
due, elle ne pouvait renoncer à ses anciens tré-
sors; et la logique lui restait un bien acquis
pour toujours, quoique alors négligé.
On ne peut disconvenir, en effet, que depuis
Descartes jusqu'à nos jours, les études de logi-
que n'aient été en pleine décadence ; mais ceci
s'explique très-aisément par les circonstances où
depuis deux siècles la philosophie a été placée.
Quand on voit ce qu'elle a fait en France au
xvme siècle, on comprend sans peine qu'elle ait
eu fort peu de sollicitude pour VOrganon. Il
s'agissait de réformer la société; et l'esprit
nouveau, qui devait détruire le passé pour le
remplacer par un ordre meilleur, le ] rit dans le
plus profond dédain. Il n'y a guère que Leibniz
qui ose encore élever la voix en faveur d'Aristote
et de la logique ; si l'on en excepte Wolf, son
fidèle disciple, le siècle ne l'écoute guère, mal-
gré son génie, et si quelques géomètres suivent
ses conseils, c'est pour trouver dans les formes
du syllogisme, et dans les combinaisons qu'elles
peuvent présenter, matière à quelques spécula-
tions mathématiques. Mais les écoles philosophi-
ques, celle de Locke avec celle de Condillac son
héritière, et l'école écossaise, négligent la logi-
que ; et quand Reid essaye une analyse de VOr-
ganon, ce n'est que pour démontrer combien il
est inutile. En un mot, l'étude de la logique,
déjà fort compromise au xvne siècle, est à peu
près complètement morte dans le xviir. Elle vit
bien encore dans les collèges, où de vieilles tra-
ditions la maintiennent; mais il n'est pas un
seul philosophe qui s'en occupe sérieusement,
ni même qui l'estime.
Il faut arriver à Kant et à Hegel pour trouver
enfin une juste appréciation de la logique d'Aris-
tote. Ils ont tous deux reconnu que c'était une
science faite, acquise à l'esprit humain, et com-
plètement immuable. Kant n'a donc pas essayé
de refaire VOrganon; mais il a tenté pour l'Al-
lemagne une réforme analogue à celle que Des-
cartes accomplissait chez nous cent cinquante
ans plus tôt. Il a cru donner une méthode à
l'esprit humain dans la Critique de la raison
pure, et cette méthode, qui n'avait point su
arrêter assez solidement son point de départ, a
fini par aboutir au scepticisme. On sait assez
que Fichte et M. de Schelling n'ont rien fait
dans le domaine de la logique; quant à Hegel,
au contraire, c'est le nom de logique qu'il appli-
qua à la science nouvelle qu'il prétendit créer.
Mais la logique de Hegel n'a de commun que le
nom avec la iogique d'Aristote; c'est une ontolo-
gie qui n'a su éviter aucun des abîmes de l'idéa-
lisme le plus exagéré, et qui a si peu contribué
à faire mieux connaître le raisonnement humain
qu'elle l'a précipité dans les plus énormes aber-
rations.
Tel est donc aujourd'hui l'état de la logique ;
elle ne s'est pas encore relevée du discrédit
dont la frappèrent les deux derniers siècles;
mais d'assez heureux symptômes attestent que
la philosophie n'oubliera pas longtemps encore
cette partie indispensable d'elle-même, qui, pen-
dant tout le moyen âge, a fait presque seule
toute sa gloire. Par M. W. Hamilton d'Edim-
bourg l'école écossaise elle-même est déjà reve-
nue à ces solides études, et l'illustre successeur
de Reid et de Dugald Stewart fera bientôt pa-
raître, sous le titre de Nouvelle analytique, un
ouvrage qui sera sans doute de nature à changer
quelques-unes des principales théories admises
jusqu'à présent en logique. En Allemagne, les
études générales dont Aristote a été l'objet, sur
les recommandations de Hegel, se sont adressées
aussi à VOrganon; en France, il en a été de
même, grâce à l'exemple et à l'impulsion de
M. Cousin ; et l'auteur de cet article a pu donner
une traduction complète de la Logique d'Aris-
tote, que notre langue ne possédait pas encore.
Ainsi tout fait espérer que le moment approche
où la logique, si longtemps méconnue et oubliée,
reprendra dans la science la place qui lui ap-
partient; la philosophie ne pourrait en manquer
plus longtemps sans danger, et ses progrès se-
ront à la fois plus rapides et plus sûrs quand ils
s'appuieront sur cette ferme base.
De cet aperçu, quelque bref qu'il soit, sur
l'histoire de la logique, on peut tirer cette con-
clusion incontestable, que jusqu'à ce jour l'ou-
vrage d'Aristote est le seul qui ait tait loi, et,
selon toute apparence, il conservera dans l'avenir
la domination exclusive qu'il a eue dans le passé.
Ce fait pourrait nous surprendre s'il était uni-
que et si nous comprenions moins clairement la
LOGI
— 974
LOI
vraie nature de la logique. Mais déjà le système
de Gotama, le Nyâya, peut offrir le même phé-
nomène dans l'histoire de l'esprit humain. Le
Nyâya, fondé aune époque qui est tout au moins
contemporaine de celle d'Aristole, a été dans
l'Inde le seul système de logique, comme VOr-
ganon l'a été dans l'Occident. Les religions les
plus diverses, les écoles les plus opposées, les
sectes les plus ennemies se sont reunies dans
une étude commune, qui leur a fourni à toutes
des armes également solides pour leurs opinions,
quelque différentes qu'elles fussent. Le Nyâya,
durant plus de vingt siècles, a pu successive-
ment instruire les brahmanes et les bouddhistes,
les peuples du Nord de la presqu'île et ceux du
Midi, le peuple conquis et les musulmans qui
l'asservissaient. De nos jours sa puissance est
restée entière, et il est attesté que, dans toutes
les écoles dont l'Inde est couverte, c'est encore
le Nyâya qui est étudié par tous les élèves et
enseigné par tous les maîtres. Le Nyâya est
fort loin de VOrganon; jnais tel qu'il est, il a
répondu aux besoins de l'esprit indien, tout
comme VOrganon a satisfait tour à tour aux
besoins de l'antiquité grecque et latine, à ceux
du moyen âge, chez les Arabes aussi bien que
chez les chrétiens, et à ceux de la renaissance
dans les écoles catholiques aussi bien que dans
les écoles protestantes.
Cette identité de fortune du Nyâya dans l'Inde
et de VOrganon en Occident s'explique sans
peine quand on se rappelle ce qu'est en soi-
même la logique. Comme elle ne s'occupe que
des formes du raisonnement, elle reste profon-
dément indifférente aux objets mêmes que le
raisonnement atteint et qu'il emploie ; elle ne
s'inquiète en rien de savoir jusqu'à quel point
ces objets sont vrais ou faux; ce peut être là le
but de la méthode, ce n'est point celui de la
logique, qui ne recherche pas la vérité elle-
même et qui s'arrête aux formes que la vérité
doit revêtir pour se faire comprendre. Voilà
comment, au moyen âge, l'Église, qui surveil-
lait avec tant de sollicitude les progrès de la
pensée, autorisa sans réserve la culture de
VOrganon, tandis qu'elle interdit longtemps la
connaissance de la physique et de la théodicée
péripatéticienne, et fit payer du dernier sup-
plice les infractions commises à ses ordres. L'or-
thodoxie n'a rien à craindre de la logique qui
ne se prononce sur aucune question et qui se
prête également à la défense de la vérité et à
celle de l'erreur. L'Église put frapper Abailard,
Amalric de Chartres, David de Dinant, sans
frapper la dialectique; les doctrines pouvaient
être condamnables, la forme ne l'était pas, at-
tendu que cette forme même devait être em-
ployée nécessairement par ceux qui les châtiaient
en les réfutant.
Ainsi l'histoire, quand on l'interroge, peut
aussi nous faire voir clairement ce qu'est la na-
ture de la logique, et ces enseignements ne font
que confirmer ceux que nous fournissait la
théorie.
Les ouvrages qu'il conviendrait de lire sur les
questions traitées dans cet article sont fort nom-
breux. Les commentaires sur VOrganon d'Aris-
tote se sont succédé presque sans interruption
du Ier au va" siècle de l'ère chrétienne, et plus
tard du xme au xvn* ; mais les indications sui-
vantes pourraient suffire :
1° Il faut d'abord connaître les deux princi-
paux monuments de logique, VOrganon d'Ans-
tote et le Nyâya de Gotama. Les éditions de
VOrganon sont' à peu près innombrables : la
meilleure est encore celle de Pacius; pour le
Nyâya, on peut en trouver une traduction par-
tielle dans le tome III des Mémoires de VAcatU-
mie des sciences morales et politiques, 2° série
p. 223 et suiv. {Mémoire de M. D. Saint- llilaire)'.
2° Sur la nature de la logique, il faudrait lire
dans l'antiquité les discussions de Simplicius,
d'Ammonius et de Philipon en tête de leurs com-
mentaires sur les Catégories ; — dans le moyen
âge, Averroës, Abailard, Jean de Sarisbéry,
Albert le Grand, saint Thomas; — au xv< siècle,
Laurentius Valla, de Dialeclica contra Arislole-
leos, et Rodolphe Agricola, de Imxnlione dia-
leclica; à la Renaissance, Louis Vives, de Causis
corruplarum artium; Zabarella, Opéra logica;
Ramus, Animadversiones in dialcclicam Arislo-
lelis et Insliluliones dialeclicœ ; — au xvn" siè-
cle, l'ouvrage de Gassendi, de Origine et varie-
taie logicœ, et celui de G. J. Vossius, de Natura
et conslilulione logicœ.
3° Sur l'histoire de la logique il faudrait con-
sulter les ouvrages précédents avec les histoires
générales de la philosophie, et y joindre les fie-
i.herches de Buhle sur l'état de la logique chei
les Grecs avant Arislole (Mémoires de la Société
de Goëttingue, t. X) ; — VHisloire de la logique
chez les Grecs, par Fulleborn; — V Histoire de la
logique de Welch et VEssai de J. A. Fabricius,
et, parmi nous, Esquisse d'une histoire de la
logique, par M. Ad. Franck, et Mémoire de M. B.
Sainl-Hilaire sur la Logique d'Aristote, t. IL
4° Pour savoir ce qu'est devenue l'étude de la
logique au xvnie siècle et au nôtre, il faudrait
lire l'analyse que Beid a donnée de VOrganon
avec les Considérations de Dugald Stewart sur
la Logique d' Arislole (t. II de l'édition anglaise,
1816), et l'excellent article de M. W. Hamilton
dans les Fragments de philosophie par M.Peisse,
qui y joint des observations pleines de justesse
sur l'état actuel des études logiques en France.
5° Enfin il y aurait à bien connaître, les opi-
nions de Bacon, de Descartes, de Kant et de
Hegel. B. S.-H.
LOI. Ce mot ne signifiait dans l'origine et ne
signifie encore, dans le langage ordinaire, qu'un
commandement ou une défense qui s'adresse au
nom d'une autorité quelconque à la volonté d'un
être libre. Mais, de l'ordre moral, social et reli-
gieux où il était renfermé d'abord, il a été
transporté par la science dans la sphère générale
de l'existence et de la pensée. Qu'un fait que
nous avons suffisamment observé se reproduise
invariablement dans les mêmes circonstances,
accompagne d'une manière inévitable certains
autres faits, nous le comparons sur-le-champ
à un acte qui aurait été prescrit d'avance et
pour toujours, à un ordre qui aurait été signifié
a la nature des choses par une puissance supé-
rieure : nous lui donnons le nom de loi. C'est
ainsi que nous regardons comme une loi de la
matière que les corps s'attirent en raison directe
de leurs masses et en raison inverse de leurs
distances ; comme une loi de l'esprit, que l'ha-
bitude émousse la sensation, et rend plus faciles
et plus sûres les opérations de l'intelligence. Les
lois sont donc l'ordre constant et général suivant
lequel les faits s'accomplissent, ou devraient
s'accomplir, quand ils dépendent de la volonté.
Et comme il n'y a aucun fait qui ne se passe
dans un être et ne soit produit par une cause ou
par une force, les lois peuvent aussi être défi-
nies les conditions qui déterminent l'existence
des différents êtres, l'ordre qui préside au déve-
loppement dus différentes forces dont nous per-
cevons les elfets. Nous les considérerons unique-
ment ici sous ce point de vue général, et nous
renvoyons d'avance aux articles Droit, Société,
État, pour tout ce qui concerne les lois civiles
et politiques.
LOI
— 975 —
LOI
11 y a deux espèces de forces : les unes ont la con-
science d'elles-mêmes et agissent avec intention,
peuvent choisir entre plusieurs fins également
réalisables pour elles : ce sont les êtres intelligents
et libres; les autres n'ont pas la conscience
d'elles-mêmes et ne peuvent jamais s'écarter
d'une fin déterminée : ce sont les agents aveugles
du monde extérieur. De là, pour nous, la néces-
sité de reconnaître d'abord deux espèces de lois :
les lois de l'ordre moral et les lois de l'ordre
physique, celles qui s'adressent à la conscience
et celles qui commandent à la nature.
Chacune de ces deux espèces de lois renferme
les conditions d'une classe déterminée d'exis-
tence : car les lois de l'ordre physique ne s'ap-
pliquent pas au monde moral, ni les lois de
l'ordre moral aux phénomènes du monde exté-
rieur. Nous sommes donc forcés de concevoir,
au-dessus des unes et des autres, des lois plus
générales qui nous représentent les conditions
de l'existence elle-même, ou de l'être dans ce
qu'il a d'universel et d'absolu : car s'il n'y avait
rien de semblable, ou s'il fallait abandonner
l'idée d'une raison dernière des choses, d'où
viendrait ce besoin que nous éprouvons et que
l'expérience justifie, de trouver partout, sous les
phénomènes les plus fugitifs en apparence, un
ordre constant et régulier? D'où viendrait cette
idée même de loi que nous appliquons sponta-
nément à tous les objets de notre connaissance
et sans laquelle aucune science n'est possible?
D'un autre côté, comme la pensée ne peut conce-
voir que ce qui est ou ce qui [est possible, il en
résulte nécessairement que les conditions suprê-
mes de l'existence sont aussi les conditions su-
prêmes de la pensée : tels sont précisément les
rapports du fini à l'infini, de toute qualité et de
tout attribut à une substance, de tout fait à une
cause. Qu'on essaye de supprimer ces rapports,
on sera obligé de supprimer du même coup
tout, ce qui est et tout ce que notre esprit peut
concevoir : car ce qui n'est ni fini ni infini, ni
substance ni attribut, ni cause ni effet, n'est
absolument rien et ne répond à aucune idée
possible. Ces conditions universelles de l'exis-
tence et de l'intelligence ce sont les lois de
l'ordre métaphysique.
Ce n'est pas encore tout : entre les lois de
cette dernière espèce et celles de l'ordre phy-
sique, il y a des conditions intermédiaires que
les objets extérieurs reçoivent, non des éléments
matériels dont ils sont formés; mais de leurs
rapports avec quelque chose d'immatériel, c'est-
à-dire avec l'infini conçu sous la forme de l'es-
pace. Un corps ne peut exister qu'à la condition
d'occuper une place déterminée dans l'espace.
Une place déterminée ou circonscrite dans l'es-
pace, c'est une figure de géométrie. Toute figure
de géométrie a ses propriétés, ses rapports, ses
proportions invariables qui sont, comme l'es-
pace lui-même, des conditions sans lesquelles
aucune existence matérielle n'est possible. Com-
ment, en effet, se représenter un corps qui
n'aurait ni forme ni dimension, ou qui en aurait
d'autres que celles dont la géométrie nous
donne l'idée? Ces conditions forment donc un
ordre à part; elles ne sont pas métaphysiques^
puisqu'elles ne s'appliquent pas à la totalité
des êtres; ni physiques, puisqu'elles ne dérivent
d'aucun principe matériel ; ni morales, puis-
qu'elles sont étrangères à la conscience : ce sont
des^ conditions ou des lois mathématiques.
Nous n'admettons pas un ordre distinct pour
les lois qu'on appelle logiques, c'est-à-dire pour
les conditions du jugement et du raisonnement,
abstraction faite de tout objet déterminé : car,
ainsi que nous Pavons déjà remarqué, les lois
de la pensée ne peuvent point se séparer au fond
de celles de l'existence. Prenez, par exemple,
ces deux lois : tout prédicat suppose un sujet ;
du^ même sujet on ne peut pas affirmer deux
prédicats qui s'excluent réciproquement, ou le
même ne peut pas à la fois être et n'être pas :
vous aurez deux principes métaphysiques : tout
attribut se rapporte à une substance ; toute
substance existe sous la condition de l'unité et
de l'identité.
Restent donc quatre sortes de lois sous les-
quelles peuvent se ramener tous les faits et
tous les êtres. Ces quatre sortes de lois n'arri-
vent pas à notre connaissance de la même ma-
nière ou par le même procédé de l'esprit. Les
lois métaphysiques sont aperçues immédiate-
ment, dans le fait particulier auquel elles s'ap-
pliquent, comme des conditions universelles et
nécessaires dont aucun fait, dont aucun être ne
peut s'affranchir. Elles sont connues, comme on
dit, par intuition. Ainsi, en recherchant la cause
particulière d'un phénomène, fût-ce le premiei
sur lequel s'est arrêtée mon attention, si je me
rends compte du rapport qui s'établit entre ces
deux choses et qui, l'une m'étant donnée, ma
force à supposer l'autre, je reconnais sur-le-
champ le principe universel de causalité. Les
lois physiques sont le résultat de l'induction, et
la raison en est facile à concevoir. Nous ne
voyons pas directement la nature extérieure
comme nous voyons notre raison, notre pensée,
qui ne peut exister qu'avec la conscience d'elle-
même, et dont les principes constitutifs nous
représentent nécessairement les conditions uni-
verselles de l'existence. La nature extérieure ne
nous est connue que par les effets qu'elle pro-
duit sur nous, par les phénomènes dont elle
frappe nos sens. Or, il n'y a que l'expérience ou
des observations répétées dans les circonstances
les plus diverses qui puissent nous apprendre
ce qu'il y a d'essentiel et d'invariable parmi ces
phénomènes, c'est-à-dire à quelles lois ils sont
subordonnés. C'est le raisonnement seul ou le
procédé déductif qui nous découvre les lois ma-
thématiques. Ici, en effet, il n'y a pas de faits à
recueillir ni d'expériences à faire. L'idée de l'es-
pace étant donnée (et elle est donnée d'une ma-
nière immédiate par la raison à l'occasion de la
perception des sens), il en résulte nécessaire-
ment les trois dimensions, les différentes figures
de géométrie, qui sont autant de délimitations
possibles de l'espace, la notion de quantité en
général, les relations de tout et de partie, en un
mot, les définitions et les axiomes : tout le reste
est l'œuvre de la déduction.
Tous ces procédés à la fois, l'aperception im-
médiate ou intuitive de la raison, l'induction et
la déduction, entrent dans la connaissance des
lois de l'ordre moral. D'abord il y a le principe
moral proprement dit, l'idée du bien ou la loi
du devoir, qui se montre à nous dans une véri-
table intuition : car ce n'est ni le raisonnement
ni l'expérience qui peuvent nous la fournir (voy.
Devoir, Bien, Morale). Seulement il faut ob-
server que la loi du devoir n'est cas une condi-
tion de l'existence et de la pensée en général,
comme la loi de la substance et de la causalité;
elle n'est que la condition de notre existence
comme êtres libres; et c'est lace qui distingue
le principe moral des principes métaphysiques.
Que serait, en effet, notre liberté sans une loi
qui s'adresse à notre raison et qui nous élève
au-dessus des aveugles impulsions de l'instinct
et de la sensibilité? Que deviendrait notre li-
berté si la fin que nous devons attendre était
ignorée de nous, ou se renfermait entièrement
dans la satisfaction plus ou moins éloignée de
LOI
— 976 —
LOMB
nos passions? Mais ce n'est pas assez de posséder
le principe de toute législation morale, il faut
encore en savoir tirer Tes conséquences. Ainsi,
puisque la loi du devoir, comme nous venons de
rétablir, suppose la liberté et la raison, il en
résulte nécessairement pour nous l'obligation,
et par suite le droit de développer et de défendre
ces deux facultés, de nous affranchir de l'igno-
rance et de la servitude, à quelque titre et sous
quelque forme qu'elles nous soient imposées.
Ces conséquences, c'est le raisonnement, c'est-à-
dire la déduction qui les découvre, quoique la
plupart soient aussi indiquées par le sentiment,
et c'est ce qui nous explique comment l'idée du
bien et du juste, éclairant également l'esprit de
tous les hommes, n'arrive pas chez tous au
même degré de développement. Enfin, si la rai-
son, soit par une vue immédiate, soit à l'aide
d'une déduction logique, nous donne la con-
naissance de nos devoirs, le sentiment nous y
incline, nous les fait aimer, nous avertit par
des émotions particulières quand nous les ob-
servons ou les foulons aux pieds : or, ces effets
du sentiment ont leurs lois comme les autres
phénomènes : et ces lois qui appartiennent évi-
demment à l'ordre moral, qui sont aussi, quoi-
que dans un sens moins absolu, des conditions
de notre existence comme êtres raisonnables et
libres, qu'est-ce qui nous les fait découvrir,
sinon l'expérience et l'induction? D'un autre
côté, la raison elle-même ne peut se développer
que par l'emploi de certains moyens ou clans
certaines circonstances déterminées par l'expé-
rience ; et ces conditions extérieures de la rai-
son, étant aussi nécessaires que le sentiment à
l'accomplissement général de notre destinée,
doivent être comprises parmi les lois de la
même catégorie.
Ce que nous disons de l'homme isolé s'ap-
plique à la société entière. La première condi-
tion de l'ordre social et. par suite, de toute lé-
gislation positive, c'est le principe universel de
la moralité humaine, la distinction du bien et
du mal, du juste et de l'injuste, l'idée d'obli-
gation ou de devoir et, par conséquent, de li-
berté et de droit. Supprimez ce principe, il ne
vous restera plus que les effets momentanés de
la force brutale ou l'anarchie la plus complète.
« Dire qu'il n'y a rien de juste ni d'injuste que
ce qu'ordonnent ou défendent les lois positives,
c'est dire qu'avant qu'on eût tracé de cercle, tous
les rayons n'étaient pas égaux. » (Montesquieu,
Esprit des lois, liv. I, ch. i.) Ce principe, sur
lequel repose l'idée même de toute législation,
a; dans la société comme dans la vie de l'indi-
vidu, des conséquences nécessaires, inévitables,
que le raisonnement suffit à établir, et qui ne
manquent pas, dans un temps ou dans un autre,
de se faire admettre. Enfin, indépendamment
de ces lois générales applicables au genre hu-
main, et que Montesquieu (ubi supra, ch. m) a
si bien définies : « La raison humaine en tant
qu'elle gouverne tous les peuples de la terre, »
il y en a d'autres qui dérivent ou du génie ou
de la situation particulière des différents peu-
ples, et qui empruntent toute leur autorite de
l'observation. Ainsi les lois positives qui, au
premier aspect, semblent avoir été faites arbi-
trairement par (es hommes, ne sont que l'expres-
sion plus ou moins complète des lois naturelles.
Il n'y en a pas (nous parlons ici des lois véri-
tables qui ont duré et laissé des traces dans
l'histoire); il n'y en a pas qui ne répondent à
uelque condition temporaire ou générale du
éveloppement et de la conservation de la so-
ciété. Leur perfection consiste à reconnaître à
la fois toutes ces conditions de la nature humaine
a
et à les subordonner les unes aux autres d'après
leurs différents degrés de généralité et d'im-
portance.
Les observations que nous venons de pré-
senter nous offrent à la fois l'explication et la
preuve de la fameuse proposition par laquelle
commence YEsprit des lois : « Les lois, dans la
signification la plus étendue, sont les rapports
nécessaires qui dérivent de la nature des cho-
ses. » Cela est évident pour les lois métaphysi-
ques, puisqu'elles expriment les conditions uni-
verselles de l'existence, et ne peuvent être
anéanties qu'avec l'être lui-même ; cela est évi-
dent pour les lois mathématiques qui se dédui-
sent logiquement des formes et des dimensions
nécessaires de l'étendue. La loi morale, avec
toutes ses conséquences, n'est-elle pas égale-
ment la condition de la liberté, et, par consé-
quent, de l'existence des êtres raisonnables et
libres? Dieu lui-même peut-il être conçu sans
bonté, sans justice, sans les conditions de sa
perfection souveraine? Le doute ne peut exister
que pour les lois de l'ordre physique. On ne
cesse, en effet, de répéter que les lois qui gou-
vernent le monde extérieur sont contingentes ;
cela veut-il dire que ces lois pourraient changer,
tandis que les objets auxquels elles s'appliquent
demeureraient les mêmes ? Une telle proposition
serait complètement dépourvue de sens : car
les lois ne peuvent se séparer des propriétés
qui leur sont soumises; par exemple, les lois de
la chute des corps n'existent plus sans la pesan-
teur, ni celles de la combustion sans la chaleur.
Or, les propriétés et les lois sont précisément
les seules choses que nous connaissions de la
nature des corps; et si on les supprime par la
pensée, ce seront les corps eux-mêmes qu'on
aura supprimés. La contingence des lois de l'or-
dre physique, qu'il est d'ailleurs impossible de
contester, reste donc confondue avec celle des
êtres qui leur obéissent ; elles ne pourraient
changer, sans que la nature tout entière chan-
geât avec elles ; par conséquent elles ont,
comme toutes les autres lois, leur fondement
dans la nature des choses. Quant aux lois civiles
et politiques, nous avons déjà reconnu en elles
l'expression de plus en plus fidèle et plus com-
plète des lois naturelles. Ce qui explique la di-
versité de ces lois, c'est la diversité des conditions
auxquelles la nature humaine est soumise; c'est
cette condition suprême qui ne lui permet d'arri-
ver que par degrés à son entier développement.
LOMBARD (Pierre), né aux environs de No-
vare, dans un village qu'on croit [être Lumello,
prit le surnom de la contrée où il vit le jour.
Sa famille était pauvre et obscure; néanmoins
d'heureuses circonstances lui assurèrent un pro-
tecteur qui le mit à même de faire ses pre-
mières études à Bologne, d'où il vint en France,
recommandé à saint Bernard. L'école de Reims
était alors renommée, et l'illustre abbé l'y en-
voya. L'amour de Pierre Lombard pour la science
lui persuada cependant plus tard de quitter cette
ville pour venir étudier à Paris, où il mérita,
par ses succès, qu'on lui confiât une chaire de
théologie. Ce fut la manière solide et brillante
dont il s'acquitta de ses devoirs de professeur
qui attira sur lui l'attention de Philippe Auguste,
et le fit appeler au siège épiscopal de cette ville
en 1159. 11 mourut l'année suivante.
Entre ceux de ses ouvrages qui nous sont par-
venus, le principal, et le seul qui se rattache aux
études philosophiques, est celui qui a pour ti-
tre : Pétri Lombardi episcopi parisiensis sen-
tentiarum libri quatuor. C'est à ce livre uni-
versellement connu qu'il doit le surnom de
Maître des sentences, magister sententiarum.
LOMB
— 977 —
LOMB
Cet ouvrage est une véritable somme de théo-
logie, moins étendue que celle de saint Thomas
d'Aquin. mais non moins remarquable par la
subtilité et la pénétration du génie philoso-
phique de ce temps. Un mouvement nouveau
s'était manifesté dans les esprits un peu avant
l'époque où fleurit le Lombard. Saint Anselme
parmi les prélats, Abailard parmi les docteurs;
avaient fait à la philosophie, dans l'enseigne-
ment théologique, une part moins restreinte
que leurs prédécesseurs. Quoique disciple d'A-
bailard, Pierre Lombard paraît avoir redouté
ces hardiesses. Il essaya de les tempérer en re-
cueillant à toutes les sources orthodoxes des
éclaircissements, des explications, des sentences
sur tous les points proposés à la foi du chré-
tien. Nous apprécierons plus bas dans quelle me-
sure il réussit.
Dans le premier de ses quatre livres, il déve-
loppe ce qui a particulièrement rapport au dogme
de la Trinité ; dans ie second, le principe de la
création, la dignité diverse des créatures, depuis
l'ange jusqu'à l'homme, le péché originel et ses
suites ; dans le troisième, l'incarnation, les vertus
principales et les dons du Saint-Esprit ; dans le
quatrième enfin, les sacrements.
Il est facile de voir, d'après ce plan, que la
philosophie proprement dite n'occupe qu'un rang
secondaire dans les écrits de Pierre Lombard,
ancilla theologiœ. C'est un caractère qui lui est
commun avec tous les auteurs du moyen âge,
c'est le caractère du moyen âge lui-même. Les
questions que notre auteur a traitées, et qui
entrent dans le domaine de la philosophie, sont
la prescience de Dieu (liv. I, dist. 35, 36, 38 et
39), son ubiquité (liv. I, dist. 37), sa toute-
puissance (liv. I, dist. 42-44), sa volonté (liv. I,
dist. 45-48), la création (liv. II, dist. lre), le libre
arbitre (liv. II. dist. 25). Les autres sujets sont,
ou purement théologiques, ou étroitement unis à
des éléments théologiques. Du reste, les solutions
qu'il donne de ces problèmes divers, tirées la
plupart de l'Écriture ou des Pères, étaient déjà
connues dans les écoles avant lui, et ont défrayé
jusqu'à nos jours les cours de théologie et la
polémique religieuse.
Mais si la philosophie, cachée sous les formes
théologiques des décrets des conciles et de la
tradition des Pères, ne se rencontre seule que
dans quelques-unes des questions de ce livre, en
revanche, on peut dire qu'elle respire dans toutes
les parties, qu'elle est sous tous les problèmes qui y
sont posés, qu'il n'y a pas une solution de quelque
importance dont on ne doive lui faire honneur,
que le livre, sa forme et sa substance ne sauraient
exister sans elle.
Pour peu qu'à la simplicité des expressions de
l'Évangile on compare la forme théologique qui
règne^ depuis longtemps au xne siècle, on est
frappé de l'introduction du procédé scientifique,
de la prédominance d'un élément nouveau. Or,
quel est cet élément? En partie l'élément mé-
taphysique, en partie l'élément dialectique, tous
deux empruntés à la philosophie grecque. Qu'on
nous permette une application qui fera mieux
comprendre notre pensée. Plusieurs passages de
l'Évangile servent de fondement à la croyance
au mystère de l'incarnation (Luc, ch. i, * 35;
Matthieu, ch. i, * 20; Jean, ch. i, * 14). Mais si,
en effet, l'énoncé n'en est pas obscur, du moins
les termes évangéliques n'ont-ils pas encore la
précision dogmatique que ce mystère atteindra
plus tard, lorsque les doutes des uns, les ex-
plications imparfaites des autres auront rendu
nécessaire d'en rechercher scrupuleusement le
véritable sens. 11 aura fallu à l'Église, avant
d'aï river à Pierre Lombard et au xn" siècle,
D1CT. PHILOS.
discuter toutes les opinions produites sur cette
question par les hérésies. Or, avec quelles armes
dut-elle alors défendre la croyance orthodoxe?
Avant tout, sans doute, avec les passages de
l'Écriture qui forment la règle de sa foi, et
constituent son autorité. Mais ces passages, com-
muns au point de départ à l'hérésie et aux
orthodoxes, ne pouvaient être invoques qu'à
l'appui de définitions précises qu'on avait senti
la nécessité d'établir. Or, pour arriver à ces
définitions mêmes, il a fallu analyser les notions
de substance, de nature, de personne, d^unité, et
une foule d'autres qui interviennent nécessaire-
ment dans l'énonce de tout dogme religieux, à
quelque communion qu'il appartienne. L'Évangile
dit bien de Jésus-Christ qu'il est le fils de Dieu,
né d'une vierge, le Verbe fait chair; mais dans
cette forme synthétique il ne fait remarquer ni
l'unité de personne, ni la dualité de nature qu'il
fallut plus tard opposer aux nestoriens et aux
monothélites. Il en fut de même de tous les
dogmes qui ont leur origine dans l'Évangile. Or,
où sont contenus, au point de départ de l'histoire
de la dogmatique chrétienne, ces moyens d'ana-
lyse, ces notions abstraites dont la formation
scientifique du dogme dut exiger impérieusement
l'intervention? Ce n'est certes pas dans les livres
saints, soit de l'Ancien, soit du Nouveau Testa-
ment ; le langage analytique de la science et de
la philosophie leur est complètement étranger.
Il faut remonter, pour quelques-uns, à la mé-
taphysique de Platon, et, pour les autres en plus
grand nombre, à la dialectique péripatéticienne.
Quel que soit donc le dédain que certains esprits
affectent de nos jours pour la raison humaine et
pour la philosophie, ce n'est qu'à l'aide de cette
science que les dogmes contenus dans l'Evangile
ont pu acquérir le degré de précision nécessaire
pour devenir le symbole d'une communion et
d'une Église.
Tel est le lien qui unit les dogmes religieux à
la philosophie ; telles sont les conditions qui font
que l'on ne peut infirmer l'autorité de la raison
humaine, sans anéantir l'autorité de la religion.
Ce fait est démontré par les travaux des Pères de
l'Église, qui tous ont puisé une partie de leur
savoir aux sources antiques ; il l'est surtout par
l'influence qu'exercèrent sur l'enseignement re-
ligieux, au moyen âge, les formes aristotéliques;
ne semblent-elles pas avoir partagé, avec les
textes des saintes Ecritures et les décrets des
conciles, le privilège de l'orthodoxie? Pierre
Lombard n'est pas le seul dont les écrits justifient
ces réflexions; mais le livre des Sentences forme
le premier résumé complet de l'ensemble des doc-
trines catholiques au moyen âge, et comme tel il
est devenu le texte de nombreux et d'impor-
tants commentaires. On en compte jusqu'à cent
soixante, composés par les seuls Anglais.
Nous avons dit que Pierre Lombard s'était
proposé, par la composition de ce livre, de mettre
un terme aux incertitudes et aux disputes des
théologiens, en expliquant les dogmes par l'Ecri-
ture, la tradition et les Pères; en les fixant par
l'opinion des auteurs dont l'Église révérait depuis
longtemps l'autorité. Mais il n'est pas facile
d'arrêter l'activité des esprits, et Pierre Lombard
vit sortir de son œuvre un résultat contraire à
celui qu'il avait espéré. Le livre des Sentences
devint, par sa forme même, un texte parfai-
tement disposé pour fournir des occasions de
discussions et de recherches.
Lui-même ne s'était pas abstenu de questions
délicates et indiscrètes, se proposant, et proposant
à ses disciples des problèmes tels que ceux-ci :
Pourquoi le Fils s'est-il incarné plutôt que le
Père et le Saint-Esprit? La première ou la troi-
62
LONG
— 978
LONG
sième personne de la Trinité eût-elle pu se faire
homme (liv. III, disl. I™, ch. vi)?Dicu eût-il pu
se revêtir de l'humanité sous la forme d'une,
femme (liv. III, dist. 1", ch. h)? Ces subtilités
téméraires lui attirèrent des ennemis, quelques-
uns injustes et passionnés, Jean de Cornouaillcs.
Gautier, prieur de Saint-Victor, Joachim, abbé
de Flore en Calabre, etc.; d'autres plus modérés
et plus équitables, au nombre desquels il faut
compter les maîtres en théologie de Paris, qui
se bornèrent à dresser, vers 1300, une liste des
articles qu'ils n'approuvaient pas dans le livre
des Sentences, et s'accordèrent à ne les point
enseigner.
Les auteurs de l'Histoire littéraire de la France
ont donné, dans le tome XII, une liste des édi-
tions des quatre livres des Sentences. Il est
facile de voir par cette énumération qu'il de-
vint comme un manuel des études théologi-
ques. Nous y renvoyons le lecteur, nous bornant
à indiquer l'édition que nous avons scus les
yeux: in-8, Paris, 1557, Gilles Corbin. H. B.
LONGIN [Cassius Longinus) , plus célèbre
comme rhéteur que comme philosophe, naquit
vers l'an 210 ou 213 après Jésus-Christ. Sa patrie
est inconnue : on l'a fait naître tour à tour à
Émèse, à Palmyre, ou même à Athènes, sans
motiver suffisamment ces suppositions. Un frag-
ment de Longin, conservé par Porphyre, nous
apprend qu'il employa sa jeunesse à voyager pour
s'instruire dans les belles-lettres et la philoso-
phie, en étudiant sous les maîtres les plus célè-
bres de son temps. A Alexandrie, il fut dis-
ciple d'Ammonius Saccas, fondateur du néo-
platonisme ; il eut pour condisciples Origène,
Herennius et Plotin. Tous les quatre s'étaient
engagés à ne rien écrire, afin de conserver le
caractère purement traditionnel de l'enseigne-
ment de leur maître. Mais Porphyre raconte
qu'Herennius ayant violé son serment, Origène,
Plotin et Longin se décidèrent à publier leurs
leçons. Après de longs voyages, Longin s'établit
à Athènes, y ouvrit une école de rhétorique et de
philosophie qui attira de nombreux élèves. Sa
renommée étant parvenue jusqu'à Zénobie, reine
de Palmyre, elle l'appela auprès d'elle pour lui
enseigner la littérature grecque, et, après la
mort de son mari Odenat, elle en fit son prin-
cipal conseiller et son ministre. Profitant des
désordres de l'empire livré aux prétoriens, elle
s'affranchit de la domination romaine, et prit le
titre de reine de l'Orient. Cependant Aurélien, à
son avènement, voulut rétablir l'unité de l'em-
pire; il battit l'armée de Zénobie, près de la ville
d'Émèse, et vint mettre le siège devant Palmyre,
où cette reine s'était retirée. Il lui écrivit pour
lui offrir la vie et un lieu de retraite si elle
voulait se rendre. Elle répondit par une lettre
pleine de fierté, que rapporte l'historien Vopiscus,
et dont la rédaction fut attribuée à Longin. La
ville de Palmyre ayant été prise quelques jouis
après, Zénobie fut réservée pour orner le triomphe
du vainqueur, et Longin fut mis à mort, en 273,
par ordre d'Aurélien. Il supporta le dernier sup-
plice avec une constance admirable.
Quoique Longin ait composé un commentaire
sur le Phédon, et un autre sur le commencement
du Timée, quoiqu'il ait fait un livre Sur le sou-
verainbien (Hepi téXgv;), dans lequel il critiquait
la doctrine de Plotin, il paraît avoir cultivé la
littérature plutôt que la philosophie. Son disciple
Porphyre, qui l'appelle le meilleur critique de
son siècle, le juge suprême des esprits, rapporte
dans sa Vie de Plotin, le jugement que ce dernier
Fhilosophe portait de Longin; il dit, après avoir
u le traite du Souverain bien : « Longin est
philologue à la vérité; mais pour philosophe, il
ne l'est nullement. » Ce jugement a été roprofeit
par Proclus, dans le livre I de son commen'rurr
sur le Timée de Platon. Porphyre, dans •
même Vie de Plotin, a conservé une lettre dans
laquelle Longin porte à son tour sur les ouvrages
de Plotin un jugement plus littéraire que philo-
sophique. Eusèbe {Prép. évang., liv. XV, ch. xxi)
a conservé un fragment de Longin, sur la ques-
tion de la nature de l'àme, fragment cité presque
en entier par M. Vacherot, dans son Histoire
critique de l'école a" Alexandrie, t. I, p. 356, et
M. Vacherot ajoute que cette «J 'monstration sent
plus le rhéteur que le philosophe. On trouve
encore dans quelques passages de Syrianus et de
Proclus une mention des opinions philosophiques
de Longin. Ces rares fragments, qui, sans nous
faire connaître la philosophie de cet auteur, nous
fournissent des indications précieuses sur la ten-
dance de ses doctrines, sont indiqués par M. Va-
cherot {ubi supra, p. 359).
Des nombreux écrits de Longin, dont Suidas et
d'autres nous ont conservé les titres, il ne nous
reste que des fragments, et le Traité du sublime,
qui a suffi pour le classer parmi les critiques les
plus éminents de l'antiquité. Eunape {Vie de
Porphyre) l'appelle une bibliothèque vivante, un
musée ambulant, et sans doute ces éloges étaient
justifiés par ses nombreux ouvrages, tels que
Problèmes et solutions homériques, Lexique des
mots attiques, Scolies sur le manuel métrique
d 'Héphestion , Traité de rhétorique, Sur l'ar-
rangement des mots dans le discours, etc.; mais
le petit Traité du sublime est un chef-d'œuvre
de bon sens, d'érudition et d'éloquence, qui dé-
cèle l'homme de goût consommé. L'auteur y dé-
veloppe philosophiquement la nature du sublime
dans la pensée et dans l'expression; il en établit
les lois, et les explique par des exemples si heu-
reusement choisis et si habilement commentés,
qu'on a pu dire sans exagération, que Longin se
montre quelquefois sublime en parlant du su-
blime. Ne craignons pas de glorifier l'alliance
intime qui s'était faite en lui des lettres et de la
philosophie : ce tact fin et délicat, cette justesse
de goût qui le distinguent, reposaient sur une
profonde connaissance de la nature humaine.
Voyez, par exemple, ce qu'il dit de Yhyperbate,
qui n'est que la transposition de l'ordre naturel
des mots et des pensées : « C'est là, dit-il, le ca-
ractère le plus marqué du trouble de la passion.
En effet, voyez tous ceux qui sont émus de colère,
de frayeur, de dépit, de jalousie, ou de toute au-
tre passion ; leur esprit est dans une agitation
continuelle : à peine ont-ils commencé un dis-
cours, qu'ils se jettent sur une autre pensée, et
comme s'ils oubliaient ce qu'ils commençaient à
dire, ils y mêlent hors de propos ce qui leur vient
dans l'esprit, puis ils reviennent à leur première
idée. La passion, comme un vent qui change sans
cesse, les fait tourner de côté et d'autre ; et dans
ce flux et ce reflux perpétuel de sentiments op-
posés, ils changent à tous moments de pensée et
de langage, et ne gardent ni ordre ni suite dans
leurs discours. » Et lorsqu'à la fin de son livre il
cherche les causes de la décadence et de la stéri-
lité des esprits, c'est encore le philosophe qui les
trouve dans la perte de la liberté : « Nous, dit-il,
qui avons été comme emmaillottéspar les mœurs
et les usages de la monarchie, lorsque nous avions
l'imagination encore tendre et ouverte à toutes
les impressions, ce qui n us arrive, c'est de de-
venir de grands et magnifiques flatteurs.... la ser-
vitude est une espèce de prison où L'âme décroît
et se rapetisse. »
Les plus anciens manuscrits du Trait''- d\
blime n'en indiquent pas l'auteur d'une manière
précise • car leur titre porte un double nom, ce-
LUGI
— 979 —
LUGI
lui de Longin et celui de Dengs, et jusqu'ici au-
cun témoignage formel n'était venu décider le
choix de la critique entre l'un et l'autre. Mais
M. Egger, dans son cours de littérature à la Fa-
culté des lettres (voy. Journal de l'Instruction
publique, du 11 septembre 1847), a produit un
témoignage historique qui offre une solution pré-
cise du problème. Jean le Siciliote, dans son com-
mentaire sur le vie chapitre du Ier livre à'Her-
mogène sur les idées (Rhetores grœci, édit. Walz,
t. VI, p. 211), rappelant le célèbre passage de
Moïse : « Dieu dit que la lumière soit, et la lu-
mière lut ! » nomme Longin comme un de ceux
qui l'ont cité avec éloge. Il y a là une allusion
évidente au ixe chapitre du Traité du sublime.
La question paraît donc tranchée, et on ne pourra
plus contester à Longin ses droits et sa gloire.
M. Egger avait déjà publié, en 1837, une édition
du Traité du sublime avec de nouveaux frag-
ments, sous ce titre : Longini quœ sapersunt.
A....D.
LOSSIUS (Jean-Christian), né en 1743 à Lieb-
stedt, mort en 1813, professeur de philosophie et
de théologie à Erfurt, a laissé quelques écrits
consacrés à la philosophie et à son histoire. Sans
aller jusqu'au matérialisme, il essaye de ratta-
cher étroitement les phénomènes de l'esprit à
ceux de l'organisme, et de faire dériver la loi su-
prême de la pensée, de la structure et du mou-
vement des nerfs. Tel est le but qu'il s'est proposé
particulièrement dans ses Causes physiques du
vrai, in-8, Gotha, 1774. Voici les titres de ses
autres ouvrages : Enseignement de la saine rai-
son, en deux parties, in-8, ib., 1776-1777 ; — Lit-
térature philosophique moderne, 7 can. in-8,
Halle. 1778-1782; — Revue de la littérature phi-
losophique moderne, 3 cah. in-8, Géra, 1784 ; —
Quelijues aperçus de la philosophie kantienne
relativement a la démonstration de l'existence
de Dieu, in-8, Erfurt, 1789; — Nouveau lexique
universel des matières de la philosophie, ou Dic-
tionnaire de toutes les sciences philosophiques,
4 vol. in-8, ib., 1803-1807. Tous ces ouvrages sont
en allemand: il faut y joindre la dissertation sui-
vante : de Arte obstetricia Socratis, in-4, ib.,
1785. X.
LUCIEN, né à Samosate, en Assyrie, sur les
bords de l'Euphrate, tour à tour rhéteur, sophiste,
philosophe, satirique, polygraphej fut l'écrivain
grec le plus spirituel et le plus brillant du ne siè-
cle. On ne connaît la date précise ni de sa nais-
sance ni de sa mort ; on sait seulement qu'il vé-
cut environ de l'an 120 à l'an 200 de Jésus-Christ.
C'est dans ses ouvrages qu'il faut chercher les
plus sûrs renseignements sur sa personne : il
nous apprend lui-même, dans le Songe, que,
jeune encore, il fut mis en apprentissage chez
son oncle maternel, sculpteur à Samosate ; mais,
dès le premier jour, ayant eu le malheur de briser
une table de marbre qu'on lui avait donnée à
dégrossir, il fut rudement maltraité par son maî-
tre, ce qui le dégoûta pour toujours du métier
qu'on voulait lui faire apprendre, et il se livra à
l'étude des- lettres. La profession d'avocat le sé-
duisit d'abord : il plaida devant les tribunaux
d'Antioche; mais sa pauvreté dut lui rendre les
débuts pénibles; d'ailleurs le barreau offrait alors
peu de ressources à un homme d'esprit et de ta-
lent. La vogue était dans ce temps-là aux décla-
mations, à ces exercices oratoires dans lesquels
les rhéteurs discouraient devant le public sur un
sujet donné, et recueillaient en échange la célé-
brité et la richesse. Lucien cultiva donc avec ar-
deur ce genre d'éloquence sophistique, et ne tarda
pas à s'y distinguer : il parcourut l'Asie Mineure,
la Macédoine, la Grèce, l'Italie et la Gaule, s'ar-
rêtant dans les grandes villes pour y donner des
représentations, c'est-à-dire pour réciter des dis-
cours préparés ou pour improviser sur les ques-
tions qui lui étaient proposées. Cette industrie
paraît avoir été très-profitable à sa fortune : dans
un de ses écrits les plus intéressants, la Double
accusation, où la rhétorique l'accuse d'ingrati-
tude pour les bienfaits dont elle l'a comblé, elle
dit : « Quand il voulut voyager pour faire briller
à tous les yeux les richesses que lui avait pro-
curées son mariage avec moi, je le suivis partout
et fus son guide; le soin que je prenais de sa
parure et de ses vêtements attirait sur lui tous
les regards.... Je l'accompagnai jusque dans les
Gaules, où je lui procurai des richesses considé-
rables. » A cette première moitié de sa vie ap-
partiennent en effet un assez grand nombre de
déclamations et de petits morceaux de littérature
sophistique, tels que Hérodote ou Actéon, leScy-
lère ou le Proxène, lus en Macédoine ; Zeuxis
ou Antiochus, le Tyrannicide, le Fils déshérité,
plaidoyer pour une cause imaginaire ; deux dis-
cours sur Phalaris, jeu d'esprit où il fait l'apolo-
gie du tyran d'Agrigente ; Bacchus , Toxaris ,
l'Éloge de la Mouche, petit chef-d'œuvre descrip-
tif, etc. Toutes ces compositions se recomman-
dent par un tour facile et spirituel, par un style
élégant, et par cet atticisme dont l'auteur paraît
avoir étudié à fond les secrets. Toutefois, si Lu-
cien n'eût pas traité d'autres sujets, ses titres
littéraires seraient assez minces aux yeux de la
postérité, et, comme rhéteur, il atteindrait à peine
au rang de Libanius ou de Dion Chrysostome.
Mais il ne tarda pas à sentir lui-même le vide et
la frivolité de ce genre d'écrire ; son esprit plein
de sens éprouva le besoin d'aborder des sujets
plus sérieux, et, en se justifiant de l'accusation
dirigée contre lui par la rhétorique dans ce même
traité cité plus haut, il répond : « Je ne fus pas
longtemps à m'apercevoir que la rhétorique avait
perdu sa première pudeur, ce maintien noble et
décent, cet extérieur simple qu'elle avait quand
Démosthène l'épousa. » Il s'aperçut qu'elle se
prostituait au premier venu; c'est alors qu'il se
réfugia auprès du dialogue. « D'ailleurs, ajoute-
t-il, ne m'était-il pas permis, à près de quarante
ans, de me retirer du tourbillon des affaires et
du tumulte du barreau, de laisser reposer les
juges, de renoncer à ces accusations de tyrans,
à ces éloges des grands hommes, d'aller à l'Aca-
démie ou au Lycée, me promener avec le dialo-
gue et de causer familièrement avec lui? »
Là, en effet, commence une nouvelle époque
pour le talent de Lucien. En renonçant aux futi-
lités de l'art des rhéteurs, il entreprit une guerre
infatigable contre les préjugés et les vices de son
temps ; il poursuit sans relâche l'ignorance, les
superstitions; il démasque les charlatans de toute
espèce et accable les imposteurs sous les traits
du ridicule. C'est surtout comme tableau fidèle
des mœurs que ses ouvrages sont précieux au-
jourd'hui : il nous retrace en traits à la fois co-
miques et vivants l'état moral et religieux de
l'empire romain au ne siècle. Comme peintre de
cette société en dissolution, il n'a point de rival :
ses Dialogues des morts, le plus populaire de ses
ouvrages, tournent autour de quelques sujets
connus, tels que les parasites, les captateurs de
testaments, l'incertitude delà vie, les mécomptes
d'un jeune homme qui meurt avant le vieillard
dont il convoitait l'héritage, l'égalité de toutes
les conditions devant la mort. Mais la piquante
variété des sujets qu'il a traités dans ses autres
écrits, les bons mots, les saillies dont il les a
semés, la verve de son style, le ton léger et rail-
leur qu'il conserva toujours en parlant des choses
1rs ]ilus graves, lui ont valu le renom du plus
spirituel écrivain de l'antiquité. On l'a comparé à
LU CI
— 980
LUGI
Voltaire, et ce rapprochement est vrai par plus
d'un côté : comme Voltaire, Lucien dit sans mé-
nagement et sans retenue ce que tout le monde
pensait de son temps; tous deux sont inspirés
par cet esprit de critique, de doute et d'incrédu-
lité qui caractérise les époques de dissolution ;
tous deux travaillent sans scrupule à la démoli-
tion d'un vieil édifice social ; tous deux manient
avec une égale dextérité l'arme redoutable du
ridicule. Lucien n'est nullement un philosophe
dogmatique, il n'a pas de doctrine à faire préva-
loir; il parle au nom du bon sens; il se moque
également de tout le monde; il attaque les phi-
losophes aussi bien que les autres, et même plus
volontiers. En effet, sous le règne des Antonins,
où la philosophie était sur le trône et où l'em-
pereur lui-même faisait profession du stoïcisme,
les libéralités de Marc Aurèle pour les sophistes
firent bien des hypocrites de ] hilosophie, et Lu-
cien ne les épargna pas. Au début de la Double
accusation, Jupiter se plaint de ne voir partout
que manteaux, bâtons, besaces et longues barbes;
c'était tout le matériel d'un philosophe, et la plu-
part s'en tenaient au costume. » Il ne faut pas
beaucoup de peine, dit ailleurs Lucien (dans les
Esclaves fugitifs), pour s'envelopper d'un man-
teau, suspendre une besace à ses épaules, tenir
un bâton à la main et aboyer contre tout le
monde. » Dans Hermolime, il commence par s'é-
gayer sur le but vague et lointain que les philo-
sophes donnent à la philosophie ; toute la vie se
passe à le poursuivre sans jamais l'atteindre ;
tout en faisant parade du mépris des richesses,
des plaisirs, de la gloire, tout en affichant la ré-
pression des passions, ils se montrent cupides,
violents, débauchés. « Semblables aux cabare-
tiers, les philosophes vendent leurs enseigne-
ments; la plupart les falsifient et donnent mau-
vaise mesure. » Dans ce même dialogue, empreint
d'une ironie toute socratique, il fait ressortir le
vide et l'inutilité des subtilités qui dominaient
dans la plupart des écoles. Les Sectes à l'encan,
petit tableau dramatique d'un comique achevé,
offrent la parodie des doctrines les plus célèbres.
Pour se faire une idée des véritables sentiments
de Lucien, il faut lire l'apologie qu'il a faite du
morceau précédent, sous ce titre : le Pécheur,
ou les Ressuscites (ce sont les philosophes qui
reviennent sur la terre pour se venger de l'au-
teur). La scène s'ouvre par une émeute des phi-
losophes contre Lucien, qu'ils veulent assommer:
il se défend par une grêle de citations d'Homère
et d'Euripide, auxquelles Platon riposte sans
broncher : allusion piquante aux citations nom-
breuses dont ce dernier a semé sa République.
Dans un passage charmant, Lucien confesse tout
ce qu'il doit aux philosophes, dont il a étudié les
écrits, où il a puisé tout ce qu'il y a de bon dans
ses propres ouvrages. Il y joint un bel éloge de
Platon, tout en le terminant par un léger trait
d'ironie sur l'abus de ses métaphores, etc. Ce n'est
pas à la philosophie que s'adressent ses traits sa-
tiriques, mais à des imposteurs qui, couverts du
nom de philosophes, commettent des actions abo-
minables : « A peine ai-je connu, dit-il, les abus
et les désagréments de la profession d'orateur, la
fourberie, le mensonge, les cabales et tous les
vices dont elle est ternie, que j'ai quitté le bar-
reau ; mais, ô divine philosophie! ce ne fut que
pour rechercher tes solides avantages; je ne for-
mai plus d'autre vœu que de te consacrer le reste
de mes jours.... Mais que de philosophes par la
barbe, le manteau, la démarche, tandis que leurs
actions secrètes et leur conduite privée démen-
taient la gravité de leur extérieur ! »
On s'est demandé si Lucien avait adopté une
doctrine spéciale et à quelle secte il s'était atta-
ché de préférence : on voit bien dans la plu-
part de ses écrits une certaine complaisance
pour le cynisme et l'épicuréisme ; mais il n'en
est pas moins impitoyable pour les infamies des
cyniques et des épicuriens de son temps. Dans
le Pécheur, il ouvre la besace d'un cynique, et
il y trouve de l'or, des parfums, un miroir, des
dés. Alexandre, ou le faux prophète, écrit dans
lequel il dévoile les grossières impostures par
lesquelles les thaumaturges abusaient la popu-
lace et même les gens riches, contient un bril-
lant éloge d'Épicure: «A que»! autre, dit-il, un
fourbe qui veut en imposer par ses prestiges, et
qui hait la lumière de la philosophie, peut-il dé-
clarer la guerre à plus juste titre qu'à Épicure,
dont l'oeil perçant pénétrait la nature de toutes
choses, et qui seul connaissait réellement la vé-
rité?... Alexandre vivait dans une paix profonde
avec les disciples de Platon, de Chrysippe, de
Pythagore ; mais l'inflexible Épicure (c'est ainsi
qu'il le nommait) était son ennemi, parce qu'il
apprend à ses disciples à se moquer de tous les
sortilèges. » A propos des Pensées d'Épicure,
Lucien vante les avantages que ce livre procure
à ceux qui le lisent, en établissant dans leur
cœur la paix et la tranquillité, en les délivrant
des frayeurs qu'inspirent les prodiges et les fan-
tômes, en bannissant de leur esprit les espéran-
ces chimériques et les désirs insensés : « Il
éclaire, purifie l'âme, non avec un flambeau et
de la squille, ni par de vaines et ridicules céré-
monies, mais par la raison, par la vérité et la
franchise. » Enfin V Alexandre est adressé par Lu-
cien à Celse, le fameux épicurien, qui avait com-
posé un ouvrage contre le christianisme, intitulé
Discours véritable, et réfuté par Origène. L'envoi
est ainsi conçu : « Je t'envoie cette histoire
comme un témoignage de mon amitié pour toi,
comme une preuve de l'admiration que m'inspire
ta sagesse, ton amour pour la vérité, la douceur
de ton caractère, la modération et l'égalité de
ta conduite : de plus, ce qui sans doute ne
pourra te déplaire, j'ai voulu venger Épicure.
cet homme vraiment sacré, ce génie divin qui.
seul, a connu les charmes de la vérité et les a
transmis à ses disciples, dont il est devenu le li-
bérateur. » Sans doute, il y a dans un tel lan-
gage de quoi faire attribuer à Lucien une prédi-
lection marquée pour la doctrine d'Épicure ;
toutefois, rien n'indique suffisamment qu'il ait
fait profession d'un système particulier: scepti-
que ou indifférent pour les subtilités épineuses
et pour de vagues spéculations, railleur pour
toutes les prétentions ridicules, doué d'une rare
indépendance d'esprit, sa philosophie est essen-
tiellement pratique; il s'attache exclusivement à
la morale, et ne suit d'autre guide que le bon
sens.
Le bon sens, il faut bien le dire, est trop sou-
vent disposé à nier ce qui dépasse son horizon
borné. N'oublions pas que Lucien est le repré-
sentant d'une époque où l'on a perdu la faculté
de croire, aussi bien que d'estimer. Il a cette
philosophie moqueuse, et partant sceptique, des
âges de corruption. En attaquant les supersti-
tions, il confond avec elles toute idée religieuse.
.Mais comment s'en étonner? La tolérance philo-
sophique professée par les Antonins, et les pro-
grès du christianisme, qui commençait dès lors
a étonner le monde, avaient provoqué un ré-
veil du paganisme agonisant; mais ce besoin de
croire, auquel le paganisme ne pouvait plus sa-
tisfaire, adoptait sans choix des superstitions
nouvelles. Les absurdités choquantes de la my-
thologie étant universellement discréditées, on
se rejetait sur les pratiques de la magie, de
l'astrologie, de la theurgie. C'était le temps d'A-
LUGI
— 981 —
LULL
pollonius de Tyane, du prophète Alexandre, de
PereTinus-Protée, qui jouait aussi le rôle de
prophète, et qui se brûla publiquement aux jeux
Olympiques, l'an 165. Les communications qui
s'étaient établies, grâce à la paix du monde, en-
tre toutes les parties de l'empire, favorisaient
encore cette disposition. Aux superstitions natio-
nales étaient venues se joindre des superstitions
étrangères: Alexandrie. l'Asie Mineure, et d'au-
tres contrées plus reculées de l'Asie envoient
sans relâche à Athènes et à Rome des Chaldéens,
des astrologues, des devins, des prophètes. Il est
tout naturel que le bon sens de Lucien se soit
révolté contre cette confusion générale des idées.
De là le caractère irréligieux d'un grand nombre
de ses écrits, qui comptent parmi les plus impor-
tants. Cultes anciens, cultes nouveaux sont in-
distinctement en proie à ses sarcasmes : il n'é-
pargne pas plus les dieux que les hommes.
Parmi les ouvrages où il attaque le plus vigou-
reusement le polythéisme, il suffira de citer Ju-
piter confondu, "Jupiter tragédien, Assemblée
des dieux. L'écrivain satirique porte le flam-
beau d'une logique inexorable sur les idées va-
gues et confuses que l'antiquité païenne se fai-
sait de la puissance divine; il démontre à Jupi-
ter que les dieux ne sont plus rien en présence
du destin; et que le dogme du destin n'est à
son tour que la négation de la liberté humaine
et, par conséquent, l'abolition de toute morale.
Par malheur, dans cette polémique où Lucien pro-
clamait si victorieusement la déchéance des dieux
de l'Olympe, il serait assez difficile de le justi-
fier complètement d'avoir méconnu le dogme de la
Providence. On sait que le christianisme, qu'il
ne connut que d'une manière imparfaite, et par
le milieu du mysticisme, fut aussi l'objet de ses
railleries. En bafouant, dans le Menteur, les pré-
jugés populaires, et les contes de spectres et de
revenants auxquels même les philosophes de
son temps ajoutaient foi, il parle du Syrien de
la Palestine, faiseur de miracles, qui délivrait
les démoniaques et guérissait les épileptiques.
Dans la Mort de Peregrinus, il est encore ques-
tion des chrétiens, qu'il confond avec les juifs,
et dont il fait une troupe de fanatiques ; mais là
même, il leur rend un hommage involontaire en
disant: « Ces malheureux croient qu'ils sont im-
mortels et qu'ils vivront éternellement.... Leur
premier législateur leur a persuadé qu'ils étaient
tous frères. » Nous ne parlons pas du Philo-
patris, où le dogme de la Trinité est attaqué ;
de très-fortes raisons autorisent à penser que cet
ouvrage est bien postérieur à Lucien.
Quelles qu'aient été ses erreurs, quelque in-
justice même qu'on puisse reprocher à quelques-
uns de ses jugements, Lucien, éminent comme
écrivain, comme satirique et comme peintre des
mœurs, n'est pas indigne, non plus, du titre de
philosophe par son amour de la vérité, par le
sens droit qui le guide, et par la saine morale
qu'il prêche dans tous ses écrits. C'est lui enfin
qui a écrit dans le Jupiter tragédien : « Que les
autels des dieux soient couverts de parfums et
d'encens, quel mal peut-il nous en arriver? Mais
je verrais avec plaisir renverser de fond en
comble ceux de Diane en Tauride, sur lesquels
cette vierge se plaît à se régaler de festins bar-
bares. » Ne reconnaît-on pas là un esprit de to-
lérance et un amour de l'humanité par lesquels
Lucien devan e son siècle?
_ Parmi les éditions des œuvres de Lucien, nous
citerons particulièrement celle de Tib. Hcmster-
huys. terminée par Reitz et Gesner avec traduc-
tion latine, Amsterdam. 1720-37, 4 vol. in-4. et
celle de M. Dindorf, dans la collection Didot,
Paris, 1840, un vol. gr. in-8, à deux colonnes. Les
œuvres de Lucien ont été traduites en français
par Filbert Bretin, Paris, 1583, in-f°; par Per-
rot d'Ablancourt, Paris, 1708; par Belin de
Ballu en 1788, et récemment par M. E. Tal-
bot, Paris, 1857, 2 vol. in-12. On pourra con-
sulter sur Lucien : Martha, les Moralistes sous
V empire romain Paris, 1864, in-8. A...D.
LUDOVICI (Charles-Gunther), né à Leipzig le
7 août 1707, mort le 5 juillet 1778 dans sa ville
natale; où il occupait, depuis 1734; dans l'uni-
versité, la chaire de philosophie, tient un rang
très-honorable dans l'école de Leibniz et de
Wolf. Il doit surtout être considéré comme l'his-
torien de cette école, quoiqu'il l'ait servie aussi
par son enseignement et quelques travaux d'un
autre ordre. Voici la liste de ses écrits, tous ré-
digés en allemand, à l'exception du premier:
Programma illuslrans Panetii junioris stoici
philosophi vilam et mérita, in-4, Leipzig, 1737 ;
— Plan abrégé d'une histoire complète de la
philosophie de Wolf, 2 vol. in-8, ib., 1735 ; la
seconde édition du même ouvrage, 3 vol. in-8,
ib., 1737-1738; — Collections et extraits de tous
les écrits publiés à l'occasion de la philosophie
de Wolf, 2 vol. in-8, ib., 1717-1738 ; — Plan dé-
taillé d'une histoire de la philosophie de Leib-
niz, 2 vol. in-8, ib., 1738 j — Remarques sur
la philosophie de Leibniz et de Wolf, in-8,
Berlin, 1738; — Théâtre de l'histoire univer-
selle du xvme siècle, 8 parties, in-8, Leipzig,
1745-1754; — l'Académie des négociants ou
Dictionnaire complet du commerce, 5 vol. in-8,
ib., 1752-1756; 2e édition du même ouvrage,
6 vol. in-8, 1798-1801. Ludovici fut. en outre,
un des principaux collaborateurs de l'Encyclo-
pédie allemande, depuis le tome XIX jusqu'au
tome LXIV, ib., 1750, et du Supplément au
même ouvrage, 4 vol. in-f", ib., 1751-1753. X.
LULLE (Raymond) est, sans contredit, le gé-
nie le plus étrange qu'ait produit le moyen âge.
Philosophe, théologien, aventurier, il unit l'ar-
deur chevaleresque du croisé au pédantisme de
l'école ; l'exaltation mystique de l'inspiré aux
habitudes étroites et méthodiques du logicien;
novateur sans originalité, il réduit la science à
un stérile formulaire; champion de l'Église con-
tre la liberté de penser, à une époque où l'es-
prit humain commençait à pressentir l'indépen-
dance, il trouve des partisans parmi les plus libres
penseurs, et excite les soupçons de l'inquisition.
Raymond Lulle était né à Palma, dans l'île de
Majorque, vers 1235r quelques années après la
conquête du pays sur les Maures par Jacques Ie1'
d'Aragon. Fils d'un gentilhomme de Barcelone
qui s'était signalé dans l'expédition, il fut élevé à
la cour, et y occupa de bonne heure un poste
important, celui de sénéchal de la table royale.
Caractère léger et ami du plaisir, quelque peu
poète, il ne se fit remarquer d'abord que par le
scandale de ses amours, auxquels le mariage
même ne put mettre un terme. Vers l'âge de
trente ans, touché tout à coup par la grâce,
ainsi qu'il nous l'apprend lui-même, il se tourna
vers Dieu et commença une vie toute de dévi iie-
ment et de pénitence; après un pclen
Saint-Jacques de Compostelle, il vendit ses
biens, laissa une partie du produit à sa lemmeet
à ses enfants, les quitta pour ne plus les revoir,
et prit l'habit de saint François. C'était l'époque
des entreprises chimériques : tandis que les rois
s'agitent et rêvent la conquête de l'Orient, Lulle
se croit appelé à soumettre Jes infidèles par la
parole et le seul ascendant de la vérité; igno-
rant, n'ayant pour toute littérature que quel-
ques chansons, il consacre neuf années à réparer,
loin du inonde. le vice de son éducation : il étu-
die en même temps la grammaire, le latin, l'a-
LULL
— 982 —
LULL
rabe, la philosophie, la théologie : il s'exalte par
la solitude, et croit voir Jésus-Christ lui-même
approuver et encourager ses desseins. On con-
çoit sans peine l'impression que durent produire
sur cet esprit inquiet les tardives révélations de
la science. Il se passionna pour le mécanisme un
peu artificiel, mais savant et régulier de la sco-
lastique ; il le compléta et conçut dès lors l'idée
d'une nouvelle méthode, inspirée par la dialec-
tique des écoles et entée sur elle, véritable ma-
chine théologique plutôt qu'instrument de dé-
couverte, dont le but unique était la démonstra-
tion de la Trinité et la propagation de la foi.
En 1276, à l'âge de quarante ans, il publia VArs
magna, et s'empressa aussitôt de le répandre et
de lui chercher des patrons. Favorablement ac-
cueilli à Montpellier par Jacques Ier, il obtint la
même année du pape Jean XXI l'autorisation de
fonder à Palma un couvent pour l'enseignement
du grand art et l'étude de la langue arabe. Dix
années consacrées à l'instruction des mission-
naires qui devaient l'aider dans son œuvre, et au
perfectionnement de sa méthode, ne refroidirent
nullement son ardeur de prosélytisme. En 1286,
nous le trouvons à Rome, sollicitant contre les
mahométans une croisade moins pacifique que
celle qu'il a organisée dans le couvent des frères
mineurs de Palma. Déçu dans ses projets par la
mort d'Honoré IV, il va à Paris, et renouvelle,
mais sans plus de succès, ses instances auprès
de Philippe le Bel (1289). Il n'emporte de France
que quelques épithètes flatteuses et une appro-
bation en règle de quarante théologiens en fa-
veur du Grand art. A partir de ce moment, sa
vie n'est plus qu'un long pèlerinage sans trêve
ni repos; il court de Paris à Montpellier, à
Rome, à Palma, partout prêchant la croisade et
préconisant sa méthode ; Célestin V, Boni-
face VIII, Benoît XI, Clément V sont tour à tour
en butte à ses pieuses obsessions. En même
temps les ouvrages de tout genre se succèdent
sous sa plume, d'année en année, de mois en
mois ; il en compose jusque dans le port de Tu-
nis (le Tableau général); il traduit son Art en
arabe, il le commente de mille manières. Per-
suadé enfin qu'il doit peu compter sur l'appui des
papes, qui s'obstinent à le regarder comme un
insensé, il se décide (1291) à aller essayer lui-
même sur les mahométans les effets merveilleux
du Grand art ; il s'embarque à Gênes et aborde
à Tunis; mais, à peine a-t-il laissé entrevoir son
dessein, qu'il est maltraité, poursuivi et obligé
de chercher asile sur un vaisseau génois. Peu
découragé par cet échec, il perfectionne de nou-
veau son Art, va le faire connaître à l'Asie, à
Chypre, en Arménie (1300), et reparaît en 1305
sur la côte d'Afrique. Il rencontre à Bougie un
savant mahométan, contre lequel il argumente
très-doctement en faveur de la Trinité, sous pré-
texte de se convertir lui-même à l'islamisme ;
mais, bientôt découvert, il est emprisonné^, et
ne doit la liberté et la vie qu'à l'humanité de
son antagoniste. A son retour, il remplit encore
une fois l'Europe de ses prédications et de ses
doléances. En 1311, on le voit au concile de
Vienne poursuivre auprès de Clément V la créa-
tion d'un nouvel ordre militaire, la fondation de
collèges pour l'étude de l'arabe et la condamna-
lion des averroistes. Une vie si bien remplie
méritait la palme du martyre; Lulle la trouva à
Bougie, où il était retourné en 1315: il était
alors âgé de quatre-vingts ans. Son corps, ra-
mené à Palma, y fut reçu en triomphe ; ses com-
patriotes le placèrent tout d'abord au rang des
saints, et cette élection, appuyée par d'innom-
brables miracles, fut ratifiée en 1419 par la
cour de Rome.
Comme philosophe et comme chrétien, Ray-
mond Lulle a été l'objet des jugements les plus
contradictoires ; pendant qu'à l'aima le simple
attouchement de sa mâchoire guérissait les ma-
lades (Acta sanctorum, juin, t. V, p. 680 et
suiv.), ses disciples, les lullistes, étaient déclarés
hérétiques; l'inquisiteur Eymeric produisait une
bulle de Grégoire XI qui mettait ses ouvrages à
l'index : bulle contestée plus tard, il est vrai,
mais parfaitement justifiée par quelques-uns de
ses traités, si jamais elle a existé. La méthode à
laquelle il a attaché son nom {Ars lulliana)
n'a pas eu des chances moins diverses; aussi
stérile qu'ambitieuse, elle a traversé quatre siè-
cles, tour à tour exaltée et décriée avec passion;
complètement oubliée aujourd'hui, elle mérite
cependant d'être connue, ne fût-ce que pour sa
singularité.
La fécondité de Raymond Lulle n'est pas le
moins remarquable des prodiges qu'on lui attri-
bue : le seul catalogue de ses ouvrages dépasse-
rait les limites de cet article. Les biographes les
plus modérés en énumèrent plus de trois cents ;
quelques-uns vont jusqu'à quatre mille : il a tout
embrassé, la logique, la métaphysique, la gram-
maire, la théologie, la discipline, la casuistique,
le droit, la géométrie, l'astronomie, la méde-
cine, etc., même l'art militaire. La plupart de
ces ouvrages n'ont jamais été imprimés et ne
méritent guère de l'être, à en juger par les dix
volumes in-f° publiés à Mayence en 1721. A part
la conception de la méthode, on a peine à trou-
ver au milieu de ses divisions, de ses classifica-
tions sans nombre une seule idée originale ; sa
méthode même n'a jamais été formulée d'une
manière définitive : elle manque de précision, et
de là le grand nombre de traités qu'il a consa-
crés à la retoucher et à l'éclaircir. Les princi-
paux sont : Ars generalis, Ars magna, Ars cab-
balistica, Ars brevis, Ars inventiva, Ars de-
monstrativa. Ces divers ouvrages se commen-
tent et se reproduisent l'un l'autre, souvent dans
les mêmes termes; une foule d'autres contien-
nent l'application de la méthode à des points
particuliers de philosophie et de théologie.
Le but avoué de Raymond Lulle est l'union,
l'assimilation complète de la théologie et de la
philosophie; médiocre philosophe, théologien
plus médiocre encore, il se complaît dans cette
confusion, et la rend aussi inextricable que pos-
sible. Démontrer rigoureusement les mystères,
prouver d'un autre côté que la philosophie (c'est-
à-dire un mélange hétérogène de péripatétisme
et de mysticisme) est de l'essence du christia-
nisme et y est contenue, tel est le double objet
qu'il poursuit sans relâche à travers ses énormes
compilations. VArs demonstrativa, composé à
Paris en 1309. à une époque, par conséquent, où
la pensée de 1 auteur devait avoir acquis toute sa
maturité, offre un exemple entre mille de l'in-
croyable confusion d'idées qu'il introduit dans la
science : il y prouve que la matière première et
la forme constituent le chaos élémentaire; que
les cinq universaux et les dix catégories dérivent
de ce chaos et y sont contenus, « suivant la foi
catholique et la doctrine théologique ».
En même temps qu'il trouve Aristote dans la
Bible, il combat à outrance les péripatéticiens
indépendants; invoquant contre eux et les fou-
dres de l'Eglise et l'autorité séculière. Dans les
Douze principes de philosophie, amalgame de
cinq ou six ouvrages d'Aristote, dans plusieurs
autres traités contre les averroistes, il poursuit
d'invectives les philosophes qui, séparant la rai-
son de la foi, croient que les mystères sont in-
compréhensibles et indémontrables; pour lui, il
prétend tcut prouver par le raisonnement : la
LULL
— 983 —
LULL
Trinité; l'incarnation, le péché originel. Les
divers Arts qui renferment la méthode sont
destinés à fournir la matière de cette démonstra-
tion universelle.
Le Grand art est la détermination a priori
de toutes les formes et de toutes les combinai-
sons possibles de la pensée ; c'est en même temps
un arsenal complet de raisonnements applicables
à toutes choses ; c'est, en un mot, la science
ramenée à des signes généraux, la solution de
toutes les questions par un simple mécanisme,
un tour de roue, comme dans la machine à cal-
culer de Pascal. Quatre figures ou tableaux re-
présentent toute l'économie du système : la pre-
mière a pour objet la détermination de tous les
attributs qui peuvent convenir au sujet. Étant
donné l'être en général, Raymond Lulle décom-
pose cette notion et indique les idées ou sujets
particuliers qu'elle comprend; ces sujets, au
nombre de neuf, Deus, Angélus, Cœlum, Homo,
Imaginalivum, Scnsilivam, Vegetativum, Ele-
mentalivum, Instrumentativum, sont disposés
sur un cercle, dans autant de cases marquées
des lettres B, C. D, E, F, G, H, I, K. Un autre cer-
cle, divisé de la même manière et intérieur au
premier, comprend tous les attributs de l'être :
bonitas, magnitudo, duratio, potesfas, cognitio,
appelitus, virtus, veritas, gloria. Un troisième
cercle intérieur renferme ces mêmes attributs,
considérés non plus abstractivement, mais d'une
manière relative : bonum, magnum, etc. Que si
l'on fait mouvoir le troisième cercle, les deux
premiers restant immobiles, chacun des attributs
viendra successivement se placer sous chacun
des sujets, et l'on obtiendra ainsi une série de
propositions {Deus bonus, Deus magnus, etc..
ou bien encore bonitas Dei magna, durans, etc.)
qui résumeront toute la science, puisqu'en de-
hors de ces sujets et de ces attributs il n'y a rien.
Les lettres qui correspondent à chaque case ex-
primant à volonté, soit le sujet, soit l'attribut,
soit les deux à la fois, la simple combinaison
des signes BC, BD, CD, CE, etc., suffira pour
exprimer toutes ces propositions.
Mais ce n'est pas assez de connaître tous les
attributs qui conviennent à un sujet : reste à
analyser ces attributs et à considérer les divers
points de vue sous lesquels ils peuvent être en-
visagés; c'est là l'objet de la seconde figure. Un
cercle divisé en neuf cases comme dans le tableau
précédent, indique ces différents modes de l'être :
B, différence; C, concordance ; D, contrariété ;
E, principe; F, milieu; G, fin; H, supériorité;
I, égalité; K, infériorité. Chacun de ces modes
est lui-même analysé et comporte trois sous-
genres, ce qui permet de descendre plus aisé-
ment de la notion générale aux applications
particulières. La troisième figure résume les
deux autres et applique à chacune des proposi-
tions formées par la combinaison des lettres de
la première, les distinctions fournies] par la
seconde ; elle se réduit à une table exprimant
toutes les combinaisons possibles des neuf let-
tres prises deux à deux ; dans cette table, chaque
lettre a en même temps la valeur qu'elle pos-
sède dans les deux figures précédentes : ainsi B,
dans la première figure, exprime la bonté ;
C, la grandeur : dans la seconde, B signifie la dif-
férence, C l'accord (accord et différence entre le
sensible et le sensible, le sensible et l'intelligible,
l'intelligible et l'intelligible); les lettres BC doi-
vent donc se traduire ainsi : « La bonté présente
une grande concordance et une grande différence ;
concordance et différence soit entre le sensible
et le sensible, soit.... » Cette citation, choisie
parmi les plus simples et les plus raisonnables,
peut déjà faire apprécier l'utilité pratique de la
méthode. La quatrième figure, combinaison des
trois autres, a pour objet la recherche du moyen
terme, c'est-à-dire la formation du syllogisme,
but unique du Grand art. Elle se compose de
trois cercles concentriques, dont les révolutions
engendrent toutes les combinaisons possibles des
neuf lettres prises trois à trois, BCD, BCE, etc.
Chacune de ces combinaisons représente trois
syllogismes, car chacun des termes B, C, D, peut
servir de moyen entre les deux autres ; on eu
double le nombre en renversant l'ordre des extrê-
mes. Si l'on ajoute à cela que chacune des lettres
de la première figure, auxquelles nous n'avons
donné qu'une valeur simple, a cinq significations
différentes; que chacune de ces significations se
trouve multipliée par les distinctions de la se-
conde figure, on aura peine à imaginer quel en-
chevêtrement de syllogismes résulte de toutes
ces complications; l'intelligence la plus subtile
ne saurait s'y reconnaître. Et cependant, l'idée
qui a présidé à la création du Grand art ne
manque ni d'originalité ni de grandeur ; elle a
pu faire illusion, surtout à une époque où l'é-
tude des conceptions abstraites s'était substituée
à la science des réalités. Une méthode qui mon-
trait l'enchaînement logique de toutes nos con-
ceptions, depuis les plus générales jusqu'aux
plus particulières, qui; au moyen de simples
formules et sans connaissances préalables, pres-
que sans étude (telle est la prétention de Ray-
mond Lulle), fournissait le moyen d'argumenter
sans fin sur quelque question que ce fût, ne
pouvait manquer de trouver des admirateurs. Il
serait difficile, en effet, de rien imaginer de plus
habilement approprié aux habitudes ergoteuses
de la scolastique : la scolastique seule, enfermée
dans un dogme immuable, a pu fournir l'idée
d'une méthode qui, fût-elle parfaite, ne pouvait
être que le bilan du passé, et cessait d'être vraie
du jour où la science aurait fait un seul pas.
Sans doute on peut, à la rigueur, classer toutes
les idées connues, établir entre elles un enchaî-
nement méthodique et les combiner au moyen
de signes conventionnels; mais on ne combine,.
après tout, que des abstractions, et, du moment
où l'on passe à l'application, l'impuissance et
l'arbitraire de la méthode se révèlent par les
plus ridicules conséquences. Qu'on prenne les
tables de Raymond Lulle et qu'on essaye de
traduire ses formules : pour une pensée raison-
nable et assez vulgaire d'ailleurs, on trouvera
mille non-sens; autant vaudrait demander à une
machine un mouvement différent de celui en
vue duquel elle a été construite, que de cher-
cher une vérité nouvelle au milieu de cette al-
,gèbre intellectuelle.
A ces vices, qui sont dans la nature des choses,
se joint l'imperfection de la mise en oeuvre.
Pour mener à bonne fin une pareille entreprise,
il fallait une métaphysique exacte^ et rigou-
reuse, des connaissances bien digérées, un es-
prit droit et méthodique; or, en philosophie
comme en théologie, Lulle a plus d'érudition
que de jugement; sa métaphysique est une
contrefaçon de celle d'Aristote associée aux rêve-
ries mystiques; il a la manie, plutôt que le
génie, des classifications ; chez lui, la régularité
des formules déguise mal l'incohérence des
idées ; l'ordre n'est qu'à la surface. Pourquoi,
par exemple, ces neuf catégories de l'être, com-
plétées au moyen de Yinstrumenlatif, de Yélé-
mentatif, etc.? pourquoi neuf classes d'attributs?
On n'en saurait donner aucune raison, sinon que
le nombre neuf est sacramentel. A l'arbitraire
des classifications s'ajoute la barbarie du lan-
gage ; le style, la pensée, tout fait obstacle dans
ses ouvrages. La Sorbonne fit assurément acte
LULL
984 —
LUTH
de bon goût lorsqu'elle déclara, au commence-
ment du xv° siècle, qu'elle préférait à sa manière
les habitudes plus simples et moins ambitieuses
des Pères et des docteurs. Raymond Lulle a-t-il
du moins inventé la méthode à laquelle il a
consacré sa vie? On l'a contesté, mais sans mo-
tifs suffisants : on en a attribué l'idée première à
la kabbale, peut-être par cette seule raison que
l'un des traités de Lulle est intitulé Ars cabba-
lislica. Il peut, en effet, avoir connu la kabbale
qu'il définit d'ailleurs assez exactement; mais
rien ne prouve que la tradition kabbalistique
ait jamais emprunté cette forme artificielle. On
pourrait avec tout autant de raison faire hon-
neur de la découverte à l'esprit subtil des Ara-
bes, à moins qu'on n'aime mieux, avec les lullistes
fanatiques, la rapporter à Dieu même.
Du vivant de Lulle, et pendant les deux siècles
suivants, sa doctrine régna à peu près sans par-
tage à Majorque et dans une partie de l'Espagne ;
elle eut des collèges à Palma, à Montpellier, à
Paris et à Rome : le saint servit de sauvegarde au
théologien et au philosophe. Cependant, aux élo-
ges qu'on lui a prodigués de siècle en siècle, se
mêlent presque toujours quelques protestations :
en France, elle ne put jamais s'asseoir d'une
manière durable, et n'eut guère que des admi-
rateurs isolés; nous avons cité la protestation
de la Sorbonne, rapportée par Gerson ; la criti-
que, quoique mitigée, est assez manifeste. Vers
la même époque, Raymond de Sébonde ensei-
gnait avec éclat, à Toulouse, d'après les princi-
pes de Raymond Lulle. Politien prisait sa mé-
thode et en faisait un fréquent usage ; Cardan,
au contraire, n'y voyait qu'un vain étalage de
science , une pompeuse inutilité ; Cornélius
Agrippa reconnaissait son peu de valeur, tout en
la commentant. Jordano Bruno entreprit de la
rectifier et d'en faciliter l'usage, tâche ingrate,
dans laquelle le succès même n'était pas digne
de tenter son talent. Le jésuite Kircher lui rendit
quelque faveur au xvne siècle; enfin Leibniz
lui-même, après de nombreuses hésitations, la
releva des proscriptions de Bacon, et se laissa
aller à en faire l'éloge. La recherche d'une lan-
gue philosophique universelle, qui l'occupa quel-
que temps, ne doit pas avoir été étrangère à ce
jugement.
Dans les autres ouvrages de Raymond Lulle,
on rencontre le même abus des classifications,
le même luxe de propositions syllogistiques, de
divisions et de subdivisions, tout l'appareil de la
science au service d'idées ou vulgaires ou peu
intelligibles : on trouve dans sa rhétorique jus-
qu'à une énumération des différents métiers.
L'arbre des sciences dans lequel on a voulu voir
l'idée première du tableau de Bacon, ressemble
plus à une fantaisie de l'imagination qu'à une
œuvre scientifique. La science y est divisée en
quatorze parties représentées par autant d'ar-
bres : arbre de la vierge Marie, arbre angélique,
arbre apostolique, etc. Ce dernier a pour racines
les vertus théologales et cardinales, pour tronc
le pape, pour branches les cardinaux, archevê-
ques, êvêques, pour feuilles les sept sacrements,
etc. Ces détails puérils peuvent amuser un
instant; mais le plus rude courage ne saurait
résister à la lecture des œuvres métaphysiques
et théologiques de Lulle : pour ces deux classes,
nous rappellerons seulement les Principes de
philosophie et les Articles de foi. Le premier
de ces ouvrages est un dialogue entre Raymond
Lulle, la contrition, la satisfaction, et les douze
principes de philosophie ; une certaine afféterie
littéraire y contraste étrangement avec la bar-
barie des conceptions et de la forme. Le second
est une démonstration par des raisonnements
a priori des quatorze articles du symbole. On a
voulu décharger sa mémoire de la responsabilité
de cet écrit; mais la pensée fondamentale, le
style et le caractère général accusent suffisam-
ment l'auteur.
En somme, Lulle a remué un grand nombre
d'idées; il s'est beaucoup agité, sans laisser au-
cun monument vraiment utile; la postérité a
été sévère à son égard; elle n'a gardé souvenir
que de son dévouement à une double utopie,
scientifique et religieuse, et lui fait aujourd'hui
expier par l'oubli sa longue renommée.
L'édition la moins incomplète de ses œuvres
est celle de Buchofius et Salzinger, 10 vol. in-f°,
Muyence, 1721. Les divers Arts ont été souvent
imprimés. Pour l'histoire de sa vie, voy. le Re-
cueil des bollandistes, juin, t. V, p. C33 et sui-
vantes. Les divers actes de sa longue carrière,
ses voyages y sont discutés avec sagacité ; on y
trouve aussi deux anciennes biographies de Lulle,
son panégyrique par Ant. de Pax, et un catalo-
gue raisonné de ses ouvrages. Parmi les com-
mentateurs de sa méthode, les plus illustres sont :
Jordano Bruno, de Specierum scrulinio; de
Lampade combinaloria lulliana; de Pro-
gressu et lampade venatoria logicorum; —
Valerius de Valeriis, Aureum opus in arborera
scîentiarum et in artem generalem ; — H. Corn.
Agrippa, Commentaria in Artem brevem. Tous
ces commentaires ont été réunis dans l'édition
Zetzner, Strasbourg, 1609, avec une clef d'Alste-
dius. On peut consulter aussi J. Paccius? Ars
lulliana emendala, Lyon, 1618; — Leibniz, de
A rie combinaloria ; — Perroquet, la Vie et le
martyre du Docteur illuminé Raymond Lulle,
avec une apologie de sa sainteté et de ses œuvres,
Vendosme, 1667, in-12; — trois Notices remar-
quables de M. Degérando sur la vie, les ouvrages
et les sectateurs de Raymond Lulle, dans les
Mémoires de l'Académie des inscriptions et belles-
lettres, 1814-1819. r C. Z.
LUTHER. Nous n'avons à considérer ici le
père de la réforme que comme philosophe. Nous
devons rechercher quelles ont été son opinion
et sa conduite, relativement à la philosophie
régnante, c'est-à-dire d'abord à la philosophie
scolastique, ensuite au péripatétisme ramené par
Mélanchthon à sa pureté primitive. Nous devons
demander, de plus, si, en dehors de ses prin-
cipes théologiques, Luther n'eut pas sur la na-
ture et la destinée de l'homme, et sur l'organi-
sation de la société, quelques convictions puisées
dans l'observation et la réflexion.
Quant au premier point, il a été traité jusqu'à
présent avec une extrême confusion. On a mêlé
ensemble les deux époques également impor-
tantes de la vie de Luther, celle où il combat-
tait l'Église romaine, et celle où il travaillait
à son tour à édifier un nouvel ordre moral.
Quant au second point, il faut répondre d'a-
bord que Luther a été un des continuateurs de
l'antique mysticisme de l'Allemagne ; ensuite,
que sa doctrine sociale, libérale au fond, s'est
prononcée et a été interprétée dans un sens des-
potique.
Dans sa jeunesse, c'est-à-dire vers 1510, au
cloître des Augustins de Wittemberg, Luther
avait embrassé le nominalisme d'Occam. Lors-
qu'il se sépara de Rome, il rompit aussi avec ce
que l'on enseignait dans les écoles du moyen
âge, en fait de logique, de métaphysique et de
Le : il enveloppa tout dans i'anathème
lancé contre le dogme, la discipline et le culte
de ses adversaires. 11 considéra dès lors le sa-
voir des écoles, et les talents de leurs docteurs,
comme « la fausse science », condamnée par
saint Paul, la fausse gnosis (I Tim., ch. vi,
LUTH
— 985 —
LUTH
* 20). Aristote, qui. dans ces écoles, passait pour
le maître infaillible de la vérité naturelle^ et
qui, à ce titre, avait été presque béatifie et
canonisé, Aristote fut déclaré par Luther un
païen dangereux : dangereux pour deux raisons,
d'abord à cause des arguties auxquelles sa lo-
gique semblait avoir donné naissance, puis pour
sa morale, que certains prêtres avaient osé
prendre pour texte de leurs sermons. Les subti-
lités de la dialectique péripatéticienne sont des
folies qui révoltent le sens commun et font per-
dre un temps précieux. « A quoi bon, s'écrie
Luther, tous ces volumes sans nombre, qui doi-
vent commenter et expliquer ce que personne
n'a encore entendu, ce que l'auteur lui-même
n'a pas compris, ce qui coûte peines, argent et
de longues années, ce qui a vainement chargé
tant de nobles âmes ! » Toutefois, les attaques
les plus rudes de Luther sont dirigées, non
contre la logique ou la physique d'Aristote,
comme chez Ramus ou chez Bruno, mais contre
sa morale. Luther lui reproche d'entretenir « la
pensée impie que l'homme peut faire le bien par
lui-même » ; il le présente comme le père et le
précurseur de Pelage, comme le plus terrible
antagoniste de saint Augustin. « Presque toute
VÊthiquc d'Aristote, dit-il (dans la xne des fa-
meuses Thèses), est l'ennemie la plus détestable
de la grâce, tota fere Aristotelis Ethica pessi-
ma est gratice inimica. » C'est donc la grâce,
c'est le droit de Dieu même que Luther prétend
défendre en combattant la morale aristotéli-
cienne ou, si l'on veut, la morale naturelle. « Si
le moraliste garde son empire, plus de péché
originel, plus d'éternelle damnation, plus de
rédemption par le sang du Christ?... Saint Paul
alors demandera inutilement que toute intelli-
gence soit l'esclave soumise du Christ ! Oui, pour
devenir aristotélicien, il faut renoncer au chris-
tianisme : qui in Aristotele vult philosophari ,
prius oportet in Christo stultificari. » Voilà
comment Luther applique l'antithèse célèbre
de la sagesse du monde avec la folie de la croix,
la folie salutaire « dont cet aveugle païen n'a ja-
mais ressenti la plus légère atteinte ».
Cependant, dans la dernière période de sa
carrière, lorsqu'il fallait construire au milieu
des ruines, et en même temps contenir l'illu-
minisme des anabaptistes, Luther modifia sin-
gulièrement cette manière de voir, et prêta l'o-
reille aux sages représentations de Mélanchthon.
Déjà il avait permis à celui qu'il nommait son
grammairien, de citer Aristote avec éloge dans
la confession d'Augsbourg; plus tard, il lui ac-
corda que « l'humaine raison, loin d'être un feu
follet, était une faculté extraordinaire ; que, si
elle ne comprenait pas d'une manière positive
ce qu'est Dieu, elle concevait du moins ce qu'il
n'est pas ; qu'enfin elle était quelque chose de
surnaturel, un soleil et une divinité placés dans
notre existence pour tout dominer, et plutôt
fortifiés qu'affaiblis depuis la chute d'Adam ».
(Voy. Œuvres de Luther, t. XIX, 1748, édit. de
Wette; t. XIX, 1770, édit. de Walch.) Peu à
peu Mélanchthon l'amena à convenir qu'il s'agis-
sait, non pas de repousser la philosophie même,
mais de la purger des absurdes et extravagantes
rêveries de certains philosophes; en un mot de
distinguer la philosophie et les philosophes.
Luther finit par regarder Aristote même comme
le plus pénétrant , des hommes, aculissimum
hominem, et son Ethique comme un des meil-
leurs ouvrages, librum prœclarissimum. Com-
ment concilier ces contradictions, si ce n'est par
l'influence bienfaisante de Mélanchthon, qui ap-
pelait cette même Éthique « la plus précieuse
des pierres précieuses, insignis gemma » ?
Nous avons appelé Luther un des continua-
teurs de l'antique mysticisme de l'Allemagne.
En^ effet, il nous apprend lui-même que, dé-
goûté des stériles exercices de la philosophie
scolastique, il se tourna de bonne heure vers
les écrivains de l'école opposée. Il se plongea
dans les écrits de saint Augustin, il lut et relut
maître Eckart, Thomas, à Kempis l'auteur pré-
sumé de VImitation de Jésus-Christ ; il se pé-
nétra des discours de Tauler, qu'il appelle [un
« homme de Dieu, dont la théologie approche le
plus de celle de l'Évangile ». Il donna même
une nouvelle édition de la Théologie allemande,
un écrit célèbre, dont l'auteur est ignoré. C'est
le commerce familier de ces divers promo-
teurs du mysticisme germanique, qui explique
en partie la formation des idées de Luther sur
Dieu et sur l'âme, sur la grâce et la nature,
la foi et les oeuvres. « Dieu, dit-il, est tout-
puissant, mais qui a foi devient un dieu. Qu'est-
ce donc que la foi? Une œuvre divine dans
l'homme, par laquelle le vieil Adam est anéanti
et remplacé par le Saint-Esprit. Par la foi,
l'homme se transforme et renaît; par elle,
nous sentons que nous ne faisons qu'un avec
Dieu. En lui nous vivons, nous nous mouvons,
en lui nous sommes, in ipso vivimus, move-
mur et sumus. L'âme, sentant ainsi Dieu vivre
en elle et se sentant vivre en Dieu, est heureuse
ici-bas, et le ciel commence sur la terre. Sur
la terre comme dans les cieux toutes choses sont
l'ouvrage de Dieu. Connaître Dieu, c'est com-
prendre et aimer la création. Chaque être est
un acte et un témoignage de Dieu. Le mouve-
ment du monde et de l'esprit humain n'est
autre chose que l'incessante action de la Divi-
nité, l'effet de sa toute-présence et de son uni-
verselle et nécessaire influence. La Divinité,
voilà donc la véritable cause et la véritable
essence, voilà l'unique substance. Exister, agir,
c'est laisser la Divinité agir en soi et exister ;
vivre, c'est s'abandonner à Dieu tout entier et à
jamais, c'est recevoir la liberté par la commu-
nication de la grâce divine. Tant que Dieu n'a
pas pris complète possession d'un esprit, cet
esprit n'a ni lumière, ni force, ni félicité ! »
Telle est. dans ses éléments les plus essentiels
et dégagée de la théologie, la doctrine philoso-
phique de Luther, doctrine par laquelle il est
le devancier et le maître des mystiques allemands
du xvne siècle, de Sébastien Frank, de Valentin
Weigel, de Jacob Bcehm, et qui le fit placer si
haut, dans notre siècle, par Fichte et Novalis.
Il nous reste à indiquer la manière dont Lu-
ther considérait le droit et l'État, ou sa philo-
sophie sociale. On peut dire, en général, qu'il
soutenait contre les princes les droits des sujets,
et contre les sujets les droits des princes. Aux
souverains, aux autorités constituées, aux puis-
sants de tout genre, il ne cessait de recomman-
der la justice, l'amour, la bienveillance, la bien-
faisance envers les inférieurs et les gouvernés.
Suivez la nature et la raison, disait-il, suivez
votre cœur, de préférence aux juristes et aux
légistes de l'école. Le droit naturel, voilà l'u-
nique glaive d'un bon et grand prince; et ce
droit n'exige-t-il pas une constante protection
donnée aux moindres des sujets, la pratique
assidue de la charité et de la miséricorde ? Qu'il
n'y ait pas deux mesures, ni deux poids dans
vos tribunaux et vos conseils ! Que les pauvres
et les riches, les paysans et les gentilshommes
aient le même juge, et un juge également inac-
cessible aux influences d'en haut et d'en bas!
Inégaux devant la société, tous les hommes sont
égaux devant Dieu et devant sa loi, cette loi
qui est gravée dans tous les cœurs. Fils d'Adam,
LÏGO
— 986 —
MABL
créatures de Dieu, pécheurs et imparfaits, tous
les hommes se ressemblent par ce qui constitue
la nature humaine.
D'un autre coté, malgré ces maximes d'égalité
et de liberté, Luther dit aux sujets : « Vous êtes
tenus de respecter la loi, quelle qu'en soit la
forme ou l'effet; vous devez soulfrir patiem-
ment l'injustice et le mal; la souffrance est,
non-seulement le devoir, mais le droit du chré-
tien. Dieu vous envoie des tyrans, comme il
vous donne des pères, pour vous éprouver, vous
corriger, vous former. Les tyrans ont le pouvoir
de vous dépouiller, de vous massacrer; ils n'au-
ront jamais celui de vous ôter les biens et la
vie de votre âme : la révolte, la sédition vous
priverait, au contraire, de ces biens et para-
lyserait cette vie. Ainsi, endurez tout par sou-
mission envers Dieu, par respect pour les maîtres
qu'il vous a donnés, soit dans sa colère, soit dans
sa bonté. »
D'où il résulte que Luther veut qu'on sacrifie
la liberté civile et politique, pour conserver et
accroître la liberté morale et intellectuelle, la
liberté intérieure. Ce principe, à la vérité, s'ac-
corde parfaitement avec le mysticisme de Lu-
ther, mais il a dû prêter, parmi les princes
luthériens, à bien des interprétations très-peu
mystiques et très-contraires aux intentions du
réformateur. Ces intentions étaient visiblement
d'établir entre les deux parties d'une nation,
entre celle qui commande et celle qui obéit,
des rapports de douceur et de paix, des senti-
ments d'amour mutuel et de fraternité reli-
gieuse. Luther croyait ainsi organiser la nou-
velle société sur des bases plus solides que celles
de l'empire romain. Il était effrayé, d'ailleurs,
des excès populaires que les guerres des paysans
et des anabaptistes avaient développés sous ses
yeux. « Chaque homme du peuple en rébellion
cache cinq tyrans, » avait-il coutume de dire.
Ajoutons cependant que ce fils d'un pauvre
mineur ne cessait d'aimer les rangs dont il était
sorti, et que si, pour mieux fonder l'idée et
l'amour de l'ordre et de la règle, il s'exprimait
quelquefois sévèrement sur l'anarchie des mas-
ses, il exigeait d'autant plus des souverains le
maintien et le respect de la liberté de con-
science. La pensée et la parole sont libres, et
chacun, qu'il soit grand ou petit, a le droit de
penser par soi-même et de manifester avec indé-
pendance toute sa pensée. La foi et l'examen
sont au-dessus des atteintes d'un roi, et c'est au
roi des rois seulement que nous en devons
compte. Tout individu peut demander en lui-
même pourquoi et comment, et il n'est respon-
sable qu'à Dieu de la manière dont il répondra
à ces deux questions. L'indépendance de l'homme
intérieur est, selon Luther, le droit, le devoir
de chacun, et une sorte de dédommagement de la
dépendance de l'homme extérieur. Cette manière
de voir est devenue celle de la plupart des
États modernes et a servi puissamment la cause
des lumières et de la philosophie. Celui des ou-
vrages de Luther qui intéresse le plus la philo-
sophie est le deServo arbitrio. M. Michelet a pu-
blié en 1835 2 volumes des Mémoires de Luther.
Voy. Mélanchthon, Vie de Luther, Wittemb.,
1546, in 8, traduite en français; Genève, 1549,
in-8; — V. Audin, Histoire de la vie, des écrits
et des doctrines de Luther, Paris, 1840, in-8; —
Bossuet, Histoire des variations. C. Bs.
LYCEE. On désigne par ce nom l'école d'A-
ristote, parce que ce philosophe réunissait ses
disciples dans le Lycée, promenade consacrée
autrefois à Apollon Lycée, ou tueur de loups.
Voy. Akistote et Péripatéticienne (Philosophie).
LYCON, de Laodicée en Phrygie, fut le suc-
cesseur de Straton à la tête de l'école péripaté-
ticienne. Mais le péripatétisme alors était déjà
singulièrement déchu, comme le prouvent les
doctrines do Straton lui-même. Lycon, autant
qu'il nous est permis de le juger d'après les
rares documents que l'antiquité nous a transmis
sur son compte, s'est plus occupé de morale que
de métaphysique ; et sa morale elle-même, très-
vague et stérile au fond, empruntait toute sa va-
leur de la forme brillante dont il savait la revê-
tir. En un mot, c'était un rhéteur plutôt qu'un
philosophe. Son éloquence était si persuasive et
si douce, que son nom de Lycon fut changé en
celui de Glycon (de yl-jxiç, doux, agréable). A
cet avantage, qui lui donnait un grand empire
sur la jeunesse et lui gagna la faveur d'Attale
et d'Eu mène, rois de Pergame, et d'Antiochus,
roi de Syrie, il réunissait celui d'une taille ma-
jestueuse, d'une force athlétique et d'une grande
adresse dans les exercices du corps. 11 ne dédai-
gnait pas de disputer le prix dans les jeux
Iliaques qui se célébraient à Troie. Quant à sa
doctrine, tout ce que nous en savons, c'est
qu'elle s'occupait beaucoup du souverain bien
et. le faisait consister dans le plaisir véritable
de l'âme; mais quel est ce plaisir, d'après Lycon,
quelles en sont les conditions et les sources ?
Voilà ce que nous ignorons complètement. Voy.
Diogène Laërce, liv. V, ch. lxv-lxxiv; — Ci-
céron, Tuscul., lib. III, c. xxxn ; de Finibus
bon. et mal., lib. V, c. v; — Clément d'Alexan-
drie, Stromates, liv. IL X.
LYCOPHON. C'est le nom d'un sophiste, ou
plutôt d'un disciple de l'école de Mégare, men-
tionné par Aristote au commencement de sa
Physique, et qui, admettant l'unité absolue de
l'être, ne voulait pas qu'on appliquât cette idée
à des objets particuliers, ou pour exprimer le
rapport d'un attribut à son sujet. 11 proposait
donc de bannir tout simplement de la langue
l'usage du verbe être. X.
LYSIMAQUE, philosophe stoïcien du me siè-
cle de l'ère chrétienne, qui fut le maître d'Ame-
lius et qui, devenu lui-même, sur la fin de sa
vie, le disciple de Plotin^ abandonna le stoï-
cisme pour les doctrines neo-platoniciennes. X.
LYSIS de Tarente. Diogène Laërce en fait nn
des disciples immédiats de Pythagore et raconte
qu'il n'échappa qu'avec peine à la mort clans la
révolte des habitants de Crotcme où périt Pytha-
gore lui-même et à la suite de laquelle l'école
fut dispersée. Il prétend encore que Lysis, réfur
gié à Thèbes, y fut le maître d'Épaminondas.
Mais il paraît difficile qu'il ait été à la fois le
disciple immédiat de Pythagore qui mourut au
plus tard en 472, en 509 selon d'autres, et le
maître d'Épaminondas qui mourut jeune encore
en 363. Selon le même historien, il serait l'au-
teur des Vers dores. Il nous reste de Lysis les
fragments d'une lettre à Hipparque, où il re-
proche à celui-ci d'avoir enfreint les ordres de
Pythagore en divulguant les secrets de sa philo-
suphie. Ce Lysis n'a rien de commun avec le
personnage qui a donné son nom à l'un des pre-
miers dialogues de Platun.
Voy. Diogène Laërce, Vie de Pythagore, et
lès Opuscuta mylhologica et phiiosophica de
Th. Gale, où sont publiés les fragments de la
lettre à Hipparque; Pythagore et la philosophie
pythagoricienne, par 'm. Chauzols, 2 vol. in-8,
Paris, 1874.
MABLY (Gabriel-Bonnet de) naquit à Grenoble,
le 14 mars 1809, d'une famille honorable. Son
père faisait partie du parlement du Dauphiné,
et il était le frère aîné de Condillac. C'est un
curieux spectacle, même pour le temps qui nous
le présente, de voir ces deux frères nourris des
MABL
987 —
MABL
plus sévères traditions, engagés tous deux dans
les ordres sacrés, que leur origine non moins
que leur état et leur éducation devait attacher à
la vieille foi politique et religieuse, se partager,
en quelque sorte, l'œuvre de destruction et at-
taquer la société, l'un dans ses croyances, l'autre
dans ses institutions et ses souvenirs, l'un par
la philosophie, l'autre par l'histoire. Le même
niveau où Condillac fait descendre l'âme humaine
en regardant ses plus nohles facultés comme un
simple prolongement ou un écho intérieur des
sens, Mably l'adopte pour l'ordre social. Il veut
que la vie se dépouille de ce qui en fait le
charme, la dignité, l'honneur. Les affections et
les scrupules du cœur, les ambitions de la pensée,
les élans de l'imagination ne sont à ses yeux que
des maladies ou des vices ; s'il ne dit pas, avec
un philosophe contemporain,* que celui qui a
construit la première paire de sabots méritait la
mort, il réduit toute la tâche de la civilisation
à satisfaire nos besoins les plus grossiers , et,
renfermant tous les hommes dans ce cercle
borné, il supprime la liberté, la propriété, l'in-
dividu, pour élever à leur place la communauté
de l'ignorance et de la servitude. Mais ce n'est
pas en un jour que Mably fut conduit à ce ré-
sultat. Il était un de ces esprits intraitables qui
ne connaissent que les opinions extrêmes, parce
qu'ils ne vivent qu'avec leur propre pensée, parce
qu'au lieu de conformer leurs idées à la nature des
choses, ils exigent que les choses se conforment à
leurs idées ; mais c'était aussi une laborieuse in-
telligence, qui, avec le goût plutôt que le sens de
l'érudition, aspirait à être complète dans l'erreur,
et avait besoin de temps pour passer d'un pôle à
un autre. Il fit ses humanités et sa philosophie à
Lyon, chez les jésuites, qui, par une singulière
fortune, ont aussi compté parmi leurs élèves
Diderot, Helvétius, Lamettrie, Condorcet, et
l'homme dans lequel s'incarna tout entier l'esprit
du xvine siècle, Voltaire. Après avoir terminé ses
études, Mably. par la protection du cardinal de
Tencin, qui était allié à sa famille, entra au
séminaire de Saint -Sulpice. C'était là que se
formaient alors les ecclésiastiques qui, par leur
naissance, leur position ou leur talent, pouvaient
? rétendre à l'épiscopat. Mais les dignités de
Église n'exercèrent aucune séduction sur le
jeune séminariste. Il s'arrêta au sous-diaconat,
et, cédant à la passion qui l'entraînait, il com-
mença sa carrière d'historien et de philosophe.
Dans son premier ouvrage, intitule Parallèle
des Romains et des Français par rapport au
gouvernement (2 vol. in-12,° Paris, 1742), il prend
la défense de la monarchie absolue; il fonde la
prospérité des États sur une autorité indépen-
dante des lois et tempérée seulement par les
mœurs ; il tourne en dérision les idées libérales,
qui commençaient à gagner les esprits, et la
théorie constitutionnelle qui veut qu'un monarque
ait toute l'autorité nécessaire pour faire le bien
et qu'il soit sans pouvoir pour le mal; enfin il
élève aux nues l'industrie, les arts, le commerce,
le luxe, « qui, dit-il, distribue aux pauvres le
superflu des riches, unit les conditions et en-
tretient entre elles une circulation utile. » C'est
juste l'opposé des doctrines qu'il embrassa plus
tard, et jamais on n'imaginerait un contraste
plus parfait. Aussi telle était l'humiliation que
Mably, dans la suite, ressentait de ce livre, que,
le trouvant un jour chez un de ses amis, il s'en
saisit et le mit en pièces Cependant il lui dut
un véritable succès, et il aurait pu aussi, s'il
l'avait voulu, lui devoir la fortune. Le cardinal
de Tencin, poussé à la cour par les intrigues de
sa sœur et la protection de Fleury, venait d'entrer
au ministère; mais, connaissant peu les affaires
et doué d'une médiocre facilité, il avait besoin
d'une Egérie politique, d'une sorte de génie fa-
milier qui lui soufllât à la fois les pensées et les
paroles de son rôle. La faveur avec laquelle venait
d'être accueilli le Parallèle des Romains et des
Français et la bonne opinion de sa sœur, Mme de
Tencin, lui firent jeter les yeux sur le jeune
abbé son parent. Mably fut donc chargé d'une
mission délicate, celle d'instruire, de diriger son
supérieur, tout en servant sous ses ordres. C'est
lui qui rédigeait tous les rapports que le ministre
devait présenter au roi, et jusqu'aux simples avis
qu'il devait émettre dans le conseil ; car le car-
dinal, pénétré de son insuffisance, ne donnait rien
aux hasards de la parole. Les affaires les plus
importantes passèrent ainsi sous ses yeux, ou
plutôt par ses mains. Plusieurs fois même il y in-
tervint directement, et toujours il y apporta une
sagacité, une justesse de raisonnement, un sens
pratique qui ne laissaient guère deviner en lui
le rêveur que nous allons connaître. En voici
une preuve entre plusieurs. En 1744, tandis que
tous les ministres, y compris le maréchal de
Noailles, qui présidait la section de la guerre,
conseillaient à Louis XV de marcher avec son
armée sur le Rhin, Mably seul voulait qu'il se
dirigeât vers les Pays-Bas, et il se trouva que
son avis fut également celui de Frédéric le Grand.
Mais, au moment même où la carrière politique
s'ouvrait devant lui sous les plus brillants auspi-
ces, il l'abandonna comme il avait fait déjà de la
carrière ecclésiastique. A l'occasion d'un mariage
protestant que le ministre cardinal et archevêque
voulait dissoudre, il défendit contre un fanatisme
aveugle la cause de la tolérance et de la rai-
son. Sa parole n'ayant pas été écoutée, il quitta
brusquement son protecteur pour ne plus le
revoir, et, disant du même coup adieu à toutes
les grandeurs, il passa le reste de sa vie dans la
retraite et dans l'étude.
C'est alors qu'une révolution complète se fit
dans ses idées. Il avait aimé, il avait défendu le
pouvoir absolu ; il se passionna pour la liberté et
les institutions démocratiques. Il alla les chercher
à leur source, dans les républiques grecque et
romaine; il ne vécut plus, pendant un temps,
qu'à Sparte, à Athènes, àRome, avec les Fabricius,
les Miltiade, les Régulus, les Phocion, les Lycur-
gue, les Épaminondas. On lui entendait répéter
souvent que chez les Lacédémoniens il aurait été
quelque chose. Il savait par cœur, disent ses
biographes, Thucydide, Plutarque , Xénophon,
Platon, Tite-Live; en un mot, il se plongea dans
l'antiquité, il se nourrit de ses doctrines, il
s'enivra de ses souvenirs. Il y trouva un talisman
qui fit lontemps illusion sur son génie, et auquel
il doit la plus grande partie de sa réputation :
c'est le langage alors si nouveau des gouverne-
ments libres • ce sont les mots magiques de patrie,
de citoyen, de souveraineté du peuple, qui, à la
fin du dernier siècle, furent accueillis par la
France avec des transports d'ivresse. Jusqu'ici
rien de mieux. Mais quelle est, dans la pensée
de Mably, la condition de cette liberté, de ces
institutions, de ce patriotisme que nous admirons
chez les anciens, et dont eux seuls nous offrent
l'exemple? C'est la pauvreté, sauvegarde de l'éga-
lité et des mâles vertus; c'est le mépris des ri-
chesses et des plaisirs qui corrompent et énervent
les âmes, qui font naître l'égoïsme et divisent
l'État, en plaçant les uns dans la dépendance
absolue des autres. De là, chez Mably, un autre
principe, ou, pour parler exactement, tout un
système économique qui peu à peu enveloppe et
étouffe dans son esprit l'idée de la liberté. Ce
système, c'est que rien n'est plus pernicieux à
un peuole que les richesses, le luxe et les occu-
MABL
— 988
MAHL
Dations qui naissent à leur suite ou qui ont peur
Lut de les développer, c'est-à-dire l'industrie, le
commerce et les arts ; c'est que l'État le mieux
gouverné est celui qui possède l'égalité dans la
pauvreté. Là, soit timidité, soit inconséquence,
s'est arrêtée la politique de Rousseau ; mais
Mably, très-injustement accusé par l'auteur du
(nui rat social, de lui avoir dérobé ses idées,
d'avoir pillé ses écrits sans retenue et sans honte;
Mably est allé plus loin : il a compris que l'égalité
des biens ne peut exister qu'avec la communauté,
et il adopta hardiment ce régime. C'est dans son
Droit public de l'Europe, fondé sur les traités
(2 vol. in-12, Amst., 1748; 3- vol., 1754) que ces
doctrines nous apparaissent pour la première fois.
Le fond de ce livre avait été composé, dans
l'origine, pour l'instruction particulière du car-
dinal du Tencin. C'est un sommaire de tous les
traités conclus entre les puissances européennes
depuis la paix de Westphalie ; mais l'auteur y
ajouta différents morceaux où ses vues nouvelles
sur la politique et l'économie sociale se produi-
sent dans toute leur audace, aussi ne lui fut-il
point permis de le faire imprimer en France. Le
Droit public de l'Europe fut suivi, à des inter-
valles très-rapprochés, des Observations sur les
Grecs (in-12. Genève. 1749); des Observations sur
les Romains (in-12, ib., 1751); des Entretiens de
Phocion sur les rapports de la morale et de la
politique (in-12, Amst., 1763); des Observations
sur l'Histoire de France (2 vol. in-12, Genève,
1765); des Doutes proposes aux philosophes
économistes sur V ordre naturel et essentiel des
sociétés (2 vol. in-12, 1768); du livre intitulé de
la Législation, ou Principes des lois (2?vol. in-12,
Amst., 1776); de l'Etude de Vhisloire (in-12.
1778, imprimé dans le Cours d'études de Con-
dillàe)) des Principes de morale (in-12, Paris,
1784), et, enfin, des Observations sur le gouver-
nement et les lois des Etats-Unis d'Amérique
(in-12, ib., 1784)v
Dans tous ces écrits, dont l'un, les Principes
de morale, fut censuré par la Sorbonne, dont
l'autre, les Observations sur l'histoire de France,
faillit être déféré au Parlement, on retrouve les
mêmes principes, mais sous des formes variées
et appliquées à des sujets différents. Le plus
achevé, sinon pour la forme, du moins pour la
pensée, est celui qui traite de la législation.
Ce furent là les seuls événements qui rempli-
rent, pendant quarante ans, la vie de Mably.
Absorbé tout entier dans l'étude, au milieu d'un
petit cercle d'élite, il n'en sortit qu'une fois
pour se rendre en Pologne, quand ce malheureux
pays vint lui demander, à lui et à J. J. Rousseau,
une constitution qui mit fin à ses déchirements.
On lui avait offert de le nommer précepteur du
Dauphin, fils de Louis XV; mais, après lui avoir
entendu exposer son plan d'éducation, on jugea
prudent de renoncer à ce projet. L'admiration
qu'il avait pour le passé se changeait chez lui en
irritation contre le présent, et ne lui inspirait
que de sinistres prédictions pour l'avenir. Il
annonçait la ruine prochaine de l'Angleterre,
parce que sa puissance est l'ondée sur l'industrie
et le commerce. Dans la république des États-
Unis, qui venait à peine d'être fondée, il trouvait
déjà l,i décrépitude de la vieillesse, les éléments
de la corruption et de la mort. Enfin, pour la
France, il n'entrevoyait aucun avenir meilleur;
il ne découvrait dans son esprit aucun germe de
révolution. Mais en même temps il appelait à
grands cris la convocation des états généraux,
démontrant la nécessité d'une assemblée natio-
nale, et repoussait toutes les réformes de détail.
«Tant pis, disait-il, si l'on fait quelque bien;
cela soutiendrait la vieille machine qu'il faut
renverser. » Il mourut en 1785, âgé de soixante-
quinze ans, à la veille, pour ainsi dire, de celle
révolution dont il désespérait en la préparant, et
qu'il empoisonnait d'avance par le germe fatal
du socialisme.
Les idées de Mably forment un système artiste-
ment lié, où l'histoire, la morale et la politique
conspirent à un même but et se réunissent sans
se confondre. L'histoire, entre ses mains, est ce
qu'elle est encore aujourd'hui et ce qu'elle a
toujours été pour des esprits passionnés et systé-
matiques : un témoin suborné, un conseiller
complaisant dont les dépositions ou les avis sont
accommodés aux desseins de ceux qui l'inter-
rogent. Sa tâche est de montrer que les peuples
les plus riches et les plus civilisés en apparence
ont toujours été les moins heureux, ont toujours
fini par être la proie ou du despotisme, ou de
l'anarchie, ou de la conquête; que le commerce,
l'industrie, le luxe, les beaux-arts, sur lesquels
nous fondons aujourd'hui notre bonheur et notre
gloire, ne sont que des ministres de corruption
et de servitude; que l'âge d'or d'une nation est
celui où elle n'a pas encore goûté à ces fruits
empoisonnés de notre génie. Ainsi la Grèce, ainsi
Rome n'ont été grandes, héroïques et libres, que
dans le temps ou elles étaient pauvres, dans le
temps où elles méprisaient les richesses et les
frivolités que les richesses apportent avec elles.
Sparte avec ses mœurs simples et austères, sa
vie bornée, sa rude discipline; voilà le plus haut
degré de la perfection politique. Athènes, qui
aurait pu l'égaler sinon la surpasser, a été con-
duite à sa perte par Périclès : car lui, le premier,
développa dans sa patrie, séduite par une fausse
gloire, le goût de la magnificence et des arts
inutiles, tous ces raffinements de l'esprit qui font
passer l'art de bien dire avant celui de bien faire.
On devine les conclusions qu'amènent ces pa-
radoxes historiques et qui composent la morale
de Mably. Pourquoi les richesses ont-elles tou-
jours eu cet effet de perdre les empires, d'avilir
et de corrompre les nations? Parce que les ri-
chesses ne peuvent exister sans la misère ; parce
que les uns ne peuvent jouir du superflu que les
autres ne soient privés du nécessaire, et que rien
n'est plus contraire à la nature, c'est-à-dire à la
justice, qu'un tel partage. La nature nous a donné
à tous les mêmes organes, les mêmes besoins, et,
par conséquent, les mêmes droits aux moyens de
les satisfaire. Elle a fait plus, elle a mesuré ses
présents aux besoins qu'elle nous a donnés; elle
a répandu assez de biens sur la terre pour nous
rendre tous également heureux, si nous savons
les partager.
C'est encore moins par elle-même que par les
conséquences qu'elle amène dans l'ordre moral,
que l'inégalité des richesses paraît être à Mubly
un des plus grands fléaux du genre humain. Elle
éteint dans nos cœurs les sentiments naturels
qui nous rapprochent les uns des autres, tels que
la bienveillance et la pitié; elle est l'origine de
toutes les passions qui nous divisent et nous dé-
gradent, de l'ambition, de l'avarice, de l'orgueil,
de l'envie, de la haine; elle nous porte à nous
tromper, à nous dépouiller, à nous opprimer
mutuellement ; elle fait des uns des tyrans, des
auties des esclaves; à tous elle 6te le bonheur
et le sentiment de la dignité humaine, lequel,
selon Mably, n'existe pas sans l'égalité.
Ce n'est pas encore tout : l'inégalité des riches-
ses, c'est-à-dire des produits de l'activité hu-
maine, n'est elle-même que le résultat de l'iné-
des facultés. Si l'on est décidé à supprimer
"effet, il faut donc aussi supprimer la cause.
Mably ne recule pas devant cette conséquence:
il soutient, comme on l'a fait depuis au profit
MABL
— 989 —
MAGH
d'un système d'éducation, que tous les hommes
naissent égaux par leurs facultés comme par
leurs besoins ; qu'originairement ils possédaient
tous le même degré de force, d'intelligence, de
sensibilité, et que l'éducation seule est respon-
sable des inégalités et des différences qu'ils nous
présentent aujourd'hui. L'éducation, telle qu'elle
a été pratiquée jusqu'à présent, c'est-à-dire la
culture de l'esprit portée au point de détruire
notre égalité originelle, est donc réellement un
mal. Que nos idées ne s'élèvent pas au-dessus de
nos besoins, et que nos besoins ne dépassent pas
la limite fixée par nos instincts : voilà la première
règle de la morale. Mais la fortune et l'intelli-
gence une fois renfermées dans leurs plus étroi-
tes limites, il reste encore le sentiment. L'âme
avilie, déprimée par tout le reste, peut se relever
de ce côté et trouver dans les affections du cœur,
dans de nobles et purs dévouements, une partie
de sa dignité et de sa force. Mably ne souffre pas
plus cette cause d'inégalité que les deux autres.
Il voudrait abolir dans nos coeurs l'amour et le
devoir, c'est-à-dire tous les principes du désinté-
ressement et du sacrifice, les deux religions qui
partagent dans l'histoire les respects et l'admi-
ration du genre humain, le stoïcisme et le chris-
tianisme. Ce qu'il met à la place de ces deux
forces admirables de la nature, ce n'est pas l'in-
térêt, dans la plus large et la plus complète ac-
ception du mot; ce n'est pas, non plus, la passion,
mais la brutale puissance du besoin.
Cette morale déplorable est le seul appui sur
lequel repose la politique de Mably, ou, comme
on dirait aujourd'hui, sa théorie sociale. La voici
en deux mots. Toutes les inégalités, de quelque
nature qu'elles puissent être, ont leur origine et
leur fondement dans la propriété : car, si per-
sonne ne pouvait rien posséder en propre, il n'y
aurait ni riches, ni pauvres; nous serions délivrés
d'abord de l'inégalité de fortune. Avec l'inégalité
de fortune disparaîtrait la diversité d'éducation,
et celle-ci entraînerait après elle les différences
qu'on croit remarquer aujourd'hui entre nos fa-
cultés. L'abolition de la propriété, la communauté
des biens est donc la première condition d'un bon
gouvernement. C'est par ce moyen que nous re-
tournerons aux lois de la nature, et que nous
rentrerons en possession de la dignité, de la paix,
du bonheur que nous avons perdus : car cet état,
qui doit être le but de tous nos efforts pour l'a-
venir, a déjà existé dans le passé. En sortant des
mains de la nature, les hommes vivaient en com-
mun des produits de la chasse, de la pêche et
des fruits que la terre porte spontanément. On
ne saurait convenir plus naïvement que le com-
munisme est un retour vers l'état sauvage. Mais,
par malheur, nous en sommes un peu éloignés
aujourd'hui, ou du moins nous l'étions avant les
belles prédications des successeurs de Mably. Que
faut-il dune que nous fassions pour franchir
la distance qui nous en sépare? Il faut établir
des lois qui rétrécissent de plus en plus les
limites de la propriété; il faut atteindre par l'im-
pôt ou autrement tout ce qui n'est pas absolu-
ment nécessaire à la vie; il faut imposer de telles
charges ou de telles entraves à la transmission
et à la mutation des biens, qu'ils finissent par
passer tous entre les mains de l'État; les testa-
ments même seront abolis à une époque un peu
plus reculée ; on ruinera systématiquement le
crédit public, un des plus grands fléaux de notre
ordre social ; le commerce, s'il ne succombe pas
de loi-même sous de pareilles mesures, sera sé-
vèrement interdit; l'industrie périra faute d'ali-
ments ; il n'y aura plus ni capitalistes, ni arti-
sans, ni fermiers, ni propriétaires; chacun sera
obligé de cultiver lui-même la terre qui le nour-
rit; et quant aux autres occupations sur lesquelles
se fondent notre conservation et notre bien-être,
au lieu d'être choisies par ie caprice, ou par l'é-
goïsme, ou par la nécessité, ce sera la loi qui les
distribuera entre tous pour le bien de tous. Les
croyances et les idées seront mises en rapport
avec la nouvelle situation des fortunes. On fer-
mera les musées, les théâtres, les académies.
Une éducation parfaitement conforme, semblable
à celle des jeunes Spartiates, et plus physique
que morale, maintiendra tous les esprits au même
niveau. Une religion d'Etat, qu'il sera défendu de
discuter ou de contredire, fera régner l'unité et
la discipline parmi les consciences. « Le gouver-
nement, dit Mably, doit être intolérant; » et celui
qui a écrit ces mots est le même que nous avons
vu tout à l'beure sacrifier son avenir pour défen-
dre contre le cardinal de Tencin les droits de la
tolérance. C'est que, si la conscience quelquefois
l'emporte sur nos intérêts, l'esprit de système est
encore plus fort que la conscience. Nous en trou-
verons une nouvelle preuve dans la superbe in-
différence avec laquelle Mably sacrifie à ses
principes l'immense majorité du genre humain.
Il comprend que la propriété une fois détruite,
le travail a perdu ses plus puissants aiguillons.
Vainement cherche-t-il à les remplacer par le
patriotisme, l'amour de la gloire, le plaisir qu'ap-
porte avec lui le travail en commnn, il ne réussit
pas à se faire illusion ; il sait bien, et il le dit
dans son livre du Gouvernement el des lois de la
Pologne (in-12, Paris, 1781), que la servitude
frappe les hommes et la terre de stérilité ; aussi
laisse-t-il échapper cet aveu : « Il vaut mieux ne
compter qu'un million d'hommes heureux sur la
terre entière, que d'y voir cette multitude innom-
brable de misérables et d'esclaves qui ne vit qu'à
moitié dans l'abrutissement et la misère. » {Prin-
cipes de législation, liv. I, ch. m.)
Qu'est-il besoin de faire la critique de ce sys-
tème ? Tout ce qu'on peut lui reprocher ne se
fait-il pas une loi de l'avouer? Il fait mieux que
d'avouer, il démontre par une logique irrésistible
que le principe de la communauté, ou l'abolition
de la propriété, n'est admissible qu'avec l'aboli-
tion de la liberté, qu'avec la tyrannie des con-
sciences, l'abrutissement des esprits, la ruine de
tous les sentiments élevés, une vie de misère et
de privations au sein de l'ignorance, le retour de
la barbarie et de l'état sauvage. Le principe de
Mably est au fond de tous les systèmes socialis-
tes : car tous, par des vues et sous des formes
différentes, attaquent la propriété et sont fatale-
ment poussés aux mêmes conséquences.
Aux ouvrages de Mably que nous avons cités
plus haut, il faut ajouter les Principes des négo-
ciations, in-12, la Haye, 1757 ; la Manière d'écrire
Vhistoire, in-12, Paris, 1782; les Droits et les de-
voirs du citoyen, et la suite des Observations
sur Vllistoire de France, publiés après sa mort.
On a publié la Collection complète de ses œuvres,
en 15 vol. in-8, Paris, 1794-1795. On trouve en
tête de cette collection X Éloge historique de Ma-
bly, par l'abbé Brisard, couronné par l'Académie
des inscriptions, en 1787, avec une notice de ses
ouvrages par ordre chronologique. Consultez
Ad. Franck, Notice critique et historique sur
Mably, dans le compte rendu de l'Académie des
sciences morales et politiques, année 1849.
MACHIAVEL, un de ces hommes rares qui,
par leurs erreurs, comme par leur génie, ont vi-
vement agité et glorieusement servi l'esprit hu-
main, sans avoir élevé, à proprement parler, un
monument philosophique, a, plus qu'aucun autre
publiciste ou historien, occupé les penseurs et
les moralistes. Les uns en l'approuvant, les au-
tres en le combattant, tous en l'admirant, l'ont
M AU IL
— 990
MAUH
étudié avec ardeur et avec fruit. Mais son in-
fluence sur les hommes d'État, les Médicis, Riche-
lieu, Mazarin^ CromwelL, Louis XIV, Frédéric II,
Napoléon, a été moins étendue, moins profonde
peut-être que l'action qu'il a exercée sur les mé-
taphysiciens et les publicistes, Hugues Grotius,
Hobbes, Spinoza, Bossuet, J. B. Vico, Montesquieu,
J. J. Rousseau, Herder, Jean Muller, Fichte,Ben-
tham.
Machiavel est, en effet, l'un des fondateurs de
cette science qu'on appelle la philosophie histo-
rique et politique. Les problèmes qui sont l'objet
de cette philosophie furent, comme on sait, posés
et discutés dès le premier *éveil des lettres; et
l'une des choses qui nous intéressent le plus dans
le xvie siècle, c'est précisément la lutte soulevée
par les idées'd'État et d'autorité, de liberté et de
commandement, d'obéissance et de résistance, de
pouvoir et de nationalité. D'un côté, l'on voit les
défenseurs des princes; de l'autre, les avocats des
peuples; entre les deux partis extrêmes, des mo-
dérateurs et des conciliateurs, diverses sortes
d'utopistes: mais, dans tous les camps, on aper-
çoit quelques esprits supérieurs, appliqués à re-
monter aux origines et aux raisons de ces idées
importantes, ardents à analyser les éléments de
la chose publique, les bases de la société et du
gouvernement, désireux enfin de découvrir les
rapports nécessaires et naturels de l'individu au
corps, du particulier au pouvoir, du citoyen à
l'État. Les facultés et les droits de l'homme, pris
isolément, doivent-ils être toujours subordonnés
aux devoirs du citoyen et aux exigences de cet
être général et abstrait qui se nomme l'État? Le
bien privé est-il destiné à être sacrifié, de tout
temps et de tout point, au bien commun et col-
lectif? La personne humaine n'est-elle qu'un
membre docile de cet individu à mille têtes, que
représente la nation? Qui sera chargé de déter-
miner la mesure de ces sacrifices? Quelle est la
meilleure forme d'État et de gouvernement ?
Quelle est l'organisation civile et politique la
plus conforme aux besoins et à la destinée de
l'homme, aux vœux d'un certain nombre d'hom-
mes réunis sur une même étendue de terrain,
sous l'empire des mêmes mœurs et des mêmes
lois? Quels sont les droits inaliénables, quels
sont les devoirs certains des gouvernants? A quel-
les conditions un État peut-il se constituer, sub-
sister, fleurir et se perfectionner? Quel est, enfin,
le but de la vie sociale? Voilà comment l'examen
fut introduit, dès le commencement des temps
modernes, dans les matières politiques et histo-
riques; et Machiavel contribua puissamment,
tantôt par d'audacieuses assertions, tantôt par
des observations profondes ou fines, au dévelop-
pement de cet esprit nouveau, instrument et
cause des plus terribles révolutions.
Bien que la vie de Machiavel soit très-connue,
il est indispensable ici d'en rappeler les traits
principaux, ceux qui servent à expliquer .ses ou-
vrages et ses doctrines.
Nicolas Machiavel naquit à Florence, en 1469,
dans une des plus anciennes familles de la Tos-
cane. Sa jeunesse s'écoula active et studieuse,
mais remplie aussi de plaisirs, durant l'époque
la plus heureuse du règne des Médicis. De bonne
heure, il sévit élevé au poste de secrétaire d'Etat,
et, pendant quatorze ans, il s'y signala surtout
comme diplomate, et notamment en France. La
chute du gonfalonier Soderini et le retour des
Médicis entraînèrent, en 1512, la proscription de
Machiavel. On ignore néanmoins s'il avait pris
pari à la conjuration de Roscoli ; ce qu'on
qu'il subit inutilement la torture, et qu'il
§agn euse sympathie du cardinal
c Médicis, depuis Léon X. La pauvreté fut la
suite de ce bannissement, mais la postérité la
bénit, parce qu'elle lui valut plusieurs chefs-
d'œuvre. Retiré malgré lui dans sa petite terre
de San-Casciano, Machiavel chercha dans l'étude
des consolations et des encouragements, et passa
plusieurs années dans un commerce fécond avec
Platon et Aristote, avec Tite-Live et Tacite. Ses
Discours sur Vart de la guerre, sur la première
Décade de Tite-Live ; ses Histoires de Florence ;
ses Comédies ; son traité du Prince, telles sont
les principales productions écloses dans cette re-
traite illustre. Les qualités et les mérites les plus
divers et les plus distingués caractérisent le fond
et la forme des ouvrages de Machiavel ; et ceux
mêmes qui lui refusent tour à tour les talents de
politique, d'historien, de poète ou de penseur,
sont du moins forcés de lui accorder le titre de
grand écrivain. Il n'est pas un seul don propre
aux auteurs du premier ordre qui n'apparaisse
dans les écrits de cet homme d'Etat, un des élè-
ves les plus heureux des classiques anciens. Aussi
sa réputation s'accrul-elle rapidement par toute
l'Italie. Plusieurs princes s'empressèrent de le
consulter de nouveau dans les affaires les plus
graves. Les Médicis eux-mêmes lui confièrent
d'importantes missions et le rappelèrent à Flo-
rence dans les derniers jours de mai 1527. Il y
expira subitement le 22 juin, âgé de cinquante-
huit ans.
Le plus célèbre des écrits de Machiavel, le
traité du Prince, n'était pas destiné à l'impres.-
sion; composé en 1514, il ne fut du moins pu-
blié que quatre ans après la mort de l'auteur,
en 1532. Composé en forme de mémoire, pour
Laurent de Médicis, il présente de nombreuses
traces d'adulation, et manifeste bien clairement
le désir qu'avait Machiavel de sortir de l'abaisse-
ment où il gémissait, et de rentrer à tout prix
dans les affaires. Ces dispositions suffisent pour
expliquer les faiblesses où l'on voit tomber quel-
quefois un caractère si courageux et si inflexi-
ble. Cependant on formerait plusieurs volumes
en réunissant les écrits composés à diverses
époques pour interpréter les intentions de Ma-
chiavel : selon les uns, le Prince est un système
complet d'irréligion et de despotisme, le code
d'une politique infernale, le bréviaire des assas-
sins couronnés, le catéchisme des plus horribles
ennemis du genre humain; selon d'autres, c'est
une satire, c'est le portrait du tyran habilement
tracé pour inspirer la haine du despotisme et
appeler les peuples à s'affranchir d'un joug
odieux. Bacon pensait que Machiavel avait voulu
montrer ce que les gouvernants ont coutume de
faire, non pas ce qu'ils doivent faire; une triste
image de la réalité, non pas un tableau idéal ;
la prudence politique, et non pas la sagesse
d'État. Frédéric II, en composant lAnti-Machia-
vel, affectait aussi de croire que le Prince n'é-
tait que le portrait de César Borgia, monstre
affreux, présenté en modèle aux souverains qui
prétendent gouverner par eux-mêmes. Due lec-
ture attentive et impartiale instruit mieux: elle
apprend que le Prince développe une double
doctrine, l'une durable et permanente, l'autre
passagère et momentanée. La première est libé-
rale et patriotique, la seconde est à l'usage du
despotisme; et celle-ci même est patriotique en-
core. En effet, si Machiavel, recourt aux mains
dures et sévères, aux cruelles rigueurs du tyran,
c'est pour ; factions qui déchirent sa
patrie, c'est pour ramener l'ordre, la paix, le
bien commun et le dé enl de toutes les
puissances particulières et publiques. On est
surpris que tant do critique usé de re-
connaltre que Machiavel . e toujours
d'une désapprobation plus ou uicins éclatante
AIACH
— 991 —
MAGH
l'exposé des principes pervers qu'il a développés.
Tout en conservant, pour certaines crises socia-
les l'emploi des remèdes les plus violents, l'u-
sage do moyens immoraux, l'auteur du Prince
ne cesse pourtant pas de distinguer ce qui est
moral de ce qui ne l'est pas, ce qui est bien de
ce qui est mal, ce qui est juste de ce qui est in-
juste. «Si les hommes étaient meilleurs, dit-il
plus d'une fois, vous n'auriez pas besoin de force
ni de fraude. » Elles sont de lui, ces paroles
énergiques : « Vous ne pouvez pas appeler vertu
égorger ses concitoyens, trahir ses amis, vivre
sans foi, sans pitié, sans religion; cela peut faire
acquérir l'empire, mais non de la gloire! »
(Liv. I, ch. vin.)
On a cherché à soutenir que Machiavel démen-
tait dans le Prince ce qu'il avait avancé dans
ses Discours sur Tite-Live. C'est là une erreur
facile à rectifier pour qui veut lire de suite les
deux ouvrages, sans prévention ni préjugé. Un
même esprit anime le Prince et les Discours.
Dans les Discours, l'auteur montre comment un
peuple naturellement sain et bien organisé s'é-
lève et grandit par l'effei de son amour pour la
chose publique. Dans le Prince, on voit de quelle
manière un seul homme puissant suffit, pour ré-
tablir, au milieu d'âmes dépravées, l'unité de
pouvoir et la liberté civile. Dans les Discours,
Machiavel propose comme modèle la vie politi-
que de la république romaine; dans le Prince,
il appelle, il instruit un caractère hardi à s'é-
riger en réformateur de la nation. Comme il a
pleine foi dans la vertu des exemples, il par-
court l'histoire de Rome, et, à l'aide des récits
de Tite-Live, il essaye de prouver que la gran-
deur des Romains avait pour sources le libre
mouvement des citoyens, la publicité de leurs
actes et de leurs paroles, et surtout l'unité de la
vie politique. Dans ces tableaux saisissants, élo-
quents, il insiste avec prédilection sur la néces-
sité de la liberté, et sur la valeur du sentiment
populaire. La voix du peuple est la voix de Dieu;
le tiers état, lo stato civile, fait la force et l'a-
venir de l'État, et garde mieux la chose publi-
que que ne pourraient faire l'aristocratie et l'o-
ligarchie : à chaque page des Discours, c'est le
républicain, c'est le compatriote et le disciple de
Dante, qu'on entend et qu'on admire. D'où vient
cependant, encore une fois, que Machiavel attend
et prépare la venue d'un despote? C'est qu'il lui
tarde de remplacer la confusion par l'ordre, et
l'esprit de parti par l'esprit public; c'est parce
qu'il a reconnu que les temps de confusion ci-
vile ne peuvent cesser que par le bras d'un réor-
ganisateur armé, d'un restaurateur impitoyable,
d'un instrument de fer et de feu ; c'est pour cela
qu'il souhaite à Florence et à l'Italie un monar-
que absolu, un seul et unique maître qui, dans
l'intérêt dii bien commun, au profit de la patrie,
n'hésite po ut à user tour à tour de la force et
de la ruse, à frapper comme à protéger, à mar-
cher dans 'le mal comme dans le bien, chaque
fois que l'exige le but de l'État, l'unité. Un tel
prince est, si l'on veut, un mal; mais c'est un
mal nécessaire, comme l'est la guerre ; c'est un
mal passager, car l'ordre rétabli rendra à cha-
cun la libre disposition de toutes ses facultés.
Ce prince, au surplus, doit imiter Moïse, Thésée,
Romulus. Cyrus, plutôt qu'Agathocle ou César
Borgia. César Borgia n'est véritablement à sui-
vre qu'en ce qui regarde la conséquence inflexi-
ble de sa volonté. Ce prince doit s'efforcer de se
concilier la sympathie dû peuple et son admira-
tion, par de belles actions, par des exemples de
courage, de vigueur, d'habileté et d'intelligeive.
Il doit secourir et défendre la vertu et le génie;
il ne d"it sévir que contre les factions qui mi-
nent le corps social, qui en sont les plaies et les
maladies, et qui, si on ne les arrête, en causent
la mort.
On le voit donc, le Prince et les Discours ne
se contredisent pas. Au fond, dans l'un et l'autre
ouvrage, Machiavel expose la même doctrine,
celle qui lui est personnelle et naturelle, et que
font éclater ses plaintes fréquentes sur l'abaisse-
ment de sa patrie. Il y a deux manières, selon
lui, de vaincre et de gouverner : l'une emploie
les lois, l'autre la force : l'une convient aux nom-
mes, l'autre aux brutes; mais chaque fois que la
première ne suffit pas, il faut bien se servir de
la seconde. Le prince doit savoir tirer parti de
la nature animale, comme de la nature hu-
maine. En présence de la nature animale, qu'il
se montre lui-même animal, lion et renard: re-
nard pour connaître les pièges, lion pour épou-
vanter les loups! Traiter les méchants comme
les gens de bien, c'est se préparer de cruelles
déceptions. Tous les moyens sont permis, lors-
qu'ils servent à sauver l'État, la vie et la pro-
priété publiques. La nécessité politique est la loi
suprême; le salut de l'État est le premier et le
dernier besoin de l'homme ; le défenseur de
l'État est donc autorisé à disposer de tout ce qui
peut sauver l'État.
C'est ce droit suprême et absolu de l'État qui
est la conviction la plus forte de Machiavel, et
ses principaux écrits n'ont d'autre but que de
répandre et d'affermir cette conviction parmi les
Italiens. L'État, sa centralisation et son unité,
sa puissance souveraine et son indépendance
complète, voilà les notions que Machiavel ne
cesse d'éclairer, comme il dit, de l'expérience
des anciens, et d'observations modernes.
Sur quoi fonde-t-il la doctrine de l'unité pu-
blique ? La condition du progrès, c'est l'harmo-
nie; point d'harmonie, point de suite sans unité,
sans accord, sans un centre fixe et immuable.
Une seule et même pensée, une seule et même
volonté, un seul et même sentiment, telle est la
base de l'ordre, comme l'ordre est le fondement
de la prospérité. Tout ce qui existe ensemble
dans les limites d'un même pays, toutes les in-
dividualités doivent aboutir à la communauté.
La communauté est le terme et la fin de tout
développement particulier et privé. Toute vie
individuelle, toute sphère personnelle n'est qu'un
élément de la vie générale, qu'un rayon du cer-
cle commun, qu'un membre, enfin, de l'État.
Tous les membres, sous peine de dépérir, doi-
vent obéissance et assistance au cœur qui les
anime, à la tête qui les gouverne : un seul chef,
par conséquent ; un seul fondateur^ un seul di-
recteur, un seul souverain. Homère l'a dit :
« Qu'un seul homme soit le maître! » Le bien
commun, c'est-à-dire le bien de chaque particu-
lier, sera le résultat infaillible de celte organi-
sation énergique. 11 y a plus : chaque citoyen
imitera dans sa vie privée la marche de l'État;
l'État sera le modèle du citoyen, de même que
la durée de l'État dépend de la grandeur des ci-
toyens. Que chaque sujet soit un État en petit,
et l'État sera un citoyen en grand.
Voilà pourquoi Machiavel veut que le citoyen
développe toutes ses facultés et ses ressources,
avec toute la vigueur dont il se trouve capable,
et s'élève à la plus haute puissance possible;
voilà pourquoi il considère le besoin, la néces-
sité, comme la véritable école de la civilisation
et de la félicité publique. Travailler, souffrir,
lutter, braver tous les genres de difficultés et
d'orage, c'est là ce qui forme l'homme et le pré-
pare aux solides victoires. La dignité humaine
consiste dans le courage, dans la puissanc
sacrifice, à ne jamais désespérer de soi ni d
MACII
— 992
MACII
trui. Il vaut mieux se repentir d'avoir agi que
de n'avoir point agi. L'action, voilà ce qui ho-
nore l'homme; l'inertie, l'oisiveté le dégrade et
l'énervé. Le destin favorise les fortes volontés et
les caractères intrépides; et si Rome a été im-
mortelle, c'est parce qu'elle a eu le génie de
l'action, et si les Sybarites sont méprisés, c'est
parce qu'ils n'ont su que jouir. Chez Machiavel,
l'homme se confond avec le citoyen, et le ci-
toyen n'est vraiment tel qu'en se concentrant
tout entier dans la vie active, dans la vie publique.
Mais est-il possible d'absorber ainsi l'homme
dans le citoyen? Un tel progrès n'est-il pas au-
dessus ou en dehors de la nature humaine?
L'instinct du progrès, répond Machiavel, est un
fait manifeste. La nature a créé les hommes de
manière qu'ils désirent tout sans pouvoir tout
atteindre. Le désir, qui n'est jamais entière-
ment satisfait, entretient une continuelle ten-
dance à de nouveaux efforts, à des conquêtes
plus brillantes. De là le mouvement moral et
politique, de là ce magnifique déploiement de
force et de talents, de là cette ardente émula-
tion, de là enfin l'accroissement du bien com-
mun et de la chose publique. Les lois et les
mœurs naissent de ce même mouvement, qui
les rend indispensables. Les lois améliorent
l'homme, de même que la pauvreté le îend in-
dustrieux et laborieux. Les bonnes mœurs ont
besoin des lois pour durer, et les lois les meil-
leures ont besoin des mœurs pour être sérieu-
sement observées. La loi est le nerf et l'âme
des existences libres et grandes. Un État qui veut
subsister aura soin de mêler heureusement tou-
tes les puissances de la nation, de les unir sa-
gement par le lien des mêmes lois, des mêmes
mœurs, et de faire en sorte que les différentes
formes de gouvernement, ailleurs successives et
hostiles, se pénètrent les unes des autres et
constituent un ensemble harmonieux. Et de
tout cela résultera, suivant Machiavel, un per-
fectionnement tel que les individus se trouve-
ront, pour ainsi dire, égaux et identifiés à
l'État, aussi grands, aussi dévoués que l'Etat, et
non moins durables que lui ni moins immor-
tels.
L'immortalité, la durée des nations, la conti-
nuité du genre humain a aussi occupé l'auteur
des Discours et du Prince; et cette grave ques-
tion, il l'a résolue dans le sens de Jordano
Bruno et de J. B. Vico, à d'autres égards encore
ses disciples et ses imitateurs. L'histoire de
l'humanité, l'histoire des peuples, ne suit, à ses
yeux, qu'une marche pareille à celle des corps
terrestres et célestes, une marche circulaire. Les
choses de ce monde n'ont point de permanence ;
elles sont entraînées par un flux et reflux sans
fin, par un va-et-vient sans terme : rien n'est
vieux, rien n'est neuf; le fond persiste, les for-
mes varient et se renouvellent. Le désordre suc-
cède à l'ordre, l'ordre au désordre, le bien au
mal. le mal au bien, l'activité à l'oisiveté, l'oisi-
veté à l'activité, en un mot, le mouvement au
repos et le repos au mouvement. Toujours un
excès appelle un excès contraire. Plus un peuple
possède de sources d'énergie et de principes de
grandeur, plus il répète fréquemment ces alter-
natives et ces retours. Il périt, il disparaît, dès
qu'il perd la force de réagir et de se préi ipiter
de l'excès contraire dans l'excès où il est tombé.
11 restait encore à .Machiavel, à la fois anato-
miste des États et leur législateur, à décrire les
<us de se maintenir le plus loin possible des
mouvements extrêmes, pour mieux avancer.
nient un État menace de décadence peut-il
se relever et rentrer dans les voies du progrès?
l.u aspirant sans cesse à revenir à son principe.
Se renouveler en retournant à son point de dé-
part, à son dessein primitif et idéal, à son signe;
c'est là l'unique condition de durée pour les na-
tions, aussi bien que pour les individus. Comme
tout être et toute institution contiennent quelques
germes de puissance et de bien, de prospérité
et de gloire, il ne s'agit pour chaque institution,
pour chaque être, que de développer ces germes,
de les faire éclater et de les féconder ; que de
les rajeunir et de les raviver, lorsqu'ils com-
mencent à s'épuiser ou à s'obscurcir.
Tels sont les traits distinctifs de la théorie de
M ichiavel sur l'État et ses rapports avec l'indi-
vidu, sur le développement de l'homme social
et sur les enseignements que la politique doit
tirer de l'histoire. Ils sont empruntés à l'é-
tude comparative des Discours et du Prince.
et à l'examen de la polémique dont le Prince
dès le xvie siècle a été le sujet. Cette polé-
mique où paraissent d'abord les noms célèbres
de Gentillet, de Possevin, de Campanella, de
Gaspard Scioppius, a mis en lumière un dernier
service rendu par le secrétaire de Florence aux
sciences morales et politiques. Elle a constaté un
progrès de l'esprit moderne, accompli par le
génie de Machiavel, à savoir l'émancipation des
études politiques. Durant le moyen âge, ces
études avaient été envisagées comme une bran-
che de la théologie, comme un simple corollaire
du dogme, tributaire et justiciable de l'Église. A
dater des travaux de Machiavel, elles furent
considérées, malgré les réclamations de leurs
anciens juges, comme une partie distincte et
libre de la science humaine, comme un ordre
de connaissances laïques et séculières. Machiavel
en avait appelé, dans tous ses jugements, non
pas à l'autorité ni à la tradition, mais à l'expé-
rience et au raisonnement. Il était allé plus loin
encore; il n'avait pas seulement séparé la reli-
gion et la politique, l'Église et l'État, en renfer-
mant l'Église dans les choses divines et en
constituant l'État maître unique des choses ter-
restres; mais il avait distingué jusqu'à l'excès la
politique et la morale, ce qui intéresse une si-
tuation passagère et ce qui importe à la nature
éternelle de l'homme. Il avait revendiqué pour
l'esprit humain le droit de construire un système
d'Etat, une doctrine politique, indépendamment
de l'Église et de l'école. Enfin, quoiqu'il eût le
tort, sévèrement expié, de trop détacher la poli-
tique de la morale, Machiavel eut le grand mé-
rite d'exiger que l'on concédât aux sciences
politiques un domaine à part, propre à elles
seules, distinct et indépendant. Machiavel, sans
annoncer expressément un si grand dessein, a
accompli, pour les sciences historiques et politi-
ques, ce que Galilée, Bacon, Descartes et Leibniz
ont effectué dans l'intérêt des sciences expéri-
mentales, exactes et spéculatives. C'est à ce titre
surtout que son nom mérite d'être inscrit dans
les annales de la philosophie.
Tous les ouvrages de Machiavel n'ont été im-
primés qu'après sa mort. La première édition de
ses principales œuvres parut à Florence, 1531-
1532, en trois parties, in-4. La meilleure édition
complète a été publiée à Florence, 1813, 8 vol.
in-8, et 1818, 10 vol. in-8. Il existe plusieurs
traductions françaises à peu près complètes;
celle de Têtard. la Haye, 1743, 6 vol. in-12;
celle de Guiraudet et Hochet, Paris, 1779, 10 vol.
in 8; celle de Prias, Paris, 1823-1826, 12 vol. in-8.
VAnti-Machiav&l de Frédéric II publié par
Voltaire, parut à la fois la même année 1740, en
plusieurs villes d'Allemagne et de Hollande, in-8.
La publication d'Aimé Guillon sous ce titre :
Machiavel commenté par Napoléon Bonaparte,
manuscrit trouvé dans le carrosse de Bonaparte
MACK
993 —
MACK
après la bataille du Mont-Saint-Jean, Paris, 1816,
2 vol. in 12, n'est que la reproduction de V Anti-
Machiavel de Frédéric II.
On peut encore consulter sur Machiavel les
ouvrages suivants : Machiavel, son génie et ses
erreurs, par Artaud de Montor, Paris, 1833,2vol.
in-8; — Commoitaircs politiques et historiques
sur le traité du Prince et V Anti-Machiavel, par
M. de Bouille, Paris, 1827, in-8 ; — de Machiavel
et de l'influence de sa doctrine sur les opinions,
les mœurs et la politique de la France pendant
la révolution, par de Mazères, Paris, 1816, in-8;
— Réformateurs et publicistes, par Ad. Franck,
Paris, 1864, in-8; — Machiavel, par M. Nourris-
son, in-18, Paris, 1874. C. Bs.
MACKINTOSH (sir James), un des derniers
membres de l'école écossaise, esprit distingué
par l'universalité de ses connaissances, par l'heu-
reuse clarté d'un langage à la fois rapide et
élégant, publiciste, jurisconsulte, orientaliste^
historien, moraliste, philosophe enfin, est ne
vers 1766, dans le comté d'Inverness, et mort à
Londres en 1832.
Il venait d'entrer dans le barreau lorsque la
révolution française éclata; il embrassa sa cause
avec Fox contre Burk, dans un livre éloquent,
Vindiciœ gallicce. Cette Défense du peuple fran-
çais lui valut, de la part de l'Assemblée législa-
tive, le titre de citoxjen français, et dans le
parti whig un succès extraordinaire et un brillant
accueil. La Terreur changea ses opinions, lui
dicta des jugements très-sévères sur cette même
révolution et le rapprocha des torys. Pitt lui
offrit une chaire de droit à Lincoln's-Inn. Plus
tard, il fut nommé juge au tribunal (recorder)
de Bombay. Pendant les dix années passées dans
cette colonie, Mackintosh y fonda une société
savante, acquit une érudition asiatique très-
remarquable et concourut à faire mieux connaî-
tre la philosophie indienne. De retour de l'Inde,
en 1811, il entra au Parlement comme député du
comté de Nairn, et devint un des membres les
plus considérés de cette opposition énergique
qui combattit lord Castlereagh, pour opérer une
réforme parlementaire, et l'émancipation reli-
gieuse.
En histoire, il est le disciple de Robertson et
de Hume, c'est-à-dire historien philosophe et
libéral. Deux ouvrages curieux attestent cette
excellente tendance : le premier est une courte
Histoire d'Angleterre, le dernier une conscien-
cieuse Histoire de la révolution de 1688, puisée
aux archives d'Angleterre et de France, mais
publiée seulement après la mort de l'auteur, en
1834.
Mackintosh a laissé quelques traces honorahles
dans l'histoire de la philosophie, particulière-
ment comme collaborateur de la Revue d'Edim-
bourg et de YEncyclopédie britannique. Il a
fourni au célèbre recueil d'Ecosse un grand nom-
bre de morceaux fort recherchés, parmi lesquels
deux essais intitulés Considérations sur l'his-
toire de la philosojihie depuis la renaissance
des lettres et un Examen critique de l'ouvrage de
Mme de Staël, de V Allemagne. Ces articles ont
été recueillis et traduits en français, par M. L. Si-
mon, sous le titre de Mélanges philosophiques,
ParU. 1829, in-8.
Dans la septième édition de YEncyclopédie
britannique a paru une Histoire de la philoso-
phie morale, destinée à continuer, dans cette
même collection, la précieuse Histoire des scien-
ces métaphysiques de Dugald Stewart. Le travail
deMackintosh lut traduit en français par M. Poret,
Paris. 1836, in-8.
Cette histoire à laquelle le nom de Mackintosh
demeure attaché offre plus d'une lacune, à la
DICT. PHILOS.
vérité, et plus d'une conclusion trop systémati-
que. Elle n'est ni complète, ni impartiale. La
morale de l'antiquité et celle du moyen âge y
sont traitées avec une fâcheuse précipitation.
L'Allemagne, quoique parfaitement connue de
l'auteur, est tout à l'ait laissée de côté. Toutes les
écoles morales sont réduites à deux, l'école in-
tellectuelle et l'école sentimentale. Les partisans
de la première sont négligés et même sacrifiés
aux partisans de la seconde, c'est-à-dire aux amis
de Mackintosh. Ainsi, Ferguson, Price, Reid,
Butler, Dugald Stewart, sont presque passés
sous silence; tandis que Shaftesbury, Hutcheson,
Hume, Adam .Smith, Hartley sont traités avec
complaisance. En dépit de ces préjugés et de
ces omissions, cette histoire est d'une incontes-
table utilité, non-seulement parce qu'elle achève
le mouvement de la philosophie écossaise, mais
parce qu'elle initie le lecteur du continent aux
détails tout indigènes de la philosophie morale
dans la Grande-Bretagne. On y trouve le tableau
le plus exact des plus récentes tentatives de
cette philosophie. Au surplus, si l'auteur laisse
en dehors de son plan beaucoup d'hommes qui
ont servi la morale moderne, il fait aussi revi-
vre bien des noms tombés dans l'oubli. A la sa-
gacité qui choisit dans chaque système le trajt
le plus caractéristique, il unit des principes gé-
néreux opposés aux doctrines de l'intérêt et de
l'égoïsme, aux égarements d'un Hobbes ou d'un
Bentham.
Voici ces principes, tels que Mackintosh lui-
même les expose en passant en revue les systèmes
du xvne et du xvme siècle. L'approbation morale
n'est pas une opération de l'intelligence, c'est
une émotion, un sentiment (a feeling). L'utilité,
en général, est le critérium de la moralité de
nos actions. Cependant la conscience est un sen-
timent indépendant de l'utilité; elle résulte de
la combinaison simple et indissoluble de diffé-
rents éléments, des sentiments personnels et des
sentiments sociaux ; elle est douée de la faculté
de prononcer que certaines actions sont des de-
voirs, certaines dispositions des vertus, et nous
oblige moralement de cultiver les unes et d'ac-
complir les autres. Notre bonheur dépend de
l'obéissance prêtée à la conscience par la volonté.
Cette obéissance, cette approbation morale, tour
à tour volontaire et involontaire, n'est pas l'effet
du raisonnement ou de la réflexion. Elle a pour
origine et pour appui le plaisir que toute affec-
tion bienveillante produit en nous; et elle de-
vient la source de toutes ces émotions, de tous
ces désirs qui déterminent notre volonté, parce
qu'ils sont relatifs au besoin d'être heureux. La
sympathie, telle est la véritable cause de notre
bonheur ; et de même que le vœu de notre bon-
heur est inséparable de notre existence, la dis-
position à céder constamment à la sympathie
s'associe à tous nos actes, à toutes nos volontés.
La loi de la conscience se confond ainsi avec
celle de la sympathie ; l'une et l'autre dominent
notre nature active et morale, nos affections
personnelles et nos affections sociales, nos plai-
sirs et nos peines. La conscience refuse son appro-
bation à tout ce qui est contraire à la sympathie,
et intervient par conséquent entre toute pas-
sion égoïste et ce qui est véritablement utile.
L'utilité générale n'est donc le signe de la
moralité des actions que parce qu'elle s'ac-
corde avec les prescriptions de la conscience et
les inspirations de la sympathie, c'est-à-dire avec
la véritable constitution de l'homme.
Il est inutile de montrer combien cette théo-
rie est vague. L'approbation morale, supposant
un jugement, est un fait intellectuel autant
qu'un sentiment; la raison y a sa part, aussi
63
MACR
— 994 —
MACR
bien que la sensibilité. Celle-ci ne saurait don-
ner un caractère d'obligation à tout devoir
désagréable et difficile; elle ne peut conduire à
l'idée de la loi souveraine, du droit absolu. Le
devoir perdant sa nature impérative, la liberté
et le mérite sont profondément ébranlés. L'uti-
lité ne peut pas davantage être admise comme
caractère distinctif des bonnes actions, parce
qu'elle ne peut point prendre la place de la jus-
tice, seule règle des intentions vertueuses. Ainsi
quelque généreux que soit ce dernier essai de
l'école sentimentale, il n'en est pas moins très-
insuffisant. C. Bs.
MACROBE (Ambrosius Aurelius Thcodosius
Macrobius), personnage consulaire et philologue
célèbre du temps de l'empereur Théodose le
Jeune, n'appartient à l'histoire de la philosophie
que par quelques pages de ses Saturnales,
grande compilation littéraire sous forme de dia-
logue, et par son Commentaire sur le Songe de
Scipion. Le septième livre des Sa turnalia, imité
ou traduit en partie des Questions symposiaques
de Plutarque, traite de la question de savoir
quand et comment il est permis de philosopher
dans un repas. Ce n'est qu'une discussion élé-
gante et agréable. Le Commentaire sur le Songe
de Scipion a une tout autre importance. La belle
fiction qui terminait les dialogues de Cicéron
sur la République est justement admirée, et ;
comme imitation du célèbre récit de Her l'Armé-
nien dans la République de Platon, et comme
résumé éloquent des croyances de l'antiquité
païenne relativement à une autre vie et au sort i
que les hommes y doivent attendre, selon le I
mérite de leurs actions ici-bas. Macrobe, qui i
l'interprète en philosophe et non en grammai- j
rien, montre d'abord, avec beaucoup de finesse, j
la différence' qu'il y a entre les deux ouvrages
de Platon et de Cicéron sur la République.
Puis il défend le droit qu'ont les philosophes de j
présenter quelquefois sous forme fabuleuse les j
plus sublimes théories; puis, comme la fable de ■
Cicéron est un songe, il cherche à quelle espèce j
de songes il la faut rapporter ; enfin il entre |
dans l'examen même de l'ouvrage, où, rencon-
trant tour à tour des questions de mathémati-
ques, d'astronomie, de morale, etc., il suit l'au-
teur dans ces discussions si diverses, avec une
grande abondance de savoir, et quelquefois une
remarquable subtilité de raisonnement. Il y a
donc peu de sciences dont l'histoire n'ait à tirer
quelque profit d'un tel commentaire. Mais l'histo-
rien de la philosophie n'est pas celui qui y trou-
vera le plus grand nombre de documents à re-
cueillir; il y remarquera cependant (liv. II,
ch. xin et suiv.) l'analyse assez claire des opi-
nions de Platon et d'Aristote sur la nature de
l'âme, et (liv. I, ch. xm) un beau développement
de cette idée qu'il y a deux morts : l'une résul-
tant de la séparation du corps et de l'âme, sépa-
ration que Dieu seul a le droit d'ordonner ;
l'autre, l'entier triomphe de la raison sur les
sens, qui est le but où peuvent tendre ici-Las
tous les efforts du sage. Au chapitre suivant, se
lit un résumé instructif des opinions de l'an-
cienne philosophie sur la nature de l'âme, où
l'on voit que l'opinion la plus répandue, même
chez les païens, était en faveur de sa spiritualité
et de son immortalité [obtinuit tamen non minus
de incorporalilale ejus, quam de immoriali-
tale senlentia). Au douzième chapitre du livre II
le commentateur va plus loin encore, sur les
traces de Cicéron : il soutient que l'essence de
L'humanité est dans l'âme, véritable émanation
de la substance de son créateur. Les lignes sui-
teSj qui terminent et résument tout ce com-
mentaire, en donnent une idée assez fidèle : « La
philosophie comprend trois parties, la physique,
la morale, la rationnelle (ou science de ce qui
est incorporel), Cicéron, dans ce Songe, n'<
omis aucune. En effet, ces exhortations à la
vertu, à l'amour de la patrie, au mépris de la
vaine gloire, sont-elles autre chose qu'un sys-
tème de morale? Lorsqu'il parle de la disposi-
tion des sphères, de la grandeur des astres, de
la puissance dominante du soleil, des cercles
célestes, des zones terrestres, des espaces occu-
pés par l'Océan, et des secrètes harmonies du
monde, il nous déroule les mystères de la phy-
sique. Enfin, lorsqu'il dispute sur le mouvement
et l'immortalité de l'âme, dans laquelle il n'y a
rien de corporel, rien de sensible, et dont l'es-
sence ne peut être perçue que par la seule rai-
son, alors il l'élève aux plus grandes hauteurs
de la philosophie rationnelle. On peut donc dé-
clarer qu'il n'y a rien de plus parfait que cet
ouvrage, qui embrasse la philosophie to'ut en-
tière. » C'est attribuer à l'œuvre surtout poé-
tique de Cicéron une sorte d'unité dogmatique
que l'auteur n'a sans doute pas voulu y mettre;
on ne peut nier pourtant que cette beauté
même et l'élévation des doctrines du philosophe
romain n'aient quelquefois heureusement in-
spiré son commentateur, de manière à faire
oublier qu'il écrivait à une époque de déca-
dence déjà avancée. Une remarque qu'il n'est
peut-être pas inutile de faire en terminant, c'est
que tout ce spiritualisme des écoles païennes
que Macrobe commente d'après Cicéron, parai l
être resté étranger à toute influence de l'en-
seignement chrétien, et non moins étranger à
tout esprit de polémique et de rivalité envers
la nouvelle religion, alors triomphante. — La
première édition savante des œuvres de Macrobe
est celle de Gronovius (in-8, Leyde, 1670), plu-
sieurs fois réimprimée, avec ou sans commen-
taires, notamment dans la collection Bipontine
(2 vol. in-8, 1788); Lud. Jan en a publié en 1848
à Quedlimburg une édition toute nouvelle ac-
compagnée d'amples commentaires; c'est un
travail supérieur par la critique à celui de Gro-
novius. Macrobe a été traduit en français par
M. de Rosoy (2 vol. in-8, Paris, 1826-1827). Une
traduction grecque du Commentaire sur le
Songe de Scipion, par le célèbre moine byzan-
tin Maxime Planude, est encore inédite. On peut
consulter, en outre, sur Macrobe, une disser-
tation de Mahul, insérée dans les Annales en-
cyclopédiques de Millin, 1817, t. V, p. 21-76.
et la thèse de L. Petit, de Macrobio Ciceronis
interprète philosopho, in-8, Paris, 1866.
E. E.
MACROCOSME, MICROCOSME (de fwxxpoc,
grand ; uaupé:, petit; y.6<7u.oç, monde), deux termes
corrélatifs particulièrement en usage chez les
philosophes mystiques ou plutôt hermétiques, et
qui ne signifient autre chose que grand monde,
petit monde. Plusieurs philosophes de l'antiquité,
entreautres Platon, Pythagore et l'école stoïcienne
tout entière, considéraient le monde comme un
être animé, assez semblable à l'homme, et com-
posé, ainsi que lui. d'un corps et d'une âme. Celte
opinion, développée cl exagérée parle mysticisme,
est devenue la théorie du macrocosme et du mi-
crocosme, d'après laquelle l'homme est le miroir
fidèle et le résumé de la création, c'est-à-dire un
univers en petit, et l'univers un homme en grand.
Les mêmes principes et les mômes facultés qu'on
aperçoit dans l'une, on les attribua à l'autre, et,
cette assimilation une fois admise, on ne s'arrêta
plus, on se laissa entraîner en même temps à
deux excès opposés : on attribua à l'homme un
pouvoir imaginaire et surnaturel sur les lois les
plus fondamentales de l'univers, et on lit dépendre
MA LU
— 995 —
MAIM
des phénomènes les plus éloignés de l'univers les
actions et la destinée de l'homme. Ces deux excès
contraires sont l'alchimie et l'astrologie, que l'on
trouve réunies ensemble dans la médecine her-
métique. Que l'on passe en revue les différents
écrivains qui ont attaché leurs noms à ces rêve-
ries, Jacob Boehm, Robert Fludd, Van Helmont,
Saint-Martin, on les verra tous dominés par cette
pensée, qu'il y a une corrélation parfaite entre
l'homme et l'univers : par exemple, entre nos
différents organes et les différents métaux ; entre
les métaux et les principales constellations; entre
la vie qui nous anime et la vie générale du
monde. Ces idées se rattachent à un système plus
général, panthéiste au fond et mystique dans la
forme, qui n'admet qu'une substance se révélant
dans l'univers par une variété infinie, et se con-
centrant ou plutôt se résumant dans l'homme.
Voy. Kabbale, Boehm, Van Helmont, etc.
MAGNEN (Jean-Chrysostome), né à Luxeuil,
en Franche-Comté, professait la médecine, à Pa-
vie, vers le milieu du xvne siècle. Tennemann lui
attribue quelque part d'influence dans le mouve-
ment réformateur qui prépara la révolution car-
tésienne. A cette époque, où, pour renouveler la
philosophie, on s'essayait à reproduire, à remettre
en honneur tous les systèmes anciens que n'avait
pas connus l'école du moyen âge, où Campanella
ressuscitait les Alexandrins, et Bérigard les
Ioniens, Magnen entreprit, à l'exemple de Sen-
nert, de faire valoir les principes de la doctrine
atomistiquo. On a de lui : Democritus revivis-
ccns, sive de atomis, in-4, Pavie. 1646 ; in-12,
ib., 1646; in-12, Leyde, 1648; in-12, la Haye et
Londres, 1658. Le nombre de ces éditions atteste
qu'en effet le livre de Magnen eut du succès.
C'est un traité dans lequel la philosophie pro-
prement dite occupe une moindre place que la
physique, mais où se rencontre plus d'un théo-
rème dont Gassendi n'a pas dédaigné de faire
son profit. B. H.
MAIMON (Salomon)^ philosophe de l'école de
Kant, était né en 1753, a Neschwitz en Lithuanie,
fils d'un pauvre rabbin. L'étude du Talmud n'avait
servi qu'à exciter en lui un vif désir de connaître.
11 vint en Allemagne sans moyens matériels et
comprenant à peine la langue du pays. Il arriva
dans le plus misérable état à Berlin, où Men-
delssohn l'accueillit et le dirigea dans ses études
philosophiques. Il vécut ensuite alternativement
à Hambourg, à Amsterdam, à Breslau, à Berlin,
jusqu'à ce qu'enfin il fût assez heureux pour
trouver un asile dans une terre de Silésie appar-
tenant au comte de Kalkreutb et où il mourut
en 1800.
Maimon prit part à la rédaction de divers re-
cueils périodiques, notamment à celle du Magasin
de psychologie expérimentale, publié par Moritz,
et donna un commentaire du More nebouchîm de
Maimonide, Berlin, 1791, in-4. Sa vie, écrite par
lui-même et mise au jour par Moritz, est pleine
d'intérêt. Quoi de plus singulier, en effet, que de
voir le fils d'un rabbin polonais, né au sein de
l'indigence, passer du Talmud à la Critique de la
raison pure, venir se placer parmi les penseurs
de l'Allemagne, et exercer une influence marquée
sur le mouvement philosophique do l'époque?
Il débuta par un Essai sur la philosophie
Iranscendaniale.BerYm, 1790, in-8, qu'il fit suivre
d'une Histoire des progrès de la Métaphysique
en Allemagne depuis les temps de Leibniz et de
Wolf, Berlin, 1793, in-8, et d'un Traité sur les
Catégories d'Âristote, Berlin, 1794, in-8. Il publia
encore des Recherches critiques sur l'esprit hu-
main, ou Tableau des facultés de connaître et
de vouloir, Leipzig, 1797, in-8. Son principal
écrit, du reste, est celui qui a pour titre : Essai
d'une nouvelle logique,_ ou Théorie de la pensée,
Berlin, 1794, in-8, suivi de Lettres de Philalèlhe
à Enésidème. Dans cet ouvrage, Maimon déclare
accepter la partie négative ou antidogmatique de
Kant; mais il en rejette la partie positive ou
doctrinale, et prétend en corriger les défauts et
combler les lacunes. En même temps qu'il par-
tageait avec Beck et Reinhold l'ambition de rec-
tifier et de compléter la Critique, il professa un
scepticisme plus absolu que celui de Schulze lui-
même. Au total, son œuvre ne fut qu'un simple
incident entre la pensée de Kant et celle de
Fichte.
Les chapitres ix et x de sa Logique sont surtout
remarquables : ils traitent spécialement de l'ori-
gine des idées de temps et d'espace et des catégo-
ries. Quant aux premières, Maimon n'admet ni la
doctrine de Leibniz et Wolf, selon laquelle l'espace
et le temps sont les formes mêmes des choses en
soi, et, par conséquent, entièrement objectifs, en
tant que les choses sont perçues par les sens; ni
celle de Kant qui les conçoit comme les formes
a priori et purement subjectives de l'intuition
sensible. Au jugement de Maimon, cette question
est insoluble, parce que nous ne pouvons savoir
ni ce que les choses sont en soi, ni ce qu'est en
soi la faculté de connaître. On est libre, dit-il,
de supposer le principe des idées de temps et
d'espace soit dans celle-ci, soit dans celles-là. Selon
lui, cependant, elles constituent ce qu'il y a d'ob-
jectif dans les choses sensibles, parce qu'elles
expriment, non les rapports des objets au sujet
qui les perçoit, mais les rapports extérieurs des
objets entre eux ; elles sont la condition a priori
de toute connaissance réelle, parce que ce n'est
que par elles que les représentations sensibles
sont différenciées entre elles. Elles ne sont pas la
condition de la possibilité des objets extérieurs,
et c'est par une illusion psychologique que nous
les concevons ainsi, illusion qui provient de ce
que nous ne pouvons nous représenter ces mêmes
objets comme distincts qu'au moyen de ces idées
Maimon est plus sceptique qu'idéaliste; l'idéa-
lisme est pour lui tout aussi douteux que le
réalisme. L'idéalisme, dit-il, d'après lequel les
objets dits extérieurs ne sont autre chose que
des modifications de notre faculté de connaître
ou du moi, est irréfutable ; ce qui ne veut pas
dire qu'il soit conforme à la vérité. On peut bien
concevoir d'une manière indéterminée une chose
en soi comme existant en dehors de l'entende-
ment; mais il est impossible de la déterminer
comme telle : il y a contradiction à concevoir,
en dehors de l'entendement, un objet déterminé,
puisqu'il ne peut l'être que par la pensée; toute-
fois, ajoute Maimon, sans sortir de lui-même,
l'entendement peut, en toute connaissance sen-
sible, distinguer deux éléments, savoir: d'abord
ce qui change en même temps que l'état de l'or-
gane et, par conséquent, tient à l'état du sujet;
et ce qui demeure invariable et, par conséquent,
appartient à l'objet. Le premier de ces deux élé-
ments est ce qu'il y a de purement subjectif dans
la connaissance, le second constitue ce qu'il y a
d'objectif. Les sensations dépendent du sujet et
varient avec lui ; mais il nous est impossible de
concevoir un corps autrement qu'étendu : l'idée
d'espace est donc ce qu'il y a d'objectif dans la
notion d'un corps; de même toute pensée déter-
minée suppose l'idée du temps. Maimon conclut
de là qu'il n'y a de savoir réellement objectif
que les mathématiques pures, et que la connais-
sance empirique est une pure illusion.
Cette doctrine de Maimon est moins une mo-
dification de celle de Kant qu'un raffinement,
une exagération plutôt qu'une rectification de la
pensée du maître. Il en est à peu près de même
MAI M
— 996 —
MAIM
de sa théorie des catégories, qu'il distingue sub-
tilement des formes de la pensée. Les formes de
la pensée, selon lui, sont des rapports possibles
entre des objets tout à fait indétermines, et les
catégories sont ces mêmes rapports, en tant qu'ils
sont considérés comme des rapports réels entre
des objets indéterminés en soi, mais détermina-
bles. Les formes sont la condition des catégories,
celles-ci pour se réaliser supposant les formes.
Les catégories sont les prédicats élémentaires ou
nécessaires, déterminés apriori, de tous les êtres
réels; les formes ne sont pas des prédicats, mais
seulement des modes déterminés a priori de leur
application à des sujets en général. Ainsi, par
exemple, au point de vue de la qualité, la pre-
mière forme de la pensée est celle de l'affir-
mation, à laquelle correspond la catégorie de la
réalité.
Au reste, le tableau des catégories de Maimon,
à l'exception de la catégorie de la relation, est,
à peu de chose près, le même que celui de Kant ;
seulement il ramène toutes les formes de la
pensée, tous les modes du jugement, à un prin-
cipe général unique, celui de la déterminabililé,
que tout jugement suppose : c'est de là qu'il faut
déduire immédiatement, selon lui, les catégories,
parce que ce principe domine les formes elles-
mêmes. Ces formes sont déterminées négative-
ment par le principe de contradiction, et posi-
tivement par le principe de la déterminabililé,
de la pensée d'un objet ou du jugement en gé-
néral.
D'après Maimon, la forme du jugement hypo-
thétique est au fond la même que celle du juge-
ment catégorique ; Kant a donc eu tort de déduire
de la première la catégorie de causalité, qui
coïncide véritablement avec celle de substance.
Mais, s'il n'y a pas une différence réelle entre le
mode catégorique et le mode conditionnel, tous
les jugements sont catégoriques, qu'ils soient
affirmatifs ou négatifs, universels ou particu-
liers, etc. Il s'ensuivrait que tout acte du juge-
ment, et par conséquent toute pensée, repose, en
dernière analyse, sur l'idée de substance, de
réalité, ou d'un objet de la conscience en soi,
comme l'appelle Maimon, d'un objet détermina-
Lie; et si l'on faisait, en outre, avec lui, abstrac-
tion de l'objet, on arriverait encore avec lui au
concept de déterminabililé : c'est à peu près la
marche suivie par Fiente.
Mais de quel droit appliquons-nous cette caté-
gorie souveraine de réalité? De quel droit, en
pensant, en jugeant, supposons-nous que notre
Eensée, notre jugement a pour objet une chose
ors de nous, existant indépendamment de la
pensée qui la détermine? Voilà la grande question,
le fondement du scepticisme idéaliste. Maimon a
résumé le sien dans ses lettres à Schulze, le nouvel
Ënésidème. Schulze rejetait toute critique de la
raison comme chimérique. Maimon admet une
pareille critique; mais il ne pense pas que celle
de Kant soit la seule possible. Le scepticisme de
Schulze se réduisait à soutenir que la philosophie
n'avait réussi à rien établir d'absolument certain
sur les choses en soi, ni sur les limites des fa-
cultés intellectuelles, tandis que la philosophie
critique prétendait avoir fixé ces limites. Du reste,
Schulze admettait que les principes logiques
étaient la mesure de toute vérin, avec la seule
réserve que le syllogisme ne pouvait nous faire
connaître la vraie nature des choses prises en soi.
M lis, lui objecte Maimon, si les lois de la pensée
sont valables quant aux objets en général, pour-
quoi ne le seraient-elles pas quant aux choses
telles qu'elles sont en soi? Son scepticisme à lui
Lus solide, plus profond, dit-il. Il admet avec
la Critique qu'il y a des concepts etdes principes
a priori, une connaissance pure, qui s'applique
à un objet de la pensée en général, comme le
prouve la logique générale, et aux objets de la
connaissance a priori, comme le prouvent les
mathématiques pures; mais il nie que ces mêmes
concepts a priori, ces principes purs, puissent
s'appliquer absolument à l'expérience, tandis que
Kant admettait cette application comme un fait
de la conscience. Ce fait; selon Maimon, n'est
qu'une illusion psychologique, et il déclare, en
terminant, que les catégories ne peuvent être
légitimement appliquées qu'aux objets des ma-
thématiques pures.
Ces objections sceptiques, ainsi que nous l'a-
vons dit, ne demeurèrent pas sans influence sur
la marche ultérieure de la philosophie alle-
mande, et la direction de la pensée de Fichte,
dans ses commencements, fut en partie déter-
minée par elles. J. W.
MAIMONIDE (Moïse ben-Maimoun, appelé en
arabe Abou-Amran Mousa ben-Maimoun ben-
Obeidallah, vulgairement connu sous le nom de)
naquit à Cordoue, selon les documents les plus
authentiques, le 30 mars 1135. Son père, talmu-
diste distingué et auteur d'un Commentaire sur
V abrégé d'astronomie d'Alfarghâni, l'initia, dès
ses plus tendres années, à l'étude de la théologie
et des autres sciences, encore peu répandues
chez les Juifs. Mais il fréquenta aussi les écoles
arabes, où, comme il nous l'apprend dans son
More nebouchîrn (2° partie, ch. ix), il eut pour
maître un disciple d'ILn-Badja, plus connu sous
le nom corrompu à'Aven-Pace, et pour com-
pagnon d'études, pour ami de jeunesse, un fils
du célèbre astronome Geber, ou Djâber ben-
Aflah de Séville. Quant à ses rapports avec Ibn-
Badja lui-même et avec Averroès, dont il passe
généralement pour avoir été le disciple, il faut
les reléguer parmi les fables avec les autres dé-
tails qu'on nous raconte de son enfance, sur la
foi de la chronique juive, intitulée : la Chaîne
de la traditioji (Schalscheleth hakabala), et
l'histoire des médecins juifs et arabes de Léon
l'Africain (de Medicis et philosophis arabibus et
hebrœis, dans le tome XIII de la Bibliothèque
grecque de Fabricius). Maimonide n'avait que
trois ans quand Ibn-Badja mourut, en 1138; et,
dans aucun de ses écrits, où il parle si souvent
des philosophes arabes, il ne fait mention des
leçons d'Averroès. Les œuvres même du célèbre
commentateur, comme il le dit dans une lettre
à son disciple bien-aimé Joseph ben-Iehouda,
ne lui furent connues que très-tard vers 1191 ou
1192.
Il ne fallut rien moins que les facultés supé-
rieures dont la nature l'avait doué, jointes à
une volonté inflexible et à un désir insatiable
de savoir, pour permettre à Maimonide d'achever
son éducation dans les cii constances où il était
placé il venait à peine d'atteindre sa treizième
année, quand le fanatique Abdel-Moumen, fon-
dateur de la dynastie des Almohades, fit la con-
quête de Cordoue. Sa domination, comme celle
des princes de sa race, eut pour effet, partout
où elle s'établit, la destruction des synagogues
et des églises, et l'intolérance la plus absolue.
Les juifs et les chrétiens turent mis en demeure
de choisir entre l'islamisme et l'émigration.
Parmi les premiers, il y en eut un grand nom-
bre qui, ne pouvant se résoudre à quitter un
pays si longtemps hospitalier, ou ne le pouvant
pas aussi vite que le vainqueur l'exigeait, pri-
rent le masque de la religion de leurs persé-
cuteurs en pratiquant eu secret et en enseignant i
à leurs enfants le culte de leurs pères. On sait
que la même chose arriva, quelques siècles plus
tard, sous le règne de L'Inquisition. C'est l'effet
MAIM
— 997
MAIM
inévitable de la violence quand elle ne fait
point des martyrs et des héros, de faire des
hypocrites. Parmi les prosélytes de cette espèce
se trouvait la famille de Maimonide. C'est un
tait étrange, mais dont on ne peut pas douter
devant la date de l'année où Maimonide quitta
l'Espagne, devant le fanatisme inflexible d'Abd-
el-Moumen et le témoignage positif de plu-
sieurs auteurs arabes, que le plus grand docteur
de la synagogue, celui qu'on appelait le flam-
beau d'Israël, la lumière de l'Orient et de l'Oc-
cident, et qu'un adage bien connu chez les Juifs
représentait presque comme un autre Moïse, a,
pendant seize ou dix-sept ans, professé extérieu-
rement la religion musulmane. C'est préci-
sément dans cet intervalle que son esprit fut
plus particulièrement occupé d'une étude appro-
fondie du judaïsme, qu'il composa un traité sur
le calendrier hébraïque, qu'il commenta plu-
sieurs parties du Talmud, et commença, à vingt-
trois ans, son grand ouvrage sur la Mischna,
celui dont Pococke a publié, dans le texte arabe
et avec une traduction latine, plusieurs frag-
ments pleins d'intérêt, sous le titre de Porta
Mosia (in-4, Oxford, 1655).
Cependant une situation aussi fausse ne pou-
vait pas durer toujours. Aussi Maimoun et sa
famille quittèrent-ils l'Espagne pour se rendre
en Afrique. Là ils se trouvaient encore dans
l'empire des Almohades et dans la triste néces-
sité de se faire passer pour musulmans; mais
moins connus et, par conséquent, moins surveil-
lés que dans l'Andalousie, ils pouvaient remplir
avec une sorte de liberté, dans leur vie inté-
rieure, tous les devoirs de leur religion. Le
Maghreb, à cette époque, était rempli d'Israé-
lites placés dans la même position, et qui, se
connaissant entre eux, occupés les uns des au-
tres, et entretenant des correspondances avec
leurs coreligionnaires des autres pays, formaient,
sous le masque de l'islamisme, de véritables
communautés. C'est là que Maimonide se rendit
avec son père, et, comme le témoigne une de
ses lettres par laquelle il cherche à consoler ses
malheureux frères, il était, en l'an 1160, à Fez.
Les juifs de Fez racontent encore aujourd'hui
des légendes qui rappellent le séjour qu'il a fait
dans leur ville. Après avoir passé quelques an-
nées dans cette partie de l'Afrique, Maimonide
put enfin se soustraire à l'oppression qui pesait
sur lui et s'embarquer pour Saint-Jean-d'Acre,
où il arriva, avec toute sa famille, le 16 mai
1165. « Dès ce moment, dit-il en parlant de
cette circonstance de sa vie, dès ce moment je
fus sauvé de l'apostasie. » De Saint-Jean-d'Acre,
où il ne s'arrêta que cinq mois, il alla avec son
père et quelques amis en pèlerinage à Jéru-
salem, malgré les lois sévères qui interdisaient
alors aux juifs l'accès de la ville sainte. Enfin il
se rendit en Egypte et y choisit pour résidence
la ville de Fostàt ou le vieux Caire.
Alors commencèrent pour lui des jours beau-
coup meilleurs. En même temps qu'il assurait
son indépendance par le commerce des pierres
précieuses, il faisait des cours publics qui lui
acquirent en peu de temps, comme théologien,
comme philosophe, et surtout comme médecin,
une immense réputation. Un événement impor-
tant, dont sa nouvelle patrie était alors le
théâtre, augmenta encore sa prospérité, et
donna à sa renommée un nouvel éclat. Le fa-
meux Saladin, après avoir renversé le khalifat
des Fatimites, venait de faire reconnaître son
autorité dans toute l'Egypte. L'ami et le ministre
de ce prince, le kadhi Al-Fâdhel ayant eu l'oc-
casion de connaître Maimonide et d'apprécier
ses qualités érninentes, le prit sous sa protec-
tion, lui assura les moyens de renoncer à son
industrie pour se vouer entièrement à la science,
et le fit nommer médecin ou un des médecins
de la cour. Il faut voir dans les lettres mêmes de
Maimonide quelle était la vie qu'il menait alors,
et quel degré de célébrité il avait acquis dans
son art. Voici ce qu'il écrit à Samuel Ibn-Tib-
bon, le traducteur hébreu de plusieurs de ses
ouvrages, qui lui avait exprimé l'intention d'al-
ler le voir, afin de s'instruire dans ses entre-
tiens : « Je te dirai franchement que je ne te
conseille pas de t'exposer, à cause de moi, aux
périls de ce voyage, car tout ce que tu pourras
obtenir, ce sera de me voir ; mais, quant à en
retirer quelque profit pour les sciences ou les
arts, ou à avoir avec moi ne fût-ce qu'une
heure de conversation particulière, soit dans le
jour, soit dans la nuit, ne l'espère pas. Le nom-
bre de mes occupations est immense, comme tu
vas le comprendre.... Tous les jours, de très-
grand matin, je me rends au Caire, et, lorsqu'il
n'y a rien qui m'y retienne, j'en pars à midi pour
regagner ma demeure. Rentré chez moi, mou-
rant de faim, je trouve toutes mes antichambres
remplies de musulmans et d'israélites, de per-
sonnages distingués et de gens vulgaires, de
juges et de collecteurs d'impôts, d'amis et d'en-
nemis, qui attendent avidement l'instant de mon
retour. A peine suis-je descendu de cheval et
ai-je pris le temps de me laver les mains, selon
mon habitude, que je vais saluer avec empres-
sement tous mes hôtes et les prier de prendre
patience jusqu'après mon dîner : cela ne man-
que pas un jour. Mon repas terminé, je com-
mence à leur donner mes soins et à leur pres-
crire des remèdes. Il y en a que la nuit trouve
encore dans ma maison. Souvent même, Dieu
m'en est témoin, je suis ainsi occupé, pendant
plusieurs heures très-avancées dans la nuit, à
écouter, à parler, à donner des conseils, à or-
donner des médicaments, jusqu'à ce qu'il m'ar-
rive, quelquefois, de m'endormir par l'excès de
la fatigue, et d'être épuisé au point d'en perdre
l'usage de la parole. »
Ce haut degré de célébrité et de fortune ne
manqua pas d'attirer à Maimonide des ennemis.
Nous ne parlons pas encore de ceux que la har-
diesse et l'élévation de ses opinions lui ont sus-
cités parmi ses coreligionnaires. Un théologien
musulman du nom d'Aboul-Arab ben-Moîscha
et qui, arrivé d'Espagne, savait ce qui s'y était
passé lors de la conquête de Cordoue, accusa
le médecin de Saladin d'être retourné au ju-
daïsme après avoir accepté la loi de Mahomet.
C'est ce que, dans le vocabulaire de l'inquisi-
tion, on appela, plus tard, un hérétique relaps,
et que les musulmans comme les chrétiens pu-
nissaient du dernier supplice. Mais le kadhi Al-
Fàdhel sauva son protégé par cette sage obser-
vation, qu'on n'est pas coupable d'apostasie en
abandonnant une religion qu'on n'avait jamais
acceptée, et dont on n'avait pratiqué les cérémo-
nies que sous l'empire de la violence et la me-
nace de la mort. Maimonide parle souvent, dans
ses lettres, d'une longue maladie qui avait brisé
sa constitution. Il mourut, le 13 décembre 1204,
laissant un fils unique appelé Abraham, qui,
tout en restant loin de lui, se fit cependant un
nom comme médecin et comme théologien.
C'est pendant cetle vie si agitée et si occupée,
que Maimonide a pu se placer, comme écrivain,
parmi les plus grands esprits du xne siècle, et
ceux qui ont exercé l'autorité la plus étendue.
En effet, tandis que chez les juifs il était presque
universellement honoré comme un saint et
écouté comme un oracle, deux illustres docteurs
du christianisme, Albert le Grand et saint Thri-
MAIM
998 —
MAIM
mas d'Aquin, le citaient avec respect dans leurs
écrits, et les Arabes le regardaient tout à la fois
comme le premier médecin et un des plus
grands nvants de cette époque. « La médecine
de Galien, dit le kadhi Al-Saïd, un des person-
nages les plus considérables de son temps, la
médecine de Galien n'est que pour le corps,
celle d'Abou-Amran convient en même temps au
corps et à l'esprit. Si, avec sa science; il se fai-
sait le médecin du siècle, il le guérirait de la
maladie de l'ignorance. » Les ouvrages de Mai-
monide peuvent se ranger en trois_ classes qui
nous signalent autant d'époques différentes dans
sa carrière intellectuelle : les unes se rappor-
tent exclusivement à la théologie, les autres à
la théologie et la philosophie ; enfin les plus
nombreux, mais non les plus célèbres, n'inté-
ressent que la médecine. Nous avons déjà cité,
parmi ceux de la première classe, un traité sur
le calendrier, des commentaires particuliers sur
divers traites du Talmud et un commentaire
général sur la Mischna, commencé en Espagne,
en 1 158, et terminé en Egypte sept ans plus tard ;
il faut y ajouter le Livre des prêcejites (Sepher
miçvolh), résumé méthodique et substantiel de
toutes les prescriptions du judaïsme, les Consul-
talions talmudiques (Schaaloth oulheschou-
bolh), et l'œuvre qui lui a coûté dix années de
sa vie. où se révèlent dans un sujet ingrat toute
la lucidité de son esprit, la fermeté de sa mé-
thode, l'étendue et la profondeur de son érudi-
tion, et qui l'a élevé au premier rang parmi les
docteurs israélites : nous voulons parler de son
abrégé du Talmud, publié sous le nom de Mis-
chné-Thorah (la Seconde Loi, la Deutérose) ou
Yad 'hazakah (la Main forte), parce que le pre-
mier mot de ce dernier titre rappelle les qua-
torze livres dont l'ouvrage se compose. Cet im-
mense travail (il ne forme pas moins de deux
volumes in-f°) est le seul que Maimonide ait
rédigé en hébreu ; tous les autres l'ont été en
arabe, d'où ils passaient presque immédiatement
dans la langue hébraïque, et ce n'est que par
ces traductions, dues pour la plupart à la plume
de Samuel Ibn-Tibbon, qu'ils sont connus aujour-
d'hui.
Parmi les écrits de Maimonide qui intéressent
à la fois la philosophie et la théologie, il faut
citer en première ligne, le More nebouchîm (le
Guide des égarés), en arabe Dalalat al hayirin,
dédié à son disciple Joseph ben-Iehouda, et qui
est son principal titre à l'estime de la postérité;
mais on reconnaît aussi ce double caractère dans
son petit Traité de la résurrection des morts,
dans quelques-unes de ses lettres, particulière-
ment celles qu'il adresse aux rabbins de Mar-
seille, sur l'astrologie, et dans plusieurs parties
de ses ouvrages talmudiques, telles que les pre-
mier livre du Yad'hazakah, intitulé Sepher ha-
mada (le Livre de la science), les huit chapitres
de son Commentaire sur la Mischna, qui servent
d'introduction au traité Abolh et qu'on appelle
vulgairement les Huit chapitres de Maimonide
(Schemouah Perakim le Rambam), son intro-
duction au livre Zeraïm, et son Commentaire
sur le x° chapitre du traité Sanhédrin. Mail
nide est aussi l'auteur d'un petit traité, ou,
comme il l'appelle, d'un Vocabulaire de la lo-
gique (Milolh higgaïon), traduit en hébreu par
Moïse Ibn-Tibbon, et en latin par Sébastien
Munster (in-4. Venise, 1550; Crémone, 1566;
in-8, Bàle, 1527).
Enfin on lui attribue jusqu'à dix-huit ouvrages
de médecine, dont les plus importants sont: un
Abrégé des seize livres de Galien, que les mé-
decins arabes prenaient pour base de leurs étu-
des ; un autre abrégé, et aussi une version hé-
braïque des ouvrages d'Avicenne ou lbn-Sina,
version inédite que Montfaucon assure avoir vue
à la bibliothèque des dominicains de Bologne ;
des Aphorismes de médecine extraits d'Hipno-
crate, de Galien, d'Al-Razi, d'Al-Souzi et d'ibn-
Massoué, traduits en hébreu sous le titre de
Chapitres de Moïse (Pirké Mosché), et publiés
en latin plusieurs fois (in-4, Bologne, 1489; Ve-
nise, 1500: in-8, Bàle, 1570); un Commentaire
sur les Aphorismes cfllippocrale, traduit en
hébreu par Ibn-Tibbon (manuscrit de la biblio-
thèque Bodléienne et de celle du Vatican),
plusieurs fois publié en latin ; un traité de la Con-
servation ou du Régime de la santé (de Regi-
minc sanitatis), composé à l'usage de Malec-
Afdhel, fils de Saladin, publié en latin en 1518
(in-4, Augsbourg), et dans la version hébraïque
de Moïse Ibn-Tibbon, en 1519 (in-4, Venise), sous
le titre de Hanhagoth ha-berioth. On trouve
aussi dans la seconde partie du Sepher ha-mada,
celle qui a pour titre Hilcholh Déoth (les Règles
des mœurs), et que Ceorges Gentius a publiée
séparément avec une traduction latine (in-4,
Amst., 1640) ; un traité complet d'hygiène joint
à un système de morale. Il faut ajouter à cela
une toxicologie, une pharmacopée arabe, et qua-
tre ou cinq traités sur des points secondaires de
l'art de guérir.
Nous écarterons entièrement les œuvres médi-
cales de Maimonide et nous ne ferons qu'une
seule réflexion sur ses écrits talmudiques. Ces
écrits portent, comme nous l'avons déjà remar-
qué, sur des sujets bien ingrats et qui peuvent
sembler indignes d'un si grand esprit; mais en
introduisant l'ordre et la lumière dans cet im-
mense chaos qu'on appelle le Talmud, en met-
tant des principes et des règles à la place des
sophismes qui l'obscurcissaient encore, et sur-
tout en abrégeant le temps qu'on donnait jus-
qu'alors à cette stérile étude, ils ont puissam-
ment contribué à développer chez les juifs le
goût de la philosophie et des sciences en géné-
ral, ils leur ont permis de sortir de l'horizon
étroit où ils étaient renfermés et de jouer un
rôle utile dans la civilisation. Ce résultat ne
pouvait être obtenu qu'à une seule condition,
celle de conserver ou de reproduire fidèlement
la tradition rabbinique, et de donner l'exemple
de la méthode, d'enseigner les lois de la saine
logique, sans porter aucune atteinte au fond des
choses. Aussi Maimonide ne s'est-il pas moins si-
gnalé par la rigidité de son orthodoxie dans le
Yad'hazakah, que par la hardiesse de ses opi-
nions dans le More nebouchîm.
11 ne nous reste donc plus à étudier dans Mai-
monide que le théologien et le philosophe, deux
qualités inséparables chez lui, comme chez tous
les penseurs éminents du moyen âge, à quelque
croyance qu'ils appartiennent. En effet, le but
que poursuit partout l'esprit humain à cette
époque, et l'idée qui domine toutes les autres,
chez les juifs comme chez les Arabes, chez les
Arabes comme chez les chrétiens, c'est la conci-
liation de la raison avec la foi, de la tradition
religieuse avec une sorte de tradition ] hiloso-
phique. C'est précisément dans les efforts qu'il
a faits pour accorder ensemble l'Ecriture sainte
et les connaissances naturelles qu'il avait pu
acquérir, ou le système dont il s'était pénétré,
que se montre l'originalité de Maimonide. Il
peut être regardé comme le vrai fondateur de
la méthode que Spinoza enseigne dans son Traité
théologico-politique et qu'on appelle aujourd'hui
l'exégèse rationnelle. Les récits les plus mer-
veilleux de la Bible et les doctrines qu'elle con-
tient, les cérémonies qu'elle prescrit, il essaye
de les expliquer par les lois de la nature et le»
MA1M
— 999 —
MAIM
procédés habituels de l'intelligence. Il ne donne
à un fait le nom de miracle que lorsque la
science est absolument impuissante à lui donner
un autre caractère ; et. cette règle, il l'applique
avec un soin tout particulier à la prophétie. Il
n'y a rien, selon lui, dans la loi de Dieu qui
n'ait une raison; ou physique, ou morale, ou
historique, ou métaphysique, dont nous pouvons
nous rendre compte par la réflexion. Aussi,
quand le sens littéral le blesse, il adopte sans
scrupule un sens allégorique. Le principe par le-
quel il justifie ce procédé et qu'on rencontre
sous toutes les formes dans ses ouvrages, même
dans son Commentaire sur la Mischna (préface
du livre Zeratm). c'est que le but de la religion
est de nous conduire à notre perfection, ou de
nous apprendre à agir et à penser conformément
à la raison ". car c'est en cela que consiste l'at-
tribut distinctif de la nature humaine.
Maimonide nous offre un système entier de
psychologie dans les Huit chapitres qui servent
d'introduction au traité Aboth, complétés par
ses dissertations sur la résurrection des morts ;
un système de morale dans le deuxième traité
du Sepher ha-mada, c'est-à-dire dans l'intro-
duction de son Abrégé du Talmud, et une phi-
losophie générale sur tous les objets importants
de la connaissance humaine, dans le grand ou-
vrage appelé More nebouchîm. Nous allons tra-
cer une rapide esquisse de ces différentes parties
de sa doctrine, en conservant l'ordre dans le-
quel nous venons de les nommer, parce que
c'est l'ordre même où elles paraissent avoir été
conçues.
La psychologie de Maimonide, de même que
sa philosophie générale, a, comme on doit s'y
attendre, beaucoup de ressemblance avec celle
d'Aristote : cependant elie possède aussi un ca-
ractère qui lui est propre, surtout en ce qui
concerne l'essence de l'âme et ses rapports avec
le corps. On y reconnaît la double influence du
médecin et du théologien, et cela avec d'autant
moins d'effort, que ces deux directions ne s'ac-
cordent pas toujours. L'âme est une dans son es-
sence; mais elle agit et se manifeste par des fa-
cultés diverses. Ces facultés sont au nombre de
cinq : la force nutritive, qu'on devrait appeler
plutôt la force vitale, parce qu'elle préside à
toutes les fonctions de la vie organique, la sen-
sibilité, l'imagination, la force appétitive et la
raison. Ce ne sont pas tout à fait les mêmes que
celles qui font la base de la psychologie aristo-
télicienne. On ne voit point figurer parmi elles
la force locomotrice; d'un autre côté, l'imagi-
nation et l'appétit, au lieu d'être considérés
comme de simples propriétés des sens, sont éle-
vés au rang de facultés premières. Mais il faut
remarquer que de la force appétitive émanent à
ia fois tous nos penchants, toutes nos passions,
et les mouvements auxquels nous sommes exci-
tés par les diverses dispositions de notre âme.
Elle nous offre comme le 6\j(jl6; de Platon, mais
dans une sphère beaucoup plus étendue, la réu-
nion de la passion et de la volonté. On pourrait
croire, d'après cela, la liberté humaine bien
compromise; il n'en est rien cependant. Maimo-
nide déclare que l'homme est libre; il lui re-
connaît le pouvoir de maîtriser ses inclinations
ou d'y céder, de les fortifier ou de les adoucir,
de les diriger selon ses vues, et il a soin de pla-
cer ce noble privilège de notre nature sous la
triple garantie de la religion, de la philosophie
et du sens commun. Seulement il n'en fait pas
une faculté à part, il la conçoit comme une
fonction de l'intelligence, ou comme l'action
que l'intelligence exerce sur l'appétit, et croit la
soustraire par là à l'influence de l'organisme.
En effet, toutes les autres facultés sont étroite-
ment unies au corps et subissent les lois de sa
constitution. Cela est hors de doute pour la force
nutritive et pour les sens, dont les opérations
sont entièrement subordonnées à la forme et à la
composition des organes. Les sens fournissent à
l'imagination les matériaux sur lesquels elle
agit, c'est-à-dire les images qu'elle conserve et
qu'elle combine ensemble. L'imagination, à son
tour, excite et développe nos passions, nos dé-
sirs, qui, d'ailleurs, dépendent aussi du tempé-
rament. Il y a des tempéraments ardents qui ont
besoin d'être contenus; il y en a de froids et de
lents qui demandent à être excités. L'intelli-
gence seule paraît être affranchie de toute in-
fluence étrangère. Elle est placée si haut parmi
les diverses facultés de notre être, que la ma-
tière ne peut pas l'atteindre; elle est, comme le
dit Maimonide (Traitédes fondements de la loi.
ch. m), la forme de l'âme, comme l'âme elle-
même est la forme du corps vivant. Mais il faut
distinguer deux espèces d'intelligence : l'une
n'est, en quelque sorte, qu'une dépendance des
sens, et a pour tâche de diriger, de coordonner
les mouvements du corps : c'est l'intelligence
matérielle (Sechel hahioulani) , ainsi nommée
parce qu'elle ne peut point se séparer de la ma-
tière et demeure soumise à son influence comme
les autres facultés dont nous venons de parler;
l'autre, entièrement indépendante de l'organisme,
est une émanation directe de l'intelligence ac-
tive ou universelle (le voù; uotriTixo? d'Aristote),
et a pour attribut spécial la science proprement
dite, la connaissance de l'absolu, de l'intelligible
pur, du principe divin où il prend sa source:
c'est l'intelligence acquise ou communiquée
[Sechel hanikné) . Cette doctrine n'appartient pas
en propre à Maimonide, on la rencontre, sauf de
légères modifications, chez tous les philosophes
arabes; mais Maimonide a plus que tout autre
individualisé l'intelligence en la concevant
comme le fond même de la personne humaine,
et non comme une simple faculté; il la montre,
avec une existence distincte de celle de Dieu,
de l'intelligence active, comme le seul gage et
le seul principe de notre immortalité.
Puisque l'intelligence est le seul principe qui
survive aux organes et qu'elle n'a aucun besoin
de leur concours, quel motif aurions-nous d'at-
tendre la résurrection des morts? Aussi Maimo-
nide est-il très-embarrassé de cette idée que sa
foi lui impose. Dans son Commentaire sur la
Mischna (traité Sanhédrin, ch. x), il ne semble
le regarder que comme un symbole. Après avoir
passé en revue toutes les opinions répandues
chez les juifs au sujet de la vie future, il fait la
réflexion que les hommes ont besoin d'être at-
tirés à la vérité et à la religion comme on attire
les enfants à l'étude, par l'appât des récompen-
ses, et que ces récompenses doivent être plus ou
moins matérielles selon le degré de développe-
ment où est parvenue leur intelligence ; mais
que la vraie religion n'a point d'autre but et
n'espère pas d'autre satisfaction que la connais-
sance et l'amour de Dieu. Il se demande pour-
quoi les méchants seraient rappelés de leurs
tombes, puisque pendant leur vie même, ils
sont déjà morts. Pressé de s'expliquer sur ce
point, à l'occasion du scandale causé à Damas
par un de ses disciples, qui niait ouvertement
ce qu'il avait seulement rendu équivoque, Mai-
monide écrivit le petit Traité de la résurrec-
tion, où il admet ce dogme comme un article
de foi, comme un miracle futur que la raison
ne peut expliquer: mais il soutient en même
temps que ce miracle ne doit avoir qu'une durée
limitée, et que la véritable tin de l'homme cou-
MAIM
1000 —
MAIM
sistc dans une immortalité spirituelle, où notre
intelligence, affranchie des lois du corps, pure
de tout contact avec la matière, pourra se livrer
sans obstacle à la contemplation de la vérité su-
prême.
Dans la psychologie de Maimonide nous dé-
couvrons sur-le-champ le principe sur lequel re-
pose sa morale. Puisque l'intelligence est le
fond de notre être, et la partie la plus excellente
de nous-mêmes, la seule qui soit appelée à une
existence immortelle, il est évident que toutes
nos actions doivent avoir pour but de la déve-
lopper, de la perfectionner, de la conduire au
degré le plus élevé de la vérité et de la science,
c'est-à-dire à la connaissance de Dieu. Connaître
Dieu et. par conséquent, l'aimer, car l'un ne
peut se concevoir sans l'autre, voilà quelle est,
selon Maimonide, la fin suprême de la vie. Mais
il ne faut pas croire que nous y puissions arri-
ver directement, en rompant, pour ainsi dire,
avec le monde, en fuyant la société, et nous
mettant en révolte contre les besoins les plus
légitimes de notre nature. Maimonide, comme
Saadia (voy. ce nom) l'avait déjà fait avant lui.
se prononce énergiquement contre la vie ascéti-
que et contemplative, qui, depuis les esséniens,
les thérapeutes et même les nazaréens, jus-
qu'aux nouveaux hassidim de la Pologne, a con-
stamment trouvé dans le judaïsme de nombreux
partisans. « Celui, dit-il, qui marche dans cette
voie est un pécheur ; » et il rappelle que l'Écri-
ture impose au nazaréen une expiation pour
avoir péché contre lui-même [Hilchoth Déoth,
ch. m). Il ne veut pas qu'on puisse arriver au
degré le plus élevé de la perfection humaine
sans avoir parcouru les degrés intermédiaires
qui y conduisent, ni qu'on puisse atteindre le
but d"e la vie sans en avoir rempli toutes les con-
ditions. Ces conditions sont de trois sortes : les
conditions physiques, les conditions morales, les
conditions intellectuelles. D'abord ce n'est qu'à
la science, c'est-à-dire à la raison usant de tous
ses moyens et procédant avec ordre, que nous
pouvons demander une connaissance de Dieu
aussi complète que nous le permet notre nature.
Or, il est évident que la science de Dieu ainsi
comprise, ou la métaphysique, ne peut se pas-
ser du concours des autres sciences, qui, à leur
tour, peuvent toutes se ramener à ce but su-
prême. Mais comment notre esprit pourra-t-il
s'appliquer à l'étude des sciences et discerner
l'erreur de la vérité, s'il n'est pas maître de lui-
même, s'il ne sait pas commander à ses désirs,
s'il n'a pas appris à vivre en paix avec ses sem-
blables et avec sa propre conscience? Enfin ce
n'est pas assez, pour que l'intelligence prenne
tout son essor, que la culture ne lui manque
pas, et que nous soyons plus forts que nos pas-
sions ; il faut encore que nous sachions gouver-
ner notre santé et nos intérêts matériels, de ma-
nière à nous mettre à l'abri de la douleur et du
souci, de l'infirmité et du besoin : car l'un et l'au-
tre sont un obstacle à notre avancement spiri-
tuel. Il y a donc, si l'on peut s'exprimer ainsi, des
vertus moyennes et une vertu suprême, comme
il y a des vérités relatives et une vérité absolue.
Toutes nos actions doivent êtres dirigées de telle
sorte, qu'elles forment comme une échelle de
perfectionnement, et que, en se subordonnant
les unes aux autres, elles se rapportent toutes à
une fin supérieure. Ainsi, l'on doit s'occuper de
ses intérêts et exercer une profession hoi
non pour amasser des richesse^ mais pour se
I i curer les eboses nécessaires a la vie. On doit
se procurer les choses nécessaires à la vie, et
ce si l'on peut, non en vue des
jouissances qu'elle procure, mais pour écarter
de soi les soucis et la douleur, pour conserver
un esprit libre dans un corps sain, mena sana
in corpore sano. Enfin il faut employer ce dou-
ble avantage, la liberté de l'esprit et la santé du
corps, à développer son intelligence et à la con-
duire par le chemin de la science à la connais*
sance de Dieu.
De là cette règle générale qu'il ne faut ni
exalter ni étouffer les divers penchants que nous
tenons de la nature; qu'il faut les écouter tous
dans une juste mesure ; que la vertu consiste
habituellement à tenir le milieu entre deux ex-
trêmes. On sait que dans cette règle se résume à
peu près toute la morale d'Aristote. Maimonide,
en la subordonnant à un principe supérieur, lui
a ôté ce qu'elle a en même temps de vague et de
trop absolu. Il nous montre, ce que le philosophe
grec n'a pas fait, quelle est la limite en deçà ou
au delà de laquelle la modération cesse et l'excès
commence. Cette limite, c'est le but même qu'il
faut nous proposer dans chacune de nos actions
relativement à la fin suprême et au principe im-
mortel de notre existence. Par exemple, qu'est-ce
que l'avarice? qu'est-ce que la prodigalité? L'a-
varice consiste à épargner plus qu'il ne faut pour
se mettre à l'abri du besoin et des soucis qui
empêchent le développement de notre intelli-
gence ; la prodigalité à ne point épargner assez
par rapport à cette même fin. Non content d'éta-
blir que la règle d'Aristote a besoin d'être expli-
quée par une règle plus élevée, Maimonide observe
encore qu'elle n'est pas toujours applicable : il y
a. selon lui, certains sentiments, certaines pas-
sions propres seulement à quelques âmes, et dont
il ne suffit pas d'éviter les excès, mais que notre
devoir est de repousser complètement : telles
sont, par exemple, la colère et la vengeance. La
colère, à quelque degré qu'elle existe en nous,
met le desordre dans nos idées et dans nos fa-
cultés- elle détruit la sagesse chez le sage et la
prophétie chez le prophète. Il en est de même de
la vengeance. « Les justes, dit Maimonide {Hil-
choth Déoth, ch. n), souffrent l'injure sans la
rendre ; ils écoutent les reproches sans y répon-
dre, ils n'agissent que par amour et conservent
la sérénité de leur âme jusqu'au milieu des souf-
frances. » Puisque nous venons de faire connaître
quelques préceptes particuliers de la morale de
Maimonide, nous en citerons encore un autre :
c'est l'extrême chasteté qu'il recommande, non-
seulement hors du mariage, mais dans le mariage
même, et la manière dont il rapporte cette insti-
tution à son principe général. Le sage doit se
marier, selon lui (ubi supra, ch. m), non pour
donner satisfaction à ses désirs, mais pour con-
server et continuer, par la continuation de notre
espèce, la connaissance de Dieu sur la terre.
Le trait caractéristique de ce système, c'est
d'assigner à la vie un but purement spéculatif,
sans sacrifier aucun de ses autres principes; c'est
d'embrasser tous les éléments et toutes les con-
ditions de notre existence, en les faisant servir
les uns aux autres, et tous ensemble, à notre
perfectionnement religieux. Aussi Maimonide,
comme nous l'avons déjà remarqué, a-t-il cru
nécessaire de rattacher à sa morale tout un traité
d'hygiène et même d'économie domestique, et
un "aperçu général sur l'ensemble des connais-
sances humaines. Nous n'avons pas le droit de
juger les règles qu'il prescrit pour la conserva-
tion de la santé ; mais nous pouvons dire que ses
règles économiques n'ont rien perdu de leur va-
leur. Ainsi, quelque partisan qu'il soit du ma-
riage, il ne veut pas qu'on en contracte les devoirs
avant qu'une position assurée nous permette de
les remplir et de suffire à L'entretien d'une fa-
mille. Il conseille de ne rien donner au hasard;
MAIM
— 1001 —
MAIM
et de préférer à un revenu considérable, mais
soumis à des chances aléatoires, une fortune mo-
deste et solide. Il ne proscrit pas les plaisirs de
l'imagination ou les jouissances que donnent les
arts; il les recommande, au contraire, comme
un moyen de disposer l'âme à la sérénité ; mais
il veut que l'utile ait toujours le pas sur l'agréa-
ble, et que nos dépenses, même celles de la cha-
rité, soient renfermées dans les limites de nos
revenus (ubi supra, ch. v). Quant à sa classifica-
tion des sciences considérées comme moyens de
perfectionnement et d'éducation, elle donne le
premier rang à la métaphysique. Immédiatement
après vient la physique, dans le sens qu'on y at-
tachait alors, c'est-à-dire la science du monde,
la cosmologie et toutes les branches de l'histoire
naturelle, au nombre desquelles Maimonide com-
prend la psychologie. Enfin, au-dessous de cet
ordre de connaissances, viennent se placer à peu
près sur la même ligne la logique et les mathé-
matiques. Toutes les sciences doivent avoir éga-
lement pour but de nous élever à la connaissance
de Dieu, ou, pour conserver le langage de Mai-
monide, de nous faire jouir de la vue de notre
Père et de notre Roi. Mais la logique et les ma-
thématiques nous mettent seulement sur le che-
min, et nous conduisent jusqu'à la porte de son
palais. La physique nous introduit dans son ves-
tibule, et la métaphysique nous ouvre son sanc-
tuaire, nous place en sa présence, en attendant
que la mort, faisant tomber le voile qui nous sé-
pare encore de lui, nous permette de le contem-
pler face à face (Huit chapitres, ch. v et vu;
More nebouchîrn, lro partie, ch. xxxm et xxxiv ;
3e partie, ch. li). Ainsi la raison et la science,
comme Maimonide le dit expressément (ubi su-
pra), sont pour nous la véritable source de la
vérité, et le culte le plus pur que nous puissions
rendre à Dieu. Cependant la science n'étant pas
accessible à tous les hommes, Dieu a dû les ap-
peler à lui par la révélation ; mais la révélation,
c'est-à-dire l'Écriture sainte et les traditions qui
l'accompagnent, n'enseigne pas autre chose que
la raison ; seulement elle l'enseigne d"une autre
manière : elle se sert habituellement d'allégories
et de symboles propres à frapper l'esprit du
grand nombre [More nebouchîrn, Impartie, ch. xvi
et xxxiv).
Ces considérations nous amènent tout naturel-
lement à parler du grand ouvrage de Maimonide,
où ses opinions philosophiques et ses croyances
religieuses se réunissent en un seul corps de
doctrine. Ce livre, comme l'auteur nous l'annonce
dans sa dédicace, a pour but de concilier la révé-
lation avec la raison, la Bible avec la philoso-
phie. Il s'adresse à ces esprits d'élite qui repous-
sent également une foi aveugle et une incrédulité
irréfléchie; qui, trouvant dans les livres saints
des choses contradictoires et impossibles en ap-
parence, n'osent ni les admettre, de peur de
blesser la raison, ni les rejeter, dans la crainte
de manquer à la foi, et restent plongés d:ins une
perplexité douloureuse. C'est pour cela qu'il l'ap-
pelle le Guide des égarés (More nebouchîrn).
Mais il a aussi un autre usage qui le recommande
très-vivement à notre intérêt : il est une source
abondante pour l'histoire de la philosophie; il
nous offre un des monuments les plus précieux
qu'on puisse consulter sur la philosophie arabe
depuis l'époque de sa naissance jusqu'à Aver-
roès, et il renferme, sur la religion des Sabéens,
des détails qu'on ne trouve pas ailleurs.
Il se divise en trois parties, très-nettement in-
diquées par l'auteur lui-même : la première a
pour objet tout à la fois de faire connaître les
règles, de poser les bases du système d'interpré-
tation qu'il convient d'appliquer aux textes bibli-
ques, et d'écarter quelques opinions incompati-
bles avec la vraie philosophie et la vraie foi ; la
seconde, consacrée à l'exposition de la théodicée
et de la cosmologie de Maimonide, se termine par
une théorie curieuse de la prophétie; la troisième
est plus particulièrement morale et exégétique :
elle traite du mal, de la liberté, de la Providence,
et démontre qu'il n'y a rien dans la loi qui ne
trouve sa justification dans l'histoire ou dans la
raison. Nous allons jeter un coup d'œil sur cha-
cune de ces parties.
Au lieu de marcher au hasard, comme Philon,
ou de recourir comme les kabbalistes à des pro-
cédés arbitraires, c'est dans la langue même de
l'Écriture sainte que Maimonide va d'abord cher-
cher les fondements de ses interprétations allé-
goriques. Prenant une à une toutes les expres-
sions dont la Bible se sert en parlant de Dieu,
et par lesquelles elle lui attribue nos infirmités
et nos passions, il les analyse, les compare, les
montre susceptibles de significations diverses
liées entre elles par certains rapports, et parvient
toujours à en tirer un sens figuré ou spirituel.
C'est ainsi que voir, regarder, entendre, marcher,
monter, descendre, ne s'appliquent pas seule-
ment au corps, mais à l'esprit; que l'image d'a-
près laquelle nous avons été créés, selon la parole
de la Genèse, ne signifie pas une image maté-
rielle, mais cette forme intellectuelle qui consti-
tue le fond impérissable de notre âme. C'est un
véritable dictionnaire de la Bible, un dictionnaire
de synonymes, composé à l'usage du spiritua-
lisme, et l'on imaginerait difficilement ce qu'il a
fallu y dépenser de patience, d'érudition et d'es-
prit. On conçoit qu'au moyen de cette clef ma-
gique on trouve dans l'Écriture, et même dans
les traditions des rabbins, tout ce qu'une intelli-
gence élevée est capable d'y apporter, et qu'il n'y
reste rien de ce qui peut choquer notre raison.
En voici quelques exemples. Quand Moïse de-
mande à Dieu la grâce de le voir face à face, et
que Dieu lui répond qu'il ne pourra se montrer
à ses yeux que par derrière, le sens de ce récit
symbolique est que le législateur des hébreux a
vainement cherché à comprendre directement ou
par intuition l'essence divine; qu'il n'a pu la
concevoir qu'imparfaitement par ses attributs ou
par ses œuvres, à peu près comme on voit un
homme qui nous tourne le dos (lre partie, ch. xxi .
Quand nous lisons dans la Genèse que Dieu s'est
reposé le septième jour de la création, cela
signifie qu'après avoir tiré du néant, dans un
ordre marqué par la succession des jours, tous
les êtres dont ce monde est composé, il les a
maintenus définitivement dans leurs formes res-
pectives et sous l'empire des lois que- sa sagesse
leur avait prescrites (ubi supra, ch. lxvii).
Mais ce n'est pas assez pour Maimonide de
combattre l'anthropomorphisme matériel, il cher-
che aussi à combattre l'anthropomorphisme mo-
ral ou intellectuel, et, pour atteindre le mal dans
sa racine, il repousse de l'idée de Dieu toute es-
pèce d'attributs positifs. D'accord en cela avec la
secte des motazales, il est de ceux qui pensent
qu'il n'y a aucune assimilation, aucun terme de
comparaison possible entre le Créateur et la
créature, et que toute notre science, par rapport
au premier, se borne à savoir, non ] as ce qu'il
est, mais ce qu'il n'est pas. Singulière contradic-
tion chez un homme qui prend la raison pour
seule mesure de la vérité! car si notre raison
n'a rien de commun avec celle de Dieu, comment
donc la philosophie et l'Écriture sainte pourront-
elles s'accorder ensemble? Voici, du reste, le
principal argument sur lequel s'appuie l'opinion
de Maimonide. Nous le présentons sous la forme
la plus simple, dégagé de toutes les subtilités
MAIM
— 1002 —
MAIM
scolastiqucs et arabes au milieu desquelles il est
encadré. Ou les qualités réelles, les attributs po-
sitifs que nous sommes tentés de rapporter à
Dieu sont essentiels à sa nature et nécessaires à
son existence, ou ils ne le sont pas : dans le pre-
mier cas on méconnaît l'unité de Dieu, on établit
une division dans son essence absolument simple
et indivisible, on ressemble aux chrétiens (ce
passage est supprimé dans la traduction de Bux-
torf) qui reconnaissent un Dieu à la fois un et
trois ; dans le second cas on méconnaît l'immu-
tabilité de Dieu : car des qualités qui ne lui ap-
partiennent pas nécessairement, qui ne sont ni
une partie ni la totalité de son essence, ne peu-
\ent être, de quelque nom qu'on les appelle, que
des accidents. Dira-t-on que les qualités que nous
donnons à Dieu indiquent simplement les rap-
ports qui existent entre lui et ses créatures? mais
alors nous nous écartons encore une fois de l'idée
de l'absolu. Tout rapport suppose une comparai-
son, et, comme nous l'avons déjà observé, tout
point de comparaison manque entre le uni et
l'infini [ubi supra, ch. n et lu). Nous voyons bien
les actions par lesquelles Dieu se manifeste dans
l'univers, et il serait insensé de ne pas oser les
faire remonter jusqu'à lui ; mais il ne nous est
pas permis de les faire dépendre de certains at-
tributs essentiels qui s'interposeraient entre ses
actions et sa substance. Une fois entré dans cette
voie, Maimonide ne sait plus s'arrêter. Il ne veut
pas même qu'on puisse attribuer à Dieu l'exis-
tence et l'unité, de peur que ces deux qualifica-
tions ne soient considérées en lui comme autre
chose que sa substance, et que, par là, sa nature
indivisible ne soit partagée; car l'unité et l'exis-
tence, telles que nous les concevons en général,
et que nous les trouvons en nous, ne se confon-
dent pas avec le fond des choses : elles ne sont
que des attributs ou des accidents. On reconnaît
i -i. sans peine, l'influence qu'ont exercée sur la
philosophie arabe les commentateurs d'Aristote
sortis de l'école d'Alexandrie, et dont le mysti-
cisme d'Avicenne est la plus haute expression.
Aussi Moïse de Narbonne, dans son commentaire
sur le More nebouchim, observe-t-il judicieuse-
ment que Maimonide, dans cette partie de son
système, suit bien plus les traces d'Ibn-Sina (Avi-
cenne) que celles d'Aristote. Cependant comment
concilier cette doctrine avec le respect de la rai-
son, avec l'idée de la Providence et le dogme de
la création? Aussi tout ce que Maimonide vient
de nous ôter, il ne tarde pas à nous le rendre
sous un autre nom. Les attributs positifs ne con-
viennent pas à Dieu ; mais il a des attributs né-
gatifs. Dans le nombre des attributs de cette
espèce Maimonide fait entrer, non-seulement ceux
qui résultent immédiatement de l'idée de l'infini,
comme l'unité. L'éternité, l'immutabilité, l'im-
matérialité ; mais la vie, la sagesse, la puissance,
la volonté, sous prétexte que les qualités con-
traires, la mort, l'ignorance, la folie, l'inaction
et l'impuissance, sont nécessairement exclues de
la nature divine {ubi supra, ch. lviii). Dieu, se-
lon lui, a conscience de lui-même, comme notre
esprit a conscience de ses opérations: il est l'in-
telligence active, au sein de laquelle le sujet,
l'objet et l'acte de la pensée' sont parfaitement
identiques.
Après avoir défendu l'immatérialité de Dieu
contre une fausse religion, servilement atta-
chée à La lettre de l'Iîcriture ; après avoir cru
défendre son unité contre une fausse philosophie
entraînée à distinguer les attributs divins de
Dieu lui-même, Maimonide entreprend de com-
battre les scolastiques arabes, autrement appelés
les molecallemîn (en hébreu medabberim, c'est-
à-dire les dialecticiens, les parleurs), qui, se
plaçant entre les théologiens et les philosophes,
ont été également désavoués par les uns et par
les autres, et n'ont pas mieux défendu la raison
que la foi. Mais en même temps qu'il fait la
critique des doctrines mises en avant par cette
secte, il nous les fait connaître par une exposition
précise et étendue, et c'est ici, particulièrement
(lre partie, ch. lxxi, lxxiii-lxxvi), que son livre
est du plus haut intérêt pour l'histoire de la
philosophie. Nous ne le suivrons, dans ces con-
sidérations historiques, qu'autant qu'elles servi-
ront à nous faire apprécier ses propres opinions
et la position qu'il a voulu prendre entre les
systèmes les plus accrédités de son temps.
Maimonide établit une ligne de démarcation
profonde entre les philosophes et les scolasti-
ques. Les premiers sont ceux qui suivent, d'une
manière plus ou moins fidèle, les opinions d'A-
ristote, ou du moins qui les prennent pour base
de leurs spéculations, sans aucun égard pour les
croyances religieuses : c'est ainsi que la plupart
d'entre eux se prononcent pour l'éternité du
monde et limitent l'empire de la Providence
aux lois générales de la nature. Les autres, au
contraire, sans se soucier de la vérité philoso-
phique, sont à la recherche d'un système qui
puisse servir, en quelque sorte, de rempart à la
religion, et protéger ses dogmes les plus essentiels
contre la métaphysique péripatéticienne. Les
scolastiques arabes se divisent en plusieurs sec-
tes dont les deux principales sont celles des
motazales (les dissidents) et les aschariles (ainsi
nommés de leur fondateur Aschari) ; mais tous
sont d'accord sur les points capitaux que nous
allons indiquer.
Ce qu'ils cherchent à démontrer avant tout,
c'est la nouveauté du monde, c'est-à-dire que le
monde a eu un commencement et que la ma-
tière n'est pas éternelle; parce que, cette propo-
sition une fois établie, on en conclut immédiate-
ment les trois dogmes fondamentaux de la religion:
l'existence de Dieu, son unité, son immatérialité.
Pour atteindre plus sûrement leur but, les mo-
tecallemînont imaginé de supprimer toutes les
forces, toutes les lois, toutes les propriétés de la
nature, et de mettre à leur place l'action immé-
diate et arbitraire de Dieu. S'appuyant sur le prin-
cipe de Démocrite, comme les philosophes sur ceux
d'Aristote, ils ne laissent rien subsister hors de
Dieu que les atomes et le vide. Le temps, lui-
même, est composé d'atomes ou d'instants indi-
visibles, séparés par des intervalles de repos.
Mais tous ces atomes, Dieu les a créés et peut
les anéantir pour en créer de nouveaux, ce qu'il
fait, en effet, sans interruption. Us n'ont ni éten-
due, ni quantité, ni aucune propriété distinctive;
ils n'ont que des accidents dont le caractère
propre est de ne pas durer deux instants de
suite. Dieu crée ces accidents comme il crée les
atomes, et lorsqu'ils paraissent se prolonger,
c'est que Dieu les renouvelle ou en crée de sem-
blables, sans aucun intervalle. Les accidents,
comme les atomes, sont tous indépendants les
uns des autres, de manière que le repos ne doit
pas être regardé comme la cessation du mouve-
ment, ni la mort comme la cessation de la vie ;
mais le repos et la mort, et en général tous les
attributs négatifs, sont de véritables créations de
Dieu. Les conséquences que renferment ces pré-
misses sont faciles à apercevoir. La première,
c'est qu'il n'y a rien dans l'univers qui s'appelle
une loi, une propriété, et qui puisse servir à
distinguer la nature de chaque être ; c'est que
les choses peuvent être tout autres qu'elles ne
sont ou que nous les voyons, et qu'il n'y a rien
d'impossible ni de certain dans l'ordre de la na-
ture. La seconde, c'est qu'il n'y a rien dans
MAIM
— 1003 —
MAIM
l'univers qui ressemble à une cause ou à une
force, et qui puisse servir de lien entre les êtres
et les phénomènes; c'est, en un mot, la négation
du rapport de causalité, telle qu'on la trouve un
peu plus tard chez Gazàli. 'Notre âme elle-même,
selon les motecallemîn, n'est qu'un accident que
Dieu, à chaque instant, renouvelle dans chaque
atome de notre corps. A la moindre de nos ac-
tions il faut que Dieu crée en nous, par une
volonté expresse, et la volonté, et la faculté de
la communiquer, et le mouvement de nos orga-
nes, et le mouvement des objets sur lesquels
nous agissons.
Maimonide n*a aucune peine à triompher de
ce système et à montrer que, loin de servir la
cause pour laquelle il a été imaginé, il ne fait
que la compromettre en détruisant la base sur
laquelle elle s'appuie, et en confondant toutes
les idées de l'intelligence humaine. 11 remarque
avec raison que les preuves les plus éclatantes
de l'existence de Dieu sont tirées de l'ordre qui
règne dans la nature. 11 va plus loin : il pense
que les trois grandes vérités qu'il s'agit de défen-
dre, l'existence de Dieu, son unité et son im-
mortalité, se concilient très-bien avec la doc-
trine aristotélicienne de l'éternité du monde :
car, quand bien même le monde aurait toujours
existé, il n'en faudrait pas moins admettre une
intelligence qui le gouverne, un moteur unique,
éternel, distinct et indépendant de la matière.
Pour lui, cependant, il se séparera sur ce point
des philosophes, et soutiendra contre eux le
dogme de la création, non-seulement parce que
la religion le lui impose, mais parce qu'il lui
paraît être plus conforme à la raison que l'opi-
nion contraire (2e partie, ch. i).
Nous n'avons rien à dire des preuves sur les-
quelles Maimonide fonde l'existence de Dieu :
ce sont les preuves mêmes d'Aristote assujetties
à la méthode de l'école et consistant à s'élever
des diverses espèces de mouvement que nous
observons dans la nature à l'idée d'un premier
moteur. Nous n'avons pas besoin de montrer,
non plus, comment l'existence de Dieu, une fois
établie, on prouve son unité, et par son unité,
son immatérialité ; mais il est intéressant de
savoir comment Maimonide défend le dogme de
la création.
Écartant les systèmes athées et matérialistes,
il distingue trois opinions sur l'origine du monde :
l'opinion qui admet le dogme biblique de la
création ex nihilo ; l'opinion de Platon et de la
plupart des anciens philosophes, selon laquelle
le monde a été tiré d'une matière éternelle dont
les éléments, sans puissance par eux-mêmes, ont
été primitivement confondus dans un chaos in-
forme ; enfin l'opinion d'Aristote qui, admettant
les deux mêmes principes, Dieu et la matière,
soutient que le monde a toujours existé, que le
mouvement et le temps sont éternels, que la
nature obéit à des lois nécessaires. La doctrine
platonicienne paraît être, à Maimonide, comme
un terme moyen entre les deux autres,
quoiqu'elle penche beaucoup plus du côté du
mosaïsme. Il lui reproche de réunir les difficultés
des deux parties extrêmes au défaut d'être in-
conséquente : de sorte que, pour lui, toute la
question est entre la Bible et Aristote.
Il est convaincu qu'Aristote, en enseignant
l'éternité du monde, n'a pas donné son opinion
pour une vérité démontrée ou susceptible de
l'être, mais comme une hypothèse qui présente
un haut degré de probabilité. En prenant parti
pour la doctrine contraire, ce n'est pas, non
plus, la certitude qu'il promet, ou quoi que ce
soit qui mérite le nom de preuve, mais des mo-
tifs de préférence et un degré de probabilité plus
élevé. Le véritable point d'appui du dogme de
la création, il faut le chercher dans la foi et
dans l'autorité des livres saints (2e partie,
ch. xvi). Cette réserve faite, qui est digne d'être
remarquée en un pareil sujet, chez un théolo-
gien du xiic siècle, voici les arguments les plus
sérieux que Maimonide oppose à l'hypothèse
d'Aristote : 1° par l'état actuel du monde, il nous
est impossible de nous faire une idée de ce qu'il
a été autrefois, de ce qu'il a pu être à son ori-
gine; de même que, dans une sphère plus bor-
née, en voyant les animaux qui couvrent notre
globe, lorsqu'ils sont déjà parvenus à leur com-
plet développement, il nous serait impossible de
deviner, si l'expérience n'était pas là pour nous
l'apprendre, comment ils ont été engendrés et
appelés à la vie; 2° une intelligence unique, infi-
nie, qui a tout disposé avec une entière liberté,
rend beaucoup mieux compte du plan de l'uni-
vers que ces intelligences diverses qui, d'après
Aristote, partagent avec Dieu le gouvernement
du ciel et le privilège de l'éternité ; 3° si le
monde a toujours été ce que nous le voyons,
c'est que son existence est nécessaire, et que des
lois s nécessaires président à son organisation ;
mais alors que devient la liberté de Dieu, où est
la place de sa sainte providence? Quant aux
objections qu'on élève le plus souvent contre la
création, que si le monde avait commencé, Dieu
ne serait plus immuable; qu'il se serait reposé
une éternité pour sortir tout à coup de son inac-
tion ; qu'il aurait fait dans un temps ce qu'il
pouvait aussi bien faire plus tôt eu plus tird ;
ces objections disparaissent si l'on songe que le
temps est compris dans la création, et que, sans
elle, il n'existerait pas (ubi supra, ch. xvi-
xxvm). Mais en admettant que le monde a eu
un commencement, Maimonide ne croit pas qu'il
aura une fin : il considère la création comme
un acte conforme à l'essence divine et qui, em-
brassant la totalité des êtres, n'a pas d'autre fin
que lui-même, par conséquent ne peut pas être
limité dans la durée.
La question de l'origine des choses n'est pas
la seule où Maimonide se déclare ouvertement
en désaccord avec Aristote; il trouve de notables
absurdités dans quelques-unes de ses opinions
sur la nature divine, et se sépare aussi de sa
cosmologie ou de sa physique générale, au moins
pour les régions supérieures à notre satellite ;
car en tout ce qui regarde notre monde suhlu-
naire, il le tient pour infaillible. La physique de
Maimonide, comme celle de la plupart des phi-
losophes arabes, est une sorte de compromis
entre le principe alexandrin de l'émanation et le
dualisme péripatéticien : son but est de combler,
sans l'anéantir, la distance qui sépare la nature
de son principe et les intelligences des sphères
de l'intelligence suprême. Elle distingue dans
l'univers cinq grandes sphères enveloppées l'une
dans l'autre, et tournant autour de la terre,
leur centre commun. La première, c'est-à-dire
la plus humble et la plus rapprochée de nous,
est la spnère de la lune; la seconde est celle
du soleil ; la troisième, celle des cinq planètes
reconnues par les anciens comme supérieures
au soleil; la quatrième, celle des étoiles fixes;
enfin, la cinquième et la plus élevée, celle des
intelligences séparées des corps. Toutes ces
sphères sont reliées entre elles et mises en
communication les unes avec les autres par une
influence spirituelle qui, émanant de Dieu, des-
cend successivement par des degrés intermé-
diaires depuis la plus haute intelligencejusqu'au
dernier atome de la matière corruptible de notre
globe. C'est l'échelle de Jacob dont le pied re-
pose sur la terre et dont Le sommet se perd dans .
MAIM
— 1004 —
MAIM
le ciel. Indépendamment de cette influence gé-
nérale, les sphères et chacune des planètes ou
des étoiles qu'elles renferment, exercent encore
une puissance particulière sur notre monde
terrestre : ainsi, la lune agit sur l'eau, comme
nous le voyons par le flux et le reflux de la mer;
le soleil sur le feu, la sphère des planètes sur
l'air, celle des étoiles fixes sur la terre, et cha-
cun de ces astres sur une espèce déterminée des
minéraux, des végétaux ou des animaux que pro-
duit notre sol. Ces idées néo-platoniciennes n'ex-
cluent pas l'idée d'Aristote, que chaque étoile
est un être animé et intelligent; physiquement
incorruptible, moralement supérieur à l'homme.
Maimonide trouve cette doctrine conforme à ce que
l'Écriture nous raconte des anges, et, la réunis-
sant avec le rêve de Pythagore, il prend à la
lettre ces paroles du psalmiste, que les cieux
racontent la gloire de Dieu et que l'étoile du
matin chante ses louanges (ubi supi^a, ch. iv-x;
1" partie, ch. lxxii). Mais toute cette partie de
son système n'a pas d'autre valeur à ses yeux
que celle d'une poétique hypothèse, contre la-
quelle il a soin de nous prémunir lui-même.
Nous n'avons, dit-il (2e partie, ch. xxn), sur la
nature du ciel, que des connaissances très-
bornées, et c'est aux mathématiques qu'il appar-
tient de nous les fournir.
Après l'idée de la création et la théorie de la
nature se présentent naturellement les rapports
de Dieu avec le monde, et particulièrement
avec l'homme, la question du mal, de la provi-
dence, de la prescience et de la liberté, et sur-
tout de la révélation et de la raison. Le mal,
selon Maimonide, n'existe point par lui-même, il
n'est qu'une simple négation, ou, comme on
disait alors, une privation, c'est-à-dire l'ab-
sence du bien; par conséquent, Dieu ne peut pas
être accusé d'en être l'auteur. Dieu n'a fait que
le bien, c'est-à-dire tout ce qui est. D'où vient
donc que nous voyons tant de mal dans l'uni-
vers? de ce que nous jugeons l'univers par
rapport à nous, au lieu de nous juger par rap-
port à lui et de nous faire notre place dans l'or-
dre général des choses. Par suite de cette erreur,
nos facultés sont détournées de leur usage et les
conditions de notre bonheur méconnues. Les
maux qui nous atteignent peuvent, en effet, se
diviser en trois classes : les uns ont leur source
dans nos imperfections naturelles ou dans les
limites de notre être, qui nous assujettissent à
la douleur et à la mort : ce sont les moins nom-
breux. Les autres sont les injures et les violences
que les hommes se font souffrir réciproquement :
ceux-là sont plus nombreux que les premiers.
Enfin viennent les maux que chaque homme
s'inflige à lui-même en désobéissant aux lois de
la nature et de la raison : cette dernière classe
forme, sans contredit, le plus grand nombre
Ç)': partie, ch. x-xn).
Dans la question de la Providence, Maimonide
ne montre pas moins de bon sens et de fermeté
d'esprit. Examinant toutes les solutions que
cette question a reçues ou qu'elle est susceptible
de recevoir, il les trouve au nombre de cinq :
la première est celle d'Épicure, qui nie abso-
lument la Providence et n'admet dans l'univers
que l'empire du hasard; la seconde est la doc-
trine d'Aristote, interprétée par Alexandre d'A-
phrodise, selon laquelle la providence divine ne
s'exerce que sur les sphères célestes et s'arrête
à l'orbite de la lune : on peut y substituer, si
l'un veut, l'opinion de la majorité des péripa-
téticiens, qui admettent une providence pour
les choses universelles, pour les genres et les
espèce mais non pour les individus. La troi-
sième solution est celle qui a été adoptée par
la secte des ascharites. Les ascharites se plaçant
à un point de vue diamétralement opposé à
celui des péripatéticiens. ne veulent ] as en-
tendre parler de lois générales, et ne recon-
naissent en Dieu que des desseins particuliers,
arrêtés de toute éternité, qui déterminent, jusque
dans les moindres détails, l'existence de chaque
individu. La doctrine des motazales nous offre
la quatrième solution. Suivant ces sectaires,
la providence de Dieu, et non-seulement sa pro-
vidence, mais sa justice, son pouvoir rémuné-
rateur s'étend indistinctement à tous les êtres,
même à ceux qui ne peuvent atteindre à la
liberté ni au sentiment moral. Aucune créature,
disent-ils, pas plus un animal ou un insecte
qu'un être de notre espèce, ne souffre sans ré-
munération future, ne jouit sans l'avoir mérité :
ainsi, la souris innocente qui tombe sous la dent
du chat, trouvera dans une autre vie la répa-
ration de sa douleur. Enfin, la cinquième opi-
nion qui existe sur la Providence, c'est qu'elle
ne descend aux individus que dans le cercle
de l'humanité, là où existent la liberté et la
raison, le mérite et le devoir; que, partout ail-
leurs, elle ne s'occupe que des genres et des
espèces, et abandonne l'individu aux lois de la
nature. L'opinion d'Épicure s'évanouit devant
les preuves de l'existence de Dieu ; celle d'Aris-
tote devant les preuves de la création : car s'il
n'existe pas en dehors de Dieu une puissance
éternelle comme lui, si la nature a reçu de lui
seul toutes les lois qui la gouvernent, il est évi-
dent que rien ne peut limiter son action, et que
sa providence peut s'étendre aussi loin qu'il
lui plaît, c'est-à-dire que sa sagesse l'ordonne.
Les ascharites, en se préoccupant exclusivement
de l'intelligence divine, et en voulant montrer
que tout est présent devant elle de toute éter-
nité, suppriment la liberté humaine, et, par con-
séquent, le mérite, la justice, la distinction
du bien ou du mal, et aussi la science : car toute
connaissance scientifique repose sur la distinc-
tion du possible, de l'impossible et du néces-
saire; et cette distinction est anéantie dans le
système des ascharites. Les motazales, par une
autre exagération, arrivent à peu près au même
résultat. Ce qu'ils cherchent à défendre avant
tout, c'est la justice de Dieu, sa puissance rému-
nératrice ou la providence morale; mais, comme
ils étendent les conséquences de cette idée aux
êtres dépourvus de liberté et de tout caractère
moral, ils confondent par là l'homme avec la
brute, les êtres libres et intelligents avec les
forces aveugles de la nature. Reste donc la der-
nière opinion, que Maimonide reconnaît pour la
vraie, pour la seule propre à satisfaire en même
temps la raison et la foi, le judaïsme et la phi-
losophie. Toutefois, il observe que nos facultés
intellectuelles et morales étant notre seul titre
à la protection de la Providence, celle-ci ne peut
pas être la même pour tous les individus de
l'espèce humaine ; mais qu'elle est plus ou moins
spéciale, que son action, ses inspirations se font
sentir dune manière plus ou moins immédiate,
selon les différents degrés de vertu, de piété et
de sagesse qui existent chez les hommes (3e par-
tie, ch. xvn et xvin).
La providence divine, qu'elle s'applique à
l'homme ou à la nature, s'étend nécessairement
sur l'avenir et comprend la prescience. Mais
comment la prescience, qui semble supposer que
nos actions sont déterminées de toute éternité,
peut-elle se concilier avec la liberté humaine?
Devant ce problème redoutable, on peut dire
insoluble, qui a toujours préoccupé les théolo-
giens et les philosophes, Maimonide prend le
parti que dictent le bon sens et un sentiment
MAIM
— 1005 —
MAIM
véritablement religieux. Nous savons très-bien,
dit-il, ce que c'est que la liberté; nous voyons
qu'elle est le principe de nos actions et la con-
dition de notre responsabilité ; nous n'avons pas
une idée aussi nette de la prescience de Dieu,
ou de la manière dont les choses sont présentes
à sa pensée et soumises à ses décrets : il nous
est donc impossible de soutenir que ces deux
choses soient inconciliables entre elles (ubi su-
pra, ch. xxi : Huit chapitres, ch. vin).
A la suite de ces considérations métaphysiques
et morales, Maimonide entreprend la concilia-
tion de l'Écriture sainte avec la raison. Il ap-
pelle à son aide toutes les sciences, l'histoire
naturelle, la médecine, la philosophie, et par-
dessus tout sa curieuse érudition touchant la re-
ligion des anciens peuples de la Syrie et de la
Chaldée, pour montrer qu'il n'y a pas un seul
précepte du Penlateuque qui ne trouve son
explication dans la raison ou dans l'histoire.
Nous ne le suivrons pas sur ce nouveau terrain ;
mais nous croyons pouvoir donner ici une idée
de sa théorie de la prophétie. La prophétie,
selon Maimonide, est un état de perfection que
la Providence n'accorde pas à tous les hommes,
mais qui ne peut exister cependant qu'avec
certaines facultés et certaines conditions natu-
relles, les unes physiques, les autres morales,
et d'autres intellectuelles. Au premier rang de
ces conditions il faut placer l'imagination ; car
elle seule peut expliquer les visions, les songes
prophétiques et ce qu'il y a souvent de bizarre
ou de choquant pour nous dans les récits des
prophètes. A l'imagination doit se joindre une
raison prompte et tellement exercée, qu'elle
puisse saisir les choses d'un seul coup d'œil, et
passer de l'une à l'autre sans avoir conscience
de sa marche. Il existe, en effet, dans chacun
de nous, dit Maimonide, une certaine faculté de
juger de l'avenir par le présent, et qui se change
par l'exercice en une véritable intuition : cette
faculté portée à sa plus haute perfection devient
un des éléments de la prophétie. Mais ce n'est
rien de voir promptement les choses éloignées,
et de ies voir avec son esprit, comme on pourrait
le faire avec les yeux, il faut encore avoir le
désir de les faire connaître aux autres quand
elles peuvent leur être utiles, et le courage de
les proclamer en face même de la mort : en un
mot, le caractère doit être au niveau de l'intel-
ligence. Enfin la dernière, ou plutôt la première
condition que le prophète' doit remplir, c'est que
son tempérament et sa constitution physique
n'apportent point d'obstacle à ce noble essor de
l'âme ; car il existe une relation intime entre
certaines facultés de l'esprit et certains organes
du corps, notamment entre l'imagination et le
cerveau. Chez ceux-là même qui réunissent ces
qualités diverses il y a encore des différences à
observer ; il y a des degrés dans la prophétie
comme dans nos facultés ordinaires. Ces degrés,
selon Maimonide. sont au nombre de onze, et il
les décrit avec le même soin, il les distingue
les uns des autres avec la même précision que
s'il s'agissait de quelque objet d'histoire natu-
relle. Au-dessus de tous il reconnaît, il est vrai,
une influence ou émanation particulière de la
divinité {Sché/'a) qui passe de l'intelligence ac-
tive à l'intelligence passive, et de là a l'imagi-
nation (2e partie, ch. xxxvi-xlviii) ; mais lors-
qu'on songe que la raison elle-même naît en
nous d'une communication semblable, il est
impossible de ne pas voir disparaître la faible
barrière qui la sépare encore de la révélation.
Les théologiens juifs attachés à l'ancienne foi
ne se méprirent point sur la véritable signifi-
cation des œuvres de Maimonide, et particuliè-
rement du More nebouchîm. Un rabbin de To-
lède, appelé Méir ben-Todros-Halévy, dit, en
parlant de ce livre, qu'il fortifie les racines de
la religion, mais qu'il en détruit les branches.
Cependant tant que vécut l'auteur, il ne s'éleva
contre lui que de rares et timides adversaires ;
immédiatement après sa mort un violent orage
éclata contre sa mémoire. De nombreuses com-
munautés, principalement celles de la Provence
et du Languedoc, prononcèrent l'anathème contre
ses écrits philosophiques et les condamnèrent
aux flammes; quelques-uns même poussèrent
l'aveuglement jusqu'à invoquer contre ces écrits
et ceux qui les goûtaient l'autorité ecclésias-
tique. D'autres se levèrent pour les défendre, et
lancèrent, à leur tour, les foudres de l'excom-
munication contre leurs adversaires. Ce fut un
véritable schisme qui embrassa peu à peu toutes
les synagogues et ne dura pas moins d'un siècle.
Mais la victoire resta à Maimonide. Tandis que
ses écrits talmudiques conservèrent leur auto-
rité sur les théologiens purs, son More nebou-
chîm donna l'impulsion à tous les libres esprits
qui sortirent du judaïsme depuis Spinoza jusqu'à
Mendelssohn.
Pour la désignation précise des nombreux ou-
vrages que nous avons mentionnés dans cet
article, on pourra consulter les recueils de Bar-
tholocci, de Rossi, de Wolf et de Boissy {Disser-
tations critiques pour servir d'éclaircissement
à Vhisloire des Juifs, 2 vol. in-12, Paris, 1755,
14e dissertation). Nous nous contenterons de
donner ici quelques indications sur le More ne-
bouchîm et la biographie de Maimonide. Le texte
arabe du More nebouchîm a été public pour la
première fois, accompagné de notes, d'éclair-
cissements et d'une traduction française par
S. Munk, sous le titre suivant : le Guide des
égarés, traité de théologie et de philosophie, par
Moïse ben Maïmoun, dit Maimonide, 3 vol. grand
in-8. Paris, 1856, 1861 et 1866. Deux traductions
en ont été données en hébreu, dont une seule,
celle de Samuel Ibn-Tibbon, a été imprimée. Elle
a eu trois éditions : la première sans date et
sans nom de ville ; la seconde publiée à Venise,
in-f°, 1551 ; la troisième à Berlin, in-4, 1791,
accompagnée d'un commentaire de Salomon Mai-
mon. C'est d'après l'hébreu d'Ibn-Tibbon que le
More a été traduit en latin par Jean Buxtorf
fils, in-4, Bàle, 1629; et un siècle auparavant
par Giustiniani, évêque de Nebbio, in-f°, Paris,
1520, ou plutôt parle médecin juif Jacob Man-
tino, dont Giustiniani, à ce qu'on assure, a sim-
plement publié la traduction. La troisième par-
tie de ce même ouvrage a été traduite en alle-
mand, in-8, Francfort-sur-le-Mein, 1838; par le
docteur Simon Scheyer, auteur d'une disserta-
tion intitulée le Système psychologique de Mai-
monide, in-8, ib., 1845. Consultez sur Maimo-
nide la savante Notice de M. Munck sur Jo-
seph bcn-Jehouda, publiée dans le Journal asia-
tique, année 1842. Les articles de M. Ad. Franck
sur le Guide des égarés dans le Journal des
Savants, 1862. 1863, 1864, 1866, et réunis dans
le volume intitulé Philosophie et Religion, in-8,
Paris, 1867 ; la préface de la traduction de Bux-
torf, la dissertation de Peter Béer, intitulée Vie
et ouvrages du rabbi Moïse ben-Maimon, in-8,
Prague, 1834 (ail.), avec la critique qui en a
été faite par M. Derenburg, dans le tome I du
Journal théologique de Geiger, in-8, Franc-
fort, 1835; et la Revue orientale de M. Car-
moly, 91-- livraison, in-8, Bruxelles, 1841. On peut
consulter encore : le fragment inédit de Leib-
niz publié par M. Foiicher de Careil : Leibnitii
obscrialiones ad Rabbi Mosis Maimonidis li-
brurn qui inscribilur Doctor perplexorum,
MAIN
— 1006 —
MAIN
Paris, 1 861 , in-8 ; — Y Histoire généra le de la phi-
losophie de M. V. Cousin, Paris, 1863, in-8, hui-
tième leçon ; — Spinoza et la philosophie des
Juifs, dans l'ouvrage de M. Saisset. Précurseurs
et disciples de Descaries, Paris, 1862, in-8.
MAINE DE BIRAN (François- Pierre-Gon-
thier), fils d'un médecin, naquit à Bergerac le
29 novembre 1766. Il fit ses études avec distinc-
tion sous les doctrinaires de Périgucux , de-
vint, au sortir de ses classes, garde du corps de
Louis XVI, et se trouva à Versailles aux jour-
nées des 5 et 6 octobre 1789. Retiré dans son
domaine de Grateloup, près de Bergerac, après
le licenciement du corps dont il faisait partie,
il fut préservé des fureurs de la révolution par
son existence solitaire et par la modicité de sa
fortune. Ce fut à cette époque que, selon ses pro-
pres expressions, « il passa, d'un saut, de la fri-
volité à la philosophie. » Sa vocation intellec-
tuelle se décida, sans retour, pendant les loisirs
forcés de cette terrible époque. Il réunissait à
une organisation très-impressionnable, soumise
à toutes les influences du dehors, une grande
perspicacité d'observation intérieure. Cette dou-
ble disposition le rendit attentif tout à la fois
aux modifications de l'âme et à leurs causes
organiques. Psychologue dès le début de ses
études, il le fut toute sa vie; et la question des
rapports du physique au moral compta toujours
pour lui au nombre des problèmes les plus im-
portants que puisse aborder la pensée.
Lorsque la France vit des jours plus calmes
succéder au règne de la terreur, Maine de Biran
fut appelé immédiatement, et le fut dès lors sans
interruption jusqu'à la fin de sa vie, à prendre
part aux affaires administratives et politiques de
son pays. Après avoir été député au conseil des
Cinq-Cents, dont il fut exclu, comme suspect de
royalisme, après le coup d'État du 18 fructidor,
puis sous-prel'et de Bergerac, il fit partie, avec
Laine, son ami le plus intime, de la commission
qui, en 1813, manifesta, pour la première lois,
une opposition prononcée aux volontés de l'em-
pereur. Sous la Restauration, il siégea au conseil
d'État, à la chambre des députés, dont il fut
habituellement questeur, et, sans partager les il-
lusions et les erreurs du parti ultra-royaliste, il
se montra constamment le défenseur des droits
et des prérogatives de la couronne. Fixé à Paris,
et profitant de la liberté que lui apportait l'au-
tomne, pûur faire en Périgord des séjours tou-
jours assez rapides, il ne quitta la France qu'une
seule fois, ce l'ut pour visiter, en 1822, les mon-
tagnes de la Suisse. Le 16 juillet 1824, il termina
sa carrière, après une courte maladie.
Il serait tout à l'ait superflu d'entier dans plus
de détails sur la partie extérieure de l'existence
de Maine de Biran. Les circonstances du dehors
curent, avec le développement de sa pensée, des
rapports aussi indirects que possible. On aurait
de la peine à discerner, dans ses théories, le
moindre reflet de sa position comme homme du
monde: et jamais sa renommée de métaphysicien
ne s'offrit à sa pensée comme un moyen de fixer
sur lui les regards et d'améliorer sa situ
matérielle, ou comme un instrument de succès
politiques. L'amour de la science pour la science,
la passion de la vérité, formèrent un des traits
les plus honorables de son caractère. Sus trav lux
lurent trop sérieux pour n'être pas désinten
Plus il se repliait sur Lui-même, plus il descendait
ayant dans les profondeurs de la conscience, plus
il sent. lit que ses recherches Bolitaires n'étaient
pas faites pour captiver la foule, que la lumière
qu'il s'efforçait de porter dans les galeries BOU-
terraines de l'Ame ne devait jamais avoir pour
rellet l'auréole d'une yluire populaire. Sa vie,
comme il le dit lui-même, "fut coupée en deui
parties bien tranchées, celle du monde et de
affaires, et celle d'une solitude complète consacrée
aux méditations psychologiques.» Des circonstan-
ces toutes spéciales exigent que l'exposé des doc-
trines de Maine de Biran soit précède de quelques
renseignements relatifs aux sources où l'on en a
puisé la connaissance.
M. Cousin a nommé Maine de Biran « le plus
grand métaphysicien qui ait honoré la France
depuis Malcbranche ». Royer-Collard, l'élevant
au-dessus de tous les philosophes contemporains,
a dit de lui : « Il est notre maître à tous.» Cepen-
dant, vingt-quatre années après la mort d'un
penseur si hautement apprécié, la partie la plus
considérable de ses écrits était encore inédite, une
phase importante de son développement intellec-
tuel était presque totalement inconnue, et les plus
étendus des documents analysés dans cet article
étaient des manuscrits que l'on a crus longtemps
perdus pour la science. Comment en est-il ainsi?
C'est ce qu'il convient d'expliquer d'abord en peu
de mots.
Maine de Biran n'avait publié qu'un volume,
une brochure et un article de dictionnaire; un
mémoire sur Y Influence de l'habitude (1803), un
Examen des leçons de philosophie de Laromi-
guière (181 7); et la partie philosophique de l'ar-
ticle Leibniz dans la Biographie un iver selle (1819).
11 avait, en outre, mis sous presse un mémoire
sur la Décomposition de la pensée, couronné par
l'Institut de France, en 1805; mais l'impression
fut suspendue par une circonstance qui demeure
inconnue, et l'ouvrage est resté complètement
inédit, jusqu'au moment où M. Cousin a retrouvé
chez M. Ampère et livré à la publicité les feuilles
déjà tirées, dont le contenu forme un tiers en-
viron du mémoire. A la mort du philosophe,
ces manuscrits passèrent aux mains de M. Laine,
son exécuteur testamentaire. Celui-ci les soumit
à l'examen de M. Cousin, qui en fit la revue, et en
dressa l'inventaire au mois d'août 1825. Malheu-
reusement cet inventaire et les indications rela-
tives au meilleur mode à suivre pour une édition,
qui s'y trouvaient annexées, ne parvinrent pas à
la connaissance de la famille de Biran. Cette
famille reçut, au contraire, relativement à l'état
des papiers du défunt, et au parti que l'on pouvait
en tirer, des avis erronés et tout à fait découra-
geants. Ainsi se forma un malentendu, dont la
funeste conséquence fut d'empêcher que la pu-
blication des œuvres de M. de Biran ne fût faite,
au moment le plus convenable et par les mains
les plus dignes de remplir cette tâche. M. Cousin
dut rendre tous les papiers qui lui avaient été
confiés, à l'exception d'un manuscrit renfermant
de nouvelles considérations sur les rapports du
physique et du moral de l'homme. Ce manuscrit
vit le jour en 1834, joint à la réimpression de
YExameu des leçons de Laromiguicre et de l'ar-
ticle Leibniz, et à un écrit inédit de peu d'étendue.
Le tout était précédé d'une brillante préface de
Téditeur. En 1841, «étant parvenu à se procurer,
de divers côtés, un assez bon nombre d'écrits
inédits de Maine de Biran.» M. Cousin fit paraître,
sous le titre i'Œuvres philosophiques de Maine
de Biran, une édition dont la publication de 1834
devint le quatrième et dernier volume. Cette pu-
blication, qui avait offert des difficultés de plus
d'un genre, était, pour les amis de la science,
un nouveau motif de gratitude envers l'illustre
édiieur. Toutefois, de grandes sources de regrets
i : l'édition se composait en grande
i nls auxquels la correction man-
1 sée de l'écrivain
■ Lui fréquemment voilée sous un style de pre-
mière rédaction, qui ajoutait aux difficultés du
MAIN
— 1007 —
MAIN
fond les obscurités de la forme. On savait, enfin,
■que l'auteur avait travaillé pendant de longues
années à un ouvrage capital, qu'il considérait
comme le dernier résultat de ses méditations,
comme le résumé de toutes ses recherches, à une
psychologie complète qu'une note de V Examen
des leçons de Laromiguière avait annoncée au
public : or, de cet ouvrage fondamental, on ne
possédait rien, ou tout au plus des fragments
mutilés.
Les choses étaient dans cet état lorsque, au
printemps de 1845, la Bibliothèque universelle
de Genève apprit au public que M. F.-M.-L. Naville
était parvenu à se procurer un nombre considé-
rable de manuscrits de Maine de Biran, dont
plusieurs entièrement inédits et de la plus haute
importance. M. Naville, connu par ses travaux sur
l'éducation publique et la charité légale, avait
cultivé dès sa jeunesse, avec autant d'ardeur que
de modestie, les sciences philosophiques. Il avait
entretenu avec Maine de Biran des relations per-
sonnelles, et l'intérêt passionné qu'il portait aux
progrès de la vérité et au développement moral
de l'espèce humaine, lui faisait attacher le plus
haut prix à une philosophie élevée et éminemment
spiritualiste. Aussi, depuis 1824, il n'avait cessé
de multiplier les démarches pour contribuer,
autant qu'il le pouvait à distance, à amener enfin
la publication du grand ouvrage de Maine de
Biran. Sa longue persévérance fut enfin couronnée
de succès. Dans les années 1843 et 1844, il reçut,
en deux envois , et par l'entremise de M. de
Biran fils, des masses considérables de papiers,
provenant de la succession de M. Laine. L'auteur
de cet article, par suite de recherches minutieuses,
faites au château de Grateloup, a complété dès
lors cette précieuse collection, qui se compose de
plus de douze mille pages, la plupart format in-
folio, couvertes d'une écriture fine et serrée, et
qui renferme sans doute, à peu de chose près, la
totalité des manuscrits scientifiques de Maine de
Biran. Les papiers que reçut M. Naville étaient
en grande partie dans le même état que ceux
que M. Cousin avait utilisés pour les petits écrits
de son édition, c'est-à-dire « dans un désordre
extrême et presque indéchiffrables ». Les feuilles
d'un même ouvrage avaient été séparées et dis-
séminées dans une foule de liasses différentes;
l'écriture présentait parfois les difficultés les plus
sérieuses. Ces obstacles ne rebutèrent point un
homme doué d'un amour parfaitement désinté-
ressé pour la science, et qui portait à la gloire de
Maine de Biran un intérêt exempt de tout retour
personnel. Pendant deux années consécutives, et
jusqu'au moment où la maladie l'eut rendu in-
capable de tout travail, il consacra son temps et
ses belles facultés à la tâche pénible de déchiffrer
et de mettre en ordre les feuilles éparses qui lui
étaient confiées. M. Naville étant mort en mars
1846, la tâche qu'il s'était imposée fut poursuivie;
une édition des Œuvres inédiles de M. de Biran
fut préparée et publiée avec la collaboration de
Marc Debrit (3 vol. in-8, Paris, 1859). Nous don-
nons ici un aperçu sommaire des matières qui y
sont traitées.
I. Les manuscrits les plus anciens de M. de
Biran datent de 1794. Divers fragments, et en
particulier les ébauches d'un mémoire en réponse
à la question posée par l'Institut sur l'Influence
des signes, se placent entre 1794 et 1800. Il ne
reste de cette période aucun travail achevé, mais
les fragments suffisent pleinement à établir quel
était le point de vue de l'auteur au début de sa
carrière. Nul doute ne s'élève dans son esprit, sur
la valeur de la doctrine généralement reçue.
Bacon et Locke sont pour lui les fondateurs de
la science; Condillac a « assigné les bornes du
monde intellectuel» et fait disparaître pour tou-
jours « toutes ces rêveries qu'on qualifiait d.i
nom de métaphysique ». A la vérité, le sens moral
de l'écrivain proteste contre les théories deHobbes
et d'Helvétius : il ne veut pas sacrifier la liberté
et la responsabilité de l'homme. Il se monte.'
aussi préoccupé du besoin d'un moteur, et sou-
lève à cet égard quelques difficultés. Mais il ne
s'aperçoit pas encore qu'une nécessité inexorable
fait découler des principes du sensualisme la pas-
sivité absolue de l'âme et l'absolue négation de
la morale. Il espère trouver le moteur et sauver
la liberté sans abandonner les maîtres dont il
répète les paroles.
En 1802 l'Institut accorda le prix au mémoire
sur Y Influence de l'habitude. Un l'ait d'observation
domine dans cet écrit: la répétition émousse les mo-
des de pure sensibilité^ tandis qu'elle rend tou-
jours plus distincts les éléments de connaissance :
une odeur, une saveur s'émoussent à la longue et
finissent par devenir insensibles, tandis qu'un
objet est d'autant mieux connu qu'il est plus
longtemps palpé, par exemple. Cette diversité du
résultat demande une explication ; la recherche
de cette explication conduit à reconnaître que
l'homme est actif dans le fait de la connaissance,
dans la perception, tandis qu'il est passif dans
les pures sensations. Il agit, il regarde un objet
pour le voir, il subit involontairement Pimpn -
sion causée par l'éclat de la lumière. Les impn
sions passives, lorsqu'elles atteignent un certain
degré d'intensité, ont pour effet de diminuer ou
même d'absorber le sentiment de la personnalité ;
toutes les fois, au contraire, que l'homme est
actif, le sentiment de sa personnalité s'élève dans
la même proportion que son effort. Les habitudes
actives et les habitudes passives forment donc
deux classes distinctes de phénomènes, et qui
demandent à être observées séparément.
Cette part assignée à l'activité dans le fait de
la connaissance, était un germe étranger dans le
sein du sensualisme. Ce germe devait être étouffé
par les conséquences rigoureuses de la doctrine,
ou renverser la doctrine elle-même dans ses
fondements. L'auteur ne le sait pas encore : il
croit tout au plus élever quelques difficultés là
où il soulève d'irréfutables objections.
Il admet comme un axiome « que la faculté de
sentir est l'origine de toutes les facultés»; il se
propose d'appliquer à l'étude de l'homme la mé-
thode de Bacon dans sa pureté, d'éclairer la
métaphysique en transportant la physique dans
son sein. Le mémoire sur Y Habitude obtint les
suffrages unanimes des idéologues; et l'homme
qui devait occuper le premier rang dans la réac-
tion de la pensée française contre la doctrine de
la sensation, débuta par un succès obtenu sous
les auspices de l'école de Condillac.
II. Un second mémoire fut couronné par l'In-
stitut en 1805. Celui-ci avait pour objet la décom-
position de la pensée. L'auteur est entré dans
des voies nouvelles. Il signale tout ce qu'il y a
d'illusoire dans la prétendue analyse de Condillac,
dans cette sensation qui est dite se transformer
sans qu'on lui ait assigné aucun principe de
transformation. Remontant du disciple aux maî-
tres, il signale les déficits de la doctrine de
Locke, rend la métbode de Bacon, eu tant qu'on
l'applique à l'étude de l'être intellectuel
responsable des aberrations de la philosophie du
xviue siècle, et s'élève contre toute assimilation
établie entre les phénomènes physiologiques,
perçus par les sens externes, et les faits inté-
rieurs. Il a décidément, et sur presque tous les
points, rompu avec le sensualisme; il renverse
tous les principes auxquels il avait donné son
adhésion; et cependant il ne fait qu'entrer en
MAIN
1008
MAIN
pleine possession de sa pensée, que débarrasser
le résultat de ses observations personnelles du
vêtement étranger d'une doctrine d'emprunt. 11
sait et il affirme que la sensation ne saurait
fournir ce moteur, cet élément actif dont il
éprouvait déjà le besoin en 1794, et que signalait
le mémoire sur l'Habitude. Il comprend que si
elle était tout, le devoir et la liberté ne seraient
rien. L'homme est double en tant qu'être actif
et être passif tout à la fois. La sensation, telle
que la définissent les idéologues, est passive par
essence; aucune transformation ne saurait en
faire sortir l'élément de l'effort. La sensation
n'est donc pas l'homme tout entier, et le con-
dillacisme a tort. La pensée fondamentale du
mémoire sur la Décomposition de la pensée se
réduit à ces termes, que nous empruntons à
M. Cousin : «la réintégration de l'élément actif.»
L'écrit que nous venons de mentionner fut ra-
pidement suivi de plusieurs autres: un mémoire
sur VAperception interne immédiate, auquel
l'Académie de Berlin accorda un accessit en
1807 ; trois discours rédigés entre 1807 et 1810
pour une société scientifique que Maine de Biran
avait lui-même fondée à Bergerac : le premier,
sur le Sommeil, les songes et le somnambulisme
(publié par M. Cousin) ; le deuxième, sur le Sys-
tème de Gall; le troisième, sur les Perceptions
obscures ; enfin, un mémoire sur les Rapports
du physique et du moral de V homme, cou-
ronné, en 1811, par la Société royale de Copen-
hague, retouché, en 1820, en faveur de M. le
docteur Royer-Collard, occupé d'un cours sur
l'aliénation mentale, et publié en 1834, comme
il a été dit plus haut.
Les bornes de cet article ne comportent pas
une analyse, même sommaire, de ces diverses
productions. Elles offrent le développement gra-
duel d'une même pensée, et cette pensée atteint
son plus haut point de développement dans l'é-
crit qui va nous occuper. Cet écrit, dans l'inten-
tion de l'auteur, devait résumer, compléter et
annuler, quant à la publicité, les mémoires cou-
ronnés à Paris, à Berlin, à Copenhague. Les ba-
ses en furent arrêtées en 1813 environ, et la ré-
daction même date de cette époque ; mais elle
fut retouchée jusqu'en 1822. L'Examen des Le-
çons de Laromiguière et l'article Leibniz ne fu-
rent guère que des extraits anticipés de cet im-
portant ouvrage. Le manuscrit contient la matière
de deux volumes; il a pour titre: Essai sur les
fondements de la psychologie et sur ses rapports
avec l'étude de la nature. Voici les bases de la
théorie qui s'y trouve développée.
L'action des objets extérieurs produit des im-
pressions diverses sur l'être vivant. Ces impres-
sions renferment un sentimeut vague de peine
ou de plaisir ; mais, en tant que l'être est sim-
plement vivant, ce sentiment vague est sans
conscience et ne fournit aucun élément de con-
naissance ou de perception. L'homme peut sentir
sans connaître, être affecté de plaisir ou de peine
sans avoir la notion de son existence personnelle,
sans se savoir exister.
Vivit, et est vitœ nescius ipse suae.
Ces modes réels de la vie ne peuvent être appe-
lés sensations, si la sensation suppose la con-
science de la modification éprouvée; on peut les
'li ligner sous le titre d'ajj'ections. L'affection
Lusse des traces dans l'organisme et suscite, par
l'attrait et la répugnance, des mouvements pu-
rement instinctifs. Ainsi est constituée une vie
réelle, mais une vie aveugle et purement ani-
m île. C'est la vie de la brute, c'est celle de l'en-
fant au début de son existence, du malheureux
tombé dans l'idiotisme ou l'aliénation mentale;
c'est une partie toujours persistante de la con-
dition humaine, la source de ces modes confus,
involontaires, qui constituent les inclinations et
les tempéraments. Cette vie animale et toute
passive a fixé l'attention des sensualistes; elle
supporte l'application de leurs théories ; mais
ces théories,' dès qu'elles prétendent expliquer
les faits d'une autre nature, sortent de leur
sphère, et deviennent par là même erronées. La
vie animale, en effet, ne se transforme pas; elle
ne devient jamais autre chose que ce qu'elle est,
mais elle s'allie, dans notre nature double, à un
autre élément, à un élément parfaitement dis-
tinct qui d'un être purement sensitif fait un
homme.
L'être simplement vivant ignore sa propre vie.
L'homme existe et sait qu'il existe ; il a con-
science des modes qu'il éprouve. Il se sent et se
sait moi. Le moi est la condition de l'intelli-
gence, puisque rien ne peut être connu sans
que le sujet qui connaît se distingue de l'objet,
terme de sa connaissance. Le moi est donc la
condition de l'humanité, surajoutée à la vie ani-
male. Mais cette condition, quelle en est la na-
ture? Ici s'ouvrent deux voies également fausses
et que d'illustres erreurs doivent apprendre à
éviter. Les uns cherchent le moi au dehors, ce
sont les partisans de l'expérience ; ils s'adres-
sent à l'imagination et aux sens, ils veulent voir
et imaginer, et, sur les pas de Hobbes et de l'é-
cole de Locke, appliquant aux faits de la pensée
la méthode expérimentale de Bacon, ils cher-
chent la pensée dans le jeu des fibres, dans les
mouvements de la matière cérébrale, renversent
les barrières qui séparent la psychologie de la
physiologie, et tombent inévitablement dans le
matérialisme. Les autres, les partisans des doc-
trines a priori, demandent la nature de leur
propre être aux conceptions absolues de l'intel-
ligence; ils traitent le moi comme une notion,
lui supposent une nature hypothétique, et en dé-
duisent les conséquences, sans nul égard aux
faits, sans s'arrêter devant la négation formelle
des réalités les mieux constatées. C'est ainsi que
l'école de Descartes a été conduite à nier l'effi-
cace de la volonté et le libre arbitre. La mé-
thode vraie, la méthode psychologique se distin-
gue de l'un et de l'autre de ces procédés : elle
ne demande pas le moi aux perceptions des sens
ou aux fantômes de l'imagination ; elle ne le
cherche pas, non plus, dans les conceptions ab-
straites de l'intelligence ; elle observe et constate,
à l'aide du sens intime, une réalité de fait, mais
une réalité tout intérieure.
Le moi, lorsqu'on lui applique la vraie mé-
thode, ne se présente pas comme un objet, mais
comme un sujet, comme le sujet de toute con-
naissance. L'âme absolue est un objet qui échappe
complètement à la conscience immédiate, et de-
vient trop souvent la matière de théories pure-
ment hypothétiques. Le moi, le sujet, manifesté
dans la conscience et par la conscience, s'offre
seul à l'observation directe; mais sous quelle
condition se manifeste-t-il ? C'est ce qu'il faut dé-
terminer. Cette condition, telle que la révèle le
sens intime bien consulté, est la volonté, Yejforl.
Je ne suis moi qu'autant que j'agis. Je veux,
telle est la formule de la manifestation de l'exi-
stence. C'est bien vainement que l'on a prétendu
faire sortir de la sensation passive le sentiment
de la personnalité. Ce sentiment s'émoussc, au
contraire, ou même disparaît sous l'empire de
sensations trop vives. La volonté est donc la con-
dition du moi, et, puisque aucun fait ne saurait
exister pour nous avant l'existence personnelle,
l'effort est le fait primitif du sens intime.
Ce fait ne peut être prouvé, niais il est ser.ii.
MAIN
— 1009
MAIN
S'il pouvait être prouvé, il ne serait pas primitif.
Sa réalité ne peut être mise en doute sans que
l'on tombe par là même dans un scepticisme
universel et incurable, puisqu'il est la base
même de toute connaissance. 11 ne doit être nj
discuté, ni expliqué, mais simplement constaté
comme certitude première, à l'aide du sens spé-
cial qui lui est approprié. En le constatant ainsi,
on lui reconnaît un double caractère : 1° le sen-
timent fondamental de l'existence personnelle
est celui de la force, et non celui de la sub-
stance ; et c'est pour avoir substitué dans
l'iiomme et dans l'univers la notion de la sub-
stance à celle de la force que la philosophie
s'est trop souvent abîmée dans le panthéisme,
car la force est le principe unique de la vie et
de l'individualité; 2" la force individuelle se
manifeste comme indivisiblement unie à une
résistance organique. Les deux termes sont in-
séparables, et tout système qui tend à l'unité
absolue contredit manifestement les données
primitives du sens intime.
Le moi, qui n'est que la volonté se manifes-
tant à elle-même, tel est le second élément de
notre nature, l'élément qui, d'un être simple-
ment vivant, fait un homme.' Cet élément est la
condition de tout ce qui en nous est au-dessus
de l'animal : l'intelligence et la moralité.
Le moi est un, libre, cause et force. C'est par
la vue immédiate qu'il a de lui-même qu'il ac-
quiert les notions universelles et nécessaires de
force, de causalité, d'unité, de liberté. Ces no-
tions ne peuvent être dites innées, puisqu'elles
supposent un premier fait qui les renferme, et
que ce fait a un commencement. D'autre part,
elles diffèrent absolument des idées générales,
produit de l'observation extérieure. Elles se rap-
portent à un type unique, présentent un carac-
tère absolu, s'individualisent de plus en plus à
mesure que l'abstraction, qui ne fait que les sé-
parer des produits adventices de la sensibilité,
devient plus intense. Les idées générales, au
contraire, provenant de la comparaison des ob-
jets sensibles, sont relatives au mode actuel de
notre sensibilité, et s'éloignent toujours davan-
tage d'un type individuel, à mesure que l'ab-
straction qui les crée devient plus complète.
La vie animale est la base du désir, mais ne
comporte aucun des éléments de moralité pro-
prement dite. Confondre la volonté avec le dé-
sir, comme l'ont fait également l'école de Bacon
et celle de Descartes, et prétendre dériver du
désir l'ordre moral, c'est méconnaître les faits
les plus manifestes du sens intime. Sous l'im-
pulsion du désir, la volonté se sent libre et res-
ponsable; et la vie morale, qui ne commence
qu'avec le moi, n'est autre chose que la lutte
perpétuelle de deux forces contraires qui n'ont
pu être identifiées dans les théories des philoso-
phes que par le plus complet abus de l'esprit de
système. Ce n'est que par un abus de même na-
ture que la certitude de la liberté a pu être com-
promise. Le fait primitif est un fait de liberté;
et ce fait étant la condition de l'intelligence,
l'intelligence ne peut être admise à révoquer en
doute ce par quoi elle existe. Nier ou vouloir
prouver la liberté, c'est nier ou vouloir prouver
le moi, l'existence individuelle : c'est nier ou
vouloir prouver l'évidence.
L'homme en tant qu'homme est donc double
par sa nature. Simplex in vilalilale. il devient
duplex in humanilate. Les deux éléments qui
le composent sont étroitement unis dans la plu-
part des modes réels de notre existence, et réa-
gissent incessamment l'un sur l'autre. Ils n'en
sont pas mcins parfaitement hétérogènes. Tout
ce qui, en nous, est variable et relatif, tout ce
DICT. PHILOS.
qui subit l'influence des excitations du dehors,
appartient à V affection; tout ce qui est absolu,
permanent, tout ce qui dure indépendamment
des circonstances accidentelles aussi longtemps
que la personne subsiste, dépend de Veffort.
Tout ce qui est libre constitue le moral, tout ce
qui est nécessaire, le physique. Pour expliquer
la nature humaine, il faut suivre les deux élé-
ments dans les degrés successifs de leur combi-
naison. On peut établir ainsi quatre systèmes ou
quatre modes réels de notre existence.
Le système affectif est la vie simple, la vie
animale. 11 y a plaisir et peine, mouvements
instinctifs de réaction, intuitions organiques des
couleurs et des sons, attraits et répugnances,
agrégations fortuites de fantômes et d'images,
telles qu'on en trouve chez l'animal ou dans
l'homme endormi ou tombé en délire, mais
point de volonté, partant point de conscience et
point d'idées.
Au moment où la force consciente aperçoit les
mouvements instinctifs et s'en empare, le moi
surgit au sein de la vie primitive, et devient
spectateur de ses modes. Le degré inférieur de
l'effort, celui qui constitue simplement la veille,
l'état de conscium sui, tel est le caractère du
système sensitif. Les affections sont localisées
dans les organes ; les intuitions sont rapportées
à l'espace; l'idée de cause, prise dans le fait
primitif, leur est associée ; la réminiscence et
une sorte de généralisation vague commencent
à paraître ; mais l'être intellectuel et moral est
encore tout enveloppé dans les impressions ve-
nues du dehors.
Un degré d'effort supérieur à celui qui consti-
tue simplement la veille devient Yatlention, et
fait le caractère du système perceptif. La con-
naissance n'est plus simplement reçue, elle est
volontairement recherchée. Le moi fait plus
qu'être, il exerce une action directe, spéciale, il
regarde, il écoute au lieu de se borner à voir et
à entendre. L'exercice du toucher actif déve-
loppe le jugement d'extériorité, et donne lieu à
la distinction des qualités premières et des qua-
lités secondaires. Les classifications régulières
et les idées générales proprement dites succè-
dent aux vagues généralisations du système pré-
cédent; l'attention combine les idées acquises et
en forme des produits artistiques ; mais, dans ce
système, l'exercice de l'intelligence, provoqué
par les objets du dehors, est limité à ces objets.
Le moi agit pour connaître ce qui n'est pas lui.
et sa science n'est encore qu'une science exté-
rieure, la science de la nature.
Le moi peut enfin, par un degré d'effort supé-
rieur, se discerner lui-même dans les modes
auxquels il concourt, acquérir la science de sa
nature et de son action, et, en se distinguant de
tout ce qui n'est pas lui, faire, par là même, la
part exacte de l'élément objectif de ses percep-
tions. Il s'élève alors à la conception distincte
des notions dont il est l'origine ; il parvient aux
idées universelles et nécessaires, et, joignant h
l'intuition immédiate qui saisit ces idées, la dé-
duction qui en tire les conséquences, il raisonne,
et fonde les sciences mathématiques et les scien-
ces métaphysiques. Tel est le caractère du dernier
système, du système réflexif, qui n'est autre
chose que la conscience claire du fait primitif.
Ces systèmes divers représentent les modes
réels de notre existence. Le système affectif est
l'état de l'animal et celui de l'homme qui ne
s'est pas encore élevé au-dessus de l'animalité,
ou qui y est retombé. Le système sensitif repré-
sente l'enfance des individus et des peuples, le
règne exclusif de la sensibilité. Vient ensuite
l'âge de la raison appliquée à l'élude des phéno-
MAIN
— 1010 —
MAIN
mènes naturels ; enfin celui de la réflexion, où
l'homme crée les sciences abstraites et s'étudie
lui-même.
S'il nous était permis de suivre Maine de Biran
dans les détails de sa théorie, nous aurions à
montrer comment, de la combinaison de la vie
animale et de la vie du moi, il fait sortir une
foule d'aperçus aussi nouveaux qu'ingénieux sur
le sommeil, le somnambulisme, la folie, l'instinct
des animaux et les influences variées du phy-
sique sur le moral, et du moral sur le physique.
C'est dans les sujets de cet ordre qu'il peut le
mieux déployer la profondeur d'observation et la
finesse d'analyse qui font les traits principaux
de son génie.
Telle fut, en résumé, la philosophie de Maine
de Biran, dans la période de son développement
à laquelle nous sommes parvenus. Indépendam-
ment de sa valeur absolue, cette doctrine a une
valeur historique, qui naît de la manière dont
elle se forma dans l'esprit de l'auteur et de l'é-
poque où elle fut élaborée. « Le premier mérite
de cette doctrine, dit M. Cousin, est son incontes-
table originalité. De tous mes maîtres de France,
Maine de Biran, s'il n'est le plus grand peut-être,
est assurément le plus original. M. Laromiguière,
tout en modifiant Condillac sur quelques points,
le continue. M. Royer-Collard vient de la philo-
sophie écossaise, qu'avec la rigueur et la puis-
sance naturelle de sa raison il eût infailliblement
surpassée, s'il eût suivi des travaux qui ne sont
pas la partie la moins solide de sa gloire. Pour
moi, je viens à la fois et de la philosophie écos-
saise et de la philosophie allemande. Maine de
Biran seul ne vient que de lui-même et de ses
propres méditations. Disciple de la philosophie
de son temps, engagé dans la célèbre société
d'Auteuil, produit par elle dans le monde et dans
les affaires, après avoir débuté, sous ses auspices,
par un succès brillant en philosophie, il s'en
écarte peu à peu sans aucune influence étran-
gère; de jour en jour il s'en sépare davantage
et il arrive enfin à une doctrine diamétralement
opposée à celle à laquelle il avait dû ses premiers
succès. Quelle lumière lui était venue et de quel
côté de l'horizon philosophique? Elle n'avait pu
lui venir de l'Ecosse ni de l'Allemagne, il ne sa-
vait ni l'anglais ni l'allemand. Nul homme, nul
écrit contemporain n'avait modifié sa propre pen-
sée; elle s'était modifiée elle-même par sa propre
sagacité. » Il serait facile, en présence des ma-
nuscrits, de citer un grand nombre de faits à
l'appui des paroles qui précèdent, et d'établir de
la manière la plus positive que Maine de Biran
marcha toujours dans le sentier tracé par ses
seules réflexions. Sa grande étude fut de se re-
garda' passer, comme il le dit quelque part ; et
c'est en notant avec soin tous les modes de sa
propre existence, qu'il en vint à affirmer, con-
trairement à l'école sensualiste, la nature hy-
perorganique du principe sentant et mouvant,
et, contrairement a la plupart des grandes écoles
philosophiques, la priorité de la volonté sur l'in-
telligence. Suivre, dans une collection complète
de ses œuvres, les pas successifs de sa pensée,
noter d'année en année les progrès de cette forte
intelligence, s'affranchissant graduellement du
loug de la tradition condillacicnne, et se frayant
une voie toujours plus indépendante, serait sans
contredit, pour les amis sérieux de la science,
une étude du plus haut intérêt.
Non-seulement Maine de Biran s'éloigna de la
théorie régnante paF un mouvement spontané,
mais la priorité lui appartient dans le mouve-
menl qui a détrôné en France la philosophie de
la sensation. On date communémenl le commen-
cement de cette révolution de 1811, époque à
laquelle MM. Royer-Collard et Laromiguière
commencèrent leur enseignement. Or, Maine de
Biran avait rompu publiquement avec le condil-
lacisme à une époque bien antérieure. Ses nou-
velles doctrines s'étaient fait jour des 1805, dans
le mémoire sur la Décomposition de la pensée;
et, en 1807, après avoir lu le travail sur VAper-
ceplion immédiate, M. Ancillon écrivait à l'au-
teur : « Ce qui surtout m'étonne et me réjouit,
c'est devoir que vous ne partagez pas la manière
de penser de la plupart de vos compatriotes qui,
depuis Condillac, ne veulent voir d'autre source
de nos connaissances que l'expérience, ne placent
cette expérience que dans les sensations, et s'i-
maginent qu'en analysant le langage, ils résou-
dront le problème générateur. » La date de la
théorie contenue dans l'Essai sur les fondements
de la psychologie, et sa spontanéité, sont deux
circonstances qui font du manuscrit de. cet ou-
vrage un document important pour l'histoire de
la philosophie française au xixe siècle.
III. La théorie qui vient d'être exposée a été
fort incomplètement connue jusqu'ici, et n'a pu
devenir l'objet d'un jugement définitif. Mais elle
ne s'arrêta pas à ce point : l'œuvre interne du
philosophe continua, et de nouveaux horizons se
dévoilèrent à sa pensée. Les imprimés fournis-
sent à peine à cet égard quelques indications
vagues et insuffisantes ; les manuscrits offrent,
au contraire, une mine féconde à explorer.
Maine de Biran avait accepté les questions
philosophiques telles que son siècle les avait po-
sées en France sous l'influence de Locke. Il avait
concentré ses recherches sur la question de l'o-
rigine des idées. Sa théorie de Yeff'ort lui avait
fourni à cet égard les solutions qui lui sont
propres ; mais cette théorie, qui pouvait jeter du
jour sur les conditions de la connaissance, ne
fournissait aucune lumière sur sa nature. On
pouvait admettre que la présence du moi est
historiquement l'origine des notions, que ces no-
tions se présentent à la pensée à l'occasion des
aspects divers sous lesquels le moi s'offre à lui-
même, sans qu'il en résultât une doctrine tou-
chant leur valeur. Dire sous quelle condition
l'esprit les conçoit, n'était rien affirmer touchant
la réalité de leurs objets. L'auteur s'était si bien
appliqué à élaguer du point de départ de son
système toute notion allant au delà de la mani-
festation phénoménale du sujet, qu'on pouvait
même craindre que, pour être conséquent jus-
qu'à la fin à ses propres conceptions, il ne fût
contraint à anéantir absolument tout élément
objectif, et n'arrivât à la doctrine d'une subjec-
tivité absolue. 11 semble n'avoir jamais été au
fond de sa propre pensée en ce qui concerne la
notion de la substance. Il paraît tantôt l'annihiler
en présence de la force, et tantôt la limiter au
substralum de la résistance opposée à l'effort
individuel. Ceci n'est guère qu'un cas particulier
de la difficulté qu'il éprouve à faire sortir de la.
combinaison, de l'affection et de l'effort cet élé-
ment objectif et absolu dont l'esprit humain ne
saurait se passer. La dérivation des idées univer-
selles et nécessaires telle qu'il l'établit, à partir
du fait primitif, fait reposer leur universalité et
leur nécessité sur un fondement contestable. C'est
sur ce point que peuvent porter et qu'ont porté
en effet les objections les plus sérieuses adressées
à Maine de Biran.
Les difficultés 411e présente cette partie de sa
doctrine ne lui avaient point échappé. Longtemps,
et dans l'ardeur de la lutte qu'il soutenait contre
les théories de s 1 jeunesse, il fui absorbé
contempl d d'un seul fail : le fail de L'activité
libre qu'il opposait à 1 1 théorie de l'I me pas-
sif. Mais lorsqu'il fut assez maître de sa propre
MAIN
— 1011 —
MAIN
pensée pour la juger et regarder au delà, il com-
prit que cette pensée unique ne suffisait pas à
expliquer tout l'homme. Dans des fragments qui
datent de 1818, il se montre préoccupé du be-
soin de cet absolu que sa théorie avait trop né-
gligé : l'effort est la condition tout à la fois des
perceptions sensibles et des notions intellec-
tuelles. Mais cet effort ne crée pas les idées plus
qu'il ne crée les objets. Les idées ne sont pas
volontaires; elles s'imposent, et, parce qu'elles
s'imposent, elles se manifestent comme ayant
une valeur objective, une valeur absolue. Il faut
donc arriver à la conception d'un être absolu
qui soit le siège des notions, leur sujet. Cet être
est Dieu, et ce n'est qu'en s'élevant à la concep-
tion de Dieu, en se plaçant, en quelque sorte, à
son point de vue, qu'on peut atteindre ce qu'il
y a d'absolu dans l'existence. Il n'y a rien jus-
qu'ici qui sépare la pensée de l'auteur des doc-
trines communes à toute l'école spiritualiste ;
mais, dans son analyse psychologique, il a fait
de la volonté la condition de l'intelligence, et
ces prémisses fournissent des conséquences qui
lui marquent une place à part. Puisque dans le
fait primitif, certitude première dont toutes les
autres dérivent, le moi est l'antécédent de toute
connaissance, nous ne pouvons concevoir les
idées que dans un sujet conscient. Dieu est donc
un être personnel par cela même qu'il est intel-
ligence; s'il est personnel il est libre, la person-
nalité n*étant que la manifestation de la liberté ;
un infini sans conscience, une force toute -puis-
sante, mais aveugle, ne peut être nommée Dieu,
et le panthéisme n'est qu'une des formes de
l'athéisme.
En donnant suite à ces points de vue que l'on
rencontre dans des ébauches inachevées et dans
les piges d'un Journal intime, où, depuis 1814
jusqu'à sa mort, il a déposé le résultat de ses
méditations quotidiennes à côté du récit des évé-
nements de sa vie, Maine de Biran serait arrivé
à établir une métaphysique sur les fondements
élargis de sa psychologie ; il suivit une autre
voie. Sa pensée se détourne à peine un instant
de son étude de prédilection; au lieu d'entrer
plus avant dans les recherches ontologiques, il
continue l'analyse de l'homme, et descend tou-
jours plus profondément dans le sanctuaire de
la conscience où de nouvelles découvertes l'at-
tendent.
La volonté est en présence des idées, et se
sent la mission de réaliser l'idée du bien; mais
quelle est sa puissance ? Telle est la nouvelle
question qui se présente à notre philosophe.
Après s'être demandé : Quelle est l'origine de la
connaissance? et avoir répondu : La volonté; il
cherche à savoir quelle est la puissance de la
volonté. Les idées sont en nous la manifestation
de l'être infini, Deus in nobis. Si la volonté a
naturellement le pouvoir de réaliser tout ce que
l'intelligence lui impose, il n'y a rien à deman-
der au delà; et le stoïcisme a connu le secret de
notre nature. Cette pensée s'offre parfois à Maine
de Biran, et nombre de ses pages sont consacrées
à commenter la distinction si nettement établie
par l'école de Zenon entre les modes variables
de la sensibilité et l'être moral, toujours maître
de lui-même. Mais un fait s'offre à son observa-
tion, un fait qui, bien constaté, suffit à con-
vaincre d'erreur les prétentions des disciples du
Portique. La volonté ne suit pas l'intelligence;
et, pour pratiquer le bien, il ne suffit pas de le
connaître. L'être moral, dégagé des liens de la
nature purement animale, et n'étant plus sou-
mis passivement à toutes les influences de l'or-
me, s'élève à la conception des idées. Mais
en présence de l'idée du bien, la volonté se sent
défaillir; sa propre force lui fait défaut, elle ré-
clame un appui, un secours; les lumières de la
raison ne peuvent lui en tenir lieu. Ce secours
ne peut venir que de Dieu, source de la force
dans l'ordre de la volonté, comme il est la source
de la vérité dans l'ordre de l'intelligence.
Le sens intime, en révélant cette vérité, ma-
nifeste le fait le plus profond de notre nature.
Le moi apparaît dans un rapport nouveau. Il
n'est pas appelé à triompher de la nature sen-
sible pour subsister par lui-même dans l'isole-
ment; mais il est placé dans l'alternative de la
soumission à la nature sensible, vers laquelle le
portent ses penchants inférieurs, ou de l'union à
la nature divine, par le secours dont ses instincts
les plus élevés lui font un besoin. Le secours
demandé, le christianisme l'offre sous le nom de
grâce, et, conduit par le besoin de la grâce,
Maine de Biran marche d'une manière toujours
plus claire vers le christianisme. Cette marche
fait le trait distinctif de la dernière période de
son développement. On y trouve tous les carac-
tères de sa pensée. C'est par une voie intérieure
qu'il s'avance lentement, et à travers bien des
luttes, vers la foi de l'Évangile. Il aperçoit à
peine les questions historiques que soulève l'exi-
stence du christianisme, et, s'il les mentionne,
c'est pour les écarter. Toujours attentif aux faits
de sens intime, il place les nécessités de l'âme
en présence de la religion, et il croit à l'Esprit-
Saint, parce qu'il a besoin de la prière.
Il importe de remarquer cette voie toute sub-
jective et éminemment personnelle. La religion
de Maine de Biran n'est point une affaire de spé-
culation métaphysique, mais l'expression immé-
diate de ses sentiments intérieurs : ce qu'il de-
mande à la foi, ce n'est pas un complément de
ses théories, le moyen de combler une lacune
de son système; l'objet immédiat de sa recher-
che n'est pas un dogme, mais une force, et c'est
dans l'ordre moral qu'il trouve la garantie de la
vérité. 11 est peu de lectures d'un intérêt plus
sérieux et plus vif que les pages de son Journal
intime, où l'on peut suivre d'année en année les
hésitations de sa pensée et les luttes de toute
nature au travers desquelles se forme et se mûrit
son sentiment religieux. Lorsque ces pages se-
ront connues du public, il ne sera plus permis
de voir dans la tendance chrétienne qui marqua
les dernières années de Maine de Biran, un coup
de désespoir provenant de l'insuffisance de son
système ou une concession faite à des opinions
qui avaient pour elles la faveur du pouvoir. De
semblables jugements ne s'expliquent que par
une connaissance incomplète des faits. Les seules
influences qui se joignirent à l'expérience de la
vie pour hâter ses pas dans la voie où il était
entre, furent la société de quelques amis, la
lecture de l'Écriture sainte et de quelques-uns
des grands écrivains de l'Église : Stapfer vécut
avec lui dans les relations d'une étroite amitié,
et l'homme qui avait commencé avec Condillac,
finit sa vie avec la Bible, Ylmitation de Jésus-
Christ, Pascal et Fénelon.
Arrivé à ce résultat, Maine de Biran ne vit
plus dans VEssai sur les fondements de la psy-
chologie, qu'une exposition insuffisante des faits
de la nature humaine, un fragment d'une théo-
rie complète de l'homme. Il n'éprouva pas le
besoin de faire un travail absolument nouveau,
car ses méditations avaient modifié, sans le
détruire, le résultat de ses recherches précé-
dentes; mais il se vit dans la nécessité de refon-
dre son ouvrage et de le compléter. L'ancien
manuscrit avait été retouché jusqu'en 1822; le
plan du nouveau travail fut déposé sur le papier
le 23 octobre 1823. Neuf mois après, l'auteur
MAIN
— 1012 —
MAIN
était mort. La rédaction était loin d'avoir reçu la
dernière main, mais les fragments qui en sub-
sistent, et le plan qui indique leur place, suffi-
sent à se former une idée de ce que serait
devenu l'édifice inachevé.
Cet écrit avait pour titre : Nouveaux essais
d'anthropologie. La distinction de trois vies de-
vant épuiser tous les faits que présente l'être
humain, avait pris la place des quatre systèmes
de VEssai.
La première vie, ou vie animale, ne sort pas
de la sphère des simples affections de plaisir et
de douleur auxquelles correspondent des mouve-
ments instinctifs, déterminés en l'absence de
tout élément intellectuel, par les seuls besoins
organiques. Cette vie est le siège des passions
aveugles et de tout ce qu'il y a en nous d'in-
conscient et d'involontaire : elle subsiste au sein
des développements ultérieurs, car une vie plus
élevée s'allie toujours à la vie qui la précède,
avec mission de la dominer, mais sans la détruire.
On reconnaît à ces traits le système effectif de
VEssai.
La deuxième vie, ou vie de V homme (qui em-
brasse les trois systèmes sensitif, perceptif et
réflexif de VEssai), commence au mouvement
volontaire ; la personnalité est son caractère
distinctif. Le moi, en se joignant aux impres-
sions animales, y ajoute les éléments de l'in-
telligence : la pensée et la parole. Les détermi-
nations de la force libre se substituent aux
impulsions aveugles de l'instinct.
La troisième vie est la vie de l'esprit. Le moi
n'agit plus dans la lutte contre l'animalité, dé-
sormais subjuguée, mais il se tourne vers la
source de la lumière et de la îorce, il s'identifie
autant qu'il est en lui avec Dieu, la vérité abso-
lue et le bien absolu. L'effort a fait succéder la
deuxième vie à la première ; c'est sous l'influence
de Vanwur que le moi est poussé à se dépossé-
der lui-même, à chercher son bien dans la sub-
ordination de sa volonté à la volonté de l'être
qui lui apparaît comme l'idéal de toute beauté
et de toute perfection.
La théorie de la troisième vie est le résumé
des dernières observations de Maine de Biran.
Ce qui la distingue surtout, au point de vue
psychologique des doctrines précédentes de l'au-
teur, c'est le rôle assigné à l'activité personnelle.
Cette activité n'est plus le terme, mais un état
intermédiaire, la condition du passage à un état
plus élevé : « L'homme est intermédiaire entre
Dieu et la nature. Il tient à Dieu par son esprit,
et à la nature par ses sens. 11 peut s'identifier
avec celle-ci en y laissant absorber, sans moi, sa
personnalité, sa liberté, et en s'abandonnant à
tous les appétits, à toutes les impulsions de la
chair. 11 peut aussi, jusqu'à un certain point,
s'identifier avec Dieu, en absorbant son moi par
l'exercice d'une faculté supérieure. Il résulte
de là, que le dernier degré d'abaissement comme
le plus haut point d'élévation peuvent égale-
ment se lier à deux états de l'âme où elle perd
également sa personnalité; mais, dans l'un,
c'est pour se perdre en Dieu: dans l'autre, c'est
pour s'anéantir dans la créature. » Des deux
parts l'effort tombe, la lutte cesse, et l'homme
double se réduit à l'unité de la vie animale, sous
le joug des passions, ou à l'unité de la vie divine,
sous l'influence de l'esprit. La deuxième vie qui
constitue l'homme agissant, a pour but de pré-
parer la troisième. L'effort et la prière, qui sup-
posent encore l'activité, sont les deux conditions
imposées à celui qui aspire à trouver la paix
dans la vie supérieure. L'erreur des quiélistes
est de méconnaître cette condition de notre na-
ture, et de supprimer lu lib-'-té avec l'action. L'er-
reur des stoïciens est de s'en tenir à la deuxième
vie et de placer, dans la sphère de la lutte et du
trouble, une paix qui ne peut exister que lors-
3ue la vie de l'esprit a remplacé la vie propre
u moi. Le christianisme seul a connu notre
nature tout entière, seul il a connu la vie spi-
rituelle pour laquelle nous sommes faits et dont
les caractères se trouvent si visiblement em-
preints dans l'Évangile.
Telles furent les dernières pensées de Maine
de Biran, ainsi qu'elles résultent de l'étude de
ses derniers manuscrits. Si nous jetons, en ter-
minant, un coup d'oeil général sur la série en-
tière de ses écrits, nous reconnaîtrons que ses
travaux peuvent être rapportés à trois périodes
de sa vie intellectuelle.
Dans la première, que le mémoire sur l'Habi-
tude termine et résume, sa pensée, captive en-
core dans les liens de la tradition, subit les
théories sensualistes, tout en manifestant des
tendances qui font entrevoir déjà un prochain
affranchissement.
La deuxième période s'ouvre par le mémoire
sur la Décomposition de la pensée, et se ferme par
lassai sur les fondements de la psychologie,
qui dévoloppe et complète, sans en modifier les
bases, les doctrines du premier écrit. Le philo-
sophe constatant les faits de la volonté, le rôle de
l'activité, dans toutes les opérations des sens et
de l'intelligence, rompt avec les doctrines qui
avaient présidé à ses premières études et se
fraye une voie originale.
La troisième période ne compte qu'un seul
travail, et un travail inachevé : les Nouveaux
essais d'anthropologie. Au delà des perceptions
des sens et de l'activité volontaire, au-dessus de
la sphère du monde sensible et de la personnalité
humaine, en rapport avec ce monde seulement,
l'auteur, pénétrant jusque dans le plus intime
sanctuaire de l'âme, y discerne cette partie supé-
rieure préparée pour s'unir à Dieu par l'amour, et
pour puiser la force à la source dont elle émane.
Ces trois moments du développement philoso-
phique de Maine de Biran offrent une frappante
analogie avec les trois divisions du dernier cadre
dans lequel il voulait jeter sa pensée avec les
trois vies. Sa doctrine de l'homme est sa propre
histoire.
Les écrits publiés de Maine de Biran sont con-
tenus dans ses Œuvres philosophiques éditées
par Victor Cousin, 4 vol. in-8, Paris, 184-1, et ses
Œuvres inédiles éditées par Ernest Naville, avec
la collaboration de Marc Debrit, 3 vol. in-8,
Paris, 18Ô9. Cette dernière publication est ou-
verte par une introduction de l'éditeur exposant
l'œuvre entière de M. de Biran, avec le secours
de ses manuscrits non encore imprimés. Pour
l'appréciation de sa doctrine, on peut consulter
la plupart des récentes histoires de la philoso-
phie, entre autres celle de M. Damiron, et les
écrits spéciaux de M. Oscar Merten : Étude cri-
tique sur Maine de Biran, in-8, Namur, 1865,
et de M. Élie de Biran : Étude sur les œuvres
philosophiques de Maine de Biran, faite à
l'occasion des leço?is de M. Caro, in-8, Paris,
1868. Un volume intitulé : Maine de Biran, sa
vie et ses pensées, Paris, 1857 (2e édition, 1874),
renferme la biographie du philosophe et des ex-
traits de son journal intime. .Ce volume a donné
lieu à la publication d'une Elude su)- Maine de
Biran d'après le journal intime de ses penser*,
par Auguste Nicolas, 1 vol. in-12, Paris, 18Ô8
M. .Iules Simon a consacré un article à Maine
dcBiran dais IdRevue des Deux-Mondes du 15 no-
vembre 1841. Un autre article sur Maine de Biran
l'ait partie îles Moralistes et Philosophes, par
Ad. Franck, 1 vol. m-8, Paris, 1872. E. N.
MAIll
— 1013 —
MAIS
MAIRAN (Jean-Jacques Dortous de), né à Bé-
r.iers en 1678, est connu et estimé comme un
physicien éminent et un écrivain distingué. 11
fut, pendant une longue vie, qui se termina en
1771, un des membres les plus laborieux de
l'Académie des sciences où il eut l'honneur de
remplacer Fontenelle, sans le faire trop regretter,
en qualité de secrétaire perpétuel. Les éloges
dos dix académiciens morts pendant les trois
années qu'il consentit à garder cette charge
(Paris, 1747, in-12) ne contiennent pas beaucoup
de philosophie, mais il a pourtant droit à une
mention dans l'histoire de cette science, et cela
pour deux raisons. La première c'est son attache-
ment inébranlable au cartésianisme, qu'il défen-
dit jusqu'au bout contre la doctrine qui allait le
remplacer. La physique de Descartes lui parais-
sait meilleure que celle de Newton ; il préférait
« la très-grande et très-belle théorie des tour-
billons » à celle de la gravitation, ou plutôt de
l'attraction qui ramène, dit-il, dans la science les
qualités occultes, ou du moins y introduit « une
force métaphysique inconnue » pour expliquer
le mouvement. Il semble craindre que si le
cartésianisme succombe de ce côté il ne reste
rien des vérités dont il est l'expression; « car,
dit-il, l'esprit du cartésianisme c'est le méca-
nisme. » Mais toutefois il n'est pas aveuglément
opposé aux idées nouvelles; il voudrait les con-
cilier avec celles qui lui sont chères. Un motif
plus sérieux de ne pas omettre son nom, c'est
sa correspondance avec Malebranche. Mairan
l'avait connu dans un premier voyage qu'il fit
tout jeune encore à Paris, et le grand oratorien
avait eu, nous dit-il, la « bonté de lui expliquer
le livre de M. de L'Hôpital, et de lui donner
plusieurs autres instructions de mathématique
et de physique. » En 17 13 Mairan avait trente-cinq
ans ; il habitait Béziers, et s'était pris depuis peu
d'un goût très-vif pour la philosophie, Les ou-
vrages de Descartes, de Malebranche, de Pascal
avaient confirmé ses sentiments religieux. <• J'ai
joui, écrit-il, de cette douce persuasion, sans
qu'elle ait été troublée ni par les arguments des
incrédules, ni par le ris moqueur des gens du
monde, jusqu'à ce que les œuvres de Spinoza,
et surtout son éthique ou sa philosophie, me tom-
bèrent entre les mains. » Il avoue qu'il l'a lu et
relu, médité dans la solitude, qu'il le trouve
solide et plein de bon sens, qu'il ne sait pas où
rompre la chaîne de ses démonstrations. « Develop-
pez-moi, de grâce, les paralogismes de cet auteur,
ou ce qui suffit, marquez-moi le premier pas qui
l'a conduit au précipice, s'il est vrai, comme je
veux le croire, qu'il y soit tombé.... Les préten-
dues réfutations qu'on en a données ne font que
blmchir contre lui; on ne l'entend pas.... on y
confond, pour l'ordinaire, les abstraits qui n'exis-
tent que dans notre esprit avec les êtres actuels
qui en renferment l'idée ; et l'on y substitue sans
cesse les intérêts particuliers de l'homme ou ses
désirs aux lois générales et immuables de la na-
ture. » Aussi Mairan se voit enlacé comme tant
d'autres par ce tissu de raisonnements qui me-
nacent d'étouffer ses croyances, et il invoque à
son secours le juge sévère pour qui Spinoza est
un misérable, et son système « un monstre et une
épouvantable et ridicule chimère ». De là une
correspondance qui renferme en tout huit lettres
dont la dernière est datée du mois de septembre
1714, un an avant la mort de Malebranche. Ces
précieuses lettres étaient depuis longtemps entre
les mains d'un professeur de la faculté de Paris,
M. Milon, qui pour une raison ignorée les tenait
cachées. Vendues après sa mort, elles ont été
publiées en 1841 par M. Feuillet de Conches.
Les réponses de Malebranche aux pressantes
instances de son correspondant ne sont pas faites
pour dissiper ses incertitudes, et lui découvrir
le paralogisme ; elles semblent fuir devant le
débat. La difficulté est grande en soi ; elle est
insurmontable pour un cartésien qui professe la
théorie de l'étendue intelligible. Mairan relève
avec une logique inflexible les hésitations de
Malebranche ; il lui oppose ses propres idées,
lui demande en quoi elles diffèrent de celles de
Spinoza, et prouve que si elles s'en distin-
guent, elles ont pour conséquence la néga-
tion absolue de l'existence des corps. Enfin, Ma-
lebranche lui indique la cinquième démonstra-
tion de l'éthique comme l'endroit où se cache le
vice de .tout le système; mais lui-même en
semble peu convaincu, et conclut ainsi : « Pour
moi, je ne bâtis que sur les dogmes de la foi
dans les choses qui la regardent, parce que je
suis certain par mille raisons qu'ils sont solide-
ment posés. » Mairan a-t-il trouvé de lui-même
le moyen d'échapper au spinozisme? Il est per-
mis de le croire : il est resté toute sa vie attaché
aux vérités que le panthéisme détruit; et sa
correspondance montre que ce n'était pas un
esprit facile à convaincre ni disposé à croire en
dépit de sa raison. E. C.
MAISTRE (le comte Joseph-Marie de) naquit
à Chambéry, le 1er avril 1753. Son père était
président au sénat de Savoie. Son éducation fut
dirigée avec soin et persévérance par sa famille,
et il répondit à cette sollicitude par un travail
soutenu et d'heureuses dispositions. A vingt ans,
il avait pris tous ses grades à l'université de
Turin, et l'année suivante, 1774, il entra dans la
magistrature. En 1788, il fut promu à la dignité
de sénateur. Forcé de s'expatrier à la suite de
l'invasion française en 1792, il fixa son séjour à
Lausanne jusqu'en 1797. Il revint alors en Pié-
mont, d'où il se réfugia à Venise. Appelé en 1800
auprès du roi de Sardaigne, dont l'autorité était
réduite à celte île, il y fut nommé régent de la
grande chancellerie du royaume. En 1803, il fut
envoyé en ambassade à Saint-Pétersbourg, d'où
il ne revint qu'au mois de mai 1817. Il mourut le
26 février 1821, dans sa soixante-huitième année.
La critique littéraire peut se plaire à recon-
naître, dans les écrits du comte de Maistre, un
style nerveux et hardi, un tour original, des
expressions quelquefois hasardées, souvent pitto-
resques; la biographie peut décrire les qualités
solides ou aimables de l'écrivain; elle peut nous
apprendre que ce dur panégyriste du bourreau
était ému, sur son siège de magistrat, de la seule
pensée d'une condamnation à mort; que ce dé-
fenseur fanatique de la vengeance divine et des
châtiments de la colère du ciel pratiquait les plus
douces vertus du christianisme. Il y a de ces
contradictions dans la nature humaine, et nous
sommes tout disposés à admettre ces contrastes,
du moins à les regarder comme possibles. Mais
la critique philosophique n'a point à s'arrêter au
style de l'écrivain , ni aux vertus de l'homme
privé ; elle ne juge point l'homme sur ces données
incomplètes, sur l'enthousiasme de ses amis ou
les passions de ses adversaires; elle soumet à
l'analyse le principe générateur d'un système,
elle le poursuit dans ses conséquences, le rattache
aux systèmes déjà connus, ou l'en distingue; elle
en détermine la valeur soit réelle et absolue, soit
historique et relative.
Des ouvrages de de Maistre, les seuls qui
se rattachent- à la philosophie proprement dite,
sont lesSoirces de Saint-Pétersbourg et Y Examen
de la philosophie de Bacon. Les autres : l'Essai
sur le principe générateur des constitutions
politiques, le Pape, les Considérations sur la
France, etc., consacrées à l'exposition et à la dé-
MAIS
1014
MAIS
l'ense des vues sociales de l'auteur, sont un reflet
très-vif de ses principes philosophiques, mais ne
sauraient être regardés comme des ouvrages de
philosophie.
Peut-être serait-il plus exact de dire au con-
traire que la philosophie de de Maistre est un
reflet fidèle de ses idées sociales, ou même
de ses passions politiques. Mais il ne s'agit pas
ici de faire la psychologie propre de l'auteur, et
de rechercher le rapport secret qui peut expliquer
ses doctrines par ses sentiments, ou ses sentiments
par ses doctrines; nous ne devons juger et nous
ne jugeons que ses écrits.
De Maistre n'a pas entrepris de traiter l'en-
semhle de la philosophie, ni quelqu'un des sujets
sur lesquels s'est exercée la science contempo-
raine. Les SoÏ7'ées de Saint-Pétersbourg ont plutôt
pour but la défense d'une question de théologie,
écrite dans la langue des gens du monde, qu'un
travail réellement philosophique. L'auteur se pro-
pose, dans cet écrit, de justifier ou d'expliquer
le gouvernement temporel de la Providence, de
montrer comment les malheurs qui fondent sur
l'humanité ne sont en contradiction avec aucun
des attributs que nous reconnaissons en Dieu. La
question est, en effet, difficile, et les philosophes
qui ne tentent pas de l'expliquer sont certaine-
ment plus modestes que les demi-théologiens,
tels que de Maistre, qui en trouvent la solu-
tion toute simple. Pourquoi l'homme souffre-t-il?
Parce qu'il le mérite, et il le mérite parce qu'il
est coupable. Tel est le principe qui domine toute
la philosohie de de Maistre ; et il serait dif-
ficile de trouver, dans toute l'étendue des Soirées
de Saint-Pétersbourg, quelque souvenir de la
miséricorde divine qui atténuât la dureté des
tableaux auxquels se plaît la plume de l'auteur.
De Maistre part donc du péché originel, et
l'on voit que, dès les premiers pas, nous sommes
déjà en pleine théologie chrétienne. Il y ajoute,
il est vrai, des faits qu'il serait difficile de justifier
les livres saints à la main, tels, par exemple^ que
la science prodigieuse des générations antédilu-
viennes. La grandeur de la punition dont le dé-
luge frappa l'humanité suppose la grandeur du
crime, et le crime se mesurant à la science du
coupable, la grandeur du crime démontre invin-
ciblement l'étendue de la science. Telle est la ma-
nière de raisonner de de Maistre. Tout cela, comme
on le voit, est peu philosophique ; les conséquences
le sont moins encore, ou plutôt elles sont la né-
gation la plus complète de toute philosophie digne
de ce nom. L'homme est coupable, c'est surtout
ce que l'on aperçoit en lui, c'est là le fond de sa
nature; or quelle est l'idée corrélative du crime,
si ce n'est ceile du châtiment? Que l'on applique
donc cette idée à toutes les questions soulevées
par le livre des Soirées de Saint-Pétersbourg,
on obtiendra aussitôt, et sans peine, la solution
indiquée par de Maistre. De là, dans la plupart
des ouvrages de cet écrivain, ce panégyrique du
bourreau, de la guerre, des grandes catastrophes
de la nature, que de Maistre affecte de consi-
dérer comme les événements les plus ordinaires,
et qui méritent à peine l'attention d'un grand
esprit; de là encore cette doctrine de la nécessité
d'une expiation, et par suite cette théorie par
laquelle l'auteur explique les sacrifices humains
dont s'est souillée l'antiquité, et qu'il considère,
après quelques autres écrivains aussi malheureu-
sement inspirés, comme un pressentiment confus,
un signe prophétique de la mort de Jésus-Christ.
De cette doctrine qui regarde la souveraineté et
le châtiment comme les deux pôles sur lesquels
Dieu a jeté notre terre (Soi7,écs, édit. de 1831,
t. I, p. 40) et qui présente Dieu dans un état con-
tinuel d'irritation et de vengeance, il résulte une
idée de Dieu que repoussent les formes abstraites
de l'intelligence, et les véritables instincts du
cœur de l'homme. A une époque où les pro|
de la pensée élèvent l'esprit humain à une notion
de plus en plus pure du principe créateur, de
Maistre s'est trouvé, au contraire, tout naturelle-
ment porté à en rabaisser l'idée aux conditions
de l'anthropomorphisme le plus grossier et le plus
choquant. On peut dire que c'est là le caractère
le plus général et le plus saillant de son ouvrage.
Nous n'en citerons qu'un exemple, tout à fait
propre à faire ressortir le caractère antiphilo-
sophique de cette éloquence passionnée. De
Maistre suppose qu'un de ses adversaires lui
représente que Dieu est injuste, cruel, impi-
toyable, qu'il se plaît au malheur de ses créa-
tures, et conclut qu'il ne faut pas le prier : « Au
contraire..., répond-il, et rien n'est plus évident :
Donc il faut le prier et le servir avec beaucoup
plus de zèle et d'anxiété que si sa miséricorde
était sans bornes comme nous l'imaginons. Je
voudrais vous faire une question : Si vous aviez
vécu sous les lois d'un prince, je ne dis pas mé-
chant, prenez bien garde, mais seulement sévère
et ombrageux, jamais tranquille sur son autorité,
et ne sachant pas fermer l'œil sur la moindre
démarche de ses sujets, je serais curieux de savoir
si vous auriez cru pouvoir vous donner les mêmes
libertés que sous l'empire d'un autre prince d'un
caractère tout opposé, heureux de la liberté gé-
nérale, se rangeant toujours afin de laisser passer
l'homme, et ne cessant de redouter son pouvoir,
afin que personne ne le redoute? Certainement
non. Eh bien! la comparaison saule aux yeux
et ne souffre pas de réplique. Plus Dieu nous
semblera terrible, plus nous devrons redoubler
de crainte religieuse envers lui, plus nos prières
devront être ardentes et infatigables, car rien
ne nous dit que sa bonté y suppléera. La preuve
de l'existence de Dieu précédant celle de ses
attributs, nous savons qu'il est avant de savoir
ce qu'il est; même nous ne saurons jamais pleine-
ment ce qu'il est. Nous voici donc placés dans un
empire dont le souverain a publié, une fois pour
toutes, des lois qui régissent tout. Ces lois sont,
en général, marquées au coin d'une sagesse, et
même d'une bonté frappante; quelques-unes
néanmoins (je le suppose dans ce moment) pa-
raissent dures, injustes même, si l'on veut : là-
dessus, je demande à tous les mécontents, que
faut-il faire? Sortir de l'empire, peut-être? im-
possible : il est partout, et rien n'est hors de lui.
Se plaindre, se dépiter, écrire contre le souverain?
c'est pour être fustigé ou mis à mort. Il n'y a pas
de meilleur parti à prendre que celui de la ré-
signation et du respect, je dirai même de Vamour :
car puisque nous partons de la supposition que le
maître existe et qu'il faut absolument servir, ne
vaut-il pas mieux (quel qu'il soit) le servir par
amour que sans amour? » {Soirées, t. II, p. 128-
130.)
Ce qui saule aux yeux, c'est l'iniquité révol-
tante d'une semblable doctrine. Les Soirées de
Saint-Pétersbourg sont partout écrites avec la
même violence, et c'est cependant le titre prin-
cipal que puisse faire valoir de Maistre au nom
de philosophe. Quelques aperçus ingénieux, sou-
vent plus brillants que solides, ne sauraient
suppléer à cette absence complète de considéra-
tions vraiment dignes du nom de science.
Il est facile de comprendre qu'avec de telles
idées de Maistre ait consacré un ouvrage entier
à l'apologie de l'inquisition, et que, dans son livre
de la Révolution française, il ne voie que des
supplices et ne respire que la vengeance. Mais
un assez grand nombre de passages des écrits de
de Maistre suggère cette remarque importante,
MAIS
— 1015
MAJO
qu'il s'arrête beaucoup plus à l'utilité qui peut
résulter d'une doctrine dans son application à ce
monde, qu'à ce qu'elle a de vrai en soi. « Combien
d'hommes légers, dit-il, ont ri de la sainte am-
poule, » ne croirait-on pas que de Maistre y
croit fermement? « Sans songer, ' continue-t-il,
que la sainte ampoule est un hiéroglyphe" (du
Principe générateur, etc., p. 42, édit. de 1833).
— C'est surtout dans son ouvrage sur le Pape
que de Maistre a laissé voir cette disposition
à considérer comme vrai ce qui est utile. Partout
l'infaillibilité pontificale y est regardée comme
un attribut qu'il faut regarder dans l'homme re-
vêtu de l'autorité, que cet attribut lui appartienne
ou non en réalite. C'est cette tendance du livre
tout entier qui l'a rendu suspect au pouvoir
même dont il s'est fait le défenseur. 11 semble, il
est vrai, naturel d'admettre que la souveraineté
doive être la conséquence de l'infaillibilité ; mais
que l'infaillibilité soit nécessairement celle de la
souveraineté!... un pareil excès ne peut être que
la suite du renversement de tous les principes :
car il faut, dans ce cas, se décider à admettre
que l'ignorance et le vice, revêtus de la souve-
raineté, deviennent immédiatement lumière et
vertu, et que des actions, criminelles dans tous
les hommes, changent de nature lorsqu'elles
sont accomplies par les dépositaires de la puis-
sance politique et religieuse. On serait autorisé
à conclure, d'après de semblables passages, que
de Maistre n'avait du principe absolu de toute
vérité qu'une idée confuse, et que, sous l'empire
de ses préoccupations politiques, il confondait
avec le droit tout ce qui pouvait affermir les
pouvoirs traditionnels, et conserver l'ordre établi.
C'est là, quoi que puissent prétendre ses disciples,
le dernier mot de sa doctrine.
Deux célèbres philosophes, Locke et Bacon, ont
été, en particulier, les objets de l'animadversion
de de Maistre. L'histoire de la philosophie, plus
sage que cet écrivain passionné, a marque la
place de ces deux hommes dans le développe-
ment successif de l'esprit philosophique et de
l'esprit scientifique. Elle n'a point méconnu leurs
erreurs, mais elle en a assigné la cause, elle en
a suivi les conséquences, elle a marqué avec pré-
cision le terme ou le progrès de leur influence.
Elle a considéré Locke comme un des hommes
qui se sont livrés les premiers, avec une grande
sagacité, à l'observation psychologique, observa-
tion timide encore, incomplète, erronée souvent,
mais qui, corrigée et développée, a ouvert la voie
à d'importants travaux. Au milieu des écarts de
l'imagination de Bacon, sans s'arrêter à ses dé-
couvertes le plus souvent hasardées ou suspectes,
l'histoire des sciences a reconnu qu'il a, parmi
nous, rendu le premier à l'induction son impor-
tance véritable, qu'il en a tracé les règles, et
■que le développement atteint de nos jours par
les sciences physiques et naturelles est sorti de
cette idée féconde. Dans l'examen fait par de
Maistre on ne trouve rien de cette sage appré-
ciation qui fait la part de l'erreur et celle de la
vérité, de cette critique impartiale qui sait ce
qu'elle doit accorder au temps, aux difficultés,
aux lenteurs inévitables de l'observation et de
l'analyse. Partout la passion, le sarcasme s'exer-
çant sur des erreurs de détail, sur des formes
surannées, et passant à côté des vérités fécondes
que la postérité s'est empressée de recueillir et
d'étudier.
En résumé, le comte de Maistre a mis un talent
remarquable de style au service d'une idée exclu-
sive, peu originale, empruntée aux traditions de
l'Europe catholique, et poussée par lui jusqu'à la
dernière exagération. Si quelquefois un mot saisit
l'attention par sa nouveauté ou sa violence, et
fait supposer à l'idée une portée extraordinaire,
on ne tarde pas, le plus souvent, à s'apercevoir
qu'on a été un instant dupe d'un artifice de style,
ou d'une hardiesse de langage, et la raison 'fait
bientôt justice de ce moment de séduction. Si la
philosophie est la réflexion appliquée aux vérités
premières, à celles qui, dans la religion comme
dans la science, dominent tous les développe-
ments de la pensée ; si cette réflexion doit être
calme et impartiale, il est impossible d'accor-
der à de Maistre le nom de philosophe. Mais
comme, des matières qu'il a traitées, plusieurs
appartiennent à la philosophie ; comme son nom
et ses travaux sont célèbres, ses écrits très-répan-
dus, nous avons dû lui consacrer quelques pages.
Les Soirées de Saint-Pétersbourg n'ont été im-
primées qu'après la mort de l'auteur, en 1821.
Les ouvrages de de Maistre ont été imprimés
complets de 1821 à 1836. La Revue des Deux-
Mondes (t. III, 13e année) a publié sur cet écri-
vain un article rempli de précieux documents ;
mais ce morceau, dû à la plume de Sainte-Beuve,
est beaucoup plus biographique et littéraire que
philosophique. Il peut néanmoins être lu avec
intérêt et avec fruit. On peut consulter encore
Baudrillart, Publicistes modernes, Paris, 1862,
in-8 ; Ad. Frank, Philosophie du droit pénal,
in-18, Paris, 1864. H. B.
MAJEUR, MAJEURE, voy. SYLLOGISME.
MAJOR (Jean), ou plutôt Jean MAIR, né à
Hadington, en Ecosse, dans les dernières années
du xve siècle, étudia les belles-lettres à Paris, au
collège de Sainte-Barbe, et la théologie au col-
lège de Montaigu. Reçu docteur en 1506, il en-
seigna la philosophie, dans cette dernière mai-
son, avec un succès qui nous est attesté par tous
les historiens. Il eut pour auditeurs et pour dis-
ciples principaux Jacques Almain, Robert Cenalis,
Jérôme de Hangest. Il mourut en 1540, dans sa
patrie. Des ouvrages que nous a laissés Jean Ma-
jor, quelques-uns appartiennent à la théologie
proprement dite : ce sont des commentaires sur
les livres saints ; d'autres ont pour objet la nature
et l'étendue de la puissance ecclésiastique. Nous
ne désignerons ici que ses traités philosophiques.
C'est d'abord un commentaire sur la Physique
d'Aristote, publié à Paris, en 1526 ; des Opuscules
imprimés à Lyon en 1514, et un commentaire
sur les Sentences, divisé en quatre livres, qui
furent d'abord publiés séparément, à Paris, en
1509, 1516, 1517, 1519, 1528, et reunis ensuite
en un seul volume, par Jean Petit et Josse Bade,
sous ce titre : Joannis Majoris, Hadingtonani,
in primum magistri Sententiarum dispulatio-
nes et decisiones nuper repositœ, petit in-f°, 1530.
Ce titre n'indique que des décisions sur le pre-
mier livre des Sentences; mais il n'est pas exact.
Jean Major est compté par Tennemann dans la
légion des scotistes. Il se pose souvent, en effet,
comme défenseur de Duns-Scot, mais avec le
dessein d'atténuer par des explications ce qui,
dans les écrits du maître, peut sembler tr dd ré-
solu. Or, il y a, dans ces explications tard venues,
beaucoup plus de jeux d'esprit que de bonnes rai-
sons : pour s'en convaincre, on n'a qu'à parcourir
les chapitres du commentaire sur les Sentences
dans lesquelles Jean Major aborde les questions si
délicates de l'univocation de l'être et des idées di-
vines (Inprim. Sent., dist. 3, quaest. 5, et dist. 36,
quaest. unica). Nous nous arrêterons plus long-
temps sur ce docteur, pour rappeler quel fut son
sentiment sur la question des espèces sensibles,
des intermédiaires de la sensation. Saint Thomas
avait formellement nié l'existence de ces espè-
ces, admettant, toutefois, comme intermédiaires
de la perception intellectuelle, les fantômes, et,
comme produits des opérations finales de l'en-
MAI,
1016 —
MAL
tendemcnt, les espèces intellectualisées, c'est-à-
dire les idées prises pour des entités permanentes
du genre de la substance, et localisées dans le
trésor de la mémoire. Duns-Scot avait reproduit
cette thèse idéologique, et avait, en outre, mani-
festé quelque penchant à réaliser, dans l'espace
moyen, cette multitude de petits êtres, de corpus-
cules émanés des choses, que l'on traitait comme
des chimères dans l'école de saint Thomas.
Guill. d'Ockam était ensuite venu, semblable au
héros des poèmes d'Ossian, combattre et mettre
en fuite toutes ces ombres vaines. S'il est vrai
que Duns-Scot ne s'est jamais clairement, réso-
lument prononcé pour l'hypothèse des espèces
sensibles, il ne faut pas dire, toutefois, que cette
hypothèse n'appartient pas à son école. On la
rencontre, en effet, dans les écrits de plusieurs
scotistes. Voici ce que déclare, sur ce point, notre
Jean Major : « Certains docteurs, et entre autres
Ockam et Durand (Durand de Saint-Pourçain),
soutiennent qu'il n'existe dans l'espace intermé-
diaire aucune espèce sensible. Les seules causes
opérantes dans l'acte de la sensation sont, disent-
ils, l'objet présent et le sujet en puissance de
sentir. Mais j'argumente ainsi contre cette doc-
trine. Le moteur et la chose mue doivent être
ensemble (simul), comme le fait remarquer le
commentateur (Averroès) au septième livre de
la Physique (texte 9), et souvent l'objet, comme,
par exemple, un astre céleste, est bien distant de
la puissance visive de l'homme terrestre. Donc,
qu'on me dise, sans admettre les espèces, com-
ment il se fait que tant de couleurs se distin-
guent sur le cercle solaire ou sur l'iris; comment
se représente sur l'eau l'image d'une pièce de
monnaie qui, dans le même temps, n'apparaît
pas dans l'air. En outre, quand je vois le dos de
Socrate sur un miroir que je place devant moi,
d'où vient cette représentation, si ce n'est des
espèces qui se réfléchissent sur le miroir poli ?
Si je veux voir le cercle tracé sur ma tête par la
tonsure, je place au-dessus un miroir, un autre
miroir devant mes yeux, et toutes les formes
reproduites en ligne droite par le premier vien-
nent se réfléchir sur le second : or, que l'on sup-
prime les espèces, et cela n'a pas lieu. On n'ex-
plique pas davantage, sans les espèces, comment
l'interposition des lunettes agrandit les objets et
donne aux vieillards la faculté de lire, etc., etc. »
Ces raisons posées, contredites, confirmées, J. Ma-
jor énonce sa conclusion dans les termes sui-
sants, qui résistent à une traduction littérale :
«■ Teneo ergo partem affirmativam quaestionis :
fionendas scilicet esse species sensibiles in medio,
.1. visibili productas, ac specie différentes ab ipsis
sensibilibus. Quod non videtur, nisi excellentes
luerint : sed sunt médium videndi, sicut aer. Ex-
teriorem visionem video quœ minime ab oculo
exteriori videtur ; ea propter species visibiles,
ludibiles, et secundum denominationem aliorum
trium sensuum denominantur. » (In primum
Sent., dist. 3. quaest. 4.) Ainsi, voilà bien la thèse
des intermédiaires de la sensation présentée par
un disciple de Duns-Scot. Qu'il nous suffise de
faire remarquer ici que cette erreur tant de fois
condamnée, tant de lois reproduite, ne peut être
mise au compte d'Aristote, et ne se trouve dans
les écrits d'aucun péripaléticien sincère. C'est
une des mille fictions du réalisme intempérant.
On peut consulter sur J. Major : Thomas Demp-
slcr, llist. ecclesiasl. Scot., lib. XII ; — De Launoy,
Ilist. Navarrce; — Ellies Dupin, Bibliolh. ecclé-
siastique (xvr siècle). B. H.
MAL. Considéré d'une manière abstraite, le
m il est la négation ou l'opposé du bien. Or, le
bien, pour un être, est l'entier et facile dévelop-
|i(.'inuiit de sa nature conformément à elle-même.
à sa fin, ou à sa loi. Dieu seul réalise pmr nous
l'idée du bien absolu, parce qu'il possède la
nitude de l'être et ne rencontre aucune limite à
ses attributs. Aussi Dieu jouit-il d'une félicité
sans borne.
L'idée de l'être parfait exclut donc la possibi-
lité du mal comme sa propre négation. Dans les
êtres créés et finis, le mal consiste dans leur
imperfection même, ou dans un désaccord entre
leur nature et leur fin, leurs actes et leur loi.
L'accomplissement complet, régulier et facile de
toutes les fins particulières concourant à une fin
générale, est l'ordre ou le bien général ; la déro-
gation à l'ordre, l'infraction à la loi universelle
ou à celles qui régissent chaque être en particu-
lier constituent le mal.
On le voit, le mal n'est pas en soi quelque
chose de positif; il se résout, soit dans une néga-
tion, une imperfection, un défaut, soit dans un
désaccord entre la fin des êtres et leur dévelop-
pement.— Telle est l'idée abstraite et métaphy-
sique du mal.
Si de ces définitions générales nous passons à
l'examen des différentes espèces de maux ou des
formes que le mal affecte dans les existences di-
verses dont se compose le monde créé, nous se-
rons conduits à des distinctions qui n'ont échappé
à personne, mais qu'il s'agit de préciser.
L'univers, envisagé dans son ensemble, est non-
seulement l'œuvre de Dieu, mais sa manifesta-
tion. Les lois qui le régissent sont les lois mêmes
de l'intelligence divine, la pensée de Dieu vi-
vante et réalisée; elles font sa durée, sa stabilité
comme son harmonie et sa beauté. Toutefois,
dans cet admirable concert d'existences qui toutes
concourent au même but, et accomplissent tant
de mouvements divers avec une régularité qui
ne se dément jamais, n'y a-t-il rien qui trahisse
l'imperfection de l'œuvre, sinon de l'ouvrier ;
quelque défaut ou vice secret qui doive miner
tôt ou tard l'ensemble et entraîner sa ruine ?
Sans vouloir juger cette question, nous dirons
que, le monde fùt-il éternel, on ne peut toujours
admettre que l'effet puisse égaler la cause et la
contienne tout entière ; l'œuvre est inférieure à
l'ouvrier, la copie au modèle. Dieu, d'ailleurs,
crée dans l'espace et dans le temps ; le monde
participe de la mobilité et de l'instabilité atta-
chées aux choses finies; il n'y a rien en lui d'im-
muable que ses lois, qui sont un reflet de l'in-
telligence divine.
Si nous concentrons nos regards sur la portion
de cet univers à laquelle nous sommes fixés,
nous remarquerons comme deux systèmes qui se
tiennent et s'harmonisent entre eux, mais restent
profondément distincts : le monde des êtres ina-
nimés ou animés qui accomplissent fatalement
et aveuglément leur destination, et le monde,
des êtres intelligents et libres : la nature et
l'homme.
En quoi consiste le mal dans la nature ?
Le globe que nous habitons, envisagé physi-
quement, est loin de nous offrir le spectacle
d'une harmonie parfaite et constante. L'ordre ne
s'y est pas établi tout d'un coup, mais à la suite
de bouleversements dont il porte partout la trace.
Des espèces entières ont disparu dans ces luttes
violentes. La guerre et la discorde se continuent;
ce qu'attestent de fréquentes perturbations, soit
accidentelles, soit périodiques, des tremblements
de terre, des inondations, des tempêtes et des
orages, la rigueur des climats, l'intempérie des
Baisons. Tout cela révèle un antagonisme perma-
nent entre les forces physiques. La nature recèle
dans su:: sein une foule de causes de destruction
qui menacent sans cesse les êtres distribués à
sa surface et rendent leur existence précaire.
MAL
— 1017
MAL
Quant aux êtres particuliers eux-mêmes, on
remarque entre eux une inégalité frappante :
minéraux, cristaux, plantes, animaux avec leurs
diverses espèces et la variété des individus, ont
reçu l'existence et la vie à des degrés différents.
On pourrait déjà voir un mal dans cette imper-
fection relative ; mais le mal sérieux et réel n'est
pas là : il est dans l'impossibilité pour chaque
individu de développer complètement et facile-
ment la portion d'être qui lui a. été dévolue,
d'exister d'une manière conforme à sa nature et
à ses tendances, de réaliser sa loi et d'accomplir
sa fin. Tous y tendent, y aspirent, font effort jour
y arriver, et tous éprouvent résistance, arrêt,
empêchement, limitation. Le minéral lutte contre
les forces physiques et chimiques qui tendent à
séparer ses éléments. L'être organisé ne se con-
serve et ne se développe qu'à condition de sous-
traire en partie la matière à ses lois générales.
La multiplicité des organes de la plante, leur
délicatesse et leur jeu compliqué l'exposent aune
foule de déviations, de froissements, d'atteintes
soit intérieures soit extérieures; elle croît au mi-
lieu de circonstances plus ou moins propices ou
défavorables qui tiennent au sol, au climat, à la
culture, à ses relations avec les objets qui l'en-
tourent et qui lui disputent sa place au soleil ou
sa nourriture, la gênent dans son développe-
ment, la font dépérir ou la détruisent. L'animal
est exposé à l'action de toutes ces causes et d'une
multitude d'autres. Son organisation est plus
parfaite, ses appareils sont plus compliqués, ses
fonctions plus nombreuses ; les centres de la vie
chez lui sont mieux déterminés • mais par là
même, son existence est plus fragile, ses besoins
sont plus multipliés, leur satisfaction dépend
d'un plus grand nombre de conditions qui rare-
ment se trouvent bien remplies. Ses relations
avec les autres êtres sont plus étendues et plus
variées, ce qui augmente pour lui les périls, les
chances de mal ou de destruction. Les espèces
animales elles-mêmes se font une guerre d'exter-
mination et ne peuvent subsister qu'aux dépens
les unes des autres. Les instincts, les mœurs, les
besoins dans le règne animal ont été opposés de
façon à amener des conflits violents, la mort et
la destruction des individus.
Mus ici le mal nous apparaît sous un nouvel
aspect. L'animal possédant un certain degré
d'intelligence ne peut rester indifférent au bien
et au mal qui se passent en lui ; il a conscience
des divers états où sa nature est satisfaite ou
contrariée; il éprouve du plaisir dans le premier
cas, de la douleur dans l'autre. La souffrance,
chez les êtres doués de sensibilité, est la con-
séquence du mal réel qu'éprouve leur nature.
Or, ce mal qui s'ajoute au premier est aussi
abondamment répandu que celui dont il est la
suite et le signe. Tout être sensible est con-
damné à payer un large tribut à la douleur,
toute créature vivante souffre et gémit, depuis
l'insecte caché sous l'herbe, que votre pied a
foulé par mégarde, jusqu'à l'homme que vous
croyez heureux, parce qu'il est assis sur un
trône et qu'il habite sous des lambris dorés.
Nous ne voulons pas ici, en parlant de l'homme,
refaire l'œuvre des poètes, répéter la plainte
éternelle qui retentit à travers les siècles, depuis
le berceau du monde ; nous n'essayerons pas non
plus, à l'exemple de certains publicistes de nos
jours, de tracer le sombre tableau des souffrances
individuelles et des misères sociales. On sait
quels terribles et mélancoliques accents la poésie
lyrique de tous les peuples a tirés de ce sujet,
qui sert de préambule à toutes les utopies con-
temporaines. Mais, avant de chercher l'origine
et l'explication du mal particulier à l'homme,
il est nécessaire de bien constater sa véritable
nature. Ne pouvant traiter le sujet dans son
entier, nous insisterons sur ce point trop oublié
ou méconnu aujourd'hui par tous les faiseurs de
systèmes qui rêvent un idéal impossible à réa-
liser. Nous ferons voir que le mal et le malheur
tiennent à la constitution même de l'homme et
du monde où il est placé, et non à des causes
accidentelles dépendantes de sa volonté. Nous
voulons par là qu'il reste bien démontré que le
bonheur que l'on se plaît à nous offrir en per-
spective, comme résultat des réformes sociales
rêvées par certains esprits, l'homme le pour-
suivra toujours inutilement de ses efforts : que,
par conséquent, il est insensé d'en faire le but
unique et sérieux de la vie, la vraie et la pre-
mière base de la science morale et de la poli-
tique.
Considérons d'abord l'homme comme individu,
et passons rapidement en revue les maux qui
dérivent de sa constitution physique, intellec-
tuelle et morale.
Physiquement parlant, l'homme a reçu une
organisation supérieure à celle des animaux ;
mais en même temps ses conditions d'existence
sont infiniment plus nombreuses, moins simples
et plus difficiles à remplir. Sa nourriture a be-
soin d'être préparée, plus abondante, plus va-
riée. Il est nu, il lui faut se vêtir et se loger, se
préserver de l'intempérie des climats et de la
rigueur des saisons. Il naît faible et délicat; ses
organes se développent lentement, l'instinct chez
lui est presque nul. Il n'a pas assez de ses be-
soins naturels, il s'en forme de factices; pas
assez de ses maux réels, il s'en crée d'imagi-
naires. Sujet à mille maladies qui tiennent à la
faiblesse de ses organes, il en ajoute une foule
d'autres qui proviennent de ses excès et de ses
vices. La nature est pour lui avare et difficile;
elle ne lui accorde rien qui ne lui coûte quelque
peine; il lui faut creuser le sein de la terre pour
y déposer le grain destiné à le nourrir, et qui
dépend du caprice des éléments; puis creuser
des canaux, combler des vallées, aplanir et per-
cer des montagnes. Une lutte s'engage entre la
nature et lui, lutte où éclate la supériorité de
son intelligence, mais aussi où s'épuisent ses
forces, et souvent où il périt écrasé par quelque
hasard imprévu : car, quoi qu'on dise, cette
domination de l'homme sur la nature est et res-
tera toujours une hyperbole que les progrès de
l'industrie ne nous feront jamais prendre à la
lettre. L'homme sera toujours le roseau pensant
de Pascal, c'est-à-dire cet être fragile qu'un
grain de sable, un souffle insalubre, la chute
d'une tuile arrêtent, comme Pyrrhus an milieu
de ses conquêtes, à travers le monde physique.
Ces forces aveugles lui seront toujours insou-
mises : mille dangers le menaceront toujours de
ce côté, qu'il ne saura ni écarter ni prévoir.
Mille maux l'atteindront dans son corps, qu'il
sera impossible de conjurer ou de guérir. Les
choses d'ailleurs sont arrangées de telle sorte que
le travail sera toujours pour lui une dure et im-
périeuse nécessité. On a beau vouloir changer
son caractère, en faire d'une peine un plaisir,
d'un mal un bien, le rendre agréable, attrayant;
c'est se faire illusion. Le travail a été bien
nommé par les Grecs, une peine (irovo;.) 11
exige un effort, et l'effort répété, prolongé, ré-
pugne à notre nature. Dites que le travail honore
les mains de l'homme quand il est relevé par
un motif moral ou religieux, mais non qu'en soi
il est un plaisir. La souffrance en est l'ine^
vitable compagne; quel que soit l'appât, le sti-
mulant, le motif, gain, émulation, honneur et
devoir, il peut être adouci, relevé, ennobli ; mais
MAL
1018 —
MAL
il reste ce qu'il est, un mal inévitable attaché à
notre condition présente.
L'homme a reçu une intelligence qui le rend
supérieur aux autres êtres; mais ce don divin,
voyez de quels maux il le paye. D'abord cette
intelligence ne naît pas toute développée ; il faut
qu'il la développe, et ici reparaît l'inévitable loi
du travail, travail beaucoup plus rude que celui
du corps. Pour exercer, diriger, gouverner des
facultés ingrates ou paresseuses, rebelles, vaga-
bondes, en assouplir les ressorts, maintenir
leurs rapports et leur équilibre, établir entre
elles une harmonie qui n'existe pas à l'origine,
que d'efforts, de fatigues et de soins ! quel tra-
vail sur soi-même et sur les choses ! combien de
conditions difficiles, compliquées, délicates, ne
renferme pas ce grand mot d'éducation ! Que
les faiseurs de théories harmoniennes et de sys-
tèmes d'éducation facile sachent bien que cette
culture des facultés intellectuelles appellera
toujours la concentration de toutes les forces de
la pensée, qu'elle aura toujours pour condition
des efforts longs, pénibles, douloureux, des
larmes chez l'enfant, pour le jeune homme mille
épreuves incompatibles avec ses goûts, ^ pour
l'homme fait la méditation et les veilles; à tout
âge de la vie, la tension énergique des facultés
de notre esprit; et cela jusqu'au dernier moment,
sans quoi celles-ci reprennent leur allure non-
chalante et irrégulière, et l'homme rentre plus
tôt qu'il ne doit dans l'enfance, d'où il était sorti
par cette lutte. D'un autre côté, si l'homme naît
faible dans son esprit comme dans son corps, il
naît, de même, ignorant. Or, quelles sont ici les
conditions du perfectionnement de son intelli-
gence par rapport à la vérité? Mille causes d'er-
reur tiennent à l'imperfection radicale et à la
multiplicité de ses facultés. 11 peut les combattre,
les atténuer, s'y soustraire en partie au prix
d'une surveillance attentive et de constants ef-
forts, mais non les effacer complètement. Jamais
il ne pourra déraciner tous ses préjugés, bannir
toutes ses illusions, chasser les fantômes qui
obsèdent son imagination, déchirer le voile épais
qui lui dérobe la vérité. L'intelligence la plus
avancée ne saurait triompher de toutes ces cau-
ses ; l'ignorance et l'erreur restent le mal néces-
saire, attaché à l'imperfection de notre esprit.
Cet esprit, d'ailleurs, est borné; or, Dieu a placé
en nous, à côté de ces bornes étroites, un désir
illimité de connaître qui s'augmente et s'irrite à
mesure que s'étend l'horizon de notre intelli-
gence; de sorte que ce n'est plus l'imperfection,
c'est la contradiction qui éclate ici. La dispro-
portion est manifeste, il y a opposition entre le
but et les moyens, les facultés et leur dévelop-
pement possible. La loi de l'être intelligent est
de connaître, de connaître infiniment, claire-
ment, avec certitude : l'homme connaît toute
chose partiellement, obscurément : et le peu
qu'il sait, le doute vient souvent le lui disputer :
le doute, ce ver qui ronge le fruit de l'arbre de
la science et le fait tomber en poussière lorsqu'il
étend la main pour le saisir et s'en rassasier.
Tel est ici le mal pour l'homme : le mal intel-
lectuel. Qu'on n'espère pas lui trouver un re-
mède absolu. Tous les progrès de la science ne
feront que mieux sentir cette disproportion. A
ce désir illimité de connaître, il n'y a que deux
remèdes : la stupidité qui l'empêche de naître,
et la science absolue qui seule pourrait le satis-
faire.
Si maintenant nous prenons l'homme par les
affections de sa nature sensible, c'est surtout de
ce côté que le malheur est irrémédiablement
attaché à sa condition présente, et qu'il est facile
de démontrer que le bonheur n'est pas le but
réel de cette vie. L'homme est fait poui aimer
comme pour connaître. Tout ce qu. est beau,
tout ce qui est bon, tout ce qui lui offre quel-
que perfection ou qualité aimable, il veut le pos-
séder, le posséder complètement et en éterniser
la possession. Or, tous les objets auxquels il
attache son cœur, ou se dérobent à sa poursuite
ou lui échappent. Tous ces biens sont périssables
Ceux qui ne passent pas, comme la science, la
beauté, la justice, il ne les possède qu'impar-
faitement dans le pâle reflet d'un idéal qu'il
conçoit sans pouvoir le réaliser jamais.
L'homme est né pour vivre en société, des
instincts puissants le poussent à rechercher le
commerce de ses semblables. La nature a formé
elle-même les liens qui unissent les membres
de la famille et préparé les rapports qui se dé-
veloppent au sein de la société civile. Là est
la source de nos plus vives et plus pures jouis-
sances, le théâtre de nos plus nobles passions,
le foyer de nos plus généreux sentiments; mais
c'est aussi là que le mal est le plus varié, le
plus profond et le plus irrémédiable. Le cœur
humain est sans cesse agité, troublé, déçu,
trahi, déchiré, brisé dans ses affections les plus
chères et ses plus légitimes espérances. Quel-
quefois, sans doute, c'est par sa faute et son
imprudence; le plus souvent il ne doit s'en pren-
dre qu'à la nature même des choses et aux lois
d'une inflexible nécessité. Pour ne parler que
des maux auxquels nous pouvons apporter quel-
que remède, que de causes de division et de
désordre ne troublent pas le bonheur des fa-
milles et la paix des Etats 1 Au premier coup
d'œil, elles peuvent paraître accidentelles et
tenir à une mauvaise organisation de la société
domestique ou civile, à l'éducation, aux lois, etc.
Qu'on y regarde de plus près, on verra que, s'il
est possible de les atténuer, et si c'est notre
devoir de les combattre, elles résident dans des
oppositions tellement profondes, tellement dans
notre nature et dans celles des choses, qu'il est
impossible de songer sérieusement à les détruire
complètement. Aucune puissance humaine n'est
capable d'harmoniser des forces et des tendances
si diverses ; et, si cela se pouvait, ce ne saurait
être que par une violence faite à nos penchants,
par la violation de nos droits les plus sacrés, en
détruisant non-seulement la liberté, mais le
mouvement et la vie, et, ce qui est peut-être
plus grave, en rompant tous les liens que la
nature et la morale ont formés, pour leur en
substituer d'arbitraires et de monstrueux. On ne
voit en tout cela que des intérêts à concilier,
comme si la diversité des intérêts ne reposait
que dans les objets extérieurs destinés à les
satisfaire, et non pas, avant tout, dans la diver-
sité originelle des natures, dans l'inégalité des
intelligences, la diversité des caractères, la di-
vergence des opinions, la multiplicité des erreurs
et des préjugés, l'amour du changement, dans
mille autres causes qu'il faudrait commencer
par supprimer avant de songer à établir cet
ordre régulier et cette harmonie ; et comme
si toute diversité, dès qu'elle est un peu pro-
fonde, n'engendrait pas nécessairement des op-
positions, des conflits, des luttes plus ou moins
violentes, des tendances et des efforts en sens
contraire, la guerre et la discorde. Loin de nous
de vouloir, par ce tableau, décourager ceux
qui font de luuables efforts pour combattre ces
obstacles, qui travaillent ainsi à améliorer véri-
tablement le sort de leurs semblables et à per-
fectionner la société par de sages et prudentes
réformes. Mais à ceui qui rêvent pour l'huma-
nité un avenir de paix et de bonheur dont elle
n'est pas capable et qui, en propageant celte
MAL
— 1019
MAL
funeste illusion dans des esprits crédules, les
détournent du sentiment de leur véritable des-
tinée ; à ceux-là, il faut sans cesse répéter que le
mal fait et fera toujours partie de notre condition
présente ; que la destinée actuelle de l'homme
est la lutte ; que le monde physique et le monde mo-
ral ont été organisés dans ce but, non pour qu'il
y fût heureux, mais pour qu'il trouvât l'occasion
d'y déployer de mâles vertus. Quant à ceux qui ont
intérêt à prouver que la source unique, ou prin-
cipale de tous les maux qui affligent l'huma-
nité, est dans les vices d'une mauvaise organi-
sation sociale, nous ne pourrions qu'imputer
leur folie à l'ignorance ou à la mauvaise foi, si
nous ne savions jusqu'où peut aller l'aveugle-
ment des esprits systématiques.
Quoi qu'il en soit, nous concevons que ce soit
en allumant des désirs, en stimulant des appé-
tits, en irritant des passions, en fomentant des
haines que l'on parvienne à renverser une so-
ciété; mais ce dont nous sommes sûrs aussi,
c'est que, quand il s'agira d'en organiser une
nouvelle, on se trouvera en face des mêmes ob-
stacles agrandis, des mêmes éléments rebelles,
des mêmes passions, des mêmes désirs insatia-
bles, stimules par un chimérique espoir, irrités
de la déception, d'esprits déshabitués de la rè-
gle, ne connaissant plus ni frein ni mesure, in-
dociles à porter le joug de la loi, incapables
d'obéir à un autre pouvoir qu'à celui de la force
et façonnés d'avance pour le despotisme.
En présence des mêmes causes de discorde et
de division, on reconnaîtra qu'on s'était trompé,
qu'il fallait s'irriter moins contre la société que
contre Dieu, voir en lui la cause première du
mal, lui renvoyer, comme on l'a osé, le nom
donné jusqu'ici au mauvais principe; ou l'on re-
viendra à l'ancienne explication qui nous repré-
sente Dieu comme ayant créé l'homme et le
monde moral pour être le théâtre d'une lutte
incessante, comme ayant semé de maux la car-
rière de la vie dans un but qu'il est facile de
comprendre, mais qui n'est pas celui qu'on nous
offre en perspective comme l'objet immédiat des
efforts de l'individu et de la société.
Supposons, d'ailleurs, la société humaine par-
venue à l'apogée de son perfectionnement; ad-
mettons que toutes les luttes aient cessé, que
tous les conflits se soient apaisés, que toutes les.
discordes soient éteintes ; figurons-nous que, par
les moyens que l'on propose, ou par d'autres, on
soit parvenu à détruire la cause principale qui
divise les classes et les partis, et les arme les uns
contre les autres ; que l'on ait réussi à concilier
tous les intérêts, qu'une meilleure et plus équi-
table répartition des biens de la fortune ait
répandu l'aisance et le bien-être chez ceux de
nos semblables qui n'ont connu jusqu'ici que les
privations et la misère, croyez-vous aveir tari la
source véritable du mal que nous ressentons et
calmé le malaise général qui en est le symp-
tôme ? Non, vous n'aurez fait que mettre à iiu la
véritable plaie, la plaie profonde qui saigne ai
cœur de l'humanité. Le vide que laisse après soi
la satisfaction des besoins physiques, la satiété
et le dégoût qui accompagnent les jouissances de
cet ordre, vous prouveront bientôt qu'il y avait
un autre mal qui appelait un autre remède. Ce
mal, que l'organisation de la société ne peut
guérir parce qu'il est dans les âmes et les es-
prits, la religion, la morale, une meilleure édu-
cation, nous apprennent encore plus à le com-
battre et à le supporter qu'à le supprimer ; et
cela, en nous faisant envisager un autre but que
le bonheur immédiat dont nous sommes capa-
bles en cette vie. D'ailleurs, il restera toujours
assez de douleurs à soulager, de misères à se-
courir, assez de souffrances inévitables et de
maux irréparables, pour rappeler l'homme au
vrai sentiment de sa destinée. Vous n'attendrez
pas. sans doute, que les sciences médicales aient
réalisé pour lui le rêve de Condorcet, l'immorta-
lité sur la terre. Vous n'espérez pas lui épargner
les infirmités de lavieillesse, empêcher qu'il
n'assiste vivant au dépérissement de ses organes
et de ses facultés. Toujours l'enfance sera faible,
la jeunesse imprudente, l'âge mûr aura ses
soucis. Toujours l'homme souffrira par son es-
prit, rien n'éteindra sa soif ardente de connaître.
La science aura pour lui des problèmes qu'il ne
pourra résoudre ; le monde des mystères impé-
nétrables. Il sera tourmenté de ses doutes; le
scepticisme s'attaquera aux plus nobles conquê-
tes de sa pensée. Son imagination ne cessera de
mettre ses rêves à la place de la réalité ; il sera
perpétuellement victime de ses erreurs, de ses
écarts et de ses folies. Quelque heureux qu'il
soit dans ses affections, il sentira ce qu'il y a de
fragile dans leur objet. L'homme n'est pas,
comme l'animal, oublieux du passé, insoucieux
du lendemain, indifférent à son sort et à celui
de ses semblables. Il regrette les biens qu'il a
perdus, désire ceux qu'il n'a pas, et craint de
perdre ceux qu'il possède. Toujours il aura à
pleurer la perte d'un père, d'un frère ou d'une
épouse chérie; à trembler pour les jours d'un
enfant ou d'un ami ; il verra une tombe se fer-
mer et une autre s'ouvrir. A mesure qu'il avan-
cera dans la vie, il sentira la solitude se former
autour de lui; ses derniers jours seront pâles et
décolorés. L'idée de la mort seule est faite pour
empoisonner toutes ses jouissances; il ne peut
songer avec insouciance à cette heure fatale, en-
visager la destruction de son être d'un œil indif-
férent, et se voir rentrer dans le néant sans
frémir.
On a réuni tous ces maux sous le terme géné-
ral de mal physique, en y comprenant les pei-
nes de l'esprit et les souffrances du cœur, comme
dérivant de la nature des choses et de notre
propre constitution. Mais il est pour l'homme un
autre mal qui dépend de sa volonté et qui a
reçu la dénomination de mal moral. Il consiste
dans l'infraction volontaire à la loi que prescrit
la conscience. L'homme conçoit l'ordre ou le
bien, et, comme il est libre, en même temps
que la raison lui présente cette idée, il se sent
obligé d'y conformer ses actes. Quand il accom-
plit cette loi de son être moral, il fait le bien ;
quand sciemment et volontairement il la viole,
il fait le mal; et un mal beaucoup plus grand
que celui qui résulte d'un vice d'organisation en
lui-même ou dans les choses, car il en est l'au-
teur, et ce mal est le fait d'un être intelligent et
libre. Aussi appelle-t-il comme réparation un
autre mal, la peine, l'expiation, le châtiment.
Le mal, qui est l'effet de la liberté humaine, a
pourtant une autre source. L'homme n'est pas
assez pervers pour commettre le mal pour le
mal, par plaisir ou par caprice. Nemo libens
peccat. Il faut qu'il soit sollicité, poussé, entraîné
par un motif, intérêt, penchant, passion, désir,
qui se trouve en opposition avec un autre motif :
le bien réel, l'ordre, le devoir. Le mal a donc
encore ici sa cause dans une opposition, un dés-
accord, une contradiction; et celle-ci réside dans
la nature des choses et dans notre originelle
constitution. C'est la lutte de la passion et de la
raison, de l'intérêt et du devoir; lutte où sou-
vent la volonté succombe, prend parti pour la
passion, l'intérêt du moment contre l'intérêt
réel et le devoir. Toujours est-il que si cette op-
position n'existait pas, si les passions eussent été
naturellement d'accord, les intérêts identiques
MAL
— 1020 —
MAL
ou parallèles, le mal moral n'existerait pas ;
l'homme obéirait facilement à la loi de sa rai-
son, il ferait toujours le bien. Or, iï n'en est pas
ainsi : quoi qu'on dise, la lutte est au dedans de
nous, et non un simple effet du milieu où nous
sommes placés. La nature des passions est d'être
de soi aveugles, diverses, mobiles, contradictoi-
res et inconséquentes, impatientes du joug, de
la règle et de la mesure; de sorte que l'homme
ici ne trouve pas en lui-même l'ordre, mais le
désordre, non la règle et la loi, mais l'anarchie
et la licence, et que, pour qu'il y ait ordre chez
lui, il faut qu'il l'y mette, qu'il l'établisse. Or,
cela ne s'obtient pas sans effort, sans combat,
sans énergie déployée, sans fatigue et sans sa-
crifice, par un simple changement de rapports,
d'ailleurs impossible. La volonté est appelée à
lutter contre des penchants rebelles, à résister à
leur entraînement, à les soumettre au joug, à
les mettre d'accord entre eux et avec la raison.
C'est une. absurde et puérile prétention de sou-
tenir que l'on peut harmoniser les passions sans
leur faire violence, sans leur imposer un frein
et sans les dompter, et de se figurer que, pour
les mettre d'accord, il ne s'agit que de les ran-
ger par séries ou catégories. Non, l'élément pas-
sionné de notre être, c'est l'élément rebelle,
changeant, contradictoire, opposé à l'ordre. On
feut l'y faire concourir, mais, pour cela, il faut
y ramener, commencer par le vaincre et le sou-
mettre, l'apprivoiser, le tempérer, le régler. Or,
ce n'est pas par un mode ingénieux, d'agence-
ment, ou en leur offrant le leurre d'une satis-
faction impossible ou chimérique que l'on par-
vient à établir un équilibre entre ces forces con-
traires, mais par l'empire que l'homme prend
de bonne heure sur lui-même, par une lutte éner-
gique et constante, par des habitudes mâles et
courageuses, par une victoire longuement pour-
suivie^ chèrement achetée et qui jamais n'est
complète. Voilà ce qui n'a échappé à aucun des
profonds observateurs de la nature humaine qui,
depuis Pythagore, Socrate, Piaton, Aristote et
Zenon, se sont occupés de ce grave sujet. Voilà
ce qu'il faut répéter à ceux qui, au lieu d'étu-
dier l'homme tel qu'il est et sera toujours, se
plaisent à le créer à leur fantaisie et croient
avoir trouvé le secret de son organisation dans
des chiffres ou des combinaisons musicales, puis
qui partent de là pour composer d'absurdes ro-
mans sur l'individu ou sur la société. A ces jeux
d'esprit ou le raisonnement dévoyé se fait com-
plice d'une imagination d'autant plus amoureuse
de ses créations extravagantes qu'elle croit tra-
vailler hors du champ de la fiction, nous préfé-
rons l'image poétique de Platon, qui compare
l'âme humaine à un animal composé de l'assem-
blage de plusieurs natures différentes {Bépubl.,
liv. IX), ou bien Yhomo duplex des moralistes,
qui voient en lui un être divisé contre lui-même,
signalent une guerre éternelle entre la chair et
l'esprit, nous montrent la liberté humaine pla-
cée entre deux natures rarement d'accord, sou-
vent opposées, et, pour rétablir l'harmonie entre
elles, obligée de lutter sans cesse et de s'impo-
ser de durs sacrifices. Ils nous représentent la
vie comme un combat, l'homme comme un être
militant et souffrant, lis nous indiquent la paix,
non comme un pacte lâche signé d'avance par la
partie noble, intelligente et modérée de notre
être au profit de la partie aveugle, avide, insa-
tiable et déréglée, mais comme une conquête et
une victoire de la volonté alliée à la raison. De
même, pour établir l'empire de la raison dans
la société comme en lui-même, l'homme rencon-
trera, toujours une foule d'obstacles, des pen-
chants déréglés, des habitudes vicieuses, des
opinions erronées. Ces obstacles ne tiennent
point à des causes accidentelles, mais naturel-
les, inhérentes à la constitution primitive de
notre être. Ils doivent être combattus par les
armes d'une volonté énergique, éclairée, ap-
puyée sur de sages principes et des convictions
fortes. Que l'on ne croie pas tourner la difficulté
par des modes d'organisation ou des combinai-
sons qui supposent ce qui est en question, à sa-
voir, que l'on peut changer la nature des choses
dans l'ordre moral en refaisant l'homme sur un
autre type que celui sur lequel il a été créé. —
Voilà le vrai. C'est dans ce sens que doivent être
entrepris l'éducation morale de l'homme et le
perfectionnement social. On ne peut pas plus
changer ces lois que celles du monde astrono-
mique et physique. Corriger, modifier, aider,
perfectionner, à la bonne heure ! Mais faire ces-
ser l'antagonisme, supprimer l'effort, terminer
d'un seul coup la lutte, obtenir un développe-
ment harmonieux et facile des natures indivi-
duelles et des forces sociales, c'est folie, rêve,
chimère, vaine utopie. Que l'homme choisisse:
il est ici-bas pour combattre ; s'il veut faire la
paix avec l'ennemi sans l'avoir vaincu, il sera
vaincu lui-même et dégradé. Le bonheur qu'il
veut avoir, il ne l'aura pas.
Tel est le mal. Sous cette nouvelle face, il
nous apparaît comme essentiellement lié au
bien moral; il prend place à côté de lui comme
la condition de son existence. Le bien moral ne
peut être produit sans que notre nature en souf-
fre, sans l'effort, le sacrifice, la douleur. Le
malheur est inhérent à la condition humaine et
fait partie du plan de ce monde.
Ce n'est pas tout, l'ordre y est encore troublé
d'une autre manière : non-seulement il existe
entre les hommes, comme entre les autres êtres,
une inégalité profonde: mais les biens et les
maux sont loin d'être repartis suivant les règles
de la justice et de l'équité. Le monde serait
bien ordonné selon la justice, si toutes les ac-
tions vertueuses étaient récompensées selon leur
mérite, et si toute action mauvaise attirait sur
le coupable un châtiment proportionné à sa
faute. Ces deux idées de vertu et de bonheur, de
vice et de châtiment, sont si fortement associées
dans notre pensée, que nous ne pouvons voir cet
ordre renversé ou altéré sans en être profondé-
ment choqués. L'observation de cette loi consti-
tue une des faces de la notion de justice, une
des idées les plus fortement empreintes dans
l'âme de tous les hommes. Or; quand nous ve-
nons à juger le monde réel de ce point de vue, à
lui imposer cette règle, nous déclarons qu'il
n'est pas conforme à l'ordre, que les biens et les
maux y sont répartis d'une manière non-seule-
ment inégale, mais injuste. Ce désordre nous
blesse et nous révolte plus que tout autre. En
vain essayerait-on de soutenir, comme tout à
l'heure, qu'il tient à des causes accidentelles et
à une organisation mauvaise de la société, ou
bien de le nier en déclarant qu'il n'est qu'appa-
rent. Ces deux opinions, quelque large conces-
sion qu'on leur fasse, n'ont raison qu'en partie
et n'atteignent pas le fond de la question. La
meilleure organisation sociale ne peut aboutir
qu'à une répartition des biens dont la société dis-
pose, la fortune, par exemple, et les honneurs.
Et encore l'Etat doit-il prendre garde qu'en
voulant se faire l'universel dispensateur de ces
biens, qu'en se substituant à la providence uni-
verselle et à l'activité prévoyante des individus,
il ne crée un autre mal plus grand que le pre-
mier, en anéantissant la liberté de ces derniers,
eu portanl atteinte à leurs droits les plus sacrés,
et en détruisant la famille pour fonder une so-
MAL
— 1021
MAL
ciété selon son idéal. Dans tous les cas, le mal
ici n'est attaqué qu'à la surface, dans sa partie
la plus petite et la plus grossière. La société ne
peut répartir la santé, la force, la beauté. Le ta-
lent, le savoir, et une multitude d'autres biens
qui établissent des inégalités profondes entre les
hommes, seront toujours un objet d'envie pour
ceux qui ne les ont pas. Ils devraient aussi ex-
citer les plaintes et les murmures, car ils ne
sont pas plus que les autres répartis en raison
du mérite de chacun et de ses œuvres. L'autre
opinion, beaucoup plus vraie, fait très-bien voir
combien l'appréciation précédente est grossière
et superficielle ; elie montre que le vrai bonheur
ne réside pas dans ces biens extérieurs dont la
possession est fragile, mais dans d'autres biens
intérieurs qu'il dépend de nous d'acquérir et qui
ne peuvent nous être ravis. Elle fait remarquer
justement que. pour apprécier la vraie situation
des hommes, il faut descendre au fond des âmes.
Là est un tribunal équitable qui à la fois juge et
punit, récompense toute bonne action, toute
pensée, toute intention louable, par une satis-
faction intime, par le calme et la sérénité d'une
bonne conscience. De même toute mauvaise ac-
tion, tout coupable désir, sont suivis du remords,
du sentiment de la dégradation morale, d'un
abaissement de l'homme à ses propres yeux, qui
est le plus grand des châtiments du vice ; et
ainsi, suivant le mot de Hilton, chacun porte en
soi son ciel et son enfer. Certes, ce n'est pas
nous qui contesterons la vérité de cette opinion.
Nous croyons que, tout compensé, la vertu est
plus heureuse que le vice, et que le juste n'a
rien à envier au méchant, pourvu, toutefois, que
l'on ne sépare pas la destinée présente de la
destinée future. Autrement, nous soutenons que,
si le seul résultat du bien accompli par l'homme
vertueux est la satisfaction et la jouissance qu'il
recueille en cette vie, si la seule conséquence
du mal moral est le sentiment de dégradation de
la personne, ou le remords; en un mot, si ces
deux sortes de biens et de maux suffisent pour
rétablir l'exact équilibre que veut la justice,
cette doctrine prise à la lettre, et rigoureuse-
ment admise, est insoutenable. Proposée autre-
fois par le stoïcisme, et mise en pratique avec
une grande force de caractère, elle n'a point
trouvé de sympathie, et la conscience humaine
ne l'a jamais ratifiée. La raison ne s'y plie pas
plus facilement. En effet, pour soutenir cette
thèse, il faut d'abord forcer le principe, non-
seulement préconiser l'excellence et la supério-
rité des biens intérieurs sur les biens extérieurs,
mais nier complètement d'autres biens intérieurs
non moins véritables, quoique d'un prix moins
élevé peut-être. Sans parler de la santé, de la
force, de la beauté, qui sont pourtant aussi des
biens réels, comme résultat et signe du déve-
loppement facile et régulier de certaines facul-
tés, la science ou la connaissance de la vérité
est un bien en soi, un bien de l'âme, réclamé
par un besoin profond de notre nature intellec-
tuelle. Il en est de même de tout ce qui se rap-
porte à nos affections morales et aux besoins de
notre cœur. Pour un être qui est fait pour ai-
mer, ce sont là, sans doute, des biens, et il n'y
peut renoncer sans se sentir malheureux. Quant
aux maux qui correspondent à ces biens, nous
dirons que la douleur physique elle-même est
un mal. Sans doute, on peut la combattre, et
elle ne peut être comparée à la souffrance mo-
rale; c'est un mal toutefois, et le stoïcien qui
s'écriait : « 0 douleur, tu ne me feras jamais
convenir que tu sois un mal, » faisait une équi-
voque sublime. Apparemment, vous ne voulez
pas que l'on soit couché sur des charbons ar-
dents comme sur un lit de roses, ni bien à l'aise
dans le taureau de Phalaris ou sur le bûcher.
On peut admettre la glorification de la douleur,
mais il faut y joindre le pressentiment d'un bon-
heur plus pur. Vous ne ferez jamais que le ca-
lice que la vertu est obligée de boire souvent
jusqu'à la lie ne soit un calice amer, et que les
angoisses de l'âme ne troublent singulièrement
cette paix qui s'évanouit si l'espérance ne s'y
joint. Nous l'avons démontré, la vertu suppose
toujours un effort, la plus haute vertu réside
dans le plus grand effort, et le mérite se mesure
sur le sacrifice. Vous ne pouvez donc faire des-
cendre le paradis sur la terre, mais tout au plus
entr'ouvrir un coin du ciel. Concluons que, en
thèse générale, il faut que les biens et les maux
en ce monde soient et puissent être répartis se-
lon la règle de l'équité. Jamais le bonheur n'est
partout et toujours en raison et en proportion du
bien ; le malheur, exactement proportionné au
vice ou au mal. La peine est boiteuse, le crime
va plus vite qu'elle; elle le manque rarement,
raro antecedentem; mais elle arrive aussi quel-
quefois trop tard au but, si le terme est la mort.
Puis elle est maladroite; elle frappe souvent à
côté, trop fort ou trop faiblement. Nous n'en ex-
ceptons pas la peine morale. Le remords n'at-
teint pas les plus coupables, et il est en raison
inverse de la perversité. Vous direz que le com-
ble du mal est précisément d'étouffer en soi le
remords, que c'est le dernier abaissement, un
signe de réprobation, le véritable enfer, puis-
qu'il marque l'impossibilité du retour au bien.
Sans doute, un tel endurcissement n'est pas à
envier ; mais il n'en est pas moins la cessation
ou l'absence d'un mal : c'est une torture do
moins, l'enfer supprimé. Si bas que l'on des-
cende dans les profondeurs de cet enfer, on y
trouve un adoucissement, un oubli, peut-être un
orgueil satanique qui peut avoir son charme. Et
si a cela se joint la possession de biens réels, la
force, la puissance, la beauté, les dons de l'es-
prit, vous créez une destinée fausse, mais, à
tout prendre, encore enviable, et que plusieurs
mettront en balance avec les privations et les
sacrifices de la vertu. Il en est de même de la
satisfaction morale, qui n'est pas toujours en
proportion du mérite. La vraie vertu est hum-
ble; l'orgueil même du bien lui est défendu;
elle n'est jamais sûre d'elle-même, elle tremble
toujours pour elle et pour les autres. Enfin,
pourquoi lui refuseriez-vous la jouissance de
biens réels qui ont aussi leur prix et qu'il est
dans notre nature de désirer, la possession du
vrai et du beau, le développement facile, régu-
lier, complet de nos facultés? Serait-ce que vous
trouvez la vertu peu digne de ces biens"? Soyez
de bonne foi, et dites si, dans le monde actuel,
ils sont équitablement répartis, si vous trouvez
chaque vertu suffisamment payée de ses efforts
et de ses sacrifices, et si, en supposant que vous
fussiez Dieu vous-même, vous n'ouvririez pas
une main plus large et moins avare pour récom-
penser la vertu ignorée, modeste, tremblante,
n'ayant pas conscience d'elle-même et de ce
qu'elle vaut, plaçant quelquefois le remords là
où vous décerneriez la louange et l'admiration.
S'il en est ainsi, tout n'est donc pas ici-bas dans
l'ordre. Ce monde n'est pas le règne absolu de la
justice; l'injustice y a sa place, comme le mal-
heur et le mal. Les lois morales y sont moins
bien observées que les lois qui régissent la na-
ture physique.
En résumé, le mal s'offre à nous dans le monde
actuel sous une multitude d'aspects et de for-
mes : 1° comme imperfection nécessaire des
êtrea finis et surtout comme désaccord entre
MALE
— 1022 —
MALE
leur nature et leur fin ; 2° comme souffrance ou
malheur, résultant de ce désaccord chez les êtres
doués de sensibilité ; 3° comme mal moral ou
infraction volontaire à la loi chez les êtres rai-
sonnables et libres; 4° comme condition de l'ac-
complissement du bien moral et de la lutte qu'il
suppose ; 5° comme conséquence ou expiation
du mal moral ; 6° comme injuste répartition des
biens et des maux au point de vue du mérite et
de la justice absolue. De toutes ces manières
d'envisager le mal naissent autant de questions,
dont la principale nous conduirait à rechercher
l'origine rationnelle du mal pour l'homme, pro-
blème dont la solution est dans l'explication de
notre destinée présente et dans la nature de la
vertu. Nous nous bornons à indiquer cette solu-
tion plus longuement développée dans d'autres
articles de ce recueil. Voyez Destinée humaine,
Immortalité, Mérite, Providence, Optimisme.
— On peut lire ou consulter tous les ouvrages des
écrivains de l'école spiritualiste qui traitent de
la morale, en particulier ceux de Platon, de
Cicéron et de Sénèque; parmi les modernes : de
Malebranche, de Bossuet, de Fénelon, de Clarke
et de Leibniz ; les écrits des contemporains où
ce sujet est traité avec le plus d'éloquence et de
clarté, tels que le Cours de droit naturel, de
M. Jouffroy ; les Leçons d'histoire de la philo-
sophie morale, de 'M. Cousin; les œuvres de
Ballanche, etc. Ch. B.
MALEBRANCHE. Entre Spinoza et Malebran-
che il y a certaines analogies, soit sous le rap-
port des doctrines, soit sous le rapport du ca-
ractère et de la vie. Comme Spinoza, Malebranche
a exagéré la tendance de Descartes à dépouiller
les créatures de toute réalité au profit du Créa-
teur. Tous deux, frêles et maladifs, ont vécu dans
la retraite, absorbés par la contemplation de l'es-
sence et des attributs de l'être infini. Mais au-
tant les principes philosophiques les rapprochent,
autant les croyances religieuses les séparent.
Malebranche ignore, ou du moins ne veut pas
s'avouer à lui-même ces analogies. Si quelqu'un
les lui signale, il les repousse avec horreur. Il
appelle Spinoza un miseraLIe ; il s'écrie contre
son système : « Quel monstre, Ariste, quelle
épouvantable et ridicule chimère ! » Nicolas Ma-
lebranche naquit à Paris en 1638, de Nicolas
Malebranche, secrétaire du roi, et de Catherine
de Lauzon, qui eut un frère vice-roi au Canada,
intendant de Bordeaux, et enfin conseiller d'État.
On eut beaucoup de peine à l'élever, à cause de
la faiblesse de sa constitution. Il reçut une édu-
cation domestique, et ne sortit de la maison
paternelle que pour faire sa philosophie au col-
lège de la Marche et sa théologie en Sorbonne.
En 1660 il entra dans la fameuse congrégation de
l'Oratoire. Jusqu'à l'âge de vingt-six ans, il s'appli-
qua, sans goût et sans succès, à des travaux de cri-
tique et d'érudition, ignorant encore sa vocation
philosophique, qui lui fut tout d'un coup révélée
par la lecture du Traite de l'homme, de Descar-
tes, que le hasard fit tomber sous sa main. Il fut
tellement saisi par la nouveauté et la clarté des
idées, par la solidité et l'enchaînement des prin-
cipes, que de violentes palpitations de cœur
l'obligèrent plus d'une fois d en interrompre la
lecture. Dès lors, il se consacra tout entier à la
philosophie, et, après dix années d'une étude
approfondie des ouvrages de Descartes, il fit
paraître la Recherche de la vérité. La Recherche
i vérité a pour objet l'étude de l'esprit hu-
main et de ses facultés, dans le but de donner
des règles pour éviter l'erreur et pour avancer
ila ns la connaissance des choses. On y trouve
, au moins en germe, toutes les théories
métaphysiques qu'il a développées dans ses ou-
vrages ultérieurs, et principalement dam se»
Méditation» métaphysique» et chrétienne», et
dans ses Entretiens sur la métaphysique et
sur la religion. Tous ces ouvrages eurent un
succès extraordinaire, grà'e à l'originalité, à
l'élévation de la doctrine, et à la beauté du style.
Malebranche, comme écrivain, peut être placé à
côté de Fénelon. Lui qui a tant déclamé contre
l'imagination, en avait une très-iuble et très-
vive qu'il a su plier au service de la métaphysi-
3ue et de la raison la plus sévère. Par elle, il
enne de la couleur et de la vie aux choses les
plus abstraites, du mouvement et du charme aux
discussions les plus arides. Dans les Méditation»,
dialogue entre la créature et le Créateur, il s'élève
jusqu'à la plus haute poésie et au lyrisme. « Si la
poésie, dit très-bien Fontenelle, pouvait prêter des
ornements à la philosophie, elle ne pourrait lui en
prêterde plus philosophiques. • 11 a moins réussi
dans la polémique que dans la pure spéculation
et la libre expression de ses doctrines. Son goût le
portait à dogmatiser plutôt qu'à discuter. Cepen.
dant, depuis la publication de la Recherche de
la vcrité) il se trouva entraîné, malgré lui, dans
une polémique continuelle. Comme la plupart
des grands philosophes du xvne siècle, Male-
branche était mathématicien et physicien. En
1699; il fut nommé membre honoraire de l'Aca-
démie des sciences. S'affaiblissant de jour en
jour, et se desséchant jusqu'à n'être plus qu'un
vrai squelette, il mourut le 13 octobre 1715, spec-
tateur tranquille, dit Fontenelle, de cette longue
mort.
Malebranche, comme Spinoza, croit que la
vraie philosophie n'a commencé qu'avec Descar-
tes, pour lequel il professe l'admiration et la
vénération la plus profonde. Cependant il ne
jure pas sur la parole du maître et n'adopte
pas aveuglément toutes ses opinions; il en est
qu'il modifie, il en est qu'il combat, il en est
dont il tire des conséquences entièrement nou-
velles. Mais, d'ailleurs, son esprit est celui de
Descartes; comme lui, il méprise la science du
passé et se vante de l'ignorer. Il trouvait, disait-
il, plus de vérité dans un simple principe de
métaphysique et de morale que dans tous les
livres historiques, et il était plus touché par la
considération d'un insecte que par toute l'his-
toire grecque et romaine. Il rejette également,
en philosophie, d'une manière absolue, le prin-
cipe de l'autorité, et pose l'évidence comme
l'unique et infaillible caractère delà vérité phi-
losophique. « Ne jamais donner un consentement
entier qu'aux propositions qui paraissent si évi-
demment vraies, qu'on ne puisse le leur refuser
sans sentir une peine intérieure et les reproches
secrets de la raison, » telle est, selon lui, la règle
suprême de toute la logique. Il distingue pro-
fondément l'évidence de la vraisemblance ; la vrai-
semblance sollicite, mais n'entraîne pas nécessai-
rement le consentement de la volonté; on ne peut
la confondre avec la vérité et l'évidence, si nous
ne consentons que lorsque nous avons conscience
de ne plus pouvoir tarder à consentir sans faire
un mauvais usage de notre liberté. Sans cesse
Malebranche recommande cette grande règle de
l'évidence, sans cesse il la défend, soit contre les
sceptiques, soit contre les théologiens ennemis
de la raison et de la philosophie. Mais autant il
recommande de ne consulter que l'évidence et
la raison dans l'ordre des vérités naturelles, au-
tant il recommande de ne consulter que la foi
dans l'ordre des vérités surnaturelles. Cepen-
dant M débranche est beaucoup moins fidèle que
Descartes à cette règle de distinction entre la
théologie et la philosophie. Le dessein de Des-
cartes est de séparer la religion de la philo-
MALE
1023 —
MALE
sophie ; le dessein de Malebranche est de les
unir. Constamment il s'applique à montrer non-
seulement l'accord, mais l'identité de tous ses
principes avec les vérités théologiques et à
donner une explication rationnelle des mys-
tères de la foi. Entraîné par le désir de rame-
ner à ia raison et à l'ordre général du monde les-
mystères eux-mêmes et les événements mira-
culeux qui servent de fondement au christia-
nisme, il se précipite dans les nouveautés théo-
logiques et dans les plus téméraires inter-
prétations. Ainsi il tente d'expliquer le péché
originel par la transmission héréditaire des
traces du cerveau; ainsi il représente l'eucha-
ristie comme une figure de cette grande vérité
philosophique , que Dieu ou la raison est la
nourriture des âmes. Il incline visiblement à
ne voir dans le déluge et les autres miracles
qu'un effet naturel de lois générales inconnues,
et dans l'incarnation une condition nécessaire
de la création du monde. Enfin, de même que
la plupart des théologiens cartésiens de la Hol-
lande, il soutient que le langage des Écri-
tures est un langage figuré accommodé aux
préjugés du vulgaire. Si Malebranche mêle ainsi
la théologie et la philosophie, c'est qu'il est
persuadé de l'unité fondamentale de la vérité
philosophique et de la vérité théologique, et de
l'identité de la vraie religion et de la vraie phi-
losophie. Il dit dans son Traité de morale : « La
religion, c'est la vraie philosophie.... L'évidence,
l'intelligence est préférable à la foi, car la foi
passera, mais l'intelligence subsistera éternelle-
ment. La foi est véritablement un grand bien,
mais c'est qu'elle conduit à l'intelligence. » A la
fin de la quatrième méditation il s'écrie : « Ne
vous êtes-vous pas voilé, ô Jésus, dans ce sacre-
ment, pour nous donner un gage qu'un jour
notre foi se changera en intelligence? » Male-
branche n'admet donc la distinction des vérités
de la raison et de la foi qu'à un point de vue
rslatif et inférieur, ou par rapport aux esprits
vulgaires; mais au point de vue absolu, et par
rapport aux esprits qui savent consulter la rai-
son, il n'hésite pas à soutenir leur unité essen-
tielle que tous ses efforts tendent à mettre en
évidence. C'est par là qu'il excite les alarmes de
l'orthodoxie et s'attire les plus sévères repro-
ches d'Arnauld et de Bossuet. Tous deux, non
sans raison, à leur point de vue, l'accusent de
ruiner le surnaturel et les fondements mêmes de
la foi chrétienne.
Nous voyons tout en Dieu, Dieu fait tout en
nous, voilà les deux grands principes de sa mé-
taphysique. Le premier renferme sa théorie
de l'entendement, le second sa théorie de la vo-
lonté. L'âme a pour essence la pensée. Con-
naître, se souvenir, imaginer, vouloir même, ne
sont que des modifications de la pensée. L'âme
est spirituelle, parce que toutes ses modifica-
tions se conçoivent, indépendamment de l'éten-
due, et en excluent l'idée. Étant spirituelle, elle
est une et indivisible ; mais, néanmoins, on peut
distinguer en elle deux facultés : l'entendement
et la volonté. L'entendement est la faculté qu'a
2'âme humaine de recevoir plusieurs idées, c'est-
à-dire d'apercevoir plusieurs choses; la volonté
est la faculté de recevoir plusieurs inclinations
ou de vouloir différentes choses. Malebranche
compare ces deux facultés aux deux propriétés
essentielles de la matière, qui sont le pouvoir de
recevoir différentes figures et la capacité d'être
mue.
Dans l'entendement, il distingue trois facultés :
le sens , l'imagination et l'entendement pur.
L'entendement pur seul nous donne la vraie ou
la claire connaissance ; les plaisirs et les dou-
leurs, les sentiments, les connaissances obscures
et confuses qui nous troublent, nous agitent et
nous empêchent de voir la pure lumière de la
vérité, voilà la part des sens, de l'imagination et
des passions qui en sont la suite. Aussi Male-
branche ne cesse-t-il de les combattre et de nous
mettre en garde contre les égarements dont ils
sont la cause. Toutefois, il ne tombe pas dans
les exagérations du stoïcisme ; il admet que les
plaisirs des sens nous rendent actuellement heu-
reux, que le plaisir est un bien et que la douleur
est un mal. De là même des accusations sévères
et imméritées d'Arnauld et de Régis, qui lui re-
prochent de tomber dans l'épicurisme. En effet,
Malebranche enseigne, en même temps, que sou-
vent il faut fuir le plaisir, quoiqu'il soit un bien,
et supporter la douleur quoiqu'elle soit un mal,
et que, si tous les plaisirs nous rendent heu-
reux, les plaisirs éclairés et raisonnables nous
rendent seuls solidement heureux. D'ailleurs,
aucune créature ne pouvant agir sur une autre,
Dieu, selon un des principes fondamentaux de
cette philosophie, est l'unique cause du plaisir,
et tout plaisir doit élever notre âme jusqu'à lui.
Par les sens et l'imagination, nous ne faisons
que sentir, et nous ne connaissons pas. Les sens
ne nous donnent que des sentiments obscurs et
confus qui nous informent seulement de nos
propres modifications, et ne peuvent nous ap-
prendre l'existence d'aucun être distinct de nous-
mêmes. Toutes les qualités sensibles que le vul-
gaire attribue aux objets ne sont que nos propres
sentiments. Les sentiments ne sont bons que
pour nous avertir de ce qui est utile ou nuisi-
ble, mais ils n'ont aucune autorité par rapport
à la vérité ou à la fausseté des choses. Nos sen-
timents ne sont que ténèbres, la lumière n'est
que dans les idées. Ne pas confondre entre sentir
et connaître, voilà, selon Malebranche, le plus
grand des préceptes pour éviter l'erreur. La plus
grande partie de la Recherche de la vérité est
consacrée à l'analyse des erreurs où les senti-
ments nous entraînent. Nul philosophe, nul mo-
raliste n'a analysé avec plus de finesse et de pro-
fondeur toutes les causes d'erreurs qui dépen-
dent des sens et de l'imagination. Toute cette ana-
lyse aboutit à ce précepte qui résume toute sa
logique et sa morale : il faut sans cesse travail-
ler à se détacher du corps pour s'unir étroitement
avec la raison et avec Dieu. D'une part, notre
âme tient au corps, et de l'autre, elle tient à
Dieu. « L'esprit, dit Malebranche, devient plus
pur, plus lumineux, plus fort et plus étendu, à
proportion que s'augmente l'union qu'il a avec
Dieu ; parce que c'est elle qui fait toute sa per-
fection. Au contraire, il se corrompt, il s'aveu-
gle, s'affaiblit et se resserre à mesure que l'u-
nion qu'il a avec son corps s'augmente et se
fortifie, parce que cette union fait aussi toute
son imperfection. » Résister sans cesse à l'effort
que le corps fait sur l'esprit, afin de nous unir
de plus en plus avec la raison et avec Dieu,
voilà la condition nécessaire pour ne pas con-
fondre entre sentir et connaître et pour attein-
dre la vérité. Dans toute perception Malebranche
distingue deux choses, le sentiment et l'idée :
dans la perception d'un corps quelconque, il y a,
d'une part, le sentiment de la couleur, de la sa-
veur, et, de l'autre, l'idée de l'étendue. Le sen-
timent est en nous et non pas en Dieu. Dieu le
produit en nous, mais il ne l'éprouve pas; il le
connaît sans le sentir, parce qu'il voit dans l'idée
qu'il a de notre âme qu'elle en est capable ;
c'est l'idée seule que Malebranche place en Dieu.
Laissons maintenant de côté les sentiments
pour ne considérer que ce qu'il entend par l'en-
tendement i ur et par les idées. La théorie de
MALE
— 1024 —
MALE
l'entendement pur n'est autre chose dans Male-
branche que la théorie de la vision en Dieu. Ce
n'est lias dans la Recherche de la vérité, mais
dans les Méditations chrétiennes et les Entre-
tiens métaphysiques qu'il faut chercher cette
doctrine sous sa dernière forme. Dans la Re-
cherche de la vérité, Malebranche semblerait en-
courir le reproche de placer en Dieu des choses
particulières et contingentes, tandis que dans
ses ouvrages ultérieurs, il insiste sur ce que
nous ne voyons en Dieu que le général et l'ab-
solu. Arnauld lui oppose saint Augustin, selon
lequel nous ne voyons en Dieu que ce qui
est immuable ; Malebranche répond que son opi-
nion est la même que celle de saint Augustin.
Quand il dit que nous voyons toutes choses en
Dieu, il veut seulement parler des choses que
nous voyons par idée ; or, nous ne voyons par
idée que des choses éternelles et immuables, les
nombres, l'étendue, les essences des choses. « J'a-
voue, dit-il dans les Conversations chrétiennes,
que nous voyons en Dieu les vérités éternelles et
les règles immuables de la morale. Un esprit fini
et changeant ne peut voir en lui-même l'éternité
de ces vérités et l'immutabilité de ces lois, il les
voit en Dieu ; mais il ne peut voir en Dieu des
vérités passagères et des choses corruptibles,
puisqu'il n'y a rien en Dieu qui ne soit immuable
et incorruptible.... Voici comment nous voyons
en Dieu ces mêmes choses.... Nous ne les con-
naissons pas dans la volonté de Dieu comme Dieu
même, mais nous les connaissons par le senti-
ment que Dieu cause en nous à leur présence.
Ainsi, lorsque je vois le soleil, je vois l'idée de
cercle en Dieu et j'ai en moi le sentiment de lu-
mière qui me marque que cette idée représente
quelque chose de créé et d'actuellement existant;
mais je n'ai ce sentiment que de Dieu, qui cer-
tainement peut le causer en moi, puisqu'il est
tout-puissant et qu'il voit dans l'idée qu'il a de
mon âme que je suis capable de ce sentiment.
Ainsi, dans toutes les connaissances sensibles que
nous avons des choses corruptibles, il y a idée
pure et sentiment. L'idée est dans Dieu, le senti-
ment est dans nous, mais venant de Dieu. C'est
l'idée qui représente l'essence de la chose, et le
sentiment fait seulement croire qu'elle est exis-
tante, puisqu'il nous porte à croire que c'est elle
qui la cause en nous, à cause que cette chose est
pour lors présente à notre esprit, et non pas la
volonté de Dieu, laquelle seule cause en nous ce
sentiment. » Il en est de même de toutes les
choses matérielles; nous ne les voyons pas en
Dieu, car elles sont changeantes et corruptibles,
mais nous voyons en Dieu leur principe éternel:
à savoir, l'idée de l'étendue, intelligible, infinie,
archétype des corps, et les rapports éternels
qu'elle contient en elle, rapports qui constituent
les vérités géométriques. Les idées éternelles et
nécessaires ne sont pas distinctes de Dieu, selon
Malebranche, elles constituent son essence même.
Nous voyons ces idées parce que nous voyons
Dieu, étant en continuelle participation avec lui
par l'idée de l'infini qui est Dieu même, et qui
toujours est présente à nuire esprit. Mais pour-
quoi placer ces idées en Dieu et ne pas les consi-
dérer comme de simples modilications de son
esprit? Malebranche attribue cette opinion à
la vanité naturelle de l'homme, à l'amour de
l'indépendance et à un désir impie de ressem-
bler à celui qui comprend en soi toutes les per-
fections et tous les êtres. Comment l'homme,
être limité et changeant, serait-il le sujet d'i-
dées éternelles et nécessaires? Comment tirer
d'un être particulier l'idée de l'être absolu, d'un
être imparfait l'idée de la perfection souveraine,
cl d'un être fini l'idée d'être infini? Le foyer de
la lumière qui nous éclaire n'est pas en nous,
mais hors de nous; c'est Dieu seul qui est notre
lumière. Die quia tu libi lunt.cn non es; Male-
branche oppose sans cesse à Arnauld ces paroles
de saint Augustin. L'idée de l'infini, 1 idée de
l'étendue intelligible, l'idée d'ordre, voilà les
idées nécessaires et éternelles qui jouent le plus
grand rôle dans la métaphysique de Malebranche.
L'idée de l'infini, c'est Dieu lui-même; Dieu et
son idée sont une seule et même chose, parce
qu'aucune idée ne peut représenter l'infini. L'idée
de l'étendue intelligible, indéfinie, est le principe
de la perception des choses matérielles, elle en
est l'idée primordiale et l'archétype. Malebranche
distingue profondément cette étendue intelligi-
ble de l'étendue matérielle et créée : la première
est éternelle, nécessaire, infinie, mais la seconde
ne l'est pas. Bien loin que nous l'apercevions
comme un être nécessaire, il n'y a que la foi qui
nous apprenne son existence. La matière ne peut
agir sur notre esprit et se représenter à lui; elle
n'est intelligible que par son idée, qui est l'éten-
due intelligible; elle n'est visible que parce qu'à
l'occasion de la présence des corps, Dieu repré-
sente à l'esprit l'étendue intelligible. Cette éten-
due intelligible est, selon Arnauld, inintelligi-
ble. Il ne nous semble pas cependant impossible
de faire pénétrer quelque clarté en ce point im-
portant de sa doctrine. Dieu ayant créé l'étendue,
il possède nécessairement en lui et l'idée de
l'étendue et la réalité infinie d'où découle la
réalité finie de l'étendue créée. A moins de faire
dériver de rien la réalité de l'étendue ou de la
matière créée, il faut bien qu'elle soit éminem-
ment contenue dans le sein de l'être infini. De
même que Malebranche, Fénelon place dans la
réalité suprême de Dieu le principe de tout ce
qu'il y a de réel dans l'étendue créée, et. comme
Malebranche. sur cette même question il est em-
barrassé et obscur.
Ces obscurités et ces difficultés tiennent en
partie à la manière dont les cartésiens conce-
vaient 1'esseiue de la matière et de l'esprit. Après
avoir mis un abîme entre l'esprit dont l'essence
est la pensée et la matière dont l'essence est
l'étendue, ils devaient être fort embarrassés de
concevoir la coexistence de ces principes oppo-
sés au sein de la réalité suprême. Malebranche
ne se trompe pas en plaçant en Dieu l'idée et le
principe de la matière; il se trompe à la suite
de Descartes, en opposant la nature de l'esprit à
celie de la matière, tandis qu'il aurait dû, avec
Leibniz, les considérer également comme des
forces essentiellement actives, distinctes l'une
de l'autre par leurs attributs et non par leur
Mibstance. L'idée d'ordre, telle que la conçoit
Malebranche , comprend les rapports de per-
fection et les vérités pratiques, de même que
l'idée de l'étendue intelligible comprend les
rapports de grandeur et les vérités spéculatives.
L'idée d'ordre est, pour lui, l'idée même de la
justice absolue, le principe et le fondement de
la morale. Il définit l'ordre en soi : « L'ordre
immuable et nécessaire qui est entre les perfec-
tions que Dieu renferme dans son essence infi-
nie, auxquelles participent inégalement tous les
êtres. » Cet ordre est la loi nécessaire,, éternelle
et immuable. Dieu même est obligé de la suivre,
sans rien perdre de son indépendance; car il
n'y est obligé que parce qu'il ne peut ni errer,
ni se démentir, ni avoir honte de ce qu'il est.
Cette loi est notifiée à tous les hommes par l'u-
nion naturelle, quuique maintenant fort atfaiblie,
qu'ils ont avec la souveraine raison. En vertu
de cette union avec Dieu, tous les êtres raison-
nables apen evant en Dieu les mêmes rap]
de perfection, il en résulte que la ju.sUce est
MALE
1025 —
MALE
olue, que ce qui est juste a notre regard est
ement juste au regard de tous les hommes,
au regard des anges et au regard de Dieu même.
Qui n'agit pas en vue de l'ordre, quoi qu'il fasse,
n'est pas vertueux. Malebranche développe toutes
les conséquences de ce principe dans son admi-
rable Traité de morale. Il identifie l'amour de
l'ordre ou de la justice avec l'amour de Dieu.
Il appelle raison l'ensemble de ces idées éter-
nelles que découvre notre esprit dans son union
avec Dieu. Selon Malebranche, la raison est la
sagesse, le verbe de Dieu même ; c'est la lumière
qui éclaire tout homme venant en ce monde :
illuminât omnem hominem venientem in hune
mundum, comme le dit saint Jean. La raison
n'appartient pas à l'homme, car toute créature
est un être particulier, et la raison qui éclaire
l'esprit de l'homme est universelle et absolue.
« Je vois que deux et deux font quatre, qu'il
faut préférer son ami à son chien, et je suis cer-
tain qu'il n'y a point d'homme au monde qui ne
le puisse voir aussi bien que moi. Or, je ne vois
pas ces vérités dans l'esprit des autres, comme
les autres ne les voient pas dans le mien. Il est
donc nécessaire qu'il y ait une raison universelle
qui m'éclaire et tout ce qu'il y a d'intelligences:
car, si la raison que je consulte n'était pas la
même qui répond aux Chinois, il est évident que
je ne pourrais pas être assuré aussi bien que je
le suis que les Chinois voient les mêmes vérités
que je vois. » (Traité de morale, ch. i.) Partout
Malebranche insiste sur ce caractère d'universa-
lité qui est propre à la raison. « Elle est la
même dans le temps et dans l'éternité, la même
parmi nous et chez les étrangers, la même dans
le ciel et dans les enfers. »
Elle est souveraine et infaillible; elle décide
absolument du vrai et du faux, du juste et de
l'injuste. Quiconque la consulte sincèrement dans
le silence des passions ne peut s'égarer. Male-
branche va plus loin encore* il soutient qu'on
ne peut l'accuser sans impiété d'être susceptible
de nous tromper. « C'est une impiété que de dire
que cette raison universelle, à laquelle tous les
hommes participent et par laquelle seule ils sont
raisonnables, soit sujette à l'erreur ou capable
de nous tromper. Ce n'est point la raison de
l'homme qui le séduit, c'est son cœur; ce n'est
pas sa lumière qui l'empêche de voir, ce sont ses
ténèbres; ce n'est pas l'union qu'elle a avec Dieu
qui le trompe, ce n'est pas même, en un sens,
celle qu'il a avec son corps, c'est la dépendance
où il est de son corps, ou plutôt, c'est qu'il veut
se tromper lui-même, c'est qu'il veut jouir du
plaisir de juger avant de s'être donné la peine
d'examiner, c'est qu'il veut se reposer avant d'être
arrivé au lieu où la vérité repose. » (12e éclair-
ci$sement sur la Recherche de la vérité.) Quand
Malebranche parle de la raison, son langage,
d'ordinaire si élégant et si noble, prend un i.ou-
veau caractère d'élévation et de grandeur. Il se
plaît à voir dans Jésus-Christ cette même raison
visible et incarnée, rattachant ainsi sa philoso-
phie à sa théologie. Nul philosophe n'a insisté
davantage sur ces caractères de la raison. Par
là il diffère de Descartes qui, sous prétexte de
ne pas limiter la toute-puissance de Dieu, n'ad-
met pas de vérités immuables et absolues, mais
seulement des décrets arbitraires et essentielle-
ment révocables, quoiqu'il faille reconnaître ce-
pendant, dans la preuve fondamentale de l'exis-
tence de Dieu donnée par Descartes, le germe de
la vision en Dieu et de la raison impersonnelle,
l'énelon, Bossuet lui-même, et de nos jours l'école
■nt de Malebranche par la manière
ils entendent la nature des vérités absolues,
et les caractères de la raison dont elles émanent.
DICT. PHILOS.
Les idées et les sentiments, voilà, selon Male-
branche, les seuls objets immédiats de notre
esprit. Aussi pense-t-il que la révélation seule
peut nous assurer de l'existence du monde.
Comment le connaîtrions-nous d'autre façon ,
puisqu'il n'a aucune action sur nous, et que nos
idées et nos sentiments qui viennent de Die;»
demeurent les mêmes, soit qu'il existe, soit qu'il
n'existe pas. Mais ébloui, pour ainsi dire, par 1 1
splendeur de ces idées que notre âme contemple
en Dieu, Malebranche perd le sentiment de l'évi-
dence et de la réalité de la conscience dans la-
quelle elles font leur apparition. De là la plus
inattendue et la plus grave contradiction avec
les principes fondamentaux de la philosophie de
Descartes. Descartes pose comme fondement et
comme point de départ de toute vérité, l'irrésis-
tible autorité du témoignage de la conscience ;
selon Malebranche, au contraire, la conscience
n'est qu'un sentiment vague et obscur : nous ne
connaissons l'âme que par la consciencej c'est-à-
dire par sentiment, et non par idée; d'où il suit
que l'âme nous est moins clairement connue que
le corps, dont nous voyons l'idée archétype en
Dieu. Ainsi le plus spiritualiste des philosophes
abandonne ici Descartes pour se rapprocher de
Hobbes et de Gassendi.
A côté de la faculté de recevoir des idées, il y
a dans l'âme la faculté de recevoir des inclina-
tions ou la volonté, de même que dans la matière
coexiste la capacité d'être mue avec la propriété
de recevoir des figures. Pour Malebranche, comme
pour Descartes, la volonté n'est qu'une forme de
la pensée ; tantôt il la confond avec le jugement,
et tantôt avec ce désir naturel qui nous porte vers
le bien. Il fait dériver de Dieu toutes les inclina-
tions de la volonté comme tous les mouvements
de la matière. Les inclinations naturelles des
esprits, dit-il, sont des créations continuelles de
la volonté de celui qui les a créées. Primitive-
ment, toutes ces inclinations sont droites, et c'est
l'homme qui les corrompt en les détournant vers
de mauvaises fins. Dieu, dans tout ce qu'il fait,
ne pouvant se proposer d'autre fin principale que
lui-même, a dû rapporter à lui toutes les incli-
nations qu'il a mises en nous. En effet, toutes
dérivent d'une inclination fondamentale vers le
bien en général, qui est Dieu lui-même. Male-
branche définit donc la volonté : l'impression on
le mouvement naturel qui nous porte vers le
bien en général. C'est uniquement en vertu de
cette impulsion divine que l'esprit désire, qu'il
veut, qu'il hait ou qu'il aime. Sans cette impul-
sion, il demeurerait indifférent et immobile, privé
d'inclination, d'amour et de volonté. Quelle sera
la part de la liberté de l'homme, entraîné vers
le bien par cette fatale et irrésistible impulsion?
Malebranche entend, par liberté, la force qu'a
l'esprit de détourner cette impulsion sur les in-
clinations naturelles ; lesquelles , auparavant
vagues et indéterminées, ne tendaient que vers
le bien en général. Déterminer la tendance de
ces inclinations, les fixer sur un certain bien,
plutôt que sur un certain autre, voilà en quoi
consiste le pouvoir de l'esprit. Malebranche s'ef-
force de faire la part de l'homme et de Dieu dans
le fait de la volonté. C'est Dieu qui nous pousse
sans cesse, et par une impulsion invincible, vers
le bien général; c'est Dieu aussi qui nous re-
présente l'idée d'un bien particulier vers lequel
il nous pousse en vertu de ce mouvement général.
Ou ml à l'homme, il voit ce bien particulier que
Dieu lui présente, il se sent attiré vers lui, mais
il est libre de s'y arrêter. En effet, qu'au lieu de
se précipiter tout d'abord sur ce bien particulier,
il l'examine attentivement, il verra que ce bien
particulier n'est pas le vrai bien, le bien suprême,
65
MA m:
— 1026 —
MALE
et il pourra le laisser de côté, précisément en
vertu du mouvement qui le porte vers le bien
suprême. Discerner les vrais biens des Taux biens
et. en conséquence, suspendre notre amour à
l'égard de chaque bien particulier, jusqu'à ce que
nous soyons assurés de sa conformité avec l'ordre,
voilà la part de notre liberté. De là ce grand
précepte de la morale de Malebranchc : Ne jamais
aimer un bien absolument, si l'on peut sans re-
mords ne le point aimer. Remarquons que c'est
seulement au prix d'une inconséquence que Ma-
lebranclie fait cette part ou même une part quel-
conque, à la liberté humaine; car le principe que
les créatures sont destituées'de toute causalité.
et que Dieu, unique cause efficiente, opère tout
en elles, le conduit nécessairement à une néga-
tion absolue de la liberté. Aussi, à peine a-t-il
fait cette concession à l'indépendance de la créa-
ture, qu'il semble s'en repentir; il ajoute que ce
pouvoir de diriger notre amour, de suspendre
notre action et notre jugement, n'a rien de réel,
qu'il n'est pas même une modification que nous
imprimons à nous-mêmes par cette raison que
Dieu seul est l'auteur de toute réalité et de toute
modification. Il nous avertit que cette suspen-
sion n'est ni un acte ni un produit de l'homme,
mais quelque chose de purement négatif et dé-
pourvu de toute espèce de réalité. Si donc Male-
branche conserve le mot de liberté, il supprime
la chose.
Après avoir considéré l'âme en elle-même, il
faut, avec Malebranche, la considérer dans ses
rapports avec le corps. Il fait reposer la foi à
l'existence des corps sur l'unique fondement de
la révélation, et repousse l'argument de la vé-
racité divine de Descartes. Nous ne savons, sui-
vant lui, qu'il y a un monde extérieur que parce
que Dieu, dans les livres saints, nous assure de
l'existence de ce monde. Toutes les créatures
étant incapables d'action, elles ne peuvent, en
aucune façon, agir les unes sur les autres, et
l'âme en particulier ne peut agir sur le corps,
ni le corps réagir sur l'âme. D'où vient donc
cette croyance commune qui attribue à l'action
de la volonté un certain nombre de mouve-
ments du corps? Malebranche l'explique de la
même manière que cette autre croyance ana-
logue en vertu de laquelle nous nous croyons la
cause de nos idées. Le mouvement du corps suit
notre volonté, de même que l'idée suit notre
désir, et nous concluons que le premier fait est
la cause du second, comme s'il y avait quelque
rapport nécessaire entre notre volonté et le mou-
vement des parties de notre corps. Nous prenons
l'occasion ou la condition pour la cause. Si l'âme
n'agit pas sur le corps, à plus forte raison le corps
n'agit pas sur l'âme ; nul changement n'arrive
dans l'âme par l'action desobjets extérieurs. Croire
qu'ils peuvent être la cause de quelque sentiment
ou de quelque connaissance, c'est leur attribuer
une puissance qui n'appartient qu'à Dieu seul. Si
les corps n'ont aucune puissance sur l'âme, ils
n'en uni ég dément aucune les uns sur les autres.
Comment donc expliquer l'accord et l'apparente
réciprocité qui existe entre l'âme et le corps et
entre toutes les parties de l'univers? C'est Dieu,
selon Malebranche, qui, par une intervention
continuelle, établit et maintient L'hymonie de
ces rapports entre toutes les créatures. Aucune
d'elles ne peut être une vraia laischacune
d'elles devient une cause occasionnelle, c'est-
à-dire une occasion à propos de laquelle entre
i n exercice l'unique vraie cause, qui est Dieu.
« Dieu, dit-il, ne communique sa puissance aux
qu'en les établissant causes occasion-
nelles pour produire certains effets, en i i
quence des lois qu'il se fait pour exécuter ses
desseins d'une manière constante et uniforme
par les voies les plus simples et les plus digi
de ses autres attributs. ■> Tel est le principe qui
contient toute sa doctrine sur le rapport des
substances créées les unes avec les autres. Un
corps en choque-t-il un autre, ce choc ne sera
pas la cause véritable, mais seulement la cause
occasionnelle du mouvement du corps choqué,
c'est-à-dire qu'il est l'occ posde laquelle
la cause unique et suprême intervient, d'après
une loi constante, pour mettre en mouvement le
corps choqué. 11 en est de même de toutes les
actions apparentes des corps les uns sur les autres;
leur force mouvante n'est, dit-il, que l'efficace
de la volonté divine qui les conserve successi-
vement en différents lieux. Les rapports entre
le corps et l'esprit s'expliquent de la même ma-
nière; le corps et l'esprit ne sont, à l'égard l'un
de l'autre, que causes occasionnelles des change-
ments qui s'accomplissent en eux. Dieu a donné
aux âmes, à l'occasion de ce qui se passe dans
leurs corps, cette suite de sentiments qui est le
sujet de leurs mérites et la matière de leurs sacri-
fices. De même, il a donné aux corps, à l'occasion
des désirs et des volontés de l'âme, cette suite de
mouvements qui est nécessaire à la conservation
de la vie. L'alliance entre l'âme et le corps ne
consiste donc pas dans une action réciproque,
mais dans une correspondance naturelle et mu-
tuelle, continuellement entretenue par Dieu, des
pensées de l'âme avec les traces du cerveau, et
des émotions de l'âme avec les mouvements des
esprits animaux. Malebranche définit encore cette
union, une réciprocation mutuelle de nos mo-
dalités, appuyée sur le fondement éternel des
décrets divins. Sans cesse il célèbre les avant iges
de cette doctrine pour la morale et la religion.
Elle nous apprend à n'aimer, à ne craindre,
à n'adorer que Dieu, tandis que l'efficace des
créatures étant admise, il serait raisonnable de
les aimer et de les craindre, ou même de les
adorer, comme faisaient les païens. Mais ce pré-
tendu avantage n'existe même pas, pas plus que
celui de diminuer le nombre des volontés par-
ticulières de Dieu, que Malebranche ne fait pas
moins vivement valoir en faveur des causes oc-
casionnelles. En effet, nous aurions tout autant
de raison d'aimer ou de craindre les causes oc-
casionnelles que si elles étaient de vraies causes,
puisqu'elles déterminent, à notre avantage ou à
notre détriment, l'efficace de l'unique vraie cause.
On ne comprend pas davantage comment les
causes occasionnelles épargneraient à Dieu des
volontés particulières, puisque les causes occa-
sionnelles sont elles-mêmes l'effet d'une vo-
lonté particulière de Dieu. Ainsi l'homme de
Malebranche est un véritable automate dont
Dieu fait mouvoir tous les ressorts ; ainsi la
théorie de la volonté vient aboutir au même ré-
sultat que la théorie de l'entendement. C'est en
Dieu et par Dieu que notre esprit veut et aime,
comme c'est en Dieu et par Dieu qu'il comprend
et. raisonne. L'esprit ne peut rien connaître si
Dieu ne L'éclairé, rien vouloir si Dieu ne l'agite
vers lui. Tout vient de Dieu et rien de la créa-
turc, voilà le premier et le. dernier mot de toute
la métaphysique de Malebranche.
Si Malebranche réduit l'homme à n'être qu'un
simple autom ite d ns 1rs mains de Dieu, à plus
forte raison l'anima!. Il y a peu de cartésiens
qui aient soutenu l'automatisme absolu des bêtes
avec plus d'intrépidité el avec un plus souverain
mépris de l'opinion du yu [Ui leur attribue
de la sensibilité et de L'intelligence. Auraient-
elles donc mangé du Foin défendu? répondait-il
ironiquement à ceux qui dé ence
MALE
— 1027 —
MALE
Il ne suffit pas à Malebranche de nous avoir
montré Dieu seul agissant dans la créature, il
nous le fait voir encore en lui-même dans ses
attributs et dans sa providence. Toute sa théolo-
gie naturelle, comme celle de Descartes, repose
sur l'idée de ["infini ; mais il éclaircit et confirme
encore la preuve de Descartes, en montrant qu'il
y a identité entre l'infini et son idée. L'infini ne
peut être distingué d'un archétype ou d'une idée
qui le représente, parce que rien de fini ne re-
présente l'infini. Nous ne pouvons voir l'infini
qu'en lui-même; or, nous sommes certains que
nous voyons l'infini; donc l'infini existe, puisque
nous ne pouvons le voir qu'en lui-même. C'est
lace qu'exprime encore Malebranche avec la plus
énergique concision, en disant: « Si l'on pense
à Dieu, il faut qu'il soit. » Il ajoute : « Dieu est
l'être par excellence, l'être des êtres. Il enferme
en lui toute réalité, et toutes les créatures ne
sont que des participations imparfaites de son
être divin. Pour savoir de la nature tout ce qu'il
nous est donné d'en savoir, il faut consulter at-
tentivement l'idée de la perfection souveraine.
Dieu étant l'être souverainement parfait, on ne
peut faillir en lui attribuant tout ce qui témoigne
de quelque perfection. Ainsi il est tout-puissant,
éternel, nécessaire, immuable, immense : il est
immuable, car seul il peut produire en lui du
changement, et ses décrets, formés sur son éter-
nelle sagesse, ne sont pas sujets à révision; il est
immense, car son être est sans limites. L'im-
mensité de Dieu est sa substance même partout
répandue, partout tout entière, et remplissant
tous les lieux sans extension locale. Créer et con-
server sont pour lui une seule et même action.
Il est vrai que nous ne pouvons connaître, par
une idée claire, cette efficace infinie de la volonté
par laquelle il donne et conserve l'être à toutes
choses. Mais, si on jugeait la création impossible,
parce que nous ne pouvons concevoir la puis-
sance de Dieu capable de produire quelque chose
de rien, il faudrait aussi la juger incapable de
remuer un fétu, l'un étant aussi difficile à con-
cevoir que l'autre. » Si Malebranche croit à la
création du monde ou des substances, il ne croit
pas à leur anéantissement. Il juge que l'éternité
des substances eût marqué une indépendance
qui ne leur appartient pas, et que leur anéantis-
sement marquerait de l'inconstance dans celui
qui les a créées. {Traité delà nature et de la
grâce, 1er discours.) Dieu est souverainement
sage; non-seu renient il est sage, mais il est la
sagesse même. Il n'est pas éclairé, il est la lu-
mière, car il contient et voit dans sa substance
tous les rapports intelligibles et toutes les idées
des choses, car la raison est son essence même.
Il en est de même de sa justice. Dieu n'est pas
seulement juste, mais il est la justice même,
puisque la justice consiste dans l'ordre éternel
des perfections divines. C'est en lui que nous
voyons tous les rapports de perfection, comme
tous les rapports de grandeur dans toutes ses
affections et toutes ses déterminations. Il suit
invinciblement les conseils de sa justice et de
sa sagesse. Quoi de plus aimable que ce qui est
souverainement parfait? Donc Dieu, l'être sou-
verainement parfait, ne peut ni ne pas s'aimer
lui-même, ni aimer autre chose que lui-même.
Dieu n'aime que ses perfections infinies, et ce-
pendant il aime les créatures, précisément en
raison de cet amour nécessaire qu'il a pour ses
perfections infinies. Ce qu'il aime dans les créa-
tures, c'est lui-même, ce sont ses propres per-
fections, et il les aime en raison du degré suivant
lequel elles y participent. Ainsi, dans l'amour
infini qu'il a pour ses perfections, est contenue la
règle et la mesure de son amour pour les créatu-
res. Cet amour de Dieu pour sa propre substance
est aussi le principe de l'amour des créatures
pour lui-même. C'est lui qui a imprimé à nos
âmes ce mouvement qui les ramène vers lui
comme à Leur fin suprême. Quelle est la nature
de cet amour que la créature doit au Créateur ?
Dans cette question, si vivement controversée
pendant le xvuc siècle, Malebranche, de même
que Bossuet, se prononce à la fois contre l'a-
mour mercenaire de certains casuites. et contre
le pur amour de Fénelon. Sans nul doute, notre
amour doit se terminer à Dieu, et non à' notre
propre félicité ; mais Dieu étant la source de
toute félicité, il nous est impossible de séparer
notre félicité de l'amour qui en est la source.
La volonté étant l'amour de la béatitude, dit
Malebranche, il est clair qu'on ne peut aimer
Dieu que par amour de béatitude, puisqu'on ne
peut l'aimer que par la volonté ; d'où il conclut
que l'amour de Dieu, même le plus pur. est in-
téressé, en ce sens qu'il est excité par 1 impres-
sion naturelle que nous avons pour la perfection
et la félicité de notre être.
Malebranche ne sépare pas la liberté de Dieu
de ses autres perfections, de sa sagesse et de sa
justice, et combat la liberté d'indifférence que
lui attribue Descartes. Sans nul doute, Dieu est
tout-puissant et peut faire tout ce qu'il veut ;
mais il ne peut vouloir que ce qui est sage, en
vertu de sa sagesse souveraine; il ne peut vou-
loir autre chose sans déchoir de cette sagesse
infinie. La justice et l'ordre sont l'essence de
Dieu même. Dieu ne pourrait agir contre l'ordre
sans agir contre son essence même, sans cesser
d'être ce qu'il est. Malebranche a signalé les
conséquences de la liberté d'indifférence, soit
dans l'ordre pratique, soit dans l'ordre spécula-
tif. Il montre que si toutes les vérités dépendent
d'un décret arbitraire de la volonté de Dieu,
tout n'est plus que désordre dans la science et
dans la morale. Ce faux principe, dit-il, que
Dieu n'a pas d'autre règle en ses desseins que
sa pure volonté, répand des ténèbres si épais-
ses, qu'il confond le bien avec le mal, le vrai
avec le faux, et fait de toutes choses un chaos
où l'esprit ne connaît plus rien. Loin de témoi-
gner de sa dépendance, cette harmonie néces-
saire entre la volonté et la sagesse de Dieu té-
moigne de l'excellence de sa nature. Ainsi, selon
Malebranche, comme selon Leibniz, la nécessité
qui préside aux déterminations divines n'est
pas une nécessité aveugle, mais une nécessité
morale, au sein de laquelle se concilient d'une
manière excellente sa liberté et sa sagesse sou-
veraine; de là l'optimisme et des vues profon-
des sur les voies de Dieu dans la création et sur
le gouvernement du monde.
Dieu agissant selon ce qu'il est, et par amour
pour ses perfections, a dû se proposer, en créant
le monde, un ouvrage qui, par sa beauté et par
son excellence, pût lui procurer un honneur di-
gne de lui. Mais quel monde fini et profane sera
digne de l'élection et de l'amour de Dieu ? C'est
seulement avec le dogme de l'incarnation que
Malebranche croit pouvoir trouver un tel monde.
«L'univers, quelque grand, quelque parfait qu'il
puisse être, tant qu'il sera fini, sera indigne de
l'action d'un Dieu dont le prix est infini. Dieu
ne prendra donc pas le dessein de le produire....
Laissons à la créature le caractère qui lui con-
vient, ne lui donnons rien qui approche des at-
tributs divins; mais tâchons néanmoins de tirer
l'univers de son état profane, et de le rendre,
par quelque chose de divin, digne de l'action
d'un Dieu dont le prix est infini. » (9e Entretien
sur la métaphysique.) Or, selon Malebranche, lo
; monde ne peut devenir digne de la complaisance
MALE
— i028 —
MAL M
de Dieu que par l'union d'une personne divine
avec lui. 11 n'y a que l'Homme-Dieu qui puisse
joindre la créature au Créateur; de là la néces-
sité de l'incarnation. L'incarnation n'est pas un
fait miraculeux subordonné par la bonté infinie
de Dieu à la chute de l'homme, mais la condi-
tion nécessaire de la création. Arnauld, Bossuet
et Fénelon ont combattu cette nouveauté théolo-
gique ; mais Malebranche ne se borne pas à fon-
der l'optimisme sur le dogme de l'incarnation,
il le justifie par des arguments plus rationnels
contre les objections ordinaires tirées du spec-
tacle des choses de ce monde.
Si vous voulez apprécier le mérite d'un ou-
vrier, il y a deux points à considérer: l'ouvrage
lui-même, et les voies par lesquelles il a été
produit. II en est de même à l'égard de Dieu et
du monde. Non content que l'univers l'honore
par son excellence et sa beauté, il veut que ses
voies le glorifient par leur simplicité, leur fécon-
dité, leur universalité, leur uniformité, par tous
les caractères qui expriment des qualités qu'il se
glorifie de posséder. Il n'a pas voulu faire
l'ouvrage le plus parfait possible considéré en
lui-même, mais l'ouvrage le plus parfait joint
aux voies les plus parfaites et les plus dignes de
lui. «Dieu, dit Malebranche [ubi supra), a vu
de toute éternité tous les ouvrages possibles et
toutes les voies possibles de produire chacun
d'eux, et, comme il n'agit que pour sa gloire,
que selon ce qu'il est, il s'est déterminé à vou-
loir l'ouvrage qui pouvait être produit et con-
servé par des voies qui, jointes à cet ouvrage,
doivent l'honorer davantage que tout autre ou-
vrage produit par toute autre voie. Il a formé le
dessein qui portait davantage le caractère de ses
attributs, qui exprimait le plus exactement les
qualités qu'il possède et qu'il se glorifie de pos-
séder.... Un monde plus parfait, mais produit
par des voies moins fécondes et moins simples,
ne porterait pas tant que le nôtre le caractère
des attributs divins. » Malebranche revient sans
cesse sur cette distinction de l'ouvrage et des
voies. 11 a le tort de les opposer les uns aux au-
tres, et même de sembler mettre la perfection
des voies au-dessus de la perfection de l'ouvrage,
au lieu de les confondre, comme a fait Leibniz,
au sein du meilleur des mondes possibles. Mais
un des plus solides arguments qu'il emploie en
faveur de l'optimisme est celui de la généralité
des voies. Agir par des volontés particulières est
le propre d'une intelligence bornée qui ne voit
ni la suite, ni l'enchaînement, ni l'ensemble des
choses, mais seulement des détails et des cir-
constances actuelles. C'est, au contraire, le pro-
pre d'une intelligence infinie d'agir par des vo-
lontés générales, c'est-à-dire d'embrasser dans
un décret unique toute la suite des choses.
Quelle marque plus éclatante de puissance et de
sagesse que de régler la diversité infinie des
phénomènes et de maintenir l'harmonie du
monde entier par deux ou trois lois générales
du mouvement! Or. c'est ainsi que Dieu nous
révèle sa puissance et sa sagesse, car il a fait et
conserve l'univers par deux lois du mouvement
les plus simples de toutes, la loi du mouvement
i 11 ligne droite et la loi du choc. Malebranche a
célébré avec une admirable éloquence cette di-
vine providence qui se manifeste également par
des lins générales dans l'infiniment petit et dans
l'infiniment grand, dans la construction d'un
insecte et dans les révolutions des astres, dans
les merveilles de l'union de l'âme et du corps el
des déterminations de l'unique cause efficiente
i uses occasionnelles. Cependant Male-
branche excepte tous les êtres organisés, toutes
i pi mtes et tous les animaux de cette produc-
tion universelle des choses par les seules lois
générales du mouvement; et, en ce point, il se
sépare encore de Descartes auquel il reproche
d'avoir vainement tenté d'expliquer mécanique-
ment la formation du fœtus. 11 se plaît à mon-
trer les admirables desseins de ta sagesse de
Dieu et les causes finales exclues par Descartes
dans la construction des corps organisés. Sui-
vant lui, Dieu a compris de toute éternité, dans
le plan du monde, les germes de tous les genres
d'êtres organisés. Il a créé pour chaque genre
un premier germe contenant en lui, enchâssés
les uns dans les autres à l'état d'infiniment pe-
tits, les germes de tous les êtres de même na-
ture qui ont existé ou existeront dans le monde.
Les lois de la communication des mouvements
ne servent qu'à dégager ces germes et à leur
donner l'accroissement qui les rend visibles à
nos yeux. Cette hypothèse de la préexistence de
tous les germes dans le plan du monde a été
adoptée et développée par Leibniz. En même
temps que le système des volontés générales
donne la plus haute idée possible de la divine
providence, il la justifie contre les objections ti-
rées des imperfections de ce monde, imperfec-
tions qui ne sont qu'une suite nécessaire des lois
admirables établies par Dieu. Dieu ne les a pas
établies en vue de ces imperfections et de ces mi-
sères qui devaient en être la suite, mais parce
que, étant extrêmement simples, elles ne lais-
sent pas de former un ouvrage admirable. Si la
providence de Dieu était particulière, au lieu
d'être générale, elle ne porterait pas les carac-
tères de sa sagesse, et son ouvrage serait digne
du dernier mépris. Pourquoi la grêle qui détruit
les moissons, pourquoi tant de monstres; pour-
quoi tant de fléaux, pourquoi la pierre qui écrase
en tombant l'homme juste tout aussi bien que
le méchant? Il n'est point de bonne réponse à
toutes ces questions dans le système d'une pro-
vidence particulière. Il est dangereux de dire
que Dieu, par ces fléaux, veut punir les mé-
chants lorsqu'une expérience de tous les jours
démontre que les bons et les méchants en sont
également les victimes. Mais, au contraire, dans
le système d'une providence générale, tous ces
fléaux s'expliquent et se justifient. Si la grêle
brise les fruits, si le feu brûle les villes, si la
peste enlève les populations, ce n'est pas l'effet
d'une nature aveugle ni d'un Dieu inconstant et
cruel, mais la suite nécessaire. de ces lois que
Dieu a établies en vue de la plus' grande perfec-
tion possible de son ouvrage. Il ne les a point
faites pour de semblables effets, mais pour le
plus grand bien et la plus grande beauté de l'u-
nivers; il ne les a pas faites à cause de leur
stérilité, mais à cause de leur admirable fécon-
dité. Dieu fait tout sans doute, mais il ne fait
pas tout de la même manière. Il veut positive-
ment la perfection de son ouvrage, et il ne veut
qu'indirectement l'imperfection qui s'y rencon-
tre. 11 fait le bien et permet le mal, parce que
c'est à cause du bien qu'il a établi des lois géné-
rales, uniformes et constantes, et parce que le
mal n'arrive dans le monde que comme une con-
séquence inévitable de ces lois qui sont les
meilleures possibles. Ainsi se concilient avec la
bonté et la sagesse de Dieu tous les maux et
les imperfections de ce monde.
Malebranche s'efforce de transporter cette idée
providence générale jusque dans le do-
maine théologique de la grâce et du surnaturel,
où il veut aussi faire agir Dieu ; des voies sim-
ples, générales et constantes. Dieu distribue la
grâce, comme la pluie, par des lois générales;
voilà pourquoi elle tombe tout aussi bien sur des
urnes endurcies que sur des cœurs préparés. De
MALE
— 1029 —
MAME
là tant de grâces inefficaces, de la tant de réprou-
vés. Il eût pu sans doute remédier à ces suites
fâcheuses et sauver tous les hommes en multi-
pliant à l'infini les volontés particulières; mais
il en est empêché par sa sagesse qu'il aime plus
que son ouvrage, et par la règle immuable et
nécessaire qui est la règle inviolable de sa con-
duite. C'est ainsi que son système sur la grâce
se rattache à son système sur la nature. Maie-
branche tend même à ramener à des lois géné-
rales les miracles dans l'ordre de la nature
comme les miracles dans l'ordre de la grâce. Il
est vrai que, comme chrétien et prêtre, il pro-
teste de sa foi aux miracles : mais d'une autre
part, entraîné pur la raison et par les principes
de sa métaphysique, il tend à nier la chose pour
ne conserver que le nom. Qu'on en juge par les
passages suivants : « 0 mon unique maître, j'a-
vais cru jusqu'à présent que les effets miracu-
leux étaient plus dignes de votre Père que les
effets ordinaires et naturels ; mais je comprends
présentement que la puissance et la sagesse de
Dieu paraissent davantage, à l'égard de ceux qui
y pensent bien, dans les effets les plus communs
que dans ceux qui frappent et qui étonnent l'esprit
à cause de leur nouveauté. Malheur aux impies qui
ne veulent pas des miracles, à cause qu'ils les re-
gardent comme des preuves de la puissance et
de la sagesse de Dieu! Mais pour toi, ne crains
point de les diminuer, puisqu'en cela tu ne pen-
ses qu'à justifier et à faire paraître la sagesse de
sa conduite. » (7e Méditât.) Lorsque Dieu fait un
miracle, dit-il ailleurs, ir agit en conséquence
d'autres lois générales qui nous sont inconnues.
Mais comment concilier la prière, qui sans cesse
sollicite une intervention particulière de Dieu,
avec ce système des volontés générales ? Male-
branche ose la condamner comme n'étant bonne
que pour les chrétiens qui ont conservé l'esprit
juif. Demander les biens éternels et la grâce de
les mériter, anéantir son âme à la vue de la
grandeur et de la sainteté de Dieu, voilà en
quoi consiste la vraie prière. (8e Médit.) Quant à
ceux qui, non contents de cette providence gé-
nérale, veulent être l'objet d'une providence
particulière à leur profit, il les accuse de n'a-
voir une piété ni sage ni éclairée, une piété
remplie d'amour-propre et d'un orgueil secret ;
car le propre de l'orgueil est de rapporter à soi
toutes choses, Dieu même et tous ses attributs,
sa puissance, sa bonté, sa providence. Ce sont
des hommes auxquels il semble que Dieu n'est
bon qu'autant qu'il veut leur faire du bien, et
que pour les secourir il ne doit pas s'arrêter aux
règles delà sagesse. (8e Méditai.)
Où est ce Dieu que la raison nous révèle et
dont nous venons, avec Malebranche, de déter-
miner les attributs? 11 n'est pas loin de nous,
car il réside en chacun de nous, ou plutôt nous
sommes tous en lui ; il est le lieu des esprits,
de même que le monde matériel est le lieu des
corps. C'est en lui que nous avons la vie, le
mouvement et l'être : Nû7i longe est ab uno-
quoque noslrum, in ipso enim vivimus, move-
mur et sumus. Malebranche lui-même présente
toute sa philosophie comme un commentaire de
ces paroles de saint Paul. Mais ce commentaire
exagéré emporte avec lui toute la réalité des
créatures en général, et la liberté de l'homme
en particulier. Leur attribuer quelque causalité,
c'est plus qu'une erreur, selon Malebranche,
c'est une impiété et un retour au paganisme.
C'est par là que, sans le savoir, il touche à Spi-
noza, et c'est à ce point de vue que M. Cousin a
eu raison de dire : « Voir tout en Dieu et consi-
dérer Dieu comme la cause première de tous les
mouvements, ou bien prendre Dieu pour le seul
et unique être véritable, dont tous les autres ne
sont que des accidents, n'est-ce pas au fond à
peu près la même chose, et sinon la même doc-
trine, au moins le même esprit?» Telle est d
la grande erreur de la philosophie de Male-
branche. Elle a son origine dans la philosophie
de Descartes, qui avait séparé l'idée de force et
de substance. Malebranche a péché surtout par
l'exagération du sentiment profondément philo-
sophique et religieux de la grandeur de Dieu et
de la dépendance des créatures.
Voici la liste des ouvrages de Malebranche :
Recherches de la vérité, in-12, Paris, 1674. Elle
eut six éditions successives, auxquelles Male-
branche ajouta des éclaircissements. Elle fut
traduite en latin, en anglais, en grec moderne.
— Conversations métaphysiques et chrétiennes,
in-12, Paris, 1677 ; — Traité de la nature et de
la grâce, Arnst., in-12, 1680; — Méditations
métaphysiques et chrétiennes, in-12, Cologne,
1683; — Traité de morale, in-12, 1684; — En-
tretiens sur la métaphysique et sur la religion,
in-12, 1688 ; — Traité sur l'amour de Dieu,
pet. in-12, 1697 ; — Entrelie7is d'un pjhilosophe
chrétien et d'un philosophe chinois, petit dia-
logue, 1708 ; — Réponses de Malebranche à Ar-
naulcl, 4 vol. in-12, 1709; — Réflexions sur la
yjrémotion physique, in-12, 1715.
Ouvrages à consulter : VElogede Malebranche,
par Fontenelle ; — l'Histoire de la philosophie
du dix-septième siècle, par M. Daiuiron; — le
Cartésianisme, par M. Bordas-Démoulin; — His-
toire de la philosophie cartésienne. 3e édition,
par M. Bouillier; — Philosophie de Malebran-
che. par M. Ollé Laprune; — Malebranche, par
l'abbé Blampignon. F. B.
MALEVILLE (Guillaume de), théologien fran-
çais, né en 1699 à Domine dans le Périgord, mort
vers 1770. Quelques-uns de ses écrits, aujour-
d'hui oubliés, traitent de questions philosophi-
ques. Ce sont 1° La Religion naturelle et révélée,
ou dissertations philosophiques, théologiques et
critiques contre les incrédules, Paris, 1756-1758.
Ce titre suffit pour indiquer quel est l'esprit du
livre et le rôle effacé que la philosophie y doit
jouer. 2° Histoire critique de l'éclectisme ou c/?.-;
nouveaux platoniciens, 1766 (sans nom d'auteur
ni de lieu). C'est un essai historique sur l'école
d'Alexandrie, et ses rapports avec le christia-
nisme. L'auteur constate que le panthéisme de
cette école a son origine dans ce faux principe
que rien ne se fait de rien; il prouve que la
théorie de l'émanation est erronée, et qu'elle est
tout à fait étrangère à la doctrine chrétienne,
mais il nie qu'elle se trouve dans les écrits de
Denys l'Aréopagite, suivant lui parfaitement or-
thodoxes. Le tout est animé par de fréquentes
attaques contre Brucker, contre l'encyclopédiste
qui a composé l'article Eclectisme, contre M. Des-
landes « qui pensait peu favorablement sur la
religion». Il n'est pas besoin de dire que cette
histoire n'est pas à consulter pour son exacti-
tude ni pour son équité.,
MAMERTUS ou Mame'rcus Claudianus, connu
dans l'histoire de la philosophie comme auteur
d'un traité sur la Nature de l'âme, était frère
de saint Mamert, archevêque de Vienne. Né au
commencement du va siècle après J. C. pro-
bablement dans cette même ville de Vienne,
il se livra dès sa jeunesse à la vie religieuse, et
parvint bientôt dans l'Eglise à d'éuiinentes fonc-
tions. Mais le dévouement quïl y apportait ne
nuisit en rien à l'activité de la pensée. C'est un
esprit élégant et curieux. Le saint ministère et
les lettres se partagèrent toujours sa vie : c'est
le témoignage de Sidoine Apollinaire, son con-
temporain et son ami. Il reste même sous !e
MAMB
— 1030
MAMB
nom de Mamercus Claudianus quelques com-
positions d'un intérêt tout littéraire et tout pro-
fane, sans parler de pièces que sa réputation
de poète chrétien lui a souvent fait attribuer,
et qu'une critique plus clairvoyante restitue au-
jourd'hui à leurs véritables auteurs. Mais le
principal ouvrage du savant gaulois est son
traité de Statu ou de Substantiel animœ, monu-
ment de philosophie très-remarquable, à part
la barbarie du langage, qui est le cachet d'une
décadence alors commune à tous les arts dans
l'Occident. Renouvelant une erreur qu'on trouve
dans plusieurs systèmes de la philosophie
païenne et dans les écrits de plusieurs Pères de
l'Église, notamment de Tertullien, d'Arnobe, d'I-
rénée, de Tatien et d'Origène, mais qui venait
d'être réfutée avec autant de force que d'éclat
par saint Augustin, dans son traité sur l'Origine
de Vâme humaine, Faustus, alors abbé de Lérins
(vers 471), depuis évêque de Riez, soutenait que
Dieu est la seule substance vraiment immaté-
rielle, mais que ni l'âme de l'homme ni même
celle des anges ne participent à ce glorieux
privilège de la spiritualité. 11 allait jusqu'à nier
que l'àme de Jésus-Christ, du Verbe incarné, fût
un pur esprit tant que dura le miracle de Tin-
carnation. Le corps, disait-il, est ce qu'une ac-
tion déplace et change, ce qui a une étendue
divisible, des éléments susceptibles d'altération,
des qualités variables, etc. Or, l'âme humaine a
précisément tous ces caractères ; elle est tour à
tour dans notre corps et hors de notre corps,
elle est forte ou faible, grande ou petite, selon
les qualités, les fonctions qu'elle acquiert ou
qu'elle vient à perdre; elle jouit, elle souffre
dans cette vie ou dans l'autre, d'une joie, d'une
souffrance toute physique : l'âme est donc com-
posée d'une matière plus subtile que celle de
nos membres, mais enfin sujette aux mêmes
conditions d'infirmité, et nulle créature en ce
monde ne peut revendiquer, à titre de pure
intelligence, une sorte de parenté avec son
créateur. Entre Dieu et nous, il y a tout l'abîme
qui sépare l'esprit de la matière. Telle est, en
quelques mots, la doctrine du livre de Crea-
turis, publié d'abord sous le voile de l'anonyme,
et auquel Mamertus, sans en connaître l'auteur,
entreprit de répondre, sur les conseils de ses
amis et particulièrement de Sidoine Apollinaire.
La tâche ne semblerait pas difficile aujourd'hui:
elle l'était sans doute à une époque où toute
lutte n'était pas terminée entre les vieilles phi-
losophies et la religion nouvelle, et où la méta-
physique orthodoxe n'avait pas encore dégagé
nettement des théories des philosophes grecs
tous les éléments qui s'accordent avec elle, pour
constituer l'ensemble du dogme chrétien. Aussi
Mamertus ne parle-l-il de son travail qu'avec
une grande modestie; loin d'avoir épuisé la
matière, il croit n'avoir guère tracé qu'une
ébauche qu'achèvera l'intelligence du lecteur.
Ce livre, où sont combattues pied à pied toutes
les erreurs de Faustus, n'en a pas moins une
valcn e ; et quand il ne serait pas vrai
que, '"; il eût inspiré Des-
cartes dans ses Méditations, il garderait encore
une place assez considérable dans l'histoire de
la philosophie. Le résumé que l'auteur en donne,
dans sa dédicacé à Sidoine Apollinaire, c
térisc bien et l'esprit philosophique qui y ri
et le style étrange qui dominait alors dans les
livres comme d..ns les écoles. « Le premier li-
vre, dit ce résumé, commence par établir briè-
vement que la Divinité est impassible et étran-
gère à toute affection ; puis il engage
l'adversaire une lutte variée sur l'état de l'âme :
cnsui'1'. pour préparer le lecteur à des doctrines
obscures, il effleure quelque chose des doctrines
de la géométrie, de l'arithmétique el même do
la dialectique, et, selon le besoin, des règles
de l'art de philosopher : tout cela avec modestie
et réserve, dans la plus juste mesure qu'il a
été possible, non sans en venir aux mains de
temps à autre avec la partie adverse. — Le se-
cond livre, après un préambule, disserte uti-
lement et à bonne intention sur la mesure, le
nombre et le poids, de manière qu'un lecteur
attentif, avec l'aide de la piété, en suivant les
degrés de la création, soit conduit, sinon au bon-
heur de contempler la Trinité créatrice de l'u-
nivers, du moins à une conviction plus ferme
de son existence. Depuis là jusqu'à la fin, tout
le livre s'appuie sur des témoignages. — Le
troisième revient d'abord un peu sur quelques
discussions du commencement ; puis il poursuit
dans leur fuite les adversaires blessés au pré-
cédent combat. Il déclare enfin ne pas dédaigner
la paix, mais ne pas craindre davantage les at-
taques de l'adversaire inconnu. » On voit là une
méthode de philosophe et de théologien, où les
raisonnements alternent avec les élans d'une foi
vive, les arguments avec les autorités. Ainsi
écrivait Faustus ; ainsi écrit son docte et pieux
adversaire, traitant d'ailleurs avec un égal res-
pect l'autorité de la Bible et celle des sages
païens, citant quelquefois les disciples de Pytha-
gore, Platon, Cicéron, mais s'effurçant de con-
cilier leurs subtiles théories avec les traditions
du Nouveau Testament, comme l'apparition de
l'ange Gabriel à la Vierge Marie, les visions de
saint Paul, etc.; c'est une image originale de
cette société demi-païenne et demi-chrétienne,
demi-savante et demi-barbare, qui rappelle en-
core l'antiquité en même temps qu'elle annonce
le moyen âge. La théologie du moyen âge se
montre dans le raisonnement par où commence
le livre de Mamertus : Dieu, étant une substance
spirituelle, n'a pu créer l'homme^ son image
sans lui donner une âme immatérielle ; notre
âme n'est pas pour cela égale à celle de son
Créateur ; il suffit d'admettre qu'elle lui soit
semblable. Un peu plus bas, la mauvaise physique
des anciens défraye plusieurs pages de discus-
sions subtiles sur la différence de l'âme qui sent
et des organes de la sensation; puis la méta-
physique des pythagoriciens et de Platon vient
en aide à l'auteur pour tirer de la pensée même
les preuves de l'immatérialité du principe pen-
sant. Sur ce fonds d'érudition mixte qui carac-
térise à peu près tous les écrivains de son siècle,
l'auteur a mis les qualités et les défauts d'un
esprit pénétrant, exercé sous la discipline d'A-
ristote et de Platon; aux manœuvres les plus
difficiles de la dialectique, il a uni les mouve-
ments d'une passion parfois éloquente. C'est
avec son esprit qu'il argumente, lorsqu'il prouve,
comme Descartes, la spiritualité de l'àme par
son indivisibilité, ou lorsqu'il adresse à Faustus
ce singulier dilemme : « Tu prétends que l'àme
se compose d'une substance corporelle, mais
plus subtile que celle de nos corps. Qui dit cela,
je te prie? Évidemment ton ame. L'âme dit
donc d'elle-même : le corps de l'àme est plus
subtil que mon corps. Mais qu'est-ce que l'àme
peut appeler son corps, si ce n'est elle-même,
puisqu'elle est corps? Ou Lien donc l'àme est
corps, el elle ne peut justement appeler sien ce
- de chair; ou, si ce corps de chair est le
l'âme elle-même en est dis-
tincte. » lirais son cœur quand il
SOUtienl s1' e peut être déterminée par
le lieu [localis esse), car elle est capable de l'i-
dée de Dieu, et l'idée de Dieu est trop grande
pour subir une telle condition; ou quand il
MAX G
1031 —
MANI)
s écrie avec l'enthousiasme d'un disciple recon-
naissant, qu'il ne croira jamais que Platon, cet
inventeur, cet apôtre de tant de vérités subli-
mes, ait pu avoir pour âme un agrégat d'éléments
matériels. Tout cela n'est pas, comme on voit,
d'une égale rigueur au point de vue philoso-
phique, et ne justifie pas complètement les
pompeux éloges que Sidoine Apollinaire prodi-
guait à son ami; mais cette discussion forme,
en définitive, un ensemble plein d'intérêt et de
variété. Ajoutez que plusieurs des textes païens
invoqués par M imertus à l'appui de sa thèse,
par exemple ceux de Philolaùs et d'Archytas,
seraient perdus pour nous sans la citation qu'il
en a faite. L'ouvrage de Mamertus fut, dès la
renaissance des lettres, un des premiers que l'im-
pression se hâta de reproduire (Venise, 1482) ;
dans les deux siècles suivants; il a été plusieurs
fois réimprimé, soit dans les Recueils des Pères
de l'Église, soit séparément, et avec les opus-
cules attribués au même auteur. Mais, par un
étrange retour, on ne voit pas que, depuis 1655
(éd. de Schott et Barth à Zwickau), il ait été ré-
édité ailleurs que dans le tome LUI du Patrolo-
giœ cursus, de l'abbé Migne (1847). La critique
aurait le droit d'en réclamer aujourd'hui une
publication nouvelle, où le texte fût revu avec
sévérité et surtout accompagné d'un commen-
taire historique et philosophique, secours qui
manque dans toutes les anciennes éditions.
11 y aurait lieu aussi de discuter défini-
tivement l'authenticité des opuscules qu'on
attribue à Mamertus, et d'ajouter aux textes
réunis dans l'édition de 1655 une lettre que Ba-
iuze a donnée dans ses Miscellanea, et qui con-
tient de curieux détails sur l'état intellectuel
des Gaules au v" siècle de l'ère chrétienne. En
attendant ce travail si désirable pour les ama-
teurs de la philosophie ancienne, on lira avec
beaucoup de fruit la dissertation courte et sub-
stantielle de M. Germain : de Mamerti Clau-
diani scriptis et philosophia (in-8, Montpellier,
1840) ; on peut consulter aussi l'Histoire litté-
raire de France, t. II, p. 442-454. E. E.
MANCINO (Salvatore), né en 1802, mort en
1866, mérite une place dans l'histoire de la phi-
losophie du xixe siècle, pour avoir, suivant l'ex-
pression de M. Cousin [Fragments de philosophie
contemporaine, Avertissement de la troisième
édition), naturalisé en Sicile les doctrines de
l'école spiritualiste française. Appelé à professer
la philosophie, d'abord au monastère bénédictin
de San-Martino délia Scala, près de Palerme,
puis à Palerme même, au collège de Saint-Roch
et au séminaire archiépiscopal, il prit pour base
de son enseignement les leçons publiées de
M. Cousin, à une époque où, en France, le fana-
tisme et l'esprit de parti excitaient contre la
philosophie de M. Cousin et de son école les
alarmes des pères de famille catholiques. Il pu-
blia, en 1835 et 1836, deux volumes d'Éléments
de philosophie, dans lesquels il professe et met
en pratique la méthode psychologique, appuyée
sur l'étude et la comparaison des systèmes. 11 y
distingue nettement l'éclectisme du syncrétisme,
« qui consiste dans le projet extravagant de
mettre d'accord toutes les sectes et les opinions
des philosophes. L'éclectisme n'est pas un nou-
veau système, mais une méthode la méthode de
critique appliquée aux systèmes philosophiques. »
Il divise la philosophie en subjective et objective,
la première servant de base à la seconde, et
l'édifice entier reposant sur le Cogilo de .Des-
cartes.
C'est en parlant de cet ouvrage que M. Cousin
disait, dans un de ses discours à la Chambre des
pairs : « En Sicile, à Palerme,... au séminaire
archiépiscopal, il y a aussi un cours complet de
philosophie. Ce cours est imprimé, il est entre
mes mains. C'est exactement le cours de philo-
sophie qui se fait aujourd'hui dans les collèges
de Paris: mêmes ma'tières, mêmes divjsions, je
pourrais dire même esprit, même direction, et
ce manuel a pour auteur un digne et vertueux
prêtre (séance du 2 mai 1844). »
Les Eléments de philosophie furent adoptés
pour l'enseignement philosophique dans toutes
les écoles de la Sicile. Ils valurent à leur auteur,
en 1836, la chaire de logique et de métaphysique
à l'Université de Palerme. Mancino occupa cette
chaire jusqu'en 1863. 11 y joignit en 1842 un
office de chanoine, à la cathédrale, et, en 1858,
il fut appelé à faire partie de la Consulte d'État
du royaume de Sicile. Le rôle politique qu'il avait
joué dans cette assemblée contribua à sa mise à
la retraite comme professeur, après la chute
des Bourbons.
Dans son enseignement à l'Université, dont
quelques leçons seulement ont été publiées,
Mancino s'attache à réagir contre l'école ontolo-
gique de Rosmini et de Gioberti. Toutefois il se
rapprocha de cette école quand il la vit dépassée
par l'invasion du panthéisme allemand en Italie.
Son cours de 1863, interrompu par sa mise à la
retraite, et dont il a laissé neuf leçons manu-
scrites, était consacré tout entier à l'ontologie.
Mancino ne représente qu'un épisode de l'his-
toire de la philosophie italienne. Il n'a fait que
s'approprier une doctrine étrangère et son in-
fluence a été de courte durée. Ni ses efforts ni
ceux de Galluppi à Naples et de Poli à Milan n'ont
réussi à acclimater en Italie la méthode psycho-
logique et l'éclectisme.
Man ino a publié les ouvrages suivants : Ele-
menti di filosofia, deux volumes (treize éditions,
la dernière est de 1857), — Su gli elemenlidi filo-
sofia di Salvatore Mancino, lettere due al chiar.
sign. Baldassare Poli, professore di filosofia à
Milano, Palerme, 1836; — Riflessioni sulVav-
vcrlimento premesso da \Viltorio Cousin alla
lerza edizione de'Framtnenti filosofici (1840);
— de Philosophiez methodo, oratio in Regio pa-
narmitane Atheneo in solenni studiorum instau-
ratione habita (1841); — Sullaimportanza dello
studio delVumano pensiero per la scienza
dëfatli umani (1842) ; — Considerazione sulla
storia délia filosofia (1849). — M. Vincenzo di
Giovanni, successeur de Mancino au séminaire de
Palerme, a écrit sur ce philosophe une intéres-
sante notice dans laquelle il a inséré des extraits
de sa correspondance avec M. Cousin : Salvatore
Mancino e l'eclellicismo in Sicilia, Palerme,
1867. E.M. B.
MANDEVILLE (Bernard de) est le nom de
l'un des écrivains les plus souvent cités par les,
philosophes du xvine siècle. Il naquit vers 1670
à Dort, en Hollande, d'une famille d'origine
française, et de bonne heure il fut destiné à la
profession de médecin. Après avoir pris le grade
de docteur à Leyde, il se rendit en Angleterre,
où les sciences expérimentales brillaient déjà
d'un grand éclat, mais où Mandeville ne parvint
jamais à exercer son art avec quelque réputa-
tion. Comme il ne pouvait sup] ee de
rester dans l'obscurité, il se mit. eu HO^à écrire
dans la langue de sa patrie adoptive, en anglais.
Son genre d'esprit, son tour d'i ion le
porta à publier, en les rend nt plus mordantes
par une application directe à son époque^ les
fables d'Ésope, d'autres pièces de vers suivirent,
sans exciter davantage l'attention publique.
Enfin, voulant réussir à tout prix, il recourut
à un moyen de célébrité alors très-us té, le
scandale. Son début dans cette voie fut une
MAND
— 1032 —
MAND
satire contre le sexe féminin : La Vierge dé-
masquée, ou Dialogue féminin {The Virgin
unmaskéd, or female Dialogues, London, 1709);
un dialogue entre une vieille fille et sa nièce
sur l'amour, le mariage et autres sujets de ce
genre. Une nouvelle satire, qui parut deux ans
après sous un titre scientifique, devait dévouer
au ridicule les médecins, les chirurgiens, les
apothicaires : ce sont trois dialogues intitulés :
Traité des affections hypocondriaques et hysté-
riques ( A Treatise on the hypochondrick and
hyslerick diseases, London, 1711, 3 vol.). Ce
prétendu traité eut plus de succès, et il en était
digne, parce qu'il ne manque ni d'une gaieté par-
fois comique, ni de pensées fines et de traits
acérés. On y remarque cependant plus de licence
que de hardiesse, plus de mouvement et de sel
que de justesse et de goût, un grand fond de
vanité et d'ambition, et, par-dessus tout, l'in-
tention visible de heurter les bienséances, de
railler les mœurs. Cette intention éclate dans
un poëme d'environ cinq cents vers que Mande-
ville publia, en 1714, sous ce titre: La Ruche
bourdonnante, ou les Fripons devenus honnêtes
gens [The grumbling Hive, or Knaves turned
honest). A ce poëme fut joint, en 1723, un com-
mentaire, une sorte d'apologie que l'auteur inti-
tula : la Fable des abeilles, ou les Vices privés
font la prospérité publique. (The Fable of the
bées, or private Vices public benefits). Cette
double composition, où Mandeville se moquait
moins encore de la morale que *du clergé et des
universités, fut violemment attaquée de plu-
sieurs côtés, entre autres par Hutcheson, Berke-
ley et Archibald Campbell. Le grand jury du
comté de Middlesex la dénonça au tribunal du
banc du roi comme très-pernicieuse. Les accusa-
tions et les critiques se succédant et se multi-
pliant, malgré la déclaration de l'auteur qu'il
n'avait avancé qu'ironiquement les opinions
qu'on lui reprochait, Mandeville publia un ou-
vrage dans lequel il essaya de soutenir des prin-
cipes opposés. Sa Recherche sur l'origine de
Vhomme et surVutilité du christianisme (ïnguiry
into the origin of man and usefulness of chris-
iianily, London, 1732) devait, en effet, montrer
que la vertu est plus propre que le vice à pro-
curer le bonheur général de la société. Nonob-
stant cette sorte de rétractation, l'on persista à
regarder les idées déposées dans la Fable des
abeilles comme le véritable système de Mande-
ville, et il semble qu'on n'eut pas tort, puisque
ces mêmes idées se retrouvent aussi dans ses
Pensées libres sur la religion et sur le bonheur
des nations (Free Thoughts on the religion,
church, govemment, etc., London, 1720), et que
Mandeville ne songea jamais à désavouer ou à
corriger ce dernier ouvrage. Il importe donc de
faire connaître ces idées, sans lesquelles, d'ail-
leurs, on ignore la filiation historique de cer-
taines théories morales, comme celle d'Helvétius.
Tout en affirmant a plusieurs reprises qu'il
n'avait écrit que pour s'amuser, en signalant
la bassesse de tous les éléments qui compo-
sent le mélange d'une société bien réglée, Man-
deville ne caclie pas son vrai dessein, ni sa
doctrine personnelle. Il s'était proposé de com-
battre, avec les armes du ridicule, les systè
où l'homme est présenté i nt en
naiss cl nation décidée pour le bien. 11
voulait réfuter en philosophe, et flétrir en poëte
comique, Vinnéité du sens moral : aussi con-
fesse-t-il s i plus illustre défenseur de
'le spiritualisme, Sliaftesbury. Il est
impossible, dit Mandeville, qu'il y ait des doc-
trines plus diamétralement opposées que celle
de Sliaftesbury et la mienne. Quelque belle, quel-
que flatteuse pour l'humanité que soit la doc-
trine de ce célèbre lord, il faut établir contre
elle, et sans détour, que rien n'est bon, que rien
n'a aucune valeur morale, si ce n'est ce qui
emporte l'idée d'une victoire sur le penchant
naturel, sur le prétendu goût moral. L'homme
vertueux, c'est l'homme qui sait se' vaincre soi-
même, et non pas celui qui suit docilement l'in-
clination de son âme.
Comment l'auteur de la Ruche cherche-t-il à
combattre l'auteur des Caractéristiques? D'a-
bord, il s'efforce de faire sentir la faiblesse des
raisons sur lesquelles s'appuie Shaftesbury. On
se pla.ît, dit-il. à invoquer ce fait, que l'homme
naît sociable, doué d'un instinct de vie commune,
et que, par conséquent, il est loin d'être égi liste....
Mais, si cet instinct social était La preuve d'un
bon naturel, il se décèlerait surtout chez les
hommes les plus distingués et les plus généreux.
Or, l'expérience atteste que le besoin de société
est le propre des esprits vides et des âmes sans
vigueur. D'ailleurs, n'est-il pas facile de s'assu-
rer que ce qui rend l'homme sociable, c'est un
secret retour sur soi-même, c'est l'amour de soi,
l'amour-propre, c'est-à-dire que ce sont ses mau-
vais penchants et ses imperfections naturelles
qui le portent à se réunir à ses semblables? Si
l'homme était resté innocent, il serait probable-
ment demeuré insociable et solitaire. En soi,
l'homme est l'être le moins enclin à la vie so-
ciale, et, à cet égard, il se montre inférieur aux
brutes, qui forment primitivement et naturelle-
ment des troupeaux. La vie commune parmi les
hommes est un produit de l'art, un elfet de quel-
que impulsion extérieure. Il y faut évidemment
l'action d'une puissance extérieure, parce qu'il
est impossible de rassembler cent hommes sans
voir naître à l'instant même parmi eux l'envie,
les querelles et la désunion. La crainte, la peur,
voilà cette puissance extérieure ; la peur, telle
est la mère de la société humaine, la base et la
sauvegarde de tout État; et c'est se tromper
étrangement que de dériver l'organisation civile,
non pas des maux physiques et moraux, mais
des affections bienveillantes et désintéressées.
Il n'est pas moins inexact de dire, continue
Mandeville, que l'amour du prochain, ou la cha-
rité, est inné à l'homme, parce qu'il 'éprouve de
la sympathie et de la commisération. Ouel rap-
port entre la sympathie et la charité '? La charité
consiste à transporter à d'autres, sans ombre
d'intérêt personne^ l'affection que nous avons
pour nous-mêmes. La cause, la source de la
sympathie, au contraire, c'est le sentiment de
notre propre malaise, c'est le sentiment d'une
peine personnelle. La commisération n'a d'autre
ressort que l'amour-propre; l'amour du prochain
procède d'un absolu dévouement.
Ce n'est pas tout encore : la doctrine que la
charité est innée à l'homme n'est pas seulement
dénuée de fondement, elle est dangereuse : elle
rend l'homme paresseux, en lui conseillant de
céder à ses penchants, tandis que la doctrine
opposée le force de se surveiller et de se domp-
ter. Elle donne à l'homme de funestes illusions,
parce qu'elle lui fait prendre les mouvements
les moins nobles, tels que l'ambition, pour des
inspirations désintéressées, dictées par la seule
ce. Ce sont ces illusions qu'il faut
er et détruire, en montrant l'homme tel
qu'il est en réalité, c'est-à-dire dominé par les
passions les plus variées.
Ainsi. Mandeville s'attache d'abord à nier le
fait sur lequel Sliaftesbury insiste le plus, sa-
voir, que les penchants naturels de l'homme s'ac-
cordent avec ce qui fait le but et la destination
d'un être raisonnable. A cette négation il ajoute
MAND
— 1033 —
MANI
que le but particulier de chaque individu diffère
absolument du but de l'ensemble.
C'est cette dernière proposition qui constitue
le sujet principal de la Fable des abeilles: Une
vaste ruche renfermait un essaim d'abeilles très-
considérable, une nombreuse société qui avait
les mœurs des sociétés humaines, leurs vertus
et leurs vices ; les médecins y étaient des char-
latans ; les prêtres, des hypocrites ; les rois y
étaient les dupes d'un ministère fourbe et intéressé;
la justice y était corrompue; en un mot, chaque
portion de cet État était en proie à la plus complète
dépravation. Cependant, la grande masse allait
à merveille et formait un État florissant, parfai-
tement bien organisé. Les crimes de cette na-
tion faisaient sa grandeur ; et la vertu, formée
aux ruses par la politique, se trouvait entière-
ment d'accord avec le vice : le tout était un vrai
paradis :
Thus every part was full of vice,
Yet the whole mass a paradise.
Mais un jour il arriva qu'un membre de cette
société, enrichi de la manière la moins hon-
nête, s'indigna de voir un gantier donner de la
peau de mouton pour de la peau de bouc, et se
mit à prédire qu'à la suite de pareilles fripon-
neries, le pays et le peuple périraient infailli-
blement. Aussitôt les autres membres les plus
fourbes se mirent à gémir de l'iniquité générale,
et ils invoquèrent la probité. Jupiter exauça leurs
vœux et délivra de la fraude cette ruche criarde
et mécontente. Les mœurs se réformèrent, la
paix et l'abondance régnèrent partout; mais les
arts, ministres des plaisirs et du faste, désertè-
rent sur-le-champ. Attaquées par un grand nom-
bre d'ennemis, les abeilles triomphèrent, mais
au prix de plusieurs milliers de braves. Ce qui
en resta se retira dans un creux d'arbre, réduit
à la triste satisfaction que peut donner la vertu :
.... Flew into a hollow tree,
Blest with content and honesty?
La morale qui résulte de cette fable est la sui-
vante. Lorsque nous qualifions une action de
bonne ou de mauvaise, ce jugement a trait,
moins à la valeur interne de l'action ou au mé-
rite de l'agent, qu'à l'utilité ou au dommage
qui en résulte pour la société. Il s'ensuit que la
vertu de l'individu est tout autre chose que le
bien. La vertu individuelle se manifeste quand
l'homme renonce à lui-même. Or, l'homme peut
renoncer à lui-même, et de la sorte devenir res-
pectable et agréable à la Divinité, sans pour
cela contribuer à la conservation et au bonheur
de la nation. Ceux-là concourent le plus au bien
commun, qui nourrissent et favorisent davan-
tage l'industrie. Tout ce qui est nuisible à l'in-
dustrie est préjudiciable à la société. Or, les ver-
tus individuelles nuisent à l'activité industrielle.
La tranquillité de l'àme, le contentement de soi
est une vertu ; mais il est dangereux pour l'in-
dustrie : il n'est donc pas un bien. L'envie, la
jalousie est un vice, mais elle fait naître, elle
excite l'émulation; elle produit plus d'effet que
toutes les exhortations morales : elle n'est donc
pas un mal. L'avarice et la prodigalité sont des
vices, cependant elles contribuent au bien-être
général, tandis que l'économie, qui est une
vertu, y nuit considérablement. Rien n'est moins
fondé que la supposition que les hommes, privés
de tous ces penchants ignobles, feraient autant
pour le bien public qu'ils font maintenant avec
tous leurs vices. Otez aux hommes l'orgueil,
l'ambition, toutes ces passions qui poursuivent
une chimère et qui mènent à des résultats con-
damnés par la religion; et vous leur ôterez le
ressort par lequel ils sont capables de vaincre
jusqu'à la crainte de la mort; vous leur aurez
ôté ce qui concourt plus au bien de l'ensemble
que toute autre inclination humaine. Enfin la
simple bienveillance conduirait à des actions fu-
nestes au bien général. Il est incontestable qu'il
se mêle quelque bienveillance à la vanité, à la-
quelle nous devons les efforts qui ont pour but
de diminuer la pauvreté et l'ignorance ; mais on
oublie que l'ignorance et la pauvreté sont indis-
pensables pour qu'un pays ait des ouvriers et
de l'industrie. On oublie que si la culture et
l'aisance devenaient générales, universelles, on
ne trouverait plus personne pour servir, et que
la société deviendrait impossible.
On voit aisément que Mandeville n'est qu'un
disciple de Hobbes et surtout du duc de la Ro-
chefoucauld, dont il n'a pas le courage. Il pré-
tend en effet, à la fin de sa Fable, n'avoir eu
d'autre dessein que de montrer comment tout
bien-être matériel et social repose sur la vanité,
comment la vertu humaine est impuissante à
donner le bonheur ; en un mot, il avait voulu
disposer le lecteur à l'humilité, et le préparer à
l'éducation et à la vie chrétiennes. L'élève de
Mandeville, Helvétius, a plus de franchise, n'hé-
sitant pas à proclamer l'intérêt personnel l'u-
nique mobile et le secret moral du monde en-
tier. Frédéric le Grand, venu entre Mandeville
et Helvétius, essaya de présenter l'amour-pro-
pre comme le principe de nos actions; mais
il s'efforça en même temps de l'épurer, en of-
frant à l'homme les objets les plus élevés, comme
le véritable but de son activité et la seule base
de son bonheur. En poussant à l'extrême l'oppo-
sition entre le devoir de l'individu et l'intérêt
général, en négligeant de concilier cette oppo-
sition, Mandeville ne peut être absous du repro-
che d'avoir exagéré les faits, outré les conclu-
sions et donné carrière à une vanité maligne ;
mais il a rendu service aux moralistes anglais,
et même à ceux du continent, en les forçant à
discuter les faits rassemblés par lui, et de réfu-
ter les conclusions qu'il en avait tirées.
La meilleure traduction française de la Fable
des abeilles est de Bertrand (4 vol. in-8, Amst.,
1740). Une des meilleures réfutations du même
ouvrage est celle que Berkeley a donnée dans
son Alciphron ou le Petit philosophe, in-8, Lon-
dres, 1732. C. Bs.
MANICHÉISME. On a donné ce nom, dans
l'histoire de l'Eglise, aux opinions enseignées,
vers le milieu du m" siècle, par Manès ou Ma-
nichée, prêtre chrétien qui mêla à la doctrine
de l'Évangile des principes puisés dans la philo-
sophie et les religions de l'Orient. Le dogme
dont il est considéré, probablement à toit,
comme le plus célèbre représentant, est le dua-
lisme éternel du bien et du mal et l'égalité de
puissance de ces deux principes. Que cette accu-
sation soit fondée ou non sur des faits bien dé-
montrés, le nom de manichéisme n'en a pas
moins pris depuis une grande extension, et il
s'applique aujourd'hui à toute doctrine, tliéolo-
gique ou rationnelle, qui donne au principe du
mal une existence absolue comme celle du prin-
cipe du bien. Il y a donc lieu de distinguer Je
manichéisme religieux et le manichéisme phi-
losophique.
Manichéisme, religieux. — Manès ou Mani-
chée, auteur de l'Hérésie manichéenne, naquit,
selon les conjectures les plus vraisemblables, et
selon la chronique d'Edesse, à Carcub, dans la
Huzitide, l'an 240 de J. C. Il est représenté par
les Orientaux comme un homme d'une instruc-
tion vaste et profonde, et auquel son christia-
nisme austère et son zèle religieux firent accor-
MANI
— 1034 —
MANI
(1er de bonne heure le rang et le caractère de
prêtre; il paraît avoir été très-versé dans Ja mé-
decine. Il publia son Hérésie, selon les appa-
rences, en 267, pendant qu'Aurélien portait à
Rome la couronne impériale. Il avait reçu, dit-
on, cette doctrine d'un Arabe nommé Scythien ;
mais il est plus probable qu'il la composa lui-
même en mêlant à ses idées chrétiennes quel-
ques principes empruntés à la religion des Per-
ses. C'est, en effet, à Zoroastre que l'on attribue
l'origine de la doctrine du dualisme ; mais que
ce sage ait ou non admis le dualisme d'une ma-
nière absolue, la croyance des Perses à une
unité supérieure n'était plus douteuse à l'époque
de Manès. La doctrine de celui-ci consistait avant
tout, si on en croit ses adversaires, dans l'adop-
tion à titre égal des deux principes du mal et
du bien, éternels et absolus l'un et l'autre. Les
circonstances accessoires, telles que ses doutes
sur quelques passages des livres saints, et sa
prétention d'être plus particulièrement éclairé
des lumières de l'Esprit-Saint. n'appartiennent
pas à la philosophie. En butte à la fois à la
haine des chrétiens pour son hérésie, et à celle
des Perses par la profession qu'il faisait du
christianisme, il n'en fut pas moins protégé par
Sapor et par Hormisdas. Varades Ier, ayant suc-
cédé à ce dernier prince, lui fut d'abord égale-
ment favorable; mais il changea bientôt à son
égard, et il ordonna qu'on le mît à mort, sous
prétexte qu'il enseignait l'erreur des sadducéens
et niait qu'il y eût une autre vie. Manès fut li-
vré au supplice le mois de mars 277 ; il était
âgé de trente-sept ans.
Manès mérite-t-il les accusations qui furent
dirigées contre lui par ses adversaires ? A-t-il en
''fi'et tenté d'altérer les doctrines chrétiennes par
l'introduction d'un dualisme éternel et absolu
de principes contradictoires?... On peut en dou-
ter, comme nous le démontrerons plus bas.
Les manichéens étaient chrétiens, en ce sens
qu'ils admettaient la mission de Jésus-Christ
dont ils voyaient dans Manès l'apôtre le plus
éclairé et le plus puissant. C'est ici le lieu de
dire qu'ils ne le regardaient cependant point,
qu'il ne se regardait pas lui-même, ainsi que
quelques écrivains l'ont répété, comme le Para-
clet et l'Esprit-Saint. Ils avaient altéré ce fond
chrétien par des éléments empruntés au gnosti-
cisme et à la religion de Zoroastre. Ceux du
gnosticisme y tenaient une grande place et ab-
sorbaient presque l'élément chrétien lui-même.
Aussi différaient-ils des orthodoxes sur plusieurs
points importants. Ils n'admettaient pas les li-
vres de l'Ancien Testament, et n'acceptaient les
Evangiles qu'en se réservant le droit d'y faire
les suppressions ou les changements qui pou-
vaient les mettre en harmonie avec leurs opi-
nions particulières; ils regardaient comme de
véritables prophètes les sages, tels que Orphée,
Zoroastre, etc., qui chez les diverses nations
avaient l'ait briller la I la vérité, connu
à 1 avance et même annoncé le Messie; ils se
fondaient sur l'idée que la raison et le Verbe se
trouvent d < us tous les hommes, et doivent pro-
duire partout les mêmes effets, et répandre les
hi< i e cla l . Cette opinion, empreinte d'une
philoso] bi( plus ! irge que celle à laquelle se
rattachaient les ortc . il été dévelop-
pée par plusieurs Pères, entre autres par saint
Justin, saint Clément d'Alexandrie, Origènc, qui
précédèrent Manès ou en furent les contempo-
rains. En partant de ce principe, les manichéi ris
étendaient beaucoup plus loin que le cercle des
livres canoniques le nombre des écrits qu'il
pouvait être utile de consulter, et opposaient
sans scrupule aux ouvrages admis par les ortho-
doxes, des lettres, des traités, des histoires apo-
cryphes, qu'ils supposaient ou empruntaient à
la tradition.
Telles étaient les différences principales qui
séparaient les manichéens des orthodoxes. Il est
curieux de chercher si celle qui domine toutes
les autres, celle à laquelle ils ont donné leur
nom, et de laquelle l'ont reçu tous les systèmes
qui ont admis, ou ont été soupçonnés d'admet-
tre le dualisme absolu des deux principes, leur
appartient véritablement; il serait inattendu do
trouver ce point au moins douteux.
Saint Augustin a été l'un des adversaires les
plus passionnés des manichéens; il avait partagé
longtemps leur croyance, son témoignage doit
être décisif. Or, voici les paroles qu'il met dans
la bouche de son adversaire Fauste, dans la par-
tie de son dialogue contre lui où il aborde la
question des deux principes: « Saint Augustin:
Croyez-vous qu'il y ait deux dieux ou qu'il n'y en
ail qu'un seul? — Fauste: 11 n'y en a absolument
qu'un seul. — S. A. : D'où vient donc que vous
assurez qu'il y en a deux? — F. : Jamais, quand
nous proposons notre créance, on ne nous a ouï
seulement prononcer deux dieux. Mais, dites-
moi, je vous prie, sur quoi vous fondez vos
soupçons? — S. A. : C'est sur ce que vous en-
seignez qu'il y a deux principes, l'un des biens,
l'autre des maux. — F.: Il est vrai que* nous
connaissons deux principes, mais il n'y en a
qu'un que nous appelions dieu ; nous nommons
l'autre H}jlë, ou la matière, ou, comme on parle
communément, le démon. Or, si vous prétendez
que c'est là établir deux dieux, vous prétendrez
aussi qu'un médecin qui traite de la santé ou de
la maladie, établit deux santés ; ou qu'un phi-
losophe qui discourt du bien et du mal, de Va-
bondanec et de la pauvreté, soutient qu'il y a
deux biens et deux abondances. »
Nous devons conclure de ce passage que le
mal, la matière, le démon, expriment, dans le
langage des manichéens, la négation opposée à
l'affirmation, le non-être conçu abstractivemenl
en dehors de l'être, mais auquel aucune réalité
n'est, attribuée. Il semble donc ici que c'est aux
adversaires des manichéens, et non aux mani-
chéens eux-mêmes, que l'intelligence a manqué.
Et cependant, longtemps avant Manès, le mal
était désigné comme une négation ; la matière,
dans Platon, dans Aristote, etc., avait été définie
par des formules qui, en' permettant qu'on lui
supposât l'éternité, la laissaient néanmoins sou-
mise à l'action toute-puissante du principe un et
suprême. Les auteurs de ces hypothèses ne furent
cependant jamais soupçonnés d'admettre deux
principes rigoureusement égaux, coéternels et
absolus. Probablement aussi il y eut parmi les
manichéens bien des disciples capables de ren-
chérir encore sur les parties défectueuses de la
doctrine de leur secte, et surtout trop peu éclai-
rés pour l'exposer sans la compromettre. En
général, il ne faut juger qu'avec les plus grandes
utions ces doctrines antiques, surtout les
doctrines religieuses. Les sectes religieuses,
beaucoup plus que les écoles philosophiques,
c er hent les prosélytes, et les acceptent sans
trop d'examen. De solides vertus peuvent faire
un fidèle; l'intelligence seule d'une doctrine
l'ait un philosophe. Aussi plusieurs de ces gran-
des hérés esqui pouvaienl avoir dans les hommes
éminents qui lei portée
intellectuelle, ont dû nous mises par
claires plus enthousia plus
passionnés que solidement instruits. Sans doute,
il en a été ainsi du manichéisme.
Quoiqu'il ait i au savant critique
Bcausobrc de justifier cette doctrine de l'accu-
MANI
— 1035 —
MANI
sation d'anthropomorphisme, du moins de l'an-
thropomorphisme grossier qui constitue une des
hérésies des premiers siècles, le caractère orien-
tal et le langage métaphysique des manichéens
leur rendait diificile de s'expliquer convenable-
ment sur les attributs divins. Cependant ils n'ont
pas oublié, plus que les orthodoxes eux-mêmes,
les conditions abstraites de l'existence de Dieu
et de ses attributs. Ils ont même fait effort pour
se dégager de certaines images peu d'accord avec
une saine philosophie ; mais le principal résultat
de cet effort a été de les éloigner de rendre
hommage au Dieu de l'Ancien Testament, dont
l'intervention tout humaine et souvent passionnée
blessait leur foi plus qu'elle ne choquait celle
de l'Église. Nous croyons que leurs adversaires
ont été mal fondés à leur reprocher d'avoir res-
treint l'immensité divine en faisant anticiper sur
elle l'espace occupé par le mal ou la matière.
La philosophie pure a le droit de s'élever contre
ces conceptions incomplètes du principe suprême ;
mais les premiers docteurs du christianisme ne
l'avaient pas, car ils participaient le plus souvent
aux mêmes erreurs, et non moins excusables
que les manichéens, mêlaient à des idées saines
sur la Divinité, des images dont ils n'aperce-
vaient point ou n'éprouvaient pas le besoin de
justifier la contradiction avec leur doctrine.
Nous ne croyons pas, dans un travail exclusi-
vement philosophique, devoir exposer les doc-
trines religieuses des manichéens, d'autant plus
qu'elles sont très-confuses, et presque toujours
embarrassées d'images qui laissent douter si ces
révélations singulières ne c. client pas sous des
allégories la pensée de leurs auteurs. Ces doc-
trines ne sont pas d'ailleurs particulières aux
manichéens; elles appartiennent aux sectes gnos-
tiques de toutes les nuances, et témoignent, par
la minière dont elles sont exposées, que ceux
qui les acceptaient ne cherchaient guère à s'en
rendre compte. Lorsque Manichée affirme, par
exemple, que la terre profonde des ténèbres
approchait par un côté de la terre sainte et
resplendissante de la lumière, et que c'est par
suite de la guerre qui en fut le résultat que les
ténèbres, qui ne sont que la matière, reçurent
de la lumière victorieuse les formes multiples
que présente le spectacle du monde, évidemment
il donne aux mots ténèbres et lumière un sens
qu'ils ne sauraient avoir aux yeux de la science
moderne, et il parle un langage qui faisait sans
doute illusion à ses sectateurs, mais qu'ils ne
pouvaient pas plus que nous réduire à une ac-
ception précise et métaphysique. La philosophie
n'a donc rien à voir au milieu de cette confusion
stérile, où l'abus des images physiques remplace
une précision inconnue à l'enthousiasme mysti-
que des sectaires des premiers siècles. Bayle a
dit avec raison {Dictionnaire, art. Manichéisme) :
« 11 paraît évidemment que cette secte n'était
point heureuse en hypothèses quand il s'agissait
du détail. Leur première supposition était fausse,
mais elle empirait encore entre leurs mains, par
le peu d'adresse et d'esprit philosophique qu'ils
employaient à l'expliquer. »
Le reproche qu'on adresse aux manichéens,
d'avoir admis deux principes égaux, est exagéré :
ils ont seulement admis en face du principe
tout-puissant et ordonnateur une matière éter-
nelle. Tout ce qui vient d'être dit sur la doc-
trine manichéenne peut se résumer dans les
quatre points suivants :
1° Le principe du mal, considéré comme une
essence physique, ne saurait être que la matière.
2° L'éternité de la matière, quelque spontanée
que soit la force interne qu'on lui suppose, ne
peut se confondre avec un principe éternel du
mal, considéré comme égal en force et en puis-
sance au principe du bien.
3° L'éternité de la matière n'est point une
opinion propre aux manichéens; elle est de beau-
coup antérieure à la naissance' de cette secte, et
il n'y a guère de système philosophique dans
l'antiquité qui ne l'ait admise d'une manière
plus ou moins explicite ; plusieurs Pères n'y ont
pas répugné.
4° Ces Pères, et Platon lui-même, dans lequel
on a cru reconnaître cette dualité primitive....
n'ont jamais été pour cela accusés d'avoir admis
l'existence de deux principes coéternels égaux.
Les considérations que nous avons à présenter
sur le manichéisme philosophique rendront plus
probable encore l'opinion que nous avons émise
sur le dualisme de Manès.
Manichéisme philosophique. — Nous avons vu
que le manichéisme religieux n'est autre chose
que le manichéisme philosophique, mal compris
par les adversaires de Manès qui exagérèrent ses
erreurs dans un but intéressé. On peut donc
dire qu'en résultat, il n'y a qu'un manichéisme,
le manichéisme philosophique, intervenant dans
les discussions des gnostiques, comme moyen
d'expliquer et de justifier leurs doctrines. C'est
donc la raison psychologique du manichéisme
et des systèmes analogues qu'il importe de dé-
terminer, pour savoir jusqu'à quel degré la
constitution de l'esprit humain a pu laisser s'é-
tablir la croyance à deux principes, l'un du bien,
l'autre du mal, existant tous deux d'une manière
absolue.
Malgré l'érudition ingénieuse que Wolf a dé-
ployée dans son ouvrage ayant pour titre Muni-
chtismus anle manichœos, et in christianismo
redivivus, on doit reconnaître que le dualisme,
tel qu'il est attribué à Manès, n'a, dans l'anti-
quité, que des antécédents très-imparfaits. L'ou-
vrage même de Wolf peut servir à démontrer ce
que nous avançons. Pour lui, en effet, le dua-
lisme manichéen qu'il retrouve dans tous les
systèmes, n'est pas autre chose que l'éternité de
la matière qu'il considère également partout
comme le principe du mal. Mais il n'est pas
difficile de démontrer que ce n'est pas là un
principe éternel, égal en puissance, absolu comme
le principe du bien que toutes les écoles se sont
accordées à considérer comme Dieu. Chez quel-
ques philosophes (Parménide d'Élée, Empédocle,
etc.), le dualisme n'est guère qu'un dualisme
physique ; il consiste seulement dans l'antago-
nisme des éléments divers qui constituent ce
monde, et ne s'élève pas plus haut ; dans d'autres
(Thaïes, Anaxagore, les stoïciens, etc.), la matière
est donnée comme éternelle, il est vrai, mais
elle est, sans spontanéité propre, sans une vie
qui lui appartienne, et la supériorité du principe
pensant et organisateur est mise hors de doute ;
dans d'autres encore (Àristote et son école), la
matière est considérée comme une privation,
et il semble difficile, dans cette existence toute
négative, de voir un principe éternel, capable
de contre-balancer la puissance divine. Que sera-
ce donc si nous consultons, sur l'essence de la
matière, l'abstraction par laquelle Plotin la con-
sidère comme l'indéterminé en soi. En ce dernier
sens n'est-il pas possible de la considérer comme
éternelle, sans en faire un principe égal eu puis-
sance au principe suprême, sans l'envisager
comme une substance ? et peut-on se croire suf-
fisamment autorisé par l'identité du mot à con-
fondre des opinions si diverses et à en tirer les
mêmes conséquences?
La philosophie n'a donc, dans aucune de ses
écoles, enseigné la doctrine de deux principes
contraires l'un à l'autre, également éternels et
MANI
— 1036 —
MARC
absolus. Ce manichéisme est purement imagi-
naire, car il n'est pas même imputable au sec-
taire dont il porte le nom, il est absolument
inconnu dans l'histoire. 11 en devait être ainsi,
et l'examen des faits psychologiques explique
pourquoi l'homme ne saurait admettre le dua-
lisme, trop légèrement reproché par les chefs de
l'Église à la philosophie et aux hérétiques.
L'observation de la nature, notre expérience
journalière nous révèlent l'existence opposée de
la douleur et du plaisir, celle du juste et de
l'injuste que nous ne tardons pas à résoudre
dans les notions universelles du bien et du mal;
nous suivons même cet antagonisme dans des
principes dont l'action réciproque constitue le
monde physique. Les idées d'opposition et d'é-
quilibre doivent donc être familières à nos
esprits, et, acceptées dans une certaine mesure,
représenter pour nous la vérité. Mais, dans l'ex-
périence même que nous venons d'indiquer,
nous remarquons que cet antagonisme résout
toujours les actions opposées en un résultat
unique, et aboutit à une harmonie dont nous
constatons la réalité plus facilement que nous
n'en pénétrons le mystère. Si, de l'observation
des phénomènes extérieurs, nous passons aux
sentiments et aux actes moraux que la conscience
nous révèle, nous y retrouvons la même oppo-
sition entre le bien et le mal, mais toujours avec
l'idée plus ou moins explicite de la prédomi-
nance actuelle ou future et définitive du bien.
Ce sentiment est enveloppé dans notre conscience
morale comme dans nos espérances, dans nos
désirs comme dans nos regrets. Ainsi la croyance
en deux principes ou forces dont l'action mu-
tuelle produit l'équilibre dans la nature, nous
est donnée par l'expérience même, et elle expli-
que _ facilement le manichéisme restreint et
généralement vrai des systèmes physiques de
l'antiquité. Mais la croyance formelle ou simple-
ment pressentie de l'unité du principe suprême,
arrête la trop grande extension que l'esprit serait
disposé à donner au dualisme fourni par l'ob-
servation, et rend impossible l'adoption d'un
système manichéen, complet dans toutes ses
parties, tel qu'on suppose, à tort, qu'il a été
professé par diverses sectes, à diverses époques.
Ici donc l'histoire éclaire la réflexion, et la ré-
flexion éclaire l'histoire, et il en résulte qu'on
chercherait en vain, même parmi les sectes les
plus décriées, un dualisme qui ne fût point sub-
ordonné à l'idée d'unité, qui, claire ou confuse,
est au fond de tous les esprits, comme l'unité
elle-même repose à la source de toutes choses.
Il n'y a donc point eu de véritable mani-
chéisme philosophique, et le manichéisme reli-
gieux, qui n'en est qu'une application, n'a pas
été plus absolu. Telle est la conclusion que la
critique doit tirer de l'examen impartial des
monuments qui nous restent du manichéisme
du me siècle. Quant aux manichéens qui, sous
le nom de Cathares ou Albigeois, sont devenus
célèbres au xn° siècle dans le midi de la France,
les critiques de nos jours les distinguent en dua-
listes absolus et dualistes mitigi vains
reconnaissent d'ailleurs que le dualisme mitigé
se rencontre dès les premiers temps de la secte.
Nous sommes disposés à croire, par les raisons
3ue nous avons données précédemment, qu'il a
ù prendre, dès le commencement, un plus
grand développement que le dualisme absolu, et
ne pas tarder à le remplacer. Nous n'oserions,
lois, l'affirmer contrairement à l'opinion
..mt critique dont nous indiquons les tra-
vaux à la fin de cet article; nous ferons seule-
L observer que les croyances des sectes
religieuses ne sont jamais aussi faciles à con-
naître que les doctrines philosophiques, et que
rsistance éternelle du principe du mal dans
son œuvre et dans son châtiment n'est pas ab-
solument manichéenne. L'Église catholique elle-
même, en enseignant l'éternité des peines de
l'autre vie, a créé dans l'avenir, un mal, une
existence qui ne finira pas, et lui a refusé ce-
pendant l'égalité de puissance avec le principe
du bien. Aussi, personne, en se fondant sur
ce dogme, n'a dirigé contre elle l'accusation
de manichéisme; rien ne prouve à nos yeux
que l'ancien manichéisme ait été beaucoup plus
loin.
Les documents les plus importants sur l'his-
toire du manichéisme sont parmi les anciens :
dans les ouvrages de saint Augustin, Epistola
fundamenti contra Faustum; — Épître de Mâ-
nes dans saint Épiphane, haeres. LXII ; — une
réfutation, par Tite de Bostra; — Panisius, Lent,
antiq., éd. Basnage, t. I, p. 50; — Fragments.
Pabricius, Biblioth. grecque, t. V, p. 284 et suiv. ;
— Actes de la dispute d'Archélaùs et de Manès.
éd. Fabricius, t. II ; — et parmi les modernes :
Bayle, art. Manichéisme; — Tillemont, Mémoires
pour servir à l'histoire ecclésiastique, 10 vol.
in-4, Paris, 1693-1722; — Wolf, Manicheismus
ante manichœos, et in ckrislianismo redivivus,
in-8, Hambourg. 1707: — Bausobre, Histoire
critique du manichéisme, 2 vol. in-4, Auist.,
1734-1739; — Mosheim, Commentaria de rébus
chrislianis ante Constanlinum, in-4, Helms-
tsedt, 1753; — Walch, Historié der Ketzercien.
11 vol. in-8, Leipzig, 1762-1785, t. I; — Foucher,
Mémoires de l'Académie des inscriptions et
belles-lettres, t. XXXI et autres ; — Matter, His-
toire critique du gnoslicisme, 2e éd., 3 vol. in-8,
Paris, 1843; — Baur, sur le Manichéisme des Ca-
thares. in-8, Tubingue. 1831. — M. Schmidt, Mé-
moires de l'Académie des sciences morales et
politiques. Savants étrangers, t. II. H. B.
MARC-AURÉLE est né à Rome le 26 avril 121 .
Son père et son aïeul se nommaient l'un et
l'autre Annius Vérus; sa mère, Domitia Cal-
villa ou Lucilla, car on lui donne ces deux
noms, était fille de Catilius Sévérus. Marc-Au-
rèle ne connut pas son père, quoiqu'il dise de
lui, dans le premier livre de ses Pensées :
« Souvenir que m'a laissé mon père : modestie,
caractère mâle. » Il fut élevé, sous les yeux de
sa mère, dans la maison de son aïeul paternel.
11 ne fréquenta point les écoles publiques; on
l'entoura chez lui des meilleurs maîtres. Ses
historiens nous en ont laissé la liste; mais nous
citerons seulement : Hérode Atticus,' à cause de
sa célébrité, Fronton et Rusticus, que Marc-Au-
rèle éleva plus tard l'un et l'autre au consulat,
et Diogénète qui, le premier, lui enseigna le
stoïcisme. L'enfance de Marc-Aurèle s'écoula,
au milieu des bons exemples et des sages pré-
ceptes, loin de l'affreuse corruption de la jeu-
nesse romaine. Il se félicite lui-même d'avoir
fait peu de progrès dans les lettres, car il par-
tageait le mépris de sa secte pour l'érudition et
pour l'éloquence fastueuse qu'on enseignait dans
les écoles; niais il était déjà philosophe long-
temps avant l'âge où l'on est un homme. Ce fut
un des bonheurs de la carrière d'Adrien d'avoir
su jeter les yeux sur cet enfant à la fois réfléchi
et docile, plein de maturité et de candeur. 11 le
fit chevalier à six ans; à huit il le fit entrer
dans le collège des prêtres saliens; à quinze, il
lui donna la robe virile. Le premier usage que
Marc-Aurèle fit de ses droits, fut d'abandonner
L'héritage de .-on pire à sa sœur Annia Corni-
ficia, qui avait épousé un homme plus riche
qu'elle. Nommé quelque temps a ! de
Rome, il renonça à la chasse et aux exercices
MARC
— 1037 —
MARC
du corps qu'il aimait avec passion, et sut rem-
plir exactement ses nouveaux devoirs sans aban-
donner ses études philosophiques. Sa vie ne fut
plus partagée, jusqu'à sa mort, qu'entre ces deux
occupations : étudier et agir; il n'eut jamais de
temps pour le repos ni pour le plaisir. Il avait
embrassé les austérités de la vie stoïcienne, et
ne s'en départit pas, même sur le trône ; et dans
une vie qui est à elle seule un puissant ensei-
gnement, il ne paraîtra pas indigne de l'histoire
de rappeler que Marc-Aurèle enfant reposait sur
la dure, enveloppé dans sa cape, et que sa mère
n'obtint de lui qu'à grand'peine qu'il couchât sur
un lit revêtu d'une simple peau.
Lorsque Adrien suivait les premières années
de Marc-Aurèle, et le couvrait de sa protection,
il voyait en lui la plus ferme espérance de
l'empire. Il l'avait fiancé à la fille de Céionius
Commodus, son fils adoptif, pour lui frayer le
chemin du trône. Céionius étant mort avant l'em-
pereur, celui-ci choisit Antonin, à condition qu'à
son tour il adopterait Marc-Aurèle. Antonin avait
épousé Annia Galeria Faustina, fille d'Annius
Vérus, et, par conséquent, tante de Marc-Aurèle,
qui était ainsi le neveu par alliance de son père
adoptif, et qui, plus tard, en devint le gendre.
Antonin et Marc-Aurèle restèrent toujours étroi-
tement unis, en dépit des efforts que l'on tenta
pour les séparer. Antonin, parvenu à l'empire,
nomma son fils adoptif césar, puis consul et
questeur; il l'obligea de remplir les fonctions
de cette dernière charge, d'assister aux délibé-
rations du sénat, de s'initier à tous les secrets
du gouvernement. Il lui donna Mœcianus pour
maître de jurisprudence, et, loin de porter ob-
stacle à ses études philosophiques, il fit venir de
Grèce Apollonius tout exprès pour lui donner des
leçons.
Marc-Aurèle quitta la vie privée à regret. Rien
ne fut changé en lui : il ne prit du rang suprême
que les devoirs. Il est, avec Épictète, le plus
partait exemple de la vertu stoïcienne, parce
que l'un est resté stoïcien sur le trône et l'autre
dans l'esclavage.
Devenu empereur à la mort d'Antonin (le 7
mars 161), il prit pour collègue Lucius Vérus,
son frère adoptif. Ce partage de l'autorité impé-
riale était jusqu'alors sans exemple. Vérus, qui
n'était digne d'une telle fortune que par sa dé-
férence absolue pour le véritable empereur,
n'eut guère que l'égalité du rang avec Marc-
Aurèle, qui retint toute l'autorité. La reconnais-
sance avait inspiré à Marc-Aurèle cette réso-
lution d'élever avec lui à l'empire le second fils
adoptif d'Antonin. Ce fut une de ses vertus de
n'oublier jamais un bienfait. Le premier livre
de ses Pensées, dans lequel il énumère ce qu'il
doit à chacun de ses parents et de ses maîtres,
n'est pas. comme on l'a dit, un monument de
son orgueil, mais de sa reconnaissance.
Marc-Aurèle, à son avènement, trouvait l'em-
pire rempli de troubles. Au dehors, les Quades,
les Germains déchiraient les frontières ; les
Parthes commençaient la longue suite de leurs
victoires. L'armée était amollie et ne ressemblait
plus à ces vieilles légions romaines qui ne sa-
vaient pas reculer. Dans le double relâchement
des mœurs publiques et de la discipline mili-
taire, les généraux n'étaient plus redoutables
que pour leur empereur, et, sous ce règne
même, le crime de Cassius le prouva. Au dedans,
des jurisprudences compliquées, des magistra-
tures mal d finies; point d'autre unité que la
volonté du souverain. A tous les degrés de la
hiérarchie, la délation, les rapines; la cruauté
poussée si loin chez les patriciens qui avaient
été, sous Néron, à bonne école, qu'ils commet-
taient des meurtres par passe-temps, ne nihii
agatur, dit Sénèque; des mœurs privées et pu-
bliques dignes de Messaline, et Mcssaline elle-
même ressuscitée dans les deux Faustine, belle-
mère et femme de Marc-Aurèle, et dans sa fille
Lucile; le souvenir d'Antinous encore vivant
dans sa famille adoptive ; le suicide ravageant
comme une épidémie cette société corrompue
et croulante : voilà le monde qui échut à Marc-
Aurèle et qu'il entreprit de gouverner sans
faiblesse, sans vaine recherche de la popularité,
mais aussi sans tyrannie, car, disait-il, inau-
gurant son règne par ces belles paroles : « La
tyrannie ne vaut pas mieux à exercer qu'à souf-
frir. »
A, ces causes générales de détresse, s'ajoutaient
encore des malheurs particuliers : la peste, la
famine, des inondations du Pô et du Tibre. La
Bretagne était révoltée, la Germanie envahie
par les barbares, et l'orient de l'empire, par
les Partbes. Marc-Aurèle envoie des légions
en Bretagne et en Germanie ; il fait désigner
Lucius Vérus pour la guerre des Parthes, et
reste lui-même au siège de l'empire pour com-
battre l'ennemi le plus redoutable. Il accroît
l'autorité du sénat, abrège les formes de la pro-
cédure, fixe le taux de l'argent, interdit l'usure,
une des grandes plaies de la société romaine,
régularise la perception des impôts, met un
terme aux perpétuelles délations qui ne lais-
saient de sécurité à personne, protège le com-
merce, établit des greniers publics. Ces réformes
atténuaient le mal sans le détruire; mais l'em-
pereur faisait ce qui était humainement possible,
et lui-même disait avec mélancolie : « N'espère
pas la république de Platon, qu'il te suffise de
porter remède aux plus grands maux. » Cette
résignation fut, pour plusieurs stoïciens, le der-
nier mot de la vie pratique. C'était, en quelque
sorte, la réponse des faits et de l'expérience à
leur ambitieuse recherche de la perfection ab-
solue.
Un de ses premiers soins fut de vider les pri-
sons encombrées de chrétiens, et d'ordonner aux
proconsuls de cesser les persécutions. 11 paraît
cependant que cet esprit d'impartialité et de
justice à l'égard des chrétiens ne l'anima pas
pendant tout son règne. Qu'on place le martyre
de saint Justin en 165 ou 167, c'est toujours
sous Marc-Aurèle. S'il n'y eut pas, sous lui, de
persécutions générales, il y eut des persécutions
particulières. Dacier veut tout rejeter sur les
proconsuls; il est difficile de croire que les or-
dres précis de l'empereur eussent été enfreints.
Marc-Aurèle n'était pas superstitieux, comme on
l'en a accusé, mais il était religieux selon l'es-
prit de l'école stoïcienne, et considérait les chré-
tiens comme coupables au moins d'obstination
et d'impiété envers les dieux de l'empire. Peut-
être aussi, par une faiblesse condamnable, aura-
t-il cédé a la clameur publique, dans un temps
d'inquiétude et de troubles. Il est du moins
certain, quoi qu'on en ait dit, qu'il ne rendit pas
justice aux doctrines des chrétiens; il ne les
connut que superficiellement, il ne leur emprunta
rien, Brucker le prétend vainement, et le stoï-
cisme suffit pour expliquer tous les passages
qu'on allègue. La morale de Marc-Aurèle n'est
que le stoïcisme, le christianisme est bien au-
dessus.
Vérus s'était endormi à Antioche dans le luxe
et les plaisirs. La guerre fut terminée sans lui
par ses généraux. Après qu'il cul triomphé à
Rome, avec Marc-Aurèle, et qu'ils curent reçu
l'un et l'autre le nom de Parlniques, que Marc-
Aurèle s'empressa d'échanger plus tard pour
celui de Germanique, ils partent ensemble, en
MARC
— 1038
MARC
It'J, pour une expédition dans la Germanie; et
Marc-Aurèle, au départ, fait tant de sacrifices,
qu'on disait qu'il ne trouverait plus de bœufs
pour remercier les dieux de la victoire. Julien
noua a conservé cette épigramme : « Les bœufs
à Marc-Aurèle : si vous triomphez, nous péris-
sons. •> Les empereurs se rendent d'abord à
Aquilée, mais la peste les oblige à en partir pré-
cipitamment. Vérus mourut pendant son voyage,
ou de la peste, ou d'apoplexie. Dion accuse
Marc-Aurèle de sa mort; Capitolinus en accuse
Lucile, femme de Vérus et fille de Marc-Aurèle.
La vie entière de Marc-Aurèle repousse cette
accusation. Lui-même s'était donné Vérus pour
collègue; il l'avait aimé, malgré ses fautes,
jusqu'à lui donner sa fille; il avait couvert ses
déportements de son indulgence, et réparé au-
tant que possible les conséquences de son inertie.
Vérus, qui a laissé dans l'histoire le souvenir
d'un prince corrompu, eut du moins le mérite
de sentir les services et la supériorité de son
frère, et de lui obéir en tout. Marc-Aurèle donna
la veuve de Vérus, digne fille de Faustine, à un
homme de bien, né dans un rang obscur.
La guerre de Germanie retint longtemps Marc-
Aurèle après la mort de Vérus, malgré des suc-
cès marqués, et un traité auquel les barbares
ne voulurent pas se tenir. C'est pendant cette
longue campagne qu'arriva le miracle de la lé-
gion foudroyante. On sait que la grêle qui sur-
vint pendant le combat, aveugla les barbares
et ne toucha point la légion chrétienne. Les
païens, selon l'esprit du temps, attribuèrent ce
miracle à un magicien. On a prétendu que Marc-
Aurèle fut ébranlé, et renouvela la protection qu'il
avait autrefois promise aux chrétiens; mais la
lettre qui défend d'accuser les chrétiens comme
chrétiens est de 171, le miracle est de 174, et
les persécutions éclatèrent à Lyon et à Vienne
trois ans avant la mort de Marc-Aurèle, en 177.
Ce qu'il faut admirer, dans cette campagne
de Germanie, c'est moins le succès des armes
de Marc-Aurèle que son énergie morale. Obligé
de sévir, pour rétablir la discipline, et de sup-
primer les jeux par mesure d'économie, il avait
à subir l'ingratitude du peuple. Sa femme et sa
fille déshonoraient sa famille ; il le savait, sans
même consentir à se plaindre j la mort lui en-
leva son fils, âgé de sept ans ; isolé et méconnu
de toutes parts, il couvrait ses proches de son
silence, se dépouillait pour réparer les finances
obérées, donnait ses journées à l'administration
et à la guerre, et la nuit, il se consolait en étu-
diant la philosophie. Au milieu de ces travaux,
la révolte d'Avidius Cassius, gouverneur de Syrie,
qui avait répandu le bruit de la mort de Marc-
Aurèle, et s'était fait proclamer auguste, vint le
surprendre. Marc-Aurèle adresse à ses soldats
une harangue où toute son âme respire ; et il
marchait à grandes journées vers les provinces
révoltées, quand on lui apporta la tête du re-
belle. Ou sut qu'au lieu de se venger, selon la
politique des empereurs, sur les enfants de Cas-
sius, sur les villes, sur les légions qui avaient
embrassé son parti, il pardonna tout sans ré-
serve, et brûla les papiers de Cassius, « de peur
de trouver des coupables. » Un autre de ses gé-
néraux, Pertinax, qu'il avait condamné, et dont
il reconnut l'innocence, fut fait par lui sénateur
et consul; et l'on ne sait ce que l'on doit le plus
admirer, du juge qui rép re ainsi une erreur,
ou du prince qui répond par la clémence à l'in-
gratitude et à la trahison.
De la Syrie, où il s'était rendu pour étouffer
la sédition^ Marc-Aurèle parcourt tout l'Orient :
àSmyrne, il entend l'orateur Aristide, et quelque
temps après il rebâtit la ville, ruinée par un in-
cendie; à Athènes, il se fait initier, et fonde des
chaires publiques; il ne fait ensuite que loucher
à Rome, uù il partage le triomphe avec son fils
Commode, et où il élève un temple à la Bonté.
Retiré pour un temps à Lavinium, pendant qu'il
y étudie encore la philosophie (car au milieu des
soins de l'empire, il suivait, à soixante ans, les
leçons de Sextus), il achève de réformer l'admi-
nistration, supprime les sinécures, répare les
routes ; en même temps, il rappelle et protège
les philosophes, ce qui ne l'empêcha pas de se
montrer implacable pour les sophistes. De là, il
part en 178 pour la Germanie, où il remporte une
victoire décisive, et meurt le 17 mars 180, à Sir-
mium ou, selon d'autres, à Vienne en Autriche,
après dix-neuf ans et dix jours de règne. On a
prétendu que, se sentant près de mourir, il voulut,
en vrai stoïcien, remporter sur la nature une
dernière victoire et s'abstenir de nourriture. Une
opinion plus accréditée charge Commode d'un
parricide : digne commencement pour l'émule
de Caligula et de Néron.
Les cendres de Marc-Aurèle furent rapportées
à Rome. La postérité n'a reproché à l'empereur
philosophe, que Faustine, sa femme, et Commode,
son fils. On peut lire, dans les Césars de Julien,
l'accusation et la défense. Marc-Aurèle n'a pas
ignoré les déportements de Faustine ; il a cru plus
grand de les pardonner que de s'en plaindre; il
a voulu donner à son père adoptif cette suprême
marque de sa reconnaissance. A un ami qui lui
conseillait de la répudier : «Il faudra donc, disait-
il. lui rendre sa dot ?» Et sa dot, c'était l'empire.
On voudrait qu'éclairé par l'exemple de Vérus, il
n'eût pas remis l'empire aux mains de Commode.
Un père ne pouvait pas deviner Commode; mais
il en savait assez pour le déshériter, quand l'hé-
ritage qu'il avait à lui laisser était le gouverne-
ment du monde. Ce sont les seules taches de
cette belle vie; et l'on peut, après l'avoir lue,
répeter avec Montesquieu : <• On sent en soi-même
un plaisir secret lorsqu'on parle de cet empereur ;
on ne peut lire sa vie sans une espèce d'atten-
drissement : tel est l'effet qu'elle produit qu'on
a meilleure opinion de soi-même, parce qu'on a
meilleure opinion des hommes. »
Ce qui donne à Marc-Aurèle un rang éminent
parmi les philosophes stoïciens, c'est sa vie. Lui-
même en avait écrit l'histoire, cette histoire est
perdue; mais il nous reste ses Pensées, un petit
livre qui explique tout l'homme, et qu'à son tour
l'homme explique. Il n'y a pas dans ce petit
livre de doctrines métaphysiques; on sent bien
en le lisant que le stoïcisme se perd de plus en
plus dans les maximes pratiques : mais ce qui le
distingue entre tous les livres de morale, c'est
que celui qui l'a écrit n'y a pas mis une pensée
qui ne fût sincère, ni une maxime qu'il n'ait
pratiquée.
Marc-Aurèle, comme tous les stoïciens de son
temps, méprise la science métaphysique. Rien de
plus obscur, dit-il, que ce que l'on essaye de
dire sur le fond même et sur l'origine des choses;
les stoïciens y échouent comme les autres. Chaque
philosophe a son opinion; et le changement qui
est dans les pensées est aussi dans leurs objets :
tout ce monde, et la science qui le reflète ne
sont que des Ilots changeants. Voilà bien le scep-
ticisme des stoïciens romains, qui n'exceptaient
que la morale. Et cependant, avec la même in-
quence que Sénèque, il s'écrie ailleurs :
«11 faut vivre pour se demander quelle est la
nature de l'univers, quelle est la notre, quels
sont leurs rapports.» 11 est vrai que pour lui
l'étude de ces rapports et de cette double nature
i"i purement expérimentale. Sa psychologie n'est
qu'une suite d'observations tout e.vtcneuics, elle
MARC
1039 —
MARC
n'a quelque force que dans l'analyse des passions,
parce qu'il retrouve là son talent de moraliste et
d'observateur. Quand il distingue dans l'homme
un corps, un souffle, et le principe directeur,
c'est à peine là une donnée scientifique, puis-
qu'il ne la relève par aucun fait nouveau, par
aucun raisonnement, par aucune détermination
précise. Ce souffle, ou, si l'on veut, cette âme, est
un élément tout matériel. Lui-même recherche
ailleurs ce que ces âmes deviennent quand le
corps les a quittées, et répond qu'elles se con-
fondent par dissolution dans les airs, comme la
terre absorbe les corps. Quant au principe di-
recteur, c'est la raison, la liberté ; une émanation
de cette force divine qui circule dans le monde
entier et l'anime, émanation fugitive qui brille
un instant en nous et s'absorbe aussitôt dans sa
source : éternelle, si on la considère comme partie
de cette force universelle d'où elle part et où
elle retourne; périssable, si on l'attache à cet
individu, à ce moi, qu'elle illumine et qu'elle
dirige.
Ainsi pour Maro-Aurèle, comme pour toute
l'école, l'àme n'est qu'un corps d'une nature plus
élevée. Mais cette raison qui luit dans notre âme,
et, par conséquent, cette force dont notre raison
émane, et qui est Dieu ou la nature, ne sont-
elles pas, à ses yeux, des réalités d'une nature
incorporelle? On l'a dit, et, si cela était exact,
Marc-Aurèle se distinguerait ainsi de toute l'école,
pour laquelle il y a identité complète entre le cor-
porel et le réel. Rien n'autorise une telle hypo-
thèse; on ne voit pas où Marc-Aurèle, qui dédaigne
la spéculation métaphysique, aurait pris ce spiri-
tualisme. La raison est pour lui ce qu'elle est pour
les stoïciens ses devanciers, soit qu'on la con-
sidère en elle-même, dans sa source, ou dans
nos âmes : une force inséparable du monde
matériel, l'animant, mais résidant en lui sans
distinction de substance. Les stoïciens distin-
guaient la force vivifiante ou la raison, du monde
qu'elle produit, qu'elle anime et qu'elle gouverne,
comme ils distinguaient avec tous les Grecs la
forme de la matière, quoique la forme séparée
de la matière et la matière séparée de la forme
ne fussent pour eux que des conceptions logiques
sans être ni réalité.
Cette psychologie annonce déjà la théodicée de
Marc-Aurèle, puisque la nature de notre âme est
la nature même de Dieu; et c'est en ce sens qu'il
a prononcé ces paroles profondes : « Plus tu t'en-
fonces dans la connaissance de toi-même, et plus
tu pénètres les secrets de la nature universelle.»
Marc-Aurèle admet donc, sans difficulté, Dieu et
la Providence; ce Dieu est bon, il a fait le monde
et il le gouverne, mais en même temps il y ré-
side, ou plutôt il en fait partie. C'est la force
vivifiante qui organise le chaos, suivant des lois
inhérentes à la nature même des éléments dont
la matière se compose. Le grand tout auquel
nous appartenons, et par la substance de notre
être et comme parties intégrantes d'un système,
est un animal complet, un et unique, qui embrasse
tout, puisqu'il ne peut rien y avoir en dehors de
lui, et dont tous les éléments, régis par des lois
immuables, concourent à un même but. Comme
il n'y a rien dans l'espace en dehors de l'étendue
du monde, il n'y a rien dans le temps en dehors
de sa durée. L'immutabilité de ses lois, d'où
résulte sa beauté, ne souffre point d'exceptions :
tout est enchaîne dans un système nécessaire;
les exceptions que nous croyons apercevoir ne
sont que les illusions de notre ignorance. Si nous
savions creuser plus avant, derrière ces cas for-
tuits nous retrouverions la loi nécessaire, la force,
la nature, c'est-à-dire, dans le langage des stoï-
ciens, la Providence et Dieu. Il en est de même
de la laideur : telle partie du monde est laide en
soi : mais elle est belle à sa place, et elle con-
court par sa variété à la beauté du monde. Voilà
donc, si Marc-Aurèle a une doctrine sur les prin-
cipes fondamentaux de la science, quelle est sa
doctrine : matérialiste, malgré la distinction bien
établie de l'âme et du corps; panthéiste, malgré
la prière, ^malgré le dogme de la Providence ;
soutenant à la l'ois l'éternité du principe pensait
et la dissolution complète, au moment de la
mort, de l'individu qui pense; fataliste enfin,
quoique reposant en apparence sur la liberté
humaine. Au fond, peu importent à Marc-Aurèle
toutes ces doctrines. Il a son dilemme comme
plus tard Pascal aura le sien. Mais, pour Pasc 1
ce dilemme ne répond qu'à la maladie d'une âme,
dont les passions, quelquefois, obscurcissent et
étouffent l'intelligence. C'est froidement, au con-
traire, et par une indifférence réelle et calculée,
que Marc-Aurèle pose ces principes : « Ou tout
provient d'une intelligence, et alors tout est
bien; ou il n'y a que des atomes, et tout est
fortuit et indifférent : pourquoi te troubler?» Et
ailleurs : « Ou les dieux (quels dieux? les astres
quelquefois; quelquefois, par habitude ou par
respect des traditions, les dieux de la religion
païenne ; quelquefois, enfin, les forces de la na-
ture, rayons divers qui émanent d'un même
foyer); ou les dieux peuvent quelque chose, dit-
il, ou ils ne peuvent rien : s'ils ne peuvent rien,
pourquoi les prier? s'ils peuvent, demande-leur
de régler plutôt tes désirs que la destinée. »
Le principe de la morale de Marc-Aurèle, con-
séquence forcée de ces prémisses, est la sou-
veraineté de la raison individuelle, c'est-à-dire
de la volonté, participation immédiate de la
nature dans sa concentration et dans sa force,
tandis que les passions et les phénomènes exté-
rieurs de la vie ne sont que des accidents indivi-
duels, que nous devons combattre sous celte
forme, et qui ne retrouvent leur sens que quand
on peut les embrasser dans l'ensemble des formes
universelles. C'est, on le voit, le principe commun
à toute l'école; la règle pratique est aussi ia
même : Se conformer à l'unité de la nature, par
l'unité de la direction et de la volonté; se rendre
indépendant du dehors, et transformer, par la
discipline de ses désirs, l'obstacle en moyen de
succès.
Cependant, ce qui distingue Marc-Aurèle, de
même qu'Ëpictète, du reste de leur école, c'est
un attachement, si on peut le dire, moins fa-
rouche à la doctrine stoïcienne. Ils méprisent
tous deux les passions, sans les nier, et laissent
voir l'homme sous le stoïcien. Marc-Aurèle, sur-
tout, tire de son panthéisme équivoque le dogme
de la fraternité universelle, et pour lui, ce n'est
pas une conséquence stérile. Comme Antonin,
dit-il, ma patrie est Rome; comme homme, ma
patrie est le monde. Nous sommes tous con-
citoyens, nous sommes tous frères; nous devons
nous aimer, puisque nous avons la même origine
et le même but.» S'aimer! Nous voilà loin de
l'isolement des premiers stoïciens, qui condam-
naient môme la reconnaissance, et résumaient
toute la vie dans ce mot : « Abstiens-toi. » Quand
Marc-Aurèle proclame l'égalité, ce n'est plus au
profit de l'orgueil de chacun; c'est dans l'intérêt
de tous, et pour apprendre à tous à donner et à
recevoir : « Alexandre et son muletier, morts,
ont même condition : ou rendus au principe gé-
nérateur, ou dispersés en atomes. » Il est dans
le plan de la Providence, c'est-à-dire dans l'ordre
de la nature, que ces égaux et ces frères sachent
s'entr'aider, que celui qui a du superflu n'en
jouisse qu'en le répandant aux pauvres, que le
pauvre accepte sans honte et sans empressement
MARC
1040 —
MARC
ce qui lui manquait, et que l'un et l'autre rendent
leur âme indépendante, ou de la richesse, ou de
La misère. Pourquoi rougir d'accepter un secours?
c'est un srjldat qui relève un blessé. Le sort,
dans cette bataille que notre volonté livre aux
passions, épargne les uns, frappe les autres:
mais notre volonté le domine. Elle dépend d'elle
seule. II ne s'agit pour être heureux, c'est-à-dire
en langue stoïcienne, pour être vertueux, que
de vouloir la condition même où le sort nous a
mis. Marc-Aurèle, qui réhabilite, pour ainsi dire,
l'amour dans l'école stoïcienne, y a du même
coup réhabilité la bienfaisance. Ce n'est pas
encore la charité chrétienne, mais c'est, avec la
morale de Platon, ce qui y ressemble le plus. Il
ne dit pas : « Abstiens-toi et supporte; » mais :
« Corrige et supporte. »
Ces sentiments fraternels expliquent la bien-
veillance universelle de Marc-Aurèle. Dans ce
monde où tout a sa place, où la volonté seule a
de la valeur, la colère n'a plus de sens. Si la
nature ne peut me blesser, les mauvaises passions
de mes frères me blesseront-elles davantage? La
clémence n'a jamais coûté à Marc-Aurèle; il disait
dans une expression un peu forcée peut-être, et
qui n'en prouve que mieux l'énergie de sa con-
viction : « Le plus grand de tous les bonheurs :
s'entendre accuser, savoir qu'on a fait le bien. »
Ainsi, c'est la conscience d'avoir fait le bien qui
est tout pour lui. Il faisait le bien pour le bien,
et non pour la gloire. Il aurait dit comme Sé-
nèque : « Il y a loin d'un calcul habile à une
belle action. L'œil ne demande pas son salaire
pour avoir vu, le pied pour avoir marché : fais
le bien, parce que c'est ta nature, et ne demande
pas de salaire ! »
Il est assez difficile de dire quelle a été au
fond la pensée de Marc-Aurèle sur le suicide :
tantôt il le combat comme une désertion, tantôt
il le préconise comme un triomphe. Il repousse
le suicide, quand il n'écoute que son cœur; il
l'encourage, quand il songe à la. vanité de ce
monde. 11 pense comme Ëpictète; il dit comme
lui : « Il y a ici de la fumée : tu n'as qu'à sortir.»
Ils ont beau savoir aimer ; l'amour qui ne s'élève
pas au delà du monde ne console pas une âme.
Ëpictète et Marc-Aurèle subissent le sort des
stoïciens, et, comme tous les autres, ils entendent
malgré eux le mot de Brutus (ce dernier mot du
matérialisme, cette suprême condamnation de
l'école stoïcienne) : « Vertu, tu n'es qu'un nom!»
Il y a une amertume profonde dans les paroles
que trouve Marc-Aurèle pour peindre le néant de
la vie; et on ne peut les lire, et se rappeler qui
les a écrites, sans penser que ni la vivacité de
l'intelligence, ni la pureté du cœur, ni de grandes
actions accomplies, ni de grandes vertus exercées,
ne suffisent à soutenir une âme quand elle n'a
pas d'aspirations vers Dieu et l'avenir.
« Il faut partir de la vie, dit Marc-Aurèle,
comme l'olive mûre tombe en bénissant la terre,
sa nourrice, et en rendant grâce à l'arbre qui l'a
produite. Vivre trois ans, ou trois âges d'homme,
qu'importe, quand l'arène est close? Et qu'im-
porte, pendant qu'on la parcourt? Mourir est
aussi une des actions de la vie ; la mort, comme
la naissance, a sa place dans le système du
monde. La mort n'est peut-être qu'un change-
ment de place. 0 homme, tu as été ciloyen dans
la grande cité. Va-t'en avec un cœur paisible :
celui qui te congédie est sans colère. »
Ainsi L'âme do Marc-Aurèle est sereine jusque
sa tristesse, et. comme en dépit de sa doc-
trine, Dieu revient toujours sur ses lèvres quand
il parle do la mort. On voudrait se persuader
qu'au fond La croyance à l'existence de Dieu
subsistait en lui, malgré les nuages de l'école.
Pourquoi aurait-il dit; sans cela: « Passe chacun
de tes jours comme si c'était le dernier?»
Les pensées de Marc-Aurèle ont été publiées
pour la première fois, texte grec, avec la traduc-
tion latine, par Xylandcr, in-8, Zurich, 1568,
sous ce titre : M. Antonini imperatoria de se
ipso. J. M. Schulz en a publié une édition in-8,
à Sleswig, 1802. Les doux volumes de notes qui
devaient accompagner le texte n'ont pas paru
Parmi les traductions françaises, nous citerons
celle de Dacier, 2 vol. in-12, Paris, 1691 ; celle
de Joly, in-12 et in-8; Paris, 1770, réimprimée
en 1803; et enfin celle de M. Pierron, gr. in-18,
Paris, 1843.
M. Angelo Mai' a publié en 1819 des Let-
tres de Marc-Aurèle et de Fronton, découvertes
dans la bibliothèque du Vatican, et qui depuis
ont été traduites du texte latin en français par
M. A. Cassan, Paris, 1830, 2 vol. in-8.
On peut consulter, outre Y Eloge de Thomas :
Filon, An stoica M. Aur. Antonini philosophia
aliijuid clirislianoz doclrinœ debucril, Parisiis,
1840, in 8; — De Suckau, Étude sur Marc-Au-
rèle, sa vie et sa doctrine, Paris, 1857, in-8; —
Martha, les Moralistes sous l'empire romain,
Paris, 1864, in-8. Voy. Fronton. J. S.
MARCION, né à Sinope au commencement
du ne siècle, fut moins un philosophe de profes-
sion que de tendance. Le premier d'entre ceux
qui avaient passé du polythéisme au christia-
nisme, il apporta un esprit de critique absolu
dans l'examen des textes et dans celui des doc-
trines de l'Église. Jusqu'à lui, le gnosticisme ne
brilla guère par cet esprit. 11 admettait, au con-
traire, les traditions et les compositions égale-
ment suspectes. La critique de Marcion lui-même
se trompa singulièrement, mais elle fut sérieuse
et sincère, et elle donna au gnosticisme, qui
avait reçu de Basilide une direction orientale,
de Valentin une direction égyptienne, l'expres-
sion la plus chrétienne qu'il fût en état de pren-
dre. Marcion, après avoir rompu avec le poly-
théisme, sans doute en même terups que son
père, qui devint évêque de Sinope, rompit aussi
avec tout ce qui semblait réfléchir le judaïsme
dans ses nouvelles croyances. Depuis saint Paul,
une lutte assez vive était engagée, dans le sein
du christianisme, entre ceux qui désiraient con-
server des institutions mosaïques tout ce qui ne
contrariait pas ouvertement la loi chrétienne,
et ceux qui désiraient en détacher celle-ci à peu
près complètement. Trente ans après la mort de
saint Jean, cette séparation était la tendance du
jour; et si l'on traitait encore de frères les ébio-
nites et les nazaréens, qui maintenaient les
tendances judaïques, déjà les pauliciens rigou-
reux condamnaient même ceux qui enseignaient
le chiliasme, ou l'opinion d'un règne millénaire
que devait fonder le Messie. L'Église de Rome
se distinguait par son esprit d'épuration, et son
évêque (Anicet) se prononça, même dans la ques-
tion de la célébration des fêtes de Pâques, con-
tre un disciple de saint Jean (Polycarpe) et pour
la non-coïncidence avec le judaïsme. Ce fut à
cette époque que Marcion, exclu de la commu-
nauté de Sinope pour une faute de discipline (il
avait, dit-on, séduit une vierge), se rendit à
Rome où étaient allés aussi Basilide et Valentin,
en passant par Smyrne et Eplièse. D'abord assez
heureux en Italie, il y fut bientôt excommunié
encore, sans doute à cause de ses doctrines, de-
venues plus hardies depuis les rapports qu'il
avait eus avec Cerdon le Gnostique. Sur cette
idée fondamentale, qu'il y a antithèse absolue
entre le christianisme et le judaïsme, et que le
second altérait le premier, il établit tout son
système, et il entreprit toute une série de tra-
MARC
— 1041 —
MARC
vaux, afin de ramener la primitive pureté de la
foi, suivant lui profondément viciée dans les
textes de l'Évangile comme dans les théories
apostoliques. En place des premiers, il adopta,
d'après l'opinion de la plupart des critiques, -un
évangile qui n'était qu'une révision mutilée de
l'évangile de saint Luc. Mais, d'après une opi-
nion plus hasardée, son évangile fut le texte
primitif qui est devenu, par toutes sortes d'ad-
ditions et d'altérations, l'évangile que nous
avons actuellement sous le nom de saint Luc.
Marcion s'arrangea ou choisit aussi un recueil
d'épîtres apostoliques conforme à son système,
n'acceptant que les épîtres de saint Paul, apô-
ire, dont il prétendait relever et faire triompher
.'autorité, mais éloignant dans ces textes tout
ce qui n'était pas de son goût. C'étaient autant
d'altérations, suivant lui. Quoique les théories
de Marcion allassent au delà de ces textes, il ne
paraît avoir eu recours, pour les justifier, ni à
l'inspiration immédiate ni à la tradition secrète
comme d'autres gnostiques. Son système, celui
de toutes les doctrines gnostiques qui se rappro-
che davantage de l'orthodoxie chrétienne, s'en
éloigne encore singulièrement. Il admet ces
trois puissances, qui se réduisent au fond à deux
principes, et qu'il ne faut pas comparer à la
Trinité chrétienne, dont il va être question tout
à l'heure : le Dieu suprême, qui s'est révélé
dans le christianisme; le Créateur du monde,
qui s'est révélé dans le judaïsme; et la mat ière
ou plutôt Vesprit dominateur de la matière, qui
s'est révélé dans le paganisme. La première de
ces puissances est parfaite ; la seconde, impar-
faite; la troisième, mauvaise. C'est parce qu'elle
est vicieuse, que le Dieu suprême n'a pas pu se
mettre en rapport avec elle, la former, en créer
le monde. Cela explique la deuxième puissance,
celle du démiurge, qui a fait de la matière ce
qu'il a pu, étant imparfait lui-même, n'étant pas
le Dieu bon, n'étant que le Dieu juste. Entre le
bon et le juste, Marcion admet une antithèse
complète, et, renchérissant sur Basilide, qui
avait fait de la justice une émanation divine, il
fit du Dieu juste le créateur du monde sensible.
Dans ce monde, qui réfléchit son image, le dé-
miurge établit l'homme, qui devait le réfléchir
à son tour. Mais un seul peuple, celui des Juifs,
reçut sa loi et ses prophètes ; les autres suivi-
rent le génie de la matière. L'antithèse entre le
Dieu suprême et le démiurge était-elle réelle-
ment dans ce système, et Marcion, qui ensei-
gnait trois puissances, admettait-il trois princi-
pes éternels '? Le gnosticisme n'en reconnaissait
que deux, ainsi que Philon, l'Egypte, l'Orient.
Marcion n'a pas dû déroger à cet accord; son
démiurge se rattachait au Dieu suprême , il était
à celui-ci ce que Satan était à la matière, et il
faut peut-être, comme l'insinuait Théodoret, ad-
mettre que Marcion enseignait au fond deux
principes distingués en quatre puissances. La
preuve que Marcion mettait le Dieu juste en
rapport intime avec le Dieu bon, malgré l'anti-
thèse qu'il proclamait entre eux, c'est qu'il ap-
pelait celui-là un avorton de celui-ci. Cette dé-
signation parut encore au principal disciple de
Marcion, Apelle, une antithèse trop profonde;
et, pour corriger ce défaut du système, il pro-
clama le démiurge un ange de Dieu, ce qui ne
laissa plus de doute sur le nombre des principes.
— La cosmologie et l'anthropologie de Marcion
se liaient étroitement à ce dualisme. D'autres
gnostiques enseignaient que le démiurge n'était
que le créateur du corps et de la vie qui l'a-
nime, mais que l'âme rationnelle, le principe
spirituel (nveûpa) venait du Dieu suprême, ap-
pelé au secours du démiurge lors de la création,
D1CT. PHILOS.
quand cet ouvrier s'effraya lui-même de l'im-
perfection de l'homme sorti de ses mains. Selon
Marcion, au contraire, l'àme de l'homme fut do
la propre essence du démiurge, et bientôt, s.
imparfaite qu'elle fût, elle s'altéra encore par la
substance du fruit défendu que l'homme cueilli.
sur les conseils de Satan. De cette chute, d'au-
tant plus désastreuse que la nature humaine
était déjà plus imparfaite, Marcion n'acceptait
ni l'homme ni le mauvais génie, mais le dé-
miurge, qui n'avait pas arme sa créature con-
tre la séduction, et qui souffrit lui-même de son
imprévoyance. D'abord il vit la majorité des na-
tions passer sous l'empire du séducteur. Puis il
ne parvint pas même à élever l'unique peuple
qui reçut sa loi au gouvernement universel que
projetait pour lui son amour-propre. Enfin le
Dieu suprême, dont il avait laissé ignorer à
l'homme jusqu'à l'existence, fit échouer ses des-
seins ambitieux, en produisant, sous le nom et
les caractères du Messie qu'il avait promis aux
Juifs, le Messie chrétien, qui révéla aux hommes
le Dieu bon, leur apprit que le démiurge n'était
que le Dieu juste, et, les rattachant à l'Être
parfait, ruina le gouvernement du créateur im-
parfait. Marcion composa des antithèses pour
montrer que le nouvel ordre de choses était,
non pas une réforme, mais le renversement et
le contre-pied de l'ancien ; que tout était oppo-
sition entre les deux religions et les deux lois
morales, comme entre les deux dieux. D'après
les anciens gnostiques, la puissance qui fonda
la nouvelle ère, l'Ëon Chrislos, s'était unie
antérieurement sans qu'il y eût unité de substance
ou de personne, à l'homme Jésus ; d'après d'au-
tres encore, le Jésus psychique avait été préparé
pour cette union, dès l'origine, par un germe
pneumatique communiqué à son âme. Marcion.
qui rejeta l'idée chrétienne de l'incarnation
divine et le dogme de la trinité, dont elle est la
base, rejeta aussi toute idée d'union entre l'Éon
Christos et la nature humaine.
Suivant Marcion, cet Éon, loin de passer par
le corps d'une femme, prit immédiatement l'ap-
parence d'un homme, et accomplit, sous le nom
de Jésus, cette mission d'affranchissement pour
laquelle une mort réelle sur la croix et une ré-
surrection réelle d'un corps enseveli eussent été
des faits sans importance. Ce qui avait plus d'im-
portance aux yeux du génie sauveur, c'était
d'aller dans les régions ou gémissaient les peu-
ples séduits par le génie du mal et persécutés
par le démiurge, et de les délivrer du joug de
ce dernier. C'est là ce que fit l'Éon Christos.
Toutes les âmes qui s'élèvent, en le suivant, au
Dieu suprême, deviennent semblables aux anges
de ce dernier, prennent part à ses félicités en
s'associant à sa pureté par celle de leur vie sanc-
tifiée, revêtent enfin un corps aérien en place
de celui qui appartient à la matière et qui doit
périr, et sont appelées ainsi à une destinée plus
belle que ne projetait pour elles leur créateur.
Faire à l'homme une destinée plus haute que
celle qui lui est assignée par son créateur, c'est
là une singulière inconséquence. Marcion Ta
commise en retranchant du gnosticisme anté-
rieur quelques idées fondamentales. Quand d'au-
tres gnostiques enseignaient que l'âme immor-
telle, le principe pneumatique, venait du Dieu
suprême, il était tout simple qu'elle s'élevât,
pour y retourner, au-dessus de l'empire du dé-
miurge. Marcion, dominé par sa théorie d'une
antithèse absolue entre les deux dieux, ne vou-
lait pas de concours de la part du premier dans
l'œuvre du second. Mais il était étrange qu'il
crût la pure œuvre du second assez parfaite
pour arriver dans la région du premier : com-
6G
MARC
— 1042 —
MA1Œ
ment l'imparfait démiurge pouvait-il créer des
êtres capables d'assez de perfection pour devenir
des anges supérieurs à leur créateur? Cela
s'explique dans d'autres systèmes qui le font
agir au nom du Dieu suprême, et lui l'ont exé-
cuter dans ses œuvres des desseins supérieurs
aux siens; cela ne s'explique pas dans le sys-
tème tronqué de Marcion. Qu'il soit tronqué,
cela se voit dans une aspiration qu'il prête à
son démiurge, celle de vaincre le mal avec le
secours de son peuple ; aspiration dans laquelle
il suit évidemment une idée supérieure, mais
dans laquelle il succombe, le mal étant trop
puissant, et se trouvant jusque dans le corps de
l'homme. Marcion, qui a rejeté avec hardiesse
des chaînons essentiels dans la série des théories
gnostiques, comble les lacunes avec confiance
au moyen de l'ascétisme. C'est par l'ascétisme
que l'homme s'élève au-dessus du monde maté-
riel et fini, qui ne peut lui suffire. Marcion est
hors d'état d'expliquer autrement que par l'en-
seignement de l'Éon Christos, l'origine de cette
aspiration au monde supérieur, que ses prédé-
cesseurs expliquaient par l'intervention du Dieu
suprême dans la création de l'homme. L'homme
s'élève au-dessus du monde matériel, et finit
dans le monde intellectuel, qui est infini comme
Dieu. Aussi l'ascétisme de Marcion fut-il plus
rigoureux que celui des autres gnostiques. 11
interdit le mariage d'une manière absolue; nul
néophyte ne fut admis à moins de prendre l'en-
gagement de renoncer à toute union charnelle.
Cette austérité du docteur de Sinope, nourrie
par ses prédilections pour le stoïcisme, accrut
le nombre de ses partisans au point d'effrayer
l'Église, si nous en croyons Tertullien, dont le
langage est d'ailleurs empreint d'une exagération
singulière. Ce qui est certain, c'est que les mar-
cionites, qui de tous les gnostiques se rappro-
chaient le plus du christianisme, étaient aussi
ceux qui imitaient, le mieux l'organisation, la
discipline et les cérémonies de l'Église. Tou-
tefois, leur influence spéculative fut plus grande
que leur importance numérique. Un système
qui proclamait des principes aussi exclusifs,
séparait le gouvernement de la Providence et
les trois principales doctrines de l'humanité
d'une manière aussi absolue, et appliquait aux
codes sacrés une critique aussi sévère, dut pro-
duire une vive commotion dans les esprits. Il
eut du moins de nombreux adversaires. Barde-
sane le Gnostique le combattit comme Justin le
martyr. Il fut réfuté avec colère par Tertullien
et saint Irénée, avec chaleur par Clément d'A-
lexandrie, Origène, saint Épiphane, Théodoret,
saint Ephrem. Les divisions des marcionites at-
testent aussi le mouvement issu des leçons de
leur chef. Apelle paraît avoir apporté à la cos-
mologie et à la christologie de son maître des
modifications profondes, plus acceptables pour
le gnosticisme alexandrin. De ces modifications
se rapproche une composition anonyme très-
importante pour l'histoire philosophique des pre-
miers siècles, les Clémentines, ou les homélies
; de saint Clément, qui sont de prétendus
dialogues entre saint Pierre et Simon le Magi-
cien. Cette œuvre, dirigée contre certaines doc-
trines du système rigoureux et absolu de Mar-
cion, paraît être émanée d'un marcionite mitigé,
d'un marcionite alexandrin; du moins, les idées
déposées dans cet écrit n'ont mûri qu'à la suite
de celles de Marcion. Les fameuses Récognitions,
dites de saint Clément, ne sont peut-être qu'une
rédaction antérieure des Clémentines (Ililgen-
feld, les Récognitions et les Homélies de saint
ni. p. 22, Iéna, 1848). Le système des
marcionites a peu survécu aux partis qui le pro-
fessaient et qu'ont anéantis les lois de l'Empire.
Consultez Néander, Histoire ecclésiast., 2' par-
tie, t. II, p. 681; — Esnig, évoque arménien du
vc siècle, Système religieux de Marcion, traduit
par Neumann; — J. Matter, Histoire critique
du Gnosticisme, Paris, 1828, 3 vol. in-8. voy.
Gnosticisme. J. M.
MARÉCHAL 'Pierre-Sylvain), un des derniers
partisans du matérialisme; tel que Diderot et
d'Holbach l'avaient compris, appartient à l'his-
toire de la philosophie par deux côtés : il a cher-
ché, avec la plupart des philosophes français du
xviii' siècle, à populariser une métaphysique ir-
réligieuse; puis à fonder une morale indépen-
dante des idées de Dieu et d'une vie à venir. Un
caractère particulier le distingue encore des
autres prédicateurs d'athéisme, ses contempo-
rains : c'est qu'il avait coutume de répandre ses
tristes principes sous forme de poèmes. Le sur-
nom de Lucrèce français fut le but de son am-
bition.
Né à Paris le 15 août 1750, Maréchal fut d'a-
bord avocat au Parlement. Une extrême diffi-
culté de parler le jeta dans la profession d'écri-
vain. Les succès de son début dans la poésie
légère, et particulièrement dans le genre pas-
toral, l'engagèrent à prendre le nom de Berger
Sylvain que l'on rencontre à la tête de plusieurs
de ses ouvrages. Devenu sous-bibliothécaire au
collège Mazarin, il se livra à son goût pour les
recherches littéraires et historiques. Doué d'une
mémoire très-puissante, il acquit bientôt une
érudition variée, mais plus étendue que pro-
fonde et plus agréable que solide. De plus en
plus initié et attaché à la philosophie du temps,
il voulut changer de modèle, et quitta Virgile
pour Lucrèce, se proposant de peindre la nature,
non pas en auteur bucolique, mais en philosophe
et en moraliste. Dans ce dessein, il publia, dès
1779, son Pibrac moderne; en 1781, ses Frag-
ments d'un poème moral sur Dieu.
Le Pibrac moderne, ou le Livre de tous les
âges, est une imitation des fameux Quatrains
du président de Pibrac. 11 se compose de cent
quatrains, dont chacun est accompagné d'un
commentaire en prose. Au fond, ces quatrains
sont des lieux communs rimes, où la pensée
n'est pas moins vulgaire que la forme. On y
trouve l'éloge de la vertu, de la bienfaisance, de
la modestie, etc. Maréchal n'ose pas encore se
prononcer ouvertement pour les tristes doctrines
qu'il embrassa plus tard ; il se montre seulement
sceptique.
Les Fragments d'un poè'me moral sur Dieu,
publiés deux ans plus tard, marquent un notable
progrès en athéisme, comme Maréchal s'exprime
lui-même avec satisfaction. Lucrèce y est fidè-
lement suivi, bien que le copiste ne l'égale ni
en vigueur, ni en grâce. En tête du livre est
placé le résumé de la théologie qui est commune
aux deux poètes :
L'homme dit : Faisons Dieu, qu'il soit à notre
Dieu fut, et l'ouvrier adora son ouvrage, [image;
Le Dieu de Maréchal, c'est l'univers, c'est la
nature, c'est tout ce qui tombe sous les sens et
la conscience. De là, une admiration enthou-
siaste pour le vertueux Spinoza, mais une ad-
miration que le philosophe hollandais eût désa-
vouée et dédaignée, tant son panthéisme est
devenu frivole et superficiel entre les mains de
son prétendu disciple.
Comme ce recueil de vers n'excita guère la
curiosité publique, Maréchal s'avisa, trois ans
après, d'imiter le style des prophètes, le lan-
gage symbolique et figuré de l'Ancien Testa-
ment dans une grossière parodie intitulée Livre
MARE
— 1043
MARE
échappé au déluge. Mais ce nouvel essai fut
plus malheureux encore, puisqu'il fit perdre à
l'auteur sa place de bibliothécaire. Plein de
courage et de persévérance. Maréchal imagina
alors de composer un Almanach des honnêtes
gens, c'est-à-dire un calendrier où les noms des
saints se trouvaient remplacés par les person-
nages les plus illustres ou les plus fameux des
temps anciens et modernes. Bien que cette ten-
tative ne lut pas neuve, elle eut des résulats
aussi fâcheux que la précédente. V Almanach fut
brûlé, par ordre du Parlement, par la main du
bourreau, et l'inventeur détenu à Saint-Lazare
pendant quatre mois. 11 venait d'être élargi,
quand la révolution éclata. Depuis quelque temps
lié avec Chaumette, Maréchal embrassa avec
ferveur les principes qui dominèrent la Conven-
tion. Il s'exalta moins pour le culte de YÉtre
suprême, quoiqu'il composât une hymne pour
la fameuse fête ordonnée par Robespierre : c'est
le culte de la déesse Raison qu'il désirait établir,
et en l'honneur duquel il inonda les clubs, les
théâtres et les salons de discours, de drames,
de poésies fugitives et d'autres œuvres de sa
féconde imagination. Ce qui l'honora toutefois,
au milieu même de la terreur, c'est qu'il mon-
tra, non-seulement une noble tolérance pour les
opinions de ses adversaires, mais un zèle géné-
reux à servir, à sauver leurs personnes. Plusieurs
soutiens du régime déchu, royalistes, prêtres,
modérés des premières assemblées nationales,
lui durent la vie. Peu à peu cette fièvre de tra-
vail et de fanatisme irréligieux affaiblit ses for-
ces et ses organes. Il n'en persista pas moins
dans sa carrière d'athée, et continua ses publi-
cations en 1797 par le Code d'une société d'hom-
mes sans Dieu; en 1798, par le Culte et la loi
des hommes sans Dieu; puis par les Pensées
libres sur lesprêtres de tous les temps et de tous
les pays ; en 1799, par le Dictionnaire des athées.
Dans ce Dictionnaire, entrepris à l'instigation
et avec le concours de l'astronome Lalande, son
intime ami, , Maréchal rassemble, avec une ar-
deur industrieuse et vraiment comique, les
noms des philosophes et des théologiens de tous
les siècles, et même de la plupart des grands
hommes les plus distingués par leur piété. Saint
Justin et saint Augustin sont cités en qualité
d'athées, ainsi que Pascal et Bossuet, Bellar-
min et Leibniz. Ce procédé n'avait pas même
l'excuse d'être original. Au xvna siècle, on avait
vu les Pères Garasse, Hardouin, Mersenne et
autres savants dresser des listes d'athées, soit
déclarés, soit déguisés, où figuraient tous leurs
antagonistes, ici les jansénistes, là les jésuites,
ailleurs les novateurs qui avaient critiqué l'É-
glise ou l'École. Au commencement du xvme siè-
cle aussi, un théologien protestant, le docteur
Reimann, avait rédigé un catalogue d'athées
rempli de noms catholiques. Le Dictionnaire
de Maréchal laisse loin derrière lui les travaux
de ses prédécesseurs : il accumule tous les gen-
res de célébrités, païens ou chrétiens, philo-
sophes et gens du monde. Le gouvernement
d'abord, malgré son. indifférence en matière de
religion, entrava la circulation de ce livre, et
défendit aux journaux d'en rendre compte. Il
ne put cependant empêcher Lalande d'y ajouter
un ample supplément, où le nom de Bonaparte
précède celui de Kant.
Dans les dernières années de sa vie, retiré à
Montrouge, Maréchal ne publia qu'un écrit assez
plaisant intitulé Projet de loi portant défense
aux femmes d'apprendre à lire. Il mourut le
18 janvier 1803, âgé de cinquante-trois ans. La
veille^ de sa mort, il avait encore dicté de jolis
vers à sa femme, et philosophé à sa manière
avec l'ami qui lui ferma les yeux, et qui, depuis,
fit tant d'efforts pour répandre ses écrits, La-
lande.
Maréchal a beaucoup écrit. Ce qu'on appelle
à tort ses Œuvres complètes ne l'orme pas le
quart de ses productions. Tout ce qui est sorti
de sa plume facile est empreint des mêmes qua-
lités et des mêmes défauts: de l'esprit, de l'ima-
gination, plus de verve que de goût, une diction
élégante, mais sans nerf ni couleur, une éru-
dition curieuse et flexible, mais surtout un man-
que singulier de bon sens. Aux ouvrages que
nous avons déjà cités, nous ajouterons encore
le Pour et contre la Bible, qui devait combattre
le succès prodigieux qu'obtint, en paraissant,
YAtala de M. de Chateaubriand; les Voyages de
Pythagore (6 vol. in-8, Paris, 1799), tableau
topographique et historique de tout le vie siècle
avant l'ère commune, conçu sur le plan du
Voyage d'Anacharsis, mais très-inférieur, pour
le talent et la science, à l'œuvre de l'abbé Bar-
thélémy; enfin, le Traité sur la vertu, recueil
agréable de passages extraits de moralistes de
tous les âges, commentés, loués ou blâmés avec
une vivacité piquante.
Le mot de vertu joue, dans les œuvres et les
pensées de Maréchal, un rôle aussi important
que le terme d'athée. La tâche ingrate que Ma-
réchal s'était proposée comme philosophe, ce
fut précisément de prouver que l'homme peut
être vertueux sans croire en Dieu. N'est point
véritablement vertueux, à l'entendre, quiconque
pour être bon a besoin d'admettre l'existence
d'un législateur moral, juge et rémunérateur
des consciences. D'un autre côté, qui répugne
à vivre moralement n'est pas digne du privilège
de se passer de Dieu.
L'homme vertueux, seul, a le droit d'être athée.
Aux yeux du sage, le théisme est une absurdité,
le déisme est une hypothèse insoutenable. Af-
franchir l'espèce humaine du poids de cette
croyance surannée, c'est en même temps affer-
mir le pouvoir libre de la raison et l'heureux
progrès des mœurs. Voilà ce que Maréchal ré-
pète sur tous les tons, mais ce qu'il ne démontre
en aucune manière. Il ne suffit pas, en effet,
de dire et de redire, avec saint Jean : « Aimez-
vous ! Aimons-nous ! » 11 faut faire voir qu'il
est donné à l'homme d'inspirer l'amour du bien
en même temps que le mépris de la religion na-
turelle et révélée ; qu'il lui est donné de faire
adopter et exécuter une loi dénuée de sanction.
Maréchal nous montre, par sa propre expé-
rience, ce que devient la morale dépourvue de
toute sanction et fondée sur l'athéisme. Nous
avons déjà dit qu'il adopta les opinions les plus
exaltées de la Convention, celles que Robespierre
lui-même proscrivit dans la personne de Chau-
mette. Il ne s'en tint pas là. Après la dissolution
de la Convention et sous le gouvernement du
Directoire, il entra dans la conspiration de Ba-
beuf, dont le but était de fonder en France, par
la violence et par la terreur, le règne du com-
munisme. Parmi les papiers qui ont été laissés
dans la maison de Babeuf et publiés par les
soins de la justice (3 vol. in-8, Paris, an V), on
trouve plusieurs pièces rédigées par Maréchal,
entre autres le Manifeste des égaux. On n'a
jamais écrit de pages plus insensées. On y de-
mande qu'il n'y ait plus d'autres différences
parmi les hommes que celles de l'âge et du sexe,
et que la même portion cl la même qualité
d'aliments suffisent à chacun d'eux. M. Damiron
a consacré un mémoire à Maréchal dans le
tome XXXIX du Compte rendu des séances de
l'Académie des se. mor. et politiques. C. Bs.
MARI
— 1044 —
MAKI
MARIANA mérite un souvenir dans l'histoire
de la philosophie, tant par l'influence qu'il a
exercée sur les écrivains politiques, que par les
réflexions auxquelles lui-même s'est livré sur
la nature de l'homme et de la société.
Né à Talavera, dans le diocèse de Tolède, en
1537, mort en 1624, le jésuite Jean Mariana
honora son ordre par un esprit vif et des con-
naissances étendues, par un enseignement théo-
logique distingué à Rome, en Sicile, à Paris et
à Tolède, mais surtout par ses travaux sur l'his-
toire d'Espagne. L'ouvrage où il a déposé ses
principes de philosophie est très-fameux; c'est
celui qui a pour titre : De rege et régis insti-
t Uione libri très. C'est là que Mariana discute
la question tant agitée au xvie siècle entre les
philosophes et les théologiens, les publicistes
et les historiens, la question de savoir s'il est
permis de destituer un monarque et même de
le tuer. Mariana penche pour l'affirmative, dans
le cas où le prince renverse la religion, les
mœurs et les lois publiques, lorsqu'il blesse le
sentiment national après en avoir méprisé les
légitimes remontrances.
Cet ouvrage, qui se répandit en Europe vers
l'époque de l'assassinat de Henri IV, provoqua
une vive polémique dans divers camps, une po-
lémique qui rappelait la guerre suscitée par le
Prince de Machiavel. Bornons-nous à retracer
les principes sur lesquels Mariana prétend éta-
blir son Education d'un roi.
L'imperfection de l'homme, ses nombreux be-
soins, son absolue dépendance, sont la source de
ses qualités, les fondements de la vie commune
et de l'indépendance morale, de la religion et
de la politique. Rien n'est plus beau que l'affec-
tion mutuelle des hommes ; rien n'est plus sacré
que ce qui sert à l'inspirer et à l'enchaîner, la
réunion en société. C'est en vue de cette réunion
que Dieu nous a donné le langage, et, avec le
langage, l'instinct de nous en servir pour com-
muniquer nos pensées et nous rapprocher de nos
semblables. L'homme doit aider l'homme; tous
doivent faire une alliance offensive et défensive
contre tout ce qui n'est pas humain ; et pour
que cette alliance soit assurée, ils doivent choi-
sir des chefs, c'est-à-dire des hommes éprouvés
pour leur force et leur amour de la justice, ca-
pables de protéger les faibles, de contenir les
méchants, de maintenir chacun dans les limites
du droit commun et sous l'empire de la même
loi. Ainsi, c'est le besoin, la nécessité de notre
nature, qui est le principe de la société, de la
législation et du gouvernement.
Voilà quant aux devoirs des sujets. Quels sent
ceux du souverain? Celui qui, par sa probité ou
sa sagesse, est devenu le guide et le maître des
autres, ne peut, à lui seul, suffire à une tâche
si difficile. 11 a besoin, d'abord, du soutien et du
frein des lois. La loi, c'est la raison calme et
droite, une émanation de l'Esprit divin ; elle est
la plus puissante sauvegarde de la royaulé,
comme de la nation. Elle s'applique et s'exécute
le mieux dans une monarchie, et confirme dans
l'idée que la monarchie est la forme la meilleure
d'un gouvernement humain. En effet, le monde
entier est une vaste monarchie. L'univers n'a
qu'un seul dominateur; notre corps n'a qu'un
principe de vie; le concert le plus merveilleux
n'est que le développement d'un seul ton. Au
surplus, là où régnent plusieurs hommes, le con-
flit de leurs intérêts particuliers trouble aisé-
ment la marche des affaires communes. Concen-
trée dans une main unique, la puissance su-
prême est plus directe, plus constante, plus fixe,
plus certaine. L'hérédité dans une famille choisie
garantit le repos et la paix de l'État : de sorte
que le bien commun est là où se trouve l'unité et
l'uniformité. Toutefois, un roi, digne de ce titre,
doit s'éclairer sans relâche en s'entourant des
lumières des meilleurs citoyens, et en se pré-
servant, par leurs conseils, des passions, de
l'ignorance, des préjugés. S'il se livre aveuglé-
ment à d'égoïstes inspirations, s'il devient arbi-
traire, despote, il perd les droits que la nation
avait conférés, soit à lui, soit à ses ancêtres. Un
roi qui est devenu l'ennemi du peuple cesse
d'être le dépositaire du pouvoir suprême. La
nation ne doit plus obéissance à qui s'est affran-
chi des lois; elle est autorisée à se défaire d'un
tyran : un tyran n'est plus un homme, c'est une
bête féroce.
Nous ne nous arrêterons pas à discuter cette
doctrine si souvent controversée et si facile à
redresser; mais nous nous contenterons de citer,
comme énergiques et parfois éloquents, les deux
portraits que Mariana met en regard l'un de l'au-
tre, celui du bon prince qu'il admire, et celui
du despote qu'il accable des plus violentes im-
précations. Son livre a été utile, malgré ses
erreurs, parce qu'il a fait penser.
L'ouvrage de Mariana, qui fait le sujet de cet
article, a eu plusieurs éditions; mais la plus
recherchée est l'édition originale, in-4, Tolède,
1599. C. Bs.
MARINUS, philosophe néo-platonicien, né à
Flavia Néapolis, en Palestine, disciple, puis suc-
cesseur de Proclus dans l'école d'Athènes, vécut
à la fin du ve siècle et au commencement du vi"
avant notre ère. 11 avait composé : 1° une com-
pilation intitulée Recherches des philosophes,
dont il ne nous est parvenu que le titre; 2" un
commentaire sur le Philèbe de Platon, qu'il
brûla lui-même après la mort de Proclus, un de
leurs amis lui ayant franchement déclaré que le
commentaire de ce dernier sur le Philèbe était
bien suffisant ; 3° un commentaire sur le Par-
ménide, qui faillit avoir le même sort, et qui,
du reste, ne nous est pas parvenu ; 4° un recueil
de morceaux choisis dans les commentaires de
Syrianus sur les chants orphiques, ouvrage qui
s'est également perdu ; 5" enfin une Vie de son
maître Proclus, que nous lisons encore aujour-
d'hui. On peut croire qu'il ne manque rien à
cette liste des livres de Marinus, car un auteur
contemporain, dont Photius nous a conservé le
témoignage, atteste que ce philosophe écrivit peu.
La Vie de Proclus, intitulée Proclus, ou du
Bonheur, est un monument curieux à beaucoup
d'égards : outre les détails authentiques qu'il
nous a conservés sur la personne du célèbre
penseur, la forme même du récit y offre un in-
térêt particulier. De tout temps, les Grecs ont
aimé ces biographies louangeuses où, comme
dans une peinture, dans une œuvre de statuaire,
l'idéal a une large part, où la figure d'un per-
sonnage célèbre est présentée à l'admiration des
hommes comme un type d'héroïsme et de vertu.
C'est ainsi que Xénoplioii peignait Agésilas, c'est
ainsi qu'il faisait de Cyrus le héros d'un véritable
roman d'cducalion. La même forme se retrouve,
avec le même titre, dans un ouvrage de Nicolas
de Damas, sur l'empereur Auguste (llspi àyiDyr,!;
Kai<7ocpGE AûyovijTO'j) ; et un siècle plus tard, le
rhéteur Dion Chrysostome, voulant louer Trajan,
commençait par tracer l'idéal d'an grand prince,
pour en montrer ensuite la parfaite réalisation
dans l'empereur son ami. Telle est aussi la mé-
thode de Jamblique dans sa Vie de Pylhagora,
celle de Marinus dans sa biographie de Proclus.
Après un préambule où la modestie revêt une
forme assez ingénieuse, il analyse, définit et
classe toutes les vertus dont l'assemblage for-
mait, selon les alexandrins, la perfection du
MARS
1045 —
MART
vrai philosophe, depuis les qualités du corps
Jusqu'à la théurgie, ou puissance d'imiter Dieu
par des miracles ; puis il montre comment son
maître a parcouru tous ces degrés par où l'homme
s'élève de la terre jusqu'au ciel, et il nous offre
sa vie en modèle, comme un idéal du bonheur
produit par la vertu. D'ailleurs^ aucun jugement
sur les doctrines particulières a Proclus, aucune
exposition de ces doctrines, pas même une liste
de ses ouvrages. Outre l'imitation des auteurs
païens que nous avons rappelés plus haut, on
peut bien soupçonner chez Marinus l'intention
de contrefaire certaines légendes chrétiennes,
en racontant avec tant de complaisance les pré-
dictions, les songes, les miracles dont est semée
la vie de Proclus: il faut avouer du moins que
nulle part cette intention ne se montre par une
.seule mention des chrétiens, qu'il y a même dans
le ton du biographe une sorte de réserve et de
gravité pieuse bien différente du jargon empha-
tique qui caractérise le roman de Philostrate
sur Apollonius de Tyane. Marinus semble ne
vouloir pas même avouer qu'il y ait au monde
une religion chrétienne. Ses dieux et les dieux
de Proclus sont toujours Apollon, Minerve, Escu-
lape. etc., les dieux de l'ancienne Grèce; l'absti-
nence de Proclus, ses combats contre les plaisirs,
son mépris de la chair, tout cela est du pur py-
thagoréisme et n'a pas le moindre rapport avec
l'Évangile. On dirait que jamais la philosophie
ne s'est heurtée contre la religion nouvelle, ou
que, toute lutte ayant cessé, une société de
païens fidèles garde sa foi sereine et ferme dans
les écoles d'Athènes et d'Alexandre, auprès de
ces temples où se célébraient encore les vieux
mystères, sous l'inspiration d'Orphée commentée
par des hiérophantes tels que Syrianus et Proclus.
C'est là un trait fort original du petit ouvrage de
Marinus, et nous croyons d'autant plus devoir
le signaler ici, qu'il paraît avoir échappé aux
historiens. — Publiée dès le xvie siècle, mais
d'après un manuscrit incomplet, la biographie
de Marinus n'a été complétée que par Fabricius,
dans une édition spéciale donnée à Hambourg
en 1700. Le texte en a été revu et considérable-
ment amélioré, d'après d'aulres manuscrits, par
M. Boissonade, dont l'édition (1814) offre, avec
un bon résumé de tout ce que les précédentes
contenaient d'utile, d'excellentes notes de l'hel-
léniste français. Consulter sur Marinus, outre
les Prolégomènes de Fabricius, réimprimés par
M. Boissonade, la Bibliothèque grecque, t. IX,
p. 370, édit. d'Harles. E. E.
MARSILE d'Inghen (Marsilius ab Inghen,
Ingenuus), né, suivant Vaière André, au bourg
d'Inghen, dans le duché de Gueldres, passe pour
avoir été l'un des auditeurs de Guillaume Oc-
kam ; mais cette opinion nous semble mal fon-
dée. Si l'on ignore la date de sa naissance, on
sait qu'il mourut le 20 août de l'année 1394. A
ce compte, il devait être bien jeune quand le
prince des nominalistes s'en allait en exil, fuyant
les ressentiments implacables de la cour d'A-
vignon. Marsile appartenait au clergé séculier,
et n'a jamais été chartreux, comme Bosio le sup-
pose (de Signis Ecclesiœ, lib. XXII, ch. v) ; il
lut chanoine et trésorier de l'église de Cologne;
et quand Rupert, duc de Bavière et comte pa-
latin du Rhin, entreprit de fonder le collège
d'Heidelberg, ce fut Marsile qu'il choisit pour
premier instituteur de ce collège. Trithème lui
attribue des gloses sur Aristote, une Dialectique
et des Questions sur les sentences. Nous ne con-
naissons que le dernier de ces ouvrages : Com-
mentarii in libros sententiarum, in-fol., la
Haye, 1497. 11 était du parti des nominalistes
modères. B. H.
MARTA (Jacques-Antoine), né à Naples. doc-
teur en l'un et en l'autre droit, titre auquel il' ajou-
tait avec orgueil celui de philosophe, fut un
des adversaires les plus véhéments de l'école
cosentine. Son premier ouvrage est un opuscule
sur l'immortalité de 'l'âme, dans lequel il sou-
tient contre Alexandre d'Aphrodise, Cajetan, Pom-
ponace et Simon Portius, que, suivant Aristote.
l'àme est immortelle : Opuscula excellc?it. Sim.
Portii Neapol., cum Jacobi Antonii Mario:
Apologia, de Irnmortalitate animee, in-fol., Na-
ples, 1578. A la suite de cette Apologie se
trouve un opuscule de Marta, dont le titre in-
dique assez l'objet : Digressio utrum intellectus
sit unus, vel multiplicatus, contra Averrhoem.
En psychologie, les opinions de Marta sont, pour
la plupart, celles de saint Thomas : c'est un
esprit plus résolu qu'original. On a encore de
lui : Pugnaculum Aristotelis adversus prin-
cipia Bernardini Telesii, in-4, Rome, 1587. Il
s'agit ici plutôt de la physique que de la méta-
physique cosentine. Telesio disait que les prin-
cipes des choses sont la chaleur et le froid ;
Marta prétend que la chaleur et le froid ne sont
pas des principes, mais des formes opérantes,
des qualités inhérentes aux sujets déterminés.
Il est ensuite question du ciel, des éléments du
composé, de la composition, du principe effectif,
de la chaleur, du mouvement ; et l'auteur, re-
prenant l'une après l'autre toutes les thèses de
la Physique d'Aristote, les interprète dans le
sens thomiste ou péripatéticien. Une lettre d'An-
tonio Caro, qui se lit à la fin du Pugnaculum.
nous fait connaître que Marta avait professé la
jurisprudence à Naples et à Bénévent. B. H.
MARTIN (Corneille) nous est signalé par Ten-
nemann comme un des adversaires principaux
de Ramus. Né à Anvers, il professa la philoso-
phie à l'Académie Julienne. On a de cet auteur :
Metaphysica, brevibus quidem, sed melhodice
conscripta, in-8, Helmsteedt, Rixnerus, 1638.
Cet ouvrage est d'un intérêt médiocre : les grandes
questions y sont trop sommairement résolues. 11
nous suffira de rappeler que Corneille Martin,
opposant aux ramistes l'autorité d'Aristote, in-
terprété par saint Thomas, le cardinal Cajetan et
Suarez, doit être compté parmi les conservateurs
de la scolastique plutôt que parmi les critiques
indépendants. B. H.
MARTINEZ PASQUALIS, né vers 1715, en
Portugal ou à Grenoble, d'une famille d'israélites
portugais, est un illuminéplutôt qu'un philosophe.
Il passa sa vie à propager dans les loges maçon-
niques et dans les sociétés mystiques un ensei-
gnement et des rites qu'il disait tenir d'une
ancienne tradition. Il aurait voulu réunir toutes
ces petites églises isolées, et peut-être devenir
le grand prêtre d'une religion secrète ; et il
employait à gagner des adeptes non-seulement
les ressources de la parole, mais encore le pres-
tige d'une puissance surnaturelle. 11 obtint de
grands succès, s'affilia à Marseille, à Toulouse,
à Bordeaux un certain nombre d'élus, et parmi
eux le célèbre Saint-Martin; et déjà l'on parlait
à Paris, où il était arrivé en 1768, de la secte
des martinisles. Mais il éprouva bientôt des
résistances qui le découragèrent. Il disparut et
alla mourir en 1779 à Port-au-Prince, dans l'île
de Saint-Domingue. On n'avait jusqu'à ces der-
nières années que des renseignements assez in-
certains sur une doctrine que les initiés tenaient
cachée. En publiant en 1862 un ouvrage sur
Saint-Martin. M. Matter a annoncé qu'il avait
entre les mains un manuscrit de Martinez inti-
titulé : Traité sur la réintégration des cires
dans leurs premières propriétés, vertus et puis-
sances spirituelles et divines. Il en a donné une
MART
1046
AIASS
analyse, et depuis |M. Ad. Franck en a publié les
premiers feuillets. On y trouve l'exposition d'une
sorte de panthéisme mystique, affirmé comme an
dogme, sans démonstration, et servant de prin-
cipe à des pratiques de théurgie. A l'origine,
suivant Martinez, tous les êtres sont contenus
lms le sein de Dieu, hors duquel rien ne peut
exister sans détruire sa toute-puissance. Sa vo-
lonté les maintient dans cette unité primordiale,
sa volonté les en fait émuner par une effusion
perpétuelle et sous toutes les formes; puissances
intellectuelles qu'on peut à peine nommer, ché-
rubins, séraphins, archanges ; tous sortent du
fond de cette inépuisable substance ; mais en
sortir c'est tomber; l'être créé est par cela même
un être déchu, et la naissance est un exil. Tous
aspirent à une réintégration dans cette vie pure-
ment divine; et .elle' ne peut s'opérer que si leur
volonté s'identifie de nouveau avec celle de
Dieu, c'est-à-dire, sans doute, si elle s'annihile
elle-même. Les esprits purs, (l'homme et la na-
ture entière peuvent donc reconquérir l'existence
divine. La réintégration sera universelle: elle
renouvellera la nature, et finira par purifier le
principe même du mal. Toutefois pour cette
œuvre les êtres inférieurs ont besoin de l'assis-
tance de ces esprits qui peuplent l'intermonde
entre le ciel et la terre. Il faut donc entrer en
commerce avec eux; établir des communications
par degrés jusqu'à ce qu'on parvienne aux plus
puissants et peut-être, à Dieu lui-même. Les
moyens de pénétrer dans cette région surnatu-
relle constituaient sans doute la pratique de ce
culte mystérieux, et l'on peut présumer qu'ils
n'étaient pas tous de nature spirituelle. M. Franck
reconnaît dans le mysticisme de Martinez les
traditions de la kabbale, et la métaphysique du
Zohar, qui admettait au même sens l'émanation,
la chute, et la résipiscence de l'être pervers : il
est moins difficile de qualifier l'art de faire agir
les puissances invisibles et d'en obtenir les
manifestations « par la voie sensible ».
Voir Matter : Saint-Martin, le philosophe in-
connu, sa vie et ses écrits, son maître Martinez
et leurs groupes, Paris, 1862; — Correspon-
dance inédile de Saint-Martin, publiée par
Schauer, Paris, 1862; —Ad. Franck, la Philoso-
phie mystique en France à la fin du dix-
huitième siècle, Paris, 1866. C'est à cet ouvrage
qu'on a emprunté la substance de cette notice.
MARTINI (Jacques), né à Halberstadt, vers la
fin du xvie siècle, professa la philosophie à
l'Université de Wittemberg. Ce fut un des plus
habiles, un des plus intraitables adversaires des
ramistes, un des plus ardents défenseurs d'Aristote
et du péripatétisme scolastique. Nous connaissons
plusieurs ouvrages de ce Jacques Martini. C'est
d'abord un volume de mélanges : Jacobi Martini
miscellanearum disputât ionum libri quatuor,
in-8, Wittemberg, 1608; ibid., in-8, 1613. Les con-
troverses, ou plutôt les dissertations que contient
ce re.cueil ont pour objet la Logique, la Méla-
physique, la Physique et V Esthétique d'Aristote :
l'auteur y a joint quelques thèses d'un autre
docteur de son parti, Martin Bierman. On retrouve
dans ce volume toute la doctrine de saint Thomas,
avec quelques-uns des amendements proposés
; ar Zabarella. Nous y remarquons principalement
le chapitre qui concerne les idées représentatives,
ou, pour mieux parler, les représentations in-
ternes des choses du dehors. Ainsi que l'Ange de
l'école, Martini n'admet pas que la perception
puisse être expliquée sans l'hypothèse des espèces
impresses, et il compare ces espèces, recueillies
dans le trésor de la mémoire, aux images fiçon-
nées par les sculpteurs, par les peintres. Il ajoute
que ces images, vicaires, substituts des objets
absents, deviennent ensuite la maln-re de tous
les actes intellectuels. Ce sont les propositions
que l'auteur développe avec une certaine abon-
dance. Elles avaient été combattues par Ockarn
avec un succès incontesté, et, dans lUniver
de Paris, il s'élevait chaque jour quelque nouvel
ennemi des espèces, quelque partisan résolu de
la perception immédiate. Si Martini détend avec
tant de zèle l'idéologie thomiste, c'est qu'il se
trouve en présence de toute une école. L'ouvrage
le plus intéressant de notre auteur est celui qui
a pour titre : Jacobi Martini Exercitalionum
melaphysicarum libri duQj, Nous n'en con-
naissons que la troisième édition publiée par
Hclwichius, in-8, Wittemberg, 1613; mais nous
supposons que la première est de l'année 1608,
puisque c'est la date de la dédicace. Jacques
Martini plaçait la logique hors de la philosophie,
avec la grammaire et les sciences mécaniques :
c'était un métaphysicien. Il n'y a, toutefois, rien
de nouveau dans sa métaphysique. Sectateur
enthousiaste d'Aristote, qu'il appelle summus ille
et unicus prope philosophus , il le commente sur
tous les points, au profit de ce nominalisme très-
mitigé dont saint Thomas avait été, au xm* siècle,
le plus intelligent interprète. S'il parait faire
quelque concession à Duns-Scot, en déclarant
que la matière en soi, la matière prise à l'écart
de tel ou tel composé, n'est pas, comme l'avaient
soutenu saint Thomas et le cardinal Cajetan, une
pure puissance, mais bien suivant la définition
scotiste, un sujet subsistant, existant hors de
ses causes et du néant, extra causas et extra
nihil (Exercit. metaph., lib. I, exercit. 4, theor. 3),
il se retourne bientôt avec vivacité contre l'école
réaliste, pour réduire cette matière au fonds
matériel de toute composition, combattre la thèse
de la matière informe, et expliquer qu'il entend
par matière première cet élément du composé
qui, nécessairement revêtu de quelque forme,
demeure toutefois le même sous les formes di-
verses qu'il reçoit et peut recevoir dans le temps.
C'est assez dire que Martini n'admet pas l'univer-
sel a parte rei des scolisles : sur ce point, il est,
en effet, très-résolu (Exercit. metaph., lib. I,
exercit. 8, theor. 7, 8). En somme, la Métaphy-
sique de Jacques Martini est un livre estimable,
qui n'est pas exempt de détails frivoles, mais qui
atteste chez l'auteur une connaissance approfondie
de la controverse scolastique. Ce sont les mêmes
opinions et, pour ainsi parler, les mêmes thèses
qu'il a développées dans l'ouvrage suivant : Jacobi
Martini Partitiones et quœstiones melaphysicœ,
in quibus omnium fere lerminorum metaphysi-
corum distinct io7ies accuratius enumerantur et
explicantur, in-12, Wittemberg, 1615. — Nous
ne connaissons pas l'ouvrage de Jacques Martini,
qui nous est désigné par quelques bibliographes
sous ce titre : Problematum philosophicorum
disputationes tredeciih, in-8, Wittemberg, 1610;
mais ils ont omis de mentionner celui-ci : De
loco liber unus contra quosdam ncotericos :
accessit ejusdem de Commun icatione propni
liber unus, in-8, Wittemberg, par Schurer. Les
modernes, contre lesquels Martini s'élève dans
cet ouvrage, sont quelques disciples de Ramus,
et, en particulier, Barthélémy Keckermann, de
Dantzig, mort en 1609. Nous ne voulons pas
rappeler ici les débats scolastiques auxquels la
définition de la nature du lieu a servi de pré-
texte : qu'il nous suffise de dire que personne
n'a traité cette question si délicate avec autant
de subtilité que Jacques Martini. B. H.
MASSIAS (le baron Nicolas), né le 2 avril
1764 à Villeneuve-d'Agen (Lot-et-Garonne), est
mort à Bade le 23 janvier 1848. Il entr;i. en 1777,
dans la congrégation de l'Oratoire, mais ne prit
MASS
— 1047 —
MASS
jamais les ordres. Après avoir professé la rhé-
torique à Soissons jusqu'en 1787, il devint à
l'École militaire de Tournon, puis au collège de
Condom, professeur d'éloquence.
Les événements de la révolution l'appelèrent à
la frontière comme soldat. A la campagne de 1796,
il obtint le grade de colonel d'artillerie. En 1800,
il entra dans la carrière diplomatique, où il resta
jusqu'en 1811 avec le titre de consul général de
France à Dantzig. Dans ces situations diverses,
Massias montra l'intrépidité d'un homme de cœur,
et les vertus d'un sage qui préfère à tout la re-
cherche libre de la vérité et le culte désintéressé
de la science. C'est par là surtout que ses nom-
breux écrits ont une certaine valeur. Les prin-
cipaux ont pour titres : Rapport de la nature à
l'homme, et de l'homme à la nature, ou Essai
sur l'instinct, l'intelligence et la vie, 4 vol. in-8,
Paris, 1821 ; — Théorie du beau et du sublime,
ou Loi de la reproduction, par les arts, de
l'homme organique, intellectuel, social et moral,
et de ses rapports, in-8, ib., 1824; —Problème
de l'esprit humain, ou Origine, développement
et certitude denos connaissances, in-8, ib., 1825;
— Principes de littérature, de philosophie, de
politique et de morale, 4 vol. in-8, ib., 1826-27;
— Traité de philosophie psycho-physiologique,
in-8; Paris, 1830; — Philosophie fondée sur la
nature de l'homme, in-8, Strasbourg, 1835. En-
traîné par la polémique, il publia, en outre, un
assez grand nombre de brochures, tantôt pour
répondre à des critiques, tantôt pour prendre part
aux discussions philosophiques et politiques qui
s'agitaient dans le moment. Nous mentionnerons
seulement les suivantes qui peuvent intéresser
la philosophie : 1° Lettre a M. Ph. Damiron, sur
un article de son Essai sur l'histoire de la phi-
losophie en France au dix-neuvième siècle ; —
2° Observations sur les attaques dirigées contre
le spiritualisme ]>ar M. le docteur Broussais
dans son livre de l'Irritation et de la Folie; —
3° Lettre à M. le docteur Broussais, sur sa ré-
ponse aux observations du baron Massias, re-
latives à son livre de V Irritation et de la Folie; —
4° Rapport de l'homme au sacerdoce, ou Lettre
à M. le baron d'Eckstein, sur les révélations et
lestraditionsprimitives; — 5° Lettre à M. Stapfer,
sur le système de Kant et le problème de l'esprit
humain; — 6° Influencedel 'écriture sur la parole
et sur le langage: — 7" Examen des Fragments
de M. Royer-Collard, et des principes de philo-
sophie de l'école écossaise; — 8° Lettre à M. Isaac
A".... st., de Berlin, sur de nouvelles objections
qu'il élève contre le spiritualisme.
Le plus important des écrits sortis de la plume
féeonâe du baron Massias, c'est le Rapport de la
nature à l'homme, et de l'homme à la nature,
ou Essai sur l'instinct, l'intelligence et la vie.
L'ensemble des problèmes annoncés par le titre
équivaut presque à la science universelle, ce qui
est déjà un tort; de plus, la méthode d'exposition
de l'auteur manque totalement de rigueur et de
clarté. 11 s'élève d'abord contre le sensualisme,
et déclare que les bases du système de M. de
Tracy sont ruineuses; il reconnaît qu'il n'y a
d'inné dans l'homme que ses facultés, mais que
les notions primitives coexistent au premier
exercice de ces facultés. Tout cela d'ailleurs, il
se borne à l'affirmer, sans l'appuyer d'une dé-
monstration soutenue. Il essaye ensuite de marier
quelques principes du sensualisme avec les idées
nouvelles. Ainsi, en politique, selon lui : a On a
droit à tout ce dont on a besoin ; et pour chaque
être, quel besoin plus grand que la possession de
ce qui constitue son essence? » Parmi ces besoins,
Massias compte celui de l'ordre et de la vérité;
mais il met sur la même ligne le besoin des
jouissances matérielles, qu'il veut d'ailleurs ré-
duire à ce qu'il appelle le nécessaire. Ces prin-
cipes d'un philosophe qui se .montra toujours
aussi attache à l'ordre qu'à la liberté, indiquent
suffisamment combien peu, en 1822, la métaphy-
sique politique était avancée, puisqu'un non
aussi sage adoptait, sans scrupule et sans in-
quiétude, un principe aussi anarchique que celui
d'après lequel l'homme a droit à tout ce dont il
a besoin. Quant à la morale, Massias veut suivre
une route moyenne entre Condillae et Kant;
c'est sans doute par le motif qu'à ses yeux « les
droits naissent des besoins, les devoirs naissent
des facultés». Or, dans cette phrase, on peut
renvoyer la première partie à Condillae, et la
seconde à Kant. Toutefois, il faut dire que les
idées de morale kantienne sont plus en faveur
auprès de Massias que celles de Condillae. En
somme, la métaphysique du livre du Rapport
est très-faible. Dans sa Théorie du beau^ il est
loin de l'école utilitaire, qui nie la beauté, faute
de pouvoir l'expliquer; mais, en revanche, il est
également loin des théories qui donnent à l'idée
du beau son vrai caractère, sa vraie nature. Il se
rattache, autant qu'on peut le présumer d'après
le vague de ses expressions, à la théorie qui
identifie le beau avec la proportion et la symétrie,
et qui est le fond de ce qu'ont écrit à ce sujet
Le Batteux, Marmontel et le P. André. Même
cette doctrine ne le satisfaisait pas, et il reconnaît
que l'idée du beau appartient essentiellement à
l'âme humaine dont elle est une manifestion
nécessaire.
L'accueil assez froid que reçurent ces deux
ouvrages le rendirent plus discret et moins affir-
matif dans le Problème de l'esprit humain. 11
voulut y serrer de plus près les questions déjà
soulevées dans les écrits précédents. « La certi-
tude, dit-il, est un sentiment d'identité. L'action
qui a lieu au dedans de nous, celle qui se passe
hors de nous, et qui nous parvient par la per-
ception, font partie de nous-mêmes. L'action
perçue de la nature est identique à je. » Il y a
là, on le voit, comme une ombre de panthéisme.
Massias n'y pensait probablement pas. Préoccupé
sans cesse du désir de concilier les doctrines
et de trouver une solution neuve et originale, il
rapprochait des principes souvent opposés, et
croyait de bonne foi en avoir opéré la fusion.
Massias admettait la distinction radicale de l'es-
prit et de la matière, ce qui exclut toute idée
de panthéisme.
Le même caractère se retrouve dans le Traité
de philosophie psychologique. Il y maintient sa
distinction antérieure de l'homme et de la na-
ture, l'existence de Dieu, et consent à ce que
la philosophie ait pour but de démontrer scien-
tifiquement les croyances du sens commun; mais
il n'aperçoit pas les difficultés ni la profondeur
cachée de cette méthode, et croit qu'il sulfit de
dire, par exemple, que notre volonté agit sur
la matière, pour que le fait soit incontestable
aux yeux des sceptiques les plus déterminés. Le
bruit de la polémique de Broussais contre les
psychologues retentissait encore à l'époque où
ce livre était publié (1830), et Massias ne dissi-
mule pas qu'il attend beaucoup de la physiologie
pour le progrès de la psychologie. Massias re-
garde le système nerveux comme l'intermédiaire
entre le matériel et l'intellectuel, et ne s'aper-
çoit pas que le système nerveux est lui-même
matière ou esprit. Dans ce livre, les phrases d'un
sens panthéistique reparaissent encore, et il con-
clut que ce n'est point la nature qui appar-
tient à l'homme, mais l'homme qui appartient
à la nature.
En 1835, Massias publia, sous le titre de Phi-
MATÉ
— 1048
MATÉ
losophie fon lée sur lu nature de l'homme, une
brochure de 80 pages renfermant, en deux' cent
vingt-trois aphorismes, la série de toutes ies
affirmations qui résument ses écrits antérieurs.
Il y reproduit, avec une heureuse fermeté de
parole et de pensée, ce qu'il avait dit ailleurs des
différentes preuves de l'existence de Dieu, et y
montre que chez lui l'âge n'avait affaibli en
rien l'activité de l'intelligence. Il avait alors
soixante et onze ans. Depuis cette époque, il
cessa ses publications philosophiques, sans in-
terrompre toutefois ses travaux et ses études.
Il a laissé en manuscrit un Traité d'éducation
qui l'occupa pendant de longues années. Si, en
métaphysique, il ne rencontra pas l'originalité
qu'il cherchait avant tout, il fut du moins du
très-petit nombre de ceux qui s'efforcèrent de
faire concourir à la diffusion et au développe-
ment de la vérité philosophique les découvertes
des autres sciences. F. R.
MATÉRIALISME. L'homme est double, âme
et corps, âme supérieure au corps par les fa-
cultés, par la destinée : telle est la croyance
fondamentale du spiritualisme; le matérialisme
croit, au contraire, qu'il n'y a que l'homme phy-
sique, accomplissant diverses fonctions par di-
vers organes, que le cerveau est capable dépen-
ser, de sentir et de vouloir, comme les pou-
mons de respirer, et l'estomac de digérer. A ses
yeux, ce qu'on appelle le moral de l'homme n'est
que le physique sous un autre point de vue :
les spiritualistes ont pris un organe pour un être.
On se propose d'établir ici la distinction de
l'àme et du corps, l'existence d'un être invisible,
distinct de l'organe, qui est le moi dans chacun
ùc nous, et de réduire à leur juste valeur les
arguments sur lesquels les matérialistes s'ap-
puient pour confondre des natures essentielle-
ment différentes, et enlever de l'homme l'homme
même.
Voici d'abord les preuves qui témoignent, se-
lon nous, invinciblement, de l'existence de l'âme.
1° Les astres se meuvent, l'ambre s'électrise,
l'aimant se tourne vers le nord, le sang cir-
cule : ce sont des faits, quelle en est la cause?
Avant d'en rencontrer une, on l'a cherchée,
longtemps peut-être ; cette cause proposée n'a
pas été universellement admise : quelques-uns
l'ont niée, puis en ont proposé une autre ; ceux-
ci en trouvent une seule, ceux-là plusieurs, et
nul n'est tellement certain d'avoir saisi la véri-
table, qu'il n'ait des scrupules et ne cherche
encore. La cause du mouvement des astres, c'est
leur nature éternelle, un génie qui réside' dans
chacun d'eux, une force animée qui les rap-
proche ou les éloigne ; le mécanisme de Des-
cartes, l'attraction de Newton. La cause de l'é-
lectricité est un fluide, peut-être deux. La cause
du magnétisme est un fluide qui se meut dans
les corps, à meins que ce ne soit un courant
qui enveloppe la terre. La cause de la vie, c'est
Dieu, qui seul produit et dirige le mouvement;
c'est l'irritabilité, le fluide nerveux, les esprits
animaux. Je ne connais donc pas directement
toutes ces causes qui animent la nature et mon
propre corps : je les suppose; mon esprit s'y
repose un moment, puis les traverse pour re-
prendre sa course à la découverte de causes nou-
velles.
Il en est une que je n'ignore jamais, que je ne
conteste jamais, que je ne renie jamais. Je ne
Ja suppose pas, je la vois. Dire que je la vois
dans son effet serait mal parler : je vois son effet
en elle, et lorsqu'elle le produit et lorsque, pure
énergie, elle le retient encore. Cette cause, c'est
moi. Quand ma conscience m'atteste une pensée
et une volonté, je ne suis pas dans l'embarras de
savoir qui pense et qui vont : la eau e de CM
phénomènes est là sous mon regard; elle ne de-
vient pas plus ou moins certaine ; je n'y crois pas
plus fermement à mesure que je l'observe da-
vantage;; le temps et la réflexion ne m'appren-
nent rien : dès l'abord, ma foi est entière, et elle
demeure inaltérable.
Je suis donc, moi qui me connais, distinct de
toutes les autres causes que j'imagine. Et ce
n'est pas par accident que je me connais, c'est
mon essence même : penser ou savoir que je
pense, souffrir ou savoir que je souffre, vouloir
ou savoir que je veux, est tout un : il est impos-
sible de séparer l'acte que je produis de la con-
science que j'en ai; cette conscience supprimée,
il n'est plus. Au contraire, je puis ignorer et
j'ignore réellement des faits innombrables qui
arrivent dans le monde par l'opération d'autres
agent*. J'ignore pleinement la multitude infinie
des choses qui se passent à cette heure loin de
moi; j'ignore ce qui se passe à mes pieds, et
même dans ce corps que je suis tenté de prendre
pour moi. Je ne saurais pas que mon sang cir-
cule, je ne saurais pas que j'ai des nerfs et un
cerveau, si d'autres hommes ne me l'apprenaient.
Le sang'circule dans les artères et les veines des
hommes depuis qu'il y a des hommes; la décou-
verte de la circulation du sang est d'hier. Je suis
donc en droit de le dire, sans crainte de dé-
menti. S'il y a dans le monde deux sortes de
causes : l'une que je connais directement et dont
je connais toujours les actes; l'autre que je ne
connais qu'indirectement, qui agit à mon insu,
qui n'est jamais, lors même qu'elle apparaît avec
la plus haute évidence, qu'une hypothèse, ces
deux sortes de causes sont essentiellement dis-
tinctes; je suis la première de ces causes et seu-
lement celle-là.
2° J'ai conscience d'un seul être; toutes mes
actions, toutes mes modifications sont rapportées
à un seul centre. Je veux, j'aime, je hais, je
souffre, je jouis, je me souviens, je raisonne;
c'est un même être qui affirme de lui toutes ces
opérations diverses; c'est moi qui veux, moi qui
aime, moi qui raisonne. Quand, dans le même
instant, j'ai chaud à une main et froid à l'autre,
il n'y a pas deux êtres dont l'un ait chaud et
l'autre froid, c'est le même qui éprouve à la fois
ces deux sensations contraires : c'est moi qui ai
chaud, moi qui, au même moment, ai froid. Je
ne suis pas plusieurs, je suis un; or, chaque
homme en dit autant de lui-même. Moi qui suis
un, que suis-je? Matière peut-être? Mais si la
matière est étendue et toujours étendue, divisi-
ble et toujours divisible, tcute partie contient
d'autres parties à l'infini ; nulle unité donc, nul
individu, nulle personne; je me cherche en vain
dans cette foule, certainement je ne suis pas ici.
Si donc, pour me croire corporel, il faut que je
renonce à me croire un seul être, forcé de reje-
ter une opinion ou de rejeter le plus évident té-
moignage du sens intime, de m'abdiquer moi-
même, je n'hésite point, et tiens le matérialisme
pour une fausseté. Voulez-vous que la matière
ne soit pas divisible à l'infini, et qu'elle soit
composée d'éléments simples, toujours est-il
qu'elle est composée; et je ne suis pas plus un
certain nombre déterminé que je ne suis une
infinité d'êtres; je suis moi, je suis un.
Étendant cette conclusion, j'affirme que par-
tout où la matière se trouve, il lui est également
impossible de produire les effets qu'elle ne sau-
rait produire en moi. Puisqu'il n'y a nulle part
de pensée, de volonté, de sentiment sans con-
science, et que l'unité de conscience entraîne
invinciblement l'unité de rèlre, il est interdit à
icrc de penser, car, pour penser, il faut
MATÉ
— 1049
MATÉ
savoir qu'on pense; il lui est interdit de vouloir;
car, pour vouloir, il faut savoir qu'on veut, et il
faut, en outre, une pensée que la volonté tra-
duise.
Poussant plus loin encore, j'affirme que par-
tout où il y a une cause, qu'elle ait ou non con-
science d'elle-même, il y a un être simple,
route cause est nécessairement une, et une cause
multiple ne sera jamais qu'une composition de
causes, pareillement distinctes, soit qu'elles se
contrarient ou qu'elles se concertent.
3° Mais la vie aussi est une, comme le prin-
cipe de la pensée, comme toute cause. Pourquoi
ne serait-elle pas moi ? Assurément toutes les
c mses sont simples; mais également simples par
l'essence, elles diffèrent par l'action, et par là se
distinguent. Toute la vertu de la vie est de ré-
duire à l'harmonie des éléments nombreux, au-
paravant épars : elle reçoit, elle exclut, elle
compose, elle décompose. Supprimez le nombre,
elle ne peut plus s'exercer, elle n'est plus. Telle
n'est pas la vertu de l'àme : elle ne combine
point, elle ne désagrège point, il ne lui faut
point, de toute nécessité, un ensemble de molé-
cules qu'elle range en ordre; son effet propre,
c'est la pensée, le sentiment, la volonté immaté-
riels et indivisibles. Supprimez le corps et toute
matière, elle peut être, elle peut agir. Que le
corps obéisse ou non à son commandement, il
suffit qu'elle ait commandé; dans l'inertie des
organes son autorité demeure entière, elle s'ac-
croît de cette inertie même, soit qu'elle s'ef-
force de la vaincre, ou qu'y renonçant, elle se
replie sur soi, et ranime la vie intérieure. Ainsi
l'âme vit en elle-même, la force vitale est tout
en dehors; ce ne sont donc pas deux causes
pareilles, et ce n'est pas une seule et même
cause.
4° Qui parle de formes, de couleurs, entend
qu'il y a dans l'espace des parties voisines, une
substance multiple ou un certain nombre de
substances. Retranchez le nombre, vous retran-
chez le phénomène. Ces idées sont donc invinci-
blement liées ensemble; l'une donne l'autre de
toute nécessité. Au contraire, qu'est-ce qu'une
pensée, une volonté, un sentiment? Ces phéno-
mènes emportent-ils la notion d'étendue , de
nombre? Non, sans doute. Une substance simple
est donc incapable de couleur, de forme, etc.,
comme une substance multiple est incapable de
pensée, de sentiment, etc., de tous ces phéno-
mènes qui n'ont rien à démêler avec l'espace et
la pluralité. La comparaison des faits internes et
des faits externes, toute seule, abstraction faite
de la conscience qui nous révèle directement la
substance des premiers, se taisant sur la sub-
stance des autres, cette comparaison, disons-nous,
.suffit pour établir l'immatérialité de l'âme.
5" La nature agit sagement : elle proportionne
partout les moyens à la fin. Nul ne conteste ce
principe : naturalistes et métaphysiciens s'y con-
tient également. Ceux qui regardent le monde
comme l'effet d'une cause intelligente et libre,
et ceux qui n'y voient que le développement fatal
d'une matière éternelle et nécessaire, si loin
qu'ils soient les uns des autres, se rencontrent
là. Si donc l'homme est un, il n'y aura qu'une
destinée vers laquelle toutes ses puissances con-
vergeront; si, au contraire, on trouve qu'il y a
deux ordres de puissances au service de deux
destinées étrangères, il faudra conclure qu'il y a
là deux êtres aussi. Or, il n'est pas besoin d'une
observation très-proionde pour reconnaître dans
l'homme ce double mouvement. Mettons que ce
soit un être purement physique, sa destinée sera
la perfection de la vie physique; il aura ce qu'il
a maintenant, des organes de digestion, de res-
piration, de circulation, etc.; des sens pour ali-
menter et préserver cette machine intérieure;
des instincts pour en modérer le mouvement et
le repos; de l'intelligence enfin, assez pour con-
naître ce qui lui est utile, pour perfectionner et
suppléer l'instinct. Telle 'est, en effet, en géné-
ral, l'organisation des animaux : chez eux rien
ne trouble la destinée physique, rien ne la dé-
passe, tout la sert. L'adage d'Hippocrate s'y ap-
plique avec rigueur , tout concourt, tout cons-
pire, tout consent. Observez l'homme, vous êtes
déconcerté : cette unité que vous devez trouver
en lui n'y est pas. Être intelligent, une soif in-
satiable de vérité le dévore, il l'aime pour elle-
même, il en recherche la beauté, non les fruits.
Parfois il rencontre ces fruits qu'il ne poursui-
vait pas : l'industrie, fille de sciences apparem-
ment stériles, le témoigne; mais la théologie, la
philosophie n'ont rien à faire avec la santé du
corps; la métaphysique, si vaine, aux yeux des
matérialistes, séduit et séduira toujours les in-
telligences. Quelle contradiction dans un être
fait pour vivre et bien vivre! Cette sage nature
donne à l'homme des ailes pour ramper. Bien
mieux, nous achetons la vérité au prix de nos
plaisirs matériels, de notre santé, de notre vie
même, tandis qu'elle doit être esclave de notre
vie, de notre santé et de nos plaisirs. 0 prodige
de sagesse!
Nos passions aussi ne devraient avoir qu'un
objet, le bien-être du corps. Combien pourtant
nous détachent du monde des sens, nous élèvent
au-dessus du monde matériel où elles devraient
nous fixer, nous forcent de rompre avec les dé-
lices de la vie, et avec la vie s'il le faut. Cette
existence qui est le tout de l'homme, il l'expose
à tout instant, il la sacrifie pour des biens invi-
sibles.
Enfin, dans une créature toute corporelle,
qu'est-ce qu'une loi morale qui relègue la re-
cherche du bonheur au-dessous de la recherche
du devoir, et au dernier rang la recherche du
bonheur corporel?
Évidemment l'homme a deux destinées, et
évidemment il est double. Le corps a sa perfec-
tion, qui est le meilleur état des organes; l'âme
a sa perfection, qui est l'accomplissement de la
vérité, de l'amour et de la vertu. La carrière de
l'âme est infinie, celle du corps bornée à quel-
ques jours, par conséquent secondaire et subor-
donnée ; et ces combats que l'âme livre au corps
ne sont point une contradiction de la puissance
qui a fait l'un et l'autre, mais la raison même
qui met chaque chose à sa place, le principal
avant l'accessoire, le temps après l'éternité.
Voilà les principaux arguments, selon nous
très-solides, sur lesquels repose la distinction de
l'âme et du corps. Entendons-nous nier par là que
si l'on pouvait aller jusqu'au fond, comprendre
la nature, l'essence des derniers éléments dans
lesquels les choses matérielles se résolvent, on
arriverait jusqu'à un élément simple, une mo-
nade, une force? Nullement; nous n'entendons
pas le nier, ni l'affirmer non plus. La ques-
tion du spiritualisme et du matérialisme n'est
pas engagée dans celle-ci. Descartes et Leibniz
sont contraires là-dessus; Descartes est spi-
ritualiste; qui oserait accuser Leibniz d'être
matérialiste?
Le spiritualisme n'est pas non plus en cause
dans les recherches des savants qui étudient les
conditions matérielles des sensations. Ils peu-
vent décrire l'artifice des impressions, compter
les nerfs et les muscles, ils avanceront la phy-
sique et la physiologie; mais il faut bien qu'ils
le reconnaissent, car c'est la vérité, iîs auront
beau expliquer jusque dans les moindres détails
MATE
— 1050 —
MATÉ
le jeu des organes, ils ne sortiront pas de l'im-
pression du mouvement; si avant qu'ils aillent,
ils seront toujours aussi loin de la sensation; de
la conscience: entre les conditions et le phéno-
mène, entre l'impression et la sensation, entre
le mouvement et la conscience il n'y a aucun
ort.
Qu'importe? diront les matérialistes. Qu'im-
porte que le mouvement et la conscience soient
d'essence différente, si l'un détermine l'autre, si
à la suite de ce qui se passe dans les orga
il se produit des pensées, des sentiments, des
volontés qui en dépendent? Ce qu'on appelle
l'âme ne sera toujours qu'un autre aspect du
corps. Ils ont raison; c'est le nœud de la ques-
tion.
L'argument, vieux peut-être comme la ré-
flexion humaine, s'est fortifié à travers les âges
de tous les faits nouveaux que la science a re-
cueillis: il serait à cette heure invincible, si
une autre expérience, qui dément celle-là, ne
s'accroissait aussi de jour en jour, rappelant aux
hommes que le corps n'est pas maître absolu de
nous-mêmes; que l'âme entreprend sur lui
comme il entreprend sur elle, et se maintient
par son énergie au milieu des plus rudes assauts.
L'état du cerveau fait donc notre esprit et notre
caractère, nos idées et nos passions, selon les
matérialistes; modifiez-le, vous modifiez le mo-
ral de l'homme : ils se suivent invariablement.
L'ouverture de l'angle facial détermine l'ouver-
ture de l'esprit. Le volume du cerveau donne
les esprits vastes et les esprits étroits. La santé
et les maladies du cerveau entraînent la santé
de la raison et ses maladies : activité, inertie,
régularité, désordre de l'intelligence ont là leur
unique cause. Les faits viennent à l'appui et les
matérialistes nous étonnent par la foule des ob-
servations. Les spiritualistes apportent des faits
à leur tour, et justement contraires : des es-
prits remarquables logés sous un front fuyant
et sous un front proéminent des imbéciles ; de
grands esprits dans une petite tête, et dans
une grande tête de petits esprits; enfin de gra-
ves lésions du cerveau sans folie, et la folie sans
lésion. Les faits démentent les faits, l'observation
détruit l'observation. C'est là, il faut l'avouer,
une base bien chancelante pour élever un sys-
tème, matérialisme ou spiritualisme peu im-
porte. Des dissections facilement trompeuses,
des évaluations arbitraires, des mesures exclu-
sives, où l'on ne tient pas compte de la dureté
et de la mollesse du cerveau, ni des autres
influences qu'un moment après on regarde comme
décisives et qui peuvent contrarier ou secon-
der l'influence qu'on veut être dominante ; tout
cela n'est pas de la science, et ce serait à
désespérer de résoudre jamais la question entre
le matérialisme et le spiritualisme si l'on ne
disposait de part et d'autre que de tels argu-
ments. Attachons-nous à des faits clairs et incon-
testables. On prétend que la folie est toujours
l'effet d'une altération du cerveau; cette asser-
tion est-elle juste ? Assurément la folie vient plus
d'une fois de cette cause ; mais elle a bien aussi
d'autres causes : l'ambition, l'amour, la dévotion,
qu'on ne niera pas sans doute. Sont-ce des causes
physiques? Puis, si la folie se guérit plus d'une
fois encore par un traitement physique, elle est
souvent guérie par un traitement moral. Les
deux procédés séparés réussissent en bien des
cas, et en bien des cas se combinent avec hon-
neur. Or, une idée devenue fixe, une passion
devenue exclusive par la faiblesse de la volonté,
n'est pas sans doute une lésion nerveuse; et le
médecin qui corrige un mauvais jugement, dis-
trait le malade d'une passion dominante, n'opère
p is sans doute sur le cerveau, et ne répare au-
cune lésion. Ne voit-on pas ici manifestement
un être qui peut, il est vrai, recevoir les atteintes
d'un être étranger, mais qui est, en définitive,
son propre maître, puisqu'il peut, par sa seule
vertu, par son seul mo lanté
et la recouvrer après l'avoir perdue?
Les matérialistes ajoutent à l'influence du cer-
veau, l'influence de l'âge, du te . du
sexe, du climat, du régime, des maladies. Ici en-
core les faits abondent. Par malheur pour eux,
il y en a qui leur échappent et ruinent leurs
conclusions. L'âge fait beaucoup assurément, et
il n'y a pas d'hommes de génie à la nourrice:
in lis il ne fait pas tout, et il y a des enfants a
tout âge, comme à tout âge des vieillards. En
vain le cerveau a pris de la consistance avec les
années; pour mûrir la pensée il faut autre chose:
la réflexion, l'expérience, qui n'ont rien à voir
avec la dureté et l'élasticité. Tout l'art humain
ne nous fait pas vieillir d'une seconde, il accélère
ou retarde la maturité de l'esprit par les pré-
ceptes, par l'insensible transmission d'une sa-
gesse immatérielle. Suivant Cabanis, la rapidité
du sang dans le premier âge donne la témérité,
et ce cours qui se ralentit, amène la circonspec-
tion; et en effet la circulation du sang, plus ou
moins rapide, influe sur nos idées et nos désirs ;
mais celui qui a été victime de sa témérité se
corrige par cette épreuve; est-ce donc que son
sang coule moins vite? et la chaleur d'âme qui
nous pousse dans les grandes entreprises, dépend-
elle de la chaleur du sang, quand on voit tout
un peuple s'y précipiter, quand on voit dans des
corps glacés une énergie indomptable, l'énergie
qu'inspirent les nobles pensées et les grands
sentiments? Le cœur bat plus vite en ces entraî-
nements, mais c'e«t l'âme qui le fait battre.
Le tempérament inspire certaines passions,
et le régime les exalte ou les amortit, cela est
incontestable; veut-on en conclure que le tem-
pérament et le régime nous donnent toutes nos
pjssions et font toute notre intempérance ou
notre vertu? A ce compte, les éclatantes con-
versions d'où sont sortis les justes et les saints,
sont des révolutions d'humeurs. Socrate, né
vicieux, devenu plus tard un sage, et attribuant
ce changement à la philosophie, lui rend un
honneur immérité : il ne voit pas quel change-
ment s'est opéré dans ses organes. Saint Paul et
saint Augustin croient plier sous une doctrine
immatérielle; ils s'agitent pour dépouiller le
vieil homme et créer l'homme nouveau; il y a en
effet un homme nouveau en eux, c'est celui que
crée la vie qui sans cesse détruit et transforme
sans cesse.
Croyons à l'influence toute-puissante du sexe
sur l'intelligence et le cœur ; mais oublions
Clélie, Jeanne d'Arc, Jacqueline Pascal égale par
l'énergie à son frère, et les mâles vertus com-
munes à toute la famille des Arnauld; oublions
surtout que l'amour de la patrie, l'amour de la
vérité et le sentiment religieux ont inspiré ces
fermes courages.
Il n'est plus permis de nier l'influence des
climats; mais il n'est pas permis, non plus, de
la croire invincible aux institutions, à l'expé-
rience, au génie d'un homme. En France, on
croit a la puissance du climat, et à la toute-
puissance des idées.
Les maladies, excepté celles qui nous enlèvent
à nous-mêmes, nous laissent ce que nous som-
mes,^ ce que nous nous sommes faits dans la
santé, courageux ou lâches, résignés ou révoltés.
De là. dans les hôpitaux, parmi les malades
atteints du même mal, la diversité de caractères
la plus grande, et l'attitude diverse de tous les
MATH
— 1051
MATH
hommes devant la mort. Au milieu des supplices,
l'àme garde sa sérénité, soutenue par l'invisible
espérance, et elle rend affreuse la fin la plus
douce, quand elle y mêle ses regrets, ses remords
et ses craintes.
En résumé, les matérialistes prouvent, par des
faits certains, que le corps agit sur l'âme, et les
spiritualistes, à leur tour, prouvent, par des faits
également certains, que l'âme agit sur le corps
et sur elle-même. Les uns nous défendent de
croire que nous sommes de purs esprits ; les
autres nous défendent de croire que nous som-
mes pure matière, à la merci des lois fatales de
la nature. La sagesse, recueillant toutes les véri-
tés, affirme que l'homme est à la fois esprit et
corps, esprit associé passagèrement à un corps,
pour recevoir et lui renvoyer son influence, et
former avec lui un tout naturel. « La vérité ne
détruit pas la vérité. » E. B.
MATHÉMATIQUES. Sous le nom collectif de
mathématiques, en désigne un système de con-
naissances scientifiques, étroitement liées les
unes aux autres, fondées' sur des notions qui se
trouvent dans tous les esprits, portant sur des
vérités rigoureuses que la raison est capable de
découvrir sans le secours de l'expérience, et qui,
néanmoins, peuvent toujours se confirmer par
l'expérience, dans les limites d'approximation
que l'expérience comporte. Grâce à ce double ca-
ractère, que nulle autre science ne présente, les
mathématiques, ainsi appuyées sur l'une et sur
l'autre base de la connaissance humaine, s'impo-
sent irrésistiblement aux esprits les plus pratiques
comme aux génies les plus spéculatifs. Elles jus-
tifient le nom qu'elles portent et qui indique les
sciences par excellence, les sciences éminentes
entre toutes les autres par la rigueur des théories,
l'importance et la sûreté des applications.
Les sciences physiques reposent sur l'expé-
rience et sur l'induction qui généralise les résul-
tats de l'expérience. Les faits dont l'expérience
a procuré la découverte, que l'induction a érigés
en lois générales, peuvent, à ce double titre,
devenir l'objet de connaissances certaines, mais
dont la certitude n'est point comparable à celle
d'un théorème d'arithmétique ou de géométrie.
D'abord l'exactitude du fait attesté par les sens
est nécessairement comprise entre les limites
d'exactitude des sens; tandis qu'en mathémati-
ques pures, l'esprit, tout en s'aidant de signes
sensibles, n'opère que sur des idées susceptibles
d'une précision rigoureuse. En second lieu, l'induc-
tion qui généralise les résultats de l'expérience,
quoique appuyée sur une probabilité qui peut,
dans de certaines circonstances, ne laisser aucune
place au doute et entraîner l'acquiescement de
tout esprit raisonnable, est un jugement d'une
tout autre nature que le jugement fondé sur une
déduction mathématique, à la rigueur de la-
quelle l'esprit ne peut échapper sans tomber
dans l'absurdité et dans la contradiction.
D'un autre coté, les démonstrations des véri-
tés mathématiques peuvent toujours se contrôler
par l'expérience : en quoi ces vérités diffèrent
de celles que l'on se propose d'établir en logique,
en morale, en droit naturel, dans toutes les
sciences qui ont pour objet des idées et des
rapports que la raison conçoit, mais qui ne tom-
bent pas sous les sens. Après qu'un jurisconsulte
a analysé avec le plus grand soin une question
controversée, après qu'il a mis les principes de
solution dans l'évidence la plus satisfaisante
pour la raison, il ne peut pas, comme le géomè-
tre, fournir au besoin la preuve expérimentale
de la justesse de ses déductions, de la bonté de
ses solutions.
Si l'on y fait attention, l'on verra que, pour
rendre un compte exact de la dénomination de
seiences positives, dont on fait aujourd'hui si
fréquemment usage, il faut entendre par là les
sciences ou les parties des sciences dont les ré-
sultats sont, comme ceux des mathématiques,
susceptibles d'être contrôlés par l'expérience.
La vérification empirique qu'une loi mathéma-
tique comporte peut être rigoureuse ou appro-
chée. On peut vérifier par l'expérience une pro-
position d'arithmétique (par exemple, qu'un
nombre ne peut être décomposé que d'une seule
manière en facteurs premiers), et, dans ce cas,
la proposition se vérifiera rigoureusement sur
tous les exemples qu'il plaira de choisir. On peut
aussi vérifier par l'expérience une proposition
de géométrie, comme celle-ci : Les bissectrices
des trois angles d'un triangle se coupent en un
même point; mais en ce cas la vérification,
comme celle d'une loi physique, n'aura lieu
qu'approximativement, avec une approximation
d'autant plus grande qu'on opérera avec plus de
soin et en s'aidant d'instruments plus parfaits.
Au reste, il y a des propositions de géométrie
qui admettent une vérification empirique rigou-
reuse, par exemple celle-ci : Le nombre des an-
gles solides d'un polyèdre, ajouté au nombre de
ses faces, donne une somme toujours supérieure
de deux unités au nombre de ses arêtes. En gé-
néral, tout ce qui peut se vérifier par dénombre-
ment ou calcul (c'est-à-dire à l'aide de signes
auxquels l'esprit impose une valeur idéale, fixe
et déterminée) admet une vérification rigou-
reuse ; toute vérification qui implique une opé-
ration de mesure ou une construction à l'aide
d'instruments physiques ne saurait être qu'ap-
prochée.
Si, dans l'exposition des doctrines mathémati-
ques, on rencontrait des principes, des idées, des
conclusions qui ne pussent être soumises au cri-
térium de l'expérience ; si l'on trouvait dans les
écrits des géomètres des discussions concernant
des questions de théorie que l'expérience ne
pourrait trancher, on serait averti par cela seul
que ces questions ne sont pas, à proprement par-
ler, mathématiques ou scientifiques; qu'elles
rentrent dans le domaine de la spéculation phi-
losophique dont la science positive, quoi qu'on
fasse, ne peut s'isoler complètement, et dont
elle ne s'isolerait, si la chose était possible, qu'aux
dépens de sa propre dignité.
Soit, par exemple, la question du passage du
commensurable à l'incommensurable, qui se
présente à chaque pas en géométrie, en mécani-
que, et, en général, quand il s'agit de rapports
entre des grandeurs continues. Il est clair que
lorsqu'un raisonnement a conduit à établir de
tels rapports dans l'hypothèse de la commensu-
rabilité, quelque petite que soit la commune me-
sure, on a établi tout ce qui peut se vérifier par
l'expérience : car, dès qu'il s'agit de passer à des
mesures effectives, on ne peut entendre par
grandeurs incommensurables que celles dont la
mesure est d'autant plus petite qu'on opère avec
des instruments plus parfaits. Lors donc que les
géomètres, non contents de cette simple remar-
que, se mettent en frais de raisonnements pour
prouver que le rapport établi dans le cas de la
commensurabilité subsiste encore quand on passe
aux incommensurables : lorsqu'ils imaginent à
cet effet divers tours de démonstration, directs
ou indirects, ils ne font en réalité ni de la géo-
métrie, ni de la mécanique, ni des mathémati-
ques proprement dites: ils font l'analyse et la
critique de certaines idées de l'entendement,
non susceptibles de manifestation sensible: ils se
placent sur le terrain de la spéculation philoso-
phique.
MATH
— 1052 —
MATH
Nous en dirions autant, à plus forte raison, des
théories sur les valeurs négatives, imaginaires,
infinitésimales; théories qu'il faut bien aborder,
qu'il n'y a pas moyen d'éluder dans l'exposition
didactique de la science du calcul, mais que cha-
que géomètre conçoit à sa manière, et qui sont
un sujet immanent de controverses que ne peu-
vent trancher ni des démonstrations formelles,
ni le contrôle de l'expérience, tandis que tout le
monde est d'accord sur les résultats positifs et
proprement scientifiques : chacun sait, par
exemple, quelles règles il faut appliquer pour
trouver infailliblement les racines négatives
d'une équation algébrique, soit qu'il adopte sur
les racines négatives la manière de voir de Car-
not, de d'Alembert ou de tout autre. L'union in-
time et pourtant la mutuelle indépendance de
l'élément philosophique et de l'élément scienti-
fique dans le système de la connaissance hu-
maine se manifestent ici par ce fait bien remar-
quable, que l'esprit ne peut régulièrement pro-
céder à la construction scientifique sans s'appuyer
sur une théorie philosophique quelconque." et
que, néanmoins, les progrès et la certitude de la
science positive ne dépendent point de la solu-
tion donnée à la question philosophique.
Au premier rang des questions philosophiques,
en mathématiques comme ailleurs, se placent
celles qui portent sur la valeur représentative
des idées. L'algèbre n'est-elle qu'une langue
conventionnelle, ou bien est-ce une science ayant
pour objet des rapports qui subsistent entre les
choses, indépendamment de l'esprit qui les con-
çoit ? Tout le calcul des valeurs négatives, ima-
ginaires, infinitésimales, n'est-il que le résultat
de règles admises par conventions arbitraires;
ou toutes ces prétendues conventions ne sont-
elles que l'expression nécessaire de rapports que
l'esprit est obligé sans doute de représenter par
des signes de forme arbitraire, mais qu'il ne
crée point à sa guise, et qu'il saisit seulement
en vertu de la puissance qu'il a de généraliser
et d'abstraire? Voilà ce qui partage les géomè-
tres en diverses écoles; voilà le fond de la philo-
sophie des mathématiques, et c'est aussi le fond
de toute philosophie. Comme toute connaissance,
depuis la plus grossière jusqu'à la plus raffinée,
implique un rapport entre un objet perçu et une
intelligence qui le perçoit, la forme de la con-
naissance peut toujours de prime abord être at-
tribuée indifféremment à la constitution de l'in-
telligence qui perçoit, ou à la constitution de
l'objet perçu : de même que le déplacement re-
latif des diverses parties d'un système mobile
peut, de prime abord, être indifféremment attri-
bué au déplacement absolu de l'une ou de l'au-
tre partie du système. Mais il y a des analogies,
des inductions philosophiques qui mènent à pré-
férer telle hypothèse à telle autre logiquement
admissible^ et qui, même en certains cas, sont
de nature à exclure tout doute raisonnable, bien
qu'il n'y ait pas de démonstration formelle ou
d'expérience possible pour réduire à l'absurde la
contradiction sophistique.
Démontrer logiquement que certaines idées
ne sont point de pures fictions de l'esprit, n'est
pas plus possible qu'il ne l'est de démontrer lo-
giquement l'existence des corps ; et cette double
impossibilité n'arrête pas plus les progrès des
mathématiques positives que ceux de la physi-
que positive. Mais il y a ceite différence, que la
foi à l'existence extérieure des corps qui lait partie
de notre constitution naturelle, est, comme on
dit, une croyance du sens commun, bien qu'en
L'induction philosophique puisse venir ai1
b( oin à l'appui du sens commun; tandis qu'il
faut se familiariser, par la culture des sciences,
avec le sens et la valeur de ces idées spéculati-
ves sur lesquelles on ne tomberait pas sans dei
études scientifiques. C'est ce qu'exprime ce
fameux attribue à d'Alembert : « Allez en avant,
et la foi vous viendra; » non pas une loi aveu-
gle, machinale, produit irréfléchi de l'habitude,
mais un acquiescement de l'esprit, fondé sur La
perception simultanée d'un ensemble de rap-
ports qui ne peuvent que successivement frap-
per l'attention du disciple, et d'où résulte un
eau d'inductions auxquelles la raison doit se
rendre, en l'absence d'une démonstration logique
que la nature des choses ne permet pas d'orga-
niser.
La philosophie des mathématiques consiste
encore essentiellement à discerner l'ordre et la
dépendance rationnelle de ces vérités abstraites
dont l'esprit contemple le tableau; à préférer
tel enchaînement de propositions à tel autre
aussi rigoureux, et, en ce sens, aussi irrépro-
chable logiquement, parce que l'un satisfait
mieux que l'autre à la condition de faire ressor-
tir cet ordre et ces connexions, tels qu'ils sont
donnés par la nature des choses, indépendam-
ment des moyens que nous avons de transmet-
tre et de démontrer la vérité. 11 est évident que
ce travail de l'esprit ne saurait se confondre
avec celui qui a pour objet l'extension de la
science positive, et que les raisons de préférer
un ordre à un autre sont de la catégorie de celles
qui ne s'imposent point par voie de démonstra-
tion logique.
Nous avons dit que les sciences mathémati-
ques ont pour caractère essentiel de s'appuyer
uniquement sur des principes que la raison sai-
sit sans le secours de l'expérience, de manière
pourtant que les conclusions de la théorie puis-
sent être constamment contrôlées par l'expé-
rience. Du moment qu'on invoque des principes,
des lois ou des faits qui ne peuvent être don-
nés, ou qui, du moins, dans l'état de nos con-
naissances, ne sont donnés que par l'expérience,
on sort du cadre des mathématiques pures, on
entre dans le domaine de ces sciences mixtes, que
l'on connaît sous le nom de sciences physico-ma-
thématiques; ou sous toute autre dénomination
analogue. Amsij les conditions qui fixent le ca-
dre des mathématiques pures doivent tenir,
d'une part, à la manière d'être des choses, d'au-
tre part à l'organisation de l'esprit humain; et.
dès lors il est peu probable, a priori, qu'on
puisse soumettre les mathématiques pures à une
classification systématique du genre de celles
qui nous séduisent par leur simplicité et leur
symétrie, quand il s'agit d'idées que l'esprit hu-
main crée de toutes pièces et peut arranger à
sa fantaisie. Chose remarquable ! les mathéma-
tiques, sciences exactes par excellence, sont du
nombre de celles où il y a le plus de vague et
d'indécision dans la classification des parties, où
la plupart des termes qui l'expriment se pren-
nent, tantôt dans un sens plus large, tantôt dans
un sens plus restreint, selon le contexte du dis-
cours et les idées propres à chaque auteur, sans
qu'on soit parvenu à en fixer nettement et ri-
goureusement l'acception dans une langue com-
mune : ce que n'auraient pas manqué de faire
depuis longtemps, si la chose était possible, tant
d'hommes éminents qui s'y sont appliqués. Tou-
tes les fois qu'un rapport est parfaitement dé-
terminé de sa nature, on tombe bientôt d'accord
d'un signe précis pour l'exprimer. Le vague de
la langue accuse souvent l'imperfection de notre
connaissance, et alors l'effet disparaît avec la
cause; mais il accuse plus souvent encore l'im-
possibilité absolue d'exprimer avec les signes du
langage, en leur conservant toujours la même
MATH
— 1053
MATH
valeur fixe, des rapports dont nous ne disposons
pas, et qui admettent, malgré nous, des modifi-
cations.soumises à la loi de continuité, l'une des
grandes lois de la nature. C'est ce qui arrive à
l'égard des termes employés pour diviser en
compartiments le domaine des mathématiques;
et rien ne montre mieux que l'objet des mathé-
matiques subsiste hors de l'esprit humain, et in-
dépendamment des lois qui gouvernent notre in-
telligence.
Il n'est guère plus aisé de donner du système
une définition proprement dite, uniquement ti-
rée de l'essence de l'objet défini, qu'il ne l'est de
définir et de classer les diverses parties du sys-
tème. Les mathématiques pures ont pour objet
les idées de nombre, de grandeur, d'ordre et de
combinaison, d'étendue, de situation, de figure,
et même les idées de temps et de forces, quoi-
que, pour celles-ci, on ne puisse pousser bien
loin la construction scientifique sans emprunter
les données de l'expérience. Toutes ces idées
s'enchaînent et se combinent de diverses ma-
nières et donnent lieu à des rapprochements
souvent très-inattendus ; mais ont-elles un carac-
tère commun qui rende philosophiquement rai-
son de leur parenté scientifique, et dont l'idée
soit l'idée même des mathématiques prises dans
leur ensemble? On n'a pas eu de peine à aper-
cevoir que les lignes, les surfaces, les angles,
les forces, etc., sont des grandeurs mesurables,
et l'on en a tiré cette définition vulgaire, aux
termes de laquelle les mathématiques sont les
sciences qui traitent de la mesure des grandeurs ;
mais, avec un peu plus d'attention, on remar-
que qu'une foule de théorèmes sur les nombres
peuvent être conçus indépendamment de la pro-
priété qu'ont les nombres de servir à la mesure
des grandeurs; qu'une multitude de propriétés
des figures (celles qu'on appelle descriptives,
par opposition aux relations métriques) seraient.
parfaitement intelligibles, quand même on ne
considérerait pas les lignes, les angles, etc.,
comme des grandeurs mesurables ; que dans
l'algèbre, enfin, les symboles algébriques peu-
vent souvent dépouiller toute valeur représen-
tative de quantités réelles ou de grandeurs, sans
que les formules cessent d'avoir une significa-
tion. D'après ces considérations, on pourrait dire
que les spéculations mathématiques ont pour ca-
ractère commun et essentiel de se rattacher à
deux idées ou catégories fondamentales : l'idée
d'oRDRE, sous laquelle il est permis de ranger,
comme autant de variétés ou de modifications
spécifiques, les idées de situation, de configu-
ration, de forme et de combinaison; et l'idée
de grandeur, qui implique celle de quantité, de
proportion et de mesure. Cette distinction ca-
tégorique, dont on a mal à propos cru trouver
le germe dans un passage assez insignifiant d'A-
ristote {Métaph., liv. XI, ch. m), et sur laquelle,
de nos jours, les ingénieux écrits de M. Poinsot
ont appelé l'attention des géomètres philosophes,
a pour auteur Descartes, qui l'a exprimée avec
une netteté parfaite dans les termes suivants :
« Atqui videmus neminem fere esse, si prima
tanlum scholarum limina tetigerit, qui non facile
distinguât ex iis quae occurrunt, quidnam ad ma-
thesim pertineat, et quid ad alias disciplinas.
Quod attentius consideranti tandem innotuit, illa
omnia tantum, in quibus ordo vel mensura exa-
minatur, ad mathesim referri, nec interesse utrum
in numeris, vel figuris, vel astris, vel sonis, aliove
quovis objecto talis mensura quaerenda sit; ac
proinde generalem quamdam esse debere scien-
tiam, quae id omne explicet, quod circa ordinem
et mensuram nulli speciali materia) addicta quœri
polest, eademque, non adscititio vocabulo, sed
jam inveterato atque usu receplo, mathesim uni-
versalem nominari, quoniam in hac continetur
illud omne, propter quod alise scientiœ et mathe-
matiese partes appellantur. » {Régulez ad direc-
tionern ingenii, reg. iv.)
Au lieu donc de cette unité systématique qu'il
est dans la nature de l'esprit humain de recher-
cher, et que la définition vulgaire des mathéma-
tiques semble promettre, nous tombons sur un
cas de dualité, à moins que nous ne nous élevions
à des abstractions plus hautes et à des systèmes
plus hardis, en considérant avec Leibniz l'espace
comme l'ordre des phénomènes simultanés, le
temps comme l'ordre des phénomènes successifs :
auquel cas il semble que toute spéculation ma-
thématique se rattachant médiatement et immé-
diatement à l'idée d'ordre, l'unité systématique
serait rétablie.
Mais, sans faire de telles excursions dans la
région de la métaphysique, en nous tenant à la
distinction posée par Descartes, nous devons fixer
l'attention sur une circonstance très-digne de re-
marque, à savoir, que, pour les applications aux
phénomènes de la nature, les spéculations ma-
thématiques dont l'importance est sans compa-
raison la plus grande, sont précisément celles
qui se rattachent à notre seconde catégorie, ou
qui portent sur la mesure des grandeurs. Aussi,
tandis que les philosophes, depuis Pythagore jus-
qu'à Kepler, avaient cherché vainement dans des
idées d'ordre et d'harmonie, mystérieusement
rattachées aux propriétés des nombres purs, la
raison des grands phénomènes cosmiques, la vraie
physique a été fondée le jour où Galilée, reje-
tant des spéculations depuis si longtemps stéri-
les, a conçu l'idée, non-seulement d'interroger
la nature par l'expérience, comme Bacon le pro-
posait de son côté, mais en outre de préciser la
forme générale à donner aux expériences, en
leur assignant pour objet immédiat la mesure de
tout ce qui est mesurable dans les phénomènes
naturels. Et pareille révolution a été faite en
chimie, un siècle et demi plus tard, quand La-
voisier s'est avisé de soumettre à la balance,
c'est-à-dire à la mesure, des phénomènes dans
lesquels on ne songeait généralement à étudier
que ce par quoi ils se rattachent aux idées de
combinaison et de forme. C'est cette même di-
rection que l'on poursuit et que l'on poursuivra
longtemps encore dans l'étude de phénomènes
bien autrement compliqués, lorsqu'on tâche de
mesurer par la statistique tout ce qu'ils peuvent
offrir de mesurable.
Lors même que l'on considère les mathémati-
ques comme un corps de doctrine abstraite, in-
dépendamment de toute application aux lois des
phénomènes physiques, il faut reconnaître que
les parties dont l'organisation logique a reçu le
plus de perfection, celles qui ont été soumises
aux méthodes les plus générales et les plus uni-
formes, et qui, finalement, ont donné lieu à la
construction d'une langue réputée avec raison
la plus parfaite de toutes, sont aussi^ celles qui
concernent la grandeur ou la quantité. Là est le
fondement réel de la distinction entre la syn-
thèse et Yanalyse, telle que les géomètres l'en-
tendent et doivent l'entendre, dans l'état présent
de la doctrine. Nous devons renvoyer à d'autres
articles pour l'exposition des théories des logi-
ciens sur la nature et sur le contraste de ces
deux opérations de l'esprit. Pour l'objet que nous
avons en vue, il suffit de se reporter à la distinc-
tion que Kant a faite entre les jugements analy-
tiques et synthétiques (voy. Jugement) : distinc-
tion lumineuse et simple, si on la dégage des
formes scolastiques dans lesquelles s'est trop
complu ce grand logicien.
MATH
— 1054 —
.MATI!
En effet, quand nous éludions un objet, nous
pouvons partir de certaines propriétés de 1 objet,
exprimées par des définitions; puis, sans avoir
besoin de fixer davantage notre attention sur
l'objet, en ayant soin seulement de ne point en-
freindre les règles de la logique, arriver à des
conclusions ou à des jugements que Kant qualifie
d'analytiques, qui éclaircissent et développent la
connaissance de l'objet plutôt qu'ils ne reten-
dent, à proprement parler : car on était censé
nous donner implicitement, avec les notions ex-
primées par les définitions d'où nous sommes
partis, toutes les conséquences que la logique est
capable d'en tirer. Ou bien, au contraire, nous
pouvons avoir besoin de laisser notre attention
fixée sur l'objet même, pour trouver, soit par
expérience, soit par quelque considération ou
construction que la nature de l'objet suggère,
une propriété de cet objet qui n'était pas impli-
citement contenue dans les termes de la défini-
tion, qui ne pouvait pas en être tirée par la force
de la logique seule. Les jugements par lesquels
nous affirmons l'existence de telles propriétés
dans l'objet, sont ceux que Kant qualifie de syn-
thétiques, et qui véritablement étendent la con-
naissance que nous avons de l'objet. La synthèse
est empirique, s'il nous faut recourir à l'expé-
rience pour obtenir cet accroissement de con-
naissance ; dans le cas contraire, la synthèse est
dite a priori; et cette dernière synthèse est celle
que l'on pratique en mathématiques pures.
Par exemple, je veux prouver que deux lignes
droites A, B, situées dans l'espace de manière à
ne pas se rencontrer, sont coupées par trois plans
parallèles en parties proportionnelles; et pour
cela j'imagine ou je construis idéalement une
troisième droite C, joignant un point delà droite
A à un point de la droite B. On a déjà prouvé
que les droites A et G qui se coupent, sont cou-
pées par les trois plans parallèles en parties pro-
portionnelles ; la même proposition est valable
pour le système C et B; et par l'intermédiaire de
la droite C construite auxiliairement, la propo-
sition se trouve aussi étendue au système des
droites A et B qui ne se coupent point. Peu im-
porte que la construction soit indiquée ou non
par une figure; l'essentiel est qu'elle se fasse
par la pensée ; et pour cette construction ou
synthèse idéale, d'où sort la démonstration, il
faut la contemplation de l'objet même; il ne
suffit pas de se laisser aller aux déductions de la
logique.
Or, si l'on a appelé procédé synthétique celui
qui consiste à tirer successivement de la contem-
plation de la nature spéciale de l'objet, les con-
structions propres à manifester les vérités qu'on
a en vue d'établir, il conviendra d'appeler, par
opposition, procédé analytique celui qui consiste
à définir l'objet une fois pour toutes, et à tirer
ensuite de cette définition toutes les propriétés
de l'objet, en appliquant des règles fournies par
une théorie plus générale : par exemple, s'il s'a-
git d'un objet géométrique, en appliquant des
règles qui conviennent, non-seulement aux gran-
deurs géométriques, mais à des grandeurs quel-
conques.
C'est dans ce sens que les géomètres modernes
ont été amenés à faire usage des termes d'ana-
lyse et de synthèse, acception très-différente de
celle que leur donnaient les géomètres de l'an-
tiquité grecque, au rapport de Pappus et de
Tbéon, qui attribue à Platon l'honneur de l'in-
vention de l'analyse en géométrie. Cette accep-
tion moderne, qu'on n'a pas cru pouvoir justifier,
parce qu'on n'en voyait pas bien la liaison avec
le sens dans lequel les logiciens prennent les
mêmes termes, montre, à notre avis, que, sans
s'en rendre nettement compte, les géomètres
modernes ont saisi, à la manière de Kant, le ca-
ractère important par lequel contrastent les deux
procédés généraux que l'esprit peut suivre dans
la recherche de vérités ignorées ou dans la dé-
monstration de vérités acquises. En mathéma-
tiques, on entend maintenant, par analyse, l'al-
gèbre et toutes les branches du calcul des
grandeurs, opéré à l'aide de signes généraux qui
ont fait disparaître toute trace de ce qu'il y avait
de spécial et de particulier dans la nature de ces
grandeurs. Les règles du calcul une fois assises
sur un petit nombre de propriétés fondamentales
des grandeurs, le calcul devient une langue, un
instrument logique qui fonctionne, pour ainsi
dire, de lui-même, sans que l'attention ait besoin
d'être fixée sur autre chose que sur le maintien
des règles du calcul.
On devra appeler en conséquence, et l'on ap-
pelle effectivement géométrie analytique, une
méthode pour démontrer certaines séries de vé-
rités géométriques, en exprimant d'abord, à l'aide
d'une synthèse préliminaire, les propriétés ca-
ractéristiques de l'objet que l'on considère, de
façon que toutes les autres propriétés puissent
s'en déduire par les seules forces du calcul, et
qu'on puisse ensuite faire abstraction de l'objet
considéré, pour s'appliquer entièrement à sur-
monter les difficultés de calcul, s'il s'en pré-
sente. On appellera mécanique analytique une
méthode pour traduire d'un seul coup, dans la
langue du calcul, les conditions d'équilibre ou
de mouvement tenant à la nature spéciale des
grandeurs qui figurent en mécanique, de ma-
nière qu'après cette traduction préliminaire on
n'ait plus qu'à appliquer les règles générales du
calcul; et ainsi de suite.
L'avantage de la méthode analytique ainsi dé-
finie consiste principalement dans la généralité
et la régularité de ses procédés ; tandis que les
procédés synthétiques, qui ne nous laissent ja-
mais perdre de vue l'objet spécial de nos recher-
ches, permettent de saisir le caractère le plus
immédiatement applicable à la manifestation de
la propriété qu'on veut établir, et ont souvent
sur les procédés analytiques l'avantage de la sim-
plicité et de la brièveté.
Maintenant que nous avons tâché de faire res-
sortir la valeur et le sens véritable de la distinc-
tion établie par Kant, il doit nous être permis de
critiquer l'usage qu'il en a fait pour opposer les
mathématiques, toujours fondées, suivant lui, sur
une synthèse a priori, aux spéculations méta-
physiques, qui ne consisteraient qu'en jugements
analytiques. Il a méconnu, d'une part, que l'in-
duction fournit au jugement, en fait de spécula-
tions philosophiques, la base que lui fournit
l'expérience ou la synthèse empirique, en fait de
spéculations sur les lois du monde sensible ;
d'autre part, que les mathématiques n'ont pas
moins besoin de l'analyse que de la synthèse,
dans l'acception même qu'il a donnée à ces ter-
mes. Le caractère distinctif du corollaire, c'est
d'être implicitement donné avec la proposition
dont il résulte, et d'en pouvoir être tiré logique-
ment, sans synthèse nouvelle ; mais la tâche de
mettre en relief certains corollaires n'en est pas
moins difficile et importante. Les résultats d'un
calcul sont implicitement contenus dans les
données du calcul. L'organisation des méthodes,
en mathématiques comme dans les autres scien-
ces, a pour but d'économiser le travail du juge-
ment synthétique; et c'est en mathématiques
qu'on a les plus beaux exemples de telles mé-
thodes.
Leibniz, aussi grand philosophe que Kant, et,
de plus, grand géomètre, a voulu distinguer les
MATH
— 1055
mat:
mathématiques de la métaphysique, en ce que,
suivant lui, les démonstrations s'appuieraient, en
mathématiques sur le principe d'identité, et en
métaphysique sur le principe de la raison suffi-
sante. Nous contestons encore cette distinction.
Si, pour prouver la règle du parallélogramme
des forces, on s'appuie sur cet axiome, que la
résultante de deux forces égales est dirigée sui-
vant la bissectrice de l'angle des forces, parce
qu'il n'y aurait pas de raison pour qu'elle incli-
nât plus vers une composante que vers l'autre,
on n'aura pas plus empiété sur le domaine de la
métaphysique, que lorsqu'on s'appuie, en géomé-
trie, sur cet axiome, que la ligne droite est le
plus court chemin d'un point à un autre. Nous
persistons à penser que le caractère distinctif des
mathématiques doit se tirer de ce qu'elles ont
pour objet des vérités que la raison saisit sans
le concours de l'expérience, et qui, néanmoins,
comportent toujours la confirmation de l'expé-
rience.
En voyant des personnages tels que Leibniz et
Kant mettre ainsi en contraste, opposer l'un à
l'autre les deux grands corps de doctrine qui sont
l'objet des spéculations des géomètres et de cel-
les du philosophe, soit qu'on adopte ou qu'on re-
jette l'explication qu'ils ont donnée de cette dua-
lité ou de cette symétrie contrastante, on est
suffisamment averti qu'il doit y avoir pour le
philosophe des raisons toutes spéciales de ne pas
rester étranger aux théories de mathématiques
pures. Il n'est pas mal, sans doute, qu'un philo-
sophe soit astronome, chimiste, géologue, bota-
niste : car toutes nos connaissances s'enchaînent,
toutes sont subordonnées dans leurs développe-
ments aux lois de l'esprit humain, qu'elles ma-
nifestent à leur manière; toutes, en conséquence,
sont propres à fournir des exemples qui donnent
du relief et du jour aux conceptions du philoso-
phe ; mais, pour cette utilité accessoire, l'astro-
nomie, la géologie, la botanique sont des sciences
qui peuvent très-bien se remplacer les unes les
autres, ou être remplacées par d'autres. On con-
naît la fameuse inscription de Platon ; et il ne
viendrait à personne l'idée qu'un philosophe
puisse écrire sur la porte de son école : « Que nul
n'entre ici, s'il n'est botaniste ou géologue. »
L'histoire des mathématiques offre une série de
noms tels que ceux de Pythagore, de Platon, de
Proclus, de Descartes, de Leibniz, série qui, pour
la signification philosophique, n'a sa pareille dans
les annales d'aucune autre branche des sciences
positives. C'est que les spéculations du géomètre
et celles du philosophe sont seules comparables
pour la généralité; c'est que seules elles relèvent
au même degré de la faculté dominante et régu-
latrice de l'esprit humain, c'est-à-dire de la rai-
son. Sophiœ germana mathesis, a dit avec pré-
cision l'élégant auteur de Y Anti-Lucrèce. La
philosophie a aussi son côté empirique, et par ce
côté elle tient de très-près, quelque système que
l'on adopte, à la science empirique qui traite du
jeu des organes, de l'économie et du trouble des
fonctions de la vie, en un mot, à l'histoire natu-
relle de l'homme ; mais les spéculations philoso-
phiques, dans ce qu'elles ont de rationnel et dans
ce qui est le vrai fondement de leur prééminence,
appellent, exigent (on peut le dire) la connais-
sance au moins sommaire de ces vastes décou-
vertes que l'esprit humain a su faire dans le
monde des idées, et qui ont amené d'autres dé-
couvertes si glorieuses dans les lois et dans les
êtres du monde sensible. Les grands esprits, à
nui ce secours a manqué, l'ont senti et vivement
regretté.
On consultera avec fruit, sur plusieurs ques-
tions traitées ou indiquées dans cet article :
A. Cournot, Essai sur les fondements de nos
connaissances ,_ Paris, 18ôl, 2 vol. in-8; — H. Mar-
tin, Philosophie spiritualiste de la nature, Paris,
1849, 2 vol. in-8; —A. Laugel, les Problèmes de
la nature, Paris, 1864, in-12. A. G.
MATIÈRE. Le mot matière a, dans le langage
philosophique, deux acceptions parfaitement dis-
tinctes : quelquefois, il indique l'être indéterminé
en général, par opposition à la forme, qui marque
la détermination : c'est I'ûXyi itpôvtïi de plusieurs
philosophes anciens de la Grèce, la substance
d'Aristote, tô 'j7toxeî[i.evov , devenue depuis la
causa materialis de la scolastique; plus ordinai-
rement, on appelle matière l'ensemble des corps
qui composent l'univers visible : la matière alors
s'oppose, non plus à la forme, mais à l'esprit, et,
par suite, le matérialisme au spiritualisme. Nous
ne nous étendrons pas longuement sur le problème
de la matière considérée sous le premier point de
vue, nous bornant à quelques aperçus historiques,
et renvoyant pour le fond des choses à l'article
Substance. Nous traiterons, au contraire, avec
une certaine étendue, les problèmes difficiles et
considérables qui s'offrent nécessairement à la
pensée, quand on envisage la matière comme
l'opposé de l'esprit, soit dans la réalité de son
être, soit dans ses qualités, soit dans son essence.
La plupart des systèmes philosophiques de l'an-
tiquité s'accordent à reconnaître la matière comme
un des premiers principes des choses; mais tandis
que les uns lui refusent toute énergie propre et pla-
cent en face ou au-dessus d'elle un autre principe
destiné à la féconder, les autres la croient capable
de se féconder elle-même et de faire éclore, par
sa seule vertu, tous les germes contenus en son
sein. Les premiers de ces systèmes sont dualistes,
les seconds sont panthéistes.
Une des plus anciennes écoles philosophiques
de l'Inde, celle peut-être où le génie oriental s'est
développé avec le plus de liberté et de puissance,
l'école sânkhya, pose à l'origine des choses une'1
matière primitive qu'elle appelle prakrili , ou
moula-prakriti, ou encore pradhâna (voy. Co-
tebrooke, Premier essai sur la philosophie des
Hindous); c'est l'être, non encore déterminé,
renfermant en soi toutes les formes de l'existence
sans en revêtir aucune; c'est la substance sans
attributs qui la circonscrivent , la cause sans
effets où elle se précise et se déploie. La matière
du système sânkhya, ce n'est point la nature vi-
sible, l'univers matériel, lequel est un univers
parfaitement déterminé; c'est la nature invisible,
la nature naturante, comme ont dit des panthéis-
tes plus récents; c'est la matière indéterminée,
antérieure à toutes les formes, soit corporelles,
soit spirituelles. La preuve, c'est que le second
principe placépar l'école sânkhya après la matière,
c'est l'intelligence, bouddhi; et le troisième prin-
cipe placé après l'intelligence, c'est la conscience,
akankara, l'intelligence étant ici une première
détermination de la matière, et la conscience une
détermination de l'intelligence elle-même; de
sorte que la loi suprême des choses fait passer
sans cesse l'indéterminé au déterminé et la ma-
tière à la forme, par une série de déterminations
de plus en plus concrètes et de formes de plus
en plus précises.
Il faut entendre à peu près dans le même sens
la première philosophie de la Grèce, la philo-
sophie de Thaïes, d'Anaximène, d'Heraclite, quand
elle admet soit l'humide, soit l'air, soit le feu,
comme la matière de toutes choses. La matière
joue ici un double rôle : elle est à la fois la cause
universelle et l'universelle substance, le principe
mâle et le principe femelle, le germe de tous les
êtres et la force qui les fait épanouir. Chez
Anaxagore, au contraire, et chez Empédocle, les
MATI
— 1056 —
MATI
deux principes se distinguent et se séparent.
Toutes les formes sont contenues dans une ma-
tière primitive; mais il faut, selon Anaxagore,
que [Intelligence débrouille le chaos des homœo-
méries; il faut, selon Enipédocle, que l'Amitié
et la Haine unissent ou séparent les quatre
Éléments.
Platon et Aristote donnent à la théorie de la
matière un degré supérieur de précision et de
profondeur. Le disciple hardi de Socrate nous
fait assister, dans le Timée, à la formation du
monde. Il nous représente Dieu comme un artiste
incomparable qui veut faire de l'univers le plus
beau et le plus harmonieux des ouvrages. Or, il
faut deux choses à un artiste, outre la puissance
et le génie : il lui faut une matière à laquelle
s'applique son art ; il lui faut, de plus, un modèle,
un idéal qu'il s'attache à réaliser. Platon admet
donc trois principes des choses : Dieu, la matière,
et les idées éternelles, exemplaires primitifs de
tous les êtres. Sont-ce ià pour Platon trois prin-
cipes séparés, indépendants l'un de l'autre? On
pourrait le croire, à s'en tenir à la lettre de
certains dialogues ; mais, pour peu qu'on pénètre
dans l'esprit de la philosophie platonicienne, on
reconnaît que les idées et Dieu se résolvent dans
un seul et même principe, considéré sous deux
points de vue : les idées ne pouvant exister par
elles-mêmes et formant une hiérarchie qui trouve
en Dieu son dernier sommet et son point d'appui
nécessaire ; Dieu ne pouvant lui-même être conçu
sans les idées, lesquelles déterminent son essence
absolue et font de lui, à la place d'une unité
abstraite et morte, un principe de réalité, de
mouvement et de vie. Restent maintenant en face
l'un de l'autre le principe supérieur et divin et
le principe matériel. Faut-il admettre leur in-
dépendance absolue? Mais quoi! l'unité n'est-elle
pas la loi suprême de la pensée et de l'existence?
Comment d'ailleurs élever à la dignité de premier
principe cette matière sans forme, sans puis-
sance, sans règle et sans loi, espèce difficile et
obscure, à peine saisissable à l'intelligence; car
elle n'est atteinte ni par la pensée pure, ni par
les sens, mais par une sorte de raisonnement
bâtard? La perplexité de Platon est grande. On
sent que le problème tourmente et surpasse
presque son génie. 11 appelle à son secours les
métaphores les plus bizarres. La matière est la
mère de toute chose sensible; elle est moins que
la mère, elle est la nourrice de la génération.
En général, on pense reconnaître dans toute la
suite du Timée un effort constant de Platon
pour atténuer l'importance de la matière, pour
amoindrir sa réalité, sans toutefois la détruire
complètement. C'est au point qu'elle semble quel-
quefois réduite à un récipient pur et simple, à
l'espace vide, au lieu. Et il ne faut pas s'en
étonner : l'existence de la matière, en effet, con-
sidérée comme principe distinct et indépendant,
était en contradiction formelle avec l'esprit de
la doctrine platonicienne. La clef de cette doc-
trine, c'est la dialectique, et le résultat de la
dialectique, c'est la théorie des idées. Or, pour
la dialectique, il n'y a d'être que d.ms le général;
tout le reste n'est que négations et liantes. Les
idées et leur principe supérieur, l'unité, voilà la
source et le fond de toute réalité. Que peut être
la matière dans une pareille doctrine? Un prin-
cipe purement logique. Aussi voyons-nous Platon,
dans le Sophiste, la réduire au non-étre, oppose
à l'être; à Vautre, comme il dit, opposé au même.
Les idées, suivant la doctrine subtile et prol
de ce dialogue, les idées sont plusieurs ; par là
même, elles sont différentes les unes des autres
et, partant, imparfaites et relatives. Voilà donc
deux principes nécessaires : un principe positif,
le bien, L'être, le même; et un principe négatif
le non-être, l'autre; les idées résultent du com
merce de ces deux principes, commerce obscur,
mystérieux, ineffable, mais nécessaire. On voit
que Platon, avant de toucher à l'explication du
monde sensible, avait déjà rencontré, au sein
même du monde idéal, ce problème épineux et
redouté : Comment la variété sort-elle de l'unité,
et de l'identité la différence? Et Platon avait cru
résoudre ce problème. Le moyen maintenant de
résister à l'entraînement de la logique, et de ne
pas étendre et généraliser la solution entrevue?
De Dieu à l'idée, de l'idée au monde sensible,
même question, même mystère: Platon devait
donner à la difficulté le même dénoûment.
C'est ce qui est confirmé par le témoignage m
imposant d'Aristote. Au premier livre de la Mé-
taphysique, le disciple intelligent, l'adversaire
loyal de Platon, réduisant la doctrine de son
maître à la forme la plus précise et la plus sé-
vère, se charge de la construire tout entière avec
deux principes : l'Un, identique au bien, comme
forme; et comme matière, la dyade indéfinie du
grand et du petit, principe de la différence. L'Un,
c'est Dieu. Un premier commerce de l'Un et de la
dyade produit les idées. Une nouvelle intervention
de la dyade s'introduisant, non plus dans l'unité
absolue, mais dans les idées, produit les choses
sensibles.
Ainsi envisagé, le système de Platon devient
un système tout logique et tout abstrait, d'où sont
bannies à jamais la réalité et la vie, une sorte d'-
panthéisme mathématique, où les êtres de la na-
ture s'évanouissent dans les idées et les nombres,
où les nombres eux-mêmes s'absorbent dans une
creuse et vide unité.
Aristote rejeta ce système, et entreprit de res-
tituer à la nature ses droits méconnus, à l'aide
d'une théorie meilleure de la matière. L'auteur
de la Métaphysique fait reposer toute sa doctrine
sur l'opposition de la matière et de la forme, ou.
ce qui est pour lui la même chose, de la puis- +
sance et de l'acte. Dieu est l'acte pur, séparé de
toute matière, la forme parfaite et accomplie. En
face de cette forme sublime existe une matière
éternelle; mais il faut bien comprendre la nature
de la matière aristotélicienne et ses conditions
d'existence. Ce n'est point le chaos primitif rêvé
par les poètes; ce n'est pas, non plus, la matière
sans forme du Timée, autre rêverie de l'imagi-
nation : c'est une matière réelle et substantielle,
c'est-à-dire une matière qui, loin d'être séparée _
de la forme, ne peut être conçue sans elle quj
par l'abstraction.
Toute matière a une forme, et, qui pjus est, t
une forme déterminée, laquelle exclut la présen. e|
actuelle de toute autre forme. C'est en ce sens
qu'Aristote exige, pour composer un être i
trois choses : premièrement, une matière ou,
d'autres termes, une substance renfermant eu
puissance un certain nombre de formes déter-
minées ; secondement, une certaine forme ac-"^
tuelle; troisièmement , enfin, la privation de
toutes les autres formes possibles.
Le monde péripaléticien est un ensemble d'êtres
profondément distincts et individuels, qui sans
cesse passent delà puissance à l'acte, d'une forme
à une autre forme, dans un progrès d'actualis a-
tion sans fin. Rien ne manque à ce monde, à ce
qu'il semble, pour se développer éternellement:
il a l'existence, il a la force, il a mémo le mou-
vement. Que lui faut-il de plus, et en quoi Bien
est-il nécessaire? il faut au mouvement du monde
une lin et une loi, car nul être ne se meut que
pour un but précis et suivant une direction dé-
Or, toutes les lins particulières sup-
i une lin générale et suprême qui est le
MATI
— 1057
MATL
bien. Dieu est le bien; c'est à ce titre qu'il meut
le monde, ou plutôt qu'il l'attire à lui. Mais
comme, il ne l'a point fait, il ne le connaît pas,
et il ne saurait l'aimer. Entre ces deux principes,
la matière vivante, actualisant ses formes par un
mouvement éternel, et l'acte pur, enfermé en
lui-même et dirigeant ce mouvement sans le
connaître et sans s'y intéresser, le système pé-
ripatéticien a creusé un abîme qu'il est impos-
sible de combler.
On peut considérer la philosophie d'Aristote
comme le dernier effort de la pensée grecque
pour construire une théorie vraiment scientifique
de la matière et donner une base rationnelle au
dualisme. Depuis lors, le dualisme a presque
entièrement disparu de la scène philosophique,
et la spéculation moderne est entrée dans de
nouvelles voies. Aucun philosophe ne serait reçu
aujourd"hui à faire de la matière un premier
principe, et le mot même de matière ne désigne
plus autre chose que l'ensemble des corps. Sur
ce nouveau terrain, nous allons voir paraître de
nouveaux problèmes, dont la solution est l'objet
propre de cet article.
Le premier problème que se sont proposé les
philosophes modernes, problème parfaitement
sérieux, dont l'énoncé n'étonnera que les esprits
peu exercés aux méditations élevées, est celui-
ci : « Peut-on affirmer l'existence des corps?»
Descartes pensait que nous n'avons point de cer-
titude immédiate de cette existence, et qu'elle
resterait douteuse, si la véracité divine n'était là
pour nous la garantir. Malebranche suivit son
maître dans cette voie, et alla plus loin : pour
lui, la véracité divine, telle que la raison na-
turelle nous l'atteste, ne suffit pas; il faut une
autorité supérieure, il faut le témoignage sur-
naturel de la révélation. Sur cette pente idéaliste,
le cartésianisme, continuant de glisser, Berkeley
vint enfin dire qu'il n'existe point de corps, et
qu'entre notre intelligence et Dieu, il est temps
de supprimer cet intermédiaire inutile.
Supposons l'existence de la matière solidement
établie, une autre question se présente : « Que
savons-nous de la matière? Pouvons-nous at-
teindre ses qualités réelles et absolues? »
Sur ce point encore les philosophes se divisent.
Suivant les cartésiens, il y a deux sortes de
qualités dans ce que nous appelons matière : les
unes, absolues, inhérentes au corps, indépen-
dantes de nos sens : par exemple, l'étendue, la
figure, la divisibilité, le mouvement ; ce sont
les qualités premières de la matière. Les autres
sont plutôt senties que perçues; elles sont moins
des manières d'être des corps eux-mêmes que
des modes de notre sensibilité; elles sont varia-
bles, relatives, comme la chaleur, les odeurs, les
saveurs, et autres semblables.
Cette distinction des qualités premières et
secondes, des qualités absolues et relatives, ac-
ceptée par Locke, mise en grand honneur par
la philosophie écossaise, a été rejetée par Kant.
Suivant l'auteur de la Critique de la raison
pure, l'étendue n'est point une qualité de la
matière, mais une forme de la sensibilité. Nous
ne connaissons point la matière en elle-même,
mais seulement les phénomènes matériels, les-
quels sont purement subjectifs et dépendants
de la nature et des formes de notre sensibilité.
Le système de Kant nous conduit à une der-
nière question, étroitement liée à la précédente :
« Connaissons-nous l'essence de la matière ? »
Pour Descartes, pour Spinoza, cette essence nous
est parfaitement connue; elle est tout entière
dans l'étendue, comme l'essence de l'esprit est
tout entière dans la pensée. 11 n'y a rien dans
l'univers physique qui ne soit explicable par
D'CT. PHILOS.
les modalités de l'étendue; rien dans l'univers
moral qui ne se résolve en modalités de la pen-
sée. C'est contre cette théorie que Leibniz s'in-
scrivit en faux, admettant, comme les cartésiens,
que nous connaissons l'essence de la matière,
mais ajoutant à l'étendue, la force, l'antitypie,
comme un complément nécessaire. La philoso-
phie critique rejette également ces deux théo-
ries; elle établit une distinction profonde entre
la matière visible et sensible, ou la matière
comme phénomène, et la matière en soi, la ma-
tière comme noumène. Notre esprit saisit le phé-
nomène relatif et divers, et, lui imposant les
formes absolues de la sensibilité, complète ainsi
la connaissance ; quant au noumène, il reste en
dehors de nos idées ; il échappe à toutes nos
prises ; il n'est qu'un inconnu, une x algébrique,
tout ensemble nécessaire et inaccessible.
Que ferons-nous en présence de ces épineux
problèmes, et des solutions si diverses qu'en ont
données les plus grands esprits des temps mo-
dernes? Nous ferons une chose très-simple et
à la fois très-nécessaire à notre faiblesse. Nous
n'imaginerons pas un nouveau système ; nous
observerons les faits, nous confronterons tous
les systèmes avec la réalité que chacun d'eux
prétend expliquer, et peut-être parviendron--
nous, à force d'exactitude et de soins, à quel-
ques inductions certaines, à un petit nombre de
conclusions bornées, mais inébranlables.
C'est une chose bien remarquable et qui res-
sortira clairement, nous l'espérons, de la suite
de ce travail, que toutes les aberrations des phi-
losophes sur la question de la matière, paralo-
gismes célèbres de Descartes et de Malebranche,
idéalisme absolu de Berkeley, scepticisme sub-
jectif de Kant, tous ces systèmes, toutes ces con-
ceptions bizarres qui ont mis la philosophie en
contradiction avec le sens commun, viennent
d'une même origine : nous voulons dire une
analyse mal faite des données de la perception
extérieure. L'école écossaise, si justement re-
nommée par sa prudence et par son scrupuleux
attachement à la méthode d'observation, a op-
posé avec force, et souvent ave: bonheur, aux
extravagances de l'idéalisme, le témoignage des
faits et l'autorité de la conscience ; mais, elle-
même, a-t-elle porté dans l'exploration des sens
une exactitude parfaite? C'est ce que nous nous
permettrons de contester.
Pour entrer tout de suite au fond du sujet,
demandons-nous, l'œil fixé sur la conscience,
s'il existe entre nos différents sens et leurs dif-
férentes données cette distinction ridicule admise
par Reid, suivant laquelle certains sens, l'ouïe
par exemple, ne nous feraient connaître cer-
taines qualités de la matière que d'une façon
indirecte et relative, à titre de causes inconnues
de telles ou telles sensations; tandis que d'au-
tres sens, comme le toucher, auraient la vertu
singulière de nous révéler par une perception
immédiate et directe les qualités absolues, ob-
jectives des corps. On voit paraître ici la célèbre
distin:tion des qualités premières et des qualités
secondes, admise, avant Reid, par Descartes et
par ses disciples les plus éminents ; mais ou-
blions un instant la question métaphysique pour
nous enfermer dans le domaine de la conscience.
Les données de nos sens, en gard int chacune
leur caractère spécial et leurs innombrables
différences, sont au fond essentiellement ho-
mogènes. Elles ne sont pas, les unes subjectives,
les autres objectives, celles-ci absolues, celles-
là relatives et indépendantes : tous nos sens
agissent suivant une même loi et nous four-
nissent sur les corps des informations analogues,
l'uur le prouver, analysons attentivement les
67
M ATI
1058 —
.M ATI
données de l'ouïe et comparons-les à celles de
la vue et du toucher.
Un son perçant vient tout à coup frapper mes
oreilles. Qu'arrivc-t-il, suivant l'école écossaise.'
J'éprouve une sensation très-vive, très-carac-
ténsée, qui ne ressemble à aucune autre et qui
m'affecte d'une manière très-désagréable. Jus-
que-là, nous ne sortons pas du moi et de la
sphère de la sensibilité. Est-ce tout? Non; c'est
un fait qu'après avoir éprouvé une sensation, je
la rapporte à une cause. Il y a une loi de mon
esprit toujours présente, quoique inaperçue, et
toujours agissante au plus profond de nia con-
science, qui me fait supposer une cause à tout
phénomène qui vient à se produire. Or, icL, la
cause de la sensation éprouvée ne pouvant être
ma propre activité, mon propre être, puisque je
sens fort bien que mon rôle est purement passif
dans le développement du phénomène, et que
ma sensation n'est point mon ouvrage, je con-
çois nécessairement l'existence d'une cause étran-
gère qui agit sur moi. Cette cause est l'objet
sonore ; et me voilà, grâce à ma raison guidée
par le principe de causalité, me voilà sorti de
moi-même et en possession du monde extérieur.
Nous venons de reproduire fidèlement l'analyse
des données de l'ouïe, telle que l'ont faite les
philosophes écossais, Reid, par exemple, et à sa
suite M. Royer-Collard. Si cette analyse est
exacte et complète, il s'ensuit que le sens de
l'ouïe, et les sens analogues livrés à eux-mêmes
et considérés avant l'intervention de la r
et du principe de causalité, ne nous font pas sor-
tir du moi. Leurs données sont purement sub-
jectives. Une modification particulière de la sen-
sibilité, laquelle est plus ou moins agréable, je
ne vois rien là qui fournisse la moindre idée
d'un objet extérieur, d'un corps étendu et figuré.
Il n'y a donc point pour l'ouïe de perception
proprement dite. Quand la raison me fait rap-
porter ma sensation à une cause, ce n'est qu'une
connaissance indirecte et médiate, une sorte de
raisonnement rapide et spontané. Je ne me re-
présente pas cette cause, je ne la perçois pas,
]e la conçois, je la déduis. A parler rigoureu-
sement, je ne puis pas dire que ce soit une
cause extérieure, l'extériorité supposant l'éten-
due ; c'est une cause autre que moi. C'est,
comme dit l'Allemagne, le non-moi dans ce
qu'il a de plus indéfini, de plus strictement
négatif. Si donc mes mains ne me faisaient
toucher ultérieurement l'objet sonore, je ne
m'en formerais aucune idée ; le tact seul donne
une base précise, un sujet fixe et déterminé aux
vagues données de l'ouïe et des autres sens.
Seul, il perçoit directement l'étendue ; seul, il
fournit la notion claire et distincte d'une sub-
stance corporelle.
Nous ne pouvons accepter cette analyse des
philosophes écossais comme l'expression com-
plète de la réalité. Il n'est p s vrai que les
données de l'ouïe, de l'odorat, du goût, soient
purement subjectives ; il n'est pas vrai que la
notion de l'étendue leur soit complètement étran-
gère, et qu'elle ne nous fournisse, en définitive,
qu'un vague non-moi auquel il faudrait chercher
un point d'appui ultérieur à l'aide du toucher.
Reprenons, en effet, l'analyse du phénomène :
un son perçant n'est-il autre chose qu'une mo-
dification plus ou moins agréable de ma sensi-
bilité? Tant s'en faut. On doit soigneusement
distinguer deux éléments dans ce phénomène :
la sensation proprement dite et le son, et puis
la peine ou le plaisir qu'elle me procure. Suis
, les sensations de l'ouïe ressembleraient à
toutes les sensations du monde. Or, elles ont un
caractère spécial, sui (jencris; elles ne sont pas
des sensations en général, mais bien de >on»,
tel ou tel son, le son aigu d'un coup de sifflet,
par exemple. Maintenant, examinez de près ce
son, et vous reconnaîtrez qu'il est toujours loca-
lisé dans une partie déterminée du corps, l'o-
reille droite par exemple, ou l'oreille gauche,
ou toutes les deux ensemble. Oui, tout son m'est
donné comme répandu, pour ainsi dire, sur
toute la partie de mon corps affectée, sur toute
la surface du tympan et des nerfs acoustiques.
Il en est de même pour les autres sens. Qu'une
senteur agréable vienne à se produire, je flaire
avec force, et aussitôt je sens un chatouillement
particulier dans les narines et sur toute la sur-
face des ramifications extrêmes du nerf olfactif.
Cette sensation, ce chatouillement ne sont pas
de pures modifications subjectives, apréables ou
désagréables, de ma sensibilité; ce sont des im-
pressions toutes spéciales, localisées par moi
spontanément en un point précis de l'organisme.
Or, le fait de la localisation suppose évidem-
ment quelque idée d'étendue. Je ne sens pas seu-
lement mon moi, je sens mon corps, je le per-
çois par l'ouïe, par l'odorat, comme par le tact.
Nous accorderons maintenant que cette percep-
tion est vague, confuse; qu'elle est infiniment
éloignée de la précision et de la clarté qui sont
le privilège du toucher ; que les sens de l'ouïe,
de l'odorat et du goût m'occupent beaucoup plus
de moi-même que des choses extérieures, tandis
que le toucher, au contraire, m'intéresse aux
choses du dehors beaucoup plus qu'à celles du
dedans. Mais ce n'est pas là la question. Il s'agit
de savoir si certains de nos sens ne nous four-
nissent que des données purement subjectives,
dans une ignorance absolue de l'étendue et des
corps proprement dits. Or, l'expérience, sévè-
rement interrogée, donne sur ce point un dé-
menti formel aux philosophes écossais.
Nous n'avons parlé, jusqu'à présent, que de
l'ouïe, de l'odorat et du goût. Que sera-ce si
nous considérons le sens de la vue? Ici, les
Écossais éprouvent un embarras extrême dont
ils ne se rendent pas compte et que nous n'avons
aucune peine à expliquer. Où rangeront-ils le
sens de la vue? Parmi les sens aux données
purement subjectives, destitués de toute véri-
table perception? ou bien à côté du toucher, le
sens objectif et perceptif par excellence? La dif-
ficulté n'est pas médiocre. L'objet propre de la
vue, c'est en effet la couleur. Or, la couleur pa-
rait bien n'être, au même titre que le son,
qu'une sensation, c'est-à-dire une donnée toute
subjective. Mais, d'un autre côté, la couleur n'est
pas séparée de l'étendue : car ce que fournit la
vue, ce n'est pas la couleur pure et simple, c'est
la couleur étendue, c'est la surface colorée ; et,
chose remarquable, ces deux éléments du phéno-
mène, la couleur et l'étendue en surface, sont
parfaitement indivisibles. Comment expliquer
cela dans le système écossais? Si la couleur est
une pure modification de l'àme, il y aura donc
dans l'àme des modifications étendues, ce qui
paraît absurde. Et. cependant, la couleur est
certainement une chose sentie, et non pas une
chose conçue par l'esprit, comme serait une
figure géométrique. Le moyen de résoudre c
difficulté ? La théorie écossaise n'en fournit
aucun. 11 faut donc abandonner cette théorie et
reconnaître que la vue ainsi que le tact, que
l'ouïe, l'odorat et le goût, ainsi que la vue, nous
fournissent quelque idée de l'étendue et du
corps; que toutes les sensations, odeur, saveur,
son, couleur, chaleur, résistance, ont ce point
commun d'être localisées dans un point déter-
miné de l'organisme avec plus ou moins de net-
teté et de précision.
MATI
— 1059 —
MATI
Considérons maintenant le sens du toucher, et
voyons si l'analyse des Écossais se soutiendra
mieux en cette rencontre devant le spectacle
attentivement observé des faits.
Je promène ma main sur une table de marbre;
la première sensation que j'éprouve est celle du
froid. Jusque-là, suivant Reid et Royer-Collard,
il n'y a rien dans les données du toucher qui
diffère de celles des autres sens. Le chaud et le
froid sont, avant tout, des modifications de l'âme,
n'impliquant aucune idée d'étendue ou de figure
corporelles ; considérés hors de l'âme, le chaud
et le froid ne sont que les causes inconnues de
certaines sensations ; nous ne les percevons pas,
à ce titre, nous les concevons, nous les con-
cluons. Mais voici de nouveaux phénomènes qui
vont se produire : je ne sens pas seulement le
froid en touchant la table de marbre, je sens la
dureté, et avec elle l'étendue, la figure étroi-
tement liées à la dureté. C'est ici que le fait de
la perception se manifeste dans toute sa richesse
et dans tout son éclat. Les Écossais distinguent
bien, à la vérité, dans l'analyse du sens de l'ouïe,
la sensation proprement dite et la perception, le
son-sensation, qui n'est qu'une modification de
l'âme, du son-qualité, qui appartient à l'objet
sonore ; mais ce son, considéré comme extérieur,
n'est pas, suivant eux, véritablement perçu : il
n'est que' la cause inconnue, la cause vague, in-
déterminée de la sensation correspondante. Il
est donc conçu par la raison d'une manière indi-
recte plutôt que perçu par le sens. Les choses se
passent tout autrement dans l'exercice du tou-
cher. A la suite d'une sensation déterminée, je
perçois directement un objet dur, étendu, figuré.
Il n'y a point ici de raisonnement, mais bien
une intuition immédiate, une perception véri-
table. Je n'ai plus affaire à une cause vague,
indéterminée, dont je ne sais rien autre chose,
sinon qu'elle doit exister et qu'elle est autre que
moi. Le principe de causalité n'est plus de mise
en ce moment. Entre la sensation éprouvée et
les objets perçus, il n'y a aucun lien logique.
Je suis affecté par la sensation; aussitôt, par la
loi de ma nature, inexplicable peut-être, mais
certaine et irrésistible, je perçois sans inter-
médiaire un objet déterminé qui a telle ou telle
solidité, telle ou telle étendue, telle ou telle
figure. Cet objet, c'est proprement le corps. Le
toucher est donc le sens chargé de me révéler
l'existence du corps, de me fournir la donnée
fondamentale autour de laquelle viennent en-
suite se réunir toutes les autres. Ces qualités
obscures, ces causes inconnues qui flottaient au
hasard dans une indétermination absolue, se
fixent tour à tour, à l'aide de l'expérience et de
l'induction, sur l'objet précis que le toucher m'a
immédiatement livré. La connaissance du monde
extérieur est complète.
Pour la seconde fois, nous sommes forcés de
nous inscrire en faux contre une analyse essen-
tiellement défectueuse. Et d'abord, il serait
parfaitement inexact de prétendre que le chaud
et le froid, psychologiquement considérés, ne
soient que des modifications de l'âme, sans rap-
port à l'étendue et la figure. C'est un fait aussi
clair que le jour, que toute sensation de chaleur
est localisée dans une partie déterminée du
corps, eteela d'une façon assez précise. Que je
sois placé devant un foyer, je sens parfaitement
toute la surface de mon corps affectée par la
chaleur; en certains cas, je serais en état de la
décrire avec une précision presque géométrique.
La sensation de chaleur est ici tout à fait sépa-
rée de toute sensation de dureté ou de mollesse.
Mais revenons au premier fait, à l'expérience de
la table de marbre. Suivant les Écossais, la sen-
sation de dureté a un merveilleux privilège.
Tandis que la sensation d'odeur me laissait dans
une parfaite ignorance de sa cause, dans un oubli
profond de l'étendue et des corps, la sensation
de dureté me révèle une qualité précise, déter-
minée du monde extérieur. Voilà une sorte de
miracle. Les Écossais déguisent ce qu'il y a
d'extraordinaire dans leur théorie en invoquant
leur ressource habituelle, leur Deus ex machina,
une loi de notre nature; mais rien ne saurait
pallier l'inexactitude et la faiblesse de leur ana-
lyse. Il est visible que la dureté, prise en soi,
considérée comme qualité objective des corps,
abstraction faite de l'étendue et de la figure, est
quelque chose d'aussi obscur, d'aussi vague,
d'aussi relatif que l'odeur, le son, la saveur,
envisagés sous le même aspect. Ce qui donne à
la dureté ou solidité un degré éminent de clarté
et de précision, c'est qu'elle est indivisiblement
unie à la perception d'une étendue et d'une
figure déterminées. Mais la perception de l'é-
tendue n'est pas, nous l'avons prouvé, le privi-
lège mystérieux d'un sens unique, le toucher ;
l'étendue nous est donnée, à quelque degré, de
quelque manière, par tous nos sens. La seule
différence qui existe entre le toucher et les au-
tres, c'est que les sensations du toucher se loca-
lisent dans différentes parties de notre corps
avec une force et une précision particulières.
Après avoir perçu de la sorte quelques-uns de
nos organes, tels que nos mains et nos pieds,
nous y trouvons des unités de mesure à l'aide
desquelles nous pouvons apprécier l'étendue des
corps environnants, et, de proche en proche,
celle de tous les objets de la nature. Le toucher
est donc éminemment propre à la perception
distincte de l'étendue ; mais cela n'empêche pas
que la vue n'entre en partage de cette faculté
d'une manière notable, et que tous nos autres sens
ne la possèdent dans une certaine mesure.
Si cette esquisse des données de nos sens est.
comme nous le croyons, plus exacte et plus
complète que l'analyse des philosophes écos-
sais, laquelle était déjà beaucoup plus exacte et
beaucoup plus complète que celle des psycholo-
gues antérieurs, on peut, en fécondant ces ré-
sultats de l'expérience par le raisonnement et
l'induction, en déduire un certain nombre de
conséquences vainement combattues par une
fausse psychologie, et que nous allons établir
tour à tour. En premier lieu, nous disons que
l'existence des corps est une donnée commune
de tous nos sens, laquelle n'a pas besoin d'être
démontrée et ne saurait sérieusement être mise
en doute, quoi qu'en aient dit Descartes, Male-
branche et Berkeley. Nous prétendons, en second
lieu, que toutes les qualités du corps sont rela-
tives et non absolues, et que la distinction célè-
bre imaginée par Descartes, acceptée par Locke,
et hautement proclamée par Reid, entre les
qualités premières et les qualités secondes de la
matière, ne saurait être admise à aucun des
titres sur lesquels ces trois écoles prétendent
l'établir. Nous affirmons enfin que l'essence de la
matière est inaccessible à la raison humaine, en
dépit des prétentions de la plupart des méta-
physiciens. Sur ce point, nous sommes d'accord
avec Kant. dont nous nous séparons seulement
quand il refuse toute objectivité aux phénomènes
matériels.
Qu'on examine attentivement chacun de nos
sens, on se convaincra qu'il n'en est pas un seul
dont les données n'impliquent l'existence de la
matière. En effet, la perception de l'étendue
n'est pas, comme le croit l'école de Reid, le pri-
vilège d'un sens unique, savoir, le toucher, mais
une loi générale de tous les sens. L'ouïe localise
MATI
— 1060
MATI
les sons, et l'odorat les senteurs, tout comme le
toucher localise les résistances. Chaque l'ois que
j'exerce un de mes sens, je perçois donc une
partie de mon propre corps ; et c'est après avoir
ainsi perçu directement tel ou tel organe, tel ou
tel membre, que j'arrive à percevoir indirecte-
ment les corps environnants. Ce fait de la loca-
lisation, mal connu de la plupart des philosophes,
est un argument décisif contre l'idéalisme. Il
s'ensuit, en effet, que ces phénomènes, si simples
et si clairs pour'le vulgaire, tels que l'odeur, la
saveur, la chaleur, la couleur, ces phénomènes
tant de fois obscurcis et dénaturés par une psy-
chologie infidèle, et présentés comme de pures
impressions de lame, comme des modifications
vagues d'une sorte de faculté abstraite de jouir
et de souffrir, sont, en réalité, des phénomènes
à la fois subjectifs et objectifs, des perceptions
tout ensemble et des sensations, affectant le
moi, et en même temps révélant le non-moi ;
non pas un moi idéal et solitaire, mais un moi
étroitement lié à l'organisme ; non pas un non-
moi abstrait, mais un corps vivant, déterminé,
qui est mien, parce que je sens en lui et par lui.
Si les choses se passent de la sorte, si l'exis-
tence de la matière est une donnée commune de
tous nos sens et n'a, par conséquent, nul besoin
d'être démontrée, comment certains philosophes
ont-ils été conduits à cette première aberration
plus choquante encore, de révoquer la matière
en doute ou de la nier? Tant d'extravagances
illustres, où sont tombés les plus grands génies
du monde, s'expliquent toutes par un défaut
primitif dans l'observation des faits ; et il suffit
d'en appeler à une expérience plus attentive pour
expliquer le doute bizarre de Descartes et de
Malebranche, comme aussi pour triompher de
l'idéalisme de Berkeley.
Descartes établit entre les données de nos sens
une ligne de démarcation profonde : d'une part,
l'étendue, la figure, le mouvement; de l'autre,
les couleurs, les saveurs, les odeurs et autres
semblables. L'étendue et la figure, voilà des
notions claires et distinctes ; rien de plus in-
connu, au contraire, que l'odeur, par exemple,
ou la saveur : ce sont des modifications obscures
de l'âme que nous attribuons faussement aux
objets extérieurs, par une sorte d'illusion natu-
relle, par un préjugé d'enfance que la raison a
plus tard beaucoup de peine à corriger. Partant
de là, Descartes réduit les qualités de la matière
à celles qui seules, suivant lui, sont clairement
et distinctement connues : étendue, figure, divi-
sibilité, mouvement; et ces qualités elles-mêmes,
il les réduit à l'étendue, dont toutes les autres
ne sont que des modes. La matière n'est plus
désormais que l'étendue diversement modifiée,
comme l'esprit n'est plus que la pensée avec les
divers modes qui la spécifient.
Il est clair que ce système est parfaitement
artificiel. Descartes, par un procédé tout arbi-
traire, isole l'étendue des autres données des
sens. Or, en fait, s'il est vrai que tous nos sens
nous fournissent quelque notion de l'étendue, il
ne l'est pas moins que cette notion est toujours
étroitement unie avec une autre notion, qui
même la précède : c'est le son pour l'ouïe, c'est
la couleur pour la vue, c'est la résistance pour
le toucher. Si vous séparez ces deux éléments, si
vous considérez l'étendue, abstraction faite de la
résistance, de la couleur et des autres choses
sensibles, vous n'avez plus affaire à une étendue
concrète et réelle, mais à une étendue abstraite
et géométrique. Votre étendue n'est plus une
donnée des sens, mais une conception de la
raison.
Voilà une des erreurs fondamentales de Des-
cartes : il considère l'étendue en géomètre et
non en psychologue et en physicien ; sa matière
n'est pas celle que voient et touchent les sens
du vulgaire, mais une matière toute mathéma-
tique. Faut-il s'étonner maintenant que Des-
cartes ait accusé nos sens d'illusion et de trom-
perie; qu'il ait sérieusement douté de l'exis-
tence des corps; que, ne trouvant pas dans
l'analyse des sens, faute de l'avoir faite exacte
et fidèle, la preuve de la réalité de la matière,
i! ait demandé cette preuve au raisonnement?
De là cette fameuse démonstration de l'exis-
tence des corps par la véracité divine; argument
subtil et désespéré dont personne n'a mieux fait
sentir la faiblesse qu'un disciple de Descartes,
le plus ingénieux de tous. M débranche. L'auteur
de la Recherche de la vérité, recueillant et exa-
gérant encore li fausse analyse de son maître,
distingue deux points de vue* sous lesquels on
peut envisager un corps, le soleil; par exemple.
Il y a d'abord le soleil sensible, celui qui nous
apparaît comme un globe de lumière et de cha-
leur ; ce soleil n'a rien de réel, absolument
parlant : car la chaleur et la lumière ne sont
autre chose que des modes de la pensée, et si
nous les attribuons aux objets, c'est par une
illusion qui tient à l'imperfection de notre na-
ture déchue. Si donc il y a un soleil réel, ce n'est
pas celui que nous voyons, c'est un soleil invisi-
ble, doué, non plus de qualités illusoires, mais
d'attributs véritables : l'étendue, la figure, le
mouvement. Mais qui nous assure qu'il existe un
pareil soleil ? Évidemment ce ne sont pas les
sens, qui nous trompent et nous abusent; ce
n'est pas la conscience, qui ne nous révèle que
nos états intérieurs; sera-ce la raison ou, comme
dit Malebranche, l'esprit pur? L'objet propre de
l'esprit pur, c'est Dieu. Or, il peut bien y avoir
en Dieu une étendue intelligible; mais comment
savoir s'il a plu à Dieu de réaliser cette étendue,
de créer des corps particuliers et distincts ? Le
raisonnement n'est point ici de mise, puisque
cette création n'a rien de nécessaire, puisqu'elle
dépend de la volonté libre de Dieu. Invoquer,
en désespoir de cause, la véracité divine, c'est
une ressource j arfaitement vaine. Dieu ne nous
obligeant d'affirmer d'autres réalités que celles
qui nous sont prouvées clairement par la raison.
11 suit de là que toutes nos facultés sont im-
puissantes pour nous assurer de l'existence réelle
des corps. D'où enfin cette conclusion, qui a paru
monstrueuse, qui est assurément fort extrava-
gante, mais à laquelle un chrétien élevé à l'école
de Descartes devait aboutir assez naturellement,
savoir : que s'il y a un moyen d'être certain que
la matière n'est pas une illusion, c'est la Genèse
qui seule peut nous le fournir.
En partant de la théorie cartésienne des sens,
et en déduisant les conséquences qui en dérivent,
une voie s'ouvrait cependant pour échapper au
scepticisme touchant les objets extérieurs, voie
extraordinaire, inouïe, où s'engagea intrépide-
ment Berkeley. 11 ne s'agissait que d'avoir le
courage de nier positivement l'existence des
corps : c'était sortir du doute par la négation, et
d'une extravagance de la spéculation par une
sorte de folie. Berkeley s'emporta jusqu'à cet
excès, et soutint avec force, et, qui plus est, avec
infiniment de sag icité, de dialectique et d'esprit,
que les substances corporelles sont une invention
des métaphysiciens, et qu'il n'existe, en réalité,
pour le sens commun comme pour la vraie phi-
losophie, que des esprits et Dieu.
Berkeley pose en prin :ipe, au début des Entre-
liens d'Hylas el de Philonoùs, que la chaleur
n'est autre chose qu'une modification de l'àme,
laquelle n'implique aucune idée de chose éten-
MATI
— 1061 —
MATI
duc et cor| orelle ; modification variable et rela-
tive qui appartient si bien à l'âme, qu'il suffit de
la porter à un degré un peu élevé d'intensité
pour qu'elle se transforme en douleur. Ce point
une fois accepté, il faut convenir que l'argumen-
tation de Berkeley est très-forte, et je ne sais
pas, en vérité, ce que Descartes ou Malebranche
aurait pu lui répondre. Si la chaleur n'est rien
d'extérieur et d'objectif, comme on dirait au-
jourd'hui, la saveur, le son, la couleur, ne seront
pas, non plus, des données objectives. Si la cou-
leur, qui implique pourtant l'étendue d'une ma-
nière si claire, est chose toute subjective, pour-
quoi n'en serait-il pas de même de la solidité,
de la dureté, qualités évidemment relatives .et
variables? Berkeley arrive ainsi par degrés à
détruire pièce à pièce toutes les données des sens,
toutes les prétendues qualités des objets exté-
rieurs, jusqu'à ce qu'allant des qualités à la
substance, et triomphant aisément de celle-ci
api'ès avoir détruit celles-là, il porte enfin à la
matière le dernier coup.
Une observation très-simple ruine par la base
tout l'artifice ingénieux de cette subtile dialec-
tique : c'est qu'aucun objet sensible, j'entends
parler de la chaleur, de la couleur, etc., ne m'est
donné comme une pure modification de l'àme.
J'accorde à Berkeley que toute qualité corporelle
m'est révélée par une sensation; j'accorde qu'à
ce titre, elle est toujours plus ou moins variable
et relative; mais suit-il de là qu'elle n'ait au-
cune réalité objective"? Tant s'en faut. La couleur
est chose variable et relative, j'en conviens , mais
la couleur, c'est l'étendue colorée, et l'étendue
est quelque chose d'objectif. A plus forte raison
en est-il de même de la solidité, qui, à tous les
degrés, implique l'étendue à trois dimensions.
Nul doute que le dur et le mou ne soient, comme
le froid et le chaud, choses variables et relatives;
mais elles ont une incontestable objectivité. Je
me sens un, indivisible, identique, partant quel-
que chose de fixe et d'inétendu, et je localise ma
sensation musculaire dans une chose étendue,
figurée, multiple, divisible, changeante, qui est
mienne sans être moi, et que j'appelle mon corps.
De mon corps, je passe aux corps étrangers, et je
finis par étendre mes sens à toute la nature. Voi là
les faits incontestables, mal connus et défigurés
pir l'école cartésienne, contre lesquels expire
l'idéalisme de Berkeley.
Une fois assurés de l'existence des corps, il
s'agit de savoir au juste ce que referme la no-
tion que la nature nous en donne. Connaissons-
nous, pouvons-nous connaître les qualités abso-
lues de la matière et pénétrer même jusqu'à son
essence?
Nous savons quelle est la doctrine de Descartes
sur les propriétés de la matière, les unes, con-
çues clairement et indistinctement par l'esprit,
absolues et indépendantes de nos sensations ; les
autres, obscures, relatives et variables. Locke
accepta cette distinction, en ajoutant que les
qualités premières sont inséparables de chaque
partie de la matière, quelque changement qu'elle
vienne à éprouver, et lors même qu'elle serait
trop petite pour que nos sens la pussent aperce-
voir. Seulement, il réclama le titre de qualité pre-
mière pour la solidité, que Descaries avait sépa-
rée de l'étendue, et il proposa d'ajouter à la
liste une qualité assez inattendue en cette ren-
contre, le nombre.
Nous ne pouvons trop nous étonner que Reid,
observateur beaucoup plus exact de la conscience
que ses deux illustres devanciers, Reid, qui a
consacré tant de soins et de recherches à con-
struire une théorie vraie de la perception exté-
rieure, ait admis et même signalé comme une
vérité importante cette artificielle et fausse dis-
tinction des qualités premières et des qualités
secondes de la matière. Si l'on en croit le père
de l'école écossaise, la différence est capitale:
nous connaissons les qualités premières, nous r.e
connaissons pas proprement les qualités secon-
des: celles-là sont directement saisies et perçues;
celles-ci sont indirectement conçues, ou, pour
mieux dire, conclues à l'aide d'un raisonnement;
les qualités secondes ne sont autre chose pour
nous que des causes inconnues de certaines sen-
sations, et partant elles sont relatives et varia-
bles comme ces sensations elles-mêmes; les
qualités premières, au contraire, sont connues
indépendamment des sensations, et elles sont, à
cause de cela, fixes et absolues.
Toute cette théorie est chimérique et ne saurait
résister aune confrontation un peu précise et un
peu sévère avec les données de l'observation.
Reid nous dira-t-il que la solidité est connue
clairement en soi, tandis que le son, l'odeur ne
le sont pas? Nous répondrons que la solidité est
connue et mesurée, comme toutes les autres
qualités de la matière, à l'aide d'une sensation.
Séparer la sensation de résistance de la percep-
tion de telle ou telle solidité, c'est se méprendre
complètement. La dureté ou la mollesse d'un
corps n'est pour nous que la puissance que nous
lui supposons de résister plus ou moins à la pres-
sion de nos organes, c'est-à-dire de lutter à tel
ou tel degré avec notre énergie musculaire. Ce
qui est dur pour la main d'un enfant paraîtra
mou à un athlète; ce qui est liquide pour cer-
tains animaux est probablement solide pour des
animaux plus petits et plus faibles. En un mot,
et sans faire de conjectures, sans sortir du cercle
de l'observation psychologique, il est incontesta-
ble que la dureté, la mollesse, le rude, le poli,
et toutes les qualités semblables perçues par le
toucher, ne nous sont donnés qu'à travers une
sensation dont le mode et le degré précis mesu-
rent et déterminent la qualité correspondante. 11
suit de là que nous ne connaissons pas plus la
solidité en soi que la chaleur en soi ou le son.
Reid dira peut-être qu'à la notion de solidité
vient se joindre naturellement une autre notion,
celle d'étendue, qui éclaircit et précise la pre-
mière ; que si la solidité est chose obscure et
relative, l'étendue et la figure, du moins, soni
choses claires et absolues. Nous rappellerons
d'abord que cette perception de l'étendue n'est
pas propre à un seul sens, et qu'elle accompagne
les sensations d'odeur, de saveur, de chaleur et
de son, comme celle de solidité, quoique d'une
manière moins précise et moins complète. Que
dirons-nous de la couleur? Les Écossais ne con-
viennent-ils pas qu'elle n'est jamais séparée de
l'étendue? Et cependant ils n'osent pas en faire
une qualité première, par une inconséquence
manifeste qui trahit le vice de leur théorie.
Nous demanderons ensuite si l'on considère ici
l'étendue et la figure à la façon des géomètres,
c'est-à-dire d'une manière abstraite, ou si Ton
entend parler de ces qualités telles qu'elles nous
sont données par les sens. Le premier point de
vue est celui de Descartes; son étendue est l'é-
tendue mathématique, conçue par la raison, in-
dépendamment de toute sensation. L'étendue
ainsi envisagée, se confond avec l'espace pur, et
j'admettrai jusqu'à un certain point que la no-
tion de l'espace est quelque chose d'absolu. Mais
nous voilà dans le pays de l'abstraction et de la
géométrie, et non sur le terrain des faits. Cr,
Reid lui-même a fort bien vu, après Hutcheson,
que le toucher ne nous donne jamais l'étendue
en soi, mais l'étendue avec la solidité, avec tel
ou tel corps solide. S'il en est ainsi, l'étendue et
jMATI
— 1062 —
MAT!
la figure d'un- corps nous sont données dans un
certain rapport avec la solidité, laquelle dépend,
comme nous l'avons reconnu, du degré et du mode
précis de la résistance qu'il nous oppose, c'est-à-
dire de telle ou telle sensation. En ce sens, l'éten-
due et la figure des corps dépendent, jusqu'à un
certain point, de notre sensibilité; elles n'ont
pas le caractère absolu et précis de l'étendue
géométrique, elles participent, jusqu'à un cer-
tain point, aux vicissitudes du monde sensible ;
elles sont, elles aussi, relatives et variables.
Nous ne pouvons donc admettre la distinction
établie par Reid entre les qualités premières et
les qualités secondes de la matière. Déjà le dé-
faut de cette théorie avait été aperçu par un des
plus habiles successeurs du père de l'école écos-
saise. Dans son remarquable Essai sur l'idéa-
lisme de Berkeley, Dugald Stewart reconnaît que
la solidité des corps ne saurait être considérée
comme une qualité absolue, indépendante de nos
sensations. 11 propose donc de classer les qualités
de la matière en trois catégories : 1° les qualités
mathématiques, comme l'étendue, la figure et la
divisibilité, lesquelles sont claires, absolues, in-
dépendantes de nos sensations; 2° les qualités
premières, comme la solidité avec tous ses de-
grés, dureté, mollesse, fluidité, rudesse, poli, etc.,
dont le caractère propre est d'être inséparable-
ment liées avec l'étendue ; 3° enfin, les qualités
secondes, telles que la saveur, l'odeur, le son,
qualités purement subjectives, qui ne sont que
les causes inconnues de certaines modifications
de l'âme attestées par la conscience.
Cette théorie de Dugald Stewart ne se soutient
pas mieux que ses devancières, et l'on peut même
dire qu'elle en réunit tous les défauts. D'abord,
séparer l'étendue des autres qualités de la ma-
tière, c'est ramener l'erreur de Descartes, c'est
confondre l'étendue abstraite et géométrique, la-
quelle a quelque chose, en effet, d'absolu et d'in-
dépendant, avec l'étendue réelle et concrète qui
nous est toujours donnée dans un certain rap-
port avec telle ou telle solidité, telle ou telle
couleur, c'est-à-dire telle ou telle sensation. De
plus, il n'est pas vrai que la dureté, la mollesse
et autres qualités perçues par le toucher aient le
privilège exclusif d'être liées avec la perception
de l'étendue, toute donnée de nos sens étant lo-
calisée dans un certain point de l'organisme et
impliquant par là même quelque notion vague
de figure et d'étendue. En outre, dans quelle ca-
tégorie Dugald Stewart placera-t-il la couleur"?
Elle n'est pas une qualité mathématique, puis-
qu'elle n'a rien d'absolu et nous est donnée avant
tout comme une sensation ; elle n'est pas une
qualité seconde, puisqu'elle implique l'étendue,
la couleur nous apparaissant toujours comme ré-
pandue sur une surface dont elle est inséparable:
il faudra donc dire que la couleur est une qualité
première. Mais, si elle ne porte ce titre qu'à
cause de son rapport avec l'étendue, comment le
refuser à la chaleur, qui, toujours localisée en
un certain point de notre corps, implique la per-
ception de surface échauffée tout aussi bien que
la vue implique celle de surface colorée? Et si
la couleur, la chaleur deviennent des qualités
premières, le son, les senteurs et les saveurs ré-
clamant à leur tour le même droit, il ne restera
plus rien sur la liste des qualités secondes. Con-
cluons donc, contre Descartes, contre Locke,
contre Reid, contre Dugald Stewart, que toute
distinction absolue entre les qualités de la ma-
tière est arbitraire et inconciliable avec les faits
bien observés; que les données de nos sens sont
essentiellement homogènes, toutes également ob-
. mais toutes >"-r ilemenl rel itives.
l'ar là se trouve presque entièrement résolue
la troisième et dernière question que nous nous
sommes proposé de traiter, celle de l'essence de
la matière. S'il est vrai que toute qualité corpo-
relle nous soit donnée dans un rapport intime
avec une sensation dont l'intensité relative, dont
le degré et le mode variables dépendent de notre
organisation, il s'ensuit que la matière en soi,
telle qu'elle peut être pour un pur esprit dégagé
de toute condition sensible, la matière dans son
essence absolue, est au-dessus de la connaissance
humaine. Cette conséquence, humiliante peut-
être pour notre orgueil, et fort opposée, il est
vrai, aux prétentions d'une ambitieuse métaphy-
sique, nous l'acceptons sans peine, et il ne sera
pas nécessaire de longs développements pour dé-
montrer qu'elle est pure de tout mauvais levain
d'idéalisme et parfaitement d'accord avec les
suggestions naturelles du sens commun.
Descartes est de tous les philosophes celui qui
a proclamé le plus hautement et suivi avec le
plus de hardiesse et de constance la prétention
altière de connaître l'essence des choses. Il était
convaincu que chaque espèce d'être possède une
qualité essentielle qui est comme le dernier fond
de sa nature, où viennent se résoudre toutes ses
propriétés et tous ses modes. Or, les objets de
l'univers se divisent en deux grandes classes :
l'existence matérielle et l'existence spirituelle,
les âmes et les corps. L'essence de l'esprit, c'est
la pensée ; l'essence du corps, c'est l'étendue.
Cela posé, Descartes conclut que toutes les
qualités et actions de la matière devaient néces-
sairement se résoudre en des modalités de l'éten-
due, et, réciproquement, que l'étendue étant don-
née, il devait être possible d'en déduire toutes
les qualités de la matière, toutes les formes pos-
sibles des corps, toutes les lois nécessaires du
mouvement, et, de proche en proche, tous les
phénomènes de l'univers, depuis les sphères im-
menses qui roulent dans les cieux jusqu'aux plus
subtiles parties de l'organisation. De là cette gi-
gantesque entreprise dont les principes restent
l'immortel monument, et qui se caractérise si
bien dans le mot superbe de Descartes : « Donnez-
moi de l'étendue et du mouvement, et je ferai le
monde. »
Cette doctrine fit au xvnc siècle la plus éton-
nante fortune ; mais il était réservé à un carté-
sien de lui porter un coup mortel. Leibniz dé-
montra avec une force admirable que l'étendue
cartésienne est quelque chose d'abstrait et d'i-
nerte, qui ne peut servir de base à de véritables
existences. Pour que l'étendue devienne sensible
et réelle, il faut y joindre une autre notion, celle
de résistance ou d'antitypie, qui n'est elle-même
qu'une forme particulière de la notion fonda-
mentale dé la métaphysique, la notion de force. 1
Selon Leibniz, la force est l'essence de l'être,
soit de l'être matériel, soit de l'être spirituel, et
la matière, comme l'esprit, se ramène à un en-
semble de forces simples ou monades. Sur ce
principe, Leibniz se flatta de fonder une physi-
que dynamique qu'il pourrait opposer avec avan-
tage aux atomes et au vide de la physique new-
tonienne.
Les choses en étaient là et la querelle durait
toujours entre les newtoniens et cartésiens, car-
tésiens purs et leibnitiens, dynamisles méca-
l} partisans du plein et partisans du vide,
lorsque parut un philosophe qui résolut de mettre
fin pour jamais à ces inutiles combats. Ce philo-
sophe l'ut Emmanuel Kant. L'auteur de la Critiijue
de la raison pure remarqua que depuis des
ers d'années les philosophes se consument
en disputes interminables sur l'essence de la ma-
tière, sur le plein et le vide, tandis que la physi-
que expérimentale voit chaque jour accroître ses
MATI
1063
MATI
progrès et. ses découvertes fécondes. Pourquoi
cela? C'est qu'elle reste étrangère à ces mysté-
rieux problèmes de l'essence et de l'origine des
choses; c'est qu'elle se propose pour unique objet
de connaître les phénomènes de ce monde visible
et d'en découvrir les lois.
Kant fut ainsi conduit à sa grande et radicale
distinction entre les questions accessibles à la
raison et celles qui lui sont interdites, entre les
objets considérés dans leurs qualités sensibles et
les objets considérés en soi, d'un seul mot, entre
les phénomènes et les noumènes. Et pour ap-
pliquer cette distinction au problème qui nous
occupe, Kant déclara que nous ne pouvons con-
naître les corps qu'à titre de phénomènes; mais
qu'à titre d'objets en soi, de noumènes, ils nous
restent, à jamais inaccessibles.
Dans ces limites, nous adhérons pleinement à
la doctrine de Kant, et nous croyons l'avoir assez
justifiée, en ce qui touche les corps, par les re-
cherches qui précèdent. Mais Kant ne s'arrêta
pas à cette sage réserve dogmatique où il nous a
paru jusqu'à ce moment se contenir; il prétendit
refuser à la matière toute espèce d'objectivité,
c'est-à-dire toute espèce de réalité distincte du
sujet, s'engageant ainsi dans une voie pleine de
périls, et préparant à son insu le scepticisme le
plus absolu qui fut jamais. Ici encore, nous nous
déclarons les serviteurs dociles des faits, et nous
invoquons leur autorité pour repousser l'étrange
et chimérique théorie du père de la philosophie
critique.
Suivant Kant, l'étendue n'est pas une qualité
de la matière, une donnée des sens; elle est une
forme pure de la sensibilité. A ce titre, elle
s'impose à toutes les perceptions des sens; les
sens donnent la matière de la connaissance;
l'esprit y ajoute la forme nécessaire de l'espace,
et, de la sorte, la connaissance est complète.
Sur quoi repose une théorie aussi extraordi-
naire? Comment admettre que l'étendue qui nous
est donnée comme une forme des choses, soit
une forme de notre esprit? Comment comprendre
que le moi, qui s'aperçoit lui-même comme par-
faitement un, comme le type de l'unité, renferme
en soi l'espace, l'espace multiple et divisible?
Quel renversement de toutes les notions et de
tous les faits? Pour faire admettre une concep-
tion aussi étrange, il faudrait des arguments
décisifs, des preuves irrécusables. Examinons
celles de Kant, et nous verrons qu'examinées sans
prestige, elles sont de la plus extrême faiblesse.
Kant soutient que si l'on ne reconnaît pas
l'étendue comme une forme de la sensibilité, si
on lui donne une réalité objective, on est forcé
de choisir entre deux alternatives également
fausses : ou bien d'admettre l'espace infini et
absolu des newtoniens, lequel est une sorte de
Dieu ou une propriété de Dieu, hypothèse fertile
en contradictions et en absurdités; ou bien de
considérer l'espace comme une propriété et une
détermination des choses contingentes, ce qui
rend inexplicable le caractère absolu de la géo-
métrie, science fondée sur la notion de l'étendue,
et dont toutes les propositions ont le caractère
de la nécessité. ■
Acceptons l'alternative de Kant, et repoussons
comme lui la théorie de l'espace absolu et néces-
saire. Admettons que l'étendue est une propriété
de la matière; est-ce à dire pour cela que la
géométrie soit inexplicable? Pour rendre compte
du caractère nécessaire de toutes les propositions
géométriques, il suffit d'une distinction bien
simple entre l'étendue concrète et réelle perçue
par les sens, et l'étendue abstraite et idéale, qui
est l'objet propre des géomètres. Considérez cette
étendue abstraite dans la diversité de ses déter-
minations possibles, et raisonnez sur ces notions
à l'aide du principe de contradiction, vous arri-
verez à une série de théorèmes qui emprunteront
à ce principe un caractère absolu de nécessité.
Voilà le dénoûment très-simple de cette difficulté
imaginaire soulevée par Kant contre l'objectivité
de l'étendue.
Dans son exposition des antinomies, Kant a
présenté une autre objection : « Si vous concevez,
dit-il, la matière comme objet en soi, si vous la
supposez objectivement étendue, il faudra dire
de deux choses l'une : qu'elle est divisible à
l'infini, ou composée de parties simples. Or, la
thèse et l'antithèse se prouvent aussi bien l'une
que l'autre. Il faut donc tomber dans une con-
tradiction inévitable, à moins qu'on ne rejette à
la fois la thèse et l'antithèse en retranchant
l'hypothèse qui leur a donné naissance, l'hypo-
thèse d'une matière existant en soi. » Nous
répondons en emprutant à Kant lui-même une
distinction qu'il a très-heureusement appliquée
à la résolution de plusieurs antinomies. On peut
considérer la matière au point de vue des sens,
comme phénomène, ou au point de vue de la
raison, comme cause inconnue de nos sensations.
A titre de cause, la matière est pour moi cet
ensemble de forces inconnues qui produisent les
phénomènes de l'univers; sous ce point de vue,
la matière n'est pas étendue, ni partant divisible.
Comme chose sensible, au contraire, la matière
est étendue et par suite divisible à l'infini. Il n'y
a là aucune contradiction, la matière étant con-
sidérée sous deux points de vue essentiellement
différents.
On demandera peut-être comment il se fait
que des forces sans étendue se manifestent à nos
sens sous la condition de l'étendue, à ce point
qu'en séparant les deux notions d'étendue et de
matière, on a l'air de faire violence au sens
commun et de se perdre dans des raffinements
métaphysiques. Je réponds que cette question ne
peut être embarrassante que pour ceux qui se
piquent de tout expliquer et de connaître à fond
l'essence des choses. Pour nous, il nous en coûte
peu de reconnaître un mystère de plus dans la
science, et nous dirons avec un vrai philosophe .
Multa nescire meœ magna pars sapientiœ.
Nous croyons qu'il ne reste absolument rien
des objections élevées par Kant contre l'objectivité
des phénomènes corporels, et nous avons le droit
de poser, en terminant, les conclusions suivantes :
1° L'existence objective et réelle de la matière
est une donnée immédiate et commune de tous
nos sens.
2° Toutes les qualités des corps sont à la fois
objectives et relatives : objectives, parce qu'elles
impliquent l'étendue ; relatives, parce qu'elles
sont indivisiblement liées à une sensation.
3° La ligne de démarcation tracée diversement
par Descartes, par Locke, par Reid, par Dugald
Stewart, entre les qualités premières et les qua-
lités secondes de la matière, est plus ou moins
arbitraire et inconciliable avec les faits.
4° L'essence des corps nous est inconnue : pour
les sens, les corps sont des phénomènes relatifs
et variables perçus sous la condition générale de
l'étendue; pour la raison, ce sont les causes de
nos sensations, causes réelles, mais en soi absolu-
ment inaccessibles à notre connaissance. Si nous
ne nous faisons pas d'illusion, ces conclusions
forment dans leur ensemble systématique une
sorte de dogmatisme tempéré, également éloigné
d'un idéalisme extravagant et d'une métaphysique
ambitieuse, et qui se borne à donner une forme
précise aux inspirations naturelles du sens com-
mun.
Il est impossible de donner ici une liste des
MATT
— 1064 —
MAUP
ouvrages que l'on aurait à consulter sur le sujet
de cet article. Nous indiquerons seulement les
plus importants; pour l'antiquité : Platon, le
Timée ; — Aristote, la Métaphysique; les Philo-
sojihes atomisles. Pour les temps modernes :
Descaries, 6° Méditation; Traité des principes;
— Malebranche, Recherches de la vérité; Entre-
tiens métaphysiques; — Leibniz, la Monado-
logie; — Berkeley, Dialogues entre Hylas et
Philonoiïs; — Th. Reid, Essais sur les facultés
intellectuelles de l'homme; — Kant, Critique de
la raison pure. Parmi les ouvrages contempo-
rains : H. Martin. Philosophie spiritualiste de la
nature, Paris, 1849, 2 vol. in-8;— A. Laugel,
les Problèmes de la nature. Paris, 1864, in-12.
Enfin nous renvoyons le lecteur aux articles :
Substance, Sens, Dynamisme, Mécanisme, Ato-
misme. etc. Em. S.
MATTER (Jacques), philosophe français, né à
Alt-Eckendorf (Bas-Rhin) en 1791, mort en 1864,
était le fils d'un cultivateur protestant qui, après
lui avoir fait apprendre le français, l'envoya
achever ses études au gymnase de Strasbourg.
Malter voulut ensuite profiter de l'enseignement
des universités allemandes, et suivit les cours
de celle de Gœttingue où il eut pour maître le
sceptique S:hulze et le mystique Bouterweck,
qui eut alors une grande influence sur un esprit
tout plein du sentiment religieux. Revenu à Pa-
ris après les Cent jours, il présenta au concours
de l'Académie des inscriptions; en 1817, un mé-
moire sur l'École d'Alexandrie, qui fut couronné
et qui appela l'attention sur cette philosophie
depuis lors si profondément étudiée. En 1820.
après avoir pris le grade de docteur es lettres, il
fut nommé professeur d'histoire ecclésiastique à
la faculté de théologie protestante de Strasbourg,
et directeur du gymnase où il avait commencé
ses études. Dès lors ses ouvrages se multiplient,
et ses succès se continuent dans de nombreux
concours; il devient inspecteur général de l'uni-
versité, membre du conseil supérieur, inspecteur
des bibliothèques; mais il ne cesse pas de pu-
blier des livres de doctrine et d'histoire dont
voici la liste : Commentalio de principiis ratio-
num philosophicarum Pythagorœ, Plalonis et
Philonis, Strasbourg, 1817 ; c'est celle de ses
deux thèses qui traite un sujet philosophique ;
la conclusion en est un peu hasardée ; suivant
l'auteur, ces trois grands hommes ont aperçu la
même vérité, et de la même manière. Histoire
critique de l'École d'Alexandrie, Paris, 1828,
2 vol.; réimprimée en 3 vol., Paris, 1840. His-
toire critique du gnosticisme, Paris, 1828, 2e édi-
tion en 184b. Cet ouvrage, couronné comme le
précédent, est peut-être l'œuvre principale de
Matter. Les sectes gnostiques, aujourd'hui à peine
connues, même après les travaux de Baur, y sont
pour la première fois étudiées dans leur origine,
distinguées dans leurs variétés; on en trouve la
substance à l'article Gnosticisme de ce diction-
naire. De l'influence des mœurs sur les lois et
des lois sur les mœurs, Paris. 1832 et 1843 ; cette
œuvre a été honorée par l Académie française
d'un prix extraordinaire de dix mille francs. His-
toire des idées morales et politiques des trois
derniers siècles, Paris, 1836. De l'affaiblissement
des idées morales, Paris, 1841. Scltelling, la phi-
losophie de la nature et la philoso/ihie de la
révélation, Paris, 1842. Une excursion gnosti-
que en Italie, Paris, 1851. Histoire de la )>hilo-
sophie moderne dans ses rapports avec la reli-
gion, Paris, 1854. Philosophie de la rcli</i>>n,
Paris, 1857. La morale, philosophie îles mœurs,
Paris, 1860. Saint*Martin} le philosophe in-
connu, sa vie et ses écrits, son maître Martincz,
cl leurs groupes, Paris, 1862. Emmanuel de
Swedenborg, sa vie, ses écrits et sa doctrine,
Paris, 1863. Cet infatigable écrivain a en outre
publié quelques ouvrages d'histoire, des traduc-
tions, des articles dans les revues et dans les
dictionnaires. Cette activité n'a pas été perdue,
et si ses livres ne sont pas d" ceux qu'on lit vo-
lontiers, ils sont de ceux que l'on consulte et
dont on profite beaucoup; ils se recommandent
par un fond d'érudition que le lecteur doit >\
ger de la diffusion du style et des incohérences
de la méthode. Il manque évidemment une qualité
à cet historien d'ailleurs si remarquable; ses
analyses semblent souvent faire évaporer la sub-
stance même des pensées qu'elles devraient dé-
gager; ses critiques sont difficiles à saisir et se
perdent en complications ; quant à ses doctrines,
il est à peine possible de les caractériser, ni
même d'assurer qu'il en ait eu de bien arrêtées;
il les remplace volontiers par des convictions.
Par son éducation il pouvait réunir en lui ce
qu'il y a de meilleur dans l'esprit français et
dans l'esprit allemand : avec un peu de sévérité,
on jugerait qu'il en a combiné les défauts et qu'il
a su être superficiel avec lourdeur, et souvent
peu instructif avec une grande érudition. Mais il
se relève par le sentiment moral ; alors même
qu'on s'impatiente de l'indécision de sa pensée
et de l'imprévu de ses digressions, on admire
toujours la noble gravité d'un caractère profon-
dément moral et religieux jusqu'à la mysticité.
E. C.
MATTHLa: (Auguste), né à Gœttingue en 1769,
mort en 1835 à Altenbourg, directeur du gymnase
de cette ville, s'est fait connaître par un excellent
manuel de philosophie, rédigé dans l'esprit de
la philosophie de Kant, et par quelques autres
ouvrages philosophiques dont voici les titres :
Commentalio de ralionibus acmomentis quibus
virlus, nullo religionis prœsidio munita, sese
commendare ac lueri possit, in-4, Gœttingue,
1789 ; — De la philosophie de l'histoire, traduction
allemande de l'italien de l'abbé Bertola, in-8,
Neuwied, 1789 et 1793; — Essai sur les causes
de la diversité des caractères nationaux, ouvrage
couronné, d'abord écrit en latin, puis traduit en
allemand par l'auteur, in-8, Leipzig, 1802; —
Œuvres mêlées, en latin et en allemand, in-8,
Altenbourg, 1833; — Manuel jiour servir à l'en-
seignement élémentaire de la pliilosophie, in-8,
ib., 1823, 1827 et 1833 (ail.), traduit en français
par M. Poret, sous le titre de Manuel de philo-
sophie. in-8. Paris 1837. X.
MAUCHART (Emmanuel-David), né à Tubin-
gue en 1764, mort à Neuffen, dans le royaume de
Wurtemberg, pendant les premières années de
ce siècle, a laissé les écrits suivants, tous rédigés
en allemand et consacrés à la psychologie expé-
rimentale : Phénomènes de l'âme humaine, col-
lection de matériaux pour servir à une théorie
de l'âme, fondée sur l'expérience, in-8, Stuttgart,
1789; — Aphorismes sur la faculté de la rémi-
niscence, Tubingue, 1791 (anonyme); — Répertoire
général pour servir à la ]>s\jcholo'gie empyrique
et aux sciences qui en dépendent, 6 vol. in-8,
Nuremberg, 1792-1801, continué jusqu'en 1802,
avec la collaboration de Tzschirner; — Supplé-
ment au Magasin de la science expérimentale
de l'âme, in-8, Stuttgart, 1789. X.
maupertuis. Le nom de Maupertuis est un
exemple des faveurs et des retours capricieux de
I i renommée. Elevé à la présidence de l'Académie
de Berlin et admis dans l'intimité de Frédéric
le Grand, Maupertuis passa, vers 17ô0, pour le
savant le plus heureux et le plus puissant. Peu
d'années après, môme avant sa mort, il n'était
plus qu'un géomètre du second ordre, qu'un phi-
losophe insignifiant, qu'un écrivain s.ms force et
MAUP
— 1065 —
MAUP
sans grâce. Un historien des sciences, biographe
enthousiaste de Voltaire, Condorcet, ne fut que
l'organe de ses contemporains en le présentant
comme un mathématicien médiocre et un mé-
diocre penseur. Cependant Maupertuis ne méritait
ni un tel honneur, ni un tel mépris. Bien que ses
travaux et son incontestable influence regardent
les mathématiques et l'astronomie plutôt que les
sciences morales, il est digne d'occuper décidé-
ment une place distinguée dans l'histoire de la
philosophie.
Pierre-Louis Moreau de Maupertuis naquit à
Saint-Malo le 17 juillet 1698. Très-jeune mous-
quetaire, puis cap'itaine de dragons, il quitta de
bonne heure le service pour se livrer uniquement
à l'étude des sciences et des lettres. Le penchant
qui l'avait poussé dans cette carrière lui fit faire
des progrès si rapides en géométrie, qu'à l'âge
de vingt-cinq ans il fut reçu à l'Académie des
sciences (1723). Dans cette compagnie, il se fit
bientôt remarquer par son habileté à combattre
la physique de Descartes, que Fontenelle y pro-
tégeait, et à la remplacer par celle de Newton.
Pour prix d'un attachement si vif et si heureux,
il fut reçu, en 1727, membre de la Société royale
de Londres. C'est à l'instigation de Maupertuis,
son maître, que Voltaire publia, en 1728, ses
Lettres sur les Anglais, qui, transportant cette
lutte devant le grand public, aidèrent si puissam-
ment le physicien anglais à détrôner le méta-
physicien français. Mais les cartésiens étaient
encore en majorité; ils s'émurent beaucoup,
crièrent au scandale, et firent si bien que les
Lettres furent déférées au Parlement. Le Pacifique
cardinal Fleury, pour calmer leur irritation, an-
nonça sagement qu'il allait faire vérifier une des
hypothèses les plus hardies du novateur britan-
nique, celle de l'aplatissement du globe terrestre
aux pôles. Deux commissions furent désignées
pour aller mesurer deux degrés de longitude :
l'une en Laponie, au cercle polaire; l'autre au
Pérou, sur la ligne équinoxiale. Maupertuis,
nommé chef de l'expédition du Nord, partit de
Paris pour la Suède, au printemps de 1736, ac-
compagné de Clairaut, Camus, Lemonnier et de
l'abbé Outhier. Après une longue suite d'aven-
tures et de fatigues, après seize mois d'absence,
les académiciens étaient de retour à Paris le
20 août 1737. Un cri d'admiration retentit à
travers l'Europe, lorsqu'on apprit que ces opéra-
tions avaient pleinement confirmé la conjecture
de Newton. Mais le véritable héros de cette
universelle ovation, ce fut Maupertuis. Homme
d'un esprit vil, original, agréable, sensible jusqu'à
l'excès à la plaisanterie, répandu dans le monde
et accueilli chez les ministres, il fut, après son
séjour en Laponie, l'objet de l'engouement public,
l'idole d'une popularité enviée même par Voltaire.
Cependant, peu d'années plus tard, dégoûté de
Paris, où la mesure du méridien passa vite de
mode, et où il trouva beaucoup d'égaux et quel-
ques supérieurs, Maupertuis accepta avec empres-
sement l'offre que Frédéric II, récemment monté
sur le trône, lui fit de concourir à la réorganisa-
lion de l'Académie fondée par Leibniz. Au bout
de quelques voyages en France et en Allemagne,
après avoir accompagné même le monarque dans
les campagnes de la Silésie et avoir été fait
prisonnier à la bataille de Mollwitz, il fixa son
séjour à Berlin en 1745. Pour l'y attacher davan-
tage, Frédéric le maria à une femme de l'une
des premières familles de la Poméranie, parente
du ministre de Bourcke; il lui accorda des pen-
sions considérables et lui remit, avec le titre de
président perpétuel, la haute et absolue direction
de l'Académie renouvelée.
11 est juste de rappeler à la gloire du prési-
dent comme du protecteur, que le règlement de
l'Académie de Prusse fut le plus libéral et le
plus philosophique que l'on connût alors. Il
fonda une classe de philosophie unique en Eu-
rope pendant cinquante ans, et seule devancière
de la classe des Sciences morales et politiques
créée en 1793 dans l'Institut national^de France.
Cette classe avait pour objet l'avancenient de la
métaphysique et de la morale; et par métaphy-
sique, on entendait la psychologie, la logique et
la métaphysique proprement dite. La morale
comprenait la philosophie morale et le droit na-
turel. La dernière partie des travaux que la
classe de philosophie devait se proposer n'est pas
la moins importante: c'est l'histoire et la criti-
que des systèmes philosophiques. Quand on se
rappelle combien de services cette classe rendit
en Allemagne, où elle régnait dans l'intervalle
qui s'étend de Leibniz à Kant, et en Europe, à
laquelle elle s'adressait dans la langue de
la France; quand on se souvient que, d'accord
avec l'école écossaise, elle balança l'empire ex-
cessif de Locke et de Hume ; quand on songe
qu'elle dut celte impulsion salutaire en grande
partie à Maupertuis, on est forcé de payer a
celui-ci un légitime tribut de reconnaissance.
Au reste, la conduite de Maupertuis, au sein
de l'Académie comme à la cour de Prusse, nu
fut pas toujours exempte de reproche ni de ridi-
cule. Il se prévalait de sa position, de son cré-
dit sur Frédéric, de ses nombreuses relations en
France et en Angleterre, pour lever sur ses con-
frères le tribut de perpétuelles et fades louan-
ges ; et lui-même en donnait l'exemple, tantôt
en s'encensant lui-même, tantôt en prodiguant
les éloges, non-seulement au génie de Frédéric,
mais à Louis XV, ce qu'explique mais ne peut
excuser la pension de 4000 livres que ce roi lui
conserva jusqu'à sa mort. Dans les harangues
olficielles des académiciens, c'était chose reçue
d'appeler Maupertuis un autre Leibniz. Entre le
premier Leibniz et le second il n'y aurait eu
d'autre différence que celle-ci : le premier était
né en Allemagne, le second avait été enlevé à
la France par l'Allemagne. Les académiciens de
France, quelquefois, pour être agrégés à l'Insti-
tut de Prusse, surpassèrent les collègues de
Maupertuis en protestations de déférence et d'ad-
miration. Parmi les membres étrangers de l'A-
cadémie de Berlin, il s'en trouva un cependant
qui osa faire exception à ce concert unanime :
ce fut Kcenig.
Venu à Berlin vers 1750, Kœnig présenta à
Maupertuis quelques objections sur son Essai
de cosmologie et sur un mémoire iu à l'Acadé-
mie, où se trouvait expliqué le principe de la
moindre action, dont Maupertuis se faisait hon-
neur comme d'une immense découverte dans
les sciences. Ces critiques furent si mal accueil-
lies, que Kcenig prit le parti de les publier dans
les Actes de Leipzig. 11 adressa à Maupertuis deux
reproches : il soutint que le principe de la moin-
dre action n'est fonde ni dans l'expérience, ni
dans la raison, et que, s'il a quelque portée,
quelque valeur, c'est à Leibniz qu'en revient
l'honneur. Il cita un fragment de lettre de Leib-
niz, d'où l'on pouvait conclure que ce principe
lui appartenait.
La dissertation de Kœnig produisit parmi es
savants une vive sensation et souleva contre lui
un orage à la suite duquel, accusé d'avoir sup-
posé la lettre de Leibniz, dont il ne pouvait pro-
duire l'original, il fut exclu de l'Académie prus-
sienne. Ce n'est pas ici le lieu de raconter les
divers incidents de cette lutte ardente, où inter-
vinrent avec une égale passion les plus grands
esprits de l'époque ; pour Maupertuis, Mcrian,
MAUP
— 10CÔ
MAUP
Eulcr, l'Académie de Berlin tout entière et le
grand Frédéric lui-même, jouant tour à tour le
personnage d'écrivain et de roi ; pour Kœnig,
Voltaire répondant aux savants mémoires d'Eu-
ler par une mordante satire, la Diatribe du doc-
teur Akakia, médecin du pape. Disons seule-
ment que Maupertuis fut tellement blessé de ce
pamphlet, quoique Frédéric l'eût fait brûler par
la main du bourreau sur toutes les places publi-
ques de Berlin, que, dès ce moment, sa santé
fut profondément ébranlée. Ce fut en vain qu'il
demanda sa guérison à l'air natal. Après avoir
erré pendant trois ans, triste et fatigué du far-
deau de la vie, en Bretagne et dans le midi de
li France, puis en Suisse, il vint mourir à Bâle,
le 27 juillet 1759, chez MM. Bernouilli, avec les-
quels il avait conservé d'intimes liaisons. Il de-
manda, à ses derniers moments, les consolations
de la religion ; ce qui suggéra à Voltaire cette
odieuse plaisanterie : « Il mourut entre deux ca-
pucins. » Maupertuis s'était toujours montré
respectueux envers la religion, sans jamais tom-
ber dans les petitesses de la dévotion vulgaire;
il avait toujours dédaigné les froides et stériles
railleries des esprits forts, sans craindre la li-
berté de conscience.
Ce qu'on appelle les Œuvres de Maupertuis
forme 4 vol. in-8, publiés à Lyon en 1756 ; mais
cette collection est loin d'embrasser tout ce que
Maupertuis a écrit, soit à Paris; soit à Berlin.
Les recueils des mémoires des différentes acadé-
mies dont il était membre contiennent plus
d'une dissertation, plus d'un discours qu'il fau-
drait en tirer, si l'on voulait donner une édition
complète de ses ouvrages. Nous n'avons ici à
caractériser que les écrits où Maupertuis a dé-
posé ses vues philosophiques; nous n'avons à
relever que celles de ses idées qui ont autrefois
éveillé l'attention du monde savant, ou qui au-
raient mérité de la fixer.
Ses deux principaux ouvrages de philosophie
sont VEssai de cosmologie et l'Essai de philoso-
phie morale.
VEssai de cosmologie se divise en trois livres.
Dans le premier, l'auteur examine les preuves
de l'existence de Dieu, tirées des merveilles de
la nature. Dans le second, il cherche à expliquer,
à justifier l'argument qu'il voudrait mettre à la
place des preuves critiquées au livre précédent:
cette justification, il la fonde sur la possibilité
de déduire les lois du mouvement, les principes
de la mécanique céleste et terrestre, des attri-
buts de la suprême intelligence. Le troisième
livre, enfin, est destiné à présenter le spectacle
do l'univers, à tracer un tableau parfois élo-
quent du monde, et particulièrement de notre
globe.
Dès le début de VEssai de cosmologie, Mau-
pertuis déclare qu'il n'a pas la prétention d'ex-
pliquer le système du monde. « Si un Descartes,
dit-il, y a si peu réussi, si un Newton y a laissé
tant de choses à désirer, quel sera l'homme qui
osera l'entreprendre? Ces voies si simples qu'a
suivies dans ses productions le Créateur, devien-
nent pour nous des labyrinthes dès que nous y
voulons porter nos pas. » Il se propose un but
moins élevé, moins périlleux. « Je ne me suis
attaché qu'aux premières lois de la nature, à ces
lois que nous voyons constamment observées
dans tous les phénomènes, et que nous ne pou-
vons pas douter qui ne soient celles que l'Être
suprême s'est proposées dans la formation de
l'univers. Ce sont ces lois que je m'applique à
découvrir et à [miser dans ta source infinie de
sagesse d'où elles sont émanées. » Maupertuis
ne veut pas suivre l'ordre de toutes les parties
de l'univers, ai développer les preuves que
fournit la spéculation purement abstraite. I.
n'examinera que les preuves de l'existence de
Dieu puisées dans la contemplation du monde.
Au sujet de ces preuves, dites physiques,
Maupertuis fait le premier, peut-être, une re-
marque excellente. 11 les trouve en si grand
nombre, ayant des marques d'évidence si diffé-
rentes, qu'on devrait les classer selon leur véri-
table degré de force, et non suivant une valeur
imaginaire. « Le système entier de la nature,
dit-il, suffit pour nous convaincre qu'un être in-
finiment puissant et infiniment sage en est l'au-
teur et y préside. Mais si l'on s'attache seule-
ment à quelques parties, on sera forcé d'avouer
que ces arguments n'ont pas toute la portée
que les philosophes pensent. Il y a assez de bon
et assez de beau dans l'univers pour qu'on ne
puisse y méconnaître la main de Dieu ; mais
chaque chose, prise à part, n'est pas toujours
assez bonne ni assez belle pour nous la faire re-
connaître. Ce n'est point par ces petits détails
de la construction d'une plante ou d'un insecte,
par des parties détachées dont nous ne voyons-
pas assez le rapport avec le tout, qu'il faut prou-
ver la puissance et la sagesse du Créateur : c'est
par des phénomènes dont la simplicité et l'uni-
versalité ne souffrent aucune exception et ne
laissent aucune équivoque. »
Parmi les preuves physiques que Maupertuis
examine dans la première partie de son Essai,
il s'attache particulièrement à celles de son maî-
tre (voyez VOptica, III, quaest. 31). Il ne traite
pas avec la même indulgence les imitateurs de
Newton, tels que Derham, Lesser, Fabricius,
dont il discute rapidement, et parfois en plaisan-
tant, les théories et les conclusions. 11 leur re-
proche ou de donner à certains faits particuliers
plus de force qu'ils n'en ont, ou de multiplier
les preuves établies sur des phénomènes isolés
et controversables. Ces reproches étaient fondés
à une époque où l'on prétendait sérieusement
que Dieu avait donné des plis à la peau du rhi-
nocéros pour que cette peau si dure ne l'empê-
chât pas de remuer ; qu'il avait créé le liège
pour que les hommes eussent des bouchons à
mettre sur les bouteilles ; qu'il avait donné au
nez la conformation qui le distingue pour que
les myopes pussent porter des lunettes.
Mais si Maupertuis est peu touché de la plu-
part des arguments physico-théologiques ou tè-
léologiques, il est l'adversaire ardent des au-
teurs qui voudraient bannir de la nature toutes
les causes finales. Il combat plus énergiquement
ceux qui ne voient la suprême intelligence nulle
part, que ceux qui la voient partout ; ceux qui
croient qu'une mécanique aveugle a pu former
les corps organisés, que ceux qui s'extasient de-
vant chaque détail de la création. Il craint qu'en
exagérant les idées d'ordre et de convenance, on
n'excite et on n'encourage l'incrédulité. Il blâme,
en ce sens, l'optimisme de Leibniz et même ce-
lui de Pope.
Où faut-il donc chercher les véritables preuves
de l'existence de Dieu? ce n'est ni dans les petits
détails, ni dans les parties de l'univers, parce
que nous connaissons trop peu leurs rapports
avec l'ensemble ; mais dans les phénomènes où
l'universalité ne souffre aucune exception, dans
les lois dont la simplicité s'expose entièrement à
notre vue. La simplicité absolue et l'universalité,
voilà les deux caractères de l'évidence, et une
évidence si complète ne se rencontre qu'en géo-
métrie. C'esl donc la géométrie, c'est l'astrono-
mie qui doit fournir les meilleures preuves de
l'existence de Dieu, de l'existence du géomètre
suprême et du constructeur des mondes.
Le point de déliait de cette sorte d'argument,
MAUP
— 1067
MAUP
c'est le fait du mouvement. Maupertuis ne s'ar-
rête pas à démontrer le mouvement ; il se con-
tente de faire observer que nier le mouvement,
ce serait supprimer ou rendre douteuse l'exis-
tence de tous les objets extérieurs, ce serait ré-
duire l'univers à notre propre être, et tous les
phénomènes à nos perceptions.
Le second point, c'est que le mouvement de
la matière suppose un moteur; car le mouve-
ment n'est pas une propriété essentielle de la
matière, c'est un état dans lequel elle peut se
trouver, ou ne pas se trouver, et que nous ne
voyons pas qu'elle puisse se procurer d'elle-
même. Les parties de la matière qui se meuvent
ont donc reçu leur mouvement d'une cause
étrangère.
Beaucoup d'autres philosophes depuis Aristote
avaient cherché en Dieu la cause du mouvement;
mais Maupertuis prétend se séparer d'eux, en ce
qu'il fonde la nécessité de cette opinion, non pas
sur la pensée que la matière n'a aucune puis-
sance pour produire, distribuer et détruire le
mouvement, mais sur ce qu'il appelle le prin-
cipe du mieux, principe qui, dit-il, le mène à
supposer « un être tout-puissant et tout sage,
soit que cet être agisse immédiatement, soit
qu'il ait donné aux corps le pouvoir d'agir les
uns sur les autres, soit qu'il ait employé quel-
que autre moyen qui nous soit encore inconnu
ou moins connu. »
Ce principe du mieux, il lui donne le titre de
loi de la moindre quantité d'action, qu'jl
énonce ainsi : « La quantité d'action nécessaire
pour produire un changement dans le mouve-
ment des corps est toujours un minimum. »
Par quantité d'action, Maupertuis entend le pro-
duit d'une masse par sa vitesse et par l'espace
qu'elle parcourt. Ce principe seul répond, sui-
vant l'auteur, à l'idée que nous avons de l'Être
suprême, en tant que cet être doit toujours agir
de la manière la plus sage, et qu'il doit toujours
tout tenir sous sa dépendance. Ce principe réu-
nit les avantages qu'on peut reconnaître aux
principes de Descartes et de Leibniz, et il n'est
pas, comme ceux-ci, exposé à heurter, soit l'ex-
périence, soit la raison. Le principe de Des:artes
semblait soustraire le monde à l'empire de la Di-
vinité : il établissait que quelques changements
qui arrivassent dans la nature, la même quan-
tité de mouvement s'y conserverait toujours. Le
principe de la conservation de la force vive,
imaginé par Leibniz, semblerait encore mettre
le monde dans une espèce d'indépendance. Le
principe de la moindre quantité d'action laisse
le monde dans le besoin continuel de la puis-
sance du Créateur, et est une suite nécessaire
de l'emploi le plus sage de cette puissance. Il
s'applique à tous les phénomènes du monde, au
mouvement des animaux, à la végétation des
plantes, à la révolution des astres.
Comme cette loi établit qu'entre le but et les
moyens, pour tous les changements qui arrivent
dans le monde, il existe toujours une conve-
nance telle, qu'on n'y voit jamais employée une
plus grande quantité d'action que le changement
n'en requiert, cette loi a été appelée depuis
loi de l'économie. Elle peut, en effet, servir à
justifier, à éclairer la croyance à l'existence de
Dieu. L'expérience la confirme maintes fois;
mais ni Maupertuis, ni aucun de ses partisans,
n'ont montre qu'elle est une loi nécessaire de
la nature et de l'univers. L'induction ne nous
autorise pas même à soutenir, dans tous les cas,
qu'on n'aurait pu concevoir une plus petite
quantité d'action que celle qu'on a réellement
rencontrée dms la nature. 11 faut ajouter que
cette prétendue découverte n'est, au fond, qu'une
variante des preuves physiques et téléologiques,
si vivement attaquées par Maupertuis.
A la partie de l'Essai de cosmologie où cette
loi du minimum se trouve exposée, il faut rat-
tacher un mémoire de l'Académie de Berlin
(année 1756), intitulé : Examen de la preuve
de l'existence de Dieu, employée dans l'Essai
de cosmologie. Ce mémoire, qui se divise en
deux parties, l'une consacrée à l'évidence et à la
certitude mathématiques, l'autre à l'examen
des lois de la nature, a une véritable impor-
tance dans l'histoire des opinions philosophiques.
Il a été l'occasion, pour l'Académie de Berlin,
quelques années après, de mettre au concours
la question suivante : « Les vérités métaphy-
siques sont-elles susceptibles de la même évi-
dence que les vérités mathématiques, et quelle
est la nature de leur certitude? » Le résultat de
ce brillant concours est très-connu. Moïse Men-
delssohn fut jugé digne du prix, et Kant de l'ac-
cessit. L'influence du mémoire de Maupertuis
sur les deux ouvrages couronnés est parfaitement
visible ; et lorsque l'on compare ces ouvrages à
ceux que Mendelssohn et Kant composèrent plus
tard, et où ils ne les démentirent pas, on est
forcé d'avouer que Maupertuis a été un des
maîtres des deux philosophes allemands.
Pourquoi Maupertuis fut-il obligé d'examiner
l'évidence mathématique, à la suite du principe
de la moindre quantité d'action ? C'est qu'il
avait donné pour base à ce principe les lois
mathématiques du mouvement, les fondements
de la mécanique et de l'astronomie ; c'est qu'on
lui avait reproché, d'un autre côté, que la dé-
monstration de son principe n'était pas géomé-
trique, et n'entraînait pas la conviction que pro-
duisent les vérités géométriques ; c'est qu'enfin
on lui avait objecté que les lois du mouvement
n'avaient pas ce caractère de nécessité qu'exige
une démonstration rigoureuse ; et que, si elles
présentaient ce caractère, on en conclurait plutôt
la fatalité physique que l'action de la sagesse et
de la puissance divine.
A cette dernière objection, Maupertuis répondit
ingénieusement que, si les choses se trouvaient
dans le monde tellement combinées que la né-
cessité y exécutât ce que l'intelligence pres-
crit, la souveraine sagesse et la souveraine
puissance n'en seraient que plus fortement éta-
blies. Afin d'expliquer ensuite pourquoi les lois
du mouvement doivent se présenter à notre
esprit avec un caractère de nécessité, Mauper-
tuis remonte jusqu'aux premiers principes de
nos connaissances, s'efforçant de marquer ce qui
les distingue entre elles par rapport à leur cer-
titude, et d'établir pourquoi les unes sont plus
susceptibles d'évidence que les autres. A la tête
des sciences absolument évidentes, ou plutôt
comme seules absolument évidentes, il considère
les sciences mathématiques. Ces sciences, dit-il,
ont un caractère distinctif auquel est due l'évi-
dence qu'elles portent partout avec elles : ce
caractère, il le rend par un mot barbare, la
réplicabilité. Par idées réplicables, il entend
celles qui se présentent à nous à la fois comme
sensations et comme notions simples, celles qui
sont au fond des impressions les plus confuses,
au fond des expériences les plus compliquées,
et qui en même temps sont les plus abstraites,
les plus claires^, les moins liées aux sens; celles
enfin qui sont introduites et éveillées dans notre
entendement par plus d'un sens. Les idées répli-
cables se distinguent néanmoins des notions sim-
ples, en prenant celles-ci dans l'acception de
l'école de Locke. Si chaque notion simple ne
doit son origine qu'à un seul sens qui ne dépend
en rien des autres, les notions réplicables, au
MALT
1068
MALT
contraire, naissent à la suite de toutes les sen-
sations dunt notre nature est susceptible. Or, il
n'y a que les idées de nombre et d'étendue, de
temps et d'espace, qui soient réplicables, et ce
sont ces deux ordres d'idées qui donnent nais-
sance à l'arithmétique et à la géométrie. Le re-
pos d'esprit qui suit l'évidence de la géométrie
et de l'arithmétique est le résultat de la néces-
sité de ces deux sciences. Elles sont nécessaires,
en effet, pour nous, parce que nous ne pouvons
pas concevoir qu'elles ne puissent pas être.
Dans ce mémoire, où Maupertuis explique à
sa façon l'origine des idées, il se rallie à l'opi-
nion dominante de son siècle, l'empirisme. Ce-
pendant, là même on est frappé d'une certaine
dissidence. On remarque qu'il accorde beaucoup
plus que ses contemporains n'avaient coutume
de faire à la partie nécessaire, immuable, éter-
nelle de notre connaissance ; et quoiqu'il res-
treigne cette catégorie d'idées dans les limites
des sciences mathématiques, on voit qu'il n'est
absolument ni empirique, ni matérialiste. D'au-
tres écrits mettent, en effet, hors de doute que
Maupertuis penchait vers les systèmes que Ber-
keley et Hume ont tirés de la doctrine de Locke.
Parmi ces écrits, nous citerons les Réflexions
sur l'origine des langues et la signification des
mots, et ses Lettres.
Dans les Réflexions, souvent écrites en langage
algébrique, et réfutées par Turgot, qui était
encore sur les bancs de la Sorbonne, Mauper-
tuis se place ouvertement sous l'autorité de Ber-
keley. 11 y soutient l'impossibilité où nous som-
mes "de mesurer la durée et de découvrir la cause
de la liaison et de la succession de nos idées ; il
réduit à peu près tout ce que nous voyons, soit
à nos perceptions, soit à des phénomènes. « Toute
réalité dans les objets n'est, dit-il, et ne peut
être que ce que j'énonce, lorsque je suis par-
venu à dire il y a. » Phrase curieuse, qu'on
dirait extraite de la Critique de la raison pure.
Maupertuis appelle ses Lettres « le journal de
ses pensées ». C'est là, en effet, qu'il s'aban-
donne complètement à l'idéalisme de Berkeley,
particulièrement dans la lettre III, intitulée :
Sur la manière dont nous apercevons. On y
trouve entre autres cette proposition, que l'éten-
due n'appartient pas aux corps mêmes; qu'elle
n'est qu'une perception de l'âme transportée à
un objet extérieur, sans qu'il y ait dans l'objet
rien qui puisse ressembler à ce que mon esprit
aperçoit. Les objets et l'étendue elle-même ne
sont donc que de simples phénomènes. Par quoi
sont produits ces phénomènes? « Des êtres in-
connus excitent dans notre âme tous les senti-
ments, toutes les perceptions qu'elle éprouve,
et, sans ressembler à aucune des choses que
nous apercevons, nous les représentent toutes. »
Ces cires inconnus ne sont-ils pas les choses en
soi de Kant, Yinconnu ou l'a? de la philosophie
critique? Plus loin, dans la même lettre, se
découvre le germe d'une autre théorie de Kant,
celle qui concerne le temps : « Si l'on regarde,
dit Maupertuis, comme une objection contre ce
système, la difficulté d'assigner la cause de la
succession et de l'ordre des perceptions, on peut
répondre que cette cause est dans la nature
même de l'âme. » Arrivé au terme de ces déve-
loppements, Maupertuis s'écrie : « Rester seul
dans l'univers, c'est une idée bien triste ! n N'est-
ce pas va sentiment aussi qu'inspire, l'expression
la plus rigoureuse du système de Kant, Vcgoïsmc
de Fichteî
Dans d'autres Lettres, cependant, Maupertuis
retourne jusqu'à Descartes et à la distinction
(artésienne de la substance pensante Bl de la
substance étendue. Ailleurs, il proteste en gé-
néral contre l'esprit de système et n'hésite pas à
déclarer que « les systèmes sont de vrais mal-
heurs pour les sciences ». L'esprit qui a dicté
ces mots est devenu l'esprit de l'Académie de
Berlin, où le goût de l'expérience et d'un choix
réfléchi a toujours prédominé sur les idées sys-
tématiques.
L'indépendance qu'on observe dans les opi-
nions métaphysiques de Maupertuis se remarque
au même degré dans la partie morale de sa
doctrine, si toutefois on peut lui attribuer une
doctrine. Ce qui ne caractérise pas moins son
Essai de philosophie morale, c'est le langage
du géomètre et du physicien employé à la dis-
cussion des idées de bien et de bonheur.
L'épigraphe de ce livre, primitivement adressé
au président Hénault : Risurn reputavi erro-
rem; et gaudio dixi : Quid frustra deciperis?
(Ecclesiast., c. u) fait prendre d'abord toute
cette production pour « un fruit amer de la
mélancolie. » Cependant l'auteur annonce qu'il
se propose de faire, non pas une élégie, mais un
calcul, le calcul des biens et des maux. Il veut
chercher ensuite des moyens d'augmenter la
somme des uns, et de diminuer la somme des
autres. Comparer les plaisirs des sens avec les
plaisirs intellectuels; ne pas distinguer des plai-
sirs d'une nature moins noble les uns que les
autres, les plaisirs les plus nobles étant ceux qui
sont les plus grands : voilà la méthode qu'il se
propose -d'employer. Le bonheur ne doit pas être
confondu avec le plaisir ; le bonheur est la
somme des biens qui reste après qu'on a retran-
ché la somme des maux. Les plaisirs du corps
sont réels ; le bonheur qu'on y cherche l'est
moins; cependant ils peuvent être comparés aux
plaisirs de l'âme, et peuvent même les surpasser.
Il y a donc deux genres de plaisirs et de pei-
nes : les plaisirs et les peines du corps sont
toutes les perceptions que l'âme reçoit de l'im-
pression des corps étrangers sur le nôtre ; les
plaisirs et les peines de l'âme sont toutes les
perceptions que l'âme reçoit sans l'entremise
des sens. Les plaisirs de l'âme ont deux objets : la
pratique de la justice et la vue de la vérité ; les
peines de l'âme consistent à manquer de l'un ou
de l'autre de ces objets. Le temps que dure la
perception d'un plaisir, c'est-à-dire de ce dont
l'âme ne souhaite pas l'absence, est un moment
heureux. Le temps que dure la perception d'une
peine, c'est-à-dire de ce dont l'âme souhaite
l'absence, est un moment malheureux. Dans
chaque moment heureux ou malheureux ce n'est
pas assez de considérer la durée, il faut avoir
égard à la grandeur du plaisir ou de la peine,
à Vintensité. L'estimation des moments heureux
ou malheureux est le produit de l'intensité du
plaisir ou de la peine par la durée. Le bien,
c'est la somme des moments heureux; le mal,
la somme des moments malheureux. Le bon-
heur, c'est la somme des biens, après qu'on a re-
tranché tous les maux; le malheur, la somme des
maux qui reste après qu'on a retranché tous les
biens. Le talent de comparer les biens et les
maux s'appelle la prudence. Dans la vie ordi-
naire, la somme des maux surpasse celle des
biens : ce qui rend l'immortalité de l'âme sinon
nécessaire et indubitable, du moins désirable et
conforme à l'idée de justice.
Des pages remarquables sur les stoïciens et
les épicuriens, puis, une belle comparaison
entre la morale stoïcienne et la morale de l'E-
vangile : voilà ce qui faisait rechercher et dis-
tinguer ['Essai de philosophie morale par le
petil nombre de philosophes religieux i|iie pos-
sédait le wiii" siècle. L'auteur s'appuie d'ailleurs
i 'i pu minent contre les esprits forts sur les ré-
MAUP
— 1069 —
MAXI
ponscs que leur avaient faites Malebranche et
Leibniz. 11 montre avec succès et chaleur que le
Dieu-univers, ou un univers-Dieu, n'est pas plus
facile à concevoir que le Dieu-esprit. L'article
du suicide, dans ce même livre, a excité de vives
critiques. Maupertuis, mettant d'abord à part la
crainte et l'espérance d'une autre vie, l'avait
regardé comme un remède utile et permis; l'en-
visageant ensuite comme chrétien, il le regarde
comme l'action la plus criminelle et la plus
insensée.
Ses vues religieuses sont ce qu'on a le plus
vivement attaqué. On lui reprochait d'avoir dit
que la religion n'était pas rigoureusement dé-
montrable, et, à cette objection, il répondait
que, si la religion était démontrable, tout le
monde y acquiescerait comme on adhère à une
vérité géométrique. « Il n'est pas nécessaire que
les vérités religieuses soient prouvées, il suffit
qu'elles soient possibles : le moindre degré de
possibilité rend insensé ce qu'on dit contre. »
On lui reprochait encore de penser que l'es-
prit ne consiste pas à secouer le joug de la reli-
gion ; qu'on a tort de s'en moquer sans l'en-
tendre, comme on a tort d'adorer sans examiner.
On lui reprochait même d'avoir cherché par-
tout à établir, jusque dans son Système de la
nature, ou Essai sur la formation des corps
organisés, la nécessité d'une première cause
intelligente et active; comme si l'explication de
la création pouvait se passer de l'idée du créa-
teur.
Au lieu de semblables critiques, il fallait blâ-
mer le principe même de la philosophie morale
de Maupertuis, le désir d'être heureux. « Le
désir d'être heureux est, dit-il, un principe plus
universel encore que ce qu'on appelle la lumière
naturelle, plus uniforme encore pour tous les
hommes, aussi présent au plus stupide qu'au
plus subtil. » Il interprétait, il est vrai, l'idée
de bonheur dans un sens spiritualiste et profon-
dément religieux, en supposant que « tout ce
qu'il faut faire dans cette vie pour y trouver le
plus grand bonheur dont notre nature soit capa-
ble, est sans doute cela même qui doit nous
conduire au bonheur éternel. » Mais un principe
qui a besoin d'interprétations et de modifica-
tions, ne paraît pas propre à devenir une loi
universelle. C'est aussi cette erreur qui explique
le pessimisme où l'on voit tomber sans cesse
l'auteur de l'Essai de philosophie morale.
Toutefois, on n'a pas assez bien apprécié cet
ouvrage, ni ceux qui s'y rapportent. On n'a pas
assez reconnu que, par son spiritualisme, Mau-
pertuis fut disciple de Newton. Au lieu de dé-
gager ses véritables convictions des paradoxes
auxquels elles sont mêlées ça et là, on n'a insisté
que sur ces paradoxes mêmes. Ainsi, l'on ne
cesse de rappeler que Maupertuis, voulant aider
au progrès des sciences, avait proposé de se pro-
curer des songes instructifs au moyen de l'opium ;
d'observer les hommes condamnés à la peine
capitale, ou souffrant de blessures singulières,
de disséquer même leurs cerveaux vivants;
d'étudier la construction des crânes gigantes-
ques des Patagons, parce qu'ils sont plus déve-
loppés que les nôtres ; d'isoler plusieurs enfants
et de les élever ensemble dès le plus bas âge,
afin de voir quelle langue ils se seraient faite,
etc., etc.
iractère moral et spiritualiste
que Maupertuis se distingue parmi les philoso-
phes du xvin" siècle; c'est pour avoir soutenu ce
caractère, à la cour de Frédéric II, contre La-
mettrie et d'autres matérialistes; c'est pour
l'avoir imprimé à l'Académie de Berlin et l'avoir
transmis a d'autres penseurs d'Allemagne; c'est
pour tous ces graves motifs que Maupertuis mé-
ritait l'espèce de réhabilitation que nous venons
d'entreprendre.
M. Damiron a publié un Mémoire sur Mauper-
tuis dans le tome XL1II du Compte rendu des
séances de l'Académie des sciences morales et
politiques. C. Bs.
MAXIME DE TYR, rhéteur et philosophe
platonicien, florissait pendant la dernière moitié
du second siècle. Il parcourut As. Phrygie, l'Ara-
bie, où il dit avoir vu la pierre carrée qu'ado-
raient les Arabes; il vint à Rome sous le règne
de Commode et mourut en Grèce. 11 nous reste
de lui quarante et un discours ou dissertations
sur divers sujets de philosophie, de morale et de
littérature. Son style se distingue généralement
par la clarté et l'élégance ; mais le fond des
idées n'a rien d'original. Trop souvent les sujets
qu'il traite rentrent dans ces lieux communs
sur lesquels un rhéteur fait parade de son talent
de bien dire, en soutenant alternativement le
pour et le contre. C'est ainsi qu'il recherche
tour à tour si la vie active l'emporte sur la vie
contemplative, ou la vie contemplative sur la vie
active ; si les militaires sont plus utiles à la ré-
publique que les cultivateurs, et réciproquement ;
si un bien n'est pas plus grand qu'un autre bien,
ou s'il est des biens plus grands que d'autres
biens, etc. Ailleurs, il fera le tour de force de
prouver que Socrate, Diogène, Léonidas endu-
raient toutes sortes de privations en vue du
plaisir. Malgré tout l'esprit que l'auteur dépense
dans ce genre de compositions, on sent qu'elles
n'ont rien de sérieux, et que c'est un jeu d'esprit,
une sorte d'escrime intellectuelle, où tous les
coups portent sur un plastron, sans jamais tou-
cher les fibres du cœur. Cependant, il aborde
aussi des sujets sérieux, et l'on peut reconnaître
en lui le disciple des doctrines platoniciennes.
Il a même des notions assez saines sur la Divi-
nité. Ainsi, dans les onzième, quatorzième et
dix-septième dissertations, où il examine s'il faut
adresser des prières aux dieux ; — qu'est-ce que
le démon de Socrate ? — qu'est-ce que Dieu selon
Platon? il fait intervenir plus d'une fois l'idée
du Dieu unique, du Dieu suprême, de l'intelli-
gence universelle : « Il ne me vient pas dans
l'esprit, dit-il, de peindre Dieu sous aucune image
empruntée de l'ordre sensible.... Bien de mau-
vais, rien de vicieux n'entre dans la notion de la
Divinité.... Changer de volonté, passer d'une
affection à une autre, ne convient pas plus aux
dieux qu'à l'homme de bien. » Toutefois, au-
dessous du Dieu suprême, il admet un grand
nombre de dieux, ses ministres et ses enfants.
Ces êtres intermédiaires, qu'il appelle aussi dé-
mons ou génies, prêtent leur assistance à des
hommes privilégiés. Homère lui fournit des
exemples de ce commerce des mortels avec les
dieux : par exemple, Minerve arrêtant le bras
d'Achille ou dissipant les ténèbres qui offusquent
les yeux de Diomède.
La Vertu tourmentée par la Fortune, cette
puissance aveugle et instable, a besoin qu'un
dieu vienne à son secours, combattre pour elle
et se constitue son champion et son auxiliaire.
Or, Dieu lui-même reste immobile à sa place,
d'où il gouverne le ciel et l'ordre des cieux ;
mais il y a des êtres immortels de second ordre
appelés dieux inférieurs, établis dans l'intervalle
qui sépare la terre des cieux, moins puissants
que Dieu, mais plus forts que l'homme, minis-
tres des dieux, mais supérieurs aux hommes,
rapprochés des dieux, mais veillant avec soin sur
les hommes. Car l'intervalle immense qui sépare
le mortel de l'immortel l'aurait complètement
privé de la contemplation et du commerce des
MAYR
— 1070 —
MAYR
choses célestes, si ces êtres de second ordre, que
nous appelons démons, semblables à une har-
monie, n'avaient rattaché par le lien de leur
affinité réciproque la faiblesse humaine à la
bonté divine. Tout comme les interprètes qui
servent de truchements aux Grecs avec les étran-
gers, la race intermédiaire des démons, to
ôaifAovwv yévoç, est en commerce à la fois avec
les dieux et avec les hommes. Tels sont ceux
qui apparaissent aux hommes, qui conversent
avec eux, en contact continuel avec la nature
humaine, et qui fournissent aux mortels tout ce
qu'ils ont besoin de demander aux dieux.
C'est ainsi que Maxime de Tyr explique le dé-
mon de Socrate. Ce sage n'était-il pas digne
d'avoir un esprit familier? Rien d'étonnant dune
qu'il eût un démon qui l'aimait, qui lui faisait
prévoir l'avenir, qui l'accompagnait partout, et qui
était de moitié avec lui dans toutes ses pensées.
Dans sa seizième dissertation, il développe
avec soin l'hypothèse de la réminiscence et de
l'existence antérieure de l'âme. On voit qu'il est
possible de trouver chez lui d'utiles renseigne-
ments sur quelques points de la doctrine plato-
nicienne, et particulièrement sur la démonologie.
Néanmoins, tout porte à regarder Maxime de Tyr
comme antérieur à la fusion du platonisme avec
le mysticisme oriental ; mais on reconnaît déjà
en lui cette tendance sympathique qui devait la
préparer et la faciliter.
Les Discours de Maxime de Tyr ont été édités
et traduits en latin par D. Heinsius, Leyde, 1614.
Il en existe une traduction française de M. Combe-
Dounous, Paris, 1802. A....D.
MAYRONIS (François de), le disciple le plus
célèbre de Jean Duns-Scot, a reçu de ses con-
temporains le surnom de Docteur illuminé et
pénétrant, illuminali et aculi, quelquefois celui
de maître des abstractions, Magistri abslractio-
num. Né à Digne, en Provence, il entra dans
l'ordre des Frères mineurs et fut reçu bachelier
en théologie à Paris. Son penchant, son aptitude
pour la discussion scolastique était telle qu'il
fit adopter, en 1315, dans cette université, La
coutume de discuter en été chaque vendredi,
depuis le lever jusqu'au coucher du soleil, sans
s'arrêter, sans boire ni manger. En 1323, May-
ronis reçut, par ordre du pape Jean XXII, le
chapeau de docteur en théologie et la faculté
d'enseigner cette science ; mais il ne jouit pas
longtemps de ce double honneur : il mourut
deux ans après à Plaisance.
L'ouvrage principal de Mayronis est un com-
mentaire du Maître des sentences [Scriptum in
Magistraux sententiarum, Bâle, 1489). Dans ce
commentaire, il est question tour à tour d'onto-
logie, de psychologie et de théologie. Les doc-
trines qui excitèrent le plus vivement l'attention
du xivc siècle et qui y sont exposées, non sans
quelque originalité, concernent les points sui-
vants : Principe souverain de la science humaine ;
Genre suprême; Nature de la réalité, des diffé-
rences et des relations: Caractères de l'universel
et du général; Certitude des sens* Propositions
évidentes par elles-mêmes et indémontrables;
Connaissance claire et distincte; Démonstration
a priori de l'existence de Dieu; Dillêrcnce des
attributs divins.
Le principe souverain de la science consiste,
selon Mayronis, dans cette proposition : l'Être
• ■ t, c'esl-à-dirc l'Être est le fond identique
le même de tout ce qui existe, du Créateur et de
la créi
Si l'Être, Ens, est la base et le dernier prin-
cipe de tout, il est aussi le germe suprême,
celui qui embrasse toutes les formes d'existence,
tous I' ; accidents.
Si les notions suprêmes du savoir et de l'Être
sont unes, elles sont absolument simples. Si elles
sont absolument simples, peut-il y avoir des dif-
férences réelles, c'est-à-dire des différences pri-
mitives? Oui : il y a autant de diversités de ce
genre qu'il y a de variétés fondamentales dans
nos sensations : odeurs, couleurs, sons, impres-
sions de froid ou de ebaud, de dureté ou de
mollesse. Mayronis appelle différences originai-
res les qualités différentes de la matière; et il
soutient que ces diversités n'ont rien de commun
entre elles. Il admet, du reste, dans les choses
mêmes, quatre sortes de différences, différences
objectives, et qui ne sont pas seulement l'œuvre
de l'intelligence [fabricatœ ab anima vel inlel-
lectu).
1° Différences essentielles, comme Dieu distinct
de la création.
2° Différences réelles, comme père et fils.
3° Différences formelles, comme homme et
âne.
4° Différences entre l'être et son mode inté-
rieur, différences modales, comme la blancheur
et ses divers degrés.
Ces différences sont successives, de manière
que les différences essentielles sont les plus mar-
quées, les plus fortes, et les différences modales
les moins fortes.
Quant à la théorie du général et de l'universel,
Mayronis suit les traces de son maître. A ses
yeux, l'universel n'est en soi, ni dans la nature
extérieure ni dans l'esprit humain, et en même
temps il se trouve dans l'une et dans l'autre par
accident : c'est-à-dire que l'existence en général
n'est essentielle ni dans l'esprit humain ni hors
de l'esprit humain. Si elle était essentielle dans
l'esprit humain, l'homme cesserait d'exister dès
qu'il cesserait d'être conçu ou représenté ; si
elle était essentielle hors de l'esprit humain,
l'homme aurait une existence nécessaire.
Cette solution assez subtile montre toutefois
que Mayronis se livrait à des méditations psy-
chologiques. Il eut le mérite de tirer d'un oubli
complet le problème de là certitude des sens.
Les sens nous trompent-ils? A cette question il
répondit négativement, s'attachant à prouver,
comme Ëpicure l'avait fait dans l'antiquité, que
nous percevons bien, que nous sentons ce que
nous devons sentir et percevoir, mais que nous
apprécions souvent mal ce que nous avons perçu,
que nous jugeons de travers nos sensations. Les
sens et le sens commun, auquel les sens servent
et aboutissent, sont donc irréprochables.
Mayronis n'a pas porté son examen sur la no-
tion même de l'évidence ; mais il a écrit plu-
sieurs pages curieuses sur les propositions évi-
dentes par elles-mêmes et qui n'ont pas besoin
d'être démontrées par d'autres propositions. Tout
ce qui existe et tout ce qui comporte une dé-
monstration n'est pas évident de soi ; bien que
ce qui de soi est évident pour les sens puisse
être prouvé par l'entendement.
On a aussi remarqué les idées de Mayronis sur
la connaissance distincte, cognitio dislincta. Ce
n'est pas seulement connaître clairement, c'est
connaître distinctement, que de se représenter
les parties d'un objet, ses éléments et ses rap-
ports. On connaît de cette façon toutes les fois
qu'on peut définir une chose avec détail.
On a reproché avec raison à M lyronis d'avoir
rejeté la preuve de l'existence de Dieu qu'on
attribue à saint Anselme. 11 l'a rejctéc unique-
ment parce que, dit-il, elle suppose toujours une
définition de la Divinité; or, la Divinité, à cause
de sa simplicité suprême et absolue, no saurait
finie.
11 a cherché à établir, contre l'avis de la plu-
MAZZ
1071 —
MÉGA
part des scolastiques, que les attributs de Dieu
sont séparés les uns des autres par des différen-
ces, non pas idéales, mais réelles et indubita-
bles. L'intelligence divine pense, la volonté divine
veut; il est faux que ce soit l'intelligence qui
veuille, ou la volonté qui pense : par conséquent,
ces deux attributs sont distincts. L'entendement
peut tout concevoir, le bien comme le mal;
mais la volonté ne peut vouloir que le bien :
par conséquent, ces deux qualités doivent être
distinguées.
Mayronis a aussi fait quelques tentatives pour
concilier l'omniscience de Dieu avec la contin-
Eence et Yaccidence des événements du monde,
ieu étant la cause de toutes choses par sa vo-
lonté toute- puissante, connaît d'avance cette
volonté, et par elle il sait donc tout ce qui arri-
vera : solution incomplète, puisque le philoso-
phe n'y tient compte que d'une seule face du
problème, et néglige les difficultés que soulève
l'immutabilité des lois de la nature. G. Bs.
MAZZONI (Jacques), né à Césène en 1548,
d'une famille noble, et élevé avec soin à Padoue
où il se fit remarquer par une mémoire devenue
proverbiale, a été l'un des principaux fondateurs
de l'Académie délia Crusca, et un des plus sa-
vants philosophes italiens de la seconde moitié
du xvi" siècle. Il professa la philosophie à Ma-
cérata, à Césène, à Pise et à Rome. Les villes,
les princes se disputaient l'honneur de le posséder ;
ce fut enfin le cardinal Aldobrandini qui parvint
à l'attacher à sa fortune. Mazzoni le suivit à
1 uis à Ferrare, et mourut dans cette ville
en 1603. Mêlé à toutes les luttes de la science et
de la littérature de son temps, il a attaché par-
ticulièrement son nom, en littérature, à la dé-
fense de Dante; en philosophie, à ses constants
efforts pour concilier Aristote et Platon.
Dans sa Difesa délia comedia di Danle (in-4,
1587), on rencontre, après un brillant exposé des
beautés philosophiques de cet admirable poëme,
une multitude d'observations, aussi fines que
justes, sur la nature même du beau et du su-
blime, sur l'origine et le but des arts et des
lettres, sur la véritable destination des poètes et
des artistes. Ces aperçus nouveaux, plus philo-
sophiques que littéraires, ont singulièrement
contribué à étendre l'horizon de la critique, et
l'on en aperçoit les traces fécondes chez Dubos
et Muratori.
Mazzoni a consacré à la conciliation d' Aristote
et de Platon deux ouvrages qui firent une grande
sensation, mais dont le mérite est inégal. L'un,
publié en 1576, est intitulé: De triplici hominum
vita. activa nempe, conlemplativa et religiosa,
metkodi 1res; l'autre, publié en 1597, a pour
titre : In universam Platonis et Aristolelis phi-
losophiam prœludia , sive de. Comparatione
Platonis et Aristolelis.
Dans l'un et l'autre ouvrage, les différences,
les contrastes profonds du platonisme et du pé-
ripatétisme sont énumérés avec une rare fidélité.
L'érudition s'y montre aussi scrupuleuse que variée
et sûre; mais le jugement, la critique n'a pas
autant de part au second écrit qu'au premier.
Les moyens proposés pour accorder l'idéalisme
et le réalisme, pour fondre ensemble les arche-
types et le savoir fourni par l'expérience, an-
noncent un esprit exercé aux discussions philo-
sophiques, plutôt qu'une intelligence propre à
la spéculation. Mazzoni, d'ailleurs, ne cache pas
sa prédilection pour l'Académie, et laisse même
entrevoir un goût vif pour le pythagorisme, qu'il
enseigna à Galilée. La comparaison si détaillée
qu'il institue entre ces deux grandes écoles est
bien supérieure à celles que Georges de Tré-
bizonde, Gémiste Pléthon et Gaudentius avaient
tentées avant lui; elle laisse aussi loin derrière
elle le parallèle tracé à la même époque par
Charpentier, l'antagoniste de Ramas. Bachmann
et Rapin, qui ont repris la même tâche au
xvn8 siècle, ne firent pas oublier les travaux de
Mazzoni, restés dignes des (loges de Leibniz.
Dans le premier de ces travaux, il est question,
en outre, de toute une encyclopédie des sciences
et des arts, rapportée aux trois états que l'auteur
assigne successivement à l'activité humaine. La
vie est ou active, ou contemplative, ou religieuse.
La dernière phase embrasse et couronne celles
qui la précèdent. La loi commune de ces trois
formes de développement, c'est la loi d'un progrès
continu, c'est une perfectibilité indéfinie. Une
sagacité remarquable, une foule de connaissances
en tout genre, un précieux amour de la liberté
et du bonheur des hommes, un sentiment re-
ligieux aussi éclairé que sincère, voilà les traits
qui distinguent le livre De triplici hominum.
vit a.
Ces tentatives ne passèrent pas inaperçues.
Mazzoni eut de longues et d'instructives querelles
avec Patricius, son ancien ami, avec Campanell a
et Muti, disciples de Telesio contre lequel Mazzoni
avait aussi écrit. C. Bs.
MÉCANIQUE, MÉCANISTE, voy. DYNAMISME
et VlTALISME.
MÉGABIQUE (École). Cette école, ainsi nom-
mée de la patrie de son fondateur, Euclide de
Mégare, prit naissance quelques années avant la
mort de Socrate, dont Euclide était le disciple,
et dura environ un siècle. Dans les derniers jours
de son existence, elle put voir naître l'épicurisme,
et en même temps le stoïcisme, dont le fonda-
teur, Zenon de Cittium, se rattachait aux philoso-
phes de Mégare par Stilpon, l'un de ses maîtres.
La série des philosophes mégariques est assez
nombreuse. Elle contient, outre le nom d'Euclide,
le fondateur, ceux d'Ichthyas, de Pasiclès, de
Thrasymaque, de Clinomaque, d'Eubulide, de
Stilpon, d'Apollonius Cronus ; d'Euphante, de
Bryson, d'Alexinus, enfin de Diodore Cronus.
Les recherches philosophiques de l'école de Mé-
gare embrassèrent la morale, la métaphysique, la
logique, et surtout la dialectique. La morale ne
tient qu'une très-petite place dans l'ensemble des
doctrines mégariques, et elle n'a guère d'autre
organe que Stilpon. Ce philosophe paraît avoir
fait consister le souverain bien dans l'impassibi-
lité, animus impatiens, suivant l'expression de
Sénèque: doctrine analogue à ce que devait être
plus tard le stoïcisme. Stilpon en donna lui-
même l'exemple et le précepte lorsque, sur la
demande de Démétrius Poliorcète, il répondit
qu'il n'avait rien perdu, au moment même où le
saccagement de sa ville natale par les troupes
de Démétrius ven.tit de lui ravir sa femme, ses
enfants et ses biens. Aussi Sénèque s'écrie-t-il
à ce propos : « Ecce vir fortis et strenuus ; ip-
sam hostis sui victoriam vicit. »
La dialectique, comme on vient de le dire, oc-
cupa une place très-considérable dans les travaux
de cette école; aussi les philosophes qu'elle comp-
tait dans son sein furent-ils appelés du surnom
de dialecticiens, et même de celui d'érisliques,
c'est-à-dire disputeurs, parce que la science du
raisonnement avait fini, chez eux, par devenir
celle de la dispute. Cet esprit, qu'ils tenaient tout
à la fois des sophistes et des éléates, eut pour
principaux représentants Eubulkle, Alexinus et
Diodore Cronus. D'autre part, Clinomaque, dès
l'année 350 avant l'ère chrétienne, c'est-à-dire an-
térieurement à Aristote, porta ses recherches
sur les axiomes, les catégorèmes et autres ma'
tières de ce genre. Euclide lui-même, au rapport
de Diogène Laërce, avait traité du raisonnement,
MÉGA
1072 —
MÉGA
et lo dernier des mégariques dans l'ordre des
temps, Diodore Cronus, discuta la question de la
légitimité du jugement conditionnel.
Un problème très-important dans la logique
mégarique était celui de la certitude des sens.
Il reçut une solution sceptique des philosophes
de Mégare, héritiers, en ce point, des philosophes
d'Élée. Parménide et Mélissus avaient dit qu'il
faut renier les sens et l'apparence, et n'avoir foi
qu'en la raison. Telle est aussi la doctrine des
philosophes de Mégare.
De ce principe sortaient inévitablement cer-
taines conséquences métaphysiques , communes
aux éléates et aux disciples d'Euclide. S'il est
vrai que les sens soient des témoins trompeurs, il
faut rejeter leur déposition. Or, quels sont les ob-
jets de leur témoignage? La pluralité, le mouve-
ment, le changement : phénomènes illusoires, aux-
quels il faut, au nom de la raison, substituer l'u-
nité, l'immobilité, l'immutabilité absolue. Et re-
marquons ici comment tout s'enchaîne dans la
doctrine mégarique ainsi que dans celle d'Élée. La
négation du changement s'explique par la négation
du mouvement, attendu que le mouvement est le
principe du changement. La négation du mouve-
ment, à son tour, s'explique par la négation de
la pluralité, attendu qu'à la condition seule de
la pluralité le mouvement est possible, et qu'il
ne saurait y avoir de mouvement au sein d'une
unité absolue. L'immutabilité se conclut donc de
l'immobilité; l'immobilité, à son tour, se conclut
de l'unité. Quant à celle-ci, elle ne se conclut de
rien d'antérieur : car elle est le véritable principe
des choses, et, à ce titre, elle s'affirme, tant au
nom de l'infidélité des sens qui semblent attester
son contraire, qu'au nom de la certitude de la
raison qui la proclame. Cette similitude des deux
écoles a conduit Cicéron à les confondre et à leur
donner Xénophane pour père commun : « Nobilis
quidem fuit Megaricorum disciplina, cujus, ut
scriptum video, princeps Xenophanes. »
A l'occasion du principe de l'unité absolue qui
domine toute la philosophie mégarique, quelques
critiques se sont demandé comment, dans ce
système, la doctrine de l'unité de l'être pouvait
se concilier avec celle de la pluralité des idées
prises dans le sens platonicien. Mais l'école de Mé-
gare a-t-elle réellement admis les idées ? L'opinion
affirmative a pour principaux organes, en Alle-
magne, Scb.leiermacb.er (in Sopliisl.), Deycks
(de Megaricorum doclrina, ejusque apud Pla-
tonem et Aristolelem vesligiis), chez nous,
M. Cousin (Œuvres complètes de Platon, trad.
en fr., t. XI, p. 517, notes). Ces savants critiques
se sont accordés à croire que c'est des mégariques
qu'il est question dans un passage du Sophiste,
dans lequel Platon, après avoir parlé de certains
philosophes (les ioniens indubitablement) «qui,
rabaissant jusqu'à la terre toutes les choses du
ciel et du monde invisible, affirment que cela
seul existe qui se laisse approcher et toucher, »
leur oppose une école toute différente, « qui, se
réfugiant dans un monde supérieur et invisible,
s'efforce de prouver que ce sont des espèces in-
telligibles et incorporelles qui constituent le
véritable être. » La solution négative apportée à
cette môme question a pour principaux repré-
senl mis Socher (Sur les ouvrages de Platon,
ail.), qui estime que. Platon a voulu désigner si
propre école; puis Rit ter. qui, d'abord dans son
Histoire de la philosophie ionienne, et plus tard
d ms des Remarques insérées dans le Musée du
Rhin, sur la philosophie de Vécolede Mégare,
tantôt pense qu'il est question (1rs héraclil.éens,
tantôt déclare « qu'il n'ose se flatter de contribuer
beaucoup à éclairer ce passage, et que son seul
but a. éié de montrer qu'il n'est pas facile de
reconnaître la doctrine mégarique » Peut-être
ne sont-ce ni les mégariques, ni les partisans
d'Heraclite, que Platon désigne ainsi, mais bien
l'école pythagoricienne, et implicitement aussi
sa propre philosophie, qui avait tant emprunté
aux pythagoriciens. Pythagore, d'après le témoi-
gnage de Diogène Laërce, avait enseigné que
« les choses sensibles n'ont que le devenir, et
que l'être n'appartient qu'aux choses intelligi-
bles.» Or, n'est-ce pas là précisément la doctrine
que, dans le passage des Sophistes, Platon oppose
à ceux qui affirment que cela seul est Vôtre, qui
se laisse approcher et toucher?
On rencontre encore, dans la doctrine méga-
rique, la question du possible. Cette question fut
traitée par Diodore Cronus dans un sens opposé
à celui du stoïcien Chrysippe. Le stoïcisme, avec
Chrysippe, admettait qu'il y a du possible dans
ce qui n'est pas arrivé, et même dans ce qui ne
doit jamais arriver. L'école de Mégare, avec
Diodore, soutenait qu'en dehors de la réalité
présente ou future rien n'est possible. Ce même
Diodore, que nous voyons ici combattre Chrysippe
sur la question du possible, adopte également,
dans la question logique du jugement condi-
tionnel, des conclusions diamétralement opposées
à celles du stoïcisme.
Un dernier élément qui nous reste à si-
gnaler dans la doctrine mégarique, c'est l'iden-
tification opérée par Euclide entre l'être et le
bien. C'est ici un élément original. En effet,
sur plusieurs autres points, à savoir, l'unité,
l'immobilité, l'immutabilité, la doctrine méga-
rique paraît, sauf quelques arguments de détail,
n'offrir qu'une imitation des doctrines d'Élée. Il
n'en est pas de même de ce nouvel élément,
car nous ne voyons pas que cette doctrine de
l'identification de Vôtre et du bien ait jamais été
celle du Parménide, ou de Mélissus, ou de Zenon.
En revanche, elle fut adoptée plus tard par la
philosophie d'Alexandrie : « L'unité, dit Plotin
(Ennéad. VI et IX), est le principe de toutes
choses; elle est le bien et la perfection absolue;
elle est Vôtre pur; elle est Dieu ». Et, plus tard,
au xvue siècle, ces mêmes idées furent encore
reproduites par Malebranche, Leibniz et surtout
Fénelon : « On n'arrive à la réalité de l'être (dit
l'auteur de la Démonstration de l'existence de
Dieu, T partie, ch. m) que quand on parvient à
la véritable unité de quelque être. Il en est de
l'unité comme de la bonté et de l'être; ces trois
choses n'en font qu'une. Ce qui existe moins est
moins bon et moins un; ce qui existe davantage
est davantage bon et un ; ce qui existe souverai-
nement est souverainement bon et un. »
Dans l'histoire de la philosophie rien n'est
isolé, tout se tient et s'enchaîne. Par sa dialecti-
que, l'école mégarique se rattache aux sophistes;
par sa métaphysique, à l'école d'Élée. Tels sont
ses liens avec le passé. Dans les âges qui suivi-
rent, le stoïcisme fit quelques emprunts tant à
la morale qu'à la dialectique des disciples d'Eu-
clide, et le néo-platonisme à leur métaphysique.
On peut consulter les auteurs suivants: Pla-
ton, Théélèle, Phédon, Sophiste; — Aristote,
Métaphysique, liv. IX; — Diogène Laërce, Vies
d'Euclide et de Stilpon; — Gunther, Disserta-
tio de methodo dispulandimegarica, in-4, léna,
1707 ; — Walch, Commenlalio de philosophas
veleriim criticis, in-4, ib., 17.'>.">; — G. Lud.
Spalding, Vindincice philosophorum megarico-
rum, m S, Berlin, 1793; — Fer. Deycks, de Me-
garicorum doclrina, ejusque apudPlaionem et
Aristolelem vestigiis.'m-8,Borm, 1S27 ;— Schleier-
macher, Introduction au Sophiste de l'ia-
ton, Berlin, in-8: — Ritter, Remarques sur (a
philosophie de l'école mégarique, dans le Mus iù
MEIE
lu / <J —
MEIE
Rfim, deuxième année, 3° cah., in-8, i'6.,
— L'École de Méaare, par D. Henné,
in-8 Paris. 1843; — .Histoire .de l'école de M:-
gare < d'Êlis et d'Êréirie, par C.Mal-
let, in-8, Paris. 1845. Voy. les articles consacrés
aux principaux philosophes mégariques. C. M.
MEIER (Georges-Frédéric), disciple du wol-
fien Baumgarten, naquit en 1718 à Ammendorf,
le cercle de' la Saal, fit ses études à Halle
et obtint, en 1746, une chaire de philosophie
dans cette université. Il composa beaucoup d'ou-
vrages célèbres dans leur temps ; mais ce qui
lui valut principalement la réputation dont il
jouit longtemps, c'est l'éclat de son enseigne-
ment. Il eut encore un autre mérite : il écrivait
nd, d'un style clair, pur. intéressant et
fort supérieur à celui des philosophes ses prédé-
cesseurs ou ses contemporains. On a divisé ses
lux, qui sont au nombre de vingt à trente,
en trois classes. La première embrasse les ma-
nuels destinés à résumer, ou quelquefois à com-
menter les principes de ses maîtres, c'est-à-dire
de Leibniz, de Wolf, et principalement de Baum-
garten. La seconde renferme une suite de trai-
tés consacrés à différentes matières philosophi-
ques dont on s'était très-peu occupé jusqu'alors.
La troisième comprend les écrits où Meier,
expose les résultats de ses recherches person-
nelles.
Parmi les manuels de Meier, il faut citer, ou-
tre ceux qui ont pour objet la métaphysique, le
droit naturel et la morale philosophique, ses
Éléments des belles-lettres. A ces Eléments se
rattachent ses nombreuses compositions sur les
beaux-arts ou l'esthétique, expression inventée
par Baumgarten. Ces compositions se distin-
guent par l'heureux choix et la prodigieuse va-
riété des exemples que l'auteur a su y réunir;
Meier n'y remonte pas seulement à la nature in-
time et aux éléments primitifs du goût et du
génie dans les arts; il recherche les caractères
et les causes du bon et du mauvais goût, des
époques de décadence et des époques de splen-
deur dons les œuvres d'imagination.
Ceux de ses écrits qui ont fait le plus de sen-
sation, ce sont les ouvrages où il examine la na-
ture de l'àme humaine, et même en général la
nature de ce qu'on peut appeler âme et esprit,
jusque dans les animaux et le monde matériel.
Tels sont l'Essai d'un nouveau système sur les
âmes des b tes ; puis les Mémoires cl écrits po-
lémiques concernant la spiritualité de rame,
sa survivance et son état après la mort.
Dans VEssai d'un nouveau système sur les
âmes des bêtes, Meier combat en particulier l'o-
pinion cartésienne que les animaux sont de sim-
ples machines. Mais il tombe dans un autre ex-
cès en accordant aux bêtes presque toutes nos
facultés. Les animaux, à l'en croire, ont non-
seulement sensibilité, imagination et mémoire,
mais jugement et esprit; ils éprouvent du plai-
sir et de la peine, conçoivent le beau et le laid,
prévoient et conjecturent, expriment tout ce
qu'ils sentent et pensent. La principale diffé-
rence entre eux et l'homme, c'est qu'il ne se
trouve pas parmi eux autant de fous. Aussi sont-
ils plus heureux que l'homme. Toutefois, Meier
n'osepoint leur accorder l'usage de la raison,
c'est-à-dire de la faculté de connaître clairement
la dépendance mutuelle et l'enchaînement des
choses. Les animaux parviennent à connaître la
liaison des choses individuelles, mais ils ne réus-
sissent pas à saisir la liaison des choses générales;
ils sont incapables de tirer de véritables conclu-
sions. Malgré cette infériorité, leur àme est ab-
solument simple comme la nôtre, et ils possè-
dent comme nous la conscience. C'est la mona-
DICT. PHILOS.
dologie leibnitienne poussée à ses conséquences
les plus exagérées.
Dans ses Traités sur l'âme de l'homme et son
immortalité, Meier cherche à prouver (pie celte
immortalité est moralement certaine, mais qu'on
ne peut la démontrer par des arguments spécu-
latifs. Plus tard, dans un mémoire intitulé
Preuve que Vàme vil éternellement, il essaya
d'ajouter à la preuve morale une autre preuve
ainsi conçue : tout esprit fini conçoit une partie
du monde d'une manière qui lui est propre;
cette idée du monde est un moyen d'honorer
Dieu ; par conséquent, toute substance finie doit
vivre éternellement, parce que. dans le cas con-
traire, il resterait un côté dû monde qui ne
contribuerait en rien à la gloire de Dieu. On le
voit, cette prétendue démonstration est encore
une application de la monadologie. On la cite
parfois, pour rappeler que Meier a été le devan-
cier de Kant, en ce sens que lui aussi, après
avoir essayé de ruiner les preuves spéculatives
de l'immortalité de l'âme, s'est appliqué ensuite
à soutenir ce dogme à l'aide d'arguments tirés de
la morale.
Kant, dans la Critique de la raison pure,
semble s'être rappelé un autre écrit de Meier,
celui où ce philosophe s'attache à prouver, con-
tre Voltaire et l'école de Locke, que la matière
ne peut pas penser. L'assertion qu'il s'efforce
de combattre dans cet ouvrage, c'est que nos
pensées ne sont autre chose que des mouvements.
Elles ne sauraient être des mouvements, selon
Meier, parce que chaque mouvement exprime
un rapport extérieur; ce que ne fait pas la pen-
sée, qui est uniquement une détermination in-
térieure de l'être pensant. Lorsqu'une personne
se considère elle-même au fond de la conscience,
elle ne songe à rien de ce qui se passe hors
d'elle, elle sent seulement en elle-même qu'elle
pense'. Il est donc non-seulement possible, mais
il est nécessaire que les pensées soient des dé-
terminations intérieures, sans nulle relation à
des mouvements corporels. Dans les substances
matérielles, au contraire, il ne peut absolument
pas y avoir d'autres déterminations que celles
qui expriment des rapports. Nulle substance
composée et corporelle n'est apte à penser, et
une substance pensante doit, de sa nature, être
spirituelle et simple.
Il est digne de remarque que la Logique de
Meier a été considérée et vantée par Kant comme
la plus solide et la plus complète du xvme siècle.
Kant s'en servait lui-même comme hase de ses
leçons publiques.
Le mérite le plus durable de Meier consiste à
avoir appris à la philosophie allemande à parler
avec facilité et pureté la langue nationale ; et
par ce service il a contribué à préparer l'em-
pire que cette philosophie exerça depuis Kant.
Voici les titres des ouvrages de Meier: Essai
d'une méthode d'explication universelle, Halle,
1756, in-8; — Métaphysique, ib., 1756, 4 vol.
in-8; — Preuve que l'àme vit éternellement,
ib., 1754, in-8; — Défense de l'ouvrage précé-
dent, ib., 17 55; — Preuve que la matière ne
peut pas penser; Preuve de l'harmonie prééta-
blie, ib., 1740, in-8;— Théorie des mouvements
de l'àme, ib., 1744, in-8; — Essai d'un nou-
veau système sur l'âme des bêtes, ib.. 1756, m-8 ;
— Pensées sur l'état des âmes après fa mort;
Jugement sur le nouveau système de théodicée;
Pensées sur la religion; Eléments des belles-
lettres, ib., 1754, 3 vol. in-8; — Morale philo-
sophique, ib., 1753-1761, 5 vol. in-8; — Consi-
dérations sur le penchant naturel ci la vertu et
au vice, ib., 1776, in-8; — Droit naturel, ib.„
1767, in-8 ; — Essai sur la nécessité d'une rêvé-
G8
MEIN
— 1074 —
MEIN
lotion spéciale, ib., 1747, in-8; — Examen de
diverses matières appartenant à la philosophie,
ib., 1768-1771, 4 vol. in-8. C. 13s
meiners (Christophe) naquit en 1747 à
Warstade, village du Hanovre. Son père était
maître de poste, et sa mère une femme dis-
tinguée par son esprit et sa piété. Ses premières
études se firent à Otterndorf, et au gymnase de
Brème, où il se fit remarquer par un caractère
ardent, porté à l'exagération. C'est à l'université
de Gœttingue qu'il acheva son éducation, et c'est
là aussi qu'en 1771 il fut nommé professeur de
philosophie. Si, comme étudiant, il ne voulut
jamais se ranger sons la bannière d'aucun de
ses maîtres, quelque illustres qu'ils fussent,
comme proies u . i1 eut à son tour peu d'em-
pire et de succès. De fréquents voyages en Alle-
magne et en Suisse furent l'unique distraction
de sa vie laborieuse. Membre très-assidu et très-
actif de la Sojiété royale de Gœttingue, récem-
ment fondée par le grand Haller ; intime ami de
l'historien Spitler et du philosophe Feder, avec
qui il publia plusieurs écrits, ce fut principale-
ment par ses savants et curieux travaux sur
l'histoire des universités qu'il fixa sur lui l'at-
tention. Il leur dut l'honneur d'être invité par
l'empereur Alexandre à perfectionner les uni-
versités russes et à en fonder de nouvelles dans
ce vaste empire. Une des plus vives joies qu'é-
prouva Meiners, ce fut de voir toutes ses proposi-
tions accueillies à Saint-Pétersbourg et prompte-
ment réalisées. Il mourut le 1er mai 1810.
Meiners fut toute sa vie ce qu'il s'était montré
dans son enfance. De bonne heure, en effet, il
se signala par un goût prononcé pour l'indépen-
dance. Apprendre toutes choses par lui-même,
ne suivre d'autre direction que son propre juge-
ment, son penchant personnel, voilà quelle fut
sa constante ambition. A Gœttingue, au lieu
d'assister aux cours de professeurs célèbres alors,
il passait ses journées et ses nuits à épuiser tou-
tes les richesses de la fameuse bibliothèque de
celle université, et devint, par cette occupation
ardente, un des érudits les plus étonnants de
s< a époque. Son indépendance, néanmoins, fut
1 us apparente que réelle, et son immense lec-
ture ne l'empêcha pas de se tromper dans la
plupart de ses conjectures, et de hasarder des
rapprochements réprouvés par le bon goût. Ce
qui a fait le succès de ses nombreux écrits,
c'est d'abord le style. Le langage de Meiners se
distingue par la clarté, par la méthode, par un
mélange de bon sens et de bonne foi qui attache
et séduit le lecteur. Ce sont ces mérites qui nous
expliquent comment ses ouvrages les plus éru-
dits exercèrent de l'influence sur ses contempo-
rains. De même que son opinion sur l'infériorité
I hysique et morale des nègres fut invoquée en
Angleterre par les défenseurs du trafic de la race
noire, ainsi ses idées sur l'institut de Pythagore
, guidèrent plusieurs associations secrètes qui se
formaient en Allemagne vers la fin du xvni* siè-
cle.
Une seconde cause de l'espèce de popularité
Meiners jouit longtemps, c'est le caractère
pratique de ses productions. Dans toutes on re-
marque le désir de ramener les questions les
plus spéculatives à une expression usuelle et so-
ciale. <rràcc à cet instinn tion, Meiners
devint l un des adversaires, sinon les plus re-
itables, du moins les plus persévérants de la
philosophie spécul tive du temps. Les derniers
iple i de Leibniz et de Wolf, ensuite Kant et
d , furent successivement l'ob-
jet de ses critiques, qu'il transporta
lemp danslep lisant une guerre achar-
i a tique au mysticisme, en général
à tout ce qui lui paraissait trop abstrait. Le phi-
losophe du xvmc siècle, dont il avoua l'ascendant
et la supériorité, dont il chercha à propager les
doctrines et à pallier les erreurs, c'est J. J. Rous-
seau : et c'est comme un des disciples du philo-
sophe genevois qu'il faut le considérer, à plu-
sieurs égards.
Nous ne mentionnerons ici que les services
rendus par Meiners à l'histoire de la philosophie
et à la philosophie même. Comme historien, Mei-
ners s'applique à montrer que l'unique, l'éter-
nelle source du bonheur public et privé, c'est la
vertu éclairée ; ou que la pierre de touche des
opinions et des systèmes sur le bonheur et la
vertu, consiste dans le progrès moral et l'accrois-
sement de tuus les genres de bien-être. C'est de
ce point de vue qu'il juge le christianisme dans
sa Révision, de la philosophie, Gœttingue et
Gotha, 1770, in-8; la philosophie de Kant dans
son Esquisse de la Psychologie, 1786, ainsi que
dans son Histoire universelle de la morale,
1801, 2 vol. in-8; les doctrines de Gall dans ses
Recherches sur l'entendement et la volo7ilé de
V homme, 1806, 2 vol. in-8.
Dans d'autres travaux historiques, Meiners
fait preuve d'une intelligence plus vaste, plus
compréhensive. Sous ce rapport il convient de
citer son Histoire des beaux-arts, 1787; puis
différents mémoires lus à l'Académie de Gœttin-
gue, tels que trois Dissertations sur la vie, la
doctrine et les ccy^its de Zoroastre, 1777 (en la-
tin) ; l'Histoire des réalistes et des nominalistes
(en latin), dans le tome XII des Mémoires de
l'Académie de Gœttingue; plusieurs mémoires
sur la religion des anciens peuples, particuliè-
rement des Égyptiens, 1775 à 1790, ib.; mais
principalement les deux écrits, qui le recom-
manderont toujours à l'estime de la postérité, à
savoir, son Hisloria doctrines de vero Deo, om-
nium rerum auctore atcjue redore, Lemgo,
1780, in-8, et son Histoire de l'origine, des pro-
grès et de la décadence des sciences chez les Grecs
et les Romains, Lemgo, 1781, 2 vol. in-8. Dans
YHistoria de vero Deo, Meiners marque avec
une ingénieuse précision les phases et les de-
grés par lesquels les sages de la Grèce se sont
élevés jusqu'à la notion d'une intelligence su-
prême, à la fois distincte de la nature et de l'hu-
manité ; et c'est à Anaxagore qu'il fait honneur
de la découverte de ce fondement du spiritua-
lisme ancien.
L'Histoire de l'origine, des progrès et de la
décadence des sciences chez les Grecs et les Ro-
mains est malheureusement restée inachevée.
Elle s'arrête à Platon, dont Meiners méconnut la
grandeur et le rôle historique. Toutefois elle a
éclairé d'un jour nouveau plusieurs points essen-
tiels et difficiles de la philosophie hellénique, en
particulier le système moral et politique des py-
thagoriciens.
Comme philosophe, Meiners manque de force,
de rigueur même, mais surtout de profondeur. Il
se borne à une observation judicieuse, à une
critique exercée. Habile à démêler, à dévoiler les
parties faibles des systèmes connus, il semble
incapable de pousser ses propres recherches jus-
pnihlcmes de la science. Dès
que les faits cessent d'être nombreux et positifs,
Meiners chancelle et se trouble, parce qu'il n'a
pas assez de foi dans le fait absolu de la pensée
même et dans l'empire des idées antérieures ou
sures aux données de nus sens. Cependant
sa enrichi la philosophie allemande d'une
série d'études intéressantes sur l'anthropologie et
la philosophie de l'histoire. Parmi ces études il
n'esl pas pi i iblier le mémoire qui rem-
devant l'Académie de Berlin le .
MELI
— 1075
MEND
cessit sur la question suivante : S'il est possible
de détruire les inclinations naturelles ou d'en
réveiller que la nature ne nous a pas données,
et quels seraient les meilleurs moyens d'affat-
blir les mauvais penchants et de fortifier les
bons? Trois volumes de Mélanges de philosophie
(1775-76), tes Éléments d'esthétique (1787), des
Principes de morale (1801), contiennent égale-
ment bon nombre de morceaux de psychologie
que l'historien de la philosophie n'est pas auto-
risé à dédaigner, et qu'on lirait encore aujour-
d'hui avec fruit. Enfin on peut citer encore : une
• issede l'histoire de ta philosophie, Leingo,
178 ;. in-8; des Mémoires sur Vhisfoire des opi-
nions répandues pendant les premiers siècles
après la naissance de J. C, Leipzig, 1782, in-8,
et une Biographie des savants célèbres, 2 vol.
in-8.
On peut consulter sur Meiners l'ouvrage de
Reidel : Mémoire sur Meiners, in-8, Vienne, 1811.
C. Bs.
MELISSUS, né à Samos, florissait vers 444
avant J. C. Tout ce qu'on sait de sa vie, c'est
qu'il joua un grand rôle politique dans sa patrie,
et que même une fois ses concitoyens lui don-
nèrent le commandement d'une armée navale.
Comme presque tous les philosophes de cette
époque, il composa un ouvrage sur l'être et la
nature, ITepi çucrÉcoç.
Par ses doctrines, Melissus se rattache entière-
ment à l'école éléatique. Vivant au milieu des
populations ioniennes, il sentit vivement la né-
cessité de fortifier par la discussion les points
de la doctrine éléatique qui étaient le plus en
opposition avec la philosophie empirique des
ioniens. On sait que pour Parménide les sens ne
donnent rien de certain, partant rien de vrai;
que la seule conception rationnelle de l'être est
digne d'occuper le philosophe, et que cet être
intelligible est essentiellement et absolument un
et immobile. Zenon, de son côté, démontrait aux
ioniens qu'admettre la matière c'est admettre la
divisibilité qui est la condition de l'étendue. Or,
l'être est indivisible ; donc, la matière n'existe
pas et n'est qu'une simple apparence. Melissus
trouva ainsi la lutte engagée entre les empiri-
ques et les éléates. Selon la conjecture ingé-
nieuse et fort vraisemblable de M. Brandis (Com.
., p. 208), on peut croire que Leucippe et
Anaxagore avaient publié leurs écrits avant ceux
de Melissus ; de sorte qu'entre les mains de ces
deux hommes, le sensualisme avait repris une
vigueur nouvelle, et pour détruire l'argument
des éléates, tiré de la divisibilité de la matière
à l'infini, Leucippe avait inventé l'hypothèse des
atomes indivisibles.
Melissus crut pouvoir élargir la base de l'école
d'Elée en faisant un emprunt aux notions de
temps et d'espace, admises par les ioniens, no-
tions que Parménide avait complètement négli-
gées. Il déclare donc l'être infini, et applique
cette idée d'infini au temps et à l'espace. Il ajoute
que l'infini est un, et la première conséquence
du principe qu'il pose, est que le temps et l'es-
pace infinis sont identiques l'un à l'autre.
Rien ne peut être éternel, selon lui, sans être
en même temps infini en étendue, et sans être
tout. Il démontrait ensuite (Aristote, de Gen. et
corr., Hb. I c. vm) que l'être est immuable;
qu'il n'y a de vide que parce que le vide n'est
rien, par conséquent pas de mouvement puisque
le mouvement implique le vide, s'éloignant ainsi
de la pure doctrine de Parménide, aux yeux du-
quel la distinction du vide et du plein n'est
qu'une affaire (L'opinion et non de science.
Melissus va plus loin encore. Il distingue l'être
de la matière, celle-ci étant multiple, variable,
divisible, et celui-là étant éternel, immobile, in-
divisible. Il oublie ainsi, en se servant de l'indi-
visibilité de l'être pour nier l'existence de la
matière, qu'il a donné l'étendue à l'être, puisqu'il
l'a identifié avec l'espace infini, et qu'il a nié le
vide. Il y avait donc là au fond une contradiction
assez palpable, et il n'est pas étonnant qu'Aris-
tote, qui d'ailleurs place Melissus bien au-dessous
de Parménide, ait confondu l'être de Melissus
avec la matière. L'auteur de la Métaphysique
avait été ainsi plus frappé de l'admission de l'es-
pace par Melissus, laquelle lui semblait entraîner
l'existence des corps, que de la négation formelle
de la matière par le même philosophe.
Sur la question de l'existence des dieux. Me-
lissus, fidèle en cela aux traditions de son école
depuis Xénophane, déclarait qu'il était impossi-
ble de rien savoir de certain, continuant sous la
forme du doute les attaques de Xénophane contre
les croyances aveugles de l'anthropomorphisme
et de la mythologie d'Homère et d'Hésiode.
Les changements introduits par Melissus dans
la doctrine éléatique, loin de fortifier cette doc-
trine, aboutirent donc à des contradictions qui
devaient la ruiner. Aussi fut-il le dernier repré-
sentant de ce système. — Voy. les Fragments
de Melissus, recueillis par Brandis, et l'essai sur
Parménide, par Fr. Riaux. F. R.
MELLIN (Georges-S amuel-Alban), né à Halle,
en 1755, mort à Magdebourg vers 1820, a contri-
bué, par ses ouvrages, à faire comprendre et à
populariser en Allemagne la philosophie de Kant.
Voici la liste de ses écrits, tous publiés en alle-
mand : Sommaires et tables pour la Critique de
la faculté de connaître, de Kant, in-8, 2 parties,
Zullichau, 1794-95; — Fondements de la méta-
physique du droit ou de la législation positive,
in-8, ib., 1796-98; — Sommaires et tables pour
les Principes métaphysiques de la science du
droit, de Kant, in-8, Iéna et Leipzig, 1800; —
Dictionnaire encyclopédique de la philosophie
critique, 6 vol. ou 12 livraisons in-8, Zullichau
et Leipzig, 1797-1804; — Langue technique de
la philosophie critique, en forme de répertoire
alphabétique, in-8, Iéna et Leipzig, 1798; —
Supplément à la langue technique, in-8, ib.,
1800 ; — Dictionnawe universel de la philoso-
phie, in-8, Magdebourg, 1805-7. X.
MEMOIRE, voy. Association des idées et In-
telligence.
MENCIUS, voy. Meng-tseu.
MENDELSSOHN (Moïse), philosophe alle-
mand et écrivain distingué, naquit le 10 sep-
tembre 1729, à Dessau ; il était fils de Mendel,
maître d'école juif (Mendel's sohn, fils de Men-
del). Il puisa sa première instruction dans le
Talmud, dans les livres saints, dans les écrits
de Maimonide. La pauvreté de son père l'obligea
de chercher, fort jeune encore, à gagner sa vie
par lui-même en se livrant au commerce de
colportage. En 1745 il se rendit à Berlin, où un
israélite bienfaisant lui donna un logement dans
une mansarde et l'admit gratuitement à sa table.
Entré au service du grand rabbin Fraenkel, il
se mita étudier Euilide et à apprendre le latin
dans une grammaire et un dictionnaire qu'il
avait acquis de ses épargnes laborieusement
amassées. Après six mois d'étude il put lire une
traduction latine de l'Essai sur l'entendement
humain, par Locke. Enfin, le riche fabricant
juif Bernard le reçut dans sa maison comme pré-
cepteur de ses enfants, puis comme surveillant
de ses ouvriers, et assura sa fortune en l'asso-
ciant à son industrie. Désormais il partagea son
temps entre l'étude et le commerce. En 1754,
grâce à son habileté au jeu des échecs, il fit la
connaissance de Lessing, qui l'initia dans h
AIEND
— 1076 —
MEND
connaissance de la littérature allemande, dont
il ne tarda pas à devenir un des organes les
plus distingués. 11 se lia aussi d'une grande
amitié avec le jeune Thomas Abbt, qui mourut
à vingt-huit ans avec la réputation d'un des pre-
miers moralistes de sa nation. Sa liaison avec
Lavater fut moins heureuse. L'insistance que
mit celui-ci à le convertir au christianisme oc-
casionna à Mendelssohn une maladie grave qui
interrompit pour longtemps son activité litté-
raire. Quinze années plus tard il eut, au sujet
du spinozisme de Lessing. avec Jacobi une vive
discussion que l'on trouvera rapportée ailleurs
(voy. Jacobi), et qui. jointe à un refroidissement,
lui causa une maladie dont il mourut le 4 jan-
vier 1786. Parti de si bas, il était devenu, à
force de génie, de travail et de probité, un des
philosophes les plus estimés de l'époque, un des
meilleurs écrivains allemands, et le fondateur
dune noble famille encore florissante aujour-
d'hui.
.Mendelssohn n'avait aucun de ces avantages
extérieurs qui souvent mènent à la fortune. Il
était petit, maigre, contrefait même; mais dans
ce corps chétif vivait une âme aussi grande par
les qualités du cœur que par celles de l'esprit,
qualités qu'annonçaient au dehors une bouche
gracieuse, un front élevé et les plus nobles traits
du visage. On l'a quelquefois surnommé le So-
crate de l'Allemagne, comparaison ambitieuse
qu'il n'aurait pas admise lui-même, mais que
justifiaient la haute raison dont il a toujours
fait preuve, et surtout cette s:itire fine et sans
aigreur, cette noble ironie qui le distinguaient.
Nous ne saurions mieux faire, pour caracté-
riser Mendelssohn comme écrivain et comme
philosophe, que de citer le jugement qu'a porté
sur lui Bouterweck, placé à une égale distance
de l'admiration quelque peu exagérée de ses
contemporains et de la critique orgueilleuse de
nos jours. « Mendelssohn, dit Bouterweck, ne
fut, pas plus que Sulzer, un de ces grands pen-
seurs et de ces grands écrivains qui j roduisent
dans les sciences des changements extraordi-
naires, ou impriment à l'art littéraire une direc-
tion nouvelle ; mais, ainsi que Sulzer. seulement
avec un plus grand talent de métaphysicien, il
savait à l'intérêt philosophique unir l'intérêt
esthétique. Son éclectisme, qui le préservait de
tout esprit exclusif dans ses jugements, le pré-
servait aussi de toute imitation servile comme
écrivain. Alors même qu'il s'empare des pen-
sées d'autrui, il se montre original par la ma-
nière dont il les met en œuvre. Il était surtout
attaché à l'école de "Wolf, parce qu'il croyait y
irouver la solidité et la précision dans le déve-
loppement des idées, dont la philosophie fran-
çaise lui paraissait manquer; il en faut d'autant
plus admirer cette élégance et cette facilité de
langage qu'il prête à la philosophie de Wolf,
qualités entièrement étrangères à cette philo-
sophie, et que l'on ne devait pas s'attendre à
rencontrer chez lui, si l'on se. rappelle l'édu-
cation qu'il avait reçue. Nul autre écrivain al-
lemand ne savait alors revêtir la pensée phi-
losophique d'une élégance si simple] et si noble
à la fois sous la forme épistolaire ou du dia-
logue.... »
Mendelssohn partagea ses veilles entre la phi-
losophie, et l'étude du judaïsme, qu'il avait à
cœur de présenter dans Imite s'a pureté. Nous
n'avons pas ici à apprécier ses travail! sur la
religion de ses pères, bii m que I l encore il se
montrât philosophe autant qu'homme de
Ses principaux écrits philosophiques sont : ses
Lettres sur 1rs sentiments, in-8, Berlin, 17.'>.r); —
Traité sur l'évidence dans les sciences métaphy-
siques, Berlin, 1764, in-4, 2e édit., 1786; ouvrage
couronné par l'Académie de Berlin ; — Phédon,
dialogues sur l'immortalité de l'àme, in-8, ib.,
1767 ; 6e édit., 1821 ; ouvrage traduit en presque
toutes les langues de l'Europe, et notamment
en français, par L. Haassmann, in-8, Paris,
1830 ; — Matinées ou Entretiens sur V existence
de Dieu, in-8, Berlin, 1785.
Le sujet principal des Lettres sur les senti-
ments est la nature du plaisir en général, et de
celui qui résulte de la présence du beau en par-
ticulier. Le plus jeune des deux correspondants
soutient que l'analyse de la beauté en détruit le
plaisir, et que nous serions malheureux si nous
réduisions nos sentiments à des notions claires
et distinctes; que le beau consiste en une idée
confuse de quelque perfection, et que la réflexion
la fait évanouir; que la raison, sans doute, doit
nous guider dans le choix de nos plaisirs, mais
qu'il faut les goûter sans trop les raisonner. Son
ami, plus mur, rectifie cette manière de voir.
Selon lui, le sentiment du beau n'admet ni des
idées parfaitement claires, ni des idées tout
à fait obscures ; l'objet du plaisir doit pouvoir
supporter l'analyse, mais à l'analyse doit se
joindre la synthèse, qui saisit un tout comme
un ensemble plein de convenance et d'harmonie.
Quoi de plus admirable que l'idée de l'univers,
lorsqu'elle est fondée sur la connaissance des
parties qui le composent, des lois qui le con-
stituent? Il distingue, du reste, entre le beau
sensible et le beau intellectuel ou la perfection.
Le premier suppose l'unité dans la variété, et
le plaisir qui en résulte a son principe dans
notre nature bornée ; Dieu ne le connaît point.
La perfection, au contraire, ce n'est pas l'unité,
mais l'harmonie dans la variété, et la satisfac-
tion qu'elle donne à sa source dans notre nature
supérieure, dans la force positive de l'âme :
Dieu en jouit éminemment. Le beau se transmet
à la raison par les sens. La perfection, beauté
supérieure et toute divine, est une intuition de
la raison. Le beau possible est superficiel et
relatif; la perfection est absolue et au fond
même des choses. La beauté est l'imitation sen-
sible de la perfection, l'image terrestre de la
beauté divine. Tout plaisir, en définitive, se
fonde sur l'idée d'une perfection soit sensible,
soit intellectuelle, et le plaisir a une triple
source : i'unité dans la variété, ou le beau sen-
sible ; l'harmonie dans la variété, ou la per-
fection intellectuelle ; enfin une amélioration
dans notre état physique, le plaisir sensuel. La
musique seule réunit les trois genres de plai-
sirs. Les dernières lettres traitent du suicide et
n'offrent rien de bien remarquable.
Le traité de V Évidence est une réponse à la
question proposée par l'Académie de Berlin :
« Les vérités philosophiques sont-elles suscep-
tibles d'une évidence pareille à celle des sciences
mathématiques? » Selon Mendelssohn, l'évidence
se compose de la certitude qui résulte de la dé-
monstration et de la clarté qui impose la con-
el la rend facile. 11 ne s'agit donc pas
seulement de savoir si les vérités de la méta-
physique peuvent être démontrées comme les
propositions de la géométrie, mais encore si
elles sont susceptibles d'être présentées avec la
lé. Selon lui, les vérités philoso-
phiques ni tuât aussi certaines; mais elles ne
aussi évidentes que les propositions des
mathématiques, en tant que l'évidence suppose
un tel degré de clarté qu'il est impossible de se
refuser à sa lumière et d'éprouver la moindre
répugnance à l'accepter. 11 se fait fort de prou-
ver que les vérités de la métaphysique peuvi
être ramenées à des principes tout aussi certains
MEND
— 1077 —
MEND
que les axiomes de la géométrie; seulement le
iincment par lequel se fait cette réduction
. as le même degré de clarté et d'évidence
invincible que les vérités mathématiques; et il
expose ici, sur la nature de ce genre de connais-
sance; des idées encore dignes d'attention. Toute
rie, dit-il, n'est que le développement
de la notion de l'étendue, au moyen du prin-
eipe de contradiction ou de l'identité : toutes
impositions sont démontrées identiques avec
nitive d'étendue. La certitude géomé-
trique est l'ondée uniquement sur l'identité in-
variable d'une notion donnée avec les idées qui
y b nt implicitement renfermées et que l'ana-
: l'ait sortir.
Recherchant ensuite le degré d'évidence dont
est susceptible la métaphysique, il dit qu'en
général la philosophie est la science des qua-
lités des choses, tandis que les mathématiques
sont la science des quantités. La métaphysique
aie ne considère que les qualités et leurs
irts, abstraction faite des choses. Elle fait
L'analyse des notions données, et développe les
richesses infinies qui y sont renfermées ; et les
propositions que l'analyse produit ainsi sont
aussi certaines que les vérités mathématiques ;
seulement elles ne s'imposent pas aux esprits
avec la même force que celles-ci. Ce désavantage
provient de trois causes : d'abord la philosophie
n'a pas à sa disposition des signes aussi exacts
que la science mathématique ; son langage est
plus ou moins arbitraire. Ensuite les qualités
des choses sont si intimement liées entre elles,
qu'il est impossible d'en expliquer une sans con-
naître toutes les autres. De là, la nécessité, à
chaque pas, de revenir sur les principes, les
éléments. Enfin, les qualités étant déterminées,
il s'agit d'entrer dans le domaine de la réalité,
chose facile pour la géométrie, qui peut s'en
rapporter au témoignage des sens, tandis que
pour la philosophie, ce témoignage est lui-
même soumis à la critique, et que sa tâche est
précisément de se tenir en garde contre les sim-
ples apparences. Un autre avantage que les ma-
thématiques ont sur la philosophie, c'est qu'elles
trouvent toujours les esprits disposés à accepter
sultat de la discussion, quel qu'il soit. La
véril que n'a d'autre ennemi à vain-
cre que l'ignorance ; nul préjugé, nul intérêt,
nulle passion ne vient résister à son évidence.
En philosophie, au contraire, chacun a pris parti
d'avance et oppose à la démonstration de la vé-
rité ses opinions préconçues.
Dans la troisième partie de son traité, Men-
delssohn recherche le degré d'évidence que com-
porte la théologie naturelle. Quelle fécondité
merveilleuse, s'écrie-t-il, que celle des idées de
Dieu et de ses attributs? L'idée de Dieu étant
donnée, l'analyse en fait sortir par un dévelop-
pement nécessaire toutes les perfections divines.
L'athée même accepte le résultat de cette ana-
lyse, comme l'idéaliste admet la géométrie, mais
sans en reconnaître l'objet pour réel. C'est là
ulté : il faut établir la réalité
objective de l'idée de Dieu. Le meilleur argu-
ment pour cela, c'est l'argument ontologique,
fondé sur le principe de la raison suffisante,
instrument merveilleux qui sert à lier entre
elles toutes les vérités, qui en fait l'harmonie et
l'unité.
Les principes généraux de la morale sont sus-
ceptibles d'une évidence entière. Les lois mo-
ralesont, selon Mendelssohn, la même univer-
salité et la même certitude que les lois de la
nature, parce qu'elles sont l'expression authen-
tique de notre nature raisonnable. Aussi, théo-
riquement, tous les hommes cultivés les recon-
naissent; mais dans la pratique, on le sait trop,
c'est autre chose.
Le Phédon est une imitation de Platon; c'est
peut-être l'ouvrage le plus solide, sous la forme
la plus attrayante, sur la grande question de
l'immortalité de l'àme avant Kant. Mendelssohn
le publia pour répondre aux doutes dont le
jeune Abbt lui avait fait confidence sur la des-
tinée humaine. A l'exemple de Platon, il met
dans la bouche de Socrate, s'entretenant à sa
dernière heure avec ses disciples, les arguments
qui doivent établir l'immortalité de l'âme. Dans
le premier dialogue, il suit Platon assez fidè-
lement, ne modifiant guère que l'expression de
ses arguments. Seulement il a beaucoup adouci
la violente diatribe de Platon contre le corps et
ses besoins, comme trop peu conforme aux idées
actuelles. Dans le second dialogue, Mendelssohn
a substitué à la faible argumentation de Platon
concernant l'immatérialité de l'àme, une dé-
monstration meilleure et plus moderne. Dans le
troisième dialogue enfin, Socrate ne s'exprime
plus comme il l'a fait dans le Phédon, mais il
pense et raisonne, comme il l'aurait fait s'il
avait vécu au xvme siècle, et s'il avait pu con-
naître Descartes et Leibniz. Mendelssohn n'aspire
pas à l'originalité ; ce qui lui importe, dit-il, ce
n'est pas d'être neuf, mais vrai. Il revendique
cependant comme lui appartenant en propre ce
qu'il fait dire à Socrate sur l'harmonie des vé-
rités morales, sur le système de nos droits et
de nos devoirs. La perfectibilité infinie de nos
facultés intellectuelles, les devoirs infinis que
la conscience nous impose, cette soif de félicité
que rien sur la terre ne peut satisfaire, assurent
à l'homme une durée continue et infinie. 11 -y a
des devoirs qui seraient déraisonnables, si la
mort était le dernier terme de son existence.
Sans l'immortalité, la mort par dévouement, qui
est, au jugement de tous, l'action la plus su-
blime et le devoir suprême serait une absur-
dité.
L'ouvrage intitulé Matinées, et qui parut en
1785, expose les entretiens que Mendelssohn eut
réellement avec son fils, son gendre et un de
leurs amis, sur l'existence de Dieu. Après des
discussions préliminaires sur des questions de
critique et d'ontologie, notamment sur les ca-
ractères de la vérité et de l'évidence, où l'on
retrouve partout le disciple de Leibniz, quelque
peu ébranlé cependant par les objections de
Kant, Mendelssohn établit les axiomes suivants :
« Ce qui est vrai doit pouvoir être connu comme
tel par une intelligence positive. » — « Ce dont
l'existence ne peut être reconnue par aucune
intelligence positive n'existe pas réellement;
c'est ou une illusion, ou une erreur. » — « Ce
dont la non-existence ne peut être conçue par
aucun être raisonnable, existe nécessairement.
Une idée qui ne peut être conçue sans réalité
objective doit être, par là même, considérée
comme réelle. » Mendelssohn passe ensuite en
revue les diverses méthodes d'établir l'existence
de Dieu. La théorie des attributs de Dieu, l'idée
en étant donnée, est de toute évidence : mais,
pour en établir la réalité, plusieurs raison-
nements ont été proposés sans entraîner l'assen-
timent universel. Ou bien l'on conclut a poste-
riori de l'existence du monde ou de l'existence
du moi à celle de Dieu, comme en étant la cause
nécessaire ; ou bien, procédant a priori, l'on
conclut de l'idée même d'un être nécessaire et
infini à son existence réelle et objective. Men-
delssohn apprécie ces divers arguments à la
lumière du bon sens, du sens commun, qu'il
considère comme une faculté ou une autorité
supérieure à la raison individuelle et sur Ir-quol
MEND
— 1078 —
MENE
il importe de s'orienter lorsque la spéculation
nous a trop écartés de la route battue. C'est ici
que se trouve ce passage remarquable qui a
fourni à Kant le sujet de son petit écrit : Qu'est-
ce que s'orienter dans la pensée? « Toutes les
fois, dit Mendelssohn {Matinées, § 10), que la
spéculation paraît trop m'éloigner de la grande
route du sens commun, je m'arrête et cherche à
m'orienter. Je reporte mes regards vers le point
d'où je suis parti, jt je cherche à mettre d'ac-
cord mes deux guides, le sens commun et la
spéculation individuelle. L'expérience m'a appris
que le plus souvent le droit est du côté du sens
commun, et il faut que la raison se prononce
avec beaucoup de force pour le résultat de la
spéculation pour que je me décide à m'en rap-
porter à celle-ci. Il faut même, dans ce cas,
qu'elle me montre avec évidence comment le
sens commun a pu s'égarer de la bonne route,
et qu'elle me convainque que la persistance de
celui-ci dans un avis contraire est pure obsti-
nation. »
L'idéalisme ne réussira jamais à faire revenir
le sens commun de sa croyance à la réalité du
monde extérieur; mais il t'ait naître des doutes
qui affaiblissent la démonstration de l'existence
de Dieu, fondée sur la contemplation de l'uni-
vers. Au lieu donc de s'engager dans de subtiles
discussions avec les idéalistes, il vaut mieux
fonder cette existence sur la mienne, qui est
indubitable. Mendelssohn réfute ensuite la phi-
losophie atomistique, qui fait naître l'univers du
hasard et qui admet une série infinie de causes
et d'effets sans commencement et sans fin, et il
reproduit l'optimisme de la Théodicée de Leibniz.
Mais la partie la plus importante de ces entre-
tiens est la réfutation du panthéisme, et particu-
lièrement du spinozisme. Il admet cependant un
panthéisme plus pur qui, au point de vue prati-
que, peut se concilier parfaitement avec la piété
et la vraie moralité, et à cette occasion il prend
la défense de son ami Lessing, que Jacobi venait
d'à. cuser de spinozisme. Il termine cette partie
de l'argumentation, qui a pour objet d'établir
l'existence de Dieu, comme être nécessaire, sur
les faits donnés dans l'expérience, par un argu-
ment de son invention. Se fondant sur l'axiome
que tout ce qui est doit être l'objet d'une intel-
ligence quelconque, Mendelssohn conclut de
l'imperfection de la connaissance que nous avons
de nous-mêmes à l'existence d'un entendement
infini. Il doit y avoir nécessairement un être
pensant qui connaisse Je la manière la plus
parfaite et avec le plus haut degré d'évidence,
non-seulement moi-même avec tout ce que je
suis, mais encore l'ensemble de toutes les possi-
bilités, et l'ensemble de toutes les réalités comme
réelles, en un mot, l'ensemble et l'harmonie de
toutes les vérités : il existe donc une intelli-
gence infinie.
Le traité se termine par l'examen des argu-
ments proposés pour prouver a priori l'existence
d'un être tout parfait, nécessaire, absolu. Men-
delssolm s'applique ici à justifier et à perfection-
ner l'argument d'Anselme de Cantprbery, repro-
duit sous une autre forme par Descartes, et
attaqué par Kant comme concluant de la simple
possibilité à la ré lité. Il convient que de la
seule possibilité logique d'un être fini l'on ne
pourrait conclure légitimement à son existence
réelle parce qu'il pourrait n'être qu'une simple
modification de . un être idéal, imagi-
naire. Mais l'idée d'un être nécessaire, infini, lie
saurait être considérée comme une modification
de moi; nu je ne puis la concevoir, ou bien elle
est l'expression d'un être réel. Pour en établir
la réalité, il suffit donc d'en prouver la possi-
bilité logique. L'être infini existe par cela seul
que je puis le concevoir comme tel. Or, celte
possibilité logique a été établie par Leibniz, et
Mendelssohn abonde entièrement dans son sens,
même après les objections de Kant. L'être néces-
saire, dit-il, réunit tous les caractères affirma-
tifs ou positifs au degré le plus éminent. On ne
peut concevoir l'un sans l'autre. Il impliqui rait
donc de concevoir l'être infini sans le prédicat
affirmatif de l'existence. L'idée en est absurde
et contradictoire, tant qu'on la conçoit sans l'at-
tribut de l'existence réelle. Sans le caractère de
lité, cette idée s'évanouit. La raison produit
avec nécessité l'idée d'un être infini, absolu,
nécessaire : donc il existe; il existe aussi sûre-
ment que la raison elle-même : il faut renoncer
à celle-ci, la nier, ou admettre avec elle l'exis-
tence de Dieu. Il est incontestable que Men-
delssohn a ajouté une grande force à l'argumen-
D de saint Anselme, de Descartes et de Leib-
niz. Deux volumes de Mélanges philosophie
ont été publiés avec une notice sur la vie de
Mendelssohn par Jenisch, Berlin, 1789, in-8.
Ses Œuvres complètes ont été publiées, avec
sa Vie, à Vienne, en 1838, 1 volume grand in-8.
On peut consulter : Vie et opinions de Men-
delssohn, et esprit de ses œuvres, Hambourg,
1787, in-8; — Examen des matinées de Men-
delssohn, par L. H. Jacob, avec une Dissertation
de Kant, Leipzig, 1786, in-8; — J. Willm. His-
toire de la philosophie allemande, Paris, 1846,
4-vol. in-8. _ J. W.
MÉNÉDÉME, surnommé d'Érétrie à cause de
son origine, et fondateur d'une école très-obscure
qui porta le même nom, florissait à peu près
trois cents ans avant J. C. Envoyé par les Êré-
triens en garnison à Mégare, il entendit les
leçons de Platon, qui s'était réfugié momentané-
ment dans cette ville, et ne tarda pas à le suivre
à Athènes. Mais, entraîné par son ami Asclé-
piade de Phlius, il retourna à Mégare, où il
s'attacha à Stilpon, un des philosophes les plus
célèbres de l'école mégarique. Enfin, après avoir
quitté l'école de Mégare pour celle d'Élis, fondée
par Phédon, il se plaça, comme nous venons de
le dire, à la tête dune école nouvelle connue
sous le nom d'Érétrie. Il enseignait ses doctrines
dans sa ville natale, où il jouait en même temps,
comme homme politique, un rôle important.
Élevé au rang de premier sénateur, il fut chargé
auprès de Ptolémée, de Lysimaque, de Démé-
trius Poliorcète, de plusieurs négociations dont
il sortit à son honneur et qui lui acquirent l'es-
time de ces princes. Le fils de Démetrius, Anti-
gone Gonatas, lui témoignait une estime parti-
culière et se faisait gloire d'être son disciple.
Devenu pour cela même suspect à ses conci-
toyens, et ayant à répondre à une accusation de
trahison, il se réfugia auprès d'Antigone et mou-
rut de tristesse; d'autres disent qu'il se laissa
mourir de faim, à l'âge de soixante-quatorze
ans. Méncdème n'ayant rien écrit et les ouvrages
des anciens qui auraient pu nous éclairer sur
son enseignement ayant péri, nous ne pouvons
avuir que des idées très-vagues sur sa philoso-
phie. Il devait se rapprocher beaucoup de l'école
mégarique, et particulièrement de Stilpon, pour
lequel il professait une vive admiration. Nous
iS, en effet (Diogène Laërce, liv. II); qu'il
excellait dans cette di ubtile et lrivolc
dunt nous trouvons la plus haute expression dans
Eubulide. Il rejetait toutes les propositions
gatives et composées, c'est-à-dire hypothétiques,
tettant que les propositions affirmatives et
simples ; ce qui nous fait supposer qu'il n'ad-
mettait point de division ni départage dans la
vérité, et que l'idée du possible se confond poui
MEXG
1079 —
MENG
lui avec celle du nécessaire ; en d'autres termes,
qu'il ne reconnaissait, avec les disciples d'Eu-
clide, que l'Être absolu, nécessairement un. En
effet, si on laisse subsister les propositions hy-
pothétiques et négatives, le dilemme est possible ;
or, le dilemme n'est pas autre chose que la divi-
sion d'un tout dans ses parties.
Cette même unité, qu'il cherchait à établir par
la dialectique, était aussi le but et le caractère
de sa morale. D'abord, il distinguait le bien de
l'utile ; puis il le montrait le même dans toutes
les vertus que nous distinguons, et ces vertus
elles-mêmes n'étaient à ses yeux que des expres-
sions différentes d'une seule idée. Enfin, il attei-
gnait le but suprême de la philosophie en con-
fondant, comme nous l'apprenons de Cicéron
(Acadcm., liv. II, ch. xlii), le bien avec le vrai,
en soutenant que tout est dans l'esprit et. dans
cette faculté de l'esprit par laquelle nous con-
naissons la vérité : Omne bonum in mente po-
m et mentis acie qua verum cemerelur.
D'après Simplicius (Comment, in Plujsicam
Arislolelis, f° 20), Ménédème et ses disciples
portaient tellement loin l'horreur des distinctions,
qu'ils ne voulaient pas même admettre qu'une
chose puisse être affirmée d'une autre ; ils ne
reconnaissaient pour absolument certains que les
jugements identiques; par exemple, lorsqu'on
dit : L'homme c'est l'homme, le blanc c'est le
blanc. — Il a existé un autre philosophe du nom
de Ménédèine, qui était disciple de Colotès de
Lampsaque, et professait les principes de l'école
cynique. Diogène Laërce (liv. VI, ch. en) ra-
conte qu'il avait l'habitude de se montrer en
public dans le lugubre appareil sous lequel on
représentait les Furies, avec une longue robe
noire nouée d'une ceinture écarlate, et se disant
envoyé des enfers pour surveiller les méfaits des
hommes. Pour les ouvrages à consulter, voy.
MÉGARIQCE.
MENG-TSEU, dont le nom a été latinisé en
celui de Mencius, est un philosophe chinois qui
florissait dans la première moitié du ive siècle
avant notre ère, à la même époque où florissaient
aussi en Grèce, Socrate, Platon et Aristote. Il naquit
dans la ville de Tséou, actuellement dépendante
de Yen-tchéou-fou de la province de Chan-toung
(orient montagneux), où l'on voit encore aujour-
d'hui son tombeau. Ce tombeau, d'après la grande
géographie impériale publiée à Pékin, en 1744,
est situé à gauche de la grande route qui passe
au midi de la ville cantonale de Tséou.
Le père de Meng-tseu, qui se nomma pendant
sa vie Meng-kho, mourut peu de temps après la
naissance de son fils. Sa mère était une femme
restée en vénération dans la mémoire des Chi-
nois, pour les soins assidus et éclairés qu'elle
prit de l'éducation de son enfant. Persuadée que
les mauvais exemples exercent une influence
pernicieuse sur l'esprit des jeunes gens, elle
changea deux fois de demeure pour ne pas lais-
ser pervertir l'esprit et les penchants de son fils.
La maison où elle demeurait d'abord était située
près de celle d'un boucher; elle s'aperçut qu'au
moindre cri des animaux qu'on égorgeait, le
petit Meng-kho accourait assister à ce spectacle,
et qu'ensuite il tâchait d'imiter ce dont il avait
été témoin. Craignant un tel voisinage, elle alla
demeurer dans la proximité de plusieurs sépul-
tures. Les parents de ceux qui y reposaient ve-
naient souvent pleurer sur leur tombe et y faire
les offrandes accoutumées. Meng-kho prit bientôt
plaisir à ces cérémonies et s'amusait à les imiter.
Sa mère s'en inquiéta encore et s'empressa de
chercher une habitation qui pût favoriser les
dispositions si prononcées de son fils à imiter ce
qui frappait habituellement ses yeux. Elle se
logea donc près d'une école de jeunes gens.
C'est peut-être à cette sollicitude de sa mère que
Meng-tseu doit L'honneur d'être compté au nom-
bre des plus illustres philosophes de la Chin-.
Aussi, dans les livres de morale et d'éducation
'chinois, l'exemple est-il vivement reco
et on y trouve, pour ainsi dire, reproduite à
chaque page, cette phrase devenue proverbiale :
« La mère de Meng-tseu choisit un voisinage. »
Meng-tseu est un philosophe qui mérite dêtre
soigneusement étudié, non-seulement à cause de
ses connaissances étendues pour son pays et son
époque, mais encore à cause de la tournure vive
et originale de son esprit. Il se fit le disciple
de Tseu-sse , digne descendant de Confucius
(voy. ce mot) ; et, à l'école de ce sage, il avança
rapidement dans la connaissance des doctrines
du maître, lesquelles, au reste, n'étaient au fond
que la doctrine des anciens sages, comme Con-
fucius lui-même ne cessait de le déclarer.
Meng-tseu eut bientôt lui-même des disciples.
Il voyagea avec eux, comme c'était alors l'usage,
dans différents États de la Chine, pour s'instruire
et instruire les princes qui régnaient sur
des populations divisées. Vivant à une époque et
dans un pays où la politique était une partie
intégrante de la morale, sinon la morale elle-
même, Meng-tseu, par la nature de son esprit
aussi bien que par ses principes, fut moins porté
que tout autre à les séparer. Aussi le livre qu'il
a laissé et qui porte son nom (le Meng, en deux
parties) offre-t-il à un haut degré l'union étroite
de ces deux sciences.
Sa politique paraît avoir été plus décidée et
plus hardie que celle de son maître Confucius.
Moins grave, mais plus vif et plus pétulant que
ce dernier, pour lequel il professait la plus
haute admiration, il prend son adversaire, quel
qu'il soit, prince ou autre, corps à corps, et, de
déduction en déduction, de conséquence en consé-
quence, il le mène droit à l'absurde; il le serre
de si près qu'il ne peut lui échapper. Aucun
philosophe oriental ne pourrait peut-être offrir
plus d'attraits à un lecteur européen, surtout à
un lecteur français, que Meng-tseu, parce que ce
qu'il y a de plus saillant en lui, quoique Chinois,
c'est l'esprit. Il manie parfaitement l'ironie. On
en jugera par quelques citations.
« Meng-tseu étant allé rendre visite à Hoeï.
roi de l'État de Liang, le roi questionna le phi-
losophe sur l'art de régner, en disant qu'il ne
pouvait arriver à faire tout le bien qu'il avait
envie de faire.
« Meng-tseu lui répondit : S'il se trouvait un
homme qui dît au roi : Mes forces sont suffi-
santes pour soulever un poids de trois mille
livres, mais non pour soulever une plume ; ma
vue peut discerner le mouvement de croissance
de l'extrémité des poils d'automne de certains
animaux, mais elle ne peut discerner une voi-
ture de bois qui suit la grande route ; roi,
auriez-vous confiance en ses paroles?
« Le roi dit : Aucunement. — Si l'homme ne
soulève pas une plume, c'est qu'il ne fait pr.s
usage de ses forces; s'il ne voit pas la voilure
en mouvement chargée de bois, c'est qu'il ne
fait pas usage de sa faculté de voir; si les
populations ne reçoivent pas de vous les bien-
faits qu'elles ont droit d'en attendre, c'est que
vous ne faites pas usage de votre faculté bien-
faisante. C'est pourquoi, si un roi ne gouverne
pas comme il doit gouverner, c'est parce qu'il
ne le veut pas, et non parce q ic' il ne le peut pas !
« Le roi ajouta : En quoi diffèrent les appa-
rences du mauvais gouvernement par mauvais
vouloir ou par im/niissance?
u Meng-tseu répondit : Si l'on conse'llait à un
MENG
— 10S0 —
MENG
!..•: ..:nc de prendre la montagne Taï-ehan sous
son bras, pour la transporter dans l'Océan sep-
tentrional, et que cet homme dît : Je ne le puis,
ori le croirait, parce qu'il dirait la vérité ap-
parente et réelle ; mais si on lui ordonnait de
rompre un jeune rameau d'arbre, et qu'il dît
encore : Je ne le puis, on ne le croirait pas,
parce qu'il serait évident qu'il y aurait de sa
part mauvais vouloir et non impuissance. De
même, le roi qui ne gouverne pas bien comme
il devrait le faire, n'est pas à comparer à l'homme
essayant de prendre la montagne Taï-chan sous
son bras pour la transporter dans l'Océan sep-
tentrional, mais à l'homme disant ne pouvoir
rompre le jeune rameau d'arbre. » {Meng-tseu,
livre I, ch. vu.)
Nous citerons encore la belle dissertation de
notre philosophe su;* la nature de Vhomme.
« Kao-tseu dit : La nature de l'homme ressemble.
au saule flexible; l'équité ou la justice ressemble
à une corbeille ; on fait avec la nature de l'homme
l'humanité et la justice, comme on fait une cor-
beille avec le saule flexible.
« Meng-tseu dit : Pouvez-vous en respectant la
nature, l'essence propre du saule, en faire une
corbeille? Vous devez, d'abord, rompre et dé-
naturer le saule flexible, pour pouvoir, ensuite,
en faire une corbeille. S'il est nécessaire de
rompre et de dénaturer le saule flexible pour en
faire une corbeille, alors ne sera-t-il pas néces-
saire aussi de rompre et de dénaturer l'homme
pour le faire humain et juste? Vos paroles por-
teraient les hommes à détruire en eux tout sen-
timent d'humanité et de justice.
«Kao-tseu continuant dit : La nature de l'homme
ressemble à une eau courante : si on la dirige
vers l'orient, elle coule vers l'orient; si on la
dirige vers l'occident, elle coule à l'occident. La
nature de l'homme ne distingue pas entre le bien
et le mal, comme l'eau ne distingue pas entre
Vorient et l'occident.
« Meng-tseu dit: L'eau assurément ne distingue
pas entre l'orient et l'occident; mais ne distingue-
t-elle pas, non plus, entre le haut et le bas?
L'homme est naturellement bon, comme l'eau
coule naturellement en bas. Il n'est aucun homme
qui ne soit naturellement bon, comme il n'est
aucune eau qui ne coule naturellement en bas.
« Maintenant, si, en comprimant l'eau, vous la
faites jaillir, vous pourrez la faire dépasser votre
l'on!. Si en lui opposant un obstacle, vous la
laites refluer vers sa source, vous pourrez alors
1 1 faire dépasser une montagne. Appellerez-vous
cela la nature de l'eau? — C'est un effet de la
contrainte.
« Les hommes peuvent être conduits à faire le
m il, leur nature le permet aussi.
« Kao-tseu dit : J'appelle nature la vie.
<• Meng-tseu répliqua : Appelez-vous la vie na-
ture, comme vous appelez le blanc blanc?
* oui.
« Selon vous, la blancheur d'une plume blanche
est-elle la même que la blancheur de la neige
blanche? ou la blancheur de la neige blanche
est-elle la même que la blancheur de la pierre
précieuse nommée </" '■'
Oui.
Cela posé, la nature du chien est-elle donc
la même que la nature du bœuf, et la nature du
bœuf la même que la nature de l'homme?
« Kao-tseu reprit : Les aliments et les couleurs
appartiennent à la nature. L'humanité est inté-
rieure, non extérieure] l'équité ou la justice est
are et non intérieure.
u Meng tseu répliqua: Comment entendez-vous
nue l'humanité est intérieure et la justice exlé-
rr tire?
« Si cet homme est vieux nous disons qu'il est
un vieillard; la vieillesse n'est pas en nous: de
même, si un tel objet est blanc, nous le disons
blanc; la blancheur étant en dehors de lui, c'est,
ce qui fait que je l'appelle extérieure?
« Le philosophe répliqua : Si la blancheur d'un
cheval blanc ne diffère pas de la blancheur d'un
homme blanc, vous direz donc qu'un vieux cheval
ne diffère pas d'un homme vieux? Le sentimen1
de justice qui nous porte à révérer la vieillesse,
existe-t-il dans la vieillesse elle-même ou dans
nous? etc. »
Dès l'époque de Meng-tseu et même bien avant,
les opinions les plus diverses sur le bien et le
mal, sur le juste et l'injuste, en un mot, sur les
principes les plus contraires, avaient été expri-
mées et soutenues ouvertement en Chine par des
hommes qui faisaient profession d'enseigner la
vérité et de la posséder. Il y avait donc plusieurs
écoles opposées de morale et de philosophie,
comme on peut s'en convaincre par les passages
suivants du livre de Meng-tseu :
« 11 n'apparaît plus de sages rois pour gou-
verner l'empire ! Les princes et les vassaux se
livrent à la licence la plus effrénée; les lettrés
de chaque endroit professent les principes les
plus opposés et les plus étranges; les doctrines
des sectaires Yang-tdiou et Mé-ti remplissent
l'empire; et les doctrines officielles professées
dans l'empire, si elles ne rentrent pas dans celles
de Yang, rentrent dans celles de Mé. La secte de
Yang rapporte tout à soi; elle ne reconnaît pas
de princes ou de supérieurs ; la secte de Mé aime
tout le monde indistinctement; elle ne reconnaît
pas de parents. — Ne point reconnaître de parents,
ne point reconnaître de princes ou de supérieurs,
c'est être comme des bêtes brutes et des bêtes
fauves.
« Moi, ajoute Meng-tseu, effrayé des progrès de
ces mauvaises doctrines, je défends celle des saints
hommes des temps passés. Je combats Yang et Mé.
Je repousse leurs propositions corruptrices, afin
que des prédicateurs pervers ne surgissent pas de
nouveau dans l'empire pour les répandre. Une
fois que ces doctrines perverses sont entrées dans
les cœurs, elles corrompent les actions, elles cor-
rompent tout ce qui constitue l'existence sociale.»
[Meng-tseu, liv. I. ch. vi. § 9.)
Si Meng-tseu vivait de nos jours, il aurait encore
à combattre les sectes de Yang et de Mé qui ont
changé de noms sans changer de doctrines. K'cst-
ce pas un fait singulier, et en même temps ras-
surant pour la société, que cette apparition si
ancienne dans le monde, de doctrines qui se croient
aujourd'hui nouvelles et appelées à la transfor-
mation prochaine des sociétés modernes, lorsque
leur défaite date déjà de plus de deux mille ans!
Meng-tseu, à l'exemple de son maître Khoung-
tseu, considérait la philosophie comme la grande
institution du genre humain, sans laquelle il n'y
a que troubles et confusion pour les sociétés
livrées à toutes les séductions des plus mauvaises
passions, des plus funestes doctrines. Aussi fit-jl
de la phnosopnie confucienne un grand et noble
apostolat qui ne cessa qu'avec sa vie.
L'ouvrage de Meng-tseu est le quatrième de
ceux que l'on nomme en chinois les Ssé-chou ou
les Quatre livres de Khoung-tseu et de Meng-tseu,
lesquels sont les livres classiques par excellence
de 1 1 Chine, enseignés dans toutes les écoles pu-
bliques et privées. Ils ont été expliqués < t com-
mentés par 1rs philosophes et les moralistes les
plus célèbres de l'école officielle des lettres, et
ils sont continuellement dans les mains de tous
ceux qui, en voulanl orner leur intelligence, dé-
sirent encore posséder la connaissance de ces
vérités éternelles qui sont la base la plus solide
MENN
1081
MEIU
des sociétés humaines. Meng-lscu mourut vers
l'an 314 avant J. C, à l'âge de quatre-vingt-quatre
ans.
Le livre de Meng-tseu a été traduit plusieurs
fois en langue européenne. Voici ces traductions
par ordre de dates : par le P. Noël, dans ses Si-
< imperii libri classici sex, in-8, Prague,
1711 j — par M. Stan. Julien, sous ce titre : Mêng-
vei Mencium inier sinenses philosophos
ingenio, doclrina , etc., Confucio proximum
edidit, etc., in-8, Paris, 1824-1829; —par le Rév.
Collie, en anglais dans ses Four-Books, Malacca,
1828 : et en français par l'auleur de celte Notice,
dans les Livres sacrés de l'Orient, Paris, 1840,
gr. in-8 à 2 col., et dans le volume de la Biblio-
thèque Charpentier, intitulé Confucius et Men-
cius ou les Quatre livres de philosophie morale
et politique de la Chine, gr. in-18, ib., 1841. Ce
dernier ouvrage a déjà eu depuis plusieurs édi-
tions. G. P.
MÉNIPPE. philosophe cynique, originaire de
Gandara en Phenicie, commença par être esclave;
puis, élant parvenu à se faire affranchir, il s'éta-
blit à Thèbes, où il fut admis au nombre des
citoyens. Selon Diogène Laërce (liv. VI), il s'y
serait livré au métier d'usurier et y aurait ac-
quis une fortune assez considérable. Dépouillé
par des voleurs de ces richesses mal acquises, ou
ne pouvant supporter les railleries que lui attirait
sa conduite, il se serait pendu de désespoir. Mais
cette imputation ne paraît guère fondée lorsqu'on
songe que Lucien, qui n'était pas un ami des
philosophes, nous représente constamment Mé-
nippe dans ses Dialogues comme un cynique
parfaitement convaincu et désintéressé, plein de
mépris pour la vie, pour la fortune et pour toutes
les chimères dont se nourrissent notre vanité
et notre ambition. C'est précisément lui qu'il op-
pose aux hypocrites de philosophie. Ménippe avait
composé treize livres de satires dont il ne nous
reste rien que les titres conservés par Diogène
Laërce. Nous savons seulement qu'ils étaient
écrits en prose et en vers parodiés des plus grands
poètes. Varron, à ce que nous apprend Cicéron
(Académ., liv. 1), en avait fait une imitation très-
heureuse, où les maximes d'une haute philosophie
..t mêlées aux saillies les plus piquantes.
Malheureusement, l'œuvre de Varron a péri comme
celle de Ménippe, et il ne nous reste plus, pour
nous donner une idée de celle-ci, devenue le type
d'un genre, que le dialogue de Lucien intitule la
Nécyomancie. X.
MENNENS (Guillaume), né à Anvers dans la
seconde moitié du xvic siècle, est inscrit par
quelques nomenclateurs au nombre des philo-
sophes. Le seul ouvrage qu'ils lui attribuent a
pour titre : Aurei velleris, sive sacrœ philoso-
vatum selectœ, etc., libri très, in-4, Anvers,
1604. Adversaire passionné d'Aristote et des péri-
ticiens scolastiques. Mennens reconnaît pour
son maître François Georgi, de Venise. Où peut-il
aller sous la conduite d'un'tel guide? On le soup-
çonne. Avant tous les arts, avant toutes les
sciences, il place la chimie, et il ne dissimule
pas que lobjet premier de la chimie est la re-
cherche de la pierre philosophale. Ces rêveries
nous intéressent peu; faisons simplement remar-
quer que, dans son dédain pour la prudence
aristotélique, Mennens renouvelle les hypothèses
les plus compromises des platoniciens les plus
téméraires. Ainsi, posant la matière comme le
premier sujet de toute génération, il croit à
l'existence primordiale de cette matière encore
dépourvue de toute détermination. Recherchant
ensuite ce qui a dégagé de ce chacs les essences in-
dividuelles, il dit que ce n'est pas la forme, mais
que c'est la lumière, la lumière étai
étant définie l'élé-
ment substantiel du composé. Cette thèse est celle
de Ménandre, le gnostique, etdeBardesane; c'est
le manichéisme. Mennens donne ensuitedans tous
les écarts de l'idéologie ultra-platonicienne; il
croit au monde des idées, qu'il appelle le mega-
cosmus, et il définit les cieux mansiones deorum,
hoc est cœlestium cogita tionum. Ces détails suf-
fisent pour faire connaître que Mennens appar-
tient à la secte des enthousiastes. B. H.
MÉNODOTE de Nicomédie, philosophe scep-
tique qui vivait à la fin du Ier et au commence-
ment du ii° siècle de l'ère chrétienne. Diogène
Laërce (liv. IX. ch. cxvi) le compte dans cette suite
de philosophes sceptiques et de médecins empi-
riques qui s'étend d'jÊnésidème à Sextus. Il lui
donne pour maître Antiochus de Laodieée, et pour
disciple Hérodote de Tarse. X.
MÉRIAN (Jean-Bernard), un des meilleurs
philosophes du xvme siècle, quoique très-peu
connu, naquit en 1723, à Liechstall, dans la ré-
publique deBâle. Son père, pasteur généralement
vénéré, prédicateur instruit et disert, ayant été
appelé, dès 1724, de Liechstall à Bâle, où il
devint, en 1738, chef des églises protestantes du
canton, Mérian fut élevé avec soin dans cette
ville, alors pleine d'hommes de savoir et de
mérite. Dès sa première enfance, il donna des
preuves d'un esprit juste et fin, d'une concep-
tion rapide et nette, d'une rare sagacité, d'une
mémoire aussi prompte que fidèle, d'une applica-
tion infatigable. Les objets d'étude qui l'attachaient
le plus, c'était la lecture des poètes et l'analyse
des systèmes philosophiques; car il possédait
presque au même degré le goût de la philologie
et celui de la philosophie, de la métaphysique et
des beaux-arts. A dix-sept ans, il fut reçu docteur
en philosophie, après avoir soutenu une thèse
sur une matière dont il s'occupa encore dans son
âge mûr, le suicide : de Autochiria (in-4, 1740).
« Il est assez singulier, fait remarquer Anciïlon,
qu'un des hommes les plus gais ait traité ce triste
sujet avec une sorte de prédilection. »
La voix publique, comme son propre instinct,
appelait Mérian à l'enseignement supérieur. Aussi
concourut-il, dès 1741, pour différentes chaires;
mais toujours approuvé et choisi par ses juges,
il fut chaque fois repoussé par le sort. Un antique
usage de l'université bàloise voulait que le sort
décidât entre les trois candidats qui s'étaient tirés
avec le plus d'honneur des épreuves prescrites
par la loi. Découragé par quatre revers éprouvés
dans dix ans, Mérian, cédant aux vœux de sa
famille plutôt qu'à sa propre vocation, quitta la
carrière de l'enseignement pour l'état ecclésias-
tique. Il subit avec distinction les examens du
saint ministère; il prêcha même avec un succès
remarquable, mais ce fut sans entraînement. Il
trouva beaucoup plus de satisfaction dans le long
séjour qu'il fit à cette époque à Lausanne, pour
s'y perfectionner dans l'usage de cette langue
française vers laquelle il s'était senti attiré de
bonne heure. Revenu à Bâle, il accepta une place
de précepteur dans la maison d'un échevin d'Am-
sterdam, M. Witte. Mérian passa quatre ans dans
cette ville; puis il reçut de Maupertuis, président
de l'Académie de Berlin, l'invitation d'accepter
une place dans la classe de philosophie et une
pension de Frédéric II. Mérian n'hésita pas à se
rendre à cette proposition flatteuse, et vint à
Berlin en 1748, pour y exercer, durant plus d'un
demi-siècle, l'influence la plus féconde et la plus
incontestée, tant sur l'Académie des sciences que
sur l'instruction publique en Prusse. Son nom
se joignit à ceux d'Euler, de Lagrange, de Sulzer,
de Lambert, de Prémontval, des Castillon, de»
Anciïlon et de tant d'autres esprits distingués qui
apparaissent à la postérité comme le glorieux
MÉRI
— 1082 —
MEIU
cortège du granl Frédéric. Il mourut, en 1807,
âgé de plus de quatre-vingt-quatre ans.
La paisible et noble carrière de Mérian n'a été
marquée par aucun événement extérieur de
quelque éclat; elle est enfermée tout entière
dans ses travaux. Ce ne fut jamais sans une cer-
taine répugn mee qu'il se détourna de ses devoirs
d'académicien. Aussi n'a-t-il jamais occupé que
deux places, outre ses dignités académiques :
celle d'inspecteur du collège Français (1767) et
celle de directeur des études (visitateur) du collège
de Joachim (1772), c'est-à-dire des deux collèges
que la cour de Prusse protégeait particulière-
ment. Dans l'Académie même, il appartint suc-
cessivement à la classe de philosophie et à celle
des belles-lettres. A la mort du marquis d'Ar-
gens, en 1771, il quitta la première classe pour
prendre la direction de la seconde, et en 1797,
il succéda à Formey en qualité de secrétaire per-
pétuel de l'Académie. C'est depuis la mort de d'Àr-
gens qu'il était devenu l'un des interlocuteurs
et des conseillers habituels de Frédéric, qui se
plaisait à s'entretenir avec lui sur les matières
littéraires. Il fut aussi nommé bibliothécaire de
l'Académie et membre de la Commission écono-
mique ; à ce dernier titre, il rendit des services
éminents, puisqu'il fit plus que doubler les re-
venus de la compagnie.
Mérian était tellement dévoué aux intérêts et
à la gloire de l'Académie de Prusse, qu'il n'étu-
dia et n'écrivit en quelque sorte que pour elle.
Le nombre des ouvrages qu'il ne consacre point
à ce corps célèbre est peu considérable, et se
réduit à quelques traductions. Il fit à Claudien
l'honneur de traduire Y Enlèvement de Proser-
pine. Il traduisit du grec quelques parties des
œuvres morales de Plutarque, que Frédéric dési-
rait mieux connaître. Pour obliger Maupertuis,
il fit connaître les Essais philosophiques de
Hume, par une version française qui popularisa
le nom du philosophe écossais sur le continent
et que Formey accompagna d'une préface et de
notes parfois ingénieuses et même caustiques.
Mérian traduisit enfin de l'allemand les Lettres
cosmologiques de Lambert, son confrère, ouvrage
très-distingué, mais qui n'était encore connu
hors de l'Allemagne que par un extrait inséré
dans le Journal encyclopédique et rédigé par
Mérian (1765). Cette version est une composition
nouvelle et en quelque sorte originale : on n'y
rencontre ni les digressions, ni les répétitions,
ni les obscurités, ni enfin ce désordre de pensée
et de styie qu'on remarque dans l'ouvrage de
Lambert. Les idées de cet homme de génie,
en elles-mêmes grandes et élevées, reçoivent de
la plume de Mérian une expression lumineuse
qui en double la valeur: Mérian était donc au-
torisé à changer jusqu'au titre du livre, et en
L'appelant le Système du monde, il contribua à
la renommée de son ami. Toutes ces versions,
les deux dernières surtout, furent plusieurs fois
réimprimées dans différentes parties de l'Eu-
rope.
Il serait trop long d'énumérer et de caractéri-
ser ici tous les travaux que .Mérian a entrepris
pour les séances soit ordinaires, soit publiques
de l'Académie de Berlin; il suffit de dire qu'à
partir du cinquième jusqu'au dernier volume des
Mémoires de cette compagnie publiés en fran-
çais (1749-lKO'i), il n'en est guère qui ne con-
tiennent quelque tribut de Mérian.
Avant d'indiquer ou d'analyser ses principales
dissertations de philosophie, nous devons rappe-
ombien de services Mérian a rendus à un
id nombre de littérateurs et de penseurs
d'Allemagne el Je Suisse, par les rapports qu'il
aimai! à présenter à l'Académie sur les mémoi-
res envoyés aux concours établis par . C'est
lui qui, en rendant compte des - des
concurrents et en publiant ces revues dans le
recueil de l'Académie, fit connaître le premier,
sinon en Allemagne, du moins à l'étran] i r, plus
d'un auteur qui serait peut-être resté inconnu
sans cette mention. C'est ainsi que, avant tout
autre critique, il attira l'attention, par des ex-
posés détaillés et par d'impartiales et de profon-
des appréciations, sur les mérites si divers de
Meiners, de Garve, de Herder, de Michaélis, de
Mendelssohn, de Kant, de Schwab. C'est Mérian
qui appela l'intérêt du monde philosophique sur
plusieurs écrivains, comme Lambert, déshérités
du talent d'écrire. Ce qui donnait un prix parti-
culier aux recommandations et aux jugements
parfois sévères de Mérian, c'est que son immense
savoir, sa vaste érudition et sa mémoire éton-
nante ne l'empêchaient pas de s'exprimer en
homme de goût et de sens, 'sobre, mesuré, plus
appliqué à instruire et à intéresser qu'à briller
par des traits de science ou d'esprit. C'est par
ces qualités réunies qu'il se distingua dans la
triste guerre de Maupertuis contre Kœnig.
Voici maintenant, par ordre chronologique,
ses mémoires philosophiques les plus importants,
que nous analyserons aussi brièvement qu'il
nous sera possible: Sur l'aperception de sa pro-
pre existence (1749); — Sur Vaperception con-
sul \rée relativement aux idées, ou sur l'exis-
tence des idées dans l'âme (même année); — Sur
V action, la puissance et la liberté (1750) ; — Ré-
flexions philosophiques sur la ressemblance
(1751); — Sur le principe des indiscernables
(1754); — Sur l'idéalité numérique (1755); —
Parallèle de deux principes de psychologie
(1757) ; — Sur le sens moral (1758) ; — Sur le
désir (1760) ; — Sur la crainte de la mort, sur
le mépris de la vie, sur le suicide (1763); — Dis-
cours sur la métaphysique (1765); — Sur la
durée et sur l'intensité du plaisir et de la
peine (1766); — Sur le problème de Molyneux
(1770-1779) ; — Sur le phénoménisme deDavid
Hume (1793); — Parallèle historique de nos
philosophies nationales (1797).
I. Les trois premiers mémoires composent une
étude suivie et liée, un ensemble régulier d'ob-
servations essentielles en psychologie. L'auteur
y part du principe que l'aperception ne peut se
rapporter qu'à nous-mêmes, à nos idées et à nos
actes. Par aperception, il entend une> vue di-
recte et primitive, le sentiment immédiat, la
conscience intime et instinctive. « L'aperception.
dit-il, est un l'ait primitif, ou plutôt le premier
des faits qui servent de base à nos connaissances
et à notre philosophie. » L'âme ajerçoit immé-
diatement ce qu'elle est, ce qu'elle a, ce qu'elle
fait; elle aperçoit sa propre existence ses idées
et ses ail..
Dans les pages où Mérian considère avec dé-
tail l'aperception de soi, il commence par établir
que l'âme ne peut s'assurer de sa propre exis-
tence que de deux manières : ou par raisonne-
ment el réflexion, ou par un sentiment immé-
diat. 11 montre ensuite que les essais qu'on a
faits pour démontrer l'existence de soi n'attei-
gnent pas le but qu'on s'est proposé. Il discute
avec vigueur la proposition de Descartes, alors
généralement considérée comme un enthymème:
■le pense, ilonc je suis; faisant voir que, si cette
proposition ne constitue pas une pétition
ipe, elle doit, du moins, ajouter L'évidence
a L'évidence; quelle ne saurait ramener un
sceptique, parce que celui qui doute de sa pro-
pre existence ne peul convenir île rien de posi-
tif. Si personne ni' peut douter de sa propre
i,e. cela ne vient-il pas de ce que c'e<t
MÉRI
— 1083 —
MÉRI
une vérité d'intuition? La reflexion ne saurait
m'apprendre mon existence, parce qu'elle sup-
pose toujours un fait concret, qu'elle soumet en-
suite aux procédés de l'abstraction. Ce fait con-
cret, ici, c'est, la vue immédiate du moi. Toute
pensée présuppose le conscium sui ; ce conscium
n'en suppose aucune. On peut tout faire dispa-
raître par abstraction; tant que le conscium de-
meure, je garde ma qualité d'être intelligent ;
avec le conscium, je m'emporte et me possède
moi-même, et avec le moi l'univers tout entier.
Après avoir garanti cet acte, ce fait primitif
contre les erreurs de l'école de Locke, Mérian
se tourne contre la doctrine rivale? celle de
Wolf. Là, on subordonnait l'aperception au dis-
cernement, à la comparaison, à la réflexion.
Mérian; en appelant à l'expérience, prouve que
l'on aperçoi avant de discerner. Peut-être lui-
même oubnè-t-il, cependant, que le sentiment
du moi est inséparablement accompagné de ce-
lui du monde extérieur, et qu'entre ces deux
faits il y a coexistence.
II. Relativement à Vexislence des idées dans
notre âme, Mérian s'adresse encore à l'observa-
tion, après avoir averti qu'il se sert indifférem-
ment du mot idée et du mot perception, appe-
lant idées toutes les perceptions immédiatement
présentes à l'âme pensante. L'expérience lui en-
seigne ces trois choses : 1° la différence de mes
idées d'avec le sentiment de moi-même ; 2° re-
lativement à ses perceptions, la passivité de
l'âme ; 3° la diversité des modifications que
l'âme reçoit des différentes perceptions. L'âme
voit tout ce qu'elle voit comme appartenant à
elle : voilà le caractère commun des idées. De
quelle manière se produit cette aperception ?
C'est ce que l'homme est forcé d'ignorer. On a
voulu néanmoins percer ce mystère ; de là des
notions défectueuses que Mérian s'attache à dé-
couvrir et à réfuter. Il dirige particulièrement
la critique contre l'opinion qui considère les
idées comme des substances, opinion, dit-il, es-
sentiellement contraire à la simplicité de l'âme.
Il s'élève ensuite contre la théorie leibnitienne
des idées obscures et confuses. Le propre de
l'idée consiste, selon lui, à être claire. L'idée
est une modification de l'âme intelligente, une
manière d'être de l'âme : l'âme ayant une idée,
c'est l'âme existant d'une certaine façon. Ce que
l'âme n'aperçoit pas n'existe point en elle.
III. Le mémoire sur la liberté se distingue
des deux précédents en ce qu'il est plus méta-
physique que psychologique. C'est un des tra-
vaux les plus remarquables de Mérian, et une
des théories les plus savantes qui existent sur
cette question. Il se divise en deux parties : dans
la première, on examine la différence réelle de
l'action et de la passion, et on analyse les notions
de puissance et de liberté; dans la seconde, on
applique les principes que l'on vient d'obtenir,
d'abord à la théorie de l'entendement et de la vo-
lonté, puis à celle de l'univers.
Dans ce mémoire, Mérian, fidèle à sa méthode,
commence par l'observation de conscience. Nous
nous sentons assujettis à des états qui manifes-
tement ne viennent pas de nous; nous trouvons
en nous des suites régulières et constantes de
ces états : de là les idées de dépendance, de
liaison, de passivité. Que sera donc l'action? Un
état indépendant des états qui précèdent, un
principe d'où dérive une nouvelle manière d'être.
Il n'y a que deux sortes d'actions qui soient con-
cevables pour nous : l'action externe et l'action
interne. L'action externe est celle qui, s'exerçant
au dehors, suppose deux sujets, l'un actif, l'autre
passif. L'action interne est celle qui ne suppose
qu'un seul sujet, tour à tour actif et passif.
Mérian examine ensuite l'idée de liaison soit
médiate, soit immédiate ; il discute les théories
des causes occasionnelles, de l'harmonie préi
blie et de l'influence .physique; établit la néces-
sité d'admettre la création; et, après avoir dé-
duit de l'idée de la création cette autre nécessité
de regarder tout être créé comme passif à cer-
tains égards, il analyse de plus près le principe
intrinsèque de l'action, la puissance d'agir. Cette
puissance ne lui paraît pas une simple faculté;
c'est une force, c'est-à-dire la source des chan-
gements qui arrivent aux substances. Elle n'est
pas cet effort continuel pour produire qu'admet-
taient les leibnitiens ; elle est une source primi-
tive qui ne dérive d'aucune autre source : el
embrasse également les deux partis opposes. Un
pouvoir d'agir doit être en même temps un p
voir de n'agir pas. Ou la liberté est cette puis-
sance, ou elle n'est rien du tout. Après avoir appli-
qué ces résultats à la liberté humaine, et montré
que la liberté se confond avec la volonté, Mérian
s'attache à prouver que tous les essais qu'on a
faits pour l'expliquer autrement ne sont au fond
que le fatalisme déguisé sous des expressions
trompeuses. Locke et Leibniz sont attaqués par
des raisons différentes, mais avec une égale vi-
gueur. C'est la responsabilité, la moralité indivi-
duelle, qu'il importe de sauver, et Mérian y
réussit, surtout en mettant le système de la fa-
talité, avec toutes ses conséquences, en regai d
de celui de la liberté. La liberté est, pour lui,
non une limitation, mais une perfection; voilà
pourquoi il croit dévoir l'accorder à Dieu dai:s
le degré le plus sublime et le plus étendu.
IV. De la ressemblance. Ce sujet était traie
avec prédilection au xvme siècle, non-seule-
ment par les littérateurs, mais par les philoso-
phes, surtout depuis que Hume eut montré la
ressemblance comme un des trois principes sur
lesquels se fondent toutes les associations de nos
idées. Mérian voit dans la ressemblance, no:i
pas l'unique lien de nos connaissances, mais ce-
lui de tous les rapports auxquels nous sommes
le plus redevables. Le poète et l'orateur lui doi-
vent leurs ressources et leurs ornements, le phi-
losophe ses genres et ses espèces, ses inductions
et ses analogies, ses abstractions et ses généra-
lités. Ce mémoire est, en grande partie, consa-
cré à la réfutation du principe des indiscerna-
bles, sur lequel, toutefois, Mérian revient dans
la dissertation suivante.
V. Pour prouver, contre l'école de Leibniz,
qu'il existe et peut exister réellement deux
objets semblables, Mérian établit que la res-
semblance est un rapport, qu'elle naît de la
comparaison, qu'elle n'existe que dans l'esprit
qui compare, qu'enfin elle est quelque chose
d'idéal. Si nous n'avions jamais eu d'idées sem-
blables, par quelle porte la notion de ressem-
blance serait-elle entrée dans nos âmes ? Nous
expérimentons en nous-mêmes la ressemblance
des idées, et nous ne pouvons prononcer que sur
les idées présentes en nous. Les leibnitiens
conviennent, à la vérité, que les idées peuvent
se ressembler, mais seulement en tant qu'ab-
straites. A quoi Mérian répond par cette ques-
tion : Est-il possible de voir deux choses à la
fois avec une seule idée dans l'esprit, et l'idée
générale du cercle suffirait-elle pour faire dis-
tinguer deux cercles, l'un rouge et l'autre bleu ?
Cette notion peut être nommée abstraite, mus
il ne s'ensuit pas que les éléments dont elle
résulte le soient aussi. Que si l'on en appelle
au microscope, en montrant des différences sail-
lantes dans des objets qui à l'oeil nous paraissent
semblables, il faut rétorquer l'argument, et dire
que, si les microscopes atteignaient le plus haut
MÉRI
— 1084 —
MÉRI
degré de perfection, ils nous montreraient des
choses semblables dans les objets qui nous pa-
raissent différents.
VI. Sur l'identité numérique. Après avoir dé-
fini l'identité une continuité d'existence, Mérian
fait voir qu'on a souvent confondu l'identité
numérique avec une autre sorte d'identité qui
usurpe ce nom par métaphore, mais qui au fond
n'est que la ressemblance. Cela arrive lorsqu'on
parle, après Wolf, de l'identité des substances
matérielles, que Mérian juge très-problématique,
d'abord parce que la matière est divisible à Tin-
fini, ensuite parce que les êtres corporels ne
forment que des unités collectives. La seule
identité véritable n'est pas, non plus, ce que
Locke avait pensé, c'est-à-dire la même vie con-
tinuée dans différentes particules de matières
qui se succèdent les unes aux autres : l'identité
stricte, c'est l'absolue simplicité de l'être pen-
sant, du moi; c'est le sentiment du moi. insé-
parable de l'intelligence ; c'est le sentiment de
la personnalité, privilège de l'être intelligent.
Voilà le point que l'auteur développe avec éten-
due, soutenant contre Leibniz, que tous les
modes de l'être simple ne sont pas nécessaires
à la constitution de l'individualité humaine ;
contre Lo:ke, que la réminiscence n'est pas
indispensable' à la conservation de l'identité
personnelle. La réminiscence ne lui semble né-
cessaire que dans le cas où la punition et la ré-
compense ont pour but la correction et l'amélio-
ration du coupable.
VIL Parallèle de deux principes de psycho-
logie. Ces deux principes sont ceux des écoles
de Locke et de Leibniz. En les comparant entre
eux avec impartialité, Mérian ne veut pas seu-
lement les juger ; il prétend les compléter l'un
par l'autre. La sensation de Locke et de Con-
dillac appelle la représentation de Leibniz et de
Wolf, et la représentation suppose la sensation.
Sentir, est-ce une façon de raisonner? raisonner,
est-ce une manière de sentir? Telle est la ques-
tion, à l'avis de Mérian. Leibniz, continue-t-il,
change les perceptions en raisonnements, et
Condillac transforme les idées en sensations. Ce
point de vue excellent, Kant le transporta, vingt
ans plus tard, dans la Critique de la raison pure,
en disant : « Leibniz intellectualise les phéno-
mènes sensibles, Locke sensualise les concepts
de l'entendement. » Lambert le réduisit, dix ans
.dais son Architeclonique, à l'expression
suivante : « Locke anatomise les notions hu-
maines, tandis que Leibniz les analyse. » Méri in
termine ainsi ce curieux mémoire : « Me nous
enflons pas de nos succès ; si nous sommes
mieux en état de lier les phénomènes et de les
faire dépendre, jusqu'à un certain point, les uns
des autres, il vient pourtant un terme où nous
retombons dans la même ignorance quia fait
parler ce langage inintelligible à nos prédéces-
seurs; toul irité consiste à reculer
On en revient tôt ou tard au mot de
force, qui vaul b a celui d'instinct.... Un scep-
lurait qu'au fond nous ne savons
guère ni ce qu'est l'âme, ni ce qu'elle a. Une
usion plus modérée el plus sage, c'est d'ap-
pliquer à toutes les s ien :e hum lines ce qui a
■ té «lit d'une science plus respectable : quenous
ne connaissons qu'en partie. »
vm. Sur le sens moral. Ce mémoire, où Mé-
rian ie r pproche si fort de l'école Se Ferguson
i : di Smith, <i bute aussi par un nara
celui de la morale qui tire son principe de la
le 1 1 morale qui s'appuie sur une e -
1 tuition i -'i aédiate appel e sens tno al.
bilosophique, dit l'au-
teur, qu'il explique a ri c cl irté les phéno-
mènes qui lui sont subordonnés. Il n'est pas une
faculté occulte, une idée innée, un simple
instinct : c'est un fait primitif, d'autant moins
trompeur que le raisonnement n'y entre pour
rien. L'âme a le pouvoir de sentir la différence
des actions, d'être agréablement ou désagréa-
blement affectée d'une action bonne ou mau-
vaise. Le bien et le mal moral nous frappent
immédiatement, nous causent d'emblée du plai-
sir ou de la peine : telle est notre constitution.
Nous aimons la vertu, parce qu'en la contem-
plant nous éprouvons du plaisir, et néanmoins
nous ne l'aimons pas à cause de ce plaisir; voir
le bien et sentir un plaisir approbateur est une
seule et même chose, un état indivisible et
"unique. Ainsi, Tamour-propre légitime et l'in-
térêt permis se confondent avec l'amour pur et
le sentiment moral. Au surplus, la morale du
sentiment ne saurait être opposée à la morale
du raisonnement : elles établissent les mêmes
règles de conduite. Seulement, la première
source de la moralité ne se trouve pas au bout
d'une longue chaîne de jugements, et ne se
borne pas à une vue stérile de l'entendement
sur la convenance ou la disconvenance des ac-
tions. Les phénomènes du sens moral résultent
de la constitution des objets et de leurs rapports
avec nous, et nous sentons cette constitution et
ces objets dans le temps que nous éprouvons le
sentiment moral.... Mais si la morale n'est qu'une
affaire de sentiment et de goût, elle pourrait
bien n'être appropriée qu'à notre espèce : que
devient alors l'éternité des lois morales? Les vé-
rités morales, réplique Mérian, ne seront pas
plus contingentes si nous disons qu'elles suppo-
sent des êtres doués du sens moral, que si nous
disons qu'elles supposent des êtres doués de rai-
son. Nos sensations morales ne peuvent-elles
pas être conformes à des principes immuables et
à des vérités qui ne sont pas inséparables de
notre existence ?
IX. Sur le désir. Dans l'analyse de ce phéno-
mène de conscience qui a tant occupé l'école dite
esthétique, Mérian révèle encore un remar-
quable talent d'observation. 11 n'envisage pas
seulement le désir comme un sentiment désa-
gréable selon les uns, ou comme un sentiment
délicieux suivant les autres; il en décrit les
phases en quelque sorte historiques, telles
qu'elles se développent au fond de la conscience
et dans les actes qui en émanent. Trois signes le
caractérisent : Un objet qui se peint à l'imagi-
nation sous une forme agréable; une inquiétude
causée par l'absence de cet objet; une tendance
vers le bien que nous nous y figurons. Toutefois,
Mérian n'envisage pas suffisamment le désir par
rapport à l'activité de Tàme, dont il est tour à
tour le principe, l'effet ou la marque. En ter-
minant, il montre lui-même que 1 1 vie est un
ni désir, et il en conclut que
e existence n'est qu'ébauchée ici-bas et
qu'elle Se C plus tard.
X. L'intéressant mémoire sur la crainte de <<<
mort, le mépris de la vie et le suicide, paraît
eu ji ur occasion une tentation éprouvée
par Frédéric II. au milieu des disgrâces de la
guerre de Si pi ans. de terminer volontairement
sa vie. Le suicide inspire à Mérian des pensées
d'un ordre sinon plus élevé, du moins plus na-
turel ci plus vraisemblable que celles qu'on ren-
.- Rousseau, chez Hume et chez d'au-
tres écrivains du xvm* siècle. 11 n'y voit qu'une
suite du désespoir, auquel se joint presque tou-
te délire. Le suicide ne démontre absolu-
. par rapport à la question s'il y a
plus di i de m un dans la vie : ii pn
seulement qu'il y a des situations désespérées.
MERI
— 1085
M KHI
l'.ii dépit de l'opinion des brahmanes et des stoï-
ciens, il n'y a point de suicide philosophique,
parce qu'il n'y a point de désespoir philoso-
phique. En réponse à la question si le suicide
est un acte de courage, Mérian répond qu'il y a
un degré de courage plus grand que celui qui
met le poignard dans la main de l'homme, c'est
celui qui lui fait, par principe, supporter la
vie. Le courage parfait serait d'oser également
vivre et mourir. La distinction qu'on a faite
entre le suicide lâche et le suicide glorieux
n'est fondée que sur la différence des objets qui
excitent la sensibilité et la portent au déses-
poir. Si Caton se tue. c'est que sa constance est
épuisée ; c'est que l'idée de la chute de la répu-
blique et du pardon qu'il serait obligé de de-
mander à César le jette dans le désespoir et le
délire.
XI. Le Discoui^s sur la métaphysique fait
admirablement connaître ce que l'on pensait de
cette science au milieu du xvin0 siècle. Il expose
L'opinion des esprits graves et modérés, éga-
lement éloignés des mépris de Voltaire et de
l'enthousiasme des wolfiens. Il présente une
profession de foi du spiritualisme éclectique de
cette époque, er même temps qu'il contient une
ingénieuse comparaison entre la métaphysique,
les mathématiques et les sciences naturelles,
semée de remarques piquantes et de fines allu-
sions. Qu'entend-on par métaphysique ? L'en-
semble des abstractions communes aux recher-
ches et aux faits de tout ordre et nécessaires
pour les classer; la science qui aborde les gran-
des questions de l'origine et de la fin des êtres,
et qui succède à l'étude du monde sensible et
des faits de conscience. Celte science sublime,
à quoi sert-elle? peut-elle exister? Son objet
même n'est-il pas une chimère ? La métaphysique
s'attache à des matières plus relevées crue les
sciences physiques ; là où celles-ci s'arrêtent
s'ouvre le champ de la spéculation : le vrai
métaphysicien serait donc physicien a priori,
voyant les êtres dans leurs éléments, les effets
dans leurs causes. Mais la métaphysique repose-
l-elle sur la base commune de toutes les scien-
ces, l'observation et l'expérience? L'observation
est plus difficile, sans doute, en métaphysique.
parce que l'observation et le sujet observé y
sont une seule et même chose, tandis qu'en
physique, on peut renouveler les expériences et
appeler les mathématiques à son secours. Mais
si la métaphysique n'a pas le degré d'évidence
des mathématiques, ni le degré de certitude de
la physique, elle a néanmoins son genre de vé-
rité. C'est un travers que de la croire toute
démontrable ; c'en est un autre de la croire ab-
solument incompatible avec l'évidence géomé-
trique ; c'en est un grand de s'imaginer qu'il n'y
a point de certitude sans démonstration. Le plus
signalé service de la métaphysique consiste à
répandre l'esprit philosophique dans tous les
genres de recherches. Elle est, d'ailleurs, des-
tinée à des progrès infinis, si elle sait éviter l'en-
gouement, prendre tranquillement le vrai et le
bon partout où elle le trouve, sans jamais se lais-
ser éblouir par les grands noms, ni entraîner par
les partis puissants.
XII. Sur la durée et Vin (ensilé du plaisir et
de la peine. La durée de la peine est-elle plus
ou moins longue que celle du plaisir? L'inten-
sité de la peine est-elle plus ou moins grande
que l'intensité du plaisir? Celte sorte de com-
paraison ou d'évaluation paraît avoir été suggérée
à Mérian par les travaux de Sulzer sur la nature
des sentiments, ou par l'Essai de philosophie
morale de Maupertuis. L'expérience générale
répond, suivant l'auteur, que c'est la peine qui
a le plus de durée. De quelque façon qu'on dé-
finisse le temps, on trouvera toujours que la
peine allonge les moments, que le plaisir les
abrège, que tout plaisir prolongé au delà d'un
certain point se termine par la douleur. L'inten-
sité, c'est-à-dire le degré de force avec lequel
une sensation nous affecte, est de même plu.
vive dans la peine que dans le plaisir : pour
s'en convaincre, il suffit de consulter l'échelle
graduée de plaisirs et de peines qui existe plus
ou moins confusément dans chaque esprit. Le.
sentiment du bien et du bonheur a son terme
qu'il ne saurait dépasser; mais tant que l'âme
est capable de sentir, elle est capable de sentir
le mal. La tristesse est toujours à côté de la joie,
la menace et la crainte ont plus de force que la
promesse et l'espérance, le souvenir de nos plai-
sirs augmente nos peines, la bonne conscience
ne peut rien contre la douieur physique, la mau-
vaise conscience peut flétrir tous nos plaisirs.
Ce qui prouve que la peine l'emporte en somme
sur les plaisirs, c'est que nul ne voudrait recom-
mencer sa carrière ; nous aimons la vie en gé-
néral, mais non telle vie particulière.
XIII. Les huit mémoires sur le problème de
Molyneux sont un des ouvrages qui ont le plus
contribué à la réputation de Mérian. On sait
comment ce problème fut énoncé par Locke,
qui ne fit que répéter Molyneux, son ami [Essai
sur V entendement humain, liv. II, ch. ix, § 8) :
« Supposez un aveugle de naissance, qui soit
présentement homme fait, auquel on ait appris
à distinguer par l'attouchement un cube et un
globe de même métal et à peu près de même
grosseur, en sorte que lorsqu'il touche l'un ou
l'autre il puisse dire quel est le cube et qu I
est le globe. Supposez ensuite que le cube et le
globe étant placés sur une table, cet aveugle
vienne à jouir de la vue : on demande si, en
les voyant sans les toucher, il pourrait les dis-
cerner, et dire quel est le globe et quel est le
cube. » On sait qu'après Locke, les philosophes
les plus célèbres du xvnie siècle se sont occupés
de ce problème comme 'd'une question fonda-
mentale en idéologie. Berkeley y appela plus
particulièrement l'attention, en prédisant qu'un
aveugle-né qui acquerrait le sens de la vue,
n'apprendrait que par l'exercice simultané des
deux sens, ce langage naturel où le visible est
le signe du tangible : prédiction accomplie vingt
ans plus tard par le fameux aveugle à qui Che-
selden enleva la cataracte. Mérian eut l'heu-
reuse idée d'écrire l'histoire de toutes les théories
auxquelles cette question donna naissance, et
de toutes les tentatives qui furent faites pour
la résoudre. Se transformant tour à tour en
divers personnages, avec une fidélité de rap-
porteur qui seule ie met en état d'épuiser la
matière et de la présenter sous toutes ses faces,
il devient successivement Molyneux et Locke,
puis Bouillier, Leibniz, Juvin, Condillac, Dide-
rot, Berkeley. C'est Berkeley qui l'occupe le
plus. Mais il ne se borne pas à développer les
opinions de ces philosophes, il discute aussi les
raisons sur lesquelles elles se fondent. Voici
comment il résume toute cette suite de discus-
sions, toujours pleine d'intérêt et semée de re-
marques fines où l'auteur relève avec un malin
sourire plus d'une méprise échappée à Condillac.
à Diderot, à Voltaire.
« L'aveugle-né distinguera-t-il; à la vue, le
le globe et le cube qu'il a touches?
« On sera pour l'affirmative, si l'on peut se con-
vaincre que la vue et le toucher nous donnent de
la figure des corps les mêmes perceptions immé-
diates, ou que nous pouvons abstraire les mêmes
idées des perceptions immédiates que nous don-
MÉRI
— 1086 —
MERI
neiït ces deux sens. On sera pour la négative, si
l'un peut se prouver, soit que la vue ne nous
donne de la figure visible et tangible des corps ni
perceptions immédiates, ni idées abstraites, que
les figures ne sont ni la même chose, ni des
choses semblables, mais des choses hétérogènes.
« Reconnaît-on les figures visibles par des
signes ou par des représentations des figures
tangibles et un rapport d'égalité entre le nombre
de leurs parties, ainsi que cela a lieu entre les
mots écrits et les sons articulés? On affirmera
que Paveugle-né pourra distinguer le globe visi-
ble du cube visible, en qualité de signes, s'il
paraît qu'il puisse de lui-même y apercevoir
cette qualité et ce rapport numérique, ou si l'on
suppose qu'il soit permis de les lui indiquer. On
le niera, si cela ne paraît point ainsi, ou si l'on
suppose le contraire. »
XIV. Sur le phénoménisme de David Hume.
Plus de quarante ans après avoir publié la tra-
duction des Essais de Hume, Mérian songe sé-
rieusement à les combattre. Avoir l'énergie avec
laquelle il les attaque, on dirait que le vieux
penseur désire réparer un tort de jeunesse, et qu'il
souffre du remords d'avoir tant contribué à faire
connaître le philosophe écossais. Mérian, qui a
tant emprunté à la phénoménologie de Lambert,
ne veut plus rien avoir de commun avec le
phénoménisme de Hume, surtout depuis que ce
« philosophe profond et subtil » a un disciple
non moins profond à Kœnigsberg. Hume, Ber-
keley et Kant, le septicisme, l'égoïsme et l'idéa-
lisme, voilà trois sortes de phénoménisme issues
du système de Locke ; et Mérian en suit
avec sagacité et érudition la filiation et la soli-
darité. Il n'a pas la prétention de les combattre
en bataille rangée ; il ne fait que la petite guerre :
il attaque le scepticisme avec ses propres armes,
il oppose des doutes aux doutes de ses adversai-
res. Entrant en matière, il prouve qu'un phé-
nomène ne peut être phénomène sans être
aperçu, sans se manifester : devant qui, devant
quoi? par qui, par quoi est-il aperçu? Il ne peut
l'être par lui-même ni par un autre phénomène;
il l'est donc par quelque chose qui n'est pas
phénomène, par un sujet, une substance, un
subslratum. Mérian montre ensuite que dans
toutes nos perceptions nous distinguons le spec-
tateur du spectacle, le moi de ses impressions
et des objets. Il devient très-intéressant lorsqu'il
en vient à examiner les noumènes de Kant et à
démontrer que le pensé suppose le pensant.
Quelquefois seulement son persiflage ne semble
pas assez fin, ni sa verve assez désintéressée ;
mais ce défaut est encore plus sensible dans le
mémoire suivant.
XV. Parallèle historique de nos deux philo-
sophies nationales. Ces philosophies nationales,
à-dire prussiennes, sont celle de Halle et
celle de Kœnigsberg, l'école de Wolf et l'école
de Kant. Mérian, dans sa jeunesse, avait été
témoin de l'enthousiasme excité par le disciple
de Leibniz; en 1797, il vit l'engoueincntqu'inspi-
rait Kant, et il vient prédire, dans ce travail, aux
partisans de Kant qu'ils auront le sort des seo
i iteurs de Wolf. alors complètement oubliés. Ce
parallèle est intitulé historique, p iree que l'au-
teur ne veut pas apprécier la valeur intrinsèque
des deux systèmes, il veut seulement comparer
les circonstances qui les oui prépares, ou accom-
pagnée, ou suivis: il demande à rester neutre
se réduire au rôle i\>' rapporteur. Tout
apporteur n'est pas assez grave: bo
ii plutôt celui de la satire que de la cm
que.
■ncorc les mémoires que Mé-
rian publi i, pour la classe des lettres, de 1774
à 1790, sur la question de savoir comment les
sciences influent dans la poésie : mémoires pleins
de science et de goût, qui forment non-seule-
ment toute une histoire de la poésie jusqu'au
xve siècle de notre ère, mais une histoire des
rapports de la philosophie avec la poésie. Un
philosophe lirait avec autant de profit que de
plaisir les mémoires consacrés à Dante et à
Pétrarque, et qui ont rempli d'admiration les
Italiens eux-mêmes. C'est cette partie de ses
travaux qui valut à Mérian l'amitié de Cesarotti
et l'honneur d'être affilié à l'Académie de Pa-
doue.
Telle est la substance des écrits de Mérian. Le
résumé que nous venons d'en faire ne saurait
donner qu'une idée très-imparfaite des mérite?
de l'auteur, considéré comme penseur. Quant à
ses qualités comme écrivain, elles ne sont pas
susceptibles d'analyse. La lecture d'un seul de
ces mémoires ne suffirait pas, non plus, pour
faire connaître Mérian, tant son talent est varié.
Si, dans l'un, il brillé par la force et la vigueur
du raisonnement, il se distingue dans l'autre par
la sagacité et la finesse du coup d'œil ; dans tel
autre, par la profondeur et l'étendue de l'érudi-
tion; ailleurs encore, par la plaisanterie la plus
douce et la plus ingénue. Aussi habile dialecti-
cien qu'observateur pénétrant, il a autant d'au-
torité dans la polémique que dans ses recherches
personnelles. Ce qui le fait remarquer, soit qu'il
expose, soit qu'il discute, c'est sa méthode.
La méthode de Mérian est la méthode favorite
du xvme siècle, l'expérience. Le philosophe, selon
lui, est l'historien de la nature, et particulière-
ment de la nature humaine ; il observe, il ana-
lyse les faits; et c'est par leur connaissance ap-
profondie qu'il s'élève à la science des principes
et des lois. La métaphysique elle-même ne doit
être qu'un dictionnaire raisonné de nos idées fon-
damentales, c'est-à-dire des idées obtenues par
l'anayse de l'entendement : car ce qui existe en
nous a priori, nous ne le découvrons qu'apos-
teriori. Mais si, par ce côté de sa méthode, Mérian
ne fait que partager l'opinion commune de son
temps, il se distingue de ses contemporains sous
un autre rapport. Il ne se borne pas au rôle d'his-
torien de la nature, il veut aussi être l'historien
des systèmes qui prétendent expliquer la nature,
et il veut être historien critique. Loin de traiter,
comme on avait coutume de faire alors, les phi-
losophies antérieures avec un dédain trop souvent
fondé sur l'ignorance, Mérian les consulte avec
soin; il interroge spécialement les deux écoles
qui régnaient en Allemagne avant celle de Kant,
l'école de Locke et de Condillac, l'école de Leib-
niz et de Wolf. Voici comment il procède habi-
tuellement dans cette voie. D'abord il raconte,
il expose, il établit le fait, physique ou moral,
tel qu'il le comprend ; puis il passe en revue les
sentiments des écoles rivales sur ce même fait
ou ce même problème, les interprétations et les
solutions qu'il a reçues ; ensuite, il fait dans ces
sentiments le partage du vrai et du faux, du
vraisemblable et de l'arbitraire; il dégage, enfin,
les éléments qui lui paraissent devoir entrer
dans une théorie définitive. A l'expérience il
ajoute donc la critique, à l'observation un éclec-
tisme savant et impartial. Le môme problème
admet plusieurs solutions, dit-il quelquefois :
il faut, donc, pour s'instruire, les comparer en-
semble ; et pour les apprécier, il faut les m
en regard de la réalité el à l'épreuve de la pra-
tique. C'esl pourquoi l'on pourrait appeler la
méthode do Mérian un parallélisme constant
et universel : parallélisme entre l > nature et les
mes, parallélisme dos systèmes entre
• ion,
MÉRI
— 1087 —
MERI
qu'il emploie cependant moins souvent que le .
nuiu d'éclectisme. L'éclectisme, voilà le meilleur
a aviSj d'atteindre le but de la philo-
sophie, c'est-à-dire, « de voir les choses comme
elles sont. •> L'éclectisme, c'est là aussi, à son
sens, la ressource la plus sûre pour vivre en
philosophe, parce que c'est l'éclectisme qui con-
duit le plus sûrement à la modestie, ce fonde-
ment de la sagesse et du bonheur. Modestement
était la devise de Mérian. ,
Voyez, sur Mérian, Y Eloge historique de
Fr. Ancillon (Mémoire de l'Académie de Berlin,
1810) et le Cours d'histoire de la philosophie
moderne de M. V. Cousin, lro série, t. Ie',
leçon 16e. C. Bs.
MÉRITE. Quand l'homme a conçu, par sa
e bien ou le juste, comme règle obliga-
toire de sa conduite, il peut, en vertu de sa
liberté, suivre ou violer les lois que cette con-
ception lui impose. Qu'il les suive ou qu'il les
viole, l'accomplissement de l'action à propos de
laquelle le discernement du bien et du mal s'est
exercé; détermine une seconde conception de la
raison, celle du mérite et du démérite. S'il a
soumis sa liberté à la règle du devoir, il a mé-
rité ; il a démérité, s'il a préféré au devoir son
intérêt ou son plaisir.
Le principe du mérite et du démérite a tous
les caractères des principes a priori rapportés
à la raison. Il n'est personne qui n'ait conscience
de le porter en soi?
Or, ce n'est pas l'expérience qui pourrait nous
fournir un tel principe. L'expérience nous fait
voir ce qui est, mais non ce qui doit être; elle
atteint le fait chaque fois qu'il se reproduit, mais
non la loi nécessaire qui le ramène. Que, sous
nos yeux, la récompense suive ou ne suive pas
le mérite, toujours est-il que la raison déclare
qu'elle doit le suivre. Ce ne sont pas quelques
exemples du bonheur uni à la vertu qui nous
ont fait croire à la nécessité de leur union, et
c'est pour cela que les démentis de l'expérience
peuvent ébranler notre foi.
Le principe du mérite et du démérite a donc
toute l'autorité d'un axiome. Le bonheur, pour
l'être moral, n'est pas seulement, comme le
bien-être, pour tout être vivant, une aspiration
de la nature, un besoin, un instinct ; c'est un
droit, c'est une promesse sacrée que la raison
fait à l'homme de bien. Que le juste soit, comme
Platon le représente au second livre de sa Ré-
publique, chargé des opprobres et de tous les
châtiments du crime ; qu'il passe pour le plus
scélérat des hommes, qu'il soit fouetté, torturé,
mis aux fers, en croix..., la raison n'en proclame
pas moins que le bonheur est inséparable de la
justice. L'homme n'a donc pas besoin de diriger
tous les calculs de son intelligence, tous les
efforts de sa volonté vers le bonheur ; il se l'as-
sure en le méritant. Artisan de sa 'destinée, qu'il
travaille à atteindre sa fin morale ; chaque effort
pour devenir meilleur le rendra aussi plus heu-
reux. Car si nul bonheur n'est possible pour l'être
sensible en dehors des fins de sa nature, l'être
intelligent, qui comprend les siennes, ne peut
surtout être heureux qu'autant qu'il a la con-
science de les atteindre.
Une des premières conséquences de cette union
i re de la vertu et du bonheur est de donner
à la morale une sanction. On a souvent accusé la
raison de laisser sans sanction les devoirs qu'elle
impose. Ce serait même là, dit-on, la grande
infériorité de la loi naturelle comparée aux lois
et religieuses. Cette accusation est sans
fondement. Si la raison discerne, par les lumières
les, le bien du mal, elle juge aussi par
les mômes lumières les conséquences attachées
à l'accomplissement de l'un et de l'autre. Non-
seulement elle applaudit à l'homme de, bien et
flétrit le méchant, mais elle a des promesses
pour le premier ; pour le second, des menaces.
Telle est même la force des jugements qui
associent à la vertu et au vice des récompenses
et des châtiments assurés, que plusieurs fois on
a voulu voir dans la prévision des conséquences
des actions vertueuses leur premier mobile.
L'espoir de la récompense, la crainte du châti-
ment, tel serait, dans certains systèmes de morale
égoïste, le vrai principe moral. La vertu n'est
plus alors qu'un habile calcul , le vice qu'un
abandon imprudent de nos intérêts. C'est-à-dire
qu'il n'y aurait plus ni vice, ni vertu, ni loi
morale, ni devoir : car le devoir est essentiel-
lement désintéressé; la loi morale oblige, en
dépit des conséquences; la vertu consiste dans
le mépris des intérêts dont le vice est esclave.
Même avec l'idée la plus claire du mérite attaché
aux actions humaines, la formule du principe
moral reste toujours : « Fais ce que dois, advienne
que pourra. »
C'est en Dieu que les lois morales trouvent
leur éternelle sanction, comme les lois physiques
leur immuable soutien. C'est lui qui établit cet
équilibre du bonheur et de la justice, dans les
êtres qu'il a créés pour cette double fin. Les
promesses et les menaces de la raison deviennent
les promesses et les menaces de Dieu même;
c'est sur lui désormais que la confiance du juste
repose, et la pensée de son existence vient mêler
l'inquiétude et la crainte aux remords du mé-
chant. De tout temps, l'humanité a rapporté à
Dieu la dispensation de la justice; de tout temps,
nos idées sur le mérite et le démérite des actions
humaines ont puissamment influé sur toutes nos
conceptions religieuses.
Unie à l'idée de Dieu, l'idée de mérite et de
démérite prend une nouvelle autorité et résout
plus d'un problème sans elle insoluble. Tandis
que l'ordre le plus parfait règne dans le monde
des corps et que l'aveugle matière obéit partout
à ses lois, les créatures intelligentes et libres
semblent livrées au hasard ; elles connaissent les
lois auxquelles elles devraient être elles-mêmes
soumises, et partout ces lois sont violées. Tout
les biens et les maux de la vie tombent indif-
féremment sur l'innocent et le coupable ; les
récompenses dues à la vertu sont souvent le
partage du crime, et les malheurs que la justice
devrait réserver à ce dernier, accablent souvent
la vertu. La raison humaine ne peut admettre
qu'un tel désordre soit définitif : ce serait se
nier elle-même, ce serait nier Dieu. Alors, au
nom des attributs divins, au nom des principes
irrésistibles qui la gouvernent, elle conçoit que
la vie présente n'est pas le dernier mot de
l'existence pour l'homme, et que la justice n'étant
pas satisfaite dans ce monde, il doit y avoir un
aulre monde, où elle recevra son infaillible ac-
complissement.
Comment Dieu proportionnera-t-il au mérite
de chacun une exacte rémunération? Quelle
échelle infinie de degrés de bonheur établira-t-il;
pour correspondre à tous les degrés de dignité
morale, où la mort nous surprend les uns et les
autres? C'est ce que la raison ignore, et l'imagi-
nation des plus grands poètes eu.v-nièmes n'ap-
proche certainement pas de la vérité. Tout ce
que nous savons, c'est que la puissance et l'in-
telligence divines peuvent varier infiniment les
conditions d'existence des créatures intelligentes
et libres, comme celle des mondes suspendus
Ce que. notre raison croit ferme-
ment, c'est que Dieu saura mener au bien, dont
il est la source, les cires qu'il a organisés pour
MERS
— 1O88 —
META
le concevoir, l'accomplir et l'aimer. Consultez :
Platon, Gorgias; — Th. Reid, tissai V sur les
facullcs actives de V homme ; — Th. Jouffroy,
Cours de droit naturel, 2" et 3e leçons. G. V.
MERSENNE (Marin), né au bourg d'Oizé, dans
le Maine, en 1Ô88, mort à Paris en 1648, appar-
tient à l'histoire de la philosophie, non pas tant
par les écrits qu'il a laissés, que par les services
qu'il a rendus à la philosophie cartésienne, dont
il était un des plus zélés partisans. Il finissait
ses éludes à la Flèche quand Descaries y com-
mençait les siennes; mais, malgré la différence
des âges, une liaison d'amitié se forma dès lors
entre eux, qui ne l'ut dissoute que par la mort. Ce
fut Descartes qui survécut et qui pleura amère-
ment son cher Mersenne. Mersenne réunissait à
une piété profonde un goût non moins prononcé
pour les sciences. 11 entra chez les minimes et y
enseigna la philosophie, mais ne publia guère
que des ouvrages de mathématiques, de physique
et de théologie. C'est par ses actions, et non par
ses écrits, qu'il doit être compris au nombre des
soutiens et des propagateurs du cartésianisme.
D'abord il eut le bonheur de retirer Descartes de
la dissipation et de le rappeler à sa vocation de
philosophe. Il l'ut comme le tuteur de sa pre-
mière jeunesse. Plus tard il le fit connaître, le
défendit contre des attaques passionnées et le
servit de toutes les manières. Il se chargea pour
lui d'une foule de soins; il le mit en rapport
avec un grand nombre de savants, lui commu-
niqua leurs observations, leur transmit ses ré-
ponses, fut son correspondant assidu, et veilla
au besoin à l'impression de ses écrits. Voici le
portrait que fait de lui Baillet dans sa Vie de
Descaries : « Mersenne était le savant du siècle qui
avait le meilleur cœur : on ne pouvait l'aborder
sans se laisser prendre à ses charmes. Jamais
mortel ne fut plus curieux pour pénétrer les
secrets de la nature et porter les sciences à leur
perfection. Les relations qu'il entretenait avec
tous les savants l'avaient rendu le centre de tous
les gens de lettres : c'était à lui qu'ils envoyaient
leurs doutes pour être proposés, par son moyen,
à ceux dont on attendait les solutions; faisant à
peu près, dans la république des lettres, la fonc-
tion que fait le cœur dans le corps humain. »
Cependant, il n'était pas sans vivacité dans ses
écrits, et le théologien se retrouve en lui quand
il parle des philosophes qui ne sont point de
son école. On en jugera par cette citation tirée
de ses Questions sur la Genèse : « Pour qu'on ne
me soupçonne pas de me plaindre à tort et qu'on
n'aille pas soutenir qu'il y a peu de gens qui
nient Dieu ou qu'il n'y en a pas du tout, il faut
qu'on sache qu'en France et dans les autres pays,
le nombre de ces infâmes alliées est tellement
considérable, qu'il y a lieu de s'étonner que
Dieu les laisse vivre. Boverius assure que ces
suppôts du démon sont en France près de soixante
mille. Mais pourquoi parler de toute la France?
La ville de Paris en contient au moins cinquante
mille pour sa part, el dans une seule maison on
en pourrait compter quelquefois jusqu'à douze qui
vomissent cette impieté. La Sage se, de charron,
le Prince, de Machiavel, le livre de Cardan sur la
Subtilité, les écrits de Campanella, les dialogues
de Vanini, les ouvrages de Fludd el de beaucoup
d'aulres sont pleins d'athéisme. » Malgré cette
violence de langage, le caractère el ^conduite
de Mersenne étaienl empreinl 1 d - modération el
de bienveillance, il était ami des philosophes
comme des théologien 1, et, parmi les philosophes,
ci ai qu'il aimait le plus après Descaries, él tienl
, i aussi lié avi c G dilée
el Fermât, il avait voyagé en Holl mde el en
Italie et partout il avail formé des 1 dations avec
les esprits distingués qu'il avait rencontrés. <
que l'amour de la science dominait chez lui les
emportements de la foi, et qu'apparemment il ne
se piquait pas d'être très-conséquent dans
opinions.
Voici les titres des principaux ouvrages de Mer-
senne : Quœstiones ecleberrimœ in Gencsim, cum
accurala lextus explicalione. In hoc volumine
alhei et deislœ impugnantur, etc., in-f", Paris.
1623. C'est le livre qui contient le passage cité
plus haut; mais il faut remarquer qu'on a sup-
primé dans la plupart des exemplaires la liste que
donnait Mersenne des prétendus athées de son
temps; — l'Impiété des déistes et des plus subtils
libertins, découverte et réfutée par raisons de
théologie el de philosophie, 2 vol. in-8, ib., 1624 ;
— Questions théologiques, physiques, morales cl
mathématiques, renfermant entre autres des
Questions inouïes, ou Récréations des savants
qui contiennent beaucoup de choses concernant
la philosophie et les mathématiques, 2 vol. in-8,
ib., 1034; — la Vérité des sciences, contre les
sceptiques et les pyrrhoniens, in-12, ib., 1638. —
Indépendamment de ces écrits, qui appartiennent
entièrement ou qui tiennent par plusieurs liens
à la philosophie, Mersenne a publié une traduc-
tion française des Méchaniques de Galilée, Paris,
1634; — une Harmonie universelle contenant la
théorie et la pratique de la musique, etc., in-f",
ib., 1636; — des Pensées physico-mathématiques
{Cogilata physico-malhemalica), contenant un
traité des mesures, des poids et des monnaies
hébraïques, grecques et romaines, et diverses
considérations sur l'harmonie, la mécanique et
l'hydraulique; enfin, divers traitésde géométrie,
de mécanique et de physique, tant originaux que
traduits des anciens, et publiés sous ce litre gé-
néral : Universœ geomelriœ mixtœque mathe-
malicœ synopsis, in-4, ib., 1644 et 1647. 11 existe
une Vie de Mersenne, publiée par le P. Hilarion
de Coste, minime, in-8, Paris, 1649; et un Éloge
de Mersenne, par M. Polé, professeur de mathé-
matiques au Mans, in-8, le Mans, 1816. X.
MÉTAPHYSIQUE. Voulant montrer le rang
que devaient tenir parmi tous ses écrits plusieurs
traités composés par lui sur les objets les plus
abstraits de la pensée humaine, et réunis main-
tenant en un seul ouvrage, Aristote ou son suc-
cesseur immédiat, Théophraste, les désigna par
cette inscription : Ta iieTàxà 4>uctxà, Ce qui doit
être lu après les livres de Physique. Ce titre fit
fortune; il devint celui d'une science tout à fait
distincte, qui fut regardée comme le but le plus
élevé de la philosophie et le couronnement né-
cessaire de toutes nos autres connaissances. Mais
quel est exactement l'objet de cette science ou le
sens précis du mot métaphysique? Telle est la
première question qui se présente devant nous,
et que nous ne pouvons résoudre qu'à l'aide de
l'histoire.
La métaphysique telle qu'Aristote la comprend,
ou ce qu'il ppelle du nom de philosophie pre-
mière, a pour objet l'être en tant qu'être, cest-
à-dire l'essence même des choses, considérée
indépendamment des propriétés particulières ou
des modes déterminés qui établissent une diffé-
rence entre un objet et un autre, les premiers
principes de la nature et de la pensée ou les
causes les plus élevées de l'existence et de la
connii lance : car, ainsi que le remarque le phi-
losophe grec avec son sens profond, ces deux
eh i ne peu; enl se séparerj ce n'est que par
[es principes les plus absolus de la connaissance
que nou pourrons atteindre ceux de l'existence,
il faul don : les embrasser, les mis et les autres,
dan um \ [1 m e unique, la plus générale et la
plus i oie que noire esprit |
META
— 1089 —
META
ccvoir. D'ailleurs, si toute science a pour but la
connaissance des causes et des principes, pourquoi
n'y aurait-il pas, au-dessus des sciences diverses
qui recherchent les causes et les principes des
êtres particuliers, une science générale qui re-
cherche les causés et les principes de tous les
êtres ?
Dans les écoles de l'antiquité et du moyen âge
dont les principes mêmes n'étaient pas comme le
sont ceux du scepticisme, absolument incompati-
bles avec son existence, la métaphysique, tout
en admettant une grancffe diversité de doctri-
nes, a conservé sans interruption le même rang
et le même caractère. La philosophie moderne
s'est montrée, en général, moins précise sur la
nature et même sur la réalité de ses attribu-
tions. On en comprendra facilement la raison :
la philosophie moderne, ayant surtout à fonder
la méthode des sciences philosophiques et à re-
vendiquer l'indépendance de 1 1 raison, s'est beau-
coup plus préoccupée de la pensée elle-même
que des objets sur lesquels elle s'exerce, et des
principes de la connaissance que de ceux de
l'existence. Nous ne parlerons point de Bacon qui,
prenant le mot métaphysique dans un sens tout
opposé à celui qu'il a reçu de l'usage, l'a appliqué
à une partie de la physique, à celle qui a pour
objet les propriétés essentielles des corps et les
causes finales des phénomènes de la nature (De
augmentis et dignitate scientiarum , lib. III,
c. iv). Nous remarquerons seulementque l'auteur
de VInslauratio magna n'a pas nié pour cela la
science même à laquelle il enlevait ainsi son
nom. puisqu'il reconnaît une théologie naturelle
uniquement fondée sur la raison. Pour Descartes,
« toute la philosophie est comme un arbre dont
les racines sont la métaphysique.» Mais la science
qu'il appelle ainsi embrasse aussi bien la psycho-
logie et même une partie de la logique, que la
connaissance des principes et de l'essence des
choses. Nous voyons, en effet, que ses Méditations
métaphysiques traitent à la fois de la certitude,
de la méthode, des faits de conscience et de
l'existence de Dieu, de la nature de l'âme, de la
réalité du monde extérieur. Malebranche approche
plus du sens antique du mot lorsqu'il définit la
métaphysique, les vérités qui peuvent servir de
principes aux sciences particulières. Au reste, il
ne s'est pas borné à cette définition ; il nous offre
dans ses œuvres un des plus beaux et des plus
vastes systèmes de métaphysique dont la philo-
sophie moderne puisse s'enorgueillir. La même
observation s'applique à Leibniz, qui, comme mé-
taphysicien, se place entre Platon et Aristote, en
s'efforçant de les dominer l'un et l'autre pour les
concilier, et dont la méthode, autant que les
doctrines, nous rappelle la science de l'antiquité.
Mais Locke, en faisant dériver toutes nos con-
naissances de la sensation et de la réflexion, a
ruiné la métaphysique par la base : car la sensa-
tion étant un phénomène variable et personnel,
ne peut rien nous apprendre de ce qui est en soi
ou absolument, de l'être universel et nécessaire.
Aussi ne voit-il que deux sortes de propositions
à l'usage des métaphysiciens : les unes certaines,
mais absolument frivoles, c'est-à-dire qui forment
de vaines tiutologies; les autres instructives,
mais hypothétiques (Essai sur l'entendement
humain, liv. IV, ch. vin). Condillac, marchant
sur les traces de Lo.ke et renchérissant sur son
système, ne reconnaissant, comme source de nos
idées, que la sensation toute seule sans la ré-
flexion, n'est pas plus favorable à la métaphysique
que le philosophe anglais, quoiqu'il prétende,
par une contradiction inexplicable, fournir les
preuves de l'existence de Dieu et de la spiritua-
lité de l'âme. Cela n'a pas empêché le nom de
UIv-T. PHILOS.
la métaphysique de se maintenir dans son école
et dans le langage de la philosophie française du
xvme siècle, mais avec une signification très-
différente de celle qu'il avait autrefois. Par
exemple, d'Alembert, dans son Essai sur les
éléments de la philosophie (t. IV de ses Mélanges,
p. 45 et 46), enseigne que le premier, et même
le seul problème de la métaphysique, est celui
de l'origine des idées. « Presque toutes les autres
questions qu'elle se propose sont, dit-il, insolubles
ou frivoles ; elles sont l'aliment des esprits témé-
raires ou des esprits faux, et il ne faut pas être
étonné si tant de questions subtiles, toujours
agitées et jamais résolues, ont fait mépriser par
les bons esprits cette science vide et contentieuse
qu'on appelle communément métaphysique. »
C'est exactement le même jugement que celui
de Locke, exprimé dans presque les mêmes
termes dont s'est servi l'auteur de l'essai sur
l'entendement humain. Aussi la métaphysique
obtient-elle à peine, dans Y Encyclopédie, quel-
ques lignes méprisantes. Cependant, tout en
condamnant cette science, ou, ce qui revient au
même, en la réduisant à n'être qu'une partie de
la psychologie, d'Alembert, avec cette netteté
d'esprit et cette précision de langage qui le carac-
térisent, indique quelques-uns de ses problèmes
les plus difficiles : « Comment, dit-il, notre âme
s'élance-t-elle hors d'elle-même pour s'assurer
de l'existence qui n'est pas elle?... Comment
concluons-nous de nos sensations l'existence des
objets extérieurs?... Enfin, comment parvenons-
nous, par ces mêmes sensations, à nous former
une idée des corps et de l'étendue? » Évidemment,
ce ne sont pas là des questions que l'expérience
ou l'analyse des sensations puisse résoudre.
Sans rendre à la métaphysique ses anciens
droits , c'est-à-dire la connaissance des choses
telles qu'elles sont en elles-mêmes, ou, pour nous
servir de son langage, la connaissance de la
vérité objective, Kant lui assigna du moins une
sphère plus élevée et plus étendue. Il la définit
l'inventaire systématique de toutes les richesses
intellectuelles qui proviennent de la raison pure,
c'est-à-dire des idées et des principes que l'intel-
ligence tire de son propre fonds sans le concours
de l'expérience. Par suite de cette définition, il y
reconnaît deux parties : l'une qui a pour objet
de déterminer exactement la valeur et la portée
de nos connaissances a priori, ou purement
rationnelles : c'est la critique; l'autre qui les
rassemble en un seul tout et les coordonne en
système : c'est la doctrine. Et, de même que dans
la critique, on distingue la critique de la raison
théorique, et la critique de la raison pratique;
la doctrine se partage en métaphysique de la
nature et en métaphysique des mœurs, selon que
l'on considère les principes de la raison dans
leur application au monde extérieur ou à nos
propres actions. Mais l'abîme que Kant voulait
creuser entre l'être et la pensée, entre les prin-
cipes de nos connaissances et ceux de l'existence,
n'est pas resté longtemps ouvert. Après lui, et
dans sa propre patrie, la métaphysique envahit
non-seulement la philosophie tout entière, mais
l'ensemble des connaissances humaines. La pen-
sée )fut considérée comme l'essence même des
choses, se manifestant sous mille formes diverses,
et fatalement enchaînées les unes aux autres,
dans la nature comme dans l'humanité, dans
l'histoire comme dans la conscience.
11 résulte de cette énuméralion rapide des dif-
férentes idées qu'on s'est faites de la métaphysi-
que, depuis l'instant où un homme de génie a
essayé de la constituer régulièrement, que tous
les philosophes, ou plutôt toutes les écoles de
philosophie, ont reconnu l'existence d'une science
Oit
META.
— 1090 —
META
plus générale et plus élevée que les autres,
d'une science, des principes de laquelle toutes
nos connaissances tiennent leur certitude et leur
unité. Mais les uns, en cherchant les principes
dans la raison ou dans le fond invariable de l'in-
■elligence humaine, les ont étendus à tout ce
qui existe, les ont considérés comme l'expression
exacte de la niture des choses et comme le fond
constitutif de tous les êtres tombant sous le re-
gard de notre esprit : ce sont les métaphysiciens
proprement dits. Les autres, en reconnaissant
dans la pensée les mêmes éléments invariables,
les mêmes idées indestructibles, leur refusent
toute similitude et toute communauté d'essence
avec les choses, c'est-à-dire toute valeur objec-
tive, et les représentent comme des formes in-
hérentes à notre constitution ou comme des for-
mes particulières à notre intelligence : ce sont
les partisans du demi-scepticisme ou de la phi-
losophie idéaliste de Kant. Enfin, d'autres don-
nent pour principe à notre intelligence un sim-
ple fait, celui de la sensation ; et ne voyant
aucun chemin ouvert pour passer de ce fait à une
connaissance plus élevée, à quelque chose d'uni-
versel et d'absolu qui existerait soit dans la pen-
sée même, soit hors de la pensée, ils sont forcés
d'absorber la métaphysique dans la psychologie,
et la psychologie elle-même dans la question de
l'origine des idées, ou plutôt dans l'analyse des
sensations. Cette manière de concevoir les pre-
miers principes de la science appartient aux phi-
losophes sensualistes ou à l'école de Locke et de
Condillac. La question de la définition de la mé-
taphysique, telle que l'histoire nous la présente,
se confond donc entièrement avec celle de
l'existence de cette science. Il ne s'agit pas de
savoir qui l'a bien ou qui l'a mal définie; le dé-
bat porte bien plus haut; il est entre ceux qui
la nient et ceux qui l'admettent, entre le sensua-
lisme et l'idéalisme d'une part, et de l'autre, la
croyance à la pleine autorité ou à l'objectivité
de la raison, ce que nous appellerions volontiers
le réalisme, si ce mot n'était pas discrédité par
les excès de la scolastique.
Ramené à ces termes, le problème qui devait
le premier se présenter à notre attention, celui
de l'existence de la métaphysique, se trouve par-
faitement résolu : car ce n'est pas seulement la
métaphysique qui y est engagée, mais la tota-
lité des connaissances humaines, ou la faculté
par laquelle nous nous assurons à la fois de no-
tre propre existence et de celle des autres êtres.
Si notre raison ne nous trompe pas, si son exis-
tence même n'est pas une vaine illusion, si ce
que nous prenons pour des principes universels
et nécessaires, tels que les idées de temps, d'es-
pace, d'infini, de substance, de cause, d'unité,
d'ordre, ne se réduit pas à de pures formes de la
pensée, ou à des signes généraux indiquant seu-
lement différentes classes de nos sensations, alors
il y a en nous une certaine connaissance de la
nature réelle des choses, les conditions essentiel-
les de notre intelligence représentent exacte-
ment celles de l'existence, et la métaphysique
est possible. Dans le cas contraire, soit qu'on
accepte la doctrine de Kant ou celle de Locke, il
!'aut avoir le courage, si l'on veut être conse-
illent, d'aller jusqu'aux dernières limites du
scepticisme. Le sceptique seul est dispensé d'a-
. <ir une doctrine sur l'absolu et l'unis
c'est-à-dire sur les principes communs à tous les
êtres, parce qu'il déclare ne rien savoir d'aucun
m s'il est] ni ce qu'il est; mais
d s que voua parlez, môme conditionnellenient,
soit d'un COrpa OU d'un rapport
i mine entre deux idées, j'ai le droit de vous
demander quel en est le principe constitutif,
quelle en est la raison dernière; et comme il est
impossible de répondre à une telle question en
considérant les choses isolément, vous êtes bientôt
forcé, pour donner satisfaction aux légitimes exi-
gences de la science, aux lois irrésistibles de la
logique, de vous enquérir du principe ou de la
raison de tout ce qui est. Aussi la métaphysi-
que n'est-elle pas moins ancienne que la philo-
sophie, c'est-à-dire que la recherche de la vérité
par la science, ou la foi de la raison en elle-
même, et elle durer^ aussi longtemps qu'elle.
Sans doute c'est à Aristote qu'appartient la
gloire d'avoir nettement défini son caractère ;
mais elle remonte dans la Grèce jusqu'à Thaïes
et à Pythagore; on la rencontre dans l'école
ionienne comme dans l'école italique, chez Leu-
cippe et Démocrite comme chez les philosophes
d'Élée : car rechercher l'essence des choses et
les principes de tous les êtres, c'est faire de la
métaphysique.
Il n'entre pas dans notre intention d'exposer
ici tout un système de métaphysique ; c'est la
science même qui porte ce nom que nous vou-
lons montrer sous son véritable jour, dont nous
cherchons à donner une idée complète et exacte,
en nous défendant également de toute préven-
tion injuste et d'une confiance exagérée. Que
nous reste-t-il donc à faire après avoir établi
que cette science existe, qu'elle répond à un
besoin impérissable de l'esprit humain, et que
son but est tellement réel, qu'on ne saurait le
contester sans ruiner par cela même le fonde-
ment de toutes nos connaissances? Il nous reste
à indiquer les différents problèmes qu'elle doit
se proposer et qui déterminent à la fois ses li-
mites et son plan; il nous reste à discuter la
méthode dont elle doit se servir : car c'est faute
d'être fixée sur ce point qu'elle a si souvent été
entraînée dans la carrière des hypothèses et des
aventures : enfin nous aurons à examiner quels
sont les résultats qu'elle a produits jusqu'à pré-
sent, et ceux qu'on est en droit d'attendre d'elle
pour l'avenir. Nous allons essayer de remplir
successivement, et dans le moindre espace que
nous pourrons, ces différentes parties de notre
tâche.
I. Le premier problème dont la métaphysique
ait à s'occuper, et qui précisément se présente
le dernier dans l'histoire, c'est celui que Kant a
soulevé dans la Critique de la raison pure;
c'est le passage de la pensée à l'être ou de l'idée
à la réalité ; c'est le droit que nous avons d'af-
firmer que les choses que nous concevons néces-
sairement existent, et qu'elles existent comme
nous les concevons. Tant que ce problème n'a
pas été résolu, il est impossible d'en résoudre
aucun autre a'une manière définitive et vrai-
ment satisfaisante pour l'esprit ; mais est-il pos-
sible qu'il soit résolu? Voilà la véritable ques-
tion. Nous n'éprouvons aucune hésitation à y
répondre affirmativement : car remarquons, d'a-
bord que si la solution n'est pas dogmatique elle
est évidemment sceptique ; qui n'est pas pour la
raison est contre la raison. Le moyen terme que
Kant a cru avoir trouvé dans l'idéalisme trans-
cendantal est une pure chimère, un état contra-
dictoire qui le l'ait parler à la fois dans deux
sens opposés. La raison ne peut pas, comme il
le prétend, rester subjective, c'est-à-dire rela-
tive et contingente, en même temps qu'elle
fiorte le double caractère de l'universalité et de
a nécessite. L'universel et le nécessaire ne se
présentent à la pensée qu'à la condition d'exister
dans la nature des choses. Le débat se trouve
donc entre le dogmatisme et le scepticisme ; non
pas le scepticisme idéaliste et irrémédiable en
apparence, qui n'invoque la raison que ; îur la
META
1091 —
META
mieux trahir ; mais le scepticisme franc, consé-
quent de Hume, qui nie simplement la raison et
ne laisse rien debout que les sensations et les
idées des sensations. Le problème ainsi posé de-
vient une question de fait: la raison pourra être
constatée comme on constate la sensibilité, et
les mêmes preuves qui attesteront son existence,
rendront témoignage de son autorité, nous vou-
lons dire de sa valeur objective, comme nous
venons de le remarquer a l'instant même, et
comme on achèvera de s'en convaincre par les
considérations que nous aurons à présenter bien-
tôt sur la méthode.
Après avoir établi d'une manière générale la
confmunication de la raison avec la nature des
êtres, ou de la pensée avec la réalité, il faut
considérer celle-ci sous tous les points de vue
essentiels qu'elle offre à notre intelligence ; il
faut examiner chacune des idées qui sont, pour
ainsi dire, la substance même de notre pensée,
dans les rapports qu'elles présentent entre elles
et avec le fond des choses. Ainsi on se deman-
dera ce que c'est que l'unité, la substance, la
cause, le temps, l'espace, la durée, l'étendue,
l'identité, le bien, l'infini, le possible, le néces-
saire, non-seulement dans l'esprit qui les con-
çoit ou dans le fait intellectuel qui les révèle,
mais dans les objets eux-mêmes. On sera amené
à rechercher si ce sont des êtres, ou des attri-
buts, ou de simples rapports; on aura à se pro-
noncer, par exemple, au sujet du temps et de
l'espace, pour Leibniz, ou pour Clarke, ou pour
Kant; au sujet de la substance, de la cause, de
l'être proprement dit, pour Platon ou pour Aris-
tote, pour Descartes ou Leibniz, pour Malebran-
che, Spinoza, ou ce qu'on a appelé en Allema-
gne la philosophie de la nature. Tous ces élé-
ments, ou, pour parler avec plus de justesse, ces
aspects divers de l'existence, après avoir été
considérés séparément et d'une manière analy-
tique, devront être rapprochés les uns des autres
et ramenés à une même synthèse.
Tous les autres problèmes de la métaphysique
sortiront naturellement de la solution qu'on
aura donnée à celui-ci. Supposez qu'on soit ar-
rivé à ce résultat, qu'il n'y a qu'une substance
unique déj ourvue de conscience et de liberté,
on sera tenu d'expliquer l'existence des êtres in-
telligents et libres et celle de l'ordre moral aux-
quels ils sont soumis. On sait que là est préci-
sément la difficulté du spinozisme et du matéria-
lisme. Si l'on croit, au contraire, avec quelques
philosophes plus modernes, que la pensée seule,
c'est-à-dire les notions abstraites ou l'élément
purement logique de l'esprit, constitue à lui
seul l'essence des choses et le principe de tout
ce qui est, alors, au contraire, il faudra rendre
compte de tout ce qu'il y a de vie, de force, de
sensibilité, d'aveugle passion et de mouvement
spontané dans la nature. Enfin, dans tous les
cas possibles, on sera obligé de chercher les rap-
ports des existences particulières et déterminées
avec les conditions universelles de l'existence,
de l'homme avec la nature, de l'esprit avec la
matière et de tous deux ensemble avec l'infini.
Indépendamment de ces spéculations générales,
il y a encore ce qu'on appelle habituellement la
métaphysique de chaque science, et qui n'est
qu'une application des idées métaphysiques aux
différentes branches des connaissances humai-
nes. Ainsi, laissant de côté tous les phénomènes
Îiarticnliers qui se constatent par les sens et les
ois qui se déterminent par le calcul, on voudra
savoir, en physique, ce que c'est que la gravi-
tation, l'électricité, le fluide magnétique; en
histoire naturelle, ce que c'est que l'organisa-
tion ou ces formes animées qui se conservent
inaltérables dans les genres et les espèces ; en
physiologie, ce que c'est que la vie et la mort,
quel est le principe qui circule dans l'économie
animale, qui préside à toutes les fonctions et
unit sous son empire les éléments les plus hété-
rogènes. Personne n'oserait nier l'importance de
ces questions et l'immense intérêt qui s'y a.\
che; mais devant les hypothèses contradictoires,
souvent extravagantes, par lesquelles on y a ré-
pondu, on se demande si elles sont à la portée
de notre faible intelligence et s'il y a une voie
quelconque qui nous ouvre un accès auprès
d'elles, c'est-à-dire une méthode qui leur soit
applicable.
II. Presque toutes les erreurs, ou plutôt les
aberrations qu'on reproche à la métaphysique,
ont leur origine dans les fausses idées qu'on
s'est faites de la méthode de cette science. Ainsi
les uns ont voulu lui appliquer exclusivement
le procédé des géomètres, c'est-à-dire qu'ils ont
cherché à découvrir les principes mêmes de
l'existence, la réalité souveraine par des moyens
qui ne donnent que des abstractions, telles que
des rapports et des quantités : cette méthode
est celle de Spinoza. Les autres, se mettant, en
quelque sorte, à la place de l'infini ou s'identi-
liant avec lui du premier coup, ont voulu nous
expliquer par le développement successif de
leurs idées le développement même des êtres et
la génération éternelle, jamais interrompue de
de Dieu, de l'homme et de l'univers. C'est 1 1
marche qu'ont suivie certains philosophes de
l'Allemagne qui, par une suite indéfinie de dis-
tinctions et de combinaisons arbitraires, présen-
tées sous forme de thèses, de synthèses et d'an-
tithèses, ont cru avoir mis à nu tous les mystè-
res de la création, tous les secrets de l'univers.
Elle est désignée sous le nom de procès dialec-
tique (voy. Hegel). Enfin, d'autres se sont effor-
cés de s'élever au-dessus de la raison même et
d'atteindre à la suprême vérité, à la contempla-
tion de l'infini, en s'affranchissant de toutes les
conditions que la science impose, par les seules
forces de l'enthousiasme et de l'amour. Cette
tentative est le fond commun du mysticisme, le
trait distinctif de tous les systèmes qu'il a mis
au jour depuis l'école d'Alexandrie jusqu'à Ja-
cob Boehm, Fénelon et Saint-Martin. Avec des
procédés comme ceux-ci : l'inspiration aveugle,
une dialectique chimérique qui n'a que le nom
de commun avec celle de Platon, et des défini-
tions, des axiomes arbitraires faussement imi-
tés de la géométrie, comment s'étonner qu'on
soit arrivé à discréditer les recherches vers les-
quelles l'esprit humain, malgré tant de^ déplo-
rables échecs, se sentira toujours entraîné"?
Le premier de tous les problèmes qui se pro-
posent au métaphysicien est, comme on a pu
s'en convaincre plus haut, une question de fait :
il s'agit de savoir, d'abord, s'il y a en nous,
non-seulement des idées, mais des croy
universelles et nécessaires; ensuite si ce n'est
pas enlever à ces croyances ou à ces idées le
double caractère qui les distingue, c'est-à-dire
l'universalité et la nécessité, que de les con-
sidérer comme des formes inhérentes à notre
constitution, comme des lois relatives et contin-
gentes. Or, le seul moyen de résoudre une ques-
tion défait, c'est la méthode d'observation, c'est
l'analyse et l'expérience. L'expérience s'étend
aussi bien à nos idées qu'à nos sensations, et
si elle ne les produit pas elle-même, elle peut,
du moins, nous apprendre si elles existent ou
n'existent pas en nous, si elles possèdent ou
non certains caractères qu'il est impossible de
leur enlever sans les détruire. Une fois entré
dans cette voie, on se trouve par là même au
META
1092 —
META
centre de la réalité, de l'existence, de la vie,
où, comme dans un fort inaccessible, on peut
défier tous les sophismes et tous les systèmes.
En effet, au point de vue de l'observation, les
idées universelles sur lesquelles se fonde la
métaphysique cessent d'exister par elles-mêmes
et de contenir en elles, à l'état d'abstraction
où elles nous sont présentées, la raison dernière
et l'essence des choses : elles ne peuvent pas
être séparées d'une intelligence qui les conçoit
et qui, par conséquent, se connaît elle-même,
qui a pour caractère distinctif la conscience,
c'est-à-dire la personnalité, et se trouve, en
cette qualité, nécessairement unie à une exis-
tence complète, déterminée, achevée, bien dif-
férente de la chose en soi de Kant, de la sub-
stance aveugle de Spinoza, et des évolutions
indéfinies de la dialectique hégélienne. Ce n'est
pas tout : les idées métaphysiques, ou les idées
de la raison, en même temps que je les conçois
comme universelles et nécessaires, se montrent
en moi qui ne suis ni l'un ni l'autre, se révèlent
à une intelligence particulière, imparfaite, bor-
née, qui sait clairement s'appartenir à elle-même
et posséder une existence propre. Je suis donc
obligé d'admettre en même temps deux con-
sciences, c'est-à-dire deux existences vraiment
distinctes, deux intelligences et non pas seule-
ment deux modes ou deux moments différents
de la pensée : l'une éternelle et infinie, siège
des idées universelles et nécessaires ; l'autre
finie en durée comme en puissance, et qui n'est,
pour ainsi dire, qu'un reflet ou une imitation
affaiblie de la première. On remarquera faci-
lement que ni dans l'une ni dans l'autre les
idées ne se présentent sous la forme d'une série
ou d'une chaîne de déductions successives, mais
comme un tout indivisible et simultané : car
chacune d'elles suppose nécessairement toutes
les autres, et semble s'évanouir dès qu'on essaye
de l'isoler. Ainsi comment concevoir la cause
sans la substance, ou la substance sans la cause,
et toutes deux sans l'identité, par conséquent
sans l'unité, sans la durée, la durée sans le
temps, sans l'infini, l'infini sans l'immensité ou
l'espace, etc.? C'est cette simultanéité des idées
qui fait l'unité de l'intelligence, et qui donne à
la raison, dans quelque nature qu'elle se mani-
feste, un caractère vivant et personnel.
La méthode d'observation, appliquée à 1-a mé-
taphysique, nous offre donc ce premier résultat,
de substituer la conscience, c'est-à-dire la per-
sonnalité intellectuelle à la place des idées ab-
straites, et d'établir une distinction entre la per-
sonne humaine et la personne divine, tout en nous
montrant l'une comme participant à l'essence de
l'autre. Mais quoi ! ne sommes-nous, comme le
croyait Descartes, qu'un être pensant, une pure
intelligence, et hors de nous ou au-dessus de
nous n'apercevons-nous rien qu'une intelligence
infinie? Cette unité pensante que j'appelle du
nom de conscience peut-elle se séparer de cette
unité active que je nomme ma volonté? Non
assurément, elles m'appartiennent toutes deux
au même titre ; elles se réunissent, ou plutôt
se confondent dans une même existence, et c'est
cet être complexe, mais indivisible, qu'on ap-
pelle moi. En effet, je ne saurais vouloir ou agir
sans penser en même temps, puisque chaque dé-
termination de ma volonté est un fait de con-
science, et je ne saurais penser sans af,rir, c'est-
à-dire sans diriger mon intelligence, sans la por-
ter sur tel ou tel objet, sans lui faire suivre telle
ou telle, route, sans prononcer ou suspendre
mon jugement. Or, ce que nous venons d'ob-
server au sujet de l'intelligence elle-même, ou
du la conscience prise dans son unité, s'applique
aussi aux objets les plus élevés de l'intelligence,
à quelques-unes des idées de la raison : nous
voulons dire que dans le même temps où nous
les concevons comme les conditions suprêmes
et les éléments universels de la pensée, elles se
montrent en nous, à la lumière de l'expérience,
comme un principe actif et vivant, comme un
être non pas général et abstrait, mais particulier,
réel et parfaitement déterminé. Ainsi, qu'est-ce
que c'est pour moi qu'une unité, une cause, une
substance? C'est quelque chose qui ressemble,
soit en de moindres, soit en de plus grandes
proportions, à ce que je suis moi-même, à ce
fond indivisible, actif, permanent, identique,
que je m'aperçois être, que j'expérimente en moi
et que je connais sans interruption ni inter-
médiaire. Retranchez cette aperception immé-
diate de la personne humaine, et chacune des
idées dont nous parlons ne vous représentera
que le signe algébrique d'un inconnu. Une fois
certain par le plus irrécusable des témoignages,
celui de la conscience, que les noms de cause,
de substance, d'unité ne s'appliquent pas seu-
lement à des formes abstraites de la pensée,
mais à un être défini, à une substance en action,
comme disait Aristote, je ne peux plus admettre
hors de moi et au-dessus de moi, pour expliquer
les divers phénomènes de mon existence et mon
existence elle-même, que des êtres aussi net-
tement caractérisés que je suis, mais d'une
nature supérieure ou inférieure à la mienne.
L'infini même, tout en pénétrant les autres êtres,
et les faisant participer diversement de sa vie,
de son intelligence, de sa puissance, doit avoir
nécessairement son existence et sa conscience
propres. Mais comment cela est-il possible que
les formes universelles de la pensée; que les
caractères par lesquels l'infini se révèle à la
conscience, s'appliquent à des êtres particuliers
et finis? Je sais que cela est, parce que l'expé-
rience me l'apprend; je ne puis dire comment
cela est possible : la solution de ce problème
serait l'explication du mystère de la création,
ou la science infinie. C'est précisément en osant
porter jusque-là son ambition, que la métaphy-
sique a rencontré ces déplorables échecs qui
l'ont discréditée pour longtemps, et qu'au lieu
de rester à la tête des sciences elle est retournée
vers les théogonies et les cosmogonies qui ca-
ractérisent l'enfance de l'esprit humain. Cette
dernière observation nous conduit naturellement
à examiner, c'est-à-dire à classer et à apprécier
de la manière la plus générale, les résultats de
la science dont nous nous occupons.
III. Il a existé, et il existera peut-être tou-
jours, deux espèces de métaphysiques : l'une
personnelle, aventureuse, hypothétique, où l'on
ne cherche qu'à donner des preuves de son génie,
où tout est sacrifié à la nouveauté, à la har-
diesse, à la chimérique ambition de ne laisser
aucune place à l'ignorance ni au doute, de ne
laisser aucun problème sans solution, et d'é-
tendre le domaine de la science aussi loin que
celui de la vérité ; l'autre est l'expression pius
ou moins nette, plus ou moins savante, mais à
peu près complète, de la raison humaine; et
comme la raison se trouve étroitement unie au
sentiment^ elle répond aussi (et c'est là un de
ses caractères les plus distinctif s) aux plus no-
bles besoins du cœur, elle offre à l'adoration
et ;'i L'amour du genre humain un être réel, où
l'inlinitudc se traduit en force, en vie, en intel-
ligence, en sagesse, et qui, selon les paroles de
Platon, il ins le Tirnée, a produit le monde, non
pour obéir à une aveugle nécessité, mais parce
qu'il esl bon : enfui, elle l'orme comme un sym-
bole spirituel, comme une tradition intérieure
META
— 1093 —
META
et toujours vivante, au sein de laquelle se ren-
contrent, en quelque lieu et sous quelque in-
fluence que la Providence les ait l'ait naître,
les plus nobles génies de l'humanité. 11 n'y a
plus aujourd'hui qu'à choisir entre ces deux
métaphysiques, car elles ont à peu près fourni
leur carrière l'une et l'autre. On pourra sans
peine faire briller encore une plus vive lumière
sur cette doctrine universelle dont nous venons
de parler; on pourra lui donner plus d'unité et
de rigueur dans la forme; on ne réussira pas à
élargir sa base, et encore moins à la changer.
Quant aux systèmes hypothétiques, aux théories
ambitieuses avec lesquelles on s'est fait illusion
si longtemps, elles ont encore beaucoup moins
à espérer : car, partout où la raison et la véri-
table science sont limitées, l'hypothèse et l'ima-
ginât ion le sont bien davantage, et, au moment
où elles élèvent les plus hautaines prétentions
à l'originalité, il arrive souvent qu'elles n'ont
fait que rajeunir ou étendre quelque vieille
erreur. Au reste, quels sont aujourd'hui ces sys-
tèmes, et quelle valeur ont-ils dans l'état actuel
des esprits, quelles nouvelles tentatives leur
reste-t-il à faire, quelles nouvelles espérances à
concevoir pour l'avenir ?
De systèmes métaphysiques, dans le sens ri-
goureux du mot, et lorsqu'on a mis à part cette
métaphysique universelle où l'on reconnaît sans
peine, sous une forme de plus en plus réfléchie,
la raison même du genre humain, il n'y en a
véritablement que quatre. L'un est le dualisme,
qui met à peu près sur la même ligne l'esprit
et la matière; qui les regarde tous deux comme
des principes éternels, nécessaires, infinis, et
les fait concourir ensemble à la formation de
l'univers. L'autre est le matérialisme, où l'on
ne reconnaît pas d'autre existence que celle de
la matière et des cor; s, où tout est expliqué par
le développement spontané d'une nature aveugle,
répandue également dans toutes les parties du
monde, ou par le mouvement fortuit des atomes
et les lois de la mécanique. Le troisième, se pla-
çant précisément au point de vue opposé, ne voit
partout qu'esprit et intelligence, ne veut rien
admettre qu'un monde spirituel, invisible et
supérieur à l'intelligence elle-même. Ce système,
selon les limites dans lesquelles il se renferme,
selon qu'il s'en tient à la raison ou qu'il aspire
à s'élever au-dessus d'elle, prend le nom d'idéa-
lisme ou de mysticisme. Enfin, le dernier et le
plus grand de tous, c'est le panthéisme, selon
lequel l'esprit et la matière, la pensée et l'é-
tendue, les phénomènes de l'âme et ceux du
corps, se rapportent également, soit comme des
attributs, soit comme des modes différents, à un
seul et même être, à la fois un et multiple, fini
et infini, humanité, nature et Dieu.
On ne peut guère compter le dualisme, qui a
disparu, depuis des siècles, de la scène du
monde, et qui n'a jamais eu la durée ni l'im-
portance qu'on lui attribue. La matière première
des anciens, du moins celle de Platon et d'Aris-
tote, ne représente en aucune manière un être
réel, un _ principe positif qui partage avec Dieu
le privilège de l'éternité; elle n'est que la limite
inévitable des choses et l'ensemble des condi-
tions qui en déterminent la possibilité : car
Dieu lui-même ne peut pas donner l'existence à
ce qui est impossible en soi.
Le matérialisme n'inspire plus que le mépris
et le dégoût ; de son propre mouvement, il s'est
retiré de la métaphysique pour se renfermer
dans les amphithéâtres de médecine, et ceux-là
même qui le conservent encore dans la théorie
de l'homme, n'osent plus le conserver comme
une explication suffisante de l'univers. Un des
derniers apôtres du matérialisme en France et,
sans contredit, le plus illustre, Broussais, dans
son Cours de phrénologie, a écrit ces mots .
« L'athéisme ne saurait entrer dans une tête
bien faite et qui a sérieusement médité sur la
nature. »
Serait-ce l'idéalisme qui répondrait aux be-
soins de notre époque et qui serait appelé à
recueillir l'héritage des autres systèmes ? Dans
l'idéalisme, il ne faut pas tant considérer le
résultat ou la doctrine, par exemple celle de
Platon ou de Descartes, celle de Malebranche oj
de Berkeley, que le principe même sur lequel
il s'appuie et qui constitue, pour parler comme
lui, sa véritable essence. Or, quel est ce prin-
cipe? Qu'il ne faut pas tenir compte des faits,
mais seulement des idées, qui nous représentent
la véritable nature et le fond invariable des
choses ; que les premiers ne nous offrent rien
de plus qu'une imitation affaiblie, qu'une repro-
duction incomplète des dernières ; par con-
séquent, que la raison n'a rien à apprendre de
l'expérience. S'il en est ainsi, il faut, comme
nous l'avons démontré plus haut au sujet de la
méthode, renoncer à notre personnalité, qui nous
est donnée comme un fait, il faut renoncer à la
liberté, qui en est le caractère le plus essentiel,
et, par suite, à toute distinction parmi les êtres :
car le sentiment de notre existence comme in-
dividu, le fait de notre liberté et de notre con-
science, voilà le seul fondement réel de cette
distinction. L'idéalisme est donc placé dans l'al-
ternative ou de se confondre avec le panthéisme,
comme cela lui est arrivé souvent, ou de se
démentir lui-même en sortant de la sphère de
l'universel, de l'idéal, de l'intelligible pur, c'est-
à-dire des abstractions. Dans le fait, qu'est-ce
que les plus grands interprètes de l'idéalisme,
Platon, Descartes, Malebranche, ont fait, de la
matière et des corps? une idée abstraite, telle
que l'espace vide, l'étendue, le non-être (voy.
Matière). Qu'ont-ils fait de l'âme humaine ? une
autre abstraction, à savoir, la pensée. En vain
donnent-ils à la pensée la conscience, elle n'en
est pas moins une simple faculté incapable de
se suffire à elle-même et de former une existence
à part. Aussi le platonisme a-t-il donné nais-
sance au néo-platonisme, et la philosophie de
Descartes ne peut-elle pas être complètement
lavée du reproche d'avoir apporté avec elle les
semences de la doctrine de Spinoza. Pour l'idéa-
lisme de liant, il est bien évident que c'est lui
qui a produit la philosophie de la nature et la
théorie de l'identité absolue.
Le mysticisme ne fait qu'ajouter aux difficultés
de l'idéalisme des difficultés d'une autre espèce.
11 admet le principe idéaliste qu'il n'y a rien de
vrai, que rien n'existe véritablement que l'uni-
versel, l'absolu, le divin. Il détourne ses regards
avec mépris de ce qu'il y a de particulier, d'in-
dividuel, dans la nature et dans l'homJhe, et,
joignant l'action à la pensée, il cherche à le sup-
primer dans la pratique de la vie au moyen
d'une entière abnégation de nous-mêmes, par
une mort anticipée à tous les devoirs, à toutes
les affections, à tous les intérêts de ce monde.
Mais au lieu de s'en tenir à la lumière de la
raison, il invoque des facultés plus élevées, sans
recourir à l'intermédiaire d'aucune autorité ex-
térieure ; il s'efforce de saisir l'objet exclusif de
sa foi et de se confondre avec lui à une hauteur
que l'intelligence ne peut atteindre, dans les ré-
gions de l'extase et de l'amour. Il est évident
que, dans cette doctrine, tout est sacrifié, non-
seulement à des abstractions, à des idées que du
moins notre raison peut concevoir et qu'elle con-
çoit nécessairement, mais à la plus vide et à la
META
— 1094 —
MÉTE
plus -epoussante des chimères, à l'inconnu. C'est
au fond de cet abîme, où il est impossible de
discerner le bien du mal et l'existence du néant,
que le mysticisme nous invite à nous précipiter ;
c'est là qu'il nous montre notre principe et notre
fin, le principe et la fin de tous les êtres. Ce
n'est pas nous qui tirons ces conséquences, c'est
l'histoire. Partout ou le mysticisme a paru, il a
méconnu la liberté, la raison, la nature ; il a
abaissé l'homme jusqu'à lui inspirer la plus cou-
pable indifférence sur ses actions et sa destinée ;
il a confondu toutes les idées et toutes les exis-
tences, nous ne dirons pas dans le sein de Dieu,
mais clans la nuit du néant qu'il adore à sa place.
Ajoutons que le mysticisme n'est pas moins
contraire à la religion qu'à la philosophie, au
principe de l'autorité qu'à celui du libre examen ;
sa constante préoccupation a été de les concilier
ensemble, et, dans le fait, il n'a abouti qu'à les
nier l'un et l'autre.
Le panthéisme seul, tel qu'il a été conçu et
développé en Allemagne par deux hommes d'un
rare génie, a pu séduire quelque temps des esprits
sérieux, et n'est pas incapable de les ébranler
encore; mais quels nouveaux développements
est-il susceptible de recevoir? Depuis les plus
humbles phénomènes de la matière jusqu'à l'être
infini, il a eu l'ambition de tout embrasser dans
son sein, de tout expliquer, de tout comprendre;
et, autant que sa nature et celle de la raison le
permettaient, il a réussi dans cette entreprise.
Il a subordonné à son point de vue, et comme
assimilé àsasubstance, non-seulement la philoso-
phie dans toutes ses parties et avec tous les
systèmes qu'elle a mis au jour, mais toutes les
autres sciences, sans en excepter une ; et aux
sciences, il a ajouté l'histoire de l'art et de la
religion. Enfin, rien ne manque à cette vaste et
brillante synthèse, si ce n'est deux choses abso-
lument incompatibles avec le principe du pan-
théisme, mais dont l'humanité ne fait pas volon-
tiers le sacrifice : la conscience, c'est-à-dire la
providence divine et la liberté humaine. Aussi,
à peine debout, cette nouvelle tour de Babel, qui
devait combler l'intervalle du ciel à la terre,
s'est écroulée sous son propre poids; l'un des
architectes n'a plus voulu la reconnaître, et s'est
mis à construire, sur d'autres fondements, un
édifice tout nouveau ; les ouvriers qui ont aidé
à la bâtir et les hôtes très-divers, théologiens,
philosophes, naturalistes, historiens, hommes
d'États, jurisconsultes, qu'elle avait un instant
réunis dans sa magnifique enceinte, se sont dis-
persés dans toutes les directions, ou sont restés
pour se faire la guerre les uns aux autres. En un
mot, l'anarchie et la discorde n'ont pas tardé à se
montrer dans l'école de Schelling et de Hegel.
La division s'est d'abord établie entre les maîtres,
puis elle est descendue aux disciples. Les uns
ont conservé le principe idéaliste et le caractère
élevé 9e cet audacieux système, les autres se
SOQt tournés vers le mysticisme; d'autres sont
descendus jusqu'au matérialisme le plus abject.
La conclusion qui sort de ces faits, et par la-
quelle nous voulons finir, c'est que la bonne et
la mauvaise métaphysique ont dit (gaiement à
peu près leur dernier mot; c'est que la carrière
de la métaphysique, au lieu de s'étendre, doit
plutôt se restreindre avec le temps. Il est iiu-
ble, en effet, que d,ms une science dont les
principes el les limites sont aussi absolus on ne
unisse pas par arriver au but. Ce n'est pas ici,
propre du mot, le champ des dé-
couvertes. Il n'est pas en notre pouvoir de rien
ihre, soit pour la |
i ' la \ i léments nécessaires de la
raison; il s'agil ; de n'en rien suppri-
mer, c'est-à-dire de les embrasser tous et tout
entiers dans une doctrine également éloignée de
toute fausse modestie et de toute chimérique
ambition, où la conscience, où la raison du
genre humain puisse réellement se reconnaître.
Pour cela il faut pratiquer, dans toute sa ri-
gueur, la méthode que nous avons indiquée, la
méthode d'observation et d'expérience, analyti-
que et synthétique en même temps, qui ne
sépare point la raison de la conscience, ni la
conscience de la liberté, ni la liberté du milieu
dans lequel elle s'exerce, et des autres forces
dont elle suppose l'existence. N'oublions pas
que si les idéres de la raison ne portent pas en
elles-mêmes leur démonstration, ou le signe de
leur valeur absolue, il n'y a ni hypothèse, ni
raisonnement, ni dialectique qui puissent sup-
pléer à leur insuffisance, car c'est sur elles pré-
cisément que reposent la légitimité de toutes les
opérations de notre pensée et la certitude de
tous les résultats qu'elles peuvent nous offrir.
C'est à cette condition que la métaphysique
reconquerra le respect et l'influence qu'elle a
perdus, qu'elle offrira à la fois une base solide
à la spéculation et à la morale ; que par la mo-
rale elle pourra agir sur la société, affermir les
croyances, corriger les doctrines, et soutenir les
mœurs. La métaphysique ainsi comprise, il est
à peine besoin de le dire, ne sera pas autre chose
que le spiritualisme; car le spiritualisme n'est
pas un système particulier ; c'est la synthèse de
tous les principes que les systèmes se" partagent
entre eux, et qu'ils détruisent en partie ou anni-
hilent complètement par ce partage.
Une bibliographie de la métaphysique serait
celle de la philosophie tout entière; nous nous
contenterons donc de renvoyer aux auteurs que
nous avons nommés dans le cours de cet article,
c'est-à-dire aux maîtres de la science.
MÉTEMPSYCHOSE, par corruption métem-
psycose (de [iiiâ et de tyvyyi. passage de l'âme
d'un corps dans un autre, transmigration des
âmes). Il est également difficile à l'homme de
croire, ou, si l'on peut parler ainsi, de consentir
à l'anéantissement de lui-même, et de conce-
voir une existence complètement différente de
celle qu'il possède aujourd'hui, c'est-à-dire une
vie indépendante des sens et des lois de l'orga-
nisme. De là la supposition que notre âme revêt
successivement plusieurs corps, et donne la vflfc
à plusieurs êtres qui ne diffèrent les uns des
autres que par leurs formes extérieures; delà
l'idée de la métempsychose. L'idée de la mé-
tempsychose, que semblent justifier d'ailleurs
plusieurs phénomènes de la nature et le cercle
où se meuvent les éléments, est donc la première
forme sous laquelle le dogme de l'immortalité
s'est présenté à l'esprit humain. Aussi la trou-
vons-nous presque sans exception au berceau de
toutes les religions et de toutes les philosophies
de l'antiquité, et à mesure qu'elle s'éloigne de
son origine, elle semble perdre de son empire et
s'offrir a nous avec un caractère plus élevé.
Si nous nous en rapportons au témoignage du
père de l'histoire (Hérodote, liv. II, § 123), les
Egyptiens furent de tous les peuples le premier
qui adopta l.i croyance de l'immortalité de l'âme,
et c'est aussi à eux qu'il attribue l'invention de
la métempsychose. US pensaient que notre âme,
immédiatement après la mort, entrait dans quel-
que autre animal, appelé à l'instant même à
itence, et qu'après avoir revêtu les formes
de tous lés animaux qui vivent sur la terre,
dans l'eau et dans les airs, elle revenait, au bout
de trois mille ans, dans le corps d'un homme,
pour recommencer éternellement le même pèle-
rinage 'les révolutions astron
MÉTE
— 1095 —
MÉTE
ques appliquée à la vie humaine. Cependant il
lit qu'à cette manière grossière de concevoir
l'immortalité vinrent se joindre plus tard des
idées d'un autre ordre : car nous savons par Plu-
tarque [de Iskle et Osiride, eh. xxix) que les
Egyptiens croyaient à un empire des morts appelé
amenthès (c'est-à-dire qui donne et qui reçoit),
sur lequel régnait Osiris sous le nom de Sérapis ;
et le même l'ait nous est attesté par la plupart
des peintures que nous offrent les caisses des
îaomies. Suivant Porphyre [de Abstinentia,
lib. VI), il existait chez les Égyptiens une prière
par laquelle ils demandaient au soleil et aux
autres divinités de les admettre, après leur
mort, dans la société des dieux immortels.
Chez les Indiens, beaucoup moins préoccupés
des phénomènes du monde physique et placés
dans une situation plus favorable à la spécula-
tion, parce que la nature ne leur oppose pas les
mêmes obstacles, l'idée de la métempsychose
nous offre un caractère plus métaphysique, plus
universel, et se lie étroitement à celle de l'éma-
nation. La matière, le corps, est le dernier degré
des émanations de Brahma; par conséquent la
vie, c'est-à-dire l'union de l'âme avec le corps,
est une déchéance, un mal. Il en est de même
de tout ce qui touche à la vie, des actions, des
sensations, des plaisirs comme des peines. La fin
de l'àme est de mourir à toutes ces choses afin
de s'élever, par la contemplation, au repos absolu
dans le sein de Dieu d'où elle est sortie. Si elle
est dans ce monde, c'est pour expier les fautes
qu'elle a pu commettre dans une vie antérieure,
et tant qu'elle ne les a pas réparées, ou qu'elle
n'a pas reconquis par la pénitence et par la
science sa pureté première, elle est condamnée
à passer d'un corps dans un autre, d'un plus
parfait dans un moins parfait et réciproquement,
selon qu'elle est elle-même remontée vers le
bien ou descendue plus bas dans le mal. Telle est
etnne enseignée dans la philosophie Yeisé-
shikâ. Selon le système Védânta; l'âme n'est pas
une émanation de Brahma, mais une partie de
lui-même, et comme une étincelle d'un feu
flamboyant sans commencement ni fin. La nais-
sance et la mort lui sont étrangères ; elle ne fait
que revêtir, pour un instant, une enveloppe cor-
porelle, et dans cet état elle souffre, elle est
atteinte par les ténèbres de l'ignorance, elle est
sinise à la vertu et au vice, et passe successi-
vement par plusieurs corps. Le cercle de ses mé-
tamorphoses embrasse toute la nature organisée,
depuis la plante jusqu'à l'homme. Il n'y a que
la science sacrée qui puisse l'arracher à ce cercle
de douleurs et d'humiliations, pour la rendre au
sein de l'âme universelle. Cette science consiste
à dépouiller non-seulement toute volonté, mais
tout sentiment personnel, toute existence propre,
et à se précipiter en Dieu comme un fleuve se
précipite dans la mer.
Nous venons de rencontrer déjà la doctrine de
la métempsychose sous deux formes différentes;
chez les Indiens elle a un caractère métaphysi-
que et embrasse à peu près toute la nature, les
plantes, les animaux et les hommes ; chez les
Égyptiens elle conserve, au moins pendant un
temps, un caractère purement physique, et ne
sort point du cercle de la vie animale; mais la
voici sous une forme nouvelle, conçue unique-
ment comme une doctrine morale et renfermée
dans la sphère de l'humanité : c'est la croyance
à la résurrection des morts, telle qu'elle était
professée par les Perses, et que les Perses l'ont
enseignée aux Juifs. D'après la religion de Zo-
roastre il y aura un jugement dernier pendant
lequel tous les morts renaîtront. Chaque âme
reconnaîtra et retrouvera tout entier le corps
auquel elle avait été unie pendant cette vie.
Puis, selon qu'elle aura été bonne ou méchante,
elle retournera avec ce corps en paradis ou en
enfer, pour y recevoir la récompense ou le châ-
timent qu'elle aura mérité, après cette grande
épreuve, il n'y aura plus de méchants, il n'y
aura plus d'enfer, les morts ressuscites seront
tous purifiés et goûteront, en esprit et en chair,
une félicité éternelle (Zend Avesta, t. II, p. 414).
Il est impossible de ne pas reconnaître ici, mal-
gré les restrictions qui lui sont imposées, le même
principe qui a prévalu dans l'Inde et dans l'E-
gypte, ou la croyance que l'âme ne peut se
passer entièrement d'un corps ; que l'existence,
qui lui est attribuée après la mort dans un lieu
de délices ou de douleur, est une existence in-
complète et transitoire; que pour jouir de toutes
ses facultés et les conduire au degré de perfec-
tionnement dont elles sont susceptibles, elle a
besoin de renaître à la vie.
On croit communément que l'idée de la mé-
tempsychose a passé des Égyptiens aux Grecs ;
mais cette opinion ne s'accorde pas avec l'his-
toire. Longtemps avant qu'il y eût aucune rela-
tion entre les deux peuples, la transmigration
des âmes était enseignée, au nom d'Orphée,
dans les mystères de la Grèce. Hérodote lui-
même, dont le témoignage est le seul fondement
de la supposition que nous combattons, distingue
expressément entre les anciens et les nouveaux
partisans de la métempsychose (oï piv Ttpôxepov,
ol Sàôfftepov), c'est-à-dire qu'il reconnaît que ce
dogme était répandu dans sa patrie avant Pytha-
gore, le premier des philosophes grecs que l'on
dit avoir été initié à la science religieuse des
prêtres égyptiens. Pourquoi donc invoquer la
tradition, quand les lois naturelles de l'esprit
humain suffisent pour expliquer le même fait
chez les uns et chez les autres ? Mais, originale
ou empruntée, la doctrine de la métempsychose
a pris, chez les Grecs, un caractère conforme
au génie de ce peuple, également éloigné du
mysticisme nuageux de l'Inde, du naturalisme
miraculeux de l'Egypte, et de l'anthropomor-
phisme surnaturel de la Perse. C'est Pythagore
qui lui a donné d'abord cette forme plus pré-
cise. Il n'admettait pas, avec les sages des bords
du Gange, que l'âme doive parcourir le cercle
de toutes les existences, il renfermait ses méta-
morphoses dans les limites de la vie animale. Il
ne la condamnait pas non plus, comme les prê-
tres égyptiens, à entrer fortuitement dans le
premier corps qui s'offre à sa rencontre, il
mettait des 'conditions à cette union : une cer-
taine convenance, ou pour parler sa langue, une
certaine harmonie, était nécessaire, selon lui,
entre les facultés de l'âme et la forme ou l'orga-
nisation du corps qui devait lui appartenir. Avec
cela, il posait les bases d'un spiritualisme plus
positif en enseignant expressément que l'âme,
séparée du corps, a une vie qui lui est propre,
dont elle jouit avant de descendre sur la terre,
et qui constitue la condition des démons ou des
héros. Enfin ces idées ne l'empêchaient pas
d'admettre le dogme ordinaire des châtiments
et des récompenses dans un autre monde. Il
pensait que les méchants sont relégués dans le
Tartare, où le bruit du tonnerre ne cesse de les
épouvanter, et où ils sont retenus par les Furies
dans des liens indestructibles. Les bons, au
contraire, habitent le lieu le plus élevé de l'uni-
vers, où ils mènent entre eux une vie commune,
comme celle que les pythagoriciens se proposaient
ici-bas (Diogène Laërce,liv. V11I, ch. xxxi; Plu-
tarque. Non posse suave vivi secundum Epi-
curum).
Platon, en adoptant sur ce point la doctrine
METE
— 1096
MÉTE
de Pythagore, a essayé de la fonder sur quel-
ques preuves, et l'a élevée par là à la hauteur
d'une idée philosophique. Ces preuves, qui sont
longuement développées dans le Phédon} sont
au nombre de deux, l'une tirée de l'ordre général
de la nature, et l'autre de la conscience humaine.
La nature, dit Platon, est gouvernée par la loi
des contraires ; par cela seul donc que nous
voyons dans son sein la mort succéder à la vie,
nous sommes obligés de croire que la vie succé-
dera à la mort. D'ailleurs, rien ne pouvant naître
de rien, si les êtres que nous voyons mourir ne
devaient jamais revenir à la vie, tout finirait par
s'absorber dans la mort, et la nature deviendrait
un jour semblable à Endymion. Si, après avoir
consulté les lois générales de l'univers, nous
descendons au fond de notre àme, nous y trou-
verons, selon Platon, le même dogme attesté par
le l'ait de la réminiscence. Apprendre, pour lui,
ce n'est pas autre chose que se souvenir. Or, si
notre âme se souvient d'avoir déjà vécu avant
de descendre dans ce corps, pourquoi ne croi-
rions-nous pas qu'en le quittant, elle en pourra
animer successivement plusieurs autres ? Mais
entre deux vies, s'il ne se présente pas sur-le-
champ un corps préparé pour elle et d'une or-
ganisation conforme à l'état de ses facultés, il
faut bien qu'elle existe quelque part. De là, chez
Platon, comme chez Pythagore, la consécration
de la croyance générale à un autre monde. Si
cela est ainsi, dit-il, que les hommes, après la
mort, reviennent à la vie, il s'ensuit nécessaire-
ment que les âmes sont dans les enfers pendant
cet intervalle ; car elles ne reviendraient pas au
monde si elles n'étaient plus. D'après le dixième
livre de la République, le séjour que chaque
âme fait dans les enfers entre une vie et une
autre, doit durer mille ans. Mais le dogme de
l'immortalité ne se renferme pas, pour Platon,
dans ces idées empruntées de la tradition, et
qu'il accepte plutôt qu'il ne les choisit. Au-dessus
de la métempsychose et de cet exil de mille ans
que notre âme doit supporter dans le royaume
des ombres, il admet une immortalité spirituelle,
réservée oux seuls philosophes, et qui consiste
non pas à s'absorber en Dieu, comme l'enseigne la
doctrine Védânta. mais à vivre, en quelque sorte,
ensociété avec lui, à participer de sa pureté, de
sa félicité et de sa sagesse. C'est là que Plalon se
montre particulièrement lui-même, et qu'il brise
les liens qui ont tenu avant lui l'esprit confondu
avec la matière. « Si l'âme, dit-il, se retire pure,
sans conserver aucune souillure du corps, comme
n'ayant eu volontairement avec lui aucun com-
merce, mais; au contraire, comme l'ayant tou-
jours fui, et s'étant toujours recueillie en elle-
même en méditant toujours, c'est-à-dire en
philosophant avec vérité et en apprenant ef-
fectivement à mourir (car la philosophie n'cst-
ellc pas une préparation à la mort?); si l'âme
se retire, dis-jc, en cet état, elle va à un être
semblable à elle, à un être divin, immortel et
plein de sagesse, dans lequel elle jouit d'une
merveilleuse félicité, délivrée de ses erreurs, de
son ignorance, de ses craintes, de ses amours
qui la tyrannisaient et de tous les autres maux
attachés à la nature humaine; et comme on le
dit de ceux qui sont initiés aux saints mysti
elle |iasse véritablement avec les dieux toute
l'éternité. » Aucun autre système, soit religieux,
soit philosophique, soit avant, soit après L'auteur
du l'Iit'il/m. n'est allé plus loin dans la voie du
Bpiritualisme. Il faut ajouter que Platon a i
Mi l'idée même de la métempsychose, dans les
limites OÙ il a. cru utile de la COnserVi
tyant d'y introduire le principe de la Kberté.
Ainsi, non contcnl di >• irder les différentes
conditions que notre âme est susceptible de tra-
verser comme des expiations gui doivent la
purger des fautes commises pendant une vie
antérieure, il accorde encore, à notre lihre
arbitre, à nos penchants secrels, une grande
influence sur le choix de ses conditions. « La
faute du choix tombera sur nous, Dieu est inno-
cent. » Voilà ce que dit aux âmes le prophète
qu'il introduit dans le récit de Her l'Arménien.
Cela est certainement difficile à concilier avec
la raison, comme il arrive souvent quand on
entreprend de justifier une tradition aveugle ;
mais ce n'est pas moins un effort pour rendre
le principe spirituel indépendant des lois de l'or-
ganisme.
L'idée de la métempsychose ne mourut pas
avec Platon, elle reçut, au contraire, de nouveaux
développements dans les derniers jours de la
philosophie grecque, quand les esprits épuisés
songèrent à ressusciter les vieux systèmes, entre
autres celui de Pythagore ; elle rajeunit en quelque
sorte dans la fusion qui s'établit alors entre les
idées platoniciennes et les doctrines orientales.
Aussi la rencontrons-nous également dans l'école
d'Alexandrie, au sein du judaïsme et chez un Père
de l'Église. Le principe de l'émanation comme
l'entendaient les alexandrins, ou le panthéisme
idéaliste, se prête peu, par sa nature, à la théorie
de la transmigration des âmes : car l'âme, dans
ce système, n'est pas autre chose qu'une idée, et
la matière qu'une négation. Remarquons, en
outre, que, selon quelques-uns de ces philosophes,
l'âme se l'ait elle-même son corps. Cependant la
métempsychose est entrée dans l'école de Plotin
et d'Ammonius Saccas, mais comme une tradition
pythagoricienne ou comme un emprunt de la
démonologie orientale, non comme une consé-
quence de ses propres doctrines. C'est le Syrien
Porphyre qui essaya d'accommoder cette idée
avec la philosophie de son maître. Admettant
comme un fait démontré, l'hypothèse platoni-
cienne de la réminiscence, il enseigne que nous
avons déjà existé dans une vie antérieure, que
nous y avons commis des fautes, et que c'est
pour les expier que nous sommes revêtus d'un
corps. Selon que notre conduite passée a été plus
ou moins coupable, l'enveloppe qui recouvre
notre âme est plus ou moins matérielle. Ainsi
les uns sont unis à un corps aérien, les autres à
un corps humain ; et s'ils supportent cette épreAe
avec résignation, en remplissant exactement i as
les devoirs qu'elle impose, ils remontent par
degrés au Dieu suprême, en passant par li con-
dition de héros, de dieu intermédiaire, d'ange,
d'archange, etc. C'est, comme on voit, le spiri-
tualisme de Platon étendu indistinctement à tous
les hommes. Observons de plus que Porphyre ne
fait pas descendre la métemj sychose jusque dans
la vie animale, quoiqu'il reconnaisse aux animaux
une àme douée de sensibilité et de raison. En
regard de cette échelle spirituelle qui va de
l'homme à Dieu, Porphyre nous en montre une
autre qui descend de l'homme à l'enfer, c'est-
à-dire au terme extrême de la dégradation et de
la souffrance : ce sont les démons malfaisants,
ou simplement les démons comme nous les ap-
pelons aujourd'hui. Ils sont répandus dans le
monde entier, et ce sont eux qui, poursuivant
les âmes humaines, les contraignent à rentrer
dans un corps lorsqu'elles en sont séparées.
On reconnaît le fond de cette même doctrine,
avec un caractère plus moral, plus consolant, plus
élevé, d insla kabbale des juifs. D'après le système
des kabbalistes, les âmes, comme tous les êtres
particuliers de ce monde, sont destinées à rentrer
la substance divine. Mais, pour cela, il faut
qu'elles aient développé toutes les perfections
METE
— 1097 —
MÉTE
dont le germe indestructible est en elles. Si elles
n'ont jias rempli cette condition dans une pre-
mière vie, elles en commencent une autre, et
après celle-ci une troisième, en passant toujours
dans une condition nouvelle où elles trouvent les
moyens d'acquérir les vertus qu i leur ont manqué
ravant. Cet exil cesse aussitôt que nous
sommes mûrs pour le ciel, ou que notre âme
est suffisamment développée pour goûter les
joies de leur union mystique avec Dieu ; mais il
dépend de nous, en refusant de réparer nés fautes
et en nous obstinant dans le mal, de le faire
durer toujours, c'est-à-dire jusqu'au moment de
la grande rénovation de l'univers. Ici, comme
chez Porphyre, la métempsychose est renfermée
dans le cercle de la vie humaine. Du reste, cette
croyance ne s'était pas seulement fait jour chez
les "sectateurs de la kabbale, elle existait aussi,
indépendamment du dogme de la résurrection,
dans la masse des israélites, où elle s'est main-
tenue fort longtemps. Entre autres témoignages
qui viennent à l'appui de ce fait, on peut citer
ces deux versets de l'Évangile de saint Jean
(ch. ix, t. 1 et 2) : « En passant, Jésus vit un
homme qui était aveugle de naissance, et ses
disciples lui demandèrent : Pour quels péchés cet
homme est-il né aveugle? Est-ce pour les siens
ou ceux de ses parents?» Évidemment, s'il était
né aveugle en punition de ses propres péchés, ce
ne pouvait être que pour ceux qu'il avait commis
dans une vie antérieure.
Du judaïsme, cette croyance a passé naturel-
lement dans le sein du christianisme ; non pas
dans le fond de ses doctrines, ou dans l'ensei-
gnement officiel de l'Église, mais dans l'esprit,
dans le sentiment particulier de quelques fidèles
encore dominés par l'influence des idées juives
ou païennes. Saint Jérôme nous apprend, dans
une lettre à Démétriade, que la transmigration
des âmes a été longtemps, parmi les premiers
chrétiens, l'objet d'un enseignement secret, et
se transmettait de l'un à l'autre, dans un petit
cercle d'initiés, comme un mal héréditaire :
Abscondite quasi in foveis viperarum versa ri.
et quasi hœreditario malo serpere in paucis.
Origène la professe hautement dans ses écrits, et
l'invoque comme le seul moyen d'expliquer
certains récits bibliques, tels que la lutte de
Jacoh et d'Ésaù avant leur naissance, l'élection
de JWémie, quand il était encore dans le sein
de sa mère, et quelques autres faits semblables,
qui accuseraient, selon lui, le ciel d'iniquité,
s'ils n'étaient justifiés par les vertus ou par les
fautes d'une vie antérieure. Ce n'est pas encore
tout: le prêtre d'Alexandrie, aussi platonicien au
moins que chrétien, entreprend d'expliquer la
création elle - même par le dogme de la mé-
tempsychose. En effet, d'après lui, ce n'est point
pour manifester sa puissance, ni pour faire
éclater sa bonté, que Dieu a donné l'existence à
la nature; mais afin de châtier les âmes qui,
avant de naître à ce monde, avaient failli dans
le ciel. C'est dans le même dessein que Dieu a
entremêlé son ouvrage de tant d'imperfections,
afin que ces intelligences dégradées, qui ont
mérite d'être attachées à un corps, fussent assail-
lies de plus de souffrances. Il est à peine besoin
d'ajouter qu'Origène n'admet pas plus que Por-
phyre et les sectateurs de la kabbale, que l'âme
humaine puisse descendre jusqu'à la vie et à
l'organisation de la brute.
Ainsi, à mesure que la religion et la philosophie
s'éclairent, que l'esprit humain s'éloigne des rêves
de son enfance et prend une connaissance plus
réfléchie de lui-même, la doctrine de la métemp-
sychose s'efface, se transforme, se spiritualise,
jusqu'à ce qu'elle ait disparu entièrement. Ce-
pendant nous devons parler ici des efforts qui
ont été faits d ins ces derniers temps pour la re-
mettre en honneur, et, si nous pouvons nous
exprimer ainsi, pour la ressusciter elle-même
sous une nouvelle forme, comme elle faisait
autrefois ressusciter les âmes. Deux écrivains
ont entrepris cette tâche, tous deux de l'école
socialiste : l'un est l'auteur du livre de l'Hu-
manité; l'autre, le fondateur de l'école phalan-
stérienne.
On a pu se convaincre, par les faits que nous
venons d'exposer, 1" que la métempsychose chez
les anciens n'a jamais exclu le spiritualisme,
mais, au contraire, qu'elle se fondait sur la dis-
tinction même de l'esprit et du corps, en aban-
donnant celui-ci seul à la dissolution, et en
réservant le premier pour une vie immortelle,
dont une partie devait se passer en dehors de la
vie; 2° qu'elle n'a jamais porté atteinte à la
personne humaine, considérée comme un être
distinct, ayant sa vie et sa destinée à part, portant
en elle-même le principe de ses actions, car c'est
précisément en étendant cette responsabilité au
delà des bornes de la vie, dans le passé comme
dans l'avenir, qu'elle essayait de se justifier ;
3° qu'elle a toujours été considérée comme un
mal, c'est-à-dire comme un châtiment ou comme
une épreuve dont l'homme désire naturellement
s'affranchir, et dont il s'affranchit réellement en
détachant son âme des biens fugitifs de ce
monde. C'est en invoquant des principes diamé-
tralement opposés que l'auteur du livre de l'Hu-
manité s'est efforcé de rétablir cette vieille
croyance. En effet, d'après lui, l'âme n'est pas
autre chose qu'un ensemble de phénomènes com-
plètement inséparables du corps. Sensation, sen-
timent, connaissance, tels sont ces phénomènes
dont aucun ne peut se produire ni se conserver
en dehors de l'organisme. De plus, l'individu
tout entier, l'homme considéré à la fois dans son
corps et dans son âme, est une simple manifes-
tation de l'espèce, de l'humanité : car celle-ci
représente seule ce qu'il y a en nous de per-
sistant, de durable, d'identique, ce que nous
appelons notre substance ou notre moi. Enfin,
la renaissance de l'individu dans l'humanité,
laquelle, à son tour, est inséparable de la terre,
de la nature, de la vie universelle, est une suite
de progrès vers le bien-être, vers la science, vers
l'amour, vers la réalisation d'une perfection
inépuisable. 11 est facile de voir que cette pré-
tendue métempsychose est tout simplement le
matérialisme : car si, d'une part, l'individu n'a
rien en propre que de simples phénomènes qui
paraissent et s'évanouissent; si, d'une autre part,
l'humanité, c'est-à-dire notre véritable moi, cette
substance dans laquelle nous vivons et nous re-
naîtrons, n'est par elle-même, comme le reconnaît
formellement M. Pierre Leroux, qu'une virtualité,
un idéal, ou ce qu'on appelle plus communément
une abstraction, qu'est-ce donc qui reste de nous
après la mort ? Absolument rien ; l'âme et le corps
se dissolvent du même coup; ii y a succession,
non résurrection ; et quant à cette félicité réservée
à l'avenir, elle n'a rien de commun avec moi, et
n'est pas plus propre à effrayer le méchant qu'à
réjouir l'homme de bien. L'auteur de cette doc-
trine n'est conséquent qu'en un seul point : c'est
lorsqu'après avoir sacrifié l'individu dans l'ordre
moral, en l'absorbant dans la société, il cherche
aussi a le détruire dans l'ordre métaphysique.
La croyance à la métempsychose est beaucoup
plus formelle et plus précise dans le système de
Charles Fourier; tuais elle y est mêlée de tant
d'autres chimères, et prend si peu de soinde se
justifier par quelque chose qui ressemble à une
observation ou à un raisonnement, qu'il suffit do
MKTII
1098 —
MÉTH
1' \] oser pour en faire justice. Ce n'est plus un
philosophe qui parle, c'est un prophète qui rend
des oracles.
Selon le père de l'école phalanstérienne ( Théorie
de l'unité universelle, t. II, p. 304-348), l'âme est
immortelle, mais elle ne peut se séparer du corps,
et son immortalité embrasse le passé non moins
que l'avenir. Toute la métempsychose est là, et,
pour être assuré qu'elle est la vérité, il suffit de
remarquer qu'elle est dans les vœux secrets,
qu'elle est conforme aux intérêts de l'humanité.
En effet, dit Fourier, où est le vieillard qui ne
voulût être sûr de renaître et de rapporter dans
une autre vie l'expérience quïl a acquise dans
celle-ci? Prétendre que ce désir doit rester sans
réalisation, c'est admettre que Dieu puisse nous
tromper. Il faut donc reconnaître que nous avons
déjà vécu avant d'être ce que nous sommes, et
que plusieurs autres vies nous attendent, les unes
renfermées dans le monde ou in Ir a-mondaines ,
les autres dans une sphère supérieure ou extra-
mondaines, avec un corps plus subtil et des sens
vins délicats. Toutes ces vies, au nombre de huit
cent dix, sont distribuées entre cinq périodes
d'inégale étendue et embrassent une durée de
quatre-vingt-un mille ans. De ces quatre-vingt-un
mille ans. nous en passerons vingt-sept mille sur
notre planète et cinquante-quatre mille ailleurs.
Au bout de ce temps, toutes les âmes particulières
perdant le sentiment de leur existence propre se
confondront avec l'âme de notre planète ; car les
astres sont animés comme les hommes. Le corps
de notre planète sera détruit, et leur âme passera
dans un globe entièrement neuf, dans une comète
de nouvelle formation, pour s'élever de là par
un nombre infini de transformations successives
aux degrés les plus sublimes de la hiérarchie des
mondes. Ainsi, a la métempsychose humaine vient
se joindre ce que Fourier appelle la métemp-
sychose sidérale. Mais pour revenir à la première,
qui nous intéresse le plus directement, voici en
quoi elle consiste : La vie qui nous attend, au
sortir de ce monde, est à notre existence actuelle
ce que la veille est au sommeil, ou ce que notre
existence actuelle est à notre vie antérieure.
Notre âme ayant pour corps un simple fluide ap-
pelé arôme, planera dans les airs comme l'aigle,
traversera les rochers ou l'épaisseur de la terre,
et jouira constamment de la volupté qu'on éprouve
en rêve lorsqu'on croit s'élever dans l'espace. Nos
sens épurés ne rencontreront plus d'obstacles, et
tous les plaisirs que nous connaissons aujourd'hui
nous seront rendus plus vifs et plus durables. 11
y a, dans notre vie présente, certains états, tels
que l'extase et le somnambulisme magnétique,
qui nous donnent une faible idée de notre
once future; mais si nous la pouvions con-
naître tout entière, nous n'y résisterions pas :
nous aurions hâte de sortir d'un monde où nous
sommes si malheureux et si mal gouvernés, le
genre humain deviendrait une hécatombe.
Nous répéterons ce que nous avons déjà dit :
on ne discute point de telles idées; nous obser-
verons seulement qu'elles sont parfaitement
d'accord avec la morale de Fourier. Quant on
ne reconnaît pas à la vie humaine d'autre but
que le plaisir, il faut placer l'immortalité dans
u sens et nous montrer le ciel sur la terre.
Pour la bibliographie, nous ne pouvons que
renvoyer le lecteur aux auteurs et aux ouvrages
cités dans le cours de cet article.
MÉTHODE, du grec |«0o5o;, recherche, per-
quisition ; ou bien, en remontant à l'étymologie,
route, chemin, voie pour arriver, à travers des
au DUt que l'on poursuit.
route, cette voie que la philosophie en-
seigne, est celle qui mène au vrai et au bien;
et, au milieu des notions de toute sorte, plus
ou moins claires, plus ou moins confuses, que
l'esprit tire de lui-même ou du dehors, la phi-
losophie ne peut pas lui rendre de plus utile
service que de lui donner le fil conducteur qui
le doit infailliblement diriger. C'est là, du moins,
la mission de la philosophie. Elle ne l'a pas
toujours justifiée sans doute; mais les plus
grands parmi les sages sont précisément ceux
qui ont le mieux tenu cette promesse et qui
ont fait le plus pour la méthode.
Il suit de cette définition même, que la mé-
thode philosophique doit nécessairement avoir
ces deux caractères distinctifs : d'abord d'être
universelle; et, en second lieu, d'être purement
rationnelle.
La méthode est universelle, en ce sens qu'elle
doit pouvoir s'appliquer, sans aucune exception,
à tous les actes de l'esprit, quels qu'ils soient,
depuis ces connaissances délicates et profondes
qu'il puise à la source de la conscience, jusqu'à
ces connaissances tout extérieures qui le met-
tent en rapport avec le monde ; depuis les mou-
vements les plus secrets et les plus intimes de
l'intelligence et de la raison, jusqu'à ces déve-
loppements innombrables et presque infinis que
prend notre activité dans ses relations avec les
choses matérielles. Si la méthode philosophique
n'est pas cela, si elle n'a point cette étendue et
cette portée, elle s'égare elle-même, et le philo-
sophe qui prétend guider les autres est le pre-
mier à méconnaître la route qu'il doit suivre.
Il est d'autant plus nécessaire d'insister à cet
égard, que bien des philosophes, même parmi
les plus habiles, se sont fait illusion. Ils ont pris
des méthodes particulières, spéciales à certains
points de la science, pour la méthode elle-
même ; et, au lieu de lui laisser le vaste et
complet domaine qui lui appartient, ils l'ont
restreinte de manière à lui ôter tout à la fois sa
grandeur et son utilité. Si les philosophes s'y
sont trompés, à plus forte raison bien d'autres
ont-ils commis la même erreur. Les physiologis-
tes en particulier, c'est-à-dire tous ceux qui
étudient la nature, et ce qu'on appelle les scien-
ces d'observation, s'y sont en général, mépris.
Parce qu'ils possédaient des méthodes plus ou
moins ingénieuses, plus ou moins puissantes
pour les sciences de détail qu'ils cultivaient, ils
se sont imaginé qu'ils possédaient la métlÉSde;
et, dans l'orgueil d'idées étroites et incomplètes,
ils ont pris plus d'une fois, avec la philosophie,
le ton de maîtres qui ont beaucoup à enseigner
et qui se croient fort certains de ce qu'ils ensei-
gnent. A côté des naturalistes, les mathémati-
ciens ont élevé des prétentions analogues ; et
parce qu'en effet, dans leur science particulière,
les méthodes sont à la fois très-nombreuses et
presque infaillibles, ils ont cru que seuls ils
avaient le monopole de la vraie méthode, et ils
ont essayé fréquemment, et avec une certaine
hauteur, de l'imposer à la philosophie. Pascal,
par exemple, proposait la méthode des géomè-
tres comme l'idéal de la méthode; la logique
lui semblait devoir se mettre à l'école des ma-
thématiques, et le seul moyen, à ses yeux, de
traiter avec quelque succès les questions de mé-
taphysique, c'était de les traiter comme on fait
des questions d'algèbre. Spinoza partage, jusqu'à
un certain point, la même erreur, et il la pousse
plus loin encore que Pascal : il donne aux dis-
cussions philosophiques la forme même et la
lémonstrations de géométrie, et
il parle de l'âme, de la liberté humaine, et de
Dieu avec cette glaciale impassibilité qui con-
vient aux mathématiques, sans se demander une
seule fois l'origine de ces axiomes dont il se
MÊTH
— 1099 —
jMÉTH
sert et d'où il déduit ses imperturbables consé-
quences. Avant Pascal, avant Spinoza, Bacon
avait cru aussi qu'il avait découvert la méthode;
et parce qu'il avait tracé quelques règles peu
'espnl
instrument, un nouvel organe.
Cette méprise de Bacon, de Pascal, de Spi-
noza, d'où est-elle venue ? Uniquement de ce
qu'ils ne se sont pas placés à un point de vue
assez général. Pour les deux premiers de ces
philosophes la chose est évidente ; pour l'autre,
elle l'est un peu moins, quoiqu'elle soit tout
aussi certaine. Spinoza embrasse l'univers dans
ses spéculations; il n'oublie qu'un seul point,
c'est de s'assurer de ses principes; et il les croit
infaillibles, parce qu'il procède par démonstra-
tions, par lemmes, et par scholies.
Ainsi, la vraie méthode ne peut se trouver que
dans une science qui, comme la philosophie, est
sans objet spécial, ou, pour mieux dire, qui a
pour objet l'universalité même des choses. Toute
science qui poursuit un but spécial et particu-
lier ne recherche ses méthodes qu'en vue de ce
but même. Les méthodes qu'elle trouve sont,
dans cette limite, parfaitement efficaces ; mais,
en dehors, elles sont sans valeur. Par exemple,
les méthodes de la botanique sont excellentes
pour arriver à la connaissance des plantes; elles
ne sont plus applicables à la physiologie, ni aux
mathématiques, ni à la psychologie. La philoso-
phie, au contraire, n'ayant point un objet parti-
culier, cherche et trouve une méthode qui n'a
rien, non plus, de particulier, qui s'applique
également bien à tout, et qui peut conduire
l'esprit aussi sûrement dans l'étude de la nature
que dans sa propre étude. La méthode n'a point
alors pour but un objet spécial, distinct de tous
les autres; qu'il s'agit d'étudier et de connaître.
Elle peut indifféremment servir à connaître tous
les objets : c'est un instrument général que l'es-
prit humain s'est créé.
De là vient le second caractère de la méthode :
elle doit être purement rationnelle. La philoso-
phie ne peut la demander qu'à l'analyse et à
l'observation de l'esprit humain lui-même ; et
c'e-t la réflexion qui doit la lui donner.
Le problème ainsi posé est à la fois très-sim-
ple et très-difficile à résoudre. En face des fa-
cultés dont l'intelligence est douée, il faut
qu'elle trouve à sa propre lumière quel est le
meilleur emploi qu'elle en puisse tirer. La re-
cherche de la méthode est donc purement psy-
chologique ; elle n'emprunte rien au monde ex-
térieur ni au témoignage de la sensibilité. Les
faits que l'intelligence observe et les principes
qu'elle adopte ne lui sont donnés que dans la
conscience. Il semble que rien ne soit plus aisé
que de les constater, et que tout observateur
doit y réussir à peu près également bien. Des-
cendre dans ces calmes analyses aussi profondé-
ment qu'il est possible de le faire, pousser jus-
qu'au sol au delà duquel il n'y a plus rien, s'y
établir et l'explorer tout entier, voilà ce qu'il
faut faire pour fonder là méthode sur une base
indestructible et féconde; voilà cependant ce
que bien peu de philosophes ont essayé, et
voilà le labeur qu'un ou deux seulement ont
accompli dans le cours entier des siècles. Ce
n'est pas précisément que l'entreprise soit in-
accessible à des efforts vulgaires ; ce n'est pas
qu'elle exi^e des facultés ou des forces extraor-
dinaires. Mais il faut se dire avec plus de pré-
cision que ne le disent la plupart des philoso-
phes, que cette entreprise est à tenter. Il faut
voir clairement le but que l'on poursuit, et y
marcher avec persévérance et résolution. Si
tant de génies puissants ont manqué d'une mé-
thode, tout en croyant en avoir une, c'est qu'ils
ne s'étaient pas à l'avance posé assez nettement
les conditions de cette recherche, et qu'ils ont
en général procédé plutôt par une sorte d'in-
stinct que par une réflexion suffisamment sûre
d'elle-même. Il faut ajouter que les philosophes
n'ont fait avancer la méthode qu'en proportion
même de ce qu'ils étaient psychologues; et
comme la psychologie a été bien rarement étu-
diée ainsi qu'elle devait l'être, la méthode, par
suite, a été bien rarement trouvée et décrite
avec exactitude.
On n'a point ici la prétention de tracer un ca-
dre complet et infaillible de la méthode ; mais
quand on prend Platon et Descartes pour guides,
on est sûr de ne point s'égarer, et si la descrip-
tion n'est pas entière, elle sera, du moins,
exacte et fidèle dans les principaux traits qu'elle
présentera.
L'esprit, en s'observant, a d'abord à traverser
ces notions de tout ordre, de toute espèce, que
les perceptions sensibles auxquelles il a été dès
longtemps livré lui ont transmises. C'est une
sorte de chaos et de confusion qu'il doit écarter
de lui, et où se sont perdus bien des observa-
teurs, même attentifs et scrupuleux. Il faut que
l'esprit repousse toutes ces vaines et obscures
notions, et qu'il arrive jusqu'à se saisir lui-
même, indépendamment de toutes les modifica-
tions plus ou moins profondes, plus ou moins
claires qu'il éprouve. Ce reploiement de l'esprit
sur lui-même, la réflexion proprement dite, qui
n'a pour objet que l'esprit qui réfléchit, est le
fait fondamental sans lequel il n'y a point de
méthode. Tant qu'on n'en est point arrivé à ce
degré d'abstraction, et que dans ces délicats
phénomènes on n'a point séparé de l'esprit ce
qui n'est pas lui, pour n'observer et ne sentir
que lui seul, on est resté à moitié route, et l'on
n'a point atteint le véritable point de départ ;
on s'est arrêté aux abords de l'esprit, on n'a
point pénétré jusqu'à l'esprit lui-même. Mais
une fois qu'on s'est aperçu, et qu'on a eu pleine
conscience de soi, il ne s'agit plus que de fixer
ce phénomène fugitif, autant du moins qu'il
peut être fixé, et de le rappeler, par une pa-
tiente et profonde habitude, toutes les fois que
l'observation le réclame et en a besoin. Cette
aperception primitive de l'esprit qui se sait et
se découvre lui-même, est précisément ce qui
constitue le moi, la personne humaine, avec les fa-
cultés que Dieu nous a données et qui constituent
aussi toute la dignité, toute la valeur, toute la
puissance de notre nature privilégiée. C'est là ce
qui fait de l'être humain un être à part dans la
création, c'est là ce qui le distingue profondé-
ment de tous les êtres animés quels qu'ils
soient, c'est là précisément ce qu'on veut dire
quand on soutient que les animaux ne sont pas
doués de pensée et de raison, tandis que tous les
hommes sont doués, bien qu'à des degrés divers,
de l'une et de l'autre.
Cette intuition primitive de l'esprit a plusieurs
caractères ; mais il en est deux surtout qui mé-
ritent d'êtres remarqués : t
1° Elle est d'une évidence incomparable. L es-
prit, en se voyant lui-même, s'affirme avec une
foi imperturbable ; il douterait plutôt du monde
extérieur qu'il ne douterait de soi. Cette intui-
tion est accompagnée d'une telle clarté qu'elle
est irrésistible; et le scepticisme le plus aveugle
et le plus résolu ne peut aller jusqu'à la mécon-
naître ou à la nier, parce qu'il n'est pas un de
ses doutes les plus audacieux qui n'implique et
ne révèle cette primitive affirmation, à laquelle
A1ETH
— 1100 —
METII
il ne peut échapper, même au prix des plus
monsirueuses contradictions.
2° En second lieu, Papereeption primitive de
l'esprit s'attache à un fait vivant, et ce fait est
tellement uni au fait de notre propre existence,
qu'il est impossible d'affirmer l'un sans affirmer
l'autre du même coup. Descartes ne peut pas
distinguer la pensée de l'existence; il ne peut
pas séparer la première de la seconde ; et c'est
avec toute raison qu'il soutient qu'il ne tire
pas l'une de l'autre par voie de conséquence, et
que le je pense, donc je suis, n'est pas un syllo-
gisme. 11 pouvait bien mettre au défi tous ses
contradicteurs ; et, pour repousser tous leurs ar-
guments, il n'avait qu'à les renvoyer à l'examen
de leur propre conscience, toujours prête à leur
livrer, dans son éclatante complexité, l'identité
absolue de ces deux termes: être et penser.
Ainsi, ce que l'esprit trouve d'abord quand il
rentre en soi, c'est lui-même ; et il se voit avec
une prodigieuse et infaillible clarté qui, des pro-
fondeurs de la conscience, se projette sur les
objets extérieurs à des degrés divers, et dans des
proportions que mille causes peuvent faire va-
rier, sans que rien puisse jamais la détruire.
Mais ces clartés intérieures qu'il faut recher-
cher avant tout, si l'on veut connaître et suivre
le véritable chemin, ne sont pas sans dangers.
Au seuil même de la méthode, elles peuvent
nous égarer. C'est elles qui doivent nous guider :
elles peuvent nous éblouir. Ces profondeurs ris-
quent parfois de nous donner le vertige. Il faut,
pour les sonder, des regards bien fermes et bien
sûrs d'eux-mêmes ; et il en est très-peu qui
aient pu soutenir tant de lumières et pénétrer
tant de mystères que nous en portons en nous.
Le mysticisme est là avec toutes ses folies et
même ses sacrilèges. Dieu est dans notre âme
comme il est dans le reste du monde ; il y est
même plus que partout ailleurs, parce que la
pensée et l'intelligence viennent de lui plus di-
rectement encore que toute autre chose. 11 ar-
rive donc souvent que l'homme en rentrant en
soi, se méprend jusqu"à ce point de prétendre y
étudier Dieu, quand il devrait surtout s'y étu-
dier lui-même. La confusion est aussi facile
qu'elle est dangereuse, et plus d'un philosophe
a glissé sur cette pente où ne se sont pas tou-
jours retenus les plus prudents génies.
Il ne s'agit pas ici de décrire le mysticisme
dans tous ses principes et dans ses conséquences
redoutables. Ce tableau a été souvent et très-
fidèlement tracé. Il n'est pas un esprit sensé
qui ne voie les erreurs et les périls de cette doc-
trine. Tout ce qu'il importe, c'est qu'on connaisse
bien la source de laquelle il sort, et qu'on sache
non pas ce qui le justifie, mais ce qui l'égaré.
Remonter jusqu'à cette source cachée, constater
ce qu'elle est. établir qu'elle est celle même où
se puise la vraie méthode, voilà tout ce qu'on
veut faire, en ce moment, pour signaler et
prévenir les éeueils du mysticisme. Le mysti-
cisme, comme la vraie méthode, emprunte son
point de départ à la psychologie; seulement,
au lieu d'une observation attentive, limitée, pré-
cise de la conscience, il se laisse aller à tous los
B, a toutes les obscurités du sentiment. I
scène du monde intérieur le frappe d'un enthou-
siasme qui l'enivre et l'aveugle; il n'étudie pis.
il se passionne; et, dans les mimes ardentes
et vigoureuses, les élans d'admiration et d'amour
auxquels il se laisse emporter, n'ont plus de
bornes et sont bientôt aussi déplorables que la
cause en est sainte et pure. En présence de ces
splendeurs qu'un découvre en soi, on en arrive
blentol ;< oublier. à dédaigner le monde an mi-
lieu duquel on vit; et, pour chercher Dieu, le
sentir et lui plaire, on commence par manquer
à tous les devoirs qu'il nous impose.
Il est si vrai que le mysticisme part de la
même source que la méthode, que les systèmes
qui l'ont produit sont précisément les systèmes
qui ont le plus fait pour la méthode et la psycho-
logie: dans l'antiquité, le mysticisme alexandrin
est ne du platonisme. Dans les temps modernes,
Spinoza et Malebranche sont des fils directs,
quoique assez peu légitimes, de Descartes, qui,
mal interprété par eux, les a égarés comme il
a peut-être contribué à égarer Fénelon ; et, de
nos jours, les aberrations d'une partie des mys-
tiques allemands se rattachent évidemment aux
recherches trop peu exactes de Kant sur la rai-
son pure.
Ceci ne veut pas dire que le mysticisme soit
le moins du monde une conséquence inévitable
des investigations par lesquelles la psychologie
fonde la vraie méthode. Non, sans doute, en
suivant Platon et Descartes, on n'est pas tenu
de devenir mystique; et, si l'on comprend bien
ces guides expérimentés, on est même assuré
d'éviter les faux pas où d'autres sont tombés.
.Mais, il faut bien qu'on le sache, le péril est
proche, et, puisque tant d'esprits y ont succombé,
il est prudent d'y songer toujours et de s'en
défendre.
Ainsi, l'ajierception de l'esprit par lui-même,
son affirmation imperturbable de la pensée qui
le constitue, et de son existence, tel est le pre-
mier fait que la réflexion nous donne. C'est Ya-
Uquid inconcussum, inébranlable à tout scep-
ticisme, que recherchait Descartes, et qu'à son
exemple nous devons tous trouver ainsi que
lui, en prenant le chemin qu'il nous trace et en
rentrant en nous.
Mais, à côté du principe de notre propre pen-
sée, fondement réel, nécessaire, vivant, uni-
versel, de tous les autres principes, nous décou-
vrons dans la conscience des données d'un tout
autre ordre, non moins importantes et non moins
claires, bien qu'elles soient toutes différentes.
Ces données sont de deux espèces principales,
et, réunies à celles qui constituent et nous ré-
vèlent le moi, elles embrassent dans leur éten-
due sans limites l'infini, tel qu'il est donné à
l'homme de le connaître et de le comprendre.
Ces données nouvelles sont ou supérieures à
l'homme, et, fécondées par une saine psycho-
logie, elles peuvent fonder la seule et vraie
tliéùdieée ; ou bien elles sont inférieures à
l'homme, en ce que nous les recevons du monde
où nous vivons, et qui vaut moins que nous,
bien qu'il soit, ainsi que nous, l'œuvre de celui
qui a tout en é.
Il y a dans la conscience, auprès et au-dessus
du sentiment du moi, toujours présent, toujours
actuel, d'autres principes que la réflexion dé-
veloppe en les éclaircissant, et qui rattachent
l'homme immédiatement à Dieu. Cet être que
nous sommes, d'où vient-il? qui nous l'a donné?
Cette pensée du fini, que nous atteignons direc-
tement en nous, suppose invinciblement cette
autre pensée d'un infini sans lequel le fini ne
peut être ni se comprendre. Suivons ces notions,
creusons-les avec Descartes ; et, grâce à ses con-
seils, nous trouverons au fond de notre être,
de notre pensée, do notre existence, ces solides
et incomparables démonstrations que le phi-
losophe met au-dessus des démonstrations tint
vantées de h géométrie, qui, pour le vulgaire,
sont aussi irréfutables que simples. Il faut lire
dans Descartes lui-même, et surtout dans les
Méditations, <-r< anilyses que personne avant
lui, personne après lui, n'a décrites avec autant
de i 1 u te ri d V\acliludo Ne les résumons même
MÉTII
— 1101
MÉTH
pas ici : ce serait peine fort inutile; mais disons
que la vraie méthode, qui nous donne d'abord
la conscience de notre pensée et de notre être,
nous donne tout à la fois l'idée et l'existence de
Dieu, aussi manifeste pour les yeux qui ne se
ferment pas volontairement à cette irrésistible
lumière, que l'idée même de notre propre vie.
Par là. remarquons-le bien, la philosophie est
aussi religieuse qu'elle est profonde et métho-
dique ; et les doctrines qui ont le mieux compris
Dieu, et les rapports de l'homme à Dieu, sont
celles aussi qui ont le mieux pratiqué la mé-
thode et le plus cultivé la psychologie.
Enfin, au-dessous de ce monde où s'élève la
pensée sous le ciel calme et serein de la con-
scieace, il en est un autre où la pensée pénètre
aussi, mais, en quelque sorte, en s'abaissant :
c'est le monde sensible. Il est certain d'une cer-
titude absolue que, dans la conscience, outre le
moi, outre l'idée de Dieu et de l'infini, il y a
cette autre idée tout aussi claire du monde exté-
rieur, se produisant à nous dans ces innombra-
bles phénomènes qui s'écoulent et passent per-
pétuellement sous l'œil de notre esprit.
D'où viennent ces phénomènes? comment arri-
vent-ils jusqu'à l'esprit?
De ces deux questions, la première reçoit une
réponse infaillible et simple. Ces phénomènes
ont des causes extérieures à nous; ces causes
sont dans le monde du dehors. Nous n'en pou-
vons douter et nous affirmons l'existence de ce
monde aussi fermement que nous affirmons la
nôtre.
Quant à la seconde question, elle est des plus
obscures et des plus délicates. Jusqu'à présent,
il n'est pas un système qui en ait donné une
explication satisfaisante et complète. Évidem-
ment le monde du dehors ne nous est connu que
par l'intervention de la conscience dans laquelle
il a, en quelque sorte, son contre-coup. II ne
suffit pas de sentir pour que la sensation ait
quelque signification; il faut, en outre, l'aper-
cevoir: en d'autres termes, il faut sentir que l'on
sent. Autrement les témoignages que la sensibi-
lité nous apporte seraient pour nous comme s'ils
n'étaient pas. Ce point est incontestable : et c'est
là ce qui lait que la solution la plus simple, la
plus naturelle et la plus vulgaire du problème,
c'est de croire que les idées que nous avons du
monde extérieur en sont comme des images et
des représentations. Une analyse plus attentive
et plus scientifique a démontre que cette théorie
était insoutenable, et qu'elle ne faisait que re-
culer la difficulté, loin de la résoudre. Reid a
rendu son nom illustre en l'attachant à cette ré-
futation victorieuse ■ mais le système qu'il a
tenté de substituer à celui qu'il détruisait n'a
fait qu'attester le phénomène sans l'expliquer.
Oui, nous avons par la perception que nous ré-
vèle notre conscience, la connaissance du monde
extérieur; oui, nous croyons irrésistiblement à
l'existence de ce monde, et le scepticisme qui la
nie est à peu près ausssi insensé que celui qui
nie notre propre existence et la pensée que nous
en avons.
Mais la solution de ce problème toujours pen-
dante, bien qu'elle ait été essayée par les plus
beaux génies, importe assez peu à la méthode.
Par quelque moyen que les notions du monde
extérieur arrivent à la conscience, elles y sont,
évidentes, incontestables et nécessaires. Si la
méthode en a besoin, elle peut les y puiser avec
tout autant de sécurité qu'elle y puise la notion
du moi et l'idée de Dieu. Elle n'a pas plus à
douter des données de la sensibilité qu'elle ne
doute des données de la raison. C'est le corps,
nous le savons de science certaine, qui nous
transmet toutes les notions sensibles ; le corps
a ses obscurités, il a ses chaînes, conditions que
Dieu impose à l'homme et auxquelles l'homme
ne peut se soustraire. C'est de là que viennent
toutes les difficultés d'un problème que la science
n'a point encore su résoudre. Mais en laissant
ces difficultés pour ce qu'elles sont, la raison
peut si bien se servir des notions du monde,
telles qu'elles apparaissent dans la conscience,
que parfois ces notions ont suffi au philosophe
pour reconstruire ce monde dont elles sont des
indices. Descartes se passe, pour faire l'univers
qu'il décrit, de l'observation directe des faits :
son monde est rationnel ; et, sur les traces qu'a
laissées en lui l'action antérieure de la sensi-
bilité, il édifie tout un système qui, sans être
réel, ne contredit en rien la réalité, parce qu'il
en vient, à l'insu même du philosophe. L'esprit
de l'homme est perpétuellement le réceptacle
d'une foule de sensations de tout degré, de tout
ordre, qu'il subit presque toutes, sans le savoir,
sans les connaître. Celles qu'il observe distinc-
tement en lui au moment où elles le frappent,
sont peut-être les moins nombreuses de toutes,
quoiqu'elles doivent être les plus fécondes pour
sa pensée et pour son activité. Mais lorsque plus
tard la réflexion vient essayer de mettre l'ordre
dans ce chaos, elle y trouve des matériaux de
toute espèce qu'elle ne crée pas; seulement,
elle les emploie à son gré, et elle peut en faire
un très-solide édifice.
11 y a donc dans la conscience trois termes
que nous y pouvons retrouver sans cesse, qui se
supposent et s'enchaînent mutuellement : le
moi; Dieu et le monde. Celui qui importe le
plus, et l'on pourrait dire uniquement, à la
méthode, c'est le premier. Les préceptes et les
règles qu'elle tirera de celui-là, lui serviront à
comprendre les deux autres; et pour le monde
en particulier, la méthode pourra donner des
règles spéciales qui apprendront à le mieux ob-
server ; mais ces règles mêmes ne seront que
le reflet et l'écho de celles qu'elle aura emprun-
tées à l'observation directe du moi.
Je laisse de côté ces autres connaissances bien
autrement graves et utiles que la conscience
bien observée nous procure : la connaissance
directe, intuitive de la spiritualité de l'âme, de
sa liberté, de son rapport à Dieu, sa loi et sa
perfection. Tout ceci importe à la destinée mo-
rale de l'homme, à son bonheur ici-bas, à ses
espérances, à sa foi; mais ces notions, tout im-
portantes qu'elles sont, ne se rattachent pas
directement à la méthode ; elle peut les négli-
ger provisoirement, sauf à y revenir plus tard,
à la fois pour les approfondir et pour les appli-
quer à la conduite même de la vie et au salut
de l'homme.
Quelles seront donc les règles de la méthode
proprement dite?
Descartes les a réduites à quatre, et il a cru
qu'elles étaient suffisantes « pourvu qu'on prît
une ferme et constante résolution de ne pas
manquer une seule fois à les observer ». Toutes
connues qu'elles sont, il est bon de les rappeler
encore une fois.
La première et la plus importante de toutes,
celle qui peut même suffire à elle seule, c'est
« de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie
qu'on ne la connaisse évidemment être telle. —
La seconde, de diviser chacune des difficultés
qu'on veut examiner, en autant de parcelles
qu'il se peut et qu'il est requis pour les mieux
résoudre. — La troisième, de conduire, par
ordre, ses pensées, en commençant par les objets
les plus simples, pour monter peu à peu, comme
par degrés, à la connaissance des plus composés
MÉTH
— 1102 —
MÉTH
i — La quatrième enfin, de faire partout des
dénombrements si entiers et des revues si géné-
rales, que l'on soit assuré de ne rien omettre. »
Ces règles, parfaitement justes, parfaitement
utiles, sortent du fond même de la conscience;
et, sous une forme un peu différente, elles ne
sont que la description et la contre-épreuve du
moi lui-même. Elles ont tous ses caractères, et
ne font que le reproduire aux divers points de
vue qu'il présente à l'observation attentive de
la conscience.
Ce qui frappe tout d'abord dans l'aperception
intime et réfléchie du moi par lui-même, c'est
la prodigieuse clarté de cette- notion et son
indiscutable certitude. Nous croyons à nous-
mêmes d'une foi inébranlable, parce que la
notion que nous avons de notre pensée est d'une
évidence contre laquelle rien ne peut lutter,
qu'à la condition de l'égarement et de la folie.
Cette notion est vraie, pour nous,_ d'une vérité
absolue, immédiate, invincible. L'évidence sera
donc le critérium de la vérité, et ce serait vou-
loir nous nier nous-mêmes contre le témoignage
criant de notre conscience, que de résister à
prendre pour vraie toute notion qui nous appa-
raîtra sous une évidence analogue. Sans doute,
il n'en est pas une qui puisse jamais égaler en
clarté la connaissance du moi; mais toutes les
notions, soit du dehors, soit du dedans, auront
droit à notre créance en proportion même
qu'elles se rapprocheront de cette incomparable
lumière. L'évidence des notions sensibles, l'évi-
dence de certains principes de la raison se fon-
dent, en dernière analyse, sur cette évidence
primitive. Sans le moi, qui a pleine et manifeste
conscience de lui-même, nous ne connaîtrions
rien d'une connaissance vraiment intelligente,
et nous serions réduits à cette condition que
Descartes appellerait automatique, et qui, selon
toute apparence, est celle même des animaux.
Si toute évidence, de quelque degré, de quel-
que nature qu'elle soit, se rapporte à cette pre-
mière évidence, il s'ensuit que l'évidence sera la
première règle de la méthode. Toute notion obs-
cure doit être pour nous à peu près comme si
elle n'était pas ; et, dans cette carrière où nous
cherchons à marcher, on n'avance sûrement qu'à
la clarté de ce flambeau. La philosophie ne peut
pas, à l'entrée de sa route, poser un point de dé-
part à la fois plus solide et moins contestable.
Les mathématiques aussi, et d'autres sciences
dites exactes, font grand usage de l'évidence, et
les axiomes sans lesquels elles ne seraient pas
n'y sont possibles que parce qu'ils sont évidents.
La philosophie n'a donc pas le monopole de l'é-
vidence ; mais elle seule en a le secret, parce
qu'elle remonte jusqu'à la source intime et pro-
fonde d'où sort l'évidence, et où les autres scien-
ces se contentent de puiser sans même savoir
qu'elles y puisent.
La seconde règle se rapporte encore au moi et
se modèle sur lui tout comme la première. En
fait, il n'y a rien de plus simple que le moi et
que celte aperception qu'il a de lui-même. Dans
tout autre acte de l'esprit, il y a toujours néces-
sairement deux ternies : l'esprit qui pense et la
pensée, quel qu'en soit d'ailleurs l'objet. Ici, au
contraire, quand l'esprit s'observe et réfléchit,
c'est-à-dire quand il se prend lui-même pour ob-
jet de sa propre pensée, il n'y a vraiment qu'un
terme unique. L'abstraction pourra bien toujours
distinguer l'esprit observant de l'esprit observé;
mais ce n'est là qu'une nécessité de langage, une
sorte de subtilité qui ne ebange pas la nature
des choses ; au fond, il n'y a pas deux termes ; il
n'y en a qu'un, doue si l'on veut d'une merveil-
leuse complexité, mais qui ne perd rien de son
unité essentielle, parce qu'il se présente tout à
la fois sous deux aspects qu'il est possible de
discerner et d'exprimer. C'est même cette simpli-
cité parfaite du moi qui constitue l'évidence ab-
solue du phénomène. Il s'ensuit que de même que
l'évidence issue du moi devait être lo critérium
universel et irréfragable de toutes les autres no-
tions, de même aussi, plus ces notions seront
simples, plus elles seront évidentes. La méthode
a donc bien raison de recommander, pour se-
conde règle, de diviser les notions en autant de
parcelles qu'il se peut, persuadée qu'elle arrivera,
par ce moyen, à la solution plus facile et plus
complète des difficultés que l'esprit rencontre.
Ainsi la seconde règle n'est pas moins certaine
ni moins féconde que la première; et, comme
elle, c'est d'une observation exacte du fait pri-
mitif de la réflexion qu'elle découle.
La troisième n'est qu'une suite nécessaire de
la seconde. On ne décompose que pour arriver à
mieux comprendre et à se rendre compte plus
facilement des choses. C'est bien le plus simple
que l'on cherche et que l'on atteint par une ana-
lyse clairvoyante et attentive : mais le simple
n'existe point dans la réalité, si ce n'est dans le
fait unique de la perception primitive. Partout
ailleurs, le réel, c'est le composé; et pour com-
prendre le réel lui-même, il faut reformer, par
une synthèse puissante, ce tout que l'analyse
avait réduit en fragments et en poussière.
La quatrième règle, enfin, sort de la troisième
tout aussi directement que la troisième sortait
de la seconde. La synthèse serait incomplète et
menteuse, si elle ne reproduisait pas tous les élé-
ments sans exception qui entrent dans la réalité
et qui la constituent. Il faut donc s'assurer par
des dénombrements et des revues scrupuleuses
et générales qu'on n'a rien omis, et que ce déli-
cat inventaire n'a rien laissé échapper à la prise
de l'intelligence attentive.
On ne voudrait pas pousser^ les analogies trop
loin et les fausser en les exagérant; mais il faut
pourtant ici en signaler encore une. Le moi aussi,
en s'observant lui-même, a ce double et inévi-
table mouvement d'analyse et de synthèse ; il se
décompose, en quelque sorte, pour se mieux sai-
sir ; et pourtant la loi même de sa nécessaire
unité le ramène à une synthèse qu'il ne peut ni
détruire ni mutiler.
Ainsi l'évidence et la simplicité du moi, voilà
les deux premières bases de la méthode ; l'ordre
et l'intégrité des notions, voilà les deux secon-
des ; et, comme le dit Descartes, ces quatre rè-
gles, si elles ne comprennent pas tout, suffisent
cependant, parce que logiquement tout peut en
découler.
On doit voir maintenant avec quelque netteté
ce qu'est la méthode proprement dite. On doit
voir que celle dont on vient de présenter la trop
rapide et grossière esquisse porte précisément
les deux caractères que nous demandions à la
vraie méthode: elle est universelle et rationnelle.
D'abord, il n'y a pas un seul acte, une seule ap-
plication, un seul développement de l'esprit, quel
qu'il puisse être, quel qu'en soit l'objet, qui ne
puisse l'employer ou même qui puisse s'en pas-
ser. En second lieu, ce n'est pas à une source
extérieure qu'elle emprunte ses données : elle
les tire toutes, sans exception, du fond même de
la raison et de la conscience, et c'est sur le fait
toujours présent, toujours vivant du 7noi, qu'elle
bâtit son édifice inébranlable et infini.
Si ceci est vrai, on voit ce que valent ces pré-
tendues méthodes qu'on appelle méthode syllo-
Çistique. méthode géométrique, méthode indue-
tive, méthode de division, méthode de
composition, etc., etc. Ces méthodes ont jertai-
MÉTH
— 1103 —
MÊTI-1
nement leur vérité et leurs applications utiles ;
dans le domaine qui leur est propre, elles sont
efficaces, puissantes, parfois même infaillibles.
Mais ces méthodes, et toutes celles qu'emploient
les sciences particulières, ne sont pas la mé-
thode; elles n'en sont que des conséquences plus
ou moins éloignées, plus ou moins obscures, des
résultats plus ou moins heureux, plus ou moins
intelligents et réfléchis. Au-dessus d'elles, la vraie
méthode s'élève pour les dominer, les soutenir
et les vivifier. Elle est impliquée profondément
dans toutes les autres, qui, le plus souvent, la
méconnaissent tout en se laissant guider par elle,
et qui puisent leur force en elle seule sans la
discerner. 11 n'y a que la philosophie qui la pos-
sède dans toute son étendue et dans toute sa
fécondité.
C'est la méthode ainsi comprise qui donne à
l'intelligence humaine le secret de sa nature et
de sa puissance. Tant que le philosophe n'est
point arrivé, par ses efforts persévérants, jusqu'à
ce sanctuaire de la conscience, tant qu'il n'a pas
découvert et sondé cette source intarissable et
presque divine, il s'ignore encore lui-même ; et,
quels que soient d'ailleurs son génie et ses œuvres,
il n'a point vraiment mérité le noble titre que le
vulgaire lui donne; l'ami de la sagesse n'est
alors guère plus sage que ceux qui l'admirent
sans le comprendre. Il ne se comprend pas en-
tièrement lui-même. La méthode est le fond
même de la philosophie, et voilà comment on a
quelquefois confondu la philosophie et la mé-
thode, bien qu'il y ait entre elles cette différence
essentielle, que la première n'est que l'instru-
ment de la seconde. C'est là aussi ce qui fait que
le père de la méthode, dans les temps modernes,
est appelé le père de la philosophie ; et si nous
relevons de Descartes, si les siècles en doivent
désormais relever, sans qu'il soit désormais per-
mis de s'écarter de la route indiquée par lui,
c'est qu'il a décrit la vraie méthode avec plus de
rigueur et d'exactitude qu'aucun autre philoso-
phe, et qu'il n'est plus possible, sans s'égarer, de
ne pas se rendre à cette lumière supérieure.
Du reste, pour rester fidèle aux conseils de
Descartes, et pour en montrer toute l'utilité, il
faudrait aller jusqu'à indiquer dans la pratique
• les précautions délicates et prudentes que ré-
clame cet exercice de la réflexion. Il ne suffit
pas de comprendre une fois, même très-nette-
ment, ce qu'est la méthode et ce qu'elle doit
être; il faut revenir fréquemment sur ces idées
intimes et s'en faire une durable habitude. Il est
certain que la disposition matérielle du corps et
l'organisation physiologique ne sont pas sans in-
fluence sur cette activité intérieure de l'esprit.
La tempérance tant prescrite par la sagesse, et
qui, selon Platon, est une partie de la vertu, est,
en ceci, une condition presque indispensable du
succès. Si l'âme est livrée au trouble des pas-
sions, si elles agitent et bouleversent le corps, la
réflexion est presque impossible dans le sens
dont nous parlons ici ; et ses efforts, si elle en
fait, sont à peu près impuissants et stériles. Ceci
nous aide à comprendre dans Descartes ses re-
commandations nombreuses et si vives sur les
soins qu'exige la santé, et sur cette surveillance
du corps qui doit tourner au profit de la réflexion.
L'exemple personnel de Descartes doit nous in-
struire; et cette attention minutieuse qui, dans
les natures vulgaires, est un signe de faiblesse,
n'a rien ôté à la sienne de sa décision et de sa
vigueur. On peut croire aussi que cette imper-
turbable santé dont jouissait Socrate, et qu'at-
teste le témoignage de Platon, n'a pas peu con-
tribué à l'énergie de ces contemplations inté-
rieures qui ont pris en lui un caractère presque
surhumain. Ce sont là des soins que connaît for*
bien, en général, le mysticisme; malheureusement
il les pousse à l'excès, et ses exagérations ne vont
en rien aussi loin que dans cet ascétisme ; il ne
recule même pas devant l'extravagance. Mais .1
faut bien savoir qu'ici encore le mysticisme n'est
pas dans une complète erreur. Le philosophe le
plus sage et le plus réservé partage ces préoc-
cupations, qu'il restreint d'ailleurs dans dejustes
limites, tandis que le mysticisme ne connaît pas
de bornes. Platon, qui n'est pas mystique, va ce-
pendant jusqu'à aire que la philosophie'est un
apprentissage de la mort; et le frein qu'il impose
au corps est assez puissant pour que l'âme en
soit, en quelque sorte, délivrée dès ici-bas.
Du reste, il ne faut pas prendre en dédain cette
vigilance, qui est matérielle au moins autant que
morale. Plus d'un philosophe n'a échoué que
pour l'avoir négligée, et c'est se connaître soi-
même bien peu que de ne pas savoir tenir
compte de ces infirmités de notre nature.
Si la méthode est bien ce qu'on vient de dire,
il est facile de juger la place qu'elle tient dans
l'histoire de la philosophie. Au fond, on ne peut
compter que trois grandes tentatives : celle de
Platon, celle de Descartes et celle de Kant. Ceci
ressort évidemment de ce qui précède. Ces ten-
tatives ont des rapports intimes, bien qu'elles
aient eu des succès fort différents, et que les gé-
nies qui les ont faites aient vécu à des époques
fort diverses, et qu'ils aient possédé des qualités
qui ne le sont pas moins.
On a remarqué dès longtemps les analogies
que la méthode de Platon présente avec la mé-
thode de Descartes. Ce qui les rapproche le plus,
c'est leur commun spiritualisme; ce qui les sé-
pare, c'est que, si leur principe est à peu près le
même, les procédés sont fort dissemblables. Mais,
pour mieux comprendre en quoi elles se tou-
chent et en quoi elles s'éloignent l'une de l'au-
tre, voyons d'abord l'idée que Platon se fait de
la méthode, ce qu'il lui demande et comment il
prétend la découvrir et l'appliquer. Ce qu'on ap-
pelle ici la méthode de Platon doit se confondre
entièrement avec sa dialectique.
« Il s'agit, dit Platon, d'imprimer à l'âme un
mouvement qui, du jour ténébreux qui l'envi-
ronne, l'élève jusqu'à la vraie lumière de l'être
par la route que nous appelons pour cela la vraie
philosophie (République, liv. VII, p. 79, trad. de
M. Cousin). La dialectique, qui est à toutes les
autres sciences ce que le chant est à de vains
préludes, est une science toute spirituelle. Sans
aucune intervention des sens, elle parvient par
la raison seule jusqu'à l'essence des choses. Elle
ne s'arrête point avant d'avoir saisi par la pensée
l'essence du bien ; et celui qui se livre à la dia-
lectique est arrivé au sommet de l'ordre intelli-
gible (ubi supra, p. 103). Il n'y a que la méthode
dialectique qui tente de parvenir régulièrement
à l'essence de chaque chose ; il n'y a qu'elle qui,
écartant les hypothèses, va droit au principe pour
s'y établir solidement, et qui tire peu à peu l'œil
de l'âme du bourbier où il est honteusement
plongé et le porte en haut {ubi supra, p. 105,
106). La dialectique est le faîte et le comble de
toutes les autres sciences (ubi supra, p. 109), et
celui qui se place sous le point de vue gênerai
est dialecticien » (ubi supra, p. 115).
Il serait inutile de pousser les citations plus
loin: celles-ci suffisent; pourtant, ajoutons-en
deux autres encore empruntées au Sophiste (p. 278
et 311. trad. de M. Cousin):
« La pensée du philosophe est un uerpétuel
commerce avec l'idée de l'être. — Dans cette écla-
tante région, la pensée est comme un dialogue
de l'âme avec elle-même. »
MÉTH
1104 —
MÉTH
Devant des témoignages aussi formels et aussi
clairs, on peut conclure sans la moindre hésita-
tion qucPlaton a compris sa dialectique au sens
même où nous comprenons aujourd'hui la mé-
thode d'après Descartes. D'abord il cherche une
science supérieure à toutes ]es autres sciences.
qui les règle, les mesure et les dirige. Cette
science est pour lui la seule vraiment solide,
parce qu'elle seule se rend compte des choses et
qu'elle arrive jusqu'à l'être et à l'essence, tandis
que les autres sciences s'arrêtent à des apparen-
ces vaines. C'est une science toute rationnelle,
elle se passe du secours de la sensibilité, et non-
seulement elle n'en a que faire, mais, de plus,
elle n'aurait qu*à perdre en l'acceptant. La route
qu'elle suit est splendide; la lumière qui la guide
est éclatante ; l'âme, dans cette recherche, n'a
qu'à s'appuyer sur elle seule, et elle ne s'y en-
trelient qu'avec elle-même. Dans ce chemin, elle
est assurée de ne point faire de faux pas ni de
trompeuses hypothèses ; elle parvient, avec une
régularité infaillible, jusqu'à la plus haute des
idées, jusqu'à l'essence même du bien, en d'au-
tres termes, jusqu'à Dieu.
Ainsi, les deux caractères que nous avons re-
connus à la méthode, universelle à la fois et
rationnelle, Platon les demande à la dialectique.
Ce qu'il attend d'elle est précisément ce que
nous attendons de la méthode. Elle doit mener à
comprendre les choses autant qu'il est donné à
l'homme de les comprendre. Elle remonte jus-
qu'aux principes et elle atteint l'être en lui-
même.
Platon, parti des notions sensibles, s'avance de
proche en proche jusqu'à la pensée pure, et c'est
de l'âme seule qu'il prétend tirer les puissantes
intuitions qui doivent illuminer tout le reste.
Mais il est certain que le point de départ choisi
par lui n'est pas le vrai, et que, si logiquement
il monte d'idée en idée jusqu'à l'idée suprême
qui renferme et couronne toutes les autres, il a
négligé de poser dès son début le ferme fonde-
ment sur lequel peut s'élever son édifice. S'il
accepte ^témoignage de la sensibilité, c'est
pour le répudier bientôt, et pour s'enfermer
dans le monde de l'intelligence, où le monde du
dehors court grand risque de 'lui échapper. Le
maître, il est vrai, évite cet écueil; mais les
disciples ne l'éviteront pas, et c'est presque en-
tièrement dans une abstraction que Platon se
confie. C'est là certainement, au point de vue de
la méthode, le côté faible de la théorie des idées.
Ce ne sont que des formes, comme l'atteste assez
l'étymologie même du mot, non point précisé-
ment des formes vides, et qui ne seraient que
de pures généralités; mais Platon, tout en re-
montant à l'idée la plus haute, et en montrant
les degrés successifs par lesquels il s'élève jus-
qu'à elle, n'a pas indiqué la base substantielle et
vivante de tout cet échafaudage. La construction
est en soi-même aussi solide qu'elle est élégante.
M lis, encore une fois, sur quoi reposent celte
idée du bien, et toutes ces idées en nombre
infini qui nous sont innées, et dont les objets
extérieurs provoquent en nous la réminiscence
et le réveil ? C'est ce que Platon n'a point dit,
et tout en nous recommandant l'étude de l'âme,
il ne l'a point assez profondément étudiée. On a
beaucoup reproché à Platon d'avoir dédaigné et
méconnu le monde sensible. En fait, cependant.
c'est uniquement pour expliquer le monde sen-
sible et la connaissance que m. us en possédons
qu'il a imaginé sa théorie des idées.
Que Platon conserve cette gloire impérissable
d'avoir le premier posé le problème, et d'avoir
vu de quelle importance capitale il est dans la
I nilosophie. Si la solution qu'il en a donnée n'est
pas tout à fait exacte, elle n'a rien de faux pour-
tant, et ce qui lui manque surtout, c'est une
précision qu'un premier effort de l'esprit humain,
tout énergique qu'il était, ne pouvait obtenir
complètement. Il fallait à l'esprit humain vingt
siècles encore de méditations et de travaux pour
qu'un génie plus heureux, sinon plus puissant
et plus beau, allât plus avant et atteignît enfin
Je sol impénétrable au delà duquel il n'est pas
permis à l'homme de pénétrer.
Dans Descartes, le problème et la solution sont
aussi nets qu'il est possible qu'ils le soient. 11
faut trouver dans la connaissance humaine un
point inébranlable, un principe incontestable et
fécond que rien ne puisse ébranler, et qui puisse
lui-même soutenir le reste. Descartes, plus spi-
ritualiste encore que Platon, ne s'adresse point
à la sensibilité; il sait trop tout ce qu'elle a
d'obscur et de variable. 11 ne s'adresse pas da-
vantage aux notions qui, par l'intermédiaire de
la sensibilité, arrivent jusqu'à la conscience :
celles-là participeraient aussi des obscurités et
des incertitudes de leur origine. Il va droit à la
pensée, et c'est elle seule qu'il veut suivre, parce
que c'est à elle que Dieu a voulu que nous puis-
sions toujours nous fier. C'est du fait même
de conscience qu'il prétend tirer et qu'il tire
toute la certitude, avec la variété des objets in-
nombrables auxquels elle s'applique et qu'elle
éclaire. Descartes voit si nettement ce qu'il veut
dire, et il a fait luire à de telles profondeurs le
flambeau qui doit nous diriger après lui, qu'il
n'y a ni dans la philosophie, ni dans les œuvres
de l'esprit humain, rien de plus clair que son
œuvre, et qu'elle n'est pas seulement un guide
infaillible, mais que, de plus, elle est un modèle
accompli. Descartes prétendait modestement ne
faire que l'histoire de sa propre intelligence; il
a fait l'histoire et l'éducation de l'intelligence
humaine. Tout philosophe qui, sur ce point, n'est
pas de son école, abdique et sort de la philosophie
pour entrer dans le domaine des chimères et des
creuses abstractions, qui ont si souvent déconsi-
déré la science, non sans quelque justice, aux
yeux du vulgaire. Grâce à Descartes, il n'est
pas aujourd'hui un esprit sérieux et réfléchi qui
ne sache parfaitement la voie qu'il doit suivre
pour arriver au vrai et au bien, et qui ne puisse,*
s'il vient à en prendre une autre, reconnaître et
réparer son égarement. La philosophie est de-
venue entre ses mains une science plus exacte
et plus sûre que les mathématiques, si fières de
leur exactitude; et à son importance incompa-
rable, elle, a pu joindre une rigueur et une clarté
qui ne le sont pas moins.
Le fait sur lequel s'est appuyé Descartes, par
cela même qu'il est un fait vivant, se retrouve
au même degré, avec les mêmes caractères,
dans tous les hommes sans aucune exception.
En tant qu'êtres pensants, nous sommes tous
égaux d'une égalité absolue, de même que nous
le sommes en tant qu'êtres libres. La liberté,
cette autre forme de la pensée, n'est pas plus égale
dans tous les hommes que ne l'est la pensée elle-
même. Il s'ensuit que le fait de conscience est
un fait constamment vérifiable à chacun de nous,
et que nous pouvons toujours l'étudier et l'ap-
profondir. C'est là ce qu'a voulu dire Descartes
quand il prétend, dès les premières lignes de
son ouvrage, que « la puissance de bien juger et
de distinguer le vrai d'avec le faux, qui est
proprement ce qu'on nomme le bon sens et la
raison, est naturellement égale dans tous les
himimes, et que la diversité de nos opinions
vient seulement de ce que nous conduisons nos
pensées par diverses voies. » C'est accorder sans
doute beaucoup d'influence à la méthode, mais
METH
— 1105 —
METH
ce n'est pas lui en accorder trop ; et quand on a
bien compris Descartes, et qu'on a écouté ses
conseils, il est certain que l'apparente diversité
des opinions disparaît bientôt, et que sur ces
grands sujets, l"âme, le monde et Dieu, on arrive
à cette uniformité qui est à la fois le signe et la
garantie du vrai.
Ceci ne veut pas dire, bien entendu, qu'il n'y
ait plus de place désormais dans la philosophie
pour les systèmes et pour les individualités de
toutes sortes, qui n'ont pas plus manqué dans
l'école de Descartes, et depuis deux siècles,
qu'elles ne manquaient avant le Discours de la
Méthode. Ceci veut dire seulement que le point
de départ de toute philosophie est aujourd'hui
incontestable, et qu'on n'en peut prendre un
autre qu'en se trompant et au risque des plus
évidentes et des plus fâcheuses erreurs. Ceci
veut dire qu'à dater du Discours de la Méthode
la philosophie a été constituée avec une régula-
rité et une précision qu'on a trop souvent re-
gretté de ne pas trouver en elle, et que Descartes
seul lui a complètement assurées. On peut, sur
cette base uniforme, construire encore les édifi-
ces les plus variés, mais c'est sur elle seulement
qu'on peut en construire de solides.
Kant, bien qu'il soit venu près d'un siècle et
demi après Descartes, n'a pas compris, à ce qu'il
semble, cette admirable leçon. 11 a procédé,
malgré l'exemple d'un tel maître, comme on
procédait avant ce grand enseignement, c'est-à-
dire à l'aventure ; et, au lieu de s'adresser à ce
fait éclatant de la pensée, il s'est posé une ques-
tion de logique ingénieuse sans doute et fort
grave, mais qui avait le défaut d'être encore une
abstraction. L'entreprise de Kant annonce cer-
tainement une grande puissance d'analyse, une
prodigieuse fécondité; un esprit des plus subtils
et des plus délicats ; mais, au fond, cette entre-
prise, beaucoup trop vantée, a complètement
échoué. Bien plus, elle devait nécessairement
échouer, parce que la base en était ruineuse.
On sait assez le mécompte et la mésaventure de
Kant. Il conçoit son œuvre dans le louable des-
sein de combattre le scepticisme; et, chemin
faisant, il aboutit à fonder un scepticisme nou-
veau, plus redoutable et plus régulier qu'aucun
de ceux qui l'ont précédé. Il est si loin de Des-
cartes et de Valiquid inconcussum, qu'il ébranle
et renverse la pensée elle-même, doutant de la
conscience, du monde et de Dieu.
Ce qu'il y a de plus triste dans cette grande
méprise, c'est que Kant s'est posé comme le
censeur et le réformateur de la raison. C'est, au
sens ordinaire du mot, une critique de la raison
qu'il a faite; et, malheureusement pour lui.
c'est une critique parfaitement fausse, en ce
qu'elle contient ce paralogisme fondamental que
commet tout scepticisme, quelque régulier qu'il
soit, puisqu'il commence toujours par affirmer
qu'il est impossible d'affirmer rien. Kant ne s'est
pas seulement trompé dans le jugement inique
qu'il a porté sur la raison humaine, ce qui est
assez fâcheux déjà lorsqu'on s'arroge les droits
de juge ; il a nui surtout à la philosophie, et,
loin de relever la métaphysique du discrédit où,
selon lui, elle était tombée, il n'a fait que l'ac-
croître. 11 est certain que, depuis le temps des
sophistes et de l'école d'Alexandrie, on n'avait
point vu dans la science un tel abus et un tel
désordre. La scolastique elle-même, dans ses
plus mauvais jours, n'avait pas eu plus de subti-
lités et d'inextricables analyses. Le dix-neuvième
siècle _ a dû prendre en pitié une science qui
pouvait conduire à ces chimères aussi creuses
que hautaines, avant de la prendre en effroi,
quand elle a conduit les esprits aux plus rnoi>s-
niCT. PHILOS.
trueuses et aux plus redoutables doctrines. 11
ne faudrait pas être injuste envers Kant, qui a
été l'un des plus sages et des plus religieux p'armi
les penseurs de tous les temps. Mais, cependant,
c'est à son scepticisme qu'il faut rapporter l'ori-
gine de tous les maux qui ont suivi, et le chaos
actuel de la philosophie germanique. On a cru
pouvoir jouer impunément avec ces abstrac-
tions, et les successeurs du maître ont lutté à
qui renchérirait dans cette sorte de gageure
contre le bon sens et la clarté.
Toutes ces erreurs, quelles qu'elles soient,
tiennent à une seule cause : Kant et les autres
n'ont pas connu la vraie méthode. Au lieu de sui-
vre Descartes, ils ont imité Spinoza, ils ont pris
comme lui, pour point de départ, une formule
logique, c'est-à-dire arbitraire et variable; et, de.
degrés en degrés, ils en sont arrivés au plus
absurde et au plus désastreux nihilisme, épou-
vantant à la fois la raison et la société, et dépen-
sant dans ces efforts déplorables et vains, pour
édifier l'erreur, cent fois plus de labeur et
d'intelligence qu'il n'en eût fallu pour conquérir
la vérité.
Si la philosophie allemande a commis tant de
fautes, c'est qu'elle a dédaigné la méthode de
Descartes ; si la philosophie française de notre
temps les a évitées, c'est que, dès ses premiers
pas, elle s'est faite cartésienne, et qu'elle a su
fermement rester dans cette voie hors de la-
quelle il n'y a point de salut. Kant aboutit au
scepticisme, et s'y perd ; il n'y a pas trace de
scepticisme dans Descartes, et l'énergique déci-
sion de son caractère a passé dans sa doctrine
pour la formuler et la faire vivre.
Si Descartes est le véritable fondateur de la
méthode; si Platon, avant lui, est le seul qui
ait bien vu le problème et l'ait en partie résolu;
si Kant s'est égaré, il s'ensuit que, dans l'histoire
de la philosophie, la méthode tant cherchée, et
tout importante qu'elle est, a été bien rarement
trouvée même par les génies les plus puissants
et les plus réguliers. Il en coûte de le dire,
mais le disciple de Platon, tout grand qu'il est,
n'a pas connu la méthode ; sur bien des point.-.,
il s'est séparé de son maître, mais jamais il n'a
eu plus tort que d'abandonner ses traces sur une
question telle que celle-là. C'est chose très-
etrange à soutenir; mais ce paradoxe, quelque
singulier qu'il puisse paraître, n'en est pas moins
vrai : le fondateur de la logique n'a pas de mé-
thode, à proprement parler; et Aristote a pu
décrire avec une merveilleuse exactitude, avec
une infaillible sagacité, tout l'édifice du raison-
nement humain, mais il a oublié de rechercher
le fondement sur lequel cet édifice repose; et,
dans ses œuvres, du moins telles qu'elles sont
parvenues jusqu'à nous, il semble à peine soup-
çonner la question, loin de chercher à la résou-
dre.
Bacon, au sortir de la scolastique, qui n'avait
pis eu de méthode, et qui, sur les pas d' Aristote
et sous la tutelle de l'Église, ne pouvait guère
y songer, fait une tentative incomplète, quoique
puissante.
Le reste de l'histoire de la philosophie compte
quelques essais plus ou moins heureux; mais
elle ne compte pas un seul monument vraiment
digne d'elle; dans cette recherche de la. mé-
thode, il est quelques grands noms qui n'appa-
raissent même pas, et celui de Leibniz brille
parmi les absents.
C'est qu'en effet ces profondeurs et ces déli-
catesses de l'àme humaine, ne sont explorées que
par le petit nombre, même parmi les philosophes.
L~ g'hiie ne suffit pas, comme le prouve le grand
exemple qu'on vient de rappeler. Rien n'a manqué
70
METH
1105
METll
certainement à Leibniz des éminentes facultés qui
constituent les penseurs de premier ordre dont
s'honore l'humanité; niais, par le caractère et la
diversité desesétudes, par lesoccupationsles plus
ordinaires de sa vie, les habitudes de son esprit
encyclopédique; Leibniz ne s'est pas un seul
instant posé la' question à laquelle Descartes a,
pour ainsi dire, consacré son existence entière,
et à laquelle il rapportait toute sa force et toute
sa gloire. Le problème de la méthode n'a pas
occupé le noble génie qui a écrit la Théodicée,
le mathématicien qui a découvert le calcul dif-
férentiel, l'auteur de tant de travaux d'histoire
et de droit, le rénovateur de l'éclectisme et le
pacificateur de la philosophie. Mais peut-être
Leibniz a-t-il pensé qu'après Descartes il ne restait
rien à faire; que la méthode fondée par son pré-
décesseur était complète autantqu'elle était vraie,
et que, pour lui, il n'avait qu'à suivre des traces
aussi sûres. Leibniz, du reste, n'a jamais déclaré
aussi nettement son approbation; et cette expli-
cation, si elle était juste, serait la meilleure
justification de son" silence.
Quand on voit clairement de quelle importance
est la méthode en philosophie, quand on a bien
compris que sans elle il n'y a, pour ainsi dire,
pas de philosophie réelle, on conçoit mieux cette
ardeur passionnée que les plus sages ont apportée
à expliquer et à propager leur méthode. Ce n'est
pas sans une sorte d'ironie qu'on a parlé quelque-
fois de l'enthousiasme de Socrate et de Platon
pour leur méthode, et des préoccupations de
Descartes pour la sienne. Il est vrai que parfois
cette affection toute paternelle peut avoir eu ses
excès et ses aveuglements; Kant, par exemple,
a certainement fort exagéré les résultats qu'on
pouvait espérer du criticisme; mais, au fond,
j'admire bien plutôt que je ne blâme ces préten-
tions immenses des réformateurs en philosophie.
Us ont tous compris que la méthode était le fond
même de la science et l'instrument invincible
de ses révolutions et de ses progrès. L'amour-
propre a pu s'égarer, mais son mobile était par-
faitement légitime, et le but proposé à ces nobles
efforts était assez grand pour les faire naître et
les payer.
C'est qu'en effet, pour prendre les choses dans
toute leur portée et leur grandeur, la méthode
bien appliquée est le seul moyen scientifique de
former dans l'âme humaine ces croyances essen-
tielles sans lesquelles elle ne peut vivre. Sous
l'autorité de la raison, telle que la Providence
l'a faite en nous, la méthode nous révèle avec
évidence ce que nous sommes, ce qu'est Dieu,
d'où nous venons, et ce qu'est le monde où il
nous a placés. Elle nous apprend à quelle source
se puisent la certitude et la foi dignes de l'intel-
nce de l'homme : elle nous montre le prin-
vivanl et indéfectible de toutes nos connais-
sances; elle nous instruit avec une autorité
impérieuse et toute-puissante de nos devoirs ;
elle découvre et proclame la loi morale qui vit
au fond de notre conscience; elle la sonde et
l'éclairé dans ses replis les plus délirais et les
plus cachés. Elle retrouve Dieu en notls dans son
empreinte la plus manifeste ci la plus féconde;
et, après nous avoir instruits sur nous-mêmes ri
sur Dieu, elle nous apprend encore à connaître
le inonde, en nous dévoilant les principes sans
lesquels il cesserait d'être intelligible.
En un mot, sans la méthode, la philosophie
peut être en ore grande, féconde, unie ; mal
n'a rien de régulier ni de scientifique. Elle
s'ign lôme tout en gardant la prétention
'i' tout comprendre et de toul expliquer.
ultez Bur la Méthode : Platon, Vl° et VU-
livres de la République; — Aristote, Organon;
— Bacon, Novum Organum; — Descartes, Dis-
cours de la Méthode; — la Logique de Port-
Royal, 4e partie; — Malebranchc, Recherche de
la vérité; — Spinoza, de la Réforme de Venlen-
dément: — Newton, Régulez philosophandi, dans
la 3e partie de son traité des Principes mathé-
matiques, etc.; — Leibniz, De vera melhodo
philosophiœ cl theologiœ; — J. F. W. Herschel,
Discours sur l'étude de la pliilosophie naturelle,
traduit en français par P..., Paris, 1834, in-18;
— Th. Jouffroy, Préface de la traduction des
œuvres de Th. Reid; — P. Gratry, la Logique,
Paris, 1860, 2 vol. in-12; — Waddington, Essais
de logique, Paris, 1857, in-8; — Stuart Mill,
System of logic, London, 1865, 2 vol. in-8.
B. S.-H.
MÉTHODOLOGIE est un terme du langage
que Kant a formé pour son usage. La logique se
divise suivant lui en deux parties, la doctrine
des principes, qui a pour objet les conditions de
la perfection de la connaissance, et la métho-
dologie, qui doit déterminer la forme générale
de toute science, la manière de procéder pour
construire n'importe quelle science. Outre cette
méthodologie générale, qui constitue la technique
de la logique, il y a des méthodologies particu-
lières, qui varient avec chaque science, et dont
l'objet est de déterminer l'ensemble des procédés
à suivre pour l'étudier ou l'exposer. La raison
pratique a elle-même une méthodologie : c'est la
recherche des moyens à employer « pour ouvrir
à ses lois un accès dans l'âme humaine, pour
leur donner de l'influence sur ses maximes, et
rendre pratique subjectivement la raison objec-
tivement pratique. » Voir Kant, Logique : Intro-
duction II, 3, et 2e partie, § 94. Plus simplement
on appelle méthodologie la partie de la logique
qui traite de la méthode, et qu'on oppose parfois,
sous le nom de logique appliquée, à l'étude des
lois de la pensée, ou logique pure.
MÉTROCLÈS, philosophe cynique, disciple de
Cratès et frère de la célèbre Hipparchie. Il com-
mença par adopter la doctrine de Platon, en-
seignée par Xénocrate, puis il s'attacha à Théo-
phraste et à la philosophie péripatéticienne ; enfin,
Cratès, devenu son beau-frère par son mariage
avec Hipparchie, le convertit au cynisme par un
moyen parfaitement en harmonie avec ce système
(Diogène Laërce, liv. VI, ch. xcxiv). Il avait com-
posé plusieurs écrits, mais, arrivé à un âge avancé,
il les jeta au feu, et, ne se trouvant pas lui-même
plus utile que ses livres, il se donna la mort. A
partir de lui, on ne trouve plus dans l'école cy-
nique que des noms de philosophes obscurs, tels
que ceux de Théombrotc et Cléomène, disciples
de Métroclès, Démétrius etTimarque d'Alexandrie,
Echéclès, etc.
MÉTRODORE de Chio. Ce philosophe ne nous
est connu que par quelques mots de Diogène
Laërce, qui, dans sa biographie de Pyrrhon
(liv. IX), rapporte que le maître de ce dernier,
Anaxarque d'Abdère, était lui-même disciple de
Métrodore de Chio. Diogène ajoute que, suivant
s, Métrodore avait eu pour maître Nessus
de Chio, tandis que, d'après d'autres récits, il
a\ .ni fi équi le de Démocrite. Ces deux
opinions ue bi q1 pas absolument contradictoires.
Fet, au rapporl de Cicéron et de Sextus Eni-
piricus, Nessus de Chio était lui-même disciple
de Démocrite, de telle sorto qu'en toute hypo-
thèse Métrodore peut être regardé commi
rattach .m. soil immédiatement, soit médiatem
eur de Lcucippe, dans l'école d'Abdère.
Ce fut à abdère que Métrodore rencontra Anal
que, qui devint Bon disciple. Or, Anaxarque lut.
le maître de Pyrrhon. Métrodore fui
donc le précurseur de la grande école sceptique
METR
— 111)7 —
MICE
que Pyrrhon devait fonder, et qui compte dans
son sein jEnésidènie, Agrippa et Sexlus Empi-
ricus. Lui-même poussait le scepticisme à ses
dernières limites, puisque, au rapport de Diogène;
il avait coutume de dire « qu'il ne savait même
pas qu'il ne savait rien ».
Disciple de Démocrite ou de Nessus, et maître
d'Anaxarque, qui lut, comme on sait, contem-
porain d'Alexandre le Grand, qu'il suivit en Asie,
Métrodore de Chio dut vivre entre l'an 420 et l'an
337 avant l'ère chrétienne. C. M.
MÉTRODORE de Lampsaqce. Diogène Laërce
mentionne ce philosophe parmi les plus célèbres
di>> :iples d'Épicure (liv. X), et il ajoute que,
parmi les amis d'Épicure, Métrodore fui le_ pre-
mier, et qu'il ne s'en sépara jamais, hormis un
ur de six mois qu'il alla faire dans son pays,
et d'où il revint trouver son maître.
Plusieurs historiens, entre autres Jonsius
(Script, hist. philosoph., lib. I, c. xx), estiment
que Métrodore était originaire d'Athènes, mais
qu'il passa pour être né à Lampsaque, à cause du
séjour qu'il y fit. et que ce fut en cette ville
qu'il connut Ëpicure. Mais Strabon (liv. XIII) et
Diogène Laërce disent très-positivement qu'il eut
Lampsaque pour patrie. Ce dernier historien lui
donne pour frère Timocrate, homme, dit-il, d'un
esprit brouillon, qui fut aussi un des disciples
d'Épicure, mais qui devint ensuite son ennemi.
C'est ce Timocrate qui, au rapport de Diogène,
s'attacha, dans ses livres intitulés de la Joie ou
du Plaisir, à calomnier les mœurs de son maître
et même celles de son frère.
Diogène. se fondant sur le témoignage d'Épi-
cure, nous' représente Métrodore comme un très-
honnête homme, et comme un caractère d'une
inébranlable fermeté, intrépide même contre les
atteintes de la mort. Il mourut dans la cinquan-
tième année de son âge, sept ans avant Ëpicure.
Celui-ci. en plusieurs endroits de son testament,
rapporte par Diogène Laërce, parle du soin qu'il
veut qu'on prenne des enfants laissés par Métro-
dore : « Amynomaque et Timocrate, dit-il, pren-
dront soin de l'éducation d'Épicure, fils de Mé-
trodore, et des fils de Polycene, tant qu'ils de-
meureront ensemble chez Hermachus, et qu'ils
prendront ses leçons. Je veux aussi que la fille
de Métrodore soit sous leur conduite, et que,
lorsqu'elle sera en âge d'être mariée, elle épouse
celui d'entre les philosophes qu'Hermachus lui
aura choisi. Je lui recommande d'être modeste,
et d'obéir entièrement à Hermachus. » Parmi les
nombreux écrits d'Épicure, cinq avaient pour
titre Métrodore, et un autre ouvrage, sous le titre
i'Euryloque, lui était également dédié. Ces cir-
constances, réunies aux dispositions testamentai-
res que nous venons de rapporter, témoignent du
profond attachement d'Épicure pour celui qui fut
son disciple et son ami.
Métrodore avait composé plusieurs ouvrages,
dont voici les titres rapportés par Diogène Laërce :
Ire les médecins, en trois livres; — des Sens,
à Timocrate,; — de la Magnanimité ; — de là
Maladie d'Epicure: — Contre les dialecticiens ;
— Contre les sophistes; — du Chemin gui con-
duit à la sagesse; — de la Vicissitude des cho-
ses;— des Richesses; — Contre Démocrite; —
de la Noblesse. C'est probablement dans l'un de
ces écrits que se trouvait cette phrase, rapportée
par Sextus Empiricus (Adv. Mat hem., lib. I), et
attribuée par lui à Métrodore : Mv|ôep.iav SaXyjv
7îpaY(iaxEiav sfiTtsipiav ib êaÙT»]ç té/.o; cvivopfiv, r)
ç&OffOfîav, phrase qui, à travers son obscurité,
mal dissipée par Gassendi, paraît vouloir dire
« qu'aucune autre science que la philosophie n'a
devant elle un but pratique ». Or, ce but prati-
que, quel est-il pour la philosophie épicurienne?
Le bonheur, à la condition de la tranquillité de
l'âme. C. M.
MÉTRODORE de Stratonice, qu'il ne faut
pas confondre avec le précédent, fut aussi un des
disciples de l'école épicurienne. Mais, à la diffé-
rence de Métrodore de Lampsaque, qui vécut et
mourut dans l'intimité de son maître et fidèle à
toutes ses doctrines, Métrodore de Stratonice aban-
donna l'école d'Épicure pour la nouvelle Acadé-
mie. C'est ce qui résulte du témoignage de Dio-
gène Laërce, dans sa biographie d'Épicure : « Tous
les disciples d'Épicure, dit-il, restèrent dans sa
voie, grâce au charme de sa doctrine, qui avait,
pour ainsi dire, la douceur du chant des Sirènes.
Il n'y eut que le seul Métrodore de Stratonice
qui suivie le parti de Carnéade. » Ce peu de li-
gnes de Diogène Laërce sont le seul document
qui nous reste sur le philosophe dont il s'agit. La
mention du nom de Carnéade, dans ce texte de
Diogène Laërce, vient fixer l'époque à laquelle
vécut Métrodore de Stratonice. Carnéade de Cy-
rène, fondateur de la troisième Académie, était
né vers 219, et mourut en 131. Métrodore de
Stratonice, qui fut son contemporain,^ qui devint
son disciple, n'appartint donc pas, comme Mé-
trodore de Lampsaque, à la première époque de
la philosophie épicurienne, attendu que le fonda-
teur de cette philosophie naquit en 337, et mou-
rut en 270 avant notre ère. Une fausse interpré-
tation du très-court et obscur passage qui, dans
la biographie d'Épicure par Diogène Laërce, con-
cerne Métrodore de Stratonice, et l'application
faite à Épicure de quelques mots qu'il faut ap-
pliquer à Carnéade, a entraîné plusieurs criti-
ques et historiens à faire de Métrodore de Stra-
tonice le contemporain d'Épicure. Mais, dans-
cette hypothèse, il faudrait aller jusqu'au bout
et faire d'Épicure le contemporain de Carnéade.
Or, les données les plus certaines de la chrono-
logie s'opposent à ce qu'il en soit ainsi. C. M.
MICELI (Vincenzo) naquit à Monreale . en
Sicile, en 1733. Sa vie s'écoula dans cette ville,
dont il fut un des curés, et où il professa la phi-
losophie et le droit au séminaire archiépiscopal.
Il était depuis cinq ans préfet des études de ce
séminaire, quand il mourut en 1781. Son ensei-
gnement avait eu un grand retentissement dans
toute la Sicile, oii il avait propagé le goût des
études spéculatives. Des poëtes avaient chanté
son système, auquel n'avaient pas manqué d'au-
tre part les railleries des détracteurs de toute
métaphysique et les objections plus redoutables
d'une orthodoxie scrupuleuse. Soit modestie, soit
timidité, il n'avait publié que des Institutions
de droit naturel (Naples. 1776), en latin; mais il
laissait de nombreux manuscrits, dont un seul vit
le jour au xviue siècle : c'est une Introduction
au droit canon [Ad canonicas insliluliones isa-
goge scientifica dogmatica), qu'un de ses élèves
fit imprimer un an après sa mort, avec une no-
tice sur sa vie et un aperçu de ses doctrines mé-
taphysiques et théologiques (Naples, 1782). Les
écrits dans lesquels étaient déposées ces doctri-
nes elles-mêmes ne se répandirent que par les
copies qu'en prirent ou en laissèrent prendre ses
élèves. Ils ont longtemps servi de base à l'ensei-
gnement de la philosophie et de la théologie dans
une partie des écoles de Sicile. Ce n'est qu'en
1864 et 1865 qu'un professeur distingué de Pa-
ïenne, M, di Giovanni, en a entrepris la publica-
tion partielle. Il a complété cette publication par
des dialogues dans lesquels il introduit le maître
lui-même exposant et justifiant son système de-
vant quelques-uns de ses disciples, Giuseppe
Zerbo. Saverio Guardi, Paolo Bruno, Ciro Terzo.
Ce sont autant d'illustrations de l'école de Mon-
reale , mais les ouvrages qu'ils ont laissés se
MICE
— 1108 —
MICE
rapportent plutôt à la théologie qu"à la philo-
sophie.
Miceli a résumé sa doctrine philosophique dans
un opuscule latin intitulé: Spécimen scientifï-
citm, dont la forme, toute géométrique, rappelle
l'Ethique de Spinoza. Toutefois Miceli procède
moins de Spinoza que de Wolf, dont la philoso-
phie était alors en grand honneur en Sicile. Un
de ses compatriotes, le marquis Natali, l'avait
mise en vers, suivant en cela l'exemple d'un autre
poète sicilien, Thomas Compailla. qui avait donné
une exposition poétique du système de Descar-
tes. La prétention de Miceli est de déduire l'onto-
logie de la logique. Il prend pour point de départ
les deux principes de la logique leibnitienne et
wolfienne, le i rincipe de contradiction et celui de
la raison suffisante; mais, leur donnant une ex-
tension tout à fait arbitraire, il fait signifier au
premier qu'il existe quelque chose, au second
que rien n'existe sans porter en soi-même la rai-
son de son existence. Cette double pétition de
principe joue le même rôle dans son système que
la définition de la substance dans celufde Spinoza,
et elle aboutit aux mêmes conséquences. Miceli
ne reconnaît en effet qu'un être unique, absolu,
éternel, infini, embrassant toutes les perfections
et les manifestant par une action toujours nou-
velle. Il diffère toutefois de Spinoza par cette
supposition, dans la nature divine, d'une activité
vivante, à laquelle il attribue un triple dévelop-
pement correspondant aux trois personnes de la
Trinité chrétienne, la Toute-Puissance, la Sagesse
et l'Amour : le Père, le Fils et l'Esprit. La Toute-
Puissance produit l'ordre naturel tout entier, le
monde moral comme le monde physique. Elle s'y
manifeste comme une volonté souveraine, libre
d'une liberté d'indifférence. Les âmes et les corps
ne sont que ses actes, c'est-à-dire le jeu arbi-
traire de son activité inépuisable. Les âmes re-
présentent certains actes de la volonté divine,
accompagnés de conscience. Elles sont libres de
la liberté même de Dieu; elles peuvent de plus
être considérées comme moralement libres, en
tant que leurs actes, dans le libre développement
de la vie divine, peuvent se produire en confor-
mité ou en désaccord avec la fin que leur assigne
la conscience. De là le bien et le mal, dont la
distinction n'existe qu'au point de vue de la
conscience particulière et tout extérieure de
l'homme ; car ce qu'il y a de positif dans le pé-
ché est toujours bon. comme émanant de Dieu.
Tout est relatif dans l'âme, et ses connaissances
elles-mêmes ne sont que' des apparences, car
elles émanent, non de la sagesse, mais de la vo-
lonté arbitraire [et indifférente de Dieu. Mais,
en dehors de l'ordre naturel, auquel appartient
la raison elle-même, il y a l'ordre surnaturel, le
règne de la foi et de la grâce, émanations dé la
mde et de la troisième personne divine. La
roi produit la perfection de la connaissance; la
grâce,, la perfection de la vertu et du bonheur.
La foi et 1 radient l'homme au péché
tel, qui n'est que l'imperfection naturelle
de l'âme. Elles réunissent tous les hommes par
une loi d'amour, que la raison conçoit déjà quand
elle reconnaît partout l'identité de l'être, mais
que la foi seule confirme avec certitude, et que
la grâce seule peut rendre efficace. C'est h loi
de l'amour intellectuel de Spinoza, rattachée ici,
comme dans l'Ethique, à une métaphysique pan-
théiste.
BOUS la mi-
me, complètent, en ce qui concerne la mo
lions du Spécimen Bcienlificum. Ils
s';"t intitul , i regularum in collit
ervandum; — Explù
Je eo 7 torf importei operari eub ratione con-
formi vel difjbrmi; — De differenlia inler seu-
sum internum et sensumprivatum ; — Contrac-
tuum origo, etc. Miceli y développe des règles
de casuistique et des théories de droit naturel,
qui ne manquent pas de profondeur, mais qu'in-
firme le vice radical d'une morale qui commence
par rejeter le libre arbitre et la distinction ab-
solue du bien et du mal.
Toutes les propositions fondamentales de la
philosophie de Miceli sont reprises et dévelop-
pées dans un ouvrage italien intitulé : Prcfa-
zione o sia saggio istorico di un sistemo meta-
flsico. I! y insiste sur l'identité de sa doctrine
avec la théologie catholique : « Il est faux de
toute fausseté, dit-il, qu'il y ait un mur de sépa-
ration entre la philosophie et la théologie, bien
que la lumière divine de la foi soit un don sur-
naturel ; mais; entre la philosophie et le sens
purement littéral ou, pour mieux dire, le sens
hébraïque de la religion, il n'y a point de lien. »
En abandonnant le sens littéral pour une libre
interprétation, Miceli prête ainsi au christianisme
la_ substitution de l'émanation à la création, la
négation du iibre arbitre, l'explication du péché
originel par l'absence d'une grâce surnaturelle
et arbitraire. C'est, au fond, le renversement du
christianisme, et il faut admirer la facilité avec
laquelle de pareilles doctrines ont pu être pro-
fessées dans un séminaire de Sicile et s'intro-
duire pendant un demi-siècle dans l'enseigne-
ment régulier de la théologie, sans que ceux qui
les professaient aient été sérieusement inquiétés,
et sans que leur conscience même ait paru en
concevoir quelque trouble.
La bonne foi de Miceli ne semble pas douteuse.
Il a glissé sur une double pente, où se sont éga-
rés avant lui plus d'un théologien et plus d'un
philosophe. Le dédain de l'expérience et l'abus
des procédés logiques conduisent fatalement au
panthéisme. Le mysticisme, en religion, a les
mêmes conséquences, et elles s'autorisent aisé-
ment de certains textes sacrés, quand on ne tient
pas compte des dogmes positifs qui les repous-
sent. Miceli ne manque pas de citer le Ego sutn
qui sum de l'Ancien Testament, le InDeo m Yoe-
mur, vivimus et sumus du Nouveau, et il aime
également à s'appuyer sur ces préceptes de re-
noncement à soi-même, de mort à soi-même, qui,
exagérés, laissent considérer comme une dé-
chéance le sentiment de la personnalité et l'u-
sage du libre arbitre. Ni la philosophie ni la
religion ne peuvent accepter le traité de paix
qu'il leur propose sur la base du panthéisme.
mais il n'en faut pas moins rendre justice à ce
remarquable effort pour créer de toutes pièces
un système métaphysique, en plein xvm° siècle,
au milieu du triomphe universel du scepticisme
s< iLsualiste. C'est un des premiers symptômes de
cette renaissance philosophique qui s'annonçait
déjà en Italie et en France, aussi bien qu'en
Allemagne, et qui devait surtout honorer la pre-
mière partie du siècle présent. Non-seulement
Miceli a précédé les philosophes célèbres dont
les noms ont marqué les diverses pi
renaissance, mais il les a de> incés
plusieurs de leurs théories. 11 fait, au profil de
la foi, une véritable Critique de la raison pure.
fil l'on retrouve en propres termes, la subjecti-
vité des conceptions rationnelles, l'impossibilité
pour la raison d'atteindre la chose en toi, 1 1 jus-
qu'aux antinomies. Sa tentative pour faire sortir
l'ontologie de la logique rappelle Begel. Sa théo-
rie de l universelle est relie île Scho-
penhauer. Enfin sa doctrine de la Trinité
que devait exposer, parmi uou •
loppements lout semblables, l'auteur de V Esquisse
d'une , le. Ce ne seat là \ I Me-
MIGH
— 1109 —
MIDD
ment que des rencontres fortuites. Tous les sys-
tèmes idéalistes procèdent d'une même méthode
et obéissent à des tendances communes. L'éton-
nant serait qu'ils aboutissent à des conséquences
différentes. Il n'en est pas moins intéressant de
les rapprocher. Rien n'accuse mieux le vide
d'une méthode que d'en voir sortir partout les
tes erreurs.
Consulter sur Miceli les ouvrages suivants de
M. di Giovanni : II Miceli ovvero dell'enie uno e
reale. dialoghi tre, seguiti dallo Spécimen scien-
tificum V. Micelii, non mai fin qui slampato;
— Il Miceli ovvero l'apologia del sistema, nuovi
i. seguiti da scritlure inédite di V. Miceli;
— ii.,, a Deschamps e Miceli, precursori del mo-
derno panleismo alemanno, Palerme, Amenla,
1864, 1863 et 1866, in-12; — Storia délia fdoso-
f>a in Sicilia, Païenne, Pedone-Lauriel. 1873.
Em. B.
MICH.2nL.IS (Christian-Frédéric), né à Leipzig
en 1770, mort dans cette ville en 1834, a publié
sur diverses questions de philosophie et de mo-
rale, entre autres sur l'éducation, plusieurs ouvra-
ges conçus d;ms l'esprit de Kant et de Fichte. En
voici les titres: De voluntatis humanœ libcrtale,
in-4. Leipzig, 1703 3 le même ouvrage traduit en
allemand par l'auteur, in-8, ib., 1794 ; — De
Vespril de la musique, d'après la Critique du
:i esth 'tique de Kant, en deux parties,
in-8, ib., 1795 et 1800; — De la nature morale
et de la destination de l'homme, essai pour ex-
pliquer la Critique de la raison pratique de
Kant, 2 vol. in-8, ib., 1796; — Plan de l'esthé-
tique, in-8, Augsbourg, 1797 ; — Théorie philo-
sophique du droit, en trois parties, in-8. Leip-
zig. 1797-99 ; — Extrait systématique des éléments
de la théorie de la science, de Fichte, in-8, ib.,
1798; — Critique du jugement téléolo'gique, ex-
trait de l'ouvrage de Kant, in-8, ib., 1798; —
Introduction à la haute philosophie, ou Propé-
>c de la théorie de la science, in-8, 1799;
— Leçons de morale, in-8, Weissenbourg, 1800;
— Pensées pour servir aux progrès de l'huma-
nité et du bon goût, in-8, ib., 1800; — Appel et
proposition d'un homme franc, ayant pour but
l'amélioration des écoles et de l'éducation, essai
moral, politique et pédagogique, in-8, ib., 1800;
— Essai d'un manuel de l'amour des hommes,
in-8, Leipzig, 1805. Tous ces ouvrages, auxquels
il faut ajouter un grand nombre de petits traités
et d'articles de journaux, ainsi qu'une traduction
du de Natura Deorum de Cicéron (in-8, Munich,
1829), ont été publiés en allemand.
MICHAELIS (Jean-David), théologien alle-
mand, né à Halle en 1717, mort en 1791, est un
des plus illustres orientalistes du xvme siècle.
L'histoire de sa vie et de ses immenses travaux
de philologie, de critique et d'histoire n'appar-
tient pas a ce recueil ; on y inscrit son nom
parce qu'il a parfois touche aux questions de
philosophie et de morale. On peut consulter, par
exemple, son mémoire : De indiciis gnosticœ
philosophiœ tempore 70 interpretum et Phi-
hnis, Gœttingue, 1767; un autre écrit, de l'In-
fluence des langues sur les opnnions humaines,
traduit en français, Brème, 1762, et un Traité
de morale (ail.), Gœttingue, 1792. Michaelis n'a
pas de doctrine bien originale, et suit la tradition
de l'école, telle que Wolf l'avait établie, en ac-
ceptant toutefois les changements que Baum-
garten y avait introduits; il penche visiblement
vers le mysticisme. Kant avait pour lui beaucoup
de respect; il invoque parfois son autorité et en
parle comme « d'un homme également versé dans
la théologie et dans la théodicée » (de la Reli-
gion, etc., préface de la deuxième édition). —
Un autrj Michaelis. Jean-Georges, a écrit une
dissertation, de Tetracti pythagorica, Francfort,
1738.
MICROCOSME, voy. Macrocosme.
MIDDLETON (Richard de, en latin, de Media
villa), né à Middïeton en Angleterre, contempo-
rain de Thomas d'Aquin, de l'ordre des Minorités,
connu sous le titre de docteur très-solide et très-
instruit, doctor solidus, fundatissimus, copiosus,
étudia le droit, la théologie et la philosophie à
l'université d'Oxford, puis se rendit à Paris, où
il acquit bientôt la réputation d'un maître con-
sommé. Au bout de quelques années il retourna
à Oxford, et y enseigna avec succès jusqu'à sa
mort, c'est-à-dire jusque vers 1300. Ce qui dis-
tingue ses cours et son commentaire du Maître
des sentences, c'est une clarté rare à cette
époque. Il eut aussi le mérite d'enrichir la phi-
losophie du temps de quelques vues importantes
en théologie naturelle et en psychologie, les
deux parties de la science vers lesquelles il se
sentait particulièrement porté. Il traita de pré-
férence les points suivants : que Dieu ne saurait
être rangé dans aucune classe de choses connues;
que le monde n'est pas éternel ; le rapport de la
matière et de la forme; l'origine du mal; la
simplicité de l'âme raisonnable; la nature de
l'âme et des bêtes; l'inégalité des intelligences.
1° Dieu n'appartient à aucun genre de choses
à nous connues, car, le genre étant déterminé
par ce qui rend une chose possible, et la forme
décidant de la différence, rien ne saurait appar-
tenir à Dieu, qui est une réalité et non une pos-
sibilité. De plus, on attribue le genre aux espèces
et aux individus, à cause d'une certaine com-
munauté de fond ; mais qu'y a-t-il de commun
entre Dieu et les autres choses? Si l'on appelle
Dieu un être, c'est parce qu'il est l'être même.
La créature, au contraire, n'est appelée être que
parce qu'elle est, à quelques égards, une imita-
tion de l'être divin. Si Dieu se nomme substance,
c'est parce qu'il n'existe que par lui-même. La
créature est nommée substance parce qu'elle res-
semble à la substance première, sans laquelle
elle ne saurait subsister.
2° L'éternité du monde est une absurdité. Le
créateur ne peut donner au monde l'existence
qu'il a lui-même. Si Dieu avait créé le monde
de toute éternité, il y aurait une quantité infinie
d'âmes mortes : ce qui est contradictoire. Si le
mouvement du ciel était sans commencement, il
se serait écoulé un nombre infini de jours : autre
contradiction.
3° La matière engendre-t-elle la forme? Oui,
il doit se trouver au fond de la matière une
essence qui produit la forme, une puissance for-
matrice, ou, si l'on veut, une pure possibilité,
purum possibile, mais susceptible d'être con-
vertie en une forme périssable. La forme est dans
la matière à l'état de possibilité.
4" Pour deviner l'origine du mal. il faux exa-
miner les divers maux. 11 en est quatre espèces :
mal dépêché, mal de punition, mal de souffrance,
mal de corruption matérielle. Le premier genre
de mal ne peut venir de Dieu, il vient de la libre
volonté de l'homme. Le second genre vient de
Dieu, parce que Dieu punit pour corriger et faire
du bien. Le troisième est propre aux animaux,
qui ne pèchent ni ne sont punis. Le quatrième
est absolument conforme aux lois de la nature,
et, par conséquent, il procède de Dieu. Le mal,
considéré absolument, tient au manque de per-
fection et disparait avec lui.
5° La simplicité de l'âme raisonnable est un
fait qui n'exclut pas la présence de l'âme dans
toutes les parties du corps. C'est que l'âme jouit
d'une étendue spirituelle analogue à l'étendue
matérielle, semblable aux propriétés d'expansion
MILL
— 1110
MILL
et de dilatation que possèdent la chaleur et les
odeurs.
6° L'âme des bêtes, produit de la seule matière,
doit avoir toutes les qualités de la matière, sen-
sibilité, mouvement, mémoire, imagination. Ses
désirs dépendant uniquement des dispositions du
corps, elle est privée de liberté. Le soin que
prennent certains animaux de l'avenir dérive
d'un simple instinct, d'une pure nécessité.
7° Entre les âmes raisonnables grande diffé-
rence, grande inégalité. Ce fait se concilie par-
faitement avec la perfection divine. La puissance
et la sagesse de Dieu éclatent mieux dans la
variété que dans l'uniformité. C. Bs.
MILL (James), philosophe économiste écossais,
né en 1773, mort à Kensington, près de Londres,
le 23 juin 1836. Il fit ses études à l'université
d'Edimbourg, et commença par exercer le saint
ministère dans l'Église d'Ecosse. Plus tard, il se
rendit à Londres, en qualité de précepteur d'un
jeune baron. S'étant fait connaître par une excel-
lente histoire de l'Inde britannique [History of
british India,3xo\. in-4, Londres, 1817), il obtint
une place dans l'administration de la Compagnie
des Indes, à laquelle il rendit de signalés services.
Il avait beaucoup étudié, pendant qu'il était à
Edimbourg, les écrits de Platon, et se sentit
entraîné vers les doctrines de ce philosophe ; mais
ayant fait, à Londres, la connaissance de Bentham,
il s'attacha irrévocablement à lui et se dévoua à
la propagation et au perfectionnement de son
.le. C'est dans ce but qu'il fonda, avec le
père de la philosophie utilitaire, la Revue de
Westminster [Westminster Review), qu'il écrivit
plusieurs articles dans la Revue d'Edimbourg,
dans la Revue de Londres, dans Y Encyclopédie
britannique, et qu'il publia ses deux principaux
ouvrages, son. Analyse des phénomènes de Vesprit
humain et les Éléments d'économie politique.
Ce dernier écrit a été traduit en français par
J. T. Parisot, in-8, Paris, 1823. On doit aussi à
Mill des Observations sur les conditions néces-
saires à la perfection d'un Code pénal, impri-
mées à la suite du Rapport de Livingston à
l'assemblée générale de la Louisiane, sur le
projet d'un Code pénal, in-8, Paris, 1825. X.
MILL (John Stuart), né à Londres en 1806,
mort en 1873, un des chefs de cette école de
psychologues anglais qu'on appelle des associa-
tionistes. Son père, James Mill, est connu par son
IIi>toire des Indes, par son Analyse des phéno-
mènes de l'esprit humain, et par son amitié pour
Bentham, dont il a partagé toutes les opinions.
Stuart Mill fut soumis par lui de bonne heure à
un système d'éducation rigoureux, ayant pour but
de le soustraire à l'influence du sentiment et de
développer en lui les facultés de raisonnement.
A douze ans, il avait lu presque toute l'antiquité
grecque et romaine,et il était dès lors condamné à
l'étude presque unïque'.de la logique. A vingt ans,
on le trouve mêlé aux luttes du parti utilitaire,
tantôt dans la. Revue de Westminster, tantôt dans
les Debating Soeieties. Un voyage en France con-
tribua à adoucir la raideur de son caractère, à le
lire en rapport avec différents groupes de
l'école libérale, et c'est en France qu'il choisit
son maître, le fondateur du positivisme, Auguste
ite,don1 il n'accepta pourtanl jamais toutes les
doctrim . Reveau en Angleterre, il entreprit de
refaire son éducation et de réfléchir pour son pro-
pre est alors qu'il publia ses principaux
ouvrages. Son affection pour une femme qu'il
finii îme Taylor, amena une nou-
velle métamorphose dans ses idées et développa
qu'alors un
m de cette
terni i rivit les chapitres les plus origi-
naux de son Economie politique; et quand il
eut la douleur de la perdre, il consacra à sa mé-
moire ses livres sur la liberté et sur l'affranchis-
sement des femmes. Il avait abordé la politique
active et avait été envoyé au Parlement; mais il
y joua un rôle assez effacé et ne fut pas réélu.
La mort le surprit au milieu de ses travaux;
mais il avait eu le temps d'achever une histoire
philosophique de sa vie, où l'on trouvera tous les
renseignements sur les évolutions de ce puissant
esprit.
Ses principaux ouvrages philosophiques, tous
traduits en français, sont : 1° Examen de la philo-
sophie de William Hamilton, traduit par M. Ça-
zelle, Paris, 1869; 2° Système de logique, traduit
par M. L. Peisse, Paris, 1866; 3° Auguste Comte,
traduit par M. Clemenceau, Paris. 1868; 4° la
Psychologie de M. Bain, Revue des cours litté-
raires, 14 et 29 août 1869. Ses Principes d'éco-
nomie politique ont aussi été publiés en français
en 1873, et son traité du Gouvernement repré-
sentatif en 1865. Enfin, son Autobiographie, ou-
vrage posthume, a paru récemment à Paris, 1874.
Depuis sa mort on a retrouvé dans ses papiers
des fragments de philosophie religieuse, Essais
sur la nature et l'utilité de la religion et sur le
déisme, qui viennent d'être traduits en notre lan-
gue. Ils sont intéressants, car ils nous montrent
que son âme fermée par une éducation inflexible
à tout sentiment religieux, s'était peu à peu ou-
verte à des croyances plus consolantes, que d'ail-
leurs il accepte comme de simples espérances, et
plutôt parce qu'elles lui sont douces que parce
qu'elles lui paraissent vraies.
Quoique les facultés du logicien soient chez .ui
dominantes, Stuart Mill n'a négligé aucune des
questions qui concernent la philosophie propre-
ment dite et les sciences morales. On ne peut ici
suivre dans tous les détails un esprit qui précisé-
ment excelle dans le détail, s'y complaît et s'y
arrête volontiers; il faut dans cette notice prêter
des vues d'ensemble à une doctrine qui a souvent,
sinon pour but, du moins pour effet de les exclure,
donner une sorte d'unité à des idées qui ne sont
pas toujours exemptes de quelques contradictions^
ou du moins de beaucoup de diffusion. Cette unité
de dessein qui se dégage de tant d'ouvrages, où
ont été effleurés ou approfondis tous les problèmes
de la philosophie, on la trouvera dans l'intention
persistante d'exclure de la science tout élément
a priori, et de l'enfermer dans l'observation des
phénomènes et dans la détermination de leurs
rapports. Le monde extérieur n'est pour Mill
qu'un système de sensations conçues comme pos-
sibles; le moi, une série de sensations actuelle-
ment perçues; la société, un ensemble de phé-
nomènes. 11 n'y a rien d'invisible dans la nature,
rien de permanent dans le monde, rien d'inné ni
de substantiel dans l'âme, rien de naturel dans
les penchants ni dans les institutions humaines.
Quoi qu'on en ait dit, le dernier mot de cette
doctrine est le phénoménisme le plus absolu et
partant le plus inexplicable; et si p
philosophe acharné contre toute conception
taphysique, semble s'arrêter de onsé-
quences de son analyse à outrance cl entrevoir
lui-même par delà les faits quelque réalité,
d'ailleurs inaccessible à nos facultés, ce sont là
i nts de faiblesse dont son parti pris
triomphe ai émeut et des aésil itionsdonl on peut
îaire honneur à sa sagacité, mais qui ne tem-
pèrenl pis la rigueur de ses conclusions sur lo
monde, sur l'âme et sur la société, telles que
nous allons les indiquer.
Qu'entendons-nous dire quand nous affirmons
l'existence de certains objets extérieurs à
dont L'ensemble constitue le monde matéi
MILL
— 1111 —
MILL
Nous voulons signifier qu'ils existent même quand
nous n'y pensons pas; qu'ils sont indépendants
de nos conceptions, qu'ils ne cesseraient pas
d'être, alors même que pas un homme ne les
percevrait. Tel est le caractère essentiel que Kant
a appelé la perdurabilité. Nos impressions varient,
les objets restent les mêmes ; nous y pensons ou
nous cessons d'y penser, nous nous en approchons
ou nous nous en éloignons; ils n'en subsistent pas
moins, et alors qu'ils sont pour nous absents ou
ignorés, d'autres hommes peuvent en prendre
connaissance. Si telle est pour toute intelligence
la vraie notion du monde extérieur, il est facile
de voir qu'elle répond à celle de certaines sen-
sations, qui sont non pas actuelles, mais possibles,
et que la distinction en apparence si naturelle
entre nous et ces objets, se résout en une sorte
de contraste entre les premières et les secondes.
Quand nous sommes ou croyons être en présence
de ces objets, il n'y a de réel, c'est-à-dire de
connu par la conscience, que la succession de
nos impressions ; quand ces objets ont disparu,
c'est-à-dire quand nos sensations cessent d'être
actuelles, nous concevons encore la possibilité
d'éprouver ces mêmes sensations. Toute notre
vie intellectuelle, en ce qui concerne nos rapports
avec le monde extérieur, se divise donc en deux
portions très-inégales : d'un côté des sensations
actuellement perçues parla conscience, qui nous
manquent parfois, qui toujours sont faibles et
précaires ; puis une masse de sensations possibles,
sans cesse conçues par notre esprit, accumulées
en lui par une longue expérience, presque infinies
en nombre. Ces dernières sont permanentes;
nous les retrouvons sans cesse les mêmes à
travers la diversité des impressions présentes;
elles forment comme un fond solide et consistant,
elles ont en un mot le caractère que nous attri-
buons à la matière, à la substance matérielle,
et s'opposent à ces autres sensations actuelles,
comme le corps s'oppose à l'esprit. Elles sont
désignées par un nom spécial qui les distingue
de possibilités tout à fait indéterminées sur les-
quelles nous ne pouvons pas compter. De plus
elles ne restent pas isolées, elles forment des
groupes, dont chaque unité est rattachée aux
autres par l'expérience qui nous les a données
antérieurement dans des rapports de simultanéité
ou de succession. Percevoir un corps, c'est rat-
tacher une sensation actuelle à un de ces groupes
de possibilités de sensation, par exemple la couleur
de ce papier actuellement perçue, à un certain
nombre d'autres sensations concomitantes, que
nous ne percevons pas actuellement, que nous
appelons dans leur diversité les qualités du pa-
pier, dans leur unité le papier lui-même, et que
nous concevons comme possibles. Concevoir un
corps, c'est imaginer une série de sensations
qui s'annoncent et se supposent. Aussi la perma-
nence de ces possibilités, qui deviennent comme
inhérentes à notre esprit et n'en sortent plus
guère une fois qu'elles y sont entrées, s'oppose
à l'instabilité des sensations effectives réellement
perçues par la conscience. Les faits élémentaires
et primitifs, les simples sensations actuelles,
dépendant des impressions particulières, sont
variées; le groupe au contraire forme une unité,
elles sont passagères et il est durable; elles sont,
en d'autres termes, des phénomènes et il est une
substance. L'idée du corps extérieur est donc «la
forme que les lois de l'association ont imprimée
à la conception ou notion expérimentale des sen-
sations contingentes, c'est-à-dire des sensations
qui ne sont pas dans une conscience présente, et qui
peut-être n'y ont jamais été individuellement».
En résumé, la permanence attribuée aux corps
et à l'univers qu'ils constituent, est réellement la
permanence de nos conceptions, et leur unité est
encore l'unité de nos sensations réunies en groupe
par une association invétérée.
Voilà comment les corps nous apparaissent
comme des substances, voici comment nous les
concevons comme des causes. Il y a entre nos
sensations un ordre fixe, « une constance dans
l'ordre de l'antécédence et de la conséquence ».
Au moment où je perçois une qualité d'un corps,
par exemple la température de ce bois qui brûle,
je conçois les autres sensations qu'il peut me
faire éprouver, et qui sont restées dans mou
esprit associées à celle de la chaleur; ces der-
nières qui forment un groupe, désigné par ie
mot de bois, nous paraissent la cause de la sen-
sation présente. Celle-ci est un effet, c'est pour
ainsi dire quelque chose de nouveau, quelque
chose qui commence : antérieurement à elle il
y avait en nous, toute prête à surgir, la concep-
tion du groupe tout entier, auquel elle se trouve
rattachée au moment de l'expérience. C'est à ce
groupe que nous attribuons un certain pouvoir
d'agir sur nous, et il nous semble la cause du
changement que nous éprouvons. Aussi ce rapport
de causalité s'établit-il rarement entre des sen-
sations actuelles, qui n'ont d'autre rapport que
celui de la succession, mais presque toujours
entre elles et des sensations possibles, et ces
dernières apparaissent toujours comme la cause,
parce qu'elles sont l'antécédent : elles préexistent
à l'état de souvenirs. De plus, ces rapports s'éta-
blissent, non pas entre des sensations isolées,
mais entre des groupes de possibilités de sensa-
tion, qui se modifient réciproquement, et qui à
leur tour sont regardés par nous comme récipro-
quement liés par un rapport de causalité, et
susceptibles d'agir les uns sur les autres, comme
ils agissent sur nous. Car ces modifications sont
indépendantes de notre conscience, de notre pré-
sence ou de notre absence. Que nous soyons en-
dormis ou éveillés, le feu de ce foyer continuera
à brûler et finira par s'éteindre; le grain mûrira,
qu'il y ait ou non un spectateur pour le regarder.
La nature nous apparaît ainsi comme un système
de groupes de possibilités qui se modifient mu-
tuellement, comme chacun d'eux peut nous mo-
difier. A chaque fois qu'une sensation arrive à la
conscience, elle est rattachée, comme un effet, à
un groupe de possibilités dont elle fait partie.
« Alors on conçoit les possibilités comme affectant
avec les sensations actuelles la relation d'une
cause avec ses effets, ou d'une toile avec les
figures peintes sur elle, ou d'une racine avec le
tronc, les feuilles et les fleurs qu'elle nourrit,
ou d'un substratum avec ce qu'il soutient, ou,
pour parler le langage métaphysique, de la ma-
tière avec la forme. »
Ce contraste entre nos sensations actuelles et
nos sensations possibles s'accentue de toute fa-
çon et devient l'opposition du moi et du non-
moi matériel. « Nous pouvons nous séparer nous-
mêmes de certaines de nos sensations extérieu-
res ou en être séparés par une autre cause. »
Mais ces sensations venant à cesser, les possibi-
lités qui y sont associées, et la possibilité de
cette sensation elle-même, demeurent. Notre
volonté ne peut les supprimer, notre absence ne
les fait pas évanouir; elles ne sont pas à nous,
elles ne sont rien de nous ; elles sont l'objet, la
chose, la cause, le monde qui est imaginé comme
agissant, parce qu'il ne disparaît pas à notre
gré, comme disparaît la sensation présente de la
lumière, alors que nous fermons les yeux. Les
yeux fermés, il reste la possibilité d'éprouver la
sensation qui tout à l'heure était actuelle, et
avec elle le groupe de sensations possibles au-
quel elle était associée. C'est cela même qu'il
MILL
— 1112 —
MILL
no nous est pas donné de supprimer, qui demeure
pour nous l'objet visible, tangible, matériel.
Ajoutez que les autres hommes et les animaux
eux-mêmes ont ce même pouvoir de concevoir
comme possibles des sensations déjà éprouvées.
Mes sensations actuelles, celles qui sont présentes
à ma conscience sont bien à moi, et nul ne les
éprouve ; mais elles sont possibles pour tout le
monde. Personne ne touche la table où je m'ap-
puie: mais tout le monde peut la toucher; elle
est pour moi un groupe de sensations qui affec-
teraient tous les êtres doués des mêmes sens que
moi. Ace titre elle est plus réelle que ma sensation
actuelle, phénomène tout personnel, accidentel,
passager, dépendant d'un rapprochement qui au-
rait pu ne passe produire. Le monde des sensa-
tions possibles, existant pour tous les hommes,
comme pour moi, existe donc hors de moi, c'est
véritablement un monde extérieur. Ainsi, et pour
conclure, le non-moi n'est pas un élément pri-
mitif de la connaissance, l'objet d'une intuition:
il n'y a de primitif que nos sensations, et c'est
avec elles que nous forgeons le monde exté-
rieur, et que nous concevons, sous le nom de
matière, une substance qui existe indépendam-
ment de nous, une force capable de nous modi-
fier. « On peut définir la matière une possibilité
permanente de sensations : si ensuite on me de-
mande si je crois à l'existence de la matière, je
demanderai à mon tour si l'on accepte cette dé-
finition. Si oui, je crois à la matière et toute
l'école de Berkeley avec moi ; sinon, je n'y crois
pas ; mais j'affirme avec sécurité que cette con-
ception de la matière comprend tout ce que
tout le monde entend par ce mot. hormis peut-
être les philosophes et les théologiens. » Il n'y a
là, suivant Stuart Mill, rien qui ressemble au
scepticisme, rien qui soit en contradiction avec
le bon sens pratique. Ceux qui souscrivent à
cette sorte d'idéalisme, n'en agiront pas moins
très-logiquement à la façon des autres hommes;
ils se détourneront pour éviter les bornes et les
fondrières; ils admettront Vargumentum bacu-
linum du docteur Johnson, frappant le sol du
bout de sa canne : car ils croient aux possibilités
de sensations, et ces possibilités présentent Je
caractère de l'objectivité.
Cette explication de la connaissance sensible
diffère peu, comme on le voit, de celle de Ber-
keley, et on se tromperait gravement en ran-
geant Stuart Mill dans la postérité de Hobbesou
de Locke. Si le dernier mot de ces philosophes
et de leurs disciples est le matérialisme, la con-
clusion de Stuart Mill est au contraire un idéa-
lisme absolu, quoique tout empirique. Le monde
i cterieur se résout en une infinité de groupes
de sensations possibles, sorte de rêve ou tout au
plus de souvenir d'un être qui lui-même, on va
ir bientôt, n'est que la série des sensations
présentes ; la nature que nous opposons à nous-
■ une p rtie de nous, que nous
être) si permanence
est celle de nos conceptions ; sa force, notre im-
puissance à les modifier; son unité, celle de
leurs rapports; ses lois, L'ordre de ces rapports.
La sensation actuelle n'esi pas elle-même le
H ultat du conflit entre deux forces; elle esl
une pure modifie ttion de la i ■ • : elle ne
nous livre rien qui ne soit nous i elle ne
nous représente qu'elle-même, et ce que nous
et, c'est ''iicorc cette
i bai sée dans le groupe où
la mémoire l'a fixée. De ces deux mots, perpé-
tuellemenl ré] étés dans cette analyse, sensations
ations possibles, le premier dé-
i simple él il de conscience, le second la
de plusieurs états successifs, et tous
deux expriment ce qu'il y a de réel dans le monde
extérieur.
Aussi, les objections qu'on a de tout temps op-
posées a l'idéalisme se reproduisent avec sincé-
rité sous la plume du philosophe, qui n'en ignore
ni n'en évite aucune, et qui se croit de bonne
foi capable de les résoudre sans sophisme. On
lui représente d'abord que son explication n'a de
valeur que si on suppose déjà dans l'esprit l'i-
dée de l'extérieur, dont elle doit rendre compte.
Comment pourrions-nous, sans cela, mettre des
sensations hors de nous, les aliéner, ou, comme
on le dit, les projeter au loin ? Comment au-
rions-nous la notion des choses qui ne sont pas
des sensations, si nous n'avions commerce qu'a-
vec nos propres sensations? Les hommes pour-
raient-ils confondre avec cette permanence de la
nature le mouvement passager de leurs impres-
sions? Le philosophe repond que le fait est pos-
sible puisqu'il existe, et que si Ton veut se ren-
dre compte sans préjugés de cette croyance uni-
verselle à l'existence du monde, on restera
convaincu qu'elle se réduit à la conception des
sensations possibles sous certaines conditions.
Par exemple, nous tenons pour certain que la
ville de Calcutta existe, qu'elle subsisterait en-
core si tous ses habitants disparaissaient, si elle
n'était plus connue d'aucun être humain; mais
nous croyons simplement qu'il existerait encore
pour nous certaines possibilités de sensations
qui seraient réalisées sous cette condition qu'on
nous transportât sur les bords de i'Hoogly, et
qui. par conséquent, sont subordonnées à d'au-
tres sensations possibles. Il n'y a rien de plus
dans l'intelligence des hommes et dans celle
des philosophes qui n'ajoutent pas à l'observa-
tion des préjugés d'école. — Mais cette existence,
dira-t-on, telle que nous l'attribuons aux choses
matérielles, dépasse toutes les possibilités de
sensation: si l'on y croit en vertu d'un préjugé,
encore faut-il rendre compte de ce préjugé. Il
s'explique, suivant Mill, par une loi générale de
la connaissance. Connaître, c'est toujours distin-
guer ; la conscience ne s'exerce que sur des dif-
férences, et nous ne pouvons concevoir une
chose sans être forcés d'en imaginer une autre
qui en diffère. Si nous faisons de toutes nos sen-
sations actuelles et possibles comme une seule
masse, nous serons contraints, pour penser à ce
total de nos expériences, de former la notion
de quelque chose qui en soit distinct: nous op-
poserons à la somme de ces phénomènes subjec-
tifs, un objet qui en diffère, au moi qu'ils con-
stituent, un no)i-moi imaginaire. Cette concep-
tion est purement négative ; l'esprit la forme par
suite d'une habitude ou peut-être d'un penchant
irrésistible, que l'auteur se garde bien d'appro-
fondir : car il serait conduit à avouer qu'il y a
dans l'esprit des dispositions, des besoins innés,
et toute sa doctrine tend à le nier. Il oublie
aussi de nous dire pourquoi toutes les possibili-
tés de sensations vont se confondre avec cette
fiction d'un non-moi; et comment cette idée de
la différence, qu'il invoque comme un exi êdient,
peul s'entendre sans celle de l'identité. 11 af-
firme seulement que cette chose qui est autre
que nos sensations, est ce que les pi
appellent la substance extérieure; quelle est en
temps la cause active : car nous ne pou-
Ire un commencement absolu :
chaque sensation est nécessairement précédée
d'une autre c'est-à-dire d'une cause particu-
lière, et toutes réunies ne pouvant plus être rat-
tachées a une sensation déterminée comme à
leur origine, sont attribuées dans leur ensemble
à une eau expéi ience ne
peut atteindre, et que nous appelons le monde
MILL
— 1113 —
MILL
ou la matière. II ne lui en faut pas davantage
pour conclure avec assurance : <■ Si toutes ces
considérations réunies n'expliquent pas complè-
tement pourquoi nous concevons ces possibilités
comme une classe d'entités indépendantes et
substantielles, je ne sais pas quelle analyse
psychologique pourrait avoir une valeur déci-
sive. » Pourtant, et malgré cette sécurité affec-
tée, il sent bien qu'il y a au moins l'apparence
d'un sophisme à confondre l'idée de différence
avec celle d'extériorité ; puisque deux phénomè-
nes également subjectifs sont différents sans que
pour "cela nous soyons contraints d'en aliéner
un, et de le projeter au dehors. Ses explications
se multiplient, avec la diffusion qui lui est na-
turelle, sans devenir plus claires. Il répète que
ces fameuses « possibilités », non-seulement ont
ctère de permanence, mais encore celui
d'extériorité; qu'elles subsistent pour d'autres
êtres que pour nous, qu'elles sont en contraste
avec nos sensations actuelles, que nous ne les
emportons pas avec nous quand nous changeons
de place ; qu'elles restent jusqu'à notre retour,
qu'elles commencent et finissent sous des condi-
tions avec lesquelles notre présence et notre ab-
sence n'unt en général rien à faire ; et que, par
conséquent, « il est très-naturel que nous consi-
dérions les possibilités permanentes comme des
existences génériquement distinctes de nos sen-
sations, mais dont ces sensations sont les effets.»
11 est difficile de mieux accuser la faiblesse du
système en cherchant à la dissimuler. Toute la
doctrine repose sur le contraste entre des sen-
sations de deux genres; en admettant la réalité
du fait, on ne voit pas qu'il entraîne cette con-
séquence que de ces deux genres différents l'un
sera nécessairement attribué au moi, et l'autre
à l'extérieur. Il en pourrait être ainsi si déjà
nous avions l'idée de quelque chose de différent
de nous, et non pas seulement celle de la diffé-
rence entre deux de nos états, si, en un mot, le
contraste impliquait la distinction entre le su-
l'objet. Sans cette condition, on ne voit
pas pourquoi l'esprit sort de lui-même ; on ne
comprend pas même comment il peut s'assurer
qu'il y a d'autres esprits, bien que Mill atteste
que leur existence est « susceptible de preuve».
Ces difficultés ne l'empêchent pas de résumer
toute sa doctrine en ces deux affirmations em-
pruntées à M. Fraser: 1° l'extériorité est pour
notre expérience présente et fugitive notre pro-
pre expérience possible, passée et future. 2" Pour
notre expérience consciente, l'extériorité c'est
l'expérience contemporaine, ou passée, ou future
des autres esprits. »
Quelles sont les facultés nécessaires pour la
connaissance sensible telle qu'on vient d'en dé-
terminer l'objet? Toutes les opérations qui la
procurent se réduisent à l'expérience et à l'as-
sociation des idées, c'est-à-dire au pouvoir de
recevoir des sensations et de les rattacher par
souvenir ou par habitude les unes aux autres.
Ces sensations surgissent en nous, on ne peut
dire autrement, quoique au fond elles soient pré-
cisément ce «nous» en qui elles apparaissent;
elles s'} succèdent en un ordre régulier, quoi-
qu'il n'y ait ni raison ni nécessité dans cet or-
dre et qu'il ait pu être tout différent. De là des
lois empiriques : 1° les idées des phénomènes
semblables tendent à se présenter ensemble à
l'esprit. 2° Quand des phénomènes ont été expé-
rimentés ou conçus en contiguïté, leurs idées
ont de la tendance à se reproduire ensemble,
que cette contiguïté soit d'ailleurs celle de la
simultanéité ou de la succession. L'antécédent
rappelle le conséquent sans que la réci
soit vraie. 3° La répétition confirme et accélère
les associations par contiguité, et, quand il n'y a
jamais eu séparation, l'association devient insé-
parable, ou indissoluble, jusqu'à nouvel ordre,
jusqu'à ce qu'une nouvelle expérience, toujours
possible, vienne la rompre. 4° Dans l'associa-
tion inséparable, non-seulement les idées, mais
les faits paraissent inséparables en réalité. Leur
coexistence, révélée par expérience, nous sem-
ble perçue par intuition. Il y a là de véritables
raisonnements, continuellement répétés et qui
deviennent irrésistibles. C'est un fait que d'au-
tres écoles ont mal connu, et qui leur a fait
croire à une perception immédiate là où il y a
des inférences compliquées. — Voilà les lois de
l'association; mais l'association elle-même que
peut-elle être? Est-ce une propriété inhérente
aux faits, ou bien un pouvoir appartenant à
l'esprit ? Quelle est la force qui unit les idées?
Où sont ces tendances dont on parle souvent,
ces raisonnements qui prennent la forme de vé-
ritables intuitions? La réponse ne peut être dou-
teuse dans une doctrine qui ne reconnaît d'autre
réalité que les faits, et, bien que Mill parle
souvent de l'esprit, comme ceux qui le recon-
naissent pour une force permanente, bien qu'il
lui attribue même «un pouvoir d'expectation»,
nécessaire en vérité pour la conception des sen-
sations possibles, mais peu compatible avec l'i-
dée qu'il s'en fait, on va voir qu'en définitive il
ne lui laisse pas plus de réalité qu'il n'en a ac-
cordé au monde extérieur, et que de l'idéalisme
il passe, sans hésiter, au phénoménisme le plus
radical.
Il semblerait pourtant que la théorie précé-
dente, dût servir de prémisses à un spiritualisme
outré. Si les phénomènes de conscience sont les
seules choses réelles, si les qualités des corps
sont nos perceptions, si les corps sont des grou-
pes de sensations possibles, et le monde exté-
rieur l'ensemble de ces groupes, l'œuvre de l'es-
prit dans la construction de cet univers idéal
paraît considérable, et ce n'est pas trop pour
l'accomplir d'une force active et perpétuellement
féconde, qui transforme les sensations en idées,
se souvient, associe les souvenirs, étend aux faits
les liens qu'elle a mis entre ses propres modifica-
tions, qui a le pouvoir d'attendre de nouvelles
impressions, et de prévoir leur ordre futur. Il est
difficile de proclamer plus hautement que sans
cette cause interne la connaissance n'existe pas.
que les impressions se dissipent, sans cohésion,
sans unité, sans durée, sans signification. Mais
Stuart Mill n'admet que l'expérience, et suivant
lui, il n'y a nulle expérience possible d'une cause
personnelle : la conscience de la sensation est la
sensation même; elle se fait et se défait sans
cesse avec elle et s'épuise dans chaque phéno-
mène. « Le non-moi. dit-il, n'a pas été dès le
commencement dans la conscience, du moins
il n'v a pas de raisons pour le croire ; le moi n'j
est pas davantage. » La preuve est succincte et
déjà plus qu'à moitié fournie; il suffit de répéter,
avec quelques corrections, les formules qui pré-
cèdent. Nous ne connaissons l'esprit qu'en nous
le représentant par la succession de nos divers
sentiments ; ce que nous appelons de ce nom
c'est la suite de nos faits internes qui « se dévi-
dent comme un fil », non pas toutefois sans quel-
ques interruptions, et auxquels nous attribuons
dans leur ensemble une permanence que nul
terme particulier de la série ne possède, mais
qui s'étend à la série tout entière, abstraction
faite de chacun de ces termes. Voilà la substance
perpétuelle, la cause prétendue que nous appe-
lons le moi, et que nous revêtons des attributs
de l'unité et de l'identité. On peut dire de cette
entité à peu près ce qu'on a affirmé de la ma.
MILL
— 1114 —
MILL
tière : l'esprit n'est que la croyance en une pos-
sibilité permanente des états de conscience. « Je
ne vois rien qui puisse empêcher de le considérer
comme n'étant que la série de nos sensations
(auxquelles il faut joindre à présent nos senti-
ments internes); de nos sensations telles qu'elles
se présentent effectivement, en y ajoutant des
possibilités infinies de sentir, qui demandent des
conditions d'ordre contingent. » Ainsi s'achève
l'unité du système : le monde extérieur n'est
qu'un souvenir de certaines sensations, le moi
n'est que la trame de ces phénomènes, et au
dedans, comme au dehors, il n'y a d'autre réalité
que des états de conscience, phénomènes de
l'inconnu, ou plutôt rattachés à l'inconnu par
une illusion de notre esprit.
Mais si mon esprit n'est qu'une chaîne de faits
de conscience, à laquelle il faut ajouter des pos-
sibilités d'autres faits du même genre, qui ne
sont pas réalisés, quelle preuve pouvons-nous
avoir de l'existence de nos semblables? La même,
suivant Mill, que peuvent en fournir les parti-
sans de l'intuition et du moi substantiel. Ne peut-
il pas, en effet, y avoir d'autres « séries » que
celles dont j'ai conscience, aussi réelles que la
une? N'ai-je pas pour m'en convaincre des
signes irrécusables? Manque-t-on de raisons sé-
rieuses pour « ramener tous les êtres humains,
considérés comme des phénomènes, sous les
mêmes lois qui forment d'après mon expérience
la vraie théorie de ma propre existence ? » Nos
semblables ont un corps comme nous-mêmes ;
mon corps est un groupe de sensations qui se
rattache d'une façon particulière à toutes mes
sensations ; il est toujours présent, comme une
condition nécessaire pour qu'elles se produisent,
et il faut qu'il s'y manifeste quelque changement
pour que les autres groupes « deviennent capa-
bles de convertir leur possibilité en actualité. »
Hors de moi, il y a d'autres groupes tout pareils,
mais qui se [trouvent modifiés sans que j'en
éprouve la sensation ; puisque cette sensation
n'arrive pas à ma conscience, j'en conclus qu'il
y a des consciences hors de moi, et de la mienne.
Les spiritualistes ne procèdent pas autrement.
De ce que je suis une substance spirituelle,
j'infère, disent-ils, qu'il y en a d'autres sem-
blables à moi. De même, de ce que je suis une
série de faits de conscience, j'infère qu'il y en a
d'autres, et pour les mêmes motifs. Le postulat
est le même des deux côtés. N'en déplaise à Mill,
il y a ici quelque différence entre lui et les spi-
ritualistes : ceux-ci peuvent parler d'une sub-
stance qui soit leur propre personne; mais on
ne le comprend guère quand il dit : ma série,
et l'on ne voit pas comment des faits peuvent
s'approprier d'autres faits et employer des ad-
jectifs possessifs.
Sa théorie n'implique pas l'égoïsme, ni le scepti-
cisme à l'égard de l'existence [de nos semblables;
du moins Mill l'affirme et par conséquent le croit.
11 est convaincu qu'elle se concilie aussi parfaite-
ment avec la croyance en l'existence de Dieu, et en
l'immortalité de l'âme. Rien ne s'oppose à ce que
l'esprit de Dieu soit, comme celui de l'homme, « la
des pensées et des sentiments divins.
roulant dans L'éternité. ■ Tous les attributs que la
religion et la philosophie reconnaissent à l'cs-
divine peuvenl être appliqués à cette
Bérie, qu'on pi ni dire éternelle, immuable, infi-
voire même créatrice el providence. Mill
di ou iverl qu'on ne pourrail peut et re
menl lui accorder l'immutab
"ii L'unité) et il ne fait pas beaucoup d'efforts
que ce Dieu « se déroulant d a
lie à celui (1rs clii ('liens, et
ce Dieu du panthéisme soumis à un
progrès sans fin, à un développement éternel, et
toujours en voie de se former, sans jamais être
en possession de l'être. Car il semble que si ses
pensées et ses sentiments constituent une série,
ils se succèdent, ou que s'ils sont tous ensemble
et simultanés ils ne peuvent constituer une
série. 11 ne réussit pas mieux à convaincre ceux
qui donnent un sens sérieux à leur croyance en
la survivance de l'âme. « Quant à l'immort
dit-il, il est aussi aisé de concevoir qu'une suc-
cession de sentiments, une chaîne de faits puis-e
se prolonger éternellement que de concevoir
qu'une substance continue toujours à exister. »
On n'y perdra que la preuve métaphysique, ce
qui n'est pas, à son avis, un grand dommage. On
y perd tout, dirons-nous, si la personnalité ne
subsiste pas ; il nous importe peu qu'une chaîne
de faits puisse se prolonger indéfiniment, si ces
faits ne sont pas saisis et rattachés à une même
cause par une même conscience. Un système qui
rend inexplicable la personnalité ici-bas, nous
en peut-il garantir la persistance après la mort?
Entre toutes les difficultés que soulève cette
doctrine, qui du moins ne devrait pas, à force de
subtilités, se présenter comme conforme aux
croyances vulgaires, il n'en est pas, en effet, de
plus redoutable que celle qu'on énonce en écri-
vant ce mot : la conscience. Mill a beau répéter
que ces séries de sentiments sont isolées, que
pour chaque individu les phénomènes qui se
succèdent sont bien les siens; il ne peut expli-
quer comment ils deviennent nôtres. Il ne suffit
pas de dire que la conscience leur est inhérente;
cette conscience ne se défait pas de l'un à^ l'au-
tre, elle subsiste et rattache le passé au présent,
et le présent à l'avenir; elle implique un acte
d'appropriation définitive, qui donne un sens à ces
termes de mien et de tien, que l'auteur emploie,
comme tout le monde, et qui sont à chaque fois
qu'il les écrit une protestation contre sa doc-
trine. Cet esprit sincère, malgré son inflexibilité
dogmatique, a parfois le sentiment de cette dif-
ficulté. Il désespère de rendre compte, non
de la conscience; mais de la mémoire et de la
vision, comme si la première n'était pas la c
tion des deux autres. « Si nous regardons, dit-il,
l'esprit comme une série de sentiments,
sommes obligés de compléter la proposition en
l'appelant une série de sentiments qui se
naît elle-même, comme passée et à . - r, et
nous sommes réduits à l'alternative de c
que l'esprit ou moi est autre chose que des s
de sentiments ou de possibilités de sentiments,
ou bien d'admettre le paradoxe que quelque eh • i
qui ex hypothesi, n'est qu'une série de senti-
ments, peut se connaître soi-même en tant que
série. » C'est peut-être plus qu'un par.
vraie contradiction. Il comprend sans doute que
le moi, tel qu'il le définit, est dans ce fait i
de la formation des séries, et que des faits i
ne se rangeront pas sous cetie forme, si per-
sonne ne prend soin de les rattacher. On peut
toujours lui faire cette objection : 0
restent séparés, comme il convient à
et alors vous n'expliquerez rien de la n
humaine; ou bien ils forment sans solution de
continuité un seul acte, un tout sans intermit-
tence, et alors il ne fini pas les appeler une série
i nés, m méconnaître le pouvoir qui
les réunit, et l'être en qui ils sont réunis. Mais
i que de se rendre, il invoque « l'inexpli-
lé finale », il répète que c'est là «un l'ait
. il est d'un esprit philosophique
à l'inexplicable : mais non i as de se
ner a la contradiction, [.'auteur est mieux
inspiré quand il fait cet aveu : « Je ne prétends
pas avoir rendu suffisamment i c ta
MILL
— 1115 —
MILL
croyance à l'esprit. » Il se rapproche encore da-
la vérité quand il reconnaît, tardive-
t non sans une sorte de tristesse, qu'on ne
peut rien expliquer dans la vie intérieure sans
ridée d'une force active.
« Nous ne connaissons, dit Stuart Mill, de la
matière que les sensations qu'elle nous cause et
l'ordre dans lequel ces sensations apparaissent,
et la substance esprit est le récipient inconnu
des sensations dont la substance corps est la
cause inconnue. » Pour maintenir ce principe il
faut prouver qu'il n'y a dans l'âme rien d'inné,
ni lois primordiales de l'intelligence, ni sponta-
néité libre, ni même penchants naturels. Elle
n'est pas même, suivant l'expression de l'école,
une table rase ; il n'y a en elle que des carac-
tères qui ne sont écrits sur rien, et ce sont eux-
mêmes qui la constituent, au fur et à mesure
qu'ils apparaissent. L'association des idées suffira
à tout expliquer.
D'abord ces prétendus principes de la raison,
dans lesquels les uns croient découvrir les lois
de l'esprit, les formes essentielles de sa consti-
tution, et les autres une intuition rationnelle
d'un ordre de réalités métaphysiques, ne sont
que des généralisations de l'expérience, dont le
il. mieux encore que le psychologue, peut
rendre compte. Prenons pour exemple le prin-
cipe de causalité. Il y a, comme on l'a vu, des
faits qui succèdent toujours à d'autres, et qui
sont « d'invariables conséquents » comme ceux-ci
sont « d'invariables antécédents ». L'expérience
nous montre sans cesse cette relation, et nous la
résumons en cette loi générale, que chaque con-
séquent est lié de cette manière avec quelque
antécédent, ou plutôt avec quelques groupes
d'antécédents, dont très-souvent un seul, et de
préférence le dernier, reçoit assez arbitraire-
ment le nom de cause, les autres conservant
simplement le nom de conditions. Cette loi uni-
verselle n'a jamais eu d'exception constatée ni
pour l'individu, ni pour l'humanité tout entière ;
nous ajoutons qu'elle n'en aura jamais tant
que durera la constitution actuelle des choses.
Témoins assidus d'un grand nombre d'unifor-
mités partielles, nous en dégageons par généra-
lisation cette uniformité générale, qui subsiste
dans tous les cas possibles, et qui est tout à fait
inconditionnelle, c'est-à-dire qu'elle devra se
maintenir, quelle que soit la supposition que
l'on puisse faire. La causalité est donc une sé-
quence invariable et quelque chose de plus. Le
jour suit invariablement la nuit, et l'on oppose
souvent cet exemple à cette théorie : mais la nuit
n'est pas pour cela la cause du jour, parce que
le retour régulier de l'une et de l'autre dépend
d'une condition, le lever et le coucher du soleil,
qui est; à vrai parler, la cause de cette alterna-
tive. On comprend que si deux phénomènes sont
toujours perçus sous ce rapport, et dans une uni-
formité inconditionnelle, il se formera une asso-
ciation particulière ; et bientôt dégageant des
faits ce seul rapport, à savoir qu'ils se succèdent
de cette façon, on formera une association plus
universelle, celle d'un antécédent quelconque
avec un conséquent. La somme de toutes les
expériences et de toutes les associations est donc
cette loi des lois : rien ne se fait qui n'ait été
précédé de quelque chose, ou il n'y a pas de fait
qui n'ait une cause. Cette vérité, qui est le ré-
sultat et à la fois le principe de l'induction, les
philosophes rationalistes l'appellent nécessaire,
comme tant d'autres, et l'on peut lui conserver
ce nom. Le nécessaire, comme le dit Kant, est ce
dont la négation est impossible. Or, quand deux
idées ont été trouvées toujours unies, non pas
dans un nombre considérable d'expériences, mais
dans toutes les expériences possibles, cette union,
qui se cimente clans notre esprit par toutes les
impressions reçues, et qui n'est démentie dans
aucun cas, devient pour lui tout à fait néces-
saire, c'est-à-dire qu'il ne peut la nier. Il lui
arrive de prendre cette nécessité acquise, et
peu à peu formée, pour une loi toute primitive
de l'intelligence, ou pour une loi primordiale
des choses; mais l'analyse n'y découvre que l'im-
possibilité acquise de séparer des idées « et c'est
là tout le sentiment de nécessité que l'esprit peut
concevoir ». On dit encore que cette vérité, comme
tous les principes, est universelle : c'est vrai ea
ce sens que la même expérience est faite par tous
les hommes, en tous les temps et en tous les
lieux, et que l'association est rendue inséparable
par les mêmes raisons. Mais cette universalité
purement subjective ne signifie pas que l'expé-
rience ne puisse jamais démentir la loi de causa-
tion. Nous ne pouvons sans doute comprendre fa-
cilement un ordre de choses où les faits n'auraient
pas de causes; notre esprit, façonné à l'image des
choses qu'il perçoit, a peine à se faire violence à
ce point. Pourtant, avec beaucoup d'efforts, une
personne habituée à l'abstraction et à l'analyse
finirait, à force de volonté, par concevoir « que
dans les nombreux firmaments dont l'astronomie
sidérale compose l'univers, il se peut produire
une succession d'événements fortuits et n'obéis-
sant à aucune loi déterminée, et, de fait, il n'y a
ni dans l'expérience, ni dans la nature de notre
esprit aucune raison suffisante, ni même aucune
raison quelconque de croire qu'il n'en soit pas
ainsi quelque part. » Il peut y avoir un monde
sans causes, sans lois, un monde où la morale et
la géométrie soient tout autres qu'ici-bas, un
monde enfin où deux et deux fassent cinq. Les
rapports que nous établissons entre nos idées ne
lient pas les faits; ils ne sont déterminés par au-
cune raison intrinsèque ; ils sont eux - mêmes
des faits qui pourraient être tout autres. Il n'y a
pas même de proposition dont on puisse dire que
toute intelligence humaine doit irrévocablement
la croire. Nombre d'affirmations qui ont eu ce
crédit l'ont perdu; ce sont des habitudes qu'on
a prises et qu'on pourrait perdre. Rien n'est pré-
formé dans l'esprit ; c'est l'extérieur qui façonne
l'esprit, et cet extérieur lui-même n'est qu'un
amoncellement de faits dont la constance n'a
d'autre garantie que l'expérience. Une proposi-
tion n'est pas définitivement vraie parce qu'il est
impossible d'en concevoir actuellement la néga-
tion. Bref, il n'y a nulle nécessité dans l'esprit
ni dans les choses, et toute la réalité se ramène
à une succession d'impressions, précédées à l'in-
fini d'autres impressions, sans qu'il soit même
certain qu'il n'y ait pas d'autres intelligences
étrangères à ces idées d'avant et d'après.
Cette analyse peut s'appliquer en se modi-
fiant légèrement à toutes les conceptions pré-
tendues rationnelles, à tous les axiomes qui
sont les fondements des sciences. Ainsi s'expli-
que l'infinité apparente du temps et de l'es-
pace, qui résulte d'une association inséparable.
Jamais en effet nous ne percevons un corps sans
qu'il y ait au delà d'autres corps, ni un instant
du temps, qu'il ne soit suivi d'autres instants.
Quand nous pensons à une étendue, il y aura
toujours dans notre esprit l'idée d'une étendue
au delà ; quand nous imaginons une durée, il y
aura pour nous l'idée d'un avant et d'un après.
Voilà ce qu'on appelle dans d'autres écoles l'in-
finité du temps et de l'espace. Sans doute nous
sommes incapables de fixer une limite à l'es-
pace; mais cette incapacité est produite par
l'observation réitérée de la réalité. « L'idée d'un
objet ou d'une partie de 1 espace s'associe insé-
MILL
1116 —
MILL
parlement à l'idée d'un nouvel espace au
delà. Chaque instant de notre vie ne peut que
river cette association, et nous n'avons jamais
rêvé une seule expérience tendant à la rompre.
Sous les conditions actuelles de cette existence,
cette association est indissoluble. » Mais cela ne
tient pas à la constitution originelle de notre
esprit ; nous pouvons supposer que sous d'autres
conditions d'existence il nous serait possible de
nous transporter « au bout de l'espace ». [De
même, le temps se résout en la succession, et
ses éléments primitifs sont seulement avant et
après, « lesquels, puisque la connaissance des
contraires est une seule et même connaissance,
impliquent la notion de ni avant ni après, c'est-à-
dire du simultané ». Pourtant Mill convient que
cette explication laisse à désirer et finit par dire :
« je n'ai jamais prétendu rendre compte du
temps par l'association. »
if en est de même pour les axiomes^ de la
géométrie, de l'arithmétique et en général^ de
toutes les sciences mathématiques. Leur évi-
dence repose sur l'expérience dont ils ne sont
que des généralisations. Soit cet axiome : Deux
lignes droites ne peuvent enfermer un espace,
ou, ce qui revient au même, deux lignes droites
qui se sont rencontrées une fois ne peuvent plus
se rencontrer. C'est là une vérité d'induction
résultant du témoignage de nos sens. Personne
ne conteste en effet que cette proposition ne nous
soit d'abord suggérée par l'observation ; et encore
moins qu'elle ne soit confirmée par l'expérience.
Mais pourquoi en attribuer l'origine à une intui-
tion a priori, ou à une loi constitutive de la
raison? Cette certitude précède-t-elle chez l'en-
fant toute observation? et si l'expérience peut
la contrôler, ne suffit-elle pas à la faire naître?
On prétend que cette expérience est inutile,
qu'il suffit d'avoir l'idée d'une ligne droite pour
affirmer cet axiome, et qu'enfin on ne peut per-
cevoir le fait, puisqu'on ne peut suivre du
regard les deux lignes prolongées à l'infini.
Mais Stuart Mill répond que les formes géomé-
triques ont la propriété d'être figurées par l'i-
magination avec une clarté et une précision
égales à celles de la réalité. Nous les traçons
mentalement aussi bien que sur le tableau ;
nous pouvons les prolonger à l'infini par la pen-
sée, nous transporter à n'importe quel point, les
imaginer toujours, et toujours apercevoir qu'elles
ne peuvent enclore un espace. Cette conclusion
restera toujours une induction, et si nous ne
pouvons concevoir le contraire, à savoir que
deux lignes droites enferment un espace, ou
qu'un carré soit rond, cette impuissance s'ex-
plique par une expérience ancienne et répétée
qui a fait contracter à l'esprit une habitude
définitive. Il n'y a donc rien d'inné dans l'es-
firit. et l'association inséparable est le fait que
es psychologues ont désigné sous le nom de
raison. 11 en résulte que toutes les sciences à
leur origine sont inductives; la géométrie est
une science physique, l'arithmétique se fonde
sur quelques propositions générales qui résu-
ment des expériences multiples; la morale a'esl
3u'un art. Les sciences ne prennent la forme dé-
active que tardivemi
Mais, dira-t-on, le ra uppose-
t-il pas des principe», des vérités générales qui
no soient pas son œuvre, el comme on le dit
dans l'école de Kmi. des vérités synthétiques a
priori? Le syllogi me ne consiste I il p ifl 8
i i er d'une pi i telle à une pro-
irticuiière :' Mill soutient que 1
ne raisonne que du particulier au particulier.
Li des no Boni | as les
ions particulières . elles ne
sont que des sortes de résumés où s'enregistrent
les résultats de l'expérience. Ainsi nous ne pou-
vons conclure sans un véritable cercle que tel
homme mourra parce que tous les hommes sont
mortels. Il y aurait là un sophisme, puisque la
conclusion doit être vraie pour que la majeure
soit certaine; mais de quelques cas observés
nous inférons la mortalité de tous les hommes.
Cette proposition générale est comme un mé-
mento qui nous rappelle dans leur ensemble les
faits particuliers, qui restent les preuves déci-
sives de la conclusion. L'induction seule est donc
instructive.
Il n'y a donc rien d'inné dans l'inteiligence.
L'association qui rend compte de tous les ju-
gements a priori, peut dispenser aussi d'at-
tribuer à l'àme des penchants innés, qui ne
sont en réalité que des habitudes acquises ;
elle explique de même l'illusion qui nous fait
imaginer en nous une volonté libre. La vo-
fonté n'est ;pas plus cause de nos actes, que le
lroid de la glace, ou l'étincelle de l'explosion. Il
y a là, comme partout, un antécédent, l'état de
l'esprit, un conséquent, le mouvement produit.
Tous les deux sont des faits de conscience, et par
suite sont incontestables; mais leur lien, ce
mystérieux rapport qu'on établit entre le pre-
mier qui serait la cause et le second qui serait
l'effet, la conscience ne l'a jamais découvert. Et
comment aurait-on conscience de ce qui peut
être, de ce qui n'est pas encore, d'une résolution
qui n'est pas prise? Ce que nous savons de source
certaine c'est que la volition précède et que l'ef-
fet suit, conformément à la loi universelle de
la causalité. Il y a même entre le premier fait
et le second une solution de continuité, toute
une série d'intermédiaires tout à fait inconnus.
La connexion causale nous échappe donc fata-
lement, et nous ne tenons que les deux bouts de
la chaîne. Chaque volition a ses antécédents à
son tour, à savoir des états de l'esprit, des mo-
tifs qui, s'ils étaient connus, permettraient de
prévoir les actions des hommes avec la même
certitude que les événements du monde exté-
rieur. Ces actions sont-elles donc fatales ? Le
mot de nécessité répugne à Stuart Mill; mais
peut-être il admet la chose qu'il désigne. Il ne
voudrait pas être rangé parmi les fatalistes,
quoiqu'il ait cherché à détruire toutes les preu-
ves de la liberté. Aussi y a-t-il un peu d'hési-
tation dans ses idées. Deux phénomènes qui se
suivent, dit-il à peu près, ne sont pas pour cela
deux phénomènes lies par une nécessité irré-
sistible. Si je cesse de manger, il est nécessaire
que je meure plus ou moins vite; si je prends
du poison, il n'est pas nécessaire que je périsse,
car je puis recourir à temps à un antidote. La
relation entre les motifs et la volonté doit être
assimilée à ce dernier exemple et non pas au
premier. Sans doute il n'y a pas de volition
sans motif, c'est-à-dire sans antécédent, e
comme ailleurs se retrouve l'uniformité de suc-
cession : mais cette uniformité n'est pas in
tible. L'homme, sans pouvoir rompre la chaîne,
peul substituer un motif à un autre. « 11 p.-
la faculté de e. rmation de son
u tère. » 11 n'en faut pas davantage pair
explique!- la responsabilité cl justifier le droit
île | -u u il-. Libre ou non, l'I nue peut être bon ou
méchant, s'il est méchant malgré lui, il n'en
• t pas ne uns haïssable, digue de réprobation, et
justement soumis à une contrainte qui l'ei
chera de nuire. La société use du chàtimenl e'.
poui • i défi tidrc cl pour substituer aux mol
(lui pervertissent une volonté, d'autres motifs
qui Bouvent la ramènent à un meilleur état
Stuart Mill donne à la fois dei
MILT
— 1117 —
M1LT
élogei à la doctrine du libre arbitre « qui
donne à ses partisans un sentiment pratique
beaucoup plus approchant de la vérité que ne le
l'ont les nécessitariens, et des gages au déter-
minisme. » Il semble proscrire la liberté et la
ramener en attribuant à l'homme le pouvoir de
faire son caractère. Mais il ne semble pas avoir
pesé toutes les conséquences de cette heureuse
concession, et souvent il n'en tient pas compte.
Il cherche seulement comment la raison peut
réagir contre la fatalité des causes qui nous
modifient. Nous ne pouvons pas, suivant lui,
nous modifier nous-mêmes directement, mais
les circonstances qui favorisent nos passions.
Théorie contradictoire, quoique le conseil de
morale soit excellent.
Un philosophe qui s'est évertué à refuseï à
l'âme toute énergie native, ne peut considérer la
société comme une institution de la nature, ni
la regarder comme soumise à des lois qu'elle n'a
point faites et qu'elle ne peut défaire. Il croit
que la raison peut se donner libre carrière dans
l'organisation de l'humanité, et qu'après avoir
passé par les époques théocratique et métaphy-
sique la civilisation atteint déjà, comme l'a dit
A. Comte, le seuil d'une ère positive. Il attend la
nouvelle croyance qui doit réunir les générations
futures dans une même foi. Aux inductions ha-
sardées, aux spéculations mathématiques dont
son père lui a transmis le goût, il mêle parfois
les espérances presque mystiques d'un enthou-
siaste. Ses idées sur l'indépendance de la femme,
inspirées par des sentiments personnels, trahis-
sent des vues un peu courtes, une grande har-
diesse dans le raisonnement, l'habitude de s'en
tenir aux comparaisons abstraites, et le dédain
des rapports institués par la nature. Comme il
pousse l'analyse à outrance, et s'appuie sur des
faits isolés dont il n'a pas achevé la synthèse,
on le voit tour à tour exalter la liberté indivi-
duelle, et appeler de tous ses vœux la commu-
nauté socialiste. Son aversion raisonnée contre
les principes lui porte malheur, et son expé-
rience, qui n'est pas gouvernée par une idée mo-
rale, lui montre le changement comme incessant,
et comme toujours possible. Quand il abordé
l'économie politique, il prodigue encore des idées
justes et profondes, mêlées à des erreurs singu-
lières. 11 élargit le domaine de la science en y
faisant entrer non-seulement la théorie de la
production des richesses, mais encore celle de
la répartition considérée dans ses conséquences
sociales. Après s'être tenu sur ce terrain scienti-
fique, et avoir éclairci un certain nombre de
questions, il se livre à son imagination, et s'a-
bandonne à des rêveries humanitaires. C'est ainsi
qu'il condamne la propriété au nom des avan-
tages de la production et des intérêts des sala-
riés. Quant au problème du droit, c'est-à-dire
des rapports fondés sur la nature humaine, il
l'ignore ou le néglige, pour rester conséquent
avec sa psychologie.
On peut consulter sur Stuart Mill : Ribot, la
Psychologie anglaise, Paris, 1870; — Taine, le
Positivisme anglais, Paris, 1864; — P. Janet,
Mill et Hamilton, Revue, des Deux-Mondes, oc-
tobre 1869: — C. de Rémusat, Revue des Deux-
Mondes, juillet 1859 : — Laugel, les Confessions de
Stuart Mill, Revue des Deux-Mondes, décembre
1873; — R. Millet, J. Stuart Mill, Revue poli-
tique et littéraire, janvier 1874; — Lachelier, du
Fondement de l'induction, Paris, 1871. E. G.
MILTON (Jean), né à Londres en 1608, mort
en 1074, le chantre du Paradis perdu, s'était.
beaucoup occupé de philosophie dans sa jeunesse.
à l'université de Cambridge et en Italie. Dans sa
vieillesse, aveugle et malheureux, il revint aux
études philosophiques. L'année qui précéda sa
mort, il publia une logique nouvelle d'après la
méthode de Ramus, Arlis logicœ plenior insti-
tutio, ad Pétri Rami m. il,, Juin concinnala
(in-12, Londres, 1672).
Dans ce livre, qui fit sensation en Angleterre,
où Ramus comptait encore de nombreux parti-
sans, Milton combat ceux qui méprisaient la
logique, ou qui la déclaraient inutile. A Bacon
il oppose le célèbre Philippe Sidney, grand admi-
rateur de Ramus. Il combat aussi les écoles où
l'on mêlait la logique à la physique et à la
morale, comme si elle ne formait pas une étude
distincte. Il s'élève surtout contre certains théo-
logiens qui allaient jusqu'à ranger parmi les
questions de logique les doctrines sur Dieu, sur
la Trinité, sur les sacrements. S'il préfère Ramus
à Aristote, c'est qu'il trouve ses enseignements
plus simples, plus conformes aux besoins de la
raison et des sciences.
La logique est, selon Milton, le premier des
arts : car la matière ou l'objet d'un art consiste
en une série de préceptes. Or, c'est la logique
qui nous apprend quels doivent être ces pré-
ceptes. Ils sont de trois sortes : la définition, la
distribution et la déduction. En logique comme
en peinture, il y a un original qu'on cherche à
imiter ou à reproduire. Il est donc permis de
distinguer deux sortes de logique : l'une natu-
relle, qui n'est pas autre chose que la raison
même dont Dieu a pourvu l'esprit humain, fa-
cilitas ipso, ralionis in mente hominis; l'autre
artificielle, qui se règle sur la première. Mais,
naturelle ou artificielle, la logique a quatre
auxiliaires : les sens, l'observation, l'induction
et l'expérience.
La forme d'un art ne consiste pas tant dans la
disposition des préceptes que dans l'indication
de la fin, de l'utilité qu'il doit rechercher. Ainsi
la forme, la fin de la logique consiste à bien
disserter; son but est la prescription de ce qui
est profitable à la vie, du bien : d'où dérive la
nécessité d'unir l'exercice à la méthode. Cet
exercice est ou analyse, ou genèse. L'analyse
sert à ramener les exemples à leurs principes,
les détails à leur règle. La genèse a lieu quand
on produit ou compose suivant les préceptes de
l'art.
Les arts, considérés en général, sont ou gé-
néraux ou particuliers. Ils sont généraux, lorsque
leur matière est générale; or, la matière géné-
rale des arts est ou la raison, ou la parole : la
raison cultivée donne naissance à la logique, la
parole observée donne lieu à la grammaire et
à la rhétorique. Ils sont particuliers, quand leur
matière est particulière, c'est-à-dire quand elle
se rapporte soit à la nature, soit à la société :
rapportée à la nature, elle engendre la philo-
sophie naturelle ; rapportée à la société, elle
engendre la philosophie morale.
Si la logique n'est autre chose que l'art de
raisonner, et si pour raisonner il faut trouver de
bonnes raisons et les bien disposer, la logique se
compose de deux parties, Vinvention et la dispo-
sition. De là deux livres dans l'ouvrage de Milton.
Dans le premier, Milton enseigne à former des ar-
guments, en montrant quels sont leurs éléments,
leur objet, leur matière et leur forme. Dans le
second, il apprend à disposer les arguments.
« L'invention, dit l'auteur, est à la disposition ce
que l'étymologie est à la syntaxe. » Le dernier
chapitre n'est pas le moins intéressant : il traite
de la méthode. La méthode, en général, c'est la
disposition régulière de différentes propositions
homogènes, c'est-à-dire de propositions apparte-
nant à la môme classe d'idées et relatives à la
même fin. Elle réside aussi dans l'art de passer
MIRA
— 1118 —
MIRA
de l'universel au particulier, de ce qui précède
et de ce qui est parfaitement connu à ce qui
suit et à ce qui est encore ignoré. Appliquée à
inventer, la méthode s'appelle synthèse; appli-
quée à exposer, elle se nomme analyse. « Les au-
teurs modernes, ajoute Milton, ont interverti l'or-
dre de ces dénominations et de ces définitions. »
Quelque jugement que l'on porte sur cet ou-
vage, on est forcé de reconnaître qu'il se distingue
par un avantage auquel l'école de Ramus a,
d'ailleurs, toujours attaché un grand prix : l'heu-
reux choix des citations, une grande abondance
d'exemples tirés avec goût des poètes et des
prosateurs classiques. C. Bs.
MINEUR, MINEURE, voy. SYLLOGISME.
MIRABAUD (Jean-Baptiste de), qu'il ne faut
pas confondre avec les deux Mirabeau, naquit à
Paris en 1675, et embrassa de bonne heure la
profession des armes : mais, se sentant plus de
vocation pour les lettres, et cette prédilection
ayant encore été augmentée en lui par le com-
merce de La Fontaine, il entra, pour s'y livrer
avec plus de liberté/ dans la congrégation de
l'Oratoire. Il n'y était pas depuis longtemps qu'il
en sortit comme secrétaire des commandements
de la duchesse d'Orléans et précepteur de ses
filles. Quelques années plus tard, le succès qu'ob-
tint sa traduction de la Jérusalem délivrée (2 vol.
in-12, Paris, 1724) lui ouvrit les portes de l'Aca-
démie française, et en 1742 cette compagnie le
nomma son secrétaire perpétuel, à la place de
l'abbé Hauteville. Il mourut à Paris le 24 juin
1760. Outre la traduction de la Jérusalem dé-
livrée et celle du Roland furieux (4 vol. in-12,
Paris, 1758) qui forment avec V Alphabet de la
fée gracieuse (in-12, ib., 1734) ses œuvres litté-
raires, Mirabaud a laissé deux ouvrages de phi-
losophie inspirés par l'esprit de son temps, et
publiés par Dumarsais. L'un est intitulé : Sen-
timents des philosophes sur la nature de l'âme,
(il a été inséré dans les Nouvelles libertés de
penser, in-12, Amsterdam, 1743, et dans le Recueil
■philosophique de Naigeon, 2 vol. in-12, Londres,
1779), et l'autre : le Monde, son origine et son
antiquité (in-8, Londres, c'est-à-dire Amsterdam,
1751). C'est un fait aujourd'hui parfaitement re-
connu que Mirabaud n'est pas l'auteur du Système
de la nature, qui lui a été longtemps attribué;
mais Naigeon [Encyclopédie méthodique, Philo-
sophie ancienne et moderne, t. III) assure avoir
eu entre les mains un autre écrit de Mirabaud,
ayant pour titre : Des lois du monde physique
et du monde moral, et dont le sujet comme les
principes auraient été les mêmes que ceux du
triste manifeste de la société d'Holbach. Cet écrit
n'ayant jamais vu le jour, nous nous bornerons à
caractériser sommairement ceux dont Dumarsais
a été l'éditeur.
Dans le premier, Mirabaud s'attache d'abord à
démontrer que les anciens n'ont eu aucune idée
de la spiritualité de l'âme et que son immortalité
a trouvé parmi eux beaucoup de sceptiques et
d'incrédules. Passant ensuite aux modernes, il
examine les preuves sur lesquelles ils fondent
ces deux croyances et s'efforce de les ruiner,
l'une après l'autre, par les objections ordinaires
du matérialisme. La seule ebose qui soit à re-
marquer dans celte dissertation, oesl la tenta-
tive faite par L'auteur pour plao nions
le patronage de Descartes, i
du plus terme représentant du spirituali
Parce que Descai tes s dit, avec beaucoup de
bon sens, que Bur l'état de L'&me, après qu'elle
a quitté le corp . i b ne | irons fai
lu ib iud conclut qu'il n
h î.i faculté d'établir le dogme de l'immor-
•
Dans son second ouvrage, le Monde, son ori-
gine et son antiquité, Mirabaud se propose une
tâche beaucoup plus vaste, où reparaissent, avec
un caractère systématique, ses considérations
sur la nature et la fin de l'âme. 11 entreprend
d'exposer successivement les opinions des an-
ciens sur les questions suivantes : 1° Le système
général du monde ; 2° son origine; 3° sa fin;
4' les révolutions particulières de la terre ;
5° l'origine, la nature et la fin de l'homme. Mais
l'on s'aperçoit immédiatement que l'histoire
n'est ici que le moyen ou le prétexte, et que le
véritable but de ce livre est de ruiner tout en-
semble le spiritualisme et le christianisme, la
religion naturelle et la foi qui invoque le témoi-
gnage des Écritures. Voici, en effet, les conclu-
sions où aboutissent les recherches de Mirabaud
sur les différentes questions que nous venons
d'énumérer. L'immense majorité des philosophes
et des sages de l'antiquité regardaient le monde
comme éternel, non-seulement dans sa sub-
stance, mais dans sa forme, c'est-à-dire dans
l'organisation qu'il présente à nos yeux et dans
les lois qui le gouvernent. Il n'y a qu'un très-
petit nombre d'esprits chimériques et isolés, tels
que Platon et Anaxagore, qui aient fait remonter
à une cause intelligente l'ordre et le mouvement
qui régnent dans son sein. Quant au dogme de
la création ex nihilo, aucun peuple ancien ne
l'a connu, pas même les Juifs : car la Bible ne
dit pas que le monde ait été fait de rien; elle
parle d'un chaos d'où sont sortis tous les élé-
ments par une force inhérente à la matière.
Cette force aveugle est l'esprit qui plane sur la
face des eaux. Le monde n'est pas plus destiné
à rentrer dans le néant qu'il n'en est sorti. L'idée
de la fin du monde était particulière à la Syrie
et à la Phénicie, d'où elle a passé plus tard aux
stoïciens et, aux Juifs, mais elle ne s'appliquait
qu'à une révolution astronomique et nullement
à une destruction absolue. Le terme de cette
révolution variait suivant l'opinion qu'on avait
sur la constitution et l'origine du monde. Chez
les Juifs, elle devait s'accomplir au bout de six
mille ans, c'est-à-dire après une période sab-
batique, comme celle que nous représentent les
six jours de la création. Passant du monde en
général à notre globe en particulier, Mirabaud
établit que les bouleversements et les révo-
lutions auxquels il est soumis ont pris dans l'i-
magination de tous les peuples anciens des pro-
portions exagérées et un caractère surnaturel.
D'après ce principe, l'embrasement de Phaéton
est placé sur la même ligne que la submersion
de Sodomc et de Gomorrhe ; le déluge de Noé
n'est pas plus extraordinaire que celui de Deu-
calion. Arrivant enfin à l'homme, Mirabaud op-
pose à l'opinion spiritualislc et chrétien! e
systèmes de l'antiquité interprétés à sa façon.
Parmi les anciens, les uns ne reconnaissent à
l'homme que des facultés semblables et même
inférieures à celles des animaux ; les autres,
ceux qui lui accordaient une âme immortelle,
croyaient à la métemj sychose, qui suppose im-
plicitement le même avantage chez les b
Du reste, il soutient, comme dans son premier
ouvrage, que 1rs anciens n'avaient aucune idée
d'une substance spirituelle. Platon, le seul phi-
phe spiritualiste de l'antiquité, aurait con-
fondu, d'après lui, l'âme avec la pensée, et aurait
léré la pensée humaine comme une por-
tion de la pensée divine, comme notre corps esl
portion de la matière éternelle. Les P
les de l'Église sont loin d'être d'accord ^r
ce point. Tcrtullien, Arnobe , Tatien regardaient
c me un principe matériel, et l'K
tout entière, en consacrant le dogme de la ré-
MIRA
1119 —
MIRA
surrection des corps, nous montre que la dis-
tinction absolue de l'esprit et. de la matière n'a
jamais passé dans son sein pour un article de
loi. Mirabaud va encore plus loin : il prétend
que le spiritualisme de nos jours aurait passé
pour une hérésie dans les premiers siècles du
christianisme.
Outre les écrits que nous venons de citer. Mi-
rabaud a laissé ces deux dissertations qu'on a
publiées après sa mort : Opinions des anciens
sur les Juifs; — Réflexions importantes sur
V Évangile (un seul volume in-12^ Amsterdam,
1769). On peut s'en faire une idée par ce que
nous venons de dire et la bonne opinion qu'en
avait Naigeon (t. III de son Recueil de philo-
sophie ancienne). On peut consulter sur Mira-
baud la notice que lui a consacrée d'Alembert
dans le tome I de l'Histoire des membres de
V Académie fran ça ise.
MIRANDOLE°(Jean Pico, comte de la), prince
de la Concorde, né en 1463. élevé dans la mai-
son paternelle avec beaucoup de soin, et des-
tiné par sa mère à l'Église, apprit d'abord le
droit canon sous les professeurs de Bologne, et
se laissa bientôt entraîner dans les études géné-
rales de la renaissance par les hommes célèbres
de son temps, surtout par Marsile Ficin, qui le
traita toujours comme son fils. La philosophie,
encore engagée dans la théologie scolastique,
le mena à celle-ci, et il les étudia ensemble
quelques-uns des maîtres les plus renommés
des Académies d'Italie et de France. Il visita ces
écoles en théologien et en philosophe encore
imberbe, dit son neveu François. Après avoir
pris connaissance de tout le savoir de son temps,
mpris la méthode de Lulle, qu'il employa
pour des disputes de parade, il en sentit si vi-
nt le vide, qu'il résolut et se flatta, trop
ment, de le combler, en fournissant une
doctrine forte et positive aux partis qui se clis-
pul tient les intelligences. Ce qui, suivant lui,
faisait la faiblesse et entretenait les disputes des
.-.tiques, théologiens comme philosophes,
c'est que ni les uns ni les autres, scotistes ou
thomistes, platoniciens ou péripatéticiens, ne
pénétraient jusqu'à la source commune où était
leur conciliation. Ce fait était vrai ; mais, comme
il est également vrai à toutes les époques (car
nul ne s'élève à la vérité absolue qui, seule,
mettrai t fin aux divisions des partis) . il n'expliquait
rien. La vraie cause de la faiblesse des scolas-
tiques était ailleurs ; elle était dans leur igno-
rance,non de la source inaccessible, mais des sour-
ces accessibles, des textes et de l'expérience, de
l'observation interne ou externe. Toutes leurs
discussions roulaient sur des questions plus ou
moins anciennes, questions faussées par des ter-
minologies peu intelligibles, et résolues d'après
des textes qui n'étaient plus reconnaissables
dans les versions employées. En effet, sacrés ou
profanes, les textes étaient négligés pour d'infi-
dèles traductions ou d'obscurs commentaires, et
souvent pour des traductions de traductions,
pour des commentaires de commentaires. Au lieu
d'Aristotc. on consultait des versions latines, la
plupart faites sur des versions arabes; au lieu
de Platon, les alexandrins ou les mystiques de
L'école plotinienne, et leurs commentateurs. La
réforme radicale à faire, c'était de rappeler à la
vraie science, à l'étude directe, à l'observation
et aux textes. Le jeune Mirandoie, qui sentait si
bien le mal, en ignora la vraie cause, et chercha
le remède dans une vieille tentative renouvelée
à cette époque, la conciliation de Platon et d'Aris-
tote. qui devait donner une seule et véritable
philosophie conforme à la théologie chrétienne.
la î euvre que le jeune érudit prétendit
accomplir. On conçoit la vanité d'une telle entre
prise. Le seul moyen de concilier toutes les doc-
trines; c'est de se persuader qu'elles sont toutes
émanées d'une seule source ; puis, d'effacer les
caractères distinctifs de chacune d'elles et de
forcer la ressemblance par la dissimulation des
différences. Quoiqu'un tel accord ne puisse
jamais être que la paix des tombeaux, l'espoir
de l'établir a séduit quelquefois même des es-
prits distingues. Mirandoie, entraîné par l'ascen-
dant de Marsile Ficin, le plus illustre concilia-
teur de son temps, ébloui par ce nouveau plato-
nisme où se rencontraient toutes les écoles,
même celles de l'Orient, suivit ce guide sans
défiance, et allia le christianisme et le polythé-
isme, s'appuyant de la fameuse assertion de Nu-
ménius d'Apamée, répétée depuis par tant d'au-
tres, que « Platon était Moïse parlant grec "•
Mirandoie se jeta avec ardeur sur les langues
de l'Orient, l'hébreu, le chaldéen, l'arabe, et se
passionna surtout pour les doctrines secrètes de
l'antiquité, principalement la kabbale. Mais il
ne puisa pas aux sources les plus pures, un im-
posteur lui ayant fait acheter pour cette étude
de prétendus manuscrits d'Esdras. qui l'éga-
rèrent singulièrement (YVolf, Bibliotheca he-
braica. t. I, donne le catalogue des manuscrits
kabbalistiqûes de Pic). Persuadé que les livres
de Moïse, ouverts aux intelligences moyennant
la kabbale et le nouveau platonisme, leur appa-
raîtraient comme la source commune de toute
la science spéculative, il rédigea une explication
de la Genèse, selon lés sept sens qu'il y admet-
tait avec quelques exégètes de son temps. Mais
cette œuvre, peu étendue pour une telle matière
et un tel dessein, n'est en réalité qu'une pâle
imitation, même pour le titre, des travaux de
quelques Pères, et voici un exemple de la ma-
nière d'interpréter qu'on y suit. Les mots D'ieu
créa le ciel et la terre, dit l'auteur, signifient
aussi qu'il créa l'âme et le corps, qui se dési-
gnent fort bien par les noms ciel et terre. Les
eaux, sous le ciel, sont l'image de notre faculté
de sentir, et leur réunion en un même lieu in-
dique celles de nos sens au sensorium commun.
Ces interprétations, empruntées à Origène, ou
plutôt à Philon, remontent probablement au delà
de ce dernier, et il est évident que là ne se trou-
vait pas le moyen de concilier la philosophie
avec la théologie, deux sciences qu'on est plus
sûr de concilier en avançant qu'en reculant. En
général, Mirandoie, dont le génie fut si précoce,
si brillant et si souple, composa trop jeune et
trop vite, avec trop de confiance en une érudi-
tion de seconde main, et une imagination trop
féconde pour ne pas l'empêcher de satisfaire la
raison. Tous ses travaux sont empreints de cette
instruction générale qu'on possède au sortir des
écoles, mais rien n'y accuse la profondeur ou
l'originalité que donnent la méditation et l'étude
vigoureuse des sources. Le comte Jean fut un
prodige de mémoire, d'élocution, de dialectique :
il ne fut ni un écrivain, ni un penseur. Les neuf
cents thèses qu'il publia, à l'âge de vingt-quatre
ans, pour un tournoi scolastique, et que sa va-
nité frappa de discrédit par cette addition qui
devait les signaler à l'admiration publique, de
omni re scibili, sont un témoignage irrécusable
de la faiblesse de son jugement. Ces thèses,
écrites, dit-il, à la mode de Paris, roulent sur
les mathématiques, la dialectique, les sciences
naturelles et divines, et, selon l'assertion de son
neveu, elles doivent renfermer soixante-douze
dogmes nouveaux en physique et en métaphy-
sique ; mais, prises en grande partie dans les
scolastiques, les philosophes arabes, les néo-pia-
toniciens et les péripatéticiens les plus célèbres,
MIRA
— 1120 —
MIRA
elles n'offrent lien d'original. D'autres, em-
pruntées aux oracles dits des Chaldéens. à Zo-
roastre. à Orphée, à Hermès Trismégiste, à d'au-
tres écrits supposés, à la magie et à la kabbale,
présentent pêle-mêle des opinions bizarres ou
superstitieuses. Ainsi, la kabbale et l'astrologie
doivent démontrer qu'il est plus convenable de
fêter le dimanche que le samedi, et la kabbale
seule, confondre les ariens et les sabelliens. Si
treize de ces neuf cents assertions furent cen-
surées à Rome, et provoquèrent la défense d'y
soutenir publiquement les autres, ce n'est pas
qu'elles fussent nouvelles, c'est qu'elles étaient
condamnées depuis longtemps. L'apologie qu'en
publia l'auteur, n'ayant pour but que de désar-
mer des adversaires, n'a pour caractère que cet
esprit de concession et de ménagement qui efface
en voulant adoucir; et si Mirandole, vivement
blâmé plutôt que persécuté, se réfugia en France,
ce n'est pas qu'il ait préludé réellement aux
fécondes hardiesses de Galilée, ou partagé celles
de son contemporain Pomponace : c'est que son
arrogance avait déplu. Sa philosophie, loin de
provoquer l'intolérance, était essentiellement
dévouée au dogme de l'Église. En tout cas, la
supériorité de son esprit, qui était incontes-
table, lui valut d'éclatantes amitiés, et fut pro-
clamée avec exagération par Marsile Ficin,
Ange Politien, Laurent de Médicis, et plusieurs
autres. Son plus grand mérite est d'avoir jeté
dans les agitations scolastiques du temps l'a-
mour des langues orientales, et particulièrement
celui de la kabbale, amour dont héritèrent quel-
ques-uns de ses compatriotes, ainsi que le célèbre
Keuchlin. Le véritable caractère de son esprit,
c'est de subordonner constamment ses recher-
ches et ses travaux aux intérêts de sa théologie.
Tous ses traités, y compris le plus métaphysique,
celui de Ente et Uno, quoique en partie puisé
dans Plotm ou Platon, appartiennent plus à la
religion qu'à la philosophie. Dans son traité de
Hominis dignitate, il démontre que c'est le
rapport intime de l'homme avec Dieu, la piété,
qui constitue sa dignité naturelle. Sa jeunesse
avait été orageuse; sa conversion fut entière, et
il s'appliqua particulièrement, dans ses dernier. ^
années, à fournir des armes saintes, c'est-à-
dire à tracer les règles nécessaires à l'homme
pour vaincre le monde dans le combat s/jiri-
luel.
Mirandole, qui avait brûlé ses chants d'amour,
rompu ses liaisons galantes, et cédé ses domaines
à son neveu, vécut quelque temps dans une mai-
son de campagne de Laurent de Médicis. et
mourut à Florence, âgé de trente-deux ans. le
jour même où Charles VIII, qui l'avait accueilli
à Paris, fit son entrée en cette ville. Dans une
lettre que Marsile Ficin écrit sur sa mort à Gcr-
main de Ganoy ses travaux sont ainsi résumés :
Moliebatur quotidie tria : coneordiam Arislo-
cum Plalone, enarralione
cra, confulationes astrolcgorum. 11 avait mis.
en effet, beaucoup de soi» à combattre les illu-
i de l'astrologie; il les avait réfut< es dans un
traité de douze livres. Ses œuvres furent publiées
■ en 1 196, deux ans après - i mort
(voy. l'article suivant). Il a lais alien,
une espèce de commentaire en l sur la
Canzone d<- Benh iei i don
taies Boni tirées du Banquett C'est
celai de ses travaux qu'on lit aujourd'hui
avec le plus de plaisir, quelque mal qu'on en
ait dit. Cellarius a publié ses leltrcs, écrites,
«l'un style verbeux i I
ire, in-8, Iena, 1682. On trouve sa
. les Biographies de savants cé-
lèbres de la Renaissance, de Meiners, t. IL, et de
curieux détails sur sa vie dans Tiraboschi, lii-
bliothéca modenese. t. IV. J. M.
MIRANDOLE (François Pico de la), neveu du
précédent, et héritier de son amour pour l'él
mais non pas de ses talents, inclina encore da-
vantage au mysticisme biblique, et s'éluitma
d'autant de la philosophie ancienne, de la kab-
bale et même de la scolastique. La Bible est à
ses yeux la vraie, l'unique source de toute doc-
trine supérieure; seulement il admet une lumière
interne qui en éclaire la lettre, mais qui l'éclairé
si activement, que, sous son influence, l'esprit
peut demeurer passif. Malgré ses tendances con-
templatives, François de la Mirandole fit souvent
la guerre, et mourut assassiné par un de ses ne-
veux, l'an 1533. Ses couvres, réunies à celles de
son oncle, ont été publiées à Baie en 1573 et
1607, en 2 vol. in-f°. On y distingue le traité de
Studio divince et humanœ sapientice. que Bud-
deus a recommandé à la jeunesse studieuse par
une édition spéciale (in-8, Halle, 1702). Les neuf
livres de Prœnolionibus, imités du traité de son
oncle, contre l'astrologie, combattent également
cette vaine science. Les six livres intitulés Exa-
men doctrine; vanitatis gcnlilium sont dirigés
contre Aristote en faveur de Platon, dont l'au-
teur n'admet pas. cependant, toutes les idées fon-
damentales. François donne lui-même, dans une
lettre à Giraldi, une liste très-étendue et très-
variée des ouvrages qu'il avait composés ou tra-
duits, en vers ou en prose, treize ans avant sa
mort. Son meilleur écrit n'est pas la biographie
de Jérôme Savonarole : c'est celle de son oi
qu'il croyait très-impartiale : Xiliil hic amie
datum. nihil familiœ, nihilque benefîciis fictilia
laude repensum. Et cependant, pour honorer son
célèbre parent, il reproduit en sa faveur jus-
qu'aux fables dont l'antiquité aimait à décorer
le berceau de ses personnages les plus illustres.
Une flamme orbicidaire vint un instant éclairer
la mère de Jean de la Mirandole. au moment où
elle lui donnait le jour, afin d'indiquer, par sa
forme, la perfection du savoir qu'il déploierait,
et, par sa courte apparition, le rapide passage de
la lumière qui venait éclairer le monde stupé-
fait. C!'. Niceron, t. XXXIV, p. 147 ; Brucker. Hts-
loria critica philosophiœ, t. IV, p. 60. J. M.
MODALITÉ. Ce mot, dérivé de mode (voy.
plus loin); est employé dans un sens beaucoup
plus limite et plus précis pour désigner les points
de vue les plus génatraux sous lesquels les diffé-
rents objets de la pensée peuvent se présenter à
notre esprit. Or. tout ce que notre intellig
peut concevoir, elle le conçoit nécessairement ou
comme possible, ou comme contingent, ou comme
impossible, ou comme nécessaire. Le possible,
c'est ce qui peut également être ou n'être pas.
ce qui n'est pas encore, mais peut être ; le con-
tingent, ce qui est déjà, mais pourrait ne pas
écessaire, ce qui est toujours, et l'im-
ible, ce qui n'est jamais. Ce sont, en effet,
ces différentes idées que l'on comprend sous le
nom de modalité ou qu'on appelle les modalités
de - trouvent nécessairement leur
e, et, m l'on peut parler ainsi, elles impri-
nii'iit le cachet de leur présence dans le lang
comme dans la pensée, dans la proposition coi
dans le jugement. 1 > < ■ là la division des proposi-
tions au point de vue de La modalité, ou les qua-
tre propositions modales, qu'Aristote définit et
oppose l'une à l'autre dans son traité ITepi i^ur,-
vcfa< (ch. xii-mv). Cependant nous ne voyons pas
qu'Aristote se soit servi du mot que nous ém-
is, et qu'on ne rencontre que beaucoup
plus tard chez les commentateurs h dans la lan-
de la scolastique. Kant, en adoptant les mô-
mes idées et la même expression, les a appliquées
MODE
— 1121 —
MODE
plus particulièrement à nos jugements et aux
rapports des objets avec les facultés de notre in-
telligence. Il considère nos jugements sous les
quatre points de vue généraux de la quantité, de
la qualité, de la relation, de la modalité. Sous le
rapport de la modalité, ils sont problématiques ,
c'est-à-dire l'expression de ce qui est possible; ou
asscrtoires, l'expression de ce qui est; ou apodic
tiques, l'expression de ce qui ne peut pas ne pas
être. De là aussi la catégorie de la modalité qui
renferme ces trois degrés : le possible ou l'impos-
sible, l'être ou le non-être, le contingent ou le
nécessaire. On remarquera d'abord que cette
classification est moins juste que celle d'Aristote:
car le contingent et le nécessaire ne diffèrent en
aucune façon de l'être, et, d'un autre côté, la
notion de l'impossible a un caractère absolu qui
ne permet pas de la placer en regard de celle du
possible. De plus, Kant soutient que ces diffé-
rentes idées nous représentent, non des qualités
qui sont dans les choses, mais, comme nous ve-
nons de le dire, des rapports qui existent entre
les choses et les facultés de notre intelligence.
Ainsi tel objet qui, dans ce moment ou dans
l'état actuel de nos connaissances, nous apparaît
simplement comme possible, dans un moment
différent ou avec des connaissances supérieures,
peut se manifester à nous avec tous les attributs
de l'existence; et ce que nous comptons aujour-
d'hui parmi les êtres contingents peut être qua-
lifié demain d'être nécessaire. Cette opinion, qui
contient en germe tout le scepticisme métaphy-
sique de Kant, est manifestement contraire à
Inexpérience. Quand nous croyons, par exemple,
qu'un homme qui est né en telle année aurait pu
naître quelques mois plus tôt ou plus tard, il
nous est impossible d'admettre que dans un
autre moment ou avec d'autres facultés nous
pourrons nous assurer que cela est ainsi ; de
même ne fera-t-on jamais entrer dans notre es-
prit que l'insecte ou le brin d'herbe qui vient de
périr sous notre pied puisse être considéré, dans
quelque état que ce soit de nos connaissances,
pourvu que nous ne perdions pas la raison,
comme une existence aussi nécessaire que celle
des trois dimensions de l'espace ou de l'espace
lui-même. La possibilité, l'impossibilité, la né-
cessité, la contingence, se trouvent donc dans la
nature des choses, et non pas dans notre esprit
seulement, ou dans les rapports de notre esprit
avec les objets qu'il conçoit.
MODE (du latin modus, mesure, détermina-
tion, manière). On appelle ainsi toute forme va-
riable et déterminée qui peut affecter un être,
toute qualité qu'il peut avoir ou n'avoir pas, sans
que pour cela son essence soit changée ou dé-
truite, sans qu'il cesse d'être ce qu'il est. Ainsi,
un corps peut être en repos ou en mouvement
sans cesser d'être un corps ; un esprit peut dou-
ter ou affirmer sans cesser d'être un esprit : le
mouvement et le repos sont donc des modes du
corps ; l'affirmation et le doute sont des modes
de l'esprit. On donnait autrefois le nom d'accï-
dents à ce que nous appelons des modes, mais
cette expression, qui peut trouver en philosophie
son emploi légitime, n'est pas juste dans ce cas,
car elle nous donne l'idée d'un fait qui n'est pas
prévu, qui n'a pas son principe dans le sujet où
il est aperçu, tandis que les modes dérivent di-
rectement de la nature des êtres qui les éprou-
vent. On voit par là que le nom de mode ne
peut pas non plus être remplacé par celui de
phénomène. Un phénomène, c'est tout ce qui
tombe sous l'observation, soit des sens, soit de
la conscience; c'est un fait quelconque qui peut
avoir ou n'avoir pas sa raison d'être dans l'objet
qui nous le présente. Un mode, au contraire, ap-
D1CT. P1I1LOS.
partient en propre à un être d'une certaine es-
pèce et ne saurait convenir à aucun autre; il a
dans les qualités essentielles de cet être, ou,
comme on dirait avec l'école, dans sa nature spé-
cifique, son origine et sa cause. Par exemple, si
les corps n'avaient point pour qualité essentielle
d'occuper une place déterminée dans l'espace, ils
ne pourraient pas passer d'un point de l'espace
dans un autre, ils ne seraient susceptibles ni de
mouvement ni de repos. De même, si l'intelli-
gence n'était pas une faculté fondamentale des
esprits, ils ne pourraient ni douter, ni affirmer,
ni juger. Mais les qualités d'où découlent les
modes, et sans lesquelles ils seraient absolument
impossibles, se divisent en diverses classes ou
forment plusieurs degrés dans l'existence des
êtres. Les unes constituent le fond même de leur
nature ou ce qu'on appelle leur substance : telle
est, dans les corps, l'impénétrabilité, et l'unité et
l'identité dans l'àme humaine. Ce sont les carac-
tères de cette espèce qu'on désigne plus particu-
lièrement sous le nom d'attributs (voy. ce mot),
et de qualités essentielles. Les autres semblent
comme attachées ou ajoutées aux premiers sans
pouvoir cependant exister sans elles : ce sont les
propriétés ordinaires ou les facultés, comme la
couleur et les figures dans l'ordre physique, la
sensibilité et l'intelligence dans l'ordre moral.
Enfin, parmi les modes eux-mêmes, il y en a qui
ont plus d'importance et de puissance les uns
que les autres; il y en a qui sont des effets, et
d'autres qui sont des causes. Il faut observer ce-
pendant qu'aucun être n'étant isolé dans la na-
ture, un mode n'a pas seulement son principe
dans les qualités diverses du sujet qui l'éprouve,
mais aussi dans les propriétés ou les facultés
actives d'une cause étrangère. Ainsi il ne suffit
pas que notre âme soit douée de sensibilité, il
faut encore qu'un agent extérieur fasse entrer
cette faculté en exercice et détermine en nous la
sensation. Considérés sous ce dernier point de
vue; c'est-à-dire comme des effets d'une cause
extérieure ou distincte du sujet, les modes pren-
nent le nom de modifications. Tous les êtres qui
forment cet univers se modifient les uns les au-
tres, mais il n'y a qu'une âme douée de liberté
qui se modifie elle-même, ou qui soit tout en-
semble et dans le même mode, cause et sub-
stance, active et passive. Nous venons d'expliquer
le sens métaphysique du mot mode, mais on l'a
aussi employé dans un sens purement logique
pour désigner les diverses manières dont on peut
disposer les trois propositions du syllogisme, par
rapport à leur quantité et à leur qualité (voy.
Syllogisme). Enfin, on se sert encore de la même
expression en grammaire pour désigner les di-
vers accidents qui modifient la forme et la signi-
fication des verbes. De ces différentes sciences
il a passé dans la musique avec une signification
analogue.
MODERATUS de Gades ou Gadira, philoso-
phe pythagoricien, ou plutôt l'un des restaura-
teurs du pythagorisme à l'époque où les divers
systèmes de philosophie étaient moins une affaire
de conviction que de science archéologique et
d'ingénieuses restaurations. Nous ne savons rien
de sa personne, si ce n'est qu'il était étranger à
la fois à Rome et à la Grèce, et qu'il vivait sous
le règne de Néron. Ses doctrines mêmes ne nous
sont connues que par l'intermédiaire des philo-
sophes de l'école d'Alexandrie, avec lesquels il a
beaucoup de ressemblance. C'est surtout Por-
phyre, dans la Vie de Pythagore, qui parle de
lui avec quelques détails. Il pensait que les
nombres, dans le système de Pythagore, ne
sont que des symboles par lesquels, en l'absence
d'expressions plus exactes, le sage de Samos
il
MOI
1122 —
MOLY
voulait designer l'essence des choses. Cette es-
sence, pour lui, aurait été la même que pour
Platon et Aristote ; et ces deux philosophes, que
nous admirons à tort comme deux génies origi-
naux, n'auraient fait que traduire dans un lan-
gage plus intelligible la métaphysique pythago-
ricienne. Ils auraient produit au grand jour ce
qui n'avait été connu avant eux que d'un petit
nombre d'initiés. On reconnaît dans ces idées
sommaires tout ce qui caractérise la philosophie
de cette époque : l'abus des symboles, l'esprit
éclectique cherchant une conciliation entre les
doctrines les plus opposées, principalement celles
de Platon et d' Aristote.
BÏODIFICATION, VOy. MODE.
MOI. C'est le nom sous lequel les philosophes
modernes ont coutume de désigner l'âme en
tant qu'elle a conscience d'elle-même et qu'elle
connaît ses propres opérations, ou qu'elle est
à la fois le sujet et l'objet de sa pensée.
Quand Descartes se définissait lui-même une
chose qui pense, res cogitans, ou qu'il énonçait
la fameuse proposition : Je pense, donc je suis,
il mettait véritablement le moi à la place de
l'âme ; et cette substitution ou, pour parler plus
exactement, cette équation, il ne se contente
pas de l'établir dans le fond des choses, il la fait
passer aussi dans le langage. « Pour ce que, d'un
côté, dit-il (Sixième Méditation, § 8), j'ai une
idée claire et distincte de moi-même en tant que
je suis seulement une chose qui pense et non
étendue, et que, d'un autre, j'ai une idée dis-
tincte du corps en tant qu'il est seulement une
chose étendue et qui ne pense point, il est cer-
tain que moi, c'est-à-dire mon âme, par laquelle
je suis ce que je suis, est entièrement et véri-
tablement distincte de mon corps, et qu'elle
peut être ou exister sans lui. » Cependant, nous
ne voyons pas que cette expression prenne ja-
mais chez lui, ni chez aucun de ses disciples, le
sens rigoureux et absolu qu'on y a attaché plus
tard. Il dit bien, avec intention, moi, au lieu de
dire mon âme ; mais il ne dit pas le moi, pour
désigner l'âme ou l'esprit en général. Ce n'est
guère que dans l'école allemande qu'on ren-
contre, pour la première fois, cette formule, et
c'est aussi là qu'elle arrive à un degré d'ab-
straction que la méthode psychologique ou expé-
rimentale, apportée par Descartes, ne peut pas
autoriser. Le moi, dans le système de Kant,
n'est pas l'âme ou la personne humaine, mais la
conscience seulement, la pensée en tant qu'elle
se réfléchit elle-même, c'est-à-dire ses propres
actes, et les phénomènes sur lesquels elle
s'exerce. De là, pour le fondateur de la philo-
sophie critique, deux sortes de moi : le moi pur
{das reine ich) et le moi empirique. Le pre-
mier, comme nous venons de le dire, c'est la
conscience que la pensée a d'elle-même et des
fonctions qui lui sont entièrement propres; le
second, c'est la conscience s'appliquant aux phé-
nomènes do la sensibilité et de L'expérience.
Fichte fait du moi l'être absolu lui-même, la
pensée substituée à la puissance créatrice et
tirant tout de son propre sein, l'esprit et la ma-
tière, l'âme et le corps, l'humanité et la nature.
après qu'elle s'est faite elle h qu'elle a
posé sa propre existence. Enfin, dans la doctrine
de S lielling et de Hegel, le moi, ce n'est ni
rame, humaine, ni la conscience humaine, ni la
pensée priso dans son unité absolue et mise à la
place do Dieu; c'est seulement nue les formes
ou des manifestations do l'absolu, celle qui le
révèle à lui-même, lorsqu'après s'être répandu
en quelque sorte dans la nature, il revient à
ecueille dans l'humanité. Ce n'est pas
ici le lieu d'exposer plus longuement, et encore
moins de discuter, ces différentes opinions, notre
intention étant seulement de faire l'histoire du
mot auquel elles se sont associées; cependant
nous rappellerons ce que nous avons dit en par-
lant de l'âme. Dans aucun cas, la notion de
l'âme et celle du moi ne peuvent être regardées
comme parfaitement identiques. Le moi nous
représente bien l'âme lorsqu'elle est parvenue à
cet état de développement où elle a conscience
d'elle-même et de ses diverses manières d'être
mais il ne représente pas l'âme tout entière, il
ne nous la montre pas dans tous les états et sous
toutes les formes de son existence ; car il y en
a assurément où elle ne se connaît pas encore,
et d'autres où elle cesse de se connaître : telles
sont la première enfance de l'homme et la vie
qui précède sa naissance, la léthargie, le som-
meil profond, l'idiotisme, et l'habitude poussée
à ses derniers effets. Oserait-on prétendre que
l'âme n'existe pas dans ces différents états de
notre vie ? Mais alors que devient l'identité de
la personne humaine, et comment attribuer, d'un
autre côté, à une autre puissance qu'à celle de
l'âme, les sensations obscures, les facultés in-
stinctives qui persistent toujours en nous en l'ab-
sence de la conscience? C'est précisément à
cause de cette confusion de l'âme tout entière
avec le moi qu'on a été conduit d'abord à voir
l'absence de l'âme dans la pensée, puis à pren-
dre la pensée pour le moi ou pour la personne
humaine arrivée à son complet développement,
et que quelquefois la personne humaine a été
considérée comme un simple mode de la pensée
divine.
En même temps que l'àme a été appelée le
moi, on a désigné le corps, les substances ma-
térielles et la nature extérieure en général, sous
le nom de non-moi. On a fait ainsi deux parts de
tout ce qui est : ce qui est dans la conscience ou
qui a pour attribut la pensée, et ce qui est hors
de la conscience ou qui a pour caractère essen-
tiel l'étendue. D'autres, allant plus loin encore,
ont regardé le moi et le non-moi comme deux
aspects différents, comme deux points de vue
corrélatifs d'un seul et même être. Cette divi-
sion a dû naturellement plaire par sa simplicité ,
et il n'est pas étonnant qu'elle ait passé dans la
langue philosophique. Cependant, elle est fort
éloignée d'être exacte, comme on peut s'en assu-
rer par les réflexions qui précèdent. Puisque
toute force spirituelle n'atteint pas ou ne se
maintient pas toujours à ce degré de perfectiou
qu'on appelle le moi, c'est-à-dire à une conscience
complète d'elle-même, il est impossible que
l'expression du non-moi désigne seulement ce
qui lient une place dans l'espace, ce qui e-t
matériel et étendu. Entre le moi et le non-moi.
dans le sens qu'on y attache habituellement, il
y a une foule d'existences ou de manières d'être
intermédiaires, qui approchent tantôt de celui-ci
et tantôt de celui-là. Il faut beaucoup se défier,
en philosophie, de ces formules tranchantes qui
peuvent bien s'accommoder à un système, mais
ne sauraient convenir à une science sérieuse,
fondée sur l'observation et la raison.
MOLYNEUX (William), né à Dublin en 1656,
est surtout connu par ses travaux d'optique
dont Leibniz fait en maint passage beaucoup
d'éloges. Son principal ouvrage, Dioptrica nova
(Londres, 1692}, n'appartient pas à L'histoire de la
philosophie, bien qu'il y traite certaines ques-
tions que les philosophes ue négligent pas. On
inscrit ici son nom jurce qu'il a traduil os .'/■ -
dilations métaphysiques de Descartes en anc
(Londres, 1671), ave,- les objections de i h. Ho '
Il y a lieu de penser aussi qu'il est L'auteur d'un
petit pamphlet dirigé contre le fanatique V( et et
MOXB
— 1123 —
MONE
écrit en latin sous ce titre : Papas Ullrajecti-
nus, le Pape d'Utrecht (Londres, 1668). Il a donc
contribué à faire connaître Descartes à ses com-
patriotes, et l'a défendu contre d'odieuses calom-
nies.
MOMENT (du latin momenlum, abréviation
de movimentum, mouvement). Notre esprit
n'ayant pas d'autre mesure applicable à la durée
que le mouvement, on conçoit que ces deux
idées aient été substituées l'une à l'autre, et
qu'une expression qui ne s'applique proprement
qu'à la première ait été employée à désigner la
seconde, c'est-à-dire cette partie de la durée que
nous mesurons par le moindre mouvement. Telle
est la signification du mot moment dans le lan-
gage ordinaire. Mais dans le langage de la phi-
losophie, ou plutôt de certains systèmes de phi-
losophie, il a été rappelé à son sens primitif, le
sens d'une action, d'un effet ou d'un certain
déploiement de puissance. Ainsi, dans la doc-
trine de Kant, il exprime le degré de réalité ou
d'intensité d'une cause de nos sensations, ou
d'un phénomène quelconque perçu par nos facul-
tés; dans le système de Hegel (voy. ce nom),
toutes les existences ne sont que des moments,
c'est-à-dire des mouvements divers du dévelop-
pement par lequel la pensée absolue, en pro-
duisant toutes choses, se manifeste elle-même.
MONADE, voy. Leibniz.
MONBODDO (James Burnett, lord) naquit
en 1714, à Monboddo, dans le comté de Kinkar-
dine, en Ecosse, d'une des plus nobles et plus
anciennes familles de son pays, fit ses études au
collège d'Aberdeen, apprit le droit dans l'uni-
versité de Groningue, exerça pendant quelque
temps, avec distinction, la profession d'avocat,
fut nommé juge à la cour de session d'Edim-
bourg, et mourut dans cette ville en 1799, âgé
de près de quatre-vingt-cinq ans. Monboddo est,
avant tout, un érudit, mais il s'est occupé aussi
de philosophie, surtout de philosophie ancienne,
et il y a apporté cette même richesse de connais-
sances avec ce même esprit de paradoxe qui ont
fait sa célébrité dans un autre genre. 11 est
l'auteur de deux grands ouvrages, dont l'un a pour
titre : De Vorigine et des progrès du langage (On
theorigin and progress of language, 6 vol. in-8,
Edimbourg, 1773-1792) ; l'autre : Métaphysique
ancienne, ou la Science des universaux (Ancient
metaphisic, or the Science of universals, 6 vol.
in-4, ib., 1779-1799). Le premier est celui qui a
le plus de réputation, et qui a soulevé aussi les
plus vives clameurs, car il ne renferme pas seu-
lement une théorie du langage, comme on pour-
rait le croire d'après le titre, mais toute une
philosophie historique où les anciens et parti-
culièrement les Grecs sont exaltés avec enthou-
siasme, et les modernes traités avec le plus
injuste mépris. Dans cet étrange parallèle où
les opinions les plus fausses sont défendues avec
un rare talent et une science non moins remar-
quable, c'est surtout pour ses compatriotes que
l'auteur a réservé sa sévérité. Quant au langage,
il le considère comme l'expression la plus fidèle
de l'esprit humain, comme une mesure infaillible
à l'aide de laquelle on peut apprécier ses progrès
et sa décadence. 11 n'est pour lui ni une faculté
naturelle, ni un don de la révélation, mais la
conquête de la réflexion et du travail. 11 a été
inventé dans les lieux où la tradition religieuse
a placé l'enfance de l'esprit humain, c'est-à-dire
en Asie ; de là il s'est transmis aux Égyptiens
en se perfectionnant beaucoup en route, et des
Égyptiens il a passé aux Grecs, qui lui ont im-
primé le cachet de leur inimitable génie. Cette
solution de la question si controversée de l'ori-
gine du langage s'écarte également de l'opinion
religieuse développée par de Maistre et de Bo-
nald, et de celle que défendaient, Condillac à
leur tête, les philosophes du xvm° siècle. Il est
à regretter que Monboddo n'ait pas su apporter
plus de mesure dans son système. De même
qu'il y a, selon lui, une race d'hommes pai qui
le langage a été porté à la dernière perfection,
îl y en a d'autres chez lesquelles il n'existe pas
encore ou qui l'ont complètement perdu. Ainsi,
il croit à un état de l'humanité bien inférieur à
la vie sauvage ; il regarde l'orang-outang comme
un être humain dégradé, et admet l'existence
de ces êtres fabuleux, tels que les sirènes et les
satyres, où l'imagination s'est plu à réunir la
conformation de l'homme avec celle de la brute.
Dans ce même ouvrage Monboddo s'occupe déjà
de la philosophie des Grecs, et, comme on peut
s'y attendre, il la regarde comme le dernier
terme de la sagesse humaine. A l'en croire, les
modernes n'ont jamais rien compris à lavéritaile
philosophie ; jamais ils n'ont bien su quelle est
la différence de l'homme et de la nature, de la
nature et de Dieu. Newton, par exemple, le plus
grand d'entre eux, détruit l'idée de la divinité
par le rôle qu'il donne à la matière. C'est à
Platon et à Aristote qu'il faut demander la solu-
tion de tous les problèmes philosophiques ; rien
n'a échappé à ces deux merveilleux génies, pas
même les mystères de la religion chrétienne :
car Monboddo les voit tous expliqués dans leurs
œuvres, sans en excepter le dogme de l'incar-
nation. Dans son second ouvrage, la Métaphysi-
que ancienne, Monboddo ne fait que développer
et étendre les idées que nous venons d'exposer,
en les poussant à des conséquences encore plus
forcées, s'il est possible, et en insistant avec
affectation sur les paradoxes qui lui avaient
attiré le plus de sarcasmes. Ce livre se compose
de deux parties très-distinctes et d'inégale va-
leur : l'une, purement critique, est consacrée à
la réfutation de Newton et de Locke : l'autre,
historique, a pour hut de faire connaître tous
les grands systèmes philosophiques de la Grèce,
particulièrement celui d'Aristote. La seconde est
incomparablement supérieure à la première.
Elle se distingue par une connaissance approfon-
die des sources, et quelquefois par une véritable
habileté d'exposition. C'est très-injustement
qu'elle n'est mentionnée par aucun historien de
la philosophie. Au reste, les œuvres et le nom
de Monboddo sont peu connus hors de son pays.
La traduction allemande d'une partie de son ou-
vrage sur l'origine et le développement du lan-
gage, par Schmidt (2 vol. in-8, Riga, 1784-1786),
est peut-être le seul écrit étranger où il soit
question de lui. Il faut ajouter que la traduction
de Schmidt est précédée d'un discours prélimi-
naire de Herder, où la partie vraiment solide
des recherches de Monboddo est l'objet de
l'appréciation la plus flatteuse. Au reste, dans
sa patrie même, Monboddo est rarement pris au
sérieux. On le verra cité, bien souvent, dans les
publications périodiques, dans les recueils litté-
raires de l'Angleterre et de l'Ecosse, pour la
singularité de sa vie et de quelques-unes de ses
opinions; on y chercherait vainement une ap-
préciation impartiale de ses idées et de ses tra-
vaux. On pourra consulter avec fruit sur cet
écrivain, outre le discours de Herder, dont nous
venons de parler, l'article qui lui a été consacré
par M. Depping, dans la Biographie universelle.
monde, voy. Nature.
MONESTRIER (Biaise), né à Antezat, dans le
diocèse de Clermont, le 18 avril 1717, fut élevé par
les soins des jésuites, et appartint pendant quelque
temps à leur ordre. Mais, quoique un des plus
MONE
1124 —
MONO
zélés défenseurs de la religion contre l'incré-
dulité de son temps, il quitta cette congré-
gation, sans doute pour se livrer avec plus de
liberté à son goût pour l'étude. Il enseigna,
pendant plusieurs années, les mathématiques au
collège de Clermont. Il fut couronné par l'Aca-
démie de Bordeaux pour une dissertation sur
la nature et la formation de la grêle, publiée
en 1752 (in-12, Bordeaux). Enfin, il occupa la
chaire de philosophie du collège de Toulouse, et
mourut dans cette ville, en 1776, laissant deux
ouvrages de nature différente, mais consacrés
à la même cause : les Principes de la piété
chrétienne (2 vol. in-12, 1756), et la Vraie phi-
losophie (in-8, Bruxelles, 1775). C'est du dernier
seulement que nous avons à nous occuper ici.
Cet écrit, dirigé contre la philosophie du
xvine siècle, et particulièrement contre le Sys-
tème de la nature, a été publié par Needham,
dont l'auteur défend les doctrines contre les con-
séquences qu'on en avait tirées en faveur du
matérialisme, et qui, lui-même, dans une note
ajoutée à la fin du volume, s'efforce de laver
d'une telle accusation la théorie de la génération
spontanée.
four se faire une idée exacte de la Vraie phi-
losophie, il ne faut pas se laisser rebuter par les
déclamations violentes et de mauvais goût qu'elle
présente à chaque page, surtout dans la préface,
ni par l'indécision du plan et le désordre qui en
résulte dans la succession des idées ; il ne faut
tenir compte que de la doctrine philosophique
qu'elle renferme. Cette doctrine est un spiritua-
lisme expérimental et éclectique, également
éloigné de la théorie des idées innées et du sys-
tème de la sensation transformée, mais où le
cartésianisme occupe cependant la plus grande
place. Monestrier, voulant convaincre ses ad-
versaires par la méthode même dont ils avaient
l'habitude de se prévaloir, et qu'au fond ils
abandonnaient pour de vaines hypothèses, ne
veut rien devoir qu'à l'expérience. Il analyse
donc successivement nos diverses facultés, il
examine quels sont les principaux phénomènes
de notre nature, et démontre que tous rendent
témoignage de ces deux vérités : l'existence de
la divine Providence ; la distinction de l'àme et
du corps. Le plus humble de ces phénomènes,
celui, du moins, qui nous paraît tenir le plus
complètement dans la dépendance du corps, la
sensation, est dans l'âme, et non dans les orga-
nes. La couleur, l'odeur, le son, que nous pla-
çons dans les objets avec lesquels nous sommes
en rapport, ne sont rien que par l'âme qui les
sent. L'étendue seule est quelque chose de réel
hors de nous : car c'est elle qui constitue l'es-
sence de la matière. Mais l'âme n'éprouve pas
seulement des sensations, elle a des sentimenis,
tels que l'amour du vrai, l'amour du bien, l'a-
mour du beau, qui la transportent bien au delà
de l'horizon borné des sens. Or, il est impossi-
ble de concevoir que la cause qui provoque en
nous ces émotions sublimes ne renferme pas en
elle l'essence des choses vers lesquelles elle nous
attire, ou qu'elle ne soit pas un principe intelli-
gent, souverainement bon. source de toute vérité
et de toute beauté. Après l'analyse de la sensibi-
lité vient celle de la raison. La raison, pour Mo-
nestrier, c'est l'âme considérée sous ces quatre
points de vue : 1° les idées primitives; 2° l'ac-
tion que nous exerçons sur ces idées primitives
fiour en tirer des idées secondaires, c'est-à-dire
a faculté de généraliser et d'abstraire; !!" l'idée
do l'infini ; 4" la faculté d'induire et do raison-
ner. Mais toutes les opérations de l'intelligence
supposent Invariablement les idées primitive e1
l'idée de l'infini] qui sont connue le fond de la
raison. Par idées primitives il faut entendre
non les idées innées de Platon et de Malebran-
che, mais celles qui servent de fondement à
toutes les autres et qui constituent, comme nous
venons de le dire, le fond invariable de la pen-
sée. Ce sont les idées d'unité, d'être, de temps,
d'espace, d'affirmation, de négation, avec les
axiomes de géométrie et de morale. On les re-
connaît à trois caractères: elles sont communes
à tous les hommes; elles ne sont pas le fruit de
l'éducation ; elles ne sont pas le résultat du rai-
sonnement, soit inductif, soit déductif. Les idées
primitives soumises aux procédés de l'analyse
et de la synthèse, de l'abstraction et de la géné-
ralisation, donnent naissance aux idées secon-
daires, c'est-à-dire simplement générales et non
universelles. Ainsi, en considérant l'espace sous
un point de vue déterminé, celui de la longueur,
nous formons l'idée de ligne ; en combinant en-
semble plusieurs lignes, nous formons l'idée
d'un triangle ou d'un carré. Ces mêmes idées,
lorsqu'on y ajoute celle du possible, sont en-
suite multipliées indéfiniment. Entre les idées
primitives et les idées secondaires, les unes im-
posées par une nécessité supérieure, les autres
formées librement par l'esprit, viennent se pla-
cer les idées sensibles qui nous sont données
d'abord par les sens, et sur lesquelles la raison
agit ensuite pour les généraliser et les rectifier.
Mais c'est surtout l'idée de l'infini qui doit atti-
rer l'attention du philosophe. Elle nous offre les
trois mêmes caractères qui distinguent les idées
primitives, mais son objet est bien plus éton-
nant et plus sublime. Elle ne peut venir en nous
que d'un être infini ; elle est l'empreinte que
l'ouvrier a laissée dans son ouvrage, et, en
même temps qu'elle nous révèle l'existence de
Dieu, elle nous instruit de notre propre desti-
née, elle nous atteste l'immortalité, et, par con-
séquent, la spiritualité de l'âme. Enfin, les deux
dogmes fondamentaux à la démonstration des-
quels tout l'ouvrage est consacré résultent aussi
du fait de notre libre arbitre. La liberté humaine
est établie par deux sortes de moyens également
empruntés à l'expérience : le témoignage direct
de la conscience individuelle et l'histoire du
genre humain, où éclatent, à chaque pas, les
traits de courage et d'héroïsme, et les victoires
de la raison sur l'instinct et les passions. Or, la
liberté une fois prouvée, il faut admettre le bien
et le beau moral ; il faut placer ces idées dans
la raison et non dans un sens ou un instinct
particulier; il faut remonter jusqu'à un être in-
finiment parfait qui en a fait la règle et le but
de notre activité.
A ces considérations générales vient se join-
dre, ou plutôt se mêler, sous forme de dialogues,
une réfutation particulière du Système de la
nature. Cette réfutation n'offre rien qui la
rende digne de l'analyse même la plus som-
maire ; et quant à la doctrine que nous venons
d'exposer, il est impossible de n'y pas reconnaî-
tre l'influence de l'abbé de Lignac (voy. ce nom),
dont les œuvres ont vu le jour quinze à vingt
ans avant la Vraie philosophie. 11 est à regretter
que l'auteur des Eléments de la métaphysique
tirés de l'expérience n'ait pas rencontré un dis-
ciple plus digne de lui,
MONIME de Syracuse, philosophe grec du iv*
siècle avant 1ère chrétienne. Disciple de Diogcnc
et de Cratès, il adopta d'abord les principes de
ses maîtres, c'est-à-dire ceux de l'école cynique,
mais il passa, sur la fin de sa vie, au pyrrho-
nisine. biogène Laërce (liv. VI, en. lxxxh et
i.xxxm) nous a conservé les titres de ses ouvra-
ges. C'est tout en qui nous en reste.
MONOTHÉISME, voy. TmilSME.
MONT
— 1125 —
MONT
MONTAIGNE (Michel de) naquit en 1533, dans
un château de ce nom, en Périgord, fut élevé
comme s'il eût été destiné à la profession d'hu-
maniste, voyagea quelque temps en Italie, fut
nommé maire à Bordeaux, puis député aux états
généraux, et mourut en 1592, après avoir pleuré
toute sa vie Etienne de la Boétie, et légué ses
livres et ses armes à son autre ami et vrai disci-
ple, Pierre Charron. Le grand événement de
cette existence de philosophe et de gentilhomme,
ce fut la composition et la publication des Es-
sais, dont les deux premiers livres parurent à
Bordeaux en 1580, et le troisième en 1588.
Montaigne a défini l'homme un être ondoyant.
Les Essais, ces confessions sincères, ces fami-
lières causeries, ne sont, en effet, qu'un long et
perpétuel ondoiement.
11 suffit d'en avoir lu deux pages pour savoir
que Montaigne était né sceptique, qu'il avait
reçu de la nature cette quiétude, cette indolence,
qu'on a remarquées chez tous les sceptiques cé-
lèbres, depuis Pyrrhon jusqu'à Hume. Il avait,
de plus, à un degré notable, une autre disposi-
tion particulière aux douteurs, une insatiable et
universelle curiosité, et la curiosité des détails
et des exceptions, plus que celle des faits géné-
raux et des lois constantes. La plaisanterie enfin
était pour lui, comme pour Sextus Empiricus,
un besoin impérieux. Les événements si nom-
breux du xvic siècle durent puissamment fécon-
der ces aptitudes et ces goûts alors très-répan-
dus. La découverte de l'Amérique révélait des
coutumes et des mœurs étranges ; la résurrec-
tion de l'antiquité classique suggérait des com-
paraisons peu favorables au présent; l'anarchie
en religion et en politique, les guerres d'opi-
nion et les batailles matérielles conduisaient
l'esprit à n'apercevoir partout que diversités,
infidélités, changements. Nulle part ni fixité, ni
unité : le fanatisme inspirant le dégoût du dog-
matisme, les penseurs en très-petit nombre, et
une diversité de principes ébranlant jusqu'à la
conviction native de l'identité du genre humain;
dans les écoles un pédantisme haineux et lourd;
dans le monde des superstitions frivoles, mais
vindicatives et sanguinaires ; malgré tous les
contrastes qui les arment les unes contre les
autres, toutes les opinions, toutes les croyances
également altières, également intolérantes. C'est
en présence de ce spectacle que Montaigne se
réfugie dans l'antiquité : mais là aussi il ren-
contre des antagonistes et des oppositions sans
nombre, Aristote aux prises avec Platon, les
Académiciens acharnés contre le Portique, et les
interprètes modernes appliqués à exagérer ces
variétés, en raison de leur parti ou de leurs af-
fections personnelles : il ne reste plus à Montai-
gne que lui-même. Dans la solitude de son
heureuse et opulente mémoire, dans celle de son
entendement qui déclare tout variable et relatif,
à la fois réel et incertain, le philosophe borde-
lais se console, en riant, des misères des hom-
mes, de l'instabilité des choses, et surtout de la
vanité des systèmes.
Il ne nous appartient pas ici de montrer avec
quelle grâce piquante, avec quelle simplicité
spirituelle et pittoresque, Montaigne raconte les
fantaisies et opinions que l'ancien et le nou-
veau monde, le passé et le présent, lui ont révé-
lées et suggérées. On sait quel charme inexpri-
mable accompagne cette naïveté, cette bonho-
mie, qui grandiront à mesure que le siècle de
Montaigne reculera. Jamais le naturel n'aban-
donne ce génie sensible et cette humeur d'une
gaieté si expansive. C'est par ce côté que, dans
une langue encore flottante, Montaigne surpasse
tous ses modèles, et captive tous ceux qui ont
en aversion l'affectation et la recherche. Il ne
voulait qu'amuser son esprit par des images
brillantes et des souvenirs intéressants; il est
devenu l'amusement chéri des esprits aimables
et graves. Son mérite, durable en effet, c'est le
talent de l'expression, et non l'invention. Tout
nous semble original dans les Essais quant au
style; rien n'y est neuf quant au fond des pen-
sées. La partie scientifique de ce livre appar-
tient aux sceptiques grecs et latins ; la manière
de renouveler leurs doctrines appartient à
Montaigne. Ce sont leurs idées qui servent de
base et de centre à la foule infinie d'anecdotes et
d'aperçus, à cette farcissure d'exemples, dont
les Essais sont comme inondés.
Si ce livre est une mine abondante pour le
pyrrhonisme moderne, le dogmatisme, à son
tour, doit avouer tout ce que la saine philoso-
phie en a reçu. Montaigne a su dissiper beau-
coup de fausses lumières et de funestes préjugés ;
il a su flétrir la torture et l'inquisition, comme
il raillait les astrologues et les pédants. Il a pro-
voqué la méditation des sages par la masse d'ob-
servations, de réflexions, de citations, de maté-
riaux de tous genres, qui font de son livre une
bigarrure attachante. Il a plu aux uns par tout
ce qu'il leur présentait de substantiel et de posi-
tif; aux autres par la justesse ou la finesse des
remarques dont il accompagnait les faits: s'il a
excité la pensée chez tout le monde, il a parti-
culièrement aiguisé et façonné le bon sens du
peuple français. L'insouciance avec laquelle il
aborde les problèmes les plus redoutables et
sème les solutions les plus célèbres a merveil-
leusement servi la libre investigation de l'esprit
moderne. Plus sérieux, plus scolastique, ou seu-
lement aussi sévère qu'il était facile et léger,
Montaigne eût été condamné par les parlements
et le clergé, il n'eût pas mis en circulation tant
de doutes salutaires, tant de scrupules et d'ob-
jections utiles, tant d'instructives indications
pour une méthode plus naturelle, tant d'impul-
sion vigoureuse vers l'impartialité et l'indépen-
dance. Voilà ce que la philosophie actuelle doit
rappeler, en prononçant avec reconnaissance le
nom de Montaigne. Elle n'a pas à craindre l'in-
fluence de ce système, qui n'est qu'une copie
originale du scepticisme ancien. « Tout bouge....
peut-être!... que sais-je?... Je donne ceci, non
comme bon, mais comme mien.... Comment
est-ce que cela se fait? Se fait-il eût été mieux
dit....» Sur quoi se fonde cette profession de
foi? Sur ce que V effet et l'expérience montrent
tout dissemblable et changeant, les hommes en
perpétuelle contradiction avec eux-mêmes et
entre eux, les mœurs et les usages contraires
les uns aux autres. Diversité infinie, voilà la
croyance de celui qui ne se plaisait pas à re-
chercher l'unité sous la diversité, ni le princi-
pal sous l'accessoire.
Dans ce douzième chapitre du second livre,
où Montaigne dépose la quintessence de sa doc-
trine, il promet « de prendre l'homme en sa
plus haute assiette » ; mais il ne songe nulle
part à s'enquérir de la portée véritable de l'en-
tendement, en discutant la valeur réelle des no-
tions primitives. Une telle spéculation lui eût
causé trop de malaisance. Il acquiesce à l'opi-
nion des pyrrhoniens, de préférence à celle des
nouveaux académiciens, parce que leur avis
u est plus hardi et plus vraisemblable » ; il la
préfère à l'opinion des dogmatiques, parce
qu'elle lui procure « une condition de vie paisi-
ble, rassise, exempte des agitations que nous
recevons par l'impression de l'opinion et science
que nous pensons avoir des choses » ; parce
qu'elle « désengage de la nécessité qui bride le»
MONT
— 1126 —
MONT
autres ; parce qu'elle empêche de s'infrasquer
en tant d'erreurs que l'humaine fantaisie a pro-
duites ». C'est parce que tout bouge que le sage
ne doit pas bouger. «Nous en valons bien mieux,
de nous laisser manier; sans inquisition, à l'or-
dre du monde.... » Quel est cet ordre? C'est la
coutume. « La coutume, voilà la règle des rè-
gles, et générale loi des lois : que chacun ob-
serve celle du lieu où il est. » La coutume ci-
vile, religieuse et politique, tel est le critérium
du vrai; et à cet égard encore Montaigne ne
fait que redire les maximes des anciens. Mais
s'en contente-t-il sérieusement, y ajoute-t-il la
même foi que les anciens? Non, évidemment : il
déclare cette coutume « une violente et traî-
tresse maîtresse d'école, qui hébète nos sens,
qui nous dérobe le vrai visage des choses ».
Non-seulement il se moque de cette idole si sou-
vent méprisable, mais il la renverse. C'est ce
qu'il fait, par exemple, lorsqu'il combat le pé-
dantisme, lorsqu'il conseille de réformer l'édu-
cation selon des principes qui, depuis, ont été
rajeunis par Rousseau, lorsqu'il recommande,
non le beaucoup savoir, mais le mieux savoir,
et la tête plutôt bien faite que bien pleine. C'é-
tait encore attaquer la coutume que de rappeler
les philosophes, les gens d'entendement, à l'é-
tude de l'âme, « à cette anatomie par laquelle
les plus abstruses parties de notre nature se pé-
nètrent, » et enfin à l'observation du monde,
que Montaigne appelle le livre de mon écolier.
Il est manifeste que tout en niaisant et fan-
tastiquant, tout en soutenant que chaque chose
a plusieurs biais et plusieurs lustres, Montaigne
a cherché à refondre l'enseignement scientifique
et philosophique, à remettre en honneur l'étude
de la psychologie et de la morale. Comme il
voulait, non répudier la raison, mais la contenir
dans les limites de la modestie, il est juste de
reconnaître qu'il a puissamment concouru à la
restauration des saines recherches en philoso-
phie. C'est la science de l'âme, qu'à son avis
il ne faut pas seulement loger chez soi, mais
qu'il faut épouser. Se connaître et savoir bien
mourir et bien vivre, c'est là le devoir et le
secret du sage.
Mais ce moraliste délicat et droit est-il auto-
risé et peut-il prétendre à édifier une science de
ce genre, après avoir fait profession que « les
lois de la' conscience que nous disons naître de
la nature, naissent de la coutume », que les
lois de la justice ne sont qu'une mer flottante
d'opinions, qu'aucune d'elles n'a l'université de
V approbation, et que, s'il y a eu des lois natu-
relles, elles sont perdues ? Montaigne se con-
tredit avec éclat, et il devait se contredire, puis-
qu'il était parti d'un principe erroné et que son
esprit, naturellement juste, ne pouvait se main-
tenir dans la voie des fausses conséquences.
Aussi le voit-on souvent tracer le plus séduisant
portrait, l'éloge le plus louchant de cette vertu
qui est la science de boni1, sagesse et prud'homie,
et qui procure, entre autres avantages, le mé-
pris de la mort. Épris d'un bel enthousiasme
pour celle qualité plaisante et gaie, il discerne
parfaitement, à part lui, ce qui doit être de ce
qui est, l'immuable justice de la coutume mo-
bile, le devoir de la science de l'entregent. 11
croit à la vertu, puisqu'il l'aime, comfae il croit
à la nature. « que nous avons abandonnée, dit-
il, et à qui nous voulons apprendre sa Irçon. »
'lnuti !mi„ ,i. .1. Rousseau était en droit de lui
reprocher d'avoir ébranlé le sentiment m
surtout chez ceux qui ne savaient pas, comme
Montaigne, plier le pyrrhonisme sous le bou-
clier de la révélation. C'est là un dernier trait à
noter : Montaigne a deux oreillers; le premier,
celui du doute; il s'étend sur un second, l'auto-
rité surnaturelle de l'Église. Tout le monde,
Malebranche, par exemple, n'aperçoit pas le
second ; le pieux oratorien n'est frappé que de
la qualité d'esprit fort.
Sans le qualifier d'esprit fort, on ne peut nier
que Montaigne n'eût quelque vanité. La faim de
se connaître n'est pas son seul tourment ; plus
d'une fois il semble éprouver plus de plaisir à
nous montrer en quoi il diffère des autres, ou à
rechercher ce que c'est que l'homme en général.
Les particularités, les singularités en lui, comme
chez les autres, l'intéressent et l'occupent plus
que la vérité et la raison, plus que l'essence
des choses, trop uniforme et trop monotone pour
cet esprit si avide de nouveautés. Quoiqu'il dé-
daigne une suffisance pure livresque « parce
qu'elle sert d'ornement, non de fondement », il
est plus engoué cependant de ce qui orne l'es-
prit que de ce qui fonde la science humaine et
la pratique des affaires, la raison et la nature des
choses. L'incuriosité de ce rêveur si curieux au
fond, n'est qu'une sorte d'épicurisme spéculatif.
Le quid libet lui est plus cher que le quid oportet.
Il ne serait pas facile de décrire en entier l'in-
fluence que les Essais ont exercée dès leur
apparition ; il suffit ici de dire qu'ils devinrent
le manuel des dogmatiques mêmes. « A peine
trouvez-vous un gentilhomme de campagne, dit
Huet, qui veuille se distinguer des preneurs de
lièvres, sans un Montaigne sur sa cheminée. »
Le titre seul de ce livre fit école, même parmi
les Anglais, qui, du reste, avaient contribué au
scepticisme de Montaigne en changeant sous ses
yeux quatre fois leurs lois. Mme Deshoulières,
elle-même, en recommandait les maximes à ses
moutons :
Cette fière raison dont on fait tant de bruit,
Contre les passions n'est pas un sûr remède :
Un peu de vin la trouble, un enfant la séduit....
L'auteur qui avait tant copié les anciens fut
copié de toutes parts par les modernes. La scène
de la clémence d'Auguste, que l'on admire dans
Cinna, fut empruntée à Montaigne : mais Mon-
taigne lui-même l'avait prise à Sénèque. « Je
suis bien aise, disait-il, que mes critiques don-
nent à Sénèque des nasardes sur son nez. »
Combien de nasardes n'auraient pas reçues La
Mothe Levayer, La Bruyère, Bayle, Saint-Évre-
niond, Fontenelle, Voltaire, Hume ? Les philo-
sophes de Port-Royal, Pascal, Descartes même,
étaient aussi plus tributaires qu'on ne le pense
communément, du maître de Charron. Parmi les
nombreuses éditions des Essais de Montaigne, il
faut citer celle de Mlle de Gournay, en 1595,
celle de M. J. V. Leclcrc, Paris, 1826, 5 vol.
in-8, et celle qui est précédée de li notice de
M. Villemain, Paris, 1823, 8 vol. in-12. On ne
connaît généralement de Montaigne que les Es-
sais ; mais on peut encore puiser d'utiles ren-
seignements sur sa vie, son esprit et ses idées
dans son Journal de voyage en Italie par la
Suisse et l'Allemagne (1580 et 1581) publié à
Rome cl à Paris. 1774, 3 vol. in-12. 11 en existe
d'autres éditions in-4.
Voy. Y Entretien de Pascal avec M. de Sacy
sur Epictète et sur Montaigne ; les Etudes sur
1rs moralistes français île M. Prévost-Paradol,
Paris, 1865, in-12; 'les notices de Talbert, Droz
ei Villemain. C. 13s.
monteson (Jean de), né en Espagne, de
l'ordre des Frères prêcheurs, enseignait à Paris
vers la lin du ,\i\" siècle. On mil à sa charge
un grand nombre île propositions hérétiques qui
l'ureni condamn L De ces propositions,
quelques-unes appartiennent à la théologie pro-
MONT
1127
MONT
prcment dite et ne doivent pas nous occuper;
d'autres sont tout à fait de notre compétence.
Les unes et les autres ont été développées et
combattues dans un traité spécial dont on lit un
extrait à la suite des Sentences de Pierre Lom-
bard. Voici, en peu de mots, la matière du débat
philosophique dans lequel Jean de Monteson se
signala par des assertions téméraires. Dieu a
fait les choses, et, on en convient, toutes les
choses qui sont comptées au nombre des natures
ont été faites par Dieu dans le temps ; mais
n'était-il pas éternellement déterminé que les
choses devaient être ? A cette question, notre
docteur répond qu'en effet la création a été né-
cessaire : « Aliquod creatum vel aliqua creata
esse simpliciter et absolute necesse est. » Qu'il
nous suffise de rappeler cette thèse : on sait
d'où elle vient et où elle conduit. En l'année
1387. on n'appréciait pas avec un sang-froid
aussi philosophique les conséquences doctrinales
d'une telle proposition, et comme Jean de Mon-
teson appartenait à l'ordre des Dominicains,
toute l'école franciscaine se souleva contre lui,
appelant les foudres de l'excommunication sur
la tête du novateur impie. 11 y a lieu de croire
que l'accusé fit valoir, comme moyen de dé-
fense, la doctrine des idées telle que l'avait
exposée saint Thomas dans la Somme et dans les
Opuscules : nous voyons, en effet, dans le dé-
cret rendu par la faculté de théologie et dans le
iraité publié par les éditeurs des Sentences, que
saint Thomas fut considéré comme solidairement
responsable des assertions hétérodoxes de son
disciple. Jean de Monteson eût été plus habile
s'il se fût retranché derrière le maître des Fran-
ciscains, Alexandre de Halès. Saint Thomas a
plus d'une fois protesté contre le principe de la
nécessité des choses (Summa theologiœ, pars I,
quaest. 19, art. 3) : mais il nous est démontré
qu'Alexandre de Halès fut un des plus audacieux
fauteurs de cette opinion. Se demandant si le
Créateur a fait les choses ex necessitale bonita-
tiSj ou bien ex necessitate naturœ, Alexandre
de Halès déclare qu'il préfère la locution ex ne-
cessitate bonitatis ; cependant il avoue qu'il y
tient peu, car la bonté de Dieu, c'est sa na-
ture, idem bonitas quam natura ejus (Summa
Alexandri Àlensis, pars II, quaest. 5, m. 2). Or,
il est clair que ces termes concordent avec ceux
de Jean de Monteson. Disons encore qu'après
avoir été censuré par la Faculté de théologie de
Paris, notre docteur fut jugé par la cour d'Avi-
gnon, et que son affaire devint le sujet d'un dé-
bat solennel. Condamné devant ce tribunal d'ap-
pel, il resta dans les mêmes sentiments. On
ignore la date de sa mort. B. H.
MONTESQUIEU (Charles de Secondât, baron
de la Brède, et de), naquit au château de la
Brède, près de Bordeaux, le 18 janvier 1689.
Il eut l'avantage, précieux et rare pour un homme
destiné à devenir un grand écrivain, de naître
dans une famille riche et noble. Son éducation
fut soignée, et de bonne heure il annonça les fa-
cultés supérieures dont la nature l'avait doué.
Dès l'âge de vingt ans, il faisait un extrait rai-
sonné des volumes qui composent le corps du
droit civil ;, ces extraits, dans la suite, lui ser-
virent pour composer l'Esprit des lois, et il est
permis de supposer que dès cette époque il con-
çut le projet d'un grand ouvrage sur cette ma-
tière. Un oncle paternel, président à mortier au
parlement de Bordeaux, lui laissa ses biens et
sa charge, à laquelle il fut nommé le 13 juillet
1716. Il s'était marié en 1715, et eut deux filles
et un fils. Il avait été reçu conseiller le 24 fé-
vrier 1714. En 1722, pendant la minorité du roi,
sa compagnie le chargea de présenter des re-
montrances au ministère à l'occasion d'un nou-
vel impôt qu'on voulait établir sur les vins.
Montesquieu réussit momentanément à faire
supprimer cet impôt, mais le fisc le remplaça
bientôt après par un autre.
Le goût de la littérature l'emportait chaque
jour davantage chez Montesquieu sur les occu-
pations arides que lui imposait sa charge. Le
3 avril 1716, il avait été nommé membre de
l'Académie de Bordeaux, récemment créée. Il y
lut quelques opuscules, entre autres une disser-
tation sur la politique des Romains dans la
religion. Enfin, en 1721, à l'âge de trente-deux
ans, il publia les Lettres persanes.
Le succès de ce livre fut prodigieux. Montes-
quieu d'abord ne l'avoua pas, de sorte que la
curiosité publique en fut d'autant plus excitée.
La forme légère de l'ouvrage, les questions fort
graves et fort sérieuses cependant qui y étaient
agitées, tout concourait, à en faire l'objet de
l'attention générale. Mais ce fut un bien plus
grand étonnement quand on sut que ce livre,
qui joignait aux grâces et au badinage d'un ro-
man la liberté d'esprit d'un penseur indépendant
et solitaire, était l'œuvre d'un magistrat ! Les
impressions à ce sujet furent diverses, mais
également vives. Dès ce moment les amis des
idées nouvelles, les hommes dont les dernières
années de la monarchie de Louis XIV avaient
humilié et attristé le patriotisme, ceux qui aspi-
raient à un ordre de choses plus conforme à la
dignité humaine et aux véritables intérêts de
l'Etat, et qui voulaient une réforme sérieuse
dans la législation et dans le gouvernement,
ceux-là comprirent que le nouvel écrivain ap-
partiendrait à leur cause Par les mêmes motifs,
le parti qui dominait à la cour, et qui dirigeait
la politique du moment, déversa le blâme à
profusion sur le magistrat étourdi et novateur,
qui ne craignait 'pas de compromettre son nom
et sa robe par d'irrévérencieuses critiques de la
société et de la religion de son pays. Mais ce
parti, tout-puissant dans les antichambres et
dans les conseils de la couronne, n'avait en re-
vanche aucune espèce de crédit sur l'opinon
publique ; et telle était déjà la force désorgani-
satrice et dissolvante du laisser-aller qui régnait
partout, que la plupart des écrivains qui affi-
chaient le plus hardiment l'esprit d'opposition
trouvaient malgré cela des alliés fidèles et de
chauds protecteurs parmi les membres les plus
élevés et les plus considérables de l'aristocratie.
Montesquieu d'ailleurs, par sa position person-
nelle et par ses relations dans le monde et à la
cour, était un personnage tout autrement impor-
tant qu'un simple homme de lettres à son début.
L'occasion se présenta bientôt de tirer parti de
ces avantages : il le fit en homme habile et
résolu. La mort de M. de Sacy laissait un fau-
teuil vacant à l'Académie française ; il s'agissait
de le donner à Montesquieu. Les ennemis de
celui-ci inquiétèrent la piété du cardinal de
Fleury, au point que le ministre écrivit à l'A-
cadémie que jamais le roi ne donnerait son
agrément à la nomination de l'auteur des Let-
tres persanes. Ainsi motivée, l'exclusion de Mon-
tesquieu devenait une injure, une injure d'au-
tant plus vive et plus offensante, que sa position
était plus élevée. Il le comprit parfaitement.
Dès qu'il apprit cette décision, il se hâta de
voir le ministre, et lui déclara que, s'il n'avait
pas cru devoir tout d'abord avouer les Lettres
persanes, du moins il était loin d'en rougir. Il
termina en le priant de vouloir bien prendre
lui-même personnellement connaissance du livre
incriminé. Cette assurance, cette franchise plu-
rent au vieux cardinal. 11 aimait peu à lire ; il
MONT
— 1128 —
MON'
parcourut légèrement l'ouvrage tant attaqué, et
se laissa séduire. Voltaire prétend, non sans
vraisemblance, que l'édition offerte par Montes-
quieu au cardinal renfermait quelques cartons
dans lesquels on avait adouci et corrigé les
passages qui auraient pu paraître trop vifs.
D'ailleurs les amis que Montesquieu avait à la
cour, et en première ligne le maréchal d'Estrées,
qui était lié avec lui d'une amitié toute parti-
culière, le soutinrent chaleureusement. En défi-
nitive, l'élection fut autorisée, et Montesquieu
reçu à l'unanimité le 24 janvier 1728, sans
qu'on osât trop, remarque spirituellement M. Vil-
lemain, parler en le recevant de l'ouvrage même
qui lui valait un titre si désiré.
L'amour de l'étude et du travail était devenu
chez Montesquieu une véritable passion que rien
n'épuisa jamais. Deux ans avant d'entrer à l'Aca-
démie, il avait vendu sa charge et s'était voué
exclusivement aux lettres et à la philosophie.
Comme Descartes, il sentit la nécessité de visiter
les diverses nations de l'Europe pour s'initier de
plus près à leurs idées, à leurs mœurs, et pour
voir en action, pour ainsi dire, le mécanisme de
leurs législations respectives. Sa réputation, qui
devait plus tard s'élever si haut, l'avait déjà
précédé partout, et partout il fut accueilli d'une
manière digne de lui. Il se rendit d'abord à
Vienne, où il vit souvent le prince Eugène. Il
poussa son excursion jusqu'en Hongrie, et passa
de là en Italie. A Venise, il eut occasion de voir
et d'entretenir le célèbre Law, bien déchu alors
de son ancienne splendeur, mais toujours en-
thousiasmé de ses rêves financiers et de ses
chimères économiques. Le commerce d'un pareil
homme , dangereux peut-être pour un esprit
médiocre ou faible, dut être pour la ferme et
haute raison de Montesquieu un spectacle sin-
gulièrement instructif, et lui suggérer plus d'une
de ces réflexions fécondes qui abondent dans
YEsprit des lois. A Rome, il se lia avec le car-
dinal Corsini, depuis pape sous le nom de Clé-
ment XII, et avec le cardinal de Polignac, l'auteur
de Y Anti-Lucrèce. La vue des objets d'art qui
encombrent les musées de Rome l'émut vivement.
11 s'en retourna par Gênes, et traversa la Suisse.
De là il suivit les bords du Rhin et s'arrêta
quelque temps en Hollande. A la Haye, il re-
trouva lord Chesterfield, qu'il avait déjà connu
à Venise, et qui lui proposa une place dans son
yacht pour passer en Angleterre. Montesquieu
accepta et s'embarqua le 31 octobre 1729. Cette
fois il se trouvait au milieu d'une nation puis-
sante par le commerce et par la politique, d'une
nation où la loi seule était le maître absolu dont
les commandements obtenaient le respect de
tous. 11 y avait là matière pour une intelligence
aussi éclairée, pour le futur auteur de YEsprit
des lois, à de graves méditations. Aussi Montes-
quieu ne se contenta-t-il pas de visiter l'Angle-
terre comme il avait parcouru l'Allemagne ou
l'Italie : il étudia profondément le génie de ce
grand peuple, et surtout cette constitution poli-
tique qui a élevé si haut le nom anglais. Il y
resta deux années entières, entouré de la con-
sidération la plus flatteuse de la part de ['aristo-
cratie, et accueilli d'une manière éminemmenl
bienveillante à la cour. La Société royale de
Londres lui conféra le titre d'assi cié.
Après ce long pèlerinage à l'étranger, Montes-
3uieu, riche d'observations de toutes* aortes, revint
mi, sa patrie. L'Allemagne, disait-il, eat laite
pour y voyager, l'Italie pour y Béjourner, l'An*
re i r y penser, et l.i France pour y vivre.
exprimant ainsi) sons la forme d'antithèses li -
impressions générales qu'il avail gardées des
divers pays «le l'Europe qu'il avait parcourus*
On lui prête cet autre mot qui a un sens analogue ;
« Quand je suis en France, disait-il, je fais amitié
à tout le monde: en Angleterre, je n'en fais à
personne ; en Italie, je fais des compliments à
tout le monde; en Allemagne, je bois avec tout
le monde. »
Pendant les deux années qui suivirent son retour
en France, Montesquieu vécut retiré au château
de la Brède, où il mit la dernière main aux Con-
sidérations sur les causes de la grandeur et de
la décadence des Romains, qui parurent en 1734.
Cet ouvrage, le plus achevé qui soit sorti de sa
plume, n'était, pour ainsi dire, qu'une partie
détachée de celui qu'il préparait depuis de
longues années, dont il avait fait le but de sa
vie entière, et qu'il publia quatorze ans plus
tard, en 1748, sous le titre de V Esprit des lois.
Ce beau livre, le plus solide monument peut-
être qu'ait produit la philosophie française au
xviii8 siècle, avait occupé Montesquieu pendant
plus de vingt ans. Avant de l'imprimer il crut
devoir consulter Helvétius, qui était de ses amis
intimes. Il lui envoya le manuscrit. Helvétius
ne comprit rien à cette pensée vigoureuse qui
s'exprime avec tant de calme, à cette modération
dans les jugements qu'inspirait à Montesquieu
une vue large et impartiale des plus grands
événements de l'histoire. Sincèrement il crut que
YEsprit des lois diminuerait la gloire de l'auteur
des Lettres persanes, il s'en exprima franchement
avec lui. Mais Montesquieu avait appris à avoir
confiance en son génie. Loin de se sentir troublé
des craintes que lui manifestait Helvétius, il
ajouta au livre cette iière épigraphe : Prolem
sine rnatre creatam! « Quand j'ai vu, dit-il à la
fin de la préface, ce que tant de grands hommes
en France, en Angleterre et en Allemagne, ont
écrit avant moi, j'ai été dans l'admiration, mais
je n'ai point perdu le courage : Et moi aussi je
suis peintre ! ai-je dit avec le Corrége. »
Cette noble confiance ne fut point trompée : le
sentiment de sa force n'avait point égaré Mon-
tesquieu. Dans quelques salons où les livres
sérieux étaient mis à l'index, chez Mme du Def-
fand, par exemple, on dit bien que le nouvel
ouvrage était de l'esprit sur les lois, mais la
nouveauté des aperçus, l'abundance des idées, la
fermeté constante de ce style qui met si heu-
reusement chaque pensée en relief, et par-dessus
tout cette pénétration si heureuse du sens de la
politique et de la législation de tous les peuples,
tant anciens que modernes, dont Montesquieu
trace en maints endroits un tableau si frappant,
tout contribua, dans YEsprit des lois, a com-
mander vivement l'admiration des hommes de
goût et de savoir, de ceux qui, en définitive,
dictent les arrêts de l'opinion publique. Le livre
eut même un tel succès, que l'envie et l'esprit
de parti se coalisèrent pour l'attaquer avec
violence. Montesquieu, poussé à bout, écrivit la
Défense de l'Esprit des lois, et ferma facilement
la bouche à ses détracteurs et à ses adversaires.
A dater de ce moment, sa gloire atteignit son
apogée, et de Paris et de la France se répandit
chez les nations étrangères. Un artiste attaché
à la Monnaie de Londres, Dassier, vint même
expiés à Paris en 1752 pour frapper si médaille.
Afin d'échapper à la censure. l'Esprit des lois
avait été imprimé à Genève, d'où il fut introduit
facilement en France, en Angleterre et en Italie.
En dix-huit mois on en lit vingt-deux éditions.
A l'éternel honneur de ce grand homme, la
gloire qu'il recueillit de la publication île ses
ouvrages ne ['éblouit pas et ne modifia en rien
les simples habitudes de sa vie. 11 aimait beau-
coup Paris, où il était extrêmement recherché;
mais il ne se plais ut pas moins à son château
MONT
— 1129 —
MONT
de la Brède, où il continua, jusqu'à sa mort, de
se livrer à l'étude avec une ardeur qui ne se
ralentit et ne se démentit jamais. Lie à Paris
avec la plupart des gens de lettres, il évitait
pourtant une trop grande intimité avec ce qu'on
appelait le parti philosophique. L'affectation
d'impiété ne plaisait pas à son esprit, auquel
la réflexion et l'expérience avaient enseigné à
apprécier la bienfaisante influence du christia-
nisme et la puissance du sentiment religieux
dans l'accomplissement des devoirs sociaux. Vol-
taire, en particulier, était l'objet de son anti-
pathie, et il le jugeait sévèrement. Il dit de lui
dans ses pensées diverses : <• Voltaire n'écrira
jamais une bonne histoire. Il est comme les
moines, qui n'écrivent pas pour le sujet qu'ils
traitent, mais pour la gloire de leur ordre. Vol-
taire écrit pour son couvent. » Le mot est dur,
d'autant plus dur qu'à un point de vue il est
vrai. Voltaire, de son côté, ne le ménageait pas
beaucoup. Toutefois ce merveilleux génie avait
un sentiment trop vif de la beauté littéraire pour
ne pas rendre justice de temps en temps à Mon-
tesquieu. Ce lut lui qui dit cette belle parole sur
YEsprit des lois: «Le genre humain avait perdu
ses titres: M. de Montesquieu les a retrouvés et
les lui a rendus. » *,
Les travaux assidus auxquels il s'était condamné
pour composer l'Esprit des lois avaient affaibli
ses forces physiques. Il se plaignait lui-même
que ses lectures continuelles lui eussent presque
ôté la vue. « Il me semble, disait-il avec cette
sérénité d'âme admirable qui ne l'abandonna
pas un instant, que ce qu'il me reste encore de
lumière n'est que l'aurore du jour où mes yeux
se fermeront pour jamais. » Peu après une fièvre
l'emporta, à Paris, après treize jours seulement
de maladie. Dans ses derniers moments, pas une
plainte, pas un mouvement d'impatience ne lui
échappa. Il expira le 10 février 1735, à l'âge de
soixante-six ans, entouré de ses meilleurs et de
ses plus tendres amis.
Montesquieu fut, de son propre aveu, un des
hommes les plus heureux qui aient existé. Des
facultés en parfait équilibre, des passions natu-
rellement tempérées, nulle envie, nulle jalousie,
nulle ambition, de l'indifférence pour ses dé-
tracteurs, tel était le fond de son esprit et de
son caractère. Il n'en fallait pas tant pour lui
rendre la vie douce et facile. Dans le monde et
dans la conversation, il savait être à l'occasion
tour à tour sérieux ou piquant, grave ou enjoué.
11 disait lui-même qu'il n'avait jamais éprouvé
de chagrins qu'une heure de lecture n'eût dis-
sipés. On cite de lui des mots empreints de sel
et de malice, mais son cœur y demeurait entière-
ment étranger. Les paysans de la terre de la
Brède éprouvèrent souvent sa bienfaisance, ainsi
que beaucoup d'autres personnes. Mais de toutes
les bonnes actions qu'il fit, aucune peut-être
n'atteste d'une manière plus marquée jusqu'à
quel point le bonheur de répandre des bienfaits,
sans aucune autre pensée que de faire le bien,
était le mobile qui le poussait à agir, que l'his-
toire si connue et si célébrée de ce Marseillais,
esclave de Tétouan, que la générosité de Mon-
tesquieu racheta des fers. En vrai héros de la
bienfaisance, Montesquieu, reconnu, un jour à
Marseille, par le fils de cet homme, comme
l'auteur de la délivrance de son père, persista
à se dérober à la reconnaissance de cette famille.
Ce ne fut qu'après sa mort qu'une note de dé-
penses, oubliée dans ses papiers, mit sur la trace
de ce beau trait, qui sans cela fut demeuré à
jamais inconnu.
La liste des ouvrages de Montesquieu n'est pas
très-longue. Ses principaux écrits, les seuls dont
nous ayons à nous occuper ici, sont les suivants :
1° Lettres persanes; 2° Considérations sur les
causes de la grandeur des Romains et de leur
décadence ; 3° de l'Esprit des lois. A ce dernier
ouvrage, et comme appendice, on peut joindre la
Défense de l'Esprit des lois. Ses autres écrits,
que nous nous bornerons à mentionner, sont :
1° Le Temple de Gnide; 2" ses Discours acadé-
miques; 3° quelques fragments sur des questions
de physique et d'histoire naturelle ; 4" le Dia-
logue de Sylla et d'Eucrate, qui est une dépen-
dance du livre sur la grandeur et la décadence
des Romains ; 5° VEssai sur le goût, qu'il fit
pour Y Encyclopédie, à la sollicitation de d'Alem-
bert, et où il déploie une analyse psychologique
souvent intéressante, mais étrangère aux grandes
questions de l'esthétique; 6* Arsace et Ismènie,
petit roman dans le genre oriental; 7° l'ébauche
de l'éloge historique du maréchal de Berwick;
8° ses Pensées diverses, remarquables à plus d'un
titre; 9° enfin ses Lettres familières, à plusieurs
égards utiles et curieuses à consulter.
Les Lettres pe7,sanes eurent, comme nous l'avons
dit, un incroyable succès. Le ton dégagé avec le-
quel l'auteur abordait sans préambule, et comme
en passant, les plus graves questions, allait par-
faitement à cette société blasée et affadie du
xviii' siècle. Le style ferme, accentué, tranchait
avec les écrits du temps. De plus, les malheurs
de toute espèce qui étaient venus fondre, comme
une effroyable tempête, sur le déclin du règne
de Louis XIV, avaient habitué l'esprit public à la
critique de tous les actes du gouvernement; et
par la liberté, on peut même dire la demi-licence
de ses allures, l'auteur des Lettres persanes ré-
pondait à merveille à cette disposition générale
de la société parisienne. On pressentait de tous
côtés comme un souffle nouveau qui allait se
lever sur la France ; tout ce qui semblait en
harmonie avec ce besoin d'innovation et de cri-
tique était par cela même bien accueilli. Ajoutons
qu'à cette époque (1721) aucun des grands ou-
vrages qui ont donné son caractère au xvme siècle
n'avait encore paru. Les Lettres philosophiques
de Voltaire, qui ont précédé la plupart de ses
écrits en prose, et qui produisirent tant d'effet,
ne virent elles-mêmes le jour qu'en 1733, qua-
torze ans après la publication des Lettres per-
sanes.
Dans ce dernier écrit, malgré la frivolité du
titre, il y a fréquemment des vues déjà dignes
de l'auteur de YEsprit des lois, par la netteté,
la profondeur et la nouveauté. Quelques passages
où il traite avec une raillerie fort transparente
certains dogmes du christianisme attestent encore
la jeunesse de l'auteur, qui, plus tard, dans
YEsprit des lois, sut rendre, en termes magnifi-
ques, une éclatante justice à l'influence sociale
de cette religion. Mais on peut déjà dans l'en-
semble des Lettres persanes voir percer le génie
ferme et éclatant dont elles étaient, en quelque
sorte, la radieuse aurore.
Les Considérations sur les causes de la gran-
deur et de la décadence des Romains annoncè-
rent toute la force, sinon toute la plénitude du
génie politique de Montesquieu. La Fiance pos-
sédait enfin son Machiavel. Quoique, dans ce
livre, l'auteur suive pas à pas les différentes
phases de la grandeur et de la décadence du
peuple romain, ce n'est nullement une histoire,
mais plutôt un traité en quelque sorte pratique
de haute politique. Montesquieu n'écrit pas,
comme on l'avait fait souvent avant lui sur le
même sujet, pour le plaisir de raconter ou de
disserter, pour plaire et séduire. Bien qu'en fait
de style il soit, lui aussi, un grand artiste, son
but est tout autre que celui de la plupart des
MONT
— 1130 —
MONT
historiens ou des hommes d'imagination. Il as-
pire à mettre à la portée de tout le monde les
secrets de la politique du plus grand peuple qui
fut jamais, du plus vaste empire qui se soit
formé des rivages de l'Atlantique aux plaines de
l'Euphrate et du Tigre. C'était là ce qu'il y avait
de neuf et d'attachant dans les Considérations.
La netteté, la hardiesse des jugements, l'indé-
pendance entière, simple et noble, de la pensée,
étaient aussi comme autant de grands exemples
et de grandes leçons que Montesquieu offre à
ses contemporains. Les faits qu'il raconte, ou
plutôt qu'il signale, ne sont pour lui que l'occa-
sion de mettre en relief les causes qui les ont
produits, les résultats auxquels ils ont abouti,
et. bien qu'en apparen:e il ne s'agisse que du
peuple romain, on reconnaît à chaque instant
qu'il pense sans cesse à l'Europe et surtout à la
France. De temps en temps, quelques mots vifs
comme des éclairs ramènent inopinément l'at-
tention vers l'époque moderne, vers les préoccu-
fations du jour. On sent à chaque page que
homme qui trace de si haut, et d'une façon si
digne et si magistrale, les progrès ou le déclin
de la politique romaine, regarde ce spectacle
comme l'enseignement suprême des peuples et
des rois. Dès le début du livre, il énonce ces
aphorismes profonds et sévères qui sont le ca-
ractère le plus marqué de son style. Celui-ci,
par exemple, se trouve déjà dans le chapitre pre-
mier, où il n'est pas seul : « Car, comme les
hommes ont eu dans tous les temps les mêmes
passions, les occasions qui produisent les grands
changements sont différentes, mais les causes
sont toujours les mêmes. » Son vaste coup d'ceil
ne laisse rien échapper, soit qu'il s'agisse de
démêler les fils les plus déliés de cette politique
intérieure de Rome, où la lutte éternelle du
patriciat et des classes populaires aboutit, après
mille orages, au principat d'Auguste • soit qu'au
contraire il veuille dévoiler l'action, tantôt ou-
verte et audacieuse, tantôt habilement souter-
raine, de ce sénat qui soumit successivement au
joug d'une seule ville, d'abord tous les peuples
de l'Italie, et bientôt tous les peuples du monde ;
glorieuse assemblée, qui réalisa dans l'antiqui té lé
dessein dans lequel échoua l'ambition du César
moderne, et qui sut faire de la Méditerranée un
simple lac romain.
Dans le portrait des divers 'personnages qu'il
met en scène, Montesquieu déploie une vigueur
de pinceau, une puissance de coloris, qui rendent
l'existence et la vie à ces physionomies anti-
ques, ombres d'un univers écroulé. Ces grandes
et majestueuses figures des Scipion et des Anni-
bal, des Sylla et des Marius, des Pompée et des
César, apparaissent là comme ranimées par un
souffle créateur, vivantes une seconde fois de
toute la puissance des idées et des passions qui
ont jadis fait leur gloire, leurs vertus ou leurs
crimes. Son langage étincelant et pittoresque les
frappe en relief mieux que sur du bronze ou du
!>re. Il ne les dessine pas: il les fait se mou-
voir et agir. On les voit, on les entend, on lit
dans le plus profond de leur âme.
On a critiqué sur quelques points le savoir
historique de Montesquieu. On l'a critiqué sur-
in; i i Esprit 'les luis. Mais i e oui imp
1 ce dernier ouvrage, comme dans ]<■-. (
les causes de la grandeur ci de
l'i décadence des Romains, ce u'esl pas l'érudi-
tion de l'auteur, laquelle était pourtant, qui i
qu'on en ait dit, fort considérable : ce son'
jugements, ses aperçus, et par-dessus tout son
esprit, essentiellement et prudemment novateur,
parce qu'il 113 s'en rapporte qu'à lui-même des
opinions qu'il doit se faire des hommes et des
événements. Aussi sa pensée a-t-elle la grandeur
d'aspects et l'élévation de Bossuct, avec quelque
chose de plus simple, de moins pompeux et de
moins oratoire, quelque chose enfin de plus
positif qui sent son homme d'Etat. C'est plutôt
la manière de Machiavel, avec l'étendue d'esprit
qui manquait au Florentin, et en moins la mo-
rale fausse et viciée du siècle des Borgia.
Le Dialogue de Sylla cl d'Eucrate. qui est
comme un appendice des Considérations, res-
pire une sombre énergie, on ne sut quoi de
froid, d'impitoyable et de farouche en même
temps, qui a dû être l'àme môme de ce dicta-
teur, qui ne recula devant aucune violence pour
devenir le maître, et qui fut ensuite assez auda-
cieux pour abdiquer, après tant de sanglantes
victoires, en face et au milieu des familles de
ses victimes. On sent respirer dans ces quelques
pages comme un reflet des passions inexorables
qui animaient les orgueilleux patriciens de la
vieille Rome, patriotes à la fois égoïstes et fana-
tiques, pour lesquels la patrie et les privilèges
de leur ordre ne faisaient qu'un tout indivisible,
au prix duquel le reste de l'univers n'était rien
Qui sait ce que la vue du gouvernement mysté-
rieux de Venise, le plus ancien gouvernement
de l'Europe avant que la main de Bonaparte l'eût
jeté par terre, qui sait, dis-je, ce que la vue de
cette petite oligarchie, qui se perpétuait depuis
tant de siècles, a pu fournir de lumières à Mon-
tesquieu pour comprendre le génie profondé-
ment politique et les passions de l'aristocratie
romaine, si semblable à beaucoup d'égards à
l'aristocratie anglaise, et dont il semblerait, que
les plus secrètes archives, les plus intimes déli-
bérations, ont été mises sous les yeux de l'au-
teur des Considérations sur les causes de la
grandeur et de la décadence des Romains ?
Mais l'œuvre capitale du génie de Montes-
quieu, c'est YEsprit des lois. Là on le retrouve
tout entier avec l'élévation spéculative qui fait
de lui un grand penseur, un philosophe émi-
nent, et cette puissance de traduire ses idées en
préceptes et en aphorismes législatifs qui le
range au premier rang parmi les publicistes. Le
Contrat social a été l'évangile politique de la
révolution de 1789. V Esprit des lois a surtout
inspiré et dirigé la pensée des hommes d'État
français depuis la fin des guerres de l'Empire.
Cela ne veut pas dire toutefois que le xvine siècle
a vu avec indifférence l'Esprit des lois; mais
l'esprit de tolérance, de modération, d'impartia-
lité, qui y domine, n'était guère en rapport avec
les passions de l'époque. 11 devançait de trois
années seulement l'apparition des premiers volu-
mes de V Encyclopédie. On peut juger par ce
seul fait de l'état où il trouvait l'opinion. D'un
côté, les^ défenseurs de la vieille monarchie, avec
son cortège de lois féodales ; de l'autre, les pro-
moteurs ardents d'innovations radicales : tels
étaient les deux camps, de plus en plus ennemis
l'un de l'autre, qui se partageaient la France.
Les terribles événements qui, plus tard, devaient
guérir, au prix de tant de ruines, les folles illu-
sions de tout le monde, n'étaient alors soupçon-
nés par personne : la guerre des pamphlet» était
encore la seule qui alimentât cette lutte intes-
tine. Les livres d'un tempérament éclectique,
comme YEsprit des lois, s'adressaient à une
sphère de sentiments > d'opinions trop
désintéressées, pour agir efficacement sur le
nt d'idées qui emportait et passionnait
toutes les intelligences, la cour et la ville,
Paris et la province.
Mais si l'Esprit des l"i.< a 'excita pas l'émotion
qu'avaienl causée les Lettres persanes, il mar-
qua du moins, dans l'histoire (le la pensée hu-
MONT
1131 —
MONT
marne, une des grandes dates du xvnie siècle.
Comme la statue dont parle Bacon, qui, sans
marcher elle-même, indique du doigt la route,
l'Esprit des lois posait sous tous leurs aspects
les problèmes politiques dont la solution préoc-
cupait tout le inonde, tous ceux- du moins aux-
quels l'avenir apparaissait incertain et couvert
de sombres nuages. Il s'adressait aux hommes de
raison et d'expérience, aux hommes d'État et
aux penseurs. Il laissait dans l'ombre le côté
idéal et purement métaphysique de la politique,
et. par cette sagesse même, échappait aux en-
traînements de la foule qui ne veut pas être
éclairée, mais émue. C'est sans doute ce qu'en-
trevit merveilleusement J. J. Rousseau lorsque,
quatorze ans plus tard, il reprenait, dans le
Contrat social, l'œuvre à peine ébauchée par
Bodin et par La Boëtie, et versait sur le sujet le
plus ardu et le plus délicat les torrents de sa
dialectique enflammée. Moins réservé que Mon-
tesquieu, amoureux jusqu'à l'excès de la popu-
larité, Rousseau ne craignait pas de parler en
ces tenibles matières le langage de la passion,
et d'employer sans mesure les artifices irrésisti-
bles d'une rhétorique consommée. Aussi Rousseau
fit de nombreux disciples ; il créa véritablement
une école et un parti dont la Déclaration des
droits de l'homme fut l'expression et le drapeau.
Montesquieu n'obtint que l'admiration des sages
et des esprits cultivés, et l'Esprit de lois resta
ignoré du peuple. Et cependant, chose triste à
dire ! k sérénité même avec laquelle Montes-
quieu résolvait les problèmes qu'il agitait mé-
contenta ceux qui de son temps occupaient les
avenues du pouvoir, ceux qui auraient dû se
faire de ses idées un guide et un rempart tout à
la fois. L'Esprit des lois fut violemment attaqué
par les amis du vieil ordre de choses; les criti-
ques et les commentaires, ou sots ou malveil-
lants, affluèrent. Montesquieu subit sans rémis-
sion les inconvénients de la grandeur, et l'auteur
de l'Esprit des lois se résigna à écrire la Défense.
Cette fois, enfin, les petites passions se turent.
Pour bien apprécier un livre comme l'Esprit
des lois, il faut se reporter à ce qu'était alors la
science du droit et de la politique. On sait les
travaux juridiques des grandes écoles de Bolo-
gne, de Bourges et de Toulouse ; on se rappelle
les réformes administratives et judiciaires de
Louis XIV. A côté de ces faits, produits visibles
de l'étude du droit, il faut placer le mouvement
d'idées dû aux écrits de Bodin et de La Boëtie,
de^ Machiavel, de Grotius et de Puffendorf, et
même à ceux de l'abbé de Saint-Pierre et de
d'Aguesseau. Dans tous ces travaux, dont quel-
ques-uns sont si précieux, si admirables à plu-
sieurs égards, ce qui se fait constamment re-
gretter, ce qui manque toujours, c'est un point
de vue général. La science des faits et des textes
avait été poussée aux dernières limites de l'exac-
titude ; elle était ce qu'avait dû la faire la mer-
veilleuse érudition française du xvr3 siècle. Mais
le principe générateur des législations, le fil
conducteur qui seul pouvait expliquer tant de
diversités et de contradictions parmi les lois,
personne n'avait songé à le mettre en lumière,
à le dégager de la multitude des arrêts et des
ordonnances, à le faire surgir de la poussière
des codes. Or, c'était de principes et de généra-
lités surtout qu'avait soif le xvme siècle. Il y
tendait d'autant plus, que jamais siècle ne
poussa plus loin le mépris et le dédain de l'his-
toire et de l'érudition. Sous ce rapport, il conti-
nuait fidèlement Descartes et Pascal.
La voie restait donc ouverte à Montesquieu.
Sa manière de comprendre et d'éclairer le passé
(non comme on l'avait fait trop souvent par le
stérile récit des sièges et des batailles, mais par
l'intelligence des institutions civiles et politi-
ques) et son goût pour les formules sentencieu-
ses et hardies lui rendaient la tâche plus facile
qu'à tout autre. Tout, en un mot, l'avait préparé,
sans toutefois que personne en particulier fût
littéralement son précurseur. Avec la perspica-
cité du génie, il vit le but, il le chercha, et il
eut le droit de dire avec orgueil et avec vérité
de son livre : Prolem sine maire creatarn.
VEsprit des lois est divisé en trente et un
livres, divisés eux-mêmes en un nombre variable
de chapitres. En général, Montesquieu rapproche
les divisions : c'est sans doute ce qui explique
l'extrême brièveté de certains chapitres de l'Es-
prit des lois qui forment à peine chacun un
très-court alinéa.
Le but de l'auteur, dans cet ouvrage, n'est
point d'exposer un plan de gouvernement, ni un
système de législation, ni la description d'une
société idéale ; il ne songe à recommencer ni
l'œuvre de Platon, ni celle d'Aristote, ni celle de
Thomas Morus. Son but, à la fois spéculatif et
pratique, est celui-ci : Étant donnée la nature
humaine, avec ses conditions variables d'exis-
tence dans le temps et dans l'espace, comment
la diriger politiquement et civilement pour que
les hommes soient le plus heureux possible et
accomplissent le mieux leur destinée? Voilà en
réalité, mais caché sous des formes de langage
habilement et infiniment variées, le problème
général qu'agite Montesquieu. On voit que, s'il a
pu et s'il a dû profiter des travaux des grands
philosophes et des grands politiques qui l'ont
précède, son but est bien autrement étendu
C'est là ce qui rend un exposé analytique de son
livre si difficile à faire : car on est certain de
laisser dans l'ombre quelque côté important d'un
aussi vaste tableau. Les perspectives semblent
s'y multiplier à mesure qu'on s'y arrête davan-
tage; et les horizons, comme ceux de la mer, s'y
élèvent et s'y succèdent à l'infini, à mesure qu'on
s'imagine les atteindre et les toucher.
Quoique la métaphysique pure soit absente
de l'Esprit des lois, il était impossible à l'au-
teur de ne pas signaler, au moins en quelques
mots, les principes d'où il part, et qui sont im-
pliqués dans tout le cours de l'ouvrage. C'est
aussi par là qu'il débute. Le livre premier, inti-
tulé Des lois en général, se divise en trois cha-
pitres qui ont pour titre, le premier : Des lois
dans les rapports qu'elles ont avec les divers
êtres; le deuxième: Des lois de la nature; le
troisième : Des lois positives. Dans le premier
chapitre. Montesquieu donne des lois cette défi-
nition célèbre : « Les lois, dans la signification
la plus étendue, sont les rapports nécessaires
qui dérivent de la nature des choses ; et, dans
ce sens, tous les êtres ont leurs lois : la Divinité
a ses lois, le monde matériel a ses lois, les in-
telligences supérieures à l'homme ont leurs lois,
les bêtes ont leurs lois, l'homme a ses lois. »
Partant de cette définition profonde qui exclut
toute idée d'un fondement artificiel et arbitraire
à l'établissement et à la conservation des socié-
tés, Montesquieu pose, presque comme un fait
évident de soi-même, l'existence de Dieu et le
gouvernement de la Providence, « en vertu du-
quel, dit-il (devançant presque dans les termes
mêmes la célèbre formule de Hegel), chaque
diversité est uniformité, chaque changement
est constance. » Dans le chapitre second, il prend
corps à corps la théorie de Hobbes sur l'état de
nature, et la nie radicalement. Loin de supposer
que les hommes, pour se réunir en société,
aient eu besoin d'une délibération, d'un contrat
explicite, il déclare, au contraire, que dans l'état
MONT
1132 —
MONT
sauvage chaque homme sentant sa faiblesse,
chacun aussi se sent inférieur, et à peine se
sent-il égal; que, loin de chercher à s'attaquer,
on se cherche pour se connaître, parce que le
désir de vivre en société est un besoin de
l'homme; que, par conséquent, l'état de paix
est le premier moment de l'état social. Dans le
troisième chapitre, il établit que les hommes
perdent le sentiment de leur faiblesse sitôt
qu*ils sont en société, que l'égalité de la crainte
fait place au sentiment des passions diverses et
inégales qui les excitent, et que c'est là ce qui
donne lieu à l'état de guerre, lequeln'est ainsi
qu'une conséquence de l'état de société, loin de
lui servir de fondement. De là la nécessité des
lois pour régler le droit politique et le droit
civil, que Montesquieu ne sépare pas l'un de
l'autre, et enfin pour régler le droit des gens:
car « la loi, en général, est la raison humaine,
en tant qu'elle gouverne tous les peuples de la
terre; et les lois politiques et civiles de chaque
nation ne doivent être que les cas particuliers
où s'applique cette raison humaine. » Il ajoute
immédiatement, comme une conséquence de ce
qu'il vient de dire : « Elles doivent être telle-
ment propres au peuple pour lequel elles sont
faites, que c'est un très-grand hasard si celles
d"une nation peuvent convenir à une autre. »
Admirable réponse, par anticipation, à ces tris-
tes hommes d "Etat qui croient que le passé peut
servilement se refaire, et qui s'imaginent qu'on
peut, à son gré, tailler un peuple sur le patron
tantôt des Grecs et des Romains, tantôt de la
société féodale du xne siècle, et tantôt de la so-
ciété anglaise ou américaine; oubliant que le
peuple qui cesse d'être lui-même, cesse bientôt
de garder son individualité sur la carte du
monde !
Telle est, pour ainsi dire, l'introduction de
VEsprit des lois. Montesquieu y marque, avec
la vigueur noble et élevée de langage qui lui
est habituelle, ces deux vérités, très-contestées
de son temps, sur lesquelles il croit que doit re-
poser l'édifice social: 1° le principe que les lois
doivent être conformes à la nature des choses ;
et, partant, que les législations humaines ne
doivent pas plus être arbitraires ni artificielles
que les faits humains ou sociaux qu'elles ont
mission de diriger et d'organiser ; 2U cet autre
principe que, s'il y a de l'absolu au fond des
choses; si, par conséquent, il doit y en avoir
aussi dans les lois, pourtant il y a aussi de la
variété, de la diversité ; que cette variété est
assez grande pour empêcher que de bonnes lois,
faites pour une nation, puissent convenir entiè-
rement à une autre nation. Montesquieu s'éloi-
gne ainsi, et d'un seul coup, par ce dernier
principe, de tous les théoriciens de l'utopie et
du radicalisme, pour lesquels les faits et les cir-
constances particulières n'existent pas, et qui,
considérant les individus et les peuples comme
des unités abstraites, construisent des édifices,
dans le genre du Contrat social, sans aucun
rapport visible avec les conditions de l'espai
du temps, et précipitent les imaginations popu-
laires dans l'océan sans bornes «les chimères,
dans le monde fantastique des rêves, au Lieu
d'éclairer la voie si difficile et si étroite de la
réalité, au lieu de préparer les éléments du
progrès mesuré et durable.
Il est permis de regretter que Montesquieu
n'ait pas insisté davantage sur ces prim
Îréliminaires. Jamais, sans doute, V Esprit des
OÙ ne fût devenu un livre populaire, jamais il
n'aurait eu la fortune du Contrat social ; niais
peut-être, s'il eût mis dans une lumière plus
éclatante encore l'opposition de son point de d< -
part avec celui des utopies et des doctrines du
radicalisme, Montesquieu aurait-il exercé une
influence plus marquée et plus efficace sur les
intelligences si nombreuses que la simplicité ap-
parente des théories abstraites séduit toujours,
et qui se tournèrent naturellement de la doc-
trine de Hobbes à celle de J. J. Rousseau.
Quoi qu'il en soit, après ce début, Montesquieu
traite, dans le deuxième livre, des lois qui déri-
vent de la nature du gouvernement. 11 distin-
gue trois espèces de gouvernement, le républi-
cain, le monarchique et le despotique. « Le
gouvernement républicain est celui où le peuple
en corps, ou seulement une partie du peuple, a
la souveraine puissance ; le monarchique, celui
où un seul gouverne, mais par des lois fixes et
établies; au lieu que, dans le despotique, un
seul, sans loi et sans règle, entraîne tout par sa
volonté et par ses caprices. » Il détermine en-
suite en particulier le caractère essentiel des
lois propres à chacune de ces espèces de gouver-
nement, et indique à quel point de vue il faut
se placer pour faire de bonnes lois politiques et
civiles, sous la république, la monarchie, ou
l'autocratie. « Le peuple, dans la démocratie, est
à certains égards le monarque ; à certains au-
tres, il est le sujet. La volonté du souverain y
est le souverain lui-même. Les lois qui établis-
sent le droit de suffrage sont donc fondamentales
dans ce gouvernement. » Le peuple nomme ses
magistrats : la publicité du scrutin est donc né-
cessaire dans une démocratie. C'est l'inverse
dans une république aristocratique, comme à
Venise. L'aristocratie peut être un élément utile
dans une république. Plus une aristocratie ap-
prochera de la démocratie, plus elle sera par-
faite ; elle le deviendra moins à mesure qu'elle
approchera de la monarchie.
Les pouvoirs intermédiaires, subordonnés et
dépendants, constituent la nature du gouverne-
ment monarchique, de celui où un seul gou-
verne par des lois fondamentales; car s'il n'y a
dans l'État, pour tout régir, que la volonté mo-
mentanée et capricieuse d'un seul, rien ne peut
être fixe, et, par conséquent, aucune loi n'est
fondamentale. Le pouvoir intermédiaire le plus
naturel est celui de la noblesse. Sans elle,
on tombe dans le despotisme ou dans la démo-
cratie. Le clergé, comme, institution politique,
peut avoir une place utile dans une monarchie.
Le gouvernement despotique, c'est l'État réduit
à un seul homme, à sa capacité personnelle,
avec ses chances de grandeur et de petitesse. La
seule loi fondamentale d'un pareil Etat, c'est
l'établissement d'un vizir.
Passant ensuite, dans le livre troisième, à la
discussion du principe des trois gouvernements,
Montesquieu prétend « qu'il y a celte différence
entre la nature du gouvernement et son prin-
cipe, que sa nature est ce qui le fait être tel, et
son principe, ce qui le fait agir. L'une est sa
structure particulière, et l'autre les passions
humaines qui le font mouvoir. » Dans l'Etat po-
pulaire . la vertu est le principe fondamental
Lorsque les lois ont cesse d'y être exécutées,
conii! peut venir que de la corruption
de la république, l'État est déjà perdu. Il faut
également île la vertu dans le gouvernement
aristocratique, quoiqu'elle y soit moins néces-
saire. i>ms l'État monarchique, les luis tiennent
l.i place de toutes les vertus républicaines. « Une
action qui se fait suis bruit y est, en quelque
façon, mus conséquence.... Dans la république,
les crimes privés sont plus publies, c'est-à-dire
choquent plus la constitution de l'État que les
particuliers, et. dans les monarchies, les
crimes publics sont plus privés, c'est-à-dire
MONT
— 1133 —
MONT
choquent plus les fortunes particulières que
la constitution de l'État même.... L'honneur,
c'est-à-dire le préjugé de chaque personne et de
chaque condition, prend, dans la monarchie, la
place de la vertu politique, et la représente par-
tout. »
Ce n'est point Vhonneur qui est le principe
des États despotiques : les hommes y étant, tous
égaux, on n'y peut se préférer aux autres; les
hommes y étant tous esclaves, on n'y peut se
préférer à rien. L'honneur se fait gloire de mé-
priser la vie, et le despote n'a de force que parce
qu'il peut l'ôter. Voilà pourquoi la crainte est le
principe du gouvernement despotique. La vertu
n'y est point nécessaire, et l'honneur y serait
dangereux. L'homme n'y est qu'une créature qui
obéit à une créature qui veut.
Pour que l'État garde ses lois et demeure sta-
ble, il faut que les citoyens y soient élevés con-
formément à la nature même du gouvernement
qui y est établi. De là la nécessité des lois sur
l'éducation dont il est parlé dans le quatrième
livre. Elles sont les premières que nous rece-
vons. La principale éducation que les hommes
reçoivent, Montesquieu le reconnaît d'ailleurs,
ce n'est pas dans les maisons publiques où l'on
instruit l'enfance, c'est lorsqu'ils entrent dans
le monde. Cela est vrai surtout des monarchies,
où l'honneur ne s'apprend que dans le monde.
Dans les républiques, il faut que l'éducation, plus
qu'ailleurs, inspire l'amour de la patrie. Car « ce
n'est point le peuple naissant qui dégénère; il
ne se perd que lorsque les hommes faits sont
déjà corrompus. » Dans ce livre, et c'est ce qui
en fait l'originalité, Montesquieu a pour but d'in-
diquer, non ce qui fait l'homme vertueux, mais
ce qui fait le bon citoyen, qu'il s'agisse d'une
république ou d'une monarchie.
Passant ensuite aux autres lois, il établit d'une
manière générale dans le livre V que les lois
doivent toutes être relatives au principe du
gouvernement. Dans le suivant, il indique les
conséquences des principes des divers gouver-
nements , par rapport à la simplicité des lois
civiles et criminelles, la forme des jugements
et l'établissement des peines. 11 déploie dans
ces deux livres, sur mille points très-impor-
tants, une justesse et une étendue de pensée
qui saisit d'admiration. Dans le livre VII, il
montre les conséquences des différents principes
des trois gouvernements, par rapport aux lois
somptuaires, au luxe et à la condition des fem-
mes. Il énonce, sur le premier point, des idées
trop étroites, mais supérieures néanmoins aux
vieilles théories contre le luxe. On sait qu'il a
fallu les merveilles de l'industrie moderne pour
réhabiliter l'usage des objets de luxe dans l'es-
prit de beaucoup de gens. Comme conclusion
des recherches précédentes, le livre VIII est
consacré à l'examen des causes et des remèdes
de la corruption des principes des trois gouver-
nements. Ici reparaît avec force et avec un cer-
tain éclat l'esprit de modération de Montesquieu.
« Le principe de la démocratie se corrompt, dit-
il, non-seulement lorsqu'on perd l'esprit d'éga-
lité, mais encore quand on prend l'esprit d'éga-
lité extrême, et que chacun veut être égal à
ceux qu'il choisit pour lui commander. » Il dé-
veloppe cette thèse et fait sentir admirablement
la ligne qui sépare la liberté de la licence, la
démocratie de la démagogie. Il montre à mer-
veille que ce qui perd la monarchie, c'est l'affai-
blissement des pouvoirs intermédiaires, affai-
blissement qui conduit presque toujours à un
gouvernement radical et absolu, tantôt mo-
narchique et tantôt démocratique et démagogi-
que. Quant au gouvernement despotique, son
principe, dit Montesquieu, se corrompt sans
cesse, parce qu'il est corrompu par sa nature.
Comme on retrouve dans cette réflexion, aussi
amère que méprisante, le dédain de l'homme
qui a donné (livre V, ch. xm) du despotisme
cette définition si éloquemment laconique :
« Quand les sauvages de la Louisiane veulent
avoir du fruit, ils coupent l'arbre au pied, et
cueillent Je fruit. Voilà le gouvernement des-
potique. »
Passant ensuite à un autre ordre d'idées, Mon-
tesquieu s'occupe, dans le livre IX, des lois dans
le rapport qu'elles ont avec la force défensive,
et, dans le livre X, des lois dans le rapport
qu'elles ont avec la force offensive. Il traite là,
en passant, du droit de la guerre et du droit de
conquête, et s'élève avec force contre le prétendu
droit de réduire les vaincus en servitude. Le
chapitre xiv, consacré à Alexandre, est un des
plus beaux et des plus entraînants qu'il ait
écrits.
Les livres XI et XII ont pour objet les lois qui
forment la liberté politique dans son rapport
avec la constitution, et les lois qui forment la
liberté politique dans son rapport avec le ci-
toyen.
Tout le monde sait les discussions auxquelles
a donné lieu la définition de la liberté politique.
Voici celle que propose Montesquieu (liv. XI,
ch. m et iv) : « La liberté politique ne consiste
point à faire ce que l'on veut. Dans un État,
c'est-à-dire dans une société où il y a des lois,
la liberté ne peut consister qu'à pouvoir faire
ce que l'on doit vouloir, et à n'être point con-
traint de faire ce que l'on ne doit pas vouloir.
La liberté est le droit de faire tout ce que les
lois permettent; et si un citoyen pouvait faire
ce qu'elles défendent, il n'aurait plus de liberté,
parce que les autres auraient tous de même ce
pouvoir. » — « La démocratie et l'aristocratie ne
sont point des États libres par leur nature. La
liberté politique ne se trouve que dans les gou-
vernements modérés, mais elle n'est pas tou-
jours dans les États modérés : elle n'y est que
lorsqu'on n'abuse pas du pouvoir; mais c'est
une expérience éternelle que tout homme qui a
du pouvoir est porté à en abuser : il va jusqu'à
ce qu'il trouve des limiLes. Qui le dirait? la
vertu même a besoin de limites ! »
Au chapitre Ier du livre XII, il dit que le ci-
toyen pourra être libre et la constitution ne
l'être pas, et il montre, au chapitre n, que c'est
de la bonté des lois criminelles que dépend
principalement la liberté du citoyen.
Le livre XIII, qui est comme un appendice des
deux précédents, traite des rapports que la levée
des tributs et la grandeur des revenus publics
ont avec la liberté. Le livre XIV a pour objet la
célèbre question des lois dans le rapport qu'elles
ont avec la nature du climat. Malgré le ton ab-
solu de quelques phrases, nous n'avons pas be-
soin de dire qu'ici Montesquieu ne donne nulle-
ment lieu au reproche de matérialisme qui lui
fut adressé par quelques critiques plus passion-
nés et plus malveillants qu'éclairés. Il continue
dans les livres XV, XVI, XVII et XVIII, de dis-
cuter l'influence du climat et du terrain sur
les lois qui régissent l'esclavage civil, l'escla-
vage domestique et la servitude politique. Le
chapitre v du livre XV, sur l'esclavage des nè-
gres, est un chef-d'œuvre d'ironie : il est impos-
sible de stigmatiser avec une indignation plus
amère et plus dédaigneuse la doctrine des parti-
sans de l'esclavage des noirs.
Les livres XIX, XX, XXI, XXII et XXIII trai-
tent des lois dans le rapport qu'elles ont avec
les principes qui forment l'esprit général, les
MONT
— 1134 —
MONT
mœurs et les manières d'une nation, le com-
merce, la monnaie et le nombre des habitants.
Tout n'est pas irréprochable dans les théories
économiques de Montesquieu, il s'en faut ; mais,
quand on se rapporte à l'époque où il publia
l'Esprit des lois, on est étonné de la force avec
laquelle il sut secouer un grand nombre de pré-
jugés fort enracinés au milieu du xvmc siècle,
et qui avaient presque la valeur d'axiomes. Sur
ce point comme sur tout le reste, sa liberté
d'esprit est entière; et, s'il se trompe quelque-
fois, le plus souvent ses idées sont fort en avant
de celles de ses contemporains. Ce qu'il dit du
commerce et de son importance dans la vie
d'une grande nation, du respect qui est dû à ses
intérêts, n'était ni sans valeur ni sans nouveauté
à cette époque de préjugés aristocratiques.
Le livre XXIV a pour objet les lois dans le
rapport qu'elles ont avec la religion établie
dans chaque pays, considérée dans ses prati-
ques et en elle-même. Il y examine les diverses
religions par rapport au bien que l'on en peut
tirer dans l'état civil et politique. Il pose par-
faitement le problème politique de l'utilité des
religions en ces termes: « La question n'est pas
de savoir s'il vaudrait mieux qu'un certain
homme ou un certain peuple n'eût point de reli-
gion, que d'abuser de celle qu'il a; mais de sa-
voir quel est le moindre mal, que l'on abuse
quelquefois de la religion, ou qu'il n'y en ait
point du tout parmi les hommes. » La question
ainsi posée est résolue par les enseignements de
l'histoire. Il est curieux de rapprocher cette
opinion de l'auteur des Lettres persanes, mûri
par l'étude, par l'âge et par l'expérience, des
attaques multipliées dont les religions en géné-
ral, et le christianisme en particulier, étaient
alors l'objet de la part de presque tous les écri-
vains du temps. Personne assurément ne peut
mettre en doute l'indépendance entière de pen-
sée de Montesquieu. Cette partie de Y Esprit des
lois atteste combien cette haute intelligence sa-
vait, à l'occasion, se dégager de toutes les min-
ces préoccupations du jour, et se défendre même
des plus communes passions de son siècle. C'est
dans le livre XXIV (ch. m) que, développant les
avantages de la religion chrétienne pour fonder
et soutenir un gouvernement modéré, il s'écrie :
«Chose admirable! la religion chrétienne, qui
ne semble avoir d'autre objet que la félicité de
l'autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-
ci. » On comprend alors pourquoi l'homme qui
a tracé ces lignes eut peu de sympathie pour les
encyclopédistes; et comment, tout en restant,
dans toute l'acception du mot, libre penseur,
il ne voulut jamais asservir sa plume ni ses
idées au joug de ce qu'on nommait le parti phi-
losophique; dont Voltaire s'appelait le patriar-
che.
Le livre XXV, intitulé Des lois dans le rapport
Qu'elles ont avec l'établissement de, la religion
de cli<t</,ir pays ci sa police extérieure, est
comme le développement et l'application des
idéi m intenues dans le livre pi écédent ; il est
question des leiiiplrs. des ministres de la reli-
des monastères, de l'inquisition; et, sur
chacun de ces points, Montesquieu énonce sa
pensée avec une franchise entière, mais sans
rien 'lue qui rappelle le ion épigrammatique
des Lettres persanes.
Apres avoir ainsi parroum la série de pro-
blèmes qui touchent a l'établissement des socié-
tés et au maintien des gouvernements, Mon
quîeu aborde quelques questions d'un
général encore, mais moins universel que les
il Ute I. Mans le livre XXVI, il B*OCCUpi
lois dans le rapport qu'elle ., doiv< ni avoir avec
l'ordre des choses sur lesquelles elles statuent;
il s'y occupe de bien distinguer les lois divines
des lois humaines, et de marquer sur plusieurs
points la limite morale qui est imposée au pou-
voir du législateur. On retrouve, en parcourant
ce livre, l'application constante de l'un des
premiers principes proclamés par Montesquieu
au début de V Esprit des lois, à savoir, que rien
n'est arbitraire dans la société, et partant, que
les lois, loin d'aller contre les rapports naturels
des choses, doivent, au contraire, les reproduire
le plus complètement possible.
Après avoir ainsi fait la théorie à peu près
complète des principes qui doivent présider à la
législation politique et civile de tous les gou-
vernements, quelle que soit d'ailleurs leur
forme extérieure, Montesquieu en appelle à
l'histoire des diverses législations du moyen
âge pour expliquer certaines particularités des
législations modernes. Dans le livre XXVII, il
traite de l'origine et des révolutions des lois
des Romains sur les successions, et dans le li-
vre XXVIII, de l'origine des révolutions des
lois civiles chez les Français. Enfin, dans le li-
vre XXIX, il traite de la manière de composer
les lois, donnant ainsi, comme épilogue, en
quelque sorte, la théorie même de la théorie.
Ce livre aboutit à un très-court chapitre intitulé
Des idées d'uniformité, qui a été très-peu re-
marqué et qui sert autant que les autres chapi-
tres plus considérables à caractériser le génie
politique de Montesquieu, génie ami des tradi-
tions et de l'histoire, ami du progrès, mais en-
nemi des révolutions radicales et des boulever-
sements a priori. Montesquieu, dans ce mor-
ceau, combat par quelques phrases vives et
énergiques la manie de tout niveler, de tout ra-
mener à un même mode d'exécution, de tout ré-
glementer de la même façon. « Lorsque les ci-
toyens suivent les lois, dit-il, qu'importe qu'ils
suivent la même? » Jamais, assurément, l'homme
qui a écrit cette phrase n'aurait inspiré les tra-
vaux de la Constituante ni la plupart des lois
organiques de la Convention. Mais n'y a-t-il pas
un fond de justesse dans cette antipathie si
marquée et si vive de Montesquieu contre les
idées d'uniformité; et ces idées n'ont-elles pas,
dans leur exagération même, autant d'inconvé-
nients que l'esprit municipal et l'esprit de loca-
lité qui a si longtemps régné au moyen âge,
surtout en Italie et en Espagne, et qui a été si
violemment et si absolument comprimé par la
centralisation administrative que la Convention
et l'Empire ont donnée à la France?
Les deux livres suivants, le XXXe et le XXXIe,
qui terminent Y Esprit des lois, ont pour objet
la théorie des lois féodales chez les Francs, dans
leur rapport avec l'établissement et avec les ré-
volutions de la monarchie française. Ces deux
livres forment, pour ainsi dire, un hors-d'œuvre
quant au reste de l'ouvrage. Montesquieu y dé-
ploie une érudition fort peu à la mode au
xvm' siècle ; c'est la partie de son ouvrage qui a
us résisté à la critique; et cela s'expli-
quera facilement si on se rappelle les idées que
l'on se faisait en France, à cette époque, sur le
moyen âge et la féodalité. La critique histori-
que, qui a brillé d'un si vif éclat en France au
lencement de ce siècle, n'était guère en
honneur parmi les lettrés de 1748; et pourtant,
même dans ces deux livres, on retrouve encore
les qualités ordinaires de Montesquieu, sa haute
pénétration historique, et sa puissance à recon-
struire le passé en donnant la clef et le sens des
institutions ci\ îles ei politiques.
Ici est, dans SOH ensemble et d.nis SI Struc-
ture générale, VEsprit des lois. L'impression qui
MONT
1135 —
MOHA
résulte de la lecture attentive de ce beau livre
a quelque chose de lumineux pour l'intelligence
et de bienfaisant pour le cœur. On sent respirer
à chaque page, et pour ainsi dire à chaque li-
gne, un souffle d'indépendance et de liberté qui
transporte la pensée dans une région bien supé-
rieure aux petites passions du jour, aux petits
intérêts du moment. Le calme suprême de cette
âme sereine et vraiment philosophique se reflète
dans tous ses jugements, dans ses appréciations
des hommes et des choses. On entrevoit, sous
l'immensité de ce travail, un amour non moins
immense de l'humanité, cet amour qui fut la
passion sérieuse et comme l'inspiration constante
du xvme siècle. Sur les points les plus délicats,
ceux qui ont été si souvent l'objet de violents dé-
bats parmi les hommes, sur la religion, sur la
liberté, sur le mariage, sur le luxe, partout
Montesquieu est guidé par cet esprit de tolé-
rance et d'imparlialité qui n'approuve nulle-
ment les idées fausses, qui ne légitime pas les
institutions immorales ou illibérales, mais qui
apprend à être indulgent pour les faiblesses de
l'humanité, à tenir compte des difficultés de la
vie. Sur toutes ces questions, Montesquieu donne
avec vigueur des solutions presque toujours
neuves et satisfaisantes ; toujours il se range du
côté des partisans de la liberté, à ses yeux la
suprême et la seule sagesse, parce que seule elle
ennoblit la destinée de l'homme en ce monde,
et qu'elle crée pour lui le souverain bien, la
grandeur morale, en lui donnant la force et le
mérite du dévouement et du sacrifice.
Les contemporains de Montesquieu durent re-
marquer que ce magistrat ne craignait pas d'a-
border, dans un livre destiné à tout le monde,
des questions réservées jusque-là aux seuls
hommes d'État, ou tout au plus à quelques pen-
seurs solitaires. De plus, il était un homme
d'ordre, et son livre, si ennemi des révolutions,
poussait cependant aux réformes. En mettant à
nu, par une exposition savante et claire, les
fondements mêmes et les plus secrets ressorts
de la société, les liens réciproques qui rendent
solidaires les uns des autres les divers membres
de l'État, les différentes classes d'hommes qui le
composent, Montesquieu inspirait à tous le sen-
timent de la fraternité.
En résumé, Montesquieu précisa mieux qu'on
ne l'avait fait avant lui la portée véritable et le
vrai caractère des problèmes qui constituent la
science politique. Son style attirait à ces ques-
tions, non-seulement les esprits sérieux et culti-
vés qui s'y portent naturellement, mais encore
ceux qui. plus frivoles ou plus artistes, ne peu-
vent étudier que les livres qu'ils admirent. Le
premier, il donnait une idée nette de la liberté
politique, et montrait comment on peut la réa-
liser dans les constitutions et dans les lois. C'est
en ce sens qu'il introduisit dans notre pays,
sous une forme systématique et précise que ne
put jamais leur donner Voltaire, ce qu'on a ap-
pelé depuis les idées anglaises. Montesquieu
laissait pressentir comment il serait possible de
les appliquer à la France. Ceux qui liront le li-
vre XI, et surtout le chapitre vi de ce livre, et
qui le compareront à la Charte de 1814, verront
jusqu'à quel point les hommes d'État de notre
siècle et de notre pays ont fait des emprunts à
l'Esprit des lois. On dirait que ce chapitre vi est
un exposé de motifs de cette Charte. Enfin, ce
qui est, à notre sens, un grand mérite pour
Montesquieu, c'est qu'en toutes choses il a un
regard vers l'histoire, qui est pour lui non pas
seulement comme un enseignement permanent
et comme une expérience vivante, mais qui est
encore le. grand livre des origines où s'explique
et s'éclaire le présent. Montesquieu ne voulait
pas qu'un peuple, plus qu'un particulier, ris-
quât sa fortune à la poursuite d'un progrès mal
défini. Il avait trop appris, en méditant sur les
causes de la grandeur et de la décadence des
peuples, que rien de durable ne s'improvise dans
ce monde, que tout y a besoin d'être préparé ;
et que si le chêne est le roi de nos forêts, si sa
cime se balance jusque dans les nuages, c'est
que, plus qu'aucun autre arbre, il est lent à se
former et à grandir, et qu'avant d'étendre ses
rameaux et de protéger de son ombre tout ce
qui l'entoure, il a pu enfoncer ses racines jus-
que dans les entrailles de la terre.
V Esprit des lois est donc à la fois une syn-
thèse et une analyse. Le droit politique et le
droit civil, l'économie politique, la religion et
l'histoire y ont leur place comme dans la réalité
elle-même. En traitant de tous ces grands objets
de la pensée humaine, Montesquieu les envisage
par le côté où ils se^ touchent, à savoir, dans
leur rapport avec l'État; et peut-être doit-il à
la hauteur même où il s'était placé la rare
justesse, l'impartialité philosophique de ses dé-
cisions. Comme d'un sommet élevé le spectateur
aperçoit mieux que dans la plaine les ondula-
tions du terrain et les sinuosités de l'horizon, de
même l'auteur de YEsprit des lois n'est ni un
utopiste pur, comme Platon et Thomas M
ni un jurisconsulte enfermé dans les textes,
comme Ulpien ou Cujas, ni un économiste,
comme Quesnay ou Adam Smith, ni un théolo-
gien, comme saint Thomas ou Bossuet, ni un
politique à outrance, comme Machiavel ou Corn-
mynes, ni un historien érudit, mais sans signifi-
cation et sans portée, comme Mézeray ou Anque-
til. Il est, au point de vue où il se place, plus
compréhensif, et, par cela même, plus large
comme penseur, et cependant plus positif comme
homme d'application. C'est là ce qui fait que
rien d'étroit ni de local ne se fait jour dans les
conclusions si multiples de VEsprit des lois, et
que ce grand monument est de ceux qui ont
bien une date dans les annales de la littérature,
mais qui, par la force de la vérité qu'ils con-
tiennent, sont de tous les temps et appartien-
nent à tous les pays.
On a fait un grand nombre d'éditions des œuvre-;
de Montesquieu, parmi lesquelles celle d'Auger.
Paris, 1816, 6 vol. in-8, et celle deLequien, 1810
8 vol. in-8. Beaucoup d'écrivains n'ont pas dé-
daigné de les commenter : nous citerons entre
autres Voltaire, Condorcet, Helvétius, d'Alembert,
Mably, La Harpe, Deslutt de Tracy, M. Villemain,
et une foule d'autres.
Il existe encore dans la bibliothèque du château
de la Brède un assez grand nombre de manuscrits
de Montesquieu, des Dialogues, des Parallèles,
dont la publication serait accueillie avec recon
naissance. Fr. B.
MORALE (en grec rfiiv.r\, d'où l'on a fait éthiq uc,
de f|86ç, mœurs, c'est-à-dire la sciencedes mœurs).
C'est la science qui nous donne des règles pour
faire le bien et éviter le mal, ou qui nous enseigne
nos devoirs et nos droits, ou bien encore qui nous
fait connaître notre fin et les moyens de la remplir.
Toutes ces définitions sont également bonnes et
expriment exactement la même idée. En effet,
malgré tant de systèmes ingénieux ou profonds
par lesquels on s'est efforcé d'établir le contraire,
l'homme se sent libre, il croit fermement être le
maître des actions dont sa conscience le déclare
l'auteur. De là cette question qui se présente
nécessairement à son esprit et qu'il est forcé de
résoudre : Quel usage doit-il faire de sa liberté?
Quel but ou quelle fin doit-il se proposer, et par
quels moyens pourra-t-il y atteindre"? Mais cette
MOR.
1136 —
MORA
in que nous cherchons et les moyens par lesquels
il nous est donné d'y atteindre, c'est ce que nous
nous devons réciproquement et ce que chacun se
doit à lui-même : c'est l'expression rigoureuse de
nos devoirs et de nos droits. Enfin, nos droits et nos
devoirs déterminent les règles d'après lesquelles
nous sommes obligés de nous conduire, sous peine
de nous dégrader ou de déchoir de notre qualité
d'êtres raisonnables et libres ; elles sont les vé-
ritables conditions et les lois les plus élevées de
notre nature, dont l'observation reçoit le nom
de bien, dont la violation est appelée le mal. On
ne peut pas dire, avec quelques philosophes, que
la morale est l'art de nous rendre heureux, car
cette définition, en supposant qu'elle s'applique à
la même branche de nos connaissances et qu'elle
l'embrasse tout entière, au lieu d'énoncer le pro-
blème, le suppose déjà résolu : elle établit en
principe que le bonheur est la véritable fin de
l'homme, le but suprême de toutes ses actions.
La morale est aussi ancienne que le genre hu-
main. Avant d'être l'objet des méditations de la
philosophie, elle a été enseignée par la religion
comme une loi directement émanée du ciel; elle
a occupé les législateurs et même les poètes. Ce
fait s'explique par la nature même des choses.
Il n'est pas plus possible de concevoir une religion
sans morale qu'une morale sans religion. Toute
croyance religieuse, si imparfaite et si grossière
qu'on la suppose, offre nécessairement à l'homme
soit un modèle à suivre, soit un maître à satis-
faire, c'est-à-dire une règle supérieure à celle
qu'il pourrait fonder sur ses intérêts et ses pas-
sions. Un dieu qui ne demande rien, qui n'exige
rien, qui demeure étranger à nos actions, n'est
pas moins étranger à notre foi, et se réduit à
une vaine abstraction, comme le dieu d'Épicure
ou de Spinoza. 11 est tout aussi évident qu'une
législation qui ne s'appuierait que sur elle-même,
c'est-à-dire sur les promesses et les menaces qu'elle
est appelée à réaliser, sans faire appel à une au-
torité supérieure, sans invoquer aucun droit ni
aucun principe, serait une œuvre condamnée
d'avance. Aussi les plus célèbres législateurs de
l'antiquité sont-ils ou des philosophes ou des
personnages revêtus d'un caractère surhumain.
Enfin, le poëte ne peut tirer de son imagination
un type de l'humanité, il ne peut nous repré-
senter nos passions, nos vices, nos luttes, nos
douleurs, sans exprimer une opinion sur nos
devoirs et nos droits, sur ce que nous sommes
ou ce que nous devrions être, sans prendre parti
pour le bien ou pour le mal. La morale se pré-
sente donc dans l'histoire sous une forme tantôt
poétique, tantôt politique et tantôt religieuse,
avant d'entrer dans le cercle des recherches phi-
losophiques. Mais c'est à la philosophie qu'il ap-
partient de la conduire à son dernier degré de
perfection et de rigueur, en la dégageant des
obscurités et des restrictions qu'elle emprunte
nécessairement de l'imagination, du sentiment
et des institutions politiques.
Confondue dans un même tout avec les autres
objets de nos connaissances, entièrement subor-
donnée à la physique ou à la métaphysique, à ces
ambitieuses cosmogonies qui ont occupé partout
l'enfance de l'esprit humain, la morale n'est
d'abord représentée dans l'histoire de la philo-
sophie que par des opinions isolées et éparses,
comme celles de Démocrite, d'EApédocle, de
l'ytliagorc, ou les maximes dont m compose la
sagesse gnomique. Socrale est le premier qui
l'ait élevée au rang d'une véritablcscicncc. Voyant
i.i philosophie égarée dans le champ des hypothè-
ses, et tellement discréditée qu'eue n'était plus,
entre les mains des sophistes, qu'un art dangereux
ou un amusement frivole, il voulut, en la fondant
sur la connaissance de nous-mêmes, c'est-à-dire
des lois et des facultés de notre esprit, la faire
servir surtout à nous diriger dans nos actions,
à nous rendre meilleurs et plus heureux. 11 né
faut pas croire, en effet, que Socrate ne pour-
suivait que la réforme de la science, en lui ap-
pliquant le précepte du temple de Delphes: il se
proposait en même temps la réforme des mœurs,
car, ces deux tâches se confondant dans sa pensée,
il ne pouvait pas comprendre que la science eût
un autre but que la vertu, ni qu'on arrivât à la
vertu par un autre chemin que la science. Il
voulait donc que la philosophie se renfermât dans
la morale, et que la morale prit pour base l'ob-
servation de la nature humaine. Platon, en me-
surant l'étendue de la philosophie à celle de son
génie, a aussi élargi le cercle de la morale. Il y
fait entrer la politique, la législation, l'éducation,
et même l'éloquence et les beaux-arts. Sa Ré-
publique est un véritable traité de morale, tel
qu'on pouvait l'attendre d'un esprit aussi synthé-
tique que le sien, et d'une philosophie fondée
tout entière sur la dialectique. Si Socrate et
Platon ont fondé la morale sur la seule base que
la philosophie puisse admettre, c'est-à-dire les
éléments naturels fournis par la conscience et la
raison, Aristote lui a donné son nom, lui a assigné
sa place légitime dans l'ensemble des connais-
sances philosophiques, et, tout en méconnaissant
son principe, lui a consacré un monument qui
a servi de modèle pendant de longs siècles. Dès
ce moment la morale fut constituée et prit le
rang, non d'une science indépendante, mais d'une
partie distincte et indispensable de la philosophie.
Tout système philosophique, quels que fussent
ses principes, sa forme ou ses résultats, même le
scepticisme, fut obligé de fournir un système de
morale, et les progrès de la société venant se
joindre à ceux de la science, les peuples ne
voulant pas reconnaître d'autre autorité, d'autres
institutions que celles qui reposent sur la raison
et sur le droit, la morale est devenue la préoc-
cupation dominante de tous les esprits ; les ques-
tions qu'elle est chargée de résoudre figurent au
premier rang parmi celles qui agitent aujourd'hui
le monde, c'est-à-dire que la raison humaine en
a pris décidément possession, résolue à n'accepter
d'autres solutions que les siennes.
Pour se faire une idée exacte et complète de
la morale, sans avoir besoin d'examiner en détail
chacun des problèmes qu'elle embrasse, il faut
se demander, d'abord, quels sont les principes
sur lesquels elle repose, et d'où elle dérive tous
ses préceptes, toutes ses lois particulières, toutes
ces règles qu'elle nous prescrit sous les noms de
droits et de devoirs; ensuite quelles sont les
actions ou les relations humaines auxquelles ces
principes sont applicables ou qui tombent sous
l'empire de la morale : par conséquent, quelle
est l'étendue, quelles sont les limites, quelle est
la division de cette science, quelles sont les
questions auxquelles elle doit répondre; enfin,
il faut comparer les besoins de la science avec
les résultats qu'elle a déjà produits, c'est-à-dire
avec les principaux systèmes qui la représentent
et les éléments qui forment aujourd'hui ce qu'on
pourrait appeler la civilisation morale du genre
humain; il faut rechercher ce qu'il y a d'utile,
de vrai, de définitif dans ces résultats, et ce
qu'ils laissent encore à faire à l'avenir. Tels sont
aussi les trois points sur lesquels nous allons
porter successivement notre attention.
I. La morale, comme nous l'avons déjà re-
in irquéj n'est pas une science indépendante et
cap. il. le de se suffire à elle-même, ainsi que les
mathématiques ou la métaphysique; elle n'est
qu'une science d'application et de déduction;
MORA
1137
MORA
sa tâche consiste à nous montrer les usages et
les conséquences de certains principes de la na-
ture humaine, dont l'existence doit être d'abord
constatée par l'observation, c'est-à-dire par la
psychologie. Or, quels sont les principes, quelles
sont les idées de notre raison ou les faits de
notre conscience sans lesquels la morale est im-
possible, non-seulement comme science, mais
comme exercice de notre volonté, non-seulement
en théorie, mais en pratique? Le premier de
tous, c'est incontestablement la liberté, c'est-à-
dire le pouvoir que nous avons sur nos actions,
la faculté qui nous a été accordée d'user comme
il nous plaît de nos forces, soit de celles de
notre esprit, soit de celles de notre corps, de les
diriger vers un but ou vers un autre, au mépris
même des instincts les plus puissants de notre
nature, sans nous laisser arrêter par la douleur
ni par la mort; car, si la liberté n'existe pas, à
quoi bon des lois pour la régir, et que signifient
ces mots: obligation, devoir? Si l'homme n'est
pas responsable de ses œuvres, qu'y a-t-il à lui
permettre ou à lui défendre? que peut-on louer
ou blâmer en lui? en quoi consiste la différence
de l'homme de bien et du méchant? Cela même,
c'est-à-dire l'impossibilité où nous sommes de
pouvoir reconnaître sans elle aucune des lois de
la morale, est une des meilleures preuves qu'on
ait données de la liberté humaine. Mais, à vrai
dire, la liberté n'a pas besoin d'être prouvée,
parce qu'elle n'est point susceptible d'être sé-
rieusement mise en doute. Nous sommes aussi
certains de notre liberté que de notre existence :
car l'acte par lequel nous nous assurons de notre
existence et nous affirmons nous-mêmes, est un
acte de réflexion, c'est-à-dire de liberté. Bien
plus, la liberté n'est pas telle ou telle faculté de
la nature humaine; c'est l'homme lui-même,
l'homme tout entier, l'être qui sent, qui pense
et qui agit tout à la fois. Essayez, en effet, de
retrancher lun ou l'autre de ces attributs, ce ne
sera plus la liberté que vous aurez, ou cette
force vivante, intelligente, personnelle, que vous
êtes, et par laquelle vous vous appartenez et
vous distinguez de tous les autres êtres, mais
une simple abstraction telle que la pensée seule,
ou la seule sensibilité, ou cette faculté aveugle,
impuissante et impossible que l'école a rêvée
sous le nom de liberté d'indifférence. Sans le
sentiment qui nous excite et nous anime, sans
la raison qui nous éclaire; en un mot, sans un
mobile et sans un but, il' nous est impossible
d'agir; autrement nous descendrions au-dessous
même des forces aveugles de la nature, puisque
la nature obéit à des lois, et que nous en serions
totalement privés. Le jour où l'homme perd sa
raison, il cesse d'être libre, et, comme l'exprime
fort bien le nom de cette infirmité terrible, il ne
s'appartient plus, il est enlevé à lui-même, alienus
est a se. Aussi faut-il remarquer que les philo-
sophes qui ont nié la liberté avaient commencé
par la rendre impossible en mutilant la nature
humaine et en substituant une abstraction à la
réalité que la conscience nous atteste. Ainsi,
comment s'étonner que la liberté n'ait pas été
reconnue par ceux qui, dans l'homme, n'ont vu
que des organes entièrement soumis à l'influence
des agents extérieurs, ou des sensations fatale-
ment enchaînées les unes aux autres, ou des
idées dépourvues de toute activité et liées entre
elles par les lois immuables de la logique, ou
enfin cette force indifférente, aveugle et désor-
donnée dont nous parlions tout à l'heure? Ces
systèmes n'ont jamais pu se faire accepter dans
la vie réelle ; car il est digne de remarque que
les peuples qui ont accueilli le fatalisme comme
un dogme religieux, ne lui ont jamais abandonné
DICT. PHILOS.
la législation ni la morale. Les Grecs pleuraient
dans leurs théâtres sur les malheurs d'Œdipe,
poursuivi par la haine du destin et innocent,
malgré ses crimes; mais leurs lois punissaient
sévèrement l'inceste et le parricide. Un gouver-
nement musulman restera sans défense devant
l'invasion de la peste, persuadé que nos jours
sont comptés et qu'il n'y a aucun acte de pré-
voyance qui en puisse changer le terme ; mais il
se gardera bien d'absoudre le pillage, le meurtre,
la révolte, et de leur livrer la société, sous pré-
texte que nos actions, comme nos destinées, sont
écrites d'avance dans le ciel. Les systèmes aux-
quels nous venons de fai«e allusion sont aujour-
d'hui abandonnés de la spéculation elle-même,
où ils n'ont servi qu'à démontrer l'unité indivi-
sible de nos facultés, et à nous donner une idée
plus distincte, avec un sentiment plus profond
de notre liberté. Mais ce n'est pas assez d'avoir
raison du fatalisme philosophique et du fatalisme
religieux, il faut repousser avec la même énergie
le fatalisme historique ou la justification de tous
les faits accomplis, de tous les crimes que la
fortune a couronnés, de toutes les passions et
les violences qui ont eu un jour de triomphe,
de tous les scélérats qui ont tenu en main le
gouvernail d'un État. L'homme est aussi libre
dans l'histoire que dans sa conscience. Il n'est pas
moins responsable envers la société tout entière
qu'envers chacun de ses membres: car pourquoi
le fond de sa nature serait-il changé dès qu'il
monte sur un plus grand théâtre? Comment con-
cevoir qu'en entrant dans l'ordre politique il
cesse d'appartenir à l'ordre moral ? Le sentiment,
aussi bien que la raison, se soulève contre cette
doctrine, et, malgré le talent avec lequel elle a
été défendue, l'humanité ne confondra jamais
ses bienfaiteurs avec ses bourreaux; elle ne se
persuadera pas qu'on la sert aussi bien en l'op-
primant et en foulant aux pieds ses lois les
plus saines, qu'en se sacrifiant pour son avance-
ment et son bonheur.
Le second principe sur lequel repose la morale,
et qui est tellement lié avec le premier qu'il
faut absolument les admettre ou les rejeter en-
semble, c'est l'idée du devoir. Le sophisme et
l'esprit de système ne se sont pas moins attaqués
au devoir qu'à la liberté, mais il n'a pas en
nous des racines moins inébranlables : il s'a-
dresse au sentiment comme à l'intelligence, il
est une impulsion de l'âme en même temps
qu'une vue de l'esprit, et, pour perdre ses traces,
il ne suffit pas de se tromper, il faut commencer
par se corrompre et par étouffer dans son cœur
la voix de la nature. De là deux manières de
constater son existence, l'une expérimentale et
l'autre déductive. La première consiste à mon
trer que la distinction du bien et du mal est ur.
fait universel de la nature humaine, un fait pri-
mitif, antérieur à toute éducation et à toute
législation, qui éclate dans nos jugements lors-
que, sans retour sur nous-mêmes, sans pren-
dre conseil de nos intérêts, nous approuvons
ou désapprouvons certaines actions, et qui pénè-
tre dans notre sensibilité sous les formes du
remords, de la satisfaction de conscience, de
l'estime, du mépris, de l'indignation. La seconde
nous fait concevoir le devoir comme une idée
nécessaire de la raison ou comme une condition
indispensable de la liberté, comme la loi com-
mune de tous les êtres intelligents et libres.
Nous n'emploierons ici que la dernière, parce
que notre but n'est pas d'analyser ou de dé-
crire les différents éléments de la nature hu-
maine qui servent de base à la morale, mais
d'en tirer les conséquences pratiques, après
avoir constaté sommairement leur existence
72
MORA
1138 —
MORA
et montré les rapports qui les unissent ensem-
ble.
D'abord, un être libre, comme nous l'avons
déjà dit plus haut, est nécessairement un être
raisonnable ou intelligent : car celui qui ne sait
pas ce qu'il fait ne fait pas ce qu'il veut, par
conséquent, ne s'appartient pas. Un être intelli-
gent ne peut pas agir sans but, sans règle, sans
motifs, sans fin, c'est-à-dire sans intelligence.
En d'autres termes, la liberté telle qu'elle a
été rêvée au moyen âge par Duns-Scott, et au
xvne siècle par William King; la liberté d'indif-
férence n'est que la volonté d'un insensé, et
c'est à bon droit que fcibniz l'a comparée au
personnage de don Juan dans le Festin de pierre.
Mais quelle est la règle, la fin, ou, ce qui est
exactement la même chose, la loi qui convient à
une force intelligente, à une puissance raison-
nable? C'est celle qui satisfait au plus haut degré
la raison, c'est-à-dire qui se suffit à elle-même,
qui ne peut être subordonnée à aucune autre,
qui, ne souffrant ni exception ni restriction, nous
apparaît comme éternelle, universelle et néces-
saire. Or, tels sont précisément les caractères
du devoir, que Kant a si nettement défini par
ces mots : « Agis de telle sorte que la maxime
de ta volonté, c'est-à-dire la règle à laquelle tu
obéis, puisse revêtir la forme d'un principe de
législation universelle. » Si cette proposition ne
renferme pas la loi que nous demandons, si le
devoir, tel que nous venons de le représenter,
n'est pas la règle souveraine de toutes les actions
qui sont en notre pouvoir, il n'en faut pas cher-
cher d'autre : car où la trouverions-nous? Ce
n'est pas dans l'instinct, qui est incompatible
avec la liberté, et qui, d'ailleurs, tient si peu de
place dans la vie de l'homme, même dans sa vie
physique ; ce n'est pas dans la passion, qui,
livrée à elle-même, ne reconnaît point de règle
ni de limite, et se confond avec la démence ;
enfin, ce n'est pas dans l'intérêt, dont le carac-
tère propre, quand il n'est pas subordonné à un
principe supérieur, est de varier suivant les
circonstances, suivant les individus, suivant les
besoins que chacun s'est créés, et qui n'est, à
proprement parler, que la passion sachant at-
tendre, la passion choisissant l'occasion et les
moyens de se satisfaire, ou, comme dit Platon,
se montrant tempérante par intempérance.
Mais le devoir n'est pas seulement la condi-
tion de la liberté : il est la condition de l'huma-
nité, puisque être homme c'est être libre, et que
dans cette seule faculté sont renfermées toutes
les autres. De là vient que, hors de la loi morale,
l'homme est la plus malheureuse et la plus
méprisable de toutes les créatures, car les forces
qui devraient faire sa dignité et son bonheur, sa
volonté, son intelligence, son imagination, il les
arme contre lui-même ou contre ses semblables,
il les emploie à exalter, à corrompre ses pen-
chants et à les mettre en révolte contre les vœux
de la nature. De là naissent naturellement les
sentiments qui accompagnent l'idée du devoir,
le remords el la satisfaction de conscience, c'est-
à-dire le trouble qui descend au fond de notre
être, l'inquiétude et la honte qui nous poursui-
vent quand nous avons quitté m quand
nous somu île notre rang dans la créa-
: la paix et le respect que nous trouvons en
nous Bavons nous y être
9 aussi qu'il faut chercher
l'origine des id< .(cet de démérite, qui
d que i" prim i du devoir, consi-
i de nos actions,
I mesure di |
qu'il existe une loi à Utqi
sommes soumis, en qualité d'êtres raison-
nables et libres, il est impossible de nous y
soustraire sans nous dégrader ; il nous est im-
possible de l'observer sans croire que nous
approchons de notre but ou que nous ajoutons à
notre valeur. Sans doute il y a quelque chose de
plus dans ce qu'on appelle le principe du mérite
et du démérite : nous sommes persuadés que le
devoir méconnu appelle une expiation ou un
châtiment, et que le devoir accompli appelle
une récompense. Mais cette conviction n'est pas
autre chose que l'idée de la justice, et la justice
n'est, à son tour, qu'une application de la
morale ou un des aspects du bien. Car com-
ment séparer le bien du juste, et ne pas regar-
der comme une des premières conditions du
juste l'harmonie de la vertu et du bonheur? II
n'est donc pas nécessaire, pour trouver une
sanction à la loi morale, de recourir à un autre
principe qu'à cette loi elle-même : ce qui revient
à dire qu'elle n'est pas seulement faite pour
l'homme, mais qu'elle s'étend à toutes les intel-
ligences, qu'elle retourne au ciel, d'où elle est
descendue.
Nous venons de démontrer la nécessité d'ad-
mettre, avec la liberté humaine, un principe
d'obligation supérieur à l'instinct, à la passion,
à l'intérêt. Mais quoi ! n'y a-t-il d'autres mobiles
capables de nous ébranler, et sommes-nous dans
cette alternative de ne pouvoir agir que par
égoïsme ou par devoir? S'il en était ainsi, il
faudrait supprimer la moitié de notre existence ;
et quelle moitié ? celle qui offre précisément le
plus de charme, le plus d'éclat, le plus de poésie,
le plus de bonheur ; celle qui renferme à la fois
les liens les plus doux et les plus héroïques sa-
crifices. Ainsi, pour citer quelques exemples, ce
n'est ni l'intérêt ni le devoir qui ont porté saint
Vincent de Paul à ouvrir un asile à tous les
orphelins abandonnés; ce n'est ni l'intérêt ni le
devoir qui ont poussé Byron à voler au secours
de la Grèce opprimée et à lui sacrifier toutes les
splendeurs, toutes les voluptés de sa vie, et sa
vie elle-même; ce n'est ni l'intérêt ni le devoir
qui ont persuadé à tant d'hommes courageux
d'aller braver, dans des climats éloignés, les fu-
reurs de la fièvre et de la peste, afin de rappor-
ter dans leur pays le moyen de le préserver de
ces plaies. Auraient-ils cédé à l'espérance de la
gloire? Nous demanderons alors pourquoi l'hu-
manité accorderait la gloire à des œuvres de
cette espèce, si elle ne leur supposait pas un
motif plus élevé, par conséquent, si elle n'ad-
mettait pas, si l'expérience ne lui persuadait que
ce motif existe. D'ailleurs, nous rencontrons des
faits semblables, et de plus touchants encore,
dans les régions où la gloire ne pénètre pas :
car c'est dans le silence et dans l'ombre, dans
l'asile de la misère ou près du chevet de la
douleur qu'ils se produisent le plus fréquemment.
Quel est donc le mobile de ces actions qui ne
sont ni obligatoires ni intéressées, et qui servent
l'humanité d'une manière si utile, si puissante,
en même temps qu'elles forment ses plus beaux
titres de gloire? Ces actions sont inspirées par
l'amour, qui, n'étant pas moins essentiel à notre
nature, ni moins nécessaire au perfectionnement
de l'individu et au bon ordre de la société que
la liberté et le devoir, doit être regardé comme
le troisième principe de la morale. Qu'on veuille
bien remarquer que nous parlons de l'amour en
; ulement de ta charité, qui
les formes les plus éle\
sentiment. La charité, c'est l'amour de l'huma-
Dieu, et il faut ajouter, au nom d'un
i 'i igme religieux, tandis que l'amour,
ic la raison, est affranchi de t"Ut di
et de toute autorité; il nous vient de Dieu
MORA
— 1139
MORA
ies voies de la nature, et embrassant, sous des
noms divers, non-seulement le genre humain,
mais tout ce qui sent, tout ce qui souffre, tout
ce qui vit, et même les choses qui s'adressent à
la seule pensée, comme le bien, le beau, le vrai,
il rentre, en quelque sorte, dans sa source.
Nous nous sommes occupés ailleurs (voy.
Amour) de la nature de ce principe et des diffé-
rents aspects sous lesquels il se présente dans
la vie humaine. Nous ne le considérerons ici que
dans l'ordre moral, ou dans ses rapports avec le
devoir et la liberté.
Le devoir étant la condition suprême de l'hu-
manité, la première loi d'un être intelligent et
libre, l'amour ne peut, en aucun cas, le contredire,
et il faut qu'il garde le même respect pour le
droit qui en découle nécessairement. Ainsi, rien
ne peut excuser les bûchers allumés au nom de
la charité. Rien de plus coupable à la fois et de
plus insensé que de vouloir forcer nos sembla-
bles à être heureux dans ce monde à notre ma-
nière, ou à se sauver dans l'autre par le chemin
que nous leur traçons. Mais l'amour va plus loin
que le devoir et constitue pour notre âme un
degré de perfection plus élevé. Quand le devoir
a parlé, on est obligé d'obéir, et agir autrement
c'est déchoir, c'est se rendre coupable envers
soi-même ou injuste envers les autres. On n'est
ni l'un ni l'autre quand on refuse de céder aux
inspirations de l'amour, quand on ne s'élève pas
jusqu'au dévouement et au sacrifice, quand on
ne veut être, par un mouvement spontané, ni un
martyr, ni un héros. Il est vrai que le devoir
aussi a son héroïsme. Le soldat qui donne sa vie
pour sauver son drapeau, le magistrat qui aime
mieux mourir dans les supplices que de signer
une injuste sentence, sont certainement dignes
de toute notre admiration : mais ils seraient
coupables s'ils agissaient autrement. Gardons-
nous cependant de conclure de là que le devoir
tout seul suffit à la vertu, et que l'amour en est
en quelque sorte le luxe. Le premier n'est guère
praticable sans le second, si on les considère l'un
et l'autre dans les relations de la société et dans
l'humanité en général. En effet, le devoir sup-
pose le complet usage de notre intelligence et
de notre liberté : mais comment arriver là sans
le secours, sans le dévouement, sans l'amour de
nos semblables, sans la sollicitude prévoyante
de la société tout entière? L'immense majorité
des hommes ne serait-elle pas condamnée à s'a-
brutir sous le poids des nécessités physiques, et à
perdre au sein de la misère jusqu'au sentiment
moral, si la société n'allait au-devant de ce mal-
heur par de bienfaisantes institutions, les unes
ayant pour but de soulager et les autres d'in-
struire? De plus, il nous est impossible de
remplir nos devoirs, si l'on ne respecte pas nos
droits, si l'on ne s'abstient envers nous de toute
violence capable de comprimer et d'étouffer nos
facultés. Or, comment espérer que nos droits
seront respectés s'ils ne sont pas connus, si
l'ignorance et les brutales passions peuvent s'é-
tendre à leur aise, c'est-à-dire si nous sommes
indifférents les uns aux autres? Enfin, si l'on
songe aux penchants, aux puissants instincts,
aux passions qui nous entraînent vers le mal,
on comprend que la moralité humaine serait
fort compromise s'il n'existait aussi en nous une
inclination qui nous porte au bien, un sentiment
qui nous fait un besoin de la vertu et qui change
en jouissances les sacrifices qu'elle impose. Or,
tel est précisément un des effets de l'amour.
L'amour, en môme temps qu'il éclaire notre es-
prit sur la véritable portée de la loi morale, est
donc aussi un secours offert à notre liberté con-
tre les mouvements qui l'égarent, ou ce que.
dans le langage de la théologie, on appellerait
une grâce. Cette grâce, que Dieu accorde sans
distinction à tous les hommes, n'est nullement
incompatible avec le libre arbitre ; elle est au
contraire la liberté même, mêlée dans une juste
mesure avec l'inspiration, la liberté sous la
forme du sentiment, et affranchie de tout effort :
car il^ est à remarquer qu'il n'y a pas d'amour
sans élection, ou sans un mouvement volontaire
qui porte notre âme à la rencontre de l'objet
aime.
II. A présent que nous connaissons les prin-
cipes généraux de la morale, nous allons mon-
trer comment ils sont applicables aux actions
et aux institutions hurMines, comment on en
fait découler toute la théorie de nos devoirs et
de nos droits, toutes les règles particulières qui
doivent diriger notre vie. Il serait impossible et
superflu tout à la fois d'exposer ici en détail
chacune de ces règles : nous indiquerons seu-
lement comment il faut les classer, comment
elles s'enchaînent les unes aux autres et se rat-
tachent toutes ensemble aux principes supé-
rieurs que l'observation vient de nous fournir.
Nous aurons ainsi tout le cadre de la morale,
et c'est à ce cadre que doit se borner notre
tâche.
La morale se divise nécessairement en quatre
parties ayant pour objet les devoirs que nous
avons à remplir envers nous-mêmes et les droits
qui en découlent naturellement; les devoirs et
les droits, en un mot, les rapports sur lesquels
repose la famille; ceux qui forment ou qui
devraient former la base commune et invariable
de toute société civile ; enfin ceux que la simi-
litude de nos facultés et, par conséquent, l'unité
de notre destinée et de notre tâche, établissent
entre les peuples comme entre les individus,
c'est-à-dire les lois sur lesquelles se fonde la so-
ciété universelle du genre humain. C'est, en
effet, dans ces quatre sphères qu'il faut chercher
toutes les actions humaines qui tombent sous
l'empire de la législation morale. Il existe bien
au-dessous de nous, considérés comme indi-
vidus, et au-dessus du genre humain, deux au-
tres objets de notre activité, deux infinis vers
lesquels nos facultés se dirigent constamment
comme vers les deux pôles opposés de l'exis-
tence : l'un, c'est la nature; l'autre, c'est Dieu:
mais dans la nature il n'y a pas de liberté, par
conséquent pas de droits, pas d'autres devoirs
que ceux que nous avons à remplir envers nous-
mêmes ou envers nos semblables. Les êtres ani-
més ou inanimés qui nous entourent ne s'ap-
partenant pas à eux-mêmes, nous appartiennent
nécessairement, et nous pouvons en disposer
comme il nous plaît, en user et en abuser, sous
la seule condition de ne pas manquer aux lois
de notre propre espèce. Quant aux rapports de
l'homme avec Dieu, ils appartiennent à la reli-
gion et non à la morale ; ils rentrent dans la
spéculation métaphysique ou dans la foi, selon
qu'on se contente des lumières de la raison
ou qu'on admet des dogmes révélés. Sans doute,
la religion et la morale sont étroitement unies
l'une à l'autre ; mais, comme le prouve l'expé-
rience de l'histoire, il y a le plus grand danger
à les confondre : car les hommes ne peuvent
exiger les uns des autres que Le respect de leurs
droits, que la pratique de leurs mutuels de-
voirs. Telle est précisément la limite où se ren-
ferme l'autorité publique quand la morale et la
religion sont distinctes, quand le principe de la
religion s'appuie sur lui-même et non sur une
autorité étrangère, quand l'État est indépendant
de l'Église. Supposez le contraire, ou faites dé-
couler le droit de la foi, prenez une certaine
iMORA
— 1140
MORA
croyance pour condition de la moralité humaine,
alors celui qui ne partagera pas cette croyance
sera en dehors de la loi commune ; il n'y aura
pour lui pas plus de salut dans ce monde que
dans l'autre, et la plus dure des iniquités, c'est-
à-dire la violation de la conscience, sera la pre-
mière qu'on lui fera souffrir.
Dans chaque partie de la morale, il y a,
comme nous l'avons dit, deux choses à consi-
dérer : des devoirs et des droits. Ces deux cho-
ses, en effet, sont inséparables, et rien de plus
vain que la distinction qu'on a établie entre la
morale et le droit naturel. Ce que Dieu, par la
voix de la conscience, me commande de faire.
ce qu'il me prescrit comTne un devoir, il défend
aux autres de l'empêcher, d'y mettre obstacle
par quelque moyen que ce soit ; il me déclare
inviolable dans l'usage que je fais de mes fa-
cultés pour lui obéir : or, voilà précisément ce
que nous appelons un droit. Un devoir a donc
nécessairement pour conséquence un droit. Mais,
réciproquement, un droit me force toujours à
supposer un devoir : car d'où pourrait me venir
cette inviolabilité dont nous venons de parler,
ce respect que je suis autorisé à exiger des au-
tres et de moi-même, sinon d'une loi souveraine,
inviolable, absolue, à l'accomplissement de la-
11 __ J-:_ A *■ *:„-S> C: 1>~« ..nul .-.iit-ï
mêmes droits avec nos besoins,
1° Les devoirs particuliers de l'homme envers
lui-même sont nécessairement subordonnés à sa
fin générale, c'est-à-dire à la réalisation de l'or-
dre et de la perfection dans l'humanité. Notre
fin générale ne pouvant se traduire en loi ou en
obligation sans la liberté, la conservation d'a-
bord et ensuite le développement de cette faculté
deviennent le premier précepte de la morale
individuelle. La liberté, à son tour, ne pouvant
pas exister en nous sans la raison, conserver et
développer notre raison, exercer notre àme aux
nobles sentiments sans lesquels la raison ne suf-
fit pas toujours, tel est le second devoir de
l'homme envers lui-même. Enfin, l'homme n'est
pas un pur esprit, c'est un esprit uni à un corps,
ou, comme on l'a dit, une intelligence servie par
des organes, inlelleclus oui famulalur corpus.
La raison, la liberté, la sensibilité dépassent cer-
tainement les besoins et les conditions de la
vie ; mais elles nous sont données avec elle et
en dépendent sous beaucoup de rapports. Nous
sommes donc obligés, à moins que le but même
pour lequel elle nous a été accordée n'en exige
le sacrifice, à moins que nous ne puissions la
garder qu'au prix de l'injustice ou de l'infamie,
nous sommes obligés de veiller à la conservation
de notre vie, de la protéger contre les souf-
frances ou les besoins qui la pourraient trou-
bler ; bien plus, il nous est commandé de recher-
cher tous les biens matériels qui peuvent aider
à notre perfectionnement intellectuel et moral.
Tel est le troisième devoir que nous avons à
remplir envers nous ; et dans ce devoir est con-
tenue la condamnation formelle du suicide.
Celui qui se donne la mort pour se soustraire à
la douleur, ou qui se jette au-devant d'elle dans
des excès insensés, celui-là méconnaît le but de
L'existence, il se met en révolte contre toutes
les lois de la morale en les niant dans leur prin-
cipe.
Chacune des obligations que nous venons d'é-
noncer étant une conséquence rigoureuse de la
loi suprême de nos actions, une condition
lue de l'ordre moral, apporte avec elle un droil
de même nature, un droit imprescriptible el
inaliénable, c'est-à-dire que rien ne peut nous
faire perdre, tant que nous l'exerçons dans les
limites du devoir qui le donne, et auquel nous
n'avons pas la faculté de renoncer nous-mêmes.
Du devoir qui nous commande de conserver
et de développer notre libre arbitre, résulte pour
nous le droit d'agir en toute occasion comme
une personne morale, c'est-à-dire suivant notre
conscience.
Du devoir qui nous commande de cultiver et
de développer notre raison et, subsidiairement,
les autres facultés de notre esprit, résulte pour
nous le droit de faire ce qui est en notre pou-
voir pour nous instruire, ou, pour parler le lan-
gage de nos législations modernes, la liberté de
penser. Mais comme la pensée est par elle-même
à l'abri de toute violence, et que, d'un autre
côté, notre intelligence ne peut se développer
qu'en entrant en communication avec celle de
nos semblables, il est bien entendu que la liberté
de penser signifie la liberté de la discussion et
de la parole.
Du devoir qui nous commande de veiller à
notre conservation, naît le droit qui nous protège
contre le meurtre et la violence, ou l'inviolabi-
lité de la vie humaine.
Tels sont les droits principaux, mais non tous
les droits attachés à notre nature. Dans la liberté
de conscience, ou la possession de ma personne
morale, se trouve nécessairement comprise la
liberté individuelle, ou la possession de mes
mouvements et de mes forces physiques, ce que
la loi anglaise appelle si justement ïhabeas cor-
pus : car ce n'est pas assez de n'être pas con-
traint à faire ce que la conscience me défend,
il faut encore que j'aie la faculté d'exécuter tout
ce qu'elle me commande, ou que je m'appar-
tienne sans restriction. Aussi l'esclavage est-il
le plus grand de tous les crimes : car il n'at-
teint pas seulement le corps comme le meurtre,
il a pour effet la destruction de l'âme.
La liberté individuelle, ou la condamnation
de l'esclavage, apporte avec elle, d'une manière
non moins nécessaire, le droit de propriété : car
qu'est-ce qu'un esclave, sinon celui qui ne peut
rien posséder en propre û4 qui voit passer à des
mains étrangères tous les fruits de son activité"?
Comment me figurer que je suis libre, quand je
ne puis disposer des choses que je me suis assi-
milées par le travail, que j'ai créées par ma vo-
lonté, par mon génie, et qui sont en quelque
manière une extension de ma personne ; ou
quand je n'ai en mon pouvoir aucun des moyens
nécessaires pour pourvoir à mon entretien et
pour développer mes facultés? Enfin, si rien ne
m'appartient, et, par conséquent, si je n'ai rien
à donner, que devient le principe du sacrifice et
de l'amour, si nécessaire à l'humanité?
2° Nous venons d'exposer rapidement les de-
voirs et les droits de l'individu; mais il nefaut
pas confondre l'individu avec l'homme isolé, ou
la réalité avec la chimère. L'homme isolé, ou,
comme on disait au xvma siècle, l'homme de la
nature, n'a jamais existé. Le seul état dans le-
quel nous puissions naître et vivre, développer
nos facultés, acquérir le sentiment de notre di-
gnité morale, par conséquent le seul état naturel
du genre humain, c'est la suciété; et le premier
degré ou la première forme de la société, c'est
la famille.
Le principal rôle dans la famille appartient à
l'amour. C'est à son foyer qu'on voit .éclore ces
affections tendres et désintéressées qui servent
de terme de comparaison aux dévouements les
plus généreux du cœur humain, et qui, sortant
ensuite du cercle où ils ont pris naissance, s'é-
tendent par degrés à la patrie, à L'humanité, à
Dieu lui-même. Aussi longtemps, en effet, (fM
MORA
— 1141 —
MORA
l'amour en est absent ou qu'il n'y tient pas la
première place, la famille n'est pas véritable-
ment constituée, et ce que nous prenons pour
elle est un asservissement plus ou moins com-
plet du sexe et de l'âge le plus faible au plus
fort. Tel fut son caractère dans l'antiquité. Aus-
sitôt que l'amour vient à l'abandonner, et que
l'intérêt, la vanité ou quelque autre principe
s'est substitué dans son sein aux sentiments de
la nature, on peut la regarder comme dissoute.
Cependant il faut bien aussi y admettre le de-
voir, source unique du droit, règle suprême de
toutes nos actions, et hors duquel l'amour n'est
qu'une passion sans dignité, sans durée et sans
but.
On distingue dans la famille deux sortes de
devoirs, et. par conséquent, deux sortes de
droits : ceux qui regardent les époux et ceux
qui concernent les parents et les enfants. Il est
défendu à la personne humaine, quelles que
soient sa misère et sa faiblesse, de se dégrader
au rang d'une chose, de se dépouiller de son être
moral pour servir uniquement aux plaisirs et aux
passions de ses semblables. Pour la même rai-
son, il est défendu aux autres de la réduire à
cette condition, soit par la séduction, soit par la
force, ou de l'y maintenir quand elle y est déjà.
Donc un homme et une femme ne peuvent ap-
partenir l'un à l'autre que sous la condition de
substituer, dans leurs relations mutuelles, l'éga-
lité morale, ou la réciprocité parfaite des droits
et des devoirs, à l'inégalité naturelle qui existe
entre eux. Cette réciprocité parfaite ne peut se
réaliser qu'au moyen d'un contrat par lequel
l'homme et la femme s'engagent à mettre en
commun, pour toute la durA» de leur ^o, leurs
âmes et leurs corps, leurs V0i. . .eurs per-
sonnes. Tel est le principe sur lequel repose la
société conjugale et d'où découlent les obliga-
tions réciproques des époux. Celles des parents
envers leurs enfants dérivent du même principe,
c'est-à-dire de la dignité absolue de la nature
humaine. En effet, l'homme serait ravalé au rang
d'une chose si l'on pouvait, sous les seules con-
ditions de la volupté et de l'instinct, lui donner
la vie sans être attaché à lui par aucun lien,
sans penser à ce qu'il deviendra un instant
après sa naissance. Appeler à l'existence un être
humain, c'est donc se charger de son éducation,
c'est prendre l'engagement d'être sa providence,
d'écarter de lui la souffrance, le besoin, de dé-
velopper les forces de son corps et les facultés
de son esprit, jusqu'à l'heure où il pourra, phy-
siquement et moralement, se suffire à lui-même.
Ce devoir des parents envers leurs enfants est
aussi la source de leurs droits, c'est-à-dire de
l'autorité paternelle, naturellement limitée par
le principe d'où elle dérive, c'est-à-dire par les
besoins de l'éducation. (Pour plus de détails,
voy. Famille.)
3° C'est sous l'égide sacrée de la famille que
nous sommes appelés et préparés à la vie, à la
vie morale aussi bien qu'à la vie physique:
mais il faut une institution plus puissante et
plus vaste pour nous en assurer la puissance et
nous fournir les moyens d'en atteindre le but,
en appuyant la justice par la force, et en plaçant
les droits, la liberté de chacun, sous la sauve-
garde de tous. Celte institution, c'est la société
civile ou l'État.
La société est un fait avant d'être constituée
en droit, et cela se comprend aisément, puis-
qu'elle n'est pas moins nécessaire à notre exis-
tence physique qu'à notre existence morale.
Montrer comment elle a commencé et s'est dé-
veloppée peu à peu, sous l'empire de quelles
circonstances et par quelle suite de révolutions
se sont formés la plupart des peuples, c'est la
tâche de l'historien, de L'historien philosophe;
le moraliste ne s'occupe que du but général que
la société doit chercher à atteindre, et des
principes par lesquels se mesurent tous ses pro-
grès, auxquels doivent se conformer toutes ses
lois, sans distinction de la forme sous laquelle
elles sont promulguées. 11 n'est pas besoin, en
effet, de démontrer que s'il y a des règles éter-
nelles du bien et du mal, s'il y a des droits et
des devoirs reconnus par la cons:ience, la vo-
lonté de tous est obligée de s'y soumettre
comme celle d'un seul, et que toute loi n'est
pas juste par cela seul qu'elle émane du plus
grand nombre.
Le but de la société, et par conséquent son
premier devoir, est d'assurer à chacun de ses
membres les droits qui résultent de notre na-
ture morale, et qui ont pour caractère d'être
exigibles par la contrainte, en vertu de cet
axiome : « Contre le droit il n'y a pas de droit. »
La société, en cela, est soumise à la même loi
que l'individu, car le premier devoir qui lie en-
tre eux tous les hommes, est de respecter, les
uns dans les autres, les droits qui appartiennent
à tous. Mais c'est en vain, comme nous l'avons
déjà fait remarquer, que la société voudra assu-
rer à chacun de ses membres la jouissance de
ses droits si elle ne le met pas en état de con-
naître ses devoirs, si elle ne lui aide pas à dé-
velopper ses facultés, et ne met pas à sa portée,
autant que cela est possible, les moyens d'at-
teindre le but de son existence. Il est donc im-
possible que l'action de la société soit purement
négative ou se borne à la répression du mal : il
faut aussi qu'elle poursuive un but positif, et
que, dans la mesure où elle le peut, sans étouf-
fer la liberté, elle s'applique à la réalisation du
bien. En un mot, le droit ne suffit pas pour ser-
vir de base à l'ordre social ; le droit lui-même
ne saurait subsister si on ne lui donne pour
auxiliaire l'amour, ou, comme on voudra l'appe-
ler, l'humanité, la charité.
La société une fois reconnue l'unique sauve-
garde de notre existence physique et morale, le
seul état où l'homme puisse atteindre sa desti-
née, il est évident que tous les droits dont elle
nous garantit l'usage et toutes les institutions
qu'elle renferme dans son sein doivent être su-
bordonnés aux conditions de sa sécurité et de sa
durée. De là résulte pour l'État un droit de sur-
veillance pour tout ce qui peut avoir une action
publique, sur tout ce qui exerce une influence
réelle, soit sur la société tout entière, soit sur
une partie de la société, comme l'enseignement,
la religion, l'exercice de certaines professions
et les associations de toute nature. Une institu-
tion publique ou une association affranchie de
cette loi jouirait, non de la liberté, mais de la
souveraineté; elle serait un État dans l'État.
Mais puisque, comme nous venons de le dé-
montrer, l'on ne peut séparer la répression du
mal de la réalisation du bien, il est aussi dans
les droits de l'État d'agir directement, par ;
l'exemple ou la persuasion, sur les idées, sur
les sentiments et sur le bien-être des citoyens.
Il faut ici se mettre en garde contre deux excès ,
également funestes: ce faux libéralisme qui
voudrait réduire le gouvernement ou l'action
de la société aux étroites proportions de la po-
lice, et ces dangereuses utopies qui tendent à
anéantir l'individu au profit de l'Etat.
L'État, dont nous venons d'indiquer les de-
voirs et les droits, c'est la totalité des citoyens
ou la société tout entière. Or, la société tout
entière ne peut pas agir par elle-même sur
chacun de ses membres, et, si l'on peut s'expri-
MORA
— 1142
MORA
mer ainsi, intervenir en personne pour la dé-
fense de ses intérêts ou de ses droits. Il faut
donc qu'il existe, sous toutes les formes de
gouvernement possibles, des individus ou des
corps qui exercent, près des simples citoyens,
les droits de la nation tout entière, et se trou-
vent, par là même, investis de toute sa puis-
sance : ce sont ces intermédiaires entre le corps
social et les différents éléments dont il se com-
pose qui forment ce qu'on appelle les pouvoirs
publics.
Il n'y a donc de pouvoir légitime que celui
qui s'exerce au nom et dans l'intérêt de la so-
ciété, par conséquent, qui tient de la société
elle-même ses titres et son mandat. On distin-
gue généralement trois pouvoirs dans l'État : le
pouvoir législatif qui fait les lois; le pouvoir
exécutif qui a pour mission de les faire obser-
ver dans leur ensemble et par la société tout
entière ; enfin le pouvoir judiciaire qui les ap-
plique à tous les cas particuliers, qui en est
l'interprète dans les affaires litigieuses. Pour
remplir leur destination respective, il faut que
ces trois pouvoirs demeurent parfaitement dis-
tincts ; les réunir, c'est les détruire au profit du
despotisme.
De la nature de ces divers pouvoirs on déduit
sans peine leurs devoirs et leurs droits ; et de la
constitution générale de la société, du but qui
lui est proposé, des conditions de son existence,
découlent les devoirs des citoyens envers l'État.
Ces devoirs peuvent se résumer en un seul: le
défendre et le servir par tous les moyens en no-
tre pouvoir, même au prix de notre vie, car
nous lui appartenons tout entiers avant d'appar-
tenir à la famille et à nous-mêmes. (Pour plus
de détails, voy. État.)
4° L'État une fois constitué, il devient une
personne morale qui a ses devoirs, ses droits et
sa responsabilité : car, comment mettre en doute
un seul instant que ce qui est juste ou injuste
pour chacun de nous ne le soit pas pour la so-
ciété entière ou pour le gouvernement qui agit
en son nom? Comment supposer qu'en agissant
au nom de la société, nous cessons par cela
même d'être libres et responsables ? Les rapports
d'un État à un autre sont donc soumis aux mê-
mes lois, relèvent des mêmes principes que ceux
qui existent entre les individus. Ces lois, comme
nous l'avons dit, conservent leur empire jus-
qu'au milieu de la guerre: car alors même
qu'une nation est condamnée à prendre les ar-
mes pour faire respecter son indépendance ou
pour toute autre cause non moins légitime, elle
reste toujours soumise à des règles de justice,
de bonne foi et d'humanité, qu'elle ne saurait
violer sans se couvrir d'infamie. Mais des na-
tions civilisées ne peuvent pas vivre dans l'iso-
lement, attendant pour se défendre qu'on vienne
les attaquer chez elles, et ne portant aucun in-
térêt à ce qui se passe hors de leur sein ; pour
conserver son indépendance, il faut que chacune
d'elles veille à celle des autres, que les plus
faibles s'unissent contre les plus fortes, que les
plus fortes protègent les plus faibles; enfin que
toutes ensemble, tant pour se protéger récipro-
quement que pour échanger les fruits de leurs
génies, de leurs industries, de leurs territoires
respectifs, se réunissent dans une société plus
générale, sans abdiquer leur ei opre.
C'est vers ce but, déjà à moitié réalisé par les
congrès diplomatiques et la similitude des gou-
vernements européens, que tendent de plus en
plus les efforts de l'humanité. (V<>y. Destinés
HUMAINS.)
III. En montrant quels sont les principes et
les véritables problèmes de la morale, nous
avons jugé d'avance les systèmes par lesquels
cette science est aujourd'hui représentée dans
l'histoire de la philosophie. D'abord la plupart
de ces systèmes ne s'occupent guère que des de-
voirs de l'homme et gardent le silence sur ses
droits. Aussi a-t-on essayé, pour combler cette
lacune, de former à côté de la morale une autre
science qu'on a appelée du nom de droit naturel.
Mais cette distinction est tout à fait vaine, car
ce qui est un droit pour moi est un devoir pour
mes semblables, et réciproquement; les uns ne
peuvent rien exiger que les autres ne soient
obligés d'accorder. La loi morale est indivisible
de sa nature, et l'on ne réussira à la compren-
dre qu'en l'étudiant à la fois sous ses deux faces.
Un autre reproche qu'on peut adresser à la plu-
part des systèmes de morale, et surtout à l'en-
seignement de la morale tel qu'il existe dans
nos écoles, c'est qu'ils ne s'appliquent qu'à
l'homme considéré d'une manière abstraite, et
semblent oublier la société, ou du moins les in-
stitutions sans lesquelles la société elle-même
serait une pure abstraction : par exemple, la fa-
mille et l'Etat. Qu'est-il arrivé de là? C'est qu'à
côté ou en opposition de la morale des philoso-
phes exclusivement occupés de l'homme, et ac-
cusés pour cette raison d'aberration et d'impuis-
sance, on a eu la prétention d'élever une autre
science ayant pour unique objet la société, et
désignée sous le nom de socialisme. Mais s'il est
difficile de se faire une idée exacte des devoirs,
des droits et des facultés de la nature humaine,
lorsqu'on ne les suit pas dans leur réalisation et
leur développement à travers les institutions so-
ciales, c'est une entreprise tout à fait impossi-
ble de vouloir, même en théorie, organiser la
société quand on ne connaît pas l'homme en
lui-même, lorsqu'on n'a jamais essayé de lire
dans sa conscience. C'est à la môme science,
c'est-à-dire à la morale, qu'il appartient d'étu-
dier à la fois les lois de l'individu et les fonde-
ments sur lesquels repose la société. C'est pour
avoir méconnu cette vérité que la morale exerce
encore si peu d'influence sur les opinions politi-
ques, et que celles-ci, dépourvues de toute base
solide, atteignent souvent jusqu'aux dernières
limites de la violence et du délire. Ce que nous
disons de la politique proprement dite est vrai
aussi, dans une certaine mesure, de l'économie
politique, à laquelle le philosophe, le moraliste
ne sauraient rester étrangers: car il existe une
étroite relation entre le bien-être matériel de
la société et son développement moral ; chacune
des lois de la conscience, et par conséquent
chacun des efforts que nous avons faits pour
nous en rapprocher, comme chacune des er-
reurs ou des passions qui nous en éloignent, a
des conséquences inévitables dans la sphère de
nos intérêts. Enfin les systèmes de morale sont
tombés dans la même faute que les systèmes de
métaphysique, et, en général, que toutes les
œuvres de la réflexion humaine. Au lieu d'em-
brasser dans un seul tout les divers éléments de
notre conscience, ou les mobiles si variés de
notre activité, et de les coordonner sans les con-
fondre sous la loi supérieure du devoir, ils en
ont fait, en quelque sorte, le partage entre eux,
et les ont montres, par une analyse partiale et
exclusive, comme autant de principes inconcilia-
bles. Pour rester convaincu de ce lait, il ne faut
pas ud Kr'""l effort de raisonnement ni d'érudi-
tion: il suffit d'énumérer simplement les opi-
nions les pins célèbres que les philosophes ont
produites jusqu'à présent sur le sujet qui nous
occupe.
Les principes les plus généraux de nos déter-
minations, ou les sources premières d'où décou-
MORA
— 1143 —
MORA
lent tous nos actes, sont les sens, le sentiment,
la raison. De là trois grandes écoles de morale,
l'école égoïste, l'école sentimentale et l'école
rationnelle, dont chacune, à son tour, se par-
tage en plusieurs autres. Ainsi, même en ne re-
connaissant d'autre règle que l'intérêt ou le
bien-être des sens, on peut suivre deux voies
opposées: la passion ou le calcul, l'appétit bru-
tal ou le plaisir raffiné. Aussi la morale égoïste
a-t-elle produit également le système d'Aristippe
et celui d'Épicure, la doctrine de Hobbes, d'Hel-
vétius, de Bentham, ou ce qu'on appelait dans
le dernier siècle l'intérêt bien entendu, et ces
théories plus modernes qui érigent en loi sou-
veraine de l'individu et de la société l'attrac-
tion, c'est-à-dire l'instinct, l'appétit, la passion
aveugle. Le sentiment aussi intervient dans les
actions et dans les jugements de l'homme sous
plusieurs formes différentes. Il y a d'abord ce
fait général par lequel nous nous associons à
tout ce qu'éprouvent nos semblables et qui nous
rend capables d'apprécier leurs souffrances :
c'est la sympathie, considérée par Adam Smith
comme l'unique fondement de la morale. 11
existe en nous, indépendamment de la sympa-
thie, un penchant plus actif qui nous porte à
rechercher le bien de nos semblables sans aucun
retour intéressé sur nous-mêmes, et sans dis-
tinction des rapports qu'ils peuvent avoir avec
nous : c'est le sentiment de la bienveillance, sur
lequel se fonde la morale de Shaftesbury. Mais
l'homme n'est pas seulement bienveillant pour
ses semblables, il éprouve l'irrésistible besoin
de passer sa vie au milieu d'eux, de jouir de
leur présence et de leur commerce* en un mot,
il se sent né pour la société, et c'est de ce seul fait
que Pufendorf fait découler tous ses droits et
tous ses devoirs. D'autres, jetant sur la nature
humaine un regard plus profond, y ont aperçu
une disposition naturelle et comme un instinct
d'un ordre supérieur qui l'entraîne vers le bien,
qui la détourne du mal et lui apprend à discer-
ner l'un et l'autre sans aucun effort d'intelli-
gence : c'est le sentiment moral, dont Hutche-
son a fait le seul juge de nos actions et le
principe exclusif de son système. Enfin, tout
sentiment qui nous élève au-dessus de nous-
mêmes peut être regardé, à juste titre, comme
une expression particulière de l'amour, et tout
amour peut être ramené à sa source, c'est-à-dire
à celui qui vient de Dieu et qui retourne à
Dieu, dans lequel toutes les créatures sont en-
traînées vers lui dès qu'elles ont une âme. Ce
sentiment, qu'on rencontre déjà chez Platon,
sert particulièrement de base à la morale de
Malebranche. Des divisions tout à fait sembla-
bles existent dans l'école rationnelle. Ainsi, se-
lon les uns, la loi que la raison impose à nos
actions n'est pas autre chose que le devoir, et ne
sort pas des limites de la conscience ou de l'or-
dre moral : c'est le système des stoïciens moder-
nes, de Kant, de Price, et, à quelques égards^
de l'école écossaise. Selon les autres, cette loi
qui commande à la conscience de tout être rai-
sonnable et libre, c'est la même qui gouverne
le monde, c'est l'ordre universel et immuable de
la nature : telle était la conviction des stoïciens
anciens. Elle a beaucoup de ressemblance avec
celle de Clarke et de Montesquieu, qui préten-
daient, eux aussi, que faire le bien c'est agir
conformément à la nature, et que les lois, c'est-
à-dire les règles que nous devons suivre, « sont
les rapports nécessaires qui dérivent de la na-
ture des choses. » Dans l'opinion de quelques-
uns, l'idée de bien se résout dans celle de per-
fection, c'est-à-dire dans le développement com-
plet des facultés qui ont été données à chaque
être, et dans le concours harmonieux de tous
ces êtres ensemble : c'est la doctrine de Leibniz
et de Wolf ; et si l'on pousse l'idée de la perfec-
tion jusqu'à ses dernières conséquences, on ar-
rive à cette proposition de Platon, que le bien
c'est Dieu lui-même ; qu'imiter Dieu autant que
cela est donné à l'homme, doit être le dernier
terme de nos efforts. Ne nous plaignons pas de
cette diversité de systèmes : elle a servi, s'il est
permis de s'exprimer ainsi, à diriger la lumière
de l'analyse sur tous les points de la conscience
humaine, sur toutes les faces de l'ordre moral.
Mais il est temps qu'à l'analyse succède la syn-
thèse, et que la philosophie, mettant un terme
à ses guerres intestines, tourne au profit de
l'humanité les forces qu'elle dirigeait contre
elle-même.
Au reste, le même spectacle que nous présente
l'histoire particulière de la philosophie, s'offre
à nous, avec des proportions plus vastes et des
divisions plus frappantes, dans l'histoire générale
de la civilisation. Quelles sont, en effet, les
grandes époques que, sans aucune préoccupa-
tion systématique, on est forcé de distinguer
dans le développement moral et religieux du
genre humain? Elles sont au nombre de trois :
le règne de la philosophie ancienne, dont les
résultats pratiques se résument dans le stoï-
cisme et le droit romain ; la domination du chris-
tianisme, et la révolution française. Eh bien, il
est évident que chacune de ces trois périodes
représente plus particulièrement un des prin-
cipes essentiels sur lesquels repose toute la mo-
rale. Le stoïcisme et la législation romaine ont
transporté, du domaine de la spéculation dans
l'ordre civil, le principe universel du droit, qui,
comme nous l'avons démontré, est le même que
celui du devoir. Le christianisme, sans nier le
droit, sans attaquer même les fausses appli-
cations qui en ont été faites après comme avant
son avènement, se fonde principalement sur la
charité ou sur l'amour. Enfin, non moins grande
dans sa cause et non moins puissante dans ses
effets que le christianisme et la législation ro-
maine, la révolution de 89 a consacré le prin-
cipe de la liberté, non-seulement pour les indi-
vidus, mais pour les nations ; non-seulement
dans l'ordre civil, politique et industriel, mais
dans la sphère de la pensée et de la conscience.
Il faut aujourd'hui réunir ces trois principes,
dont chacun, comme vingt siècles d'expérience
nous l'attestent, n'a pu se soutenir isolément ;
il faut les réunir en un code de morale qui ne
puisse être revendiqué exclusivement ni par une
école, ni par un parti, ni par une église, mais
qui réponde à tous les besoins et soit l'expres-
sion exacte de la conscience de l'humanité.
Outre les écrits des différents auteurs, tant
anciens que modernes, que nous avons nommés
dans le cours de cet article, on peut consul-
ter, particulièrement sur l'histoire de la morale,
les ouvrages suivants : Gottlieb Stolle, Histoire
de la morale païenne, in-4, Iéna, 1714 (ail.);
— Grundling, Historia philosophiez moralis,
in-4, Halle, 1706 ; — Barbeyrac, Histoire de la
morale et du droit naturel, dans la préface
de sa traduction française du Jus naturœ de
Pufendorf, in-4, Bàle, 1732; — EngLtnd, Inquirij
into the moral of ancient, in-8, Londres, 1735;
— Meiners, Histoire critique générale de la
morale chez les anciens et les modernes, 2 vol.
in-8, Gœtt., 1800-1 (ail.): — Frédéric Stœudlin.
Histoire de la philosophie morale, in-8, Ha-
novre, 1818 (ail.); — Garve, Revue des principes
les plus importants de la morale, depuis Aris-
tote jusqu'à nos jours, in-8, Breslau, 1798 (ail.) ,
— James Mackintosh, Histoire de la philosophie
MORE
— 1144 —
MORE
morale, dans la septième édition de V Encyclo-
pédie britannique, traduite en français, par
M. Poret, in-8, Paris, 1834; — JoufTroy, Cours
de droit naturel, 3 vol. in-8, Paris, 1834-42; —
Cousin, Cours de Vhistoire de la philosophie
moderne, 5 vol. in-12, Paris, 1846; — P. Janet,
Hi&loirie de la philosophie morale et politique,
Paris, 1858, 2 vol. in-8; — Denis, Histoire des
théories et des idées morales dans Vanliquilé,
Paris, 1836, 2 vol. in-8; — A. Garnier, la Morale
dans l'antiquité, Paris, 1865, in-12; — L. Mé-
nard, la Morale avant les philosophes, Paris,
1860. in-8.
MORE (Henri), en latin Morus, naquit à Gran-
tham, dans le Lincolnshire, le 12 octobre 1614.
Les principales circonstances de sa vie ont été
retracées par lui-même d'une manière intéres-
sante, quoique non sans vanité, dans la préface
de l'édition latine de ses Œuvres {Prœfatio
generalissima) . Il appartenait à une famille de
calvinistes rigides, partisans décidés du dogme
de la prédestination; mais il avait à peine at-
teint l'âge de quatorze ans, que cette sombre
croyance révolta son âme, et les menaces dont
on usa envers lui pour réprimer ses doutes
ne servirent qu'à les accroître. Dès ce moment
sa vocation fut décidée : son esprit méditatif
se porta avec ardeur sur les questions les plus
difficiles de la philosopbie et de la théologie. Au
collège d'Eton, où sa famille l'avait envoyé pour
étudier les langues anciennes, pendant que ses
jeunes condisciples se livraient aux récréations
de leur âge, il se promenait à l'écart, défendant
en lui-même la liberté humaine contre le fata-
lisme de Calvin, ou cherchant dans la nature
les traces d'une divine providence. Cette résis-
tance, opposée par le cœur et la raison d'un
enfant à un dogme enseigné au nom de la foi,
lui démontre que l'homme ne tient pas tout ce
qu'il sait de l'éducation et des sens, qu'il y a
en lui un sentiment naturel de la justice et
une idée innée de Dieu. Entré à l'université de
Cambridge, et désormais libre dans le choix de
ses occupations, le jeune More s'appliqua, avec
une égale passion, à la philosophie et aux scien-
ces naturelles. Aristote et les philosophes sco-
lasliques, avec Cardan et Scaliger, furent ses
premiers maîtres. Mais son esprit ne pouvant
s'accommoder ni de la sévère discipline du
premier, ni de la sécheresse des autres ; ayant
observé, de plus, que les disputes de l'école sur
le principe d'individuation l'avaient conduit à
de notables absurdités, comme de douter de sa
conscience et de son existence personnelle, il
entra dans une voie tout opposée : il se mit
à étudier Platon, Marsile Ficin, Plotin, le pré-
tendu Mercure Trismégiste et la plupart des
théologiens mystiques. Le petit écrit connu sous
le titre de Théologie germanique le captiva par-
ticulièrement, et quelques années plus tard il
crut remonter à la source de toutes ces doctri-
nes en portant ses recherches sur la kabbale.
Ce commerce avec le passé et avec des esprits
d'un ordre si exclusif ne l'empêcha pas de se
mêler comme acteur et comme spectateur au
mouvement philosophique de son temps. 11 en-
tretient une correspondance avec Descartes; il
poursuit dans tous ses ouvrages le matérialisme
de Hobbes ; il dénonce les erreurs et les dan-
gers de la doctrine de Spinoza. C'est en 1647
qu'il commença sa carrière d'écrivain par la
publication de plusieurs poèmes philosophiques,
dont la composition remonte aux années de sa
première jeunesse. Depuis ce moment jusqu'en
1680, c'est-à-dire pendant une période de plus
de trente ans, pas une année De s'est écoulée
qui ne vît éelore quelque production de sa plume
infatigable. Au reste, sa vie ne nous offre pas
d'autres événements que ses pensées et ses tra-
vaux. Il la passa tout entière dans l'université
où il avait terminé ses études. C'est en vain
qu'on lui offrit les plus hautes dignités de l'E-
glise anglicane; il ne fut et ne voulut jamais
être autre chose que f'ellow au collège du Christ,
où il mourut le 1" septembre 1687.
Henri More appartient par le fond de ses idées
et, si l'on peut parler ainsi, par la physionomie
générale de son esprit, à cette école platoni-
cienne d'Angleterre dont Cudworth est, sans
contredit, le plus illustre représentant. Ainsi
que l'auteur du Système intellectuel de l'uni-
vers, son contemporain et son collègue au col-
lège du Christ, il cherche une doctrine où puis-
sent se rencontrer sur un même fond spiritualiste
la raison et le dogme chrétien, la tradition et
le libre examen. Mais, plus érudit que philo-
sophe, d'une érudition plus recherchée que pro-
fonde, et par-dessus tout d'une imagination très-
aventureuse, il a exagéré les différents principes
qu'il devait associer ensemble, et, en les exa-
gérant ou en les faussant, il les a rendus plus
inconciliables. Ainsi il pousse l'esprit religieux
jusqu'au mysticisme : encore n'est-ce pas le
vrai, ou celui qui jaillit naturellement du fond
de l'âme, qui a ses racines éternelles dans l'a-
mour, dans l'espérance, dans le commerce inef-
fable du Créateur et de la créature, mais un
mysticisme d'emprunt, et, si on osait l'appeler
ainsi, académique, qui n'est qu'une froide imi-
tation des rêveries de la renaissance copiées
elles-mêmes sur l'école d'Alexandrie. Henri
More est si peu un véritable mystique, qu'il a
écrit en 1656, trois ans après avoir publié son
commentaire kabbalistique sur la Genèse {Con-
jectura cabbalistica) , un traité complet sur la
nature, les causes, les formes et la guérison de
l'enthousiasme (Enthusiasmus triumphatus ,
sive de natura, causis, geiieribus et curalione
enthusiasmi brevis dissertatio). Dans ce curieux
ouvrage, il parle de l'enthousiasme comme fe-
rait un médecin de quelque maladie du corps ;
et, ce qui est plus remarquable, c'est du corps
qu'il le fait dépendre en grande partie. Les prin-
cipaux phénomènes sur lesquels se fonde le
mysticisme, les visions, les extases, l'amour
divin lui-même, ne sont à ses yeux que les ef-
fets d'une imagination en délire ou d'un tempé-
rament mélancolique. En même temps il ac-
cueille avec une rare crédulité tous les contes
superstitieux répandus dans le peuple, tout ce
qui peut faire croire, nous ne dirons pas à un
monde spirituel, mais à un monde surnaturel,
comme celui dont Jamblique nous a laissé la
description dans les Mystères des Égyptiens.
D'un autre côté, non content d'admettre l'indé-
pendance et l'efficacité de la raison dans les
questions de morale et de métaphysique, non
content de démontrer, par les seuls arguments
qu'elle est appelée à fournir, l'existence de Dieu,
l'immortalité et la spiritualité de l'âme, la li-
berté humaine, le principe du devoir, il pousse
la hardiesse philosophique jusqu'à introduire le
libre examen dans la sphère même de la théolo-
gie. « Je ne vois rien, dit-il, dans la religion
chrétienne qui ne soit conforme à la raison:
( hristianam rcligioncm per omnia rationabilem
exislimo. » {Opéra philosoph., t. II. prœfatio gé-
néralisa.) La raison, c'est le grand prêtre éternel,
le Verbe divin qui s'est incarné dans l'humanité.
Repousser son contrôle des objets de la foi, c'est
effacer la différence qui sépare le christianisme
des cultes erronés forgés par l'imagination hu-
maine; de même que, dans le monde physique,
si l'on ôte la lumière, tous les objets disparais-
MORE
1145 —
MOUE
sent aussitôt, confondus dans la même couleur
(ubisupra). Larévélation n'en est pas moins pour
Henri More un fait réel, qu'il défend avec une
extrême vivacité et plus d'amertume que de
force contre le Traité théologico-polilique de
Spinoza (Ad V. C. epistola altéra quœ brcvem
l'ractalus theologico-politici refutationem com-
plectilur, dans le tome I de ses Œuvres com-
plètes).
Indépendamment de cette raison tout à fait
libre, dont l'exercice ne doit rencontrer aucune
limite, et en dehors de la révélation chrétienne,
More reconnaît une philosophie traditionnelle,
ou une sorte de révélation philosophique qui
n'est pas autre chose que la kabbale. Initié à
cette science pendant son prétendu voyage en
Palestine, Pythagore l'a introduite dans la Grèce,
où elle est devenue la base de la philosophie
platonicienne : car la théorie des idées et des
nombres, la réminiscence, la préexistence, la
Trinité, le Verbe, sont autant de dogmes kabba-
listiques. Mais la kabbale était une science com-
plice, qui s'occupait des corps non moins que
des esprits, qui avait sa physique ou sa cosmo-
logie aussi bien que sa métaphysique. Malheu-
reusement cette première partie, isolée de la
seconde par un faux esprit d'analyse, s'est per-
due dans le matérialisme en donnant naissance
aux grossiers systèmes de Démocrite et d"Épicure.
Il appartenait à un philosophe moderne de la
retrouver par la seule puissance de son génie,
et ce philosophe c'est Descartes. En effet, la
physique cartésienne, si on l'examine de près,
s'accorde entièrement avec celle de la Genèse
interprétée par la méthode kabbalistique. L'une
et l'autre enseignent la rotation de la terre au-
tour du soleil ; l'une et l'autre donnent pour
principe au soleil, à la terre et aux autres astres,
une matière céleste nageant dans l'espace ; enfin,
l'une et l'autre, elles subordonnent les phéno-
mènes de la nature à la science des nombres,
c'est-à-dire aux lois du calcul {Opéra philosoph.,
t. II, prœfatio generalis, et Epistola ad V. C.
quœ apolcgiam complectitur pro Carlesio,
<§ 11). Ainsi, la physique de Descartes, réduite à
ces trois points et unie à la métaphysique pla-
tonicienne, ou, pour écarter toute équivoque,
au mysticisme alexandrin, tel est pour Henri
More le dernier mot de la philosophie; telle est
à ses yeux, dans l'ordre de la science :a vérité
absolue, qui, d'abord enseignée d'un manière
surnaturelle à une race privilégiée, et propagée
ensuite dans l'humanité par la tradition, peut
aussi se révéler naturellement à chacun de nous
par la raison.
Henri More n'a pas varié sur les trois points
que nous venons de citer de la physique de Des-
cartes, et auxquels on peut joindre la théorie des
tourbillons, l'explication physiologique des pas-
sions et la démonstration de" l'existence de Dieu
par l'idée d'un être souverainement parfait ;
mais sur le cartésianisme en général, il n'a pas
toujours eu la même opinion, sans avoir jamais
été, comme on l'a dit, un disciple de Descartes.
De 1648 à 1649, il adresse à l'auteur des Médi-
tations quatre lettres (Epistolœ quatuor ad Re-
natum Descartes cum responsis clarissimi phi-
losophi ad duas priores, dans le tome II de ses
Œuvres complètes), où, tout en lui proposant de
graves objections contre la confusion de la ma-
tière avec l'étendue, la suppression de l'espace,
l'automatisme des bêtes et quelques autres points
d'une moindre importance, il se dit pénétré
d'amour pour sa personne et profondément atta-
ché à son admirable philosophie : Neminem
hominem me ipso impensius te amare posse,
eximiamque luam philosophiam arctius am-
plexari. Dans une autre lettre écrite en 1664
(Epistola ad V. C. quœ apologiam complectitur
pro Cartesio, ubi supra, et à la suite de l'En-
chiridium elhicum, in-12, Londres, 1667), il
prend la défense de Descartes contre ses nom-
breux adversaires, principalement contre ceux
qui l'accusent d'athéisme, et, sans retirer au-
cune des objections qu'il lui avait adressées
précédemment, mais en les aggravant, au con-
traire, il montre que, par l'application des ma-
thématiques et des lois de la mécanique aux
phénomènes de la nature, et par l'abus même
de ces lois, il a affranchi la physique emprison-
née, jusque-là, dans lesjformes substantielles ou les
qualités occultes de l'école; qu'il n'a pas rendu
moins de services à la métaphysique en rendant
impossible désormais la confusion de l'âme avec
le corps, en remettant en honneur la doctrine
platonicienne des idées innées et en démontrant
l'existence de Dieu par l'idée d'un être souve-
rainement parfait, la seule preuve véritablement
solide qu'on puisse alléguer en faveur de cette
vérité. Enfin, dans son Manuel de métaphysique
(Enchiridium métaphysicien, sive de rébus in-
corporels, in-4, Londres. 1671, et dans ses Œuvres
complètes), sans rien changer au fond de ses
propres doctrines, il se porte envers le fondateur
du cartésianisme aux accusations les plus pas-
sionnées et les plus injustes, celles que lui-même
avait repoussées autrefois. Il lui reproche de
supprimer l'esprit en lui ôtant l'étendue, et de
faire de la matière, en la confondant avec l'es-
pace, la seule substance de l'univers ; par consé-
quent de pousser au matérialisme et à l'athéisme ;
de chasser Dieu, non-seulement de la nature,
mais de la raison de l'homme, en fondant son
existence sur des abstractions, et de faire tout
cela sciemment, de dessein prémédité, en dé-
guisant son impiété sous le masque d'un spiri-
tualisme hypocrite.
Nous avons montré quel est le but, quel est
l'esprit général et quels sont les éléments de la
philosophie de Henri More ; nous allons essayer
maintenant de donner une idée des deux parties
les plus essentielles de sa doctrine, de sa méta-
physique et de sa morale. Celle-ci n'occupe guère
que le petit traité intitulé Enchiridium elhicum;
à celle-là il a consacré plusieurs volumineux
ouvrages : L'Antidote contre l'athéisme (Anti-
dotus adversus alheismum, sive ad naturales
mentis humanœ facullates provocatio annon
sit Deus), un traité de l'immortalité de l'âme
(Animœ immortalitas quatenus ex naturœ
rationisque lumine est demonstrabilis), des dia-
logues sur la nature divine (Dialogi divini qui
multas disquisitiones instructionesque de allri-
butis Dei ejusque providenlia complectuntur)^
et enfin le Manuel de métaphysique (Enchiri-
dium metaphysicum) que nous avons cité tout
à l'heure. C'est principalement à ce dernier écrit
que nous devons nous attacher, car c'est celui
où l'auteur a exposé sa pensée avec le plus de
profondeur et de méthode.
La métaphysique, pour Henri More, n'a qu'un
seul objet : elle est la science des choses incor-
porelles et se divise naturellement en deux par-
ties : l'une qui prouve qu'il existe d'autres substan-
ces que les corps; l'autre qui en détermine
l'essence et les principaux attributs.
La première preuve sur laquelle se fonde
l'existence des choses immatérielles, c'est l'idée
que nous avons de l'espace. L'espace, dans lequel
nous concevons nécessairement tous les corps,
n'est pas la même chose que ces corps. Ceux-ci
sont limités et mobiles; celui-là est immobile et
illimité. Sans le dernier, les premiers sont im-
possibles : car il faut de la place pour le mou
MORE
— 1146
MORE
vement, pour la variété, pour la figure et pour
toutes les qualités constitutives de la matière ;
en sorte que vous pouvez par la pensée suppri-
mer les corps, mais non l'espace. Maintenant
quelle est la nature de l'espace? Est-ce un être
de rai
que'
son, une pure abstraction créée par la logi-
Non, il a des attributs réels, l'unité, l'éter-
nité, l'immobilité, l'infinitude, etc.; donc il est
lui-même quelque chose de réel et ne doit pas
être confondu avec le vide, qui n'est qu'une idée
négative, c'est-à-dire la supression de l'être. Ces
considérations ne seraient pas désavouées, même
aujourd'hui, par les esprits les^ plus sévères ;
mais More en fait sortir des conséquences beau-
coup moins faciles à accepter et qu'on pourrait
retourner contre lui : 1° Puisque l'espace em-
brasse l'infini, et que, par cela même, rien ne
peut exister hors de son sein, il faut admettre
qu'il renferme les esprits comme les corps; ce
qui revient à dire que les esprits comme les
corps occupent une place déterminée ou sont
étendus; 2° si l'espace est le lieu des esprits, il
participe nécessairement de la nature des êtres
spirituels ; il n'est pas divisible et composé,
mais simple et indivisible; 3" les attributs par
lesquels nous venons de qualifier l'espace, l'u-
nité, la simplicité, l'éternité, l'immensité, étant
au nombre de ceux que nous rapportons à Dieu,
l'espace n'est pas seulement quelque chose de
réel, il est quelque chose de divin; il nous re-
présente d'une manière confuse et générale l'es-
sence divine, ou la présence même de Dieu,
abstraction faite de ses opérations : Est confusion"
quœdam et generalior reprœsentalio essentiœ
sive essentialis prœsentiœ divinœ, quatenus a
vita atque operationibus prceciditur (Enchiri-
dium metapkysicum, ch. vin, § 15). Aussi est-il
à remarquer que l'espace ou le lieu (mâkom) est
un des noms sous lesquels les kabbalistes dési-
gnaient la nature divine.
Une autre preuve de l'existence des choses im-
matérielles est celle que nous fournit la nature
même de la matière. En effet, une des diffé-
rences qui distinguent la matière de l'espace,
c'est qu'on peut faire abstraction de celle-là et
non de celui-ci ; la première est contingente, le
second est nécessaire. Or, tout ce qui est con-
tingent a un principe qui ne l'est pas ; et ce qui
n'est pas contingent, c'est-à-dire ce qui exclut
un des caractères propres de la matière, est né-
cessairement immatériel. De plus, si la matière
est distincte de l'espace ou de l'étendue en soi,
on ne peut pas dire avec les cartésiens que l'é-
tendue soit son essence. Il est tout aussi impos-
sible de la regarder, avec les péripatéticiens,
comme une pure possibilité ou un être en puis-
sance, car un tel être n'existe pas et n'est véri-
tablement rien. La matière est donc telle que
les sens nous la montrent, un être compose et
inerte. Mais qu'est-ce qui a réuni les parties dont
elle est formée, soit qu'on les appelle atomes ou
de tout autre nom? qu'est-ce qui l'a tirée de son
inertie naturelle pour la mettre en mouvement?
C'est évidemment quelque chose de simple et
d'actif en soi, quelque chose comme Venergie
pure d'Aristote, c'est-à-dire un principe imma-
tériel.
La troisième preuve est tirée de la marche gé-
nérale îles phénomènes de la nature. Tous les
phénomènes dont l'univers nous offn le
tacle forment différentes séries OU le même fait
revient après un certain intervalle. Chacune de
ces séries, et par conséquent toutes ensemble,
c'est-à-dire l'univers lui-même, ayant un com-
mencement et une fin, représente un tout déter-
miné, limité dans l'espace comme dans la dun e,
en un mot contingent. Or, puisque rien de con-
tingent ne peut se concevoir sans un être néces-
saire, c'est au-dessus du monde physique, dans
un principe éternel et immatériel, qu'il faut
chercher la raison de son existence.
Enfin, passant en revue tous les faits les plus
importants de la nature, la double rotation de
la terre, le flux et le reflux de l'océan, les mou-
vements, la forme, la distribution des astres, les
effets et la composition de la lumière, les mer-
veilles de l'organisme dans les animaux et dans
les plantes, la génération, la vie, l'instinct, la
sensibilité, mais surtout les opérations de l'àme
humaine, More établit, avec une connaissance
profonde de toutes les sciences, qu'aucun de ces
faits ne peut s'expliquer par les lois mécaniques
de la matière ou la puérile hypothèse des es-
pèces intentionnelles; qu'il faut, par conséquent,
en chercher la cause dans des forces distinctes
de la matière, ou, pour les appeler de leur vrai
nom, dans des esprits diversement constitués,
doues de facultés plus ou moins étendues, selon
les fonctions qu'on leur attribue.
Voilà l'existence des choses immatérielles dé-
montrée ; il s'agit maintenant, d'après la divi-
sion qu'on a donnée plus haut de la métaphy-
sique, de déterminer leurs propriétés fondamen-
tales ou leur essence. Ici, comme lorsqu'il trai-
tait de l'espace et de la matière, c'est encore à
Descartes que More va s'attaquer. Selon lui, l'au-
teur des Méditations, en faisant consister l'es-
sence de l'esprit dans la pensée, n'est pas plus
heureux que lorsqu'il place celle de la matière
dans l'étendue. La pensée est un attribut de l'es-
prit; elle n'est pas l'esprit même et n'appartient
pas à tous les esprits, autrement elle se mon-
trerait dans toute la nature, puisque, comme
nous venons de l'apprendre, il n'y a pas un phé-
nomène qui ne se l'attache à un principe spiri-
tuel. La pensée suppose un sujet pensant, c'est-
à-dire une substance, un être. Or, un être est
nécessairement quelque part; être quelque part,
occuper un point circonscrit de l'espace ou l'es-
pace tout entier, c'est avoir de l'étendue : donc
notre âme est étendue, puisqu'elle est renfermée
dans notre corps. Dieu est étendu, puisqu'on dit
qu'il est partout. Seulement notre àme a des li-
mites et Dieu n'en a pas; mais l'étendue leur est
commune; elle appartient sans exception atout
ce qui est; elle est la qualité essentielle des es-
prits comme des corps. Aussi, rien de plus con-
tradictoire et de plus inintelligible que cette
proposition de Louis de Laforge : « L'àme n'est
pas dans le corps; elle le pénètre seulement de
son influence et de sa vertu. » Si l'âme n'habite
pas notre corps, où donc est-elle? Si Dieu ne
remplit pas l'espace, en quel lieu faut-il le cher-
cher?
Mais s'il y a des philosophes qui, par la crainte
d'abaisser l'âme, l'excluent de tout commerce
avec la matière, d'autres, par un excès opposé,
la placent en même temps et tout entière dans
le corps qu'elle est appelée à conduire et dans
chacune des parties de ce corps. Pour les pre-
miers, qui ne sont pas autre chose que les disci-
ples de Descartes, More a inventé le nom de
nullubistes; pour les seconds, celui de holome-
riens; et après avoir combattu les uns, il ne se
montre pas moins sévère pour les autres. Suppo-
ser que l'âme est à la fois dans le corps tout en-
tier et dans chacune de ses parties, c'est sup-
poser l'impossible; c'est vouloir que la partie
Boil égale au tout, ou que le tout soit plus grand
que Lui-même et puisse se multiplier sans cesser
d'être un. D'ailleurs, ne voyons-nous pas par
l'expérience que l'âme perçoit par le cerveau, et
non par le cœur, par l'estomac ou tout autre or-
gane; qu'elle sent par les nerfs, et non par les
MORE
1147
MORE
os ou les muscles? Elle n'est donc pas également
répandue partout; et, d'un autre côté, il a déjà
été démontré qu'il faut bien qu'elle soit quelque
part. Mais reste encore la difficulté de savoir
comment une substance spirituelle, c'est-à-dire
indivisible, peut être étendue, ou comment une
substance étendue peut être indivisible. Pour
écarter cette objection qui menace tout son sys-
tème, More reconnaît deux sortes d'étendue :
1 une matérielle et extérieure, l'autre intérieure
et spirituelle; ou, comme dirait Kant, qui a fait
la même distinction, l'une exlensive et l'autre
intensive. Cette dernière reçoit aussi le nom de
densité essentielle (spissitudo essenlialis), et peut
être considérée comme une quatrième dimension,
divisible par la pensée, mais non dans la réalité.
C'est à peu près ce que Leibniz, et, après lui,
tous les philosophes modernes, ont appelé du
nom de force. C'est certainement un honneur
pour More d'avoir eu cette idée avant l'auteur
de la Théodicée, et de l'avoir opposée, en ce qui
concerne l'esprit, à la pensée abstraite de Des-
cartes; mais la question qu'il se flattait de ré-
soudre, la question éternelle des rapports de
l'esprit avec la matière, subsiste toujours : Com-
ment une force, c'est-à-dire un principe spirituel,
peut-elle être renfermée dans un corps et occuper
une véritable étendue sans être divisible comme
elle?
Si More s'était montré fidèle à sa théorie de
l'espace ou de l'étendue en général, il aurait été
conduit sans aucun doute à ce raisonnement :
Toute substance étant étendue; toute étendue,
soit matérielle, soit spirituelle, étant dans l'es-
pace, puisque l'espace est l'étendue infinie; en-
fin, l'espace étant indivisible et se confondant,
par la nature de ses attributs, avec l'essence di-
vine, il en résulte que la pluralité des substan-
ces et des êtres est une illusion ; que tout ce qui
est, est, non pas une partie de Dieu, mais Dieu
lui-même envisagé sous un certain rapport et
d'un certain point de vue. Mais More est si loin
de soupçonner cette conséquence de sa doctrine,
qu'il la poursuit sous toutes ses formes, sous sa
forme mystique comme sous sa forme rationnelle,
dans Boehm aussi bien que dans Spinoza, ne s'a-
percevant pas qu'elle est le fond même du mysti-
cisme, et surtout de la kabbale, dont il se dé-
clare le partisan enthousiaste et qu'il tient pour
la source de toute sagesse humaine. Il croit à un
dieu personnel, créateur et providence du monde,
doué de conscience et de liberté : aussi n'est-ce
point par les notions abstraites d'être, de sub-
stance, d'infini, qu'il démontre son existence;
mais comme nous l'avons déjà dit, par l'idée de
perfection, idée plus morale que métaphysique,
a laquelle viennent se joindre d'ailleurs les
preuves ordinaires tirées de l'ordre de la nature
et des phénomènes de Tàme humaine. Le plus
important de ces phénomènes, c'est la présence,
dans notre esprit^ des idées nécessaires et uni-
verselles, des axiomes de toute espèce qui, ne
pouvant s'expliquer ni par la sensation, ni par la
réflexion, ni par la nature, ni par l'homme,
sont évidemment une émanation de la raison di-
vine [Antidotum adversus atheismum, ch. n
sqq.). Les autres points de la théodicée de More
n'offrent rien qui attire particulièrement notre
attention.
Hais Dieu n'est pas le seul objet de la méta-
physique. Au-dessous de Dieu il existe encore,
formant une immense chaîne qui embrasse toute
la nature, quatre classes d'esprits : 1° l'esprit du
monde {spirilles mundanus) où sont renfermées
les lois et les formes générales, les formes géné-
ratrices {formas séminales, Xôyoi (77tcp(xaxf/.ot) de
tous les corps ; 2° les âmes des brutes qui, à la
vie organique et aux lois générales de l'instinct,
joignent quelque chose d'individuel, c'est-à-dire
la sensation; 3° les âmes humaines, qui ajoutent
à la sensation la raison et la liberté; 4° les âmes
angéliques {Immorlalitas animœ, lib. II, c. vin).
Ce que More appelle l'esprit du monde est à peu
près le même principe que Platon nomme l'âme
du monde, et Cudworth la nature plastique. C'est,
comme la définit aussi Cudworth, l'àme de la
matière, c'est-à-dire une force entièrement pri-
vée de perception et de liberté, répandue dans
toute la nature, et ayant dans ses attributions les
phénomènes qui ne s'expliquent pas par les lois
de la mécanique {Enchiridium metaphysicum,
ch. xix). Son rôle expire à la limite où commence
celui de l'instinct. L'instinct, accompagné de per-
ception et de sensibilité, ne peut appartenir qu'à
une âme d'un ordre plus élevé, celle qu'on est
obligé de reconnaître chez les brutes. En effet, il
n'y a pas de milieu : ou les animaux sont de
purs automates, comme l'enseigne l'école carté-
sienne, ou il faut accorder que leurs sensations
et leurs perceptions, de même que les nôtres,
quoique d'une nature très-inférieure, ne peuvent
exister que dans un principe spirituel. Mais de
ces deux propositions, la première est une chi-
mère insoutenable ; donc il faut accepter la se-
conde. Quant à l'âme humaine, c'est moins en
philosophe qu'en prêtre et en théologien, et en
théologien païen, en disciple de Jamblique ou de
Porphyre, que More l'envisage dans le vaste
traité qu'il lui a consacré. Après avoir établi son
existence et son immortalité par les raisons gé-
néralement reçues, il recherche ce qu'elle a été
avant de venir en ce monde, et ce qu'elle sera
après l'avoir quitté; il ajoute au rêve de la
préexistence mille autres rêves; il décrit, avec
une rare précision de détails, les différentes con-
ditions qu'elle doit traverser après la mort, et
les pensées, les impressions, les occupations et
jusqu'aux aliments qui l'attendent à chacune de
ces étapes de son voyage éternel : car, il faut
qu'on le sache, excepte Dieu, il n'y a pas de
purs esprits. Tout esprit est uni à un corps
Quand nous aurons quitté ce corps terrestre,
nous prendrons un corps aérien, puis un corps
éthéré, puis un autre corps plus subtil encore.
Du reste, aucune différence essentielle entre
l'âme humaine et les âmes angéliques : car ce
que nous appelons des noms d'ange , d'ar-
change, etc., ce sont les degrés que nous sommes
obligés de parcourir avant d'arriver à la su-
prême béatitude. C'est ainsi que More comprend
le mysticisme, et qu'il veut concilier, dans sa
métaphysique, la tradition avec la raison.
Sa morale est heureusement exempte de ces
écarts, et l'on ne voit pas facilement par quel
lien elle se rattache aux idées que nous venons
d'exposer. C'est la morale stoïcienne, tempérée
et corrigée par celle d'Aristote. La raison, c'est-
à-dire la loi du devoir, en fournit toutes les règles,
mais sans exclure absolument les passions ni
l'intérêt. Elle doit nous enseigner l'art, non-
seulement d'être vertueux, mais aussi d'être heu-
reux : car la vertu et le bonheur ne sont que
deux aspects différents de cet ordre universel,
de cette fin absolue à laquelle aspirent toutes
nos facultés, et que les anciens nommaient le
souverain bien. Aussi More prend-il la défense
des passions contre la sévérité exagérée des
stoïciens. Ce n'est pas dans leur usage qu'il voit
le mal, mais dans leur abus. L'usage des pas-
sions, lorsque, disciplinées par la raison, elles
demeurent dans leurs limites naturelles, ne lui
paraît pas une moindre preuve de la divine Pro-
vidence, que le jeu merveilleux de notre orga-
nisation physique. Et comment les passions se-
MORE
1148 —
MORE
raient-elles contraires à la raison; puisqu'elles
ne sont, sous une autre forme, que la raison
même qui, conduisant à leur insu tous les êtres
vivants, les pousse vers leur bien et les détourne
de leur mal? En effet, elles nous révèlent, par
des mouvements obscurs et confus, les mêmes
lois de la nature que la raison nous fait con-
naître par des idées claires et distinctes (Enchi-
ridium ethicum, lib. I, c. xn). Cela seul néan-
moins suffît pour nous apprendre que la direc-
tion ne peut venir que de celle-ci, et qu'à elle
seule il appartient de déterminer dans quelle
mesure il faut accueillir les premières.
Après ces considérations sur la nature du bien
en général et les principes qui en découlent pour
la direction de notre vie, vient une classification
très-arbitraire des différentes sortes de vertus
qui composent la moralité humaine. Au lieu des
quatre vertus cardinales reconnues, après Pla-
ton et les stoïciens, par tous les moralistes, il n'y
en a plus que trois, qui sont la prudence, la sin-
cérité et la patience. Ces trois vertus répondent
à trois passions également essentielles et primi-
tives : l'admiration, la concupiscence et la colère.
La justice, la charité, la probité, ne sont que des
vertus accessoires et de second ordre. Mais nous
nous hâtons d'ajouter que ces aberrations da détail
disparaissent devant ce principe général qui do-
mine et qui résume la pensée de l'auteur : toute
vertu peut se résoudre dans l'amour de Dieu; car
l'amour de Dieu, c'est l'amour de la perfection,
qui, à son tour, se traduit par l'amour du bien
(iiv. III, ch. m). L'ouvrage se termine par une ex-
cellente défense du libre arbitre, sans lequel toute
morale devient inutile. Se tournant à la fois contre
deux partis extrêmes, le matérialisme et le mys-
ticisme, le système de Hobbes et l'idée exagérée
de la grâce, l'auteur démontre qu'entre les lois
générales de la nature et l'intervention immé-
diate de Dieu, il reste encore une large place
pour la liberté humaine. Quant à l'objection qu'a
toujours fournie contre la liberté la prescience
divine, More l'écarté (nous ne disons pas qu'il la
résout) avec assez d'habileté. Dieu, dit-il, ne
peut connaître les choses que telles qu'elles sont,
les nécessaires comme nécessaires, les contin-
gentes comme contingentes. Si la prescience de
celles-ci est une contradiction, alors il ne faut
pas l'admettre dans la nature divine. Si, au con-
traire, elle n'a rien de contradictoire, alors pour-
quoi Topposerait-on au libre arbitre de l'homme?
Une autre difficulté qu'on oppose quelquefois à
la liberté humaine, c'est que nous sommes tou-
jours déterminés dans nos actions par l'idée
d'un bien en général ou du plus grand des biens.
Ce que nous croyons bon pour nous d'une ma-
nière absolue, ou ce qui nous paraît le meilleur
dans certaines circonstances, nous ne pouvons
pas ne pas le faire : donc nous ne sommes pas
libres. More répond à cela par l'expérience. La
détermination de notre volonté ne dépend pas de
la seule connaissance que nous avons du bien.
L'homme a beau avoir une idée exacte de la
vertu, il ne la pratiquera pas s'il n'en a pris la
résolution, et s'il ne s'est accoutumé à se diriger
par ce seul motif.
On voit par ce raj ide exposé de ses opinions,
qu'il est difficile d'attribuer un système à Mme,
et d'en faire, comme on l'a tenté, un penseur
original. Il n'a que des vues isolées, dont quel-
nues-unes sont d'une remarquable hardiesse ou
d'une véritable profondeur, mais qui ne s'ac-
cordent p.is ensemble. Le théologien, chez lui,
nuit au philosophe, le philosophe compromet le
théologien, et. l'un et l'autre se laissent tromper
trop facilement par une érudition complaisante
d int l'imagination fait les principaux frais. La
pensée qui domine tous ses écrits est plus éclec-
tique que mystique; mais, associant au hasard
les éléments les plus opposés, au lieu de les con-
trôler et de les éclairer les uns par les autres,
il rappelait trop bien, quoiqu'il leur fût bien su-
périeur, les restaurateurs d'antiquités de la re-
naissance, pour exercer une durable influence
sur les esprits hardis du xvne siècle.
Un grand nombre des écrits philosophiques de
Henri More ont été publiés en anglais et réunis
sous ce titre : A collection of several philoso-
pkical toritings, in-f°, 2e édit., Londres, 1662;
4" édit., 1712. La collection complète de ses
œuvres philosophiques a été publiée en latin :
//. Mori Canlabrigiensis Opéra omnia, tum quœ
latine, tum quœanglicescriplasunt, nunevero
latinilale donata,2 vol. in-f°, Londres, 1679. Un
troisième volume a été consacré à ses œuvres
théologiques : Opéra theologica, in-f°, Londres,
1700. La biographie de More, avec une appré-
ciation de ses opinions et un résumé de ses écrits,
a été publiée par Richard Ward, un de ses par-
tisans enthousiastes : The Life oflhe learned and
pious Dr Henry More, in-8. Londres, 1710.
MOREL (Guillaume), né dans les premières
années du xvie siècle, au bourg du Teilleul, en
Normandie, professa le grec au Collège de France,
et fut, en outre, directeur de l'Imprimerie royale.
C'était un fort habile homme. Nous ne donnerons
pas ici la nomenclature de ses ouvrages qui sont
très-nombreux; un seul nous offre quelque in-
térêt. Cet ouvrage a pour titre : Tabula compen-
diosa de origine, successione, œtale et doctrina
velerum philosophorum, in-8, Bâle, Herwagius,
1580. Cette table, qui a été réimprimée dans le
tome X du Thésaurus antiquilatum grœcarum
de J. Gronovius, est, comme le titre l'indique,
très-sommaire; mais elle a été assez amplement
commentée par Jérôme Wolf. C'est ce commen-
taire qui mérite d'être signalé aux historiens de
la philosophie. B. H.
MORELLET mérite une place dans l'histoire
de la philosophie du xvme siècle pour la part
active qu'il prit à l'œuvre critique de ce temps,
à la guerre déclarée par les philosophes aux pré-
jugés de toute espèce ; il fut un des collaborateurs
de l'Encyclopédie, un des écrivains qui, minant
sans relâche les erreurs et les abus sur lesquels
reposait la vieille société, préparèrent la révolu-
tion française. Il appartient plus spécialement à
l'école des économistes, dont les doctrines pré-
parèrent l'abolition des barrières qui formaient
alors plusieurs royaumes distincts dans le sein
de la France. L'importance croissante du com-
merce dans les États, comme élément de puis-
sance politique, et la liaison étroite remarquée
entre les progrès de l'industrie et l'accroissement
des richesses sociales, créaient alors la science
nouvelle de l'économie politique, dont l'abbé
Morellet fut en France un des premiers adeptes.
Né à Lyon le 7 mars 1727, et mort à Paris le
12 janvier 1819, André Morellet fut un de ces
vieillards spirituels, que le xixe siècle a pu en-
tendre lui raconter le xvnr. Il a clé, comme
Fontenelle, le lien de deux siècles et de deux
littératures. Le caractère qui distingue les écrits
de Morellet, c'est que la plupart ont été faits en
vue d'une application pratique.
Après avoir étudié chez les jésuites de Lyon,
il fut envoyé, à quatorze ans, au séminaire des
Trente-Trois, à Paris, d'où il entra ensuite en
Sorbonne. C'est là qu'il se lia intimement avec
Turgot et Loménie de Brienne (de 1748 à 1752).
C'était précisément le temps où la querelle de
l'archevêque de Paris, Beaumont, avec le Parle-
ment, soulevait la question de la tolérance civile
et religieuse. N'est-ce pas un symptôme frappant
MORE
— 1149
MOUE
de voir trois jeunes abbés approfondir ensemble
ces graves problèmes? Ces principes, on les res-
pirait avec l'air. 11 fallait que la contagion fût
alors bien puissante, pour qu'ils eussent fait
invasion en pleine Sorbonne.
'fout en étudiant la théologie, l'abbé Morellet
se liait avec les philosophes. La thèse de l'abbé
de Prades ayant vivement ému la Sorbonne, le
Parlement intervint par un décret de prise de
corps contre l'auteur, qui futobligé de se réfugier
chez le roi de Prusse. A cette occasion, Morellet
fit connaissance avec Diderot, qu'il avait rencontré
chez l'abbé de Prades. Au sortir de la Sorbonne,
en 1752, il fut précepteur d'un fils de M. de la
Galaizière, chancelier de Lorraine. Le dimanche,
il allait voir en cachette Diderot, qui lui fit con-
naître d'Alembert.
Son premierr ouvrage parut en 1756, sous ce
titre : Petit Ecrit sur une matière intéressante.
C'était une défense des protestants, écrite dans
le genre de Swift. D'Alembert et Diderot furent
charmés de voir un prêtre se moquer des in-
tolérants. Dès lors, il fut enrôlé dans l'Encyclo-
pédie, où il fit des articles de théologie et de
métaphysique. Il fournit entre autres les articles
Fatalité, Figures, Fils de Dieu, Foi, Fonda-
mentaux (articles), Gomaristes.
En 1758, il fit paraître des Réflexions sur les
avantages de la libre fabrication et de l'usage
des toiles peintes. Un arrêt du conseil, qui établit
cette liberté, en fut le fruit. Morellet avait été
chargé par Trudaine, directeur du commerce, de
traiter la question contradictoirement avec les
marchands, les fabricants et les chambres de
commerce du royaume.
L'éducation dont il avait été chargé lui avait
procuré l'occasion de visiter l'Italie. Il en rap-
porta le Directorium inquisitorum, composé
en 1358 par le cardinal Eymeric, qu'il traduisit
en 1762, sous le titre de Ma?iuel des inquisiteurs.
C'est à propos de ce livre que Voltaire écrivait
à d'Alembert : « Si j'ai lu la belle jurisprudence
de l'inquisition! Eh! oui, mort Dieu, je l'ai lue,
et elle a fait sur moi la même impression que
fit le corps sanglant de César sur les Romains.
Les hommes ne méritent pas de vivre puisqu'il
y a encore du bois et du feu, et qu'on ne s'en
sert pas pour brûler ces monstres dans leurs
infâmes repaires. Mon cher frère, embrassez pour
moi le digne frère qui a fait cet excellent ou-
vrage : puisse-t-il être traduit en portugais et en
castillan ! » Frédéric en fit adresser à Morellet
des remercîments par d'Alembert, qui était alors
à Berlin.
Au retour de son voyage d'Italie, en 1759, Mo-
rellet avait été présenté chez Mme Geoffrin, dont
la maison était un des rendez-vous des philo-
sophes. Il fut admis aussi dans la société du
baron d'Holbach ; mais, loin de partager les
opinions qui y dominaient, il y combattit cou-
rageusement l'athéisme.
Le septième volume de Y Encyclopédie, qui
parut en 1758, avait ranimé la guerre contre
les encyclopédistes. Les jésuites, dans le Journal
de Trévoux; Fréron, dans V Année littéraire;
l'avocat Moreau, dans les Cacouacs; Palissot,
dans sesPetites Lettres sur de grands philosophes,
avaient formé une sorte de croisade contre les
philosophes. V Encyclopédie fut supprimée par
arrêt du conseil, en 1759. Peu après, Lefranc
de Pompignan, reçu à l'Académie française le
10 mars 1760, fit dans son discours de réception
une sortie assez violente, dans laquelle Voltaire,
Buflfon, d'Alembert étaient assez clairement dé-
signés. Ce fut le signal de cette série de pam-
phlets dans lesquels le.vieillard de Ferney versait
le ridicule à pleine main sur Pompignan : le
Pauvre Diable, la Vanité, le Russe à Paris,
forcèrent le nouvel académicien de se réfugier
à Montauban. Voltaire avait commencé par les
Quand; Morellet continua par les Si et les Pour-
quoi. Dans le même temps, Palissot, soutenu par
le duc de Choiseul, qui, tout en ménageant Vol-
taire, dont il était caressé, partageait ses faveurs
entre les amis et les ennemis, faisait représenter
sa comédie des Philosophes. Une des représailles
les plus mordantes que Palissot s'attira alors,
fut la Préface des philosophes, ou Vision de
Charles Palissot. Les exemplaires, imprimés à
l'étranger, arrivèrent à Paris le 23 mai 1760.
L'auteur avait eu l'imprudence de mettre en
scène la princesse de Robeck, fille du maréchal
de Luxembourg, jeune et jolie femme, connue
par son aversion pour les philosophes, et qui
avait assisté, quoique malade, à la première re-
présentation de la comédie de Palissot. Déjà
cruellement insultée dans la préface du Fils
naturel de Diderot, elle profita de son intimité
avec le duc de Choiseul pour lui demander ven-
geance. On découvrit que Morellet était l'auteur
de la Vision de Palissot : il fut conduit à la
Bastille le 11 juin 1760; il y resta moins de deux
mois, car l'intervention de Malesherbes, du ma-
réchal de Noailles et de la maréchale de Luxem-
bourg lui fit rendre la liberté le 30 juillet suivant.
La Bastille était alors pour un philosophe le
complément de la gloire, ce qu'est pour un
martyr l'auréole de la persécution. Voltaire avait
dit de son arrestation : « C'est dommage qu'un
si bon officier ait été fait prisonnier au commen-
cement de la campagne.» Morellet l'envisageait
lui-même comme une heureuse aventure. « Je
voyais, dit-il dans ses Mémoires, quelque gloire
littéraire éclairer les murs de ma prison : per-
sécuté, j'allais être plus connu. Les gens de
lettres que j'avais vengés et la philosophie dont
j'étais le martyr commenceraient ma réputation.
Les gens du monde, qui aiment la satire, m'al-
laient accueillir mieux que jamais : la carrière
s'ouvrait devant moi, et je pourrais y courir avec
plus d'avantage. Ces quelques mois de Bastille
seraient une excellente recommandation, et fe-
raient infailliblement ma fortune.» En effet, après
sa sortie de la Bastille, Morellet éprouva un re-
doublement d'amitié de la part des philosophes,
et beaucoup de maisons lui ouvrirent leurs portes,
entre autres, celles d'Helvétius, de Mme de Bouf-
flers et de Mme de Necker.
Au xvine siècle, bien avant la découverte de la
vaccine^ un Toscan, le docteur Gatti, avait expé-
rimente le procédé de l'inoculation contre le fléau
de la petite vérole qui décimait les populations.
Vers ce temps-là, il inocula les enfants d'Hel-
vétius. Mais les vieux préjugés résistaient, comme
toujours, à la nouvelle pratique. En 1762, le
Parlement crut devoir consulter la Faculté de
théologie sur l'inoculation; et la Sorbonne se
réunit au Parlement pour la condamner. Morellet
se fit exposer les idées du docteur Gatti par lui-
même, et les vulgarisa à son tour, en style clair,
dans ses Réflexions sur les préjugés qui s'oppo-
sent à l'établissement de l'inoculation, 1763. Il
fallut que la mort de Louis XV vînt, onze ans
après, comme un argument décisif, pour trancher
la question.
En 1764. le contrôleur général Laverdy fit rendre
un arrêt du Conseil qui défendait d'imprimer sur
les matières d'administration. Morellet composa
alors un petit traité de la Liberté d'écrire et
d'imprimer sur les matières d'administration,
qui ne fut publié qu'en 1774, sous le ministère
deTurgot, avec cette épigraphe : Rara temporum
felicitate, ubi sentire quœ velis, et quœsentias
scribere licet.
MORE
— il 50 —
MORE
En 1766. sur l'invitation de Malesherbes, il
traduisit lé traité des Délits et des Peines, de
Beccaria. On n'a pas oublié l'impression que fit
cet ouvrage, qui eut sept éditions dans une
année. Il produisit la reforme des codes cri-
minels en Europe : son premier effet fut l'abo-
lition de la question préparatoire, puis la pu-
blicité des débats. Les Servan, les Dupaty y
puisèrent d'utiles inspirations. Du reste, le suc-
cès du livre de Beccaria était un nouveau triom-
phe pour la philosophie française, puisque l'au-
teur écrivait à son traducteur : « Je dois tout
aux livres français : ils ont développé f dans
mon âme des sentiments d'humanité étouffés par
huit années d'une éducation fanatique. »
Morellet fit paraître, en 1769, le prospectus
d'un Nouveau Dictionnaire du commerce. Un
de ses pamphlets les plus piquants, la Théorie
du paradoxe, sortit de la polémique engagée
en 1775 par Linguet. Il avait fait, en 1772, un
voyage en Angleterre, où il connut lord Shel-
burn, depuis marquis de Landsdown. Celui-ci,
devenu ministre, négocia la paix de 1783 entre
la France et la Grande-Bretagne ; et il rapporta
en partie l'honneur de cette paix à l'abbé Morel-
let, qui, dit-il, avait libéralisé ses idées. Mo-
rellet fut reçu en 1785 à l'Académie française.
Ses travaux lui avaient valu la fortune : il tou-
chait en pensions et en gratifications environ
30 000 livres de rente. La révolution vint ren-
verser cette fortune. Il publia alors plusieurs
écrits courageux, le Cri des familles, la Cause
des pères, etc. Puis, il traduisit pour vivre des
romans anglais, tels que les Enfants de V abbaye,
le Confessionnal des pénitents noirs, etc. Le Con-
sulat et l'Empire améliorèrent bientôt sa posi-
tion. Joseph Bonaparte le combla de bienfaits.
En 1808, il fut appelé au Corps législatif, où il
siégea jusqu'en 1815. Lors de la réorganisation
de l'Institut, il fut compris dans la classe de la
langue et littérature française, et il y fut un des
membres les plus actifs de la commission du
Dictionnaire. Il fit partie de cette société d'Au-
teuil qui avait recueilli dans les premières an-
nées du xixe siècle les débris du siècle passé, et
qui en faisait revivre l'esprit philosophique, les
tendances libérales et tous les sentiments géné-
reux : car une justice à rendre à l'abbé Morellet,
c'est que, malgré les mesures révolutionnaires
qui l'avaient dépouillé de sa fortune, il n'abjura
jamais les principes qu'il avait soutenus en fa-
veur de la tolérance et de la liberté de la pen-
sée; et. malgré la réaction très-prononcée qui
avait alors de puissants organes, il défendit la
philosophie du xvme siècle jusqu'à sa mort, ar-
rivée le 12 janvier 1819. Il n'existe point d'édi-
tion complète des ouvrages de Morellet. Lui-
même publia des Mélanges de littérature et de
philosophie, Paris, 1818, 4 vol. in-8 qui contien-
nent ses meilleurs écrits. Il a laissé en outre des
Mémoires, Paris, 1821, 2 vol. in-8. A....D.
MORELLY, publiciste français, a été au
xvnr5 siècle l'un des précurseurs du socialisme
moderne. Sa vie n'est pas connue, on ignore la
date et le lieu de sa naissance; on trouve son
nom en tête d'un certain nombre d'ouvrages qui
parurent de 1743 à 1755, et l'on n'est pas même
sûr que tous ces ouvrages soient d'un seul et
même auteur : quelques critiques supposent,
sans preuves plausibles, qu'il y a eu deux
Morelly, le père et le Bis. Le premier de ces
livres est ['Essai sur l'esprit humain, publié à
I \:\, avec a
Fontenelle. Déjà le réformateur s'y annonce,
es prétentions à un système d'é-
ducation fondé sur la vraie philosophie : cette
ophie naturellement est celle du sensua-
lisme, tempérée pourtant par un certain esprii
religieux, et plus voisin des idées de Rousstau
que de celles de V Encyclopédie. L'auteur ne nie
pas l'existence de l'âme ni celle de Dieu ; mais
l'âme est pour lui « une table d'attente », sur
laquelle les impressions des organes viennent
tracer des caractères ; ces impressions répétées
donnent au corps des habitudes, et leur en-
semble, en tant qu'elles agissent sur l'intelli-
gence, constitue l'imagination et la mémoire;
l'esprit peut donc se définir : « les mouvements
combinés des organes en tant qu'ils agissent sur
l'intellect. » Quant à Dieu, il doit occuper une
grande place dans l'âme d'un homme bien élevé,
et l'éducation doit être religieuse avec discer-
nement. Si l'auteur de cet estimable essai est
le même qui plus tard écrivit la Basiliade et le
Code de la nature, il n'y paraît guère. Le même
esprit se remarque dans quelques autres pro-
ductions : Essai sur le cœur humain, Paris,
1745; Physique de la beauté, Amsterdam, 1748.
Mais la tendance à réformer la société s'accuse
dans le Prince des délices du cœur, ou traité
des qualités d'un grand roi, et système d'un sage
gouvernement, Amsterdam, 1751. Elle prend la
forme la plus nette dans la Basiliade, poëme
héroïque en xiv chants. Messine (Paris), 1753,
et surtout dans le Code delà nature, Paris, 1755.
Ce dernier ouvrage a eu plusieurs éditions; on
l'a même attribué à Diderot, et inséré dans
l'édition de ses Œuvres de 1773. Laharpe, qui
en a fait une critique diffuse et passionnée, ne
doute pas qu'il n'appartienne à ce grand écri-
vain ; mais il aurait pu reconnaître qu'il a pour
but de soutenir et de compléter les idées de la
Basiliade. On l'a réimprimé, en le mutilant, de
nos jours, à Paris en 1840, avec une préface de
M. Villegardelle. Quoiqu'il ait perdu beaucoup de
son intérêt, depuis que le socialisme a produit
toute une littérature, il mérite encore d'être lu,
d'abord parce qu'il a ouvert la voie où tant de
réformateurs se sont avancés, et ensuite parce
qu'il se distingue de la plupart de leurs élucu-
brations, par le ton modéré et l'accent parfois
religieux de la discussion. L'auteur est de bonne
foi; il ne fait pas appel aux mauvaises passions;
il ne propose pas ses idées comme un remède
applicable dès à présent aux maux de l'huma-
nité. C'est peut-être une rêverie, dit-il, mais elle
est inoffensive, et peut éclairer ceux qui sont
chargés de gouverner les hommes. La suite de
ses idées ne manque pas d'une certaine rigueur;
il se trompe sur les principes, et comme il rai-
sonne assez juste, il montre une fois de plus
combien ils sont faux, en les poussant à des con-
séquences d'autant plus fâcheuses qu'elles sont
plus logiques. Il part d'une certaine idée de la
nature humaine, qu'il suppose non pas excel-
lente par origine, comme Rousseau le soutient,
mais innocente, et pour ainsi dire sans forme
déterminée. L'âme n'a rien d'inné, ni connais-
sances, ni penchants ; elle n'est qu'une matière
indifférente que les impressions extérieures vont
pétrir et façonner : il est aussi facile de la ren-
dre parfaite que de la dépraver ; tout dépendra
du milieu où elle se trouvera placée, et qui peut
en faire un chef-d'œuvre ou un monstre. De là
ce problème qui résume toute la science so-
ciale : trouver une situation dans laquelle il
soit presque impossible que l'homme soit dépravé
ou méchant. Or, dans l'état présent, il y a deux
causes nui agissent sur lui, et contrairemi
ausse murale, celle des philo-
supin,,, la fausse politique, celle des hommes
d'Etat, celle des sociétés actuelles; il faut r
mer l une 1 1 L'autre, i ; les mettre d'accord. Dieu
a concerté les mouvements du monde physique
MORI
— 1151 —
MORI
et ceux du monde moral; il a rendu l'homme
sociable, il a pourvu à l'harmonie des forces qui
doivent entrer en relation; il a prodigué les
objets capables de satisfaire nos désirs ; il a
même marqué leurs divers emplois en nous
départissant des aptitudes différentes ; il a mis
en nous un sentiment de secours mutuel, et
hors de nous un « fonds indivisible », la terre,
qui peut fournir sans cesse des aliments à ce
besoin de réciprocité. Au lieu de cet état, la
société en a créé un autre factice et corrupteur ;
elle a remplacé cette probité naturelle par un
vice artificiel, qui en lui seul résume tous les
crimes et toutes les misères, le mal sous toutes
ses formes, l'avarice. L'auteur ne paraît pas s'a-
percevoir qu'il se contredit, et qu'après avoir
posé en principe que l'homme n'a pas de pen-
chants primitifs, il lui accorde des inclinations
d'origine divine. Il se contente de conclure : si
le mal unique de la civilisation est l'avarice, il
doit être facile de mettre l'homme en une telle
situation qu'il en soit préservé, en abolissant la
propriété, et les privilèges du pouvoir. « Rien
n'est à l'homme que ce qu'exigent ses besoins
actuels, ce qui lui suffit chaque jour pour le
soutien et l'agrément de la vie. Le champ n'est
pas à celui qui le laboure, ni l'arbre à celui qui
y cueille des fruits ; il ne lui appartient même,
des productions de sa propre industrie, que la
part dont il use ; le reste est à l'humanité. »
C'est ainsi que les préjugés de Platon contre la
propriété reparaissent au milieu d'une tout
autre philosophie, mais pour des raisons presque
semblables. Morelly professe que la crainte de
la misère est la cause de tous les maux, qu'elle
corrompt toutes les joies, à commencer par
celles de l'amour, qu'elle nourrit toutes les
haines, qu'elle seule fait naître et exaspère l'é-
goïsme; elle a pour motif et pour appât le désir
de posséder ; elle a pour remède la commu-
nauté des biens. Son utopie naïve ne vaut ni
plus ni moins que d'autres plus récentes, et
qui ont plus de prétentions à la profondeur.
E. G.
MORINIÈRE (Claude) est un disciple de Ma-
lebranche; dont il n'est question dans aucune
histoire de philosophie, et qui cependant mérite
d'être connu pour avoir tiré de la doctrine de
Malebranche une explication de la prescience ou
de la science de Dieu. Il était greffier du Châ-
telet, et publia, à Paris, en 1718, à l'âge de 20
ans, un petit ouvrage, ayant pour titre : De la
science qui est en Dieu. Dans la préface, il dé-
clare qu'il ne croit rien avancer qui ne soit
conforme aux principes de Malebranche. Il re-
grette que cet illustre auteur n'ait pas traité à
fond la question de la prescience de Dieu ;■ il
se propose de combler cette lacune par une ex-
plication qui a pour fondement tout son système
théologique dont voici une rapide esquisse.
Il procède par articles et par propositions. Dans
une première partie, il expose tous les prin-
cipes de Malebranche sur la connaissance pro-
pre à Dieu, sur les idées et sur les rapports
des créatures avec Dieu. Dieu voit dans sa sub-
stance les essences de tous les êtres, et dans sa
puissance leur existence possible. Les essences
des créatures ne sont que les idées divines et
des imitations possibles de sa substance. Elles
ont une liaison nécessaire avec son essence;
il ne peut ni les changer ni les détruire, elles
sont éternelles et immuables; elles ont donc une
existence nécessaire dans la région des possibles.
Mais leur existence actuelle est contingente,
parce qu'elle dépend de la volonté de Dieu.
Dieu ne pouvant tirer ses connaissances que de
lui-même, si une créature avait une seule modifi-
cation qui ne fût pas produite par la puissance
divine. Dieu n'en aurait aucune connaissance.
Morinière soutient et développe, avec plus de
rigueur encore que Malebranche, le principe
que la puissance qui a créé l'univers est aussi
la seule qui puisse y produire un effet quel-
conque; d'où il conclut que la créature tient de
Dieu tous ses mouvements, toutes ses pensées
et toutes ses volontés. Il n'y a pas de difficulté
au regard de la prescience divine, si ce n'est
en ce qui concerne les actions libres ou les dé-
terminations particulières de la volonté. Mori-
nière, dans la seconde partie de son traité, s'ef-
force d'ôter cette difficulté. La volonté reçoit
nécessairement l'impression d'un bien particu-
lier; mais cette impression ne la remplissant
pas, elle peut ne pas y consentir. Entre deux
biens, elle ne peut choisir que celui qui lui
paraît le plus grand, mais elle ne peut consentir
ni à l'un ni à l'autre; telle est l'essence de la
liberté. Il en résulte que l'âme ne se détermine,
pour des biens particuliers, qu'en conséquence
des perceptions que Dieu lui a données et en
vertu de l'action par laquelle il la porte vers
lui. Toutes les actions libres des intelligences
sont des suites de l'action de Dieu sur elles, aussi
bien que leurs actions nécessaires; donc elles
n'opposent aucun obstacle à la prescience, et de
son côté la prescience ne porte aucun préjudice
à leur contingence. C'est là ce que veut prouver
Morinière dans la troisième partie de son ouvrage.
Les déterminations de la volonté créée, dans toutes
les circonstances possibles, n'étant que des suites
de l'action de Dieu, elles lui sont connues de
toute éternité, et néanmoins elles ne cessent pas
d'être libres : car la vue actuelle d'une action
ne fait pas la détermination de la volonté, et la
différence des temps ne change pas la nature
des choses. L'action libre est nécessaire, consi-
dérée non pas sous le rapport de son existence
actuelle, mais seulement sous le rapport de
son essence. Il y a une liaison nécessaire non
pas entre nos actions libres et l'action de Dieu
qui les produit, mais entre cette action de
Dieu et la connaissance qu'il a de ses suites.
C'est ainsi que Morinière se flatte de concilier
la prescience avec la liberté. Est-il besoin de
démontrer contre lui qu'il n'y a plus de liberté
si Dieu prévoit toutes choses, si elles sont ses
propres opérations ou des suites nécessaires
de ses opérations? Cependant, il se croit en
droit, de même que Malebranche, de condamner
le système des motions invincibles ou de la pré-
motion physique comme incompatible avec la
liberté, comme enlevant à Dieu le pouvoir
de produire un être libre. Ainsi, il prétend te-
nir le milieu entre deux systèmes également
dangereux, celui des motions invincibles et ce-
lui qui refuse à Dieu la connaissance des ac-
tions libres. Il termine son ouvrage par cette
conclusion : « La manière dont j'explique com-
ment cette science est en Dieu estla plus conforme
à son idée et la plus propre à exciter et à en-
tretenir la piété, et elle est le fondement de
plusieurs propositions importantes que le sieur
Malebranche a enseignées dans ses ouvrages. »
Dans un appendice à son livre, Morinière at-
taque le système de l'harmonie préétablie. En
qualité de cartésien et de malebranchiste, il lui
paraît impossible que les créatures agissent, par
une puissance réelle distinguée de l'efficace des
volontés divines. Il attaque également le système
de la prescience divine de Leibniz qu'il juge
incompatible avec la liberté, parce qu'il est
fondé sur l'enchaînement nécessaire des déter-
minations de la volonté. Les créatures étant
supposées agir par elles-mêmes, comment Dieu
MO RU
— 1152 —
M OKU
pourra-t-il connaître les effets d'une puissance
différente de la sienne? F. B.
MORUS (Thomas), né à Londres, en 1480, fit
ses études dans l'université d'Oxford, acquit de
bonne heure une grande célébrité au barreau,
et fut rapidement élevé à la dignité de grand
chancelier d'Angleterre par ce Henri VIII qui
se disait longtemps son ami, son admirateur.
Prévoyant les difficultés qui allaient s'élever
entre ce monarque ombrageux, sensuel, et la
cour de Rome, Thomas Morus ne garda que
deux ans ces hautes et difficiles fonctions, et
alla vivre, en simple particulier, dans sa maison
de Chelsea. Quelque temps après, il refusa de
prêter le serment de suprématie religieuse au
roi théologien. Ce refus le fit renfermer à la
Tour, où. pour se distraire d'une longue et
étroite captivité, il composa un curieux opuscule
sur la nécessité de savoir mourir pour sa foi :
Quodpro fide mors non sit fugienda. Persistant
dans sa conviction, et aimant mieux suivre sa
conscience que les volontés d'un despote, il fut
condamné à mort. Le 6 juillet 1535, il eut la
tête tranchée sur la plate-forme de la prison. La
fin de cet homme, que distingua toujours la sé-
rénité d'une âme pure, d'un caractère gai, fut
celle d'un sage, d'un martyr.
L'Utopie, son principal titre devant la posté-
rité, est une production de sa jeunesse. Elle fut
publiée en 1516, sous ce titre : de Optimo reipu-
blicœ statu, deque nova insida Utopia, in-4,
Louvain et Bâle, 1518, c'est-à-dire « du Meilleur
des États possibles et de l'île, récemment dé-
couverte, d'Utopie. »
Ce livre, si souvent réimprimé et traduit en
vingt langues, se divise en deux parties. Dans la
première, parait sur la scène un voyageur por-
tugais, d'un rare mérite, Raphaël Hythlodée.
L'auteur, envoyé en mission dans les Pays-Bas,
le rencontre à Bruge, et s'entretient avec lui,
devant d'autres personnes graves et instruites,
de la meilleure constitution d'un État. Hythlo-
dée se livre d'abord à une censure détaillée de
la royauté féodale, qui organise tout l'ordre so-
cial en vue du métier des armes et pour la vie
des camps. 11 reprend plus vivement encore
la législation anglaise, laquelle, dit-il, ne met
aucune proportion entre les délits et les peines,
appliquant la mort au vol, la prison à la men-
dicité, et imitant ces mauvais instituteurs qui
aiment mieux battre leurs écoliers que les in-
truire et les amender. Je conseille non-seulement
une répression plus humaine des crimes, mais
l'emploi d'un ensemble de moyens propres à les
prévenir, à empêcher leur développement, à
étouffer leurs germes, en un mot, une meilleure
économie sociale. « Si vous aviez séjourné dans
cette île américaine, cette merveille la plus pré-
cieuse d'entre toutes les merveilles du nouveau
monde, vous verriez que la raison et l'équité ne
régnent que dans une société où l'égalité et la
communauté sont souveraines, où tous les biens,
appartenant à tous, n'appartiennent à personne.
— Abolir la propriété individuelle, objectent les
interlocuteurs, ce serait plonger tout le monde
dans une misère commune : chacun s'efforcerait
d'échapper à la loi du travail, n'étant excité ni
par le besoin, ni par l'appât du gain ; chacun,
se reposant sur l'application des autres, devien-
drait paresseux. — Vous en jugeriez autrement,
si vous aviez été dans l'empire d'Utopusl — De
grâce, faites-nous dons connaître la situation et
les institutions de ce singulier État] • La des-
cription de cet ordre social nouveau est l'objet
du livre II.
B'appelait autrefois Abraxas. Utopus,
l'ayant conquise, lui donna son nom. Elle a la
forme de la nouvelle lune, possède un port excel-
lent et quarante-cinq villes belles et bien situées,
dont la principale se nomme Amarote. Les mai-
sons des paysans sont éparses dans des campa-
gnes florissantes, chacune habitée par une famille
d'environ quarante personnes et dirigée par un
père de famille. Trente familles obéissent à un
chef de tribu, à un phylarque. Chaque trentaine
élit tous les ans son magistrat; et tous ces ma-
gistrats, c'est-à-dire un corps de deux cents phy-
larques, élisent pour prince le citoyen le plus
digne, le plus utile à la patrie. La principauté
est à vie. Les phylarques sont les conseillers du
prince. Tous les ans aussi chaque famille envoie
dans la ville vingt personnes, lesquelles sont
remplacées dans les campagnes par vingt autres
personnes; car tout le monde est tenu d'exercer
l'agriculture. Les maisons des villes, avec leurs
biens, sont adjugées par le sort à d'autres ci-
toyens tous les dix ans.
Quoique tous les habitants sachent l'agricul-
ture, chacun est pourtant obligé de choisir, au
gré de ses goûts et de ses facultés, un métier, un
art quelconque. Ceux qui se livrent à la même
profession constituent une famille. Les magis-
trats veillent à ce que chacun travaille trois
heures le matin, trois heures après midi. Dans
la soirée, un repas en commun, exquis et abon-
dant, réunit tout le monde. On peut employer à
sa fantaisie le reste du temps ; la plupart le
passent à suivre les cours publics que font les
lettrés et les savants. Dans la salle du repas
commun, l'on peut se divertir aussi par la con-
versation, la musique et des jeux ingénieux. Le
but de la vie commune, après avoir acquis le
nécessaire, consiste à avancer la liberté et la
puissance de l'esprit. Comme chacun, hommes et
femmes, travaille, et comme l'association rend
le travail plus facile et plus productif, six heures
d'occupations sérieuses suffisent parfaitement.
Les liens du sang ou du cœur forment la
famille. 11 est cependant bon qu'aucune famille ne
se compose ni de moins de dix membres adultes,
ni de plus de seize. On empêche la population
de croître démesurément en fondant des colo-
nies aux terres voisines. Au centre de chaque
quartier se trouve un grenier, un marche com-
mun. Chaque père de famille y apporte les fruits
de son travail, et obtient en échange ce qui lui
est nécessaire des productions d'autres familles.
Personne ne songe à demander quelque chose
d'inutile, parce que chacun peut toujours pré-
tendre à ce dont il a besoin. Chaque quartier
aussi a ses hospices et ses réfectoires communs.
Les femmes font le service de la cuisine. A la
campagne, les familles vivent naturellement à
part.
Les Utopiens regardent l'âme comme immor-
telle, comme destinée à une éternelle félicité.
La vertu est la condition de cette félicité, et
c'est pratiquer la vertu, que de vivre selon la
nature et la raison, que de s'instruire et de se
soutenir les uns les autres. Les plaisirs de l'es-
prit consistent dans la connaissance et l'activité,
dans le souvenir et l'espérance ; ceux du corps,
dans la santé et les jouissances de la vie maté-
rielle. Dédaigner ces jouissances serait devenir
ingrat envers la Divinité, qui ne permet de les
sacrifier qu'à de plus grands biens. Voilà pour-
quoi les Utopiens sont forts, physiquement et
moralement, dociles et habiles, bons et heureux.
les femmes ne se marient pas avant laur dix-
huitième année, les hommes après vingt et un
ans. Le mariage est représenté comme une insti-
tution éternelle et sainte : le divorce est cepen-
dant pratiqué en cas d'adultère ou d'absolue
incompatibilité d'humeur. Les délits sont répri-
MORIJ
— 1153
MOSG
mes par le père de famille, les crimes par le
magistrat. Les transgressions capitales entraî-
nent la servitude. Ceux d'entre les esclaves qui
s'amendent sérieusement sont rendus à la liberté.
On expose en public les statues des hommes
illustres, des bienfaiteurs du peuple pour aiguil-
lonner la vertu des contemporains et de la pos-
térité. Peu de lois : les mœurs y suppléent.
Chacun soumet sa cause au magistrat, qui pro-
nonce sans appel. Point d'alliance expressément
conclue avec les nations voisines, parce que la
nature a uni les hommes aux hommes, et parce
que la fraternité native, la bienfaisance mutuelle
est le meilleur pacte entre individus et entre
peuples. La guerre leur semble le fait des ani-
maux, et la gloire militaire une chose honteuse.
Ils savent pourtant défendre leur patrie les armes
à la main, et ils sont redoutables au combat,
aussi vaillants qu'adroits.
Quant à la religion, ils sont partagés en une
foule de sectes. Chaque ville a son dieu, son
genre de culte : ici l'on adore le soleil ou la lune,
là quelque grand homme du passé. La plupart
reconnaissent une Divinité invisible, éternelle,
incompréhensible, et infiniment au-dessus de ce
que l'espèce humaine peut concevoir, un moteur
de l'univers, un père des hommes. Tous ces in-
sulaires conviennent enfin qu'il existe un être
supérieur à tout, dont la volonté est souveraine,
qui a créé l'univers : voilà un sentiment uni-
forme et général. En quoi ils diffèrent, c'est que
cet être n'est pas compris, ni même adoré de la
même manière par toute l'île. Chacun choisit ce
qui lui plaît pour type de la Divinité; chacun
déifie ses besoins, ses convictions, ses préjugés :
aussi un grand nombre d'Utopiens ont-ils em-
brassé le christianisme. Ceux qui ne l'ont pas
embrassé n'en respectent pis moins les chré-
tiens, les traitant en frères, en compatriotes, en
membres de la société humaine. Nul fanatisme,
nulle querelle sanglante. Utopus avait fait une
ordonnance pour établir la liberté religieuse :
« Permis à chacun, dit-il, de professer le culte
qu'il croit le meilleur ; permis de déduire les
fondements et les motifs de sa foi, pourvu qu'il
le fasse en paix, modestement, sans déchirer les
croyances d'autfui. Si quelqu'un tente d'attirer
à sa conviction tel de ses concitoyens, mais qu'il
voie celui-ci tenir ferme et résister, défense
expresse de faire la moindre violence a son an-
tagoniste ; et s'il était assez hardi pour violer
cette loi, condamnation à l'exil ou à l'esclavage. »
Personne ne sait avec certitude comment la
Divinité veut être adorée ; tandis que rien n'est
plus certain que l'autorité du bon sens et de
l'équité, que le droit et le devoir de la tolé-
r.nce.
Tous ces usages, toutes ces mœurs reposent
sur ces trois fondements : partage absolu des
biens et des maux entre les citoyens ; — amour
ferme et universel de la paix : — mépris de l'or
et de l'argent.
Tel est le plan général de la société d'Utopie;
mais où est cette Utopie? « Il m'est honteux, dit
Th. Morus, de ne pas connaître la mer où est
située une île de laquelle j'ai tant de choses à
conter. » Aussi nommait-on, dès le xvie siècle,
cet empire privilégié l'État de Nullepart, YUde-
potie (o-joe-ote, en aucun temps, en aucun lieu).
« A force de m'informer, écrit Budée, j'ai décou-
vert que l'Utopie est située au delà des bornes
du monde connu : c'est une île fortunée qui
n'est peut-être pas loin des Champs Ebjsiens. »
(Lettre à Lupliet, 1017, 13 juillet.) L'Utopie a
servi de modèle et de source d'inspiration à une
ireuse classe d'écrits, tels que la Cité du
I de Campanella, VOcéana de Harrington, I
DICT. PHILOS.
la Salenle de Fénelon. L' Utopie elle-même n'est
qu'une imitation; elle est fille de la République
de Platon. *
Thomas Morus, il est vrai, va plus loin que
l'auteur de la République. Il abolit l'égalité des
conditions, accorde une absolue liberté de con-
science et de foi, fonde un État et non une ville
imaginaire, et prétend concilier la communauté
des biens avec le mariage et la vie de famille.
Mais il part aussi de ce principe souverain, que
la propriété individuelle, le mien et le tien, est
l'unique cause des désordres et des maux de la
société. Même sort pour l'une et l'autre consti-
tution : Morus lui-même craint que sa républi-
que n'ait la même destinée que celle de Platon
(Préface).
Soumettre ce travail à une analyse philosophi-
que, à un examen d'économiste, serait peine
perdue. « Comment démêler, dans des produc-
tions de ce genre, ce qui est l'expression exacte
des convictions de l'auteur, et ce qui doit être
mis sur le compte de l'imagination?... On ne
discute point des rêves. » (M. Ad. Franck, ù
Communisme jugé par l'histoire, p. 43 et suiv.)
Ajoutons seulement que ce sont rêves d'homme
de bien, douces et aimables chimères de philan-
thrope et de sage. Ajoutons qu'un agréable par-
fum de la science antique et de la charité chré-
tienne se mêle, dans ce livre célèbre, à la géné-
reuse censure d'une foule d'abus que la barbarie
du moyen âge avait introduits dans les tribunaux
et les codes, dans les mœurs et les coutumes de
l'Europe au xvie siècle. Ajoutons enfin que dans
cet âge d'intolérance théologique et de fureur
religieuse, l'Utopie fit entendre, plus hautement
que nulle autre critique sociale, le langage de
la tolérance, de la justice, de la fraternité hu-
maine. Par ce dernier trait, l'ouvrage de Morus
se distingue honorablement de bien d'autres
écrits, éclos à diverses époques, sous la même
inspiration et dans les mêmes desseins.
En créant le mot à'Utopie (où, négation, et
tô^o;, lieu), Morus a lui-même fait la critique la
plus fine des vues et des tableaux qu'il déve-
loppe. Ce mot grec veut dire une chose qui n'a
point place sur la surface de notre globe, qui
habite uniquement les espaces de l'imagina-
tion, le monde de la rêverie solitaire, le monde
de l'impossible, l'empire de la fable et non ce-
lui de l'histoire. L'ancien nom d'Utopie, Abraxas,
n'est pas moins significatif : c'est un nom mys-
térieux, magique, mystique, une sorte de talis-
man oriental, par conséquent quelque chose
d'étranger aux conditions réelles de la nature
et de l'humanité. Dans l'un et l'autre terme,
perce l'ironie habituelle au caractère de Morus,
se riant à l'avance avec douceur de la crédulité
de quelques lecteurs naïfs et idolâtres du mer-
veilleux. Morus se souvenait trop bien que la
loi agraire n'avait eu, même à Rome, qu'un
jour de vie. — On pourra consulter C. Dareste,
Th. Morus et Campanella, Paris, 1843, in-8 ; —
Baudrillart, Publicisles modernes, Paris, 1862,
in-8; — A. Franck, Réformateurs et publicisles,
Paris, 1864, in-8. C. Bs.
MORUS (Henri), voy. More.
MOSCHUS ou MOCHUS de Sidon, prétendu
philosophe phénicien, antérieur à la guerre de
Troie et à qui l'on attribue l'invention de l'hy-
pothèse des atomes. L'existence de ce person-
nage, que quelques-uns. à cause de la ressem-
blance de nom, ont voulu reconnaître même
dans Moïse, n'a pas d'autre fondement que le
témoignage de Posidonius rapporté par Strabon
(liv. XIV) et par Scxtus Empiricus (Adversus
Mathematicos, lib. IX). Jamblique, dans sa Vie
de I'ytharjore, nous assure avoir connu les suc-
7S
MOUV
1154 —
MOUV
cesscurs de Moschus; mais personne n'a pu nous
en apprendre davantage ni sur l'homme ni sur
son système. Diogène Laërce (liv. II; ch. cxxvi)
nous parle d'un autre philosophe du nom de
Moschus, probablement plus réel que le précé-
dent, et qui aurait été le disciple de Phedon.
X.
MOUVEMENT (Idée du). L'idée du mouve-
ment joue un rôle considérable dans un certain
nombre de sciences. Elle est d'abord l'objet spé-
cial d'une science entière, la mécanique, qui
détermine les lois générales du mouvement, et
nous apprend à le mesurer. Elle entre ainsi dans
les sciences mathématiques. Dans la métaphysi-
que, la recherche des principes et de l'essence
du mouvement, de ses conditions générales, de
sa possibilité, de son rapport avec la nature fi-
nie ou infinie, a occupé principalement les phi-
losophes de l'antiquité. Platon et Aristote, et
aussi, avec moins de sollicitude, quelques philo-
sophes modernes. Enfin la psychologie s'applique
à rendre compte de l'idée du mouvement, de
ses sources, de son origine, de ses conditions,
de ses applications. C'est en elle que toutes les
sciences qui traitent du mouvement doivent
chercher leurs principes.
Nous dirons quelques mots seulement des
théories les plus célèbres auxquelles le problème
du mouvement a donné lieu en métaphysique.
Le premier philosophe qui, dans l'antiquité, ait
été frappé du fait et de l'idée du mouvement,
a été Heraclite. Il s'en préoccupa au point de ne
plus voir que du mouvement dans la nature. « Il
retrancha de toutes choses, dit Plutarque, le
repos et la stabilité : car cela n'appartient qu'aux
morts. » Pour lui, tout était dans un mouvement
ou un changement perpétuel ; car il est à re-
marquer que dans la métaphysique ancienne le
mouvement (f, xw^ic) embrasse à la fois le
mouvement dans le lieu et le changement pro-
prement dit. Cet excès de la philosophie d'Hera-
clite eut son contre-poids dans un excès con-
traire. Tandis qu'il refusait aux choses toute
permanence, toute existence véritable, la philo-
phie d'Élée niait d'une manière absolue la réa-
lité et la possibilité du mouvement. Parménide,
la tète de l'école, établissait cette thèse, en par-
tant des principes généraux de sa doctrine ; Ze-
non, son disciple favori, en réduisant à l'absurde
la thèse contraire par des objections célèbres;
enfin, les philosophes de l'école de Mcgare, hé-
ritiers directs de Parménide et de Zenon, niaient
aussi, à leur manière, la possibilité du mouve-
ment, puisqu'ils méconnaissaient la distinction
établie par Aristote entre la puissance et l'acte :
pour eux il n'y avait de possible que le réel et
l'actuel, ce qui revient à nier le mouvement ;
car cela seul se meut, qui devient ce qu'il n'é-
tait pas auparavant. Platon fut, dans la méta-
physique ancienne, un grand conciliateur. Il
n'admit ni le mouvement perpétuel d'Heraclite,
ni l'immobilité absolue de Parménide, et recon-
nut la nécessaire coexistence du mobile et de
l'immobile, comme de l'unité et de la multipli-
cité, et de ce qu'il appelle, avec Parménide et
les philosophes de ce temps, l'être et le non-
ètre. Il n'a pas essayé une déduction rigoureuse
de l'idée du mouvemenl ; un peut seulement af-
famer qu'il fi rattachait au non-étre, à ce prin-
cipe obscur qu'il désigne souvent sous le nom
de matière (O'/.r,) ou d'infini (xncipov), c'est-à-dire
ara principe de tout ce qui est imparfait, irrégu-
lier, changeant. Mus Platon n'explique pas
d'un. iB8ez précise cette dérivation. Il a
un à .sou plus grand disciple et ad-
ivi -loir. Pour Aristote, le mouvement
■est un fait de la plus haute importance et qui
domine toute la philosophie. C'est le mouvement
qui est son point de départ: car il se place, dès
l'abord, au sein de la nature ; et la nature n'est
pour lui que l'ensemble des choses qui se meu-
vent. Ainsi le mouvement est le fait caractéristi-
que de la nature et, par conséquent, le prei
fait dont il faut partir pour s'élever au delà.
L'analyse du mouvement met Aristote en pos-
session de tous ses principes. Quels sont les élé-
ments et les conditions du mouvement dans le
mobile d'abord, et en dehors du mobile? Quand
un objet se meut, il passe d'un certain état à un
autre état dont il était précédemment privé.
Pour que ce passage ait lieu, il faut qu'il y ait
dans l'objet même une certaine puissance d'ac-
quérir les qualités qu'il ne possède pas encore;
il faut que ces qualités, dont il est actuellement
privé, soient cependant contenues en lui d'une
certaine manière; elles y sont, dit Aristote, en
puissance, Swap.iy.aK, et cette capacité de l'ob-
jet de devenir tel ou tel est la puissance (ôûva-
u.i;). Lorsque le mouvement est accompli, l'ob-
jet possède alors réellement et en acte (ivîo-
y.xw;) la qualité qu'il n'avait auparavant qu'en
puissance : cette qualité devient sa forme (sïoo:),
et l'état de l'objet, en tant qu'il a telle ou telle
forme déterminée, est l'acte [vni).iyjna.). Ainsi
les deux éléments constitutifs du mouvement
sont la puissance et l'acte ; mais non pas la pure
puissance ni le pur acte : car la puissance qui
ne sortirait pas de son indétermination, serait
aussi immobile que l'acte qui serait arrêté à ja-
mais dans une détermination précise. Chaque
moment du mouvement est une actualisation du
la puissance : c'est la puissance qui devient
acte. Le mouvement est donc le rapport, le
terme moyen de la puissance et de l'acte; il est.
pour employer l'expression d'Aristote, l'entélé-
chie (acte) du possible en tant que possible
(•:vTÉ)£/:ia toO owaToû y] o'jvaTov). Outre les prin-
cipes internes et constitutifs du mouvement.
Aristote établit encore deux principes externes,
la cause efficiente du mouvement et la cause fi-
nale ; mais ce serait sortir de notre sujet que
d'entrer dans une analyse de ces principes, du
second surtout, qui est le point culminant de la
métaphysique péripatéticienne. Après Aristote,
il n'y a rien de considérable sur le mouvement
dans l'antiquité, au moins rien qui mérite d'être
signalé dans cette rapide esquisse. Dans les
temps modernes, nous remarquerons seulement
les théories de Descartes et de Leibniz. Pour
Descartes, comme pour Leibniz, tous les mouve-
ments peuvent s'expliquer d'une manière mé-
canique, c'est-à-dire peuvent se ramener à des
lois mathématiques, et sont mesurables par le
calcul. Mais ces deux philosophes diffèrent en
ce que Descartes refuse aux éléments de la ma-
tière toute capacité de produire en eux-mêmes
ce mouvement, et leur fait imprimer le mouve-
ment par un premier moteur qui le leur con-
serve par une action continue; tandis que, selon
Leibniz, les éléments, après avoir reçu un pre-
mier mouvement, retiennent la capacité de se
mouvoir et ont en eux le principe de leurs mo-
difie (dons.
Maintenant laissons de côté les systèmes di-
vers de la nature, les principes, les conditions,
les espèces du mouvement, et arrêtons-nous un
instant à l'explication psychologique de l'idée
du mouvement. Dans l'état actuel de nos con-
naissances, nous apercevons le mouvement des
par âeui de nos scns? la vue et le tou-
cher. Mais l'école de Condillac, de même que
l'école écossaise, a fait remarquer avec raison
que souvent les perceptions qui nous paraissent
le plus naturelles nous sont données par l'habi-
MOUV
1155 —
MOUV
tude; que celles que nous rapportons à un sens
sont originairement fournies par un autre sens.
Recherchons donc si la notion de mouvement
est une de ces notions qu'Aristote appelait com-
munes, ou de celles qu'il appelait propres, se-
lon qu'il les rattachait à un sens ou à plusieurs.
C'est une des questions les plus délicates de
la psychologie, que de déterminer exactement
ce que nous percevons à l'origine par la vue.
Certaines expériences faites au xvme siècle sur
les aveugles-nés avaient conduit à penser que
l'œil ne perçoit d'abord que la couleur, et que
la profondeur, la distance, la forme, l'étendue
même ne sont pour la vue que des perceptions
acquises dues aux associations de la vue et du
toucher. Nous ne savons si cette thèse est aussi
solide qu'elle l'a paru. Que l'œil ne juge pas
originairement des distances comme il le fait
plus tard, cela est indubitable, car chacun de
nos sens est obligé de faire son éducation, même
pour les connaissances qui lui sont propres ;
qu'il ne mesure pas du premier coup les diver-
ses profondeurs, cela doit être : nous accorde-
rons même qu'il n'aperçoit pas d'abord les pro-
fondeurs et les distances, et que toutes cho-
ses lui apparaissent sur une surface plane. Mais
si l'œil perçoit d'abord la couleur, nous ne pou-
vons pas admettre qu'il ne perçoive pas l'éten-
due (car qu'est-ce qu'une couleur non étendue?),
et s'il perçoit l'étendue colorée, qu'il ne perçoive
pas la forme et la figure, qui sont déterminées
par les diverses distributions de lumière et de
couleurs; et percevant la forme et la figure,
qu'il ne perçoive pas la situation, c'est-à-dire les
rapports des corps entre eux : car c'est unique-
ment le rapport des limites du corps qui fixe
leur position respective. Ainsi, l'œil, selon nous,
sans l'intervention d'aucun autre sens, perçoit
naturellement, d'une manière plus ou moins
confuse, selon que l'organe est plus ou moins
exercé, la couleur, l'étendue, la l'orme, la situa-
tion. Il perçoit donc aussi le mouvement : car le
mouvement n'est que le changement de situa-
tion des corps, c'est-à-dire le déplacement de
leurs rapports, et de même que les rapports de
situation sont saisis par la vue, de même la vue
doit saisir les modifications que subissent ces
rapports : dans l'un et dans l'autre cas, c'est par
la couleur, par l'arrangement ou le déplacement
des couleurs que le repos ou le mouvement de-
viennent visibles. Nous rencontrons là une pre-
mière origine de l'idée de mouvement.
L'idée de mouvement a encore une autre source,
parce que l'idée d'étendue a elle-même une autre
source. Lorsque notre main ou quelque autre
partie de notre corps presse les objets qui nous
environnent, nous sentons une certaine suite de
points résistants, qui, attachés les uns aux au-
tres d'une manière continue, représentent à notre
esprit la même idée que nous fournissait la vue
dans l'expérience précédente, c'est-à-dire celle
d'une certaine juxtaposition dans l'espace de
parties, soit colorées, soit résistantes, en d'au-
tres termes de l'étendue. Les organes de la vue
et du toucher sont les canaux par lesquels s'in-
troduit dans notre esprit l'idée une de l'étendue,
se manifestant tantôt par la couleur, tantôt par
la résistance. Mais si la vue nous donnait déjà
une certaine perception des formes, le toucher
nous en communique une perception plus vive
et plus précise : car. pouvant se mettre en con-
tact immédiat avec les objets mêmes, il en peut
suivre les contours, et en constater les limites, non
ces limites toutes superficielles que nous donne
la vue, et qui ne sont jamais, comme l'a montré
Reid dans la Géométrie des visibles, que des li-
mites de surfaces planes, mais les limites du
corps dans toutes les dimensions: d'où il suit
que le toucher a seul le privilège de nous l'aire
connaître la forme complète des corps. Il nous
donne en même temps leur situation, toujours
déterminée, comme nous l'avons vu, par leurs rap-
ports avec les corps environnants. Or, le toucher,
en passant d'un corps à un autre? après en avoir
parcouru tous les contours, détermine d'une
manière plus précise que la vue, la situation
réelle des objets. Lorsque ces rapports des corps
viennent à changer, lorsque leurs limites respec-
tives se déplacent, le toucher en est immédia-
tement averti, et il a la perception du mouve-
ment. Ainsi la perception du mouvement se rat-
tache à la perception de la situation, de la
figure, de l'étendue, qualités que le toucher
connaît seul d'une manière complète, dont la
vue juge seulement par rapport aux plans et aux
surfaces, mais qui, étant connues par l'un et l'au-
tre sens d'une manière commune quoique di-
verse, permettent de rapporter aussi à l'un et à
l'autre la perception commune du mouvement.
Nous devons maintenant, pour compléter cette
esquisse, dire quelques mots des concepts qui
s'unissent nécessairement au concept du mouve-
ment : je veux parler de l'idée d'espace et de
l'idée du temps. Nous ne pouvons percevoir aucun
mouvement sans concevoir qu'il a lieu dans
l'espace, qu'il détermine et occupe une certaine
portion d'espace. Le mouvement nous représente
ainsi sensiblement l'espace, que nous ne conce-
vons qu'idéalement. De plus, il nous sert à le
mesurer. C'est en nous portant successivement
d'un point à un autre que nous pouvons mesurer
une grande étendue. La première mesure, celle
qui paraît devoir être considérée comme l'origine
de toutes les autres, la main, a dû d'abord être ou-
verte et portée successivement sur toute l'étendue
de l'objet dont on voulait connaître la mesure :
les différentes ouvertures de la main étaient les
subdivisions de l'unité de mesure, et le nombre
de fois que la main se répétait elle-même donnait
les multiples de cette même unité. C'est ainsi
que le mouvement a été le principe de la mesure.
Sans le mouvement, nous aurions bien une idée
générale de l'étendue : nous n'apprendrions pas
à estimer, à calculer, à comparer les diverses
parties de l'étendue. La seconde idée qui se rat-
tache à l'idée de mouvement est celle de durée
et de temps. De même que le mouvement ne
peut avoir lieu que dans l'espace, il ne peut avoir
lieu aussi que dans le temps : il est lui-même
une succession, et il diffère à peine du temps.
Si l'on peut dire que l'espace se représente par
le mouvement, le temps se représente bien plus
nécessairement encore par le mouvement : car,
quoique nous ayons la conception du temps.
nous n'en avons pas la perception hors de la
succession, c'est-à-dire du mouvement. Le mou-
vement est aussi la mesure du temps : c'est par
les divisions des mouvements que nous marquons
la division des temps, et par la succession des
mouvements, la succession des temps. Non-seu-
lement le mouvement est pour nous le signe de
l'espace et le signe du temps, et la mesure de
l'un et de l'autre, il est encore le lien par lequel
ces deux idées s'associent dans notre esprit. En
effet, il n'y a pas de rapport direct et immédiat
entre l'espace et le temps : ce sont deux idées
analogues, mais non semblables ; elles se déve-
loppent parallèlement sans se rencontrer jamais :
car l'idée d'espace enveloppe le monde des corps;
l'idée de temps le monde des esprits. Elles sont,
l'une et l'autre, la condition inévitable de la per-
ception des phénomènes internes ou externes ;
mais elles se conçoivent aisément l'une sans
l'autre, et même demandent un effort divers
MURA
1156 —
ML' Il A
de l'esprit pour être conçues Tune et l'autre.
Mais aussitôt que le mouvement s'introduit les
deux idées se rattachent l'une à l'autre par une
chaîne indestructible : car elles lui sont aussi
indispensables l'une que l'autre; il est donc leur
point de rencontre, la limite indivisible où elles
se touchent sans se confondre, l'intermédiaire
qui leur sert de mesure commune et leur permet
de se servir l'une à l'autre de mutuelle mesure;
enfin, pour employer le langage de Kant, le
schème commun où elles se réunissent dans
notre esprit.
Quant à la réalité du mouvement, ce n'est pas
une question pour les écoles qui considèrent
l'expérience comme un moyen légitime de con-
naître. Les objections contre la possibilité du
mouvement ont un intérêt piquant pour les
métaphysiciens; elles n'ont pas de valeur aux
yeux dû psychologue. L'axiome scolastique est
ici de toute vérité : Ab actu ad posse valet con-
sequentia : « De l'acte au pouvoir la conclusion
est légitime. » Diogène le Cynique mit cet argu-
ment en action, quand il marcha devant Zenon
pour répondre à ses sophismes contre la réalité
et la possibilité du mouvement. Les raisonne-
ments qui se tirent de considérations abstraites
et portent sur l'essence des êtres ne doivent pas
prévaloir, d'après la méthode scientifique mo-
derne, contre l'autorité d'un fait. Les objections
de Zenon contre le mouvement se fondent toutes
sur la divisibilité à l'infini de la matière, c'est-
à-dire qu'elles supposent résolue la question de
l'essence des corps, question des plus difficiles
et des plus obscures, sinon tout à fait insoluble
pour l'esprit humain. Quelle peut être la valeur
d'une dilficulté toute métaphysique contre une
expérience positive? et si nous devons nier cette
expérience, sur quoi nous fonderons-nous pour
reconnaître l'autorité de la raison, à laquelle
nous aurons sacrifié l'expérience? D'ailleurs il a
été répondu et philosophiquement et mathéma-
tiquement aux sophismes de Zenon, reproduits
plus tard par Bayle avec complaisance. Le vice
général de ces sophismes consiste à argumenter
rlc l'étendue géométrique et abstraite contre
l'étendue réelle; il consiste aussi dans l'ignorance
des lois et des conditions de l'infini mathémati-
que. Mais nous ne devons pas même effleurer
ces problèmes, qui touchent aux points les plus
délicats et les plus profonds de la métaphysique.
Consultez : la Physique, la Métaphysique, les
J'arva naluralia, d'Aristote; — la Philosophie
spiritualiste de la nature, de M. H. Martin,
Paris, 1849, 2 vol. in-8. Voy. en outre les articles
de ce Dictionnaire consacrés à Heraclite et aux
principaux philosophes des écoles d'Élée et de
Mégare. P. J.
MOYEN-TERME. VOY. SYLLOGISME.
MURATORI (Louis-Antoine), né dans la Modé-
nèse le 21 octobre 1672, mort le 23 janvier 1750,
le plus savant historien de l'Italie au xvnic siècle,
appartient à la philosophie par plusieurs ouvrages
remarquables, mais surtout par l'esprit de sagesse
et d'impartialité dans lequel il accomplit ses tra-
vaux gigantesques. Bibliothécaire à Milan, puis à
Modène, également habile en histoire, en droit,
en théologie, en littérature, il a publié près de
quarante volumes in-4. Nul n'a suivi avec plus
de patience d'arides recherches sur l'antiquité
classique et le moyen âge; nul n'a mis au jour
un plus grand nombre de documents et de mo-
numents, de mémoires et de chronique .
Anecdola, Annales } Anliquitates, etc. Peu de
ologuesont traite la littérature agréable
autant de goût qu'il en a apporté dans son livre
Délia perjella poesia ilaliana. Peu de critiques
Ont raisonné avec moinsde pas iiOD et de préven-
tion, et peu de théologiens d'Italie ont envisagé
le droit de l'Église avec plus d'indépendance, avec
plus de hardiesse. Muratori se constitua l'avocat
de la tolérance dans un écrit curieux : De in-
geniorum moderalione in religionis negotio;
l'adversaire de la superstition, dans un autre
écrit, plus fin et plus utile encore. De nœvis in
religionem incurrentibus. Avec quelle chaleur
il représentait, en 1749, aux souverains, la glo-
rieuse nécessité de rendre heureux leurs peuples,
en leur adressant son livre Délia publica félicita
oggello de' buoni principi! Avec quelle fermeté
il s'énonçait sur la juridiction temporelle de
l'Église, sur les décrets du concile de Trente! 11
lui fallut l'active et constante protection du sage
Benoît XIV pour n'être pas cité devant l'inqui-
sition
C'est en étudiant les travaux philosophiques de
Muratori qu'on est frappé de ces qualités. Ces
travaux consistent principalement dans les traités
suivants: 1° De la puissance de l'imagination
humaine, Délia forza délia fantasia umana
(2e édit., 1753); 2° Des forces de V entendement
humain, ou Réfutation du pyrrhonisme, Délie
forze dclV intendimenlo umano, osia il pirro-
nismo confutato (3e édit., 1756); 3° La philoso-
phie morale exposée à la jeunesse, La filosofia
morille esposta e proposla a i giovani (2e édit.,
1737)
Dans ces trois écrits, Muratori s'attache à mon-
trer en général que notre âme n'est point naturel-
lement et radicalement impuissante à connaître
le vrai, à désirer et à faire le bien, qu'elle est
douée au contraire d'une activité essentielle et
féconde. Le point de départ de sa morale, de cette
étude qu'il appelle la science des sciences, le
livre des livres, c'est le Connais-toi toi-même.
En s'observant soi-même, l'on arrive à démêler
dans cet instinct primitif et commun qui est
Y amour de soi, plusieurs genres de besoins et
de désirs, appeliti. Ces désirs, ces besoins sont
autant de principes d'activité, autant de motifs
différents, mais qui tendent tous à un même but,
à savoir, le bonheur. La vertu, cependant, est
seule capable de nous donner le bonheur, parce
que seule elle répond à l'ordre voulu, établi,
maintenu par Dieu, c'est-à-dire au bien. C'est
cet ordre conçu par notre esprit sous un triple
aspect, la justice, la bienfaisance, la religion,
qui doit présider à notre vie morale, régler nos
désirs, nos volontés, et éclairer notre amour-
propre. Gouverné par cette loi suprême, tout
amour personnel et aveugle se transforme en
celte possession de soi-même, qui est la vraie
puissance de l'homme. Muratori développe cette
théorie en s'appuyant sur Platon, Plotin, Marsile
Ficin, sur Descartes enfin et ses disciples, dé-
fendus en ce moment même par Venturelli, son
ami, contre le bibliothécaire Agnani de Rome.
Les mêmes auteurs, Malebranche surtout, inspi-
rent Muratori dans son traité de l'Imagination.
Prenant ce mot dans une très-large acception, il
entend par imagination la faculté qui fournit à
l'entendement toutes sortes d'images, de per-
ceptions sensibles, la plupart de ses matériaux :
c'est le magasin de l'intelligence, dit-il. Aussi
remplace-t-il la formule de l'école, les sens cl
l'entendement, par celle-ci : V imagination et
l'entendement, lu fantaisie et la raison. L'ima-
gination est l'intermédiaire entre le monde phy-
sique et le monde intelligible, le représentant de
l'un devant l'autre. En fidèle organe de la philo-
sophie italienne (VOV. PHILOSOPHIE ITALIENNE),
il considère cette faculté comme l'un des plus
puissants moyens d'atteindre aux mystères de
la création, aux profondeurs de la nature divine
et humaine. A cet égard aussi, il dépasse Infini-
MURA
— 1157 —
MUSO
ment le timide médecin d'Anvers, Thomas Ficnus^
dont le De viribus imaginalionis lui avait servi
de guide. De même que l'amour de soi, l'imagi-
nation exige une règle et un frein. Pour qu'elle
reste cet ouvrage merveilleux de Dieu, il lui faut
subir l'empire de la loi religieuse et morale.
Ce même empire; Muratori veut l'imposer au
pyrrhonisme autant qu'au matérialisme. Le pyr-
rhonisme, il le combat dans tous ses écrits, mais
principalement dans le Traité des forces de
L'entendement humain, qu'il oppose au Traité
philosophique de la faiblesse de l'esprit humain,
de Huet. Muratori est tellement surpris qu'un
pareil écrit puisse être l'œuvre d'un prélat, qu'il
hésite à l'attribuer à l'évêque d'Avranches. Et
cependant il avoue qu'en l'examinant de près, il
ne peut s'empêcher d'y reconnaître la main qui
a écrit la Censura phiïosophiœ carlesianœ : « Le
doute absolu et universel, prêché et justifié par
un ecclésiastique chrétien, quel scandale pour
l'Église catholique ! Il est manifeste que ce savant
docteur avait été, dans ses dernières années,
atteint de folie (p. 11 et 17). S'il n'eut pas l'esprit
malade, nous sommes obligé de l'appeler un
personnage double » (p. 186). Quoi qu'il en soit,
il importe de repousser rudement ce prétendu
doute chrétien, plus erroné et plus malfaisant,
plus dangereux pour la religion et la science à
la fois, que les erreurs de l'incrédulité et d'une
immoralité systématique. Afin de le mieux com-
battre, Muratori met le sceptique français en
contradiction, non pas avec Descartes, son en-
nemi, mais avec Gassendi même, son ami. Il
montre avec une évidence irrésistible que la
modération dans le dogmatisme garantit des
écarts reprochés aux dogmatiques, en même
temps qu'elle anéantit le pyrrhonisme : c'est
l'esprit critique qui préserve également d'excès si
contraires. Le bon usage de la raison et l'amour
sincère de la vérité et de la sagesse conduisent
nécessairement à une connaissance certaine de
Dieu et de ses œuvres, de l'humanité et de
l'univers. Le pyrrhonisme est une généralisation
fausse, exorbitante. C'est là ce que Muratori
développe à travers onze chapitres dont voici les
sommaires : 1° les pyrrhoniens font un abus
étrange des saintes Ecritures et de la théologie
chrétienne, pour soutenir l'incapacité de l'homme
à découvrir la vérité ; 2° ils ont tort de discré-
diter la fidélité des sens de l'homme; 3" ils font
une guerre absurde aux facultés de notre en-
tendement; 4° ils refusent injustement à l'homme
le critérium du vrai : 5° ils se trompent en in-
duisant des dissentiments des philosophes à l'im-
possibilité de connaître la vérité ; 6° ils avancent
une prétention énorme en soutenant qu'il faut
toujours douter de toutes choses ; 7° par cette
maxime, ils détruisent non -seulement toute
philosophie, mais la foi chrétienne; 8° ils ne
sauraient empêcher l'homme de savoir avec
certitude une infinité de choses ; 9° ils prétendent
en vain connaître le probible , et réduisent
l'homme à l'état d'animal; 10° ils n'ont pas le
droit de soutenir que leur doctrine prépare
l'homme à recevoir la foi chrétienne; 11° ils ne
réussissent qu'à une seule chose, à éteindre les
lumières et le savoir. Muratori poursuit son
adversaire avec ce sens net et pratique que le
cardinal Gerdil appelait l'esprit législateur. Ce
n'est pas qu'il soit dogmatique aveugle : il veut,
au contraire, qu'on doute, mais à propos et sans
exagération. « Nul système, dit-il. nulle opinion
ne peut nous donner la science parfaite et une
certitude absolue; et si notre intelligence se
pare quelquefois des apparences du vrai, elle
fait comme le pauvre qui se nourrit et s'habille
comme il peut, et non pas comme i 1 voudrait. » C'est
là ce qu'il nomme le sentiment d'un philosophe
chrétien et d'un sage; et ces termes sont d'autant
plus remarquables qu'il les oppose à un théolo-
gien scolasliquc.
La philosophie chrétienne est le dernier degré
de la science humaine, qui en a trois : la philo-
sophie rationnelle, la philosophie morale, la
philosophie chrétienne. La première apprend à
bien penser, à connaître le vrai et le vraisem-
blable; la seconde, à bien vivre, à connaître le
bien et à le pratiquer; la troisième, à vivre
heureusement, beatamcnle. encore après cette
vie terrestre. Il existe deux éditions des Œuvres
complètes de Muratori: Arezzo, 1767-80. 36 vol.
in-4; Venise, 1790-1810, 48 vol. in-8. C. Bs.
MUSONIUS (Caïus Rufus), philosophe stoï-
cien, naquit à Bolsenium en Etrurie, aujour-
d'hui Bolsena, au commencement du premier
siècle de l'ère chrétienne. Il était de l'ordre des
chevaliers, et se livra dès sa jeunesse à l'étude
de la philosophie, principalement à celle du
Portique, dont l'austère morale convenait le
mieux à son caractère. Employé aux fortifica-
tions de Borne sous le règne de Néron, il se
rendit suspict à la cour de ce prince et fut exilé
dans l'île de Gyare, ce qui était alors le dernier
degré de Ja disgrâce. Après 1# mort de Néron
il revint à Borne, et, ayant pris parti pour Vi-
tellius contre Vespasien, il fut du nombre drs
députés qui allèrent demander la paix au camp
du vainqueur. La tranquillité étant rétablie dans
la capitale de l'empire, Musonius se fit beaucoup
d'honneur en vengeant la mémoire de son ami,
Barea Soranus, injustement condamné à mort
sur les accusations calomnieuses d'Egnatius Ce-
ler , mais c'est par là même, sans doute, qu'il
s'attira les persécutions de Domitien. Oblige de
fuir une seconde fois de Borne, il disparaît dès
ce moment dans une complète obscurité.
Musonius, comme la plupart des Bomains qui
appartenaient à la même école, fut un philo-
sophe pratique plutôt qu'un penseur : aussi
n'avons-nous conservé de lui que quelques rares
fragments disséminés chez différents auteurs, et
un petit nombre de maximes rapportées par
Stobée et par Aulu-Gelle. Voici celles de ces
maximes qui nous ont paru les plus dignes d'être
citées. Musonius désapprouvait le suicide, le
suicide si admiré de Thraséas; il pensait que
tous les maux de cette vie sont indifférents, et
que la résignation doit être la première de nos
vertus. Mais à la résignation doivent se joindre,
selon lui, l'austérité, le désintéressement, la
chasteté et la tempérance. Il voulait, pour
qu'on ne fût point tenté de s'écarter du bien,
que chacun de nos jours fût regardé comme le
dernier. Il recommandait qu'on ne laissât pas
échapper l'occasion de mourir avec honneur, de
peur qu'on ne la retrouvât plus. Il enseignait le
pardon des injures, assurant que le seul moyen
de se faire respecter des autres est de se res-
pecter soi-même. Partout, disait-il, on peut être
heureux, parce que partout on peut être ver-
tueux. Un prince de Syrie, qui était venu jouir
de sa conversation, lui demandant ce qu'il pour-
rait faire pour lui. il répondit, mieux inspiré
que Diogène : « C'est de profiter de ce que vous
venez d'entendre. » Il conseillait à tout le
monde, et même aux philosophes, de se marier.
« Le mariage, disait-il, est conforme à la nature,
et nécessaire à la conservation des sociétés. »
Saint Justin met ce philosophe au nombre des
stoïciens qui ont le mieux écrit sur la morale.
Tous les fragments qui subsistent de Musonius
ont été recueillis par Moser et publiés, avec une
notice biographique, dans les Studien de Creu-
zer et de Daub, Francfort et Heidelberg, 6 vol.
MUTI
— 1155
MYST
in-8, 1809-1819, t. VI. Un autre recueil plus
complet que le premier en a été fait par Peerl-
kamp : Musonii Rufi, philosophi stoici, reli-
quiœ et apophthegmaia, in-8, Harlem, 1822.
On peut consulter aussi les deux dissertations
suivantes : Burigny, Mémoire sur le philosophe
Musonius, dans le tome XXXI des Mémoires de
ï Académie des inscriptions ; — Niewland, Dis-
scrtatio, prœs. D. Wyttenbachio, de Musonio
Rufo, philosopho sloico, in-4, Amst., 1783.
Un autre philosophe du nom de Musonius a
existé à peu près dans le même temps que le
précédent, et a souvent été confondu avec lui ;
niais celui-là appartient à l'école cynique et était
originaire de Babylone, d'où lui est venu le
surnom de Babylonien. Origène, dans le troi-
sième livre de son ouvrage^ contre Celse, ne
craint pas de le placer à côté de Socrate. Tout
ce que nous savons de lui, c'est qu'il fut persé-
cuté par Néron à cause de la hardiesse de son
langage^ et que, du fond de la prison où il fut
enferme, il entretint une correspondance avec
Apollonius de Tyane. Ses lettres nous ont été
conservées par Philostrate (liv. IV, ch. xlvi)
dans la biographie d'Apollonius. Voy. la biblio-
graphie de l'article Apollonius. X.
MUTI (François), né vers 1550 à Casai di
Apigliano, mort au commencement du xvne siè-
cle, fit ses premières études dans la capitale
de la Calabre, à Cosenza, et les continua à Na-
ples et à Rome. Il vécut ensuite dans la plupart
des grandes villes et des universités d'Italie, se
distinguant partout et voyant grandir sans cesse
la renommée d'un vaste et solide savoir. Ce fut
un de ces promoteurs infatigables de l'esprit
d'examen et d'investigation qui commencèrent
par secouer le joug de l'école et d'Aristote, pour
s'affranchir plus tard de toute autorité absolue
en matière de science. Au chef de l'école il
opposa la philosophie de son compatriote Tele-
sio, qu'il défendit à plusieurs reprises contre
plusieurs sortes d'adversaires. Il fut de même
un chaud et habile avocat de quelques autres
amis, tels qu'Antoine Persio, François Patrizzi,
Thomas Campanella. Il soutint l'antipéripaté-
ticien Patrizzi dans ses disputes avec Jacques
Mazzoni de Florence, défenseur de la morale
d'Aristote, aussi bien que dans sa querelle avec
Théodore Angeluzzi, professeur de médecine et
de philosophie à Padoue, défenseur de la physique
d'Aristote.
Son ouvrage le plus remarquable est dirigé
contre Angeluzzi, et dédié à Bernardino Telesio.
En voici le titre : Francisci Muti Consentini
disceplationum libri quinque, contra calum-
nias Theod. Angelulii in maximum philoso-
phum Franc. Patrilium (in-4, Ferrare, 1589).
Dans cet écrit, non moins remarquable par
l'érudition que par la dialectique, et que Bayle,
à cause de ce double avantage, attribue à Pa-
trizzi même, Muti accuse Aristote des torts sui-
vants : 1° son système est confus, obscur, sans
ordre ni scientifique ni pratique; 2° en théo-
logie, il est impie ; 3° sur les principes des cho-
ses, et la nature du ciel, il est faux et vain;
4° il est erroné à l'égard des doctrines sur le
vide !■ ' vement, l intelligence première, la
division de L'âme, etc. Beaucoup d'autres re-
pro lies .• 1 1 ■ ■ ■ ' > ï j 1 1 i i l: 1 1 ■ - 1 1 1 ou suivent ceux-là. Le
quatrième livre est spécialement consacré à
l'examen également sévère, et même passionné,
de la Métaphysique d'Aristote. Un parallèle
excellent entre cette métaphysique et celle de
Platon termine ce liyre intéressant. Le cinqu
livre traite il'' la matière, de la nature. el plus
• H- I Ê i ■ i s, de Dieu. Platon et
v sont préférés au Stagirite.
On peut regretter, en lisant cet ouvrage plein
de sagacité et de savoir, que l'auteur ait suivi
pas à pas, combattu pied à pied, son adver-
saire de Padoue. Malgré ce défaut, il sera tou-
jours utile à ceux qui voudront étudier la grande
et féconde lutte du xvie siècle contre la scolas-
tique. 11 est indispensable à qui désire connaître
l'histoire des doctrines de Patrizzi et de Telesio.
C. Bs.
MUTSCHELLE (Sébastien), né en 1749 à Al-
leshausen, en Bavière, mort en 1800, conseiller
ecclésiastique à Freysingen, fut un zélé et in-
telligent propagateur de la doctrine de Kant.
Indépendamment de plusieurs ouvrages de dé-
votion et de théologie, il a laissé les écrits sui-
vants, tous rédigés en allemand et consacrés à
la philosophie critique : du Bien moral, in-8,
Munich, 1788 et 1794; — Matériaux pour ser-
vir à une étude critique de la métaphysique,
in-8, Francfort (Munich), 1795 et 1800; — de la
Philosophie kantienne, ou Essai d'une expo-
sition populaire de la philosophie de Kant,
12 livraisons in-8, Munich, 1799-1805; — Mé-
langes, 4 vol. in-8, ib., 1793-1798. Il existe aussi
une biographie de Mutschelle, par Weiller, in-8,
ib., 1803. X.
MYSON, voy. les sept Sages.
MYSTICISME. Ce sujet a été traité par
M. Cousin, dans son Histoire de la philosophie
moderne (t. II, 9e leçon), avec tant de supé-
riorité, que nous ne trouvons rien de mieux à
faire que de reproduire ici cet éloquent mor-
ceau. C'est la peinture la plus vive en même
temps que la critique la plus profonde qui ait
jamais été faite du mysticisme en général. Quant
aux écoles et aux doctrines particulières que ce
système a produites, nous leur avons consacré
à chacune un article séparé.
« Le mysticisme dans sa signification la plus
générale, est cette prétention de connaître Dieu
sans intermédiaire, et en quelque sorte face à
face. 11 nous importe de séparer avec soin cette
chimère, qui n'est pas sans danger, de la grande
cause du spiritualisme raisonnable que nous pro-
fessons. 11 nous importe d'autant plus de rompre
ouvertement avec le mysticisme, qu'il semble
nous toucher de plus près, qu'il se donne pour
le dernier mot de la philosophie, et que, par ses
apparences de grandeur, il peut séduire plus
d'une âme d'élite, particulièrement à l'une de
ces époques de lassitude où, à la suite d'expé-
riences gigantesques cruellement déçues, la rai-
son humaine, ayant perdu la foi en sa propre
puissance sans pouvoir perdre le besoin de Dieu,
pour satisfaire ce besoin immortel s'adresse à
tout, excepté à elle-même, et, faute de savoir
s'élever à Dieu par la route légitime et dans la
mesure qui lui a été permise, se jette hors du
sens commun, et tente le nouveau, le chimé-
rique, l'absurde même, pour atteindre à l'im-
possible.
« Parvenus sur les hauteurs des vérités uni-
verselles et nécessaires en tout genre, elles
nous découvrent leur éternel principe : c'est
assez pour une saine philosophie; ce n'est point
assez pour une philosophie ambitieuse : elle
veut apercevoir directement l'être absolu et in-
fini. Or, dans le monde intelligible, il n'est pas
plus possible d'écarter la vérité pour se mettre
en face de Dieu, que dans le monde sensible
il n'est possible a'écarter le voile de la nature
pour contempler le Dieu qui est dessous. Là
: Deus absconditus. Mais, pour
lr mysticisme, tout ce qui est entre Dieu et
nous nous le cache. Ne connaître de Dieu que
Bes manifestations on les signes de son existence,
ce n'est pas le connaître assez: on s'etfurcc de
MYST
— 1159 —
.MYST
l'apercevoir directement, on aspire à s'unir à
lui, que dis-je ? à se perdre en lui, tantôt par
le sentiment, tantôt par quelque autre procédé
extraordinaire.
« Le sentiment joue un si grand rôle dans le
m\sticisme, que notre premier soin doit être
de rechercher la nature et la fonction propre
de cette partie intéressante et jusqu'ici mal étu-
diée de la nature humaine.
« Il faut bien distinguer le sentiment de la
.sensation. Il y a, en quelque sorte, deux sensi-
bilités : l'une tournée vers le monde extérieur
ei chargée de transmettre à l'âme les impres-
sions qu'il envoie ; l'autre, tout intérieure, ca-
chée dans les profondeurs de l'organisation, et
qui correspond à l'âme, comme la première cor-
respond à la nature ; sa fonction est de recevoir
l'impression et comme le contre-coup de ce qui
se passe dans l'âme. L'intelligence a-t-elle décou-
vert des vérités sublimes? il y a quelque chose
en nous qui en éprouve de la joie. Avons-nous
fait une bonne action? nous en recueillons la
récompense dans un sentiment de contentement
moins vif, mais plus délicieux que toutes les
sensations agréables qui naissent du corps. Il
semble que l'intelligence ait aussi son organe
intime, qui souffre ou jouit, selon l'état de l'in-
telligence. Nous portons en nous-mêmes une
source profonde d'émotions physiques et morales,
qui expriment, en quelque sorte, l'union de nos
deux natures. L'animal ne va pas au delà de la
sensation, et la pensée pure n'appartient qu'à la
nature angélique. Le sentimot qui participe de
la sensation et de la pensée est l'apanage de
l'humanité. Le sentiment n'est, il est vrai, qu'un
é ho de la raison; mais cet écho se fait quel-
quefois mieux entendre que la raison elle-même,
parce qu'il retentit dans les parties les plus in-
times et les plus délicates de l'âme, et ébranle
l'homme tout entier.
« C'est un fait singulier, mais incontestable,
qu'aussitôt que la raison a conçu la vérité, l'âme
s'y attache et l'aime. Oui, l'âme aime la vérité.
Chose admirable ! un être égaré dans un coin
de l'univers, chargé seul de s'y soutenir contre
tant d'obstacles, et qui, ce semble, a bien assez
à faire de songer à lui-même, de conserver et
d'embellir un peu sa vie, est capable d'aimer ce
qui ne se rapporte point à lui, ce qui n'existe
que dans un monde invisible. Cet amour désin-
téressé de la vérité témoigne de la grandeur de
celui qui l'éprouve, et en même temps lui met
dans le cœur, au lieu des troubles et des agita-
tions des amours ordinaires, une sérénité et une
douceur incomparables.
« La raison fait un pas de plus : elle va de la
vérité à son auteur, des vérités nécessaires à
l'être nécessaire, qui en est le principe. Le sen-
timent suit la raison dans cette démarche nou-
velle. La raison ne se contente point de la vé-
rité, même de la vérité absolue, convaincue
qu'elle la possède mal, qu'elle ne la possède
point telle qu'elle est réellement, tant qu'elle ne
l'a point assise sur son fondement éternel : par-
venue là, elle s'arrête comme devant sa borne
infranchissable, n'ayant plus rien à chercher ni
à trouver. Le cœur, à son tour, se repose dans
une satisfaction profonde. Là sont les joies, les
douceurs ineffables de l'amour divin ; mais nous
ne faisons qu'entrevoir ces délices, séparés aussi
bien que rapprochés de l'essence infinie et par le
monde et même par la vérité.
« L'amour de l'infini se cache sous celui de
ses formes : c'est lui que nous aimons en ai-
mant la vérité, la beauté, la vertu. C'est si bien
l'infini lui-même qui nous attire et qui nous
charme, que ses manifestations les plus élevées
ne nous suffisent pas tant que nous ne les avons
point rapportées à leur source. Le cœur est in-
satiable, parce qu'il aspire à l'infini. Ce senti-
ment, ce besoin de l'infini est au fond des gran-
des passions et des plus légers désirs. Un soupir
de l'âme en présence du ciel étoile, la mélan-
colie attachée à la passion de la gloire, à l'am-
bition, à tous les grands mouvements de l'âme,
l'expriment mieux, sans doute, mais ne l'expri-
ment pas davantage que le caprice et la mobi-
lité de ces amours vulgaires errant d'objets en
objets, sans trouver nulle part ni contentement
ni repos. Tant que l'infini n'est pas atteint, l'a-
mour n'est point satisfait. L'enfant vit longtemps
attaché aux formes sensibles; il sourit à la na-
ture, il se joue à la surface de ce monde comme
sur le sein de sa nourrice. Mais bientôt les ob-
jets qui amusaient l'enfant ne répondent plus
aux désirs plus vastes du jeune homme; la rose
qu'il a aimée lui devient indifférente ou lui dé-
plaît; il l'effeuille, la sème sous ses pieds et
court à d'autres plaisirs ; il espère trouver ailleurs
dans cette nature, à ses yeux infinie, quelque
bien où se reposera son amour, et il erre ainsi
d'objets en objets dans un cercle perpétuel d'ar-
dents désirs, de poignantes inquiétudes, de
désenchantements douloureux, jusqu'à ce qu'il
comprenne que la nature et tout ce qu'elle ren-
ferme ne peut pas lui donner ce qu'elle n'a pas,
et qu'elle n'est point ce qu'il désire. C'est alors
qu'il porte ses regards vers un autre monde,
vers le monde des idées qui ne passent point,
et enfin vers le principe éternel et infini de ces
idées.
« Marquons un nouveau rapport du sentiment
et de la raison.
« L'esprit se déploie d'abord en ligne droite,
pour ainsi dire, se précipitant vers son objet
sans se rendre compte de ce qu'il fait, de ce
qu'il aperçoit, de ce qu'il sent. Mais, avec la fa>
culte de penser, de sentir et d'agir, il a aussi
celle de vouloir; il possède la liberté de revenir
sur lui-même , de réfléchir et sa pensée, et ses
actions, et ses sentiments, d'y consentir ou d'y
résister, de s'en abstenir, ou de les reproduire
en leur imprimant un caractère nouveau. Spon-
tanéité, réflexion, telles sont les deux grandes
forces de l'intelligence. L'une n'est pas l'autre;
mais, après tout, celle-ci ne fait guère qu'expri-
mer et développer celle-là; elle contient au fond
les mêmes éléments : le point de vue seul est
différent. Tout ce qui est spontané est confus ;
la réflexion emporte avec elle une vue claire et
distincte.
« Or, qu'y a-t-il dans la réflexion la plus
haute? La connaissance du rapport qui lie les
vérités universelles et nécessaires à leur prin-
cipe nécessaire et infini : tel est le dernier mot
de la réflexion, car il n'y a rien au delà de l'in-
fini. Mais la raison ne débute pas par la ré-
flexion ; elle n'aperçoit pas d'abord la vérité en
tant qu'universelle et nécessaire; par conséquent
aussi, quand elle passe de l'idée à l'être, quand
elle rapporte la vérité à son principe, à l'être
réel qui en est le fondement, elle n'a pas sondé,
elle ne soupçonne pas la profondeur de l'abîme
qu'elle franchit; elle le franchit parla puissance
qui est en elle, sauf à s'étonner ensuite de ce
qu'elle a fait. Elle s'en étonne plus tard, et elle
entreprend, à l'aide de la liberté dont elle est
douée, de faire le contraire de ce qu'elle a
fait, et de nier ce qu'elle avait affirmé. Ici
commence la lutte du sophisme et du sens
commun, de la fausse science et de la vérité na-
turelle, de la bonne et de la mauvaise philoso-
phie, toutes deux filles de la libre réflexion. Le
privilège triste et sublime de la réflexion, c'est
MYST
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MYST
l'erreur; mais la réflexion est le remède au mal
qu'elle produit. Si elle peut renier la vérité na-
turelle, d'ordinaire elle la confirme, elle revient
au sens commun par un détour plus ou moins
long; elle a beau faire effort contre toutes les
pentes de la nature humaine, celle-ci l'emporte
presque toujours, et la ramène soumise aux pre-
mières inspirations de la raison fortifiées par
cette épreuve. Mais il n'y a pas plus à la fin
qu'au commencement ; seulement dans l'inspira-
tion primitive était une puissance qui s'ignorait
elle-même, et dans les résultats légitimes de la
réflexion est une puissance qui se connaît : ici
le triomphe de l'instinct, là celui de la vraie
science.
« Le sentiment, qui accompagne l'intelligence
dans toutes ses démarches, présente les mêmes
phénomènes , un mouvement spontané et un
mouvement réfléchi.
« Le cœur, comme la raison, poursuit l'infini,
et la seule différence qu'il y ait dans ces pour-
suites, c'est que tantôt le cœur cherche l'infini
sans savoir qu'il le cherche, et que tantôt il se
rend compte de la fin dernière du besoin d'aimer
qui le tourmente. Quand la réflexion s'ajoute à
l'amour, il arrive de deux choses l'une : ou l'ob-
jet aimé est vraiment digne de l'être, et alors
la réflexion, loin d'affaiblir l'amour, le fortifie;
loin de couper ses ailes divines, elle les déve-
loppe, elle les nourrit, comme dit Platon. Mais
si l'objet de l'amour n'est qu'un simulacre de la
beauté véritable, capable seulement d'exciter
l'ardeur de l'âme sans pouvoir la satisfaire, la
réflexion rompt le charme qui tenait le cœur at-
taché, dissipe la chimère qui l'enchantait. Il faut
être bien sûr de ses attachements pour oser les
mettre à l'épreuve de la réflexion. 0 Psyché !
Psyché! respecte ton bonheur; n'en sonde pas
trop le mystère : ne cherche pas à connaître l'in-
visible amant qui possède ton cœur. Ton bon-
heur, hélas! est attaché à ton ignorance. Garde-
toi d'approcher la redoutable lumière du lit
mystérieux où repose l'objet inconnu de ton
amour. Au premier rayon de la lampe fatale,
l'amour s'éveille et s'envole. Image charmante
de ce qui se passe dans l'âme , lorsqu'à la se-
reine et insouciante confiance du cœur succède
la réflexion avec son triste cortège. Tel est sans
doute aussi le sens du mythe sacré de l'arbre de
la science. Avant la science et la réflexion, sont
l'innocence et la foi. La science et la réflexion
engendrent d'abord le doute, l'inquiétude , le
dégoût de ce qu'on possède, la poursuite agitée
de ce qu'on ignore, les troubles de l'esprit et de
l'âme, le dur travail de la pensée, et dans la vie
bien des fautes jusqu'à ce que l'innocence à ja-
mais perdue soit remplacée par la vertu, la foi
naïve par la vraie science, et qu'à travers tant
d'illusions évanouies, l'amour soit enfin parvenu
à son véritable objet.
« L'amour spontané a la grâce naïve de l'igno-
rance et du bonheur. L'amour réfléchi est bien
différent : il est sérieux, il est grand, jusque
dans ses fautes mêmes, de la grandeur de la
liberté. Ne nous hâtons pas de condamner la ré-
flexion : si elle engendre souvent l'égoïsme, elle
engendre aussi le dévouement. Qu'est-ce, en effet,
que se dévouer? C'est se donner librement et en
toute connaissance. Voilà le sublime de l'amour,
voilà l'amour digne d'une noble et généreuse
r. ai nrc, et non pas l'amour ignorant et aveugle.
Quand l'affection a vaincu l'égoïsme, au lieu
d'aimer son objet pour elle-même, l'âme se donne
à son objet, et, miracle de L'amour, pins elle
donne, plus elle possède, se nourrissant de ses
sacrifices et puisant sa force et sa joie dans son
entier abandon. Mais il n'y a qu'un seul être qui
soit digne d'être aimé ainsi, et qui puisse l'être
sans illusion et sans mécomptes, sans bornes à
la fois et sans regret, à savoir, l'être parfait et
infini, qui seul ne craint pas la réflexion et peut
remplir toute la capacité de notre cœur.
« Le mysticisme s'attache au sentiment pour
l'égarer en lui attribuant une puissance plus
grande encore que celle qui lui a été accordée.
« Le mysticisme supprime dans l'homme la
raison, et n'y laisse que le sentiment, ou du
moins y subordonne et sacrifie la raison au sen-
timent.
« Écoutez le mysticisme : c'est par le cœur
seul que l'homme est en rapport avec Dieu. Tout
ce qu'il a de grand, de beau, d'infini, d'éternel,
c'est l'amour seul qui nous le révèle. La raison
n'est qu'une faculté mensongère. De ce qu'elle
peut s'égarer et s'égare souvent, on en conclut
qu'elle s'égare toujours. On la confond avec tout
ce qui n'est pas elle. Les erreurs des sens et du
raisonnement, les illusions de l'imagination, et
même les extravagances de la passion qu'amè-
nent quelquefois celles de l'esprit, tout est mis
sur le compte de la raison. On triomphe de ses
imperfections, on étale avec complaisance ses
misères ; et le système dogmatique le plus auda-
cieux, puisqu'il aspire à